TROISIÈME ET DERNIÈRE
ENCYCLOPÉDIE
THÉOLOGIQUE,
ou TROISIÈME ET DEUMÈRB
SÉRIE DE DICTIONNAIRES SUR TOUTES LES PARTIES DE LÀ SCIENCE RELIGIEUSE,
OrrSAHV ■■ rRAMÇAIS, ET FAR ORDRE ALrBABBTIQQC,
LA PLUS CLAIIU:, LA l'LUS FACILK, LA PLUS COMMODE, LA PLUS VAnif-IC
KT LA. PLUS COMPLÈTE DES THÉOLOGIES;
CES DICTIONNAIRES S°NT, POUR LA TROISIÈME SÉRIE, CEUX :
DES Sr.lENCF:S POLITIQI'F.S ET SOCIALES, — DES MUSÉES RELIGIEUX ET PROFANES, —
D'ÉrONOMIE CimÉTIl NNE ET CHARITABLE, — DES DIENFAITS DU CIIRISTIAMS5IE, — DE MYTHOLOGIE UNIVERSELLE, —
l'E LA SAGESSE roPH.AIRE, — IH. TRADITION PATRISTIQUE IT CONCILIAIRE, — DES LÉGENDES CHRÉTIENNES, —
■»ES ORIGINES DU CHRISTIANISME, — DES ABBAYES ET MONASTÈRES CÉLtBÇES. — DESTIIÉTIQUE CHRÉTIENNE,
— D'ANTIlIlIl.OSOrMIISMf., — DES HARMONIES DR LA RAISON, DE 'M SCIENCE, DE LA LITTÉRATIRE
ET DE l'art avec la FOI CATHOLIQUE, — DES ERREURS ET StjrERSTITIONS l'Ol'ULAIRES , —
DE THÉOLOGIE SCOLASTIQLE, — DES LIVRES AI'OCRYPIIES. — DE DISCIPLINE ECCLÉSIASTIQUE, —
d'orfèvrerie CHRI.TIENNE, — DE TECHNOLOGIE UNI VEBSfl^.E.V^ES SIIENCES PHYSIQUES ET NATURELLES
DEPUIS l'antiquité LA PLUS RECULÉE JUSQU'a NOS JOURS, — DES CARDINAUX, — DES PAPES, —
DES OBJECTIONS POPULAIRES CONTRE LE CATHOLICISME, — DE LINGUISTIQUE, — DE MYSTIQUE CHRÉTIENNE, —
DU PROTESTANTISME, — DES PREUVES DE lA DIVINITÉ DE JÉSUS-CHRIST, —
DU PARALLÈLE DES DOCTRINES RELIGIEUSES ET PHILOSOPHIQUES AVEC LA FOI CATHOLIQUE, —
DE BIBLIOGRAPHIE CATHOLIQUE, — DE BIBI.IOI.OCIE, — DES ANTIQUITÉS BIBLIQUES, —
DES SAVANTS ET DES IGNORANTS, — DE PHILOSOPHIE CATHOLIQUE, — D'hISTOIRE ECCLÉSIASTIQUE, —
DE PHYSIOLUGIE, — DE LA DOCTRINE CATHOLIQUE PROUVÉE EN SON ENTIER PAR LES SEULS CANONS DES CONCILES :
PiiblicalioH sans laquelle on ne saurait parler ni lire utilement, n importe en quelle situation de ta vie :
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PAU M. L'ABIJL' MIGNE,
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TROISIÈME SÉRIE.
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DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE CATHOLIQUE.
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AUTREFOIS BARRIÈRE D'ENFER DE PARIS, MAINTENANT DANS PARIS. '
1860
OUVRAGES DU MEME AUTEUR.
ESSAI SLU LE DÉVELOPPEMENT DE L'INTELLI-
CiENllE IILMALNE; examen crilique des systèmes;
M. (le Donald et ses adversaires. Beau volume de xv-
402 p. Paris, Ad. Leclèie. Prix : 3 fr. 50.
• ...C'est bien plus qu'un £ssaj, c'est un Irailô sérieux
et savant... Ce qui m'a frappé surtout dans cette belle et
lumineuse démonstration, c'est la nécessité absolue de
la parole pour la conception des idées abstraites. Nulle
part je n'avais vu cette preuve si bien mise en lumière, i
(Mgr Pakisis, évêque d'Arras.)
< ... La description graphique que vous faites de l'in-
telligence humaine se développant à l'aide de la parole,
me parait de nature à faire une vive impression sur les
esprits sérieux et à gagner leur suffrages... » f: ^
(Mgr Darboy, évêque de Nancy.)
< ... L'auteur a éclairé d'un nouveau jour la philoso-
phie du langage, et il a mis sur la voie, nous le croyons,
d'une solution prochaine de plusieurs problèmes, objet,
depuis longtemps, de discussions passionnées... »
(M. Uavnal, dans l'f/mï'ers du 19 janvier 1859.)
« ... Pour linir, louons-le d'un seul mot : dédié à la
mémoire vénérée de M. de Donald, il est un digne hom-
mage à son génie, une éloquente protestation contre les
interprétations inintelligentes de ses doctrines... >
(M. DupLEssY, dans la Btbliograph. calli. de janv. 1859.)
LA CITE DU MAL ou les corrupteurs du siècle ; ou-
vrage d'une forme apologétique nouvelle. Deau vol.
papier glacé, de 430 p. Pans, Amb. Bray. Prix : 3 fr. 50.
f ... Ainsi que vous le dites, Monsieur, le mal est
devenu bien profond et bien général, hélas I et il n'est
pas toujours suffisamment aperçu! Plaise à Dieu que
votre voix soit entendue ! Vous aurez devant Uii, Mon-
sieur, le mérite de l'avoir élevée, et c'est un litre aussi
que vous aurez acquis à la gratitude de tous ceux qui
servent et qui aiment sa sainte cause
( Il est vrai, Monsieur, la lutte actuelle prend des
proportions terribles. Je ne crois pas cependant encoie
à la défaite qui doit précéder la fin des temps, et j'es-
père un triomphe avant le règne personnel de l'Anté-
christ. Mais il faut beaucoup prier; et, chacun dans sa
sphère, éclairer et fortifier les faibles d'esprit et de
cœur : c'est ce que vous aurez contribué beaucoup à
faire pour votre part.
I Agréez, Monsieur, l'assurance de mes meilleurs
sentiments.
« -J- L.-E., Evêque de Poitiers. >
< Nous avons lu le livre de M. Jehan sans aucun parti
pris, quoique nous fussions favorablement disposé par
les précédents ouvrages de l'auteur. C'est «n toute con-
naissance de cause, et mû seulement par le désir d'éveil-
ler de bonnes pensées dans quelques âmes, que nous
déclarons la lecture de ce livre une des plus utiles que
l'on puisse conseiller et propager dans les circonstances
présentes. Ajoutons que l'utile et l'agréable sont ici
heureusement réunis. Nous savons que le travail de
M. Jehan, si élevé dans son but et si absiraitdans plu-
sieurs de ses parties, a été lu avec plaisir par des lec-
teurs peu habilués aux lectures sérieuses; c'est que la
forme en est souvent poétique, toujours élégante. Ces
qualités de style sufflsaienl pleinement à en assurer le
succès.
» Nous aurions beaucoup à faire si nous voulions citer
toutes les pages que nous avons distinguées et que nous
avons notées pour les relire. La Cité du mal renferme
une grande variété de tons. Des tableaux gracieux et
respirant un profond sentiment de la nature; des des-
criptions savantes, qui rappellent les Dicliomiaires p\us
savants du même auteur, succèdent fréquemment aux
véhémentes apostrophes et aux lamentations éloquentes
inspirées p:ir l'audace des ennemis de Dieu et des pro-
grès de leurs désastreuses doctrines, etc., etc. >
(M. Ch. Derton, d'Amiens,
dans ri/jijyers du 31 décembre 1859.)
DU LANGAGE et de son rôle dans la constitution de
la raison, ou Vues philosophiques sur l'origine des con-
naissances humaines. Vol. in-lïJ de 330 pages, à Paris,
chez Lecoffre. Prix : 2 fr. 50.
La plupart des Revues françaises et étrangères ont
parlé avec éloge de cet ouvragé, malgré les divergences
d'opinions sur les questions tant débattues qu'il discute.
VUniversilé calliolique dit que « jamais on n'avait
analysé aussi profondément les facultés psychologiques
de notre âme, et leur application dans l'acte de la con-
naissance. » (Nimiéro de mai 18.03.)
M. Ch. Mailv-Laveaux, de l'ccule des ('.haïtes, dans
un article publié par \eMonit('Uf Hmt)t'rse/dul9mai 185.'^,
dit que ce livre c résume bien la discussion relative i
l'origine du langage, et forme le recueil de pièces justi-
ficatives le plus complet qu'on ait encore publié sur ce
sujet. A ce titre, il devient indispensable à tous ceux qui
voudront étudier la question. >
EPITOME HISTOHI/E SACR^. Méthode nouvelle
pour la version, l'analyse, l'étude des règles, etc., sans
les inconvénients du dictionnaire et de la grammaire;
avec une Introduction sur les vices des procédés actuels
dans l'enseignement des langues. Ce petit ouvrage a été
accueilli avec une faveur spéciale par les pères de
famille et par les instituteurs. Progrès rapides el attrait
de l'étude, tel est le problème résolu pour les commen-
çants par ce livre élémentaire. Chez Lecoffre. Prix :
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NOUVEAU TRAITÉ DES SCIENCES GÉOLOGIQUES
considérées dans leurs" rapports avec la Religion et dans
leur application générale à l'industrie et aux arts, avec
un tableau figuratif des terrains et la représentation des
fossiles les plus caractéristiques el les plus curieux.
Ouvrage adopté par les petits et les grands séminaires
pour l'enseignement de la géologie, et dédié à Son Ëmi-
nence Mgr le cardinal Morlol, archevêque de Paris.
Nouvelle éd'tion considérablement augmentée. 1 vol.
in-12, avec pi., chez Lecoffre, à Pa'ris. Prix : 2 fr. 80.
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ou les sciences naturelles étudiées du point de vue phi-
losophique et religieux; histoire, mœurs el instincts des
animaux invertébrés. 1 fort volume in-12 précédé d'une
Introduction générale et orné de planches représentant
un grand nombrede figures en taille-douce. ChezLecoffre.
Prix : 3 fr.
DICTIONNAIRE DE LINGUISTIQUE ET DE PHI-
LOLOGIE COMPARIiE. Histoire de toutes les langues
mortes et vivantes, ou Traité complet d'idiomographie,
embrassant l'examen critique des systèmes et de toutes
les questions qui se rattachent à la filiation des langues,
à leur essence organique et à leurs rapports avec l'his-
toire des laces humaines, de leurs migrations, etc., I vol.
in-4» de 1450 col.
Extrait d'une lettre adressée à l'auteur par M. Cham-
pollion-Figeac.
f Fontainebleau, le 5 nov. 1858
(au palais Impérial).
t Monsieur,
i La lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire
à la fin du mois de septembre dernier et le précieux vo-
lume que vous avez bien voulu y ajouter, sont parvenus
ici, pendant mon séjour aux eaux, au milieu des Alpes.
A mon retour, je m'empresse de vous offrir mes remer-
ciements pour l'un et pour l'autre
tXoUe Diclionnairede Linguistique a été le compagnon
de mes excursions alpines; j'ai étudié les articles, chefs
de famille, dont les descendants sont par là mieux con-
nus dans leur généalogie, leurs sources et tous leurs
autres mérites. Il n'y a rien de changé dans mon opinion
sur ce savant résumé (1), sur les aperçus nou^eaux plus
savants encore, qui donnent à votre ouvrage tant de
valeur historique et scientifique à la fois ; c'est sous ces
impressions que j'en parlerai dans \3iRevue archéologique,
aussitôt que la suite d'une longue absence à réparer
dans mon service public me laissera quelques heures;
je les y emploierai avec plaisir. Monsieur, et je serais
heureux de concourir à fixer sur votre remarquable et
prodigieux travail l'attention el les suffrages dont il est
digne à tous égards. Veuillez, Monsieur, eu agréer l'assu-
rance avec celle de mon entier dévouement.
« J.-J. Champollion-Figeac. >
Voir aussi l'arlicle remarquable (lubliépar M. Laurentie
dans rt/«Jo«du 19 novembre 1858; celui de M. Amédéo
Pirhot, dans la Uevne britannique (avril t8.')9), etc , etc.
DICTION N AlliE Apologétique, 2 v.in-i°.
— des Origines du Cliristiuuisme.
— de Cosiiiogonie et de l'atéontologie.
— d'Anthropologie.
— de Zoologie, 3 v. in-4°.
— de Botanique.
— de Cliiinie et de Minéralogie.
— historique des Sciences physiques cl
naturelles.
— d'Astronomie , de Physique el de
Météorologie.
(1) M. Champollion avait déjà écrit une première lettre
à l'auleur.
Taris. — Iiiiiuimcno MIGNE.
INTRODUCTION.
LA PHILOSOPHIE, SES SYSTEMES ET SON IMPUISSANCE.
Obsciiratiim csl insipicus cor eoruni;...
F^lulli facli siint.
(Rom. 1,21, 22.)
Oui de nous n a éprouvé ce (|ue l'illustre Balmès a raconté de lui-même dans l'un de ses
plus intéressants ouvrages? « Il fut un temps, dit ce profond penseur, où le prestige de ccmv
tains noms, la radieuse auréole qui ceignait le front de ceux qu'on proclamait les rois du
la pensée, le défaut d'expérience du monde scientilique, et, par^dessus tout, le feu de l'Ago
et cet ardent désir de repaître son esprit d'une doctrine nouvelle et brillante, me faisaieiit
saluer avec transport le jour heureux qui m'ouvrirait les portes du temple de la science et
me permettrait d'en étudier tous les secrets, ne fût-ce ([ue comme le dernier de ses adep^-
tes. Oh 1 c'était là, sans doute, la j)lus belle illusion oii ITime humaine ait pu s'abandonner ;
la vie des philosophes et des savants me paraissait celle des demi-dieux sur la terre, et je
ine souviens d'avoir plus d'une fois, dans les naïves admirations de mon enfance, porté ao.
regard d'envie sur d'honnôles médiocrités que je me représentais avec des proportions gi-
gantesques.
« Découvrir les principes de toutes les choses, lever d'une main hardie les sombres voiles
qui couvrent les secrets de la nature, s'élancer dans des régions supérieures pour y con"
templer des mondes nouveaux qui se dérobent aux regards du vulgaire, respirer upe atmO'
sphère mille fois plus subtile que l'air é[)ais dont s'enveloppe le globe terrestre, se dépouil-
ler en quelque sorte des entraves du corps, remonter à la source môme de la lumière, de-r
vancer les générations sur la route de l'avenir, tels étaient, à mes yeux, les privilè-
ges et les bienfaits de la science; c'est au sein d'une telle félicité que j'aimais à considérer
les sages; les applaudissements et la gloire dont ils étaient entourés, je les regardais comme
un faible dédommagement que la terre s'empressait de leur otfrir dans les rares instants oîi,
suspendant le cours de leurs sublimes excursions, ils daignaient fouler encore ce triste se»
jour de bruit et de ténèbres.
« La littérature, me disais=je à moi-piême, avec ses admirables recherches sur )a nature
et les sources du beau, du sublime, du vrai, sur les lois du bon goût, sur l'art de remuer les
passions, fournit à ces hommes privilégiés des moyens infaillibles pour subjuguer l'esprit
de leurs lecteurs ou de leurs auditeurs, La logique et l'idéologie leur révèlent les intimes
opérations de l'entendement humain et les procédés qui peuvent le conduire à la connais-
sance de la vérité en toutes sortes de niatières. Les mathématiques et I3 [)hysique les ini-
tient aux lois générales et particulières de la création : l'univers déroule sans doute à leurs
yeux ses trésors et ses merveilles; ils ont seuls le droit de contempler ce sublime tableau.
La psychologie leur donne une idée complète de l'âme humaine, de son essence, de ses
facultés, de ses relations avec le corps, du mode de son action sur lui ef. des sensations
qu'elle en reçoit. Les sciences morales, sociales et politiques leur montrent comme dans un
caJre lumineux les lois du monde moral, celles du progrès et de la perfection des sociétés,
avec la manière de les bien gouverner. En un mot, la scienpe était, dans ma pensée, un
merveilleux talisman qui ne connaissait pas de limites à sa puissance; et celui qui i)arve-
Dait à s'en emparer se trouvait par là môme à une hauteur incalculable au-dessus de ly
triste humanité. Décevante illusion, qui ne tarda pas à se llétrir dans mon âme, i)0ur tom*
Ler ensuite en poussière, comme une fleur brûlée par les ardeurs de l'été.
« Plus mes rôves avaient été séduisants et m'avaient dès lors inspiré un ardent désir d'cft
Ujctu'NN. ue Pun^osorniF. L t) t
D
AI
M
H INTRODUCTION 12
connatlrc la n'nlili', )>liis fui pônililc^ h mon cœur la déception dont ils furent suivis, et fé-
rnndo la loron qu'ils nie donnaient en s'ôvanouissant. A peine m'étais-jc introduit dans une
de ces écoles où se déballent des questions d'une haute importance, que mon esprit res-
sentit aussitôt une indicible inquiétude, tant il trouvait d'iiicerlilude et d'obscurité dans la
7)arole ou les écrits des maîtres. Je refoulais incessamment au fond de mon âme les pensées
qui ne cessaient de s'élever contre une telle doctrine, mais sans pouvoir les étouffer; je
voulais donner le change à mon esprit en tâchant de me persuader que je trouverais plus
lard, en avançant dans la voie, une satisfaction pleine et entière. Il faudra, sans nul doute,
me disais-je alors, avoir d'abord embrassé le corps entier do la science, pour arriver en-
suite à posséder cett(i lumière et cotte certitude qui me font actuellement défaut.
« Il m'eût été bien difficile de penser, à l'époque dont je parle, qu'il pût y avoir des
hommes qui, après avoir consumé leur vie dans les plus rudes labeurs, quand on les voit
dogmatiser avec tant d'assurance, n'ont guère appris autre chose, dans leurs veilles savantes
et prolongées, qu'à soutenir le pour et le centre sur un sujet donné et h remplacer le vide
de leur esprit par quelques mots sonores et des discours pompeux. Toutes mes difficultés,
tous mes doutes, toutes mes répugnances, je les attribuais uniquement à mon défaut d'ins-
truction et de talent; c'était ma faute, après tout, si je ne comprenais jjas mieuy ce que
m'enseignaient des maîtres aussi respectables. De là le désir encore plus impétueux qui me
saisit d'apprendre ce que j'ignorais. Ni les alchimistes du moyen ûge, ni les modernes pu-
blicisles ne déployèrent autant d'ardeur, les uns à la recherche de la pierre philosophalc,
les autres h la recherche de l'équilibre des pouvoirs, que j'en montrais à l'étude de la
science ; Aristole, avec ses innombrables commentateurs et ses disciples, Raymond LuUe,
Descartes, Malebranche, Locke, Condillac, et mille autres dont le nom m'échappe, ne suffi-
saient pas à mon insatiable avidité. L'un m'absorbait et jetait la confusion dans mon esprit
avec ses fameuses règles sur le syllogisme ; l'autre appelait à son tour toute mon attention
sur les propositions et les axiomes ; celui-ci m'accablait de préceptes sur la méthode, tandis
que celui-lh me faisait remonter à la source des idées : mais tous me laissaient plongé dans
une obscurité plus profonde que celle où j'étais avant de les avoir lus. Je ne tardai pas h
m'a))ercevoir, en un mot, que chacun ne se préoccupe que d'entraîner l'esprit humain de
son côté; et qu'essayer de les suivre vous serait une chose non moins absurde qu'impos-
sible.
« Ces philosophes qui se sont posés en directeurs suprêmes de l'entendement humain, me
disais-je encore, ne s'entendent pas entre eux : c'est ici la tour de Babel, où chacun parle sa
langue, avec celte différence toutefois que dans la première l'orgueil fut puni [)ar la confusion,
tandis que dans celle-ci la confusion fournit un nouvel aliment à l'orgueil. Chacun de ces
ouvriers intellectuels se donne, en effet, comme le seul maître légitime, el tous les autres
n'ont, à ses yeux, que des litres apocryphes à l'enseignement de l'humanité. Je voyais en
môme temps que toutes les branches de la science présentaient, ou peu s'en faut, le même
phénomène, et j'en conclus que je devais, sans trop de regret et le plus tût possible, faire
justice de mes illusions à l'endroit des sciences humaines. Ces mécomptes perpétuels avaient
préparé mon esprit à une sorte de révolution ; et, malgré quelques hésitations de courte
durée, malgré les protestations de ma faiblesse naturelle, je résolus de m'insurger contre tous
les pouvoirs de la science, contre de prétendues sommités intellectuelles, et j'inscrivis sur
mon drapeau cette parole hardie : A bas l'autorité scientifique !
« Je n'avais rien à mettre cependant à la place du pouvoir renversé; car si ces respecta-
bles philosophes savaient bien peu de chose touchant les grands problèmes dont je cher-
chais la solution, je savais encore moins, puisque je ne savais rien. Vous pouvez sans peine
vous représenter l'état douloureux où m'avait jeté la révolution que je venais d'inaugurer,
en essayant de la pousser à ses dernières conséquences ; souvent je frémissais, parfois môme
je m'accusais d'ingratitude ; cela se comprend, puisque je devais chasser de ma pensée des
personnages aussi vénérables que Platon, Aristote, Descartes, Malebranche, Leibnitz, Locke
et Condillac. L'anarchie était le résultat inévitable d'une pareille tentative, mais je m'y ré-
signais avec plaisir, plutôt que de placer de nouveau sur le trône de mon intelligence des
n'iaîtres qui m'avaient tellement induit en erreur. Et comme j'avais en outre goûté le plaisir
de la liberté, je ne voulais pas ternir l'éclat de mon triomphe, ni courber un front humilié
sous les fourches caudincs. »
IJ INTRODUCTION 1*
Voyons pour notre compte si un coup d'œil jeté sur l'histoire de la plulosoi)hle ol sur
ses syslèujcs, nous conduira aux mômes déceptions. Nous diviserons celte étlide en trois
parties. Dans la première, nous examinerons la pliilosoi)liic dans l'antiquité ; ce sera le su-
jet de la présente introduction. Dans la seconde partie, nous étudierons la philosophie RM
nioven âge ; ce sera l'objet de l'introduction de notre second volume. Enlui, dans l'mtro-
ductiou du troisième volume, nous passerons en revue la philosophie moderne cl contempo-
raine,
Ik PïULOSOPJIIR DANS l'aNTIOIITI^..
I. — Moïse €l les Hébreux.
Au milieu de la civilisation progressive de l'ancien monde, on voit un peuple (pii, mé-
prisé du genre humain, végète opiniâtrement sur un petit coin de terre. Il ne prétend à au-
cune gloire littéraire ou scientifique ; il n'a ni philosophes célèbres ni artistes distuigués.
Il reste étranger au mouvement inlellectuel qui entraîne à ses côtés les peuples de la Grèce
et de l'Orient ; sa langue est pauvre, son ignorance extrême, la pensée reste cliez lui sans
développement et sans essor ; il est presque, entre les peuples, ce que sont parmi les hommes
ces èlres ébauchés, que des facultés imparfaites condamnent h végéter dans une longue en-
fance. — Cependant il connaît une chose, une seule chose, et il est seul h la connaître ; celle
connaissance fut refusée à la sagesse des Grecs et à l'orgueil des Orientaux. Celte chose, c'est
l'existence éternelle et suprême du Dieu unique qui a fait au commencement les cieuM
(t la terre. Seul il en parle d'une manière digne de sa grandeur; le reste du genre hiimaiij
le méconnaît. Tandis (pi'ailleurs des génies immortels, faits pour chanter la gloire du Très-
Haut, l'outragent par leurs indignes conceptions, tandis que quelques sages le chercheiU
en tâtonnant, et se réjouissent tout au plus h la lumière de quelque rayon pâle et incer-
tain, le peuple juif adore le seul Dieu devant lequel les hommes i)uissent se prosterner sans
rougir. Contraste étrange ! Le peuple juif, le plus ignorant de tous, lui qui n'a jamais re(;u
de ce qui l'entoure que des le(;ons d'idolâtrie ; qui a passé quatre siècles dans l'esclavage de
l'Egypte, de cette Egypte dont, suivant l'expression d'un poêle, les dieux habitaient les
étables et croissaient dans les jardins I.... c'est lui qui seul a connu la vérité la plus relevée,
la plus im})ortante et la plus abstraite de toutes 1 L'a-t-il découverte par iiasard? La doit-il
à ga propre sagesse? Suppositions absurdes que le moindre examen fail tomber.
Ce contraste vaut la peine que nous nous y arrêtions. Peu de choses, mieux (pie cette op^
position, peuvent faire sentir la faiblesse do la raison humaine laissée h ses propres forces,
et la nécessité d'admettre l'intervention divine dans la religion juive. Comment ne pas s'é^
tonner, en voyant chez les Hébreux des idées si justes et si grandes sur la Divinité, cl chez;
les philosophes païens, dans leurs écoles les plus célèbres, aux époques où l'esprit huniiiiu
se développait avec le plus de vigueur, des conceptions si imparfaites, si erronées? [Voir
plus .oinle paragraplie II.)
« Moïse, avec une sagacité merveilleuse, parle h des hommes grossiers la langue qui leur
convient ; et cependant il ne plie que rarement sa doctrine aux exigences de leur grossie-.
relé. Ses concessions consistent dans les mots plus que dans les choses ; ce sont des nua-
ges passagers qui n'obscurcissent que pour un instant ce qu'il y a de sublime dans les no-
tions de l'Etre suprême. Les questions oiseuses, les problèmes insolubles sont soigneuse-
ment écartés. Le législateur des Juifs ne recherche point, comme les prêtres de l'Egypte
ou de l'Inde, ou comme les philosophes delà Grèce, de quelle substance Dieu se compose ;
s'il existe dans l'étendue, ou s'il existe hors de l'étendue ; s'il est fini, ou s'il est infini ; si
l'existence du monde est éternelle et nécessaire, ou si elle fut l'œuvre <i la fois subite et
tardive d'une inexplicable volonté. Le prophète de Sinaï échappe également à ces écarts
«l'une imagination déréglée, qui répandent sur les cultes populaires dont les prêtres repais»
sent la multitude, un vernis tour à tour révoltant et ridicule ; et à ces subtilités toujours
sans résultat, qui ont précipité le théisme philosophique de l'Inde dans un labyrinthe dont
le terme est inévitablement l'athéisme ou le panthéisme Dans le récit delà création, au-
quel il faut sans doute accorder ce que le génie de lOrient exige qu'on accorde à tout récit
de ce genre, il n'est parlé ni d'une matière inerte cl rebelle qui génc le Créateur, ni d'un
œuf mystérieux, ni d'un géant mis en pièces, ni d'une alliance entre des forces aveugles et
des atomes sans intelligence, ni de la nécessité qui enchaîne la raison, ni du ha^(trd fjqi ta '
15 TXÏFWDUCTION. !6
UouIjIc. >• ^n. CoNbTANT, De 1(1 religion, considérée dans sa source, ses formes et ses déve-
hppemenls, t. Il, p. 215-217.)
Moiso, ol lous les auteurs l)(5hrcux nprès lui, parlent constamment de Jôhovah, comme
devaient le faire, non des discii)lcs de l'Egypte, mais des envoyés de Dieu. Sa toute-puis-
sance, son omnisciencc, son unité, son infinité, son immortalité, toutes ses perfections
enfin si souvent méconnues des sages de la Grèce, sont constamment proclamées par ces
grossiers enfants do la Palestine.
Celle connaissance du vrai Dieu n'est i)as bornée aux écrivains ; elle est populaire cliez
les Juifs, parce que le langage de leurs livres sacrés, môme sur ces matières, est à la portée
de toutes les classes du peu]»le. C'est, chose admirable ! en style simple, clair, plein d'images,
que Moïse et les prophètes trouvent moyen de donner sur Dieu les idées réellement les plus-
exactes et les plus relevées, tandis que les philosophes ne réunissaient le plus souvent qu'à
envelopper des idées Irès-peu philoso])hiqucs dans un style obscur à force d'abstraction.
Qu'on lise le chapitre xl d'Isaïe; on y verra la puissance, les œuvres, l'unité, l'immensité
divines, rappelées sous des formes à la fois claires et poétiques, dramatiques et justes. Voilà
le langage que le peuple peut entendre cl aime à écouler ; voilà comme on persuade la multi-
tude en raérne temps qu'on l'éclairé. Comment entendre sans étonnementces écrivains sacrés,
quand ils nous parlent de la Divinité? S'agit-il de nous donner l'idée de ses perfections, de sa
nature? rien n'est assez grand, assez sublime : Il habite une lumière inaccessible (/ Tim. vi,
16\ — Où irui-je loin de Ion esprit, où fuirai-je loin de ta face? Si je monte au ciel, tu y es;
si je descends au sépulcre, tu y es encore [Psal. cxxxvni, 7, 8). — Sa justice est commt
de hautes montagnes ; ses jugements sont un profond abîme {Psal. xxxv, 7). — Il a créé les
^ieux par sa parole, et toute l'armée des deux par le souffle de sa bouche {Psal. xxxii,6).
Le peignent-ils dans ses rapports avec nous? rien de plus simple et de plus sensible. Il
s'irrite, il s'apaise, il se repent, il s'émeut. Ah ! voilà le Dieu qui forma l'homme. Il sait quel
langage il faut lui tenir. Il sait que la Divinité impassible du philosophe ne dirait rien à son
Ame. Il se révèle à sa raison et s'accommode à sa nature. Il dévoile ses perfections à son
esprit , et il parle à son imagination, à son cœur : il le prend par ses endroits sen-
sibles.
Mais encore, comment arrivc-t-il qu'en prenant de la sorte un style tout en images et en
sentiments, un style par conséquent fort éloigné de l'exactitude philosophique, comment
arrive-t-il que les docteurs de l'Ancien Testament Irouvent u^oyen de ne rien laisser
<^chapper qui puisse donner au peuple une direction fausse, retarder les progrès de son
intelligence et le faire retourner à son idolâtrie? Comment arrive-t-il qu'en manifestant
J'état de la gloire divine aux Hébreux épouvantés, le Penlaleuque ne leur montre cependant
iiucune figure en Horeb {Deut. iv, 12, 15)? que ces Hébreux qui entendent la voix céleste
(Deut. V, 24), qui voient le trône de l'Eternel sur le Sinaï {Exod. xxiv, 10), qui parlent sans
cesse de ses yeux, de ses mains, de ses oreilles, ne soient jamais cependant conduits parleur
livres sacrés à lui attribuer une forme humaine? ce qu'ont fait cependant toutes les mytholo-
giesdes siècles anciens, et toutes les superstitions des âges modernes. Pourquoi les images
que les auteurs hébreux sont réduits à employer pour donner quelque idée de la gloire qui
entoure le Très-Haut, et des manifestalions extraordinaires de sa présence ne sont-elles em-
pruntées qu'à des formes vagues et brillantes, propres à inspirer une terreur religieuse, mais
trop confuses et trop incertaines pour qu'un peuple enclin à l'idolâtrie essayât de les repro-
duire et de les adorer? Si Moïse n'est pas un prophète inspiré, que l'on explique cette
énigme, et le contraste marqué que présentent ses leçons et son peuple, avec les leçons elles
compatriotes des philosophes païens (1) ! Si d'autres prophètes inspirés n'ont pas suivi Moïse,
que l'on explique une autre énigme non moins surprenante : la conservation du théisme de
(t) J'aime à consigner ici une doclaralion positive tle B. Conslanl (i. H, p. 219-221) : c Nous le di-
rons donc avec d'aulant plus de conviclion, que noire opinion s'csl iormée lentement, el, pour ainsi
dire, malgré nous. L'apparition el la durée du lliéisine jnif, dans un temps el cliez un peuple également
incapable d'en concevoir l'idée cl de la conserver, sont à nos yeux des phénomènes qu'on ne saurait ex-
pliquer par le raisonnement. > Quelques pages plus haut (p. 215), il montre que Moïse n'a pu puiser ses
nobles idées do la Divinité d:ins les doctrines socrcies du sacerdoce égyptien, docirines bien éloignées
de ce haut degré de purelé. « Le tliéisim', dii-il, qui s'amalgamait avec le panlliéisme, ressci!d)laii peu
à la noiioii de l'uuilé de Dieu, telle que les livres héi)reux nous la préseutenl, simple, claire, élablissani
eiilre la Divinité el les hommes des rapports moraux. Ce dernier caractère constitue la diûërcnce essen-
vielle qui sépare ces deux espèces de tliuisuie. j
IT INTRODUCTION. IS*
Moïse à J»?sus-Christ, chez un peuple tout matériel, passionné pour l'idolâtrie, entouré d'ido-
lAtres, tandis que lesdiseiples môme d'Anaxagore ou d'Arislote, ces doctes nourrissons de la
Grèce savante, laissaient promptemenl celte belle lumière s'éteindre entre leurs mains. Y
avait-il donc moins de distance, des sublimes leçons de Moïse à l'intelligence des grossiers
enfants de Juda, que des sages enseignements de Socrate h l'esprit exercé de Strabon et
d'Epicure ?
Dira-l-on que j'aurais dû prendre mes points de comparaison ailleurs que chez les Grecs,
et que les anciennes doctrines de l'Inde n'eussent pas produit un contraste aussi favorable
aux Hébreux? En effet, en remontant plus haut dans la nuit des siècles, en nous rappro-
chant de cette Asie centrale, premier berceau du genre humain, nous eussions pu trouver
un théisme-plus pur et plus répandu. N'importe, je pourrais demander si ces leçons furent
claires, populaires, comprises, sans mélange d'erreurs graves et de principes ftinestcs. Je
pourrais demander pourquoi ces doctrines n'ont eu d'eflicace ei de durée que chez les gros-
siers Hébreux; pourquoi, chez ces autres peuples si vantés, le sensualisme ou l'idéalisnje les
étouffèrent bientôt (2). Au lieu d'entrer dans celte discussion, qui serait toute à l'avantage de
la théologie mosaïque, je ferai une autre remarque. La philosophie et la foi s'accordent à
prouver l'existence d'une révélation positive, accordée à la première enfance du genre hu-
main, par le Dieu qui l'élevait après l'avoir mis au monde. Quand on remarque chez tant de
peuples de l'antiquité une religion plus éclairée h mesure qu'on remonte vers les siècles
d'ignorance, et toutes les horreurs d'une abrutissante superstition quand on redescend, au
contraire, vers la civilisation et le savoir, il n'est guère permis d'en douter. Or, ces restes de
théisme, épars dans les mages de l'antiquité, me semblent dus h cette révélation première,
bien plus qu'aux efforts de la raison. Ce sont des lambeaux arrachés à ce trône de l'Eternel,
jadis visible aux yeux surpris de toutes les familles iiumaines. Chez les Grecs, les restes de
la révélation primitive étaient tellement déguisés sous les emblèmes matériels de la mytholo-
(2) ( L'ori^iiialilc de la pliilosopiiie du Gniige ne consisle pas dans l'inveniion du syllo$>isnic on des
catégories d'Ari^loie, Je la résume loiil enlièrc dans celle question, que je vois posée au fond de olia-
qne syslème : Comment l'homme i-eut-il devemu Dieu ? C'est l'excès d'anibilion spirituelle uni à rcxccs
d'humilité, qui est le propre de la pensée indienne. Car, en même temps que l'Iiomme, éveillé sous l'arbre
de la science prétend, conin'.e dans la Bible, devenir non-seclement égal a Dieij , mais Dieu i.ui-mème;
d'autre part, celle arrogance est aussitôt troublée par le seniimenl coiitmire ; ei il s'avoue que, pour se
déifier, il faul d'abord qu'il renonce à la conscience de lui-iiicnic, en sorte qu'il ne parvienl à s'adorer
qu'après s'èlre anéanti, el que la consommation uu Dieu ne s'achève en lui que lorsqu'il n'y reste plus
rien de l'homme. Se dépouiller de lous les liens de cet univers, se distinguer de la nature pour mieux
échapper à la métempsycose, se fermer le retour dans l'enceinte des choses hnies, s'élancer, hors do la région
des sens, dans le domaine <le l'immuable , s'y perdre, s'y évanouir, s'y rassasier d'extase, s'y abîmer à
J:ip.iais d;ins un qiiiélisme éiernel, tel esl le but du sage. Par la conlemplalion passive de l'êlre , il de-
vienl Bralima lui-même ; d'où il suil que moins il a conscience de ses mouvements inlernes, plus il esl
prés de son apothéose ; et que si le sommeil esl l'image fidèle de la vie absolue, la mort seule en esl le
coinmencemenl. L'orgueil naissant de la philosophie orientale se cache ici sous l'excès du désinléres-
semeni et de la sainte indiflérence
< Au comniencemeni, i.i philosophie indienne esl tout orthodoxe ; ennemie du raisonnement, elle ne
s'appuie que sur l'autorité de la révélation de iJrahma ; elle ne reconiiaîl point d'aulres vérités (jue celles
qui sont contenues dans les Védas intcrpréîés par les saints
€ Enfin, il esl une dernière époque. Année de lous les procédés du doute, la philosophie s'insurge
contre le dogme; elle met en poudre la iradiiion, elle peuple le monde de stériles atomes ; acharnée à
toiil détruire, elle se dévore elle-même. L'Inde entre alors dans son xviii» siècle; elle a ses Ilelvctius,
ses encyclopédistes, et sur le seuil des pagodes se fonde la théorie du néaiil absolu. > (Edgar Quinet,
Du génie des religions.)
Au reste, malgré les reciierches récentes qui ont jeté quelque lumière sur les monuments de cette
piiilosophie primitive, il n'est pns encore possible de dire avec précision ce qu'elle est. parce que ses
inonuinents ne sont pas encore suflisammenl connus; parce que les lioclrines qu'ils expriineiil se iron-
venl mêlées aux dogmes cl aux tradilions populaires, el bien souvent enveloppées de symboles ou de
iiiyihes donl le vrai sens n'est pas encore expliqué.
Comme toute philosophie, celle des Orieni.mx esl sortie des croyances religieuses, inierprélées, ex-
pliquées, commenlées par la réflexion. Elle pari d'une théologie naiurelle, c'est-à-dire de la iiolion de
J'Eiie infini ; et, toute préoccupée de celle majestueuse unité, bien qu'elle présente les phases du sen-
sualisme empirique, de l'idéalisme rationaliste el même du scepticisme, elle se moiilre l'orlemcnl eni-
preinte du caractère mysiifiue ; el malgré l'invasion du polythéisme sous des loi mes variées, elle ne
liui pour ainsi dire que tourner dans un corde d'idées dont la notion de l'unité primordiale esl le cen-
tre, ei qui la raméiie à ce qui a été son point de départ. C'est là qu'elle tend en général; el (|noi(ine
certaines doctrines isolées abouiissenl les unes au maiéi ialisme, les autres au dualisme, en admet-
tant deux principes, on iieut dire que loule celte philosojdiie de l'Orieiil marche à un panllicisme qui
coiilund toutes choses dans l'unité de la substance inlinic, et regarde lei> êtres finis -moins (ommc des
ctéaiiom, ([ue toaiiiic des cnitnKtiioHs , i-oiivcnt mcini' comme de simples mcdilicalions de celle
S'jijslancc.
19 INTRODUCTION. SO
gio, que l'eltpc'ricnce y est plus décisive; nous y contemplons bien réellement les effctrls de \&
faison lunnaine pour l'élever à son auteur. Au reste, le contraste des anciennes doctrines
théistes de l'Asie avec celles qui les remplacèrent, est à mes yeux une preuve de plus que la
pliiiosophie ne peutj à elle seule, comprendre Dieu tel qu'il est, et que ses efforts, poUr l'éle-
ver si haut, la font presque toujours letomber dans quelque abîme. Cela nous conduit, d'un
cAlé, droit à la nécessité de la révélation et à son existence; de l'autre, à la divinité du Pen-
lateuquo (3)
II. — Pinlùsophié gi-ec(jitd.
« La première question que l'on doit se faire par rapport aux premiers scfutatetirs de la na-'
lure divine et de l'origine du monde, est celle-ci : Ces philosophes ont-ils dû aux traditions
ou h leurs méditations personnelles la connaissance des vérités morales et dogmatiques que
plusieurs d'ehtre etix ont niées, que d'autres ont professées d'Une manière plus ou moins
imparfaite? Ce point doit Ctre éclairci, pour bien reconnaître ce qui leur appartient en pro-
pre, et ce qu'ils doivent aux traditions étrangères. Mais cette question n'est-elle pas déjà
résolue par ce qiJc lious venonsdedire? Est-il vrai que longtemps avant qu'il y eût des phi-
losophes dans Un coirl de l'Europe , les Hébreux avaient des livres contenant la morale et les
dogmes dont nous avons donné la rapide indication? Est-il vrai que tous les peuples
Croyaient h des ôtres qui gouvernaient le monde après l'avoir tiré du chaos? Pour le nier, il
faut renoncer à toute certitude historique.
« S'il en est ainsi, les philosophes n'ont pas inventé des idées et des vérités qUi les ont
précédés de plusieurs siècles. Reste à savoir si ces vérités, quoique déjà connues, n'ont pas
été découvertes une seconde fois, ou du moins perfectionnées par des investigations philoso-»
phi(jue^.
« Cette hypothèse est fâcilemeht détruite paf deux atitres faits : le premier, c'est que le^
philosophes recurent les vérités traditionnelles qui étaient répandues partout longtemps avant
qu'ils songeassent h philosopher ; le second, c'est que leurs principes bien connus, bien cer-
Ifiihs, loin de favoriser ce genre de vérités, conduisaient au contraire à les faire oublier.
Ces deiix faits sOht faciles à pl'ouver. Commençons par le premiei*.
« Il ne peut entrer dans la pensée d'un homme de sens, que les philosophes grBcs, par
cxc'nlple, aient pu ignorer les traditions dont les hommes du peuple étaient instruits, que
les poêles chantaient, que rappelaient tous les rites du culte païen. On pourrait demander,
tout au plus, s'ils n'ont pas remplacé ces vérités horriblement défigurées, par des notions
plusépurées; si Xénophane, par exemple, n'a pas étélepremierà proclamer un seul Dieu, su-
j)érieur aux dieux et aux hommes, et qui ne ressemble aux mortels ni par la figure, ni par
(5) UliP (l<»rniÔre romàrqlie on teiniin;>ni silr ce siijel; Cliez le peuple juif (oui est prévu et imposé
Jiar i'anlorilé »lti suprême Jégislaicur, sans due la raison humaine y |tanicipe aulremenl (|ue pour ac-
«•pplpr et oltéir. On comprend (jue, cliez les Juifs, ce i|iii avnil rapport à l'ordre oïl propliélique ou inira^
Mileux, el tout ce qui oonceruail le culic divin, émanai de l'auiori'é de Dieu seul. Mais les lois judiciai-
Jes el pénates {Exod. xxi ei seq ; Levii. xv ei nlib.), les lois d'IiVi-'iéne {Lev'u. xiiu de lep. el nlib.), les lois
Sur les pri'priéics et sur les délies (Levit. \\\, de Aun. snbb.; iSurn. xv), appanieunenl cerlainenienl à
Tordre puremeui leniporel el civil ; or,jelez seulement les yeux sur les cliapiires que nous venons d'indi-
quer, ti vous Vous convaincrez que, cliez les Jnil^s, la raison Immainc n'a pailicipé à ces lois ponr rien
:tu monde, sinon pour les accepter, les comprendre el les excculer. Que liis-je? H n'y ;i^ pas un point
des afT.iires sociales de ci'ile époqm» que Dieu n'ait voulu rejeter lui-même, depuis les conditions de h
gue^re (Dent. \\) et les villes de refuge {Levit. xix), jusqu'à l'usage des ironipeues {ISnm. x) el au droit
de glanage (Deiil. xxiv). Vous iie voyez nulle pari rien (jni soil sorli par iniiiaiive de l'inlelligeuce li«-
in.liiie ; oll si, quelquefois, l'Iiomme agii par voie de conseil , comme le Jii Jélliro près de Moïse, son
}îendrei pour l'élaljlissement des juges {E:ïod. xviii), c'est loujours que d'aliord il avait éié chercher se.s
ius|>ir:iiions dans le seih de Dieu, obiulit liulocauitii el hosiias Deo [Ibid. 12), de manière à pouvoir dire
iivec assurance : Si hoc (eceris, implebia iinperium Dei {Ibid. 25).
€ Assurément nous ne prétendons pas lirer de ces faiis des conclusions rigoureuses, ni juger de ce que
doit être l'organisation de tous les peuples par celle d'un peuple qui fut évidemment une exception ;
hiais nous voulons constater clairement ce que nous disions, que si Dieu eût destiné la raison à être
ClIe-mCuie sa propre inspiratrice dans la vie des sociétés humaines, il lui eût sans doute fait une part
moins nulle dans celle qui (levait servir de modèle aux autresi
< Ce qui est inconiestahle, c'e>t (|ue le peuple juif a vécu exclusivement de tradition. C'est pour cela
llii'il lui llil dit si souvenlj non pas d'imaginer et d'inventer, mais de se rappeler les teutps anciens,
il'interroger sels ancêtres; et c'esi pour cria que Moisi-, avant de mourir, après avoir rappelé aux en-
la nts d'Uraêl tous les enseignements du Seigneur, locuus esl 3/oi/se.s ud (ilios Israël o^nnin quœ locutus
til ei boinintts ul dicerel (Dent, i, 5), leur disait en Itnissanl : Punile liwc verba in coidibus el auimis
leslris boette (Ilios vestros ul illti medilenlur.... Sciihes eu supta portas el jaiiuas dotnns Ince, ut
tnnliipiiceiitur dics lui (Deut. xi. IS^-il). ^'cst-il pas vrai «lu'il y a dans l'cnsenihle de ces laits dos cluilé»
lUialioiidanlcb?) Voy. Traditiuiiet Ilahon, par Mgr PAR|:J^, ONéque d'Arras, p. 5â
a) Un jeune nrofesseiir .le l'éfole normale a soiilemi, en ciïet, que Xéiiopliane a<lmcuail nn Dieu
ïini.iiie el spiriuiel . et (lu'il fui le premier à irouver celle sublime notion. Voici ce (inc lui ii!P»""
2} INTRODUCTION. ^^
rcspiil; si un autre philosophe, Anaxagore, n'a pas conçu pour la première fois l'Etre
suprême comme une intelligence pure, source de l'ordre el de l'harmonie de l uni-
vers.
« Quelques mots suffiront pour répondre à ces questions : 1» Les Grecs ne. sont P«5 «n
peuple violemment séparé de la famille humaine; 2" mille indices nous révèlent 1 Orient-
comme le lieu de leur origine, et ne laissent pas de doute sur leurs relations avec celte
liarlie du monde; S"» Xénophane ne fut pas le premier à proclamer un Dieu un et spirituel,
rar il ignora ce double attribut de la divinité (4). En contemplant l'unité du monde ou du
ciel, il disait que cette unité était Dieu. Il donnait à ce Dieu une ligure sphérique, ce qui
suppose évidemment qu'il ne le croyait pas un pur esprit. 4° Anaxagore ne conçut pas, pour
la première fois, Dieu comme une intelligence, source de l'ordre et de l'harmonie (&). Sans
Dieu
.....(ine el spiriluel . et (|u'il lui le premier a irouver ceue suuiime iiouoii. tuh.i ^,v. .,•■- -P"'"'
M. Bonneliy : < D'après M. Cousin, Xénopliane a emprunlé aux Pyllingoriciens el aux Ioniens une par-
tie (le ses idées; il s'est inspiré (!e louies les doclfines conlempoi aines (M. Cousin, traym.pinioi,.,
p. 27 ). > Or , qui nous dira s'il n'a pas lioiné là son idée de D eu un ei .spiriluel? Quant à ce Uioii en
iiii-niême , c'est à ton que M. Saissel dil qu'il enseigna un Dieu unique. Il était unique sans doule dans
le sens du pnntliétsme , car il esl probal)Ie que de Dieu et du monde, il ne faisait (prune grande unile,
élernelle el iiicorniplible (a). Le vers queciie M. Saisseï dil bien qu'il ne rcsseml^lail pas aux niorieis
par 1.1 figure ; mais il fallait ajoiiler que la (igure de D eu, suiv;.ni Xénopbnne, était spberique. i Le
loin esl un, il est sphérique, » lui limi dire Cicéron el Tliéodorei (Ibid.f. 65, 67); t Dieu est elernei,
un ei sphérique ; il n'est ni infiiiii ni (ini, « lui fait diie AriMoie (Ibid. p. 69). Enlin, nous ne savons ou
W, Suissel a trouvé que le Dieu de Xénopliane é ait spiriluel. Aristole dil posili^emenl le contraire,
d'apiès M. Cousin ; i Xénophane, qui le premier {b) parla de l'unité (ou plutôt d'unilé), car I armenide
passe pour son disciple, n'a pas de syslème préc s ; il ne par;iît pas s'èlre prononcé sur la nature a<;
telle nniié , si elle était matérielle ou spirituelle ; mais en contemplant rensemble du monde (ou pluiol
du ciel), il a dil (|ue l'unité (celle uniié) est Dieu. > — « Tel est le jugement amiuel, selon nous, il l;>ui
s'arrêter, t ajoute M. Cousin (Ibid. p. 73).
Peui-on dire d'apiès cela que Xénophane soit le premier qui en Grèce a proclamé le dogme esscnuel
dUm Dieu uniijue el spiriluel ? (Annal, de Philos. Mars, 1815.)
(5) Le point essentiel de la discussion, dit M. Bonnetiy, est dans les mots conçu Dieu cl poiir la pre-
mière fois. Cette assertion ne se trouve pas dans Aiisioie. Il dit posilivemenl le contraire , comme on
|ieui le voir dans le texte que nous publions en note (c). Aucune des iradiiciions d'Arislote, latines ou
françaises, n'a mis ici pour la première fois [d). .Mais cependjiii. coininc ce mot s'accorde très-bien avec
la pensée philojophique de Vinveniion de Dieu par l'esprit hiinain, M. Cousin a fait coinine M. Saisset,
il a introduit une expression équivaleiili' à] la phrase qui suit immédiatement : « Or, nous savons avec
ctrlitude, qu'Anaxagoras entra te ;Ht»Hier clans ce point de vue; avaéil lui, llcrinoline de Claziiinèiie pa-
raît l'avoir boupçuiiiié. » Il y a siiiipleinent dans le texte i\\\\\naxagore toucha cet ordre de conxidérationà,
comme le tradiiil .M. Uav-iisson. D'.nlleurs, comment dire qu'il fut le premier, puisi|u'oii ajoute inimo-
dialement qu'ai'â/// lui Uermotime en avait parlé ( etTîsîy, et non soupçonné}! t Ces nouveaux philuso-
jhes, continue M. Cousin, érigèrent eu même temps ceite cause de l'ortlre eu principe des eues, priiw
«ipe doué de la vertu d'impriiner le mouvement. > Il n'y a pas dans le texte, ces nouveaux philusoj/hes ;
Aristote parle d'une manière indélcrmiiiée, eu disant -.Ceux donc qui pensèrent ainsi , etc. M.M. l'icriuii
cl Zévorl vonl encore plus loin que M. Cousin dans leur traduction. « Ces deux philosophes, diseiil-ils,
arrivèrent donc à la conception de rintelligence, el clablirenl, etc. > Ce n'est pas traduire ol [xàv ojv oiiTwç
w-oXa[i.6àvov-£; : c'est imposer à Aristole un syslème philosophique qu'il continue à contredire. « Ou
pourrait dire, ajoute M. Cousin, qu'aurt/ji eux, Hésiode avaii entrevu celte vérité (gradation qui n'est pas
dans !^r,-r^:s9.<. zb to'.oOtov, hoc quœsivisse), llésioilo, ou quiconque u mis dans les êtres , coiiiine principe,
l'amour ou le désir, par exemple, l'ariueiiidc. »
Au reste, ce qui piciuve qu'.Arisloie n'a pas voulu définir ici celui qui avait conçu Dieu, comme le lui
fait dire M. Saisseï, ni celui qui était arrivé à la conception de Cintelligence, comme le lui font dire
MM. l'ierron et Zévort, ni qu'Anaxagoras éiait entré le premier dans ce point de vue , comme disent
MM. Saisseï ci Cousin, c'est qu'il ajoute immédiaieineiii après : «Quant à li question de savoir à qui ap-
piiriientla priorité (e-f), qu'il nous soil permis de la décider plus lard (g)... t 11 faut donc toujours se
inelier de ces modernes iraduclions philosophiijues.
Quoi qu'il en soit, nous croyons avoir prouvé que M. Saisseï a eu lort de donner Anaxagore coinmc
{a) Voir comment M. Cousin l'excuse d'avoir professé l'opinion d'un panthéisme exclusif, en prélendant que
l'iularque, Slobée, Tliéodorel, Origène, ne l'oul pas compris. Ibid. p. 6d. *
(b) Il n'y a pas, dans le texte, le premier d'une manière absolue; Aristole parle du syslème de Mé. issus cl de
rarnienide, puis il dil le premier avutil eux, upûito; toûtcov : ce qui esl bien dillérenl.
(c) * oici loul le passage : Nojv oé ti; eîuojv elva'., xaOâîtep èv toïç Cwoiç, xai èv tî) çûuet xôv aixiov xcà toû xô<t|xou,
y.al T-?,; Ta^eioi; ■7tâ<7T,;,^olo-/ vVîçtov éçâvv) irap' six^ léyo'noL; toù; TipoTepo-/. «l>av£pû)i; (A£v oûv 'Ava^ayôpav ï<i(j.£v à'J>â(A£vov
Toycojv T(L'/ ).oy(ov. AtTiov ô' è/Zi irpôxEpov 'EpjjLOTtu.o; 6 K),aio(jL£vio; £l7t£vv. 01 (xiv ouv outcd; 07i&).a[j.êâvovT£î, à(xa -zù
•/.a/ti); TTjV aiTiav ap-/Y)v elvai xwv ôvtwv i'iityx-) xai vr,-' TOtaÛTr,-/, o'Jcv r, -/.hr^ciz ûr.âp/ei toi; oùnvi. ''ïnonxvjGin 6' âv ti',
Haîooov TrpwTov Çr,Tfi<7a'. to toioôtov, xàv i\ zn à'ùrj^ è^yco-ra f, imf)-j[j.i.a'i t/ loï; oùiiv z'ir^v.v/ ô); àp/ov, &lov xcd llapu.£-
v.cr,;. Œetuph. lib. i. c. ô el 4; l.U, pag. 815 et 844, édilioude Duval.)
(d) Voir M. Ravaisso?(, Essai sur la Métaphysique d'Arislote, p. lil ; M. Cousix, dans sa tvaduclion du t"" livre de
la Melaphysuiue, p. 137 ; el .MM. l'iiiimo.N ci Zâvom, La ilcluphnsiquc d'Aristole, l. I, p. IS.
{e-f) ^ous plions nos lecteurs de reHiaiquer l'orUie loi^ique 'ie la iraJurlinii de M. Lousiu, qui dit qu'Anaxago'e
lut le premier, mais quV/woft lui i y avait Ueniioliae, el uvunl ceiui-ci liésiLde, ou quiconque..., cl que Ijnu.cineal
Aiisloie ne veul pas s'oieuptr de la priorité.
ta) Paus .M. Cousin, \bi-t. p. iôs, i^ui i'i-i\ieul que nulle autre pjil AiiA'jle u;: liiut cell': [iromesse.
îi ïNthoduction. {î4
fappelcr ici que celle notion sublime était, longlcmps aivnnl Anatagore, consignée dans le
J'entnteuque: qu'elle avait été déjh i)rofessée par Jéiémio et par les savants juifs répandus
dans l'Assyrie, en Egypte et ailleurs ; que Moïse et les proi)liètcs avaient proclamé un fitre
créateur inconnu de tous les philosophes grecs; sans nous prévaloir de tous ces faits, si cer-
tains d'ailleurs, contentons-nous de juger la prétendue itivention du jjhilosophe grec d'a-
près l'Iiistoirc du culte de sa patrie.
« Au fond, l'idée de ce philosophe ne diffère que fort peu des traditions polythéistes,
telles que nous les ont conservées les poètes. Diogène Laërce ïie lui assigne pas une autre
source, il prétond qu'Anaxagore emprunta h Linus sa doctrine sur l'origine des cheses
(DioG. L4ERT. in proœmio, § 4). Mais ce qtii est plus décisif, c'est qu'on explique cette notion
par une ancienne tradition. L'auteur du livre De mundo, impHmé parmi tes otivrages
d'Aristote, la regarde comme Une doctrine transmise des pères aux enfants {De mundo,
cap. 6). Platon, qUi, dans son livre Des lois, a conçu Dieu comme le principe et la fin des
Clioses, nous donne celte idée comme venant d'une ancienne tradilion (Platon, De Icg. llh.
vi). Plutarque, si instruit des sentiments des philosophes, parlant de la cause sage et puiS'
sanle, de l'intelligence qui a formé le monde, dit positivement qu'on iie peut attribuer à
aucun auteiic connu la découverte de ce principe ; et que de tout temps la connaissance
on a été commune aux Grecs et aux Barbares. (Plutarque, De îsid. et Osir.)
a Ces divers témoignages nous portent à croire qu'Anaxagore trouva dans quehpie tra-
dition conservée parmi les Grecs une notion que ceux-ci avaient reçue des peuples plus an-
ciens de l'Orient (6). C'est une chose bien connue, que la sagesse de cette contrée consistait h
ntinht conçu Dieu pour ta première fois, comme une inietligence pure de tout mélanqe ; d «luniil à relie
«iiTiiicn! expression, la voOç d'Aiiaxnuoie éi;iii si pure de tout mélange, il éi.iii si «lifTicile »le l;i (leinêler du
iiiilieii (le ces principes ou parties siinil.Tires iiifiiiii s en noinl)ie, qu'il éialiliss.'iil, que ni Arisiole, 'ni
Flaiiiii ne vonliirenl radniellre. D'ailleurs il fandraii prouver, .tjonic M. linnneily, (pi'Aiiaxagore ne
l'avail pas ptiisce en Orienl. Nous ajnnlerohs. avec pins d*assnrance que ne le faii ee savant dislingiié,
<|U(' l'iilée d^.Aiiaxagore ne peut avoir imeauire source, ainsi que nous allons le prouver.
(G) Esl-ce donc une cliose si absurde, dit M. lîonnriiy, que de soiilciiir que Solon, que Pytliagore^
t|Uf; Piaioii, aient eu rnnnaissanee de la D.ble, c'esl-à-dire de la Lui des Juifs? Pour résoudre celle
♦iiuîsiidii avi c Pimparlialiié que les liouiuics graves de reçoit; vraiuiejil liislorique moderue aiineiil à
;neiirc dans leurs élud'-s ei leurs assenions, il faut observer :
i* Que celle loi, religion des Juifs, n'élaii pas une docirine cachée, confiée à quelques adeples ou à
une ca-(e. comme cbeZ les Oipbiqc.es, les Pyiliagoric itns el les Ei;ypli''ns. La croyance des Juifs, c'esl-
îi-d'rc la tJible, faisait parlie de leur ( oiisliintion : il élail impossible de voyager <^n Judée, de conver-
ser av'C des Juifs, d'Iiabiler leurs vilb'S, sans savoir qu'ils ne recomiaissaienl qu'un Dieu, dilTérenl de
lous les dieux, sans ligure, sans repiésenlaliou nialéridle ou syinlxlifiue, adoié dans un seul temple;
les lêies el les sac riliies se célébraient à découvert ; la lecture de la Bible élail publique, le Juif el l'é-
tranger pouvaient reiiliiidre.
2° Il l'aiit faire alleiiliou encore que les Juifs, connus souvent sous les noms de Clialdéens , de Sy-
Hens, de Pliéiiici- us, ont visité lous les pays; quelle absunliicy a-l-il à croire que quelqu'un d'eux a
visité Albcups, ei même s'y est établi ? (^e n'est pas tout encore : la Providence, dans la vue sans
doute ile répandre les vérilés qu'ils conservaient, les a dispersés plusi''i:is fois dans lotit l'Oiieni, en As-
Syrie, en Perse, en Egypte el dans d'autres pays. Kous savons qu'ils piaiiqnaienl leur foi, et sans
doute (ju'ils ne devaient pas cacher leur doctrine dans les conversalions pariiculières. Pourquoi ces doc-
trines ne seraieiil-elles pas arrivées à Alliènes, comme un bruit merveilleux, comme M. Cousin le dit de
la première connaissance du pyiliagorisme (/' i7(f/m. p/n/os., p. 455)?
3" Nous savons avec certiludc (pic les principaux philosophes grecs voyageaient eu Orienl, dans le
Lut avoué et connu d'étudier les dogmes et les livres religieux antiques.
Voyons maintenant ce qui s'est passé chet les Grecs.
Solon, au coninu'ncement du vi' siècle avanl Jésus-Chrisl, visitn l'Orienl, el passa quelque temps
en Lgypic, où nou-seulemeul il étudia la sagesse des prèlres égyptiens, mais copia leurs livres; il y
av;\it nêuie composé un ouvrage, qui, s'il avait élé achevé el puhiié, fuurnii mis an-dessus d'Hésiode et
d'Homère (I'laIon tlans le Timée : OCuvres, l. XH, p. lOo). Il y était surtout parlé de la belle cl vail-
lante race à l.KiuelIc les Grecs devaient leur origine. Cet ouvrage existait encore du leiups de Plaloii :
I Ces niaiiiis^Éits, dit Crilias, étaient chez mou père, je les garde encore chez moi, el je les ai beaucoup
«•indiés dans mou ciilance. i (Cuitias, ibid. p* 260.^ — C'est de te livre eu particulier qu'est lire le récit de
l'AllauliiICi
Ijii siècle après, Pytliagore consulte encore lOrient, et habile vingt-deux ans l'Egypte, visite probable-
Uient les contiées de la liaule Asie ; au moins il trouve le moyen, dit Schoell {Histoire de la liliéralure
yrccque, t. Il, p. ^296), de se procurer la connaissance des sciences (el dogmes) qu'on y culiivait.
Eniiii, IMaloii, né en 450, mort en 547 avant noire ère, vient encore chercher la sagesse en (>rient ; il
demeure ireiïc ans ou au moins trois ans en Egypte, y a pour maîire l'Egypiicu Sechuupliis d'iléliopolis
liiLÉMENT d'Alex. Siromut. lib. i, cap. 15, p. 505, édii. de Cologne, 1G88),' désire visiter la Clialdée el la
reise, en est cmpcché par les guerres aciuelles, el revient dans sa pairie, où il compose ses Dialogues.
Or, pendant cet intervalle de temps, voici ce qui s'était passé au sein du peuple juif. Salinanasar avait
tnlevé les dix iribiis, el les avait dispersées dans les provijucs de son vaste empire (717 avanl J.-C.)
Mabfiehodniiosor prend trois lois la ville de Jérusalem (0'02, o'J4, 58i avanl J.-C.) et la dernière fois
U bidle) ainsi que le temple. En trois fuis uubbi il cniii eue eu Ual-ylonie une partie du peuple
Sn îNTUnnircTlOX. 26
enseigner et à expliquer les Iradilioiis priiiiilives. Diodore tie Sicile, comparant celte disposi-
lion respectueuse pour l'antiquité h la pliilosopliic aventureuse des Grecs, fait observer que
ces derniers avaient, dans leur génie, un caractère particulier, celui de l'invention /ïnais
juif. Jérémie proplieliso à Jérusalem, en Clialilée, à nftl)yl(>iie, en Egvpt<>, ainsi qne Daniel, Ah lias, Ha-
IikIi, Erécliiel. Ces propliôlics sonl écriles cl répandues pamii les Juifs. Les Juifs, malgré le ronseil
«le leurs prophèies, fonl alliance avec les Ei^ypliens, qui envoiem une armée à leur secours. Après leur
«léfaite, une partie du peuple juif passe en Égypie (585 avant J.-C). Haniel est nommé gouverneur delà
province de Dabylone el chef des mages; ses amis partagent sa fortune et prennent part h l'adininis-
traiion de Peinpire sous irois rois; il est nommé un des trois chefs de l'Etat sous Darius le Mè le, qui
reconnsît le Dieu des Juifs, et défend, par une ordonnance puhliée dans toul Pempire, de s'adresser à
une auire divinité <|u'à ce Dieu. (550 avant J.-C.) Cyrus met les Juifs en liherlé, et leur pcrn)et de re-
hàur Jérusalem. (S-io avant J.-C.) L'Egypte est conquise par les Perses. (52?.) Assuérus épouse imc
Juive ; il ahandonne à son favori Aman le sort des Juifs ; puis révoque cet ordre , et permet aux Juifs
de se venger de ions leurs ennemis, el ordonne de respecter leur Dieu. (504 avanl J.-C.) Arlaxercès.
avait permis de relever Un portes et les murs de Jérusalem ; le temple avait été rehâti el inans;iiré.
Néiiéinie et Zacbarie publient leurs propliéliss (155 avanl J.-C), qui ont cours non-seulement parmi les
Juifs de Falestilie, mais encore parmi c.^iix en grand nombre qui habitaient l'Egypte. Tous les Juifs
eiaieni obligés de posséder le livre de la loi el de la melire eu pratique.
Or, cela étant ainsi, nous demandons mainteiiani si c'est une chose absurde de supposer qne Solon,
Pyihagore, Platon, oui eu connaissance des livres des Juifs, ou au moins ont conversé avec qu'lcjues
Juifs instruits et connaissant leur loi. Et les Pères qui ont avancé que Platon avait connu les do< trines
jiildiqnes, sont-ils donc si coiq>aliles ? M. Cousin, tout en refusant de croire <pie Platon a lu ^n Egypte
M'ïse et les proplièies, ajoute cependant : i II ne faut pas non plus nier un rapport réel au milieu des
idns profond»;'} différences... C'est nier les irnililioiis antiques (i\int<i disons primitives) qui ont servi de
lottileineiit, <-n Gicee, à l'art comme à la pliilosopliie, à l'imaginaliou coutme à la raison {Notes sur le
liiiiitfuet, t. VI, p. 454)... Plus en cITet on approfomlira les Dialogues de Platon, et plus on y trouvera
^Vélénienls réels et liisioriiiues librenicni employés (Ibid., p. 452). » .Ajoutons en outre (jue IMatou recon-
naît lui-mône, dans Vb^pinomis, qu'une grande pariie de sa science sur les dieux, il la doit à un barbare,
à un Chal'Jéen (//).
« .Mais, tiil-on, Socraie vint anuoticer aux hommes le dieu de la conscience, le suprême et incorrup-
tible arbitre de nos destinées, le juge el le père de tous les hommes. Elève de Socrale, hérifier d'A-
iiaxagore ii de Parniénide, interprèle accompli de la sap;csse de l'antitiuité, Platon en recueille tous les
lré>ors et les assemble dans ces immortels Dialogues, véritables ci'anijiles de la philosophie. »
Sans entrer dans la discussion de ces divers points, on ne nie pas que la philosopliie auti(]uo ne pro-
fessai de grandis el belles vérités, mais on refuse de croire qu'elle les eùi inventées. Il h-s l:ini alliilmer,
d'ime part, à la tradition paternelle el naturelle ipii avait conservé les dogmes de la lévelaiiou primi-
tive apportée |>ar la famille de Javan, (ils de Noé, (|ui avait peuplé Tlonie et une partie de la Grèce ;
d'autre part, au contact que Platon el les philosophes avaient eu avec les peuples orientaux, égyptiens,
pliéniciens, longtemps mêlés avec les Juifs, (|ui conservaient intacte la révélation primitive. Qu'on ne
vienne pas nous demaiider si Socrate a lu la Bible, si Platon a copié la Genèse, si Pyihagoie a con-
versé -.Wiic Daniel. Telle n'est pas la (iiieslion; ces philosophes ont |)u connaître les doeliines primi-
tives lie la tiihie sans lire la Bible elle-même; ils oui pu connaître les opinions des Juifs sans avoir con-
versé direcienient avec les prophèles.
El quant à l'origine orientale c. traditionnelle de la piiilosophie de Platon, nous avons encore pour
nous rautoiité de Plalon lui-même el de M. Cousin, qui résume ainsi les sources de la phiiosopliie
platonique: € Il y a un regard aux nij/s/rics dans loul ce myilie de Phèdre, mais en môme temps un
libre opril se joue dans les détails el préside ù la coordination de l'ensemble (c'est exai te:neul ce que
noiis soutenons)... La religion se laissait exploiter par la raison el la science, (|(ii niellaient à conlri-
bittiiiH ses traditions, et y puisaient avec respect et indépendance IMatoii est un philosophe (jui, se-
lon l'école de Pyiliagore, au lieu de s'asservir à la tradition, s'en sert comme d'une forme pour ses
propres idées (IUi<l. Etudes sur le Tinice, t. 11. iq». 180 ci 182). Il lui a empru7ité la démonslratioii «le
j iininorl iliié de lâie par son activité essentielle (p. -i.^S). »
t Le mépris marqué pour les livres el l'écriture ; Wipjiel à une tradition des anciens, des anciens qui
euls savent lu rérié, à Vl'.gijpie, aux prêtres de Duilone ; la eomparaisctii de la simplicité antique avec la
* frivolité moderne... prouvent incontestablement un lelour compl.iisant vers le passé , el aileslenl dans
K l'Iièdre une teinte pylliagoricieune mysli(|ue el orientale L'esprit atlique s'y développe origi-
nalement sur la hase du pyiliagori&me el des traditions étrangères (p. 463)... Encore une fois, les tradi-
tions de VOrieni, celles des Pylhagoriciens, par leur anli(|uiié, leur renommée de sagesse, leur carac-
lèie religieux et les vérités piolomles ({u'elles reitlerinaient... servaient de base aux conceptions de l'in-
ion; c'était pour ainsi dire l'étoile de sa pensée (p. 405). >
< Phtou, d'après Proclus lui-même, ne lit qu'appeler toul le monde (i) à l'inilialion pythagorique...
Fidèle aux traditions de cette chaîne doiée à lacpn Ile il apparlieul, il re|)roduil les dodMnes orphique:»
el pyihagoriciennes (voilà les laits de la révélation primitive), en y juignani le caractère de la philoso-
phie el iJu langage de Socrale (Ou Conint. de l'roclus sur le Tintée, par M. Jule» Simo.n, pp. 55 el 50),
(Voilà l'adiou propre de la philosophie «pie nous soinnies loin de nier). »
De tout cela, nous croyous^pouvuir hardiment conclure que Platon n'a pas inventé les dogmes et les
(h) Epinomis, dans les OEuvrcs, t. XIII, p. 22. — Nous savons bien que l'on prétend que l'Epiuomis n'est pas de
Plalon, niais de Philippe, son disciple. Cela nous prouverait (juc ce disciple avait divulgué une des sources de la
science «le Platon, que celui-ci avail tenue secrète. (Voir les Annales de philos., l. II, p. '•)!, S'^ série.)
(i) I Tout le monde, c'est- à -d ire, ajoule M. .hiies Simon, Ions les esprits assez élevés pour comprendre et goùler
se'sdoctiiiies. On sjil avec (jnel mépris Plat n traitait les dernières classes du peuple... Lul-mèuie se raille des
pliilos<>f)lii;s dont les doi trines sonl. inlelli^'ibles aux eordoniii<'rs. t Voir Proclu^, Sur le Tiniéc, p. iO. — Les pré-
flicaieiirs d'i chi isliuubuie seuls nous oui appris ipie la vérué est laiic pour Ks cy/ ((o/f/iic; s aussi bim que pour
Its vhilosophes.
27 IXTHODUCTlON. 28
ce géiiiD, liè::-fuvor.iljlo au pro^^rès des arts, est fort tiangereux (luaiid il fanl conserver des
doctrines placées au-dessus de riiilelligencc humaine. Cependant les Grecs n'eurent pas
toujouis celle disposition d'esj)rit. Le savant Burnel {Archcolog. philosoph. lib. i, cap. 0)
soutient, avec assez de raison, que celte philosophie traditionnelle, qui n'est point fondée
sui le raisonnement ni sur la recherclie des causes, mais sur une doctrine transmise, prévalut
chez les Grecs jusqu'à la guerre de Troie. Ce phénomène se retrouve chez tous les peuples
de ranti(ii*ilé ; en général, la voie de l'argumentation était inconnue aux anciens. Ils en-
stîignaientdela manière la plus simi)le la doctrine qu'ils tenaient de leurs aïeux; on peut ci-
ter comme exemple deux opinions des philosophes païens qui ont cru généralement, sans
donner aucune bonne raison de leurcrojance, que le monde était sorti du chaos et qu'il pé-
rirait par le feu (7).
« Les erreurs religieuses de TOrient ne doivent pas" être alléguées pour contredire notre
observation. L'idolûtrie qui y est contemporaine d'Abraham, le panthéisme et le dualisme,
dont la date est inconnue, furent imaginés par quelques hommes, et devinrent h. leur tour
l'objet d'un respect traditionnel ; l'erreur comme la vérité traversèrent ainsi par des canaux
di(I"érents de nombreuses générations; et c'est ici que, soit la raison, soit les signes particuliers
auxquels Dieu avait marqué son œuvre, servirent à distinguer la vérité, des fruits d'une imagina-
lion poétique et des conceptions de quelques génies orgueilleux.
« Il nous sera plus facile maintenant d'apprécier à leur juste valeur les services rendus h
la religion naturelle par les écoles de philosophie.
« Si nous trouvons qu'elles n'ont rien ajouté, mais qu'ellos ont plutôt altéré les vérités
traditionnelles, nous nous confirmerons de plus en plus dans l'opinion de la nécessité d'une
révélation primitive, et de l'impuissance de la raison, non-seulement pour découvrir la
religion naturelle, mais aussi pour la con5jrver dans sa pureté première; c'est ce qui nous
reste à discuter en peu de mots.
« Pour procéder avec plus d'ordre, nous examinerons, 1° le principe d'erreur commun à
tous les philosophes, qui les fit dévier des vérités qui composent la religion naturelle ; nous
examinerons, 2° cette déviation au sein des deux écoles de philosophie les plus célèbres.
« Les philosophes païens n'ont pas admis la création : ce fait est aujourd'hui assez géné-
ralement reconnu pour que nous soyons dispensé d'en donner des preuves, qui, du reste,
seraient assez faciles.
« CeUX'là mêmes qui admettaient un Dieu auteur du monde n'entendaient pas que ce
Dieu eût fait passer l'univers delà non-existence à l'existence, mais seulement qu'il lui avait
donné une forme, et avait fait succéder au pêle-mêle, au chaos dans lequel il était plongé,
l'ordre et l'harmonie. Ainsi les moins égarés, ceux qui, au lieu d'un principe purement
physique, reconnaissaient un être incorporel, plaçaient à côté de lui une raali"fere éternelle
sur laquelle il avait opéré.
piérpples qu5 consliiucni le fond de sa pliilosopliic. ïl les a pris dans les croyances aniiques conservées
diiiis les iiadiiions ii:iiion:ile.s de la Grèce, ou des nations de l'Orient.
Qiuini aux coinniunicalions des Juils avec les Latins, un fait curieux et important nous a été révélé
loni réceuiinenl, c'est que, 140 ans avant Jésus-Chrisl, « les Juifs avaient essayé de faire recevoir leur
religion aux Romains, (|u'ils avaient élevé des autels à Rome (ce qui nous ferait croire qu'ils étaient
des exilés des dix tribus), et que le préteur Ilipalus les ciiassa de la ville, fit détruire les autels (|u'ils
avaient élevés dans les lieux publics, et les obligea à retourner en Palestine, et qu'il fil la même chose
aux Clialdéens qui avaient éiabli leur culte et leur science à Rome (;). i
(7) Les Stoïi iens crdyaieul à remluasenienl du monde. {Voy. Cicer. Dénatura deor. lii). ii ; Senec.
A(i<. quœsl. lib. m, cap. 13; Ouigen., Conl. Cets. lib. v, cap. '■10.) IMutar(|ue cite cette opinion comme
exprimée d;ins les livies d'Hésiode et d'Orpbée ; Ovide, qui n'a lait qu'interpréter les traditions popu-
laires, nous montre ipie cette opinion devait être foi l répandue :
lisse qiioque in l'alis reniiiiiscilur aflore tempus
Quo mare, que lelliis, corru[)laqiic regia cœli '
Ardeat, et niundi moles operosa laborei.
(OviD. Melum. lib. i, v. 236
(j) Ce fait avait été indiqué par Valère Maxime (lib. i, 3, n. 2), qui avait désigné les Juifs sous le nom d'adorateurs
du Jupiter Sabazius; les savants disputaient sur ce dieu, et ne voulaient pas y reconnaître le DieuSabaotli ; mais le
lanlihal Mai (dans le lome III, .3' partie, p. 1-92 de ses Scriptores veteres) a inséré deux abrégés de Juliiis Paris et
de .lamiarius Nepoliaims, lesquels nomment les Juifs, et ôlent ainsi toute ambiguïté. Quanl a celle expulsion, on
pect liire d'elle ce que l'on dit de la fameuse médaille frappée en l'Iioniieur de Diocléiien pour avoir ahoti lu reli-
^pnchrétieiDie. Vn viU'l, on a trouvé dus inscripiions qui prou\enl qu'au temps de Doniitien ou honorait eik.".ore ce
li en. {Voir une de ces ui-friplinns dans l'édilinn de Valère Maxime, de l'i.'liius, Genève, 1618, p. 458, cl le leste
d« -Ji l'aris cl de Jaii. .Ni puiianiis, dans les Annules de pMowphic, t. V, p. 15H, 5'^' série.)
^ INTRODUCTION. 20
« Les poëtcs et le ëomoiun des païens ignoiaiont aussi le dogme fondamental delà créa-
lion; et cette ignorance, on ne saurait trop le faire remarquer, fut la cause la plus féconde
lie leurs autres erreurs. Toutefois, il y eut cette grande ditlerence, que le vulgaire, en
admettant l'erreur d'un monde éternel, admit universellement l'idée d'un organisateur du
monde, tandis que le plus grand nombre des philosophes repoussa cette idée. Presque tou-
tes les nations admirent aussi une providence, vérité qui ne fut admise que par quelques
philosophes. En un mot, le vulgaire fut heureusement inconséquent avec l'erreur capitale
d'une matière incréée, et les philosophes furent malheureusement plus logiciens, sans l'être
jusqu'au bout ; plusieurs du moins ne furent pas assez fous ou assez forts pour pousser les
choses à cette extrémités
« Voici néanmoins quelle a pu, quelle a dû être la série de leurs raisonnements : une fois
qu'ils eurent bien arrêté dans leur^sprit que Je monde avait toujours existé : si Dieu n'est
pas Créateur, il n'a pas une puissance infinie : je conçois une puissance au-dessus de la
sienne, celle qui peut tirer du néant et y faire rentrer les substances créées. On conçoit
aussi une science supérieure ; celui qui donne l'être en possède éminemment en lui-même
toutes les perfections; en se connaissant, il connaît donc d'une manière suréniinente sa
créature, il connaît d'une manière infinie tout ce qui est. Mais celui qui est imi)uissant il
donner l'être ne saurait pénétrer aussi profondément, aussi infiniment qu'il se connaît
JUi-même, les existences nécessaires, éternelles, qui sont hors de lui, et auxquelles il
donne seulement des formes, si toutefois il peut les donner.
« Si je ne puis concevoir, dans le Dieu qui n'a pas créé, une puissance, une science infi-
nies, je ne puis y voir non plus une providence infinie. Cette providence n'est pas possible
sans une science et une puissance de même nature: en effet, elle suppose que, dans le gou-
vernement de ce monde, rien n'échappe à l'œil de Dieu, que rien ne résiste à sa volonté :
mais nous venons de voir que le Dieu qui n'a pas créé n'a pas une puissance infinie, qu'il
n*a pas des autres êtres une science également infinie; aussi, en admettant un simple orga-
nisateur, les philosophes furent conduits à limiter l'action de la Providence.
« Tous se faisaient ou devaient se faire plus ou moins la question que s'adressait Sénèquc :
Jusquoii s'étend la puissance de Dieu? Forme-t-il lui-même la matière qu'il a choisie, ou la
façunne-l-il seulement quand on la lui donne? Dieupetit-il faire tout ce qu'il veut ? Lors-
qu'il arrive que quelque chose est mal fait par ce grand ouvrier, est<e défaut d'habileté en
lui, ou parce que l'objet sur lequel il l'exerce lui est rebelle f
a Si l'on applique aux substances spirituelles les raisonnements que nous venons de faire
sur la matière, on arrivera h des conséquences non moins contraires à la religion naturelle.
« Dieu ne peut avoir sur des âmes éternelles une puissance infinie. On su[)posc qu'il
donne les formes à la matière ; mais que pouria-t-il donner à une substance si)iriluelle,
puisqu'elle possède de toute éternité la faculté de penser, et une énergie propre, indépen-
dante, capable de produire tous les développements dont sa substance pensante est suscep-
tible?
« On voit déjà que si la négation d'un Dieu créateur ne conduisit pas tous ceux qui l'adop-
tèrent à l'athéisme ou au panthéisnie, c'est parce qu'ils reculèrent devant les conséquences
légitimes de leur erreur ; elle devait les y entraîner naturellement.
« Tout être éternel possède en lui-môme toutes les propriétés, et sa forme est nécessaire
comme son essence. La notion la plus claire, la plus sublime que nous ayons de Dieu, con-
siste dans l'idée d'un être nécessaire (8).
« 11 y avait contradiction à supposer, dans un être spirituel et plus excellent, le pouvoir
de façonner une substance nécessaire, et indépendante comme lui par la nécessité de sa
nature. Cette nécessité, cette éternité, cette indépendance rendent impossible l'action d'un
être intelligent, soit pour imprimer le mouvement à la matière, soit pour lui donner une
forme, soit pour agir sur les substances spirituelles également incréées. Celle conséquence,
(8) Ces pensées n'ont pas été inrnnnues aux païens : PInlaïqiie dans son Traité sur le mol grec Kl,
qui servait tl'inscripiion au temple de Delplies, l;ut voir qu'on ne peut pas dire de Dieu ;|u'il a ce ou
<|u'il sera, mais seulemcni f/(('W esi . Il est, sigiiKio, ajoute IMutarque, élernel, indépendant, iminualdo.
Commeni, avec celle loiicepiion snltlime de la tiiviniié, ce pliilosoplie, et tant d'autres, poiiv:tienl-ils
croire la nmliére incréce, el p<mri.ini sujette au chanj^cm» ni? Ceux cjui avec i'éterniié de la matière lui
donnaient l'inimutabililc, hrav^ionl plus uu\ci lenioni laicrlilude qui nous vicnl de la reiaiion des sens ;
mais ils étaient plus toiisé<iuciilb (juc riular(|iu: cl que IMaltii, lequel eut aussi l'hléo d'un Dicu élcrucl
et ikiiinudLlu.
31 INTRODUCTION. 32
quo les pliilosophcs, théistes imparfaits, ne tirèrent point, fui tirée par d'autres philo-
sophes.
« En donnant à la matière ou aux substances spirituelles l'éternité, ils leur donnèrent
l'immutabilité et l'immobilité; les changements de la nature ne furent plus h leurs yeux
que de simples apparences, les âmes humaines que des modiOcations de la Divinité. En
échappant aune absurdité, ils lombaienl dans une autre non moins grande, mais ils étaient
meilleurs logiciens.
« Non-seulement des philosophes, mais des peuples entiers conclurent de l'éternité du
monde sa divinité. Cette immense erreur domina une grande partie de l'Orient; et elle
prouve, d'une manière bien funeste, il est vrai, comment h la longue l'esprit humain déduit
nécessairement les conséquences d'un faux principe. Mais si ces conséquences sont légiti-
mes, il est évident qu'elles rendent impossible l'idée d'un législateur donnant des règles h
l'homme, c'est-à-dire une morale: de quel droit un ôtre divin commanderait-il à un étie
(|ui possède la môme nature que lui?
« Si un homme commandée d'autres hommes ses égaux, c'est parce que son pouvoir
vient de plus haut: Omnis potestas a Dco.
L'idée d'une sanction devient tout aussi inconcevable : si la loi elle-même est impossible,
comment y aurait-il des récompenses pour ceux qui l'observent, des peines pour ceux qui
la violent?
« Nous venons d'exposer les conséquences rigoureuses de l'erreur qui consistait à nier
la création, erreur qui domina toutes les anciennes écoles de philosophie. Il est évident que
ceux qui affirmaient directement qu'il n'y avait ni créateur, ni cause organisatrice de l'uni-
vers, ni intelligence présidant aux destinées humaines ; en un mot, que les nombreux phi-
losophes, matérialistes, athées, panthéistes, ne pouvaient croire à un Dieu législateur; et
qu'en admettant une morale, ils ne pouvaient lui donner d'autres motifs (jue ceux dont nous
vous déjà démontré l'insuffisance.
« Quelle morale établir sur la doctrine d'un bon et d'un mauvais principe, lorsque ce der-
nier, le plus craint, était aussi celui que l'homme était plus porté à apaiser par des actes
dépravés, parce qu'il les supposait plus agréables à l'objet de son culte ?
« Nos observations deviendront plus claires, plus décisives, si, laissant de côté ces nom-
breux systèmes que Cicéron assure avoir été infinis, nous examinons de préférence les plus
célèbres, ceux des stoïciens, des platoniciens et des néoplatoniciens.
« Si, dans rex[)osé de ces trois doctrines, nos lecteurs rencontrent quelques assertions
qu'ils jugent pouvoir ôtre contestées, nous les prions: 1° d'examiner si, en les supposant
telles, ce qui, nous l'espérons, n'arrivera point, notre ai-gumentation en est affaiblie: si elle
demeure entière, il est juste de ne considérer ces assertions que comme accessoires, et de
reporter toute son attention sur les propositions et sur les faits qui servent de base à nos
preuves; 2" de ne pas oublier que les anciens philosophes ont été obscurs par suite de la
nature de leurs i)rincipcs erronés sur l'origine des choses, et qu'ils l'ont été en outre par
système. Ils ont dû l'être, ils ont voulu l'être (9). Il n'en fallait pas tant pour n'être pas
(9) Les pliilosoplies anciens ont élé Irès-ohsrnrs, soit h cause de la naliire même de leurs ihéories,
soit par leur propre vdlonlé. Ils l'onl élé d'abord p;ir la naliire de leurs llicories. Leurs idées snr Die»
étaient lies erreurs grossières; on ne comprend, on n'exprime liairement fpie la vérilé : la vérité est ce
<|iii est, el c'est pour cela qu'elle «si si inlelligible; l'erreur est ce qui n'est pas, et il n'y a pas d'idée,
de repixïseiitalion iul< llctluelle du nou-ôlre. Commcnl compnndre dts syslcmes dont on ne pouvait re
cliertlier le premier foud-menl sans y trouver ccuc immense erreur : Tout ce qui existe est nn ellet sans
cause ?
Tous les pliilosoplies, en dissertant sur Dieu, dissertaient sur un être infini; or, si rien n'est plus
certain que l'exisienee de i'inliui, rien n'est plus impossible à comprendre; antre cause d'obscurilc. C'est
cependant à celle compréliension qu'ils aspiraient, et de là leurs variations aussi nombreuses que peu-
v»mK l'èire les faniômes d'une iniaginaiion sans règle et sans guide {k).
Forcés à être obscurs par la nauiivde leur docirine, ils le lurent aussi à dessein. Qu'ils aient voulu
éire obscurs, c'est uu l'ail certain, quel qu'ail cic d'ailleurs le luolil qui les purla à s'envelopper
ainsi.
Origène [Conlr. Cels.) assure que les Egypiieiis (/), les Perses, les Indiens avaient nue ilicologie se-
(k) Cicéron, dans son Traité de la uiUnre des dieux, fitil une longue énumératinn des syslèmes pbilosopiiiqoes
su I la nature de Dieu, (n faisant remarquer qu'il lui esl ditlicilu de ne pas en onictlrc quelques-uns.
(/) Clémcnl d'Alexandrie allesle que la connaissance des iliuses divines élail soigneusement eacliéc au ppuple.
(Miom. lib. V.) |3e là le sphinx placé à la [luile de leurs (eniplcs pour inliqiicr le sens éiii^maliquc du culte :
1 lul.inine en donni- le moii: dans sou rrailc dlïisct O'Dsiris.
33 INTRODUCTION. 04
coiupvis des oontoriiporains, sur lesquels ils oui eu heureusement peu trinfluence (10), et rio
la posiériltS qui est d'ailleurs plus intéressi^c h connaître leurs erreurs fondamcnlales et la
cause de ces erreurs, qu'à savoir avec précision en quoi elles consistaient.
« .\près ces observations, il est temps de passer à l'examen de la doctrine des principa-
les écoles de philosophie, celles des stoïciens, de Platon, et des néoplatoniciens.
« Les stoïciens n'avaient au fond d'autre Dieu que la nature mère de tous les ôtres. Dans
cette théorie disparaissaient la volonté et l'intelligence d'un Dieu distinct de ce monde et
des substances diverses qu'il renferme. Il est réduit h n'être plus qu'une indéfinissable
énergie, pénétrant tous les ôtres animés et intelligents. Telle est l'idée la moins déraisonna-
ble que l'on puisse se former de l'âme de l'univers, telle que la concevaient ces philoso-
phes. Mais s'il n'y a pas un Dieu, un législateur, au-dessus de celte âme ainsi divisée en une
multitude de consciences, toute loi morale devient impossible.
« Sur quoi d'ailleurs fonder cette unité d'une Ame universelle, lorsque l'expérience do
\ous les instants nous montre des cœurs séparés, des esprits indépendants les unsdes autres?
Peut-on concevoir ces intelligences éternelles et indépendantes, concourant à donner une
loi à l'humanité, sans qu'elles en aient la volonté ou môme la simple pensée? Conçoit-on les
règles fondamentales de celle loi partout les mômes, bien qu'elles ne viennent pas d'une
volonté unique? Le sens humain n'est-il pas renversé de fond en comble par de telles chi-
mères? Les défauts de la morale stoïcienne sont connus : elle exalte l'orgueil outre me-
sure; elle n'inspire aucune compassion pour le malheur ; elle est oppressive pour la fai-
blesse de l'Age, pour la pudeur, cl pour la dignité humaine. Quoi qu'il en soit, les opinions
de cette école conduisaient logiquement à justitier les mauvais penchants de la nature.
Elles étaient donc aussi ennemies de la m.orale, que l'Evangile lui est favorable.
« Ne nous étonnons plus d'un fait qui ne peut exciter la surprise que des hommes super-
ficiels: nous voulons parler de l'idolAtrie justifiée parles stoïciens, lorscju'elle fut aux prises
avec le christianisme. Il y avait une grande analogie, trop peu remarquée, entre les adora-
teurs les plus grossiers des dieux de l'olympe et les philosophes stoïciens. Dans le système
de ces derniers, la Divinité ou la Nature n'est, comme nous venons de le dire, au fond qu'une
énergie immense, (\u\ prend ditférenles dénominations selon les vertus sans nombre qu'elle
possède, et les manifestations diverses cpii dans les divers ôtres frappent l'œil de l'homme.
Pour les stoïciens ces ôtres n'avaient qu'une seule Ame ; pour le peuple cl les poêles chacun
d'eux avait un cœur et une intelligence.
orèie, diflcrenie de la iliéoloRie vulgaire. Les anciens pliilosophcs cliinois avaient aussi une liiéoiogie
dont la ilocirine ciail déroiiée au coinnuin dus hommes ()n)* Tout liomme iiistniil saii (|uc Varroii (>i) et
l'tiuarque (De placit. pltilosoph. lib. i, cap. 0), disliiiguaii'nl la lliôologic pliysi(|iie ou nalurelle, qui était
< l'Ile (les philusopiies, de la Uiéologie fubultMise ou mythologique, el de la théologie civile ou populaire.
Orpiiée et Fyiliî'gore, qui avaient puise en Kgypte h'ur science mysiéiicuse, imiiènîiii à dessein l'obscii
rite des philosophes de celte contrée, et s'exprinièrenl comme eux à l'aide d'allégories qui devinrcut
plus lard la source de bien îles erreurs.
Socrate fit exception, et ne lut pas irnilé même par son plus célèbre disciple. // est dilftcile, dit Platon,
de trouver le père et routeur de runivers; il h est pas possible de te faire connaître à tout te monde (o).
Cicéron, renchérissant sur ces paroles, ajoute que i c'est un crime de vouloir le montrer au peuple; >
indicare in vutgus nejas. Si nous avions à hasarder ici une conjecuire sur l'obscurité volontaire des
philosophes, nous en trouverions sans doute un motif iiès-puissanl dans les dangers aiixijucls étaient
exposés ceux qui n'admeitaieiu pas luie cause première, «l'être condamnés comme alliées. Quoi (ju'il eu
soit, s'ils s'exprimèrent obscurément, comme cela est inconle!>table, il n'est pas étonnant que l'on dis-
pute sur plusieurs de leurs opinions (/)). Nous éviterons de les produite, du moins comme des pteuves
décisives ; nous nous bornerons à citer les sentiments non contestés.
(iO) Celte observation est importante, afin qu'il soit bien entendu que nous ne voulons pas afTaiblir
la preuve de l'exisience de Dieu, l'ondée sur le conseiiteinent unanime des peuples. Tous, en elTei , ont
eu l'idée d'une cause première, d'une providence ; bOus ce rapport leurs erreurs ont été moins profondes,
moins radicales que celles des écob-s de philosophie.
{m) Les trois principales sectes des philosophes chinois, dil le P. Longobardi, ont doux sortes de doclrinos :
l'une secrète qu'ils estiment la seule vraie, et qu'ils oxp:ir]ui'nl pir des symboles, cl une autre publique ou popu-
laire. (Traitéde la science aes Cliinois dans la Relation de l'empire de la Cliine, par Navabktte.)
(n) b. AcccsTK*, De civilate Dei, lib. vi, cap. .S. Le même l't re cile l'opinion du ponlife Sc;evola, célèbre juriscon-
si.lle, comme conforme à celle de Flalon. Ibid. lib. iv, cap. 27.
(0) Origène, donl l'espril était si pénétrant, et qui admirait d'ailleurs Platon, avoue cependant qu'il y avait peu
de personnes eu étal de le comprendre, et qu'il n'élail lu que des savants. (Contre Celse, li^'. vi au commeuceiii«'nl.)
(p) Certains écrivaius onl voulu jusiilier celte obscurilé en alléguant l'exemple de Jésus-Christ qui expliquait
plus clairement à ses disciples les paraboles qu'il employait devant le peuple. Mais ce rai)procliemeut manque
tout à fait de justesse. Jésus-Christ ne voulait pas fonder une doctrine sccrèle, il prcscrii lo coniraire à ses disciples ;
Ouod JHaureûurfJ/is, leur dit-il, prœrftcflte super leclu* Sp.s disciples avaient si bien compris le caracl ère de sa
ooctrine.qui s le lui ont conservé eu la portant dans toutes les parties du monde. Les paraboles étaient destinées
non à cacher son enseignement, mais à le rendre plus inielligible.
S5 INTRODUCTION. S6
« Si celle philosopliie fill venue au monde avant le polythéisme, elle eût eu, comioc on
le voit, peu de chose h faire pour l'établir: arrivée la dernière, elle fut d'aulant plus dispo-
sée à le justifier, qu'elle avait le niômc principe que cette grande erreur. En considérant
comme des allégories les fables de la mythologie, elle soutint une fable qui ne valait pas
mieux. Elle substitua les éléments aux dieux de l'Olympe, et transforma en aifinités physi-
ques leurs coupables amours. — Des divinités intelligentes, quoique i)erverses, redevinrent
ce (pi'elles avaient été pour la superstition à son berceau. Le polythéisme avait adoré lo
ciel et la terre comme étant le père et la mère des dieux; les ptiilosophes n'eurent d'autres
dieux que le monde: si c'était là un progrès, ce n'était certes point le progrès de la raison.
« Voici maintenant le principe commun aux deux erreurs: il consistait à nier une cause
première, et à admettre que la divinité était partout dans une nature éternelle et néces-r
saire. Si les philosophes avaient le frivole avantage de systématiser leurs idées, et de les
présenter sous une forme scientifique, le peuple et les poêles, enveloppés d'erreurs plus
grossières en apparence, étaient moins éloignés de la vérité : ils ne nièrent pas, comme les
philosophes, la personnalité de Dieu. Le sentiment invincible de leur personnalité les sauva
de cette erreur, à laquelle les aurait conduits logiquement l'absurde principe d'un dieu^
univers. Ils donnèrent à leurs divinités des facultés qu'ils supposèrent de môme nature, mais
plus étendues et plus énimenles que celles de l'homme; ils leur donnèrent aussi une con-.
science. Ils étaient sans doute dans une erreur grossière et fondamentale, puisqu'ils igno-
raient deux vérités capitales: la ])uissance créatrice et l'unité de Dieu. Mais, outre que les
Stoïciens, en divinisant tous les êtres de la nature, piofessaient l'unité factice plutôt que
réelle de la divinité, ils ne croyaient pas comme le peuple et les poètes, ou du moins ils ne
pouvaient croire logiquement h des êtres supérieurs à l'homme, lui donnant des lois, et
ayant une volonté et une justice qui, quoique imparfaites, prescrivaient néanmoins quelques
règles de morale.
« Le génie de Platon a été exalté par tous ceux qui ont parlé de ses conceptions philoso-
phiques. Nous ne voulons ni abaisser ni discuter ses titres de gloire; mais plus on élève ce
grand philosophe, et plus aussi on démontre l'impuissance des plus beaux génies à garder
les vérités traditionnelles dans l'état môme d'imperfection où elles leur étaient présentées,
lorsque, sans autre guide, sans autre soutien que leur raison, ils voulurent pénétrer l'impé*
nétrable nature de Dieu,
« Frappée du spectacle de la cré-ation, leur inlelligence possédait sans doute aussi la
notion universellement répandue d'un premier être; elle connaissait la puissance éternelle
de Dieu : mais, parce qu'elle ne s'arrêta pas aux inductions les plus simples, les seules légi^
times; parce qu'elle ne se borna point à conclure qu'un ouvrage aussi merveilleux que le
monde doit avoir une cause infinie; parce qu'elle voulut se rendre compte du mode d'action
de cette cause, eri sonder et en concilier les attributs, ces hommes superbes s'évanouirent
dans leurs pensées, et leur cœur ayant été également obscurci, ils méconnurent tout à la fois
le législateur suprême et les lois qu'il donne à la conscience; ils les méconnurent plus que
ne le firent les esprits ignorants et grossiers, lorsque ceux-ci eurent le bonheur de rencon-
trer la vérité (11).
« Nous ne nions pas, remarquez-le bien, que la philosophie, cultivée et interprétée par ces
grands hommes, n'ait fait d'admirables découvertes; n'ait fait prendre l'essor le plus hardi et
souvent le plus heureux à l'esprit humain, donné à la parole de l'honime plus de force et de
noblesse. Nous reconnaissons qu'elle a rendu ces érainents services, toutes les fois qu'elle n'a
pas méconnu ses droits et sa mission légitime; mais nous aflirmons, et c'est dans ce sens uni-
que que les prédicateurs de la parole sainte déclarent la philosophie impuissante ou dange-
reuse, nous affirmons q^u'elle n'a jamais tenté de faire des hypothèses sur l'essence et la
nature de Dieu, sur son mode d'action, et sur tout ce qu'il lui a plu de dérober à notre intel-
ligence, sans tomber dans les plus déplorables erreurs. Elle ne s'est pas seulement égarée
(11) Sailli Paul, ihns son Epilre aux Romains (ch. i, f 20 et 21), dit en effel que les philosoplies sont
»n»;x«'.tisiiltles de ne s'élre pas élevés des choses visililes de ce monde, à la cause qui les lira du néanl, à
son éierneile puissance ei à sa divinilé ; mais il indique en même temps la nature de leur erreur :
elle a consislé à ne pas conclure simplemenl que des œuvres si merveilleuses avaient une cause in-
finie ; ils se sont perdus dans leurs vaine»: pensées quand ils ont voulu pénétrer le mystère de la produc-
tion du inonde. C'est ainsi que nous exoliquons ces mois, evatmerunt in cogiiaiionibus suis, Ue coiuexie
nous y autorisQ.
37 IXTU(">1)UCTI0X. S8
?ur ce qu'elle ne pouvait conipronilre , elle a uiôconiiu aussi les vérités qu'il lui était possible
de connaître; elle a nié ou altéré les dogmes fondamentaux de l'existence de Dieu, de sa
puissance créatrice, de sa providence, de sa justice infinie. Sa force alors a été, non pas do
fonder, de prouver, mais de détruire, de plonger dans le doute, d'ouvrir des abîmes d'erreur
dans lesquels elle a englouti le peu de vérités que les traditions populaires avaient sauvées.
« Pour éviter qu'on nous reproche de rendre trop faciles les preuves de cet égarement,
nous choisissons Platon pour exemple, et nous citons ce qu'il a de moins irréprochable sur
la notion de Dieu.
« Platon, dans son Timée, reconnaît un Dieu éternel, unique, parfait, souverainement
intelligent, sage et bon; il admet aussi une Providence qui veille sur le monde et sur
l'homme; une Providence dont le but principal est de punir le crime et de récompenser la
vertu : mais Platon, par ses notions sur l'origine et l'éternité des substances, détruit la foi h
la Providence, aux peines et aux récompenses d'une autre vie. Dans son système, Dieu n'est
pas une puissance qui tire librement du néant les substances spirituelles et corporelles : ces
deux espèces de substances sont éternelles et nécessaires (12). Les premières ne sont au-
dessous de lui que par une dépendance arbitraire que la logique ne justifie point, puisqu'il
n'a sur elles aucune sujiériorité qui soit dans sa nature; les secondes ne lui doivent (ju'un
simple arrangement. Dans le dogme chrétien, au contraire, les âmes doivent h Dieu l'être et
]a vie, et c'est Dieu qui leur continue ces dons de sa bonté. On conçoit la loi qu'il leur im-
pose; on conçoit qu'étant maître si absolu, il les punisse ou les récompense, selon le bon ou
le mauvais usage de leur liberté. Cette sanction, bien qu'admise par le philosophe grec, n'est
pas concevable, d'après les règles d'une saine logique. Si on admet une substance étornelle <i
côté de Dieu, la logique veut que cette substance soit infinie, c'est-à-dire qu'elle conduit à
deux infinis; la logique veut que Dieu ne puisse opérer sur une substance qui lui est égale ,
et qui est parfaitement indépendante de lui ; la logique ne permet pas qu'un être donne des
lois à un autre être essentiellement son égal ; elle repousse l'idée de i)eines et de récom-
penses, là où elle est obligée de repousser l'idée de la loi violée, et jusqu'à la double idée
d'un ôtre inférieur qui reçoit la loi, et d'un être supérieur qui la donne : aussi, si, par l'effet
de circonstances qu'il est inutile de rappeler ici, la philosophie de Platon fut un progrès sim*
les philosophies antérieures, cependant elle ne s'en sépara pas sur le point le plus essentiel
et le plus fondamental, qui est celui de la création. Platon professa l'erreur de l'émana-
tion (13), ce qui établit une éridente parenté entre sa philosophie et les philosophies et Ira-
(\i) Nous croyons qtic PI;\loii n'a pas admis !a crcaiioii : nous le croyons, parce que ses ilisciplcs, nui
»lev:tienl enlendic sa iloclrine, n'onl pits professé ce ilogine ; nous le croyons, p.uce (|ue ceux des Pè-
res qui avaienl éludic s;i doctrine avec plus de soin, la niellenl en oppo^iiiou avec les paroles «le
Moïse : Au cotiiniencemeut. Dieu créa le ciel et ta terre ; nous le croyons, enlin, parce (ju'eu exposant dans
le Timée sa lliéorie de la prodnciiou du inonde, Plalon s'expriuie ainsi : « Dieu voulut que tout lût bon,
et, dans les limites de son pouvoir, qu'il n'y eût rien de mauvais. »
En trouvant donc loules les choses visibles non en rejios, niais dans une agitation sans règle et sam
ordre, il établit tout dans l'iiarnionie; ce qu'il jugea bien piélérable. (Platon, Timée, p. 593, édil. de
Deux-Ponis.)
On pourrait, comme l'a remarque M. Maret, auquel nous empruntons celte ci'alion, s'appuyer sur
plusieurs textes exprimant la même pensée; mais ils seraient superflus pour établir Topinion de Pla-
lon, Il suflit de remarquer qu'aucun passage du philosophe grec ne contredit les paroles si claires que
nous venons de rapporter.
A ceux qui voudraient à toute force faire de Plalon un partisan de la création, parce qu'ils tronveraiiiil
ou croiraient trouver dans ses écrits ce dogme obscuréimiit ex|)riiné, nous n'avons aui un iniéièi à con-
tester celte expression obscure, qui serait un plicnoniène isolé au milieu de loules les écol, s de l'anli-
quiié, et sans ir.fluence sur les ()liilosoplies cliréiifns : ceux-ci déclarent l'orniellemenl avoir puisé l'i-
dée des substances sorties du néini, dans la Genèse, où elle est énoncée eu des ttrmes si nels et si
précis.
(15) On nous avait accusé d';i\oir défiguré et mai expos-é la doctrine de ce philosophe, en lui aliii-
buant l'erreur de réinanaiion. Voici ce qii.^ répond M. lionneliy à cette accusation : < Nous ne pouvons
cherchera exposer ici les diverses idées de Plalon sur Dieu et la nature; nous nous contenterons de
dire que M. Cousin a attribué réinanaiion à Platon. « Sydenliam, dit-il, entend par la Mr^-zi; orpliii|ue
l'intelligence divine, laquelle produit d'elle-même les idées que Platon appelle ici Ttùpo;, riche émanaiion
de rinteliigence dont participe la pauvreté, iisvta, c'est-à-dire la matière, (jui, sans sa participaiion aux
idées, manquerait de forme. • {ISoles sur le Uanquel, t. Yl, p. 443, des OKuvres de Platon.) El un peu
plus loin : < Si rinteliigence humaine est une émanaiion de l'inielligence divine, elle a une aflinilé intime
..vec les idées. » {Ibid., p. 453.) — Un autre savant (|ui a lrès-l)ien étudié Platon, M. Henri Martin
( Voir ses belles Lludes sur le Timée, t. I, p. 557; Poimque, p. 309, c. d. et Timée, p. 44, c,), atlribne
ii Plalon la même erreur ; < Je pense donc, dit il, que ceite partie de l'àinc du monde et des âmes des
astres et des hommes qui perçoit les idées et que Piaion lui-mèine iioiiiuic éieruelle et divine, est, siii.
yqnt lui.une 6/ia/ia/ion de la Divinité, e'est-à-dire la Divnité m^ine, nianiic»taiit plus ou moins sa pr^.
no INTRODUCTION. /Q
(litions orientales; il proles5;a l'existence d'une cause organisatrice, ce ([ui rapprocha s is
idées sur Dieu du poiylliéisnie grec et romain. Par son erreur sur l'éternité de la malière,
Platon conserva un lien étroit avec les philosophes naturalistes qui l'avaient précédé.
« Sa théorie sur les idées éternelles formant des types séparés do l'intelligence divine,
conduisit prohablemcnt les gnostiques à imaginer ces généalogies fantastiques d'esprits ou
d'<''o;j.«, tis5u d'insoutenables absurdités. Nous disons qu'il y conduisit; car il y a entre les
deux systèmes une trop grande différence pour que l'un ait été la transformation ou la cause
rationnelle de l'autre.
« Pour mieux comprendre la théorie de Platon, il est utile de la comparer avec la doctrine
de saint Augustin. Cette comparaison nous servira d'ailleurs à nous prémunir contre l'illusion
que pourraient produire les idées du premier, qui paraissent entièrement semblables à celles
du docteur chrétien, et qui, néanmoins, diffèrent essentiellement.
« Le philosophe grec et l'évoque d'Iïippone admettent également une vérité, une bonté,
une beauté ossenlicllcs et éternelles
« L'un et l'autre se sont élevés des idées imparfaites de vérité, de beauté et de bonté que
nous trouvons en nous-môme, et dans tous les êtres contingents, à l'idée de la vérité et du
bien suprêmes.
« Le philosophe grec n'a pas révélé à l'évoque d'Hippone la distinction du contingent et
du nécessaire, du relatif et de l'abso.u : cette distinction résulte inévitablement du dogme de
la création, que saint Augustin devait à l'Eglise chrétienne, et que Platon n'a pu faire con-
naître, puiscjue lui-môme ne l'a pas connu; mais Platon a précédé le docteur chrétien, et lui
a servi de guide pour conclure des ôtres contingents à un être nécessaire, d'une bonté rela»
live à une bonté absolue. Platon n'a pas donné l'idée de cet être, de cette bonté; il a indiqué
seulement une méthode nouvelle pour s'élever jusqu'à eux. Il y a donc analogie, identité, si
l'on veut, dans la manière de lier deux idées semblables; mais, sous un rapport plus
important, les deux doctrines différent essentiellement. Nous allons rendre cette différence
évidente.
« Saint Augustin ne sépare pas de Dieu l'idée du bien suprême, de la vérité inSnie. Apres
avoir professé que Dieu est le créateur de lous les êtres, il ne pouvait admettre des êtres
réels, des types éternels, distincts de l'intelligence divine. Platon, au contraire, a pu, a dû
concevoir l'idée du bien suprême, et les autres idées comme douées d'une existence éternelle
et indépendante (14). Platon croit que Dieu n'a rien fait qu'au moyen des êtres qui existaient
-se toute éternité comme lui- môme. Avec deux manières aussi différentes de considérer le
principe des choses, saint Augustin et Platon devaient se faire une idée totalement différente
des rapports de l'homme avec Dieu, et des devoirs du premier envers le second.
« Saint Augustin s'élève du bien imparfait, qu'il trouve dans son esprit, non r seulement à
un type éternel et suprême, mais à une volonté toute-puissante, qui a déterminé l'existence
de l'homme; à une intelligence infinie, qui possède toutes les idées, tous les types des choses
créées et possibles, à un amour également infini, source de tous les biens, Pour arriver h
sencc ilans les âmes, où elle apporte la liimicre el i'onire. > Quant h la théorie des deux primipos oo-
éieriiols, Dieu cl la malière première, elle csl reiiferinée si claireineni dans Platon, que nous nous cion-
nons (lu'oii ;iil pu paraître l'ignorer. M. NLiriin n'en f.iil pas le sujet d'un doute : < D'apiès Platon, dil-
il, la matière première du monde, le lieu indéterminé, uXt^, -zôtzo;, X'^P^» âTceipov, a toujours existé...
L'on voit dans le Timée non •seulement (|uc le chaos est anicrieur au monde, mais que l'action de Dieu
éutil absente Un chaos, et que par conséquent Dieu n'en était pas railleur. » {Noies sur Phèdre, dans sou
vol. VI, p. 453, 454 ; laquelle noie est reproduite dans les Fragments sur la pliiloiopliie ancienne,
u. 151.)
(14) Suivant M. SialliMuni. le dieu de Platon produit clernelltmeni les idéfS dans sa pensée, et C'-s
idées sont en lui à la fois siilijectives et olijectives.
M. Tli. lliMiri Alariin lui répond que l'on trouve à chaque instant, dans le Timée, la preuve du
contraire, {lùudes tvr l'iaion, p. 0.) « Je ne vois ritui, .njoiileftL Martin, soit dans les témoignages d'A-
ristote sur les doctrines de sou in;»ilre,soil dans l s cenvn s :mllieniiques de Platon, qui autorise à croire
avec Plutarque et le platonicien Alcinoijs, suivis en cela par beaucoup d'anciens cl de modernes, que
Platon ail considéic les espèces inlellii'ibles comme ciaiil les idées de Dieu, c'est-à-dire ses penséfs,
d';ipics le sens psycliologiipie du mol l'iaiiçais. J'y vois au contraire «lue les idées existent en elles-mêmes,
•lu'elles ont chacune une ié;iliié individuelle et iiulépcndanle, cl qu'elles sont hors de Dieu les sei- «
êtres réels, comme il est dit dans le Timée, où clh s portent même le nom de dieux éternels... D'ailleii's,
puisqu'il faut reconnaître (|ue les es|ièces intelligibles existent hors de Dieu, suivant Platon, et puisij'ie
Platon n'admet pas que Dieu puisse faire quchpie chose auiremeul qu'avec une niaiière préexistante, de
quoi Dit-Il aurait-il f;iit éternellemeiil les idc-'s? Il me paraît évident <|ue Platon les croyait nécessaire?
tOîHMie Dieu même, cl que c'était ainsi (ju'il s'e)ipli.|naii leur existence éternelle, »
41 " INTRODUCTION. ' i2
l'idée suprôîuc de lunilé et du bien parfait, Platon ne remonte pas à Dieu; il iniagniu une
hiérarchie d'idées dans laquelle il fait entrer les qualités, les rapports, les espèces, les
};enres; et, après avoir parcouru cette échelle, il atteint le degré suprême, qui est l'idée de»
idées (Vov. Etudes sur Platon, par M. Martin, p. 9); il la place non en Dieu, mais à côté de
lui, comme un modèle d'après lequel il opère, c'est-à-dire, qu'il place un être immobile à côté
d'un être imparfait, mais agissant; aucun n'est évidemment l'être infini, yue voulez-vous que
pilisse conclure la raison, qui remonte de degré en degré cette nombreuse hiérarchie, au^
sommet de laquelle elle trouve une idée sans volonté, sans puissance, sans amour, et un
artisan qui a besoin d'un modèle parfait pour donner à son œuvre des formes imparfaites?
Qui oserait afiirmer qu'une telle doctrine est la môme que celle de saint Augustin et de tous
nos docteurs chrétiens! Un abîme les sépare, parce que, dans l'une, il y a un Dieu créateur
qui tire les mondes du néant, et, dans l'autre, un Dieu qui ne possède pas en lui-même les
idées qu'il réalise (15).
« Ce que nous disons de Platon, nous pouvons le dire, à plus forte raison, quoique sous
un poinl de vue ditrérenl, des autres systèmes philosophiques de l'antiquité. Leurs auteurs
parlent quelquefois de l'unité de Dieu, de son immensité, de sa toule-puissance , qualités
inhérentes à l'Etre suprême, comme pourrait le faire un philosophe chrétien; mais la certi-
tude oii nous sommes qu'ils admettaient un monde éternel, nous oblige nécessairement à
appliquer celle unité et cette immensité h la nature; h ne voir dans la toule-puissance de Dieu
que le pouvoir d'organiser les substances, si toutefois ils lui accordent la personnalité, et ne
se bornent pas à exprimer tantôt une simple énergie spirituelle et corporelle, tantôt une
abstraction, tantôt une confusion de Dieu avec le monde, tantôt une fécondité purement
physique. Nous venons d'exprimer dans ce peu de mots toutes les erreurs de l'antitiuité
concernant la substance divine.
« La première erreur fait émaner le monde de cette substance infinie, et l'y fait rentrer
pour y être absorbé. Dans ce système, l'esprit et la matière, le vice et la vertu, la liberté et
la fatalité, les droits et les devoirs, toutes choses, en un mot, vont se perdre dans une
elfroyable confusion. La philosophie, pour sortir de ce chaos, cherche, plus tard, dans l'être
physique un principe de lumière et de permanence qu'elle ne peut saisir. Cette impuissance
'a conduit h une autre extrémité : elle abandonne l'être physique pour l'être métaphysique,
81 métamorphose celui-ci en une pure abstraction. Quand elle en est dégoûtée, elle tombe
dans le dualisme, doctrine deux fois absurde, contradictoire à l'idée de l'infini, et par consé-
quent à celle de Dieu. Après avoir parcouru ce cercle, elle ne peut plus rien inventer, et elle
recommence son triste et inutile labeur; elle reprend le rêve qui l'égara à son beiceau; elle
retombe dans le panthéisme, ou dans quelque erreur analogue. Avec le dogme de la création,
dogme essentiellement chrétien, l'esprit faible peut être superstitieux, il ne peut jamais être
idolâtre; l'esprit fort ne peut pas être panthéiste (16).
(13) Ces réflexions résolvent à priori une objection qui a heaiicoup occupe les érudlls, les Iiisloricns
(le la philosopliie, ex les iléiciiseuis de la tiadilion c.aiioliqup.
Les l'ères, qui élaieiil loiit à la fois lliéologieiis el pliilos<»()lios, n'ont pu. eux qui sont si explicites sur
la crcaiion, loniticr dans les erreurs de IMalon, tireurs qui deviennonl nccossaires quand on niu celle
vériié, el qui sont inipossiblrs lnrscju'on la prolesse. Les Pères partent du principe qu'il y a un Elre
iicctssaire el créateur; ils lonl remarquer l'origine de ce dogme : il vient de Moïse, disiml-ils, qui n'a
pas dit comme les pliiiosoplies, Dieu a fait, Di u a formé le monde, n»ais Dieu l'a créé , Dieu l'a liié
(lu néant ; Dieu est seul éiernel, sr(d principe el cause des autres èires, dont aucun ne possède nue exis-
tence qui lui soit propre, une vertu (|iii ne soit pas dérivée; nulle intelligence ne peul le récuser
comme source de UMiie vérité ; aucune volouié ne peut lui contester le droii de faire des lois, et lui
rtfuser obéissance. Touie puissance doil s'incliner devant Ci-tte puissance infinie, tout cœur doit aimer
cette inépuisable boulé ; parce qu'd n'est aucune de ces choses, qui, pour le fon(l môme de sou être, ne
soit sortie du néant, n'ait Dti-u pour lin et pour principe.
Dans la doctrine de l'Iaioii, au coniraire, Dieu n'a pas donne l'être. Dieu n'a pas donné librement les
Toruies des substances : les formes sont éternelles et essentielles comme lui. Où est ici la dépendance, où
sont l'amour et le culte clirétieus i
Il y a donc antagonisme entre la doctrine des Pères et celle de Platon ; et, puisque les dogmes sonli
la source de la morale, ce même anta;:;onisme devait exister, et a (jxistéen elFel entre la morale cliré-
tiemie et la morale platonicienne. Ce n'esl pas ici le lieu de faire ce parallèle ; personne n'ignore ce
que la seconde renfermait d'impur, et combien la première est plus parlaite, plus élevée.
Tout le monde sait aussi combien sont dilléreules les sociétés lormées par ces deux morales. Il sullit,
pour s'en convaincre, de comparer les peuples chrétiens avec les peuples païens.
(16) Nous trouvons la preuve de la première , de ces deux assertions dans une controverse en appa-
ruiice fort éiraiigére à la ipiesiion qui nous occupe, mais ([ue le gCiiie de Bossuet a su y ramener avec
la siuipliciié et la clarté qu'il répau.l dans lous ses écrits.
Kclûlant la Calomnie, alors fort en vogue, (jui accusait d'i lolàiric les Catholiques, l'évéquc de Meaui
DicTioNN. DE Philosophie. I. g
43 INTRODiJCTIOX. U
« Les néoplatoniciens essayèrent, comme les stoïciens, de justifier le polythéisme dans sa
décadence. Ils adoptaient les dieux du vulgaire, qu'ils dépouillèrent des fables propres à
l(îs déshonorer, qu'ils élevèrent 5 la dignité d'une nature spirituelle, et parmi lesquels ils éta-
blirent l'unité, au moyen d'un être souverain dont les dieux inférieurs étaient les ministres
pour la formation et le gouvernement de cet univers. Telle est leur Ihéodicée dans son ex-
pression la plus simple et la plus intelligible.
« Mais, pour comprendre tout ce qu'elle renferme d'erreurs dogmatiques, et combien
était irrémédiable sa stérilité morale, il ne faut pas oublier le principe de cette doctrine :
les dieux inférieurs et les âmes humaines étaient émanés et non créés; ils étaient à la divi-
nité supérieure ce qu'est un corps à un autre corps dont il a été détaché. Une telle pensée
appliquée 5 l'homme n'exclut pas l'idée d'une loi, puisqu'il yen aune qui fixe les rapports
des divers ôtres physiques ; mais elle exclut d'abord une différence de nature, et par consé-
quent une dépendance essentielle et une supériorité également essentielle. Le soleil n'est pas
supérieur par sa nature aux rayons dont il remplit les espaces; selon ces philosophes, Dieu
n'était rien de plus par rapport à l'âme humaine. Us auraient dû, pour être conséquents, ad-
mettre qu'elle n'était ni inférieure à son auteur, ni dépendante de ses volontés. Ils ne le
firent pas; et en cela ils suivirent moins l'enchaînement naturel de leurs idées que la croyan-
ce populaire (17)
1)0 S" liornepas à proiivor aux proiestanls que celle corruption de la religion n'a auonn fondement dans
lis ndls. U leur déuioulre qu'elle répugne au dogme de la cré.ilion, dogme, ajoute-l-il, qui n'est inconnu
ni des plus iuslruils, ni des plus ignorants.
Pour être idolâtre, il f;uil supposer dans l'objet de son culte des qualités, des vérins dont il soit la
source essentielle cl nécessaire, des vertus ou des qualités qui, par conséquent, ne soient pas dérivées
d'un être supérieur. Or, toul hon)me qui croit à la création, el il n'est pas un setd Gntiiolique qui ne
professe celle vérilé, croit inipliciiemeni que Dieu seul, par sa nature, possède tonte puissance, toute
vertu, toul l)ien, el que l'homnie et toutes les créatures n'ont qu'un pouvoir, une vertu, un bien reçu de
Celui qui les tira du néant, tel e.st , en substance , le raisoiiuemenl de Bossuel, et il est inviii-
ciiile.
Une pauvre femme, un berger, qui passent leur vie dans un désert, savent, s'ils q'ont pas oublié
leur caiécliisme, que le saint qu'ils bonoreni, que les anges eux-mêmes ne sont quelque cbose que par
une grâce, c'est-ii-dire par un don purement gratuit. Le plus savant polythéiste croyait au coniraire
que clia(|ue divinité avait nue vertu que les autres dieux ne possédaient pas. A ses yeux, la divinité
qui présidait aux niuissons était le seul principe, le principe nécessaire de la fécondité (les ciiamps.
Aux yeux du chrétien le plus ignorant, tous les biens viennent de Dieu, et les créatures les plus par-
li-iies ne sont que d'utiles intercesseurs. Ce qui n'est pas possible dans un Catholique ignorant, ne sau-
rait l'être dans les fidèles instruits.
Le dogme cbréiien ne les empêche pas d'employer certaines manières de parler, qui, prises à la ri-
gneur, semblent favorables au panthéisme, mais qui ne peuvent jamais exprimer celte monstrueuse er-
reur, parce qu'elle est inconciliable avec la première parole du symbole de l'Eglise : Je crois en un
Dieu créateur.
Il n'est aucun auteur ascétique qui ne sache que l'àme humaine est tirée du néant; qu'elle n'est pas
de la même nature que Dieu, mais qu'il y a entre eux la distance qui sépare le contingent du nécessaire,
î'éieruel de celui qui a eu un commeucement, l'cire immense de l'être borné à un point de l'espace.
^)itelque fortes, ou si l'on veut, quelque exagérées que soient les expressions de ces auteurs sur l'union
de Dieu avec la créature, sur l'origine el les destinées de celle-ci, il est impossible qu'elles signifient une
<huaualion proprement dite, une idenlilé, une co-éterniic de nature, et qu'elles conduisent aux consé-
quences morales que justitie l'absorpiion du monde eu Dieu, ou de Dieu dans le monde. Si les auteurs
:iscéliques, qui ne sont pas lenus à l'exactitude philosophique, ne peuvent être panthéistes, même invo-
lontairement, les philosophes chrétiens peuvent l'être encore moins. Les apparences d'erreur sont trop
facilement démenties par le principe fondamental de la doctrine.
C'est toul l'opposé qui arrive dans les écoles aniichréliennes. Alors même qu'elles semblent respecter
les attributs divins, elles ne peuvent résister à l'erreur radicale qui leur sert de principe. Quand ces éco-
les parlenl de l'immensité de Dieu, elles retombent forcémenl dans l'immensilé de la nature. La toute-
puissance du prenùer être n'est pas pour elles une puissance infinie, puisqu'elle ne produit que des fur-
mes ; sa providence est dominée par la nécessité, par le falum. Ce qu'elles nous disent quelquefois de
vrai, concernant la nature de Dieu, n'est donc qu'une inconséquence avec leurs principes.
(t7) Nous trouvons dans saint Basile, qui avait nue connaissance si profonde de cette philosophie,
nue exposiiion analogue à celle que nous venons de faire :
f Alii quidem simul cum Deo cœluin ab aeterno exsistere aflirmaruiit, alii vero illud ipsuin esse Deiim
sine jtrincipio cl sine linc, atqiio gubcrnaiionis rerum singularum causam esse slaïuerunt i {lu IJexae-
mer. hom. 1, n. 5.)
« Ll mui'diis demunstrctiir esse artificiaiis structura, omnibus ad conlemplalionem proposita, adeo ut
pej- ipsum coudiloris ejus sapientia cognoscalur, non alia uUa voce sapiens Moyses iisus est, dum de eo
sennoiiem babuit ; sed dixil : In principio (ecii. Non autem dixit, operatus est, aut infonuavit, sed fecit.
Ll quia complures eorum qui inuiidum ab anei no cum Deo exsistere opinaii suni, ab ipso faclum esse ne-
<iua(|uam concesserunl ; sed cum per se, quasi cssel potenlix ipsiiis adumbratio qua.'dam, quadam rudi
ratioiie substitisse aflirmarunl : ei quia causam <|uidcni ipsius Deuin esse futentur, sed causam lum vu-
lOiiiariam ; pcrinde atque coipus umbne, aut ics quu; illuminât splcndoris causa eslrcrioicui ceilt:
i5 INTUODUCTION 46
« Pour être logiques, ils auraient dû aussi nier la liberté, dont 1 idée est formellement ex-
clue par toute doctrine qui suppose l'esprit et la matière éternels quant à l'être, et contin-
gents seulement quant à la forme et à l'organisation.
« Or, sans la liberté, la moralité des actions et toute règle destinée à diriger la volonté sont
inutiles et impossibles; placée sous le poids de la nécessité, la volonté n'est pas plus capable
de mérite et de démérite, que la pierre qui roule dans le précipice, et n'est pas plus ver-
tueuse que le champ qui se coavre de riches moissons.
« Outre l'anéantissement de la liberté, celte philosophie favorisait le polythéisme. Si l'âme
humaine est une partie de la divinité, elle doit être adorée; si Dieu est divisé, on peut, on
doit l'adorer dans ses divisions, fussent-elles infinies. On conçoit donc une alliance naturelle
entre la philosophie platonicienne et l'erreur du vulgaire et des poètes; on conçoit comment
les héritiers de la première essayèrent de la concilier avec les divers cultes polythéistes. On
ne conçoit pas au contraire comment les protestants et les philosophes du xvin' siècle ont
essayé un rapprochement entre la théodicée de Platon et celle des docteurs de l'Eglise.
{Voy. la note 15.)
« Les développements naturels de la philosophie de Zenon et de l'école néoplatonicienne
devaient conduire à toutes les folies de la Ihéurgie, et au règne des devins, qui dominaient
Je monde païen en décadence, au point que chaque famille leur demandait ses règles de
conduite, et que l'empire lui-môme leur dut quelquefois ses maîtres.
a Celte expérience devient plus décisive encore, s'il est possible, quand on considère les
erreurs morales qui furent la conséquence des erreurs dogmatiques que nous venons de si-
gnaler.
« Le dieu de Platon est un dieu inaccessible, disons-nous dans notre Inst. past. sur la
charité (p. 7); il dédaigne de formée l'homme dont il abandonne l'organisation à des intel-
ligences subalternes (18). L'âme, il est vrai, a une origine plus sublime; elle émane do
Dieu, mais elle en émane sous l'empire de la nécessité, comme le rayon s'échappe du soleil,
comme la chaleur sort de son foyer, et sans être tenue à plus d'amour et de reconnaissance.
Ce principe, privé de volonté et d'amour, pouvait-il, comme le Dieu de Moïse et des chré-
tiens, faire un précepte de l'amour, etdirccomme lui : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu (19)?
« Platon, qui conçut cet être sans cœur, sans sollicitude paternelle, n'a pas môme soup-
çonné celte sublime charité, et encore moins la fraternité humaine; il s'est borné à rêver une
association, soumise à des lois dont la seule pensée est un crime. Elles n'auraient pu être
exécutées sans un mépris audacieux de la pudeur, sans étouffer la vie de l'homme dans son
germe, sans faire à la nature de sanglants outrages. Telles furent quelques-unes des règles
morales du génie le plus vanté de l'antiquité (20j ; elles étaient dignes de son dieu oisif et
impassible (21).
«
«jiismodi corrigens proplieia, lioc accuralo verboruin «leleclu usus est, dicens : In principio /Wit Deux. %
(Ibid. II. 7.)
(18) Obig. Çont. Cels. iib. v, vi, elc, passim; Plat. Cohv. Tint., elc. ; Porph. De Abst. Iil>. ii; Apui,,
De deo Socr.; S. Alc. de Civ. Dei, Iib. vm, cap. 14 el seq. 18, 21, 22; Iib. ix, cap. 3, 6; Uiiii. VII,
col. 202, ei sei|. 219, 223, elc, éd. Bcned.
(19) DUiges Dominum Deum ittum. (Deut. vi, 5; Malth. xxu, 37.)
(20) Dans son iraiié De la république, Pialoii professe des niaxiiiies tellement immorales, qu'il nous
est impossible de les transcrire. Les hommes inslruils qui voudraient les connailre pour en inspirer une
jiisie horreur, peuvent consulter l« cinquième livre , tom. IX des QEuvr. compl. irad. par M. Cousin,
p 267, 269,275,278.
(21) Veiil-oii savoir quel était le droit des gpiis dans la penséa de Platon? écoulons ce qu'il dit de la
clMriié |>oiir les nations étrangères. (Nous citons les textes U'iiprès M. Bonnelty, Annules de philos, ctirét..
Mars 1845) : i Tant cette disposition généreuse, qui veut la libcrlé et la justice (pour les Grecs),
tant celle haine innée des Baibitres (par nature haïssant \es Barbares, cpûtret (xuoÊipCapov) est eiir;ici-
iiée et inallërable parmi nous (Ailiénieus), parce que nous somni«'s d'une origine purtMiieiii grecque et
sans mélange avec les Barbares. » {Ménexène, dans le flalon de M. Cousin, t. IV, p. 208.) El puis celle
doctrine est érigée en loi dans la République.
i Grecs, ils ne ravageront pas la Grèce; ils ne brilleront pas les maisons; ils ne rcRarderont pas
romuie des adversaires (des ennemis, èxOpoO;) tous les habitants d'un Ktat, hommes, femmes et en-
f""'* Je reconnais avec toi que les citoyens de notre Etat doivent garder ces inéiiagemenls dans
leurs querelles avec les autres Grecs, et traitejr les Barbares comme les Grecs se traitenl maintenant efilre
eux (la Réiiubliqne, dans le l'ialon de .M. Cou.>i.n, l. IX, p. 500), » c'esl-à-diie ravager, brûler', traiter
hommes, femmes et eiif;inis en ennemis.
Or, non-seulement les Barbares éi aient exclus de la fralernilé grecque, mais les esclaves étaient dé-
clarés eue il'une nature différente, dévouée à jamais à l'esclavage. Il faut ciilcudie, dans la bouche d'A-
risloie, ce c<tde nouveau de fraternité humaine :
i Quand on est inférieur à ses semblables, autant que le corps l'c&l à rà.iie, la brûle a l'Iiomnie (et
47 INTRODUCTION ./8
« f.hezles païens, les pauvres ne pouvaient échapper à la fainl.les vaincus se LDUstraire à
la morl, qu'en subissant ou en demandant la servitude. Les lois et les mœurs avaient lait
ainsi disparaître jusqu'à l'objet de la charité ; elles l'avaient rendue impossible, en condam-
nant tous les malheureux h devenir une propriété dont le maître use et abuse, qu'il conserve
ou détruit à son gré (22). Ce droit de vie et de mort, exercé sous le plus frivole prétexte, ou
même sans prétexte, opprima pendant plusieurs siècles la classe indigente, puisqu'elle deve-
nait nécessairement esclave. L'expérience a prouvé que ce droit n'aurait point résisté à la foi
en un Dieu père des hommes et consacrant la charité comme l'âme de son culte.
« Sous l'empire d'une religion d'amour, le sort des enfants n'aurait jamais été aussi af-
freux. En vertu des lois, les pères pouvaient les vendre ou les détruire (23), les poètes (24),
les philosophes (35), les historiens (26), parlent de ce droit de vie et de mort comme d'un
droit ordinaire, d'une chose raisonnable, légitime, et en usage chez les nations les plus éclai-
rées. Us admirent le petit nombre des peuples qui s'en abstiennent, ou qui substituent à l'au-
torité du père celle des magistrats (27).
« Il fallait que ces meurtres révoltants fussent devenus bien communs, puisque TerluUien
ne craignait pas de porter aux païens ce terrible défi : Si je demande, disait-il, à ce peuple
qui a soif du sang des chrétiens, même à ces juges si équitables pour lui, si cruels pour nous,
de déclarer combien il y en a parmi eux qui n'ont pas tué leurs enfants au moment où ces in-
fortunés venaient de naître, que répondraleur conscience ? [Apolog. cap. 9).
« En vertu des lois, les citoyens, les sénateurs de la première nation du monde faisaient
du meurtre un jeu, un délicieux spectacle pour lequel ils se passionnaient avec fureur ; il
était le plus beau prix, décerné par lés maîtres de l'univers à la valeur de leurs guerriers el
à leurs triomphes.
« La morale des philosophes stoïciens était digne d'un tel culte et de telles lois; les moins
méprisables parmi eux, ceux dont le nom est arrivé à la postérité avec une réputation de
grandeur d'âme, plaçaient la plus haute vertu dans l'absence de toute émotion.
« La miséricorde est flétrie par Sénèque comme un vice du cœur et une maladie de l'âme.
Le sage, dit-il (28), ne laissera pas sans secours celui qui pleure, mais il n'aura garde de
s'approcher de lui (29) : le sage sera sans compassion (30). Est-il donc étonnant que ce digne
moraliste ait osé dire : Nous noyons nos enfants difformes ou débiles, comme nous détruisons
les êtres malfaisants. {De ira lib.i, cap. 15.) — Toute l'école stoïcienne, c'est-à-dire, celle
qui renfermait les plus célèbres moralistes, des hommes tels que Marc-Aurèle et Epictète,
c'esl la condiliuii de ions ceux cliez qui l'emploi des forces corporelles est le meilleur parli à espérer de
leur être), on esl esclave par nature (oîtot (Jisv eiat cpûsct ôoOÀo'.); pour ces lioiiiines-là (il n'y ;• pas le
mol hommes dans le lexte, mais ceux-là), ainsi que pour les auires élres dont nous venons do par-
ler (les bêles), le mieux (^éXiiov) est de se sonnieiire à l'auiorilé d'un maîire ; c;«r il esl escliive par
nature, celui qui peut se Juimer à un autre (il n'y a pas se donner dans le texte, ce qui emporte une idée
de volonté; il y a être, appartenir à ttn autre, âXÀcu elvai), et ce (jui précisénienl le donne îk un auire,
c'esl de ne pouvoir aller qu'à ce point, de compreinire la raison quanti nu autre la lui montre, mais de
ne la posséder pas en lui-même... La nature même te veut... ; il e^l évident que les uns sont naturelle-
ment libres, et les autres naturellement esclaves, et que, pour ces derniers, Teschivage esl aussi utile
qu'il esl juste, i (Poitlique, traduite par Barlliéleuiy Sainl-ililaire, l. I, p. "Il el 31.)
(2'2) Le jurisconsulte Paul dit en propres termes: < Caput servile nulluni jus liabet; caret nominc,
censu, tribu, i ^Lib. ii Decapii. diniin.) Les esclaves étaient comptés parmi les troupeaux, el assimilés
aux animaux duniestiques : < Ul igiiur apparei, t dilCaius, i servis nustris exsequat quadrupèdes, qua;
pecudum numéro sunt. > (Lex 2, ad 1 Aquil.)
(23) Cicéron, dans son traité Des lois, ciie et approuve formellement la loi des Douze-Tables, conçue
en ces termes : < Patrei endo liliom juostom vitai necisque poiestas eslod ; teri|ue im venomdarier juus
tsiod ; sei pater liliom ter veuomduil, filios à paire liber esiud. > (Texte restitué par iJouihaud.)
{t^tj OviD., Metam. lib. ix, tj78. — Tékence, Heaulont., ad. IV, se i. v. suiv. Andrienne, acl. I,
se. m. — Plaute, Amphii., act. 1, se. m.
(25) Nous avons cité Cicéron; Platon et Arislotc font de l'avortemenl et de l'infanlicide des règles de
conduite, ((u'ils auraient impo.-ées comme un devoir, s'ils avaient réalisé leur république cbinérique.
(sJlii A la mort de Germanicus, le peuple, eu témoignage de sa douleur, exposa tous les enlanls qui
venaient de naiire. (Suf.to.ne, CuIkj. n. 5.)
(27) Quinte-Curce, liv. ix, cli. I. D'après iElien, les Tliébains furent le seul peuple de la Gicce qui
punît de mon l'exposition des enfants. Ils onlonnaient aux parents trop pauvres pour les nourrir de les
apporter au magistral, qui les vendait pour èire esclaves. •
(2«; « Ad rem periinei, qua;reie hoc loco quid sit misericordia. Plerique ut virlulem eam laudani, el
bonuiii liouiinem votant niisericordcm. At baec vilium animi est... Omnes boni misericonliam vilabunl :
est enim viiium pusilii animi... Lst fcgritudo animi. » (Senfc. De clem. lib. ii, cap. 4 cl 5.)
(2y; i Succuriet alienis laciymis, non accedei. i {De cUm. lib. ii, cap. Ci.)
l5t)j I trgo uou uùscrebilur sapiens. » {Ibid.)
4'J INTRODUCTION. m
professe des maximes semblables sur la compassion pour les malheureux. Les poêles n'é-
taient pas plus compatissants; le moins insensible d'entre eux parle de la pauvreté comme
d'une chose honteuse (31); c'est un bonheur, à ses yeux, de n'avoir pas élé touché du sort
de l'indigent (32). Comment concevoir, en effet, qu'il pût être aimé et affectueusement sou-
lagé par des Ames d'airain, qui se faisaient un jeu de la vie de l'homme, qui la brisaient avec
plus de facilité que le verre, ou l'offraient aux dieux en holocauste, ou l'arrachaient à leurs
propres enfants?
« Ne soyons plus étonnés que les chrétiens aient été accusés de haïr le genre humain, parce
que les apôtres leur conseillaient de fuir celte affreuse société. Evite, disait saint Paul, à
son cher disciple, évite ces hommes qui, après avoir blasphémé contre Dieu en mécon-
naissant sa bonté, sont devéïms sans affection pour leurs semblables, sine ajfectione; sans
commisération, sans douceur, «/ne benignitale ; sans cœur, enfin, immiCes. (/ Tim. m, 3.) Si,
sous l'empire de ces mœurs atroces, il y eut quelques hommes hospitaliers, si d'autres furent
parfois sensibles aux malheurs de leurs amis, ils ne s'élevèrent jamais jusqu'à aimer les pau-
vres, et à faire une vertu, un devoir de la miséricorde. Les seuls pauvres soulagés étaient
les pauvres redoutés, auxquels on n'aurait pas refusé impunément le pain et les spectacles.
Comment des maximes, des lois, des actes aussi odieux, étaient-ils devenus des lois, des ac-
tes, des maximes ordinaires qui justifiaient la morale dos plus grands philosophes? Comment
se fait-il que, chez le premier des peuples, l'expression môme d'humanité signifiait rarement
un. bon sentiment, jamais un secours efficace, et presque toujours l'agrément des formes et
des manières? Comment le terme de charité fut-il presque toujours sans rapport avec la su-
blime signification qu'il a reçue de l'Evangile (33)? Qui nous expliquera ce prodige d'insensi-
bilité, qui rendait la langue elle-même infidèle à la miséricorde? Nous l'avons déjà dit : il
faut remonter aux croyances impies pour rendre raison de ce honteux égarement ; il a son
principe, sa cause dans l'erreur sur le premier des dogmes. Les sages do ces siècles infortu-
nés méconnurent les devoirs de i'honnne envers ses sen)blables, parce qu'ils eurent le mal-
heur de s'égarer sur sa dépendance à l'égard de son Créateur cl de son Père. Us se séparè-
rent de vous, ô mon Dieu, source infinie d'amour et de miséricorde, et leur cœur s'obscur-
cit comme leur intelligence ; ils devinrent aussi insensés dans leurs sentiments que dans
leurs doctrines : Obscuratum est insipiens cor eoriim ;... stuUi facli sunt (34). » {Inst. past
p. 7, 8,9, 10. 11.)
(31) Virgile place dans son enfer
Pallemes niorbi, Irislisque seneciiis,
Ll uielus, el malesuada lames, ac lurpis cgeslas.
(^Hcn/. lib. vi,276.)
5*) Neque ille
Aut doluil miserans ino[]em. . .
(Georg. lib. n, 498.)
(35) Di-s an leurs nioilerries, qui oui écrit en laliri .nprès seize ou dix-huil siècles de clirisliaiiisme, ont
(lélini ainsi l'expression ialine, Ilnmaniias : t Necessilndo qnaidam nohiscnin simnl genita per nniversiini
diffusa genus linnianuni, qua vicissiin se lioniines Ineninr opcir.qne lernnl, hoc dnniaxal noniine, qnod
lioinines siinl, eaaenique corporis forma, eodcn» raiionis lumine praedili. > (Lexic. FuccioLui.) Mais au-
cune des cilalions qui accompagnent celle délinilion ne la jnslilienl. Elles n'exprinienl que la poliless»;
des formes, que nous sommes convenus d'appeler civiiué, ou qu'un senlimenl affectueux d'un lioniinc
pour son semblable ; ce qui repond à la pliilonlhropie des Grecs, dans son sens priniiiif. Le mol Cliarilas
signiliail l'amour, la bienveillance, l'affeclion enire les époux ou eulre les personnes unies par les liens
du sang. Cependaul il csi quelquefois employé par Cicéron pour désigner l'amour de ses conciioyens.
Jamais il n'exprime l'amour ni la compassion pour les pauvres ; jamais surtout il ne puise son motif dans
laujour de Dieu. (Voy. le mol Cliarilas dans Facciolulï.)
(oi) Rom. v, 21, ^i. — Nous avons emprunté ce qu'on vient de lire sur la philosophie };reo(jue à
1 citellenic Iiuroduciion philosophique n l'élude du chrisnanhme, par Mgr Ajtrf,, archcv. de i';>ris.
DICTIONNAIRE
DE PHILOSOPHIE
PSYCHOLOGIE.
ABSTRACTION. — C'est l'aclion d'abstraire,
du verbe latin abstrahere, séparer une chose
d'une autre, tirer, mettre à part.
Dans son acception la plus générale, Vabs-
traction est l'opération par laquelle l'esprit
sépare de l'idée totale d'un sujet, une partie
de cette idée, pour la considérer seule,
quoique la nature n'offre jamais ces idées
ainsi séparées, et que leurs objets ne puis-
sent pas même exister séparément. Ainsi,
c'est par abstraction que l'on considère dans
un sujet la substance sans la manière d'être,
ou les modes sans la, substance, ou les rela-
tions sans penser aux modes ou à la sub-
stance; mais ce ne serait pas une abstrac-
tion, si, dans un sujet composé de parties
distinctes le? unes des autres, et qui peuvent
exister séparément, on ne faisait attention
qu'à une des parties : les branches d'un ar-
bre, par exemple, son tronc, ses racines, ses
feuilles, sont bien les parties d'un tout ; mais
chacune a son existence propre, et peut être
séparée des autres sans être pour cela
anéantie. Le soldat peut exister séparé de
l'armée, et la tête séparée du corps. C'est à
tort que Bayle, dans sa Logique (chap. 2),
donne le nom d'abstraction à cette division.
Pour bien entendre ce que les philosophes
disent de l'abstraction, il faut en distinguer
de deux espèces : Vabstraction physique, et
Y abstraction métaphysique.
L'abstraction physique est celle dont la
logique m'apprend à faire usage dans l'exa-
men de tout sujet particulier, dont je veux
avoir une idée distincte. Elle consiste à sépa-
rer l'une de l'autre, et à considérer, à part,
chacune des idées différentes que présente
l'idée totale d'un individu. Un globe blanc
tombant du haut d'une tour, frappe ma vue ;
l'existence de ce fait, et son impression sur
mes sens, me donnent une idée composée
qui me représente cet objet entier, avec tou-
tes les circonstances qui le caractérisent, et
le dislingient de tout autre individu. Si je
m'en tiens à cette première vue, j'ai, il est
vrai, de cet objet une idée qui me le repré-
sente tel qu'il est, comme un tout à part;
mais, comme je n'ai point décomposé cette
idée, elle est confuse, je n'y distingue rien;
la brute, aux yeux de laquelle cet objet se
présente comme aux miens, en a une idée aussi
claire que l'est la mienne; mais j'ai, de plus
que la brute, la faculté de décomposer cette
idée totale, et surtout d'en considérer à part
chaque idée partielle, que je distingue, que
je sépare des autres, et que je rends seule
présente à mon esprit par l'abstraction, com-
me si elle était isolée et avait à elle une exis-
tence réelle et indépendante : en consé-
quence je donne ou au moins je puis donner
à chacune d'entre elles un nom qui la dési-
gne seule. Ainsi, dans le globe blanc qui
tombe à ma vue, quoique je ne voie, et
qu'il n'y ait réellement qu'un seul individu,
je distingue cependant la couleur, la figure,
le mouvement, etc., qui sont autant d'obiets
distincts d'idées que je puis examiner cha-
cune à part, et indépendamment des autres :
je pense au mouvement de ce globe, sans pen-
ser à sa figure ou à sa couleur ; j'étudie sa
flgure sans penser à sa couleur : je puis par-
courir ainsi de suite toutes les idées que cet
objet unique offre à ma pensée, et je leur
donne, dans mon esprit, par l'abstraction, une
réalité, une existence à part qu'elles n'ont
pas en effet.
Observez ici que quand je ne connaîtrais,
et que même il n'existerait dans la nature
que ce seul être, en sorte que je ne pourrais
le comparer avec aucun autre, à aucun égard
que ce soit, mon esprit pourrait également
en décomposer l'idée totale, et, par l'abs-
traction physique, séparer, étudier à part
et nommer chacune des idées partielles ren-
fermées dans l'idée totale ; parce que l'exis-
tence des objets de ces idées partielles, et la
perception que j'en ai, ne dé[)endent pas des
autres êtres, ni de leur lapuort avec celui
5U
AUS
que j'esaniine, ni des idées que je puis avoir
d'ailleurs : il ne s'agit dans mon esprit que de
ce seul individu.
Deux traits essentiels distinguent cette pre-
mière abstraction de la seconde, dont nous
parlerons ensuite.
1" L'abslraclion physique n'a pour but que
l'acquisition des idées distinctes que peu-
vent nous offrir, non pas la généralité des
êtres, mais chaiiue individu pris à part;
ainsi elle ne nous donne que des idées indi-
viduelles.
2" Quoique nul des objets de ces idées abs-
traites individuelles, que l'abstraclion physi-
que sépare de l'idée totiile de l'ùtre parti-
culier, n'existe et ne puisse exister à pari,
chacun d'eux cependant existe réellement
dans le sujet dont on l'abstrait, et y existe tel
qu'il le fallait pour faire naître l'idée qui le
représente, soit pas son impression sur les
organes des sens, soit par le moyen de la ré-
llexion sur ce que nous sentons en nous-mê-
mes; la nature fournil individuellement la
cause vraie de chacune de ces idées. L'abs-
traction physiiiue ne s'exerce donc que sur
les idées des individus, et dans chaque indi-
vidu elle n'y dislingue et n'en sépare que
les idées dont les objets y sont réellement.
Ainsi, dans le cas supposé, l'objet que je
PSYCHOLOGIE. ABS- • 54
les idées abstraites de substance, de modo,
de relation, ({uc l'on peut distinguer dans
l'idée totale de chaque individu : je ne puis
pas donner des noms propres à des idées
que je ne dislingue pas les unes des autres.
De là sans doute la pauvreté de la langue des
nations sauvages et ignorantes ; la richesse
au contraire des langues que parlent les gens
savaiUs» naîtra de la cause opposée. Lors-
qu'on décomposant une idée tolale,je décou-
vre clairement différents objets d'idées dis-
tinctes que j'abstrais les unes des autres, et
dont je me fais un concept h part, chacune
de ces idées claires est une richesse nouvelle
ajoutée à mes connaissances, et son nom un
nouveau mot dont ma langue s'enrichit. C'est
|)our avoir abstrait l'idée de la figure du
globe tombant , que j'ai acquis l'idée et le
nom de la figure s[)héri(iuc.
C'est enfin à celle o|)éralion de l'esprit que
nous devons le |)Ouvoirde définir, de décrire
et d'analyser, puiscjne ces acles consistent
dans rénumération exacte des idées claires
que l'on distingue dans l'idée totale du sujet
que l'on veut faire connaître dislinctenieiit,
et que l'on en a abstraite.
Quelque avantage que l'esprit humain re-
tirede l'usage de l'abstraction physique, [)0uc
perfectionner les idées et les rendre \)\us
considère, et dont par l'abstraction je séjiare distinctes, on peut cependant en abuser, el
les idées partielles, est uniquement ce globe
blanc et tombant, et non un autre; c'est sa
couleur, sa figure, son mouvement, et non la
couleur, la figure ou le mouvement d'un
autre : or cette couleur blanche, celle figure
snhérique, ce mouvement de chute, sont des
choses réelles ; les causes des idées cpie j'en
ai existent effectivement d^ns cet individu,
indépendamment de tout autre être ; c'est
dans l'état naturel des choses, et non dans
mon imagination, que j'en puise les idées:
et c'est par cette raison que je donne à cette
opération de l'esprit le nom d'abstraction
physique
de l'abus qu'on en fait naissent nombre d'er-
reurs dans les sciences. Cet abus consiste à
donner à ces idées abstraites une réalité, une
existence à part qu'elles n'ont point, el <i les
considérer en conséquence séparément de
l'individu dans et par lequel chacun des ob-
jets de ces idées existe. On se fait l'idée
abstraile de la matière ou de la substance
d'un individu, sans penser h ses modes el à
ses relations; el on se forme bienlôt je ne
sais nuelle idée obscure d'une substance dé-
pouillée de toute manière d'être et de toute
r(ilation; en même temps on se forme l'idée
tuut aussi obscure de ces modes et de ces
Nous observerons ici, par rapport au lan- relations, comme de quelque chose ipii exis-
gage, que l'on dit faire abstraction, non pas
de l'idée que l'on sépare pour la considérer
seule, mais de celles dont on la séi)are, et
que l'on ne considère point.
C'est à l'abstraction physique que nous de-
vons toutes nos idées distinctes; sans elle
nous n'en aurions que de confuses, nous ne
nous élèverions pas au-dessus des notions de
la brute qui, selon les apparences, bornée à
distinguer un individu d'un autre, est, comme
le pense Locke, incapable de décomposer
et d'abstraire les idées. C'est peut-être à ce
défaut que tant de gens doivent leur stupidité,
leur manque de mémoire, leur incapacité :
ils ne distinguent rien dans l'idée composée
d'un individu, ou s'ils y aperçoivent divers
objets d'idées différentes, comme la figure,
la couleur, le mouvement, c'est d'une ma-
nière très-imparfaite, sans les distinguer
réellement l'une de l'autre, sans les ai)straire,
et sans avoir jamais de chacune des idées
claires et séparées.
Du défaut d'abstraction physirpie doit naî-
tre aussi le maïKpie de mots pour exi>rîmer
tait à part sans la substance, et qui va s'y
joindre pour (jue colle substance devienne
un Ici individu ; ne considérant pas que
nulle substance n'existe ni ne peut exister
sans quelque manière d'être et sans quelque
relation , et (jue les modes el les relations
sont, non des substances, mais la manière
dont existent les substances, soit en elles-
mêmes, soit par rapport aux autres subs-
tances.
D'un autre côté, faisant attention aux di-
verses idées qui sont excitées dans notre es-
prit, soit jiar la réflexion qui s'exerce sur ce
que nous sentons au dedans de nous, soit
par la sensation (jue nous fait éprouver un
être dont nous sentons les effets, nous avons
supposé autant d'êtres différents dans un in-
dividu que nous avons eu par lui d'idées dif-
férentes ; chacun de ses modes s'est offert à
nous, surtout depuis que nous avons donné
un nom à chacune des idées qu'ils nous ont
fait naître, comme un être sé|)aré, réel et in-
dépendant ; et par une suite de celte erreur,
nous avons fait souvent de l'être le plus siui'
5-.
AllS
DICTIONNAIRE DE PllILOSOPIIlE.
ABS
H
pie un ôtre com|)Osé de plusieurs êtres.
Ainsi, l'abus de l'abslraclion a dû conduire
au polvlliéisme. Ainsi, l'abus des dislinctions
(jue la Uiéologie introduit dans les attributs
<le Dieu pour soulager l'esprit humain, pro-
duirait h peu près le raôme effet dans l'opi-
nion d'un honjnie trop simple et trop borné,
qui considérerait la miséricorde, la justice, la
sainteté, la bonté, la sagesse dans Dieu et sa
volonté , comme autant d'ôtres distincts ,
agissant séparément et indépendamment l'un
de l'autre, qui quelquefois môme sonten op-
t»ositioii, pour ne i)as dire en contradiction.
)ieu ne serait plus un seul être, mais un
composé de divers êtres qui ont un départe-
ment séparé et distinct. Il en est de môme
par rap])orl à notre ûme : « Je crains, dit
Locke, que la manière dont on parle des fa-
cultés de l'Ame, n'ait fait venir à plusieurs
j)ersonnes l'idée confuse d'autant d'agents
qui existent distinctement en nous, qui ont
différentes fonctions et différents pouvoirs,
qui commandent, obéissent el exécutent di-
verses choses comme autant d'êtres distincts;
ce qui a produit quantité de vaines disputes,
de discours obscurs el pleins d'incertitude,
sur les questions qui se rapportent aux dif-
férents pouvoirs de l'âme. » Rien n'est mieux
fondé qu'une telle craitite : si l'on n'était pas
tombé dans l'erreur dont je parle, aurait-on
proposé et agité comme très-importantes ces
questions sur lesquelles on est si fort divisé:
Si le jugement appartient à l'entendement ou
à la volonté? s'ils sont l'un et l'autre égale-
ment actifs, également libres? si la volonté
est capable de connaissance, ou si ce n'est
qu'une faculté aveugle? si l'entendement
guide la volonté et la détermine , ou si
ia volonté est indépendante de l'entende-
ment , etc.? S'exprimerait -on autrement
quand l'âme serait un être composé de di-
vers êtres, comme le jugement, l'entendement
et la volonté, el que ces êtres existeraient
aussi séparément dans l'âme, qu'un père de
famille, sa femme, son fils et son valet exis-
tent séparément et individuellement dans
une môme maison? Au lieu qu'il fallait se
souvenir que toutes les idées abstraites n'ont
de réalité distincte que dans notre esprit;
que les diverses idées que la connaissance
que nous avons d'un individu nous donne,
ne sont le fruit (lue de diverses faces sous
lesquelles nous l'envisageons, et des (hverses
impressions qu'il peut faire sur nous, par un
effet de la [)uissance qui est en lui de les
})roduire, et en nous de les recevoir; que
nous ne sommes venus à les distinguer et à
leur donner des noms, que par l'incapacité
où nous sommes de voir en môme temps, et
par un seul acte de l'esprit, un sujet sous
toutes ses faces, et de nous en faire, sans
l'abstraction, des idées di^tincles. Sa subs-
tance, ses modes, ses relations ne sont point
différents êtres, mais un seul et môme être,
(pii n'existe point autrement. En vain l'on
dislingue en Dieu des attributs physiques. ,
des attributs moraux, et dans chacune de ces
4^.1asses, divers attributs particuliers; il n'y a
rien en Dieu de réellement distinct. L'Etre
éternel est en môme temps l'Etre juste; le
pieu saint et sage est en même temps l'Etre
immortel et bon ; il n'est jamais l'un sans
l'autre, il ne laisse pas une de ses perfections
à part, et ne s'en dépouille pas pour en exer-
cer une autre. Ce sont 1«^ les attributs, les
pouvoirs divers d'un ôtre simple; c'est son
essence. L'homme a la faculté de marcher,
de chanter, de parler, dg penser, de choisir,
de vouloir; ce sont bien dans notre esprit
différentes facultés, mais non pas différents
êtres : cet homme qui marche, qui chante,
qui parle, est le même que celui qui pense,
qui choisit, qui veut. C'est la réunion de tout
ce (lue nous distinguons dans un sujet qui en
constitue l'être; y ajouter ou y retrancher,
c'est en faire un être différent : ce n'est donc
l)as strictement de Dieu que vous parlez
quand, vous livrant au goût de l'abstraction,
vous parlez d'un être qui n'a qu'une bonté,
ou une justice, ou une miséricorde, ou une
sainteté sans bornes : qui dit />jew, parle d'un
ôtre qui est souverainement parfait : qui dit
âme, parle d'un être intelligent; toutes les
facultés ou qualités diverses que nous lui at-
tribuons , ne sont que les suites ou effets
nécessaires de ce qu'elle est.
Quelque loin que nous poussions l'analyse
et la décomposition d'une idée totale, avec
quelque soin que nous ayons étudié cha-
cune des idées partielles qu'elle renferme,
quelque distinctement que par l'abstrac-
tion nous les ayons considérées, ne nous
flattons pas d'avoir jamais acquis une idée
parfaitement complète d'un individu quel-
conque : l'esprit le plus pénétrant ne par-
viendra jamais jusqu'à une connaissance par-
faite d'aucun de^ êtres que nous otfre la
nature. Le premier principe des substances,
ou ce qu'on nomme l'essence des substances,
nous sera toujours caché; ainsi, quelque dis-
tincte que nous paraisse l'idée que par l'abs-
traction physique nous nous sommes formée
d'un ôtre, nejugeons pas témérairement que
nous l'avons approfondi, et qu'il ne nous reste
plus rien à y connaître : tant que l'essence
môme nous est inconnue, nous sommes for-
cés de convenir qu'il peut y avoir dans cette
essence des côtés qui ont échappé à nos re-
gards , et qui nous fourniraient bien de
nouvelles idées que nous ne soupçonnons
pas, si le voile qui nous cache l'essence de
la chose était levé : il n'y a que les idées que
nous formons nous-mêmes, dont nous puis-
sions dire que nous les connaissons entiè-
rement.
Tant que nous nous en tenons à cette pre-
mière abstraction, nous avons, il est vrai,
des idées distinctes des individus : mais
comme elle ne fait aucune comparaison d'un
individu à un autre, pour en saisir le résul-
tat, nous n'avons toujours par son moyen
que des idées individuelles ; et tant que mon
esprit est borné aux idées des individus, un
objet ne m'aide point à en connaître un au-
tre : chaque idée que je découvre dans le
dernier objet que j'examine, est pour moi
une idée toute nouvelle, qui ap[)<irlieiil en
propre à l'idée totale de cet individu : elle
57 ABS PSYCHOLOGIE
est elle-mcme une idée individuelle , pour
laquelle je dois inventer un nouveau nom,
et il m'en faudra inventer autant que la
nature m'olFrira d'idées individuelles dans
/immeii!.e variété des ôtres : mais ([uelle ima-
ginalion serait capable de les inventer? Quelle
aiéuioire pourrait les retenir? et quels orga-
nes sulliraienl à les prononcer? Non-seule-
ment la neige, les lis, le papier, le linge , la
craie, le lait, le plâtre, etc., auront leurs
noms propres, mais encore chacun des mo-
des de ces substances, qui ne s'oiïre à l'es-
prit que comme mode d'un tel individu. La
blancheur, par exemple, (jui est connnune h
ces divers ôtres, ne pourra pas ôlrejJésignée
par un nom commun, elle exigera un nom
particulier dans chaque substance dont elle
sona un mode. Je n'aurai nulle mesure, nulle
notion, nulle idée commune à laquelle je
puisse rapporter plus d'un sujet : chacun me
paraîtra isolé et sans rapport ; et mon esprit,
accablé par la multitude de ces idées indivi-
duelles, qu'aucune classification ne rassem-
ble sous une idée commune, sous une déno-
ABS
5S
qui peut m'en procurer la sensation. L'opé-
ration de l'esprit par laquelle je me l'orme
ainsi des idées générales, universelles, sépa-
rées de celles de tout individu, est ce que
nous nouunons abstraction métaphysuiue.
L'.\BSÏUACTI0N MÉTAPHYSIQUE CSt (JoUC l'aCtC
de l'esprit qui, séparant de l'idée d'un in<ii-
vidu ce qu'il a de connnun avec d'autres , en
forme une iilée commune à tous, qui ne re-
présente plus aucun individu, mais unique-
ment les traits par lesquels ces divers êtres
se ressemblent. Tant que je me suis borné à
décomposer l'idée de moi, et à séparer par
l'abstraction physique chacune des idées (|ue
mes sens et le sentiment intime de ce qui se
passe en moi pouvaient me découvrir, je me
suis formé une idée distincte, mais indivi-
duelle , (jui ne re[)résente que moi : je me
suis donné, ou au moins j'ai [)u me donner
un nom, celui d'homme : de m(Mue j'ai pu
donner un nom i>arliculier h chacune des
idées partielles que j'ai distinguées et abs-
traites de mon idée totale, corps organisé,
Ame raisonnable, sensibilité physique, sen-
niination générale, n'y verra aucun ordre, et timent moral, action corporelle, mouvement
se perdra dans ce chaos immense : mais dès
que je viens à comparer entre eux les ôtres,
non-seulement sous leur idée totale et indi-
viduelle, mais aussi par les idées partielles
que j'ai abstraites de l'idée totale; quand,
par exemple, je compare l'idée de la subs-
tance, ou des modes, de la couleur, ou de la
figure, ou du mouvement, ou dos relations
d'un individu, avec l'idée de la substance, ou
de la couleur, ou de la figure, ou du mouve-
nient d'un autre individu, je reconnais bien-
tôt dans l'idée de l'un des idées que j'avais
déjà découvertes dans celle de l'autre ; j'y
vois des traits de ressemblance plus ou inoins
nombreux ; un troisième me les représente
encore, puis un quatrième, un dixième, un
centième, un millième m'offrent successive-
ment le même objet d'idée, quoique diver-
sement arcompagné chez chacun d'eux ; sé-
spontané , pensée, volonté , i)laisir, peine,
cr.iinte, désir, etc., je n'ai eu besoin que de
m'étudier moi seul, pour parvenir à me for-
mer par l'abstraction physique toutes ces
idées; j'ai vu d'autres individus, mais ne les
comparant point avec moi, je ne les ai con-
sidérés que connue d'autres individus (jui
n'étaient point moi : dans l'idée de chacun
d'eux étaient renfermées les idées de tout ce
qui les fait être tels individus et non d'au-
tres : je leur ai donné aussi h chacun des
noms, Pierre , Alexandre, Frédéric, Louis,
et ces noms se lerminenl h ces individus et
n'en diîsignent point d'autres. Mais enfin, à
force de voir ces individus et un nombre in-
fini d'autres, et venant à les comparer en
décomposant l'idée totale de chacun d'eux et
en m'en formant par l'abstraction physique
des idées distinctes, jai a[)erçu que ces in-
parsnt celte idée de toutes celles ([ui b'oU'reiit dividus se ressemblaient par nombre d'en
droits; j'ai reconnu dans eux les mômes
objets d'idées partielles que j'avais décou-
verts en moi : malgré (luelques différences
de taille, de couleur, d'habillement, d'atli-
tude, de lieu, de ten)ps, etc., qui m'empê-
chent de les confondre, je retrouve chez t(»us
un cor[)s organisé, une âme raisonnable,
une sensibilité physique, un senliment mo-
ral : je rassemble tous ces traits communs,
tout autre égard. La blancheur n'est plus un j'en forme une idée qui ne renferme ({ue ces
à moi dans ces objets, mais qui ne se res
semblent pas, je la considère seule, je l'isole
de tout ce qui l'accompagnait, et je m'en fais
une idée à [)5rt, h laquelle je donne un nom
qui la désigne également partout où son ob-
jet existe : ce n'est plus une idée individuelle,
c'est une idée commune et générale qui con-
vient à tous les êtres en qui son objet se
trouve , quelque différents qu'ils soient h
mode particulier du papier sur lequel j'écris
maintenant, c'est le nom d'une idée com-
mune à tous les objets blancs, au lait, h la
neige, au plâtre, au linge, au lis, à tous les
papiers blancs de l'univers. Je vais plus loin
encore, et séparant l'idée de blancheur de
traits-là, et à laquelle je trouve que tous ces
êtres particuliers participent également. Je
leur donne à tous, comme à moi, le nom
d'homme ; et ce nom ne désigne plus un tel
être particulier, mais tous ceux (lui partici-
pent à l'idée générale que je me suis forr
ridée de tous les êtres qui l'ont excitée chez mée; cette idée même à la(iuclle je compare
moi parleur impression sur mes sens, je me désormais tous les individus que je vois, se
la représente elle-même comme un être ù part, présente à mon esprit comme quelque chose
réel, isolé dans mon esprit; par ce moyen,
j'ai i'idée abstraite métaphysique de la blan-
cheur, j'en ai une idée que je nomme uni-
verselle ou générale, parce qu'elle me repré-
sente la blancheur partout où existe l'obiet
de déterminé, de réel, d'existant à part,
comme une mesure conmiune pour juger de
tous les êtres avec lesquels je me compare :
cette idée reçoit de moi un nom (|ui sem-
ble augmenter encore la léalilc imaginaire
50 ABS
do l'existence (iH son objet, je la désigne par
le mol Inimnnité, \mv Ic(|iiel je veux nuirauer
•liée coiiinosée de tous les traits par les-
quels tous les hommes se ressemblent, et ja-
mais ceux (jui les distinguent les uns des
aulies. ( Yolj. ci-après Abstrait et Abs-
TUAITE.)
{'ai (jui n'élait donc d'abord qu'une idée
individuelle devient, i)ar l'abstraction méta-
physique telle que nous l'avons délinie, une
iilée plus ou moins générale , selon qu'elle
convient à un plus ou moins grand nombre
d'individus. Ainsi l'abstraction métaphysique
et l'acte par lei^ucl l'esprit généralise ses
iiiées, ne sont qu un seul et môme acte, qui,
sous l'une et l'autre dénomination, consiste
<» former, par la réunion des traits sembla-
bles que l'on découvre en divers sujets, des
idées (jui leur conviennent également à tous,
et par le nom qu'on donne à ces idées, à nous
procurer un mot commun qui les désigne
tous sans aucun égard aux traits par les-
quels ils sont distingués les uns des au-
tres.
Employant le ternie ûliomme pour dési-
gner un certain objet déterminé, tous les ob-
jets semblables pourront être représentés
par ce même terme. Si lame porte ensuite
son attention sur tout ce qui est renfermé
dans l'idée particulière de l'homme qu'elle a
sous les yeux, et que par l'abstraction pliy-
sique elle s'en forme autant d'idées sépa-
rées à chacune desquelles elle donne un
nom, elle trouvera dans ces idées partielles
les éléments d'une idée abstraite métaphy-
sique, au moyen desquels elle s'élèvera par
degrés aux notions les plus universelles.
Détachant donc de l'idée particulière d'un
certain homme ce qu'elle a de propre ou
d'accidentel, et ne conservant que ce qu'elle
a d'essentiel, ou plutôt de commun à tous
les hommes que je connais, mon âme se for-
mera l'idée de l'homme en général. Si je ne
tixe mon attention que sur la nutrition, le
mouvement, le sentiment, j'acquerrai l'idée
plus générale d'animal. Si je me borne à ne
considérer dans l'homme et dans les animaux
que cet arrangement des parties physiques
qui rend les corps propres à croître par
une nourriture quelconque qui s'incorpore
en eux, j'acquerrai l'idée plus générale en-
core de cori)s organisé, qui conviendra aux
hommes, aux animaux brutes et aux plantes.
Laissant là l'idée d'organisation, pour ne con-
sidérer que l'étendue et la solidité, mon
<1me se formera l'idée plus universelle de
corps en général. Faisant encore abstraction
de l'étendue solide, pour ne m'arrêter qu'à
l'existence seule , l'âme acquerra l'idée la
plus générale de toutes, celle de l'être. Par
ces exemples de l'abstraction métaphysique,
on peut aisément com[)rendre comment l'âme
humaine s'est formé cette immense quantité
d'idées abstraites qui sont presque toujours
l'objet de ses méditations et de son étude, et
dont les termes qui les désignent composent
presque toute la richesse des langues.
C'est au moyen de celte opération que,
sans surcharger les langues de tous les mots
DlCTIO.NNAlllE DE PniLOSOrillE.
ABS
60
nécessaires pour égaler le nombre des indivi-
dus, nous pouvons tous les désigner, et que,
sans avoir une idée de chacun d'eux, nous nous
les représentons tous; c'est par elle que, sai-
sissant les traits par lesquels les êtres se res-
semblent, nous les avons rangés sous des
classes dont les limites sont marquées: de là
les genres et les espèces diverses, qui nous fa-
cilitent si fort l'étude et la connaissance de ce
nombre immense dechosesque la nature pré-
sente à nos regards; par là nous établissons
cnije nos idées des ra})ports qui nous re-
présentent les rapports des êtres entre eux et
leur enchaînement ; nous transportons dans
nos idées l'ordre qui règne dans la nature;
nous ne courons plus le risque de nous per-
dre dans la foule innombrable des êtres; ils
se présentent à ntius chacun dans son rang
et dans l'ordre convenable , pour que nous
les distinguions. Sans les classifications, que
serait toute l'histoire naturelle? Et comment,
sans l'abstraction métaphysique , aurions-
nous pu ranger nos idées par classes? Com-
ment aurions-nous distingué sans elle ces
traits communs aux êtres de même genre ou
de même espèce? Au lieu que par le secours
de Tabstraction, nous pouvons nous repré-
senter distinctement tout le spectacle de la
nature, chaque genre, chaque classe, chaque
espèce supérieure et inférieure, chaque divi-
sion et sous-division, chaque idée distincte
ayant un nom connu, que la mémoire retient
aisément, nous pouvons sans peine parler
avec clarté de diverses choses , dont nous
n'aurions jamais pu sans confusion faire le
sujet de nos conversations, ni l'objet de nos
jugements. Sans l'abstraction métaphysique,
nous ne pouvons juger que des individus que
nous connaissons; mais ayant généralisé nos
idées, nous pouvons juger de tous les indivi-
dus de l'espèce, pourvu que nous ne pro-
noncions à leur égard que sur les idées dis-
tinctes que nous en avons acquises.
Ouel(]ue avantage cependant que nous ti-
rions de la capacité d'abstraire, quelque su-
périorité que nous ayons à cet égard sur les
brutes, n'oublions pas, d'un côté, que cette
faculté ne nous est nécessaire qu'à cause des
bornes de nos connaissances ; et de l'autre,
que l'abus qu'il est si facile d'en faire est
pour nous une source funeste de disputes
vaines et d'erreurs dangereuses.
Incapables de voir d'un coup d'œil et dis-
tinctement toutes les faces d'un sujet, tou-
tes les idées partielles renfermées dans l'idée
totale, il a fallu, pour en acquérir la con-
naissance, le décomposer et en séparer cha-
que idée par l'abstraction physique; trop
bornés pour voir et examiner tous les êtres,
tous les faits individuels, nous avons dû nous
restreindre à l'étude d'un très-petit nombre,
d'après lequel nous jugeons de tous les au-
tres que nous croyons leur être semblables :
notre mémoire étant trop faible pour rappe-
ler toutes les circonstances particulières et
les modifications propres à chaque indi-
vidu, et tous les caractères qui les distinguent
les uns des autres, nous les retranchons par
l'abstraction métai»hysique, nous les laissons
61
ABS
à part comme s ils n'existaienl pas,
nous bornons h ce qui nous a paru
senliel et commun à cliacun d'eux,
tel n'est nécessaire et n'a lieu dans
gence suprême ; sa connaissance
PSYCHOLOGFE. ABS 02
et nous raux sont des oracles, et qui dans la spécu-
être es-
Rien de
rintelli-
intinie
comprend tous les individus ; il ne lui est pas
lation l'emportent sur tous les autres, ont si
peu de succès et montrent ime capacité au-
dessous du médiocre dans la cure des mala-
dies pour les(]uelles les particuliers les consul-
tent. De là tant de systèmes de législation,
plus dilTicile dépensera tous en môme temps, d'éducation, d'économie, qui, aussi longtemps
que de ne penser qu'à un seul ; de voir tou- que l'on s'en tient aux idées générales ,
tes les faces d'un sujet, que de n'en envisa- paraissent bien liés et infaillibles, qui ce-
ger qu'une seule ; au lieu que la capacité de |)endant, lorsqu'on vient à en faire l'applica-
notre esprit est remplie, non-seulement lors- tion aux cas particuliers, sont absolument
que nous pensons h un seul objet, mais môme impraticables. De là tant de macfiines inven
lorsque nous ne le considérons que par un
seul endroit.
Des notions qui partent d'une telle origine
ne peuvent être que défectueuses, et vrai-
semblablement il y aura du danger à nous
en servir sans précaution ; l'expérience ne
nous en a que trop souvent convaincus, et il
est du devoir d'un philosophe de se tenir en
garde contre les erreurs qui peuvent en naî-
tre. Nous allons parcourir en peu de mots
Jes différents pièges que nous tend l'agré-
ment des idées universelles.
1° L'abstraction métaphysique, en généra-
lisant nos idées , a donné plus d'étendue à
nos connaissances, et a ouvert un champ
plus vaste à nos méditations. 11 est flatteur
pour notre esprit de pouvoir, au moyen des
classifications sous lesquelles nous rangeons
tous les ôtres, embrasser la nature entière :
nous en sommes, ou au moins nous en pa-
raissons [)lus savants, plus profonds : nous
faisons, d'après ces idées universelles, des
règles générales en plus7)elit nombre, nous
portons des jugements plus étendus, notre
paresse, ou plutôt la faible portée de notre
esprit en est flattée; mais en nous applau-
dissant de notre science spéculative , nous
sommes forcés à chaque pas de déplorer
notre peu d'habileté dans la pratique. Eten-
dre nos idées généiales n'est pas perfectionner
nos idées individuelles, et cependant ce n'est
jamais d'une manière générale et universelle
que nous agissons, mais toujours dans les
cas particuliers et envers tel ou tel individu.
Or ces traits particuHers, ces difléiences
propres, ces circonstances individuelles, dont
nous faisons abstraction pour généraliser nos
idées, modifient si considérablement et de
tant de façons différentes dans chaque indi-
vidu l'objet de l'idée métaphysique que
nous nous sommes faite par l'abstraction ,
que ce qui était vrai à l'égard de l'idée géné-
rale ne l'est plus à l'égard de l'individu. Si,
pour juger sainement d'une chose dans cha-
que cas particulier, il faut la connaître sous
toutes ses faces; si, pour réussir à produire
tel effet désiré sur tel individu, il faut avoir
une idée la plus exacte possible du sujet sur cultes, des pouvoirs différents; nous voyons
téas avec esprit, mais qui, pour avoir été
construites d'après des idées purement méta-
physiques, ont prouvé ce que nous avons dit,
que ce ne sont pas les idées universelles, n^ais
le plus grand nombre d'idées distinctes,
individuelles, qui font l'homme habile dans
chaque genre d'occupation, dons cha(|ue
cas particulier. Les défauts dont nous
avons parlé viennent de ce que l'on ne se
souvient pas comme on le devrait, 1" (jue les
abstractions ne sont que dans notre esprit et
jamais dans la nature ; qu'il n'existe point
d'être métaphysique, aucun objet général,
mais seulement des individus ; que la nature
n'agit jamais |)ar classe, mais par individus;
et que l'idée abstraite universelle est, dans
chacun des êtres, modifiée par tant de cir-
constances propres, que l'on ne saura éta-
blir aucune règle générale d'une application
sûre sur la seule idée universelle formée
par l'abstraction métaphysique. On oublie ,
2" que quelque profondément que l'on ait
médité sur les êtres d'une même espèce ,
quelque soin qu'on ail apporté à rassembler
dans l'idée universelle tous les traits (ju'on
suppose leur être essentiels et qu'on voit
leur être communs à tous, jamais cette idée
universelle ne nous représentera leur es-
sence, et par conséquent ne nous mettra en
droit de aire sans témérité : Je ne vois rien
de plus que cela dans mon idée, donc il n'y
a rien de plus que cela dans les ôlres qu'elle
doit me représenter, donc tels êtres ne peu-
vent produire ou souffrir (jue tels effets pré-
cisément. 3° Que c'est moins par rapj)orl à
leur nature réelle que par rapport à nos
connaissances, que nous rangeons les êtres
dans différentes classes subordonnées ; un
œil plus perçant, des sens plus délicats, plus
de pénétration dans l'esprit, nous feraient
apercevoir entre des êtres que nous croyons
semblables, des différences qui nous oblige-
raient à les ranger dans d'autres classes dis-
tinctes de toutes les autres : nous verrions
qu'il n'est pas dans la nature deux êtres par-
faitement semblables: que chacun a des rap-
ports, des influences, des qualités, des fa-
lequel on veut agir et des moyens que l'on
emploie, on devra convenir que le plus ha-
bile dans chaque genre d'occupation et dans
chaque cas particulier, ne sera pas celui qui
aura le plus d'idées abstraites métaphysiques
et les notions les plus universelles, mais celui
qui aura le plus d'idées distinctes individuel-
les. De là vient, par exemple, que tant de
savants médecins, dont les jugements géné-
des ressemblances , et nous en concluons
précipitamment que les différences dont nofis
faisons abstraction, ou que nous n'avons pas
aperçues, ne sont rien ; en conséquence ,
nous croyons pouvoir attendre les mêmes
effets (le chacun des individus que nous ran-
geons dans la même classe, et nous nous
trompons.
2" Une seconde erreur qui naît de l'habi-
,63 ARS DICTIONNAIRE
luilo des flbsiraclions et de l'ahus des idées
universelles , consislo h regarder chaque
{,;eiire, clia(|iie es[)èce, chaque classe d'êlres,
connue faisant un corps h |)art, qui agit en
l)l()c, ciul forme dans la nature une province
isolée , qui ne tient qu'à eile-niônie et qui
suit en cnr()s une môme loi générale ; au
lieu (pic dans le vrai, nul ôlre n'agit en gé-
néral , nul genre, nulle esi)èce n'agit en
corps : chaque individu agit individuelle-
ment par une suite de ce (pi'il est, comme
étant un tel être et non uu autre, déterminé
en tous sens, qui existe en ce moment en tel
lieu, avec tels caractères, tels rapports qui
lui sont propres, et qui a en conséquence
des inlluences particulières dont l'effet est
détruit si vous lui substituez un autre indi-
vidu. Cet être tel qu'il existe est aussi diffé-
rent dans sa place de tout individu de son
espèce, relalivementaux effets qu'il produira,
(jue s'il était d'une espèce différente; c'est
Je l'oubli de cette vérité qu'est sans doute
venue l'erreur si coninjune aujourd'hui chez
les philosophes h la mode, qui, pour combat-
tre le système consolant d'une providence
paiticulière, enseignent que Dieu n'agit que
par des lois générales; supposant qu'il ne
connaît la nature que par les idées univer-
selles, qu'il ne fait attention qu'aux genres
et aux espèces et jamais aux individus, ne
faisant pas réflexion que ces classifications,
ces idées universelles ne sont dues qu'aux
bornes de notre esprit, et qu'elles ne peu-
vent avoir lieu dans l'inlelligence infinie à
(]ui tout est présent ; qui, découvrant toutes
)^js différences qui distinguent un individu
d'un autre, ne peut jamais les confondre ;
qui par conséijuent n'a jamais besoin d'abs-
tractions et d'idées universelles pour éten-
dre ses connaissances, pour prévenir la con-
fusion dans ses idées et pour soulager sa
mémoire. Chaque individu est pour lui un
être à part, un agent déterminé , dont les
rapports, l'inlluence, les modifications sont
fixés par ce qu'il est précisément.
3" Une troisième erreur due à l'abus des
abstractions métaphysiques, consiste à donner
h nos idées universelles abstraites une exis-
tence hors de nous, une réalité distincte des
individus qui nous ont fourni les idées sim-
j»les dont nous composons l'idée générale.
On semble souj)gonner hors des individus je
iie sais quelle essence qui va se placer dans
<:haque être, et à laiiuelle ensuite vont se
joindre les modifications qui font qu'un tel
individu est tel et non un autre. De là tous
ces termes inintelligibles des scolasliques,
nature universelle, relations, formalités, qua-
litcs occultes, formes suhslanticllcs, espèces
intenlionnelles. De là tant de questions vaines
ei absurdes sur le néant, sur les êtres pos-
sibles, sur les créatures non existantes en-
core. De là la fameuse controverse entre les
norainauxel les réalistes. Peut-être même les
modernes ne sont-ils pas exempts de cette
erreur ; au moins ne paraît-il pas qu'ils em-
{)loienl foujour's, comme ils le devraient, les
mots (Vétre. par exemple, {\(i suhslance, d'es-
pèce, i\c genre, d'essence, etc., [lour être tcule-
DE PIIILOS(MMIIE
Ans
6<
ment les noms de certaines c<»lleclions d'idées
simples, mais ils semblent vouloir désigner
|)ar là je ne sais (juelles réalités existant
liors d'eux. Voy. Locke, Essai sur l'entende-
ment humain. Condillac, IJssai sur l'origine
des connaissances humaines, secl. 5. Clerici
Opéra philosophica. Purs prima Logicœ. Wats,
Philosophical Worehs, Essai Jll. Wats, Lo~ ^
gik. Bonnet, Essai de Psijchologie.
ABSTRAIT, en logique. —Les termes abs-
traits sont ceux qui ne marf|uenl aucun ob-
jet (jui existe hors de noti-e imagination.
Ainsi beauté, laideur, sont des termes abs-
traits. Il y a des objets cfui nous plaisent, et
que nous trouvons beaux ; il y en a d'autres
au contraire fiui nous affectent d'une manière
désagréable, et que nous appelons laids.
Mais il n'y a hors de nous aucun être qui soit
la laideur ou la beauté. [Votj. Abstraction.)
Abstrait (Terme). — On entend par là
tout terme qui est le signe d'une idée abstrai-
te. Il y aura donc autant de diverses sortes de
termes abstraits qu'il y aura de différentes
idées abstraites; puisque chacune d'elles doit
avoir un nom qui la fixe dans notre mémoire,
et qui lui donne dans notre esprit une réalité
qui lui manque liors de nous. Nulle part ia
nature ne nous offre l'objet isolé et subsis-
tant d'une idée abstraite. [Voij. Abstraction,
Abstraite.) T(jus les termes de la langue
sont ou individuels ou abstraits, les indivi-
duels désignent chacun un individu distinct;
ce sont ceux que l'on appelle noms propres,
tels que Cicéron, Virgile, Bucéphaie, Lon-
dres, Bome, Seine, Tibre. Les autres sont des
termes abstraits, parce qu'ils ne désignent pas
des individus, mais des idées communes à
plusieurs. Tous les substantifs de celte espèce
qui désignent des idées universelles, des es-
pèces oudes genres d'être?, senommentchez
les grammairiens, noms appellatifs, tels que
poisson, cheval, homme, ville, rivière, etc.;
mais en philosophie on nomme abstraits,
généralement tous les termes qui désignent
quelque idée abstraite, de quelque nature
(lu'elle soit, de substance, de mode, de rela-
tion, soit qu'elle se rapporte à des êtres exis-
tant substantiellement, soit qu'elle n'ait
d'existence que dans notre esprit, comme
sont les mots corps, esprit, étendue, couleur,
solidité, mouvement, vie, mort, pensée, vo-
lonté, sentiment, honneur, vertu, tempérance,
religion, etc. Les pronoms, les adjectifs, les
noiïibres, les verbes, les adverbes, les con-
jonctioas., les prépositions, les particules,
sont des termes abstraits, puisqu'ils ne dé-
signent point par eux-mêmes d'individus,
mais des idées communes à plusieurs, for-
mées dans notre esprit par abstraction.
Entre ces termes, les scolastiques en ont
distingué deux sortes, qu'ils ont opposées
l'une à l'autre, dont l'une forme une classe
des termes qu'ils nomment o6sfroj7s, et l'au-
tre celle des termes qu'ils nomment con-
crets.
Les abstraits, se\on eux, sont les termes qui
expriment les modes ou les qualités d'un
être, sans aucun rapport à l'objet en (jui se
trouve ce mode uu celte ([ualilé, ce bout les
65 ABS PSYCHOLOGIE. ARS 66
noms substantifs on grammaire; tols sont les ce h l'abus de ces lermesque l'on a dû le po-
niots blancitnir, rondeur, hyngucur, sagesse, lythéisme absurde do tant de peuples, parce
mort, immortalité, rie, religiov, foi, etc. que l'on a i)orsonniti6 les attributs divins et
Les conirets ijont ceux qui représentent les divors actes de la Providence. On a bien-
ces niodeô. ces qualités avec un rapport à tôt oublie que ces termes ne désignaient que
quelque sujet indéterminé , ou autrement des idées abstraites, et non des êtres réels
ceux qui représentent le mode comme ap- existant h part.
partenanl à quelque être ; et ces termes sont V Enfin, il faut observer que l'on ne peut
ceux e}ue les graumiairicns nomment adjcc- fixer le sens des termes abstraits, qu'en dé-
tifs, quoique assez souvent ils soient employés taillant les diverses idées simples dont la réu-
eomme substantifs; tels sont, blanc, rond, nion constitue l'idée abstraite qu'on désigne
long, sage, mortel, mort, immortel, vivant, par leur moyen ; mais si l'objet que signifie ce
religieux, fidèle, etc.: quoicjue les termos terme abstrait n'est lui-même (]u'une seule
>age, fou, philosophe, lâche, etc., s'emploient idée simple, ce qui a lieu dans les noms des
souvent comme substantifs, ils sont cepen- sensations sinq)li's, comme rongr, rer^ rfowr,
dant termes concrets, parce qu'ils ont leurs nigre, chaud, froid, on ne [)eut pas les dé-
lermes abstraits correspondants, sagesse, linir; il faut les expliquer par d'autres ter-
folie, philosophie, lâcheté, etc. mes, ou présenter l'objet môme, et le faire
Après ces explications, que nous ne sau- agir sur les sens. (G. M.) Encijclop. méihod.
rions étendre sans répéter ce que nous avons ABSTRAITE (Idée). — C'est celle (]ui nous
dit sous Abstraction, et ce que nous dirons représente seulement une partie des idées
sous Idées abstraites, il ne nous reste qu'une simples que nous distinguons dans l'idée to-
ou deux remarques à faire sur les termes «ts- taie d'un individu. Nous acquérons ces idées
traits. par le moyen do I'Absthaction. (Voy. ci-
1° Un terme abstrait peut quelquefois ôtrc dessus ce mot.)
employé comme nom propre et individuel, Comme il y a deux sortes d'abstractions,
en y ajoutant quelque mot qui en restreigne l'abstraction pliysique qui nous donne les
le sens à un seul individu, ou en indiquant idées abstraites individuelles, et l'abstraction
quelque circonstance qui [)roduise le même métapliysiqii(> qui nous procure les idées gé-
etfetdans l'esprit de ceux qui la connaissent, nérales ou universelles; il y a aussi deuxsor-
Ainsi /;tTe, wère, femme, sœur, maison sont tesd'idécs al)straitesconsidérées relativement
des termes généraux, des [ormes abstraits : à leur origine.
ils deviendront individuels, si je dis, par Lesidées abstraites individuelles sont celles
exemjile, mon pèf^c, ma mère, mu femme, sa que j'acquiers j)ar la décomposition de l'idée
soeur, la maison de saint Paul. De même si, totale d'un individu unique, que j'examine
étant à Paris, je dis, le roi, la rivière, chacun seul, en lui-même, sans rap[)orl à aucun au-
sait que je parle de Louis XV J, de la Seine, tre qu'à moi, soit que cet individu soit moi-
quoi(|ue ces termes roj, rivière, soient des même, soit ([u'il existe hors de moi. Ces idées
termes généraux qui, en tout autre cas, dé- individuelles abstraites sont les éléments de
signent chaque roi, chaque rivière, etc. toutes les autres idées que je jiuis avoir, de
2° De même des termes individuels, des toutes les connaissances (]ue j'acquiers, de
noms propres peuvent devenir des termes toute la ca|)acité intelleciuelle qui me dis-
universels et abstraits, parce cju'ayant pris, de lingue des l)ruies. Je dois ces idées, soit «1
l'être unique que chacun désigne, lescarac- mes sens qui reçoivent des impressions qui
tères les plus frappants qui les ont distingués, se communiquent à mon Ame, et lui donnent
on en fait un concept à part, auquel on donne ces idées qui lui représentent, ou qu'elle croit
ce nom propre individuel, et on emploie ce lui représenter les objets qui les occasion-
nom propre à désigner tout autre être qui lui nent ; soit à ce sentiment intime qu'elle a de
ressemble par ces traits caractéristiques. Ayant ce qui se passe en elle-même, de ce qu'elle
saisi, par exemple, dans l'idée in^tividuelle fait, de ce qu'elle souffre. Si chacjuc individu
d'Alexandre, les idées partielles d'ambition, no l'affectait que d'une seule manière, elle
de valeur entreprenante: dans l'idéede César, n'aurait de chacun qu'une idée simple, indi-
celle d'un général parfait, (luijoint lascience visible, dont elle ne pourrait rien abstraire ;
militaire, l'étude des belles-lettres, la pru- mais chaque individu, chaque être l'alfectanl
dence, l'activité au courage héroïque; j'em- de diverses manières, faisant sur elle des im-
j)loie \qs mois Alexandre et Cc'sar, comme des [)ressions dilférentes, soit momentanées, soit
noms communs qui ne désignent que des successives, elle distingue ces im{)ressions,
traits distinclifs de ces individus : je les em- elle les considère à part, et se forme par ce
ploie dans ce sens, et je dis de Charles XII, moyen des idées abstraites. Une boule s'offre
c'est V Alexandre du Nord; de Frédéric tll, âmes regards, et repose sur ma main ; je m'en
c'est un César. C'est dans ce même sens que forme une idée d'après les impressions qu'elle
l'on dira d'un politique fourbe, cruel, qui fait sur mes sens; je distingue ces impres-
eraploie la trahison et le crime : c'est un J/a- sions, sa rondeur, sa blancheur, sa i)esan-
chiavel. teur : chacune de ces idées, ou plutôt les
3° C'est à l'existence des termes abstraits causes qui les font naître en moi, je lesnom-
que nous devons C(!S figures poétiques qui me modes de celte substance : ces modes me
consistent à personnifier des idées purement paraissent attachés à cet individu dont je dis
intellectuelles : la ?norf, la rp/<V;/o», la r/isf.orrfe, (pi'il est rond, qu'il est blanc, qu'il e.st pe-
la «afure, la sitperi/(7<o)i, etc. Peut-être est- .saut: cet individu jne paraît être quelque
67
Ans
DICTIONNAIRE DE niILOSOPIIIE.
ABS
68
chose h qui ces qualités apparlioiinent; or,
ce quehjue chose je le nomme substance,
et c'est de celle substance que je dis qu'elle
est ronde, l)lanche et pesante ; je la lou-
che, je la remue ; je vois qu'il y a entre elle
et moi un rapport qui fait qu'elle agit sur
mes sens et que j'agis sur elle ; par là je
forme l'idée des relations de lieux, de cau-
ses, d'elfels : de môme je fais attention à ce
qui se passe en moi : je sens un ôtre qui pense
tantôt h une chose, tantôt à une autre; qui
éprouve quelquefois du plaisir, quelque-
fois de la douleur : cet être est toujours
le môme; je le considère seul, et sous celle
f.ice qui me le représente comme subsistant
par lui-même, je dis que c'est une subs-
tance: je considère à part ses pensées, ses
sentiments divers; je sens qu'ils apparlien-
ncînt à cette substance, et qu'ils sont dilfé-
riînles manières dont elle existe ; je les re-
garde comme des modes de cette substance :
je dis qu'elle pense, qu'elle sent du plaisir,
de la douleur: je sens que ces modes se suc-
cèdent, commencent et Unissent, durent plus
ou moins ; j'acquiers par \h l'idée des rela-
lionsde tem|!S, de durée, de succession.
Toutes nos idées abstraites peuvent se ré-
duire à ces trois cl.isses ; les substances, les
modes, les relations.
Les idées que nous acquérons par l'abs-
traction physique peuvent ôtre simples ou
com|)osées. Elles sont simples lorsqu'elles ne
nous représentent (ju'un seul et unique ob-
jet indivisible ; il n'y a que les idées abstraites
des modes, lorsqu'on les considère chacun à
part, qui soient des idées simples; et elles
nous sont fournies, ou par les sens qui re-
çoivent l'impression des objets extérieurs, ou
parle sentiment intime de ce qui se passe en
nous. Une couleur, un son, le goût, l'éten-
due, la solidité, le mouvement, le repos, le
plaisir, la douleur, etc., sont des idées siuj-
ples. Au contraire, les idées abstraites de
substance et de relation sont toujours des
idées comf)Osées, de même que celles des
modes mixtes, comme la vérité, la religion,
l'honneur, la foi, la gloire, la vertu, etc.
Nous pouvons augmenter le nombre des
idées abstraites que nous fournit un individu,
en poussant aussi loin qu'il est possible la dé-
com[)Osition, non-seulemenl de l'idée totale,
qui est toujours com[)Osée , mais encore de
chaque idée partielle," qui peut encore elle-
môme être composée, et nous offrir diverses
idées distinctes qu'elle renferme. La figure
sphérique, par exemple, que je considère à
part dans une boule d'or, peut m'otfrir les idées
de centre, de circonférence, de rayons, etc.
On a donné le nom de pénétration à la fa-
culté de l'esprit qui développe et découvre,
dans chaque sujet qu'il étudie, toutes les dif-
férentes idées qu'il est possible d'y distin-
guer ; et le plus haut degré de la pénétration
d'es[)rit consiste à réduire toutes les idées
composées auxidéessimples qui leur servent
d'éléments. Je dirai avec Bonnet : « Plus un
génie a de profondeur, plus il décompose un
sujet. L'intelligence pour qui la décomposi-
tion de chaque sujet se réduit à l'unité, est
l'inlelligence créatrice. » En effet, il n'y a
([u'elle pour qui chaque sujet ne renferme
pas des objets d'idées dans le fond desquels
il n'est pas possible de pénétrer. Pour elle
seule, au moins, les substances ne sont pas
un mystère impénétrable.
Les idées abstraites méta[)hysiques suppo-
sent les idées abstraites individuelles : celles-
ci sont les éléments de celles-là. Nous les
nommons également idées générales, idées
universelles, parce qu'elles sont celles qui ne
nous représentent que ce qui est commun à
plusieurs êtres, faisant abstraction de ce qui
est particulier à chacun d'eux.
Dans toute idée abstraite métaphysique, il
faut considérer, 1° la compréhension, et l'é-
tendue de l'idée ; 2° son degré d'abstraction
plus ou moins grand.
I" La compréhension de l'idée abstraite
métaphysique ttst l'assemblage des idées par-
tielles que nous réunissons dans l'idée uni-
verselle, pour représenter, comme dans un
seul tableau, les traits que nous regardons
comme étant communs à tous les êtres d'une
même espèce, ou que nous voulons ranger
dans la môme classe. Ainsi, quand je dis un
être, ou simplement l'être, la compréhension
de cette idée se borne à la seule idée de
l'existence. Si je dis animal, la compréhen-
sion de cette idée renferme tous les traits qui
distinguent un animal de tout être qui n'est
pas un animal; ainsi il y aura les idées d'exis-
tence, d'étendue, d'organisation, de nutri-
tion, de mouvement, de sentiment ; si je dis
homme, à cette idée d'animal en général, je
joindrai celles d'une certaine figure, d'un
certain arrangement de parties, et d'âme rai-
sonnable unie à un corps organisé.
L'extension ou étendue de l'idée abstraite
métaphysique, est l'assemblage ou le total
des êtres divers, des différents individus,
auxquels l'idée est applicable ; ainsi l'idée de
l'être s'étend à tous les êtres, à tout ce qui
existe, de quelque nature qu'il soit. C'est,
de toutes les idées, la plus générale, la plus
étendue. L'idée d'animal s'étend à tous les
animaux, c'est-à-dire à tous les êtres en qui
on trouve l'existence, l'étendue, l'organisa-
tion, Je mouvement, )e sentiment, etc. L'idée
d'iiomme s'étend à tous les hommes qui exis-
tent.
C'est en travaillant, par la méditation, sur
la compréhension et l'étendue des idées abs-
traites métaphysiques, que notre esprit range
les êtres par classes, genres, espèces, etc.
Plus nous avons approfondi et décomposé
l'idée de divers individus qui nous sont con-
nus, pour y distinguer toutes les idées sim-
ples et distinctes qu'ils offrent à notre médi-
tation ; plus nous sommes en étal de rendre
exacte et précise la distribution que nous en
faisons par classes, moins nous courons de
risque de mettre dans le même genre ou la
môme espèce, comme semblables, des êtres
qui, mieux connus, nous offriraient des dif-
férences assez essentielles pour exiger d'en
faire des classes à part, ou de les rapporter à
d'autres.
La compréhension de l'idée en resserre Cu
69
Ans
PSYCHOLOGIE. ARS 70
plus l'extension augmente, plus l'idée est
abstraite.
Les idées métaphysiques sont aussi plus
ou moins abstraites, relativement à la nature
des objets qu'elles représentent.
1° Les idées métaphysiques moins abs-
traites sont celles qui représentent les di-
verses natures communes des ôlres, et qui
sont formées sur les modèles des individus
existant réellement dans la nature : telles
sont les idées générales d'homme, de cheval,
de pigeon, de métal, d'esprit. On peut don-
ner h ces idées le nom d'idées abstraites cor-
j)oreIIes ou spirituelles , suivant la nature
corporelle ou spiiituelle des êtres qu'elles
comprennent dans leur extension , quoi-
ep
le le
en étend l'extension, selon qu'elle est plus
ou moins composée, c'esl-<'i-dirc selon qu'elle
renferme un [)lus ou moins grand nombre
d^idées distinctes. Qu'a l'idée de l'être, je
n'en joigne aucune autre ; quelle ne renfer-
me que la seule idée de l'existence; j'aur. i
l'idée abstraite de la plus grande étendue,
pujsiju'elie s'appliquera h tout ce qui existe.
Qu'à l'idée d'existence je joigne celle d'éten-
due solide, de divisibilité, d'impénétrabilité,
j'aurai une idée universelle moins étendue,
puisqu'elle ne conviendra qu'aux corps. Qn'h
ces idées renfermées dans la compréhension
de l'idée de corps, je joigne celle de fusibilité,
de malléabilité, de pesanteur, je ressentiFéten-
due de cette idée en augmentant sa compré-
hension; elle ne convient plusqu'à cette sorte (lu'elles ne représentent pas parfaitement
de corps qu'on nomme métaux. Que j'y ajoute ces ôlres. puisque, dans leur compréhension,
encoreceile d'une |)lu» grande pesanteur, delà on ne fait entrer que les idées des traits par
lesipiels chacun des individus de l'espèce se
ressendjie.
2" On peut placer dans le second rang des
idées abstraites celles qui ont pour objet les
modes, les propriétés des êtres, envisagées
en général et séparément des substances, ou
les substances des êtres considérées en gé-
néral et séparément des qualités, des proprié-
tés et des modes; comme sont les idées abs-
traites de figure, de couleur, de mouvement,
de la puissance, de l'action, de l'existence,
de l'étendue, de la pensée, de substance,
d'essence, etc.
3° Moins les objets des idées abstraites ont
de réalité, et plus est considérable leur de-
gré d'abstraction : je serai donc autorisé par
cette règle à placer dans un troisième rang,
et par \h même d'assigner un degré plus
élevé d'abstraction aux idées qui n'ont pour
objet que les relations qui subsistent ou peu-
vent subsister entre les êtres : je les acquiers
en comparant un être h un autre, en obser-
vant les circonstances dans lesquelles un être
est par rapport à l'autre, et enfin en sépa-
rant l'idée de ces relations de celle des êties
entre lesquels je:lesai aperçues: telles sent
'es idées de cause, d'effet, de ressemblance.
couleur jaune et brillante, delà fixité; je res-
treins l'idée de métaux à l'idée decehli-l<^seul
que l'on nomme or. Plusdonc, dans l'idée abs-
traite métaphysique, je fais entrerd'idéesqui
en augmentent la compréhension, plus par là
je restreins son étendue ou extension.
2' Les idées abstraites peuvent avoir difi'é-
rents degrés d'abstraction , selon que ce
([u'elles représentent à l'esprit s'éloigne plus
ou moins de l'idée complète d'un individu:
si je ne retranche ou n'abstrais rien de l'idée
de Louis XVI, mais que dans la com|)réhcn-
sion de l'idée que j'en ai, je rassemble s.ms
exception tous les traits, toutes les idées dis-
tinctes que m'offre sa personne, j'ai une idée
individuelle qui ne convient (ju'à ce seul ob-
jet: si je retranche de cette idée. celle du nu-
méro de son nom, pour ne conserver que ce
qu'il a de commun avec tous les rois de sa
inaison qui se sont nommésAoui.?, l'idée que
je me forme par là est une idée abstraite, qui
convient h tous les rois de France qui se sont
nommés loujs. Si je retranche de cette idée
re qui n'a été commun qu'aux rois nommés
Louis, i)om ne garder que ce qui est commun
i\\i\ rois de France de la race capétienne,
j'aurai une idée plus abstraite, d'une com-
préhension plus restreinte, mais d'une plus de différence, de tout, de partie, etc
grande étendue, qui embrassera tous les rois
((ui ont régné en France depuis Hugues
Capet. Si je retranche ou abstrais de cette
idée tout ce qui est particulier à chaque race,
pour ne joindre h l'idée de roi que celle de
la domination sur le royaume de France, mon
idée sera plus abstraite", et conviendra à tous
les rois de France sans exception. Que j'abs-
traie encore de cette idée toute idée de do-
mination sur un pays plutôt que sur un au-
tre, toute idée du temps ancien ou moderne,
mon idée devient toujours plus abstraite,
d'une compréhension moins composée, mais
en même temps d'une étendue [)lus vaste,
puisqu'elle sera aj^plicable à tous les rois qui
ont régné sur la terre depuis le commence-
ment, et qui régneront jusqu'à la fin. Voilà
une première face sous laquelle on peut en-
visager les idées abstraites, et qui nous les
offre comme plus ou moins abstraites, rela-
tivement à leur compréhension et à leur
étendue. Plus la compréhension est restreinte,
4° Si les idées de cause, de substance, de
mode, sont déjà par elles-mêmes des idées
abstraites ; les idées de causalité, de substantia-
lité, de modalité, seront plus abstraites en-
core; car ces mots ne signifient pas la chose
môme, mais seulement une manière de con-
sidérer une chose comme substance, comme
mode. Dans ce rang, on peut mettre les idées
générales de genres, d'espèces, de nom , de
pronom , de verbe , etc., et une multitude
d'autres idées qui entrent dans le discours
des gens du commun aussi bien que des
savants.
Remarquons ici que les idées de cause ,
d'effet, de substance, de mode, de différence,
de ressemblance et autres de cette espèce ,
ont ceci de particulier, par une suite de
leur plus grand degré d'abstraction , (pi'el-
les sont toujours les mômes , soit qu'on les
tire de l'idée d'un être corporel ou d'un
être spirituel, ou qu'on les y rapporte , et
qu'ainsi elles sont d'une espèce différente des
71 Ans DICTIONNAIRE
;\iilresi(l(!'Os abslrnilos ilonl nous avons parlé
il'nboni, et qui sont moins absliaites, moins
^.-nrralt's; ces (ieiniùics sont nécessairement
.orporclles ou intellootuelles , selon la nature
lie l'objet dont on les a abstraites. Que je re-
garde f'épée comme la cause de la blessure ,
ou mon Ame comme la cause de ma pensée,
ou Dieu comme la cause de l'univers, l'idée
nbstraite de cause est toujours la môme.
IMais que je pense au mouvement, à la cou-
leur, à l'étendue, mon idée se rapporte né-
cessairement à un corps ; que je parle de
pensée , de volonté, de désir, mon idée se
rapporte nécessairement à un esprit.
Finissons cet exposé, en remarquant qu'aux
sensations et au sentiment intime de ce qui
se passe en nous, que Locke indique comme
les deux seules sources de nos idées, on peut
ajouter, comme une troisième source féconde
d'idées d'un genre particulier, l'abstraction,
(pioiqu'elle doive avoir, pour s'exercer, les
matériaux fournis par la sensation ou la
léllexion ; car il est certain que les sens et
le sentiment intime ne nous fournirontjamais
seuls des idées abstraites (1).
Des abstractions.
I. Nous avons vu que les notions abstraites
se forment en cessant de penser aux pro-
jjriétés par où. les choses sont distinguées,
pour n ; penser qu'aux qualités par où elles
conviennent. Cessons de considérer ce qui
détermine une étendue h être telle, un tout à
être tel ; nous aurons les idées abstraites d'é-
tendue et de tout (2).
Ces sortes d'idées ne sont donc que des
dénominations que nous donnons aux choses
envisagées par les endroits par oiî elles se
ressemblent: c'est pourquoi on les appelle
idées générales. Mais ce n'est pas assez d'en
connaître l'origine, il y a encore des consi-
dérations im[)ortantes à faire sur leur néces-
sité, et sur les vices qui les accompagnent.
II. Elles sont sans doute absolument néces-
saires. Les hommes étant obligés de parler
des choses selon qu'elles diffèrent ou qu'el-
les conviennent, il a fallu qu'ils pussent les
rapporter à des classes distinguées par des
signes. Avec ce secours ils renferment dans
un seul mot ce qui n'aurait pu , sans con-
fusion , entrer dans de longs discours. On en
voit un exemple sensible dans l'usage qu'on
fait des termes de substance , esprit , corps,
animal. Si l'on ne veut parler des choses
qu'autant qu'on se représente dans chacune
(i) Eiinjclop. viélltod.
(2) Voici coiiitneiil Locke explique le progrès tie
ces sorlt'S il'iilées : « Les idées, <lil il, que les eii-
r;inls se foui lies personnes avec qui ils conversent,
sont seuil)lables aux personnes mêmes, et ne sonl
que pariicnlières. Les idées qu'ils oii( de leur nour-
rice et de leur mère sonl Ibrl liieii tracées dans
leur espril, el, comme aillant de (idèles tableaux,
y représeiitenl uniquement ces individus. Les noms
qu'ils leur donnent d'abord se terminent aussi à
ces individus : ainsi les noms de nourrice el de
vtaniati, dont se servent les enlanis , se rapportent
uniquement à ces personnes. Quand après cela, le
Icinps et une plus gratnie connaissance du inonde
leur a lait obsyivcr qu'il y a plusieurs aulicsôir<s
DE PIIILOSOPIIIE.
ARS
72
un sujet qui en soutient les propriétés et les
modes , on n'a besoin (|ue du mot de subs-
tance. Si l'ona en vue d'indiquerplus particu-
lièr(!ment l'espèce des propriétés et des
modes , on se sert du mot esprit ou de ce-
lui de c(frps. Si en réunissant ces deux idées
on a dessein de parler d'un tout vivant, qui
se meut de lui-même et par instinct, on a le
mot d'animal. Entin, selon qu'on joindra à
cette dernière notion les idées qui distinguent
les diflerentes espèces d'animaux, l'usage
fournit ordinairement des termes propres à
rendre notre pensée d'une manière abrégée.
III. Mais il faut remarquer que c'est moins
par rapport à la nature des choses que par
rapport à la manière dont nous les connais-
sons, que nous en déterminons les genres et
les espèces, ou , pour parler un langage plus
familier, que nous les distribuons dans les
classes subordonnées les unes aux autres. Si
nous avions la vue assez perçante pour dé-
couvrir dans les objets un plus grand nom-
bre de propriétés , nous apercevrions bien-
tôt des diirérences entre ceux qui nous pa-
raissent les plus conformes , et nous pourrions
en conséquence les sous-diviser en de nou-
velles classes. Quoique différentes portions
d'un même métal soient, par exemple , sem-
blables par les qualités que nous leur con-
naissons, il ne s'ensuit pas qu'elles le soient
par celles qui nous restent à connaître. Si
nous savions en faire la dernière analyse, peut-
être trouverions - nous autant de différence
entre elles que nous en trouvons maintenant
entre des métaux de différente espèce. _
IV. Ce qui rend les idées générales si né-
cessaires, c'est la limitation de notre esprit.
Dieu n'en a nullement besoin ; sa connais-
sance infinie comprend tous les individus,
et il ne lui est pas plus difficile de penser à
tous en même temps, que de penser à un
seul. Pour nous, la capacité de notre esprit
est remplie, non-seulement lorsque nous ne
pensons qu'à un objet , mais même lorsque
nous ne le considérons que par quelque en-
droit. Ainsi nous sommes obhgés , pour met-
tre de l'ordre dans nos pensées , de distribuer
les choses en différentes classes.
V. Des notions qui partent d'une telle ori-
gine ne peuvent être que défectueuses; et
vraisemblablement il y aura du dangerànous
en servir , si nous ne le faisons avec précau-
tion. Aussi les philosophes sont-ils tombés à
ce sujet dans une erreur qui a eu de grandes
suites : ils ont réalisé toutes leurs abstrac-
qui, par certains communs rapporls de figure et de
plusieurs autres qualités, resseudjieul à leur père,
h leur mère et au 1res personnes qu'ils sont accou-
tumes à voir ; ils lormeut une idée à la(|uelle ils
iiouvenl que tous ces êtres particuliers pariicipenl
également, el ils lui donnent, comme les autres,
le nom iVIiomme. Voilà comment ils viennncnt à
avoir un nom général et une idée générale. Eu quoi
ils ne forment rien de nouveau ; mais écarian*
seulement de l'idée complexe qu'ils avaient d<?
Pierre, de Jacques, de Marie el d'Elisabeth, ce ([ui
est particulier à chacun d'eux, ils ne reliennciil
que ce qui leur est com^iuiii à tous. » 'Liv. m,
ClKip. ô, § 7.)
71 ABs rsYcnoT,(^oiÉ. Ans 7t
(ions, ou k'S ont regard'H^s coiiuno ilcs ôlrcs idées al)Straitt>s : cl, iiiioimio par là les modi-
tjui ont une evistence réelle, indépendamiDeiU licalions perdent tonte la réalité (|u'elles
de celle des choses (3). Voici, je pense, ce qni avaient, il faudra hien encore qu'il leur en
a donné lieu .\ une opini<in aussi absurde : suppose, parce qu'autrement il n'en pour-
V[. Toutes nos premières idées onl été par- rait jamais faire l'objiil de sa réilcxion.
ticulières; c'étaient c<3rt^ines sensations de C'est celte nécessité qui est cause que hien
lumière, de couleur, etc., ou certaines opé- des philosophes n'ont pas soupçonné que la
rations diî l'âme. Or toutes ces idées présen- réalité des idées abstraites fût l'ouvrage
lent une vraie réalité, puisqu'elles ne sont de l'imagin&tion. Ils onl vu que nous étions
proprement que notre ôtrediirérenmicnt mo- absolument engagés à considérer ces idées
dilié. Car nous ne saurions rien apercevoir comme quelque chose de lécl, ils s'en sont
en nous, que nous ne le regardions connue tenus \h ; et, n'étant pas remontés à la cause
à nous , comme appartenant à notre ^tre, ou qui nous les fail apercevoir sous celle faus-
corame étant notre être dételle ou telle fa- se apparence, ils ont conclu qu'elles étaient
en efiet des élros.
On a donc réalisé toutes ces notions ; mais
plus ou moins, selon que les choses, dont
elles sont des idées partielles paraissent
avoir plus ounioinsde réalité. Les idées des
modifications ont partici|)é à moins de degrés
d'être (jue celles des subsl<inccs, et celles des
substances finies en onl encore moins que
celles de l'ôlre infini (4).
VII. Ces idées réalisées de la sorte ont été
d'une fécondité merveilleuse. C'est h elles que
nous devons l'heureuse découverte des (pia-
lilés occultes, des formes substantielles, des
espèces intentionnelles : ou, pour ne parler
que de ce qui est conuunn aux modernes,
c'est à elles (lue nous devons ces genres, ces
espèces, ces essences et ces différences, qui
çon ; c'est-à-dire, sentant, voyant» etc. Telles
sont toutes nos idées dans leur origine.
Notre esprit étant irop borné pour réfléchir
en même temps sur toutes les modifications
qui peuvent lui appartenir, il est obligé de
les distinguer, afin de les prendre les unes
après les autres. Ce qui sert de fondement à
cette distinction , c'est nue ses modifications
changent, et se succèdent continuellement
dans son être, qui lui paraît un certain fonds
qui demeure toujours le môme.
H est certain que ces modifications, distin-
guées de la sorte de l'étrequi en est le sujet,
n'ont plus aucune réalité. Cependant 1 esi)rit
ne peut pas réfiéchir sur rien, car ce serait
proprement ne pas réfléchir. Comment donc
ces modifications, prises d'une manière abs
traite, ou séparément de l'être auquel elles sont tout autant d'êtres qui vont se placer
appartiennent, et qui ne leur convient qu'au- dans chaque substance, pour la déterminer h
tant qu'elles y sont renfermées, deviendront- être ce qu'elle est. Lors(jue les philosophes se
elles l'objet de l'esprit? C'est qu'il continue servent de ces mots «*//c, substance, esscticc,
de les regardercomme des êtres. Accoutumé, genre, espèce, il ne faut pas s'imaginer qu'ils
toutes les fois qu'il les considère comme n'enlendent que certaines collections d'idées
étant à lui, à les a[)ercevoir avec la réalité sim[)Ies qui nous viennent jiar sensation et
de son être, dont pour lors elles ne sont pas par réflexion ; ils veulent pénétrer plus avant.
distinctes, il leur conserve, autant qu'il peut,
celte même réalité, dans le temps même
qu'il les en distingue. 11 se contredit : d'un
côté, il envisage ses modifications sans au-
ct voir dans chacun d'eux des réalités spé-
cifiques. Si même nous descendons dans un
plus grand détail, et que nous passions en
revue les noms des substances : corps, ani-
cun rapport à son être, et elles ne sont plus mal, homme, métal, or et argent, elc, tous
rien ; d'un autre côté, parce que le néant ne dévoilent aux yeux des philosophes des êtres
yKiul se saisir, il les regarde comme quelque cachés au reste des hommes.
< hose, et continue de leur attribuer celle Une preuve qu'ils regardent ces mots
même réalité avec laquelle il les a d'abord comme signe de (juelque réalité, c'est que,
aperçues, quoiqu'elle ne puisse plus leur quoiqu'une substance ait souffert quolque
convenir. En un mot ces abstractions, quand altération, ils ne laissent pas de demander si
elles n'étaient que des idées particulières, se elle appartient encore à la même espèce à
sont liées avec l'idée de l'être, et cette liaison laiiuellc elle se rapportait avant ce change-
suhsiste. ment : question qui deviendrait superflue.
Quelque vicieuse que soit cette conlradic- s'ils mettaient les notions des sid)stances et
tion, elle est néanmoins nécessaire. Car si celles de leurs espèces dans dilîérentcs col-
l'espril est trop limité pour embrasser tout lections d'idées simples. Lorsqu'ils deman-
à la fois son être et ses modifications, il fau- dent si de la neige et de la glace sont de
dra bien qu'il les dislingue, en formant des l'eau; si un fœtus monstrueux est un homme :
(3) Ail coininenceniciU du xii' .Mècie les péiipn-
léiiciens foniièrenl dcnx liranc.lies, celle des nomi-
n;'ux et celle d.-s réalistes. Ceux-ci soiileiiaienl que
les notions générales que récole appelle nuiure uni-
venelle, relations, (ormaliiés et autres, sont des
léaiilés distinctes des clioses. Ceux-là an coiilrairc
pensaient qu'elles ne sont <|ne des noms par on Ton
exprime diffcrenies manières de concevoir, et ils
s'appuyaient sur Cf principe, q':c la nature ne fail
rien en vain. C'était soutenir une bonne thèse par
DiCTiDNN. DK Pnii.osorpiE. ï.
une assez mauvaise raison; car c'élail convenir
que ces réaliié, étaient possildes, et que, pour les
faire exister, il ne fallait que leur trouver quelque
utililc. Cependant ce principe était appelé le rasoir
des nominaux. La dispute entre ces deux sectes lui
si vive qu'on en vint aux mains en Allem;igne, et.
qu'en France Louis XI lut oblif-c de défendre la
lecture des livres des nominaux.
(A) Descarlcs lui-n:cino raisonne de la sorte.
75 Ans
5/ Dieu, les esprits, les corps, ou même le vide
xont des substances, il est évident que la
tHicslion n'est pas si ces choses conviennent
uvoc les idées siniplos rassemblées sous ces
mots eau, homme, stibstance ; elle se résou-
drait d'elle-même. Il s'agit de savoir si ces
choses renferment certaines essences, certai-
iK^s réalilcs qu'on suppose que ces mots eau,
holinne, substance siguifienl.
VIII. Ce préjugé a fait imaginer à tous les
pîiilosophes qu'il faut définir les substances
par la dilTérence la plus prochaine et la plus
propre à en expliquer la nature. Mais nous
sommes encore; à attendre d'eux un exemple
de ces sortes de définitions. Elles seront tou-
jours défectueuses par l'impuissance où ils
sont de coimaîlre les essences : impuissance
dont ils ne se doutent pas , parce qu'ils se
préviennent pour des idées abstraites qu'ils
réalisent et qu'ils prennent ensuite pour l'es-
sence môme des choses.
IX. L'abus des notions abstraites réalisées
se montre encore bien visiblement, lorsque
les philosophes, non contents d'expliquer à
leur manière la nature de ce qui est, ont
voulu expliquer la nature de ce qui n'est pas.
On les a vus parler des créatures purement
possibles, comme des créatures existantes, et
tout réaliser jusqu'au néant d'où elles sont
sorties. Où étaient les créatures, a-t-on de-
mandé-, avant que Dieu les eôt créées? La ré-
ponse est facile ; car c'est demander où elles
étaient avant qu'elles fussent ; à quoi, ce me
semble, il suffit de répondre qu'elles n'é-
taient nulle part.
L'idée des créatures possibles n'est qu'une
abstraction réalisée, que nous avons formée
en cessant de penser à l'existence des cho-
ses, pour ne penser qu'aux autres qualités
que nous leur connaissons. Nous avons pensé
à l'étendue, à la figure, au mouvement et au
repos des corps, et nous avons cessé de pen-
ser à leur existence. Voilà comment nous
nous sommes fait l'idée des corps possibles :
idée qui leur ôte toute leur réalité, puis-
qu'elle les sup{)Ose dans le néant; et qui,
p;)»' une contradiction évidente, la leur con-
serve, puisqu'elle nous les représente comme
quelque chose d'étendu, de figuré, etc.
Les philosophes n'apercevant pas cette
contradiction, n'ont pris cette idée que par
ce dernier endroit. En conséquence, ils ont
donné à ce qui n'est point les réalités de ce
qui existe, et quelques-uns ont cru résoudre
d'une manière sensible les questions les plus
épineuses de la création.
X. « Je crains, dit Locke, que la manière
dont on parle des facultés de l'âme n'ait fait
venir à plusieurs personnes l'idée confuse
d'autant d'agents qui existent distinctement
en nous, qui ont différentes fonctions et dif-
férents pouvoirs, qui commandent, obéissent
et exécutent diverses choses, comme autant
d'êtres distincts ; ce qui a produit quantité de
vaines disputes, de discours obscurs et pleins
d'incertitude sur les questions qui se rappor-
tent à ces ditlérents pouvoirs de l'âme. »
Celte crainte est digne d'un sage philoso-
phe; car pourquoi agiterait-on comme des
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
ABS
76
questions fort imporlanles, si le jugement
appartient à l'entendement ou à la volonté ,
s'ils sont l'un et l'autre également actifs ou
également libres ; si la volonté est capable de
connaissance, ou si ce n'est qu'une faculté
aveugle ; si enfin elle commande à l'entende^
rnent, ou si celui-ci la guide et la détermine ?
Si par entendement et volonté les philoso-
j)hes ne voulaient exprimer que l'âme envi-
sagée par rapport à certains actes qu'elle
produit ou peut produire, il est évident que
le jugement, l'activité et la liberté appartien-
draient à l'entendement ou ne lui appartien-
draient pas, selon qu'en parlant de cette fa-
culté on considérerait plus ou moins de ces
actes. Il en est de même de la volonté. Il
suffît, dans ces sortes de cas, d'expliquer les
termes , en déterminant par des analyses
exactes les notions qu'on se fait des choses.
Mais les philosophes ayant été obligés de se
représenter l'âme par des abstractions, ils en
ont multiplié l'être, et l'entendement et la
volonté ont subi le sort de toutes les no-
tions abstraites. Ceux mômes , tels que les
cartésiens , qui ont remarqué expressément
que ce ne sont point là des êtres distingués
de l'âme, ont agité toutes les questions que
je viens de rapporter. Ils ont donc réalisé
ces notions abstraites contre leur intention,
et sans s'en apercevoir. C'est qu'ignorant la
manière de les analyser, ils étaient incapa-
bles d'en connaître les défauts, et par consé-
quent de s'en servir avec toutes le» précau-
tions nécessaires.
XI. Ces sortes d'abstractions ont infini-
ment obscurci tout ce qu'on a écrit sur la li-
berté : question où bien des plumes ne pa-
raissent s'être exercées que pour l'obscurcir
davantage. L'entendement, disent quelques
philosophes , est une faculté qui reçoit les
idées ; et la volonté est une faculté aveugle
par elle-même, et qui ne se détermine qu'en
conséquence des idées que l'entendement lui
présente. Il ne dépend pas de l'entendement
d'apercevoir ou non les idées et les rapports
de vérité ou de probabilité qui sont entre
elles. Il n'est pas libre, il n'est pas même
actif, car il ne produit point en lui les idées
du blanc et du noir, et il voit nécessairement
que l'une n'est |)as l'autre. La volonté agit,
il est vrai : mais, aveugle par elle-même, elle
suit le dictamen de l'entendement; c'est-à-
dire qu'elle se détermine conséquemment à
ce que lui prescrit une cause nécessaire. Elle
est donc aussi nécessaire. Or, si l'honime
était libre, ce serait par l'une ou l'autre de
ces facultés. L'homme n'est donc pas libre.
Pour réfuter tout ce raisonnement, il suffît
de remarquer que ces philosophes se font,
de l'entendement et de la volonté, des fan-
tômes qui ne sont que dans leur imagination.
Si ces facultés étaient telles qu'ils se les re-
présentent, sans doute que la liberté n'aurait
jamais lieu. Je les invite à rentrer en eux-
mêmes, et je leur réponds que, pourvu qu'ils
veuillent renoncer à ces réalités abstraites et
analyser leurs pensées, ils verront les choses
d'une manière bien différente. Il n'est -point
vrai , par exemple , que l'entendement ne
77 vas PSYCHOLOGIE. AliS 78
soil ni libre, ni actif; les analyses que nous rapporter tous les noms des substances à des
en avons données démontrent le contraire, réalités inconnues. Cela paraît môme dans
Mais il faut convenir que cette dilliculté est des cas où il est facile d'éviter l'erreur, parce
grande, si même elle n'est insoluble dans que nous savons bien que les idées que nous
l'hypothèse des idées innées. réalisons, ne sont pas de véritables êtres. Je
Xll. Je ne Siiis si, après ce que je viens de veux parler des êtres moraux, tels que la
dire, on pourra enlin abandonner toutes ces gloire, \a guerre, la rcnoj/imc'e, auxquels nous
abstractions réalisées : plusieurs raisons me n'avons donné la dénomination d'être que
font appréhender le contraire. Il faut se sou- parce que dans les discours les plus sérieux,
venir que nous avons dit que les noms des comme dans les conversations les plus fa-
substances tiennent dans notre esprit la place milières, nous les imaginons sous celte idée,
que les sujets occupent hors de nous : ils y XIll. C'est là certainement une des sources
sont le lien et le soutien des idées simples, des plus étendues de nus erreurs. Il sulfit
comme les sujets le sont au dehors des qua- d'avoir supposé que les mots répondent à la
lités. Voilà pourquoi nous sommes toujours réalité des choses pour les confondre avec
tentés de les rapporter à ce sujet, et de elles, et pour conclure qu'ils en expliquent
nous imaginer qu'ils en expriment la réalité parfaitement la nature. Voilà pourquoi celui
môme. qui fait une question, et qui s'informe de ce
' En second lieu, j'ai remarqué ailleurs que qu'est tel ou tel corps, croit, connue Locke
nous pouvons connaître toutes les idées sim- le remarque , demander quelque chose de
pies dont les notions archétypes se sont for- plus qu'un nom, et que celui-ci, qui lui ré-
mées. Or, l'essence d'une chose étant, selon pond, c'est du fer, croit aussi lui aj>])rendre
les philosophes, ce qui la constitue ce qu'elle quelque chose de plus. Mais avec un tel jar-
est, c'est une conséquence (lue nous puis- gon il n'y a jioinl d'hypothèse, quchjue inin-
sions, dans ces occasions, avoir des idées telligible qucllu [)uisse être, qui ne se sou-
des essences : aussi leur avons-nous donné tienne. Il ne faut plus s'étonner de la vogue
des noms. Par exemple, celui de justice s> des différentes sectes.
gnitie l'essence du juste; celui de sagesse, XIV. Il est donc bien important de ne pas
l'essence du sage, etc. C/est peut être là une réaliser nos abstractions. Pour éviter cet in-
d<?s raisons qui a fait croire aux scolasliques convénient, je ne cormais ({u'un moyen, c'e^t
que pour avoir des noms qui exprimassent de savoir développer lorigine et la généra-
les essences des substances, ils n'avaient qu'à tien de toutes nos notions abstraites. Mais
suivre l'analogie du langage. Ainsi ils ont fait ce moyen a été inconnu aux philosophes, et
les mots de corporcité, d animalité et d'hu- c'est en vain (ju'ils ont tâché d'y su[)pléer
inanité, pour désigner les essences du corps, par des détinitions. La cause de leur igno-
de l'animal et de Vhomme. Ces termes leur rance à cet égard, c'est le préjugé où ils ont
étant devenus familiers, il est bien dillicile toujours été qu'il fallait connnencer par les
de leur persuader qu'ils sont vides de idées générales : car, lorsqu'on s'est défendu
sens (5). de commencer par les pailiculières, il n'est
En troisième lieu, il n'y a que deux moyens pas possible d'expliquer les plus abstraitesqui
de se servir des mots; s'en servir après en tirent leur origine. En voici un exemple :
avoir fixé dans son es[)rit toutes les idées Après avoir détini l'impossible, par ce qui
simples qu'ils doivent signifier, ou seulement implique contradiction; le possible pur ce qui
a[)rès les avoir supposés signes de la réalité ne l'implique pas, et l'être par ce qui peut
môme des choses. Le premier moyen est exister, on n'a pas su donner de définition de
pour l'ordinaire embarrassant, parce que l'existence, sinon qu'elle est /e com/>/emen/ de
l'usage n'est pas toujours assez décidé. Les la possibilité. Maisje demande si cette défini-
hommes voyant les choses dilléremiuent, se- tion présente quelque idée ; et si l'on ne se-
lon l'expérience qu'ils ont acquise, il est dif- rait pas en droit de jeter sur elle le ridicule
ficile qu'ils s'accordent sur le nombre et sur qu'on a donné à quelques-unes de celles
la qualité des idées de bien des noms. D'ail- d'Aristote.
leurs, lorsque cet accord se rencontre, il Si le possible est ce qui n'implique pas
n'est pas toujours aisé de saisir dans sa jus.te contradiction, la possibilité est la non-itnpli-
étendue le sens d'un terme : i)Our cela il l;iu- cation de contradiction. L'existence est donc
drait du temps, de l'expérience et de la ré- le complément de la non-implication de con-
fiexion. Mais il est bien plus commode de tradiction.Qnc\ langage 1 Eu observant mieux
supposer dans les choses une réalité dont on l'ordre naturel des idées, on aurait vu que
regarde les mots comme les véritables signes; la notion de la possibilitxi ne se forme que
d'entendre parcesnoms,/iom»ic,anînjo/, etc., d'après celle de l'existence,
une ent^ié qui détermine et distingue ces Je pense qu'on n'adopte ces sortes de dé-
choses, que de faire attention à toutes les finitions que parce que , connaissant d'ail-
idées simples qui peuvent leur appartenir, leurs la chose définie, on n'y regarde pas de
Cette voie satisfait tout à la fois notre impa- si près. L'esprit qui e>t fiappé de quelque
tience et notre curiosité. Peut-être v a-t-il clarté la leur attribue , et ne s'aperçoit point
peu de personnes , même parmi celles qui qu'elles sont inintelligibles. Cet exemple lait
ont le plus travaillé à se défaire de leurs voir combien il est important de s'attacher à
préjugés, qui ne sentent quelque penchant à ma méthode ; c'est-à-dire de substituer tou-
(5) Oii irouver? à la lin de Tariicle la rcfuhùion de celle erreur.
79
A»S
IUCTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
Ans
80
jours (les analyses aux dtMiuilions des phi-
losophes. Je (-rois ni<>nic qu'on devrait por-
ter le scrupuh^ jusqu'h (éviter de se servir des
expressions dont ils paraissent le plus jaloux.
1/abus en est devenu si familier, qu'il eest dif-
licile, quclciue soin qu'on se donne, qu'elles
ne fassent mal saisir une pensée au connnun
des lecteurs. Locke en est un exemple. 11 est
vrai qu'il n'en fait pour l'ordinaire que des
applications fort justes : mais on l'entendrait
dans bien des endroits avec plus de facilité,
s'il les avait entièrement bannies de son style.
Je n'en juge au reste que par la traduction.
Ces détails font voir quelle est l'influence
des idées abstraites. Si leurs défauts ignorés
ont fort obscurci toute la métaphysique, au-
jourd'hui qu'ils sont connus, il ne tiendra
qu'h nous d'y remédier. Condillac. — {Voy.
Langage, § V. )
Les idées -générales et abstraites ne sont pas
de pures dénominations.
Notts ne devons pas abandonner celte ma-
tière sans jeter un coup d'œil sur l'opinion
des nominaux, renouvelée h. peu près dans
toute sa pureté par Hobbes, Condillac et un
grand nombre de philosophes modernes,
d'autant que notre doctrine relative à la mé-
moire, et au rapport de la parole à la pensée,
nous fournit le moyen de l'apprécier avec
exactitude, et de nous fixer enfin sur la na-
ture des idées générales.
Voici comment Condillac s'exprime à cet
égard : « Qu'est-ce , au fond , que la réalité
qu'une idée générale et abstraite a dans notre
esprit? ce n'est qu'un nom; ou si elle est
quelque autre chose, elle cesse nécessaire-
ment d'ôlre abstraite et générale. » [Log.,
chap. 5, part, ii.)
« Les idées abstraites et générales ne sont
donc q|ie des dénominations. » {Ibid.)
« Si vous croyez que les idées abstraites et
générales sont autre chose que des noms,
dites, si vous le pouvez, quelle est cette autre
chose. » {Langue des calculs.)
L'auteur des Leçons de philosophie ne mo-
difie que très-légèrement ces assertions; et,
les reconnaissant si près de la vérité, qu'elles
lui paraissent pouvoir être conservées sans
inconvénient, il ajoute : « Il n'y a donc pas,
h la rigueur, d'idées générales, puisque ce
qu'on appelle idée générale est, ou une idée
individuelle, ou un mot général. » {Leçons de
phil., part, n, leç. 2'.)
Faut-il admettre rigoureusement ces asser-
tions, et restreindrons -nous à ce point la
portée de l'intelligence humaine^ qui ne se
nourrit, ne se développe, ne s'étend, et ne
s'enrichit qu'au moyen des abstractions et
des réalités? Faut-il la réduire à n'opérer que
sur des signes, comme les algébristes, et à ne
voir dans les vérités générales, tant qu'elle
n'en fait pas des applications individuelles,
que des rapports nominaux, des vérités no-
minales? Faut-il ne reconnaître entre le sa-
vant qui expose clairement la vérité, et /'igno-
rant qui répète des leçons sans les compren-
dre, d'autre ditférence que le pouvoir d'en
(aire l'application, «pie possède l'un, et dont
l'autre est privé? Nous sommes loin de le
croire ; et tout ce que nous avons dit de la
manière dont se forment les idées générales,
du caractère, et des ell'ets des idées habi-
tuelles, et de la fusion du sentiment de la
pensée dans celui de la parole, send)le j)rou-
ver rigoureusement condjieri cet enseigne-
nient .sur la nature des idées générales est
loin de la vérité.
« Si vous croyez que les idées abstraites et
générales sont autre chose que des noms,
dites, si vous le pouvez, quelle est cette autre
chose. » Singulier raisonnement! surtout de
la part d'un philosophe qui s'est si souvent et
si fortement élevé contre la manie de tout
(léfinir ; qui a si bien montré qu'il est un
nombre immense de choses qui ne peuvent
nous être connues qu'autant qu'elles sont
mises sous nos yeux.
Et que répondrait-il h un partisan de la
doctrine de M. Broussais, qui, faisant un rai-
sonnement tout à fait ])areil, lui dirait : Si
vous croyez que la sensation est autre chose
qu'un mouvement des nerfs, que la volonté
est autre chose qu'une irritation du cerveau,
dites, si vous le pouvez, «luclle est celte autre
chose?
Il- dirait sans doute au matérialiste :La sen-
sation, la volonté ne peuvent pas se définir;
la sensation est ce que vous sentez, h la suite
des impressions faites sur vos organes; la vo-
lonté est cet acte que vous sentez être de
vous, à la suite duquel vous voyez se pro-
duire le mouvement voulu. Il est impossible
d'aller au delà; tout ce qu'on ajoute de plus
n'est que le commentaire, non de cette défi-
nition, car ce n'en est pas une, mais bien de
cette indication.
Je vous dirai de même : L'idée absti-aito,
l'idée générale, est ce que vous- sentez dis-
tinctement avoir tiré de la vue d'un plus ou
moins grand nombre d'objets , se ressemblant ,
parce qu'ils ont les mêmes qualités; ce que
vous savez avoir attaché aux mots qui, parla,
en scjnt devenus le signe, reX[)ression et le
corps; c'est ce que vous sentez en vous, lors-
que vous prononcez, ou que vous entendez
prononcer les mots; car vous sentez toujours
qu'il y a quelque chose de plus en vous cpie
la sensation des mots; que ces mots ont un
sens, (jue ce sens est une idée, et que cette
idée est une modification de vous, une partie
de votre intelligence.
Je dirai de plus qu'il est impossible d'aller
au delà, non pas de cette définition, car ce
n'en est pas une, mais bien de cette indica-
tion, dont tout ce qu'on pourrait ajouter ne
serait que le commentaire ou le développe-
ment.
Mais cette modification de l'être intelligent,
que nous ne pouvons définir, et que nous
nous contentons d'indiquer, est-elle quelque
chose de réel? n'est-clle pas une supposition
giatuite? Condillac, et bon nombre de ses
disciples avec lui, non-seulement doutent que
ce soit quelque chose de réel, mais le riient
formellement, et voici sur quoi fondés:
C'est que , 1" on ne conçoit pas d'idée sans
81
ABS
PSYCIIOiOGIE.
ABS
82
objet réel, el que les idées abstraites el géné-
rales n'en onl point; car il n'existe ni genres,
ni espèces, in généralités daus la nature, il
n'y existe que des individus. 11 n'existe pas
d'abstractions; car, point de qualités, point
de propriétés sans substances, point do rap-
ports sans ternies.
2' C'est qu'en l'absence des mots, nous ne
sentons ni ne pouvons sentir d'idées abstraites
et générales.
3" C'est que, lorsque nous entendons ou
que nous prononçons les mots, nous ne trou-
vons en nous que la sensation des mots, et
rien de plus. Le sentiment de l'idée ne se ré-
veille, soit sans le mot, soit avec le mut, qu'au-
tant qu'elle est individualisée.
Examinons successivement ces trois rai-
sons, qu'on peut regarder comme le bouclier
des nominaux.
Nous reconnaissons qu'il n'existe dans la
nature que des individus et point de généra-
lités, point de genres, point d'espèces; que
des substances diversement modifiées, et point
do modifications sans substances; que des ob-
jets unis par des rapports, et point de rapi)orts
indépendamment de leurs termes: mais est-il
également vrai que, dans l'esprit humain, il
n'y ait point, il ne puisse y avoir d'idée sans
objet réel hors de lui, et doué d'une existence
réelle? Ne serait-ce pas précisément le con-
traire? Ne serait -il pas plus vrai de dire que
le propre de l'intelligence humaine est d'aller
au delà, de s'élever au-dessus des réalités, au
moyen d'idées proprement dites, qui n'ont
point d'objet dans la nature, et do rréer en
môme temps et les idées et leur objet?
Lorsque nous exposerons avec détail les
caractères propres de la raison, nous prouve-
rons que, pour elle, il n'y a que des vérités
générales, et par consécjuent que des idées l'abstraction, soit au moyen de la généralisa
magination, dans les diverses combinaisons
qu'elle fait subir aux matériaux que la mé-
moire lui fournit? quel est l'objet des idées
que nous nous sommes faites des qualités
d'un ami, sur le compte duquel le sentiment
nous aveugle, et qui souvent a tt)us les dé-
fauts qui leur sont opposés? quel est l'objet
réel d'une idée de ra[)port, la supposassiez-
vous individuelle? Est-ce qu'un rapport est
quelque chose de réel, doué d'une véritable
existence, soit dans un de ses termes, soit
hors de ses termes? Je vois deux objets qui
sont égaux; chacun a sa dimension qui lui
est propre et indépendante de celle de l'au-
tre; mais le rapport d'égalité, oùest-il, (ju'est-
il? j'en ai cependant une idée bien distincte.
Je vois deux phénomènes, dont l'un est cause
et l'autre eflet : dans l'un, il y a action; dans
l'autre, il y a modilication reçue : mais le rap-
port de causalité, le rapport de cause h ctfel,
où est-il , et qu'est-il? J'en ai cependant une
idée bien distincte. Nombre de métaphysi-
ciens ne disent-ils pas, non sans quelque ap-
parence de raison, que les rapports ne sont
que des points de vue particuliers de l'esprit,
que des manières d'envisager les êtres? Si
cela n'est pas rigoureusement vrai de tous,
ce l'est, au moins, d'un grand nombre, ce qui
suppose des idées sans objet réel dans la na-
ture, objet que l'intelligence crée, pour ainsi
dire, au moment où elle forme l'idée.
Ainsi, reconnaissons-le : les matériaux, les
éléments de nos idées, doivent nous être
fournis par la réalité; ce n'est que dans les
objets avec lesquels le sentiment nous met en
ra[)port que nous pouvons les trouver; mais
une fois ces éléments et ces matériaux don-
nés, la raison a le pouvoir de se faire des
idées, et d'en créer l'objet, soit au moyen do
générales; que si les faits individuels sont
pour elle vérité, c'est comme application de
vérités générales; que si les individus lui sont
connus, c'est comme appartenant aux classes
formées par les idées générales exprimées
par les noms communs, et que, par consé-
quent, loin d'être individuelles, toutes ses
idées sont au contraire générales ; ([ue ce
n'est pas l'intelligence, mais bien le senti-
ment seul qui est ca[)able d'individualiser les
objets qu'il a intérêt à connaître comme tels.
En attendant, examinons le i)rincipe de Con-
dillac, tel qu'il est énoncé, et i)ar lui, et par
ses disciples.
On ne conçoit |)as d'idée proprement dite
qui n'ait un objet réel. Cela pourrait, tout au
))lus, se dire de la sensation, encore faudrait-
il y mettre quelque restriction ; car, quel est
l'objet réel des sensations d'odeur, de goi'it,
et de toutes celles qui ne sont pas instruc-
tives? quel est l'objet réel, même parmi celles
(|ui sont instructives, de toutes celles que
nous éprouvons dans* les songes? quel est
l'objet réel de cette sensation d'azur et de
forme concave à laquelle nous donnons le
nom de ciel? la réponse n'est pas facile. Mais
abandonnant ce point de vue, et ne nous oc-
cupant ({ue des idées, quel est l'objet de ces
myriades d'idées fantailifiucs que forge li-
tion, soit encore au raoven des combinaisons
(ju'elle fait subir à ces éléments; et cela tan-
tôt conformément à des modèles observés
dans la nature, tantôt sans modèle, et indé-
pendamment de tout modèle donné, (^est par
c(;tte création, pour ainsi dire simultanée, de
l'idée et de son objet que s'agrandit et s'é-
lève l'intelligence de l'homme. C'est en ell'el
là qu'elle trouve le moyen d'embrasser un
grand nombre d'objets dans une conception
unique, et de s'em )arer de tous les éléments
de la nature pour es soumettre à toutes les
combinaisons ([u'i lui plaît de leur faire
subir.
Ainsi, on ne peut pas rcgaroer comme une
objection solide, contre la réalité des idées
abstraites et générales, le défaut d'uu objet,
réel de ces idées.
En second lieu, en traitant de la mémoire,,
nous avons démontré que les idées une fois
entrées pleinement dans ses habitudes, nous
sont à peu près continuellement firésentes,
parce qu'elles sont constamment réveillées
en nous par les circonstances du moment, et
exercent, quoiqu'elles ne soient pas sensi-
bles, une grande influence sur tous nos juge-
ments el toutes nos déterminations ; qu'il
est impossible d'expliquer la conduite de
l'homme, sans reconnaître en lui la préscnco
83
ARS
OICTIONNAIRE DE PJIILOSOPIIIE.
ABS
84
simultanée tl'un nonibrc inmioiisp d'idées
loiitos di'ïUiictcs, mais non senties, et ne de-
venant sensibles que ]ors(iu'il s'en occu[)e di-
rectement au moyen de la parole. 11 n'est pas
nécessaire d'insister ici sur les preuves de
celte vérité, (jue nous avons données en dé-
tail. (Voy. Langage, §IX.)
Donc, ce serait h tort que l'on conclurait de
ce (ju'une idée n'est [)as sensible, lorsqu'elle
n'est pas accompagnée de la parole, et ne
peut ôlre rendue sensible que par la parole et
dans la i>arole, qu'elle n'a [>as d'existence
réelle dans l'intelligence.
Il est d'autant plus étonnant que CondiMac
n'ait pas senti le faible de cette objection,
(]u'il lui arrive, dans plusieurs endroits de ses
ouvrages, de reconnaître à l'habitude ce
pouvoir de dissimuler ce qu'elle établit; qu'il
reproche aux métaphysiciens qui l'ont pré-
cédé de, n'en avoir pas tenu compte, d'attri-
buer à la nature ce qui ne vient que de l'ha-
bitude, et d'avoir négligé beaucou[) de choses
dont le sentiment était dissimulé par l'habi-
tude, ce qui les avait empêchés de les re-
marquer. S'il avait lui-même fait attention h
ce caractère spécial des idées habituelles, de
n'être pas senties, précisément parce qu'elles
sont habituelles, il n'aurait pas cru pouvoir
conclure de là qu'elles n'ont pas de réalité
dans l'esprit.
Enfui, pour répondre à la troisième objec-
lion, il faut se reporter à l'exposition que
nous avons faite de la nature du lien qui s'é-
tablit entre la pensée et la parole {Koj/. Lan-
gage): nous avons vu, qu'une fois que la
pensée s'e^t incorporée dans la parole, le
sentiment de la pensée et celui de la parole
se fondent l'un dans l'autre, au point de ne
pouvoir plus, non-seulement se séparer, mais
môme se distinguer. La parole est pensée, le
sentiment de la parole est sentiment de la
pensée, et nous ne pouvons avoir d'autre
sentiment de la pensée que celui que nous
avons de la i)arole. Et remarquez bien que
c'es' vrai, non-seulement des idées abstraites
et générales, mais même des idées indivi-
duelles, lorsque leur objet a été nommé, ou
lr)rsi|ue nous l'individualisons par la dé-
signation d'un rapport réel et de fait avec
nous.
Ce double sentiment se fond en un seul
sentiment, dont l'un semble dissimuler l'au-
U-ti, emmêle sentiment d'existence et le sen-
timent de coexistence du corps se fondent en
un seul sentiment, parce que l'un dissimule
lautre.
C'est sur ce principe que s'appuie le ma-
térialisme. Nous ne sentons que le cor{)s,
(lisent les matérialistes, nous nous sentons
c'ans le corps, nous nous sentons corps,
donc nous ne sommes que corps. Les nomi-
î aux ne disent pas autre chose: nous sen-
^ Iwns la pensée générale dans la parole, nous
la sentons parole, nous ne sentons que la
pai'ole, donc la pensée générale n'est que
parole. Mais si, dans le premier cas, la rai-
son s'albancliit des consé(iuences absurdes
qui décuuleruiont de l'illusion (}ue tend à
produire le sentiment, pourquoi ne ferait-
elle |>as de môme dans le second?
Je dirai plus : c'est que, dans le premier
cas, l'illusion est plus complète ; car il est ri-
goureusement vrai que nous ne sentons que
le corps; que le sentiment ne nous dit, en
aucune manière, qu'il y ait en nous autre
chose que le corps ; au lieu que le sentiment
nous dit clairement que sous les mots, il ya
([uelque chose qui en est dill'érent ; que dans
les divers mouvements de la pensée, lorsque
nous parlons, que nous jugeons, que nous
écoutons, que nous réfléchissons, nous sen-
tons bien distinctement que nous sommes
guidés par des rapports d'idées, et non par
des rapports de mots.
Concluons : quoique les idées abstraites et
générales n'aient pas d'objet réel dans la na-
ture ; quoiqu'elles ne soient jamais senties
indépendamment de la parole ; quoique, lors-
qu'elles sont rendues sensibles parla parole»
le sentiment que nous en avons se fonde et
se dissimule dans celui de la parole, loir»
d'être de pures dénominations, elles sont au
contraire une modification réelle de l'âme
humaine ; modification vraiment constitutive
de l'intelligence. La majeure partie d'entre
elles, une fois entrées pleinement dans les
habitudes de la mémoire, nous sont rendues
simultanément présentes, quoique non sen-
ties, par tous les besoins auxquels elles peu-
vent avoir le moindre rapport ; en sorte
qu'elles sont toujours à notre disposition, el
qu'au moyen de la parole, qui en est l'ex-
pression et le corps, nous pouvons, à vo-
lonté, les rendre tout à fait sensibles.
Et remarquez que Condillac lui-môme re-
connaît, en plusieurs endroits de ses ouvra-;
ges, la réalité des idées abstraites et géné-
rales, indépendamment des dénominations
avec lesquelles, lorsqu'il en parle dogmati-
quement, il voudrait les confondre.
J'ouvre son Traité des sensations (chap. 4,
part. 1'"), et je lis : « Notre statue ne peut être
successivement de plusieurs manières, dont
les unes lui plaisent, et les autres lui déplai-
sent, sans remarquer qu'elle passe tour à
tour par un état de plaisir et par un état de
peine. Avec les unes, c'est contentement,
jouissance; avec les autres, c'est méconten-
tement, souffrance. Elle conserve dans sa mé-
moire les idées de contentement et mécon-
tentement communes à plusieurs manières
d'être
Or, en considérant que les idées de con-
tentement et de mécontentement sont com-
munes à plusieurs de ses modiûcations, elle
contracte l'habitude de les séparer de telle
modification particulière, dont elle ne l'a-
vait pas d'abord distinguée (tout cela se fait
sans dénominations) ; elle s'en fait donc des
notions abstraites, et ces notions deviennent
générales, parce qu'elles sont communes à
plusieurs manières d'être. »
Ainsi sa statue désirera le contentement eu
général, el repoussera le mécontentement en
général. A la vérité, il allinnc (ju'elle ne se
fera qu'un petit nombre d'idées absiraites
S5
GEN
PSYCHOLOGIE.
GEN
86
et générales; mais enfin elle s'en fera quel-
ques-unes, qui seront de véritables idées ;
elles lui seront présentes, elles seront l'ob-
jet de ses désirs, la matière de ses opéra-
tions, sans pourtant être accompagnées de
dénominations ; elles sont donc autre chose
que des dénominations. •
Dans le premier livre de l'Art d'écrire
(chap. 9), en critiquant ce vers de Des-
préaux •
Ce que Ion conçoit bien s'énonce clairement, etc.,
« Autre chose est, dit-il, de concevoir clai-
rement sa pensée, autre chose est de la ren-
dre avec lamftme clarté. Dans un cas, toutes
les idées se présentent à la fois à l'esprit;
dans l'autre, elles doivent se montrer suc-
cessivement. » Et, chapitre 7 de sa Gram-
maire, « Lorsqu'un homme exprime un désii*
par son action, et montre, d'un geste, l'objet
qu'il désire, il commence déjà à décomposer
sa pensée. Mais il la décompose moins pour
lui que pour ceux qui l'observent.
« Il ne la décompose pas pour lui, parce
3ue, tant que les mouvements qui expriment
ifîérentes idées ne se succèdent pas, toutes
ses^ idées sont simultanées comme ses mou-
vements, et sa pensée s'offre à lui tout en-
tière, et sans aucune décomposition. »
Voilà bien toute notre doctrine : si nous
concevons un objet complexe , les idées
dont il se compose se présentent toutes
à la fois, et cependant elles ne sont pas dis-
tinctement sensibles. Elles ne peuvent le de-
venir, et ne le deviennent, en effet, que par
la parole , nécessairement successive. Elles
sontdoncautre chose que des dénominations,
car les dénominations ne se présentent que
successivement.
Tant il est vrai que le bon sens seul, dans
l'exposition des phénomènes que l'on com-
prend bien, nous ramène forcement à la vé-
rité. Caudauxac.
ACTIVITÉ DE L'AME, chez l'enfant. Voy.
Langage, § II.
ADAM ET EVE, comment ils apprirent à.
parler. Yoy. Langage, § XVllI.
c
CHOROÏDE. Voy. Vue.
CONDILLAC, réfuté sur l'invention hu-
maine du langage. Voy. Langage, § XIX. —
Réfutation de ses idées sur les termes abstraits
et généraux. Voy. Austractjon , et Abs-
traites.
E
ENFANCE (Première). Voy. Langage, § I.
— Seconde enfance. Voy. Langage, § II.
ENFANTS, comment ils apprennent à par-
ler. Voy. Langage, § II.
ENSEIGNEMENT, sa nécessité pour le pre-
mier homme. Voy. note VIII à la fin du vo-
lume.
ESPÈCES, GENRES. Voy. Langage, § V.
ESPÈCES OU IMAGES INTERMEDIAIRES.
Voy. Perception extérieure.
F
MO-
Voy.
§11.
FACULTES INTELLECTUELLES ET
RALES durant la première enfance. Voy. FEMMES, leur condition chez les nègres.
Langage, S I. Voy. Sauvage (Appendice).
FACULTES INTELLECTUELLES ET MORA- FETICHE, ce (lue c'est. Voy. Sauvage (^Ip-
LFS durant la seconde enfance. Toy. Langage, pendice).
G
GASPAR HAUSER. Voy. Homme de la na-
ture.
GÉNÉRALES (IDEES). — « L'idée de la
figure d'un corps que vous tenez dans vos
mains est une idée abstraite, une idée qui en-
trait dans la composition de l'idée totale de
ce corps, et que vous en avez séparée pour
la considérer seule, pour vous en occuper
exclusivement.
« Cette idée n'est pas uniquement abstraite :
elle est en même temps individuelle; elle
vous montre la figure du corps qui est dans
vos mains , et non la figure de tout autre
corps.
« L'idée de l'odeur d'une rose que vous
approchez de votre odorat ; l'idée de la sa-
veur d'un fruit que vous mettez dans votre
bouche ; l'idée du son d'une harpe qui' ilaltc
vos oreilles, sont autant d'idées, à la fois
abstraites et individuelles.
« Si vous n'aviez que des idées abstraites
individuelles, quelles seraient vos connais-
sances?
/« Vous verriez des qualités isolées d^e
leurs objets ; et il n'en existe pas dans la na-
ture. Ces qualités seraient isolées les unes
des autres, et vous n'apercevriez entre elles
aucun rapport.
« H faut donc que plusieurs idées abstrai-
tes se réunissent en une idée composée ; et
il faut aussi que, perdant leur individualité,
elles deviennent communes ou générales,
afin de nous faire connaître les choses, cl
comme elles sont en elles-mêmes, et comrue
elles sont dans leurs rapports.
« Comme des traits epars ne fortoent pas
87
G EN
DICTIONNAIRE DE rilILOSOPIIIE.
CEN
88
Mil l.iMeau, dos Ulécs dispersées ne sauraiciU
Ijriner noire intelligence.
« l,'intelli},Tince de Iliomnie est surtout
dans les rapports, dans les liaisons; elle est
dans l'ordre, dans l'harmonie, dans l'encïiaî-
nenicnt des principes et des conséquences
sa vie, n'est d'abord que l'idée d'une certaine
douleur, d'une colique dont il soutrre, ou
dont il vient de soullrir. Cette idée ne reste-
ra pas longtemps individuelle : la douleur
sera bientôt dans la faim, dans la soif, dans
le froid, dans le chaud ; comme la couleur
Voilh les besoins de l'esprit: voilà ses richesses, dans tous lesobjets colorés, le son dans tous
« Sachons comment les idées perdent leur
caractère primitif (^ui individualise tout, pour
prendre un caractère qui rend tout général.
« L'idée abstraite blnnchctir, que je sup-
pose nous être v(mue par l'action des rayans
du soleil sur la rétine, ou, pour abréger le
langage, que je sup[>ose nous être venue du
soleil, peut nous venir aussi de la neige, du
liKi, d'un lis.
« L'idée abstraite saveur peut nous venir
du pain, du vin, d'une pèche.
« L'idée abstraite son peut nous venir
d'une cloclie, d'un instrument de musique,
de la voix d'un homme.
« L'idée abstraite odeur, d'une rose, d'un
œillet, de l'ambre.
les corps sonores, la saveur dans tous les ali-
ments, etc.
« Les idées abstraites ont donc commencé
par être individuelles; et elles ont cessé de
l'être, parce que la nature nous a montré les
mômes qualités dans plusieurs objets, quel-
quefois dans tous les objets : mais il y a ici trois
choses à remarquer.
« Si vous considérez une idée abstraite au
moment de sa première apparition , au mo-
ment où un premier objjct nous do,nne la
sensation de Ia(]uelle dérive cette idée, elle
représente une qualité existant dans un seul
oJjjet, et elle est individuelle.
« Si vouslaconsidérezdans un temps où elle
a déjà été produite et reproduite par un grand
(' L'idée abstraite dureté, de l'ivoire, du nombred'objets, elle représente unequalité qui
marl)re, du fer.
« L'idée abstraite attention, du travail de
l'esprit, lorsqu'il se porte tout entier sur un
objet, sur une question de morale, sur un
problème de mathématiques.
« L'idée abstraite faculté de l'âme, de l'at-
tention, du désir, de la liberté.
« L'idée abstraite rapport, de la similitude,
de la grandeur, de la supériorité.
(( En un mot, une idée alistraite, quelle
existe dans plusieurs objels,et elle est commune
ou générale.
« Cette idée, d'abord individuelle , ensuite
générale, redeviendra individuelle, toutes les
fois qu'un des objets qui peuvent nous la don-
ner, sera présent aux sens ou à la pensée.
« L'idée abstraite blancheur, primitivement
individuelle parce qu'elle nous sera venue
du lait, ensuite générale, parce qu'elle nous
sera venue et du lait, et de la neige, et de
plusieurs autres corps, redeviendra indivi-
qu'elle soit, nous vient ou peut nous venir
de tous les objets dans lesquels se trouve une duelle en présence dii lait, parce qu'en pré-
méme qualité, un môme point de vue, une sence du lait, ce sera la blancheur du lait
même chose. qui sera dans notre esprit, et non pas la
« Or, les mômes quahtés, les mômes points blancheur de tout autre corps blanc,
de vue, sont répétés à l'infini dans les ditlé- « Ainsi, les idées abstraites ont d'abord
rents objets de la nature ; le vert est répété été individuelles : bientôt elles so sont trou-
dans toutes les feuilles d'arbre, dans tous vées générales pour redevenir individuelles
les, brins d'herbe ; la saveur, dans tous les toutes les fois que nous voyons ou que nous
aliments; la /"orme de chaque animal, dans imaginons quelqu'un des objets individuels
tous les individus de son espèce; Y étendue, qui nous les ont données.
dans tous les corps ; le sentiment, dans toutes
les âmes : la succession , Vexistence, sont
en môme temps, et dans tous les corps, et
dons toutes les Ames.
« Les idées abstraites, objet habituel de
notre pensée, ne représentent donc pas uni-
quement et exclusivement des qualités indi-
viduelles déterminées.
« L'idée abstraite doxdeur ne représente
« Cette observation s'applique aux idées
intellectuelles et aux idées morales, comme
aux idées scrJs//^/es.
« L'idée intellectuelle opération de Vâme
a été d'abord l'idée d'un acte déterminé d'at-
tention, d'une attention donnée parles yeux,
je le suppose. Jusque-là, elle a été indivi-
duelle. Cette môme idée n'a pas tardé à nous
venir d'un acte d'attention donné par l'ouïe,
pa5exelusi.vc-;nent ce qu'on éprouve quand on parle goût, ou même d'un acte d'attention
est tourmenté de la goutte; elle représente indépendant des organes ; et alors elle a été
ce qu'on éprouve, ou du moins quelque générale. Mais cette idée générale s'indivi-
chose de ce qu'on éprouve par un mal de dualisera, toutes les fois que nous penserons
dents, par un mal de tète ; elle représente à un tel acte d'attention, à une telle com-
co qu'on éprouve soi-même, et ce qu'éprou- paraison, là un tel acte de la vo-lonté.
vent les autres. « L'idée intellectuelle rapport a d'abord été
« Mais vous voyez bien que je parle des l'idée d'un rapport déterminé ; de l'égalité,
idées abstraites, telles qu'elles sont aujour- par exemple, entre les deux mains ; ensuite,
d'huidans notre esprit. Il a été un temps où de l'égalité qu'il y a, et entre deux pièces de
nous n'avions pas observé qu'une même qua- monnaie, et entre deux toises, etc. : enfin,
lité se trouve dans plusieurs objets : alors, cette idée d'égalité, après être devenue d'in-
chacune de nos idées abstraites représentait dividuelle générale, redeviendra de générale
une qualité individuelle. L'idée que se fait individuelle,enprésencede deux objets égaux,
de la douleur un enfant, au premier jour de ou oar le souvenir de deux objets égaux.
80
G EN
« Litlée iwora\e justice vous esl venue pn-
niitivouRMit du senlimciU produit en nous pat-
une certaine action délorniinéc d'un aident
libre; ensuite du sentiment produit par un
i;rand nombre d'actions de mùme nature.
Cette idée, d'abord individuelle, puis géné-
rale, sera de nouveau individuelle, si nous
nous trouvons les témoins dime action juste,
ou si nous pensons à une action individuelle
qui soil juste.
« Aux idées individuelles, et aux idées gé-
nérales qui sont dans l'intelligence, corres-
pondent dansle langage les non)S individuels,
ou noms propres ; et les noms généraux, ou
noms communs
PSYCHOLOGIE. CEN çq
nérales, qui, on divers temps, ont été appe-
lées sim[)lement idées, ou formes, ou essen-
ces, oii natures universelles, ou tinivcrsaux ;
elle les a divisés chez les Grecs, elle les a di-
visés dans le moyen Age, et elle les divise
encore.
« Il n'est pas facile d'exposer clairement
la philosophie des Grecs sur les idées yéné-
al
?a/p5. Voici, autant du moins que j'ai pu les
saisir, les opinions de trois de leurs philoso-
phes les plus célèbres (C).
« Platon observe que toujours l'homme,
dans ses ouvrages, imite, ou cherche h imiter,
un modèle. Il n'inq)orte que ce modèleexisto
réellement, ou qu'il soit un produit de l'i-
« Le nom propre ne se donne, nes'appli- magin.ition. Le Jupiter Olympien a son mo-
que qu'à un seul individu déterminé. Le dèle dans l'imagination de Phidias. Apelles,
nom de Louis XII ne s'applique qu'à un seul
roi de France, à celui qui lut surnonuné le
Père du peuple
« Le nom général s'appli(iuc h tous les in-
dividus dans lesquels nous retrouvons une
même ipialité, ou que nous considérons sous
un même point de vue. Le nom de roi de
en peignant Alexandre, a son modèle dans la
personne d'Alexandre. L'historien raconte,
d'après des modèles qui existent, ou qui ont
existé. Homère décrit la ceinture de Vénus,
d'après un modèlede sa création.
« La nature, dit Platon, ne procède pas
autrement. Les pierres et toutcisleurs espèces;
France s'applique à tous les chefs de la na- les plantes et toutes leurs espèces; les ani-
tion française indistinctement, quand on les
considère* sous cet unique point de vue, qu'ils
ont été chefs de la nation française.
« Et l'on voit que les idées générales doi-
vent èUa i)lus ou moins générales, connue
les noms généraux doivent être plus oumoins
généraux. L'idée iVIiomme est plus générale
(jue celle de roi; l'idée de roi est plus géné-
rale (lue celle de roi de France ; et il en est
maux et toutes leurs espèces ; Ihonnne, son
cor|)S, son Ame; le soleil, les astres, tous
les êtres, en un mot, portent renq)reinte d'au-
tant de modèles (juc nous voyons de variétés
dans l'univers.
« Or Platon donne à ces modèles le nom
d'idées. Les idées existent avant les choses
créées; elles sont éternelles, incorruptibles,
im|)érissables. Renfermées dans le sein môme
de même des noms de ces idées comparés de la Divimté, elles ne participent à aucune
entre eux. des im|)errecli()ns des êtres créés. L'huma-
a Or, on adonné aux idées générales ei nité,(\m esl le modèle d'après lequel sont
IX noms généraux le nom de classes. formés tous les honuïies, subsiste éternelle-
aux noms gt
« L'idée, le nom, la classe histoire, ont
plus de généralité qnc l'idée, le nom, laclasse
histoire de la philosophie. Histoire de la phi-
losophie a plus de généralité que l'idée, le
nom, laclasse histoire de la philosophie an-
cienne.
« De même, la classe corps est plus géné-
rale que la classe végétal; celle de végétal
ment. Les honnnes souffrent et meurent:
l'humanité demeure inaltérable ; Vidée est
toujours la même. — Aristote rejette ces
idées éternelles; il place Vhutnanité dans les
hommes, Vanimalité dans les animaux. Sui-
vant ce jthilosophe, les êtres sont composés
(le 7natièrc et de forme. La matière est la
même dans tous : la forme seule varie; noi\
plus générale (pie celle d'<ir^re; cclled'arbre qu'il existe dans la nature autant de formes,
plus générale que celle de chêne. que d'individus, mais seulement autant que
« Enfui, pour terminer cette nomenclature, d'espèces,
chaque classe prend le nom û'espèce, quand « Les minéraux, les arbres, les animaux,
on la compare à une classe plus générale dans
compare a une ciasse j
laquelle elle est comprise, et le nom de genre,
quand on la conqiare à une classe moins gé-
nérale qu'elle conqtrend. La classe arbre
sont faits, tous et chacun, d'une même ma-
tière; mais ils n'ont, ni tous une même for-
me, ni chacun une fornie particulière, lis.
n'ont pas tous une même forme ; car les êtres.
est espèce, par rapport à la classe végétal; nue nous appelons arbres ont une forme
elleest genre, par rap|)ort à la classe chêne, différente de ceux que nous appelons ani-
« L'idée générale est donc une idée qui maux. Ils n'ont pas chacun individuellement;
nous fait connaître une qualité, un point de une forme particulière ; car tous les individus.
rue qu'on retrouve dans plusieurs objets.
Elle nous fait connaître une qualité com-
mune, un point de vue commun à plusieurs
objets. Elle est une idée de ressemblance :
voilà pourquoi les noms généraux, signes
d'idées générales, ont été appelés, termes de
ressemblance [lermini similitudinis).
« Aucune question n'a divisé davantage les
philosophes, que la question des idées gé-
appelés hommes, ont une même f()rn)e,r/m-
manité: tous les individus appelés lions, ont
la même forme, lion: tous les individus a[)-
pelés éléphants, ont la môme forme, élé-
phant, etc.
« Ainsi, les formes sont inhérentes aux
choses : elle sont partie intégrante descho.ses;.
et elles constituent les différentes espèces
([ue nous voyons dans lo monde. Ari^tole:
(j6) Voi/. 1.1 .S9' cl la ^'i^ Icllre -ic Scncquc i» Lucilius.
91 G EN DICTIONNAIRE
donne h ces formes le nom â'eidos, c'est-h-
dire, iVimages.
« Zenon ne fut guère plus content des eidos
d'Anstute, que des idées de Platon. L'huma-
nité, disait-il, est un point de vue sous lequel
nous considérons tous les individus appelés
hommes; Vauimalité, un point de vue sous le-
quel nous considérons tous les individus
appelés animaux.
« Un point de vue de notre esprit n'existe pas
de toute éternité ; il n'existe pas non plus
dans les ôtres qui sont hors de nous.
« Les formes d'Arislote prévalurent. Tous
les êtres eurent leurs formes, leurs formes
substantielles, leurs natures universelles, leurs
universaux enlin.
« La science en était là ; et les universaux
dans les choses, ou, comme on s'exprimait
en mauvais latin, les universaux a parte rei,
étaient en possession de toutes les chaires de
pliiloso[)hie: ils régnaient paisiblement, lors-
que, sur la fin du xi' siècle, un chanoine de
Compiègne, nommé Roscelin, ayant connu
l'opinion de Zenon, l'embrassa avec ardeur;
et, au grand scandale de tous les savants, il
enseigna que les universaux n'étaient pas a
parte rei, qu'ils n'étaient que a parte mentis,
c'est-à-dire, qu'ils n'avaient d'existence que
dans notre esprit. Il alla plus loin ; il osa
avancer que les universaux n'étaient que des
mots, des noms, des dénominations.
t Cette opinion, que l'ignorance des doc-
teurs du temps jugeatout à fait nouvelle, pro-
duisit une sensation extraordinaire jusque
chez les gens du monde, jusqu'à la cour des
princes; partout elle eut des partisans fana-
tiques, et des ennemis plus fanatiques en-
core : les uns furent les nominaux, les autres
les réalistes; leurs querelles, qu dquefois en-
sanglantées, ont duré plus de trois siècles.
« Les réalistes avaient trouvé le moyen de
dire, de six manières différentes, que lesuni-
versaux sont dans les choses, et cela fit six
écoles sous autant de chefs. Il serait assez
difficile de marquer les nuances qui les sé-
paraient, et je vous fais grâce de toutes ces
subtilités inintelligibles.
« Quant aux nominaux, il y avait entre
eux une différence qui se comprend fortbien,
et qu'il est nécessaire de noter. Les uns pré-
tendaient que les idées générales ne sont
absolument que des noms, de purs noms :
c'étaient les vrais nominaux. Les autres vou-
laient que les noms des idées générales fus-
sent accompagnés d'une perception, ou d'une
conception de l'esprit. On les appelait concep-
tualistes.
» A la renaissance de la philosophie, les
réalistes et les nomiriawa; étaient tombés dans
l'oubli; maisla question qui les avait tant divi-
sés fut agitée de nouveau, et elle l'est encore.
« Bacon, Descartes, Malebranche, se sont
peu occupés du rapport des mots aux idées.
Hobbes s'en est occupé beaucoup, et il s'est
montré extrêmement nominal, plus nominal
que les nominaux, suivant l'expression de
Leibnitz. Il ne suffit pas à Hobbes de ne
voir que des noms dans les idées générales; il
allirmc que toute vérité est nominale, qu'elle
DE PlIILOSOniIE.
CEN
92
n'est que dans les noms : paradoxe bien
extraonlinaire de la part d'un homme qui, dans
ses Dialogues contre les mathématiciens, pré-
tend, pour rabaisser l'algèbre, que l'esprit
doit nécessairement opérer sur les idées.
« Après Hobbes, Locke, Berkelei, Leib-
nitz, et plusieurs autres philosophes, Cofi-
dillac a traité, à plusieurs reprises, des idées
générales, et il a répandu beaucoup de lumière
sur cette question. 11 a vu, il nous a fait voir,
bien mieux qu'on ne l'avait fait avant lui,
combien le raisonnement dépend du langage;
et il est arrivé à ce résultat, l'un des plus
heureux et des plus féconds de la philoso-
phie , que les langues sont autant de métho-
des analytiques : méthodes pauvres et gros-
sières chez les peuplesbarbares ; riches, mais
souvent d'une fausse richesse, chez les peu-
ples polis; moyens de clarté, d'élégance et
de raison, quand on sait en faire un bon em.-
ploi : instruments de désordre et d'erreur,
quand elles sont maniéb-:« par la maladresse,
par l'ignorance, et par la mauvaise foi: obs-
tacles pour les esprits gâtés par les leçons
d'une fausse philosophie, ou par les leçons
d'un faux goût; secours admirables pour les
Pascal et pour les Racine.
« Telles sont les principales opinions des
philosophes anciens ou modernes, au sujet
des idées générales.
« Nous accorderons, sans doute, à Platon,
que Dieu, avant de créer, connaît toutes les
parties de son ouvrage, et qu'il les crée con-
formément à la connaissance qu'il en a de
toute éternité : rien ne nous empêchera de
dire avec lui, que cette connaissance est le
type^ Varchétype, le modèle, Vidée de tout ce
qui existe et de tout ce qui peut exister; mais
quel rapport des idées éternelles, immuables,
impérissables, ont-elles aux idées qui sont
dans notre esprit? Il s'agissait de rendre rai-
son de l'intelligence de l'homme ; et Platon
nous parle de l'intelligence divine.
« Nous n'accorderons pas à Aristote qu'il
existe des formes, comme il l'entend ; qu'il
y en ait autant, ni plus ni moins, qu'on peut
distinguer d'espèces ; car alors, chaque forme
serait une forme commune à toi^ les indivi-
dus d'une même espèce; une forme qui se
communiquerait à tous les individus d'une
môme espèce.
« Une forme commune n'est rien de réel.-
tout ce qui existe, est singulier et détermi-
né : une forme qui se communiquerait à tous
les individus d'une même espèce, serait hors
des individus ; elle ne serait pas dans les cho-
ses ; et, si vous dites que cette forme existe
dans chaque individu, alors il y a plus de
formes que d'espèces: enfin, quand on aurait
prouvé que toutes ces formes, soit spécifiques,
soit individuelles, existent hors de nous, en
serions-nous plus instruits sur la nature de
nos idées?
« 11 y a dans les ôtres, des qualités qui
nous affectent semblablement, et des qualités
qui nous affectent différemment : sous le pre-
mier point de vue, nous disons que les êtres
sont semblables, ou de la même espèce; sous
93 G EN PSYCHOLOGIE
le second, nous disons qu'ils sont différents,
ou d'une espèce différente.
« Les similitudes, les classes, les genres,
'es espèces, les formes communes ou univer-
selles, les natures communes ou universelles,
les universaux, ne sont que des points de vue
do notre esprit ; et Zenon avait vu les choses
mieux que Platon et quAristote.
« Les partisans des idées en Dieu étaient
donc hors de la question ; et les réalistes ne
pouvaient que s'égarer dans leurs subtilités.
« Est-ce à dire que nous consentirons à ne
voli^ dans les idées générales que des mots,
lie purs mots, des mots sans idées? Non, cer-
CKN
9i
pensant nue l'esprit raisonne immédiatement
sur des idées, parce qu'il raisonne sur des
mots signes d'idées. Nous avons fait voir
que les mots, toujours signes d'idées, ou de-
vant toujours être signes d'idées, n'en sont
pas toujours des signes immédiats ; qu'au
contraire, ils en sont le plus souvent des si-
gnes éloignés.
« Condillac accorde prodigieusement aux
mots, aux noms, aux dénominations, et eu
général aux signes de la pensée.
« Qu'est-ce, au fond, que la réalité qu'une
idée générale et abstraite a dans notre es-
tai nement ; et je ^ doute qu'aucun philosophe P''i^ !, w!," ?//("'"'^"""l"„f " ' !J/JJ!JJL^]^''[
l'ait pensé, que Ilobbcs môme ait pu le peu- '■•■"'■•''-' - -
ser : il semble le dire, il est vrai; mais, ou il
lie le dit pas en effet, ou il se contredit, com-
me Descartes le lui prouve foil bien.
« Le raisonnement, dit Ilobbes, 7i est peut-
être rien autre chose qu'un assemblage et un
rnchainement de noms, ou appellations, par
le mot est. D'où il s'ensuivrait que, par le rai-
sonnement, nous ne concluons rien du tout,
touchant la nature des choses, mais seulement
touchant leurs appellations ; c'est-à-dire que,
par le raisonnement, nous voyons simple-
ment si nous assemblons bien ou mal les noms
des choses, selon les conventions que nous
que autre chose, elle cesse nécessairement
d'être abstraite et générale. [Log., p. 132.)
« Les idées abstraites et générales ne sont
donc que des dénominations. (7rf<?m, p. 133.)
« Si vous croyez que les idées abstraites et
générales sont autre chose que des non)s,
dites, si vous pouvez, quelle est cette autre
chose? [Langue des calculs, [). 50.) (7)
« Ces propositions approchent tellement
de la vérité, qu'on peut les admettre, et
qu'il est unulile de se mettre en frais pour
prouver qu'elles sont un peu exagérées. Con-
dillac, d'ailleurs, le dit assez lui-môme, lors-
que, dans le Traité des sensations, il donne
avons faites, à notre fantaisie, touchant leurs des idées -générales h la statue qu'il anime,
significations.
« Descartes lui répond : L'assemblage qui se
fait dans le raisonnement n'est pas celui des
noms:7nais bien celui des choses signifiées
par les noms: et je m'étonne que le contraire
puisse venir dans l'esprit de personne Ce
quoique cette statue soit privée de tout lan-
gage.
« Comme la statue n'a l'usage d'aucun si-
gne, elle ne peut pas classer ses idées avec or-
dre, ni par conséquent en avoir d'aussi géné-
rales <jue nous; mais elle ne peut pas non
philosophe ne se condamne-t-il pas lui-même, plus n avoir point absolument d'idées généra
lorsqu'il parle des conventions que nous avons
faites, à notre fantaisie, touchant la significa-
tion des mots ? car, s'il admet que quelque
chose est signifiée par ces mots, pourquoi ne
veut-il pas que nos discours et nos 7'aiso7xnc-
ments soient plutôt de la chose qui est signi
les. Si un enfant, qui ne parle pas encore,
n'en avait pas d'assez générales pour être
comjnuncs, au moins ù deux ou trois indivi-
dus,on ne pourrait jamais lui fipprendrcàpurler
une langue; car on ne peut commencer à par-
ler une langue que parce qu'on a des idéa
fiée, que des paroles seules ? [Méditation de générales : toute proposition en renferme né-
Descarles, t. I, p. 151-52.) ccssaircment.
« Descartes a évidemment raison contre « Ce ))assagc est écrit poslérieuremoi>t h
Ilobbes; mais ni l'un ni l'autre de ces philo- la Logique et à la Langue des calculs. On ne
sophes ne connaissait le juste rapport des le trouve que dans la dernière édition du
mots aux idées. Hobbes sentait que, dans ses
raisonnements, son es[)ril se portait rarement
jusqu'aux idées; et rien n'est plus vrai. Il en
concluait que nous ne raisonnons pas sur les
idées; et rien n'est plus faux. Il fallait se
borner à dire qu'il est rare que nous raison-
nions immédiatement sur les idées. Descar-
Traité des sensations (p. 312),
« Que sont enfin les idées abstraites ai gé-
nérales? Que devrons-nous répondre, quand
on nous demandera si elles sont de vraies
idées; si elles ne sont que des raots.des noms ;
ou si elles seraient tout autre chose?
« Les idées abstraites, quoi(|u'elles se gé-
tes, profitant de l'aveu de Ilobbcs,^ que les néralisent avec la plus grande facilité, quoi-
mots signifient d'apiès des conventions, en
conclut que le raisonneijient, d'après Hob-
bes lui-môrae, doit porter sur les choses si-
gnifiées, ou sur leurs idées, et ceci est incon-
testable; mais il semble croire que le raison-
nement porte toujours immédiatement sur les
idées, ce qui est une erreur.
« Ilobbes se trompe, en pensant que l'es
qu'elles se généralisent naturellement, et
comme à notre insu, ne doivent cependant
pas toujours être confondues avec les idées
générales. Tou[v. idée générale est abstraite,
mais toute idée abstraite n'est pas générale :
idée abstraite générale et idée générale,
c'est la môme chose ; idée abstraite et idée
générale, ce n'est pas la môme chose. Afin
prit ne raisonne pas sur les idées, parce qu'il qu'on ne perdit pas de vue cette distinction,
raisonne sur des mois qui ne sont pas signes quelquefois nécessaire, j'ai donné à la der
immédiats d'idées. Descartes se trompe, en nière leçon un autre titre qu'à la leçon d'au
(7) Voit les oLscrv.uious de CarJaiUav; sur ecb passager de Condillac au mol Au iRicriois, sub fm.
95
GKN
DICTIONNAIRE DE PJllLOSOniIE.
CEN
36
jourd'hui, quoique l'une el l'autre traitent au
fond le niôino sujet.
« Au lieu d'une simple question qu'on fait
sur les idées abstraites el générales, nous
devrons donc nous en faire deux.
« 1" Les idées «6s/rnjfes sont-elles des idées,
de vraies idées? représentent-elles quelque
qualité existant dans les (^li-es?
« Il faut bien que les idées abstraites repré-
sentent des qualités réelles, puisque c'est aux
idées qui représentent ces qualités qu'on a
donné le noni (Vidées abslrailes. Il n'y a là
aucune dilliculté.
« 2" Les \i\6cs abstraites générales, ou, ce
<pii revient au môme, les idées générales,
sont-elles de vraies idées? représentent-elles
quelque qualité existant, soit en nous, soit
hors de nous?
« Pour faire la réponse h cette question,
nous remarquerons d'abord que tout ce qui
existe, ou qui peut exister, est individuel et
déterminé ; substances, qualités, points de
vue, rapports, jugements, idées, signes. Nous
remarquerons, en second lieu, qu'il s'en faut
bien que tous les hommes soient doués de la
môme imagination. Les uns ne peuvent s'em-
pôcher de réaliser leur pensée : ils la mani-
festent au dehors par un accent très-pro-
noncé, par des gestes, et par toute sorte de
mouvements. D'autres semblent n'être émus
de rien ; on dirait qu'ils sont impassibles.
« Au moyen de ces deux observations, on
pourra satisfaire, et ceux qui dans les idées
générales trouvent de vraies idées, et ceux
qui n'y trouvent que des mots.
« Les idées générales sont-elles des idées ?
la question ainsi posée, et prise à la lettre,
mérite à peine une réponse, tant elle est
identique. Peut-on demander, en effet, si une
couleur rouge est une couleur, si un son
grave ou aigu est un son?
« Ce qu'on appelle idée générale, est-ce
réellement uneidée, ou ne serait-ce qu'un mot?
« C'est une idée ; ce n'est qu'un mot : ce
n'est qu'un mot pour celui qui, entendant
le nom d'une idée générale, ne se porte pas
jusqu'aux choses. C'est une idée pour celui
qui se les rend présentes.
« En entendant le mot gloire, l'esprit de la
plupart des hommes ne va pas certainement
au delà du mot. Que ce môme son frappe les
oreilles du vainqueur de Denain, son imagi-
nation lui montrera aussitôt les palmes d'une
double victoire; il sentira son front chargé
de deux couronnes; et peut-être celle qu'il
reçut des mains d'un régent de collège, aux
applaudissements de ses jeunes camarades,
ne lui paraîtra ni la moins belle, ni la moins
rioricuso.
o
« Il n'y a donc pas, à la rigueur, d'idées
générales, puisque ce qu'on appelle une idée
générale, est, ou une idée inclividuelle, ou
un mot général, je veux dire, un mot appelé
général. Car chaque mol est individuel, com-
me cha(|ue idée est individuelle, comme tout
est individuel.
'< Mais, parce qu'on a donné le nom de gé-
nérales aux idées, quand on les a considé-
rées comme nous venant, ou pouvant nous
venir, de plusieurs objets semblables, on a
dit (jue les noms étaient généraux, quand on
les a considérés comme s'appliquant, ou
}>ouvant s'a|»pli(iuer aux objets d'une môme
espèce. 1
« Aucun homme n'a reçu de la nature une
imagination assez puissante pour individua-
liser toutes les idées générales, à mesure que
la succession des mots les faitpasser devant son
esprit. Il est rare (jue, dans la rapidité de la
parole, nos raisonnements faits avec des mots,
j)énèlrent au delà de ces mots, et qu'ils attei-
gnent immédiatement aux choses.
a Ni vous. Messieurs, ni moi, ne nous som«
mes fait des idées distinctes, correspondantes
aux derniers mots que je viens de pronon-
cer : rare, rapidité, raisonnement, dans, au
delà, etc. ; nous n'avons eu ni le temps, ni
la volonté de nous en former des images; et
il en est ainsi de la presque totalité des mots
qui entrent dans nos discoui's.
« D'oiî il ne faudrait pas conclure avec
Hobbes, que nos jugements et nos raisonne-^
ments consistent a saisir des rapports entre
des mots, et que la vérité est une chose pure-
ment verlsale; car alors l'homme le plus sa-,
vant ne serait guère au-dessus d'un perro-
quet bien dressé.
« On voit ici la différence qui se trouve ea-
Ire un ignorant et un homme instruit, qui
prononcent .les mômes mots.
« L'ignorant, manquant d'idées, n'applique
ses mots à rien, et il ne saurait les appliquer.
L'homme instruit, quand il ne les applic[uo
pas, a le pouvoir de les appliquer. Ordinaire-
ment il se contente du mot; mais il ira aux
idées, du moment qu'il en sentira le besoin.
C'est ainsi que l'algébriste calcule, ou raison-
ne, mécaniquement; il opère sur les signes,
jusqu'au moment où, arrivé à son équation
finale, il demande à ces signes les idées dont
ils sont les dépositaires ; alors il se trouve
riche d'une vérité nouvelle.
« Les idées générales, les noms généraux^
se distribuent en différentes classes, subor-
données les unes aux auties.
« Pour bien comprendre cette distribution,
observez que tous les êtres jieuvent se clas-
ser d'une infinité de manières. Les hommes,
par exemple, considérés sous le rapport de
l'Age, delà santé, delà richesse, de la scien-
ce, de la profession qu'ils exercent, du lieu
qu'ils habitent, etc., donnent lieu h autant de
classes, dont chacune donne lieu, elle-même,
à une série de classes.
« Sous le dernier rapport que nous venons
d'énoncer, on a d'abord , en commençant
nar la classe la plus générale , la classe
nomme, qui se divise en homme-européen,
homme-asiatique, hommc-afrieain , homme'
américain; et parce que, soit en parlant, soit
en écrivant, les mots 'européen, asiatique,
viennent à la suite du mot homme, on dit
qu'ils lui sont subordonnés : mais, |»our
abréger, on supprime ordinairement le nom
de la classe plus générale, et l'on dit Euro-
péen au lieu d'homme-européen, Asiatique, au
lieu d'homme-asiatique, etc.
« Ces quatre classes subordonnées et par-
S7
CKN
PSYCHOLOGIE.
CEN
98
litulières par rapport 5 la classe générale
homme, vont devenir elles-mônjos générales.
La classe Européen, se sulxiivisera en Euro-
)éen-Frnuçai$, Europécn-Anglois , ou, plus
brièvement, en Français, Anglais, Ita-
lien, etc. : la classe Français, se subdivisera
en Normand, Breton, etc. : la classe Breton,
« Parisien ^ Français, Européen, homme,
animal, corps, substance, être.
« Souvenez-vous du point de vue qur a
donné lieu à toutes ces classes : souvenez-
vous qu'elles sont toutes relatives aux dilVé-
rents pays qu'habitent les hommes, à la place
qu'ils occupent sur la surface du globe ; oX
en autant de classes subordonnées que la Bre- demandez-vous lacpielle de ces classes est la
tagne comprend de départements; les habi- plus propre h vous faire connaître le lieu où
tants d'un département, en autant de classes se trouve un individu déterniiné, Paul, par
que le département contient d'arrondisse- exemple, que je suppose établi h Paris,
ments, de cantons, de villes, de villages; que « Il est évident, que les classes être, subs-
chaque >ille contient de quartiers; que cha- tance, corps, ne vous apprennent rien de ro-
que quartier contient de rues; que chaque latif à la position de Paul sur notre planète:
rue contient de maisons, dans lesquelles en- il ne l'est pas moins que, si vous cherchez
fin se trouveront les individus, d'après les- Paul dans la classe générale homme , vous
quels et pour lesquels ont été faites toutes userez inutilement la vie h jiarcourir la terre
et les mei-s, les îles et les continents ; que, si
les classes.
« Voilà donc, à ne considérer les hommes
que sous un seul point de vue, une multi-
tude de classes intermédiaires entre les in-
dividus et la classe la plus générale.
« Ces classes sont subordonnées les unes
aux autres, et toutes à la classe la plus gé-
nérale homme, qui seule n'est pas subordon-
née ; mais vous allez voir qu'elle peut l'être
à son tour.
« Sortez de l'humanité : cherchez des ter-
mes de comparaison parmi les habitants de
la terre, de l'air et des eaux ; vous ne tarde
vous le cherchez dans la classe moins géné-
rale Européen, ou même dans la classe encore
moins générale Français, vous ne serez guère
plus heureux ; et qu'enfin, il vous deviendra
possible, quoi(iue assez diflicile, de le ren-
contrer dans la classe moins générale Pari-
sien.
« De môme, vous savez d'un honmie qu'il
est savant : jusque-là vous en êtes bien éloi-
gné. On vous dit qu'il est pocïc ; vous en ap-
prochez un peu. On ajoute qu'il est poète
tragique, vous en êtes plus i)rès ; (jue c'est
un poète tragique du siècle de Louis XIV, le
rez pas à vous apercevoir qu'entre un homme,
un lion, un aigle et un ilauphin, tout n'est champ de vos' recherches s'est prodigieuse-
pas différent . Le dauphin se meut d'un mou- n)ent resserré ; enfin, que c'est un grand
vement spontané, comme le lion, comme poète tragique, vous n'avez plus qu'à choisir
l'aigle, comme l'homme; comme eux, il entre Corneille et Racine,
cherche son aliment; il naît, croît, se forli- « Encore un exenq)le. L'idée générale, ou
fie, vieillit et meurt. De chacun des termes la classe générale sentiment, vous fait cou-
de la comparaison que nous venons d'établir, naître d'une manière bien imparfaite l'in-
il nous vient donc une idée qui représente telligence de l'homme, ou plutôt, elle ne
quelque chose de conunun à tous les termes, vous en donne aucune, connaissance,
une idée géiiérale, par conséquent. On a « Divisez celte classe générale en quatre
donné à celte idée le nom fl»u'ma/j/^. classes subordonnées, sentiment-sensation,
« Les idées générales, les classes générales sentiment des opérations de l'esprit, senti-
homme , lion, aigle, dauphin, sont donc ment des rapports , sentiment moral : vous
subordonnées à l'idée ou classe plus générale avez fait un grand pas, mais vous ne touchez
animal. L'homme est une espèce d'animal : point encore à l'intelligence.
l'homme est une espèce, dont animal est le
genre.
<t L'idée générale animal, deviendra à son
tour une idée spécifique, si nous la subor-
donnons à une idée plus générale qu'elle ne
« Divisez chacun de ces quatre sentiments
en sentiments confus et sentitnents distincts :
vous êtes aux idées, au commencement de
l'intelligence.
« Distribuez la classe des sentiments dis-
l'esl elle-même. Or, rien n'est plus facile. Je tincts, ou des idées, en idées sensibles, idées
n'entrerai pas dans un détail fatigant pour intellectuelles, idées morales : l'intelligence
faire voir que l'animal, c'est-à-dire le corps se montre presque à découvert,
organisé, vivant et animé, est une espèce de « Continuez vos classes : que ces trois es-
corps; le corps, une espèce de substance ; la pèces d'idées soient absolues ou relatives, et
substance, une espèce d'être; ou, ce qui re- qu'enfin elles soient acquises ou par Vatlen-
vient au même, que la classe animal est su- tion, ou par la comparaison, ou par le rai-
bordonnée à la classe corps ; la classe corps, sonncment, vous aurez de l'intelligence de
à celle de substance ; celle de substance, en-
tin, à celle ù'étre.
^ << Ici, nous sommes forcés de nous arrêter.
Nous sommes arrivés à la classe la plus gé-
nérale, au genre le plus élevé ; ou, comme
on s'exprime en termes de l'école, au genre férents objets de l'a nature, il ne suflit pas
suprême. d'en avoir des idées très-générales. Les idées
« Maintenant, rapprochons ces différentes générales représentent exclusivement ce
Casses ; et, pour n être pas trop minutieux, que plusieurs êtres ont de commun : elles ne
neghgeons-en la plus grande partie, caractérisent rien. L'idée générale hornme,
l'homme une connaissance, sinon i)arfaite,
du moins égale ou supérieure à la plupart
des connaissances dont se vante la philoso-
phie.
« On voit donc que, pour connaître les dif-
%
G EN
Dir.Tro.NXAlHE DR PIIILOSOPinE.
GKN
100
ne vous fora pas connaître le peuple romain ;
elle ne vous fera pas connaître César ou
Pompée. De l'idée générale science, vous ne
ferez pas sortir la chimie ou la métaphysique,
l/idée içénérale siibslance ne vous instruira,
ni des pro|)riétés des corps, ni des propriétés
(les esprits: enfin, l'idée la plus générale de
toutes, ['être, Vcxistence, sera la plus stérile
des idées.
« 11 est vrai que ces mots, être, substance,
servent à désigner la réalité des choses. La
substance d'un corps, c'est quel(|Ucfois la to-
talité de ses propriétés et de ses attributs ;
l'être, c'est l'Etre des êtres, c'est l'existence
divine.
« Connaître ainsi les substances peut 6tre
un désir de l'homme, mais un désir qui ne
sera jamais entièrement satisfait : connaîlie
ainsi l'existence, ce serait être Dieu.
« Aussi, dans ces manières de s'exprimer,
les idées ont-elles perdu leur généralité pour
s'individualiser dans leur objet.
« Chez les anciens, Homère était le poète,
Aristide était le juste, Socrale le sage.
« Il y a des philosophes dont l'esprit se
trouble et s'anéantit devant l'idée d'ea?('.<!^ence.
Qu'a donc cette idée de si mystérieux?
« L'idée d'existence est, ou la plus géné-
rale des idéos, ou elle est individuelle : elle
exprime, ou un point de vue commun à tous
les êtres individuels; ou bien elle a pour
objet cl^icun des êtres individuels pris dans
.son intégrité, ou même la totalité des êtres.
« Sous le premier point de vue, l'idée
iVexistcnce n'offre pas plus de diiïiculté que
toute autre idée générale; elle en olfre moins,
puisqu'elle est la plus générale.
« Sous le second point de vue, elle est né-
cessairement et évidemment imparfaite. 11 n'y
a pas là de mystère. Rien n'est moins mys-
térieux que la certitude de notre impuis-
sancti, quand nous voulons saisir la nature
ifilime, l'existence telle qu'elle est, d'un corps
déterminé, d'un esprit déterminé ; et, à plus
forte raison, quand nous voulons pénétrer
l'essence divine, l'être de Dieu. Nous avons
prouvé dans la dernière leçon, que la con-
naissance complète des individus, des exis-
tences individuelles, n'est pas à notre por-
tée. Nous avons fait voir que la connaissance
complèted'un grain de sable serait, en quelque
sorte , la connaissance de la nature entière.
« Pourquoi y a-t-il quelque chose ? Terri-
ble question! s'écrie d'Alembert {Mél.,\. V,
p. 35) : il lui semble que les philosophes n'en
sont pas assez efl'rayés.
« J'avoue que je ne saurais partager le
sentiment qui a donné lieu à cette exclama-
lion. Pourquoi, se rapporte ou à la cause
linale, ou à la cause elliciente.
« Quelle est la fin ou le but de l'existence,
de toutes les existences, celle de Dieu com-
prise? Je l'ignore; et cette curiosité me pa-
raît tellement hors de proportion avec lua
nature, qu'elle ne m'effraye ni ne m'inquiète,
qu'elle n'entre pas même dans mon esprit.
Je dirai plus : il me paraît absurde de de-
mander le but de l'existence de Dieu. Je
doute qu'on sache ce qu'on demande.
« Quelle est la cause efficiente de l'exis-
tence de toutes les existences? Une telle
question et une telle cause sont de vérita-
bles contradictions. Pour produire toutes les
existences, la cause efliciente doit exister; et
dès lors, n'étant pas cause de sa propre exis-
tence, elle n'est pas cause efficiente de toutes
les existences.
« On cherche la raison de l'existence : il
n'y en a pas. Cette raison, s'il y en avait une,
devrait être antérieure à l'existence, ou du
moins elle devrait être conçue antérieure à
l'existence.
« Ainsi supposée, ainsi conçue, cette rai-
son serait, ou une cause qui aurait produit
l'existence, ou un principe dont l'existence
serait une émanation; elle serait donc elle-
même une existence dont on continuerait à
demander la raison, et <Ma demander sans fin.
« On peut demander la raison d'une exis-
tence particulière : on ne peut demander la
raison de toute existence. Cependant, si vous
voulez dire que l'existence a sa raison en
elle-même, ou qu'elle est elle-même sa pro-
pre raison, je ne m'y oppose pas.
« Je ne conçois, ni la création, ni l'exis-
tence nécessaire ; j'en ai une entière certi-
tude, mais je n'en ai point Vidée. Je n'ai idée,
ni de l'éternité, ni du passage du néant à
l'existence, et je me tiens tranquille. Pour-
quoi m'eff rayer de cette ignorance? est-ce
qu'elle serait moins naturelle que toute nu-
ire? ne m'est-il pas évident que les idées do
création et d'éternité que je n'ai pas, je ne
puis pas les avoir? D'oij me viendraient-elles,
à moins d'une révélation, quand elles n'ont
leur origine dans aucun de mes senti-
ments ?
« Il ne faut donc pas oublier que le nom
d'une idée générale i)eut en même temps
être le nom d'une idée individuelle. Comme
nom d idée générale, il exprime une qualité
commune, un point de vue commun a plu-
sieurs êtres : comme nom d'idée individuelle,
il est signe d'une existence individuelle, d'un
être réel.
« Rien n'est plus facile à acquérir que les
idées générales de tous les objets de l'uni-
vers : rien n'est plus difficile h. acquérir que
les idées individuelles de ces objets: les pre-
mières se bornent à nous faire connaître
quelques qualités, une qualité ; les derniè-
res, si nous les avions complètes, nous fe-
raient connaître la réunion de toutes les qua-
lités des êtres, de toutes leurs propriétés.
« Aussi voyons-nous que les enfants, après
les premières impressions qui leur viennent
j)ar les sens, et dont ils tirent quelques idées
sensibles, se portent aussitôt aux idées les
l)lus générales, arbre, homme, bon, mau-
vais, etc.; et cela doit être, caril est bien plus
aisé de saisir les ressemblances, que les diffé-
rences. On n'obtient les différences que par
une application dont le travail se fait sentir ;
on aperçoit les ressemblances d'un premier
coup d'oeil.
« Par les progrès de l'âge, l'enfant distin-
gue Varbre cerisier, Vtrbre prunier, Vhomme
l'amme~i^i»J!ie, l'homme savant, etc.;
101
r.EN
PSYCHOLOGIE.
CEN
1C2
c'esl-h-dire qu'il forme des classes moins gé-
nérales, h mesure qu'il s'instruit.
« Avoir dans sou esprit des idées très-gé-
^léraies, des cla.sses très-générales, sans con-
naître en même temps les séries de classes
qui leur sont subordonnées, cl qui, par une
gradation bien ménagée, conduisent aux in-
dividus, c'est donc ressembler aux enfants,
c'est ne rien savoir.
« Combien d'iiommes , cependant , avec
quel. lues idées générales, parlent hardiment
d'architecture, de peinture, de musique I II
est vrai qu'ils prêtent à rire aux connais-
seurs, mais le noiibre dos connaisseurs n'est
jamais très-grand. Combien décident sur la
guerre, sur la marine, sur toutes les branches
de r.Hlministralion ! Combien aussi se don-
nent une apj)arence de profondeur, parce
(piils font entrer dans leurs discours les
mois philosophie, vatnrc, mc'laphyitique , et
«uties semblables 1 Mallicuirusement ils sont
trahis par ces mots mêmes: leurs mé[)rises,
quand ils en viennent aux ap[)licalions, rap-
pellent la métaphore et la métonymie ,
grands mots que Pradon croit des termes de
cfiivue.
« Imaginerait-on qu'avec des classes gêné
« Pour sentir combien la noblesse du style
tient à l'emploi des termes généraux, su|)-
posez qu'aux obsèques d'un personnage illus-
tre, l'orateur, voulant décrire les cérémonies
delà pompe funèbre, s'énonce de la manière
suivante : Les pontifes sacrés^ revêtus d'orne-
ments lugubres, etc. ; l'expression générale
ornements a [)Ius de noblesse, vous n'en dou-
tez pas, que n'en auraient des expressions
qui détailleraient toutes les parties de ces
ornements; et l'auditoire ne serait pas médio-
crement surpris, si on allait lui montrer des
surplis et des chasubles. Mais pourquoi ces
cx|)ressions de détail manqueraient-elles de
noblesse? par ce que celui qui, dans un dis-
cours solennel, célèbre les vertus d'un héros
ou d'un roi, doit oublier tout ce qui n'a pas
quelque grandeur.
« Les termes généraux, termes d'ignorance
quand ils ne tiennent h rien, annoncent un
esprit Irès-éclairé, quand ils se lient à des
termes moins généraux, h des classes moins
générales, qui, elles-mêmes, se lient h des
classes toujours moins générales, jusqu'à ce
qu'on soit arrivé aux choses,
« C'est des individus qu'est sortie la pre-
mière lumière : c'est sur les individus qu'elle
raies, séparées des classes subordonnées qui doit se reporter, mais augmentée, forliliée.
conduisent aux individus, l'ignorance pût al-
ler au point de confondre un mouron avec un
oiseau 'f C'est pourtant ce qui est arrivé à une
peuplade entière. Lorsque le capitaine Cook
aborda pour la première fois à l'île d'Otaiti,
les habitants, en voyant un mouton, firent
entendre que c'était un oiseau. Nous ne con-
cevons pas d'abord une erreur aussi étrange;
mais l'île ne contenait, en quadru[)èdes, que
D'une première ([ualité individuelle, nous
nous sommes élevés à !a classe la plus géné-
rale: cette clas.^e s'est distribuée en classes
subordonnées, du moment ([uc nous avons
aperçu des ditférences entre les objets qui,
d'abord, nous avaient paru semblables. De
nouvelles ditférences ont donné lieu à de
nouvelles classes: ainsi, de classe en classe,
de dilférence en différence, de qualité en
le cochon et le chien : ces deux espèces, les qualité, nous sommes revenus aux individus,
oiseaux et une multitude de rats, voilà tout (jui n'ont plus été pour nous une seule qua-
c<3 que les insulaires connaissaient. Ils sa- lité, mais des assemblages de qualités: alors,
vaient que l'espèce des oiseaux est très-va- notre connaissance a été d'autant plus par-
liée, car de temps en temps il en paraissait faite que le nombre des qualités bien recon-
dans leur île, (jui ne s'étaient pas montrés nues, bien constatées, a été plus grand,
aupanivant. Voici comment ils raisonnèrent : «Privés du secours des classes, l'esprit
Cet animal que nous voyons n'est ni un co- humain languirait dans l'inertie et dans l'i-
chon , ni un chien ; il faut donc que ce soit gnorancc : quelques actes d'attention, quel-
un oiseau. Ce raisonnement ressemble à plus ques comparaisons lui donneraient à peine
d'un raisonnement que nous faisons tous les l'idée des objets nécessaires à la conservation
jours : c'est le sophisme connu sous le nom du corps. La faculté de raisonner, abandon-
de dénombrement imparfait. née à elle-même, resterait dans une inaction
« Que penser, après cela, d'un précepte forcée, et serait à jamais stérile. Le raison-
que donne Buffon dans son discours de ré- nement consiste dans un rapport ])articulier
ce|)lion à l'Académie française? Avec de Vat- entre deux jugements ou deux propositions,
lention à ne nommer les choses que par les dans le rapport du contenant au contenu.
termes les plus généraux, le style aura de ta Dieu est juste, donc il récompensera la vertu,
noblesse. Voilà un exemple de raisonnement; et vous
« Ce précepte, plein de goût quand on voyez que le second jugement, Dieu récom-
"applique à des sujets qui ont de la dignité pensera la vertu, se trouve dans le premier,
ou à des sujets dès longtemps connus, exige
dans la pratique un grand discernement.
Des idées neuves, des idées jusqu'à vous mal
démêlées, veulent des expressions particu-
lières et très-circonscriles. Avec des termes
généraux, vous ne serez pas entendu : votre
style n aura ni clarté, ni précision; et si, à
propos d'une querelle d'écoliers, vous veniez
Dieu est juste. Or, si nous n'avions point de
classes, d'idées générales ; si nous n'avions
ni genres ni espèces, il nous serait impossi-
ble de voir des jugements ainsi renfermés les
uns dans les autres, ou des propositions
comme conséquences d'autres [)roi)Ositions ;
et la raison en est évidente, car il nous serait
impossible de former des propositions. Paul
faire un étalage de la loi politique et de est joueur ; les joueurs sont malheureux: dans
la loi naturelle, vous risqueriez fort de vous la première de ces deux propositions, on met
rendre ridicule. ,' un individu dans l'esoèce, /'at// dans l'esuèce
m
CKN
DlCTlONiVAIUE DE riHLOSOlMIIK.
CEN
ï6i
tU'S joueurs : dans l.i seconde, les joueurs
saut malheureux, on met l'espèce dans le
genre, la classe des joueurs dans la classe
plus générale des malheureux. Enoncer une
proposition, c'est dire qu'on a mis un indi-
vidu dans une classe, ou une classe dans une
fluire classe: sans classes, sans idées yénéra-
les, sans genres et sans espèces, ne pouvant
faire des propositions, conuiient pourrions-
nous faire des raisonnements?
« Il est vrai que les enfants, vivant l'usage
de la parole, donnent quelques signes de
raisonnement: aussi, ne sont-ils pas totale-
ment dépourvus d'idées générales. Je ne crois
l»as, du moins, (lu'on [>uisse leur reluser
celles de bien être et de mal être; mais le
|)eu de raisonnement dont ils semblent donner
des preuves, mérite-t-il, en effet, le nom de
raisonnement? L'enfant qui s'est brillé à la
flamme d'une bougie, se gardera d'en appro-
<*lier la main une secondt^ fois. Est-ce à dire
qu'il a fait un syllogisme? 11 lui sullit de se
souvenir de la douleur qu'il a é|)rouvée:
l'enfant se conduit corame s'il avait raisonné;
il ne raisonne pas encore; je veux dire (ju'il
ne raisonse pas explicitement.
« C'est donc aux idées générales, ?i leur
distribution en dilfércntes classes, ([ue l'hom-
me doit les sciences et tous les avantages
qu'il en retire, puis(|ue c'est à ces distribua
lions qu'il doit l'exercice de la faculté do
raisonner.
« Mais, en reconnaissant les services que
nous rendent les idées générales, reconnais-
sant combien elles sont nécessaires pour le
développement de l'inlelligence, il ne faut
pas oublier que cette nécessité est, en môme
temps, une preuve manifeste de la faiblesse
(le notre nature. Le raisonnement, privilège
de l'homme, est le privilège d'un être impar-
fait.
« L'intelligence infinie cesserait d'être elle-
même, si elle pouvait devoir quelque chose
au raisonnement. A ses yeux, il n'y a ni clas-
ses, ni genres, ni espèces. Les classes n'of-
frent que des points de vue; les principes et
les conséquences montrent les choses succes-
sivement ; et l'intelligence infinie embrasse
tout, elle voit tout, et tout à la fois.
« Nous-mêmes, quand les objets nous inté-
ressent vivement, nous dédaignons les idées qu'il n'agit point par des lois générales et
générales et leurs classes; nous nous méfions uniformes.
aussi des inductions et des analogies; il nous « Je crois qu'on se rendra à ces raisons,
faut des idées très-spécifiques, des idées in- après les avoir attentivement examinées. Ce-
<lividuelles, nous voulons connaître les objets pendant, nous ne changerons rien au langage
par des idées immédiates. reçu, et ni us continuerons à nous énoncer
« Ce n'est point par les idées générales de comme s'il existait en etfet des lois généra-
rouage, de ressort, que l'horloger connaît
une montre : ce n'est point par les idées
générales d'étoffe ou ue draperie, que le
curiosité active, dont la nature a fait le l)e-
soin de son cœur, comment pourrait-elle
régler sa conduite, encourager, réprimander,
caresser et punir h |)ro|)os?
« Il est A croire, dit llousseau, que les évé-
nements particuliers ne sont rien aux yeu<i
du Maître de l'univers ; que sa providenre
est seulement universelle ; qu'il se contente de
conserver les genres et les espèces, et de pré-
sider au tout, sans s'inquiéter de la manière
dont chaque individu passe celte courte vie.
Un roi saqe qui veut que chacun vive heureux
dans ses Etats, a-t-il besoin de s'informer si
les cttbarets y sont bons? » [Lettre à Vol-
taire.)
« Un roi sage, s'il veut mériter ce litre,
s'informera si les cabarets sont bons: un roi
sage veille sur tout son peuple. Les voya-
geurs excitent sa sollicitude, autant que ceux
qui vivent tranouillemenl auprès de leur
foyer.
« C'est parce que les rois et les législateiu's
sont hommes, parce que leur intelligence et
leur puissance sont limitées, que, ne pou-
vant établir des rapports immédiats avec
chacun des individus soumis à leur sagesse
ou à leur emjnre, ils se voient forcés de les
considérer en masse.
« Dire que la Providence est universelle,
et n'est qu'universelle, c'est dire que Dieu
gouverne le monde par des lois générales,
par des volontés générales, et non par des
volontés particulières; c'est dire qu il gou-
verne tous les êtres parce qu'ils ont de com-
mun ; c'est dire qu'il n'agit que sur des qua-
lités communes
humain, un roi de la terre
< Deux feuilles d'un même arbre, vues de
près, ne sont pas semblables: deux gouttes
d'eau regardées avec le microscope nous pré-
sentent bientôt des différences. Les similitu-
des tiennent à la grossièreté de nos sens, et
aux bornes de notre esprit. Il ne faut pas
transporter à Dieu ce qui n'est que de l'hom-
me. Dieu connaît les êtres, tels (ju'ils sont eu
eux-mêmes: il les voit tous, différents les
uns des autres ; et, comme la manière dont
il agit sur eux varie, suivant la connaissance
qu'il en a, il s'ensuit que Dieu agiL.sur cha-
que être d'une manière spéciale, c'est-h-dire,
c'est en faire un législateur
les. Nous dirons que la gravitation est une
loi générale dans l'ordre physique ; que le
désir du bonheur est une loi générale dans
marchand connaît son magasin: ce n'est pas l'ordre moral. Il est vrai, qu'à parler mathé
•urtout par des idées générales qu'une mère
connaît ses enfants. Elle est sans cesse occu-
pée à les observer, à les étudier; elle cherche
à pénétrer jusqu'au fond de leur âme, pour
en découvrir les mouvements les plus ca-
chés ; et rien ne lui échappe de ce qui peut
annoncer la diversité de leurs goûts, ou la
dilTcrence de leurs caractères. Sans cette
raatiquement, deux atomes, par cela seul
qu'ils occupent deux lieux différents dans
l'espace, ne sauraient tendre de la même
manière vers aucun des points malériels de
l'univers ; ni deux êtres sensibles avoir })ré-
cisément la même manière de vouloir être
heureux : mais ces différences nous échap-
pent; et, s'il n'y a ni similitudes, ni lois ge-
\^'^
(]EN
PSYCnOLOG[K.
r.KN
(UM-n'os pour la naliiro, il y en a [lour nous. « Avant de terniinei' ce que je me
« (^eci peut concilier ceux i^ui veulent que posé de vous dire aujourd'hui sur
les classes, les genres, les espèces, aient leur générales, je dois répondi-e à une
f'»ud(Mnent dans notre propre nature, et ceux
oui les fondent sur la nature des choses.
I es genres, les espèces , sont des resseni-
itlances; et, h la rigueur, les ressemblances
ne S(int que dans l'esprit de l'homme; mais,
quoiqiie dans les choses tout soit ditîérent,
tout n'est pas ég.ilement différent. Deux chê-
nes diffèrent lun de l'autre ; ils diffèrent
encore plus des ormes, des peupliers. Deux
oranges se distinguent entre elles ; mais elles
se distinguent bien mieux des pèches, ou
lies pommes. (I y a donc, dans les êtres, des
différences à tous les degrés: or, ce sont les
moindres différences qui sont pour nous des
ressemblances; et cela suffit pour autori-
ser, j<^ ne dis pas pour justifier, ceux qui
prétendent que les classes, les genres, les
espèces, ont leur fondement, ou du moins
un de leurs fondements, dans la nature des
choses.
« Nous ne transigerons pas ainsi avec cer-
tnns philosophes qui confondent les idées
^'énérales avec les idées collectives, comme
d'autres les ont confondues avec les idées
composées.
« L'idée collective consiste dans la répé-
tition d'une même idée. Telles sont les idées
d'iui sénat, d'une armée, d'une forêt, d'une
ville, d'un notnbre; je ne d's pas de sénat,
d'armée, etc. Ces dernières idées sont géné-
rales: elles expriment ce qu'il y a de com-
Diun entre les sénats de Rome, "de Carihai^e,
d'Athènes, de France, d'Angleterre, de Rus-
sie; entre les armées de Darius, d'Alexan-
dre, de Charles XII ; entre les forêts du Nord
et celles du Midi, etc. : au lieu que l'idée dun
sétial esi la répétition de l'idée de sénateur;
l'idée d'une armée, la répétiticm de l'idée de
soldat; l'idée d'une forêt, la répétition de
l'idée d'arbre; l'idée d'une ville, la répéti-
tion de l'idée do maison ; l'idée d'un nombre,
la répétition de l'idée de l'unité.
« On a donc cru que les idées générales
étaient pareillement !a répétition d'une même
idée, une collection d'idées semblables; que
l'idée générale, blancheur, s'obtenait en ajou-
tant la blancheur de la neige à celle de l'i-
voire, à celle du lait; que l'idée générale de
la figure humaine résultait de la réunion de
la figure d'un enfant, d'un vieillard, d'un
blanc, d'un nègre. Imaginez le singulier vi-
sage qu'on aurait avec l'idée générale de la
figure humaine ainsi conçue.
« 11 en est de l'idée générale, figure humai-
ne, comme de l'idée générale, homme. Cette
idée, homme, ne présente, ni enfant, ni
vieillard, ni guerrier, ni magistrat, ni savant,
ni ignorant: elle ne représente rien de ce (pu
caractérise les individus: elle se borne à
nous faire connaître des qualités communes
à tous les hommes. De même, l'idée générale,
figure humaine, ne présente aucun caractère
de beauté ou de laideur, de jeunesse ou de
vieillesse: elle nous fait connaître les seuls
traits, qui distinguent la figure de l'homme
de la figure de l'animal.
DiCTIONN. DE PniLO.SOPUIE. T.
me
suis pro-
ies idées
question
l'idée do
les idées
qu'on m'a faite. On veut savoir si
la vertu doit être rangée parmi
abstraites, ou parmi les idées générales, ou
parmi les idées composées.
« Qu'est-ce que la vertu?
« La vertu, nous répond la saine philoso-
phie, est un désir constant de rendre toutes
nos pensées, toutes nos actions, conformes
aux lois divines et humaines.
« Ecrivons ces paroles en lettres d'or; el
méditons-les, jus(pfù ce que nous puissions
nous les appliquer.
« Gravons surtout en caractères d'or ces
paroles plus belles, plus simples: La vertu
consiste à aimer Dieu par-dessus tout, et /c
prochain comme nous-mém'e.
« Sacrifiez votre intérêt à l'intérêt général;
vous méritez le nom de vertueux.
« Vous serez vertueux, si vous immolez vos
passions à la raison.
« Toutes ces définitions ont obtenu vos
suffiages, parce que dans toutes vous avez
reconnu le modèle de ce qu'il y a de meil-
leur dans la nature humaine.
« Mais pourquoi quatre définitions d'une
même chose? Gardez-vous de vous en plain-
dre : désirez plutôt qu'on les nmltiplie. Cha-
cune montre la vertu sous de nouveaux
points de vue ; et, mieux nous la connaîtrons,
plus nous aurons de motifs de l'aimer.
« Rappelez ici ce que nous avons dit ail-
leurs, et plus d'une fois, combien est abusive
la méthode qui, supposant aux mots une
acce|)lion toujours la même,
connaître les choses que d'une
trêmement imparfaite.
« Il faut quelque discernement pour choi-
sir, entre plusieurs définitions, celle (pii con-
vient le mieux au sujet que l'on traite. Si,
dans un discours politique vous faisiez con-
sister la vertu à aimer Dieu par- dessus tout :
si, dans un discours religieux vous la défi-
nissiez par la préférence de l'intérêt généra!
à l'intérêt [)articulier, vous pourriez dire des
choses tiès-vraies, mais très-déplacées. Par-
lez-vous sur la morale, sur cette partie de la
morale qui cherche à relever la dignité de
l'homme? Montrez-nous la venu dans le
triomphe de la raison sur les passions, etc.
« Comme c'est au choix du terme propre
qu'on distingue celui (|ui sait écrire, c'est au
choix de sa définition qu'on reconnaîtra celui
qui sait raisonner.
« Nous pouvons répondre maintenant à la
question qu'on nous a adressée : L'idée de
la vertu est-elle simple ou composée, abstraite
ou concrète, générale ou individuelle?
« Elle est composée, puisqu'on peut la dé-
finir. Cette réponse suffirait; mais revenez à
la première définition, et faites le com[)te des
idées qu'elle renferme, désir, conformité,
action, pensée, loi, Dieu, homme.
« Elle est abstraite; car vous l'avez séparée
(le plusieurs autres idées avec lesquelles e[le
était unie. Fénelon était un écrivain iJlustre;
il était arciicvcqne, préc(ïpleur d'un prince,
4
ne peut faire
manière ex-
107 r.KN DICTIONNAIRE DE
.icndémicieii, • »<•• M.iis, '\nmd vous vous sou-
venez (ju'il (lis.iil : Je iJivfcrc le genre hu-
main A ma pttlric, ma patrie à ma famille, ma
famille à moi-m^nir ; (|ii.'Uï(l voiis vous le re-
présentez, saciiliaiil iiux décisions de l'auto-
1 Ué ce que l'hoinine de génie a do plus cher,
son opinion, sa |»ensée : alors, oubliant toutes
ses autres (pialités, il ne reste dans votre es-
jM-it (jue lùnage de sa vertu.
« L'idée de la vertu est générale; elle est
très-i^énérale. Nul individu de notre espèce,
lieureusen)enl pour l'humanité et pour les
sociétés humaines, ne saurait avoir été tou-
jours étranger à la vertu, ni en avoir ellacé
toutes les traces. Où est l'aine assez dégradée
pour n'en rien conserver? Dans (|uel cœur sa
llanune est-elle éleinle, au point de ne jamais
laisser échapper quelque étincelle? Mais elle
l)rille surtout dans les Socrate, les Marc-Au-
rèle, les Fénelon, les Vincent de Paul.
« La philosophie n'oftre pas de question
plus féconde en résultats utiles que celle des
idées générales : aucune n'a un rapport plus
direct à la conduite que nous devons tenir
dans la recherche de la vérité. Comme les
idées générales, et les noms généraux, sont
presque toujours une même chose pour notre
esprit, et que les noms propres n'entrent pas
dans les langues des sciences, on voit que
traiter des idées générales, expliquer leur for-
mation, montrer leur indispensable nécessité,
et faire sentir en môme temps combien elles
iniisent quand elles sont mal faites, c'est trai-
ter en etfet de rinlluence des langues sur la
marche directe ou rétrograde, ou sur l'immo-
bilité de l'esprit humain ; mais ces impor-
tantes considérations aj)partiennent à la logi-
que plutôt qu'à la métaphysique.
« C'est h la logique à nous dire pourquoi,
.avant l'inventioji de ses signes, la science des
nombres méritait à peine le nom de science;
•poerquoi la littéra-lure française n'exista que
du moment où la Uingue cul dépouillé sa bar-
barie; pourquoi les Chinois, tant qu'ils con-
serveront leur langue, resteront en arrière
des lumières des Européens, etc.
« C'est à la logique à décider si les idées
générales sont des pi'incipes, ou des consé-
(Iktences. Pour résoudre cette question, elle
distinguera les connaissances accjuises par la
simple observation des connaissances acquises
par le raisonnement. Les unes et les autres
supposent, il est vrai, quehiues idées indivi-
duelles; mais, d'un côté, l'esprit se porte à
l'instant aux idées les plus générales, pour
revenir aux individus par des idées toujours
moins générah.'s, tandis que, de l'autre, avan-
çant par un mouvement progressif, il voit ses
idées s'étendre à mesure qu'il s'élève.
« Les idées les plus générales sont les prin-
cipes ou les commencements des sciences d'ob-
servation ; elles sont les derniers résultats des
sciences de raisonnement.
« N'oubliez pas. Messieurs, tout le mal
qu'ont fait et «luc font encore tous les jours
{H) Syllogiziiri nmi csl ex parliculari,
Ncve negaUvis-, lecle concluderc si vis.
<d) Quand iiuus disons qnc nous avons ridée ou
PHILOSOPHIE.
GEN
108
les idées générales; mais n'oubliez pas le bien
qu'elles font, et le |)lus grand bien ({u'elles
l)ourraient nous fain;.
« N'oubliez pas surtout (|ue l'inliîlligence
suprême, ijiubrassanl tout, et tout à la fois,
n'a besoin ni de nos idées générales, ni de
notre raisonnement, et ipie toutes les sciences
dont s'enorgueillit le génie de l'homme ne
sont qu'un magnifi(/uc témoignage de son im-
IHjissance. » (Lauomicuièue, Leçons de philo-
sophie.)
Nous avons dit que le vocabulaire d'une
langue était tout enti(;r composé de termes
abstraits et généraux. C'est en edet une chose
remai'(|uable cpie le peu de place qu'y occu-
jicnl les noms propres. Il semble pourtant
que si le langage eût été d'invention humaine,
il eût dû se composer de noms propres. Il
était naturel , en effet, de désigner d'abord par
un mot particulier chacun des individus orga-
niques ou inorganiques avec lesquels on était
immédiatement en rapport. Mais si le langage
s'était borné à nommer seulement les indivi-
dus, comme le nombre de ceux-ci est infini,
il aurait ûillu, pour former une langue par-
faite, que le nombre des mots eût été aussi
infini, et, dans cette hypothèse, il aurait sur-
passé la capacité des hommes les jilus liahi-
les. En outre, comme les individus n'ont
qu'une existence passagère et fugitive, le lan-
gage des hommes qui vivaient il y a un siècle
serait aujourd'hui absolument inconnu. Enfin,
le langage de chaque province, de chaque
ville, de chaque hameau, eût été néccs.saire-
ment partout dllférent, et eût changé [larlout,
à chaque instant, puis(|ue telle est la nature
des individus à laquelle il eût été assujetti.
Si le langage; ne se fût conq)osé que de
noms propres, aucune proposition générale
n'eût été possible, jiarce que, dans cette hy-
pothèse, tous les termes de la langue auraient
été particuliers : point de proposition affir-
mative, parce qu'il n'existe point dans la na-
ture d'individu qui soif autre que lui -môme.
11 n'y aurait donc eu de propositions i)Ossi-
bles autres (}ue des négations particulières.
Ainsi, le lan,.:,age n'aurait pu servir à la com-
munication des vérités générales aOirmatives;
il n'y aurait point eu de démonstration (8) ;
jiar conséquent point de sciences, qui ne sont
(jue les résultats «l'un ensemble de démons-
tiations; point d'ails, i)uisque ceux-ci ne sont
que des applications pratiques des théorèmes
des sciences.
Mais puisqu'il n'en est pas ainsi, puisque
les mots ne sont pas les signes des objets ex-
térieurs individuels, il n'est pas de leur es-
sence de représenter autre chose que des
idées générales. Et, en effet, les adjectifs, les
pronoms, les verbes, les participes, les ad-
verbes, les articles, les prépositions, les con-
jonctions, les interjections, sont tous, .sans
excei)tion, des termes généraux. 11 en (;sl de
même de tous les substantifs, h rexce[)tion
des noms propres (9).
la nolion d'une diosç. nous voulons dire que celln
chose, grâce à ses (jualilésou propriéiés sensibles, a
pénélrc jusqu'à nous par reniremi.sc de nos organes
109
r.KN
PSYCHOLOGIE.
C1.N
liO
Cepcntlnnl, lous los objets sensibles sont
des imbvithis; il en esl de nnMne des objets
de la conscience, de tous les objets de nos
jouissances et de nos dt'isirs, de nos espé-
rances et de nos craintes. On peut avancer
sans témérité que, sur la terre et dans les
cieux, Dieu n'a créé nue des individus.
Connnent se fait-il donc que les mots géné-
raux tiennent tant de place dans les langues,
et les noms propres si peu?
Cest que les objets désignés par des noms
propres n'ont quune existence locale, et ne
sont connus que d'un village ou d'un canton;
les autres hommes qui p.irlent la même langue
et le reste du genre lui main les ignorent. Les
noms par lesquels on les désigne, étant parti-
culiers à la localité et ne se traduisant point
dtins les autres langues, ne font pas plus partie
du langage que les coutumes d'un hameau ne
font partie de la législation d'un peuple.
Il faut observer, de |)lus, que l'essence de
tout objet nous étant im[)énétrable, les indi-
vidus ne se montrent h nous que par leurs
propriétés, telles que le nombre de leurs
parties, leurs qualités sensibles, leurs rela-
tions ci d'autres individus, leur situation, leurs
mouvements. C'est i)arlà qu'ilsnoussont utiles
ou nuisibles, qu'ils excitent en nous des es-
|K'rances ou des craintes, qu'ils servent d'ins-
truments h nos desseins; c'est enfin par l'ex-
l>ression de leurs attributs que nous j)ouvons
communiquer à nos semblables la connais-
sance que nous avons acquise de chacun
d'eux.
La nature même de ces attributs exige
'Tu'ils soient exprimés par des mots géné-
raux. En elfet, (piclle que soit la créature in-
''iviiluelle que nous observions, ouvrage de
Dieu ou des honmies, tous ses attributs sont
communs h plusieurs individus; l'expérience
nous l'apprend, ou nous le présumons ainsi,
el nous leur donnons le môme nom dans tous
les sujets aux(|uels ils api)arliennent.
Il n'y a pas seulement des attributs d'indi-
vidus, il y a des attributs d'attributs, qu'on
jtourrait appeler o»r/^«/,v secondaires. La plu-
part des attributs sont susceptibles de degrés
et de modifications diverses, qui ne peuvent
s'exprimer que par des mots généraux.
Amsi, la mobilité esl une propriété des
corps, mais les directions du mouvement peu-
vent varier à l'inlini, et d'ailleurs, il peut être
rapide ou lent, uniforme, accéléié ou retorde.
ou de nos i^eiis. Mais au lien de parier seuleincnl de
n-Ue clioseiiidividiicile, coiiiine c'e>l riuUe lu oiilioii
de le taire, iiuus disons à oolrc insu cl sans le vou-
loir que nous en avons pris ou reçu une noiion gé-
nérale. Car, tjien qu'à l'insiaiil même où celte clio.se
vif ni frapper nos sens, l'acle d'appréliension ou
de percepiiou que nou9>faii>oiis pour la snisir no
porie que sur son individualité, cepemiaut, il esl si
vrai que la géiiéralilé s'y trouve unie d'une manière
inséparable, que nous n'avons aucun moyen de ne
piiiler que de sonindividualiié, cl que, pour lu dé-
signer, nous |s3mmcs coiilrainls d'avoir recours à
des idées ou :ioiions "énéndes. La pensée ou le moi
«SI une chose génér:de qui ne peulrieri admcUre dims
sou sein qui ne soit di; mcine n:iliire qu'elle, ou qu'elle
ne le rende idt'nli(|ut; à elle en se l'appropriani : il s'en-
suit que, quiind nous picnons idée d'une ilioso,
Puisque lous les attributs primaires ou se-
condaires s'expriment par des mois géné-
raux, il suit de là que tout ce qui est allirnié
ou nié du sujet d une proposition ne peut
être exprimé que par un terme général.
Les sujets des propositions peuvent être
aussi des termes généraux. Voici de quelle
manière :
Les mômes facultés par lesquelles nous dis-
tinguons et nommons les ditférents attributs
de chaque sujet nous font remarquer que
plusieurs sujets ont des attributs (]ui sont les
mômes, et d'autres qui sont dilVérents. C'est
un moyen très-naturel que nous avons de ra-
mener l'immensité des individus h un nombre
limité de classes, (jue l'on appelle ycnrcs et
espèces.
Tous les individus h qui certains attributs
sont communs, nous les rangeons dans la
même classe, el nous doinions à cette classe
un nom ([ui ne désigne pas un certain attri-
but , mais la collection de tous les attributs
(jui distinguent cette classe; de sorte que, en
alfirmant ce nom d'un individu, nous afiîr-
mons qu'il a tous les attributs (lui caractéri-
sent la classe dont il s'agit. La fourmi, Vaitjlc,
le lion, sont des classes d'animaux. Nous dis-
tribuons de la môme manière toutes les sub-
stances végétales et minérales.
Non-seulement nous classons les substan
ces, nous classons aussi les qualités, les rela-
tions, les actions, les alîeclions, les passions,
toutes choses, en un mot.
Dans les classes, on distingue divers degrés
ipii rentrent les uns dairs les autres, tels «juc
K'S espèces, les genres, les familles, les or-
dres, etc.; (juelquefois une espèce se divise
elle-même en espèces subordoimées, et la
subdivision se f)Oinsuit aussi loin que l'exi-
gefit les méthodes de la science, ou les be-
soins du langage.
Dans cette distribution des choses, il est
évident (jue le nom de l'espèce exprime
plus d'altiibuts que celui du genre. clia(jue
espèce com[)rend d'aboj-d tout ce qu'il y a
dans le genre, et, de plus, les attributs (|ui
la distinguent des autres espèces du môme
genre ; et h n)esure que les subdivisions s'é-
tendent, l'espèce inférieure embrasse toujours
un plus grand nombre d'attributs, en môme
temps qu'elle s'apoliciue à un moindre nom-
bre d'individus.
De là cet axiome logique, que plus un ter-
c'esl le général qui «!st en elle que nous saisiss«>n8,
ou plutôt nous restituons à son individualité la gé-
néralité qin s'y trouve cachée ou conlenue, el (ju« "
nos sens n'avaienl pu saisir.
Lors(jue je dis, par exemple, ce livre, celle tuai-
San, à coup sûr j'ai l'iiUentioii de désigner une
chose individuelle, et pourlanl je n'y réussis pas,
il m'esi lout à fait impossible de dire ce que je
veux dire cl de ne dire que cela ; car malgré moi
j'associe la noiion générale livre, maison, à une autre
notion générale exprimée par les mois ce, cette, ou
par loui autre signe du iliscuiirs ou du i;e.slu qui
convient aussi bien au livre qu'à mille auïros cho-
ses. .Mes sens se sont arrêlés sur une cln>se singu-
lière ou individuelle, sur une seule chose en ini
mol, Cl cependant je ne puis la désigner ni dire ce
qu'elle esl sans éveiller des idées générale-;.
111 GEN DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE. GEN 112
sous une forme adaptée 5 la capacité do
notre intelligence, et qu'elle acquiert une
simplicité admirable, sans rien perdre de sa
certitude et de sa clarté.
Les i)ropositions générairs peuvent se
comparer au germe d'une plante, (jui, selon
quelques philosophes, ne contient pas seule-
ment la plante qui va naître, mais encoie les
On trouve des noms de genres et d'esjtèces graines qu'elle portera et toutes les plantes
dans les langues informes des tiibus les plus qui en naîtront dans un avenir sans bornes.
sauvages, comme dans les langues polies des 11 y a pourtant cette didérence que le temps
nations civilisées. Les ignorants prati(]uent les et des circonstances dont la réunion n'est F)as
lois de la généralisation et de la classilication
sans les connaître, comme ils voient les ob-
me général a de compréhension, moins il a
d'extension; et que plus il a d'extension,
moins il a de compréhension.
Ainsi, dans cette suite de termes généraux
subordonnés : animât, homme, Français, Pa-
risien, chaque terme conq)rend un i)lus grand
nombre d'attributs que le précédent, et s'é-
tend à un moindre nombre d'individus.
jets et font un l)on usage de leurs yeux sans
connaître la structure de l'œil et sans avoir
étudié la théorie de la vision.
Chaque genre et chaque espèce peuvent
en notre pouvoir doivi^nt concourir au dé-
veloppement de tous ces germes, au lieu
qu'une proposition générale est toujours
prête à rendre intactes les vérités particuliè-
j'es qui lui ont été confiées.
Ainsi, la sagesse des siècles et les plus su-
ôtre ou le sujet ou le prédicat de propositions blimes théorèmes de la science pouraieni être
innombrables; car chaque attribut, renfermé déposés, comme l'Iliade, dans une coquille
dans le genre ou dans l'espèce, peut en être
affirmé ; le genre peut être alTirmé de l'es-
j)èce ; et le genre et l'espèce peuvent l'être
de tous les individus qu'ils embrassent. Ain-
si, par exemple, on peut affirmer de l'hom-
me tout attribut commun à l'espèce, et en
de noix, qui les transmettrait aux généra-
tions futures. Cet effet miraculeux du langage
réside tout entier dans les termes généiaux,
annexés aux divisions et aux subdivisions des
choses.
Ce qui précède suffit pour montrer que
faire ainsi le sujet d'un nombre infini de pro- non -seulement tout langage, mais toute prO'
positions. '""
Ce que nous avons dit de l'extension et de
la compréhension des termes généraux s'ap-
plique aux propositions ; les termes généraux
feur communiquent l'extension et la compré-
hension qui est en eux. C'est là une des j)lus
nobles propriétés du langage, et ce qui lui
donne la vertu d'exprimer avec facilité et
promptitude les résultats les plus élevés de
la science, et les vérités les plus générales
que l'entendement humain puisse concevoir.
Si le prédicat est un genre ou une espèce,
la proposition a la môme compréhension qne
le prédicat lui-même. Quand je dis que celte
montre est d'or, j'affirme d'elle, })ar cette
seule proposition, toutes les propriétés con-
nues de ce métal ; quand je dis d'un homme
qu'il est géomètre, j'affirme de lui tous les
attributs qui sont profxes h l'animal, tous
ceux qui sont propres à l'homme, et tous
ceux qui sont propres à l'homme qui a étu-
dié la géométrie; quand je dis que l'orbite
de la planète de Mercure est une ellipse, j'af-
firme de cette orbite toutes les j)ropriétés
géométriques de cette figure, celles qui pour-
raient être découvertes un jour, comme
celles qui sont connues aujourd'hui.
De môme, si le sujet d'une proposition est
un genre ou une espèce, la proposition a la
même extension que le sujet; ainsi, quand
on démontre que les trois angles d'un trian-
gle sont égaux à deux angles droits, cette
pi'opriété s'étend à tous les triangles recti-
lignes qui ont existé, (^ui existent, et qui
pourraient exister.
C'est par cette extension et celte compré-
hension des propositions que la connaissance
humaine se condense en quelque sorte
position serait impossible sans les termes gé-
néraux; que ces termes forment le fimd des
langues, et seuls leur communiquent cette
inappréciable propriété d'exprimer sans ef-
fort et avec rapidité toutes les vérités de
l'expérience et toutes les découvertes de la
science.
Nouvelles recherches sur l'origine des idées
générales, par l'abbé Rosmini. Examen cri-
tique de la théorie de Diiguld-Steuart.
(Extrait du Nouvel essai sur l'origine dvs
idées, traduit i)ar M. l'abbé André.)
Locke dit à Reid : « Les idées doivent exis-
ter avant les jugements, parce qu'il est ab-
surde d'admettre le rapprochement de deux
choses avant qu'elles existent et qu'elles
puissent être rapprochées. » La raison sur
laquelle il s'appuie ici paraît évidente.
Reid répond à Locke : « Les jugements pré-
cèdent les idées, parce qu'il est impossible
de se former l'idée d'une chose avant déju-
ger qu'elle est. » Cette raison ne paraît pas
moins évidente. Qui donc conciliera ces deux
])ropositions, qui semblent à la fois vraies et
qui sont néanmoins contradictoires?
Nous avons vu plus haut que la difficulté
qu'elles renferment se réduit, en dernière
analyse, à trouver l'origine de l'idée de l'être.
Nous espérons que le système démontré dans
la suite de cet Essai résoudra cette ques-
tion (10), qui constitue le vrai sujet de ce
livre.
DtGALD-STEWART.
Art. I — Divers aspects de la diffieut'é.
Je l'ai di'vjà dit, tous les principaux philo-
sophes ont écho é devant cette difficulté.
^K) Celle qiie>ii"ii n'a point élé lésolue p;ir Uos-
uiu'i i'ufi que nous le ferons vuir ailleurs, mais
cela n'ôie rie» à la force des raisonncnicnis criii-
(jues qu'on va lire.
!13
G EN
PSYCHOLOGIE.
r.KN
ni
Reprenons donc losdiirérentes circonstan-
ces que nous avons sij^nalées jus(|u'ici comme
ayant mis la difliculté dont il s'agit sous les
yeux des philosophes modernes. Elle se pré-
senta à Locke quand il se vil obligé de parler
C'était comme un écueil situé dans la direc-
tion de leurs explorations philosophiques.
La même chose arrive dans la solution des
grands problèmes: un grand j)roblème n'est
qu'une grande difliculté à vaincre. Mais il ne
faut pas croire que le philosophe se propose à de l'idée de substance, et quand, vouhinl défi-
îui-môme les diflicultés librement et par nir le mot con/jnmance, il s'aperçut qu'il était
choix, comme s'il les avait toutes connues, contraint de recourir à des jugements. Con-
toutes entrevues d'avance; comme s'il dé- dillac s'en approcha de très-près quand il lui
pendait de lui de s'occuper de l'une plutôt fallut distinguer les idées des sensations, et
que de l'autre, de consacrer ses méditations à parler des idées générales. Reid, s'efforçant
tel problème de préférence h tel autre. Si "
les problèmes difliciles n'ont été résolus qu'a-
près une langue suite de siècles, cela est
venu moins de l'exlréme dinficullé qu'ils pré-
sentaient, quedete |u'ilsn'étaieiitpas connus.
Une dillicullé soumise à la méditation des
de rendre raison de la croyance que nous
avons de l'existence des corps, comprit sans
peine que Locke, en faisant commencer le
dév'doppement de l'esprit humain par des
idées acquises, était dans l'erreur, et qu'il
fallait supposer, préalablement à l'acquisition
hommes est, on (leut le dire, h moitié vain- des idées, un jugement primitifel naturel
eue : et ce s'ont quelquefois des circonstan- Connnent Dugald-Stewart, na;j;uère l'orne-
ces tenant au pur hasard qui signalent ces ment de l'école écossaise, l'a-t-il considérée,
difficultés à l'attention des savants. Les scien- lui qui a si bien mérité de la science ? — Il
ces malhémaliquei doivent aux oscillations s'en est approché à son tour de fort près,
d'une lampe qui frappa les regards de Gali- mais il ne l'a pas résolue. 11 Ta abordée dans
lée, la théorie des arcs isochrones; et la loi le raisonnement où il prend à tûche d'expli-
de ia gravitation universelle fut découverte à quer la manière dont l'homme peut se for-
l'occasion de la chute d'une pomme sur la mer les idées en imposant des noms aux cho-
léte de Newton. ses. Appliquons-nous à saisir ce qui s'est
Ce|iendanl, il ne suffit pas que les difficul- passé dans sa pensée
tes soient exposées d'une manière quelconque
à l'attention de l'homme pour qu'elles soient
résolues: il iaut qu'elles y soient bien cxi)o-
sées. Si leur solution soutTre des retards, <m
doit l'attribuer en grande partie au leuq)S
qu'il faut pour que l'état de la question soit
Art. il — Stewan aiipiiie sa théorie sur un pas-
sage de Smith.
Dans le chapitre de ses Eléments de la phi-
losophie de l'esprit humain où il parle de la
faculté d'abstraire, il ra|)porte un passage de
Smith, extrait de sa dissertation sur COrigine
présenté àVespritavecsimnlicité et dans toute des langues. Comme ce passage contient l'idée
son étendue, en sorte qu elle s'offre directe- --:—;"">" ■'- >- .u^„..:.. .i„ o. . ..._ i... .
ment à l'entendement, et que nous n'y ré-
lléchissions pas seulement d'une manière ac-
cessoire, à l'occasion d'un objet étranger
qui occupe notre pensée.
Telle est aussi l'histoire de notre difTicullé :
elle a été rencontrée par prcscpie tous les
philosophes, mais presque tous ont passé lé-
gèrement sur elle, pnrce qu'elle n'était pas
l'objet immédiat de leurs méditations. Plu-
sieurs ne l'ont entrevue (jue confusément et
sous une forme accidentelle.
Nous faisons ces réflexions, parc*; qu'elles
sont pour eux une excuse honorable, un
moyen de justification : car, il faut certaine-
ment le croire, s'ils avaient eu le pouvoir de
se la poser aussi clairement que nous le fai-
sons, aidés des travaux (pi'ils nous ont laissés
>rincipale de la théorie de Stewart sur l'abs-
traction, je vais le transcrire*
« L'invention de certains noms particuliers
pour désigner des objets particulieis, c'est-à-
dire la création des noms substantifs, a dû
être l'un des premiers pas vers la formation
du langage. La caverne particulièr-e qui ser-
vait d'abri au sauvage contre l'intempérie de
l'air; l'arbre particulier dont le fruit apaisait
safain); la fontaine particulière dont l'eau
étanchait sa soif, furent sans doute les i)re-
niiersobjels qu'il désigna par les mots c«tTr//r,
arbre, fontaine, ou |)ar tout autre itumv <|u'il
trouva bon d'employer, dans son jargon pri-
mitif, pour exprimer ces idées. Lorsque en-
suite ce sauvage eut accpiis plus d'expérience
et eut occasion d'observer et surtout de nom-
mer d'autres cavernes, d'autres arbres, d'au-
et dont nous profitons, ils l'auraient résolue très fontaines, il dut naturellement (11) don-
aussi bien (jue nous. ner à chacun de ces nouveaux objets le même
11) ToHt ce morce.iu de Siiiilli, qu'il soit vrai ou
faux, ii'i'st a!>!>iiré<iieiil pas une (lescriplion de faits:
r'cbl lin pur travail de rinia^jinalion, cliercliaiU ce
<|iii lui paraît vr.iisenilii.iliie dans f'Iiypollièse d'un
lioninie s;iuvag('. Il ne Lml tloiic pas croire i|ue
loiile la pliiluMipl/ie de Smiilt, dr Slt-wari ei de plu-
sieurs autres pliilusoplics inoiicrnes, repose nnir|iie-
Hieiil sur les observalioiis et sur les faits: l'imagi-
nalion trouve au^si une plate chez ces auteurs, el
même une très-large place, coinine un le voit ici.
l.a question est capitale en pliilosopliie : c'est d'etle
que dépend niénie la phildsophie tout entière. Or,
quelle est la inélliodeque suivent SniiUi et Siewarl
j»our résoudre telle imporlaule quoslion? llscom-
incncciit par cinlilir des i)ases sur lesquelles doit
s'élever leur futur raisonneinent ; el ces bases, ils
les doniaiidenl à riinaginaiion ; c'esl-à-diie ils
comiriCiicenl par reclienlMM-, avec leur imaginalion,
quelle serait la marche la plus viaiseinblable d'un
sauvage (dans l'hypollièse où il serait d'altord dé-
pourvu d'idées el de mois) pour se former en nténic
temps des mots el des idées. Apiès avoir expo>cf()M
élégannneni le petit roman de ce sauvage, ils en
tirent tes con>é(|ii(;nces. Voilà quelle est la mc-
lliiide philosophique des auteurs dont nous parlons.
Il e^i vrai qu'ds ont soin de parsemer h-nr lécil
d'exiiressions qui vous cncoiiragenl, La chose est
ccrliiinc, U a dû naluretlemenl en êire ainsi, cl au
m
GEN
DICTIONNAIKK DE TIIIL »S01M1IE.
OEN
116
nom (lu'il avail déjà IliabUudo d'appliquer à
un objcl semblable cl h lui connu (lci)uis lon;^-
temps. Ccsl ainsi que ces mots qui orii^inai-
rement élaicnl des nonis propres cl dési-
gnaienl des objets individuels, devinrent in-
sensiblement des noms connnuns et désignè-
rent chacun une colleclion d'individus.
« C'est, continue Smith, celle application
du nom d'un individu à un grand nombre
d'objets semblables, qui doit avoir suggéré la
])remièrc idée des classes ou collections indi-
quées par les noms de genres et d'esjjèces,
et dont ringénieux Rousseau a tant de j)cine
à concevoir l'origine. Ce qui constitue une
rspèce, ce n'est (lu'un certain nombre; d'ob-
jets liés ensemble par une mutuelle ressem-
blance, cl qui dès lors sont désignés par
nn môme nom, également ap|)licable à
tous (1"2). »
Il semble, au premier abord, que la ma-
nière d(jnl ce passage explique la formation
des idées de genre et d'opèce, soit très-sim-
])le et très-naturelle. Et en eiïel, on ne dé-
r,ouvrc point l'erreur et l'insunisancc de cette
r.xi)licalion, si on ne la soumet à un examen
scrupuleux. Il faut la traiter avec celle ligueur,
j)our comprendre qu'elle est spécieuse et
.-déduisante, mais non point solide et vraie.
Je suis donc d'avis de la ranger parmi ces
explÏMiionsqui présentent à l'esprit une belle
forme de raisonnement, et qui, à la faveur
de ctt extérieur séduisant, font oublier aux
lecteurs trop confiants l'examen de chacune
desparticsdont elles se composent. J. es lec-
teurs dont nous parlons, croyant sentir par-
faitement la justesse du raisonnement, ne
doutent pas de la vérité des choses qu'il ren-
ferme : sans se donner la peine de rendre les
idées claires et nettes, ils les admettent avec
confiance, parce que, prévenus en leur faveur,
ils les supposent justes cl pleines d'exactitu-
de. Mais nous, instruits par l'expérience,
(jui, aufondde raisonnements fort jjlausibles
en apparence, nous a fait découvrir tant de
fois et quand nous nous y attendions le moins,
de funestes erreurs d'où découlait une lon-
gue suite de conséquences pareillement
erronées, nous nous croyons en droit et en
devoir d'examiner profondément, avant de
IrvS seiiil)lal)ies. C.omniciil, .nprès cet:), ne pas les
ii-oire? ils vous l'aHiriiUMit sur i.i loi cl siu' i^iiilu-
liié (le leur propre iiiiagiiiaiion !
Quoi qu'il en soil, nous croyons avoir encore le
•Iroii irexaniiner, l»si ce qui devrait arriver ceriaï-
ticvieni cl iiaiurellemenl , d'après leur imagination,
• fsl iritccord avec les lails réels, avec cccpie i'obser-
valiou ailesle dans des cas semblables ; 2° si, par
c(msc(|uenl, Tliypollièse qu'ils cialdissenl, d'un saii-
vajjc loialemenl privé d'expressions et d'idées, e->l
possible. Or c'est dans celle bypolhèse que, au
i'ond , lout leur système vient se résumer. Nous
allons lâcher d'enii'e!)rendre rexamen dont nous
\ciious de parler; c'esl le but auquel se rajqxtr-
leui les diverses observations (pii suivenl sur ce
passa;-,; de Smilli et sur les Ibcories de Sewarl.
(li) Skwarl avoue que Comiillac considère sous
le même aspect la mari lie de resfnii biimain dans
la loru.alioii de:> génies el des espèces. Ou sail que
le iiiéiiiedf Coiulill.ic consiste à avoir ap|ic!é l'ai-
leiiliuii de» pliilf.sopln-.a sui la itlaliun jccipio'.pie
l'admettre, le raisonnement que nous venons
de transcrire.
Art. III. — Pretnihe inexactitude du pnssnge de
Smilli : — // ne disliiiijue jius les ilifférentes es
f)èces ae noms qui uidiquenl des cutlections d^iti'
dividns.
Et d'abord, je remarque que, dans le pas-
sage de Smith, on parle des noms conmiuns
comme s'ils étaient tous d'une seule espèce.
Mais comme on sait qu'il y a plusieurs sortes
de noms connnuns, je dois examiner s'il n'y a
point quehpie inexactitude à en parler sans
en indiipier les dill'érenles esi)èces, et si le
raisomiemenl s'applique également à toutes
les es|)èces, ou s'il n'est valable que pour une
es|)èce en particulier.
La notion qu'on y donne du nom commun
est qu'il signifie une collection d'individus.
Voyonsdonc d'abord si cela convient h toutes
les espèces de noms communs, ou si, selon
la propriété du langage, tous les noms qui
indiquent une collection d'individus sont
communs.
La première classe de noms employés pour
indiquer une collection d'individus sont les
noms de nombre, deux, trois, quatre, cinq,
etc. Laissons de côté l'abstraction qu'ils ren-
ferment el qui fait qu'on ne peut les appli-
quer à une espèce d'individus sans indiquer
de quelle espèce il s'agit, par exempl'^., deux,
trois, quatre, cinq hommes, etc., el consi-
dérons-les seulement d'après la propriété (pu
leur appartient de nous représenter une col-
lection d'individus.
Or, quand je dis:. dix hommes, dix villes,
etc., j'indique certainement une collection
d'individus; cependant, on ne pouri'a pas
dire pour cela que le nombre dix soil com-
mun à chaque ville, à chaque homme. Il n'est
donc pas vrai que tous les noms c^ui indi-
quent une collection d'individus puissent
être appelés communs, car le terme, commun
veut simplement dire : applicable à chacun de
plusieurs individus (13j.
Les noms de nombre sont donc une espèce
de noms qui expriment, non pas um; collec-
tion d individus, mais conibien cette collec-
tion est nombreuse; ou, pour mieux dire,
ces noms expriment le nombre dont elle se
de la parole el de la pensée. Saurais donc pu, on
pail.ini de son système, exposer queli|ues-unes des
rédexions que je lais ici sur le système de Sie-
warl, par rapport à la manière d'expliquer la lor-
maiiou des genres el des espèces. .Mais j'ai cru plus
à propos de les réserver pour cet artich-, afin de
ne pas m'ap|iesautir irup longuemcui sur Condiliac.
Le leileur saura bien rapporier à la llicorie de
Condiliac plusieurs des remaripies que j'applique
aux dociriiies de Smilli cl de Slewarl.
(15) Le mol dix est commun à loulcs les espèces
de tliitsts dont le nombre est dix ; mais celle com-
munaulé u'empccbe pas que notre observation ne
soil. viae, puisque ce. n'csl pas un nom commun
pour chaque objet de la roileclioii qu'il exprime.
S'd csl coniiiiun à loulcs les choses iloiil le nom-
bre est dix, c'esl qu'il conlienl une absiracliou ipic
nous écarloiis de ce raisoriucmeui, couiiuc nous le
dirions tout à l'heure, pour iic pas le rendre inin-
tellijiibic.
m r.EN
coiiiposo. Le noinbic n'exprime doue pas une
«ollectioii iinlélecniinée d'individus ; mais il
la détermine, puisqu'il en fixe le nomine.
Une seconde esj)èee de noms qui iudiciuent
une colleclion d'individus, ce sonl ceux (jui,
désignant une colleclion, n'en déterminent
pas précisément les bornes, et en indiquent
cependant, en général, la quantité. Tels sonl
les mots peu, </uclijncs-uns, beaucoup, trop,
etc. Ces mois s'appliquent tous à des collec-
tions d'individus, sans |)ourtant qu'on puisse
les appeler noms communs, puisqu'ils ne peu-
vent être apj»li(iués à chaque individu de la
collection.
11 y a une îroisièmc espèce de noms ([ui
représentent Jes collections et qui nexpri-
im ni ni le lomhre des individus dont t-lles
se conq)ostnl, ni leur quantité relativement
plus ou moins considérable ; ils lient en-
^emble une certaine multitude d'individus
d'après (]U('i(pie idée qui leur est jointe.
Tels sonl les noms: peuple, tribu, assemblée,
famille, etc.; tous ces non)s indi(|uenl des
«ollections d'individus, et (pioicpj'ils n'en ex-
priment pas le nombie, ils Ibnl cependant
entendre une nmllii)licilé de |>ei"Sonnes, à
cause des dill'érenles idées (jui lesacconqta-
gnenl et auxquelles ils se ra[)poi1ent. Ainsi,
le mol famille ne nous dit pas le nombre
{)récis des membres (jui la composent, ni
même si ce nombre est grand ou petit; ce-
pendant, de sa nature, le mot famille indi-
(jui; une collection d'iiidivithis moindre- (pie
celle que l'on exprimeiail par le moi nuliuii.
Ces noms, (juoiciu'iis désignent une collec-
tion d'imlividus, ne peuvent non plus être
ap[)elés noms co»j/H«/i5, j)aree (pi'ils nesonl
pas a|iplicables à chacun des individus qui
sonl compris dans la collejli'tn.
Tous les noms pluriels expriment des col-
lections d'individus, el l'oi-ment unii (lua-
Iriènîe classe qui no détermine rien sur leur
nombre. Ainsi, en disant; des hommes, des
animaux, des maisons, etc., nous entendons
fort bien qu'il s'agit d'une colleclion de ces
différentes espèces-de choses; mais nous ne
savons rien du nombre d'individus quecotn-
prennent ces collections. — Ces noms ne
sont pas, non plus, communs h plusieurs
individus; ils expriment des collections d'un
nombre tout h fait indéterminé.
Nous devrions nous arrêter un peu pour
réfléchir sur le vague de ces mots. Mais,
pour ne [tas interrompre la série de nos ob-
servations sur les noms, continuons, pour
PSYCHOLOGIE
r.EN 118
le uiomenl, à énumérer leurs dilTérenles
classes, en recherchatil quelles sonl celles
cjue l'on peut facilement confondre avec le
genre des noms counnuns.
A«T. IV. — Secoiiile iuexaftiliide : — // nr dix
liuifne yas les noms iiuiiqmiui des cvilectioHs (/'*//-
d ridiis, el les noms iitdiquaiu des qualités ub.\-
liailes.
11 est des noms (|ui n'indiquent pas des
individijs, mais seulement leurs (jualités es-
sentielles ou accidentelles , considérées h
part, sans lixer l'attention sur ce qui com-
j)Ose d'ailleurs l'individu. 11 est impossible
de nier ou de dissimuler ce fait. Ainsi, les
mots humanité, animalité, etc., inditpienl
des ([ualités essentielles ; ceux de blancheut .
de dureté, i\o /rit/(/(7c, etc., des (pialilés ac-
cidentelles.
On aurait pleinement le droit de les ap
l)cler noms généraux, parce (pi'ils n'expri-
ment pas des individus , mais des <[ualilés
connnunes à plusieurs individus. CepenJant.
on ne peut pas proprement h-s appeler noms
communs, parce ([ue ce ne sont pas des noms
connnuns à plusieurs individus, mais îles
noms de (jualilés particulières ([ui se trou-
vent dans plusieurs individus.
Il est si vrai que nous n'avons aucun droit
de les appeler commune, qu'ils ont une |»ro-
priété singulière qui
les distingue
de tous
les autres noms el leur assigne une place à
pari : c'est (pi'on ne peut les employer au
[iluriel. Chacun d'eux n'exprime (pi'uiio
seule chose, une chose abstraite el entière-
ment simple (14j, qui ne peuK^lre confondm;
avec aucune autre el qui, par conséciuent,
est uni<[ue el indivisible. Ce serait tlonc une
manière de s'ex[)rimer inqtroprc et inexacte
(pie de dire : les humanités, les animaltlés,
les végétations, les blancheurs, etc. On dit :
l'humanité, l'animaUlé , la végétation, la
blancheur, etc. Ces noms ne sont donc pas
imposés il i)lusieurs individus, mais seule
ment à une propriété spéciale de plusieuis
individus. Ces noms ne représentent donc au-
cune colleclion d'individus et ne peuvent étie
appelés communs, mais simplement généraux
ou abstraits.
Akt. V. — Troisième inexatlilude : — // confoiul
les noms indiquuni des colledtoiis d'individus, «/
les noms indiijuunl des ipudiiés (fciiéiales, uvfc U-s
noms communs.
De ces noms, ou, pour mieux dire, de l'idéi!
(ju'ils exj)rimenl (15). viennent ces autres
{II) Ce ii'esl pas à dire cm'on un puisse analyser
<rs idée* iibstrniies cl les résomlre vn idées plus
simples : au coniraire, lonles celles (|ui exprimeiil
li's espèces di-s clioses, comnu; arbre, etc., ne s(»iii,
d';iprès moi, (in'iiii ensemble, iiiic nMiiiioii de t|ii.t-
lilés simples. .Mitis je dis (jui; iniis les joignons en-
send)l(; (ce n'est pas i< j le lieu de parler de la ma-
iiiéicduiil nous le taisons), el (pie nous les consi-
dérons après cela comino une chose nue et indivi-
si-ble. Nous avons Itesoin de celle ()p(;ralion par
Urpielle un unit plusieurs qualités en nue seule
idée, pour iiivCMler les noms communs.
(to) Kii ellVl, il n'csl pas nécessaire (juç le nom
dcsiij'nanl l'idée absli aile cxisic pour (pic l'un ail le
nom commun désignanl l'être (pu pos>cde la po-
priétd ahslrailc. Il y a, dans le langi^e, l»eanc(n(i»
de iiuiiis communs qui manquent de Vabslrait cor-
respondant : ainsi les noms arbre, caverne, source,
iront pas, dans notre langue, l*;s abstraits corre -
pondants, qui seraient arboréilé, cavernilé, etc.
L'existence de ces noms, comme celle de tous Iiîs
autres, dépend du liesoin qu'ont eu les liomm>^s do
les employer; car le Itcsoin seul d'employer le nom
lait qu'on rinvenic. Mais si les langues n'iNdiqueiït
pas toujours i()iii(! la succession des idées, parce
((Ile celi n'est pas toujours nécessaire aux liomne-s.
qui, pour expiimcr leurs idées, font iisa;^e lie;»
langues, il no s'ciisiiil pas que celle succession dos
119
GEN
DICTIONNAIRE I>E PHILOSOPHIE.
GEN
120
noms que l'on appelle liès-jusleiiicjil com-
1UUVS, parce qu'ils appartienncnl à clia()ue
indiviiiu d'une espèce ou d'une collection
donnée. Tels sont, par exemple, ces mots:
homme, animal, végétal, caverne, arbre, sour-
ce, ti\c., connne aussi les adjectifs blanc,
(lur, etc., soit qu'on les prenne comme de
purs adjectifs, soit que, au moyen d'une el-
lipse par huiuelle on sous-eiïtcnd le subs-
tantif, on les emploie au lieu des subs-
tantifs.
Mais si nous ne mettons une circonspection
extrême îi analyser la valeur de ces noms,
»ious serons induits en erreur à cause de la
merveilleuse perfection du langage dont
nous nous servons aujourd'hui. Nous sommes
toujours portés à croire qu'à une seule ex-
pression correspond une seule idée; mais il
n'en est point ainsi: et môme il est très-rare
<pie l'on trouve des mots qui expriment plutôt
un{i idée qu'un ensemble d'idées. Telle est
la nature du langage, et principalement de
nos idiomes, qu'une seule parole suffit sou-
vent pour réveiller une idée extrêmement
complexe, c'est-h-dire composée de beaucoup
d'autres. Et non-seulement nous exprimons
])ar un seul mot toutes ces idées, mais
nous manifestons en même temps le nœud
(pii les unit ensemble, et qui les fond dans
une parfaite unité. C'est pour cela qu'après
avoiranalysé la valeur d'une expression, nous
pouvons souvent la décomposer en une pro-
position entière, et même parfois en plusieurs
propositions.
Or, telle est l'histoire des noms dont il s'a-
git. Le nom d'homme, par exemple, équi-
vaut à celle proposition : un être qui a lliu-
manité ; le nom d'arbre: un être qui a les
propriétés qui constituent l'arhie, et qui, s'il
fallait les traduire par une expression que
nous n'avons pas dans notre langue, devraient
être exprimées par le mot arbokéité. On peut
appliquer le même raisonnement à tous les
autres noms du même genre. Ces noms sont
ceux au moyen desquels on attribue à des
êtres une qualité qui se trouve leur a[)par-
lenir. C'est assez dire qu'ils renferment en
eux un jugement par lequel, soit qu'on les
profère, soit qu'on les pense, on attribue un
prédicat à un sujet ; car c'est uniquement
pour abréger que nous exprimons cette opé-
itlées ne soii, dans l'esprii, complèle ei eominue.
Si la succession (les idées était inlerronipne dans
l'esprii, il s'ensnivrail que l'esprit irait par sauts
el par lionds, cl sans raisonnement intérieur, ce
qui est alisiirde. Il est encore pins absurde de sup-
poser Texisience des idées t on:posées, sans admel-
iie celle t!es idées simples qui les cituiposcul. il
r.iut donc le ieconn;iîire : à (piel(|ue épO(|ue que le
nom couiniun, le nom d'artre, par exemple, ail éié
inventé, ou a eu dans l'esprit l'idée abstraile qui
lui correspond et qui, dans cet exemple, serait ex-
primée par arboréité. De le que celte idée n'est
pas expriutée par un moi, il ne s'ensuit nullemcul
qu'elle n'ait pas é é nécessaire pour former le nom
tï'nrbre, parce que ceue idée, décomposée dans ses
éléments constitutifs, indique uniquement « quel(|ue
chose doué de tes propriétés qui, s'il fallait les ex-
primer p.ir un seul mot. devr^icni être appelées
arborcité. t
ration [)ar un seul mot qui nous domie le
résultat de l'opération intellectuelle en nous
énonçant le rapport saisi par nous entre ce
prédicat et ce sujet. Or, il n'y a que ces noms
qui puissent êlre proprement appelés noms
communs, parce qu'ils conviennent à chacun
des individus d'une certaine classe. Ainsi, lo
mot homme convient à chacun des hommes ;
le mot arbre convient h un arbre quelconque
pris entre tous les arbres ; le mot caverne, h
toute caverne, sans distinction. On peut en
dire autant de tous les autres.
Mais, puisque par nom commt<n on ne
doit entendre que la propriété qu'a ce nom
d'ex|)iimer un individu d'une certaine classe,
et un individu fiuelconriuc, c'est-à-diie in-
dillëreinmenl tel ou tel, entre ceux qui ont
la qualité déterminée par ce nom, on ne sau-
rait prétendre que l'opinion de Smith soit
exacte et vraie, quand il affirme (]ue chatjue
nom commun désigne une collection d'indi-
vidus. Au contraire, tout nom commun ne
désigne jamais qu'un seul individu, tuais ii
le désigne au moyen d'une qualité commune
à plusieurs ; et voilà pourquoi le même nom
peut être attribué à un individu, puis à un
autre, puis à un autre encore, et ainsi de
suite à chacun de ceux qui ont la qualité
exprimée par le nom. S'il était vrai que le
mot arbre indi(iuâl une collection d'arbres,
en l'employant au pluriel, en disant: des
arbres, nous devrions exprimer plusieurs col-
lections d'arbres; or, par ce mol pluriel,
personne n'a jamais cru exprimer plusieurs
collections d'arbres, mais simplement plu-
sieurs arbres pris individuellement.
Akt VI. — Quatrième inexactitude : — // mécori'
tiiiti la véritable dislittciion entre les twins com-
muns et les noms propres.
On peut déjà remarquer combien il faut
être en garde contre le raisonnement de
Smilh, puisqu'en si peu de lignes il renfer-
me tant d'inexactitudes (16). Ce raisonne-
ment, au premier abord, paraît néanmoins
fort spécieux, et il provoque en nous une
sorte d'assentiment instinctif, parce qu'il
semble se borner à décrire un fait très-natu-
rel et fort vraisemblable.
On y affirme que les noms communs ne
font qu'exprimer des collections d'objets ;
or, nous avons passé en revue les quatre
(IG) J'ai jugé à propos d'analyser avec un pew
d'aueulion le passage de Smith, signalé et trans-
crit par Siewait comme un morceau d'une grande
valeur, atin de détromper la plupart de nos jeunes
éuidiants, et tant d'hommes superficiels (|ui s'ima-
ginent que la pensée philosophique est nue préro-
galive exclusivement réservée aux nations qui ha-
bitent au delà des Alpes et des mers qui enloureni
Jiolro beau pays (ritalic).
L'amour de la vériié me force à dire que les
étrangt^rs nous «lépasseul pour le style et le ton
philosophiques beaucoup plus que pour les choses.
Mais ( e n'est pas pour les mépriser que je fais
celle remarque : c'est pour encourager, pour ex-
citer nos compatriotes, en leur apprenant que c'est
parliculièremeiil le slylect la mcihuJe qui donnent
la célébrité cl la gloire aux livres el aux au
leurs.
121
espèces (le noms qui expiiiuenl ilcs collec-
lions d'objets, et nous n'en avons trouvé au-
GEN PSYCHOLOGIE. GEN 122
AnT. Vil. — Ciiqutcinc inpxncittnile : — tl ifinare
Il rai-^on pour Inquelle les tioni% iotil npi'elés jno-
cun qui fùl commun à plusieurs individus. '"" ^' connuuns.
Nous avons ensuite examiné les noms gé- Les idées attachées aux expressions nom
néraux et abstraits, indiquant des qualités ;jr«/;re et nom cowmitn étant ainsi éclaircies,
particulières, essentielles ou accidentelles ; considérons de plus près le raisonnement
...... deSmitli.
Quand j'iirpose un nom propre à un ^ïre,
c'est poui- indicjuer son individualité. Mais,
comme ce nom n'a pas une relation néces-
saire avec (^ette individualité, je serai tou-
jours libre d'employer le même nom pro[)re
pour exprimer l'individualité d'un autre être,
durèrent de celui auquel j'ai déjà imposé cette-
dénomination.
lit la chose n'est pas sans exemples, Ua
1ère à qui le Ciel a donné douze enfants^
)eut imposer successivement î> cliacim d'euTi
e nom propre de Pierre. — Bien plus, sup-
posons (]ue tous ceux qui sont actuellement
au monde et qui ont, à leur naissance, reyu
le nom de Pierre, se réunissent ensemble,
Nous aurons, dans cette supposition, non
et nous avons vu qu'il n'est pas encore pos-
sible de les appeler communs, mais seule-
ment qu'ils indiquent une qualité v.om-
mune.
Enfin, de ces noms, ou plutôt des idées
qu'ils nous représentent, nous avons vu dé-
river les noms communs ; nous en avons
scruté la nature, qui consiste uniquement à
exprimer un jugement par lequel on attribue
une qualité à un sujet, ou bien, à désigner
un objet par une de ses qualités, qui l'indique
ou nous conduit h le reconnaître, et qui,
commune à plusieurs objets , fait que le
même nom peut convertir à chacun de ceux
qui possèdent la même qualité. Mais, allons
plus avant.
Maintenant que la nature des noms com-
muns nous est connue, voyons quelle est plus douze personnes portant le nom de
celle des noms projjrcs. Pierre, mais peut-être plusieurs milliers
Les uns et les autres n'expriment que des d'hommes auxquels ce nom sera appliqué,
individus et non des collections d'individus, Or, je dis: de ce que le ncmi de Pierre se
mais avec celte ditlérence: quand le nom trouve appliqué h cette multitude de per-
commun exprime un individu, il le désigne sonnes, s'ensuivra-t-il qu'on aura le droit
et le dislingue au moyen d'une de ses (]ua- d'affirmer que c'est un nom commun If Assu-
lités; le nom propre ne désigne et ne distin- rément, non. Il demeure ce qu'il était d'a-
gue point l'individu par une de ses qualités; bord, un nom pro|)re et pas autre chose,
il nomme directement el formellement l'in- quoique, de fait, il soil devenu commun h
dividu lui-même, et, pour ainsi dire, son in- tant de personnes. Et la raison en est claire:
dividualité. Or l'individualité d'un objet n'est un no:M est propre ou commun, non parce
communicable à aucun autre objet, puisque, (ju'on l'emploie pour désigner un ou plu-
par le mot individu, on exprime précisément sieurs objets, mais parce qu'on les désigne
ce qu'un être a de tellement propre, de tel- de telle ou telle manière. Si ce nom indique
leraent exclusif, que cela le fait être ce qu'il les objets en les désignant par une qualité
est, et rien autre chose. Le nom propre ne
peut dès lors convenir qu'à un seul objet,
parce qu'il exprime, comme je le disais, ce
qui fait qu'il est seul et unique. Le nom com-
nmn.au contraire, désignant l'être au moyen
d'une qualité qui peut pareillement setrou-
Ics objets en les désignant par une qi
commune, comme le mot homme, qui dé-
signe les hommes par l'humanité, c'est ui>
nom commun. S'il les nomme sans les in-
diquer par une qualité commune, mais sim-
plement comme individus, sans «lu'il y ait»
entre les objets el le nom, d'autre relation
ver en beaucoup d'autres êtres, ne l'indique que celle que veut bien y trouver celui (jui
pas avec une précision telle qu'il le distingue l'invente, c'est un nom propre. Si donc tous
el le sépare de tous les autres. De là vient les hommes portaient le nom de Pierre, qu'en
que le nom commun, quoiqu'il s'applique à
un individu, peut s'appliquer encore à tout
autre qui possédera la qualité à laquelle le
nom se rapporte et qu'il exprime. Ainsi, le
mot homme désigne un seul homme, et non
plusieurs; mais, comme il l'indique par une
qualité commune, l'humanité, il ne me le
résulterait-il ? Une seule chose : cpie chacun
aurait deux noms, le nom d'homme (|ui se-
i-ait commun, el le nom de l'ierre qui se-
rait propre. Et au fond, on a maintenant ha-
bituellement deux noms, un nom commun à
tous les individus d'une famille, et un noiii
propre. Peu importe que les noms propres
désigne pas d'une manière assez précise pour soient ditlérents ou identiques, jiuisipj'il pour
que je puisse le distinguer et le séparer de
tous les autres hommes. El même, de sa na-
ture, ce mot me permet de penser indiffé-
remment à tel homme ou à tel autre. Mais,
si je désigne cet homme par le nom de
Pierre, ce signe le sépare de tous les autres
hommes ; et cela, parce que je n'ai pas dé-
duit ce nom de Pierre d'une qualité com-
mune, mais parce que je l'ai pris pour si-
gnifier directement cette individualité par
laquelle Pierre a un être qui lui est pr0[)re,
distinct de tout autre et entièrement incom-
municable.
rait n'y en avoir qu'un seul. Et, défait, les
noms propres sont en fort petit nombre, eu
égard a la multitude des hommes.
Cela posé, une nouvelle erreur se décou-
vre dans le raisonnement de Smith. Cet au-
teur affirme que le sauvage change les noms
propres en noms conjmuns par la simple a|>-
plicalion qu'il en fait à plusieurs objets, el
il ne donne d'autre raison de celle assertion
(|ut'. son assertion même, comme si le non»
propre devenait commun silôl qu'on l'a sim-
plement appliqué à plusieurs individus. Or,
tant s'en fuul que le nom nroojc devienne
123
OEN
DICTIONXAIIU-:
coiiiiinm I()rs(|u'()n ra|i|)Iii|uc ii plusieurs in-
dividus, (|uc (luoiid iiic^nii.' le noui de Pienc
scivtit imposé, comme nous l'.ivons dit, h tous
les liomiues d'une province , d'un royaume
ou de tout l'iuiivers, il ne cesserait jamais
diMre ini vt'rilahle nom |)roprc, pai'ce (pi'il
ne désignerait point les iiommes parune ([ua-
lilé comnuuie, mais par l'individualité de
chacun.
Supposons donc que le sauvage eût imposé
\\u nom propre à la première caverne qu'il au-
rait connue, et où il se serait abrité contre
les injures de l'air; qu'il en eût imposé un
second au premier arbre dont les fruits au-
raient soulagé sa faim, et un troisième à la
première source où il aurait a|)aisé sa soif ;
su|)|)osons égalemL'fit (|u'a|)rès avoir vu une,
deux, trois cavernes, un, deux, trois arbres
ou sources semblables, il eût donné à ces
cavernes, à ces arbres, à ces sources, qui au-
raient frap|)é successivement ses yeux, le
même \unn (|u'aux objets de cette nature qui
lui auraient été précédenuuent cornius : nous
aurons rpiatre cavernes, quatre sources,
quatre arbres auxquels le môme nom sera
appli(jué.
Mais il reste .*i savoir si le sauvage, qui ap-
plique ce nom h quatre choses semblables, le
leur appli(pie comme nom propre ou bien
connue lujm commun. Or, dans aucun des
deux cas, on r.e jieut dire que le nom qu'il
transporte à chacune des quatre cavernes, à
chacun des ipiatrc ai'bres , à chacune des
(piatre sources, désigne des collections d'in-
ilividus, connue Smith l'allirnie. En eiïet, ces
noms ne désigneront jamais qu'une seule des
quatre cavernes, qu'un seul des quatre arbres,
qu'une seule des quatre sources, et, consé-
(luemment, ne deviendront jamais des noms
collectifs, si on ne les emploie au pluriel, et
si, au lieu de dire: une caverne, un arbie,
une source, on ne dit: des cavernes, des ar-
bres, des sources. Que les noms inqwsés par
le sauvage aux quatre objets, soient considé-
rés comme des noms propres ou comme des
noms communs, il n'en résultera qu'une seule
(liiïérence pour la nature de ces noms. Si on
les emploie comme noms communs, ils dé-
signeront les objets d'après leurs qualités com-
nnuK's, c'est-h-dire d'après les qualités que
renferme l'idée de caverne, d'arbre, de sour-
ce. Si on les emploie comme noms {)ro|)res,
ils désigneront chacune des quaire cavernes,
chacun dos quatre arbres, chacune des quatre
sources, non d'après leurs qualités, n)ais en
elles-mêmes, comme des choses individuel-
les. Pour lors ces noms seront ap[)liqués d'a-
près un choix arbitraire, sans avoir la moin-
tire relation avec la nature de la chose qu'ils
expriment.
AuT. VIII. — Sixième inexnciiiude : — Il ne re -
tiiiiiqiie pas que les premiers noms imposés aux
objel^ oui été des noms communs.
Pour moi. il me paraît plus vraisemblable
que les noms imposés [«ar le sauvage à son
I)K PIIILUSOPIIIK. V.m 124
arbre, à sa caverne, h sa source, auraient été
conununs dès le principe.
Il est h iemar(pier (|u'on n'impose pas, en
général, des noms propres aux objets du gen-
re de ceux dont nous parlons, c'esl-h-dire
aux cavernes, aux arbres, aux sources, etc.;
maisplulôt aux personnes, aux lieux, aux fleu-
ves, etc.; paice (ju'il est nécessaire (jue ces
choses ne soient pas confondues ensemble.
JMais il n'est pas également nécessaire, géné-
ralement parlant, d'individualiser ainsi, par
l'imposition d'un nom projjrc;, un arbre, vme
(a Verne, une source; et si on y est obligé, on
le fait ordinairement à raison des circons-
tances.
On dira, par exemple, la caverne dePoly-
pliême, en la désignant ainsi par le nom de
(•«'lui (jui en fit son asile; lac iverne d'IIébi'on,
(lu pays où elle se trouve ; le cèdre du Liban,
la rose de Jéi'icho, le palmier de Cadès. d'a-
près l(»s lieux qui produisent ces plantes ; la
souice de Jacob, d'après celui qui la lit jaillir,
la découvrit, ou bien y puisa ; la source de
l'eau Salutaire, d'après les propriétés salutai-
res de cette eau, et ainsi du reste. Mais les
honnnes ne sentent pas la nécessité d'inventer
des noms [)roprcs pour les imposer h toutes
ces choses.
Des lors, on voit pourquoi les noms pro-
pres, c'est-à-dire les noms qui s'enq)loient
pour signifier la substance individuelle delà
chose, ne sont pas, à beaucoup près, les nlus
nombreux; et pourquoi, dans toutes les lan-
gues, même les plus riches et les plus éton-
nantes par leur luxe d'expressions, ils man-
(pient pour une intinité d'objets; tandis qu'il
n'y a pas une chose qui n'ait un nom com-
mun, bes noms de cette espèce sont beau-
coup plus nécessaires que les noms propres ;
et il est vraisemblable que les hommes n'ont
inventé ceux-ci qu'après s'êlre aperçus (]ue,
sans eux, les choses semblables étaient con-
fondues l'une avec l'autre. Or il est des cho-
ses semblables qu'il faut nécessairement distin-
guer, et, par conséquent, dénommer indivi-
duellement, afin d'obtenir cette distinction.
C'est poiinjuoi il aura fallu établir, j)Our
chacune de ces choses, un nom qui désignât
cette nature propre et individuelle qui seule
fait qu'un f>bjet est tellement séparé de tous
ceux de son espèce, f[u'il ne saurait être con-
fondu avec aucun autre.
Cle qui mérite ici d'attirer toute noire at-
tention, c'est que, pour imposer un nom à
celte i)ropriété particulière d'un être (|ui l'in-
dividualise et l'isole de tous ceux de son es-
pèce, il faut une puissance d'abslraciion
beaucoup plus énergique que pour lui en
inq)Oser un tiré d'une de ses qualités com-
munes. En ell'et, les qualités communes des
êtres cor[)orels, puisqu'on parle des corps,
sont les [)remières qui frappent nos sens, les
premières qui nous sont connues; de sorte
(ju'il est beaucoup plus vraisemblable «ptu
nous nonunerons un être d'aj)rès ces(iualilés
communes, ijue d'après sa propre su!)stance
individtielle, qui, loin de tomber sous nos
sens, n'est séparée do toutes les auh'cs (jua-
125
G EN
li.tés f|u'au moyen d'une abstraclion, ou |>lu-
tùl d'une suile d'abslraclions. Si donc il faut
tracer le développement de l'esprit humain,
je ciois, et, ce me semble, à bon droit, que
c'est seulement aprèsunlong espace de temps,
après avoir confronté bien des l'ois entre eux
les objets d'une même espèce, queThounne
voit clairement, et d'une manière précise,
que, outre les qualités communes qui tom-
bent sous les sens, il y a, dans chaque être,
quelciue chose de pro[)re et d'unique, quel-
que chose qui fait que, malgré son extrèms (■
ressemblance avec les aulres èlres, il ne se
confond jamais avec eux; qu'il a en lui quel-
que chose qui le sépare de tous, et que ce
(iuel([ue cliose, c'est lui-mcme.
Je suis donc convaincu que le sauvage
supposé par Smilii ne songerait guère à im-
poser dabord un nom j)ropre h son arbre, ci
sa caverne, à sa fontaine, et qu'au contraiie
il attendrait longtemps. Il n'aurait recours à
ce moyen que cpiand, après avoir connu une
multitude de cavernes, d'arbres, de fontai-
nes, son esprit sciait parvenu à distinguer
l'individualité de chacun de ces êtres, et sur-
tout à sentir profondéuKmt le besoin de dé-
signer celle individualité par un nom propre,
alin qu'en parlant à sa femme ou à ses en-
fants, il fût en état d'indiquer telle caverne,
tel arbre, telle source, d'une manière si nré-
cis(i qu'il leur fût impossible de les conion-
dre avec d'autres. J'avoue toutefois que j'ai
delà peine à croire qu'il éprouvAt januiis ce
besoin dans l'état sauvage, ni môme long-
tenups après en être sorti, si ce n'est quand
il aurait fait dans la civilisation des progrès
déj.\ sensibles. Car, s'il se voit dans la néces-
sité de désigner individuellement ces objets,
il est hors de doute (|ue, pour alteindi-e son
Lut, il aura d'aboid recours à un expédient
moins difTicile que ne le serait l'invention des
noms propres. Il enq)loiera plutôt les signes,
et fera connaître S(»n objet par l'ensendjle du
discours, par les additions accidentelles dont
nous avons parlé, ou [)ar quelque autre moyen
que lui suggérera son esprit.
Comme il est impossible de juger qu'un
nom est conunun en examinant' simplement
s'il est a|)pliqué à plusieurs individus, puis-
que plusieurs individus pourraient être appe-
lés du môme nom propre ; il est pareille-
ment impossible d'affirmer qu'un nom est
propre narce qu'on saura (ju'il est employé
pour designer un seul individu, puisqu'un
nom commun j)eut n'être appliqué qu'à un
seul individu. Supposons, pour exemple, qu'il
ne restât plus qu'un seul homme de tout le
genre humain : cet homme n'aurait aucun be-
soin de nom propre; le nom commun d'homme
lui suffirait, parce qu'il ne courrait plus ris-
que d'être confondu avec personne. Mais ce
nom ne cesserait point pour cela d'être com-
mun ; car il indicjuerait toujours un individu,
non par sa propre individualité, mais par
l'humanité qu'il possède. 11 est vrai que cette
qualité, il la possède seul, puisijue les autres
hommes ne sont plus ; mais une infinité d'in-
dividus pourraient également la posséder, cA
u'ors- le môme oim leur devrait être a[)i)li-
rsVCIlOLOGlE. C.EN 120
que : or, c'est précisément ce qui constitue ;a
nature du nom commun.
El ceci, qu'on le remarque bien, n'est plus
une simple conjecture, ni le fruit de l'imagi-
nation, comme le tableau que Smith nous a
tracé : c'e.st un fait réel que nous lisons dans
les saintes Ecritures, lesquelles nous parlenf
d'un tenq)s où il n'y eut qu'un seul honune
sur la terre , et nous apprennent cpie cet
honnne ne reçut pas de nom projire, dont il
n'avait d'ailleurs aucun besoin, mais que le
nom conunun d'homme lui fut inqiosé, piiis-
(jue, en hébreu, Adam signifie homme. Pour
nous assurer que ce nom était véritable-
ment un nom commun, nous n'avons qu'à
en considérer L'origine ; il venait du mot
terre, élément dont les Livres saints nous
enseignent (jue riionmie a été conqiosé , et
devait signifier « un être formé de lerre. » l.a
première })ersonne qui ail reçu un nom ne
fut donc pas désignée par un mot pris de
son individualité, mais par un mot tiré
d'une qualité commune h tous les honimcs
qui devaient lui succéder : or, d'après la doc-
trine que nous avons ex[)Osée, cette circons-
tance en faisait un nom conunun.
Loin de recourir à un sauvage imaginaire,
et de se perdre à former des hypothèses sui-
vant une méthode anliphil(jsoi)liique, s'il en
fut jamais, j'aurais désiré (\uc nos philoso-
phes, comme leur sagacité donnait lieu de
l'attendre, eussent au moins consulté les mo-
numents de l'antiquité où sont consignés les
faits réels et véritables.
La coimaissance de ces faits aurait suscité
dans leur esprit des doutes sur la valeur de
cette assertion, qui paraît si incontestable au
|)reniier abord : '( Les noms |)ro[)res ont été
inventés avant les noms conumms. »
Ce sont précisément ces i)i()[)ositions revê-
tues d'une apparence d'évidence qui cachent
et recèlent les erreurs les i)Ius pernicieuses;
et il est d'autant plus dillicile de pénétrer
jusqu'à elles, que cet asile est plus sûr. Car
cette fausse évidence fait admettre sans dé-
fiance ces sortes de propositions, même par
des honnues d'ailleurs circonspects, parmi
lesquels on s'accorde à ranger Dugakî-Ste-
Mart. 11 est très -facile alors de se croire dis-
pensé de l'étude attentive et pénible des
faits.
Si, connue je l'ai dit, nos illustres philo-
sophes avaient considéré ce qui avait véri-
tablement lieu lorsque les |»remiers honmics
imposaient des noms, ils auraient reconnu à
n'en plus douter, que les noms de la date la
plus reculée n'étaient jamais arbitraires ,
comme le sont les noms propres, c'est-à-
dire (ju'ils n'exprimaient jamais l'individua-
lité de la chose, mais en désignaient tou-
jours une qualité qui pouvait être couHnune
à d'autres. Caïn signifiait possession, chose
acquise, possédée : Adam lui imposa ce n(jm
en disant : Avec l'aide de Dieu, j'ai possédé
(/Hclfjue chose de nouveau. [Gin. iv , 1.)
Il est évident que ce nom est conunun ,
jniis(pi'il convient également à tout ce qu'on
<!cquiert ou qui vient à tomb(;i' en noire nos
S!.ssio:} Abel veut dire lanlié ; Eve, cnose
127
G EN
DICTIONNAIJIE DE PHILOSOPHIE.
G EN
m
virante: Selh, éire substitué; Enoch, dédié ;
Lamech, pauvre, humilié. Or tous ces mois
sont des noms communs. H en faut dire au-
tant de tous lt!s noms h(H)rt'Ux de personnes
ou de choses ; car ils sont tous formés de ma-
nière que l'individu est désigné par une qua-
lité commune, d'où il résulte que ce sont de
véritables noms communs (17).
On peut faire la même observation sur les
noms grecs et sur les noms de l'antiquité
tout entière. On peut même dire avec raison
que l'antiquité n'a point connu de procédé
l our créer des noms véril-iblement propres,
c'est-h-dire des noms n'indiquant pas une
• îu^ilité commune, mais désignant l'individua-
iîlé même de l'objet, des noms, en un mot,
tels que sont maintenant dans les langues
modernes : Pierre, Paul, etc.; comme le sont
(l") Le plus îiniieii J<>fiiiiipni que fotiinissi!
IMii>li>ir« lelrttivpiiionl à rmiposiiioii des noms,
esi le célèlire passade île l:i Genèse (chup. ii), où il
est rapporté (prAdaiii irtipo>-a leur nom à ions les
iinioMiix sortis «1rs n aiiis de Dien. lùisniie l'Iiis-
loi ien sa( ré ajoute : Omne enim, qnod vocavit Adnm
nninia' riveiilii, ipsum nonien ejus. En^èlte, expli-
(|ii:inl ce passage, dit <i"« Moïse vonliji faire en-
leuilie par ces paroles ipie les noms imposes par
Adam aux animaux exprimaient leur nature : Cnm
ail, ipsiiui erat nonieu ejiis, </«if/ aliud quant npoel-
Idtionfs uii tiatiira posiulnbnl, indiias esse sujinfical ?
{l'rivp. evang., lih. xi, cap. (5.) Or ces noms impo-
sés, après la création, aux dilférenles cspc< es d'a-
nimaux, de manière à exprimer leur nature, ne
sont-ce pas là vérilalilemenl des noms connnuns?
Voili donc le dociimcni le plus ancien et le plus
sacré que nous ayons stir la première formation
du langage, qui nous en-cigne exitressémenl que
les prcniiers noms donnés aiix objets n'ont pas été
des noms pmpres, mais des noms communs. L'ojii-
iiioo d'Eiische .s'accorde merveilieusemeiu avec les
Iradiiions licliiaï pios, el se trouve parfaitement
c<;nlorme au seolim iit des rabltins. Si l'on était
curieux d'eu \oir le recueil, on iraiiraii qu'à lire
Jean Buxtorf le (ils (Disseit. pliilolotiico-tlieoloçi. «,
§ "24), on Jules Barlolocci [Bibiiotli. maguor. rabb.
t. 1), ou tout autre écrivain de ce genre.
Mais les antiquités hébraïques ne sont pas les
seule» qui nous attestent qtie les noms les plus an-
ciens, les noms primitifs, ont été des noms com-
viuHi, c'est à dire exprimant la nature on les qua-
lités, et non l'individualité des objets nontmés ;
c'est le seniiment de tonte l'antiquité, et le carac-
lère de toutes les langues anciennes. Si le temps
ne me manqu.ni ici, il me serait facile d'eniasser
les preuves de celte assertion. Il me suftii d'obser-
ver que le Cralile de Platon est, en substance,
consacré à 'lémonirer que les noms ont éié primi-
tivemeiil imposés aux clioses, non par des caprices,
iiixiis par la raison ; que qu:.nil on doit en imposer
«l«: nouveaux, il faut, à l'exeiiqile de ceux qui les
premiers ont nommé les objets, cberc lier des noms
qui expriment les qualités el la naliiie des objets
que l'on veut désigner; enlin, que quand on est
contraint (l'employer les noms déjà imposés, il faut
les employer avec tonte la propriété nécessaire pour
qu'ils loirespondenl exaciement à leur «igmli-
«ation.
C'e>t en grande partie cette idée, (|ue les noms
les plus anciens éiaienl communs, c'esl-à-dire in-
diquaient les qu(iliic$ commiiites, les espèces, les
easences (ce (|iii est la même ciiose), qui a donné
naissance à l'opinion, universellement répandue
riiez les anciens, «[ue tonte la sagesse consistait
tlaus la science des i.ouib ; qu'on devait les consci -
aussi les mots : Italie, Ffance, Angleterre,
etc., Adige , Tibre, Pô, etc. Ces noms ne sont
eux-mêmes devenus véritablement propres
que du moment où leurs étymologies ont été
perdues, ou bien depuis qu'on n'y a plus
fait attention en les proférant.
D'ailleurs, ces noms propres des langues
modernes, que l'antiquité nous a transmis,
sont eux-mêmes une preuve de ce que j'a-
vance : en elfet, ce qui nous reste de leurs
étymologies montre évidemment que, dans
l'antiquilé, ils avaient tous une signification
spéciale, et que ce n'étaient point des sons
arbitraires (18) ; en d'autres termes : l'anti-
quité avait désigné ces personnes, ces pays,
ces fleuves particuliers, par des noms com-
muns, c'esl-à-dire par des noms qui les dé-
terminaient, non.au moyen de leurs parlicu-
ver religieusement cl sans aliëration, puis les trans-
niclre à sis enfanis comme on les avait reçus de
.ses pères, ainsi qu'un bérilage précieux et sacré,
qui renfermait, avec le dépôt de la religion et du
savoir, le secret de la félicité humaine.
Telle a élé aussi la source des supcrsliiinns re-
latives à l'emploi de certains mots : car , ce n-s-
pecl qu'on avait pour les noms, cette importance
que leur allacbaienl les vieillards en ordonnant
de les garder intacls el de les iransuieltre à la pos-
térité, dnniièrenl lieu dans la suiie à une vénéri-
lion aveugle et confuse; ceci amena des excès,
comme il arrive à toutes les choses dont la passion
s'empare, et celte vénération excessive pour les
anciens noms fournit à rimagination l'occasion de
s'égarer à son aise en produisant des résultats ca-
pricieux et inallendiis.
(18) On voit par celle observation que les anciens
se trouvaient dans des circonstances beaucoup plus
favorables que nous, pour juger de la priorité des
noms communs sur les noms propres.
Arisioie fait cette observation dans le livre i.
cliap. t. des Choses physiques. Il y reiiiarque clai-
rement que rtiomme invenle d'abord des noms
communs, et ensuite des noms propres.
Il est singulier de voir qu'Arislole appuie son
opinion sur un l'ail (|iii se rapproche de très-près
de celui que Siriih allègue, préci.'éii'enl pour •lé-
monirer le contraire. Taiii il e.st vrai que les faits,
quand ils ne sont pas accompagnés d'un jngenienl
(boit et sain dans celui qui s'en prévaiil, sont iin-
piissmls •■> conduire par eux-mêmes à la vérité, et
sont ni("'in» '.«nc occasion d'abus et d'erreur.
Suiiih vous dit : i Le sauvage applique le nom
qu'il a donné à sa caverne à toutes les cavernes
(pi'il voit; donc il a d'abord inventé le nom propre,
el ensuite il l'a leiidu commun. •
Arisioie vous dit à son tour : « L'enfant appelle
du nom de pèiy lous les bommes qu'il voit, tant
qu'il n'a pas encore appris à discerner son père
des antres hommes; donc le nom (pi'il doiim; à son
père est, pour lui, un nom coiniiiun ; il ne res-
iieindra la signilicalion de ce iioui commun cl ne
l'emploiera uniquement pour désigner son père,
que quand il se sera aperçu des dilférences, et, par
conséquent, de l'erreur (lu'il commet en prenant un
homme quelcomiue pour son père. Donc son esprit
procède du général au particulier , du genre aux
diUéieiices qui lui font connaître l'espèce, n
Je ne veux rien décider sur la valeur de celle ob-
servation, qui suppose que l'enfant connaît , dans
son père, ["homme avant le père. M.iis je m'en sers
pour prouver (|ue l'opinion d'Arislote sur l'inven-
tion des noms est «ju'ou désigne les choses rt'aboid
par des expressions plus générales, ensuite par de»
expressions qui le soûl beaucoup luoins.
120 G EN PSVCnOLOOIE.
larilés iiulisiiluolles, iiKiis au moyen de trait-:
(aracltW-islitiues coinimins à i)lusiouis Otres
(ie la niômc espèce.
Art. IX. — Si'plièiite ineraciitude : — // ignore que
lions les objets (xléiieurs il est plus facile de
coiiiiniire ce qui en coiinnun à plusieurs que ce
qui est nulividuel.
G EN
îr.o
L'étiuie de l'antiquité nous démontre ainsi
que l'invention des noms communs est d'une
date t'oit antérieure h celle des noms pro-
V)res ; (jue les langues anciennes employaient
ordinairement des noms communs , môme
quand il leur fallait désigner des objets par-
ticuliers; et (ju'il n'y a de noms véritable-
ment propres que dans les langues mo-
dernes.
Si, prenant ce fait pour point de départ,
nous examinons plus à fond la nature de la
chose, nous verrons que cette marche de
l'esprit dans la forme du langage, qui paraît
étrange au premier abord , est ceoendant
très-naturelle, et qu'elle est môme la seule
qu'il lui filt possible de suivre. En effet, il
nous faut une plus grande force d'abstrac-
tion pour caractériser et pour nommer l'in-
dividualité môme des êtres, que pour appli-
quer notre attention à leurs qualités commu-
nes et pour iniposer un nom qui les exprime
au moyen de ces qualités. Il est môme natu-
rel et nécessaire que le premier besoin des
hommes soil de désigner les objets [)ar leurs
qualités communes les plus générales. La
nécessité de les déterminer par (l»;s (pialilés
plus spéciales doit se manifester ensuite,
c'est-à-dire quand il arrive que, sans cette
spécification, on les confondrait ensemble,
et que cette confusion serait nuisible ou in-
commode. Les honnnes , instruits par une
longue expérience et un long usage des cho-
ses, éprouvent la nécessité de les distinguer
entre elles par i ne classilication de plus en
plus déterminée , et les indiquent par des
noms beaucoup moins communs. Enfm, dans
un étal de société déj5 f(Ml avancé, on ressent
le besoin de désigner les individus eux-mê-
mes par des noms jn-opies; en sorte que ces
noms sont les derniers (lui sont inventés cl
appliqués, et que leur lormalion couij)lètc
et perfectionne le langage.
De là vient qu'il n'y a pas une seule chose
qui n'ail un nom commun ; que toutes n'ont
pas celui du genre auquel elles appartien-
nent ; qu'un plus petit nombre ont celui de
leur espèce; et enfin, qu'il n'y a pas la mil-
lième partie des objets extérieurs iiui s(»ienl
appelés d'un nom propre. Encore celle (|uan-
tité si limitée n'cxiste-l-elle que dans les
langues modernes.
De là il résulte aussi que les illustres plijlo-
sophesdonlnous parlons.abandonnantl étude
des faits pour suivre leurs spéculations hv-
nothétiques, ont, en traçant la marche "de
l'esprit humain dans la formation du langage
et des [)ensées, commencé précisément par
«)ù ils auraient dii finir. Ils ont suppo.sé que
«•e qui est réellement un des derniers pas de
l'esprit humain dans la formation du langage
étaii au contraire son premier pas : ils ont
cru que sa première opération était l'imposi-
tion des noms propres, tandis qu'il ne l'exé-
cute qu'après toutes les autres, f'ela suppose,
en effet, une culture sociale déjà fort avan-
cée, si avancée que, dans les langues mo-
dernes de l'Europe, malgré leur perfection
()rodigieuse, malgré le développement heu-
reux qu'elles ont pris, favorisées pendant des
siècles par l'infiuence du christianisme, les
noms propres laissent voir encore leur ori-
gine et leur état primitif de noms coui'
m uns.
Ai.T. \ — llniiihne iiiexaclilude ; -
/. X iidiiis loiifiiniis pu suent à l'état
p ' en
— Il i<innre que
de noms pro-
Quand donc Smith prononce avec tant
d'assurance que la caverne, la source et l'ar-
bre particuliers dont son sauvage eut la pre-
mière coiuiaissance, furent sans doute les
j>remiers objets qu'il désigna par des noms
propres ; (juand il ajoute que ces noms de-
vinrent des noms communs après que
l'homme les eut apuliciués h plusieurs objets
du môme genre, il alfirme précisément le
contraire de ce qui arrive. Il aliirnie que tous
les noms qui sont aujourd'hui communs pour
nous, ont été des noms i)ropies à l'origine ;
tandis que tous les noms projjres que nous
avons maintenant ont d'abord été des noms
comn)uns.
Si Smith avait eu l'idée exacte et précise
de ce qui constitue les noms propres et les
noms communs, il ne serait [)as toml)é dans
cetle.erreur. Il croyait, ce (jui semble vrai
au premier abord, que le nom propre est
celui qui n'est ajtpliqué (ju'à un st-ul objet ;
que le nom commun est celui ipii est ap[)li-
(|ué à |)lusieurs objets. D'après celte notion,
il prenait ce (]ui n'est (lu'une qualité acci-
(lenlelle des noii'S propres et des noms co.'ii-
muns, pour ce qui en constitue proprement
la nature. Il est vrai quil arrive ordinaire-
ment que le nom conmnm s'applique à j)lu-
sieurs objets, et le nom propre à un seul ob-
jet, mais cela n'a lieu (lu'accidentellement.
Comme nous l'avons dit, le contraire n'est
pas impossible, et môme on voit parfois un
nom commun ne s'a{)[)liquer qu'à un seul
objet, sans cesser «l'être coujmun ;d'un autre
côté, le nom propre s'applique parfois à
plusieurs objets sans cesser d'ôlre propre.
C'est que, au fond, le nom propre et aussi
le nom commun ne s'appliquent jamais qu'à
un seul individu à la fois. Il n'y a entre eux
que cette ut)ique différence : quand l'individu
est appelé par le nom commun, il est indi-
(|ué d'après une certaine qualité qui se
trouve ou peut se trouver dans plusieurs au-
tres objets; quand il est a|)[)elé par un nom
propre, il est alors désigné dans son indivi-
dualité môme, c'est-à-dire en ce qu'il a de
])Jopie et d'incommunicable à quelque autre
être que ce soit
Au lieu donc de dire que les noms pro-
jires ont passé à l'étal de noms communs, il
iaut dire qu'on a pris des noms communs
|)0ur les faire servir de noms propres, en les
employant pour exprimer l'individualité des
131 OEN DICTIONNAIRE DE PIULOSOPIIIE
ol)jets , qui d'abord nY;tail pns oxptiméo,
mais soii>- entendue.
Pour ôclaircir ce point, il nous faut remar-
OKN
r5
f|ucr (ju'un nom commun, indiquant un ob
jet par le moyen d'une (jualilé qui lui est
commune (19) avec d'autres, ne détermine
pas cet objet d'une manière assez précise
(19) On parle lonjoiirs «le l'olijet en innt que
lions U; concevons; car, comme, je l'ai déjà dit,
l'ohjt'i en lui-même ne possède rien (pii lui soii
commun avec d'aulres, puisque ce qui est commun
dans noire iuielligence csi imlividualisé dans l'ob-
jol même el lui apparlienl en propre.
(20) Avaiii même que le nom commun .de-
vienne un nom propre par i'cffel d'une couvenlion,
il s'emploie souvent pour iii(li(|n(;r îles individus.
Dans ce cas, on supplée orditiairemeul à ce que l'i
iionj a de vague el d'indélerminé, par les circons-
lances qui accompnguenl le discours de celui qui le
prononce. Ainsi, un liouinu* vient à passer el se
trouve seul dans la rue; voulant lui adresser la pa-
role, je crie après lui : 0 homme, écouiez-mui! A
cette Toix, il s'arrête et se retourne vers moi, s'ap-
pliqn:int à lui-même le nom commun homme qu'il
m'a entendu prononcer ; cl il ne peiil se tromper en
se faisant celle application, puiscju'il n'y a per-
>onne que lui dans la rue. S'il se trouvait avec
d'aulres liomuns, il pourrait se faire qu'à mon ap-
pel, ô homme! plusieurs se retournassenl eu même
temps vers moi , précisément parce que le nom
leur esl comunni à tous. Mais alors, je détermine-
rais aussitôt celui que j'aurais en vue, par le geste,
par la simple direction de la voix, ou par d'aulres
signes qui me permettraient d'indiquer l'individu
auquel je voudrais restreindre le nom commun que
j'emploierais.
Or, los premiers noms donnés aux choses ont dû
eue counniins en eux-mêmes, mais ceux qui s'en
servaient devaient les employer el les cousidéier
comme des noms propres; c'est-à-dire qu'eu réa-
lité le nom exprimait seulement une qualité com-
mune, mais on comcvait toujours l'exislence de
l'individu auquel apparlenail l.i qualité, et Ton rat-
lacliail tacitement par li penséi' cette (jualiié nié ue
à l'individu auquel elle était inlimemeni unir, (^'l'st
que tlaiis son premier état, el (pian I il n'a pas en-
core l'iiabiiude de marcher au milieu des abstrac-
tions, notre esprit s'attache toujours à la réalité
des ohjeis.
Je Irrai voir, dans ce même ouvrage, l'ordre des
i'Ict-s siu- Ifsijuelles re>prit liumain arréie ses ré-
flexu)us. Voiii quel esl cet ordre : 1" Avant tout,
l'esprit haruain a l'idée de l'èire en général; mais
il n'y rédéiliit et n'y lait attention (pi'après avoir
examii.é toutes les autres idées; ce n'esi donc point
par elle que couunence la série des idées rélléchies ;
2" il ac(|uieri ensuite les idées, ou plutôt les per-
ri'ptioos des individus au moyen des sens, el ces
idées soûl composées de notions coiunmnes , de
quelque chose de propre ou d'individuel. Ce sont
les premières idées auxquelles raiienliou de l'homme
s'arréle et doui elle s'occupe ; 3» ce n'est qu'après
cela que couiMiciici-ni les abstractions , au moyen
desquelles l'aiitmlion, abaiidounanl les traits carac-
téristiques des ohjcts particuliers, s'attache aux
scides iM)lions communes.
Or, l'honune ne traduit par des mois que les
iilées sur lesquelles ralieutiou se replie, el non
point les idées qui n'occupent et u'exercenl aucu-
nement celte faculté. Les premières idées qui soni
nommées sont donc des idées applicpiées à desimii-
\idus. Voilà, ce me semble, ce ((ui a induit Smith en
» rieur. Il concluait de cette remarque fortjusle que
les premiers mois devaient être des noms propres;
or cela esl couiraire à l'uistoiro , el , par con-
pour le distinguer el l'isoliM- de tou.s ceuxqitt
l)0s.sèdenl la même (jualilé : donc, par sa na-
ture, ce nom n'est pas un nom propre, c'est-
îi-dire n'est pas le nom d'un objet unique et
déterminé. Il ne devient un nom propre (ju'au
moyen d'uneconvention tacite (20) ; ou, pour
mieux dire, au moven d'une convention ex-
séqueni, aussi à la raison. 11 n'avait pas observé la
nature des idéi'S appliquées à des individus; il
avail cruquec'étaieni des idées simples, qui fixaient
la pensée sur l'individnalité même. Or ces iilécs,
ou perce|>tions, sont, au contraire, composées do
notions communes et de ce qu'il y a de propre dans
l'objet, comme on le démontre dans tout le cours
de cet ouvrage. Or, nous disons que, quoique les
premières idéc;s auxquelles on applique d^s noms
ne soient pas des idées simples, mais que ce soient
des idées jointes à un objel concret, le nom donne
à un pareil objet se rapporte toujours priucipale-
nieiii aux <l|^ililés communes qui se rcncontrciil
dans «elle s^thèse. Ces noms sont donc pins spé-
cialement drs.noms commins, que rinientioii do
celui qui les emploie et les circonstances extérieu-
res rendent propres à nommer des choses indivi-
duelles.
Si les premières idées nommées sont (tes ii'ées
individualisées, les secondes sont des abslractious,
c'est-à-dire ce sont les idées des notions communes
comprises dans les iilées appliquées à des imlivi-
diis. Séparer ces notions communes, les considérer
<lans cet éial d'isolement, et enfin les nommer, telle
e>i la suite des opérations de l'esprit humain.
Nous avons dit que les idées individualisées sont
exprimées par des noms (|ui se rapporlenl à c*t
qu'elles ont de commun. Les noms ainsi donnés
n'indiquent des individus que par ce qui esl sous-
entendu dans l'esprit de celui qui s'en sert el qui
ne les enq)l()ie pas sans les rapporter, par h pen-
sée, à des individus, .\insi, la pensée commence
par reiiiarquer dans les individus des (lualités com-
munes; mais il s'agit ensuite de voir le commun
ivolémeut, sans qu'il se rapporte à aucune indivi-
dualité, et de le uonnuer en cet état.
D.ï là les deux questions : Comment l'esprit peut-
il faire les premières abstraclions, el comment peut-
il fixer ces abstractions par des 7ioms?
Pour parler d'abord de cette seconde question,
il esl évident qu'eu supposant dans l'esprit Immaiii
la faculté d'abslraire en exercice, c'est-à-dire en
supposant la première question résolue, il est aise
de concevoir comment il peut appliquer des noms
aux abstractions déjà conçues.
11 peut les fixer, soit par des noms communs,
comme homme, animai, etc., soit aussi par des
subslanlifs indiquant des abstractions, coiinne /im-
manilé., uuimalilé, etc.
Quant aux noms communs, il les possède déjà ;
tout se reluit à savoir, par rapporta eux, de quelle
manière il commence à les employer comme des
noms purement communs, sans les rapporter à îles
individus déterminés. Savoir comment l'espril peut
le faire, c'est savoir commenl il s'élève à ses premiè-
res ab»lra< lions. Le problème dépend doue entiére-
meutdela première des deux questions proposées.
Quant aux noms iudiipiant des abslractious, il
n'est pas plus dillicile «le les invcuier, qn;iiiil on
suppose (jne l'esprit est parvenu à icJléeliir sur les
(pialinis abstraites des ehoses en les considérant
séparémenl el en les isolant des qualiiés propres
et individuelles ; car 1 homme |ieut iir.mmer une
idée quefconque, pourvu que. au moyeu île la le-
ll.-xioii,il lixe son allenlion sur elle. Tout dépend
donc de l.i première (|uestiou ; « Commeiii l'csprii liu-
main peut- il s'ébver aux premières a'.tstraclions? »
Or, mon opinion sur celle niaHère a été exposée
m
0E\
rsvcin
niini(''C par le f.jil uu'miio, cl p;u' laquelle les
liitimnes emploient, pour désigner un èt:o
parlieulier, ce nom qui était conunun de sa
natm-e. Ainsi donc, un nom connuun est sus-
ceptible de nommer un imlividu ; mais cette
aptitude à indiquer et à nonnuer l'indiviilu
n'est pas exprimée par le nom même ; elle
demeure sous-entendue et cachée dans l'es-
prit de ceux qui emploient ce nom particu-
lier poiu' indi(]uer l'objet. De \h cette consé-
quence, que l'individualité ne s'exprime pas
directement, mais qu'on la sous-entend dans
l'usage des noms communs, quand ces noms
s'appliquent h des individus. Ce fait a lieu
précisément h cause de la dillkulté que l'es-
}>rit humain rencontre quand il veut, au
njoyen de l'abstraction, fixer sa pensée isolé-
nielit sur une individualité: or, cette abstrac-
tion est un(; des dernières que l'esprit exé-
cute; c'est aussi une des plus dilliciles.
Résumons-nous. Le premier pas que fait
l'esprit Immain vers la connaissance de l'in-
dividualité, c'est de la percevoir accompagnée
et enveloppée de toutes les autres (lualilés
connnunes des choses, et de l'entrevoir au
moyen de l'intelligiMice, mais d'une manière
moins nette qu'il ne saisit les (|ualilés com-
munes : d'où il résulte que l'esprit désigne
irabord|)ardes noms les ipialités connnunes,
ai (ju'il se sert ensuite de ces noms pourin-
diquerl'individualité. Cependant , alors même,
il n'a pas encore de cette individualité une
idée nette et distincte; par conséquent, il
ne sainviit encore l'exprimer elle-même, elle
seult!, par un nom propre. C'est, connue nous
l'avons dit, une chose si diiïicile, que les
langues modernes commencent seules à en
fournir des exenqtles.
Donc, si nous voulons revenir h notre sau-
vage; si nous désirons lui faire inventer des
noms pour sa caverne, son arbre et sa fon-
taine, nous devons diie ([u'il est plus vrai-
semblable qu'il procédera dans son travail de
!a manière suivante :
D'abord, il remarquera, dans sa caverne,
dans son aibre, dans sa fontaine, quelqu'une
des qualités les plus appar'cntes, et qui font
sur ses sens une inq)ression plus vive et p'us
prompte. Dans sa caverne, par exemple, la
(jualilé d'être creuse ; dans son arbre, la qua-
lité d'être noueux, dur, ou bien de sortir de
la terre et de former une cime majestueuse
au-dessus de sa tête; dans sa source, la qua-
lité d'être profonde ou celle de faire jaillir
l'eau, ou toute autre de ce genre. Puis, fixant
son attention sur ces qualités communes, il
inventera des noms vé'ilablemenl connnuns,
(|ui seront, dans S(jn esprit, éqinvalents à ces
j)ro[)OsiîioTiS : ce qui est creux; ce qui est
d:uis le Saggio sut coufm'i délia raiiione umana
(Essai sur les limites de la rainon humaine), Opnscoli
filosofici, I, 62. J'y .li ilémonué nue, pour s'élever
à ces aiisiraclions, riioiiMiieavMii Itesoiu d'eue aidé
de fitiel(|ue sii;ne exléritiir (le limsiig'') désigiiiinl
exclusivemenl la cliusc alislraile. J'ai dii .tiissi que
ce signe devait f ire propre à exciier, à aiiirer l'ai-
leiiliuii, Cl à la coii('«iitrcr sur la sente t|iialilé alis-
iraite qu'il exprime. J'< ii ai dcdiiii l.i «-(Micliisioa
qu'il élail iinpossible a riiomiue d'inventer par iiii-
H.OCIE. OEN 134
, (/;'/• ; ce qui est clerc, profond ou saillis
sanl.
Après cela, il prendra ces noms comn)mis
pour in(li(juer sa caverne particulière, son
arbre particulier, sa fontaine particulière;
car l'usage du nom commun est d'être, aussi
bien (]ue le nom propre, appliqué h des ob-
jets individuels, et il ne ditVère de ce dernier
(lue parce qu'il peut être ap[)liqué également
à tous les objets qui possèdent les qualités
(ju'il traduit et qu'il désigne. Cette propriété,
(jui le rendrait naturellement susceptible de
désigner plusieurs objets, est restreinte et
limitée par l'attention de celui qui l'emploie,
et par les circonstances dans lesquelles il
r(Mn|)loie.
Je v(Hix donc bien supi)oser avec Smith,
puisqu'il nous engage dansées suppositions,
(|ue, dans le principe, le sauvage ne connaît
(ju'une seule caverne, (pi'un seul arbre,
(|u'une seule fontaine. Or, cela posé, il ne
peut appliquer les noms inventés par lui
qu'à celte caverne, à celarljre, h cette fon-
taine, seuls objets de celte nature qu'il con-
naisse. Mais, quand il vient à découvrird'au-
tres cavernes, d'autres arbres, d'autres fon-
taines, je dis qu'il s'ajXM-i^oit innnédialement
(|ue ce qui est creux, ce qui est dur, ce (]iii
est jaillissant, n'est pas une chose cpii soit
uni(]ue au monde ; mais cpril y a une nml-
titude de ces choses creuses, de ces choses
dures, de ces choses jaillissantes; que, par
consé(|uenl, les noms qu'il a trouvés |)our
exprimer une chose h laipielle ces diverses
|)ropriélés conviennent, «iésignent déjà par
eux-mêmes et expriment cliacime de ces ca-
vernes, chacim de ces arbres, chacime de
ces fontaines, aussi bien (pie k's premieis
objets de ce genre qu'il a comius
Notre sauvage apidi(pierait donc ses noms
communs, et ce serait im second progrès, à
plusieurs cavernes, à plusieurs arbres, h plu-
sieurs fontaines: ainsi, le nom qui était com-
mun à l'origine ne subirait d'putre change-
ment (]ue celui d'être employé réelhunenl
poirr nonmier plusieurs objets, tons pris
d'ailleurs particulièreiiient, tandis qued'aboid
il était employé pour un seul.
Mais, quand notre sauvage éprouverait le
besoin de distinguer sâ caverne de toutes les
autres, il ferait un troisième progrès; toute-
fois, ce ne serait pas encore alors qu'il in-
v(;nterait les noms pr0[)res. Car il distingue-
rait probablement les diverses cavernes (lésa
forêt [)ar (juclque addition, par les pronoms
possessifs mon, ton, son, je suppose, en
disant : ma caverne, ta caverne , sa caver-
ne, etc. (21). De quelque manière que sa
même im langage complei ci en lapport av.c ses
besoins.
(21) Qu'on interroge les laiis. D.ms les lan^in-s
nncieiincs, on trouve une nidiiiiuile de noms véi i-
tabiemcnl composés du nom commun et du |)rononi
possessif aflixe; en licltren, par exemple, 6'«JVii si-
gnifie < ma maîtresse ; > el il faut en dh'e anianl
d'une inriiiiic d'uiilres , termines par la lettre i,
indice du pronom possessif bjoh.
135 GEN DICTIONNAIRE DE PIllLOSOPllIE
lilirase fùlconslruite, elle le serailloujoursde
G EN
rc>
iL'lle sorte qvrclle indi(iuerail la caverne à lui
a|)|)artenant, ou la caverne appartenant h
relui avec leipiel il parlerait, ou la caverne
ap|)arlenant à un troisième.
Ainsi donc, avant d'arriver à l'invention
des noms véritablement propres, il aurait en-
core (lu chemin à faire. Il faudrait qu'il ces-
sât d'Otre sauvage, qu'il entrât dans une so-
ciclé ; (pie la société née dans ses bois, d'a-
bord restreinte et domestique, prît de l'ex-
tension, dépouillât sa rudesse par une culture
avancée, et qu'enlin elle atteignit un état de
parfait développement, c'est-k-dire ce degré
de civilisation où les hommes se trouvent ca-
pables des abstractions les plus subtiles, les
})lus ardues, et peuvent les saisir, les fixer
par la pensc^e. C est alors que se forment et
se multiplient les besoins factices ; c'est alors
qu'on sent les besoins moraux se développer,
se ramifier et devenir plus irritables. En
effet, ce sont ])rincipalement ces besoins qui
poussent les hommes à distinguer perpé-
tuellement et à l'infini les choses entre
elles (22), à partager les classes plus géné-
rales en classes moins étenduos, h. discerner
les espèces par des caractères déplus en plus
rapprochés des variations individuelles. On
arrive ainsi à classer les objets de toutes les
manières possibles , d'après des principes
tantôt nécessaires, tantôt arbitraires, et enfin
(22) Diigiilil-Slewarl .i rapporlé , comme un .nr-
jîuiiteiil en f.tveiir <le 1;» «locirine de Sinilli,iiiie (ilt-
.•icrvalioii <lii capilairie Cook, laquelle serl merveil-
leiisentcnl à prouver le contraire. Trcs-pro|tre à
conliniier la doctrine (|iie j'expose, elle est aussi un
exemple île !;i gramie dilTérence qu'il y a entre allé-
guer (les faits et eu tirer des conséquences lé^ji-
liuies.
Sniiili et Slewart prétendent que le sauvage in-
venierail d'abord les noms propres ; (|u'ii les ri-n-
drail ensuite communs eu les app!ii|uant à plusieurs
choses semljlaldes, et que ces nom^^, appliqiuîs à
plusieurs choses seniidaldes , tiendraient lieu d'es»
pèces tl de genres : ils iracenl ainsi la march'^ que
les liommes ont Miivie pour arriver à la foriuaiiun
des genres et des espèces.
Voici l'observaiiou i;ue fil le c.ipilaine Cook ,
abordé à la petite île de Walecoo, qu'il visiia eu
allant de la Nouvelle-Zélaniie aux îles des Amis.
I Les lial)ilauts de «elle île, dit-il, n'osaient ap-
procher de nos vaches el de nos chevaux, et hp. se
faisaient aucinie idé ; de la nature de ces animaux.
Mais les moulons cl les chèvres n'ciaieni pas an-
dessus de leur portée : ils nous tirent entendre
qu'ils savaient bien que c'étaient des oiseaux. >
— Apres ce récit, le voyageur ajoute : « Il sem-
Itlera peul-êiie iucroy.ihic (|ue l'ignorance puisse
coiiiineiin: une pareille méprise , puisque ni le
monion, ni la «lièvre ne ressemblent aiKunemenl à
un animal ailé. Mais il faut observer que ces peu-
ples ne connaissent d'aulies animaux terrestres que
le cochon, le chien el les oiseaux. Ils voyaient fort
bien que nos chèvres el nos moulons étaient cntiè-
remenl diirérents des deux premières classes , qui
leur étaient connues; el ils en concluaient qu'ils
appartenaienl à la troisième , dan» la(|Melle ils
savaient qu'il y a une grande variété d'espè-
ces, t
Four moi, j'.iime mieux croire que notre voya-
geur, peu iusirnil de la langue de ces insulaires,
aura in. il enleiulu ce (|u'ils lui disaicnl ; cl je ne
à déterminer les individus eux-mômcs par
des noms fiui désignent exclusivement leur
individualité. Cette opération est la plus dé-
licate, c'est la dernière dans cette série de
|)rogrès vers la formation complète du lan-
gage : elle est le résultat, non pas des be-
soins de l'homme isolé, mais des besoins de
l'homme en qui le principe de la sociabilité
est entièrement développé.
.^RT. XI. — Neuvième inexuctilude : — Dans le
passage de Smilli par lequel on veut expliquer les
idées abstraites, on ne trouve point rexiâication
de leur origine.
Jusqu'ici nous n'avons fait que considérer
les dévelo|>pcments de la langue qu'on sup-
poserait être formée par l'homme ; nous
avons examiné seulement le résultat exté-
rieur du travail de l'esprit qui établirait cette
langue : nous n'avons pas encore pénétré
dans l'esprit même; nous n'avons pas reclier-
ché quel est ce travail mystérieux, et quelles
facultés doivent concourir pour que l'on
puisse obtenir ce résultat extérieur, qui est
le langage. Si nous avions déterminé les fa-
cultés nécessaires à un semblable travail , si
nous avions démontré leur existence en
nous, alors seulement les développements
décrits ci-dessus dans la formation de cette
langue seraient expliqués, parce qu'on leur
aurait indiqué une raison suffisante, parce
saurais me persuader que ces liomnK^s, qui étaient
pourvus de sens, u'aieiil pas vu que les moulons et
les chèvres avaient plus de ressemblance avec les
cochons et les chiens qu'avec les oiseaux.
Mais, puisque M. Slewart ne fait pas difficulté d'a-
jouter foi à ce récil, je me contenterai d'observer
qu'il est si loin de prouver le passage des noms
propres aux noms communs, qu'on n'y parle que de
noms communs. Ces insulaires avaient des noms
d'espèce, el poinl de noms individuels pour les ani-
maux, el ils appliquaient leurs noms d'espèce aux
animaux qui pouvaient être rapprochés de ces es-
pèces déjà connues par quelque analogie. En ap-
pliquant un nom commun à plusieurs individus, ou
n'en étend pas la signilicalion. Mais supposons en-
core que ces insulaires eussent étendu la significa-
tion du mol oiseaux, l'exiension serait d'une es-
pèce de choses moins éiendne à une classe plus
èiendue ; mais elle serait toujours d'espèce à es-
pèce, el non pas d'individu à espèce; or, c'est là
que gît la ditlicullé <|n'il s'agit d'expliquer, el c'est
en vain que, pour celle explication, on allègue le
récit dont il est (|nestioii.
D'ailleurs, quand un mot est consacré par l'usnge
pour désigner une espèce de choses, si quelqu'un
l'emploie pour déhigner un objelqui n'esl pas com-
pris dans celle espèce, il est plus exact de dire qu'il
se méprend sur la signilicalion de ce mol, ou bien
(|u'it se trompe dans le jugement qu'il poile snr
Tobjoi auquel il l'applique, en faisant entrer cet ob-
jet dans une espèce de choses à laquelle il n'ap-
partient pas, que de prétendre que le mot lui-inèine
a reçu plus d'extension dans sa significalioii. Ainsi,
(|u'en voyant un clianieau je dise : c'est un cheAal ;
on ^eiiiira que je me méprends sur l'espèce de l'a
niinal, ou sur la valeur du mol cheval; mais on ne
croira jamais que ce mot a reçu une significatioii
plus étendue. Cette signilicatiun, il ne la peut rece-
voir tant que l'usage commun de'» hommes ne s'ao
corde pas pour ta lui imposer.
13^
GEN
PSYCHOLOGIE.
GEN
Î38
qu'on aurait assigné les causes qui peuvent
les produire.
La plupart des hommes sont satisfaits
pourvu que la marche de l'esprit soit hien
tracée dans ses résultats extérieurs, parce
qu'ils s'en tiennent à la série des faits exté-
rieurs; et Ste^vart lui-même, voulant expli-
quer la manière dont l'homme forme les gen-
res et les espèces, se contente de ce qu'il y
a dans le passage de Smith, et dit que cette
explicnlion lui paraît aussi simple que satis-
faisante.
Or, je consens à admettre, pour un mo-
ment, que tout ce que Smith nous dit, dans
ce morceau, est vrai, et que l'homme passe
véritablement des noms propres aux noms
communs et appellatifs. Mais alors même,
j'avoue que je ne vois pas comment on pour-
ra trouver, dans le passage de Smith, une
explication quelconque de la manière dont
l'esprit humain forme ces classes d'objets
qu'il nomme ensuite genres et espèces. On
a beau me dire que l'homme passe des noms
propres aux noms communs, cela ne m'ap-
prend pas ce qui accompagne cette opération
dans son esprit. On ne découvre point par
là l'opération intérieure qui correspond, dans
son esprit, à ce passage d'un nom k l'autre.
On ne recherche point quelles facultés cette
môme opération suppose, ni quelles sont les
difficultés <iui, d'après Stewart lui-môme, ont
fait regarder à quelques philosophes la for-
mation des genres et des espèces comme un
des plus impénétrables problèmes de la mé-
taphysique.
Art. XII. — Dixième inexactitude : — Smillt ili»-
timnle iirlificieHwment la difficulté qu'on rencon-
tre en coulanl expliquer Coriyine des idées abs-
traites.
Considérez premièrement la manière dont
Smith recouvre en quelque sorte d'un voile,
se cache à lui-même, et dérobe à la vue de
ses lecteurs le^ difficultés qui se présentent
quand il s'agit d'expliquer la formation des
genres et des espèces, ou des idées abstraites
et générales.
Il y parvient en insinuant à ses lecteurs des
idées inexactes ; car l'inexactitude des idées
fait dévier l'esprit et l'empôche de saisir le
véritable nœud de la question.
D'abord, il suppose que les noms communs
ne désignent qu'une collection d'individus.
J'ai déjà démontré qu'ils ne désignent pas de
collection, mais qu'ils s'appliquent à chacun
des individus d'une collection ou d'une es-
pèce donnée.
Ensuite, le mot collection, mis à la
place du mot espèce, ])résente une autre em-
bûche. Une collection d'individus renferme
toujours un nombre déterminé, ou au moins
fini, d'individus. Au contraire, le mot espèce
n mdique pas un nombre déterminé, mais
tous les individus possibles pourvus du ca-
ractère ou de la qualité qui détermine l'espèce.
Cette différence est d'une grande importance
pour notre question, et voici comment :
S'il s'agit d'expliquer comment l'homme,
après avoir imposé un nom à un objet, donne
DiCTIONN. DE Pnir.OSOPHIE. I.
ce môme nom à cinq autres oojets, et si l'on
suppose que, par ce nom, il ne veut indiiiuer
qu'un seul objet h la fois, sans considérer la
ressemblance qu'ils ont les uns avec les
autres, il n'est pas nécessaire d'admettre dans
l'homme d'autres facultés que celle-ci: 1"
La faculté de percevoir chacun des objets en
particulier; 2° la faculté d'appliquer h chacun
d'eux un signe arbitraire. Ici. il a observé
cinq objets, et il aurait pu les désigner par
cinq signes; mais, les signes étant indépen-
dants entre eux, comme le sont aussi les
objets, au lieu de prendre cinq signes divers,
il a pu répéter cina fois le môme signe, qui,
de cette sorte, désigne chacun des cinq
objets.
Si, au contraire, il s'agit d'expliquer com-
ment un nom propre a passé à l'état de nom
commun, ou, en général, comment l'homme
a pu inventer les noms communs, le pro-
blème revient alors à cet autre : De quelle
manière rhommc a-t-il pu nommer les ohjr't.t
au moyen d'une de leurs qualités communes ?
Pour répondre à cette question, il faut sup-
poser dans l'homme les facultés suivantes:
]*La faculté de concevoir les objets indivi-
duellement; 2° celle de fixer son attention
sur les qualités communes, ou de se former
des idées abstraites ; 3° celle de considérer
les objets en tant qu'ils sont doués de ces
qualités communes; 4° enfin, la faculté d'ex-
primer par des sons, après les avoir connues,
les trois choses précéclentes, c'tst-à-dire Itis
individus considérés dans leur individualité,
les qualités communes à plusieurs individus,
et les individus considérés comme possédant
ces qualités communes. C'est cette dernière
manière de nommer les individus qui cor-
respond à l'invention des noms communs.
Quand donc l'homme forme un nom com-
mun, il n'impose point un nom propre h un
nombre déterminé d'individus ; mais il dési-
gne par un seul nom tous les individus qui
ont une qualité commune.
Il n'examine pas combien il y a d'indivi-
dus qui possèdent cette qualité commune,
parce qu'il impose le nom, en général, à
tous ceux qui ont cette qualité, quel qu'en
soit le nombre, ou, pour mieux dire, h tous
ceux qui la peuvent avoir, et le nombre en
est toujours infini. Au contraire, quand il
impose un nom propre à plusieurs individus,
il lui faut connaître, l'un après l'autre, tous
les individus auxquels il impose le nom en
ftarticulier. Dans ce dernier cas. on ne peut
dire qu'un objet individuel qui n'est point
présenta celui qui impose le nom, est dési-
gné par ce nom. Au contraire, le nom com-
mun embrasse tous les objets semblables,
même ceux qui ne sont pas individuellement
présents b l'esprit de celui qui invente le nom;
même ceux qui sont purement possibles, et
qui n'existeront jamais. Ainsi, par exemple,
un père a imposé le nom de Pierre à neuf
enfants qui lui sont nés successivement; il
ne résulte pas de là que le dixième fils, qui
vient ensuite, ait déjà le nom de Pierre;
pour que cela ait lieu, il lui faut prendre à
cet égard un nouveau parti; mais il dépenl
139 GEN DICTIONNAIRE
de lui de répéter ce nom ou d'en clioisir un
autre, et la uiOine chose a lieu à la naissance
de chacun de ses iils; car il peut im[)oser à
chacun le nom de Paul, ou d'Antoine, ou
d'André, ou tout autre qu'il aimera mieux.
Au contraire, que quelqu'un invente un nom
commun, le nom homme, par exemple: il
ne désigne point, par cette dénomination, un
seul homme, ou seulement les hommes qu'il
connaît et qu'il a particulièrement intention
de nommer: il désigne directement et par
eux-mêmes tous ceux qui ont ou qui peu-
vent avoir Vhiunanilé, c'est-à-dire les pro-
priétés communes dont l'ensemble constitue
l'être humain, «t pour cela, il ne faut pas
plusieurs actes de l'esprit, il n'en faut qu'un:
la seule imposition du nom suffît. En effet,
cette imposition d'un nom est un acte de la
pensée par lequel on dit tacitement et en
général : Chacun de ceux qui ont ces quali-
tés, je l'appelle homme.
Pour arrêter cette imposition d'un nom
commun, il faut donc une idée générale et
abstraite, c'est-à-dire une idée qui n'est pas
déterminée à un nombre particulier d'appli-
cations, comme l'est celle qu'on emploie
pour l'imposition des noms propres.
Concluons. Si l'on prétend qu'un nom pro-
pre est devenu commun parce qu'il a été suc-
cessivement appliqué à plusieurs individus,
je distinguerai de la soite: — Ou ce nom,
appliqué à plusieurs individus, a été rendu
j)ropre à chacun, et alors on n'a pas formé
par là un nom commun, et, par conséquent,
la formation des noms communs n'est pas
encore expliquée; — ou bien, le nom pro-
pre, en s'appliquant à plusieurs individus, a
changé de signilication, et, au lieu de dési-
.^ner l'individu même, comme il le faisait
d'abord, il a été pris dans une acception pro-
pre à en indiquer l'espèce, c'est-à-dire à
indiquer les individus au moyen d'une de
leurs qualités comiimnes. Alors, il reste à
expliquer comment cette transition s'est faite;
comment l'esprit humain a changé l'idée
([u'il avait d'abord attachée à ce mot; com-
ment à l'idée d'individu est venue se substi-
tuer l'idée d'une qualité commune à une mul-
titude d'individus; et, par conséquent, il
faut dire comment l'esprit a pu trouver cette
qualité commune ; il faut dire quelle est
cette qualité perçue ou nommée par l'esprit:
en un mot, on voit reparaître tous ces an-
ciens problèmes de la métaphysique, que
l'élégant récit de Smith et de Stewart cou-
vrait bien, à la vérité, d'un voile, et dérobait
H l'attention des jeunes lecteurs, mais qui,
(25^ Nos philosophes ne se donneiil point la peine
»ie prouver ceUe asserlion ; ils la supposent admise
par leurs iecleurs. Voici quel esl leur raisonne-
lueiil : Le nom commun en celui qui t'applique à
plusieurs individus. Donc, pour inventer un nom
commun, il suffit d'imposer un nom propre à plu-
sieurs individus : c'est ce qui arrive à chaque ins-
lani. La première supposilion esl celle sur laquelle
ils passent comme si elle était certaine : le reste
csl tout prouvé, si la majeure est certaine. Avec
telle méllioile, on peut aller forl loin ; on peut arri-
ver où Ton voudra. — Voulez-vous prouver quelque
DE PIIILO.SOPIHE.
GEN
140
considérés en eux-mêmes, n'en étaient pas
moins nécessaires à l'explication des idées,
ni moins dilliciles à manicir et à résoudre
d'une manière satisfaisante.
De là on peut conclure qu'il esl impossible
d'expliquer la formation des noms com-
muns, et de rendre raison des idées de genre
et d'espèce, si l'on suppose qu'il n'y a pas
dans l'homme une faculté qui ail un autre
offîce que celui de percevoir les individus.
Néanmoins, Smilh et Stewart se bornent à
mentionner ici la faculté perceptive, dans le
but de persuader que les noms propres se
changent d'eux-mêmes en noms communs,
quand on les applique successivement à un
certain nombre d'individus. Les noms com-
muns ne représenteraient ainsi qu'une pure
collection d'individus, dont je ne saurais dire
ïe nombre; car j'ignore s'il suffît de deux, ou
de trois, ou de quatre, ou bien s'il en faut
davantage, altendu que ces écrivains n'en
parlent pas; et en cela, ils font bien; car Je
nom commun est de lui-même applicable à
tous les individus possibles d'une espèce
donnée, sans aucun nombre délerminé, puis-
que les individus d'une espèce donnée, c'est-
à-dire pourvus d'une qualité donnée, peu-
vent toujours être multipliés indéfiniment,
sans qu'on puisse poser des bornes à la pos-
sibilité de cette augmentation.
Et afin de mieux comprendre encore com-
bien est fausse la supposilion (23) sur laquelle
Smilh s'est aj)puyé quand il a déclaré qu'un
nom propre devient un nom commun aussi-
tôt qu'on l'applique à plusieurs individus,
observez quelle absurdité il s'ensuivrait. Si
ra[)plicalion d'un nom propre à plusieurs
individus en fait un nom commun, chaijue
fois qu'on l'appliquera à un nouvel individu
auquel il n'avait pas encore été appliqué, il
deviendra plus commun: c'est comme si l'on
disait qu'il désignera une espèce de choses
plus étendue; or, ici l'absurdité saute aux
yeux. Ainsi, quand le nom de Pierre aura
été imposé à deux enfants, ce nom, d'après
Smith, sera devenu un nom commun; quand
il aura été imposé à trois ou à quatre, il
deviendra plus commun encore; s'il l'est à
cinq, six, sept, et ainsi de suite, il le devien-
dra toujours davantage.
Il est certain que, si l'on veut abuser de
la signification du terme nojn commun, la
chose peut être comme on l'affirme. On peut
fort bien, en un sens, appeler commun le
nom propre qui s'applique à une collection
d'individus pris séparément, c'est-à-dire à
trois, à quatre ou à plusieurs autres indivi-
élrange théorie? Ayez soin d'établir tout d'.ihonl
une proposition qui renlerme implicitement celle
théorie; puis déelarez-la chose certaine, ou Itien,
supposez-la admise ; enhu, si vous l'aimez mieux,
sous-cniendez-la dans vo(re raisonnement; après
cela, anaiysez-la ; tirez expressément de cette piv
mièic donnée votre docirine, qui en ressort de lotî-
tes parts, et, de la sorie, vo;is aurez (acilenieiit (!é-
moniré votre thèse, pnisipu', ('es le conimeucement,
vous avez adroitemonl fait supposer vraiceipiM vous
imponail de prouver. Le proi édé esl commode.
141
G EN
PSYCHOLOGIE.
GEN
142
dus qui se trouvent avoir en nuMne temps le
nom de Pierre ; mais alors ce nom n'est pas
commun, dans le même sens que s'il dé^i^ne
une espèce ou un genre de choses; c'est
néanmoins en ce dernier sens que le pren-
nent les grammairiens, et que nous !e pre-
nons ici, puisque nous voulons expliquer la
manière dont se forment les idées d'esjpèce et
de genre. Dans la première signification, le
nom commun devient certainement d'autant
plus commun qu'il y a plus d'individus aux-
quels i\ est successivement appliqué ; mais,
pris dans la signification que nous lui don-
nons dans notre raisonnement, le nom com-
mun est commun dès le principe, et on ne le
rend pas plus commun en l'appliquant à un
plus grand nombre d'individus; paree que,
de sa nature, il appartient à tous les indivi-
dus possibles de cette espèce, et qu'il n'a ni
plus ni moins d'extension. Qu'on prenne
pour exemple le nom hojyime ; qu'on l'appli-
que successivement à un, deux, trois, dix,
cent, mille hommes ; signifie-t-il pour c«;la
autre chose que ce qui est compris dans
l'idée d'un homme ? Devient-il pour cela plus
commun qu'il ne l'était auparavant? Dès
l'origine, il désignait, non pas une collection
huiilée, mais tous les hommes qui sont, et qui
seront ou qui peuvent jamais être, en pre-
nant chacun d'eux en particulier. H conti-
nuera toujours de désigner tous les êtres alix-
quels l'humaniié convient, dans quelque
lieu, dans quelque temps qu'ils soient, ne
fu>sent-ils que dans nos conceptions.
Du génie des pliilosophes, j'en appelle au
bon siîDS de tout homme. Car les premiers,
engagés dans un système, refusent de voir
ce qui frap|)e les yeux de tous, parce qu'un
aveu ingénu les amènerait à une conséquence
qu'ils redoutent et qui serait le renversement
de leurs opinions. Mais toute personne, môme
un esprit vulgaire, peut, h l'aide du bon sens,
prononcer sur une matière qui est de son
droit et ne passe point sa portée, je veux dire,
sur la signiiication attachée aux paroles.
Cette signification n'est pas la propriété des
philosophes; heureusement, elle ne saurait
être altérée tout d'un coup par leurs subti-
htés. Je prends le mot homme (il en serait de
même de tout autre nom commun), et je de-
mande: par le mot homme, désigne-l-on un
nombre déterminé d'individus, ou bien cette
expression a-t-elle une valeur telle qu'on
puisse l'appliquer à un nombre indéterminé
et indéhni d'individus, à tous les êtres qui
ont rhumanité et même que l'on conçoit
comme pouvant lavoir?
Or, si le nom commun, pris dans le sens
que l'usage lui accorde, renferme l'idée de la
possibilité de plusieurs autres individus, il
reste à expliquer ce 'qu'est cette possibilité
indéterminée qui affecte les noms communs;
il reste à dire comment nous nous trouvons
en possession d'une idée de ce genre, qui
étend la signification du mot aussi loin que
s'étend la notion de possibilité.
Maintenant, c'est un fait, que nous atta-
chons à la signiiication des noms communs
l'idée de la i)Os.-ibililé des individus de l'es-
pèce que le nom exprime; or, celte idée de
possibilité est une itiée générale, c'est même
la plus générale de toutes les idées ; elle est
indépendante des individus: c'est elle qui
nous rend propres à en concevoir un nom-
bre toujours plus grand.
Imaginons des êtres privés de la puissance
de concevoir cette possibilité dont nous par-
lons, et qui, par conséquent, ne seraient
capables de percevoir qu'un nombre donné
d'individus. Dans celte espèce particulière
d'êtres, nous pourrons imaginer une grada-
tion très-étendue, suivant leur faculté de per-
cevoir ; car nous pourrons supposer que
quelipies-uns ne seraient capables de perce-
voir qu(^ cinq individus ; d'auti-es parvien-
draient à dix, mais n'iraient pas jilus loin;
ceux-ci iraient h cent ; ceux-là à mille, d'au-
tres à des millions, et ainsi de suite. Néan-
moins, tous seraient destinés à percevoir un
nombre déterminé d'individus existants, mais
aucun ne serait capable de s'élever à la pos-
sibilité d'en concevoir d'autres au delà de ce
nombre. Or, à cette espèce d'êtres, compa-
rons l'intelligence humaine. L'homme ne per-
çoit [las seulement un nombre déterminé
d'individus existants; que ce nombre soit
cinq, dix, cent, mille, etc. Au nombre d'in-
dividus qu'il perçoit, il sait toujours, ce qui
est bien plus, ajouter, par une propriété
naturelle de son intelligence, l'idée de tous
les individus possibles. Ainsi, cette es|)èc(ï
d'êtres que nous avons imaginée ne pourrait
jamais inventer que des noms propres ;
l'homme, au contraire, peut inventer des
noms communs, parce qu'il peut penser, en
général, même aux individus purement possi-
bles. Si cette espèce d'êtres voulait désigner
par un seul nom chacun des individus du
nombre déterminé (pi'cdle connaît, elle le
pourrait; mais par là elle n'aurait fait qu'ap-
pliquer un notivpropreà plusieurs individus:
elle n'aurait formé aucun nom commun.
L'homme, au contraire, peut former un nom
commun, [virce qu'il peut donner un nom à
des êtres qu'il reconnaît doués d'une qua-
lité commune. Il jxjut leur imposer ce nom,
1° parce qu'il a la faculté de tixer son atten-
tion sur une qualité de l'individu qui est telle
que d'autres individus peuvent aussi la possé-
der; 2° parce qu'il a la faculté de connaître
cette possibilité, c'est-à-dire la possibilité
que cette (jualité soit possédée par d'autres
individus indéterminés, quant au nombre,
quant au lieu, quant au temps.
Le nom commun implique donc les idées
suivantes : 1» L'idée d'une qualité ; 2" l'idée
de l'aptitude qu'a cette qualité d'être possé-
dée par un individu; 3° l'idée de la possibi-
lité que cette qualité soit possédée par un
nombre indéterminé d'individus. Toutes ces
idées sont comprises dans l'idée d'espèce et
de genre qui est supposée par le nom com-
mun; carie nom commun exprime l'espèce
ou le genre qui sont caractérisés par une
qualité qu'on sait pouvoir être commune à
un nombre indéfini d'individus.
Que nous reste-t-il à dire, si ce n'est que
le raisonnement de Smith ne rend aucune-
143 GEN DICTIONNAIRE
ment raison de la manière dont l'iiommc se
forme les idées des genres et des espèces?
Uéduite h son expression la plus simple et la
plus claire, son explication revient à ceci:
L'homme rend les noms propres communs, en
les appliquant successivement à plusieurs
individus. Ces noms, appliques à plusieurs
individus, sont ce qui forme, dans son esprit,
les espèces et les genres.
Il y a du faux dans le fait môme; cepen-
dant nous accordons le fait, et nous répon-
dons: La simple application d un nom pi'O-
pre à plusieurs individus n'est pas ce qui fait
de ce mol un nom commun. Pour passer à
l'état de nom commun, il faut qu'il change
de valeur ; c'est-à-dire, il faut qu'il cesse de
désigner les individus par ce qui forme leur
individualité, et qu'il commence à les indi-
<[uer par quelqu'une de leurs qualités com-
nmnes. Pour cela, il faut une opération inté-
rieure de l'esprit, car il n'y a que l'esprit qui
puisse changer la signification d'un mot.
Mais l'esprit ne peut changer la signification
de ce nom qu'à deux conditions : 1" En l'em-
ployant pour indiquer une qualité commune,
tandis qu'il indiquait d'abord l'individualité;
2° en attachant à celte qualité l'idée qu'elle
peut être possédée indéfiniment par des in-
dividus divers.
Ce n'est donc pas le nom commun qui tient
la place de ces idées dans notre esprit : ce
sont ces idées qui donnent au nom sa valeur;
ou bien encore, c'est par ces idées que l'es-
prit transforme le nom, de propre qu'il était
d'abord, en nom commun.
Après donc avoir dit que l'homme emploie
d'abord les noms propres, et que ces noms
deviennent ensuite communs, on n'a pas en-
core expliqué comment la pensée forme les
genres et les espèces ; car les noms ne
deviennent communs que par un acte de
l'esprit qui les prend pour désigner une chose
dont il a l'idée : il ne peut donc inventer des
noms communs sans avoir préalablement
classé intellectuellement les objets ea genres
et en espèces.
Art. XIII. — Quelle forme prend, dans les raison'
nements de Smiili et de Stewarl, la difficidté que
nous avons proposée.
Si tout ce que nous avons dit jusqu'ici est
vrai, la théorie de Smith et de Stewart laisse
subsistertout entière, Jjien loin delà détruire,
la difficulté que nous avons proposée en com-
mençant.
Maintenant que nous recherchons de quelle
manière l'esprit forme ses idées générales, ou
les idées de genre et d'espèce, voici sous quel
aspect cette difficulté se présente. L'homme
ne peut former un genre ou une espèce sans
avoir l'idée d'une qualité commune, et il ne
peut se former l'idée d'une qualité commune
sans un jugement. Mais un jugement suppose
l'idée d'une qualité commune, l'idée d'une
de ces classes qu'on appelle genres ou es-
pèces. Comment donc est-il possible que
nous formions un premier jugement, si tou-
tes les idées des qualités communes, ou, ce
qui revient au même, toutes les idées géné-
DEPIIILOSOPIIIE. GEN U4
raies, sont acquises, et s'il n'y en a aucune
d'innée dans notre esprit ?
AuT. XIV. — Le système des nominaux ne satisfait
pas à la dif/icullé.
Comme tous les nominaux, Smith et Ste-
wart n'ont pas manqué de nier l'existence des
idées générales, et de soutenir que ces idées
générales ne sont que des mots. C'est qu'ils
ne savaient comment débrouiller ce chaos,
c'est qu ils ne savaient dire ce que pouvaient
ôtre ces mystérieuses idées sinon des mots,
et qu'ils ignoraient comment l'esprit peut les
former pour son usage.
Tant il est vrai que quand on veut expli-
quer la formation des idées générales, on
donne toujours tête baissée dans la difficulté
que nous avons présentée! Beaucoup de phi-
losophes modernes, ne voyant pas le moyen
de sortir de cette espèce de labyrinthe de la
philosophie, ont essayé de se persuader à
eux-mêmes que ce n'était qu'une chimère ;
et, dès lors, comme dit Stewart, « ce que les
anciens (pauvres gens 1) ont regardé comme
un des plus difficiles problèmes (!«- Ja'nréta-
physique, avait une soluli<3n facile : celle que
Smith a donnée. »
Mais on a beau échapper ainsi à la difli-
culté, ce n'est pas la vaincre ; parce que les
mois nepourront jamais tenir lieu des choses,
ni Jes noms communs suppléer aux idées gé-
nérales. Il y a plus: l'esprit humain ne peut
former un terme général, ou un nom com-
mun, s'il n'a préalablement en lui l'idée gé-
nérale qui correspond à ce nom.
Ceci paraît entièrement manifeste. Mais
qu'y a-t-il de si manifeste que les philoso-
phes ne nient ouvertement, quand leur bon
plaisir l'ordonne?
Comme le nombre des nominaux se multi-
plie aujourd'hui; comme ils s'applaudissent
d'avoir inventé un moyen si facile d'échap-
per à une difficulté fort grave, on ne trou-
vera pas mauvais que j'ajoute ici quelques dé-
veloppements pour démontrer plus claire-
ment que les raisons dont Stewart veut ap-
puyer son opinion, ne sont que des raisons
captieuses, qui toutes reposent sur une pé-
tition de principe.
Art. XV. — Cause de la méprise de Slewurl.
On chercherait en vain, dans des mots qui
n'ont absolument aucune signification, autre
chose que des sons, et des sons inutiles: ils
ne peuvent servir de moyen ni d'instrument
au discours : cette proposition paraît claire
comme le jour.
Or les termes généraux, ou lesnomscom-
muns, ne désignent point des individus dé-
terminés : donc il faut qu'ils n'expriment
rien, ou qu'ils expriment des idées géné-
rales.
Cette seule raison aurait pu faire voir h
Stewart qu'il est absolument impossible de
supposer qu'il n'existe pas d'idées générales;
que les simples sons de la voix en tiennent
lieu, en sorte que ce qu'on appelle commu-
nément une idée générale, ne serait rien
autre chose qu'un mot. Cet argument est si
simple et si concluant, qu'on a peiueà com-
145 OEN rSYCHOI
l^rendre commenlil a échappé au professeur
écossais. .
Si nous recherchons par conjectures la
cause de celle singularilé, la voici, ce nous
semble. Il trouva une façon de parler qui lui
permettait de décrire Tusage que nous faisons
des termes généraux, sans prononcer une
seule fois ces expressions : genre, espèce,
idées générales. Etant ainsi parvenu à élimi-
ner ces mots du discours, il en vint à croire
qu'il avait pareillement réussi à rendre su-
uerilues et inutiles les idées que l'on attache
a ces mots.
Voici comment il explique l'usage des ter-
mes généraux: « Quand nous parlons de con-
cevoir ou de comprendre une proposition gé-
nérale, nous voulons tout simj)lemenl dire
que, par l'habitude de la langue, nous sa-
vons qu'il est possible de substituer, à notre
gré, au\ termes généraux de la proposition,
les noms de certains individus que ces ter-
mes désignent. » [Eléments de la phUosophic
de l'esprit humain, chap. 4, sact. 3.1 Voici,
je pense, ce qu'il voulait dire : U n'est pas né-
cessaire qu'aux mots nous ayons attaché
des idées générales : il suflit que nous
avons contracté l'habitude de leur substituer
lès individus dont il s'agit. Par conséquent,
pour expliquer la manière dont nous formons
les raisonnements généraux, il suûit, 1" que
nous sachions concevoir des individus; 2" que
nous ayons des mots auxquels nous soyons
habitués à substituer , à notre gré, certams
individus. Voilà comment, suivant lui, les
mots tiennent lieu des prétendues idées gé-
nérales.
AnT. XVI. — Pétition de principe qui se trouve dans
le sif.ilème de Slewarl.
Mais, comme je l'ai déjà dit, ce raisonne-
ment renferme une pétition de principe. Et
voici comment je le démontre : De quelle
manière pouvez-vous contracter une habi-
tude de ce genre ? D'où tirez-vous l'ha-
bitude de substituer à un terme général
tlonné, non pas un individu quelconque, mais
certains individus désignés et déterminés
par ce terme? Ainsi, par exemple, jamais au
mot homme vous ne substituez des objets
désignés par le nom d'animaux, ni de pierres,
mais toujours et uniquement des individus
de l'espèce humaine. D'oii vient que votre
habitude d'employer le mot homme a pour
objet cette classe de choses et non d'autics?
Serait-ce qu'une vertu intrinsèque du mol
matériel ne vous permettrait de l'appliquer
qu'à certains individus déterminés ? Non;
car, entre le mol matériellement pris et les
individus qu'il exprime, il n'y a aucune con-
nexion nécessaire. Le mot n'est qu'un pur
son ; il nous rappelle bien souvent à la
mémoire des choses qui ne sont pas des sons,
<!t qui n'ont rien de commun avec les sons.
Je serais curieux de savoir quelle relation a
le son qui constitue le mot homme avec l'être
qu'il désigne. Un tel rapport ne peut être que
celui que notre esprit établit entre le mot et
la chose.
Ce raiipori est arbitraire, direz-vous. Nous
.OGIE. GEN 146
sommes d'accord jusqu'à un certain point. Si
l'on trouvait bon de désigner les animaux en
général par le mot homme, et si une société
quelconque convenait de lui donner cette si-
gnification, les membres de cette société s'en-
tendraient entre eux en employant le mot
homme pour exprimer ce que nous appelons
animal, comme nous nous entendons eu
l'employant dans un sens plus restreint.
C'est "donc arbitrairement qu'on établit
qu'à un nom commun donné on peut substi-
tuer certains individus, et non d'autres, mais
ceux-là seulement auxquels il s'applique.
C'est ici que gît la dillkulté. Je demande :
De quelle manière un choix arbitraire peut-il
établir que l'on puisse substituer à un terme
général ces individus-ci plutôt que ceux-là ;
qu'on n'en puisse substituer aucun autre,
mais ceux-là seulement? Sera-ce en déter-
minant et en assignant à ce terme un nom-
bre fixe d'individus? Cela pourrait être, sans
doute, si Ton convenait d'avance (^ue trois
hommes, Pierre, Paul, André, seront appe-
lés i)ar un nom tel qu'on ne pourra lui sub-
stituer qu'un de ces trois individus. Toute-
fois, ou ce nom ne serait pas un nom géné-
ral, mais simplement un nom propre, puis-
qu'il donnerait à chacun des trois individus
un nom entièrement arbitraire; ou bien, si
c'était un nom commun, si, par exemple, on
convenait qu'on dût entendre un de ces trois
hommes quand nous dirons l'ami, ce nom
serait pris au lieu du nom propre par une
convention; et, en ce cas, on aurait deux
choses à expliquer, au lieu d'une, savoir: l"
comment est-il nom commun ; 2" comment
pcul-on l'employer à la place d'un nom pro-
pre? En un mot, il s'agit d'indiquer la maniè-
re dont l'esprit humain attache certains indi-
vidus à l'un de ces noms qui s'appellent
noms communs. Et celle ditTiculté, quelque
supposition que l'on fasse, on ne peut jamais
l'éviter. Comme nous l'avons dit plus haut,
il ne s'agit point de substituer aux noms com-
muns certains individus comptés et détermi-
nés d'avance.
Si c'était là toute la question, nous n'au-
rions besoin que d'une association d'idées ou
d'une simple réminiscence, qui réveillerait en
nous la mémoire d'un de ces deux, trois,
cinq ou dix individus, quand le son que nous
ayons choisi pour les désigner viendrait frap-
per notre oreille. C'est tout le contraire dans
les noms communs; car il ne s'agit jilus de
leur substituer, dans notre esprit, un indivi-
du qui nous est connu, que nous avons spé-
cialement distingué et remarqué, un individu
que nous avons préalablement choisi dans
un nombre déterminé de choses connues:
il s'agit de substituer au terme général
un individu pris dans un nombre indéfini de
choses qui ne sont connues par aucune expé-
rience; un individu pris, non-seulement parmi
des individus existants, mais encore parmi des
individus possibles.
Ainsi, au terme général de cheval, il n'est
pas nécessaire que nous substituionsdes che-
vaux que nous avons vus, ni même un des
chevaux qui existent ; nous pouvons subsli-
in
0E\
DICIIUNNAIHË DE riULOSOI'IIIE.
GEN
tuer, si cela nous plail, un cheval qui
n'existo pas, et que noln» imagination
compose avec les formes des chevaux que
nous voyons. Mais, quand inùmc nous serions
forcés de substituer au mot cfirral un des che-
vaux existants, ne serait-il pas indifférent
de lui substituer l'un ou l'autre? Or, si c'est
indifférent, pourquoi est-ce inditférent? Serait-
ce que nous aurions vu, l'un après l'autre et
individuellement, tous les chevaux qui exis-
tent, et (pie nous aurions fait, relativement
à chacun d'eux, la convention particulière de
l'appeler c/teua/? Personne n'oserait le sou-
tenir. Nous aurions eu fort à faire pour im-
poser un nom à tant d'animaux; et les autres
hommes n'auraienteu ni le tem[)s ni la patience
de former avec nous tant de conventions, vu
surtout que le mot cheval n'est pas le seul
qui leur soit nécessaire, mais que le langage
humain exige une multitude innombrable de
mots pq'H- désigner les différentes es|)èces de
choses. El il serait par trop ennuyeux d'être
obligé de nommer les individus un à un, afin
de pouvoir obtenir un nom commun, dont le
son, sitôt qu'il viendrait à retentir, nous per-
mettrait de lui substituer, dans notre esprit, un
de ces individus. Et puis, ce serait une terri-
ble chose que de ne point pouvoir imposer
Jes premiers noms à de nouveaux individus
qui viendraient à se former ou à naître : les
hommes ne pourraient plus faire autre chose
sur la terre aue d'imposer des noms aux
objets individuels, dont ce ne serait pas une
petite besogne de faire un parfait inventaire.
D'oiiil faut conclure que les noms communs
ne se forment pas de cette manière, et que
l'esprit humain n'y attache point un nombre
donné d'individus passés en revue l'un après
l'autre ; mais qu'il y attache une espèce d'in-
dividus, c'est-à-dire tous les individus possi-
bles qui ont une qualité commune. Par con-
séquent, quand on emploie un nom commun,
des individus lui sont substitués, mais 1° ce
n'est point au hasard, parce qu'il n'y aurait
plus alors de distinction d'espèce et de genre;
2° ce n'( si point par des conventions relatives
à des individus particuliers, ce qui serait à
n'en pas finir.
Les individus sont substitués au nom com-
mun 1° d'après la teneur d'une règle générale
(pii consiste à voir si les individus possè-
dent la qualité commune à laquelle le nom
commun se rapporte ; 2° et non-seulement
des individus connus ou des individus exis-
tants, mais des individus purement possibles,
c'est-à-dire, tout individu que l'on peut con-
cevoir pourvu de celte qualité commune.
De là vient qu'au simple aspect de cet in-
dividu, quoiqu'il ne nous fût nullement con-
nu auparavant, nous voyons sur-le-champ
qu'il a son nom établi et fixé par les hommes
avant même qu'ilait existé, parce qu'il possède
la qualité commune qui le met au nombre
des individus auxquels ce nom a été ap-
pliqué.
C est donc inutilement que Stewart recourt
à l'habitude de substituer des individus à un
US
terme général; car l'habitude desubslituer à
ces termes certains objets donnés ne saurait
s'étendre aux choses purement possibles
et à celles qui ne sont pas encore individuel-
lement connues, et que l'esprit de l'homme
peut atteindre.
C'est pourquoi, quand Stcwart assure qu'il
n est poml besoin des idées générales, et qu'il
nous suffit de savoir substituer des individus
donnés aux noms communs qui sont proférés,
il se met directement en opposition avec lui-
môme; car i.1 affirme ce qu'il a nié. En effet
savoir substituer des individus donnés aux
noms communs, c'est la même chose qu'avoir
des idées générales; car on ne peut faire
cette substitution sansavoir ces'sortes d'idées-
sans elles, en effet, on ne saurait quels sontj
de tous les individus, ceux que l'on doit sub-
stituer aux noms communs. Il faut donc que
l'esprit dislingue d'abord les espèces et les
genres des individus, pour qu'il puisse en-
suite substituer à un terme donné les indivi-
dus de cette espèce donnée et non d'autres,
et à un second terme, des individus d'une
autre espèce. 11 faut encore des idées géné-
rales pour que l'esprit j)uisse distinguer les
individus de diverses espèces comme appar-
tenant à l'une plutôt qu'à l'autre, et qu'il sa-
che exécuter cette opération avant môme de
savoir les nommer; car il ne pourra savoir
comment ils s'appellent avant de connaître
l'espèce à laquelle; ils appartiennent Une fleur
est cachée sous Iherbe .je ne puis pas encore
lui appliqu(îr le mol fleur; mais sitôt qu'elle
ni 'apparaît je- la vois, et je sais qu'elle ajjpar-
tient à cette espèce de choses qu'on appelle
fleurs.
Art. XVII. — AtUre méprise de Steivart.
Stewart tombe dans une méprise sembla-
ble à celle que nous venons de signaler,
quand il expose sa pensée de celte autre ma-
nière: « En considérant sous ce point de vue
le procédé de la généralisation, on voit, au
premier coup d'œil, que Vidée, considérée
^ar les anciens philosophes comme faisant
'essence d'un individu, n'est autre chose que
a qualité particulière (ou la collection de
qualités) par laquelle il ressemble aux autres
individus de la même classe, et en vertu de
laquelle le nom générique lui est appliqué.
C'est parce qu'il possède cette qualité, que
l'individu porte le nom du genre; et, par
conséquent, c'est cette qualité qu'on peut
dire lui être essentielle dans la classification,
qui le fait comprendre sous un certain genre
I)arliculier. Mais, comme toute classification
est à un certain point arbitraire, on ne peut
conclure de tout ceci, que celle qualité géné-
rique soit plus essentielle à l'existence d'un
individu que beaucoup d'autres qualités ré-
putées accidentelles. En d'autres termes, et
pour parler le langage delà philosophie mo-
derne (24), cette qualité constitue sonessence
nominale, et non pas son essence réelle. »
[Eléments de la philosophie de l'esprit
humain, ch. 4, sect. 2.)
(24) Pduvre pliilosdp'iic luoilcmc, si c'est là sou iaiii;;ig('. !
J49 GEN PSYCHOLOGIE
Quand on examine ce passage, on y décou-
vre aisément le style d'un homme incertain de
ce (ju'il avance, et qui marche en tâtonnant ;
GEX
15»
saveur, etc., tous noms abstraits, exprimont
aussi queliiue chose de réel ; ce ne sont donc
pas de purs mots; ils ont donc quelque chose
qui leur correspond réellement, c'est-à-dire
ces qualités, quoiqu'elles soient dans les
pu ver d'un raisonnement rempli d'à peu près corps. Si les mots abstraits, comme la couleur,
pour donner au lecteur le moyen de croire la saveur, etc., des corps, ne sont pas de purs
d'un homme qui, ne voyant pas clairement
la preuve de son système, cherche à i'ap-
qu 11 y a quelque connexion entre les idées,
iurs n'ième qu'il n'en existe pas.
Arrêtons-nous aux dernières paroles de ce
passage. Je remarque que ces expressions :
Cette qualité constitue son essence nominak
et non son essence réelle, Supposent qu'il y
a deux essences au lieu d'une, et que, par
eonséquent, Stewart admet plus qu'il ne veut
nier.
Mais je ne serai pas trop subtil, ni trop exi-
geant sur l'emploi des mots. Je demanderai
si, par essence'^ nominale, il entend un mot,
comme il le semble d'après la manière dont
il s'exprime en d'autres endroits, et à en
juger par le but qu'il se propose, puisqu'il
veut prouver que les idées générales n'exis-
tent pas.
Si par l'expression essence nominale, il
n'entend pas un simple mot, mais quel(|ue
chose de réel, tout son raisonnement tombe,
parce qu'alors les termes généraux expri-
sons, mais qu lis expriment quelque chose
de réel, il en résulte que les noms communs
et appellatifs, comme seraient coloré, savou-
reux, etc., corps, homme, etc., expriment
aussi quehjue chose de réel : en etï'et, ce ne
sont que des noms signifiant ce qui a la cou-
leur, — ce qui a la saveur, — ce qui a la cor-
poréité , — ce qui a V humanité , etc. Les
noms communs ne sont donc {)as simplement
des mots privés de tout objet réel qui leur
corresponde; au contraire, d'après les prin-
cipes ni finies de Stewart, ils expriment tjuel-
que chose de réel.
Art. XVill.
wurl, et
sauce (le
proposée.
— On signale d'autres méprises de Sle-
t'oa démunire de plus en plus rinsufi-
son système pour résoudre la difficulié
Stewart peut nous répondre ici : Je ne puis
contester (jue les noms abstraits et les noms.
meraient quelque chose de réel, et ne seraient comnmns n'indiquent quelque chose de réel;
pas simplement des mots. et si j'ai paru le nier quelque part, ce n'est
Or, c'est ce qu'il avoue lui-même dans le qu'une inexactitude d'expression : mais je
passage que nous avons rapporté. En elFet, soutiens que ce quelque chose de réel (ju'ils
il appelle essence nominale'une qualité réel- indiquent est uniquement la qualité parlicu-
lement possédée par l'individu, et il ajoute : Hère, ou la collection de qualités, par laquelle
C'est parce qu'il possède cette qualité, que iw individu ressemble à d'autres individus :
l'individu porte le nom du genre. Si cette qua- donc ce n'est rien de général : c'est une chose
lité n'était rien, l'individu ne pourrait la pos- toute particulière; cette qualité n'est que
séder, ni recevoir d'elle le nom du genre. De dans les individus; et étant dans les individus,
)lus, Stewart lui-même accorde à l'esprit elle est toujours individuelle.
lumain la faculté de concevoir une qualité Je me garderai bien de reproduire la ques-
d'un individu sans penser à celles qui entrent tion que faisait Platon, lorsqu'il demandait si
d'ailleurs dans la formation de ce môme in- les qualités abstraites avaient hors de l'esprit
dividu. Voici le passage : « La classification une existence distincte des objets eux-mêmes,
de différents objets suppose la faculté de faire Cette question ne nous touche pas pour le
l,
attention à quelques-unes de leurs qualités
sans faire attention à toutes les autres. »
{Eléments de la philosophie de l'esprit humain,
chap. 4, sect. 1.)
Il admet donc 1° que chacune des qualités
des individus est quelque chose de réel ;
2" que nous avons la faculté de les considérer
seules et, par conséquent, séparées des indi-
vidus mômes; car, les considérer seules, c'est
tout uniment les considérer enfaisantabstrac-
lion de tout ce avec quoi elles coexistent ;
3° que notre esprit, quand il- considère ces
qualités seules et isolées, a un objet réel sur
lequel son action s'exerce, parce que ces qua-
lités sont réelles.
Considérons les Qualités des corps : ces
qualités sont la couleur, la saveur, l'odeur,
la sonorité, l'étendue, la dureté, la fluidité, etc.
Or , sans entrer ici dans la question de
l'existence des corps, et en les supposant réels,
comme le fait Stewart lui-même, autant nous
moment. J'accorde sans peine à Stewart qu(î
les qualités dont nous parlons n'ont d'exis-
tence hors de notre esprit que dans les indi-
vidus eux-mêmes. Mais il m'accorde à son
tour que notre esprit peut les considérer et les
considère en faisant abstraction des objets
où elles se trouvent, et comme si elles exis-
taient seules : c'est un fait sur lequel il ne
peut s'élever aucun doute.
Or, de là je conclus : Si notre esprit consi-
dère les qualités en les séparant des objets
oij elles se rencontrent, il a pourtant un objet
propre, immédiat et général, auquel su rap-
porte son attention; car, une qualité séparée
de tout sujet individuel est un objet général
de la pensée, indépendamment du mot qui
l'exprima?.
Si je parviens à démontrer celte dernière
assertion, les conséquences suivantes ressor-
tiront, jepense, de ladémonstration: 1° Notre
esprit peut avoir un objet général. 2" A cet
avons de qualités réelles, autant nous avons objet général il peut imposer un nom. 3° Par
d'objets réels de notre pensée, selon les prin-
cipes mômes de Stewart. Donc les noms de
ces qualités, c'est-à-dire les mois de couleur,
conséquent, il y a des noms qui expriment
des idées générales, et qui ne sont pas des
Hiots vides de sens, ni des paroles auxquelles
151
GE.\
DFr.TlOXNAIRE DE PHILOSOPHIE.
GEN
I52
une aveugle liabitudo nous fait sublituer cer-
lains individus.
Quand je dis qu'une qualité considérée de
la uianicre dont notre esprit peut la considé-
rer, c'est-à-dire en faisant abstraction d'une
existence réelle, est générale, je ne veux dire
autre chose sinon que je puis la concevoir
dans un nombre indéfini d'individus. Ces
expressions : Nous pouvons la concevoir dans
tm nombre indéfini d'individus; elle est géné-
rale ; elle est commune, sont des expressions
synonymes quand on les prend dans le sens
que les métaphysiciens ont habitude de leur
donner en les employant.
Toute qualité générale peut <^tre particula-
risée ; ce qui veut dire tout simplement qu'on
ne la conçoit plus comme étant commune à
plusieurs objets individuels, mais qu'on la
pense comme adhérente h. un objet, et propre
h lui seul. L'individualité de l'être auquel elle
s'applique est cequi rend particulière la qualité
commune. Ainsi, tant que les qualités ne sont
|)as conçues par nous comme existant dans
un individu déterminé, elles demeurent com-
munes; c'est-à-dire, nous les concevons de
telle manière que nous pouvons, à notre gré,
les imaginer attachées à tel objet individuel
ou à tel autre, tant (jue nous ne les avons
pas unies à un individu. Si, au contraire,
elles sont unies à un individu, elles sont indi-
vidualisées par lui, et, dès lors, elles sont
appelées particulières; ainsi, la blancheur,
la grandeur, etc., d'un corps, ne sont pas
la blancheur, la grandeur d'un autre corps.
'l me semble donc avoir établi les deux
assertions suivantes : Une qualité n'est parti-
culière que parce qu'elle existe réellement
dans un individu ; et, notre esprit, comme il
a été dit, possède la faculté de considérer
une qualité sans la considérer comme jointe
à un objet individuel auquel elle appartienne
(cequi est accordé par Stewart lui-même).
De ces prémisses, je tire la conclusion sui-
vante]: Donc notre esprit a la faculté delà con-
sidérer comme purement possible, sans même
penser qu'elle a une existence réelle dans
quelque individu, ce que le docteur Reid
appelle simple appréhension, et ce que Je
professeur Stewart semble nommer concep-
tion. Si cela est incontestable; si notre esprit
peut penser à la blancheur, non pas comme
à une chose réellement existante, mais com-
me à une qualité simplement possible, je dis
qu'alors l'objet de notre esprit est général,
dans le sens que les métaphysiciens donnent
à ce mot. Cette blancheur, en etlet, n'est
pas attachée à un individu : c'est une blan-
cheur que nous concevons de telle manière,
qu'elle |)eul être reçue par un nombre indé-
tini d'individus; en sorte que si nous avions
la faculté de créer, nous pourrions réaliser
cette blancheur, d'après l'idée que nous en
avons, dans un nombre indéfini de corps,
tous de couleur blanche.
Par conséquent, cette blancheur, conçue
dans notre esprit, n'est pas simplement un
nom, comme Stewart semble le prétendre;
ce n'est même aucune de ces blancheurs que
nous avons vues exister réellement dans les
corpsbiancsquisont tombés sous nos regards.
Ce n'est aucune de cas blancheurs réelle-
ment existantes dans les corps blancs que
nous avons vues; car toutes ces blancheurs
étaient des blancheurs particulières : or,
comme nous l'avons dit, les blancheurs par-
ticulières sont dans l'indiv'du de telle ma-
nière qu'an ne peut les transporter d'un indi-
vidu à l'autre; ou, pour mieux dire, elles y
adhèrent de telle manière qu'on ne peut le?"
rendre communes à plusieurs individus ,
même par la pensée.
En effet, comment pourrais-je concevoir
un moyen de transporter la blancheur d'un
corps blanc à un autre corps blanc, sans pri-
ver le premier de sa blancheur? Ou le corps
blanc dont nous parlons n'a de blanc que la
surface, tout le reste étant d'une autre cou-
leur; ou bien il est entièrement blanc, comme
le plâtre, lequel, étant friable, laisse, par le
frottement, sa propre blancheur sur les objets
que l'on met en contact avec lui. Or, que l'on
considère la ditîéreoce qu'il y a entre rendre
les corps blancs au moyen de cette blancheur
réellement existante dans un individu, et les
rendi-e blancs par l'idée de la blancheur gé-
nérale, qui est, comme je l'afilrme, exclusive-
ment dans notre esprit.
1° En premier lieu, un corps, quelque
blanc qu'il soit, ne peut communiquer sa
blancheur à un autre, s'il n'est pas friable, et
si ses parties intégrantes sont si dures qu'on
ne puisse opérer facilement la désagrégation
de ces molécules blanches qui vont couvrir
d'une couche blanche la surface du corps
qu'il s'agit de colorer. Mais supposons un es-
prit qui, ayant la puissance de créer, crée des
corps pourvus de la blancheur : quand il leur
donne cette qualité, il ne la tire que de l'idée
du blanc qu'il a présente en lui, laquelle idée
n'a pas besoin d'être friable, ni d'avoir d'au-
tre qualité pour être communiquée aux corps.
2" Si le corps blanc qui doit communiquer
de sa blancheur à un autre n'a qu'un peu de
blanc à sa superficie, il se dépouillera lui-
môme de cette couche légère pour en revêtir
le corps étranger. Au contraire, que l'esprit
intelligent dont nous parlons puisse créer en
un instant des corps blancs tels qu'il les con-
çoit possibles, cela ne diminue ni ne détruit
la notion de la blancheur générale qu'il .i
en lui.
3° Lors même que le corps colorant est
friable et entièrement blanc, comme le plâtre,
il ne peut rendre blanc un corps étranger
sans perdre une légère couche de matière,
qui, détachée de lui, va revêtir cet autre corps
qu'elle blanchit par son contact. Par la perte
de cette couche légère, il arrive que le corps
colorant, quoiqu'il demeure toujours blanc
aux yeux de ceux qui !e voient, ne leur pré-
sente plus cependant la môme blancheur qu'il
offrait d'abord; caria surface blanche que les
yeux voyaient auparavant a passé sur un autre
corps, et le corps qui l'a perdue a découvert
une nouvelle surface, blanche comme la pre-
mière, mais qui n'est i)ourtant pas la pre-
K?ièro.
D'où l'on peut tirer cette conséquence.
153
GEN
PSYCHOLOGIE.
GEN
154
qu'on ne s'exprime pas avec une exactitude
rigoureuse en disant que la blancheur réelle-
iiiL-nt existante dans un individu se communi-
que à un autre. En etlet, quand un cor[)s blanc
blanchit un autre corps i)ar son contact, ce
n'est point une même blancheur qui se com-
munique à deux corps, ni une blancheur qui
passe d'un corps à un autre; mais le premier
corps étant un agrégat d'une intinité de par-
celles, ou de molécu'es blanches, ces molé-
cules se détachent, ou sont ôtées de la sur-
face du premier corps, et vont se fixer à la
surface du second. C'est ainsi qu'elles le blan-
chissent, en emportant leur blancheur avec
elles, sans la communiquer : ce sont elles qui
changent de place ; ce n'est pas un corps qui
change de couleur, comme l'apparence le fe-
rait croire.
D'où il est manifeste que la blancheur réel-
lement existante dans les individus est telle-
ment particulière en eux, qu'elle est absolu-
ment incommunicable ; et bien que les corps
qui la possèdent puissent être broyés, [)ulvé-
risés; bien que la poussière qui s'en détache
et s'en sépare puisse changer de place , il n'ar-
rive jamais que la blanclieur passe seule d'un
corps à l'autre.
Mais si nous nous formons l'idée d'un es-
prit capable de créer des corps blancs, nous
ue pouvons le concevoir agissant de telle ma-
nière qu'il enlève aux corps leur blancheur,
qu'il la râpe, pour ainsi dire, atin de la com-
muniquer à d'autres corps qu'il veut pro-
duire; car cette blancheur particulière est in-
communicable. Nous ne pourrons concevoir
cet esprit sans penser qu'il donnera l'exis-
tence à ces blancheurs particulières d'après
le modèle de la blancheur générale, (pi'il
contemple dans son intelligence.
4' Entin, quand même on supposerait qu'un
corps blanc communiquerait sa blancheur à
un autre, il ne pourrait la communiquer à un
nombre infini de corps. En etftit, par celle
communication de lui-môme, il irait en dimi-
nuantdeplusenplus,et,chaquefois qu'il blan-
chirait un corps, il perdrait une légère couche
de sa substance, jusqu'à ce qu'il s'évanouit
lui-même entièrement.
Au contraire, nous pouvons concevoir un
sans qu'il soit besoin qu'il ail en Iui-mên)e
l'idée de la blanclieur; qu'il lui sullit d'avoir
la force créatrice : car la force créatrice ne le
détermine pas à créer des corps plutôt d'une
couleur que d'une autre, et même on ne peul
la concevoir déterminée à rien créer, si son
intelligence ne lui présente les objets qu'elle
créera.
On pourrait aussi nous objecter que, quand
nous partons de l'hypothèse d'un être créa-
teur, nous ne sommes plus en état de raison-
ner, parce que l'idée de la création excède la
mesure de nos conceptions, et passe les forces
de notre pensée; mais celte objection n'au-
rait pas plus de valeur. En etlet, je n'ai intro-
duit l'idée d'un esprit créateur (ju'atin de ren-
dre la chose plus évidente, et non pour que
cette supposition me fournît un argument. Il
me ôudit de recourir à rexem|)le d'un honnne
qui imagine des corps blancs, autant qu'il
veut en imaginer. Je puis demander égale-
ment si la blancheur imaginée par lui est la
blancheur (ju'il voit dans les individus ; il me
semble évidtmt (|ue non, comme il est évident
que cette blancheur ne serait point celle qu'un
être créateur connnum(]uerait aux corps for-
més par lui. La blancheur que l'on voit dans
les individus en est inséparable : elle est d'une
nature individuelle et incommunicable; mais
la blancheur que nous donnons, par notre
imagination, à des corps possibles, est indéfi-
niment communicable.
L'homme sait qu'il perçoit la blancheur des
cor[)s blancs, cha(pie fois qu'il les voit, et il
comprend que celle blancheur inhérente à
ces cor()s en est inséparable. En môme temps
il sent en lui-même, il a conscience qu'il peul
imaginer bien d'autres corps semblables à ceux
qu'il a vus, c'est-à-dire blancs connue eux
Ceci fournit une preuve évidente de la diffé-
rence de ces deux blancheurs.
Sup[)osons un homme dont l'imagination
reverrait, rangés devant elle, tous les cor{)s
blancs qu'il a vus dans sa vie. A tous ces cor|)s
blancs qu'il a vus, cet homme ne pourrait-il
pas ajouter, par son imagination , tout autant
de corps possibles, en se les figurant blancs
comme les premiers? Or, je demande si la
blancheur de ces corps qu'il imagine et qu'il
^,>r.^.^.:» ..i,s..«/.^ >. 4^..,. ^....^ ,,..':! .. „.'...n„„.„.. 1
esprit capable de créer une infinité de cor[»s conçoit ajoutés à tous ceux qu'il a réellement
blancs, sans que la blancheur qu'il conçoit vus, est la blancheur des corps qu'il a vus,
lui-même dimmue jamais en lui, sans qu'elle O'i si c'est une autre blancheur? Ce ne peut
devienne moins susceptible d'èlre toujours être la blancheur des corps qu'il a vus, parce
de nouveau réalisable en une multitude in- qu'elle est individuelle; et nous avons sup-
oombrable d'autres corps. Or la possibilité I)Osé que tous les corps qu'il a vus sont déjà
d'une pareille conception tient à celte qualité i)résents au regard intérieur de cet homme,
de la blancheur que notre intel'igence per- Donc, outre la blancheur que nous avons vue,
çoit d'une manière générale. notre espril peut, à l'infini, concevoir de la
Donc la qualité de la blancheur qui fait blancheur, et de la blancheur qui n'est pas
• lu'un esprit, conçu comme doué d'une force réelle, mais qui est seulement imaginaire et
créatrice, peut la réaliser dans un nombre pensée; car nous ne parlons ici, il faut bien
indéfini de corps blancs, n'est pas la qualité le remarquer, que de l'objet de la pensée,
particulière attachée à un individu : car, du Si notre esprit était borné à concevoir ou à
moment qu'on ia considère comme attachée se rappeler la blancheur (ju'il a vue dans les
à un individu, elle est, de sa nature, incom- corps, il n'aurait, on peut le dire, d'autre fa-
municable aux autres individus
El qu'on ne vienne pas dire qu'un esprit,
conçu comme doué de la faculté de créer,
4onne la blancheur aux coros créés par lui,
cullé, outre le sens, que la réminiscence des
images sensibles : mais, outre la réminiscence,
il a, de l'aveu de tous, la conception et l'ima-
gination; et, [lour m'arrôter à cette dernière,
m GEN DICTIONNAIRE
il a la faculté de multiplier en lui-niômc, à son
gré, une infinité d'ûlres semblables à ceux
qu'il connaît. C'est de ces facultés qu'il faut
rendre raison; mais on l'essayerait en vain,
si l'on suppose , avec Stewart , que notre esprit
est dépourvu d'idées générales, c'est-à-aire
d'idées qui représentent des qualités sépa-
rées des individus, et si on lui refuse la fa-
culté de pouvoir attribuer ces qualités à un
(25) GalUippi H De Géramln ont clierclié, après
h's observations de Reid, à conibmtre les idées
prises (l:ins le sens «pie les anciens leur donnaient,
c'est-à-dire conune des représentations des oltjeis. Us
onldilque, en admettant celle dérinilion ilcs idées,
il ne resterait aucun moyen d'en connaître la vé-
rité, c'esl-à-dire la conformité entre l'idée et l'ob-
jet représenté, et que, par conséquent, le scepti-
cisme serait inévitable. « Les idées sont vraies, dit
Galhippi, non parce qu'elles sont d'accord avec les
objets, mais parce qu'elles agissent inimédiaiemcnl
sur les objets et les saisissent. — M. Ue Gérando
soutient que» dans les vérités premières, les idées
investissent et saisissent immédialemeni les ohjels :
je lui accorde celle doctrine. » {Criiica délia co-
tiosceiiaa, t. 1, p. 58, 51.)
Les scolasiiques (je l'ai dit plus Iiaul) avaient
vu la difficulté, et avaient cru que l'idée n'était
point Tohjel de notre pensée, mais seulenieni le
moyen par lequel noire esprit concevait l'objet;
mais, comme je l'ai prouvé, la solution des sco-
lasiiques, prise dans son sens naturel, ne faisait
que reculer d'un pas la dillicullé, sans la vaincre.
On peut dire la même chose de la théorie de Gal-
Inppi et des autres que j'ai indiqués.
Tout étrange que paraisse cette phrase : Lea idées
saisiisenl et invesiissent les objets exlérieurs, je ne
voudrais pas la rejeter, si je la trouvais néces-
saire.
Mais je fais observer qu'il ne sulfit point de sa-
voir si les idées investissent et saisissent les objets
eux-mêmes , comme parient nos philosophes ; il
faut savoir, de plus, si cela n'est qu'accidentel pour
quelques idées, ou si c'est ce qui constitue la na-
ture même des idées.
S'il est essentiel aux idées de saisir et d'investir
les objets réellement existants, on devra le dire de
toutes les idées : car, une chose étant donnée, elle
ne peut manquer jamais de ce qui lui est essentiel,
puisque ce qui lui est essentiel est ce qui lorine la
chose même.
Mais si l'idée , en saisissant son objet réelle-
ment existant, en s'en cnipirani, suhit une modi-
fication ipii ne lui est qu'accidentelle, on revient
alors à la question précédente. Kn ellet, il eil né-
cessaire d'exposer \° ce (pie c'est que l'idée;
2° comment il se fait qu'elle saisit l'ohjei existani,
et qu'elle s'en empare, puisqu'elle peut exister sans
lui, pui.qu; cela ne lui est (praccidenlel.
Or, je soiiiiens que les idées que nous avons,
nous autres hommes , et je ne parle (|ue de celles-
là , ne peuvent être telles que toutes saisissent
et enveloppent leur objet réellement existani, et
que leur union avec cet objet leur soit essentielle,
de manière à ce qu'elles ne puissent être sans
elle.
Pour le prouver, je me sers de .ous les argu-
ments par lesquels on démontre que notre idée est
distincte et indépendante de la chose réelle : par
exemple, le blanc que je conçois est distinct et in-
dépendant du blanc réel d'un mur; et non-seule-
ment l'idée de blancheur en général, mais encore
l'idée de blancheur applicjuée à un iniir particulier,
esi disiiiicie du mur blanc réel et subsislaut.
Saint Aiiijnsliii établit d'une nianière analogue
celte disliiiciion entre l'idée et la chose réelle cou-
DE PIIILOSOPlilE. GEN 156
nombre indéfini d'individus possibles, c est-à-
dire propres à être conçus par la pensée (25).
Or, si notre esprit peut concevoir la blan-
cheur isolée comme possible dans un nom-
bre indéfini d'individus possibles; s'il n'est
pas obligé ne concevoir l'individu déterminé
dans lequel elle devrait exister; et si, par
conséquent, cette blancheur possible n'est
pas la blancheur existante dans chacun des
çue par mon idéi;. Il remarque qu« si mon idée en-
veloppait et saisissait h chose, il en résulterait
nécessairemcut que la chose ne pourrait (dianger
sans «|ue l'idée que j'ai de la chose chans^cài éga-
lement. Ainsi, j'aime Paul parce que je le crois,
veriueux : il pourrait changer sans que je le susse
el devenir niéchanl, et moi je continuerais de l'ai-
mer comme auparavant. J'aime donc Paul tel qu'il
est conçu dans mon esprit, et non Paul tel qu'il est
réellement existant; ou bien, ce qui est la même
chose, j'aime ce Paul de la manière qu'il est dans
mon idée, et non comme il est en lui-môme. Ce
n'est donc pas lui-même que mon idée saisit et en-
veloppe : s'il était toujours dans mon idée tel qu'il
est en lui-même, je ne l'aimerais plus à causa de
sa vertu, puisqu'il est devenu réellenienl vicieux.
De même, je puis changer l'idée que j'ai d'un
homme, (inoiqu'il n'éprouve aucun changement ; je
puis croire que c'est un misérable, tandis (ju\inpa- •
ravanl je le considérais coinnie un modèle. En ce
cas, in illo liomine iiiliil mntatum est ; — ni mente
aulem inen mvtniit est nlifiue ipsa exislimaiio, quai
de illo ailler seliabebai, et aliter liabel (De Trinitate,
I. IX, c. 0). En un mot, si nos idées enveloppaient
et saisissaient l'oiijet réellement exislanl, elles au-
raient avec lui une conformiié nécessaire; en ce
cas, nous serions infaillibles, et, pour éviter re-
cueil du scepticisme, nous irions nous jeter dans
l'excès opposé, en douant d'infaillibilité l'intelli-
gence humaine.
Voici donc ce qu'on peut dire de nos idées: elles
n'enveloppent pas, elles ne saisissent pas en lui-
même l'objet réellement existani ; seulement, nous
croyons l'envelopper, le saisir par elles , lorsque
nou's les rapportons au moyen des sensations à des
êtres réellement existants. Pour être ensuite cer-
tains que nous ne nous trompons pas en le croyaiH,
il nous faut une démonstration ou un raisonne-
ment. Je tâcherai de déterminer ailleurs quel est
ce raisonnement.
Ici, je n'ajouterai qu'une réflexion pour éclaircir
la question (pie nous traitons. Je demande : « Quand
nous rapporions nos idées à des choses léellenRiit
existantes, c'est-à-dire (luand rioiis croyons (jne
notre idée enveloppe el saisit quelque ciiose de
réellement exislanl , celte croyance est-elle une
chose qui apparlienne à I idée? est-ce un élénienl
qui entre dans la lorination de l'idée même? »
Ailleurs, je m'cirorcerai de démontrer que l'idée
esl entièrement distincte de la croyame qu'il existe
un être réel correspondant à l'idée; de manière que
l'idée est parfaite et entière, même sans ceiie
croyance. Celle croyance n'ajoute rien à l'idée de
la chose ; elle ajoute seulement à l'esprit une
croyance, qui n'est point une idée ; de sorte (pic
l'esprit parvient à la connaissance de l'existence
réelle d'un objet par on acte essentiellement dilfc-
rent de celui par lequel il en acipiieri l'idée. Il ar-
rive ainsi que l'esprit inteHi!.;eni a deux opcralions
essentielleuicnl distincies : r celle par laquelle il
acquiert l'idée d'une chose; 2° celle par laquelle il
a \\ croyance qu'à celle idée de la chose corres-
pond iinecliose existant réellement el en clle-niCiiie.
Cette dittinction des deux opéraiioiis principales de
rinlclligonce est d'une souveraine importance.
157
GEN
PSYCHOLOGIE.
GEN
158
individus que nous avons vus (en effet, d'a-
près la détinition, c'est une blancheur con-
(,ue en écartant de notre pensée les individus
auxquels elle appartient réellement), je
prétends que cotte blancheur n'est pas sim-
plement un pur nom. Ce que j'ai déj^ dit
rtUilivement aux noms communs semble
bien suflire pour démontrer cette vérité;
néanmoins, il ne me parait pas inutile de la
prouver ici de nouveau, puisque la philoso-
phie moderne incline si fort vers le nomi-
nalisme. *■■
Si la blancheur conçue uar l'intelligence,
et qui n'existe dans aucun aes êtres que nous
avons vus, était un pur nom, pas autre chose,
toutes les fois que par la pensée nous imagi-
nons des corps blancs sans les nommer, nous
ne ferions absolument rien : et cependant,
qui pourra «e persuader que notre esprit,
quand il imagine des choses qu'il n'a jamais
vues individuellement, qu'il n'a ni senties ni
nommées, n'exécute aucune aclion? Quel est
l'homme qui, par des pensées douces, mais
vaines et chimériques, ne s'est quelquefois
consolé dans ses peines? Qui n'aime à se ber-
cer parfois dans le vague des rûves (iu"<i nos
heures les plus délicieuses, et en plein état
de veille, la merveilleuse puissance de l'ima-
gination intellectuelle sait dérouler devant
nous? Qui persuadera à l'amant que ses illu-
sions de chaque jour ne sont pas môme de
chères illusions; qu'elles n'ont aucune sorte
de réalité ; qu'elles n'existent pas njéme
dans son esprit ni dans son cœur? Qui per-
suadera au poëte que, quand il n'exprime pas
dans ses vers les objets individuels qu'il a
vus, touchés et palpés, ses beaux chants sont
des paroles vides et perdues? Si ces paroles,
qui ne désignent point des objets individuels
réellement existants, sont de vains sons qui
ne signifient rien, comment se fait-il donc
que, quand le poëte est sublime, il charme
I>ar son art ses contemporains et la posté-
rité enthousiasmée, et qu'il ait seul le don
d'inventer ces sons magi(îues et si puissants,
(26) On voil par là ipie le nomiiialhme frappe
ritiiinanilé d'une siériiiié liésolaiiie : il déclare cs-
seiiliellenicnl vaines loiiics les scitiices morales el
iiiélaphysi(|ues, qui reposent sur des principes gé-
néraux. Mais quelle esl la science à laquelle il ne
faille point de principes généraux ? Toula science
est impossible dans le nommalisine ; lonie noble
enireprise, loiii bien social sont enipêcbés par ce
sysiénie, qui les détiare absurdes et cliiniériijue.-s.
Tant sont étendues les conséquences de certaines
tloclrines qui, considérées en eiles-inèines , senj-
blenl de purs jeux de l'esprit réservés à quelques
rêveurs sortis du monde réel par leurs subiiliiés.
Héias! non, ils n'en sont pas sortis! Personm; ne
peut sortir du monde réel, relativement au résul-
tat de ses pensées. Celte erreur qu'on insinue d;Mis
une tliéorie altstraite en apparence el puremenl
spéculative, donnez-lui du temps, et vous la verrez
«lescendre dans la pratique, se développer avec ses
conséquences, s'inlilirer dans les jilfaires de la vie
bnnianie, dans l'ordre social ; el, à votre surprise,
elle bouleversera l'un , corrompra l'autre, .■■éinera
partout des maux, parce qu'elle passera partout.
Partie du faite des inielligences, de l'esprit des
mélapliysiciens d'élite, elle aboutira à des résultats
piaiiques qui rcndioni plus iunères les sueurs du
qui pourtant ne signifient rien? Mais d'où
lui viennent-ils, ces sons'' Quel bon génie les
lui inspire? Quel esiirit excite machinale-
ment ses lèvres à les proférer? Avant de pro-
noncer ces paroles, n'a-t-il donc aucune
idée, aucune pensée, aucune image présente
à son esprit, quand il abandonne le monde
sensible, quand il élève son vol par delh
les bornes étroites des choses individuelles,
et qu'il s'égare dans les champs sans bornes
d'une imagination dont la fécondité ne tarit
jamais? Enfin, que répondrait un homme
remarquable par des découvertes originales,
et des inventions nouvelles, 5 un philoso|)ho
qui lui dirait crûment : Sache ipie tu ne
peux concevoir rien autre chose que les
individus qui existent déj.^ ; en vain tu médi-
tes quelque belle et nouvelle invention, (piel-
que écrit original, quelque entreprise géné-
reuse pour servir l'humanité : (piand tu pen-
ses à ces choses qui n'existent pas encore,
tu ressembles h l'itliot qui ne fait rien, et qui
ne pense à rien ; quand tu parles de ces
choses, tu joues le rôle d'un charlatan, et
moins que cela encore, parce que tes pa-
roles ne sont que de vains sons, pareils au
bruit de plusieurs pierres frappées les unes
contre les autres : elles n'expriment rien
d'existant, aucun individu en j)arliculiei^ , et
j)ourtant, nous n'avons l'idée que des indi-
vidus particuliers.
Quand on suppose que l'homme n'a pas
1 idée de chacune des qualités des êtres,
s'il ne les considère dans les individus qu'iJ
connaît, et que ces (pialités, considérées
hors des individus et simplement comme
possibles, ne sont que de vains mots, comme
le veut StCNvart, on rejette el l'on détruit, à
son insu el sans le vouloir, tous les arts el
toutes les sciences : on n'a plus de raison
qui puisse expliquer l'imagination intellec-
tuelle. L'homme raisonnable de ces philoso-
phes ne saurait avoir que la pauvre réminis-
cence des choses qu'il a vues (2G) : il no
peut imaginer des êtres possibles. Ainsi se
villageois illettré, et plus dur-; les travaux de l'ar-
tisan; sur sa roule elle laissera partout ses liaces,
la sonilliMC et la conuplion.
Le noiiinia/isnie moderne lire son origine du nia-
lériaiisnie. Les noriiitaitx ont l<»iijonrs été, géné-
ralement parlant, des matérialistes, liobbes a sou-
lemi le noniinalisme avec force. Après Ilobbes,
ceux qui ont nié l'existence dos idées abstraile>
avec le plus de fureur sont : La Meiirie [L'homme
maclihie), llelvéïius (L'Iiomme, l. I, sect. 2, cliap. 5),
l'auienr i\» Système de lu nature (cbap. lU), et lei
autres de la même trempe.
Locke, au contraire, fait reposer la diiïérence
entre l'iiomme et la bêle, précisément sur la fa-
culté (|u'a le premier de faire des abstractions.
(Liv. Il, cliap. il, § 10.)
La raison qui porta Locke à admettre les abs-
tractions et les idées générales, esl aussi celle oui
a porté les matérialistes à les nier : c'est qu'elles
consliluent la grande diiïérence qu'il y a entre
riiomme et la béte. Les matérialistes voulaient les
rejeter ; Locke les reconnaissail et avait au moins
Pmiention de les établir.
Ne donnez à l'iiomme que la faculté de percevoir
les individus sensibles, il ne lui resle plus que les
sens ; car ce sont les sens qui président à la pcr-
159
GEN
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
GEN
160
tarirait pour lui la source de toute opération
humaine et raisonnable; car l'honinio n'agit
d'une façon intelligente et morale que par
la puissance de faire et d'obtenir des biens
futurs et possibles. Mais, pour imaginer des
choses possibles, il faut préalablement avoir
dans res()rit leurs qualités considérées com-
me possibles, c'est-à-dire comme des qua-
lités auxquelles peuvent participer des Ctres
ou des actions qui n'ont encore aucune exis-
tence et sont dans la pensée à un état entiè-
rement indéfini.
Art. XIX. — Le nominnlisme de Stewart découle
des principes de Reid.
Ce que j'ai fait observer jusqu'ici a une
valeur spéciale comme objection contre le
système de Stewart, par la raison que cet
écrivain suit les principes du docteur Reid
sur la nature des idées.
Reid nie l'existence des idées considérées
comme un certain intermédiaire entre les
objets de l'esprit et l'esprit lui-même. Locke
distinguait, comme les anciens, l'idée d'avec
la chose : il considérait la première, et non
la seconde, comme le terme prochain de
1 intelligence; mais Reid a prétendu qu'il
n'existait rien entre l'objet perçu et l'esprit
qui perçoit, et c'est aussi l'opinion de
Stewart. ^
Or, en ce qui regarde les individus, l'ob-
jet perçu existe véritablement, parce que les
individus eux-mêmes existent : mais, par
rapport aux idées générales, ces idées n'ayant
pas d'existence hors de l'esprit, il n'y avait,
dans le système de Reid, aucun moyen de
les expliquer. Dès lors, Stewart a pris le
parti de les nier entièrement, prétendant
que ce ne sont que de purs noms (27),
Je ne m'arrêterai pas ici à examiner si le
système de Reid est vrai ou faux en cet
endroit, j'en ai déjà parlé plus haut ; je n'exa-
minerai pas non plus si Stewart l'a bieu
compris, et si c'est une conséquence néces-
saire de cette doctrine de ne point admettre-
les idées générales, et de supposer, au con-
traire, que ce sont de purs noms.
Il me suflit de faire observer que Stewart
a cru que cette obligation lui était imposée
Ëar les exigences et la nature du système,
n effet, c'est pour avoir admis d'abord le
principe qu'il n'existe pas d'idées intermé-
diaires entre les objets réellement existants
hors de nous et nous qui les percevons, qu'il
a ensuite été conduit à nier entièrement
l'existence des idées générales, parce qu'ea
ceplion des individus : dès lors la nùsoii ii'e<;l plus.
Quel (jue soil le principe des sens corporels. Ion-
jours est-il tel qu'il doit cesser p:ir la dissoiulioii
<le l'organe inaiériel : de là Vunus inlerilns hominis
el jumenlorum.
Siewari n'a certainement pas vu celle étroite
connexion entre [euominalisme, système si abstraii,
si théorique, el le iiialéiia!isnie,syslènie si pratique;
aiurernenl il n'eût point été nominal. J'aime à le
croire ainsi; j'aime à lui faire l'honneur peu flat-
lenr de le regarder celle fois comme un lionune
d'une pénétration médiocre, comme un homme ([ui
n*a pas calculé les coiiséquences de ses principes :
en elfet, c'est dans ce «as-ci lui faire honr.eur.
lïn général je dirai qu'il y a aujourd'hui en phi-
losophie des écrivains qu'il faudrait chercher à
dissuader d'écrire contre le scepticisme, ce der-
nier résultat du matérialisme; ils auraient du moins
besoin de sages conseils qui les missent à même
«l'en parler un peu mieux. Les meilleurs de ces
conseds se puiseraient dans l'élude respectueuse et
réfléchie «les farauds maîtres <|ue l'I^glise possède
sur loutes ces matières ; l'élude de ses Pères et de
^es docteurs.
(27) Stewart, parlant de l'opinion du docteur
Reid sur \ts universuiix, s'exprime ainsi : < Je dirai
(Vancliemenl, qu'en cette malière, il ne me semble
pas s'être exprimé d'une manière aussi claire, aussi
satisfaisante, «lu'il a comume de le faire. > (Elé-
tnenis de la philosopliie de l'esprit humain, chap. 4,
sect. 3.)
11 me semble, en outre, à moi, qu'il esl d^STicilc
(le concilier, sur ce sujet, le «locieur Ueid avec lui-
même. A coup sûr, quand Stewart lâche «le devi-
ner quelle était sur cela l'opinion de cet excellent
philosophe, il se trouve fort embarrassé pour la
rendre conforme à ses principes sur les idées. Voici
le passage où le «i«>cieur Ueid expose son opinion
sur les nuiversaiix : i Une chose universelle n'est
Tobjel «l'aucun des sens extérieurs : elle ne peut
donc pas être imaginée. Mais elle peut être conçue
distinctement. Quand Pope dil : L'élude qui con-
fteni à rtiomme, c'est riiomme ; '^a con«;ois claire-
ment sa pensée, «(uoique mon imaginaiion ne me
présouie ni un homme hlinc ni nii homme noir, ni
im homme bien lait ni un homme mal fait Je
puis concevoir, mais non imaginer une proposition
ou une démonstration. Je puis concevoir et ne puis
imaginer l'enlemlemeut, la volonté, la vertu, le
vice et tous les auribuls île l'esprit. De même, je
puis concev«)ir les universaux, mais je ne puis les
imaginer. » En inlerpréiant ce passage dans le sens
le plus iialnrel, il eu résulterait que le docieur
Ueid reconnaissait les universaux pour un objet
de la pensée, et non pour de purs noms. Mais cela
contredirait sa théorie des idées, piiisqti'il a nié
que notre pensée ail des objets distincts d'elle el
(lisiincts des choses extérieures. Aussi, Sttiwart se
tourmente fort, avec beaucoup d'adresse, a vr:vl
dire, pour donner à ce passage de Ueid un sensqur
le concilie avec les aiilres endroits du même au-
teur ; mais il me semble que son inlerprétatioii ne
peut aucunement satisfaire ses lecteurs. La voici :
« Il paraît, dit-il, que, par cette expression, conce-
voir les universaux, le «locieur Ueid n'entend rien
autie chose que comprendre le sens «les pruposi-
tions où il se trouve des termes généraux. » Mais,
pour voir que cette interprétation ne traduit pas la
pensée de Reid, il suflit d'observer «pie, dans les
lignes que nous venons «le transcrire, il distingue
entre concevoir une proposition el concevoir les
universaux, el dil que comme nous concevons les
propositions, de même nous concevons aussi les
universaux. D'ailleurs, nous avons déjà montré que
les termes généraux ne pourraient nous être «l'au-
ciiii usage, si nous n'y attachions de véritables idées
générales. 11 est «lonc nécessaire de trouver un
meilleur moyeu de concilier la théorie du docteur
Reid sur les universaux avec la théorie du même
philosophe sur les idées, ou de convenir que l'une
ou l'anire de ces théories esl fausse. D'ailleurs, il
me semble évident qu'on ne peut former nue théo-
rie vraie sur les idées, avant d'avoir résolu le pro-
blème «pie piésenlenl les universaux, et qui a tant
ofciipé tous les philos(tid»es «le l'aiitiquiié : ccttii
«d)scrvatioii doit pour le moins faire douter de la
théorie du docteur Ueid.
161
GEX
rSYCnOLOGIE.
GEN
162
ces conccplions générales l'esprit n'a aucun
objet extérieur réellement existant.
Qr, voici ce que j'ai prouvé : 1" les noms
ne suÛisent pas pour explieiuer l'acte par
lequel l'esprit imagine des élrt^s possibles,
et en si grand nombre qu'ils surpassent tous
les individus que nous percevons par les
sens ; 2* les idées des qualités, perçues dans
les individus eux-méuies en tant qu'elles leur
sont inhérenles, ne sauraient non plus suf-
lire ; 3" il faut, de plus, que noire esprit
perçoive ces qualités en soi, c'est-à-dire
qu'il les pense comme détacbées des indi-
vidus, et, par conséquent, comme purement
possibles. Donc, il est manifeste que le sys-
tème de Stewart est défectueux et insufiisant,
puisque par lui on ne peut rendre raison de
cette dernière manière de concevoir, qui est
celle par laquelle les idées générales se for-
ment et nous sont présentes.
AnT. XX. — En expliquant comment on perçoit la
similitude des objets, la même difficulté se pré-
sente sous un nouvel aspect.
J'ai encore plusieurs réflexions à faire sur
le passage de Stewart ci-dessus rapporté.
Et d'abord, je prie le lecteur de laire atten-
tion à cette phrase, dans laquelle il définit ce
qu'il entend par l'essence d'un individu.
« L'essence d'un individu, selon ses paroles,
n'est rien autre chose que la qualité particu-
lière par laquelle il ressemble à d'autres
individus de la môme classe, et en vertu de
laquelle son nom générique lui est ap-
pliqué. »
Ce qu'il y a de singulier en ce passage,
c'est que personne ne peut trouver Stewart
en défaut par rapport à cette définition, et je
suis bien sûr que Platon lui-même n'au-
rait rien à y ajouter. Cela veut dire que le
passage de Stewart n'aborde pas même la
question dont nous traitons ici.
Il est vrai que, dans ce passage, il ne lui
arrive pas de prononcer les termes univer-
saux, idées générales, ni autres semblables;
mais ce queje prétends, c'est que ce même
passage renferme le sens de ces expressions
si adroitement évitées, et que, par consé-
quent, en les écartant, on n'a point éliminé
les universaux de la science métaphysique ;
on a simplement évité de les exprimer par
leur propre nom.
Et afin de faire voir s'il en est ainsi, je prie
le lecteur de me dire ce qu'il croit que signi-
fie cette phrase de notre philosophie : la qua-
lité par laquelle un individu ressemble à
d'autres individus.
Peut-être me répondra-t-il qu'il n'est pas
nécessaire de rechercher quelle est la res-
semblance qu'une chose a avec une autre :
tout le monde entend cette expression, que
tel objet individuel ressemble a un autre. Et
moi aussi, je crois que tout le inonde l'en-
'2^) Si l'on répondail : Les détacher mentale-
ment, ce n'est pas les déiacher réellement; par con-
séquent, on raisonne à faux; te ser:iil une preuve
qu'on n'a pas enlcndu l:i qnosiioii dont il s'ugil.
.Nous p;»rlons des opér:ilions de l'espril luniiain, de
tend; c'est pourquoi je pense qu'il est facile
d'en donner la définition.
Quand on dit: deux ou plusieurs individus
se ressemblent, tout le monde entend quel-
cpie chose de moins que quand on dit: deux
uu plusieurs individus sont égaux. En ell'et,
on ne peut dire que deux individus sont
égaux s'ils ne sont égaux dans toutes leurs
parties et qualités ; au contraire, pour qu'ils
soient semblables, il suflit qu'ils soient égaux
en quelque qualité particulière. Il n'y a donc
pas de ressemblance entre plusieurs objets,
si ces objets n'ont, sous aucun rapport, quel-
que qualité égale et commune. Or, je ne
veux pas m'arrôter ici pour chercher la con-
séquence que je pourrais en déduire sur la
nature de cette qualité égale ou comaïune;
j'observe seulement que je ne puis jamais
connaître la ressemblance ou l'égalité de
plusieurs objets, si je n'ai, dans mon esprit,
que l'idée individuelle de ces objets, ou
l'idée de leurs qualités individuelles. Et en
effet, en tant qu'elles sont individuelles,
c'est-à-dire attachées à l'individu, les quali-
tés de deux objets ne peuvent en aucune
manière être comparées entre elles; car, les
qualités qui sont dans un individu occupent
un lieu ditïérent du lieu qu'occupent celles
qui affectent un autre individu : or, tant que
les deux choses qui doivent être comparées
se trouvent en un lieu différent, elles ne peu-
vent jamais être mises en contact. Pour con-
fronter ensemble plusieurs choses ou qualités
afin de découvrir ce en quoi elles sont égales,
ce en quoi elles sont inégales, il faut un
esprit intelligent qui n'ait pas seulement la
faculté de les percevoir individuellement,
mais qui ait aussi la faculté de les détacher
mentalement (28j des objets individuels, de
les unir ensemble et de saisir ainsi ce qu'elles
ont en elles de commun, et ce cju'elles ont
en elles de propre.
Le géomètre veut savoir si deux triangles
sont égaux : il s'imagine les superposer l'un
à l'autre pour observer s'ils coïncident par-
faitement. De même, le menuisier super-
pose une planche à l'autre, quand il a be-
soin de voir si deux i)lanches sont de la
même grandeur. Mais l'opération du menui-
sier est tout autre que celle du géomètre. Ce
qu'il faut remarquer, c'est qu'il ne servirait
de rien au premier de superposer ces deux
planches en les faisant tout simplement ad-
hérer étroitement l'une à l'autre : par cette
seule superposition matérielle, il ne saurait
pas si les deux planches sont égales, s'il ne
possédait d'ailleurs en lui-même un esprit
intelligent, capable de les concevoir comme
se pénéirant réciproquement, c'est-à-dire,
comme occupant toutes deux le même es-
pace. Si l'e-spril veut comparer deux hgnes,
il doit mettre l'une à la place de l'autre ; s'il
veut comparer deux surfaces, il doit les ima-
ce qni arrive dans l'inlelligi'nce.el non tlece qui arrive
hors d'- lie. Dans rinlclligence, déiacher cl unir signi-
Jienl <:oneevoir partie par pariie , ou hien, conce-
voir dans son euseuible robiel auquel on pense.
1G3
OEN
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
G EN
161
^iner l'une dans l'autro; s'il veut comparer
tieux solides, il faut qu'il les conçoive entiè-
lenient pénétrés l'un par l'autre : c'est ainsi
(ju'il voit s'ils sont égaux ou inégaux, lequel
est le plus grand, lequel est le plus petit.
Quoique deux solides soient rapprochés et
cohérents, ils demeurent toujours l'un hors
(le l'autre, et, par conséquent, on ne les
compare pas véritablement en eux-mêmes.
Chacun existe en lui-même, et n'a aucun
rapport à l'existence de l'autre.
On me dira peut-être : Si le menuisier, en
approchant deux solides ensemble pour voi."
lequel est le plus grand, n'obtient, hors de
son intelligence, aucune comparaison, pour-
quoi donc les rapproche-t-ii ? Je réponds
qu'il les rapproche, non pour avoir une com-
paraison hors de son intelligence , mais
f)our aider par cet acte extérieur son intel-
ligence, et je dirai aussi son imagination, à
faire la véritable comparaison entre eux. H
semble que sur cela il ne puisse pas y avoir
«le doute pour celui qui s'applique à con-
naître comment s'exécute le rapprochement
que l'esprii fait de deux ou de plusieurs
choses.
Seulement, je dois faire remarquer que ce
(jue je dis, au moyen d'un exemple, des
corps et de l'étendue, doit se dire également
de doux choses individuelles quelles qu'elles
soient. Deux individus ne peuvent jamais être
mêlés ensemble; ils ont, comme individus,
deux existences séparée* et indépendantes.
On peut donc l'affirmer : s'il n'y avait que
des individus, on ne pourrait jamais les con-
fronter, car ils ne pourraient jamais être dans
un môme lieu, ou, pour parler plus géné-
ralement, dans une même existence^
Que faut-il donc pour que l'intelligence
puisse confronter deux ou plusieurs indivi-
jus,et reconnaître en quoi ils sont inégaux,
en quoi ils sont semblables, en quoi ils sont
dissemblables? Selon Stewart, et, avant lui,
selon Reid, l'esprit n'a que des idées pure-
ment individuelles, idées qui ne sont pas
distinctes des individus mêmes. Mais les idées
individuelles ne .suffisent pas pour former
une comparaison , pas plus que les indivi-
dus, dont ces idées ne diffèrent point sous le
rapport de la distinction et de l'indépendance
entre elles. En effet, l'idée d'une qualité
cesserait d'être individuelle si cette qualité,
que nous concevons, pouvait être, en vertu
de notre pensée, transportée d'un individu à
l'autre ; car une qualité est particulière ou
individuelle à celte condition seulement
qu'elle soit conçue comme inhérente à un
individu. Ainsi, comme il ne se fait pas de
comparaison entre deux individus si l'esprit
n'est là pour les comparer ensemble , de
même, il est impossible de comparer entre
elles deux idées individuelles, dont l'une ne
peut jamais (précisément à cause de l'hypo-
thèse qu'elles sont purement individuelles)
être confondue et- identiûée avec l'autre.
Donc , pour trouver que ces deux individus
sont semblables ou sont dissemblables, il est
absolument nécessaire que, outre les idées
individuelles, l'esprit ail aussi des idées s<i-
nérales : et voici comment la chose a lieu.
H s'agit, je suppose, de connaître la res-
semblance de deux parois blanches ; mais
la nuance de l'une est plus marquée que celle
de l'autre.
Ni les parois elles-mêmes ni la blancheur
individuelle des parois ne peuvent être ,
comme nous l'avons dit, transportées l'une
dans l'autre; et si cela était possible, de ces
deux blancheurs, il en résulterait une troi-
sième, qui ne donnerait pas encore le moyen
de comparer les deux premières, ce qui est
le but qu'on se propose. L'idée de la blan-
cheur individuelle d'une paroi ne peut même
être comparée avec l'idée de la blancheur
individuelle de l'autre paroi sans un secours
intermédiaire : en effet, quand je dis blan-
cheur individuelle, j'entends une blancheur
qui a une existence tellement propre qu'elle
ne peut sortir d'elle-même ni être transpor-
tée dans une autre, ni en recevoir aucune
autre en elle-même : elle est étrangère à
tout autre nuance , et il n'en est pas qu'elle
n'exclue totalement. Il faut donc que ce qui
rend possible, dans notre esprit, le rappro-
chement des deux blancheurs dont nous
parlons, soit une puissance par laquelle nous
avons une notion de la blancheur en géné-
ral. Ce ne peut pas être la simple vue d'une
blancheur existante et individuelle. En effet,
si l'on suppose que nous sommes suscepti-
bles de nous former et d'avoir une notion
générale de la blancheur, nous pourrons
immédiatement comparer avec elle les blan-
cheurs individuelles perçues par les sens, et
apprécier le degré auquel ces blancheurs
participent à la notion du blanc.
En effet, supposons que nous ayons formé
dans notre esprit (peu importe ici la ma-
nière) l'idée d'une blancheur générale, c'est-
à-dire d'une blancheur, non point réalisée
dans un individu existant, mais qui soit
seule, isolée, de sorte que nous la considé-
rions comme pouvant être réalisée dans un
nombre inflni d'individus, parce que n'étant
affectée à aucun , nous sommes libres de la
joindre, de l'attacher, moyennant les actes
de notre pensée , à ceux que nous vou-
drons , et autant de fois que nous le vou-
drons.
Une idée de ce genre, qui n'est point
enchaînée par une détermination indivi-
duelle dans notre esprit, est, de sa nature,
un type, un exemplaire, une règle par la-
quelle nous jugeons sur-le-champ de la res-
semblance des individus qui passent devant
nos yeux ; el voici de quelle manière : je sup-
pose que nous ayons en nous celte idée
générale; à l'aspect d'une paroi blanche,
nous avons dans notre esprit î" la perception
de la blancheur de cette paroi ; 2° l'idée gé-
nérale de la blancheur possible. Alors nous
comparons cette seconde blancheur avec la
première , et ainsi nous la jugeons. Celte
comparaison est possible; car, par cela
même qu'elle n'est restreinte à aucun indi-
vidu, l'idée générale de la blancheur peut
être conçue par nous dans tous les indivi-
dus possibles ; par conséquent, dans celui dunt
16c
GEN
PSYCHOLOGIE.
GEN
1C6
nous voulons juger la blanciiour. De celto
manière, ïa blancheur individuelle perçue et
la blancheur gc^nérale se pénètrent dans no-
tre esprit, c'est-à-dire , elles s'y trouvent
ensemble, sans se confondre ; car, il est im-
possible que ce qui est général se confonde
avec ce qui est particulier; mais, ce qui est
particulier sera compris dans le général, et
on peut l'y voir sans qu'il perde cependant
sa détermination, qui le rend particulier.
Maintenant, si nous portons un jugement
semblable sur une autre paroi, nous avons
deux parois individuelles, toutes deux jugées
blanches à un certain degré.
Après cela , au moyen de l'axiome :
« Deux choses semblables à une troisième
sont semblables entre elles , » nous décou-
vrons la ressemblance des deux parois blan-
ches.
Donc, pour trouver que deux ou plusieurs
individus se ressemblent , il faut supposer
qu'il y a, dans notre esprit, un type , ou
exemplaire commun, de la qualité en vertu
de laquelle ces individus sont semblables :
or ce type, ou exemplaire, n'est autre chose
que la qualité même considérée par notre
esprit en dehors de tous les individus, et,
par conséquent, d'une manière générale. Ce
n'est, en un mot, que cette qualité môme ;
mais elle ne se présente plus à notre pen-
sée comme existant réellement, elle s'y pré-
sente comme pouvant ôtrc reçue par un
nombre indétini d'individus.
Si quekpi'un pense que celte manière d'ex-
pliquer comment l'iiomme découvre les res-
semblances des choses laisse encore h dési-
rer, je serai bien aise qu'il propose lui-môme
une autre explication plus satisfaisante.
Mais il me semblera toujours étrange que,
dans un raisonnement où il s'agit do recher-
clier ce que c'est qu'une idée générale et
comment l'esprit se la forme, on se contente
de dire que c'est tout simplement la qualité
ynr ticulicre par laquelle un individu ressem-
li'.e à d'autres individus de la même classe,
en montrant ainsi que l'on regarde comme
inutile et superflu d'expliquer la manière
dont les ressemblances des individus sont
connues. S'il est inutile de rendre raison de
la manière dont l'esprit connaît les ressem-
blances et les dissemblances, il est pareille-
ment inutile de marcher à la recherche des
idées générales; car ce ne sont point deux
questions; c'est une seule question exprimée
sous une double forme. Pour moi, comme
je l'ai dit déjà, je ne conçois pas la possi-
bilité d'un jugement sur l'égalité ou la res-
semblance de deux objets, sans une mesure
maine I Y a-t-il quelque chose qu'elle ne
puisse parfaitement comiirendre , quelque
chose de mystérieux? elle le nie sans façons;
elle déclare que c'est une chimère, un rôvo
de la grossière anli((uité; ou du moins elle
le déclare inexplicable, chaque philosophe
mesurant le génie de l'homme d'après les
forces de son propre génie ; et telle est l'ex-
trême modestie dont cette philosophie ose
se prévaloir.
Mais, quoi qu'on puisse penser relativement
aux écrivains de telle ou telle époque, ce
sera toujours un devoir poiu" le véritable ami
de la sagesse tie ne point nier l'existence
d'une- chose qui est solidement prouvée, et
cela par le seul motif qu'il ne la comprend
pas. Il s'imposera l'obligation de confesser
ingénument qu'il ne comprend pas encore
la nature, plutôt que de déclarer qu'elle n'est
intelligible à aucun mortel, et (pie, par con-
sé<iuent, elle ne doit point être l'objet des
investigations humaines.
Anr. XXI. — En expliquant comment on peut cla$-
ser les individus, la même difficulté revient.
Que l'on me permette encore une obser-
vation sur le passage de Stewart que nous
venons d'examiner. Il y ajoute lui-môme les
paroles suivantes: « Cette (pialité que l'on
peut dire essentielle à l'individu dans la
classification, est donc celle qui le fait com-
prendre sous un certain genre paiticulier.
Mais, connue toute cl.issilication est à un
certain point arbitraire, on ne peut en con-
clure que celte qualité généricjue soit plus
essentielle à l'existence de l'individu (lu'une
multitude d'autres qualités accidentelles. »
Quand on s'engage à rendre raison de
quelque fait sur lequel des discussions très-
graves se sont élevées, on doit, ce me sem-
ble, ne se permettre l'usage (l'aucun ternu;
équivoque et capable de faire naître du doute
ou de l'incertitude; mais il faut s'appliquer
avec un soin tout particulier à soumettre à
un examen rigoureux toutes les idées qui
sont attachées aux. expressions que l'on em-
ploie. Or il semble incontestable que Stewart
n'a pas examiné l'idée qui correspond à ces
mots, classification en un genre, qu'il em-
ploie ici ; car, s'il l'avait examinée, il aurait
lacilement vu que cette classification ne se
fait qu'au moyen d'une idée conmunie, c'est-
à-dire au moyen de cette qualité par laquelle
les individus se ressemblent entre eux, pré-
cisément parce qu'elle leur est commune.
Donc (de même que (juand il emploie le n)ot
ressemblance), Stewart tombe ici, par rap-
port à l'emploi du mot classification, dans
commune; mesure qui, par cela môme qu'elle 1 erreur logique qu on appelle cercle vick^ux :
e.st commune, ne peut être individuelle, mais
générale.
Si ces mesures, si ces qualités communes,
si ces universaux (car ces termes sont syno-
nymes dans notre raisonnement) ne peuvent
ôtit parfaitement compris; s'ils ont en eux
quelque chose de mystérieux et de caché, en
losullera-t-il qu'on doive les nier sans dé-
tour? Hélas ! Telle est trop souvent la ten-
dance présomptueuse de la uhilosoDhie liu-
pour donner raison d'un fait, il prend ce
fait même comme expliqué ; il suppose qu'il
n'est pas difficile de classer les objets, et de
trouver leurs ressemblances, et c'est préc -
sèment cette difficulté qu'il voulait vaincre ;
en un mot, Stewart a défini une chose par
elle-môiue. idem per idem.
AitT. XXII. — Incertitude que trnliiasenl tes expres-
sions employées par Siewurl.
Cette façon de s'exprimer n'est pas moins
167
GEN
DICTIONNAIRE DE PllILOSOPniE.
GEN
168
singulière : comme toute classification est à
un crrldin point arbitraire. Esl-ce là lo lan-
gage exact de la philosophie?
Je répondrai : Quand vous dites que toute
classification est ai'hitiairc jus(]u'à un certain
|)oint, vous avouez manifestement qu'elle
n'est point arbitraire en tout. N'étiez-vous
donc pas dans l'obligation d'examiner ce
iju'il y a d'arbitraire dans les classifications
dont nous parlons et ce qui n'est point arbi-
traire? En omettant cette recherche, vous
donnez à votre lecteur le droit de soupçon-
ner que ce qui n'est point arbitraire dans la
classification est précisément l'élément auquel
se rattache le nœud de la question, et la dif-
ficulté sur laquelle vous glissez si légèrement.
Il vous fera remarquer que les classifications
des choses ne se formant, comme vous le
dites, que d'après quelques qualités par les-
quelles elles sont semblables, ou, comme
d'autres s'expriment, d'après quelques-unes
de leurs qualités communes (façons de par-
ler analogues), il faut nécessairement conve-
nir que toutes ces classifications . appelées
genres et espèces, ne sont pas arbitraires,
ne sont pas de purs noms, mais que ce sont
des qualités réellement existantes dans les
individus. Pour peu que vous conveniez que,
[)0ur former ces classes d'individus possi-
bles appelées genres et espèces, il y a quel-
que chose qui n'est point arbitraire, mais
qui est nécessaire et réel, cet aveu, échappé
de vos lèvres, est plus que suflisant pour
amener tout homme intelligent à douter de
tout votre système, et à trouver, en raison-
nant en lui-même, les moyens de le détruire.
Art. XXIII, — Slewart confond ensemble deux
questions distinctes.
Enfin, j'observe que, dans les courtes lignes
transcrites plus haut, Stewart envelopiie et
confond ensemble deux questions tout à fait
distinctes.
En voici une : Existe-t-il dans l'esprit
humain des idées générales; ce qui revient
à demander: l'homme pense-t-il à des qua-
lités communes des choses comme purement
possibles?
Voici la seconde : Que sont, hors de l'es-
f)rit humain, ces idées générales, ou ces qua-
ités communes des choses?
Ces deux questions ne doivent point être
confondues, ni mêlées l'une avec l'autre de
manière à n'en former qu'une ; et même la
seconde doit se subdiviser en plusieurs autres,
comme je le dirai ci-après.
11 est tout à fait inutile, pour le sujet qui
nous occupe, de rechercher si une qualité
commune existe, hors de l'intelligence, à son
état de qualité commune, conuiie Platon
l'affirme, ou si celte qualité est ce qui forme
l'essence des choses.
Nous sommes tous d'accord sur cette se-
conde question : hors de l'esprit, la qualité
commune, ou générale, n'a point d'existence
isolée et par elle-même; elle n'existe réel-
lement qu'en tant qu'elle est individuelle,
c'esl-à-dire, qu'elle est réalisée, dans les
individus auxquels elle appartient. Mais
alors, il nous faut donner la solution de la
première question, et savoir si la qualité
commune existe dans notre esprit, si c'est
un objet de notre pensée.
Cette dernière recherche doit assurément
amener un résultat évident et facile aux yeux
de tout homme qui n'aura pas l'esprit préoc-
cupé des subtilités dont la question a été
compliquée par certains philosophes. On
dirait que ces écrivains, trop confiants dans
leur talent, ont fabriqué des toiles d'araignée
pour y prendre les hommes plutôt que la
vérité.
Le bon sens est très -suffisant pour nous
amener h reconnaître que les qualités des
choses sont des objets de notre pensée, non-
seulement en tant qu'elles sont individuelles,
mais encore en tant qu'elles sont communes.
Quand on daigne rétléchir un peu sur soi-
même, on ne tarde pas à voir 1" que notre
esprit peut connaître ces qualités en tant
qu'elles résident dans tel ou tel objet , ce
qui est connaître les qualités individuelles ;
2° qu'il peut les considérer, abstraction faite de
l'objet dans lequel il les voit et les perçoit
d'abord, ce qui est les concevoir comme com-
munes; 3° que, par conséquent, il peut voir
que certaines qualités sont simultanément
affectées à plusieurs objets, et qu'elles pour-
raient l'être, de la même manière, à un nom-
bre infini d'objets possibles. S'il n'en était
ainsi, il serait impossible que je pensasse ceci
maintenant, et que je l'exprimasse par des
paroles.
Art. XXIY. — Slewart ignore, tout en les censurant,
les doctrines des anciens philosophes sur la for-
mation des genres et des espèces.
Je ne veux point passer outre, sans avoir
fait observer que lautr3 question sur les
qualités communes considérées comme essen-
ces des choses, est introduite par Stewart
dans son raisonnement sans le moindre be-
soin. Plusieurs autres philosophes ont fait de
même (29) ; ils confondent cette question pla-
tonique avec celle que nous traitons: et, ce
qui est plus grave, ils exposent encore d'une
manière fausse et très-inexacte la question
môme qu'ils ont ainsi substituée à celle qui
devrait exclusivement les occuper.
Je voudrais que Stewart me fît le plaisir
de me dire où. il a vu que les anciens philo-
sophes faisaient consister l'essence des cho-
ses dans leurs qualités communes et géné-
rales. Je trouve, au contraire, qu'eux aussi
distinguaient les qualités communes, et re-
connaissaient qu'il y en a d'essentielles aux
choses mêmes, et d'autres qui leur sont
seulement accidentelles. Je trouve encore
qu'ils formaient les genres elles espèces tant
au moyen des unes qu'au moyen des autres.
(20) On pciii gt'iiéiali'.ineiU adresser ce rcproclie denl l;> fccnnile, cl jcllenl sur la première Talisiir-
aiix philosoplics rnoilerncs. Ne sactiMiil conimeiit dilé el le riiiiciile ([ii'on voii ressortir de ccrlaiiies
résoudre la première de ces qiicslioiis, ils alior- soliilimi? [(roposécs pour la lésoiidre.
169
GEN
rSYCIIOLOGTE.
GEN
170
El en effet, toute qualité commune, soit es-
sentielle, soit accidentelle, peut servir de
base à la formation d'un genre ou d'une
espèce. Quand je dis : l'espèce des hommes,
je prends pour base de cette espèce une qua-
lité commune essentielle, l'humanité. Mais si
je dis: l'espèce des hommes blancs, et l'es-
pèce des hommes noirs; ou si, comme le
fait Arislote, je classe les animaux parle nom- y ait quelque chose au dehors de lui. C'est
tielles, ont une existence qui leur est pro
pre, au moins comme objets de noire esprit.
Art. XXV. — Sicwart n'entend pas la question agi-
tée entre les réulisles, les conceptualistes et les no-
minaux.
Stewart ne conçoit pas que notre esprit
puisse avoir en lui un objet réel, sans qu'il
' bre des pattes", je prends, pour base de ces
espèces, une qualité accidentelle, c'est-à-
dire la couleur blanche et noire, et le nom-
bre des pattes. Pour moi, je crois que cette
double manière de former les genres et les
espèces a toujours été distincte. Je crois aussi
que la propriété de constituer la véritable
essence des individus n'a jamais été attribuée
qu'aux genres et aux espèces formés de la
première manière, c'est-à-dire basés sur une
qualité essentielle (30). Au contraire, les gen-
res et les espèces formés de la seconde ma
pourquoi, après avoir exposé les opinions
des deux écoles, des réalistes et des nomi-
naux, en se déclarant pour ces derniers, il
vient à parler de la secte intermédiaire des
conceptualistes, et il avoue naïvement qu'il
ne peut s'en former une idée claii-e. Aussi,
il conjecture, ou j)lut(jt il devine leur théorie.
Il ne saurait la trouver que dans deux
propositions qu'il formule ainsi qu'il suit :
« La manière confuse et inexacte dont ils
(les conceptualistes) s'expriment, fait qu'il
est fort diflicile de saisir leur opinion. Ce-
nière, c'est-à-dire ayant pour base une qua- pendant, je penche à croire qu'elle revenait
lité accidentelle, n'ont jamais été regardés a adopter les deux propositions suivantes.
comme contenant la véritable essence des Premièrement: nous n'avons aucune raison
individus, mais seulement comme caraciéri- de croire à l'existence de essences, ou idées
sant leur essence en tant qu'ils appartenaient universelles (32), que l'on prétend corres-
à cette espèce accidentelhi et arbitraire. pondre aux termes généraux Secondement:
Les espèces formées de cette seconde ma- l'esprit a le pouvoir de raisonner sur les
nière pourraient, en un certain sens (ccpen- genres ou classes d'individus sans l'emploi du
dant cela môme serait im[)ropre), ôtre appe- hn'^a'^e. ï> [Eléments de la philosophie de l'es
lées nominales (31). Mais Stewart ne pourra
jamais donner proprement le nom d'espèces
nominales à celles qui sont classiliées de la
première manière. La seconde manière de
olassifier a quelque chose d'arbitraire ; car.
prit humain, chap. 4, sect. 3.) Puis, il
ajoute immédiatement : « En ell'et. je ne sais
quelle autre hypothèse on pourrait imaginer
sur ce sujet, dès que l'on s'écarte des deux
sectes fameuses (les réalistes et les nomi-
quand il s'agit de former des espèces ayant naux) dont jusqu'ici je me suis exclusivement
pour fondement des qualités communes ac- occupé. Nous savons que les conceptualistes
cidentelles, il peut déi)endre de moi de s'accordaient avec les nominaux en niant
prendre l'une ou l'autre de ces qualités acci-
dentelles. Mais, dans la classiticalion des
espèces fondées sur une qualité essentielle,
il n'y a rien d'arbitraire ; car, l'essence de la
chose étant uni(iue, je ne puis que m'en
l'existence des universaux. Sur quoi donc
supposerons-nous (jue leur opinion did'érait
de la doctrine de ces derniers, si ce n'est
par rapport à la nécessité du langage consi-
déré comme instrument de la pensée, pour
prévaloir pour former le genre, ou abandon- suivre toute espèce de méditation ou de rai-
ner l'idée d'une pareille classification. sonnement relatifs à des objets généraux? )>
J'ai dit cependant que celte dénomination [Ibid.)
ne pourrait être imposée avec une rigoureuse
propriété de langage; car, en appelant cette
qualité essence nominale, on pourrait croire
que ce n'est qu'un pur nom, ce que nous
avons démontré ôtre faux, puisque les quali-
tés communes, soit accidentelles, soit esseu-
(30) De ceue manière, c'est l'essence delà chose
0«ii forme le genre on l'espèce, el non le genre ou
l'espèce qni Torme l'esseme. L'idée du genre on de
l'espèce nous fail penser à une collection d'objets ,
l)ien que ce puisse n'être que des objets possibles
et que leur coileciioii soit indéterminée et indéli-
nie ; i'ebsence de la cbose est cnticrenieut simple
et une.
(31) Ce serait proprement que l'on appellerait
esaence nominale, celle où le nom seul lormeraii le
genre : par exemple < le genre des l'ierres, des
V.nûi, etc.; » genre qui aurait pour base le nom
seul de la chose. Que l'on compare celle es-
sence nominale avec les aiures essences, ce genre
avec les autres genres, et l'eu verra combien ceUe
même essence diffère de toutes les autres essen-
ces, combien ce genre dillère de tous les autres
licuies ; on compremira ainsi que toutes ces choses
DitTIONN. DE PniLosoriiiE. L
Nous observons au contraire que les con-
ceptualistes étaient d'accord avec les nomi-
naux en niant l'existence des essences univer-
selles : mais qu'ils ne s'accordaient pas avec
eux pour nier l'existence des idées univer-
selles (33).
ne peuvent être confondues, comme Stewart s'ef-
force de le faire.
(3'2) Ici, cfs expressions : essences el idées uni-
verselles, sont prises comme synonymes ; niais les
essences sont dans les choses, tandis (pie les idées
universelles sont dans l'^'sprit. On conlond donc en-
core ici les deux questions : « Exisle-t-il un ()bjel
général de notre pen^ée ; » el • cet objiH général
est-il hors de nous. » Ji; ii'examintî pas poni le mo-
ment léiroite allinilé, qu'd y a entre les deuN *|ues-
tions; je me borne a ilire qu'après les avoii o»»-
fondnes en une seule, il était léellemenl impossi-
ble de ne pas eoiil'ondre ensiiile les conceptualistes
avec les réalistes, el, par conséquent, de ne pa»
parler des premiers d'une manière obscure cl con-
luse.
(r)3) Le lecteur attentif s'apercevra facilement
(in'cii regardant le système d»-s noniiuaux comme
DICTIONNAIRE DE PIIILOSOPIIIE.
171 OEN
En d'autres lornios, ils admettaient que
notre esprit avait bien, h la vérité, des con-
ce|)lions universelles, mais ils soutenaient
que ces conceptions, ou ces idées, n'avaient
pas d'existence réelle hors de notre esprit:
en un mot, c'étaient, d'après eux, des idées
fabriciuées par l'intelligence h l'occasion dt:s
perceptions particulières provenant des ob-
jets qui affectaient les sens.
Dans ce système, l'esprit avait 1° les per-
ceptions particulières ; 2° la faculté de tra-
vailler sur les perceptions particulières, cl de
leur imprimer une nouvelle forme qui les
rendait générales.
Notre esprit n'a-t-il pas la [missance d'exé-
cuter quelques opérations sur ses idées et de
faire changer leur forme (34)? Toutes les
idoles de l'imagination ne sont-elles pas de
purs fruits de l'activité de notre esprit, qui
irès-cioigiié de la vérité, je ne m'allnclicpas davan-
tage an sysième des conceptitalisles. Je ne veux pas
non plus me dire réaliste; car ce lernie, aussi l)ieii
(|ue ceux de nominaux ei de conceptualistes , n'ex-
prime pas des opinions Irancliées et précises, mais
piulôl trois corps de diverses doctrines. Et en eflct,
d'après Jean de Salisbuiy, les réalistes se parta-
geaient en six classes différentes ; les conceptna-
listos et les nominaux avaient aussi leurs subdivi-
sions. Prendre un nom si indéterminé, ce serait
donc ne rien faire, ou plutôt, ce serait se l'aire
membre d'une setie et se jeter dans un parti sans
connaissance de cause. C'est ponrcpioi, suivant la
remarque que j'ai faite ailleurs, l'Iiisloire de 1;» pbi-
losopbie n'allcindia jamais à sa perfection, si l'on
ne commence par classer les systèmes pliilosoplii-
ques en décrivimt exactement les opinittns, et non
pas en exposant le nom de leurs auteurs on des
sectes, (iranune)ito di Itttera siilla dassificaiione
(le sistemi (iloso/ici, etc., dans les Opuscoli jiloio-
fici, vol. Il, p. 495 et suiv.)
Mais, pour imliquer brièvement en qnei sens je
dis que je n'adhère point aux conceplualtsles , je
dois faire observer que ce nom peut très-bien s'ap-
pliquer à ceux qui par les universaux entendent une
conception inleUecluelle, et soutiennent que, hors
de l'esprit, il n'existe rien de ce que l'esprit pense
au moyen de celte conception. Or cela est fort éloi-
gné de mon opinion.
Je prends une idée universelle ou générale et je
ra soumets à l'analyse. Cette analyse me donne deux
éléments, dans les(iuels mon idée peut se résou-
dre. Ce sont : 1° la qualité conçue ; 'i" runiversaliic
de cette qualité, que saint Tliomas d'Ai|uiu dislin-
gue aussi et appelle inlentio uni ver sali tain.
Je dis (ju à l'idée de I-jl qualité il correspond, dans
la chose individuelle, une réalité : à l'universalité
de ridcc do la qualité, je dis que, dans la chose, il
ne correspond rien de léel; mais que celle univer-
«rt/j/éesi simplement un produit de mou inlelli^euce.
Vuniiersalilé n'est point la qualité pensée; c'est
nu modi; qu'elle lire de mon intelligence : il est
nécessaire, de bien remarquer celte disiinclion.
M.iiniLMiaiil, comment se fait-il que la qualité
pertsée soit universelle en moi ? l£lle l'esi en ver'.u
d'une puissante que possède mon esprii. Quand
mon e piil a peiçu une qualité quclcon(|iii; , il a le
pouvoir de la répéter dans un nombre iinlélini tl'in
•Uvidus, au moyen il'acles de sa pensée, par h.s-
»|uels il conçoit celte qualité exisianl successive-
mcnl ou simultanément dans un nombre indéiini
ti'individus. Celte puissance résulte de deux princi-
T'OS, 1» de l'idée du possible inhérente à l'esprit;
"l" de la possibilité de répéter les aclcs de l'esprit en
général.
GEN
172
n'ont, comme telles, c'est-h-dire sous celte
forme, aucune réniilé hors de lui? Ne soni-
ce pas des résultats qu'il obtient par les opé-
rations sur les sensations et sur les idées des
choses sensibles?
AnT. XXVI. — Siewart confond la question sur la
nécessité du langaije avec la question sur fexis-
lence des iiiées individuelles.
En opposition à ce que nous venons d'ob-
server, Slewart regarde la question sur la
néctîssilé du langage comme une chose es-
sentielle pour caractériser les opinions des
trois sectes dont nous parlons, les réalistes,
les conceptualistes et les nominaux. 11 re-
garde cette question comme une ]iartie es-
sentielle de celle dont la solution divisait ces
philosophes, et il suppose que les réalistes
sont contraints, par leur système, de croire
Or celle puissance de répéter ces actes de la
pensée, et, par conséquent, d'imaginer la qualité
répétée indéliniment, est une propriété et une fa-
cidié (lui appartient uniquement à l'esprit. C'est
donc l'e.spril qui, au moyen de celle faculté, ajoute
à la qualité qu'il perçoit le caractère de Vuniver-
salité; car cette universalité ne signifie rien autre
clio^ que c la possibilité qu'a une qualité d'être
conçue par nous dans un nombre indéiini d'indi-
vidus. >
, Ce (|ui ne se rencontre exclusivement que dans
l'intelligence, c'est donc Vuuiversaliié des idées in-
dividuelles, et non les idées elles-mêmes ; car, en
tant (|ue les idées expriment des qualités, elles ont
qiiehiue chose qui leur correspond réellenienl dans
les individus,
Vuniversfiliié dérive donc de la relation que les
chos(;s réelles ont avec l'intelligence, ei c'est l'in-
telligence qui la produit; or, comme il y a beau-
coup de ces choses réelles qui ont la méuie reîa-
tioii, c'esl-à-dire qui sont des réi)étilions de la
même idée, de là vient qu'on dit qu'elles sont sem-
blables. Le fondenieiil de la ressemblance que les
choses ont entre elles, ne consisie donc que dans
l'idenlité de l'idée à laquelle les choses se rappor-
tent : c'est donc aussi deJ'entendemenl (|ue ce fon-
dement dérive. Au reste, je m'étendrai plus au long
sur tout ceci quand j'exposerai ma théorie.
Mais il est une remar(|iie que je ne puis ni'ahs-
tenir de faire ici. Si De Gérando avait bien consi-
déré la difl'éience qu'il y a entre reconnaître que
les îrf^es M?jùersW/es son l de pures conceptions in-
tellectuelles, et admettre qu'il n'y a que ['univer-
salité des idées qui dérive de l'espril, tandis que
les idées elles-mêmes, par rapport aux qualités
qu'elles expriment, mit dans les choses un fonde-
ment réel ; si, dis-je, De Gérando avait bien consi-
déré celle difTéreiice, il n'aurait pas dit que saint
Thomas est un véritable conceplualisle {llisl. com-
parée, etc., 2« éd., t. IV, p. 498) ; lui attlibuani
ainsi un lilre qu'il prétend convenir égalemcnl à
0( kam {ibid., p. 582), qui me paraît pourtant Ion
éloigné des idées philosophiques du docteur d'A-
qiiin.
(5i) 11 est absurde de dire qu'une sensation se
Iraiislorrne ; cela est impossible, parce qu'elle est
simple et parliculière; et, pour se iranslormer, il
f.iudiait d'abord qu'elle s'auéanlii. Au contraire, l.t
pensée a un objet,, ou une idée pourvue d'élémeiiis
généraux el particuliers. Eu taiii que l'idée esi gé-
nérale, elle peut se déterminer el se particulariser
de diOérenies manières, el cela peul s'exprimer eu
disant qu'elle prend une autre furmc.
173
G EN
PSYCHOLOGIE.
GEN
174
que l'usage des mots n'est point nécessaire
pour concevoir les universaux. Après avoir
dit que la ditrérence entre les objets indivi-
duels et les genres par rapport à l"eniploidu
langage, consiste en ce que nous pouvons
raisonner sur les premiers sans le langage,
les universaux. Les nominaux doivent croire
que le langage est nécessaire pour qu'il
puisse exister des universaux : ils soutiennent,
en eilet, que les universaux ne sont rien que
des mots. Au contraire, si les conceptuaiisles
et les réalistes le regardent comme néces-
landis que nous ne le pouvons pas sur les saire, cela ne provient pas de ce qu'ils croient
seconds, il ajoute : « Cette observation est que les mots tieiuient la place des idées,
d'autant [)lus importante qu'elle touche, si mais de ce qu'ils les considèrent comme des
je ne me trompe, à une circonstance qui a moyens nécessaires pour éveiller l'atlention
contribué à écarter les réalistes de la vérité, de "notre esprit, qui resterait inerte de lui-
lis ont cru que, comme les mots ne sont pas même, et pour tixcr celte attention sur les
nécessaires pour penser aux individus, ils ne propriétés communes des objets (35), ce qui
porte la pensée à exécuter sur nos percep-
tions les opérations au moyen desipielles ces
perceptions deviennent universelles dans
notre entendement.
Art. XWIL — Autre péiiiiun de princijie . — Sle-
wnrt voulntii expliquer comnieui riiiielligeiice se
forme des idées de genre et d'espèce^ commence par
supposer ces idées déjà formées.
J'ai attendu jusqu'ici pour placer, à la fin
de ces observations sur la doctiine deStewart
relativement aux universaux, le passage le
plus fort que cet auteur ait écrit en faveur
de sa cause. Mon dessein a été en cela que
l'on fût à même d'en mieux sentir la force,
et aussi celle de la réfutation que je veux en
faire. Les notions qui ont été exposées dans
l'examen de plusieurs textes de notre phi-
losophe devront servir à guider le lecteur.
Dans le morceau suivant, Slewart met en
jeu toutes ses ressources, afin d'cxpli(juer
comment l'homme peut raisonner sur les vé-
rités générales avec le seul secours des mots,
sans qu'à ces mots il attache des idées. Quoi-
que ce morceau soit un peu long, je le trans-
crirai tout entier, afin qu'on ne puisse pas
me soupçonner de travestir les opinions de
son auteur. Selon lui, voici lès moyens de
s'élever aux vérités générales : « On voit
clairement qu'il y a deux manières de par-
venir aux idées générales. L'attention peut
s'arrêter sur un seul individu, en ayant soin
de ne faire entrer dans nos raisonnements
que les circonstances conmiunes ôu genre.
Ou bien, mettant de côté les choses n)êmes,
on peut employer uniquement les termes
généraux que le langage nous fournit. »
Il croit donc que nous pouvons raisonner
sur les vérités générales en nous arrêtant
sinq)lement sur les individus ou sur les mots.
pour pt
l'étaient pas non plus pour penser aux uni-
versaux.» {Elcmcuts de ta philosophie de ies-
priC humain, ch. 4, sect. 2.)
Mais que l'on me permette une observa-
tion : la question sur la nécessité du langage
est tout à fait en dehors de celle qui parta-
geait ces trois écoles de philosophes ; et en
confondant ces questions, on ne peut man-
quer de rendre la question principale extrê-
mement dillicile et inextricable.
Moi, qui n'ai point du tout envie d'être
nominal, je suis d'ailleurs fermement con-
vaincu de la nécessité des mots, pour que
l'homme soit porté à rélléchir sur les univer-
saux; et c'est, je crois, ce que je suis par-
venu à démontrer dans VEssai sur les bornes
de la raison humaine [Saggio sui confini del-
ta nmana ragione ; dans les Opuscoli filoso-
fici,\o\. Lpag. 62et suiv.).
Il y a une grande dilférence entre sup-
poser que les universaux sont de purs noms
auxquels il ne correspond ni choses ni idées,
et admettre que ce sont des choses réelle-
ment existantes en elles-mêmes, ou au
moins des idées existant dans notre esprit, bien
que nous ne puissions connaître ces choses
ou acquérir ces idées pour la première fois
sans le secours du langage articulé.
Ceux qui ont suivi la première opinion,
aussi bien que ceux qui se sont attachés à
l'une ou à l'autre de ces dernières, c'est-à-
dire les nominaux, aussi bien que les réalistes
et les conceptualistes, peuvent reconnaître
Je langage comme nécessaire pour que
l'homme parvienne à concevoir les univer-
saux. Sur ce point, il n'y a qu'une seule dif-
férence entre eux. Les nominaux doivent
croire que le langage est nécessaire; les deux
autres écoles peuvent simplement le croire.
c'est-à-dire qu'elles n'y sont pas contraintes H continue ensuite à développer son idée
en vertu de l'opinion qu'elles professent sur « Dans le premier cas.comiiie notre attention
(ôd) Si la qnesiion de la nécessite du langage est
Hiie lois neUt iiienl séparée de la qnesiion de la ria-
lure des universaux, il ne sera pas aussi dillicile
que Suw.irl l'ail setnblaiil de le croire; de couiiaiire
l'opinion lie Lock-; sur ceue nialière. Siewart ac-
ruse Locke d'avoir employé des expressions étran-
ges et peu usitées en ceue nialière, cl .i';»voir donné
par là occasion de lui alliil)iirr des opinions con-
iradiiloires. Ln accordant le f;iil sur l.(|uel cis
inculpalions reposenl, je ne pense pas (ju'il y ail
(le conlradiclion là où Sli-Wiirl en sii.'na|i; nue. Il
Uonve conlradicloire q,u<; Locke, après avoir dé-
claré en cerlains endroiis que le langage n'csi pas
indispensalde aux Ojjéralions do liniuHij; -nce , m;
soil pas lé.ili.iie. Lo.ko iidnici (juc It s idé s uni-
verselles son! quelque chose dans l'esprit de ceux
qui les conçoivent, ''l celle opinion esl loui à f^it
indépendante de la doclrine sur la néccssilé du lan-
gage ; car on peut sonlcnir (jne les nidversaux sont
(les objets de renleiideinenl {Enlia rationis), et ad-
meilre indilTéremincnl on que le langage esl néces-
saire, ou que le langage n'est pas nécessaire à l'es-
pril pour qu'il se forme ces ohjtis, c'esl-à-dire ces
idées d'une nature toute particulière. Ce qu'on a
droit de dire, à mon avis, relativement à Lo(ke,
c'egi (iii'il n'a aperçu le fond d'aucune de ces deux
«ineslions, et que le ridicule qu'ont jeté sur sa plii-
losopliie noria, Martin Sirilder, el plusieurs au-
1res, n'esl pa$ dénué de tout londcmcnl.
175
GEN
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
G EN
176
Ht s'ari\Hequ'aux circonstances par lesquelles
le sujet (le nos raisonnements ressemble à
tous ics autres individus du genre, tout ce
que nous démontrons être vrai de ce sujet,
ne peut manquer d'ôtre vrai de tous les in-
dividus doués de la qualité commune (36)
qu'on a seule considérée. Dans le second cas,
comme le sujet de nos raisonnements est ex-
primé par un mot générique qui s'applique
également à une multitude d'individus, la
conclusion que nous en lirons doit avoir la
môme étendue, et s'appliquer à tout ce qui
est compris sous le nom du sujet en ques-
tion.» (Â7<^men<s de /o philosophie de l'esprit
humain, ch. 4, sect. 2.)
Ici, je voudrais interrompre un peu Ste-
wart dans son raisonnement pour lui deman-
der quel but il se propose.
Il me répondra qu'il cherche à rendre rai-
son des vérités générales, ou, en d'autres
termes, qu'il cherche à expliquer la forma-
tion des genres et des espèces. Or, en ce cas,
je ne puis m'empôcher de rappeler un peu
son attention sur les expressions suivantes
employées dans son raisonnement : Les
circonstances communes au genr.e ; — les cir-
constances par lesquelles le sujet de nos rai-
sonnements ressemble aux individus du
genre. Ces deux expressions, pour ne par-
ler que de celles-K'i, supposent certainement
que les genres sont déjà formés et que nous
en faisons usage. Comment donc introduit-il
les genres et les espèces déjà formés dans un
raisonnement dont le but est précisément
d'expliquer la formation des genres et des
espèces ? N'y a-t-il pas encore ici une évi-
dente pétition de principe?
Art. XXYllI. — Nouvelle péliiion de principe : —
Slewarl, dans le raibonnewent même pur lequel il
veut prouver que les idées générales ne seul que de
purs noms, suppose qu'elles vnl une ceriaiue réa-
lité.
Mais passons sur cette observation. — Ste-
wart poursuit : « Le premier de ces deux
procédés ressemble à celui des géomètres,
qui, dans leurs raisonnements les plus géné-
laux, fixent leur attention sur une figure par-
ticulière. Le second procédé ressemble à ce-
lui des algébristes, qui exécutent toutes leurs
opérations à l'aide de leurs symboles. »
Nous n'avons rien à opposer à ce fait : l'ex-
périence le confirme. Mais il reste à voir
pourtant si ce fait, tout réel qu'il est, per-
met de conclure que les universaux doivent
être regardés comme de purs noms, ou si ce
n'est point plutôt le contraire qu'il faut dire.
La légitimité de ce doute sera rendue mani-
feste par la seule exposition de la théorie de
notre auteur.
L'observation queStewarl lui-même ajoute
parra[)porl aux deux méthodes qu'il établit
pour parvenir aux vérités générales, me pa-
rait aussi belle et ingénieuse que propre à
éclaircir le sujet. « Ces deux méthodes de
parvenir aux vérités générales, dit-il, repo-
(56) Mais si celle qualité coiniiiune n'est qu'un
itiot !
(57) El loui cela n'es'.-il rien? Toul le nœud de
sent sur les mômes principes, et diffèrent
moins l'une de l'autre qu'elles ne le semblent
au premier aspect. Quand nous faisons une
suite de raisonnements généraux en fixant
notre attention sur un individu particulier
d'un certain genre, cet individu doit ôtrc
considéré conune un simple signe, ou comme
une représentation de la (|ualité constitutive
de ce môme genre. Il ne di Itère des autres
signes que par un certain caractère de res-
semblance (37) avec la chose signifiée. Les
lignes droites employées dans le cinquième
livre d'Euclide pour désigner certaines gran-
deurs en général, ne diffèrent de l'expres-
sion algébrique de ces môuics gi^andcurs,
que comme l'écriture qui peint les objets
diffère de celle qui se sert de caractères ar-
bitraires. »
Rien de plus vrai: cette belle observation
réduit à une seule les deux manières de par-
venir aux vérités générales. L'esprit humain
s'élève aux vérités générales au moyen des
signes : or ce sont ces signes qui peuvent
être de deux espèces ; car, il y a des signes
qui ont de la ressemblance avec la chose si-
gnifiée ; il y a des signes qui n'ont aucune
ressemblance avec elle, et qui sont réelle-
ment arbitraires : la peinture qui retrace les
choses, est de la nature des premiers : les
lettres de notre alphabet sont des signes de
la seconde espèce; la géométrie, qui emploie
les figures, a des signes qui ressemblent à
la chose signifiée ; l'algèbre, qui emploie les
lettres, a des signes privés de toute ressem-
blance avec la chose désignée.
Or, je dis que l'usage môme de ces .signes
suppose l'existence des idées générales: tant
il s'en faut qu'ils sufiiseul par eux seuls,
comme le piélend Slewart, pour expliquer
nos raisonnemenls sur les vérités générales.
Slewart emjiloie celte phrase, que ces si-
gnes nous font parvenir aux vérités géné-
rales: or, si ces vérités n'étaient rien, ou si
elles ne différaient pas des signes mômes,
quel sens aurait une semblable façon d3
s'exprimer? Elle équivaudrait à cette autre:
moyennant les signes, nous parvenons aux
signes; et encore faudrait-il ajouter que ce
n'est pas à d'autres signes, mais à ceux-là
mêmes dont nous wows serrons. Quelle étrange
es[)èce de philosophie serait celle-là? Quelle
véiilé impojlanle renfermerait une pareille
proposition? En effet, je demande à Stewart,
et à quiconque a du jugement : le seul mot
signe ne fait-il pas recourir sur-le-champ
notre entendement à la chose signifiée? Quel-
qu'un peut-il concevoir ce qu'exprime le
mol signe, ou le mot chose signifiée, sans
concevoir en môme temps l'idée de ces
deux choses comme de deux choses corré-
htives, dont l'une entraîne nécessairement
l'autre?
Akt. XXIX. — Les signes ne suffisent pas pour ex-
pliquer les idées générales.
Les signes ne suffisent donc pas pour ex-
la question consiste précisément à ex|tli(|uer (c
qn'esl ce carMClère do lesseniblancc. Voyez ci-dcs-
sus l'arlicle XX.
177
GEN
PSYCHOLOGIE.
GEN
178
pliquer commenl on parvient aux vérités gé-
nérales, si l'on ne suppose que ces vérités
générales sont quelque chose de réel.
On aurait beau dire que ces signes con-
duisent noire esprit à penser aux individus,
cela ne sulllrait pas encore : je l'ai démontré
(art. XVII.
Et en effet, quand on me dit qu'un signe
doit appeler mon attention sur un individu
ou deux ani^les droits, il n'emploie ce trian-
gle individuel que comme un pur signe au
moyen duquel il se facilite le raisonnement
absliait; et la démonstration qu'il donne ne
regarde pas ce triangle individuel plutôt
qu'un aiiire:elle regarde tous les triangles
en général. Ce n'est donc pas cet individu
particulier qui est l'objet de ses pensées;
car cet individu n'est qu'un signe, un exem-
flxe ei 'déterminé, je comprends que, pour pie, en un mot,un moyen d'aider sa pensée
il y a donc quelque autre chose à quoi il
pense, et ce quelque chose, c'est la vérité
générale qu'il se propose de découvrir, et
qu'il découvre avec le secours des signes,
mais qui est d'une nature toute dillérenle de
celle des signes.
Stewart s'approche si près de la vérité et
l'évite si adroitement que l'on croit voir le
conducteur de char qu'Horace nous peint
rasant la borne, et la tournant sans la tou-
cher. Et assurément, le sy>tème du philo-
sophe écossais n'aurait pas touché la borne
sans tomber en poussière. 11 reconnaît que
les individus n'enlrenl pour rien dans les
raisonnements généraux; que s'ils v sont
introduits, ils ne font bien souvent qu entra-
ver et embarrasser la marche de ces mômes
raisonnements; et tout cela, il le dit dans
la leçon môme de son ouvrage où il traite
des univcrsaux : peui-il montrer plus mani-
festement qu'il ne s'aperçoit pas que ce seul
fait est suflisanl pour faire crouler sa théorie
de fond en comble? « En ce dernier cas (ce
sont ses paroles : il parle du cas où l'on em-
ploie des signes arhilraircs i)our faciliter les
raisonneuHMils, comme fait l'algébriste), en
ce dernier cas, il peut souvent arriver, par
l'effet de quelque association d'idées, qu'un
mol général rappelle l'attention sur un des
individus auxquels il s'applique. Mais, loin
que cela soit nécessaire pour la force du rai-
sonnement, c'est toujours, au contraire, une
circonstance qui lend à nous égarer. » {Elé-
ments de la philosophie de l'esprit humain,
ch. 4, sect. 2.) Et il fait la môme observa-
tion lorsqu'il a lieu de rap}>eler son opinion
sur les universaux : « Quand donc nous rai-
sonnons sur les classes ou sur les genres, les
objets de nos pensées sont de simples signes.
Ou, si quelquefois le mot générique nous
rappelle desindividus à l'esprit, cette circons-
tance doit être considérée comme l'effetd'une
association accidentelle, et contribue plutôt
à[troubler le raisonnement qu'à le faciliter. »
{Ibid. sect. 3.)
Quand un auteur s'est engagé dans une
fausse doctrine, on ne saurait croire sous
combien de contradictions il est forcé de se
,,^ , couvrir, sur combien d'inexactidudes il lui
J écart et abandonnés, ou bien ce ne sont plus faut passer, pour donner quelque chose de
. „ „... „.,!„„. î. __: spécieux à ses raisonnements: et plus l'écri-
vain est habile, plus il peut mener loin son
erreur. C'est alors qu'il est important d'obser-
ver attentivement ses égarements, et de cher-
cher la trace qu'il laisse au sein des replis
sinueux de sou vaste labyrinthe, afin de nous
familiariser ainsi avec ces périls. C'est pour
cela que je prends la liberté de signaler en-
cela, il me faut simplement concevoir deux
choses : le signe et la chose signifiée. Mais
quand on me dit qu'un signe doit me por-
ter à penser à un individu, non plus isolé,
non plus déterminé, mais à un individu
quelconque d'un genre donné ou d'une
espèce donnée, abstraction faite de tous ceux
qui sont en dehors de ce genre ou de cette
espèce , je ne puis plus comprendre com-
ment cela se fait, si je ne conçois trois
choses: 1° le signe; 2° l'individu signifié;
3* quelque chose qui me fasse connaître de
quel genre ou de quelle espèce est cet indi-
vidu auquel je dois penser. Or c'est préci-
sément là l'idée du genre et de l'espèce aux-
quels appartient cet individu désigné parce
signe.
Il y a plus : par les mots ou, pour parler
plus généralement, parles signes qui m'ex-
priment les universaux, je fais deux choses.
Par ces signes, je suis d'abord amené et
excité à concevoir un individu quelconcjue
du genre donné ou del'espècedonnée. Ainsi,
avec le mot homme, qui m'indique un indi-
vidu de l'espèce humaine, je puis, par ma
pensée, parvenir à concevoir un homme par-
ticulier, quel qu'il soit, réel ou imaginaire :
c'est-à-dire, je puis appliquer le mot homme
à l'individu quelconque qu'il nie plaira de
choisir entre les hommes particuliers.
C'est le premier avantage que je retire des
termes généraux; c'est le premier pas que
fait l'esprit, et ce pas consiste à descendre
de l'espèce à l'individu. Or, ce que j'ai dit
précédemment démontre assez que je ne puis
faire ce premier usage des termes généraux
avec une seule et unique idée, avec l'idée des
individus ; mais qu'il me faut deux idées,
l'idée des individus et l'idée de l'espèce à
laquelle ils appartiennent, et que, par con-
séquent, cette idée de l'espèce ne peut être
un simple nom. C'est ce qu'on démontre en-
core en considérant le second usage que
nous faisons des termes généraux.
Le second usage des termes généraux, c'est
de former des théories, oude raisonner d'une
manière abstraite et générale, sans descen-
dre aux individus.
Quand on fait cet usage des termes géné-
raux, les individus sont entièrement mis à
que des signes qui aident à raisonner; mais
ils ne constituent jamais la matii-re sur la-
quelle on raisonne. Stewart en a ciié un
exemple : c'est l'usage que les géomètres font
des figures. Quand le géomètre trace un trian-
gle sur son tableau afin de démontrer une
proposition générale, par exemple, que les
trois angles pris ensemble forment ISUdegrés,
179
GEN
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
GEN
180
core une singulière méprise dans un raison-
neuienl de Siewart.
AnT. XXX. — Autre méinise dans ta manière de
raisonner qu'emploie Slewari.
Il soutient que l'objet de notre pensée ne
peut être que des individus, et que ce que nous
appelons idées générales consiste uniquement
en de purs mots ou signes. Puis il se joropose
h lui-uiôine la difiiculté : Comment, cela posé,
des raisonnements généraux deviennent- ils
possibles ? Pour s'en débarrasser, il s'assujettit
à prouver l'étrange proposition : que nous
pouvons raisonner avec des mots sans avoir
aucun égard aux choses que ces mots expri-
ment.
C'est qu'en effet celte proposition devient
nécessaire, si sa théorie est vraie. Car, puis-
que, dans les niisonnements généraux, on ne
l'ait point usage de mots qui expriuienl des
individus, il l'allait prétendre l'une de ces
deuic choses : ou que les termes généraux
ne signifient rien, ou qu'il y a quelque chose
de général , objet de nos pensées exprimé
par ces termes. Cette seconde hypothèse étant
rejetée, on se trouvait dans l'obligation de
défendre la première.
Et pour la démontrer par un exemple, il
fallait, ce me semble, prendre un raisonne-
ment général, et aux termes dont il se com-
pose substituer d'autres termes généraux au
hasard, puis voir si, en cet état, il avait en-
core un sens. En etfet,si les termes généraux
dont un raisonnement se compose, ne sont
que des signes auxquels nous n'attachons au-
cun sens, comme le prétend Stewart, il doit
être tout à fait inditférent d'employer ces
signes plutôt que d'autres, puisque nous ne
faisons aucune attention à la relation qu'ils
peuvent avoir avec les choses signifiées.
Mais Siewart ne le fait pas, parce qu'il
n'aurait pas pu le faire. Or, comment s'avise-
t-iJ de raisonner? Voici le procédé qu'il
suit; et je orie tout homme de sens de me
dke s'il est logique. Il prend un raisonne-
ment particulier; il en élimine les noms des
individus, ou bien il leur substitue d'autres
noms ou signes d'individus : puis, il vous
dit : « Or, voyez, j'ai changé ces noms, et le
raisonnement conserve toujours le sens qu'il
flv^it d'abord. «D'oiî il conclut :« Donc on
l)èut raisonner en employant de purs signes,
sans leur attacher aucune valeur. » Celle
conséquence est-elle juste? *
La seule conséquence jusw qu'on puisse
tirer, c'est que, dans un raisonnement parti-
culier, les noms des individus nommés peuvent
èu-e changés, si bon nous semble, et qu'on peut
aussi leur substituer des noms communs : l'ex-
pédient de Stewarl ne prouve rien autre chose.
Mais voici l'exemple qu'il donne : « Si le
juge ne connaît des parties que leurs relations
au procès, s'il ignore leurs noms, et qu'il les
désigne par les lettres de l'alphabet ou par
les noms fictifs de Tilius, Caius, Sempromus,
il est nécessairement impartial. Ainsi, dans
une -.uite de r.-iisonncments, nous courons
moiijs risque de violer les règles de la logi-
que, quand notre attention s arrête sur de
simples signes; car l'imagination n'e\erce
plus d'inlluence sur le jugement, en nous
od'ranl des objets individuels, et ne vient pas
nous séduire par quelque association acci-
dentelle. >> [Eléments de la philosophie de
l'esprit humain, chap. 4, scct. 2.)
Ce que nous nions à Siewart, c'est, pre-
mièrement, que notre attention s'arrête, dai^s
le cas qu'il propose, sur de simples signes.
Nous concevons que les parties qui parais-
sent devant un juge peuvent lui être désignées
par des noms vrais ainsi que par des noms
fictifs, ou par les lettres de l'alphabet; mais,
(|u'esl-ce à dire? Qu'il s'agit ici de noms
arbitraires, tels que sont les noms propres, et
(ju'il est très-inditférent d'employer l'un plutôt
(juc l'autre. Cette indifférence tombe sur les
signes et non sur les idées, ce qui prouve
que la pensée du juge se reporte et s'arrête
sur l'idée exprimée, sans s'occuper du signe
même; ou plutôt, peu lui importe le signe:
il est tiès-indiO'érenl pour lui qu'il soit ciian-
gé, pourvu qu'en le changeant on ne change
pas aussi l'idée, et, par conséquent, pourvu
qu'on substitue au premier signe un second
signe susceptible de représenter l'idée dont
il a besoin. Et cela devient plus facile pour les
noms propres ; car, n'ayant qu'une connexion
tout arbitraire avec, la chose nommée, celte
chose peut être désignée par telle expression
ou par telle autre, à volonté ; par une lettre,
par une syllabe, par un mot de plusieurs syl-
labes, par un signe quelconque. Mais il n'en
est pas ainsi pour les noms communs, ou
termes généraux; du moins, le même fait n'a
pas lieu avec autant d'étendue : cependant^
il arrivera quelquefois que l'on pourra trouver
un synonyme, c'est-à-dire un mot qui expri-
me la même notion commune. C'est ce qui
prouve que, dans les raisonnements, on
peut fort bien substituer un signe à l'autre,
pourvu toutefois que l'on conserve les idées;
car les raisonnements reposent sur les idées
et non pas sur les signes ; et les signes ne sont
utiles qu'en tant qu'ils expriment et rappel-
lent les idées. 11 s'en faut donc de beaucoup
que l'on puisse raisonner avec de simples
signes sans y attacher aucune idée. Au con-
traire, les signes sont susceptibles d'arbitraire,
tandis que, dans les idées, il ne peut y avoir
aucun arbitraire. Les signes peuvent être
changés, pourvu que l'on conserve les idées.
L'exemple de Stewart prouve donc justement
le contraire de ce qu'il voulait démontrer.
C'est ce qui deviendra plus manifeste à me-
sure que l'on considérera plus attentivement
cet exemple. S'il n'est pas nécessaire que le
juge sache les véritables noms des parties,
c'est tout simplement parce qu'il ne lui est
point nécessaire de connaître les individus
mêmes, ni leurs relations particulières et
étrangères à leur cause: il lui suffit de connaî-
tre ce qui a rapport à la cause agitée devant
lui. Le véritable nom les fait connaître com-
me individus ; leur nom fictif, ou les lettres
de l'alphabet avec lesquelles on les désigne,
les font connaître comme appartenant à un
genre de choses, c'est-à-dire, comme dr^shom-
181
GEN
PSYCHOLOGIE.
GEN
182
vies ayant entre euxtes relations qui résultent
de la cause dont il est question, eC rien de
phis.Vonr les connaître sous ce dernier point
lie vue, le juge doilavoir dos idées générales
et abstraites ; caries relations d'un individu
avec un autre ne sont que des idées géné-
rales et en dehors de l'individualité. Les
hommes qui ont toiles relations, plutôt que
telles autres, appartiennent donc à ce que
Art. XXXL — Vonrlmion : — Les philosophes
l'cussais, seiilanl leur iiupnissance à voiucn la
(iifficnUé proposée, ont (nil de vains efforts pour
réliiiiiner de la philosophie.
Malgré leur art et leur talent, il est donc
Impossible aux philosophes écossais de dé-
truiie l'existence des idées générales; idées
dont on ne pourrait parler d'ailleurs, et dont
l'on peut nommer une espèce accidentelle for- on n'aurait parlé jamais, si elles n'existaient
niée par ces momos relations. Ainsi, la sub- pas. Ainsi donc, cette école ne peut se féliciter
stitution des noms lictifs aux véritables noms d'avoir éliminé, connue elle en a la conviction
des parties n'a produit d'autre 'changement flatteuse, un problème qui, de l'aveu de Stc-
dans l'idée du juge, que la substitution d'une wart, a toujours été regardé comme un des
idée générique à une idée individuelle. Or, plus difficiles de la métaphysique. Pour nous
le poser encore, réduit à son expression la
qu'est-ce que Stewart veut prouver par son
exemple? Que l'on n'a pas besoin des idées
de genre ? On ne pouvait donner une nicil
leure démonstration du contraire. 11 se pro
posait d'établir (ju'on peut faire un raisonne
nient sans idées générales ; au lieu de cela, ses
plus sim|)le, ce problème de l'origine des
idées générales se funiiule ainsi : « L'enten-
dement humain ne peut se former des idées
générales sans un jugement. Mais il ne peut
former un jugement sans avoir préalablement
tlorts aboutissent à démontrerque l'on peut des idées générales. 11 est donc nécessaire d'ad-
faire un raisonnement sans idées individue
les, et seulement avec des idées générales.
Voilà le résultat de sa méprise.
Les individus ne sont donc pas les seuls ob-
jets de la pensée humaine, et les signes ne
|)euvent tenir lieu des idées générales. Pour
raisonner, l'entendement a encore plus besoin
de ces dernières idées ({ue des idées individuiîl-
los. Car on peut former un raisonnement où
l'onforaitabstractiontotaledesindividus, com-
me dans l'exemple allégué par Stewart (38j;
mettre dans riiommc quelque idée générale
innée, et, par consétjuent, préexistante à
tous ses jugements'; ou bien, si l'on ne veut
rien reconnaître d'inné, il faut trouver une
autre manière de résoudre cette difficulté. »
Dans les deux cas, il faut qu'une vraie
philosophie résolve le problème : et rexameii
au(iuel nous avons soumis jusqu'ici les systè-
mes où l'on veut rendre raison des opéi'alions
de l'esprit sans admettre rien ou presque rien
(39) d'inné en lui, démontre qu'ils ne j)euvenl
mais il est impossible de concevoir comment^ fancluîr le nœud de la question, et que leurs
sans les idées générales, on formerait un rai- f "^^'T ". H" °"^ ^"^^ ^^^^^ suffisamment senti
sonnement quelconque: en ellet, lors môme
qu un raisonnement roule sur de simples indi-
vidus, ou ne peut s'empêcher de les considé-
rer comme doués de qualités communes ou de
communes relations.
la difficulté.
Yoy
GENERATION INTELLECTUELLE.
Langage, § IIL
GENRES, ESPÈCES. Voy Langage, § V.
(38) Une aiilre cause qui sembla, avoir jeté Ste-
warl dans l'crrcuc relalivcineni à rexisleiice des
idées tiénéralcs, c'est qu'il n'a pas observé que It'S
relaiions, on ra|)pnrls des choses, se résolvent en
anlanl d'idées générales ei sonl te l'on.len)enl des
noms coniniuns aussi bien que C3 qu'un appelle
qualilés communes. En elfet, un nom connnnn dési-
gne nn être lanl par une qualité commune que par
une de ses rtlalions. Ainsi, quand je prononcK le
nom connnun homme, je désigne l'individu d'un
genre (jui esl formé par la qualité coninmne huniu-
iiilé : quand au contraire, je dis fils, je désigne
l'individu du genre formé par la reiaiion de filia-
.'iw», commune aussi à beaucoup u'individus. IJonc,
concevoir un rapport, c'est avoir une idée géné-
rale, c'esl-à-dire une de ces idées (pii formenl les
genres et qui donnent lieu aux nonio «ommuns. Si
Sicvvarl avait lail celle remarque, il n'aurait pas
cru avoir démonlié la non-exisli-nce des idées gé-
inirale>, en leur subsiiluanl les idées de rapport, il
n'aurait pas cru avoir démonlié (lu'un raisonne-
ineui |ieiu être compris sans i(!ées générales, et
seuieuienl au moyen des idées de rapport. Voici
ses paroles : « Il suit de ce que nous avons dit, que
l'asscnlimeul domié à la contlusinn d'irn syllogisme
ne résulte poini de l'examen des notions exprimées
dans les propositions dont il se compose, mais uni-
quement des rapports (jui unissent entre eux les
niots qui les expriment, t Le fait esl (|ue duns nn
syllogisme (c'est ce qui est adiuis des di;ux cy;és cl
qui prouve précisément la né(essité des idées eë-
néralos), la cimchision n'est qu'nn cas particulier
d'un axiome général (et non pas de simples signes,
par conséquent), que fon peut énoncer ainsi : Ce
qui esl vrai universellement d'un certain signe, est
vrai de tous les individus que l'on peut désigner par
ce signe : il ne s'agit nullement du signe dans le
syllogisme, mais toujours de la cliose désignée. —
El voici l'étrange conséquence que Siew.irt lire de
ces principes: « Kii admetlanl donc que l'ensemble
du raisonnement puisse toujours so résoudre eu
une suite de syllogismes, il résulte que celle opc-
raii(Mi de l'intelligence ne fournil aucun argument
en faveur de l'existence de (pielque cliose qui cor-
responde aux termes généraux, et tjui soil distinui
d' s individus auxquels ces ternies sonl applica-
bles, i (Eléments de la philosophie de l'esprit humain,
rhap. 4, sect. 2.)
(59) Je dis presque rien, car l'école ccossai«o,
en adnielianl que l'Iiounne parvient à la connais-
sance des corps, non p;irce que les sensations eu
piésenteul l'image, mais au moyen d'une sort»;
il'inspirali(m on faiulié d'un genre tout particulier
par laquelle riiomme perçoit le corps à l'occasion
des sensations ; l'école écossaise, dis-je , rei onnaîl
par cela nêuie, en lait de choses innées, nu peu
plus que le système de Loïke ou de Coudillac. Elle
reconnaît une puissance nouvelle et particulière,
(Iuoi(juc obscure el loulc mystérieuse.
183
GOU
DTCTIONNAIUE DE nilLOSOrilIE.
GOU
18i
GOUT (Sens du). — C'est h ce «;cns que
nous devons la notion des saveurs.
Dans le langage physiologique, on désigne
sous le nom de saveur, tanlùt la sensation
jiarticulière qui résulte de l'action des corps
sapidos sur l'organe du goût, tantôt la qua-
lité inhérente et propre à ces corps cux-
mômes. En choisissant la dernière désigna-
tion, nous reconnaissons néatunoins que la
saveur n'est, dans cette classe de corps,
qu'une manière d'être relative, une qualité
perceptible, et qu'elle n'existe réellement
(jue par le rapport qui s'établit entre les sub-
stances sapides et l'organe apte à en rece-
voir l'impression.
C'est en vain qu'on s'est efforcé de décou-
vrir la cause intime de la sapidité et de ses
diverses nuances; on n'a produit que des
hj'polhèses sans fondement. Bellini, Rob,
lîoule, etc., s'expliquent la diversité des sa-
veurs par les formes différentes des molé-
cules des corps sapides ; d'autres, pour rendre
compte de la qualité propre h ces derniers, y
admettent un principe spécial qui leur est in-
timement uni, etc. Mieux vaut avouer notre
ignorance que d'émettre des ex[)licalions fon-
dées sur des erreurs, ou recueillies dans les
ténèbres.
Du reste, les saveurs naturelles ou artifi-
cielles sont tellement diversifiées, et se com-
Iiinent de tant de manières, qu'elles se jouent
(I(îs oiforts de classifications auxquels elles
«mt donné lieu. Faut-il rappeler que Galien
divisait les saveurs en austères, acerbes, amè-
res, salées, âi-res, acides, douces et grasses;
que Jîoiirhaave les distinguait en primitives,
<omme l'acide, le doux, l'amer, le salé, l'Acre,
l'alcalin, le spiritueux, l'acerbe, l'aromatique,
et en composées, c'est-à-dire résultant de la
combinaison des saveurs primitives ; que
Linné, les opposant entre elles, les paila-
geait en salées et visqueuses, sèches et aqueu-
.ses , styptiques et grasses , Acres et douces ;
que Ilàller admettait l'acide, le doux, l'amer,
le salé, le spiritueux, puis l'acerbe, l'austère,
l'urineux, l'aromatique, le nauséeux et le
putride?
Une distinction, établie instinctivement par
les animaux eux-mêmes, est celle qui divise
les saveurs en agréables et désagréables ; elle
semble être aussi la plus importante, car les
corps dont la saveur déplaît sont le plus sou-
vent nuisibles à l'économie, et ceux qui plai-
sent au goût sont, en général, utiles à la
nutrition. Mais les considérations suivantes
l)Ourronl servir à démontrer qu'il ne saurait
y avoir rien de fixe, rien d'absolu dans une
pareille distinction.
Bien des influences diverses peuvent modi-
fier la gustation, et par suite nos idées sur
les saveurs. Et d'abord, qui ne sait (|ue telle
saveur qui plaît à une es[>èce animale, h un
individu, est repoussante pour une autre es-
pèce, pour un autre individu? Ajoutons que
l'habitude, l'âge, la maladie, l'état, de vacuité
ou de plénitude de l'estomac, etc., peuvent
singulièrement changer les appétences (.e
notre goût.
Les Siamois et les habitants du Bengal^
mangent, dit-on, avec délices des œufs cou-
vés et 5 moitié pourris; les Esquimaux boi-
vent do l'huile de phoque de préféreïice à
l'eau pure répandue en abondance autour
d'eux; les Espagnols, les habitants du midi
de la France font un grand usage de l'ail , de
l'oignon, et les mangent avec plaisir à l'état
de crudité, quoique les saveurs de ces sub-
stances crues déplaisent h un fort grand nom-
bre de personnes; il est, au contraire, des
individus qui repoussent les saveurs alcooli-
ques et sucrées, bien qu'elles soient trouvées
généralement agréables, etc. « L'imagination,
dit Lecat {Traité des sensations, l. Il, p. 228,
Paris, \1G1), entre pour sa part dans la sensa-
tion du goût aussi bien que dans toutes les
autres. Pourquoi est-ce que je haïssais jadis
l'amertume du café, et qu'elle fait aujour-
d'hui mes délices? Pourquoi la première huî-
tre (|ue j'ai avalée m'a-t-elle fait autant d'hor-
reur qu'une médecine, et qu'insensiblement
ce mets est devenu un de mes plus friands
ragoûts? Cependant l'action du café et des
huîtres sur mes organes n'a pas changé....
Tout le changement est donc du côté de
l'Ame, (jui ne se forme plus les mêmes idées
à l'occasion des mêmes impressions. Il n'y a
donc pas d'idées attachées essentiellement à
telles ou telles impressions, au moins il n'y
en a pas que l'Ame ne puisse changer. De là
viennent ces goûts de mode, ces ragoûts ché-
ris dans un pays, détestés dans d'autres; de
là vient enfin qu'on s'accoutume au désagréa-
ble, et qu'on le métamorphose quelquefois
en un objet de plaisir. ^> C'est ainsi que l'ha-
bitude, selon son degré, fait juger tour à tour
agréable ou désagréable une saveur, qui, pri-
mitivement, avait déplu, ou avait été recher-
chée.
Tandis nue la faim donne un grand prix à
la saveur de certains aliments, la satiété rend
la même saveur presque insupportable. Un
mets estimé, qui, par une circonstance quel-
conque, a provo(|uô une indigestion, répu-
gne, pendant un certain temps, au sens du
goût.
Les aliments les plus délicats sont sans sa-
veur, terreux ou amers, quand l'estomac est
malade : un dégoût insurmontable, une répu-
gnance invincible s'opposent à ce que cer-
tains d'entre eux soient ingérés; et les impres-
sions que produisaient naguère sur l'organe
gustatif les substances soumises à son explo-i
ration ont entièrement changé de nature. '.
L'encéphale et les nerfs sensoriaux ont de-
meuré ce qu'ils étaient; mais la langue s'est
couverte d'un enduit muqueux ou bilieux, et
tout produit sur elle une impression fade ou
amère. C'est ainsi que, par ses aberrations,
le goût témoigne de la solidarité intime qui
existe entre lui et l'organe principal de
la digestion : aussi son retour à l'état nor-
mal est-i; comme un gage de la convale-
scence.
On connaît la singulière tendance de cer-
tains enfants, de filles chloroticiues, ou de
femmes enceintes à se nourrir d'aliments iu-
185 GOU
usités, et de substances plus ou moins dôgoiV
tantes. Baudelccque cite de curieux, exemples
de femmes qui, dès le moment où elles avaient
conçu, prenaientdudégoût pour certains ali-
ments qu'elles aimaient beaucouo aupara-
vant.
Telle saveur, qui, dans un Age de la vie,
paraissait agréable, ne l'est plus dans un au-
tre; recherchée dans l'enfance, elle offusque
le sens du vieillard. L'enfant préfère les sub-
stances douces et peu sapides; l'homme mûr,
surtout le vieillard, recherchent les mets for-
tement savoureux, ou de haut goiU.
Il n'est pas aussi facile qu'on pourrait ".e
croire de préciser le siège du goût. Quand
une substance sapide est introduite dans la
bouche, l'impression spéciale qu'elle y déter-
mine semble se faire sentir indistinctement
dans toutes les parties de cette cavité, tant
est grande la mobilité de la langue, tant est
rapide la ditfusion de la salive imprégnée des
molécules sapides. Et pourtant, tous les points
de la muqueuse buccale ne jouissent pas de
Ja faculté d'être impressionnés par les sa-
veurs, comme chacun peut le reconnaître sur
soi-même, en prenant les précautions conve-
nables. C'est à l'aide de ces précautions, qui
consistent à isoler complètement chaque partie
PSYl^IIOLOGIE.
GOU
186
langue, en l'engageant dans î n sac de par-
chemin très-souple et ramolli , ont conclu de
leurs expériences : Pque les lèvres, la partie
interne des joues, la voûte palatine, les pi-
liers du voile du palais, la face dorsale et la
face inférieure de la langue, sur le pha-
rynx, sont tout à fait étrangers 5 la percep-
tion des saveurs; 2° que l'exercice du sens
du goût n'a lieu que dans la partie posté-
rieure et profonde de la langue , au del<i d'une
ligne courbe à concavité antérieure, passant
par le trou borgne, et joignant les deux bords
(le l'organe en avant des piliers; sur les bords
de la langue, dans toute leur épaisseur, et sur
une surface d'environ deux lignes, qui les pro-
longe et les unit h la face dorsale; sur sa
pointe, avec un prolongement de quatre ,\
cinq lignes sur la face dorsale, et d'ime <>
deiix sur la face inférieure; enfin, sur une
l)etile surface du voile du palais, située à peu
près au centre de sa face antérieure.
Ainsi, d'après ces deux derniers expéri-
mentateurs, si l'on excepte le point qu'ils in-
diquent sur le voile du palais, la langue est le
s»<^ge unique du goût, et encore toutes ses
parties ne concourent-elles pas «^ l'exercice
de ce sens. Au contraire, pourVernière [Mcm.
vt rec. cit.), le champ des surfaces gustatri-
de la bouche dont on veut apprécier la pro- ces, beaucoup moins restreint, s'étend h d'au-
priété gustative, que, de nos jours, i)lusieurs très organes, tels que le pharynx et le voile
expérimentateurs se sont applifpiés à reclier- du palais avec ses piliers; aussi cet auteur
cher le véritable siège du goût. Mais, comme f<iit-il observer (pie l'organe du goût, pris
cela arrive trop souvent en phvsiologie, pour- <lans son ensemble, se présente sous la forme
(juoi faut -il qu'on ne trouve pas dans les ré- d'un c(>ne, dont le sommet est sur la pointe
sullats qu'ils annoncent toute la concordance de la langue, et la base vers le pharynx ; d'où
désii-able?
En se servant d'une petite éponge attachée
?» l'extrénulé d'une mince tige de baleine,
])Our porter plus commodément la substance
savoureuse sur chaque endroit qu'il voulait
explorer, Ant. Vernière [Sur le sens du goût,
dans le Journ. des progrès, etc., t. III, p. 208,
et t. IV, p. 211); ISS"!) aflirmc avoir trouvé
constamment insensible aux saveurs la niem-
J)rane muqueuse de la voûte palatine (poition
osseuse), des gencives, des joues, des lèvres,
de la région moyenne et dorsale de la langue,
tandis qu'il ainait reconnu la sensibilité gus-
tative dans la nujqueuse qui recouvre les
glandes sublinguales, la face inbMieure, la
jioinle, les bords eA la base de la langue, les
î)ilicrset les deux faces du voile du palais (40),
les amygdales , et enfui le pharynx lui-
même.
Trois années après la publication du tra-
vail de Vernière, J. Guyot et Adniyrault [Mé-
moire sur le siège du goût chez l'homme, Paris,
18.30. — Extr. du Bulletin des se. méd. de
Férussac, t. XXt, p. 18), ayant isolé des par-
lies environnantes la partie antérieure de la
(40) En parlnnl de I.t liioUc, Yernièro dit qu'elle
ne lui :( p:>s semltté être plus sPiisil)lo aux .saveurs
(|ue les antres parlies dn voile dn pulais.
(il) ?)E Ju^sicii, snr la manière dont une fille
sans lanj^ue s'aciimiie îles lonclions qui dépcndenl
de cei organe. Mcm. de IWcail. des ne, 171<S, p. 0.
— RjLANO, de Sanniur, A'jlossosloitio'jritphie. —
il résulte qu'au fur et à mesure que l'aliment
avance, il doit développer des sensations plus
étendues et plus vives, qui, suivant leur na-
ture, excitent à le rejeter, ou h en opérer la
dé.;lutition. Puisfiue, d'ailleurs, les .sensations
sai)ides peuvent encore se développer en l'ab-
sence de la langue, cela tend à prouver que,
en effet, cet organe n'est j)as le seul déposi-
taire du goût (41).
« J'ai reproduit sur moi-même, et sur un
assez grand nombre d'autres personnes, dit
RI. Longet, les expériences de Vernière, de
J. Guyot et AdmyrauU, avec toutes les pré-
cautions indiquées par leurs auteurs. Voici,
en peu de mots, les résultats de m(;s recher-
ches. Ces résultats concordent généralement
avec ceux de Vernière; seulement 1" je ne
crois devoir admettre la sensibilité gustative
ni pour la mu(pieuse qui revêt la face supé-
rieure du voile du palais, ni pour celle qui
recouvre les glandes sublinguales et la face
inférieure; de la larjgue; 2° je ne regarde pas
comme absolument dépourvue de ce mode
de sensibilité la région supérieure et moyenne
de la langue.
Hmi LAT-SAVAniN, riitjsiol. du goût, l. I, p. 75. 5*
cdi"., i'aiis, 1838, etc.
Noin. Il me semble pourtant jnsie de faire ob-
server que jamais i'aldiilion de la langue, quand
elle a (jié l'ouvrage des hommes, ne s'est étemine
liii'n avani, cl que toujours on a laissé une partie de
sa base d'ailleurs bi sensible aux saveurs.
IS^ GOU DICTIONNAIRE
« J'ai essavt' d'c'lablir la topographie du
sens ài.1 goilt chez quelques animaux supé-
rieurs (chiens, moutons, lapins), en me ser-
vant le {/lus ordinairement d'une décoction
aqueuse très-concentrée de coloquinte : les
signes de dégoût se sont manifestés seule-
ment lorsque cette substance a été mise en
contact avec la langue ou l'arrièrc-bouche.
La difliculté, en expérimentant sur le palais,
les gencives, les joues et les lèvres, consiste
à fixer la langue. Quant aux mâchoires, on les
maintient facilement écartées, à l'aide d'un
morceau de bois ou de liège arc -bouté entre
les dents.
« En résumé, nos propres expériences ten-
dent toutes à établir que l'impressionabilité
aux saveurs se rencontre exclusivement dans
les points où le glosso-pharyngien et le ra-
meau lingual du trijumeau distribuent leurs
lilets (i2j. »
Depuis la publication de leur premier mé-
moire, qui avait seulement pour but de dé-
terminer le siège du goût et de fixer les li-
mites dans lesquelles ce sens s'exerce, J. Guyot
et Admyrault [Arcli. yénér. de méd., 2' série,
t. XIII, p. 51 ; 1837) ont poussé plus loin leurs
investigations. Ils se .sont demandé : 1° si les
surfaces gustatives perçoivent les saveurs avec
la même énergie dans toute leur étendue; 2° si
ces surfaces perçoivent indifféremment toutes
les saveurs; 3° si un corps sapide donne dans
toute l'étendue de l'organe du goût une sa-
veur identique.
Ces expérimentateurs résolvent la première
question par la négative, et ils assignent aux
diverses parties gustatives le rang suivant,
fondé sur leur degré de finesse et d'aptitude à
être impressionnées par les saveurs : la base
ou partie postérieure de la langue; sa pointe,
ses bords; le voile du palais.
Quant à la seconde question, ils avancent
que certains corps sapides (et de ce nombre
sont le lait, le beurre, l'huile, le pain, les
viandes et une grande quantité de substances
surtout alimentaires) ne font éprouver à la
partie antérieure de la langue qu'une impres-
sion de tact, et que c'est seulement en arrière
que leur saveur caractéristique se manifeste.
Mais il m'a toujours semblé qu'en prenant
le soin de se pincer le nez , tout en mâ-
chant ou avalant ces substances, elles parais-
saient insipides, et gu'on avait dû confon-
dre leur arôme spécial avec leur prétendue
saveur. On pourrait penser, disent J. Guyol
e,t Admyrault, que le défaut d'action de ces
corps sapides sur les parties antérieures de
la bouche tient à leur peu de sapidité ou au
peu de finesse du sens dans ces parties. La
solution de la troisième question prouverait,
d'après eux, qu'il n'en est pas toujours ainsi.
Un très-grand nombre de corps, disent-ils,
et particulièrement les sels, présentent ce fait
très -remarquable, que la sensation produite
DE PHILOSOPHIE.
GOU
188
par eux sur les parties antérieures de la lan-
gue est entièrement différente de celle qu'ils
donnent à la partie postérieure.; ainsi l'acétate
de potasse solide, d'une acidité brûlante h la
partie antérieure de la bouche, est amer, fade
et nauséeux à la partie postérieure où il n'est
plus du tout acide ni piquant. L'hydrochlo-
rate de potasse simplement frais cl salé en
avant, devient douceâtre en arrière. Le ni-
trate de potasse, frais et piquant en avant,
est en arrière légèrement amer et fade. L'alun
très-peu sapide quand il est solide, est frais,
acide et styptique lorsqu'il est broyé en
avant delà bouche, tandis qu'il donneen ar-
rière une saveur douceâtre sans la moindre
acidité. Le sulfate de soude est fraîcheraerit
salé en avant et fraîchement amer en arrière.
L'acétate de plomb, frais, piquant, styptique
en avant, est exclusivement sucré en ar-
rière, etc.
Du reste, les saveurs acides sont en général
mieux a[)préciées par la pointe et par les
bords de la langue; les saveurs basiques sont
mieux reconnues par la base de cet organe
et le plus grand nombre des corps sans aci-
dité et sans alcalinité donnent une saveur
unique. Toutefois il ne faudrait pas allei- trop
loin dans cette voie, et croire que tous les
sels font sentir leur saveur acide, salée, pi-
quante, styptique, à la pointe, et leur saveur
an)ère, métallique, basique à la partie posté-
rieure de la langue; car il existe en effet un
grand nombre d'exceptions : ainsi l'ijydro-
chlorate de soude a une saveur unique; en
goûtant l'acétate de plomb avec la base de
ma langue, je perçois une saveur styptique
ti'ès-prononcée, et pas seulement, comme ou
le dit, une saveur sucrée, etc. Toutes ces
généralités ne doivent donc ôtre adoptées que
comme un point de vue sur lequel W. Horrt
(Uiiber denGeschmacIissinn desMenschen, ein
Beitrag zur Phi/sioL, etc. Heidelberg ; 1825),
un des premiers , a fixé l'attention des
physiologistes: c'est en essayant une foule
de substances qu'il est arrivé à reconnaître
que les unes donnaient une même saveur
dans toutes les régions de l'organe gustatif,
et que les autres en déterminaient une fort
différente suivant leur application au som-
met ou à la base de la langue.
Si, comme nous l'avons établi plus haut,
la langue est l'instrument principal du goût,
d'autres parties, comme les glandes salivai-
rcs et les cryptes mucipares, le palais, les
dents, les joues et les lèvres concourent au
mécanisme de la gustation.
Les corps solides ne sont sapides qu'au-
tant que leurs molécules sont mises en rap-
port avec la salive et les humeurs fol Meuleu-
ses qui lubrifient la bouche; dans l'état dt;
sécheresse de notre langue, la saveur des
corps solides n'est point perçue. La tritura-
tion et, par conséquent, l'intervention des
(42) Dedrou (T/jcjse )Hrtu<?Hr/i/c, août 1841), ayaiil liié g'islalive de rollc parlic, sensil)Hilé qui fsl
Prit (!es (ilels du ylussopliaryiigieii qui imieiil à loin 'd'y cxisler d'inie manière aussi appréciabl'e
portion l)0riZ0nl;ili< du vilil<< ihi nalMl: Il <^^l iior- ...... ,1 .... I...- ..;i;..r.:
déc
la portion horizonlaio du voile dii°pa!;iis il est per-
rns de croire que ces filcis piésidcni à la seiisibi-
(inc dans les piliers.
139 GOU PSYCHOLOGIE. GOU 190
dents sont nécessaires à d'autres substances une sensation très-vive, d'autant plus pro-
pour développer leur sapidité. Pour bien noncée qu'il offre plus de mollesse et de
sentir la qualité et l'intensité d'une saveur, points de contact, et où il laisse une inques-
il importe, comme on le constate facilenient sion plus ou moins durable, qu'augmente;
sur soi-même, de presser le corps solide encore, couime on le sait, l'odeur qui dansia
contre le point sur lequel on veut expéi-i- plupart des cas s'exhale des alinu;nls.
menter. Or, la voûte palatine, en agissant 11 y aurait eu beaucoup d'inconvénients,
d'une manière purement mécanique, l'ouï- dit Vernière (/îfc. c/^, p.2i2), à ce (|ue, chez
nit à la langue une surface solide et rugueuse
contre laquelle cet organe multiplie ses points
de contact avec la substance savoureuse.
C'est bien à tort que, dans tous ces cas, nous
rapportons au palais la moitié de l'impres-
sion gustative; car les choses se passent
absolument de la môn)e manière quand on a
recouvert le palais avec une pellicule imper-
méable et insipide, tandis que, si la pelli-
l'honmie, les [)rincipales jouissances du goût
eussent leur siège dutis la bouche : avec une
telle disposition, nous aurions pu manger
sans cesse en rejetant toujours ce que nous
venons de mâcher. Mais ce sens étant ce
qu'il est, nous somaies intéressés à avaler,
parce que ce sont surtout les impressions
qui ont leur siège dans l'arrière-bouche que
nous aimons h nous procurer, outre (jue la
cule est appliquée sur la langue et qu'on y résistance à l'instinct qui nous |)orte h ava-
dépose le corps sapide, on a beau ensuite la 1er (44), aqueluue chose de fatigant et de i)é-
porler vers le palais et répéter les frotte- nible.
ments, on ne perçoit aucune saveur. Quant Pour qu'une perception sapide ait lieu
aux lèvres et aux joues, évidemment elles d'une manière complète, il inqiorte que la
concourent h retenir dans la bouche les substance savoureuse ne glisse pas troj) rapi-
corps sapides durant le temps nécessaire à dément sur la surface gustatrice; cette sub-
leur impression sur l'organe du goût; aussi, stance fût-elle môme liquide, il faut qu'elle
dans les hémiplégies faciales, voii-on , peu- coule en nap[)e dans la bouche avec une cer-
dant la mastication, les aliments sortir par la taine lenteur et (pi'elle y soit retenue assez
commissure labiale paralysée ou s'accumuler de temps pour donner lieu h resi)ècc d'imbi-
entre les arcades dentaires et les joues](43). bilion nécessaire à l'exercice du sens. Aussi
« Nul doute que les organes du goût, ceux
de la préhension, de la mastication et de la
déglutition, ne soient dans le rapport de si-
tuation le j)lus favorable à l'exercice de la
fonction gustative.» En effet, comme le font
le gourmet, qui déguste des vins ou des
li(pieurs, segarde-t-il bien de les avaler avec
précipitation ; par raj)plication répétée delà
langue à la voûte [)alatine il force ces llui-
des à se répandre à plusieurs reprises, sur
remarquer J. Guyot et Admyrault (Mém. et les bords et la pointe de l'organe, et re
rec.cit., pag. 22 ), les corps à peine humec
tés par le contact des lèvres, sont appréciés
par l'extrémité de la langue, qui, n'ayant
point pourl'aider dans cette fonction lesVes-
sourcesde ses autres parties, jouit d'une ex-
trême sensibilité. L'aliment, introduit entre
nouvelle ainsi les mômes sensations : alors
les saveurs, qui avaient échappé à son atten-
tion pendant les premiers contacts, Unis-
sent ])ar être perçues aux contacts suivants.
« Je suis loin, dit M. Longet, de regarder
comme démontrée la part directe qu'on
les arcades dentaires, est écrasé par elles, accorde aux pa|)illes linguales danslagusla-
et ses parties les plus ténues, mêlées à la
salive, tombent sans cesse en dedans et en
dehors de ces arcades ; la première partie
est immédiatement regue par les bords de la
langue, et entretient Ja sensation pendant
tout le temps que dure la mastication : lors-
qu'elle a cessé, la seconde est également
rejetée sur ces bords par la contraction des
joues, et vient produire une saveur analogue.
Mais bientôt toutes les portions d'aliments
réduites en pulpe, réunies sur la face dor-
sale de la langue, sont pressées contre la voûte
palatine par cet organe, et les sucs exprimés
vont encore se rendre naturellement sur les
bords. Enfln le bol alimentaire, poussé vers
l'arrière-bouche, se trouve d'abord pressé par
la part e sensible du voile du palais et glisse
lion ; j'en dis autant du mouvement qui leur
serait im[)rimé par le tissu musculaire sous-
mufiueux qu'on suppose être animé par la
corde du tympan. Peut-être, au moyen de
l'espèce de gazon épais qu'elles forment par
leur réunion, n'ont-cïlles d'autre usage fdu
moins les coni(iuesou filiformes) que d'em-
pêcher, h la surface de la muqueuse senso-
riale, le glissement trop rapide des fluides
inq)régnés de saveurs. On sait que l'extré-
mité libre et les bords de la langue sont en
partie dépourvus de papilles, et que pour-
tant, dans ces mômes i)oints non pa|)illaires,
la sensibilité gustative est exquise; il en est
de même de la portion horizontale , des
)iliers du voile du palais, et de la base de la
angue où se rencontrent de nombreuses
ensuite sur la base de la langue, où il produit glandules, mais peu ou point de papilles (45).
(43) I.cs niêines oiiservalions f|iie nous venons ile
faire rcliuivenienl à une (irciemJiie sensibiliu; giis-
lalîve du palais, s'apitliquenl aux lèvres el aux
joues. Il esl d'ailleurs aisé de concevoir (ju'on ail
cm ces deux derniers organes inipivssionnaldes
aux saveurs, <|uand on songe à |j rapidi'ié avec la-
gu Jle, pour dcj^usur, la langue se ;^lisso ciure les
levre», el à la silualion des joues rel:iliven)cnt
Cu> LorJi (ic la l.niguo sur iesiiucis celles-ci, en
se conlraclanl, exprinieni le suc des aliments cl ac-
crois>eMi ainsi la sensaiion.
(ii) C'esl ce que Gertiy appelle sensibilité de la
déijliUilion. — l'Iiijsiol. philos, des sensulious, elc,
p.' 71, Paris, lUii.
(i5) Les papilles, dites calecifornies, sont pla-
cées au devanl de ces gl.mdules el tlisposces sui-
vant doux lignes obliques réunies on Y ou\crl eu
avuuU
191 GOU DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE. GOU 192
Celte base passe néanmoins pour ôlre la par- roclie. sa[)hir, glace) ; 2° cor|)S qui agissent
tie la plus impressionnable aux saveurs, celle sur le tact de la langue et sur l'odorat (mé-
où elles persistent le plus, tandis que la face taux odorants, tels queétain,) etc. ; 3" corps
dorsale de la langue, hérissée de milliers de qui mettent en exercice le tact de la langue
papilles coniques et filiformes, est réputée et le goût (sucre candi , chlorure de so-
rebelle à l'action des corps sapides. Les papil- dium pur;; 4" corps qui intluencenl h la
les longiformes, qui sont accumulées au bout fois le tact de la langue, le goût et l'odorat
libre de la langue, ont été surtout regardées (iiuiles volatiles, pastilles de menthe, de cho-
comme gustatives : elles me paraissent bien colat).
plutôt être des organes tactiles ; car, à la Depuis les recherches de Chevreul .
pointe de la langue , entre la portion re-
couverte de ces papilles et celle qui ne
l'est pas, je trouve, sous le rapport de la
délicatesse du tact, une différence énorme
que je ne constate point relativement au
goût. »
Si dans le but de nous éclairer sur certai-
nes qualités sensibles des corps, le goût et
l'odorat combinent bien souvent leur action,
ils peuvent aussi agir isolément. Des expé-
riences fort simples, et faciles^ répéter sur
soi-même, démontrent que, parmi les sen-
sations produites par des corps sapides ap-
pliqués sur la langue , il en est qu'on rap-
porte à tort à cet organe, puisqu'en réalité
Ant. Vernière {Itec. c«f. t.IV,p. 222; 1827)
s'est appliqué à démontrer que beaucoup
d'impressions réputées sapides sont uni-
quement tactiles ; que, par exemple , les
impressions d'Acreté, d'irritation ou d'as-
tringence, diffèrent essentiellement des sa-
veurs.
Du reste, quoique la sensibilité tactile et
la sensibilité gustative soient dans un rap-
port assez exact, et que les parties qui jouis-
sent d'un goût plus vif, soient aussi douées
d'un tact })lus délicat, ces deux modes de
sentir n'en sont pas moins parfaitement dis-
tincts, comme tend à l'établir la pathologie
bien mieux que l'expérimentation : en effet,
\
elles appartiennent à la membrane pituitaire ]^ science possède aujourd'hui plusieurs ob-
ou oH'active : de ce nombre sont les sensa- servations de lésion de la sensibilité tactile
tions dues au fumet {flavour des Anglais), ^j^ j^ langue avec conservation du goût (En-
c'est-à-dire aux odeurs qui peuvent se ma- cyclographie des se. méd., 1836, l" liv.; Gaz.
nifester pendant l'exercice même du goût. ^^^^ ^^ p^ris^ p. 484; 18401. Cette particu-
Aussi, pour les faire cesser immédiatement, ja,.jté rend probable, dans les nerfs glosso-
sufiit-il dempécher l'expiration de 1 air par pharvngien et lingual, l'existence de filets
ene/ en pinçant cet organe entre les doigts, spéciaux pour les saveurs, et d'autres filets
Quand on n'a point encore accompli soi-
même l'expérience, on ne saurait se faire
une idée des difterences exlrèmes qui exis-
tent entre les sensations dues à une sub-
stance sapide et odorante, suivant que le
passage de l'air expiré par les fosses nasales
est libre ou interrompu. Vos yeux et vos na-
rines étant fermés, faites déposer successi-
vement sur votre langue diverses espèces de
confitures, par exemple, puis des crèmes
aromatisées l'une avec la vanille, l'autre avec
le café, etc., et vous ne percevrez dans tous
ces cas, qu'une saveur douce et sucrée, sans
pouvoir jamais discerner les diverses sub-
stances employées. Le défaut de coopé-
ration de l'odorat rendant une pareille
distinction impossible, il ne faut donc pas
s'étonner de ce que le goût ait paru à cer-
tains observateurs avoir un rôle plus limité
qu'on ne le suppose généralement; à d'autres
un effet combiné que produit l'action de la
langue en s'associant avec celle de l'appareil
olfactif; à d'autres enfin de ne former avec
l'oùorat qu'un seul et même sens.
Toutefois les expériences de Chevreul (Des
pour les impressions sapides.
Sous le rapport du développement et de la
délicatesse du goût, assurément il existe de
bien grandes différences entre les individus
de notre espèce. « De deux convives assis aa
môme banquet, dit Brillai Savarin {Physiol.
du goiU, t. I, p. 77, 5' édit. , Paris 1838),
l'un est délicieusement affecté, tandis que
l'autre a l'air de ne manger que comme con-
traint : c'est que ce dernier a la langue fai-
blement outillée, et que l'empire de la saveur
a aussi se.s aveugles et ses sourds. » D'ail-
leurs, nul doute que le goût ne puisse être
singulièrement perfectionné par l'exercice :
le cuisinier habile apprécie des saveurs qui
échappent au vulgaire, et va jusqu'à en ana-
lyser plusieurs à la fois; les dégustateurs de
profession ne se méprennent guère sur les
qualités de vins soumis à leur examen, re-
connaissent ceux de chaque territoire d'une
contrée, et désignent la propriété particu-
lière qui les a fournis, aussi bien que l'an-
née de leur récolte. Mais le goût peut aussi
s'affaiblir par l'impression trop prolongée ou
tro]) souvent répétée des corps vivement sa-
différcntes manières dont tes corps agissent pides : c'est ce qui a lieu chez les personnes
sur l'organe du goiit, dans le Joiirn.dephysiol
cxpérim. t. IV, p. 127 ; 1824 ) , en isolant
l'impression gustative de l'impression olfac-
tive, ont permis d'établir la séparation de
ces deux sens.
Chevreul a divisé les corps en quatre
classes, suivant l'impression qu'ils produi-
sent dans la bouche : 1" corps qui n'agissent
que sur le tact de la langue (cristal de
qui font un usage habituel de liqueurs fortes
ou d'aliments de haut goût et qui sont obligés
de ranimer sans cesse leur faculté gustative
par des impressions toujours nouvelles et
d'une croissante intensiié.
Plusieurs physiologistes admettent que
l'état de société influe notablement sur la fi-
nesse du goût, tant chez l'homme que chez
les animaux. Ainsi les sauvages qui se font
^Q3 OOU PSYCHOLOGIE,
kur propre tVlucalion, elqui le [)lus souvonl t;èrc ni;i
sans autre guide qu'eux-niénies, sont obli-
gés de choisie leurs aliments, auraient, tlit-
on, le goût beaucoup plus dévelo|)pé ijuc
l'homme civilisé. D'un autre côté, on rap-
porte que les animaux herbivores , élevés
dans les hautes montagnes, ne paissent ja-
mais les plantes vénéneuses qui s'y trouvent
en abondance ; tandis que si l'on y conduit
desanimaui dovicstiques de la i)laine. ceu\-
ci sont très-sujets à s'empoisonner. Quant h
nous, nous croyons que dans ces divers
comptes, on a 'rapporté à l'interveniion du
goût ce qui doit être mis sur le compte de
l'odorat.
Le goût est facilement développé dans l'en-
fance : ainsi les tout jeunes enfimts, quoi-
qu'ils préfèrent les substances douces et su-
crées, boivent et mangent la plupart des ali-
ments qu'on leur présente, les plus grossiers
comme les plus délicats; ils goûtent si mal et
se trompent si bien sur les saveurs, qu'en se
bornant à changer l'aspect des choses qu'ils
refusaient d'abord, on les leur fait avaler
souvent avec facilité. Quoique le goût [)renne
une Irès-rapide extension à mesure qu'on
avance dans la vie, d'autres sensations ont
encore trop d'activité pour qu'il puisse deve-
nir l'objet d'une occupation spéciale pour le
jeune homme, et, dans la vivacité de son
gppétit et de ses préoccupations, on voit ce-
lui-ci se montrer indilférent à la recherche
des mets. 11 n'en est pas de même dans l'tlge
iTiûr ; c'est alors que naissent les gaslrono-
liies, dont le plus souvent les dispositions
particulières vont se perfectionnatit avec
l'âge pour ne s'éteindre qu'avec la vie C'est
(îOU
ou ne larde pas à
194
être vomie ; par-
fois même il sullit (pfelle soit applitjuée à
la surface gusialive pour déterminer déjà le
vomissement, et les maladies de l'estomac
)ervcrtissent le goût, comme pour avertir
"individu que la chylilication ne saïuait
s'accomplir convenablement.
Assurément, si on le compare à la vue, à
l'ouïe et au toucher-, lo goût fournit relative-
menl peu de matériaux à l'intelligence, quoi-
qu'il puisse donner quelques notions utiles
sur la conqiosition chimi(iue des corps.
Ce sens maïuiue de mémoire, et il nous
faut l'iujpression actuelle d'un corps sapide
pour nous rappeler que sa saveur nous était
déjà connue : aussi, (juand en rêve nous as-
sistons à un repas, nous voyons les mets
sans en savourer le goût.
En esquissant l'histoire comparée du goût,
chez l'homme et les animaux, il importe de
se rappeler que ce sens a pour siège non-
seulement la langue, mais aussi la gorge, aliii
de ne pas aller conclure (lue, si chez beau-
coup d'entre eux la langue n'est point dis-
posée pour le goût, celui-ci man([ue néces-
saiiement ; il faut encore savoir que cet or-
gane ne sert |ias seulement à la gustation,
mais à la mastication, à la déglutition et,
chez certains animaux, à la préhension des
aliments aussi bien (ju'à un toucher fort dé-
licat, [lour ne pas se croire suflisamnient au-
torisé h juger de la délicatesse de leur goût
par l'étendue de leur langue, le volume con-
sidérable des nerfs qu'elle reçoit, le dévelop-
l)ement des papilles ou la tinesse de l'épi-
derme.
Quand j'examine la langue de l'homme,
qu'en etl'et le goût survit h la perte de tous que je tiens conq)te de son tissu llexible, de
les penchants, de tous les sentiments, de tous ' ^- -^ -^^ .
les plaisirs ; c'est le dernier ami tidèle à la
vieillesse de l'homme. ,
Le goût, puissamment aidé par l'odorat, est
pour nous un moyen de choisir, ])arm.i les
diverses substances que la nature nous pré-
sente, celles qui sont propres 5 nous servir
d'aliuients. Combiné avec l'appétit , qui dé-
signe la quantité des matériaux réparateurs
que l'organisme réclame, le goût, en rendant
la mastication agréable, nous invite par le
plaisir à réparer les pertes continuelles que
fait notre économie. Toutefois quand l'appétit
est très-vif, c'est lui d'abord que nous son-
ses mouvements faciles et variés, de sa surface
étendue, de son cnvelopi)e tine et humide,
enlin de ses nerfs gros et nonibreux, j'avoue
me sentir porté à admettre que le goût ne
doit être chez aucun animal plus parfait que
chez l'homme : si d'ailleurs, i)lus inva-
riable ment et plus sûrement que lui, les
animaux font choix de la nourriture la
mieux a[)propriée à leurs besoins, tout nie
fait croiie, je l'ai dit, que leur guide tidèle ,
dans ce cas, est bien jjlutôl l'odorat que le
BOût.
La langue des singes et des chiens offre les
plus grandes analogies avec la nôtre ; seule-
geons à satisfaire, sans guère nous occuper ment elle est plus mince. Dans beaucoup do
de la saveur de nos aliments; mais, lorsque carnassiers, notamment des genres /jj/épmo et
le premier cri de l'estomac est apaisé , les /"e/Zs, un certain nombre de papilles coniques,
jouissances du goût seules nous captivent et beaucoup plus saillantes que les autres, se
nous mangeons dans l'unique but de nous les revêtent d'un étui corné, pointu et recourbé
procurer. Aussi, pour[)révenir les excès de la en arrière : évidemment étrangères au goût,
gloutonnerie, importait-il, dès que les ali- elles ont paiu avoir pour usage de déchirer
ments sont ingérés en quantité suffisante, que la proie en la léchant pour en faire sortir le
nous fussions avertis par une sensation nou- lluide sanguin. La moitié postérieure de la
velledenous arrêter : cette sensation, qui est langue et l'intérieur des joues des ruminants
cc.lle de la satiété ou bientôt même du dé- sont aussi recouverts de grosses papilles cor-
goût, est comme une sentinelle vigilante pré-
posée à la garde des voies digestives, et dont
]1 est toujours sage d'écouter la voix. Les re-
lations intimes de l'estomac et de l'organe du
goût ne sauraient d'ailleurs être méconnues:
la substance qui répugne à ce dernier se di-
nées, dirigées en ariière en forme de grif-
fes et probablement destinées à favoriser la
déglutition ; ce qui, du reste, n'empêche pas
les esj)aces inter-pai)illairesde la base de la
langue de concourir à la gustation. Les ron-
geurs, dont la nourriture consiste en racines
,,. GOU DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE. GOU 196
Z.U .corcc. plus ou n^oins .cche. ont une ^e^rane ^^^l^t^,^^^^
ZU cIo.U le If SunieiU csl a y a pa^^ Sbîemenl la goûtent, ont une langue
in^vmo rcv(^Ul sur les cotes d espèces a e, ^j ,^ ^0,,^ ei couverte de papilles nom-
Ics dentelées, comme chc/ >e Porc ^^)'c , '^j ^^ g,, ^e môme des lé/ards qui
tandis (pie les espèces q se "O"'"^^^;;;^^^!: n.Achentet écrasent les insectes dont ils .e
friiiu ooinme les écureuil», ou ne suosi-ii ... , ,.i.„, inc K.otMPiPnc;
'■'■"" nniniTs crvoicV aies comme k-s rats,
Xem une langùe-Uuc'cl dépourvue do
nrndurtions cornées.
^ De B àinville ^Principes d'anatonue compa-
rée v m) suppose que lemiheu dans lequel
^'^':.i * 1,:. .^Vi^r nup (uies moditica-
macneniei ucraiM.iii i^^ ,,,.^^^'^^ ----
nourrissent. La langue, chez es batraciens
anoures, est très-extensible; ils s eu servent
surtout i)0ur saisir leurs aliments.
L'organe et le sens du goût sont supposés,
ôtre à leur minimum chez les poissons. Ces
1 .._:„.„ ...,« lo ,^lQ/>a Hr>lfl IflllQ-lie D US SOUVCnt
rce, p. 247) suppose que le "> ' ^«"J^^Vt ca- derniers ont la place delà langue plus souvent
vit rinhnal doit apporter f^^^^flf^^^^^^ armée de petites dents pointues, et crochues,
tiens à l'organe du goût, et que 'ÇS espèces ^ ^^^^^.^ ^^
aquatiques sont moins parfaite , sous et rap proi ^^^^^^ gustative. On sait qu il
Dorl que celles qm vivent dans ' air. Les umo gi^i^ jes cyprins, un organe mo-
[.apiile's linguales, qui./a la venté, pour aient ^-f c, au [.^^lai^_,^ ph/slologistes ont présenté
le 'rapporter tout «"^^j/^^en ^^^ a ^^^^'^^^'^^t com.nc un appareil de gustation; mais ce
tactile qu à la sensibilité gustative, comujL -.neore là qu une hvpothese.
cenrà^disparaître^chez les phoques p^^^^^ " ¥iisqu' le se2s du g^it existe indubita-
n'exister plus ou a peine chez les ^<^taccs ^^ i ^ , j^ ,l d,s animaux articu-
dont la langue, petite g.''«^^;^^2 „our dScer- lés 1 est donc permis d'admettre son organe:
assez défavorablement disposée pour discer les, u_t ^^i sangsues aiment la saveur du
lier les saveurs ■ • > 'J" l'onn cnpr<^p et nu elles
on sait que le» saiio=>"^-' """^' . •^n,,,
lier les saveurs. JgJ^ du sang ou de l'eau sucrée, et qu elles
7 P -oût semble Être plus ou moins obtus ■ ' ^^^ pu,s volontiers la peau de, 1 homme
nhe7 ifs oiseaux : leur langue est, en gêné- \^\^,,^ elle est humectée de ces liquides L
2 \'' r.nnnrvi^e de tissu musculairc, sèche et ,,^^,,1,3 commune préfère les alimen s sucré
rhez les oiseaux: leur langue est, en gêné- ^^^g^j ^le est humectée de ces l
VT dépourvue de tissu musculaire, sèche et \^^^^^^^^ commune préfère les alin
rar\ilÏÏneuse. La plupart paraissent avaler >^ ^^^,s i,s autres ; telle chenille n
feir aUments sansMes déguster : tels sont j, j^ feuille de tel arbre e
leurs di ai^ ^îcpaiiT nsectivores et ^..,,\^« ,i,^nniant ainsi la spécia
piirs alimeuis sans i^j y^^r:,^^---
SS • qufla rnSnljùsqu^ un certain
notai comâe lesperroquels.onl.la langue
Kf, f èliarnue plus épaisse, el la peau qui
à re "ouv™ plus molle el même pourvue de
papilles celles-ci me semblent «re plulol en
S^^TroiUui'd^clSl'^uf^n'ou'r^!
""o.r;'J!i\',\™J$'rr,î;^::"^firâu
une
i ment s sucrés
h tous les auires; lenc k^h^l,,,,^ ne se nourril
que de la feuille de tel arbre etc ; chaque
esnècc dénotant a nsi la spécialité de son
goS II paraît probable à de Blainville (Ou..
Ht i). 226) que l'organe de ce sens se trouve
h la partie inférieure de la cavité bucca e.
En etfet, on trouve, suivant lui, dans es
orthoptères, c'est-à-dire dans les insectes
hexapodes qui paraissent jouir dune plus
grande finesse de goût, une espèce de renHe-
ment qu'il croit 6tre lingual De B lainville
" ^ ^^ i,^,,r.nnl^» phflrnii fit snon-
coq
vers .^ 1-- ■. . .,
SS'^l'XreTifSl^ryexerëice du .ou
S\%£icVrnée£_aussiépa,s auss, US^^^^
seraient les vrais organes de la gusta ion
Mais dit Dugès [Ouv. cit., t. I, p. l4/j, m
'ï'^'Yv.iV,i7ô7né cTt'aussi épais, aussi Usse fi^p ' osition, ni leur structure, ne permet ent
""^^A i.nS dessous à toute la portion j^Jo^ter une pareille hypothèse ; les palpes
"".n^ée en^fer le flèZ chez la plupart des ^,i'°c'rustacés,^des arachnides, des insectes.
!:,?"p'f ofseaux qui ne peuvent goûter les ^^^^^^ ^,,, Je la bouche, durs, c^ornés^, ai-h-
eur s
intervalles, ou uitn uvjmi'u^v-^ ^-^ i - 8"
En général la langue des «Pldes es moms ^e m»" re pas cm ^ ^^j,^^
mince et moins siiche que celle Jcs oiseaux . raiem se ^^ humidilé ; ils servent
c fest très-protraclile et J0"™f „'"'; ^^I f^aiper.à'conduire même les aliments, mais
S^Sn'tuflV^rtl-és^^ni^quf ne V^l^l^^^t'^^'^^^^r^s-
^;SjeSe°rglo2,S;,fnS^S ^ IrSî^^ftifflfu taS
do fgoùter, el, ,.ar conséquen , i ".s 1 or- a d «^ ^^_^_,^ ^^ p,,yMogie.)- Voy.VK,.-
197
HOM
PSYCnOLOGIE.
HOM
198
H
de
HARMONIE PREETABLIE. Voy. rEUCEP
TIOX KXTERIiaRE.
LHOMME DE LA NATURE (Wi'^toire
quelques individus isolés ou séqiicstre's).
S'il sp trouve un hoinmo qui ne puisse
vivre en soci'lé ou qui priHendo n'a-
voir hesoiu que de ses propres ns-
sources, ne le regardez pas coni<ne
faisant partie de la cité; c'est une
bête sau\age ou un dieu.
(Aristote.)
Pour donner une idée de ce que serdit
l'houîme isolé dès l'enfance et séquestré
de la société, nous rapporterons ici l'his-
toire authentique de quelques individus qui
ont été ainsi séparés -de leurs semblables
presque au sortir du berceau.
Les loups qui abondent dans les forêts d(^s
royaumes d'Oude et de Né[)aul (Inde) enlè-
vent souvent des enfants dans les villages,
et le petit cajitif ne succombe pas toujours
sous la dent de son ravisseur. Il est nombre
d'exemples d'enfants élevés par une louve au
milieu d'une portée de louveteaux dont ils
ont pris , [)auvre humanité I toutes les habi-
tudes.
Un ofïicier du service de la compagnie me
racontait, au sujet de ces Homulus indiens,
l'histoire suivante, que je livrerai au lecteur
sans commentaire :
« Daas le village de Cliuprah, situé à l'est
de Sultanpore, vivaient un homme, sa femme
et letTc eiilânt, Agé de trois ans. En mars
1843, l.a famille sortit un matin pour aller
vaquer aux travaux des champs. L'enfant
avait alors au genou droit une large cicatrice
provenant dune brûlure (|u'il s'était faite en
tombant dans le feu quelques mois aupara-
vant. Pendant que ses parents travaillaient
la terre, l'enfant se roulait sur l'herbe à quel-
que distance, lorsqu'un loup bondit sur lui
de la jungle voisine, le saisit par les reins et
l'emporte au galop, malgré les cris et les
poursuites du père et de la mère. Des recher-
ches faites le lendemain et les jours suivants,
sous la direction du père, par ses amis et ses
voisins, furent sans résultat, et l'on dut re-
noncer à toute espérance de trouver vestige
de l'enfant enlevé.
« Six ans s'étaient écoulés sans que la
mère, qui avait perdu son mari dans Tinler-
valle, eût entendu parler de son enfant : l'on
était .alors au mois de février 1849. Deux ci-
payes venus en congé à la ville de Singra-
rnow, peudistante de Chuprah, quittèrent un
beau matin leur domicile pour aller se pro-
mener sur les bords de la petite rivière qui
traverse la ville. Assis au bord de l'eau ils sa-
vouraient la brise du matin, lorsqu'ils virent,
5 leur grand élonnement, trois petits loups
en compagnie d'un jeune garçon qui, sortis
prudemment de la jungle, s'avancèrent vers
la rivière, où ils commencèrent à étancher
leur soif. Les cipayes, remis de leur première
(40 II (tisali que s'il n'eûl tenu qu'à lui,
cei.e (les liuiiiines.
stupeur, se lancèrent à la poursuite de la pe-
tite troupe, et parvinrent h saisir l'entant au
moment où il s'introduisait dans un antre
où les trois louveteaux l'avaient précédé. 11
tenta d'abord de se détendre à coups de
dents contre ses canteui's; mais ces der-
niers l'amarrèrent solid(>ment et l'emmenè-
rent h leur logis, où pendant vingt joints ils le
nourrirent de viande crue et de gibier. Troti-
vant alors les frais de table de leur hôte trop
élevés, ils se décidèrent à le conduire au
bazar de Kholepoor, où des persotuies cha-
ritables avaient promis de se charger de
son entretien.
« Un cultivateur de Chuprah, qui vit le
jetme garçon au bazar, raconta, à son re-
tour dans le village, les détails de la cap-
ture des deux cipayes, et l'histoire arriva
ainsi jusqu'il la veuve. Celte dernière ne ]iei-
dit point de temps pour se rendre au bazar,
et là reconnut siu- le corps du jeune garçon,
non-seulement la cicatrice au genou droit et
celle des dents de la louve sur les reins,
mais encore à la cuisse un signe avec lequel
son fds était venu au monde. Convaincue de
l'identité de la pauvre créature, elle la ramena
avec elle au village, où tous ses voisins n'hé-
sitèrent pas h la reconnaître pom- son lils.
Pendant plusieiu's mois , la mère chercha,
)ar des soins assidus «h ramener l'enfant »\ des
jabitudes humaines : mais ses elforts ne
furent couronnés d'aueun succès, si bien
que, dégoûtée, elle se décida h l'abandon-
ner <i la charité publiqtie. L'enfant fut alors
recueilli (par les domestiques de l'oflicier (|ui
me racontait cette étrange histoire), et ceux-
ci le traitaient comme ils eussent pu traiter
un chien mal apprivoisé. Il vécut ainsi envi-
ron un an, son corps exhalait une odeur sau-
vage fort désagréaiale ; ses coudes et ses ge-
noux étaient endurcis comme de la corne,
sans doute par suite de l'habitude de mar-
cher à quatre pattes qu'il avait contractée au
milieu des louveteaux, ses compagnons d'en-
fance. Toutes les nuits il se rendait dans les
jungles voisines et ne manquait jamais de
prendre sa part des charognes qu il| [)Ouvait
rencontrer sur son chemin. 11 marchait gé-
néralement sur ses deux jambes, mais pre-
nait sa nourriture à quatre pattes en compa-
gnie d'un chien paria avec lecjuel il entrete-
nait des relations d'intimité. Jamais on ne
le vit rire ou on ne l'entendit parler. Il mou-
rut presque subitement a[)rès avoir avalé
une grande quantité d'eau.» (E. de Valbezen,
Les Anglais et l'Inde, 2' édit., p. 309.)
Camerarius [Uorœ subcecivœ) rapporte
qu'un jeune hotnme fut trouvé, en 1544,
dans la liesse, au milieu des loups qui
l'avaient enlevé à l'âge de trois ans. 11 mar-
chait et courait h quatre pieds. An)ené h la
cour du prince Henri, landgrave de liesse, ce.
sauvage a[)prit h parler (46). II avait oublié la
plupart des habitudes naturelles et des sen-
il scrail rclouriié dans la sociéic des loups, qu'il préféraii à
109
IIOM
DICTIONNAIRE DE IMIILOSDIMIIE
IIOM
200
salions qu'il avait éprouvées dans l'élal sau-
"^'^Lc'mômc auteur parle d'un autre sauvage^
trouvé près de 13amberg,et (jui avait douze ans
environ. Il le vit lui-môme couru- à quatre
pieds avec une agilité étonnante.U mettait les
chiens en fuite h coups de dents. 11 avait été
trouvé parmi des bœufs. Ses membres étaient
d'une souplesse extraordinaire.
Un autre sauvage auquel on donna le nom
de Joseph Ursin, fut trouvé , en 1661, vers
l'âge de neuf ans, dans les forôls de la Lilhua-
iiie : « Tous ses sens, dit Moréri, étaient telle-
ment abrutis, et il était si dénué d esprit et de
raison, qu'il semblait n'avoir rien de 1 homme
nue le corps. Toutes ses inclinations te-
naient entièrement de la bête. « Il marchait
sur ses pieds et sur ses mams a la manière
des ours, au milieu desquels on le prit ^I oy.
l'art Ours dans le Dict. d'fiist. nal. de Dé-
Icrville, p. 455); il mangeait la chair crue et
suçait la sève des arbres dont il déchirait
l'écorce avec ses ongles {Voy. lltst. nat Po-
loniœ, par le Jésuite Rzaczinsky , p. 355).
C'est ce jeune homme qui donna heu aux ob-
servations consignées dans les Mémoires de
V Académie des sciences. ( Voy. ces Mé-
moires.) , . . -t j
Connor, médecin anglais qui avait de-
meuré en Pologne, vit à Varsovie en 1694,
un enfant qui avait été pris, vers 1 âge de dix
ans, au milieu d'une troupe d ours dans les
mômes forêts de la Lithuanie ou Joseph Ur-
sin avait été rencontré trente-sept ans aupa-
ravant i tYa«<;. inédic, léna, 1706, p. U3).
Lorsqu'on l'atteignit, il poussait des hurle-
ments à la manière des ours et marchait a
quatre i)ieds. Ce ne fut qu'à force de soins
qu'on put l'apprivoiser, lui ai)prendre à se
tenir debout et à prononcer quelques mots.
Quand il sut parler, on l'interrogea sur sa vie
précédente ; mais il en avait perdu la mémoire
et ne savait pas plus ce qui lui était arrivé, dit
Connor, r/MC nous ne savons cequi nous arrive
au berceau. Il essaya plusieurs fois de fuir la
société humaine pour reprendre son ancien
genre de vie. _ , .
Un médecin hollandais, Tulpius, rapporte
iObserv. méd., liv. iv, chap. 10) l'histoire
d'un ieune homme trouvé dans un désert
d'Irlande, au miUeu d'un troupeau de mou-
tons sauvages. Il avait la bouche fort grande,
le front aplati, abaissé, le sommet de la tête
très rentlé, comme celui des béliers, et il s en
servait pour frapper à la manière de ces ani-
maux Son cri ressemblait au bêlement des
brebis. La conformation de sa glottr^ qui
était très-large, lui facilitait ce cri. Il mar-
chait à quatre pieds, sautant déroche en
roche avec une merveilleuse agilité Sa nour-
riture ordinaire était du foin et delherije,
qu'il savait distinguer à l'odorat sans se trom-
per Sa taille était svelte et maigre, sa poi-
trine fort rentrée, sa physionomie assez
agréable. On l'amena vers la fm du dix-sep-
tième siècle à Amsterdam ; il n'avait alor«
qu3 seize ans et conservait toujours le dé-
sir (le reprendre son ancienne manière de
vivre.
Boërhaave avait coutume de rapi)eler, dans
ses leçons de médecine, l'histoire d'un jeuno
homm'e égaré à l'âge de cin(| ans, par ses pa-
rents, pendant une guerre, uans une forêt où
il vécut sauvage jusqu'à vingt et un ans. On le
nomma depuis Jean de Liège. 11 se nourris-
sait d'herbes agrestes, de fruits et de raci-
nes sauvages, qu'il savait très-lien découvrir
par l'odorat, et dont il distinguait les. quali-
tés avec une finesse étonnante. 11 distinguait
de très-loin, également par l'olfaction, la
femme qui lui servait de garde. 11 perdit peu
à peu dans la société cette finesse de 1 odo-
rat. 11 aspirait toujours à retourner dans les
champs et les bois. , . -.
Un journal, publié à Breslaw, fait mention
d'un garçon de treize ans, pris dans le Ha-
novre, près de Ilameln, en 1734. Il avait lair
égaré et le caractère extrêmement farouche.
Son nez était épaté, sa chevelure frisée e'
courte, sa taille svelte et petite. Quand on
l'irritait, il poussait des cris semblables au
bésavement (47). Il refusa d'abord toute autre
nourriture que des fruits, qu'il choisissait
et flairait. Il mangeait plus que deux hom-
mes Son ouïe était singulièrement fine et
exercée. Il faisait souvent des sauts tres-
prestes, des gestes singuhers, et il baisait la
terre Le roi d'Angleterre lavant fait venir a
Londres, on lui donna quelque éducation,
mais il mourut trois ans après avoir été
inis {Breslauer Sammlung ,\.y supp. I er-
such 35). ,
On a aussi trouvé des femmes sauvages dans
les forêts. Le journal de Breslaw où nous
avons puisé l'histoire précédente donne la
notice d'une jeune fille trouvée, en 17 17, dans
une forêt montueuse (province dOver-\ssel,
en Hollande). Elle pouvait avoir dix-neutans
marchait sur deux pieds, courait for vite
et vivait d'herbes, de racines et de femliages.
Elle faisait entendre un bégayement mintel-
ligible. Elle regretta d'abord son premier
genre de vie. , t^- ,•
M.Sigaud-Lafond cite, dans son Diction-
naire des merveilles de la nature 1 histoire
d'une autre fille trouvée, en 1767 dans It
comté de Hont (basse-Hongrie) Elle était
nue, grande, robuste, et paraissait avoir dix-
huit ans. Sa peau était brune, son regard
elfaré, son caractère plein de rudesse Elle
ne voulait manger que de .l'V,ch«\'-^^C''^î^'
qu'elle dévorait avec un.i avidité extraordi-
naire, ainsi que des racines sauvages et des
'Th^Sr^us célèbre de ce genre est
celle de mademoiselle Leblanc, racontée par
Mnfinele fils pour /aire connaître, nous oii-n,
K"mlno^ tous tant une nous som-
(47) i Les indiVulns que nous nommons s.'.nvn- ;'é>'fl/;i;P"^^^?,f,,*''\"' ^ P^y'»"'"-
.. p\uce qn'ilsonl Clé trouves erranis.epnis leur '='"\''' /«^i?", i''";. * remenl diie, 2- édil.)
„,\u,-^ .!:,.<; Ips foièis. ne nonvp.ii i.oinl avoir -le g.e . De la \ie pioi ic
entante dans les foréis. ne ponvp.il i.oinl avoir -le
vgix (ils n'oal que des cri.->), J'inlcili|iencc ne so
2ni
HOM
rsYcnoT.ooiE.
IluM
20ÎJ
mes, si nom avions été, comme elle, privés en loups (50), preiulrc les lièvres à la course,
naissant de toute société. boire leur sang et dévorer leur chair. « La
En 1731, un ôtre à forme humaine, pressé manière dont elle courait après les lièvres.
par la soif, entra dans le village de Sogny, h
quelques lieues de ChAlons. Il avait h la
ludin un oiUon court et gros par le bout,
comme une masse. Les paysans lAclièrcnt
contre lui un dogue dont le collier était
armé de pointes de fer. Cet être inconnu
attendit le dogue et, d'un coup de bûlon,
retendit mort sur la place. Ensuite il re-
gagna la campagne et disparut dans la forêt
voisine. Peu de jours après, les domestiques
du château de Sogny aperçurent pendant
la nuit, dans le jardin, sur un pommier
chargé de fruits, une espèce de fantôme; ils
s'approchèrent en silence alin d'environner
l'arbre, mais le fantôme sauta sur un pom-
mier voisin, et de là de branche en branche,
hors du jardin, se sauvant dans le bois au
sommet d'un arbre très-élevé. Le seigneur
de Sogny accourut avec ses domestiques et
des paysans, et l'on reconnut sur l'arbre un
dit Racine, est surprenante ; » elle a donné
des exemples de sa façon de courir. 11 ne
paraissait presque point de mouvements
dans SCS pieds et aucun dans son corps ; ce
n'était point courir, mais glisser... Cette
môme agilité qu'elle avait sur la terre, elle
l'avait dans l'eau, oià elle allait chercher les
poissons, qui étaient pour elle des mets
très-friands. Elle restait longtemps plongée;
l'eau paraissait être son élément. Sa force
était si grande, qu'elle dit à Racine avoir
repoussé si.\ hommes qui voulaient entrer
dans sa chambre, en renversant sa porte
siK- eux.
« Lorsque, peu à peu apprivoisée, elle eut
appris notre langue (51), après avoir répété
quelle ignorait d'oii elle venait, n'ayant
jamais vu que des forêts où elle avait vécu
avec une compagne de son âge, elle raconta
comment elle l'avait perdue, ce qu'elle m'a
être semblable à une jeune lîlle h peau très- raconté dans la suite de la même façon. Tou-
brune et à longs cheveux (loltants. On cerna tes deux nageant dans une rivière (la Marne
l'arbre où la jeune tille restait ta|)ie dans le sans doute), entendirent un bruit qui les obli-
plus épais du feuillage. Après l'avoir gardée gea de plonger. C'était un chasseur qui, de
à vue pendant tjuelque temps, on |)ensa que 'o'"» ayant cru voir deux poules d'eau, avait
la faim et la soif la feraient sortir de sa re- |iré sur elles. Elles poussèrent leur voyage
traite. La dame du lieu fit placer au pied de
l'arbre un seau plein d'eau (48). .Après quel-
que hésitation, la jeune fille descendit et
s'approcha du seau pour boire. Elle avalait
l'eau en plongeant le nientonjusqu'à la bou-
che. On la siiisit, mais ce ne fut pas sans de
grandes résistances de sa part. Elle avait les
ongles des pieds et des mains très-longs cl
très-durs. Ses doigts étaient singulièrement
nerveux. Ses pouces étaient surtout très-forts
et démesurément allongés. Arrivée au châ-
teau, son premier mouvement fut de sejeter
sur des volailles crues que le cuisinier prépa-
rait (49).
Tel avait été jusque-là l'abaissement de ses
facultés intellectuelles, que, quoiqu'elle fût
beaucoup plus loin ; et sortant de la rivière
pour entrer dans un bois, elles trouvèrent
un chapelet, qu'il fallut se disputer, parce
que toutes deux voulaient s'en faire un bra-
celet. Notre sauvage ayant reçu un coup sur
le bras répondit à sa compagne par un coup
sur la tête, malheureusement si violent, que,
suivant son expression, elle la fit rouge. Aus-
sitôt, par ce mouvement de la nature qui nous
porte à secourir nos semblables (52), elle va
chercher un chêne et monte jusqu'au haut,
espérant, m'a-t-elle dit, trouver une gomme
propre à guérir le mal qu'elle avait fait.
J'ignore quelle connaisance elle avait de ce
remède. L'ayant trouvé, elle retourne à l'en-
droit où elle avait laissé sa compagne: elle
âgée de dix-sept à dix-nuit ans lorsqu'on n'y était plus et ne l'a jamais revue (53). »
s'empara d'elle, elle ne put se rappeler que
peu de chose de son premier état, quand on
l'interrogea après qu'elle eut été instruite et
qu'elle eut appris à parler. Mais si son intel-
ligence était restée inerte, son corps avait
acquis des facultés inconnues dans l'état
social. Elle savait pousser de la gorge un cri
elfrayanl, imiter le cri de quelques animaux,
grimper aux arbres avec une agilité merveil-
leuse et sauter d'un arbre à l'autre, tuer les
Un autre sauvage, de onze à douze ans,
aperçu d'abord dans les bois de la Canne
(Tarn), puis dans les environs de Saint-Cer-
nin (Ave^ron), où il fut pris en 1798, a été
l'objet d explorations faites avec une rare
sagacité d'esprit par le docteur Itard, méde-
cin de l'institution impériale des Sourds-
muets à Paris. « Ce malheureux enfant, dit
M. Morel, oiïrait l'alfligeant spectacle de la
dégradation humaine. La grossièreté de ses
(iB) Racine parle d'une anguille qi^on lui aurail
nioiilrce pour l'aiiirer. Celle circonsiatice de l'an-
guille est assez bizarre pour ([u'on puisse soupçon-
ner quel(iue erreur de la pari de ta jeune sau-
vage.
(49) Elle ne (orda pas à tomber dangereusement
malade; elle ne pouvait trouver de soulagement
qu'en su(;.inl du sang cliaud qui glissait dans ses
veines comme une sorte de baume. Ses ongles et
SCS dénis lombèrent à mesure qu'elle s'accoutuma
à noire nourriture. La leulalion de retourner dans
les bois pour y vivre seule la prenait souvent, et la
plus violente de ces lenialions clail celle de boire
DiniûNN. DE Philosophie. L
le sang de quelque animal vivant.
(50) Elle se servait pour cela d'un b&lon qu'elle
portait à une espèce de ceinture, et qu'elle a de-
puis a|)pelé son boutoir.
(51) Extrait de la notice publiée par L. Ractiie
dans son poème de la Religion.
(5!2) On voit bien qu'ici comme dans plusieurs
autres cas, Racine prête ses sentiments el ses idées
à la pauvre sauvage.
(53) De Cliâlons, mademoiselle Leblanc fui con-
duite à Paris, où elle voulait se faire religieuse;
mais sa faible santé l'empêcli.i d'exécuter celle ré-
solution. Elle csl morte à Paris vers 1780.
7
203
HOfM
DICTIONNAIRE DE PIIIIOSOPHIE.
IIOM
204
sens, SCS appétits, ses instincts brutaux, son
inditrércnce pour les objets étrangers à la
satisfaction de ses besoins, ses habitudes sau-
vages, sa profonde aversion pour la société
•et ses ouvrages, son amour de l'indépen-
dance, l'abrutissement de son intelligence,
le son monotone et guttural de sa voix, tout,
jusqu'à sa marche précipitée et au balance-
ment de son corps, tout attestait la longue et
délétère influence d'une vie errante et soli-
taire.» (A^o/tce biographique sur M. 'Itard^
dans les Annales de l'éducation des sourds-
muets.)
« Etranger à celte opération réfléchie qui
est la première source de nos idées, il ne
donnait deVattcntion, dit M. Itard, à aucun
objet, parce qu'aucun objet ne faisait sijrses
sens une impression durable. Ses yeux
voyaient et ne regardaient point; ses oreilles
entendaient et n'écoutaient jamais ; ei l'or-
gane du toucher, restreint à l'opération mé-
canique de l'appréhension des corps, n'avait
jamais été employé à en constater les formes
et l'existence.» [Rapport au ministre de l'in-
iérieur.)
Le sauvage de l'Aveyron, dont le déve-
loppement fut assez remarquable par rapport
à son point de départ, ne franchit pourtant
pas les premiers degrés de la civilisation, et
tinit par rester stationnaire (54). Il mourut à
Paris, en 1828. Il n'était point idiot, comme
l'ont prétendu quelques auteurs systémati-
ques, Gall, etc.; Virey, observateur judi-
cieux, qui a vu et examiné plusieurs fois ce
sauvage et en a fait le sujet d'une dissertation
qu'il a publiée à la fin de son Histoire natu-
relle du genre humain, dit qu'on ne peut pas
h regarder comme imbécile (55).
Nous venons de voir un jeune sauvage sur-
pris dans les bois, sautant d'arbre en arbre,
vivant nu, de la vie d'un singe plutôt que
d'un homme, n'articulant aucun son que des
cris imités des animaux qu'il avait entendus,
dont l'intelligence reste profondément dégra-
dée au milieu de cette vie errante et de cette
liberté absolue. Nous pouvons citer un autre
malheureux enfant qui, pendant douze ans, a
été, au contraire, retenu dans une coutrainte
et une captivité absolue au fond d'un cachot
où un homme dont il ne voyait jamais la
figure lui apportait chaque jour du pain et
une cniche d'eau. Ce jeune homme fut trouvé
(54) M. Morel, ouvrage cilé. — On lira avec un
vif iniérèl les deui Mémoires publiés par M. Iiard,
le pieniier inlitulé : De réducation d'un homme
sauvage ou des pTemiers développements physiques el
moraux du jeune sauvage de rAveyron (1801). Le
«ecoiid porte le lilre de : Rapport au ministre de
l'intérieur sur les nouveaux développements du sau-
vage defAveyron (1807). Nous eii donnons de longs
extraits plus loin.
(55) Nous ajouterons quelques détails physiolo-
giques sur ce jeune Aveyronais. Quand on le prit,
«nJui présenta des pommes de terre qu'il mangea
crues ainsi que des châtaignes et des glands, reje-
tant toute autre nourriture, telle que viande, pain,
pommes, etc.; il rejetait aussi le sucre, le sel, etc.;
il flairait toutes les nourritures qu''on lui offrait,
avant de les goûter. 11 se tenait presque tout le
jour accroupi, mangeant contiiiuellcment et ainiunt
au mois de mai 1828, h l'entrée d'une des
portes de la ville de Nuremberg, dans une
attitude immobile. Il ne parlait pas, mais il
pleurait. Il tenait en maifi une lettre adres-
sée à un officier du régiment des chevau-
légers en garnison dans la ville. Celle lettre
annonçait que, depuis l'âge de quatre ans
jusqu'à celui de seize, le porteur avait été
renfermé dans un cachot, qu'il avait été bap-
tisé, que son nom était Gaspar Hauser, et
qu'il était destiné à entrer dans le régiment
des chevau-légers. « Jamais, lit-on dans une
lettre adressée au rédacteur du Glob^, le
15 novembre 1829, jamais il n'y eut table
rase comme celle de son esprit et de son âme
à seize ans.
«... Jusqu'à présent, dit M. Feuerbach (56),
c'est-à-dire peu de temps après qu'il fut sorti
de son cachot, rien n'existait pour lui que ce
qu'il pouvait voir, ouïr, sentir, flairer ou
goûter, et son esprit, si vif et bientôt si spé-
culatif, n'acceptait encore rien de ce qui
échappe aux sens ou qui ne pouvait lui être
rendu sensible. »
Après avoir reçu un développement intel-
lectuel très-remarquable, l'infortuné Gaspar
fut assassiné en plein midi au jardin botani-
que de la ville de Nuremberg (1832),
Gaspar Hauser présenta des particularités
physiologiques qui méritent d'être remar-
quées.
Sa physionomie était, au sortir de son
cachot, très-commune et sans expression;
les parties inférieures de sa figure s'étendaient
un peu en avant. Ses yeux avaient l'expres-
sion d'une torpeur animale. La partie gauche
de sa figure était notablement retirée et tor-
due. Mais cette conformation de sa figure
changea tout à fait dans le laps de quelques
mois ; son regard devint vif el expressif, les
parties inférieures el saillantes de la figure
rentrèrent tellement, qu'il était difficile de le
reconnaître. Il montrait la plus grande hor-
reur pour toute espèce d'aliments, excepté
pour le pain et l'eau. Sa salive était terne et
tellement collante, qu'il s'en servait pour
attacher des images à la muraille ; lorsqu'on
voulait les en arracher, c'était ordinairement
le papier ou la chaux qui cédaient.
Sa vue ne connaissait, pour ainsi parler, ni
jour ni nuit; il marchait pendant les ténè-
bres avec la même assurance que pendant le
à dormir ensuite. En se couclianl, il se lilotiissait en
boule et se berçait pour s''aider à dormir. Il était
très-rpaigre quand on le prit ; il devint fort gras.
11 ne craignait nullement lo grand froid ni l'extrême
chaleur. Quand il suait, il se paiseniMit la peau de
poussière, car il n'aimaii pas l'Iiuniidiit. Ses mains
n'étaient point callenses, mais il avait de grands
ongles, et SCS doigts étaient d'une flexibilité élon-
n;inle. Ses choveux blonds lui couvraient presque
tout le visage. Il n'avait aucune idée de pudeur ; il
ne songeait qu'à lui el ne sentait que lui seul : c'é-
tait un parfait égoïste.
(56) L'ouvrage de M. Feuerbach '^sl intitulé :
Kaspar Hauser , Beispiel eines \ erbrecbeus am
Seeienleben des Meiucheu, Ansbacli, 1852. Cet écri»
est |il in d'iniéiél au point de vue physiologique el
psychologique.
1
205
HOM
PSYCHOLOGIE.
HOM
2C6
jour. En pleine nuit, il pouvait distinguer
les couleurs même foncées, le vert, le bleu,
etc. Son ouïe était aussi d'une subtilité mer-
veilleuse. Son odorat fut la cause que toute
sa vie ne fut plus qu'un tourment. Ce qui
nous paraît, h nous, sans odeur, était loin de
l'être pour lui. Il pouvait distinguer de loin,
même lorsqu'il ne les voyait pas, les diffé-
rentes sortes d'arbres.
Quant à la susceptibilité des organes du
toucher, surtout pour les irritations galvani-
ques, elle était étonnante. Lorsqu'on diri-
geait vers lui le pôle nord de la barre ai-
mantée, il ressentait qu'un courant d'air par-
tait de lui; si c'était le pôle sud, il disait
qu'on soufflait sur lui. Pendant ces expé-
riences, la sueur lui venait au front et il se
sentait agité. Un jour, entré dans une bouti-
que d'ouvrages de laiton, il se hâta d'en
sortir, en criant qu'il était tiré par tout le
corps et de tous les côtés.
On a, en outre, observé en lui, à un degré
supérieur, le magnétisme animal.
Nous venons de voir, dans les divers récils
qui précèdent, I histoire de V homme de la
nature non moins cher à la philosophie de
notre temps qu'à celle du siècle dernier. C'est
à l'école de J.-J. Rousseau qu'appartiennent
aujourd'hui la plupart des zoologues, anthro-
pologues, ethnographes et philosophes de la
France, de l'Allemagne, etc. Tous partent de
\ homme de la nature, idéal éternel des doc-
trines philosophiques et sociales modernes.
Toutefois il faut convenir que les faits sont
bien peu favorables au système. En effet, si
l'homme, comme on le prétend, avait com-
mencé par Vétat de nature, on ne comprend
pas comment il en eût pu sortir. Tous les
individus, isolés au fond des bois, dans la
compagnie des animaux, dont nous venons
de lire Ihistoire, ont regretté leur premier
genre de vie, et nous n'en avons vu aucun
chercher à améliorer son abjecte condition.
Tous, au contraire, en sont très-satisfaits et
désirent y rentrer après avoir été violemment
introduits dans la société humaine (57).
Non-seulement l'âme était descendue au
dernier terme de la dégradation, mais le
corps lui-même tendait à changer de formes
et de proportions. La station droite devenait
horizontale à la manière des quadrupèdes. La
conformation de plusieurs parties de la tête
et de la poitrine se rapprochait de celle des
moutons au milieu desquels il vivait, dans
l'enfant irlandais décrit par Tulpius. Nous
avons remarqué la longueur des pouces chez
la sauvage de Sogny, chez tous, la longueur
et la dureté des ongles, la force des dents
qui permettait aux uns de dévorer la chair
crue, aux autres de broyer le foin, les feuil-
les, les écorces d'arbre, ou de mettre en
fuite, en les mordant, les animaux les plus
féroces. La plupart ont les cris des animaux
au milieu desquels ils vivent ou des cris plus
effrayants encore. Tout, dans leurs habitu-
des, se rapporte au corps, à sa nourriture,
à sa conservation, à la satisfaction de ses be-
soins les plus grossiers; aussi développent-ils
des facultés que à priori on ne croirait pas
l'homme capable d'acquérir. Ils courent,
grimpent, sautent, avec une prodigieuse
légèreté, ou nagent, plongent, pèchent avec
la main, prennent à la course les animaux les
plus agiles, abattent d'un seul coup les ani-
maux féroces. (La sauvage de Sogny et sa
compagne.) La plupart des sens, l'ouïe, la
vue, l'odorat surtout, ont une finesse extrê-
me. Chez plusieurs, l'odorat sert à distin-
guer, avec l'infaillibilité de l'instinct des ani-
maux, les plantes qui leur conviennent.
Toutefois, on n'est pas peu embarrassé
pour expliquer comment à l'origine le corps
peut s'accoutumer à un régime si étrange et
prendre les habitudes d'une hygiène si anor-
male. La transition à un état si en dehors des
conditions ordinaires, a dû être préparée par
une première enfance probablement fort
misérable, vagabonde, accoutumée déjà aux
privations, aux souffrances de toutes sortes.
Il semble qu'un enfant même de sept à huit
ans, élevé jusqu'à cet âge chez des parents
qui auraient pu lui procurer la nourriture, le
vêtement et un toit, périrait infailliblement
s'il était jeté tout à coup au milieu de nos
forêts si stériles en fruits comestibles. II ne
tarderait pas à être victime de la faim, de la
nudité, des dures intempéries de nos climats
et de mille dangers contre lesauels il serait
sans ressource.
Quant à ceux de ces individus qui vivaient
en société avec des animaux féroces qui les
avaient adoptés, c'est une difficulté de plus à
résoudre.
Nous terminerons ce que nous avions à dire
sur Vhomme de la nature par quehjues remar-
ques sur l'opinion d'un nuteur récent qui
voit dans certains actes de mademoiselle
Leblanc des actes raisonnes, des sentiments
du cœur, la réflexion et le calcul de la pen-
sée (le P. Chastel, De la valeur delà raison).
Il se fonde d'abord sur ce qu'ayant été ques-
tionnée par signes pour savoir où elle était
née, elle montra un arbre. J'avoue que je
serais singulièrement embarrassé si j'avais
à faire comprendre par signes cette question
à une personne ordinaire : Où étes-vous née?
mais mon embarras serait extrême si je
m'adressais à une pauvre sauvage intellec-
tuellement aussi dénuée que celle dont nous
parlons, et je craindrais fort de n'avoir point
été compris. Quel est le signe ou quels sont
les signes naturels qu'on pourrait employer
dans une [)areille circonstance ? La question
qu'on lui adressait était assez complexe, et je
ne vois pas comment elle peut être exprimée
par des «igines naturels. 11 y a tout lieu de|
croire que notre sauvage ne comprit rien
aux gestes qu'on faisait devant elle. Ce qui
confirme cette supposition, c'est que, plus
tard, quand elle sut parler, elle dit à M. Val-
mont de Bomare qui la vit et l'interrogea en
1765, que ses parents cultivaient la terre et
(r»7) Aucune société barbare ou sauvage
caiciir. Il eu csl de inéiiic de Tin lividu.
n'esl sorlie de son élal par elle-même cl sans un cdu-
207
IlOM
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
HOM
2C8
qu'elle allait souvent ramasser des herbes sur
le bord de la mer pour engraisser leur ter-
rain. Ainsi la précision du sa réponse aux
gens de Sogny est tout h fait chimérique.
Le môme duleur voit les sentiments du
cœur et un calcul de la pensée dans l'action
d'aller chercher au haut d'un chône un
remède propre à guérir la plaie qu'elle avait
faite à sa compagne (58). Ce fait est fort obscur
dans l'histoire de notre sauvage. Qu'était-ce
que ce remède? Racine parle d'une gomme..,
qui est-ce qui connaît la gomme du chône et
sa propriété sanguisorbe? Le fan mélangé au
charbon pulvérisé est très-utile pour panser
les plaies, mais on ne prétendra pas sans
doute que le calcul de la pensée de la jeune
sauvage allait jusque-là. Il est très-vraisem-
blable que ses souvenirs étaient bien confus
sur ce point. En effet, elle dit h M. Valmont
de Bomare que,« voyant saigner sa compagne,
elle courut chercher des grenouilles, en écor-
cha une, lui colla la peau sur le front et
banda la plaie avec une lanière d'écorce
d'arbre qu'elle avait arrachée avec ses ongles.
La blessée prit le chemin de la rivière et
disparut sans qu'on ait su depuis ce qu'elle
est devenue.» Elle dit, au contraire, à Racine
qu'étant retournée à l'endroit où elle avait
laissé sa compagne, elle ne l'y trouva plus...
Que croire, que penser au milieu de toutes
ces contradictions (59]?
Les lois qui régissent l'homme sont unes et
invariablement les mêmes dans les mêmes
conditions d'existence. C'est en vain que nos
systèmes essayent de les faire fléchir, et de
chercher dans l'individu isolé ce qui ne peut
se trouver que dans l'individu social. L'hom-
me intelligent et moral ne se développera
jamais spontanément et sans le secours d'une
puissance et d'une direction externes, parce
qu'il n'a point en lui-même la raison de son
développement. Dans l'isolement et sans
aucune parole d'instruction, la nature psy-
chique restera inerte en lui et sans manifes-
tation, c'est-à-dire sans réaction, parce qu'elle
ne recevra point d'action qui lui convienne,
d'excitation qui réveille et vivifie le germe qui
dort en elle. L'homme physique seul se
développera en raison des intluences qui le
pénètrent, mais l'intelligence et la volonté
(.^8) Suivant Racine, c'était en lui dispiiiant un
chapelet qu'elle avait fait ceue plaie à sa compa-
gne; suivant l'aulfur de VHomme de la nature
(1. 1", p. 235, à la note), c'élait en lui disputant
un lapin.
(59) Si la sauvage de Sogny avait eu des idées
comme celles qu'on lui suppose, il semble qu'elle
aurait pensé à se rapprocher de ses seinliialjies, à
implorer leur assistance. Dans ses courses vaga-
bondes, elle avait eu mainte occasion de voir d'au-
ires hommes, leurs habiiaiiuns, les produits de
leur indusirif, et pourlani jamais elle n'a le désir
ou la curiosité de se mettre en rapport avec eux.
Tout en elle se meut sous l'impulsion de l'orga-
nisme et de ses plus grossiers iiislincls. L'hommo,
par le côté inalériel de son èire, résumant en lui
les éires inférieurs, en a toutes les propriétés égoïs-
tes : il jouit comme un animal, il absorbe comme
lia végétal, il s'isole comme un minéral.
demeureront ensevelies dans les instincts de
l'animalité.
Cette question de l'homme de la nalure c.'^t
trop importante pour que nous n'y insistions
pas en reproduisant ici un document extrê-
mement remarquable, rédigé d'après les faits
et les expériences que le célèbre médecin
Itard avait recueillis pendant les quatre ou
cinq années qu'il consacra à l'éducation du
sauvage de l'Aveyron dont nous avons parlé
plus haut. Voici le rapport fju'il adressa à
son excellence le ministre de l'intérieur.
« Monseigneur,
« Vous parler du sauvage de l'Aveyron,
c'est reproduire un nom qui n'inspire plus
maintenant aucune espèce d'intérêt , c'est
rappeler un être oublié par ceux qui n'ont
fait que le voir, et dédaigné par ceux qui
ont cru le juger. Pour moi, qui me suis borné
jusqu'à présent à l'observer, et h lui pro-
diguer mes soins, fort indifférent à l'oubli
des uns et au dédain des autres, étayé sur
cinq années d'observations journalières, je
viens faire à Votre Excellence le rapport
qu'elle attend de moi, lui raconter ce que j'ai
vu et ce que j'ai fait, exposer l'état actuel de
ce jeune homme, les voies longues et diffi-
ciles par lesquelles il y a été conduit, et les
obstacles qu'il a franchis, comme ceux qu'il
n'a pu surmonter. Si tous ces détails, Mon-
seigneur, vous paraissaient peu dignes de
votre attention, et bien au-dessous de l'idée
avantageuse que vous en avez conçue, Votf£-
Excellence voudrait bien, pour mon excuse,
être intimement persuadée que, sans l'ordre
formel que j'ai reçu d'elle, j'eusse enveloppé
d'un profond silence, et condamné à un éter-
nel oubli, des travaux dont le résultat offre
bien moins l'histoire des progrès de l'élève,
que celle des non-succès de l'instituteur.
Mais, en me jugeant ainsi moi-même avec
impartialhé, je crois néanmoins qu'abstrac-
tion faite du but auquel je visais dans la tâche
que je me suis volontairement imposée, et
considérant cette entreprise sous un point de
vue plus généra], vous ne verrez pas sans
quelque satisfaction. Monseigneur, dans les
diverses expériences que j'ai tentées, dans
les nombreuses observations que j'ai recueil-
« L'homme privé dws sa naissance du commerce
de ses semblables et de l'usage de tous les signes
que ce commerce nous conduit à instituer, ne s'é-
lève point au-dessus du cercle étroit dans lequel
végète la brute que nous vouons au mépris, et à
laqiiclle nous daignons à peine accorder quelque
portion de notre intelligence. On connaît l'histoire
du jeune homme trouvé dans les forêts de la Li-
Ihuanie, qui donna lieu aux observations consi-
gnées dans les Mémoires de l'Académie des scit ri-
ces. On connaît celle de la sauvage chamjienoisp.
On sait qu'ils ne différaient en rien des animaux
au milieu desquels ils s'étaient trouvés jusqu'aiuts
exilés. Ils avaient leurs penchants, leurs habitudes,
leur industrie ; rien en eux n'annonçait la présence
de celte raison qui rédéciiii, qui combine, qui rè-
gle toutes iios l'acultés, et fait de Thomme un être
pensant. » (Ue Gérando, Des signes et de l'art de
penser^ l. I, Intrud., p. i.)
m
HOM
PSYCHOLOGIE.
IIOM
210
lies, une collcclion de faits propres 5 éclairer
l'histoire de la philosophie inodicalo, l'étude
de l'homme incivilisé, et la direction de cer-
taines éducations privées.
« Pour apprécier l'état actuel du jeune
sauvage de l'Aveyron, il serait nécessaire de
rappeler son état passé. Ce jeune homme,
pour être iugé sainement, ne doit être com-
I>aré qu'à lui-même. Rapproché d'un adoles-
cent du môme âge, il n'est plus qu'un être
disgracié, rebut de la nature, comme il le fut
de la société. Mais si l'on se borne aux deux
termes de comparaison qu'offrent l'état passé
cl l'état présent du jeune Victor, on est
étonné de l'espace immense qui les sépare ;
et l'on peut mettre en question si Victor ne
diffère pas plus du sauvage de l'Aveyron
arrivant à Paris, qu'il ne diffère des autres
individus de son âge et de son espèce.
« Je ne vous retracerai pas, Monseigneur,
le tableau hideux de cet homme animal,
tel qu'il était au sortir de ses forêts. Dans un
opuscule que j'ai fait imprimer il y a quel-
ques années, et dont j'ai l'honneur de vous
offrir un exemplaire, j'ai dépeint cet être
extraordinaire d'après les traits mômes que
je puisai dans un rapport fait par un méde-
cin célèbre à une société savante. Je rappel-
lerai seulement ici que la commission dont
ce médecin fut le rapporteur, après un long
examen et des tentatives nombreuses, ne put
parvenir à fixer un moment l'attention de cet
enfant, et chercha en vain à démêler, dans
ses actions et ses déterminations, quelque
acte d'intelligence, ou quelque témoignage
de sensibilité. Etranger à cette opération
réfléchie qui est la première source de nos
idées, il ne donnait de Valtention à aucun
ebjet, parce qu'aucun objet ne faisait sur ses
sens nulle impression durable. Ses yeux
voyaient et ne regardaient point, ses oreil-
les entendaient et n'écoulaient jamais ; et
l'organe du toucher, restreint à ro[)ération
mécanique de l'appréhension des corps, n'a-
vait jamais été employé à en constater les
formes et l'existence. Tel était enfin l'état
des facultés physiques et morales de cet
enfant, qu'il se trouvait placé non-seulement
au dernier rang de son espèce, mais encore
au dernier échelon des animaux, et qu'on
peut dire en quelque sorte qu'il ne différait
d'une plante qu'en ce qu'il avait, de plus
gu'elle, la faculté de se riiouvoir et de crier,
ntre cette existence moins qu'animale et
l'état actuel du jeune Victor, il y a une diffé-
rence jirodigieuse, et qui paraîtrait bien plus
tranchée si, supprimant tout intermédiaire,
je me bornais à rapprocher vivement les deux
termes de la comparaison. Mais, persuadé
qu'il s'agit bien moins de faire constater ce
tableau que de le rendre fidèle et complet,
j'apporterai tous mes soins à exposer suc-
cinctement les changements survenus dans
l'état du jeune sauvage; et, pour mettre plus
d'ordre et d'intérêt dans l'énuméralion des
faits, je les rapporterai en trois séries dis-
tinctes, relatives au triple développement
des fonctions des sens, des fonclioijs ia'cilec-
tuelles, et des facultés aflcctivcs.
l'* Série. — Développement des fonclioiis des sens.
« I. On doit aux travaux de Locke et de
Condillac d'avoir apprécié l'influence puis-
sante qu'a, sur la formation et le développe-
ment de nos idées, l'action isolée et sinjul-
tanée de nos sens. L'abus qu'on a fait de
cette découverte n'en détruit ni la vérité, ni
les applications pratiques qu'on peut en faire
h un système d'éducation médicale. C'est
d'après ces principes que, lorsque j'eus rem-
pli les vues principales que je m'étais d'abord
proposées, et que j'ai exposées dans mon
premier ouvrage, je mis tous mes soins à
exercer et à développer séparément les orga-
nes des sens du jeune Victor.
« n. Comme de tous les sens l'ouïe est celui
qui concourt le plus particulièrement au déve-
loppement de nos facultés intellectuelles, je
mis en jeu toutes les ressources imaginables
pour tirer de leur long engourdissement les
oreilles de notre sauvage. Je me persuadai
que, pour faire l'éducation de ce sens, il fal-
lait en quelque sorte l'isoler, et que n'ayant
à ma disposition, dans tout le système de son
organisation, qu'une dose très-modique de
sensibilité, je devais la concentrer sur le sens
que je voulais mettre en jeu, en paralysant
artificiellement celui de la vue, par lequel se
dépense la plus grande partie de celte sensi-
bilité. En conséquence, je couvris d'un ban-
deau épais les yeux de Victor, et fis retentir
à ses oreilles les sons les plus forts et les
plus dissemblables. Mon dessein n'était pas
seulement de les lui faire entendre, mais
encore de les lui faire écouter. Afin d'obtenir
ce résultat, dès que j'avais rendu un son, j'en-
gageais Victor h en produire un pareil, en
faisant retentir le même corps sonore, et à
frap[)er sur un autre dès que son oreille
l'avertissait que je venais de changer d'in-
strument. Mes premiers essais eurent pour
but de lui faire distinguer le son d'une cloche
et celui d'un tambour: et de même qu'un
an auparavant j'avais conduit Victor de la
grossière comparaison de deux morceaux de
carton, diversement colorés et figurés, à la
distinction des lettres et des mots, j'avais
tout lieu de croire que l'oreille, suivant la
môme progression d'attention que le sens de
la vue, en viendrait bientôt à distinguer les
sons les plus analogues, cl les diU'érents
tons de l'organe vocal, ou la parole. Je m'at-
tachai en conséquence à renare les sons pro-
gressivement moins disparates, plus compli-
qués et plus rapprochés. Bientôt je ne me
contentai pas d'exiger qu'il distinguât le son
d'un tambour et celui d'une cloche, mais
encore la différence de son que produisait le
choc de la baguette, frappant ou sur la peau,
ou sur le cercle, ou sur le corps du tambour,
sur le timbre d'une pendule, ou sur une pello
à feu très-sonore.
« IIL J'adaptai ensuite cette méthode com-
parative à la perception des sons d'un instru-
ment à vent, qui, plus analogues à ceux de
la voix, formaient ledernicr degré de l'écUelle
au moyen de laquelle j'espérais conduire
mon élève à l'audition des différentes intona- '•
ill
IIOM
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
HOM
212
lions du laryrnc. Le succès répondit à mon
attente ; et dès que je vins à frapper l'oreille
de notre sauvage du son de ma voix, je trou-
vai l'ouïe sensible aux intonations les plus
faibles,
« IV. Dans ces dernières expériences, je
ne devais point exiger, comme dans les pré-
cédentes, que l'élève répétât les sons qu'il
l)ercevait. Ce double travail, en partageant
son attention, eût été hors du plan que je
m'étais proposé, qui était de faire séparément
l'éducation de chacun de ses organes. Je me
bornai donc à exiger la simple perception
des sons. Pour être sûr de ce résultat, je
plaçais mon élève vis-à-vis de moi, les yeux
bandés, les poings fermés, et je lui faisais
étendre un doigt toutes les fois que je ren-
dais un son. Ce moyen d'épreuve fut bientôt
compris; à peine le son avait-il frappé l'o-
reille, que le doigt était levé avec une sorte
d'impétuosité, et souvent môme avec des
démonstrations de joie, qui ne permettaient
pas de douter du goût que l'élève prenait à
ces bizarres leçons. En effet, soit qu'il trou-
vât un véritable plaisir à entendre le son de
la voix humaine, soit qu'il eût enfin sur-
monté l'ennui d'être privé de la lumière pen-
dant des heures entières, plus d'une fois je
l'ai vu, dans l'intervalle de ces sortes d'exer-
cices, venir à moi, son bandeau à la main,
se l'appliquer sur les yeux, et trépigner de
foie lorsqu'au sentait mes mains le lui nouer
jortement derrière la tête. Ce ne fut que
dans ces dernières expériences que se mani-
festèrent ces témoignages de contentement.
Je m'en applaudis d'abord ; et, loin de les
réprimer, je les excitai même, sans penser
que je me préparais là un obstacle qui allait
bientôt interrompre la série de ces expérien-
ces utiles, et annuler des résultats si pénible-
ment obtenus.
« V. Après m'être bien assuré, par le mode
d'expérience que je viens d'indiquer, que
tous les sons de la voix, quel que fût leur
degré d'intensité, étaient perçus par Victor,
je m'atfachai à les lui faire comparer. H ne
s'agissait plus ici de compter simplement
les sons de la voix, mais d'en saisir les diffé-
rences, et d'apprécier toutes ces modifica-
tions et variétés de tons dont se compose
la musique de la parole. Entre ce travail et
le précédent, il y avait une distance prodi-
gieuse, pour un être dont le développement
tenait à des efforts gradués, et qui ne mar-
chait vers la civilisation que parce que je l'y
conduisais par une route insensible. En abor-
dant la dilTiculté qui se présentait ici, je m'ar-
mai plus que jamais de patience et de dou-
ceur, encouragé d'ailleurs par l'espoir qu'une
fois cet obstacle franchi, tout était fait pour
le sens de l'ouïe. Nous débutâmes par la
comparaison des voyelles , et nous fîmes
encore servir la main à nous assurer du ré-
sultat de nos expériences. Chacun des cinq
doigts fut désigné pour être le signe d'une
des cinq voyelles, et en constater la percep-
tion distincte. Ainsi le pouce représentait
l'A, et devait se lever dans la prononciation
de cstle voyelle ; l'index était le signe de l'E,
le doigt du milieu celui de l'I, et ainsi de
suite.
« VI. Ce ne fut pas sans peine et sans
beaucoup de longueurs que je parvins à lui
donner l'idée distincte des voyelles. La pre-
mière qu'il distingua nettement fut l'O ; ce
fut ensuite la voyelle A. Les trois autres offri-
rent plus de difficultés, et furent pendant
longtemps confondues entre elles ; à la fin
cependant l'oreille commença à les perce-
voir distinctement. Ce fut alors que reparu-
rent, dans toute leur vivacité, ces démonstra-
tions de joie dont j'ai déjà parlé, et qu'avaient
momentanément interrompues nos nouvelles
expériences. Mais comme celles-ci exigeaient
de la part de l'élève une attention bien plus
soutenue, des comparaisons délicates, des
jugements répétés, il arriva que ces accès de
joie, qui jusqu'alors n'avaient fait qu'égayer
nos leçons, vinrent à la fin les troubler. Dans
ces moments tous les sons étaient confondus,
et les doigts indistinctement levés, souvint
même tous à la fois, avec une impétuosité
désordonnée et des éclats de rire vraiment
impatientants. Pour réprimer cette gaieté
importune, j'essayai de rendre l'usage de la
vue à mon trop joyeux élève, et de poursui-
vre ainsi nos expériences, en l'intimidant
par une figure sévère et même un peu mena-
çante. Dès lors plus de joie, mais en même
temps distractions continuelles du sens de
l'ouïe, en raison de l'occupation que four-
nissaient à celui de la vue tous les objets qui
l'entouraient. Le moindre dérangement dans
la disposition des meubles ou dans ses vête-
ments, le plus léger mouvement des person-
nes qui étaient autour de lui, un changement
un peu brusque dans la lumière solaire, tout
attirait ses regards, tout était, pour lui, le
motif d'un déplacement. Je reportai le ban-
deau sur les yeux, et les éclats de rire recom-
mencèrent, je m'attachai alors à l'intimider
par mes manières, puisque je ne pouvais pas
le contenir par mes regards. Je m'armai d'une
des baguettes du tambour qui servait à nos
expériences, et lui en donnais de petits
coups sur les doigts lorsqu'il se trompait. Il
prit cette correction pour une plaisanterie,
et sa joie n'en fut que plus bruyante. Je crus
devoir, pour \e détromper, rendre la correc-
tion un peu plus sensible. Je fus compris, et
cène fut pas sans un mélange de peine et de
plaisir que je vis, dans la physionomie assoin-
brie de ce jeune homme, combien le senti-
ment de l'injure l'emportait sur la douleur
du coup. Des pleurs sortirent de dessous son
bandeau, je me hâtai de l'enlever; mais, soit
embarras ou crainte, soit préoccupation pro-
fonde des sens intérieurs, quoique débar-
rassé de ce bandeau, il persista à tenir les
yeux fermés. Je ne puis rendre l'expression
douloureuse que donnaient à sa physiono-
mie ses deux paupières ainsi rapprochées, à
travers lesquelles s'échappaient de temps en
temps quelque* larmes. Oh I combien dans
ce moment, comme dans beaucoup d'autres,
prêt à renoncer à la tâche que je m'étais
imposée, et regardant comme perdu le temps
(|ue j'y donnais, ai-je regretté d'avoir connu
i
2:3
noM
PSYCtIOLOGIE.
riGîî
2ti
cet enfant, et condamné hautement la stérile
et inhumaine curiosité des hommes qui, les
premiers, l'arrachèrent à une vie innocente
et heureuse I
a VII. Cette scène mit fin à la bruyante
gaieté de mon élève. Mais je n'eus pas lieu de
m'applaudir du succès, et je n'avais paré à un
inconvénient que pour tomber dans un au-
tre. Un sentiment de crainte prit la place de
cette gaieté folle, et nos exercices en furent
plus troublés encore. Lorsque j'avais émis un
son, il me fallait attendre plus d'un quart
d'heure le signal convenu; et, lors môme
qu'il était fait avec justesse, c'est avec une
lenteur, avec une incertitude telles, que si,
par hasard, je venais à faire le moindre bruit
ou le plus léger mouvement, Victor, etfarou-
ché, refermait subitement le doigt, dans la
la crainte de s'être mépris, et en levait un
autre avec la même ardeur et la même cir-
conspection. Je ne désespérai point encore,
et je me flattai que le temps, beaucoup de
douceur, et des manières encourageantes,
pourraient dissiper cette fâcheuse et exces-
sive timidité. Je l'espérai en vain, et tout fut
inutile. Ainsi s'évanouirent les brillantes espé-
rances, fondées, avec quelque raison peut-
être, sur une chaîne non interrompue d'ex-
périences utiles autant qu'intéressantes. Plu-
sieurs fois depuis ce temps-là, et à des époques
Irèséloignées, j'ai tenté le§ mêmes épreuves,
et je me suis vu forcé d'y renoncer de nou-
veau, arrêté par le même obstacle.
« yiU. Néanmoins, cette série d'expérien-
ces faites sur le sens de l'ouie n'a pas été tout
à fait inutile. Victor lui est redevable d'enten-
dre distinctement quelques mots d'une seule
syllabe, et de distinguer surtout avec beau-
coup de précision, parmi les différentes in-
tonations du langage, celles qui sont l'expres-
sion du reproche, de la colère, de la tristesse,
du mépris, de l'amitié, alors même que ces
divers mouvements de l'âme ne sont accom-
pagnés d'aucun jeu de la physionomie, ni de
ces pantomimes naturelles qui en constituent
le caractère extérieur.
« IX. Affligé plutôt que découragé du peu
de succès obtenu sur le sens de l'ouïe, je me
déterminai à donner tous mes soins à celui
de la vue. Mes premiers travaux l'avaient
déjà beaucoup amélioré, et avaient tellement
contribué à lui donner de la fixité et de l'at-
tention, qu'à l'époque de mon premier rap-
port,, mon élève était parvenu à distinguer
les lettres en métal, et à les placer dans un
ordre convenable, pour en former quelques
mots. De ce point-là à la perception distincte
des signes écrits et au mécanisme même de
l'écriture, il y avait bien loin encore; mais
heureusement toutes ces difficultés se trou-
vaient en quelque sorte sur le môme plan ;
aussi furent-elles facilement surmontées. Au
bout de quelques mois, mon élève savait lire
et écrire passablement une série de mots,
dont plusieurs différaient assez peu entre eux
pour être aisément confondus par un œil in-
attentif. Mais cette lecture était tout intuitive ;
Victor lisait les mots sans les prononcer, et
sans en connaître même la signification. Pour
peu que l'on fasse attention à ce mode do
lecture, le seul qui fût praticable envers un
être de cette nature, on ne manquera pas de
demander comment j'étais sûr que des mots
non prononcés, et auxquels il n'attachait en-
core aucun sens, étaient lus assez distincte-
ment pour n'être pas confondus les uns avec
les autres. Rien de si simple cependant que
le procédé que j'employais pour en avoir la
certitude. Tous les mots soumis à la lecture
étaient également écrits sur deux tableaux;
j'en prenais un, et faisais tenir l'autre à Vic-
tor ; puis, parcourant successivement, avec la
bout du doigt, tous les mots connus dans celui
des deux tableaux que j'avais entre mes
mains.j'exigeais qu'il me montrât, dans l'autre
tableau, le double de chaque mot que je lui
désignais. J'avais eu soin de suivre un ordre
tout à fait différent dans l'arrangement de ces
mots, de telle sorte que la place que l'un
d'eux occupait dans un tableau ne donnât au-
cun indice de celle que son pareil tenait dans
l'autre. De là, la nécessité d'étudier en quel-
que sorte la physionomie particulière de tous
ces signes, pour les reconnaître du premier
coup d'oeil.
« X. Lorsque l'élève, trompé par l'appa-
rence d'un mot, le désignait à la place d'un
autre, je lui faisais rectifier son erreur, sans
la lui indiquer, mais seulement en l'engageant
à épeler. Epeler était, pour nous, comparer
intuitivement, et l'un après l'autre, toutes les
lettres qui entrent dans la composition de
deux mots. Cet examen, véritablement ana-
lytique, se faisait d'une manière très-rapide ;
je touchais, avec l'extrémité d'un poinçon, la
première lettre d'un des deux mots qu'il fal-
lait comparer ; Victor en faisait autant sur la
première lettre de l'autre mot ; nous passions
de même à la seconde ; et nous continuions
ainsi, jusqu'à ce que Victor, cherchant tou-
jours à trouver dans son mol les lettres que
je lui montrais dans le mien, parvînt à ren-
contrer celle qui commençait à établir la dif-
férence des deux mots.
« XI. Bientôt il ne fut plus nécessaire de
recourir à un examen aussi détaillé pour lui
faire rectifier ses méprises. Il me suflTisait
alors de fixer un instant ses yeux sur le mot
qu'il prenait pour un autre, pour lui en faire
sentir la différence : et je puis dire que l'er-
reur était réparée presque aussitôt qu'indi-
quée. Ainsi fut exercé et perfectionné ce sens
impoitant, dont l'insignifiante mobilité avait
fait échouer les premières tentatives qu'on
avait faites pour le fixer, et fait naître les pre-
miers soupçons d'idiotisme.
« XII. Ayant ainsi déterminé l'éducation da
sens de la vue, je m'occupai de celle du tou-
cher. Quoique éloigné de partager l'opinion
de Buffon et de Condillac sur le rôle im-
portant qu'ils font jouer à ce sens, je ne re-
gardai pas comme perdus les soins que je
pouvais donner au toucher, ni sans intérêt
les observations que pouvait me fournir le
développement de ce sens. On a vu, dans
mon premier mémoire, que cet organe, pri-
mitivement borné à la mécanique appréhen-
sion des corps, avait dû à l'effet puissant des
215
bains chauds
IIOM
1(3 recouvrement de quelques-
unes de ses l'acullés, celle entre autres de
percevoir le froid et le chaud, le rude et le
j)oli des corps. Mais si l'on fait attention à la
nature de ces deux espèces de sensations, on
verra qu'elles sont communes à la peau qui
recouvre toutes nos parties. L'organe du tou-
cher, n'ayant fait que recevoir sa part de la
sensibilité que j'avais réveillée dans tout le
système cutané, ne percevait jusque-là que
comme une portion ne ce système, puisqu'il
n'en différait par aucune fonction qui lui fût
particulière.
« Xni. Mes premières expériences confir-
mèrent la justesse de cet aperçu. Je mis au
fond d'un vase opaque, dont l'embouchure
Couvait à peine permettre l'introduction du
ras, des marrons cuits encore chauds et
des marrons de la même grosseur à peu
près, mais crus et froids. Une des mains de
mon élèv« était dans le vase, et l'autre dehors,
ouTerle sur ses genoux. Je mis sur celle-ci
un marron chaud, et demandai à Victor de
m'en retirer un pareil du fond du vase; il me
l'amena en effet. Je lui en présentai un froid ;
celui qu'il retira de l'intérieur du vase le fut
aussi. Je répétai plusieurs fois cette expé-
rience, et toujours avec le même succès. Il n'en
fut pas de même lorsqu'au lieu de faire com-
parer à l'élève la température des corps, je
voulus, par la même moyen d'exploration,
le faire juger de leur configuration. Là com-
mençaient les fonctions exclusives du tact,
et ce* sens était encore neuf. Je mis dans le
vase des châtaignes et des glands ; et iors-
qu'en présentant l'un ou l'autre de ces fruits
à Victor, je voulus exiger de lui qu'il m'en
amenât un pareil du fond du vase, ce fut un
gland pour une châtaigne, ou une châtaigne
pour un gland. Il fallait donc mettre ce sens,
comme tous les autres, dans l'exercice de ses
fonctions, et y procéder dans le même ordre.
A cet effet , je l'exerçai à comparer des
corps très-disparates entre eux non-seule
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
des corps
IIO]\I
2Î6
soumis à l'examen du
de forme
toucher.
« XV. Restait à m'occuper des sens du goût
et de l'odorat. Ce dernier était d'une délica-
tesse qui le mettait au-dessus de tout p<>-rf6c-
tionnement. On sait que, longtemps après
son entrée dans la société, ce jeune sauvage
conservait encore l'habitude de flairer tout ce
qu'on lui présentait, et môme les corps que
nous regardons comme inodores. Dans les
promenades à la campagne, que je faisais
souvent avec lui pendant les premiers mois
de son séjour à Paris, je l'ai vu maintes fois
s'arrêter, se détourner môme, pour ramas-
ser des cailloux, des morceaux de bois des-
séchés, qu'il ne rejetait qu'après les avoir
fréquemment portés à son nez, et souvent
avec tous les témoignages extérieurs d'une
véritable satisfaction. Un soir qu'il s'était éga-
ré dans la rue d'Enfer, et qu'il ne fut retrouvé
qu'à l'entrée de la nuit, par sa gouvernante,
ce ne fut qu'après lui avoir flairé les mains
et les bras à deux ou trois reprises, qu'il se
décida à la suivre, et qu'il laissa éclater la
joie qu'il éprouvait de l'avoir retrouvée. La
civilisation ne pouvait donc rien ajouter à la
délicatesse de l'odorat. Beaucoup plus lié
d'ailleurs à l'exercice des fonctions digeslives
qu'au développement des facultés intellec-
tuelles, il se trouvait, par cette raison, hors de
mon plan d'instruction. — Il semble que, rat-
taché en général aux mêmes usages, le sens
du goût, comme celui de l'odorat, devait être
également étranger à mon but. Je ne le pen-
sai point ainsi; et, considérant le sens du
goût, non sous le point de vue des fonctions
très-limitées que lui a assignées la nature,
mais sous le rapport des jouissances aussi va-
riées que nombreuses dont la civilisation l'a
rendu l'organe, il dut me paraître avantageux
de le développer, ou plutôt de le pervertir. Je
crois inutile d'énumérer ici tous les expé-
dients auxquels j'eus recours pour atteindre
ce but, et au moyen desquels je parvins, en
ment par leur forme, mais encore par leur vo- très-peu de temps, à éveiller le goût de notre
lume, comme une pierre et un marron, un
sou et une clef. Ce ne fut pas sans peine que
je réussis à faire distinguer ces objets par le
tact. Dès qu'ils cessèrent d'être confondiis, je
les remplaçai par d'autres moins dissembla-
bles, comme une pomme, une noix et de pe-
tits cailloux. Je soumis ensuite à cet examen
manuel les marrons et les glands, et cette
comparaison ne fut plus qu'un jeu pour l'élève.
J'en vins au point de lui faire distinguer de
la même manière les lettres en métal les
plus analogues par leurs formes, telles que
le B etl'R, l'I et le J, le C et le G.
« XIV. Cette espèce d'exercice, dont je ne
m'étais pas promis, ainsi (lue je l'ai déjà dit,
beaucoup de succès, ne contribua pas peu
néanmoins à augmenter la susceptibilité d'at-
tention de notre jeune élève. J'ai eu occasion,
dans la suite, de voir sa faible intelligence aux
prises avec des difficultés bien plus embar-
ras.santes, et jamais je ne l'ai vu prendre cet
air sérieux, calme et méditatif, qui se répan-
dait sur tous les traits de sa physionomie
lorsqu'il s'agissait de décider de la différence
sauvage
pour une foule de mets qu il avait
jusqu'alors constamment dédaignés. Néan-
moins, au milieu des nouvelles acquisitions de
ce sens, Victor ne témoigna aucune de ces
préférences avides qui constituent !a gour-
mandise. Bien ditîérent de ces hommes qu'on
a nommés sauvages, et qui, dans un demi-
degré de civilisation, présentent tous les vices
des grandes sociétés sans en offrir les avan-
tages, Victor, en s'habituant à de nouveaux
mets, est resté indifférent à la boisson des li-
queurs fortes ; et cette indifférence s'est chan-
gée en aversion, à la suite d'une méprise dont
l'effet et les circonstances méritent peut-être
d'être rapportés. Victor dînait avec moi en
ville. A la fin <lu repas, il prit de son propre
mouvement une carafe qui contenait une li-
queur des plus fortes, mais qui, n'ayant m
couleur ni odeur, ressemblait parfaitement à
de l'eau. Notre sauvage la prit pour telle, s'en
versa un demi-verre, et, pressé sans doute
par la soif, en avala brusquement près de
la moitié, avant que l'ardeur, produite dans
l'estomac par ce liquide, l'avertit de la méprise.
217
IIOM
PSYCHOLOGIE.
Mais, rejetant tout à coup le verre et la
liqueur, il se lève furieux, ne lait qu'un saut
de sa place à la porte de la chambre, et se
met à hurler et h* courir dans les cc^ridors et
l'escalier de la maison, revenant sans cesse
sur ses pas, pour reconnnencer le môme cir-
cuit ; semblable à un animal profondément
blessé, qui cherche, dans la rapidité de sa
course, non pas. comme le disent les poètes,
à fuir le trait (jui le déchire, mais à distraire,
par de grands mouvements, une douleur
au soulagement de laquelle il ne peut ap-
peler, comme l'homme, une main bienfai-
sante.
« XVI. Cependant , malgré son aversion
pour les liqueurs, Victor a pris quehjue goût
pour le vin, satîs qu'il paraisse néanmoins en
sentir vivement la privation quand on ne lui
en donne pas. Je crois même (ju'il a toujours
conservé pour l'eau une préférence marquée.
La manière dont il la boit semble annoncer
qu'il y trouve un plaisir des plus vifs, mais
qui tient sans doute h quelque autre cause
qu'aux jouissances de l'organe du goût. Pres-
que toujours, h la fin de son dîner, alors mê-
me qu'il n'est plus pressé par la soif, on le
voit, avec l'air d'un gourmet qui apprête son
verre pour une liqueur exquise, remplir le
sien d eau |)ure, la prendre par gorgées, et
l'avaler goutte à goutte. Mais ce qui ajoute
beaucoup d'intérêt à cette scène, c'est le lieu
où elle se passe. C'est près de la fenêtre, de-
bout, les yeux tournés vers la campagne, que
vient se placer notre buveur ; comme si,
dans ce moment de délectation, cet enfant
de la nature cherchait à réunir les deux uni-
ques biens (jui aient survécu h la perte de
sa liberté, la boisson d'une eau liuq)ide, et
la vue du soleil et du la camjjagne.
nences,
vante.
Il" Série
II \M 218
qui font la matière de la série sui-
— Développement des fondions inlellec-
luelles.
« XVIII. Quoique présentés à part, les faits
dont se compose la série que nous venons de
parcourir se lient, sous beaucoup de rap-
ports, h ceux qui vont faire la matière de cel-
e-ci. Car telle est, Monseigneur, la con-
nexion intime qui unit l'homme physique à
l'homme intellectuel, que, quoique leurs do-
maines respectifs paraissent et soient en ef-
fet très-distincts, tout se confond dans les li-
mites })ar lesquelles s'entre-touchent ces deux
ordres de fonctions. Leur développement est
sinmltané, et leur inlluence est réciproque.
Ainsi, pendant que ie bornais mes etforts à
mettre en exercice les sens de notre sauvage,
l'esprit prenait sa part des soins exclusive-
ment donnés à l'éducation de ces organes, et
suivait le même ordre de développement. On
concjoit, en ell'et, qu'en instruisant les sens à
percevoir et à distinguer de nouveaux objets,
jeforgais l'attention à s'y arrêter, le jugement
«^ les comparer, et la mémoire à les retenir.
Ainsi rien n'était indilférenl dans ces exerci-
ces ; tout allait h l'esprit, tout mettait enjeu
les facultés de l'intelligence, et les préparait
au grand œuvre de la communication des
idées. Déjà je m'étais assuré (lu'elle était
possible, en obtenant de l'élève (lu'il désignât
l'objet de ses besoins au moyen de lettres
arrangées de manière h donner le mot de la
chose qu'il désirait. J'ai rendu conq)le, dans
mon opuscule sur cet onfanl, de ce premier
pas fait dans la connaissance des signes écrits;
et je n'ai pas craint de le signaler comme une
époque importante de son éducation, comme
le succès le plus doux et le plus brillant qu'on
ait jamais obtenu sur un être tombé, comme
« XVII. Ainsi s'opéra le perfectionnement celui-ci, dans le dernier degré de l abrutisse
ment. Mais des observations subsé'|uentes,
en m'éclairant sur la nature de ce résultat,
vinrent bientôt atfaiblir les espérances que
j'en avais connues. Je remarquai (jue Victor,
au lieu de reproduire certains mots avec les-
quels je l'avais familiarisé, pour demander
les objets qu'ils exprimaient, et manilester lo
désir ou le besoin cpi'il en éprouvait, ny
avait recours que dans certains moments, et
toujours â la vue de l'objet désiré. Ainsi, par
exemple, quelque vif (juc fût son goût pour
le lait , ce n'était qu'au moment où il avait
coutume d'en prendre, et h l'instant môme
où il voyait (|u'on allait lui en présenter, que
le mot de cet aliment préféré était émis, ou
plutôt formé selon la manière convenue.
Pour éclaircir le soupçon que m'inspira cetlo
sorte de réserve, j'essayai de relarder l'heuro
de son déjeuner, et ce fut en vain que j'atten-
dis de l'élève la satisfaction écrite de ses be-
soins, quoique devenus plus urgents. Ce ne
fut que lorsque la tasse parut, que le mot
lait fut formé. J'eus recours à une autro
épreuve : au lieu de son déjeuner, et sans
donner à ce procédé aucune apparence de
chAtiment, j'enlevai la tasse qui contenait
le lait, et l'enfermai dans une armoire. Si le
mol (ait eût été pour Victor le signe distinct
des sens. Tous, à Texception de celui de
l'ouïe, sortant de leur longue hébétude, s'ou-
vrirent à des perceptions nouvelles, et j)or-
lèrentdans l'âme du jeune sauvage une loule
d'idées jus(|u'alors inconnues. Mais ces idées
ne laissaient dans son cerveau qu'une
trace fugitive : pour les y fixer, il fallait y
graver leurs signes respectifs, ou, pour mieux
dire, la valeur de ces signes. Victor les con-
naissait déjà, parcfî que j'avais fait marcher
de front la perception des objets et de leurs
qualités sensibles avec la lecture des mots
qui les représentaient, sans chercher néan-
moins à en déterminer le sens. Victor, ins-
truit à distinguer par le loucher uu corps
rond d'avec un corps a[)lali ; par les yeux, du
papier rouge d'avec du papier blanc ; par le
goût, une liqueur acide d'avec une liqueur
douce, avait en môme temps appris à distin-
guer les uns des autres les noms qui expri-
ment ces ditférentes perceptions, mais sans
connaître la valeur représentative de ces si-
gnes. Cette connaissance n'étant plus du do-
maine des sens externes, il fallait recourir
aux facultés de l'esprit, et lui demander comp-
te, si je i)uis ra'exprimer ainsi, des idées que
lui avaient fournies ces sens. C'est ce qui de-
vint l'objet d'une nouvelle branche d'expé-
S19
TK^M
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
IlOM
m
de la chose et de l'expression du besoin qu'il
en avait, nul doute qu'après cette privation
subite, le besoin continuant à se faire sentir,
le mol lait n'eût été de suite reproduit. Il ne
le fut point ; et j'en conclus que la formation
de ce signe, au lieu d'être pour l'élève l'ex-
pression de ses besoins, n'était qu'une sorte
d'exercice préliminaire, dont il faisait machi-
nalement précéder la satisfaction de ses ap-
pétits. 11 fallait donc revenir sur nos pas, et
travailler sur de nouveaux frais. Je m'y ré-
signai courageusement, persuadé que si ie
n'avais pas été compris par mon élève, la
faute en était h moi plutôt qu'à lui. En réflé-
chissant, en effet, sur les causes qui pouvaient
donner lieu à cette acception défectueuse des
signes écrits, je reconnus n'avoir pas apporté,
dans ces premiers exemples de renonciation
des idées, l'extrême simplicité que j'avais
mise dans le début de mes autres moyens
d'instruction, et qui en avait assuré le succès.
Ainsi, quoique le mol laU ne soit pour nous
qu'un signe simple, il pouvait être pour Vic-
tor l'expression confuse de ce liquide alimen-
taire, du vase qui le contenait, el du désir
dont il était l'objet.
« XIX. Plusieurs autres signes avec les-
quels je l'avais familiarisé présentaient, quant
à leur application, le même défaut de préci-
sion. Un vice encore plus notable tenait à no-
tre procédé d'énoncialion. Elle se faisait,
comme je l'ai déjà dit, en disposant, sur une
môme ligne et dans un ordre convenable,
des lettres métalliques, de manière à donner
Je nom de chaque objet. Mais ce rapport qui
existait entre la chose et le mot n'était point
assez immédiat pour être complètement saisi
par l'élève. Il fallait, pour faire disparaître
celte dilficulté, établir, entre chaque objet et
son signe, une liaison plus directe, el une
sorte d'identité qui les fixât simultanément
dans la mémoire ; il fallait encore que les ob-
jets admis les premiers à cette nouvelle mé-
thode d'énoncialion fussent réduits à leur plus
grande simplicité, afin que leurs signes ne
pussent porter, en aucune manière, sur leurs
accessoires. En conséquence de ce plan, je
disposai sur les tablettes d'une bibliothèque
plusieurs objets simples, tels qu'une plume,
une clef, un couteau, une boîte, etc., placés
immédiatement sur une carte oii était tracé
leur nom. Ces noms n'étaient pas nouveaux
pour l'élève; il les connaissait déjà, et avait
ap[)ris à les distinguer les uns des autres,
d'après le mode de lecture que j'ai indiqué
plus haut.
« XX. Il ne s'agissait donc plus que de fa-
miliariser ses yeux avec l'apposition respec-
tive de ciiacun de ces noms au-dessous de
l'objet qu'il représentait. Cette disposition fut
bientôt saisie ; et j'en eus la preuve, lorsque,
déplaçant tous ces objets, et replaçant d'abord
les étiquettes dans un autre ordre, je vis l'élève
remettre soigneusement chaque chose sur son
nom. Je diversifiai mes épreuves, el celle di-
versité me donna lieu de faire plusieurs ob-
servations relatives au degré d'impression que
faisait , sur le sensorium de notre sauvage,
1 image de ces signes écrits. Ainsi, lorsque,
laissant tous ces objets dans l'un des coins
de la chambre, et emportant dans un auti*e
toutes les étiquettes, je voulais, en les mon-
trant successivement à Victor , l'engager à
m'aller quérir chaque objet dont je lui mon-
trais le mol écrit , il fallait , pour qu'il pût
m'apporter la chose , qu'il ne perdît pas do
vue, un seul instant, les caractères qui ser-
vaient à la désigner. S'il s'éloignait assez
pour ne plus être à portée de lire l'étiquette ;
si, après la lui avoir bien montrée, je la cou-
vrais de ma main , aussitôt l'image du mot
échappait à l'élève, qui, prenant un air d'in-
quiétude et d'anxiété, saisissait au hasard le
premier objet qui lui tombait sous la main.
«XXÎ. Le résultat de celte expérience était
peu encourageant , et il m'eût en effet com-
plètement découragé, si je ne me fusse aper-
çu, en la répétant fréquemment, que la du-
rée de l'impression devenait insensiblement
beaucoup moins courte dans le cerveau de
mon élève. Bientôt il ne lui fallut plus que
jeter rapidement les yeux sur le mol que je
lui désignais , pour aller , sans hâte comme
sans méprise, me chercher l'objet demandé.
Au bout de quelque temps, je pus faire l'ex-
périence plus en grand , en l'envoyant de
mon appartement dans sa chambre, pour y
chercher de même un objet quelconque dont
je lui montrais le nom. La durée de la per-
ception se trouva d'abord beaucoup plus
courte que la durée du trajet ; mais Victor,
par un acte d'intelligence bien digne de re-
marque , chercha et trouva dans l'agilité de
ses jambes un moyen sûr de rendre la durée
de l'impression plus longue que celle de la
course. Dès qu'il avait bien lu, il partait
comme un trait; et je le voyais revenir, un
instant après , tenant à la maia l'objet de-
mandé. Plus d'une fois cependant , le sou-
venir du mol lui échappait; je l'entendais
alors s'arrêter dans sa course, el reprendre
le chemin de mon appartement , où il arri-
vait d'un air timide el confus. Quelquefois il
lui suffisait de jeterles yeux sur la collection
entière des noms, pour reconnaître el rete-
nir celui qui lui était échappé ; d'autres fois,
l'image du nom s'était tellement etfacée de
sa mémoire, qu'il fallait que je le lui mon-
trasse de nouveau : ce qu'il exigeait de moi,
en prenant ma main et me faisant promener
mon doigt indicateur sur toute celle série de
noms , jusqu'à ce que je lui eusse désigné
celui qu'il avait oublié.
« XXII. Cet exercice fut suivi d'un autre,
qui , offrant plus de travail à la mémoire,
contribua plus puissamment à la déveiopper.
Jusque - là je m'étais borné à demander un
seul objet à la fois; j'en demandai d'abord
deux , puis trois , et puis ensuite quatre, en
désignant un pareil nombre de signes à
l'élève , qui, sentant la difiTiculté de les rete-
nir tous , ne cessait de les parcourir avec
une attention avide, jusqu'à ce que je les déro-
basse tout à fait à ses yeux. Dès lors, plus de
délai ni d'incertitude ; il prenait à la hâte le
chemin de sa chambre, d'où il rapportait les
objets demandés. Arrivé chez moi, son pre-
mier soin, avant de me les donner, était de
221
HOM
PSYCHOLOGIE.
HOM
222
reporter avec vivacité ses yeux sur la liste,
de la confronter avec les objets dont il était
porteur , et qu'il ne me remettait qu'.après
s'être assuré , par cette épreuve , qu'il n'y
avait ni omission ni méprise. Cette dernière
expérience donna d'abord des résultats très-
variables ; mais, à la fin, les difficultés qu'elle
présentait furent surmontées à leur tour,
i.'élève, alors sûr de sa mémoire, dédaignant
l'avantage que lui donnait l'agilité de ses
jambes, se livrait paisiblement à cet exercice,
s'arrêtait souvent dans le corridor, mettait la
tête à la fenêtre qui est à l'une des extrémi-
tés, saluait, de quelques cris aigus , le spec-
tacle de la campagne qui se déploie de ce
côté dans un magnifique lointain , reprenait
le chemin de sa chambre, y faisait sa petite
cargaison , renouvelait son hommage aux
beautés toujours regrettées de la nature, et
rentrait chez moi bien assuré de l'exacti-
tude de son message.
« XXni. C'est ainsi que, rétablie dans toute
la latitude de ses fonctions, la mémoire par-
vint à retenir les signes de la pensée, tandis
que, d'un autre côté, l'intelligence en saisis-
sait toute la valeur. Telle fut du moins la
conclusion que je crus devoir tirer des faits
précédents, lorsque je vis Victor se servir à
chaque instant, soit dans nos exercices , soit
spontanément, des différents mots dont je lui
avais appris le sens, nous demander les di-
vers objets dont ils étaient la représentation,
montrant ou donnant la chose lorsqu'on lui
faisait Mre le mol, ou indiquant le mot lors-
qu'on lui présentait la chose. Qui pourrait
croire que cette double épreuve ne fût pas
j)lus que suffisante pour m'assurer qu'à la
tin j'étais arrivé au point pour lequel il
m'avait fallu retourner sur mes pas et faire
un si grand détour? Ce qui m'arriva à cette
ép(>que me fit croire, un moment, que j'en
étais plus éloigné que jamais.
« XXIV. Un jour que j'avais amené Victor
chez moi , et que je l'envoyais, comme de
coutume, me quérir dans sa chambre plu-
sieurs objets que je lui désignais sur son ca-
talogue, je m'avisai de fermer ma porte à
double tour, et de retirer la clef de la ser-
rure , sans qu'il s'en aperçût. Cela fait , je
revins dans mon cabinet , où il était, et,
déroulant son catalogue , je lui demandai
quelques-uns des objets dont les noms s'y
trouvaient écrits , avec l'attention de n'en
désigner aucun qui ne fût pareillement dans
mon appartement. Il partit de suite ; mais,
ayant trouvé la porte fermée , et cherché
vainement la clef de tous côtés, it vint au-
j)rès de moi, prit ma main , et me condui-
sit jusqu'à la porte d'entrée, comme pour me
faire voir qu'elle ne pouvait s'ouvrir. Je fei-
gnis d'en être surpris , de chercher la clef
partout, et môme de me donner beaucoup de
mouvetneni pour ouvrir la porte de force ; en-
tin, renonçant à ces vaines tentatives, je ra-
menai Victor dans mon cabinet, et lui mon-
trant de nouveau les mêmes mots, je l'invi-
tai, par signes, à voir autour de lui s'il ne se
I)résenterait point de pareils objets. Les mots
désignés étaient bâlon, soufflet, brosse, verre.
couteau. Tous cestobjels se trouvaient placés
isolément dans mon cabinet, mais de manière
cependant h être facilement a[)erçus; Victor
les vit, et ne toucha à aucun. Je ne réussis pair
mieux à les lui faire reconnaître en les ras-
semblant sur une table , et ce fut inutilement
que je les demandai l'un après l'autre, en lui
en montrant successivement les noms. Jo
pris un autre moyen : je découpai avec des
ciseaux les noms des objets , qui , convertis
ainsi en de simples étiquettes, furent mis
dans les mains de Victor ; et , le ramenant
par là aux premiers essais de ce procédé, je
l'engageai à mettre sur chaque chose le nom
qui servait à la désigner. Ce fut en vain; et
j'eus rinexprimable déplaisir de voir mon
élève méconnaître tous ecs objets , ou plutôt
les rapports qui les liaient à leurs signes, et,
avec un air stupéfait qui ne peut se décrire,
promener ses regards insignifiants sur tous
ces caractères, redevenus pour lui inintelligi-
bles. Je me sentais défaillir d'impatience et
de découragement. J'allai m'asseoir à l'extré-
mité de la chambre , et considérant avec
amertume cet être infortun-i , que la bizar-
rerie de son sort réduisait à la triste alterna-
tive, ou d'être relégué, comme un véritable
idiot, dans quelques-uns de nos hospices, ou
d'acheter par des peines inouïes un peu
d'instruction inutile encore à son l)onh€ur,
« Malheureux, » lui dis-je, comme s'il eût pu
m'entendre, et avec un véritable serrement
de cœur, « puisque mes peines sont perdues
et tes elVorts infructueux , reprends , avec le
chemin de tes forêts, le goût de ta vie primi-
tive ; ou, si tes nouveaux besoins te mettent
dans la dépendance de la société , expie le
malheur de lui être inutile , et va mourir à
Bicêtre , de misère et d'ennui ! » Si j'avais
moins connu la portée de l'intelligence do
mon élève, j'aurais pu croire que j'avais été
pleinement compris; car à peine eus-ie ache-
vé ces mots , que je vis, comme ceja arrive
dans ses chagrins lès plus vifs, sa poitrine se
soulever avec bruit, ses yeux se fermer , et
un ruisseau de larmes s'échapperjà travers ses
paupières rapprochées.
« XXV. J'avais souvent remarqué que de
pareilles émotions , quand elles allaient jus-
qu'aux larmes, formaient une espèce de crise
salutaire, qui développait subitement l'intel-
ligence, et la rendait apte à surmonter, im-
médiatement après, telle difficulté qui avait
paru insurmontable quelques instants aupa-
ravant. J'avais aussi observé que si, dans le
fort de cette émotion, je quittais tout à coup
le ton des reproches pour y substituer des
manières caressantes et quelques mots d'ami-
tié et d'encouragement, j'obtenais alors un
surcroît d'émotion , qui doublait l'effet que
j'en attendais. L'occasion était favorable, et
je me hâtai d'en profiter. Je me rapprochai
de Victor; je lui fis entendre des paroles
afleclueuses, que je prononçai dans des ter-
mes propres à lui en faire saisir le sens, et oue
j'accompagnai de témoignages d'amitié plus
intelligibles encore. Ses j)leurs redoublèrent,
accompagnés de soupirs et de sanglots ; tan-
dis cme, redoublant moi-même de caresses,
223
je portais
faisais, si .. .
jusqu'à la dernière fibre sensible de l'homme
moral. Quand toul cet exciteraent fut cnliè-
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE. HOM -2i
plus haut point, et d'établir l'idcnlilô des ol>jets, en démontrant
HOiM
l'émotion au plus haut point
je puis m'ex[)riraer ainsi , frémir
à l'élève l'identité de leurs usages ou de leurs
propriétés ; c'était de lui faire voir quel es
qualités communes valent le môme num h des
rement calmé, je replaçai les mômes objets chosc§ en apparence ditlérentes ; en un mot^
sous les yeux de Victor, et l'engageai à me . •- _- ^„
les désigner l'un après l'autre, au fur et à me-
sure que je lui en montrai successivement
les noms. Je commençai par lui demander
le livre; il le regarda d'abord assez long-
temps , fit un mouvement pour y porter la
main, en cherchant à surprendre dans mes
yeux (juclque signe d'approbation ou d'im-
probation , qui fixât ses incertitudes. Je me
tins sur mes gardes, et ma physionomie fut
muette. Réduit donc à son propre jugement,
il en conclut que ce n'était point là l'objet
demandé , et ses yeux allèrent cherchant de
tous côtés dans la chambre, ne s'arrôlant ce-
j)endant que sur les livres qui étaient dissé-
mitiéssur la table et la cheminée. Cette espèce
de revue fut pour moi un trait de lumière.
J'ouvris de suite une armoire qui était pleine
de livres, et j'en tirai une douzaine , parmi
lesquels j'eus l'attention d'en faire entrer un
qui ne pouvait qu'ôtre exactement semblable
à celui que Victor avait laissé dans sa cham-
bre , puisque c'était un volume du même
ouvrage : le voir , y porter brusquement la
main, me le présenter d'un air radieux , ne
fut pour Victor que l'affaire d'un moment.
« XXVI. Je bornai là cette épreuve ; le ré-
sultat suffisait pour me redonner des espé-
rances que j'avais trop légèrement abandon-
nées, et pour m'éclairer sur la nature des
difficultés qu'avait fait naître celte expérience.
Il était évident que mon élève, loin d'avoir
conçu une fausse idée delà valeur des signes,
en faisait seulement une application trop ri-
goureuse. 11 avait pris mes leçons à la lettre;
et de ce que je m'étais borné à lui donner
la nomenclature des objets contenus dans
sa chambre, il s'était persuadé que ces objets
étaient les seuls auxquels elle fût applicable.
Ainsi , tout livre qui n'était pas celui qu'il
avait dans sa chambre, n'était pas un livre
pour Victor ; et, pour ([u'il pût se décider à
lui donner le môme nom, il fîdiait qu'une
ressemblance parfaite établît entre l'un et
l'autre une identité visible. Bien différent,
dans l'application des mots, des enfants qui,
commençant à parler , doiment aux noms
individuels la valeur des noms génériques, il
se bornait à prendre les noms génériques
dans le sens restreint des noms individuels.
D'où pouvait venir cette étrange différence?
Elle tenait, si je ne me trompe, à une saga-
cité d'observation visuelle , résultat néces-
saire de l'éducation particulière donnée au
sens de la vue. J'avais tellement exercé cet
organe à saisir, par des comparaisons ana-
lytiques, les qualités apparentes des corps et
leurs différences de dimension , de couleur,
de conformation, qu'entre deux corps iden-
tiques il se trouvait toujours, pour des yeux
ainsi exercés, quelques points de dissem-
blance qui faisaient croire à une différence
essentielle. L'origine de l'erreur ainsi déter-
minée, il devenait facile d'y remédier ; c'était
il s'agissait ilê lui apprendre à considérer les
objets non plus sous le rapport de leur difié-
rence, mais d'après leurs points de contact.
« XXVH. Cette nouvelle étude fut une
espèce d'introduction à l'art des rapproche-
ments. L'élève s'y livra d'al>ord avec si peu
de réserve, qu'il pensa s'égarer de nouveau,
en attachant la même idée et donnant la
môme nom à des objets qui n'avaient d au-
tres rapports entre eux que Tanajogie de
leurs formes ou de leurs usages. C'est ainsi
que, sous le nom de livre, il désigna indis-
tinctement une main de papier, un cahier,
un journal, un registre, une brochure ; quô
tout morceau de bois étroit et long lut ap-
pelé bâton; que tantôt il donnait le nom
de brosse au balai, et celui de balai à la brosse ;
et que bientôt, si je n'avais réprimé cet abus
des rapprochements ,j'aurais vu Victor se bor-
ner à l'usage d'un petit nombre de signes,
qu'il eût appliqués, sans distinction , a une
foule d'objets tout à fait différents , et qui
n'ont de commun entre eux que quelques-
unes des qualités ou propriétés générales
des corps. .
« XXVm. Au milieu de ces méprises, ou
plutôt de ces oscillations d'une intelligence
tendant sans cesse au repos, et sans cesse
mue par des moyens artificiels , je crus voir
se développer une de ces facultés caractéri-
stiques de l'homme, et de l'homme pensant,
la faculté d'inventer. En considérant les cho-
ses sous le point de vue de leur analogie ou
de leurs qualités communes, Victor en con-
clut que, puisqu'il y avait entre divers ob-
jets ressemblance de formes, il devait y avoir,
dans quelques circonstances, identité d usage
et de fonctions. Sans doute la conséquence
était un peu hasardée : mais elle donnait lieu
à des jugements qui, lors môme qu'ils se trou-
vaient évidemment défectueux, devenaient
pour lui autant de nouveaux moyens d in-
struction. Je me souviens qu'un jour, ou je
lui demandai par écrit un couteau, il se con-
tenta, après en avoir cherché un pendant
quelque temps, de me présenter un rasoir
qu'il alla quérir dans une chambre voisine.
Je feignis de m'en accommoder; et quand sa
leçon fut finie, je lui donnai à goûter, comme
à 'l'ordinaire , et j'exigeai qu'il coupât son
pain, au lieu de le diviser avec ses doigts,
selon son usage. A cet effet, je lui rendis e
rasoir qu'il m'avait donné sous le nom de
couteau. 11 se montra conséquent, et voulut
en faire le môme usage ; mais le peu de fixi-
té de la lame l'en empêcha. Je ne crus pas
la leçon complète ; je pris le rasoir , et le fis
servir, en la présence môme de Victor, a son
véritable usage. Dès lors cet instrument n elait
plus et ne devait plus être à ses yeux un
couteau. Il me lardait de m'en assurer. Je re-
pris son cahier, je montrai le mot couteau,
et l'élève me montra de suite celui qu'il te-
nait dans sa main, et qu« je lui avais donne
225 IIOM
A l'inslant où il n'avait pu se servir du rasoir.
Pour que ce résultat lût complet, il nie restait
à taire la contre -épreuve ; il fallait que, met-
tant le cahier entre les mains de l'élève , et
Mouchant de mon côté le rasoir, Victor ne
m'indiquât aucun mol, attendu qu'il ignorait
encore celui de cet instrument ; c'est aussi ce
qui arriva.
PSYCHOLOGIE. IIOM
générale. 11 est en effet
226
digne
de remarque
que, dès ce moment, disparurent spontané-
ment une foule d'habitudes routinières que
l'élève avait contractées dans sa manière de
vaquer aux jjetites occupations qu'on lui
avait prescrites. Tout en s'abstenant sévère-
ment de faire des rapprochements forcés et
de tirer des conséquences éloignées, on peut
«XXIX. D'autres fois, les remplacements du moins, je pense, soupçonner que la nou-
dont il s'avisait supposaient des rapproclie
ments comparatifs beaucoup plus bizarres.
Je me rappelle que, dînant un jour en ville, et
voulant recevoir une cuillerée de lentilles
qu'on lui présentait, au moment où il n'y
avait plus d assiettes ni de plats sur la table,
il s'avisa d'aller prendre sur la cheminée, et
d'avancer, ainsi qu'il l'eût fait d'une assiette,
un petit dessin sous verre, de forme circu-
laire, entouré d'un cadre dont le rebord uni
el saillant ne ressemblait pas mal à celui d'une
assiette.
» XXX. Mais très-souvent ses expédients
étaient plus heureux, mieux trouvés, et méri-
taient, à plus juste titre, le nom d'invention.
Je ne cranis pas de donner ce nom à la ma-
nière dont il se pourvut un jour d'un porte-
crayon. Une seule fois, dans mon cabinet,
je lui avais fait faire usage de cet instrument,
pour lixer un j)etit morceau de craie qu'il
ne pouvait tenir du bout de ses doigts. Peu de
jours après, la môme difficulté se présenta ;
mais \'ictor élcùtdans sa chambre, et il n'avait
pas là de porte-crayon |)our tenir sa craie.
Je le donne à l'homme le plus industrieux et
le plus inventif, de dire ou plutôt de faire ce
qu'il fil pour s'en procurer un. Il prit un
ustensile de rôtisseur, employé dans les bon-
nes cuisines, autant (jue superllu dans celle
d'un pauvre sauvage, et qui, pour celle rai-
son, restait oublié et rongé de rouille au fond
d'une petite armoire : une lardoire enfin.
Tel fuU'instrument qu'il prit pour remplacer
celui qui lui manquait, cl qu'il sut, par une se-
conde inspiration d'une imagination vraiment
créatrice, convertir en un véritable porte-
crayon, en remplaçant les coulants j)ar quel-
ques tours de fil. Pardonnez, Monseigneur,
l'importance que je mets à ce fait. 11 faut
avoir éprouvé toutes les angoisses d'une in-
struction aussi lente et aussi pénible ; il faut
avoir suivi et dirigé cet homme-plante dans
ses laborieux développements, depuis le pre-
mier acte de l'attention jusqu'à cette pre-
mière étincelle de l'imagination, pour se
faire une idée de la joie que j'en ressentis,
el me trouver pardonnable de produire en-
core en ce moment, avec une sorte d'osten-
tation, un fait aussi simple et aussi ordinaire.
Ce qui ajoutait encore à l'inaportance de ce
résultat, considéré comme une preuve du
mieux actuel, et comme une garantie d'une
amélioration future, c'est qu au lieu de se
présenter avec un isolement oui eût pu le
faire regarder comme accidentel, il se grou
velle manière d'envisager les choses, fiiisant
naître l'idée d'en faire de nouvelles applica-
tions, dut nécessairement forcer l'élève à
sortir du cercle uniforme de ces habitudes en
quelque sorte automatiques.
« XXXI. Bien convaincu enfin que j'avais
complètement établi dans l'esprit de Victor
le rapport des objets avec leurs signes, il ne
me restait plus qu'à' en augmenter successive-
ment le nombre. Si l'on a bien saisi le pro-
cédé par lequel j'étais parvenu à établir la
valeur des premiers signes, on aura dû pré-
voir que ce procédé ne pouvait s'appliquer
qu'aux objets circonscrits et de peu de vo-
lume, et qu'on ne pouvait étiqueter de même
un lit, une chambre, un arbre, une personne,
ainsi que les parties constituantes et insépa-
rables d'un tout. Je ne trouvai aucune dilli-
cullé à faire comprendre le sens de ces nou-
veaux mots, quoique je ne pusse les lier visi-
blement aux objets qu'ils rc[)résentaienl,
comme dans les expériences précédentes. Il
me suffisait, ])Our être compris, d'indiquer
du doigt le mot nouveau, et de montrer de
l'autre main l'objet auquel le mot se rap{)or-
tail. J'eus un peu plus de peine à faire en-
tendre la nomenctalure dos parties qui en-
trent dans la composition d'un tout. Ainsi,
le mots doigt, 77uun, avant-bras, ne purent,
pendant longUmips, offrir à l'élève aucun
sens distinct. Cette confusion dans l'altribu-
tion des signes tenait évidemment à ce que
l'élève n'avait point encore compris que les
parties d'un corps, considérées sé|)arément,
formaient à leur tour des objets dislincls,
qui avaient leur nom particulier. Pour lui en
donner l'idée, je pris un livre relié, j'en ar-
rachai les couvertures, el j'en détachai plu-
sieurs feuillets. A mesure que je donnais à
Victor chacune de ces parties séparées, j'en
écrivais le nom sur la planche noire ; puis,
reprenant dans sa main ces divers débris, je
m'en faisais à mon tour indiquer les noms.
Quand ils se furent bien gravés dans sa mé-
moire, je remis à leur place les parties sépa-
rées, el, lui en redemandant les noms, il me
les désigna comme auparavant ; puis, sans
fui en présenter aucun en particulier, et lui
montrant le livre en lolalilé, je lui en deman-
dai le nom : il m'indiqua du doigt le mot
livre.
« XXXII. 11 n'en fallut pas davantage pour
lui rendre familière la nomenclature des di-
verses parties des corps composés ; et pour
que, dans les démonstrations que je lui en
pait avec une foule d'autres moins piquants faisais, il ne confondît pas les noms propres à
ians doule, mais qui, venus à la même éi)o- chacune des parties avec le nom général de
que elémanésévidemmentdelaraùiue source, l'objet, j'avais soin, en montrant les preniiè-
s'otfiaienl aux yeux d'un observateur alten- res, de les loucher chacune immédiatement,
lifcomme des résultats divers d'une impulsion et je me contentais, pour l'application du
227
IIOM
DICTIONNAIRE DE niILOSOPIIIE.
HOM
223
nom général, d'indiquer la cnose vaguement,
sans y loucher.
« XXXIII. De celte démonstration, je passai
Ai celle des qualités des corps. J'entrais ici
dans le champ des abstractions, et j'y entrais
avec la crainte de ne pouvoir y pénétrer, ou
de m'y voir bientôt arrêté par des difficultés
insurmontables. Il ne s'en présenta aucune ;
et ma première démonstration fut saisie
d'emblée, quoiqu'elle portât sur l'une des
qualités les plus abstraites des corps, celle
de l'étendue. Je pris deux livres reliés de
même, mais de format différent ; l'un était
un in-18, l'autre un in-S" : je louchai le pre-
mier ; Victor ouvrit son cahier, et désigna du
doigt le mot livre : je touchai le second, et
l'élève indiqua de nouveau le môme mot. Je
recommençai plusieurs fois, et toujours avec
le même résultat. Je pris ensuite le plus pe-
tit livre, et, le présentant à Victor, je lui fis
étendre sa main h plat sur la couverture : elle
on était presque entièrement couverte ; je
l'engageai alors à faire la même chose sur le
volume in-8" ; sa main en couvrait à peine la
moitié. Pour qu'il ne pût se méprendre sur
mon intention, je lui montrai la partie qui res-
tait à découvert, et l'engageai à allonger les
doigts vers cet endroit : ce qu'il ne put faire
sans découvrir une portion égale à celle qu'il
recouvrait. Après cette expérience, qui dé-
montrait à mon élève, d'une manière si pal-
pable, la différence d'étsndue de ces deux
objets, j'en demandai de nouveau le nom.
Victor hésita ; il sentit que le même nom ne
pouvait plus s'appliquer indistinctement à
deux choses qu'il venait de trouver si iné-
gales. C'était là où je l'attendais. J'écrivis
alors sur deux cartes le mot livre, et j'en dé-
posai une sur chaque livre. J'écrivis ensuite
sur une troisième le mot grand, et le mot
petit sur une quatrième ; je les plaçai à côté
des premières, l'une sur le volume in-8°, et
l'autre sur le volume in-18. Après avoir fait
remarquer cette disposition à Victor, je repris
les étiquettes, les mêlai pendant quelque
temps et les lui donnai ensuite pour être re-
placées. Elles le furent convenablement.
« XXXIV. Avais-je été compris? le sens
respectif des mots grand et petit avait-il été
saisi ? Pour en avoir la certitude et la preuve
complète, voici comment je m'y pris. Je me
lis apporter deux clous de longueur inégale ;
je les fis comparer à peu près de la même
manière que je l'avais fait pour les livres.
Puis ayant écrit sur deux cartes le mot clou,
je les lui présentai, sans y ajouter les deux
adjectifs grand et petit ; espérant que, si ma
leçon précédente avait été bien saisie, il ap-
pliquerait aux clous les mêmes signes de
grandeur relative qui lui avaient servi à éta-
blir la dilférence de dimension des deux li-
vres. C'est ce qu'il fit avec une promptitude
qui rendit la preuve plus concluante encore.
Tel fut le procédé par lequel je lui donnai
l'idée des qualités d'étendue. Je l'employai
avec le même succès pour rendre inteUi-
gibles les signes qui représentent les autres
qualités sensibles des corps, comme celles de
couleur, de pesanteur, de résistance, etc.
« XXXV. Après l'explication de l'adjectif,
vint celle du verbe. Pour le faire compren-
dre h l'élève, je n'eus qu'à soumettre un ob-
jet dont il connaissait le nom à plusieurs
sortes d'actions que je désignais, h mesure
que je les exécutais, par l'infinitif du verbe
qui exprime cette action. Je prenais une clef,
sar exemple ; j'en écrivais le nom sur une
blanche noire ; puis, la touchant, \a jetant,
a ramassant, la portant aux lèvres, la re-
mettant h sa place, etc., j'écrivais, en même
temps que j'exécutais chacune de ces actions,
sur une colonne, à côté du mot clef, les ver-
bes, toucher, jeter, ramasser, baiser, repla-
cer, etc. Je substituais ensuite au mol clef le
nom d'un autre objet, que je soumettais aux
mêmes actions, pendant queje montrais avec
le doigt les verbes déjà écrits. 11 arrivait sou-
vent qu'en remplaçant ainsi au hasard un
objet par un autre, pour le rendre le régime
des mêmes verbes, il y avait, entre eux et la
nature de l'objet, une telle incompatibilité,
que l'action demandée devenait ou bizarre
ou impossible. L'embarras oiî se trouvait
alors l'élève tournait presque toujours à son
avantage, autant qu'à ma propre satisfaction,
en nous fournissant, à lui l'occasion d'exer-
cer son discernement, et à moi celle de re-
cueillir de nouvelles preuves de son intelli-
gence. Un jour, par exemple, que, par suite
des changements successifs du régime d'^s
verbes, je me trouvais avoir ces étranges as-
sociations de mots, déchirer pierre, couper
tasse, m-anger balai, il se tira fort bien d'em-
barras, en changeant les deux actions indi-
quées par les deux premiers verbes, en deux
autres moins incompatibles avec la nature de
leur régime. En conséquence, il prit un mar-
teau pour rompre la pierre, et laissa tomber
la tasse pour la casser. Parvenu au troisième
verbe, et ne pouvant lui trouver de rempla-
çant, il en chercha un au régime, prit un
morceau de pain et le mangea.
« XXXVI. Réduits à nous traîner pénible-
ment et par des circuits infinis dans l'étude
de ces difficultés grammaticales, nous faisions
marcher de front, comme un moyen d'in-
struction auxiliaire et de diversion indispen-
sable, l'exercice de l'écriture. Le début de ce
travail m'offrit des difficultés sans nombre,
auxquelles je m'étais attendu. L'écriture est
un exercice d'imitation, et l'imitation était
à naître chez notre sauvage. Ainsi, lorsque
je lui donnai, pour la première fois, un mor-
ceau de craie que je disposai convenablement
au bout de ses doigts, je ne pus obtenir au-
cune ligne, aucun trait, qui supposât dans
l'élève l'intention d'imiter ce qu'il me voyait
faire. Il fallait donc ici rétrograder encore, et
chercher à tirer de leur inertie les facultés
imitatives, en les soumettant, comme toutes
les autres, à une sorte d'éducation graduelle.
Je procédai à l'exécution de ce pian, en exer-
çant Victor à des actes d'une imitation gros-
sière, comme de lever les bras, d'avancer le
pied, de s'asseoir, de se lever en même temps
que moi, puis d'ouvrir la main, de la fermer,
et de répéter avec ses doigts une foule de
mouvements, d'abord simples, puis combinés,
CA
29
HOM
PSYCHOLOGIE.
HOM
230
que j'exécutais devant lui. Tarmai ensuite sa
main, de même que la mienne, d'une longue
baguette taillée en pointe, que je lui faisais
tenir comme une plume à écrire, dans la
double intention de donner plus de force et
d'aplomb à ses doigts, par la difliculté de te-
nir en équilibre ce simulacre de plume, et
de lui rendre visibles et par conséquent sus-
ceptibles d'imitation jusqu'aux moindres mou-
vements de la baguette.
a (I
développe-
ne pas assujettir l'imitation au
ment progressif des autres facultés, et
rendre, dès son début, aussi active que fé-
conde. Mais celle faculté imitative, dont l'in-
fluence se répand sur toute la vie, varie dans
son application, selon la diversité des Zlges,
et n'est employée à l'apprentissage de la
parole que dans la plus tendre enfance ;
plus tard, elle préside à d'autres fonc-
tions, et abandonne, pour ainsi dire, l'ins-
trument vocal ; de telle sorte qu'un jeune
enfant, un adolescent même, quittant son
pays natal, en perd très-promptement les
langage, mais jamais ces
du libre usage de toutes ses facultés intellec-
tuelles.
« XXXIX. De tous les phénomènes que pré-
sentent à l'observateur les premiers déve-
loppements de l'enfant, le plus étonnant
peut-être est la facilité aveclaquelle il apprend
à jMrler ; et lorsqu'on pense que la parole,
qui est sans contredit l'acte le plus admirable
de l'imitation, en est aussi le premier résul-
tat, on sent redoubler son admiration pour
«XXXVII. Ainsi disposés par des exercices celte intelligence suprême dont l'homme e«)t
préliminaires, nous nous mîmes à la planche le chef-d'œuvre, et qui, voulant faire de la pa-
noire, munis chacun d'un morceau de craie ; rôle le principal moteur de l'éducation, a dû
et, plaçant nos deux mains à la même hau-
teur, je cçmmençai par descendre lentement
et verticalement vers la base du tableau. L'é-
lève en flt autant, en suivant exactement la
même direction, partageant son attention en-
tre sa ligne et la mienne, et portant sans re-
lâche ses regards de l'une à l'autre, comme
s'il eût voulu en coJlalionner successivement
tous les points. Le résultat de notre compo-
sition fut deux lignes exactement jMirallèles.
Mes leçons subséquentes ne furent qu'un dé-
veloppement du môme procédé : je n'en \\av-
lerai pas. Je dirai seulement que le résultat
fut tel, qu'au bout de quelques mois Victor
sut copier les mots dont il connaissait déjà
la valeur, bientôt après les reproduire de mé-
moire, et se servir enfin de son écriture, tout
informe qu'elle était et qu'elle est restée,
pour exprimer ses besoins, solliciter les
moyens de les satisfaire, et saisir par la même
voie l'expression des besoins ou de la volonté
des autres,
« XXXVIII. En considérant mes expériences
comme un véritable cours d'imilati(jn, je crus
devoir ne pas le borner à des actes d'une
imitation manuelle. J'y lis entrer plusieurs
procédés qui n'avaient aucun rapport au mé-
canisme de l'écriture, mais dont l'elfet était
beaucoup plus propre àexercer l'intelligence.
Tel est entre autres celui-ci : je traçais sur
une planche noire deux cercles à peu près
égaux, l'un vis-à-vis de moi, et l'autre en
face de Victor. Je disposais, sur six ou huit
points de la circonférence de ces cercles,
six ou huit lettres de l'alphabet, les mêmes
dans les deux cercles, mais placées diverse-
ment. Je traçais ensuite dans l'un des cercles
plusieurs lignes qui allaient aboutir aux lettres
placées sur sa circonférence ; Victor en fai-
sait autant sur l'autre cercle. Mais, par une
suite de la différente disposition des lettres,
il arrivait que l'imitation la plus exacte don-
nait néanmoins une figure toute différente
de celle que je lui offrais pour modèle. Delà,
l'idée d'une imitation toute particulière, dans
laquelle il s'agissait, non de copier servile-
ment une forme donnée, mais d'en reproduire
l'esprit et la manière, sans être arrêté par la
différence du résultat. Ce n'était plus ici une
répétition routinière de ce que l'élève voyait
faire, et telle qu'on pourrait l'obtenir, jusqu'à
un certain point, de quelques animaux imi-
tateurs, mais une imitation intelligente et rai-
sonnée, variable dans ses procédés comme
dans ses applications, et telle, en un mot,
qu'on a droit de l'attendre de l'homme doué
manières, le ton, le
intonations de voix qui constituent ce qu'on
a])|)elle l'accent. Il résulte de cette vérité phy-
siologique qu'en réveillant l'imitation dans ce
jeune sauvage, parvenu déjà à son adoles-
cence, j'ai dû nj'attendre à ne trouver dans
l'orga.'ic de la voix aucune disposition à met-
tre à profit ce développement des facultés
imitatives, en supposant même que je n'eusse
pas rencontré un second obstacle dans la
stupeur opiniâtre du sens de l'ouïe. Sous ce
dernier ra})port, Victor pouvait être considéré
comme un sourd-muet, quoique bien infé-
rieur encore à cette classe d'êtres, essentielle-
ment observateurs et imitateurs.
« XL. Néanmoins, je n'ai eru devoir m'ar-
rêter à cette différence, ni renoncer à l'es-
poir de le faire parler, et à tous les avanta-
ges que je m'en promettais, qu'après avoir
tenté, pour parvenir à cet heureux résultat,
le dernier moyen qui me restait : c'était de
'usage de la parole, non plus
"'ouïe, puisqu'il s'y refusait,
mais par celui de la vue. Il s'agissait donc,
dans cette dernière tentative, d'exercer les
yeux à saisir le mécanisme de l'articulation
des sons, et la voix à les répéter, par une
heureuse application de toutes les forces réu-
nies de l'attention et de l'imitation. Pendant
plus d'un an, tous mestravaux, tous nos exer-
cices tendirent à ce but. Pour suivre pareille-
ment ici la méthode des gradations insensi-
bles, je fis précéder l'étude de l'articulation
visible des sons, par l'imitation un peu plus
facile des mouvements des muscles de la
face, en commençant par ceux qui étaient le
plus apparents. Ainsi voilà l'instituteur et l'é-
lève en face l'un de l'autre, grimaçant à qui
mieux mieux, c'est-à-dire imprimant aux
muscles des yeux, du front, de labouche, des
mouvements de toute espèce ; concentrant
peu à peu leurs expériences sur les muscles
des lèvres, et, après avoir insisté longtemps
le conduire à
par le sens de
231
IIOM
DICTIONNAIRE DE riIILOSOnilE.
IIOM
2.Î2
sur l'i^tudc (les niouvenicnls do celle parlie
criarnuc de l'organe de la parctle, souinellanl
enfin la langue aux mômes exercices, mais
beaucoup plus diversiliés et plus longtem[)S
conlinués.
« XLI. Ainsi préparé, l'organe de la parole
me paraissait devoir se prêter sans peine à
l'imitation des sons articulés, et je regardais
ce résultat comme aussi procham qu'infail-
lible. Mon espérance fut entièrement déçu(î,
et tout ce que, je pus obtenir de celte longue
série de soins se réduisit h l'émission de
quelques monosyllabes informes, tantôt aigus,
tantôt graves, et beaucoup njoins nets encore
que ceux que j'avais obtenus dans mes pre-
miers essais. Je lins bon néanmoins, et luttai,
pendant longtemps encore, contre l'opiniû-
Ireté de l'organe, jusqu'à ce qu'enfui^ voyant
la continuité de mes soins et la succession
du temps n'opérer aucun cbangement, je me
résignai à terminer là mes dernières tenta-
tives en faveur de la parole, et j'abandonnai
mon élève à un mutisme incurable.
III* Série. — Développemenl des facultés affec-
tives.
« XLIl. Vous avez vu, Monseigneur, la ci-
vilisation, rappelant de leur profond engour-
dissement les lacullés intellectuelles de notre
sauvage, en déterminer d'abord l'application
aux objets de ses besoins, et étendre ensuite
le sphère de ses idées au delà de son existence
animale. Votre Excellence va voir, dans le
même ordre de développement, les facultés
atîectives, éveillées d'abord par le sentiment
du besoin et l'instinct de la conservation,
donner ensuite naissance à des affections
moins intéressées, à des mouvements plus
expansifs, et à quelques-uns de ces senti-
ments généreux qui font la gloire et le bon-
heur du cœur humain.
« XLllI. A son entrée dans la société, Vic-
tor, insensible à tous les soins qu'on prit
d'abord de lui, et confondant l'empressement
de la curiosité avec l'intérêt de la bienveil-
lance, ne donna pendant longtemps aucun
témoignage d'attention à la personne qui le
soignait. S'en rapprochant quand il y était
forcé parle besoin, et s'en éloignant dès qu'il
se trouvait satisfait, il ne voyait en elle que
la main qui le nourrissait, et dans cette main
autre chose que ce qu'elle contenait. Ainsi,
sous le rapport de son existence morale,
Victor était un enfant dans les premiers jours
de sa vie, lequel passe du sein de sa mère
à celui de sa nourrice, et de celle-ci à une
autre, sans y trouver d'autre différence que
celle de la quantité ou de la qualité du liquide
qui lui sert d'aliment. Ce fut avec la même
indifférence que noire sauvage, au sortir de
ses forêts, vit changer à diverses reprises les
personnes commises à sa garde, et qu'après
avoir été accueilli, soigné et conduit à Paris
par un pauvre paysan de l'Aveyron, qui lui
prodigua tous les témoignages d'une ten-
ilresse paternelle, il s'en vil séparer tout à
<;oup sans peine ni regret.
« XLIV. Livré, pendant les trois premiers
mois de son entrée à^l'institution, aux im-
portunités des curieux oisifs de la capitale,
et de ceux qui, sous le titre spécieux d'ob-
servateurs, ne l'obsédaient pas moins; errant
dans les corridoi-s et le jardin de la maison
par le temps le plus rigoureux de l'année,
croupissantdans une saletédégoûlanle, éprou-
vant souvent le besoin de la faim, il se vit
tout à coup soigné, chéri, caressé par une
surveillante pleine de douceur, de bonté et
d'intelligence, sans que ce changement parût
réveiller dans son cœur le plus faible senti-
ment de reconnaissance. Pour peu que l'on
y rélléchisse, on n'en sera point étonné.
Que pouvaient en effet les manières les plus
caressantes, les soins les [)lus affectueux, sur
un être aussi impassible? Et que lui impoi-
tait d'être bien vêtu, bien chauffé, commodé-
ment logé et couché mollement, à lui qui,
endurci aux intempéries des saisons, insen-
sible aux avantages de la vie sociale, ne con-
naissait d'autre bien que sa liberté, et ne
voyait qu'une [)rison dans le logement le plus
commode? Pour exciter la reconnaissance,
il fallait des bienfaits d'une autre espèce, et
de nature à être appréciés par l'être extraor-
dinaire qui en était l'objet; et, pour cela,
condescendre à ses goûts, le rendre heureux
à sa manière. Je m'allachai fidèlement à cette
idée, comme à l'indication principale du
traitement moral de cet enfant. J'ai fait con-
naître quels en avaient été les premiers succès.
J'ai dit, dans mon premier rapport, comment
j'étais parvenu à lui faire aimer sa gouver-
nante, et à lui rendre la vie sociale suppor-
table. Mais son attachement, tout vif qu'il
paraissait, pouvait encore n'être considéré
que comme un calcul d'égoïsme. J'eus lieu
de le soupçonner, quand jem'aperçus qu'après
plusieurs heures et même quelques jours
d'absence, Victor revenait à celle qui le soi-
gnait, avec des démonstrations d'amitié, dont
la vivacité avait pour mesure bien moins la
longueur de l'absence que les avantages réels
qu'il trouvait à son lelour, et les privations
qu'il avait éprouvées durant cette séparation.
Non moins intéressé dans ses caresses, il les
fit d'abord servir à manifester ses désirs, bien
plus qu'à témoigner sa reconnaissance ;
(le manière que, si on 1 obsei'vait avec soin
à l'issue d'un repas copieux, Victor offrait
lafïligeant spectacle d'un être que rien de ce
qui l'environne n'intéresse, dès l'instant que
tous ses désirs sont satisfaits. Cependant la
multiplicité toujours croissante de ses besoins,
rendant de plus en plus nombreux ses rap-
ports avec nous et nos soins envers lui, ce
cœur endurci s'ouvrit enfin à des sentiments
non équivoques de reconnaissance et d'amitié
Parmi les traits nombreux que je puis citer
comme autant de preuves de ce changement
favorable, je me contenterai de rapporter les
deux suivants.
« XLV. La dernière fois qu'entraîné pai
d'anciennes réminiscences el sa passion poui
la liberté des champs, notre sauvage s'évade
de la maison, il se dirigea du côté de Senlis
et gagna la forêt, d'où il ne larda pas à sortir,
chassé sans doute par la faim et l'impossibi-
lité de pouvoir désormais se suffire à lui-
533
HO.M
PSYCHOLOGIE.
HOM
234
môme. S'élant rapproché des campagnes voi- la morosité profonde dans laquelle tombe mon
smes, il tomba entre les mains de la gendar-
merie, qui l'arrôta comme un vagabond, et
le garda comme tel pendant plus de quinze
jouVs. Reconnu au bout de ce temps, et ra-
mené à Paris, il fut conduit au Temple, où
madame Guérin, sa surveillante, se présenta
pour le réclamer. Nombre de curieux s'y
jeune élève toutes les fois que, dans le cours
de nos leçons, apiès avoir lutté en vain, avec
toutes les forces de son attention, contre
quelque difliculté nouvelle, il se voit dans
l'impossibilité de la surmonter. C'est alors
que, pénétré du sentiment de son imf)uis-
sance, et toucbé jieut-être de l'inutilité de
étaient rassemblés pour être témoins de cette mes efforts, je l'ai vu mouiller de ses pleurs
entrevue, qui fut vraimt'nt touchante. A peine ces caractères inintelligibles pour lui, sans
Victor eut-il aperçu sa gouvernante, qu'il qu'aucun mot de reproche, aucune menace,
pâlit et perdit un moment connaissance ; mais, ' " ' "*
se sentant embrassé, caressé par madame
Guérin, il se ranima subitement, et, mani-
festant sa joie par des cris aigus, par le serre-
ment convulsif de ses mains et les traits épa-
nouis d'une ligure radieuse, il se montra, aux
yeux de tous les assistants, bien moins conmie
un fugitif qui rentrait forcément sous la sur-
veillance de sa garde, que comme un lils af-
fectueux qui, de son propre mouvement,
viendrait se jeter dans les bras de celle qui
lui donna le jour.
aucun chûlimenl , eussent provoqué ses
larmes.
« XLIX. La civilisation, en multipliant ses
aircctions tiistcs, a dû nécessairenjunl aussi
augmenter ses jouissances. Je ne parlerai
point de celles qui naissent de la satisfaction
de SCS nouveaux, besoins. Ouoi(]u'elles aient
puissamment concouru au développement
des facultés aiïectives, elles sont, si je jnns
le dire, si animales, qu'elles ne peuvent ôtre
admises connue preuves directes de la sen-
sibilité du cœur. Mais je citerai commes telles
« XLVL II ne montra pas moins de scnsi- le zèle qu'il met, et le plaisir qu'il trouve, à
bilité dans sa première entrevue avec moi
Ce fut le lendemain matin du môme jour.
Victor était encore au lit. Dès qu'il me vit
paraître, il se mit avec vivacité sur son séant,
en avançant la tête et me tendant les bras.
Mais voyant qu'au lieu de m'approcher, je
restais deboiV, immobile vis-à-vis de lui,
avec un maintien froid et une (igure mécon-
tente, il se replongea dans le lit, s'envelop[)a
obliger les personnes qu'il alfectionne, et
inénie h prévenir leurs désirs, dans les j)etits
services qu'il est à portée de leur rendre.
C'est ce qu'on remarque, surtout dans ses
rapports avec madame Guérin. Je désignerai
encore, comme le sentiment d'une ûme civi-
lisée, la satisfaction qui se peint sur tous ses
traits, et qui souvent môme s'annonce par de
grands éclats de rire, lorsque, arrôlé dans
de ses couvertures, et se mit à pleurer. J'aug- nos leçons par quehjue difliculté, il vient il
montai l'émotion par mes reproches," pro- bout de la surmonter par ses propres forces,
nonces d'un ton haut et menaçant : les pleurs ou lorsque, content de ses faibles progrès,
redoublèrent, accompagnés de longs et pro- je lui témoigne ma satisfaction par des éloges
fonds sanglots. Quand j'eus porté au dernier et des encouragements. Ce n'est pas seule-
point l'excitement des facultés affectives, j'ai- nient dans ses exercices qu'il se montre scn-
lai m'asseoir sur le lit de mon pauvre repen- slble au plaisir de bien faire, mais encore
tant. C'était toujours là le signal du pardon, dans les moindres occupations domestiques
Victor m'entendit, lit les premières avances dont il est 'hargé, surtout si ces occupations
de la réconciliation, et tout fut oublié. sont de nature à exiger un grand développe-
« XLVII. Assez près de la môme époque, ment des forces musculaires. Lorsque, par
le mari de madame Guérin tomba malade,
et fut soigné hors de la maison, sans que
Victor en fût instruit. Celui-ci ayant, dans
exemple, on l'occupe à scier du bois, on le
voit, à mesure que la scie pénètre profondé-
ment, redoubler d'ardeur et d'efforts, et se
ses petites attributions domestiques, celle de livrer, au moment où la division va s'achever,
■ ' ' ' ' ^ '" '■■ '■ — '• à des mouvements de joie si extraordinaires,
que l'on serait tenté de les rapporter à un
délire maniaque, s'ils ne s'expli(iuaient na-
turellement, d'un côté, par le besoin di,i
mouvement dans un ôtre si actif, et, de l'autre,
jiar la nature de cette occupation, fini, en lui
présentant à la fois un exercice salutaire, un
mécanisme qui l'amuse, et un résultat qui
intéresse ses besoins, lui offre d'une manière
bien évidente la réunion de ce qui plaît à ce
qui est utile.
« L. Mais, en môme temps que l'âme de
notre sauvage s'ouvre à quelques-unes des
jouissances de l'homme civilisé, elle ne con-
tinue pas moins de se montrer sensible à
couvrir la table à l'heure du dîner, continua
d'y placer le couvert de M. Guérin ; et,
quoique chaque jour on le lui fît ôter, il ne
manquait pas de le replacer le lendemain.
La maladie eut une issue fâcheuse ; M. Guérin
y succomba ; et, le jour même où il mourut,
son couvert fut encore remis à table. On
devine l'effet que dut faire sur madame Guérin
une attention aussi déchirante pour elle.
Témoin de celte scène de douleur, Victor
comprit qu'il en était la cause ; et, soit qu'il
se bornât à penser qu'il avait mal agi, soit
que, pénétrant à fond le motif du désespoir
de sa gouvernante, il sentit combien était
inutile et déplacé le soin qu'il venait de
prendre, de son propre mouvement il ôta le celles de sa vie primitive. C'est toujours la
couvert, le reporta tristement dans l'armoire,
et jamais plus ne le remit.
« XLVllI. Voilà une aflection triste, qui est
entièrement du domaine de l'homme civilisé.
Mais une autre qui ne l'est pas moins, c'est
DiCTIONN. DE FlULOSOrHIE. I.
môme passion pour la campagne, la môme
extase à la vue d'un beau clair de lune, d'un
champ couvert de neige, et les mômes trans-
ports au bruit d'un vent orageux. Sa passion
pour la liberté des champs se trouve à la
8
535
HOM
DICTIONNAIRE DE PHILOSOMIIE.
noM
236
vérité tempérée par les affeclions sociales, et
à demi satisfaite par de fréquentes prome-
nades en plein air; mais ce n'est encore
qu'une passion mal éteinte, et il ne faut, pour
la rallumer, qu'une belle soirée d'été, que la
vue d'un bois fortement ombragé, ou l'inter-
ruption momentanée de ses proiucnades jour-
nalières. Telle fut la cause de sa dernière éva-
sion. Madame Guérin, retenue dans son lit
par des douleurs rhumatismales, ne put, pen-
dant quinze jours que dura sa maladie, con-
duire son élève à la promenade. 11 supporta
patiemment cette privation, dont il voyait
évidemment la cause. Mais, dès que sa gou-
vernante quitta le lit, il fit éclater une joie
qui devint plus vive encore lorsque, au bout
de quelques jours, il vit madame Guérin se
disposer à sortir par un très-beau temps; nul
doute que ce ne fût pour aller se promener,
ei le voilà tout prêt à suivre sa conductrice.
Elle sortit, et ne l'emmena point. 11 dissimula
son mécontentement ; et lorsqu'à l'heure du
dîner on l'envoya à la (iuisine pour y chercher
des plats, il saisit le moment où la porte
cochere de la cour se trouvait ouverte pour
laisser entrer une voiture, se glissa par der-
rière, et, se précipitant dans la rue, gagna
rapidement la barrière d'Enfer.
« LI. Les changements opérés par la civili-
sation dans l'âme de ce jeune homme ne se
sont par bornés à éveiller en elle des affec-
tions et des jouissances inconnues, ils y ont
fait naître aussi quelques-uns de ces senti-
ments qui constituent ce que nous avons
appelé la droiture du cœur ; tel est le senti-
ment intérieur de la justice. Notre sauvage
en était si peu susceptible au sortir de ses
forêts, que, longtemps après encore, il fallait
user de beaucoup de surveillance pour l'em-
pêcher de se livrer à son insatiable rapacité.
On devine bien cependant que, n'éprouvant
alors qu'un unique besoin, celui de la faim,
le but de toutes ses rapines se trouvait ren-
fermé dans le petit nombre d'objets alimen-
taires qui étaient de son goût. Dans les com-
mencements, il les prenait plutôt qu'il ne les
dérobait ; et c'était avec un naturel, une
aisance, une simplicité, qui avaient quelque
chose de touchant, et retraçaient à l'âme le
rêve de ces temps primitifs, où l'idée de la
propriété était encore à poindre dans le cer-
veau de l'homme. Pour réprimer ce penchant
naturel au vol, j'usai de quelques châtiments
appliqués en flagrant délit. J'en obtins ce que
la société obtient ordinairement de l'apfiareil
effrayant des peines aflliclives, une modifi-
cation de vice, plutôt qu'une véritable cor-
rection ; ainsi Victor déroba avec subtilité ce
que jusque-là il s'était contenté de voler ou-
vertement. Je crus devoir essayer d'un autre
moyen de correction ; et, pour lui faire sentir
plus vivement l'inconvenance de ses rapines,
nous usâmes envers lui du droit de repré-
sailles. Ainsi, tantôt victime de la loi du plus
fort, il voyait arracher de ses mains, et manger
devant ses yeux, un fruit longtemps convoité,
et qui souvent n'avait été que la juste récom-
pense de sa docilité ; tantôt, dépouillé d'une
manière plus subtile que vi-olente, il retrou-
vait ses poches vides des petites provisions
qu'il y avait mises en réserve un instant au-
paravant.
« LU. Ces derniers moyens de répression
eurent le succès que j'en avais attendu, et
mirent un terme à la rapacité de mon élève.
Celte correction ne s'offrit pas cependant à
mon esprit comme la preuvre certaine que
j'avais inspiré à mon élève le sentiment in-
térieur de la justice. Je sentis parfaitement
que, malgré le soin que j'avais pris de donner
à nos procédés toutes les formes d'un vol
injuste et manifeste, il n'était pas sûr que
Victor y eût vu quelque chose de plus que
la punition de ses propres méfaits ; et, dès
lors, il se trouvait corrigé par la crainte do
quelques nouvelles privations, et non par le
sentiment désintéressé de l'ordre moral. Pour
éclaircir ce doute, et avoir un résultat moins
équivoque, je crus devoir mettre le cœur de
mon élève à l'épreuve d'une autre espèce
d'injustice qui, n'ayant aucun rapport avec
la nature de la faute, ne parût pas en être le
châtiment mérité, et fût par là aussi odieuse
que révoltante. Je choisis, pour cette expé-
rience vraiment pénible, un jour où, tenant
depuis plus de deux heures Victor occupé à
nos procédés d'instruction, et satisfait égale-
ment de sa docilité et de son intelligence, je
n'avais que des éloges et des récompenses à
lui prodiguer. 11 s'y attendait sans doute, à
en juger par l'air content de lui qui se peignait
sur tous ses traits, comme dans toutes les
attitudes de son corps. Mais quel ne fut pas
son étonnement de voir qu'au lieu des récom-
penses accoutumées, qu'au lieu de ces ma-
nières caressantes auxquelles il avait tant de
droit de s'attendre, et qu'il ne recevait jamais
sans les plus vives démonstrations de joie,
prenant tout à coup une figure sévère et me-
naçante, effaçant, avec tous les signes exté-
rieurs du mécontentement, ce que je venais
de louer et d'applaudir, dispersant dans tous
les coins de sa chambre ses cahiers et ses
cartons, et le saisissant enfin lui-môme par
le bras, je l'entraînais avec violence ver3 un
cabinet noir qui, dans les commencements
de son séjour à Paris, lui avait quelquefois
servi de prison ! Il se laissa conduire avec
résignation jusque près du seuil de la porte.
Là, sortant tout à coup de son obéissance
accoutumée, s'arc-boutant par les pieds et
par les mains contre les montants de la porte,
il m'opposa une résistance des plus vigou-
reuses, et qui me flatta d'autant plus qu'elle
était toute nouvelle pour lui, et que jamais,
prêt à subir une pareille punition, alors qu elle
était méritée, il n'avait démenti un seul instant
sa soumission par l'hésitation la plus légère.
J'insistai néanmoins, pour voir jusqu'à quel
point il porterait sa résistance ; et, faisant
usage de toutes mes forces, je voulus l'enlever
de terre, pour l'entraîner dans le cabinet.
Cette dernière tentative excita toute sa fureur.
Outré d'indignation, rouge de colère, il se
débattait dans mes bras avec une violence
qui rendit pendant quelques minutes mes
efi'orts infructueux; mais enfin, se sentant
près de ployer sous la loi du plus fort, il eut
237 nOM PSYCHOLOGIE. HOM 238
recovirs à la dernière ressource du faible ; il préférence. Au lieu de cet élan expansif qui
se jeta sur ma main, et y laissa la trace pro- nrécipite un sexe vers un autre, je n'ai vu en
fonde de ses dénis. Qu'il m'eût été doux en lui qu'une sorte d'instinct aveugle et faible-
ce moment de pouvoir me faire entendre de ment prononcé , qui, à la vérité, lui rend la
icon élève, cl de lui dire jusqu'à quel point société des femmes préférable à celle des
la douleur même de sa morsure remplissait
mon âme de satisfaction, et me dédomma-
geait de toutes mes peines ! Pouvais-je m'en
réjouir faiblement? Celait un acte de ven-
geance bien légitime ; c'était, une preuve in-
contestable que le sentiment du juste et de
l'injuste, celte base éternelle de l'ordre social,
n'était plus étranger au cœur de mon élève.
En lui donnant ce sentiment, ou plutôl en en
j)rovoquant le développement.je venais d'éle-
ver Ihomme sauvage à toute la hauteur de
hommes , mais sans que son cœur prenne
aucune part à cette aislinction. C'est ainsi
que, dans une réunion de femmes , je l'ai vu
plusieurs fois cherchant auprès d'une d'entre
elles un soulagement à ses anxiétés, s'asseoir
à côté d'elle, lui pincer doucement la main,
les bras et les genoux, et continuer ainsi
jusqu'à ce que, sentant ses désirs inquiets
s'accroître, au lieu de se calmer, par .ses bi-
zarres caresses, et n'entrevoyant aucun terme
à ses pénibles émotions, il changeait tout h
l'homme moral, parle plus tranché de ses coup de manières, repoussait avec humeur
caractères et la plus noble de ses attributions, celle qu'il avait recherchée avec une sorte
« LUI. En parfanldes facultés intellectuell''s d'empressement, et s'adressait de suite h une
de notre sauvage, je n'ai point dissimulé autre, avec laquelle il se comportait de la
les obstacles qui avaient arrêté le développe-
ment de (]U(>l(iues-unes d'enlre elles, et je
me suis fait un devoir de marquer exacte-
ment toutes les lacunes de son intelligence.
Fidèle au même plan, dans Ihistoire des af-
fections de ce jeune homme, je dévoilerai la"
partie brute de son cœur avec la même fidé-
lité que j'en ai fait voir la |)artie civilisée.
Je ne le tairai point, quoique devenu sensible
l la reconnaissance et h l'amitié, quoiqu'il
Çaraisse sentir vivement le plaisir d'être utile,
ictor est resté essentiellenient égoïste. Plein
d'em])ressemenl et de cordialité quand les ser-
vices qu'on exige de lui ne se trouvent jias
en opposition avec ses besoins, il est étranger
h cette obligeance qui ne calcule ni les pri-
vations ni les sacrifices ; et le doux sentiment
même manière. Un jour cependant, il poussa
ses enlrepiises un peu j)lus loin. Après avoir
d'abord employé les mômes caresses, il prit
la (lame par les deux mains, et l'entraîna,
sans y mettre pourtant de violence , dans lu
fond d'une alcôve. Là, fort embarrassé de sa
contenance, otfrant, dans ses manières et
dans l'expression exlraordinaire de .sa |)hy-
sionomie, un mélange indicible de gaieté et
de tristesse, de hardiesse et d inccrliludo, il
sollicita à plusieurs reprises les caresses de
la dame en lui présentant ses joues, tourna
autour d'elle lentement et d'un air méditatif,
et tinil enfin par s'élancer sur ses é()aules,
en la serrant étroitement au cou. Ce fut là
tout, et ces démonstrations amoureuses fini-
icnt, comme toutes les autres, par un mon-
de !a pitié est encore à naître chez lui. Si, vemonl de dépit qui lui fil lepousser l'objet
dans ses rapports avec sa gouvernante, on l'a de ses éphémères inclinations,
vu quelquefois partager sa tristesse, ce n'était « LV. Quoique, depuis celte époque, ce
là qu'un acte d'imitation analogue à celui qui malheureux jeune homme n'ait pas été moin.'>
arrache des pleurs au jeune enfant qui voit tourmenté par l'etTervescence de ses organes,
pleurer sa mère ou sa nourrice. Pour corn- il a cessé néanmoins de chercher, dans de.s
jiatir aux maux d'autrui, il faut les avoir con- caresses impuissantes , un souIagen)enl à ses
nus, ou du moins en emprunter l'idée de désirs inquiets. Mais cette résignation, au lieu
notre imagination ; ce qu'on ne peut attendre d'apporter quelque adoucissemejit à sa situa-
d'un très-jeune enfant, ou d'un être tel que Vie- lion, n'a servi qu'à l'exaspérer, et à faire
tor. étranger à toutes les peines et privations
dont se composent nos soutfrances morales
« LIV. Mais ce qui, dans le système atfectif
de ce jeune homme, paraît plus étonnant en-
core et au-dessus de loute exj)lication, c'est
son indifférence pour les lerames, au milieu
des mouvements impétueux d'une puberté
très-prononcée. Aspirant moi-même aj)rès
celle époque, comme après une source de
sensations nouvelles pour mon élève et d'ob-
servations allrayanlcs pour moi , épiant avec
soin tous les phénomènes avant-coureurs de
cette crise morale, j'attendais chaque jour
qu'un souffle de ce sentiment universel qui
trouver à cet infortuné un motif de désespou'
dans un besoin impérieux , cju'il n'espère
plus satisfaire. Aussi lorsque, malgré le se-
couj-s des bains, d'un réginje cdmanl el d'un
violent exeicice, cet organe des sens vient à
éclater de nouveau, il se l'ail de suite un chan-
gement total dans le caractère naturellement
doux de ce jeune homme; el, passant S(it)i-
lement de la tristesse à l'anxiété, el de l'an-
xiété h la fureur, il prend du dégoût pour
ses jouissances les plus vives, soupire, vei-se
(les pleurs, pousse clés cris aigus, déchire ses
vêlements , s'emporte quelquefois au point
d'égratigncr et de mordre sa gouvernante.
meut el multiplie tous les êlres, vînt animer Mais alors même qu'il cède à unefureui avcu-
relui-ci et agrandir son existence niorale. gle qu'il ne peut maîtriser, il en témoigne
J'ai vu arriver ou plutôt éclater cette pubei-lé un véritable repentir, et demande à baiser le
tant désirée , el noire jeune sauvage se con- bras ou la main qu'il vient de mordre. Dans
pumer de désirs d'une violence extrême et cetélal, le pou's est élevé, la figure vultueuse;
d'une elTrayartte continuité, sans pressentir quelquefois même on voit le sang s'échapp,er
quel en était le but , et sans éprouver pour par le nez et par les oreilles : ce qui met fin
aucune femme le ph.is faible sentiment de à l'excès , et en éloigne pour longtemps la
m IlOM DICTIONNAIllE DE PlilLOSOl'lIIE
rôcitlive , surtout si riiémonagic est abon-
IIOM
zm
«lante. En partant de cette observation , j'ai
dû, pour remédier à cet état , ne pouvant
ou n'osant faire mieux , tenter l'usage de
la saignée, mais non sans beaucoup de ré-
serve , persuadé qu'il ne fallait qu'attiédir
l'effervescence vitale, et non point lé-
leindre. Mais, je dois le dire, si j'ai obtenu
un peu de calme par l'emploi de ce moyen
et de beaucoup d'autres qu'il serait fort inu-
tile d'énumérer ici, cet etfct n'a été que pas-
sager, et il est résulté, de celte continuité de
désirs violents autant qu'inuéleiininés, un
état habituel d'inquiétude et de soulfrance,
qui a continuellement entravé la marche de
celle laborieuse éducation.
« LVI. Telle a été cette épo^pie crili(iue,
qui promettait tant , et qui eût sans doute
rempli toutes les espérances que nous y
avions attachées, si, au lieu de concentrer
toute son aclivilé sur les sens, elle eût animé
du même feu le système moral , et porté dans
ce cœur engourdi le tlambeau des passions.
Je ne me dissimulerai pas néanmoins, à pré-
sent que j'y ai profondément rétléchi , qu'en
comptant sur ce mode de développement des
phénomènes de la puberté, c'était mal à pro-
pos que j'avais dans ma pensée assimilé mon
élève à un adolescent ordinaire , chez lequel
l'amour des femmes précède assez souvent,
ou du moins accompagne toujours l'excite-
raenl des parties fécondantes. Cet accord de
nos besoins et de nos goûts ne pouvait se
rencontrer chez un être à qui l'éducation n'a-
vait point apprise distinguer un homme d'a-
vec une femme, et qui ne devait qu'aux seuh s
inspirations de l'instinct d'enlrevoir celle dif-
férence, sans en faire l'application à sa situa-
tion présente. Aussi ne doutai-je j)oiiit que
si l'on eût osé dévoiler à ce jeune homme le
secret de ses inquiétudes et le but de ses
désirs, on en eût retiré un avantage incal-
culable. Mais , d'un autre côté, en su[»posanl
qu'il m'eût été permis- de tenter une pareille
expérience , n'avais-je pas à craindre de
faire connaître à noire sauvage un besoin
qu'il eût cherché à satisfaire aussi libre-
ment que les autres, et qui l'eût conduit
à des actes d'une indécence révoltante? J'ai
dû m'arrôter, intimidé par la crainte d'un
pareil résultat, et me résigner à \oir, comm^
dans maintes autres circonstances, mes espé-
rances s'évanouir devant un obstacle imprévu.
« Telle est , Monseigneur, l'histoire des
changements survenus dans le système des
facultés affectives du sauvage de l'Aveyron.
Celte section termine nécessairement tous les
faits relatifs au développement de mon élève
pendant l'espace de quatre années. Cn grand
nombre de ces faits déposent en faveur de sa
perfeclibU'ilé , tandis que d'autres semblent
l'infirmer. Je me suis fait un devoir de les
présenter sans distinction, les uns comme les
autres , et de raconter avec la même vérité
mes revers comme mes succès. Cette éton-
nante variété dans les résultats rend, en
quelque façon, incertaine l'opinion qu'on
peut se former de ce jeune homme, et jette
une sorte ded'ésaccord dans les conséquences
de
ui se présentent 5 la suite des faits exposés
dans ce mémoiie. Ainsi, en rapprochant ceux
qui se trouvent disséminés dans les paragra-
phes VI, Vll.XVm, XX, XLI, LIlIelLlV, on
ne peut s'emnécher <ren conclure, 1° que,
par suite de la nullité presque absolue des
organes de l'ouïe et de la parole, l'éducation
de ce jeune homme est encore et doit être à
jamais incomplète ; 2" que, par une suite de
leur longue inaction , les facultés intellec-
tuelles se développent dune manière lente et
pénible ; et que ce développement , qui, dans
les enfants élevés en civilisation, est le fruit
naturel du temps et des circonstances, est ici
le résultat lent et laborieux d'une éducation
tout agissante, dont les moyens les plus puis-
sants s'usent à obtenir les plus petits effets;
3" que les facultés affectives, soilanl avec la
môme lenteur de leur long engourdissement,
se trouvent subordonnées, dans leur appli-
cation, à un profond sentiment d'égoisme, cl
(|ue la puberté, au lieu de leur avoir impvimé
un grand mouvement d'expansion, semble ne
s'être fortement prononcée que pour prouver
que , s'il existe dans l'homme une relation
entre les besoins de ses sens et les affections
de son cœur, cet accord sympathique est ,
comme la plupail des passions grandes vt
généreuses, l'heureux fruit de son éducation.
« Mais si l'on récapitule les changements
heureux survenus dans l'étal de ce jeune
honnne , et particulièremenl les faits consi-
gnés dans les paragraphes IX, X, XI, X!I,
XIV, XXI, XXV, XXVIIl, XXX, XXXI, XXXll,
XXXllI, XXXIV, XXXV, XXXVll, XXXVlll,
XLIV, XLV, XLVI, XLVII et XLIX, on no
peut manquer d'envisager son éducation sous
un point de vue plus favorable, et d'admettre ,
comme conclusions rigoureusement justes ,
1° que le perfectionnement de la vue et du
loucher, et les nouvelles jouissances du sens
du goût, en multipliant les sensations et les
idées de notre sauvage , onl puissammei l
contribué au développement des facultés in-
tellectuelles ; 2° qu'en considérant ce déve-
loppement dans toute son étendue, on trouve,
entre autres changements heureux, la coi:-
naissance de la valeur conventionnelle d( s
signes de la pensée, l'application de celle
connaissance à la désignation des objets et à
renonciation de leurs qualités el de leurs
actions, d'où l'étendue cfes relations de J'é-
lève avec les personnes qui l'environnent ,
la faculté de leur exprimer ses besoins, d'en
recevoir des ordres, el de faire avec elles
un libre et continuel échange de pensées ;
3° que , malgré son goût immodéré pour
la liberté des champs et son indifférence
pour la plupart des jouissances de la vie
sociale, Victor se montre reconnais^int des
soins qu'on prend de lui, susceptible d'une
amitié caressante, sensible au plaisir de
bien faire, honteux de ses méprises, et
repentant de ses emportements; 4" et qu'en-
fin. Monseigneur, sous quelque point de vue
qu'on envisage cette longue expérience , soit
qu'on la considère comme l'éducation mé-
thodique d'un homme sauvage, soit qu'on s&
L'orne à la regarder comme le traitement phy»
f
îtl
INX
rSYCllOLOGIE.
IXN
542
siquo cl moral d'un de ces êtres disgraciés
j>ar la nature, rejetés par la société et aban-
doiinéi; i)ar la médecine, les soins qu'on a
l>ris de lui, ceux qu'on lui doit encore, les
changements qui sont survenus, ceux qu'on
teurs, et à la proteclion du gouvernement. >•
— Voy. Sauvages.
HOMME DÉPOURVU DE LA PAROLE. YoiJ.
note VI h la fin du volume.
HOMME PRIMITIF de la philosophie ra-
peut espérer, la voix de l'humanité, l'intérêt tionaliste. Voy. Langage, § XXIV.
qu'ins[)irc un abandon aussi absolu et une IIUMBOLDT (G. de), quelques-unes de ses
de>linéc aussi bizarre, tout recommande ce idées sur l'origine des langues, sur leur na-
jeune homme extraordinaire à l'attention des ture organique ; le chinois comparé aux autres
sa\ants, à la sollicitude de nos administra- langues. Voy. Langage, § XXI.
1
IDEALISME de Rerkcley et de Hume. Voy.
Peuception extérieure.
IDÉES. — Idées innées. Voy. Perception
extérieure. — Idées générales. Voy. Géné-
rales ^Idées).
IDEES ABSTRAITES ET GÉNÉRALES. Voy.
iiule V <h la fin du volume, cl les mois
Abstraites et Générales.
IDEES, nouvelles considérations sur leur
origine. Voy. Langage, SU'. — Fausses théo-
lies. — Ne sont [)as innées Ibid. — Ne vien-
nent pas de la sensation. Ibid. — Idées sim-
ples Voy. Langage, î5 V. — Complexes. Jbid.
INNEES (Idées).
§ I.
« L Une idée qui se trouverait déjà dans
Pesprit de l'homme au moment de sa nais-
sance, comme s'il l'avait acquise antérieure-
ment h cette époque, ou comme si Dieu la
lui avait direcleinent su,j:gérée en le créant,
c'e^t-à-dire en créant l'âme dont il l'a doué,
^i elle a été créée; voilà, sans doute, ce f|ue
aérait une idée innée ; et plusieurs philo-
so;ihes prétendent qu'en ellel il existe dans
l'àuie de telles idées.
u Mais avant d'examiner plus parliculièrc-
inenl celle question, qui n'a pas pour moi la
même importance que j»our eux, je veux l'aire
voir d'abord ce que le vulgaire , sans s'en
apercevoir, entend par ces mots d'idées in-
nées, de sentiments innés, et analyser, sous
(6 rapport, la pensée du coinmun des
i;ommes.
« Toute idée est un phénomène , et tout
phénomène implique deux causes : l'une ef-
/icii'iUe, ([ui se trouve le ])Ius ordinairement
hors de la substance qui subit la modification
(juc nous appelons phénomène; l'autre con-
dilionnelle , qui existe toujours dans cette
substance même, dont elle est une des pro-
liriétés constituantes.
« Je prouverai qu'il n'y a rien dans l'âme
qui lui soit inné, ou qui s'y trouve naturel-
lement, que ses propriétés, tant actives que
j>assives , et qu'il ne s'y passe aucun pht'no-
mène, du moins aucun de ceux que nous ap-
pelons idées, sensations et sentiments, avant
que quelque cause extérieure ail pu agir sur
elle.
« Mais comme les phénomènes de l'àmc
eiistent, si l'on peut ainsi dire, en puissance
dans leurs causes conditionnelles, ijui sont
innées, c'esl-à-dirc dans les propriétés de
l'âme, puisqu'ils ne sont, en quelque sorte,
c^ue CCS propriétés cllcï-mêmcs en tant qu'elles
se manifestent aciuellement par l'action
d'une cause efiiciente; de même qu'une ma-
ladie à laquelle un homme est sujet existo
en puissance, ou virtuellement, dans cer-
taines disjiosilions particulières de ses or-
ganes ; et de même encore que les vibrations
d'une cloche existent en puissance dans l'é-
lasticité de celle cloche : on peut dire, en cd
sens, que toutes nos idées, et toutes nos sen-
sations même, nous sont naturelles ou in-
nées; comme on peut le dire de telles ma-
ladies chez certains individus. Et, en cil'et,
aucune de nos sensations , par exemple, ne
nous vient du dehors, quoiqu'elles aient
toutes leur cause eiïiciente, ou productrice,
dans les objets e.xlérieurs, c'est-à-dire dans
l'action de ces objets sur nos sens : donc elles
existent virtuellement en nous.
« De j)lus, comme , d'une part, les pro-
priétés de l'fime ditïèrentles unes des autres
dans le ))Ius et le moins, ou dans leur degré
d'intensité; cl nue, d'une aulie part, chaque
propriété est plus prononcée, ou j)lus par-
laite, chez (juelques hommes que chez tous,
les autres , on peut dire, jusqu'à certain point,,
de ces propriétés, et par suite, des idées dont
elles sont les causes conditionnelles, et en
tant que ces idées existent viilucllement
dans ces causes, ou dans ces i)ropiiétés,
que les unes sont innées chez tous les hom-
mes, et que les autres sont innées seulement
chez quelques-uns d'entre eux : ce qui veut
dire, que les premières sont j/tus particu-
lièrement innées, plus naturelles au genre
immain, que toutes les autres idées; cl qu»
celles-ci sont plus pariicnliîrcmcnt iruiées,
plus naturelles à quelques hommes qu'à tous
les autres.
« Voilà dans (luel sens nous disons, vul-
gairement jtarlanl, que cei'taines idées en gé-
néral nous sont innées; (jue tel ou tel sen-
timent est imié chez tel ou tel individu, ou^
qu'il lui est naturel; que telle maladie est
naturelle à telle famille, ({u'elle est innée chez
elle : et il est clair, quoiqu'oir n'y fasse guère;
attention, qu'au fond ce n'esi point le senti-
ment, ou l'idée, ou la maladie, ({ui sont in-
nés, ou naturels, car ce ne sont là que des
phénomènes, qui ne |)euvenl naître que par
l'action de causes elncienles; et qu'il n'y a de
naturel , ou d'inné en nous, <jue le sens plus
ou moins parlait, <j[ue la propriété ùiiVi^mii
et la disposition du corps, (jui sont les causes
conditionnelles de ces phénomènes.
« Ainsi , quand nous dirons ([ue telle ni6.-
1U3
IXN
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
INN
244
ladic, que la gouttti par exemple, est nalu-
ralle h telle famille, (lu'elle est imitée chez
elle, il est évident que ce n'est point directe-
ment de la goutte elle-mônie que nous en-
tendons paiTer, d'aulnnt que personne nt;
vient au monde avec la goutte , mais seule-
ment de sa cause conditionnelle, laciuelle
réside , en général , dans l'organisation , et,
plus particulièrement, dans quelque dispo-
sition vicieuse du corps; ce qui fait que cer-
tains hommes sont plus sujets que d'autres j^i
éprouver cette maladie, quoiqu'ils en soient
tous susceptibles. Quant à sa cause efficiente
ou productrice, elle peut être de diverse
nature et tout h fait inconnue. Supposons
qu'elle consiste uniquement en l'abus, ou
môme l'usage modéré de's liijueurs fortes :
il est certain que si l'un des membres de
cette famille de goutteux s'abstient absolu-
ment de boire de ces liqueurs, il n'aura ja-
mais la goutte, quoiqu'il porte en soi la cause
conditionnelle de cette maladie; il ne l'aura
pas plus que celui qui ferait usage de pa-
reilles li(jueurs, mais qui seiait autrement
constitué : car les mêmes causes ellicientes
ne produisent les mômes etfets que sous les
mômes conditions. Ainsi donc, puisiiuc cette
maladie, ou ce phénomène, dépend d'une
cause efficiente qui nous est étrangère, tout
aussi bien que de sa cause conditionnelle ,
laquelle seule réside en nous, h titre de pro-
priété ou de manière d'ôtre, il n"y a de na-
turel ou d'inné en nous que cette seule cause,
ou cette propriété elle-même.
« C'est la môme chose pour les propriétés
et les phénomènes de l'âme. Que l'on tasse,
en présence de plusieurs personnes, le récit
d'une mauvaise action, d'une action souve-
rainement injuste; la plupart seront ])éné-
trées d'un sentiment d'indignation, d'un sen-
timent pénible, quel qu'il soit, et que j'a[)-
pelle sentiment moral, sentiment du juste et
de l'injuste, ou du bien et du mal. Quelques-
unes peul-ôtre entendront ce récit avec plus
ou moins d'indifférence, quoique Vidée de
cette action , ou la cause productrice de ce
sentiment, soit la même pour toutes. Qu"en
devra-t-on inférer? C'est que chez les j)r(;-
mières la canse conditionnelle de ce senti-
ment, c'est-à-dire le sens du juste et de lin-
juste, ou le sens moral propiemenl dit , sera
plus prononcé ou plus [)arfait que chez les
autres. Mais comme, dans une pareille cir-
constance, tout homme, à très-peu d'excep-
tions près , éprouverait un sentiment de la
môme nature, avec la seule ditférence du
plus au moins, et un sentiment contraire , à
la vue, au récit, à l'idée réalisée d'une bonne
action; nous disons que le sentiment du
juste et de l'injuste , le sentiment moval est
naturel à l'homme, en un mot qu'il c^t iiuié,
quoiqu'il n'y ait d'inné que le sens moral,
(jui en est la cause conditionnelle; proi)riélé
purement affective, dans laquelle ce senti-
ment existe en puissance, de môme que Vidée
<lu juste et de l'injuste existe en puissance,
ou virtuellement, dans telle ou telle propiiété
intellectuelle.
« Quand donc, vulgairement parlant, nous
disons qu'il y a des idées innées chez ioun
les hommes,' ce qui s'entend principalement
des notions du sens commun, ou de ces
rapports sitnpies et généraux que tous les
hommes, sans exception, saisissent et aper-
çoivent du premier coup d'œil, sans avoir
besoin d'y rélléchir un m()ment; il paraît
évident que cela ne s'applique point aux
idées elles-mêmes, mais seulement à leur
cause conditionnelle, (|ui est le jugement ou
telle autre i)ropriété passive de l'intelligence,
en tant qu'elle ne considère que ces idées ou
raj)[)orls simples dont nous parlons.
« II. J'ai justifié ces expressions |)opulaires
d'idées innées, de sentiments naturels, en
faisant voir comment il fallait les interpréter,
et en quel sens elles étaient vraies. Mainte-
nant, après avoir considéré les idées dan.s
leurs causes conditionnelles, où elles n'exi-
stent ([u'en puissance, c'est-à-dire, où elles
ji'existent réellement pas, nous devons les
considérer en elles-mêmes, et voir si, en
prenant le mot d'idée dans cette accc|)tiou
[)ropie et directe, nous sommes fontîés à
admettre des idées innées, et si l'existence
de pareilles idées serait possible.
« Mais d'abord, y a-t-il quelques philosophes
qui aient admis de telles idées, et prétendu
qu'elles pouvaient exister; ou, en il'autres
termes, parnnles philosophes qui ont, ou (]ui
paraissent avoir embrassé celte doctrine ,
(juelques-uns ont-ils réellement voulu parler
des idées elles-mômes, des idées proprement
dites?
« Cette question est assez embarrassante.
Car il est à remarquer d'abord, qu'un ^rand
nombre de philosophes, pour ne pas dire le
plus grand nombre, soit qu'ils ai(;nl adopté
ou rejeté cette hypothèse des idées innées,
n'ont eu qu'une idée confuse de ce mol
d'inné, et surtout de celui d'idée, puisqu'ils
(int confondu, par le fait, si ce n'est dans
leurs définitions, les phénomènes de l'âme
avec ses propriétés, qui néanmoins en sont
aussi disliticles, que la mollesse de la cire
est distincte des divers changements de forme
qu'elle peut recevoir en vertu de cette pro-
)riété passive : en second lieu, qu'ils n'ont
las poussé l'analyse de l'esprit humain assez
oin, pour remonter jusqu'à la première cause
de chacune de nos idées; cause qui existe
hors de nous, quoique beaucoup d'idées aient
immédiatement leurs causes efficientes dans
l'âme, mais sans qu'elles y soient elles-mêmes
innées; car ces causes ne sont jamais que
des idées antérieurement acquises, ou des
rapports entre ces idées, et non des pro-
liriétés constituantes de l'âme : enfin, qu'ils
n'onl fait dé|)endre chaque idée que d'une
seule cause, avec laquelle ils l'ont môme con-
fondue, à savoir, tantôt de Ja cause eflTi-
cienle, tantôt de la cause conditionnelle,
et tantôt de l'attention ou de la réflexion;
quoique, d'une part, l'attention ni la réflexion
ne puissent produire aucune idée, mais seu-
lement nous la faire découvrir ou apercevoir,
et que, de l'autre, toute idée, quelle qu'elle
soit, ait toujours deux causes; l'une condi-
tionnelle, qui est dans l'âme cl inhérente à
245 INM PSYCHOLOGIE. INN 246
l'âiue, comme étant une des propriétés qui ment très-improprement ; tnais que dans le
la constituent ; l'autre efficiente, qui peut être fond ils croient la même chose que ceux qui
immédiatement et actuellement "dans l'âme, nient quil y en ait : car je ne pensipas </«?
sans y être inhérente, mais qui est toujours personne ait jamais nié que l'âme ne fût ca-
originairemenl hors de l'àme; ce qui est aussi pable de connaître plusieurs vérités. C'est
vrai pour les idées les plus générales et les cette capacité , dit-on, qui est innée, et c'est
plus abstraites, que pour celles des choses
sensibles. Ainsi, quand une idée, comme celle
d'un objet matériel , a immédiatement sa
cause elBcienle hors de nous, ils l'ont fait
dépendre de cette seule cause, et l'ont même
jusqu'à un certain point confondue avec celte
cause, en disant quune telle idée nous venait
du dehors, ce qui est au moins inexact; car
l'idée se forme en nous, par l'action de la
cause elTiciente , qui demeure iiors de nous,
de même que les vibrations d'une cloche ne
lui viennent point du dehors, mais s'effec-
tuent en elle, par l'action de la cause exté-
rieure qui les produit, c'est-à-dire par le choc
d'un corps étranger. Quand, au contraire,
une idée n'a pas immédiatement ou évideni-
inent sa cause productrice hors de l'ûme, ils
l'attribuent à sa seule cause conditionnelle,
si ce n'est à l'attention ou à la réllexion, et
ils croient, en général, qu'elle est innée,
la connaissance de telle on telle vérité qu'on
doit appeler acquise. Mais si c'est là tout ce
qu'on prétend, à quoi bon s'échauffer à sou-
tenir qu'il y a certaines maximes innées ? Et
s'il y a des vérités qui puissent être imprimées
dans l'entendement , sans qu'il les aperçoive,
je ne vois pas comment elles peuvent différer,
par rapport à leur origine , de toute autre
vérité que l'esprit est capable de connaître. Il
faut , ou que toutes soient innées, ou qu'elles
viennent toutes d'ailleurs dans l'âme. C'est
en vain qu'on prétend les distinguer à cet
égard.
1 Tous ceux qui voudront prendre la peine
de réfléchir sur les opérations de Ventende-
ment , trouveront que le consentement que
l'esprit donne sans peine à certaines vérités,
ne dépend en aucune manière ni de l'impres-
sion naturelle qui en a été faite dans l'âme,
ni de l'usage de la l'aison; mais d'une faculté
comme ils l'afTirmenl du moins pour quelques de l'esprit humain, qui est tout à fait diffé-
idées particulières, ce qui n'est pas moins rente de ces deux choses.
inexact; car, quoique toute idée se forme
en nous, il n'y a d'inné en nous, il n'y a
d'inhérent à la nature de l'âme, que ses pro-
priétés ; les unes passives, en vertu desquelles
elle perçoit ou conçoit les idées que des
causes efficientes produisent en elle, en fai-
sant passer de la puissance à l'acte ces pro-
priétés passives ; les autres actives, qui nous
font apercevoir ces idées, mais ne les en-
gendrent pas. Indépendamment de ces fa-
cultés, il y a donc dans toute idée trois choses
à considérer : la cause ellicientc, soit exté-
rieure, soit intérieure, mais non pas innée, qui
.la produit; la cause conditionnelle, ou la
propriété passive de l'àme en vertu de la-
quelle elle est produite; et enfin, l'idée elle-
même, soit qu'elle se montre actuellement
à l'esprit, soit qu'elle existe dans la mé-
moire à titre de connaissance. Or les philo-
sophes dont je parle ne reconnaissent que
l'idée et une cause quelconque dont elle dé-
pend; encore ne distinguent-ils pas toujours
ces deux choses, qui aux yeux de la plupart
u'en font qu'une; ce qui leur fait soutenir
avec obstination, et les entraîne en effet dans
la nécessité de soutenir qu'il y a des idées
innées et des idées acquises, et d'établir ainsi
entre les idées une distinction qui n'existe
point; car, suivant le sens qu'il leur plaira
de donner aux mots, on pourra dire, ou qu'il
n'y a poml d'idées innées, ou qu'elles le sont
toutes; et non-seulement toutes les idées,
mais encore toutes les sensations.
<f Si par ces impressions naturelles qu'on
soutient être dans l'dme, on entend la capa-
cité que l'âme a de connaître certaines véri-
tés , il s'ensuivra , dit Locke , que toutes les
vérités qu'un homme vient à connaître , sont
autant de vérités innées. Et ainsi, celle grande
question se réduira uniquement à dire , t/ur
ceux qui parlent de principes innés, s'oxpri-
« Fort bien, répond Leibnitz ; mais ce n'est
pas tme faculté nue , qui consiste dans une
simple possibilité de les entendre : c'est une
disposition, une aptitude, une préformation,
qui détermine notre âme, qui fait que ces
vérités en peuvent être tirées, tout comme il y
a de la différence entre les figures qu'on donne
à la pierre ou au marbre indifféremment,
et entre celles que ses veines marquent déjà
ou sont disposées à marquer, si l'on veut en
profiter.
« Cependant, il ne paraît guère vraisem-
blable que la capacité, ou propriété de l'âme
en vertu de laquelle nous concevons telle
vérité , ne soit pas la même que celle par
laquelle nous concevons telle autre vérité.
Comment l'une ne serait-elle qu'une simple
possibilité d'entendre, et l'autre quelque chose
de {)lus que celte possibilité, surtout si c'est
à cette dernière que l'on attribue la connais-
sance des vérités les plus simples? Ou bien,
comment telles vérités pourraient-elles, et
sans y être innées , exister seules en puis-
sance , ou virtuellement , à l'exclusion de
toutes les autres , dans une même faculté ?
Cela serait incompréhensible ; car une pro-
priét<^, quelle qu'elle soit, n'étant elle-m.ôme
qu'un phénomène en puissance , tous les
phénomènes qui dérivent d'un-e même pro
priété existent également en puissance dans
(<ctte propriété.
« La distinclion que fait Leibnitz, du moins
s'il n'admet pas d'idées innées dans le sens
propre du mot, paraît donc chimérique. Eu
tout cas, elle est fort subtile et ne peut s'en-
tendre qu'à raid(î d'une comparaison. Mais,
outre qu'une comparaison ne j)rouvc rien ,
celle qu'il proposé n'est pas juste; parce
qu'une idée, de qu!}lque manière qu'on l'en-
visage, n'est qu'une modification de l'âme,
tandis que la statue, ou la ligure que l'on
m
INN
DlCTIONNAIllE DE PHILOSOPHIE.
rxiv
248
peut tirer d'un bloc do marbre , soit que tributs , ou de rapports : c'est ainsi que la
«;ctte figure s'y trouve ou non dessinée par craie et la neige appartiennent 5 la classe,
avance , n'est pas plus une modification de ou à l'espèce des corps blancs ; la craie et le
ce bloc de marbre, que les autres morceaux charbon, à celle des corps fragiles; la craie
qu'on en a détachés. et le marbre, à celle des substances calcaires.
« Descartes comparait les idées aux diver- « Platon et, d'après lui, la plupart des niè-
ces ûgures que peut recevoir un morceau de taphysiciens modernes, rangent pnncii)ale-
cire en vertu de sa mollesse, figures qui sont ment parmi les idées innées, celles des vérités
bien évidemment des modifications succès- universelles et nécessaires, que Doscarles ap-
sivesde la substance qui les reçoit, mais sup-
posent l'action d'une cause extérieure, d'une
cause efficiente. Or, de même que ces figures
ne sont pas innées, ne préexistent pas dans
In cire, n'y sont pas tracées, ébauchées, in
pelait vérités éternelles, eiquï, en tant qu'elles
existent actuellement dans l'intelligence ,
sont , comme toutes les vérités , des juge-
ments , qui supposent toujours deux termes
et un verbe qui les lie, à savoir : un sujet.
diquées, d'une manière quelconque (car on qui est toujours ici une idée générale ; un
conçoit que cela ne serait pas possible, puis- attribut, qui est toujours essentiel et lui ap-
auc ces figures ne sont que des changements parlient ainsi nécessairement ; enfin un verbe.
e forme dans la cire entière) : de môme les
idées ne f)réexislent en aucune manière dans
l'âme , dont elles ne sont pareillement que
des modifications, quoique nous ne sachions
pas en quoi elles consistent, parce que nous
ignorons quelle est la nature de l'âme.
Celte comparasion n'est pourtant pas en-
tièrement exacte ; car si , d'un côlé, comme
chacun le conçoit, elle est inconciliable avec
la doctrine des idées innées; d'un autre, elle
ne l'est pas moins, et par les mômes raisons,
avec la propriété en vertu de laquelle les
idées acquises restent ensuite tracées dans
l'Ame, comme le seraient à l'avance les idées
innées, s'il y en avait de telles.
« Platon regardait comme véritablement
innées , ou considérait comme des connais-
sances a prjor/, préexistant dans la mémoire,
sous la môme forme, et de la même manière
qui afiirmo le rapport de l'attribut au sujet.
■Tel est ce jugement, ou celte vérité : la
partie est moins grande que le tout. C'est un
attribut essentiel d'une partie quelconciue
d'un tout considéré sous le rapport de ses
dimensions, d'être moins grande que le tout;
car le mot partie , ou fraction, signifie une
chose qui ne diffère du tout (quant à sa
grandeur) , qu'en cela seul qu'elle est plus
petite que le lout : il serait donc contradic-
toire qu'aucune des parties d'un tout , qui
toutes ensemble sont égales au tout , fût à
elle seule aussi grande ou plus grande que
le tout. Par conséquent , le jugement; ^^ue
nous avons énoncé est une vérité éternelle ^
universelle et nécessaire. Cessort(isde vérités
sont en très-grand nombre : toutes les pro-
positions des mathématiques, qui, en dernière
analyse, ne sont que des transformations,
que si nous les avions acquises, non les idées ou plutôt des conséquences des vérités les
de rien d'individuel , auxquelles il ne don
nait môme pas le nom d'idées; mais celles
des genres et des espèces, et surtout les idées
les plus universelles des choses , c'est-à-dire
celles précisément qui nous semblent résulter
de la comparaison du plus grand nombre
d'objets , telles que les idées d'homme, de
singe, de rossignol, ou de prunier, de rosier,
d'ortie; celles i)!us générales d'animal et de
plante: celle plus générale encore d'être.
Ainsi l'idée de l'homme en général serait
innée, suivant Platon , tandis que le vulgaire
croit, et que je crois avec lui, que nous l'a-
vons ac^iu'sc, en considérant dans les hommes
que n/Dus connaissons, soit par nous-mêmes,
soit sur le rapport d'aulrui, ce qu'ils ont tous
de commun , laissant à part les différences
caractéristiques qui les distinguent les uns
des autres, et en généralisant cette idée,
c'est-à-dire , en l'appliquant aux hommes
que nous ne connaissons pas , ou qui vien-
dront après nous , comme à ceux que nous
connaissons, et qui ont paru jusqu'à présent
sur la terre. Nous pensons aussi que les noms
des genres et des espèces ne sont ,. comme
on dit, que des dénominations extérieures.
plus simples , sont toutes , comme celles-ci,
des vérités nécessaires. Sont-elles donc toutes
innées? Dans ce cas , tout homme serait ma-
thématicien , et le serait plus que Descartes,
Leibnilz et Newton môme , si ce n'était que
sa mémoire est en défaut.
« Mais, laissant de côté ces vérités ou ces
jugements a priori , sur lesquels nous re-
viendrons , et sans nous occuper davan-
tage des différentes interprétations qu'on a
données ou que l'on pourrait donner à ces
mois d'idée ou de principe inné , voyons si
une simple idée , en prenant ce ternie dans
son sens propre et direct, pourrait se trou-
ver dans l'esprit de l'homme avant qu'il
fût né.
§ II.
« I. Si telle ou telle idée était innée, ou se
trouvait naturellement en nous, sans (lu'il fût
besoin d'aucune cause efficiente pour la pro-
duire , il s'ensuivrait nécessairement que ,
quand elle se présenterait à notre esprit pour
la première fois , elle ne serait plus qu'une
idée renouvelée , un souvenir. Mais', comme
ce souvenir ne serait certainement jioint
dont la nature des choses ne dépend point, accompagné de réminiscence, car personne
mais qui, au contraire, dérivent elles-mêmes ne se rappelle que telle idée qui l'airecte ac-
du point de vue sous lequel nous envisa- tuellement l'avait déjà affecté avant qu'il fût
geons les choses; en sorte qu'un môme objet né, et que par conséquent nous n'aurions
peut être rangé dans autant de classes d'êtres point de preuve directe qu'en effet cette idée
différentes qu'il a de points de vue, ou d'at- ne fût qu'un souvenir, il faudrait le prouver
2i9
IN.V
PSYCIIÛlAXilE.
IX.Y
2ria
d'ailleurs , si l'on voulait âlre eu droit de la
ro^jjarder comme telle.
« C'est à quoi l'on parvieiuhait peut-ôtre,
si l'on pouvait démonlror, ou qu'il y a des
idées sans cause efficiente, ou que nous n'a-
vons aucun moyen de les acquérir, cl qu'elles
.«ii»nl telles, que jamais elles ne se présente-
raient à notre esprit, si elles ne s'y trou-
vaient pas naturellement ; ce qui entraînerait
encore la supposition qu'elles n'ont point ,
qii'elles ne peuvent point avoir de cause
elficiente ou productrice : car si elles en
avaient une, cette cause pourrait agir edica-
coment sur nous pour produire ces idées ,
puisque nous avons d'ailleurs en nous leurs
causes conditionnelles, ou les conditions de
leur eiislence ; et alors, étant démontré que
nous pourrions les acquérir comme toutes
les autres, ce serait faire une hypothèse gra-
tuite que de supposer qu'elles sont innées.
Or, pai- une analyse exacte et l'igoureuse de
l'entendement , on se convaincra qu'il n'y a
point d'idée , quelque générale et abstraite
qu'elle soit, qui , connue tout autre phéno-
mène , n'ait une cause producli ice ou efii-
ciente.
« .Admettons qu'il y a des idées sans cause;
comment ces idées pourront-elles jamais se
représenter à la mémoire? Tout souvenir
n'a-l-il pas lui-inéme une cause , soil dans
une autie idée, soit dans un signe (luelcon-
que ayant quelque rap[)ort avec l objet de
ce souvenir, avec /a cause e/'ficienfe de l'idée
qu'il rappelle? Or, cette idée n'ayant point
de cause, n'ayant point d'objet, il n'est donc
aucun signe qui puisse la rappeler; et con-
séquemrnent, jamais une telle idée ne se re-
présentera devant l'esprit. La vue d'un simple
anneau sulTira pour me remettre en mémoire
le souvenir d'une personne (|ui me l'avait
donné, parce qu'il y aura du moins un rap-
port de circonstance entre cet anneau el
cette personne, qui es' l'objet de mon sou-
venir, qui est la cause efficiente de l'idée que
j'ai d'elle. Mais si cette idée était innée en
moi, sans que j'eusse jamais vu celte per-
sonne, ou sans qu'elle existât, il m'est im-
possible de concevoir qu'aucune autre idée,
qu'aucun signe, pût jamais la rappeler à ma
mémoire, ou la représenter, une prcmièie
fois, h mon imagination.
« il est vrai que ce ne sont point les idées
d'aucunes choses sensibles que l'on nous
donne conmie innées; que ce sont principa-
lement, au contraire, des idées très-générales
«t tres-abstraites, telles que celles de temps,
d'espace, de substance et de cause en géné-
ral ( sans parler des jugements dans lesquels
entrent ces idées, et des axiomes de géomé-
trie, des vérités mathématiques ) : mais cela
ne détruit par la force de mon argumenl ;
c'est seulement pour le rendre plus sensible,
(pie je l'ai appuyé dunexemple tiré4ies choses
sensibles. *'
« Ainsi donc , ou tel fait parliculier ne
suffira pas pour rappeler à la mémoire une
idée générale et abstraite ou toute autre idée
qui serait innée; ou , s'il peut la rappeler, il
suffira pour produire lui-môme cette idée ;
et dans ce cas l'idée innéo sera superflue..
« Mais, diia-t-on, il est beaucoup d'idées
générales et abstraites qui se trouvent actuel-
lement dans l'esprit, sans qu'on se rappelle
le moins du monde les avoir janiais acquises;
et peut-être se croira-t-on, par \h, autorisé
à conclure qu'elles sont innées. Je répon-
drai, premièiement, que celle conclusion ne
vaudrait rien, el, en second lieu, qu'il est
tiès-facile d'expliquer pourquoi nous ne pou-
vons nous rappeler ni quand ni comment
certaines idées se sont introduites dans notre
entendement. D'abord il est des idées, des
ra|)ports si simples, que nous en sommes
allectés comme malgré nous, sans que nous
ayons besoin pour cela du moindre degré
d'aitention, et ces idées se reproduisent si
fié(piemment, que nous en sommes, pour
ainsi dire, assaillis, en naissant au milieu
d'elles, de sorte qu'il n'est pas surprenant
que nous ne nous souvenions ni à quelle
époque, ni de quelle manièi-e elles sont en-
trées dans notre esprit. Il en est d'autres,
au contraire, qui, d'abord plus ou moins
obscures ou confuses, ne deviennent claires
ou distinctes qu'h mesure que nous sommes
plus capables d'altention et de réflexion,
ou que nous faisons un plus fréquent usage
de ces facultés; et quoique en général elles
ne se placent dans la mémoire que lors-
(|u'elles sont toutes faites, elles entrent dans
l'entendement ou la conception d'une ma-
nière-insensible et inaperçue.
« On dira i)eut-ôtre qu'il est impossible que
certaines idées aient pour premières causes
celles que nous leur attribuons, parce que,
en effet, elles n'ont avec ces causes aucune
ressemblance ou conformité. Mais, c|uoiquc
le principe soit vrai, on n'en peut rien con-
clure : car, puis(pi'uiie idée dépend de sa
cause conditionnelle aussi bien que de sa
cause efficiente, il est de toute raison qu'elle
ne ressemble pas, du moins entièrement, h
cette dernière cause; comme on le conçoit
mieux par l'exemple de nos sensations et des
j)hénomènes {)liysiques, qui certainement ne
ressemblent en aucune manière à leurs causes
extérieures: qu'ya-t-il en effet de commun
entre les vibrations d'une cloche et le choo
du marteau qui la met en jeu, entre la dou-
leur que nous éprouvons par la piqûre d'une
aiguille et l'action de ce corps aigu sur nos
organes matériels?
a Ne dites donc pas que Vidée et le senti-
ment livL iuslQ et de l'injuste, par exemple,
ne peuvent pas avoir leur première cause
dans telle ou telle action volontaire dont on
nous parle ou qui se passe sous nos yeux,
en alléguant que la vue el l'ouïe ne donnent
que des mouvements et des sons, (jui ne
f)euvent avoir aucune analogie avec ces [)hé-
nomènes de l'âme. Kemarque/ bien, d'abord,
que toutes les causes extérieures produisent
dans l'âme des idées, en verlu de Venlende-
ment, comme des sensations, en vertu de la
sensibilité phj/s)//uc , el que ces sensations
elles-mêmes n'ont pas la uKjindre conformité
ou resseml)lance avec ces causes efficientes;
sccondeuKMil, que ce? idée? peuvent en ré-
251
1\X
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
INN
25i
veiller d'autres, en vertu de la mémoire,
(juoique le plus souvent elles n'aient pas avec
elles la moindre analogie ; en troisième lieu,
que toutes celles qui nous affectent actuelle-
ment peuvent avoir entre elles ei avec nous,
nvec notre nature morale, certains rapports
de convenance ou de disconvenance, que
nous apercevons en vertu (h\ jugement : telle
est l'idée du juste et de l'injuste; et qu'enfin,
(lu moment où nous jugeons, ou avons jugé
que telle action est juste ou injuste, bonne
ou mauvaise, nous éprouvons, en vertu du
sens moral, un sentiment agréable ou pé-
nible, que j'appelle sentiment moral.
« Ce qui vient d'être dit peut s'appliquer
à toute espèce de relation, à toute idée re-
lative, à toute idée ou sentiment de rapport.
Or il ne peut y avoir actuellemment en nous
que : 1* des sensations et des idées directes,
évidemment acquises; 2° des idées de rap-
port, qui ont dû se former en nous (car elles
ont leurs causes efficientes dans d'autres
idées antérieurement acquises, et leurs causes
conditionnelles dans la conception, le juge-
ment, la faculté d'abstraire et de généraliser
nos idées, etc.); et 3" des sentiments, qui,
de quelque nature qu'ils soient, ont toujours
des idées de rapport pour causes produc-
trices.
« Dans la classe des idées de rapport rentre
évidemment l'idée de causalité, c'est-à-dire
l'idée de cette dépendance qui se trouve
entre deux phénomènes dont l'un suppose
la préexistence de l'autre. Et ce qui prou-
verait que cette idée n'est point innée, c'est
que, quand elle le serait, et quand de plus
nous saurions en naissant qu'un phénomène
a toujours une cause, c'est-à-dire, que son
apparjlion est liée d'une manière quelconque
à l'existence de quelque autre chose, nous
n'en serions pas plus avancés. Car, comme
nous apercevons une grande quantité de phé-
nomènes qui coexistent ou se succèdent im-
médiatement, sans qu'ils dépendent les uns
des autres, nous devons toujours recourir à
l'observation pour savoir si tel phénomène,
soit physique, soit intellectuel, dépend ou
non de tel autre phénomène. Mais si l'ob-
servation peut, et peut seule, nous le faire
connaîti'e, pourquoi ne i)0urrait-elle pas
nous donner l'idée même de celte dépen-
dance; pourquoi chercherions-nous ailleiu-s
(jue dans l'observation la cause efficiente de
cette idée?
« Quant à ce que les philosophes nom-
ment avec tant d'emphase vérités éternelles,
universelles et nécessaires en tant qu'elles
existent dans l'entendement à titre de phé-
nomènes intellectuels, c'est-à-dire d'idées,
ou plutôt de jugements, elles consistent à
concevoir les rapports qui se trouvent entre
certaines choses et leurs attributs essentiels,
comme, par exemple, que tout triangle a trois
côtés et trois angles; ce qui signilie, que
l'i'dee d'un triangle, quel qu'il soit, csi néces-
sairement liée, dans l'esprit de tous les
hommes, et lésera toujours, à l'idée de trois
lignes formant trois angles entre elles deux
à deux : ce qui n'est pas surprenant, puisque
ce sont là les attributs qui constituent le
triangle, et que concevoir une chose, ou en
avoir l'idée, se la représenter, c'est conce-
voir ou se représenter les attributs essentiels
qui constituent cette même chose ; comme,
réciproquement, avoir l'idée de ces attributs
essentiels, ou se les représenter, c'est conce-
voir la chose même qu'ils constituent. Ainsi,
en dernière analyse, l'opinion de ceux qui
regardent une telle vérité comme innée, et no
])(juvant pas ne pas l'être, se réduit à soutenir,
et ils soutiennent en effet, que : sans une
impression innée, il me serait impossible
de savoir, de juger, que tout triangle est
un triangle; que cela est vrai de ceux que je
n'ai pus rus ou qui ne se sont jamais présen-
tés à mon esprit, comme de ceux que j'ai pu
voir ou imaginer; que cela doit être vrai aux
yeux de tous les hommes; enfin, que cela a
toujours été et sera toujours vrai.
« On range parmi les notions innées, à
litre de vérités universelles et nécessaires,
les axiomes de la géométrie, comme, par
exemple, que deux quantités égales à une
troisième sont égales entre elles, et avant
tout celui-ci, que le même est le même, que
a égale a, qu'un triangle est un triangle. Mais
sij'ai besoin d'une notion innée pour juger
qu'une chose ne diffère point d'elle-même,
ou qu'elle n'est pas une autre chose, à quoi
me servira le sens commun, ce premier
degré de jugement commun à tous les
hommes ; à quoi me serviront mes facultés
intellectuelles, ou, pour mieux dire, que sont
ces facultés; en quoi donc consistent-elles?
« Après avoir démontré qu'une idée innée
est une chose impossible, il serait superflu
de m'attacher à faire voir, pour chaque idée
particulière considérée, par les partisans de
cette doctrine, comme innée, quelle ne l'est
point. D'ailleurs, à l'égard de beaucoup d'i-
dées, nous ne saurions dire, j'en conviens,
comment elles se sont formées : mais con-
clure de là qu'elles sont innées, ne serait-ce
point imiter le physicien qui aurait recours
à Dieu et aux miracles pour se rendre compte
d'un phénomène dont on n'aurait pas encore
trouvé Id raison? Une idée innée serait en
elfet un véritable miracle, ou un phénomène
produit directement par la volonté de Dieu,
sans cause intermédiaire.
- Il est des choses si simples, qu'elles n'ont,
pour ainsi dire, qu'un seul attribut, qui alors
ne peut être qu'un attribut ej-sentiel ; en
sorte qu'on ne saurait, sans les détruire, en
rien retrancher; qu'on ne saurait y rien
ajouter, sans qu'elles devinssent des choses
toutes différentes : telles sont les vérités pre-
mières des mathématiques, et par suite, toutes
les conséquences qui en dérivent. Il n'y a
donc pas deux manières de concevoir ce.s
choses ou d'en juger. Elles sont donc néces-
sairement les mômes dans tous les temps et
pour tous les hommes, qui d'ailleurs ne les
aperçoivent pas à travers leurs organes maté-
riels,* et qui les conçoivent ou en jugent
tous en vertu d'une qualité qui elle-même ne
diffère point d'un individu à l'autre quant à
sa nature, ni même quant à son intensité et
2r.3
IXN
PSYC1I0L<X1IE.
INN
254
à son étendue, si on la considère en de(ià chaîne, on arrivera toujours à des idées pri-
de certaines limites, qui sont celles du sens mitives qui auront leur cause cfliciente dans
commun. Nous n'avons donc pas besoin, pour les objets extéiieurs, physiques ou moraux,
expliauercel assentiment que nous donnons ou dans les rapports qu'ils ont entre eux ou
s.^ns hésiter aux vérités nécessaires, d'avoir avec nous. Ce qui suppose d'ailleurs que ces
recours aux principes innés, aux njiraclcs, rapports, qui no sont point des réalités,
ni surtout de faire intervenir la Divinité, sous aj^issent, en quelque sorte, î-ur l'entende-
le nom de raison impersonnelle, comme le ment, comme les objets matériels agissent
font quelques métaphysiciens. sur nos sens. Autrement, toute idée de rap-
« La raison impersonnelle, disent-ils, n'est port, telle que celles de coexistence, de suc-
pas une qualité qui nous soit propre; c'est cession, de vitesse, de dépendance, set ait
une qualité divine, une et identique pour
tous les hommes, par laquelle et dans laquelle
ils voient toutes les vérités universelles et
nécessaires.
« Celte doctrine, ou cette rêverie absurde,
qu'on ne peut soutenir que par des paralo-
gism(!s ou du galimatias, est une variante
de la vision on Dieu du P. Malcbranche,
appliquée à un certain ordre d'idées. C'est
un premier pas vers le panthéisme, et qui
|)araitmème conduire tout droit à l'anéan-
innée : car, par exemple, nous voyons bien
des phénomènes qui se succèdent, mais nous
no saurions voir la succession elle-même,
qui n'a rien de réel hors de nous, quoiquo
nous la concevions ])arfaitcment, ou ([uenous
en ayons une idée fort claire.
« Je n'ai |)as répondu , du moins directe-
ment, je le sais bien, à la question pro|»osée ;
car il s'agit de savoir si une idée peut avoir
originairement sa cause enicicnlc , non dans
une autre idée acquise, dans un autre pliéno-
tissement du moi individuel, de la person- mène, mais dans quelque principe, dans (juel-
nalité : car si, dans ce qui nous appartient,
dans ce qui nous est personnel, il n'y a rien
que de variable et de contingent, il ne
saurait y avoir d'indestructible, à ce qu'il
semble, que le moi impersonnel, c'est-à-dire
Dieu. Je regarde comme possible tout ce qui
n'implique |)as contradiction dans mon es-
prit, mèn)eles cho.ses les plus incompréhen-
quo chose qui soit inhérent à l'âme môme,
c'est-h-dire dans quelqu'une de ses propriétés,
soit actives, soit passives.
« Les propriétés passives de l'Ame sont,
comme je l'ai dit, les causes condilionuclles
de toutes nos idées, qui s'y trouvent en puis-
sance, ou virtuellement. Mais il n'est aucune
idée connue dont on puisse trouver la cause
sibles à raon intelligence, telles que l'union cfficienle dans l'une ou l'autre de ses proprié-
et l'influence mutuelle de l'Ame et du corps, tés passives; à moins qu'elle n'ait passé de
Mais dans l'hypothèse d'une raison imj)er- la puissance à l'acte, sous l'inlluenco d'une
sonnelle, on ne saurait échapper aux con- autre cause, auquel cas elle no sera plus pro-
tradictions, soit que l'on n'admette en nous priélé , mais [ihénomène , mais idée, et idée
qu'un seul être immatériel, qui voit toujours acquise; laquelle, si elle n'est pas celle-ir".
certaines choses tellesqu'ellessont, et d'autres même que l'on considère, pourra la produire,
(juelquefois autrement qu'elles ne sont, soit connue je l'ai dit plus haut.
<iue l'on en veuille deux, l'un qui fort sou-
vent se trompe dans ses raisonnements,
l'autre qui ne j)eul se tromper lorsqu'il
al!irme ou conçoit certaines idées ou vérités
nécessaires. D'un côté, la raison imperson-
« En général les phénomènes seuls peuvent
être causes elficientes d'autres phénomènes;
et comme un phéni)mène n'est qu'une pro-
priété en acte , de même qu'une prO[)riélé
est un phénomène en puissance, il s'ensuit
nelle et l'unité de la substance pimsanle se- fju'une propriété ne peut êlre cause produc-
raient inconciliables et contradictoires entre trice ou efliciente , qu'autant qu'elle est ac-
elles; et d'un autre, il impliquerait contra- tuellement en jeu , en action, et que par là
diction ou que l'âme humaine fit aucun rai- elle manifeste S(»n existence. Si donc il y avait
sonnement suivi sans s'appuyer sur certains des idées qui eussent naturellement leur
])rincipes ou axiomes, ou qu'elle s'appuyât cause efliciente ou productrice dans cer-
sur ces princi()es, s'ils ne sont point en elle taines propriétés passives de l'âme, il faudrait
et qu'elle ne puisse les concevoir
« II. Tout en m'accordant qu'il n'y a point
d'idée sans cause efficiente, on pourrait de-
mander s'il n'y en a pas au moins quelques-
unes qui aient leur cause dans l'âûie même.
que Dieu les eût mises en jeu en les créant;
et dans ce cas, comme si elles étaient actives
par elles-mêmes, elles n'auraient pas discon-
tinué d'agir, de se manifester, de se présen-
ter à l'esprit sous leurs foinies phénomé-
« Sans doute plusieurs idées, et mômelo nales, ou d'idées: ce qui n'est point. H faut
plus grand nombre, ont pour causes produc- donc que ces propriétés , pour être causes
triées d'autres idées antérieurement acquises,
les unes plus tôt, les autres plus tard : telles
sont, et ces idées composées, et ces idées de
rapport, et ces idées déduites, dont les causes
conditionnelles sont l'imagination, le juge
productrices, soient elles-mêmes mises en
évidence par des causes extérieures, par des
causes qu'elles ne renferment point en elles :
et ainsi , quand elles pourraient être causes
immédiates de quelques idées, celles-ci.
ment, la raison : ces idées, dis-je , et une in- quant à leur existence, dépendraient toujours
fmilé d'autres, peuvent avoir leur cause pro
ductrice immédiate dans des idées plus
.«-impies, celles-ci dans d'autres, ces dernières
dans d'autres encore : mais, en remontant
ainsi jusqu'aux [)rcniiers anneaux de cette
de ces causes étrangères, et par conséquent
ne seraient point innées.
« Quant aux propriétés actives de l'âme,
bien (|ue sans leur intervention nous ne puis-
avoir l'idée distincte da
sions, a
la rigueur
2.')
K)
INN
DICTIO.NXAIRE DE riIlLOSOPlUE.
IX.V
sre
quoi que ce puisse ùtre au luoiîde, il est cer-
tain ((uo, par ellos-inôaies, elk'S ne i)euvent
protiuire ou engendrer aucune idée ; elles ne
font que nous les montrer, nous les faire aper-
cevoir, comme le soleil rend les objets visi-
bles sans leur donner rexislence. D ailleurs,
supposé que l'attention, ou la rôllexion, put
produire ou toutes nos idées ou seulement
<iuel(iues-unes, elle ne le pourrait faire sans
se porter sur un objet quelconque, sans ({ue
l'Ame considérât cet objet avec attention ; or
cet objet ne pouriail être, ou qu'une chose
extérieure, sinon matérielle, ou qu'une idée
antérieurement acciuise. Une idée produite
par l'attention ne pourrait donc pasétr-e con-
sidérée comme innée, ou indé[)endante de
l'action des objets extérieurs sur notre âme.
On peut bien admettre que l'attention met en
jeu les propriétés passives de l'âme, eu leur
donnant, si je puis ainsi dire, plus d'inten-
sité, en les rendant plus capables de passer
de la puissance à l'acte. Mais, l'attention ne
différant jamais d'elle-même, quant 5 sa na-
ture, si elle était cause efficiente, elle ne
pourrait produire qu'un seul effet en agis-
sant sur une môme propriété passive, c'est-à-
(iii-e que celle-ci, sous l'influence de cette
seule cause, ne pourrait jamais se manifester
que sous une môme forme, ne pourrait don-
i)er lieu qu'à un seul et môme phénomène.
ment en exercice, sans que l'action de cotl«
faculté soit jamais suspendue ; ou cette action
l)eut ôtre intcri-ompue et ne s'exerce que
par intervalle. Dans ce dernier cas, l'-hne ne
pourra ôtre attentive, ne pourra agir ou ôtro
déterminée à agir, ni, à plus forte raison, s'a-
peicevoir qu'elle agit, cpi'elle est attentive,
que par une cause (jui ne saurait être qu'une
sensation, un sentiment ou une idée acquise.
Dans l'autre cas, c'est-h-diro si l'attention, si
l'activité de l'Ame est toujours en exercice,
et ne fasse que se porter d'un objet sur un,
autre ou se paitag<',r également entre tout ce
qui [leut agir sur l'Ame, il faudra toujours et
ava:it tout, pour que nous i)uissions remar-
quer que nous sommes attentifs, et par con-
séquent, pour avoir Vidée de l'attention,
connue faculté, ou que celle-ci soit excité»
par un objet, par une idée quelconque, do
préférence à toute autre, ou qu'elle se porte
d'elle-même sur cel objet . sur celte idée qui
ne pourra ôtre qu'une idée acquise. D'oii il
suit que l'idée môme de l'attention dépend
d'une cause qu'elle ne renferme point en elle,
et qui n'est pas non i)lus inhérente à l'Ame.
« Enfin , en supposant môme qu'une idée
pût avoir originairement sa cause efficiente
dans l'Ame, nous pourrions encore objecter
que, la cause étant inséparable de l'effet, si
la cause n'était pas elle-mônie un effet pro
« Si quelques idées pouvaient avoir leurs doit par une autre cause, l'idée produite par
causes efficientes dans les propriétés de
l'Ame, ce seraient surtout celles iiue nous
avons de ces propriétés elles-mêmes. 11 sem-
ble en effet que l'idée que j'ai de l'imagina-
tion, par exemple, doive avoir pour cause
eiRciente l'imagination, comme ridé<; que
j'ai de tel objet particulier a pour cause ce
môme objet. Oui, Vidée que j'ai de l'imagina-
tion a pour cause productrice l'imaginavion,
mais l'imagination en acte, l'imagination qui
se manifeste d'une manière ou d'une autre,
l'imagination mise enjeu, en action, par une
cause quelconque , de laquelle , par consé-
quent, dépend cette idée.
« Comme nous ne connaissons les pro-
l)riétés, soit de l'Ame, soit des autres sub-
siances, que par les pliénomènes qui les ré-
\ôlent, et qui ne sont eux-mêmes que ces
cette cause [)ermf^nente devrait être, à ce
qu'il semble, continuellement [)résente à l'es-
prit, ce qui n'a lieu |)Our aucune idée.
« On repondra peut-être à cette objection
en faisant observer qu'il faut absolument,
pour qu'une idée soit présente <i l'esprit,
c'est-à-dire i)0ur ({ue Vesnrit l'apcrçoivu
actuellement, cjuil la rerfarae , ou que l'at-
tention s'y porte , et qu'ainsi l'on pourrait
sup|)Oser que cette idée existe réellement
dans l'Ame avec sa cause efficiente, quoi-
qu'elle ne soit aperçue que lorsque Tatlen-
tion se dirige vers elle : de môme que l'im-
pression constante (pie produirait sur la vue
un objet toujours présent à nos yeux, ne se-
rait sentie, ne serait aperçue- qu'autant que
l'altenlion se concentrerait sur la smsation
produite par cet objet. Mais cette hypothèse,
propriétés en acte, il s'ensuit que les idées supposé qu'elle ne f)résentAt rien de conlia-
(|ue j'ai, par exemple, de l'imagination ou de
l'entendement et de la sensibilité physique,
s*^- réduisent aux idées que j'ai de l'idée elle-
même et de la sensation en général , ou se
déduisent de ces idées, qu'il me faut avoir
d'abord : or ces phénomènes ont, en dernier
résultat, comme je l'ai démontré, leurs cau-
ses efficientes hors de notre Ame. Nous ne
pouvons donc connaître ces phénomènes, et
par suite, les propriétés passives de l'Ame qui
en sont les causes conditionnelles, qu'après
«voir été en relation avec le monde ex<é-
rieur.
« Quant à l'idée que nous avons de l'atten-
tion, je veux dire de la faculté d'être attentif,
on pourrait soutenir avec un peu plus de
vraisemblance, qu'elle a sa première cause
dans l'attention elle-même. Mais, de deux
choses l'une; ou l'attention est continuelle-
dictoire, ne résoudrait point la diflicullé; car
il faudi'ait toujours une cause i)Our déterminer
l'attention à se porter sur une idée qui exis-
terait actuellement sans être aperçue, comme
il en faudrait une i)Our la produire si elle
n'existait pas; et cette cause, qui pour la pre-
mière fois réveillei'ait une telle idée, pour-
rait-elle êti'e une autre chose que celle-là
môme dont nous avons l'idée, et que nous
considérons comme sa cause productrice?
En tout cas, on ne saurait imagin(!r quelles
I)Ourraient ôtre les diverses propriétés de
l'Ame, ou les causes productrices qui feraient
ainsi passer incessamment de la puissance à
l'acte les propriétés dans lesquelles les idées
existent en puissance, cl qui en sont les
causes conditioimelles : car il est impossible
qu'une même propriété soit tout à la fois la
cause conditionnelle et la cause cfficicute
INN rSYCIlOLOGIE.
, et bien moins encore de idées innées
2S7
d'une même idée
plusieurs idées ditVérenles.
« Nous pouvons donc conclure de tout ce
(lui précède : 1° que toute idée, soit aclucllc-
inent présente à l'esprit, ou comme idée pre-
mière ou comme souvenir, soit en dépôt dans
la mémoire, suppose une cause elficiente ou
productrice ; 2° que toute cause efficiente est
un phénomène, ou une propriété en acte,
c'est-à-dire mise en évidence par une autre
cause; et 3° qu'une idée peut avoir sa cause
irnméiiiale dans une autre idée, dans un autre
phénomène de l'Ame, mais que toute idée ,
toute connaissance a eu orii^inairomcnt sa
cause productrice hors de l'Ame, de même
(luelles ont toutes indistinctement leur cause
conditionnelle dans l'Ame. D'où il résulte
éviden)ment qu'il n'y a aucune idée propre-
ment dite (jui soit innée, pas même celles de
nos propres focultés. D'ailleurs , cpiand ces
dernières seraient innées, attendu que nos
facultés le sont elles-mêmes, qu'elles se trou-
vent naturellement en nous, ce qu'on ne
peut dire d'aucune autre chose, on n'en pour-
rait nullement inférer que toute autre idée
innée fût possible, et la doctrine des idées
INN
m
innées en gênerai n'en serait pas moins ab- tion
surde-
« Je suppose maintenant, contre mon opi-
nion, qu'il existe des idées innées, et je de-
mande ce que l'on peut inférer de là en fa-
veur de la spiritualité de l'Ame? Car je n'i-
magine pas qu'on puisse avoir un autre but
en soutenant celle doctrine; si ce n'est pcut-
f'tre de i)rouver d'autant mieux l'existence
de Dieu par les causes tinales, à cpioi j'avoue
qu'elle pourrait contribuer : mais hors de là,
elle ne [)rouvc rien, et me parait même plus
nuisible (pie utile.
« Car si l'on peut démontrer a priori, sans
avoir recours aux idées innées, et jiar les
seules propriétés et facultés de lAme , c'est-
à-dire , en eil'et, par tout ce qui la constitue,
qu'elle est immatérielle; qu'importe alors
(jue telles idées soient innées ou acquises,
)>uisque, dans l'un et l'autre cas, elles seront
évidemment des modilicalions de celte sub-
stance innnatérielle; et comment l'existence
, et il a parfaitement raison
quand il avance qu'une idée n'est innée
(ju'en ce sens, qu'elle existe virtuellement
dans l'intelligence. Toutefois sa doctrine no
paraît pas, au fond, différer beaucoup do
celle des autres partisans des idées innées,
puisqu'à cet égard il partage môme le S(!n-
timent de Platon, à cela près qu'il ne croit
pas comme lui, qu'une idée innée (jui so
montre à l'esprit pour la première f(»is n«
soit qu'une réminiscence. D'une part, Leibnitz
établit une distinction entre les idées innées
et les idées acquises : or il est évident que
cette distinction serait tout à fait chimérique,
si par ivnc il n'tîutendail (lue ce qui existe
en puissance, ou d'une nitrliière virtuelle, et
si, connue il le dit lui-même, nous n'en avions
pas moins besoin d'apprendre ce qui existe
en nous de cette manière : car toute idée,
sans exception , est innée en ce sens, qu'elle
se trouve viiluellemcnt dans l'intelligence;
et toute idée est ac(jnise ( comme il semble
en convenir^, en ce qu'il faut toujours une
cause elTiciente pour la faire passer, une pre-
mière fois, de la puissance à l'acte. Mais,
d'une autre part, il ne fait aucune distinc-
(cxcei)te quant à leur origine, où préci-
de quehjues idées innées pourrait-elle corro-
borer la preuve de cette immatérialité? 11
m'est impossible de l'apercevoir.
« Si, au contraire, on ne pouvait pas dé-
montrer, par ses facultés et i)ar les causes
conditionnelles de ses idées, ni d'aucune
autre manière, que l'Ame existe comme sub-
stance immatérielle, ce qui su|)poserail que
Dieu a pu donner à la matière la faculté de
penser et celle d'acquérir des idées; com-
ment prouverait-on que Dieu n'a pas j)u don- propositions de la géométrie ,' soit iiar nous
sèment il n'y en a point) entre une idée innée
ou virtuelle que nous n'avons pas encore
entrevue, et une idée acciuise qui n'est pas
actuellement présente à la mémoire. Or il y
a une très-grande ditférence entre une idée
qui ne s'est jamais piésentée à l'esprit, fic-
elle môme innée dans le sens propre du mot,
et une idée qui ne s'y présente pas actuel-
lement , mais qui s'y est déjà présentée ; et
il en est de même des jugements et de toutes
nos connaissances, puistiuc celles-ci n'exigent
lilus aucun ctl'ort (Je notre ])arl pour se re-
présenter à notre esjirit , et que d'ailleurs
elles sont toujours accompagnées de rémi-
niscence; tandis que, de l'aveu môme de
Leibnitz, il en est tout autrement des connais-
sances ou des notions innées, dans quelque
sens que l'on prenne ce dernier ternie. Par
exemple, il est certain, comme il le dit, que
toutes les [)ro|)Ositions de la géométrie exis-
tent en nous virtuellement; car, bien que
nous ne puissions porter aucun jugement
que sur des idées, et que toute idée nous
vienne, directement ou indirectement, de
l'expérience, comme d'une cause [)roduclrice,
piochaine ou éloignée, le jugement lui-même
est indépendant de toute expérience, du
moins quant à son existence , si ce n'est
quant à son exercice ; et, éclairés ])ar l'atten-
tion ou la réllexion, nous trouvons en nous
toutes les vérités mathématiques, toutes les
ner à la matière des idées toutes faites, qui
n'exigeraient point l'action de nos facultés ;
car les idées innées seraient pour l'homme
ce que l'instinct est }tour la brute , môme
quand ces idées seraient autres que les véri-
tés universelles et nécessaires?
§111.
« Leibnitz, dont je vais rapporter quelques
extraits, a dit d'excellentes choses sur les
mômes, soit à l'aide d'un maître qui nous di-
rige dans celte recherche. l'A une fois que
ces propositions, ou conceptions, se sont
présentées à noti-e esprit , qu'elles ont passé
une première fois de la puissance à lacté,
bien que la plujtart du temjis nous n'y pen-
sions pas, nous disons alors, et à bon droit,
que nous savons la géométrie.
11 j a donc une tiès-grande différence ?n-
tie une connaissance acqui-e, et une con-
259
INN
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
INN
160
naissance qui ne se trouve en nous que vir-
tuellement: tandis qu'au contraire, il n'y en a
aucune, quant h l'origine, entre telle connais-
sance virtuelle et telle autre, par exemple,
cnire une vérité nécessaire et une vérité con-
tingente, comme je le ferai voir clans un itis-
tant. Je laisserai d'abord parler Leibnitz.
« /.' s'agit de savoir si l'âitic en elle-même est
vide entièrement comme ces tablettes où l'on n'a
encore rien écrit (tabula rasa), selon Aristote
€t r auteur de ï'Essh'i (Locke), p< si tout ce qui
y est tracé vient uniquement des sens et de l'ex-
périence i60), ou si l'âme contient originaire-
ment les principes de plusieurs notions et
doctrines et que les objets externes réveillent
seulement dans les occasions, comme je le crois
avec Platon et même avec l'école (61). Les
stoïciens appelaient ces principes no\ionscon\-
raunes, prolepses, c'est-à-dire des nssomptions
fondamentales, ou ce qu'on prend pour accordé
par avance{i)î). Les matJiématiciens les op/jc-
/aî>7i/ notions communes' -/.ctvàrÈvvo'a:). /.csp/ij-
losophcs modernesleur donnent d'nulres beaux
noms, et Jules Scaligcr particulièrement les
nommait semina eeternitatis ; item Zopira,
comme voxdant dire des feux vivants, des
traits lumineux cachés au dedans de vous, que
ta rencontre des sens et des objets externes
fait paraUre comme des étincelles que le choc
fait sortir du fusil (63) ; et ce n'est pas sans
(60) Rien de loiU ce (|iii esi iracc dans l'àme ne
vieil» uniquement des sens et de l'expérience, pas
jKènie nds premières idées, el à plus forie raison
nos jiigenieiils, i|ni supposent, n()n-se^len),^nl des
iiiées (|i)i en sont la inaiière, niais eiiroie la fa-
cullé de juger, q'ii exisiail en nous a priori, c'esi-
à-dire avant lonle expérience. L'àme par elh'-
tnême esl vide de tontes sensations et de Kiiues
idées proprement dites; mais elle esl par elh-
niéme louie remplie, on pour mieux dire l'oruié' do
sensations, d'idées el de connaissances viriuellcs,
c'est-à-dire de propriétés et de faculiés , dans les-
quelles ces connaissances, ces idées et ces sensa-
tions existent en puissance, connue la force du res-
sort non tendu, dans la dureté et l'élasticiié de l'a-
cier. Quand on compare l'àme à mie table rase,
c'est par opposition à la doctrine de l'iatoii, qui
veut que l'àme naisse avec des connaissances tou-
tes laiies, et (jne celles de ces coiuinaissanres qui se
présentent un«s première lois à l'esprit ne soient déjà
plus que des souvenirs (^vec ou sans réminiscence).
(61) L'àme contient originairenieul les principes
de luules les notions el dotlrims; car cis prin-
cipes ne sont autres que nos facultés elles-mêmes,
d^ns lesquelles toutes nos idées et notions existent
< r. puissance. Les objets extérieurs peuvent indif-
léremnieut, dans certaines occasions , les réveiller
toutes, pourvu qu'elles se soient déjà maniléstées,
ou montrées une première fois a notre es|)ril ; dans
le cas contraire, les objets exlériL-urs ne peuvent
pasiiidifféremnient les faire naître, ou les faire pas-
ser de la puissance à l'acte. 11 n'y a, à cet égaid,
aucune dilférence entre les idées acquises [et celles
que l'on croit être innées.
(0:2) Ces notions communes, ou ce que Ton prend
pour accordé par avance, sont des contcjilioiis,
«lotit les couceptious contraires seraieni contra-
dictoires, ou impli(|ueraient conlradiclioii dans no-
tre esprit ; ce sont des vériiés iiécess:iires, qui ii'oiil
pas besoin d'èire vérifiées par rexpérience. Ces
vérités existent virtuellemeiii en nous, cl elles se
présenieul à notre esprit comme résultat de notre
iacuUéde juger ou de raisonner. Touielo;s, elles ne
raison qu'on croit que ces éclats marquen!
quelque chose de divin et d'éternel, qui paraît
surtout dans les vérités nécessaires. D'où naît
une autre question, savoir si toutes les vérités
dépendent de l'expérience, c'est-a-dire de l'in-
duction et des exemples, ou s'il y en a qui ont
encore nn autre fondement. Car si quelques
événements peuvent être prévus avant toute
épreuve qu'on en ait faite, il est manifeste que
nous y contribuons en quelque chose de notre
part. Les sens, quoique nécessaires pour toutes
nos connaissances actuelles, ne sont point suf-
fisants pour nous les donner toutes, puisque
les sens ne donnent jamais que des exemples,
c'est-a-dire des vérités particulières et indi-
viduelles (64). Or tous les exemples qui confir-
ment taie vérité générale, de quelque nombre
qu'ils soient, ne suffisent pas pour établir la
nécessité universelle de cette même vérité, car
il ne suit pas que ce qui est arrivé arrivera
toujours de même D'où il parait que les
vérités nécessaires, telles qu'unies trouve dans
les mathématiques pures, d particulièrement
dans l'arithmétique et dans la géo)nétrie,
doivent avoir des principes dont la preuve ne
dépende point des exemples, ni par consé-
quent du témoignage des sens, quoique sans
les sens on ne se serait jamais avisé d'y pen-
ser (65)... Par conséquent leur preuve ne petit
venir c/ue des principes internes qu'on appelle
peuvent se manifester clairement el distinctement,
du moins une première fois, (j"e pir des causs
cfllicientes ou prodiiciriees, qui les metlenl en évi-
tlenre : ces causes, ce sont les choses ou 1rs idées
que l'espril contemple et entre lesquelles il aper-
çoit certains rapports nécessaires. Une fois tes vé-
rités acquises de cette manière, toutes sortes d'i-
dées ou de circonstances qui n'ont aucune analo-
gie avec leurs causes productrices, peuvent les ré-
veiller, comme il arrive pour toutes les autres
connaissances acquises, el nous en faisons, comme
à notre insu, de fréquentes applications ; car dans
un grand nombre de cas, s-ans élre exprimées,
elles sont sous-entendues ; sans èire vues claire-
ment et distinctenieiit, elles sont du moins aperçues
confuséinenl : c'esl là un fait que je suis loin de
vouloir nier, el qui est iiiconlesiable.
(03) Celle comparaison revient à celle que j'ai
faite moi-même, mais que j'ai appliquée indistinc-
lemenl à toutes nos idées, et même à nos sensa-
tions, en disant que nos Sensations, aussi bien que
nos idées, existaient dans Tâuie comme les vibra-
lions d'une cloche de verre, dans la cloche, quoi-
que nos sensations ne puissent se manifester que
par l'action des objets extérieurs , comme les vi-
hralions de la cloche, que par le choc du marteau.
Les vérités nécessaires peuvent nous éblouir par
leur éclat, et elles dilïèreiil beaucoup, quant à leur
espèce, des vérités coulingenles (ou qui paraissent
telles à nos yeux) ; mais il ne s'ensuit pas qu'elles
eu dilTèreni quant à leur origine.
(64) Cela est vrai, el même j'ajouterai que c'est
à peine si l'on peut dOHuer le nom de jugement à
ces propositions qui ne font qu'énoncer des faits
particuliers et actuels, comme par exemple : cet
iiomine souffre, l'air de celle chambre esl fioid.
Les sens, d'ailleurs, ne sont j.i//i(i/s suflisants pour
nous donner une connaissance (lu.lconque; car ce
n'est point par les sens que nous saisissons les rap-
ports qui existent entre les choses, encore motnSj
que nous aliirmous ces laj poils.
(65) Celle doctrine est iiès-saine. Mais, de ce
que, parmi nos conceptions, les unes sont des rap-
SGI
1>'X PSYCHOLOGIE. I\.V 26i
I vcs II est vrai qu'il ne faut point s'ima- commencement du second et dans la suite, que
nlner uuon puisse lire dans l'dme ces éler- les idées qui n'ont point leur origine dans la
nelles lois delà raison ù livre ouvert, comme sensation viennent de la réflexion. Or la ré-
l'édit du préteur se lit sur son album, sans flexion n est autre chose qu'une attention à ce
neine et sans recherche; mais c'est assez qu'on qui est en nous, et tes sens ne nous donnent
les naisse découvrir en nous à force d'atten- pointée que nous portons déjà avec nous,
tion à auoi les occasions sont fournies parles Cela étant, peut-on nier qu'il y ait beaucoup
«en/ Le succès des expériences sert de confir- d'inné en notre esprit, puisque nous sommes
mation à'ia raison à peu près comme les preu- innés à nous-mêmes, pour ainsi dire; et
res servent dans l'arithmétique, pour mieux qu'il ij ait en nous élre, unilé, substance, du-
Mter l'erreur dn calcul quand le raisonnement rée, clmngonient, action, perception, plaisir,
e^tlono (t)G> C'est aussi en quoi les connais- et mille autres objets de nos idées inlellectuel-
sances des hommes et celles des bêtes sont diffé- les ? Ces mêmes objets étant immédiats et tou-
renies J es bêles sont purement empiriques et jours , présents à notre entendement {quoi-
np font aue<e renier sur les exemples; car, au- qu'ils ne sauraient être toujours aperçus, à
tant au on In peut jwjer, elles n'arrivent ja- cause de nos distractions et de nos be-
rnais à former des propositions nécessaires, au soins], pourquoi s étonner que nous dtstom;
lieu nue les hommes sont capables de sciences que ces idées nous sont innées, avec tout ce qui
démonstratives ; en quoi la faculté que les bé- en dépend? Je me suis servi aussi de la campâ-
tes ont de faire des consécutions est quelque ra/son d'unej)ierre demarbrequia des veine,
chose d'inférieur à la raison qui est dans ' "" ~ ' '""" "" '' '""" '""'
les hommes {&li ^« raison est seule ca-
pable d'établir des règles sûres et de suppléer
à ce qui manque à celles qui ne l'étaient point,
en y faisant des exceptions, et de trouver en
plutôt que d'une pierre de marbre tout unie
ou de tablettes vides, c'est-â-dire de ce qui
s'appelle tabula rasa chezles philosophes; car si
l'dme ressemblait à ces tablettes vides, les vé-
en V laisani ues eji,,pu^n.,.. »c ., ... rites seraient en nous comme la figure d'Jlcr-
find's liaisons certaines dans la force des culc est dans un marbre quand te marbre est
conscmienccs nécessaires, ce qui donne souvent tout à fait indifférent à recevoir ou celte fi-
le moyen de prévoir l'événement sans avoir gme ou quelque autre. Mais s'il y avait de
besoin d'expérimenter les liaisons sensibles "'■"'"' w.,,.c /. ,,>..•.•« n. .;.,.,„■,.,.... c,„.f in fi
des images, où les bétes sont réduites; de sor-
te que ce qui justifie les principes internes
des vérités nécessaires distingue encore l'hom-
me de la béte.
veines dans la pierre qui marquassent la fi-
gure d' Hercule pré férablement à d'autres figu-
res, cette pierre y serait plus déterminée et
Hercule y serait comme inné en quelque fa-
çon (68), quoiqu'il fallût du travail pour dé-
couvrir as veines et pour les nettoyer par la
ti Peut-être que notre habile auteur [Locke) polissure, en retranchant ce qui les empêche
ne s'éloignerapas entièrement de mon senti- de paraître. C'est ainsi que les vérités et les
ment. Car, après avoir employé tout son pre- idéesnous sont innées, co7nme des inclinations,
mier livre ù rejeter les lumières innées prises des dispositions, des habitudes ou dis virtua-
dans un certain sens, il avoue pourtant, au Uiés naturelles, et non comme des actions,
pnris, (les jiigcincnis, des vérilés nécessaires, lan-
«lis (|'i'il n'en est pas ainsi des aiiires, il ne s'cn-
fuii pas ri-onreusenieni ipie les premières soient
innées ci les :inires non.
(66) 11 n'y a anciine (li(ïérenc^■ fondanienlale en-
tre opérer sur des nombres ahslraits, sur des eues
iin,Tgin:iirts (pie nous nons repiésenloiis , on sur
(ies "choses sensibles que nous pouvons coinpier;
»-;ir, en délinilive, nous n'opérons iaiu:iih liue sur
nos iilé'S.
(07) Bien que les liéies soier.l peui-cire capables
de saisir (|nelqnes rapports siinpb's, à propreuienl
p.iiler elles m: jngeiil pas ; el (junique leur inia};i-
nalion leur n-pnisenie lel ou i<jI f:>il cumme de-
vani venir à la suiie de l<I autre (|iii existe acluel-
l.inenl, pane que cela est ('.éjà arrivé ainsi plu-
sitiurs lois, elles ne liieni point de com lusiou;,
elles ne raisonnent point. Eiîes soi.l incapables de
«oiiipanr, et, à plus lortc raison, '!.' généraliser
(ies niées. ^ou-seld^•nll•nI elles n'ari ivenl jamais à
Inrnier des propositions générales, néiessaircs on
conliugcnles ; mais elles ne forment aucune pro-
position; elles n'aniniiciil pas, ne supposent pas,
ru nu mol, ne conçoivent pas «pie telle on telle
«•liose tsi. el elles eonçoiveni bien moins encore,
qne teil-- cbo.-e pourrait être ou ne pourrait pas
être anlremenl (lu'elle n'est. 11 ne s'agit pas d'ail
leurs de complu er l'Iiomme à la béie, maisdeconi-
))arer l'Iiomme à lui même, non dans ses divers al-
iribuis, mais dans les diiïeienles circonsian( es où
il f i:'. usage des mêmes aliribuls : car, quoiqu'il y
an une dilîéreiicc tiés-iiolable, par exemple, cuire
la sensibilité physique, la sensibilité morale el l'eii-
tendeim-nt en général , je ne pense pas qu'il y ail
aucune dinéreiue essentielle en le la laculié iiite'-
IfCiuelle, quelle qn'elle soit, par I 'quelle il conçoit
telle vérité, nu proposition générale, el celle par
laquelle il conçoit telle autre vérité, riiuc de ces
vérilés fùt-elle nécessaire, et l'aiilic non; el il n'y
en a coriaineiiieul aiicnne entre la faculté par la-
(piell(; il couçoit telle vérih'; (ouiim; nécessaire , on
la iioiessité de telle pioposilion en da telle cmisé-
(inence, et celle par laiiuelle il ciMiçoit telle autre
vérité cotnine contingeiile, ou telle conséquence
coîiiine fausse.
(b8j (leiic coinpar.ilson serait tiès-honue pour
distinguer l'àmc (jni n'a encore rien app:is d- l'âme
qui a dos ( onniissanccs ac(piises , connaissances
qui sont en c/Tel comme des traces, que des cir-
coiistauees (liveiscs peuvent remeilr.; en évidence,
une fois (|u'ellcs existent ,' mais qui n'ont p'i être
produites dans l'âme (|ne par des eauses elliciente.s.
Senleinent C(da supi)os(; (jue l'âme humaine est
apte à les reievoir, « l surloni ;» les conserver,
tandis (|n'il iren est p.H de mêine de l'âme des
iiêtes. C'est ainsi que la cire peut recevoir et con-
server l'enipreiiite du c icliet , taudis (jue la icsiiMi
élastique ne le peut pas, et (lu'une cloche d'airain
peut reeevi)lr mais non conserver des mouvemenis
vibratoires, tandis (pi'oii ne saurait communiipi.T
de pareils mouvem.'iils à une cloche de ploinl),
parce ([n'ils n'existent pas en die viriucllemt.nl, ou
en puissance.
5C3
IX X
DICTiOXNAmK
quoique ers lirtunliti's soient toujours arcom-
pnguéesde quelques actions souvent insevsiUcs
qui y répondent.
«... Dans ce sens on doit dire que toute
l'arithmétique et toute la (/éoinétrie sont
innées et sont en nous d'une manière virtuelle,
en sorte qu'on les ij peut trouver en consi-
dérant attentivement et rangeant ce qu'on a
déjà dans l'esprit, sans se servir d'aucune
vérité apprise par {'expérience ou par la tra-
dition d'uutrui, comme Platon l'a montré dans
un dialogue où il introduit Socrate menant
un enfant à des vérités abstruses par les seu-
les interrogations, sans lui rien apprendre.
On peut donc se former ces sciences dans
son cabinet et même à yeux clos, sans appren-
dre par la vue ni même par l'attouchement
les vérités dont on a besoin; quoiqu'il soit
vrai qu'on n'envisagerait pas les idées dont
il s'agit, si l'on n'avait jamais rien vu ni tou-
ché. Car c'est par une admirable économie
ée la nature, que noxis ne saurions avoir des
pensées abstraites qui n'aient point besoin de
quelque chose de sensible;, quand ce ne seraient
ijue des caractères tels que sont les figures
des lettres et Us sons, quoiqu'il n'y ait au-
cune connexion nécessaire entre tels caractè-
res arbitraires et telles pensées. Mais cela
n'empêche point que l'esprit ne prenne les
vérités nécessaires de chez soi. On voit aussi
quelquefois combien il peut aller loin sans
<iucun aide, par une logique et une arithmé-
tique purement naturelles... Il y a des prin-
cipes innés qui sont communs et fort aisés à
tous ; il y a des théorèmes qu'on découvre
<iussi d'abord et qui composent des sciences
naturelles, qui sont ])lns étendues dans i'un
que dans l'autre. Enfin dans un sens plus
ample, qu'il est bon d'employer pour avoir
des notions plus compréhensibles elplus déter-
minées, toutes les vérités qu'on peut tirer des
connaissances innées pri)nitives se peuvent
encore appeler innées, parce que l'esprit les
peut tirer de son propre fonds, quoiqu'C sou-
vent ce ne soit pas une chose aisée. Mais si
quelqu'un donne un autre sens aux paroles,
je ne veux point disputer des mots.
« Si on peut dire qu'une chose est dans
l'âme, quoique l'âme ne soit pas encore con-
nue, cène peut être, dit-on, qu'à cause qu'elle
a la capacité ou la faculté de la connaitre.
« Mais pourquoi cela ne pourroit-il avoir
encore une autre cause, telle que serait cclle-
(69) Ici, on le voil, mnl-ic oo qui |iiécèilc, Lcii)-
nilz semble bien atlmetlre îles coniutissiiiicos innées,
«lans le sens propre du moi : in:\is ce qui snil iiu-
médiaienienl affaiblii de nouveau celle epi-
nion.
(7U) Celle possibiiilé esl quelque cliose de liès-
rcel : une lacullé nue n'esi ricu ou impTuiue coti-
Iradiclion, el ce que Leibniiz dit, à cci »'gaid, de
cenaincs lacullés, on piui le dire de louics.
(71) Cela est certain, mais peut s'appliquer in-
difféieniiuenl à louies nos ronceplious.
(72) Celle disposition à les approuver, el qui esl
Lieu réelle, esl une i)ropriéié de l'àme, el connue
lelle , esl ceriainenieni innée, soil qu'elle entre
coniuic élémcnl dans la faculté de juger, soii qu'un
la eOlibidcre connue une iaïuUc ù pari. Si, par la
DE PIIÏLOSOPlllK. IXN m
ci, que l'âme peut avoir cette chose en elle
sans qu'on s'en soit aperçu? car puisqu'une
connaissance acquise y peut être cachée par
la mémoire, jiourquoi la nature ne pourrait-
elle pas y avoir aussi caché quelque connais-
sance originale (()9)? Faut-il que tout ce qui
est naturel aune substance qui se connaît, s'y
naisse d'abord actuellement ? Une sub-
coni
stance telle que notre âme ne peut et ne doit
pas avoir plusieurs propriétés et affections
qu'il est impossible d'envisager tout d'abord
et tout à la fois ?....
« Ceux, dit-on, qui voudront prendre la
peine de réfléchir sur les opérations de l'en-
tendement trouveront que le consentement qm
l'esprit donne sans peine à certaines vérités
dépend de la faculté de l'esprit humain.
« Fort bien, mais c'est ce rapport particu-
lier de l'esprit luimain à ces vérités qui rend
l'exercice de la faculté aisé et naturel à leur
égard el qui fait qu'on les appelle innées. Ce
n'est donc pas une facxdté nue qui consiste
dans la seule possibilité de les entendre (70j:
c'est une disposition, une aptitude, une pré-
formation qui détermine notre âme et qui
fait qu'elles en pcuveiit être tirées ; tout com-
me il y a de la différence entre les figures
qu'on donne à la pierre ou au marbre indif-
féremment, et entre celles que ses veines mar-
qunit déjà ou sont disposées à marquer si l'ou-
vrier en profite.
« Si, dit-on, l'esprit acquiesce si prompte-
ment à certaines vérités, cela ne peut- il point
vetiir de la considération même de la nature
des choses, qui ne lui permet pas d'en juger
autrement., plutôt que de ce que ces proposi-
tions sont gravées naturellement dans l'es-
pi-it ?
« L'un et Vautre est vrai. La nature des
choses et la nature de l'esprit y concou-
r<nt.... (71). J'ai répondu à l'objection qui
voulait que lorsqu'on dit que les notions
innées sont im]>licilement dans l'esprit, cela
doit signifier seulement qu'il a la faculté' de
les connaître; car j'ai fait remarquer qu'outre
cela il a la faculté de les trouver en soi el la
disposition à les approuver quand il y pense
comme il faut (72).
« Je ne fais point la supposition que ceux
à qui on propose ces maximes générales pour
la première fois n'apprennent rien de nou-
veau; car je demeure d'accord que nous appre-
nons les idées et les vérités innées, soit en
réd 'xion, n(uis pouvons lirer de noire esprit p'n-
sieurs vcrilés, nous en lirons aussi, ci par le inèuie
nuyen, beautoup d'crreuis. Si , d'une part, nous
avons la fai idié i" de ccnuaitre louîes véiiiés. lani
conlingei les que nécessaires, et 2° de dislinpner
1rs unes des autres; d'une autre p: il. nous avons
aussi la facnllé de foriner toutes sortes de ju^e-
meuls, dont les nus nous seinbleiil vrais, et les :iu-
Ires seiileuieiit proiiables. L'expérience peut venir
ensuite ou conlirmer ou déuuiiiir nos assertions :
mais, en loul cas, i-i l'expcrieuce nous prévi<Mii
quelquelois, souvent aussi nous devançons l'expé-
rience ; sans cela loiile snpposilion, loule conp-e-
luro st'rail impossilile , et par cela même nmi.^
n'.iurions pas non plus la possibililtt de imiiu
liomp<.'r.
265
INN
PSYCHOLOGIE.
l.\N
266
pt-enant garde à leur source, soit en les véri-
fiant par l'expérience. Et je lie saurais ad-
mettre cette proposition : Tout ce qu'on ap-
prend n'est pas inné. Les vérités des nombres
sont en nous, et on ne laisse pas de les
apprendre.
<< Peut-on dire que les sciences les plus
difficiles et les plus profondes sont innées?
« Leur connaissance actuelle ne l'est point,
mais bien ce qu'on peut appeler la connais-
sance virtuelle; comme la figure tracée par
les veines du marbre est dans le marbre avant
qu'on les découvre en travaillant (73).
« Ceux qui supposent qu'au commencement
l'âme est une table rase, vide de tous caractè-
res et sans aucune idée, demandent comment
elle vient à recevoir des idées et par quel
moyen elle en-acquiert cette prodigieuse quan-
tité. A.Cfla ils répondent en un seul mot : de
i^îpérience.
« Cette table rase dont on parle tant n'est,
à mon avis, qu'une fiction que la nature ne
souffre point et qui n'est fondée que dans les
notions incomplètes des philosophes... Ceux
qui parlent tant de cette table rase, après lui
avoir ôté les idées, ne sauraient dire ce qui
lui reste... {li). On me répondra peut-être que
cette table rase des philosophes veut dire que
l âme n'a naturellement et originairement (jue
des facultés nues. Mais les facultés sans qnel-
?ue acte, en un mot, les pures puissances de
école, ne sont aussi que des fictions que la
nature ne connaît point et qu'on n'obtient
qu'en faisant des abstractions... L'expérience
est nécessaire, je l'avoue, afin que l'âme soit
àéterviinée à telles ou telles pensées, et afin
quelle prenne garde aux idées qui sont en
nous; mais le moyen que l'expérience et les
sens puissent donner des idées? L'âme a-t-elle
des fenêtres ? rcssemble-t-elle à des tablet-
tes ? est-elle comme de la cire (75)? // est
(73) Encore une fois, nos connaissances acquises
non aciuellenienl présenle'^ à l'esprit , sont aussi
roinnie Iracées dans la mémoire, on pour mieux
dire dans l'âme. Y a-l-il donc dans l'àme des con-
naissances proprement dites qui y soient innées?
et s'iln'y en a pas, comme on en convient, quelle
différence y a-l-il donc entre nos connaissances,
entre nos idées, comparées cuire elles? Toutes
n>xistcHt-eIies pas virlnellcmeni, on en puissance,
dans les propriétés de ràinc?
(74) 11 lui reste ^es propriétés, dans lesquelles
toutes les idées indisiinciemenl, comme les sensa-
tions, existent virtut-Uenienl, ou en puissance, et
pourront toujours passer de la puissance à l'acte
par rinflucnce de certaines causes.
(75) Ne serait-ce pas nous qui serions en droit
de taire à Leilmiiz cette <|uesiion, reiaiivemenl aux
idées qu'il considère comme n'étant pas innées, ou
comme n'exislant pas viriuellemeni dans l'àme?
(7G) Cette assertion est irés-lausse en file-même,
et, en la souienani,Leibniiz se trouve fort injuste ;
d'autant plus que lui-même compare l'àme, en tant
qu'elle a des idées innées, à uu Idoc de marbre
dans le(]ucl telle ou telle ligure qu'on en pourrait
lirer serait dessinée à l'avance. IVrsonne n'a ja-
mais soutenu que l'àme ressemble à des tablettes
ou à de la cire, pas plus que Leibniiz ne prétend
qu'elle ressemble à du marbre. Mais que l'on com-
pare l'àme à de la cire, en ce <|u'elle parait suscep-
tible de recevoir toutes sortes de nuidilicalions,
DicTioNN. DE Philosophie. J.
visible que tous ceux qui pensent ainsi de
l'âme la rendent corporelle dans le fond (76).
On m'opposera cet axiome reçu parmi les
philosophes : qu'il n'est rien dans l'âme qui
ne vienne des sens ; mais il faut excepter
l'âme même et ses affections : Niliil est in in-
tellectu quod non fuerit in sensu ; excipe, nisi
ipse inlellectus (77).
'< En voilà assez pour faire connaître et
apprécier la doctrine de Leibnitz sur les idées
innées. Elle me paraîtmanquer de précision,
ce qui provient, je crois, de ce qu'il confond,
comme tant d'autres philosophes, les idées
avec leurs causes conditionnelles, c'est-à-dire
avec les propriétés intellectuelles mais passi-
ves de l'âme, dans lesquelles elles existent
d'abord en puissance, et ensuite d'une ma-
nière plus formelle quand elles se sont une
fois présentées à l'esprit. La distinction qu'il
établit entre les vérités de fait, toutes parti-
culières, ou môme générales, mais contin-
gentes, el les vérités nécessaires, n'en est pas
moins juste et très-assurée.
« Maintenant, il s'agirait de savoir si la
même distinction existe entre ces vérités
quanta leur origine, ou à la manière dont
elles se sont introduites ou formées dans
notre esprit. Voyons donc si, sous ce rap-
port, il y a quelque ditlérence entre ces deux
propositions, dont l'une exprime une vérité
contingente (peut-être môme une erreur), et
l'autre une vérité nécessaire : l'ous les corps
sont pesants ; une partie d'un tout n'est ja-
mais aiissi grande que le tout, ou le tout est
toujours plus grand qu'aucune de ses par-
ties.
« Je dirai d'abord comment il faut enten-
dre que nos idées nous viennent originaire-
ment de l'expérience sensible.
« Toutes les idées simples qui entrent dans
la composition de nos pensées sont également
non pas indifïérennnenl, mais selon ses propriélés
et les causes qui peuvent agir sur elle, ou qu'un
la compare à des tablettes sur lesquelles il n'y
avait d'abord rien d'écrit; et que ces comparaisons,
dont il faut bien se garder d'ailleurs de confon-
dre les termes, soient justes ou non (et il faut
avouer qu'elles ne le sont pas), on n'en pourra ja-
mais rien inférer relaiivennnt à l'essence de l'âme.
El quand il serait démontré que nos première.^ idées
causes productrices de inuies l(;s anin-s, ne pour-
raient nous cire données que par l'intermédiaire
des sens, qui sont, en tout cas, des propriélés de
l'àme, il ne s'ensuivrait pas que la substance de
l'àme serait matérielle ; de inêiiie que son imnia-
térialiié ne serait pas démontrée par cela sent
qu'elle aurait des idées innées.
(77) Quand on dit (à tort ou à raison) que tout
ce qui est dans l'àuie, ou dans l'inleliigence, y est
entre par les sens, on eniend parler, non des pro-
priétés ou faciillés qui la consliliienl, mais seule-
ment des choses qu'elle pt'iil acquérir et qui n'y
sont pas inbérenies, c'est à-dire des connaissances
qui sont gravées dans la mémoire et des idées qui
sont actuellement présentes à rc>prit, ou des plié-
nomènes inlellectueis (|ui se ni:inifestent en lui: de
niciiie que, quand on dit (|uc tout ce qui est dans
une maison y est eniré par la porte, ou |)ar la fe-
nêtre, on n'enlend parier que des meubles et au-
tres choses transportables qui s'y trouvent, cl non
des murs oui furnient celte ntaison.
267
INN
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE
TNN
2G8
innées, on ce sens quo loutes, indistincte-
ment, existent virtuellement dans les pro-
priétés de l'âme; car une idée actuelle n'est
qu'un phénomène, et un phénomène n'est
qu'une propriété qui se manifeste actuelle-
ment d'une manière ou d'une autre , n'est
qu'une propriété en acte : mais, comme une
propriété ne peut pas se manifester, comme
un phénomène ne saurait passer de la puis-
sance à l'acte sans une cause efficiente, toute
idée a donc une cause ; or il est impossible
de trouver la cause de nos premières idées
ailleurs que dans la considération des choses
sensibles, des objets extérieurs; d'où il suit
que toutes nos idées, considérées dans leurs
causes efficientes ou productrices, et même
que tous nos jugements et nos raisonnements
dérivent originairement des sens, c'est-à-dire
ont leurs premières causes dans l'action des
objets extérieurs sur l'entendement par l'in-
termédiaire des sens, quoique tous soient in-
nés, si on les considère dans leurs causes
conditionnelles. Prenons pour exemple le
syllogisme. Il y a, dans tout syllogisme, trois
propositions : la majeure, la mineure, et la
conséquence; celle-ci est un résultat de la
faculté de raisonner en exercice, c'est cette
faculté en acte, ou en tant qu'elle se mani-
feste actuellement d'une ou d'autre façon. Or
toute conséquence suppose nécessairement
deux autres propositions, c'est-à-dire une
majeure et une mineure, d'où elle ressort, en
quelque sorte, comme un effet de sa cause :
niais ces deux propositions, qui sont deux
jugements ou deux résultats de la faculté
de juger actuellement en fonction , sup-
posent, à leur tour, chacun deux termes,
c'est-à-dire deux idées; et ces idées, en der-
nière analyse, quoiqu'elles existassent primi-
tivement dans l'âme en puissance, ne se se-
raient jamais montrées à l'esprit, et, par suite,
ne se seraient jamais gravées dans la mémoire,
n'auraient jamais existé dans l'âme à titre de
connaissances, sans l'action des objets maté-
riels sur les sens.
« Les idées simples sont de deux sortes :
les idées directes ou absolues, et les idées ré-
fléchies ou relatives. Les premières sont, par
exemple, les idées de matière, ou de résis-
tance, de mouvement, d'étendue, ou d'espace,
de durée, ou de temps, de chaleur, de lu-
mière, de son, de saveur, d'odeur, etc. Les
autres, que l'on nomme idées de rapport,
sont celles, par exemple, d'absolu et de relatif,
d'infini et de fini, de vitesse et de lenteur, de
grandeur et de petitesse, d'égalité et de difl'é-
rence, de même et de divers, d'unité et de
pluralité, de tout et de partie, de cause et
d'effet, etc.
« Par l'assemblage ou par le rapproche-
ment et la com[)araison de plusieurs idées
simples, il se forme en nous, ou du moins il
j)Ourrait s'y former des idées, ou plus com-
l>osées, ou, si je puis ainsi dire, plus intellec-
tuelles; et, quoique nous fussions obligés de
consulter encore ici l'expérience pour savoir
s'il y aurait hors de nous des objets conformes
à telles ou telles de ces idées, à la rigueur on
pourrait soutenir que l'expérience ne serait
l
lus nécessaire pour les produire, ou nous
es faire concevoir,
« Quant 5 nos jugements, par lesquels nous
affirmons toujours, du moins mentalement,
comme certain ou comme possible, un rap-
port perçu, un rapport de convenance ou de
disconvenance, un rapport de telle ou telle
nature entre un sujet et un attribut, ou plus
généralement entre deux idées, tous, il est
vrai, supposent ces deux termes; et à cet
égard il n'y a aucune différence d'un juge-
ment à l'autre : car il importe peu que ces
deux termes soient des idées simples ou com-
posées, des idées directes ou des idées de
rapport, des idées concrètes ou abstraites,
des idées sensibles ou intellectuelles, puisque
toutes, en dernière analyse, supposent l'ex-
périence sensible, en sorte que, dans ce sens,
tous nos jugements sont empiriques.
« Mais comme ce ne sont point les sens qui
comparent, même les êtres matériels; comme
ce n'est point l'expérience qui nous fait saisir
ou concevoir les rapports qui existent entre
les choses; que ce n'est point dans l'expé-
rience qu'il feut chercher, ni l'origine de ce
penchant que nous avons tous à généraliser
nos idées, ni la faculté même de généraliser;
que ce n'est point d'elle que dérive l'idée
qu'exprime le mot est, non plus que celle
qu'on attache au mot conséquemment ; en un
mol, comme la faculté de juger, avec tout ce
qui s'y rapporte, ou y entre conuiie élément,
appartient tout entière à l'esprit, ei qu'elle y
est véritablement innée, puisqu'elle est une
des facultés qui la constituent, tous nos juge-
ments, résultats de l'action de celte faculté,
ne dérivent que d'elle seule, aucun ne vient
de l'expérience, quoique tous la supposent.
Nos idées particulières devancent nos pre-
miers jugements, dont elles peuvent être con-
sidérées, en tant qu'elles les réveillent, ou les
font passer de la puissance à l'acte, comme
les causes efficientes (quelques-uns diront,
comme les causes occasionnelles, mot vide de
sens, s'il ne signifie pas cause efficiente indi-
recte) : mais la généralisation de nos idées,
ou plutôt de nos jugements, devance toute
expérience postérieure à ces premières Idées.
Dans beaucoup de cas, nous avons ensuite
besoin de consulter l'expérience pour savoir
si nos jugements sont fondés en raison, ou
s'ils ne le sont pas; mais il ne faut pas croire
pour cela que nos jugements eux-mêmes
soient fondés sur l'expérience : car, qu'ils ne
soient que problématiques, ou qu'ils soient
certains, ou même nécessaires, ce qui dépend
de la nature des choses dont nous jugeons,
ou plutôt des rapports que nous considérons
en elles, le procédé de l'esprit reste le même,
ainsi que l'instrument, je veux dire la faculté,
dont il se sert.
« Prenons maintenant pour exemple ces
deux propositions, que nous voulons com-
parer entre elles : Tout corps est pesant; Un
tout est plus grand qu'une de ses parties, et
voyons d'abord quelle est, dans chacun de
ces jugements, la part de l'expérience, et si
l'une égale l'autre.
« Pour pouvoir affirmer ou supposer que
2C9
INN
PSYCHOLOGIE.
INN
270
toul corps est pesant, qu'un tout est plus petite que l'unitii, ou l'unité plus petite que
grand qu'une de ses parties, il me faut d'abord le. nombre. Je n'ai donc pas besoin de con-
avoir les idées de corps et de pesanteur, de sulter l'expérience pour être certain que cette
tout et de partie. Or ces idées, c'est l'expé- proposition générale, La partie est plus petite
rience qui les donne, c'est-à-dire que l'expé- que le tout, ou, Le tout est plusgrand qu'une
rience est ici nécessaire pour que ces idées de ses parties, non-seulement est vraie, mais
se montrent une première fois à l'esprit. Je qu'elle l'est nécessairement, qu'elle ne pour-
ne puis avoir l'idée de corps, ou plus généra- rait pas ne pas l'être.
lement de matière, que par une résistance
étrangère à mes efforts, ni l'idée de pesan-
teur, qu'en considérant un corps pesant. Je
ne puis avoir les idées de tout et de partie
(qui ne peuvent se présenter l'une sans l'au
« Au contraire, comme l'idée de pesanteur
n'est pas renfermée dans celle de corps : car,
si je ne conçois pas la pesanteur sans corps,
je conçois fort bien le corps sans la pesan-
teur, il s'ensuit que les corps ne sont pas
„< : > 1^ . '.-i ••
tre, parce que ce sont là des idées relatives), nécessairement pesants; qu'il ne serait pas
sans voir ou sans me figurer une chose queî-
contjue divisée en plusieurs parties, ou une
chose que j'avais déjà vue dans son entier et
dontonaurait retranché une partie, ou bien,
entin, celte partie séparée de la chose dont
j'avais déjà l'idée. Voilà à peu près tout ce
que l'expérience peut m'apprendre, ou faire
jaillir de mon esprit ; mais, pour accorder à
l'expérience tout ce qu'elle pourrait se croire
en droit de réclamer, ajoutons que l'expé-
rience seule pourra m'apprendre que tel corps
contradictoire en soi, ou du moins qu'il n'im-
pliquerait pas contradiction dans mon esprit
qu'ils ne le fussent pas; et ainsi, pour être
certain qu'en effet tous les corps sont pe-
sants, comme je le conçois et comme j'en ai
préjugé, je devrais consulter l'expérience : ce
qui, du reste, est impossible; car, outre que
je ne peux pas peser tous les corps de la na-
ture, lien ne m'assure que ceux qui sont au-
jourd'hui pesants le seront toujours, le seront
éternellement; et, quand il serait démontré
particulier que j'ai actuellement sous les yeux, que tous les corps sont pesants, et qu'ils lo
et supposé que ce soit le premier, est pesant, seront toujours, il ne s'ensuivrait pas encore
ou que la pesanteur est un attribut de ce qu'ils le seraient nécessairement, puis(ju'ils
corps; l'expérience m'apprendra aussi, de la pourraient sans contradiction ne l'ôtre pas,
même façon, que, par exemple, un segment du moins, autant que j'en puis juger, ne sa-
de cercle n'a pas autant d'étendue, ou est chant pas quelle peut être la raison de la pe-
plus petit que le cercle dont il fait partie, et sauteur, et ne pouvant la déduire, par le rai-
que j ai sous les yeux, ou que mon imagina- sonnement, d'aucune de mes connaissances,
tion se représente, ce qui est la même chose. « Maintenant, comme les vérités mathéma-
On voit donc qu'ici la part de l'expérience est tiques, qui sont toutes, sans contredit, des
exactement la même des deux côtés; or l'ex- vérités nécessaires, et, par suite, universelles,
périence ne saurait aller plus loin; elle ne sont toutes également fondées sur le principe
pourrait que se répéter sur des choses difl'é- de contradiction, qui est inné, et non sur
renies. l'expérience, dit-on, ce qui est vrai en un
« Maintenant, il est Je la dernière évidence sens, on en conclut que ces vérités sont elles-
que tous les jugements ultérieurs que je por- mômes innées, tandis que les vérités contin-
terai, que toutes les réflexions que je pourrai gentes ne le sont pas.
faire sur ces idées de corps et de pesanteur, « Mais celle distinction est chimérique :
de toul et de parlie, comme aussi toutes les car, d'un côté, tous les jugements ou propo-
conclusions que je tirerai de ces réflexions, sitions qui expriment des vérités, soil cou-
de ces jugements, ne dériveront que de mon tingenles, soil nécessaires, supposent éga-
esprit, ne seront que des résultats de l'action lement deux termes, deux idées, qui peuvent
de mes facultés, en sorte qu'il est pareille- être plus ou moins concrètes et particulières,
ment impossible que, sous ce rapport, tout ne plus ou moins abstraites et générales, plus ou
soit pas égal de part et d'autre. moins intellectuelles, mais qui, toutes, en
« Et d'abord, par le penchant naturel que dernière analyse, dérivent de l'expérience,
nous avons tous à généraliser nos idées, nos comme un effet dérive de sa cause j)remière,
jugements, je concevrai, d'une manière con- quelque éloignée qu'elle soit; et, d'un autre
fuse d'abord, je jugerai provisoirement, à tort côlé, outre que le jugement lui-même est
ou à raison, et comme malgré moi, sans avoir inné, comme le sont toutes nos facultés, les
pour cela aucunement besoin de l'expérience , vérités contingentes sont, d'une manière, fon-
que tout corps est pesant, que la parlie en dées sur le principe de contradiction tout
général est plus petite que le tout; et, si je
in'arrèlais là, j'aurais deux propositions éga-
lement incertaines : mais la moindre réflexion
me fera bientôt reconnaître une ditTérence de
nature, non d'origine, entre ces deux juge-
ments.
« En effet, comme l'idée de partie entraîne
l'idée d'une chose plus petite; que cette der-
nière idée est, en quelque sorte, renfermée
dans la première, il serait contradictoire que
la partie ne fût pas plus petite que le tout,
ûii qu'une fraction quelconque ne fût pas plus
comme les vérités nécessaires; car, si une
vérité est nécessaire parce que le contrairo
impliquerait contradiction , une vérité n'est
contingente que parce que le contraire n'im-
jiliquerait pas contradiction dans notre es-
])ril; on n'en saurait donner d'autre raison :
en sorte que, soit qu'on regarde le principe
de contradiction, ou comme une faculté |)arli-
culière, ou comme un élément de la faculté
de juger, ou comme une notion commune,
je suis obligé d'avoir recours à ce principe
pour concevoir que telle chose n'imi)liqucraij
271
INN
DICTIONNAIRE DE PIIILOSOPIIIE.
INN
272
)as coniradiclion, tout aussi bien que pour
, uger que telle autre serait contradictoire; et
a niônie faculté, ou Je môme principe, qui
me fait comprendre que telle vérité est né-
cessaire, me fait aussi concevoir que telle au-
tre ne l'est pas; et ce serait une erreur de
penser que cette dernière conception est
londéc sur l'expérience; car, à couj) sûr, ce
n'est point l'expérience qui m'a appris, par
exemple, que la matière pourrait n'être pas
I)esante, que cela du moins n'impliquerait
pas contradiction dans mon esprit, puisqu'au
contraire ma conception est ici en opposi-
tion directe avec l'expérience. Il n'y a donc
aucune dilîérence de nature, ou despèce; il
n'y en a aucune d'origine entre ces deux au-
tres jugemimls : La partie est plus petite que
le tout; Tous les corps sont pesants. Si nos
jugements renferment ou expriment, tantôt
des vérités nécessaires, tantôt des vérités
contingentes, cela tient, d'une part, à la na-
ture môme des choses, et, de l'autre, à la fa-
culté dont nous sommes doués de concevoir
les choses, ou du moins certaines choses,
telles qu'elles sont, et en môme temps de
Douvoir ou de ne pouvoir pas les concevoir
autrement, suivant qu'elles pourraient être
en effet, ou ne pourraient pas être elles-
mêmes différentes de ce qu'elles sont. Qu'est-
ce qu'une vérité nécessaire, en tant qu'elle
existe dans notre esprit? C'est la conception
d'une chose qui, par sa nature, ne saurait
être, sans contradiction, autrement qu'elle
n'est, ou qu'elle ne se présente à nous. Qu'est-
ce qu'une vérité contingente? C'est la con-
ception d'une chose qui pourrait, sans contra-
diction, ne pas être telle qu'elle est. Pourquoi
donc une vérité nécessaire, pourquoi telle
conception, serait-elle innée plutôt que toute
autre? » (Gruyer, Des causes conditionnelles
et productrices des idées, etc.)
« La théorie des idées innées, dit l'auteur
du Compendium philosophiœ ad usum semi-
nariorum, enseigne que, parmi nos idées, il
en est qui ne sont pas une acquisition de no-
tre esprit ni une production de l'exercice de
ses facultés, mais qui se trouvent comme em-
preintes dans notre âme et que nous appor-
tons en naissant; de là le nom d'idées innées
qu'on leur donne. Dans cette doctrine, notre
âme n'est pas une table rase à l'instant de sa
création, comme le veulent les sensualisles,
mais elle possède déjà des idées, qui ne man-
queront pas de se développer et de se repro-
duire des qu'elles seront excitées et comme
réveillées par l'activité intellectuelle. Or, ces
idées, innées et empreintes dans l'âme, ce
sont les idées rationnelles, c'est-à-dire l'idée
de l'être, de l'infini, du vrai, du bien, du
beau, etc., dont l'origine se trouve par là
même assignée.
« Quant à la manière dont ces idées exis-
tent en nous avant l'usage de la raison, c'est
un point sur lequel les partisans des idées
innées ne sont pas d'accord. Suivant les uns,
ces idées sont actuelles dès le premier ins-
tant de notre existence, c'est-à-dire qu'elles
sont dès lors perçues par notre âme, mais
d'une perception sourde et confuse, qui ne
produit aucune connaissance distincte. Sui-
vant d'autres, ces idées ne sont pas actuel/es,
mais seulement habituelles : notre esprit ne
les perçoit pas; elles restent ensevelies au
tond de notre âme, à peu près comme les
connaissances déposées dans notre mémoire,
auxquelles nous ne pensons pas actuellement ;
elles ne deviennent actuelles que lorsque la
raison se développe et que l'attention de l'es-
prit se dirige vers elles. Suivant d'autres, en-
lin, les idées innées ne sont que des dispo-
sitions à avoir certaines idées ; dispositions
qui, étant naturelles à notre âme et nées avec
elle, peuvent s'appeler innées. Celte derniè-
re interprétation des idées innées se rappro-
che beaucoup de la table rase des sensualis-
tes, qui, la plupart du moins, ne refusent pas
d'admettre qu'il n'y ait en nous des facultés
et des dispositions naturelles à avoir telles ou
telles idées.
« Parmi les partisans des idées innées, les
plus célèbres dans les temps modernes sont
Descartes et Leibnitz. Il nous suffit de remar-
quer ici que le langage de Leibnitz est beau-
coup plus exprès et plus formel que celui de
Descartes. Ce dernier, tout en déclarant qu'il
y a en nous des idées innées, varie dans les
explications qu'il en donne, et souvent il sem-
ble n'entendre par là que la faculté ou la
disposition naturelle à avoir certaines idées.
Quant à Leibnitz, il expose clairement sa pen-
sée : il compare les idées innées aux veines
qui existent dans le marbre et que l'ouvrier
met à découvert, mais qu'il ne produit pas.
Suivant lui, les idées innées ne sont pas de
simples facultés naturelles, mais des connais-
sances qui se trouvent déjà toutes formées et
empreintes dans notre âme : il ne s'agit que
de les découviir et de les produire à la lumiè-
re ; et c'est par l'exercice de l'attention et de
la réflexion que notre esprit les découvre en
lui-même et se les rend distinctes.
« Disons maintenant en peu de mots ce
qu'il faut penser de la doctrine des idées in-
nées, entendue principalement comme elle
vient d'être expliquée d'après Leibnitz.
« 1" Rien ne démontre l'impossibilité des
idées innées. Tout ce que Locke et les autres
sensualistesont dit, pour établir qu'il ne sau-
rait y avoir en nous des idées dont nous n'a-
vons pas connaissance, n'a aucune solidité et
ne mérite pas d'être réfuté. Ils prétendent
que si ces sortes d'idées existaient dans notre
âme, nous les y apercevrions. Pour que cette
raison fût valable, il faudrait montrer que
nous apercevons tout ce qui est dans notre
âme ; ce qu'ils ne font pas. — Non-seulement
on ne prouve pas l'impossibilité des idées in-
nées; mais l'explication du fait de la mémoi-
re, donnée par quelques philosophes, pour-
rait être apportée en preuve de leur possibi-
lité. Leibnitz et plusieurs autres philosophes
supposent que les choses que nous avons ap-
prises et auxquelles nous cessons de penser,
demeurent cependant dans notre âme sans
que nous les apercevions; et que ces connais-
sances, qui sont comme ensevelies dans le
fond de notre âme, redeviennent actuelles
273
INN
PSYCHOLOGIE.
INN
§ti
lorsque noire altenlion s'y anplique. Or, rien te dans l'esprit que la faculté de sentir; qu
nisidere les idées in- dis-je ? l'esprit n'est rien ; ce que l'on appell
n'enipéche qu'on ne considère les idées in- dis-je ? l'esprit n'est rien ; ce que l'on appelle
nées comme étant à peu près de même nature développement intellectuel appartient à la
que les connaissances conservées dans lamé- matière.
n)oire, et qu'on n'admette que ces idées de- « Les sensualistes ne vont pas si loin ; s'ils
viennent réflexes lorsque l'altention de notre nient les idées innées, ils n'accordent pas à
esprit se trouve attirée vers elles. la matière la faculté de penser, llsreconnais-
« 2- La théorie des idées innées paraît être sent l'existence de l'esprit; mais cet esprit
en harmonie avec les enseignements de la foi, n'a que des facultés sensitivcs, il doit tout
sur l'état de l'âme humaine à l'instant dosa aux sensations; nos connaissance* ne peuvent
création. La foi nous enseigne, 1" que l'hom- être que des sensations transformées,
me a été créé à l'image et à la ressemblance « Il est des adversaires des idées innées qui
de Dieu; ce qui doit s'entendre, non du corps ne sont ni matérialistes, ni sensualistes ; les
humain, mais de l'âme humaine, Dieu n'é- scolastiques, i)ar exemple, qui, d'une part,
tant pas corporel. Or, pour que notre âme, défendent ce principe : Il n'est rien dans
dès l'instant de sa création, soit une image des l'intelligence qui n'ait été dans les sons ; et,
perfections divines, il ne suflit pas qu'elle d'autre part, combattent le matérialisme et le
ait la faculté nue de penser, mais il faut que sensualisme. Les scolastiques auraient été
cette faculté soit déjà en acte ; car, en Dieu, il peut-être bien près de s'entendre avec les par-
n'y a aucune faculté nue, mais toutes les puis- tisans des idées innées, si l'on eût bien posé
sances y sont en acte, ou plutôt Dieu est un la question des formes accidentelles, conipa-
acte pur, suivant le langage de l'école, rant l'entendement à une toile couverte de fi-
L'âme humaine sera donc, à plus juste titre, gures. Les défenseurs des idées innées di-
créée à l'image et à la ressemblance de Dieu, saient : Les figures préexistent sur la toile;
si dès l'instant de sa création elle possède, levez le voile qui les couvre, elles s'offrent h
outre la faculté de penser, des idées déjà vos regards. Cette aflirmation ttop absolue
toutes formées. — 2° La foi nous enseigne contrarie ouvertement l'expérience; en effet,
encore que l'homme apporte en naissant la l'ex[)érience atteste : 1° que l'entendement
tache du péché originel, dont son âme est doit ôtrc éveillé par les sensations; 2" quo
purifiée dans les eaux du baptême, en même nous éprouvons h penser une véiitablc fati-
temps qu'elley est ornée des vertus infuses de
foi, d'espérance, de charité et des autres dons
de l'Esprit-Saint. Or cette tache originelle, ces
vertus infuses, ces dons du Saint-Esprit su|)-
poseiit un caractère imprimé dans noire âme
avant l'usage de la raison, et par conséquent,
supposent quelque chose (jui ressemble à
l'empreinte des idées innées.
« 3° Quoique la théorie des idées innées
n'offre rien d'impossible, (jue [)lusieurscon
gue ; le travail intellectuel est comme uno
sorte d'infantement d'idées.
a. La toile est vide, disaient les adversaires
des idées innées. Vous en avez ta preuve dans
l'effort continuel de iurtiste pour la couvrir
de figures. Mais suit-il de là que, dans leur
0|)iiiion, rien ne |)réexistât h l'expérience?
Prétendaient-ils (pie l'honmie tout entier fût
l'œuvre de l'instruction et de l'éducation?
Notre monde intérieur n'était-il à leurs yeux
sidéralions la rendent même assez plausil)le, (pi'une suite d'impressions? subordonnaient-
elle n'est ce|)endant qu'une pure hypothèse
et nulIcTuent une doctrine certaine. Pour
(ju'elle fiU certaine, il faudrait, ou (Qu'elle
s'appuyât sur des faits certains, ou qu'elle fût
le seul moyen de rendre raison des idées ra-
tionnelles. Oi-, d'une part, on ne produit au-
cun fait qui démontre la réalité des idées in
Ils à la sensation l'ordre intellectuel tout en-
tier? Non, sans doute; car ils admettaient:
1° une activité interne, s'aidanlde l'expérien-
ce sensible dont elle recevait l'impulsion ;
2" ils reconnaissaient la nécessité des pre-
miers j)riiicipes intellectuels et moraux ;
3" ils admettaient une lumière intérieure, la-
nées; et d'autre part, cette théorie n'est pas (juelle nous fait reconnaître ces principes
le seul moyen de rendre raison de l'existence lorsqu'ils s'offrent à nous, et nous pousse d'une
des conceptions rationnel'es, qui peuvent éga- manière invincible à leur donner notre assen-
lement s'explicjuer par la vision de ces idées liment. Signatum est super nos lumen vultus
en Dieu. La théorie des idées innées ne doit lui. Domine {Psnl. iv, 7). Cette parole du Pro-
donc être considérée que comme une hypo-
thèse plus ou moins probable, et non comme
une doctrine certaine , incontestable, qui
puisse servir à établir d'autres vérités, et en-
core moins servir de base à l'édifice de nos
connaissances. )f ( Traité élémentaire de Psy-
chologie intellectuelle, etc.)
Nous donnerons encore l'opinion de Bal-
mès sur les idées innées.
« Les différences, dit lialmès, sont profon-
des entre les adversaires des idées innées.
Le matérialiste se lève et dit: L'homme doit
tout aux sens; les richesses de son inlelligun
pliete éclate à chaque page de leurs œuvres.
« Selon saint Thomas, les premiers princi-
j)es, tant s[)é(;ulalifs que pralicjues, nous sont
communiqués naturellement : Oportct igitur
naturalitcr nobis cssc indita, sicut prinripia
spcculabilium, ita et principia opcrubilium
(|). i,q. 79, art. 12). En un autre endroit, le
saint docteur demande si l'âme connaît les
êtres immatériels dans les raisons éternelles
(m rutionibus œlernis). La lumière intellec-
tuelle qui nous éclaire, dit-il, est une ressem-
blance comiiiuni(]uée de la lumière incréée
dans laquelle sont contenues les raisons éter-
ce sont le produit de l'organisme qui va se nelles : /psu»» enim lumen inteUectuule,guod
perfectionnant comme ces machines que lu- est in nobis, nihil est aliud quam muedam
sage assouplit et régularise. Rien ne préexis- participala simililudoluminis increali, in quo
275
INN
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
INN'
276
contincnlur rationes œtcrnœ (part, i, jj. 84,
a ri. f)).
« Ainsi les scolastiquos reconnaissent
qu'il existe en nous autre chose que des con-
naissances expérimentales; en cela ils sont
d'accord avec les défenseurs des idées innées.
Pour les premiers, la lumière intellectuelle
est insuflisante, si l'on fait abstraction des
formes ou espèces dans lesquelles elle se ré-
lléchit. Pour les seconds, les idées sont enve-
loppées dans cette lumière. Les uns distin-
guent entre la lumière et les couleurs, les
autres font sortir les couleurs de la lu-
mière.
« Cette question, si chaudemell agitée dans
les écoles, offrirait moins de dillicultés si
elle était nettement posée. Il s'agirait de spé-
cifier les phénomènes internes auxquels on
donne le nom d'idées, et de définir avec pré-
cision le qualificatif inné.
« Dans le système aue nous venons d'ex-
poser, voici le relevé des phénomènes de no-
tre intelligence : représentations sensibles,
action intellectuelle sur ces représentations,
ou idées géométriques ; idées intellectuelles
pures, intuitives et non intuitives ; idées gé-
nérales déterminées et indéterminées. Exem-
ple d'une représentation sensible : l'image
d'un triangle particulier. Exemple d'une idée
relative à l'ordre sensible ou géométrique :
l'acte intellectuel en vertu duquel je perçois
la nature du triangle en général. Exemple
d'une idée pure et intuitive : la connaissance
d'un acte de mon entendement ou de ma vo-
lonté. Exemple d'une idée générale détermi-
née : l'intelligence, la volonté conçue en gé-
néral. Exemple d'une idée générale indéter-
minée : la substance.
« Ce qui est inné n'a pas de commence-
ment dans l'intelligence ; l'esprit le possède,
non par un travail qui lui soit propre, non
en vertu d'impressions venues du dehors,
mais par un don immédiat du Créateur. Ce
qui est inné est le contraire de ce qui est ac-
quis. Demander s'il existe des idées innées,
c'est demander si, avant de recevoir des im-
pressions, avant d'exercer un acte quelcon-
que, noire esprit possède des idées.
« Les représentations sensibles ne peuvent
être innées. L'expérience atteste que les re-
présentations sont liées h certaines impres-
sions organiques, et qu'une fois les organes
en mouvement, nous ne pouvons point ne pas
éprouver ces impressions. Ce fait appartient
à toutes les sensations, tant actuelles que de
souvenir. Impossible d'établir, soit a priori,
soit par l'expérience, que la représentation
sen.«ible préexiste aux impressions organi-
ques.
« Mais comment le corps peut-il transmettre
des impressions à l'esprit? Observons d'abord
que cette difTiculté est étrangère à la ques-
tion des idées innées ; fût-elle insoluble, nous
pouvons en appeler aux causes occasionnel-
les, système qui laisse de côté la communica-
tion physique du corps avec res[)ril. Or, dans
cette hypothèse, les idées ne préexistent pas;
clle.s se produisent en présence ou à l'occa-
sion des alTeclions organiques.
« Les idées relatives aux représentations
sensibles ne sont point des formes de l'enten-
dement, mais des actes de l'entendement,
s'exerçant sur ces représentations. Dire que
ces idées sont innées, c'est aller contre l'ex-
périence et méconnaître leur nature. Tout
acte implique un objet ; or l'objet de ces ac-
tes est la représentation sensible, laquelle re-
lève des impressions organiques. Donc, ou
le mot inné appliqué à ces idées est un mot
vide de sens, ou il ne peut signifier autre
chose que la préexistence de l'activité ac-
tuelle se développant en présence des intui-
tions sensibles.
« Ne peuvent également être innées les
idées intuitives en dehors de l'ordre sensible,
par exemple, celles qui naissent de nos ré-
flexions sur les actes de volonté et d'intelli-
gence. L'idée, ou ce qui en lient lieu, n'est
ici que l'acte même qui nous apparaît dans la
conscience. Prétendre que ce sont des idées
innées, c'est dire que ces actes existaient avant
d'exister.
« L'argument conserve sa force alors même
que la perception s'appliquerait à des actes
passés. Comment se souviendrait-on de ces
actes s'ils n'avaient préexisté? Ils nous appar-
tiennent; donc ils n'ont pas été avant que
nous les ayons produits.
« Il suit de là que nulle idée intuitive n'est
innée, l'intuition supposant un objet ofl'ert à
la faculté qui perçoit.
« On appelle idées générales déterminées
celles qui ont rapport à une intuition ; donc
elles ne peuvent préexistera l'intuition; mais
l'intuition implique un acte intellectuel, donc
ces idées ne peuvent être innées.
« Restent en dernier lieu les idées géné-
rales indéterminées, en vertu desquelles notre
esprit perçoit les objets sous un seul aspect,
mais d'un point de vue général. C'est un des
caractères de l'intelligence de percevoir celte
sorte de généralité ; mais qu'est-il besoin de
considérer ces idées comme des formes
préexistant dans notre esprit, comme des
formes distinctes des actes mêmes par les-
quels l'esprit exerce sa faculté de percevoir?
Sur quoi pourrions-nous établirque ces idées
sont innées, qu'elles sont antérieures à toute
activité? Je ne le saurais dire.
« Au lieu de nous lancer en des supposi-
tions de ce genre, ne serait-il pas j)lus sage,
plus conforme à la vérité, de reconnaître
dans l'âme humaine une activité innée, acti-
vité soumise à des lois qu'elle tient du Créa-
teur? Admettez que les idées soient distinc-
tes de la perception, qu'est-il besoin de les
supposer préexistantes ? Il est vrai que, dans
ce cas, il faudrait reconnaître à l'esprit la
faculté de produire les espèces représentati-
ves ; mais on n'échappe point è celle néces-
sité en identifiant les perceptions avec les
idées. Les perceptions germent, pour ainsi
dire, du fond de notre âme, comme les
Heurs sur la plante ; elles apparaissent et
disparaissent comme elles; ainsi, quoi qu'il
en soit, il nous faut admettre une force inté-
rieure qui, certaines conditions posées, pro-
duit ce qui n'existait j)as. Hors de là, im|)0s-
277
INN
PSYCHOLOGIE.
INN
278
sible de nous faire une idée de ce qu'est l'ac-
tivité.
« On [ïeul résumer comme suit la doctrine
que nous venons d'émettre sur les idées
innées:
« 1° Il existe en nous des facultés sensiti-
ves qui se développent en vertu ou à l'occa-
sion des impressions organi(]ues.
1 t Toutes nos sensations sont assujetties
aux lois de l'organisme.
« 3° Les représentations sensibles internes
doivent leurs éléments aux sensations.
o 4° Dire que les représentations sensibles
préexistent aux impressions organiques, c'est
aller contre l'expérience.
« 5° Les idées géométiiques, c'est-à-dire
celles qui ont rapport à des intuitions sensi-
bles, ne sont pas innées ; actes de l'entende-
nient, qui agit sur les matériaux offerts par
les sens.
« 6° Les idées intuitives de l'ordre intel-
lectuel pur ne sont pas innées; actes d'en-
tendement ou de volonté otferts à notre per-
ception dans la conscience réflexe.
« 7° Les idées générales déterminées ne
sont pas innées ; représentations d'intuition
qui impliquent un acte intellectuel.
« 8° Il est faux que les idées générales
indéterminées soient innées; elles semblent
être des actes de la faculté de percevoir
appliquée aux objets sous un point de vue
général.
<t 9° Ce qui est inné dans notre esprit, c'est
l'activité sensilive et l'activité intêllecluelle;
mais ces deux activités ont besoin, pour se
mettre en mouvement, d'être sollicitées par
un objet.
'< 10" Celte activité débute par les affections
organiques, et, bien qu'elle franchisse la
sphère de la sensibilité, elle demeure plus ou
moins sonmise aux conditions que l'union de
l'âme avec le corps lui impose.
« 1 1° 11 est des conditions a priori de l'ac-
tivité intellectuelle complètement indépen-
dantes de la sensibilité : l'esprit les applique
à toutes choses, quelles que soient les impres-
sions qu'il en reroit.
« Parmi ces conditions figure au premier
rang le principe de contradiction.
« 12" Donc il existe dans notre intelligence
quelque chose d'absolu, une chose a priori
qui demeurerait inaltérable alors môme que
les impressions que nous recevons des ôtres,
alors môme que nos rapports avec les ôtres
subiraient un changement radical. » {Philo-
sophie fondamentale, t. II, p. 322.)
Pour nous, aucune idée n'est innée ; il n'y
a d'inné que la capacité, le pouvoir de pro-
duire ou la faculté. Dieu a mis dans notre
(78) lies idées dcpoices dans noire âme y scroni-
«'lles on nombre iiiliui?On ne pciu le dire ; ce sé-
rail égiiler l'homme à Dieu. Elles y scronl donc en
H<)ml)re fini ei liiniié. M:tis alors loiilcs les inlclli-
gcnccs devraient être égales. Dieu ferail-il ici ac-
cepiion des personnes, donnant plus d'idées à ce-
lui-ci, moins à celui-là? Direz-vons que ces idées
ne sont que des germes (jui ont liesnin d'une action
(écondiinie pour ;tppcler et hO développer? Des ger-
mes d'idées, des embryons d'idées Coinnieiitse
ûme, en la créant, une force, une vertu ou
puissance qui est la cause ou le jirincipe de
nos pensées. Ces capacités ou facultés se
développent, entrent en exercice selon leur
nature et les lois qui leur sont propres; en
sorte que toutes nos pensées sont les eifets
ou les résultats du développement de nos
facultés.
La théorie de l'innéité des idées nous
paraît conduire à de graves erreurs. En effet,
si Dieu a mis en nous les idées au momenl
où il nous a créés, il faut admettre ou qu'elles
ont précédé dans notre âme les facultés ou
qu'elles sont simultanées avec elles. Dans l'un
et l'autre cas, à quoi bon les facultés? A quoi
bon l'intelligence si les idées ne sont pas le
résultat de son développement? Nos idées
seraient donc des effets sans cause ; ou bien
leur unique cause, leur cause nécessaire,
serait Dieu, et nous tombons dans le pan-
théisme et le fatalisme. En effet, qu^ devient
la liberté humaine si toutes nos pensées ont
été gravées originairement daiis notre âmet
Dieu sera donc l'auteur de nos mauvaises
comme de nos bonnes pensées? Nous voilà
obligés de nier l'activité du moi, toute vo-
lonté, toute personnalité dans les combinai-
sons de notre raison.
Si nos idées sont innées, qu'avons-nous
besoin d'observer, d'étudier, de consulter les
savants et leurs livres, de recourir h l'expé-
rience et de consumer notre vie dans des
veilles laborieuses ? N'avons-nous pas la
science infuse, et à quoi i)eut nous servir
l'enseignement, sinon à nous apprendre ce
que nous savons déià et ce que nous tenons
de Dieu môme (78)?
Non, non; la nenséc humaine, avec tous
les éléments qui la composent, n'existe pas a
priori, toute formée dans l'ûme de chacun de
nous, dès le moment de notre création. Mais
l'âme a reçu de Dieu, en naissant, des facul-
tés qui se 'développent selon les lois immua-
bles de la nature humaine et produisent tous
les phénomènes de la pensée. Le partage de
l'humanité est l'ignorance originelle; l'en-
fanl qui vient de naître à la lumière est
sans idées, sans connaissances; il n'a ni la
notion de Dieu, ni la notion du devoir, ni la
notion du juste et de l'injuste, ni la notion
du temps ni celle de l'espace, ni celle de
cause ni môme la notion de l'être; mais,
doué de la faculté de connaître, il acfiuiert
des idées et des connaissances, dès que son
intelligence, mise enjeu parles causes exté-
rieures et par l'activité qui est propre à l'es-
prit de l'homme, se trouve dans les condi-
tions convenables pour en acquérir (79). Il
est bien probable que Descartes lui-môme n a
rendre compte de In naime de lels êtres auxquels
on ne craint p.is (ra|)pliquer les dénominations
tMTiprunlées au règne organique? N'cst-ou poini
dupe de son imagiiiaiion, et n'esl-cc point établir de
fanlasliques analogies? Qu'esl-<c, dans l'âme, qii«
des idées embryonnaires dont l'àme n'a pas cons-
cience? ISe solit-elles pas ncani pour elle?Cello
liypollièse ne repose donc que sur une airirmalioii
toute gratuite, sur une eiiiité cliiinéiiiiuc.
(79) Si les idées étaient innées, elle; licraicnl aW
«y LAN DICTIONNAIHE DE PIIlLOSOPIirEr
jamais compris autrement les idées innées.
AN
2S0
Voici ses paroles: « Lors(iucj'ai dit que l'idée
de Dieu est innée, je n'ai jamais entendu
autre chose que ce que mon adversaire
entend, savoir, que la nature a mis en nous
uni' faculté par laquelle nous pouvons con-
naître Dieu: mais je n'ai jamais écrit ni
pensé que telles idées fussent actuelles ou
qu'elles fussent je ne sais quelles espèces dis-
tinctes de la faculté même que nous avons de
penser; et môme je dirai plus : qu'il n'y a
personne qui soit si éloigné que moi de tout
ce fatras d'entités scolastiques. »
INSENSIBILITÉ du sauvage dans les tour-
ments. Yoy. Sauvage.
JUGEMENT, chez l'enfant, qu'est-ce. Voy. au moyen des mots selon l'abbé Sicard. Voy.
Langage, § I. —Jugement, sa décomposition note VII, à la fin du volume.
LANGAGE {physiologie: psychologie; lan-
gues, leur organisme et leur rôle: origine du
tangage: examen critique des systèmes).
Homo factus est in animam loqueiitem.
(Gen. Il, 7, Faraphr. clialdaïqne.)
Homo animal ralionale, quia oratioiiale.
(HOBBES.)
Un membre de l'Institut de France, jeune
encore, mais déjà fameux par les erreurs et
les paradoxes qu'il a entassés dans ses écrits,
a tracé les lignes suivantes, qui suffiraient
seules pour nous donner une idée des étranges
théories que leur auteur a embrassées sur
les origines de l'humanité :
« Si l'état primitif de l'humanité, dit-il, a
disparu sans laisser de traces, les phéno-
mènes qui le caractérisaient ont encore chez
nous leurs analogues. Chaque individu par-
courant à son tour la ligne qu'a suivie l'hu-
manité tout entière, la série des développe-
ments de l'esprit humain dans son ensemble
répond d'une manière générale au progrès
de la raison individuelle. De plus, la marche
de l'humanité n'est pas simultanée dans
toutes ses parties : tandis que par les races
nobles elle s'diève à de sublimes hauteurs ,
par les races inférieures elle se traîne encore
dans les humbles régions qui furent son ber-
ceau. Telle est l'inégalité de son mouvement,
3ue l'on peut, à chaque moment, retrouver
ans les différentes contrées habitées par
i'homme les âges divers que nous voyons
échelonnés dans son histoire. Les races , les
climats, mille causes de déchéance ou d'en-
noblissement font exister à la fois dans l'es-
l)èce humaine les mêmes variétés qui se mon-
trent comme successives dans la suite de ses
révolutions. Les phénomènes qui signalèrent
le réveil de la conscience se reproduisent
ainsi dans l'éternelle enfance des races non
perfectibles , restées comme des témoins de
ce qui se passa aux premiers jours. Certes,
il ne faut pas dire absolument que le sauvage
soit l'homme primitif : l'enfance des diverses
races humaines dut être fort différente; les
misérables êtres dont le Papou et îe Boschi-
man sont les héritiers ressemblèrent peu,
sans doute , aux graves pasteurs qui furent
ies pères de la race religieuse des Sémites,
aux vigoureux ancêtres de la race essentiel-
lement morale et philosophique des peuples
indo-européens. Mais l'enfance , quelle que
soit la variété des caractères individuels , a
toujours des traits communs. — L'enfant et
le sauvage seront donc les deux grands ob-
jets d'étude de celui qui voudra construire
scientifiquement la théorie des premiers âges
de l'humanité. » (Ernest Renan, De l'origine
du langage, p. 66-68.)
Nous allons donc étudier d'abord l'enfant
physiologiquement et psychologiquement, et
voir ce qu'il apporte avec lui, ce qu'il reçoit
de sa mère, et ce qu'il deviendrait s'il était
aljandonné à lui-même ; à cette étude se rat-
tachera ce que nous avons à dire sur le rAle
du langage dans l'évolution de l'intelligence
Immaine ; nous passerons ensuite à la ques-
tion de l'origine du langage, et nous termi-
nerons par l'histoire de l'homme sauvage et
de l'homme de la nature.
L'enfance embrasse les sept premières an-
nées de la vie , et s'annonce par le moins
haut degré possible de pérennité et d'indi-
vidualité : l'enfant ne présente le caractère
de l'espèce que dans ses traits les plus géné-
raux; il n'acquiert ostensiblement que fort
peu de chose qu'il conserve pendant le reste
de sa vie; mais il mûrit le germe de sa fu-
ture individualité dans un bourgeon qui n'est
point encore développé. Sa physionomie, sa
mémoire, etc., prennent moins des traits ar-
rêtés qu'une direction générale calculée en
vue des âges subséquents. Nous trouvons
l'expression symbolique de ce rapport dans
l'apparition des dents de lait, qui sont des
organes transitoires propres exclusivement 5
l'enfance, et pendant la durée des(juelles se
développent, dans'les profondeurs de l'é-
conomie , celles qui doivent Jes remplacer
pour le reste de la vie.
iniili.tnces el non successives; elles ne naîtraient nous csl enseigné ; elles ne semienl que des rénii-
pas, rlles ne se «lévelopperaienl pas à l'itccasion niscences, el l'inlelligcnce, inslniile dès le priniipe,
dâs ut)jcls (|iii s'olTrcnl à nous ou du langage qui devrait se borner à se iouvenir el à se reconnaître.
281
LAN
PSYCHOLOGIE.
LAN
282
Lonftuice se partage en deux portions dis-
tinctes, la première et la seconde enfance.
§ L Première enfance. — Dévetoppetr.eut pliijùolo-
giqiie.
Un homme vient .nu monde. Ses yeux, ses
oreilles, ses lèvres, tous ses sens sont
fermés. Il n"a aucune idée dn néant qui
le rejeUc, ni de l'être où il arrive ; H
s'ignore lui-même et loul le reste avec
lui. Laissez-le tel quo la nalure vient de
l'ébaudier, laissez-le \h nu et muet ,
plulùL mort que vivant ; il vivra sans le
savoir, liôie informe de la création,
âme perdue dans riiiipuissance de se
trouver elle-même. Ses yeux s'ouvri-
ront sans qu'on y lise une pensée, et
son cœur battra sans qu'on y sente une
venu.
(Lacoudairs.)
La première enfance comprend les neuf
premiers mois de la \ie. Au moment de la
naissance et de l'éclosion, l'organisme com-
mence à jouir de l'existence manifeste et
indépendante ; c'est seulement alors qu'il y a
réellement vie. Aussi ne datons-nous notre
vie que du moment de notre naissance , et
nous donnons-nous pour plus jeunes que
nous ne le sommes réellement , en laissant
hors de compte notre vie embryonnaire, (|ui
n'était qu'une vie occulte et une simple pré-
paration h la vie réelle. Lorsque le nouvel
être se sépare de sa mère et secoue ses en-
veloppes , la vie plastique prend une nou-
velle direction, et se tourne en dedans ; la
respiration, qui avait eu lieu jus((u'alors à la
périi»hérie de l'œuf, se retire dans les pou-
mons, et l'absorption des substances nutri-
tives passe de la peau au canal intestinal. En
même temps la vie animale se développe ;
les organes sensoriels s'ouvrent au monde,
absorbent ce qui doit servir d'aliment (i la
sensation, et commencent leurs fonctions pro-
pres, tandis qu'ils n'avaient fait jusqu'alors
que vivre d'une vie purement végétative, dont
l'unique résultat était de les produire et de
les nourrir ; mais les mouvements volontaires,
qui n'avaient guère été encore ({u'une simple
convulsion indiquant seulement une force
éloignée , comme utie faible lueur qui pointe
il l'horizon annonce ra[)proche de la clarté
du jour, sont déterminés maintenant par la
prévision d'un but, et soumettent les direc-
tions principales de la vie plastique ii leur
puissance , de sorte que la respiration et l'in-
gestion des aliments cessent de s'exécuter
d'une manière purement végétative (par le
placenta et la peau), et sont désormais dé-
terminées par la sensibilité et la volonté. Le
caractère général de la métamorphose (jue
la vie subit au moment de la naissance con-
siste en ce que l'intérieur devient dominant,
en ce que cette prédominance de l'intérieur
mène à l'acquisition de la spontanéité.
Jusqu'à la mort il ne s'opère point de mé-
tamorphose qui soit aussi soudaine et qui
entraîne daus^si graves conséquences que
celle dont la naissance et l'éclosion sont ac-
compagnées. Pour employer les expressions
de Doellinger [Natiirlehre des menschlichm
Orgnnismus , p. 324), des fonctions loul à
fait nouvelles s'établissent d'une manière su-
bite dans les trois sphères du corps, la léte ,
la poitrine et l'abdomen, et {)eu d'heures suf-
fisent pour que la vie prenne de nouvelles
directions , acquière de nouveaux rapi)orts;
il se fait là un saut, tandis qu'avant et après,
la vie coule tranquillement et passe d'un de-
gré à l'autre par d'insensibles transitions.
Mais ces deux circonslmces ne sont, chez
aucun animal, aussi intimement unies en-
semble, ni par conséquent entourées de tant
d'orages, que chez les mammifères : c'est donc
la précisément où la vie animale doit arriver
à son plus haut degré, que le passage de la vie
végétative à la vie animale s'opère avec le
})lus de précipitation.
Cependant il n'y a là de saut qu'en appa-
rence, car ce que la naissance et l'éclosion
accomplissent , le travail du développement
l'avait préparé. L'embryon était déjà indé-
pendant , puisqu'il formait ses matériaux et
ses organes par une force qui lui appartenait
en propre; il avait en lui une vie morale,
mais latente et ne se manifestant que peu à
peu ; l'activité du placenta et de la peau di-
minuait vers la fin de la vie embryonnaire,
tandis que les poumons et le canal intestinal
se développaient et devenaient aptes à rem-
plir leurs fonctions ; la sensibilité générale,
ce tronc commun de toute activité sensorielle,
agissait, quoique tous les sens spéciaux som-
meillassent encore ; les membres, les organes
de la respiration et ceux de la nutrition exé-
cutaient déjà des mouvements involontaires ,
à la vérité sans but immédiat , mais qui les
préparaient à déployer un jour une activité
tendant à des buts déterminés. La naissanc»
et l'éclosion n'ont donc rien infusé d'étranger
dans la vie ; il n'y a eu (jue progression dans
une route déjà suivie précédemment , mani-
festation de ce qui jusqu'alors s'était opéré-
dans l'ombre, réalisation d'une tendance qui;
existait depuis l'origine.
La première enfance n'est également qu'une
préparation , un préludt;, une transition in-
sensible aux périodes suivantes de la vie.
Les changements que la première respiration
détermine ne s'elfectuent pas d'une manièro
subite et dans toute leur étendue à la fois;
leur extension, leur intensité, leur pérennité
croissent par degrés; c'est peu à peu seule-
ment que les sens entrent en action , que la
volonté étend sa domination , que la digestion
se fortifie, que la respiration s'assujettit à un
rhythme plus fixe, et que l'enfant marche à
l'indépendance.
Ce <|ui caractérise la première enfance, c'est
que le nouvel être ayant l>esoin de secours ,
i se trouve par cela môme sous la dépens
dance de sa mère. Si, pour approfondir cette
circonstance , nous portons nos regards sur
l'ensemble du règne animal , nous trouvons,
que le degré de développement auquel le
nouvel ôtre se trouve après sa naissance ou
son éclosion , varie beaucoup , suivant que
l'œil est ouvert ou fermé , la peau nue ou
couverte de son enveloppe normale, la loco-
motivité et la faculté digestive plus ou moins
imparfaites. Ce qui est une naissance à termo
i)Our tel animal, serait un avorlement pour teî
233
LAN
DICTIONNAIRE DE PITILOSOPIIIE.
LAN
m
outre. Il n'y a point toujours Iiarnionie entre
CCS diverses circonstances; ainsi, par ex(niiple,
la souris et le hamster viennent au monde
nus, mais armés de dents, au lieu que les car-
nassiers naissent aveugles et sans dents, mais
couverts de poils. Le volume du corps ne
signilie rien ici : les petits de l'uria et du pin-
gouin sont déjà gros au sortir de l'œuf, en
proportion du développement qu'ils doivent
acquérir plus tard ; mais il leur est impossible
de se mouvoir et de chercher leur nourriture,
tandis que ceux des plongeons et des poules
d'eau, })roportionnellement plus petits, sont
déjà en mesure de se mouvoir et de chercher
leur nourriture (Fabek Ueber da^ Leben der
Vœgel, p. 174|. Le nouveau-né, dans l'espèce
humaine, est à maturité sous le point de vue
de l'organisation matérielle , mais il est en-
core fort peu avancé eu égard à la force vi-
vante ; l'œil est ouvert et la peau développée,
mais la faculté de voir sommeille encore, celle
de produire de la chaleur est insuffisante, et
celle de se déplacer n'existe point.
L'homme fait un plus long séjour dans le
sein maternel, projiortionnellement à sa taille,
qu'aucun autre animal, et, à raison de son
développement plus élevé , il y subit une
incubation {)lus parfaite; cependant, envi-
visagésousle rapport de la maturité, et notam-
ment de la vie animale, il est, au moment de
sa naissance , fort au-dessous de la plupart
des animaux. Nous voyons donc qu'il ne s'a-
git pas seulement de là durée et de la perfec-
tion de l'incubation, mais ([ue chaque espèce
suit, dans son développement, un type par-
ticulier, dont on ne saurait trouver 1a cause
dans l'organisation , et dont le sens ne s'é-
claircit un peu que sous le point de vue té-
léologique.
Pour continuer après la naissance et l'éclo-
sion, la vie animale a besoin d'air, de nour-
riture, de chaleur et d'abritement, choses qui
toutes étaient nécessaires aussi à la vie em-
bryonnaire. Maintenant, comme par le passé,
le monde du dehors fournit les conditions
extérieures de la vie; mais l'air est la seule
chose que tous les animaux sans exception
puissent s'approprier d'eux-mêmes après la
naissance et l'éclosion ; l'aptitude à se pro-
curer les autres conditions varie autant qu'il
y a de degrés de développement à cette épo-
que. Mais, entre l'organisme maternel et son
produit règne une harmonie en vertu de la-
quelle ce dernier obtient, maintenant encore,
comme jadis, tout ce que ses besoins exigent.
Après que l'animal est tombé, par la nais-
sance et l'éclosion , sous la dépendance im-
médiate du monde extérieur ; après qu'eu
respirant il a spontanément satisfait à son
premier besoin et s'est mis en rapport direct
avec l'univers en f?énéral ; enfin, après qu'il a
acquis sa chaleur vitale par une activité pro-
pre, mais cei)endant végétale, et avec le con-
cours de sa mère ou des choses du dehors ,
un autre besoin s'éveille en lui , celui de la
nourriture, celui d'introduire au dedans de
lui-même certains produits de la nature. Pour
satisfaire à ce besoin, il est d'abord aidé par
sa mère, qui, bien que devenue déjà pour
lui un objet extérieur, n'en est pas moins
encore le chaînon intermédiaire qui l'unit au
monde du dehors. Mais la coopération de la
mère varie beaucoup chez les animaux. Elle
est en raison directe du rang que l'espèce
occupe dans l'échelle animale, et inverse du
degré de développement que le petit a acquis
au moment de sa naissance.
Vie animale. — La vie plastique conserve
la prédominance chez l'eniant à la mamelle,
mais elle est refoulée peu à peu par la vie
animale qui se développe.
C'est moins le côté actif de la vie animale
que son côté passif qui se développe, et
moins la faculté de réagir sur les impressions
que celle de*les recevoir. Le système nerveux
a bien acquis un degré considérable de dé-
veloppement pendant la vie embryonnaire ;
mais la simplicité et l'uniformité des impres-
sions lui ont donné peu d'occasions de s'exer-
cer : sa vitalité était presque exclusivement
tournée vers la formation, et sa réceptivité
pour les excitations peut être comparée ,
lors de la naissance , à un trésor encore in-
tact. Mais, après la venue au monde , son
activité est mise en jeu par les impressions
du dehors, et de plus elle est exaltée par la
respiration ; pour la première fois alors un
sang vermeil et animé par l'intluence immé-
diate de l'atmosphère, arrive aux organes de
la sensibilité , dont il accroît la vitalité , par
son antagonisme plus vivant, comme nous
voyons des animaux, entre autres les ophi-
diens , être fort peu affectés par le galva-
nisme avant la première respiration, tandis
que , quand ils ont commencé à respirer, cet
agent exerce sur eux une action puissante
(Heriioldt, Commentation ueber das Leben,
p. 74.). Les effets mécaniques, ceux même
de la respiration , ne sont point sans in-
fluence : et tandis que, pendant la vie em-
bryonnaire, les mouvements peu énergiques
du cœur n'envoyaient qu'une espèce de flot
tremblotant baigner le cerveau, ces mêmes
mouvements, rendus plus vifs par la respi-
ration, lui font parvenir une onde qui le sou-
lève et le laisse ensuite retomber; l'excitation
que produisent les cris arrachés à l'enfant
par la douleur du part et l'impression du
nouveau milieu, paraît même destinée à tirer
le cerveau de sa léthargie, en lançant vers lui
un jet de sang plus abondant, tandis que le
cœur gauche, auquel alflue un sang devenu
vermeil, se contracte avec plus d'énergie.
Dès lors, en effet, l'encéphale exécute un
mouvement dont le rhythme est régulier et
coïncide avec celui du système vasculaire : il
s'élève pendant la diastole des artères, et s'a-
baisse pendant leur systole , ce dont on [)eut
aisément se convaincre en posant la main sur
la grande fontanelle. Mais ce mouvement a
encore un résultat mécanique ; car il rétablit
la forme normale de la tête , qui avait été
violemment changée pendant la parturilion.
Comme l'activité plastique se déploie sur-
tout dans le système de la sensibilité , pour
lui faire acquérir les forces nécessaires à lac-
complissement de ses fonctions spéciales, le
sang se porte avec force h la tête, afin de par-
285
LAN
PSYCHOLOGIE.
achever le développement du cerveau , des
organes sensoriels et des dents, ce qui dégé-
nère fréquemment en un état inflamnijitoire
des membranes cérébrales plastiques (h'ydro-
pisie des ventricules ) , des paupières et du
conduit auditif (olorrhée).
La sensibilité est aussi plus particulière-
ment tournée vers la matière ; les organes
sensoriels ont d'abord peu d'impressionnabi-
lité h l'égard de leurs stimulants dynaniques,
et cette faculté ne se développe en eus. que
peu à peu. Le nerf grand sympathique a
encore la prépondérance; il est proportion-
nellement plus fernie et plus dense que les
autres nerfs (Mende, Handbuch der gerichtli-
chen Medicin, t. IV, p. 49), et il n'y a que
les changements de la vie végétale, en par-
ticulier les aifections des organes digestifs,
qui exercent une forte influence sur la sen-
sibilité.
11 résulte de là que les organes centraux de
la vie animale n'ont point encore acquis la
domination à lacjuelle ils sont destinés, et
vers la conquôle de laquelle ils marchent
seulement d'une raan-ière' graduelle. Le cer-
veau est encore très-volumineux, de manière
(pie la proportion de son poids, comparé à
celui du corps entier, est de 1 : 8. tandis que,
chez l'adulte, elle n'est que de 1 : 40 ou 50 ;
car l'accroissement est une manifestation
matérielle de la \ie qui se retire sur l'ar-
rière-pian, lorsque la direction dynani-
que intérieure devient plus prononcée. Le
lissu mou de cet organe acquiert peu à peu
plus de consistance; la différence entre les
substances grise et blanche se marque davan-
tage, et la substance jaunâtre qui les sépare
l'une de l'autre s'efface de plus en plus. A
l'époque de la naissance, le tronc cérébral est
encore grisûlre ; bientôt les pyramides blan-
chissent, j)uis les olives, au bout de trois
mois le pont, après le sixième mois les cuisses
du cerveau et les éminences médullaires
(Meckel, Manuel d'anat., t. IV). La prépon-
dérance du cerveau proprement dit sur le
cervelet , qui distingue l'organisation hu-
maine de celle des anmiaux, est encore plus
grande à cette époque que chez l'adulte : en
effet, le cervelet, qui s'est formé plus tard,
n'a pas encore pris, à beaucoup près, tout
son développement , et la proportion de son
volume à celui du cerveau est de 1 : 14, tan-
dis qu'elle n'est que de l : 10 chez l'adulte.
La domination des points centraux n'étant
pas encore établie, et d'un autre côté la sen-
sibilité étant fort en émoi dans ce qui con-
cerne son rôle passif, il s'ensuit une prédis-
position particulière aux affections dites ner-
veuses, spasmes, convulsions, coliques, trisme
des mâchoires, distorsion des yeux, réveil
en sursaut, etc.
La vie morale de l'enfant à la mamelle se
caractérise aussi par la prédominance de l'acti-
vité périphérique et de la réceptivité ; les
facultés sensorielles se développent peu à peu,
et les impressions extérieures éveillentle sen-
timent de soi-même, .\ussi. l'individualité
morale est-elle d'abord fort peu prononcée,
LAN 280
et n'en voit-on paraître que par degrés des,
traces évidentes.
La vie morale ne peut pomt encore sup-
porter longlemps le conllit avec les objets du
dehors ; elle fait de fréquents retours vers la
vie d'isolement qui dominait pendant la vie
embryonnaire. L'enfant se fatigue bientôt
d'exercer ses sens, et tombe dans le sommeil.
PeniJant les premiers jours il ne reste éveillé
qu'environ une heure par jour : durant les
semaines qui suivent, des quarts d'heure de
sommeil alternent avec des demi-heures ou
des heures entières de veille; vers le sixième
mois, il reste éveillé huit heures par Ijour, et
en consacre seize à dormir. Les alternatives
de veille et de sommeil ne dépendent encore
que de l'état individuel, et n'ont aucun rap-
port avec celui de la nature, ou avec la suc-
cession du jour et de la nuit. Du reste, l'en-
fant nouveau-né dort d'autant plus longtemps,
qu'il est venu au monde h. une époque plus
éloignée du terme de sa maturité. Beaucoup
d'enfants venus avant terme ne dorment
presque pas, et gémissent continuellement :
mais cet effet tient uniquement à ce que, pro-
duisant peu de chaleur, ils sont douloureuse-
ment affectés par le froid quand on ne les
soigne pas autrement que des enfants venus
à terme [Addition de Hayn).
Les jurisconsultes romains ne considéraient
pas l'embryon comme un être moral, pos-
sédant des droits, et envers lequel on pût
commettre des délits; ils ne voyaient en lui
qu'une partie du corps maternel, et n'admet-
taient l'enfant à la jouissance des droits de
l'homme qu'après qu'il s'était séparé de sa
mère et que la respiration l'avait animé en
le faisant participer à l'âme du monde. Ces
déterminations peuvent être bonnes en pra-
tique, mais elles ne sont pas fondées, scien-
tifiquement parlant. L'd/ne n'est point un
étranger qui monte sur un vaisseau équipé
pour lui, quand ce navire sort du port à
pleines voiles. Elle existe primordialement,
comme point unitaire de la vie, et l'on ne
peut pas plus la comprendre séparée du corps,
qu'il n'est possible de concevoir un centre
sans périphérie, ou une péripiiérie sans
centre. Mais, au début, elle est enveloppée
dans le corps matériel, et elle ne devient un
être particulier que par l'effet d'un dévelop-
pement qui se manifeste pendantla première
enfance.
Pour que l'âme puisse se réaliser et se
développer comme force spéciale, il faut
qu'elle brise ses liens et qu'elle se dégage de
la vie malérielle. Or elle n'a pas ce pouvoir
par elle-même; elle ne l'acquiert qu'avec le
secours du monde extérieur exerçant une
vive stimulation sur le sentiment de l'exis-
tence. Sa séparation s'opère donc pendant
et après la naissance et léclosion.En effet,
la vie tend à se maintenir d'une manière
uniforme dans la route qu'elle parcourt, et à
rester toujours semblable à elle-même dans
sa progression graduelle; mais la naissance
de l'homme n'est point un développement
calme, c'est au contraire une précipitatiou
violente dans un monde nouveau, qui, ao
£87
LAX
DICTIONNAIRE DE PIIILOSOPIIIE.
LAN
2SS
premier niomciit Je son contact, agit comme
une chose totalement étrangère, et porte le
trouble dans la marche qu'avait suivie la vie
jusqu'alors; c'est une scission instantanée
entre le monde et l'organisme, qui en entraîne
une non moins instantanée entre l'âme et
le corps. Car si l'âme n'avait été jusqu'alors
qu'un sentiment obscur d'existence maté-
rielle, ce sentiment, de môme que toute vie
quelconque, avait pour type primordial
l'unité et l'harmonie du multiple : or quand,
au moment de la naissance, le monde exté-
rieur fait brusquement irruption, il donne
lieu à un sentiment nouveau, celui de l'exis-
tence s'éloignant de son type; le sentiment
de la vie, comme côté idéal de celte même
vie, se trouve en conflit avec la réalité, ou
avec l'existence matérielle, et de là vient qu'il
s'établit une scission dans la vie, la cause
se sépare du phénomène, l'âme s'oppose au
corps, et par conséquent cette âme sort de
son sommeil léthargique. Mais le nouveau
rapport dans lequel l'organisme se trouve
placé à la naissance n'est étranger que par
sa nouveauté, et comparativement à l'état qui
le précédait; en lui-même il correspond par-
faitement h la vie de cet organisme, et l'em-
bryon y était tout préparé : la brusque méta-
morphose qui éveille l'âme ne produit donc
qu'un trouble momentané dans la vie, et en
effet, quand le part dure trop longtemps, ce
trouble devient mortel.
L'harmonie avec le monde extérieur ne
tftrde pas à se manifester. Dès que l'enfant a
triomphé des étreintes du part et de l'orage
qu'excite en lui la première impression du
monde extérieur, dès que les soins de sa
mère lui ont procuré une couche molle et
chaude, il se calme et retombe dans l'état
embryonnaire; l'âme, que le danger avait
éveillée, mais que l'harmonie des nouveaux
rapports extérieurs avec la vie satisfait, se
replonge dans la vie matérielle, et laisse le
soin du conflit avec le monde extérieur à la
fonction toute végétale delà respiration. Le
nouveau-né ne manifeste son bien-être que
par le sommeil; toutes les fois qu'il s'éveille,
c'est qu'il éprouve une sensation doulou-
reuse, et il le témoigne par un cri plaintif,
car il n'y a que le besoin de nourriture qui
puisse le tirer de son assoupissement.
Ce sentiment douloureux de la faim, ou
plutôt de la soif, est également nouveau; car,
en se séparant de sa mère et quittant l'œuf,
l'enfant a cessé de jouir d'une nutrition végé-
tale non interrompue, et son corps n'est plus
continuellement mouillé par un liquide ali-
bile; il s'est fait une pause dans la nutrition,
et l'air qui entre et sort pendant le sommeil
occasionne une sécheresse désagréable delà
bouche; de la naît donc, entre le sentiment
et l'existence , un nouvel antagonisme, qui
amène la cessation du sommeil, de ce retour
à la vie embryonnaire.
Déjà, par avance, le sein maternel s'est
rempli de lait pour apaiser cette douleur;
mais la manière dont le phénomène a lieu
réunit toutes les conditions requises pour
stimuler et exalter le sentiment de la vie.
Ce n'est plus, comme après la naissance, l'e-
loignement d'impressions pénibles et dés-
ordonnées qui procure du calme ; c'est une
action j)osilive, une action bienfaisante. Le
sein mou et chaud sur lequel repose mainte-
nant la face du nouveau-né, fournit une
liqueur chaude, douce, sucrée et nourrissante,
qui humecte la bouche devenue sèche, et qui,
parvenue dans l'estomac, {)roduit le senti-
ment agréable de la satiété. C'est la première
jouissance de la vie que procure le monde
extérieur, et elle a pour condition une pri-
vation antérieure, qui ne s'était jamais fait
sentir pendant la vie embryonnaire. Mais cette
jouissance est en môme temps active : ce
n'est qu'en exerçant ses propres muscles
que le nouveau-né se procure le liquide répa-
rateur, et en l'attirant avidement à lui, il a,
pour la première fois, le sentiment obscur d'un
déploiement de force suivi d'un résultat.
Ainsi, sur le sein de sa mère, il sent le monde
comme une chose extérieure, qui vient avec
bienveillance au-devant de lui, et en môme
temps il se sent lui-même comme être agis-
sant. Satisfait delà jouissance et fatigué de
la succion, il retombe dans l'assoupissement,
pour n'en plus sortir que quand le besoin de
nourriture reparaîtra.
A force de répéter la jouissance et d'exer-
cer sa force, il s'accoutume peu à peu au
monde extérieur qui lui procure l'une et
assure l'effet de l'autre; le sommeil devient
plus court, et les organes des sens, éveillés
à leur tour, reçoivent alors des impressions.
Ici le monde extérieur continue ce que la
mère avait commencé dans la parturition e*
l'allaitement: il procure à l'enfant des impres-
sions qui chatouillent agréablement en lui
le sentiment de l'existence, en même temps
qu'ils lui fournissent des moyens variés d'exer-
cer ses forces. Tandis qu'il agit ainsi, l'âme
se dégage de plus en plus de la vie maté-
rielle, et devient assez libre pour pouvoir se
développer désormais conformément à son
essence.
Le caractère moral de la première enfance
consiste donc en ce que la vie, d'une ou
indifférente qu'elle était, se scinde ou se
déploie en vie morale et vie matérielle, el
en ce que l'âme s'éveille par l'effet de l'anta-
gonisme qui s'établit entre elle et le corps.
Au moyen de cet antagonisme, l'âme com-
mence à prendre possession du corps, et à
étendre sa domination sur lui. Ainsi les mus-
cles, qui d'abord agissaient sans conscience,
se soumettent peu à peu à la volonté ; les
organes sensoriels, qui avaient été jusqu'alors
inactifs, s'appliquent par degrés au rôle qu'ils
doivent jouer; les glandes lacrymales, qui
sécrétaient dès l'origine, passent plus tard
aux ordres du sentiment. De cette manière,
la diminution de besoin matériel devient
de plus en plus restreinte, à mesure que les
relations de l'âme avec le monde extérieur,
d'abord purement passives, mais bientôt acti-
ves aussi, deviennent elles-mêmes plus libres.
L'âme commence à s'approprier le monde ;
elle reste faible, à la vérité, el s'en tient
uniquement à l'apparence extérieure de l'exis»
28?
LAN
PSYCnOLOOlE.
LAN
290
stence matérielle, au prissent immédiat, en plus réunis ; le plaisir que l'imagination
un mot à un horizon fort borné; cependant
on voit déjà percer, à travers ces formes
grossières, une autre forme plus relevée, l'in-
telligence et le sentiment, de sorte que, mal-
gré la ressemblance du nouveau-né avec
l'animal, le caractère distinctif de l'humanité
se révèle paitout en lui.
Le développement moral marche avec une
rapidité extrême pendant cette courte pé-
riode, qui renferme en elle le fond de toute
la vie subséquente. Il y a autant de distance,
sous le point de vue moral, entre le nou-
veau-né et l'enfant de neuf mois, qu'on en
trouve, sous le rapport du physique, entre
trouve à les exercer, devient plus vif; l'en-
fant laisse échapper les premiers sons libres,
qui sont l'expression du plaisir et de la force
vitale.
Au sixième mois, il déploie déjà beaucoup
d'activité, et il est vivement attiré par la na-
ture et par l'homme.
Au septième mois, il commence à témoi-
gner l'accroissement de sa force intérieure,
en cherchant de lui-même à s'occuper : il
essaye déjà de se tenir debout ; les sons qu'il
fait entendre sont plus déterminés et expri-
ment déjà l'état de son moral.
Au huitième mois, il commence à imiter
l'embryon et l'enfant qui vient de naître. Nulle les sons qu'il a entendus
autre période de la vie n'amène de si grandes
métamorphoses, et ne fait faire des progrès
aussi marqués au développement des facultés
qui se rattachentà l'âme.
Pour pouvoir assigner une règle générale
à la série de ces développements, il faudrait
posséder un grand nombre d'observations
semblables à celles qu'ont réunies Dietrich
Tiedemann {Hessische lieitrcrije sur Gclehr-
samkeit undKunst, t. II, p. 313-334,486-502)
et Schwarz (Erziehungslehre, t. III, p. 313-
341), et dont les premières présentent d'au-
tant plus d'intérêt qu'elles ont eu pour objet
un homme auquel la physiologie doit beau-
coup, Frédéric Tiedemann. Cependant nous
croyons que les déterminations suivantes
correspondent à peu près au type normal.
Pendant les quatre premières semaines
règne la réceptivité d'un ordre subalterne,
savoir la sensibilité générale et le besoin
matériel; la succion est le seul mouvement
libre, le seul qui tende à un but déterminé,
et qui atteigne à ce but; les autres mouve-
ments musculaires ne consistent qu'en des
extensions, des flexions et autres ébats sans
volonté, ou du moins «ans but.
Au second mois lunaire, se déploie une
réceptivité supérieure à la précédente ; les
sens reçoivent des impressions plus déter-
minées,* et l'âme crée les premières imagos
du monde extérieur; certains objets com-
mencent à faire plaisir à l'enfant, qui par
suite les désire, et le désir se reflète à son
tour dans le mouvement; tout s'éclaircil de
cette manière, la sensation devient idée, le
sentiment de la vie se transforme en plaisir
procuré par un autre mode d'existence, et
Je mouvement acquiert de la signiticalion.
Durant le troisième mois, les idées acquises
Au neuvième mois, il arrive à comprendre
des mots liés les uns avec les autres, et à se
faire une idée des rapports entre les hommes.
Au dixième, enfin, il devient comnmni-
catif, exprimant ainsi non-seulement une
plénitude de force qui ne peut plus demeu-
rer cachée, mais encore un commencement
de commerce intelligent avec les hommes.
Sens. — Si maintenant nous passons t^i
revue les diverses facultés morales les unes
après les autres, nous remar([uons d'abord
que le monde, en vertu de son harmonie
avec la vie du nouveau-né, lui offie non-seu-
lement les substances nécessaires à la forma-
tion de son corps (lait et air), mais encore des
phénomènes reçus par ses sens, qui servent
de stimulant et de matériaux pour son dé-
veloppement moral. Mais lui-même est pré-
paré d'avance à cela, puis(|ue, dès la vie em-
bryonnaire, l'unité qui lie tous les membres
de l'organisme s'est manifestée comme phé-
nomène particulier de la vie, et que par con-
séquent le sentiment de l'unité de la vie
dans tous les points de l'organisme, ou
la sensibilité générale icœnœsthesis), s'est
éveillé.
Ce sentiment prédomine d'abord, et c'est
par toute la surface que les impressions du
monde extérieur sont reçues. Peu à peu les
développements supérieurs de la sensibilité
générale, ou les sens, entrent en action, non,
comme le disent certains psychologistes,F.-A.
Cams (Psychologie, t. II, p. 4(5), par exemple,
suivant l'ordre du rang qu'ils occupent dans
la vie, mais par une succession d'antago-
nismes.
Il n'y a d'abord, et pendant quelque temps,
que les deux pôlts extrêmes de la vie senso-
rielle, le sens de la vue et celui du toucher
par les sens se lient en une première expé- qui s'exercent; le premier, actif, tourné vers
_; !.. _i-;„:- ^. i, jx_i_:„:_ --xix . j^ lumièrc ct agi>sanl à dislaucc, cmbrassc
les choses comme un tout et mène à l'intui-
tion du monde; le second, passif, enchaîné
aux objets voisins, et dirigé uniquement vers
les spécialités, a pour objet l'impénétrabilité,
c'est-à-dire l'expression la [)lus pure de la
matérialité. Mais les sens de la lumière et de
Timpénétrabilité, réunis ensemble, donnent
l'intuition la plus immédiate de l'existence
extérieure elle-même, tandis que les autres
sens se rapportent davantage aux particula-
rités de l'existence et aux qualités des choses.
Immédiatement après se développent les
nence; le plaisir et le déplaisir s'élèvent
jus(|u'au degré qui constitue les premières
affections, le mouvement devient plus libre,
et la volonté témoigne sa première prise de
possession du monde par la faculté qu'a
l'enfant de saisir les objets extérieurs. C'est
le moment oCi il commence à empoigner, à
comprendre, à sentir.
Au quatrième mois, l'horizon s'agrandit,
et l'imagination s'éveille, tant sous le rapport
du i»laisir esthétique, que sous celui du plai-
sir que l'enfant trouve à remuer les objets.
Au cinquième mois, les divers sens sont
^91
LAN
DICTIONNAIRE DE l'IIILOSOPIIIE.
LAN
292
deux sens intermédiaires de la série, celui
<le l'ouïe el celui du goût, tous deux appar-
tenant à la sphère du cervelet, tous deux
aussi dirigés vers les qualités intérieures des
choses et les proportions des activités.
Enfin, les sens qui restent le plus long-
temps sans se développer, sont ceux de
l'odorat et du palper, qui sont également
antagonistes, puisque le premier s'exerce sur
des choses vaporeuses et donne des percep-
tions les plus indéterminées de toutes, tandis
que le second a pour objet les corps solides
el procure les plus nettes de toutes les per-
ceptions. La cavité nasale demeure trop peu
développée, chez l'enfant à la mamelle, pour
qu'elle puisse donner des perceptions aussi
nettes que celles des autres organes senso-
riels : à peine d'ailleurs les perceptions four-
nies par l'odorat sont-elles un besoin pour
l'enfant qui telte, d'un côté, parce qu'elles
ne pourraient guère contribuer à étendre
son savoir ; d'un autre coté, i)arce qu'elles
lui seraient inutiles, attendu qu'il n'est pas
en son pouvoir de changer de lieu et d'exé-
cuter les mouvements auxquels ce sens le
solliciterait. S'il est vrai que des enfants nés
aveugles sentent la cuiller pleine d'un ali-
ment prépaie au lait (Osiander, Ilandbuch
dcr Entbindungskunsl, t. 1, p. 685], ce phé-
nomène ne peut sans doute avoir lieu que
dans les derniers mois de la première en-
fance, et il se rattache en partie à ce que
l'absence d'un sens est compensée par le
développement plus grand d'un autre, de
même que l'étal de cécité dans lequel nais-
sent les animaux de proie paraît être la cause
de l'éducation et de la perfection qu'acquiert
chez eux le sens de l'odorat.
Mais le sens du palper (ou le côté actif du
sens de toucher) ne se développe pas tant
que l'enfant n'a point la faculté de multi-
plier, par des mouvements libres, ses points
de contact avec les corps extérieurs. Au com-
mencement de la première enfance, les doigts
sont encore inactifs, et la plupart du temps
fermés; mais les lèvres, qui entrent les pre-
plus que comme organe aérien peu de temps
après la naissance, épociue à laquelle la res-
piration et l'éternumcnt expulsent les mu-
cosités qui l'obstruent; mais sa partie mo-
bile et cartilagineuse demeure petite, conijoa-
rativemenlàsa base, pendant toute la durée
de la vie embryonnaire.
Le nouveau-né ouvre les yeux dès qu'il a
fait une inspiration profonde et commencé à
(lier. Suivant llitgen [Gemeinsamc Zeitschrift
fur Geburtskundc, t. I, p. 543), il les ouvre
déjh pendant le part, lorsqu'il n'y a encore
que la tête qui soit sortie; les enfants nés
avant le terme ou débiles ouvrent les yeux
plus tard. La pupille s'est ouverte à la lumière
dès la vie embryonnaire ; au bout de quelques
jours, elle s'agrandit, surtout après quefen-
fant a teté.: en général, elle a plus de lar-
geur, proportion gardée, que chez l'adulte;
car l'iris est si étroit encore, que son cercle
vasculaire interne, sur lequel se sont retirés
les vaisseaux de la membrane pupillaire,
occupe le bord interne de l'iris, tandis que,
chez l'adulte, on le trouve sur sa face anté-
rieure; f)eu à peu la pupille se rétrécit, sur-
tout quand la vue acquiert plus de portée.
Pendant la première semaine, la cornée
transparente, l'humeur aqueuse, le cristallin
et le corps vitré deviennent plus limpides
et plus accessibles à la lumière qu'ils ne l'é-
taient durant la vie embryonnaire; la tache
jaune se prononce à la rétine; enfin, comme
l'humeur aqueuse, dont la quantité augmente
dans les deux chambres, rend la cornée plus
convexe, et repousse le cristallin en arrière,
l'œil devient plus apte à voir dans l'air,
tandis que, pendant la vie embryonnaire, il
se rapprochait davantage de la disposition
qu'il allecte chez les animaux aquatiques.
D'après les observations d'Ammon, la rétine
devient peu à peu plus mince et plus lisse :
son bord cesse peu à peu de se renverser en
arrière, et se soude avec le bord antérieur de
la capsule cristalline et de la couronne ci-
liaire; des plis il ne reste presque plus que
'e grand pli transversal, dans lequel se trouve
micres en contact avec d'autres corps parle la plupart du temps le trou central, qui est
fait de l'action musculaire, sont alors les seuls
organes du palper : quand plus tard l'enfant
à la mamelle saisit les corps, il ne fait que
les prendre de sa main entière, et s'il les porte
à ses lèvres, ce n'est guère que pour les
examiner.
Les organes sensoriels sont même d'abord
garantis des impressions par des dispositions
matérielles, et ils ne s'ouvrent que peu 5 peu.
Celui de tous qui se trouve le moins dans
ce cas est la peau; car, en sa qualité d'or-
gane du toucher, elle est, par son essence
môme, exposée dès l'origine aux impressions
du dehors, dont la violence peut à peine
être modérée par le vernis caséeux qui
l'enduit.
Parmi les autres organes sensoriels, c'est
la bouche qui s'ouvre la première; elle le
fait dès la vie embryonnaire, mais elle n'a
d'abord d'autre usage tlue d'admettre l'air et
la nourriture.
Le nez, fortemeot aplati, ne s'ouvre non
probablement le débris d'une plus grande
fente, oblitérée en partie dès la vie embryon-
naire; la tache jaune se produit au cinquième
mois, par une sécrétion de vaisseaux parti-
culiers allant de la choroïde à la rétine; le
pigment de la choroïde et la sclérotique
sont encore minces et délicats.
Chez le nouveau-né, les oreilles sont ap-
pliquées immédiatement à la tête, dont elles
ne commencent à se détacher que plus tard.
La respiration et l'éternument débarrassent
peu à peu la caisse tympanique du mucus
qu'elle contient, et qui s'échappe par la
trompe d'Euslache; plus lard seulement dis-
paraît le bouchon gélatineux qui couvre la
surface extérieure de la membrane du tym-
pan. Au troisième mois, le cadre tympanal
se soude complètement avec le rocher, et sa
partie inférieure, qui s'élargit, forme la base
du conduit auditif osseux, tandis que l'oreille
externe marche avec lenteur dans son déve-
loppement.
I
293 LAN PSYCIIOI
Les organes du palper sont ceux qui de-
meurent inertes le plus longtenips.
Les sens n'agissent d'abord que comme or-
ganes du sens fondamental, c'est-à-dire de
la sensibilité générale : les afïcctions qu'ils
t^prouvent de la part des objets ne font naître
qu'une modification dans 1q sentiment de
l'existence, qu'une simple sensation subjec-
tive, qui ne se rapporte à rien. L'enfant à la
mamelle se comporte d'abord d'une manière
lurement passive; dans l'état où l'a placé
e monde extérieur, il ne sent que sa propre
existence, sans pouvoir la distinguer de
l'existence extérieure qui l'a mis dans cet
état. C'est l'inverse du rêve; celui qui rêve
prend le subjectif pour l'objectif, tandis que
l'enfant nouveau-né n'aperçoit que le sub-
jectif dans l'objectif.
En effet, pendant les premiers jours, il ne
voit point encore, et ne fait que jouir de l'ex-
citation bienfaisante de la lumière; aussi son
œil ne reflète-t-il aucun rayon de vie morale;
il manque de toute expression d'activité in-
tellectuelle, paraît dépourvu d'intelligence,
ne s'attache point aux objets extérieurs, et ne
se détourne pas quand un corps prend sa
direction vers lui en ligne droite. 11 n'est ani-
mé que par le besoin de la lumière. Peu de
temps après la naissance, comme aussichaque
fois qu'il s'éveille, le nouveau-né, s'il est
tranquille, cherche la lumière, d'abord en
tournant la tète, puis en dirigeant ses yeux
vers elle. Cette pailicularité le dislingue de
tous les animaux nouvellement nés; il peut
môme regarder le soleil sans en être aveuglé,
car l'aveuglement n'est qu'un trouble de la
vue, et il ne saurait avoir lieu quand celle-ci
n'existe point encore. D'un autre coté, la
longueur du sommeil garantit l'œil du danger
de la surexcitation. Par consé(iuent, si Osiander
(Mende, loc. cit., t. IV, p. 26) a été trop loin
en disant que toute clarté qu'un adulte peut
su[)portcr convient à un enfant nouveau-né,
il n'est pas moins contraire à la nature d'en-
fermer celui-ci dans l'obscurité; car une lu-
mière modérée et uniforme est un besoin pour
lui, et ne peut exercer qu'une action salu-
taire sur son organisme, attendu que l'homme
naît pour la lumière et non pour les ténèbres.
Si d'ailleurs, comme Portai dit l'avoir sou-
vent observé, les débris de la membrane pu-
pillaire ne s'etiacent complètement que six à
huit jours après la naissance, ils ne troublent
loint la fonction de l'œil à cette époque,
iuisqu'ils n'affaiblissent pas l'impression de
a lumière; le seul effet de leur présence
serait de rendre la vue confuse, si elle avait
déjà lieu.
Le sens du toucher est aj;réablemcnt sti-
mulé par les choses molles et souples. L'en-
fant nouveau-né se trouve bien dans un bain
chaud, au sortir duquel on le place dans du
linge sec. Bientôt aussi sa peau devient sen-
sible à l'action des matières qu'il rejette de
son corps, de manière qu'il se réveille chaque
fois qu'il a sali ses langes.
D'abord il n'entend point, et les ondes so-
nores ne font que l'ébranler : aussi un fort
bruit lui cause-t-il des tressaillements, oen-
,OGIE. LAN 2:4
tlant le sommeil comme pendant la veille.
La sensibilité générale est mémo assez ob-
tuse sous ce rapport, car il faut un bruit con-
sidérable pour interrompre le sommeil de
l'enfant pendant la première semaine et
jusque dans le cours de la troisième. S'il
cherche la lumière, qui le réjouit, le son vient
à sa rencontre sans qu'il le désire, et n'agit
sur son oreille qu'en y portant le trouble. Ce
n'est qu'à la fin du premier mois, ou même
vers le milieu du second, que les sons com-
mencent à l'affecter d'une manière agréable;
alors de douces paroles et le chant apaisent
aisément ses pleurs et l'endorment. Mais,
tandis que, vivant au sein de la lumière et
attiré par les objets visibles, il arrive à des
intuitions déterminées | ar le moyen de la
vue, dans l'exercice de laquelle il se com-
porte d'une manière active, son ouie demeure
bornée, jusque vers le troisième mois, au
sentiment général du son.
Pendant les premières semaines le senti-
ment général de l'organe du goiit est encore
fort obtus : le nouveau-né avale tous les li-
quidts qu'on lui présente, l'infusion de ca-
momille ou la teinture de rhubarbe, comme
le lait; sa bouche n'est encore qu'un simple
organe de succion, et il n'y a ni niouveiueiit
musculaire qui multiplie le contact de la
nourriture avec la membrane muqueuse, ni
salive qui se môle à cette nourriture pour eu
commencer la digestion. H n'y a point en-
core de choix, puisque la nutrition est con-
liéc au sein maternel. A la fin du i)remier
mois, l'enfant commence à témoigner de la
répugnance pour les médicaments; la sensi-
bilité de sa langue est affectée désagréable-
ment par les substances âpres, amères, salées
et acides; cependant il prend encore indis-
tinctement tous les liquides doux et sucrés,
comme l'eau de gruau, l'eau panée, l'infusion
de fenouil, etc.
C'est au second mois seulement que se ma-
nifeste la sensibilité générale de l'odorat.
L'enfant commence alors h ôtre affecté d'une
manière agréable par l'atmosphère de sa
mère ou de sa nourrice, dont il a contracté
l'habitude ; car la femme qui le soigne par-
vient plus aisément que toute autre per-
sonne à l'apaiser dans l'obscurité sans avoir
besoin de lui parler. Un enfant de cinq se-
maines ne pr-enait volontiers que le sein de
sa nourrice, dont la transpiration exhalait une
mauvaise odeur; il saisissait avec difficulté
celui de toute autr-e femme, et se mettait à
crier dès que la nourrice s'approchait de lui
ou le prenait dans son lit.'
Facultés intcUectuetlfs. — La connaissance
commence par la perception, c'est-à-dire par
la faculté de distinguer sa propre existence
de toute autre, et par la notion de l'existence
objective eu généi'al. Pendant quelque temps,
le sentiment de soi-mômc n'est qu'affecté par
les imi)ressionssensorielles; mais le moment
arrive peu à peu où à l'affection se joint
aussi une réaction. Si les impressions senso-
rielles n'avaient d'abord qu'à mettre en mou-
vement un milieu pénôtrable et sans résis-
tance, qui se comportait à leur égard d'une
295
LAN
DICTIONNAIRE DE PIIlLOSOPniE.
LAN
296
niani(irc i)uroment passive, il y a niainlonant
un fond impéniUrahle qui t)rise ratlection
sensorielle. Ce fond opposant de la résis-
tance, l'impression reste davantage à la sur-
face, de sorte que l'enfant parvient à se dis-
tinguer, comme chose une et permanente,
des divers changements que subit son état,
c'est-h-dire de ses sensations. Il s'aperçoit
alors que ces sensations ne sont point sorties
de lui, mais qu'elles ont pénétré en lui, que
j)ar conséquent il y a une existence étran-
gère, quelque chose d'objectif, qui a déter-
miné ia sensation, en élevant un obstacle au
devant de sa vie. Cette percej)tion le rap-
proche de la vérité, mais faiblement encore ;
car elle se borne à fiiire reconnaître l'exis-
tence d'un monde extérieur, sans procurer
aucune notion de ses particularités. Quand
des aveugles de naissance recouvrent la vue
h r.lgede raison, ils ne voient que les cou-
leurs, et croient d'abord avoir dans les yeux
une surface bariolée. L'enfant nouveau-né
doit apercevoir ainsi le monde : il doit voir
les choses, sans en distinguer les parties.
Ce chaos s'éclaircit peu à peu loi-sque l'en-
fant commence à analyser et à distinguer, et
qu'il manifeste ce penchant à l'examen par
Ja fixation de son activité sensorielle sur un
objet déterminé, c'est-h-dire par l'attention.
D'abord il s'occupe des choses visibles; de
la masse colorée qui rencontre son œil, se
détachent les corps, comme autant d'objets
distincts. Mais ces corps se détachent ainsi
par le mouvement; c'est parce qu'il y en
a qui se meuvent dans l'espace et d'autres
qui gardent le repos, que tous paraissent dis-
tincts les uns des autres. Aussi l'enfant ne
remarque-t-il d'abord que les corps qui se
meuvent; tandis qu'ils parcourent l'espace,
son œil s'attache à eux, ou se meut dans la
môme direction; les muscles oculaires sont
les organes de l'attention, et en faisant con-
verger vers l'objet qui fixe la vue les axes
des yeux, jusqu'alors situés parallèlement
l'un à l'autre, ils établissent l'unité de ces
organes par rapport aux connaissances qui
peuvent être acquises avec leur secours. C'est
ainsi qu'au commencement du second mois
l'enfant commence à regarder, dirige spon-
tanément son œil vers les objets, et apprend
à connaître les formes.
L'attention ne se jjorte sur le son qu'au
troisième ou au quatrième mois.
Dès que l'enlanl a saisi des détails, Vasso-
ciation des sens lui fait connaître la subs-
lantialitédes choses, c'est-à-dire lui apprend
que ce qu'il voit est un corps, un objet rem-
plissant un certain espace. 11 s'aperçoit que
des sensations ditférentes peuvent être pro-
duites, dans ses divers sens, par un seul et
même objet. C'est sur le sein de sa mère qu'il
acquiert cette première expérience : il sent
la chaleur, la mollesse, la douce résistance
de ce sein, sur lequel pose sa face; il aper-
çoit le mamelon rougeâtre au milieu d'une
surface blanche ; il le sent entre ses lèvres
comme un corps qu'il peut embrasser; le
lait qui en découle excite agréablement ses
organes dégustatifs. Comme ces sensations se
rattachent les unes aux autres, l'enfant ap-
prend que c'est le même sein qui agit à la
fois sur son toucher, son odorat et son goût,
qu'en conséquence un môme objet l'allecte
simultanément de plusieurs côtés, et que, par
suite un seul sens est insuffisant pour bien
sentir cet objet. Aussi cherche-t-il h le con-
naître en y appliquant plusieurs sens. Il veut
loucher le corps qui a tlatté son œil ; il saisit
ce corps et le porte h ses lèvres, parce que
c'est avec elles qu'il a senti pour la première
fois, et parce qu'elles restent longtemps en-
core ses organes de j)alper proprement dit.
Plus lard, à peu près au quatrième mois,
il veut voir ce qu'il a entendu; plus tard en-
core, il reconnaît les parties de son propre
corps, et ramène ainsi, par l'intuition senso-
rielle, l'unité dans sa sensibilité générale. Au
cinquième mois environ, lorsqu'il est étendu
sur son lit, on le voit contempler souvent ses
jambes avec beaucoup d'attention, tanrlis
qu'il les remue; il examine moins ses mains,
parce qu'il les a toujours sous les yeux, et
qu'habitué à les voir, il les considère comme
des annexes qui se conçoivent d'eux-mêmes.
Les progrès et l'association de l'analyse et
de la synthèse mènent h Vidée. L'analyse fait
saisir les ditTérents traits d'une chose recon-
nue, savoir d'abord, pour les objets visibles,
l'illumination, la couleur, la forme et le vo-
lume ; puis plus tard, pour le son, le timbre,
l'intensité, le ton, la vitesse. La synthèse, au
contraire, réunit les diverses activités senso-
rielles en une seule unité intérieure : si la
concentration des sens sur une chose exté-
rieure avait fait connaître d'abord l'unité de
l'objet , celle des sensations dans l'intérieur
produit l'unité du sujet. Le résultat commun
de ces deux actes est de ramener les divers
phénomènes extérieurs à l'existence intérieure
et unique. L'idée qui découle de là est une
image des objets atlectant les sens, que l'ac-
tivité spontanée du sujet créé dans son pro-
pre intérieur, et qui embrasse, comme unité,
es divers caractères de ces objets. L'enfant à
a mamelle entre dans ce domaine sans s'y
avancer bien loin ; il connaît plutôt ce que
les choses ont de commun entre elles et leurs
contours; ses idées n'acquièrent ni une en-
tière précision , parce qu'elles n'embrassent
point encore complètement tout l'ensemble
descaractères, ni une parfaite clarté, parce que
la sensation prédomine encore sur le moi.
L'enfant vivait d'abord tout entier dans le
présent ; sa sensation avait la môme durée
que l'atiection des sens ; il se réjouissait de
l'existence d'un corps placé devant lui , et à
l'instant même où ce corps cessait d'être sous
ses yeux, il s'etfaçait aussi de son âme. Mais,
dès que l'aurore de la faculté qui procure les
idées commence à poindre, l'impression de-
vient plus durable , et l'âme porte aussi son
regard sur le passé immédiat. L'enfant de-
mande l'objet qui lui a été agréable quand
cet objet est éloigné du cercle de sa vue, ou
bien il reste dans l'état d'excitation qui lui a
été procuré par lui. En effet, par l'idée, l'âme
prend possession du vrai, puisqu'elle a poussé
la perception jusqu'à l'extrémité : elle s'em-
2-37
LAN
paie ilts choses , elle se les représonlc , elle
s'en l'orme une image, en un mol elle en fait
une propriété (jui lui reste, après que ces
choses ont cessé li'alTecter les sens. C'est ainsi
que se développe la mémoire. Quand l'enfant
a connu une chose, il la reconnaît, c'est-à-dire
(jue, dès qu'elle alfecte de nouveau ses sens,
elle éveille l'idée de l'ensemble de ses qua-
lités , dont elle n'informe cependant point
encore les sens en ce moment, et l'enfant
manifeste dès lors les mômes sensations qu(i
celles qu'avait précédemment produites en
lui cette môme chose. Il reconnaît d'abord le
sein maternel , de manière qu'à son seul as-
pect il se réjouit de la nourriture qu'il va y
puiser ; au troisième mois, il apprend à rccoii*
naître les personnes , les ustensiles et autres
objets visibles ; au cinquième r il reconnaît
aussi les sons, particulièrement la voix. Mais
comme ses idées manquent de netteté, il lui
arrive souvent d'ôtre induit en erreur par des
analogies générales.
Les premiers débuts de Vimagiiiation ont
lieu pendant le sommeil. Dans l'étal de veille
l'âme est entièrement occupée du présent et
(le la réalité ; mais, dans celui de sommeil,
où elle est isolée , par rapport au monde
extérieur, elle ouvre le trésor du monde in-
térieur, et appelle les images du passé : les
idées d'objets qui, autrefois, ont agi sur les
sens et causé de vives impressions, apparai>-
sent en songe sous la forme d'intuitions sen-
sorielles. Mais l'imagination commence à l'é-
PSYCnOLOGIE. LAN 29^
pourvu du signe ou parlant, et si l'on vont
désigner cette mémo cause dans l'enfant, on
devra l'appeler jitgcmcht par sensation ou
jugement par instinct , ou encore , comme
l'appelle Rosmini, discernement instinctif.
L'enfant n'acquiert non plus que les pre-
miers éléments des rapports de durée , car
il ne saisit encore que les événements sim-
ples, une succession immédiate de change-
ments. Nul honmie ne conserve aucun sou-
venir de sa première enfance, quelque chose
frappante qui se soit alors passée sous ses
yeux. En cliet, l'enfant à la mamelle vit uni-
quement dans la représentation des phéno-
mènes sensibles , tels qu'ils se tiennent im-
médiatement les uns aux autres , sans en
a[)ercevoir ni les relations ni les conséquen-
ces ; mais le sensible, tout nu, sans connexion
avec un monde idéal, est tto]) impuissant"
pour laisser une impression durable. L'Ame
forme l'arrière-plan de l'émotion des sens,
mais ce n'est encore qu'une surface sur la-
quelle les objets se peignent. Elle n'a point
assez de profondeur pour les admettre en
elle-mCme , ou , pour employer une autre,
image, la mollesse du cerveau ne lui permet
pas de conserver les impressions, manière do
parler à l'égard de laquelle il faut bien se
garder de croire cependant qu'elle exprime
la véritable cause de l'oubli, et que celui*cl
tienne à une circonstance purement inéca-
ni(pie.
Peu de temps après que la mémoire est
poque où se re{)résente la première jouissance éveillée, on voit se développer aussi iVxpé
qu'a ollerle le monde extérieur; dès le (jua- rience ou la connaissance de la causalité.
triènie mois, l'erilant rêve quelquefois du sein Lorsque l'enfant a entrevu deux phénomènes
maternel , en exécutant les mouvements de sinuiltanément ou immédiatement l'un après
ia succion avec l'expression du plaisir. Lors- l'autre , les idées de ces deux phénomènes
que, pendant les premiers mois, il contracte s'associent de telle sorte, que l'impression
les traits de son visage et sourit en dormant, sensorielle, qui rappelle l'une d'elles, éveille
c'est un jeu de muscles déterminé par I in- en môme temps l'autre, et il admet dès Jors
Uuence de l'action nerveuse, et dont la cause
se rattache fréquemment à une irritation
morbide des neris grands sympathiques ;
l'ange , que les préjugés populaires disent
alors avoir embrassé l'enfant , est donc sou-
vent un ange de mort. Les brusques réveils
que le retour du premier phénomène doit
Ctre suivi de celui du second. Cette exj>éricnce
se borne d'abord à des sensations , notam-
ment 5 celles qui ont lieu pendant la nutri-
trion ; l'enfant, à l'aspect du sein maternel
ou du biberon, se réjouit de ce que sa faim
en sursaut ne dépendent non plus, à cet Age, va être apaisée ; dès qu'il a passé le second
que de circonstances purement organiques.
L'enfant, dépourvu du signe, est-il cajjable
de l'opération intellectuelle qu'on appelle
jugement ? 11 est évidemment incapable du ju-
gement proprement dit, du jugement (jui nie
ou adirme un prédicat de son sujet, parce
que l'ôtre intelligent , qui l'a conçu , a l'idée
(le l'un et de l'autre. Dans l'appréhension de
l'objet sensible, l'enfant sent cet objet agréa-
ble ou pénible , et par suite il le recherche
ou le repousse, et semble ainsi Vaffirmerhon
mois, il connaît les pré|)aratifs de l'allaite-
ment, et commenceà se calmer (piand la mère
le prend sur elle; au quatrième mois , il se
tourne vers la mamelle, môme avant fiu'elle
soit découverte ; au scqitième, quand il con-
naît déjà |)lusieurs personnes par lesquelles
il se laisse volontiers norter. sa mère est la
seule entre les bras de laquelle il veuille res-
ter dbs qu'il éprouve le besoin de teler [Ues-
sische Ueilrœgc znr Gelehrsamkcil und Kunst,
t. H, p. 486). Dès le troisième mois , il ap-
ou mauvais ; mais ce n'est pas là juger^ c'est prend ce qu'il peut ou non obtenir par des
sentir, c'est éprouver un mouvement instinc
tif , et rien de plus. Cette sensation, ce
mouvement, portent sans doute l'enfant aux
mômes actes auxtjuels l'homme est conduit
par le jugement de la raison. Mais l'identité
des résultais ne saurait démontrer ici l'iden-
tité de cause prochaine qui le,s a produit-^.
Le mol jngomcnt convient donc seulement
pour iudiiiucr cette cause dans l'homme
Dif.TioNN. DE rinLosopiin:. I.
cris ; s'il remanjue qu'on soit empnissé d(i
prévenir ses vœux et de chercher tout ce qui
est capable de le calmer, il crie avec intention
et avec l'expression de la colère ; s'aperçoit-
il, au contraire , qu'on ne fait plus attention
à ses cris après avoir satisfait ses besoins
réels, il y renonce, comme à une chose qui
ne peut lui ôtre utile.
L'analogie se rallie chez lui aux premières
10
^9
LAN
DICTIONNAIRE DE PIIILOSOPIIIE.
LAN
300
observations. Quand il a reconnu plusieurs
caractères dans une chose, el qu'ensuite il en
découvre quelques-uns dans une seconde
cliose, il suppose aussi l'existence des autres.
C'est encore en ce qui concerne la nutrition
-que cette faculté se déploie d'abord. L'enfant
. s e^t accoutumé à voir, puis à sentir, ensuite
à goûter le sein maternel ; aussi cherche-t-il
à mettre dans sa bouclie tous les objets qui
flattent sa vue, su|)posant qu'ils seront égale-
luent agréables à sentir et à goûter. Il a ap-
pris à connaître la situation dans laquelle sa
„inère le met pour lui donner à tctcr, et il
clierclie le sein alors môme que c'est le père
qui le prend ainsi sur ses bras. Peu à peu
seulement, à mesure que les idées prennent
plus de précision , et que les particularités
■des choses sont mieux saisies, l'analogie de-
, 'vient plus restreinte et plus exacte.
Pendant qu'il aj)er(;oituneconnexion entre
.les phénomènes qui se succèdent dans le
■ temps , il apprend à connaître, par ses pro-
pres mouvements , ce que c'est qu'agir ou
produire un phénomène. A la vérité , il a
occasion de remarquer qu'il agit avec sa vo-
lonté sur son propre corps , puisqu'il peut
crier, teter ou se remuer plus ou moins long-
temps et avec plus ou moins de force; mais
il est encore fort éloigné de réfléchir sur lui-
môme : tourné seulement vers le monde ex-
térieur, il n'acquiert la notion de ce que c'est
qu'agir qu'à l'aide des mouvements qu'il dé-
termine dans des corps étrangers.
Sa première compréhension est uniquement
l'œuvre de la sympathie , elle se rapporte à
^'expression généraledes aflections humaines,
. à la mine, au ton de la voix, et mène à l'imi-
, Ration. En ellet , les modiflcations de ce qui
jjeut frapper la vue et l'ouïe, chez l'homme,
f»roduisent sympathiquement , dans l'âme de
'enfant , la disposition intérieure qui lésa
;fait naître. Plus tard , il peut associer deux
idées produites par des sensations simulta-
nées, et il arrive h comprendre réellement ,
•c'est-à-dire à reconnaître la signification des
...signes. Mais ce résultat tient surtout à l'as-
-sociation des deux sens supérieurs , celui de
. la vue et de l'ouïe, parce qu'ils sont antago-
nistes l'un à l'égard de l'autre , et forment
•ainsi un tout dans lequel le rôle de signe appar-
tient aux choses susceptibles d'agir sur l'o-
reille, et celui de choses désignées à celles
• gui sont visibles. En efl'et, la lumière appa-
raît à la surface, occupe l'esprit , et, en sé-
parant les choses, procure des intuitions dé-
terminées de l'existence ; le son, au contraire,
vient de la profondeur, et pénètre dans la
profondeur; il désigne plus la qualité que
lies choses elles-mêmes , plus l'activité que
l'existence, et éveille des sentiments plus obs-
curs. Aussi l'enfant apprend-il à embrasser
les objets visibles dans son esprit, c'est-à-dire
(80) « Le son ne nous fail apercevoir ni un élal
ou corps, ni une qualité de l'objet : il n'est donc ni
l'un ni l'aulre. La niémoire le reliojil et le repro-
•c'iiii coninie J'irnage ; ci, coninie l'image, il exciie
les alleclions de la force inlelligenlc, qui le rend
connue les corps rcflnliisscnl la Imnicrc. Il trexisie
à les connaître , tandis qu'à l'égard des sons,
connue il les reçoit dans le sentiment el non
dans l'esprit , il apprend à les considérer,
non comme des choses indépendantes, mais
comme des caractères indicateurs. A-t-il sou-
vent entendu un certain bruit à la vue d'un
objet, à la perception d'une propriété ou d'un
événement, ce son, lorsqu'il se fait entendre
de nouveau , rappelle l'idée ({ui jadis s'était
formée simultanément avec lui. Cette asso-
ciation d'une idée venant de la vue à uno
perception acquise par l'oreille, lui apprend
à comprendre des mots , qui sont d'abord
pour lui des signes d'objets visibles, des noms
de choses et de personnes. Ce phénomène a
déjà lieu en partie au quatrième mois , car
alors, quand on nomme un objet h l'enfant,
il tourne les yeux vers lui. Plus tard il ap-
prend à connaître la signification des verbes
et des adjectifs , mais d'abord sous le point
de vue subjectif, ou en tant que les événe-
ments et les qualités affectent vivement sa
sensibilité. Le discours est inintelligible pour
lui; il ne comprend que le ton, ou l'expres-
sion générale, et quelques mots isolés , lors-
que l'interlocuteur appuie fortement dessus.
Du reste, le cercle de ses sensations, et par
conséquent aussi de ses idées, est encore fort
borné ; la convexité considérable de la cor-
née et la forme ronde du cristallin le rendent
myope ; jusqu'au quatrième mois , il ne re-
marque que ce qui l'entoure de très-près ;
plus tard il aperçoit aussi les objets un peu
plus éloignés. La membrane du tympan est
d'abord presque au niveau de la peau, attendu
qu'il n'y a point encore de conduit auditif
osseux, ce qui fait que sonjoreille est particu-
lièrement sensible aux oscillations de l'air,
et peu apte à percevoir le timbre des sons;
peu à peu seulement le développement du
canal osseux , de l'apophyse mastoide et du
diploé des os de la tète augmente la force du
son , au moyen des vibrations qu'éprouvent
les os de la tète , en sorte que 'enfant par-
vient à entendre des sons plus é oignes.
Nous venons de parler du son ; qu'est-ce
que ce phénomène l quelle est sa nature (80) ?
Le son, lorsqu'on fait abstraction des eUets
immenses qui résultent de son union avec
la pensée, est de toutes les sensations la plus
indiflérente , tandis qu'elle devient la plus
importante par les efl'els que nous lui fai-
sons produire. Elle est diflérente , par sa
nature, de toutes les autres sensations. Les
autres sensations se rapportent à l'organe
qui a reçu l'impression, ou à l'objet qui l'a
j)roduile, ou à l'un et à l'autre en môme
temps, et elles sont destinées à nous instruire,
les unes de l'état de l'organe, les autres des
qualités de l'oljjet qui les produit.
Il n'en est nullement ainsi du son; il ne se
rapporte ni à l'organe qui a été ébranlé, ni à
qnç pour elle, et sans elle il n'est que le nioiive-
nieiil insensible d'un fliiitle élastique. La pensée le
revél et en fail son corps, pour lui servir d'ànie.
Quel nom lui donner? > (Le .comte de Redkrn,
CvHsidér. sur la nature de l'Iiomme en soi-même,
t. I.)
M LAN PSYCHOLOGIE
l'ail- qui a pioduil toi ébraiilomcnt, ni au cor|»s
que nous «[ipelons sonore, uniqueniont parce
que nous a[)prenons d'ailleurs que c'est lui
qui produit l'ébranlement de l'air, cause im-
médiate de l'iitipression reçue par l'organe,
LAN nôl
l<5moigne l'élcinnante variété dc>s langues,
d'un nombre incroyable de manières dillé-
rentes par la diversité des articulations. Voy.
ift note I, à la fin du volume.
L'homme exerce sans doute une grande
cl de la sensation qui en est la suite. Ainsi, influence sur tous les objets de la nature; il
elle ne nous apprend rien, ni de l'état de en est plusieurs auxquels il })eut à volonté
l'organe, puisqu'elle ne s'y rapporte pas, faire subir une grande variété de modilica-
hi du corps qui l'a produite, puisque nous ne lions, mais il y a l'infini entre l'espèce d'em-
pourons regarder le son comme une qualité
du corps sonore; et ce n'est que par le rai-
sonnement que nous sommes portés à lui
supposer la propriété de le produire. Le son
osl une espèce de création étrangère à nous
et à tous les corps de la nature. Ce n'est point
un corps , ni rien qui y ressemble ; ce n'en
est pas non plus une qualité. C'est un phé-
tiomène impossible à définir, impossible à
fclasser, qu'on ne peut analyser, puisqu'il
n'a pas de parties. Nous savons seulement
que deux choses sont nécessaires pour le
former : la vibration du corps sonore, et l'o-
reille capable de l'entendre. Supprimez l'un
ou l'autre , et le son n'existe plus. Poui- peu
qu'on y fasse attention, on reconnaît qu'en
j)ii'e (ju'il exerce sur ces objets div(ir9, et ce-
lui qu'il exerce réellement sur le soii. Le soii
parait ôtre sa propre création ; sans autre
mstrument que l'organe vocal, il le produit
et le modifie à son gré. On dirait qu'il le
recèle en lui-môme avec toutes ses modifica-
tions, pour l'en tirer à volonté; et il le pro-
duit en effet, on pourrait dire, comme Dieu
produisit la lunnère; et les modifications
qu'il lui fait subir se convertissent en une vé-
ritable lumière ^ui éclaire l'intelligence :
production merveilleuse qui ne ressemble h
rien de ce que nous connaissons, qui n'a au-
cune analogie avec les modilications de la
matière, ni de rapport avec quoi que ce soit*
si ce n'est celui dont il se trouve révolu dans
l'absence de l'oreille qui entend, quelle que l'homme, où il est devenu, modifié par l'ar-
soit la vibration de l'air, il n'y aura que de ticulation, le signe, l'expression, le corps de
l'air qui change de place avec plus ou moins la pensée.
de rapidité, mais là on ne trouvera rien qui^ Si, en étudiant le son dans «on esscnde. On
soit son ou bruit (81). Il faut absolument une le trouve dilférent de toutes les modifications
oreille pour apprécier la vibration, qui pro- jnalérielles, il ne faut point s'en étonner,
duit alors une sensation dans l'être qui en- Quoique produit par un mouvement matériel,
tend, et l'excite par là à porter son atten- il est destiné à devenir une modification tout
tion sur les objets dont il est entouré. à fait intellectuelle , à faire partie de l'inlel-
De tous les êtres capables d'entendre les ligence humaine, connue le cor|)S fait partie
sons, il en est peu (jui ne soient doués de la de l'homme; aussi, si l'on considère la parole
faculté d'en produire quelques-uns : mais, comme signe delà pensée, il faut reconnaître
parmi ceux-ci, aucun ne la possède à un de- que ce signe est dill'érent de tous les autres;
gré aussi étendu et aussi varié que l'homme, il est ce qu'on pourrait appeler la partie ma-
l.orsque l'éducation et l'habitude ont donné térielle de l'intelligence, connue le corps est
'i.
changent
Lorsque I éducation et i nauiiudc ont uonne leneiie ae i intelligence, comme le
h son organe toute la flexibilité dont il est la partie matérielle de l'homme (82)
susceptible, il peut le modifier, ainsi que le Facultés morales. — LcssentimenCs*
(81) Le son n'esl p.is, tomme on l'a trop rc-
pcic, un simple phénomène de inouvenienl, une vî-
braliun imprimée à l'air ou à un autre nuide;|c.tr,
outre les qualilés de ion, de force el de durée, il y
n dans le son une propriélé consiammenl en rap-
port avec la nature intime de l'être qui le produit,
el ceue propriélé, qu*on appelle JJmtrc, ne saurait
trouver sa raison dans une cause purement méca-
iiii|ne, dans un mouvement qui ne peut que, après
tout, engendrer du mouvemeni. On est donc forcé-
ment conduit à considérer le son comme un fluide
spécial, i-omme quelque chose de positif et de subs-
tantiel, dégagé du corps sonore par le moyen dos
vibrations. Les ondulations de l'air, comme les mou-
vements des autres milieux à travers lesquels le
son se transmet, ne peuvent être également que
des conditions de sa propagation dans l'espace ;
elles ne peuvent être te son lui-même, ou, si
vuus aimez mieux, la cause essentielle du plié-
iiouiène que nous nommons ainsi. Quelques savants
ont supposé que le fluide sonore est identique au
(laide lumineux. Quoi qu'il en soit, il est certain
que chaque corps ayant une forme intime spéci-
lique, le son, en tant que perçu, doit avoir une
relation immédiate à cette forme et la manifester
à sa manière. (Cf. Chwée , Lexicologie indo-euro-
péenne, p. 2.)
i L'analogie qui subsiste entre le son el la lu-
luicitf a été découverte par une (iérie de rapports
qui ne permettent pas de douter de leur initHic
coïncidence dans un pliénoméne commun, le mou-
vement vibratoire d'un milieu élastique. > (J. IIi:k>)-
CiiELL, Disc, sur Vélniié de la philoso})liie tiiir ,
p. tlO-294. — Cf. La MicN.t.vis, Es'iuiisc d'une phi-
losophie, I. X, cliiip. 6.)
Comme le son, par ses diversités, manifeste la
forme distinctive du corps d'où il émane, <le même,
devenu parole, c'est-à-dire , modifié selon les lois
de la nature humaine, il manifeste la forme in-
time de riiomme, son intelligence.
(82) Par cela même que le son n'est pas destiné
à manifester l'étendue, il est le moyen propre de la
mauirestation de l'intelligenrc h l'état plus élevé
dont le caractère spécial est l'unité de ror;>anisnm
et l'unité de la vie, lesquelles ext luent l'idée de l'e-
tendue.
< Quelque admirable que nous paraisse la struc-
ture de l'œil, il y a de boimes raisons de penser
que le sens do l'ouïe est un appareil d'une compli-
cation et d'une perfection organique encore plus
grande, occupant le plus haut rang dans la série
des organes des sens : et sans rapporte^ les expli-
cations que dunneiil à ce sujet Ici: anatomisles nto-
dernes, nous ferons remar<|uer que lu sens de la
vue est moins parfait cliez l'iiumme que chez des
espèces qui s'éloignent beaucoup de rtiomme et qui
occupent inconiestabienient nu rang inférieur dans
la âérie animale; lanJiï une l'auuarcil de l'audiltun
303
LAN
DTCTIONMAIRE DE PIULOSOPIIIE.
LAN
304
icndant la première enfance, sous le rap-
K)rt de leurs ohjets, qui, d'abord simples et
imilés, deviennent peu à peu plus nombreux,
plu* diversifiés et plus complexes.
L'enfant h la mamelle est d'abord un être
obtus, (juc rien ne réjouit ; il n'y a que des
impressions désagréables qui puissent l'éveil-
ler. Pendant les premières semaines, il n'é-
prouve que des besoins matériels; la nour-
riture, la chaleur, une couche molle et le
4'epos lui sont nécessaires; tout le reste lui
est indiiïércnl, et môme la satisfaction de ces
besoins ne produit pas tant en lui une exci-
tation joyeuse qu'un calme agréable, que ses
traits expriment cependant d'une manière plus
prononcée peu avant la fin du premier mois.
Pendant la seconde période, son domaine
s'étend; il devient sensuel, c'est-à-dire que
ce qui stimule ses sens lui fait plaisir, les im-
pressions sur les organes sensoriels acqué-
rant pour lui une signification , qui ne se
développe toutefois que d'une manière pro-
gressive.
D'abord il n'est frappé que de ce qui est
agréable pour la sensibilité générale de ses
organes sensoriels. Dès la fin du premier
mois, il devient attentif à des choses qui n'ont
'point trait au maintien de son existence ma-
térielle, lorsqu'elles sont luisantes, brillantes,
■colorées, et surtout douées de couleurs claires,
telles que le jaune ou le rouge; au second
jnois, son attention est plus marquée, et ses
xegards s'arrêtent déjà plus longtemps sur
Jes oJjjets qui possèdent ces qualités; mais
Jes formes lui sont encore indifférentes. Pen-
•dant quelque temps, le son ne fait que le
troubler et l'effrayer; ensuite il y trouve du
plaisir, surtout quand les tons sont doux et
.appartiennent au mode mineur.
Plus tard , des mouvements variés et vifs
'deviennent intéressants pour lui. Son regard
«'arrête «ur les objets qui se meuvent, et au
second ou troisième mois, il sourit quand on
sautille devant lui, qu'alternativement on se
rap[)roche et s'éloigne de lui avec rapidité ,
<ju'on change de mine à son égard , qu'on le
fait sauter, t;tc. Il prend de l'intérêt à tout ce
^ui vit, au changement des impressions senso-
rielles, et quand celte faculté est plus déve-
loppée, il témoigne par de petits cris l'allé-
gresse qu'elle lui cause. Mais le premier jeu
qui le réjouisse est celui qui consiste à se ca-
cher et à se montrer ensuite tout d'un coup,
à s'avancer vers lui d'un air menaçant et à
le chatouiller d'une manière agréable , etc.,
en un mot, à mettre son âme dans un état
de tension qui se rés(mt par une harmonie, à
lui montrer un sérieux apparent qui fait place
au rire. C'est ainsi que la joie se glisse dans
la vie, lorsque la sensibilité générale ne do-
mine pas elle seule, et que l'activité sensorielle
a fait naître un libre contlit entre l'intérieur
et le monde extérieur ; car la partie maté-
rielle de l'organisme était trop pauvre pour
louvoir l'exciter. Mais, en môme temps que
es cris de joie, paraissent les [)k'urs, (|ui sont
'expression du chagrin et aussi de la colère.
Peu à peu, surtout à partir du cintjuièmo
mois, occuper ses sens devient un besoin
pour l'enfant; il se montre avide de sensa-
tions, il exige un aliment pour sa vie inté-
rieure, qui, n'ayant encore rien qui la rem-
plisse en elle-même, a besoin que le monde
extérieur l'excite et lui fournisse des maté-
riaux d'idées. C'est le premier germe du dé-
sir desavoir, la joie produite par la connais-
sance de ce qui n'a point de rapport immé-
diat avec lui, et ne fait que mettre en jeu ses
forces intérieures. Aussi éprouve-t-il de la
satisfaction lorsqu'on le met à la fenêtre,
quand on le porte dans la rue ou au grand
air, et demande-t-il qu'on lui donne ce plai-
sir; en lui procurant cette distraction, on
l'apaise, s'il criait, parce qu'une diversité
d'objets agit alors sur ses sens. Si ses impres-
sions sensorielles ne sont pas variées, il
témoigne de l'ennui par son agitation et ses
cris ; le moindre changement dans ce qui
l'entoure .sullit pour le ramener à la tran-
quillité.
Bientôt Vkabitude exerce son empire sur
lui, et c'est alors que commence l'éducation.
La loi de l'habitude est la pérennité; elle fait
donc contre-poids au besoin de s'occuper, et
empêche les forces de se dissiper dans une
variété continuelle. L'habitude est la mé-
moire du sentiment; l'enfant aime ce qu'il
connaît déjà, il le revoit avec plaisir, il se sent
à son aise quand on l'y ramène. Pour que la
variété et la diversité des objets lui plaisent,
il faut que l'habitude lui serve de ponit d'ap-
pui; ainsi, par exemple, il aime à se trouver
dans une rue fréquentée, mais à la seule con-
dition d'être sur les bras de sa nourrice. 11 se
complaît à jouer avec les hommes, mais seule-
ment avec ceux qu'il connaît déjà. Ce qui lui
était pénible d'ab(jrd lui devient peu à peu
supportable, et ce qui ne lui était qu'agréable
en premier lieu finit par devenir un besoin
pour lui; ainsi il contracte l'habitude d'être
nettoyé et habillé, et il veut que pour l'en-
dormir on le berce ou on lui fasse entendre
une chanson.
Enfin s'éveillent chez lui des sentiments
moraux par rapport à d'autres hommes, et
le fondement en est un sentiment qui l'attire
primordialemenl vers son semblable.
Les premières semaines sont à peine écou-
lées, que déjà il manifeste ce sentiment.
Lorsqu'il veille encore, après être rassasié,
il se plaît à être auprès d'un être humain ,
jusqu'à ce que le sommeil s'empare de nou-
veau de lui; peu à peu il l'exige, et son
agitation ne cesse que quand on le tient,
qu'on le porte, ou même seulement qu'on
s'assied sur son lit. Sans doute la chaleur
humaine lui plaît, et ses sens sont agréable-
ment stimulés quand on s'occupe de lui;
aUcinl s;i |)crreclion chez riioninic, où il cloil ôlre iiilellocliieiles. > (Cournot, iiisperlcnr général do
on r:<i>i»ari a\ec l:i faculié lic proiliiirc «les voix ai- rmsiniciion |nil>|i(|(]e, Ks$ai sur lc$ lomlcnienti de
liciilées, (in nianièie à iléieniiiner la ronnalioii du nos comuiissanccs, l, 1, p. 205.)
i.iiig:ige, coiulilioii organique de loulcs nos facuilcs
::05
LAN
PSYCHOLOGIE
LAN
306
mais laT«iuso i)ro[)remenl ilik) esl ^Jus pro-
Ibndo, puisque, nuMiie danS un lit chaud, il
souhaite le conlact d'un iMre de son espèce,
et devient tranquille aussitôt qu'une créature
humaine le prend sur son sein. Cet instinct
fait que l'aclivité de ses sens se déploie prin-
cipalement sous le point de vue social ; avant
de faire attention h aucun autre objet, il re-
marque qu'on s'est éloigné de son lit, et ne
reprend le calme que quand on se rapproche
de lui. L'ouïe joue ici le i)remier rôle. La
voii humaine devient de très-bonne heure
agréable h l'enfant, et elle fixe son attention
bien avant tout autre bruit; il apprend à sai-
sir le sens général du discours avant d'en
comprendre aucune partie, de sorte qu'un
lien étroit l'attache bientôt 5 la société : sui-
vant que la parole est faible ou forte, haute
ou basse, rapide ou lente, douce ou rude, elle
l'agite ou Je calme, lui inspire de la crainte
ou de la joie; aussi parvient-on, dès le troi-
sième mois, à ra|w»iser par des paroles
douces, et plus lard à le faire tenir en repos
par des menaces. Il ne tarde pas non plus h
témoigner que la forme humaine lui plaît
quand elle lui présente les dehors de l'ami-
lié; il aime à fuer ses yeux sur ceux des per-
sonnes qui l'entourent, une mine riante et
des mouvements badins l'attirent , surtout
quand ils sont mariés avec la voix, et il ap-
f)rend de bonne heure h comprendre les
gestes bienveillants ou malveillants; sa svni-
palhie primordiale, sans nul besoin de l'édu-
cation, lui révèle le sens qu'il doit y attacher.
C'est donc l'homme qui, le premier, lui ouvre
le sanctuaire de la joie, comme celui de la
jouissance physique.
Si l'enfant n'est d'abord attiré que par
l'homme en général, c'est la personnalité qui
l'allire au troisième mois. 11 reconnaît les
trails des personnes qui l'entourent et le
soignent journellement, (jui lui procurent de
quoi satisfaire ses besoins matériels et exer-
cer ses sens, qui, |»ar leurs gestes et leur
voix, excitent en lui des sensations agréables.
Enchaîné à elles par les liens de l'habitude,
et attendant de leur part de nouvelles jouis-
sances, il aime sa nourrice, il a plus d'amour
encore nour sa gouvernante, dont l'une lui
fournit les moyens de subsistance, et dont
l'autre stinmie sa vie intérieure; il consacre
son amour tout entier à sa mère, quand
celle-ci, obéissant à la voix de la nature, ne
se contente pas de l'allaiter, mais lui pro-
digue encore tous les soins qui lui sont né-
cessaires. De môme que l'amour de sa mère
lui a été donné par la nature, comme condi-
tion extérieure de son développement, et de
même qu'à chaque disposition du monde
extérieur correspond harmoniquement une
force intérieure de sa vie, de même aussi son
amour va au-devant de celui de sa mère, et
ne prend pas sa source uniquement dans
l'habitude ou le besoin matériel ; car plus lard
aussi il se manifeste avec son caractère dis-
tinct, qui annonce bien que la cause en doit
être plus profonde. L'amour, ou la propen-
sion vers le genre humain dirigée vers des
personnes déterminées , et par cela même
exaltée à un j)Ius Uaut degré, se ptMle même
sur ceux qui ne contribuent chi rien à la sa-
tisfaction de* l>osoins matériels. L'enfant h
la mamelle est surtout attiré i)ar les enfants';
il esl plus rapproché d'eux, et reconnaît plus
immédiaicment en eux ses semblables; quoi-
qu'ils n'exécutent que des mouvements
simples devant lui, quoiqu'ils n'occupent
)as ses sens d'une manière aussi variée, à
jcaucoup près, que les adultes, cependant
eur aspect lui cause une joie bien plus vive,
qui s'exhale en cris lorsqu'il parvient à jouer
avec eux.
Après avoir appris h connaître les person-
nes qui l'entourent habituellement, il com-
mence à craindre les personnes étrangères ;
il les regarde avec défiance, et ce n'est
qu'après les avoir observées de loin, pendant
quelque teinps, qu'il leur permet de s'appro-
cher peu h peu ; plus elles arrivent auprès
de lui d'une manière subite et inattendue,
plus elles l'épouvantent, et il témoigne sa
frayeur par des cris perçants. Mais en cela
il y a déjà un choix reposant sur des sen-
timents vagues de syra[)athie et d'antipathie ;
la vue de certaines personnes agit agréable-
ment sur l'enfant, qui s'avance vers elles avec
confiance ; d'autres , malgré leurs manières
insinuantes , le repoussent et lui inspirent
de l'aversion.
Quand le cercle de ses idées est un peu
étendu, l'action se manifeste aussi en lui
comme participation au sort d'aulrui : si l'on
feint de battre sa gouvernante, et qu'elle-
même fasse semblant de pleurer, il verse des
larmes avec elle, et si elle pleure après avoir
été battue pour lui , il cherche h l'apaiser
par ses caresses.
Vers la fin de celte période se manifeste
aussi un soupçon ou un vague nrcssenliment
du droit. L'enfant s'agite quamlsa mère don-
ne le sein à un enfant étranger, et, quelque
exempt qu'il soit lui-même de besoin, il n'eu
cherche pas moins à écarter cet intrus, pour
maintenir son droit {Ucssische Beitrœge, lora.
II, p. 486). Il commence aussi à avoir le sen-
timent de la manière dont on le traite, phé-
nomène par rapport auquel l'habitude joue
d'ailleurs un grand rôle; s'il s'ai)crçoit qu'on
lui cède toujours par faiblesse , il persiste
dans ses exigences jusqu'à ce qu'on lui ait
donné satisfaction , et des qu'alors on lui re-
fuse quelque chose, il s'emporte comme si
l'on commettait une injustice à son égard ;
en revanche, il sait reconnaître l'uniformité,
la légitimité et la nécessité lorsqu'on le traite
convenablement.
Les désirs se rapportent d'abord à possé-
der, puis à agir, c'est-à-dire qu'ils ont pour
direction, dans l'origine, la réceptivité , et
plus tard la réaction.
Comme le nouveau - né ne demande au
monde extérieur que des substances, qu'il
introduit au dedans de son coi-ps pour eu
créer son sang, de même l'enfant à la ma-
melle désire, au bout de quchiuc temps, des
impressions sensorielles, avec lesquelles il
puisse se former des idées-: il veut s'assimi-
ler les choses par ja sensation, et se les in-
3Û7
LAN
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
LAN
ri'
rut()oicr |)iir la représentation. Celte ten-
dance s'exj)iinie do manière h frapper les
sens. D'abord l'enfant est attiré par les objets
a^n'^febres et repoussé par les objets désagréa-
bles ; il voit une chose qui le ilatte, et cher-
che à s'en rapprocher, à se réunir avec elle ;
il eiï aperçoit une qui lui répugne, et s'en
détourne ou la fuit. C'est ainsi que la sym-
jialhie et l'antipathie se manifestent pour la
première fois à la lin du second mois. Au
«Quatrième mois, l'enfant, ayant appris à con-^
naître la force de ses membres et à en faire
usage , cherche à s'emparer des choses ; il
étend les bras vers elles , et témoigne ainsi
son désir ; il repousse ce qui lui est dés-
a.^réable; tout ce qui lui plaît, il veut l'avoir,
ijuoiiiu'il ne sache qu'en faire ; son unique
but est d'exercer ses sens. Aussi ne lui suf-
lit-il pas do voir, et veut-il encore saisir, tou»
iher, goûter ; il veut prendre possession du
monde , et il ferait volontiers descendre le
soleil du firmament.
Ensuite, il veut aussi agir. Les change-
ments susceptibles de frapper la vue et l'ouïe
(ju'il produit, reflètent sa vie intérieure , et
cette image de sa forcj exalte en lui le sen-
timent de la vie ; son pouvoir lui apparaît
sous une forme sensible , et il se complaît
dans l'intuition de l'image qui le reproduit.
C'est en cela que consistent ses jeux, dont
l'unique but est de faire qu'il se sente lui-
même. A dater du quatrième mois, il met les
choses en mouvement, et il éprouve du plaisir
quand il peut renverser les jouets qu'on place
devant lui, ou tirer les cheveux de la per-
sonne qui l'approche. Il est bien plus joyeux
encore lorsque le mouvement qu'il imprime
aux choses produit du bruit, et son bonheur
est de pouvoir frap[)er sur la table de manière
à la l'aire résonner. C'est ainsi que , vers le
septième mois , il apprend à s'amuser seul
pendant quelque temps.
A-tTÎl appris qu'il agit sur les hommes
comme cause déterminante, il les fait servir
d'instruments à ses caprices, et domine ceux
(jui l'entourent. Le premier sentiment de son
influence sur un adulte faible est trop sédui-
sant pour ne pas s'emparer bientôt de toutes
ses facultés. , quoique l'empire qu'il exerce
ainsi lui procure bien moins de plaisir que
la libre disposition de corps inertes, sur les-
quels son action se manifeste par des résul-
tats qui frapperil plus iœmédialeiuenl ses
sens.
lin vertu de la sympathie avec le genre
humain, l'inslinct d'agir prend aussi les for-
mes de l'instinct d'imitation. Celui-ci se ma-
nifeste d'abord involontairement dans les
mouvements qui sont au pouvoir dp l'enfant,
qu'on voit, par exemple , quand quelqu'un
boit devant lui , exécuter des mouvements
analogues avec sa bouche {Ibid., t. II, pag.
330); plus tard, il imite volonlairement les
mouvements des membres.
Si nous portons nos regards sur Vétat mo-
ral en général, nous remarquons ce qui suit ;
L'enlant à la mamelle ne désire d'abord
rien autre chose que ce qui peut satisfaire
Ses besoins matériels. Quand il commcuee
à trouver du plaisir aux injpressions senso-
rielles, il n'accueille ces dernières qu'autant
qu'elles se présentent d'elles-mômes à lui.
Ensuite il désire les choses qu'il aperçoit à
distance. Plus tard seulement il arrive à sen-
tir que des objets absents lui manquent, à
les chercher et à les désirer. L'état dans lequel
le met la satisfaction de ses désirs est d'abord
du calme, puis du plaisir, enfin de la joie.
Il est d'abord dans l'impuissance absolue
de rien faire pour l'accomplissement de ses
désirs ; ceux-ci doivent donc réagir sur son
moral, et par conséquent devenir passifs, ou
prendre !a forme d'émotions. Quoiqu'il ap-=
prenne plus tard à s'emparer de certaines
choses et à les changer lui-même de place, sa
sphère d'action est toujours si bornée, qu'il
demeure dépendant d'autrui , de sorte que
ses désirs conservent en général le caractère
d'affections.
Les premières érpotions qu'il éprouve sont
désagréable? et excitantes. Elles reposent sur
l'absence d'une impression agréable et la
présence d'une impression pénible , état au-
quel l'instinct de la vie cherche h se sous-
traire par la réaction, c'est-à-dire par la force
motrice. Mais les mouvements qu'il occasionne
n'ont point encore de but déterminé ; ils sont
vagues et généraux , ils n'expriment que
l'état de l'âme , et ils consistent principale-
ment en cris, parce que la vie des organes
pectoraux a des relations plus intimes que
toute autre avec les sentiments et les désirs.
Le nouveau-né doit donc crier lorsqu'il sent
le besoin de nourriture, que quelque chose
comprime ou salit sa peau, qu'on le dérange
d'une situation calme et commode pour le
nettoyer ou l'habiller, qu'on le touche do
manière à l'afl'ecter désagréablement , etc.
Cette expression nécessaire et involontaire
du malaise ou de la douleur est la seule ré-,
action qu'il puisse exercer contre l'action
hostile du monde extérieur; mais c'est en
môme temps un appel au secours. L'affectiou
trouve ici son but, en ce sens qu'à l'être fai-
ble il a été donné une mère dont l'empres^
sèment à le secourir correspond à son be-
soin.
Un désir accompagné d'une émotion de
l'àme se manifeste d'une manière violente ou
passionnée. Aussi le nouveau-né témoigne-
t-il une violence sans bornes dans tous ses
désirs. Le premier retour de la soif, deux
heures après avoir teté assez pour apaiser
complètement son besoin, les attouchements
les i)lus ménagés tandis qu'on l'habille ou le
nettoie, le mettent hors de lui, lui arrachent
des cris aussi perçants que si sa vie était en
danger, et font battre son cœur avec force.
Mais sa constitution ne permet pas que cette
violence soit de durée. La prédominance de
la réceptivité sensible fait que tout produit
une impression très-vive sur son corps ; mais
l'activité de son âme est encore dirigée tout
entière et sans partage vers l'existence ma-
térielle , et le sentiment vague , obscur, qui
naît de cette dernière, est partout orageux,
impérieux, lyrannique ; le nouveau-né ignore
ce qm lui manque, parce qu'il ne se dist.iu-
309
LAIV
PSYCHOLOGIE.
LAN
m
giie pas neUeiuoiit du moniJc extérieur , ou
n'aperçoit que ce qui lui est étranger , sans
en avoir une idée claire ; il est donc saisi
d'un sentiment indéterminé de peine. Il con-
naît bien moins encore le but des opérations
qu'on exécute sur lui, et loin de là même
il ne voit en elles qu'une violence qu'on lui
impose , il ne crie donc pas plus sous le
couteau d'une meurtrière que sous la main
empressée d'une tendre mère. Nul animal,
après sa naissance, n'est aussi impatient et
ne désire avec tant de passion que l'homme;
lui seul trouve les bornes de sa vie insuppor-
tables, parce qu'il est doué d'une force supé-
lieure et appelé à jouir de la liberté.
Peu h peu la violence s'apaise ; mais la mo-
dération vient par la connaissance des bor-
nes nécessaires , qui est elle-même un fruit
de l'expérience. L'enfant a éprouvé que,
cjuand il crie pour avoir de la nourriture,
v*;a mère le prend, le pose sur son sein , et
lui olfre le mamelon ; comme on est toujours
venu à son secours, mais seulement au bout
d'un certain laps de temps, il compte désor-
mais sur cette assistance. Ayant un pressen-
timent vague des bornes du temps, il com-
monce à se soumettre à cette loi, et n'exige
ulus qu'on satisfasse instantanément à ses
besoins; il se calme dès qu'il voit qu'on le
tire de son berceau, parce qu'il sait que c'est
là le préliminaire du secours qu'il réclame et
qu'il va recevoir.
Si, plus tard , des idées déterminées sou-
lèvent des désii-s qui le sont aussi, il exige
avec vivacité les cnosos qui lui plaisent et
qu'il aperçoit ; mais il ne demanae pas avec
autant de violence, d'un côté , parce que le
besoin d'un objet qui se rapporte aux sens
n'est point si impérieux en soi qu'un besoin
rclalir au corps, et d'un autre côté, parce que
l'âme , ayant acquis des idées plus nettes, a
déjà pris aussi un peu plus de calme. L'en-
fant ne tarde pas non plus à sentir les bor-
nes d'espace, quand il ne peut point atteindre
aux objets qui sont éloignés de lui.
Mais ici il s'aperçoit bientôt qu'attentif à
prévenir ses moindres désirs, on le porte ofx
il veut être , on lui donne ce qu'il cherche
à avoir; dès lors il reconnaît l'empire de sa
volonté sur les bornes de l'espace , et il se
procure |)ar ses cris ce que la brièveté de
ses membres ne lui permet pas d'atteindre.
Cependant il arrive insensiblement à une épo-
que où il doit connaître des bornes supérieu-
res à celles du temps et de l'espace. Comme
on lui procure sans précipitation tout ce qui
peut lui Être nécessaire , et qu'en agissant
ainsi on fortifie en lui le sentiment du bien
qu'on lui veut et de l'intérêt qu'on luijjorte,
mais qu'on ne rapproche pas de lui ce qui ne
saurait lui être utile, et qu'on ne fait point at-
tention aux cris qu'il jette pour l'obtenir, l'im-
j)ossibilité d'arriver à le posséder devient
évidente pour lui, et alors il soupçonne une
loi de la nécessite, il apprend à se maîtriser
lui-môme, il se soumet à l'ordre , et il fait
un pas de plus dans l'ordre moral, attendu
que le germe de la liberté commence à se
développer en lui. C'est en s'empressant trop
de satisÉStii'C 5 tou6 ses caprices qu on l'habi-
tue à des désirs impérieux; en lui reAjsant
ce qu'on était dans l'usage de lui accorder,
ou lui retirant ce qu'on lui avait déjà donnéf,
on lui apprend à opf)Oser à l'inconséquence
une fougueuse opiniâtreté d'humeur; en cher-
chant à triompher de lui d'une autre manière,
on le porte à l'entêtement ; mais on ne peut
mieux lui enseigner à vouloir tout emporter
de vive force qu'en finissant par lui céder.
Alors tout pouvoir de se restreindre lui-
môme lui devient étranger, il contracte l'ha-
bitude de ces désirs mous et sans force réac-
tionnaire, qui étaient conformes à sa nature
pendant la première période et eu égard à
l'existence matérielle, mais qui ne sont plus
ici qu'un arrêt de développement, et il de-
meure soumis à un goût désordonné pour
une liberté de bas aloi , qui est elle-môme
l'esclave de la sensualité.
Comme aucun mouvement violent ne peut
se calmer tout à coup, il faut aussi que l'orago
des afTeclions chez l'enfant à la mamelle
s'apaise par degrés. Quelque chose l'a-t-il
contrarié, ne fût-ce môme que le soin qu'il
a fallu prendre de lui nettoyer la figure , il
témoigne encore pendant quelque temps sa
mauvaise humeur par des cris : peu à peu
il apprend à se tranquilliser plus vite, lors-
qu'on l'abandonne à lui-même sans atta-
cher d'importance à ce retentissement de ses
sensations. Mais l'affection qui est née de
ce qu'un désir n'a point été exaucé, ne trouve
sa limite naturelle que dans la lassitude, et
laisse, dans le souvenir de son insuccès, une
salutaire expérience qui portera fruit un
jour.
Sous le rapport du mouvement l'homme
est, après sa naissance, moins avantagé qu'au-
cun animal quelconque. Il est faible à cause
du tiéveloppement incomplet de ses organes
locomoteurs; car ses muscles sont encore
pâles, minces et mous, ses tendons rougeâ-
tres et ternes, ses os en grande partie carti-
lagineux. Mais ce qui contribue plus encortj
à le rendre faible, c'est le défaut de volonté.
Les premiers mouvements sont sans but, pro-
voqués uniquement par l'état d'excitation du.
système nerveux et l'influence que ce système
exerce sur les muscles, dont la haute irrita-
bilité s'accompagne par conséquent aussi,
d'une prédisfiosition aux spasmes. Dans les,
premiers moments, le corps du nouveau-né-
est facile à mouvoir et sans soutien ; la force-
musculaire oppose rarement quelque résis-
tance lorsqu'on ouvre les yeux ou la bouche,,
(pj'on allonge les doigts, etc. Le système
musculaire plastique développe plus tôt son
activité, et s'accroît, proportion gardée, da-
vantage ; les mouvements des organes res-
piratoires, du rectum et de la vessie , sont
les premiers qui s'exécutent en vue d'un but
déterminé, et, de même que les battements
du cœur, ils ne tardent pas à se régulariser,
à se renouveler moins fréquemment. Quant
aux muscles soumis à la volonté, leurs pre-
miers mouvements n'ont aucun but, dans
l'action de respirer , dans celle de crier et
d'ouvrir les paupières. L'éveil de la force
?n
LAN
DICTIONNAIRE DE l'HILOSOlMIiE.
LAN
.-HS
molrice lil)re , ou la piiso de possession de
t'.luK', maifhc de haut on bas; l'organe cen-
Iral, depuis la moelle allongi^e jusqu'au com-
iiieDcoMienl de la portion tlioracique de la
moelle épinièro, harmanise d'abord les mou-
vements des paupières, des muscles, des mA-
clioires , de la langue , des lèvres, du dia-
phragme et des muscles costaux ; bienlAt , à
cette action, s'associe celle du tronc cérébral
sur lesi autres muscles de l'œil j)endant que
les membres se meuvent sans but et d'une
manière purement rhythmique. Plus lard, les
membres supérieurs entrent au service de
l'ûme, et tandis qu'ils sont déjà fort avancés
dans l'exercice de leurs fonctions, les metn-
Itres |)el viens se tiennent bien loin encore
en arrière d'eux.
La voix parait plus tôt chez l'homme que
chez les animaux. Elle est d'abord beaucoup
p!us forte, proportion gardée, que chez ces
derniers, tant pour stimuler l'amour mater-
nel, que pour l'éveiller, s'il sommeillait en-
core; car la voix est un appel au cœur maternel,
iiui agit bien plus puissamment que la vue.
Elle n'est d'abord qu'un simple cri, que la
douleur du part et le premier contact du mon-
de occasionne chez le nouveau-né, mais qui
dilate les poumons, rend la respiration plus
complète, et donne plus de portée aux effets
de cette fonction. Ce cri reparaît ensuite à
chaque peine ou déplaisir, par exemple, tou-
tes les fois (jue le sommeil vient à ôlre trou-
blé. Ainsi a-t -on remarqué, dans les hospices
d'enfîints trouvés, que quand un nourrisson
éveille les autres |)ar ses cris, tous se mettent
à crier à la fois (Béclard, dans Archives gé-
nérales, t. XII, p. 489), phénomène sur la
production duquel il serait possible aussi que
fa sympathie exer(;at de l'influence. Entin
l'enfant apprend qu'on vient à son secours
lorsqu'il jette des cris, et dès lors il crie
vTvec intention , d'abord comme s'il pou-
vait se soulager lui^môme en agissant ainsi,
et peu <i neu dans la vue d'appeler l'interven-
tion cju'il a appris à reconnaître La force
du premier cri indique le tiegré de maturité
et de vitalité. Les enfants faibles et noji h
terme ne font eiUendre que des es[)èces de
grognements. La violence et la fréquence des
cris annoncent en outre la disposition indi^
viduefle; car Béclard assure que les enfants
d'un tempérament vif crient à lue-tête dès
leur naissance. La première fois que l'enfant
crie, son visage devient rouge, le mouvement
respiratoire s'accélère, la bouche s'ouvre, les
yeux se fern\ent, les paupières se gonflent, il
se forme trois ou quatre rides perpendiculai-s
res à la racine du nez, d'autres se dessinent
aussi au front, et le bout de la langue s'app'i-
(|ue au palais; quelquefois le cri n'éclate qu'à
la suite de violents eflorls respiratoires. Pen-
dant les premiers jours, le passage de l'air à tra-r
vers la glotte, dans les inspirations profondeSj
détermine un bruit que l'on peut considérer
coiiune une sorte de hoquet. Ce bruit tient,
suivant Joerg {L'eber dus Leben des Kindes,
l>. 8D), à ce que la glotte n'est point encore
convenablement dilatée, peut-être aussi à ce
1} 10 la sOcrélion qui s'y (qière n'est ik{< en-
core assez abondante ; mais il dépend surtout
de ce que les muscles de la glolte n'ont pas
encore actiuis le plein et libre exercice de
leur activité spontanée, de sorie qM'ils cè-
dent d'une manière pour ainsi dire passive h
l'effort de l'air. Au reste, Billard [Traite des
maladies des enfants nonveau-nés et à la ma^
melte, Paris, 1837, in-8, p. 49 ; — voy. aussi
F.-L.-F. Valleix, Clinique des maladies des
enfants nouveau-nés, Paris, 1838, in-8, p. 11
et suiv.) fait observer que ce bruit est moins
soutenu et plus aigre que le cri })ropremeut
dit, qu'il ressemble tantôt à celui d'un souf-
flet, tantôt au cri d'un jeune coq, ou au sonde
la voix pendant le croup, qu'il semble être
en raison inverse de la faculté de crier, qu'il
se manifeste quand l'enfant est las de jeter
des cris, et qu'il peut survenir aussi sans (jue
l'air parvienne dans les poumons eux-mêmes,
de sorte qu'un nouveau -né peut mourir
après avoir crié, et sans cependant avoir
respiré.
Au troisième mois, l'enfant commence h
pleurer; aux cris qu'il jette se joint un chau"
gement dans les i rails de la face ; les coins do
la bouche sont tirés vers le bas, le front so
plisse, les paupières clignotent, et les yeux
versent des larmes. Ce phénomène tient à ce
que l'âme est devenue susceptible d'alîliclion,
qu'elle a acquis de l'influence sur les mus-
cles de la face et sur la sécrétion des larmes,
déjà lort abondante auparavant, de sorte que
celle sécrétion a acquis, comme le mouve-
ment, une signification morale. L'enfant com-
mence par prendre un air pleureur, puis il
crie, et enfin il verse des larmes.
La mine toujours refrognée du nouveau-né
s'éclaircit vers la fin du premier mois, et fait
place à l'expression de la satisfaction lorsque
l'enfant est rassasié et calme. Au second mois,
celui-ci essaye de rire, non pas quand ses
besoins matériels sont satisfaits, mais quand
on le fait sautiller. Au troisième mois, il sou-
rit, la bouche demi-ouverte. A quatre mois, il
pousse des rires bruyants et des cris de joie.
Les sons sortent d'abord involontairement
de sa poitrine, lorsqu'il éprouve une vive sen-
sation qui le remue avec force au dedans,
ïiientôt sa volonté prend possession de la
voix, et il commence à balbutier dès qu'il
éprouve du plaisir à manifester sa force par
des démonstrations qui puissent frapper son
oreille. C'est de cette manière qu'au troisième
mois, et plus encore au cinquième, il joue
avec ses organes vocaux dans les moments
de calme et de satisfaction, et fait entendre
dies sons confus, qui sont le prélude de la pa«
rôle. Après cet exercice préliminaire, il émet,
involontairement encore, des sons plus dé-
terminés, des exclamations, lorsqu'il aperçoit
<|uelque chose de nouveau et qui le flatte.
Vers le huitième mois à peu près, l'instinct
de l'imitation entreen jeu aussi sous ce rap-
port i l'enfant regarde avec attention les lè-
vres de sa mère qu.^nd elle lui parle, et s'il
(intend un mot facile à prononcer, il remue
les lèvres en essayant de le prononcer lui-
même à voix basse {Uessische Beitrœgc,i. II,
p. 332). Entin, sur la lin de cette période,
3J3
LAN
le besoin <le communitjucr avec les autres
s'éveille en lui, il balbutie et se crée une es-
nèce de langage, à l'aide duquelil paivioiil
a se faire comprendre.
Les premiers sons que l'enfant produit in-
volontairement, et lorsqu'il crie , sont les
voyelles aiguës ; a, en ouvrant également
toutes les parties de l'organe vocal ; puis ai,
e, I, en rapprochant la langue du palais. Les
voyelles graves, celles qui se forment avec les
lèvres, o, eu, ou, u, lui demeurent étrangères.
Les consonnes sont davantage le produit do
la spontanéité. En criant, il ouvre la bouche,
applique la langue à la partie postérieure du
palais, et produit les sons k et q, puis les lè-
vres agissent et forment, en se fermant, le b,
le p, ['m, le v : la pointe de la langue produit
aussi Ï'I et l'n, en s'appliquant au palais. Mais
l'enfant ne sait point encore pronoacer le d
et le l, qui exigent que le nez se ferme, ni IV,
PSYCHOLOGIE. L\M Sîf
dant les trois premières semaines, djû «î fraji-
per ou gratter avec assez de force pour se
causer une douleur qui le fait crier.
Vers la tin du second mois, il étend les bras
vers les choses qui lui plaisent; mais, comme
il ne peut rien saisir, ce n'est là qu'un sym-
bole de désir. Au troisième mois encore il no
saisit que les objets rapprochés de lui; mais
ce mouvement est en partie automatique, car
les doigts fléchis ne tardent pas à s'étendro
et à laisser échapper ce qu'ils avaient empoi-
gné. En reprenant de nouveau l'objet, il ap-
prend peu à peu à le tenir plus solidement,
et il acquiert ainsi, au quatrième mois, la fa-
culté de saisir et de mouvoir les corps étran-
gers, qu'il porte surtout h sa bouche. Cepen-
dant ces mouvements continuent pendant
quelque temps d'ùtrc vagues^et mal assurés.
Même au cinquième mois, l'enfant a encore
le coup d'œil si peu juste, qu'il lui arrivo
qui dépend des mouvements du voile palatin, quelquefois de ne rencontrer un objet qu'a-
ni Vf, l's et le ch, qui exigent la présence des près beaucoup d'essais inutiles, et de tAton-
ner plus d'une fois avant de donner h ses
doigts la situation nécessaire pour les saisir.
Au sixième mois môme, il lui arrive parfois,
dents
Chez le nouveau-né les membres fléchis-
sent aisément, et se meuvent d'une manière
aulonialique, les pectoraux vers la face, les
abdominaux vers le ventre, en sens inverse.
Dans ces divers mouvements les membres ho-
monymes suivent orjdinairement, mais non
toujours, la même direction. Les bras se meu-
vent f)lus librement et plus vivement que les
iaïubes. Les doigts alternativement s'écartent
et se rapprochent, s'allongent et se ferment.
IJ n'est pas rare (jue les orteils exécutent le
premier mouvement d'opposition ou de
pince iGuKTZ, Der Leicknam des Menschen,
p. 59).
Pendant les premiers mois, ces mouve-
ments n'expriment que le bien-être: à dater
CJi voulant porter quelque chose h sa bou-
che, de ne pas pouvoir la rencontrer sur-le-
champ.
Vers la fin de cette période les membres
supérieurs lui servent aussi pour la gesticula-
tion. 11 montre les objets (jui lui paraissent
nouveaux et frappants, alin de diriger sur
eux l'attention des autres ou ceux dont on lui
fait connaître les noms, afin de prouver qu'il
comprend, et il jette ses bras autour du cou
de sa mère pour exprimer son amour et son
attachement.
Le nouveau-né ne peut se tenir debout.
D'un côté, ses muscles extenseurs sont moins
du troisième mois, leur vivacité plus grande développés et moins actifs ({ue les fléchis-
aniionce celle des désirs et la joie que l'en
f;nit commence à ressentir, h partir du qua-
trième, comme l'activité musculaire en géné-
ral a pris plus d'énergie, les membres sont
continuellement en mouvement durant l'état
tle veille.
Les mains du nouveau-né reposent sur sa
poitrine, souvent aussi sur ses yeux, surtout
pendant le sommeil ; elles sont la plupart du
temps formées; mais, peu à peu, elles s'ou-
vrent, et restent de plus en plus longtemps
ouvertes. Lorsqu'un corps étranger vient à
s y jilacer par hasard, elles se ferment et le
saisissent involontairement, mais ne le retien-
nent pas longtemps. Elles ont une tendance
])articulière à se porter vers la face, et c'est
dans celte direction qu'a lieu d'abord le mou-
veuienl volontaire. Certains enfants s'intro-
seurs, et les apophyses épineuses de la co-
lonne vertébrale ne sont point encore déve-
loppées. D'un autre côté, la colonne verté-
brale n'a point encore pris la double courbure
en S : elle est droite, et les corps des vertè-
bres lombaires n'ont pas assez de force pour
présenter une base solide de sustentation.
Il ne se couche que sur le dos, qui j)résente
la surface la plus large, tandis que tous les
animaux restent couchés sur le ventre, ou
quand ils ont acquis plus de développement,
sur le côté. Le décubilus sur le dos est l'atti-
tude de l'impuissance; mais il permet à l'œil
humain de se diriger vers le haut, et le bras
de la mère supplée à l'insuffisance des forces
de l'enfant. Celui-ci, pendant les premières
semaines demeure couché, les cuisses et les
jambes fléchie^, les genoux ramenés vers lo
duisentpar hasard un doigt dans la bouche, ventre et placés en dehors, les pieds tournés
et quand cet événement est arrivé une ibis, en dedans et dirigés vers les parties génitales
ils teltent fréquemment le même doigt. Le
nouveau-né se frotte aussi le nez ou toute au-
tre région du visage, lorsqu'il y éprouve des
démangeaisons, mais d'une manière mal-
adroite et avec le poing fermé. Comme il n'est
I)as encore complètement maître de ses raem
De cette manière il peut allonger et fléchir ses
membres, mais il lui est impossible de chan-
ger de position, ni de rester droit, quand on
le met sur ses pieds.
Peu à peu il s'étend. A la fin du premier
mois, la tète se redresse d'abord, attendu que
bres, et que le mouvement n'est pas encore, le développement des muscles de la nuque
chez lui, en harmonie parfaite avec la sensi- j)récède celui des muscles du dos, et que le
bihlé générale, il lui arrive quelquefois, peu- ligament cervical jouit déjà d'une assez grande
315
LAN
DICTIONNAIRE DE PlIlLOSOPIirE.
LAN
3tô
I
soIi(lii(5 l\ C(5(tc époque. Au second mois,
l'enfant jiriMère une situation intermédiaire
entre la position couchée et la position assise,
parce (ju'il y trouve assez de points d'appui
pour son dos, et qu'il peut ainsi non-seule-
inonl re.^arder en toute liberté autour de lui ;
mais encore se ployer en avant vers les cho-
ses (\u\ lui plaisent. Ensuite les muscles du
<Ios, (}ui d'abord étaient pAles, deviennent
plus rouges, et enfin l'enfant apprend à se te-
nir le tronc droit. A quatre mois, il peut res-
ter sur une chaise, quand on le soutient un
I)eu; h six mois, il est en état de rester assis
par terre sans soutien.
Les membres inférieurs ne peuvent servir
h. porter le corps; car le bassm est étroit et
fort oblique, le ventre fait saillie en avant, les
(îavités cotyloidcs sont cartilagineuses, le fé-
mur est droit, son col est court et cartilagi-
neux, la rotule n'a point pris tout son déve-
loppement, et le pied est moins développé
(jue la main, outre qu'en général les fléchis-
seurs l'emportent sur les extenseurs, de sorte
«ju'on ne peut étendre la jambe sans em-
ployer une certaine force. Aussi les membres
|>elvicns n'exécutent-ils que des mouvements
automatiques pendant les premies mois, et,
par exemple, ils s'allongent lorsque l'enfant
vide ses intestins. Ensuite ils lui servent d'ap-
)ui (]uand il se tient assis, mais plutôt par
eur forme et leur masse que par leur activi-
té musculaire. Enfin l'enfant en fait usage
quand il commence à changer de place, mais
il ne les emploie encore que comme auxiliai-
res. En eifet, après avoir appris à mouvoir
son tronc dans des directions diverses, tan-
dis qu'il est assis sans nul soutien, il com-
inencc U se traîner, c'est-à-dire qu'il apprend
à se Uéchir en avant, à étendre ses bras, et à
s'en servir pour tirera lui le bassin, à la suite
duquel viennent les pieds et les jambes éten-
dus sur le sol. C'est là le premier mode de
locomotion de l'homme : ni à cette époque,
ni à aucune autre, il n'est destiné à ramper,
car il doit relever la tête : aussi l'enfant lui-
niôme témoigne-t-il de la joie quand on le
lient droit, de manière que ses pieds touchent
LU sol, quoiqu'il ne puisse pas encore pren-
dre de lui-même ni conserver cette attitu-
de.
Vie végéto-animale. — La nutrition éprou-
ve des changements considérables, non-seu-
lement par le fait de la naissance, mais
encore pendant le cours de la première
enfance.
La modalité du besoin est toute particu-
lière pendant la première enfance. La faim et
la soif ne sont point encore distinctes l'une
de l'autre, de même que le lait contient,
sous forme liquide, des parties soHdes qui se
séparent aisément. Comme la bouche se des-
sèche promptement, parce que la sécrétion
salivaire est peu abondante, et comme aussi
l'enfant ne prend que de la nourriture li-
(|uide, le sentiment du besoin ressemble
davantage h la soif. En effet, la voix de l'en-
fant qui n'a pas reçu le sein depuis long-
l'-ir.p?, est rauque, et clic s'éclaircit prompte-
ment après qu'il a teté (Joerg, Uebtr dn&
Lebcn des Kindes, p. 98).
L'instinet de la nutrition, pendant la pre-
mière enfance, correspond à l'organisation
maternelle. Respirer et crier, tel a été le pre-
mier acte d'animalité i)ar lequel il s'est mi»
en rapport avec le monde : chercher la cha-
leur et la nourriture auprès de sa mère, est le
second. D'abord il tette tout ce qu'on lui met
dans la bouche, un doigt, par exemple, et
surtout le pouce , sans rien chercher de
déterminé ; quelquefois même il lui arrive
de le faire lorsque sa tête et ses bras seuls
sont dégagés, le bas- ventre se trouvant encore
dans les voies génitales (Osiander, Hand-
buch der Entbindungs-Kunst, t. I, p. 679).
Ensuite il cherche, de la tôte et de la bou-
che, mais sans choix, et saisit de ses lèvres
tout ce qu'il rencontre. Le poulain cherche
et trouve, une demi-heure après la parturi-
tion, le mamelon de sa mère, qui cependant
est petit et caché ; les animaux nés aveugles
trouvent également la tétine de leur mère,
qui leur en facilite la recherche par l'attitude
qu'elle prend; mais celle-ci demeure pas-
sive, quant à la succion. L'enfant qui vient
de naître a moins d'instinct, et l'amour ma-
ternel lui est plus nécessaire : il faut que sa
mère lui mette le manjelon dans la bouche.
Chez les mammifères, le passage de l'état
embryonnaire à la vie indépendante s'opère
non pas peu à peu, mais d'une manière sou-
daine. Le contenu de la vésicule ombilicale
est épuisé depuis longtemps à l'époque de la
naissance, et la vésicule elle-même n'existe
plus, de sorte qu'il y a nécessité, dèsle prin-
cipe, que l'activité "animale puise à l'exté-
rieur des matériaux pour la nutrition. Aussi
l'enfant nouveau-né n'a pas plutôt dormi
environ six heures, pour se remettre des
fatigues du part, que la soif le réveille, et la
mère, de son côté, se trouve alors assez re-
posée pour pouvoir lui présenter le sein.
Mais l'allaitement est la forme la moins élevée
du mode animal de la nutrition; il se rap-
proche de l'absorption végétale, qui elle-
même confine de près à l'hygroscopicité.
Ce rapport s'observe surtout chez les têtards
des batraciens et les petits des marsupiaux,
dont la bouche n'est qu'une simple ventouse,
constamment appliquée ici à la tétine, là au
nidamentum. L'enfant qui vient de naître ne
peut exécuter aucun mouvement de mastica-
tion, car l'articulation de sa mâchoire n'est
pas disposée de manière à permettre d'éner-
giques mouvements, ni le rebord alvéolaire
susceptible de supporter un elfort mécanique
considérable ; en outre, la salive manque
pendant les deux premiers mois, et elle coule
encore fort peu abondamment durant les
mois qui suivent, les glandes salivaires étant
grêles et peu dévelop[)ées. La nourriture ne
peut donc point être préparée pour la diges-
tion dans la cavité orale, elle ne peut que
traverser cette cavité ; et comme la mère pro-
duit d'avance un liquide nourricier, facile à
assimiler, qui n'a pas besoin de préparation
préliminaire, de même aussi la bouche du
fœtus est conformée en organe de succion et
3h7 LAN
de pa«^s<îgo. En ofTot, elle est larp, mais le
pende développeinenl du palais osseux la
rend courle , et l'absence des dents lait
qu'elle a peu d'élévalion; les lèvres sont
donc proportionnellement plus longues qu'à
une épot]ue subst^quente, ce qui les rend
surtout |>ropres à embrasser le mamelon ; la
langue, le voi^e du palais et la luette ont
aussi des dimensions déjh considérables, et
ipii leur permettent de parlici[>er aux mou-
vements de la succion. Pendant cette der-
nière, les lèvres s'appliquent h la base du
mamelon ; la langue i>rend la forme d'une
gouttière, embrasse ce mamelon en dessous,
et le presse en haut contre le palais ; tout
étant ainsi disposé, l'enfant attire le mamelon
dans sa bouche, comme s'il voulait l'avaler
Hauvey, loc. cit., p. 269), et il en exprime
• lait, tant en faisant le vide au moyen do
inspiration, et par le môme mécanisu)e que
( elui suivant lequel agit une pompe appliquée
à la glande mammaire, qu'en imprimant à
ses organes de succion un mouvement de
dehors en dedans, qui chasse le lait de la base
du mamelon vers le sommet, comme celui
qu'on exécute avec la main lorsqu'il est ques-
tion de traire une vache. Les deux mouve-
ments, celui de succion et celui de i)ression,
agissent de concert l'un avec l'autre ; cepen-
dant l'aspiration peut être suppléée par le
mouvement des organes de succion, comme
l'a démontré Petit {Uist. de l'Acad. des se,
1735, p. 49). Les lèvres se u)euvent par ondu-
lations, parcourent le mamelon de la base
aii sommet, puis remontent vers la base, tan-
dis ([ue les mâchoires fermées retiennent ce
mamelon ; la pointe de la langue se porte
ensuite d'avant en arrière, et propage ainsi
l>éristalliquement la pression de la base, en-
tourée par les lèvres, vers le sommet, tandis
• pie sa [)ropre base chasse le lait dans le
pharynx. En cas de scission du palais, la suc-
cion est didîcile, ou môme totalement impos-
sible, tant j)arce que le mamelon ne peut
point ôtre pressi' contre la voOte palatine,
(jue parce que l'air passe du nez dans la bou-
che, de sorte qu'il est injpossible à l'eid'ant
défaire le vide dans cette dernière pendant
l'inspiration.
L'enfant apporte au monde la faculté de
leler; mais il la |)erfectionne par l'exercice,
de manière que peu à peu il tette d'une ma-
nière à la fois et p.lus forte et plus continue;
si on lui doime à boire seulement pendant
liop longtemps, il désapprend la succion, et
.s'y prend fort maladroitement pour l'accom-
plir lorsciue ensuite on lui présente le sein,
(^e n'est que quand la mamelle fournil une
grande quantité de lait qu'il en laisse échap-
per de sa bouche; le liquide vient-il môme
trop abondamment, de manière à le mettre
en danger de suffoquer, il quitte le mamelon.
En elfet, l'écoulement du lait ne dépend pas
des seuls etforts de l'enfant; l'organisme ma-
t'îrnel y contribue aussi par une activité
vitale harmonique. Dès que 1'- nfant saisit le
mamelon, la glande mammaire entre en tur-
j-yescence, ses conduits lactifèrcs se dilatent
et s'ouvrent, et 11 s'étabJit une congestion
PSYCIliMAr.lE.
LAN
318
qui augmente la sécrétion : aus«i le tait s'é-
chappe-t-il souvent sous la forme de jet,
lorsque l'enfant quitte le sein, et parfois
môme avant qu'il commence à teter.
L'enfant ne peut atteindre au mamelon, si
sa mère ne le tient point. Quelques animaux
laissent leurs petits chercher la leline, et no
font (pie prendre une attitude qui rende cette
recherche plus facile. Ainsi la baleine se met
sur le côté, et le phoque debout. D'autres,
surtout parmi ceux qui viennent aveugles au
monde, sont couchés sous le ventre de leur
mère, où ils trouvent les mamelons. Ceux
qui naissent plus développés, par exemple,
les run)inant3, se suflisent à eux-mômes pour
cela, et la mère se contente de rester tran-
quille pendant qu'ils lettent. Suivant Corse,
le jeune éléphant frotte la mameJle en tétant,
afin d'accroître l'afflux du lait, et les rumi-
nants qui tettent longtemps , comme les
élans, ploient les genoux de devant, quand
ils sont devenus grands, pour pouvoir attein-
dre à la tétine; ils se couchent môme sur lo
dos, lorsqu'ils ont acquis une plus haute
taille.
L'enfant tette d'abord très-fréquemment,
mais peu à la fois, de sorte qu'au total il no
prend pas beaucoup de lait. Pendant les pre-
mières semaines, d demande le sein toutes
les trois ou quatre heures, c'est-à-dire cha-
que fois qu'il se réveille, mais il ne tarde pas
à ôtre rassasié et à se fatiguer de la succion,
qu'il interrompt même quelquefois, afin do
se reposer. Vers la lin du second mois, ii
commence h teter i)lus rarement, toutes les
six heures environ, mais avec plus de forco
et |)lus longtenqis chariue fois, de manièru
(pi il prend davantage de lait. Entin, vers la
lin de cette période, il n'est plus aussi avidu
du sein, et accueille déjà volontiers une autre
nourriture.
A ces vicissitudes en correspondent do
semblables dans la quantité de la sécrétion du
lait. Cette quantité croît jusqu'au sixième
mois environ, et s'élève peu à peu à deux
livn.'s ou i)lus; mais elle diminue à partir du
iiuilièmemois. D'après Parmentier et Deyeux,
une vache donne, au moment du part, vingt-
quatre livres de lait; pendant le premier mois,
trente-deux; dans les deux mois suivants,
trente et une ; au quatrième, vingt-sept; au
cinciuième et au sixième, vingt-(|uatre.
La (junlilé du lait change aussi [)endant lo
cours de la période; d'allaitement ; vers le»
derniers tenq)s de l'allaitement, le lait change
de qualité : le beurre devient plus parfait, el
se sépare en plus grande abondance à l'étal
de pureté, ainsi que Boysson et Parnienlier
l'ont constaté chez les vaches. Ce qui peut
contribuer à amener ce résultat, c'est que
peu à peu l'enfant tette de plus en plus
rarement, car on sait (jue les vaches qu'on
Irait souvent donnent à la vérité une i)lus
grande quantité de lait, mais que la propor-
tion du beurre qu'elles fournissent n'aug-
mente point, el l'expérience a également
appris que le lait devient aqueux et sans
force chez les femmes qui donnent trop fré-
quemment le iciu à leur eul'ant. D'ainès une
319
LAN
OICTIONNAIHE DE PlIlLOSOPIllK.
LAN
320
niwilyso <lo l'ayoïi, le lail des Icniuios con-
liciit iiuiins (le beurre, de IVoiiiago et de
sucre sept mois .'iprès la parluiiliuii qu'au
itdut de (jualre mois (Billaui), loc. cit.,
p. :)%).
l'eudaul que les animaux vivent de sub-
stances assimilées ou sécrétées par leurs
mères, ils prennent, tantôt plus tôt et tantôt
|)Ius tard, (i'aulrcs aliments encore. Ainsi les
])igeonsne vivent que pendant trois jours des
matériaux seuls que dégorgent les parents,
après quoi ils prennent en même tenq)s
d'autres aliments, que seuls entin ils Unis-
sent par recevoir. Le cochon d'Inde broute
l'herbe dès le lendemain de sa naissance,
qu(ji(pi'il lelte pendant une nuinzaine de
jours. Le renne commence, au bout de quel-
ijues jours, à manger de l'herbe et des
lichens, et au bout de trois semaines le lait
ne suIJit plus à la nourriture du veau. De
même, l'enfant arrive peu à peu à désirer des
aliments, surtout des substances molles, pul-
tacées, farineuses, parce que son sens du
Koilt, qui se développe davantage, exige une
plus grande vaiiété de clioses, que ses forces
digesdves sont en état d'élaborer des substan-
ces plus hétérogènes et solides, et que le
Jail maternel ne lui fournit plus une nourri-
ture suffisante.
Pendant l'allaitement, l'estomac se déve-
lop|)e. Bernt nous apprend que la premiè-
re respiration , en abaissant davantage le
diaphragme, fait passer ce viscère d'une
situation perpendiculaire h une autre plus
horizontale {Si/stcmatisches llandbuch dcr
f/crichtlichen Àrzncilcundc, p. 275). Suivant
<lunz {Dcr Lcichnam des Menschen, p, 80),
l'eslomac du nouveau-né éprouve un change-
ment tel, après avoir admis des aliments, que
sa f>lus grande largeur se trouve portée d'un
jiouce et demi à un pouce et dix lignes, sa
hauteur d'une courbure à l'autre de six lignes
à neuf, tandis que la dislance d'un orifice h
l'autre, qui était d'abord de huit lignes, se
réduit à six. Chez les ruminants, il n'y a
d'abord que la portion pylorique, ou le qua-
trième estomac (caillette), qui agisse, et elle
-est fort grande; mais peu à peu les trois
autres estomacs, ou la portion cardiaque, se
développent. L'intestin qui, pendant la vie
embryonnaire, sécrétait ou excrétait plus
(ju'il ne recevait, devient surtout un organe
(1 ingestion pendant la première enfance; les
vaisseaux lymphatiques et les glandes rnésen-
lcnr|ues grossissent, la dilférence entre le
i;i"os intestin et l'intestin grêle se prononce
davantage. Le mouvement péristalti(iue, ex-
cité par l'aflluence d'une quantité plus con-
sidérable de bile, devient plus vif; mais il
n'est d'abord ni assez fort pour pouvoir éla-
borer des aliments solides, ni parfaitement
régulier, de sorte que le lait rellue souvent
de l'estomac, sans que l'enfant éprouve de
nausées, puis([u'il recommence aussitôt à
boire.
Vie végétative. — La peau du nouveau-né
ost humide et glissante. Les mammifères
IvJient leurs petits, et la salive paraît ôtre le
l.i(iuide qui convient le mieux pour enlever
le vernis adhérent h la peau, puisiiu'un pio
mier bain ne suffit pas pour en débarrasser
coinplélement l'enfant.
L'éclosion fait passer la i)oau du milieu
a(pi(!ux, dans lequel elle se plongeait, au sein
de l'air; elle se trouve donc alors soumise
|)0ur la première fois 5 la pression de l'at-
ujosphère. L'alilux du sang vers la peau, (pii
avait lieu pendant la vie embryonnaire, etijuo
le |)art avait accru encore, diminue donc
)ar l'effet de cette cause, et la rougeur dis-
paraît en quelques jours, de môme que la
joudlssuro de la face et l'enflure des tégu-
ments de la tôte, qui s'étaient manifestées
pendant la parturition, commencent à s'etfa-
cer vingt-quatre heures déjà après la nais-
sance. En second lieu, comme la peau se
trouve maintenant dans un milieu sec, elle
commence à exhaler, mais moins par sa pro-
pre activité que [)ar un etfel d'hygroscopi-
cité, attendu que l'air attire les vapeurs
aqueuses et dessèche les téguments cutanés.
Aussi n'aperçoit-on jamais de sueur pendant
les premiers mois, et l'enfant peut rester
longtemps nu sans se refroidir, tandis qu'on
le lave et qu'on l'habille, parce que le peu
d'abondance de la transpiration commence lo
peu d'activité de la calorification. En outre,
cet organe conserve encore pendant quelque
temps son ancienne habitude d'absorber et
de sécréter un fluide lubréfiant. Cette der-
nière circonstance explique l'odeur particu-
lière que répand l'enfant à la mamelle. La
substance destinée à lubréfier la peau s'ac-
cumule avec une grande facilité , surtout
dans les parties velues du corps, et y pro-
duit des croûtes en se desséchant. 11 résulte
de là, comme aussi, d'après Billard, du tra-
vail incessant de la mue, quand la formation
du nouvel épiderrae a lieu avec lenteur, que
la peau s'excorie facilement dans les endroits
où elle est plissée ; l'ophthalmie qu'on ob-
serve fréquemment pendant les deux pre-
miers mois, a son siège dans les glandes
sébacées des paupières, et elle s'accompagne
de l'excrétion d'une épaisse chassie jaunâtre.
C'est cette diathèse de la peau qui fait qu'on
rencontre si souvent pendant les deux pre-
miers mois la miliaire, l'érysipèle et le pem-
phigus, et pendant le second semestre de la
vie, les croûtes delait, qvmiid la nutrition est
trop abondante, ou l'induration du tissu
cellulaire, lorsque les fonctions de la peau
viennent à ôlre supprimées.
Chez plusieurs animaux, la peau n'acquiert
qu'au bout d'un laps de temjjs plus ou moins
long après l'éclosion, la couleur qu'elle doit
conserver désormais. Les coccinelles et les
hydrophiles ne prennent leur pleine et en-
tière coloration que douze à vingt-quatre
heures après leur sortie de la chrysalide.
Les araignées ne se colorent qu'au bout de
quelques jours. Chez beaucoup d'oiseaux, le
bec et les pattes ne prennent (ju'au bout de
plusieurs mois les couleurs qu'ils sont desti-
nés à oflYir dans la suite. Tous les hommes
naissent d'un rouge clair, et du troisième au
huitième jour, ils acquièrenkia teinte de leur
race, le Caucasien devenant d'un blanc rou-
321
LAN
PSYCHOLOGIE.
LAN
352
geâtre, l'Anu^ricaiii d'un brun rougcAtro. le
Nègre noir l'I le Malai d"un jaune grisAlre.
Camper [Kleine Schriften, t. 1, p. 44) el
Cassan [lleusinger Zeitschrifl fur die orga-
nische Pfiysik, l. I, p. 443) assurciiit que,
chez les nègres, il se forme, peu de temps
après la naissance, des demi-cercles cendrés avec Je cadre du tympan, puis avec la por-
core. Pendant les derniers mois de la pre-
mière enfancft , s'ossitient la lame per|)endi-
culaire de l'ethmoide, avec l'ajjoitliyse rrif<t(t
qolli , et la lame criblée, qui se soude avec
les masses latérales. La portion squameuse
du temporal se soude également, d'abord
à la racine des
bruns ou noirt'Jlres
de l'ombilic, avec
ligne médiane du
ongles,
oit:5, puis des anneaux
aulour des mamelons et
une raie foncée sur la
ventre ; ensuite, vers le
second ou troisième jour, le scrotum devient
noir; des stries noirâtres descendent des ailes
du nez aux coins de la bouche, d'autres pa-
reilles se développent aux genoux, el la
région frontale devient brunâtre; mais, au
sixième ou huitième jour, la })eau entière
est noirAtre. La coloration a lieu de même
iors(ju'on n'ex}>ose point l'enfant h l'air, et
«ju'on le tient emmailloté : elle paraît se ma-
nifester d'abord dans les régions où il y a le
plus de glandes sébacées, dont le produit a
de l'analogie avec le pigment caruonifère.
Les changemenls qui s'etfectuent dans le foie
semblent prendre part à cette coloration (83).
La couleur des cheveux et de l'iris est
primordialement noire chez le Nègre. Chez
l'Européen, les cheveux connnencent par
fttre plus ou moins blonds, et l'iris d'un bleu
foncé; leur couleur change peu |)endant la
première enfance.
tion mastoïdienne, et enfin avec le rocher.
Les portions articulaires de l'occipital com-
mencent à se réunir avec la portion basi-
laire, puis avec la portion écailleuse. Les
bords des os de la voûte du crAne se rappro-
chent les uns des autres, de sorte qu'ils ces-
sent bientôt d'être mobiles, et que la grande
fontanelle devient plus petite, sans s'oblité-
rer entièrement. Les libres osseuses rayon-
nantes des pariétaux s'etVacenl peu 5 peu, el
la substance osseuse qui se dépose entre elles
rend la surface plus lisse : les sutures com-
mencent aussi 5 se former sur le bord de
ces os. Les deux moitiés latérales du frontal
se réunissent peu à peu ensemble dans le mi-
lieu de leur hauteur; il n'y a point encore de
sinus frontaux : l'antre d'IIighmore demeure
fort petit. Les deux moitiés de la niAchoire
inférieure se soudent de bas en haut. On voit
paraître lui petit point d'ossilicalion dans les
cornes supérieures de l'hyoïde.
Le bord alvéolaire de chaque mâchoire est
une gouttière ouverte, dont le fond contient
les follicules dentaires, et dont lorilice est
F,
Pendant ([ue les muscles deviennent peu à clos par le cartilage gingival ou gencive teni-
' " ■ ■ ' poraire. Kn eflel, la gencive permanente, qui
est molle, rouge et riche en vaisseaux, et
qui tapisse l'arc dentaire sur ses faces per-
pendiculaires , ne s'étend que jusqu'au bord
de cette gouttière, qui est couverte jtar le
cartilage gingival, languette dure, blanchAlre
el un [)eu luisante. Le cartilage, qui est légè-
rement taillé en biseau de dehors en dedans,
sert à retenir le mamelon, et Méckel le re-
garde comme l'analogue du bec corné des
oiseaux et des reptiles.
Chez le nouveau-né, toutes les dents de
lait et la troisième molaire permanente sont
en train de s'ossifier; on rencontre, en outre,
les follicules des incisives, des canines et des
molaires pt^rmanentes , par conséquent vu
tout les rudiments des vingt dents de lait el
vertébrale 'acquiert par 15 plus de solidité, et de seize dents permanentes. Pendant la pre-
eu plus fermes, plus forts et plus rouges,
'ossification fait des progrès visibles. Le [)lios-
phate calcaire contenu dans le lait y est em-
ployé; aussi ne sort-il j)oinl par là v(jie de
l'urine.
Dans les corps des vertèbres, l'ossification
s'est étendue en haut jusqu'à la première cer-
vicale, en bas jusqu'à la première caudale , et
si elle n'avait point encore paru à ces deux
extrémités, elle s'y manifeste dans l'inter-
Vfllle qui s'écoule jusqu'au cinquième ou
sixième mois. Les arcs continuent de s'ossi-
fier, et, pendant la première enfance, ils se
.soudent ensemble , dans toutes les vertèbres
dorsales et les cinq cervicales inférieures,
sur la ligne médiane, où se forimuit peu à
peu les apophyses épineuses. La colonne
s'étend davantage, sans cependant olfrir en
core la forme flexueuse (ju'elle ])résente lors-
qu'elle fait saillie d'arrière en avant au cou
et aux londjes, et d'avant en arrière au dos
et au bassin. Les arcs de la jiremière ver-
tèbre cervicale demeurent cartilagineuses ; 5
la seconde vertèbre, un nouveau point d'os-
sification se développe entre eux et le corps ;
eux-mêmes no font que se rapprocher l'un
de l'autre, ce qui leur arrive également aux
vertèbres lombairt^s et sacrées.
A la le'te, le corps du sphénoïde se soude
de très-bonne heure avec les grandes ailes ;
les sinus sphénf»ïdaux n'existent point cn-
mière enfance, les incisives de remplacement
s'ossifient , et du huitième au dixième mois ,
il s'y ajoute les follicules de la première et
de la seconde molaire, en sorte (ju'à la fin dt;
cette période, les uiAchoires renferment qua-
rante-quatre germes dentaires, (jui les tumé-
lient considérablement. Au quatrième mois
on trouve le rudiment de la cfturonne des in-
cisives internes de remplacement, .sous la
forme d'une bandelette peu é[)aisse, avec un
bord aigu, onduleux, (jui s'élève en trois
pointes. Au sixième mois, l'incisive externe
a la môme forme, mais l'interne a acquis un
peu plus de hauteur. La troisième molaire,
(8')) Nous devons donc présniner que, qii.niKl l;i
rc.>ipir:iiion conmiiMue .î s'ôutldir, le suiig acqiiiei i
une U'nd.ince à se delta irast.er de soii carbone par
!;i peau, aussi Ijicn que par le loic, e( que c'cbl à
cela qu'on doit allriliiior lanl la coloraliou nor-
male des races liuniaiucs colortk'j (|ue la jaunibbc
des notiveaiincs de la race bl.auiic.
323 LAN
dont il n'y a , chez lo nouvcau-né , qu'une
j)etile pyrmii'.le osseuse de formée, consiste,
au (|'.Kitnèiue mois, dans la niAchoire supé-
rieure, (.1 trois tubercules encore éloignés les
uns des autres, et dans l'inférieure, en quatre
ou cinq tubercules analogues, qui sont dispo-
sés en cercle, et envoient de leurs bases d'é-
troites languettes qui les unissent ensemble :
nu troisième mois, les tubercules forment
ntie couronne, mais ne sont j)oint encore en-
tièrement réunis. Les follicules des dents de
lemplacement sont situés entre les dents do
lait et la paroi postérieure de l'alvéole, et «re-
posent innnédiatemenl sur cette dernière;
leur connexion se rétrécit peu à peu en un
cordon, et alors il se dévelo|)pe, à i)aitir du
fond de l'alvéole, entre les dents de lait et
celles de remplacement, une cloison osseuse,
([ui ne laisse qu'à sa partie supérieure une
ouverture pour le passage du cordon. Dans
la mâchoire inférieure, les dents de lait con-
tiennent une branche particulière de l'artère
maxillaire, qui pénètre dans la mâchoire, au-
dessous de l'artère dentaire permanente, par
un trou spécial, traverse l'os au-dessous de
celte dernière, en soit par un autre trou par-
ticulier, et s'anastomose au dehors avec celle-
ci. (Serres, Essai sur les dents, p. 17, 96.
Ph. Blandin, Anatotnie du système dentaire,
183fsin-8% iig.)
Accroissement. L'accroissement de l'enfant
fournit matière à d'importantes considéra-
tions.
Jusqu'à la fin du neuvième mois, l'enfant
croît de six à huit pouces, c'est-à-dire que,
de dix-huit à vingt pouces, sa longueur ar-
rive à vingt-quatre ou vingt-six. Son poids
augmente de dix à douze livres, c'est-à-dire
que, de six ou sept, il s'élève à environ dix-
huit. L'enfant augmente donc plus en masse
qu'en étendue. D'après les calculs de Quetelel,
terme moyen, la longueur arrive, pendant la
première année de la vie, de vingt pouces à
vingt-six et demi chez les g'arçons, et de dix-
neuf à vingt-six et un tiers chez les filles , le
poids s'élevant, chez les premiers, de six li-
vres et treize onces à vingt livres sept onces
et demie ; chez les dernières, de six livres
tiois onces et demie à dix-huit livres et qua-
torze onzes. Du reste, Quetelel fait remarquer
(|ue le poids diminue pendant les premiers
jours qui suivent la naissance , et que l'ac-
croissement ne commence qu'après l'écoule-
ment de la première semaine. D'après les
observations faites sur sept enfants, le nou-
veau-né perd quatre onces et demi de son
poids durant les quatre premiers jours (84).
DICTIONNAIRE DE PIIILOSOPIÏTE
LAN m
§ II. — SixoNDK FMANf.F.. — Suite du dévclofipe-
nieut pliijsiuliKjiqne. — Evolution intellectuelle.
lleurcusf'mcntqiiolqupcliosevoillc siirliii
(l'cnfanl)! I.a provideiic»! de l.i p::rolé
le couvre de ses fécondes ailes; la
parole se pendie incessammem veis
lui, le rc^'arde, le louche, W. re-
tourne , essaye , par ses frémisse -
tnciils, d'éveiller celte âme emlormic.
Kl cni;n, après des jours (|ui oui été
des siècles, loui à coup, de cet al)inie
sourd cl insensible, de cet en'ant qui
h [»eine a faii croire par un sourire
qu'il cnieiidail l'amour qui l'a mis au
inonde , la parole s'échappe et ré-
pond. (Lacohdaihe.)
La seconde enfance ou l'enfance propre-
ment dite s'étend jusqu'à la huitième année.
En cherchant à la désigner d'après un carac-
tère unique, on peut dire qu'elle est l'âpre de
la vie pendant lecpiel subsistent les dents de
lait. Il convi(;nt encore de la partager en trois
périodes : l'une qui s'étend depuis le dernier
quart de la première année jusqu'à la troi-
sième, et durant le cours de laquelle se dé-
veloppent les qualités caractéristiques de cet
âge ; la seconde pendant laquelle ces qualités
développées subsistent; enfin la troisième, qui
commence à l'âge de six ou
le passage à l'âge suivant.
commence à l'âge de six ou sept ans , el fait
me, m
, el fa
L'intensité de la vie, qui s'était développée
pendant la première enfance, augmente alors,
et ses progrès sont a[ipuyés par le volume
proporlionnellement très-considérable du
cœur et du cerveau. Mais, à la réceptivité,
qui avait prédominé jusqu'alors, se joint une
spontanéité qui s'éveille peu à peu, et tandis
que l'âme commence ainsi à faire peu à peu
des progrès vers une certaine dépendance, il
se prononce à l'extérieur une liberté plus
grande des mouvements, qui caractérise celte
période de la vie ; la vie acquiert de plus en
plus la faculté de se maintenir et de se con-
server par elle-môme. Le froid, l'abstinence
des aliments et le repos sont supportés plus
longtemps, el le chiffre de la mortalité dimi-
nue d'année en année.
Yie végétale. — Si nous commençons par
le côté extérieur de la vie, dans l'examen
que nous avons à faire de ses différentes di-
rections, nous trouvons d'abord que l'activité
plastique est généralement très-considérable
et fort énergique. La digestion, la respiration,
la circulation el la consommation s'exéculent
encore d'une manière rapide, mais acquièrent
aussi plus de foi'ce, attendu que l'irritabilité
se prononce davantage en elles.
La respiration diminue un peu de fré-
quence et augmente de profondeur; l'enfant
admet une plus grande quantité d'air dans ses
poumons, el la paroi du bas-ventre se distend
davantage pendant l'inspiration. De même
aussi le besoin de respiration devient plus
pressant, el il semble qu'un air pur et médio-
crement sec soil plus important encore, pour
le maintien de la vie, qu'à un âge subséquent,
puisque, d'anrès les recherches de Villermé,
[Annales d'hygiène publique et de médecine
(Si) Ce parBgiapliecsi îe rcbunié des lrav;ius lies plus éaiiiienls pliysiologislcs, el pariicuiièremenido
Dui'dicll.
325
LAN
PSYCHOLOGIE.
LAN
m
légale, Paris, t. XII, p. 31), la mortalité parmi iiicre parfaite, met oostacleau (léveloppr<i;i'n*
les enfants au-dessous de dix ans, dafis les
contrées marécageuses, n'est jamais pins
considérable qu'en été, époque h hKjuellc les
marais se dessèchent. Comme les organes
respiratoires sont alors plus vivants, que les
nmscles du larynx et le diaphragmi; sont plus
du système musculaire, et laisse la prédomi-
nance du côté de l'abdomen et de la télé.
Dans les scrofules , qui apparaissent surtout
à l'époque de la dentition, l'irritabilité man-
que d'énergie; mais elle a beaucoup de viva-
cité dans ses manifestations, et la .sensibilité
actifs, mais que ces organes jouissent encore prédomine d'une manière relative; l'albu
d'une grande irritabilité, les i)leurs, lors-
qu'ils sont violents, s'accompagnent de forts
sanglots. La toux , qui était fort rare pen-
dant la première année, devitMit fréquente,
surtout après les refroidissements, et la co-
queluche s'observe spécialement h cette épo-
que de la vie.
Le sang artériel se développe davantage,
et devient plus vermeil, en môme temps que
la proportion de la fibrine y augmente. La
calorilicalion fait également des progrès tels,
que l'enfant supporte plus aisément le froid
extérieur. La frécjuence du pouls diminue, de
sorte qu'on compte par minute environ 40
pulsations h deux ans, 100 h trois ans, et 86
à sept. Les maladies fé!)rilcs sont communes,
et affectent violemment l'organisme entier;
il n'est pas moins fréquent de rencontrer des
inllamraations, surtout des congestions vers
la tète, telles ([ue les catharres, les ophthal-
mies, et phlegmasies de l'oreille interne, qui
se propagent facilement au cerveau. Presipie
toutes les fois que les enfants vieimcnt à élre
atteints de la lièvre, on remaniue chez eux
un état d'irritation de l'organe de l'Ame, qui
s'annonce par le parler à haute voix pendant
le sommeil, la brusquerie dans toutes les
manières, et souvent le délire. Les maladies
intlanmiatoires de lencéphale sont plus fré-
quentes, surtout à l'âge de trois ans, qu'a-
vant cette époque et à celle de la juvémlité.
Comme la plasticité est fort abondante et
très-variée, elle prend souvent aussi une di-
rection anormale. La grande quantité d'al-
bumine tjui existe dans toutes les sécrétions
donne lieu à la production d'ascarides ver-
miculaires et lombricaux, de môme qu'à celle
de la vermine, et le développement de ces
parasites est tellement normal alors, que leur
absence annonce un état morbide. Les exan-
thèmes indammatoires, tels que la scarlatine,
la rougeole, la petite vérole , la varicelle,
sont également au })oint culminant de leur
règne, et il n'est pas rare non plus de rencon-
trer des éruptions cutanées chroniques,
comme la teigne, les croûtes de lait, etc. Les
inflammations se terminent facilement et
j)romptement par des exsudations anormales ;
ainsi fa fréquence des congestions cérébrales
et l'étroitesse de la trachée-artère, jointe h la période, elle contient sensiblement de l'acide
grande irritabilité de ce dernier organe, mul- phosphorique et de l'urée,
liplient à cet âge de la vie l'hydropisie des La nutrition devient de plus en plus diffé-
ventricules du cerveau et le croup. Les scio- rente dans les divers tissus et les diverses sub-
fuies et le rachitisme sont aussi des maladies stances des organes. Certains courants de sang
j)ropres à la seconde enfance, qui dépendent commencent à disparaître, de sorte queladis-
de ce qu'alors l'irritabilité ne fait pas des tinction entre le parenchyme proprement dit
mine l'emporte sur les aidres matériaux im-
méiliats, la nutrition et la sécrétion devien-
nent anormales, les glandes lyn)|)alhi(|ues
s'engorgent, et il survient dans divei s organe«i
des inflammations atoni(iuos , avec tendance
h la décomposition cl à la suppuration. Quant
au rachitisme, il a pour caractères unv. ossi-
fication imparfaite, un défaut de sels terreux,
et une surabondance des parties aqueuses,
en même temps que l'iriiiabilité est dépourvue
d'énergie dans ses manifestations, et (pie la
vitalité se concentre tout entière dans la sen-
sibilité, ou môme il lui arrive fréquemment
de baisser.
Portons maintenant nos regards sur les
formations en particulier. Les secrctior.s, (|ui
étaient douces et homogènes chez rend)ryon,
prennent peu à peu leur caractère propre;
des difl'érences j)lus prononcées s'établissent
entre elles, en même t(;mps que leur (juan-
tité s'accroît. La transpiration cutanée et
l'exhalation pulmonaire augmentent; l'enduit
lubriflant de la peau devient plus abondant ,
mais |)lus huileux. Les pigments se dévelop-
pent davantage. 11 en est de même pour la
couleur particulière de la peau, qui, chez le
Nègre, n'acquiert sa teinte noire parfaite au'à
l'âge de six ou se[)t ans. En général, les che-
veux deviennent un peu plus clairs après la
première année, mais ils prennent une teinte
plus foncée pendant la troisième, et n'ac-
quièrent celle qu'ils doivent conserver que
vers la fin de la période, ou môme dans le
cours de la suivante. Le pigment noir de l'œil
devient plus foncé , et la tache jaune de la
rétine plus claire. La quantité de la salive
diminue, et la proportion de ses principes
salins augmente. Les membranes muqueuses
sécrètent davantage de mucus ; la graisse
sous-cutanée, résidu de la nutrition qui s'est
faite par la peau durant la vie embryonnaire,
conserve encore la prédominance, mais il se
dépose peu à peu plus de graisse dans ré[)i-
ploon, où, dès l'âge précédent, elle avait
commencé h s'accumuler le long du trajet
des vaisseaux. La moelle des os se forme
dans le môme temps. La bile devient plus
amère. L'urine se colore davantage dès la lin
de la seconde année, et vers la tin de cette
I>rogrès en harmonie avec le type de l'âge,
mais s'arrête au degré qui caractérise la pre-
mière enfance, de manière que le défaut de
ressort rend l'assimilation incomplète, em-
pêche la fibrine de se déveloj»per d'une ma-
el le sang devient de plus en plus prononcée.
La peau acquiert davantage de consistance.
Les muscles deviennent aussi plus fermes,
surtout ceux qui servent à la mastication,
de sorte que les joues se dessinent mieux,
:î27
LAN
DICTIONNAIRE DE PniLOSOPIÎIE.
LAN
m
et que les lèvres ferment des bourrelets plus
MllIaiUs. Eu niônie leuips, les extenseurs se
développent davantage, et deviennent plus
aptes h faire équilibre aux llécliisscurs. Le
cerveau prend j)lus de consistance, et reçoit
moins de sang dans son intérieur ; les nerfs
deviennent aussi plus fermes et plus blancs.
Les poumons, jusqu'alors d'un jaune rou-
gcAlre, acquièrent une teinte plus rouge, et la
solidité des cartilages augmente dans les voies
aériennes. Le trou ovale et le canal artériel
s'oblitèrent complètement ; les artères devicn- ^
nent plus amples, et les veines restent fort
étroites jusqu'à l'âge de cinq ou six ans.
(Mende, ioc. cjf., t. iV, p. 113.) Les lobules
des reins se confondent de plus en plus, par
un dépôt de nouveau parenchyme entre eux.
A l'égard de V ossification, les deux points
qui représentaient le corps de la seconde ver-
tèbre du cou se soudent pendant la troisième
année, et le supérieur produit l'apophyse
odontoïde ; les deux parties latérales de la
■première vertèbre cervicale se soudent plus
tard encore, sur la ligne médiane, en avant ;
les corps des trois vertèbres sacrées inférieures
commencent à s'unir ensemble vers la troi-
sième année, ceux de la seconde à quatre
ans, ceux de la supérieure à cinq ou six ans ;
dans les vertèbres caudales l'ossification fait
des progrès de la première à la seconde.
Les arcs se soudent avec les corps, durant la
troisième année, aux six vertèbres cervicales
inférieures ; dans la cinquième, à la seconde
vertèbre du cou, aux nuit dorsales et aux
quatre sacrées inférieuscs ; dans la sixième,
à la vertèbre cervicale, aux quatre dorsales
supérieures, aux lombaires et à la première
sacrée. Les moitiés d'arc se réunissent en-
semble, vers la fin de la troisième année, aux
deux vertèbres cervicales supérieures et à
celles du dos ; les apophyses épineuses se
développent dans la suite, de manière qu'on
peut les sentir du dehors. Les apophyses
transverses antérieures, ou côtes cervicales,
se soudent, de la troisième à la sixième an-
née, avec les apophyses transverses propre-
ment dites des vertèbres du cou. Du reste,
la colonne vertébrale s'arque peu à peu, les
muscles extenseurs qui se rendent de la par-
lie inférieure du cou à la supérieure, ou de
la poitrine à la tôte, refoulant les vertèbres
cervicales en avant; tandis que les muscles qui
niontent du bassin au dos, produisent le môme
etTet sur les vertèbres lombaires.
A cette époque de la vie le crûuc est en-
core sans diploé, et ses protubérances ne se
dévelopi)ent que peu. Mais, en revanche, il se
ferme; à deux ans la grande fontanelle dis-
paraît, et à trois ans il se forme aux bords
des os des dentelures ou des sutures, qui sont
d'abord unies d'une manière simple et assez
lâche, mais qui, vers la cinquième année, sont
plus multipliées et s'engrènent davantage les
unes dans les autres. Les sinus sphénoidaux
se développent ; mais ils sont encore peu con-
sidérables. Le canal auditif osseux continue
de se former, surtout à la paitie inférieure,
de manière que le trou auditif externe n'est
plus aussi oblique, et devient perpendicu-
laire. L'apophyse slyloïde s'ossifie aussi pen-
dant la troisième aimée, et se soude avec la
portion mastoïdienne, tandis (luo le canal
par lequel elle pénétrait dans la caisse du
tympan s'oblitère. Les parties de l'occipital
se soudent ensemble durant la seconde et la
troisième année. Les deux moitiés du fron-
tal se soudent également à deux ans, et à cin({
il ne reste plus aucune trace de leur suture.
Les sinus irontaux ne se développent point
encore. La partie inférieure de la lame per-
pendiculaire de l'éthmoïde s'ossifie, et sa
larlic supérieure se soude avec les masses
atérales. L'antre d'Highmore acquiert un peu
plus d'ampleur.
Accroissement. — De tous les organes ,
celui qui prend l'accroissement le plus con-
sidérable et le nlus important, à ceite époque
de la vie, est le cerveau. Ce développement
s'annonce déjà en partie par les impressions
de la face interne du crâne qui correspon-
dent aux lobes et anfractuosités de l'encé-
phale, et par les sillons destinés à loger les
artères et sinus du viscère. La masse du cer-
veau, comparée à celle du rest(; du corps,
est beaucoup plus considérable chez le nou-
veau-né que cnez l'adulte ; elle diminue peu à
peu d'une manière relative, à mesure que
celle du corps augmente. Ainsi la proportion
entre la longueur de la tète et celle du corps
entier est de 1 : 4aumoment de la naissance,
de 1 : 450 au bout d'un an, de 1 : 5 au bout
de deux ans, et de 1 : 6 après cinq années.
Mais le cerveau, considéré d'une manière ab-
solue, acquiert aussi,* soit dans sa totalité,
soit dans ses diverses parties, les limi-
tes de son accroissement pendant la se-
conde enfance, ce que les frères Wenzel
surtout {De peniliore cerebri structura, p.
254) ont démontré, après Sœmmering. A la
naissance, il pesait plus de trois quarterons ;.
son poids est d'environ une livre et demie à
deux ans, et de deux livres et demie au moins
à sept ans. Les frères Wenzel présument que
plus tard la texture intime du viscère se dé-
veloppe encore ; mais il n'y a réellement plus
de développement quanta ce qui concerne la
fibration ou la substance, et nous devons par
conséquent reconnaître que soit chez l'em-
bryon, soit après la naissance, le développe-
ment matériel du cerveau précède celui de
ses fonctions, de même que l'œil et l'oreille
sont produits de très-bonne heure, mais n'ac-
quièrent que plus lard, par l'exercice, l'apti-
tude à bien saisir et distinguer nettement les
objets qui sont de leur ressort.
La moelle épinière paraît acquérir sa force
permanente vers l'âge de sept ans ; du moins,
l'ampleur du canal vertébial n'augmente-t-ello
plus à partir de cette époque. La moelle al-
longée, qui avait six lignes de large chez le
nouveau-né, en acquiert neuf à unan, et douze
à deux ans. (Serres, Anatomie comparée du
cerveau. Paris, 1827, 1. 1, p. 10. Lo»/. aussi F.
Heuret, Avatomie comparée du système ner-
veux considéré dans ses rapports avec l'in-
telligence. Paris, 1839, in-8, et atlas.)
Si nous cherchons à nous former une Idée
générale des rapports de conformation du
323
r.AN
cerveau et du cnlne, qui dépcnil de lui, nous
u'il n t'st aucune région du
reconnaissons q
corps où rindividualiie s'exprime à un si haut
degré, où la proportion des diverses parties,
eu t^gard les unes aux autres, varie autant, et
où, par conséquent, il soil si dillicile d'établir
une règle générale. Mais le fait qui domine
tous les autres, et qui ressort aussi des obser-
vations de Tenon (Mém des savants étran-
gers, \. l, p. 227) etdeWenzel (loc. cit. pag.
Î54), c'est que la longueur est ce qui aug-
mente le plus pendant l'enfance, après quoi
vient la largeur et en troisième lieu seulement
la hauteur. Burdach trouve que la longueur
est de quarante-deux à quarante-cinq lignes
chez le nouveau-né, et de soixante-douze à
soixante-seize chez l'enfant de se|)t ans ; la
largeur, de trente-six à trente-huit chez l'un,
et de cinquante-neuf h soixante-deux chez
l'autre ; la hauteur, de trcnte-lrois à trenle-
cinq chez le j^remier, et de cinquante-deux
à cin({uante-huit chez le second. C'est aussi
dans sa longueur perpendiculaire que la cir-
conférence du crAne croît le plus ; le pour-
tour horizontal s'acroît moins, et moins en-
core la circonférence, mesurée dans le sens
de la largeur.
Les parties du cerveau qui se développent
le plus, pendant la seconde enfance, sont le
lobiis caiidicis, avec ses ganglions, et Vopcrcu-
Ittm, qui l3 couvre sur le côté ; tous deux
croissent plusen longuevu-qu'en largcui-; l'ac-
croissement en longueur s'apprécie par des
mesures prises d'avant en airière, depuis le
PSYCHOLOGIE. L.\N 330
bosses moyennes de la base du crAnc, influent
assez sur la situation des conduits auditifs «rx-
ternes : ceux-ci, chez le nouveau-né, occu-
pent plus la base que la face latérale, de
jnanière que l'espace compris entre le bord
suj)érieur externe de l'un et celui de l'autre,
ne dépasse point vingt-deux lignes; à mesu-
re que la jiyramide du rocher s'accroît, si-
multanément avec la grande aile du sphé-
roïde, les conduits auditifs se trouvent reje-
tés |)lus en dciiors ; la distance du bord supé-
rieur de l'un à celui de l'autre est de trente
lignes chez l'enfant d'un an, et de quarante
chez celui de sept ans.
Les lobes antérieurs cl postérieurs mar-
chent ensemble quant à leur développement
en largeur. Pendant la seconde enfance, la
dislance d'une bosse frontale à l'autre s'ac-
croît de vingt lignes h trente, et celle d'une
bosse pariétale à l'autre, de quatre lignes à
soixante.
Les hémisphères du cerveau et ceux du
cervelet se développent plus que le tronc céré-
bral, de manière qu'ils acciuièrent la prédo-
minance sur lui.
A la partie antéiicure de la tète, la base se
développe beau( ou|) moins que la voûte ; si
l'on tire une ligne de la base du vomerà celle
de la grande aile du sphéroïde, et de Ih jus([u'à
la suture frontale, on trouve que la moitié infé-
rieure de cet arc a plus de neuf lignes chez le
nouveau-né, treize chez l'enfant d'un an, et
quinze chez celui de sept, de sorte qu'elle ne
s'accroît pas tout à fait de six lignes, tandis
bord (lostérieurdu trou auditif jusqu'au bord que la moitié supérieun; a d'abord vingl-qua-
antérieur du trou occijùlcd. L'accroissement trc lignes et demie, puis trente-trois, et enlin
de celte région est encore plus sensible dans quarante-trois, c'est-à-dire qu'elle augmenle
le sens de la largeur : chez le nouveau-né de dix-huit lignes et plus.
la plus grande largeur du crâne est donnée
par les bosses frontales et pariétales, de l'une
a l'autre desquelles le crâne se porte oblique-
ment d'avant '-n arrière et de dedans en de-
hors ; depuis la seconde année, jusqu'à la
septième, les alentours des bosses se déve-
Io[)pent davantage, de sorte que les bosses
elles-mêmes font moins de saillie, et qu'elles
se confondent, pour ainsi dire, avec la vous-
sure générale.
L'accroissement en largeur est plus sen-
sible encore aux lobes inférieurs du cerveau,
ceux de toUvS qui se sont développés le
A la région moyenne du crâne le dévelo[)-
pement de Ja base est plus considérable que
celui des lobes antérieurs, parce que les/o/u'
caudicis, avec leurs ganglions, et les lobes in-
férieurs croissent beaucoup ; mais l'accroisse-
menl est plus considérable encore h leur
partie convexe, qui correspond aux faces la-
térales de ces deux lobes, ainsi qu'à Vopercu-
Itun et au lobe supérieur. Si l'on tire une li-
gne du bord antérieur du grand trou occipi-
tal au bord supérieur, externe et antérieur du
conduit auditif, et de là au vertex, la portion
située à la base est de onze lignes chez le
[;
(lus tard pendant la vie embryonnaire. Chez nouveau-né, quatorze à un an, et vingt à sept
e nouveau-né les bosses pariétales re{)résen-
tenl la plus grande largeur du crâne, et à
partir de là, les os pariétaux se dirigent obli-
(juemeiit en bas et en dedans. Chez l'enfant
d'un an, cotte surface est moins oblique; elU;
se raf)proche davantage de la perpendiculai-
re. Chez celui de sept ans, la plus grande lar-
geur corres[)ond au-dessous des bosses. La
plus grande largeur, à la région postérieure
des portions squameuses des os temporaux,
s'élève, jusqu'à la huitième année, de trente-
cinq à soixante lignes, et croît par consé-
quent de vingt-cinq lignes, tandis que la lar-
g)ur,à la région des bosses pariétales, n'aug-
mente que de vingt à vingt-deux lignes. L'ac-
c 'oissemeiit en largeur des lobes inférieurs,
cl l'élargissement, (jui en est la suite, des
DicTioiNN'. DK rnux-soruiE. L
ans, et celle qui occupe le vertex de trente-
cinq lignes d'abord, puis quarante-quatre, en-
fin cinquante-six ; la région moyenne a donc
augmenté d'environ neuf lignes à la base et
d'environ vingt et une à la convexité.
A la région postérieure, que nous désignons
par une ligne tirée du bord postérieur du
trou occipital à la suture sagittale, en passant
par la bosse pariétale, la portion située au-
dessous de cette bosse a trente lignes chez le
nouveau-né, quarante à un an, et quaiante-
neuf à sept, tandis que celle qui est placée
au-dessus de la bosse en a successivement
vingt-trois, vingt-neuf et trente-six. Ici donc
la base a plus augmenté que la votite; mais
ce phénomène tient, d'une part, à ce (jne
nous avons été obligés de prendre la bosse
U
331 LA.^
pnrifHalc pour [toiiil (i\o, cl (incla parlie si-
li'.éc au-dussmis conipreiid li;s lobOs posté-
rieurs du cerveau et les hémisphères du cer-
velet, d'un autre côté, .^ ce que ceux-ci s'é-
tendent jus(iu'à la base. Du reste, la prédomi-
nance des hémisphères semble plutôt, pen-
DICTIONNAIRE DE PIIILOSOPIITK. LAN 332
(luit à 1 : 1, i;{ pendant la sect^nde enfance ;
car, chez l'enlanl de sept ans, l'aicado den-
taire a trente-sept lignes h la mâchoire infé-
rieure et (luarante-deux à la su|)érieure. La
hauteur de celte môme arcade s'élève de qua-
tre lignes à six ou sept pendant la [)remière
' ,'e
et
vitaie;car, a apresi'arem-uucnaieieieiiviaru- a uix pour la supérieure, en la mesurant ue-
net, l'inllammation des membranes plastiques puis le bord inférieur de l'orbite jusqu'à la
du cerveau siège plus fréquemment à la base première dent molaire, de sorte que, sous ce
qu'à la voûte, tandis que le contraire a lieu rapport, la mâchoire du haut croit plus que
chez l'adulte. celle du bas.
Les parties inférieure et moyenne, depuis La longueur de la mâchoire, prise en ligne
le menton jusqu'à la racine du nez, sont plus droite, de l'angle au menton, est portée pen-
grandes ; elles ont plus de hauteur, à l'épo- dant la première année de la vie de quinze
dant la première enfance, se préparer malé- enfance ; jusqu'à l'âge de sept ans, ellearrivt
riellement (lue se prononcer d'une manière à huit lignes pour la mâchoire inférieure, e
vitale ; car, d'après Parent-Duchalelet et Marti- à dix pour la supérieure, en la mesurant de-
que de l'éruption des dents, et leur largeur
augmente à trois ans, lorsque la mâchoire
acquiert piUS de force. Elles deviennent mô-
me, surtout dans le sexe masculin, beaucoup
plus considérables que la partie supérieure,
ou le front , njais elles perdent de leurs di-
mensions relatives à partir de la cinquième
année, époque à larpielle le front se déve-
loppe davantage.
Les bosses frontales font une forte saillie
chez l'enfant et au-dessous d'elles le front
descend perpendiculairement , parce qu'il
n'existe point encore de sinus frontaux, quoi-
que l'accroissement des lobes antérieurs du
lignes à vingt et une et n'augmente plus que
de deux lignes durant les six années qui sui-
vent. Chez le nôuveau-né, le bord inférieur
de la mâchoire du bas se porte obliquement
de dehors en dedans, et d'arrière en avant, à
partir de l'angle, de sorte que les deux moi-
tiés se réunissent sous un angle aigu au men-
ton, et qu'elles y produisent une arôte sail-
lante. Cependant, comme à cette é[)oque, il
n'y a que les faces latérales gonflées par les
dents ([ui forment un arc, le bord inférieur
se recourbe aussi en arcade dès le sixième
mois, de manière que sa (àrconférence exté-
rieure, mesurée d'un angle à l'autre, arrive
cerveau soit cause qu'à deux ans la racine du de trente-sept lignes à quarante-sept, tandis
nez s'enfonce déjà un peu au-dessous du ni-
veau du front. Mais pendant que la partie su-
périeure de la ligne faciale acquiert ainsi
d'une manière complète et môme un peu
exagérée, le caractère propre à la formation
humaine, la partie inférieure est plus obli-
(jue, et rappelle davantage la forme animale.
En elfet, comme les mâchoires renferment les
germes plus ou moins développés tant des
dents de lait que de celles de remplacement, et
qu'en conséquence leur bord alvéolaire a
presque la même épaisseur que chez l'adulte,
l'arcade dentaire, qui est étroite, s'avance d'a-
bord sous la forme d'une espèce de trompe,
et ne s'atfaisse que peu à peu. La proportion
entre la partie saillante de la mâchoire et la
longueur de la boîte cérébrale est de 1 : 7 chez
Je nouveau-né, 4 : 12 chez l'enfant d'un an,
1 : 14 chez celui de sept ans
que, depuisle septième mois jusqu'à la tin delà
septième année, elle ne croît plus que de cinq
lignes seulement. La région correspondante
à la canine et à la première molaire est celle
qui devient la première bombée à la mâchoi-
re inférieure; mais la face antérieure de celle-
ci prend davantage la force d'une arcade
lorsque les incisives acquièrent plus de déve-
loppement.
La distance du bord antérieur de la mâ-
choire supérieure au bord postérieur du pa-
lais est de douz6 lignes, chez le nouveau-né ;
elle est déjà de quinze à un an, et chez l'en-
fant de sept ans, elle ne dépasse pas seize
lignes.'
A la mâchoire supérieure, la largeur de la
portion palatine est portée de quatre lignes à
six chez l'enfant à la mamelle ; mais elle ne
croît plus que d'une demi-ligne jusqu'à l'âge
Le nez se rapproche davantage de la forme de sept ans, et le rebord dentaire augmente
qui lui estpro[)re, et devient plus grand par
l'allongement de ses cartilages; mais la pro-
j)Orlion entre sa longueur et la hauteur de la
tète n'est encore que de 1 : 5, tandis que,
chez l'adulte, elle est de 1 : 4.
Los mâchoires se sont développées très-ra-
pidement pendant la première enfance, et
peu ou même point de largeur pendant toute
la durée de l'enfance.
La branche de la mâchoire inférieure, me-
surée au-dessous de raf)ophyse coronoïde,
a six lignes de large chez le nouveau-né,
près de huit à un an, et neuf à sept ans.
L'apophyse coronoïde monte en ligne droite
elles ne font plus ensuite que de lents progrès chez l'enfant, de sorte que son bord anté-
jusqu'à sept ans. Chez l'enfant à la mamelle, rieur s'élève obliquement du rebord dentaire,
elles ont augmenté de largeur; le pourtour sans présenter encore d'échancrure. L'apo-
du rebord dentaire est arrivé de trente lignes physe articulaire est d'abord de niveau avec
à quarante pour la mâchoire supérieure, et le rebord dentaire, et se dirige horizontale-
de vingt-cinq à trente-cinq pour l'inférieure; ment en arrière ; mais, à dater de la troisiè-
la prédominance de la mâchoire d'en .haut me année, elle se rapproche davantage de la
sur celle d'en bas a donc diminué un peu, situation verticale, de même que la cavité
car la proportion de celle-ci à celle-là était glénoide, qui était d'abord plane, se creiiso
de 1 : 1, 20 chez le nouveau-né, et elle n'est aussi peu à peu. L'apophyse zygomqtique
plus maintenant que de 1 : 1, 14; elle se ré- s'arque également davantage, de sorte que la
333
LAN
rsYCiioi.or.iE.
LAN
334
fiisse temporale devient plus graiule, et que
les inuseles maslicnteursaeciuiCM'enl plus d'es-
pace pour se loi;er.
Le développement considérable que les
niAchoires jirennent pendant la première en
Il s'exerce ,\ changer de place par sa propre
force, à dominer l'espace par sa faculté loco-
motrice, ( t la marche le fait entier dans
la sphère où il doit vivre désormais. Mais il
est encore enchaîné au voisinage de sa mère ;
fance fait que ia cavité orale est devenue plus il ne peut d'abord courir que peu de temps,
spacieuse vers la fin de la première année,
et qu'elle a cessé d'être un canal de succion ;
les glandes salivaires se sont aussi dévclop-
{)ées davantage, et le pharynx est devenu plus
anq)le. Le [lalais, qui, cïiez le nouveau-né,
avait huit lignes de large, sur huit et demi de
long, en a douze de large et onze de long au
boui d'une année, treize de large et douze
de long h sept ans.
Vie animale, — Mouvement. La seconde
enfance dilfère de la première par une plus
gi-ande liberté dans la force locomotrice.
Cet accroissement de liberté, auquel contri-
buent la souplessi; et la tlexibilité du corps
et demande ensuite à être porté ; il a besoin
pendant quelque temps de guide et de sou-
tien, mais la surveillance et la protection lui
sont continuellement nécessaires, pai'ce que
sa faiblesse et son défaut de circonspection
ne lui permettent pas de se garantir des dan-
gers.
Il af)prend enfin h parler, h peindre ses
idées sous une forme sensible, qui leur cor-
respond; dès lors aussi il entre en rappoil
avec son espèce sous le point de vue Intel -
lectuel, en même temps (ju'il devient plus
maître de ses idées, qui sont mieux précisées,
et qu'il ac(|uiert la faculté de penser. Les cris
entier, dépend en partie du développement par lesquels il ap|)elait à son secours, et les
progressif des muscles et des os, en partie,
et surtout, de celui de la vie intérieure et de
l'éveil de la volonté. Il se manifeste |)aruiie
activité infatigable, et l'exercice lui fait taire de
continuels [)rogrès. Ainsi les mouvements ten
gestes qui lui servaient à exprimer ses dé-
sirs, font place au langage qui lui donne rang
parmi les hommes, et qui le met sur la même
ligne qu'eux. Mais c'est de sa mère qu'il ap-
prend les formes du langage, et la parole lui
dtmt peu à [)eu à des buts bien déterminés; les sert moins à agir sur les autres, qu'à se per-
niuscles de la face acquièrent plus de vitalité, feclionner lui-môme.
et peignent mieux l'étal de l'Ame, de manière
que les traits deviennent par degrés et plus
lixes et plus expressifs. La volonté picnd
aussi de l'empire sur les excrétions, d'abord
sur celle de l'intestin, puis sur celle de la ves-
sie urina ire. ^lais ce qu'il y a surtout ue ea-
L'enfanl apprend donc à dominer la matiè-
re parla mastication, l'espace par la marche,
et les idées sensorielles par la parole. Ces
nouvelles iacultés lui procurent la liberté, les
deux premières dans le monde extérieur, la
dernière, dans le m»onde intérieur et par rap-
ractéristique, c'est l'apparition, vers la (in de port à rcs|)èce. Toutes trois ont été amenées
lu première enfance, de trois mouvements peu h peu par la première enfance ; en vi-
nouveaux qui expriment les progrès de la vaut du lait maternel, l'enfant s'est formé à
sjionlanéité. digérer une nourriture étrangère ; en reposant
En passant de la succion ^ la mastication, sur les bras de sa mère, il s'est fortifié pour
l'enfant com|)lète sa séparation d'avec le la marche; en profilant des impressions sen-
corps maternel, qui avait commencé h ré|)o- sorielles que sa mère lui a procurées, il a dé-
que du part, et il se dégage de tout ce qui veloppé son àme de manière h j)ouvoir l'an-
restaiten lui de la vie embryonnaire. Dès lors noncer par la parole. Mais ces trois facultés
il trouve sa nourriture, non plus dans la .sub- n'expriment que le côté extérieur d'activités
slance du corps de sa mère, mais dans des intéiieures qui répandent leur intluence sur
substances hétérogènes. 11 entre donc en l'être tout entier; la mastication n'est qu'une
conllit immédiat avec le monde extérieur, révélation extérieure de l'assimilation et de
sous le [»oinl de vue de la nulrilion, et il exer-
ce un pouvoir qui lui est propre sur les ma-
tières alimentaires; il triomphe de leur nature
hétérogène j)ar la mastication et l'insaliva-
tion, etse les approprie. Mais ce n'est i)as
tout d'un coup qu'a lieu son émancipation ;
h la nutrition innnédiate pai- lanière, en suc-
cède d'abord une médiate; les aliments qu'il
reçoit ont été choisis et préparés par la sol-
licitude maternelle, et il a besoin pendant
quelque temps qu'on les lui présente; la
mère prépare la nourriture non pas d'une ma-
nière purement végétale, mais [)ar un elfet
de sa volonté, et cependant c'est toujours elie
qui continue de l'olfrir à l'enfant.
L'enfant com[)lète aussi celte séparation en
passant des bras de sa mère sur le sol, et de-
venant alors habitant de la terre dans racce[)-
la digestion de substances étrangères, (jui
commencent maintenant dans le canal alimen-
taire ; la marche est l'expression du senti-
ment intime de la force et du penchant à la
spontanéité; la parole est la manifestation
d'idées déterminées, un signe annonçant l'é-
veil de la vie intellectuelle. La conscience et
la volonté se déploient donc alors, avec leur
caractère déterminant.
La mastication ouvre une nouvelle ère pour
la vie plastique, la marche pour les désirs
et l(îs actions, la parole pour la pensée.
Mais toutes trois s'engrènent pour ainsi dire
l'une dans l'autre, et se servent muluelle-
ment de soutien : la mastication a lieu par
l'elfel de la volonté, et dévelop[)e le sens du
goût; la marche est dirigée par la connais-
sance sensorielle, dont elle favorise les pro-
liun rigoureuse du mot. Il entre en ra[)porl grès; la jiarole est appelée par les désirs, et
immédiat av^c la terre, se la soumet, y prend leur sert de moyen. Aucune de ces trois fa-
désormais son point d'ap])ui, et témoigne sa cultes ne peut donc être considérée comme la
sir(7ntanéité en apprenant h se tenir debout, cause des autres, et toutes ensemble consti-
DICTTONNAIUE DE PIirLOSOPIIIE
LAN
356
rS LAN
ièrc molaire se trouvait \)](fcéc tout
l'incisive extérieure. Enfin toutes
connes d'une niAehoire arrivent à la
hauteur pour former la surface de
té^airrisê sur le cori)S par le déveloi)penient mastication, quelque dllférence qu'il y ail
d'un caractère plus prononcé, tant au moral d'ailleurs entre les diverses dénis, sous le
nu'au pliysique, puisque les maladies elles- pomt de vue de la longueur
Dès que la dent est sortie, l'émail, aupa-
ravant d'un 'blanc mat devient brillant et
plus solide. La racine continue de croître, et
accjuiert peu à peu son développement com-
plet. Ainsi l'incisive interne, qui avait deu\
lignes et demie de long à la naissance, en a
trois au cinquième mois, quatre au septiè-
me, et six ou sept à sept-ans. Mais les couron-
nes commencent de bonne heure h vieillir;
dès la tin de la seconde année le sommet tri-
mômes prennent un type plus iixe quant à
leur mode et à leur marche, [lar la possibilité
de supporter plus longtemps et la privation
de nourriture ou de sommeil, et l'exercice
de l'activité sensorielle ou du mouvement
musculaire, enfin par cette autre circonstan-
ce qif'il n'est plus aussi commun que les ma-
ladies portent une atteinte rapide et pro-
fonde à la force vitale.
Dentition. — Les mâchoires du nouveau-
né sont en quelque sorte grosses des dents, cuspide des incisives est remplacé par un
(lui se sont formées et ont commencé à s'os- bord plane, qui s'émousse de plus en j)lus,
sifier pendant la vie embryonnaire. Durant en raison de l'usure de l'émail, jusqu'à ce que
la première enfance, les dents continuent de celui-ci disparaisse entièrement, à(|uatre ans,
se développer, et vers la fin de cette période, sur le tranchant de la couronne, où la subs-
au neuvième mois environ, commence leur tance osseuse mise à nu partiil sous la forme
éruption, qui dure jusqu'à la fin de la seconde d'une strie jaunâtre. Vers la même époque,
année où au milieu de la troisième, épo- le sommet de la canine a perdu aussi sou
que à laquelle toutes les deiils de lait exis- émail : il est devenu obtus, et l'on y aperçoit
tent. En môme temps, les cloisons se sont un petit point brunâtre de substance osseuse,
iplus développées, celles surtout qui séparent qui s'agrandit pendant les années suivantes,
les secondes molaires des troisièmes , et et se convertit en une surface semi-lunaire
qui n'existent qu'en rudiment à la nais- (Prochaska, Opéra minora, t. Il, p. 368).
sance. Cependant les dents de remplacement se
Chez aucun mammifère l'éruption des dents développent de plus en plus. La couronne et
n'a lieu si lard, ni d'une manière aussi lente, les corps des incisives sont formés à deux
Les lapins naissent avec deux dents, et ac- ans; la couronne de la canine et de la pre-
quièrenl les autres dans l'espace de dix jours, mière molaire se développe, ainsi que le
Chez les ruminants, l'éruption commence corps delà troisième molaire; à trois ans,
dès avant la naissance, et pendant les pre- la couronne de la seconde molaire. Pendant
miers jours qui la suivent, et elle est ter-
minée à la fin du premier mois. Les soli-
pèdes sont dans le môme cas; seulement le
travail n'est achevé chez eux qu'au quatriè-
me mois. Dans les chiens et les chats, il dure de la quatrième molaire s'ossifient, et lefolli
depuis la première semaine jusqu'à la dixiè- "•-''- j- '- -- :■■■•"- ^' 4i„„„.i„„„:
me , et chez l'éléphant depuis la se-
conde semaine jusqu'à la fin du troisième
mois (E. Rousseau, Anatomie comparée du
système dentaire, Paris, 1«27, in-8, fig.)
On a des exemples d'enfants venus au
monde avec une ou plusieurs dents. C'est là
la quatrième année, se forme la racine des
incisives et de la troisième molaire, la cou-
ronne de la canine et des deux molaires an-
térieures s'achève à peu près, les tubercules
cule de la cinquième paraît. Alors donc il
existe trente-deux dents, savoir : vingt per-
cées, huit en travail d'ossification et qua-
tre encore en germes. A sept ans, les inci-
sives et la troisième molaire sont parfaites,
la racine de la canine et des deux premières
molaires commence à se produire, la cou-
iine analogie avec les animaux. Il arrive plus ronne de la quatrième molaire est dévelop-
rarement que les dents ne percent pas,' pée, l'ossification n'a point encore commencé
comme dans la famille des mammifères éden- dans la cinquième.
lés. L'éruption des dents signale le commence-
Il est digne de remarque que, pendant leur ment d'une nouvelle période pour la diges-
éruption, les dents se constituent en un tout lion.
bien coordonné. D'abord il y a harmonie en- Le lait est sécrété en moindre quantité
tre les deux mâchoires ; quelques jours ou vers celte époque, et il subit aussi un ehan-
quelques semaines après la sortie d'une dent gement dans ses qualités; il est donc moins
à la mâchoire inférieure, on voit paraître la propre à rassasier l'enfant ,
dent homonyme à la mâchoire supérieure.
Le môme accord règne entre les deux moi-
tiés de chaque mâchoire; quelques jours
après l'éruption d'une dent d'un côté, sort
aussi la dent correspondante du côté opposé.
En outre, les dents se disposent de manière
qui accueille
volontiers une autre nourriture, pour laquelle
il prend peu à peu tant de goût , qu'il finit
par se déshabituer du sein. 11 demande des
aliments variés, car le lait de sa mère, quel-
que agréable qu'il le trouve encore , le fa-
tigue par son uniformité. D'ailleurs, ce n'est
à former une série, ainsi l'accroissement de pas seulement de boisson qu'il a besoin, et il
largeur de la mâchoire permet à la canine lui faut aussi untj nourriture solide, pour
de s'aligner avec les autres, quoique son ger- mettre en jeu la puissance musculaire de sou
cie fût primordialement hors de rang, car estomac, qui s'est accrue. Enfin il veut voir
337
LAN
PSYCHOLOGIE.
LAN
3r,.^
te qu'il prend, afin d'accroître sa jouijisance,
et ce n'est plus assez pour lui de tetcr en
aveugle pour obéir aux impulsions sourdes de
la sensibilité générale. L'intluence qu'exerce
à cet égard le sens de la vue est bien dé-
montrée par la facilité avec laquelle , en
noircissant le mamelon, on dégoûte de le
prendre l'enfant qui refuse de renoncer au
sein ; il examine longtemps ce mamelon ainsi
déguisé, et ne le demande plus, quelque
abondante nourriture qu'il y ait puisée jus-
qu'alors.
Après le sevrage , le lait s'accumule pen-
dant quelques jours dans les conduits lacti-
fiïres, puis il est résorbé.
En cessant de teter, l'enfant commence par
ronger, et il ne se met à mâcher qu'après
l'-éruption des dents molaires. Mais la masti-
cation est encore faible chez lui, parce que
les dents et la mâchoire manquent de solidité,
parce que les muscles masticateurs n'ont
f)oint assez d'énergie : aussi n'y a-t-il que
es aliments mous qui conviennent à cet
âge.
La mastication et l'insalivation d'un côté ,
la variété des aliments de l'autre, développent
le goût, et l'instinct porte l'enfant h préférer
les substances douces et sucrées, qui con-
viennent mieux à l'état présent de sa consti-
tution.
Marche. — Vers la fin de la première an-
née, l'enfant cherche à se tenir debout, et il
éprouve une joie visible lorsque la tentative
lui réussit. Mais d'abord il perd l'équilibre
presque sur-le-champ; les genoux lléchis-
sent , à cause de la faiblesse et du défaut
d'exercice des muscles extenseurs, de sorte
que l'enfant tombe assis. Il n'apprend donc à
rester quelque temps debout qu'en se tenant
parles mains h un corps solide.
Dès qu'il a appris à se tenir debout , sans
aucun but extérieur, il cherche à changer de
place , soit seulement pour mettre en jeu la
force qu'il sent au dedans de lui-môme, soit
pour atteindre à un objet éloigné. Déjà il
avait commencé , sur le sein de sa mère, à
tendre involontairement les bras vers les
objets qu'il souhaitait, puis il avait indiqué
par là son désir d'être porté dans tel ou tel
lieu, "et plus tard il avait essayé de s'y traîner
lui-même. Mais le changement de [)lace qu'il
tente maintenant, après s'être dressé sur ses
jambes, tient à un rapport organique et pri-
mordial en vertu duquel les membres des
deux côtés du corps tendent à se mouvoir
alternativement, et en ellet l'enfant remuait
déjà les jambes l'une après l'autre, quand il
était ou couché ou assis. Avant de se lancer
dans l'océan de l'espace, il louvoie sur les
côtes ; il chemine obliquement, en se soute-
nant alternativement avec ses deux mains.
Pendant ce mouvement, il place les pieds en
dedans, d'un côié parce que les muscles de
la face interne de la jambe l'emportent en-
core en énergie sur ceux de la face interne ,
comme durant le cours de la vie embryon-
naire, et de l'autre , parce que le bassin est
plus incliné qu'il ne doit l'être dans la suite.
Le premier mouvement libre de l'enfant,
qui a lieu au commencement de la seconde
année, consiste non point à marcher, mais à
courir, ou plutôt à se précipiter; aussi est-il
fort sujet à tomber en avant , ses muscles
extenseurs venant à cesser d'agir. La raison
en est que les jambes sont plus fléchies pen-
dant la course que pendant la marche, atten-
du la prédominance dont jouissent encore
les muscles fléchisseurs, mais surtout que les
désirs ont une vivacité en vertu de laquelle
l'enfant voudrait être arrivé sur-le-champ au
but : il se précipite vers le point d'appui
qu'il attend, parce que quelques pas suffisent
pour lui faire perdre I'équilil)re , et sa pre-
mière course n'est pour ainsi dire qu'une
chute retardée par la progression.
A la fin de la seconde année ou au com-
mencement de la troisième , il apprend à
marcher, ses muscles extenseurs ayant acquis
plus de force, ses rotuhîs commonrant h
s'ossifier, mais surtout la précipitation (]u'il
mettait d'abord dans tous ses mouvements
ayant fait place à une tenue plus posée. Ce
qui prouve que la circonspection joue ici un
rôle plus étendu que les dispositions pure-
ment mécaniques, c'est que la i)elite fille d'un
an s'avance seule d'un pas sûr lorsqu'elle ne
pense point à la marche et qu'elle est occu-
pée tout entière de la poupée qu'elle tient
dans ses mains ; s'imaginant avoir un enfant
devant elle, et s'oubliant ainsi elle-même,
elle acquiert par là une démarche moins
chancelante. Plus l'enfant a la conscience de
la difficulté du marcher , et plus il se sou-
vient des dangers de la chute, moins ses pas
sont solides. Mais dès qu'il se sent ferme sur
ses jambes, il veut se mouvoir de lui-môme,
et repousse tout secours étranger : cependant
il lui arrive souvent encore de faire do iaux
pas, soit par défaut d'attention, soit parce
qu'il ne sait point juger les effets de la lu-
mière et de l'ombre, ni apprécier les dis-
tances.
Parole. — Le système musculaire soumis à
la volonté servait tout entier à la manifesta-
tion involontaire de l'état intérieur et à l'an-
nonce symbolique du plaisir ou du déplaisir,
avant d'arriver à la réalisation d'un l)ut ina-
tériel : le diaphragme et les muscles costaux
seuls avaient commencé, lors de la première
respiration, à exercer leur force dans l'inté-
rêt d'un but mécanique; mais, dès le premier
moment de leur action, ils avaient été consa-
crés aussi à l'expression de la sensation. La
voix était l'explosion sans conscience de celte
sensation, la réaction organique contre un
état intérieur; le cri n'était que la simple
manifestation d'une atteinte portée à la sensi-
bilité générale; la joie inspn-ée par l'activité
sensorielle produisait le rire; une sensation
déterminée s'était peinte ensuite dans des
exclamations déjà plus expressives. Devenu
attentif à son propre bruit, l'enfant avait fini
par jouer avec ses organes vocaux , et son
bégayement était le précurseur de la parole
articulée, comme l'agitation vague des mem-
bres était celui de rai»lilude h saisir des corps
étrangers et à mouvoir son propre corps.
Les organes vocaux sont excn^és depuis h
3o'3
LAN
DICTIOXNAIUE DE PIIILOSOPIIIE.
LAN
310
naissance, cl l'exercice les a leiuiiis plus forts.
I.a cr)iii;eslioii vei-s la bouche , (jui accom-
j.aiiiiie la (leiitilion, (iélerinine les organes de
la parole à se développer. La cavilé orale
s'(M;uil agrandie, la langue acquiert , i)ar la
mastication coininencantc , comme elle avait
iail auparavant, mais à un moindre degré,
j)ar la succion , une molilité plus libre , en
môme temps que les progrès de l'ossilicalion
de l'hyoïde lui procurent un point d'appui
plus solide. Les gencives tiennent les deux
mAchoires écartées l'une de l'autre, et les
lèvres, au lieu de s'allonger en une sorte de
trompe, font partie des parois tendues de la
bouche, qui, avec les dents de devant, con-
tribuenl h niodiiier la voix.. Voy. la note II, à
la lin du volume.
Les coïiditions extérieures de Varticulation
des sons existent donc désormais; mais celle
arliculalion elle-môme est le fruit d'un em-
])ire absolu acquis sur la voix, d'une mo-
dification variée de celle-ci par la syn-
thèse volontaire des éléments, d'une pro-
duction de sons qui se laissent résoudre
en parties déterminées. La condition inté-
rieure est l'existence d'idées précises, laquelle
suppose à son tour la distinction entre le.
sujet et l'objet. Tant que l'activité deTâme se
réduit à la sensation, il n'y a non plus qu'une
voix inarticulée, expression générale et vague
de la subjectivité; la voix articulée, au con-
traire, est la peinture d'un objet, non tel qu'il
nous est donné par le monde extérieur, mais
tel qu'il s'est représenté en nous; elle repose
donc sur l'intuition d'une image, pai' consé-
quent sur l'intuition de soi-même , dont elle
est le retlet, comme la voix était celui de la
sensation. Mais cette intuition de soi-même
commence à la fin de la première enfance,
quelque imparfaite qu'elle soit encore à cette
époque.
Enfin la condilion intermédiaire est la
liaison entre une idée déterminée et des sons
également déterminés. L'enfant à la mamelle
a appris à embrasser les différentes activités
sensorielles dans l'unité de la re[)résenlalion
ou de l'idée : maintenant, l'enfant qui cher-
che à traduire l'idée dans un langage phy-
sique, choisit ce qui peut frapper l'oreille ,
parce que c'est sous cette foriue que son ac-
tivité propre peut le rendre de la manière à
la fois la plus libre et la plus précise, et (ju'en
jouant avec ses organes vocaux , en prenant
plaisir à faire sortir des sons de lui-même, il
s'est exercé depuis quelque temps déjà à
cette faculté.
Mais la parole est provoquée tant par un
penchant individuel qui porte à manifester
la vie intérieure au dehors , que par la sym-
pathie avec le genre humain. De même que
la sensation se révélait par la voix, de même
aussi toute idée nette veut se traduire par
des sons déterminés : ce qui avait pris une
forme dans l'intérieur, à l'occasion d'impres-
sions sensorielles, tendji se relléter sous une
forme susceptible de frapper les sens. Ainsi
la parole émane de l'intérieur par l'effet de
la réaction, par suite de l'antagonisme et de
t'uilité du monde physique et du monde in-
tellectuel : le premier mot sort (|uel(iuef()is,
sous l'inllucnce de l'alfection , sans avoir
été cherché et d'une manière involontaire
(OuoiiMANN, Jr/c/?rj zur (jatchichlc derEnhiilcke-
lumj des kindlkhcn Allers, p. 148) : l'alVection
est ici l'accoucheur de la parole , et elle fait
apparaître le mot qui s'était déjh formé dans
lintérieur. Mais en mèuKî tem|)s , agissent la
sympathie, l'instinct de l'imitation (;t celui de
la sociabilité; l'enlant connaît sa nature spi-
rituelle en d'autres , il veut leur ressend)ler
par l'imitation de leurs sons, et il cheiche «i
se rendre semblable à eux en faisant naître
dans leur intéi-ieur les mêmes idées que celles
qui existent en lui-même. Si la parole en
elle-même est un besoin pour lui , il sait se
])Iier aux formes qu'il trouve admises déjà, il
apprend à comprendre la langue de ceux qui
l'entourent , et à l'imiter en comparant ses
propres sons à ceux des adultes. Cependant
il ne se laisse point déterminer à cet égard
d'une manière absolue, car non-seulement il
modifie les mots qu'il entend d'après la ca-
pacité de ses organes et sa propre commodité,
mais encore il en crée de sa piopre autorité.
Le langage devient pour lui un moyen de
perfectionnement. Il est l'œuvre de l'intelli-
gence, tire naissance de ce qui a été compris
et permet de se faire comprendre. Il est le
produit de la liberté , et môme un dévelop-
pement de cette même liberté. D'après l'ex-
pression de Beckers {Organism dcr Sprache,
p. 2-5) la pensée est sans bornes par elle-
môme, et n'acquiert une signification précise
que par la parole; en prenant cori)3 dans
les mots, elle revêt une forme s[)éciale indi-
vidualisée , de sorte que , sans la parole ,
l'homme ne jouirait pas de la vie dans toute
sa plénitude. Les mots deviennent des chiffres
par la combinaison desquels l'enfant apprend
à avoir ses idées sous la main et à en tirer de
nouveaux résultats. La détermination sponta-
née en parlant n'est d'abord qu'un type de
la liberté, une réaction organique ; la pensée
de l'enfant s'exhale en mots sur-le-champ
et sans choix, et comme ses idées se succè-
dent rapidement , il se fait aussi remarquer
par la volubilité avec laquelle il parle. Peu
à peu seulement il arrive à une liberté
d'un ordre plus élevé, c'est-à-dire qu'il ap-
{)rend à réfléchir s'il doit manifester ou taire
sa pensée, à savoir quand et comment il doit
parler.
La parole a pour point de départ ce qui
est isolé ou particulier ; des mois seuls valent
tout un discours, et l'enfant ne les prononce
d'abord que par pur plaisir de parler, sans y
attacher d'autre importance; le temps seul
lui enseigne à s'en servir pour exprimer ce
qu'il désire. Il commence par des monosyl-
labes, et ne s'élève pas beaucoup au delà des
mots disyllabiques. Les premiers dont il se
sert désignent les objets physiques, et sont
des substantifs qu'il emploie au nominatif :
ensuite viennent les verbes exprin)ant une
action physique , à l'infinitif (avoir, pren-
dre, etc. ).
Le premier acte de volonté qu'il fasse, eu
égai'd à la{jrononcialion, consiste à mouvoir
341
LAN
rSYClIOLOGIE.
LAN
342
les lèvres, tandis (jne la langue et le voile du
râlais contribuent davantage aux cris invo-
lontaires ; les pi-eniiers mots sont formés de
h, de p, de m, de v, et il est digne de remar-
que que, chez la plupart des peuples de la
terre Vin , la première et la plus molle des
consonnes labiales, prédomine dans le mol
exprimant l'idée de mère, au lieu que , dans
celui qui sert à rendre l'idée de pcre, il y a
prédominance du p et du 6, dont la pronon-
ciation exige plus d'ell'orts, du t, de lyet du
r, qu'on ne parvient que plus tard à pro-
noncer.
A ces mots labiaux succèdent ceux, conte-
nant les sons d, t, /, n, que le bout de la
langue produit avec la partie antérieure du
palais ; puis Vf, Vs et le c, qui exigent le con-
cours des dents , enfin le g, le k, le ch des
Allemands, lej" des Espagnols, l'r etlesdiph-
Ihongues, qui sont formés par la base de
la langue et le voile du palais. Cependant
l'individualité fait naître une multitude de
nuances h cet égard ; car on trouve , par
ex-emple , des enfants qui prononcent de
bonne heure et facilement le Â, tandis qu'ils
ne prononccîut le r (}u'avec peine et plus tard.
Les consonnes sont unies d'abord avec les
sons a, ai, e, qui exigent qu'on ouvre la bou-
clie, plus tard avec o, ou, j, pour lesquels il
faut rétrécir la cavité orale, plus tard encore
avec eu et u. [Voy. la note III , h la fin du
volume.)
Vers la fin de la seconde année, ou au
commencement de la troisième, l'enfant pro-
nonce, dcîs phrases , c'est-à-dire qu'il ne se
borne plus à exprimer une idée , mais peint
une pensée en liant un sujet avec un attribut.
Les premières phrases sont de deux mois, un
substantif avec l'infinitif d'un verbe, ou môme
avec un adjectif sans verbe. Plus tard , la
phrase embrasse plusieurs membres, deux
verbes ou deux substantifs étant mis en rap-
port l'un avec l'autre, après quoi le mode de
relation vient aussi à ôtie exprimé par des
adverbes et des prépositions.
Pendant le cours de la troisième année
l'enfant tient des discours , c'est-à-dire qu'il
exprime des séries de pensées. Dès le com-
mencement de cette année , il montre de la
véritable lumière sur. e problème de l'origine
de nos idées que tout le fatras des philoso-
pliies surannées qui remplissent nos biblio-
thèques. M"" Necker a pris pour épigraphe
ces vers remarquables de Louis Racine :
( De ma faible raison je fis l'apprenlissage ,
Frappé (lu son des nidis, alieniif aux objets ,
JeivpHai les noms, je distinguai les Irails,
Je connus, je nommai, je caressai mon père... »
« La fin de la seconde année est remarquable
chez les enfants par les rapides progrès qu'ils
font ordinairement dans le langage. Tous par-
viennent à s'énoncer bien ou mal , mais on
remarque entre eux de grandes diiîérences ;
déjà l'inégale distribution des dons delà na-
ture se fait sentir. L'art de parler exigeant le
concours de plusieurs facultés morales et
physiques , s'il en est une qui reste en ar-
rière, celle-là met obstacle à l'avancement.
« En ell'el, pour apprécier les sons , il faut
de l'oreille ; pour les articuler , de la sou-
plesse dans le gosier. L'intelligence est indis-
pensable pour comprendre les mots, et la
mémoire pour les retenir. Quand de tels
dons se trouvent réunis à un degré éminenl,
ce qui est rare , l'enfant parle assez bien à
deux ans.
« Mais comment cet enfant , si infériciu-
aux animaux du môme Age sous tant de rap-
ports, réussit- il à se mettre en possession
du beau privilège de la parole? Quelle marche
suit-il pour y parvenir? Voilà ce que j'aurais
voulu éclaircir par des observations exactes,
et je n'ai cpie de faibles aperçus à donner.
Le sujet est loin d'être traité ici , mais je
l'aurai du moins recommandé à l'attention
des mères. Rien ne i)eut être plus intéressant
que devoir l'intelligence sortir peu à peu du
nuage qui l'enveloppait, prendre un léger
essor chaque fois qu'elle découvre une ex-
pression nouvelle, et faire servir ses premiers
succès à en obtenir toujours de plus grands.'
L'enfant, encore étranger dans le monde des
choses qu'il connaît à peine , sent bientôt le
besoin d'entrer dans le monde des mots qui
y correspond et qui fournira bientôt des ins-
truments à sa pensée. Alors conmience i)0ur
lui une existence plus intellectuelle , une
existence oii les images et les désirs tumul-
tendance à former une série de phrases ; mais lueux qu'elles excitent régnent toujours, mais
sa langue est encore trop pauvre pour |)0u-
voir réaliser cette intention. Ensuite il pro-
nonce, à la suite les uns des autres, des mots
décousus, entremêlés d'une foule de sons
inintelligibles , soit parce qu'il y a dans la
série de ses pensées une véritable lacune.
où il s'introduit pourtant un élément plus
tranquille.
« Voici les faits que j'ai pu recueillir, aidée
du secours de quelques mères.
« U y a des mots qui se détachent , dans le
jeune esprit, de la plirase dont ils font partie
comblée seulement par des idées confuses , et y occupent une place à part. De ce nombre
soit parce que l'expérience lui manque; mais sont d'abord les noms ou les signes attachés
il n'en est pas moins content de lui-même, il
babille avec un air à la fois satisfait et sé-
rieux. Peu à peu les conjonctions et les pro-
noms entrent dans le trésor de ses ressources,
et de cette manière la faculté de i)arler est
complètement développée en lui à l'ûge de
quatre ou cinq ans.
On lira avec intérêt un chapitre extrait de
V Education progressive par M°'e Necker de
Saussure , et intitulé : Comment les enfants
apprennent à parler. Ce chapitre jelle plus de
aux personnes ou aux choses qui attirent
l'attention des enfants. Ils en répètent volon-
tiers ia syllable la i)lus marquante , ce qui a
donné l'idée de former des syllabes redou-
blées les premiers mots qu'on leur apjirend.
Ceux-ci ne sont autre chose que les articula-
tions dont se composait le ramage naturel de
l'enfant avant qu'il commençât à parler.
Ainsi, à l'âge de sept ou huit mois, il pro-
nonçait conlinuellemenl les syllabes pa, ma,
da ,"mais sans y attacher de sens. Lorsqu'il
343
LAN
DICTIONNAIUE DE PlI[LOSOriIlE.
LAN
344
vient à les nssocier par la suite à l'idée do
certains objets, et h en faire ainsi un langage,
c'est (ju'on a pris soin de iui on donner
lexeniple; mais c'est là ce qui a été le moins
observé.
« 11 paraît sans doute assez simple que
l'enfant apprenne h nommer les objets maté-
riels, quand on les lui a souvent montrés en
])r()férant certains sons; la chose réveille en-
Suite l'idée du mot, et le mot celle de la chose.
Mais il est plus difficile de concevoir com-
ment il attache un signe à ce qui n'existe
{)as corporellemcnt. Les actions, par exemple,
toujours exprimées ou supposées par les
A'erbes, les actions n'ont point dans la nature
de type permanent, elles ne tombent pas sous
les sens de l'enfant quand il les nomme, et
il ne dit allez que dans un moment oi'i l'on
n'allait pas. H faut qu'il ait au dedans de lui
l'idée exprimée par le verbe, et que cette
idée , à la fois nette et mobile , s'applique
successivement à tout ce qui exécute 1 action.
Or, comment a-t-il conçu une notion pareille,
qui semble être une abstraction du genre le
plus subtil ? Il paraît ([ue ce sont les gestes
qui la lui ont donnée; les actions sont les
objets naturels de la pantomime qu'on appelle
môme le langage d'action. Sans y songer, on
gesticule beaucoup avec les enfants , aussi
sont-ils grands gesticulateurs eux-mêmes.
Quand donc un certain mot a toujours ac-
compagné certains mouvements , les deux
idées se lient ensemble dans leur tête.
« 11 est vrai que plusieurs mots, qui sont
des verbes pour nous, n'en sont pas toujours
pour eux : ainsi () boire, c'est de l'eau ou du
lait; promener, c'est le plein air ou la porte.
Mais quand ils commencent à vouloir qu'on
agisse en conséquence de ces mois, l'action
prend do plus en plus de la consistance dans
leur esprit, et ils finissent par y attacher véri-
tablement un signe.
« Il est à remarquer que les animaux même
comprennent les verbes, en tant qu'ils ex-
])riment une action. C'est pour l'ordinaire
de ces mots qu'on se sert avec les chiens et
les chevaux quand on veut s'en faire obéir,
et alors on les emploie naturellement à l'im-
pératif. L'enfant, ainsi que les nègres, ne
fait d'abord usage que de l'infinitif. Comme
il ne se forme aucune idée dos temps, et qu'il
ne comprend que fort lard les pronoms, il en
est réduit à ce mode.
« Deux mots que l'enfant apprend très^
prom[)tement, les particules oui et non, sont
aussi des traductions de gestes. Ils désignent
l'acte matériel de repousser ou d'accueillir,
et deviennent par là des verbes, ce sont velle
et nolle, vouloir et ne vouloir pas. Non est
surtout fréquemment employé par l'enfant :
il exprime en paroles sa répugnance; mais
quand la chose qu'on lui offre lui est agréable,
il se précipite pour la saisir avec une telle
vivacité que le mot devient inutile.
« Il y a ensuite quelques adjectifs qui s'in-
troduisent dans sa tête : ce sont ceux (jui
expriment des sensations très-marquantes.
Joli est bientôt de ce nombre, tant est grand
chez lui le besoin de témoigner son admira-
tion.
« Il emploie d'abord ces divers mots sans
les lier entre eux, mais on peut aisément ju-
ger que son esprit les rassemble. Ainsi un
enfant qui voyait son père et sa mère auprès
du feu, ditaussitôt (85), papa, maman, chaud,
en laissant de côté les mots intermédiaires,
A ce degré si peu avancé de développement,
les enfants énoncent à tout moment des ob-
servations désintéressées, sans autre motif
que le plaisir de les énoncer.
« En y rélléchissant, on s'aperçoit que ces
trois sortes de mots prononcés dans le pre-
mier âge avant les autres, les noms, les verbes
et les atljectifs, sont véritablement la matière
et comme le corps du discours. Us expriment
les grands intérêts de l'âme dans ce monde,
celui de distinguer les objets extérieurs par
les noms, celui de définir ses propres im-
pressions parles adjectifs, et enfin d'énoncer
ses déterminations par les verbes. Il y a
là connaître, sentir et vouloir. C'est tout
l'homme,
« Ces mots ont donc de l'importance pour
l'enfant; mais comment arrive-t-il qu'il fi-
nisse par en employer d'autres,' auxquels
il semble difficile qu'il attache un sens? Com-
ment vient-il à comprendre les prépositions,
les conjonctions, les adverbes, ces termes
sans nombre qui sont comme des instru-
ments avec lesquels on manie, on sépare, on
enchaîne, on modifie de mille manières les
grandes pièces du discours? Quel usage fait-il
de ces pour, de ces avec, de ces quoique, de
ces comme, de ces très, dont il n'y a peut-
être pas une grande personne sur dix qui sût
définir la signification. Il les emploie fort à
propos aussitôt qu'il les a retenus, mais c'est
là ce qui paraît incompréhensible.
« Quelques observations me portent à
croire qu'il ne les sépare pas de la phrase
dont ils font partie. Cette phrase iHii paraît
un seul grand mot dont son admirable sym-
pathie lui fait deviner le sens, un mot qu'il
répète distinctement, s'il a l'oreille juste et
le gosier flexible; qu'il estropie ou qu'il
abrège, s'il en est autrement, mais toujours
sans le décomposer. Et lors même qu'il vient
à retrouver les mêmes termes dans des
phrases différentes, il ne les reconnaît pas
de sitôt. Ces mots sont pour lui ce que sont
pour nous les syllabes que nous rencontrons
partout dans les discours, sans y attacher de
sens. Il n'y a peut-être que la lecture qui
nous fasse connaître la vraie coupe des mots :
aussi voit-on les gens du peuple, qui écrivent
sans avoir beaucoup lu, lier les termes entre
eux de la manière la plus bizarre, et les unir
ensemble ouïes partager au hasard.
« Ainsi, je suppose qu'on dise à l'enfant,
en lui tendant la main : Voulez-vous venir
au jardin avec moi ? il répétera : Oui, oui,
venir au jardin avec moi, le geste et le mat
(85) « Toiil ce qui osl en Icllrcs italiques a \éiil:ililcinciil oîc dil par des ciiC.iiils, à l'àgc d'un an
ou (Je dix huit mois, i
315
LAN
PSYCHOLOGIE.
LAN
3;g
jordin ayant suHî à son intelligence. Si, au
ontiaire, on lui ciisail.cn taisant signe de
le repousser : J'irai au jardin sans vous, il
répéterait longtemps en se lamentant : Pas
sans vous, pas sans vous. On voit par ïk que
tout en comprenant fort bien la phrase
entière, il n'attribue pas un sens à chaciue
mot.
« Ce qui s'embrouille le plus dans la tète
du pauvre enfant, ce sont les pronoms : moi
et/e surtout restent longtemps pour lui dans
le nuage. Comme ces mots s'ajipliquenl uni-
quement à celui qui les prononce, on ne les
emploie pas quand on parle de lui h. l'enfant;
il les voit à chaque instant changer d'objet,
sans qu'il en soit jamais l'objet lui-mùme :
delà vient qu'il n'a pas l'idée de s'en servir.
Quand il veut désigner sa propre personne,
il se consiilère pour ainsi dire du dehors,
et parle de lui comuie d un autre en s'appe-
lant par son nom. Donner à Albert, mener
Albert, soWh. les expressions dont il fait usage.
J'ai entendu un enfant qu'on tutoyait se ser-
vir toujours du pronom ta en parlant de lui-
même. L'introduction du je serait curieuse à
observer.
« En revanche, ces vestiges du langage
animal qu'on a conservés dans nos idiomes,
ces cris qu'on a reçus dans le langage hu-
main sous le nom d'interjections, l'enfant
bien tracées dans leur esprit, et comme autant
de fidèles tableaux y représentent uniquement
ces personnes. Les noms qu'ils leur donnent
se terminent à ces individus. Ainsi, le nom
de nourrice et de maman dont se servent les
enfants, se rapportent uniquement â ces per^
sonnes. Quand après cela, le temps et une
plus grande connaissance du monde, leur a
fait observer qu'il y a plusieurs autres êtres
qui, par certains communs rapports de fi-
gure et d'autres qualités, ressemblent à leur
père, mère et autres personnes qu'ils sont
accoutumés de voir, ils forment une idée à
laquelle ils trouvent que totis ces êtres parti-
cipent également, et ils lui donnent comme
les autres le 710m rf'honune. Voilà comment
ils viennent à avoir un nom générique et une
idée générale. En quoi ils ne forment rien
de nouveau, mais séparant seulement de l'idée
complexe de Pierre, de Jacques, de Marie et
d' l'iisabeth, ce qui était particulier à chacun
d eux, ils ne retiennent que ce qui leur est
commun à tous.
« Je ne nie assurément pas que cette marche
ne soit très-logi(iue, et je n'ai même rien h
objecter contre le point de départ ; l'enfant
counncnce par donner un nom à un objet
particulier, je l'avoue, mais la manière dont
il passe de U\ à l'idée générale, ne me paraît
pas avoir été indiijuée h Locke par l'observa-
les saisit et les afiplique à merveille. Janiais tiftn. Procéder par séparation, i)ar rctraiiche
le oh ! de l'étonnement désagréable n'est
confondu par lui avec le ah ! du plaisir, ni
avec le ô sentimental de la prière. Que de
temps s'écoulerait avant qu'on pîtt lui expli-
quer philosoi)hiquement tout cela 1 mais
le jeune oiseau a compiis le chant de sa
mère.
« Il s'est élevé une question parmi quel-
ques métaphysiciens de la lin du siècle der-
nier. Ils se sont demandé comment il se
pouvait que l'enfant apprît à se servir des
noms généri(iues. Qu'il attache un signe à
un objet déterminé, cela se conçoit; mais
comment vient-il à l'appli(iuer à toute une
clf"sse d'êtres? Comment appelle-t-il chien
tous les chiens, quelque peu ressemblants
nient, c'est-à-dire par abstraction, me semble
peu conforme h l'esprit de l'enfant. Quand
il s'exprimera plus facilement, on verra par
le grand noudjre et la singularité de ces
associations, (|u'il se montre plus piès d'être
poêle ([ii'analysle.L'exemiile choisi par Locke
es* d'ailleurs un des moins propres à éclaircir
la question, puisque c'est précisément dans
le cas cité cpTun enfant aurait le plus de
peine à généraliser ses idées. Les individus
avec lesquels il vit, jouent un tel rôle dans
son esprit; il les voit si fort à part des autres,
qu'il ne peut consentir h les ranger sous une
même dénomination. Un enfant de deux ans
serait bien étonné, il se mtUtrait 5 rire vrai-
semblablement, si on lui disait que son père
qu'ils soient au premier qu'il a entendu nom- est un homme. Que serait-ce si on prétendait
mer ainsi? Se foi-me-t-il des idées gêné
raies? sait-il que les noms d'espèce s'ap-
pliquent à tous les individus qui réunissent
certaines qualités? envisage-t-il abstraite-
ment ces qualités en les séparant du sujet
avec Locke que sa mère aussi en est un?
Un homme, pour lui, c'est un inconnu, un
passant de la classe pauvre. Sans doute
il s'aperçoit que ces inconnus ont entre eux
un (certain rapport, mais l'idée particulière
qui les porte? Ce serait bien fort pour l'esprit dont parle Locke est chez lui trop forte et ne
naissant. peut se prêter à la généralisation.
« Néanmoins, c'est là ce qu'ont cru de pro- « Cependant à cet âge môme et plus tôt
fonds penseurs; mais (juand les métaphysi- encore, les enfants emploient beaucoup de
tiens ont daigné s'occuper des jeunes enfants, termes généraux ; mais |)Ius l'idée de l'objet
ils leur ont, selon moi, attribué plus de qu'on leur a coaimé le premier a été vague,
raisonnement et moins de divination qu'ils
n'en ont. Voici, à cet égard, l'opinion de
Locke telle ([ii'elle est citée avec approbation
par Condillac {Essai sur l'origine des co/i-
naissances humaines, iec,[. b,Q.hap. 1") :
« Les idées, dit-il, que les enfants se forte
des personnes avec qui ils conversent, sont
semblables aux personnes mêmes, et ne sont
plus il leur est devenu facile de l'étendre à
d'autres objets. Ainsi, les chiens et les che-
vaux qu'ils voient de loin et par là môme
confusément, forment aisément pour eux
une espèce. De même, lorsqu'ils embrassent
d'un coup d'oeil plusieurs objets pareils,
l'idée particulièred'un d'entre eux n'étant pas
si nettement terminée dans leur esprit, ils la
que pcrticulières Les idées qu'ils se font transportent aisément à d'autres semblables
de leur nourrice et de leur mère sont fort ou seulement peu dilférents. Ainsi, j'ai vu
347
LAN
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
LAN
348
unciitanltjui noiiiiuail abricots tous les fruits,
les prunes, les cerises, les groseilles, les
raisins, ete. ; un autre qui appelait du môaïc
nom deux petites filles vôlues de môme. C'est
là un simple réveil d'idées, une sensation
plus qu'un jugement. Il y a ici une action
presipie matérielle de là ressemblance. On
pourrait supposer que l'enfant se trompe et
qu'il croit revoir un objet déjà connu, mais
il est plus exact de dire qu'il ne croit rien ; il
ne prononce, ni que l'objet soit diUerent, ni
qu'il soit le même, mais l'acte de reconnaître
est produit (80). Ce mouvement prompt, irré-
lléciii, presque machinal, qu'excite l'identité
de l'image que l'on conserve avec celle de
l'objet que l'on voit, est ici l'effet d'une simple
analogie, et il y a plutôt erreur qu'opération
de l'esprit. Mais quand celle opération com-
mence, quand l'examen a lieu véritablement,
les dilférences sont ai)préciées,et chacun des
objets divers appelle son propre signe.
« Les premiers naturalistes, comme on sait,
ont procédé de même. Ils ont d'abord formé
des masses confuses, d'après certains rapports
vaguement conçus, ou ce que nous appe-
lons MM air de famille. Ainsi ils ont classé
ensemble, sous les noms de singes et de per-
roquets, des animaux qu'on a ensuite distri-
bués en différents groupes. A mesure qu'on
a mieux observé, les divisions et subdivisions
se sont multipliées.
« On ne doit pas non plus confondre, ce
me semble, avec l'acte véritable de la géné-
ralisation, l'eirct que la pauvreté de la langue
produit naturellement chez les peuples non
civilisés. Quand il y a fort peu de mots dans
un idiome , aucun mot ne reste borné à sa
première signification , et l'on donne le nom
d'un objet connu à tout objet un peu ressem-
blant qui se présente. C'est ainsi qu'un habi-
tant des îles Pelew, le prince Lee Boo, étant
arrivé à Macao, et y voyant pour la première
fois un cheval, prononça aussitôt le nom de
cliien, animal qu'il connaissait déjà. Si les
perfections confuses de l'enfant ou l'igno-
rance du sauvage nous les faisaient regarder
comme plus enclins à généraliser les idées
<iue ne le sont les adultes ou les hommes d'un
esprit cultivé, nous démentirions par là toute
I histoire de l'esprit humain. Qui ne sait com-
bien l'imagination est vive et la tète peu ca-
pable d'abstraction dans l'enfance de l'indi-
vidu et des peu[)les?
« Ceci s'applique encore à ce que dit un
autre métaphysicien, Thomas Reid (Essai/ on
the intellectual powers of man, p. 110, chap.
5) : Si l'on demande à quel âge les hommes
(86) t Lors(|iie ceci a éié écrit , je ne connriis-
8;iis |i;is eiuort! l'ouvrage de M. RIniiie IJiran, iiili-
in\é Influence de Chabnude sur la faculté de penser.
L'auteur , qui analyse avec une grande sagacité
plusieurs pliénouiènes psychologiques, y exprinie,
d ms le langage de 1.» science, les niêoics idées que
j'ai énoncées. Selon lui, une (|ualiic frappante dans
un ol)jcl peut devenir un signe d'habitude qui en-
traîne ainsi mécuniqnemeni rappariliou de l'ensem-
ble dci qualités ou impressions associées. C'est, dit-
il^ dans mie note , sur cet effet premier des siqnes
d'habitude qu'est (ondée la conversation prompte el
commencent à former des conceptWns géné-
rales, je réponds : aussitôt qu'un enfant peut
dire, avec intelligence de la chose, qu'il a
deux frères ou deux sœurs. Des qu'il se sert
du pluriel, il doit avoir des idées générales,
car aucun individu ne comporte le pluriel.
« Aucun individu considéré isolément ne
comporte le pluriel sans doute; mais quand
l'enfant voit deux objets à la fois, l'impression
qu'il reçoit n'est point la même que lors(iu'il
n'en aperçoit qu'un. Ce n'est pas s'élever aux
idées générales que de voir deux yeux dans
un visage, ou plusieurs soldats dans un ba-
taillon, c'est reconnaître la parité des objets
qu'on embrasse d'un môme coup d'œil. Or,
comme l'eifet produit sur l'enfant par cette
perception composée est nouveau pour lui,
il a besoin d'une manière nouvelle de la dé-
signer, et il se sert alors du pluriel (87).
« Que les noms d'espèces , que les termes
qui expriment le pluriel , servent par la suite
à l'enfant à saisir les véritables idées géné-
rales, voilà ce qui est parfaitement exact. Le
mol [)rend peu à peu de la consistance dans
l'esprit, il devient objet à son tour, et l'atten-
tion qui se porte sur l'expi-ession remonte par
cet échelon aux abstractions proprement dites.
« La différence entre les enfants et nous ,
sous ce rapport, me semble tenir à la grande
différence de notre existence morale et de la
leur. Dans leur vie toute d'images, toute
d'impressions et de désirs, les mots tiennent
ti'ès-peu de place; l'enfant s'en sert, mais
sans y arrêter son esprit; il voit toujours la
chose môme , et l'idée en conséquence reste
particulière pour lui. Les enfants ont une
faculté d'association merveilleuse : tout s'en-
chaîne, tout s'attire réciproquement dans leur
cerveau ; les images se réveillent les unes les
autres, et entraînent à leur suite le mot.
Quand ce mot passe d'un objet à un autre,
c'est par l'effet d'un rapport moins ap{)récié
que senti , et l'enfant ne s'aperçoit distincte-
ment ni de l'analogie ni des différences.
« Chez ceux qui réfléchissent, il en est
autrement : les termes généraux tels que ceux
d'espèce désignent un trait de ressemblance
parfaitement défini. Ils réunissent, comme un
faisceau, le souvenir d'une multitude de noms
individuels, et deviennent pour leur esprit
un moyen de manier légèrement une grande
masse d'idées. Ces mots offrent ainsi un se-
cours puissant à l'intelligence, un secours qui
a ouvert à l'homme l'entrée des sciences et
lui a soumis le monde physique et moral.
Mais plus les mots jouent un rôle important
dans l'exercice de la pensée , plus les images
naturelle des noms individuels en termes généraux
el appellaiij's, p. 55, § 3 et 8. >
(8'7) I Ce sont là les idées concrètes de Charles
Bonnet, celles que représentent les noms collectifs
troupeau, ville, peuple, noms qui tous répondent à
la sensation produite par des objets semblables vus
à la fois. Ce penseur dit qu'elles sont, ainsi que les
idées simples, de purs résultats de l'action des ob-
jets sur les sens, et (comme tout ce qui lient aux
lois primitives de notre cire) absoluuienl indépen-
dantes de toute oi)éraiioii de l'esprit. > (Essai ««rt-
lijtique sur Ici [acuités de l'âme, § 201, 205, 21 i.)
30
LAN
PSYCIIOI.OGIE.
LAN
3i:o
leculeiil au loin, el plus la scène est décolo-
rée. Le moment brillant de noire existence
est celui où les images et les expressions éga-
lement abondantes marchent de pair, s'ap-
pellent et se répondent avec facilité en olTrant
une heureuse harmonie. Quand il n'en est
})ius ainsi, quand les tableaux, viennent à s'ef-
facer et les sentiments qu'ils excitaient à se
refroidir, alors les mots peuvent régner seuls,
vains simulacres de pensées éteintes, rei)ré-
sentation mensongère qui bientôt ne produit
plus même d'illusion. Tel serait l'effet infail-
lible de l'âge, si l'on n'entretenait pas dans
l'âme uu foyer de vie et de chaleur.
« Des facultés pliysiques tout aussi remar-
quables dans leur genre que des facultés mo-
rales , contribuent à faciliter à l'enfant l'a;)-
prentissage du langage. C'est là ce que met-
tent dans le plus grand jour les belles expé-
riences sur les sourds-muets, publiées par
jiar M. Itard , excellent observateur autant
• lue médecin liabile [Trailé des maladies de
l'oreille et de l'audition, tom. IT, pag. 285.
{Voy. la note IV, à la fin du volume). Après
avoir donné le détail de ses expériences, ce
savant en tire la conclusion suivante : Ainsi ,
dit-il , voilà bien constatée celte supériorité
d'imitation vocale que l'enfant en bas âge a
sur l'adolescent, supériorité fondée sur deux
différences bien tranchées et bien établies par
mes propres expériences, dcsffuetles il résulte :
I ' que l'enfant imite de son propre mouvement,
tandis que chez l'adolescent, il faut que l'i-
mitation soit provoquée ; 'à" que l'enfant n'a
besoin pour parler que d'entendre, lorsque,
pour remplir la même fonction , l'adolescent a
besoin d'écouter et de regarder.
« On voit ensuite (p. 502) quelles diflicul-
tés M. Itard éprouva quand il voulut faire
émettre et prolonger des sons à des sourds-
nmets qui avaient déjà , grâce à lui , l'ouïe
passablement formée, mais qui ne savaient
]»as gouverner leurs poumons et leur gosier.
II faut lire ces curieux détails dans le livre
môme, pour comprendre ce que serait l'art
de parler, s'il fallait l'étudier inélhodiipie-
ment, sans avoir eu la natuie pour maitre
dans le premier âge.
« Mais avec quel plaisir, quelle étonnante
rapidité, l'enfant n'avance-t-il pas dans cette
étude, une fois qu'il en a franchi les premiers
l)as? Tous les jours il se sert de termes nou-
veaux, il s'engage dans de plus longues
}»hrases. L'amusement qu'il trouve à parler
est intarissable. Quand il voit une chose qui
l'intéresse, il répète vingt fois qu'il la voit,
avec une satisfaction dont nous n'avons pas
1 idée. Il se raconte à lui-môme ce qui le
f -appe ; le pouvoir qu'il a de prolonger ainsi
son impression le ravit; ei une fierté môlée
de joie éclate dans ses yeux. Si c'est la diffi-
culté [d'articuler les sons qui l'arrôte , il se
tourmente, devient rouge , jusqu'à ce que le
mot ait pris l'essor. Au commencement, il se
contente à peu de frais, mais peu à peu il de-
vient plus difficile ; la syllabe accentuée, qui
d'abord avait excité seule son attention , est
successivement accompagnée de toutes les
autres, il se corrige de iui-môiuc et ne trouve
jioinl cet air.usemcnt à estropier les mots au-
(|uel les enfants ne deviennent (pie trop sen-
sibles dans la suite ; la satistaction de parler
comme les grandes personnes lui suffît.
» Le plaisir est si bien le mobile plutôt que
le besoin de l'enfant, qu'il fait des discours
beaucoup jilus longs dans le contentement
que dans le chagrin. Il devient éloquent
lorsqu'il est animé par la gaieté ou par l'es-
pérance ; mais , quand on le contrarie . il no
sait plus que murnuuer, et le talent chez lui
s'évanouit avec la joie.
« Il semble donc (ju'il y ait une dispensa-
tion particulière de la Trovidence pour que
l'enfant puisse apprendre à parler; aussi les
dons qu'il a reçus , passagers autant que re-
marquables, on{ déjà perdu de leur vertu pre-
mière, quand son esprit est plus développé.
Les enfants de cinq à six ans apprennent peu
de mots. On voit, quand ils conunencenl à
lire, qu'ils ne comprennent pas une foule de
termes dont on s'est fré(iuemment servi de-
vant eux dans la conversation; on dirait
qu'une fois qu'ils ont acquis leur petit trésor
de mots , ils se rei)oscnt et n'en cherchent
plus. Ils savent donner des noms à la ])ortiou
de 1 univers qui les intéresse, ce qui reste en
dehors les inquiète peu. Une sorte d'instinct
les porte môme souvent à repousser les ac-
quisitions nouvelles qui pourraient troubler
leur joie ou leur paix. Us sont contents,
l)Ourquoi demanderaient-ils davantage? Leur
bonheur est en sûreté comme dans l'enceinte
d'une île enchantée, et les flots du monde
extérieur grondent inai)er(;us autour d'eux. ^
« La facilité à s'exprimer, qui est très-iné-
gale chez les enfants , n'est point générale-
uient proportionnée à la mesure de leur in-
telligence. Souvent une élocution agréable
et rapide ne i)rouve autre chose que le ta-
lent de retenir des phrases faites , tandis
(lu'une manière de parler plus laborieuse et
moins régulière dénote un travail intérieur et
le soin de confronter l'expression avec la
pensée. Ce dernier cas n'est pas celui où. il y
a le moins à espérer de l'avenir, non que la
mémoire des mots ne soit en elle-môme une
faculté précieuse, mais parce qu'elle dispense
souvent de la condjinaison des idées ceux qui
n'ont pas un goût particulier pour cet exer-
cice d'esprit.
» De môme qu'un seul signe peut scrvu-
aux enfants à désigner plusieurs objets, un
seul objet est souvent représenté dans leur
esprit par différents signes. Aussi appren-
nent-ils les langues diverses avec une extrême
facilité. Les sons s'enchaînent dans leur sou-
venir comme les images, et un mot entraî-
nant à sa suite tous les mots dont il a été
accompagné , les idiomes ne se môlent pas
ensemble dans leurs petits discours. 11 n y a
surtout aucun risque de contusion, quand la
njôme personne s'adresse toujours à 1 entant
dans la môme langue. Alors l'idée de celle
personne, se liant dans son souvenir a celle
d'une certaine manière de parler, il cnq^loie
cette manière en lui répondant.
« C'est là sans doute un moyen commode
de faciliter à lenfanl une ac(iuisilion jmpor-
35!
LAN
DICTIONNAIRE DE PIIILOSOPIIIE.
LAN
352
l.uito, mais je ne crois pas qu'il en résullût
un bien grand (16vclo[)pemenl d'intelligence ;
(lu n)(>insne st'rail-il i>as comparable à celui
(|ue lait obtenir l'étude régulière d'une
langue : il est douteux que la connaissance
purement ])rati(pie d'un idiome contribue
neaucoup h former l'esprit. Ainsi l'on ne
voit pas que les habitants des pays frontières
qui savent toujours deux langues <i la fois,
aient l'esprit plus délié (juelesautres hommes.
El chez ces peuples du Nord, où les enfants
appreruienl dès le berceau à s'ex[)rimer dans
plusieurs idiomes, les génies transcendants
ne semblent pas être plus abondants qu'ail-
leurs, quoicpi'il y règne généralement une
facilité de compréhension très-remarquable.
Il y aurait à cet égard des faits intéressants
à observer : l'union de la pensée et de la
parole est si intime, (pie les elfets de leur
première association ne sauraient être in-
différents. L'influence d'une éducation pohj-
Çlolte serait en conséquence utile à étudier.
« Mais l'habitude de jiarler correctement
la langue maternelle sera toujours la plus es-
sentielle pour les enfants. Une faute qui,
pour ne pas être grave, n'en est pas moins
Irès-diflicile à réparer en éducation , c'est
celle de négliger à cet égard l'emploi des
dons si particuliers du premier âge. Les an-
ciens n'avaient pas ce tort à se reprocher,
et les soins qu'ils donnaient dès le berceau à
renonciation paraîtraient actuellement minu-
tieux, pédantesques. Mais dans les pays sur-
tout où la prononciation est vicieuse et où
les locutions le sont souvent, des soins pa-
leils seraient un correctif heureux au mau-
vais elfet de l'exemple. Il ne s'agit pas seu-
lement ici d'un agrément; ce qui tient au
])lus puissant n)oyen d'influer sur l'imagina-
tion ne saurait être envisagé comme frivole.
Le langage est l'extérieur de l'âme, et quel
empire sur le bonheur et la moralité des
autres n'exerce-t-on pas par ce moyen? »
Activité de l'âme. — Facultés intellectuelles.
— Vers la fin de la première enfance, l'âme
commence à jouir d'une activité et d'une mo-
bilité plus grandes. L'enfant ne dort plus que
trois heures par jour d'abord, puis une seule,
et à partir de la cinquième année environ,
il ne dort plus dans la journée, se contentant
lie dormir neuf ou dix heures pendant la
nuit; mais le sommeil est profond et facile;
lorsque la fatigue s'est emparée de lui, il
s'endort même en mangeant et en marchant.
Comme les notions qui naissent de la sen-
sibilité générale sont encore si confuses
qu'en cas de maladie, il ne peut point pré-
ciser le siège des douleurs qu'il éprouve, de
même il n'est pas encore arrivé à se faire
une idée nette de la conscience, et il suit
l'impulsion de la nature, sans réfléchir sur
lui-même. Sa connaissance est tournée tout
en dehors, et dirigée vers les objets qui
fraf)penl ses sens; la perception et la mé-
moire l'emportent chez lui sur les autres
facultés, et la réceptivité a la prédominance
kur la spontanéité.
La perception devient plus vivante; les im-
pressions sont ua>»agèrcs, généralement p-uf-
lant, mais peu h peu elles acquièrent plus
de durée. L'attention croit aussi un peu par
degrés; en même temps, elle se reporte des
l)hénomènes isolés sur les événements, et
des objets sur les rapports, d'abord dans
l'espace, puis dans le temps, de manière que
l'esprit d'observation se dévelo|)pe. L'enfant
ne s'occupe d'abord que du présent et des
phénomènes qui agissent actuellement sur
ses sens; il ne saisit point encore un récit,
et éprouve de l'ennui en l'écoutant. Vers
cinq ans seulement, il suit avec intérêt la
marche des faits qu'on lui raconte, et il a la
faculté de les lier dans son imagination, parce
que la parole, dontil jouit pleinement, four-
nit un point d'apnui intérieur à la marche
de ses idées. Il cnerche, par de fréquentes
questions à satisfaire sa curiosité, qui roule
plus sur les phénomènes que sur leur cause
ou leur but. De cette manière il accroît la
niasse de ses connaissances, et se trouve
jtius à son aise dans le monde ; comme il y
reçoit plus par la parole que par l'intuition
sensorielle immédiate, il est soustrait jus-
qu'à un certain point à l'esclavage des sens,
et le commerce qu'il entretient avec des êtres
pensants lui apprend à pénétrer plus avant
dans son propre intérieur.
La mémoire est soutenue par la parole,
puisque le mot donne à l'image une forme
déterminée et par cela même permanente.
D'abord elle consiste uniquement à recon-
naître : c'est la simple conscience qu'une im-
pression actuelle ressemble à celle qui a eu
lieu déjà auparavant. Plus tard, l'idée anté-
rieure est rappelée par d'autres idées affines.
Ainsi la mémoire croît avec la vivacité et la
clarté des idées, de môme qu'avec la faculté
de saisir les relations des choses; c'est pré-
cisément l'idée de cette relation, dans la
pensée, qui unit les images à l'âme. Au total,
l'enfant oublie facilement; cependant il y a
quelques impressions qui durent toute la vie.
A mesure que l'activité augmente, Venten-
(/piwenf acquiert aussi davantage de sponta-
néité, et il met de l'ordre et de la liaison
dans les idées. Il s'élève par abstraction, du
particulier au général, mais s'arrête encore
surtout à ce qui frappe les sens, à la réalité;
ainsi, à quatre et cinq ans, l'enfant a des
idées de nombres, mais en tant seulement
au'il les rattache à des objets. La puissance
es idées s'annonce déjà par cette circons-
tance que l'enfant, avant d'arriver à distin-
guer ['individu de l'espèce , emploie les
noms propres à titre de noms communs, et
donne par exemple le nom du chien de la
maison à tous les chiens qu'il rencontre.
Ce qu'il y a de surprenant, c'est la rapidité
des progrès que fait l'enfant dans l'intelli-
gence de la langue et l'acquisition de son
propre fonds pour parler. Nous pourrions
même dire qu'un homme fait mettrait presque
autant de temps à apprendre un idiome
étranger, par l'usage seulement, qu'il en
faut à l'enfant pour se mettre en possession
de la languû maternelle et {)ar conséquent
du langage en général. Sa première éduca-
tion, sous ce rapport, consiste en ce qu'on
3W
LAN
PSYCHOLOGIE.
LAN
354
iui dise le nom d'un objet, dans le niônie nom, et parle de lui-iuênie à la troisième
temi>s qu'on le lui montre. Mais il apprend personne, on a voulu conclure qu'il n'avait
à connailre les noms d'une foule d'objets point encore une conscience nette, qu'il ne
sans qu'on ait pris la jieine de les lui en- savait pas encore bien se distinguer des choses
seigner. Si ensuite il sait apprécier, d'après extérieures. Mais il y a longtemps que l'en-
un simple son, quel est le mouvement vi- faut possède une conscience générale, autre-
sibie qu'on fait en limitant (par exemple ment il ne pourrait [)oint parler, et il lui est
prendre, donner, aller), cette faculté sup- ' ■• >- j • • •■'
pose déjà un certain pouvoir d'abstraction,
car elle indique une distinction établie entre
le changement et la substance dans laquelle
s'opère cette mutation. On accompagne en-
suite ces mots de gestes, et de cette manière
l'enfant conçoit pour la première fois l'ex-
pression subjective {benu, bon, etc.), c'est-à-
dire qu'il apprend à connaître les mots in-
dicateurs des qualités des choses, d'après
les sensations que ces qualités produisent en
nous, attendu que son âme se |)iace, par un
eU'el syn)pathique d'injaginalion, dans l'état
ex|)rimé par les gestes, (ju'elle déduit cet
état de la qualité de l'objet, et qu'elle prend
le son dont elle a été frappée en même temps
pour l'expression de cette qualité : si alors
on lui re|)résente physiquement par gestes
descpialilés objectives, telles (jue celles d'être
grand, petit, éloigné, prochain, et qu'en môme
temps on les lui nomme, il arrive à com-
prendre par abstraction, en séparant l'at-
tribut de la substance (88). Cependant parmi
les mois de ce genre, il en est fort peu qu'on
enseigne ainsi à l'eidant, et il les a[)pren(l
pour la plupart de lui-même. Mais il apprend
aussi des mots dont la signitication n'est point
immédiatement leprésentée d'une manièi-e
sensible et ne peut être saisie que par la
pensée, des mots par conséquent dont on
ne peut donner l'explication qu'à l'aide
d'autres mots représentant des pensées. C'est
ainsi qu'il apprend peu à peu à exprimer.
iiupossible de jamais se mettre en idée sur
la même ligne que les autres choses. Loin
de là, toute connaissance quelconque des
choses part dj la conscience; mais l'enfant,
quand il dit)e ou moi, n'acquiert point une
conscience d'un ordre plus relevé, une in-
tuition claire de sa nature spirituelle sous le
rapport de sa généralité ou de sa particu-
larité. Quand il se désigne par son propre
nom, c'est qu'il se {)ose manifestement lui-
même, c'est qu'il n'a pas de manière plus
simple et plus naturelle pour se distinguer
soi-même de tout autre. Il ne peut arriver
que tard à s'apercevoir que celui qui parle
désigne sa [)ropre personne par ye, et à faire
ra|i|»lication de cette coutume a lui-môme.
Du reste, il y a beaucoup de ditlerences à
cet égard; j'ai observé des enfants qui,
dès r^Tge de deux ans, enqiloyaitnt mon et
7nien jiresque toujours à i)ropos.
Toutes ces connaissances, l'enfant les ac-
quiert en quatre ou ciiK] aimées, par le seul
commerce avec sa mère et les personnes qui
l'entourent; il i)eut même apprendre dans
ce laps de temps, non-seulement la langue do
sa mère et le patois de sa bonne;, maiseticore
di'ux ou trois idiomes ditlérents, revêtir si-
multanément une seule et même pensée de
formes tout à fait dilférentes, et les exprimer
dans chacune de ces langues, sans confondre
l'une avec l'autre.
D'après cette manière dont l'enfant arrive
ainsi par abstraction à i onnailre la significa-
sans guide proprement dit, des idées gêné- tionde la plujjart des mots, il nous est facile
raies, telles que celles de chose, d'être; à dé
signer le nombre, c'est-à-dire à distinguer
une chose de plusieurs, à faire connaître
s'il conçoit cette chose avec une autre, ou
cette autre avec une troisièine, à déterminer
les relations variables par les divers cas,
modes et temps, et<-.. Il lui faut être depuis
longtemps familier avec le nom pour con-
naître le pronom qui en tient lieu ; il est donc
tout naturel que l'enfant désigne d'abord par
son nom propre chaque sujet dont il veut
de concevoir en ([uoi consiste le langage et
comment on l'apprend. La langue est l'œuvre
de la nature humaine intelligente, œuvre
dans laquelle l'âme s'exprime comme être
indépendant et dégagé du corps. De même
que le principe si)irituèl de la vie se lie à un
sup})ort matériel dans la génération, se ré-
vèle comme créateur dans cette association,
et domie à la matière la forme d'un corps
organique, afin de pouvoir, par cette union
avec une chose finie, se représenter comme
parler, et qu'assez tard seulement il parvienne individu, de même aussi le langage est un
à employer, dans cette vue, des désignations mouvement du corps organique par lequel
difl'éreiites, suivant que le sujet dont il parle l'âme se révèle inunédiatement dans la sphère
est ou lui-même, ou celui à qui il s'adresse, des objets sensibles, qui prend toutes les
ou un tiers. De ce que, pendant les trois pre- formes, s'attache à toutes les excitations de
mières années, il se désigne par son propre l'existence intérieure, une sorte d'appareil
(88) « Lorsque l'eiifanl cnleiul donner nue même
epilhcie, celle de rouge, par exemple, à nue Heur,
à nue éloiïe, anx nnapes colorés par le soleil coii-
cliaiil, l'envie qu'il a de comprendre îe sens de ce
mol l'oblige à comparer ces divers objels, e( lui
|jil découxrir en quoi ils se ressembleni. C'est
l'acie par lequel il conçoit en (|uoi consiste» ccUe
ressemlilance, qui laisse dans sa mémoire Tidcc
générale de rouge, qui s'associe à ce mol.
« D'autres conceptions de même nature se raji-
porlcnt aux phénomènes acuis. Ainsi , quand l'on-
fanl entend prononcer les ntols sentir, désirer, ju-
ger, vouloir, il cherche à concevoir ce qu'il y a de
conimnn dans les états on les actes de la pensée
aux<|uels il entend donner le même nom ; et de là
les conceptions que plusieurs psyclio^raplies onl
appelées avec raison idées réflexives, en prenant le
niot réflexion dans le sens que Loïke lui a attribué.
Il en esl de même des idées des rapports sociaux,
du bien et du mal moral, du devoir, etc. * (Am-
rÈne, lîssni sur la iihilosopliie des science:-, l'ié-
laCO, p. LVII.)
355
LAN
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
LAN
356
coiisislnnt uiii(Hi(Miu'nt en aciivilr, (jui est
iii(''|iiiis;iblc cl intiiii dans ses pioduclioiis,
et ([ui repose sur des lois simples, éUsrnellcs,
d'uiu; applicalion générale. De même que
le c()r|)s, le langage devient un point d'ap-
pui j)our l'Ame; les activités de cette der-
nière se représentent désormais sous des
formes déleiminées, le torient des idées est
renfermé dans un lit, et à ce chaos lloltant
succède une configuration mi(Mi\ arrêtée:
les idées, par cela même <|u'el!es sont mieux
frappées, deviennent plus précises et plus
claiies; leur persistance plus grande rend
l'Ame plus indéj)endante des sens, et le
monde intérieur pi us puissant contre le monde
extérieiu"; or les idées arrêtées préparent à
la pensée, puiscju'on peut les associer en-
sendile, ou les résoudre en leurs parties :
de là, toutes les opérations intellectuelles,
toutes les formes de la pensée, connue ob-
server, comparer, généraliser, induire, clas-
ser, déduire, etc.
(Qu'est-ce qu'observer? C'est distinguer,
composer et recomposer les éléments d'un
objet pour en prendre une connaissance
claire et distincte. Or il ne suflil ()as d'em-
ln-asser d'un regard fixe, iiiunobde, l'en-
semble d'un objet, pour s'en former une
idée; un tel acte pourra produire une im-
pression vive, mais cette im[)ression ne fera
pas connaître l'objet perçu. Ce n'est pas
\h l'atlenlion. Tout acte d'attention renferme
une décomposition, une analyse, une abs-
traction des parties ou des qualités de son
objet. Une éternelle attention qui ne con-
clurait i)as, serait un miracle de patience,
un chef-d'œuvre d'inutilité. Mais, pour con-
clure, il faut qu'une idée se soit produite i)ar
l'attention, qu'un mode, un élément quel-
conque, un rapport, ait été saisi dans l'objet
soumis à l'activité sensorielle. Or, comuient
saisir une qualité sans analyser? Comment
analyser sans abstraire? Comment abstraire
sans le signe qui nomme, détermine et lixe
le mode abstrait?
Et ({uand vous parviendriez à déterminer
ces éléments, ces parties de l'objet que vous
étudiez, si, à mesure que vous les observez,
vous ne joignez à la distinction intellectuelle
une distinction matérielle, si vous ne lesmar-
vjuez du signe qui porte avec lui la lumière,
l'ordre, la méthode et la précision, tout re-
tombera dans l'obscurité, la confusion, l'in-
(89) Le langage est ceriainemenl la comiitioii de
loiiu;s les opcralioiis complexes el peul-êlre di;
loiiies les opérations simples de la pensée. • (Cou-
sin, Ctjurs (le 1819, i^' partie, p. 109.)
« Les (.pérauoiis inlellectiielies deviennetU im-
possibles sans le secours du langage. Quelle que
soil, en etlet, celle de nos irois opérations fonda-
ineniaies que l'on considère, Tidée, le jugenieni, le
raisonnement ont égalemenl hesoin du laiij;agt!. »
(.Iules Simon, Manuel de pliilosophie à rusnife des col-
lèges, p. 2J74-278.) — Le même auteur pose ensuiie
deux laits : t le premier, c'est que le langage na-
turel est absolument impuissant poiu- CNpi imer une
idée abstraite; le second, c'est que le plus sim|)le
développement de la pensée suppose et exige de
nombreuses abstractions. > {Loc. cil.)
« La parole accompagne toujours l'attention pour
déterminalion et ce travail de Sisy|)h(> sera
sat)s cesse à recommencer. La parole es'
donc la condition de toule observation pro-
l)i-ement dite.
Comparer, c'est saisir des rapports, noter
des ressendjlances et des diirérences entre le«
objets. Mais si on ne peut les fixer sous ini
signe à iTjesure qu'on les découvre, (|ue retien-
dra-t-on de la vue de ces rap|)orts? Com-
ment les comparera-t-on eux-mêmes entre
eux? « Sans un langage quelconque, la com-
paraison serait vaine, et ses résultats, sans
nom, confus et fugitifs, se succéderaient en
nous sans y laisser aucune trace. » [Traité
de Logique, par Duval-Jouve, p. 204.)
On ne ])eu\. généraliser (\u' on n'ait d'abord
observé et comparé ; la parole est donc né-
cessaire pour la généralisation, puisqu'elle
l'est pourstîs deux antécédents. Mais, de plus,
l'idée générale et les princi])cs généraux ont
en eux-mêmes quelque chose de si pure-
ment intellectuel, ils sont si peu percep-
tibles dans la vue des réalités individuelles,
que, si on ne les fixait pas sous des formules
et des mots s])éciaux, ils disparaîtraient de
l'esprit immédiatement après y être entrés.
Pour la formation des principes généraux,
la parole est donc indispensable.
Ce que nous venons de dire de la parole,
comme moyen de s'élever aux généralités,
s'applique avec la même justesse à la déduc-
tion. Cela résulte trop évideiTiment des con-
sidérations qui pn^'cèdeut pour qu'il soit né-
cessaire d'insister.
Enfin, comment \a classification pourrait-
elle s'accomplir si l'on ne pouvait distinguer
par des noms les divers groupes, les genres,
les espèces, que l'on a distingués sur la vue
de leurs qualités communes? Les sciences
de classification dépendent tellement des
noms, qu'elles ont reçu de cette dépendance
le nom de sciences de nomenclature.
Nous ajouterons que, conaue il n'y a point
de connaissance véritable et profitable sans
l'aide de la mémoire, et que, comme la mé-
moire n'a de prise sûre et durable qu'au moyen
des signes qui expriment les perceptions, la
parole assure la conservation, comme elle
assure l'acquisition des connaissances. Cela
est vrai surtout de tout ce qui est rapports
composés, principes généraux, abstractions,
lesquels ne peuvent se produire ni se con-
server qu'au moyen du langage (89)
l'aider dans ses travaux. C'est en énonçant succes-
sivement les parliiîs, les propriéiés, les qualités,
les rappoiis sur lesquels l'atiention s'exerce, que
nous acquérons une véritable connaissance des
objets.
« La parole accompagne toujours la mémoire
passive, pour rendre plus sensible et plus disiiu< t
ce qui lui est coiilié. C'est elle qui l'y gr.ive d'une
manière profonde et l'y conserve en en ravivant de
temps eu temps le souvenir, qui s'cflace presque
toujours, si nous négligeons les moyens qu'elle
nous lournit.
« ^a parole accompagne la niéujoire active, pour
en rendre le jeu plus facile et plus sûr. C'est elle
qui dirige le rayon lumineux que !a mémoire ac-
livc promène dans la cliambre obscuie, ou pluiôl
elle est elle-même ce rayon lumineux ([ui éclaire les
Xù LAN T>iYCTI0LO(îTE
Do la comparaison étal)lic entre l'idée parli-
eulièro qui se présente actiielleniont à res|)iil
et une idée plus générale, formée au|)ata-
vant, naît \e jugement. L'enfant a donc la ma-
tière du jugement dans sa mémoire enrichie ;
il saisit facilement les analogies , et comme
il ne s'attache qu'aux surfaces, il devient
Spirituel ; mais son impartialité fait aussi que
souvent il rencontre juste, et par conséquent
il est naïf. Il fonde son jugement sur l'im-
pression que tont les choses ; de mémo qu'il
a la vue courte au physique, de même aussi
il n'embrasse rien dans sa totalité, ne pèse
point les motifs, ne calcule pas les sviites, et
n'arrive jamais à une intuition profonde de
l'essence des rapports.
L'enfant, surveillé par la tendresse de ses
parents, n'a ni le besoin ni le |K)uvoir de
poursuivre ce qu'on appelle le but réel de la
vie, libre de la contrainte qu'impose l'obliga-
tion de se procurer le nécessaire, il enqiloie
ses jeunes forces h des jeux qui n'ont en ap-
parence aucun but, mais au fond desquels se
trouve un sens de haute portée. Le jeu est
un plaisir sensuel, mais dans lequel l'esiirit
domine et l'activité spontanée joue un lole
créateur. L'enfant franchit les bornes de la
réalité en se figurant, pendant qu'il joue, ôtre
antre chose que ce qu'il est en effet, et rê-
vant pour lui un monde qui lui est totale-
ment étranger , son imagination se développe
et fait naître l'esprit d'invention; tandis
(ju'il s'efforce d'atteindre un but imaginaire,
ses forces prennent du dévelopiiement; en
voyant ce qu'il a produit , il acciuiert la
conscience de sa pro[)re force, et les diverses
émotions qu'il éprouve impriment un éclat
jilus vif htous les ressorts de la vie intérieure.
D'abord il ne joue (pi'avec des choses, et ce
jeu lui plaît d'autant mieux que lui-môme l'a
trouvé ou préparé, ou (ju'il ressemble si peu
h ce qu'il représente que l'imagination est
contrainte à de plus grands efforts ; ensuite
il joue aussi avec d'autres enfants, et ceux-ci
ne lui servent d'abord que d'instruments,
jusqu'à ce qu'enfin il entre véritablement en
rapfiort avec eux, et que le conflit des forces
ouvre devant lui un plus vaste chanqi. Son
imagination ne lui suggère d'abord que des
positions; ensuite elle crée des événements,
et plus ici l'àme est remuée par les alter-
natives de crainte et d'espérance, de douleur
et de joie, plus le jeu cause de plaisir. Bien-
tôt aussi son imagination vnut s'exprimer
dans des productions extérieures , et alors
LAN
?:3
il s'élève par degrés d'une sphère restreiniu
à une autre |>lus vaste, (i'une innt;llion gros-
sière h une invention qui témoigne nlus d'art ;
l'enfant barbouille d'abord, puis il construit
des maisons, établit des jardins, enfin il dé-
couvre des îles désertes . les défriche, cl or-
ganise un chimérique état. La pensée nue
n'a point encore accès dans son Ame, il fîmt
qu'elle lui arrive en images, et comme revê-
tue d'un corps vivant : aussi aime-t-il les ré-
cils figurés et faciles h saisir, les fables, les
contes. Aussi se plaît-il à faire reparaître de-
vant son imagination les images (pi'il connaît
déjà, et témoigne-t-il du mécontentement
lorscju'on vient à changer la moindre })elite
circonstance dans une narration qii'il affec-
tionne. Il aime l'extraordinaire, le merveil-
leux, et y ajoute foi volontiers, parce qite
son intelligence ne lui montre pas les bornes
du i)ossible. Lorsque le monde visible s'en-
veloppe du manteau de la nuit , il est saisi
du sentiment d'une force spirituelle, senti-
ment (jui, sous la main créatrice de l'imagi-
nation, enfante la croyance aux revenanis,
dont la crainte le poursuit sans môme qu'elle
ait été provoquée par aucun récit. Enfin
l'enfant raconte ses rêveries comme autant
d'événements réels, parce qu'elles l'ont ab-
sorbé tout entier, et en cela il est plutôt
poëtc que menteur.
Facultés morales. — Le caractère porto
l'empreinte de la vivacité et de la gaieté : l'en-
fant est joyeux de sentir qu'il y a en lui un
principe d'activité, et que sa spontanéité
fait (;haque jour des progrès. Dans les mo-
ments o\i l'imaginalion exerce le plus d'em-
pii'c, par exenqde le soir, avant de se mettro
au lit, son allégresse va juscju'à l'extrava-
gance. De môme, il a beau se faire mal en
jouant, sa joie n'en est point troublée; la
prédominance des facultés de l'ûrne sur la
sensibilité générale lui apprend à braver la
douleur, et il ne s'amollit (|ue (|uand on le
plaint trop, quand on attache trop d'impor-
tance aux maux qu'il s'est attirés. Le cercle
de ses relations immédiates s'agrandit peu à
peu, et les choses pour lesquelles il a de la
réceptivité font sur lui une impression vive,
mais peu durable. Il s'égaye et s'attriste aisé-
miuit, et les émotions se succèdent rapide-
ment en lui. La grande réceptivité dont il est
doué lui donne de la tendance à contracter
des habitudes, et lui inspire de la docilité.
Le sentiment s'exprime librement dans le lan-
gage, et les désirs se taisent.
oltjeis que renferme la cliainl)re obscure, et les met
à noire disposilion.
• C'esl par la p;iro!e que nous abslrayons, que
nous généralisons, que nous classons les èlres , les
qiiaiiiés el les rapports; or l'inielligenoe iiumaine
ne se compose que d'abslraciions, de généraliiés el
de classifications.
t Couimeul la vérité s'élablil-elfe dans i'espril?
N'est-ce pas par le jugement et les afTirmaiiuns ?
Que seraient les jugements et les anirnialions pro-
noucécs par l'intelfigence, si elle n'élaii secondée
par la paiole? Us resieraient de même nature que
les jugements el les aflirmaiions que prononc(!ni
es animaux sur les objets qui agissent dirccteuu;ut
sur eux, par leurs rapports immédiats à leurs be-
soins.
« Nous raisonnons, mais que serait le raisonne-
ment sans la parole?.... Il est donc vrai de dire
que toutes les opérations par lesquelles rinlelii-
gence se forme el se développe, sont faites au
moyen de la parole, qu'elles ne peuvent se faire
sans elle; qu'ainsi une ois reconnue comme faculté
de riiomme, la parole doit être rangée parmi les
facultés intellectuelles ; et toute Ibéorie des laciil-
tés serait intompièle, si elle ne comprenait celle-là
qui féconde tontes les autres. * ((^AUDAti-LAC. Elu-
des clém. de pliil., l. Il, p. 552.)
359 LAN DICTIONNAIRE
Pondant que l'iMifaiil ac(juicit i)lns de li-
berté dans le clioix de ses aliments, qu'il ac-
corde la préférence aux choses douces, et
qu'il devient plus on moins friand, le plaisir
que lui fait éprouver tout ce qui a l'apparence
de la gaieté et do la vie, tout ce qui appar-
tient ou ressemble ji l'homme, éveille aussi
en lui le scntiuicnt du beau. Seulement il
faut que le beau se ï)résente sous les formes
les plus sinq)K'S, qu'il tombe aisément sous
les sens, que sa signification idéale soit mas-
quée, cl que, borné au temps ou à l'espace,
il soit par conséquent facile à saisir. Ainsi
l'enfant alVecliunne les imitations en petit,
niais la beauté d un paysage ne fait point en-
core d'impression sur lui. Les chansonnettes.
les récits rapides lui [)laisent, tandis (jue les
poèmes d'une certaine étendue et d'un style
élevé n'ont |)oint d'accès dans son Ame. 11 a
du goût d'abord ])our la nature , |)uis pour
l'ordre, et n'aime |)as qu'on dérange les ob-
jets (|ui lui appartiennent. Du reste, le i)laisir
que le beau lui inspire n'est point encore
j)ur ni dégagé de la jouissance sensuelle ,
car il veut avoir sur-le-champ et tenir entre
ses mains ce qui lui plaît.
En effet, l'égoïsme l'emporte encore chez
lui sur le sentiment moral. Il a besoin de se
fortifier au dedaiis de lui-même, et de tout
ra[)porter à soi, avant de pouvoir comprendre
son propre moi dans des relations d'un ordre
plus élevé. Il n'a point encore de sympathie
générale, il tourmente les animaux, et se
montre d'autant plus dur envers eux qu'ils
ressemblent moins à l'homme. Voulant avant
tout accomplir sa volonté, parce qu'il n'est
point encore en état d'apprécier ce qui peut
s'élever contre elle, il Oj)pose son caprice h
tous les obstacles : il n'a aucune idée des
droits d'autrui, et cherche indistinctement à
se procurer tout ce qui le tlatle. Marchant
ainsi d'un pas chancelant sur la ligne de dé-
marcation entre le bien et le mai , il a été
construit par la nature de telle sorte que sa
dureté devient force et non cruauté ; son ca-
price liberté et non opiniâtreté; son désir de
posséder, besoin d'acquérir et non avidité.
Cou)me rien ne parvient à sa vie intérieure
que sous la condition de revêtir une forme
sensible , de môme la loi morale se person-
nifie en lui sous la forme de ses parents.
L'enfant a goûté les premières joies de la vie
sur le sein maternel , les attentions de sa
mère lui ont continuellement procuré des
sensations agréables, et il a pris ])0ur elle un
attachement qui devient un amour intime à
mesure que son âme continue de se dévelop-
per. Mais , chez son père , il reconnaît la sé-
vérité et le |)OUVoir,ii côté de la bienveillance,
et il se sent de l'estime pour lui. Or l'amour
lui inspire de la douceur, et l'estime le porte
â l'obéissance. Poussé déjà par son obéis-
sance à l'imitation, et voulant d'ailleurs res-
sembler à sa mère , qui lui fait toujours du
bien, il fait part de ce qu'on lui doime à ses
parents , moins volontiers à ses frères ou
sœurs, se réjouit de la victoire qu'il vient de
remporter sur lui-même, et en tire vanité;
mais il s'attend en revanche à des éloges et
DE PHILOSOPHIE.
LAN
.360
h des caresses, car il veut foire plaisir et voir
d(; la leconnaissance , et goûter ainsi i)our la
première fois la joie du bienfait. Pour ne
pas perdre l'amour de sa mère et ne point
encourir les réi)rimandes de son père, il so
soumet à leurs commandements ; dès qu'il a
connnis une faute, sa conscience s'évuille à
leur aspect, et une lutte a lieu en lui entre
la crainte de la honte et du châtiment et le
besoin de se débarrasser du poids de sa faute
par un aveu sincère. La punition elle-même
exerce une intluence salutaire sur son senti-
ment moral, car d'un côté, elle lui apparaît
connue la suite nécessaire de l'action dont il
s'est rendu coupable, comme l'inévitable effet
de l'exercice de la justice, et d'un autre côié
elle se njontre à ses regards adoucie par
l'amour, qui interpose sa médiation entre la
faute et la justice; car il prétend à l'équité et
à la miséricorde, et se révolte quand on lui
applique le droit dans toute sa rigueur; le
senliment d'honneur, qui germe en lui, veut
aussi qu'on ne le blesse pas, et il ne faut pas
que le châtiment soit connu des étrangers,
bien moins encore qu'il ait des témoins.
L'instinct de la sociabilité, dont la tendance
immédiate est le plaisir sensuel, a pour fon-
dement un sentiment de sympathie, et déve-
loppe la moralité. La parole ayant mis l'en-
fant en rapport avec les autres hommes, il
peut devoir à des discours de la joie ou de la
tristesse. H veut plaire et être aimé, mais
trouver en cela une jouissance immédiate, et
les jeux solitaires ne le flattent plus autant
que par le passé. De môme qu'en grandis-
sant il devient timide et éprouve une certaine
gêne en présence des étrangers , comme s'il
sentait sa faiblesse, et craignait de la laisser
entrevoir, de même aussi il montre d'abord
de la réserve dans la société des autres en-
fants , mais l'égoïsme et la défiance cèdent
promptement à la sympathie et au plaisir, et
bientôt commence le jeu , pendant lequel
s'organise une espèce de société. Après quel-
ques courts moments de concorde, la licence
se manifeste, parce que chaque force suit sa
propre direction; chacun veut faire sa vo-
lonté, avoir ce qu'il y a de mieux, occuper la
première place, et le jeu cesse, parce que le
plus faible s'éloigne. Lors d'une nouvelle
rencontre, l'enfant apprend à se soumettre
à la volonté du plus fort, ou du plus habile,
ou de la majorité, afin de ne point être exclu
du jeu ou maltraité, et les débals qui avaient
lieu [)récédemment à l'égard de la possession
ne se renouvellent plus, parce qu'on s'est
aperçu qu'il n'y a que celui qui a vu, saisi
ou possédé une chose le premier, qui ait un
droit sur elle. De ,cette manière l'égoïsme
Ijouve ses bornes dans le conflit des foi-ces.
En reconnaissant ainsi un but supérieur,
l'enfant a[)prend à se soumettre à la loi de la
nécessité , tandis qu'il avait été jusqu'alors
totalement dépourvu d'empire sur lui-même.
Il s'était d'abord contenté de désirer-; mais,
quand le jugement se développe en lui, il
acquiert la volonté, k laquelle la conscience
de sa propre force, notamment la faculté de
changer de lieu et celle de parler, procurent
361 LAN PSYCHOLOGIE. LAN 362
à la fois el plus d'tMeniJue et plus de pré- appelée à gouverner l'autre, leur est propre,
cision. L'entant apprend à déployer ses et prouve qu'il y a en eux une nature supé-
Ibrces pour atteindre au but, quand il ren- rieure. Or, quand l'honime coramenee à se
contre des obstacles, et la ruse ne lui est pas développer, la nature psychique étant en-
non plus étrangère lorsque sa force ne sullit fermée dans la nature physique ^ et ne pou-
point, ^'«nt agir qu'en union avec elle, tant que
Le pencliant h agir prédomine chez l'en- l'âme, dominée par les besoins du corps, en
fant; car il ne s'agit {)as pour lui d'arriver h suit aveuglément les impulsions et ne reçoit
un résultat immédiat, mais seulement d'exor- aucune intluence morale qui la porte à se
cer ses forces, de perfectionner ses sens, sentir en olle-inôme, il n'y a point de raison
d'enrichir sa mémoire, de développer son in- {)OUr qu'elle se dislingue "de l'autre nature;
lelligence, et d'accroître l'évidence du senli- il y a unité dans le développement humain:
ment de soi-même. Aussi a-l-il pour carac- l'homme n'est pas divisé en lui, il n'a [)oint
tère une continuelle mobilité. Dès que sa conscience de lui, comme distinct de son
force musculaire peut lui servir à changer de organisme. C'est l'innocence ou plutôt l'igno-
lieu, il se met à sautiller et à sauter, négli- rance de l'enfant, qui ne connaît d'autre loi
géant, dans les transports de sa joie, de ne que celle de l'instinct, et pour le(|uel il n'y a
aj)i'arenie a ses sens i énergie q
l'anime ; la malice, le goût de la destruction,
le plaisir de nuire sont également des moyens
de donner un corps au sentiment de la force
intérieure. Le penchant à créer se manifeste
en môme temi)s que le goût pour les formes :
l'enfant, qui n'avait fait d'abord que gritTon-
ner, satisfait tie la faculté qu'il témoignait
ainsi de produire des choses visibles , se
met ensuite à tiacer des figures, à esquisser
des tôtes d'homme, des maisons, des arbres.
Dès que ses mouvements ont acquis plus d'a-
plomb et de facilité, il devient entreprenant;
dépourvu d'abord de prudence , parce qu'il
par quoi
une existence se distingue extérieurement
d'une autre ; c'est sa forme, sa détermination
dans l'espace, la circonscription de son déve*-
lo[)pement. La personnalité au contraire est
toute intérieure, subjective. Elle réside au
foyer de l'existence ; elle est justement ce par
(juoi le foyer se pose comme foyer, en so
reconnaissant comme tel par opposition à ce
qui n'est pas lui. La mutilation du corps d'un
homme entame son individu ; elle ne touche
point h la personnalité, qui subsiste entière
dans la conscience, malgré le changement de
la forme extérieure. La conscience se con-
ne connaît point le danger, les maux qu'il slitue par la réllexion du moi sur lui-même,
s'attire lui inspirent peu à peu de la circous- se distinguant ainsi du non-moi objectif et
pection. Sa curiosité est un besoin d'ac(iuérir
de nouvelles idées, et son instinct imitateur,
qui naît en partie du besoin d'activité, en
partie aussi de la sympathie, le conduit à
de nouveaux essais, mulliplie ses progrès,
fait naître enfin chez lui le sentiment de
l'honneur, parce qu'il est lier d'accom[)lir
un travail quelconque ou de s'acquitter d'une
mission dont on l'a chargé.
Dans toute créature vivante il y a une force
centrale qui préside à son développement, et
par laquelle elle tend à se constituer en forme
individuelle, distincte de toutes les autres
môme du non-moi sulyectif, c'est-à-dire de
la nature physi(]ue à laquelle l'âme est unie,
et du corps qui en est l'enveloppe. Comment
se fait cette distinction des deux natures si
étroitement unies par les liens de la vie?
Question que l'expérience peut résoudre et
dont la solution intéresse gravement l'art
d'élever et de former les hommes.
Gardons-nous de croire que l'homme intelli-
gent et moral se développe spontanément et
sans le secours d'une puissance et d'une
direction externes. Kiennesefaitdesoi-môme
ou dans les créatures, et cela parce qu'elles
existences. Mais parmi les ôtres qui habitent sont créatures, c'est-b-dire n'ayant point en
ce monde, les uns vivent sans savoir qu'ils
vivent ni comment ils vivent, suivant instinc-
tivement les lois de la nature sans les connaître,
sans pouvoir en combattre ni en aider l'appli-
cation ; tandis que d'autres ont la puissance
elles le principe de leur être ni la raison de
leur développement. Il en va de l'homme
moral comme de l'homme physique ; il dor-
mirait éternellement dans son germe, sans
une excitation qui le réveille et le vivifie.
de se regarder eux-mêmes en môme temps Alors seulement, à la capacité de vivre s'ajoute
qu'ils se développent, de se représenter par l'actualité de la vie. Supposez qu'un enfant
la réflexion ce qui se passe en eux, etd'ajou- ne reçoive aucune parole d'instruction, ou
ter ou d'opposer l'intluence de leur volonté à cause de l'occlusion de ses sens, ou par un
et de leur activité à l'action des lois auxquelles isolement complet de ses semblables ; qu'il
ilssontsoumis.Danscesderniers,qu'onappelle soit perdu dans les foVôts, enfermé dans un(3
agents moraux, ilyadeuxsphèresd'existence, retraite cachée, ou telleautre hypothèse que
qui.se mêlent l'une à l'autre sans jamais se vous voudrez; la nature psychique restera
confondre, comme ces fleuves dont on dis
tingue toujours les eaux dans le lac qui les
reçoit. L'existence physique leur est commune
avec les ôtres purement physiques; rexis,tencc
inerte en lui, latente, sans rayonnement, sans
manifestation, c'est-à-dire sans réaction, parce
qu'elle ne recevra point d'action qui lui con-^
vienne. L'homme physique se développera
psychique.celledontfihtélligence et la liberté' seul, en raison des influences terrestres qui le
sont "les propriétés essentielles, et qui est pénètrent; et rinle"i£çence et la volohl^
DicTioKN. DE Philosophie, i. 12
.-ÎC.-) LAN DICTIONNAIRE DE riTTLOSOnilE
(ioriKHiicioiil enfouies ilans les instincts elles
d(^sirs de l'animalité. Tels les enfants dans
Icui- premier tv^c ; tels certains hommes qui
restent enfants toute leur vie, jiar défaut de
dévclo|)i)emenl moral, comme les idiots et
LAN
364
élrc son coopéraleur cl son lepresentant.
On comprend d'après cela l'importance de
la première éducation, et quelle immense
influence elle cx(;rce sur la destinée des
hommes. Heureux celui dont le cou a été
les crétins. Tels jusqu'à un certain point ceux courbé de bonne heure par la discipline ! dit
' ' ' '' ' i~ .1X1 1 „„ 1'.- l'Ecriture. Heureux celui qui a reçu dans
son enfance une parole d'autorité, 'posant
devant lui le bien et le mal, la vie et la mort ,
et qui, en le mettant dans la nécessité de
choisir entre ces termes contraires, a excité
le développement de sa liberté, et lui a donné
par elle la conscience des deux natures qui le
constituent, et ainsi de ce qu'il y a en lui
de noble et d'ignoble, de céleste et de terrestre,
de l'homme inlérieui- et de l'homme extérieur,
de l'âme et du corps. Celui qui est entré de
bonne heure en lutte avec lui-môme, et qui
dans les combats continuels qu'il a soutenus
contre les puissances de la nature physi(iue,
qui s'abrutissent par la débauche, par l'ivro
gnerie, par l'habitude des vices les plus hon-
teux. Ils en viennent à perdre la conscience
de leur âme, et c'est ce qui explique l'absence
des remoi'ds dans l'excès du crime. Tels
encore nous devenons par certaines mala-
dies, dans le sommeil, par l'âge, quand la
caducité nous ramène à l'enfance. Dans tous
ces cas la[)ersonnalité n'existe pas, oudéfaille.
1/homme ne se connaît point, ne se possède
point lui-môme ; il n'a pas la présence d'es-
prit ni le gouvernement de sa volonté, et
ainsi sa res|)onsabilité est nulle nu diminuée,
parce qu'il n'est plus la cause intelligente de
ses actes. îl fiiut donc, pour faire jjasser de a eu l'occasion de déployer toutes les forces
puissance en acte la nature psychique, une de son Ame, toutes les ressources de son
stimulation analogue, o'esl-à-dire une in- esprit, celui-là a pu acquérir la conscience
lluence intelligente et morale, laquelle ne pleine de son moi, de sa personne, de sa vraie
peut parvenii- à l'âme humaine dans son état nature, en l'expérimentant dans ce qu'elle
présent que [)ar la parole. C'est par la parole a de plus profond, de plus vivant et de plus
de son semblable que l'enfant apprend à se digne. Voy. M. l'abbé Bautain, Psychologie
connaître en s'opposant à ce qui n'est pas
lui ; et plus la ])remière parole qui le pé-
nètre est intelligente et mor'ale, pleine d'es-
prit, de sentiment, d'âme, plus vivement elle
excitera son âme, son esprit, toute sa nature
psychique. Une fois excitée, cette nature
réagit et tend à se poser au dehoi's dans ses
facultés, dans sa forme spirituelle, comme la
nature physique se constitue dans la forme
matérielle de l'organisme.
Or il arrive un moment où ces deux déve-
loppements simultanés se heurtent et se con-
trarient ; le corps denjandant une chose et
y poussant par toute la force de l'instinct ;
l'âme instruite par la parole, éclairée par une
lumière supérieure, ne voulant pas ce que
demande le corps et résistant à l'enlraine-
ment instinctif ; ou si elle y a cédé, sentant
de la honte, du regret, des remords. C'est
par celte première contradiction entre l'obli-
gation morale et les exigences animales, qu3
l'âme et le corps commencent à se distinguer,
à se séparer, et que la personne psychique
s'oppose à l'individualité physique. Alors
s'établit cette lutte de tous les instants qui
ne (init que par la soumission complète de
l'un des deux antagonistes : tin légitime et
honoral^le quand le corps est dompté et
obéit à l'âme en serviteur docile ; fin ignomi-
cœpérimentale, t. I.
§ m. — No'ivellcx considéraliuus xnr le développe-
menl de Cinlellkience. — tlole psyrlioloçiique du
langage. — Coitlroverse. — F^ouveaux uperçiis. —
Cénéralion iiitellecltielle.
L'homme vil mainlcnanl; il pense, il
aime, il nomme ceux qu'il aime, il
leur rend en une [laroie loul l'amour
qu'il en a reçu.
(LacOudaiiie./
Nous pouvons presque aussi facilement
imaginer notre âme sans aucun corps,
que nos pensées sans les formes de
leur expression exléiieure.
(Cardinal NViseuan , Disc, sur les
rapports, eic, dise. 1.)
Dans l'homme actuel et suivant l'ordre na-
turel de son développement, la formation
de la conscience part de la sensation ou de
l'impression des objets physiques sur le
cor|)S, les organes et les sens. L'enfant a d'a-
bord le sentiment vague de la vie et du
besoin de la nourriture. La recevant d'un
autre être, dans les yeux duquel il se réflé-
chit d'abord, il commence à pressentir une
distinction entre lui et sa nourrice , puis
entre lui et les objets qui l'entourent.
Obscure, confuse et tout instinctive à son
origine, la conscience se détermine graduelle-
ment dans l'enfant par les sensations répétées
nieuse et déplorable quand l'âme succombe qu'il éprouve et [lar la réaction organique
et devient la servante du corps. Dans le pre
mier cas l'homme est fidèle à sa destination,
<jui est de gouverner la terre et tout ce qui
est de la terre, pour la mettre en harmonie
avec le monde supérieur ei la relier au ciel.
Dans le second, il se dégrade en manquant
à sa haute nature et à sa vocation ; il tombe
sous l'empire de la fatalité qu'il devait domi-
ner ; il se perd et perd avec lui les créatures
qui attendaient de lui leur réhabilitation et
qu'il exerce. Jusque-là il est comme identifié,
fondu avec ce qui l'environne, il ne sait pas
qu'il existe dans le monde, distinct du monde.
Il se voit objectivement ; il se nomme à la
troisième personne. 11 n'y a encore pour lui
ni moi, ni non-moi.
Quand l'homme entre en commerce avec
ses semblables par la parole, il reçoit au
moyen du langage l'action des esprits qui
l'entourent, et il réagit vers eux par le môme
leur s«lut ; en même temps qu'il manque à moyen. Par là il acquiert la conscience de ce
son Créateur qui i'a olacé sur la terre uour qu'il pense, la conscience logique. Il réflé-
3G5 LAN PSYCHOLOGIE. LAN* MlG
cïnl sa pensée el se la représente en lui- qu'il commence à comprendre la parole et à
même, puis il l'exprime hors tl»» lui. Il se parler avec inlelligence, ce qui suppose qu'il
distingue, lui écoutant de lui parlant, el de s'est réfléchi lui-même pour se regarder au
celui qui lui parle. Tl discerne l'action du dedans. Il faut pour cela que son enlende-
non-moi, qui vient du dehors, de sa pro()re ment soit déjà posé; car celte réflexion no
réaction qui sort de son intérieur. En un neul avoir lieu que dans l'entendement. Il est
mot, il se pose comme un être intelligent , nien diflicile de préciser le moment où ce
])ensant dans sa sphère intellectuelle. Il se
détermine de plus en plus en lui; el l'indivi-
dualité, s'élevant au sentiment de l'unité per-
sonnelle , se prononce par le signe de la
première personne jc ou »io/.
Le développement de la conscience se fait h lui i)ar la parole ou par des actes. La per-
en deux temps principaux, dont chacun est sonnalité , la volonté jélléchie d'un autre
marqué par un caractère |)arliculier. Le pre- être s'unposant à sa personne, à sa volonté,
mior se résume dans le sentiment de l'indi- le refoule sur lui, et lui donne par ce retour
vidualité , le second dans la conscience de au dedans, qui provoque la réflexion, la
l'unité personnelle. L'enfant se connaît d'à- conscience de lui-même. Ce qui est constant,
dégagement de l'homme raisonnable s'opère.
Mais comme la réaction suppose toujours
une action analogue (|ui l'excite, on peut
aflirmer ({ue le moi de l'enfant est éveillé par
"opposition d'un antre moi qui se fait sentir
bord comme individu, en contact et en 0|)po-
sition avec les autres individus (lui l'en-
tourent. Le premier individu dont il se dis-
tingue est sa mère ou la personne qui lui en
lient lieu. Rien n'est plus propre ù exciter
son dévelopi)emenl que l'action incessante et
si pénétianle de l'œil d'une mère. Elle couve
pour ainsi dire son enfant du regnrd , pour
l'aire éclore en lui, par la chaleur de sa ten-
dresse, la vie de l'Ame el la réaction de
l'amour. Elle l'entoure de ses bras, le presse
sur son sein, le réchaulfe de son haleine, le
couvre de ses baisers; elle l'inonde en quel-
que sorte d'une rosée, d'une pluie d'alfection
(|ui fait germer la semence psychique. Le
premier regard de l'enfant se fixe sur sa
mère, el c'est dans l'œil maternel qu'il se
voit en objectivité ou se réfléchit pour la pre-
mière fois. Dès lors il tend à se distinguer de
plus en plus des objets qui l'environnent et
qui sont nécessaires au soutien de son exis-
c'esl ({u'aussilôl qu'il a saisi son moi, l'ex-
pression lui est donnée pour le poser au de-
hors, et dès lors il ne parle plus de lui
comme d'un objet ; il se nomme à la pre-
mière personne; il s'appelle moi. Dès ce
moment il prend en main le gouvernement
de son existence cl la direction de ses actes,
autant fpie sa faiblesse el son ignorance le
lui i»ermellent. Ilien ne se passe plus en lui
et dans sa sphère, que son moi et sa volonté
propre n'y interviennent, el si on le laisse
aller, cette volonté propre naissante, ce moi
c» peine édos va s'exalter au point de domi-
ner tout ce (jui l'entoure, de faire opposi-
tion à tout et de n'en souffrir aucune.
Quoi qu'il en soit, il commence à penser ,
dès {ju'il s'est réfléchi en lui-même; la vie
intellectuelle s'établit; il se pose dans le
monde intérieur de son entendement, où
vient se représenter tout ce qu'il voit, seul el
é|)rouve. Ce monde, qui est proi)remenl la
lence; c'est toujours le besoin qui amène sphère de sa raison, devient pour lui un in-
ceite distinction, el elle se tranche et se
l)récise davantage à mesure que les besoins
se multiplient. Alors aussi conmience le va et
vient, l'acte el le réacle continuel entre lui
el ce qui l'entoure; éprouvant l'action des
objets dans toute la périphérie de son corps,
el pouvant réagir p.r ses membres et ses
muscles vers tous les points, il ai)prend, par
termédiaire entre le monde piiysique qui
aflccte ses sens, et le monde supérieur avec
lequel son intelligence et son âme commu-
niqueront plus lard. L'enfant le constitue par
la réflexion active de son esprit; el tout ce
(jui y paraît et s'y dévelojjpe ne i)rend
d'existence rationnelle que par des signes
abstraits, instruments nécessaires de l'exer-
la continuité des impressions reçues et des cice de la raison. Nos pensées, nos réflexions
réactions organiques , à reconnaître l'élen- t^t toutes les opérations qu'elles supposent,
due de son corps, el acquiert ainsi la notion se fonl à l'aide des signes du langage. C'est
!• , j_ • :..,i: . .:,!.. ..i:ix ., «; i' c ■ i_ l i
encore vague el confuse de son individualité.
H ne se connaît jusqu'à ce moment que j)ar
le dehors, par sa forme extérieure, à peu près
comme on se voit dans un miroir. C'est pour-
quoi, quand il commence à parler de lui, il
emploie la t'roisième personne el se nomme
]»ar son nom , comme s il s'agissait d'un
autre, parce qu'il n'a point encore fait l'acte
de réflexion qui peut saisir le moi au de-
dans. 11 se passe probablement dans l'animal
quelque chose d'analogue, puisqu'il distingue
son individu de tout autre
pourquoi l'enfant parle avant de penser; car
cesl seulement (mi entendant parler (lu'ilac-
(|uierl par l'ouie les signes nécessaires à la
formation et à l'expression de sa pensée.
Penser, c'est d'abord représenter par des
signes ce que nous sentons , ce que nous
concevons, comme, avant de calculer, il faut
établir la numération, ou déterminer la va-
leur des nombres par des chitlres; puis on
cherche les rapports des nombres en combi-
nant leurs signes. Ainsi, après avoir nommé
es conceptions, nous tâchons d'en percevoir
bi-
Mais ce qui ne se trouve point dans la bêle, et d'en démontrer les rapports par la coml
et ce qui ne peut s'y trouver, parce qu'elle naison des mots qui les expriment. Il n'est
est incapable de réfléchir aclivement et par point facile d'arriver à la conscience com-
conséquenl de penser, c'est le sentiment jilète de sa pensée. La plupart des hommes
delà personnalité, la conscience de l'unité ne savent ce cju'ils pensent; c'est pourquoi
personnelle. L'enfanl ne l'acquiert que lors- si peu savent ce qu'Us disent. Pour bien st)
atj-) i.A.N Dictionnaire de philosophie. lan 368
couinroiulro, il laul commencer par se parler savoir, (ju'uii objet est avec telle ou telle
à soi-môme. La pensc'-e , si ahslrailc (lu'ell'.' (junlild.
soit, n'est jamais (ju'uiie parole intérieure. Or La perce|)lion est \m fait éminennnent
c'est quand l'entant devient capable de se simple et indécomposable dans sa produc-
parler ainsi au dedans el d'objectiver parla tion; il a lieu dans sa totalité ou il n'a pas
réilexion ce qu'il sent, conçoit et veut, qu'il lieu. Un objet ne se montre pas sans une
acquiert la conscience du moi et de sa pcr- qualité, ni une qualité sans un objet, et tel
sonne. Plus il pense et parle, plus ce senti- est le rapport qui unit la qualité à l'objet, que
ment devient net et (irofond. Il distingue
très-bien ce qu'on lui dit de ce qu'il dit,
quand il parle et quand il écoule. Il sent le
travail de son esprit pour réagir vers la parole
(jui lui est adressée ; et la conscience de son
moi se détermine et s'affermit ;i mesure que
cette réaction est plus vive et plus réj)é-
tée.
Le moi , ayant constnence de lui-môme.
on voit l'objet et la qualité qui le rend évi-
dent, ou qu'on ne voit rien du tout. Ainsi,
comme fait, la perception ne se produit pas
à demi, et ne résulte pas d'éléments qui se
réunissent successivement pour la constituer.
Mais si, dans sa production et dans ce qu'il
a (l'objectif, ce fait est indécomposable, il
n'en est plus de même après sa production et
dans ce qu'il a de purement subjectif. L'être
est la condition nécessaire de la persoimalilé intelligent voit l'objet et voit la qualité indi
humaine ; car il faut que l'homme se connaisse visiblement unis dans leur rapport ; mais par
et connaisse ce qui l'atfecte, pour pouvoir
xigir librement , et décider ainsi par son
choix la direction de sa vie. Le moi, source
de toutes les misères de l'humanité, quand il
va jusfiu'h l'égoisrae, est donc aussi le fon-
dement de sa grandeur, et il n'esljamais plus
beau et ne déploie plus de force ou une
vertu plus élevée , que quand il s'applique à
se maintenir dans les bornes du devoir, à
s'abaisser devant la loi, à faire abnégation de
lui-même. C'est h ce but que doit le mener
l'éducation morale. Elle commence son œuvre
suite d'un pouvoir dont il est doué, il peut
concevoir la séparation de l'objet de la qua-
lité; il peut au moins ne s'attacher qu'à la
vue de la qualité', ne conserver que la vue de
la qualité sans la vue de Vobjet, ou récipro-
quement. Or, cette vue isolée d'un objet ou
d'une qualité nécessairement unis dans le
fait réel et total de la perception, c'est l'idée
abstraite, c'est l'abstraction.
Ainsi, par exemple, je ne vois pas un objet
avant et sans une couleur, ni une couleur
sans et avant un objet, je vois nécessairement
aussitôt que le moi est ])Osé, luttant sans cesse l'un et l'autre simultanément et unis; mais
contre les mauvais penchants de la nature je puis négliger la vue de l'objet pour ne
inférieure, contre les tentations grossières, et
surtout contre la tendance originellement
vicieuse, qui est dans chaciue homme depuis
la cliute du premier homme , à faire de son
moi le centre du monde , comme il est le
centre de son individualité, et à tout rappor
m'altacherqu'à la vue de la couleur, ou réci-
proquement: voir un objet et sa couleur est
une perception; ïdi vue isolée de l'objet ou
celle de la couleur est Vidée abstraite.
Ainsi, dans toute perception, il y a trois
idées que l'on peut isoler, l'idée de Vobjet,
ter à soi, pour tout absorber et dominer. Ici l'idéede la ^'(a/jYe et l'idée du rapport (jui les
est la raison profonde des lois divines et hu- unit
maines et des institutions qui en ressortent ,
pour diriger et contenir dans la ligne du de-
voir, de la justice et du bien le moi de l'indi-
vidu et du genre.
Rentrons dans l'étude analytique des phé-
nomènes intellectuels et de leur générateur
.primitif et nécessaire, le langage.
Dans sa plus grande généralité el par con-
séquent dans sa plus grande simplicité, une
connaissance ou perception consiste à vuir,
Et si, pour saisir mieux encore les rela-
tions de la perception el de l'idée, nous les
considérons dans leur expression par la
parole, nous trouverons que la perception
s'exprime par la proposition, et Vidée, par le
mot. La connaissance ou perception est un
fait intellectuel entier el complet; l'idée est
encore un fait intellectuel, elle est encore de
la connaissance, mais une connaissance in-
complète, brisée et décomposée (90). De
ou à s'apercevoir, ou à comprendre, ou à même la proposition est seule une expres-
(90) Une idée pure ne sérail jamais qu'un pro-
duit iiicoiiiplel <ie l'iiiielligeiice. Que qiieiqu'im
prononce devant nous le mot homme. Ce mol ex-
prime une idée, mais n'offre pas un sens coniplel.
Car que veni-on nous faire enlendre ? qu'on pense
à Vhomme, qu'on le connaît, qu'où l'étudié, qu'on
l'aime, qu'on le liail, qu'on l'eslime, qu'on le
plainl, etc.? Ce mol est susceptible de mille iiiter-
prétalions. Cependant nous avons pris pour exem-
ple nn substantif, c'est-à-dire la seule espèce de
mois qui semble exprimer une idée entière. Car
ion les les autres espèces de mots, à l'exception du
verbe, qui peut à lui seul traduire un juj^cment,
)nq>liqueul toujours un rapport à quelque cliose
qu'ils ne font pas connaître et n'expriment par con-
séquent que des fragn>enls de pensée. Aucun mol
n'exisie pour soi el ne se suffit à lui-même. Chaque
espèce de mots est, par su nature, Ucsiinée à for-
mer un élément dans une combinaison , el celle
combinaison, unique objet du langage, n'est aiMre
(|ne la proposilioii, qui .seule forme .un tout dans
rintclligence. Puisque l'idée n'< st en soi que le ré-
siillal d'une abslraclion psychologique, elle ne s'of-;
fre point à nous comme un objet immédiat d'ana-
lyse; puisque dans sa réalité elle est inséparable
(lu jugement qui lui communi(|ue, avec le complé-
ment de son existence, la forme cl le caractère
dont elle est revêtue; elle n'esi point intelligible eu
elle-même , elle ne l'est que dans le jugement, et
c'est dans le jugement que nous devons essayer de
saisir la nature, d'apprécier l'élemlue de noire con-
naissance.
Ces considérations nous fournissent un nouvel
argument contre la possibilité de l'inventioji du
langage.
Dans lous nos jugements le sujet csl nécessaire-
309
LAN
rSYCIlOLOGIE.
LAN
370
sioii complète; le mot est encore une expres-
sion, mais si incomplète, qu'ainsi isolé il ne
représente rien de réel. Et comme on ne
parle pas sans parler d'une chose et de ses
qualités, on ne connaît pas sans connaître
•une chose et ses qualités ; avec cette diiïé-
rence toutefois que, quand on parle, les
paroles se succèdent suivant tel ou tel ordre,
tandis que, quand on connaît, on ne con-
naît pas d'al)ord l'objet et puis la qualité,
mais dun seul et môme coup l'objet et la
qualité, unis dans leur étroit rapport. Tout
est siniuUané dans le fait de connaître, et si,
dans le langage, l'on exprime l'objet et la
qualité par un terme et puis par un autre
que la plante a existé. Ainsi en est-il du l'idée
par rapport à la perception qui la conte-
nait.
La perception, répétons-le, peut seule ré-
sulter de l'-évidence : l'idée ne résulte de
l'évidence qu'en ce qu'elle se trouve dans la
perception. Les idées n'existent pas d'abord
et par elles-mêmes, ainsi fragmentées et
incomplètes, devant constituer la perception
par leur rapprochement. On ne peut donc
pas dire qu'on acquiert directement des idées,
mais on acquiert des connaissances, des per-
ceptions, et de ces perceptions on dégage
les idées par un travail d'analyse plus ou
moins difficile, selon la clarté de la percep-
terme, ce n'e*t pas pour noter par la place tion totale. Par exemple, on n'acquiert pas
des termes la place relative dans la peroep- d'abord et isolément l'idée de cause, mais par
tion de l'objet et de sa qualité, leur anté
riorité et leur postériorité : c'est tout simple-
ment pour noter leur distinction et leur
relation.
La perception résulte de l'évidence des
la conscience on se voit être cause, on se
connaît comme cause, et de cette connais-
sance totale l'être intelligent sépare la con-
naissance partielle et fragmentée qui est
l'idée de cause. C'est en ce sens seulement
objets; l'idée résulte du pouvoir qu'a l'être qu'on peut dire qu'on acquiert des idées, et
intelligent de décomposer ses perceptions, qu'on peut rechercher quelle est l'origine de
Les objets se montrant dans l'unité concrè'e nos idées. L'origine d'une, idée est dans lo
de leur existence, ne déterminent point des fait total de connaissance qui la renfermait
idées, mais des perceptions. A la perception j)0ur la première fois, et dans l'acte ou les
répond un objet réel, une réalité évidente ; à actes de décomposition, d'abstraction, qui
l'idée pure et isolée ne répond aucune réalité l'en ont séparée.
ainsi isolée. Ainsi, à la perception (]ue ce Nous avons dit tout à l'heure que l'idée se
papier est blanc, répond comme réalité dégageait de la perception, ou la modalité de
objective ce papier blanc; à l'idée isolée de la substance, par un travail d'analyse. Appro-
papier ou à celle de qualité blanc ne répond fondissons ce qui se passe dans cette opéra-
rien de tel, car ce papier ne peut ni exister tion.
ni se rendre évident et se montrer, sans être Ua|)pclons d'abord que nos premières j)er-
et se montrer blanc, ou gris, ou rude, ou ceptions ou idées sensibles sont nécessairc-
i/oHo:, ou avec une qualité quelconque, sans ment composées, puisqu'elles ont toujours
quoi on serait forcé d'admettre des objets pour objet des substances revêtues de plu-
sans qualités, ou des qualités sans objets;
des qualités (jui n'appartiendraient à rien, ou
des objets qui ne seraient rien. On ne com-
pose donc point les perceptions de la réalité
avec des idées, i)uisque les objets ne déter-
sieurs qualités. 11 en est do même de nos
premières idéjs intellectuelles, lesquelles
nous représentent toujours ou le concours
simultané de plusieurs opérations pour un but
commun, ou une tendance de chacune d'cl-
minent point des idées, mais des perceptions; les, prise isolément, vers jilusieurs lins dif-
niais en décomposant ces perceptions, on
trouva l'idée et on la dégage.
L'idée est donc moins un clément qu'un
fragment de perception. Un élément peut
exister d'abord seul et indépendamment de
férentes. Entin la conscience non plus ne
peut nous donner dès l'abord aucune idéo
sinq)le sur les faits intérieuis. Il suit de là
qu'avant le travail de l'esprit secondé par les
signes, la i)ensée, nécessairement complexe,
la totalité qu'il concourt à former; un frag- demeure entière et en quel(]ue sotte indivise
ment suppose, au contraire, un tout préala- dans notre esprit. Comme tous les éléments
blement existant, et ne peut être que le qui la composent ont pris simultanément
résultat de la décomposition de ce tout, naissance, tous aussi ils se retracent à la fois
L'eau, le carbone, etc., qui sont les éléments dans la conscience, qui ne regoit de l'enseni-
dune plante, existent avant elle et sans elle: ble qu'une im[)ression vague et confuse,
la tige, les feuilles, les fleurs, etc., en sont Cette complexité, cette espèce de chaos de
des fragments, et n'ont pu exister qu'autant la pensée primitive ne peut se débrouiller
ineiil conçu roinme une substance. Aucun mode,
considéré dans la substance dont il dépend, ne
pciii être l'objet de l'allirniatiou. Pour cpie les mo-
des, qui dans nos premiers jugements figurent
comme attributs , puissent fournir des sujets à de
nouveaux jugements, il faut (jue l'esprit, les conce-
vant à part et les détacliant par la pensée des su-
jets auxquels ils appartiennent, les élève à la condi-
tion de substances abstraites. De là la nécessiic
des substantifs abstraits. La formation de cette se-
conde classe de substantifs a prodigicuisemenl
étendu le CCI de de nos tonnaissaticcs. oans elle.
Tbomnie demeurerait renferme dans ranslyse de
clia(|ue objet individuel ; il deviendrait incapable
de concevoir celle multitude inlinic de relations
qu'il établit entre les substances; car toute rela-
lion entre deux substances est fondée sur la simi-
litude ou sur la différence que la comparaison per-
met d'apercevoir entre leurs modes; et l'un ne
comprend pas comment l'iiomme parviendrait à
discerner la similitude ou la différence qui existe
entre les modes, s'il ne pouvait poser abstraite-
ment les modes comnii; siijcis de ses juge-
ni'jiils.
ri
LAN
DICTIONNAIIIE DE PIIILOSOnilE.
LAN
372
que p.ir raïuilysc. Or (|ii(;l sera rinstruincnt
de cotte analyse? Les sens? Examinons. Les
sens, nous l'avons vu, sont des machines h
abstraclions. C'est par leur secours que l'en-
fant apprend à discerner les objets avant
l'emploi des signes. Cette distinction repose
évidemment sur une sorte d'analyse, puis-
que, pour distinguer les objets les uns des
autres, il faut avoir saisi entre eux des difl'é-
rences de couleur, de son, d'odeur, de
saveur, d'étendue, déforme, de solidité, etc.
Mais signalons ici, sous le rapport de la pen-
sée, entre l'iiomme qui a l'usage du signe et
celui qui en est dépourvu, une dilférencequi
n'a pas été assez remarquée: c'est que l'hom-
nje, avant le langage, ne pense aux qualités
ou modes qu'il a saisis dans les objets ((u'en
rappelant à sa mémoire les objets mêmes ([ui
ont alfecté ses sens. Les choses mômes se
présentent à son esprit, et non les termes qui
en sont les signes; il ne pense que par ima-
ges; penser, pour lui, c'est revoir, c'est
éprouver les sensations qne l'objet réel aurait
excitées. Tout se passe dans sa tôte en ta-
bleaux ou plutôt en scènes animées où la vie
se reproduit partiellement. Il faut donc re-
connaître dans l'enfant, dans l'homme, avant
le langage, le pouvoir de distinguer les di-
verses parties d'une impression reçue; mais,
nous le répétons, ces détails ne subsisteront
dans son esprit qu'identifiés à tel ou tel objet
<jui les supporte. Ainsi il aura dans l'esprit
l'image d'un objet ou blanc, ou chaud, ou
rond, etc., déterminé, jamais l'idée de blan-
cheur, de chaleur, de rondeur, etc., et ainsi
de mille autres idées de modes ou de rap-
ports (91).
11 importe donc d'établir plusieurs espèces
de distinctions entre les idées sensibles :
1" elles peuvent être distinctes, parce que l'a-
nalyse en a décomposé les éléments, parce
(]ue la comparaison a fait ressortir, parmi
les rapports particuliers qui les unissent,
les différences précises qui les séparent ;
2° les idées sensibles peuvent être distinctes
dans un de leurs éléments, en raison de la
prédominance qu'un sens donne toujours à
ses inqiressions ; 3° enfin une idée sensible
peut être distincte dans son ensemble, en
raison de la vivacité de l'impression qu'elle
fait sur la conscience ; l'ûme alors embrasse
l'objet d'un seul regard sans qu'elle en ait
démêlé les (lualités diverses ou saisi les dé-
tails; mais l'image qu'elle en a conservée est
si vive, qu'elle ne le confond avec aucun
autre, et elle le reconnaît partout où elle le
letrouve. Il y a dans tous les esprits^ un
grand nombre de ces idées-images qui n'ont
jamais été analysées, et dont chacune dans
son ensemble se détache nettement sur le
fond de la conscience. Or, si nous observons
ce qui se passe dans les animaujt, il nous
paraîtra évident que, pour établir une dis-
tinction entre leurs idées, ils n'ont point re-
cours à l'analyse de leurs éléments: leurs
moyens de découqiosition sont trop bornés,
et il leur serait d'ailleurs impossible de con-
server les résultats d'un travail analytique.
Chaque idée forme en eux un tableau dont
la couleur générale est nette et tranchée, ou
dont un seul point est vivement éclairé, et,
c'est ainsi qu'ils parviennent à distinguer les
objets qui les intéressent (92). L'analogie,
nous autorise à croire qu'il en est de môme
(91) » Snns l'usage dos signes , riil Diig:)l(!-Sle-
warl, tomes nos pensées se scrMienl bornées aux
indiviilns. » {Elém. de lu phil. de resprii humain,
l. l, p. 14-1.) — A p:irl (|uelqiies délnils pon exacis,
railleur de farlicle Parole, dans V Encyclopédie du
XIX» siècle, trace de la situation inleitecluelie de
l'hoinine dépourvu du signe, un laldeau qui peut
aider à faire comprendre tout ce que la pensée doit
au langage.
i II n'est pas, dit-il , dilticiie de s'expliquer ce
gingulier élat de langueur intellectuelle du muel,
non du muet à qui l'abbé de l'Epée a révélé un
langMge syudjoliqne , Iraduclion (idéte du langage
>ocat, mais du muet attandonné à la seule naïuie,
loi que nous le supposons, du muet qui ne peut ni
parler, ni lire, ni voir en lui-même, sous quelque
«.iiiblème connu, sa propre pensée. Les choses qu'A
a vues, les événements dont il a été lémoin, les
iiiipressions qu'il a ressenties, il les retrouve ai-
sément dans sa mémoire, mais il les retrou\e sous
leur première forme, plus ou moins aft'aiblie par
!e temps; il se souvient dos lieux qu'il a habités et
los revoit tels qu'il les a laisses, des personnes
qu'il a aimées ou redoutées, des émotions qu'il a
éprouvées prés d'elles. Mais, pour lui, l'idée de
paysage ou celle de maison se coiiloiid avec la vue
iiilérieure de telle maison ou de lel paysage ; le
nom de lel homme, ceux de sa mère et de ses frè-
res, sont identiques à la vue iniéneuie de la per-
sonne de sa mère ou de celle de ses amis;ritlée
des hommes, en t;,éiiéial, se préseule sous l'aspect
d'une mulliiude dispersée ou assemblée ; l'idée de
Joie, de chagrin, de justice n'est que le ressenli-
uicni plus ou moins profond des sentimcriis qu'il a
éprouvés dans lel ou lel niomenl de sa vie. Les
idées abstraites, il les a donc, mais elles se présen-
tenl à lui sous une forme concrète, (qu'est-ce (pie
des idées abstraites sous une forme concrète?) et
toujours environnées du cortège nungetix des phé-
noipènes circonstanciels sous lesquels il les a une
fois perçues. 11 ne peut les en dégager pour les re-
vêtir d'une forme plus pure qui lui pennetle de les
contempler en elles-mêmes, ou qui s'approprie ai-
sément à toutes les hypothèses sous lesquelles se
rencontrerait la même idée. Il est donc obligé,
pour penser, de remuer en quelque façon d'imiiieii-
ses machines qui laligueiit bientôt sa lète et répan-
dent sur ses conceplions loule sorte d'embarras el
de ténèbres. De là l'impossibiliié et le dégoùi^ de
louic œuvre mentale qui exigerait un peu d'Iia»
leiiio. t — (Vo(/. l'ail. boi;ui)s-MuETS.)
(92) < Les animaux, ditCuvier, restent toujours à
l'état où est l'entant lorsqu'il ne peut pas encore
parler, c'est-à-dire qu'ils apprennent bien à connaî-
tre, jusipi'à un certain point , les objets qui leur
soni^uiiles ou nuisibles, à se conduire d'après celle
connaissance, mais qu'ils ne viennent jamais jus-
qu'à posséder et à pouvoir manier des idées géné-
rales par te moyen des signes, qui sont rinslrii-
ment nécessaire pour conduire jusqu'au raisonne-
ment de l'homme. » {Hist. des sciences nalur., t. V,
!.. 175.)
i Ou prétend que l'abstr.iction est une pieroga-
live des hommes et des esprits raisonnables, et que
les bêles en sont tout à fait desliiuées. Une bêle,
par exemple, éprouve la même sensation de l'e;»u
(haudc que nous ; mais elle ne saurait séparer l'i-
dée de la chdl' ur «.'t l'idée de l'eau même... C'est ce
m
LAN
PSYCHOLOGIE.
LAN
374;
de rhomiwe privé des moyens d'analyse que
lui fournil la parole ; toutes ses idées ne
sont que des images et il ne saisit que des
ensembles. (Voy. la note V, à la On du vol.)
Pour aller au delà d'un sentiment général et
en quelque sorte synihetique de dilférence
entre les choses, il faut étudier séparément
les qualités qui leur appartiennent, et com-
parer ces qualités entre elles. Or la compa-
raison des qualités ne produit aucun résultat
net et précis, tant que l'on n'est pas parvenu
à les détacher de leurs sujets (93). Nous ne
pouvons donc apprécier quelle serait, sans
le secours du langage, l'étendue possible de
notre connaissance, qu'en déterminant jus-
qu'à quel point l'honune sérail encore capa-
ble d'opérer dans les substances l'abstraction
des modes.
Avant d'entrer dans cet examen, qu'il nous
soit permis d'insister sur cette merveilleuse
propriété du langage d'être la vivante ana-
lyse de tous les éléments de la pensée. Aux
prises avec des ensembles de phénomènes et
de propriétés, l'homme initié au langage
commence par donner un nom à tous ces
ensembles, dont il prend une connaissance
vague, superficielle, générale; puis, toujours
à l'aide de la parole, il revient sur eux,
cherche à en démêler les parties, attribue à
chacun d'eux les propriétés qui lui convien-
nent, rejette celles qu'un aperçu incomplet
lui ottrait à tort, enûn prend possession des
objets ou des faits autant qu'il lui est donné
Ri)uvoir qui disiiiigne riionimectes hèles, el l'élève
liroprenieiil un clci^rc <lii raisoum'iiieiil juiquel les
Lcies ne :• iiraieiil j.im:iis ;iiieiiulre. » (Eller, Lel-
ires à une piincesse d'Allemagne , w partie ; iel-
ire 3-2'.)
(95) « C'est principaleniciil à la possession ex-
clusive de la facullé (Vabslraciion cl des auues fa-
cultés liées à l'usage des signes généraux, que no-
ire espère doit sa supérionic sur les auiiuaux. »
(I>ug\i.u-Ste\vart, Klémenls de In pliilus. de l'es-
prit liitmain, i. Il, p. 8i.) — Lotke csl du iiièmc
seuliiiiL'iil, liv. Il, th. 11.
i Je cruis, dii-il, cire en droii de supposer que
la puissance de (ornier des ahsliaclioiis ii'appar-
lienl poiiit aux hèles, ei que celle lacullé de lur-
iiier des idées générales est ce <iwi met une par-
faite tiisliiiclion cuire rhoiniue et les hruies, ex-
cellente qualité qu'elles ne sauraient acquérir en
aucune manière par le secours de leurs facullés.
Car il est évident que nous n'ohservons dans les
bOlos ancnnes preuves qui nous puissent faire con-
naiirc (|n'elles se servent de signes généraux |)0ur
désigner des idées universelles; el puisqu'elles
n'ont point l'usage des n.ois ni d'aucuns autres si-
gnes généranx, nous avons raison de penser qu'el-
les n'ont poini la lacullé de faire des ahslraciions
ou de former des idées générales. >
('J4) Enlever le verbe de la piirase, c'est oier le
soleil du inonde; il n'y a plus qu'obscurilé, mon.
Pour comprendre une proposition, pour l'explniuoi',
le sujet ne sullil pas: il faut le verbe, qui est la lu-
mière. C'esi lui qui fait sortir des cnlrailles du
substantif les puissances, les qualiiés el les rap-
ports qu'd conlienl, comme c'est par lui que l'exis-
iciice, une fois constituée, réagit sur la subslance,
et rellue pour ainsi dire par sa racine vers son
centre, puur s'y repo>cr el s'y fonder. C'est le terme
inyNiérienx delà proposition".
Le 1'. Cliasicl , iou|ouis plein de bonne volonlc
de le faire, en se iCs représentaiil dans leur
totalité et dans Tes parties qui les composent.
Ce beau travail , s'il était partout et tou-
jours habilement et consciencieusement ef-
fectué, serait assurément le dernier degré
aucjuel pût atteindre la perfectibilité humaine.
Là où dans les sciences exactes l'homme s'est
posé ce but et l'a poursuivi avec persévé^
rance, il a obtenu des résultats prodigieux.
Il faut donc (pie le travail analyti(|ue par le-
quel nous manions les éléments de notre
pensée, c'est-à-dire les phénomènes et les
l)arlies distinctes qui les constituent, ait
quelque chose de coiuplet et de réel, puis-
qu'il nous mène ([uelquefois à cette vérité
relative vers laquelle nous convergeons avec
eHort. Or ce travail est le fruit de l'analyse
dite grammaticale , el celte analyse est d(V
l»uis l'origine de l'homme le seul procédé
dont l'intelligence fasse emploi pour se con-
duire au milieu des faits infinis dont la vie in-
dividuelle et l'existence sociale sont semées.
Dégager, autant que possible, d'un phéno-
mène la substance (le sujet), qui en est
comme le fond; détacher, pour l'observer à
part, la propriété {Vattribut) plus ou moins
engagée dans celte subslance ; prononcer
(le verbe substantif) que telle propriété
appartient ou n'appartient pas à telle subs-
tance (94) : voilà le degré le plus élevé de
l'analyse, au([U(;l aboutissent nos raisonne-
ments les plus divers.
N.OU coulenJ. d'oITrir ces trois phases de la
contre M. de Honald, ayant lu dans la LéijislulioH
primitive (t. H, p. 200) ces mois ; « On ne peut
parler sans verbe, » s'en alla inicrroger quelques
linguistes de la capitale |H)ur savoir si c'était vrai,
lies sinologues lui répondiient que le < liinois n'a,
pas de conjugaison, mais que les différences de.
temps, de nombres et de personnes se mnrquenl pur
autcnl de particules ujonlt'cs nu mol principal (De lu
valeur de la raison , p. 5ll2) ; c'est-à-dire (jue les
verbes chinois ne sont pas à llexioii comme ceux
des langues indo-européennes, par exemple. Mais
où donc M. de Conald a-t-il dit (|u'il n'y avait de
Verbes que ceux qui se conjuguent sur Xûw ou
fliHo.' La belle et digne ressource, contre un homme
du méiile de M. de LSonald, de confondre, pour lu
faire paraître en défaut, le verbe avec la conjugai-
son dont il ne parle pas! Lli ! (|u'importe ici la con-
jugaison quand on ne parle que de verbe'' Eh bien !
oui ou non, el sans faux- fuyant, les Chinois ont-ils
le verbe dans leur langue?... Question vraiment
puérile! Sans doute ils ont le verbe, et son rôle a
tant d'imporlance pour eux dans le discours qu'ils
lui donnent la désignation de mot vivant. Deman-
dez plulôt à M. Dazin, professeur de chinois au col-
lège de b' rance.
Croyez-vous qu'au fond il y ait tant de dilTércnco
entre la forme d'un verbe chinois el celle d'un
verbe latin, par exemple ? Les Cliitiois, dites-vous,
forment leur verbe en ajoutant des particules au mot
principal pour marijuer le temps, le nombre, la per-
sonne; n'est-ce pas ce que l'ont aussi les langues À
llcxion?
Ain — 0 ou bien je — aime
Am — as tu — aimes
Am — at,elc il — aime, etc.
Un des plus célèbres philologues de notre cpo--
que, Bupp, a démontré que toutes les désinences
sont dérivées de mois autrefois signihcalils par eiix-
uicincs, mais qui, en s'altachant à un autre moi
575 I^AN DICTIONNAIRE DE riIILOSOPIIIK. LAN 376
pc/sée d'une ninnière distincte, riioinmc s'est Telles sont, avec les diiïérences qui ré-
.<|t|»r()prié des instruments i)articuliers qui sullenl du ^oûl et des habitudes des peuples,
viennent au secours de son intellif^ence, et les bases sur lesquelles reposent toutes les
permettent de pénùtrer dans une analyse langues. Le langage est donc par essence un
- '-" '"" ' - ' •" '"" "*^''' " — " instrument d'analyse. La pensée n'est point
un phénomène simple, elle est au contraire
infiniment complexe : point de pensée qui ne
jilus intime et plus prompte des phénomènes
et de leurs propriétés : il établit les rapports
qui se remarquent entre les idées qu'if dis-
tingue, et, les caractérisant, spécialise de
i)lus en plus l'objet de son attention ; comme
la substance peut être considérée comme telle
( le substantif) ou au point de vue de ses pro-
priétés {\Vadjectif), il différencie exactement
ces deux circonstances de l'observation ; il
note également les dilTérenls genres de su-
bordination que les idées ont entre elles (la
préposition, la conjonction, les cas, \cs temps
du verbe substantif), et déjà il jouit de tous
les matériaux nécessaires pour se livrer sans
obstacle à ses recherches.
renferme un grand nombre d(; jugements, de
perceptions et d'autres opérations intellec-
tuelles; ces perceptions ne seraient jamais
saisies distinctement par la conscience, parce
qu'elles existent simultanément, que l'intel-
ligence ne distingue un tout com[)lexe qu'à
la condition de l'analyse et de la décompo-
sition de ses parties, et que le langage rend
successif ce qui est simultané dans la con-
science. Les paroles prononcées les unes
après les autres représentent chacune un des
éléments de la pensée, et à mesure que nous
Mais, armé désormais des instruments puis- prononçons ces paroles, chacun de ces élé
sants qui divisent les pensées les plus com-
plexes et les réduisent à leurs plus simples
éléments, il ne s'ariôte pas encore dans celte
voie : il simplifie son travail pour le rendre
plus expéditif; il réunit la propriété au mot
qui affirme son existence ( le verbe adjectif)
et son rapport à la substance ; il modifie même
ments vient s'offrir à l'attention de la con-
science, qui les perçoit et les saisit mieux,
parce qu'ils sont isolés et distincts des autres
éléments. Ainsi, penser, c'est combiner des
notions; mais point de combinaisons sans
composition et décomposition , et point de
composition et de décomposition sans le
cette propriété ainsi resserrée par des mots langage. La pensée, en effet, séparée du lan
qui en restreignent encore la signification
(l'adverbe). Enfin il évite les redites (le pré-
nom), emprunte la substance ou la propriété
contenue dans son nouveau verbe (le parti-
cipe), et au besoin exprime encore certaines
nuances plus délicates de la pensée (la par-
ticule).
U^veiin (lon)inant, s'y sont, à l.i longue , subordon-
ii'^s enoliliiéranl leur son ei li'iir sens. Voy. Snns-
kridsche conjiujatioiis Syiièine, clc, el autres oii-
vrngps.
Fabre (l'Oiivct avait déjà remarqué {Langue lié-
trnique resiUnée) que le verbe bébreu éiait à pro-
prenieiU parler invariable, el que l'on formait les
lemps personnels, savoir, le fniur et le passé (puis-
que Tliébreu n'a pas de préseiil) eu y accolant
quelques formes de prônons; le verbe exprime
alors les deux temps par sa position relalivenn'ui
au pronom , savoir : antériorilé ou passé lorsqu'il
est devant lui, et postériorité ou fulitr lorsqu'il
vient après. Ainsi du verbe pliâl, faire, ikfi-
kitif; pliùl-tin (faire-moi), je lis, prétérit ; a-
pliâl (inoi-faire), je ferai, futur. — Cbez les naui-
rels du Sénégal, les veibes, comme tous les autres
mots, sont absolument invariables. Par eux-mê-
mes ils ne marquent ni lemps, ni modes, ni per-
sonnes ; ils les indiquent à l'aide d'autres n)ois(|ui
vienneni successivement s'y juxtaposer, el ajouter
au sens fondamental du verbe le sens particulier
qu'ils expriment. Ainsi, de I'infinitif def (faire),
les Gbiolofs tirent successivement rft'/'-«a (faire-moi),
je fais, présent; def-on-na (faire-jadis-inoi),je lis,
rnÉTÉRiT ; de~na def (nn jour moi-laire), je ferai,
futur; de-na-kon-dej (im jour moi-condilionnelle-
meni-faire), je ferais, conditionnel, etc. (Voy. Re
vue enc\jclo\}.., t. XLII, p. 758. j
(95) L'évolution de l'inielligence bumaineà l'aide
du langage peut nous aider à comprendre, au
moins jusqu'à un certain point, l'évolution de l'in-
ielligence divine. Une liante contemplalion nous
f?il entrevoir Comment , dans ^les prolondeurs de
rintelligence divine, se forme, émerge, pour ainsi
dire, une notion infinie, illimilée ; comment encore,
è Taiiie d'une activité oui lui est propre, celle iu-
gage ou de l'art, est quelque chose d'infini,
de vague, d'insaisissable ; la parole lui donne
une forme, elle la limite, elle lui donne le
caractère de fini, elle la met au monde, si l'on
peut ainsi parler (95). Il faut que la pensée
soit réfléchie et en quelque sorte condensée
par l'art, pour être saisissable. La lumière
lelligence ne cesse d'imposer a cette notion pre-
mière (les limitations, des déterminations nouvel-
les. Or nous ne satirions tenter de nous rendre
conipie de la façon dont nous exprimons notre
propre pensée par le lanî;.'*ge sans apercevoir que
les cboses ont lieu absolument de même. INous
voyiuis sous toutes les formes que peut revêtir la
pensée qu'il s'agit toujours d'une notion plus ou
moins générale, à laquelle nous faisons subir une
nouvelle limilalion, détermination. Nous le faisons
au moyen du verbe, qui réunit, met eu contact les
deux termes de la proposition, base el fondement
do tout langage. Le verbe est ainsi l'expression de
celte activité iniellecliielle qui nonspeniiet défaire
sortir de nouvelles notions de celles ijue nous pos-
sédons déjà à tel moment donné. Nous ropntilui-
sons ainsi dans le domaine du (ihi celle suprême
■activité au moyen de laquelle Dieu engendre éier-
nellement dans la notion de l'être en soi les no-
tions des êtres el des choses déterminées. Le verbe
de riiomme devient l'écbo du Verbe supiéjne, du
Verbe de Dieu. Mais, tandis qtie nos propres paro-
Jes frappent l'air d'un vain son bientôt évanoui,
'la parole de Dieu, on raison de ce mystère de la
création pour nous insondable, prend corps et
consistance, elle devient visible et durable. Sup-
posons que toute proposition émise dans le langage
Humain, par cela même qu'elle a éié émise, re-
çoive une existence réelle, objective ; supposons
ju'elle se matérialise, en quelque sorte, aussitôt
(|ne prononcée, el peut-être pourrons-nous nous
faire une idée, bien qu'allaiblie, de la façon dont
les choses se passent dans les prolondeurs de l'es-
sence divine : car le langage de Dieu c'est le
monde; la création, c'est l'ensemble des proposi-
tions (|ui, par suite de son incessante activité; se
forment da.-is rintelligoiue de Dieu , €t qui
377 LAN PSYCHOLOGIE.
pure n'éc'aire point, la lumière réfléchie est raître, la substance
seule visible; île mOnie , la pensée pure est
liien réelle, mais insaisissable ; la pensée ré*
tléchie, c'est-à-dire renvoyée à l'esprit pai-
le langage, est aussi seule saisissable (96).
Pour rendre ces considérations évidentes ,
analysons le rôle psychologique du langage
dans la formation même de la pensée et des
jugements humains.
LAN
et le mode,
378
se nomme
relation ou rapport.
Aucune réalité ne peut subsister sans ces
trois éléments qu'elle assemble et harmonise
en soi. Substance, qualité, rapport, voilà
l'èlre, voilà le mode; notion de la substance,
notion de la qualité, notion du rapport, voilà
l'idée; le signe, c'est le sujet, le verbe et
l'attribut; le sujet qui figure la substance,
Pour la perception concrète, le monde est l'attribut qui figure le. phénomène, le verbe
double : l'esprit et la matière; pour Ja per-
ception abstraite, il est triple, toute réalité
s'otlVant à nous sous trois aspects divers.
Il y a d'abord l'élément extérieur, superfi-
ciel, qui n'est pas, mais qui fait que ce ([ui
est, paraît ; avec lui et par lui les choses se
manifestent, se colorent, se limitent, se dis-
tinguent, s'opposent; essentiellement mobile
et variabe, on peut le comparer au Protée de
la fable, qui sans cesse se transforme et sans
cesse échappe à toutes les chaînes qui le
voudraient fixer : c'est le phénomène, l'acci-
dent, le mode, la qualité, tous mots syno-
nymes.
Au-dessous du phénomène on de ce qui
paraît, à une profondeur où la raison seule
peut descendre, se cache et s'enveloppe dans
son unité, son identité et son indivisibilité,
un élément qui n'ajiparaît pas, mais sans le-
(juel l'apparence ne serait (piillusion et men-
songe; il est la base sur latiuelle s'appuie le
monde phénoménal, variable, mulli|)le; tout
ce qui est, n'est (ju'en lui, avec lui et [)ar lui,
ou plutôt n'est que lui : c'est l'être, c'est la
substance.
Le phénomène et la substance sont indis-
solublement unis dans la nature; ils forment
un tout indivisil)le ; le lien ((ui les rap[)roche,
le médiateur |)ar lequel se tiennent et se con-
certent l'unité et la variété, l'être et le jia-
sanl parlées dans le monde ans-ilôl que pensées.
( PitMi a son langaçie exléiienr, dil AI. llti<>oiiiii
(Ontologie, l. I, p. -2!i:2) ; uon-sculemciil il p:iilo sa
pHHséeeMeni|irunlanl le i.ing^ge sensible dcriioinine,
ntais il l'écrit en caracléres tliiniljles ; il récril
ti.ins ce grand livre qui est le monde, i
Aussi, lonles les reiij^ions et loi)l(;s les philoso-
pliies ont-elles, comme à l'envi, rendu iiomniajje à
celle faciilié créaliice de la parole. L'Inde, la
l*erse, l*ydiaj,'ore et Platon, sous des fornies dilTé-
reiiles, l'oîil é|;aleinenl confessée, lùdin, n'y ;i-i-il
pas lin livre qui dél)ule ainsi : Au commencement
était ta parole, el la garnie élaii en Dieu , cl la pa-
role élan Dieu, ht elle élart an commencement avec
Dieu. Toutes cltoses ont clé failes par elle, el sans
elle rien de ce ijui a été [ail neùl élé faii. [Joan. i,
1 feq.)
(9G) « C'est à l'.ibsiraction, dit Reid, que i'enlen-
deinenl Imniain doit ses notions les plus simples el
les plus (li->lincii;s. Les objets les plus simples que
nous présentent le sens sont complexes et indis-
liiicls, laiil que raiislr;iclioii ne les a pas résolus
dans leurs éléiiienls; et l'on peut en dire anl;iiil
des objets «le la mémoire et de la conscience.
< Les noiions complexes les plus distinctes sont
celtes que reniendemenl liiNmème compose eu
(•ondjinjiit les notions simples qu'il a acquises par
r.ibsti action.
I Sans les facultés d'abstraire et de généraliser
sprit linmain n'aurait point invcnlé d(;s moilio-
J'esp
des de classifuaiion
i{-î::eb cl eu csocces.
qui figure l'union de l'un et de l'autre dans
ime même existence. Le signe artificiel se
pose logiquement à priori, c'est-à-dire qu'il
va du sujet à l'attribut en passant par le verbe ;
le signe naturel, au contraire, va du dehors
au dedans, de la circonférence au centre ; il
im[)ose à la raison le mode à posteriori, tan-
dis (|ue le signe artificiel la place à priori.
Ainsi, constitué dans le iiiodc.fi posteriori de
la connaissance par sa nature relative et con-
tingente, l'homme est placé à priori \)ar \o
langage, qui lui révèle l'universel, l'abstrait,
le nécessaire, etc., et voilà la vraie fonction
du signe : il fait passer la raison humaine de
la puissance à l'acte.
Api)rot'ondissons cette merveilleuse pro-
priété du langage, et voyons comment il
oj>èrc.
On sait que, pour exprimer les modes,
nous employons deux espèces de mots. Les
ims, appelés adjectifs, nous les montrent
dans une relation de dépendance à cpielque
sujet exprimé ou sous-entendu. Tels sont les
mots blanc, solide, liquide, pesant, sonore,
etc., etc. Les autres, comme blancheur, soli-
dité, liquidité, pesanteur, son, etc., sont des
substantifs abstraits (pii nous font voir les
modes en eux-mêmes, indépendamment de
tout stijet, et ((ui les élèvent au rang des subs-
tances ('ôl].i Nous concevons donc les modes
« Sans les mêmes facultés, il sérail incapable do
délinir; car les individus ne sont pas susceptibles
de délinilions, les univorsaux seuls eu conipor-
tent.
< Sans noiions abstraites et générales, il n'y
aurait ni raisonnement ni langage.
( Les animaux ne se nionlraiil point capables
de disiingiier les divers ailribuls d'un inêine su-
jet, de classer les choses eu genres et en espèces,
d(! définir, de raisonner, de commuui(|uer leurs
pensées par des signes artiliciels, comme le font
les hommes, il y a lieu de croire, avec Locke, qu'ils
sont jirivés de la faculté d'abstraire el de ^^énéra-
liser, et (pie c'est une diirérence spécidque cuire
eux ei l'espèce humaine. » ( Essai V. cliap. 5,
p. 340.)
« Sans la lumière préalable de la généralité su-
périeure, la {iénéralilé inléiieiiie ou imlividnalité
resleraii, pour l'esprit ainsi disposé, d'une obscu-
rité impénétrable : une lleur est là sous mes yeux;
botaniste, je ne suis satisfait qn'auianl que je me
représente le genre au(iuel elle se raliaclie; c'est le
Vicjamon des Alpes de Décandolle, le 'liudwlrnm
alpinum de Linné! » (Cn.VRM.i , Essai sur le lan-
gage, p. 201.)
('J7) Dans les langues sémitiques, il n'y a pas, à
proprement parler, (le noms abstraits; en hébreu,
les mots cpii y correspondent sont tous, ou des siibs-
lanlifs pluriels, ou des adjcclifs féminins. Ainsi la
vie se traduit en hébreu par un mol qui signifie lil-
loralemenl les vivaiiis, 'eux (|iii respirent, cliaiim;
Vieillesse cl virmiM;é, par zÀcniin el bcloulim, le*
nn lu
379
LAN
DIfjTlON.NAIllE DE PHILOSOPHIE.
LAN
380
sous deux points do vue opposés ; el cepen-
dant nii seul de ces points de vue nous esl
donné |)<ir la nature. Toujours, en ellel, la
nature nous présente les modes engagés dans
la substance : la blancheur dans le lait, la
liquidité dans l'eau, la pesanteur dans le
corps, etc. Le sujet et la qualité sont donc
])artoul inséparables. Mais alors, par (]uel
edort d'analyse l'esprit poqrra-t-il séparer
deux conceptions qui lui arrivent toujours
unies, et qui font partie d'un seul et môme
tout? Comment abstraire le mode de la sub-
stance? Les objets eux-mômes ne peuvent
nous conduire à l'abstraction ; ils n'y sont
qu'un obstacle, puisqu'ils nous présentent
toujours le mode dans une dépendance né-
cessaire. Oi-"iiid mon attention se jiorte sur
ce papier, j'en distingue sans doute la blan-
cheur, mais je ne déplace pas cette modifi-
cation ; elle demeure liée à la substance, et
je ne l'aj)erçois que comme partie dans un
tout. Si nous nous rejetons sur l'idée, nous
n'obtiendrons pas plus de succès. En effet,
nous ne pouvons concevoir ni mode sans sub-
stance, ni substance sans mode, parce qu'une
substance sans mode et un mode sans sub-
stance impliquent contradiction. Le mode
et le sujet ne sont réels, ne sont possibles
qu'ensemble ; ils se servent de comjjlémcnt
l'un à l'autre, ou plutôt ils ne font réellement
qu'un, et constituent comme deux faces cor-
rélatives d'une indivisible unité (9iJ). Mais
si toute séparation réelle du mode et de la
substance est absolument impossible dans la
pensée comme dans la nature, qu'expriment
donc les substantifs abstraits? Ilsn'ex[)riment
qu'une .ipparence, et l'abstraction des modes
ne doit être considérée que comme un phé-
nomène artificiel produit par l'emploi suc-
cessif et distinct des signes du langage
vieux cl los vicrgos; divinité ou Dieu \r.\Y FJoltim.,
les (oils ou Icis foici's ; justice, |);>r isedcquli, le
jiisle, eic. D'un cô:é, c'est la collection prise pour
désigner la qualiiéconinuine à loiitos les (lariies du
groupe ; <!e raulre, c'est la personnilicnlion do ceUo,
<jualiié. Ce dernier procéJé p;ir.i)l avoir cié suivi
cxclusiventeni par les hmgiies indo-germaniques,
dans lesquelles les noms ahsUails sont loriiiés gé-
néralement de deux radicaux, l'un qui exprime
l'idée paili(ulicre caillée sous rahsliaclion ; l'aii-
Ire, qui sert pour ainsi dire à réaliser celle iiiée :
rirgiii iins, jnstilia , benevol-enlia, vir-tns, senec-
lus, forl-iiiiilo, muiime-ludo, etc.
Les noms abslrails ne sont pas sculemenl signes
de séries liii;if|ues ; ils servent encore à designer
des colleilioiis Piaiureiles, des (pialiiés, proi)ricté.s
inodifiea(ions, des principes, des causes, des indi-
vidus. La philologie nous apprend même que loiit
lioui absuail n'eut dans l'origine qu'une signiliia-
lion parliculicre, et (|ue c'est par extension ou ac-
commodation qu'il est devenu signe d'abstraction
Ci de série. Vertu est synonyme de lorce ; on T'Mn
ploie dans ce srns lorsqu'on dit, par exemple : lie-
mette sain vertu. Alors il repiésenle une idée p;ii-
liculiére ; mais le> moialisies oui j)ris le nom de
vertu pour désigner tout eiïorl (pie l'Iiomme f.iil sur
lui-mcnic, en lésisiani à la fougue de ses pen-
< liaïUs ; la venu, dans ce sens, iiidi(iue um; série
logique. Le pro( cdé |>ar leiiuel le signe rciirésenla-
iif d'une iiléo siuqile devient signe de série logique,
ic nouime rjénéniUsalioii. Lu série lo^i'^uc cousii-
Si maintenant nous examinons la nature
des jugements humains, nous trouverons
qu'ils ont tous j)0ur objet d'unir un mode à
une substance ou de l'en séparer. Toute idée
de mode implitiue un rapport, et, dans la
réalité intellectuelle, on ne pourrait dégager
le rajjport de l'idée môme, sans détruire
celle-ci. Il y a dans toute idée de mode,
môme le plus simple, deux éléments insépa-
rables, l'impression produite par son objet,
et la conception d'un rapport quelconque
qui la détermine. Or, pour percevoir ce
)ni)port, il fautavoircomparéses deux termes.
Mais pour comparer les deux termes, dont
le })remier est une idée de substance, le
second une idée de mode, il est nécessaire
préalablement que chacune de ces idées soit
isolée, posée à part dans notre esprit, et
mise en face de 1 autre. Or, avant le signe qui
l'abstrait, le mode se montre toujours engagé
dans la substance, et les canceptions de ces.
deux éléments corrélatifs forment dans la
conscience un tout indivisible ; il suit de là
que, sans l'usage du signe, aucune comparai-
son ne peut avoir lieu, el que, par consé-
quent, les trois parties du jugement, sujet,
attribut et rapport, n'apparaissent plus iso-
lées, mais forment dans la pensée une seule
el unique conception; et si, dans cette con-
ception , on peut apercevoir trois faces ou
trois points de vue distincts, il est impossible
d'en considérer un seul ailleurs que dans le
tout indivisible où il est compris, linfin, sans
le langage, les parties du jugement ne se
I)résenteraienl pas non plus dans un ordre
successif; la succession, en effet, n'est pas
dans la pensée dont les éléments sont cor-
rélatifs et par conséquent simultanés ; elle
est uniqueinent dans les termes de la propo-
sition qui expiime les parties du jugement,
lue nue partie considcralile du langage humain, el,
sans elle, le dis<ours sérail impossible.
(98) « Qiiand je vois la |)leine lune, et que je fixe
mon aUenlion nuitiuemenl sur son coniour, je lorme.
l'idée de la rondeur, mais je ne saurais dire que la
rondeur existe par elle-même. La lune est bien
ronde, mais la ligure ronde n'existe pas séparé-
nieiil hors de la lune. Il en est de même de toutes les
autres ligures; et quand je vois une table triangu-
laire ou carrée, je puis avoir l'idée d'un liiangle ou
d'un carré, (|uoiqu'une telle figu'e n'existe jamais
|)ar clle-mcuie ou sépirémeiil d'un objel réel doué
de cette ligure... Quand je vois un poirier, un ce-
risier, un sapin, etc., toutes ces idées sont dillé-
reiites; mais cepeudanl j'y reniarqne plusieurs cho-
ses qui leur sont comnmnes, comme le irouc, les
branches, les racines ; je m'arrête uniqueuujut à
ces choses que les dilTereules idées ont de com-
mun, el je nomme un arbre l'objet auquel ces (|ua-
lilés conviennent. Ainsi, l'idée de l'arbre que je me
suis l'orniée de celte l'açou est une notion générale,
et compiend les idées sensibles du poirier, du pom-
mier, el en général de loul arbre qui existe ac-
lucllemenl.Or Varbre (\\n répond à mon idée géné-
rale de l'arbre n'cxisle nulle |)arl; il n'est pas
poirier, car alors les pummiers en seraient exclus ;
en un mol, il n'exisie que dans mou àme, il n'esl
qu'une idée, mais une idée qui se réalise dans
nue infinité d'obiels. > (Eulkr, op. cil. , u« pari. ,
Icilre ^2.)
:^31
LAN
non dans l'oi'L're où l'esprit les forme, mais
dans l'ordre où il les distingue.
Les con-^idt^ralions que nous avons pn^sen-
toes sur la simultanéité et i'imiivisibilité des
éléraenls qui conslituent le jugement dans
l'esprit luunain, et sur l'impossibilité, sans
le signe, d'abstiaire le mode de la substance,
sont applicables à toutes les hypothèses que
Ton pourrait adoptei" sur la formation de
nos jugements. Hefusera-l-on d'admettre
que le jugement soit un résultat de la com-
paraison ?
Le jugement sera alors, ou une perception
analytique des qualités contenues dans un
sujet soumis à l'observation, ou une con-
ception immédiate et synlhéliinie de rapport,
suggérée par l'instinct rationel. Dans le pre-
mier cas, c'C'Sl-;\-dire quand le jugement se
forme par l'analyse des qualités que l'on
observe dans un suiet donné, les modes,
d'après la nature même de l'opération, de-
meurent engagés dans la substance, et l'in-
divisibilité des parties du jugement est un
fait nécessaire. Dans le second cas, quand le
jugement est un jnoduit innuédiat de l'instinct,
l'idenlitication et la simultanéité des parties
qui le constituent sont nécessairement im-
pliqu'^es dans l'origine même qu'on lui
assigne (99). Ainsi, dans quelque hypothèse
({u'on se place, dès que l'on fait abstraction
(lu langage, on trouve toujours dans le juge-
ment une conception simple, dont les fices
sont réellement inséparables et se montrent
sinndtanément. « Le lion n'a jamais posé ici
l'idée du moi, l<ï, l'idée de la force, et entre
ces deux idées la notion du rapport qui les
unit ; jamais il n'a dit en lui-même, successi-
vement et en séparant ces trois choses , Je
suis fort ; il les a senties dans une concep-
tion simple, qui est un(; dans sa nature et
triple dans ses aspects (100). »
En supposant d'ailleurs que le modo pût
CM réalité être conçu indépendamment tie la
substance, on ne j)ourrait l'abstraire sans le
généraliser. Tant que nous nous r-eprésen-
tons le nioile dans un objet déterminé, il
reste individuel dans notre pensée, nous le
concevons nécessairement dans la substance
«iu'il détermine, et l'idée de mode est alors
(99) Nous devons même aller plus loi', el rcooii-
iiaîire que l'acte du JiigcineiiL iM.->liii(;iil semljl(! ne
.>iiibir qu'à regrelies iiinûilicaiions <|iie le liing.ige a
f oulume d'iiilrodnirc ditns l.i pensée. L'expérience
di^monirc qu'il esi rare <|uc, (lans \.\ piaiicpio, les
iiispiralions du sens cuniniun nons |)ié->enlenl dis-
linciemeninn sujet, nn auribnl ci un rapport; elles
ont peine à se laisser traduire en propositions, el
une tendance naturelle les ramène toujours à la
lorme du senliment.
nOO) Voy. Laiîomiclikp.e, Leçom de philosopliie,
I. il, 5' Itçiin. — Nciiis It'ious renianjner que si
Ions nos raisonnements roidenl ici sur la sidjslaïKc
cl le mode, e'esl (jne Ions les objets de noire pensée
sont conçus sous le double poinl de vue du sujet el
de rallribul, cl par conbé(iuenl de la substance el
dti mode. Cette corrélation cuire dans tons nos jii-
^emenis el en détermine uuivcrsellemcnl la lomn;.
« Aucun jugemcnl. dil M. Goiirju, ne peut sub-
sister dans l'esprii s'il ii'esl exprinié. Lu sorte (pie,
sans le lai'g.tgo, la raison serait une lorce rétluiie
rSYCilOLOC.lE. LAN 3S2
tellement engagée dans celle de substance,
qu'il y aurait folie ^ vouloir se rappeler l'un
sans l'autre.
Or, quand la nature n'oiTre h nos yeux(|UO
des modes particuliers, toujours indissoluble-
ment attachés à quelque sujet, de bonne foi,
peut-on croire (|ue, sans le secours de la
parole, on parviendrait à leur ôter ce qu'ils
ont de déterminé dans cha(juc être, pour ne
plus voir que ce qu'ils ont de commun?
Tour rendre la difliculté plus sensible, pre-
nons un exemple et voyons ce qu'aurait à
faire, pour former la "notion générale do
blancheur, un homme dépourvu du signe.
Etant domiées, je suppose, les idées de pa-
j)ier, de lait, de toile, etc., il lui faudrait
isoler cha((uo couleur parliculère du sujet
auquel elle appartient et d(!S autres qualités
([ui sont unies avec elle dans le même sujet ;
après cette première abstraction, contrariée
à la fois par les objets et par la nature de la
j)ensée, il devrait comparer entre elles les
diverses rouleurs, pour saisir ce qu'elles ont
de semblable et de différent, enlin concentrer
exclusivement sa réflexion sur les ressem-
blances qui les unissent. Nul doute que cette
suite d'efforts pénibles, combattus par un
concotn-s de causes intérieures et extérieures,
ne fût au-dessus de l'homme que nous suppo-
sons, dont la faiblesse ne serait pas secontJée
parla puissance de la parole ^lÙl).
Mais, si nous approfontlissons un peu les
choses, trouverons-nous que tious sommes
réellement londés »> dire que le langage (tpèrc
dans notre pensée de véritables abstractions?
Les concepts généraux, n)ême chez l'hommo
en possession de la parole, ont-ils bien uixi
existence propre? Sont-ils réelleiTient indé-
|)(}ndanls des idées individuelles auxquelles
ils servent de lien? Pour éclaircir ces ques-
tions, il importe de se rendre bien compte
de ce qu'on appelle notion fjcnc'rale. On i)eut
la définir une collection de ressemi)laiu;es,
perçues entre plusieurs substances ou quali-
tés déterminées, par consé(|uent un rapport,
un point de vue |)ris entre des individualités.
Or, peut-on concevoir une relation, sans con-
cevoir en même ten)|)s des termes entre les-
({uels elle existe ? Do ce que le mode el la
à l'inaction, i — Voij. !a note VI, à l'a fin «u vo-
lume.
(toi) Nous avons d(!Jà fail voir à la fin du para-
graplie deuxième l'indispensable nécessiic des si-
giii-s pour (pie la mémoire puisse conserver les
idée.-. Nous répéterons ici que la mcnn)ire, sans lo
langage, n'aurait aucune piise sur l'idée générale;
car, d.ins celte liypo'lièse, l'idée générale n'existe
qu'à la condition d'être rérllemenl abstraite. Or
nue idée alistraite ne peut se lier à nos antres con-
naissances sans perdre anssiiol sou caractère; elUî
n'est abstraite qu'aiitani que l'ellorl qui l'a crééi;
la relient dans l'isolement. Par conscquenl, dès (pie
l'espril ce.^se^ail d'agir pour la conserver pré>enlc,
elle di>paraiirait sans Kilour, ou viendrait de nou-
veau se fondre dans les idées individuelles d'oti elle
aurail été tirée. Le langage est donc nn sujiporl
nécessaire aux notions générales; sans lui, elles
n'auraienl dans l'espril ni consistance ni fixité, cl
l'Iiouiiiic scr.'.il incapable de les conserver.
3^
L.W
DICTIONNAIRE
substance sont corrélaliis cl ne peuvent sub-
sister l'un sans l'autre inônic dans la pensée,
ne s'ensuit-il pas que le langage n'abstrait
réellement pas le mode de son sujet, et qu'en
exprimant par un terme à part chacune des
faces d'une conceplion essentiellement indi-
visible, il éclaire successivement chacune
d'elles sans les isoler ; qu'enfin il se borne
à distiibuer la lumière de telle soile que
(■harpie élément de l'idée la reçoit à son tour,
tandis que l'autre demeure dans l'ombre,
sans cesser pourtant d'être présent à la coq-
science ? Puisque tout rappoil suftpose né-
cessairement au moins deux termes entre
lesquels il est conçu, l'idée générale, qui
n'est qu'un rapport, ne peut donc pas être
conçue par elle-même et indépendamment
de toute idée individuelle. Ce qui imj)lique
contradiction dans les termes ne saurait
être conçu par notre esprit ; toute réalité est
nécessairement déterminée, et il est impos-
sible que l'indéterminé soit conçu comme
un tout complet. D'où nous concluons que
l'idée générale, ne représentant que des qua-
lités indéterminées, n'est possible qu'autant
3ue nous en concevons l'objet comme partie
'un tout déterminé, et qu'ainsi elle est liée
à une conceplion au moins confuse de ce
tout, dont elle représente une partie (102).
« C'est en s'appuyant sur l'observation des
objets particuliers qu'on peut s'élever gra-
duellement à la formation d'idées générales
exemptes d'arbitraire, et correspondant aux
propriétés réelles des choses, non à des ob-
jets de pure imagination. )) ( Javauy, De la
certitude [ouvrage couronné j)ar l'Institut J,
p. 211.)
les raisonnements sont basés sur les faits,
ainsi qu'il est facile de s'en convaincre, en se
rendant com[)te du procédé suivi dans l'étude
des sciences. Qu'un homme se propose d'élu-
(102) Le raraclère dislinclif de loiiles les langues
ii)i!o-eiiiopcenncs,c'esl ce fjiie G. de llumboldl ;i|)-
pidle flexioitssiiin, c'esl -à-dire, ceue liaiiie faculté
iiiigiiisii()ue (|iii tend à inar(|iiei' d:ins un mol, sans
eu luiser rmiiié, iioii-senlenieiil le sens propre, in-
dividuel, niais le rappoit à une classe, à une calé-
gciiie. Ce n'est pas que chacune des langues qui se
l».iilent sur la terre ne cherche, à sa manière, à
réaliser, à syndioliser ce besoin qu'a notre esprit
de toujours ramener à un genre, à une catégorie
l'objet qu'il examine. Alais nulle part on ne trouve
nue flexion aussi ncilcnicut dclerminéc (|ue dans la
famille indo-européenne. A une racine qui marque
un objet individuel, elle sait attacher intimement
un élémeni qui siguilie l'espèce; ce n'est pas une
simple juxtaposition mécanique, extérieure, super-
ficielle, comme on en trouve dans les langues océa-
niennes. C'esl essentiellement une combinaison or-
ganique, iniime, une pénétration mutuelle des deux
éléments qui la coordonnent pour former une nniic
lexicale vivante, symbolisée par l'accent unique de
chaque mot. Ou dirait que ceux qui parlent ces
langues si linemenl nuancées savent que, dans le
nioi comme dans le non-moi, toute idée gci craie
se perçoit par une individualiié, et lou:e individua-
lité, à son tour, ne se comprend que par son rap-
port avec l'espèce. Cette puissance de iransfonticr
une racine en suffixe, de faire qu'un mot ne serre
jdus, dans sa fusion avec un autre, (ju'à en inii-
<juer les apparlenauccs et dépendances, Uumbokit y
DE PIIILOSOriHE. LAN 384
dier l'analomie, il cherchera un fondement à
toutes ses conceptions dans l'observation d'un
sujet individuel. Veut-il , par exemple, se
former une idée générale de l'organisation du
corps humain? 11 fixe son attention sur les
qualités que lui présenterait également tout
autre sujet de même espèce, et, concentrant
son esprit sur des points de vue partiels, il
fait de l'individu qu'il observe le type du
genre. On procède de la même manière dans
toutes les sciences physiques et naturelles.
Jamais les définitions ne sont intelligibles par
elles-mêmes : on ne parvient à les compren-
dre qu'en les appliquant à quelque modèle que
l'on imagine ou que l'on a sous les yeux. Les
choses se passent de même encore quaiîd on
aborde l'élude de soi-même; les phénomènes
ne se conçoivent point immédiatement sous
un point de vue général : la réflexion se con-
centre sur des souvenirs, sur les impressions
que les ditférents actes individuels de la.
lensée ont laissées dans la conscience. Enfin
a même nécessité de fonder les concepts ou,
raisonnements généraux sur quelque con-»
cept ou type individuel , se manifeste plus
clairement encore en géométrie. A-t-on à
démontrer un théorème , on n'y parvient
qu'à l'aide d'une figure particulière et déter-
minée. En résumé, quelle que soit la science
que l'on étudie, on ne peut, dans le principe,
comprendre ni les définitions ni les raison-
nements sans le secours de modèles ou exem-
ples individuels , qui servent de fondement
ou de support aux concepts généraux que
nousformons. L'objet qui occupe l'esprit dans
ses méditations générales ou scientifiques est
donc toujours ou un individu réel, considéré
comme type du genre , ou une idée indivi-
duelle, que l'on envisage sous certains points
de vue partiels , et dont l'application est gé-
néralisée parle langage (103).
voit le plus bel exemple linguistique de l'esprit do-
minant la matière, du sens Iranslonnant le son.
(103) c On ne niera pas, je suppose, que celui
qui commence à étudier la géométrie, considère les
ligures comme des objets individuels, et unique-
ment conmie des objets individuels. Lorsqu'il lit,
par exemple, la déuionsiration de l'égaliié des trois
angles à tieux angles droits, il ne pense qu'au trian-
gle qu'il voit tracé sous ses yeux. Dieu plus, sou
attention est tellement absorbée par cette figure
particulière, (pie ce n'est pas sans (|uelque difTiculié
qu'il parvient d'abord à ap|diquer la démonstratiou
à des triangles d'une autre «espèce, ou même encore
à ce premier triangle placé dans une position ren-
versée. C'est pour redresser cette pente naturelle
de l'esprit, qu'un maître intelligent, lorsqu'il est
assuré que l'élève comprend parfaitement la force
*le ladémonstraiion, appliquée au triangle parlicur
lier choisi par Luclidc, varie la figure de plusieurs,
manières, afin de lui faire voir (|ue la même dé-
nionstraiion, exprimée dans les moines termes, est
également applicable à toutes. C'est ainsi qu'il ar-
live peu à peu à coutprendre la nature du raison-
nement gcnér.il, et que son esprit se met iusensi-
blement en possession de ce principe logique, que,
lorsqu'une proposition mathématique coruienl dans
sou énoncé un certain nombre des attributs de la
ligure (|ui sert d'exemple, la même proposition est.
vraie à l'égard de toutes les a,utres ligures ayant les
mèuics attributs, quelque différentes qu'elles puis-
385 T. AN VS\r.\
On (;onvienl*dc la iiocessilé où nous som-
mes d'appuyer, clans nos premières éludes,
nos conceptions générales sur des idées indi-
viduelles, mais on veut ipraprès un long
exercice de notre intelligence aux générali-
sations, la nécessité d'éclaiier l'abstrait par le
concret cesse de se faire sentir.
L'objection accorde donc qu'au moment où
Mous abordons pour la première fois l'étude
des sciences, on ne peut coMi[)rendre l'abs-
trait que par le concret. Nous ne disons pas
autre chose. Mais nous soutenons, de plus,
qu'en tout genre et dans toute hypothèse, le
raisonnement ne paraît devenir indépendant
des idées individuelles que quand une fré-
quente répétition l'a tourné en habitude.
D'où lui vient alors ce caractère apparent de
généralité pure et abstraite? On n'en saurait
chercher la raison ailleurs que dans l'habi-
tude , qui nous permet de détourner noire
attention des idées, pour la concentrer sur
des combinaisons de signes qui nous sont
seul êirc d'ailleurs par leurs p.niliculariiës propres
et «lislinciives.
« Le c;(lcul nlgéljrifjue, appliqué à l.i "éomélrie,
place celle lliéorie sons un jour pins vif encore.
Ce calcul, eu ell'fi, préseme quelquefois </'i(/i coup
ri'œj/, (lil Hallry, tous les cas possibles </'«// problèwe,
el embrasse souvent, danx l'énoncé d'un seul iliéo-
rème général, toute une science qui, développée en
propositions et démontrée à la manière des anciens,
pourrait fournir lu matière d^tn traité. ...
( Si dans celle discussion je prends mes exem-
ples dans les mailiémaiiques, c'e>l parce que, à
l'époque de la vie où l'on aborde celle élude, Tes-
pril a acquis un dei^ié sullisanl de inaliirilé pour
êire eu élal de rénéchir sur les phases de ses pio-
^ics; tandis que, dans les conclusions géuérahs
auxquelles nous sonunes airiNCS el lialulnés dès
l'enfance, il nous esl lonl à fail impossible de cons-
laier par l'observaiion directe quel esl le procédé
que noire pensée a priinilivemenl suivi dans leur
acquisition. Sous ce poinl de vue, les pas mal as-
surés el incertains du géonicire débutanl, olfre au
logicien un pliénomène parliculièremenl intéressant
et instruclif, pour éclairer l'origine el le dévelop-
pement de nos (acuités rationnelles. La véril;iblc
théorie du raisonnement, el surloul du raisonne-
ment général, peut ici être claiiemenl déterminée
par tout observateur allenlir, et peut ensuite être
appli(piéc avec coniiance à toutes les autres bmn-
«bes de la connaissance humaine, i (Dugald-Sti;-
WART, OUI», cit., t. H, p. 79, 81, 82.)
(104) C'est à la faveur de l'emploi des lettres de
l'alphabet dans l'algèbre que Leibnitz et Berkeley
ont si bien réussi à faire comprendre remploi du
langage comme insliument de la pensée.
(105) Il n'est pas vraisemblable, en ellel, qu'un
savant qui improvise allacbc acluellemcni à tous
les mots qu'il prononce un sens d'une précision
rigoureuse. Voulez-vous une preuve de l'obscurité
actuelle de ses idées? arrèlez-le sur un mot quel-
conque, et demandez-lui de le définir : il sera forcé
de rélléchir un moment avant de vous répondre, el
pour trouver les élémenls de sa définiiion, il lui
faudra les chercher. Du resie, ce que nous disons
du savant, nous pouvons le dire do tout homme (|ui
a l'usage et l'iiabitude de la parole. Il y a bien peu
d'hommes qui observent avec assez de soin les di-
vers emplois des mots, pour déterminer avec pré-
cision tous les éléments de leur signilioalion. Quand
on esl parvenu à saisir les principales idées élé-
mentaires, comprises dans une idée complexe, on
*'en tient pour le reste à un senlimciil vaijue, et
lOLOGlK. LAN 3S{;
devenues familières. Quand nous nous occu-
pons de matières, (|ui sont depuis longlem[)s
l'objel de nos éludes, nous cessons d'éveiller
dislincten;ent les idées et de chercher leurs
rappels en elles-mêmes : nous nous laissons
conduire par les nombreuses liaisons, précé-
demment établies entre les signes ; et le lan-
gage ordinaire devient pour le savant ce que
les caractères algébri(iues sont i)0ur le ma-
thématicien (104). Assurément, quand nous
parlons, quand nous improvisons, nous n'at-
tachons j)as actuellement à tous les mots que
nous prononçons un sens distinct et pré-
cis (105). Puiscjue, dans nos raisonnoinents
habituels, les idées ne sont pas actuellement
distinctes pour la conscience, nous n'aper-
cevons pas non plus acluellement les rap-
ports qui les unissent. Notre esprit se renferme
donc alors dans des jcombinaisons verbales,
auxquelles il attribue jiar habiUule le carac-
tère de ia vérité; c'est là un fait d'expérien-
ce (lOG). Ainsi donc nous croyons qu'il reste
connne l'usage nous apprend à faire des noms d'i-
dées complexes une apjdication habituellement
juste, on linit par s'imaginer (|ue ces idées sont
aussi précises que les notions des substances et des
modes simples. Souvent même les noms de ceux-
ci ne sont pas les moins dilliciles à définir. Qu'une
personne sans instruction vous dise en parlant du
certains objets : J'en connais le nombre. In forme et
la couleur. Si vous lui dt-maiulcz ce qu'elle entend
par nombre, forme et couleur, il lui sera inipossi-
l)le de vous en donner la déliniiion , et pourtant il
est incontestable que (elii! personne se comprenait
bien el que vous l'avez bien comprise vous-même,
l'our le commun des hommes, nombre, c'est un,
deux, trois, etc.; forme, c'est ce <|ui est carré,
rond, cylimlrifiue, etc.; couleur, c'est le blanc, le
le noir, le vert, le jaune, le rouge, etc. < Le lan-
gage, dit le profond linguiste Lasseii, n'exprime
jamais adéquatement, complètement l'objet, mais.so
borne à rendre le caraclère saillanl ou ce (|ui lui
paraît tel. L'éiymologie a pour but de retrouver ce
point de vue. Partout la notation, l'expression n'eal
que partielle.
t Quand nous raisonnons, la rapidité de la parole
ne nous permet pas toujours d'aller jusqu'aux cho-
ses; nous n'y allons que lorsque nous en sentons
le besoin. L'algébriste opère sur les signes jusqu'au
moment où, arrivé à son équation linale, il de-
mande aux signes les idées dont ils sont tléposi-
taires. » (Sapiiaky, professeur de philosophie au
collège de Uourbon : L'école éclectique el l'école
française, p. 217.)
(lUG) C'est dans le sens que nous venons d'ex-
pliquer qu'il est vrai de dire que les mots sont les
idées el que les idées sont les mots. Certains esprits
supcrliciels se sont beaucou|t récriés contre ces
expressions; ils n'ont pas su distinguer entre
l'homme (|ui a l'habiludede l'emploi des signes dont
il a acquis depuis nue parfaite intelligence, et ce-
lui à qui pour la première lois on ensi;igne siniul-
tanément les signes el les idées. I*ar nécessiié, par
haliilude, l'idée s'incarne dans le mot, s'incorpore
au mol , (le sorte que pour l'esprit alors le mot
c'est ton e l'idée, et combiner des mots c'est réel-
lement combiner des idées, aussi bien lorsqu'on
pense sa parole que lorsqu'on parle sa pensée.
« L'aclion exercée sur la pensée humaine par le lan-
gage, dil M. Ampère, se loriilie tellement par l'Iia-
biinde, que le signe huit par se confondre simplé-
teincnt avec l'idée. » {Essai sur la philos, des scien-
ces, t. H, p. 81.)
Comparés aux autres systèmes de signes, cl eu
387 I^AN Dir,Tk)N-NAIRE
démoiitiM- (pie k-s concopls gjnùraux sont
toujours liés dans noire j)enste h quelque
i(l(?e iiiilividuelle, puis([uc tout 'pisonnemont
(jui cosse de s'ap|>uyer sur des types ou sur
des exemples paiticuliers, revôl. un caractère
en ([uehiue sorte algébrique, et se renferme
dans des combinaisons rapides de signes as-
sociés par l'habitude. C'est dans ce dernier
sens que Dugald-Slewart a dit: « Lorstjuc
nous raisonnons sur les classes ou genres,
les objets de notre attention sont de simples
signes; ou si, en quelque cas, le mot géné-
lique nous rappelle des individus, cotte, cir-
constance doit être regard6(î conune l'elFet
d'une association accidentelle, et elle a [jlulôt
l)our résultat de troubler le raisonnement que
de le faciliter.» [Elém. de la philos, de l'esprit
humain, t. l, p. 144. )
Des considérations développées dans ce
cliapilre nous sommes en droit de conclure
que riionnne dépourvu du signe ne pourrait
jamais dégager le mode de la substance. Par
conséquent , il ne pourrait jamais s'élever ni
à l'alistraction ni à la généralisation. L'abstrac-
tion, en effet, e^t un |)rocédé de l'esprit qui
considère la ([ualilé indépendamment et hors
de la substance à laquelle elle appartient. Or
le signe, nous l'avons montré, est absolument
indis[)ensable à la formation et à la conser-
vation, dans l'esprit, de l'idée abstraite , cl
supprimer les noms qui expriment les qua-
lités des objets et les fixent dans notre esprit,
c'est anéantir l'idée abstraite. Ainsi , sup-
primer les mots couleur, son, forme, fujure,
durée y étendue, sensation, idée, jugement,
faculté, etc., etc., c'est supprimer autant
DE PlIILOSOPITIE. L.\N 388
d'idées abstraites, c'est supprimer presque
tout le dictionnaire , c'esl-h-dire à peu près
toute la langue (107). En effet, tous les mots
d'une langue, h l'exception des noms propres,
désignent des points de vue considérés d'une
manière abstraite. La diversité des points
de vue produit la diversité des espèces de
mots (108.)
Les langues ne seraient môme possibles à
aucun degré sans l'abstraction. Le langage,
en eil'et, se compose de propositions, et toute
proposition exprime au moins trois choses
séparément : le sujet dont on parle, sa ma-
nière d'être et le lien de l'un à l'autre ; toute
proposition repose donc sur trois abstractions
au moins.
A la suppression des mots qui expriment
l'abstraction, il faut joindie celle de tous les
niots ({ui expiiment les idées générales. Car
toute idée générale est une idée abstraite,
quoique la réciproque ne puisse se dire;
l'idée générale est la connaissance d'une
classe d'êtres réunis ensemble par un attri-
but commun. Or les êtres ne nous sont con-
nus que par leurs qualités ; les idées que
nous en avons ne sont autre chose que la
réunion des idées l'eprésentatives de leurs
qualités. L'idée générale se compose donc
de j)erceptions on d'idées représentatives de
qualité communes à tous les individus de la
même classe, de la même famille, du même
genre, sans en renfermer aucune de celles
qui leur sont personnelles ou propres. Or,
classer des substances , classer des modes,
ne peut se faire qu'au moyen de noms com-
muns (109).
piirliculipr aux signes oculaires, les signes vociux
présenieiil jilnsieiirs ;iv;iniages initp|)iéciables, ils
inipliqueni deux éléinenls esseiuiellenienl disliiicis,
l'.irliculalion ei le son. Ces tieiix élénienis sonl
léellenienl sépar;ibles dans l'emploi de la parole;
(|uaiid nous rélléiliissons, la parole iniérieine dont
nous nous servons ne conserve |)lus que les ariicu-
l;ilions; en se dépouillanl du son, elle oie loute
prise à riniaginaiion,el donne aux signes un carac-
tère de spirilualité presque égal à celui qui appar-
lienl à la pensée. Dans l'exercice des facullés ana-
lytiques el ralionnelles, nous yiensons donc les si-
gnes vocaux ; nous ne sommes obligés ni de les
produiie exiérieuremenl, ni même de les imaginer.
Il n'en esl pas ainsi dos signes oculaires; en eux
loul s'adresse au sens. Pour les concevoir neUe-
menl, on esl souvent lorcé de les réaliser ; il laul
toujours au moins un elïort actuel d'imagination
pour en réveiller distinctement l'idée. Quand nous
les employons, une paitie de notre activité est
donc, en quelque sorte, détournée au profit de Pi-
niaginalion ; el l'eUbrl que le rappel ou la répéti-
tion du signe exige de nous, all:iihlii la puissance
d'analyse et de raisonnement qui s'ajiplique aux
objets.
« Une fois que la pensée s'esl incorporée dans la
parole, le sentiment de la petisée et celui de la pa-
role ?e londent l'un dans l'autre, au point de ne
pouvuir plus, non-seulemenl se séparer, niais même
se distinguer. La parole est pensée, le sentiment de
la parole esl seniimenl de la pensée, cl nous ne
pouvons avoir d'autre seniimenl de la pensée que
celui que nous avons de la parole. Kl remarquez
bien que c'est vrai, non-seulement des idées abs-
traites Cl générales, mais même des idées indi\i-
duelles, lorsriue leur objet a été nommé. » (Car-
DAtLLAC, Etudes éléni. de phiL, l. Il, c. 10, p. 58G.)
(1U7) i Les abstractions l'ont la beauté de nos
langues, et nous rapprocbenl des esprits céleste.*,
qui s'entendent par intuition. * (Duponceau, Mé-
moire sur le système des langties américaines ,
\K 52. )
(108) « Le vocabulaire d'une langue esl un ré-
pertoire d'idées abstraites. La combinaison l.i plus
simple des termes du discours, la proposition, esl
formée d'idées abstraites. Le sujet, le verbe el l'ai-
iribut sonl trois termes abstraits, un seul cas ex-
cepté, lorscpie le sujet est un nom propre. Un or-
dre particulier de sciences porte le nom de scien-
ces abstraites, mais elles le sont louies. L'individu,
rélre concret, n'y figure que dans son r.-^pporl avec
son genre ou son e.'^pèce, ou avec sa loi.'» Voy. la
spirituelle el intéressante bçon de Laromiguièra
sur les idées abstraites {Leçons de pliil.) — Voy.
l'ail. CÉMiuALEs (Idées).
(109) Le P. Ventura a admis, sur l'idée géné-
rale, la théorie scolastiqne de iHiiietlecl agissanl.
Un babile critique, M. U. Maynard, rédacteur d'une
(le ros meilleures Revîtes, a exposé el combattu eu
queli|U("s mois, avec la netteté et bi précision qui
le distinguent, celle ibéo'ie du cé:<';bro tliéalin.
c L'àme Iiumaine n'est d'abord qu'une table rase,
où il n'y a rien d'écrit, elle n'a d'inné que la fa-
culté active appelée inlelleci agissant. Or, voici
comment elle arrive à la plénitude de son dévelop-
pement el de sa vie. Les sens lui transmettent les
images matérielles des choses sensibles sous la
forme (|ui leur est propre, c'est-à-dire sous une
forme singulière, pailicutière, indivi'.lnelle. Mais le
propre de l'ciiteiuicmenl éianl de ne soir que l'ii-
3S9
LAX
PSYCIIDLOOIE.
LAN
300
Tous les noms communs, homme , çu///-
vateur , mecunicieu , animal, arbre, pierre,
et mille autres, expi-imciit des idées géné-
rales. Mais l'homme dépourvu du signe n'a
pas de noms communs à sa disposition :
il ne peut donc avoir d'idées générales.
Ainsi, point d'idées abstraites, point d'idées
générales, pour l'homme privé du langage.
Or telle est cependant la nature de l'esprit
humain, qu'il n'y a , à proprement parler,
de vérité pour lui que dans les généralités ;
les individus , comme les faits individuels,
ne l'intéressent qu'autant qu'ils sont l'objet
ou la matière d'observations, a(in d'y décou-
vrir les vérités générales qu'ils renfenncnt,
ou bien les termes d'application des vérités
générales dont ils font partie. Toutes les
sciences se composent de vérités générales
et des rapports que ces vérités ont entre el-
les; et l'intelligence ne se nourrit que de
vérités générales ( 110) , dont la possession
donne à l'homme un rang si distingué dans
la création. Ain>i on iioit comprendre cpie
tous les travaux de la raison se bornent à
cette double o|)ération : tirer des faits indivi-
duels les vérités générales qu'ils contiennent,
et trouver, dans ces vérités, les vérités moins
générales qui en font partie. C'est dans ce
cercle étroit dont la raison ne peut sortir, et
]iar cette doul)le opération sans cesse répé-
tée, qu'elle donne à l'intelligence tout le dé-
veloppement que celle-ci peut recevoir. Ces
deux oj)érations sont le jugement et le rai-
sonnement, ce (pii suppose que l'office de
la raison se borne à juger et h raisonner.
Mais, sans abstraction et sans généralisation,
il n'y a ni jugement i)ropiement dit ni rai-
st)miement (111 ). Donc, faute du signe ou
du langage, l'homme ne pouvant s'élever ;\
l'abstraction et h la généralisation, ne peut
non plus former aucun jugement, aucun rai-
sonnement, et ne peut par conséquent con-
stituer sa raison.
Sans le signe , point d'idées abstraites ni
niversel,\e général, Vabslrnii, il niétninorpliose los
données lics sens en nne concoplion coiirornie à sa
italnre : de là les idées que l'âme (lép()^e en elle-
même. De ces i lées r:un;issées ptMulanl le premier
âge de la vie, el formées par la veilu de l'inlel-
lecl agissant, qui n'esl qu'un itllel de la lumière
divine, résulte la raison ou l'âme raisonnable. l'our
se fitrmcr ces idées générales, l'âme n'.i nul besoin
du langage ni de la révélalion sociale. .Mais \l en
esl autrement pour les connaissimces, qu'on a en
lori de confondre avec les idées, telles que les con-
naissances de Dieu, de l'àmc, des devoirs, des pei-
nes et des réc(»m|»enses futures. Ici l'Itomnie ne
peut, par ses propres ell'orls ei privé du secours de
la parole divine ou sociale, oblenir aucune notion
d'une manière pron)ple, claire, pure, certaine cl
parfaite. Telle esl la théorie du V. Ventura , ou
plutôt de saint Thomas et des scolastiques, au su-
jet de l'origine des idées. — A» premier abortl ,
celte théorie, en elle-même, dans ses développe-
ments et dans ses applications, parait séduisante,
plus propre ipie loute autre à lépondre aux dilTi-
cuilés presque insolubles des divers systèmes, et
tîurloul à terminer la lutte des rationalistiîs et des
iraditionalisies. Mais, en réllécliissani davantage,
un reconnaît bientôt qu'elle est plus spécieuse qoe
solide, ei qu'elle se brise contre de véritables im-
possibdités. Sans douie la conception générale esl
le mode propre de l'esprit, le londeucnt de loutc
raison, la condition essentielle d<! lonte science ;
mais est-il viai que Viniellecl ayissanl y arrive par
une opérallon inslinctive , aussi naïuiclle, aussi
inslantanco (jne la vision l'est à Pieil, que l'est au
corps la respiration (p. ti^)'! K^t-il vr.ii ([ue , 'pour
se former une idée générale, l'âme n'ail besoin ni
du langage, ni de l'éducation sociale? Qu'esl-ce
qu'une idée générale? C'est le résultat des deux
opérations de l'esprit connues sous le nom d'abs-
Iraciion el de généralisation ; or ces opérations
présupiiosenl l'observation lente et aiieniivc des
individus, la comparaison des modes el des (|uali-
lés qui les r.ipprochenl ou les distinguent, c'est-à-
dire qui les réunissenl dans un genre, dans une
classe, ou leur laisse leur être propre el séparé.
C^roil-on que tout cela se lasse aussi facilcmenl,
aussi promjilement que l'objet physique se peint
sur la létine de l'œil, el«iue l'air almospliérique esl
décomposé p.ir les poumons [ibid.)"! Ce n'est (jn'a-
près avoir saisi, peiçn, analysé, comparé les rap-
ports des êtres, que l'àme abstrait les,caracièies
communs el les lé.inil dans une idée générale. Or
ces ihux opérations nous semltleni itiipossibles .sans
les signes, sans le langage. Séparés de la snbsiance,
les modes n'onl plus de supporl (|ue le mol, ne
peuvent |dus que par lui être letenus par la mé-
moire. Vodâ ce qu'a rigoureusement démontié
M. Jehan (de Saint-Clavien) dans son livre du
Linifiiuje, dont nous rendions cmnpie il y a quelque
temps. » [liibliugriqiliie calliolujHe, décembre JSij7,
p. 4Gi.)
(110) ( Non-seulement tonl langage, mais
toute proposition serait impossible sans les lermeti
généraux ; ces termes formenl le fond des langues,
et seuls leur comniuni(|uent celte inappiéciable
propriété d'exprimer sans ellort el avec rapidité
toutes les vérités de l'expérience el tontes les dé-
couveries de la S( ience. > (lti:ii), ICsnai, v. c. 1.)
(111) t Les idées générales de toute espèce, les
idées abstraites, les idées composées, les opinions,
les croyances, les vérités intrllectuclles el morales
de tout ordre ne peuvent se former, s'éiablir el se
conserver qu'au moyen des mois auxquels elles
sont attachées. » (Caudaillao, Lludes élément, ite
])hU., I. Il, p. 27i el paasim.)
15. Hoc unuin me maie Itabel, quod iiuiKfKum a
me ullain veiiialem agnonci, iiiueuiii, prubari anim-
adverlo, nisi vocabulis vel utiis iiynis in uitiutu
adliibiiis.
< A. Imo si cliarncleres abessenl, uinuiiunn quid-
ijuam disliiule loyitaretnns, net/ne riiliocinaremnr. p
(LilIrnitz, Uial. de coniiex. inler tes et verba, Œnv.
pbil., éil. Uaspe.)
< A et Lt. tombenl (r.iccord sur ce point, que,
sans les signes ou les caraclères, nous ne poiii-
rions penser distiiieiein<'iit, raisonner, etc. Il s'en-
suit <{ne , pour les (i|éiations de l'esprit, si peu
qu'elles soient conjploxcs, |)oui- le mouvement et la
netteté de la pensée, les signes sensibles sont né-
cessaires, nous le reconnaissons. » {De la valeur
de lu ruiaou, par le P. CiiAsriii., p. 17'J.)
< Les mêmes facultés qui, sans l'usage des si-
gnes, ne se seraient pas élevées au-ilessus de la
contemplation des individus, se trouvent par leur
secours en étal de saisir sans peine des ihéorémes
généraux, que les clforls réunis de t<tiis les hom-
mes, appliqués aux cas particuliers, n'auiaieiil ja-
mais pu aUeindre. L'accroissement de force qui
résulte pour l'homme de l'invenlion des ma. bines
n'esl qu'une faible image de raccroissement de ca-
pacilé qu'il doit à l'emploi du langage. > (OuGALU-
bTiiWAiiT, iHémeiili de la jihilot>ophiu de l'espril liU'
main, t. I, u. l(iU,)
S91 LAN DICTIONNAIRE
d'idées gôiiéralos, point de jujj;oiiient ni de
raisonnement, ajoutons point de principes
(le raison, dits encore ()rincii)es ai)S0iUS, ])rin-
cipes de sens comnjun, vérités nécessaires,
principes premiers, piincipes ou vérités de
raison, etc. En etlet ces principes ou idées et
vérités nécessaires, universelles, ne peuvent
aussi se développer dans notre esprit qu'à
l'aide du langage. Elles existent d'abord daiis
notre intelligence à l'étal concret, envelop-
pées dans les notions sensibles et dans nos
jugements particuliers. Pour les en dégager,
pour les concevoir sous leur forme abstraite
et pure, il laut un signe qui facilite cette
Oj)ération de la pensée et en iixe le résul-
tat : sans cela l'esprit retomberait bientôt sur
lui-même , épuisé par l'elfort infructueux
(ju'il aurait fait pour saisir l'idée dans son
abstraction et son universalité. Il resterait
donc enchaîné dans les liens du inonde sen-
sible. Jamais il ne s'élèverait à l'intelligence
claire et distincte des idées et des axiomes de
Ja raison. — Voy. la note VII, à la (in du
vol.
Réponse à tiuelques objcciloiis.
Objection. - Pour ôtre exprimés, les genres
doivent exister ou dans les choses ou dans
l'esprit. Or ils n'existent pas dans les choses,
on l'a démontré contre les réalistes: donc
ils existent dans l'esprit, et sont de purs con-
cepts de l'entendement.
Réponse. — Les genres, nous le reconnais-
sons, ont une existence dans l'espiit humain, et
les mois qui les ex|)riment ont un sens ; ils
expriment une conce[)tion réelle, mais cette
conception n'est ni isolée ni indépendante,
elle n'est qu'un point de vue pris dans quel-
que idée individuelle. Pour que l'objection eût
quelque valeur, il faudrait faire voir que, si
les genres n'existent pas dans les choses, ils
doivent avoir dans l'esprit une existence à
part, isolée, indépendante. Mais la disjonctive
ainsi posée deviendrait fausse : car il est évi-
dent que l'on peut exprimer des conceptions
partielles, pourvu qu'elles soient distinctes.
Sans cela, il eût été impossible de nommer les
diverses qualités perçues dans un môme ob-
jet puisqu'en les percevant ainsi, on ne les
a pas encore détachées de leur substance. La
question se réduit h savoir non si les genres
sont des conceptions réelles, mais si ces con-
ceptions sont ou ne sont ])as réellement abs-
traites.
« Quoique les idées abstraites et générales
n'aient pas d'objet réel dans la nature; quoi-
qu'elles ne soient jamais senties indépendam-
DE PHILOSOPHIE.
LAN
392
ment de la parole; quoique, lorsqu'elles soRt
rendues sensibles parla parole,. eseiitiinent se
fonde et se dissinude dans celui de la j)arole,
loin d'être de pures dénominations, comme
le prétend Condillac elles sont au contraire
une modification réelle de l'âme humaine, 'mo-
dification vraiment constitutive de l'intelli-
gence. " {Cawumllac, Etudes élémentaires de
philosophie, t.JI. c. X, p. 388.)
Objection. — Admettre que le savant n'est di-
rigéuans ses raisonnements que pardes asso-
ciations de signes, c'est rendre la véiité pu-
rement nominale.
Réponse. — Quand l'algébriste transforme
des équations pour les résoudre, il n'attache
actuellement aucune idée aux caractères
dont il fait usage. En conclurez-vous que la
vérité algébrique est tout entière dans les let-
tres? tion, sans doute. Vous n'ignorez pas que
les premières équations traduisent les idées
de rapport contenues dans l'énoncé du pro-
blème, et que la légitimité des transformations
a été antéiieurement démontrée. L'algébriste
sait bien que les combinaisons de termes
qu'il forme, suivant des règles qui lui sont
familières, correspondenlà des rapports réels:
il n'a pas créé sa langue sans idées: mais
uand il a contracté l'habitude de s'en servir,
se laisse guider par elle avec confiance;
croit avec raison h son infaillibilité. Sans
oute il n'y a de vérité que dans les idées
(112), mais il ne s'ensuit pas que le sa-
vant soit toujours obligé de raisonner sur
les idées mêmes, et qu'il ne puisse pas se
renfermer dans des combinaisons verbales
dont il a précédemnrent constaté la va-
leur (113).
Objection. — La conscience atteste l'exis-
tence en nous de conceptions purement abs-
traites. Nous pouvons parler de Vhomme, par
exemple, de la vertu, du vice, sans nous re-
présenter un homme petit ou grand, blano
ou noir, sans voir dans la vertu un acte de
prudence ou de courage, dans le vice un acte
de témérité ou de lâcheté, etc.
Réponse. — La conscience ne nous révèle
distinctement que ce qui est distinct dans
notre esprit. Toute idée confuse est pour elle
comme si elle n'était pas. Aucune proposition
négative ne peut donc être vérifiée par son
seul témoignage, car on peut nier l'existence
d'un phénomène uniquement parce qu'il est
confus. Or, dans le débat qui nous occupe,
le témoignage de la conscience n'est-il pas
négatif? Votre raisonnement aboutit à ceci:
« Aucune conception individuelle ne me
paraît jointe à mes idées générales quand je
(112) f La question sur h nécessité du langage
est loiil à fait en deliors de celle qui parrageaii les
trois écoles de pliiiosophes {réalistes, itomirtau.T et
coticeplualisles). Moi qui n'ai point du loul envie
d'être nominai, je suis d'ailleurs feiinenienl con-
vaincu de la nécessité des mots, pour que l'Iiornme
soit porté à rénécliir sur les universaux ; et c'est,
je crois, ce (|U(; je suis parvenu à démontrer dans
V Essai sur les bornes de Ui raison humaine. » (Vol. I,
pp. (52 et suiv.)
« Il y a une grande différence entre supposer que
les universaux sont de purs noms auxipiels il ne
correspond ni clioses ni idées, et admettre que ce
sont des choses réellement existantes en elles-
mêmes, ou au moins des idées existant dans notre
esprit, bien que nous ne puissions connaître ces
choses ou acquérir ces idées pour la preniière fois
sans le secours du langage articulé. » (RosMtNi,
Nonv. essai sur roritjine des idées, p. 146.)
(H5) « Quelle que soit la science dont on s'oc-
cupe, le jirocédé de l'esprit <|ui raisoinie est tou-
jours parfaitemeiii analogue aux opérations de l'al-
gèbre. > ^Dugald-Stewart, Éléin. de la pliil. de
respril fiHiuaiii, t. I, p. lâti.)
393
LAN
PSYCHOLOGIE.
LAN
nst
prononce les mots de vertu et de vice. Donc
ces idét^ générales sont de pures abstrac-
tions. » Mais que l'idée générale soit abstrai-
te, comme vous le prétendez, ou qu'elle
demeure liée à quelque idée individuelle,
comme nous l'avons soutenu, dans les deux
cas !e fait reste le même aux yeux de la
conscience. Car, dans notre hypothèse, quand,
en raison de l'habitude, l'esprit se concentre
exclusivement sur un point de vue général,
pris dans une idée individuelle, l'élément
général de noire conception se détache avec
clarté sur le fond de la conscience, l'élément
individuel s'efface et demeure dans l'ombre,
et notre intelligence se persuade qu'il a cessé
d'exister j>aixîe qu'il ne lui offre plus que
quelques traits confus.
Objection. — L'homme est surtout frappé
des ressemblances qui existent entre les
«bjets, et les différences échappent à son
premier examen ; comment pourrait-il être si
pénible pour l'esprit d'écarter ces dernières
qui s'effacent d'elles-mêmes? Qwauû j'ob-
serve la blancheur du lait, du papier, de la
toile, ne suis-je pas à peu près identique-
ment affecté? Ai-je beaucoup à retrancher
<ie mes idées individuelles pour en former
une qui soit applicable tout à la fois à la
toile, au lait, au papier? Ces généralisations
faciles ne' paraissent pas môme hors de la
portée des animaux.
Réponse. — La ressemblance et la diffé-
rence sont deux idées corrélatives qui ne
vont pas l'une sans l'autre. Si l'on n'aper-
çoit aucune différence entre deui objets, il
n'est pas juste dédire qu'on ait aperçu leur
ressemblance : on les a confondus. L'enfant
qui est identiquement atl'ecté par la blan-
cheur du lait, du papier, de la toile, n'a pas
pour cela une notion générale de la blan-
cheur : il confond entre elles les nuances
diverses que la couleur lui présente dans ces
trois objets; et ces trois idées individuelles
n'en font qu'une, parce qu'il n'en a pas
encore démêlé les différences. On va jusqu'à
avancer que les animaux mêmes s'élèvent
quelquefois jusqu'à la généralisation, et l'on
dte le chien de chasse qui annonce, dit-on,
5 son maître, par des signes déterminés, l'es-
pèce de gibier qu'il poursuit. A ce compte,
un enfant de deux jours conçoit, d'une ma-
nière abstraite, la douleur et ses diverses
espèces ; car il ne se méprend jamais dans
l'emploi des signes propres à manifester ce
(114) (Quand un singe va sans nésiler d^ine
noix à l'aiilre, peiise-l-on qu'il ail l'idée générale
«le celle sorie «le finit ? iNon, sans tlonio : mais la
vue (le Tune de ces nuix rappelle à sa nténioire les
seniaiions qu'il a reçues de l'aulre; et .ses yeux
nittdiliéà d'une cerlaine manière aimoiicenl à son
};<'ùl la inoilificaliou qu'il va recevoir, i (J.-J. Uous-
SEAL, lUisCOurs sur roiigitie et les fondeinents, elc.)
115) ( On esi porte d'ordinaire à supposer que
les premiers essais de la parole sonl contemporains
«le l'élude du langage, tandis que, en réalité, ces
essais ne sonl que la conséquence des progrès déjà
faits silencieuseineiii par l'enfanl dans l'inlerpré-
laiiun des mois; el longlemps avant qu'il parle, il a
déjà surmonté une loule de di(limr.é> logiques qui
DiCTioNN. DE Philosophie. L
sentiment. N'est-il pas évident qu'ici l'anima!
et l'enfant sont, dans la production des signes,
entraînés par leur instinct, qu'ils sont sous
l'empire d'idées individuelles fortement asso-
ciées et qui se réveillent instantanément les
unes les autres? Tous les jours nous agissons
encore en vertu de ces fausses apparences de
généralisation ; et notre raison, d'accord
avec la conscience, nous assure que c'est l'in-
stinct qui nous dirige
Objection. — Voyez l'acte de la pensée
dans l'enfant. A peine a-t-il appris le mol
ur6ir€ et sa signification, qu'on le voit aus-
sitôt généraliser ce mot et le répéter en pré-
sence de tous les arbres qu'il rencontre. D'où
vient à l'i-nfant cette lacilit<S de généralisa-
tion, si elle n'est pas le résultat d'une faculté
spéciale qui agit par elle-même et indépen-
damment de la parole?
Réponse. — 11 suffit de confondre deux
objets pour leur donner le même nom. Quand
l'enfant, après avoir appliqué le nom d'ar-
bre à un pommier, l'emploie ensuite pour
désigner un poirier ou un cerisier, il n'a pas,
pour cela, l'idée générale d'arbre; mais, en
raison de la ressemblance des deux objets, le
second réveille vivement le souvenir du pre-
mier, et le souvenir du premier appelle à sa
suite le nom qui y est associé (114). D'ail-
leurs, longtemps avant d'articuler des sons
et de les employer extérieurement comme
signes, l'enfont en retient un certain nombre
gravés dans son esprit. Quand il commence à
se faire entendre, il possède déjà, depuis
plusieurs mois, quelques éléments de la
parole. Les longs efforts qu'il fait pour arti-
culer les sons prouvent assez que ces sons
ont déjà pour lui un caractère significatif tt
qu'il en connaît l'usage. Or cette parole
intérieure, dont il ne pouvait encore se ser-
vir pour communiquer sa pensée, en secon-
dait en lui les progrès et préparait l'œuvre
que vous regardez à tort comme immé-
diate (115).
Objection. — Un homme privé du langage,
un sourd-muet, par exemple, distingue dans
un morceau de cire, qui prend entre ses mains
des formes diverses, l'identité de la substance
et la variété des modifications ; il a donc l'idée
générale de la substance et du mode.
Réponse. — Ce raisonnement n'est qu'une
Kétition de principe. Si cet homme n'a d'a-
ord qu'une idée individuelle du morceau
de cire qu'il tient dans sa main, il ne conçoit
emharrasseni si fort les grammairiens. > (Dugali»-
Stewakt, Eléments, elc, l. II, p. 363.)
< L'enfanl penl bien, à la vérité, donner le nom
de père à un individu semblable à la personne qu'où
lui a appris à appeler ainsi, mais c'est par erienr
cl non par dessein; c'est parce qu'il conlond les
deux personnes en une, cl non parce (|u'il pcrçoii
nue ressemblance entre «dles, lout en les connais-
sant différentes. » (D' Wdliaui Macee. Discours et
dissertaliom, etc., l. Il, p. 05, etc., 3' édil. )
« A vrai dire, il n'y a là ni généralité, ni indi-
vidualité; il n'y faut voir <jue la maiière première
el commune dont plus lard, en la soumeltanl à des
conditions diverses, nous formerons et le général
el l'individuel.» (Charma, Hssai/ar le laïuj. p. ÎIG.)
13
395
LAN
DICTIONXAIRE DK PIIILOSOPIIIK.
LaX
3»6
pas la division des modes de la cire en deux
classes, dont lune renfermerait des qualités
essentielles, l'autre de simples accidents. Tous
; les modes d'une substance, quand on la con-
sidère dans son individualité, sont essentiels.
Qu'un seul de ces modes vienne à changer,
la substance cesse évidemmenld'ôtrc la môme.
Prétendre que, pour l'homme dont on parle,
la substance de la cire n'a pas changé en
changeant de forme, c'est supposer qu'il n'a-
v^iit pas compris la forme dans son idée de
la cire ; c'est lui prêtera l'avance une notion
abstraite et générale, sans s'expliquer d'où
elle peut lui être venue.
Objection. — M. Charma : « A chaque ins-
tant, le mot que mon idée appelle lui échappe ;
l'idée est là qui attend son symbole ; ce sym-
bole ne lui est donc pas indissolublement
uni. » {Essaisur le langage, p. 134. — C'est un
des rationalistes éclecti(jues (]ui soutiennent
l'invention humaine du langage.)
M. l'abbé Maret : « L'homme a souvent des
id^es dont il n'a pas, dont il cherche l'ex-
pression. Il a donc des idées sans mois. »
(Philosoplûe et religion, p. 331. — Voy. la
note VIII, à la fin du volume. )J
Le P. Chastel : « Il arrive à tout homme d'a-
voir une conception, une idée claire, précise
et fortement sentie, et de chercher une ex-
pression qui lui convient (116). »
Réponse . — « Ceci repose sur une confu-
sion. Sans doute avant le mol propre on peut
avoir l'idée vague ; mais c'est au moyen d'au-
tres mots, d'expressions générales qui sont
au mot propre ce que l'idée vague est à l'idée
l)récise, de sorte que le rap{)ort entre lo mol
et l'idée se soutient constamment. Posé ce
principe, tout s'enchaîne parfaitement. L'idée
ne s'acquiert et ne se rappelle qu'au moyen
du mot, parce que, dans l'état présent de
l'existence humaine, il y a inie liaison aussi
intime entre la pensée et le langage qu'entni
l'âme et le corps. Rien ne m'(;mpùche donc
de chercher une idée dont je n'ai aucune
connaissance ; il suffît pour cela que j'en
sente non la présence, comme on le dil, mais
l'absence. Cette absence, je la sens })ar d'au-
tres idées qui ont ra[>portàcellequejecl)erchc
et qui m'y conduisent, parce qu'elles ne sa-
tisfont pas mon esprit, et l'excitent par là
même à pousser au delà son activité. On a
donc, si l'on veut, une notion négative de
l'idée qu'on recherche ; celte notion né-
gative se forme des idées voisines, grâce
auxquelles on fait pour ainsi dire le tour de
celle qu'on ignore ; on voit ainsi le nœud
avant le dénoûmenl, le problème avant la
solution, et on ne possède cette notion néga-
tive qu'au moyen de mots qui y sont pro-
portionnés, de pe'rjp/irascs, car ce mot cxpli'
que tout. C'est précisément ce que M. de Ro-
nald, dans le passage incriminé (117), entend
par ce qui précède et ce qui doit suivre ; c'est
le texte idéal. Voilà ces caractères distinctifs,
cette connaissance antérieure qui sert do
terme de comparaison dans la recherche de
l'idée et du mol; car, encore une fois, il n'y
a pas de recherche du mot seul ni de l'idée
seule; ce qui est réel, c'est qu'à laide de
l'idée négative et des expressions qui y cor-
respondent, l'esprit trouve l'idée précise, en
(H6) De la valeur de la raison, |». lOI. —
M. l'abbé Bensa {Le vrai point de la quesiiou entre
tradrlionulistes et seiiti-rationnUtles, p. 24) el le
P. Venlura (Les semi-péluçiieui de la jjhilosoiiltie,
p. 245) ont cru devoir relever une noie île la
page 105 du livre du V. Cliaslel {De ta valeur de la
raison) dans Liquelie le grave pliilosO|)lie s'esl
ninusé à btoôer avec une licence peu conuiiuiie
une anecdote qu'il lonail de nous, eidonl il a cru
devoir égayer un niouienl les aritlilës de sa cou-
irovorse. Vue Revue iiniversilaire s'esl emparée de
ceUe plaisanterie du P. Chaslel et l'a couronnée
parce trait grotesque : < Le tradilionaiisine est un
système qu'une femme rélnie en dix mots, i En
lisant celte boutade digne d'un écolier universitaire
en gogiielte, le P. Cliasiel a dû s'applaudir de son
originale invenli(ui, et il aura sans doute trouvé là
dedans une conipensalion aux duretés que ladile
Hevue ne lui ménage gnère.
Voici du reste en quoi consistait primitivement
cetle anecdote qui a l'ait tant de chemin. Ku 1853,
un soir que j'étais allé laire une visite à M. l'abbé
Cliassay, qui demeurait alors chez M. de Lalotir-
du-Pin, rue de l'Universiié, à Paris, la conversa •
lion tomba sur Je rôle du langage dans révolution
(le l'inlelligence. Ce fut à ce sujet que M. l'abbé
Cliassay me raconta que le soir précédent, dans une
léunioii de personnes distinguées et instruites dont
il faisait partie, on avait agité celte mèuie ques-
lion, qu'on avait été généralement d'avis qu'il y
avait impossibilité de penser aux choses snprasen-
«iblcs sans les mots ; qu'une dame &eule, plutôt
dans le Lut d'alimenter le débat que par convic-
tion, avait exprimé un sentiment opposé, mais que
Il ayant pu l'appuyer d'aucune bonne raibon, ccl
incident n'avait pas ou de suite. Tout le beau rsif-
sonnement auquel cette dame se livre dans la noie
du P. Chaslel, comme tout le dialogue qui pré-
cède, est une création (autastiqiie de ringénieux
auteur. Du reste il a clé assez mal inspiré dans
cetle circonstance. Puisqu'il se décidait à prêter
son sel et ses arguments à une dame du faubourg
Saint-Germain, il aurait été convenable de lui sup-
poser un peu plus de tact et de prudence; dès lors
surtout qu'il lui faisait parler philosophie, tradi-
tionalisme et mélaphysiqne, il n'aurait poiiil dû
lui faire avancer qu'on' peut avoir une idée abstraiie
sans le mot qui l'exprime, comme celle d'éionne-
nent, par exemple, qu'il lui semble avoir, dil-elli',
sans le mol, au moment même où elle le prononce ;
distraction peu excusable qu'aurait pu relever lo
pins mince bachelier présent, en lui citant ses élé-
ments de psychologie.
Lst-il nécessaire d'ajouier que dans la discussion
qui eut lieu dans le salon de M. de Latour-du-Pin,
il ne fut nullement question de traditionalisme ?
(117) Voici ce passage incriminé dont parle
M. liurion :
« Que cherche notre esprit quand il cherche tine
pensée? Le mot qui l'exprime, et pas autre chose.
Je veux représenler une certaine disposition de
l'esprit dans la recherche de la vérilé : habileté,
curiosité, pénétration, finesse se présentent à moi.
La pensée qu'ils expriment n'est pas celle que je
cherche, parce qu'elle ne s'accorde pas avec ce qui
précède ei ce qui dotl suivre ; je les rejette. Saga-
cité, s'ollre à mon esprit. Ma pensée esl trouvée,
elle n'aiiendail que sou expression. > {Léyisl. prim.,
t. 1, p. 24<>. — lieclterclies philos., t. 1 , p. 5/4,
édit. I82.").i
007
L\\
PSYCHOLOGIE.
LAN
393
même temps que le mot propre et par le
moyen du mot propre (118). »
Objection. -— « Les idées prée:jistent aux
mots danslesprit . . . Les idées sont indépen-
dantes des mots et de la parole chez les en-
l'onfant se donnera lui-même l'idée par sa
propre activité indépendamment du signe ;
cela est au-dessus de ses forces ; nous avons
démontré, dans les paragraphes précédents,
"impossibilité de former et de conserver les
fants eux-mêmes. » (M. l'abbé Maret, Philo- idées abstraites, générales et universelles,
Sophie et religion, t. 1, p. 332 et passim^
Le P. Chastel, De la valeur de la raison,
p. 98, 231 et passim. — Voy. la note IX à la fin
de \x>lume.) « On peut croire qu'il n'est
jx»int d'objet auquel il ne soit possible de
penser, sans penser en même temps au nom
qu'il porte dans nos langues (119). »
sans le signe qui les détermine et les fixe dans
l'esprit.
« Privées de signes, ces idées (les idées abs-
traites, générales et universelles absolues) ne
se dégageront et ne s'éclairciront jamais.
L'induction et la déduction, qui les suppo-
sent, seront impossibles ; la réilexiun demeu-
Réponse. — Admettre que l'enfant aurait rera frappée de paralysie. La science, fille de
l'idée, l'idée pure, suprasensibie, avant le si- la réfiexion, ne pourra naître, car elle s'appuie
gne, c'est admettre ou qu'il se serait fait l'idée sur les idées absolues et n'admet (lue des
par sa propre activité indépendamment du idées générales. Et voilà l'état où l'absenco
signe, ou qu'on la lui aurait donnée sans lui des signes analyticjues réduirait l'intelli-
donner en même temps le signe. {Or ni l'un gence (120) ! »
ni l'autre n'est possible. D'abord on n'a pu Puisque l'idée précède, dit-on, nécessaire-
Uii donner l'idée sans lui donner en même ment le mot, crée le mot, existe indépendante
temps le signe ; cela est évident, puisqu'on du mot, n'est-il pas étrange que l'homme ne
puisse penser abstraitement, réfléchir, obser-
ver, comparer, jug.-r, raisonner, sans les mots?
liiTc naisseiil on hii siimiliancmenl el à la môme
occasion. » Il esl possible aussi que ce ne soil rien
de loul cela el (pie les choses se passent loul an-
iremenl. Que devienl l'arginncni de la page 253
considéré du point de vue de la page 17?... lelum
imbelle sine ictu. Nous disons, nous, que l'enfant ne
recevra pas Cidée abstraite, générale, du seul spec-
tacle des clioses sensibles. L'enfant voit un clieval
blanc, un mur blanc, nu drapeau blanc, une série
aussi longue que vous voudiez ii'objets blancs ; il
ne voit cl ne perU voir que des individus blancs,
parce que le mode reste pour lui engage dans la
substance, et que faute d'un signe, le blanc, la blau-
cheur, il ne peut l'en dégager vour l'absu-aire et lo
généraliser. It n'aura donc pas l'idée al)straile, gé-
nérale, de blancUeur, parce (|U ; la blancheur en gé-
néral n'existe nulle part que dans le signe, expres-
sion d'un point de vue commun, d'un mode siibs-
lantifié, persounilié, en quelque sorie, el consi.léré
indépendamment de tout objet blanc ilélerminé. c II
est évident, dit M. Thurot, que ce n'est qu'à l'aide
des signes que nous avons des idérs ou générales
ou abstraites; que même elles ne sont telles qu'aii-
lani que nous les considéioiis dans les signes qui
nous les représentent; qu'eiilin ce ne sont p;is vë
ritableineni les idées qui sont générales , niais qu'il
n'y a que les signes, c'est-à-dire, ici, It-s mots, qui
soient généraux, p.irce que les mêmes mots peu-
venl, en elfel, s'appliquer à une inliniic d'objets
léelleinenl dillerr-nis. > {De Centendemenl el de la
raison, t. I", p. 173.) Le mot blancheur, par exem-
ple, peiii s'appliquer à tons les olijeis blancs, quel-
(jue tlinéieiiis qu'ils soient ir;iill.;iirs.
« Supposons, dit un autre auteur, que nous
n'ayons aucun signe, aucun moi, pour indiquer les
qualités dos choses, p;ir exempi,; la couleur bleue :
nous ne pourrons penser à cette couleur qu'à la
condition de nous représenter un corps bleu déu-r-
niiiié que nous aurons vu, ei, si nous en avons vu
plusieurs, nous ne pourrons penser à la coul.ui
1)1' ue, en général, qu'eu parcourant pyr riiiiagiii;i-
i.on ces dilfereiits corps ; car l'idée de leur res-
semblance ne sera pas d'une f.icile lonnalion, pré-
cisément parce qu'on manquera du mot ressent-
blat\re ; ensuite on parviendrait à la lornier, (iiie, si
l'on manque de signes pour la fixer, ['usage abs-
liait en iieviciu impossiub-. > (Tissot, Anthropolo-
gie spéculative générale, t. l, p. 2(j7.) Tout ceci esl
ciémciitaire.
ne peut communiquer avec lui que par un
langage quelconque. On ne peut pas dire que
(118) \'oy. la réponse que M. l'abbé lierion a faite
à M. de Clialembert dans sou Essai pliilosoph. sur
Itt droits de la raison, p. 194.
(119) Le P. Chastel, op. cit., p. 104. — Voici
comment le P. Chastel essaye de prouver son asser-
tion. « Lorsque vous vous représentez l'élerniié
comme une durée dont vous n'apercevez ni le com-
niencemeni ni la fin, rimmensiié comme une éien-
diie sans limites, la justice inliiiic bt l'infinie mi>é-
ricorile sons les traits d'un visage iinplacalde ou
plein de mansuétude, est-ce que vous pensez alors
aux mots latins ou français, aux termes qui vous
ont peut-être appris ces choses? » Le P, Chastel au
lieu de penser avec le mot peut penser ave<; sa dé-
/iniiion ; tout le monde est de cette force; une du-
rée dont on n'aperçuil ni le commencement ni la
lin, «'est l'élerniié.
(120) M. Aug. Thiel, professeur de pbilosopliie
au collège royal de Metz, Programme d'un cours
élémentaire de philosophie, n* partie, p. 97.
< Tant que l'homme n'a pas l'usage de quelques
signes d'institution ou d'un langage artificiel (|uel-
conque, toutes les perceptions «ju'it peut avoir à
l'occasion des objets restent conlomiues ou coiis-
lammeiit unies avec ces objets ; en sorte que, mai-
gré la laculié qu'il a de ne les recevoir qu'une à une
par les organes de ses sens, il ne peut jamais dé-
composer ou analyser, dans le sens ordinaire de ce
mot, c'est-à-dire, ici, faire aucune abstraction. Mais
du moment où il aperçoit ces mêmes perceptions
ilans un signe qiielcoiii|ue, il les sépare, par sa
pensée, de l'oljjet ampiel il était accoiilumé à les
joindre, parce qu'alors it les en voit réellement sé-
parées, dans le signe (|ui les lui représente. » (Tiiu-
iuiT, De renlendement et delà raison, t. 1, p. 164.)
Il y a uiianimué d'opinion sur ce point entre tous
les pliilosopiies. Mous devons cependant eu excep-
ter te P. Chastel, qui soutient que l'enlant peut re-
cevoir l'idée abstraite, générale, du seul spectacle
des choses sensibles et de ses propres sensations, in-
dépendamment du signe. (Ue la valeur de la rai-
son, p. 229«-253.) En cet endroit de sou livrt, il en
fait un argument qu'il croit un coup mortel pour la
théorie qu'il combat, il esl vrai qu'à la page 17 du
même livre, l'argument se léiluit à une simple pos-
sibilité : < il est possible qu'il (l'enfani) commence
à penser en recevant de la sensalion l'idée particu-
lière et en s'élevanl de là aux idées générales; il
est possible que l'idce générale el l'idée particu-
399
LAN
DICTIONNAIRE DE PIlILOSOnilK.
LAN
m
V<nm]vio[, lorsqu'il pcnso, ik^ prend -il pas,
lie laisse-t-il pas, indiH\;ri.'iiiQft;nl, les mots ?
On ne dira pas quo cela vient de l'IiabVude
(|u'il a contractée de ne penser qu'au moyen
du langage, car on conviendra bien sans
doute que ce doit être aussi une habitude de
l'esprit que l'idée i)récède le mot, puisque
c'est, dit-on, une nécessité qu'il en soit ainsi.
Et puis le sourd-muet est là, lequel n'a point
du tout l'habitude de penser au moyen de la
parole. Loin de lui servir, le langage ne de-
vrait-il pas contrarier, embarrasser, surchar-
ger notre esiirit ? Si c'est le contraire qui
arrive, n'est-ce |)oint parce que la pensée abs-
traite, la réflexion, la comparaison, le juge-
ment, le raisonnement, constituent un ait.
dont le langage est l'instrument nécessaire ?
Il faut convenir qu'il y a bien peu de phi-
losophie à supposer et à soutenir que la pen-
sée peut exister réellement dans l'esprit in-
dépendamment do la parole, lorsqu'on voit
toutes les pensées se communiquer, se trans-
mettre et se recevoir par le moyen du lan-
gage ou des signes sensibles qui le traduisent.
On ne réfléchit pas assez à la nature, au
rôle du langage. Qu'exprime-t-il sinon des
modalités, des abstractions, des généralisa-
lions, des relations ou rapports pris entre les
objets soit du monde physique, soit du monde
intellectuel et moral. Or, ces relations innom-
brables, exprimées par le langage, ne corres-
pondent à aucune réalité qui soit exclusive-
ment leur objet; elles ne sont que des points
de vue sous lesquels l'intelligence considère
plusieurs choses k la fois : elles ont hors de
nous une occasion, un fondentient, elles n'ont
pas d'objet proprement dit. Que seraient-elles
donc dans l'esprit sans le signe qui les sup-
porte ? Ce que serait l'algèbre pour le mathé-
maticien sans les caractères algébriques.
Pour convertir des impressions diverses et
séparées en une impression unique, il faut
que l'activité intervienne et qu'elle constitue
l'unité. Cela se conçoit comme d'autant plus
nécessaire ou plus démontré, que l'acte seul
est un et simultané, et, par suite, seul ca-
pable de produire le phénomène d'unification
(121) Les adjeclifs et les noms abslraits de rap'j
ports seinltleni préier aux objets des caraclères
qui n'appariieniieiit à aucun d'eux pris isoiénienl ;
ainsi, Végalilé de deux choses n'est ni à celle-ci ni
à celle-là; elle esi entre les deux. Il en est de niôuie
des adjeclifs de nombre ; trois, par exemple, ex-
prime, non pas une rjuanlilé propre à ciiacun des
iibjels comptés, car cii:M|iie objet est un, mais ce
qui résulte pour eux de leur union.
(122) A ridée, à la vue simple et abstraite de la
ilillérence entre A et B, ne répond pas un être ,
un objet spécial, qui soit la différence entre Tobjei
A et l'objet \i, et par conséquent un troisième ob-
jet. Car il s'ensuivrait que, comme cet objet serait
lui-même diiléreul des deux autres , il faudrait in-
tercaler entre lui et chacun des deux un nouvel ob-
jet-diQerence, et ainsi indériniment, ce qui est ab-
^u^de. Par la même raison, à l'idée de ressem-
blance entre deux objets ne répond pas un troi-
sième objet réel, distinct des deux autres, et qui
soit leur ressemblance, mais seulement une qualité
commune, qui est, dans chaque objet , indivisible-
monl unie à chaque objet, .\insi rhumanité n'existe
4UC dans les individus el par les individus hommes ;
dont il s'agit. Mais comment l'acte unifiant
aura-t-il lieu ? Il n'aura lieu que par sa
transformation en un signe que la mémoire
|)uisse garder. Sans le signe pas d'unification.
L'enfant verra, |)ar exemple, deux bâtons,
vingt bâtons, un nombre indéterminé de bâ-
tons d'égale longueur ; c'est une multiple
sensation : mais il faut faire sortir de cette
multiple sensation l'unité de rapport qui
existe entre ces sensations ; celte unité se
constitue par le signe <^galiié qui se traduit
ainsi pour l'enfant : Toutes les fois que deux
ou un plus grand nombre de bâtons sont
ainsi de même longueur, cela s'appelle éga-
lité (121) . L'idée est donc l'ellet d'un acte de
l'esprit donnant à des impressions cérébrales
multiples et diverses la valeur de l'unité au
moyen du signe qui unifie, en le nommant,
un groupe doané d'impressions.
Toute idée relative ou toute relation est
produite par la comparaison, ou suppose au
moins la conception de deux objets réels.
Soient, par exemple, A et B , deux objets
dont j'ai les idées et que je compare: j'ac-
quiers une troisième idée, C, qui est le raii-
port perçu entre les premières : on demande
où est l'objet de l'idée C? Est-il dans A ex-
clusivement? Non, sans doute; car s'il était
dans A tout seul, l'attention suffirait pour l'y
découvrir : il serait inutile de rapprocher
entre eux A et B et de les comparer. On ferait
voir par une raison semblable que C ne peut
être exclusivement contenu dans B. Soutien-
dra-t-on que C est une réalité complexe, qui
se partage entre A et B, ou un troisième ob-
jet, qui consiste dans la réunion des deux
autres ? Mais l'hypothèse d'une réalité qui se
partage et qui n'est entière dans aucun objet,
est trop absurde pour qu'il soit nécessaire
de s'y arrêter. Quant à la réunion de A et de
B, elle n'est ici qu'une juxtaposition, qui ne
peut créer aucune réalité distincte des deux
objets réunis. Les relations ne correspondent
donc à aucune réalité, qui soit exclusivement
leur objet. Le raisonnement que nous venons
de faire est d'une exactitude mathéma-
tique (122).
mais en retour, les individus ne se ressemblent el
ne forment un genre que par runité de riiumaniié,
de ce caractère commun <|ui est en chacun d'eux,
el qui, abstrait et considéré isolément par Têtre
intelligent, devient l'objet de l'idée générale.' Voici
donc la réponse à faire à la troisième question du
problème de Porphyre : Les genres sont-ils séparés
des objets sensibles ou en font-ils partie? Distincts
oui, niais non séparés : séparabies peut-être, mais
non dans les limites de ce monde et de la réalité
actuelle.
11 en est des lois comme des genres, puisque,
comme les genres, elles sont l'objet des perceptions
générales. En effet, la perct-plion d'une loi, c'est la
perception d'une ou de plusieurs circonstances né-
cessaires à la production d'un fait; c'est la percep-
tion de la manière constante et générale dont un
fait a lieu. Et cette manière générale, cette condi-
tion générale, n'est pas un objet général, un être
général qui existe en dehors des faits qu'il accom-
pagne el dans lesquels il a. été perçu, el réponde
ainsi isolé à l'idée générale isolée : exemple : La
vUeste croit comme le carré det temps.
Enlin il en est des lois que donne la généralisa-
401
LAN
Maintenant voici les dinicultés qui se pré-
sentent pour Ihonime ou pour l'enlanl dé-
pourvu du signe.
1" Etant données plusieurs idées indivi-
duelles non iiummées, étalilir entre elles une
comparaison qui permette de distinguer ce
qu'elles ont de semblable et de différent(123),
ressemblances et différences qui sont autant
de modes également non nommés. Première
difficulté, et elle est grande ou plutôt invin-
cible sans les signes ; car il s'agit de retenir
en mémo temps sous le regard de l'attention
j^lusieurs substances et ]ilusieurs modes, puis
d'isoler, pour les considérer à part (toujours
PSYCHOLOGIE. LAN 102
(rèlre réellement abstraite. Or une idée abs-
traite, ainsi que nous l'avons vu précédem-
ment, ne peut se lier à nos autres connais-
sances sans perdre aussitôt son caractère ;
elle n'est abstraite qu'autant que l'elfort qui
l'a créée, la Tetient dans l'isolement. Par
conséquent, dès ((ne l'esprit, privé du secours
du signe, cesserait d'agir pour la conserver
présente, elle disparaîtrait sans retour, ou
viendrait de nouveau se fondre dans les idées
individuelles d'où elle aurait été tirée (124).
Si les diflicultés sont telles quand il s'agit
d'opérer sans le signe l'abstraction et la gé-
néralisation dans le domaine des choses sen-
sans le signe), chaque mode particulier du sibles, que seront-elles si vous vous transpor-
sujet auquel il appartient et des autres qua-
lités (aussi non nommées) qui sont unies avec
lui dans le même sujet. Or, « sans un langage
quelconiiue, nous dit un habile logicien déjà
cité, la comparaison serait vaine, et ses ré-
sultats, sans nom, confus et fugitifs, se suc-
céderaient en nous sans y laisser aucune
trace. (DuvAL-JoLVE, Traité de logique, p. 204.)
2' Après avoir fait cette abstraction, con-
trariée h la fois par les objets dans lesquels
les modes divers restent engagés, et par la
tez au milieu des phénomènes qui s'accom-
l)iissent au sein du moi, dans le monde des
idées pures, si vous entreprenez d'étudier les
facultés et les affections de l'âme, les opéra-
tions de l'esprit, nos rapports moraux avec
Dieu et avec nos semblables (125) ?
M. l'abbé Maret dit quelciue part : « La
perception du monde sensible, la connais-
sance qui s'acquieit à l'occasion des sensa-
tions, serait bien vague, bien fugitive, bien
stérile, si nous n'avions pas le pouvoir do
nature de la pensée qui, dépourvue du signe, donner un nom à chaque objet de la nature. »
voit toujours les modes engagés dans les sub- {Philosophie et religion, p. '2.1^.) Si la con-
stances comparées, il faudrait concentrer ex-
clusivement l'attention sur les ressemblances
qui imissent les idées individuelles que l'on
considère, el se placer par ce moyen sous un
point de vue à la fois partiel el commun :
partiel, puisqu'il exclut les ditférences; com-
mun, puisqu'il se retrouve également dans
toutes les idées ou dans tous les objets com-
parés. Deuxième didiculté véritablement in-
surmontable, car ce point de vue est une
idée générale sur laquelle la mémoire ne peut
av(nr aucune prise sans le langage. L'idée
générale en effet n'existe qu'à la condition
saiion absolue comme ilcà lois que donne l:i ;;ciié-
rnlisatioii comparjlive.
(125) Des oltjt'is dont 01) ne saisirait pas les dif-
férences se confondraient dans Pespril.
(lii) f Tonte idée générale est porenu-nt inlt-l-
Icc.liieile ; pour peu que rinia<{inMlioii s'en nièli*, Pi-
dée devieni aussitôt particulière. Essayez de vous
tracer l'image
d'nn arhre eu génénd, vous n'en
viendrez jamais à bout : maigre vous il laiidra le
voir petit ou ^rand, rare ou touffu, clair ou foncé;
el s*i! dépendait de vous de n'y voir que ce qui se
trouve en tout arbre, cette image ne ressemblerait
plus à nu arbre. Les êtres al)slraits se voient de
même <mi ne se conçoivent que par le discours, i
(.).-J, UoussExu, Disc, sur Coriyine el les fond, de
ritiégalité, etc.)
(125) I Non-seulement, dit Reid, nous classons
les substances, nous classons aussi les qualités, les
relations, les actions, les adeclioiis , les passions;
toutes clioses, en un mot. > {Essai V,c. 1.)
(I2G) Le P. Cliastel n'a aucune sympalliie pour
cette opinion. « Se comprend-on, dil-il, quand ou
se livre à ces beaux raisonnements? Quoi donc? y
aurait-il dans l'ànie, en attendant le mot ou le si-
gne, une pensée vague, ([ui ne semit déiermince à
rien, jusqu'à ce que le mol vienne l'appliiiuer a un
oiijet propre? Mais (|u'est-clle donc cette pensée
indéterminée, celte pensée sansol)jet, ou celle pen-
sée ayant un objet dont le caractère, la forme cl
retendue restent ignores? Comment ne voit-on pas,
au contraire, que iicccssaircuieiii, csbeiuiellcnieni,
naissance qui s'acquiert à l'occasion des sen-
sations est stérile à ce point sans le langage,
que serait pour l'homme, dépourvu du signe,
le monde rationnel et suprasensible ?
Le même écrivain dit ailleurs : « 11 est
évident (|ue les mois et le langage sont né-
cessaires h la distinction, à la clarté et à la
persistance des idées ; qu'ils aident à la ré-
llexion et en sont peut-être la condition essen-
tielle. Une idée sans expression serait vague,
confuse, fugitive, el laisserait à peine une
faible trace dans l'esprit (126). Tout le monde
convient (pie les mois sont nécessaires aux.
l'esprit doit conn.iîire el distinguer l'objet de sa
pensée, doit avoir présente la forme (b; sa pensée,
avant de lui :ippli(|ucr le mot qu'il lui destine? >
(Oj). cil. p. 98.) Je laisse à M. l'abbé Maret le soin
de faire enlemire r.iison au I*. Cliastel sur ce point,
s'il esl possible.
Le P. Cbasiel attaque la tbéoric de M. de Bouatd
et croit la comprendre; M. l'abbé Maret l'allaque et
la reproduit. Ces nouvelles attaques de que!(|ues
meudjres du clergé contre l'auteur de la Léyislation
piimilive ne sont qu'un éclio inalbeiireiix de, la cri-
ti(pie du même auiciu- faite avec lanl de légèreié
par l'école éclecti(|ue, et eu particulier par MM. Da-
miron. {Essai sur ritisioire de In ]iliil. , ari.
Dii BoNALD, et J. Simon {lleiue des deux mondes,
aoùl 1811. ) Aucune de ces ciitiqiies n'a de portée,
parce qu'aucune ne louclic an point principal et ne,
va au fond de la question. M. de Cbalambcrl n'.i
pas été moins impuissant dans ses articles publics
dans le Correspondant (t. XXIII); ce ne sont que
méprises et coulradictions. Voyez-en la rél'ulaiion
dans l'excellent livre de M. l'abbé Berion, Essai
))liiloso\)ltique sur tes droits de la raison. Au reste,
M. de Bunald, comme le dil ce dernier auteur, esl
mieux vengé par les contradictions de ses adver-
saires que par le zèle de ses partisans. La valeur
éprouvée de ses écrits rend impiiissaiilcs des atta-
ques qui ne nuiront qu'à leurs auteurs, cl sa gloire,
(pii augmente tous les jours, nous lévèlc eu lui,
comme le disait naguère une bouche vénérable, le
I ère de la génération bien pensante.
403
LAN
UICTIÛNNAIRE DE PIIILOSOPIIIE.
LAN
404
opérations un peu compliquées de la pensée,
à la comparaison, au jugement, au raisonne-
ment. » (Philosophie et religion, p. 332.)
Il ajoute un peu plus loin : u II n'y a pas
de vie intellectuelle, morale, sociale, un peu
formée et développée, suffisamment formée
et développée, pour que l'homme ait la con-
science de lui-môme et de sa destinée, sans
l'usage mental et extérieur de la parole, sans
que l'homme se parle à lui-même et parle
aux autres, sans qu'il pense sa parole et parle
sa pensée (127). La parole, à cause de la
double nature de l'homme, est nécessaire à
la vie intellectuelle, morale et sociale. »
(Philosophie et religion, p. 133.)
Le P. Chastel lui-môme a été dans le vrai
sur la question, au moins l'e&pace d'un quart
d'heure. Ecoutez:
« Lorsqu'il s'agit d'abstraire les qualités
diverses des choses, de les considérer à part
et indépendamment des objets perçus ; de
comparer ces objets, de recueillir leurs res-
semblances et leurs différences, leurs innom-
brables rapports et tous les phénomènes de
cause et d'effet ; lorsqu'il s'agit de combiner
à l'infini ces rapports et ces phénomènes et
de former d'une manière quelconque des
idées abstraites, générales, insensibles ; lors-
qu'il s'agit surtout do conserver et de fixer
sous le regard de l'esprit des idées si mobiles
et si fugitives ; de les préciser et de les classer,
pour empêcher qu elles ne s'effacent , ou
qu'elles ne se confondent ; pour être en état
de les rappeler à volonté, de manière que
chacune d'elles se présente toujours la même
(127) M. P;ibbé Marel a éié plus lieureiix que le
P. Cliaslel ; il paraît avoir compris le célèlire axiome
de M. de Donald : L'homme pense sa parole avant de
parler sa pensée. Le P. Chasii'l, pour le coinpren-
<!re, a fait trois efforls, essayé trois coiniiicniaires,
sans aucun succès : ter cecidere mnnus.
Le premier commenlaiie le cDuduil à trouver que
c'est à peu près une vérité ({ In Palisse. Toutefois
< el abontissemenl Télonne. i Nous aimons mieux»
tlil-il, avouer que nous ne comprenons pas. »
Le deuxième commentaire le mène, non à soup-
çonner que cet axionie est une mijilificalion, mais à
•lire ^/h'i7 esty pour Lui personnellement, une énigme
impénétrable.
Lnlin le troisième commentaire lui fait découvrir
dans le même axiome une chose que les partisans du
fijsième ne disent pas, ce dont il les félicite; mais
comme celle tiécouvertc n'explique rien, leuraxiome,
iiil-il une lioisiè:ne fuis, reste pour nous incompré-
heubi'.ile. > [De la valeur de la raison, p. 91, 1)2.)
Il est vrai que, six lignes après ce lucide com-
mentaire, le P. Cliaslel cite quatre passages dans
lesquels M. de Uonald explique lui-même son axiome
avec la plus parfaite clarté. « Nous ne pouvons pen-
ser, dii-il, s;ius parler en nous-mêmes, c'est à-dire
sans i.tiaclnr des paroles à nos pensées; vérité
fondamentale de fêtre social, que j'ai rendue d'une
manière abrégée lorsque j'ai dit : que Cêtre intelli-
gent pensait sa parole avant de parler sa pensée. *
(t"s4«j sur les lois de l'ordre social, p. 250. — Du
Divorce, 80. — Léyisl. prim. I, p. 525, 55. — Prin-
cipe const. delà soc, p. 38.) Aprè> cela, le P. Clias-
I lel n'en continue pas moins de douter que Vaxiome
ait un sens réel.
M. de Bonald a beau faire, il est toujours singu-
lièiemcnl apocalypli(iue pour le P. Cbastcl. — Yoy.
j)lus bas § X.
et sous le même aspect ; alors on sent de
quel secours, de quelle nécessité sont les
mots et les expressions. Sans un signe parti-
culier, attaché à chaque idée pour la néier-
miner el la caractériser, tout ce monde d'idées
subtiles, légères, indécises, flotterait dans
l'esprit, tourbillonnerait, s'évanouirait comme
les atomes dans l'espace. » {De la valeur d»
la raison, p. 95.)
Etait-ce la [jcine de tant se fâcher contre
les idées vagues, confuses, fugitives, indéter-
minées, avant le signe, pour en venir h dire
soi-même quelque chose de })lus fort? Que
serait l'homme, nous le demandons, dans
l'esprit duquel, faute du langage, les idées
flotteraient, tourbillonneraient, s'évanoui-
raient comme des atomes dans V espace ? Son
intelligence pourrait-elle se développer, sa
raison se former ? Etait-ce la peine de pour-
suivre à travers un gros volume lliomme de
génie qui a dit à son siècle de si profondes
vérités, qui a tiré tant d'intelligences des
routes perdues (128), pour aboutir finalement
à la consécration de sa doctrine par un si
solennel aveu?
Objection. — Quoi que vous puissiez dire,
vous êtes forcé de convenir que le mot ne
donne pas, ne peut pas donner l'idée, mais
que l'idée est attachée au mot par l'enfant,
par l'individu qui apprend à parler.
Réponse. — v L'expression et l'idée doivent
se développer simultanément dans l'esprit;
l'une ne peut y être que par l'autre et avec
l'autre (129). » Tel est le fait reconnu par
toute la |)hilosophie moderne. L'enfant, lo
(128) Lacordaire, parlant de M. de Donald, Cott"
sidérations sur le système philosophique de M. de la
iiennuis. p. 138 : — « Personne ne peul meure en
doute l'élévation, la loyauté, la noblesse de son ca-
ractère (lie 51. de Donald) : le malbeur même et
r.xil ii'oni pu ébranler un instant son allacbemeni
profon.! à l'Eglise el aux principes éternels de loule
soeiéié : .ses liantes facultés, ses méditations, ses
éludes, il a tout consacré avec un admirable désin-
lércssen.ent à la défense de l'ordre social; el l'on
peut dire sans exagération que sa vie entière n'a
été qu'un long combat contre les ennemis de l'E-
glise el de la société. El pourlani, voilà que des
rangs mèuies de ses frères dans la foi parient les
plus sévères accusations et les plus violentes atta-
ques contre lui. Yoilà que dos cbréiieus, unissant
leur voix à celle du rationalisme, poursuivent la
mémoire de l'illustre pbilosoplie par l'ironie el le
sarcasme, et livrent son nom à la risée et au mé-
pris public. C'esi même au nom de la foi que l'on
lléirii un frère, el l'on a vu un écrivain cailiolique
accoler une prière avec l'accusation la plus vio-
lente, et invoquer avec emphase les lumières de
l'Esprii de Dieu sur un travail oïl ses amis mômes
n'ont pu voir ([u'une mordante satire. » (M. l'abbé
LoN.VY, profess. de pliilos, à Sainl-Trond (Belgi-
q."c)i Quelques vues sur la philosophie de M. de Do-
nald.)— Yoy. aussi nu excellent ouvrage qui vient
de paraître, publié par le même auteur, ayant pour
litre : Dissertations philosophiques. Paris , chez
Douniol. — Voy. la noie X, à la lin du volume.
(129) Nous empruntons ces paroles à la page 173
d'un livre plein d'inlérél, intitulé : L'instruction det
sourds-mueis mise à la portée des instituteurs primai-
res et des parents. Ce iMémoire, qui a remporté la
médaille d'or au concours de la Société centrale des
sourds-mucis à Paris, eu 1853, osi du célèbre ubbé
405
LAN
rSVCHOLOGIE.
l.v\
406
iourd-muet, ne se donnont puint l'idée sépa-
rément du signe; ils reçoivent l'un avec l'au-
tre. Us ne se donnent pas le signe, cela est
évident. Us ne se donnent pas l'idée sépa-
rément du signe, car nous avons démontré
esprit. Ces scènes variées, cette suite d'objets,
ces exercices auxquels l'enfant prend goût,
n'ont rien de commun avec une idée abstraite
ou générale.
Mais qu'une mère dise à son enfant et lui ré-
qu'elle ne peut pas subsister dans l'esprit pète toutes lesfois qu'il sort pour se promener:
sans le signe (130). A la promenade ! allons à la promenade ! le
Va enfant qui sort tous les jours pour se mot promenade, dont l'énoncé est suivi d'un
promener avec sa mèrea-t-il l'idée exprimée ensemble d'actes qu'il aime, lui donne une
par le mot promenade ? Nous répondons qu'il idée nouvelle, l'idée promenade. Je dis que
ne l'a pas, 1° avant que ce mot ait été pro- cette idée est nouvelle. En effet, sortir, mar-
noncé devant lui ; 2" avant que l'enfant ait cher, courir, aller, venir, s'amuser dans la
attaché à ce mot l'idée qu'il exprime. cour, dans le jardin, constituait un ensemble
Se promener, pour un enfant, c'est sortir, d'actes que l'enfant ne pouvait se rappeler
c'est marcher, aller de côté et d'autre, c'est que successivement et sous une suite d'ima
courir, c'estvoirunesuiled'objels variés, jouir
plus pleinement de l'air et delà lumière, etc
L'enfant sait ou plutôt sent tout cela; il y
peut songer et il y songe : mais c'est une suite
ges ; le mot promenade a synthétisé tous ces
actes, tous ce^ mouvements! Tous ces actes
successifs et divers sont maintenant compris
sous un seul mot, la promenade, qui en formo
de mouvements, c'est un tableau, un ensemble comme le nœud et les fond dans une parfaite
d'objets sensibles qui se représentent à son unité (131). Promenade veut dire maintenant,
Carton, (lirerlciir de l'insliiiilinn des Sonrds-Miiets,
cliiMioiiie de la calhédrale de Unigos et de l'égliso
iiiéiro|toliiaiiie de P.iris. rlievalier de l'ordre d«;
Léopold, ineinl)rede l'Académie royale de Bruxelles
el docleiir en plidosopliic cl lellres de lUiiiversilé
de Loiivain, cic.
(130; M. l'abbé Marol préseiile sur le sujet qui
lions occupe, une liicorie qu'il croit appuyée sur un
fnil incotiiestab'.e et « qu'on peut, dii.il, délier (outc
criiiiine do jauiais ébranler. C»; Tait esl que l'enfaiil
a d'aboid des idées sans niols el des mois sans
idées; c'est que, dans l'enfant, l'iiléi' piéièle le
mol. > [Ledre à M. Ubngfis, dans la Ilei-ue de Lou-
rain, mai 1857. — l'Iiiloiopliie el religion, le-
çon \'y.)
L'eiijant a des idées sans wo(s... Des idéi*s-iina-
ges, oui; des idées proprentenl dites, c'esl-à-ilire
suprasensibles, abstraites, générales, des idées ré-
flexes, nous venons de démontrer qu'il n'a point,
qu'il ne peut avoir sans b* signe de lelb'S idées.
Daun r^ufinit fidée précède le mol... L'idée-image,
oui ; l'idée génér;de, jam;tis. L'enfant peut en effet
avoir sans le mol des idées sensibles; mais, si l'idée
générale précétiait le mot cliei l'enfani, le mol ne
serait pas néiessaire à la conception de l'idée, qui
pourrait ainsi subsister dans l'espril indépenlain-
inenl du signe. On serait logi(|ueuient forcé d'ad-
nifllreque l'enfant, le sourd-muet, peuvent former,
développer leur inlelligencc sans le secours du si-
jjne, arriver par eux-mêmes à la connaissance pro-
piemenl dite des vérités de l'ordre inieliccinel, et
constiiuer ainsi leur raison indépendammenl de
loul enseignement cl par leur propre lorce ou ac-
tivité persomielle. Un fait d'expérience, perpéiuel,
nniversel, dément cette ibéorie. M. l'alibé .Maret l'a
compris, el il se bàle d'admettre la nécessité de la
parole pour la parfaile clarté, la par[inle dislinclion,
ta periisiame des idées. In lé/lexion. (Reçue de
Louvaiii, mai 1857, p. 28?.) Il fallait bien se rési-
gner à celle restriction sous peine de tomber dans
l'absurde. Mais M. Maret i»'a évité un écneil que
pour aller se heurter contre un autre. En effet, il
veut toujours des i 'ées avant le langage, des idées,
il esl vrai, sans clurié, sans di.linciwii, sans persis-
tance, irréfléchies (ubi supra). Qu'est-ce que ces
idées crépusculaires, moitié jour moitié nuit, ces
êtres à formes indécises, ces vagues fantômes, sans
persistance, qui passent el repassent dans la nuil
de rentendeineiii, où ils disparaissent pour renaî-
tre non moins insaisissables, non moins vaporeux?
Tous ces avoriements de la pensée pourront-ils,
oui ou non, constituer un élre intelbgenl, raisonna-
ble, imîépeiidainiuenl du langag.>? b'ils ue le peu-
vent, roromc vous le reconnaissez, qnc gagnez-
vous à celte évocati(m d'idées stériles, impuissantes
à éelore, et n'en faul-il pas toujours 'revenir à la
tliéorie de rilliistre auteur dont vous paraissez vou-
loir vous séparer anjourd'lmi ? Celle lliéorie dè$
lors ne subsiste-l-elle pas toute entière, et les mo-
(liTuaiions que vous prétendez y apporter ne sont-
elies pas tout à fait illusoires?
Maintenant, que l'activité de Tenfanl ait sa pan
el concoure ù l'acouisiiion du langage et de l'id«ii
qu'il représente, qu'il conslilue, rien de plus vrai.
Qui s'est jamais avisé de nier qu'il y ail dans l'en-
fani des facultés, un principe actif? La question
esl de savoir si ce principe actif peut par Ini-méme,
seul, cl indépendainmenl de loule condition de
langage, de direction et d'enseignement, dévelop-
per dans riiomme l'intelligence el former la raison.
S'il ne le peut, el il ne le peut, rien de pins incon-
leslabie, que servent a M. Maret tontes ses idées
confuses, irréfléchies, non persistantes [ibid., p. 285)»
qui resteront éiernellement à cet étal d'embryon
informe, si la parole ne vient leur donner la lu-
mière et la vie?
(131) Les langues sont 'pleines de mots sembla-
bles sans lesquels les idées ne se généraliseraient
jamais ; ces mots sont la synthèse de plusieurs
choses, qualités ou actions, comme homme, ani-
mal, meuble, plante, travail, el toute l'innombrable
série des termes généraux.
« Les enfants, ayant le plus grand intérêt à com-
prendre el à être compris, déploient pour atteindre
ce double bul tout ce qu'ils oui d'activité et d'iii-
lelligence; el ce travail do comprendre et d'êiie
compris n'esl autre que celui de former des no-
tions abstraites.
« Comme tous les mots d'une langue, à l'excep-
tion des noms propres, sont des termes généraux, à
mesure que l'enfimt acquiert riiilelligence de ces
termes, il acquiert des notions générales... Il ap-
prend la signilicaliou du plus grand nombre de ces
lermes, en observant dans quelles occasions ce;ix
qui les enlouraient, en faisaient usage.
t Quoi ! dit Berkeley, deux enfants ne pourront
causer hochets el bonbons, s'ils n'ont rassemblé c^
comparé d'innombrables similitudes; s'ils n'en on,t
extrait, par l'abstraction, des idées génératef. ; e(
's'ils n'ont attaché ces idées à tous les noms dotit il^
se servent ?
< J'en demande pardon à Berkeley ; niais, quelque
étrange que cel.i lui paraisse, il est évident que
deux enfants, qui s'enlreiieiineiil de liocheis el de
bonbons el qui s'entendent, altacheiil le mémesetis
aux termes généraux qu'ils cmploieni, el les coni-
4C7 LAN DICTIONNAIUE DE riIILOSOPlIIE. LAN 408
liourrenfant, sortir, uuuchor, courir, s'amusor (iiiaiilé commune aux objets qu'on y range,
librement au deliors. C'est une idée nouvelle 11 faut donc, pour former un jugement, en
encore en ce sens qu'elle est commune ou avoir acquis les éléments qui sont le sujet
générale, et que Tidée promenade s'applique (idée toujours en soi abstraite ou générale,
h la promenade d'aujourd'hui comme à tou- excepté quand il est un nom projire), et l'a/-
tes les promenades passées, comme à toutes tribut ou prédicat (autre idée générale ou
les promenades futures; enfin elle est nou- universelle). Mais l'enfant peut-il acquéri-r
velle en ce sens qu'elle embrasse toutes les les éléments du jugement sans juger? Il le
promenades possibles, c'est-à-dire qu'elle est peut sans doute (132). Dans cette acquisition,
universelle, ce à quoi sans doute l'enfant ne il est d'abord passif; il reçoit l'impression;
songe pas et ne songera peut-être jamais. puis actif ou attentif à quelque degré, il dis-
Mais le mot promenade serait vainement cerne; il discerne instinctivement d'après
prononcé devant l'enfant si la mère, après l'effet produit en lui par l'impression ; le mot
l'avoir prononcé, ne faisait accomplir à son est prononcé en même temps que l'impres-
enfanl l'ensemble des exercices qu'il rappelle sion est éprouvée. L'objet qui a produit
et qui lui en donnent l'intelligence. Faites les l'impression est multiple dans sa nature ou
exercices de la promenade et ne prononcez ses modes; l'impression elle-même est fugi-
jamais le mot, jamais l'enfant n'aura l'idée tive; le mot au contraire est simple et un, il
que ce mot exprime ; nous l'avons prouvé, a de plus quelque chose de vivant dans sa
Prononcez le mot, mais n'en donnez jamais modulation, parce qu'il émane d'un être vi-
la signification, en mettant l'enfant en pré- vant qui lui communique de sa vie ; il re-
sence des choses, des actes, en l'accompa- tentit donc au fond de l'âme comme un
gnant de gestes et autres signes naturels, ou appel sympathique; bientôt l'enfant, auquel
môme en l'expliquant par la parole si l'enfant les circonstances l'ont interprété, le saisit et
])arle déjà et est suffisamment développé pour y fixe l'impression, l'idée, l'image, longtemps
comprendre votre explication verbale, et ja- même avant de pouvoir l'articuler lui-même,
mais le mot ne sera pour lui qu'un vain son. Le signe devient quelque chose d'extérieup
Dans la réalité pratique, la connaissance et de perceptible aux sens, sur quoi l'alten-
humaine ne se produit jamais à l'état d'idée tion se porte, qu'elle saisit, qu'elle retrouve
pure. L'idée pure n'est qu'une abstraction «i volonté, et qui toujours lui rappelle l'idée
psychologique et qui n'est point intelligible en ou l'image.
elle-même, mais seulement dans le jugement Grâce à l'expression, l'esprit regarde l'idée
qui la complète par l'expression ou affirmation et la considère hors de lui, dans le signe, et
d'un attribut. Quel que soit donc le moment portant à diverses reprises son attention de
où l'enfant connaît, il juge, mais il ne peut l'idée sur le signe et du signe sur l'idée, il
juger sans avoir dans l'esprit une notion sus- donne à celle-ci la précision et la fixité de ce-
ceptible de devenir commune : car juger, lui-là (133). C'est l'idée réfléchie,
c'est ranger dans une certaine classe d'objets Ce qui vient de l'enfant, ce qui se produit
ce qui ne peut s'opérer qu'au moyen d'une instinctivement chez lui et va s'éclaircissant
prennenl par consci]iiPnl ; ils ont donc des coneep- oaiil êlre révélés de Tnn à i autre de m.nnière <pie
lions générales. > (Keid, (Essai V, c. 6, p. "lo'J.) l'un d'eux voil dans la conscience de son adversaire,
La vérilé est que les tnfanls eniploienl des 1er- connue il voil dans la sienne par le sens in-
nies généraux pour exprimer des idées pour eux lime?
d'abord pariiculiéres ei individuelles, lesquelles de- La pensée, sous quelque point de vue qu'on la
vieiineiii ensuite générales et universelles. considère, esl inlransmissilde ; ni la lecture, ni les
(152) < Entendre les termes, est chose qui pré- leçons orales, ne transmeuem réellement la pensée
«ède naturellement les assembler : autreineni on ne de celui qui écrit ou qui parie; dans ces deux cas,
saii ce qu'on assemble, i (Bossiiet, Conn. de Dieu l'art ou le langage ne peut servir qu'à réveiller dies
et de soi-même, cb. 1", § 13.) pensées si elles existent, ou à nielire celui qui
(153) Le fait de l'incorporation des idées aux si- écoute ou quilil dans le cas de se faire Ini-méiiie
gnes est complexe, et se compose de trois faits bieu des pensées par son propre travail intellectuel,
distincts : Si les idées ne peuvent passer d'un esprit dans
1» Perception d'un fait extérieur, tel que mouve- un autre, ni être représentées par des sons et irans-
iv.ent , geste, cri, son articulé, image, figure, portées par des mois, toute comninnicaiioo entre
ieUre, eic; deux êtres intelligents est donc impossii)le ; c'csi-à-
2" Conception d'une idée ou d'un pensée , dor»t ce dire le langage, si on le considère comme l'un des
fait extérieur est l'indice ou le sigae représen- deux moyens que no»is venons d'examiner, est donc
talif; impossible ? La solution de celle question est dans
3° Jugement qui rapporte cette idée ou pensée à Vassociaiion des idées. N'est-ce pas en parlant du
l'élre en qui le fait indicateur a été perçu. phénomène de l'association des idées qu'on a pu
Le problème du langage dans son rapport avec la faire une des plus grandes découvertes des temps
pensée est compris tout entier dans le second de modernes, l'invention du langage pour les sourds-
ces laits. Toaie la question est de savoir comment niuels cl les aveugles? En vertu de l'association,
le lait extérieur perçu devient primitivcn^ent un si- non plus des idées, mais des impressions, n'est-oi»
gnc d'idées. Entre deux interlocuteurs (ju'y a-t-il pas parvenu à soumctlre dos êtres dépourvus d'in-
autre chose que des sons produits, ou do l'air mo- telligence à une discipline qui leur donne toute
difié alternativement par l'un et par l'autre ? et l'apparence de rinlelligence?
comment peut-on comprendre qu'au moyeu de ces « Les enfants, dit Mme Neiker, ont une faculié
Tuodifications de l'air qui vont et viennent de l'un d'association merveilleuse : lout s'enchaîne, loui
à l'autre, les faits psychologiques qui sont rcnfer- s'atiire réciproquemenl dans leur cerveau ; les
mes dans la conscience, faits qui no peuvent d'au- images se réveillent les unes les autres, et entraî-
cunc manière tomber sous les sens, peuvent ciocu- «i-ul à leur suiie le mol. Quand ce mot passe d'un
409
LAN
peu a peu, c'est le travail intellectuel du ju-
gement et de son analyse. Grflce h ce travail
l'oterne et spontané, qui ne peut lui être en-
seigné d'aucune manière, il reçoit comme
analytiques les signes qu'il perçoit, et les em-
ploie comme tels. La perception et l'usage
d'abord instinctif de ces signes secondent et
activent ce travail, mais h la condition que la
faculté qui l'opère, existe et s'exerce. Aussi,
jusqu'à un certain moment, c'est en vain que
les sons frappent l'oreille de l'enfant. Sa fai-
ble intelligence sommeille encore ; dès qu'elle
s'éveillera, son regard, son sourire le diront
à sa mère; sa bouche bégayera quelques
mots, puis d'autres encore, et il viendra enfin
à exprimer analytiquement sa pensée en re-
produisant ces mots avec intention; alors il
parlera. Pour bien juger de ce qu'il met du
PSYCHOLOGIE. LAN 410
peu et à la suite d'expériences répelées, ces
mots prennent de l'extension, ils se généra-
lisent, et l'idée avec eux ; il y a le chocolat de
maman, celui de bon papa, celui de l'oncle
ou de la tante, celui du monsieur ou de la
dame qui viennent faire visite, celui d'hier,
celui d'aujourd'hui, etc. Si, au moment oCi
il le mange, ou seulement en le lui rappelant
par son nom, vous lui dites, vous lui répé-
tez : bon! le chocolat ; le chocolat est bon ! il
finira par répéter ces mots à sou tour et par
les appliquer parfaitement
^on.' voilà le terme, général, le prédicat
universel : mais l'idée y est-elle ?Boh n'ex-
prime d'abord pour l'enfant que la sensation
agréable, particulière, qu'il énrouve au mo-
ment où il mange du chocolat; mais cette
sensation, il l'éprouve aussi en mangeant du
sien dans ce travail, placez à ses côtés un sucre, des gâteaux, des fruits, etc. On répé-
des animaux qui montrent le plus d'intelli- tera le mot bon dans toutes ces circonstances
genre; prenez-le parmi ceux que l'instinct et dans bien d'autres; l'enfant le comprendra
d'imitation pousse à répéter les mots de la et l'appliquera lui-môme, et le signe et l'idée
langue humaine; faites que ses oreilles soient se généraliseront en môme temps. Tout ce
frappées des mômes sons que celles de l'en- qui tlattera ses goûts, ses sens, tout ce qui lui
fant, et vovez si jamais, en les reproduisant, procurera du plaisir, sera bon ; papa est bon !
il viendra à en faire l'usage analytique, ra- niainan eslbonne ! delà h bonté il n'y aqu'uu
tionnel et volontaire qu'en fait, avec tant
d'aisance, de naïveté et de grâce, cet enfant
après quelques années. A quoi tient celte
ditférence? à ce qu'il y a chez l'enfant un
principe qui n'est paschez les animaux; à
ce que l'analyse mentale du jugement n'a ja-
mais lieu chez ces derniers, tandis qu'elle
commence à s'opérer d'elle-même dans
l'homme enfant -^134), et n'attend, pour se
pas facile, et voilà l'idée abstraite et le sub-
stantif abstrait qui paraissent à la fois dans
l'esprit naturellement et sans effort, et tous y
entreront et s'y fixeront par un procédé ana-
logue, c'est-à-dire par le mol prononcé et
répété, mais prononcé et répété en présencedes
objets, des faits, des iihénomènes, des actes,
des analogies, des rapports, ou l)ienaccompa-
gné d'une explication verbale, si l'enfant
compléter et s'achever, que le secours des P'ii'e déjà par ])ropositions (135).
signes analvtiques. ^I^''^ remanpiez bien ici connuent les cho-
L'image/ l'idée sont d'abord particulières ses se passent. Sans le mot chocolat, l'enfant
pour l'enfant : le chocolat c'est celui qu'il a naura jamais dans l'esprit (lu'uiie image,
dans la main, le lait c'est celui qu'il boit, la f^^'lo d'un morceau ou d'une pastille, etc., de
table c'esi celle devant laquelle on l'assied, la cliocolat ; il ne pourra sortir du particulier,
four c'est celle où il se promène. Mais peu à "' générahser ; il ne pourra jamais, par
objet à nn antre, c'est p;>r l'effet d'un rapport
moins apprécié qnesenli, et l'enfant ne s'aperçoit
(lisiincienient ni de l'analogie ni de la différence. »
{De réducation progressive, t. I.)
(I3i) I Ce travail interne, c'est l'œnvre de la rai-
son qui fonsiiiiic l'inielligeiice humaine; ce se-
cours éiranger qu'il réclame, c'est celui de mois
prononcés par une bouche liiimaine, ou d'aiures
signes analyiiques perçus, qui, en isolant les idées
clémentMires du jugement , facilitent l'analyse et
amènent graduellement l'esprit à remplacer l'ex-
pression synllièlique par l'expression analytique,
i'inierjeciion par la proposiiinn.
t La parole n'est donc que l'acte même de la rai-
sou manifesté par des mots. Sans la raison , point
de jugement, point d'analyse de la pensée, point
d'expression analytique, point de parole. Sans la
parole, la raison s'îtrrête dans son exercice ; la pen-
sée, à peine conçue, languit et meurt; c'est un
germe fécondé qui péril faute d'air et de nourri-
ture ; c'est un fruit qui avorte en naissant. Néces-
saires l'une à l'autre, la raison ne peut se passer
de la parole, ni la parole naître sans l:i raison. »
— )Thiel, proless. <le philos, au collège impérial
de Metz ; Programme d'un cours élém. de philos.,
t. Il, p. 94.)
(155) Ln père conversait un jonr avec mic autre
personne et reiilrelenitii de ses enfants, deux petits
garçons qui li'aniusaiciil à cÔ!c do lui.
« Cliancs, vint à dire le père, a plus de candeur
que Georges.» Celui-ci, qui n'avait pas paru faire
aiientiou à la conversation, saisit pourtant ces pa-
roles, et les comprenant ù sa manière, il s'en va
tiouver sa bonne. < Ma bonne !... ma bonne!... ré-
I élail-il, je veux de la candeur ! Donnez-moi de la
• aiideur... papa dit que Charles en a plusque moi...»
De la candeur!... disait la bonne, de la candeur!...
qu'est-ce qu'il demanda?... laissez-moi tranquille!...
je n'ai pas de candeur à vous donner... > Comme
le petit bonhomme insistait : i Je vous dis qnejo
n'ai pas de candeur..., allez demander cela à votre
mauiau... » Georges rencontre sa mère : < Maman,
lui dit-il, ma bonne n'a pas de candeur..., j'en
veiiv..., j'en veux autant (|ue Charles. > La mère
sourit. « Mon petit Georges, lui dit-rlle, un enfant
qui écoute bien et fait tout ce qu'on lui dit, qui no
ment jamais, qui est bien docile, bleu gentil, a de la
candeur..., c'est cela qui s'appelle île la candeur. »
« Ah ! dit Georges, je croyais que c'était du catidL
(espèce de sucre), j'aime iiueux du candi.» Et il s'en
alla jouer.
La (léliniiion de la caiidenr par la mère de Geor-
ges n'est probablement pas conforme à celle du
Dictionnaire de l'Académie; mais il importe peu
ici, où nous n'avons voulu prouver qu'une chose :
la nécessiic d'un enseignement pour l'intelligence
du mot, toutes les fois que la sensation elle-uiêms
n'explique pas le mol.
411
LAN
DlCTlOXNAlilE DE PllILOSOrUlE.
LAN
m
exemple, ovoir Vidée exprimée par le mot
chocolat dans ce jugement : J'aime le cho-
colat, c'est-à-dire qu'il n'atteindra jamais le
général, l'universel. De même, sans le mot
(>on, il n'aura jamais l'idée exprimée par ce
mot. Ainsi, en mangeant du cliocolat, il
éprouvera une sensation agréable; en man-
geant du sucre, une autre sensation agréable;
en niangeant des cerises, encore une sensa-
tion agréable ; de môme, en buvant du lait,
en mangeant des gâteaux, etc., ce seront au-
tant de sensations agréables, mais isolées,
déterminées, particulières, où rien d'abstrait,
rien de général ne se montre pour l'esprit.
C'est qu'en ciret la généralisation n'est déter-
minée que par le signe qui exprime l'idée
commune à chacune des friandises qu'il re-
cherche, qui la déclara appartenir à la classe
des objets bons. On lui a dit et répété : Le
sucre est bon, le chocolat est bon, le lait est
bon, le gâteau est bon, etc. ; la sensation
agréable, quoique diverse, qu'il éprouvait en
mangeant du chocolat, du sucre, etc., a fixé
le sens du mot bon dans son esprit, et il l'ap-
pliquera bientôt de lui-même à tout ce qui
flattera son goût.
On voit, par ce qui précède, qu'il n'a point
été nécessaire qu'avant d'énoncer le juge-
ment : Le sucre est bon, l'enfant ait eu dans
l'esprit l'idée générale exprimée par le pré-
di«3at bon. Le mot bon, appliqué à l'objet
nommé de sa friandise, n'a exprimé d'abord
pour lui qu'une jouissance particulière du
goût. Cette jouissance se répète à propos de
dix, de vingt autres substances alimentaires,
(I3G) Leçons de philos., par M. ral)bé Noirot,
p. 87. — Ndiis ferons ici à rft sujet une oiiserva-
ii(ni qui va à IVnconlre «le certaines lliéories onlo-
loyicpies qui nous |)arai>siMiX peu fondées. Quel que
soil l'objel qui se présente pour la première fois à
nos moyens de connaîiie, nous le saisissons eu
nias<e el non successivement ou par la rmlion suc-
cessive (le loul ce que nous pouvons y découvrir.
Plus (arti, sans doute, nous en distinguerons les
éléments, nous en alisirairons les propriétés et les
.jn:u)ifesl;itious; mais nous n'opérerons ainsi qu'après
l'avoir préalablomenl connu synlliéiiqiiemenl, sans
en clislinguer les points de vue divers. Mous n'a-
vons donc pas d\ibord l'idée de pbénouièoes (qua-
lités ou modes) distincte de et Ile de substance, et
l'itlée de rapport distincte des idées de pliénoniènc
et de subslaiife ; nous n; Composons pas la pre-
mière CDiinaissaiiCrt que nous avons d'un être des
trois idét'S qu'on prétend trouver dans le principe
<le la snbslanre : nous connaissons l'être Ici qu'il
nous frappe d'abord, el nous le connaissons par
notre seule f.icnllé de connaiiie, sans qu'il soil au-
cunement besoin de recourir à d'autres moyens , à
d'autres conditions. Ainsi l'enfant, dans le cori)s
qui s'odre à lui, ne saisil pas d'abord pour la pre-
mière lois le phénomène qui le frappe, puis la siibs-
l;ince cacliée sous ce pliciioniéiie, en vertu d'une
piéiendiie conct'plion de la nécessité de raliaclier
tout |)liéiionième à sa substance, et dont son esprit
srrait muni à l'avance; il voit, il connaît ce corps
étendu, coloré, formé de leile ou telle manière; il
ii'< n distingue ni l'ctemlu", ni la lonne, ni la cou-
leur, ni la substance ; il |>eiçoil directement le corps
i<-l qu'il se montre, c'est-à-dire d'une manière con-
crète' el toute synlliéiique.
(157) f II faut, avant que l'enfant prononce un
«i-ul mol, qurt son oreille soil mille cl iiiill'i fois
et autant de'fois l'enfant les qt.ialitiera bons.
« Nflus appelons rivière, dit M. Charma,
le courant d'eau qui passe au pied de notre
village. Tant que notre existence sédentaire
nous laisse ignorer les courants de môme na-
ture qui baignent d'autres terres, ce nom est
et demeure le nom propre du phénomène
particulier auquel nous l'appliquons ; si nous
l'opposons , par des coiuparaisons que le
temps i)rovoque, à ce lac, h ce torrent, h co
ruisseau qai ont aussi reçu de nous leurs dé-
nominations spéciales, son caractère indivi-
duel se marque et se prononce de plus en
plus. Cependant nos relations, en s'étendant,
amènent à notre connaissance d'autres phé-
nomènesdu même ordre; nous voyonsbienen
quoi ces phénomènes diffèrent ; mais leurs res-
semblances seules nous intéressent et nous
préoccupent; nous'les appelons tous sans hé-
siter du nom qui, jusque-là, avaitdésigné plus
expressément l'un d'entre eux ; d'individuel
qu'il était, lequalificatif est devenu général.»
{Essai sur le langage, p. 96.)
« Ainsi, à leur origine, toutes nos idées
sont individuelles ; puis elles deviennent in-
finiment générales, et les noms prennent la
môme extension (136). »
Ici nous nous trouvons en présence d'une
grande loi providentielle, la nécessité d'un
principe éducateur qui pénètre de sa vie
notre vie, la féconde, la développe et nous
conduit à l'âge de raison : vérité simple, vul-
gaire, mais base de la plus haute philosophie
et point de départ de toute la science do
l'homme (137).
frappée du même son, el, avaiil qu'il puisse rap-
pliquer el le prononcer à propos, il faut encore
mille et nulle fois lui piésenler la même combi-
naison du mol et de l'objet auquel il a rapport :
l'éducation , qui seule peut développer son àine,
veut donc cire suivie longiemps et toujours soute-
nue; si elle cessait, je ne dis pas à deux mois,
comme celle dos animaux , mais même à un an
(l'iige, l'âme de l'enfant qui n'aurait rien reçu se-
rait sans exercice, el, faute de moiivemenl commu-
niqué , demeurerait inaclive comme Celle de l'im-
béoile, à laiiiielle le défaut des organes empêcbe
(pie rien ne soit transmis; el à plus forte raison,
si reniant était né dans l'élat de pure nature, s'.ii
n'avait 'pour instituteur que sa aière bottentole, et
qu'à deux mois d'âge il fût assez formé de corps
pour se passer de ses soins el s'en séparer pour
toujours, cet enfant ne seraiiil pas au-dessous de
l'imbécile, el, quant à IVxlériejir, tout à fait de pair
avec les animaux? > (Blffo.n, Uist. nadir, des qua^
drupèdea ; nomenclalure des singes, t. Vlll, édit.d.e
Uapet, 1818.) — Buffon n'est ici que l'inierprèle du
sens co nnuin, el d'un fait d'expérience universelle.
Le grand naturaliste que nous venons de citer
dit que l'enfanl,^ séparé de sa mère à deux mois
d'âge, s'il était assez formé de corps pour se passer
de ses soins, serait, quanta l'extérieur, loul à fait
de pair avec les animaux. Celle dernière observa-
tion n'est pas une assertion jetée là comme par
hasard el à la légère ; elle a au contraire sa preuve
dans de nombreux faits, et de hautes considéra-
lions physiologiques sur les races humaines la dé-
montreni invinciblement. Il est prouvé en effi;t que
la société arrache l'homme non-seulemeni à la dé-
gradalion morale, mais aussi à la dégradation phy-
sique qui lend à rentraîner; elle le replace sur son
équilibre et luj rend sa valeur. Dès qu'il entre en
413
LAN
PSYCl
Nous voici donc arrivés à la solution pra-
liijue de ces grands problèmes psychulo-
gi(]iies que nous avons agités jus(]u'ici.
Rien de plus évident, rien de plus incon-
lestable; l'ouie ne donne pas l'intelligence
de la langue ; les mots, soit parlés, soit écrits,
n'ont jiar eux-mônies aucune signification,
lis sont de leur nature muets comme la corde
qui n'est pas touchée par l'archet ; mais
(ju'un altiste habile saisisse l'archet et presse
la corde sonore, et des notes mélodieuses
vont en jaillir ; de môme , qu'une mère s'em-
pare du signe, en applique le son en présence
de son enfant, et le mot va recevoir une âme
et l'idée un corps , et la pensée va naître et
se développer en une riche et vivante florai-
son (138).
Ecoutons un homme d'une longue expé-
rience en ces matières : « Renfermez, dit-il,
rllc il prospcro, il relrouve son san};, ses muscles,
Sun ccrvoiiii ei sa l»e;iiilé. Il scmlile en qnel<|no
sorie (|ni- la société iiislilli; lians son sein un suc
spéiial pour l'accroissonienl de la plante iinmaine.
« Il faut, ilii nn profond pliysiologisl'', appli(|iier au
dévt'loppeinenl de l'org-nic du moral humain, les
ménies lois qui régissent le doveloppemeril des au-
Ires orçianes. Ces lois sont bien simples; la vie ne
se maintient que par deux choses : 1° par un sup-
port, (|ui est l'organisalion ; 2° par un stintulus,
ou piiuiipe exlérieur d'adion. Tout organe a son
stimulus spécial; celui qui en est privé est exposé
à térir : l'esloinac a les aiiinenls; les poumons,
l'air almosphérique. Le cerveau sortirait de la loi
«onimuiie des organes, s'il n'avait son siiniuîtts
spécial. Pour lui, ce stimulus csi dans ce qui l'as
I relut à la pratique de ses manirestaiions inlellec-
iitelf-s et morales : c'e^-l l'enàeignemenl, c'est la
société. Si ces uiodi(i< atours sont absents, le cer-
viMii reste dans l'étal d'infériorité oij nous le voyons
1 liez les sauvages. On ne peut pas se rendre compte
aulrenient de la perfertihilité de ce sublime organe.
Le cerveau humain ix'rd sa pré|i<>ndérance physio-
logique, el subit un véritable retrait à mesure que
baisse l'action de ses inodilicaieurs naturels, abso-
iuinenl comme tout org:me sc (l(;gr;ide par le défaut
iiu i^limuliis enlreicnani sa bux tion. Lors(|ne l'en-
céphale ne fonctionne plus dans le sens de la vie
morale el de relation, au lieu d'éire Vorgaiie-roi,
comme l'ont nommé justement quelques pliysiolo-
gisies, il tombe sous l'assujettissement des imprcs-
bions organiques qui naissent des vis ères inlé-
rieurs. La piiysiologie, lorte précisémenldes travaux
des médeems matérialistes eux-mêmes, déioulc avec
ampleur la raison el les preuves de ce lait, qui est
le plus sérieux de la nature humaine. Tant ijuc
subsiste Tordre physiologique, que le cerveau se
développe par le travail de la pensée, par l'exer-
«:He de» devoirs et des oldigations sociales, la se-
«oiisse piodiiile par les im()ressions viscérales est
laiblemenl ressentie ; il n'y a pas empiélemeiil des
viscères sur !e cerveau, et coii.-é.iuemmeut sur la
volonté. Mais lorsque le cerveau est faible, coinine
chez le sauvage, comme chez tous les liommes li-
vrés aux basinsiincts, la léaclion des surfaces in-
lernes, et en particulier du sens alimentaire el ilu
sens géiiilal, s'exerce sur lui d'une manière tyran-
nique. La liberlé morale, sans périr tout à fait, de-
meure comme éloullee sous le poids des besoins des
sens internes; rien ne lait plus équilibre, et rani-
mai remporte. Ces considérations nous lonl con-
clure que, selon Texpressiuii de saint Thomas,
riiuinme est un êire csseniiellemcnt perfectible, el
qu'il est perfectible sculcnienl à la condition de
l'ciai social, i
lOLOGlE. - L.\N iU
une mère avec son enlan't dans u.ne chambre,
mais en les séparant par une mince cloison,
une toile opaque ; que, dans celte position,
la mère répèle du matin au soir et pendant
des années tous les mots de la langue ; l'en-
fant imitera le son qu'il entend , mais il ne
saura pas quelle idée ce son rappelle , ni
quelle pensée il réveille dans l'âme de sa
mère.
(' Déchirez le voile; 6tez la cloison; mettez
la mère en présence de son enfant; ciu'il la
voie , et la mère , sous l'impulsion ue son
cœur, aura bien vite associé le substantif à la
substance, le verbe à l'action et la qualité à
un adjectif. S'il s'agit d'un objet, ellt; le nom-
mera et le montrera, elle le touchera, le ma-
niera et le fera toucher ou manier par l'en-
fant ; s'il s'agit d'un verbe, en disant le mot
elle fera l'action , fera répéter le mot et l'ac-
Or, si c'est dans la sociéié que l'homme voit son
sang se purifier, sa poilrine s'élargir, ses muselés
se Tonifier, son cerveau se développer, son visage
sVmbellir el son espèce se multiplier, il apparaît
de plus en plus (|ue la sociéié doit être , au milieu
du temps, la condiiion de l'exisltiice de riiomme,
comme être doué d'un corps.
On trouvera plus loin une série de fails positifs
qui confirment de tout point les considération»
piécédt'iues. Voir aussi dans notre Pirtionudire de
Linguistique plusieurs arti< les relilifs aux nègres
océaniens cl aux nègres africains, aux saiivag -s do
rAiii3rii|ue, etc.
(158) M. l'abbé Bensa, qui .i cru devoir aban-
donner la théorie de M. de Honald sur le rôle du
langage, pour embrasser celle de Viniellect agis-
sant, renouvelée des scolasliques par son compa-
iiiolele P. Veninra, trouvera ici, j'espère, une so-
lution satisfaisanle aux dillicullés qu'il expose, par-
liculièiemenl à la page 27 de son opuscule : Le vrai
}'oi)it de vue, tic,
I L'esprit humain , selon vous, nous dil-il, lire
les idées d%la parole où elles soiil (onltnues. » —
Nous ne disons |)oiiil tin tout que r< spril lire les
idées de la parole seule et in<lépeiidaiiimcnt (ba
cireonstances et d'un enseignement qui rinlerprè-
leni.
« Or, cela est absolument, métapliysiqu inee.i
impossible. » — Nous le croyons comme vous dans
le sens cpie nous venons île dire.
« Parce (jne l'esprit ne peut acquérir une idée en
la tirant irnn mot qui la renferme, s'il ne com-
prend pas piéalableiiicnl le sens de ce mol. » —
D'accord.
« Car si l'.sprit ne connaît pas le s ns du mol,
ce mol ne peut absolumeiil rien dire à l'esprit, i —
C'est évidi ni.
« Or, coiiiiaîlre 1^ S'us d'un mol, c'est avoir l'i-
dée représentée parce mot. »- — Sans ilouie.
t Donc l'esi'ril ne peut tirer d'un mol une idéj
qu'aiiiaiit que l'esprit a déjà celte même idée. »
Si l'esprit a déjà l'idée avaiil de la tirer du mot,
il ne la lire donc pas du mol ; le mol lui est donc
inutile pour l'acquisition de l'idée •, les idées snh-
sislenl donc dans l'esprit indépi ndammenl des
mots; nous nous formons donc nécessairement,
sans aucun secours de mots, nos idées générales cl
nos idées abstraites. . .
Une fois qu'on a saisi la véritable nature des
idées ex le rôle véritable du langage, on comprend
loiil ce qu'il y a d'erroné dans une pareille ihéorie.
C'est toujours le même point de vue iiicomplel , qui
ne considère dans la parole que son côté malcrici
cl extérieur.
415 LAN DICTIONNAIRE
tiun.ot les répétera avec Tenfanl; parexeinplo :
Ouvrez la porte ; l'enfanl om^re la porte ;
allons ouvrir la [lorle ; l'enfanl sait déjà ou-
vrir la porte, etc.; puis elle dira et fera l'ac-
tion opposée, ou contraire. — Fermez —
n'ouvrez pas la porte, il ne faut pas ouvrir \a
porte ; il faut la fermer ; et par le contraste
elle exprimera pins vivement encore la sij^ni-
tîcation du mot. Elle met ensuite les mots
dans toutes les positions syntaxiques [)os-
sibles , et , conformément aux vœux de la
Providence, elle les répète, les répètu mille
fois et se sent heureuse de pouvoir parler.
Ces incessantes répétitions impriment [)ro-
fondément dans la mémoire de l'enfant, le
son , le mot parlé, ainsi que l'idée que ses
gestes y ont attachée.
« La mère ne garnit pas seulement la mé-
moire de mots et de phrases , elle forme en
même temps le jugement de l'enfant. Elle fait
remarquer la qualité des objets, leur forme,
leur usage ou leur utilité; et sa physionomie,
le son de sa voix manifestent un attrait, une
répulsion, un goût, une envie ou une aver-
sion ; s'il s'agit d'une action , elle exprime
l'idée qu'elle s'en forme; elle l'approuve ou
la désapprouve , et elle prononce le juge-
ment qu'elle en porte, par les traits de sa
figure, par une récompense, par une répul-
sion, par une douleur feinte ou réelle, par sa
joie, par le bonheur que la chose lui inspire,
par l'horreur qu'elle en conçoit, et elle rend
tout cela sensible; car toute la mère devient
alors explication; c'est une partie de sa mis-
sion providentielle. Ainsi se fait l'association
du mot et de l'idée, et si, au lieu de pronon-
cer le mot, elle l'écrivait et le montrait sur
un tableau ou sur une ardoise ; si elle entou-
rait le mot écrit de toute la pantomime qui
lui a servi pour faire comprendip la valeur
du mot parlé, à la vue du mot écrit , l'enfant
se souviendrait de celle pantomime et de
l'objet, de la qualité ou de l'action qu'il est
destiné à exprimer, aussi bien que le son les
lui rappelle. Avant cette association, le mot
écrit n'était qu'une réunion de lettres sans
vie, le mot parlé n'était qu'un bruit; mais
dès que la convention entre la mère et l'en-
fanl a été établie, le mot, soit écrit, soit
parlé, a reçu une âme qui est l'idée associée
nu mot ; il vit, il est devenu un instrument au
moyen dequel deux intelligences peuvent se
mettre en contact , se rappeler leurs souve-
nirs , se communiquer leurs conceptions ,
leurs sentiments, leurs idées.
« Dieu a mis dans l'Ame de la mère des in-
clinations en rapport avec les faits qu'elle
doit poser pour élever son enfant dans la
connaissance et la pratique de sa langue cl
(139) M, l':)bl)ô Cap.tûn, dans l'ouvr.ige cilé ,
p. 175. — Nous lisons (l:ms un Mémoire du niêin«
aiiiciir couronné par Cacudémie de Bruxelles (l. XIX
«les Mémoires couronnés) : « Lorsque nous nous
examinons el que nous essayons de donner une
dale à l'acquisilion des notions morales el iiUeliec-
luelles, notre mémoire est impuissanlo à eu fixpr
«ne : elles se irouvaienl en nous au mornenl où la
mémoire a commencé son aciion ; il Si'uihle que ces
noiioiis nous aionl accoiniiagucs à noue ciiirôe dans
DE PIIILOSOPHIE.
LAN
4!f)
pour dévelopiier son intelligence i.^ moyen
de la langue ; mais la mère ne raisonne pas
ses actions, el c'est un bonheur; une mère
qui voudrait suivre une méthode, et faire sa-
vamment ce qu'elle fait d'instinct, perdrait son
génie maternel et n'obtiendrait pas le succès
qu'obtiennent toutes celles qui se contentent
d'ôtre mères.
« Il n'y a pas une seule mère cependant
qui sache de (juoi dé[)endenl essentiellement
l'enseignement el l'intelligence de la langue
maternelle, toutes pourtant réussissent à l'en-
seigner. A l'âge de trois ans el souvent plus
tôt, l'enfant parle, raisonne, converse avec
ses semblables, emploie les mots abstraits et
les applique sans se tromper. (M. l'abbé Car-
ton, dans l'ouvrage cité, p. 57.)
« Tout cet enseignement se donne sans([ue
la mère se soucie de la langue, de ses lois ou
de son élégance. Dans le cours de ses rela-
tions avec l'enfant, elle sème des mots qu'elle
anime en y attachant une idée, et ces mois
restent comme des jalons ou comme des
phares, qui jempôchent l'enfant de s'éga-
rer
«Elle ne s'adresse d'ailleurs jamais h l'in-
telligence de l'enfanl sans y intéresser tout
son être, son cœur, sa volonté, son imagina-
tion ; elle sait qu'il faut développer toutes ses
facultés à la fois, qu'il doit y avoir harmonie
entre ses sentiments , ses habitudes et ses
idées; que ce n'est pas un corps, que ce
n'est pas une âme qu'elle dresse , comme le
dit Montaigne , mais que c'est un homme
qu'elle forme.
« Il y a plus encore : la mère n'enseigne
pas la langue, elle n'enseigne que des idées;
elle s'adresse directement à la raison de son
enfant el ne se méfie pas de son activité ; elle
a foi dans son intelligence el raisonne avec
lui comme s'il la comprenait; elle agit et le
fait agir en même temps; elle lui fait prendre
des conclusions et les exécute pour lui ; l'en-
fant vit de la vie de sa mère ; il comprend
avec la pensée de sa mère ; toute son intel-
ligence paraît être comme une bouture de
l'intelligence de sa mère, el toute l'activité
maternelle ne semble destinée qu'à la déta-
cher, peu à peu, de sa souche. Quel être
qu'une mère 1 et quelle esi notre pitoyable
présomption de vouloir nous comparer à elle
dans notre art ! Sous cette protection et cette
direction, le mouvement de l'enfant devient
marche el course; son agitation, les agita-
lions de son âme , ses sensations , ses pas-
sions se transforment en actions morales, en
pensées justes el nobles, en une volonté, et
deviennent de l'intelligence, de la science et
de la foi (139).»
la vie, ou qu'elles soient lunées en nous: maison
a fait justice de cette opinion. Un seul fait «rail-
leurs aurait suflTi pour renverser complètement celle
tliéorie : c'est l'iguorance des sourds-muets de
naissance; c'est le vide que l'on peut constater dans
leur intelligence avant qu'ils aient é'é mis en rap-
port avec les noiions ou les lra<lilions sociales
(p. A). I — Suivant M. ruybonnicux , professeur à
i'insliiiMion impériale des sourds-'nuels de Paris,
« 30,C0iJ de nos coiiciioyens souflient de celle in-
417
LAN
rSYCnOLOGIE.
LAN
{18
Vne loi générale eisl constatée jusqu'à l'évi-
dence dans le monde des réalités corporelles :
c'est la loi de génération, sans laquelle au-
cun être organique et vivant ne peut recevoir
l'existence. Le concours de deux (^Ires est
reconnu indispensable à la production d'un
Iroisiènie.
Il existe, dans le monde des intelligences,
une loi non moins certaine : c'est la loi de
génération intellectuelle , en dehors de la-
quelle nulle substance pensante ne parvient
à la vie intelligente qui convient à sa nature.
On n'a découvert nulle part , en dehors de
l'humanité , un être semblable à l'homme,
qui put dire : « Je tiens mon existence de
moi-môme; je ne l'ai pas reçue de la loi
commune. Deux créatures humaines concou-
rent vulgairement à la pr-oduction d'une troi-
sième , voilà la loi de tous ; mais je suis à
moi-même ma loi , nul autre que moi n'a
contribué au phénomène de ma produc-
tion. »
Or, depuis six mille ans que le monde
existe, on ne Nil aucun homme en dehors de
l'humanité qui pût dire : « L'enseignement
social est nécessaire au développement pri-
mitif de l'intelligence , puisque partout où
l'homme est soumis h l'influence de la so-
ciété, il arrive à l'usage de la raison, et qu'il
n'y arrive jamais s'il est soustrait à tout en-
seignement. C'est ainsi que les choses se pas-
sent aujourd'hui sous nos yeux et dans tout
l'univers ; c'est ainsi qu'elles se sont passées
toujours dans tous les temps et dans tous les
lieux. Tout homme qui a l'usage de la raison
y est parvenu sous l'influence d'une raison
déjà formée. Yoità le fait ; rien au monde de
plus positif, de plus universel, de plus con-
stant que ce fait. Eh bien 1 moi seul je me
suis soustrait à la loi universelle; seul et par
moi-même j'ai formé , développé ma raison ;
seul et par moi-niême, sans le secours de la
})arole ni d'aucun enseignement social , je
suis parvenu à la connaissance des vérités de
l'ordre intellectuel et moral.»
Aussi longtemps que cet homme excep-
tionnel sera introuvable, on aura le droit de
conclure avec le plus haut degré de certi-
tude, que l'enseignement social est une loi de
la raison, la loi première du dévelop[)ement
des idées (140i. Se pourrait-il qu'un fait qui
jamais ne se dément, n'impliquât aucune né-
cessité, aucune loi naturelle? Peut-on croit e
que l'homnie ne soit pas dans sa véritable
nature, lorsqu'il naît dans la société , lors-
qu'il est élevé, inslr^uit par la société et con-
duit par ses enseignements à l'usage de la
r-aison ?
En terminant , nous rappellerons sur la
question qui vient de nous occuper , les
éloquentes paroles d'un illustre et pro-
fond génie, une des gloires de la chaii'e ca-
firniilé cniflle (la surdi-mnlilé) qui, en iinmobili-
saiil, eu quLlqiif soire, |is latnlios morales, seiii-
lile comJamiicr riioinine, ceue créalure Jaite à l'i-
inage de Ditii, à ii'èlre qu'un être nialériel, desiiué
à se mouvoir, à souffrir ei à mourir, sans avoir
v(;cu. > (Uapiiorl lail par M. Puyl)onnieux sur le
Mémoire de il. l'ablié Carion : L'instruction des
tholique : « Vers la (in du siècle dernier, un
prêtr^e français , touché du malheur de ces
)auvres créatures qui naissent privées de la
larole, parce qu'elles naissent pi-ivées de
'ouïe, circonstance qui atteste encore l'é-
troite liaison du mystère de la parole avec le
mystère d'un enseignement préalable; un
prêtre, dis-je, louché du sort des sourds-
muets, consacra sa vie à les tirer de leur dou-
loureuse solitude, en cherchant une expres-
sion de la pensée qui pût aller jusqu à la
leur, et arracher de leur poitrine, si long-
temps fermée, le secret de leur état intérieur.
Il y parvint. La char-ité, plus ingénieuse que
l'irifortune , eut ce bonheur d'ouvrir les
issues que la nature tenait fermées , et de
verser en des âmes obscures et captives la
lumière ineffable quoique imparfaite de la
parole. Le bienfait était grand, la récompense
le fut davantage. Dès|qu*on put pénétrer dans
ces intelligences inconnues, l'investigation
n'y découvrit r-ienqui ressemblât à une idée,
je ne dis pas seulement à une idée morale et
religieuse, mais à une idée métaphysique.
Tout y était image de ce qui tombe sous les
sens, rien de ce qui tombe de plus haut dans
l'esprit. La sensation y était pi'ise au flagrant
délit d'impuissance ; que dis-je, la sensation?
l'intelligence elle-même , quoique douée de
la semence idéale de la vérité, quoique assis-
tée de la l'évélation du monde sensible, l'in-
telligence appai'aissait dans les soui'ds-nuicts
à l'état de stérilité. Des honimes déjà nulrs
d'âge, nés dans notre civilisation, (jui ne l'a-
vaient jamais quittée , qui avaient assisté à
toutes les scènes de la vie de famille et de la
vie publique, qui avaient vu nos temples, nos
piètres, nos cérémonies : ces hommes, in-
terrogés sur le travail intime de leurs con-
victions, ne savaient l'ien de Dieu, rien de
l'âme, rien de la loi morale, rien de l'ordre
métaphysique , rien d'aircun des princi[)es
généraux de l'esprit humain. Ils étaient à
l'état purement instinctif. L'expérience a été
répétée cent fois, cent fois elle a donné les
mômes résultats; c'est à peine si, dans la
multitude des documents publiés jusqu'à ce
jour, on apei'çoit quehiues df»utes ou quel-
ques dissidences sur un fait aussi capital, qui
est la plus grande découverte psychologique
dont puisse se vanter l'histoire delà j)hiloso-
phie. Quoi donc ! la pensée avait-elle reçu
dans la parole un auxiliaire si indispensable,
(juc, sans son secours , l'honrme était con-
(îanuré à ne point sortir du règne des sensa-
tions ? La parole était-elle, pour toutes les
opérations de l'intelligerrcc, le point ou le
moyen de jonction entre l'âme et le corps?
Noire double nature exigeait-elle cette sorte
d'incarnation de ce qu'il y a de plus imma-
tériel au monde, ou bien Dieu avait-il voulu
nous faire comprendre la dépendance do
sourds-mueîs mite à la {wrtée, ( le, dont nous avous
déjà pailé.)
(140) i Je trois avec Ballanche, dit un raliona-
\\>l'i i|ui sourient Torigine Inimaine du langage,
que riiomnie, s'il cr.iii seul , serait un être incnni-
plci, sans but, sans l'arulics, sons avenir. > (Cuarma,
E^sai sur le lanqaqe, o. 182.)
DTCTIONNAIRE DK riITLOSOPIIIE. ' LAN 420
rendant incapable de se tenre morale et sociale de rhoninic et de
extérieure de l'ensei- l'hyyiène perfectible ou progressive.
« l>'hoii)nie ne vit pas seulement des choses
matérielles, il vit aussi des choses de
419 LA?Ï
notre esprit en le
féconder sans l'action
gncnicnt oral ?..
« Toujours csl-il que 1e fait est incontes-
table, et que la parole est le moteur primitif
et nécessaire de nos idées , comme le soleil ,
en agitant par son action la vaste étendue de
l'air , y produit la scintillation brillante qui
éclaire nos yeux.
« 11 suit de Ih que la doctrine catholique
est dans le vrai lorscfu'elle nous montre Dieu
enseignant le premier honnne, soit en taisant
jaillir la vérité de son intelligence par la per-
cussion du verbe, soit en lui annonçant des
mystères qui surpassaient les foices de l'ordre
purement idéal. Kn elïel, puisque l'homme
ne pense et ne [)arle qu'a|)rcs avoir entendu
pailer, et ([ue, d'une autre part , les géné-
rations humaines viennent aboutir h Dieu ,
leur créateur, il s'ensuit que le branle pre-
mier de la pai'ole et de la [)ensée remonte à
l'heure de la création et a été donné h
l'homme, (jui ne possédait rien, par celui
qui j)ossédait tout et qui voulait lui tout cnm-
muniquer. Une fois ce mouvement imprimé,
la vie intellectuelle a commencé pour le
genre humain, et ne s'est plus arrêtée de[)uis.
La parole divine, immortalisée sur les lèvres
de l'homme, s'est répandue comme un fleuve
intarissable et divisé en mille rameaux à tra-
vers les vicissitudes des nations ; et conser-
vant sa force aussi bien que son unité dans
le mélange infmi des idiomes et des dia-
lectes, elle perpétue au sein même de l'er-
reur les idées génératrices qui constituent
le fonds populaire de la raison et de la reli-
gion. Si la liberté humaine en vicie l'ensei-
gnement, ce n'est que d'une manière limitée;
ses etlbrts n'atteignent i)as jusqu'aux der-
nières profondeurs de la vérité. La parole,
par cela seul qu'elle est prononcée , porte
dans son essence une lumière qui saisit l'âme
et se rend complice, sinon pour tout, du
moins pour h s principes fondamentaux sans
les(|uels l'homme s'évanouit tout entier.
Ainsi, Dieu, par l'effusion de son Verbe con-
tinué dans le nôtre, ne cesse de promulguer
l'évangile de la raison , et tout homme, quoi
qu'il fasse, est l'organe et le missionnaire de
cet évangile. Dieu parhi en nous malgré nous;
la bouche qui le blasphème contient encore
la vérité, l'apostat qui le renie fait encore
un acte de foi, le sceptique qui se rit de tout
se sert de mots qui ailirment tout. » (Lacor-
DAiRE, Conférences de Notre-Dame, 49* conf.
— Voy. la note XI, à la fin du volume.)
Appendice au § \\\.
Un illustre médecin , M. le D. Cruveilhier,
dans un de ses meilleurs ouvrages, a publié
un chapitre d'un haut intérêt sur les condi-
tions d' existence morale et sociale de Vhomme.
Nous croyons faire plaisir à nos lecteurs en
le reproduisant ici.
« J'ai hâte , dit le savant et religieux mé-
decin , d'aborder, dans les quelques pages
qui me restent, la question fondamentale et
généralement ignorée, des conditions d'exis-
es, n vit aussi des ciioses de les-
jM-it, il sent et i)arle en même temps qu'il
s'assimile et se meut, et la pensée dont il
a conscience , et (jue révèlent son regard et
ses traits, est un des éléments nécessaires do
son existence physique. Ces conditions mé-
ritent donc d'être connues.
« Impôt lance de la question. — 11 n'est
personne qui ne sache que l'organisme et la
pensée sont solidaires, que l'esprit gagne îi la
santé du corps et à l'énergie de ses fonctions ;
qui ne sait que toute dégradation physique
s'accompagne tôt ou tard d'une déchéance
intellectuelle et morale? ce sont là des asser-
tions vulgaires, presque banales, sur lesquel-
les il est inutile d'insister, quoiqu'on n'en
tienne pas toujours comj)te dans la pratique;
mais ce qu'on ignore en général , c'est la
véritable part d'inlluence que la pensée exerce
sur la constitution et l'énergie physiques de
l'individu, et ce fait, trop longtemps mé-
connu, est capital en hygiène.
« Qui ne voit , en etlet, que si la constitu-
tion physique de l'homme était dans un
rapport constant avec son organisation in-
tellectuelle et morale, de telle sorte qu'à une
âme virile correspondît une grande énergie
de résistance vitale , l'hygiène conservatrice
et progressive aurait une base nouvelle et un
point d'appui emprunté à l'homme lui-môme,
à sa volonté libre, et indépendante à certains
égards de l'action variable des milieux?
« Or rien n'est |)lus certain ni mieux dé-
montré que cette intime relation de l'orga-
nisme et de la pensée, et plusieurs ordres de
faits, d'observation vulgaire ou scientifique,
ne permettent pas d'en contester la réalité.
« Tout développement nous étant interdit,
nous nous en tiendrons au témoignage sui-
vant , que nous emjjruntons à la science mo-
derne.
« De Vinfluence de la pensée sur le cer-
venu. — 11 paraît vrai, dit à cet égard M. Gra-
tiolel , que Vexcrcice accroît le volume du
cerveau en même temps qu'il en améliore la
forme. Le crâne des hommes distingués par
l'esprit et par les mœurs , celui des artistes
habiles, de ceux qui pensent et imaginent
beaucoup, est en général plus grand et surtout
plus beau que le crâne des hommes qu'on ra-
masse parini la populace. Rien n'est plus rare
qu'un beau crâne dans les amphithéâtres d'a-
natomie , car ce n'est pas parmi les parias de
la civilisation moderne que se plaît la beauté,
cette expression virante de la vertu et de l'in-
telligence. Jléciproquement , au grand déve-
loppement de la vertèbre frontale correspon-
dent une plus grande rectitude du profil de la
face et en même temps une réduction relative
des os qui la composent , et le peu de saillie
de la face, exprimant un plus grand dévelop-
pement du crâne, est un signe de beauté ; car
ta beauté n'est rien autre chose que la per-
fection rendue intelligible par la forme.
« Cette influence de la pensée sur le cer-
veau s'explique d'ailleurs parce fait, confirmé
421
LAN
rSVCIIOLOGIE-
LAN
par toules les lois de la pliysiologie, quo tout
organe entre en exercice et se développe
«ous l'influence de son stimulant spécial :
le poumon sous l'intluence de l'air atmosphé-
rique; l'œil, de la lumière; l'estomac, de l'a-
liment, et le cerveau, de la pensée.
0 L'arlère carotide interne , dit à ce sujet
un des plus profonds anatomistes de notre
siècle, M. Geoffroy Saint-Hilaire, qui alimente
h cerveau, est un rameau oblique de l'artère
carotide primitive. Pour que le sang dévie de
sa ligne d'ascension et vienne en plus grande
partie sur un rameau latéral , il faut que ce
résultat dépende d'un événement étranger à
l'organisation, et j'ajoute, sans la moindre
hésitation, que , dans le cas qui nous occupe,
il n'y a point à douter que cela ne dépende
des travaux de l'intellect.
« La preuve que j'avais à faire me paraît
désormais complète. J'ajouterai seulement
que le cerveau, mû par la pensée, s'accroît
sans cesse jusqu'à la vieillesse chez l'homme
que préoccupent le mouvement des idées et
les choses de l'espiit, tandis qu'il subit un
mouvement de retrait chez celui dont l'unie
est penchée sui- les choses de la matière ;
422
et
l'instrument de sa conservation physique
de sa perfectibilité.
« Des conditions de la pensée , et de la
nécessité d'une fécondation intellectuelle et
morale. — La première condition de la pen-
sée , c'est que l'organe par lequel elle se
manifeste, et en dehors duquel elle n'existe-
rait pas, soit normalement conformé et sain ;
qui ne sait qu'une conformation vicieuse du
cerveau et les altérations passagères ou du-
rables de cet organe empêchent et troublent
les manifestations de la pensée?
« La plupart des idiots, que caractérise une
conformation vicieuse et irrégulière du crâne
et du cerveau, ne pensent pas ou pensent
peu, et chez l'enfant régulièrement constitué,
l'évolution de la pensée doit ôtre subordon-
née à l'évolution naturelle du cerveau
« II est parfaitement acquis, du reste, que
le cerveau resterait à l'état d'aptitude s'il n'é-
tait primitivement stimulé par la pensée , et
que la pensée elle-même, quel que soit l'élat
des organes, ne se manifeste au début que
sous l'influence d'une sorte d'incubation
intellectuelle et morale.
« L'enfant auquel a manciué, dxins des cii
mais est-il aussi certain que cette action, qui constances malheureuses, exceptionnelles, la
s'exerce sur le cerveau, s'exerce aussi sur l'or
ganisme?
« Le fait n'est pas douteux, nous venons
de le voir, en ce qui concerne l'expression
du visage et- de la physionomie , et ne l'est
pas davantage s'il s'agit du plus ou moins de
vigueur de la constitution.
« J'ai toujours pensé, a dit à cet égard un
savant illustre, Sœmmering, que la culture
des facultés intellectuelles augmentait la vita-
lité des organes ainsi que leur résistance.
Maine de Biran a dit après lui : L'exercice
double et salutaire influence du sentiment
maternel, uni à l'action nécessaire pour faire
éclore en lui la parole, reste nmet, et ce muet
d'un nouveau genre, qu'on a souvent con-
fondu avec le sourd-muet de naissance, replié
sur lui-même , conuTie ce dernier, avant que
l'éducation ait provoqué l'éclosion de ses fa-
cultés , laisse tomber comme lui sa tôle, (pii
lléchit sur sa poitrine, sans développement
et sans souffle, et se dégrade peu h peu si l'é-
ducation ne vient pas stimuler en lui la pen-
sée qui sommeille, et développer par elle ses
habituel des hautes facultés amoindrit la part facultés physiques et morales.
de ta mort et fait participer l'organisme à la « Nouvelle preuve de l'indue
fie, à la jeunesse éternelle de l'dme
« L'expérience démontre non moins clai-
rement que l'énergie de la résistance vitale,
soit qu'on compare des nations ou des races
entre elles, soit qu'on compare entre eux des
individus, est toujours en raison de l'organi-
sation intellectuelle et morale et de l'énergie
de volonté de chacun d'eux. Qui ne sait qu'au développer, réclament l'uidispensable coud
illuence de la pen-
sée sur l'organisme, et de la nécessité d'une
fécondation intellectuelle et morale pour la
faire éclore.
« Ainsi, la pensée, qui a le cerveau pour
instrument, met cet organe en exercice , et
l'homme, en tant qu'être pensant, peut être .
assimilé à l'œuf ou à la graine qui , pour se
milieu des mille vicissitudes de la vie ou des
intempéries qui nous menacent , les âmes
fortement trempées résistent avec succès ,
alors que les pusillanimes succombent? Mille
exemples , qui s'appliquent aussi bien aux
peuples qu'aux individus, attestent, en etfet,
que la langueur, l'inertie et la passiveté de
l'âme* laissent la vie organique exposée sans
défense à tous les accidents extérieurs de la
vie, et que l'absence de volonté et l'abandon
de soi-même sont des causes aussi redouta-
bles qu'infaillibles de dégradation physique
et de mort.
« Concluons de tout ce qui précède que
l'hygiène, qu'il s'agisse de la conservation ou
de l'amélioration de l'organisme, doit tenir
un-très grand compte delà pensée et de l'é-
nergie morale que doublent les obstacles, et
que 1 homme trouve à certains égards en lui-
même et dans sa volonté sponuinée et hbre
tion de la chaleur, de la lumière et de l'hu-
midité. Il est, comme cette dernière, en cU'ei,
une force en puissance , qui biise son enve-
loppe dans l'atmosphère naturelle de la pen-
sée, des sentiments et de l'idée, et qui res-
terait en dehors d'elle, abîmée dans une luiit
profonde ou éternellement voilée.
« Je ne sais , pour mon compte , ce que
pourrait être un homme qui aurait été privé,
dès son enfance, de tout enseignement. Cet
homme injpossibic n'aurait jamais pu vivre,
sans doute, et n'a jamais existé en fait; mais
ce qu'on peut affirmer, c'est que l'organisme
individuel, comme force, est d'autant plus
accompli que l'homme s'élève plus haut dans
l'échelle sociale et accroît davantage la sphère
d'action de ses facultés; c'est que la dégra
dation intellectuelle et
amène nécessairement
que. Et combien cette
morale de l'individu
sa déchéance physi--
déchéance n'est-elle
423
LAN
DICTIONNAIRE DE PIIILOSOPIIIE.
LAN
m
pas manifeste dans ces tristes sjiéciniens de nlique spécialement l'emprisonnement cel-
l'espèce humaine que recèle la lange de nos lulaire ; cet argument ne saurait être de mise
cités, et que les vices ont pénétrés jusqu'à la
moelle 1 Combien n'cst-elie pas visible, sur-
tout, dans l'éliolement ])hysique, digne de
j)itié, que nous olFrent certaines peuplades
sauvages de l'ancien et du nouveau monde 1
« Ce que l'on peut affirmer, en outre, c'est
aujourd'hui , et les faits ont prouvé que la
terrible inducnce de lu solitudeabsolue s'exer-
ce dans une sphère sans limites, et que la
force morale la plus grande ne saurait en
conjurer les etfets.
« J'ai connu, pour mon compte , et m'ho-
que la dépendance de l'homme k l'égard de nore de compter parmi mes amis plusieurs
• ,.,... , ,,. . :..!,/....,,. >. hommes d'élite, que nos luttes intestines et
le malheur des temps ont conduits à Mazas.
Tous ont plus ou moins gravement souffert
de leur réclusion absolue , et quelques-uns
ont failli payer de leur santé et de leur vie
le régime de la cellule.
« La science , d'ailleurs , par l'organe de
la société est tellement inhérente à sa nature,
que l'homme privé de la société de ses sem-
blables se dégrade et meurt.
« Ve la vec-essité pour l'homme de vivre
dans la sociét-é de ses semblables , et des in-
convénients graves de l'isolement absolu. —
La vie intellectuelle et morale, qui touche de
si près à la vie physique, n'est, comme cette l'Académie des sciences morales et politiques,
dernière , qu'une incessante assimilation et
au'un continuel échange de sentiments et
'idées , et , de même qu'en tant qu'orga-
nisme , l'homme meurt d'inanition , s'il est
f)rivé d'aliments ou étouffe dans le vide,
'homme moraJ étouffe dans le vide de ses
sentiments et de ses pensées , et se dégrade
ou meurt dans la solitude.
« On a dit à ce sujet que le savant et le
penseur, préoccupés de leurs abstractions et
de leurs travaux, recherchent parfois cette
solitude et s'y complaisent ; mais entre la
solitude volontaire , que tempèrent la con-
templation de la nature et les relations de
famille et d'amitié , et la solitude absolue, il
y a un abîme. L'expérience prouve assez clai-
rement, du reste, qu'à ce terrible jeu de
l'isolement absolu , tel que le réalise , par
exemple, l'emprisonnement cellulaire, les
organisations les plus fortes sont bien vite
ébranlées.
« Le lecteur en jugera par les chiffres sui-
vants, qui furent produits à l'occasion de la
non moins que l'expérience et la raison, s'é-
lèvent hautement contre un pareil système,
et nous souhaitons ardemment que le temps
et l'action légale effacent de notre sol ces
tristes monuments , qui rappellent, dans un
siècle humain et doux, la barbarie d'un au-
tre âge.
« De Véducalion et de ses conditions néces-
saires au point de vue de l'hygiène et de la
santé. — Ce n'est point ici le lieu d'insister
sur ce que devrait être l'éducation au sujet
de laquelle un grand philosophe , Leibnitz,
a pu dire, comme autrefois Archimède d'un
point d'appui : « Donnez-moi l'éducation, et
je transformerai le monde. » Il est évident
que l'idée lumineuse de la fonction de l'homme
étant donnée, elle doit avoir pour but d'or-
ganiser la pensée à ce point de vue suprême,
de développer en outre les facultés et les
aptitudes individuelles, et de mettre l'homme
en possession de lui-même, afin qu'il puisse
vouloir avec énergie ce qui est conforme à sa
loi, et agir librement en vue de sa réalisation.
discussion que souleva, en d'autres temps, le Mais ce sont là des considérations que je ne
j)r()jet (les établissements cellulairesen France, puis qu'indiquer. Je me bornerai donc à
« Il fut alors établi qu'en 1838, 14 détenus dire qu'au point de vue de la santé et de l'hy-
sur 386 avaient été frappés d'aliénation men- giène , l'éducation doit subordonner les im-
tale dans les pénitenciers cellulaires de Pen- pulsions de la sensation à la direction su-
sylvanie, qui ont servi plus tard de modèle prême de la pensée, et s'appliquer en outre
aux nôtres, c'est-à-dire 1 sur 27; 18 sur à développer le principe de volonté qui est
387 en 1839, c'est-à-dire 1 sur 21, et 26 sur
434 en 1840, c'est-à-dire 1 sur 16.
« Dans cette môme année 1840, le péni-
tencier de New-Jersey compta 12 cas de fo-
lie sur 152, un peu plus de 1 sur 11, tandis
l'instrument privilégié de la double conser-
vation de l'être humain.
« Les philosophes et les moralistes avaient
déjà bien des fois proclamé que l'homme ne
devait point se faire l'esclave des sens. La
que, dans les établissements non cellulaires, science moderne ne dit pas autre chose, et
la folie est à peine de 1 sur 40 ou 50. son témoignage mérite d'être ici invoqué
« Elle prouve, en etfet, à cet égard, que
peme
« Le Titnes, à son tour, examinant la ques-
tion de mortalité dans les pénitenciers cellu-
laires établis en Angleterre, démontra, après
une enquête approfondie, que, dans les éta-
blissements ordinaires, la proportion des dé-
cès à celle des détenus avait été, en 1840 et
1841, de 1 sur 45, et dans les cellulaires, de
1 sur 23, c'est-à-dire du double.
« La mortalité est, en moyenne, de 5 pour
100 dans les cellules de Philadelphie , et de
le cerveau, organe cenlnil , est placé entre
deux ordres de stimulations dont les* unes
viennent de l'extérieur par les sens ou des
organes externes, et les autres de la pensée,
qu'anime et féconde la volonté. Or, tant que
subsiste l'ordre physiologique, c'est-à-dire
tant que chaque organe agit sous l'influence
de son stimulant spécial, et le cerveau parti-
culièrement sous l'influence de la volonté.
2 pour 100 dans les prisons non cellulaires, l'impression qui part des viscères est faible-
« On a dit à ce sujet que celte proportion ment ressentie par le cerveau, qui y répond
des aliénations et des décès était due aux pour satisfaire les besoins (lu'elle indique ;
mauvaises conditions piiysiques et morales mais, lorsque la volonté est faible, la réaction
des malfaiteurs liangereux , auxque. s'ap- des viscères, et en particulier des sens ali-
PSYCHOLOGIE.
LAN
416
453 LAN
mcnlaiie et génital, empiètent sur le cerveau elle le hideux cortège du cancer, au suicide
et s'exercent sur cet organe d'une manière et de la folie, qui ravagent dans d*(inormes
tvrannique. proportions les sociétés modernes, et dé-
' « Aloi^ la liberté morale, sans périr tout à gradent l'organisme beaucoup plus sûre-
fait, demeure comme étnutfée sous le poids ment que la misère et que la faim,
des impulsions instinctives ou émotives, « Mais, de tous les dangers que peuvent
l'harmonie des organes et des fonctions est courir le corps et l'âme d'un peuple, il n'en
troublée, et l'homme, devenu l'esclave de ses
instincts, tombe de chute en chute et d'ex-
cès en excès dans la plus triste dégrada-
lion.
« Ce n'est pas impunément en elTet que
l'homme fait prédominer en lui le principe
sens\tif et individuel, et par cela seul il court
facilement à la ruine de ses instinct? supé-
rieurs et à un égoïsmc immense qui les rem-
place.
« La prédominance de la sensation, a dit
Lamennais, obscurcit les idées, dérobe <i
1
su
esprit l'idée du vrai et le fixe pour ainsi dire
jr le variable, et la lumière intérieure s'é-
teint comme une lami)e au milieu des va-
peurs épaisses.
« Les hommes de plaisir sont incapables
d'ellorts soutenus, et ils apportent à l'élude,
louteis les fois qu ils s'y livrent, une mobilité
excessive, qu'expli(jiie la passivité du leur
esprit. Cependant, l'habitude et le goiit des
voluptés sensuelles pervertissent peu à peu
.eur sensibilité morale et physique, et condui-
sent insensiblement à la maladie ! Les exem-
ples que nous pouriions citer sont innom-
brables, mais trop peu d'espace nous reste
pour qu'il nous suit possible d'insister sur ce
sujet.
« Des conséquences d'une éducation vicieu-
se et d'un milieu social corrompu sur la con-
stution physique de l'individu. — S'il est per- sujet, que le climat contribue à rendre les ha
est pas de plus redoutable et de plus perfide
peut-être que le despotisme et la tyrannie,
qui sont exactement, à l'égard de la vie intel-
lectuelle et morale, ce que serait pour les
membres délicats de l'enfant l'étroite f)rison
de bandelettes inamovibles.
« La pensée, comme le corps qui se déve-
loppe et se conserve par l'exercice et s'étiole
dans l'immobilité , vit essentiellement de
spontanéité, d'initiative et de liberté,' et la
)ensée, étoulfée ou comprimée, laisse bientôt
'Ame sans énergie et sans force, et soumise à
'affreux supplice d'une déchéance qui s'i-
gnore et d'une volonté qui s'abandonne, au
grand détriment de la dignité humaine et de
l'organisme.
« Les exemples se pressent ici en foule
sous ma plume, et je n aurais cpi'à puiser j.u
hasard dans l'histoire ancienne et moderne
pour y trouver des {)reuves éclatantes de la
désastreuse iniluence de l'asservissement in-
tellectuel et moral, et de l'esclavage sur la
détérioration des races et leur très-prompt
abâtardissement. Je me bornerai à citer ici
l'observation d'une tiès-ancienne autorité mé-
dicale, qui constate que, di\jh ciiK] siècles
avant notre ère, les elfets du despotisme sur
l'organisme physique étaient appréciés et
connus.
<< Il est vraibVmblable, dit llippocratc h ce
mis de considérer comme une vérité démon-
trée que la pensée s'incarne en quelque sorte
dans le cerveau, et que l'oiganisme se façon-
ne sur le modèle de cet organe, il est aisé de
concevoir que tout enseignement qui tend di-
ri'ctement ou indirectement, dans un âge où.
l'homme est incapable de discuter ses im-
pressions et de réagir contre elles, h modiher
le plan de l'organisalion régulière de la pen-
sée, et d'intervertir ses rappoits naturels
avec l'organisme, tend, par cela même, à
détruire l'harmonie de notre être fihysique
et h briser son unité.
« C'est ainsi qu'une éducation qui dévelop-
pe certaines qualités brillantes de l'intelli-
gence et la sensibilité, comme il est malheu-
reusement d'usage aujourd'hui, au détriment
du jugement, de l'initiative et de la volonté,
prépare des générations impressionnables,
mobiles, sans consistance et sans fixité,
qu'entraînent et dominent bientôt leurs im-
pressions sentimentales et nerveuses, et ipje
moissonnent à la fleur de l'âge ces maladies
ataviques et malignes qui font l'étonnement
et le désespoir de la médecine contempo-
raine.
« C'est ainsi, encore, qu'une société livrée
à l'aïuour du luxe et des jouissances, au culte
des voluptés et des passions égoïstes, inocule
fatalement une lèpre fétide, qui s'infiltre peu
h peu dans le corps social, traînant après
DlCTI0^^■. de Philosopiiif.. I.
bitants de l'Asie timides, lâches et débiles:
mais leur débilité physique et morale tient sur-
tout aux gouvernements despotiques qui les
régissent. Il est, en effet, dans la nature des
choses que l'indépendance et la liberté aug-
mentent l'énergie morale et physique des peu-
ples, et que le despotisme, au contraire^ éner-
ve l'âme et affaiblisse le corps.
« Mais alors, pourrait-on se demander,
comment se fait-il que l'homme, qui naît à
peine à la liberté, ait pu supporter, sans en
être brisé, tant de siècles de violence et
d'oppression, et résister à leur infiuence fa-
tale?
« Par la raison très-simple, répond l'histoi-
re, que la violence et l'oppression qui cour-
bent les fronts et dégradent les faibles et les
passifs (c'est-h-dire la masse) exaltent l'éner-
gie morale et physique des âmes viriles qui,
dès lors, incarnent en elklj, pour ainsi dire,
pour le faire ensuite rayonner au dehors, le
principe (lu salut individuel et de la conser-
valion sociale.
« Par la raison très- simple encore, répond
la science, que l'homme trouve en lui-môme,
en vertu de son oiganisaton et de sa volonté
spontanée et libre, la possibilité de résisjler
aux influences délétères des milieux, et k".
moyen de sa perfectibilité morale cl physi-
que.
A De la perfectibilité de l'homme. - Plu-
U
i2l LAN
sieurs iiliilosopljcs, el très-récoiiiincnt encore
un grand poiHo, '|ui fut aussi un grand ci-
toyen, M. de Lamartine, ont nié que l'houjuie
fût perfectible, parce qu'il ne paraît pas (|ue,
depuis quatre mille ans, c'est-h-dire de Moïse
et des Pliaraons jusqu'à nous, l'homme ait
acquis un sens nouveau, des membres plus
souples, une taille plus haute, une vilalilé
plus grande, qu'il pense mieuv (p-i'au ten)[)s
d'Homère ou de Platon, ou qu'il soit plus
vigoureux qu'on ne l'était à Home on à
Sparte.
« J'accepte volontiers l'objection, et si la
porfectibililé n'existait réellement qu'h la
condilion d'une modilicalion radicale de la
forme cl des caractères essentiels de l'orga-
nisme, s'il fallait, en un mot, que, pour pro-
gresser, l'honnne changcAt de nature etces-
sAt d'être homme, il n'y aurait point à hé-
siter, et le |)rogrcs ne serait qu'une chi-
mère.
« Mais que devient l'argument, je le de-
mande, si l'idée qu'on doit se faire de la
perfectibilité physiologique est toute dillé-
rento et se fonde sur une autre base ?
« Or, l'idée de perfeclibililé ne repose ni
sur l'accroissiMnent de la durée de la vie, qui
se rattache aux lois générales de l'organisa-
tion animale, et n'a pas varié depuis le com-
mencement des siècles; elle Jie Aient pas
davantage à l'accroissement de la vigueur et
de la force musculaire, ou à la perfection de
tel ou tel sens. Autant vaudrait affirmer que
le saltimbanque qui assouplit ses membres et
l'athlète qui développe ses muscles, ou le
peau-rouge, qui entend et voit à des dislan-
ces surprenantes, sont, par le fait môme, .su-
périeurs à l'homme civilisé, ([ui ne possède
pas ces avantages. Une pareille asseriion ne
sera jamais prise au sérieux.
« Mais l'idée de la perfectibilité se fonde
sur ce fait, désormais acquis, que la pensée
agit sur le cerveau et s'incarne en lui, pour
ainsi dire, et que ce viscère est d'autant mieux
organisé, et plus fortement constitué, que la
pensée et le sentiment sont plus dévelop-
pés, et que l'homme j)Ossède mieux la loi de
ses rapports et de sa fonction.
« A ce point de vue, et s'il est acquis,
d'une part, que le sentiment et la 'pensée
moditient l'organe cérébral, et, par le cer-
veau, le reste de l'économie; s'il est démon-
tré de l'autre ([ue le progrès des sentiments
et des idées est incessant, que l'homme mo-
derne se nourrit de plus vastes pensées, de
sentiments plus purs et plus vrais, qu'il vit
d'une vie plus large, et porte en lui plus
d'humanité, qu'il est plus homme, enfin, il
est imj)0ssible qu'en vertu de la solidarité
commune qui existe entre l'organisme et la
pensée, il est impossible, disons- nous, que
le progrès n'existe pas pour le cerveau et
l'organisme, comme il existe dans le domaine
du sentiment el do l'idée.
« De [a nature et des conditions de la per-
fectibilité humaine. — Il est assez difficile,
sans doute, de préciser, dans l'état actuel de
la science, la nature intime de la modifica-
tion spéciale que subit, sous l'in luei.cc de la
DICTIO.NNAIRE DE PHILOSOPHIE.
LAN
428
volonté humaine et de l'idée, la subslanco
cérébrale, el la connaissance du mode sp<';-
cial de déveloi)pemenl du tissu nerveux est
encore trop peu avancée pour qu'an puisse
hasarder une explication; mais on peut, du
nioins, conclure avec certitude que lacullure
intellectuelle a pour eiïel :
« 1° D'accroître le volume du cerveau et
d'améliorer sa forme, ainsi que celle de la
face et du crilîie ;
« 2" D'augmenter l'imprcssionnabilité de la
fibre nerveuse cérébrale, ainsi que le font
supposer le peu d'entendement et les facultés
obtuses des races inféiieures, auxquelles il se-
rait aussi impossible de faire comprendre
plusieurs de nos idées les plus vulgaiies, qu'à
nos paysans la métaj)hysi(pie de Kanl et de
Hegel ;
« 3° D'accroître la puissance d'action et la
tonicité de cet organe ;
« 4° D'harmoniser dans un suprême équili-
bre les «louvements divers dont il est le siè-
ge, pour adapter de plus en plus le cerveau
K la fonction supérieure de l'homme ;
« 5° Enfin, de rayonner sur l'organisme par
l'intermédiaire du cerveau, pour accroître sa
puissance d'action el son énergie de résis-
tance vitale.
« Il résulte, en outre, de ce qui a été dit
précédemment, que si l'inlluence physique
des milieux, de môme que celle de l'éducation
proprement dite, el de l'enseignement so-
cial qui agit sur l'individu par les institutions
et les lois, par la science, i)ar les mœurs el
les beaux-arts, peuvent être et doivent être,
dans nos sociétés modernes, fondées sur le
dévouement absolu du pouvoir à la cause de
t-ous. un instrument d'amélioration physique,
intellectuelle et morale, la peifectibiîilé hu-
maine a son point de départ et sa racine dans
l'homme lui-même el dans son énergie de
volonté.
« Je voudrais pouvoir dire aussi que la per-
fectibilité de riiomme, qui est toujours rela-
tive à son état antérieur ou à celui de ses as-
cendants, peut être physiquement préparée
ou conservé(; par des mariages bien ordon-
nés et conformes aux lois de la physiologie,
que l'hérédité tient une large place dans les
phénomènes du perfectionnement ou de la
dégradation des individus ou des races, que
la (juestion du mariage est une question fon-
damentale en hygiène; mais je dois prendre
congé du lecteur.
« Je n'insisterai donc pas, quoi qu'il m'en
coûte; mais je tiens, du moins, à ce qu'il sa-
che que les faits énoncés dans ce petit livre
(et je n'ai l'ien avancé qui ne fût strictement
conforme aux données rigoureuses de la
science), concluent à prouver :
« Que si la hberté, qui paraît n'avoir d'au-
tre objet que des satisfactions morales, est
l'instrument le plus sûr des progrès matériels,
l'énergie de la pensée et de la volonté, diri-
gées dans le sens de la justice et du droit, en
vue de l'amélioration physique, intellectuelle
et morale du plus grand nombre, est le plus
sûr instrument de la conservation de la
429 I.W rSYr.HOI.OGIE.
santô cl ili- i'améli'oralion phvsiiiue de l'hom-
I.AN
iâO
me.
« Et celte conclusion me suffît.
^ IV, — Df roriginc des idées, des lUéories invenlées
à ce sujet et île leur fausseit'. Les idées ue smit
pas innées, elles ne viennent pus de la sensa-
tion
« Les théories imaginées pour expliquer,
non pas seulenK'nlles opérations de l'enten-
dement, mais l'origine, la source, la forma-
tion de l'idée, de nos connaissances premiè-
res, sont si fausses, si opposées è la percep-
tion claire de la vérité; elles sont, de plus, si
fortement invétérées dans les esprits parj'ha-
tiitude et la routine des écoles, que nous avons
cru nécessaire de traiter cette grave question.
D'autre part, l'origine des idées, surtout de
certaines idées fondamentales, telles que li-
dée de Dieu, par exemple, la source premiè-
re d'oij elles émanent et le moyen par lequel
elles nous sont communiquées, ont une telle
importance par rapport à la vérité, à la cer-
titude et à la démonstration des doctrines
dont ces idées forment la base ; celte origine,
cette source, ce moyen sont tellement liés au
caractère propre de ces doctrines ; ils en font
logiment si bien une œuvre humaine ou une
œuvre divine; ils constituent ou anéantissent
si franchement le rationalisme ; il font telle-
ment du christianisme une. vérité ou une er-
reur, selon qu'eux-mêmes sont vrais ou faux,
conformes ou opposés à la nature des choses,
qu'il nous a paru indispensable de nous ar-
rêter un instant sur cet important sujet. Tout
ce que nous en dirons ici aura donc moins
pour objet d'indiquer de nouveau lorigine de
nos idées, que de montrer très-brievcment
l'erreur des théories dangereuses enseignées
jusqu'à ce jour.
« Ces théories se réduisent, comme on sait,
h deux, principales, dont toutes les autres ne
sont que des modifications. L'une fait naître
de la sensation toutes nos idées, et aboutit
au matérialisme. L'autre admet des idées in-
nées, qu'elle donne pour principe de la con-
naissance de l'homme, et conduit à une idéa-
lisme non moins dangereux.
« Nous n'entrerons pas dans le détail îles
raille questions que soulèvent ces divers sys-
tèmes, ni dans celui des thèses qu'ont pro-
voquées la nature, la formation et la délini-
lion de l'idée. Nous nous garderons bien plus
encore de vouloir expliquer les opérations
de l'entendement qui, quoi que l'on dise et
quoique l'on fasse, demeureront toujours un
mystère impénétrable aux regards de l'hoiii-
me, auquel elles ne se manifestent, comme
tout ce qui tient à l'essence des choses, quo
par leurs effets.
« Nous nous bornerons donc à montrer que
les partisans des idées nées de la sensation et
ceux des idées innées sont également dans
l'erreur. Nous prouverons que nulle idée ne
naît ni ne peut naître de la sensation, qu'au-
cune idée n'est ni ne saurait être innée, et
que cette grande question de l'origine des
idées n'a pasété généralemtmt comprise.
« Et d'a.)0rd, ce qui <.'st digne de lemar-
que et même d élonnemenl, c'est que, dans
Jes systèmes qu'on a imaginés ou adoptés
pour expliquer l'origine des idées," on ait
constamment placé l'homme en dehors de la
réalité. On l'a, en effet, complètement isolé
du milieu moral dans lequel il vit, et dans
lequel seulement il peut agir et développer
son intelligence. On n'a, par conséquent, te-
nu aucun compte des faits, si visibles pour-
tant, et d'une perception, dune appréeiation
si faciles. Il semble que, par une contradiction
étrange, inexplicable, on se soit complu h
séparer l'homme, en ce qui concerne l'exer-
cice et le produit de ses facultés inlellec-
luelles, de tout contact avec le monde vivant
de la parole, de lidée, de la pensée, pour
ne le montrer en rapport qu'avec le monde
muet et mort de la sensation, et faire dériver
ses idées du monde le plus étranger à l'i-
dée , du monde inerte des formes maté-
rielles.
« Les partisans du sensualisme, de l'idée
née de la sensation ont dit : La sensation
est le principe et la source de toute connais-
sance; c'est elle qui éveille rinlelligence,
qui lui révèle son existence et lui manifeste
les choses par l'idée qu'elle lui en donne.
L'enfant éprouve d'abord des besoins ; ces
besoins ou sensations premières éveillent en
lui des désirs, qui sont déjà des idées con-
fuses ou indéterminées de choses nécessaires
à leur salisfaclion. Ces désirs attirent l'atten-
tion de l'enfant à l'extérieur; ils étendent sa
vie hors de lui et le portent à rechercher Ie«
choses nécessaires à la satisfaction des be-
soins qu'il éprouve. La tradition de ces
choses-là lui en donne l'idée, et par suite
l'idée générale des choses et des moyens
propres à satisfaire ses besoins. Un objet
frappe ses sens ou l'un de ses sens : voilà
une sensation. Cette sensation lui plaît ou
lui déi)lait, l'affecte agréablement ou désa-
gréablement ; elle atlue son attention, qui
se porte vers l'objet qui l'a causée ; de là
pour l'enfant l'idée de cet objet, et ainsi des
autres, .\insi l'enfant, constamment affecté
et attiré hors de lui par les objets extérieurs,
voit, remarque, observe, compare et forme
ou acquiert, au moyen de ses sensations et
des facultés qu'elles mettent en exercice,
toutes ses connaissances. Tel est, en résumé,
le système des idées nées de la sensation.
Il nous semble que, d'«près celte théorie, la
bêle, qui, elle aussi, éprouve des besoins, et
se trouve agiéablement ou désagréablement
atfectée par les objets qui frappent ses sens,
devrait avoir des idées et des connaissances
aussi étendues (jue celles de l'homme. Celte
seule réllexion ne serait-elle pas déjà une
certaine démonstration de l'erreur du sen-
sualisme?
« Les partisans de l'idée innée ont dit h
leur tour : Toute intelligence créée apporte
avec elle les idées au moins premières, fon-
damentales de l'ordre intcllecluel, et sans
lesquelles nulle connaissance, nulle idée
complexe, secondaire, individuelle ne serait
possible pour l'homme. Ces idées, qui existent
sans que l'esprit eu ait conscience d'abord,
431
L\N
DtCTIO>'XAlRE DE PHILOSOPHIE.
LAN
m
sunl peirues à mesure que l'intelligence se connaissance, à ce développement intet-
roplie sur elle-même ; elles se révèlent sur- lecluel, il est évident que la révélation eût
loul à l'occasion des choses ou des circon- été inutile, ou du moins n'eût pas été né-
stances qui les font remarquer, et dans l'ordre cessaire. Si la révélation n'a pas été néces-
que suit généralement le développement saire, c'est-à-dire si l'humanité fût arrivée
intellectuel de l'homme. Donc nous appor-
tons en naissant toute idée qui n'appartient
pas à l'ordre des idées logiques, c'est-à-dire
A l'ordre des idées déduites ou combinées au
moyen des idées principales et innées. Tel
est," en résumé, le langage que tiennent les
])artis8ns des idées innées.
<< Toutes les différences, toutes les nuances
(jui peuvent distinguer les divers systèmes idées ne sont pas moins faux que dangereux
émis jusqu'à ce jour sur l'origine des idées; Cependant, si nous les rejetons, ce n'est pas
tout ce qui a été dit, depuis les espèces im- uniquement à cause de leur opposition radi
sans elle à la connaissance et à la civilisa-
tion, pourquoi cette révélation aurait-elle
«xisléT
« Ces considérations doivent avoir leur
importance au\ yeux de tout chrétien. Elles
sudiraient, à elles seules, pour persuader
tout homme qui croit à la vérité du christia-
nisme, que ces systèmes sur l'origine des
l)rrsses et expresses jusqu'au senliment-sen-
s<itio)i,avi senliment-rapport,e[c., d'un côté;
et de l'autre, depuis les idées éternelles, ty-
piques, jusqu'à la vision en Dieu et à l'espèce
d'inventaire de l'intelligence par elle-même,
n'empêchent pas ces opinions de rentrer
dans l'un ou dans l'autre des deux systèmes
[)rincipaux que nous avons signalés.
« Partisans de l'un ou de l'autre système,
de l'idée née de la sensation ou de l'idée
•innée ; partisans de l'idée individuelle comme
cale à l'idée chrétienne, au fait de la révéla-
tion primitive et nécessaire; c'est parce qu'ils
sont essentiellement faux et contraires à la
nature des choses.
« Et d'abord, nulle idée ne naît, nulle idée
Tîe saurait naître soit de la sensation, soit à
l'occasion de la sensation. Sans doute, c'est
au moyen des sens que nous communiquons
avec ce qui est hors de nous, et sans les sens
nous ne saurions, dans l'état actuel de notre
nature, entrer en communication avec n'im-
principe de l'idée générale, ou de l'idée gé- porte quels êtres. Mais il y a ici-bas deux
nérale comme principe de l'idée individuelle ;
toujours au fond réalistes ou nominaux ;
tous sont donc d'accord sur ce point : que
l'homme se donne ou se forme à lui-même
«es connaissances; tous supposent ou en-
mondes, comme il y a dans l'homme deux
vies : i! y a le monde matériel et sensible, et
le monde intellectuel et moral; il y a pour
l'homme Ja vie corporelle, animale ou sen-
sitive etlavje spirituelle oumorale.Au moyen
seignent que l'homme grandit ainsi, de par des sens proprement dits, des sens seuls,
sa propre nature, sous l'action sinmltanée
de ses sens et de ses facultés, en science et
en sagesse.
« Ni les uns, ni les autres n'ont donc senti,
vu, compris la source réelle, unique de l'i-
dée, ni tenu compte des soins, de l'action,
de l'influence, de l'enseignement non moins
inévitables que nécessaires de la famille. Ni
les uns ni les autres n'ont eu la pensée, n'ont
perçu cette vérité, que, pour l'enfant, la con-
naissance est essentiellement traditionnelle;
qu'il n'obtient les éléments fondamentaux ou
constitutifs de la science, l'idée, la notion,
le langage, que par tradition, enseignement,
et au moyen de la parole. Ni les uns ni les
autres n'ont su que toutes idées, toutes no-
tions premières acquises supposent toujours
une intelligence-mère qui les a communi-
quées.
« L'un et l'autre de ces systèmes sont
donc également hostiles à l'idée chrétienne.
nous entrons en possession de la vie corpo-
relle ou animale, de la vie des appétits, des
jouissances ou des besoins charnels ; nous
entretenon? et alimentons cette vie, nous
satisfaisons ces appétits et ces besoins, et
nous sommes mis en une certaine communica-
tion avec le monde extérieur. Mais, entre
éprouver et satisfaire des appétits, des be-
soins corporels ; entre vivre de la vie ani-
male, sensitive; entre percevoir d'une cer-
taine manière le monde extérieur, matériel,
et avoir des idées, la connaissance, la vie
intellectuelle, il y a toute la différence de
l'homme moral à la bête, il y a l'infini.
« Sentir et connaître, voir et remarquer; —
user, posséder, jouir et juger, contempler,
admirer: — être aft'ecté d'une manière ou
<i'uiie autre par les sens ou par l'action des
choses extérieures, éprouver ou satisfaire
des besoins et avoir des idées, raisonner,
sont donc des choses essentiellement diffé-
En effet, ils sont d'accord pour déclarer que rentes et parfaitement indépendantes.
l'homme, acquérant naturellement ses idées,
ses connaissances, arriverait à l'acquisition de
ces idées, de ces connaissances par le seul
fait de son existence, lors même qu'il ne
verrait, n'entendrait aucun être raisonnable.
Donc ils affirment également que nul ensei-
gnement primitif, nulle révélation positive
n'a précédé la connaissance dans l'huma-
nité, n"a présidé au développement intellec-
tuel du premier homme. Ils l'affirment,
puisfiue, lu premier homme et tous ceux
qui 1 ont suivi pouvant, au moyen de la sen-
«ilion ou des idl°s innées, arriver à cette
« Certes, s'il y avait entre ces choses une
identité réelle ; si elles se tenaient tellement
que les unes dussent nécessairement naître
des autres ou les suivre; s'il suffisait de
voir et de sentir pour recevoir des idées,
arriver à la connaissance et entrer en parti-
cipation de la vie intellectuelle, les animaux
auraient ces idées, cette connaissance, cette
vie raisonnable. Ils les auraient, ils en joui-
raient, car, comme l'homme, ils sentent,
voient et entendent ; comme l'homme, ils
é[»rouvent des besoins, satisfont, assouvissent
leurs ap[>élits, leurs passions, souffrent et
m
LAN
PSYCHOLOGIE.
LAN
43i
jouissent dans leur Olre; connue Ilionnne,
ils voient*ies œuvres de la création, les beau-
lés et les merveilles de la nature. Cepen-
dant, loin de s'élever h la connaissance du
preiuier Etre, de Dieu, ils n'ont aucune con-
naissance proprement dite, aucune idée. Ils
n'ont pas même l'idée de la mort, qu'ils
fuient souvent sans la connaître, car la mère
ne distingue pas entre l'étal vivant et l'état
inanimé de ses petits, et ils demeurent per-
pétuellement dans l'abrutissement, dans la
solitude, dans l'isolement de la bète.
p Eh bien ! ce que peuvent les sens et
les sensations pour les ôtres inférieurs à
l'homme, ils le peuvent, toute proportion
gardée, pour l'homme lui-môme et rien de
plus. Avec eux et eux seuls, nous aurions la
conque. Mais entre sentir et avoir consciGncc,
entre sentir ses sensations et savoir qu'on
éprouve des sensations, il y a une diiTérence.
L'être mis en possession de la vie intellec-
tuelle peut avoir conscience des sensations
diverses qu'il éprouve ; il peut distinguer
entre ces sensations, entre leurs effets et
leurs causes conune il distingue un arbre
d'un autre arbre. Il le i)eut, parce qu'il est
élevé à une vie bien supérieure à la vie sen-
sible. Mais cette vie intellectuelle, il ne l'a
point reçue des sensations, puisque sans elle
ses sensations seraient senties et non connues.
Les sensations peuvent être l'occasion, elles
peuvent devenir, si l'on veut, l'objet, la ma-
tière de réflexions, de raisonnements. Mais,
pour qu'il en soit ainsi, il faut avoir préala-
vie animale, instinctive, corporelle; nous i^lement les idées, sans lesquelles on ne sau
éprouverions la faim et la soif ; nous savou-
rerions ce ({ui apaise l'une et étanche l'autre,
luais sans aucune idée de la douleur ni de la
jouissance. Avec les sens et les sensations,
nous verrions le monde extérieur, les plantes
et les arbres, |)ar exemple; mais nous ver-
rions, et ce serait tout : nous ne distinguerions
rait ni raisonner ni réfléchir.
« Idées et sensations apjiartiennent donc
à des ordres non-seulement distincts, mais
essentiellement différents. Les sensations
appartiennent au monde matériel et sensible ;
les idées ap[)artieiment au monde intellec-
tuel et moral, qui nous les communique, et
pas entre la bruyère et rbyso|>e, entre le d'où seulement elles peuvent originairement
cèdre et le cypiès. * ■ .. . .
« Nos sens ne nous mettent en rapport par
eux-mêmes qu'avec le monde sensible, le
monde matériel. Nous raisonnons ici dans
l'hypothèse du sensualisme, d'après laquelle
l'homme, entièrement isolé du monde mo-
ral, privé de toute communication avec des
êtres intelligents, arriverait, au moyen de
ses sensations, .non-seulement à la vie inlel-
rious venu*. Or comment entrons-nous en
rapport, sommes-nous mis en, communica-
tion avec le monde inlellecluel ou moral,
avec le monde de l'idée, qui diffère tant du
monde inerte, immobile et muet des corps?
Sans doute, dans l'état présent des choses,
durant celte vie terrestre et mortelle, les sens
nous sont nécessaires, mais seulement pour
j)roduire et pour saisir le signe au moyen du-
did
Lpetuelle,à la |)Ossession d'un certain nombre (juel s'établit ce rapport et s'opère celte
'" ' ' connnunication. Et ce signe, ({u'on peut ap-
peler intellectuel parce t|u'il j)art d'une intel-
ligence et d'une vohuité, et qu'il représenfi;
et tiansmet une idée, une pensée, quel est-il ?
La parole. C'est donc par la parole et non par
les sensations que nous sonunes mis en rap-
port, en conmmnication av(îc ce monde in-
tellectuel et moral, auquel seulement appar-
tient et du([uel vient toute idée, toute con-
naissance.
« Mais si, comme le veut le sensualisme,
le monde intellectuel n'avait pas originaire-
ment existé pour Ihumanité, (|ui alors aurait
été abandonnée à ses sensations et privée d(;
lees et à l'invention du langage, mais
encore h l'acciuisition de toutes les connais-
sances trouvées. Or que recevons-nous, cpie
pouvons-nous recevoir du monde matériel ?
Des impiessions, rien (|ue des impressions.
Si donc le monde nioral, le monde intellec-
tuel n'existait pas, ou si nous en étions telle-
ment séparés qu'il n'existât point pour nous,
nous ne serions en rapport qu'avec le monde
sensible et matériel, et nous ne recevrions
i\ue des impressions sensibles. Mais des im-
pressions ne sont pas des idées, et il est clair
(jue jamais elle ne sauraient devenir ni pro-
duire des idées. Et comment des impressions,
des sensations produites par ce monde maté-
riel ol muet, qui est l'antipode de la pensée,
qui en est l'épouvante et l'horreur quand
elle se compare à lui, pourraient-elles deve-
uir des idées? Cela est si impossible, qu'il
suffit d'y réfféchirpour le comprendre.
« En effet, entre une sensation et une idée,
il y a toute la tlifféieuGe d'une pierre à une
âme, de la matière à l'intelligence, de la sen-
sibilité physique à la pensée. Une sensation,
c'est purement et simplement la partie maté-
riellement sensible de notre être {)lus ou
moins aU'ectée, mais ee n'est pas, cela ne
piut être ni devenir une idée, caria sensation
demeure sensation.
«On dira que l'être sensible a conscience
«>e la senstUion qu'il éprouve. L'être sen-
sible, évidemment, sent ses sensations, c'est-
à-dire qu'il éprouve une sensation quel-
tout langage, rien évidemment n'aurait pu la
mettre en rapport avec lui, et très-certaine-
ment elle n'aurait pu le créer. Le système du
sensualisme, de quelque manière qu'on l'en-
tende ou qu'on le modifie : qu'on l'appelle
Aristote, Locke, Condillac ou Laromiguière,
est donc radicalement faux. Les sensations
ne sont donc ni la source ni l'origne de nos
idées.
« Au reste, en admettant même l'hypothèse
si fausse, si absurde du sensualisme, la
presque totalité de nos idées, toutes celles
surtout qui sont de l'ordre inlellecluel et
inoral, ne sauraient être attribuées aux sen-
sations. Pour les expliquer, il faudrait donc
leur trouver une autre origine, et les attri-
buer, en se plaçant en dehors du vrai, au
système des idées innées. Mais, en un sens,
la théorie des idées innées s'éloigne plus er-
43;
LAN
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
LAN
i?,%
core lie la vérité que le sensualisme. Le sen-
;^ualisme du moins admet que, pour l'homme,
toute idée, toute connaissance est acquise.
Il déclare que l'homme ne possède qu'après
aroir trouvé ou reçu; qu'il ne connaît qu'a-
près avoir vu, entendu, senti, qu'après avoir
appris, en un mot. Dans l'hypothèse de l'idée
innée, on admet, au contraire, que l'idée, la
connaissance i)eut exister dans l'homme à
l'état latent, inconnu et sans avoir été
acquise. On enseigne que l'homme peut con-
naître sans avoir vu, appris, ce qui est radi-
calement contraire à la nature ou à l'essence
des choses.
« Il y a donc contradiction dans les termes
quand on dit : idée innée. Que serait, en eflet,
pour l'intelligence créée ou tirée du néant,
une idée innée? Outre que ce serait une
perception, une forme substantielle qui ren-
drait l'éducation inutile et donnerait fatale-
ment à tous les hommes les mômes impres-
sions et les mômes convictions, ce serait un
effet sans cause, un reflet sans type, une no-
tion sans objet. Apporter en naissant des
idées innées ou nées avec nous, ce serait
avoir l'idée ou la connaissance d'un être, d'un
objet, d'une vérité, avant d'avoir vu cet être,
cet objet, cette vérité ; ce serait connaître les
choses avant d'en avoir entendu parler, avant
d'y avoir jamais pensé avant môme d'avoir
pensé à n'importe quoi, avant d'avoir vu ou
connu un seul ôtre, un seul objet, une seule
vérité. Cela est-il possible? Est-il possible,
par exemple, d'avoir l'idée des formes et des
substances soit des plantes, des arbres, des
astres, d'une montre , d'une maison avant
d'avoir vu des plantes, des arbres, le ciel, une
montre, une maison, ou avant d'en avoir en-
tendu parler ? Que serait-ce donc des idées de
Dieu, d'Etre parfait, éternel, de ciéateur, de
créature, d'infini, de fini, d'absolu, de relatif,
de nécessaire, de contingent, et généralement
de tout ce qui rentre dans l'ordre le plus
élevé des connaissances métaphysiques? Com-
ment avoir, posséder ces idées, ces connais-
sances avant môme d'être entré en participa-
tion de la vie intellectuelle? Comment con-
naître avant d'avoir fait une seule fois usage
de ses facultés, avant d'avoir ouvert les yeux,
entendu un son, tressailli sous l'impression
d'un attouchement, d'une sensation? Et que
seraient des idées, des connaissances qui ne
seraient point perçues par l'esprit; des idées,
des cot)naissances dans une intelligence qui
ne jouirait encore d'aucune idée, d'aucune
connaissance , qui n'aurait pas môme con-
science d'elle-même ? Ne serait-ce pas à la fois
connaître et ne pas connaître, tout savoir et
tout ignorer, tout posséder et se trouver dans
une indigence absolue? Mais autant vaudrait
dire qu'avant d'exister, d'être tirée du néant,
l'intelligence possédait déjà ces connais-
sances, ces idées.
« Dira-t-on, pour expliquer ou soutenir
une pareille impossibilité, que Dieu est tout-
puissant? Mais avec un pareil mot, pris dans
un sens absolu et sans aucune distinction,
.';ans difcernemcnt aucun, queyrouvcrait-on?
Oulriî o;u'on ne prouverait rien , si ce n'est
l'absence de toute sagesse, de tout jugement,
il faudrait dire avec Locke : que c'est mé-
connaître et oulragtir la toute-puissance di-
vine, que d'affirmer en Dieu ou de la part de
Dieu l'impossibilité de faire sentir et penser
la matière. Et puis, d'après la théorie des
idées innées, on est forcé d'admettre que
l'esprit n'entre en possession de ces idées
nées avec lui et qu'il jjossédait sans le savoir,
de ces connaissances qui étaient en lui avant
qu'il connût, qu'à mesure que la vue ou la
perception, le contact des choses du monde
extérieur éveille en lui ces idées. En consé-
quence, il faut admettre que l'homme, qui
apporte tout en naissant, est pourtant dans
la nécessité de tout recevoir comme s'il était
né dans un absolu dénûment. Mais alors c'est
retomber doublement dans le sensualisme; et
à quoi bon recourir à un système d'une im-
possibilité radicale, d'une fausseté évidente ,
pour abouti]' en définitive à la sensation,
cause eflîciente ou occasionnelle de l'idée?
« Admettre les idées innées, c'est évidem-
ment confondre les facultés intellectuelles
avec les idées, les notions, les connaissances
acquises au moyen de ces facultés ; c'est se
placer dans un idéalisme absolu et complète-
ment indépendant des lois qui régissent les
êtres et les choses dont on veut déterminer
les rap|)orls et les phénomènes; c'est mé-
connaître la nature et l'essence de la connais-
sance et des intelligences créées; c'est igno-
rer tous les faits relatifs à la première éduca-
tion de l'homme, ou n'en tenir aucun compte.
Nulle idée n'est ni ne saurait être innée, par
cette raison toute simple et bien claire, bien
certaine : que le propre, l'essence de l'idée,
de la connaissance, dans ses rapports avec
l'intelligence humaine, est d'être acquise;
que l'intelligence de l'homme ne possède d'i-
dées, de connaissances que celles qu'il a re-
çues, trouvées, apprises.
« La théorie des idées innées n'est-donc pas
moins fausse, moins erronée que celle qui
fait naître l'idée de la sensation. L'un et
J'autre système a négligé les faits pour se jeter
dans des spéculations sans appui et sans bases.
Il semble qu'ils aient pris à tâche d'expliquer
les choses de manière a faire disparaître toute
])eiisée (i'interv«ntion divine ou de révélation
primitive. Et, de fait, tous les chercheurs de
systèmes n'ont guère eu d'autre but. Tous se
sont assez complu dans cette pensée d'or-
gueil , que l'humanité tient d'elle-même ce
qui fait sa grandeur et sa gloire. De là tous
ces systèmes pour combattre et repousser la
nécessité de l'action divine, et pour tout fon-
der sur un naturalisme d'autant plus dange-
reux que souvent il était assez habilement
déguisé.
« D'où et comment nous viennent donc les
idées? Quelle est leur origine, leur source
véritable, puisqu'elles ne sont point innées et
qu'elles ne viennent point de la sensation? Les
idées nous viennent exclusivement du monde
intellectuel ou moral, et elles ont pour nous
leur origine dans le signe qui les représente
et les transmet, dans le langage, dans la oa-
rolc.
437
L\N
« Lhoiiiiiie, à fa fois coi'ps el esprit, i:,nl
avec ses fiicullés physiques et ses faculk's
spirituelles, avec ses sens et son intelligence.
Son corps et son ànie propres à la double
vie dont il doit vivre dans l'unité d'une seule
personnalité, voilà ce qu'il apporte, et il n'ap-
porte que cela. Comme qui n'a jamais rien
vu, rien entendu, rien appris, il naît dans
l'ignorance absolue de toutes choses; seule-
ment il naît apte à voir, à entendre , à ap-
prendre.
« Mais comment apprendra-t-il et d'où re-
cevra-l-il la connaissance? Apprendra-t-il au
moyen de ses facultés physiques, de ses sens,
ou au moyen de ses facultés intellectuelles,
de son esprit? La connaissance lui viendia-
t-elle du monde matériel ou du mondt moral,
du monde extérieur, du monde des appa-
rences et des formes , ou du monde de la pen-
sée? Apprendra-t-il seul, de lui-même, ou
par le secouis, l'intermédiaire nécessaire, in
rsYcHOLotar. LAN m
monde nH)ia1 se niaujfesle à l'homme non
plus en s'adressanl à ses sens, ni au moyeu
de cette forme muette, immobile, matérielle
et morte du monde extérieur, mais en s'a-
dressant directement à son intelligence, et au
moyen du signe représentatif de l'idée, de la
pensée, au moyen de la parole. Et c'est l'in-
lini qui existe entre ce signe et la cause
extérieure de nos sensations, qu'il importe do
connaître et de comprendre, si l'on veut en-
tendre quelque chose à la mystérieuse com-
munication des âmes.
« Le signe ou la forme extérieure de la
pensée, de l'idée, la parole, quel que soit l'i-
diome dans lequel elle est formulée, n'est en
soi ni indilféi-ente ni insignifiante (141) comme
l'as(HH;t ou la vision des choses extérieures,
des arbi'es d'une forôt, ou comme l'audition
du vent ({ui bruit et de la tempête qui mugit
à travers les arbres. Elle ne s'adresse point
aux sens, bien que les sens soient nécessaires
«iispensable d'un être intelligent qui devra, à l'Ame qui l'exprime el à celle qui la perçoit,
par les idées [)remières qu'il versera volon- Elle s'adresse directement à l'intelligence,
tairement dans son âme, lui communiquer la car elle est le signe employé par une intel-
vie intellectuelle? ligence qui parle à une autre intelligence, et
« Il apprendra au moyen de son intelli- qui veut lui communi(îuer une idée, une
gence ou de ses facultés spirituelles, tout en pensée, une connaissance, un désir. La parole
se servant des sens qui lui seront nécessaires, est donc essentiellement intelligible, signi-
II recevra du monde spirituel de la pensée ficative, et comme spirituellement active ou
l'idée, la connaissance, par l'intermédiaire vivante. Expression parfaite de la nature hu-
indispensable d'un être intelligent. Ses sens maine, à lafois matérielle et spirituelle, verbe
'e mettent extérieurement et matériellement devenu sensible, elle a un corps el un sens,
en rapport avec le monde des corps. Ce et ne se conçoit que dans cette unité indivi-
monde physique, l'antipode du monde mo- sible.
lal, ne lui donne c|ue des sensations ou des « L'idée, considérée dans son origine ou
impressions sensibles, parce qu'il ne lui ma- dans ses rapports primitifs avec l'être qui
nifeste que des apparences et des formes commence à la recevoir, vient donc toujours
matérielles, et qu'il ne lui parle point, ne d'un être intelligent (jui la possède, et d'une
rappelle point, ne lui dit rien. Il ne s'adresse volonté formelle ([ui la donne. Voilà pourquoi
qu'à ses sens, à la partie sensitive de son les formes du monde extérieur, (jui s'ex-
Ctre, et non à son intelligence. Et encore, ces priment ou se manifestent nécessairement ,
f.pparences d un monde qui n'exprime rien, qui ne partent f)oint d'un agent libre et vo-
et qui n'est guère en soi qu'un triste suaire de lontaire, et (|ui n'ont par elles-mêmes aucune
Jti mort, n'atlectent-elles les sens de l'homme
que par accident, sans dessein, qu'avec
une indifférence absolue, ci dans le cas seule-
ment où les sens vont se heurter contre elles.
iïais les sens ne perçoivent, ne connaissent,
ne raisonnent point. Voilà pouniuoi la sen-
sation demeure sensation, ne sort point de
espèce de signilication, ne peuvent que totn-
ber sous nos sens, que produire ou occasion-
ner des sensations, des impressions phy-
siques, et non des idées.
« Sans doute ces formes, ces impressions
sensibles nous sont nécessaires (juand nous
voulons connaître le monde, les variétés et
la partie ni de la vie sensible ou animale de les qualités des corps, absolument comme
1 homme, et n'a aucun rapport avec l'idée en les sens nous sont nécessaires pour saisir et
ce sens, que de sensation elle devienne idée.
« Le monde matériel n'affecte, n'intéresse,
ne meut donc en rien par lui-môme les fa-
cultés intellectuelles de l'homme. Si celui-ci
en restait là, ii aurait, il recevrait des sensa-
tions , des impressions, mais il n'aurait rien
produire le signe de la pensée; mais la con-
naissance et les idées précèdent toujours en
nous cette étude du monde des apparences
ou des formes, el ce n'est point de ces der-
nières que nous les avons reçues.
Les idées n'ont donc pas d'autre origine
de plus, et, comme la bête, il serait privé d'i- pour l'homme que le langage ou l'enseigne-
dées, il ne vivrait que de la vie corporelle. ment. La connaissance dans l'humanité
« Les facultés intellectuelles de l'homme prouve donc avec certitude l'Intelligence
le mettent en rap[)ort, en communication avec éternelle, ou l'existence de ce monde invisi-
le monde moral , le monde des idées. Ce ble de l'Esprit, source unii^ue et première de
(141) Nous ne picioinJons pns aUriiiiier an signe,
si:rioiii en ce (in'il :i de viii!;il)le, la vciiu pioiiie
ei iiiliéreiiie (le Iransinelire Tiilée. Nons ne voulons
pas davanl.ij>e expliquer le niyslère de la irans-
Miission de l'idée au moyen du langage. Nous disons
seulement ijue l'idée est communi |iice à nue miel
ligence par nno/anlrc inlelligenco qui la possèile ;
(|ne le langage esl le moyen exclusif, ailnlraire .si
l'on vent, le canal , l.i condilion sine (jun non de h
iransmission. Qnani à l'idiome, il est évidemmenl
hidiQéreni on soi ; mais la pari'k, !»■ Lmgago csl
iicccbsaiic.
m
LAN
MCTlONiNAlIlE DE PIlILOSOriIIE.
LAN
410
l"idée dfliis l'être humai». L'nomme, ainsi que
le prétendent les partisans de systèmes erro-
nés, ne forme donc pas lui-mômc ses idées
nu moyen de réflexions occasionnées parles
sensations qu'il éprouve ; mais il reçoit ces
idées de ceux qui les lui transmettent par le
Jangage*, qui forment son éducation première
et l'initient par la parole à la vie intellec-
tuelle.
« Voyez l'enfant dans toutes les conditions
sociales sans aucune exception : n'est-il pas
soumis h la même loi? En est-il un, un seul,
([ui reçoive ses idées par des moyens diffé-
rents? Or, que se passe-t-il? l'enfant naît
dans une ignorance et dans une impuissance
absolues. De lui-même, il ne peut que pleu-
rer et gémir, que manifester la douleur, la
souffrance par des cris inarticulés. Il 'n'a pas
même en naissant, comme les animaux, l'in-
stinct que donne à ceux-ci la nature. Inca-
pable d'un seul mouvement conservateur, il
mourrait dans les convulsions, si un être
raisonnable ne lui donnait ce qui lui est né-
cessaire. Et ce qu'on lui donne, il ne peut ni
le chercher ni le demander : il ne peut même
l'accepter sans l'être raisonnable qui supplée,
par une action intelligente, à celle absence
complète d'instinct qui caractérise l'enfant.
« L'enfant est donc, même en ce qui con-
cerne la satisfaction de ses besoins pure-
ment physiques, le fruit de l'éducation, de
l'instruction. Il est si dépourvu d'instinct ;
tout, dans son corps, doit tellement servir
d'instrument à une intellig«^nce; il est telle-
ment fait pour vivre d'une vie exclusivement
raisonnable, qu'il faut qu'on lui apprenne
toiH : même à regarder, à toucher, à mar-
clier. La nature lui refuse même ce qu'elle
(îonne à tous les animaux: l'instinct, le pres-
sentiment du danger, la crainte et la terreur
irrétléchies de la mort, car, jusqu'à ce qu'il
ait appris h lesconnaître, il n'évite les écueils
(ju'autant qu'on veille sur lui et qu'on l'en
préserve.
« Si l'homme est privé, en naissant, de ces
instincts et de celle puissance de locomotion,
de mouvement auxquels les animaux doi-
vent leur existence et leur conservation, ce
n'est pas sans une nécessité relative, sans
une condition indispensable à la réalisation
du but que s'est proposé son auteur. Si, dans
l'enfant, tout doit être le résultai de l'in-
struction, de connaissances acquises, ce
n'est pas sans raison. Si, par exemple, l'en-
fant était capable en naissant de vivre instinc-
tivement, de pourvoir naturellement à ses
besoins, à sa conservation, il échapperait à
cette action si prolongée et si incessante des
êtres intelligents qui l'instruisent par la
parole et l'enseignement. Il deviendrait dès
lors à peu près impossible de le former à la
vie raisonnable, à la vie de la pensée et de
l'intelligence, en un mot à la connaissan-
ce (142). Par la môme raison, ces liens appe-
lés liens du sang, et qui j)ourtant sont beau-
coup plus moraux que physiques; cet atta-
chement si doux pour les parents qui con-
stituent la principale base de la famille et de
la société, n'existeraient pas. L'homme, com-
me élranger à l'homme, vivrait sur la terre
isolé , vagabond , barbare et féroce comme
l'être qui n'aime que soi. Aussi la vie de
l'intelligence et de l'amour, la connaissance
et l'afTection précèdent-elles chez, l'enfant la
vie active de l'instinct et du corps. Ce que
l'on cultive d'abord, c'est son intelligence; ce
à quoi l'on s'adresse, ce sont ses facultés
intellectuelles. Longtemps avant qu'il soit
capable d'un seul acte naturel, volontaire et
libre; longtemps avant qu'il soit capable d'un
seul mouvement utile et d'une seule réflexion,
il est initié à la vie intellectuelle, il possède
des idées, (les idées d'où et comment lui
viennent-elles? Nous l'avons dit, elles lui
viciment du monde intellectuel, par l'inter-
médiaire des êtres iiilelligenls qui l'entou-
rent, et qui les lui communiquent au moyen
de la parole.
« La parole est la clef et la lumière des
âmes. C'est elle qui leur montre les réalités
du monde intelligible, et qui les éclaire sur
tout ce qui forme l'objet de la vérité ou de la
connaissance. C'est elle aussi, et elle seule,
(]ui ouvre l'intelligence. Tant qu'on n'a
point, d'une manière ou d'une autre, parlé à
l'enfant, son intelligence demeure fermée et
SCS facultés, inaclives. Le premier objet et lo
premier moyen de l'éducation de l'enfant,
c'est donc la parole. Ce qu'on lui enseigne
d'abord, c'est le langage, qu'on lui rend pra-
tiquement intelligible par le geste, l'action,
les signes et la démonstration dont on l'ac-
compagne. Ce qu'on lui apprend primordia-
lement du langage, c'est ce qui est nécessaire
pour le genre et le degré d'insti-uclion dont
il est capable : ce sont les noms, et parmi
ceux-ci, celui de père ; ce sont certains ad-
jectifs et les verbes, et parmi ces derniers,
l'impératif seulement. Plus lard et avec le
temps, l'enfant complète ces premières ébau-
ches; il remplit toutes ces lacunes, tous ces
vides; il apprend toutes les autres parties du
discours, tout ce qui est nécessaire pour con-
verser et raisonner. Par le langage, l'enfant
reçoit les idées des choses, de leurs qualités,
de leur état actif ou passif. Ces idées n'ont
pas pour lui d'autre origine.
« Aussi tout ce que l'enfant connai: d'êtres
et d'objets, il ne les a connus qu'après en
avoir appris le nom. Il ne les a même remar-
qués à l'origine qu'après qu'on les lui a eu
montrés. Et quand, étant capable de remar-
quer parce qu'il aura été formé par l'ensei-
gnement à l'observation , il verra un objet
nouveau pour lui, ce qu'il demandera d'a-
bord, ce sera le nom de cet objet. 11 n'y a
(li2) C'est pourquoi le système (rciiiic;ition de était pourlanl ou du moins paraissait être si plein
Rousseau, exposé dans sou Kmj/e , est si absurde. de charmes et de poésie pour ce pauvre Jean-
Ce système, s'il élail ap|iiicable, ne pourrait réus- Jacques, qui n'était pas moins fou de folies et d'or-
sir qu'à former rbomme-bélc, le sauvage tel qu'il gucil que de nudités et de luxure,
u'a jamais existé dans riiunianitc, et dont l'idéal
ai
lAX
rSYCllOJ.OGlE.
LAN
442
pas eu lui une niéa, une iiulion, une ton- tes. C'était plus facile et plus agréable que
naissance (ju'il tienne de lui-uït'me, qui ne de s'astreindre à l'étude souvent sèche et
lui ait été donnée, qu'il n'ait reçue par l'en- aride des faits du monde réel. De cette ma-
seigneniont. Mon Dieu! il n'est pas jusqu'à nière, on s'épargnait bien du temps, bien des
ses manières, à son maintien, à son accent, recherches difficiles, beaucoup de méditations
à ses ridicules même qu'il n'ait copiés chez
les êtres avec lesquels il vil, tant il est vrai
qu'en toutes choses il n'est, dans sa vie mo-
rale et intellectuelle, que le produit de l'en-
seignement et de l'imitation. L'enfant reçoit
donc les idées par le langage, par les noms,
par les mots qui les rei)résentent, (lui les
contiennent et les transmettent.
« Sans doute, pour beaucoup de choses,
l'enfant ne possède les idées qu'à l'étal de
mots, c'est-à-dire sans en avoir une notion
nette et complète. Cette notion lui est donnée
plus tard par les explications que nécessite
son instruction et qui la constituent. La
réfleiion lui apporte aussi, sous ce rapport,
son riche tribut. En vérité, il faut ignorer
complètement les difficultés qu'éprouvent
ceux qui sont chargés de l'éducation morale
et religieuse de l'enfance, même adulte,
pour lui donner l'intelligence ou la notion
claire et précise des choses ; il faut ignorer
et d'observations fatigantes; on évitait beau-
coup de difficultés embarrassantes ; on s'af-
franchissait des lois sévères de la logique; on
se passait au besoin de pénétration et de
jugement, et môme de raison et de génie; on
raillait la vertu et la foi ; on se posait en bel
esprit, et l'on arrivait vite à la gloire dts
fabricateurs de systèmes. Mais aussi l'on ne
faisait qu'un roman ; on ne créait qu'un
monde imaginaire ; on ne peignait que des
fictions; et souvent assez peu poétiques. Au
lieu d'avoir rendu un conq)le fidèle du monde
réel et vrai, on n'avait fait, à la fin d'une si
belle tâche, que payer un tribul aux passions
lâchement servies èl honteusement gloriliéesl
Beaucoup d'hommes ont procédé ainsi, ont
suivi celte voie facile du mensonge et do
l'ignorance, ont raisonné sans s'inquiéter des
faits, qui |)ourtani ofiVcnt à la science la pre-
mière base et les éléments philosophiques
les meilleurs. Aussi n'ont-ils abouti (]u'à de
que généralement les hommes ne savent que vaines spéculations, et n'ont-ils réussi qu'à
des mots, et qu'il est exUèmement difficile rehdie la vérité [»lus obsciu-e, la vertu plus
de saisir l'intelligence de la jeunesse, et de difficile et plus rare, et à entraîner les esprits
la fixer de telle sorte, qu'elle s'appli{|ue à la dans les ténèbres au sein desquelles ils s'é-
coniemplation ou à l'élude des choses intel- taient eux-mêmes perdus. Que Dieu ail pitié
ligibles; il faut surtout n'avoir jamais vu les de leur âme I mais, les infortunés, que peu-
faits: ces soins, ces peines, ces sollicitudes, vent-ils, tels qu'ils ont vécu, espérer de ses
ce dévouement quotidiens, perpétuels, cette miséricordes?
parole, cette instruction incessante des pa- « Les idées, à l'origine des choses humai'
rents à l'égard de leurs enfants pendant de nés, n'ont donc j)as eu d'autre source pour
longues et nombreuses années; il faut, l'homme (pie Dieu ou la parole divine. F0715
disons-nous, ignorer loutes ces difficultés,
tous ces actes ou n'en tenir aucun compte,
pour s'imaginer que les idées, la connaissance
naissent dans l'homme natureUemcnl de l'ac-
tion fatale, silencieuse, insignifiante, maté-
rielle, des choses extérieures sur les organes,
ou plutôt de la chute, de ces choses cl de
leurs formes sous ses sens.
« La nature cependant el la Providence
elle-même nous disaient assez haut et nous
répétaient assez souvent que ce qui fait
l'homme, c'ei>t l'éducation, et que tout en lui
est le résultai de l'enseignement. En clfet, la
nature et la Providence nous ont toujours
montré, parmi tous les êtres organiques.
sapientiœ Verbum^Dei in cxcehis {Eccli.
I, 5). De;iuis, l'homme ou la parole humaine
a été, pour tout ce qui est né de la femme,
la source de l'idée ou de la connaissance.
C'est là une vérité que démontrent el procla-
ment assez haut les conditions dans lesquel
les Ihomme naît, et les faits sous l'action des
(juels son âme s'ouvre et s'initie à la vif
intellectuelle.
« Le vrai, ou la réalité en ce qui concerne
l'origine des idées, des notions qui consti-
tuent la connaissance humaine , est dono
aussi une condamnation de ce naluialismo
impie sur lequel une fausse sagesse a pré-
tendu fonder tout ce qui distingue l'homnTe
homme seul privé, à sa naissance, d'instinct de la bête. Elle est de plus une preuve nou-
el de mouvements conservateurs; toujours
elles nous l'ont montré, de tous les êtres
vivants, seul incapable de ces actes sans les-
(luels l'être périrait infailliblement, s'il n'était
nourri et protégé par une main secourable et
jntelligenle. N'était-ce donc pas assez nous
dire qne l'homme n'est point l'enfant de la
nature?
« Mais si haut que parlent les faits, encore
faut-il, pour les entendre, les observer et
leur prêter une oreille atlenlive.il était donc
plus commode et aussi plus attrayant, pour
expliquer les choses et surtout pour les ex-
pliquer dans le sens d'une idée préconçue,
de suivre l'imagination, de se lancer dans le
chami) l'hie de ses voies idéales et briil:"i-
velle de la nécessité de cette révélation pri-
mitive, que nous avons donnée pour source
unique et première du langage et des con-
naissances de i'homme. » (J. Bonnetat,
Etudes sur la philosofihie, son identité do
principe avec le catholicisme.)
§ V. — Des mots dans leurs rapports avec les
cli'ises. (K\lr;iil de r/Js.vai philosophique iur l'en-
teiiclenieiii hniiiaiu, par Locke, livre m, uaduc-
lioii tl(; Co«.TE.)
I. — Des mois ou du langnge eu général.
1. L'homme a des orç/anes propres à former
des sons articulés. — Dieu ayant fait l'homme
pour être une créature sociable, non seule-
ment lui a inspiré le désir, cl l'a mis dans la
nécessité de vivre avec ceux de son esp.èce
îi^ LAN DlCTlU.NNAllîE DE riIlLOSOrJllE. LAN 441
mais de plus lui a donné la faculté de parler, mots suivants : wiayinn-, comprrnàic, s'aHa
n«ur que ce lût le yrand instrument et lo cher, concevoir, insliller, dégoûler, Irouhlc,
len commun de celte sociélé. C'est pourquoi tratu/uillUé, etc., sont tous empruntés de?
I homme a nalureliement ses organes façon- ()i)éralions de choses sensibles, et appliqués
uii^ de (elle manière qu'ils sont propres à h certains modes de pens(>r. Le u ai esprit,
des sons articules, que nous a|)pelons dans sa première si-ni(icalion. c'est le souf-
former
des mots. Mais cela ne suffisait pas pour faire
le lan|,Mge : car on peut di-esser les perro-
auels et plusieurs autres oiseaux à former
des sons articulés et assez distincts; cepen-
dant ces animaux ne sont nullement capa-
bles de langage.
2. Afin de se servir de ces sons pour être
signes de ses idées. — 11 était donc néces-
saire, qu'outr-c les sons articulés, l'homme
lilt capable de se servir de ers sons comme de
fh, et celui d'ange signitie messager; et je no
doute point que, si nous pouvions conduire
tous les mots jusqu'à leur source, nous ne
trouvassions que, dans toutes les langues, les
mots qu'on emploie pour signifier des choses
qui ne tombent pas sous les sens, ont tiré
leur premièr'e or'igino d'idées sensibles. D'où
nous pouvons eonjeclurer' quelle sorte de
notions avaient ceux qui, les premiers, par-
lèr-ent ces langues-15, d'où elles leur venaierl
signes de conceptions intérieures, et de les dans l'esprit, et comment la nature suggérai
établir comme autant de marques des idées inopinément aux hommes l'origine et le prin-
que nous avons dans l'esprit, afin que, parla, cipe de toutes leurs connaissances, par les
elles pussent être manifestées aux autres, eî
qu'ainsi les hommes pussent s'cntre-commu-
niquer les pensées qu'ils ont dans l'esprit.
3. Les mots servent aussi de signes géné-
raux. — Mais cela ne su (lisait point encore
pour rendre les mots aussi utiles qu'ils doi-
vent étr-e. Ce n'est pas assez pour la perfec-
tion du langage que les sons puissent devenir
signes des idées, à moins qu'on ne puisse se
noms mômes qu'ils donnaient aux choses;
puisque, pour trouver des noms qui pussent
faire connaître aux autres les opérations qu'ils
sentaient en eux-mêmes, on quelque autre
idée qui ne tomMt ()as sous les sens, ils fu-
rent obligés d'emprunter des mots, des idées
de sensation le* plus connues, atin de faire,
concevoir par là plus aisément les opérations
qu'ils éprouvaient en eux-mêmes, et qui ne
pouvaient être représentées par des appa-
servir de CCS signes, en sorte qu'ils cornpren- 1^°^^ • . ■-.
nent plusieurs choses particulières* car la '"^"f^es sensibles et extérieures. Apres avoir
multiplication des mots en aurait confondu ^'"^^ trouvé des noms connus, et dont ils
l'usage, s'il eût fallu un nom distinct pour convenaient mutuellement pour signifier ces
désigner chaque chose partici:lière. Afin de opérations intérieures de l'esprit, ils pou-
' ' ' vaient sans peine faire connaître par des
remédiera cet inconvénient, le langage a été
encore perfectionné par l'usage des termes
généraux, par où un seul mot est devenu le
signe d'une multitude d'existences particu-
lières, excellent usage des sons, qui a été
uniquement produit par la difîér-ence des
idées, dont ils sont devenus les signes; les
noms à qui l'on fait signifier des idées géné-
rales devenant généraux , et ceux qui expri-
ment des idées particulières demeurant i)aF-
ticuliers.
4. Outre ces noms, qui signifient des idées,
Il y a d autres mots que les hommes em-
jdoient, non pour signifier quelque idée, mais
le manque ou l'absence d'une certaine idée
simple ou complexe, ou de toutes les idées
ensemble, comme sont les mots rien, igno-
rance et stérilité. On ne peut pas dire que
tous ces mots négatifs ou privatifs n'appar- „,„nrp., .
tiennent pi-opr-ement à aucune idée, ou ne ^inf rni r
signifient aucune idée; car, en ce cas là, ce 1 nliïïre
seraieiit des sons qui ne signifieraient abso- IZfrllZl
Jument rien; mais ils se rapportent à des
Idées positives, et en désignent l'absence.
5. Une autre chose qui nous peut appro-
cher un peu plus de l'origine de toutes nos
notions et connaissances, c'est d'observer
combien les mois dont nous nous servons
déi'endent des idées sensibles, et comment
eux qu'on emploie pour signifier des actions
et des notions tout à fait éloignées des sens
tirent leur or-igine de ces mêmes idées sensi-
|)ies, d ou ils sont transférés à des significa-
tions plus abstruses pour exprimer des idées
qii ne tombent point sous les sens. Ain^i les
mois toutes leurs autres idées, puisqu'elles
ne pouvaient consister qu'en des pei'cep-
tions extérieures et sensibles, ou en des opé-
rations intérieures de leur esprit sur ces per-
ceptions; car, comme il a été prouvé, nous
n'avons absolument aucune idée qui ne vienne
originairement des objets sensibles et exté-
rieurs, ou des opérations intérieures de l'es-
prit, que nous sentons, et dont nous sommes
intérieurement convaincus en nous-mêmes.
6. Division générale de ce troisième livre.—
Mais pour mieux comprendre quel est l'usage
et la for-ce du langage, en tant qu'il sert h
l'instruction et à la connaissance, il est à pro-
pos de voir, en premier lieu, à quoi c'est que
les noms sont immédiatement appliqués daiis
l'usage qu'on fait du langage.
Et puisque tous les noms (excepté les noms
propr'es) sont généraux, et qu'ils ne signi-
en particulier telle ou telle chose
mais les espèces des choses, il
sera nécessaire de considérer, en second lien,
ce que c'est que les espèces et les genres d( s
choses, en quoi ils consistent, et comment Us
viennent à être formés^ Après avoir examiné
ces choses comme il faut, nous serons mieux
en état de découvrir le véritable usage des
mots, les perfections et les imperfections na-
turelles du langage, et les remèdes qu'il faut
employer pour éviter, dans la signification
des mots, l'obscurité ou l'incertitude,, sans
quoi il est impossible de discourir nettement
ou avec ordre de la connaissance des choses
qui, rq.ulant ^ur des propositions pour l'ordi-
naire universelles, a plus de liaison avec les
415
LAN
PSYCHOLOGIE.
LAN
ac
mots qu'on n'est peut-ôtre porté à se l'iuia-
b^iner.
Ces considénitioiis feront donc le sujet des
chapitres suivants.
H. — De lit siijiiificjMioii (!es iiinls.
1. Les mots sont des signes sensibles né-
cessaires aux hommes pour s'entre-comniuni-
(jiier leurs pensées. — Quoique l'homme ait
une grande diversité de pensées, qui sont
tell(!S (|ue les autres hommes en peuvent re-
cueillir, aussi bien que lui, beaucoup de plai-
sir et il'utilité, elles sont pourtant toutes ren-
fermées dans son esprit, invisibles, cachées
aux autres, et ne sauraient paraître d'elles-
mêmes. Comme on ne saurait jouir des avan-
(ages et des commodités de la société, sans
une communication de pensées, il était né-
cessaire que IhOMime inventât quelques si-
gnes extérieurs el sensible s par lesquels ces
idées invisibles, dont ses pensées sont com-
posées, pussent èlre nianilestées aux autres.
Rien n'était plus propre pour cet etl'et, soit à
l'égard de la fécondité ou de la |)rom[)litude,
que ces sons articulés ipiil se trouve capable
de former avec tant de facilité et de variété.
Nous voyons par là cmnment les mots (|ui
étaient si bien adaptés à cette (in , par la na-
ture, viennent à être employés parles hommes
I)Our être signes de leurs idées, et non [)ar
aucune liaison naturelle qu'il y ail entre cer-
tains sons articulés et cei'taines idées (car, en
ce cas là, il n'y aurait qu'une langue parmi
les hommes), mais par une institution arbi-
traire en vertu de laipielle. un tel mot a été
fait volontairement le signe d'une telle idée.
Ainsi, l'usage des mots consiste à être des
marques sensibles des idées, el les idées qu'on
désigne par les mots sont ce qu'ils signifient
proprement el inimédiatemenl.
2. Ils sont des signes sensibles des idées de
celui gui s'en sert. — Connue les hommes se
servent de ces sigiK^s , ou pour enregistrer, si
j'ose ainsi dire, leurs propres pensées afin de
soulager leur mémoire, ou pour produire
leurs idées et les exposer aux yeux des autres
hommes, les mots ne sigiufient autre chose
dans leur première et immédiate signilication,
(juc les idées qui sont dans i'espiit de celui
qui s'en sert, quelque imparfaitement ou né-
gligemment que ces idées soient dédiiites des
choses (|u'on suppose qu'elles représentent.
Lorsqu'un homme parle à un autre, c'est afin
de pouvoir être entendu ; et le but du lan-
gage est que ces sons ou marques puissent
faire connaître les idées de celui qui parle,
à ceux qui l'écoutent. Par conséquent , c'est
des idées de celui qui parle (jue les mots sont
des signes, el personne ne peut les ap|)li-
quer immédiatement comme signes à aucune
autre chose qu'aux idées qu'il a lui-môme
dans l'esprit : car en user autrement, ce se-
rait les rendre signes de nos propres concep-
tions, et les appliquer cependant à d'autres
idées; c'est-à-dire faire qu'en même temps
ils fussent et ne fussent pas des signes de nos
idées , et par cela même qu'ils ne signifiassent
c^^Teciivement rien du tout. Comme les mots
sont des signes volontaires par rapport à celui
qui s'en sert, ils ne sauraient être di^s signes
volontaires qu'il emploie pour désigner des
choses qu'il ne connaît point. Ce serait vou-
loir les rendre signes de rien , de vains sons
destitués de toute signifi.calion. Un homme no
peut pas faire que ses mots soient signes,
ou des (jualilés qui sont dans les choses , ou
des conce|)lions qui se trouvent dans l'esprit
d'une autre personne, s'il n'a lui-même au-
cune idée de ces (pialités el de ces conce-
})tions. Jusqu'à ce qu'il ait quelques idées de
son propre fonds, il ne saurait supposer que
certaines idées correspondent aux concep-
tions d'une autre personne, ni se servir d'au-
cuns signes j)our les exprimer, car alors ce
seraient des signes de ce qu'il ne connaîtrait
nas, c'est-à-dire des signes d'un rien. ^Liis
lorsqu'il se re|)réseute à lui-même les idées
des autres hommes par celles qu'il a lui-même,
s'il consent de leur donner les mêmes noms
que les autres hommes leur donnent, c'est
toujours à ses propres idées qu'il donne ces
noms , aux idées qu'il a et non à celles qu'il
n'a pas.
3. Cela est si nécessaire dans le langage,
qu'à cet égard l'homme habile el l'ignorant,
le savant et l'idiol se servent des mots de la
même manière, lors(iu'ils y attachent quelque
signilication. Je veux dire (jue les mots signi-
fient dans la bouche de chacpie homiiuî les
idées qu il a dans l'esprit et qu'il voudrait
exprimer par ces mots-là. Ainsi , un enfant
n'ayanl remarqué daris le métal qu'il entend
nommer or, lien autre chose qu'une brillante
couleur jaum; , applique seulement le mol
d'or à l'idée (;u'il a de celle couleur el à nulle
autre chose : c'est pourcjuoi il dorme le nom
d'or à celle même couleur qu'il voit dans la
queue d'un paon. \h\ autre (pii a mieux ob-
servé ce métal, ajoute à la couleur jaune une
grande pesanteur; el alors le mol d'or si-
gnifie dans sa bouche une idée complexe d'un
jaunebrillant,el d'une substance foi'l pesante.
Un troisième ajoute à ces qualités la fusibilité,
et dès-là ce nom signifie à son égar-d un corps
brillant , jaune , fusible et fort pesant. Un
autre ajoute la malléabilité. Chacune de ces
per-sonnes se servent égalerrrent du mot d'or,
lorsqu ils ont occasion d exprimer l'idée à la-
quelle ils l'appliquent ; mais il est évident
qu'aucun d'eux ne peut l'appliquer qu'à sa
pi'0()re idée , el qu'il ne saurait le rendi e
signe d'une idée complexe qu'il n'a pas dans
l'espr-it.
4. iMais encore que les mots, considéi;és
dans l'usage (iu'en font les homnres, ne puis-
seiit signifier- pr'o[)r'ement et immédialement
rien autre chose que les idées qui sont dans
l'esprit de celui (jui parle, cependant les
hommes leur-atliibuenl dans Icui's pensées un
secret rap[)oil à deux autres choses.
Prerrrièrement, iLi supposent que les motg
dont ils se servent snnt signes des idccig
qui se trouvent aussi dans l'esprit des autrcg
hommes avec qui ils s'entretiennent. Car au..
Iremenl ils |iar'leraient en vain et ne pour,
raient èlr-e entendus , si les sons qu'ils appli-
quent à une idée , étaient attachés à nu^.
autre idée par celui qui les écoule, ce q^i
■117
LAN
DlCnOXXAlUE blL PlllLOS(jrUIE.
LAX
m
serait parler deus langues. Mais dans celle
occasion , les hommes ne s'arrôtent pas ordi-
nairement à examiner si l'idée qu'ils ont dans
l'esprit, est la môme que celle qui est dans
l'esprit de ceux avec qui ils s'entretiennent.
Ils s'iniaginent qu'il leur sufiit d'employer le
mot dans le sens qu'il a communément dans
la langue qu'ils parlent, ce qu'ils croient faire :
et dans ce cas ils supposent que ITdée dont
ils le font signe, est précisénîcnt la même (|uo
les habiles gens du pays attachent à ce
nora-là.
5. En second lieu, parce que les hommes
seraient fâchés qu'on crût qu'ils parlent sim-
plement de ce qu'ils imaginent , mais qu'ils
veulent aussi qu on s'imagine (ju'ils parlent
des choses selon ce qu'elles sont réellement
en elles-mêmes , ils supposent souvent à
cause de cela , que leurs i)aro[€s signijient
aussi la réalité des choses. Mais comme ceci
se rapporte plus particulièrement aux subs-
tances et à leurs noms, ainsi que ce que nous
venons de dire dans le paragraphe précédent
se rappoite peut-être aux idées simples et
aux modes, nous parlerons plus au long de
ces deux différents moyens d'appliquer les
mots , lorsque nous traiterons en particulier
des noms des modes mixtes et des substances.
Cependant permetlez-moi de dire ici en pas-
sant que c'est pervertir l'usage des mots, et
embarrasser leur signification d'une obscu-
rité et d'une confusion inévitable, que de
leur faire tenir lieu d'aucune autre chose que
des idées que nous avons dans l'esprit.
6. 11 faut considérer encore à l'égard des
mots, premièrement qu'étant immédiatement
les signes des idées des hommes, et par ce
ce moyen les instruments dont ils se servent
pour s'entre-communiquer leurs conceptions ,
el exprimer l'un à l'autre les pensées qu'ils
ont dans l'esprit, il se fait, par un constant
usage, une telle connexion entre -certains
sons, et les idées désignées par ces sons-là,
que les noms qu'on entend, excitent dans
1 esprit certaines idées avec presque autant
de promptitude et de facilité, que si les
ob;ets propres à les produire, affectaient ac-
tuellement les sens. C'est ce qui arrive évi-
demment à l'égard de toutes les qualités sen-
sibles les plus communes , et de toutes les
substances qui se présentent souvent et fami-
lièrement à nous.
7. On se sert souvent de mots auxquels on
n'attache aucune signification. — Il faut re-
marquer, en second lieu , que , quoique les
mots ne signifient proprement et immédia-
tement que les idées de celui qui parle, ce-
pendant parce que, par un usage qui nous
devient familier dès le berceau, nous appre-
nons très-parfaitement certains sons articulés
qui nous viennent promptement sur la langue,
el que nous pouvcms rappeler à toui moment,
mais dont nous ne prenons pas toujours la
|)eine d'examiner ou de fixer exactement la
signification, il arrive souvent que les hommes
appliquent davantage leurs pensées aux mots
qu'aux choses, lors même qu'ils voudraient
sappliquer à considérer attentivement les
choses en elles-mêmes. Et parce qu'on a aj)-
pris la plupart de ces mots, avant que do
connaître les idées qu'ils signifient, il y a non-
seulement des enfants, mais des hommes faits,
qui parlent souvent conune des perroquets,
se servant de plusieurs mots par la seule rai-
son qu'ils onl appris ces sons et qu'ils se sont
fait une habitude de les prononcer. Du reste,
tant que les mots ont quelque signification ,
il y a jusque-là une constante liaison entre
le son el l'idée, et une marque que l'un tient
lieu de l'autre. Mais si l'on n'en fait pas cet-
usage , ce ne sont plus que de vains sons qui
ne signifient rien.
8. La signification des mots est parfaitement
arbitraire. — Les mots , par un long et fa-
milier usage, excitent, comme nous venons
de le dire, certaines idées dans l'esprit, si
règlement , et avec tant de promptitude, que
les hommes sont portés à supposer qu'il y a
une liaison naturelle entre ces deux choses.
Mais que les mots ne signifient autre chose
que les idées particulières des hommes, el
cela par une institution tout à fait arbitraire,
c'est ce qui paraît évidemment en ce qu'ils
n'excitent pas toujours dans l'esprit des autres
( lors même qu'ils parlent le même langage )
les mômes idées dont nous supposons qu'ils
sont les signes. Et chacun a une si inviolable
liberté de faire signifier aux mots telles idées
qu'il veut, que personne n'a le pouvoir de
faire que d'autres aient da4is l'esprit les
mêmes idées qu'il a lui-même quand il se
sert des mêmes mots. C'est pourquoi Auguste
lui-même, élevé à ce haut degré de puissance
qui le rendait maître du monde, recormut
qu'il n'était pas en son pouvoir de faire un
nouveau mot latin; ce qui voulait dire qu'il
ne pouvait pas étalilir, par sa pure volonté ,
de quelle idée un certain son devrait être le
signe dans la bouche et dans le langage ordi-
naire de ses sujets. A la vérité , clans toutes
les langues, l'usage approprie par un con-
sentement tacite, certains sons à certaines
idées, et limite de telle sorte la signification
de ce son , que quiconque ne l'applique pas
justement à la même idée , parle impropre-
ment ; à quoi j'ajoute qu'à moins que les mots
dont un homme se sert, n'excitent dans l'es-
prit de celui qui l'écoute, les mêmes idées
qu'il leur fait signifier en parlant , il ne parle
pas d'une manière intelligible. Mais quelle
que soit la conséquence que produit 1 usage
qu'un homme fait des mots dans un sens
différent de celui qu'ils ont généralement,
ou de celui qu'y attache en particulier la |)er-
sonne à qui il adresse son discours, il est
certain que par rapport à celui qui s'en sert,
leur signification est bornée aux idées qu'il
a dans l'esprit , et qu'ils ne peuvent être
signes d'aucune autre chose.
III. — Des lerines généraux.
1. La plus grande partie des mois sont gé-
néraux. — tout ce qui existe , étant des
choses particulières, on y»ourrail peut-êlre
s'imaginer, qu'il faudrait que les mots qui
doivent être conformes aux choses, fussent
aussi particuliers par rapport à leur significa-
tion. Nous voyons pourtant que c'est tout le
4(0
I.\N
PSYCHOLOGIE.
LAN
4L0
contraire, rac la plus grande partie des mots
qui coQi posent les diverses langues du monde,
sont des termes généraux : ce qui n'est pas
arrivé par négligence ou par hasard , mais
par raison et par nécessité.
2. 7/ est impossible que chaque chose parti-
culière ait un nom particulier et distinct. —
Premièrement, il est impossible que chaque
chose particulière pût avoir un nom particu-
lier et distinct. Car la signification et l'usage
des mots dépendant de la connexion que
l'esprit met entre ses idées et les sons qu'il
■emploie pour en être les signes, il est néces-
saire, qu'en appliquant les noms aux choses,
l'esprit ait des idées distinctes des choses , et
qu'il retienne aussi le nom particulier qui
appartient à chacune avec l'adaptation parti-
culière qui en est faite à celte idée. Or il est
au-dessus de la capacité humaine de former
et de retenir des idées distinctes de toutes
les choses particulières qui se présentent à
nous. Il n'est pas possible que chaque oi-
seau, chaque béte que nous voyons, que
chaque arbre et chaque plante qui frappent
nos sens , trouvent place dans le plus vaste
entendement. Si l'on a regardé comme un
exemple d'une mémoire prodigieuse , que
certains généraux aient pu ap peler chaque
roldat de leur armée par son propre nom, il
est aisé de voir la raison pourquoi les hom-
mes n'ont jamais tenté de doiuier des noms
è chaque brebis dont un troupeau est com-
espèces sous des non)s généraux. Ces espèces
sont alors renfermées dans certaines bornes
avec les noms qui leur appartiennent, et nci
se multiplient pas chaque moment au-delà
de ce que l'esprit est capable de retenir, ou
que l'usage le requiert. C'est pour cela que
les hommes se sont arrêtés pour l'ordinaire à
ces conceptions générales, mais non pas
pourtant jusqu'à s'abstenir de distin,i;uer les
choses particulières par des noms distincts,
lorsque la nécessité l'exige. C'est pourquoi
dans leur propre es[ȏce avec qui ils ont le
plus à faire , et qui leur fournit souvent des
occasions de faire mention de personnes
particulières, ils se servent de noms pro-
pres, chaque individu distinct étant désigné
par une particulière et di^tincte dénomina-
tion.
5. .4 quoi c'est quon a donné des «o»?u
propres. — Outre le.^ personnes, on a donné
communément des noms particuliers aux
pays, aux villes, aux rivières, aux montagnes,
et à d'autres telles distinctions de lieu : et
cela par la même raison, je veux dire, h cause
que les hommes ont souvent occasion de les
désigner en particulier, et de les mettre, pour
ainsi dire , devant les jeux des autres dans
les entretiens qu'ils ont avec eux. El je suis
j)ersuadé que, si nous étions obligés de faire
mention de chevaux i)articuliers aussi souvent
que nous avons occasion de parler de diffé-
rents hommes en particulier, nous aurions
posé, ou à chaque corbeau qui vole sur leurs pour désigner les chevaux des noms propres.
têtes , et moins encore de désigner par un
nom particulier chaque feuille des plantes
qu'ils voient , ou chaque grain de sable qui
se trouve sur leur chemin.
3. Cela serait inutile. — En second lieu,
si cela pouvait se faire, il serait pourtant imi-
tile, parce qu'il ne servirait point à la fin
nrincipale du langage. C'est en vain que les
nommes entasseraient des noms de choses
particulières, cela ne leur serait d'aucun
usage pour s'entre-communiquer leurs pen-
sées. Les hommes n'apprennent des mots et
ae s'en servent dans leurs entretiens avec les
autres hommes , que pour pouvoir être en
(jui nous seraient aussi familiers, que ceux
dont nous nous servons pour désigner les
hommes; que le moi de Bucéphale, |)ar exem-
ple, serait d'un usage aussi conmmn (|ue ce-
lui û' Alexandre. Aussi voyons-nous que les
maquignons donnent des noms propres à
leurs chevaux aussi communément ipi'à leurs
valets pour pouvoir les connaître et les dis-
tinguer les uns des autres, parce qu'ils ont
souvent occasion de parler de tel ou tel che-
val particulier, lorsqu'il est éloigné de leur
vue.
6. Comment se font les termes généraux. —
Une autre chose qu'il faut considérer après
tendus; ce qui ne se peut faire que lorsque, cela, c'est, comment se font les termes géné-
»ar l'usage ou par un mutuel consentement, raux. Car tout ce qui existe, étant particulier,
comment est-ce que nous avons des termes
généraux, et où trouvons-nous ces natures
universelles que ces termes signifient? Les
mots deviennent généraux lorsqu'ils sont ins-
titués signes d'idées générales , et les idées
deviennent générales lorsqu'on en sé()ai e les
circonstances du temps, du lieu et de toute
autre idée qui peut les déterminer à telle ou
telle existence particulière. Par cette sorte
d'abstraction elles sont rendues capables de
les sons que je forme par les organes de la
voix excitent dans l'esprit d'un autre qui l'é-
coute , 1 idée que j'y attache en moi-même
lorsque je le prononce. Or c'est ce qu'on ne
pourrait faire par des noms appliqués à
des choses particulières , dont les idées se
trouvant uniquement dans mon esprit , les
noms que je leur donnerais, ne pourraient
être intelligibles h une autre personne qui
ne connaîtrait pas précisément toutes les
mêmes choses qui sont venues à ma connais- représenter également plusieurs choses indi-
sance.
4. Mais en troisième lieu, supposé que cela
pût se faire ( ce que je ne crois pas ) , cepen-
dTïnt im nom distinct pour chaque chose par-
ticulière ne serait pas d'un grand usage pour
l'avancement de nos connaissances , qui, bien
que fondées sur des choses particulières, s'é-
tendent par des vues générales qu'on ne peut
former qu'en réduisant les choses à certaines
viduelles, dont chacune étant en elle-même
conforme à celte idée abstraite, est par-là de
cette espèce de choses, comme on parle.
7. Mais pour expliquer ceci un peu plus
distinctement, il ne sera peut-être pas hors
de propos de considérer nos notions et les
noms que nous leur donnons dès leur ori-
gine, et d'observer par quels degrés nous
venons à former et à étendre nos idées de-
4!,l l,\\ DICTIONN.VIRK T)E PHlLOSOrilIK. LAN 452
puis noire prcinièic enfance. Il est loiil vi- (inil i\ de Vhotnmc, et qn'il me dise ensuite
sible que les idées que les enfants se font des en quoi elle diflère de l'idée qu'il a de Pierre
personnes avec qui ils conversent ( pour nous et de Paul, ou en quoi son idée de cheval est
arrêter à cet exemple ) sont semblables aux dillérente de celle qu'il a de Bucéphale, si ce
personnes mômes, et ne sont que particu- n'est dans l'éloignement de quelque chose
lières. Les idées qu'ils ont de leur nourrice qui est particulier à chacun des individus, et
et de leur mère, sont fort bien tracées dans dans la conservation d'autant de particulières
leur esprit, et comme autant de fidèles la- idées complexes qu'il trouve convenir à plii-
bleaux y représentent uni(|uemenl ces iiidi- sieurs existences particulières. De même en
vidus. Les noms qu'ils leur donnent d'abord, ôtant, des idées complexes signiliées par les
se terminent aussi à ces individus : ainsi les noms d'homme et de cheval, les seules idées
noms de nourrice et maman, dont se servent particulières en quoi ils ditfèrent, en ne re-
les enfants, se rapportent uni(|uement à ces tenant rpie celles dans lesquelles ils convien-
personnes. Quand après cela le temps et une nent, (;t en faisant de ces idées une nou-
plus grande connaissance du monde leur a vclle et distincte idée complexe, h laquelle
fait observer (ju'il y a plusieurs autres êtres, on donne le nom d'animal, on a un terme
qui, par certains communs rapports de figure plus général , qui avec l'homme comprend
et de [dusieurs autres (jualités, ressemblent à plusieurs autres créatures. Otez, après cela,
leur père, h leur mère, et aux autres per- de l'idée d'animal le sentiment et le mouve-
sonnes qu'ils ont accoutumé de voir, ils ment spontané; dès là l'idée complexe qui
forment une iJée à laquelle ils tiouvent que reste, composée d'idées simples de corps, de
tous ces êtres p.irticuliers participent égale- vie et fie nutrition, devient une idée encore
ment, et ils lui donnent comme les autres le plus généiale, qu'on dé-^igne par le ternu;
nom d'homme , par exemple. Voilà comment vivant qui est d'ime plus grande étendue. Et
ils viennent à avoir un nom général et une pour ne pas nous arrêter plus longtemps
idée générale. En quoi ils ne forment rien sur ce point qui est si évident par lui-même,
de nouveau, mais écartant seulement de l'idée c'est par la même voie que l'esprit vient à se
complexe qu'ils avaient de Pierre et de Jac- former l'idée de corps, de substance, et enfin
ques, de Marie et d'Elisabeth, ce qui est par- d'être, de chose, et de tels autres termes uni-
ticulier à chacun d'eux, i's ne retiennent que versels qui s'appliquent à quelque idée que
ce qui leur est commun à tous. ce soit que nous ayons dans l'esprit. En un
8. Par le même moyen qu'ils acquièrent mot tout ce mystère des genres et des espèces
le nom et l'idée générale d'homme, il acquiè- dont on fait tant de bruit dans les écoles,
rent aisément des noms et des notions plus mais qui hors de là est avec raison, si peu
générales. Car venant à observer que plu- considéré; tout ce mystère, dis-je, se réduit
sieurs choses qui difTèrent de l'idée qu'ils uniquement à la formation d'idées abstraites,
ont de Vhomme, et qui ne sauraient par con- plus ou moins étendues auxquelles on donne
séquent être comprises sous ce nom, ont certains noms. Sur quoi ce qu'il y a de cer-
pourtant certaines qualités en quoi elles con- tain et d'invariable , c'est que chaque term(;
viennent avec l'homme; ils se forment une plus général signifie une certaine idée qui
autre idée plus générale en retenant seule- n'est qu'une partie de quelqu'une de celles
ment ces qualités et les réunissant dans une qui sont contenues sous elle.
autre idée, et en donnant un nom à cette 10. Pourquoi on se sert ordinairement du
idée, ils font un terme d'une compréhension genre dans les définitions. — Nous pouvons
plus étendue. Or cette nouvelle idée ne se voir par là quelle est la raison pourquoi en
fait point par aucune nouvelle addition, mais définissant les mots, ce qui n'est autre chose
seulement comme la précédente , en ôtant la que faire connaître leur signification, nous
figure et quelques 'autres propriétés désignées nous servons du r/enrp, ou du terme général
l)ar le mot d'/jo?nme; et en retenant seulement le plus prochain sous lequel est compris le
un corps , accompagné de vie, de sentiment mot que nous voulons définir. On ne fait
et de motion spontanée, ce qui est compris point cela par nécessité, mais seulement
sous<':, nom d'animal. pour s'épargner la peine de compter les dif-
9. Les natures générales ne sont autre chose férentes idées simples que le prochain terme
que des idées abstraites. — Que ce soit là It; général signifie, ou quelquefois peut-être
moyen par où les hommes forment première- pour s'épargner la honte de ne pouvoir faire
nient les idées générales et les noms généraux celte énumération. Mais quoique la voie la
qu'ils leur donnent, c'est, je crois, une chose plus courte de définir soit par le moyen du
si évidente quil ne faut pour la prouver que genre et de la différence , comme parlent les
considérer ce que nous faisons nous-mêmes, logiciens, on peut douter, à mon avis, qu'elle
eu ce que les autres font, et quelle est la soit la meilleure. Une chose du moins, dont
route ordinaire que leur esprit prend pour je suis assuré, c'est qu'elle n'est pas l'unique,
arriver à la connaissance. Que si 1 on se figure ni par conséquent absolument nécessaire,
que les natures ou noti.-.ns générales sont Car définir, n'étant autre chose que faire con-
autre chose que de telles idées abstraites et naître à un autre par des paroles quelle est
partiales d'autres idées plus complexes qui l'idée qu'emporte le mot qu'on définit, la
ont été premièrement déduites de quelque meilleure définition consiste. à faire le dé-
existence particulière, on sera, je pense, bien nombrement de ces idées simples qui sont
en peine de savoir oiî les trouver. Car que renfermées dans la signification du terme
quelqu'un réfléchisse en soi-même sur l'idée défini ; et si au lieu d'un tel dénombrement
m
\.\\
PSVCIIOLOOIE.
LAN
451
les lioinmes se sont aocuUunt'S à >c servir thi
prochain ternie gcWiéral, ce n'a !)as clr par
nécessité, ou pour une plus grande clarté ,
mais pour abréger. Car je ne doule point
(|ue, si quelqu'un désirait de connaître quelle
icfce est signiliée par le mot homme, cl «lu'on
lui dît qu'un homme est une substance so-
lide, étendue, qui a de la vie, du senliniimt,
un mouvement spontané, et la faculté de
raisonner, je ne doute pas qu'il n'entendît
ciussi bien le sens de ce mot homme, et que
l'idée qu'il signifie ne lui fût pour le moins
aussi clairement connue, que lorsqu'on le
déiinit un anitnal raisonnable, ce qui par les
différentes détinitions d'animal, de vivant, et
de corps, se réduit à ces autres idées dont on
vient de voir le dénombrement. Dans l'expli-
cation du mot homme, je me suis attaché,
en cet endroit, à la détinition qu'on en donne
ordinairement dans les écoles, qui, quoi-
qu'elle ne soit peut-être pas la plus exacte,
sert pourtant assez bien à mon présent des-
sein. On peut voir j)ar cet exemple, ce qui a
«lonné occasion à cette règle, (ju'une </<'/'«{-
tion doit être composée de genre et de difj'é-
rence : et cela sulTit pour montrer le peu de
nécessité dune telle règle, ou le peu d'avan-
tage qu'il y a à l'observer exactement. Car les
définitions n'étant, comme il a élé dit, que
l'explication d'un mot par plusieurs autres,
en sorte qu'on puisse; connaître certrinemeut
le sens ou l'idée qu'il signifie, les langues
ne sont pas toujours formées selon les règles
de la logique, de sorte que la signification
de chaque terme puisse être exactement et
clairement exprimée par deux autres termes.
L'expérience nous fait voir sufiisanimenl le
contraire : ou bien ceux qui ont fait celte
règle ont eu tort de nous avoir donné si peu
de définitions ([ui y .soient conformes. Mais
nous parlerons plus au long des définitions
dans le chapitre suivant.
11. Ce qu'on appelle général et universel,
est un ouvrage de l'entendement. — Pour re-
touiner aux termes généraux, il s'ensuit évi-
demment de ce que nous venons de dire,
que ce qu'on ap|)clle général et universel
n'appartient pas à l'existence réelle des cho-
ses, mais que c'est un outrage de l'entende-
ment qu'il fait pf»ur son propre usage, et qui
se rapporte uniquement aux sigfies, soit que
ce soient des mots ou des idées. Les niuls
sont généraux, comme il a été dit, lorscju'on
les emploie pour être signes d'idées géné-
rales, ce qui fait qu'ils peuvent être indill'é-
remment appliqués à plusieurs choses par-
ticulières : et les idées sont générales, lors-
qu'elles sont formées pour être des représen-
tations de plusieurs choses particulières.
Mais l'universafité n'appartient pas aux choses
mômes qui sont toutes particulières dans
leur existence, sans en excepter les mots et
les idées dont la signification est générale.
Lors donc que nous laissons h part les (143)
particuliers , les généraux qui restent, ne
sont que do simples productions de notre
esprit, dont la nature générale n'est autre
chose que la capacité que l'entendement leur
communique, de signifier ou de représen-
tenter jtlusieurs particuliers. Car la signifi-
cation qu'ils ont, n'est qu'une relation, (pii
leur est attribuée par l'esprit île l'homme.
12. Les idées abstraites sont les cssencfs
des genres et des espèces. — .\insi, ce qu'il
faut considérer immédiatement après, c'est
quelle sorte de signification appartient aux
mots généraux. Car il est évident qu'ils ne
signifient pas simplement une seule chose
particulière, puisqu'en ce cas-là cène se-
raient pas des termes généraux, mais des
noms propres. D'autre part il n'est pas
moins évident qu'ils ne signifient pas unepiu-
ralilé de choses, car si cela était , homme et
hommes signifieraient la même chose ; et la
distinction de nombres, coivine parlent les
grammairiens, serait superflue et inutile. Ainsi,
ce que les ternies généraux signilienl, c'est
une espèce particulière de choses ; et cha •
cuti de ces termes arquierl cette signification,
en devenant signe d'une idée abstraite que
nous avons dans l'esprit ; et à mesure tpic,
les choses existantes se trouvent conformes
à cette idée, elles viennent à êtres rangées
sous cette dénomination, ou ce qui est la
même chose, à être de cette espèce. D'où il
paraît clairement que les essences de clnupie
espèce de choses ne sont qua ces idées ab-
straites. Car puisque avoir l'essence d'une
espèce, c'est avoir ce qui fait qu'une chose
est de celle espèce ; et puisque la conformité
h l'idée h laquelle le nom spécifique est al-
taché, est ce (pii donne droit à ce nom de dé-
signer cette idée ; il s'ensuit nécessairement
de là, qu'avoir cette essence, et avoir celte
conformité, c'est une seule et même chose ;
parce (ju'être d'une telle espèce, et avoir
droit au nom de celte espèce, est une seule
et même chose. Ainsi par exemple, c'est la
même chose d'êlre homme ou de l'espèce
d'homme, et -d'avoir droit au nom d'homme :
comme être homme, ou de l'espèce d'homme,
et avoir l'essence d'homme, est une seule et
même cliose. Or, comme rien ne peut être
homme, ou avoir droit au nom d'homme que
ce (jui a de la conformité avec l'idée abstraite
que le nom d'homme signifie , et qu'aucune
chose ne peut être un homme ou avoir droit
à l'espèce d'homme, que ce qui a l'essence
de cette espèce, il s'ensuit t^ue l'idée ab-
straite que ce nom emporte , el l'essence
de cette espèce, n'est qu'une seule et même
chose. Par où il est aisé de voir que les es-
sences des espèces des choses, et par consé-
quent la réduction des choses en espèces,
est un ouvrage de l'entendement qui forme
lui-même ces idées générales par abstrac-
tion.
13. Les espèces sont l'ouvrage de l'enten-
dement , mais elles sont fondées sur la res-
semblance des choses. — Je ne voudrais pas
qu'on s'imaginât ici , que j'oublie, et moins
encore que je nie que la nature dans la pro-
duction des choses en fait plusieurs sembla-
bles. Rien n'est plus ordinaire surtout dans
(It5) Mois, idéi's ou clioscs.
4:)f.
].\\
k'S races des animaux , et dans toutes les
clio?es (lui se perpétuent par semence. Ce-
pendant, je crois pouvoir dire que la ré-
duction de ces choses en espèces sous
certaines dénominations ," et l'ouvrage de
l'enlendement qui prend occasion de la
resseinijlance qu'il remarque entre elles de
former des idées abstraites et générales,
et de les fixer dans l'esprit sous certains
noms qui sont attachés à ces idées dont ils
sont comme autant de modèles, de sorte qu'à
mesur*^ que les choses particulières actuel-
lement existantes se trouvent conformes à
tels ou tels modèles , elles viennent à être
d'une telle espèce, à avoir une telle déno-
mination, ou à ôlre rangées sous une telle
classe. Car lorsque nous disons , c'est un
homme, c'est un cheval, c'est justice, c'est
cruauté, c'est une montre, c'est une bouteille ;
que faisons-nous par là que ranger ces cho-
ses sous diiïérents noms spécifiques en tant
qu'elles conviennent aux idées abstraites dont
nous avons établi que ces noms seraient les
signes? Et que sont les essences de ces espè-
ces , distinguées et désignées par certains
noms, sinon ces idées abstraites , qui sont
comme des liens par oiî les choses parti-
culières actuellementexistantes sont attachées
aux noms sous lesquels ellrs sont rangées?
En ed'el, lorsque les termes généraux ont
quelque liaison avec des êtres particuliers,
ces idées abstraites sont comme un milieu
qui unit ces êtres ensemble ; de sorte que
les essences des espèces, selon que nous les
distinguons, et les désignons par des noms,
DICTIOXNAIRK DE PHILOSOPHIE. LAN 456
veni dill'érentes collections d'iilées simples ;
et qu'ainsi ce qui est ararjcfi dans l'esprit d'un
homme, ne l'est pas dans l'esprit d'un autre.
Bien plus dans les substances dont les idées
abstraites semblent être tiré<3s des choses
mômes, on ne peut pas dire que ces idées
soient constamment les mômes , non pas
môme dans l'espèce qui nous est la plus fa-
milière, et que nous connaissons de la manière
la plus intime : puisqu'on a douté plusieurs
fois si le fruit qu'une femme a mis au monde
était homme, jusqu'à disputer si l'on devait
le nourrir et le baptiser : ce qui ne pourrait
être, si l'idée abstraite ou l'essence h laquelle
appartient le nom d'homme, était l'ouvrage
de la nature, et non une diverse et incertaine
collection d'idées simples que l'entendement
unit ensemble, et à laquelle il attache un nom,
après l'avoir rendue générale par voie d'ab-
straction. De sorte que dans le fond chaque
idée distincte formée par abstraction est une
essence distincte ; et les noms qui signifient
de telles idées distinctes sont des noms de
choses essentiellement différcîutes. Ainsi, un
cercle difïere aussi essentiellement d'un ovale,
qu'une brebis d'une chèvre; et la pluie est
aussi essentiellement différente de la neige,
que l'eau diffère delà terre; puisqu'il est
impossible que l'idée abstraite qui est l'es-
sence de l'une , soit ainsi communiquée à
l'autre. Et ainsi deux idées abstraites qui
diffèrent entre elles par quelque endroit et qui
sont désignées par deux noms distincts, con-
stituent deux sortes ou espèces distinctes,
lesquelles sont aussi essentiellement ditfé-
ne sont, et ne peuvent être autre chose que rentes, que les deux idées les plus opposées
ces idées précises et abstraites que nous du monde.
avons dans l'esprit. C'est pourquoi, si les
essences, supposées réelles, des substances,
sont différentes de nos idées abstraites, elles
ne sauraient être les essences des espèces
sous lesquelles nous les rangeons. Car deux
espèces peuvent être avec autant de fonde-
ment une seule espèce, que deux différentes
essences peuvent être l'essence d'une seule
espèce : et je voudrais bien qu'on me dît
quelles sont les altérations qui peuvent ou
ne peuvent pas être faites dans un cheval,
ou dans le plomb, sans que l'une ou l'autre
de ces choses soit d'une autre espèce. Si
nous déterminons les espèces de ces choses
par nos idées abstraites , il est aisé de ré-
soudre cette question ; mais quiconque vou-
dra se borner en cette occasion à des essen-
ces supposées réelles, sera, je m'assure, tout
15. Jl y a une essence réelle, et une essence
nominale. — Mais parce qu'il y a des gens
qui croient, et non sans raison, que les es-
sences des choses nous sont entièrement in-
connues, il ne sera pas hors de propos de
considérer les différentes significations du
mot essence.
Premièrement , Tessence peut se prendre
pour la propre existence de chaque chose.
Ainsi dans les substances en général, la con-
stitution réelle , intérieure et inconnue des
choses , d'où dépendent les qualités qu'on
y peut découvrir, peut être appelée leur es-
sence. C'est la propre et originaire significa-
tion de ce mot, comme il païaît par sa for-
mation , le terme d'essence (144) signifiant
proprement ïélre dans sa première dénota-
tion. Et c'est dans ce sens que nous l'em-
à fait désorienté, et ne pourra jamais connaître ployons encore quand nous parlons de l'es
quand une chose cesse précisément d'être de
l'espèce d'un cheval , ou de l'espèce du
plomb.
14. Chaque idée abstraite distincte est une
essence distincte. — Personne, au reste, ne
sera surpris de m'entendre dire, que ces es-
sences ou idées abstraites qui sont les mesures
des noms et les bornes des espèces, soient
l'ouvrage de l'entendement, si l'on considère
qu'il y a du moins des idées complexes qui
sence des choses particulières sans leur don-
ner aucun nom.
En second lieu , la doctrine des écoles
s'étant fort exercée sur le genre et Vespèce
qui y ont été le sujet de bien des mois, le
mot d'essence a presque perdu sa première
signification, et au lieu de désigner la consti-
tution réelle des choses , il a presque été
entièrement appliqué à la constitution artifi-
cielle du genre et de l'espèce. Il est vrai qu'on
dans l'espnl de diverses personnes sont sou- suppose ordinairement une constitution réelle
(lil) .ib eue, etnenlia.
457
LAN
PSYCHOLOGIE.
LAN
4?,S
de l'espèce de chaque chose, et il est hors pre à avancer aucune partie de nos connais-
de doute qu'il doit y avoir quelque constitu- sauces, que cela suffirait seul pour nous la
lion réelle, d'oii cliàque amas d'idées simples faire rejeter, et nous obliger à nous con-
coej:istanies doit dépendre. Mais comme il tenter de ces essences des espèces des choses,
est évident que les choses ne sont rangées en que nous sommes capables de concevoir , et
sortes ou espèces, sous certains noms, qu'en qu'on trouvera, après y avoir bien pensé.
tant qu'elles conviennent avec certaines idées
abstraites, auxquelles nous avons attaché ces
noms-là, Vessence de chaque genre ou espèce
vient ainsi à n'être autre chose que l'idée
abstraite signitiée par le lom général ou spé-
cifique. Et nous trouver, as que c'est là ce
qu'emporte le mot d'il sence selon l'usage
n'être autre chose que ces idées abstraites cl
complexes auxquelles nous avons attaché
certains noms généraux.
18. L'essence réelle et nominale ; la même
dans les idées simples et dans les modes : dif-
férente dan^ les substances. — Les essences
étantainsi distinguées ennominales eiréelles.
le plus ordinaire qu'oa. en fait. Il ne serait nous pouvons remarquer, outre cela, que 6?a«5
' ^ 1 ./ ■ -I les espèces des idées simples et des modes,
elles sont toujours les mêmes , mais que dans
les substances elles sont toujours entièrement
diirérenles. Ainsi, une figure qui termine un
espace par trois lignes, c'est l'essence d'un
triangle, tant réelle que nominale ; car c'est
non-seulement l'idée abstraite à laquelle le
nom général est attaché, mais l'essence ou
l'être propre de la chose même, le véritable
fondement d'où procèdent toutes ses pro-
priétés, et auquel elles sont inséparablement
attachées. Mais il en est tout autrement à
l'égard de cette portion de matière qui com-
pose l'anneau que j'ai au doigt, dans laquelle
ces deux essences sont visiblement dilféren-
tes. Car c'est de la constitution réelle de ses
parties insensibles que dépendent toutes ces
propriétés de couleur, de pesanteur, de
fusibilité, de fixité, etc., qu'on y peut obser-
ver. Et cette constitution nous est inconnue.
pas mal, à mon avis, de désigner ces deux
sortes d'essences par deux noms ditférents,
et d'appeler la première essence réelle, et
l'autre essence nominale.
16. Il y a une constante liaison entre le
nom et l'essence nominale. — Il y a une si
étroite liaison entre l'essence nominale et le
nom, qu'on ne peut attribuer le nom d'au-
cune sorte de choses à aucun être parti-
culier qu'à ct^lui qui a cette essence, par où
il répond à cette idée abstraite dont le nom
est le signe.
17. La supposition que les espèces sont
distinguées par leurs essences réelles est
inutile. — A l'égard des essences réelles
<les substances corporelles, pour ne parler
que de celles-là, il y a deux opinions, si je
ne me trompe. L'une est de ceux qui, se ser-
vant du mot essence sans savoir ce que c'est,
supposent un certain nombre de ces essen-
ces, selon lesquelles toutes les choses natu- de sorte que, n'en ayant point d'idée, nous
relies sont formées , auxquelles chacune
d'elles participe exaclenjent, par où elles
viennent à être de telle ou de telle espèce.
L'autre opinion, qui est beaucoup plus rai-
sonnable, est de ceux ({ui reconnaissent (jue
toutes les choses naturelles ont une certaine
conslitulion réelle, mais inconnue, de leurs
parties insensibles, d'où découlent c€s qua-
lités sensibles qui nous servent à distinguer
ces choses l'une de lautre, selon que nous
avons occasion de les distinguer en certaines
sortes , sous de communes dénominations.
La première de ces opinions, qui suppose
ces essences comme autant de moules où
sont jetées toutes les choses naturelles qui
existent et auxquelles elles ont également
part, a, je pen->e, fort embrouillé la connais-
sance des choses naturelles. Les fréquentes
productions de monstres dans toutes les
espèces d'animaux , la naissance des imbé-
ciles, et d'autres suites étranges des enfan-
tements forment des difficultés qu'il n'est
pas possible d'accorder avec cette hypothèse :
puisqu'il est aussi impossible que deux cho-
ses qui participent exactement à la môme
essence réelle aient ditférentes propriétés,
qu'il est impossible que deux figures parti-
cipant à la même essence réelle d'un cercle
aient différentes propriét'^s. Mais quand il
n'y aurait point d'autre raison contre une
telle hypothèse, cette supposition d'essences
n'avons point de nom qui en soit le signe.
Cependant c'est sa couleur, son poids, sa fu-
sibilité et sa fixité, etc., qui le font être de
l'or, ou qui lui donnent droit à ce nom, qui
est pour cet effet son essence nominale : puis-
que rien ne peut avoir le nom d'or que ce
qui a cette conformité de qualités avec l'idée
complexe et abstraite à laquelle ce nom est
altaché. Mais comme cette distinction d'essen-
ces appartient principalement aux substan-
ces, nous aurons occasion d'en parler plus
au long, quand nous traiterons des noms des
substances.
19. Essences ingénérablesef incorruptibles.
— Une autre chose qui peut faire voir encore
que ces idées abstraites, désignées par cer-
tains noms, sont les essences <jue nous con-
cevons dans les choses, c'est ce qu'on a accou-
tumé de dire, qu'elles sont ingénérables et
incorruptibles : ce qui ne peut être véritable
des constitutions réelles des choses, qui coin-
mencent et périssent avec elles. Toutes les
choses qui existent, excepté leur auteur, sont
sujettes au |changemenl, et surtout telles
qui sont de notre connaissance, et que nous
avonsréduitesàcertainesespècessousdesnoms
distincts. Ainsi, ce qui hier était herbe, est
demain la chair d'une brebis, et peu de jours
après fait partie d'un homme. Dans tous ces
changements et autres semblables, l'essence
réelle des choses, c'est-à-dire, la constitu-
qu'on ne saurait connaître, et qu'on regarde tion d'où dépendent leurs difl'érentes proprié-
pourtant comme ce qui distingue les espèces tés, est détruite et périt avec elles. Mais les
dès choses, est si fort inutile et si peu pro- essences étant prises pour des idées établies
DicnoNN. OE rnn.osopniE. 1. 15
450 LAN
dans l'esprit avec ceiluins noms (lui leur onl
él6 donnés, sont supposées rester conslam-
naent les mêmes, à quelques changements que
soient exposées les substances particulières.
Car quoi qu'il arrive d' Alexandre et de Bucé-
phiile, les idées auxquelles on a attaché les
noms d'honwie et de cheval sont toujours
sup[)Osées demeurer les mômes ; et par con-
séquent les essences de ces espèces sont con-
servées dans leur entier, quelques change-
ments qui arrivent à aucun individu, ou mf-rae
à tous les individus de ces espèces. C'est
ainsi, dis-je, (|ue l'essence d'une espèce reste
en sûreté et dans son entier, sans l'existé; ce
même d'un seul individu de cette espèce.
Car, bien qu'il n'y eût présentement aucun
cercle dans le monde (comme [)cut-étre cette
ligure n'existe nulle part tracée exactement],
cependant l'idée qui est attachée à ce nom
ne cesserait pas d'être ce qu'elle est, et de
servir comme de modèle pour déterminer
quelles des ligures particulières (pii se pré-
sentent à nous, onl ou n'ont pas droit à ce
nom de cercle, et pour faire voir par le
môme moyen laquelle de ces figures serait
(le celle espèce, dès là qu'elle aurait cette
essence. De même, quand il n'y aurait pré-
sentement, ou n'y aurait jamais eu dans la
nature aucune bête telle que la licorne, ni
aucun poisson tel que la sirène, cependant si
l'on suppose que ces noms signifient des
idées complexes et abstraites qui ne renfer-
ment aucune impossibilité, l'essence d'une
sirène est aussi intelligible que celle d'un
homme ; et l'idée d'une licorne est aussi cer-
taine, aussi constante et aussi permanente
Qjc celle d'un cheval. D'où il suit évi-
demment que les essences ne sont autre
chose que des idées abstraites, par cela même
qu'on dit qu'elles sont immuables; que cette
doctrine de l'immutabilité des essences est
fondée sur la relation qui est établie entre
ces idées abstraites et certains sons consi-
dérés comme signes de ces idées, et qu'elle
sera toujours véritable, pendant que le même
nom peut avoir la même signification.
20. Récapitulation. — Pour conclure, voici
en peu de mots ce que j'ai voulu dire sur cette
matière : c'est que tout ce qu'on nous dé-
bite à grand bruit sur les genres, sur les espè-
ces et sur leurs essences, n'emporte dans le
fond autre chose que ceci, savoir, que les
hommes venant à former des idées abstraites
et à les fixer dans leur esprit avec des noms
qu'ils leur assignent, se rendent par là ca-
pables de considérer les choses et d'en dis-
courir, comme si elles étaient assemblées,
pour ainsi dire, en divers faisceaux, afin de
pouvoir plus commodément, plus prompte-
ment et })lus facilement s'entre-communiquer
leurs pensées, et avancer dans la connais-
sance des choses, où ils ne pourraient faire
que des progrès fort lents, si leurs mots et
leujs pensées étaient entièrement bornés
à des choses particulières.
IV. — Des noms des idées simples.
1. Les noms des idées simples des modes
et des substances ont chacun quelque chose
DICÏION.NAIRE DE PIULOSOPIIIE. LAN 460
de particulier. — Onoil^ie les mois ne
signifient rien immédiatement que les idées
qui sont dans l'espritde celui qui parle, comme
je l'ai déjà montré, cependant, après avoir
fait une revue plus exacte, nous trouverons
(|ue les noms des idées simples, des modes
7nixtcs (sous lesquels je comprends aussi les
relations) et des substances, ont cliacun quel-
que chose de particulier, par où ils dilfèrent
les uns des autres.
2. Les noms simples et des substances don-
nent à entendre iine existence réelle. — Et
premièrement, les noms des idées simples et
des substances mar(juent, outre les idées
abstraites qu'ils signifient immédiatement,
quelque existence réelle, d'où leur patron
original a été tiré. Mais les noms des modes
mixtes se terminent à l'idée qui est dans l'es-
prit, et ne portent pas nos pensées plus avant,
comme nous v(Trons dans lo § suivant-
3. Les noms des idées simples et des modes
signifient toujours l'essence réelle et nominale.
— En second lieu, les noms des idées simples
etdes modes signifient toujours Vessence réelle
de leurs espèces aussi bien que la nominale.
Mais les noms des substances liaturellcs ne
signifient que rarement, pour ne pas dire
jamais, auti-e chose que l'essence nominale
de leurs espèces, comme on verra dans le
paragraphe 6, ci-dessous, où nous traitons
des no7ns des sub.stances en particulier.
4. Les noms des idées simples ne peuvent
être définis. — En troisième lieu, les noms
des idées simples ne peuvent être définis, et
ceux de toutes les idées complexes peuvent
l'être. Jusqu'ici personne, que je sache, n'a
remarqué quels sont les termes qui peuvent
ou ne peuvent pas être définis ; etje suis tenté
de croire (ju'il s'élève souvent de gi'andes dis-
putes, et qu'il s'introduit bien du galimatias
dans les discours des hommes pour ne pas
songer à cela, les uns demandant qu'on leur
définisse des termes qui ne peuvent être dé-
finis, et d'autres croyant devoir se contenter
d'une explication qu on leur donne d'un mot
par un autre plus général, et pai- ce qui en
restreint le sens, ou, pour parler en termes
de l'art, jiarun^enre et une différence, quoi-
que souvent ceux qui ont oui cette détiniiion
faite selon les règles, n'aient pas une connais-
sance plus claire du sens de ce mot qu'ils
n'en avaient auparavant. Je crois du moins
qu'il ne sera pas tout à fait hors de propos
de montrer en cet endroit quels mots peu-
vent être définis et qu'ils ne sauraient l'être,
et en quoi consiste une bonne définition, ce
qui servira peut-être si fort à faire connaîtie
la nature de ces signes de nos idées, qu'il
vaut la peine d'être examiné plus particu-
lièrement qu'il ne l'a été jusqu'ici. \
5. Si tous pouvaient être définis, cela irait
à l'infini. — Je ne m'arrêterai pas ici à prou-
ver que tous les modes ne peuvent être dé-
finis, })ar la raison tirée du progrès à l'infini,
où nous nous engagerions visiblement si nous
reconnaissions que tous les mots peuvent être
définis. Car où s arrêter, s'il fallait définir les.
mots d'une définition par d'autres mois?
Mais je montrerai parla nature de nos idées,
4(1
LAN
PSYCHOLOGIE.
LAN
m
et I ar la s'gnificalion de nos paroles, pour-
(|uoi certains noms peuvent être définis, et
{•ourquoi d'autres ne sauraienU'ôlre, et quels
lis sont.
6. Ce que c'est qu'utie définition. — On con-
vient, je pense, que, détlnir »V.<t^ autre cfwse
lait faire connaître a une autre personne
lorsqu'il prononçait ce mot-là (145).
9. :\os philosophes modernes qui ont tAclio
de se défaiie du jargon des écoles et de par-
ler intelligiblement, n'ont pas mieux réussi
à définir les idées simples, par l'explication
que faire connaître le sens d'un mot par le qu'ils nous donnent de leurs causes ou par
moyen de plusieurs autres mots qui ne soient quelque autre voie que ce soit. Ainsi les par-
j)as synonymes. Or, comme le sens des mois lisans des atomes, qui définissent le mouvc-
n'est antre chose que les idées mômes dont ment, un passage d'un lieu dans un autre,
ils sont établis les signes par celui qui les ne font autre chose que mettre un mot syno'
emploie, la signification d'un mot est connue, n.vme h la place d'un autre, ('ar (|u'est-c
Ou le mot est défini dès que l'idée dont il est
rendu signe, et à laquelle il est attaché dans
l'esprit de celui qui parle, est, pour ainsi dire,
représentée et connue exposée aux yeux
d'une autre personne par le moyen d'autres
termes, et que par là la signification en est
déterminée. C'est là le seul usage et l'unique
fin des définitions, et ]>ar conséquent l'uniqutî
ce
qu un passaqe suion un mouvement ? Et si
on leur demandait <e que c'est (jue/ms.ta^f,
comment le pourraient-ils mieux définir que
par le terme de mouvement? En elfct, dire
nu'ij» passaqe est un mouvement d'un lieu
aans un autre, n'est-ce pas s'exprimer pour
le moins d'une manière aussi propre et aussi
significative que de dire, le mouvement est
règle par où l'on j)eutjuger si une détinilion nn passage d'un lieu dans im autre? C'esl
est bonne ou mauvaise. traduire et non pas définir, que de mettre
7. Les idées simples ne peuvent être de'p- ainsi deux nwls de la même signification l'un
uies. — Cela posé, je dis que les noms des à la place de l'autre. A la vérité, quand l'un
idées simples re peuvent point être dé- est mieux entendu que l'autre, cela peut ser-
finis, et que ce sont les seuls qui ne puissent vir à faire connaître quelle idée est signifiée
l'être. En voici la raison. C'est que les dill'é-
rents termes d'une définition signifiant ditlé-
rcntes idées, ils ne sauraient en aucune nia-
iiicre représenter une idée qui n'a aucune
composition. Et par couséquent une délini-
tion, qui n'est proprement autre chose
que l'explication du sens d'un mot par le
signi .
l)ar le terme inconnu : mais il s'en faut pour-
tant beaucoup que ce soit une définition, h
moins (pie nous ne disions que chaque mot
fraïK-ais (|u'on trouve dans un dictionnaire
est la définition du mot latin qui lui répond,
et (|ue le mot de mouvement est une défini-
lion de celui de motus. Que si l'on examine
liioyen de plusieurs autres mots qui ne signi- bien la définition que les cartésiens nous
fient point la même chose, ne peut avoir lieu donnent du mouvement, quand ils disent que
dans les noms des idées simples
8. Exemple tiré du mouvement. — Ces cé-
lèbres vétilles dont on fait tant de bruit dans
les écoles, sont venues de ce qu'on na pas
pris garde à cette ditlérence qui se tr(>uve
dans nos idées et dans les noms dont nous
c'est l'application successive des parties de
In surface d'un corps aux parties d'un autre
corps, on trouvera qu'elle n'est pas meil-
leure.
10. Autre exemple tiré de la lumière.
L'acte de transparent, en tant que transpa-
nous servons pour les exprimer, comme il vent, est une autre définition que les péri
est aisé de voir dans les définitions qu'ils nous patéticiens ont prétendu donner d'une idée
donnent de quelque peu d'idées simples. Car simple, qui n'est pas dans le fond plus ab-
les plus grands maîtres de l'art de définir surde que celle qu'ils nous donnent du mou-
ont été contraints d'en laisser la plus grande
partie sans les définir, par la seule impossi-
bilité qu'ils y ont trouvée. Le moyen, par
exemple, que. l'esprit de l'homme pût inven-
ter un plus fin galimatias, que celui qui est
renfermé dans celte définition : L'acte d'un
être en puissance, en tant qu'il est en puis-
sance ? Un homme raisonnable, à qui elle ne
vement, mais qui paraît plus visiblement
inutile, et ne signifie absolument rien ; parce
(jue l'expérience convaincra aisément qui-
conque y fera réflexion, qu'elle ne peut faire
entendre à un aveugle le mot de lumière, dont
on veut qu'elle soit l'explication. La défini-
tion du mouvement ne paraît pas d'abord si
frivole, parce qu'on ne i)eut pas la mettre à
SI
serait pas connue d'avance par son extrême cette épreuve. Car cette idée simple s'intro
absurdité, qui l'a rendue si fameuse, serait duisant dans l'esprit par l'attouchement auss
sans doute fort embarrassé de conjecturer bien que par la vue, il est impossible de
quel mot on pourrait supposer qu'on ait voulu ciler (jnelqu'un qui n'ait point eu d'autre
expliquer par là. Si, par exemple, Cicéron moyen d'acquérir l'idée du mouvement que
etit demandé à un Flamand ce que c'était par la simple définition de ce mot. Ceux qui
que beweginge, et que le Flamand lui en eût disent que la lumière est un grand nombre
donné celte explication en latin, estactus en- de petits globules qui frappent vivement le
tis in potrntia quatenus inpotcntia, je de- fond de l'œil, parlent plus intelligiblement
mande si l'An pourrait se figurer que Cicéron qu'on ne parle sur ce sujet dans les écoles :
eût entendu par ces paroles ce que signifiait mais que ces mots soient entendus avec la
le mol de /^ctce^in^e, ou qu'il eût môme pu dernière évidence, ils ne sauraient pourtant
conjecturer quelle était l'idée qu'un Flamand jamais faire que l'idée signifiée par le mot
avait ordinairement dans l'esprit, et qu'il vou- de lumière soit plus connue à un hommu
(l4o) yiii siijnifie en fla!»:niil ce que nous nj.pelons moHveiuenl en fiMiiçais.
4o:î
LAN
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
LAN
m
(lui no l'enlentl pas auparavant, que si on
lui disait que la lumière n'est autre chose
qu'un amas de petites balles que des fées
poussent tout le jour avec des raquettes
ciMilre le front de certains hommes, pendant
qu'elles négligent de rendre le môme service
à d'autres. Car, supposé que rex])lication cle
la chose soit véritable, cette idée de la
cause de la lumière aurait beau nous être
connue avec toute l'exactitude possible, elle
ne servirait non plus à nous donner l'idée de
la lumière môme, en tant que c'est une per-
ception particulière qui est en nous, (jue
l'idée de la (igure et du mouvement d'une
é|)ingle nous pourrait donner l'idée de la
douleur qu'une épingle est cai)able de pro-
duire en nous. Car dans toutes les idées sim-
j)les qui nous viennent par un seul sens, la
cause de la sensation et la sensation elle-même
sont deux idées, et qui sont si différentes et
si éloignées l'une de l'autre, que deux idées
ne sauraient l'être davantage. C'est pourquoi
les globules de Descartes auraient beau
frapper la rétine d'un homme que la maladie
nommée gutta screna aurait rendu aveugle,
jamais il n'aurait par ce moyen aucune idée
de lumière ni de quoi que ce soit d'appro-
chant, encore qu'il comprît ri merveille ce
que sont ces petits globules, et ce que c'est
(jue frapper un autre corps. Pour cet effet
les cartésiens, qui ontfort bien compris cela,
distinguent exactement entre celte lumière
(jui est la cause de la sensation qui s'excite
en nous à la vue d'un objet, et entre l'idée
qui est produite en nous par cette cause, et
qui est proprement la lumière.
11. On continue d'expliquer pourquoi les
idées simples ne peuvent être définies. — Les
idées simples ne nous viennent, comme on
a déjà vu, que par le moyen des impressions
(jue les objets font sur notre esprit, par les
organes appropriés à chaque espèce. Si nous
ne les recevons pas de celle manière, tous
les mots qu'on emploierait pour expliquer
ou définir quelqu'un des noms qu'on donne
à ces idées, ne pourraient jamais produire en
nous Vidée que ce nom signifie. Car les mots
n'étant que des sons, ils ne peuvent exciter
d'autre idée simple en nous que celle de
ces sons mêmes, ni nous faire avoir aucune
idée qu'en vertu de la liaison volontaire
(ju'on reconnaît être entie eux et ces idées
simples dont ils ont été établis signes par
l'usage ordinaire. Que celui qui pense au-
trement sur cette matière, éprouve s'il trou-
vera des mots qui puissent lui donner le
goût des ananas, et lui faire avoir la vraie idée
de l'exquise saveur de ce fruit. Que si on lui
dit que ce goût approche de quelque autre
goût, dont il a déjà l'idée dans sa mémoire
où elle a été inqjrimée par des objets sen-
sibles qui ne sont pas inconnus à son palais,
il peut approcher de ce goût en lui-même
selon ce degré de ressemblance. Mais ce
n'est pas nous faire avoir cette idée par le
moyen d'une définition. C'est seulement
exciter en nous d'autres idées simples par
leurs noms connus ; ce qui sera toujours fort
différent du vérilable goût de ce fruit. Il en
est de môme à l'égard de la lumière, des cou-
leurs et de toutes les autres idées simples ;
car la signification des sons n'est pas natu-
relje, mais imposée par une institution arbi-
traire. C'est pourquoi il n'y a aucune défi-
nition de la lumière ou de la rougeur qui soit
plus capable d'exciter en nous aucune de ces
idées, que le son du mot lumière ou rougeur
pourrait le faire par lui-même. Car espérer
de produire une idée de lumière ou de cou-
leur par un son, de quelque manière qu'il
soit formé, c'est se figurerqueles sons pour-
ront être vus ou que les couleurs pourront
être ouïes , et attribuer aux oreilles la fonc-
tion de tous les autres sens : ce qui est au-
tant que si l'on disait que nous pouvons
goûter, flairer et voir par le moyen des
oreilles ; espèce de philosophie qui ne peut
convenir qu'à Sancho Pança, qui avait la
faculté de voir Dulcinée par ouï-dire. Soit
donc conclu que quiconque n'a pas déjà
reçu dans son esprit, parla porte naturelle,
l'idée simple qui est signifiée par un certain
mot, ne saurait jamais venir à connaître la
signification de ce mot par le moyen d'autres
mots ou sons, quels qu'ils puissent être, de
quelque manière qu'ils soient joints ensemble
par aucunes règles de définition qu'on puisse
jamais imaginer. Le seul moyen de la faire
connaître, c'est de frapper ses' sens par l'ob-
jet qui leur est propre, et de produire ainsi
en lui l'idée dont il a déjà appris le nom.
Un homme aveugle qui aimait l'étude, s'étant
fort tourmenté la tête sur le sujet des objets
visibles, et ayant consulté ses livres et ses
amis pour pouvoir comprendre les mots de
lumière et de con/eur qu'il rencontrait souvent
dans son chemin, dit un jour, avec une ex-
trême confiance, qu'il comprenait enfin ce
que signifiait Vécarlate. Sur quoi son ami lui
ayant demandé ce que c'était que Técarlate,
c'est, répondit-il, quelque chose de semblable
au son de la trompette. Quiconque pi'étendra
découvrir ce qu'emporte le nom de quel-
que autre idée simple par le seul moyen d'une
définition , ou par d'autres termes qu'on
peut employer pour l'expliquer, se trouvera
justement dans le cas de cet aveugle.
12. Le contraire parait dans les idées
complexes par les exemples d'une statue et de
l'arc-en-ciel. — Il en est tout autrement à l'é-
gard des idées complexes. Comme elles sont
composées de plusieurs idées simples, les
mots qui signifient les différentes idées qui en-
trent dans cette composition peuvent impri-
mer dans l'esprit des idées complexes qui n'y
avaient jamais été, et en rendre parla les
noms intelligibles. C'est dans de telles collec-
tions d'idées, désignées par un seul nom,
qu'a lieu la définition ou l'explication d'un
mot par plusieurs autres, et qu'elle peut
nous faire entendre les noms de certaines
choses qui n'étaient jamais tombées sous nos
sens, et nous engager à former des idées
conformes à celles que les autres hommes
ont dans l'esprit lorsqu'ils se servent de ces
noms-là ; pourvu que nul des termes de la
définition ne signifie aucune idée simple,
(lue celui à qui on la propose n'ait encore
iôi
LAN
jamais eue dans l'esprit. Ainsi, le mot de
statue peut bien être expliqué à un aveugle
par d'autres mots, mais non par celui de
peinture, ses sens lui ayant fourni l'idée de
la ligure, et non celle des couleurs qu'on ne
saurait pour cet effet exciter en lui par le
secours des mots. C'est ce qui fit gagner le
prix au peintre sur le statuaire. Etant venus
a disputer de l'excellence de leur art, le
statuaire prétendit que la sculpture devait
être préférée à cause qu'elle s'étendait plus
loin, et que ceux-là même qui étaient privés
de la vue pouvaient encore s'apercevoir de
son excellence. Le peintre convint de s'en
rapporter au jugement d'un aveugle. Celui-ci
étant conduit où était la statue du sculpteur
et le tableau du peintre, on lui présenta pre-
mièrement la statue, dont il parcourut avec
ses mains tous les traits du visage et la forme
du corps, et, plein d'admiration, il exalta
l'adresse de l'ouvrier. Mais étant conduit
aupiès du tableau, on lui dit, à mesure qu'il
étendait la main dessus, que tantôt il touchait
la tôle, tantôt le front, les yeux, le nez, etc.,
à mesure que sa main se mouvait sur les
différentes parties de la peinture qui avait
été tirée sur la toile, sans qu'il y trouvât la
moindre distinction, sur quoi il s'écria que
ce devrait être sans contredit un ouvrage
tout à fait admirable et divin, puisqu'il pou-
vait leur représenter toutes ces parties où
il n'en pouvait ni sentir ni apercevoir la
moindre trace.
13. Celui qui se servirait du mot arc-en-
ciel, en parlant à une personne qui coiniai-
Irail toutes les couleurs dont il est composé,
mais qui n'aurait pourtant jamais vu ce
phénomène, définirait si bien ce mi)t en re-
présentant la figure, la grandeur, la position
et l'arrangement des couleurs, qu'il j)0urrait
le lui faire tout à fait bien comprendre.
Mais quelque exacte et parfaite que fût cette
définition, elle ne ferait jamais entendre à
un aveugle ce que c'est que l'arc-en-ciel,
parce que plusieurs des idées simples qui
forment celle idée complexe, étant de telle
nature qu'elles ne lui ont jamais élé connues
par sensation et par expérience, il n'y a
point de paroles qui puissent les exciter dans
son esprit.
14. Quand les noms des idées complexes
peuvent être rendus intelligibles par le secours
rSYClIOLOGIE. LAN 466
entendre le sens de ce mot par le moyen
d'un autre qui signifie la même idée et au-
quel il est accoutumé. Mais il n'y a absolu-
ment aucun cas où le nom d'aucune idée
simple puisse être défini.
15. Les nomsdes idées simples sontles moins
douteux. — En quatrième lieu , quoiqu'on
ne puisse point faire concevoir la significa-
tion précise 'des noms des idées simples en
les définissant, cela n'empêche pourtant pas
qu'en général ils ne soient moins douteux
et moins incertains que ceux des modes mixtes
et des substances. Car comme ils ne signifient
qu'une simple perception, les hommes pour
l'ordinaire s'accordent facilement et parfai-
tement sur leur signification; et ainsi l'on
n'y trouve pas grand sujet de se méprendre,
ou de disputer. Celui qui sait une fois que la
blancheur est le nom de la couleur qu'il a
observée dans la neige ou dans le lait , ne
I)ourra guère se tromper dans l'application
de ce mot, tandis qu'il conserve cette idée
dans l'esprit; et s'il vient à la perdre en-
tièrement, il n'est plus sujet à n'en pas
prendre le vrai sens, mais il aperçoit qu'il
n'entend absolument point. Il n'y a, dans ce
cas, ni multiplicité d'idées simples qu'il faille
joindre ensemble, ce qui rend douteux les
noms des modes mixtes, ni une essence, sup-
posée réelle, mais inconnue, accompagnée
de propriétés qui en dépendent et dont le
juste nombre n'en est pas moins inconnu, ce
qui met de l'obscurité dans les noms des
substances. Aucontrairedansles idées simples
toute la signification du nom est connue
tout à la fois et n'est point composée de par-
ties, de sorte qu'en mettant un plus grand
ou un plus petit nombre de parties, l'idée
puisse varier, et que la signification du nom
qu'on lui donne puisse être par conséquent
obscure et incertame.
16. Les idées simples ont très-peu de sub-
ordination dans ce que les logiciensnomment :
« Linea prœdicamentatis. » — On peut obser-
ver, en cinquième lieu, touchant les idéiîs
simples et leurs noms, (Qu'ils n'ont que très-
peu de subordination dansée que les Logi-
ciens appellent linea prœdicamenlalis, depuis
la dernière espèce, species infima, jusqu'au
genre su|)rême, genus supremum. Et la rai-
son, c'est que la dernière espèce n'étant
qu'une seule idée simple, on n'en peut rien
des mots. — Comme les idées simples ne nous relranchcîr pour faire que ce qui la distingue
viennent que de l'expérience par le moyen des autres étant ôté, elle puisse conveniravec
des objets qui sont propres à produire ces (jui^lque autre chose [)ar une idée qui leur
j)erceptions en nous , dès que notre esprit
a acquis [)ar ce moyen une certaine quantité
de ces idées, avec la connaissance des noms
qu'on leur donne, nous sommes en état de
définir, et d'entendre, à la faveur des défi-
soil commune à toutes deux, et qui, n'ayant
qu'un nom, soit le genre des deux autres :
par exemple, on ne peut rien retrancher des
idées du blanc et du rouge pour faire qu'elles
conviennent dans une comnmne apparence,
nitions, les noms des idées complexes qui et ({u'ainsi elles aient un seul nom général.
sont composées de ces idées simples. Mais
lorsqu'un terme signifie une idée simple
(ju'un homme n'a point eue encore dans l'es-
prit, il est im[)0ssible de lui en faire com-
prendre le sens })ar des paroles. Au con-
traire, si un terme signifie une idée ((u'un
l;on)nje connaît déjà, mais sans savoir (juc
ce terme en soit le signe, on peut lui fan-e
comme lorsque la facilité de raisonner étant
retranchée de l'idée complexe d'homme, la
fait convenir avec celle de béte, dans l'idée
et la dénomination plus générale d'animal.
C'est pour cela que, lorsque les hommes
souhaitant d'éviter de longues et ennuyeuses
ùiumiéralions, ont voulu comprendre le blanc
et le rouge, et plusieurs autres semblable*
4(>7 L4N DICTIONNAIRE DE
idtk^s simples sous un seul nom gi^néral, ils
ont t'tié oblij^és de le faire par un mot qui
exprime uniquement le moyen par où elles
.s'introduisent dans l'esprit. Car lorsciue le
blanc, le rouge ci le jaune sont tous com-
pris sous le genre ou le nom de couleur,
cela ne désigne autre chose que ces idées en
lant qu'elles sont produites dans l'esprit uni-
quement par la vue, et qu'elles n'y entrent
«iu'à travers les yeux. Et quand on veut
former un terme encore plus général qui
comprenne les couleurs, les sons et sem-
])lables idées simples, on se sert d'un mot
(|ui signilie toutes ces sortes d'idées qui ne
viennent dans l'esprit que par un seul sens;
et ainsi sous le terme général de qualité, pris
dans le sens qu'on lui donne ordinairement,
on comprend les couleurs, les sons, les goûts,
les odeurs et les qualités tactiles, pour les
distinguer de l'étendue, du nombre, du mou-
vement, du plaisir et de la douleur qui
agissent sur l'esprit et y introduisent leurs
idées par plus d'un sens.
17. Les noms des idées simples emportent
des idées qui ne sont nullement arbitraires. —
En sixième lieu, une différence qu'il y a entre
les noms des idées simples, des substances
et des modes mixtes, c'est que ceux des modes
mixtes désignent des idées parfaitement arbi-
traires, qyïil n'en est pas tout à fait de même
(le ceux de substances , puisqu'ils se rapportent
à un modèle, quoique d'une manière un peu
vague; et enfin q\ieles noms des idées simples
sont entièrement pris de l'existence des choses
et ne sont nullement arbitraires. Nous ver-
rons dans les paragraphes suivants quelle dif-
férence naît de là dans la signification des
noms de ces trois sortes d'idées.
Quant aux noms de modes simples, ils
ne diffèrent pas beaucoup de ceux des idées
simples.
V. — Dis noms des modes mixtes, cl des rela-
tions.
-. Les noms des modes mixtes signifient des
idées abstraites comme les autres noms géné-
raux. — Les noms des modes mixtes étant
généraux, ils signifient, comme il a été dit,
des espèces de choses dont chacune a son
essence particulière. Et les essences de ces
espèces ne sont que des idées abstraites,
auxquelles on a attaché certains noms. Jus-
que-là les noms et les essences des modes
mixtes n'ont rien qui ne leur soit commun
avec d'autres idées : mais si nous les exa-
minons de plus près, nous y trouverons
fiuelque chose de particulier qui peut-être
mérite bien que nous y fassions attention.
2. Les idées qu'ils signifient sont formées
par l'entendement. — La première chose ((ue
je remarque, c'est que les idées abstraites,
ou, si vous voulez, les essences des ditt'érentes
espèces de modes mixtes, sont formées par
l'entendement, en quoi elles diffèrent de
celles des idées simples; car pour ces der-
nières l'esprit n'en saurait produire aucune;
il reçoit seulement celles qui lui sont offertes
par l'existence réelle des chos'js qui agissent
sur lui.
PHILOSOPHIE.
LAN
m
3. Elles sont formées arbitrairement et
sans modèles. — Je remarque, après cela,
que les essences des espèces de modes mixtes
sont non-seulement formées par l'entende-
ment, mais qu'elles sont formées d'une ma-
nière purement arbitraire, sans modèle ou
rapport à aucune existence réelle : en quoi
elles diffèrent de celles des substances qui
supposent quelque être réel, d'où elles sont,
tirées, et au{|uel elles sont confxDri^es. Mais
dans les idées complexes, que l'esprit se
forme des modes mixtes, il prend la liberté
de ne pas suivre exactement l'existence des
choses. Il assemble et retient certaines com-
binaisons d'idées, comme autant d'idées spé-
cifiques et distinctes, pendant qu'il en laisse
à quartier d'autres qui se présentent aussi
souvent dans la nature, et qui sont au-si
clairement suggérées par les choses exlé-
l'ieures, sans les désigner par des noms ou
des spécifications distinctes. L'esprit ne se
propose pas non plus dans les idéçs des
modes mixtes, comme dans les idées com^
plexes des substances, de les examiner par
rapport à l'existence réelle des chrtses, ou
de les vérifier par des modèles qui existent
dans la nature, composés de telles idées par-
ticulières. Par exemple, si un homme veut
savoir si son idée deVadultère ou de V inceste
est exacte, ira-t-il la chercher parmi les
choses actuellement existantes? Ou bien,
est-ce qu'une telle idée est véritable, parce
r[ue quelqu'un a été témoin de l'action qu'elle
Suppose? Nullement. Il sullit pour cela que
les hommes aient réuni une telle collection
dans une seule idée complexe, qui dès là
devient modèle, original et idée spécifique,
soit qu'une telle a(;tion ait été commise ou non.
4. Comment cela. — Pour bien comprendre
ceci, il nous faut voir en quoi consiste la
formation de ces sortes d'idées complexes.
Ce n'est pas à faire quelque nouvelle idée,
niais à joindre ensemble celles que l'esprit
a déjà. Et dans celte occasion, l'esprit fait
ces trois choses; premièrement, il choisit
un certain nombre d'idées; en second lieu,
il met une certaine liaison entre elles, et les
réunit dans une seule idée; enfin il les Mo
ensemble par un seul nom. Si nous exami-
nons comment l'esprit agit, quelle liberté
il prend en cela, nous verrons sans peine
comment les essences des espèces des modes
mixtes sont un ouvrage de l'esprit; et que
par conséquent les espèces mêmes sont de
l'invention des hommes.
5. Il paraît évidemment qu'elles sont arbi-
traires en ce que l'idée d'un mode mixte est
souvent avant l'existence de la chose qu'elle
représente. — Quiconque considérera qu'on
peut former cette sorte d'idées complexes, les
abstraire, leur donner des noms, et qu'ainsi
l'on peut constituer une espèce distincte
avant qu'aucun individu de cette espèce ail
iamais existé ; quiconque, dis-je,fera réflexion
sur tout cela, ne pourra douter que ces idées
de modes mixtes ne soient faites par une
combinaison volontaire d'idées réunies dans
l'esprit. Qui ne voit, i)ar exemple, que les
hommes ueuvenl former en eux-mêmes k'i.
460
LAN
idées de sacrilège ou û'aduUère, elleur don-
ner des noms, en sorte que par là ces es-
Eèces de modes mixtes pourraient être éta-
lies avant que ces choses aient été com-
mises, et tju'on en pourrait discourir aussi
bien, et découvrir sur leur sujet des vérités
aussi certaines, pendant qu'elles n'existeraient
que dans l'entendement, qu'on saurait le
faire à présent qu'elles n'ont que trop sou-
vent une existence réelle? D'où il paraît évi-
demment que les espèces des modes mixtes
sont un ouvrage de l'entendement, où ils ont
une existence aussi propre à tous les usages
qu'on en peut tirer pour l'avancement de la
vérité, que lorsqu'ils existent réellement. Et
l'on ne peut doulerque les législateurs n'aient
souvent fait des lois sur des espèces d'ac-
tions qui n'étaient que des ouvrages de leur
entendement, c'est-à-dire, des êtres qui
n'existaient que dans leur esprit. Je ne crois
pas non plus que personne nie ({ue la ré-
PSYCIIOLOGIE. LAN 47C
sont combinés avec la môme action aussi
bien que le père et la mère, tous étant éga-
lement compris dans la môme espèce, comme
dans celle qu'on nomme inceste. C'est ainsi
que dans les modes mixtes l'esprit réunit ar-
bitrairement en idées com[)lexes telles idées
simples qu'il trouve à propos; pendant que
d'autres qui ont en elles-mêmes autant de
liaison ensemble, sont laissées désunies, sans
ôtre jamais combinées en une seule idée,
parce qu'on n'a pas besoin d'en parler sous
une seule dénomination. 11 est, dis-je, évi-
dent que l'esprit réunit par une libre déter-
mination de sa volonté un certain nombre
d'idées qui en elles-mêmes n'ont pas plus du
liaison ensemble que les autres dont il né-
glige de former de semblables combinaisons.
Et si cela n'était ainsi, d'où vient qu'on fait
attention à cette partie des armes par où
commence la blessure, pour constituer cette
espèce d'action distincte de toute autre,
5wrrecfjoH ne fiit une espèce de mode mixte, qu'on appelle en anglais stabbing (146),
qui existait dans l'esprit avant que d'avoir
hors de là une existence réelle.
6. Exemples tirés du meurtre, de l'in-
ceste, etc. — Pour voir avec quelle liberté
ces essences des modes mixtes sont formées
dans l'esprit des liommes, il ne faut que jeter
les yeux sur la plupart de celles qui nous
sont connues. Un peu de réflexion que nous
ferons sur leur nature nous convaincra (pie
pendant (]u'on ne prend garde ni à la tigure
ni à la matière de l'arme même? Je ne dis
pas que cela se fasse sans raison; nous ver-
rons le contraire tout à l'heure. Je dis seu-
lement que cela se fait par un libre choix
de l'esprit qui va parla à ses tins; et qu'ainsi
les espèces des modes mixtes sont l'ouvrage
de l'entendement. Et il est visible que dans
la formation de la plupart de ces idées l'es-
c'est l'esprit qui combine en une seule idée prit n'en cherche [)as les modèles dans la
complexe ditl'érentes idées disperses et indé- nature, et qu'il ne rapporte pas ces idées à
pendantes les unes des autres, et qui par le l'existence réelle des choses, mais assemble
nom commun qu'il leur donne, les fait ôtre celles qui peuvent le mieux servir à son des-
l'eïsence d'une certaine espèce, sans se sein, sans s'obliger à une juste et précise
régler en cela sur aucune liaison qu'elles
.•tient dans la nature. Car comment l'idée d'un
homme a-t-elle une plus grande liaison dans
la nature que celle d'une brebis avec l'idée
imitation d'aucune chose réellement exis-
tante.
7. Mais quoique ces idées complexes ou
essences des modes mixtes dépendent de l'os^
de tuer, pour que celle-ci jointe à celle d'un prit qui les forme avec une grande liberté ,
homme devienne l'espèce particulière d'une elles ne sont pourtant pas formées au hasard,
action signifiée par le mot de meurtre, et et entassées ensemble sans aucune raison,
non quand elle est jointe avec l'idée d'une Encore qu'elles ne soient pas toujours copiées
brebis. Ou bien, quelle plus grande union d'après nature , elles sont toujours pro|)or-
l'idce de la relation de père a-l-elle, dans tionnées à la fin pour laquelle on forme des
la nature, avec celle de tuer,q\ie cette der- idées abstraites; et quoique ce soient des
nière idée n'en a avec celle de fils ou de voi- combinaisons composées d'idées qui sont na-
A-m, pour que cesdeux premières idées soient turellement assez désunies et (jui ont entre
combinées dans une seule idée complexe, elles aussi peu de liaison que plusieurs autres
qui devient par là l'essence de cette espèce que l'esprit ne combine jamais dans une
distincte qu'on nomme parricide, tandis que seule idée, elles sont pourtant toujours unies
les autres ne constituent point d'espèce dis- i)our la commodité de l'enlrclien, qui est la
tincte? Mais quoiqu'on ait fait de l'action de principale lin du langage. L'usage du langage
tuer son père ou sa mère une espèce dis- est de marcjuer par des sons courts d'une
tincte de celle de tuer son fils ou sa fille, manière facile et prompte des conceptions
cependant, en d'autres cas, le fils et la fille générales, (jui non-seulement renferment
(U6) Rien ne prouve mieux le raisoiineiiiPiil de
Li.cke sur ces sortes d'idées qu'il iiouinie modes
mixtes, (\iic rim|)ossil)iHuM|u'il y a de traduire en
traiiÇiiis ce mol de sinbbiiig, dont l'usage est fondé
sur une loi d'Angleterre, par l.iquelle celui qui lue
un homme eu le l'rappanl d'es'oc, esl condamné .i
la mort sans espérance de pardon, au lieu que ceux
i[\i\ tuent en Ir.ippaul du iranclianl de l'épée peu-
Aenl oblenir grâce. La loi ayaiil considéré dillé-
remment ces deux aciions, on a élé oblij;é de faire
de < el acle de luer en frappant iCesloc une espè. e
lariiculière, ei Je la designer par ce mol, de siub-
')i)ig. Le terme français qui en appiodie le plus
i^st celui de poujnuriler ; mais il n'cxpiinie jias itic-
siynilit
bi
est
cisénieul la mê ne idée. Car poUjiturder
senleinenl blitsser , tuer avec un poiçinayd , so)•/^
d'arme pour frapper de la pointe, plus courte quune
épée : au lieu que le mol anglais stab signilie luc.r
en frappant de la pointe d'une arme propre à cela.
De sorte que la seule chose qui consliiue celle
e.-pèce d'action, c'esl de tuer de la pointe d'une
arme, courte ou longue, il n'importe; ce qu'iiu ne
peut exprimer en français par un seul mol, si JO liO
me trompe. (A'tU' du iruduileur }
471
LAN
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
LAN
4';2
quantité de choses particulières , mais aussi
une grande variété d'idées indépendantes ,
assemblées dans une seule idée complexe.
C'est pourquoi, dans la formation des diffé-
rentes espèces de modes mixtes, les hommes
n'ont eu égard qu'à ces combinaisons dont
ils ont occasion de s'entretenir ensemble. Ce
sont celles-là <lont ils ont formé des idées
complexes distinctes, et auxquelles ils ont
donné des noms, pendant qu'ils en laissent
(i'autres détachées qui ont une liaison aussi
étroite dans la nature, sans songer le moins
du monde à les réunir. Car pour ne parler
que des actions humaines , s'ils voulaient
former des idées distinctes et abstraites de
toutes les variétés qu'on y peut remarquer,
le nombre de ces idées irait à l'inlini; et la
mémoire serait non-seulement confondue par
cette grande abondance , mais accablée sans
nécessité. Il suffit que les hommes forment
et désignent par des noms particuliers autant
d idées complexes de modes mixtes , qu'ils
trouvent qu'ils ont besoin d'en nommer dans
le cours ordinaire des affaires. S'ils joignent
à l'idée de tuer, celle de père ou de mère,
et qu'ainsi ils en fassent une espèce distincte
<!u meurtre de son enfant ou de son voisin ,
c'est à cause de la différente atrocité du
crime, et du supplice qui doit être infligé à
celui qui tue son père ou sa mère, différent
lie celui qu'on doit faire souffrir à celui qui
lue son enfant ou son voisin. Et c'est pour
cela aussi qu'on a trouvé nécessaire de le dé-
signer par un nom distinct, ce qui est la fin
fju'on se propose en faisant cette combinai-
son particulière. Mais quoique les idées de
mère et de fille soient traitées si différem-
ment par rapport à l'idée de tuer, que l'une
y est jointe pour former une idée distincte et
abstraite, désignée par un nom particulier,
et pour constituer par le môme moyen une
espèce distincte, tandis que l'autre n'entre
point dans une telle combinaison avec l'idée
de meurtre; cependant ces deux idées de
mère et de fille considérées par rapport à un
commerce illicite sont également renfermées
sous Yinceste, et cela encore pour la commo-
dité d'exprimer par un même nom et de ran-
ger sous une seule espèce ces conjonctions
impures qui ont quelque chose de plus in-
fime que les autres ; ce qu'on fait pour évi-
ter des circonstances choquantes, ou des
flescriptions qui rendraient le discours en-
nuycDX.
8. Autre preuve que les idées des modes
mixtes se forment arbitrairement , tirée de ce
que plusieurs mots d'une langue ne peuvent
être traduits dans une autre. — Il ne faut
qu'avoir une médiocre connaissance de diffé-
rentes langues pour être convaincu sans
peine de la vérité de ce que je viens de dire,
que les hommes forment arbitrairement di-
verses espèces des modes mixtes; car rien
nest plus ordinaire que de trouver quantité
de mots dans une langue auxquels il n'y en a
aucun dans une autre langue qui leur réponde.
Ce qui montre évidemment que ceux d'un
même pays ont eu besoin, en conséquence de
leurs coutumes et de leur manière de vivre,
de former plusieurs idées complexes , et de
leur donner des noms que d'autres n'ont
jamais réunis en idées spécifiques. Ce qui
n'aurait pu arriver de la sorte, si ces espèces
étaient un constant ouvrage de la nature et non
des combinaisons formées et abstraites par
l'esprit pour la commodité de l'entretien ,
après qu'on les a désignées par des noms
distincts. Ainsi l'on aurait bien de la peine à
trouver en italien ou en espagnol , qui sont
deux langues fort abondantes , des mots cpii
répondissent aux termes de notre jurispru-
dence qui ne sont pas de vains sons : moins
encore pourrait-on, à mon avis, traduire ces
termes en langue caraïbe ou dans les langues
qu'on parle parmi les Iroquois et les Kiristi-
nous. Il n'y a point de mots dans d'autres
langues qui répondent au mot versura usité
parmi les Romains , ni à celui de corban ,
dont se servent les Juifs. Il est aisé d'en voir
la raison par ce que nous venons de dire.
Bien plus, si nous voulons examiner la
chose d'un peu de près, et comparer exacte-
ment diverses langues, nous trouverons que,
quoiqu'elles aient des mots qu'on suppose
dans les (147) traductions et dans les diction-
naires se répondre l'un à l'autre, à peine y
en a-t-il un entre dix parmi les noms des
idées complexes, et surtout, des modes mixtes,
qui signifie précisément la même idée que le
mot par lequel il est traduit dans les diction-
naires. Il n'y a point d'idées plus communes
et moins composées que celles des mesures,
du temps, de l'étendue et du poids. On rend
hardiment en français les mots latins hora,
pes et libra par ceux d'/ieitre, de pied et de
livre : cependant il est évident que les idées
qu'un Romain attachait à ces mots latins
étaient fort différentes de celles qu'un Fran-
çais exprime par ces mots français. Et qui
que ce fût des deux qui viendrait à se servir
des mesures que l'autre désigne par des noms
usités dans sa langue, se méprendrait infail-
liblement dans son calcul , s'il les regardait
comme les mêmes que celles qu'il exprime
dans la sienne. Les preuves en sont trop
sensibles pour qu'on puisse le révoquer en
doute, et c'est ce que nous verrons beaucoup
mieux dans les noms des idées plus abstraites
et plus composées, telles que sont la plus
grande partie de celles qui composent les
discours de morale : car si l'on vient à com-
parer exactement les noms de ces idées avec
ceux par lesquels ils sont rendus dans d'autres
langues, on en trouvera fort peu qui corres-
pondent exactement dans toute l'étendue de
leurs significations.
9. On a formé des espèces de modes mixtes
pour s'entretenir commodément. — La raison
pourquoi j'examine ceci d'une manière si
particulière , c'est afin que nous ne nous
trompions point sur les genres, les espèces
et leurs essences , comme si c'étaient des
/U7) Sans .illcr pins loin , celle Irailiiciion en
esl une preuve, coiiiiiie on peul lu voir par quel-
ques remarques que j'ai été obligé de faire pour en
avertir le lecteur.
ir.\ LAN PSYCHOLOGIE. LAN 471
ilioses formées régulièrement et coiisUini- ilos choses réelles el fondées dans la na-
ineiil par la nature, et qui eussent une exis- turc.
tence réelle dans les choses mêmes; puis- \i Conformément h cela, nous voyons
qu'il paraît, après un examen un peu plus q„e les hommes imaginent et considèrent
exact, que ce n'est qu un artifice dont l'esprit rarement aucune autre idée complexe comme,
s'est avisé pour exprimer plus aisément les une espè.-e parti, ulière de modes mixtes, que
collections d idées dont il avait souvent oc- celles qui sont distinguées par certains noms,
casion de s'entretenir, par un seul terme gé- parce que ces modes n'étant formés i)ar les
néral, sous lequel diverses choses particu- Jinnmics que pour recevoir une certaine dé-
iieres peuvent être comprises, autant qu'elles nomination, l'on ne prend point de connais-
conviennent avec cette idée abstraite. Que si s^nce d'aucune telle espèce, l'on ne suppose
la sigmtication douteuse du mot espèce fait p.^s môme qu'elle existe, à moins qu'on n'y
que certaines gens sont choquées de m'en- attache un nom qui soit comme un si'j;iie
tendre dire que les espèces des modes mixtes qu'on a combiné plusieurs idées détachéer,
sont formées par l'entendement , je crois en une seule , et que par ce nom on assure
pourtant que personne ne peut mer que ce une union durable h ces parties qui autre-
ne soit l'esprit qui forme ces idées complexes ^ent cesseraient d'être jointes dès que l'es-
et abstraites auxquelles les noms spécihques prjt laisserait h quartier cette idée abstraite,
ont été attachés. Et s'il est vrai, comme il et discontinuerait d'y penser actuellement,
lest certainement, que l'esprit forme ces Mais quand une fois on y a attaché un nom
modèles pour réduire les choses en espèces, dans lequel les parties de cette idée complexe
et leur donner des noms, je laisse à penser ont une union déterminée et permanente,
qui c est qui fixe les limites de chaque sorte alors l'essence est, pour ainsi dire, établie, et
ou espèce , car ces deux mots sont chez moi Pespèce est considérée comme complète. Car
lout a tait synonymes. dans quelle vue la mémoire se chargerait-
iO. Dans les modes mixtes, c'est le nom ^"^ ^^ belles compositions, à moins que co
qui lie ensemble la combinaisan de diverses "^ f"^' P''*'' ^'O'*^ d'abstraction pour les rendre
idées et en fait une espèce. — L'étroit rap- gt'nérales; et pourquoi les rendrait-on géné-
port qu'il y a entre les espèces, les essences et ""'''es si ce n'était pour avoir des noms gén.é-
leurs noms généraux, du moins dans les ^^^^ ^^0"^ O" V^^ se servir commodément
modes mixtes, paraîtra encore davantage, si «''Tis les entretiens que l'on aurait avec les
nous considérons que c'est le nom qui semble '■'nt''cs hommes? Ainsi nous voyons ou'on ne
préserver ces essences et leur assurer une regarde pas comme deux espèces d'actions
lerpétuelle durée. Car l'esprit avant mis de fhstinctes de tuer un homme avec une épée ou
a liaison entre les parties détachées de ces '^^'^^ "i^ hache; mais si la pointe de l'épée
idées complexes , cette union (lui n'a aucun ^'"^''^ '^ première dans le corps, on regarde
fondement particulier dans la nature, cesse- ^^la comme une espèce distincte dans les
rait, s'il n'y avait quelque chose qui la main- ''^ux où cette action a un nom distinct,
tînt, et qui empêchât que ces parties ne se Rf^mme en Angleterre (148). Mais dans un
dispersassent. Ainsi, quoique ce soit l'esprit '^^^^^^ P^y^ ^^ '' '^^t arrivé que celle action
qui forme cette combinaison, c'est le nom "'*■* P'"*^ ^^^ spécifiée sous un nom particulier,
qui est, pour ainsi dire, le nœud qui les tient ^"^ "^ P^^se pas pour une espèce distincte,
élroitemenl liés ensemble. Quelle prodigieuse '^^ ''^^^6, quoique dans les espèces des subs-
variété de différentes idées le mot latin, tances corporelles, ce soit l'esprit qui forme
triumphusy ne joint-il pas ensemble, et nous ''essence nominale , cependant parce que les
présente comme une espèce unique I Si ce ^f^^*^^ n"i sont combinées , sont supposées
nom n'eût jamais été inventé ou eCit été en- ^'''e unies dans la nature, soit que l'esprit.les
tièrement perdu, nous aurions pu sans doute Joigne ensemble ou non, on les regarde
avoir des descriptions de ce qui se passait comme des espèces distinctes , sans que
dans cette solennité. Mais je crois pourtant ''esprit y inter[)Ose son opération, soit f)ar
que ce qui tient ces différentes parties jointes ^'O'^ d'abstraction , ou en donnant un nom
ensemble dans l'unité d'une idée complexe , ^ Vidée complexe qui constitue cette es-
c'est ce môme mot qu'on y a attaché , sans sence.
lequel on ne regarderait non plus lesdiffé- 12. Nous ne considérons point les oriyi-
rentes parties de cette solennité comme fai- naux des modes mixtes au delà de l'esprit ,
sant une seule chose, qu'aucun autre spec- ce qui prouve encore qu'ils sont l'ouvrage de
tacle qui, n'ayant paru qu'une fois, n'a ja- l'entendement. — Une autre remarque qu'on
's
es
saire à l'essence des modes mixtes dépend de ment plutôt que par la nature, c'est que leurs
I esprit; et combien la continuation et la dé- noms conduisent nos pensées à ce qui est
terminalion de cette unité dépend du nom dans l'esprit, et point au delà. Lorsque nous
qui lui est attaché dans l'usage ordinaire : je parlons de justice et de reconnaissance, nous .
laisse, dis-je, examiner cela à ceux qui re- ne représentons aucune chose existante que
gardent les essences et les espèces comme nous songions à concevoir; mais nos pensées
(I i8) Où on la nomme slubbinrj. Voyez ci-dessus, co <itii a éic dil sur lc mol-là
475 LAN DICTIONNAIRE Dl
se terminent aux idées abstraites de ces ver-
tus, et ne vont [)as plus loin, comme elles
font quand nous parlons d'un cheval ou du
fer, dont nous ne considérons pas lus idées
spécifiques comme existant purement dans
J'csprit, mais dans les choses mêmes (jui
nous fournissent les patrons originaux de ces
idées. Au contraire , dans les modes mixtes,
ou du moins dans les plus considérables, qui
sont les ôlres de morale , nous considérons
les modèles originaux comme existant dans
l'esprit, et c'est il ces modèles que nous avons
égard pour distinguer cliac[ue être particu-
Jihr par des noms distincts. De là vient, à mon
avis , qu'on donne aux essences des espèces
des modes mixtes le nom plus particulier de
notion (149), comme si elles appartenaient
à l'entendement d'une manière plus particu-
lière que les autres idées.
13. La raison pourquoi ils sont si compo-
pose's, c'est parce qu'ils sont formes par l'en-
tendement sans modèle. — Nous pouvons
aussi apprendre par là , pourquoi les idées
complexes des modes mixtes sont communé-
ment plus composées que celles des substances
natur elles. C'qs\, parce que l'entendement, qui
en les formant par lui-même sans aucun
rapport à un original préexistant, s'attache
uniquement à son but, et à la commodité
d'exprimer en abrégé les idées qu'il voudrait
faire connaître à une autre personne , réunit
souvent avec une extrême liberté dans une
seule idée abstraite des choses qui n'ont au-
cune liaison dans la naluro : et par là il
assemble sous un seul terme une grande va-
riété d'idées diversement composées. Pre-
nons par exemple le mot de procession;
(luel mélange d'idées indépendantes, de per-
sonnes, d'habits, de tapisseries, d'ordre, de
mouvements, de sons, etc., ne renferme-t-il
pas dans cette idée complexe que l'esprit de
l'homme a formée arbitrairement pour l'ex-
jirimer par ce nom-là ? Au lieu que les idées
complexes qui constituent les espèces des
substances , ne sont ordinairement compo-
sées que d'un petit nombre d'idées simples;
et dans les dilférentes espèces d'animaux ,
l'esprit se cont(;ntc ordinairement de ces deux
idées, la fir/ureolla voix, pour constituer
toute leur essence nominale.
14. Les noms de modes mixtes signifient
toujours leurs essences réelles. — Une autre
chose que nous i)ouvons remarquer à propos
de ce (pie je viens de dire, c'est que les noms
des modes mixtes signifient toujours les es-
sences réelles de leurs espèces lorsqu'ils ont
une signification déterminée. Car ces idées
abstraites étant une production de l'esprit, et
n'ayant aucun rapport à l'existence réelle des
choses, on ne peut supposer qu'aucune autre
chose soit signiliée par ce nom , que la seule
idée complexe que l'esprit a formée lui-même,
et qui est tout ce qu'il a voulu exprimer par
ce nom-là : et c'est delà aussi (jue dépendent
toutes les propriétés de celte espèce, et d'où
elles découlent uniquement. Par conséquent,
L PJliLOSOPlUE.
LAN
476
<lans les modes mixtes , l'essence réelle et
nominale n'est qu'une seule et môme chose.
Nous verrons ailleurs de quelle importance
cela est pour la connaissance certaine des
vérités générales.
15. Pourquoi l'on apprend d'ordinaire
leurs tioms avant les idées qu'ils renferment.
— Ceci nous peut encore faire voir la raison
pourquoi l'on vient à apprendre lu plupart
des noms des modes mixtes, avant que de con-
naître parfaitement les idées qu'ils signifient.
C'est que n'y ayant point d'espèces de ces
modes dont on prenne ordinairement con-
naissance, sinon de celles qui ont des noms;
et ces espèces ou plutôt leurs essences étant
des idées complexes et abstraites , formées
arbitrairement par l'esprit, il est h propos,
pour ne pas dire nécessaire, de connaître les
noms avant que de s'appliquer à former ces
idées complexes; à moins qu'un homme ne
veuille se remplir la tête d'une foule d'idées
complexes et abstraites, auxquelles les autres
hommes n'ont attaché aucun nom, et qui lui
sont si inutiles à liîi-même, (piil n'a autre cho-
se à faire, après les avoir formées, que de les
laissera l'abandon et les oublier entièrement.
J'avoue que dans les commencements des
langues, il était nécessaire qu'on eût l'idée
avant que de lui donner un certain nom ; et
il en est de même encore aujourd'hui , lors-
que l'esprit, venant à faire une nouvelle idée
complexe et la réunissant en une seule par
un nouveau nom qu'il lui donne , il invente
pour cet effet un nouveau mot. Mais cela no
regarde point les langues établies qui en gé-
néral sont fort bien pourvues de ces idées
que les honuiies ont souvent occasion d'avoir
dans l'esprit et de communiquer aux autres.
Etc'est sur ces sortes d'idées que je demande
s'il n'est pas ordinaire que les enfants ap-
prennent les noms des modes mixtes avant
qu'ils en aient les idées dans l'esprit? De
mille personnes à peine y en a-t-il une qui
forme l'idée abstraite de gloire ou d'ambition,
avant que d'en avoir oui les noms. Je con-
viens qu'il en est tout autrement à l'égard
des idées simples et des substances ; car
comme elles ont une existence et une liaison
réelle dans la nature, on accpiert l'idée avant
le nom, ou le nom avant l'idée comme il se
rencontre.
16. Pourquoi je m'étends si fort sur ce su-
jet. — Ce que je viens de dire des modes
mixtes peut être aussi appliqué aux relations,
sans y changer grand'chose; et parce que
chacun peut s'en apercevoir de lui-môme,
je m'épargnerai le soin d'étendre davantage
cet article, et surtout à cause que ce que j'ai
dit sur les mots dans ce troisième livre pa-
raîtra peut-être à quelques-uns beaucoup
plus long que ne méritait un sujet de si pe-
tite importance. J'avoue qu'on aurait pu le
renfermer dans un plus petit espace ; mais
j'ai été bien aise d'arrêter mon lecteur sur
une matière qui me paraît nouvelle, et un
peu éloignée de la route ordinaire (je suis
(l-iO) On (lii, la notion de la justice, de la teiiiréiance ; mais
d une pteïie, de.
un
ne tlii [lo'.n'., la luliun d'un cheval,
177
LAN
PSVCllOLOOIE.
LAN
ns
du moins assuré que je n'y avais point encore
pensé quand je commençai h écrire cet ou-
rrage), afin qu'en l'examinant à fond, et en
la tournant de tous côtés, (juchiue partie
[luisse frapper çà ou Ih l'esprit des lecteurs,
et donntM" occasion aux f)Ius opiniâtres ou
aux plus négligents de rétlécliir sur un dés-
ordre général dont on ne s'aperçoit pas
beaucoup, quoiqu'il soit d'une extrême con-
séquence. Si l'on considère le bruit qu'on
fait au sujet iies essences des choses, et com-
l)ien on embrouille toutes sortes de sciences,
de discours et de conversations par le peu
d'exactitude et d'ordre qu'on emploie dans
l'usage et l'application des mots, on jugera
l>eut-tMre qui; c'est une chose bien digne de
nos soins d'approfondir entièrement cette
matière, et de la mettre dans tout son jour.
Ainsi j'espère qu'on m'excusera de ce que
j'ai traité au long un sujet (jui mérite d'au-
fant plus à mon avis d'être inculqué et re-
battu, que les fautes qu'on commet ordinai-
rement dans ce genre apportent non-seule-
ment les plus grands obstacles à la vraie con-
naissance, mais sont si respectées (lu'elles pas-
sent pour des fruits de cette même connaissan-
ce. Les hommes s'apercevraient souvent (pie
danscesopinions dontils font tant lesliers, ily
a bien peu déraison et de vérité, ou i)eut-êlrc
qu'il n'y en a absolument point, s'ils vou-
laient porter lour esprit au del<i de certains
sons qui sont h la mode, et considérer (juel-
les idées sont ou ne sont pas comprises sous
des termes dont ils se munissent h toutes tins
et en toutes rencontres, et (pi'ils emploient
avec tant de confiance pour ex[)liquer toutes
sortes de matières. Pour moi je croirai avoir
rendu quehiue service à la vérité, à la paix et
à la véritable S(Mcnce, si, en m' étendant un
peu sur ce sujet, je puis engager les hommes
à rélléchir sur l'usage qu'ils font des mots
en parlant, et leur donner occasion de soup-
çonner que puisqu'il arrive souvent à d'au-
tres d'employer dans leurs discours et dans
leurs écrits de fort bons mots, autorisés par
1 usage, dans un sens fort incertain, et (jui
se réduit à très-peu de chose ou même à rien
du tout, ils |)ourraiont bien tomber aussi
dans le même inconvénient. D'où il suit
évidemment qu'ils ont giandc raison de s'ob-
server exactement eux-mêmes sur ces ma-
tières, et d'être bien aises que d'autres s'ap-
l)liquent à les examiner. C'est sur ce fonde-
ment que je vais continuer de proposer ce
qui me reste à dire sur cet article.
M. — Des noms des substances.
. Les noms communs des substances em-
portent l'idée des sortes. — Les noms com-
muns des sul)>tances emportent, aussi bien
que les autres termes généraux, l'idée géné-
rale de sorte, ce qui ne veut dire autre chose
sinon que ces noms-là sont faits signes de
telles ou telles idées complexes, dans les-
quelles plusieurs substances particulières
conviennent ou peuvent convenir, et en vertu
de quoi elles sont capables d'être comprises
sous une commune conception, et signifiées
par un seul nom. Je dis qu'elles couvicnaeul
ou peuvent convenir : car, par exemple,
quoiqu'il n'y ait ([u'un seul soleil dans le
monde, rependant l'idée en étant formée
i)ar abstraction de telle manière que d'autres
substances (sui)posé qu'il y en eût plusieurs
autres) pussent chacune y participer égale-
ment, cette idée est aussi bien une sorte ou
espèce que s'il y avait autant de soleils qu'il
y a d'étoiles. Et ce n'est pas sans fondement
que certaines gens pensent qu'il y a véritable-
ment autant de soleils: et que par rapport h
une personne qui serait placée h une juste
distance, chaque étoile tixe répondrait en
ell'et à l'idée signifiée par le mol de soleil :
.ce qui, pour le dire en passant, nous peut
faire voir combien les sortes, ou si vous vou-
lez, les {/enrcs et les espèces des choses (car
ces deux derniers mots, dont on fait tant de
bruit dans les écoles, ne signilient autre chose
chez moi (jue ce qu'on entend en français par
le mot de sorte) dépendent des collections
d'idées que les hommes ont faites, et nulle-
ment de la nalure réelle des choses, puis-
(pi'il n'est pas impossible que dans la plus
gi-ande exactitude du langage, ce (^ui à l'é-
gard d'iuie certaine personne est une étoile,
ne puisse être un soleil h l'égard d'une autre.
'2. L'essence de chaque sorte, c'est l'idée
abstraite. — La mesure et les bornes de cha-
que espèce ou sorte, par où elle est érigée en
une telle espèce particulière et distinguée
des autres, c'est ce que nous appelons son
essence ; (jui n'est autre chose que l'idée abs-
traite h laciuclle le nom est attaché; de sorte
que chaque chose contenue dans cette idée
est essentielle h cette espèce. Quoique ce soit
là toute l'essence des substances naturelles
qui nous est connue, et par où nous distin-
guons ces substances en dilférentes espèces,
je la nomme pourtant essence nominale, pour
la distinguer de la constitution réelle des
substances, d'où dépendent toutes les idées
qui entrent dans Vessence nominale et toutes
les pro|iriétés de cha(|ue espèce : lac[uello
constitution, réelle quoicpie inconnue, peut
ôiro a[)pelée pour cet efi'ct Vessence réelle,
comme il a été dit. Par excmf)le, Vessence
nominale de l'or, c'est cette idée complexe
que le mot or signifie, comme vous diriez un
corps jaune, d'une certaine |)esantcur, mal-
léable, fusible, ei tixe. Mais Vcssoicc réelle,
c'est la constitution des parties insensibles
de ce corps, de laf|uelle ces(iualilés et toutes
les autres propriétés de l'or dépendent. Il
est aisé de voir d'un coup d'œil combien ces
deux choses sont ditlérentes, quoiqu'on leur
donne à toutes deux le nom (Vessence.
3. Différence entre l'essence réelle et l'rs-
sence nominale. — Car encore (pj'un corps
d'une certaine forme, accompa;.;iié de seiiii-
ment, de raison, et de motion voloiitaiie,
constitue peul-êire l'idée complexe à la-
quelle moi et d'auln;s altaclions le nom
d/iu/nme; et qu'ainsi ce suit l'essence nominale
de l'espèce que nous désignons par ce nom-
là; cependant personne ne dira jamais que
cette idée complexe est l'essence réelle et la
source de toutes les opérations qu'on peut
trouver dans chatiue individu de cette espèce.
479
LAN
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
LAN
483
Le fondement de toutes ces qualités qui en-
trimtdaiis l'idéecomplexeque nous en avons
est tout aulio cliose ; si nous connaissions
cette constitution de \ homme, d'où découlent
ses facultés de mouvoir, de senlii-, de raison-
ner, et ses autres puissances, et d'où dépend
sa figure si régulière, comme peul-ôtre les
anges la connaissent, et comme la connaît
certainement Celui qui en est l'auteur, nous
aurions une idée de son essence tout à fait
ditférente de celle qui est présentement ren-
fermée dans notre définition de celte espèce,
en quoi elle consiste; et l'idée (jue nous au-
rions de cha(jue homme individuel serait
aussi dilférentti de celle que nous avons à
présent, que l'idée de celui qui connaît tous
les ressorts, toutes les roues et tous les mou-
vements particuliers de chaque pièce de la
fameuse horloge de Strasbourg^ est' diffé-
rente de celle qu'en a un paysan grossier qui
voit simplement le mouvement de l'aiguille,
qui entend le son du timbre, et qui n'ob-
serve que les parties extérieures de l'horloge.
4. Rien n'est essentiel aux individus. —
Ce qui fait voir que l'essence se rapporte aux
espèces, dans l'usage ordinaire qu'on fait de
ce mot, et qu'on ne la considère dans les
êtres particuliers qu'en tant qu'ils sont ran-
gés sous certaines espèces, c'est qu'ôlées les
idées abstraites par où nous réduisons les in-
dividus à certaines sortes et les rangeons sous
de communes dénominations, rien n'est plus
regardé comme leur éianl essentiel. Nous
n'avons point de notion de l'un sans l'autre,
ce qui montre évidemment leur relation. Il
est nécessaire que je sois ce que je suis.
Dieu et la nature m'ont ainsi fait, mais je n'ai
rienciui me soit essentiel. Un accident ou une
maladie [)eut apporter de graiids change-
ments à mon teint ou à ma taille : une lièvre
ou une chute peut m'ôter entièrement la rai-
son ou la mémoire, ou toutes deux ensemble;
et une apoplexie peut me réduire à n'avoir ni
sentiment, ni entendement, ni vie. D'autres
créaturesde la même forme que moi peuvent
être faitesavec un plus grand ou un plus pe-
tit nombre de facultés ([ue je n'en ai, avec
des facultés plus excellentes ou pires que
celles dont je suis doué; et d'autres créa-
tures peuvent avoir de la raison et du senti-
ment dans une forme et dans un corps fort
différent du mien. Nulle de ces choses n'est
essentielle cl aucun individu, à celui-ci ou à
celui-là, jusqu'à ce que l'esprit le rapporte à
([uelque sorte ou espèce de chose : mais l'es-
pèce n'est pas plutôt formée qu'on trouve
quelque chose d'essentiel par rapport à l'idée
abstraite de cette espèce. Que chacun prenne
la peine d'examiner ses propres pensées, et
il verra, je m'assure, que dès qu'il suppose
(fuehjue chose d'essentiel, ou qu'il en parle,
la considération de quelque espèce ou de
<! lehjue idée complexe, signifiée par quel-
«|ue nom général, se présente à son esprit;
et c'est par rapport à cela qu'on dit que telle
ou telle qualité est essentielle. De sorte que,
si l'on me demande s'il est essentiel à moi
oi: à quelque autre être particulier et cor-
porel d'avoir de la raison, je répondrai ([ue
non, et que cela n'est non plus essentiel qu'il
est essentiel à ce,tte chose blanche sur quoi
j'écris, «lu'on y trace des mots dessus. Mais
si cet être particulier doit être compté parmi
cette espèce qu'on appelle homme et avoir
le nom d'homme, dès lors la raison luh est
essentielle, supposé que la raison fasse partie
de l'idée complexe qui est signifiée par le
nom Aliomme, comme il est essentiel à la
chose sur quoi j'écris de contenir des mots,
si je lui veux donner le nom de traité et le
ranger sous celle espèce. De sorte que :e
qu'on appelle essentiel et non essentiel se
rapporte uniquement à nos idées abstraites
et aux noms qu'on leur donne : ce qui ne
veut dire autre chose, sinon que toute chose
[)articulière qui n'a pas en elle-même les
qualités qui sont contenues dans l'idée abs-
traite qu'un terme général signifie , ne peut
être rangée sous cette espèce ni être ap|)elée
de ce nom, puisque cette idée abstraite est
la véritable essence de cette espèce.
5. Cela posé, si l'idée du corps est, comme
veulent quelques-uns, une simple étendue,
ou le pur espace, alors la solidité n'est pas
essentielle au corps. Si d'autres établissent
que l'idée à laquelle ils donnent le nom de
corps emporte solidité et étendue, en ce cas
la solidité est essentielle au corps. Par consé-
quent ce qui fait partie de l'idée complexe
que lé nom signifie, est la chose, et la seule
chose qu'il faut considérer comme essentielle,
et sans laquelle nulle chose particulière ne
peut être rangée sous cette espèce, ni être
désignée par ce nom-là. Si l'on trouvait une
partie de matière qui eût toutes les autres
qualités (|ui se rencontrent dans le fer, ex-
cepté celle d'être attiiée i)ar l'aimant et d'en
recevoir une direction particulière, qui est-
ce qui s'aviserait de mettre en question s'il
manquerait à celte portion de matière quel-
que chose d'essentiel ? Qui ne voit plutôt l'ab-
surdité qu'il y aurait de demander s'il man-
querait quelque chose d'essentiel à une chose
réellement existante? Ou bien, pourrait-on
demander si cela serait, ou non, une différen-
ce essentielle ou spécifiijue, puisque nous
n'avons d'autre mesure de ce qui constitue
l'essence ou l'espèce des choses, que nos
idées abstraites : et que, parler de différences
spécifiques dans la nature, sans rapport à des
idées générales et à des noms généraux, c'est
parler inintelligiblement ? Car je voudrais
bien vous demander ce qui suffit pour faire
une différence essentielle dans la nature en-
tre deux êtres particuliers, sans qu'on ait
égard à quelque idée abstraite qu'on considère
comme l'essence et le patron d'une espèce.
Si l'on ne fait absolument point d'attention à
tous ces modèles, on trouvera sans doute que
toutes les qualités des êtres particuliers, con-
sidérés en eux-mêmes, leur sont également
essentielles ; et dans chaque individu chaque
chose lui sera essentielle, ou plutôt rien du
tout ne lui sera essentiel. Car, quoiqu'on
puisse demander raisonnablement s'il est es-
sentiel au fer d'être attiré par l'aimant, je
crois pourtant que c'est une chose absurde et
frivole de dcm^'^ider si cela est essentiel à
43Î LAN
cette portion particulière de matière dont je
me sers pour tailler ma plume, s-msla consi-
dérer sous le nom de fer, ou comme étant
d'une certaine espèce. Et si nos idées abs-
traites auxquelles on a attaché certains noms
sont les bornes des espèces, comme nous
avons déjà dit, rien ne peut être essentiel que
ce qui est renfermé dans ces idées.
6. A la vérité, j'ai souvent fait mention
d'une essence réelle, qui dans les substances
PSYCHOLOGIE. LAN 482
nous, c'est un cheval, c'est une mule, c'est
un animal, c'est un arbre? Comment une cho-
se particulière vient-elle à être de telle ou
telle espèce, si ce n'est à cause qu'elle a
celte essence nominale, ou, ce qui revient
au même, parce qu'elle convient avec l'idée
abstraite à laquelle ce nom est attaché? Je
souhaite seulement que chacun prenne Ja
peine de rélléchir sur ses propres pensées
Jorsqu il entend tels et tels noms de substan-
... , . ,', ' . --.. .-.«wv.v,o jvioijuii cuicuu leis ti les noms ae substan
est distincte des idées abstraites qu'on s'en ces, ou qu'il en parle lui-môme, pour sS
fai . etque je nomme leurs essences nvmi- voir quelles sortes d'essences ils signifient
«a/r5. E par cette essence réelle, j'entends la 8. dr, que les espèces des choses n? o eni
constitution réelle de chaque chose qui est le à notre égard que leur réduction à des noms
fondement de toutes les propriétés, qui sont distincts, selon les idées complexes nue no s
combinées et qu on trouve coexister constam- en avons, et non pas selon les essences pré
ment avec l'essence nominale; cette consti-
tution particulière que chaque chose a en
elle-même sans aucun rapport à rien qui lui
soit extérieur. Mais l'essence, prise même
en ce sens-là, se rapporte à une certaine sor-
te, et suppose une espèce : car comme c'est
la conslit'ition réelle d'où dépendent les pro-
priétés , elle suppose nécessairement une
sorte de choses, puisque les pro|)riétés appar-
tiennent seulement aux espèces, et non aux
cises, distinctes et réelles qui sont dans les
choses, c'est ce qui parait évidemment de ce
que nous trouvons que quantité d'individus
rangés sous une seule espèce, désignés par
un nom commun, et qu'on considère par
conséquent comme d'une seule espèce, ont
pourtant des (jualités dépendantes de leurs
constitutions réelles, f)ar oii ils sont autant
ditlérents iun de l'autre qu'ils le sont d'au-
tres individus dont on compte qu'ils ditrèrent
individus. Supposez par excuu.le, que ï»: i^V,' ;„';,„:," .''eï o '" o v^n.S
gence nominale de Or soit ( Atrp un pr.mc rfoi.., L... .• _ _^_^_ M" ""f'-'>^-H î>ans
gence nominale de l'or soit d'être un corps
d'une telle couleur, d'une telle pesanteur,
malléable et fusible, son essence réelle est là
disposition des parties de matière d'où dé-
pendent ces qualités et leur union, comme
peine tous ceux qui examinent les corps na-
turels : et en particulier les chimistes ont
souvent occasion d'en être convaincus par
de fâcheuses expériences, cherchant quel-
quefois en vain dans un morceau de soufre
elle est aussi le fondement de ce que ce corps d'antimoine ou de vitriol, les mêmes qualités
f '£^"".\.1''^?J.f/!A' ::r.(^; ^.^^:^ «"."-^^^ P--^- ^l^'»'^ ^m trouvées dans 'd'ïulres pa?ties de
ces minéraux. Quoique ce soient des corps
priétés qui accompagnent cetfe idée com-
plexe. Voilà des essences et des propriétés,
mais toutes fondées sur la supposition d'une
espèce ou d'une idée générale et abstraite
qu'on considère comme immuable : car il n'y
a point de particule individuelle de matière,
à hKjuelle aucune de ces qualités soit si fort
atla(hée, qu'elle lui soit essentielle ou en soit
inséparable. Ce qui est essentiel à une cer-
taine portion de matière, lui appartient com-
me une condition par où elle est de telle ou
telle espèce; mais cessez de la considérer
comme rangée sous la dénuMiination d'une cer-
taine idée abstraite, dès lors il n'y a plus rien
qui lui soit nécessairement att/iché, rien qui
en soit inséparable. 11 est vrai qu'à l'égard des
essences réelles des substances, nous suj)po-
sons seulement leur existence sans connaître
précisément ce qu'elles sont. Mais ce qui les
lie toujours à certaines espèces, c'esl l'essence
nominale dont on suppose qu'elles sont la
ca-iSe elle fondement.
1 .L'essence nominale détermine Vespèce. —
Il faut examiner après cela par quelle de ces
deux essences on réduit les substances à telles
e Ja même espèce, qui ont la même essince
nominale sous le même nom, ce|)endont
après un rigoureux examen il paraît dans l'un
des qualités si diiïérentcs de celles qui se
rencontrent dans l'autre, qu'ils trompent
1 attente cl le travail des chimistes les plus
exacts. Mais si les choses étaient distinguées
en espèces selon leurs essences réelles, il se-
rait aussi impossible de trouver différentes
propriétés dans deux substances individuelles
de la môme espèce, qu'il l'est de trouver
ditlérenles propriétés dans deux cercles ,
ou dans deux triangles équilatères. C'c^t
proprement l'essence qui à notre égard
détermine chaque chose particulière à
telle ou t(!l!e classe, ou ce qui revient au mê-
me, à tel ou tel nom général ; et elle ne peut
être autre chose que l'idée abstraite à la-
quelle le nom est attaché. D'où il suit
que dans le fond celte essence n'a pas tant
de rapport à l'existence des choses parlicu-
leres, qu à leurs dénominations généra-
les.
9. Ce n'est pas l'essence réelle qui détermine
et telles esnèces 11 p^t ivlioninZ' 7 r ■ ^°* ' essence réelle qui détermin
ressente nïnMe- car cV.t p.^ip '/f^ ^'^' ' "^"''' ^"^"^"^ ''''' '''''''' «^^'^ '-"^ '"^^«
maniue de l'espèce. Il est donc impossible
que les espèces des choses que nous ran-
geons sous des noms généraux soient déter-
minées par autre chose que par cette idée
dont le nom est établi pour signe : et c'est là
ce que nous appelons essence nominale, com-
me on l'a déjà montré. Pourquoi disons-
conséquent leur donner des dénominations
(ce qui est le but de cette réduction} en ver-
tu de leurs essences réelles, parce que ces es-
sences nous sont inconnues. Nos facultés ne
nous conduisent point, pour la connaissance
et la distinction des substances, au delà d'une
collection des idées sensibles que nous y ob-
4S3 LAN Dir.TIONXAIRE DE rilILOSOPIIlE
servons nctuellcmont, laquelle collection,
(]iioique taile avec la |)lus viande exacliUide
LAN
48 i
dont nous soyons capables, est pourtant plus
t'-!(>ign6e de la véritable constitution intérieure
d'où ces qualités découlent, (jue l'idée (lu'un
paysan a de l'horloge de Strasbourg n'est
éloignée d'cMre conlornie à l'artitice intérieur
de celle admirable machine, dont le paysan
ne voit (jue la ligure elles mouvements exté-
rieurs. 11 n'y a point de plante ou d'animal
si pou considérable , qui ne confonde
J entendement de la plus vaste capacité.
Quoi([ue l'usage ordinaire des choses qui sont
autour de nous élouiïe l'admiration qu'elles
nous causeraient autrement, cela ne guérit
pourtant point notre ignorance. Dès que nous
venons à examiner les pierres que nous fou-
lons aux pieds, ou le fer que nous manions
tous lesjours, nous sonuues convaincus que
nous n'en connaissons point la constitution
intérieure, ei que nous ne saurions rendre
raison des Jiirérenles qualités que nous y
découvrons. 11 est évident que cette constitu-
tion intérieure d'où dépendent les qualités
des pierres et du fer, nous est absolument in-
connue, (^ar pour ne parler que des plus
gi-ossières et des plus connnunes que nous y
pouvons observer, quelle est la contexl.ure
des parties, l'essence réelle qui rend le plomb
et l'antimoine fusibles, et qui empêche que
le bois et les pierres ne se fondent point?
Ou'est-c>^ qui fait que le plomb elle fer sont
malléables, et que l'antimoine et les pierres
ne le sont pa.s? Cependant quelle inlinie dis-
tance n'y a-t-il pas de ces qualités aux ar-
rangements subtils et aux inconcevables es-
sences réelles des plantes et des animaux?
C'est ce que tout le monde reconnaît sans
peiné. L'artifice que Dieu, cet êlre tout sage
et tout-puissant, a employé dans le grand ou-
vrage de l'univers et dans chacune de ses
parties, surpasse davantage la capacité et la
compréhension de l'iiomme le plus curieux
et le plus pénétrant, que la plus grande sub-
tilité de l'esprit le plus ingénieux ne surpasse
les conceptions du plus ignorant et du plus
grossier des hommes. C'est donc en vain que
nous prétendons réduire les choses h certai-
nes espèces et les ranger en diverses classes
sous certains noms, en vertu de leurs essen-
ces réelles, que nous sommes si éloignés de
l>ouvoir découvrir ou comprendre. Un aveu-
gle peut aussitôt réduire les choses en espè-
ces par le moyen de leurs couleurs; et celui
quia perdu l'odorat peut aussi bien distinguer
un lis et une rose par leur odeur que par
ces constitutions intérieures qu'il ne connaît
pas. Celui qui croit pouvoir distinguer les
brebis et les chèvres par leurs essences réelles,
qui lui sont inconnues, peut tout aussi bien
exercer sa péîiétration sur les espèces qu'on
nomme Casoar, Cassiouarij et Querechinihio,
et déterminer, à la faveur de leurs essences
réelles et intériein^es, les bornes de leurs
espèces, sans connaître les idées complexes
des qualités sensibles que chacun de ces
noms signifie dans les pays où l'oji trouve
ces animaux-là.
10. Ce n'est pas plus les formes substan-
tielles, que nous connaissons encore tnoins. —
Ainsi, ceux à (jui on a enseigné que les difl'é-
rentes espèces de substances avaient leurs
formes substantielles, distinctes et intérieu-
res, et que c'étaient ces formes qui font la
distinction des substances en leurs vrais gen-
res el leurs véritables espèces, ontété encore
plus éloignés du droit chemin, puisque ))ar
là ils ont applicjué leur esprit à de vaines re-
cherches sur des formes substantielles entiè-
rement inintelligibles, et dont à peine avons-
nous (luelque obscure ou confuse conception
en général.
11. Parles idées que nous avons des es-
prits il paraît encore que c'est pur /'essence
nominale //uc 7J01/S distinguons les espèces. —
Que la distinction que nous faisons des sub-
stances naturelles en espèces particulières
consiste dans des essences nominales établies
par l'esprit, et nullement dans les essences
réelles qu'on peut trouver dans les choses
mômes, c'est ce (jui paraît encore bien claire-
ment [)ai' les idées (jue nous avons des esprits.
Car notre entendement n'acquérant les idées
qu il attribue aux esprits ([ue par les ré-
tiexions qu'il fait sur ses propres opérations,
il n'a ou ne peut avoir d'autre notion d'un
esjJHt qu'en attribuant toutes les opérations
qu'il trouve en lui-même, à une sorte d'être,
sans aucun égard à la matière. L'idée môme
la plus parfaite que nous ayons de Dieu n'est
qu'une attribution des mômes idées simples
qui nous sont venues en rétléchissant sur ce
que nous trouvons en nous-mêmes, et dont
nous concevons que la possession nous com-
ii!uni(]ue plus de perfection que nous n'en au-
rions si nous en étions privés ; ce n'est, dis-
je, autre chose qu'une attribution de ces
idées simples à cet Elre suprême, dans un
degré illimité. Ainsi, après avoir acquis par
la réflexion que nous faisons sur nous-mê-
mes l'idée d'existence, de connaissance, de
puissance et de plaisir, de chacune des |uelle.s
nous jugeons qu'il vaut mieux jouir que d'en
être privé, et que nous sommes d'ai.tant plus
heureux que nous les possédons dans un
plus haut degré, nous joignons toutes ces
choses ensemble en attachant l'infinité à cha-
cune en particulier, et par là nous avons l'i-
dée con)plexe d'un être éternel, omniscient,
tout-puissant, infiniment sage et infiniment
lieureux. Or, quoiqu'on nous dise qu'il y a
différentes espèces d'anges, nous ne savons
pourtant comment nous en former diverses
idées spécifiques; non que nous soyons ])r6-
venus de la pensée qu'il est impossible qu'il
y ait plus d'une espèce d'esprits, mais parce
que, n'ayant et ne pouvant avoir a'autres idées
simples, applicables à tels êtres, que ce peljt
nombre que nous tirons de nous-mêmes et
des actions de notre propre esprit, lorsque
nous pensons, que nous ressentons du plai-
sir et que nous remuons différentes parties
de notre corps, nous ne saurions autrement
distinguer dans nos conceptions différenies
sortes d'esprits, l'une de l'autre, qu'en leur
attribuant dans un plus haut ou plus bas de-
gré ces opérations et ces puissances que nous
trouvons en nous-mêmes : et ainsi nous ue
4G5
LAN
ï'SYCIIOl.OGTE.
pouvons poinl avoir des idées sptVifiquos des
esprils, qui soient lorl distinctes ; Dieu seul
excepté, à qui nous attribuons la durée et
toutes ces autres idées dans un dei:i;ré intini,
au lieu que nous les attribuons aux autres
esprits avec limitation. Et autant que je puis
concevoir la chose, il me semble (pie dans
nos idées nous ne mettons aucune diilérence
entre Dieu et les esprits par aucun nombre
d'idées simples que nous ayons de l'un et non
des autres, excejMé celle de l'inlinité. Comme
toutes les idées particulières d'existence, de
connaissances, de volonté, de puissance, de
mouvement, etc., procèdent des opérations de
notre esprit, nous les attribuons toutes à tou-
tes sortes d'esprits, avec la seule dillorence
de dfcgrés jusqu'au plus haut que nous puis-
sions imaginer, et même jusqu'à l'infinité,
lorsque nous voulons nous foimor, autant
qu'il est en notre pouvoir, une idée du pre-
mier être, qui cependant est toujours intini-
ment plus éloigné, par l'excellence réelle de
sa nature, du plus élevé et du plus parfait de
tous les Etres créés, que le plus excellent
homme, ou plutôt que l'ange et le séraphin
le plus pur est éloi,.;né de la partie de ma-
tière la plus contemptible, et qui par con-
séquent doit être infiniment au-dessus de ce
que notre entendement borné peut concevoir
de lui.
12. Jl est probable qxiil y a un nombre
innombrable d'espèces d'cspriis. — Il n'est ni
impossible de concevoir, ni contre la raison
(}u'il puisse y avoir plusieurs espèces d'es-
jH-its, autant ditrérenles l'une de l'autre par
des })ropriétés distinctes dont nous n'avons
aucune idée, (lue les espèces de choses sen-
sibles sont distingiiées l'une de l'autre par
des (jualilés (jue nous connaissons et que
nous y observons actuellement. Sur ([uoi il
me semble (|uon peut conclure probable-
ment de ce que dans tout le monde visible et
corporel nous ne remarquons aucun vide,
(ju'il devrait y avoir plus d espèces de croaw-
les intelligentes au-dessus de nous qu'il n'v
en a de sensibles et de matérielles au-dessous.
En efl'el.en commenyant depuis nous jus-
([u'aux choses les plus basses, c'est une
descente qui se fait par de fort petits degrés,
et par une suite continuée de choses qui
dans cha(|ue éloignement dilTèrent fort peu
J une de l'autre. Il y a des poissons qui ont
des ailes et auxquels l'air n'est pas étranger,
t.'l il y a des oiseaux qui habitent dans l'eau]
qui ont le sang froid comme les poissons, et
tlont la chair leur ressemble si fort par le
goût, qu'on permet aux scrupuleux d'en man-
ger durant les jours maigres. Il y a des ani-
maux qui approchent si fort de l'espèce des
oiseaux et des quadrupèdes, qu'ils tiennent le
L.\N
^86
milieu entre deux. Les am|)hibies tiennent é
sa-
lement des bêtes terrestres et des aquatiques
Les veaux marins vivent sur la terre et dans la
mer; et les marsouins ont le sang chaud et
les entrailles d'un cochon, pour ne pas parler
oe ce qu'on rapporte des sirènes ou des
hommes marins. Il y a des bêtes qui sem-
Ment avoir autant de connaissance et <le raison
c;ue quelques animaux qu'on appelle hom-
mes, et il y a une si grande proximité entre
les animaux et les végétaux, que si vous pre-
nez le plus imparfait de l'un et le plus pariait
de l'autre, à peine remarquerez-vous aucune
ditlérence considérable entre eux. Et ainsi,
jusqu'à ce que nous arrivions aux plus bas-
ses et moins organisées parties de matière,
nous trouverons partout que les difl'érentes
esi)èces sont liées ensemble, et ne diflèrent
que par des degrés presque insensibles. Et
lorsque nous considérons la puissance et la
sagesse infinie de l'auteur de toutes choses,
nous avons sujet de penser que cest une
chose conforme à la somptueuse harmonie de
l'univers, et au grand dessein aussi bien qu'à
la bonté infinie de ce souverain architecte,
que les dill'ércntes espèces de créatures s'élè-
vent aussi peu à peu depuis nous vers son inli-
nie perfection, comme nous voyons qu'ils voi.t
depuis nous en descendant par des degrés
pres(jue insensibles. Et cela une fois admis
comme probable, nous avons raison de nous
persuader qu'il y a beaucoup f)lus d'espèces
de créatures au-dessus de nous qu'il n'y en
a au-dessous ; parce que nous sommes beau-
coup {)lus éloignés en degrés de perfection
de l'être infini de Dieu, que du plus bas état
de l'être et de ce qui ajiproche le plus près
du néant. Cependant nous n'avons nulle idée
claire et distincte de toutes ces dillérentes
espèces, pour les raisons qui ont été propo-
sées ci-dessus.
13. Il puraU par l'eau et par la glace que
c'est l'essence nominale qui constilue l'es-
pèce. — Mais, pour revenir aux espèces des
substances corj.orelles , si je demandais à
quelqu'un si la glace et l'eau s'ont deux diver-
ses espèces de choses, je ne doute pas (ju'il
ne me répondît qu'oui, et l'on ne peut nier
qu'il n'eiU raison. Mais si un Anglais élevé
à la Jamaïque oij il n'aurait peut-être
jamais vu de glace ni ouï dire qu'il y eut rien
de pareil dans le monde, arrivant en Angle-
terre pendant l'hiver, trouvait l'eau qu'il
aurait mise sur le soir dans un bassin, gelée
le malin en gr.-iiide partie, et que, ne sadiant
pas le nom particulier qu'eWe a dans cet état,
il l'appelât de ïeau durcie, je demande si
ce serait à son égard une nouvelle espèce
différente de l'eau, et je crois qu'on me ré-
pondra que dans ce cas-là ce ne serait non
plus une nouvelle esj)èce à l'égard de cet
Anglais, qu'un suc de viande qui se congèle
quand il est froid est une espèce distincte de
cette même gelée quand elle est chaude et
fiuide ; ou que l'or liquide dans le creuset est
une espèce distincte de l'or qui (;st en con-
sistance dans les mains de louvrier. Si cela
est ainsi, il est évident que nos espèces dis-
tinctes ne sont que des amas diclincts d'idées
complexes auxquels nous attachons des
noms distincts. Il est vrai que chaciue sub-
stance qui existe a sa constitution ])ailicu-
lière, d'où dépendent les qualités sensibles cl
les puissances que nous y remarquons : mais
la réduction que nous faisons des ( hoses en
espèces, qui n'emporte autre chose que leur
arrangement sous d(^s espèces particulières
désignées pa'' cerlains non;s dis'incts, ceUe
487 LAN DICTIONNAIRE DE PIIILOlbOriIIE. LAN i88
réduclion, dis-jo, se rapporte uniqueinent (ni'a|)iès avoir formé d(!S idées complexes
a'ix idées que nous en avons : el (juoique enlieremenl [tarfaites des propriétés des cho-
cela suflise pour les distinguer si bien par ses qui découleraient de leurs ditrérentes
des noms, que nous puissions en discourir essences réelles, nous les distinguassions par
lorsqu'elles ne sont pas devant nous, cepen- là en espèces. Mais c'est encore ce qu'on ne
dant'si nous supposons que cette distinction saurait l'aire: car comme l'essence réelle nous
est fondée sur leur constitution réelle et inlé- est inconnue, il nous est impossible de con-
rieure, et que la nature distingue les choses naître toutes les propriétés (jui en dérivent,
qui existent en autant d'espèces par leurs et qui y sont si intimemel unies, que lune
essences réelles, de la môme manière que d'elles n'y étant plus, nous puissions certai-
nous les distinguons nous-mêmes en espèces nement conclure que cette essence n'y est
par telles et telles dénominations, nous ris- pas, et que par conséquent la cliose n'appar-
querons de tomber dans de glandes méjnises. tient point à cette espèce. Nous ne pouvons
15. Difficultés contre le sentiment (/ui cta- jamais connaître quel est précisément le nom-
hlit un certain nombre déterminé d'essences bre des propriétés qui dépendent de l'essence
réelles. — Pour pouvoii' distinguer les êtres réelle de l'or, de sorte que l'une de ces pro-
substantiels en espèces selon la sui)|)osilion priétés venant à manquer dans tel ou tel
ordinaire qu'il y a certaines essoices ou sujet, l'essence réelle de l'or et par consé-
/'ormes pr-écises des choses, par où tous les quent l'or ne fût point dans ce sujet, à moins
jridividus existants sont distingués naturelle- que nous ne connussions l'essence de l'or
ruent en espèces, voici des conditions qu'il lui-même, pour pouvoir par là déterminer
faut rem[»lir nécessairement. cette espèce. Il faut supposer qu'ici par le
15. Premièiemenl, on doit être assuré que mot d'or, je désigne une pièce particulière
la nature se proi)Ose toujours, dans la i)io- de matière comme la dernière guinée (150)
duction des choses, de les l'aire partici[ji^r à qui a été frappée en Angleterre. Car si ce
certaines essences réglées et établies, qui mut était pris ici dans sa signillcation ordi-
<](Mvent être les modèles de toutes les choses naire pour l'idée complexe que moi ou quel-
à produire. Cela proposé ainsi crûmeiit, que autre appelons or , c'est-à-dire, j)oup
connue on a accoutumé de faire, aurait be- 1 essence nominale de l'or, ce serait un vrai
soin d'une explication plus précise avant galimatias; tant il est difficile défaire A^oir
(pi'on pût le recevoir avec un entier consen- la ditlérente signification des mots et leur
Icraent. iinperfection, loisque nous ne pouvons le
16. Il serait nécessaire, en second lieu, de faire par le secours même des mots,
savoir si la nature parvient toujours à cette 20. De tout cela il s'ensuit évidemmont que
essence qu'elle a en vue dans la production les distinctions que nous faisons des substan-
des choses. Les naissances irrégulières et ces en espèces, par différentes dénominations,
monstrueuses qu'on a observées en différentes ne sont nullement fondées sur leurs essences
espèces d'anmiaux, nous donneront toujours réelles, et que nous ne saurions prétendre
sujet de douter de l'un de ces articles, ou de les ranger et les réduire exactement à cer-
tous les deux ensemble. ♦ taines espèces en conséquence de leurs dif-
17. Il faut déterminer, en troisième lieu, si férences essentielles et intérieures.
ces êtres que nous appelons des monstres 21. Mais elles renferment telle collection
sont réellement une espèce distincte selon la qui est signifiée par le nom que nous leur don-
nolion scolaslique du mol d'espèce, puis- nous. — Mais puisque nous avons besoin de
ou il est certain que chaque chose qui existe termes généraux, comme il a été remarqué
a sa constitution particulière; car nous trou- ci-dessus, quoique nous ne connais.sions pas
vous que quelques-uns de ces monstres n'ont les essences réelles des choses , tout ce que
que peu ou point de ces qualités qu'on sup- nous pouvons faire, c'est d'assembler tel
pose résulter de l'essence de celte espèce nombre d'idées simples que nous trouvons
d'où elles tirent leur origine, et à laquelle il par expérience unies ensemble dans lescho-
semble qu'elles appartiennent en vertu de ses existantes, et d'en faire une seule idée
leur naissance. complexe. Bien que ce ne soit point là l'es-
18. Il faut, en quatrième lieu, que les es- sence réelle d'aucune substance qui existe,
sences réelles da ces choses que nous distin- c'est pourtant l'essence spécifique h laquelle
guons en espèces et auxquelles nous donnons ap|)artient le nom que nous avons attaché à
des noms après les avoir ainsi distinguées, cette idée complexe, de sorte qu'on p.eut
nous soient connues; c'est-à-dire que nous prendre l'un pour l'autre ; par où nous pou-
devons en avoir des idées. Mais comme nous vons enfin éprouver la vérité de ces essences
sommes dans l'ignorance sur ces quatre arti- nominales. Par exemple, il y a des gens qui
des, les essences réelles des choses ne nous disent que l'étendue est l'essence du' corps.
servent de rien à distinguer les substances en S'il est ainsi, comme nous ne pouvons jamais
espèces. nous tromper en mettant l'essence d'une
19. Nos essences nominales des substances chose pour la chose même, mettons dans le
ne font pas de parfaites collections de toutes discours Vétendue pour le corps, et quand
leurs propriétés. — En cinquième lieu, le nous voulons dire que le corps se meut,
seul moyen qu'on pourrait imaginer pour disons que l'étendue se meut, el voyons com-
l'éclaircissement de cette question, ce serait ment cela'ira. Quiconque dirait qu'une éten-
(IdO) Monnaie d'or qui a cours en AnjjtelL'iri'.
^^^ LAN PSYCIIOI.OGIE i.aN
due met en mouvement une autre ûlonduo créatures rsl spâirumcmnit
par vo.e dunpuls.on, montrerait .ullis.un- nous est absoluf„enrnnpoSbh:-de^;;inôn
dre, ]Hiis(]ue ' " ' '
ment l'absurdité d'une telle notion. 1
490
différente, il
1. L'ssL'tive
nulle
d'une chose est m.^"'r-.nnn."rr';," '^ ""T"";^ ^"■^-' l.'^'i^'P'e nuiic partie de celte constitu-
ridée cS)lexè ' ?on,m'X,? r i "''' ^''"'' -°" '"^^r.eure n'entre dans notre idée spéci-
ûrcerta ' nom-? ' -n- fT ^'' ^"'""'•" seulement nous avons raison de pen-
un certam nom . ot (km, les substances, ser que là où les facultés ou la ligure exté-
rieure sont SI différentes, la constitution inté-
rieure n'est pas exactement la même. Mais
c est en vaui ([ue nous rccliorclierions quelle
eslladistuiction que la ditlérence spécilique
met dans la constitution réelle et intérieure,
tandis que nos mesures des espèces ne scl'ont '
comme elles sont à })réseni, que les idées
abstraites que nous connaissons, et non la
conslitulion intérieure, qui ne fait point par-
tic de ces idées. La dill'érenee de poil sur la
peau doit-elle être une marque d'une dillé-
rente constitution intérieure et spécilique
un certain nom ; et
outre les dillérentes idées sini|)les qui les
composent, il y a une iiJée confuse de subs-
tance ou d'un soutien inconnu et d'une cause
de leur union, (|ui en îaU toujours une par-
tie. C est pourquoi l'essence du corps n'est
pas la pure étendue, mais une chose étendue
^(solide (151); de sorte que dire qu'une
chose étendue et solide en remue ou pousse
une autre, c'est autant que si l'on disait
qu uncor()s remue ou pousse un autre corps.
I-a première de ces expressions est autant
inte hgible que la dernière. De même, quand
on dit qu un animal raisonnable est caj)able
de conversation, c'est autant que si l'on
disait (junn homme en est capable. Mais
personne ne s'avisera (h; dire que la raison-
ita'jiltie il:r2} est capable de conversation,
jarce qu elle ne constitue pas toute l'essence
a laquelle nous donnons le nom d'homme.
2:2. Les idées abstroites que nous formons
des substances sont les mesures des espèces
par rapport à nous. Exemple dans l'idée que
nous aïons de l'homme. — Il y a des créa-
tures dans le monde qui ont une forme
pareille à la nôtre, mais qui sont velues,
et n ont point l'usage de la parole et de la rai-
son 11 y a parmi nous des indjéciles (lui ont
parloitement la même forme que nous, mais
qui sont destitués de raison, et quelques-uns
a entre eux qui n'ont point aussi l'usage de la
parole. Il y a des créatures, h ce qu'on dit
qui, avec l'usage de la parole, de la raison,'
et une forme semblable en toute autre chose
a la nôtre, ont des queues velues ; je m'en
rai)porteù ceux qui nous le racontent, mais
au moins ne parait-il pas contradictoire qu'il
y ait de telles créatures. Il y en a d'amres
un magot, lors(|u ils
j, . I »i ■ — •' ^' " vinmiLs y,^s i;auvres iniioiailis. OUI S<in's ni'P ondro
entre un imbécile et
conviennent d'ailleurs par la forme cl par le
manque de raison et de langage? Le défaut
de raison et de langage ne nous doit-il pas
servir d'un s-gne de différentes constituîions
et d'espèces réelles entre un imbécile et un
homme raisonnable? Et ainsi du reste, si nous
})rétendons que la distinction des espèces soit
justement établie sur la forme réelle et la
constitution intérieure des choses ....
24. Enfin il est évident que c'est des col-
lections que les hommes font eux-mêmes des
qualités sensibles. qu'ils comi)osent les essen-
ces des dilférenles sortes Je substances
dont ils ont des idées, et ijue la piupa.t ne
songent en aucune manière ù leur structure
intérieure et réelle, quand ils les réduisent
a telles ou telles espèces : moins encoi-e
aucun d'eux a-t-il jamais pensé à certaines
formes substantielles, si vous en exceptez
ceux qui dans ce seul endroit du monde ont
appris le langage de nos écoles. Cependant
ces pauvres ignorants, qui, sans prétendre
très dont les femelles en ont. Si l'on demaiidc
SI toutes ces créatures sont hommes ou non
SI elles sont d*esi)èce humaine, il est visible
que cette question se rapporte uniquement à
i essence nominale: car entre ces créatures-là
celles a qui convient la déliiiition du mot
homme, ou l'idée complexe signitiée par ce
nom, sont hommes: et les autres ne le soi'l
barrasser l'esprit des formes substantielles,
seconlentjnt de connaître les choses une à
une par leurs qualités sensibles, sont sou-
vent mieux instruits de leurs différences,
peuvent les distinguer plus exactement pour
leur usage, et connaissent mieux ce ([u'on
l)eut faire de chacune en particulier, ([ue ces
docteurs subtils qui s'appli(pient si fort à en
point à qui cette idée complexe ne cÔ;.v.;u pénS:^? ^S? c^K^ ^l'ira^^c l^u 2
upr> â" ^l' ;i;'ouTJe' l'nf . "" 'r"r T^r^' '^ ^"^'^^^ ^'^«^^ de Vus caché t
cor^s itution n\r Ion demande si la déplus essentiel que ces ([ualités sensibles,
constitution intérieure de ces dillérentes que tout le monde y peut voir sans peine.
^lol) Cesl ainsi que renlondent les cuiésiens
La chose que nous concevons étendue en lonaueur
largeur el profondeur, est ce que nous nommons un
corps, âxi Kol.auid.ns sa Physique {ch^n.% an i)
Lors donc que les CMnésiens sonii.-nneni que l'é-
tendue esl I essent e du corps, ils ne prétendent affir-
mer auire cliose de leienduepar rapport au coros
que ce que Locke dil ailleurs de la solidiié par r;m-
|.orl au corps, que </e loules Us idées c'est celle nui
Vmmi ta plus essentielle el la plus élroHemenl unie
^.« ro,p» (le sorte que Cesprii la reqarde co,„me
t»séparablemenl attachée au corps, oii qu^il soil, el
de quelque uiantere qu'il ioil modifié.
DicTiONN. DE Philosophie, I
(132) On ricnllé de raisonner. Quoique (es sortes
de mois soieiil inconnus dans le monde, l'on doit
en permeilrs l'usage, ce me semble, dans un ou-
vrage comme celui-ci. Je prends d'avance celle
liberté, et je serai souvenl obligé de la prendre dans
la suite de ce travail, où l'auteur n'aiirail pu
f.iire |conn;îire la meilleure partie de ses pen-
sé.-s, s'il u'eùl invenlé de nouveaux termes pour
potivoir exprimer des conceptions tontes nouvelles.
Qui ne voit (jue je ne puis me dispenser de l'inii-
ler en cela ? C'est une libellé (ju'onl prise HoliauU,
le P. Malebrancbe, cl que messieurs de l'.\ca(!émje
royale des sciences itrenijcnl tous les jouis.
431 LAN OICTTON.NAIRE DH
25. Les essences spécifiques sont fuites par
t'rsprit. — Mais, supposé que les essences
réelles des substances pussent ôlre décou-
vertes par ceux qui s'appliqueraient soigneu-
sement à cette recherche, nous ne saurions
pourtant croire raisonnablement qu'en ran-
geant les choses sous des noms généraux, on
se soit réglé par ces constitutions réelles et
intérieures, ou par aucune autre chose que
par leurs apparences qui se présentent natu-
rellement ; i)uisque dans tous les pays les
langues ont été formées longtemps avant les
sciences. Ce ne sont pas des philosophes,
des logiciens ou telles autres gens, qui, après
s'être bien tourmentés h ])enser aux formes
et aux essences des choses, ont formé les
noms généraux qui sont en usage parmi les
diirérentes nations : mais plutôt dans toutes
les langues, la plupart de ces termes d'une
extension plus ou moins grande ont tiré
leur origine et leur signification du peuple
ignorant et sans lettres, (]uia réduit les cho-
ses à certaines espèces, et leur a donné des
noms en vertu des qualités sensibles qu'il y
rencontrait, pour .pouvoir les désigner aux
autres lorsqu'elles n'étaient par présentes,
soit qu'ils eussent besoin de parler d'une
espèce, ou d'une seule chose en particu-
lier.
26. C'est pour cela qu'elles sont fort diver-
ses et incertaines.— Puis donc qu'il est évident
que nous rangeons les substances sous diffé-
rentes espèces et sous diverses dénomina-
tions selon leurs essences nominales, cl non
selon leurs essences réelles; ce qu'il faut con-
sidérer ensuite, c'est comment et par qui
ces essences viennent à être faites. Pour ce
qui est de ce dernier point, il est visible que
c'esll'esprit qui est l'auteur de ces essences,
et uon la nature ; i)arce que, si c'était un
ouvrage de la nature, elles ne pourraient |)oint
fitresi ditférenles en différentes i)ersonnes,
comme il est visible qu'elles sont. Car si
nous [trenons la peine de l'examiner, nous
ne trouvei'ons point que l'essence nominale
d'aucune espèce de substances soit la môme
dans tous les hommes, non pas môme celles
qu'ils connaissent de la manière la plus in-
time. Il ne serait peut-être pas possible que
l'idée abstraite à la([uelle on a donné le nom
d'homme fût différente en différents hommes,
si elle était formée par la nature, et qu'à
l'un elle fût un animal raisonnable, et à
l'autre un animal sans plume, à deux pieds
avec de larges ongles. Celui qui attache le
nom d'homme à une idée complexe, composée
de sentiment et de motion volontaire, jointe
à un corps d'une telle forme, a par ce moyen
une certaine essence de l'espèce qu'il appelle
Homme ; et celui qui, après un plus profond
examen, y ajoute la raisonnai) ilité, a une
autre essence de l'espèce à laquelle il donne
le môme nom d'homme ; de sorte qu'à l'égard
de l'un d'eux, le même individu sera par là
un véritable homme qui ne l'est point à
l'égard de l'autre. Je ne pense pas qu'il se
trouve à peine une seule personne qui con-
vienne que cette stature droite, si connue,
sjii la différence essentielle de l'espèce qu'il
]»1IIL0.S0PIIIE.
LAN
492
désigne par le nom d'honnne. Cependant il
est visible (ju'il y a bien des gens qui déter-
minent })lulôt les espèces des animaux par
leur forme extérieui e que par leur naissance,
puisqu'on a mis en question plus d'une fois
si certains fœtus humains devaient être admis .
au baptême ou non, par la seule raison que
leur configuration extérieure différait de la
forme ordinaire des enfants, sans qu'on sût
s'ils n'étaient point aussi capables de raison
que des enfants jetés dans un autre moule,
donl il s'en trouve quelques-uns qui, quoi(iuc
d'une forme approuvée, ne sont jamais ca-
pables de faire voir, durant toute leur vie,
autant de raison qu'il en paraît dans un singi;
ou un éléphant, et qui ne donnent jamais
aucune marque d'être conduits par une Ame
raisonnable. D'où il paraît évidemment que !a
forme extérieure qu'on a seulement trouvé
à dire, et non la faculté de raisonner, dont
personne ne i)eut savoir si elle devait man-
quer dans son temps, a été rendue essen-
tielle à res|>èce humaine. Et dans ces occa-
sions les théologiens et les jurisconsultes le>}
plus habiles, sont obligés de renoncer à leur
définition d'animal raisonnable, et de mettre
à la i)lacc quelque auli-e essence de l'espèce
humaine. Ménage nous fournit (Menagiana,
l. I, pag. 278) l'exemple d'un certain abbé
de Saint-Martin qui mérite d'êlre rapporté
ici. « Quand cet abbé de Saint-Martin, dit-il,
vint au monde, il avait si peu la figure d'un
homme qu'il ressemblait plutôt à un -monstre.
On fut quelque temps à délibérer si on le
baptiserait. Cependant il fut baptisé, et on le
déclara homme par provision, » c'fst-à-dire
jusqu'à ce que le temps eût fait.connaître ce
qu'il était : « 11 était si disgracié de la nature
qu'on l'a appelé toute sa vie l'abbé Malotron.
11 était de Caen. » Voilà un enfant qui fut
fort près d'être exclu de l'espèce humaine
simplement à cause de sa forme. Il échappa
à toute peine tel qu'il était.; et il est certain
qu'une figure un peu plus contrefaite l'en
aurait privé pour jamais et l'aurait fait périr
comme un être qui ne devait point passer
pour un homme. Cependant on ne saurait
donner aucune raison pourquoi une Ame
raisonnable n'aurait pu loger en lui, si les traits
de son visage eussent été un peu plus alté-
rés; pourquoi un visage un peu i)lus long,
ou un nez plus plat, ou une bouche plus
fendue n'auraient pu subsister, aussi bien
que le reste de sa figure irrégulière, avec une
âme et des qualités qui le rendirent capable,
tout contrefait qu'il était, d'avoir une dignité
dans l'EglisC'
27. Pour cet effet, je serais bien aise de
savoir en quoi consistent les bornes précises
et invariables de cette espèce. Il est évident
à quiconque prend la peine de l'examiner,
que la nature n'a fait, ni établi rien de sem-
blable parmi les hommes. On ne peut s'em-
pêcher de voir que l'essence réelle de telle
ou telle sorte de substances nous est incon-
nue ; et de là vient que nous sommes si indé-
terminés à l'égard des essences nominales
que nousforrnons nous-mêmes, que si l'on
interrogeait diverses personnes sur certains
m
LAN
PSYCHOLOGIE.
LAN
m
fit'Uis qui sont difformes en venant nu monde, complexe qu'e.iC soit, et en second lieu, que
pour savoir s'ils les croient hommes, il est
hors de doute qu'on en recevrait dilléiiMites
rt^ponses; ce qui ne pourrait arriver si les
ossonces nominales par où nous limitons et
distinguons les espèces des substances, n'é-
Jes idées particulières ainsi unies soient
exactement les mômes, sans qu'il y en ait ni
plus ni moins. Pour la première de ces choses,
lorsque l'espi'it forme ses idées complexes
des substances, il suit uniquement la nature.
talent point formées par les hommes avec et ne joint ensemble aucunes idées qu'il ne
quelque li!)erté, mais qu'elles fussent exacte- suppose unie? dans la nature. Personne n'allie
ment copiées d'après des bornes piécises le bêlement d'une brebis à une tlgure de
que la nature eût établies, et par lesquelles cheval, ni la couleur du plomba la pesanteur
elle eiit distingué toutes les substances en et à la fixité de l'or pour en faire des idées
certaines espèces. Qui voudrait, par exemple, com[)lexes de quelques substances réelles,
entreprendre de déterminer de quelle espèce à moins qu'il ne veuille se renjplir la tête de
était ce monstre dont parle Licetus (liv. i,
chap. 3), qui avait la tète d'un honune et le
corps d'un pourceau, ou ces autres qui sur
des corps d'hommes avaient des tôtes de bê-
tes, comme de chiens.de chevaux, etc.? Si
quelqu'une de ces créatures eût été conser-
vée en vie et eût pu parler, la dilliculté au-
rait été encore plus i,MaiKle. Si le haut du
corps jusqu'au milieu eût été de (igure hu-
maine, et que tout le reste eût représenté
un pourceau, am-ait-cc été un meurtre de
s'en défaire? Ou bien aurait-il fallu consulter
l'évèque pour savoir si un tel être était assez
homme pour devoir être présenté sur les
fonts, ou non, comme j'ai oui dire que cela
est arrivé en France il y a quelques années
da.qsun cas à peu près send)lable? Tant les
bornes des espèces des animaux sont incer-
taines par ra[tport à nous, qui n'en pouvons
juger (jue par les idées complexes que nous
rassi.'mblons nous-mêmes; et tant nous som-
nies éloignés de connaître ceilainement ce
que c'est qu'un homme. Ce qui n'empêchera
peut-être pas qu'on ne regarde comme une
^ranile ignorance d'avoir aucun doute là-
dessus. Quoi qu'il en soit, je pense êti-e en
d'huit de dire que, tant s'en faut que les bor-
nes certaines de cette espèce soient déternii-
riées, et que le nombre précis des idées
simples qui en constituent l'essence nomi-
nale soit lixé et parfaitement connu, qu'on
peut encore former des doutes fort impor-
tants sur cela; et je crois qu'aucune détini
jpli
clumeres, et embarr<<isser ses discours de
mots in;nt(illigibles. Mais les hommes obser-
vant certiiines qualités qui toujours existent
et sont unies ensemble, en ont tiié des
copies d'a|)rès nature, et de ces idées ainsi
unies en ont formé leurs idées complexes des
sub>tances. Car encore que les hommes
puis.sent faire telles idées complexes qu'ils
veulent et leur doiuier tels noms qu'ils jugent
à piopos, il faut pourtant que lorsqu'ils
parlent des choses réellement existantes,
ils conforment jusqu'à un certain degré leurs
idées aux choses dont ils veulent j)ar!er, s'ils
souhaitent d'être entendus. Autrement, le
langage des hommes serait tout à fait sem-
blable h celui d(î Babel, et les mots dont
chaipie particulier se servirait, n'étant intel-
ligibles qu'à lui-même, ils ne seraient plus
d'aucun usage poui- la conversation et })oiir
les atfairc^s ordinaires de la vie, si les idées
qu'ils désignent ne répondaient en quelque
manière aux communes apparences e*. oon-
fojmités des substances, considérées comme-
réellement existaï)tes.
20. Quoiqu'elles soient fort imparfaites. —
En second heu, quoique l'esprit de l'homme,
en formant ses idées complexes des subs-
tances, n'en réunisse jamais qui n'existent
ou ne soient supposées exister ensemble, et
qu'ainsi il fonde véritablement celte union
sur la nature même des choses, cependant
le nombre d'idées qu'il combine dépend de
la différente application, industrie ou fantai-
tion qu'on ait donnéejusqu'icidu mot Aomm?, sie de celui qui forme cette espèce de combi
ni aucune description qu'on ait faite de ceth;
espèce d'animal, ne sont assez parfaites ni
assez exactes pour contenter ime personne
de bon sens qui approfondit un peu les
choses, moins encore pour être reçue avec
un consentement général, de sorte que par-
tout les hommes voulussent s'y tenir pour
la décision des cas concernant les produc-
tions qui pourraient arriver, et pour déter
naison. En général les hommes se contentent
de quelque peu de qualités sensibles qui se
présentent sans aucune peine ; et souvent,
pour ne pas dire toujours, ils en omettent
d'aulres qui ne sont ni moins importante.^,
ni moins fortement unies que celles qu'ils
prennent. Il y a deux sortes de substances
sensibles : l'une des corps organisés qui sont
perpétués par semence, et dans ces subs-
miner s'il faudrait conserver ces j)roductions tances la forme extérieure est la qualité sur
en vie, ou leur donner ^a mort, leur accorder
ou leur refuser le baptême.
28. Les essences nominales des substances
ne sont pas formées si arbitrairement que
celles des modes mixtes. — Mais quoique ces
essences nominales des S'jbstances soient
formées par l'esprit, elles ne sont j)Ourtant
pas formées si arbitrairement que celles des
modes mixtes. Pour faire une essence nomi-
laquelle nous nous réglons le plus, c'est la
partie la plus caractéristique qui nous porte
à en déterminer l'espèce. C'est pourquoi
dans les végétaux et dans les animaux, une
substance étendue et solide d'une telle ou
telle figure sert ordinairement à cela : car
quelque estime que certaines gens fassent
de la délinition d'animal raisonnable pour
désigner l'homme, cependant si l'on tiou^
nale il faut premièrement que les idées dont vait une créature qui eût la faculté de parler
elle est composée aient une telle union, et l'usage de la raison, mais qui ne partici-
qu'elles ne forment qu'une idée, quelque ])ût point à la figure ordinaire de l'hommu.
495
LAN
DICTIONNAIRE Dlî T'UILOSOPillE.
LAN
m
ellt» aurait beau ôtre un animal raisonn(iljl(>,
i'uii aurait, jo crois, bien de la peine h la
reconnaître pour un homme. Et si l'Anesse de
Balaam eût discouru toute sa vie aussi rai-
sonnablement qu'elle fil une fois avec son
maître, je doute que personne l'eût jugée
digne du nom d'homme ou reconnue de la
n'iême espèce que lui-raôme. Comme c'est
sur la figure qu'on se règle le plus souvent
pourd6t(Mminer l'espèce des végétaux et des
animaux, de même à l'égard de la plu[)art
des corps qui ne sont pas produits |)ar se-
mence, c'est à la couleur qu'on s'attaclie le
j)lus. Ainsi, là où nous trouvons la couleur de
l'or, nous sommes [)ortés à nous figurer que
toutes les auti-es qualités comprises dans
notre idée complexes y sont aussi; de sorte
que nous prenons communément ces deux
qualités qui se présentent d'abord à nous, la
que les formes dont on a tant parlé dans les
écoles, ne sont que +'le jnires chimères qui ne
servent en aucune manière h nous faire entrer
dans la connaissance de la nature spécificjue
des choses. Et (jui considérera combien il
s'en faut que les noms des substances aient
des significations sur lesciuelles tous ceut
qui les emploient soient jjarfaitement d'ac-
cord, aura sujet d'en conclure, qu'encore
qu'on suppose (jue toutes les essences nomi-
nales des substances soient copiées d'a{)rès
nature, elles sont pourtant toutes ou la plu-
part très-imparfaites, puisque l'amas de ces
idées complexes est fort différent en diffé-
rentes personnes, et qu'ainsi ces bornes des
espèces sont telles qu'elles sont établies par
les hommes, et non par la nature, si tant est
qu'il y ait dans la nature de telles bornes
fixes et délei-minées. Il est vrai que plusieurs
li^'ure et la couleur, pour des idées si propres substances particulières sont formées de telle
h désigner différentes espèces, que, voyant
un bon tableau, nous disons aussitôt. C'est
lin lion, c'est une rose, c'est une coupe d'or
t>u (l'argent ; et cela seulement à cause des
diverses figures et couleurs représentées à
l'œil par le moyen du pinceau.
sorte par la nature, quelles ont de la ressem-
blance et de la conformité entre elles, et que
c'est ]h un fondement sufiisantpour les ranger
sous certaines espèces. Mais cette réduction
que nous faisons des choses en espèces dé-
terminées, n'étant destinées qu'à leur donner
30. Elles peuvent pourtant servir pour ta des noms généraux et à les comprendre sous
conversation ordinaire. — Mais quoique cela
soit assez propre à donner des conceptions
grossières et confuses des choses, et à four-
nir des expressions et des pensées inexactes ,
cependant il s'en faut bien que les hommes
conviennent du nombre précis des idées sim-
ples ou des qualités qui appartiennent à une
(elle espèce de choses et qui sont désignées
par le nom qu'on lui donne. Et il n'y a pas
sujet d'en être surpris, puisqu'il faut beau-
coup de temps, de peine, d'adresse, une
exacte recherche et un long examen pour
trouver quelles sont ces idées simples qui
sont constamment et inséparablement unies
dans la nature, qui se rencontrent toujours
ensemble dans le même sujet, et combien il
y en a. La plupart des hommes n'ayant ni le
temps ni l'inclination ou l'adresse qu'il faut
pourporter sur cela leurs vuesjusqu'àquelque
degré tant soit peu raisonnable, se contentent
de la connaissance de quelques apparences
communes, extérieures et en fort petit nom-
bre, par oii ils puissent les distinguer aisé-
ment, et les réduire à certaifies espèces pour
l'usage ordinaire de la vie ; et ainsi, sans un
plus ample examen, ils leur donnent des
ces noms, je ne saurais voir comment en
vertu de cette réduction on peut dire propre-
ment que la nature fixe les bornes des espèces
des choses. Ou si elle le fait, il est du moins
visible que les limites que nous assignons
aux espèces ne sont pas exactement con-
formes à celles qui ont été établies par la
nature. Car dans le besoin que nous avons
de noms généraux pour l'usage présent, nous
ne nous mettons point en peine de découvrir
j)arfailement toutes ces qualités, qui nous
feraient njieux connaître leurs différences et
leurs conformités les plus essentielles: mais
nous les distinguons nous-mêmes en espèces,
en vertu de certaines apparences qui frappent
les yeux de tout le monde, afin de pouvoir
par des noms généraux communiquer plus
aisément aux autres ce que nous en pensons.
Car comme nous ne connaissons aucune subs-
tance que par le moyen des idées simples
qui y sont unies, et que nous observons ])lu-
sieurs choses particulières qui conviennent
avec d'autres par plusieurs de ces idées sim-
ples, nous formons de cet amas d'idées notre
idée spécifique, et lui donnons un nom gé-
néral, afin que lorsque nous voulons enre-
noms, ou se servent, pour les désigner, des gistrer, pour ainsi dire, nos propres pensées.
noms qui sont déjà en usage. Or, quoique
dans la conversation ordinaire ces noms pas-
sent assez aisémentpour des signes de quelque
peu de qualités communes qui coexistent
ensemble, il s'en faut pourtant beaucoup que
ces noms comprennent dans une signification
déterminée un nombre précis d'idées simples,
et encore moins toutes celles qui sont réelle-
ment unies dans la nature. Malgré tout le
et discourir avec les autres hommes, nous
puissions désigner par un son couit tous les
individus qui conviennent dans cette idée
complexe, sans faire une énumération des
idées simples dont elle est composée, pour
éviter par là de perdre du temps et d'user nos
poumons à fau'e de vaines et ennuyeuses
descriptions ; ce que nous voyons que sont
obligés de faire tous ceux qui veulent parlei-
bruit ([u'on a fait sur le genre et l'espèce, et de quelque nouvelle espèce de choses qui
lïialgré tant de discours qu'on a débités sur n'ont point encore de nom
les dilférences spécifiques, quiconque con-
sidérera combien peu de mots il y a dont
îious ayons des définitions fixes et déter-
minées, sera sans doute en droit de penser
31. Les essences des espèces sont fort diffé-
rentes sous unmêmc nom. — Mais quoique ces
espèces de substances puissent assez bien
passer dans la conversation ordinaire, il est
437
LAN
PSYCHOLOGIE.
LAN
49S
évident que l'idée complexe dans laquelle on nom de mêlai. D'où il paraît évidemmenl,
remarque que plusieui'S individus cou- que, lorsque les hommes forment leurs idées
viennent, est formée différemment par diffé- génc'rùjues des substances, ils ne suivent pati
renies personnes, plus exactement par les
uns, et moins exactement par les autres, quel-
ques-uns y comprenant un plus grand, et
d'autres un plus petit nombre de qualités ;
ce qui montre visiblement que c'est un ou-
vrage de l'esprit. Un jaune éclatant constiiue
l'or à l'égard des enfants, d'autres y ajoutent
la pesanteur, la malléabilité et la fusibilité,
et d'autres encore, d'autres qualités qu'ils
trouvent aussi constamment jointes à cette
couleur jaune que sa pesanteur ou sa fusi-
bilité. Car parmi toutes ces qualités et autres
exactement les modèles qui leur sont pro-
posés par la nature ; puisqu'on ne saurait
trouver aucun corps qui renferme simplement
la malléabilité et la fusibilité sans d'autres
qualités qui en soient aussi inséparables que
celles-là. Mais comme les hommes, en for-
mant leurs idées générales, cherchent plutôt
la conmiodilé du langage et le moyen de
s'exprimer promptement , par des signes
courts et d'une certaine étendue, que de dé-
couvrir la vraie et précise nature des choses,
telles qu'elles sont en elles-mêmes, ils se
semblables, l'une a autant de droit que l'autre sont ])rincipalement proposé, dans la forma-
de foire partie de l'idée complexe de cette tion de leurs idées abstraites, cette tin, qui
substance, oh elles sont toutes réunies en- consiste à faire provision de noms généraux,
s unb'e. C'est pourquoi didérentes personnes, «U de difl'érente étendue. De sorte que dans
omettant dans ce sujet, ou y taisant entrer
plusieurs idées simples, selon leurs ditfé-
r^Mite a[)plication ou adresse à l'examiner, se
font par là diverses essences de l'or, les-
quelles doivent être, par conséquent, uno
production de leur esprit, et non de la nature.
32. Plus nos idées sont générales, plus elles
sunt incumjjlètes. — Si le nombre des idées
sim[)!es (|ui conq»osent l'essence nominale de
la plus basse espèce, ou la première dislri-
cette matière des genres et des espèces, lo
genre ou l'idée la plus étendue n'est autro
chose qu'une conception partiale de ce qui esi
dans les espèces, et l'espèce n'est auti-e chos'»,
(ju'une idée partiale de ce qui est dans chaCjMo
individu. Si donc ([uelqu'un s'imagine qu un
homme, un cheval, un animal, une plante-,
etc., sont distingués par des essences réelles-
formées par la nature, il doit se figurer la na-
ture bien libérale de ces essences réelles, si
bulion des individus en espèces, dépend de elle en produit une pour le corps, une autre
resi)rit de l'homme qui assemble diversement pour l'animal, et l'autre pour un cheval, el
ces iilées, i! est bien plus évident qu'il en est qu'il conmiunique libéralement toutes ces
de même dans les classes les plus étendues essences à Bncéphale. Mais si nous considé-
qu'on a()pelle genres en terme de logique, rons exactement ce qui arrive dans la fornia-
En elfel, ce ne sont que des idées qu'on rend tiun de tous ces genres et de toutes ces espe-
imparfaites à dessein ; car qui ne voit du ces, nous trouverons qu'û ne fait rien de nou-
nreujier coup d'œil que diverses ([ualités que veau, mais que ces genres et ces espèces ne
l'on peut trouver clans les choses mêmes, sont autre chose que des signes plus ou moins
sont exclues exprès des idées génériques? étendus, par où nous pouvons exprimer en-
Comme l'esprit, pour former des idées gêné- i)eu de mots un grand nombre de choses nar-
râtes qui puissent comprendre divers êtres ticulières, en tant qu'elles conviennent datiti
particuliers, en exclut le temps, le lieu et les des conceptions plus ou moins générales que
aulies circonstances qui ne peuvent êU'e corn- nous avons formées dans cette vue. Et dans-
niunes à plusieurs individus ; ainsi, pour foi- tout cela nous pouvons observer que le terme
mer des idées encore plus généi-ales, et qui le plus général est toujours le nom d'une
comprennent dilférentes espèces, l'esprit en idée moins complexe, et que chaque genre
exclut les qualités qui distinguent ces espèces
les unes des autres, et ne renferme dans cette
nouvelle combinaison d'idées que celles qui
sont communes à différentes espèces. La même
commodité (jui a porté les hommes à désigner
n'est qu'une conception partiale de respèc(i
qu'il comprend sous lui. De sorte que si ces
idées générales et abstraites i)assenl pour
complètes, ce ne peut être ([ue par rapport
à une certaine relation établie entre elles el
par un seul nom les diverses pièces de cette certains noms qu'on emploie pour les dési-
niatière jaune qui vient de la Guinée ou du gner, et non à l'égard d'aucune chose cîxis-
Pérou, les engage aussi à inventer un seul
nom qui puisse comprendre l'or, l'argent et
quelques autres corps de différentes sortes:
ce qu'on fait en omettan-t les qualités qui
iom particulières à chaque espèce, el rete-
lante, en tant que formée par la nature.
33. Tout cela est adapté à la fin du langage.
— Ceci est adapté à la véritable fin du langage,
qui doit être de connnuniquer nos notions
l)ar le chemin le plus court et le plus facile
liant une idée coruplexe, formée de celles qui qu'on puisse trouver. Car par ce moyiiu, celui
sont communes à toutes ces espèces. Ainsi qui veut discourir des choses en tant ([u'elles
le nom de métal leur étant assigné, voilà un conviennent dans l'idée complexe d'étendue
genre établi, dont l'essence n'est autre chose et de solidité, n'a besoin que du mot de corps
qu'une idée abstraite (jui, contenant seule- pour désigner tout cela. Celui qui à des idées
ment la malléabilité el la fusibilité avec cer- en veut joindre d'autres signifiées par les.
tains degrés de pesanteur el de fixité, en mots de vie, de sentiment el de mouvement
quoi quelques corps de différentes espèces spontané, n'a besoin ({ue d'employer le mol
cnnvienncnt, laisse à part la couleur et les d'animal pour signider tout ce qui participe
autres ([ualités particulières à l'or, à l'argent el à ces idées; el celui qui a formé une idée
aui autres sortes de cor])s corai)ri3es sous le complexe d'un corps accompagné de vie, da
499
LAI^T
DICTIONNAÏUE DE PlIlLOSUl'IllE.
LAN
5^0
sentiinenl eltte mouvement, auquel est jointe
)a faculté de raisonner avec ane cei'taiue
ligure, n'a besoin que de ce petit mot homme
pour exprimer toutes les idées particulières
qui répondent à cette idée complexe. Tel est
le véritable usage du genre et de l'espèce, et
c'est ce que les hommes font, sans songer en
aucune manière aux essences l'éctles, ou formes
substantielles, qui ne font point partie de nos
coimaissances quand nous pensons à ces
choses, ni de la signification des mots dont
nous nous servons en nous entretenant avec
les autres hommes.
34. Exemple dans les cassioicari/$. — Si je
veux parler à quelqu'un d'une espèce d'oi-
seaux que j'ai vus depuis peu dans le parc de
Saint-James, de trois ou (juatre pieds de
haut, dont la peau est couverte de quelque
nhose qui tient le milieu entre la plume et
le poil, d'un brun obscur, sans ailes, mais
qui au lieu d'ailes a deux, ou trois petites
branches semblables à des branches de genêt
qui lui descendent au bas du corps, avec de
longues et grosses jambes , des pieds armés
seulement de trois griffes, et sans queue, je
dois faii-e celle description par où je puis me
faire entendre aux autres. Mais (juand on
m'a dit que cassiowary {casoftr),es\ le nom de
cet animal, je puis alors me servir de ce mot
j)our désigner dans le discours toutes mes
idées complexes comprises dans la descrip-
tion qu'on vient de voir, quoi(iu'en veitude
ce mot, qui est présentement devenu un nom
spécifique, je ne connaisse pas mieux la
constitution ou l'essence réelle de cette sorte
d'animaux que je la connaissais auparavant ,
et que selon toutes les apparences j'eusse
autant de connaissance de la nature de cette
espèce d'oiseaux avant que d'en avoir appris
le nom, que plusieurs Français en ont des
cygnes ou des hérons, qui sont des noms spe-
cifiçiues , fort connus , de certaines sortes
d'oiseaux assez communs en France.
35. Ce sont les hommes qui déterminent les
espèces des choses. — 11 pai'aît par ce que je
y'iensde àive,quece sont les hommes qui forment
les espèces des choses. Car comme ce ne sont
que les différentes essences qui constituent
les différentes espèces, il est évident que ceux
qui forment ces idées abstraites qui consti-
tuent les essences nominales , forment par
même moyen les espèces. Si l'on trouvait un
corps (jui eût toutes les autres qualités de l'or,
excepté la malléabilité , on mettrait sans
doute en question s'il serait de l'or ou non,
c'est-à-dire s'il serait de cette espèce. Et cela
ne pourrait être déterminé que par l'idée
abstraite à laiiuelle chacun en particulier
attache le nom ù'or, en sorte que ce corps
là serait de véritable or, et appartiendrait à
cotte espèce par rapport à celui qui ne ren-
ferme pas la malléabilité dans l'essence no-
minale qu'il désigne par le mol d'or; et au
♦ ontraire il ne serait pas de l'or véritable ou
de cette espèce à l'égard de celui qui ren-
ferme la malléabilité dans l'idée spécifique
qu'il a de l'or. Qui est-ce , je vous prie, qui
lait ces diverses e5[)èccs, même sous un seul
et même nom, sinon ceux qui forment deux
dilférentes idées abstraites, qui ne sont pas
exactement composées de la même collection
de qualités? El qu'on ne dise pas que c'est
une pure su|)positi()n d'imaginer qu'il puisse
exister un corps, dans letjuel, exce|)lé la mal-
léabilité, l'on puisse trouver les autres qua-
lités ordinaires de l'or; puisqu'il est certain
que l'or lui-môme est quelquefois si aigre
( comme parlent les artisans) qu'il ne peut
non plus résister au marteau que le vetre. Ce
que nous avons dit que l'un renferme la mal-
léabilité dans l'idée complexe à latiuelle il
attache le nom d'or, et que l'autre l'omet, on
peut le dire de sa pesanteur particulière, de
sa fixité et de plusieurs autres semblables
qualités ; car quoi que ce soil qu'on exclue
ou qu'on admette, c'est toujours l'idée com-
plexe à laquelle le nom est attaché qui cons-
titue l'espèce ; et dès là qu'une portion par-
ticulière de matière répond à cette idée, le
nom de l'espèce lui convient véritablement ,
et elle est de cette espèce ; c'est de l'or vé-
l'itable, c'est un parfait métal. Il est visible
que cette détermination des espèces dépend
de l'esprit de l'homme qui forme telle idée
complexe.
36. La nature fait la ressemblances des
choses. — Voici donc en un mot tout le
mystère. La nature produit plusieurs choses
particulières qui conviennent entre elles en
plusieurs qualités sensibles, et probablement
aussi par leur forme et constitution inté-
rieure : mais ce n'est pas celte essence réelle
qui les distingue en espèces ; ce sont les
hommes, qui prenant occasion des qualités
qu'ils trouvent unies dans les choses parti-
culières, auxquelles ils remarquent que plu-
sieurs individus participent également , les
réduisent en espèces par rapport aux noms
qu'ils leur donnent, afin d'avoir la commo-
dité de se servir de signes d'une certaine
étendue, sous lesquels les individus viennent
à être rangés comme sous autant d'étendards,
selon qu'ils sont conformes à telle ou telle
idée abstraite : de sorte que celui-ci esl du
régiment bleu, celui-là du régiment rouge ;
ceci est un homme, cela un singe : c'est là ,
dis-je, à quoi se réduit, à mon avis, tout ce
qui concerne le genre et l'espèce.
37. Je ne dis pas que dans la constante
)roduction des êtres particuliers , la nature
es fasse toujours nouveaux et difl'érents. Elle
les fait, au contraire , fort semblables l'un à
l'autre; ce qui, je crois, n'empêche pourtant
pas qu'il ne soit vrai que les bornes des es-
pèces sont établies par les hommes , puisque
les essences de^ espèces qu'on distingue par
différents noms sont formées par les hommes,
comme il a été prouvé, et qu'elles sont rare-
ment conformes à la nature intérieure des
choses d'otj elles sont déduites. Et par con-
séquent nous pouvons dire avec vérité que
cette réduction des choses, en certaines es-
pèces, est l'ouvrage de l'iionmie.
38. Chaque idée abstraite est une essence.-^
Une chose qui, je m'assure, paraîtra fort
étrange dans cette doctrine, c'est qu'il sui-
vra de ce f|u'on vient de dire, que chaque
idée ubiilrailc qui a un certain nom forme
501 LAN
une espèce distincte. Mais que fauo à cela, si
la vérité le veut ainsi? '\ir il faut que cela
reste de celte manière, jusqu'à ce que ciuel-
qu'un nous puisse montrcf les espèces des
choses, limitées et distinguées i)ar quel-
(jue autre marque, cl nous faire voir que les
termes généraux ne signitient pas nos idées
PSYCHOLOGIE.
LAN
502
que ce nom ne comprend pas différentes es-
f)èces sous lui en (lualilé de terme générique,
il n'y a entre elles ni différence essentielle,
ni spécilîque. Mais si quelqu'un veut faire do
plus petites divisions fondées sur les di-ffé-
rences qu'il connaît dans la configuration
intérieure des montres , et donner des noms
abstraites , mais quelque chose qui en est à ces idées complexes, formées sur ces pré-
différent. Je voudrais bien savoir pourquoi cisions , il peut le faire; et en ce cas-là ce
un bichon et un lévrier ne sont pas des es- seront tout autant de nouvelles espèces à
pèces aussi distinctes qu'un épagneul et un l'égard de ceux qui ont ces idées et qui leur
éléphant. Nous n'avons pas autrement l'idée assignent des noms particuliers : de sorte
qu'en vertu de ces différences ils peuvent
distinguer les montres en toutes ces diverses
espèces ; et alors le mot de montre sera un
terme générique. Cependant ce ne seraient
pas des espèces distinctes par rapport à des
gens qui n'étant point horlogers ignoreraient
la composition intérieure des montres, et
n'en auraient point d'autre idée que comme
d'une machine d'une certaine forme exté-
rieure, d'une telle grosseur, qui marqiie les
heures par le moyen d'une aiguille. Tous ces
autres noms ne seraient à leur égard qu'au-
tant de termes synonymes pour exprimer la
même idée, et ne signifieraient auti'e chose
uu'une montre. 11 en est justement de même
dans les choses naturelles. Il n'y a personne,
je m'assure , (jui doute que les loues ou les
ressorts (si j'ose m'exprimer ainsi) qui agis-
sent intérieurement dans un honnue raison-
nable et dans un imbécile ne soient différents,
de môme qu'il y a de la différence entre la
forme d'un singe et celle d'un imbécile.
Mais de savoir si l'une de ces diil'érences, ou
toutes deux sont essentielles ou spécih(iues,
nous ne saurions le connaître (pie par la
conformité ou non conformité (ju'iin imbé-
cile et un singe ont avec l'idée conq)lexe qui
est signifiée par le mot homme ; car c'est
unicpiement par là qu'on peut déterminer si
l'un de ces êtres est homme: s'ils le sont tous
deux, ou s'ils ne le sont ni l'un ni l'autre.
40. Les espèces des choses artificielles sont
qu'elles ne sont qu'une espèce par rapport à moins confuses que celles des naturelles. — 11 est
l'horloger, tandis qu'il n'a riu'un seul nom aisé de voir par tout ce que nous venons de
pour les désigner. Car qu'est-ce qui sullit dire, la raison pourtjuoi dans les espèces de
dans la disposition intérieure pour faire une choses artificielles il y a en général moins do
nouvelle espèce? 11 y a des montres à ({uatre confusion et d'incertitude (|ue dans celles des
roues, et d'autres à cinq, est-ce là une dif- choses naturelles. C'est qu'une ihose artifi-
férence spécifique par rapporta l'ouvrier? cielleétant un ouvrage d'iiomme que l'artisan
Quelques-unes ont des cordes et des fusées, s'est i)roposé défaire, et dont par conséquent
et d'autres n'en ont point : quelques-unes l'idée lui est fort connue, on siq)pose que le
ont le balancier libre , et d'autres conduits nom de la chose n'em{)orte point d'autre idée
par un ressort fait en ligne spirale, et d'autres ni d'autre essence que ce (|ui peut être cer-
par des soies de pourceau. Quelqu'une de tainement connu et ([u'il n'est [»as fort mal-
ces choses ou toutes ensemble suflisent-el les aisé de comprendre. Car l'idée ou l'essence
pour faire une différence spécifique à l'égard des différentes sortes de choses artificielles
de l'ouvrier qui connaît chacune de ces dif- ne consistant pour la plui)art que dans une
férences en particulier, et plusieurs autres certaine figure déterminée des 'parties sen-
qui se trouvent dans la constitution intérieure sibles, et quelquefois dans le mouvement qui
des montres? 11 est certain que chacune de en dépend (ce que l'artisan opère sur la
ces choses diffère réellement du reste ; mais matière selon qu'il le trouve nécessaire à la
desavoir si c'est une différence essentielle et fin (|u'il se propose), il n'est pas au-dessus
spécifique, ou non, c'est une question dont de la portée de nos facultés de nous en for-
la décision dépend uniquement de l'idée mer une certaine idée; et par là de fixer la
complexe à lai^uelh; le nom de montre est signification des noms ([ui distinguent les dif-
appliqué. Tandis ({uc toutes ces choses cou- férentes t3si)èces des choses artificielles, avec
viennent dans l'idée que ce nom signifie, et moins d'incertitude , d'obscurité et d'é(iui-
(li la différente essence d'un éléphant et
<l'un épagneul , que nous en avons de la dif-
férente essence d'un bichon et d'un lévrier;
car toute la différence essentielle par où
nous connaissons ces animaux , et les distin-
guons les uns des autres, consiste unique-
ment dans le différent amas d'idées simples
auquel nous avons donné ces différents
noms.
39. La formation des genres et des espèces
se rapporte aux noms généraux. — Outre
l'exemple de la glace el de l'eau que nous
avons rapporté ci-dessus, en voici un fort
familier par où il sera aisé de voir combien
la formation des genres et des espèces a du
rapport aux noms généraux, et combien les
noms généraux sont nécessaires, si ce n'est
pour donner l'existence à une espèce, du
moins pour la rendre complète , et la faire
passer pour telle. Une montre qui ne mar-
que que les heures, et une montre sonnante
ne sont ([u'une seule espèce à l'égard de ceux
qui n'ont qu'un nom pour les désigner: mais
à l'égard de celui qui a le nom de montre
pour désigner la première, et celui d'horloge
|)0ur signifier la dernière , avec les différentes
idées complexes auxcpielles ces noms a[)par-
liennent, ce sont, par raj^purt à lui, des es-
pèces ditférentes. On dira peut-être (jue la
disposition intérieure est différente dans ces
deux machines dont un hoilogera une idée fort
distincte. Qu'importe? Il est [)ourtanl visible
503
LA.V
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
LAN
504
voque (}M0 nous ne pouvons le faire h réj^ard
.les choses naturelles, dont les dillerences et
Jes opérations dépendent d'un mécanisme
(|ue nous ne saurions découvrir.
il. Les choses ai-tificiclles sont de diverses
espèces distinctes. — J'espère (|u'on n'aura
pas de peine à me pardonner la pensée où
je suis, que les choses artificielles sont de
diverses espèces distinctes , aussi bien que
les naturelles, puisque je les trouve rangées
/lussi nettement et aussi distinctement en dif-
t'érenU's sortes par le moyen de dill'érentcs
idées abstraitiîs, et des noms généraux (pi'on
leui- assigne, lescjucls sont aussi distincts l'un
de l'auli-e ([ue ceux (ju'on donne aux subs-
tances naturelles. Car pourquoi ne croirions-
nous pas qu'une montre et un pistolet sont
deux espèces distinctes l'une de l'autre, aussi
bien (ju'un cheval et un chien, puisqu'elles
sont représentées à notre es[)rit [)ar des idées
distinctes, et aux autres hommes jjar des dé-
nominatons distinctes?
42. Les seules uuhstances ont des noms
propres. — Il faut de plus remarfiuer. à l'é-
gard des substances, quede toutes les diverses
sortes d'idées que nous avons, ce sont les
seules qvii aient des noms i^roprcs, par où
l'on ne désigne qu'une seule chose particu-
lière. Et cela [)arce que, dans les idées sim-
ples, dans les modes et dans les relations il
arrive rarement que les hoanues aient occa-
sion de faire souvent mention d'aucune telle
idée individuelle et particulière lorsqu'elle
est absente. Outre que la plus grande partie
des modes mixtes étant des actions qui péris-
sent dès leur naissance , elles ne sont pas
capables d'une longue durée , ainsi que les
sulislances (jui sont des agents et dans les
quelles les idées simples qui forment les
idées com[)lexes, désignées par un nom parti-
culier, subsistent longtemps unies ensemble.
53. Difficulté quil y a à traiter des mots.
— Je suis obligé de demander pardon à mon
lecteur pour avoir discouru si longtemps sur
ce sujet, et peut être avec quelque obscurité.
Mais je le prie en môme temps de considérer
combien il est difficile de faire entrer une
autre personne pai- le secours des paroles
dans l'examen des choses mêmes , lorsqu'on
vien>, à les dépouiller de ces différences spé-
cifiques que nous avons accoutumé de leur
attribuer. Si je ne nomme pas ces choses, je
ne dis rien ; et si je les nomme, je les range
par là sous quelque espèce particulière, et
je suggère à l'esprit l'oidinaire idée abstraite
de cette espèce-là , par où je traverse mon
propre dessein. Cai- de parler d'un homme el
de renoncer en même temps à la significa-
tion du nom d'homme, qui est l'idée complexe
qu'on y attaclie conimunénient , et de prier
lelecteur de considérer r/io»ime comme il est
en lui-même et selon qu'il est distingué
réellement des autres par sa constitution inté-
lieure ou essence réelle, c'est-à-dire par
quelque chose qu'il ne connaît pas , c'est ,
re semble , un vrai ibadinage. Et ce[)endant
c'est ce (jue ne peut se dispenser <Je faire
quiconque veut parler des essences ou es-
pèces, supposées réelles, et tant qu'on les
cioit formées j)ar la nature; quand ce ne
serait que pour faire entendre (ju'une telle
chose , signifiée par les noms généraux dont
on se sert pour désigner les subslaïues ,
n'existe nulle part. Mais parce qu'il est diffi-
cile de conduire l'esijrit de cette manière, en
se servant des noms connus et familiers, j)er-
mettez-moi de pro[)Oser encore un exen)ple
(pu fasse connaître i)lus claiiement les dille-
rentes vues sous lesquelles l'esprit considèic
les noms et les idées s|)écifiques, et de mon-
trer connnent les idées conq)lexes des modes
ont quel(]uefois du rapport à des orchctijpes
(pii sont dans l'esprit de quelque autre être
intelligent, ou, ce qui est la même chose ,
à la signification que d'autres attachent aux
noms dont on se sert communément pour
désigner ces modes ; et comment ils ne se
rap[)ortent quelquefois à aucun archétype.
Permettez-moi aussi de faire voir comment
l'esprit rapporte toujours ses idées des subs-
tances , ou aux substances mômes , ou à la
signification de leurs noms, comme à des
archétypes; et d'expliquer nettement quelle
est la nature des espèces ou de la réduction
des choses en espèces, selon que nous la
conipienonset que nous la mettons en usage ;
et ((uelle est la nature des essences qui ap-
partiennent à ces espèces, ce qui peut-être
contribue beaucoup plus qu'on ne croit d'a-
bord à découvrir quelle est l'étendue el la
certitude de nos connaissances.
44. Exemple de modes mixtes dans les
mots Innncah et niouph. — Supposons Adam
dans l'état d'un homme fait, doué d'un esprit
solide, mais dans un pays étranger, environné
de choses qui lui sont toutes nouvelles et
inconnues, sans autres facultés, pour en ac-
quérir la connaissance, que celles qu'un
homme de cet âge a présentement. Il voit
Lamech plus triste qu'à l'ordinaire, el il se
figure que cela vient du soupçon qu'il a
conçu que sa femme Adah, qu'il aime pas-
sionnément, n'ait trop d'amitié pour un autre
homme. Adam communii|ue ces pensées-là
à Eve, et lui recommande de prendre gaide
qu'Adah ne fasse quelque folie, et dans cet
entretien qu'il a avec Eve, il se sert de ces
deux mots nouveaux kinneah et niouph. Il
paraît dans la suite qu'Adam s'est trompé;
car il trouve que la mélancolie de Lamech
vient d'avoir tué un homme. Cependant les
deux mots kinneah et niouph ne perdent
point leurs significations distinctes , le pre-'
mier signifiant le soupçon qu'un mari a de
l'infidélité de sa femme, et l'autre l'acte par
lequel une femme connnet cette infidélité. Il
est évident que voilà deux différentes idées
complexes de modes mixtes, désignées \h\v
des noms particuli(!is, deux espèces distinctes
d'actions essentiellement ditî'érentes. Cela
étant , je demande en quoi consistaient les
essences de ces deux espèces distinctes d'ac-
tions. Il est visible qu'elles consistaient dans
une combinaison précise d'idées simples, dif-
férente dans l'une et dans l'autre. Mais l'idétî
complexe qu'Adam avait dans l'esprit (!t qu'i.
nomme kinneah, était-elle complète ou non ?
Il est évident qu'elle était complète : car
5'Jo
LAN
PSYCHOLOGIE.
L.VN
506
étant une combinaison d'idées simples qu'il
avait assemblées volontairement sans rapport
à aucun archétype, sans avoir égard à au-
cune chose qu'il piît pour modèle d'une telle
combinaison , l'ayant formée lui-même ]iar
abstraction et lui ayant donné le nom de
kinneah pour exprimer en abrégé aux autres
hommes par ce seul son toutes les idées
simples contenues et unies dans cette idée
comp'exe, il suit nécessairement de là que
c'était une idée complète. Comme cette
combinaison avait été foiniée par un pur
etfet de sa volonté, elle renfermait tout ce
qu'il avait dessein qu'elle renfermût, et par
consécpient elle ne pouvait qu'être parfaite
et complèU;, })uis(]u'on ne pouvait sup|)0ser
qu'elle se rapportât à aucun autre archétype
(Ju'elle dût re[)résenter.
45. Ces mots kinneah et niouph furent in-
troduits [)ar degrés dans l'usage ordinaire, et
alors le cas fut un peu dittérenl. Les enfants
d'Adam avaient les mûmes facultés, et par
conséquent le môme pouvoir (ju'il avait,
d'assembler dans leur esprit telles idées com-
plexes de modes tnixtes qu'ils trouvaient h
propos , d'en former des abstractions , et
d'instituer te'^^ sons qu'ils voulaient pour les
désigner. .Niais parce que l'usage des noms
consiste à faire connaître aux autres les idées
f|ue nous avons dans l'esprit, on ne |)eut en
venir là que lorsque le même signe signifie
la même idé(! dans i'es[)rit de deux per-
sonnes qui veulent s'entre -conmiuni(iuer
leurs pensées et discourir ensemble. Ainsi
ceux d'entre les enfants d'Adam qui trouvè-
rent ces deux mots, kinneah ut niouph, reçus
dans l'usage ordinaire, ne pouvaient pas les
[irendre |)0ur de vains sons qui ne signi-
fiaient rien, mais ils devaient conclure né-
cessairement qu'ils signifiaient (pielque
chose, certaines idées déterminées des idées
abstraites, puisque c'étaient des noms géné-
raux; lesquelles idées abstraites étaient des
essences de certaines espèces distinguées de
toute autre par ces noms-là. Si donc ils
voulaient se servir de ces mots comme de
noms d'espèces déjà établies et reconnues
d'un commun consentement, ils étaient obli-
gés de conformer les idées (ju'ils formaient
en eux-mêmes comme signiliées [)ar ces
nom>-îà aux idées qu'elles signifiaient dans
l'esprit lies autres hommes, comme à leurs
véritables modèles. Et dans ce cas, les idées
qu'ils se formaient de ces modes complexes
étaient sans doute sujettes à être incom-
plètes, parce qu'il peut arriver facilement
que ces sortes d'idées et surtout celles qui
homme avec qui je m'entretiens de ces
choses, (]u'il était impossible, dans le commen-
cement du langage, de savoir ce (jue kinneah
et niouph signiliaient dans l'esprit d'un autre
homme sans en avoir entendu l'explication,
puis(iue ce sont des signes arbitraires dans
I esprit de chaque pcr>onne en particulier.
46. Exemple des substances dans le mot
zahab. — Considérons présentement de la
même manière les noms des substances, dans
la première apî)licalion (jui en l'ut f;»ite. \j\\
des enfants d'Adam courant çà et là sur des
montagn- s découvre par hasard une subs-
tance éclatante (|ui lui frappe agréablement
la vue. Il la porte à Adam, qui, après l'avoir
considérée, trouve ((u'elle e^t dure, d'un
jaune fort iSrillant et d'une extrême pesan-
teur. Ce sont peut-être là toutes les (jualités
qu'il y remanpie d'abord : ei formant par
absirattion une idée complexe, com[»oséo
d'une substance (jui a cette particulière cou-
leur jaune, et une très-gramie pesanteur
})ar rap[)ort à sa masse, il lui donne le nom
de zahab, pour désigner ])ar ce mot toutes
les substances (|ui ont ces qualités sensibles.
II est évident (pie dans ce cas Adam agit d'une
tout autre manière qu'il n'a fait en formant
des idées de jnodes mixtes auxquelles il a
donné les noms de kinneah et niouph. Car
dans ce dernier cas il joignit ensemble,
par le seul secours de son imagination, des
idées (jui n'éiaient point prises de l'existence
d'aucune chose, et leur donna des noms qui
pussent servir à désigner tout ce qui se trou-
verait conforme à ces idées abstraites qu'il
avait formées, sans considérer si aucune telle
chose existait ou non. Là le modèle était
purement de son invention. Mais lorsqu'il se
forme une idée de cette nouvelle substance,
il suit un chemin tout opposé, car il y a en
cette occasion un modèle formé par la na-
ture : de sorte que voulant se le rfqirésenter
à lui-même jiar l'idée cpi'il en a lors mêmo^
(|ue ce modèle est absent, il ne fait entrer
dans son idée couqdexe nulle idée simple
dont la perception ne lui vienne de la chose
même. Il a soin que son idée soit conforme
à cet archétype , et veut (jue le nom exprime
une idée (pii ait une telle conformité.
47. Cette |)ortion île matière (pi'Adam dé-
signa ainsi par le ternie de zahab, étant en-
tièrement ditférente de toute autre qu'il eut
vue auparavant, il ne se trouvera, je crois,
[)ersonne qui nie qu'elle ne constitue une
es|)èce distincte qui a son essence particu-
lière, et que le mot de zahab ne soit le signe
de cette espèce, et un nom qui appartient à
sont composées de comliinaisons de quantité toutes les choses (|ui participent à cette es-
d'idées, ne répondent pas exactement aux sence. Or il est visible qu'en cette occasion
idées qui sont dans l'esprit des autres l'essence qu'Adam désigna par le nom de za-
hommes qui se servent des niômiis noms, hnb ne comprenait autre chose qu'un corps
5Iais à cela il y a pour l'ordinaire un remède dur, brillant, jaune et fort pesant. Mais la
tout i)rêt, ([ui est de prier celui qui se sert curiosité naturelle à l'esprit de l'homme, qui
d'un mot que nous n'entendons pas, de nous ne saurait se contenter de la connaissance de
e.i dire la signification ; car il est aussi im-
possible de savoir certainement ce que les
mots de jalousie et d'adultère, qui, je crois,
répondent aux mots hébreux kinneah et
niouph, signilient ,dans l'esprit d'un autre
ces qualités superficielles , engage Adam à
considérer cette matière de plus près. Pour
cet ell'et, il lu frappe avec un caillou pour
voir ce qu'on y peut découvrir en dedans. Il
trouve qu'elle cède aux coups, mais qu'elUi
507
LAN
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
LAN
508
n'est pas aisétuciil divisée en morceaux , et
(|u'elle se plie sans se ronipie. La iJuctililô
no doil-elle pas, après cela, être ajoutée à son
idée précédente, et faire pailie de l'essence
de l'espèce qu'il désigne par le ternie de
zahab't De plus particulières expériences y
découvrent la fusibilité et la lixité. Ces der-
nières propriétés ne doivent-ijlles pas entrer
aussi dans l'idée complexe qu'emporte le
mot de zahah, par la môme raison (|uc toutes
les autres y ont été admises? Si l'on dit mu)
non, comment fera-l-on voir que l'une doit
être préférée à l'autre? Que s'il faut admettre
celles-là , dès lors toute a.itre |)ropriété que
de nouvelles observations feiont connaître
dans cette matière , doit par la même laison
faire parue de ce qui constitue cetle idée
complexe, signifiée par le mot de zahah, et
ùtre par consé(iuent l'essence de l'esiièce qui
est désignée par ce nom-là : et comme ces
propriétés sont infinies, il est évident qu'une
idée formée de cette manière sur un tel ar-
chétype sera toujours incomplète.
48. Les idées des substances sont impar-
faites, et à cause de cela, diverses. — Mais
ce n'est pas tout : il suivrait encore de là
que les noms des substances auraient non-
seulement différentes significations dans la
bouche de diverses personnes ( ce qui est ef-
fectivement), mais qu'on le supi)oserait ainsi,
ce qui répandrait une grande confusion dans
le langage. Car si chaque qualité que chacun
découvrirait dans quelque matière que ce
fût était supposée faire une partie nécessaire
de l'idée complexe signifiée par le nom com-
mun qui lui est donné, il suivrait nécessai-
rement de là que les hommes doivent sup-
poser que le mfme mot signifie différentes
choses en différentes personnes , puis(iu'on
ne peut douter que diverses personnes ne
puissent avoir découvert plusieurs qualités
dans des substances de la même dénomina-
tion, que d'autres ne connaissent en aucune
manière.
49. Pour fixer leur espèce, on suppose une
essence réelle. — Pour éviter cet inconvé-
nient, certaines gens ont supposé une es-
sence réelle, attachée à chaque espèce d'oiî
découlent toutes ces propriétés; et ils pré-
tendent que les noms dont ils se servent pour
désigner les espèces signifient ces sortes
d'essences. Mais comme ils n'ont aucune
idée de celte essence réelle dans les subs-
tances, et que leurs paroles ne signifient que
les idées qu'ils ont dans l'esprit, cet expé-
dient n'aboutit à autre chose qu'à mettre le
nom ou le son à la place de la chose qui a
cette essence réelle, sans savoir ce que c'est
que cette essence : et c'est là effectivement
ce que font les hommes quand ils parlent
des espèces des choses, en supposant qu'elles
sont établies par nature, et distinguées par
leurs essences réelles.
50. Cette supposition n'est d'aucun usage.
— Et pour cet effet, quand nous disons que
tout or est fixé, examinons ce qu'emporte
cette affirmation. Ou cela veut dire ([uc la
fixité est une partie de la définition, une
partie de l'essence nominale que le mot or
signifie ; et par conséquent celle allirmalion,
tout or est fixe, ne contient autre chose (|uu
la signification du ferme iïor. Ou bien cela
signifie quij la fixité ne faisait pas partie de
la définition du mot or, c"est une propriété
(le celte substance même; au(]uel cas il est
visible (pie le mol or tient la place d'une
substance qui a l'essence réelle li'une espèce
de chos(^s formée par la nature : substitution
(pii donne à ce mol une signification si con-
fuse et si incertaine, qu'encore que cette
proposition, l'or est fixe, soit en ce sei:s une
aHirmalion de quelcjue chose de réel, c'est
pourtant une vérité qui nous échaj)pera
toujours dans l'application particulière que
nous en voudrons faire; et ainsi elle est in-
certaine et n'a aucun usage réel. Mais quel-
que vrai qu'il soit que tout or, c'est-à-dire
loul ce (|ui a l'essence réelle de l'or, est fixé,
à ([uoi sert cela, puisqu'à prendre la chose
en ce sens, nous ignorons ce que c'est qui
est ou n'est pas or? Car si nous ne connais-
sons pas l'essence réelle de l'or, il est im-
possible que nous connai>-sions quelle par-
ticule de matière a cette essence, et par con-
sé(iuent si telle particule de matière est vé-
ritable or, ou non.
51. Conclusion. — Pour conclure : la môme
libellé qu'Adam eut au commencement de
foi'raer telles idées complexes de modes
mixtes qu'il voulait, sans suiire aucun autre
modèle (|ue ses propres pensées , tous les
hommes l'ont eue depuis ce temps-là, et la
même nécessité qui fut imposée à Adam de
conformer ses idées des sul)slaiices aux choses,
extérieures, s'il ne voulait point se tromper
volontairement lui-môme, cette môme néces-
sité a été depuis imposée à tous les hommes.
De même la liberté qu'Adam avait d'attacher
un nouveau nom à quelque idée que ce fût,
chacun l'a encore aujourd'hui, et surtout ceux
qui font une langue, si l'on peut imaginer de
telles personnes; nous avons, dis-je, aujour-
d'hui ce même droit, mais avec celle diffé-
rence, que dans les lieux où les hommes
unis en société ont déjà une langue établie
parmi eux, il ne faut changer la signification
des mots qu'avec beaucoup de circonspection
et le moins qu'on peut, parce que les hommes
étant déjà pourvus de noms pour désigner
leurs idées, el l'usage ordinaire ayant appro-
prié des noms connus à certaines idées, ce
serait une chose fort ridicule que d'affecter
de leur donner ufi sens différent de celui
qu'il? ont déj'i. Celui qui a de nouvelles no-
tions se hasardera peut-être quelquefois de
faire de nouveaux termes pour les exprimer;
mais on regarde cela comme une espèce de
hardiesse, el il esi incertain si jamais l'usage
ordinaire les autorisera. Mais dans les entre-
tiens (pie nous avons avec les autres hommes,
il faut nécessairement faire en sorte que les
idées que nous désignons par les mots ordi-
naires d'une langue soient conformes aux
idées qui sont exprimées par ces raots-là
dans leur signification propre et connue, ce
((ue j'ai d(ijà expliqué au long; ou bien il
faut faire connaître distinclcm.enl le nouveau
sens que nous leur donno'is.
509
Vil
LAN
— Des parlicules.
1. Les particules lient les parties des pro-
Î)ositions ou les propositions entières. — Outre
es mots qui servent à nommer les idées
(lu'onadansresprii, il yenaun grand nombre
a'autres, qu'on emploie poursignitier la con-
nexion (jne l'esprit met entre les idées ou les
1)roposilions qui composent le discours,
-orsque l'esprit communique ses pensées aux
autres il n'a pas seulement besoin de signes
(jui marquent les idées qui se présentent alors
à lui, mais d'autres encore pour désigner ou
faire connaître quelque action particulière
qu'il fait lui-même, et qui dans ce temps-là
se rapporte h ces idées. C'est ce qu'il peut
faire en diverses manières : Cela est, cela ncst
pas , sont les signes généraux dont l'esprit se
sert en affirmant ou en niant. Mais, outre
l'affirmation et la négation, sans (juoi il n'y
a ni vérité ni fausseté dans les paroles, lors(]ue
l'espril veut faire connaître ses pensées aux
autres, il lie non-seulement les parties des
oropositions, mais des sentences entières
l'une à l'autre dans toutes leurs dilférentes
relations et dépendances, afin d'en faire un
discours suivi.
2. C'est dans le bon usage des particules
que consiste l'art de bien parler. — Or ces
mots par lesquels l'esprit exprime cette liaison
qu'il donne aux diUerenles alliiniations ou
négations, pour en faire un raisonnement
continué, ou une narration suivie , on les
appelle en général des particules : et c'est de
la juste application qu'on en fait que dépend
principalement la clailé et la beauté du style.
Pour qu'un homme pense bien, il ne suffit
pas qu'il ait des idées claires et distinctes en
lui-même, ni qu'il observe la convenance
ou la disconvenance qu'il y a entre quelques-
unes de ces idées, il doit encoie lier ses pen-
sées, et remarquer la dépendance que ses
raisonnements ont l'un avec l'autre. Et pour
bien exprimer ces sortes de pensées, ran-
gées méthodiquement, et enchaînées l'une à
l'autre par des raisoimements suivis, il lui
faut des termes (jui montrent la connexion,
ja restriction , la distinction, Vopposition,
Vemphase, etc., qu'il met dans chaque [)artie
respective de son discour». Que si Ion vient
à se méprendre dans rap[)licalion de ces
j)articules, on embarrasse celui qui écoute,
Lien loin de l'instruire. Voilà pourquoi ces
mots, qui par eux-mêmes, ne sont })oint ef-
fectivemeul le nom d'aucune idée, sont d'un
usage si constant et si indispensable dans la
langue, et servent si fort aux hommes pour se
bien exprimer.
3. Les particules servent à montrer quel
rapport l'esprit met entre ses pensées. — Celte
partie de la grammaire qui traite des i»arti-
cule.> a peut-être été aussi négligi';e que
quelijues autres ont été cultivées avec trop
d'exactitude. 11 est aisé d'écrire l'un après
rSYCllOLOGlE. LAN 510
l'autre des cas et des genres, des modes et des
temps, des gérondifs et des supins. C'est à
quoi l'on s'est attaché avec grand soin; et
dans cpiehjues langues on a aussi rangé les
particules sous diticrents chefs avec une ex-
trême apparence d'exactitude. Mais quoique
l''s prépositions, les conjonctions, etc., soicMit
des noms fort connus (fans la granunaire, et
que les particules qu'on renferme sous ces
titres soient rangées exactement sous des
subdivisions distinctes ; cependant qui voudra
montrer le véritable usage des particules,
leur force et toute l'étendue de leurs signili-i
cations, ne doit pas se borner à parcourir ces
catalogues : il faut qu'il prenne un jieu jjIus
de peine, qu'il rétléchisse sur ses propres
pensées, et qu'il observe avec la dernière
exactitude les dillérentes formes (juc *on
es])rit prend en discourant.
4. Et pour ex[)li(|uer ces mots, il ne suffit
pas de les rendre, connue on fait oi'dinaire-
ment dans les dictionnaires [lar des mots
dime autre langue qui a|)prochent le pUis
de leur signification; car pour l'ordinaire il
est aussi malaisé do. comprendre dans une
langue que dans l'autre ce qu'on entend j)ré-
cisément par ces mots-là. Ce sont tout autant
de marques de quelque action de l'esprit ou
de quelque chose qu'il veut donner à cyilcndre :
ainsi, pour bien comprendre ce (ju'ils signi-
fient, il faut considérer avec soin les ditl'é-
rentesvues, postures, situations, tours, limi-
tations, excei)tions et autres pensées de
l'esprit, (jue nous ne [)Ouv()ns exprimer faute
de noms, ou parce que ceux f|'.;e nous avons
sont très-imparfaits, li y a une grande variété
de ces sortes de [)ensées, et (\u\ sur[)assent
de beaucoup le nombre des particules que
la |)lupart des langues fournissent pour les
cx|)rimer. C'est pouniuoi l'on ne doit pas être
surpris (pie la plupart de ces particules aient
des significations dillérentes, et quelquefois
prcsfjue op|)osées. Dans la langue hébraïque
il y a une particule qui n'est composée que
d'une seule lettre, mais dont on compte, s'il
m'en souvient bien, soixante-dix, ou certai-
nement plus de significations ditférentes.
5. Exemple tiré de la parlicide mais. —
Mais (152) est une des i)articules les plus
communes dans notre langue, et après avoir
dit que c'est une conjonction discrétivc qui
répond au scd des Latins, on pense l'avoir
suffisamment expliquée. Cependant il me
semble ([u'ellc donne à entendre divers rap-
ports (|ue l'esijfit attribue à dillérentes pro-
positions ou parties de propositions qu'il joint
j)ar ce monosyllabe.
1° Cette particule sert à marquer contra-
riété, exception, ditférence : // est fort hon-
nête homme , mais il est trop prompt. Vous
pouvez faire un tel marché, mais prenez garde
qubn ne vous trompe. Elle n'est pas si belle
qu'une telle, mais enfin elle est jolie.
(152) En anglais but. Noire mais ne répoiii! point
exaclenicnl à ce mol anglais, comme il pirail vi-
siljlemenl par les divers rapports <|iie l'auleur rc-
iri.irque dans celle particule, dont il y en a quel-
ques-uns qui ne sauraient être appliqués à noire
mais. Comme je ne pouvais traduire ces exemples
en notre langue, j'en ai misd'aiilresà la place, que
j'ai lire en partie du Oiclionnaire de l'Académie
Iranvaise. (.Vofc du imducleur.)
m LAN DICTIONNAIRE DE
5* Kilo sert h remire raison de (luelquo
cliuse dont on se veut excuser. Il est vrai, je
i'ai battu, mais j'en avais sujet.
3" Mais pour ne pas parler davantage sur
ce sujet : exemple où eelle particule sert à
faire entendre (]uc lespril s'ari'ôte dans le
chemin où il allait, avant que d'ôtre arrivé au
bout.
4° Vous priez Dieu, mais ce n'est pas qu'il
veuille vous amener à la connaissance de la
vraie religion, nxis qu'il vous confirme dans
la vôtre (153). Le premier de ces inais désigne
une su|)posili()n dans res[»ril, de (]ueli(ue
chose qui est autrement (pi'eile ne déviait
ôtre, et le second fait voir (]ue l'esprit met
une opposition directe enti-e ce ([ui suit et
ce qui précède.
5" Mais sert quelquefois de transition pour
revenir h un sujet (154), ou pour quitter celui
dont on parlait : Mais revenons à ce que nous
disions tantôt.
Mais laissons Chapelain pour la deinière fois.
(BoiLEAU, Satire iX, vers 212.)
6. On n'a touche cette matière que fort lé-
gèrement. — A ces significalions du mol de
mais, i'cn pourrais ajouter sans doute plu-
sieurs autres, si je me faisais une affaire d'exa-
miner cette particule dans toute son étendue,
et la considérer dans tous les lieux où elle
|)eut se rencontrer. Si quelqu'un voulait
prendre cette peine, je doute que dans tous
les sens (]u'on lui donne elle pût mériter le
titre de discrétive , par où les grammairiens
la désignent ordinairement. Mais je n'ai pas
dessein de donner une explication complète
de cette espèce de signes. Les exemples que
je viens de proposer sur celte particule pour-
ront donner occasion de réfléchir sur l'usage
et sur la force que ces mots ont dans le dis-
cours, et nous conduire à la considération
de plusieurs actions que noire esprit a tiouvé
le moyen de faire sentir aux autres par le
secours de ces particules, dont quelques-unes
renferment constamment le sens d'une pro-
l)Osition entière, et d'autres ne le renferment
que lorsqu'elles sont construites d'une cer-
taine manière.
VIII. — Des lernirs al)«lrails et coiicrels.
1. Les termes abstraits ne peuvent être af-
firmés l'un de l'autre, et pourquoi. — Les
mots communs des langues, et l'usage ordi-
naire que nous en faisons, auraient pu nous
fournir des lumières pour connaître la na-
ture de nos idées, si l'on eût pris la peine
de les considérer avec attention. L'esprit,
comme nous avons fait voir, a la puissance
d'abstraire ses idées, qui par là deviennenl
(153) Cel exemple est dans l'anglais. Nos puristes
ItlàiniTonl pent-éire denx mais dans une iiièine pé-
riode, mais ce n'est pas de (juoi il s'agil. Il sudit
(lu'on voie par là que resi)rii ni;ir(ine par une seule
parlicule deux rapports fort dill'érenls : et je ne
sais même si, malgré les règles scrupideuses do
nos grammairiens , il n'est pas nécessaire d'em-
ployer quehiuelois ces deux mais, pour marquer
plus viveniont et plus nette-nenl ce ([u'ort a dans
l'esprit. Cela soit dit sans décider.
(lo4) Une chose digne de ren)ar(|ue, c'est que
piiiLosornîE.
LAN
512
autant d'essences générales par où les choses
sont distinguées en es[)èces.Oi', chaque idée
abstraite étant distincte, en soile que de deux
l'une ne peut jamais être l'aulre, l'esprit doit
apercevoir par sa connaissance intuitive la
dilférence qu'il y a entre elles; et parconsé-
([uenl, dans des propositions, deux de ces
idées ne peuvent jamais être affirmées l'une
de l'autre. C'est ce (|ue nous voyons dans 1 u-
sage ordinaire des langues, qui ne permet pas
que deux termes absti'aits, ou deux noms d'i-
dées abstraites soient affirmés l'un de l'autre.
Car quelque, affinité qu'il paraisse y avoir
entre eux, et (juclque certain ((u'il soit, par
exemple, qu,'un homme est un animal, qu'il
est raisonnable, qu'il est blanc, etc., cepen-
dant chacun voit d'abord la fausseté de ces
[•ropositions : L'humanité est animalité, ou
raisonnabilité, ou blancheur. Cela est d'une
aussi grande évidence qu'aucune des maximes
le plus généralement reçues. Toutes nos af-
firmations roulent donc uniquement sur des
idées concrètes : ce qui est afîirmer non
([u'une idée abstraite est une autre idée, mais
qu'une idée abstraite est jointe à une autre
idée. Ces idées absti-ailes peuvent être de toute
espèce dans les substances, mais dans tout
le reste elles ne sont guère autre chose que
des idées de relations. D'ailleurs, dans les
substances, les plus ordinaires sont des idées
de puissance; par exemple. Un homme est
blanc, signifie que la chose qui a l'essence
d'un homme a aussi en elle l'essence de
blancheur, qui n'est autre chose qu'un pou-
voir de produire l'idée de blancheur dans une
personne dont les yeux peuvent discerner
les objets ordinaires : ou, Un homme est rai-
sonnable, veut dire que la môme chose qui a
l'essence d'un homme a aussi en elle l'es-
sence de raisonnabilité , c'est-à-dire la puis-
sance de raisonner.
2. Ils montrent la différence de nos idées.
— Cette distinction des noms fait voir aussi
la différence de nos idées, car si nous y pre-
nons garde, nous trouverons que nos idées
simples ont toutes des noms abtraits aussi
bien que de concrets, dont l'un ( pour parler
en grammairien ) est un substantif, et l'autre
un adjectif, comme blancheur, blanc , dou-
ceur, doux. Il en est de même à l'égard de
nos idées des modes et des relations , comme
justice , juste, égalité, égal ; mais avec cette
seule différence, que quelques uns des noms
concrets des relations, surtout ceux qui con-
cernent l'homme, sont substantifs, comme
paternité , père; de quoi il ne serait pas dif-
ficile de rendre raison. Quant à nos idées de
substances, elles n'ont que peu de noms
les Lilins se servaient quelquefois de nam en ce
sens-là. A^rtm quid ego dicam de paire ? dit Té-
r^nce (Andr., ad. i,sc. vi, v. 18). FI ne faut que
voir l'endroit pour éirc convaincu i|u'on ne le peut
mieux traduire eu Irançiis (|ue par ces paroles :
Mais que dirai-je de mon père? Ce qui, pour le
dire eu passant, prouve d'une manière plus sensi-
ble ce (|U(; vient de dire Locke, qu'il ne faut pas
«lierclier dans les dictionnaires la signilicalion do
ces particules , mais dans la disposition d'esprit où
se trouve celui qui s'en sert.
513
LAN
PSYCHOLOGIE
LAN
514
abstraits, ou plutôt elles n'en ont absolument 2. Tout mot peut scivir à enregistrer nos
point. Car quoique les écoles c'ienl introduit pensées. — Quant au premier de ces usages,
les noms d'animalité, {.Vhumanité, de corpo- qui est d'enregistrer nos propres pensées
réité, et queliiues autres; ce n'est rien en i)our aider notre mémoire, qui nous fait,
comparaison de ce nombre infini de noms de pour ainsi dire, parler à nous-même , lou-
subslances auxquels les scolastiques n'ont tes sortes de paroles, quelles qu'elles soient,
jamais été assez ridicules pour joindre des peuvent servir à cela. Car puisque les sons
noms abstraits, et le petit nombre qu'ils ont sont des signes arbitraires et indifférents do
forgé, et qu'ils ont mis dans la bouche de quelque idée que ce soit, un homme peut em
leurs écoliers, n'a jamais pu entrer dans lu-
sage ordinaire, ni ùtre autorisé dans le monde.
D'où l'on peut au moins conclunî, ce me
semble, que tous les hommes reconnaissent
])ar là qu'ils n'ont point l'idée des essences
réelles des substances, puisqu'ils n'ont point quer d'en comprendre le sens, en" (|uoi con-
ployer tels mots qu'il veut pour exj)rimer à
lui-môme ses [)roprcs idées, et ces mots n'au-
ront jamais aucune imperfection, s'il se seit
toujours du mcMue signe pour désigner la
môme idée ; car en ce cas il ne peut man-
de noms dans leurs langues pour les expri
mer, dont ils n'auraient pas manqué sans
doute de se i)Ourvoir, si le sentiment par le-
(juel ils sont intérieurement convaincus (|ue
ces essences leur sont inconnues, ne les eût
détournés d'une si frivole entreprise. Ainsi,
([uoiqu'ils aient assez d'idées pour distinguer
l'or d'avec une pierre, et le métal d'avec le
bois, ils n'oseraient pourtant se servir des
mots nureitas: saxeitas , vietalleitas lignci-
tas (155), et de tels autres noms, par où ils
jirétendraient exprimin* les essences réelles
de ces substances dont ils seraient convain-
cus qu'ils n'ont aucune idée. Et en effet, ce
ne fut que la docliine des formes suOstan-
tielles, et la confiance téméi-aire de certaines
personnes destituées d'une connaissance
qu'ils prétendaient avoir, qui firent prennè-
rement fabriquer et ensuite inlroduiie les
mots d'animalité et d'humanité , et auties
siste le véritable usage et la perfection du
langage.
3. Il y a une double communication par
paroles: l'une est civile, et l'autre philosophi-
que.— En second lieu, pour la communi-
cation qui se fait entre les hommes par le
moyen de paroles, les mots ont aussi un dou-
bl(! usage : l'un est civil, et l'autre philoso-
phique.
Premièrement, par Vusage civil j'entends
cette communication de pensées et d'idées
par le secours des mots, autant qu'elle peut
servir h la conversation et au commerce qui
regarde les affaires et les commodités onli-
naires de la vie civile, dans les diU'érentes
sociétés qui lient les hommes les uni! ai'.x
autres.
En second lieu, par Vusage philosophique
des mots, j'entends l'usage qu'on en dolî faire
j)Our donner des notions précises des choses.
semblables, qui cependant n'allèrent pas bien et pour exprimer en propositions générales
loin de leurs écoles, et n'ont jamais pu être des vérités certaines et indubitables sur les-
de mise parmi les gens raisoimables. Je sais quelles l'esprit peut s'appuyer, et dont il
bien (jue le mot humanitas était en usage peut être satisfait dans la recherche de la vé-
parmi les Romains, mais dans un sens bien f'^^à. Ces deux usages sont fort (iislincls, et
différent; car il ne signifiait |)as l'essence l'on peut S(! passer dans l'un de beaucoup
abstraite d'aucune substance. C'était le nom moins d'exactitude que dans l'autre, connue
abstrait d'un mode , son concret étant huma-
7ius et non |»as homo (156).
IX. — De riniperfeclion des mois.
1. Nous nous servons des mots pour enre-
gistrer nos propres pensées et pour les cotn-
muniquer aux autres. — Il est aisé de voir par
ce qui a été dit dans les paragraphes [)récé-
dents, quelle imperfection il y a dans le
langage, et comment la nature" môme des
mots fait qu'il est presque inévitable (]ue plu-
sieurs d'entre eux n'aient une signification
douteuse et incertaine. Pour découvrir en
quoi consiste la perfection et l'imperfection
des mots, il est nécessaire, en premier lieu,
d'en considérer l'usage et la fin ; car selon
qu'ils sont plus ou moins proportionnés à
cette fin, ils sont plus ou moins parfaits. Dans
la première partie de ce discours nous avons
souvent parlé j)ar occasion d'un dou6/e usage
qu'ont les mots, l" L'un est d'enregistrer,
pour ainsi dire nos propres pensées; 2" l'au-
tre de communiquer nos pensées aux autres.
(155) Ces mois, qui soiii loiil à fuie l)arl)ares on
latin , parailraienl do 1j ilcriiièie exlravaganee
eu rrynçyis.
nous verrons dans la suite.
4. L'imperfection de mots c'est l'ambiguïtr
de leurs significations: — La principale lin du
langage, dans la conununication que les
honuncs font de leurs pensées les uns aux au-
tres, étant d'être entendu, les mots ne sau-
raient bien servir à celle fin dans le discours
civil ou philosophique, lorsqu'un moi n'excite
pas dans l'esprit celui qui écoute la mùuiv.
idée qu'il signifie dans l'esprit de celui (jui
parle. Or, puis(juc les sons n'ont aucune liai-
son naturelle avec nos idées, mais rprils tirent
tous leur signification de l'injjiosition arbi-
traire des hommes, ce qu'il y a de douteux
et d'incertain dans leur signification (en
quoi consiste l'imperfection dont nous pai-
lons présentement) vient plutôt des idées
qu'ils signifient que d'aucune capacité qu'un
son ait plutôt qu'un autre de signifier au-
cune idée ; car à cet égard ils sont tous éga-
lement parfaits.
Par conséquent, ce qui fait que certains
mots ont une signification plus douteuse et
(I5G) C'est ainsi qu'en fiaiiç:iis, liVinmaiii nou^
avons lait humanitiK
15
LAN
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
LAN
51G
})lus inccrlainc que d'autres, r'ost la diiïé-
rence des idées qu'ils signilienl.
5. Qurttes sont les causes de leur imperfec'
tion. — Comme les mots ne signilienl rien
nalurellcmont, il faut que ceux qui veulent
s'enlre-communi(iiier leurs pensées, et lier un
discours intelligible avec d'autres personnes
en quehiuc langue que ce soit, apprennent
et retiennent l'idée que chaque mot signilie ;
ce qui est fort dillicile à faire dans les cas
suivants.
1° Lorsque les idées que les mots signi-
fient sont extrômiMiicnt complexes, et com-
posées d'un grand nonibie d'idées jointes
ensemble.
2" Lorsque les idées que ces mots signi-
lienl n oui point de liaison naturelle les
uns avec les autres, de sorte cju'il n'y a dans
la nalure aucune mesure fixe, ni aucun mo-
dèle poui" les rectifier el les combiner.
3° Lorsque la signification d'un mol se rap-
porte à un modèle qu'il n'est pas aisé de
connaître.
4° Lorsque la signification d'un mol, et
l'essence réelle de la chose, ne sont pas exac-
tement les mômes.
Ce sont là des diiïicultés attachées à la
signification de plusieurs mots qui sont in-
telligibles. Pour les mots qui sont tout h fait
inintelligibles, comme les noms qui signifient
quelque idée simple qu'on ne peulconnaîtr»^,
feule d'organes ou des facultés propres à nous
Cil donner la connaissance, tels que sont les
noms des couleur-s à 1 égaid d'un aveugle,
ou les sons à l'égard d un sourd, il n'esl
[)as nécessaire d'eu parleren cet endroit.
Dans tous ces cas, dis-je, nous trouverons
de l'imperfeclion dans les mots, ce que j'ex-
pliquerai plus au long en considérant les
mots dans leur application particulière aux
différentes sortes d'idées que nous avons dans
l'esprit : car, si nous y prenons garde, nous
trouverons que les noms de modes mixtes
sont les plus sujets à être douteux et impar-
faits dans leurs significations pour les deux
premières raisons; et les noms t/es substances
pour les deux dernières.
6. Les noms des modes inixles sont dou-
teux.—ie dis premièrement que les noms
des modes mixtes sont la plupart sujets à une
grande incertitude, et à une grande obscu-
rité dans leurs significations.
En premier lieu, à cause de rextrômc com-
position de ces sortes d'idées complexes.
Pour faire que les modes servent au but d un
entretien mutuel, il faut, comme il a été dit,
qu'ils excitent exactement la môme idée
dans celui qui écoute, que celle qu'ils signi-
fient dans l'esprit de celui qui parle. Sans
quoi les hommes qui parlent ensemble ne
font que se remplir la tête de vains sons, sans
pouvoir se communiquer par là leurs pen-
sées, et se peindre, pour ainsi dire, leurs
idées les uns aux autres, ce qui est le but du
discours et du langage. Mais lorsqu'un mol
signifie une idée fort complexe, composée
de différentes parties qui sont composées
elles-mêmes de plusieurs autres, il n'est pas
facile aux hommes de former et de retenir
celte idée avec une telle exactitude qu'ils fas-
sent signifier au nom qu'on lui donne dans
l'usage ordinaire, la même idée précise, sans
la moindre variation. De là vient que les
noms des idées fort complexes, comme sont
pour la plupart les termes de morale, ont
rarement la môme signification précise dans
l'esprit de deux différentes personnes, parce
que l'idée complexe d'un homme convient
raiemenl avec celle d'un autre, el qu'elle
dillei'c souvent de celle qu'il a lui-même en
divers temps, de celle, par exemple, qu'il
avait hier el qu'il aura demain.
7. En second lieu, Icsnoms des modes mj'a'-
frs sont foi t é({uivoques, parce qu'ils n'ont,
pour la i)lupart, aucun modèle dans la nature,
sur letiuel les hommes puissent en rectifier
et régler la signification. Ce sont des amas
d'idées mises ensemble, comme il plaît à
l'esprit, qui les forme par rapport au but
qu'il se propose dans le discours et à se;
propres notions, par oiî il n'a pas en vue de
copier aucune chose qui existe actuellement ,
mais de nommer et de ranger les choses selon
qu'elles se trouvent conformes aux archéty-
})es ou modèles qu'il a faits lui-môme. Celui
qui le premier a mis en usage les mots
brusquer, déhrutaliser, dépicquer {\b^), etc.,
a joint ensemble, comme il l'a jugé à propos,
les idées qu'il a fait signifier à ces mots : et
ce qui arrive à l'égard de quelques nouveaux
noms de modes qui commencent pi'ésente-
ment à ôlre introduits dans une langue, est
arrivé à l'égard des vieux mots de celte es-
pèce, lorsqu'ils ont commencé d'être mis en
usage. Il en est de ces derniers comme des
premiers. D'où il suit que les noms qui si-
gnifient des collections d'idées que l'esprit
forme à plaisir, doivent être nécessairement
d'une signification douteuse, lorsque ces col-
lections ne peuvent se trouver nulle par con-
stamment unies dans la nature, et qu'on ne
peut montrer aucuns modèles par où l'on
puisse les rectifier. Ainsi, l'on ne saurait ja-
mais connaître par les choses mômes ce
qu'emporte le mot de meurtre ou de sacri-
lège, etc. Il y a plusieurs parties de ces idées
com|)lexes qui ne paraissent point dans l'ac-
tion même : l'intention de l'esprit, ou le rap-
port aux choses saintes, qui font partie du
meurtre ou dusacrile'ge, n'ont pas une liaison
nécessaire avec l'action extérieure et visible
de celui qui commet l'un ou laulre de ces
crimes : el l'action de tirer à soi la détente
du mousquet par où l'on commet un meurtre,
et qui est j)eut-êtrela seule action visible, n'a
point de liaison naturelle avec les autres
idées qui composent celle idée complexe,
nommée meurtre, lesquelles tirent unique-
ment leur union et leur combinaison de len-
tendement qui les assemble sous un seul
(i58) Ce sont des lerincs nouveaux dans la laii-
giie; el p:ir cela nicine qu'ils ne sont pas foil en
nsage, ils n'en sont pcui-êire que pin- propres à
faire scnlir le ryisonnenienl de L'ickc en coi endroit.
,17
LAN
PSYCHOLOGIE.
LAN
518
nom. Mciis ooirime il fait cet assemblage sans
règle ou modèle, il faut nécessairement que
la signilication du nom qui désigne de telles
collections arbitiaiies se trouve souvent dif-
férente dans l'esprit de différentes personnes
qui ont h peine aucun modèle fixe sur le-
quel ils règlent eux-mêmes leurs notions dans
CCS sortes d'idées arbitraires.
8. La propriété du langage ne suffit pas
pour remédier à cet inconvénient. — L'on peut
supposer h la vérité que l'usage commun qui
règle la pro[)riétô du langage nous est de
quel(]ue secours en celte rencontre pour
tixer la signiHcation des mots ; et l'on ne peut
nier qu'il ne la fixe jusqu'h un certain point.
Il est, dis-je, hors de doute que l'usage com-
mun règle assez bien le sens des mots pour la
conversation ordinaire. Mais comme personne
n'a droit d'élahlir la signification précise des
mots, ni île déterminera quelles idées chacun
doit les attacher, lusage ordinaire ne suffit
pas pour nous autoriser à les adapter h des
(liscciurs |)hilosophi(jues ; car à peiney a-l-il
un nom d'aucune idée fort complexe (pour
ne pas parler ties autres) qui dans l'usage
ordinaire n'ait une sigiiilicalion fort vague,
et (jui, sans devenir impropie, ne puisse
étr<.' fait signe d'idées fort différentes. D'ail-
leurs, la legle et la mesure de la propriété
des termes n'étant déteiminéc nulle part,
fin a souvent occasion de disputer si, suivant
la j)ropriété du langage, on })eut employer un
mot d une telle ou telle manière. Et de tout
Kela il suit fort visiblement que les noms
(le ces sortes d'idées fort conqilexes sont na-
turellement sujets à celle imperfection d'a-
voir un signification douteuse et inceitaine;
et que, même dans l'esprit de ceux qui dési-
rent sincèrement de s'entendre l'un l'autre,
ils ne signifient pas toujours la même idée
dans celui ([ui parle et dans celui qui écoule.
Quoique les noms de gloire et de gratitude
soient les mômes dans la bouche de tout Fran-
çais qui parle la langue de son pays, cepen-
dant l'idée complexe que chacun a dans
l'esprit, ou qu'il prétend signiliei- par l'un
deces noms, est apparemment fort difi'érente
dans l'usage qu'(!n fontbiendes gensqui par-
lent cette môme langue.
9. La manière dont on apprend les noms
des modes mixtes contribue encore à leur in-
certitude. — D'ailleurs, la manière dont on
apprend ordinairement les noms des modes
mixtes ne contribue pas peu à rendre leur
signification douteuse. Car si nous prenons
la peine de considérer comment les enfants
apprennent les langues, nous trouverons que,
pour leur faire entendre ce que signifient
les noms des idées simples et des substances,
on leur montre ordinairemont la chose dont
on veut qvi'ils aient lidée, et qu'on leur dit
plusieurs fois le nom qui en est le signe, blanc,
doux, lait, sucre, chien, chat, etc. Mais pour
ce qui est des modes mixtes, et surtout les
plus importants, je veux dire ceux qui ex[)ri-
rnent des idées de morale, d'ordinaire les en-
fants apprennent premièrement les sons, et
j)Our savoir ensuite quelles idées c nrjjlexes
sont signifiées par ces sons-l\ ou ils en sunt
redevables à d'autres qui les leur expliquent,
ou (ce qui arrive le i)lus souvent) on s'en re-
met à leur sagacité et à leurs propres obser-
vations. Et comme ils ne s'appliquent pas
beaucoup à rechercher la véritable et précise
signification des noms, il arrive que ces ter-
mes de morale ne sont guère autre chose
(jue de simples sons dans la bouche de la
plupart des hommes; ou s'ils ont (pielque
signification, c'est pour l'ordinaire une si-
gnification fort vague et fort indéterminée,
et par conséquent très obscure et très-con-
fuse. Ceux-là môme (jui ont été les plus exacts
h déterminer le sens (ju'ils donnent h leui-s
notions, ont pourtant bien de la peine à évi-
ter linconvénient de leur laire signilier des
idées complexes dilférenles de celles que
d'autres personnes habiles attachent à ces
mômes noms. Où trouver, par exemple, un
discours de controverse, ou un entretien fa-
milier sur ['honneur, la foi, la grâce, la reli-
gion, VEglisc, cUi., oCi il ne soit pas facile lu
i-emaïquer les dilférentes notions que les
honnnes ont de ces choses; ce (|ui ne veut
dir-e autre chose, sinon (ju'ils m; convien-
nent point sur la signification de ces mots,
cl ((ue les idées complexes (pi'ils ont dans
res[)ril et qu ils leur font signilier, ne som
pas les mômes ; de sorte que toutes les dis-
putes qui suivent de là ne roulent en elfet
(lue sirr la signification d'un son. Aussi voyons-
irous, en conséquence de cela, (ju'il n'y a
[)oint de fin aux interpi étalions des lois di-
vines ou humaines : uir comriienlairci produit
un autre c(unmentaire : une (explication four-
nit la matière à de nouvelles explications;
et l'on ne cesse jamais de limiter-, de dislin-
guer, et de chairger la signification de ces
termes de morale. Comnre les hommes for-
ment eux-mômes ces idées, ils peuvent les
multiplier à linliiri, pai'ce(|ue tju'ils ont tou-
jours le pouvoir de les former". Combien y
a-t-il de gens qui, foil salisfails à la première
leclure, de la manière dont ils entendaient un
texte de lEcritui-e ou une certaine clause
dans le Code, en ont tout à fait perdu lin-
telligence en considérant les commentateurs,
dont les ex[)licalions n'ont sei-vi qu'à leur
faire avoir des doutes, ou à augmenter- ceux
qu'ils avaient (h'jà, et à répandi-e des ténèbr-es
sur le passag(J en question 1 Je ne dis pas cela
pour donner à entendre que je croie les
commentaires inutiles , irrais seuhiment pour-
faire voir combien les noms des modes mixtes
sontnalur-ellement incertains dans la boirche
môme de ce-ux (jui voulaient et pouvaient
parler aussi clairement (jue la langue était ca-
pable d'exprimer leurs pensées.
10. (7 est ce qui rend les anciens auteurs
inévitablement obscurs. — 11 serait inutile de
faire remar-quer quelle obscurité doit avoir
été inévitablement répandue par ce moyerr
dans les écrits des hommes qui ont vécu dans
des temps reculés et en dilfér-enls pays. Car
le grand nombr-e de volumes (|ue de savants
hommes ont écrits pour éclaircir ces ouvra-
g( s, ne prouve (jue trop quelle pénétration,
(ju(.'i!e force de raisonnement t:A nécessaire
pour (lécou\rii- le véritable sens des anciens
DICTIONNAIRE DE PniLOSOl'IlIE.
519 LAN
ailleurs. Mais comme il n'v a point d'eu-
vraLîcs dont il inipoilo extnMiicinenl que
jioùs nous mettions fort en peine de péné-
trer le sens, excepté ceux (jui contiennent
ou des vérités que nous devons croire, ou
des lois auxquelles nous devons obéir, et (pie
nous ne pouvons mal ex})li(|uer ou trans-
gresser sans tomber dans de fâcheux incon-
vénients, nous sommes en droit de ne [as
nous tourmenter be3ucou|) à pénétrer le sons
{[ils autres auteurs qui n'écrivent qui' leurs
Iiropres opinions ; car nous ne sommes pas
plus obligés lie nous instruire de ces 0j)i-
nions, qu'ils le sont de savoir les nôtres.
Connue notre bonheur ou notre malheur ne
dépend point de leurs décrets, nous pouvons
ignorer leurs notions sans courir aucun dan-
ger. Si donc en lisant leurs écrits nous voyons
qu'ils n'emploient j)os les mots avec toute la
clarté et la netteté requise, nous jiouvons fort
bien les mettre à quartier sans leur faire au-
cun tort, et dire en nous-mômes :
Pourquoi se fatiguer à pouvoir le comprendre,
Si lu ne veux le fiiire fiilendre (159)?
11. Si la signification des noms des modes
mixtes est incertaine, parce qu'il n'y a point
de modèles réels, existants dans la nature ,
auxquels ces idées puissent être rapportées,
et [)ar où elies puissent être réglées, les noms
des substances sont équivoques par une rai-
son toute contraire, je veux dire h cause que
les idées (]u"ils signifient sont supposées con-
formes h la réalité des choses, et ([nUllcs sont
rapportées à des modèles formés par la nature.
Dans nos idées des substances nous n'avons
pas la liberté, comme dans des modes mixtes,
de faire telles combinaisons que nous jugeons
à propos , pour être des signes caractéris-
tiques par lesipiels nous puissions ranger et
nommer les choses. Dans les idées des subs-
tances nous sommes obligés de suivre la na-
ture, de conformer nos idées complexes à
des existences réelles, et de régler la signifi-
cation de leurs noms sur les choses mêmes,
si nous voulons que les noms que nous leur
donnons en soient des signes , et servent à
les exprimer. A la vérité, nous avons en cette
occasion des modèles à suivre, mais des mo-
dèles qui rendront la signification de leurs
noms fort incertaine; car les noms doivent
flvoir un sens fort incertain et fort divers ,
lorsque les idées qu'ils signifient se rappor-
tent à des modèles hors de nous , qu'on ne
peut absolument point connaître , ou qu'on
ne peut connaître que d'une manière impar-
faite et incertaine.
12. Les noms des substatices se rapportent
premièrement à des essences réelles qui ne
peuvent être connues, secondement à des qua-
lités qui coexistent dans les substances et
qu'un ne connaît qu'imparfaitement. — Les
noms des substances ont dans l'usage ordi-
naire un double rappoit, comme on l'a déjà
montré.
Premièrement , on suppose quelquefois
qu'ils signifient la cojistitution réelle des
LAN
520
choses, et qu'ainsi leui- signification s'accorde
avec cette constitution, d'où découlent toutes
leurs propriétés, et à (pioi elles aboutissent
toutes. Mais cette constitution réelle , ou
(comme on ra|)pelle communément) cette
essence nous étant entièrement inconnue,
tout son qu'on enqiloie pour l'exprimer doit
être fort incertain dans cet usage, de sorte
qu'il nous sei-a im[)ossible , par exemfde, de
savoir quelles choses sont ou doivent être
ap[)elées cheval ou antimoine , si nous em-
ployons ces mots pour signifier des essences
réelles, dont nous n'avons absolument au-
cune idée. Comme dans cette su|)i)osition l'orr
rappoi-te les noms des substances à des mo-
dèles (pii ne peuvent êli-e connus , leui's
significations ne sauraient être réglées et dé-
ter'rninées par ces modèles.
13. En second lieu, ce que les noms des
substances signifient immédiatement, n'étant
autre chose que les idées simples qu'on
trouve coexister dans les substances , ces
idées, en tant que réunies dans les dillcrentes
espèces des choses , sont les véritables mo-
dèles auxquels leurs noms se rapportent , et
par lesquels on peut le mieux rectifier leurs
significations. Mais c'est à quoi ces arché-
tyi)es ne serviront poui"tant pas si bien, qu'ils
puissent exempter ces noms d'avoir des signi-
fications fort différentes et fort incertaines;
jiarce que ces idées simples qui coexistc-nt et
sont unies dans le même sujet, étant en très-
gr-and nombre, et ayant tous un égal droit
d'entrer dans l'idée complexe et spécifique
que le nom spécifi(jue doit désigner , il ar-
live qu'encor'c que les hommes aient dessein
de considérer le même sujet, ils s'en forment
pourtarrt des idées fort différentes : ce qui
fait que le nom qu'ils emploient [)Our l'ex-
primer a infailliblement dilférenles signifi-
cations en différentes personnes. Les qualités
qui composent ces idées complexes , étant
pour la ])lup;irt des puissances par rappor-t
aux changements qu'elles sont capables de
[)roduire dans les autres corps, ou de rece-
voir des autres corps, sont presque infinies.
Qui considérera combien de divers change-
ments est capable de recevoir l'un des plus
bas métaux quel qu'il soit, seulement par la
différente application du feu, et combien plus
il en reçoit entre les mains d'un chimiste par
l'application d'autres corps , ne trouvera
nullement étrange de m'enîendre dire qu'il
n'est pas aisé de rassembler les propriétés
de quelque sorte de corps que ce soit, et de
les connaître exactement par les différentes
recherches où nos facultés peuvent nous con-
duire. Comme donc ces propriétés sont du
moins en si grand nombre que nul homme
ne peut en connaître le nombre précis et dé-
fini, diverses personnes font différentes dé-
couvertes selon la diversité qui se trouve
dans l'habitude , l'attention et les moyens
qu'elles emi)loient à manier les corps qui en
sont le sujet : et par conséquent ces per-
sonnes ne peuvent qu'avoir différentes idées
de la même substance, et rendi^e la signifi-
(159) I Si non vis inlelligi, di'bcs iiogligi. »
r.21 LAN rSYCnOLOGIE. LAN 522
ration de son nom commune, fort diverse et dans leur signification vulgaire par quelques
••orl incertaine. Caries idées complexes des qualités qui se présentent d'elles-mêmes
substances étant conqiosées d'idées simples
qu'on su[ipose coexister dans la nature, cha-
cun a droit de renfermer dans son idée com-
plexe les qualités qu'il a trouvées jointes
ensemble. En effet, quoique dans la subs-
tance que nous nommons or, l'un se con-
tente d'y comprendre la couleur et la pesan-
teur; un autre se figure que la capacité d'être
dissous dans Veou régale doit être <iu£si né-
cessairement jointe h cette couleur , dans
ridée qu'il a de l'or ; un troisième croit être
en droit d'y faire entrer La fusibilité, parce
que la capacité d'êlre dissous daus Veau ré-
gale est aussi une qualité aussi constamment
unie à la couleur et à la pesanteur de l'or,
(comme par la figure extéi'ieure, dans les
choses qui viennent par une propagation
séminale et connue , et dans la plupart des
autres substances })ar la couleur jointe à
quelques autres qualités sensibles), ces noms,
dis -je, sont assez bons pour désigner les
choses dont les hommes veulent entretenir
les autres : aussi conçoit- on d'ordinaire assez
bien quelles substances sont signifiées par le
mot or ou pomme, pour pouvoir les distinguer
l'une de l'autre. Mais dans des recherches et
des controverses philosophicjues , où il faut
établir des vérités générales et tirer des con-
sé(]uences de certaines positions détermi-
nées, on trouvera dans ce cas que la signifi-
que la fusibilité ou ({uelque autre qu.ilité que cation précise des noms des substances n'est
ce soit : d'autres y mettent la ductilité , la pas seulement bien établie, mais qu'il est
fixité, etc., selon qu'ils ont appris par tradi- même bien difficilequ'ellelesoit. Par exemple,
lion ou par expérience que ces jiropriétés se celui qui fera entrer dans son idée com-
rencontrenl dans cette substance. Oui de tous plexe de l'or la malléabilité, ou un certain
ceux-là a établi la vraie signification du mot degré de fixité , peut faire des propositions
or, ou (jui choisira-t-on pour la déterminer? touchant l'or, et en déduire des conséquences
Chacun a son modèle dans la nature , auquel qui découleront véritablement et clairemcMit
il en appelle ; et c'est avec raison (lu'il croit de cette signification particulière du mot or,
avoir autant de droit de renfermer dans son mais qui sont telles jiourtant qu'un autre
idée complexe signifiée par le mot or, les homme ne peut jamais être obligé d'admettre,
qualités (}U8 rexf)érience lui a fait voir en- ni être convaincu de leur vérité, s'il ne re-
semble, qu'un autre qui n'a pas si bien cxa- garde poinlla malléabilité, ou le même degré
miné la chose en a de les exclure de son de fixité , comme une partie de celte idée
idée, ou un troisième d'y en mettre d'autres
qu'il y a trouvées après de nouvelles expé-
riences. Car l'union naturelle de ces (pialités
étant un véritable fondement pour les unir
dans une seule idée com|)lexe, l'on n'a aucun
sujet de dire que l'une de ces (|ualilés doive
êtie admise ou rejetéc plutôt que l'autre.
D'où il s'ensuivra toujours inévitablement
que les idées conqilexes des substances se-
ront fort diirérentcs dans l'esprit des gens qui
se servent des mêmes noms pour les expri-
mer, et que la signification de ces noms sei<i,
l)ar conséquent, fort incertaine.
conq)lcxe que le mot or signifie dans le sens
qu'il renq)loie.
16. Exemple remarquable sur cela. — C'est
là une inqierfection naturelle et presque
inévitablement attachée h presque tous les
noms des substances dans toutes sortes do
langues : ce que les hommes reconnaîtront
sans peine toutes les fois que, renonçant aux
notions confuses ou indéterminées, ils vien-
dront à des recherches plus exactes et plus
j)récises, car alors ils verront combien ces
mots sont douteux et obscurs dans leur si-
gnification gui, dans l'usage ordinaire, parais-
14. Outre cela , à peine y a-t-il une chose sait fort claire et fort ex{)resse. Je me trouvai
existante qui par quelqu'une de ses idées un jour dans une assemblée de médecins ha
simples n'ait de la convenance avec un plus
grand ou un plus petit nombre d'autres êtres
particuliers. Qui déterminera, dans ce cas ,
«juelles sont les idées (jui doivent constituer
la collection i)récise ([ui est signifiée par Je
biles et pleins d'esprit, où l'on vint à exami-
ner par hasard si (juelque liqueur passait
à travers les filaments des nerfs : les senti-
ments furent partagés , et la dis[)ute dura
assez longtemps, chacun i»rop(»sanl de i)ait
nom spécifique? Ou qui a droit de définir et d'autre dilférents arguments |)Our a|)puycr
quelles qualités communes et visibles doivent son opinion. Comme je me suis mis dans
être exclues de la signification du nom de l'esprit depuis longtemps (ju'il pourrait bien
quelque substance , ou quelles plus secrètes être que la plus grande partie des disputes
et plus paiticulièros y doivent entrer? Toutes roulent plutôt sur la siguilication des mots que
chosesqui, considérées ensemble, ne raan- sur une différence réelle qui se trouve dans
quent guère, ou i)lutôl jamais, de produite la manière de concevoir les choses, je m'avi-
dans les noms des substances cette variété et sai de demander à ces Messieurs, qu'avant
celte ambiguïté de signification qui cause
tant d'incertitude, de disputes et d'erreurs,
lorsqu'on vient à les employer à un usage
philosophique.
15. Malgré cette impcrferlion , ces noms
peuvent servir dans la conversation ordi-
naire, mais non pas dans des discours phi-
losophiques. — A la vérité, dans le commerce
civil et dans la conversation ordinaire , -les
noms généraux des substances , déterm.inés
DlCTlONN. DE PhU^OSOPHIE. L
que de pousser plus loin celle dispute, ils
voulussent |)remièrement examiner et établir
entre eux ce que signifiait le mot liqueur. Us
furent d'abonl un peu surpris de celte pro-
position; et s'ils eussent été moins ])olis, ils
l'auraient peut-être regardée avec mépris
comme frivole et extravagante, puisqu'il n'y
avait personne dans cette assemblée qui ne
crût entendre parfaitement ce que signifiait
le mot de liqueur, qui, je crois, n'est pas
17
523
LAN
DICTIONNAIRE DE PHILOSOrilIE.
LAN
524
elTeolivcnicnl un des noms tlt-s substances le
plus onihaimssé. Quoi qu'il cnsoil, ils eurent
la complaisance de ctVlcr à mes instances;
et ils Irouvèrenl enlin, après avoir examiné
la chose, que la siynilicalion de ce mot n'é-
tait pas si délermiiiée ni si certaine qu'ils
l'avaient toujouis ciu jus(ju'alors, et qu'au
contraire chacun d'eux le faisait siync d'une
dideienle idée com|)lexe. Us vir(;nl par \h
que le fort de leurdisj)ule roulait sur la signi-
lication de ce terme, el c^i'ils convenaient
tous à [)eu près de la même chose, savoir
que quehiue matière lluide el subtile passait
à travers les conduits des nerfs, (luoiqu'il ne
fût pas si facile de déterminer si cette ma-
tière devait porter le nom de liqueur ou non,
ce qui bien considéré par chacun d'eux fut
jugé indigne d'être un sujet de dispute.
17. Exemple tiré du mot or. — J'aurai
peut-être occasion de faire remarquer ailleurs
q-.ie c'est de là que dépend la [)lus grande
partie des disputes oii les honnnes s'eiîgagent
avec tant de chaleur. Contentons-nous de
considérer un i»eu plus exactement l'exemple
du mot or que nous avons proposé ci-dessus.
et nous verrons combien il est difllicile d'en
déterminer précisément la signitication. Je
crois que tout le monde s'accorde à lui faire
signilicr un corps d'un certain jaune brillant;
et conune c'est l'idée à laquelle les enfants
ont attaché ce nom-là, l'endroit de la queue
d'un paon qui a cette couleur jaune, est pro-
prement or à leur égard. D'autres trouvant
la fusibilité jointe à cette couleur jaune dans
certaines parties de matière , en font une
idée complexe à laquelle i!s donnent le nom
d'or pour désigner une sorte de substance,
et par là excluent du privilège d'être or tous
ces corps d'un jaune brillant que le feu peut
réduire en cendres, el n'admettent dans cette
(:S[)èce, ou ne comprennent sous le nomd'or
q-jè les substances qui, ayant celle couleur
jaune, sont fondues par le feu, au lieu d'être
réduites en cendres. Un autre par la môme
raison ajoute la pesanteur, qui, étant une qua-
lité aussi étroitement unie à celte couleur
que la fusibilité, a un égal droit, selon lui,
d'être jointe à l'idée de celte substance , el
d'être renfermée dans le nom qu'on lui
donne; d'où il conclut que l'autre idée qui
ne contient qu'un corps d'une telle couleur
et d'une telle fusibilité est imparfaite; el
ainsi de tout le l'esle : en quoi personne ne
peut donner aucune raison pourquoi quel-
ques-unes des qualités inséparables qui sont
toujours unies clans la nature, devraient en-
trer dans l'essence nominale, et d'autres en
devraient être exclues; ou pourquoi le mol
or^ qui signilie celte sorte de corps dont est
composé l'anneau (jue j'ai au doigt, devrait
déterminer cette espèce par sa couleur, par
son poids el par sa fusibilité |)lulôl que par sa
couhiur, par son poids et par sa capacité d'être
dissous dans Veau régale; puisque cette der-
nière propriété d'être dissous dans cette li-
queur en est aussi inséparable que la propiiélé
d'être fondu par le feu : propriétés qui ne
sont toutes deux qu'un rapport que celte
substance a avec deux autres corps qui ont
la puissance d'opérer dilTércmmcnl sur elle.
Car de (]uol droit la fusibilité vient-elle à être
I)arlie de l'essence signifiée par le mol or ^
l)en(lanl que cette capacité d'être dissous
dans l'eau régale n'en est qu'une propriété?
Ou bien, i)Our(iuoi sa couleur fail-(dle jiartie
de son essence, tandis que sa malléabilité
n'est regardée que comme une pro[)riélé? Je
veux dire par là que, toutes ces choses n'é-
tant que des i)rO| riétés (lui dépendent de la
constitution réelle de ce corps, el ces pro-
I riétés n'étant autre chose que des puissam es
actives ou passives par ia|)port à d'autres
corj)s, i)ersonne n'a le droit de (ixer la signi-
lication du nml or, en tant qu'il se rapporte
à un lel cor). s existant dans la nature; per-
soiuie, dis-je, ne peut la fixer à une certaine
collection d'idées qu'on peut trouver dans ce
corps, plutôt qu'à une autre. D'où il suit
que la signification de ce mol doit être né-
cessairement fort incertaine, puisque diflé-
rentes personnes obsei'venl ditîérentes pio-
priélés dans la même substance, comme il a
élé dit; el je crois pouvoir ajouter que per-
sonne ne les découvre toutes. Ce qui faii (pie
nous n'avons que des descriptions fort im-
parfaites des choses , et que la signification
des mois est très-incertaine.
18. Les noms des idées simples sont les
moins douteux. — De tout ce qu'on vient de
dire, il est aisé de conclure ce (|ui a élé re-
marqué ci-dessus , Que les noms des idées
simples sont le jnoins sujets à équivoque , el
cela pour les raisons suivantes. La première,
parce que chacune des idées qu'ils signifient
n'étant qu'une sim|)le perception , on les
forme plus aisément, el on les conserve plus
distmclement que celles qui sont plus com-
plexes; el par conséquent elles sont moms
sujettes à cette incertitude qui accompagne
ordinairement les idées com|)lexes des subs-
tances el des modes mixtes, dans lesquelles
on ne convient pas si facilement du nombre
précis des idées simples dont elles sont com-
posées, qu'on ne retient |)asnon i)lus si bien.
La seconde raison pouiquoi l'on est moins
sujet à se méprendre dans les noms des idées
simples, c'est qu'ils ne se rapportent à nulle
autre essence qu'à la peiception même que
les choses produisent en nous et que ces noms
signifient immédiatemenl ; lequel rappo.t ';st
au contraii'e la véritable cause pour([uoi la
signification des noms des substances est
naturellement si perplexe, el donne occasion
à tant de disputes. Ceux qui n'abusent pas
des teinies pour tromper les autres ou pour
se tromper eux-mêmes, se méprennent rare-
ment, dans une langue qui leui- est connue,
sur l'usage et la signification des noms des
idées sim|)les. Blanc, doux, jaune, amer, soiit
des mois dont le sens se jjresenle si naturel-
lement, que quiconque l'ignore et veut s'en
instruire le comprend aussitôt d'une manière
l)récise , ou ra|)erçoit sans beaucoup de
peine. Mais il n'est pas si aisé de savuir (juclle
collection d'idées simples esl désignée au
juste par les termes de modestie ou de fru-
galité, selon qu'ils sont employés par une
autre personne. El cpioitjue nous soyons por-
525
LAN
PSYCHOLOGIE.
LAN
526
tés à cioire que nous comprenons assez bien
ce (]u'on entend par or ou par/'er, cependant
il s'en faut bien que nous connaissions exac-
tement l'iilée complexe dont d'autres hommes
se servent [)0ur en ôtre les signes; c'est fort
rarement , à ii.on avis , qu'ils signifient jirù-
cisément la même collection d'idées dans
sance.qui, roulant uniquement sur la vérité,
est toujours renfermée dans des propositions
Et quoiqu'elle se termine aux choses, je m"a-
perçus que c'était principalement par l'inven-
tion des mots, qui par celte raison me sem-
blaient à peine capables d'ôtre sé[)arés de noe
connaissances générales. H est du moins cer-
l'esprit de celui qui parle, et de celui qui tain qu'ils s'interposent dételle manière entro
écoule. Ce qui ne peut que produire des noire esprit et la vérité que l'entendement
mécomi)tes et des disputes .lorsque ces mots veut conlen)i)ler et comprendre, que, sem-
sont employés dans des discours où les blàbles au milieu par où passent les rayon?
hommes font des propositions générales, et des objets visibles, ils répandent souvent des
voudraient établir dans leur esprit des vérités nuages sur nos yeux, et imposent à notre en-
universellos , et considérer les consé(iuences tendement par le moyen de ce qu'ils ont
qui en découlent. d'obscur et de confus. Si nous considérons
19. Apres les ncms des idées simples, ceux que la plupart des illusions que les hommes
des modes simples sont, parla même règle, se font à eux-mêmes aussi bien qu'aux autres,
ie moins sujets à être ambi(/us, et surtout ceux que la plupîrt des méprises ([ui se trouvent
des tik'urcs et des nombres dont on a des dans leurs notions et dans leurs disputes
idées si claires et si distinctes. Car qui jamais
a mal pris le sens de sept ou d'un triangle,
s'il a eu dessein de compreiidie ce que c'est?
Et en général on peut dire (ju'en chaque
espèce les noms des idées les moins compo-
sées sont les moins douteux.
viennent des muts et de leur signilication in-
certaine ou mal entendue , nous aurons tout
sujet de croire que ce défaut n'est pas un i)elit
obstacle à la vraie et solide connaissance.
D'où je conclus qu'il est d'autant plus né-
cessaire que nous soyons soigneusement
20. Les noms les plus douteux sont ceux avertis, que, bien loin qu'on ail n.'gardé cela
des modes mixtes /'o?^ complexes, et des subs-
tances. — C'est {)Ourciuoi les modes mixtes
qui ne sont composés que d'un petit nombre
d'idées simples les plus communes ont ordi-
nairement des noms dont la signilication n'est
pas fort incertaine. Mais les noms de modes
viixtes (jui contiennent un grand nomlire
d'idées simples , ont communément des si-
gnifications fort douteuses et fort indétermi-
nées, comii e nous l'avons déjà montré. Les
comme un inconvénient, l'art d'augmenter
cet inconvénient a fait la plus considérable
l)artie de l'étude des hommes, et a passé pour
érudition et pour subtilité d'esprit, comme;
nous le verrons dans le chapitre suivant.
Mais je suis '.enté de croire (pie, si l'on exa-
minait plus à fond les impeiteclions du lan-
gage considéré comme l'insliunienl de nos
connaissances, la plus grande partie des dis-
putes tomberaient d'elies-mùmes , et (]ue le
noms des suhsiances qu'on attache à des idées chemin de la cormaissance, et peut-être de la
qui ne sont ni des essences réelles ni des re-
présentations exactes des modèles aux-
quels elles se rapportent , sont encore su-
jets à une plus grande incertitude , surtout
quand nous les em])loyons à un usage philo-
sophique.
paix, serait beaucoup plus ouvert aux hom-
mes qu'il n'est encore.
22. Cette incertitude des mots nous devrait
apprendre à être modérés , quand il siujit
d itnposer aux autres le sens que nous attri-
buons aux anciens auteurs. — Une cho^e au
21. Pourquoi l'on rejette cette imperfection moins dont je suisassuré, c'est que dans loutes
sur les mots. — Comme la plus grande con- les langues la signilication des mots (lép(3n-
fusion qui se trouve dans les n inis des subs
tances procède pour l'ordinaire du défaut
de connaissance et de l'incapacité où nous
sommes de découvrir leurs constilutions
réelles, on pourra s'étonner, avec quelque ap-
parence de raison, que j'attache cette impor
dant exti'êmement des pensées, des notions
et des idées de celui qui les emploie, elle
doit êtr-e inévitablement très-incertaine dans
l'esprit de bien des gens du même pays et
qui parlent la même langue. Cela est si visible
dans les auteurs grecs, que quiconque j)ren-
fection aux mots, plutôt que de la mettre sur dra la i)eine de feuilleter leurs éci'its, trou
le compte de notre entendement. Et cette vera dans presciue chacun d'eux un langage
objection paraît si juste, que je me cr'ois dillerent, quoiqu'il voie partout les mêmes
obligé de dire pourquoi j'ai suivi cette mé- mots. Que si à cette diiïiculté naturelle qui se
thode. J'avoue donc que, lorsque je commen- rencontre dans chaque pays , nous ajoutons
çai cet ouvrage, et longtemps après, il ne celles que doit produire la ditlérence des
me vint nullement dans l'esprit qu'il fût né- pays, et l'éloignement des temi)S dans les
cessaire de faire aucune réllexion sur les
mots pour traiter cette matière. Mais quand
j'eus parcouru l'origine et la composition de
nos idées, et que je commençai à examiner
l'étendue et la certitude de nos connaissances,
je ti-ouvai qu'elles ont une liaison si étroite
avec nos paroles, qu'à moins qu'on n'eût
considéré aupar-avant avec exactitude quelle
est la force des mots, et comment ils signi-
fieii-l les choses, on ne saurait guère [)at 1er
clairement cl raisonnablement de la connais-
quels ceux qui ont parlé et écrit ont eu dillé-
rentes notions , divers tempéraments , ditl'é-
renles coutumes, allusions et ligures de lan-
gage, etc., chacune des{iuelles chos(îs avait
quelque iniluencesur la signilication desinols,
quoii^ue présentement elies nous soient tout
à fait inconnues; la raison nous obligera à
avoir de l'indulgence et de la charité les uns
pour les autres à l'égard des inter[)rélations
ou des faux sens que les urîs ou les autres
donnent à ces anciens écrits, puisque encore
r.'>
i27
LAN
DICTIONNAIRE DE PIlILOSuriIIE.
LAN
528
(ju'jl nous imporle beaucoup de les l)ien en-
tendre, ils renferment d'inévitables diflicultés,
attachées au langage , qui, excepté les noms
des idées simples cl quelques autres fort
communs , ne saurait faire connaître d'une
manière claire et déterminée le sens et l'in-
tention de celui qui parle, h celui qui écoute,
sans de continuelles définitions des termes.
Et dans les discours de religion, de droit et
de morale, où les matières sont d'une })!us
haute importance, on trouvera aussi de plus
grandes cfifficullés (160).
§ VI. — Là parole esl rinsttument fiincipal du déve-
loppement des facultés de l'àme. — La r«j.>o»i hu-
maine reçoit un corps dans la parole. — Notre
pensée dans l'état préicnl s'appuie sur les signes
sensibles.
.... « Au-dessus de la sphère obscure des
pensées sourdes, des désirs vagues et des
mouvements instinctifs, Dieu veut développer
en moi la raison et la liberté; car il faut que
la Trinité créée, son image se forme tout
entière en moi.
« Or la sphère obscure des instincts, ma
racine, mon commencement, se forme en moi
sans moi. Mais il faut que j'agisse aussi, et
(jue j'achève avec lui, et par lui. La raison et
la liberté ne sauraient vivre en moi sans moi.
Je ne puis être raisonnable sans le .savoir, ni
libre sans le vouloir. C'est à moi maintenant
de veiller et d'agir, de suivre, par mon effort,
ce qui esl commencé, de puiser la sève dans
ma source , de l'élever, de la distribuer. C'est
à moi, suivant le sens profond du mol évan-
gélique, c'est h moi maintenant de faire valoir
le talent que Dieu me confie.
« Mais ici même. Dieu ne me laisse jias
seul : non-seulement il me donne tout mon
commencement, et cet attrait du désirable et
de l'intelligible qui ne cesse de pousser et <\
l'intelligence et à l'amour ; non-seulement il
commence le développement de ces deux
choses par la puissante excitation de la na-
ture visible , au sein de laquelle il me crée;
non-seulement il ne cesse de me vivifier par
sa parole continuée, qui m'exhorte sans cesse
à croître à son image, c'est-à-dire à produire
mon verbe et mon amour; mais, pour la par-
lie même du travail qu'il me laisse, il me
donne, pour m'aider, un instrument, ou plu-
tôt un organe , dont l'homme ne connaît pas
encore toute la valeur.
« Dieu fait ici pour mon âme ce qu'il avait
fait pour mon corps. Pour m'apprendre à
passer de la vie sourde, impersonnelle, à la
vie claire, active et personnelle, il m'offre
d'avance la forme le plan, le point d'appui,
l'instrument principal de la vie personnelle.
« Dans mon corps , la sphère centrale qui
nourrit tout, comme racine et comme source,
est séparée de l'autre sphère qui perçoit et
agit, par un réseau puissant, réseau plus so-
lide que la pierre, qui donne au corps entier
sa forme; réseau mobile et articulé , merveil-
leux mécanisme qui permet et appuie le mou-
vement , en même temps qu'il en déterminu
les formes générales et les limites extrêmes.
Cette forme, ce mécanisme, qui est de pierre,
qui est comme quelque chose d'étranger au
corps, qui est plutôt le contenant du corps
que le corps môme, c'est le squelette.
« Eh bien , Dieu fait à l'âme un don cor-
respondant. 11 lui donne quelque chose qui
est comme étranger à l'âme et à l'esprit, qui
n'est point sa substance, qui est comme uii
revêtement, un contenant, une armure, un ré-
seau, un instrument, quelque cliose qui sépare
les deux sphères, la sphère de la vie sourde
et celle de la vie claire; qui est le point d'ap-
pui de la vie claire; qui détermine sa forme
générale, mais qui est en môme temps flexi-
ble, mobile, articulé, pour appuyer les mou-
vements de la raison, tout en déterminant les
formes générales de ces mouvements. El ce
squelette de la pensée, c'est la parole.
« Il y a dans l'âme une foule d'éclairs, et
aussi une foule d'émotions, qui la t;aversent,
l'illuminent et la meuvent avec une telle ra-
pidité, qu'elle en perd facilement le sou-
venir. La parole fixe ces éclairs et ces émo-
tions, et les tourne en lumière continue, ou
en états de l'âme, si la volonté s'y applique.
« Avant donc d'analyser lestrois puissances
de l'âme, avant surtout d'étudier en détail
l'intelligence et la raison, et puis la volonté,
la liberté, l'amour, il nous faut parler am-
plement de ce grand don que Dieu fait à
chaque homme venant en ce monde; la pa-
role, cet organe qui aide l'âme à développer
son verbe et son amour, à partir de la source
implicite : la parole, ce moyen de communi-
cation avec notre famille humaine; la parole,
cette forme de notre verbe, cet organe de
son mouvement et de son action, cette es-
pèce de monde intérieur, intermédiaire entre
je monde extérieur et l'ârne même, monde
intérieur déjà formé à l'image de l'esprit hu-
main, et à l'image de la nature, dès lors aussi
à l'image de Dieu I
« Nous abordcms un sujet très-nouveau,
très-inconnu. Entrons-y avec modestie, avec
souplesse d'esprit, avec cette docilité iiitel-
lecluelle, et ce désir du vrai, qui demanda)
et obtient, qui cherche et trouve.
« Pourquoi y a-t-il des mots et un langage
articulé? Pourquoi la raison humaine a-t-elle
un corps? C'est une question analogue à
cette autre ; Pourquoi y a-t-il de la matière?
« La matière, dit saint Thomas d'Aquin,
sert à l'esprit comme appui, comme signe et
comme excitation {subveniendo, illuminando,
continendo). Dans tout cet univers, œuvre et
parole de Dieu, où l'esprit est le sens, et la
matière le signe, la matière manifeste, con-
tient, soutient le sens, et sert à Dieu comme
^l'instrument et de moyen d'éducation pour
développer l'esprit, l'esprit qui n'élait pas,
e1 qui n'est d'abord qu'en puissance. L'es-
prit dans l'enfance, dit saint Paul, en par-
lant de la loi, est d'abord soumis en esclave
aux éléments visibles de ce monde, ses
{'GO) Observation. — Le lecteur iiiielligcul rectifiera facilement ce qu'il y a çà cl là d'eiroiié dans
ce tur.eux i»ar;giaplie.
529
LAN
PSYCHOLOGIE.
LAN
5;:o
luU'uis et ses excitaleuis {Galat, i^', 1-G). Il
est soumis à ces tuteurs jusqu'au temps
marqué par le Père ; puis il domine ces élé-
ments qui l'ont élevé.
« Tout cela est applicable au corps de la
pensée, à la parole. Evitons bien ici les abs-
'< D'où nous devons tirer aussitôt uneim-
()ortante conclusion. C'est (jue l'un des niotil's
j)rovidenliels de l'existence du langage, ce
corps de la raison commune, est celui-ci :
La raison de l'humanité a un corps, afin de
s'imposer d'abord pl'jsiquement, nécessai-
Iractions. Voyons la vie telle qu'elle est sous remcnU, avant tout développement de la
nos yeux. Conmienl se développe la raison
dans cliacjue homme venant en ce monde?
Elle se développe sous l'intluence de la parole.
Voilà le l'ait.
« Comment cet esprit se développe-t-il
sous l'influence physique du son des mots,
ou par la vue des signes? Voilà le mystère.
« C'est à peu de chose près le mystère
liberté et de l'originalité de chaque esprit ;
de même que la liberté des mouvements
propres du corps de l'homme est limitée et
dirigée juir la nature et la constitution de
ses organes et de ses sens. 11 en doit être
ainsi, si le but de Dieu, dans l'œuvre de la
création, est d'unir tous les honunes dans
une même société et dans un môme esprit.
de la génération. Comment l'homme, en Qu'on se représente en etïet, par une étrange
etl'et, se développe-t-il dans le sein de sa
mère, sous l'influence de conditions et d'im-
pressions physiques?
« On comp'rend que, dans aucun des deux
cas, la matière n'agit seule. Outre celte ma-
tière, ce signe, cette sensation, il y a, pour
éveiller la vie de rhonnne, ou celle de sa
supposition, chaque âme, venant en ce
monde, douée de la puissance de se créer gm
liberté son propre corps. Quelles formes bi-
zarres et chétives! Que de monstres, et en
tout cas, quelle insaisissable et irré(luctib!e
diversité! De même, que deviendrait l'esprit
humain, si chaque esprit se créait sa parole?
pensée, il y a l'homme déjà vis-ant. De plus, Voici que l'égoïsme, la petitesse, la partia-
il y a Dieu. Néanmoins, nous le voyons, lité des esprits nous divisent à ce point, que
l'éveil de la pensée, l'éveil de l'homme en- bien difTicilement deux honuiies parviennent
lier est attaché à la présence de cette ma- à s'entendre entièrement, malgrécetteénorme
tière, de ce signe, de cette sensation. puissance d'union et de communaulé déposée
« Dans le fait donc, la raison de chaque dans le cor|)s universel de la parole lumiaine,
homme s'éveille par la donnée de la parole, et imposée d'abord à tous. Que deviendrait
telle qu'elle existe dans l'humanité. La forme l'humanité si chaque Jiomn)e pouvait librc-
de la raison est d'abord imposée du dehors ment créer le corps de sa pensée! Malgré
à chaque homme, et entre en lui parles sens les formes comnumes nécessaires qui, dans
et par la mémoire. ces langages individuels, résulteraient des
'« Comment l'esprit, raisonnable en puis- lois essentielles de la pensée et de la raison,
sance, s'empare-t-ilde ce signe sensible pour l'humanité ne serait qu'une poussière d'ês-
passer de la |)uissance à l'acte? Comment se i)rits-nains, et resterait éternellement bien
fait la première conception dusens d'un mot?
Là môme est le mystère.
« Sous l'influence de Dieu qui parle inté-
rieurement dans la lumière de la raison (161),
et au dehors dans le spectacle de la natui-e;
sous l'influence de l'homme qui parle; sous
rinfluence enfin du son qui frappe l'oreille,
l'âme de l'homme nouveau-né donne, en
elle, la vie et l'esprit à un mot. Tout est fait.
au-dessous des derniers degrés de l'état
sauvage, tel qu'il est sous nos yeux.
« Mais cette sup[)Osition elle-même est im-
possible. Loin de créer son corps, la pensée
de chaciue homme ne s'éveille d'abord, na
se développe ensuite, ne se maintient en
acte que par ce corps. C'est ce que nous
allons étudier de plus près.
« Il est clair d'abord que, sans le secours de
Cette vie demeure dans l'âme et se développe, la parole, chaque honnne serait privé de la
sous l'influence renouvelée de la parole sur- pensée d'autrui. Cela seul réduirait à peu
venant du dehors. Nous le voyons sans le près à rien la pensée de chacun. Réduisez
comprendre. chaque homme à lui-môme, pour le déve-
« Et voici ce que nous voyons encore, dans lonpement et le soutien de sa vie corpo-
cet étrange et merveilleux spectacle. C'est relie, vous ne comprenez plus, ni qu'il puisse
que la forme de la raison commune est d'à- commencer à vivre, ni môme, en su[)posant
bord donnée du dehors à chacun. Une sorte qu'il ait pu commencer, qu'il puisse conti-
de raison toute faite est imposée d'abord à tuer. N'en est-il pas de môme |)Our la pen-
la raison individuelle qui cherche à naître ; sée? Et, de plus, la pensée est-elle possible
une forme de pensée fixe, arrêtée, néces- sans la parole, dans l'intérieur de chatiue
saire, que cet esprit ne changera pus, pas esprit?
plus (|u'il ne changera sa constitution cor- « Il y a beaucoup de vrai dans celte com-
porelle, s'offre comme pointd'appui, comme paraison hardie de M. de Donald : Les mota
milieu, comme aliment, comme vêtement, sont à notre esprit ce que le tain est à une
comme instrument, comme modèle et comme
plan, à celte force pensante qui veut agir:
le langage s'offre à l'esprit venant en ce
monde, comme le monde physique s'offre au
corps.
glace. Sans le tain nos yeux ne verraient j)as
dans le verre les images des objets; ils ne s'y
verraient pas eux-mêmes. Sans lesmots, notre
esprit n'apercevrait pas lui-même; et l'idée,
quoique présente, passerait- en quelque sorte
(IGI) Qitod aiujiiid scialur , est ex tumine lulionis, divinilus iiUerius iiulilo, quo i> sut
Dtcs. S. Tiioin., Vcrit. q. ii, ait. l.
IS I-CQL-.Tl R
5C1
LAN
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
LAN
532
ù travers l'esprit sans laisser de trace, comme
sans le tain qui la retient, l'image des objets
traverserait le verre sans s'y re fléchir. »
[liecherches philos, cliap. 8.) Belle image
enipruiUée à sainl Fran(;ois de Sales, qui
nous montre, dans le monde divin de la loi
la plus li;iute raison de la nécessité do la
l)arole. Le Verbe, dil-il, est la lumière du
Tiionde, et c'est par lui que nous devons
être éclairés. Méditons donc le Verbe fait
lioiiHiie dans ses paroles et ses actions ; car,
croyez-moi, nous ne saurions aller à Dieu le
Père que par celte porte : car tout ainsi
que la glace d'un miroir ne saurait arrêter
notre vue, si elle n'était enduite d'étain ou de
plomb par derrière, aussi la Divinité ne
pourrait être bien contemplée par nous, en
<e bas monde, si elle ne se fût jointe à l'hu-
inanilé sacrée du Sauveur. [Introd. à la vie
dévote, ir part., cli. 1".) Ainsi la pensée
])ure, sans le signe sensible des mots, nous
.«serait comme imperceptible, liossuet dit la
même cbose. Il se demande, comme chose
douteuse, s'il peut y avoir en cette vie un pur
acte d'intelligence dégagé de toute image sen-
sible. Il n'est pas incroyable, répond-il, que
cela puisse être, durant certains moments,
dans les esprits élevés à une haute contem-
plation Mais cet état est fort rare, et il
faut parler ici de ce qui est ordinaire à l'en-
tendement. Or, l'expérience fait voir qu'il se
mêle toujours, ou presque toujours, à ces
opérations quelque chose de sensible, dont
même il se sert pour s'élever aux objets les plus
intellectuels. » {Connaissance de Dieu et de
soi-même, chap. 3.)
« Ceci rentra dans celle importante asser-
tion de saint Thomas d'Aquin (l", qu8RSt.84,
a. 7 c), que, dans l'état présent, l'homme
ne peut rien concevoir sans s'appuyer sur
«luelque signe ou quelque image.
« C'est un fait d'observation quotidienne que
Jes mois, dans l'esprit, fixent, arrêtent, ras-
semblent, portent et conduisent la pensée,
l'essayez devoir votre esprit, vos iilées; re-
gardez bien : tant qu'il n'y a pas de mots
S0U5 ce regard intellectuel, vous n'apercevez
rien, et dès que vous voyez, il y a des mots.
« Il en est ainsi habituelleraent, mais en
est-il ainsi nécessairement. Est-il donc abso-
lument vrai qu'en aucun cas on ne peut
penser sans parler? Nous l'ignorons. Peut-
être est-il certains moments, certains étals
de l'àme, oi!i l'acte pur d'intelligence est pos-
sible sans la parole. Peut-être, quand le
Verbe de Dieu lui-môme réside surnature!-
Jemenl dans nos âmes, peut-être donne-l-il
alors parfois à notre faible verbe une con-
sistance, une sorte de subsistance qui le rend
capable devoir et d'être vu.
« Quoi qu'il en soit, avant d'entrer plus
l)rofondéraent dans le détail et l'étude ré-
gulière de ce sujet si vaste et si nouveau, il
nous paraît utile d'en parler encore i)ar voie
«le digression libre.
« Le mot esl, pour la pensée, ce que le
corps est pour notre ûme. Bossuet disait du
corps : Soutien nécessaire, ami dangereux,
avec lequel je ne puis avoir ni guerre, ni
paix, parce qu'à chaque instant n faut s'ac-
corder, et à chaque instant il faut rompre.
{Ubi supra.)
« On peut en dire autant des mots. Pas
d'éducation de l'esprit sans la parole. D'or-
dinaire, la pensée, la raison iw se dévelop-
pent pas plus sans la donnée extérieure du
langage, que l'âme sans le corps. Le langage
est donnéd'abord. Les mots, prononcés par
un autre (}ui pense pour nous, frappent d'a-
bord nos oreilles matériellement. Peu à peu
l'esprit s'y prend, s'y attache et s'y déve-
io])pe.
« Quand un esprit est destiné à un degré
plus ou moins grand de développement ori-
ginal, il doit passer par la crise des mots et
par la guerre contre la parole articulée. H
vient un temps oià il repousse les mots,
les froisse, les brise, s'en dégage, varie leur
sens, les emploie dans le sens qu'il veut, en
rejette les données, les nie, se fait sceptique
à leur égard.. Jusqu'ici il n'a rien gagné.
C'est un etfort vers la liberté, mais un effort
manqué n'est rien. 11 faut, sous l'influence
de la vie, reconstruire ces débiis, édifier tous
ces éléments en un vivant et utile méca-
nisme, ou plutôt il ne faut rien briser dans
ce roide système de pensée. Il ne faut point
rejeter cette sorte de i-aison toute faite que
nous a donnée le langage, mais il faut tout
analyser, et refaire la synthèse du tout sous
l'influence actuelle delà vie. 11 en faut péné-
trer renseml)le et chaque déta^il ; et j'ajoute
qu'il en faut être pénétré de telle manière,,
que l'ensemble de notre parole articulée et
intérieure soit entièrement conforme à la vie
de notre pensée, se déploie, se meuve avec
elle, soit tlexible par elle. Il faut, d'un outre
côté, que notre pensée vivante en soit telle-
ment pénétrée à notre tour, que la forme
totale et complète du langage humain soit
en nous. II faut que la parole articulée, et
tous ses éléments, tous ses détails et tous
ses mots, fassent tellement partie de notre
esprit, que tout cela soit souple sous tous
nos mouvements, et que tout cela vive, se
nouri'isse, se colore et s'imprègne de l'âme
et de la pensée. Il faut que l'esprit, h son
tour, ayant su s'abslenirde donner une forme
arbitraire à sa parole, en la façonnant de
main d'homme, l'ait laissée librement croître
en lui, par l'opération intérieure de la vie,
selon sa nature [)ropre et la nature des choses,
et sur un plan inconnu à lui-môme. Alors,
appuyé sur ce merveilleux mécanisme d'une
force énorme et d'une incomparable déli-
catesse, il marche, bondit, s'élance, plane,
e4 debout : merveilles auxquelles il n'at-
teindra jamais, s'il n'est maître de sa parole,
s'il ne s'est incarné dans les mots, si la pa-
role ne s'est transformée en lui, et ne s'y
est d'ailleurs développée dans sa forme
parfaite et dans la plénitude de ses lois
pro[»res.
« Seulement, et comme on le voit, il y a
deux degrés de l'assimilation de la parole à
la pensée. Il y a des esprits en qui l'opéra-
tion esl imparfaite. Les mots leur sont des
instrument-, des membres dont ils disposent;
S-Ti
LAT
PSYCHOLOGIE.
LAN
534
ils onl pénétré leurs mots de leur vie propre,
donné h reiiscnihle de leur parole une ibrine
vivante, mobile cl naturelle. Mais ce n'est pas
Jn forme entière de la parole humaine, la
pleine stature de l'homme, l'esprit humain
total; tout n'est pas développé; beaucoup
trop de parties sont restées im|)liciles. De
l>lus, la parole n'est bien pénétrée par la vie
(luedu côté qui reganlc l'individu. Ces es-
prits occupent le centre de leur parole, qui
est leur enveloppe, cuirasse, armure mobile,
par consé(]uent encore un peu cO(iuille ; (jui
prend sans doute leurs mouvements, etretlète
assez bien de la lumière qui vient d'eux,
mais non pas celle (pii arrive du dehors : ils
atteindre le but de sa nature morale. ICveillées
[)ar le s|)ectacle de l'univers, mises enjeu
par une énergie purement intérieure et indé-
pendante de toute action sociale, ses facul-
tés natives se développent d'elles-mêmes;
elles s'élèvent [)ar un progrès spontané et
continu à la connaissance de toutes les véri-
tés qui sont faites i)Our l'honane. Aucun
lionune ne p(;ut nous a[)prendre que ce que
nous aurions i)u coimailre sans lui et par
nous-mêmes ; nous n'avons pas besoin do
maîtres ; chacun de nous est son maître a
lui-même ; chacun de nous commence sa
propre éducation intellectuelle, préside à
ses développements, et la conduit Ji sa per-
voient clair en eux-mêmes, dans leurs propres fection naturelle, sans dépendre à cet ellet
j)ensées, mais très-peu hors d'eux-mêmes, d'aucune instruction extérieure. Les secours
très-[»eu dans la pensée d'autiui, très-peu de la société peuvent être utiles en ce qu'ils
dans la pensée universelle : ils se voient et
se mirent dans les mots, mais ils ne savent
pas y voir Dieu, ni l'honmie entier.
« Viennent, au-dessus de ce degré, ceux
qui ont jiénétré leur parole de pari en part,
(les deux côtés, du côté qui nous regarde
iious-mêaies, et du côté qui regarde ce qui
n'est pas nous ; qui ont laissé se développer
en eux leur parole, non pas seulement selon
leur vie propre, mais selon la vie de l'en-
semble, de l'Ame entière, de toute l'huma-
nité, de tout l'universel de Dieu.
« Tous les hommes d'esprit incrédules, ipii
jiensent et parlent pertinemment, dont la rai-
son est constituée, qui ont une tôle, donl
l'avis compte pour un, (pii vuienl clair dans {Emile, livre iv ; OEuvros, tome IX, p. Ht),
hâlenl ou étendent l'exercice de nos facultés
natives, mais ils ne sont pas indis[)ensables ;
l'enseignement n'esl pas une nécessité, une
loi de notre nature morale ; <\ cet égard notre
raison jouit d'une indé[)endan(;e illimitée.
Quand je serais né dans une ilc désc7't(', dit
J.-J. Rousseau, quand je iiourais point vu
d'autre homme que moi,... si j'exerce ma
raison, si je (a cultive, si j'use bien des
facultés immédiates que Dieu iiie donne, j'ap-
prendrais de moi-même à le connatlre, à
l'aimer, à aimer ses œuvres, à vouloir le bien
qu'il veut, et à remplir, pour lui plaire, tous
mes devoirs sur la terre. Qu'est-ce nue tout
le savoir des hommes m'apprendra de plut
leur propre pensée, sont dans le degré qui
précède; il n'y a, dans le plus haut degré,
«)ue les âmes ramenées à Dieu, les âmes vé-
l'itablement poéli(jues, el qui ont de l'amour;
âmes dans lesquelles on }>eul dire, selon le
mot de Joubert, (|ue non-seulement il y fait
clair, mais encore (pi'il y fait chaud.
« Dans ce degré, les mots sont entièrement
domptés. Toute la parole humaine est |)éné-
Irie de part en part; les mots sont transpa
éd. de Genève.) I'ourrait-(m formuler avec
plus de neitelé l'esprit général el l(?s prin-
cipes du rationalisme? El ne comprend-on
pas à l'instant M. Cousin résumant les idées
de toute l'école dans ces mots si signilicalifs :
La philosophie est la lumière de toutes les
lumières, l'autorité des autorités ? {Cours
d'IIist. de la Phil. Introduction, 1" leçon.)
i Or, comment renverser ce système ? Telle
est la (Question que nous nous somnn's pro-
rents;ji travers eux i)asse la pensée pour posée. Est-ce ((ue la raison de chafjue homme
sortir; à travers eux passe, pour entrer, la est réellement el {)ar nature indépendante de
pensée d'autrui, celle de l'humanité, celle de
Dieu, comme l'œil laisse passer le regard el
entrer la lumière. Les mots sont devenus des
foyers el des réflecteurs de lumière, non-
seulement |)our la lumière qui est en nous,
mais encore pour la lumière d'autrui. La i)a-
role s'esl développée h la fois selon la vie
individuelle, el selon la vie universelle. Klle
est devenue un conducteur en qui Tespril in-
dividuel, l'esprit du gem-e humain, et l'esprit
de Dieu communiquent. » {De la connais-
sance de l'âme, par A. GnATUY, prêtre de
l'Oral, de l'Immaculée - Conception , l. I,
p. 114 el suiv. Voy. encore les admirables
toute instruction sociale, cormiie l'allirme le
rationalisme ; ou bien l'enseigncmenl social
enlre-l-il pour (juehiuc chose dans la for-
mation de la raison, est-il la condition né-
cessaire de son dévelo[)pement primitif ?
Avons-nous besoin d'un maître cpii nt)us con-
duise â Vusnge de la raison, ou bien la na-
ture nous a-t-cUe alfranchis de toute tutelle,
et, comme l'assure Rousseau, est-ce de nous-
mêmes que nous apprenons tout ce que nous
devons savoir? Voilà ce que nous nous som-
mes demandé avant tout : c'est ce problème
quw nous avons [)Osé en premier lieu, et que
notis avons tâché de résoudre, 5 l'aide, f)en-
chapitres qui suivent celui qu'on vient de soils-nous, des seuls procédés véritablement
lire.)
§ Vil. — Est-ce la raison qui forme /« langage, ou
le laugaye qui forme la raison ?
« Parlant de la raison, le rationalisme se
philosophiques.
M Nos lecteurs connaissent toute notre
pensée sur ce grave sujet. Nous a; i mettons,
leb* idées innées avec Descartes, qui dans les
ten'jps modernes a été regardé comme le f)a-
renferme dans la raison. D'après lui, chaque trori, quelquefois même comme l'inventeur
fomme trouve en lui-même, dans son propi'C du i système des idées ir.nées. Nous les ad-
fonds, tout ce f|ui lui est nécessaire pour mcilons surtout avec Leibnitz, qui, selon
"^T»
*»'>»i
LAN
Oijy)
nous, a dit le dornicr mot de. la science sur
Vinnéité des vérités de principe. Nous ne
plaçons donc pas tm dehors de l'iioinnie le
principe de sa vie intellectuelle et morale ;
i?ous ne réduisons pas sa raison h n'ôlre
(|u'une capacité vide, nu'une faculté inerte
et passive, puisque nous reconnaissons que
la raison porte en elle-même et dans son
j)ropre fonds le principe et la cause inyma-
ncnte de tous ses actes, paisque nous décla-
rons formellement que toute action jiarl du
fonds môme de l'être qui agit. Mais,ap|)uyés
sur l'analogie la plus com[)lète et sur des
faits généraux et constants, nous affirmons
(jue la raison, qui porte en elle le principe
et la cause de tous ses actes, dans les idéres
et l'énergie qu'elle a reçues du Créateur, ne
porte pas dans son fonds toutes les condi-
tions de son développement. Nous disons
t|ue dans son exercice elle est, comme toutes
les forces, soumise à une loi dilférente d'elle-
même, et que, pour arriver à la perfection
qui est le but de sft nature, elle dépend de
l'instruction sociale. La nécessité de l'en-
seignement social comme condition du déve-
loppement de la raison, et l'impossibilité
naturelle [)Our toute intelligence huniaine
de mettre en jeu et d'exercer ses facultés
natives sans être placée sous l'influence d'une
intelligence déjà foi'raée, voilà la doctrine à
laquelle nous tenons avant tout, nous pour-
rions dire, uniquement. Nous attachons à
cette doctrine une souveraine importance, et
comme [)hilosoi)he, jiarce qu'elle nous paraît
jeter un grand jour sur la nature et la science
de la raison, et comme chrétien, parce que,
si elle est fondée, elle fera à jamais dispa-
raître les systèmes aussi arbitraires qu'auda-
cieux du rationalisme, et qu'elle amènera
inévitablement la ruine du rationalisme lui-
môme, du moins tel qu'il se formule au-
jourd'hui dans la science. Et qu'on ne croie
pas que nous exagérons; car, comme nous
aurons un jour l'occasion de le montrer en
détail, l'école rationaliste reconnaît d'une
part que son principe fondamental n'est
autre que la pleine et entière indépendance
de la raison, et d'autre part, comme elle ne
manque jamais de se donner pour la raison
et la philosophie elle-même, elle avoue que,
si la dépendance originaire de la raison à
l'égard de la société est démontrée, c'en est
fait à la fois de toute philosophie et de toute
raison.
« Nous croyons donc que tout homme
qui arrive à l'usage de la raison doit ce résul-
tat non pas h sa raison seule, mais aussi aux
rapports que la société établit entre son in-
telligence native et d'autres intelligences déjà
formées par le plein exercice de leurs facul-
tés ; et tous les faits nous prouvent que l'im-
possibilité d'être mis en contact avec d'autres
intelligences par le moyen de l'enseignement
retient l'individu dans une perpétuelle
enfance.
« Mais à ce propos on peut soulever cette
seconde question : Par quels moyens natu-
rels la l'aison de l'enfant est-elie mise eu
ranoort avec la société? Comment la société
DICTlONNAlllE DE PHILOSOPHIE. LAN
communique-t-elle avec l'individu ? Est-ce
par le moyen des cris inarticulés, ou bien
|)ar le moyen du geste, ou bien par la parole
proprement dite, ou bien par tous ces moyens
réunis ; ou bien enfin suffit-il, pour être con-
duit à l'usage de la raison et de la parole,
de voir un visage humain ? Opinion du reste
qui exclut formellement la nécessité de l'édu-
calion sociale.
« Evidemment ceci est une nouvelle ques-
tion, distincte au moins de celle autre : L'en-
seignement social lui-même est-il nécessaire
à la raison de l'individu ? Demander si l'in-
struction sociale est nécessaire, ou bien quel*
sont les moyens nécessaires, c'est-à-dire,
naturels de l'instruction sociale, cesontassu-
i-ément des questions différentes. Quant à
nous, la question une fois posée de celte
manière, nous croirions avoir tout gagné
contre le rationalisme, si nous parvenions
à bien établir la nécessité de l'enseignement
social pour la première formation de la rai-
son, et nous serions assez indill'érent sur la
nature et la valeur relative des moyens que
la- société emploie pour éveiller la raison
naissante de l'enfant. C'est à tel point que,
si cette dernière question a i)0ur nous quel-
que intérêt, ce n'est que pour autant qu'elle
se rattache à la première ou qu'elle se con-
fond avec elle.
« Cependant, comme ce problème a son
importance, surtout comme il a souvent été
mal proposé, nous dirons quelle est notre
opinion à ce sujet, et nous exposerons briève-
ment nos idées sur le fond de la question,
sans vouloir nous dissimuler à nous-même
ou cacher à nos lecteurs les difficultés de
détail qu'elle présente encore aujourd'hui.
« Voici donc comme nous croyons pouvoir
poser la question : En principe , la raison
forme - t - elle le langage , ou le langage
forme-t-il la raison ?
« C'est, comme on le voit, une question
d'origine que nous proposons ;• c'est une
question rigoureusement générale ; c'est, en
un mot, une question de principe. Otez tout
langage articulé, prejiez l'homme au moment
où jamais il n'a entendu la parole, avant
qu'il en soupçonne même l'existence : est-ce
que sa raison créera la langue ? Est-ce que
sa raison sera formée indépendamment de
tout langage préalablement enlcndu. et,
dans cette hy[)othèse, créera-t-elle spon-
tanément la langue, expression naturelle de
la raison?
« 11 y a deux solutions possibles à ce
problème, et, ce nous semble, il n'y en a que
deux. On peut dire qu'en principe général
c'est la raison, la raison formée, en plein
exercice, qui précède la parole, et que, par
conséquent, c'est la raison qui crée la langue.
Ou bien l'on peut soutenir qu'avant d'avoir
entendu parler, l'homme n'a pas l'usage de
sa raison, et qu'ainsi, bien loin que la raison
crée la langue, la raison ne se forme, ne se
développe que sous l'intluence de la langue.
En un mot : la raison crée la parole ; la parole
forme la raison : telles sont, lorsqu'on se
place au point de vue général, les deux seules
LA.V
PSÏ'CIIOLOGIE.
LAN
5^S
réponses à donner au problème proposé plus
Iiaut.
« Si la raison crée la parole, qu'est-ce qui
Ibrme la raison ? Voilà ce qu'il laul se de-
wiander avant tout. Et ici encore on ne peut
donner que deux réponses contraires. On
doit reconnaître que la raison ne se forme
que sousl'inttuence de renseignement social :
c'est la thèse que nous avons soutenue; ou
bien il faut aflirmer que la raison se forme
elle-même par une impulsion purement in-
térieure et spontanée, sans qu'elle dépende
en aucune manière de l'instruction sociale :
€'est la thèse de Rousseau et de la plupart
rfes rationalistes. Mais quant à ceux qui dé-
fendent celte dernière opinion, nous les en-
gagerons, au nom de la science et de la
vérité, à sortir entin de la voie des hypothèses
et des afln-malions gratuites. Nous leur de-
manderons des preuves, des preuves de fait ;
nous leur demanderons surtout qu'ils expli-
quent clairement les faits nombreux et con-
stants qui prouvent que l'homme, avant toute
éducation sociale, n'est jamais qu'un grand
enfant.
« Si, contrairement à celte dernière hypo
Mais enfin celui qui invente un mol, que ce
soit un sauvage ou un iiomme civilisé, a-l-il
ou n'a-t-il pas, au moment qu'il invente des
mots, une langue qu'il parle depuis son en-
fance ? A-t-il ou n'a-t-ii pas une raison for-
mée, assez du moins pour qu'il soit homme,
pour qu'il soit un être moral ? Voilà la ques-
tion. Et d'oii a-t-il l'usage de sa raison? Et
d'où a-t-il sa langue ? C'est à cela qu'il faut
répondre. Car personne ne conteste qu'un
homme qui jouit de la raison et qui parle
peut inventer des mots nouveaux, dont au
reste il trouve le type et le modèle dans la
langue môme qui lui est familière. Nous vo} ons
3ue cela se fait tous les juurs, sans qu'aucun
e nous songe à dire que ceux qui inventent
ces n)ots ont inventé leur langue. Si donc,
pour résoudre la question de l'origine pre-
njière de la raison et de la parole, on s'obs-
tine à prendre pour exemple un homme qui
déjà jouit de la laison et qui parle une lan-
gue, sans vouloir s'enquérir conmienl il est
parvenu au premier usage de la raison et de
ia parole, on se condanme à ne jamais faire
un seul pas dans la question. Et si, pour dé-
montrer que l'instruction sociale n'est nulle-
thèse, l'on soutient qu'en principe général ment indispensable pour le développement
le langage forme la raison, n'est-il pas évi- iirimilif de la raison et de la faculté de par-
dent que l'on se place toujours hors de la ler, on ciioisit un honmieélevé dans la société,
thèse, lorsque, pour combattre cette opinion, et parlant la langue de la société où il est né.
qui est la nôtre, on nous oppose un homme
sauvage, qui, quoique sauvage, vit pourtant
en société, et (|ui parle une langue, celle de
ia société où il vit, et qu'il a apprise au ber-
ceau ? C'est précisément comme quand il
s'agit de l'oiigine île nos connaissances :
on renverse toutes les lois d'une discussion
scientifique, et l'on abuse étrangement de la
logique et du raisonnement.
« Tout le monde voit du premier coup d'œil
que la question de la fornialion de la raison,
présentée de cette manière, se confondrait,
pour prouver que la raison ne dépend en pour ainsi dire, avec la (juestion de l'origine
aucune façon de l'enseignement social, on
nous cite Socrate, Platon et d'autres, comme
si la voix de leur mère n'avait pas retenti à
leurs oreilles dès leur plus tendre enfance,
et comme si la société n'avait pas, par une
instruction de tous les instants, fécondé les
germes natifs déposés dans leur intelligence!
de nos connaissances. C'est môme pour cela
que De Ronald s'est tant occupé du langage;
et de son origine. Son but constant a été
toujours de démontrer contre le rationalisme
la dépendance de la raison à l'égard de l'en-
seignement social dans l'acciuisition de ses-
premières connaissances morales. Or, remar-
N'esl-ce pas cette manière de procéder qui (piant que la société parle surtout pour ensei-
éternise les discussions, parce que, détour- gner, il s'est attaché à prouver la nécessité de
nant toujours l'esprit de l'objet môme qu'il la parole pour penser. En elîet, on ne sau-
s'agit de considérer, elle l'empêche de jamais rail le dire tro|) clairement, il est impossible
voir clair dans la question, et l'égaré dans le de résoudre f)hilosophiquemenl le problème
champ sans limites des hypothèses? Ce qu'il de la formation originaire du langage, sans
faudrait prouver d'abord, c'est que le sau- résoudre en môme temps celui de la forma-
vage, qu'on prend pour exemple, a développé
spontanément sa raison, sans aucun secours
tîe l'enseignement social. Ce ([u'il faudrait
prouver ensuite, c'est que ce sauvage avec
sa raison ainsi formée S()ontanément a créé la
langue dont il se sert, sans l'avoir entendue
d'avance, sans l'avoir apprise, et sans avoir
tion de la raison ; [juiscjue, connue nous
l'avons prouvé, si en principe la raison crée
la langue, il faut de toute nécessité soutenir
que la raison se forme elle-même si)onlané-
ment, et qu'au contraire, si la raison pour
entrer en exercice dépend de l'enseignement
social, il est démontré que la raison ne crée
jamais entendu les hommes se parler. Or ici pas la langue ; car la société parle à l'individir
nous ne craignons pas d'afhrmer que jamais
on n'entreprendra de prouver celte thèse,
parce qu'elle ne peut se prouver et que ceci
est évident.
« On nous dira que le sauvage ouloul autre
homme peut pourtant inventer et invente en
effet des mots nouveaux, des expressions in-
cormues et inusitées jusque-là. Soit: nous ne
vouloîis nullement le contester. Ce[)en(laiit,
disons-le, le sauvage n'invente pas, il oublie.
avant que l'individu ait aucun usag<i de sa
raison, ni aucune idée du langage.
« Nous sommes ainsi amenés tout natu-
rellement à celle dernière question : Si le
langage forme la raison, qui est-ce qui crée
la langue ? Si les faits prouvent qu'il n'y a
aucun usage de la raison là où il n'y a pas de
langage articulé, quel est l'auteur de la j)re-
mière i)arole par lacpiellea élé formée a pre-
mière raison ? Quel est le véritable créateur
Tk-^D
LAN
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
LAN
540
(Jela preniièic laiigjc ? l)icu,Dicu seul ;voiIîi
rimi(|ue ii^ponsc possible h cctli; ((iicslioii.
El l'ciiil-il s'en «Homier ? N'csl-ce pas ici
une (jueslion d'origine ? et quand il s'a-
git d'oiMgin(!s, csl-il possible de lien expli-
quer sans Dieu ? Est-ce (|ue Dieu n'est pas
en lôte de tout? Les rationalistes eux-niônies
ont-ils le moyen d'expliquer le monde, son
evistence et ses lois, sans remonter jusqu'au
suprùme Auteur de l'univers ? Connaissent-
ils le secret d'expliquer l'homme physique et
moial sans l'intervention du Créateur ? Mais
les philosophes chrétiens surtout, comment
{)0uiraient-ils écarter Dieu de la question
qui nous occupe ? Et après avoir affirmé,
comme ils le doivent et comme ils le font
unanimement, que l'homme est sorti parfait
de mains de Dieu, c'est-ji-dire, jouissant du
plein usage de sa raison et parlant une lan-
gue conforme à la perfection de sa nature,
comment pourront-ils contester que Dieu
soit le premier auteur du langage, comme il
est le premier auteur de la raison, et comment
se hasarderont-ils à affirmer en principe géné-
ral que c'est l'homme (jui a créé sa langue et
(jui a formé sa raison ?
« Jus(|u'à présent nous n'avons guère fait
que préparer le terrain : il nous reste main-
tenant à bdtir ; c'est-à-dire, il nous faut prou-
ver (ju'en principe c'est le langage qui forme
la raison, et par conséquent (pi'il n'y a pas
«l'usage de la raison la oi^i Ion n'a pas pu
apprendre la langue. Ici nous serons fidèle
h la méthode que nous avons suivie, parce
(|ue c'est la seule fertile en résultats positifs,
nous avons prestiue dit, palpables. Nous cite-
rons des faits, des faits avérés, incontestables,
et nous en tirerons les conséquences ijui s'en-
suivent rigoureusement.
« Nous pourrions d'abord rappeler un fait,
le plus constant et le plus général de tous,
celui que nous avons déji^ exposé assez lon-
guement, et qui suffirait pour convaincre les
hoinmes rélléchis ; nous pourrions montrer
l'homme naissant dans la société de ses sem-
blables, et dès son berceau entendant retentir
à ses oreilles la voix de sa mère, qui lui
apprend cette langue que le bon sens du
genre humain a appelée langue maternelle.
Mais nous laissons cette preuve assez claire
d'elle-nK^me, et nous nous bornons aux seuls
faits qui prouvent que tout homme qui n'en-
tend pas parler ne [larle point.
« Le Père Jérôme Xavier, neveu de l'apôtre
des Indes [c'était le fils de son frère), qui en
1594 se trouvait en qualité de missionnaire
dans l'empire du grand Mogol, avait con-
tracté des rapports assez intimes avec le fier
empereur Akebar : c'est ainsi que le prince se
faisait nommer lui-même, et ce nom signifie
« qui n'est inférieur à personne. » Le mission-
naire rapporte que, dans une des conversations
familières qu'il eut avec le monarque, et où
il ne manquait pas de le porter à embrasser
la vraie religion, ce prince, pour s'excuser en
quelque sorte, et laiprouvcr qu'il n'était point
indifférent pour une démarche de cette impor-
tance, lui raconta de sa propre bouche cette
anecdote remarquable et curieuse : « // y avait
déjà un cerldin nombre d'années qu'il fit réu-
nir des enfants qui ét'iinit encore à la mamelle
et dans le plus tendre âge au nombre de trente ;
il les confia à des nourrices, ù qui il fit dé-
fense, sous peine de la vie, dar-ticulcr jamais
en leur présence une seule syllabe : il les fit
confiner dans un appartement isolé. Pour s'as-
surer davantage de l'exécution de ses ordres,
et prendre encore de plus grandes précautions,
le despote confia la surveillance des nourrices
mêmes à des gardes a f (idées, qu'il obligea au
même silence et sous la même peine. Son in-
tention et son but étaient de choisir et de re-
garder comme véritable la religion du peuple
dont ces enfants parleraient le langage. Ils-
étaient déjà parvenus à l'âge où l'enfance
touche à la jeunesse, et où 1rs facultés et les
organes de l'homme ont acquis pour l'ordi-
naire leur parfait développement : quelle fut
la surprise du monarque ! il questionne ces
enfants ; pas une syllabe de réponse. Il renou-
velle les interrogations à plusieurs reprises :
il s'aperçoit à leur air slupide qu'ils n'ont
pas même l'idée de la parole, bien loin de
comprendre ou de parler un langage. Toute
l'expression de leur pensée, pour ainsi dire
toute matérielle, se réduit à quelques gestes
informes, qui n'étaient qu'une imitation gros-
sière de ceux de leurs nourrices, et qui se
bornaient à demander les besoins de la vie
animale. » C'est le judicieux et savant Père
Jouvency qui rapporte cette anecdote dans la
cinquième partie de l'Histoire de la Compa-
gnie de Jésus, liv. xviii, n" ! 4 : c'est seulement
de cette cinquième partie qu'il est l'auteur :
elle est écrite avec une clarté, une élégance,
une pureté de style rares parmi les modernes
latinistes, et surtout avec les précautions de
la critique la plus sévère et la plus éclairée
et sur les documents les plus indubitables. »
( Vrindts, Nouvel essai sur la certitude, chap.
6, p. 38 et suiv.)
« Que manque-t-il h ce fait ? Est-il con-
trouvé ? Est-il exagéré dansses circonstances
par quelque philosophe ami des doctrines que
nous défendons? Est-il peu concluant? Ou
plutôt par ce seul fait la question n'est-elle
|)as décidée ? Ici en effet se trouvent réunies
toutes les circonstances voulues [lour dé-
montrer la nécessité de l'éducation d'abord,
et ensuite l'impossibilité naturelle d'avoir une
langue avant d'avoir entendu parler. Ces en-
fants étaient au noujbre de trente, bien con-
stitués, et vivant en société, si la société était
une simple juxtaposition d'individus humains
et non pas une réunion d'intelligences : il y
avait là sans doute assez de faces humaines
pour provoquer dans ces individus le déve-
loppement de leur raison et l'exercice de leur
faculté de [)arler, si la vue seule d'un visage
humain suffisait à cet effet. Et pourtant ils
ne i)arlaienl |)as, ils n'avaient pas l'idée dit
langage, et toute l'expression de leur pensée,
pour ainsi dire toute matérielle, se réduisait
à quelques gestes informes, qni n'étaient qu'une
imitation grossière de ceux de leurs nourrices^
et qui se bornaient à demander les besoins de
la vie animale. Aussi, nous le demandons à
541
LAN
PSYCHOLOGIE.
LAN
542
tout homme de bonne foi, un pliilosoplie qui malheureux prisonnier, il était résilia p(;u
aurait connaisance de ce fait pourrait-il se près muet. Aussi, lors(iu'il fut interrogé les
résoudre à n'en tenir aucun compte dans ses premiers jours de sa délivrance, pour toute
recherches sur la formation de la raison et
dû la parole ? Et s'il se hasardait à passer
outre, ne s'exposerait-il pas à contredire la
nature, dont les faits sont la voie la plus claire
et la moins suspecte?
« Un second lait non moins décisif est celui
que nous fournit l'histoire de Mlle Leblanc.
Comme nous avons rapporté ailleurs les prin-
réponse, il pleurait: seulement il prononçait
quelques mots isolés qu'il avait appris depuis
peu de son gardien, et qu'il reflétait au
hasard à toutes les questions qui lui étaient
adressées. Tel était G. lïauser h l'âge de
seize ans. Mais n'oublions pas qu'à peine
entré dans la société, il en apprit la langue
avec une facilité extraordinaire, et qu'il
cipales circonstances de ce fait, nous nous donna les preuves les moins équivoques d'un
bonerons à quelques observations qu'il est
important de ne pas perdre de vue. Remar-
([uons d'abord que Mlle Leblanc était dans
toute la force de l'âge, parfaitement consti-
tuée, et que tous les organes des sens avaient
chez elle cette vigueur et cette subtilité que
l'on retrouve chez tous les sauvases. Du côté
esprit distingué et d'une intelligence peu
commune.
« Nous pourrions multiplier nos citations,
mais il nous paraît que ces faits sont plus
que suflisants. A[)pu)é sur une expérience
qui n'a jamais été démentie , nous nous
croyons autorisé à conclure que i'homme ne
des organes rien ne lui manquait donc de ce parle que parce qu'il a entendu parler, et que
qu'il faut pour articuler des paroles. En se
cond lieu, elle avait naturellement de l'esprit;
car après son instruction, (|ui fut conduite
assez rapidement, elle montra une intelli-
gence plus qu'ordinaire. Rien ne lui man-
quait donc du côté de ses facultés intellec
tout individu qui n'a pas" entendu parler ne
parle pas ; ou bien en principe ce n'est pas
la raison qui crée la langue, mais c'est la lan-
gue qui forme la raison. Après cela, qu'on
nous oppose une foule d'arguments si)écieux
qui semblent prouver la possibilité logique
tuelles. En troisième lieu, elle avait une com- de créer la langue; que, se }>la(;ant en dehors
lia.;ne ; rien ne s'opposait donc h ce qu'il
s'établît entre ces deux sauvages une com-
munication à l'aide du langage articulé : même
si la vue d'un visage humain suffît pour ins-
pirer l'idée du langage et conduire à l'exer-
cice de la faculté naturelle de parliT, il semble
que nos deux sauvages auraient dû nécessaire-
ment avoir l'usage de la parole. Enlin, ctc'esl
ce qui doit |)eut-ôlre frapper le plus les
hommes réfléchis, elle formait un cri effrayant
de la gorge, et elle savait imiter le cri de
(|uelques animaux ; elle connaissait donc la
\aleur et les combinaisons des sons. Cepen-
dant elle ne savait pas en articuler un seul,
elle ne [)arlait pas. Mais, sitôt qu'elle entend
de tous les faits et de toute observation })0S-
sibksl'on construise des hypothèses plus ou
moins ingénieuses sur l'origine du langage;
que l'on se rattache aux opinions également
hypothétiques de Condillac, ou de Rousseau,
ou de Damiron, ou de De Gérando, ou de tout
autre, nous nous bornerons toujours à dire:
Répondez d'abord aux faits; expliquez-nous
les faits; surtout montrez-nous un homme,
un seul, ce n'est pas trop, qui, sans avoir
jamais entendu parler, ait un langage articulé,
un honime qui ail une langue qu'il n'a pas
apprise ; et alors nous modifierons nos rai-
sonnements, et nous reviendrons sur nos pas,
pour soumettre nos preuves à un nouvid
les homnifs se parler, elle a bientôt appris la examen plus rigoureux que jamais. Mais s'il
manière d'exprimer comme eux ses pensées
N'est-il donc pas évident, comme le dit en-
core L. Racine, tjue l'histoire de Mlle Leblanc
vous fait connaître l'état oii nous serions tous
tant que nous sommes, si nous avions été comme
elle privés en naissant de toute société (162)
vous est absolument impossible de nous
montrer un tel homme, parce qu'il n'existe
pas et n'a jamais existé, et si, pour prouver
que l'homme n'apprend pourtant pas à par-
ler, vous nous opposez un sauvage (|ui dès
son berceau a appris la langue de sa mère,
« Encore un mot sur Gaspar Hauser, l'en- celte langue qu'elle-même a apprise de ses
faut de Nuremberg. 11 paraît qu'il avait quatre
ans lorsqu'il fut renfermé dans son cachot;
il en avait seize lorsqu'il fut rendu à la
société de ses semblables. Un homme le ser-
vait dans sa prison; mais toujours il gardait
un profond silence. Ce n'est que quand ses
bourreaux furent décidés à mettre lin à sa
captivité, que cet homme commença à par-
ler à son prisonnier. Cette parole humaine
fut pour le pauvre enfant une espèce de
révélation d'un monde inconnu. Le son de
cette voix s'imprima avec tant de force dans
son oreille, qu'il aurait reconnu la voix de
son gardien entre mille autres: ainsi i'assu-
rait-il lui-même plus tard. Comme probable-
ment on avait hâte de se débarrasser du
(I'i2) Racine i< i ne fjil qu'obéir :ni bon sens na-
turel en refusjnl lio v<jm' une société liumatiic daiii
pères, comme ceux-ci l'ont a[)prise de leurs
ancêtres, nous répondrons toujours, et évi-
demmentavec justice, que vous ne touchez
pas à la question, et que, contre toutes les
lois de la logique, vous commencez par sup-
poser l'existence du fait même dont vous
voulez avec nous rechercher la cause et l'ex-
plication.
« C'est donc la société qui préside aux pre-
miers développements de la raison dans l'in-
dividu; c'est l'éducation sociale qui éveille
l'intelligence, et c'est elle encore qui nous
conduit tous à l'usage de la parole. Rour [)ou-
voir parler el jouir ^de sa raison, les ■> iées
innées, les facultés natives ne sulFisent jas ;
il faut de plus un maître; et ce maître qui
r«spccc lie comninnauié de
Mlle Leblanc cl bu tump.iijne.
vie qui avuil uni
5i3
I.VN
DlCTlONNAiUE DE PIIILOSOIMIIE.
L\\
Mi
nous iiisliuil, ce moniteur qui nous guide,
c'r.si la société. Mais ([u'il nous soit permis
(le bien expliquer nos idées sur l'enseigne-
ment social que nous regardons comme l'in-
dispensable condition du développement
originaire de l'intelligence. En ctlet certai-
nes personnes se forment sur cette matière
des opinions tellement singulières, elles nous
en attribuent de si étranges, et elles traves-
tissent si complètement nos doctrines, qu'il
faut bien nous résigner à donner sur tout
cela des éclaircissements fastidieux pour les
bons esprits. Quand on parle de l'éducation
sociale et de sa nécessité pour l'usage de la
raison et de la parole, faut-il peut-être se
figurer la société comme un })édagogue placé
«'i côté de son élève, et procédant dans son
enseignement pas à pas, avec méthode et
comme par système? Faut-il se représenter
la mère exerçant de propos délibéré son
enfant à prononcer des syllabes, des mots,
des phrases, comme on l'a fait pour nous
lorsque nous avons été placés sur les bancs?
Faut-il se la représenter encore expliquant
plus tard à son enfant et l'une après l'autre
les grandes vérités de l'ordre moral, et les
imprimant une à une dans son esprit, comme
on le fait, par exemple, dans l'explication
méthodique d'une science ou du catéchisme?
Enfin, quand il s'agit du premier homme et
de son instruction, est-il nécessaire d'imagi-
ner Dieu parlant extérieurement à sa créatu-
re, et l'instruisant lentement et, pour ainsi
dire, par degrés? Qu'on nous pardonne ces
questions: toutes naïves qu'elles paraissent,
elles sonldevermes nécessaires, et saint Au-
gustin lui-môme, que nous ne faisons guère
que copier dans tout ceci, s'est cru obligé
d'y répondre (163). Or la réponse est sim-
ple ; car la société n'est pas un maître d/éco-
le, et si elle est notre premier piécep'leur,
saint Augustin nous avertit qu'elle n'a pas la
même méthode que ceux qu'on nous donne
plus tard. L'éducation sociale commence à
notre berceau, et n'a d'autre méthode que
l'impulsion de la nature humaine et les habi-
tudes qui en découlent spontanément. Elle
est, pour ainsi dire, ce qu'est pour chacun
de nous un commerce intime et continuel
avec une personne instruite et vertueuse, ou
ignorante et dépravée : elle consiste princi-
palement dans l'exemple, ou plutôt elle est
(tOô) Nous cilons en entier ce passage .tdniira-
liie. (|iu; nous avons renoncé à ira(Jiiire, crainie tie
le gâier.
i Non enim cram inf.ms qui non farer, sec! jam
pnerlo|uens eraui. Et luemini hoc; el umle loqui
didicerim post adverti. Non eiiiin docebant me ma-
jores lioinines, pr;ebenies niilii verba cerio aliquo
ordine docnin:e, siciil paulo posl liueras ; sed ego
ipse niente qnam dedisli uiilii, Dens meus, cuin
geiiiiiiljus el vocibus variis, ei variis incnibrornni
molibiis edere veliein sensa corJis niei, ni volun-
laii nie;e parerelur ; nec valerem quai volebam om-
nia, nec qnibus volebam oninibiis, prsesonabani me-
inoria; cum ipsi appellabanl rem aliquan), el cuni
secundum eain voceni corpus ad aiiquid inovebanl,
videbani el lonebam iioc ab eis vocari rem illani,
quod sonabanl, cum cain velienl oslcndcrc. Hoc
. auicm eos vclle ex molu corporis apcricbaïur, lan-
l'enseinble des diiïérentes inlluences (jue ce
commerce exerce sur tout notre être. A peine
entré dans la vie, l'enfant j)asse dans les
bras de sa mère, qui le couvre de caresses,
(lui lui parle sa langue, et qui cherche à
communiquer avec lui par tous les moytms
qu'inspirent la tendresse et l'industrie d'une
mère. L'enfant voit, il entend, il sent, comme
le comi)orte sa faible et délicate nature.
Insensiulement tout se développe en lui : il
devient plus capable d'attention ; il voit
mieux, il entend plus distinctement, il sent
d'une manière moins vague et moins con-
fuse, el alors aussi ses rapports avec ceux
qui l'entourent se multiplient et deviennent
plus intelligents. Plus en état de profiter de
tout ce qu'il sent, son intelligence, qu'il
lient de Dieu et qui s'éveille de plus en plus,
lui permet de remarquer bientôt comment
les personnes au milieu desquelles il grandit
désignent par des mots les objets qui fi-ap-
penl ses yeux, el lui-même s'exerce à bé-
gayer d'abord et à prononcer ensuite d'une
manière plus ferme les expressions qu'a con-
servées sa mémoire. C'est le grand [)as qui
déjà l'introduit dans la société humaine.
Excitée et soutenue par les mômes moyens
extérieurs, son intelligence native s'élève
plus haut encore. H voit, par exemple, il
entend prier; il remarque sur les traits de sa
mère une expression inaccoutumée ; il pense
à ce qui le frapi)e, car sa pensée s'étend cha-
que jour; il interroge avec toute la curiosité
de l'enfance, el insensiblement il apprend à
connaître, comme le peut sa raison naissante,
un Maître placé au-dessus des hommes et de
tous les objets qui l'entourent. Invenimus
autan, Domine, hommes rogantes te; et didi-
cimusab eis, sentienles le, ut poteramus, esse
magnum aliquem, qui posses, etiam nonappa-
rens sensibus nos'ris. exaudire nos et subve-
nire nobis. Nam puer cœpi rogare te auxilium
et refugium mrum ; et in tuam invocationem
rumpebam' nodos linguœ meœ ; et rogabam te
parvus, nonparvo a/fectu, ne înschola vapu-
larem. (S. August. toc. cit.) Voilh l'opinion de
saint Augustin, et voilà la nature! C'est bien
ainsi en elfet que nous avons appris à parler;
conduits par notre raison et par les lois natu-
relles qui la gouvernent, sans le vouloir et sans
le savoir, nous avons appris la langue de notre
mère, qui nous l'a enseignée sans réfiexion
quain verbis naUiralibus onininm genlinm, qiiîP
(miiiI vnliu el iinlu ocnlorutn, caelcrorunique nieui-
Itiomni aciu , et sonllii vocis indicanie niïeclionem
animi , in peiendis , habendis. njiciendis, (ugien-
disve rébus, lia veri»a in variis senlenliis , locis
suis posila cl crebro audila , quarnni rcrum signa
esseul , paulalini coiligeb;iiii, nieasqiie volunlalcs
edomilo in eis signis ore, per lucc enuntial)aui. Sic
ciiin bis inier quos eram voluntaUini enunlianda-
rum signa coninuinicavi, el viiae bnniana; proceilo-
sam socielaleai allius ingiessus snni , pendons ex
paienluin anctorii;>lc nuimpie majoriun. > (S. x\u-
GusT. Cotifess., lil). I, cap. 8.)
Celle docirine de saint Augustin est précisément
la noue ; nous ne saurions exprimer avec plus (Je
netielé noire propre opinion sur la formation du
l.ini,'agc dans l'individu.
lÂl
LAN
PSYCHOLOGIE.
LAN
M
et sans dessein, comme elle l'avait apprise
elle-même. Cest ainsi que peu ù peu et par
degrés nous avons appris h connaître Dieu,
à nous connaître nous-mêmes et les devoirs
de notre nature morale , parce que nous
avons vécu au milieu de ceux qui connais
générales, comme nous le démonirorons en
traitant de la raison. D'autres, appréciant
mieux Je caractère de la parole, [)arnissent
lui accorder, et h elle seule, le pouvoir de
créer, pour ainsi dire, les idées, du moins les
idées intellectuelles, et de les introduire dans
saient tout' cela, et que leurs paroles, leurs l'esprit; quoiqu'il semble évident que la
actions, toute leur conduiie éveillant et exci
tant noire intelligence, l'ont aidée h mettre
en jeu les adnnrabks puissances qu'elle a
re(;ues du Créateur. Et si l'on veut remonter
jusqu'au premier père du genre humain, dans
l'intention de rechercher si ce que nousappe-
lons la loi de la raison se letrouve au berctau
parole n'est rien pour rintelligence, (ju'au-
tant (qu'elle estdéji^ attachée à la pensée, ce
qui suppose la j)ensée antérieiueh la parole,
n Personne ne doute que la })arole ne soit
un signe de la pensée ; mais ce signe est d'une
nature toute |)arliculière. Il a des caractères
pro[)res (ju'il est nécessaire d'assigner, i)Our
de la raison, nous dirons avec De lionald, et, apprécier exactement la |)arole, lors même
croyons-nous , conformément à nos Livres
saints: Soit que l'homme ait été créé parlant,
soit que la connaissance du langage lui ait
été inspirée postérieurement à sa naissance,
il a eu des paroles aussitôt que des pensées,
et des pensées aussitôt que des paroles ; et ces
pensées, émanées de l'Intelligence suprême
avec la parole, n'ont pu être que des pensées
d'ordre, de vérité, de raison, et de toutes les
connaissances nécessaires ù l'homme et à la
société. » {Hecherches philos. cha|). 2, \). 11(5,
éd. de Gand.) — M. l'abbé Lo^AY, curé de
Liège (Belgique).
§ VIII. — iSature du lien qui unit la ■parole à la
pensée.
« De tous les rajiports qui peuvent unir
ensemble deux choses distinctes et dilléien-
tes, il n'en est pas de plus familier atout le
monde que celui cpii unit la parole à la pen-
sée. Il s'établit dès l'enfance, et nous en fai-
sons un usage continuel. Ce rapport sert
non-seulement à manifester la pensée, mais
encore à toutes les opérations de l'esprit ; <;l
il entre tellement dans nos habitudes, qu'on
s'attache peu à s'en rendre compte; aussi
est-il, en général, un de ceux qui sont le
moins bien exactement appréciés. Ce qu'en
ont dit la plupart des métaphysiciens, est ou
erroné ou incomplet.
« Les uns se bornent à présenter la parole
comme signe de la pensée, fonction qu'elle
remplit ellectivement ; mais toute théorie
qui s'arrête là est nécessairement incon)-
plèle; car lcsra[)ports de la parole à la pen-
sée sont bien i)lus étendus, plus importants,
et surtout plus intimes, que ceux du signe en
général à la chose signihée.
« Les autres, et notamment Condillac {Lan-
gue des calculs), veulent que tous les mots
exprimant des idées générales ne soient que
de pures dénominations, sous lesquelles il ne
qu'elle ne serait considérée que comme signe.
« De plus la parole est autre chose que le
signe de la pensée. Elle en est l'expression,
elle en est le corps, ce qui la distingue plus
spécialement encore d(! tous les signes : et ce
n'est qu'en la considérani sous ce double
})oint de vue , et surtout sous le dernier,
qu'on pourra l'apprécier, et se rendre con)|)te
de tous les phénomènes de l'intelligence, dans
lesquels elle joue un si grand rôle.
« En considérant la parole comme i'ignc
de la pensée, on trouvera que ce signe e.^t
d'une espèce toute particulière. Ses caractè-
res pro[)res sont tels , (ju'il remplace tous
les autres, et qu'il ne peut être remplacé.
« En parlant des signes de la pensée, les
métaphysiciens les distinguent en signes na-
turels et arliliciels , et ils placent la parole
parmi ces derniers, (^est à la faculté dont
l'honmie est doué, d'attacher des idées, non
pas spécialement à la parole , mais ci des
signes artiliciels de quelque espèce qu'jls
soient, qu'ils attribuent sa supériorité sur les
animaux. S'il en était ainsi, on pourrait en
inférer que si l'homme se sert plus généra-
lement (le la parole [lour en faire le signe
de la pensée , c'est uniquement parce (ju'il
a trouvé cet usage tout établi et très-com-
mode ; car d'ailleurs, il aurait [lus'en [lasser,
en y substituant un système de signes de son
choix. Or, dans cette manière de ranger la
parole parmi les signes artificiels, sans en
faire une classe à paît, il y a sinon eireur,
(lu moins observation bien im[)arfaite.
« l"Un signe artificiel, autre (|ue la parole,
sera toujours loin d'arriver à ce degré de pré-
cision au(]uel s'élève celle-ci, lorsqu'on a
contracté l'habitude de s'en servir. La parole,
en etfet, se compose d'un très-petit nombre
d'éléments, susceptibles d'un nombre infini
de combinaisons, tout'^s faciles à distinguer ;
tandis que dans les autres signes, la multi-
se trouverait point d'idées [iropn.'nient dites ; filicité des éléments ne peut qu'entraîner la
ce qui réduirait tout le travail de l'esprit h confusion.
n'opérer que sur des mots, à peu près comme « On n'opposera pas sans doute la piéci-
l'algébriste n'opère que sur des signes dont sion de l'écriture ; car, comme nous le ver
il néglige la valeur ; car toutes les opérations rons plus tard, si elle est signe de la pensée
de l'esprit, roulant sur des idées générales, c'est parce qu'elle est signe ou copie de la
ne peuvent se faire qu'au moyen de déno-
minations générales; et dès lors, toute vérité
deviendra purement nominale, puisqu'elle se
trouvera réduite à des rapports de signes, et
non d'idées; il n'y a de vérité proprement
dite, pour l'esprit humain, que les vérités
parole ; parole proprement dite , tr.msmise
par les yeux, comme la parole articulée tst
transmise par les oreilles.
« On n'o[)pfisera pas non plus la pantomi-
me ; car, à quelque degré de perfection que
cet art ;e soit élevé, qui oserait aflirmei' que
547 LAN
parmi le grand nombre de lén)oins de ce
genre de spec^tacle, il s'en trouvera doux qui
s'accordent parfaitement sur la traduction de
ce qu'on a voulu dire? Peut -on , on ellet,
j)ar le langage d'action exprimer toutes les
idées possibles , avec leurs nuances , leurs
inodilications, les combinaisons dont elles
sont susceptibles, ettouslesrap[)Orls qu'elles
peuvent avoir entre elles ? et si cet art enlin
u acquis quelque degn-é de précision, n'est-
ce pas toujours à la jjarole qu'il doit rappor-
ter ses succès?
« 2" La [larole accompagnée de toutes les
connaissances qui la rendent propre à de-
venir signe de toutes les idées, est toujours
h notre disposition. C'est un signe que nous
créons, que nous moditions à volonté, et que
nous pouvons rendre sensible à tous les ins-
tants.
« 3° Dans le repos de tous les organes, en
l'absence de tout objet extérieur, dans le si-
lence de la réflexion, de la méditation, la pa-
role nous sert à nous entretenir avec nous-
niôme, comme nous le veiions en traitant
de la parole intérieure. Que! autre signe pour-
rait la remplacer et produire le môme etlel?
« 4° La parole est-elle bien un signe arti-
ficiel de la pensée? N'en est-elle pas, au con-
traire, le signe naturel, comme le cri est le
signe de la douleur, et le rire, de la joie ; en
un mot, comme tout ce que les métaphysi-
ciens appellent signes naturels? Mais alin
d'éviter toute équivoque , tâchons de nous
entendre sur le mol naturel que nous oppo-
sons à artificiel.
«Par naturel, ou nature dune être, on
entend la manière dont il est formé, la ma-
nière dont il est est né, natus , car c'est là
l'étymologie du mot. Mais il est un grand
nombre d'êtres, tous ceux dont la destinée est
de recevoir un plus ou moins grand dévelop-
pement, qui ne portent, en naissant, qu'une
[)artie de ce qui, dans la suite , doit constituer
leur nature, Le reste y est en germe pour
se développer, dans les circonstances par où
il doit passer. Mais si, parmi ces circonstan-
ces, il s'en trouve qui contrarient plus ou
moins ce développement, l'ètie sera privé
d'une portion de ce qui devrait constituer sa
nature. Ainsi, dès sa naissance un arbre porte
en lui tout ce qui est nécessaire à la produc-
tion d'un fruit, c'est là sa nature; mais si le
sol, la température de l'atmosphère, contra-
rient cette nature, si le caprice lui retranche
constamment les branches à fruit, pour ne
laisser pousser que le bois, il manquera né-
cessairement d'une partie de ce qui constitue
un arbre do son espèce. De môme à la nature
de l'homme appartient, non -seulement tout
ce qui lésulterait en lui du développement
de son corps, tel qu'il aurait eu lieu s'il eût
^écu isolément, mais encore tout ce qui ré-
sulte du développement de son intelligence,
tel qu'il s'opère dans la société de ses sem-
blables, oij il doit remplir sa destination.
Supposez l'homme j)rivé de cette société, et
de tout ce qui en dérive nécessairement, il
manquera d'une portion de ce qui constitue
sa nature ; ce ne sera plus l'homme, l'animal
DICTIONNAIRE DE PIIILO.SOPIIIE.
LAN
548
raisonnable, l'intelligence servie par dos or-
ganes ; car comment qu'on veuille le défini r,
toujours est-il (jue l'intelligence fait partie de
sa nature ; qu'il ne serait plus l'homme s'il
en était [)rivé : et comme l'intelligence ne se
d<jveloppe que dans la société, et au moyen
de la parole, il s'ensuit que l'étal social est
l'état naturel de l'homme, et que la parole,
lien indispensable de l'ordre social, hors du-
quel l'individu ne peut se développer et de-
venir homme , lui est également naturelle ;
non qu'il la possède, ou qu'il puisse la pos-
séder sans l'apprendre ; mais parce .|ue,doué
des moyens de rap[)rendrc avec facilité, pré-
disposé à s'en servir pour former son inte'-
ligence, qui ne j)eut se développer que par
ce moyen, s'il n'en faille signe de la pensée,
il est privé d'une partie de ce qui conslilue
l'homme, et sa nature est altérée.
« La parole, signe, ex|)ression et corps de
la pensée, est une des lois fondamentales
de la nature de l'homme. Comment confon-
dre un signe de cette importance , avec co
qu'on a[)pelle signe artificiel? Entre la pa-
role et tous les autres signes possibles de
la pensée, il y a l'infini, [)arce qu'il y a une
ditrérence réelle de nature. Connue signe, la
parole, et la parole seule fait tellement partie
de la natuj'e de Ihomme, qu'on pourrait tout
aussi bien ra[)peler animal parlant, ([u'ani-
mal raisonnable ; car nous verrons bientôt
que la parole manifeste la raison, comme le
corps manifeste l'âme. Nous n'avons pas
besoin d'avertir, je pense, que par le mot
parole nous n'entendons pas seulement l'ar-
ticulation, mais l'articulation exj»ression de
la pensée.
« Nous devons ajouter que la parole, com-
me signe de la pensée, se distingue des autres
signes appelés naturels, en ce qu'il ne peul
être contrefait. Suivant la manière dont on
veut paraître afi'ecté, on peul contrefaire les
signes de la joie ou de la douleur; mais si
on exprime des opinions ou des croyances
qu'on n'a pas, on ne peul au moins exprimer
des idées, de quelque nature qu'elles soient,
qu'autant qu'elles sont actuellement présen-
tes à l'esprit. La parole est un signe certain
d'intelligence, et de l'intelligence actuelle de
ce qu'on dit. Si elle ne remplit cette condi-
tion, elle cesse d'avoir un sens, ce n'est plus
la parole expression de la pensée, et moyen
de communication entre les hommes.
« Nous avons ajouté qu'elle élait plus que
le signe de la pensée, qu'elle en était l'ex-
pression et le corps.
« V expression: qu'un orateur nous attache,
nous charme, nous éclaire, nous entraine
par ses discours, on dit qu'il s'exprime avec
facilité, avec clarté, avec précision, avec élé-
gance, etc., etc. On dit : une expression bien
choisie, une expression heureuse, une idée
bien exprimée. Dans celle façon de parler,
la parole est-elle seulement considérée comme
signe de la pensée ?
« Un signe proprement dit indique la
chose signifiée, mais il ne la porte pas avec
lui, il ne la montre pas. La fumée est signe
de feu, elle en indique l'existence. L'odeur
549
LAN
PSYCHOLOGIE.
LAN
550
est signe ilo I.i proximité d'un corps oilorant,
le son, d'un corps sotiore ; mais ni la fumiSe,
ni l'odour, ni le son no nionlrent les corps
donl ils sont une émanalion. La j)arole, non-
seulement indicpie la pensée, mais elle la
tire, pnur ainsi dire, de l'inléiieur de celui
(|ui parle, pour la manifester au dehors, la
montrer et nous en rendre j^articifiants.
C'est ce (iuindit]ue le mot exprimer, tirer
de, en pressant, niellre au dehors, produire.
« Il semble que la i)arole est en nous, oiî
elle s'iinprèçine de la i)ensée, et en sort, l'em-
])ortant tout entière avec elle, atin qu'elle
soit saisie par tous ceux qui l'entendent.
Eiïot admirable (|ue la parole seule peut
l)roduire , parce qu'elle est le corps de la
pensée ; quoiqu'elle soit de nature ditTérente,
elle devient , par l'union qu'elle contracte
avec elle, ce que, dans l'homme, le corps est
à l'âme. C'est l'union de la pensée à la j)a-
role, moditicalion d'une nature dill'érente,
qui constitue j'intelligence, comme l'union
tence propre et indépendante, pour les faire
jouir d'une existence commune. Elles ne font
plus alors qu'une seule modilication, com-
4)0sée de deux parties insé[)arables, nue nous
ne pouvons même plus distinguer l'une de
l'autre. Cette union donne la vie à une modi-
fication matérielle et inerte de sa nature, et
un corps sensible et pour ainsi dire palpable
à une modification purement intellictuelle ;
car, privée de ce corjjs dont elle se revêt, la
pensée, non-s<>ulement ne pourrait ôlre saisie
par les si'ns, mais elle échapperait au senti-
ment lui-même.
« Si nous comparons l'union de la pensée
h la parole, h l'union de l'ilnje avec le corps,
j)hénon)ènes aussi mystérieux et aussi admi-
rables l'un que l'autre, nous serons frappés
de la parfaite analogie, de la ressemblance
absolue (pii se trouve entre eux ; et si nous
écoutons le sentiment qui acconqiagne tou-
jours, soit l'émission, soit l'audition de la pa-
lole, il nous sera facile d'y trouver une no-
de l'âme avec le corps, substance également tion exacte et précise du caractère propre de
de nature dillérente, constitue l'homme
C'est sous ce dernier point de vue que nous
allons examiner la parole. De tous ceux
(ju'elle présente à l'observation, c'est sans
(louie le [)lus mystérieux ; mais c'est aussi
Je plus admirable, le plus propre à nous
dévoiler la nature du langage, ses caractères
spéciti(.|ues, surtout le rùle important cpi'il
joue, et les fonctions diverses qu'il reuiplit
dans l'intelligence humaine.
« Nous avons ilit et démontré (|ue 1 honuue
est un conq)Osé de deux substances de na-
ture dillérente, l'Ame et le corps. Et cette
ditlerence est telle, (pie nous ne pouvons
saisir aucune analogie, ciucun rapport de na-
ture entre les modilieations de l'une et les
inoditicatioîis de l'autre. (Cependant elles sont
unies, par un lien, h la vérité inconq)réhen-
sible, mais de la réalité duquel il ne nous est
pas possib'e de douter. Si d'une pai t la raison
nous démontre la diversité et l'opposition de
leur nature, de l'autre le senti[nent nous
j)rouve l'iniimité de leur luiion. L'ellet prin-
cipal de cette union, dont tous les autres
ellets ne sont que des conséquences, est de
fondre ces deux substances dans une existence
tellement commune, que nous ne saurions,
non-seulement les diviser, mais njôme les
distinguer.
« Or, en y faisant attention, nous trouverons
qu'il enestderinlelligencederhommeconnnc
de l'homme lui-même. L'intelligence se com-
la i)arole, et le moyen de nous rendre compte
de tous les phénomènes de l'intelligencii.
« 1° L'essence constitutive de l'homme con-
siste dans l'union de l'âme avec le corps ; l'es-
sence lonstitutive de l'intelligence consiste
dans l'union de la pensée avec la parole. La
vérité de cette assertion seia mieux sentie ,
lors(|ue, en étudiant les effets de celte union,
nous verrons que l'intelligence sans j»arole
serait et demeureiail nulle.
« 2" L'union de l'àme avec le corps est in-
dissoluble tant que dure la vie. L'union de la
})ensée avec la parole est aussi indissoluble :
car la parole ne j)eut se présenter (luaccom-
pagnée de la pensée, et la pensée ne peut
nous être sensible sans la parole à laiiuelle
elle est attachée.
« 3° C'est l'union de l'Ame avec le corps qui
fait la vie de ce dernier, c'est la pensée qui
doiHie la vie à la parole : la séparation de
l'Ame entraîne la mort du corps; la parole,
séparée de la pensée, n'est plus cpi'un son,
une sensation pure, une modification morte,
c'est-à-dire sans vie intellectuelle
« 4° L'Ame participe h tout C(! qui est du
corps, le corps h tout ce qui est de l'Ame; de
même la pensée [participe h tout ce qui est
de la parole qui rex[)rime, et la parole à tout
ce qui est de la pensée (lui l'anime.
« 5° Les modifications de l'Aine ont leur
principe dans les modifications du corps, et
îes mouvements du corps dans la volonté de
pose de deux modifications de nature opposée, l'Ame; de môme les modifications de la pensée
entre lesquelles nous ne trouvons rien de com- ont leur principe dans l'emploi de la parole,
mun, (jui ne nous présentent aucune analogie ; et les mouvements de la parole dans les mou-
et cependant, une fois que l'habitude les a vements de la pensée. Toute modification de
unies, le lien qui les attache l'une à l'auuc la parole en apporte nécessairement dans la
devient en tout semblable à celui qui unit
l'âme et le corps, et produit exactement les
mêmes elfets.
« Par l'union de la pensée à la parole, deux
modilieations de nature diiïérente sont fon-
dues en une seule et même modification. La
)ensée, et toute modification de la pensée en
nécessite une dans la parole.
« 6° Le corps est la seule manifestation
possible de l'Ame, et la parole est la seule
man'festation possible de la pensée.
« L'Ame et la pensée n'ont rien de sensible :
l)':;nsée se fond dans la parole, la parole s'im- ni l'une ni l'autre ne peuvent agir sur les or-
])règne de la pensée, et le résultat de cette ganes de nos sendjlables, ni par conséquent
fusion les prive l'une et l'autre d'une exis- leur être manifestées, qu'autant qu'elles soin
551 LAN DICTIONNAIRE DE PinLOSOPIllE. LAN irû
réunies à quelque chose de malùriel que les parole que nous sentons la pcns(';e. Le senti-
organes puissent saisir. C'est sous ce point de mont de la pensée et celui de la parole sont
vue particulier que beaucoup de m6ta|)li}si- leliemenl fondus l'un dans l'autre, que le
ciens se sont contentés de considérer la pa- sentiment de la pensée est, en môme temps,
rôle; aussi nous nous permettrons de faire le sentiment de la ])arole, et réciproquement,
quehjues observations à cet égard. L'un et l'autre ne sont qu'un sentiment uni-
« D'abord la parole n'est pas le seul moyen que; et, si dans ce sentiment unique nous en
par lequel nous puissions communiquer avec reconnaissons deux , ce n'est pas parce que
nos semblables, el leur manifester notre pcn- nous pouvons les distinguer, c'est que nous
sée. 11 est, en etfel, un certain nombre d'idées le trouvons, quoique unique, destiné h nous
que nous manifestons sans elle; mais il faut aveitir de deux modifications de nature dide-
i'emar([uer que ces idées sont en très-petit rente; d'où il résulte que ces deux modifica-
nombre, les moins importantes pour l'intelli- tions,uniescn nous par un sentiment commun,
gence, el la manifestation en est toujours ini- ne sont (pi'une seule et même modification,
parfaite. tjue la pensée est réellement dans la parole,
« En second lieu, ce n'est pas dans la pa- et que la parole est proprement pensée,
rôle que se trouve le premier moyen de ma- « C'est sans doute l'analogie de celte dou-
nifeslation de la pensée; il faut que quelque ble union qui se trouve dans l'homme entre
autre le précède, sans quoi nous n'appren- l'ârae et le corps d'une part, el la pensée et
drions jamais à parler, c'est-à-dire à attacher la parole de l'autre, (jui a inspiré h un écri-
la pensée à la parole. Cette assertion, évi- vain de notre époque (Portalis, De l'tisa(/e
dente par elle-même, a été rendue plus sen- et de Valus de l'esprit philosophique) l'ex-
sible encore par ce que nous avons dit de la pression ingénieuse par laquelle il caracté-
manière dont nous entrons en possession du rise si bien la parole, lorsqu'il dit : qu'elle est
langage : mais la parole une fois acquise, une véritable incarna^/on de /a pensée. La pa-
tous les autres moyens de manifestation de la rôle, en effet, est la partie matérielle, et pouj-
pensée disparaissent, ils sont négligés, nous ainsi dire charnelle de l'intelligence, comme
ne nous en servons plus, ou, si nous les em- le corps est la partie matérielle et charnelle
ployons par hasard, ce n'est plus que comme de l'homme. Au moment de sa création, l'âme,
traduction delà parole, et quelquefois comme est incarnée par son union avec le corps, et
ses auxiliaires, par exemple, lorsque nous la pensée à sa formation est en quelque sorle
ajoutons le geste pour peindre plus vivement incarnée par sa fusion dans la parole,
les objets sensibles, ou que nous modifions « Nous voyons là une dernière analogie qui
le ton pour mieux exprimer les affections du n'est pas moins réelle, quoique nous ne puis-
cœur. En analysant les fonctions diverses que sions pas rigoureusement la démontrer, puis-
la parole remplit, dès qu'une fois elle est que nous ne savons rien de l'état de l'âme
devenue signe, expression el corps de la avant son union avec le corps; mais en ad-
pensée, nous aurons à faire quelques obser- mettant ce qu'il y a de plus probable, et
valions de la plus haute importance sur ce qu'une saine philosophie ne peut s'empêcher
n»oyen de manifestation de la pensée, el sur de regarder comme certain, c'est-à-dire que
les effets qu'elle produit. Continuons notre l'âme est créée au moment où les organes
parallèle. sont assez développés [lour remplir les fonc-
« 7° C'est par le corps que l'âme se mani- lions qui doivent lui donner le sentiment de
fesle à elle-même, et elle ne se sent que par son existence, el qu'elle est unie au corps au
les divers sentiments qui lui viennent du moment de sa création : Creorjdo m/tmd»ajr,
corps; c'est par la parole que la pensée se infundendo creatur, comme a dit saint Tho-
nianifeste à l'intelligence, et c'est du senti- mas, parlant alors en philosophe el non en
ment de la parole que le sentiment de la théologien, pour peu qu'on y fasse attention,
pensée vient à l'âme. Ceci paraît un double on reconnaîtra qu'il en est absolument de
jiaradoxe; mais ce n'en est pas moins une même de la pensée s'unissant à la parole Ce
vérité, que nous reconnaîtrons si nous nous n'est peut-être pas rigoureusemerit vrai de
examinons avec attention. toute pensée sans distinction : il faut exce[tter,
« L'âme se sent par le corps et dans le en effet, les premières idées nécessaires à
corps; c'est au corps qu'elle rapporte tous l'acquisition de la parole; il faut excepter
les senlimenls qu'elle éprouve, et c'est au encore un assez grand nombre d'idées sen-
cùrps tout entier qu'est rapporté le sentiment sibles, que forme l'attention avant que nous
d'existence lui-même. Il est tellement fondu leur ayons donné les noms qui doivent les
dans le sentiment d'existence du corps, que fixer dans l'esprit; mais, à cela près, il est vrai
ces deux sentiments n'en font qu'un, que de dire que toutes les idées intellectuelles,
nous ne saurions diviser, el dans lequel il toutes les opinions, toutes les croyances, dont
nous est impossible de distinguer deux élé- la réunion constitue l'intelligence et en dé-
ments différents. Si la raison le reconnaît termine le développement, s'attachent à la
comme double, c'est parce qu'il nous avertit parole qui les exprime dès le moment où
de deux existences distinctes en soi, mais elles sont formées, el où les mots eux-mêmes,
fondues en une seule , comme nous l'avons élaborés par le travail qui les a formées, sont
reconnu el constaté, en parlant de l'union de prêts à les recevoir, à s'en pénétrer, et à en
J'âme avec le corps, de la nature et des effets devenir l'expression et le corps, en telle sorte
de cette union. que l'on peut également dire d'elles : For-
« De même, c'est par la parole el dans la mando infunduntur, infundendo formantur.
55-'^ LAN
« Cette union de deux modifications de na-
ture ditïérente, et par laquelle chacune parti-
cipe à la nature de l'autre, est sans doute un
pliénomène inexplicable; mais la réalité en
est si clairement démontrée par le sentiment,
(juil est impossible de la contester. Nous re-
marquerons cependant qu'il ne faut pas s'é-
tonner que la modification principale de
l'homme, que la j)ropriété qui fait le fond
de son essence, et qui, à elle seule, le dis-
tingue de tous les êtres qui nous sont connus,
participe à la nature de l'être auquel elle ap-
partient, et nous présente le même mystère.
u Ce n'est que par l'union des deux sub-
stances, fondues en une existence commune,
qui constituent l'homme, que nous pouvons
expliquer tous les phénomènes qu'il pré-
sente à nos observations et en rendre raison.
C'est par ce moven qu'on ccmiprend les mo-
difications qu'il éprouve, les eti'ets qu'il pro-
duit, l'intluence que l'organisation exerce sur
l'âme, et celle que l'âme, à son tour, exerce
sur l'organisation.
n De même celte union de la pensée à la
parole, fondues par là en une seule modifi-
cation , nous fournit le moyen d'expliquer
l'intelligence, et de rendre raison de tous les
phénomènes qu'on observe en elle. Elle sert
encore à explicjuer l'intluence immense de la
parole sur la pensée, et de la pensée sur la
parole. 11 faut croire que c'est pour avoir né-
gligé de les considérer l'une et l'autre sous
ce point de vue, que les manières diverses
dont on a parlé de l'intelligence man([uent
souvent de vérité et de clarté. » (Caudaillac,
Etudes élém. de philos.)
§ IX. — Influence de la parole sur la formation, le
développement et l'usurje de la >iiémoiie.
« Ce que nous avons dit de la nature du
rapport qui s'établit entre la pensée et la pa-
role, prouve évidemment ({ue les fonctions
(|ue la parole doit remphr relativement à
1 intelligence, ne se bornent pas à la manifes-
tation extérieure de la pensée, et que, dans
les mouvements de celle-ci, elle joue un rôle
très-important. Et comme l'intelligence tout
entière se trouve dans la mémoire; que les
vérités, les connaissances acquises ne con-
stituent l'intelligence de celui qui les possè-
de qu'autant qu'elles sont gravées dans sa
PS\CllULU(jlfi. LAN 554
nous trouvons que la parole fournit un se-
cours immense à la mémoire, et que pour
un grand nombre d'idées, et les plus impor-
tantes surtout, elle lui est absolument néces-
saire.
« La mémoire passive, qui n'est que l'in-
telligence considérée sous un point de vue
]iartieulier, nous est donnée pour nous diri-
ger dans nos jugements et dans nos actes
ultérieurs. Klle remjtlil cette tâche au moyen
des vérités qu'elle conserve. 11 fallait j)0ur
cela que toutes les ciiconstances qui appel-
lent, pour ainsi dire, ces jugements et ces
actes, réveillassent en nous simultanément
toutes les idées qui nous sont nécessaires pour
nous déterminer. C'est en elfet ce qui arrive.
Nous avons vu que toutes les circonstances
de la vie tendent 5 réveiller ou ^ nous ren-
dre présentes un nombre infini d'idées, dont
la plus grande partie ne nous est pas sensi-
ble. Mais afin (juc, dans cet état d'inaper-
çues, et ne faisant pas conscience d'elles-
mêmes, elles produisent l'ctret auquel elles
sont destinées, il faut qu'elles soient 'distinc-
tes, précises et déterminées. Or, elles ne peu-
vent être réveillées en nous avec ces (juali-
tés, qu'autant qu'elles se sont gravées dans
la mémoire avec ces mêmes qualités, établie;?
et conservées dans ses habitudes. Si elles eu
sont privées lorsqu'elles s'y établissent, ou
qu'elles s'eiTacent pendant que les idées
qu'elles accom]i3gnaienl sont conservées, ces
idées en seront nécessairement privées lors-
que les divers mouvements de la i)ensée les
reproduiront.
« U faut, [)Our établir dans la mémoire les
idées que nous formons, une attention sou-
tenue et souvent répétée. Elles s'y conser-
vent si, de tem[)S en temps, nous nous en oc-
cupons spécialement, ce qui suppose qu'elles
nous sont rendues sensibles. Or, il est évi-
dent qu'en attachant à la parole les idées
(ju'on pourrait absolument former, et même
rappeler sans elle d'une manière sensible,
li'lles que les idées des objets qui nous en-
tourent, nous les reproduirons toujours, ainsi
que leur souvenir, d'une manière plus exac-
te, plus précise et plus distincte, au moyen
du nom que nous aurons donné aux objets
qu'elles représentent. Qui n'a maintes fois
remarqué, par une expérience qui se renou-
velle à chaque instant, avec quelle facilité
mémoire, c'est dans l'inlluence que !a parole nous rappelons le sciuvenir distinct et précis
exerce sur la mémoire qu'il faut | cher-
cher celle qu'elle exerce sur l'intelligence.
« Nous avons considéré la mémoire sous
deux points de vue : comme passive, avons-
nous dit, elle est la collection de toutes les
connaissances qui lui sont confiées, et suscep-
tibles d'être rappelées par toute espèce de
circonstances; et comme active, elle est le
pouvoir dont nous sommes doués de puiser
à volonté dans le dépôt des connaissances
que la mémoire passive nous conserve, et de
choisir parmi toutes les idées qui nous sont
présentées, et par conséquent à notre dispo-
sition, celles dont il nous plaît de nous oc-
cuper spécialement, et dans l'ordre qui nous
convient. Or, sous ce double point de vue,
DlCTlONN. DE PhILOSOPIUP. i.
des objets auxquels nous avons donné un
nom, tandis que nous ne rappelons qu'avec
peine, et toujours d'une manière confuse,
ceux que nous n'avons pas nommés? De là,
sans doute, l'empressement que nous met-
tons à demander le nom des choses qui nous
intéressent , cl cette indifférence marquée
pour le nom de celles qui ne nous intéressent
pas. Et par la même raison encore, si parmi
plusieurs objets rangés sous une dénomina-
tion commune, il en est un qui nous intéresse
par ses qualités indi\iduelles, nous nous em-
pressons de le distinguer des autres en lui
donnant un nom propre ; tandis que nous
nous contentons d'un nom conimun pour
ceux aue nous ne considérons que par les
18
555
LAN
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
LAN
556
rapports généraux qui les rangonl dans leur menl? Ne faut-il pas que les termes, entre
classe. lesquels le rapport constitutif de la vérité est
Or, si uQus prenons ces précautions pour afliruié, nous soient rendus présents, et sé-
conserver les idées des objets qui nous sont parés l'un de l'autre? et peuvent-ils se prè-
les plus familiers, qui agissent sur nous le plus senler et être rendus sensibles dans cet état,
lVé(|uemment, pour les abstractions qu'on sans le secours de la parole qui les distingue,
l'ait le plus facilement, telles que celles des lorsque la nature de l'objet et l'affirmation
sons, des couleurs, etc., pour les rapports clle-mftme tendent à les confondre? 11 est
les plus simples et les plus immédiats; à plus évident que les idées de celte espèce ne
forte raison faut-il les prendre pour les ob- peuvent se former, s'introduire et se gra-
jels qui nous sont moins familiers, tels que ver dans la mémoire qu'au moyen de la pa-
ies abstractions difficiles, les rapports les rôle.
plus composés et les plus éloignés ; et pour « Il est évident encore que la parole est né-
ceux-ci, ce serait une erreur de croire qu'on cessaire pour les y conserver ; car l'expérien-
peut les rappeler par le souvenir seul, puis- ce nous démontre que toutes les idées, celles
i|ue souvent la vue môme des termes ne nous mêmes qui paraissent y être gravées le plus
les découvre pas immédiatement. profondément, qui y sont le plus fréquem-
De tout ce que nous venons défaire remar- ment et le plus constamment réveillées par
([uer, nous pouvons conclure que, s'il est toutes les circonstances, et semblent exercer
môme quelques idées qui peuvent absolu- ia plus grande iniluence sur la direction de
ment se former, s'établir et se conserver dans notre conduite, s'eOacenl peu à peu de 1 es-
la mémoire, et être rappelées sans le secours prit, y perdent leur précision, finissent même
• le la parole, ces mêmes idées seront formées par disparaître tout à lait, si la parole ne vient
jdus facilement, plus solidement établies, de temps en temps les rendre sensibles. Si
mieux conservées, et rappelées d'une manière
plus distincte et plus précise, si au moment
(le leur formation nous les avons revêtues de
la parole; car alors, en passant dans les habi-
tudes de la mémoire, elles s'y conserveront
dans cet état de choses nous continuons h
agir de la même manière, ce n'est plus, pour
ainsi dire, que machinalement et sous la di-
rection de l'habitude : nous faisons, parce
que nous avons fait, sans savoir ce que nous
avec toutes ces qualités, pour se reproduire aurions à répondre si on nous demandait
de même toutes les fois ([u'elles seront ren- pourquoi nous faisons. Or, d'après ce que
dues sensibles par les divers mouvements de nous avons dit du rapport existant entre la
la pensée. pensée et lo parole, et de la nature du hen
« Mais s'il est des idôcs qui puissent se for- qui les unit en les fondant l'une dans l'autre,
mer sans la parole, s'établir dans la mémoire, il est clair que les idées ne peuvent être ren-
s'y conserver et se reproduire distinctement;
il en est un bien plus grand nombre, et les
plus importantes surtout, qui ne peuvent se
former sans elle; telles sont, les idées géné-
rales de toute espèce, les idées abstraites, les
idées composées, leso[)inions, les croyances,
les vérités. Les unes et les autres ne peuvent
dues sensibles que par la parole ; qu'elles ne
peuvent être conservées dans la mémoire,
avec le degré de précision et d'exactitude
que la parole leur a donné en les formant,
que par la parole qui les y a introduites.
« Cela posé, nous conclurons que toute la
force, toute l'étendue de l'a mémoire passive
se former, s'établir et se conserver qu'au résulte du secours que la parole lui fournit
moyen des mots auxquels elles sont atta- par son union avec la pensée ; qu'elle se for-
chées. Si nous classons les êtres, si nous me, se développe, s'agrandit et produit les
faisons des nomenclatures, quel qu'en soit effets auxquels elle est destinée, au moyen
l'objet, nous donnons des noms aux genres du secours que lui donne la parole; que si
et aux espèces, et par conséquent nous atta-
chons à ces noms les idées représentatives de
ces genres et de ces espèces. Si vous effacez
!e> noms communs, toutes les sciences de no-
menclature s'évanouissent. Si le botaniste,
elle en était privée, elle se bornerait néces-
sairement au souvenir très-imparfait des ob-
jets sensibles les plus familiers, de leurs rap-
ports les plus simples et particulièrement de
ceux qui seraient relatifs aux premiers be-
par exemple, perd le souvenir des noms des soins; car il est probable que tous les autres
classes, genres, espèces, familles et variétés, nous échapperaient. Et si on compare ce que
toute sa science lui échappe et ne lui laisse serait une mémoire ainsi formée à ce qu'elle
(îu'un chaos, dans lequel il lui est impossible devient par le secours de la parole, on com-
de se reconnaître. Il en est de même de prendra combien est immense tout ce que la
toutes les sciences de la même nature.
« Que deviennent les abstractions si on ef-
face les noms donnés aux qualités et aux rap-
ports abstraits? Ne seront-elles pas dans l'es-
prit, si tant est qu'.elles puissent s'y établir et
s'y fixer, une véritable fantasmagorie, où on
ne trouvera rien de constant, de précis et de
déterminé? Que deviennent les idées intel-
mémoire passive, ou l'intelligence reçoit de
celte incorporation de la pensée dans ia pa-
role. De tout ce que nous venons de dire, il
suit encore, et par une conséquence néces-
saire, que c'est aussi dans la parole que se
trouve toute la puissance de la mémoire ac-
tive.
« Dans l'analyse que nous avons faile de la
lecluelles et morales dépouillées de la parole mémoire active, nous avons trouvé, qu'il était
qui leur donne un corps? Que deviennent toujours en notre pouvoir de choisir à volon-
surtout les opinions, les croyances, les véri- té, parmi la foule immense d'idées habituelles,
lés, s<èparées des propositions qui les expri- constamment entretenues présentes à l'esprit
557
LAN
PSYCHOLOGIE.
LAN
558
par toutes les circonstances du moment, celles
dont il nous plaisait de nous occuper plus
spécialement, et cela en les rendant plus
distinctement sensibles par une attention
particulière. Or, pour nous convaincre que
cet effet n'est produit que par l'artifice de la
parole, recherchons quelles sont les fins di-
verses vers lesquelles nous tendons par ce
travail, les opérations que nous avons à faire
pour atteindre ces fins, et la manière dont
nous faisons ces opérations.
« Nous éprouvons le besoin de confirmer et
d'entretenir dans les habitudes de la mémoire
toutes les idées et les connaissances aue 'nous
avons acquises ;
« De décomposer nos idées pour en vérifier
les éléments, et particulièrement pour dé-
couvrir ceux qui servent de fondement aux
rapports que nous sentons, ou que nous
voyons ;
« De réunir en une seule conception un
pins ou moins grand nombre d'idées, et par-
ticulièrement lorsque nous voyons ou que
nous sentons entre elles certains rapports ;
« De mieux préciser ou de vérifier nos
idées, nos opinions et nos croyances ;
« De constater la légitimité de ces opinions,
de ces croyances ;
« De parvenir à de nouvelles vérités, que
nous font pressentir celles que nous possé-
dons déjà;
« Enfin, nous sentons le besoin de vérifier
sont les éléments de ces raisonnements, (>t
les principes des vérités qui s'en déduisLiil.
Et tous les jugements, sans distinction, qui no
sont pas ainsi expriiués ])ar des propositions,
nous échappent.
« Les vérités elles-mêmes, déduites de ces
raisonnements, rendus sensibles par les pro-
positions, nous échappent également si elles
ne sont prononcées.
« Enfin, dans la vérification des divers mo-
tifs qui ont inlUié sur nos déterminations et
nos actes, tous ceux que nous négligeons d'é-
noncer par la parole nous échappent, et ne
peuvent entrer dans le compte que nous
voulons nous rendre de la délibération.
« Ainsi, dans notre état actuel, et d'après
les habitudes que nous avons contractées, co
n'est qu'au moyen de la parole que s'exécu-
tent les diverses opérations qui constituent la
réilexion, la méditation, en un mot tous les
travaux de l'esprit. De plus, l'expérience
prouve de la manière la plus évidente, que
l'usage de la parole n'est pas le résultat uni-
que.de l'habitude. Le secours que nous en re-
tirons est tellement nécessaire, que les di-
verses opérations que nous venons d'indi-
quer nous seraient impossibles si nous en
étions privés.
« Pour nous convaincre de cette vérité,
essayons défaire quel(|ues-unes de ces opé-
rations sans employer la parole, et nous ver-
rons bientôt qu'il n'est aucun effort d'attcn-
et de constater les motifs souvent inaperçus tion (jui puisse nous en rendre capables
de nos actes divers.
« Pour satisfaire h tous ces besoins qui se
renouvellent à tous les instants, pour soute-
nir sans relâche l'activité de l'intelligence,
qui est tout entière dans l'exercice de la mé-
moin- active, nous analysons, nous compa-
rons pour affirmer, • nous raisonnons, nous
délibérons. Or, le sentiment nous fait connaî-
tre que toutes ces opérations s'exécutent au
moyen de la parole; et l'expérience nous dé-
montre que nous ne pouvons les exécuter
que par elle.
« Interrogeons le sentiment, et suivons
avec exactitude tous les travaux de l'esprit
dans la réflexion, la méditation, l'étude;
nous trouverons qu'une idée ne nous est ja
« C'est une suite nécessaire de la nature de
l'intelligence, qui se compo'se de la réunion
de deux modifications fondues en une seule,
la pensée et la parole, comme l'être auquel
elle appartient se compose de la réunion de
deux substances, fondues en une existence
commune, l'âme et le corps.
« Ainsi, on peut conclure de ce qui pré-
cède, que l'intelligence humaine resterait
renfermée dans d'étroites limites, si elle était
privée des moyens que la parole lui fournit
j)0ur se développer et s'agrandir; que c'est
uniquement par la parole que nous ajoutons
de nouvelles idées à celles que nous possé-
dons déjà; et que, de môme qu'elle a été
notre premier moyen d'instruction, lorsque
mais sensible qu'accompagnée du sentiment nous nous formions à son usage, elle est cn-
de la parole. Dans l'analyse, nous ne saisis- core,et surtout depuis qu'elle nous est deve-
sons que les éléments que nous nommons, et nue familière, notre unique moyen d'acqué-
dans l'ordre suivant lequel nous les nom
mons. Il en est de môme des éléments (juc
nous faisons entrer dans la composition;
et les compositions elles-mêmes ne sont
fixées dans notre esprit qu'autant qu'elles sont
nommées.
a Nos jugements, nos opinions, nos
croyances, en un mol toutes les vérités que
nous avons admises ne nous sont sensibles,
et nous ne pouvons nous en rendre compte,
que par l'énoncé des propositions qui les ex-
priment.
« Nous ne revenons sur les raisonnements
qui nous ont conduits à ces vérités, nous ne
faisons de nouveaux raisonnements pour par-
venir à de nouvelles vérités, qu'en énonçant
par autant de oroDOsitions les jugements qui
rir de nouvelles connaissances.
« Ce n'est, en effet, qu'en formant de nou-
velles idées, en les confiant à la mémoire
que nous nous instruisons. Or, que nous re-
cevions de nos semblables ces nouvelles
idées, que nous les prenions dans des leçons
écrites, ou que nous les tirions de notre pro-
pic fonds, il est évident que ce ne peut être
qu'au moyen de la parole.
« D'abord, ce n'estque par la parole ciue
les leçons peuvent nous être données; et elles
ne peuvent nous instruire qu'autant que nous
répétons, au moy.en de la parole, les opéra-
tions qui nous sont indiquées. Ce n'est que
par la parole que nous confions h la mémoire
les idées qui nous sont enseignées, surtout
si nous vouions leur donner le degré de clar-
.'9
LAN
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
LAN
560
\6 et (le précision qui leur est nécessaire
jiourdevcnir véritablesconnaissances. Ce n'est
encore que par la parole qu'elles s'y con-
servent; la parole est donc absolument né-
cessaire h ce genre d'instruction.
« Elle l'est également à l'instruction que
nous tirons de notre propre fonds.
« Par notre travail personnel, nous ne pou-
vons acquérir de nouvelles idées, ou ajouter
aux connaissances que nous avons déjci, que
de deux manières: ou par l'observation d'ob-
jets que nous ne connaissons pas, ou que
nous connaissons mal, ou bien par la ré-
llexion sur des connaissances que nous pos-
sédons déjà, dont l'élude spéciale nous dé-
couvre entre elles des rapports que nous
n'avions pas aperçus, et dans les vérités que
nous connaissons, des conséquences que
nous n'avions pas déduites, parce qu'elles ne
s'étaient pas présentées à nous. Or, d'après
ce que nous avons établi, il est évident que,
de ces deux opérations de nature ditlerente,
la première serait sans résultat utile, et la
seconde ira{)0ssible, si elles étaient l'une cl
l'autre privées du secours de la parole.
« La première serait sans résultat utile. Que
j'arrive, dit un métaphysicien moderne dans
un ouvrage dont j'ai oublié le titre, et dans
.equel il combat la doctrine que nous cher-
chons à établir : que j'arrive dans un pays où
je trouve des arbres et des animaux incon-
nus, aurai-je besoin d'en savoir le nom pour
les observer, les distinguer les uns des autres,
tt de tous ceux que je connais déjà? Non, sans
doute ; mais si, à mesure que vous les obser-
vez, vous ne les nommez pas ; si, à mesure
que vous les analysez, pour en connaître les
qualités, les propriétés, les formes et les
lappoi'ts divers qui les constituent, vous ne
nommez ni qualités, ni propriétés, ni formes,
ni rapports; si, à mesure que vous observez
des ressemblances et dfs différences, vous
ne les classez pas; si vous ne nonmiez ni les
genres ni les espèces, que pensez-vous rete-
nir de toutes vos observations? Tout au plus
un souvenir bien vague et bien confus d'une
foule d'objets qui ne ressemblent en rien à
ceux que vous c(mnaissez déjà, et vous
ne pourrez rendre compte, ni à vous, ni
aux autres, de ce que vous aurez vu et ob-
servé.
« Si le souvenir des objets qui vous sont
connus n'est à votre disposition, comme vous
ne pouvez en douter, que parce qu'ils sont
nommés, et que de leur nom vous avez fait
l'expression de l'idée qui les représente dans
votre esprit, vous ne pourrez que par une
opération semblable tirer de vos nouvelles
observations la connaissance des choses qui
en auront été l'objet. Ce n'est que par ce
moyen que vous en graverez dans la mé-
moire, avec leur nom, un souvenir assez
distinct, assez précis, pour être considéré
comme une véritable connaissance.
« Ainsi, l'observation elle-même, celle de
toutes les opérations intellectuelles qui paraît
la plus indépendante de la parole, qui seule
peut s'effectuer sans elle, ne saurait cepen-
dant produire de résultat utile^ d'idée pro-
prement dite, de connaissance réelle, qu'au-
tant qu'elle est aidée de la parole.
" La nécessité absolue delà parole au dé-
veloppement progressif de l'intelligence, h
la formation de nouvelles idées, de nouvelles
connaissances, à la découverte de nouvelles
vérités, est bien plus sensible encore, lors-
qu'on l'applique aux travaux de l'esprit seul,
à la réflexion, à la méditation source si fé-
conde d'instruction, pour ceux qui en ont
pris l'habitude, et véritable cause de la supé-
riorité de certains es[)rits.
« Tout ce que nous avons dit prouve évi-
demment, que la réflexion et la méditation ne
sont autre chose que l'emploi soutenu, et
plus ou moins bien dirigé, de la mémoire
active, qui non-seulement ne peu'*, être dirigée
d'une manière régulière et utile, mais même
entrer en exercice sans le secours de la pa-
role.
« Ainsi, diriger nos souvenirs; parmi cette
foule d'idées que, par suite de l'habitude,
nos circonstances réveillent en nous, et tien-
nent continuellement à notre disposition,
choisir celles dont nous voulons nous occu-
per; les analyser, les combiner, les enchaî-
ner, les déduire les unes des autres, réfléchir,
méditer; rien de tout cela ne peut se faire
qu'au moyen delà parole; car, qu'est ce que
réfléchir, méditer, si ce n'fst se ])arlerà soi-
même? iit comme nous ne pouvons parler à
nossemblables qu'au moyen de la parole, ce
n'est de même qu'au moyen de la parole
que nous pouvons nous parler à nous-mêmes.
C'est par la j)arole extérieure que nous ren-
dons compte de nos idées à nos semblables,
et c'est par la parole intérieure que nous
nous en rendons compte à nous-mêmes. Pri-
vez-nous des moyens d'articuler, et nous
sommes incapables de manifester nos senti-
ments, nos allections, nos idées, nos opinions,
nos croyances, nos pensées de toute espèce.
Privés de la parole intérieure, nous ne pou-
vons ni réfléchir, ni méditer. De même encore
que, par la parole extérieure, nous exerçons
une espèce d'empire absolu sur les idées de
nos semblables, puisque, par ce moyen, nous
pouvons, à volonté, les réveiller en eux, dans
l'ordre qu'il nous plaît; par la parole inté-
rieure, nous exerçons le même empire sur
les nôtres, que nous nous rendons sensibles
à volonté, et dans l'ordre qu'ils nous plaît
de choisir. Ceci nous conduit à examiner
l'empire que nous exerçons sur nos idées, la
manière dont nous l'exerçons, et en particu-
lier la nature de cette arme, qui devient si
puissante dans la main de ceux qui savent
s'en servir, je veux dire la parole intérieure. »
(Cardaillac, op. cit.)
§ X. — Empire que la parole nous donne sur nos
idées. — Parole intérieure.
(1 L'homme, dit un de nos plus judicieux
mélaphysiciens (l'auteur des Leçons de phi-
losophie),ne peut rien sur ses sensations, sur
ses sentiments, qu'il reçoit passivement. 11
ne peut ni se les donner, indépendatrunenl
des circonstances auxquelles ils sont attachés
par les lois de son être, ni s'y soustraire
561
LAN
PSYCîIOLOGlE.
LVN
562
lorsque ces lois les produisent. Il ne peut prouve, en effet, que nous sommes à peu près
que les modifier; encore n'est-ce pas en dénués du [)ouvoir de rai)i)eler à volonté le
agissant directement sur eux, mais bien sur souvenir de nos sensations, et si nousy réus-
les circonstances (jui les produisent; tandis sissons (|uel((uefois, c'est toujours avec etîort
qu'il exerce un empire à peu près absolu et d'une manièi-e fort imparfaite. Or, la pa-
sur ses idées : il les appelle, il les écarte, il
les analyse et les combine suivant le besoin
et comme il lui plaît,
« Ce pouvoir, si nécessaire au développe-
ment de l'intelligence, et que nous exerçons
sans interruption, est une suite de la nature
de la mémoire active, car il n'est que l'em-
ploi continuel de cette faculté. Mais, du se-
cours immense que la mémoire active retire
de la parole, puisque ce n'est que par elle
qu'elle peut s'exercer, il suit évidemment
que c'est à la parole seule que l'homme doit
l'empire qu'il exerce sur ses idées. Et c'est
ainsi que l'entend le métaphysicien qui nous
fournit cette réflexion, lorsqu'il dit : l^oute
la force de l'intelligence réside dans l'artifice
du langage.
0 Or, jxtur l)-en apprécier la nature de l'in-
telligence,des facultés qui la forment, et des
rôle intérieure n'est que le souvenir de la
sensation que produit la parole extérieure.
Comment se fait-il, qu'en oi)position avec
les souvenirs de toutes nos autres sensations,
il soit toujours clair, exact, précis et déter-
miné, et surtout, qu'il soit autant à notre
disposition (jue la parole extérieure, effet do
l'empire absolu que nous exerçons sur nos
organes locomoteurs?
« Il est fort important d'examiner ces
questions : la solution de la première nous
fei-a mieux comprendre la nature de la mé-
moire, véritable richesse de l'intelligence, et
celle de ses habitudes; en quoi consiste lo
savoir réel, et la diiférencc nnportante, qui
en général n'est pas assez remarquée, enli-o
savoir et comprendre. La seconde nous don-
nera le véritable sens do cette expression,
si souvent employée par les métaphysiciens,
opérations qui servent à son développement, se parler à soi-même; expression dont tout
il ne sudit pas de savoir que ces opérations
ne lui sont possibles qu'au moyen de la pa-
role,il faut savoir encore comment elles sont
exécutées par la parole; connuent le pou-
voir que nous avons d'articuler des mots
e monde se sert, mais dont on ne se fait pas
toujours une idée très-exacte. Nous poserons
donc ainsi la première question : quelle est
la cause qui nous dirige dans le choix de la
série d'articulations que nous sommes obli-
devetius expression et corps de la pensée, gés de prononcer pour réveiller en nous, et
est pour nous un moyen de faire subir à nos
idées toutes les combinaisons et transforma-
tions dont nous avons besoin; et ce n'est
que par là que cette observation peut être
utile.
« Un esprit peu rélléchi, en considérant la
facilité avec laquelle nous articulons des mots
f>our exprimer nos pensées, ne doit rien voir
à qui ne lui paraisse simple et naturel ; ce-
pendant, si on examine ce phénomène avec
attention pour s'en rendre un compte exact,
on y trouve quelque chose d'incompréhen-
sible, on dirait môme de contradictoire.
« Nous disons, en elfet, rpie nous ne pou-
vons rendre nos idées sensibles qu'au moyen
de la parole; mais une idée spéciale n'est pas
réveillée par toute esf)èce d'articulation, il
faut faire un choix, n'articuler que le mot
rendre sensible à nous et aux autres, une série
d'idées déternjinée?
« Pour répondre à celte question, nous
remarquerons d'abord : que l'homme, ayant
une fois acquis la parole dont il se sert pour
tous les travaux de l'esprit, est doué de ce
qu'on pourrait appeler deux espèces de mé-
moire, car elles paraissent de nature dilfé-
renle, savoir : la mémoire des mots, et la
mémoire des choses, ou mieux des idée»:.
Comme il n'est personne qui ne soit pourvu
de ces deux espèces de mémoire dans di-
verses pro{)ortions, il n'est personne non
plus (jui ne com[)renne cette distinction :
l'une est uniquement mémoire, elle peut
même souvent être séparé(i du savoir; l'autre
est en môme temps et mémoire et savoir.
« Personne n'ignore ce qu'on entend par
qui l'exprime, et pour rendre sensible une apprendre par cœur : c'est entendre, lire, re
série d'idées, il faut émettre une série déter-
minée de sons. Or, qui nous dirige dans ce
choix? il semble que cène peut être que les
idées; ainsi ce sont elles qui dirigent l'arti-
culation, tandis que, dans notre théorie, c'est
l'ordre de la parole qui semble devoir diriger
le mouvement des idées.
«D'une autre part, si, comme c'est assez
évident, nous n'avons aucun pouvoir sur nos
sen-ations. puisqu'elles ne sauraient ôlre
produites que par l'ébranlement de l'organe
lire et répéter plus ou moins souvent une
série de mots, une pièce de vers ou un dis-
cours, afin de les graver dans sa mémoire de
manière à les réciter avec facilité, dans le
môme ordre qu'on les a appris. Il est évident
que dans celle série de mois, et ^)ar suite du
l'habiludc qu'une frécjuenle répélilion a éta-
blie, chaque mota[)i)elle, et dans le souvenir-,
et dans l'organe, le mot qui le suit, et ainsi
successivement jusqu'à la fin.
« On conçoit encore que cette mémoire
qui leur est propre (et cet él)ranlement ne peut s'exer-cer tout aussi bien sur une série
dépend pas de notre volonté; car en vain
voudrai-je voir, si je suis dans les ténèbres,
entendre, si rien n'agite l'air autour de
moi, etc.), nous ne pouvons pas en avoir
non plus sur le souvenir de nos sensations,
puisque ce souvenir résulte d'un mouvement
analogue
du môme
organe.
L'expér-ionce
de mots que l'on ne comprend pas, que su;-
une séiie (]uo l'on comprend. Dans le premier
cas, cette mémoire n'a()[)orte rien dans l'in-
telligence, tandis que, dans le second , elle
lui fournit ou r-appclle toutes les idées ex-
prinrées"" dans le discours. Il est de fait qu'on
peut ai)prendrc de la sorte une série de mots
563 LAN DICTIONNAIRE DE
dont on n'a aucune intelligenco; et il est de
fait aussi que l'intelligence de ce qu'on étudie
en fiiciiite l'acquisition. On conserve, on rap-
pelle , on redit plus exactement, par la mé-
moire des mots, ce que l'on comprend que
ce que l'on ne comprend pas.
« Il est bon do faire ici une réflexion , h la
vérité étrangère à notre sujet, mais fort utile,
dans son application, à ceux qui sont obligés
de réciter en public. Je dis réciter, car elle
n'a pas de rapport à l'improvisation. C'est
([u'en étudiant pour dire en public , il faut
apprendre de manière à n'avoir jamais be-
soin de l'intelligence des mots pour les rap-
peler. L'attention, alors adVanchie de ce tra-
vail, se porte sur la manière de les prononcer,
et le débit prend le caractère qui convient
aux idées qu(i l'on exprime. Dans l'usage que
nous faisons de cette espèce de uiémoire, on
voit que ce sont les mots ([ui nous condui-
sent aux idées, et que l'ordre des mots déjà
déterminé, détermine celui des idées qu'ils
rappellent.
« Mais il en est tout autrement de la mé-
moire des idées. Ce sont les idées qui rappel-
lent les mots, et l'ordre qu'elles observent
<iéterminc celui dans lequel les mots se
succèdent dans le discours. C'est là ce qui
restera réellement incom[)réliensible , tant
qu'on ne se sera pas fait une idée exacte des
habitudes actives , et de leurs effets merveil-
leux; ou qu'on négligera d'en faire l'appli-
cation aux habitudes actives de la mémoire,
qui sont tout à fait de même nature.
<( Si nous rappelons ce qui a été dit de la
nature des habitudes actives, de la manière
dont elles se forment, et des effets qu'elles
produisent, nons trouverons entre elles et les
habitudes actives de la mémoire une parfaite
parité, et on sera obligé de convenir que, si
l'accroissement prodigieux des forces et de
S'adresse physiques de l'homme résulte des
premières, c'est dans les dernières que se
trouve toute la force de l'intelligence.
« Nous avons reconnu que la fréquente
répétition des mêmes actes forme, établit et
conserve les habitudes actives.
« C'est aussi en nous occupant fréquem-
ment des mômes idées, que se forment, s'é-
tablissent et se conservent les habitudes de
Ja mémoire.
« Mais ce qu'il importe d'examiner, ce
sont les effets qu'elles produisent lorsqu'elles
sont une fois confirmées. Ils se montrent à
découvert dans tous les mouvements des or-
ganes locomoteurs, et dans la manière dont
ils remplissent leur destination. La volonté
les met en mouvement , et sans avoir besoin
de s'en occuper davantage, ce mouvement
prend et suit les diverses directions succes-
sives nécessaires aux diverses parties succes-
sives des efl'ets qu'elle veut produire. L'atten-
tion paraît abandonner, non-seulement ces
directions diverses, mais aussi les diverses
parties successives des effets, en telle sorte,
tpj'un acte léger d'attention suffit pour coor-
donner avec elles les directions succcessives
du mouvement. C'est une expérience de tous
les instants; nous la constatons dans tous
PHILOSOPHIE. LAN 564
nos actes; car les mouvements divers des
organes locomoteurs se passent sous nos
y(!ux, et nous voyons en môme temps les
effets qu'ils produisent.
« Il en est de môme du mouvement de
l'organe vocal; il prononce et articule dans
un ordre déterminé les mots qui expriment
l(;s idées, soit que nous voulions les commu-
ni([uer aux autres, ou nous les rendre sensibles
h nous-mômes. Tout notre travail consiste à
donner à cet organe, dès l'origine, les habi-
tudes nécessaires à l'articulation ; ces habi-
tudes une fois contractées, la volonté seule
d'articuler un mot ou une série de mots im-
primera la direction nécessaire ; mais lorsque
le langage est devenu expression et corps
de la pensée, il suffit de la volonté d'exprimer
pour les autres, ou de nous rendre sensibles
à nous-mômes une série d'idées; et comme
ces idées nous sont présentes et d'une ma-
nière distincte, quoique non sensibles, par
le plus léger acte d'attention, joint à la vo-
lonté de les exprimer, le mouvement qu'elle
imprime à l'organe vocal se coordonne, dans
les directions successives qu'il prend, avec
l'ordre dans lequel nous voulons les expri-
mer ; et l'on voit qu'il y a parité absolue
entre les habitudes actives physiques, et les
habitudes actives de la mémoire. A. la vérité
nous ne sentons pas distinctement les idées
que nous voulons exprimer; nous n'en sen-
tons ni le détail, ni l'ordre dans lequel elk.;
se trouvent dans notre esprit, ni celui dans
lequel nous voulons les manifester. Mais
nous ne sentons pas davantage les idées par-
tielles de l'effet que nous voulons produire,
ni l'ordre dans lequel les diverses parties de
l'effet doivent se succéder.
« Suivons cette comparaison, des effets à
produire au moyen des organes locomoteurs,
et que nous produisons avec tant de facilité,
de précision et d'exactitude, et des effets que
nous produisons pareillement, au moyen de
l'organe vocal, pour exprimer nos idées.
« Voulons-nous produire un acte ; nous
n'en avons que l'idée totale, composée d'un
nombre plus ou moins considérable d'idées
élémentaires, qui ne sont senties que comme
une masse dans laquelle rien n'est démêlé
ni distinct; quant aux minutieuses idées de
détail, relatives aux mouvements successifs
propres à le produire, nous ne les sentons
pas distinctement, nous ne sentons que la
volonté de l'exécuter; ce qui suppose celle
d'en produire successivement les diverses
parties , et dans un ordre déterminé dont
nous n'avons pas non plus le sentiment dis-
tinct.
« Si nous ne pouvons douter, que les idées
partielles de l'effet que nous voulons pro-
duire , ne nous soient réellement présentes
et distinctes, quoique non senties, et que ce
ne soient elles qui, dans cet état de non
senties, dirigent les mouvements successifs
qui se coordonnent avec elles; nous ne pou-
vons pas douter non plus, que les idées que
nous voulons exprimer ne nous soient pré-
sentes, quoique non senties, qu'elles ne soient
distinctes dans cet état d'inaperçues, et que
6C5
LAN
PSYCHOLOGIE.
LAN
566
ce ne s Meut elles qui, dans cet tHal, dirigent tend, disserte, discute et prononce tout à la
les mouvements de l'organe vocal destinés à
les rendre sensibles par l'arliculalion des
mots qui en sont le corps ; mouvements qui
se coordonnent avec elles, comme les mou-
vements de la main se coordonnent avec les
idées relatives au détail des effets que nous
voulons produire. Nous faisons sur l'organe
fois, est d'autant plus important, que, si c est
à la parole que nous devons les effets pro-
digieux dont nous venons de parler, et que
nous avons démontré n'être produits que par
elle, ce n'est qu'à ce phénomène intérieur,
seul moyen do réffexion et de méditation,
que nous pouvons les rapporter. C'est elle
vocal, qui se promène, si je puis ainsi m'ex- qui établit, qui confirme et conserve en nous
primer, sur les diverses articulations, ce que les connaissances que nos semblables nous
fait la volonté du musicien sur la main, qui donnent au moyen de la parole extérieure,
se promène sur les touches du clavier de C'est par elle que nous faisons subir aux
idées qu'elle conserve , toutes les modifica-
promene
son instrument
« On conçoit alors qu'en opposition avec tions qui les rendent si fécondes; ([ue nous
la mémoire des mots , dans l'exercice de la- ajoutons journellement au développement
quelle les mots appellent et réveillent les de l'intelligence; et que nous nous instrui
idées ; dans la mémoire des choses , ce sont
les idées déjà présentes à l'esprit qui appel-
lent les mots, et qui, en les appelant, reçoi-
vent le caractère de dominantes et vivement
sensibles, qu'elles n'ont point en l'absence
de la parole qui seule peut les leur donner.
« On conçoit aussi nue, dans l'exercice de
la mémoire des mots, l'ordre des idées rendu
sensible par la parole reste toujours le même.
sons nous-mêmes, comme nos semblables
nous instruisent par la parole extérieure.
« Pour se faire une idée précise de ce phé-
nomène nous demanderons, 1" en quoi con-
siste cette parole intérieure? 2" si elle est h
notre disposition, et jusqu'à quel point?
3" comment nous entrons en possession du
pouvoir que nous exerçons sur elle, et com-
ment certains individus étendent ce pouvoir,
parce que l'ordre des mots qui les expriment de manière à le rendre à peu près égal à ce-
et les rendent sensibles est toujours le même ; lui qu'ils exercent sur la parole extérieure?
tandis que, dans l'usage et dans l'exercice 4° enfin, comment l'organe qui le produit
de la mémoire des choses et des idées, l'ordre n'étant en aucune manière scms la dépen-
dans lequel elles se reproduisent est variable, dance delà volonté, nous nous en seivons
Ces idées qui appellent les mots étant plus cependant avec la même facilité que de Ifli
nombreuses et leurs combinaisons fort mulli- parole extérieure?
pliées, peuvent être présentées de mille ma-
nières différentes, parmi lesquelles nous
choisissons l'ordre qui nous parait le plus
propre à faire ressortir les rapports dont
nous avons besoin.
« Celle manière de considérer le jeu de la
parole dans les divers exercices de la mé-
:< Remarquons d'abord que tout ce aue
nous avons dit jusqu'ici de la parole articuléo
et surtout du secours immense iprelle four-
nit à la mémoire tajit active que passive ,
serait inintelligible et même cesserait d'être
vrai, si on n'entendait aussi bien la parole
iniérieure que la parole extérieure. Tout co
moire active; cet empire absolu qu'elle nous qu'ont dit les métaphysiciens des effets du
donne le moyen d'exercer sur toutes no
iilées, car elle est toujours à notre disposi-
tion ; l'emploi que nous en faisons, et dans
lequel nous sommes dirigés par les idées
qu'elle est destinée à nous rendre sensibles,
langage, lors même qu'ils ne le considèrent
que comme signe de la pensée, s'étend aussi
à la parole intérieure, et n'est intelligible
qu'autant qu'on lui en fait l'application.
Aussi c'est avec raison qu'on s'étonne qu'ils
nous met à même de comprendre toute la aient parlé avec si peu de détail de ce point
vérité de ce vers de Boileau : de vue important, qui présente tant de mer-
Ce que l'on conçoit bien, etc. '^^.^'^^^ ^^^^'^^ 5 exciter la curiosité et l'ad-
' miralion ; car I homme n est jamais plus
« Elle nous met à même encore d'appré- admirable que dans ce colloque solitaire ,
cier exactement le sens du mot savoir, qu'on dont la parole iniérieure est le seul inslru-
confond trop souvent avec le mot comprendre, ment.
quoique la différence en soit très-grande; « C'est pour éviter ce reproche que nous
mais avant de faire les réflexions importantes allons traiter les questions auxquelles donne
qu'appellent ces deux points de vue, arrê- lieu ce phénomène, qui tient une si grande
tons-nous un moment à la parole intérieure, place dans la vie de l'homme, par le rôle
et recherchons comment, n'étant que le sou- qu'il joue dans tous les mouvements de la
venir d'une sensation, elle est cependant à pensée. Nous nous demanderons d'abord, en
notre disposition , tout aussi bien que la pa- quoi consiste cette parole iniérieure que
rôle extérieure, qui, étant un acte de la vo- nous entendons si distinctement, lorsqu'une
lonte, est par conséquent une de ces modi- cause, quelle qu'elle soit, réveille en nous le
fications qui, par leur nature, sont sous notre sentiment de la pensée qui y est attachée, et
dépendance absolue. dont nous nous servons, surtout pour nous
• « La parole intérieure est un phénomène parler à nous mêmes, sans le secours de l'or-
qui a lieu dans l'isolement , la retraite et la gane vocal ; et nous répondrons qu'elle n'est
solitude la plus profonde, dans le silence que le souvenir delà parole articulée, que
absolu de a nature entière. Ce colloque mys- nous avons entendue, et qui s'
térieux, dans lequel l'homme, auditeur et la mémoire de manière à ooi
orateuj- en même temps, uarle , écoute, en- oelée
est gravée dans
pouvoir être rap-^
567 LAN DICTIONNAIRE
« Mais' ce souvenir de la parole articulée ,
en ce qu'il présente de spécial entre tous les
souvenirs, donne lieu h plusieurs remarques.
I.a première, c'est que lous les souvenirs,
m(^me celui des choses (lui sont le plus fami-
lières, ont toujours quelque chose de vague,
d'obscur et d'indéterminé. Quel est celui dont
l'imagination est assez puissante pour , en
l'absence d'un ami . se représenter sa ligure
d'une manière aussi exacte et aussi rigou-
reuse que s'il était présent , bien qu'il ne
l>asse pas un jour sans le voir ? Et si nous
choisissons un exemple plus simple encore,
(}ui peut sç représenter une couleur dune
manière aussi exacte et aussi distincte que
lorsqu'elle est sous les yeux? Le souvenir de
la parolo, au conirair(î, est aussi exact, aussi
précis et aussi rigoureusement déterminé ,
que peut l'être la sensation elle-même lors-
que nous l'entendons. Deux articulations ,
quelque analogues qu'elles soient , ne se
confondent pas plus dans le souvenir que
dans la sensation môme. On pourrait dire
plus ; le souvenir est souvent plus distinct
que la sensation, et nous aide quelquefois à
la distinguer elle même.
a Ce souvenir accompagne toujours la sen-
sation, et ce n'est même que par là que la
parole est intelligible pour nous.
« n faut remarquer encore que, quoiqu.e le
son soit seul susceptible d'être modifié par
l'articulation, le souvenir de la modification
se produit en nous indépendamment du sou-
venir du son ; aussi n'est-ce que dans l'arti-
culation que réside toute la puissance de la
parole; le son, n'en étant que le véhicule,
est à l'articulation ce que la substance est
aux qualités, seule chose que nous connais-
sions" dans les corps; avec cette différence
que, malgré leur existence réelle, les sub-
stances nous sont inconnues, tandis que le
son nous est connu par la sensation.
« Mais dans le souvenir qui constitue la
parole intérieure, le son qui en est la sub-
stance a disparu, il ne reste plus que l'arti-
culaiion , capable de jiroduire à elle seule
tous les effets auxquels elle est destinée.
« Les effets de la parole intérieure sont
aussi merveilleux , et identiquement les
mêmes que ceux de la parole émise et por-
tée par le son. Elle participe aux mômes
caractères, et reniplit les mômes fonctions.
Expression de la pensée , elle la tire , pour
ainsi dire, du saRcluaire obscur de l'intelli-
gence, où elle était confondue dans la foule
de toutes les pensées qui la composent, pour
la porter à la surface, et nous la rendre sen-
sible en lui donnant un corps qui en est l'ex-
pression , sans lequel elle échapperait au
sentiment , et resterait aussi voilée pour
nous, qu'elle le serait pour nos semblables ,
si nous n'avions le son articulé pour l'émettre
au dehors, lui un mot , tout ce que nous
avons dit de la parole articulée peut se dire,
et peut-être à meilleur droit, de ce souvenir
constitutif de la parole intérieure. C'est sur-
tout celle-ci qui fournit à la mémoire, tant
active que passive , les secours immenses
qu'elle rei^oil de la parole.
DE PHILOSOPHIE.
LAN
568
« La seule différence que nous trouvons
entre la parole prononcée et la parole inté-
rieure, c'est que l'une est produite avec le
son, et que l'autre niarche sans lui. La pre-
inière agit sur l'organe extérieur, par l'effet
d'une cause étrangère; la seconde se produit
dans le repos de l'organe, et par l'ébianle-
ment seul de l'organe intérieur. Le sentiment
de celle-ci, moins vif, moins fort, mais tou-
jours aussi distinct, réclame cependant, afin
de produire ses effets , un plus grand effort
d'attention , pour nous isoler des causes qui
courraient facilement nous distraire. A cela
Drés, il est rigoureusement vrai de dire que
e caractère, la nature , les effets de la pa-
role intérieure sont idenliquemeni les mômes,
et chez beaucoup d'individus, plus étendus
encore que ceux de la parole prononcée.
« En second lieu, dans le souvenir de la
parole intérieure nous sommes, comme dans
l'usage de la parole extérieure, tantôt passifs,
car nous entendons sans parler, tantôt actifs
et passifs en même temps , c'est à-dire que
n()us parlons et que nous entendons tout à la
fois ; mais jamais nous ne sommes unique-
ment actifs, car jamais nous ne parlons sans
entendre. C'est de la preuve de ce fait que
résultera la réponse à la seconde question
que nous nous sommes faite sur la parole
intérieure, savoir : si elle est aussi bien à
noire disposition, et de la môme manière,
que la parole extérieure, qui étant un véri-
table acte de nous, effet d'un mouvement vo-
lontaire de l'organe vocal , reste sous la dé-
pendance entière de la volonté.
« Nous disons : qu'il nous arrive quelque-
fois d'être purement passifs dans l'usage de
la parole intérieure.
« 1° Lorsque nous entendons et surtout
lorsque nous écoutons les autres parler , à la
sensation qu'ils produisent en nous, se joint
le souvenir des mômes paroles, déjà enten-
dues et devenues pour nous expression, corps
de pensée ; souvenir ou parole intérieure si
ingénieusement appelée l'écho de la parole
extérieure, par lequel seul nous recevons
l'instruction.
« 2" Lorsque nous lisons, les caractères
divers que nous parcourons des yeux ne
portent pas avec eux l'idée du son; mais ils
sont pour l'esprit une espèce de représenta-
tion de l'articulation, qui en réveille le sou-
venir aussi distinct que si les mots étaient
distinctement prononcés. De là l'expression,
parler aux yeux. L'écriture n'est que la pa-
role mise sous les yeux; ce qui est vrai uni-
quement parce qu'elle réveille et fait entensire
la parole intérieure qui nous instruit. Ainsi
dans la lecture la parole intérieure est reçue
passivement.
« 3° Nous sommes encore passifs dans
l'usage de la y)arole intérieure, toutes les fois
qu'indépendaniment de notre volonté , les
circonstances ou les idées qui nous occupent
actuellement éveillent en nous d'autres idées
assez vivement pour qu'elles nous soient
distinctement sensibles, et par conséquent ,
accompagnées du sentiment de la parole qui
en fait le corps. A qui n'arrive-t-il pas d'être
r.69 LAN
poursuivi, obsédé môme par des idées qu'au-
cun etTort ne peut repousser, et qui se pré-
sentent toujours accompagnées de leur ex-
pression intérieure.
« Dans celte circonstance et dans une
intînité d'autres nous sommes purement au-
diteurs, sans qu'il y ait à notre portée d'autre
orateur que les causes extéiieures ou inté-
rieures qui réveillent les idées malgré nous.
« En disant qu'alors nous sommes pure-
ment passifs, je ne prétends pas nier l'acti-
vité réelle qui résulte de la circonstance, ni
PSYCHOLOGIE. LAN 570
qu'ils ont lu. Ce phénomène ne s'opère pas
dans tous avec la môme facilité, il en est qui
ne l'exécutent que fort lentement ; mais
combien en est-il à qui cette lenteur môme
ne suffit pas, qui sont obligés de prononcer
du bout des lèvres, et souvent môme d'arti-
culer à haute voix ? ce qui provient unique-
ment de ce que les premiers entendent dis-
tinctement la parole intérieure sans secours
étranger, et que les autres n'ont pas la même
facilité.
« Et cela ne doit pas étonner; une diffé-
l'atlention que nous donnons à cette parole rence jiareille se trouve dans les effets que
qui vient spontanément , pour la fixer , la produit la parole CAtérieure. Les uns la
rendre plus distincte, et plus instructive , ni suivent et la comprennent avec fitcilité, quel-
les efforts que nous faisons quelquefois pour que rapide qu'elle soit; d'autres ne peuvent
la repousser ou l'étouffer et la réduire au ni la comprendre ni la suivre qu'autant
silence; je ne veux parler que de la parole qu'elle est émise très-posément. Tout cela
intérieure elle-même , que nous entendons lient aux qualités de l'esprit, et aux différents
sans avoir rien fait pour la produire. degrés de pénétration qui en dérivent , et
« S'il est des circonstances dans lesquelles surtout à l'habitude contractée de donner une
nous sommes purement passifs dans la parole attention soutenue aux objets dont on en-
intérieure , il en est un grand nombre dans tend parler. Quant h la faculté de réfléchir.
lesquelles nous sommes tout à fait actifs. Il
est des idées que nous voulons non seule-
ment rendre sensibles et distinctes, mais que
nous voulons analyser, comparer, combiner,
afin d'en déduire les conséquences qu'elles
présentent; c'est en cela que consiste préci-
sément toute la mémoire active, c'est ce qu'on
de méditer, de se parler à soi-môme, les dif-
férences sont plus faciles h saisir, elles sont
beaucoup plus considérîibles et beaucoup plus
importantes.
« Parmi tous ceux qui écrivent , il en est
qui, inhabiles h se dicter h eux-mômes , au
moyen de la parole intérieure, procédé le
plus ordinaire, et qui devient une preuve
appelle se parler à soi-même. Expression
pleine de vérité, qu'on comprend facilement, irréfragable du pouvoir réel que nous exer
pour peu que l'on examine ce qui se passe çons sur elle; il en est, dis-je, qui sont obli-
en nous, toutes les fois que l'esprit s'occupe gés de prononcer tout haut ce qu'ils veulent
sérieusement d'un objet. C'est le moyen par écrire. Nous voyons des esprits légers et su-
lequel nous dirigeons h volonté le cours de perficicls, à qui il est inq)ossible de soutenir
nos idées, et c'est là ce qui constitue propre- quelques instants ce colloque intérieur, se
ment la réflexion, la méditation; car penser, détourner sans sujet de ce (jui paraît devoir
réiléchir, méditer, se parler à soi-même, les occuper sérieusement, et réclamer le [)lus
sont identiquement la môme chose,
« Or , qui ne reconnaît en soi ce pouvoir
de donner à ses idées, par le moyen de la
parole intérieure mentalement prononcée,
un cours utile et instructif. La seule preuve
que nous puissions donner de ce pouvoir en
nous, c'est que nous en usons et que nous en
sentons l'exercice. Ainsi concluons que, par-
mi les pro[)riétés constitutives de l'homme ,
se trouve le pouvoir de prononcer mentale-
ment et pour lui seul , quand il lui [)!ait, Ja
parole intérieure, et de l'entendre, comme il
a la propriété d'entendre la parole pronon-
cée, et la faculté d'articuler pour manifester
sa pensée à sus semblables.
impérieusement leur attention. 11 en est en-
core qui, voulant, je ne dis pas réfléchir,
mais s'occuper mentalement d'un objet quel
qu'il soit, ne savent se rien dire si (jnelque
circonstance extérieure ne leur parle, c'est-
à-dii'e ne vient réveiller en eux quelque
pensée ; tandis que d'autres , doués d'une
puissance de réflexion extraordinaire, passent
des heures entières à se rendre compte de
leurs idées. C'est que la parole intérieure est
pour eux un instrument, dont ils se servent
avec autant de facilité que l'orateur le plus
exercé se sert de la parole prononcée à haute
voix.
« L'usage actif de la parole intérieure est
« Nous remarquerons cependant que . si un talent ^ussi précieux que celui de la pa
ce double pouvoir de prononcer et d'entendre rôle extérieure. L'un est môme le principe de
la parole intérieure est commun à tous, tout
le monde ne le possède pas à beaucoup près
également. D'abord, pour ce qui regarde la
faculté d'entendre , ou plutôt d'écouter la
parole intérieure, et d'en saisir la significa-
tion, les différences sont immenses. Un seul
exemple va nous les faire sentir.
« La lecture est uniquement destinée <i
nous faire entendre la parole intérieure. 11
est un grand nombre d'individus qui se con-
tentent de parcourir des yeux les pages d'un
livre, et c'est assez pour !a réveiller en eux,
et leur faire comprendre le sens de tout ce
l'autre; car il me paraît bien dillicile de sa-
voir parler à ses semblables, si l'on ne sait se
parler à soi-môme ; ^n sorte que s'il est vrai
de dire, que c'est par un travail soutenu et
bien dirigé que se forme le talent de la pa-
role, fiunt oratores; c'est aussi par le travail
et l'habitude la méditation, que se formera et
se développera le talent précieux de la pa-
role intérieure, véritable cause de tout le dé-
veloppement de l'intelligence humaine, et
qui donne à ceux qui le possèdent une si
grande influence sur leurs semblables, par
l'empire qu'ils exercent sur leurs idées. Nous
571
LAN
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
LAN
572
verrons quelle est la source de cet empire ,
lorsque nous aurons étudiù les autres elTets
de la parole , et que nous aurons montré
comment la parole intérieure contribue à
.njouter sans cesse, et par notre seul travail ,
de nouvelles idées à celles que nous avons
acquises ou formées sous la direction de nos
maîtres; mais auparavant il faut que nous
répondions à la troisième question que nous
nous sommes faite sur la parole intérieure.
« Comment entrons-nous en possession du
pouvoir que nous exerçons sur la parole in-
térieure ?
« Ce qui précède nous fournit le moyen de
répondre à celte question. Si c'est de la dif-
férence du travail, et de l'habitude acquise de
réflécliir, que résultent les dilférences re-
marquées dans le pouvoir qu'exercent les
divers individus sur la parole intérieure, il
est évident que c'est par le travail que nous
l'acquérons. Les efforts que nous faisons dès
l'origine pour rappeler les mots, nous don-
nent un empire réel et sur ces mots et sur
l'organe qui les prononce; car nous ne pou-
vons les prononcer qu'autant que le souvenir
en est présent. Si la parole intérieure que
nous entendons lorsqu'on nous parle, n'est
autre chose que la sensation des mots pro-
noncés, ou une espèce de contre-coup de
l'iiction d'autrui, les paroles que nous pro-
nonçons nous-mêmes ne sont que l'écho de
la parole intérieure qui nous est présente.
Ainsi, en faisant des efforts pour exprimer
nos idées aux autres, nous en faisons égale-
ment pour en trouver l'expression dans nos
souvenirs ; et, pour peu que nous y joignions
l'habitude de nous abstenir de la proférer
lorsque nous l'aurons trouvée, nous pren-
drons celle de nous parler intérieurement à
nous-mêmes, de réfléchir, de méditer ; et la
fréquente répétition augmentera cette puis-
sance, comme nous avons vu qu'elle aug-
mente la force et l'adresse, dans tout ce qui
est soumis à l'empire de la volonté.
« On voit encore comment l'habitude de
dire pour les autres ce que l'on s'est dit sou-
vent à soi-même, et de plusieurs manières
différentes, donne la facilité d'improviser ; et
comment l'art oratoire a son principe dans
l'art de réfléchir, l'art de parler dans celui
de penser, et l'art de parler aux autres dans
l'art de se parler à soi-même ; car on ne sau-
rait trop le répéter à la jeunesse : penser,
réfléchir, méditer, se parler à 'soi-même,
sont identiquement la môme cho«e ; de Jà
l'empire de la parole.
« Ce que nous venons de dire nous met à
même d'ap()récier la différence qu'il y a entre
la réflexion et la rêverie ; différence qu'il est
bon de noter, car il est bien des gens qui
croient réfléchir profondément, tandis qu'ils
ne font que s'abandonner à la rêverie.
« Dans la rêverie , état à peu près pure-
ment passif, l'ame écoutant à peine la parole
intérieure, que toutes les circonstances ré-
veillent continuellement, l'entend cependant,
mais sans faire le moindre effort pour en
déterminer l'objet, ou en diriger la marche,
s'aliandonnant cnlièrcment soit au hasard
des phénomènes extérieurs, soit à l'influence
des liaisons de toute espèce, déjà formées
entre les idées. La réflexion, au «lontraire,
est un état actif. Tant qu'elle dure, l'âme fait
effort, non-seulement pour se parler à elle-
même, mais pour maintenir son attention à
tout ce qu'elle se dit, afin de n'être pas dé-
tournée, par tout ce qui se présente, du but
qu'elle se propose d'atteindre ; donnant à
toutes les idées qui doivent l'y conduire une
attention suffisante pour en saisir les nuances,
en développer les éléments, en apprécier les
rapports. De ce travail, elle recueille une
abondante moisson d'idées nouvelles, de rap-
ports jusque-là négligés, d'aperçus qui lui
avaient échappé, ou qu'elle avait mal appré-
ciés, de conséquences qu'elle n'avait pas dé-
duites ; elle reconnaît, en un mot, et aug^
mente le dépôt de toutes les connaissances
qu'elle possède.
« Enfin, nous avons demandé par quel
moyen nous exerçons le pouvoir que nous
avons sur la parole intérieure, et comment
il se fait que cette parole intérieure, qui
n'est que le souvenir d'une sensation, soit
cependant à notre disposition ; tandis qu'eu
général, le souvenir des sensations est pro-
duit par l'ébranlement d'un organe qui se
dérobe à l'empire de la volonté.
« Commençons par observer que, quand
bien même nous ne pourrions pas répondre
à cette question, le fait de l'empire réel, et
toujours proportionné à l'habitude, sur la
parole intérieure, n'en serait pas moins dé-
montré par le sentimer:;t et par l'expérience ;
et tout inexplicable qu'il serait, il n'en fau-
drait pas moins l'admettre tel qu'il nous est
révélé, comme seul moyen de nous rendre
compte de tous les phénomènes de l'esprit
humain, et des immenses effets qu'il y pro-
duit ; car c'est lui qui est la véritable cause
du développement que l'intelligence est sus-
ceptible de recevoir ; et nous ajouterions
alors, qu'il est bien plus important de déter-
miner d'une manière précise, et l'usage que
nous devons en faire, et la manière dont
nous devons en diriger l'emploi, que desavoir
par quel moyen nous l'exerçons.
« II ne nous paraît cependant pas à beau-
coup près inexplicable ; et nous en trouve-
rons une explication satisfaisante dans les
principes que nous avons établis, tant sur
la manière dont les souvenirs se reproduisent
en nous, que sur celle dont les phénomènes
de l'homme se lient les uns aux autres par
une coexistence fréquente.
« Nous avons dit que le cerveau est l'or-
gane de la pensée, et en particulier du sou-
venir. Nous devons avoir compris comment
un ébranlement dans le cerveau, analogue
au souvenir à reproduire, est nécessaire h
cette reproduction ; mais puisque le souve-
nir n'est autre chose qu'une copie exacte,
avec quelques dift'érences caractéristiques,
de la modification qu'il rappelle, l'ébranle-
ment (jui le produit ne doit être qu'une copie
exacte, avec quelques différences caractéris-
tiques, de l'ébranlement qui a produit la
modification rappelée. Or, si nous sommes
573
LAN
PSYCHOLOGIE.
LAN
574
doués du pouvoir d'agir directement sur l'or- meure dans un repos absolu, tandis que, dans
gane de la parole extérieure, et d'y produire
à volonté les mouvements nécessaires à sa
production, nous serons conduits à recon-
naître que nous ai^issons indirectement sur
l'organe de la parole intérieure, qui n'est que
le souvenir de la parole extérieure
le second, nous éprouvons le plus souvent
une espèce de frémissement, de mouvement
intérieur presque imperceptible, mais ana-
logue à celui qui serait nécessaire pour pro-
duire au dehors les paroles que nous ne vou-
lons prononcer qu'intérieurement pour nous
« L'organe vocal est sous la dépendance de seuls (164). Ce qui suppose que la volonté
la volonté, et c'est en agissant à son origine, exerce sur l'origine de cet organe une action
qui est placée dans le cerveau, qu'elle le met propre à produire le souvenir, et suffit pour
en mouvement pour prononcer la parole, que nous entendions distinctement cette ar-
Mais nous ne parlons jamais à haute voix liculation , quoiqu'elle ne soit prononcée
sans nous entendre parler, sans éprouver la qu'intérieurement. Nous voyons par'Ià com-
sensation des mots que nous prononçons, ment, bien ditTérent des autres souvenirs, le
eiïet d'un ébranlement produit dans le cer-
veau ou à l'extrémité intérieure de l'organe
de l'ouie ; d'où il résulte que le mouvement
propre à produire la parole ne s'etrectue ja-
mais dans le cerveau, qu'il ne soit accom-
pagné de l'ébranlement de la partie propre
à produire la sensation ; ce qui lie l'un à
l'autre ces deux mouvements, en telle sorte
cjue l'un ne peut plus se produire sans pro
souvenir de la parole est toujours à notro
disposition, et par ce moyen nous donne le
pouvoir de réfléchir, de méditer, de nous
parler à nous-mêmes.
« Cela nous montre encore, que so narler
à soi-même ou parler à ses semblables ne
sont qu'un seul et même acte, puisque l'un
et l'autre résultent d'une action tout à fait
semblable sur l'organe, et qu'il n'y a de dif-
duire l'autre. Ainsi, en supposant qu'il nous férence que dans l'énergie du mouvement.
arriverait de parler ayant les oreilles parfaite-
ment bouchées, quoique nous n'entendissions
pas les sons émis, le mouvement intérieur
suffirait pour produire le souvenir des arti-
culations prononcées.
« Or, si nous modérons l'action de la vo-
lonté, qui se porte sur l'origine de l'organe
vocal, de telle manière que le mouvement, se
bornant à la partie qui est au cerveau, n'abou-
tisse pas jusqu'à l'organe de la voix, le son
ne sera pas produit, mais le souv(;nir en sera
réveillé par la liaison établie entre les deux
mouvements ; et on conçoit ((ue, quoique l'or-
gane de cette espèce de souvenir ne soit pas
sous la dépendance directe de la volonté, elle
peut agir etficacement sur lui, par l'intermé-
diaire de l'organe vocal, ou de son origine,
sur lesquels elle exerce un empire direct et
absolu.
« Deux observations paraissent confirmer
cette explication. La première, c'est qu'il
nous arrive souvent de parler sans produire
de son. Tout se passe dans le mouvement des
lèvres et de la langue, sans y faire intervenir
l'air, et cependant nous nous entendons très-
distinctement ; ce qui suppose que le mou-
vement imprimé volontairement à l'organe
vocal suffit pour réveiller le souvenir que
ces paroles doivent produire.
« La seconde, c'est que, pour peu que nous
fassions attention à ce qui se passe en nous,
et particulièrement dans l'organe vocal, lors-
que nous entendons parler, ou que nous nous
livrons passivement à nos souvenirs, et à ce
qui s'y passe lorsque nuus dirigeons ces sou-
venirs en nous parlant à nous-mêmes, et que
nous comparions ces deux états, nous trou-
verons que, dans le premier, l'organe de-
(164) Les liommes slndioiix, Iiabilués à la mé.ii-
lalion, auront sans doulc «le l:\ peine à se remire
coiTipie de ceue espèce de frémissenieiu insensilile
de l'organe vocal. L'Iiabiiudc, en effei , lend à le
diminuer el (inil par le fjire disparaître enlicrc-
menl; mais ((u'ils s'écoiitenl avec attention, el ils le
retrouveroni iiccessaireiiicut finelquefois , sut tout
qui, dans un cas, se borne à l'origine de
l'organe, et dans l'autre, se porte sur l'organe
lui-même.
« De celte identité entre deux actes si dif-
férents en apparence résulte un avantage in-
appréciable. En effet, pour instruire les autres
et leur apprendre ce que nous savons, il faut
préalablement nous en rendre compte à nous-
mêmes ; et si, pour nous rendre ce cotiipte,
il fallait agir autrement que pour parler aux
autres, l'attention se divisant sur ces deux
actes perdrait nécessairement de son énergie,
et l'un et l'autre se feraient mal. D'où il suit
que, pour bien parler aux autres, il faut
s'être fort souvent parlé h soi-même, el avoir,
par ce moyen, contracté l'habitude de se
parler avec facilité ; car ces deux actes n'étant
(}u'un seul et même acte, distingués unique-
ment par le degré d'énergie avec lequel la
volonté agit sur l'organe vocal, parler aux
autres n'étant autre chose que se parler tout
haut à soi-même, les habitudes de l'un de
ces actes se porteront en entier sur l'autre,
et cela avec toute leur influence.
« C'est ainsi que, par l'habitude de réflé-
chir, de méditer, l'on acquiert cette facilité
qui donne à l'homme supérieur l'empire qu'il
exerce sur les idées, les opinions et les
croyances de ses semblables. De ce rapport
de la parole intérieure à la parole extérieure,
de cette identité entre l'acte de se parler à
soi-même et celui de parler- à ses sembla-
bles, découlent un grand nombre d'observa-
tions très-importantes sur le rapport de l'art
de penser à l'art de parler, observations qui
démontrent que les principes de l'art de
parler doivent se trouver dans les règles de
l'art de penser. » (Cardaillac.)
lorsqu'ils s'occuperont d'objets qui leur sont moins
familiers, ou bien lorsqu'ils scnlironl le besoin de
se rendre plus vivement sensibles leurs idées, el
it;s expressions dont ils les révèlent ; ce qui suffît
pour constater la vérité de l'observation, el légili-
iticr la coiiscqueuce que nous en lirons.
975
LAN
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
LAN
576
§ Xf. — La parole ssl une vérllable faculté intellec-
luelle.
« Plusieurs fois, dans lo cours de cet ou-
vrage, nous avons eu occasion de remarquer
les avantages de l'esprit de système. Cet
esprit tend, dans l'élude d'un objet, à rame-
ner, autant que possible, 5 l'unité ses diverses
parties, qui, s'engendranl les unes les autres,
sont et demeurent dans une dépendance mu-
tuelle. C'est par lui que les cimséquences se
lient aux principes dans l'ordre le plus con-
venable, et que les principes se réduisent à
une idée-mère, dont toutes les autres ne sont
que des dérivations ou des points de vue
différents. C'est de cet esprit que les sciences
auxquelles il s'applique, et dont il a dirigé
Ja formation et le développement, reçoivent
le degré de perfection dont elles sont suscep-
tibles.
o Cependant, malgré tous les avantages qui
en résultent, il ne faut pas le |(Ousser au
delà de ce que comporte la sagacité de l'es-
prit humain, qui souvent ne peut môme aper-
cevoir l'unité \h où elle est réellement, parce
que les rapports qui la constituent lui sont
voilés par les appar(^ncos.
« 11 ne faut pas le pousser non plus au
delà de ce que permet la nature des objets
qu'on étudie, si on ne veut s'exposer à con-
fondre ce qu'il faudrait distinguer, à négliger
ce dont il faudrait tenir compte, ou enfin à
ne donner que des explications tout à fait
arbitraires.
« Nous avons remarqué que, parmi les
métaphysiciens modernes, il en était quel-
ques-uns qui, séduits par les avantages de
cet esprit d'unité, étaient tombés dans l'er-
reur pour en avoir exagéré l'application.
Nous avons vu comment l'auteur de l'Essai
sur V indifférence a compromis sa doctrine
sur la certitude, en voulant ne lui reconnaîti-e
qu'un fondement unique, tandis qu'il eût été
plus raisonnable de reconnaître que des
"Vérités qui ne sont pas de môme ordre, doi-
vent découler de sources et reposer sur des
bases différentes.
a Ainsi, les péripatéticiens en ont abusé,
en ne voulant reconnaître qu'une seule ori-
gine à des idées qui sont d'une nature diffé-
rente, tandis que l'étude de l'intelligence
nous force à reconnaître qu'elles en ont
plusieurs.
« C'est en abuser encore lorsque, après
avoir confondu en une seule et môme chose
les idées, termes de nos jugements et maté-
riaux dont se compose la vérité, avec ces
mêmes jugements et la vérité qui en résulte,
on veut chercher le principe de cette vérité
flans le même phénomène oii on a trouvé
l'origine des idées.
« Ainsi, Condillac a outré cet esprit de
système, lorsqu'il a voulu réduire toutes les
qui , trouva nt dans l'homme deux étals distincts
par nature, l'activité et la passivité, a dé-
montré qu'on ne pouvait trouver dans l'un
le principe et l'origine de l'autre. [Leçons de
philosophie.)
« Mais cet auteur lui-même, en voulant
rectifier le système de Condillac etdéveloi)per
la nature des facultés, n'est-il pas resté trop
étroitement enlacé dans cet esprit d'unité,
lorsqu'il afiirmeque lesfacullés intellectuelles
de l'homme, qu'il réduit à l'attention, à la
comparaison et au raisonnement, ont toutes
leur principe et leur origine dans l'attention,
et ne sont que des emplois divers de cette
faculté ? que les facultés morales ne sont
qu'une direction spéciale des facultés in-
tellectuelles ? ce qui, en dernière analyse,
réduit toutes les facultés de l'homme à l'atten-
tion, aux emplois divers qu'il en fait, et aux
différentes directions qu'il lui donne.
« Pour nous, dans l'étude d'un objet aussi
compliqué que l'homme, nous pensons qu'il
faut être sobre de cet esprit d'unité. Qu'il
faut se garder surtout d'y ramener des phé-
nomènes qui, quoique toujours unis, mêlés
et enchaînés les uns aux autres, sont cepen-
dant de nature tellement différente, qu'on
ne peut s'empêcher de les distinguer.
« Ainsi, nous avons vu que l'attention et
la mémoire active, quoique s'accompagnant
toujours et ne pouvant se passer l'une de
l'autre, ni s'exercer l'une sans le secours de
l'autre, doivent être regardées comme deux
facultés distinctes et de nature différente,
puisque la notion précise de l'une ne suffit
pas pour nous donner une notion exacte de
l'autre.
« Nous ajoutons que la parole, dont nous
avons étudié les merveilleux effets, est dans
l'homme une faculté proprement dite ; et
quoiqu'elle fasse partie de ce que nous avons
appelé nos facultés physiques, qu'elle soit
une branche de cette force locomotrice qui
les constitue, et qu'elle paraisse par là ne se
ra{)porler qu'au mouvement de nos membres,
et par leur moyen à la modification de ce
qui nous entoure, elle doit cependant être
rangée au nombre des facultés intellectuelles;
mais faculté spéciale, distinguée des autres
par des caractères qui lui sont propres, et
pour une destination toute particulière.
Quoique dans son exercice elle soit mêlée à
toutes les autres fVicultés dont elle est un
instrument nécessaire, il faut l'en séparer
soigneusement, pour l'étudier en elle-même,
parce qu'il est impossible de se faire des
autres facultés, ainsi que de l'être qui en est
doué, une notion exacte, si nous n'appré-
cions la nature et les effets de celle qui les
féconde touies.
« Nous disons donc que la parole est une
véritable faculté. Rappelant pour le prouver
facultés de l'homme à la propriété de sentir ; la notion de ce qui constitue proprement une
prétendant que toutes ses facultés, quelque
variées qu'elles soient, ne sont que des mo-
difications les unes des autres, et toutes, des
modifications de la propriété de sentir. Il a
été victorieusement réfuté par un des plus
éclairés et des dIus judicieux de ses disciules.
faculté, nous ne répéterons pas ce que nous
avons dit de la nécessité de distinguer
soigneusement dans les êtres, pour bien
apprécier les choses, leur état actif et leur
état passif, l'activité proprement dite, de
celle qui, n'étant qu'apparente, est une véri-
577 LAN PSYCHOLOGIE. LAN 678
lable passivelé ; de ne pas confondre non livilé de l'âme sur l'organe vocul va plus loin,
plus les ôlres qui produisent des effets, En parlant, nous imprimons sans doute à
comme instruments dans la main de la cause, l'air un mouvement dont nous ne connaissons
avec ceux qui sont cause vérilable, parce que fort imparfaitement la nature, mais ce
qu'ils sont .doués de force, de puissance; n'est pas là le but réel de l'acte. Nous faisons
d'où il résulte que la notion précise qui cou- plus : nous produisons, nous créons pour
stitue une faculté, c'est le pouvoir d'agir. ainsi dire le son, phénomène d'une nature dif-
« Le pouvoir d'agir nous est manifesté par férente du mouvement, ou de la vibration de
nos actes qui ne sont que l'emploi, que l'air dont il est l'etTet. Il y a donc une diffé-
l'exercice de nos facultés. Des actes de même rence dénature facile à saisir, et fort im-
nature, destinés à produire des effets ana- portante à remarquer, entre les etfets de la
logues, quoique divers entre eux, ne suppo- force locomotrice que nous exenjons sur
sent pas des facultés diverses ; mais si les toutes les parties mobiles du corps, et ceux
actes sont de nature différente, et produisent que cette force produit au moyen de l'organe
des etfels différents , ils manifestent des vocal ; d'où il suit qu'en considérant la na-
facultés distinctes qu'il faut étudier sépa- rôle comme une branche de nos facultés pny-
rément. siques, nous sommes forcés de la reconnaître
« Or, si nous considérons la parole sous comme une faculté spéciale qu'on doit distin-
ce point de vue, nous trouverons qu'elle est guer des autres.
une faculté d'une nature qui lui est propre, « 3° Le but de tous les mouvements du
et qui la distingue de toutes les autres ; qu'elle corps est de modifier la matière, en déplaçant
doit être rangée au nombre des facultés in- ses parties d'une manière ou d'une autre. Le
tellecluelles, quoique, sousun certain rapport, but de la parole est uniquement d'agir sur
elle soit une de nos facultés physiques ; enfin l'intelligence de ceux qui nous écoutent, soit
que c'est elle qui féconde toutes les autres; en leur rappelant les idées qu'ils ont déjà,
car, sans le secours qu'elle leur donne, elles soit en ex[)riraant devant eux des vérités qui
resteraient inactives ou stériles, et l'intelli- doivent exercer quelque inlluence, ou su-
gence humaine n'acquerrait jamais ce degré leurs opinions ou sur leur conduite,
de développement qui élève l'homme au- « 4° Les eti'ets de là force locomotrice
dessus de tous les ôtres de la création. agissant sur la matière, ne se manifestent
« La parole est un acte réel, un mouvement que dans les corps qu'elle modifie. Les mo-
de l'organe vocal déterminé par la volonté, difications peuvent être plus ou moins im-
Nous parlons, parce que nous voulons parler, portantes, plus ou moins sensibles ; mais si
comme nous remuons nos membres, i)arce elles ne se montrent pas au dehors, si nous
que nous voulons les remuer ; et si nous ne Jes voyons pas, si nous ne pouvons pas
avons reconnu que les mouvements volon- les saisir par quelqu'un de nos sens, elles
làires sont la véritable manifestation de l'ac- sont pour nous absolument comme si elles
livité de l'âme, de la puissance locomotrice, n'étaient pas. La faculté de parler, au con-
çu un mol de ses facultés physiques, ainsi traire, peut s'exercer, et s'exerce, en etfet,
appelées parce qu'elles s'exercent sur la ma- sans lien produire au dehors. Son action,
tière, il faut en conclure que l'acte de la quoique bornée à l'origine de l'organe vocal,
parole est la manifestation évidente d'une a son contie-coiip uniquement dans l'inté-
làcuité cause réelle de cet acte, rieur ; effet puissant, par lequel l'âme se mo-
« Ainsi considérée, elle fait partie des fa- difie constamment sans l'intermédiaire des
cultes physiques; mais parmi celles-ci, elle sens (parole intérieure). Qui ne reconnaît là
est une espèce à part; elle a des caractères une faculté didérenle de toutes nos facultés
spéciaux qui la distinguent de la faculté loco- physiques et locomotrices ?
motrice en général ; et par l'emploi que nous « Il devait en être ainsi ; et cela parce
en faisons, elle est encore distinguée de toutes qu'elle est destinée à entrer dans un rapport
les autres. plus intime avec l'intelligence, pour être,
« 1° Elle a un organe particulier qui ne non-seulement dirigée par elle, comme tou-
peut servir qu'à elle seule, nul autre ne peut tes les autres facultés, mais pour la former,
le remplacer ; il ne reçoit aucun secours des la développer et la diriger à son tour; en
autres organes du mouvement, et ne peut combiner, élaborer, perfectionner les élé-
leur en fournir aucun; et parmi ceux (|ui ments ; et lui fournir une de ses parties con-
sonl soumis à l'action de la volonté, cet stitutives, cette portion matérielle qui, par
organe fait classe à part ; aussi les physio- son union à la pensée, en devient partie inté-
logistes ne les confondent-ils jamais; lors- grante. D'où nous devons conclure que, quoi-
qu'ils parlent des organes dont l'exercice est que la faculté de parler soit une branche de
soumis à l'action de la volonté, ils ont soin nos facultés physiques, de l'empiie (jue la
de les désigner séparément ; ainsi liichal dit volonté exerce sur l'appareil des organes lo-
toujours : les organes locomoteurs et l'organe comoteurs, elle n'est pas moins réellement
vocal. une faculté intellecluelle.
M 2° Les effets que produit la volonté par « Que sont, en effet, nos facultés intellec-
l'organe vocal sont d'une nature différente tuelles, et comment se distinguent-elles de
de ceux qu'elle produit par les autres organes, nos facultés physiques? Celles-ci s'exercent
L'usage de ces derniers se borne à déplacer au dehors; elles ont pour objet de modifier
les corps, et à leur faire subir des modifications le corps, le nôtre môme ; celles-là s'exercent
durables ou passagères. L'vxercice de l'ac- au dedans de nous, et ont pour objet de mo-
579
LAN
DICTIONNAIRE DE IPIIILOSOPHIE.
LAN
580
«lifier l'intelligence, d'agir sur nos idées, d'é-
tablir et de conserver dans l'esprit des opi-
nions, des croyances, des doctrines , des
vérités de toute espèce ; en un mot, de for-
mer, de développer, d'agrandir et de perfec-
lionner l'intelligence.
« Or, quel est, dans l'homme, le phéno-
mène qui contribue plus puissamment que Ja
paroltî à produire tous ces eifets; el hors de
la à quoi peut-elle lui servir?
« La parole accompagne toujours l'atten-
tion pour l'aider dans ses travaux. C'est en
énonçant successivement les parties, les pro-
priétés, les qualités, les rapports sur lesquels
l'attention s'exerce, que nous acquérons une
véritable connaissance des objets.
«< La parole accompagne toujours la mé-
moire passive, pour rendre plus sensible et
f)lus distinct ce qui lui est confié. C'est elle qui
l'y grave d'une manière profonde, et l'y con-
serve en en ravivant de temps en temps le sou-
venir, qui s'etface presque toujours, si nous
négligeons les moyens qu'elle nous fournit.
« La parohî accompagne toujours la mé-
moire active, pour en rendre le jeu plus facile
et plus sûr. C'est elle qui dirige le rayon lu-
mineux que la mémoire active promène dans
la chambre obscure, ou plutôt elle est elle-
môme ce rayon lumineux, qui éclaire les
objets que renferme la chambre obscure, et
les met à notre disposition.
« C'est par le moyen de la parole que nous
abstrayons, que nous généralisons, que nous
classons les êtres, les qualités el les rapports:
or l'intelligence humaine ne se compose que
d'abstractions, de généralités et de classifi-
cations.
« Comment la vérîlés'établit-elle dans l'es-
prit? n'est-ce pas par le jugement et les affir-
mations? Que seraient les jugements et les af-
firmations prononcés par l'intelligence, si elle
n'était secondée par la parole? Ils resteraient
de même nature que les jugements et les affir-
mations que prononcent les animaux sur les
objets qui agissent directement sur eux, par
leurs rapports immédiats à leurs besoins. Ce
ne sont pas des opérations de cette espèce
qui, conune nous le verrons bientôt, forment
la vérité dont se compose l'intelligence, et à
proprement parler ce ne sont pas là des ju-
gements.
« Nous raisonnons, mais que serait le rai-
sonnement sans la parole? Nous répondrons
à cette question en traitant de la raison, du
jugement et du raisonnement ; mais nous
sentons déjà que la parole nous est néces-
saire pour raisonner. Il est donc vrai de dire
que toutes les opérations par lesquelles l'in-
telligence se forme et se développe, sont fai-
tes au moyen de la parole, qu'elles ne peu-
vent se faire sans elle; qu'ainsi, une fois
reconnue comme faculté de l'homme, la pa-
role doit être rangée parmi les facultés in-
tellectuelles; et toute théorie des facultés
serait incomplète, si elle ne comprenait celle-
là, qui féconde toutes les autres.
« On est assez porté à confondre les phé-
nomènes qui ne peuvent se produire séparé-
ment, et qui, par conséquent, sont toujours
simultanés ; el on croit en avoir rendu compte
parce qu'on en a énoncé la partie princi-
j)ale, et dans laquelle toutes les autres pa-
raissent fondues. Ainsi, ne trouvant jamais
l'attention qu'accompagnée de la [)arole,
auxiliaire indispensable, pour on recueillir
les fruits et en constater les ell'ets; la mé-
moire, qu'accompagnée delà jjarole, sans
laquelle, restreinte à un petit nombre d'objets,
elleresteraittoujours passive; le jugement elle
raisonnement, qu'accompagnés de la parole,
dans laquelle ilssont tellement fondus, qu'on
a donné également le nom de raisonnement
et à l'ensemble des propositions qui l'énon-
cent, et à l'acte de l'esijrit qui le constitue;
il est résulté de là qu'après avoir parlé de
l'attention, de la mémoire, du jugement et
du raisonnement, on n'a considéré la parole
que comme une dépendance de ces facultés
diverses.
« Quelques métaphysiciens ont reconnu
dans l'homme la faculté d'attacher des idées
à des signes de son choix ; c'est môme à cette
faculté qu'ils attribuent sa supériorité sur les
animaux ; dans ces derniers temps surtout,
on s'est beaucoup occupé de la formation
des signes, de leur liaison avec la pensée, de
leur nécessité, de leur influence, etc. Eli qui
pourrait méconnaître la puissance des signes I
Mais ne pourrait-on pas demander à ceux
qui en ont parlé, ainsi que de la faculté qu'a
l'homme d'attacher des idées à des signes
qu'il invente, pourquoi, faisant ex professa
l'analyse raisonnée des facultés intellectuel-
les, prétendant tirer de cette analyse un sys-
tème coin[)let et méthodique de ces facultés,
ils n'y ontpasfaitentrer celle-là? ou bien, s'ils
l'ont regardée comme une branche ou un em-
ploi des facultés qu'ils énoncent, pourquoi
ne pas montrer la manière dont celles qu'ils
reconnaissent pour telles, produisent par leur
exercice ce phénomène spécial dont tout le
monde avoue l'importance? On ne saurait
donc admettre comme complète une théorie
qui ne dit rien d'un phénomène sans lequel
les facultés qu'ils décrivent ne peuvent pro-
duire les effets qu'ils leur attribuent.
« Déplus, le lien qui s'établit entre la pen-
sée et la i)arole, ou bien entre la pensée et
les signes en général, pour nous servir de
leurs expressions, est-il bien une faculté?
Ne serait-il pas plus vrai de dire que, dans
l'origine, ce lien se forme en nous et à notre
insu; souvent aussi malgré nous, dans un
âge plus avancé ; et cela parsuite de noire na-
ture, qui a voulu que tous les phénomènes qui
coexistent en nous, s'y liassent plus ou moins
fortement, alin que les uns servissent à nous
rappeler les autres? Lorsque l'usage de nos
facultés nous a appris à nous servir de cette
liaison, l'usage de ces mêmes facultés la fa-
cilite et la dirige; mais il ne l'établit pas. Ce
serait donc fort improprement qu'on range-
rait au nombre des facultés intellectuelles ce
pouvoir de lier les idées à des signes; celte
liaison est, nous le répétons, une suite de
notre nature, l'effet de circonstances el de
l'usage de toutes les facultés, y compris la
parole elle-même.
581
LAN
PSYCHOLOGIE.
LAN
582
tt L« parole, comme faculté, est bien autre
cliose que le pouvoir de lier des idées à des
signes. Elle produit, elle crée, [pour ainsi
dire, des signes d'une nature spéciale et par-
ticulière, auxquels rien ne pourrait sup-
j)léer, si la nature nous avait refusé le pou-
voir de les ])roduire, et si l'exemple de nos
semblables ne nous apprenait à user de ce
pouvoir. El ces signes sont tels, qu'ils se
fondent avec la pensée en une existence com-
mune, au point d'en être non-seulement
l'expression, mais de devenir eux-mêmes
pensée réelle dans toute la force du mot
(165).
« Ainsi la faculté de parler ne consiste pas
proprement à lier des idées à des
signes,
§ XU. — Opinions des savants, des philoioplies, des
linguistes, des pliiloloyues, etc. , sur le rôle du /an-
gnge dans révolution de Vinielligence humaine.
Dcus , ille princeps parensque renim ,
iiullo magis hommem distiiixit a csetcns
animalibiis quam riiccndi facultale.
(QtiNTiLiEN, Inst. orat.., lib. », cap. 1.)
Nous avons rapproché ici les .sentiments
de quel({ues auteurs sur la question qui vient
de nous occuper. Il est inutile d'avertir que
tous les écrivains philosophes dont nous ci-
tons l'autorité, ne traitent pas la question du
langage avec une égale rigueur. Il en est qui
approchent au plus près de la vérité ; d'autres
qui n'en ont que comme un pressentiment et
dont les aperçus sont incomplets; mais lo
porams, ont compris le problème et lo discu-
tent avec une supériorité remarquable.
Parmi les auteurs qui vont passer sous nos
yeux, il en est plusieurs qui abordent la ques-
tion de l'origine du langage et-(}ui la triiitent
avec une telle puissance de raisonnement
qu'on est forcé d'admettre que le langage est
d'institution divine. Nous pouvons à cet égard
nous prévaloir des plus grands noms dans les
sciences philologiques et ethnologiques.
»r. AMÉDI^.E JACQUES»
Professeur de pliiiosopliie au collège Louis-le-GranJ.
mais bien h donner à la pensée un corps, sans plus grand nombre , et surtout nos contem»
lequel elle ne pourrait ni se produire, ni se " ' ' ' '" •' ■■
développer. Bien plus, ce corps la rend sen-
sible pour nous et manifeste pour les autres,
et nous donne en même temps le moyen de
lui faire subir toutes les modifications dont
l'usage et l'application des autres facultés la
rend susceptible.
« Cette manière d'expliquer l'usage que
nous faisons des signes de la pensée est, ce
me semble, beaucoup plus analogue à la na-
ture de ces signes eux-mêmes, et h celle de
l'intelligence qui les emploie, et plus propre
à rendre raison de l'intluence immense que
la parole exerce sur tous les mouvements de
la pensée. Ainsi nous continuerons à regar-
der la parole comme faculté proprement
dite, à la vérité distincte des autres, mais qui
n'en est pas moins une faculté intellectuelle,
quoiqu'elle s'exerce au moyen d'un organe
moteur soumis à la volonté.
« Cela confirme ce que nous avons dit du
vice de la distinction des facultés, en facultés
de l'entendement et facultés de la volonté ;
car, s'il est vrai de dire que, dans un grand
nombre de circonstances, nous sommes at-
lentils, parce que nous voulons donner notre
attention ; que nous rappelons certaines
idées, parce que nous voulons les rappeler;
Professeur à
M. JULES SIMON,
l'Ecole normale cl
icUres de Paris.
à la Facullc des
M. EMILE SAISSET,
Professeur à l'Ecole normale et au collège Henri IV.
.... « Les opérations intellectuelles un
peu compliquées devieimenl impossibles sans
le secours de la parole; quelle que soit , en
ellet, celle de nos trcjis opérations fondamen-
tales que l'on considère, l'idée, le jugement,
le raisonnement, ont égaleujent besoin du
langage. Toutes nos idées ne sont pas des
idées singulières; car si nous ne concevions
que des individus, non-seulement il nous f.iu-
drait acquérir longuement et péniblement
toutes nos idées, non-seulement la mémoire
vérité est surtout bien plus perdrait les anciennes idées à mesure que
confierions de
que nous comparons, que nous jugeons, que
nous raisonnons, parce que nous voulons
comparer, juger et raisonner ; il est aussi
vrai, et celte
sensible, que nous parlons, parce que nous
vouions parler; et si, comme nous croyons
l'avoir démontré, parler est une faculté de
l'entendement, il s'ensuit évidemment que
les facultés de l'entendement sont sous la
dépendance de la volonté.
« Cela confirme encore ce que nous avons
dit du vice de la division des facultés en
facultés intellectuelles et facultés morales;
car, si par facultés morales on entend celles
par lesquelles nous faisons le bien et le mal
moral, en est-il une, comme l'a si judicieu-
sement remarqué le bon Ésope, qui soit plus
propre à faire l'un et lautre? Nos facultés
mtellectuelles sont donc morales, tout aussi
bien et à tout aussi Ijuste titre que nos fa-
cultés physiques » (C.\rdaill.4C.)
(165) Nous verrons, en parlant de l'écriuire ,
cocnaienl ceUe lliéoric peut s'appliquer, en son en-
tier, aux sourds-uibcis ; el coimuent, quoique pri-
nous lui en coniienons de nouvelles , mais
les idées singulières n'auraient elles-n)êmes
aucune précision , aucune netteté. En etlet ,
aucune idée n'est claire dans notre esprit si
elle n'est distincte, ou distincte si elle n'est
définie, ou tout au moins si elle n'emporte
avec soi les éléments de sa définition. Or,
toute définition se fait par le genre et la dif-
férence, et suppose, par conséquent, la clas-
sification, qui sufjpose h son tour des termes
généraux. Outre qu'il faut définir une idée
pour la rendre claire, il faut aussi en étudier
la compréhension, pour la connaître d'abord,
et aussi pour voir si elle ne contient pas de
contradiction. Mais les prédicats d'une idée ,
ses caractères , dont l'ensemble constitue sa
compréhension, pris séparément, sont des
vés de la parole qu'ils n'iiiiL'nder.l pas , nous leur
donnons les moyens d'y suppléer, par l'usage d'une
facul'.é loul à luii analoîrue.
583 LAN DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
idées abstraites cl communes. Nous concluons
qu'on ne peut se passer des universau-s, parce
qu'ils sont nécessaires en eux-mômes, et parce
que sans eux les idées singulières manquent
de précision et de netteté. Comment s'en-
gendrent les universaux , nous le savons ,
nous l'avons précédemment exposé; l'esprit
compare plusieurs idées singulières, il l'ail
abstraction de ce qui est particulier à cha-
cune, et forme de la partie commune qui lui
reste une idée générale ou supérieure ()ui
contient les idées singulières à l'aide des-
quelles on l'a formée. L'idée générale, 5 son
tour, soutient un double rapport, l'un avec
les idées inférieures qu'elle contient, l'autre
avec l'idée supérieure ou plus générale dans
laquelle elle esl conleime. Elle-même, par
conséquent, a besoin d'être éclaircie par l'é-
tude de sa compréhension; et elle peut l'être,
en outre, par la détermination exacte de son
extension, c'est-à-dire de la quantité des in-
dividus qu'elle contient.
« L'acquisition d'idées générales d'une part,
et de l'autre la connaissance des rapports de
coordination et de subordination des idées
sont donc les deux conditions nécessaires
pour que nos conceptions embrassent la to-
talité des objets que nous avons besoin de
concevoir, et pour qu'elles soient nettes et
bien déterminées. Supposons maintenant que
nous soyons réduits, pour chaque idée , à
faire toutes ces comparaisons, ces abstrac-
tions, ces généralisations : ce sera un long et
diliicile travail que d'acquérir une seule idée
précise. De plus, dans la durée de ces opé-
rations si complexes, comment n'oublierions
nous pas les bases d'oii nous sommes partis à
mesure que nous nous élèverons plus haut?
Comment serons-nous certains de donner
toujours à la môme idée la même compréhen-
sion , la môme extension. Le langage lève
toutes ces diflicultés. De même qu'un géo-
mètre qui veut lever un plan pose des jalons
de distance en dislance, et proportionne ainsi
les objets à ce qu'il peut embrasser d'un coup
d'œil , l'esprit attache un mol à chaque évo-
lution régulière de sa pensée, el par ce se-
cours , monte ou descend l'échelle de la gé-
néralisation , abandonne une idée pour un
temps, y revient ensuite sans courir le risque
de comprendre dans une même unité tantôt
une compréhension plus large, et tantôt une
compréhension plus étroite. Les mots une
fois construits, lui suggèrent par leurs rap-
ports constants les éléments de la détinilion.
La pensée , matérialisée en quelque sorte
dans l'expression, reste fixe et ne dépend
plus des variations de la mémoire; et le sou-
venir d'un mot rappelant invariablement une
série d'idées, et môme les rapports de coor-
dination de ces idées , le nombre des 0|>éra-
lions intellectuelles diminue dans une pro-
portion considérable.
« Il en esl de même du jugement el du rai-
sonnement. Notre vie se passe à afiirmer des
existences, à tirer des conséquences. Le lan-
gage est là un élément indispensable, car il
nous donne
termes fixes;
pour nos
il détermine
des
aussi d'une façon
comparaisons
LAN 5S4
précise les rapports d'un terme général avec
les idées particulières qu'il exprime. Mais en
outre , qui pourrait suflire à répéter tous \e^
jugements et tous les raisonnements pour
chaque terme individuel? Ce qui est vrai de
l'idée supérieure étant nécessairement vrai
de toutes les idées inféiieures, l'opéi-alion
faite sur les termes généraux me dispense de
toutes les autres. Ainsi, en mathématiques,
tous les rapports étant réduits à un certain
nombre de rapports possibles, })lus les termes
dont je me sers sont abstraits , plus ils me
permettent de réunir dans un seul calcul un
grand nombre d'opérations diverses. » {Ma-
nuel de philosophie, p. 274 el suiv.)
« Le langage naturel esl absolument im-
puissant pour exprimer une idée abstraite;
le plus simple développement de la pensée
suppose et exige de nombreuses abstrac-
tions. « {Ibid., p. 278).
Les auteurs du Manuel, après avoir cité
un fragment de M. Cousin sur la part que
l'activité de l'âme a dû avoir dans l'institution
des signes, en supposant le langage d'inven-
tion humaine, ajoutent ces paroles Irès-signi-
ficalives dans la bouche de ces philosophes
si ardents défenseurs des prérogatives de la
raison :
« Que conclurons-nous? que les hommes
ne sont pas nés pour la société ? qu'ils n'ont
pas toujours été en société ? Qu'ils n'ont
pas toujours parlé? qu'ils ont inventé le lan-
gage? Nous ne concluons rien de tout cela.
Nous ne concluons même pas qu'ils soient
capables de l'inventer. » [Ibid., p. 273.)
Ancillon.
« La pensée a aussi peu précédé le signe
que le signe a précédé la pensée. L'une ne
peut pas exister sans l'autre. Les représen-
tations individuelles el particulières peuvent
avoir lieu indépendamment des lermes qui
les expriment ; mais les idées générales sont
impossibles à concevoir el à former sans les
signes qui seuls réunissent leurs traits épars,
fixent leur vague existence el leur donnent
de la réalité. » {Essais de philosophie, de po-
litique et de litt.,{. I, p. 73.)
UN AUTEUR ANONYME. (XVUI' SlècIe).
« Ceux qui pensent que les langues sont
d'institution humaine, el qu'elles doivent leur
origine à certaines conventions arbitraires
que les hommes ont faites de donner certains
noms aux choses, n'ont jamais considéré avec
attention ce qu'ils avancent. Car il faut déjà
j)arler et êlre entendu, pour convenir de
quelque point arbitraire; il faut (jue le son
ft»rmé par un homme soit joint dans l'esprit
d'un autre à certaine idée; il faut, en un
mol, que le commerce soit établi par la pa-
role, pour attribuer des significations nou-
velles à des mots nouveaux. — Sans cela les
hommes seraient tous muets les uns à l'égard
des autres, el n'auraient de commun que les
cris généraux qui marquent les passions et
les mouvements violents, el qui servent à
unir les hommes par l'institution du Créateur,
el non par un établissement arbitraire. — De-
puis même que les langues sont établies , un
>S5
LAN
PSYCHOLOGIE.
LAN
586
Arabe ne pourra convenir avec un Allemand
d'appeler les choses d'une telle ou telle ma-
nière, si l'un des deu\ n'entend l'autre, et ce-
pendant tous les mois de part et d'autre sont
trouvés, et il ne s'agit que de les faire accepter
à celui qui en ignore le sens. C'est une chose
fort simple et fort naturelle que les princi[ies
du discours. Mais jamais on ne serait par-
venu h les trouver et à les mettre en usage ,
si Dieu n'avait pré[)aré un langage à l'honime
pour lui donner le moyen de s'expliquer par
la parole. » {Explication de la Genèse, in- 12;
Paris, 1732, tome 11, p. 347.)
SAINT THOMAS d'aQUIN, DOCTEim ANGELIQUE.
(Extrait du livie De Magistro.)
II' objection. — La science n'est autre chose
que l'image des choses dans l'âme; car on
détinit la science un rapport de ressemblance
entre l'esprit et l'objet. Mais un homme ne
peut graver dans l'âme d'un autre l'image et
la ressemblance des choses. Il devrait opérer
au fond de son être; ce que Dieu seul peut
faire. Donc un homme ne peut en instruire
un autre.
Réponse. — Les idées intellectuelles {formas
intelligibiles) qui constituent la science ac-
(piise par l'enseignement sont gravées dans
l'esprit de l'élève , immédiatement par son
intellect même, et médialemenl par celui qui
l'enseigne. C'est-h-dire que le maître propose
extéiieurement les signes des choses à con-
naître; et par là rinlellecl reçoit les idées
inlellectuelfes de ces choses qu'il grave dans
la capacité dont il est pourvu ( intcKectiis
agens dvscribit in intellectu possibili). Ainsi,
couinic moyen d'acquérir la science, les pa-
roles du maître, entendues ou lues, sont
pour l'intellect de l'élève ce que sont toutes
les autres choses extérieures sensibles : c'est
par les unes comn)e par les autres que l'in-
lellecl reçoit les idées intellectuelles, quoi(]ue
les parole» du maître soient plus propres à
produire la science que tout autre objet exté-
rieur sensible , parce qu'elles sont des signes
d'idées intellectuelles.
XIV' objection. — La science demande
deux choses : une lumière intellectuelle et
une imagi; dans res|)rit. Mais ni l'un ni l'autre
n(î peut être produit par l'homme. Il faudrait
pour cela que l'homme pût créer véritable-
ment ; car des formes sinq)les , comme celles
dont il s'agit, ne semblent pouvoir être pro-
duites que par une vraie création. Donc
l'homme ne peut produire la science, ni par
conséquent instruire.
Réponse. — Ce n'est pas l'enseignement
extérieur de l'homme qui porte la lumière
dans l'intellect; mais il est dans un sens la
cause de l'image intellectuelle, en tant qu'il
nous ))ropose des signes d'idées intellec-
tuelles , et par le moyen de ces signes l'in-
tellect reçoit les idées qu'il grave au fond de
lui-même.
M. BAI-LANCHE.
« On leur prête (aux partisans de la révéla-
DlCriON.N. DE Pini.OSOPHIE. I
tion du langage) la conception, j'oserai dire
ridicule, d'admettre que la parole ait été en-
seignée à l'homme par des notions gramnia-
ticales sur les diversfs parties du discours :
Dieu aurait été un [)édagogue, et l'homme un
marmot . . .
« Les loisqui furent traditionnellesavant d'ô-
tre écrites; les préceptes religieux ou moraux,
les connaissances primitives, sources des tra-
ditions ; les formes de l'intelligence humaine,
l'intuition des vérités nécessaires, la faculté
de pénétrer l'essence des êtres et des choses
pour imposer les noms, l'insuillation divine
pour imprimer le mouvement à la sensation
et à la pensée : c'est dans tout cela que j'avais
cherché les éléments de la parole; c'est cet
ensemble que j'avais signalé comme la révé-
lation du langage. »(/nsf//uf <onssocm/f s, addit.
au chap. 10, p. 366.)
JACQUES BAI.MÈS.
« Pendant que nous parlons, nous pensons ;
pendant que nous pensons, nous parlons
une parole intérieure : la parole est le fil
conducteur de l'intelligence dans le labyrinthe
des idées.
« Le signe suit l'idée ; il semble nécessaire
à l'idée.
« La nécessité de la parole se fait sentir
alors que l'imagination ne iieut re[)résenter
les objets d'une manière clislincte, et qu'il
faut combiner plusieurs idées. Par exem[)le,
il nous serait impossible de raisonner sur le
polygone, si n- us n'attachions cette idée à
un mot.
« L'esprit humain ne parvient que par lo
travail à voir dans les idées ce que ces idées
contiennent. De là, pour lui, la nécessité de
concevoir sous des formes non-seulement
distinctes, mais différentes, les choses môme
les plus simples ; et par une correspondance
merveilleuse, la faculté de décomposer ce
qu'(jlle conçoit, et démultiplier, dans l'ordre
des idées, ce qui en réalité est un ; faculté
stérile, toutefois, si l'intelligence, en passant
d'une idée à l'autre, n'avait le moyen d'en-
chaîner ces idées et de se souvenir.
« Ce moyen, l'entendement le possède dans
les signes écrits, parlés ou pensés ; signes
mystérieux, qui non-seulement expriment
une idée, mais sont quelquefois le résumé
d'une longue suite d'idées, et de l'expérience
des siècles.
« Nous pouvons apprendre sans être en-
seignés, mais nous ne pourrions apiirendre
si l'enseignement n'eût présidé au développe-
ment primitif de notre intelligence. » (/■'/<«-
tosophie fondant., t. I, p. 97 et 214 ; t. H, p.
314 et 320).
BARCHOU DE PENHOEN (le barOll), MEMBRE DE l'iNS-
titi;t.
« Si l'homme se sait, s'il se comprend, s'il
parcourt les diverses phases d'une évolution
intellectuelle au bout de laquelle il s'apparaît
19
1^1
LAN
Dir.TIONNAIRE DE PlTlLOSOnilE.
LAN
m
lians tonte la grandeur cic sa nature, c'est
grâce h Id parole. S'il arrive h la connaissance,
«t par suite, jusqu'à un certain point, h la
possession du monde matériel, c'est encore
grAce à la parole. Nous enfantons le monde,
nous nous enfantons nous-mônies, par la
vertu de notre propre verbe. » {Essai d'une
philosophie de l Histoire, 1. 1, p. 59.)
M. BAl'TAIN.
M. l'abbé Bautain, dans ses admirables
'Ouvrages philosophiques, proclame h chaque
.page la nécessité du langage pour la consti-
= tution <le l'intelligence et de la raison hu-
•in-aine.
« L'idée de l'être est la prémisse absolue
-<iu jugement ; les axiomes sont les conditions
nécessaires de l'acte de la pensée ; les signes
■du langage en sont les moyensindis.pensables.
Le but de la raison est de connaître les ob-
jets qui coexistent dans l'espace, et les faits
^physiques et moraux qui advienncnl dans le
Hemps. Les uns et les autres se réfléchissent
en images dans l'entendement, et la faiictioji
principale de la raison, la pensée, consiste,
soit à lier ces images en saisissant leurs rap-
ports naturels ou en établissant entre elles des
relations arbitraires, soit à considérer des
faits dans leurs causes et leurs résultats. Or,
la raison ne pouvant opérer immédiatement
sur les choses elles-mêmes, ni produire au
•dehors leurs types formés dans l'cntende-
mefrt, il lui faut des caractères matériels pour
représenter ces types spirituels, il lui faut
des sigxies pour exprimer non-seulement les
•objets et leurs propriétés, mais encore les
rapports et les relations de ces choses entre
elles.
« Nous pensons en nous, dans notre enten-
dement, les choses qui existent hors de nous ;
donc la pensée ne porte point immédiatement
sur l'objet extérieur, mais sur quelque chose
qui le représente, image ou signe. Les images
ne suffisent pas à la pensée, parce qu'elles
sont particulières, individuelles. La pensée,
;au contraire, tend toujours à généraliser,
rramenanl la multiplicité à l'unité, réduisant
le concret à l'abstrait, afin qu'un seul juge-
ment embrasse tous les individus d'un genre
ou d'une espèce. Ainsi seulement elle acquiert
toute sa force, t^ute son efficacité, et peut
contribuer à la formation de la connaissance
et delà science.
« Que sera-ce si nous voulons exprimer les
rapports généraux des choses ? Un rapport,
jnêmele plus simple, est toujours abstrait ;
.c'est pourquoi il lui faut un signe analogue
in sa nature. Puis les propriétés, les qualités,
Jes forces intellectuelles et morales, tous
f;es faits métaphysiques, qui ne tombent point
sous l'observation des sens, et que nous sai-
sissons par le sentiment intime, par la con-
science, par l'aperception de l'intelligence,
comment la pensée les appréhendcra-t-elle
uour les considérer, les comparer, les classer,
les combiner, les exprimer ?
« La parole humaine est comme l'homme,
dont elle est l'expression ou le symbole :
elle porte en elle deux natures, la nature
,j)hysique dans sa lornw, la nature psychique
ou intelligible dans son es[»rit. l'àr celte
double nature elle sert d'intermédiaire entre
les deux mondes qu'elle doit unir, le monde
terrestre et le monde céleste. La nécessité de
la parole ressort doive de la constitution môme
de l'homme. Son ûme, enveloppée d-ans la
chair, ne peut communiquer immédiatement
avec les âmes, ni avec les choses de l'âme.
Son intelligence, son esprit, ne voient point
directement les choses intelligibles, spiri-
tuelles. La vérité, la lumière, ne pénètrent
en lui qu'à travers son enveloppe organique,
et par conséquent il faut qu'elles revêtent
une forme analogue au milieu qu'elles doivent
traverser, comme le rayon du soleil est né-
cessairement moditié par l'atmosphère avant
d'arriver à la terre. Sans le ministère de la
parole il n'y a pour l'humanité ni développe-
ment intellectuel ni développement moral.
C'est la parole de Dieu qui a excité dans
l'origine l'âme et l'intelligence de l'homme.
La parole humaine, organe de la parole divine
et répandant sur la tè. re et à travers les siècles
la vérité et la lumière descendues d'en haut,
a continué dans tous les temps l'œuvre de
l'instruction et de l'éducation du genre hu-
main ; ear il est impossible à notre esprit do
communiquer avec un esprit divin, céleste
ou humain, sans l'intermé^diaire de la parole,
sans une foi-me quelconque de langage. Or
la plus pure de toutes les formes matérielles,
la plus subtile, la plus analogue à l'esprit,
c'est le langage oral, c'est le discours. Donc,
s'il y a jamais eu une communication entre
Dieu et l'homme, elle a dû se faire par la
parole, par le discours ; et ainsi la nécessité
d'une révélation primitive objective ressort
encore de la constitution de l'homme et de
son rapport avec son principe. Le récit de la
Genèse, qui nous atteste la réalité de cette
communication entre Dieu et l'homme dès
l'origine, est donc })leinement confirmé par
l'observation psychologique. » {Psychologie
expérimenlateyXAl, p. 196-201.^
BE.VIZÉE.
« C'est du langage que la raison emprunte
immédiatement les lumières qui font sa gloi-
re; c'est en quelque sorte dans le langage
qu'elle a sa source. » {Grammaire aénéralt,
Préface.)
M. l'aBDÉ BEIITON.
" Pour les notions intellectuelles, il est im-
possible d'établir (ju'elles aient un caractère
d'actualité et de perceptibilité avant l'acqui-
sition delà parole. » {Essai philosophique sur
tes droits de la raison, p. 187.)
u. l'.vbdé b. bili.kisc.
« La parole, a-l-on dit avec raison,
est un instrument de progrès qui met l'hom-
me dans la voie de tous les arts et de toutes
les sciences. On ne peut donc disconvenir,
en principe, qu'il ne fut bien plus facile à
des barbares qui parleraient, de s'élever à la
civilisation, qu'à une horde sauvage qui ne
parlerait pas, de s'élever à la parole. L'histoiie
bÔO LAN PSYCHOLOGIE
neaiunnins n'a jnniais nommé un soiif peuple
qui, uième avec le langage, se soit civilisé
Jui-môme, tandis qu'elle en nomme une inti-
nité qui croupissent depuis des siècles dans
la même ignorance et le môme abrutisse-
ment. Les habitants des côtes que Ncarquc vi-
sita il y a deux tniUe ans, dit Benjamin Con-
stant, au rapport de M. de Carné, ont été re-
LAX 59(;
BL\NC SAINT- BONNET.
« Il ne peut pas plus y avoir de pensée
sans ses paroles que de figure sans ses limi-
tes. » {De l'unité spirituelle, t. III, p. 1170.)
— Voy. plus loin, Origine du langage.
trouves par nos voyageurs modernes tels que
'es observait l'amiral d'Alexandre. Il en est
de même des sauvages décrits dans l'antiquité
pur Agatharchide, et de nos jours par le che-
valier Bruce, entourées de nations civilisées,
ces hordes sont demeurées dans leur abrutisse-
ment. Le besoin ne les a pas instruites, la mi-
sère ne les a pas éclairées. Il y a i)lus, c'est
que les sauvages dédaignent, repoussent mô-
me la civilisation quand on la leur présente.
Jamais, dit Virey, l'exemple des colons des
M. I.E DOCTKUR IILXUD.
« Sans la parole, la pensée serait nulle,
l'intelligence muette ne pourrait rien pro-
duire, comme elle ne pourrait rien manifester.
C'est par la parole intérieure que l'honmie
pense ; c'est en se représentant à lui-niônie
les objets au moyen des niots (ju'il conçoit des
idées, comme c'est par ces mots qu'il'les ex-
|)rime ; de sorte que c'est avec une grande
vérité que l'on a dit qu'il pensait sa parole
comme i1 parlait sa pensée.
« La parole ne crée point, mais elle fixe
les idées, que l'intelligence combine au
£tats-i'nis n'a tenté le Uuron ind''pendant, le moyen des expressions qui les représentent.
féroce îraquois. Les jeunes sauvpgcs, élevés
même dans les villes civilisées, retournent
avec joie à leur antique existence au milieu
des bois, dans cette délicieuse insouciance qui
abjure tout travail de l'esprit et du corps.
Tels sont quelques-uns des faits en présence
desijuels nous concluons que le mutisme n'a
pu èlie la condition première de l'humanité,
et (|ue si l'homme était né bote sauvage, comme
le voulaient les philosophes du dernier siècle,
il ne serait jamais devenu VHomme.
« C'est d'ailleurs ce que l'expérience tend
Cette union des idées avec la parole, qui est
telle qu'elles se produ sent mutuellement, est
un mystère im[)énétiable. La pensée n'est
pas la parole, mais, sans elle, elle ne pour-
rait naître et paraître au dehors. A son tour,
la parole n'est pas la pensée; mais, sans celle-
ci, elle ne pourrait se former : la parole sé-
pare, dans notre esprit, les idées les unes des
autres, et en fait dis[»araître la confusion,
comme les lignes qui terminent la surface des
corps, et qui les limitent, nous font distin-
guer tout ce qui nous entoure. C'est une sorte
n prouver d'une manière plus directe encore, de miroir qui réfléchit fidèlement, et a nous
et par l'exemple de plusieurs malheureux
fiitants trouvés dans les bois où ils avaient
grandi solitaires, après y avoir été abandonnés
«les leur bas âge, et par l'exemple de plusieurs
sourds et muets, élevés dans la société, mais
privés de toute instruction : on sait que ni
les uns ni les autres n'ont jamais olfert le
momdre indice de moralité. Herder a dit des
di;riiiris qu'on en a vu qui ont égorgé leur
frère parce qu'ils avaient vu égorger un porc,
et qui, sans frémir, lui ont arraché les en-
tratlles pour mieux imiter ce qui s'était passé
sous leurs yeux. Preuve effroyable, a-t-il
ajouté, de ce que peuvent d'eux-mêmes l'en-
tendement si frêle de l'homme et les sentiments
de l'espèce, .\ussi concIut-il, tout rationaliste
qu'il est, i|ue le cerveau, les sens et les mains
nous .auraient été inutiles, même avec l'atti-
tude droite, si le Créateur ne nous eût accordé,
pour les mettre en œuvre, le don céleste de la
parole. C'est aussi la conclusion de Fichte,
autre rationaliste allemand, mais i«lus illus-
tre encore que Ilcrder. Qui a instruit les
premiers /tommes ? demande ce disciple de
Kant; car nous avons prouvé, dit-il, que tout
homme a besoin d'enseignement. Aucun hom-
me n'a pu les instruire, puisquon parle des
premiers hommes. Il faut donc qu'ils aient
môme et aux autres, tout ce (]ui se passe au
dedans de nous. C'est une lumière vive qui
éclaire subitement notre âme, et qui lui fait
concevoir tout à coup et ce qu'elle sent et ce
qu'elle pense. Si les mots nous manquent, il
n'y a qu'obscurité dans notre esprit ; on le
voit lorsque la mémoire est infidèle. Enfin,
les idées générales, collectives, abstraites, si
importantes pour les relations sociales, sont
encore un produit de la parole; et jamais
nous ne pourrions les comprendre sans cette
jM-écieuse faculté, puisque, ne recevant par
nos sens que des impressions dont nous ne
pourrions rien généraliser ni abstraire, nous
ne penserions que des individualités.
n II est donc évident que, sans le langage
articulé, l'homme ne concevrait, comme les
animaux, que des images, n'éprouverait que
des sensations, et ne produirait au dedans de
lui aucune idée. Tel serait le soit de (;es in-
fortunés qui, se trouvant privés en naissant
du sens de l'ouïe, ne peuvent afiprendre h
parler, s'ils ne recevaient, par l'éducation, le
langage du geste, qui supplée celui des mots
qui leur manquent. Telle est la destinée dé-
})lorable des idiots, qui, iiiférieurs aux brutes,
parce qu'ils n'ont pas comme elles l'instinct,
ne con(;oivent aucune idée parce qu'ils ne
été instruits par quelque être intelligent qui parlent point, ou sont privés de la [)arole
n'était pas homme, jusqu'au moment où ils
pouvaient s'instruire réciproquement eux-mê-
mes. .\insi le récit de Moïse, qui fait descen-
dre une révélation sur le berceau du premier
homme, nous parait la solution la plus ra-
tionnelle du grand problème de l'o-cinc du
langage. »
[)arce qu'ils ne peuvent penser ; qui ne tien-
nent leur existence que par les soins de
leurs semblables, et montrent ce que devient
l'homme lorsqu'il ne peut exercer sa (lus
f)récieuse faculté. » {Traité de physiologie
philosophique, t. II, p. 276, etc.)
Dans un autre endroit, le savant doclcuf
591
LAN
DICTIONNAIRE
combat ninsi l'opinion de ceux qui admettent
l'invention Immaine du langage.
« L'jiomme ne peut rien ajouter à sa natu-
re; i! ne peut créer ce qui lui est nécessaire;
il ne peut que le mnditier. Cette proposition
est incontestable ; car, pour créer ce qui lui
csl nccessairc, il faudrait évidemment qu'il en
fût privé ; et s'il en était privé, il ne pourrait
point être, puisqu'un être n'est qu'autant
qu'il possède ce dont il a besoin pour exister.
Dr la parole est nécessaire à l'homme, car
sans elle il ne pourrait penser, et sans pen-
sée il ne pourrait entretenir son existence.
Donc, d'après cette seule considération, il est
évident qu'il n'a pu créer son langage arti-
culé (166).
« Mais en voici une autre preuve plus con-
vaincante encore s'il est possible. Pour créer
une langue, il faut nécessairement concevoir
des idées générales, abstraites, collectives.
Car comment, i)ar exemple, inventer un
substantif sans avoir auparavant l'idée de
l'objet qu'il représente, un adjectif sans con-
cevoir des qualités, un verbe sans connaître
l'action que ce mot exprime, un adverbe^ nne
pre'position, s&ns comprendre les rapports de
cette action qu'ils représentent, et môme une
expression quelconque sans avoir auparavant
l'iaée du mot expression. De plus, il faut né-
cessairement communiquer la langue que
l'on crée, la faire comprendre aux autres,
convenir avec eux de la valeur des mois, en
convenir avec soi-même. Mais, pour avoir
CES idées, pour établir cette communication
mutuelle, ces conventions réciproques, la
parole est absolument nécessaire ; car sans
elle nous ne pouvons penser, nous entendre
nous-même, nous faire comprendre aux au-
tres, et comprendre les idées qu'ils nous
communiquent : don.; la création d'une lan-
gue quelconque suppose évidemment un
langage articulé préexistant : donc incontes-
tablement l'homme n'a pu inventer cette ex-
pression merveilleuse ; donc elle lui a été
donnée... Mais à quelle époque l'a-t-il re-
çue?..., Au moment même où il a commencé
d'être, car il n'a pu exister avant de la possé-
der, puisqu'il n'a pu être sans penser, et qu'il
n'a pu penser sans parler ; û'où il faut né-
cessairement conclure qu'il a été créé par-
lant (167).
« Remarquez encore que, si l'homme avait
créé lui-même son langage, il se serait écoulé
nécessairement un certain temps pendant le-
quel il n'aurait point parlé. Mais alors com-
DE PHILOSOPHIE. LAN 5f)2
ment se seraient établies l'éducation des en-
fants, la coimaissance des devoirs réciproques
et toutes les relations sociales sans lesquelles
il ne saurait exister? N'est-il pas évident que
le langage d'action, ou geste, qui se borne à
l'expression des mouvements de l'âme, et
qui ne seit à celle des idées (]ue lorsiiu'il est
secondé par la |)arole, n'aurait pu lui suiïire,
et qu'il n'aurait pu être par cela seul qu'il
n'aurait pu parler ? D'où il faut encore con-
clure qu'il a toujours possédé la parole, et
que» comme il n'a pu êire en son pouvoir de
se la donner à lui-même, une puissance su-
périeure l'en a doué.
« De plus, faisons observer que l'homme,,
existant primitivement sans langage, comme
on l'a supposé, n'aurait jamais pu sentir la
nécessité d'une langue, et [)ar conséquent
l'inventer. Semblable alors aux animaux, sa-
tisfaisant, comme eux, ses besoins, il n'aurait
jamais été tenté de sortir de l'état où il se
trouvait, et il serait re>té, comme eux , dans
un éternel mutisme. Il n'aurait jamais {)u
changer sa situation primitive, car un être
quelconque ne sort pas de l'état qui le cons-
titue ce qu'il est, de son essence, de sa na-
ture, sans cesser d'exister.
« D'ailleurs, l'homme vivant isolé, puisqu'il
était sans parole, une langue inventée par un
individu n'aurait jamais pu être transmise au
reste de l'espèce, qui n'aurait pu la comj)ren-
dre ; car, pour qu'une langue soit intelligi-
ble, il faut avoir des termes de comparaiso»
déjà formés. Mais, en supposant que l'ex-
pression d'un objet physique et frappant les
sens eût pu être établie, comprise, projtagée
parmi les individus à l'aide du geste (ce qui
ne se peut, puisque, pour inventer une ex-
pression quelconque, il faut avoir nécessai-
rement l'idée de l'objet qu'elle représente,
et pour avoir cette idée il îaxii parler) , il se-
ra toujours reconnu impossible de créer des
expressions pour des objets qui ne frappent
point les sens, qui sont des généralités, des
abstractions, telles que celles de matière, û' or-
dre, de mode, de figure^ de mouvement, de
verbe, de temps, d'aoriste^ de syntaxe, etc.,
et de les faire entendre aux autres.
« Enlin, la parole entretient l'existence du
corps social, par les idées générales et col-
lectives qu'elle lui fait concevoir, et qu'elle
seule peut donner. Ces idées générales éta-
bli.>>sent nos relations réciproques, et sans
elles nous ne pourrions connaître que des
individualités, qui ne pourraient sullire à
(JOC) L'homme par sa nalure et ses destinées,
ne p'iii exisier sans penser au moyen de la parole.
Si, comme les nnim;iux, il ne pensait que par des
sensations el des. insages, son inieliigence ne pour-
rait se développer convenablement, et se nietiie en
rapport avec son mode naturel d'exiatcncc. Elle ne
lui sntlirait donc point, et puisqu'il n'a pas comme
t'ux rinslincl , il est évident qu'il ne pourrait
êlre.
Puis donc que l'Iiomnie ne peut pas penser sans
parole, dire qu'il a inventé sa parole, c'est dire
qu'il a inventé sa pen^e . Mais pour inventer la
pensée, ne faut- il pas une pensée préexisianie , car
t'Uiuiueul inventer sans venser ? Il est donc évideul
que la création de I» parole ne lui appartient point,
à moins qu'il n'ait créé sa pensée, c'est-à-dire qu'il
se soit créé lui-même, ce que vraisemblableinem
personne ne supposera.
(167) On peut démontrer la création de l'homme
par le raisonnement snivani. L'Iiomme n'a pu exis-
ter avant de posséder la parole, car il n'a \)u êire
s-aus penser, et il n'a pu penser sans parler. Mais s:»
parole lui a été donnée, ul on ne peut la concevoir
isolée de l'être qui ilevail l'extfrcer» Donc, puisqu'il
n'a pu être avant de l'avoir rrtiwc, (|u'elle a éié
créée, et qu'il a dû ixisier avec eUe, il est cvideui
qu'il a lui-même éié créé.
593
LAN
PSYCHOLOGIE.
LAN
b94
l'existence de l'espèce. Or riiominc a toujours objets incorpoi-els oui ne font pouit image,
vécu en société, donc il a toujours possédé et ne peuvent qu'à l'aide du discours ôtre la
la parole. matière et la forme du raisonnement. Mais,
« Ce merveilleux langage est, selon l'ex- de toutes les combinaisons ou compositions
pression d'un profond penseur de nos jours, d'idées ou de rapports, la plus vaste, la plus
comme la vie: nous en jouissons sans con- coinpliquée, la plus intellectuelle, et, si l'on
naître ce qu'il est. Bien loin d'avoir pu l'in-
venter, nous ne pouvons le comprendre. 11
est la lumière du monde moral, le lien de la
société par les lois qu'il rend générales, et
par les idées qu'il exprime ; en un mot, il
règle l'Iioiiime, en môme temps qu'il expli-
que l'univers (168).
H. DE BO.NALD.
Nous renvoyons aux ouvrages de ce reli-
peut le dire, la plus déliée, est précisément
le langage qui renferme toutes les idées et
tous leurs rapports, et qui est l'instrument
nécessaire de toute réflexion, de toute com-
paraison, de tout jugement. C'était donc le
moyen de toute invention qu'il fallait com-
mencer par inventer ; et connue la pensée
n'est qu'une parole intérieure, et la parole
une pensée rendue extérieure et sensible, il
fallait, de toute nécessité, que l'inventeur du
gieuxet profond génie, ouvrages que tout le langage pensât, inventât l'expression de sa
monde a lus et que l'on ne peut trop raédi- pensée, lorsque, faute d'expression, il ne
1er. Nous en extrairons le seul passage sui- pouvait avoir môme la pensée de l'invention.
vant :
«.... Plîilosopbcs, essayez de rétlécliir, de
comparer, de juger, sans avoir préscjils et
sensibles à l'esprit aucun mol, aucune paro-
le... Que se passe-t-il dans votre esprit, et
qu'y voyez-vous? Rien, absolument rien; et
vous ne pouvez pas plus percevoir vos pro-
pres pensées, lorsqu'elles s'appliquent à des
objets incorporels, comparer les unes avec
« Familiarisés, dès le berceau, avec le lan-
gage, que nous entendons avant de pouvoir
l'écouter, que nous répétons avant de pou-
voir le comj)rendre, que nous parlons sans
cesse ou avec nons-môme ou avec les autres,
nous ne faisons pas plus d'attention à cet
art merveilleux, devenu j)Our l'honmie sa
l)ropre nature, qu'au jeu de nos j)Oumons
ou à la circulation de notre sang. La j)aroIe
les autres, et juger entre elles, sans des ex- est pour nous comme la vie, dont nous jouis-
pressions qui vous les représentent, que vous
ne pouvez voir vos propres yeux, et pronon-
cer sur leur forme et leur couleur, sans un
corps qui en réfléchisse l'image.
« Et, en effet, ce ne sont pas ici des objets
f)liysiques, des objets particuliers ou com-
posés de parties qu'on peut voir et toucher,
et dont il suffit de se retracer la figure, 0{)é-
ration de la faculté d'imaginer qui s'exécute
dans la brute comme dans l'homme: ce sont
des relations de convenance, d'utilité, de
nécessité; ce sont des idées morales, sociales
ou générales, des idées de rap[)orts de cho-
ses et de personnes, d'où dériveront bientôt
des lois et des devoirs; ce sont môme des
rapports intellectuels entre des êtres physi-
sons sans connaître ce qu'elle est et sans
réfléchir à ce qui l'entretient. Et cependant
lôtre, la société, le temps, l'univers, tout
entre dans cette magnifique composition :
l'être, avec toutes ses modifications et toutes
ses qualités; la société, avec ses personnes,
leur rang, leur nombre et leur sexe; le temps^
avec le jiassé, le présent et le futur; l'uni-
vers enfin, avec tout ce qu'il renferme. Tout
ce que la langue nomme est ou peut être ;
seuls, le néant et l'impossible n'ont [las de
nom. Lumière du monde moral iiui éclaire
tout homme venant en ce monde, lien de la
société, vie des intelligences, dépôt de toutes
les vérités, de toutes les lois, de tous les
événements, la parole règle l'homme, or-
ques ou entre ces êtres et l'homme, rapports donne la société, explique l'univers. Tous
qui deviennent l'objet de tous les arts et les jours elle tire l'esprit de l'homme du
même des plus hautes sciences ; ce sont, en néant, comme, aux premiers jours du monde,
un mot, des vérités et non simplement des une parole féconde tira l'univers du chaos;
faits qu'il faut exprimer, c'est-à-dire des elle est le plus profond mystère de notre
(IC8) ill c«i impossil)le à f'Iioniiiie de produire
d'aunes sous vocaux on arliciilés que ceux qui ré-
snlleut des coinliin:»isoiis réci|iror|»es des voyelles
ei des consonnes connues; si donc il a iuvenié la
parole, pourquoi ne peut-il pas créer aujourd'iiui
des sons nouveaux, coumie au temps où il invenla
ce précieux lang,tge? Kt s'il ne peut former de nou-
veaux éléments dans celle lonaion expressive, n'csi-
il pas évident qu'il n\i pu le faire à aucune épo(|ue,
M iine, par consécjueui, la créiliou de la paroi.' ne
lui appartient point?
« bira-i-ou (|ue cela dépend de son orj,'ani?aiiou,
«lonl les mouvements se trouvent renfermés dans
certaines limites? Vaine objection ! D\il)()rd on ne
peut ilélerminer les bornes des mouvements des or-
ganes de la parole, que Ton conçoit pouvoir être
inliiiis. llemarciuez ensuite que celte expression
n'est point , dans son essence , un objci maiériej ,
puisque nous nous parions à nous-mcme Inicrieu-
icuicui, et que nous pensons notre parole, bien
que nous n'articulions aucun son. C'est donc l'es-
prit qui parle au dedans de nous, et nous n'em-
ployons nos organes que pour manifester au dehors
noire pensée. Mais puisque cette expression appar-
tient essentieUement à l'èire spirituel, il demeure
évident que c'est à lui qu'il faut en attriliuer lu»
bornes. D'où il faut nécessairemeiii conclure qu elles
lienuenl à sa nature, (|u'elles ont, par consé-
(inenl, toujours exi^té, el que la parole est aujour-
d'hui dans ses éléments ce (ju'elle était au comiiKîu-
ceinent des choses.
4 Remarquez, relativement à la nalure spirituelle
de la parole, une pieuve maidlesie que nous eu
olTie l'enfant qui béj^aye. Il disiinj^ue, en elTet, aux
jnols qu'il entend, liirii <|n'il ne puisse les pronon-
cer, les oltjeis ([u'ils tlésignenl; et sa parole, im-
parfaite au dehors à cause de l'impeiieciioii de ses
oiganes, est évidemment parfaite au dedans, puis-
qii elle lui fait rtxonnaJtre avec exactitude tous les
tjbjeib qu'elle représetitc. » (Id., ibid., p. 280-290.)
K5 LAN DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
èlre, et, loin d'avoir pu rinvcnlcr, l'honimo
Uf ])riit pas môme la coaiprciidre. "
« Coramenl des hommes, dont l'entcnde-
menl était, avant le langage, le livre fermé de
sept sceaux, avaient-ils pu découvrir qu'au
ujoyen d'un petit nombre d'articulations de
la voix, simples ou composées (voyelles ou
consonnes), la langue pouvait exprimer tou-
tes les pensées qui s'élèvent dans le cœur de
l'homme, tous les objets que la nature ou la
société lui présentent, tous les accidents du
monde physique, toutes les idées de la mo-
rale, tous les événements de la société, les
êtres et leurs rapports, l'homme et son action
LAN
'M
nom ou signe parliculicr cha(jup année d'un
siècle, cl)a(|ue mois de l'année, chaque jour
de la semaine, chaque heure du jour, sous
peine de confondre dans notre souvenir les
temps môme les plus récemment écoulés? Le
temps, pour l'homme civilisé, toujours agité
de regrets ou de désirs, le temps n'est jamais
qu'au passé et au futur, et de là vient que,
dans les langues des peuples les plus cultivés,
les modes de ces deux temps sont extrême-
ment multipliés : pour l'homme brut et tel
qu'on le suppose sans souvenir, sans pré-
voyance, et dont la vie n'est qu'un jour, un
moment, un besoin, le temps ne peut être
Je temps et ses modes? Je veux ciu'un bruit, qu'au présent; pour lui, le passé n'est plus,
un son, puissent ajoutera une langue déjà 1 avenir n'est pas, et les idées ou les expres-
sions d'/»'er et de Jcma/n sont aussi éloignées
de son esprit qu'étrangères à ses habitudes.
« Cette philosophie du langage, de toutes
les sciences peut-être la plus difficile, et dont
les motifs déliés échappent si aisément à
l'attention de ceux qui en font leur unique
élude, aurait-elle pu se présenter à l'esprit
d'hommes sans asile constant, sans subsis-
tance assurée, satisfaits de trouver chaque
jour à soutenir, contre les besoins du moment,
une existence précaire , d'hommes placés
dans un élat de dénûment absolu et de la
plus profonde ignorance ? Et n'est-il pas
ridicule de faire de ces êtres dont on peut
dire que l'entendement (^tail aveugle, sourd
et muet, autant de Descartes et de Newtons,
qui, riches de toutes les connaissances des
siècles antérieurs, au sein de l'abondance et
du loisir, entourés de secours, et disposant
à volonté de langues toutes formées et des
moyens d'en fixer les expressions par l'écri-
ture, ne faisaient au fond que féconder des
germes préexistants, et développer des véri-
tés dont les éléments étaient connus? Il y
avait dans le monde de la géométrie avant
Newton et de la philosophie avant Descartes;
mais, avant le langage, il n'y avait rien, abso-
lument rien que les corps et leurs images,
puisque le langage est l'instrument néces-
saire de toute opération intellectuelle, et le
moyen de toute existence morale. Tel qu(i la
matière, que les Livres sainls nous repiésen-
tent informe et nue, inanis et rncua, avant la
parole féconde cpii la tira du chaos, l'esprit
aussi, avant d'avoir entendu la parole, est
vide et nu; ou tel encore <iue les corps dont
aucun, j)as même le nôtre, n'existe à nos
yeux avant la lumière qui vient nous mon-
trer leur forme, leur couleur, le litu qu'ils
occupent, leurs rapports avec les corps envi-
ronnants, etc.; ainsi, l'esprit n'existe ni pour
les autres, ni pour lui-môme, avant la con-
naissance de la parole qui vient lui révéler
l'existence du monde intellectuel, et lui ap-
prendre ses propres pensées. » [Recherches
sur les premiers objets des connaissances mo-
rales, 1. 1, p. 147 et suiv., édil. de 1826.)
formée un mot énonciatif de la substance ou
de la qualité, qui rappelle môme, par l'imi-
tation, l'objet que l'on veut exprimer : cette
onomatopée rentre dans la classe des sensa-
tions plutôt que dans celle des idées ; elle
appartient moins à l'intelligence qu'à l'imagi-
nation, et l'on parle avec une exactitude tout
à fait philosophique, lorsqu'on dit d'un pa-
reil mot, qu't7 fait image. Encore faut-il
observer que l'homme, en quelque sorte, a
reçu ces mots tout faits de l'objet qu'il repré-
sentent, et ne les a pas inventés. La nature
ihysique a son langage, et celui-là aussi,
'honnue ne fait que le répéter. Ainsi le bruit
e plus éclatant et le plus majestueux, celui
du tonnerre, a été ré[)été dans toutes les
langues par un mot (jui fait image, t'\ qui
imite, autant qu'il est possible à la voix arti-
culée, l'objet qu'il veut exprimer.
« Mais comment expliquer la formation du
verbe, parole })ar excellence, puisque les
Grecs et les Latins ont donné son nom à la
parole même?
« L'homme n'a pas besoin de parler pour
agir, mais il en a besoin pour exprimer qu'il
a agi, ou qu'il agira; qu'il a agi dans un
passé plus ou moins reculé; qu'il agira dans
un futur plus ou moins éloigne ; qu'il a agi ou
qu'il agira de telle ou telle manière. Com-
ment aurait-il imaginé de désigner , avec
quelques mouvements de la langue et des
lèvres, quelquefois avec une seule, articula-
tion de la voix, tous les états de l'homme
moral et physique, la nature, le temps, le
mode de son action faite ou reçue, indiquée,
conunandée. Unie, passée, présente ou fu-
ture, sans aucune expression préalable qui
put aider à retrouver sa propre pensée dans
les infinies combinaisons qu'aurait deman-
dées 1 invention laborieustî du langage, si
cette invention eût été possible? Et le temps.
Je temps si unifoi me dans une vie tout ani-
male et tous les jours uniquement occupée
des mômes besoins; le temps, dont le som-
meil, qui remplit la vie de l'homme sauvage,
cllace si promjMement la trace , comment
l'iiomme, dans l'état brut où on le suppose,
aurait-il pu, sans au( un signe, en distinguer
les ditl'érentes époques, les rap[)eler ou les
prévenir, lorsque nous-mômes, dans une vie
si remplie d'événements, et dont les jours
inciuiets ressemblent si peu les uns aux
autres, H'jus avons besoin de marquer d'un
bon.m;t (ch.vrles).
« L'orang-outang ne parle point, il ne pen-
se donc point; car pour pensej-, il faut par-
ler. » [Contemplation de la vat., mi' pailie,
eh. 47.)
%1
LAN
PSYCHOLOGIE.
LAN
598-
« >0j idoes le> plus abstraites oui une ori- leurspfière est immobile. L'homme accumule
gine corporelle... Nous n'avons ces idées lout le passé au profit de l'avenir. L'individu,
qu'à l'aide des signes qui les représentent, et ne fait pas un progrès qui ne s'ajoute au;
ces signes sont ligures, sons, mouvements, fonds commun. Or, que seraient ces acqui-
corjwi. w {Essai analytique sur l'âme, ch. 4.) sitions sans le langage qiii les conserve et les
transm(.'l?Ellesn'trvisleraientméme pas (169].
Otez le langage à l'homme, toutes les facultés
BOS>tET.
« Il faut reconnaître qu'on n'entend point
sans imaginer ni sans avoir senti; car il est
vrai que, par un certain accord entre toutes
les parties qui composent l'homme, l'Ame
n'agit pas, c'est-à-dire ne nense et ne con-
naît pas sans le corps, ni la partie intellec-
tuelle sans la partie sensitive.
« Nous ne pensons jamais ou presque
jamais à quelque objet ipie ce soit, que le
nom dont nous l'aiipelons ne nous revienne,
ce qui manjue la liaison des choses ({ui i'ra[)-
pent nos sens, telles (lue sont les noms, avec
nos opérations intellectuelles.
« On met en question s'il peut y avoir en
cette vie un pur acte d'intelligence dégagé
de toute image sensible, et il n'est pas in
sont inertes , il n'existe qu'un animal plus
misérable que les autres , car il est plus im-
puissant h sa naissance, et cette comparaison
de son impuissance et de ses destinées esl
un puissant argument en faveur de la soli-
darité de l'espèce. » ( Civilisation primitive.
p. 236.)
M. Eusèbe de Salles, déraoiitranl la néces-
sité d'une révélation primitive, proclame que
l'intervention du Dieu créateur est seule adé-
quate à la grandeur de l'itntiative première.
« A quoi, dit-il, ont abouti tous ks etforts
pour l'expliquer par d'autres moyens? recu-
ler le problème dans la nuit des temps, parmi
des hommes préadamiles, est-ce le résoudre?
Ravaler ces hommes à la condition des
eroyftbie que cela puisse être, durant de cer- brutes, est-ce ex[)liquer leur intelligence (piasi
tains moments, dans les esprits élevés à une divine? Marier ces singes à des anges , esl-co:
haute contemplation, et exercés durant un
très-long temps à se mettre au-dessus des
Sens; mais cet état est fort rare, et il faut
parler ici de ce qui est oïdinaire à l'enten-
dement. » (Traite' de la connaiss. de Dieu et
de soi-même, ch. 3, § 14.)
« Sans nous égarer, avec Platon, dans ces
siècles inlinis où il met les ûmes en des états
si iNzarres que nous réfuterons ailleurs, il
suflTirait de concevoir que Dieu e'i nous créant
exclure l'intervention céleste? « (Histoire gé-
nérale des races huviainest etc., p. 330.)
Ces observations, parfaitement justes, vont
directement à l'adresse du livre d'ailleurs
fort remarquabledeM.de Brotonne, riche in-
telligence que le rationalisme a trop souvent:
égarée.
M. nuciicz.
M. Bûchez, après avoir traité la question
a mis en nous certaines idées primitives où de l'origine de l'homme organique , s'ei-
luit la lunnère de son éternelle vérité, et que prime ainsi en parlant de sa création spiri-
ces idées se réveillent par les sens, par l'ex- tuelle ou intellectuelle :
périence et {>ar l'instruction que nous rece- « L'honune étant , ainsi que nous venons,
vous les uns des autres. « [Logique, chap. 37.) de le montrer, seul de son es|»ècc et mis au
« La liaison des termes avec les idées fait monde adultti, complet organiquement cl en^
qu'on ne les considère (lue comme un seul
tout dans le discours ; l'idée est considérée
comme l'âme, et le terme comme le corps.
« Les termes, dans le discours, sont sup-
posés pour les choses munies ; et ce qu on
drl ies termes, on le dit des choses. » [Ibid.,
èhap. 63.)
M. DE ItRUTONMi:.
Nous ne prétendons pas ranger M. de Bro-
tonne parmi les savants (jui admettent l'ins-
titution divine du langage. 'l'o-itefois , voici
un aveu précieux. Ce sera, si l'on veut , une
contradiction; mais nous n'en serons point
surpris. Nous verrons M Cousin signaler
une semb'ablK inconsé(]uence dans Herder ;
plus loin M. Cousin lui-môme nous en olfrlra
un exemple remarquable.
« L'intelligence et le langage, dil M. de
Brotonne , man henl de front. Les animaux
ne peuvent ni inventer ni généraliser. Si Ion
observe quehjuefois en eux certains phéno-
mènes qui ressemblent à l'expérience et à
la mémoire, il n'en résulte rien pourl'ospècc-
069) Vous (|iii rejclfï le d(tii tlivir, Ou !ait^;igo,
prenez ganlf. Si ricii HC.petil (Hrc acquis sans lo
Ijiigagciiui tonieri'é cl liansinct,'(^oiinuai\. le l.iu-
outre nécessairement doué de l'Ame destinée
à constituer la substance de sa personalité et
le principe de son activité, l'homme n'avail
pas encore lout ce qui lui (Hait nécessairo
pour se conserver et pour vivre. Il fallait
encore qu'il pût distinguer le bien du mal,
qu'il sût agir ou s'abstenir lorsqu'il était
convenable ; il fallait qu'il pûl avoir des
idées; il fallait qu'il sût penser et raison-
ner, etc. Or, on est inca|)able de rien distin-
guer si l'on ne possède pas un principe de
distinction; on n'agit point sans but, et on
ne s'abstient pas sans motifs; on n'a point
d'idées, si l'on ne porte pas (les ju^emc nts,
et l'on ne porte pas de jugemetits, si l'on no
possède poHit de princi[)e d'affirmation ; enfin,
on ne pense ni on ne raisoinie sans signes,
c'est-à-dire lorsque l'homme ne possède point
un langage. Il fallait (jue l'honnne possédât
toutes ces facultés, et pour (lu'il les possé-
dât, il fallait qu'il les re(;ût 1 Or, comment
de tout temps l'homme a-t-il acquis le pou-
voir de faire toutes ces choses? Par une voie
unique et qui ne varie pas, par la voie iné-
gngc 6o.ra-l-il liii-incnie acquis, cunscrvé cl trans-
mis par ["animal ilonl vous allez parler toul à
i'Ucurc?
rti
^'^ \
599 LAN DICTIONNAIRE
vitable de renseignement 1 Que si renseigne-
ment lui manque, toutes ces facull(^s lui font
également défaut. Voilà ce que l'expérience
nous apprend. L'homme a donc reçu un
enseignement primilif, et c'est ce que nous
appelons sa création inlelleciuelle.
« On a prétendu que l'homme, abandonné
à lui-môme, avait pu vivre pendant longtemps
en obéissant, comme les animaux, aux lois de
son simple instinct. Celte opinion est erro-
née ; en effet, l'homme est de tous les êtres
vivants celui qui a le moins d'instincts. Il n'en
possède qu'un seul qui ail les caractères de
ceux qu'on rencontre chez les bôles; mais
cet instinct ne peut servir que dans la nre-
juière enfance ; c'est celui qui lui fait cher-
cher le sein de la n)ère et lui fait faire le
travail très-compliqué de la succion et de la
déglutition. Quant à tout le reste de ce (|ue
les animaux font saijs l'avoir appris, l'homme
est obligé de rajtprendre; il apprend à !iiar-
cher, h voir, à entendre , etc. En un mot.
Je développement de tout ce qui , chez lui,
doit être soumis à l'empire de la volonté,
est subordojiné à la nécessité de l'instruction.
Voilh pncore ce que nous montre l'expérience
de tous les jours. Il a donc fallu que le
couple primitif, et né adulte, reçût au moins
celte première instruction, sans laquelle on
ne sait user rri de ses membres ni de ses
sens (170). Mais a-t-il pu acquérir par lui
seul les principes des autres connaissances
qui le distinguent? Des matérialistes répon-
dent que l'homme , pendant la durée de sa
vie instinctive, a recueilli des sensations, les
a comparées ou a senti des comparaisons ,
et enfin qu'il a formé ou encore senti des abs-
tractions. Les éclectiques disent que l'homme,
aussitôt qu'il eut senti le non-moi , eut la
révélation du moi et d'un rapport entre ce
moi et ce non-moi ; ils ajoutent ensuite qu'en
réfléchissant sur ses sensations, il a découvert
ie général dans le particulier, c'est-h -dire les
absolus qui forment le fondement de la rai-
son, etc. Nous ferons d'abord remanjuerque
ces explications sont beaucoup moins claires,
moins naturelles et moins simples que le
thème, posé par nous tout h l'heure, d'un
simple enseignement donné à nos premiers
)iarents, de la môme manière dont ils nous
l'ont transmis eux-mêmes. En outre, elles
sont, l'une et l'autre, fondamentalement
contraires à l'expérience. Il est un fait qui
est aujourd'hui démontré en philosophie ,
c'est que l'homme ne peut penser sans signes,
ou sans une parole quelconque. Les obser-
vations recueillies auprès des sourds et muets
de naissance et restés {>endant longtemps
sans instruction , ont mis ce fait hors «le
(170) On |>eiit comparer l'Iionime primilif sor-
tant :i(liil:e des mains du Créateur, aux aveugles
adidies quuin' douijie calaracle (ongéiiiale empé-
diait de voir, el aux .sourds et mn*jis égaleaienl
:ululies qu*iiii épaississcinenl de la meud)rane du
tympan euipéi li:iil d'entendre , avcu^^les el sourds
dont une opéraiion vient d'ouvrir, loul d'un coup,
ks y»'ux à la lumière el l'oreille aux vibrations de
l'air. Il se pat^sc un grand nombre de jours avant
que les uns piiibscui distinguer des sons ou enieii-
DE PITILOSOPIIIE.
LAN
600
doute. Or, d'où l'homme a-t-il reçu le lan-
gageHI l'a inventé, disent les matérialistes
et les éclectiques, en nommant ses sensations
au fur et à mesure qu'il en sentait le besoin.
Il l'a donc trouvé , selon eux , après avoir
senti el parce qu'il avait senti. Or, sentir, c'est
avoir une idée ; sentir, c'est établir une dis-
tinction, c'est porter un jugement. Comment
l'homme aurait-il pu avoir une idée s'il ne
pensait pas , c'est-à-dire sans un langage ?
Comment aurait-il pu établir une distinction
ou prononcer un jugement sans un principe
de distinction et d'affirmation positivement
formulé , c'est-à-dire représenté par des
signes ?
« Ainsi les antagonistes de l'enseignement
primitif donné à l'homme tournent dans un
cercle d'impossibilités manifestes , ou de
propositions contredites par l'expérience. »
{Introduction à la science de l'histoire, t. II,
p. 227.)
M. Bûchez', dans son Cours de philosophie
aupoint de vue du catholicisme et du progrès,
soutient, avec la supériorité de science et de
talent qu'on lui connaît, la nécessité du lan-
gage pour la constitution de la raison. Nous
ne citerons que le passage suivant :
« il est à observer que, toutes les fois que
nous n'avons point un mot pour exprimer
une idée, celle-ci reste vague, obscure : nous
ne la possédons point réellement, il faut en
excepter seulement celles qui se rapportent
directement à nos besoins de conservation ,
la faim, la soif, le soiiiineil, etc. Il est certain
qu'il est une catégorie entière d'idées que
nous ne possédons nullement si nous n'avons
le mot. Telles sont celles qui se rapportent
à d'autres existences que celles des choses
physiques. Par contre, il est aussi à observer
que, lorsque nous n'avons que le mot, même
lorsqu'il s'agit d'existences métaphysiques,
nous n'avons point l'idée, h moins que nous
ne possédions urie certaine succession de
mots qui expriment un certain rapport. Ainsi
le mot Dieu ne suffit pas pour donner l'idée
de Dieu, à moins que nous ne sachions une
certaine suite de mots qui nous ap|)rennenl
quels sont les rapports de Dieu avec les autres
êtres. Il faut remarquer encore qi^e, toutes
les fois que la loi des rapports change , la
nomenclature ou la syntaxe est modifiée
d'une manière analogue. Ainsi il n'y a pas
d'exemple de système nouveau de civilisation
d'idées qui n'ait engendré une langue nou-
velle.
« Nous nous empressons d'iirriver aux
observations par lesquelles il est démontré
que tout mot, en même temps qu'il exprime
dre; il est nécessaire que les uns cl les autres fas-
sent l'édiicailoii de leurs nouveaux sens ; el cepen-
dant ces liommi's oni, les uns el les autres , une in-
telligence déjà forti ce ; ils possèdent le langage dos
signes ; ils ont des iitées. Que l'on juge à (|neî point
il clail impossible ipie riiomme primilif, ilépourvn
de toute idée, pùi seul et s;ins guide se donner iï
liii-n ème celle ëincaiion, cl vivre en allcudant
qu'elle fût achevée.
60 1
L\.V
PSYCHOLOGIE.
LAN
602
une i'iée , représente aussi l'afllnnalion d'un
rapport.
« On peut se borner ici à saisir les aspects
généraux , laissant à chacun le soin de les
niuitijilier et d'en trouver les développements.
Un travail de détail ou seulement un peu ap-
profondi entraînerait à des longueurs inter-
minables. Lorsqu'on aurait écrit la matière
de plusieurs gros dictionnaires , on se
trouverait n'avoir pas encore tini. Con-
tentons- nous donc des généralités, choisis-
sons les principales classes de mots , et n'es-
savons pas plus que d'indiquer le carac-
tère du principal des rapports qu'ils expri-
ment ; car tout le monde, sans se livrer à
un autre examen , admettra que ce qui est
Nrai sous uti aspect l'est pour tous les autres.
Les classes de mots dont nous allons parler
sont les verbes, les adjectifs, les substantifs
et les conjonctions. Or, tous les verbes, sauf
le verbe être, expriment le rapport de cau>e
à effet, d'activiié à passivité, etc. Tous les
adjectifs expriment le rapport de substance
à accident, d'absolu à relatif, etc. Tous les
substaïUifs ex|)riment le rapport d'être à non
ôtre , de créature à créateui', de plus à
moins, etc. Les conjonctions comme le nom,
comme l'emploi l'indiquent (e/, car, donc, en
e/l'et, etc.), expriment les rapports de suc-
cessivité, etc. Nous ne pousserons pas plus
loin celte énuraération.Elle est extrêmement
incomplète, mais de cela môme il en résulte
luie preuve plus grande que toute idée ou
toute afllrraation ne peut exister que du point
de vue d'une base a'affirmalion. En ce sens
i! est vrai de dire que toute idée est une pro-
position, selon le sens qu'en philosophie et
en grammaire générale on attache aujour-
d'hui à ce nom. Ainsi aimer, aimant, suppose
un rapport entre quelqu'un (\u\ est le sujet
ayant pour attribut d'aimer, et quelqu'un ou
quelquechose qui est aimé. Ainsi le mol chaise
exprime un sujet dont l'attribut est d'avoir
été créé f)Our s'asseoir. Ainsi le mot bon
exprime qu'il existe un sujet dont l'attribut
est d'être jugé tel vis-à-vis d'une certaine
Joi , etc. Ces remarques pourront paraître
puériles 5 quelqueslecteurs; mais les hommes
qui réfléchiront verront que c'est dans les
recherches de ce genre que réside le moyen
de former la véritable anatomie de la pensée
humaine. Quant h nous , nous ne nous y ar-
rêterons pas davantage, persuadé que nous en
avons assez dit pour que les hommes de
bonne foi se rangent à notre avis. (T. l.
p. 236.) ^
« Il faut, avant que l'enfant prononce un
seul mol, que son oreille soit mille et mille
fois frappée du môme son, et, avant qu'il
puisse l'appliquer et le prononcer à propos,
il faut encore mille et niille fois lui présenter
la môme combinaison du mot et de l'objet
auquel il a rapport : l'éducation , qui seule
peut développer son âme, veut donc être
suivie longtemps et toujours soutenue; si
elle cessait, je ne dis pas à deux mois, conune
celJcdcs animaux, mais mêmeàun an d'â-:e.
l'ame de l'enfant qui n'aurait rien reçu sr.rait
sans exercice, et, faute de mouvement com-
muniqué , demeurerait inactive comme celle
de l'imbécile, h laquelle le défaut des or-
ganes empêche que rien ne soit transmis ;
et à plus forte raison, si l'enfant était né dans
l'état de pure nature, s'il n'avait pour insti-
tuteur que sa mère holtcntote, et qu'à deux
mois d'Age il fût assez formé de corps pour
se passer de ses soins et s'en séparer pour
toujours, cetenfant ne serait-il pas au-dessous
de l'imbécile, et, quant à l'extérieur, tout à
fait de pair avec les animaux? Mais, dans ce
même état de nature, la première éducation,
l'éducation de nécessité, exige autant de temps
que dans l'état civil , parce que dans tous
deux l'enfant est également faible, également
lent à croître ; que , par consé(|uent , il a
besoin de secours pendant un temps égal;
qu'enlin il périrait s'il était abandonné avant
l'âge de trois ans. Or celle habitude néces-
saire , continuelle et comnmne entre lanière
et l'enfant pendant un si longtemps , suflit
pour qu'elle lui communique tout ce qu'elle
possède.
« Ainsi cet état de pure nature où l'on
suppose l'homme sans pensée, sans parole,
est un état idéal, imaginaire, qui n'a jamais
existé; la nécessité de la longue habilude
des parents à l'enfant produit la société au
milieu du désert; la famille s'entend et par
signes et par sons, et ce premier rayon d in-
telligence, entretenu, cultivé, conmiuni(iué,
a fait ensuite éclore tous les germes de la
pensée : comme l'habitude n'a pu s'exercer,
se soutenir si longtemps, sans produire dos
signes mutuels et des sons réciprotjues, ces
signes ou ces sons, toujours répétés et gravés
peu à peu dans la mémoire de l'enfant , de-
viennent des exprc.<^sions constantes; quel-
que courte qu'en soit la liste , c'est une
langue qui deviendra bientôt plus étendue ,
si la famille augmente , et qui toujours
suivra dans sa marche tous les progrès
de la société. Dès qu'elle commence à se
former, l'éducation de l'enfant n'est plus une
éducation purement individuelle, j)uisquc ses
parents lui communiquent non-seulement ce
qu'ils tiennent de la nature, mais encore ce
qu'ils ont reçu de leurs aïeux et de la société
dont ils foni'partie : ce n'est })lus une com-
munication faite par des individus isolés, qui,
comme dans les animaux , se bornerait à
transmettre leurs simples facultés; c'est une
institution à laciuelle l'espèce entière a part ,
et dont le produit fait la base el le lien de
la société. » {Histoire nalur. des quadrupè-
des; nomenclature des singes, t. VIII, édil. de
Rapet, 1818. )
« Un empire, un monarque, dit-il encore,
une famille, un père, voilà les deux extrêmes
de la société! Ces extrêmes sont aussi le.s
limites de la nature; si elles s'étendaient au
delà, n'aurait-on pas trouvé, en parcourant
toutes les solitudes du globe , des animaux
humains, privés de la parole, sourds à la voix
comme aux signes, les mâles et les femelles
dispersés, les petits abandonnés, >; etc.?
{Discotcrs sur les anininua: carnassiers.)
003
LAN
DICTIONNAIHE DE IMIII^OSOIMIIE.
LAN
CiH
CAUA.MS.
« Sans sii^nes, il n'existe pas de pensées. »
[Rapport du piiysique et du moral, eU;.)
C\RD.ilLLAC,
Prrtft'ssoiir (lo, {iliilosopliic :tii (•ollé;»« »I«* Boiirltoii,
à l'iiiicit'iitie Ecule iioriiiale el à la Facullc des
le lires, tic-
« Il est hors de doute, el d'ailleurs nous
aurons occasion de le démonlrer , que si
l'homme, comme l'animal, qui se sc^pare de
sa mère aussitôt qu'il n'a plus besoin de son
laitel de ses soins, se développait agrandis-
sait dans un isolement absolu, et hors de la
société pour laquelle il est fait, nous ne re-
trouverions plus en lui le môme être. Etran-
ger à l'ordre moral, il resterait, comme la
sont réunis dans v.ne même étable, ils sont
conduits dans les mômes pâturages, el
cependant on ne saurait dire (ju'ils forrHcnl
entre eu\ ce que nous appelons une société.
A ienneni ensuite les secours mutuels que sa
prêtent les individus qui habitent ensemble;,
ils peuvent bien être considérés comme le
jrincipe du lien qui constitue la société, mais
e besoin, à lui seul, serait incapable de la
'ormer et de la consolider; car du m ment
où le besoin cesserait, la société sérail dis-
soute. Le laiMe chercherait sans doute h
s'attacher au fort; mais celui-ci, le considérant
comme unfardeau, le repousserait sans cesse^
el la société ne se formerait pas.
« Il est des animaux qui vivent ensemble,
non par habitude ou par contrainte, comme
ceux (jue nous réunissons dans nos basses-
brute, relégué dans l'ordre physique et ma- cours, mais par besoin, tels que les castors,.
lériel. Ce ne serait plus cette intelligimce su-
blime qui, s'élevant au-dessus des impres-
sions des sens el des premiers besoins de
la vie, embrasse la création tout entière el
parvient jusqu'à son auteur. Ce ne serait
plus ce cœur sensible et aimant qui étend
et agrandit son existence en la partageant
avec ses semblables. Ce ne serait plus ce roi
(!e la création, qui, par le développement de
son intelligence, de son industrie el de ses
forces, domine, pour ainsi dire, la nature
enlière, dont il semble soumettre les éléments
à ses lois, pour en faire les instruments el
les agents de sa volonté ; en un mol, ce ne se-
rait [)lus l'homme.
« C'est la société, c'est l'éducation qu'il y
reçoit, qui fait l'homme ce qu'il est. Ainsi,
pour le connaître el l'apprécier exactement,
et surtout pour rendre celle connaissance
utile, il faut faire la part de la nature et
celle de l'éducation sociale ; distinguer et
séparer ce qu'il se doit à lui-môme de ce
qu'il doit à la société, dans laquelle il se for-
me, se développe et se fortifie, et montrer
comment, par les secours qu'il en reçoit, cet
être si petit, si faible, si borné en lui-même,
devient une espèce de prodige, qui de jour
en jour voit croître Àidéfmimenl sa force et
es abeilles, les fourrais, etc. Par ces réunions
ils nous présentent bien une espèce d'imago
delà .«-ociété, mais elle est si imparfaite, que
l'on voit évidemment que la société humaine
porte sur des rapports d'une tout autre nature.
« On n'a pas besoin de réflexions bien j)ro-
fondes pour reconnaître et constater le véri-
table rapport qui unit tous les hommes en
une seule famille, en fait comme un seul
corps, et parla devient le principe constitutif
de l'ordre social. Qui ne voit, en efl'el, que ce
rapport consiste dans la communauté de sen-
timents, d'atfeclions, d'idées, d'opinions, de
croyances, etc., et que celle communauté ne
peut résulter que de la communication des es-
prits, opérée par la manifestation réciproque
de sentiments, de connaissances, en un mot
de pensées de toute espèce?
«Or la pensée, avectoutes ses modifications
el toutes ses variétés, phénomène intérieur
pour celui qui l'éprouve, n'a rien par elle-même
qui puisse faire impression sur nos sembla-
bles ; de sa nature elle est incommunicable ;
el si l'homme n'étaii doué de la faculté, d'at-
tacher à la pensée des signes qui, en lui don-
nant, pour ainsi dire, un corps, la rendent
sensible et propre à être exactement ap-
préciée, il serait aussi étranger à ses sembla-
sa puissance, par de nouvelles découvertes blés que les animaux le sont entre eux sous
et le développement progressif des arts et de le rapport de leurs sensations. Ce sont donc
l'industrie. les signes attachés à la pensée qui lui four-
« Pour étudier l'homme sous ce point de nissenlle moyen de communiquer ses sen-
vue, le seul véritablement important, il faut liments el ses connaissances, el d entrer dans
considérer comment cette foule immense d'ô- celteespèce de communauté constitutive de la
très, ayant chacun une existence individuelle, société humaine.
font par leur réunion une famille, dont les « Ce point de vue suOit pour nous laire
diveis individus ne sont plus que les mem- comprendre l'importance des signes de la
bres, d'où il résulte que chacun est moins ce pensée. Il n'est pas de métaphysicien qui ne
qu'il est par lui-même que ce qu'il est coin- s'en soit occupé. On a conimencé d abord
me membre de la famille, ou comme partie par rechercher la nature du signe en géné-
du tout appelé la société dans laquelle son «al, puis ses diverses espèces, et enfin quelles
existence propre est moins intéressante par sont les choses qui peuvent devenir signe
elle-même, el par rapport h rindivi(lu,|qu'elle de la pensée
ne l'est par ses rapports avec le tout dont
il fait partie.
« Cherchons d'abord ce qui constitue la so-
ciété. Le premier fait qui se présente à
l'observateur, c'est la cohabitalion. Mais pou-
vons-nous dire que vivre ensemble constitue
la société? Les mouluus d'un même troupeau
« Celte marche que suivent la plupart d'en-
tre eux ne nous paraît ni la plus naturelle,
ni la plus propre à nous éclairer sur la nature
el les effets des signes divers de la pensée.
.\u lieu de rechercher ce qui peut el doit
résulter de la nature de l'homme, de celle de
Ui pensée, cl du signe cji général, no vau-
6fi5
LAN
PSYCHOLOGIE.
LAX
C06
dans l'économie inlellcctiielle de l'homnio;
le pouvoir, presque magique, qu'elle exerce
sur la pensée, qu'elle crée en quelque sorte,
et que seule elle est ca})ablc de développer.
Aussi l'étude des langues, et l'examen de
toutes les questions philosophiques aux-
quelles elle peut donner lieu , occupent le
premier rang dans les travaux de tous les
métaphysiciens, quelles que soient d'ailleurs
leurs oj)itiions sur les vérités et les doctrines
paroi
bien
drail-il pas mieux examiner ce qui est, étu-
dier l'homme tel que nous le trouvons, vivant
en société, et communiquant avec ses sem-
blables au moyen de la parole ; observer
tous les usages qu'il peut faire de ce signe,
alin d'en apprécier exactement la nature et
le caractère ; préciser les fonctions qu'il rem-
plit, les secours qu'il fournit à l'intelligence ;
et s'élever ensuite, si on le juge nécessaire,
.^ des considérations plus générales pour ap-
précier les autres signes, en recherchant en que les langues expriment,
quoi ils peuvent être utiles, s'ils ont pré- < Conime on trouve les langues déposi-
cédé la parole, s'il pourraient y suppléer, etc.? taires de toutes les doctrines, on voudrait leur
en demander les principes et les preuves.
« C'est dnvs la struclure et le génie des
langues qu'il faut spécialement étudier le gé-
nie, le caractère et les mœurs des peuples gui
les ont parlées.
« C'est dans ce que les langues diverses ont
de cojnmun qu'il faut chercher les vérités
fondamentales de l'ordre moral, et les prin-
cipes qui servent à les démontrer.
M C'est dans les langues , unique moyen de
tradition et de témoignage , qu'il faut cher-
cher le fondement de toute certitude, qui n'en
a et ne peut en avoir que dans l'autorité uni-
verselle, manifestée par ta parole.
« C'est dans la parole qu'il faut chercher
Il sera bien plus facile alors de .se rendre
un compte exact de tous ces divers phé-
nomènes, parce que la parole, signe de tou-
tes nos pensées, et à peu près le seul dont
nous nous servions, nous aura fourni les don-
nées propres à résoudre lesiiucstions qu'on
peut laire, et sur le signe de la pensée, et
général. C'est donc 'de la
î^ur
le signe en
parole comme signe, expression et corps de
la pensée, que nous allons nous occuper.
« L'habitude de la parole contractée dès
noire enfance, nous en a rendu l'usage si fa-
milier, qu'elle paraît nous être naturelle. Par-
tout et dans tout les temps, les hommes se
sont servis de la parole dans le mônje but,
les individus, mais dans la société, or) elles
sont conservées et transmises par la parole.
« La parole bien comprise , surtout tors-
qu'rtle esi devenue vulgaire, renferme tou-
jours la vérité, et par conséquent en fournil
la preuve.
« On a fait de profondes recherches sur
l'origine des langues; on a traité avec le plus
granil intérêt, et connue renCei niant des con-
sé«iuences graves, la (lueslion de savoir si
les langues ont |)u ôlre invenlées, ou si elles
ont été transmises par une tradition non in-
terrom[)ue, de|)iiis les premiers auteurs du
genre humain, aux(iuels la |)arolc avait été
immédiatement i-évélée ; et cette question
agite vivement les esprits.
« Un de nos professeurs distingués, substi-
tituant, non sans succès , l'étude du langage
à celle des idées , (|u'il définit le sens des
mof.«, explique bien plus clairement les règles
de la logique par les rajiports que les mois
re(;oivent de la manière dont ils sont em-
ployés dans le discours, argument, raisonne-
ment , que par le rapport des idées elles-
mêmes ; car ces iap[)orts ne sauraient être
ap[)réciés tant que les idées ne sont pas ex-
primées.
« Bull'on a dit : Le style est tout l'honirne.
Tout le monde a admis cette proposition
comme un principe plein de vérité. Le style,
en etl'et, manifeste l'ordre et le mouvement
« Tout le monde, à beaucoup près, n'a pas de la pensée ; et c'est dans l'ordre et le mou-
admis l'ensemble des doctrines de Condillac. vemcntdela pensée que consiste la force de
Des esprits d'un ordre supérieur les ont mo- l'intelligence.
ditiées; un grand nombre d'écrivains les ont « Rousseau a dit que l'esprit ne marche
combattues avec talent; mais chacun s'ac- qu'à l'aide du discours. En effet, sans la pa-
corde h reconnoitre l'importance dp la parole rôle, ou ne conroil ni analyse, ni série de
lé, l'erreur, et le mensonge. C'est dans la
parole que l'intelligence se peint, se leflète
tout entière ; aussi ce n'est que dans la
parole que nous pouvons l'étudier avec
succès.
« Cet aperçu général, (jue nous ne faisons
qu'indiquer, parce (ju'il se reproduira dans
nos observations sur ce précieux insliument
de l'intelligence, suffit, sans doute, pour nous
faire sentir combien l'étude en est impor-
tante. Au reste, cette importance n'a jamais
été mieux sentie qu'elle ne l'est de nos jours ;
car aujourd'hui toute la philosophie, ou du
moins le principe de toute philosophie ,
semble se trouver dans les questions auv-
quelles la parole donne lieu.
n Condillac, qui a très-bien fait sentir, ((uoi-
quc peut-être il l'ait un peu exagérée , la
puissance de la parole, a élé conduit, par ses
recherches, à ces deux conclusions : (jue les
langues sont autant de méthodes analytiques;
et qu'une bonne logique se réduit à une
langue bien faite. Quels que soient les re-
proches dont sa doctrine est susceptible, le
fonds de vérité (|ue renferment ces deux pro-
positions, (pu en sont les conséquences prin-
ci|)ales, a fait reconnaître, partons les bons
esprits, l'influence constante de la parole sur
la marche , le développement et la direction
esprit humain.
de
607 LAN
déductions , ni passaije régulier de vérilé à
vérité, ni abstraction , ni raisonnement , en
un mot, aucune des opérations de l'esprit ;
et c'est, en partie, dans la faculté dont
l'homme est doué d'attacher des idées à des
signes artificiels, et particulièrement à la pa-
role, que se trouve le principe de sa suoério-
rité sur les animaux.
« Cherchons donc à découvrir quelle est la
nature de la parole , à déterminer le degré
d'influence qu'elle exerce sur la formation el
le développement de l'intelligence : ne crai-
gnons pas de l'exagérer, car toute la force de
1 intelligence est dans l'artifice du langage.
Mais en reconnaissant les secours innnenses
que nous en retirons , tâchons de nous pré-
munir contre ses inconvénients; car plus une
arme est puissante, plus son imperfection,
el surtout le mauvais usage qu'on en fait, peut
entraîner de dangers. »
M. l'aBUÉ C.-.nT'fN.
Voy. les eitxilions que nous avons faites de
ses écrits, § 111.
cii.vnMA.
« Sans le langage , toutes nos idées géné-
rales, toutes nos idées abstraites , réduites à
leur propre essence, s'évanouiraient, se dis-
perseraient aussitôt que l'esprit les perdrait
de vue , et il nous faudrait sans cesse les re-
faire. La langue, en les incarnant, les fixe et
les solidifie; grâce à elle, l'abstraction, la gé-
néralité , pures conceptions, prennent un
corps, sesubstantifient, el vivent par là d'une
existence indépendante. » [Essai sur te lan-
gage, p. 174.)
LF. I>. CKASTEL.
Voy. ci-dessus § III, col. 403.
CONDILLAC.
tf Qu'est-ce, au fond, que la réalité qu'une
idée générale et abstraite a dans notre es-
prit ? Ce n'est qu'un nom; ou, si elle est
(|uel(iue autre chose, elle cesse nécessaire-
ment d'être abstraite et générale.
« Les idées abstraites el générales ne sont
donc que des dénominations. » ( Logique de
CONDILLAC.)
« Si vous croyez que les noms vous soient
inutiles, arrachez-les de votre mémoire, et
essayez de réfléchir sur les lois civiles et mo-
rales, sur les vertus et les vices, enfin, sur
toutes les actions humaines, vous reconnaî-
trez votre erreur. » (Id., Art. de penser.)
Condillac regarde le langage comme un don
fait à l'homme par le Créateur :
« Adam et Eve, dit-il, ne durent pas a l'ex-
périence l'exercice des opérations de leur
âme; en sortant des mains de Dieu, ils furent,
par un secours extraordinaire, en état de ré-
fléchir et de.«e communiquer leurs pensées.»
( Essai sur l'origine des connaissances hu-
maines, II' partie, p. 182.)
Puis aussitôt il commence un roman :
« Mais je suppose , ajoute-t-il, que, quel-
que temps après le déluge, deux enfants de
l'un et de l'autre sexe aient été égarés dans
DICnONNAlUE DE PHILOSOPHIE. LAN
COS
des déserts avant qu'ils connussent l'usage
d'aucun signe. La question est de savoir com-
ment cette nation naissante s'est fait une
langue. » (Ibid.)
Singulière hypothèse I Faire une langue qui
est faite I Puisque la parole a été donnée, de
votre propre aveu, pourquoi vous ingénier à
faire voir comment on l'a pu trouver ? Si le
langage artificiel avait été une chose trou-
vable, un trésor du hasard, pouicpioi n'avoir
pas laissé le soin delà découverte à Adam et à
Eve, et l'avoir réservé au jeune couple égaré ?
Et si le premier homme ne trouva point,
n'eut môme pas la peine de chercher la pa-
role , pourquoi deux enfants échappés au
grand naufrage du genre humain auraient-
ils, malgré la décadence intellectuelle, eu
plus d'esprit que leur aïeul, et se seraient-ils
formé à eux une langue qu'il avait fallu lui
donnera lui?... Mais il est inutile de s'arrêter
à réfuter de semblables inventions.
Nous verrons plus loin la théorie de celle
invenlion du langage par Condillac
BENJAMIN CONSTANT.
« On a recherché l'origine de la religion ,
comme on a recherché l'origine de la société
et l'origine du langage. L'erreur a été la
même dans toutes ces recherches. On a com-
mencé par supposer que l'hoiiime avait existé
sans société, sans langage, sans religion...
Mais celle supposition impliquait qu'il pou-
vait se passer de toutes ces choses , puisqu'il
avait pu exister sans elles. En partant de ce
principe on devait s'égarer. La société, le lan-
gage et la religion sont inhérents à l'homme ;
leur assigner d'autres causes que 5a nature ,
c'est se tromper volontairement. [De la reli-
gion, par Benjamin Constant, 1. 1, liv. i, chap. 8,
p. lGi-163
« Tous J .'S systèmes religieux el politiques
des philosophes du dix-huitième siècle par-
tent de l'hypothèse d'une race réduite pri-
niilivement à la condition de brutes err.«it
dans les forêts et s'y disputant le fruit des
chênes et la chair des animaux.
« Mais si tel était l'état naturel de l'homme,
par quel moyen l'homme en serait-il sorti ?
Invocjuer le hasard , c'est prendre pour une
cause un mot vide de sens ; le hasard ne
triomphe point de la nature; le hasard n'a
j)oint civilisé des espèces inférieures qui ,
dans l'hypothèse de nos philosofihes, auraient
dû rencontrer aussi des chances heureuses.
« La civilisation par les étrangers laisse
subsister le problème intact. Vous me mon-
trez des maîtres instruisant des élèves, mais
vous ne nie dites i)as qui a instruit les maîtres :
c'est une chaîne suspendue en l'air. Il y a
plus, les sauvages re[)Oussent la civilisation
quand elle leur est présentée. Plus l'homme
est voisin de l'état sauvage, plus il est sla-
tionnaire. Les hordes errantes que nous avons
découvertes, clair-semées aux extrémités du
monde, n'ont pas fait un seul pas vers la ci-
vilisation. Les habitants des côtes que Néarque
a visitées sont encore aujourd'hui ce qu'ils
étaient il y a deux mille ans...
« 11 en est de mémo des sauvages décrits
609 LAN
dans rantiquilé par Agalharchide , et
jours, par le chevalier Bruce, etc. » (lo
p. l'iT, ctc )
COURSOT,
Recleiir de l'Acailt^uiie de Dijon.
PSYCHOLOGIE.
LAN
CIO
de nos
, ibid.,
lui qui a dit ailleurs cjua, « si l'école Ihéolo-
gique prt^lend que Dieu seul a pu inventer le
langage, c'est alin d'aliaisser l'esprit humain. »
[Fragments philosof)h., {. U, p. 73.)
Le lecteur ne
ce que le père
sera pas tâché de connaître
de l'éclectisme moderne a
« C'est la loi fondamentale de l'esprit liu- î>'Ouvé de plus fort en faveur de l'invention
^ "" '■' ' — "-^e. Rien n est plus propre
mani , qu'il ne puisse s'élevei- à la conception
de l'intelligence qu'en s'appuyant sur des
signes sensibles.
« Le langage est la condition organicpie
du développement de toutes nos facultés in-
tellectuelles. » [Essai sur les fondemeuls de
nos connaissances, 1. 1, p. 203, et t. II, p. 12.)
COUnT Dt" CÉBELIN.
« La parole I Le sujet ne peut être plus
beau ! C'est la parole, cet art par lequel nos
connaissances ne sont pas ««mplemenl bor-
nées à celles des corj>s dont l'univers est
rempli, mais par lequel l'âme d'un homme
se montie à découvert à celle d'un autre, cet
art qui est la base de la lumière et de l'ins-
truction, l'àme de la société, sans lequel l'uni-
vers ne serait qu'un vaste désert , qu'un as-
semblage d'êtres muets, isolés, incapables de
perfection, sans leipiel il n'y aurait point de
conespondanee dune famille à «ne autre
famille, d'une nation à une autre nation,
d'un siècle à un autie siècle; art qui enlra
nécessairement dans le plan de la Providence
pour faire l'apanage distinctif de l'homme,
et pour rendre complète l'oeuvre de la création.
C'est par lui que les hommes se soutiennent,
se consolent et s'encouragent, qu'ils peignent
ce que l'univers renferme de i)lus indivi-
sible, qu'ils s'élèvent juscpi'h la connaissance
d'une première Cause qui leur parle par ses
ouvrages, comme ils se parlent eux-mêmes
par les tableaux du langage.
« Un art aussi vaste dans ses effets, aussi
lié avec noire existence, aussi csst ntiel pour
notre bonheur, aurait-il été livré au hasard?
Aurait-il absolument dépendu de l'industrie
humaine? Celui qui créa l'homme, el le créa
avec les organes nécessaires pour pai 1er, au-
rait, si on ose le dire, manqué son but, s'il
n'eût pas établi entre l'homme et l'instrument
vocal une correspondance si intime et si
prompte , qu'il se [)rêlât à l'instant aux be-
soins de ceux auxquels il fut donné, s'il n'a-
vait pas rendu les hommes capables de parler,
même sans etlort et sans peine , par un effet
de leur nature et des désirs qui en sont la
suite. » [Le Monde primitif, eic; Discours
prélim., t.I, p. 17, et Grammaire, in-4"!)
H. COCsIN.
« Le langage est certainement la condition
de toutes les opérations complexes et peut-
être de toutes les opérations simples de. la
pensée. » [Cours de 1819, i" partie, p. 109.)
Après cela, il semblerait qu'il était de
ri;,'Ut;ur de conclure, avec M. deBonald, qu'il
eût fallu posséder le. langage pour être en
état de l'inventer; mais une pareille codcjîs-
sion aurait compromis la cause du raliona-
humaine du langa;
à donner une idée de la faiblesse des argu-
ments auxquels on est réduit pour soutenir
une cause désespérée. Des phrases arro-
gantes, des allirmations tranchantes, l'allure
dun homme qui se sent vaincu et qui s'ef-
force de se donnei' un air de triomphe, c'est
à quoi se réduit, pour la forme et pour le
fond, l'argumentation suivante :
« Que d'al'surdités n'a-t-on pas entas<iéos
sur la question du langage et des signes!
L'école théologique, poyr abaisser l'esprit
humain, prétend (lueDieu seul a pu inventer
le langage! Mais la difficulté n'est pas d'avoir
des signes; les sons, les gestes, notre visage,
tout notre corps, exjiriment nos sentiments
instinctivement, et souvent même h notre
insu; voilà les données primitives du langage,
les signes naturels que Dii'u n'a laits (]ue
conmie il a fait toutes choses. Maintenant,
pour convertir ces signes naturels en véri-
tables signes et instituer le langage, iU'aut
une autre condition, il faut qu'au lieu de
faire de nouveau tel geste, de pousser tel
son instinctivement comme la première fois,
ayant remarqué nous-mêmes que d'ordinaire
ces mouvements extérieurs accomi>agnent
tel ou tel mouvument de l'Ame, nous les ré-
pétions volontairement, avec l'intention de
leur faire exprimer le même sentiment. La
répétition volontaire d'im geste ou d'un son
produit d'abord par instinct et sans inten-
tion, telle est l'institution du signe, propre-
ment dit, du langage. Cette répétition volon-
taire est la convention primitive sans laquelle
toute convention ultérieure avec les autres
hommes est impossible; or il est absurde
d'employer Dieu pour faire cette convention
première à notre place : il est évident que
nous seuls pouvons faire celle-là. L'institu-
tion du langage par Dieu recule donc et dé-
place la difficulté et ne la résout pas. Des
signes inventés par Dieu seraient pour nous,
non des signes, mais des choses qu'il s'agirait
ensuite pour nous d'élever à l'état de signes,
en y attachant telle ou telle signification. Le
langage est une institution de la volonté
travaillant sur l'instinct et la nature. Mais
ôtez la volonté, il n'y a plus de répétition
libre possible d'aucun signe naturel, il n'y
a plus devrais signes possibles, et la sensi-
bilité toute seule n'explique pas plus le lan-
gage que l'intervention de Dieu. Enfin, ôiez
la volonté, c'est-à-dire le sentiment de la
personnalité, la racine du je est enlevée, il
n'y a plus de verbe, expression de l'action
el de 1 existence : il n'est pas plus au pouvoir
de Dieu qu'il n'appartient au sens et à l'ima-
gination de nous en suggérer la moindre
idée. » [Fragm. phil., l. II, p. 734, 3' édit.)
Voici comment ce passage a été réfuté e»
iisme ; M. Cousin s'est bien gardé delà faire, quelques mots par M. Roux-l.avergne
(Il LAN
« Nous aurions h présenter Ih-dessus de
numbrcuses observations. Il nous suffira de
l'aire remarquer, en premier lieu, que le
chef de l'éclectisme prête {gratuitement à Vé-
cole Ihéologique des motifs imaginaires, et
qu'après l'nvovr calomniée, il ne cite, ni par
conséquent ne réfuie, aucune des raisons
sur les(iuelles elle appuie l'opinion qui
émeut si fort la bile de M. Cousin. Nous de-
manderons, en second lieu, de quel crime
cette école est coupable pour avoir montré à
l'homme les limites vraies et infranchissables
de sa puissances intellectuelle. Et, s'il y puise,
comme il le doit, une leçon d'humilité, ne
faut-il pas remercier ceux qui lui ont mé-
nagé un remède, très-nécessaire assurément,
à la superbe dont il est si malheureusement
alîligéf L'école que l'on gourmande d'une
façon si magistrale, enseigne : 1° que la so-
ciété humaine et son imlispensable instru-
ment, le langage articulé, sont l'œuvre de
Dieu; 2° que la parole est aussi l'instrument
nécessaire de la raison individuelle. Et parce
(|ue l'homme ne pouirait inventer la parole
sans jouir du plein exercice de sa raison,
l'école théologique tire de là une preuve
nouvelle et irréfutable qu'il n'est pas l'au-
teur de la parole. En attribuant cette inven-
tion à l'homme, M- Cousin se range parmi
ceux qui font précéder la société par l'étal de
nature. Il ne pouvait donc pas se dispenser,
en proposant son avis sur les signes, de dis-
cuter contradictoirement, dans ses princi-
paux arguments, la thèse de l'école théolo-
gique.
« Avant de trancher la question, il devait en
outre appliquer mieux qu'il ne l'a fait le prin-
cipe du caractère essentiel des idées. Le
signe est-il, oui ou non, un de ces carac-
tères, leur caractère commun et indéfectible
dans l'état actuel de notre nature? Voilà ce
qu'il impoi tait de décider.
« Mais voyons sa théorie. D'après M. Cou-
sin, le langage vient de Dieu, en ce que les
signes naturels et les instruments des signes
artiticiels en viennent; il est aussi d'inven-
tion humaine, parce que c'est l'homme qui
a fécondé par la réflexion les moyens qu'il
tenait de Dieu. Nous résumerons très-exacte-
ment sa pensée en disant que l'invention du
langage n'est autre chose que la répétition
volontaire des signes spontanés, en d'autres
termes, que la transformation des signes
spontanés en signes réfléchis.
« Par signes spontanés, M. Cousin entend
les signes naturels. Or ces signes ne sont
autre chose que les phénomènes sous les-
quels nous apparaissent les réalités concrètes,
et des trois conditions nécessaires pour que
les trois éléments de la notion complète de
ces réalités soient déterminées, les signes
naturels n'en remplissent qu'une, puisqu'ils
n'e!spriment que l'attribut. D'ailleurs, com-
ment les signes naturels pourraient-ils être
transformés en signes réfléchis, si notre raison
ne pouvait s'exercer? Or il est manifeste
qu'elle ne le peut qu'à la condition de con-
naître l'universel et l'abslrait, et qu'elle ne
Valise celle condition qu'à l'aide des signes
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE
LAN
612
artificiels qui en doivent déleriuiiK'r l'idée.
L'existence des signes artificiels précède
donc en nous tout acte de réflexion; d'où
il suit qu'ils ne peuvent pas être une trans-
formation des signes naturels ou spontanés,
et que ces derniers, au contraire, |)Our avoir
une valeur, doivent être interj)rétés à la lu-
mière des signes artificiels ou réfléchis. .Nous
concluons de là que le langage est d'origine
divine, non-seulement quant aux signes na-
turels et aux instruments organitjues des
signes artificiels, mais encore quanta la créa-
tion immédiate de ces signes.
« Le caractère le plus général et le plus
extérieur des idées est donc la nécessité du
signe. Après celui-là s'ofirent immédiatement
les deux caractères signalés par Platon, par
Aristote, par saint Thomas, par les scolas-
tiques avant de l'être par Leibnitz et par
M. Cousin, savoir le particulier et l'universel,
le c(tntingent et le nécessaire, etc., etc. Nous
admettons cette distinction, et selon que les
idées sont marquées de l'un ou de l'autre
caractère, nous les rapportons à des sources
différentes : les particulières et les contin-
gentes à l'expérience, les universelles et les
nécessaires à la raison. Nous pensons aussi
avec saint Thomas, suivi en cela par M. Cousin,
que la connaissance humaine débute par le
contingent et par l'expérience, et que la
raison termine l'œuvre en dégageant le né-
cessaire du contingent, l'universel du parti-
culier.
« Le langage étant donné, la connaissance
huniaine a trois sources : l'expérience , la
raison et la foi.
« L'expérience est double. Elle n'est autre
chose que notre faculté de connaître, perce-
vant, d'une part, le monde extérieur à l'aide
de nos cinq sens, et, de l'autre, les phéno-
mènes qui nous révèlent notre âme à l'aide
de la conscience.
« Tout ce qui est visible pour nous dans
les faits extérieurs et intérieurs compose le
domaine de notre double expérience. Mais
nous ne voyons pas seulement les faits; nous
voyons aussi la nature, les rapports, les lois
des faits, en d'autres termes, toutes les vérités
qu'ils impliquent et qu'ils supposent. C'est
là la fonction de la raison.
« La raison entend le vrai, comme dit
Bossuet. Or, dans les vérités qu'elle nous dé-
couvre, aussi bien que dans les faits que
l'expérience aperçoit, il y a des choses que
nous voyons, et des choses que nous ne
voyons pas.
« L'expérience et la raison ont pour objet
les éléments visibles de notre coniiaissance.
Les éléments invisibles qui peuvent s'y ren-
contrer sont les objets de la foi. L'expérience
et la raison sont fondées sur l'évidence de
la perception intuitive; la foi s'a[)puie sur
l'autorité du témoignage. » {De la philosophie
de l'histoire^ p. 254.)
CUVIEfl (LE B\noN G.).
« Celte disposition à exprimer une idée
très-générale par un signe commun est ce
cr,
LAN
qui caractiMisc l'espèce lumiaiiie, et ce qui
ost le germe de toutes ses facultés intellec-
tuelles; car ce n'est qu'au moyen des idées
fïénérales, exprimées par des signes qu'elle
lait des jugements, des raisonnements, et
toutes les autres opérations purement in-
tellectuelles. » [Hist. des sciences naturelles,
t, V, p. 166.) — Yoy. encore ci-dessus,
§ m, note 92.
CAMinO.N,
Professeur de pliilosopliie à i'Ecolc normale , etc.
n Que l'homme ne puisse avoir des idées,
de véritables idées sans mots, rien de plus
constant. » {Essai sur l'histoire de la philoso-
phie eu France, au xix' siècle.)
M. DE CÉRANDO.
« L'homme privé, dès sa naissance, du
commerce de ses semblables et de l'usage de
tous les signes que ce commerce r.ous con-
duit à instituer, ne s'élève point au-dessus
du cercle étroit dans lequel végète la brute
que nous vouons au mépris, et h laf|uclle
nous daignons à peine accorder quehiuc por-
tion de notre intelligence. On connaît l'iiis-
toire du jeune homme trouvé dans les forêts
de la Lithuanie, qui donna lieu aux observa-
tions consignées dans les Mémoires de l'Aca-
iléiiiie des sciences. On connaît celle de la
sauvage chanq)enoise. On sait qu'ils ne dif-
féraient en rien des animaux au milieu des-
quels ils s'étaient trouvés jusqu'alors exilés.
Ils avaient leurs penchants, leurs habitudes,
leur industrie; rien en eux n'annomjait la
présence de cette raison qui rélléchit, qui
combine, qui règle toutes nos facultés , et
fait de l'homme un être pensant. Quel est
donc cet art admirable à la présence duquel
l'homme s'éveille et commence à 6tre lui-
même, les sociétés naissent et se forment,
l'industrie prend son essor, tous les prodiges
de la raison se manifestent, et dont la puis-
sante influence était attendue pour féconder
le vaste champ oij sont déposés tous les
germes des facultés humaines?
« 11 est impossible de méditer quehpies
instants avec attention ce grand et étonnant
problème : L'homme élevé par l'usage des
signes à la dignité d'homme, sans s'aperce-
voir (ju'il doit renfermer les plus précieuses
et les plus importantes données pour la so-
lution des problèmes qui composent l'étude
de l'intelligence humaine. » {Des signes et de
iart de penser, \. I, Jntroduct., ]). 1 ; Paris,
an VIll: ouvrage devenu rare et cher.)
« Quelles que soient les facultés que
l'homme tenait déjà des bienfaits de la nature,
ces facultés, sans le secours du langage, se-
raient en nous oisives et impuissantt^s ; elles
ne pourraient pas davantage engendrer la
pensée, riue le beau génie de Lavoisier n'eût
su renouveler la face de la cliimie s'il se fût
trouvé dépourvu d'instruments et de ma-
chines. » Id. ibid., p. 7.)
« Sans le langage, la réflexion serait* tou-
jours stérile; c'est lui qui détermine son
psvr.iioLor.iE. lan 614
activité et ses progrès. » (In. ibid., t. Il,
}). 250.)
DÉMOCR.TE,
{De uaima iiumana )
langue est la mère du langage et la messa-
gère de l'âme. »
H. M. II. DESCII\MPS.
« L'homme, hors de la société, n'aurait ni
sa\oir, ni parole ; il serait une brute. « {Mé-
thude naturelle d'Lthnologie, 1' livraison.)
PESTLTT DE TIl.VCï.
« Sans les signes, nous ne penserions
presque pas. » [Idéologie, ch. 17.
DUC.ILD-STEWART.
« Il résulte de l'exposé que j'ai fait ci-des-
sus des théories le plus communément reçues
sur la perception , que la })Iupart des philo-
sophes ont supposé certaines images ou es-
pèces transmises à l'Ame par les sens, au nioyen
desi|uel les nous avons la perception des objets
extérieurs. J'ai tAclié de faire voir que cette
opinion est le résultat de quelques préjugés,
suggérés naturellement par les phénomènes
du monde matériel. La môme suite de pen-
sées a conduit ce philosophes à supposer
que, dans toutes les autres opérations de
l'esprit, il y a certaines idées, distinctes do
l'esprit lui-môme, qui sont en lui, et que ce
sont ces idées qu'il faut considérer comme
les vrais objets de nos pensées. Lorsque je
me rappelle la figure d'un ami absent, par
exem|)le, on suppose que l'objet de ma pen-
sée est l'idée de cet ami, que j'ai reçue; par
les sens et que j'ai retenue à l'aide de la
mémoire. Lorsque, par un eflort d'invention
poétique, je forme une combinaison imagi-
naire, on suppose de même que les parties
que je combine existaient dans mon esprit,
et ont fourni à l'imagination ses matériaux.
Le docteur Reid a le premier fait remarquer
que toutes ces notions sont hypothétiques,
qu'il est impossible de prnduire le moindre
argument en leur faveur; enfin, ()ue, lors
niénie qu'on les admettrait comme vraies,
elles ne contribueraient point h rendre les
phénomènes de cette classe plus intelligibles.
En consé(|uence des principes posés par ce
philosophe, nous n'avons aucune raison de
croire que, dans aucune des opérations
actuelles , il existe dans l'esprit un objet
distinct de l'esprit lui-même. Toutes les ex-
pressions usitées qui impliquent cette sup-
position doivent êtie regardées comme de
vaines eirconloculions, qui ne servent qu'à
déguiser à nos yeux l'histoire réelle des
phénomènes de l'intelligence.
« Dans tous les anciens systèmes de méta-
physique, on pose en principe, sans doute
par analogie avec la perception, qu'aucun
acte de la pensée ne peut avoir lieu sans un
objet réellement existant et'distincl de l'être
pensant. En conséquence il s'olfrait naturel-
lement, dans ces systèmes, une question uui
(Ah
LAN
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
LAN
G16
paraissait ibrl curieuse. Quel est, se doinan-
dait-on , l'objet immédiat de rallention. lors-
que nous sommes occupés d'une spéculation
générale? En d'autres termes, quelle est la
nature de l'idée qui correspond à un terme
général? Lorsque je pense à un objet parti-
culier dont j'ai eu précédemment la percep-
tion, à un ami , à une certaine montagne, à
un arbre particulier; je conçois ce qu'on en-
tend par l'image ou la représentation de cet
objet, et', en conséquence, l'explication de
cet acte de la pensée que j'ai appelé concep-
tion, semble dériver de la théorie des idées,
sinon d'une manière satisfaisante, du moins
d'une manière à peu près intelligible. Mais
comment rendre compte, d'après les mômes
principes, de l'objet de ma pensée, quand
j'emploie les mots d'ami, de montagne,
d'arbre, comme termes généraux? Chaque
chose dont j'ai eu la perception était mani-
festement individuelle. Ainsi l'idée que dé-
signe un mot général ( s'il existe de telles
idées) ne peut être la copie d'un original que
j'ai observé. Ce sont là des propositions non-
seulement évidentes de soi , mais encore
presque identiques
« J'ai expliqué ci-dessus comment les mots,
qui dans l'origine étaient des noms propres,
devinrent insensiblement des noms appel-
latifs, et comment, en consécjuence de cette
extension de leur sens primitif, toutes les
fois qu'on les appliqua aux individus, îTs n'ex-
primèrent que les qualités communes à tout
un genre. Maintenant, il est manifeste que ,
par rapport aux individus d'un même genre,
il existe deux classes de vérités. L'une ren-
ferme les vérités particulières qui se rap-
portent à chaque individu pris à part, et qui
résultent de l'observation des qualités propres
et distinctives de cet individu. L'autre classe
comprend les vérités générales, déduites de
.a considération des qualités communes, qui
appartiennent également à tous les individus
de ce genre. Ces vérités peuvent commodé-
ment s'exprimer à l'aide des termes géné-
raux , en formant des propositions qui com-
prennent autant de vérités particulières qu'il
y a d'individus compris sous le terme général.
On voit d'ailleurs clairement qu'il y a deux
manières de parvenir à ces vérités générales.
L'attention peut se fixer sur un seul individu,
en ayant soin de ne faire entrer dans tous
DOS raisonnements que les circonstances
communes au genre, ou bien, mettant de côté
les choses mêmes, on peut employer unique-
ment les termes généraux que le langage
nous fournit. Par l'un ou l'autre de ces pro-
cédés, on arrive nécessairement à des con-
clusions générales. Dans le premier cas,
(171) Ces deux iiiélliodes «if. parvenir aux véiiiés
générales soiil fondées sur les mêmes principes,
et sont au fond bien moins diiïéienles (piVlles ne
le paraissent au premier coup d'œil. Q'iand nous
faisons une suite de raisonnemenls gcnciaiix, en
fixant notre attention sur un individu pailiculier
dii genre, cet individu doit êlre considéré comme
un simple signe ou contnie une repiésenialMin de la
qualité comititulrve du genre. 11 ne diflère de tout
èOmme notre attention ne s'arrête qu'aux
circonstances par lesquelles le sujet de nos
raisonnements ressemble h tous les autres in-
dividus du genre, tout ce que nous démon-
trons être vrai de ce sujet ne peut manquer
d'être vrai de tous les individus doués de la
qualité commune qu'on a seule envisagée.
Dans le second cas, comme le sujet de nos
raisonnements est exprimé par un mot géné-
rique qui s'applique également à une multi-
tude d'individus , la conclusion que nous en
tirons doit avoir la même étendue, et s'ap-
pliquer à tout ce qui est compris sous fe.
nom du sujet en question. Le premier de
ces procédés est analogue à la prati(|ue des
géomètres, qui, dans leurs raisonnements les
plus généraux, dirigent leur attention sur une
ligure particulière. Le second pi'océdé res-
semble h celui des algébristes, qui exécutent
toutes leurs opérations à l'aide de leurs sym-
boles (171). Dans ce dernier cas, il peut ar-
river souvent, par l'effet de quelque associa-
lion d'idées, qu'un mot général appelle un
des individus auxquels il s'applique ; mais,
loin que cela soit nécessaire pour l'exactitude
du raisonnement, c'est toujours au contraire
une circonstance qui tend à nous égarer. Il
faut néanmoins excepter quelques cas, où il
est à propos de prévenir par ce moyen de
certains abus des termes généraux. Dans tous
les autres, on peut comparer l'esprit qui rai-
sonne à un juge appelé à prononcer entre
des parties. Si le juge ne connaît des parties
que leurs relations au procès; s'il ignore
leurs noms, s'il les désigne par les lettres do
l'alphabet, ou par les noms fictifs de Titius,
Caius, Serapronius, il est nécessairement im-
partial. Ainsi, dans une suite de raisonne-
ments, nous courons moins de risque de vio-
ler les règles de la logique, lorsque notre at-
tention se fixera sur de simples signes, et que
l'imagination, en nous offrant des objets in-
dividuels, ne viendra point nous séduire par
quelques associations accidentelles....
« J'ajoute que, quoiqu'en raisonnant swr les
individus nous puissions nous contenter de
fixer notre attention sur les objets eux-mêmes,
sans faire aucun emploi du langage, toutefois
nous pouvons aussi parvenir au même but
en substituant à l'objet des mots, ou toute
autre espèce de signes arbitraires. La d'ilfé-
rence qu'il y a à cet égard entre les indivi-
dus et les genres, quant à l'emploi du langage
dans les raisonnements qui se rapportent aux
uns ou aux autres, c'est que, pour les indivi-
dus, nous pouvons presque entièrement à
notre choix nous servir ou nous passer de
mots, tandis que pour les genres les mots
sont indispensables. Celte remarque a d'au-
tant plus d'importance, qu'elle touche, si je
autre signe que p.ir un certain caraclèie de res-
semblance avec la cliose signiliiie. Les lignes droi-
tes, employées au cinquième livre tl'Ëuciide pour
désigner certaines grandeurs en général, ne ditlè-
reni tie l'expression algébrique deces nicmes gran-
(jinrs que commue l'écriture qui peint les objets dif
fère de celle où l'uu emploie des caractères arbi-
traires.
617
LAN
PSYCHOLOGIE.
LAN
61S
ue me trompe, à une circonstance qui a con-
tribué à égarer les réalistes. Us ont cru que,
comme les mots ne sont pas nécessaires pour
penser aux individus, ils ne devaient pas
l'être non plus pour penser aux|universaux...
« Il n'y a que deux voies ouvertes à l'en-
tendement pour penser des généralités, dont
l'une consiste à employer les termes géné-
riques, l'autre à choisir un individu de la
prends dans celte classe de raisonnements
tous ceux qui ne roulent pas uni(iuement sur
les individus, quelle que soit d'ailleurs l'é-
tendue du champ qu'ils embrassent. Ainsi,
selon que les mots employés dans de tels
raisonnements seront dune signilication plus
ou moins étendue, nos conclusions seront
plus ou moins générales. Mais celte circons-
tance purement accidentelle n'intlue en rien
donc poser en principe que, dans tous les
cas sans exception où nous étendons nos
suéculationsau delà des individus, le langage
n'est pas seulement pour nous un utile se-
cours, mais qu'il est le seul instrument dont
nous puissions nous servir
« L'analogie de ces opérations avec celles
de l'algèbre peut servir h les faire mieUt
classe pour en faire le représentant du reste; sur la nature du procédé intellectuel. On peut
et ces deux méthodes sont au fond si voi- -"""- "" """ ''""" '^^ ' "
sines, que nous sommes autorisés à établir
comme un principe que, sans l'usage des
signes, toutes nos pensées se seraient bor-
nées aux individus. Lors donc que nous rai-
sonnons sur les classes ou genres, les objets
de noire attention sont de simples signes, ou
si, en quelque cas, le mot générique nous _
rappelledesindividus, cette circonstance doit comprendre. La difiérence entre les procé
élrere^-ardée comme l'effet d'une association dés de cet art et ceux du simple raisonne
accidentelle, et elle a plulAt pour résultat de ment est moindre qu'on ne le suppose. Elle
troubler \e raisonnement que de le laci- consiste uniquement, si je ne me trompe, en
ce que le langage de l'algèbre lui est exclu-
sivement propre, et que nous n'y associons
point (le notions particulières; c'est pour cela
que l'utilité des signes comme instruments
de la pensée y est bien plus évidente que
dans les spéculations faites à l'aide des mois,
qui éveillent continuellement des souvenirs...
« Quand le célèbre Viète lit voir aux algé-
bristes qu'en substituant des lettres de l'al-
phabet aux quantités connues, chaque solu-
tion do problème deviendrait une vérité gé-
nérale, il n'accrut point la difficulté des rai-
sonnements algébriques. Il ne fit qu'élendro
la signification des termes dans les(piels ils
étaient con(;us. Que si, en enseignant celte
science, on a reconnu qu'il est utile aux com-
mençants de s'exercer à résoudre les pro-
blèmes avec des nombres particuliers avant
de passer à l'arithmétique générale, ce n'est
pas que le premier de ces procédés soit plus
liler
« Si l'on demande ultérieurement : N'au-
rait-il pas été possible, que la Divinité nous
eût rendus capables de raisonner sur les
classes d'objets, sans l'emploi des signes? je
ne tenterai point de répondre à cette ques-
tion. Tout ce que nous pouvons dire, c'est
que l'homme actuel n'est pas fait ainsi. Mais
supposons qu'il fût tel, il ne s'ensuivrait pas
nécessairement qu'il existe dans un genre
quelque chose de distinct des individus qui
le composent. Car nous savons très-bien que
la faculté dont nous jouissons de penser aux
individus sans l'usage des signes, ne dépend
en aucune façon de l'existence ou de la non-
existence de ces individus, au moment oiî
notre pensée s'en occupe....
« Quoi qu'il en soit, ce serait une entre-
prise vaine, dans des recherches de cette na-
ture, de nous livrera des questions de simple
possibilité. Il sera plus utile de faire remar- simple que le second; c'est parce que le but
<iuer les avantages que nous tirons de notre
constitution actuelle, et qui me paraissent
très-grands et vraiment admirables ; car,
pour faciliter l'échange des acquisitions in-
tellectuelles entre les hommes, elle leur im-
pose 1« nécessité d'employer dans leurs mé-
ditations solitaires le môme instrument de
pensée que dans leurs communications mu-
tuelles....
« En général, on peut remarquer que dans
tous les cas où nos pensées se rapportent
aux objets ou aux événements purement in-
dividuels, dont nous avons un souvenir pré-
sent et distinct, nous ne sommes point forcés
d'employer des mots. Souvent néanmoins il
arrive qu'en considérant des sujets particu-
liers, nous faisons des raisonnements où se
trouvent comprises des notions foit géné-
rales. Dans ces cas-là, nous pouvons bien
concevoir, sans faire usage des mots, les
objets sur lesquels nous raisonnons; mais
nous sommes forcés de recourir au langage
pour suivre les rétlexions qu'ils nous sug-
gèrent. Si le sujet même de nos raisonne-
locnls est général, les mots sont les seuls
objets qui occupent nos [)ensées. Je com-
DlCTIONN. DE PhilosopiIii:. L
ou l'utilité en est plus évidente; c'est aussi
parce qu'on réussit plus aisément par des
exemples que par des paroles h faire com-
prendre la différence d'un résultat particulier
à un théorème général....
Si la doctrine que je viens d'exposer est
vraie, elle présente l'utilité du langage sous
un aspect admirable et frappant. Les môiiK.'S
facultés qui , sans l'usage des signes, ne se
seraient pas élevées au-dessus de la contem-
plation des individus, se trouvent par leur
secours en état de saisir sans peine des théo-
rèmes généraux, que les elforts réunis de
tous les hommes, appliqués aux cas particu-
liers, n'auraient jamais pu atteindre. L'ac-
croissement de force, qui résulte pour
l'homme de l'invention des machines, n'est
qu'une faible image de l'accroissement diî
capacité qu'il doit à l'emploi du langage. C'est
sans doute le sentiment de cet accroissement
de capacité (|ui est la princi|'ale source du
plaisir que nous procure la découverte d'un
théorème général. Une telle découverte nous
donne à l'instant l'empire absolu sur un
nombre infini de vérités particulières, et
coramuni(iuc à l'esprit le sentiment de ss
20
619
].AN
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
LAN
Ibrcc , scnlinicnt analogue à celui qu'on
•'■prouve en voyant les grands efïels physiques
produits à notre gré par les inventions mé-
t:aniques. » {Eléments de la philosophie de
l'esprit humain, t. I.)
DUVAL-JOIVE.
« Sans la parole, l'homme aurait la faculté
de connaître, qui lui est commune avec les
animaux, mais il serait privé de la faculté de
savoir, qui lui est exclusivement propre et
qu'il doit à la parole. » ( Traité de logique,
p. 205. )
G\TIEN ARNOULT.
« I-a conservation de nos idées par le lan-
gage parlé est d'abord une conséquence de
leur formation par lui. Seules, laissées à
elles-mêmes et non formées, nos idées sont
indécises, flottant en quelque sorte dans
notre esprit, à l'étal de vapeur, impossible
à retenir en des limites. Les mots, justement
dits termes, leur donnent ces limites ou ce
terme; ils les terminent ou déterminent : cl
en les déterminant, ils les rendent moins mo-
bilesj plus faciles à fixer dans la vie de la
mémoire. — Ensuite le langage, en donnant
comme un corps aux idées par les mots,
unit ensemble ces mots et ces idées; il les
lie ou associe (ians notre esprit : et suivant
les lois de l'association , cette sorte d'hymen
devient un principe de durée. — Enfin, les
mots étant par \mir nature destinés à être
fréquemment lépétés, et ne pouvant être
répétés sans faire une impression sur notre
organe et notre esprit, ils réveillent fré-
quemment les idées auxquelles ils sont asso-
ci"és; et par ce réveil, ils les empêchent de
s'endormir ou de mourir dans l'oubli. »
[Cours de Log., p. 14.4.)
LE D' GERD\.
« Le langage est le levier de l'intehigence.
C'est dans les choses intellectuelles l'appui
(ju'Archimède demandait dans les choses
physiques ])0ur soulever le monde; c'est le
microscope qui nous montre les infiniment
petits; c'est le télescope qui nous découvre
les infiniment grands des profondeurs de
l'immensité, et nous en révèle les mystères...
« Je n'abandonnerai point ce sujet sans faire
observer que celle grande découverte philoso-
phiquedel'influencedu langage sur l'esprilhu-
main appartienlà Condillac.etpar conséquent
à cette illustre école française que nous avons
aujourd'hui l'ingratitude de dédaigner et de
j)lacer à la queue des philosophies étran-
gères. Je respecte et j'honore les convic-
tions, mais, en grâce, qu'on nous montre
dans ces philoso[)hies une découverte philo-
ithique de taille à se mesurer avec celle de
l'analyse et avec celle de l'influence du lan-
gage, et alors nous nous empresserons de
Jour payer le tribut d'admiration qui leur est
dA. » [Physiologie philosophique des sensa-
tions et de l'intelligence, p. 237. )
GIBON,
Professeur de philosophie au collège Saint-Louis.
« Si l'on en croit un grand nombre de phi-
losophes, nos premiers parents ont reçu de
Dieu même, avec des idées toutes {ailes, un
langage propre à les exprimer; les langues,
dans leur première origine, ne sont pas l'œu-
vre de l'homme; elles sont un don de la Pro-
viden(;e. Bien loin de songer à contredire les
philosophes religieux sur le point de fait ,
nous sommes disposé à reconnaître avec eux
que nous tenons le langage de Dieu même.
On peut appuyer celte opinion sur des con-
sidérations métaphysiques et morales qui ne
sont dépourvues ni d'importance ui de
force. » [Cours de philosophie, t. I, p. 156.)
Et ailleurs :
« L'homme s'attacherait peu aux détails s'i>
était })rivé des moyens d'analyse que lui four-
nit la parole. L'analogie nous porte k ci'oiro
c|ue toutes ses idées ne seraient que des
images, et qu'il rie saisirait que des ensem-
bles. » (Id., ibid.', p. 164. )
GIOBERTl.
« La pensée se replie sur elle-même et se
redouble, pour ainsi dire, dans la réflexion,
au moyen des signes : les signes sonl l'instru-
ment dont l'esprit se sert pour recomposer
le travail intuitif, ou plutôt, pour reproduire
intellectuellement le type idéal. C'est ce que
nos bons anciens appelaient repenser, expres-
sion pleine de justesse et d'une délicatesse
exquise, que nous avons remplacée bien
moins heureusement par notre mot réfléchir.
Les signes sont comme les couleurs dont
nous nous servons pour tracer et peindre
le dessin de la pensée : et c'est pour cela
que le langage est nécessaire aux idées ré-
tléchies. Aussi le langage, qui n'est pas un
assemblage de paroles mortes, mais une com-
position organique et vitale, doit être parlé
et animé par une voix vivante. En consé-
quence, la parole intérieure dont l'esprit se
sert pour converser avec lui-même, a besoin
de la parole extérieure et de la conversation
des hommes. Le langage, quelque groseier
et défectueux qu'il soit , renferme le verbe ;
et comme le verbe exprime l'idée, ou du
moins qu'il en contient le germe , ainsi que
nous le montrerons plus tard, il s'ensuit que
'l'intellect, muni de cet instrument, peut éla-
borer sa propre connaissance, et par un tra-
vail plus ou moins long, plus ou moins diffi-
cile, développer le germe intellectuel, en
découvrir les rapports intrinsèques et extrin-
sèques, et acquérir successivement la somme
des vérités rationnelles. Ce travail réflexif de
la pensée est la philosophie, qu'on peut en
conséquence définir : le développement suc-
cessif de la première notion idéale.
« Ce n'est point ici le lieu de faire une re-
cherche complète sur l'union mystérieuse de
la pensée avec le langage. Je me borne à faire
remarquer que la parole est nécessaire pour
repenser l'idée , parce qu'elle est né-
cessaire pour la déterminer. L'idée est uni-
verselle, immense, infinie; elle est interne et
externe à l'esprit; elle l'enveloppe de toutes
parts, elle le pénètre intimement; elle s'unit
à lui par l'acte de création, comme substance
et cause première, et de la manière inexpli-
cable et mystérieuse dont l'Etre imi)règne
621
LAN
loutoà SCS créations. 11 n'y a donc aucune i>ro-
i)orlion outre la nalure "finie de l'esprit, el
."objet idéal, d'où proviennent la lumière in-
tellectuelle et la connaissance. Aussi, dans Ja
première intuition, la connaissance est vague,
indéterminée, confuse; elle est dispersée et
éparpillée au point qu'il est impossible à l'es-
Erit de s'en saisir , de se l'approprier vérita-
lemenl, et d'en avoir une conscience dis-
tincte. Dans cette période de la connais-
sance, Vidée absorbe l'esprit et le domine,
el l'esprit n'a pas la force de résister à cet
empire; il ne peut appréhender ni s'identi-
fier l'idée. La seconde intuition , c'est-à-dire,
la réflexion , éclaircit l'idée en la déterminant,
et la détermine en la faisant une, c'est-à-
dire, en lui communiquant cette unité finie
qui est propre non à l'idée, mais à l'esprit
créé. De cette sorte les rayons de la lumière
idéale convergent en un seul fover, el pro- 1
duisent par cette convergence la lucidité et
la précision propres à l'acte réfléchi. Mais
comment un objet infini peut-il être déter-
miné, et comment peut-il être tout ensemble
PSY(:ilOI.r.OIE. LAN C2Î
Kmpédocle. à la hauteur du vol éléaliqiie;
l'autre marchera leire à terre et ira donner
tantôt plus, tantôt moins , sur les écueils où
se sont brisés les philosoi)hes naturalistes
d'Apollonie, d'Abdère et de Milet
« L'histoire, la foi et la raison s'accordent
à démontrer que le 'père du genre humain
fut créé de Dieu avec le don de la parole.
La parole primitive, divine qu'elle était, fut
parfaite et dut exprimer intégralement l'idée.
Les autres langues plus ou moins altérées par
les hommes sont imparfaites, parce que l'in-
vention humaine y est pour beaucoup ; mais
il n'en était pas de même de l'idiome primi-
tif : c'était une invention de l'idée, une pro
duction de l'idée elle-môme. L'idiome primi-
tif fut une révélation, et la révélation divine
est le verbe de l'idée, c'est-à-dire, Vidée
parlante et s'exprimant elle-même. Ici donc
"a chose exprimée engendre sa propre ex-
pression, el sans doute elle fut exacte et
parfaitement exacte, cette expression qu'a-
vait créée lui-même l'objet exprimé. Il y a une
différence immense entre le principe parlant
connu en tant qu'infini? Cela se fait par l'u- et la chose parlée; l'un est humani, l'autre
e de l'idée avec la parole. La est divine. C'est dans cette différence que se
nion admirable ue l'idée avec la pan
parole limite et circonscrit l'idée, en concen-
trant l'esprit sur elle-même, comme sur une
forme limitée au moyen de laquelle il perçoit
réflexivement l'infini idéal; ainsi l'œil de l'as-
tronome contemple facilement et à loisir les
mondes célestes à travers un petit cristal.
Cependant c'est en elle-même que l'idée est
repensée, c'est dans sa propre infinité qu'elle
est vue, quoique la vision s'en fasse d'une
manière finie, parle signe qui revêt et cir-
conscrit son objet. La parole est en un mot
comme un cadre étroit dans le(|uel l'idée illi-
mitée se restreint pour ainsi parler, el se
proportionne à la force limitée de la con-
naissance réflexe. Avec un peu d'attention
chacun peut faire sur soi-même l'expérience
de ce fait inte^lecluel, qu'il est impossible
d'expliquer, diflicile d'exprimer, mais qui est
que
trouve la cause de l'imperfection idéale de
tous les langages qui ont succédé à la langue
primitive.
« La parole, étant le principe qui déter-
mine l'idée, est aussi la condition nécessaire
de l'évidence et de la certitude réflexes. L'i-
dée engendre l'une et l'autre; elle est leur
commun fondement, conmie nous l'avons re-
marqué tout à l'heure ; mais comme les con-
cepts idéaux ne peuvent être repensés sans
leur forme, c'est aussi de cette forme (lue dé-
pendent leur clarté el leur certitude. Or la
)arole est une révélation; d'où il suit que
évidence el la certitude de l'idée dé()endent
indirectement de l'autorité lévélatrice, et
qu'il est impossible de les obtenir sans son
concours. Ainsi se combinent les deux opi-
nions contraires, dont l'une affirme el l'autre
nie la nécessité de la révélation pour obtenir
une certitude rationnelle. — L'idée se fait
aussi clair el aussi indubitable que tout autre
phénomène psychologique. _.
« La ujarcne el les progrès de la philosoj)hie certaine par elle-même, en vertu de sa propi <;
ni subordonnés à son })rincipe, et sont évidence; mais comme elle ne peut être re-
sont
plus ou moins parfaits, selon qu'il est lui-
même plus ou moins parfait. Si le germe idéal
fourni par la parole a atteint sa maturité, s'il
renferme actualisés tous les éléments inté-
grants de l'idée , la philosophie acquerra
dans sa marche une profondeur el une célé-
rité incroyables. Que le principe soit impar-
fait, au contraire, en d'autres termes, que les
éléments intelligibles et intégrants de l'idée
n'y soient renfermés que potentiellement, sans n'est pas le principe, mais la simple condition
être actualisés, el la philosophie sera dans sa de la lumière rationnelle, dans l'ordre de la
marche, lourde, pesante, prête à tomber cl réflexion.
à dévier à chaque pas. Supposons, par « La parole, comme tout signe, est un sen-
exemple , que deux génies philosophiques sible. Si donc elle est nécessaire pour qu'on
d'un mérite égal partent, en philosophant, puisse repenser l'idée, il s'ensuit que le sen-
l'un de l'idée telle qu'on la trouve dans la ' ' '
formule pélasgico-orienlale si mûre des py-
thagoriciens, l'autre du concept idéal encore
pensée sans la parole qui la révèle, celle-ci
est l'inslrumenl, non la base, de la certitude
que nous en avons. Outre qu'elle manifeste
sa propre réalité en resplendissant à l'intui-
tion réflexe, l'idée démontre encore la vérité
de la révélation elle-même; d'un autre côté,
sans la révélation, l'idée ne pourrait resplen-
dir à l'esprit repensant. Y a-l-il ici un cercle
vicieux? Non ; parce que la parole révélée
brut, tel qu'on le trouve dans les plus anciens
maîtres de l'école ionique. Qu'arrivera-t-il ?
Le premier s'élancera d'un bond, comme
-ible est nécessaire pour qu'on puisse réflé-
chir et connaître dislinclemenl rinlelligibio.
Ce fait est en harmonie avec la nature de
l'homme, être inixle , composé de corps ei
d'âme, el il détruit ce faux spiriiuali?me qui
voudrait considérer les organes el les sons
m
LAN
DICTIONNAIRE DE PIIILOSOPlïIfi.
LAN
C24
lomnie un accessoire et un accident de noire
nature. Spiritualisme déraisonnable el con-
traire aux données de la révélation, qui nous
représente le renouvellement des organes
couinie nécessaire à l'état parfait et immor-
tel de la nature humaine. Or, si la parole est
un sensible, il faut que la révélation soit sen-
sible et extérieure, et par contre-coup, que
celle-ci soit revêtue d'une forme liistorique.
Aussi une révélation intérieure qui consiste-
rait dans de purs concepts , telle que plu-
sieurs l'ont imaginée, répugne, soit qu'on la
dise surnaturelle ; elle serait contradictoire
h la nature de l'homme el impuissante à
produire son effet. »
M. p. CLÉMENT GOIIRJU,
Professeur de philosophie au collège de Rennes.
« Des signes et du langage dans leurs rap-
ports avec la pensée. — D'où vient la pa-
role? Les hommes ont-ils parlé primitive-
ment, ou n'onl-ils eu que le langage d'action?
Si l'homme a parlé primitivement, le langage
a-l-il été la création de l'homme ou a-t-il
été enseigné à l'homme?
« Ces questions ne présentent aucune dif-
ficulté en fait; l'homme a parlé dès l'ori-
gine, et il a reçu la parole (172).
« Mais on peut traiter la question théori-
quement et demander : L'homme aurait-il
pu inventer la parole? Ici il y a divergence
entre les philosophes. Rousseau a dit : La
parole me semble nécessaire pour inventer la
parole; et M. de Bonald, parlant dans le même
sens, a dit : Lhomme pense sa parole avant
de parler sa pensée. Les rationalistes ont
très-bien établi que l'enfant n'apprend à par-
ler que par le concours des sens, de l'activité
et de la raison, puisqu'il faut qu'il entende
les mots, qu'il y fasse attention, et qu'il y
attache le sens. En sorte que les sensualistes
sont dans l'impossibilité d'expliquer non-
seulement comment l'homme a pu inventer
la parole, mais même comment il peut ap-
prendre à parler. Quant aux rationalistes mê-
mes, ils disent vrai en affirmant que le lan-
gage ne crée point nos facultés; mais ils
auraient tort d'en conclure, comme plusieurs
le font, que nos facultés créent le langage.
« L'invention de l'écriture paraît aussi
merveilleuse que celle de la parole. Si l'al-
phabet est d'invention humaine, il est sans
contredit la plus prodigieuse découverte de
l'homme, et celle qui a le plus influé sur ses
destinées (173).
« Nous allons chercher maintenant quelle
est l'influence du langage sur la pensée.
« Rien n'est plus faux en général que les
idées que l'on se forme du langage. On s'i-
magine que le langage a surtout pour objet
de transmettre la pensée. Or la pensée est
(172) El la même chose se répèle sans disconii-
niiiié (le ^énéralioii en génération. Chacun de nous
a reçu la parole.
(173) Voici les deux principales raisons qu'on a
données conlre rinvenlion de Talpiiahel par
rhonnne. La première, c'est que cette invention
suppose la décomposition du langage en ses éié-
uients, et que cette décomposiliou ne paraît elle-
essenliellement intransmissible. Ni la lecture
ni .le discours ne transmettent réellement la
pensée de celui qui écrit ou qui parle. Dans
ces deux cas, l'art ne peut servir qu'hréveiller
des pensées, ou à mettre celui qui écoute ou
qui lità même de le faire par un travail intel-
lectuel. Lorsqu'on écoute ou qu'on \\i passi-
vement, c'est-à-dire sans idées ou sans atten-
tion, le résultat se borne à une suite de
perception de formes el de sons.
« Nous considérons donc la parole sous.
un autre point de vue, c'est7à-dire comme
un moyen : 1° d'acquérir des idées, 2° de les
conserver, 3° de les révéler là où elles exis-
tent, 4° de les analyser.
« Nous disons d'abord que le langage est
un moyen absolument nécessaire pour l'ac-
quisilion et pour la conservation des idées.
Cette vérité est incontestable et facile à saisir
si l'on en faill'application aux idées intellec-
tuelles, abstraites, rationnelles, à toutes les
idées en un mot qui ne sont pas acquises
immédiatement par lessens.Si l'on essaye de
combiner les idées de cette sorte en les sé-
parant des mots qui les expriment, on s'a-
perçoit que cette tentative est tout à fait im-
puissante. Si nous perdions le souvenir de
ces mots, les idées dont ils sont le corps dis-
paraîtraient à l'instant. C'est pour cette raison
que le mot Xdyoç signifiait chez les Grecs
pensée et discours.
« Une autre preuve de cette même vérité,
qui est àla portée de tous les hommes et d'ex-
périence journalière, c'est que l'esprit, lors-
qu'il se borne à la méditation et à la réflexion,
ne va jamais aussi loin que lorsqu'il emploie
l'écriture ou la parole. On ne parle pas seule-
ment pour dire ce quonpense, mais pour arri-
ver à la conscience de sa pensée. De là l'in-
iluence du discours sur celui même quiparle»
la plus grande clarté des idées à la suite des
discussions, commechez l'artiste une concep-
tion plus vive de son œuvre à mesure qu il
l'exécute.
« La pensée séparée du langage et de toute
expression est quelque chose de vague, d'in-
saisissable; la parole, les signes lui donnent
une forme, la limitent, lui donnent le carac-
tère propre à notre nature sensible : ils la
mettent au jour, si l'on peut ainsi parler, car
de même que la lumière réfléchie par les
corps opaques est seule visible, de même
aussi la pensée réfléchie, c'est-à-dire ren-
voyée à l'esprit par le langage, frappe seule
l'œil de l'intelligence.
'( Considérée sous un troisième point de
vue, ou comme moyen de révéler la pensée,
la parole et toute expression de la pensée
nous apparaissent comme remplissant une
fonction sociale éminemment grande. Les
artistes, les poêles, les littérateurs, en créant
même possible qu'à l'aide de l'alphabet. La se-
conde, c'est que les hommes sacliani lire ont tou-
jours été en minoriié, cl que cependant , dans la
masse des autres, et même parmi ceux qui savent
que l'écriture existe, l'histoire ne mentionne aucun
individu qui se soit jamais avisé d'inventer quelque
chose d'auuloguc à i'alphabei.
C55 LAN PSYCHOLOGIE.
tles formes à la pensée, créent en un sens la
pensée elle-môme, parce qu'ils mettent le vul-
gaire en état d'arriver à la conscience de ses
propres idées. De là la puissance du dis-
cours, sous toutes ses formes, delà tribune,
des livres, dos journaux.
« Enfin le langage peut être encore consi-
déré comme une méthode analytique. C'est
l'instrument avec lequel l'esprit décompose
sa pensée. Penser, c'est combiner des no-
tions; point de combinaison sans composi-
tion et décomposition ; point de composition
et de décomposition sans le langage. Con-
LAN
C2(>
(lillac a dit qu'une science n'était qu'une
langue bien faite. Cette expression est parfai-
tement juste, si l'on entend par là que la
langue est l'instrument nécessaire pour toutes
les opérations de l'esprit, et que ces opéra-
tions s'exécutent bien ou mal, selon que l'ins-
trument est plus ou moins parfait. » [Cours
de philosophie élémentaire, page 274, etc. ;
3* édit. dédiée à M. ï'aUbé Noikot, profes-
seur de philosophie au collège royal de Lyon,
et revue, pour l'orthodoxie catholique, par
M. l'abbé Darboy.)
II.VI.LER.
Ita consuevit anitna signis uti, ut viera per
signa cogitet, et sonorum vestigia soin om-
nium rerum reprœsentationcs animœofferant,
rarioribus e.cemplis exceptis, quando affectus
atiquis imaginem ipsam revoc^t..
HARRI!».
« Les mots ne sont les signes, ni des ob-
jets extérieurs individuels, ni des idées parti-
culières ; il n'est pas de leur essence de re-
présenter autre chose que les idées géné-
rales.» [Hermès ou Recherches philosophiques
sur la grammaire universelle, traduit de l'an-
glais par Thuuot. Londres, 1752.)
lltRUlIB.
« L'histoire de l'espèce humaine pré-
sente un grand nombre d'accidents et d'évé-
nements qu'il m'est impossible de comprendre
sans le concours d'une influence supérieure :
par exemple, il me paraît inexplicable que
l'homme ait pu commencer la carrière du
perfectionnement et inventer le langage et
la première science, sans un guide supé-
rieur... On ne peut nier qu'une économie
divine ait régné sur l'espèce humaine depuis
son origine pour diriger sa course dans les
voies les plus sûres. » [Idées sur la philos,
de l'hist. de l'humanité, t. L liv. v, p. 299.)
M. Cousin reproche à Herder d'avoir eu
recours à des >« explications mystiques , au
lieu de rapporter le langage à l'énergie de
l'esprit humain. Comme Rousseau, dit-il, et,
depuis, M. Donald, Herder résout le problème
par le Deus ex machina. Le langage, suivant
lui, est d'institution divine; cela peut être,
mais ce n'est pas moins un contre-sens dans
l'ouvrage de Herder, oiî tout est expliqué hu-
mainement. Si Dieu intervient dans cette dif-
licullé, il faut le faire intervenir dans d'autres
dillicultés qui ne sont pas moins grandes, et
o'er» est fait de l'idée fondamentale du livre.»
Cours de 1828 om Inlrod.àl'hist. de la Philos.,
11* leroD, p. 29.)
Que Heràer soit ici inconséquent, cela peut
être ; mais ne vaut-il pas mieux admettre une
vérité par inconséquence que d'être perpé-
tuellement dans létaux par amour de la lo-
gique ?
Donnons encore quelques extraits du cé-
lèbre philosophe allemand.
«Si les hommes, dit-il, dispersés sur la
terre comme les animaux, avaient dû établir
d'eux-mêmes et sans secours la forme inté-
rieure de l'humanité, nous trouverions en-
core des nations sans langage, sans raison,
sans religion, sans morale, car ce que l'homme
a été, l'homme l'est encore; mais aucuue
histoire, aucune expérience ne nous per-
met de croire que 1 nonnne vive nulle part
comme l'orang-outang. Les fables antiques
(fue Diodore et Pline racontent de ces mons-
tres humains privés de tous sentiments por-
tent avec elles un caractère évident de faus-
seté. 11 en est de même des récits des poètes
qui, jaloux de relever là gloire de leurs Or-
phées et de leurs Cadmus, exagèrent la gros-
sièreté des empires naissants de l'antiquité;
les temps où ils ont vécu et le but de leurs
ouvrages diminuent également l'autorité de
leur témoignage. En suivant les analogies du
climat, il paraît évident qu'aucune nation eu-
ropéenne, surtout aucune tribu de la Grèce,
n'a été dans un étal si abject que les Nou~
veaux-Zélandais ou que les Pocherais de la
terre de Feu ; encore dans Ja dégradation
même de ces peuplades, retrouve-l-on des
traces d'humanité , de raison et du langage.»
[Herder, Idée s sur la philosophie de l'histoire,
t. H, liv. IX, ch. 5, p. 210.)
« Si, comme nous l'avons vu, les qualités
les plus ditolinguées de l'homme, heureuses
capacités (ju'il apporte en naissant, ne s'ac-
(juièrent et ne se transmettent, à proprement
parler, que par la puissance de l'éducation,
du langage, de la tradition et de l'art, non-
seulement les premiers germes de cette hu-
manité devaient sortir d'une même origine,
mais il fallait encore qu'elles fussent artili-
ciellement combinées dès le principe pour
que le genre humain fût ce qu il est. Un en-
fant abandonné et laissé h lui-même pendant
des années ne peut manquer de périr ou de
dégénérer. Comment donc l'espèce humaine
aurait-elle pu se suffire à elle-même dans
ses premiers débuts? Une fois accoutumé à
vivre de la même manière que l'orang-ou-
tang, jamais Ihonnne n'aurait travaillé à se
vaincre, ni appris à s'élever de la condition
muette et dégradée de l'animal aux prodi-
ges de la raison et de la parole humaine. Si
la Divinité voulait que Ihomme exerçât son
intelligence et son cœur, il fallait qu'elle lui
(lonnût l'une et l'autre; dès le premier mo-
ment de son existence, l'éducation, l'art, la
culture lui étaient indispensables; ainsi, le
caractère intime de l'humanité porte témoi-
gnage de la vérité de celle ancienne philoso-
phie de notre histoire. » (fn. Idées, etc., tome
H, liv. X, ch. 8, p. 278.)
« El l'animal humain, s'il eût été pendant des
siècles de siècles dans l'élat abjecl ([u'on lui
prcte,elque,par des i»ro[<orlions entièrement
r27 LAN UICTIONXAIIIE
dillén.'iites, il eût rec^u la forme quadrupède
dans le sein de sa nière, comment eût-il
abandonné cet état de son ])ropre mouve-
ment, et se fût-il élevé h l'attitude droite, de
la condition de l'animal qui le courbait vors
la terre? Comment eût-il [)U s'élever 5 Tdtat
d'homme , et , avant qu'il fût homme,
inventer la parole humaine? Si l'homme eût
commencé par marcher sur les pieds et sur
les mains, assurémentil n'aurait pointchangé;
et il n'y a que le prodige d'une seconde créa-
tion qui eût fait de lui ce qu'il est mainte-
nant, et ce que son histoire et l'expérience
nous attestent h chaque pas.
« Pouniuoi donc embrasserions-nous des
jiaradoxes dénués de preuves, et même en-
tièrement contracHctoires, quand la consti-
tution de l'homme, l'histoire de son espèce
et toute l'analogie de l'organisation terres-
tre, nous conduisent à d'autres résultats. »
(Herder, Idées, etc., t. I, liv. ni, ch. 6.)
HObBES.
Homo animal rationale, quia orationalc.
G, DE nuMBOtnr.
-Le célèbre Guillaume de Humboldt , qui
avait concentré toutes les forcés de son génie
dans l'étude comparative des langues sous
leurs rapports grammaticaux, philosophiques
et historiques, el qui joignait la plus vaste
érudition à l'intuition la plus pénétrante, n'a
jamais pu concevoir la formation humaine et
progressive du langage. Voici textuellement
sa pensée :
« La parole, d'après mon entière crtnvic-
tion, doit être considérée comme inhérente
à l'homme ; car si on la considèj-e comme
l'œuvre de son intellect dans la simplicité de
sa connaissance native, c'est absolument inex-
plicable, i'iulôt que de renoncer, dans l'ex-
})licalion de l'origine des langues, à l'inlluence
d'une Cause puissante et première, et de leur
assigner à toutes une marche uniforme et
mécanique qui les traînerait pas à pas depuis
le commencement le plus grossier jusqu'à
leur perfectionnement, j'embrasserais l'opi-
nion de ceux qui rapportent l'origine des lan-
gues à une révélation immédiate de la Divi-
nité. » ( Lettre à M. Abel Itémusat, etc. Pa-
ris, 1827, p. 13.)
« Sans le langage , point de conception
achevée , point d'objet pour l'âme, car aucun
objet extérieur n'obtient de réalité pour elle
qu'au moyen de la conception. Or, dans la
formation et dans l'emploi du langage on
voit toujours passernécessai rement toute la
nature de la perception subjective des objets. »
(Dans Stecher, Analyse des doctrines de G.
de Humboldt, p. 26 )
« De quelque manière qu'on le prenne,
l'homme ne vit, ne se meut que par le lan-
gage. » (Id., ibid.. p. 23.)
M. P. KER«TEN.
« La raison n'existe jamais sans langage, si
l'ôire qui en est doué se trouve dans la so-
ciété de son semblable; et d'un autre côté,
le langage est imnossible sans la raison; il
DE PIIILOSOriliE. LAN 628
commence avec elle, il disparaît avec elle. •
kLAPAOTU.
(Ail. Langues dans VEnctfclop. moderne.) '
« Sans langage , l'homme serait placé au
môme degié nue les animaux, et ne suivrait
que les impulsions confuses de sa pensée.
Penser et j)arler sont donc, d'après leur ori-
gine , une môme chose; car sans parole on
ne peut penser, el sans penser on ne peut
parler. »
M. Léon Vaïsse, dans une note, commente
amsi ce passage : « Dans l'exercice de la pen-
sée, notre intelligence n'opère pas directe-
ment sur les idées ; elle opère seulement sur
les signes qui les représentent. Or, comme il
est parfaitement démontré qu'un sourd-muet
peut pensci- sans ôtre en état de parler, ii
s'ensuit que ce qui est indispensable à 1 act«
intellectuel , ce n'est pas précisément la pa
rôle , mais c'est un ordre quelconque de va-
leurs significatives. »
L.vivoMicniÈnE.
Voy. ses Leçons de philosophie, passim
M. L.VURKNTIE.
Philosophe , littérateur, historien , publi-
cisle d'un ordre supérieur, M. Laurentie ,
dans son Introduction à la philosophie, prend
pour point de départ les doctrines de M. de^
Bonald.
« La société perpétue la vérité par la tradi-
tion... La société développe l'intelligence , et
sans la société l'homme serait sans idées.
Ajoutons que la parole est l'instrument donné
à l'homme pour mettre sa raison en commu-
nication avec la raison d'autrui : instrument
mystérieux, que l'homme n'a point fait,,
comme il l'imagine, mais qui a été pour lui
une première révélation, et le commencement
de toutes les autres. L'homme, en effet, ne
parle que parce qu'il a d'abord entendu par-
ler : or, comme la paroJe n'est autre chose
que l'expression de la pensée, il est rigoureux
de dire que l'homme ne parle que parce (;u'il
est en société ; c'est une autre raison d'assu-
rer que c'est encore par la société qu'il a des
pensées.
« Voilàles fondementsdenotre philosophie;
nous ne savons si l'on en découvre déjà les
conséquences, mais elles seront infinies. Par
elles, et par elles seules, nous expliquerons,
la raison humaine, l'origine des connais-
sances, la source de l'intelligence, et bien
plus encore , par elles nous remonterons
jusqu'à l'inlerprétation des mystères qui, aux
yeux de toute autre philosophie, voilent éga-
lement la naissance de l'homme physique et
la naissance de l'homme intellectuel. » ( 7n-
trod. à la philosophie, p. 62.)
LEIBNITZ.
fi. Cogitationes fieripossunt sinevocabulis.
A. At non sine aliis signis. Tenta, quœso, an
ullum arithmeticwn calculum instituere possis
sine signis numeralibus? (Cum Deus calcuhu
cl cogitationem exercet, fitmundus.)
B. Vnlde me perturbas, ncquc cnim puta^
fi.^J
LAN
PSYCHOLOGIE.
LAN
6;îo
hain characleres vel signa ad ruliocinandum
lam necessaria esse.
A. Ergo reritates arilhmeticœ aligna signa
seu characteres snpponunt ?
B. Fatendum est.
A. Ergo pendent ab hoininum arbitrio?
B. Videris me quasi prœstigiis quibusdam
circumvenire.
A. Xon mea hœc sunt , sed ingeniosi admo-
dum seriploris.
B. Adeone qHisquam a bona mente disccdere
potest, u( sibi persuadeat veritatem esse arbi-
trariam et a nominibus penderc, cum tamen
cnnstet eamdem esse Grœcoruvi , Latinorum ,
Germanorum, geomelriam.
A. Becteais, interea difficultati satisfacien-
diim est.
B. Hoc iinum me maie habet, quoa nunquam
a me ullam veritatem agnosci, inveniri, pro-
bari animadverto, 7iisi vocabidis tel aliis si-
ynis in animo adhibitis.
A. Imo, si characteres abessent , nunquam
qiiidquam distincte cogitaremus , neque ratio-
cinaremur.
B. At quando figuras geomelriœ inspicimus,
^lepe ex accurata corum meditatione veritates
truimus.
A. Ita est ; sed sciendum etiam has figuras
habendas pro characteribus , neque cnim cir-
culus in cnarta descriptus verus est circulas ,
neque id opus est, sed sufficit eum a nobis pro
circula haberi.
B. Habet tamen similitudinrm quamdam
cum circula, eaque certe arbilraria non est.
A. Fateor, ideoque utilissimœ characterum
."funt figurée. Sed quam similitudinem esse pu-
tas inter denarium et characterem 10?
B. Est aliqua relatio seu ordo in characte-
ribus , qui in rébus, imprimis si characteres
stnt bene inventi.
A. Esto : sed qaam similitudinem cum ré-
bus habent ipsa prima elementa, verbi gratia
O cum nihilo, tel A cum linea? Cogeris ergo
admittere saltem in his elemenlis nulla opus
esse similitudine. Exempli causa in lucis aut
lereiidi voeabulo, tametsi compositutn Lucifer
retationem ad lucis et ferendi vocabula habeut
respondentcm, quam habet rcs Lucitero 5/-
gnifxcata, ad rem vocabulis lucis et lerendi
tignifîcatam ?
B. Hoc tamen animadverto , si characteres
adratiocinandnm adhiberi possint , in illis
atiquem esse situm complexum ordinem, qui
rébus convenit , si non in singulis vociuus
{quanquam et hoc melius foret). Saltem in
eadem conjunctione et flexu, et hune ordinem
variatutn quidem in omnibus linguis, quodam-
modo respondere. Alqut hoc mihi spem facit
cxeundi e difficultate. Nam etsi characteres
sint arbitrarii, eorum tamen usus et connexio
habet quiddam quod non est arbitrarium ,
scilicet proportionem quaw.dam inter charac-
teres et res et diversorum characterum , eas-
dem res exprimentium relationes inter se. Et
hœc proportio site relatio est fundamentum
veritatin. Efficit enim ut sive hos sive alios
characteres adhibeamus , idem semper sive
(eqaivalens scii proporlionc rcspondens prod-
cat, tametsi forte aliquos semper characterts
adhiberi necesse sit ad cogitandum.
A. Euge : prœclare admodwn te expediisti.
Idque confirmât calcidus analyticus arithme-
ticusve. Nam in numeris eodem semper modo
*'cs succedet, sive denaria, sive, ut quidam fc-
cere, duodenaria progressione utaris, et post
ea quod diverso modo calculis explicasti , in
granulis , aliave materia numerabili exsegiifi-
ris: semper enim idem provenit. {Dial. de con-
nex. inter res et verba. — OEuv. phil., éd.
Raspe, p. 509, etc.)
Ailleurs il appelle les langues le Miroir
de l'entendement.
I.OCKE, WOLF, DESCAK'fES, ETC.
« Quoique la vérité se termine aux choses ,
je m'aperçus que c'était principalement par
l'intervention des mots, qui, par cette raison,
?ne semblaient à peine capables d'être séparés
de nos connaissances générales. » (Locke, Essai
sur l'entendement humain, p. 396, in-4\)
« Comme toute notre connaissance se réduit
uniquement à des vérités particulières ou gé-
nérales, il est évident que , quoi qu'on puis'i"
faire pour parvenir à l intelligence des vérités
particulières, l'on ne saurait jamais faire bien
entendre les vérités générales, et rarement la
comprendre soi-tnéme , si ce ncst en tant
qu'elles sont conçues et exprimées en paroles,
[ibid., liv. IV, chap. 4.)
« On peut observer ici avec quelle lenteur
l'esprit s'élève à !a connaissance do la vérité.
Locke nie fournit un exemple qui tne parait
curieux.
« Quoique la nécessité des signes |)our les
idées des nombres ne lui ait pas échappé, il
n'en parle pas cependant comme un homme
bien assuré de ce qu'il avance. Sans les signes,
dit-il, avec lesquels nous distinguons chaque
collection d'unité , à peine pouvons-nous
faire usage des nombres, surtout dans les
combinaisonc fort composées. (Liv. n, chap.
16, § 5.)
« Il s'est aperçu (^ue les noms étaient né-
cessaires pour les idées archétypes, mais il
n'eu a pas saisi la vraie raison : L'esprit, dit-
il , ayant mis de la liaison entre les parties
détachées de ces idées complexes, cette union,
qui n'a aucun fondement particulier dans la
nature, cesserait, s'il n'y avait quelque choso
qui la maintint. (Liv. m, chap. 5, ^ 10.)
Ce raisonnement devait, comme il l'a fait,
l'empôcher de voir la nécessité des signes
pour les notions d(;s substances : car ces no-
tions ayant un fondement dans la nature ,
c'était une conséquence que la réunion de
leurs idées simples se conservât dans l'esprit
sans le secours des mots.
Il faut bien peu de chose pour arrêter les
plus grands génies dans leurs progrès : il
sudit, comme on le voit ici, d'une légère mé-
prise qui leur échappe dans le moment même
qu'ils défendent la vérité. Voil;» ( e qui a em-
poché Locke de découvrir combien les signes
sont nécessaires à l'exercice des opérations
de l'âme. Il suppose ([ue l'esprit fait des pro-
positions mentales dans lesquelhîs il joint ou
irpare les idées sans rinterveiilion des mois..
631
LAN
DICT ION i\ AIRE DE PHILOSOPHIE.
LAN
632
( Liv. IV, cliap. 5, § 3, 4, 5.) Il prétend mOme
que la meilleure voie pour arriver à des con-
naissances serait de considérer les idées en
elles-mômes; mais il remarque qu'on le fait
fort rarement, tant, dit-il, la coutume d'ein-
])loyer des sons pour des idées a jjrévalu
parnii nous. (Liv. iv, chap. 5, ^ 1.) Après ce
(|uej'ai dit, il est inutile que je m'arrôle à
faire voir combien tout cela est peu exact.
« M. Wolf remarque qu'il est bien diflicile
que la raison ail quelque exercice dans un
homme qui n'a pas l'usage des signes d'insti-
tution. Il en donne pour exemple les deux
faits que je viens de rapporter [Psychol. ra-
tion. § 461), mais il ne les explique pas.
D'ailleurs il n'a point connu l'absolue néces-
sité des signes, non plus que la manière dont
ils concourent aux progrès des opérations de
l'âme.
« Quant aux cartésiens et aux malebran-
ohistes, ils ont été aussi éloignés de cette dé-
couverte qu'on peut l'être. Comment soup-
çonner la nécessité des signes, lorsqu'on
pense avec Descurtes que les idées sont in-
nées, ou avec Malcbranche que nous voyons
toutes choses en Dieu ? » (Condillac.)
M. MALLET,
Professeur de plillosopliie au collège Saini-Loiiis.
« La parole soutient avec la pensée un dou-
ble rapport: elle en reçoit l'action, et. reçue,
elle la lui renvoie. Je rn'explique. En tant que
signe (et c'est de tous le plus complet et le
plus lucide), la parole participe de tous les
caractères de la pensée: claire et distincte
(|uand la pensée s'aperçoit clairement et
distinctement elle-même ; embarrassée et
obscure quand la pensée n'a d'elle-même
qu'une conscience vague et confuse ; se traî-
nant en périphrases et circonlocutions quand
la pensée n'a rien de bien fixement arrêté ;
précise, au contraire, quand la pensée pos-
sède en elle-même la précision. Et non-seu-
lement la parole a la propriété de réfléchir
tous les caractères de la pensée, mais encore
de la suivre parallèlement dans les divers
degrés de son développement. De quels
mots, en effet, se compose le premier lan-
gage de l'enfant? N'est-ce pas de mots qui
désignent des objets sensibles? Et pourquoi,
sinon parce que les idées des objets sensibles
sont les seules qui existent encore dans sa
jeune intelligence? Les choses qu'il conçoit
.'iont les seules qu'il nomme, et ce sont les
choses de l'ordre matériel. Ultérieurement,
il est vrai, vous saisirez dans le langage de
cet enfant quelques termes exprimant, soit
des opérations ou des états de l'âme, soit des
vérités de l'ordre mathématique ou moral ;
mais pourquoi encore, sinon parce que son
intelligence, devenue plus forte et accrue par
le progrès des années et par son propre exer-
cice, a commencé de s'ouvrir à la conception
de3 choses de l'ordre psychologique et de
l'ordre métaphysique? A'insi identité de ca-
ractère et parallélisme de développement,
telle nous concevons l'action que la parole
reçoit de la pensée.
« L'action qu'elle lui renvoie n'est ni
moins évidente ni moins incontestable. Et,
ici encore, c'est à l'expérience que nous en
appelons. N'est-il pas vrai que les occasions
où nous nous sentons penser avec le plus de
lucidité sont celles où la parole articulée ou
mentale intervient dans la formation de notre
pensée? Nous n'hésitons pas à affirmer que
c'est là un phénomène psychologique en
dehors de toute contestation, et que chacun
aura pu mille fois remarquer en soi-même.
Or, commuent ce fait s'opère-t-il, et où a-t-il
sa cause, sinon dans le travail de décompo-
sition et d'analyse que la parole mentale
exerce sur la pensée? Une pensée, au moment
où elle surgit dans l'esprit, est le plus sou-
vent synthétique, et partant obscure et con-
fuse. Tous les éléments de cette pensée
coexistent implicitement les uns aux autres,
dans une profonde et ténébreuse complexité.
L'office de la parole mentale, en cette occa-
sion, est de dégager ces éléments les uns
d'avec les autres, de les ordonner entre eux,
suivant leurs relations chronologiques ou
logiques, les uns à titre d'antécédents ou de
principes, les autres de conséquents ou de
déductions ; de telle sorte qu'au pêle-mêle
qui constituait leur état antérieur et primitif
succède une distribution régulière. La parole
est donc pour la pensée un instrumentde divi-
sion, une méthode d'analyse, et, à ce titre, un
moyen de lucidité. La parole n'est donc pas,
pour la pensée, un simple interprète, elle
lui est encore un puissant auxiliaire, en ce
qu'elle contribue efficacement à sa forma-
tion, et nous pourrions ajouter à sa conser-
vation et à son rappel, puisqu'il est d'expé-
rience pour chacun de nous que les idées
dont le souvenir nous est tout à la fois le
plus fidèle elle plus complet, sont celles à la
naissance desquelles a présidé la parole arti-
culée ou mentale... Sans la parole, il no
saurait y avoir de pensée nette, distincte,
achevée; parce que, sans elle, il ne saurait
y avoir de pensée parfaitement analytique. »
{Etudes philosophiques , ouvrage couronné
par l'Académie française, t. I, p. 225 et
suiv.) *
(' Il en est de notre intelligence en parti-
culier comme de notre être en général. Nous
sommes un composé de corps et d'esprit;
mais l'esprit serait incapable d'action sur le
monde matériel, s'il n'était aidé des organes
corporels; de môme, la pensée serait sans
puissance aucune hors du domaine de la
conscience, si elle n'était exprimée par la
parole. La parole est donc l'élément maté-
riel de l'intelligence, comme le corps est
l'élément matériel de l'homme ; et, pour
nous servir de l'heureuse expression de
M. Portails, la parole est une véritable incar-
nation de la pensée.
« Mais les relations que soutient la parole
avec la pensée ne se bornent pas à un simple
rôle d'interprète.
« La parole ne sert pas seulement à la
manifestation de la pensée, elle contribue
encore à son perfectionnement, en ce sens
qu'il n'y a pas pour l'esprit de pensée vrai-
ment nette et distincte qu'à la condition de
633
LAN
la parole articulée ou mentale. L'intelligence
et le langage peuvent se comparer à deux
réagir
ressorts qui ne cessent d'agir et de
l'un sur lautre. Le langage devient plus pré-
cis à mesure que l'intelligence conçoit d'une
manière plus distincte, et celle-ci à son tour
se développe à mesure que le langage lui
fournit plus d'instruments d'analyse.
« La parole est pour la pensée un moyen
de décomposition. Mais l'analyse a bien des
degrés. Or la pensée nous semble pouvoir,
originairement, passer de l'état de pure syn-
thèse et d'entière complexité à un faible
commencement et à un premier degré d'a-
nalyse. Mais si la pensée ne doit qu'à elle-
même et à ses seuls efforts sa première éman-
cipation et son premier affranchissement des
liens de la synthèse, c'est h la parole qu'elle
est redevable de ses progrès ultérieurs dans
la voie de l'analyse et de la lucidité. Et ici le
témoignage de l'expérience personnelle de
chacun de nous peut être invoqué. Les cir-
constances où nous nous sentons penser avec
le plus de netteté et de précision sont celles
où, dans l'opération de la pensée, est inter-
venu le langage mental; c'est un fait que
nous ne pensons jamais plus clairement (pie
quand nous nous parlons à nous-mêmes.
PSYCHOLOGIE. L\N 634
nous avons données du même autour et la
discussion qui les accompagne.
M. l'abbé MAUPIED.
Otez ce langage mental, et les opérations de
la pensée n'ont plus rien que de complexe et
de confus. Essayez, sans le secours de la
parole, d'abstraire, de généraliser, de raison-
ner; la possibilité d'une semblable opération
peut à peine se concevoir, ou du moins on
j:'aboutirait qu'à des abstractions didicilc-
ment saisissables h l'esprit, à des généralisa- comme l'Ame s'élançant au dehors,'pour aller
Dans un savani ouvrage où M. l'abbe Mau-
pied aborde et résout les plus importants
problèmes de la science, nous trouvons les
passages suivants :
« L'organe de la parole, qui est aussi l'or-
gane de la respiration , c'est-à-dire de la
principale fonction de la vie organique, de
celle qui fournit la pAture de vie, de cette
fonction qui apparaît la première et disparaît
la dernière, sans laquelle il n'y a point de
vie animale ; cet organe s'élève, dans l'hom-
me seul, jusqu'à produire la parole, qui n'est
las simplement un son porté dans l'enve-
oppe de la voix, dans son sein et l'animant,
une voix, que les animaux produisent aussi,
mais qui est la i)ensée, le verbe revêtu de
son, le verbe qui paît du sentiment, du sens
intime, par la volonté, qui est la pensée et la
substance de l'être pensant, se manifestant à
l'extérieur, se sensibilisant au moyen de l'air,
pour être perçu avec le son, son enveloppe
sensible, par l'organe de l'ouïe. Le verbe, qui
perdant au delà de l'organe son enveloppe
sensible, vient nu, dans sa substance simple,
toucher le sens intime, le sentiment, la subs-
tance de l'esprit qui écoute, qui perçoit
l'autre esprit venant à lui à travers la parole,
le saisit et l'embrasse, s'identifie et se fond
avec lui pour ne faire plus qu'un.
« L'ûme, dit saint Denis d'Alexandrie, est
comme la parole en repos, et la parole est
tions vagues, à des raisonnements dénués de
lucidité, en un mot, à des résultats confor-
mes en tout point à ceux de la pensée nais-
sante, alors qu'elle n'a point encore la
parole pour auxiliaire, et ce que nous disons
ici de la faculté de penser dans la triple opé-
ration de l'abstraction, de la généralisation,
du raisonnement, nous le dirons également
de la faculté de mémoire. Les idées dont nous
nous souvenons le plus aisément et tout à la
fois le plus fidèlement sont celles dans la for-
mation desquelles le langage articulé ou
mental est intervenu ; le moindre retour sur
nous-mêmes suffira pour nous en convaincre.
11 n'est donc pas une seule des opérations de
la pensée sur laquelle la parole n'exerce une
puissante action. » (Id., ibid., p. 275.J
M. L'aBBÊ MABET.
« De nos jours d'illustres philosophes ont
remarqué que les idées intelligibles ne nous
étaient perceptibles à nous-mêmes, et n'é-
taient transmissibles aux autres qu'au moyen
du langage et de la parole. » (Le Correspon-
dant, l. X, p. \%.)
« Le développement de l'idée dans l'hom-
me est un fait entièrement identique à celui
du développement de la parole elle-même:
l'une suit l'autre, comme l'ombre suit le
corps. » (Id., ibid.)
Voy. plus haut, § III, d'autres citations que
s unw à une autre ûme. (D. AiiiKy., De sent.
Dionysii, p. 1G6.)
« Le sens de l'ouïe et l'organe de la parole
dépendent donc l'un de l'autre ; la parole
réveille l'ouïe, et l'ouïe fait surgir la parole.
Si la parole est muette, l'ouïe est sourde; si
l'ouïe est sourde, la parole ne naîtra jamais.
Ces deux organes sont faits et disposés l'un
pour l'autre, placés l'un près de l'autre, et
«ommuniquent ensemble. L'un est la porte
de sortie, l'autre, la porte d'entrée par les-
quelles les âmes s'unissent et s'embrassent.
Ils sont le quelque chose de sensible qui
301'te l'être spirituel à son semblable, et
iermet à tous deux de se sentir, d'adhérer
'un à l'autre, parce qu'ils sont l'un pour
l'autre. Cette adhésion, qui les fait senlii-,
marcher ensemble, dans la même direction,
vers le même but, est ce qu'on appelle i)er-
suasion, laquelle incline l'âme vers tout ce
qui est vrai, tout ce qui est beau, tout ce qui
est bien, pour le réaliser en elle-même. »
(Dieu, l'homme et le monde, etc., t. II, pag.
248.)
Et ailleurs:
« A l'origine, il n'y avait que Dieu, les
anges et le premier homme; nous sommes
donc obligés d'admettre (jue l'homme a été
créé pensant et parlant, ou bien que Dieu
s'est révélé à lui directement ou par les anges,
afin de donner la parole à son âme, la vie à
ton sentiment et l'exercice à son intelligence.
6"'
JO
LAN DICTIONNAIRE DE
n On a soutenu (|ue riioinuie avait invente';
son langage, et, par conséquent, (]u'il créait
soséiléeset ses pcn<ées. Cette; opinion dé-
truisant la comparaison logique, base de
toutes connaissances, brise 'es rapports né-
cessaires de riwinnie avec Dieu et avec les
créatures, et conduit au scepticisme; elle est
d'ailleurs diamétralement opposée aux faits
«pii nous prouvent que chaque individu
reçoit les principes de sa langue de la société
t)ans laquelle il l'ait sa première éducation. »
{Dieu, l'homme et le monde, etc., t. H, p. 331.)
«... La science n'appartient point à l'indi-
vidu ; elle est la possession de la société ;
chaque individu peut y puiser et y ajouter;
mais la société seule possède le tout et le
conserve. Voil.'i pourquoi l'éducation dans
l'homme n'est plus celle de l'individu, mais
bien de l'espèce ; la société n'acquiert pas
seulenient pour le présent, mais plus encore
pour l'avenir: il y a ici véritablement éduca-
lion, parce qu'il y a science et transmission
de cette science. L'individu n'apporte point
la science en naissant ; il nait seulement avec
une intelligence susceptible de la recevoir;
mais si elle ne lui est enseignée, jamais il ne
la possédera; il faut qu'il en reçoive du de-
hors les premiers éléments, et à leur aide il
pourra marcher plus avant et en ajouter de
nouveaux; ce qui prouve deux choses: que
son intelligence est active par elle-même,
mais qu'elle a besoin, pour entrer en activité,
d'être excitée par |une cause ipii n'est pas
en elle. De là la nécessité d'instruments
organiques, à l'aide desquels les intelligen-
ces puissent se communiquer. Le langage est
le premier de ces instruments, et il ne peut
exister sans une société. Les animaux n'ont
pas de langage, ils n'ont que des cris, ex-
pressions de leurs passions et de leurs be-
soins. Mais l'homme seul possède un lan-
gage articulé et formulé, parce que son
intelligence est active et pensante: or, en
dehors de la société, J'horame ne parlerait
pas ; son intelligence ne se manifesterait pas;
(Mre isolé dans le monde, le présent serait
tout pour lui ; sa conservation individuelle
l'absorberait tout entier. Les intelligences
ont besoin de leurs semblables, elles se ma-
nifestent les unes par les autres, elles ont
besoin de comprendre et d'être comprises.
Un être intelligent sans une société qui
puisse alimenter sa vie intellectuelle, serait
un être absurde, parce qu'il serait sans but
et qu'il serait doué de facultés qu'il ne pour-
rait jamais exercer... Le caractère essentiel
et distinclif de l'homme, son intelligence,
fait donc de lui un être nécessairement
social et qui ne {)eut se développer que dans
la société. » {Ibid., p. 308.)
« L'homme est un être social ; il ne peut
«e développer physi(iuement, intellectuelle-
ment, que dans la société; c'est là, en elfet,
que ses besoins sont plus complètement satis-
faits, que les puissances de son âme obtien-
nent leur complet exercice : là uniquement
sa nature s'embellit, tout son être se perfec-
ticmnc; la société est donc l'étal normal de
l'homme, puis(ju"ellc lui fournit seule les
PHILOSOPHIE.
LAN
CM
moyens de développer toute sa nature. En
dehors d'elle, l'être moral et intellectuel t-t
presque nul, et l'être phvsique isolé ne lar-
derait pas à i)érir. » {lOid., p. 316.^
M. l'abbé U. MAVNABI).
Cité sur la nécessité du signe, § MI, col. 402.
l'abbé millot.»
(Hiitoire philosophique de l'Iiomme.)
« Si nous nous attachions à .suivre servile-
ment les traces des philosophes qui ont
jusqu'à présent traité de l'homme, nous ne
serions embarrassés que de savoir comment
les premiers hommes s'y prirent pour se com-
muniquer leurs sentiments et leurs idées.
Car pour les idées mômes, leur préexistence
ne fait aucune diflTiculté chez les philosophes.
Ils les croient tous si fort inséparables de
l'humanité, que je n'en connais aucun qui
ail seulement mis en question s'il était possible
ou non de concevoir une société d'hommes
léduilsaux simples perceptions, et aux ex-
pressions purement relatives à ces percep-
tions, telles, à peu près, que la nature les a
inspirées à toutes les autres espèces d'êtres
animés. Tous ces philosophes, au contraire,
ceux même qui ne croient point aux idées
iimées, se sont accordés à entamer l'examen
au développement des facultés humaines par
la supposition des idées, et ne se sont appli-
qués qu'à chercher d<is conjectures sur la
formation des langues.
« M. l'abbé de Condillacqui, sans contredit,
est après Locke celui qui a vu le plus clair
dans cette matière, a été lui-même séduit par
l'amas des connaissances dont il recherchait
l'origine. Il a cru trouver celle du langage
dans le sentiment même, qui, de toutes les
modifications de l'âme, est, dans l'état de na-
ture, le plus incommiinicable. 11 suppose
deux enfants (Section première de la seconde
partie, p. 5 et suiv.) de l'un et de l'autre sexe
réunis par It* hasard, et privés l'un et l'autre
de toute espèce de connaissance, et de tous
les moyens de se communiquer mutuellement
leurs sensations. Il veut que dans le commerce
réciproque de ces deux enfants l'exercice de
leurs perceptions et de la réminiscence occa-
sionnée par la fréquente répétition de ces per-
ceptions et des circonstances qui les accom-
pagnaient, leur ait lait attacher aux cris de
chaque passion les perceptions dont ils étaient
les signes naturels, et qu'ils aient accom-
pagné ordinairement ces cris de quelque
mouvement, de quelque geste ou de quelque
action dont l'expression était encore plus
sensible. Par exemple, dil-il, celui qui souf-
frait parce qu'il était privé d'un objet que ses
besoins lui rendaient nécessaire, ne s'en tenait
pas à pousser des cris, il faisait des efforts
pour l'obtenir, il agitait sa tête, ses bras et
toutes les parties de so7i corps. L'autre, ému
pur ce spectacle, fixait les yeux sur le même
objet, et sentant passer dans son âme des sen-
timents dont il n'était pas encore capable de
se rendre raison, «7 souffrait de voir souffrir
ce misérable. Des ce moment, ajftute M. de
637
LAN
(;ondillac, il se sent intéressé ù le soulager, et
il ubc'it à cette impression autant qu'il lui est
possible.
« Que de données dans ce seul exemple !
Il faut d'abord supposer que dans la position
de ces deux entants, c'est-à-dire, dans l'état
rie pure nature, il y avait des besoins d'une
espèce à occasionner des douleurs et des
cris, lorsque ces enfants ne pouvaient pas
les satisfaire. Il faut supposer ensuite que
celui des deux enfants qui éprouva le pre-
mier ces douleurs et poussa ces cris, sut
trouver, sans aucun exemple, sans aucune
institution, les gestes, les mouvements et les
signes propres à exprimer son état, et à in-
diquer l'objet dont il avait besoin, et qu'il
connût que tout cela était propre h émou-
voir son caraaiade, et à déterminer ses se-
cours. Il faut encore supposer que ce dernier
qui n'avait jamais éprouvé les mêmes dou-
leurs, ni poussé les mômes cris, ni fait les
mômes gestes, les mômes mouvements, les
mômes signes, devina sans autre guide que
l'instinct, que tout ce qu'il voyait signitiait
que son cauiarade souffrait. Il iaul supposer
enûn que les soutTrances de celui-ci, et tout
ce oui lesinaiquait, retentirent dans le cœur
de l'auS-e, et allèrent y exciter, ou plutôt y
créer, un sentiment de compassion qui Te
détermina à donner du secours 5 son com-
pagnon.
« Sans toutes ces suppositions inadmissi-
bles, on voit que l'exemple proposé par
M. l'abbé de Condillac ne peut pas lui-môme
être supposé. Mais ce qui répugne le plus
dans cet exemple, c'est cette compassion que
ce philosophe veut faire naître dans le cœur
d'un enfant qui n'a aucune idée des souffran-
ces en général, et qui n'a jamais en particu-
lier éprouvé celles qu'occasionne le besoin
de nourriture, le seul qu'on puisse supposer
dans l'état d'enfance et de nature. Il n'est
que trop vrai que nous ne pouvons compatir
naturellement qu'aux maux que nous avons
soufierts, et que si, dans l'état de société
civilisée, nous nous intéressons à la situation
des personnes livrées à des espèces de dou-
leurs que nous n'avons jamais éprouvées,
c'est par analogie, et par la notion générale
que nous avons de la douleur. Et quant au
PSYCHOLOGIE. LAN 638
aux curieuses el savantes observations qu'il
nous a données sur la déclamation et les
gestes des anciens, sur la musique, la proso-
die, et sur l'origine de la poésie.. Mais comme
c'est sur le langage d'action (|u'il fonde l'ori-
gine de la parole, il est toujours constant
{jue c'est sur des connaissances impossibles
à concevoir dans l'état de pure nature, et sur
un sentiment de compassion encore plus
incroyable, qu'il bûtit tout l'éditice de la loi-
mation des langues.
« Il est aisé de sentir qu'en admettant
sans examen ces principes arbitraires, vous
ôtes rapidement conduits où l'auteur veut
vous mener, et qu'a[)rès avoir perdu ces
principes de vue, tout ce que vous dit un
philosoplic ingénieux et mélhodicjue vous
parait de la dernière évideïice. C'est ce qui
arrive particuliènmienl en lisant ce que
M. l'abbé de Condillac dit sur la formation
des mots. (Seconde partie, chap. 9.) Mais
encore ne peut-il point, dans cet article,
s'empôcher de donner dans l'erreur commune
à tous les philosophes, ciui veulent ipie l'in-
vention du langage soit le fruit de conven-
tions faites entre les hommes. Pour com-
prendre, dil-il, conwient les hommes con-
vinrent entre eux'jlu sens des premiers mots
(/uils voulurent mettre en usage, il suffit, elt:.
Je n'irai pas plus avant dans l'examen des
opinions de M. de Condillac. Je marcherais
trop vite si je le suivais. Il est parti des con-
naissances qu'il avait et de celles de ses lec-
teurs. Pour moi, je |)rctends ne suivre que
la marche de la nature, qui sûrement n'a pas
été aussi vite que la font aller tous les
[thilosophes.
« .M. Rousseau paraissait d'abord avoir
senti combien il était peu naturel d'attribuer
la formation des langues ù une invention ré-
fléchie et au consentement raisoimé des pre-
miers hommes. Il observe très-bien (page 49
de son Discours sur l'inégalité, etc.) que, *»
tes hommes ont eu besoin de la parole pour
apprendre à penser, ils ont eu bien plus besoin
encore de savoir penser pour trouver l'art de
la parole. Mais il se fait tout de suite des dif-
ficultés qui le portent à dire qu'à peine
peut-on trouver des conjectures supportables
sur la naissance de cet art de communiquer
fond même de ce sentiment de comparaison, ses pensées et d'établir un commerce entre les
c'est, comme tous le:> philosophes ne peuvent esprits. Ensn'ûa il tombe dans le sentiment
s'empôcher d'en convenir, un retour sur de M. l'abbé de Condillac, et trouve, comme
nous-mêmes qui nous met par notre amour
propre à la place de ceux de nos semblables
que nous voyons souffrir, lorsque ces sem-
blables nous sont chers, et dans la proportion
où ils nous sont chers. Ce que je viens de
dire ici suffit pour faire voir quels éclaircis-
sements on peut attendre sur l'origine du
langage d'un philosophe qui place celle ori-
gine dans un sentiment de compassion et
d'intérêt, qu'il crée pour ainsi dire avant le
temps, et de son autorité, el qui ne peut être
que le fruit de plusieurs circonstances au
delà de l'état de nature.
« 11 est vrai que M. de Condillac paraît
n'avoir posé ce fondement que pour en ve-
nir au langage d'action, et arriver par degrés
ce philosophe, le premier langage de l'homme
dans le cri de la nature. El tout ce (|u'il dit
là-dessus est très-bon pour la situation mili-
tante où il a voulu supposer le premier étal
de société. Enfin il revient au commun sen-
timent des philosophes, et veut (jue les
hommes, après avoir exprimé les objets vi-
sibles et mobiles par des gestes, et ceux qui
frappent l'ouie par des sons imitatifs, se
soient enfin avisés de substituer à ce langage
les articulations de la voix, qui, sans avoir
le même rapport avec certaines idées, so7il
plus propres à tes représenter toutes comme
signes institués; substitution, ajoute ce phi-
losophe, </u« ne peut se fairç que n'uN commi n
CONSENTEMENT, Cl d'one manière assez diffi'
6;19 LAN
vile à prdtiquerpour des honwies dont les or-
ganes grossiers n'avaient encore aucun exer-
cice, et plus difficile encore à concevoir en
elle-même, puisque cet accord unanime dut
être motive, et que la parole paraît avoir été
fort nécessaire pour établir i usage de la pa-
role.
« Dans ce passage, M. Rousseau enchérit
encore sur l'opinion de M. l'abbé de Condil-
Jac par rapport à la convention que ce der-
nier a supposée nécessaire pour l'invention
du langage, puisque M. Rousseau n'admet
pas seulement celte convention, mais qu'il
veut encore qu'elle ait été motivée et faite
dans un seul âge d'hommes. Je dis dans un
seul Age d'hommes, parce qu'en supposant
avec cet auteur que le défaut d'exercice eût
rendu grossiers les organes de la parole chez
les premiers hommes adultes, cette grossiè-
reté n'aurait pas passé jusqu'à leurs enfants,
qui, aussi bien disposés par la nature que le
sont h.'s nôtres, auraient, par la douceur et
la llexibilité de leurs organes, corrigé ce
qu'il y aurait eu de dur dans le langage de
convention qu'ils auraient entendu et appris.
La grossièreté des orgaïKîs ne pouvait donc
être un obstacle à la formation des langues,
que pour les individus mômes qui convinrent
de son invention, et cette invention fut donc
elle-même l'ouvrage d'un seul âge d'homme.
Mais au fond M. Rousseau n'était pas bien
persuadé de la réalité du consentement rai-
sonné et motivé des premiers inventeurs du
langage. Il en revient, comme nous venons
de voir, à dire que ta parole paraît avoir été
fort nécessaire pour établir l'usage de la pa-
role.
« Il aurait été bien à désirer qu'un homme
aussi habile à développer les principes qu'il
se fait ou qu'il adopte eût voulu faire de
cette dernière proposition la base de ses re-
cherches sur la formation du langage, et
qu'il eût poussé ces recherches aussi loin
que la matière l'exigerait : on aurait eu
quelque chose de plus lumineux et de plus
approfondi de tout ce qui a été dit jusqu'à
présent. Mais ici, comme dans bien d'autres
endroits de ses ouvrages, M. Rousseau a
abandonné le chemin que lui indiquaient
ses propres lumières, pour suivre les routes
battues.
« Au reste, les deux philosophes dont je
viens de parler ne sont pas ceux qui me
paraissent avoir le plus donné dans l'opinion
que le langage est le fruit d'une convention,
et conséquemment le résultat d'idées anté-
rieures à son institution. On voit même, en
les lisant avec une certaine attenti(3n, qu'ils
ne posent ce fondement que d'une main
tremblante, et qu'ils voudraient avoir pu
trouver quelque chose de plus solide. Mais
voici un célèbre géomètre, bien moins cir-
conspect et bien plus décidé que MM. de
Condillac et Rousseau : c'est feu M. de Mau-
pertuis. 11 ne s'est pas seulement persuadé
qu un être tel que l'homme, ca[)able de par-
venir aux sublimes spéculations et aux pro-
fondes découvertes de la géométrie, devait
être doué du talent de penser avant que de
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
LAN
640
parler: il a cru encore que cet être pouvait
se faire arbitrairement un plan d'idées toutes
différentes des nôtres. Voici ses paroles : On
trouve des langues, surtout chez les peuples
fort éloignés, qui semblent avoir été formées
sur des plans d'idées si différentes des vô-
tres, qu'on ne peut presque pas traduire dans
nos langues ce qui a été une fois exprimé dans
celles-là. Ce serait, ajoute cet auteur, de la
comparaison de ces langues avec les autres,
qu'un esprit philosophique pourrait tirer
beaucoup d'utilité. {OEuvresde Maupertuis ;
Lyon, 1756, t. I", art. 2 des Réflexions phi-
losophiques sur l'origine des langues.)
« Assurément, si M. de Maupertuis eût eu
cet esprit philosophique dont il pai-le, il
n'aurait jamais pensé que la difficulté de
rendre dans les langues connues le sens
d'expressions totalement étrangères à ces
langues supposât des plans d'idées différen-
tes des nôtres. Il aurait vu, au contraire, que
rien n'est plus éloigné de la simple raison
que cette imagination d'un plan d'idées an-
térieur à l'invention du langage; et la con-
naissance des langues que nous avons ap-
prises par les ouvrages des anciens les plus
savants et les plus éloquents l'aurait con-
vaincu qu'il n'y a jamais eu, dans quelque
temps et chez quelque peuple que ce soit,
d'autres idées que celles que peuvent avoir
tous les hommes, parce qu'elles sont toutes
l'effet de la même organisation et le résultat
des mêmes perceptions, ou du moins l'effet
de la môme faculté de percevoir. H aurait
vu que, s'il se trouve dans toutes les langues
des mots et des phrases en quelque sorte
intraductibles dans toute autre langue, cette
difficulté ne vient point de la singularité
réelle des idées exprimées, ni de ce qu'elles
sont si absolument particulières aux hommes
qui se sont servis de ces expressions, qu'elles
deviennent incommunicables à toute autre
espèce d'hommes, mais de ce que ces idées,
par leur analogie au génie de ces hommes
et à celui de leur langue, ou à des opinions
et à des usages qui nous sont inconnus, ne
peuvent nous être communiquées faute de
véhicules nécessaires pour les faire passer
dans notre intelligence. En un mot, avec un
peu de philosophie, M. de Maupertuis au-
rait reconnu que, ne pouvant y avoir des
hommes qui eussent d'autres sens, d'autres
facultés que les nôtres, il ne pouvait non
plus y en avoir qui eussent des idées étran-
gères' et supérieures à ces sens et à ces fa-
cultés: ce qu'il faudrait cependant supposer
pour attendre des lumières, telles que M. de
Maupertuis les désirait, de la comparaison
entre elles des langues les plus étrangères,
et de la comparaison de ces mêmes langues
avec les langues connues.
« Je suis très-éloigné de croire qu'après
la simple invention des signes, les idées des
premiers inventeurs se soient bientôt com-
binées les unes avec les autres {Loc. cit.,
art. 4) ; qu'elles se soient en même temps
multipliées, et qu'on ait aussi multiplié les
mots, souvent même au delà des idées. H
est visible qu'ici xM. de Mauuerluis met û'u
Cil
LAN
PSYCHOLOGIE.
LAN
642
bord les effets avant les causes, cl qu'ensuite
il avance une proposition fausse, en disant
que les inventeurs du langage ont souvent
multiplié les mots au delà des idées.
« Il est en etl'et certain que l'esprit hu-
main n'a jamais pu connaître et combiner que
des objets tixes et déterminés, ou des modi-
fications de ces objets. Il est aussi certain
et pour ne pas les confondre les unes avec
les autres.
« Les philosophes, surtout, ne s'imagine-
ront jamais qu'il puisse naître dans notre
esprit des idées indépendantes des mots, ni
que les premiers mots que nous apprenons
ne servent qu'à exprimer les préjugés de
ceux qui nous environnent dans notre enfanre.
qu'il n'y a que les mots qui puissent distin- Ils verront, au contraire, que ces mots leur
guer, fixer et déterminer les idées, ainsi que ont été extrêmement utiles pour dénommer
leurs modifications, de sorte que, supposer successivement et proportionnément à leurs
la combinaison et la multiplication des idées besoins, les choses et leurs qualités, rl'une
avant l'invention des mots qui les font distin- manière à les fixer et à les attacher dans leur
guer, qui les fixent et les déterminent, c'est cerveau, en sorte que, se rappelant les mots
mettre l'effet avant la cause; c'est avoir une à propos du besoin qu'ils avaient des choses,
opinion que le seul respect qu'on doit à la ils pouvaient se servir des uns pour se pro-
mémoire d'un homme célèbre empêche de curer les autres. D'ailleurs, ces philosophes
qualifier comme elle le mériterait. savent très-bien que ce n'est pas dans les
« Et quant à cette autre opinion où était mots, et surtout dans ceux que nous appre-
M. de Maupertuis que, dans l'invention du nons dans l'enfance, que se trouvent les
langage, on a multiplié les mots au delà des préjugés, mais dans les jugements abstraits
idées, elle n'est pas moins extraordinaire, à que nous portons des choses lorsque, après
moins que cet auteur n'ait voulu parler des avoir appris une infinité de mots, et multi-
mots ou particules qui, n'exprimant par plié nos idées par leur moyen, nous venons
elles-mêmes aucune idée, servent seulement à combiner ces idées, et à nous faire des
à lier les mots ou les propositions qui ex- règles et des principes sur des choses qui
priment les idées. Mais ce n'est pas dans la n'ont d'autre modèle sensible que nos pro-
prejpière invention du langage qu'on peut près idées, et qui sont au-dessus, comme au
supposer ces particules; et en tout cas, M. delà de nos besoins naturels,
de Maupertuis aurait toujours abusé des « Mais M. de Maupertuis était bien éloi-
termes. gné de penser que nous eussions besoin de
« C'est quelque chose de bien curieux que mots pour former des idées ; et comme si ce
d'entendre cet auteur se plaindre de ce que n'avait pas été assez de ce que nous venons
à peine nous sommes nés (Jbid.), que nous de rapporter de son opinion sur celle partie,
entendons répéter tme infinité de mots qui il va jus(ju'à s'imaginer qu'un homme à qui
expriment plutôt les préjugés de ceux qui le sommeil aurait fait oublier toutes ses per-
noiis environnent que les premières idées qui ceptions et tous les raisonnements qu'il avait
naissent dans notre esprit; que nous retenons faits, mais qui aurait conservé les facultés
ces mots; que nous leur attachons des idées d'apercevoir et de raisonner, viendrait de
confuses, et que voilà notre provision faite lui-même facilement à bout de fixer et de
pour le reste de notre vie, sans que te plus distinguer ses idées par des signes. Et voici
souvent nous nous soyons avisés a'approfon- comment cet honmie s'y [)*rendrait : suppo-
dir la vraie valeur de ces mots, ni la sxireté sons que sa [)remière perception eût été, par
des connaissances quils peuvent nous procu- exemple, celle qu'il éprouvait lorsqu'il disait :
rer, ou nous faire croire que nous possédons. Je vois un arbre ; qu'ensuite il eût la même
Ces inconvénients furent sans doute bien fâ- perception qu'il avait lorsqu'il disait : Je vois
cheux. pour un homme comme M. de Mau- un cheval. Dès que cet homme, dit M. de Mau-
pertuis, qui sans cela n'aurait pas perdu to- pertuis, recevrait ces perceptions, il verrait
talement le souvenir de ses premières idées, aussitôt que l'une n'est pas l'autre, et il chcr-
de iétonnement que lui causa la vue des objets cherait a les distinguer. Et comme il n'aurait
lorsqu'il ouvrit les jeux pour la première pas de langage formé, il les distinguerait par
fo)s, et des premiers jugements qu'il porta quelques marques, et pourrait se contenter
dans cet âge où son âme, plus vide d'idées, de ces expressions A et B pour les mêmes
lui aurait été plus facile à connaître qu'elle choses qu'il entendait lorsqu'il disait : Je vois
ne l'était lorsqu'il écrivait toutes ces belles un arbre, je vois un cheval. Recevant ensuite
choses, parce qu'elle était, pour ainsi dire, de nouvelles perceptions, il pourrait les dis-
plus elle-même, etc. (Loc. cit., ari. &.) Mais tinguer toutes de la même sorte, et lorsqu'il
pour tout autre être raisonnable, le malheur dirait, par exemple , li, il entendrait la
n'est pas si grand. Les hommes de cette der- même chose qu'il entendait lorsqu'il disait :
nière espèce, qui assurément ne comptent Je vois la mer.
point avoir été philosophes dès en ouvrant « Cet auteur ingénieux, mais qui, comme
es jeux, sont fort contents qu'on ait accéléré bien d'autres, ne voyait point clair dans
le développement de leurs facultés, en leur celle matière, a cru qu'en sauvant la faculté
apprenant des mots qui, sans expliquer l'es- de raisonner de l'oubli de toutes les autres
sence inconnue des choses, leur donnaient connaissances, il n'y avait rien de plus na-
par degrés assez de connaissances sur l'exis- turel que les opérations qu'il fait faire à son
tence de ces choses, sur leurs modifications homme. Mais il aurait été bien embarrassé si
et sur leurs rapports avec eux, pour en faire quelqu'un lui eût demandé ce qu'il entendait
usage suivant leurs besoins et leurs goûts, par celte faculté de raisonner. Obligé d'ap-
fl41
LAN
DICTFONNAIHK DK PlIll.OSOPlIIE.
I.A\
m
proiondir les termes, pcul-ôtii; auiail - il
reconnu, nialgriHui-mOme, que si, dans
l'usage ordinaire des philosophes, ces ter-
mes cxprimaitMil' l'attention, la réflexion el
iejugenienl, dans l'exacte vérité ils ne signi-
fiaient que la puissance passive d'acquérir
ces qualités par le moyen du langage. Alors
M. de Mauperluis aurait senti que son homme
hypothétique, ayant oublié toutes ses percep-
tions, tous ses raisonnements, il avait aussi
perdu la faculté active de former un dessein,
tel que celui de vouloir distinguer ses per-
ceptions par des marques quelconques. Il
aurait ensuite reconnu la distance immense
<ju'il y a entre les simples perceptions d'un
arbre, d'un cheval et de la mer, et cette
opération de l'esprit et du langage par la-
quelle on dit, JE VOIS un arbre, je vois un
CHEVAL, JE VOIS LA MER. Il aurait vu, en un
mot, que la supposition d'un homme qui,
après avoir perdu tous les moyens de fixer et
de distinguer ses idées, chercherait à dési-
grivîr et à arrangerses premières perceptions,
n'est guère moins plaisante que cette polis-
sonnerie de parade où Arlequin feignant
d'être mort d'un coup de fusil, et continuant
cependant de parler, répond à celui qui le
lui fait remarquer, qu'avant de mourir il
s'est réservé l'usage de la parole.
« Mais, après tout, que pouvait-on atten-
dre sur cette matière, d'un observateur qui
était inquiet d% savoir si les différences
extrêmes {Lettre sur les progrès des sciences,
tome II, page 378) qu'on trouve aujourd'hui
dans les manières de s'exprimer, viennent
des altérations que chaque père de famille
a introduites dans une langue d'abord com-
mune h tous, ou si ces manières de s'exprimer
ont d'abord été différentes? qui croyait qu'on
pourvait trouver de grandes lumières sur
cette question dans la langue que se feraient
deux ou trois enfants élevés ensemble dès
le plus bas âge, sans aucun commerce avec
les autres hommes, quelque bornée que fût
cette langue ; qui regardait comme une
chose très essentielle d'observer si cette nou-
velle langue ressemblerait à quelqu'une de
celles qu'on parle aujourd'hui, et de voir
avec laquelle de ces langues elle aurait le plus
de conformité ; qui désirait encore que l'on
formât plusieurs sociétés pareilles d'enfants
de différentes nations dont les pères parlassent
les langues les plus dilférentes, ])arce qu'à
son avis la naissance est déjà une espèce
d'éducation ; qui entin portait l'aveuglement
sur cette matière au point de s'imaginer que
cette expérience ne se bornerait pas à nous
instruire sur l'origine des langues, mais
qu'elle pourrait encore nous apprendre bien
d'autres choses sur lorigine des idées mômes,
el sur les notions fondamentales de l'esprit
humain. Ce géomètre ne s'apercevait pas de
ce que peut voir tout homme éclairé des
simples lumières du bon sens, que le langage
est une chose purement accidentelle, tant
pour le fond que pour la diversité ; que.
sans recourir h des expériences à peu près
impossibles, il y a dans la différence extrême
qui se trouve entre les langues des peuples
qui ne se sont jamais connus, qui n'ont jamais
eu les moindres rapports ensemble, la preuve
la plus complète de l'inutilité de ces expé-
riences, puisque l'on peut faire, dans la com-
paraison de ces langues, des recheréhes
beaucoup plus étendues que celles qu'offri-
rait le langage tiouvé par deux ou trois
enfants isolés, ou par plusieurs sociétés de
deux ou trois enfants de cette espèce. Il ne
fallait pas moins que l'opinion très-singulière
où était M. de Maupertuis qu'il était possible
de trouver des idées indépendantes de toute
espèce de langage, et absolument étrangères
à toutes nos connaissances, pour le porter h
s'imaginer que des langages tout fraîchement
inventés, et entièrement différents de tous les
langages connus ou possibles à connaître,
lui fourniraient des idées de celte espèce. Il
ne s'aperçoit pas que s'il eûi pu y avoir de
ces sortes d'idées, on n'aurait jamais pu les
lui communiquer, faute de moyens propres ;
attendu que [lourque nous puissions recevoir
une nouvelle idée quelconque, il faut qu'elle
entre dans notre cerveau par analogie a^^ec
les idées que nous avons déjà, et par des
termes équivalents à ceux dans lesquels cette
idée nous est présentée. Mais dès là qu'une
idée aura de l'analogie avec nos autres idées,
et que nous pourrons la fixer par des termes
équivalents à ceux dans lesquels elle aura été
originairement conçue*, elle cessera d'être
de l'espèce de celles que M. de Maupertuis
voulait que l'on cherchât par des moyens
aussi bizarres que difficiles à mettre en pra-
tique. Les philosophes, qui n'ont pas même
besoin de l'être pour sentir toute l'illusion
des vues deM. de Maupertuis, ne s'amuseront
jamais à chercher dans la comparaison des
langues les plus étrangères, et, si l'on veut,
les plus originelles, des idées indépendantes
de tout langage : et, loin de croire qu'on
puisse trouver de telles idées dans certaines
langues existantes ou à exister, ils seront en
état d'affirmer, sans sortir de leur cabinet,
qu'essentiellement parlant, il n'y a qu'une
sorte de langage, puisqu'on quelque langue
que ce soit on ne peut exprimer que ce
(|u'on voit et ce qu'on sent, et cela dans
retendue bornée de nos facultés, qui sont,
pour le fond, les mêmes dansions les hommes
organisés selon les lois générales de la na-
ture ; de sorte qu'absolument parlant, c'est
la chose du monde la plus inutile que de
chercher à pénétrer le sens des langues
diflerenles de la nôtre ; et que, quand la vie
d'un homme suffirait pour les apprendre;
toutes (174), tant de langues réunies dans
notre cerveau ne nous offriraient pas plus de
connaissances réelles el utiles, que celles que
nous pouvons facilement acquérir par le
mo^en de noire langue maternelle. Les
^i74) 31 l'on fail allcnlion que ce n'esl pas .uix phiques, on conviendra facilenienl de la vériié de ce
Iionunes qui ont sn nn jdus grand jioinlire de hni- q,,^ jg ^\^^ jcj^
gués que nous devons le iilus de liiu.ièM.-s pliiloso-
C45
LAN
recherclics proposées par M. tielM.uipt'rtuis
sont donc de pures visions, eV l'on peut
hardiment les mettre dans la classe que
mérite celle autre idée où était ce géomètre,
que peut-élre on ferait bien des découvertes
sur cette merveilleuse union de l'âme et du
corps, si l'on osait, comnic il le désirait
humainement, en aller chercher les liens
dans le cerveau d'un criminel vivant (175).
n On me reprochera peut-être d'avoir
perdu trop de temps à combattre les chimères
de M. de Maupertuis. Mais on ne trouvera
pas ce temps tout h fait mal employé, si l'on
prend la peine de faire attention que ces
chimères n'en sont pas pour tout le monde ;
rsYr.IlOL(X"ilK. LAN f)16
pi'it avec lui-m('mc? Et si cela est, comment
a-t-on pu penser, si on ne savait déjh parler?
l.a parole aurait donc précédé la pensée?
Mais nous venons de voir que l'invention de
la parole est inexplicable elle-raôme sans le
secours et la préexistence de la pensée ;— cer-
cle fatal dans lequel l'humanité aurait été
enfermée, d'où on ne conçoit pas qu'elle au-
rait pu sortir autrement que comme l'enfant
en sort tous les jours, en recevant tout à la
fois la parole et le mouvement de la pensée
d'une autorité amie, antérieure à lui.
« Cette conséquence est inévitable, s'il est
vrai que la pensée, sans le secours de laquelle
on ne peut concevoir l'invention de la pa-
uued'ailleurs, quelles que soient les opinions rôle, ne peut se concevoir elle-iuôme sans
d'un homme célèbre, elles méritent les hon- ' " '"'"^" """^
neurs de la critique ; et qu'enfin les raisons
([ue j'ai employées contre cet auteur ser-
viront toujours.si elles sont bonnes, à établir
les principes de ce que j'ai à dire sur la for-
mation du langage
le secours d'une parole préexistante ou seu-
lement coexistante.
«Tout dépend donc de ce point; c'est lui
qu'il importe de bien éprouver.
« Or les impressions que les objets sen-
sibles font sur nous ne laissent dans notre
« .M. l'abbé Pluche, dans sa Mécanique des esprit que des images, des sensations. Par
tttngttes, pense que la parole a été donnée h l'opération de la pensée, nous nous donnons
l'homme pour exprimer ses pensées. Il met ensuite conscience de ces images, de ces
donc, comme M. de Maupertuis, les pensées sensations; nous rélléchissons sur elles, nous
avant la parole. Mais, plus circonspect et les comparons, les analysons, les qualihons;
moins cuiieux que ce géomètre, il prévient nous en déduisons les conséquences athrma-
toutes les dinicultés en disant que ce n'est tives ou négatives, nous délibérons sur le
tout enfui, et nous iirononçons. YoWh le
mécanisme de la pensée. Mais, pour rétléchir,
pour analyser, pour déduire, pour délibérer,
pour conclure, pour penser, en un mot, il
faut bien nécessairement que l'intelligence
ait à son propre service un vocabulaire pour
aucun homme, mais Dieu seul qui a été notre
premier maître de langue. Et il a raison,
pour moi et pour bien d'autres. L'autorité
sur laquelle sa proposition est appuyée est
trop certaine et trop respectable pour qu'on
puisse la révoipier en doute. » . ,
Nousnedoutonspasquelelecleurnetrouve, appeler, dill'érencier et retenir devant elle
comme nous, cet article fort remarquable les sujet.s et les éléments si divers de ses opé
pour un auteur du xvm' siècle.
MO.M.iIGNE.
« L'ou'ie et le parler se tiennent ensemble
d'une cousture naturelle : en façon, que ce
que nous parlons, il faut que nous le par-
lions premièrement à nous, et que nous le
facions sonner au dedans à nos oreilles,
auant que de l'enuoyer aux étrangères. «
(Essais de Michel de Montaigne, livre ii ,
I). 400 11604J.)
M. Al GUSTE NICOLAS.
« L'origine de la parole humaine est ab-
solument inexplicable sans une jiremière
révélation.
« Fixons notre attention sur ce point inté-
ressant.
« Qu'est-ce que la par(»Ie? C'est évidem-
ment l'expression sensible et comme le corps
de la pensée. La pensée doit donc [iréexister
h la parole. Il faut savoir déjà penser pour
pouvoir parler ; en un mot, ceux qui ont
jiarlé les premiers, s'ils ont été les inventeurs
de leur parole, n'ont pu l'être qu'à l'aide et
à l'impulsion de la pensée. Ceci est incon-
testable.
« Mais cette pensée, qui a dû présider à
l'invention de la parole, qu'est-elle elle-
même, sinon une parole intérieure de l'es-
rations. La pensée est un compte rendu dô
l'esprit à lui-même. Dans l'action do la pen-
sée il semble que nous dédoublons nos fa-
cultés, pour faire fonctionner chacune dans
la sphère de son attribution, que nous les
convoquons pour entrer en conseil privé
avec nous-mêmes; mais pour cela il faut
qu'elles se correspondent par d(!s signes in-
térit!ur.s et convenus, comme nous le faisons
au dehors avec les autrtis hommes, sans quoi
elles demeureraient dans une inertie per|)é-
tuellc; et ce cpii fait qu'il n'y a pas de pen-
sée sans monologue, c'est que le monologue,
en ce cas, n'est qu'un colloque entre nos
facultés. Aussi, dans la j)réoccupaliWi de la
[tensée, nous nous surprenons quelquefois
nous parlant au pluriel, ou bien à la troi-
sième personne, comme s'il y avait en nous
plusieurs individualités. Mystérieux abime
de l'âme où nous sentons à la fois la sim-
plicité de sa nature dans la diversité de ses
facultés, et la diversité de ses facultés dans la
simplicité de sa nature, et qui, par c<itte
analogie avec ce que la religion nous en-
seigne de la trinité des i)ersonnes en un seul
Dieu, semble vérifier cette grande parole
du Créateur dans la Genèse : « Faisons
l'homme à notre image et à notre ressem-
blance! >'
, ^'^.^L^'* '^„''«''^'l-on pas de haiitaric M. de Mauperiuis , si on ne lui eftl pas connu un caiaclcre
ion uiucrenl ? *^
647
LAN
DICTIONNAIRE DE IMIILOSOPIIIE.
LAN
m
« Mais ramenons celte considération, trop
hardie peut-être pour le moment, à des pro-
portions {)lus simj)ics. Toujours est-il, — et
c'est un fait qui tombe sous notre regard in-
terne et que nous pouvons véritier à chaque
instant, — (ju'ii eslimi)ossil)lede nous rendre
compte d'une seule idée, sans le secours de
cette parole intérieure dont je viens de par-
ler. Descartes a beau faire table rase dans son
cnlendement, et vouloir se persuader qu'il
a vidé son esprit de tout ce qu'il avait appris
pour ne devoir plus ses connaissances qu'à
lui-même, son premier acte d'indépendance
et de découverte après cela, Je pense, donc
je suis, n'est qu'un emprunt fait à la parole
de sa nourrice, sans laquelle il n aurait
jamais su se donner conscience de la pensée
ni de ièlre.
« C'est là ce qui faisait proférer à M. de
Bonald ce célèbre axiome, qu'ï7 faiitptnscr sa
parole avant de parler sa pensée (176); à
Platon, que la pensée est le discours que Tes-
]irit se tient à lui-même (Plato, in Theœt.,
Op., t. Il, p. 150-151) ; voilà pourquoi encore
les Hébreux avaient donné à l'homme le nom
û' âme parlante; pourquoi le X^yoç des Grecs
voulait dire inditïeremment parole ou pensée.
Chez les Latins aussi, l'action del'intelligence,
intellUjere int^s légère, ne signifiait autre
chose que l'action de l'âme lisant en elle-
même l'expression de sa pensée. Et enfin,
dans la langue éminemment philosophique
de l'Evangile, la pensée éternelle et par es-
sence, d'où dérive la lumière qui éclaire
tout homme aux portes de ce monde, est ap-
pelée la parole, rien que la parole, le verbe;
comme si la pensée était si essentiellement
)arlante, quela plus haute expression de sa
puissance fût de s'absorber entièrement dans
a parole, et d'être plutôt parole que pensée.
Au surplus, une expérience vulgaire va ache-
ver de rendre celle vérité palpable pour tout
le monde : quand nous parlons dans une
langue étrangère, qu'arrive-t-il? C'est que
avant d'exprimer au dehors notre pensée dans
cette langue étrangère, nous nous la formu-
lons à nous-mêmes dans notre langue ma-
ternelle, puis nous la traduisons dans l'autre.
Avec quelle rapidité que cela se fasse, le phé-
nomène de ce double langage successif a
toujours lieu. On pense en français, je sup-
pose, et on parle en anglais : preuve évidente
de la nécessité d'une parole pour le mou-
vement de la pensée.
« N'insistons plus sur ce fait, et concluons
qu'il a fallu savoir s'adresser la parole pour
l)ouvoir penser, comme il a fallu savoir pen-
ser pour pouvoir adresser la parole aux
autres : cercle vicieux, comme nous le disions,
duquel le genre humain ne serait jamais
sorti, et qui implique nécessairement pour
l'homme le fait primitif de l'audition d'une
parole suprême dont les premières pensées
ont dû être les échos. Si la pensée a dû pré-
céder la parole et a été nécessaire pour son
invention, de son côté, la pensée a eu besoin,
pour débuter elle-même, d'une parole toute
faite, sans laquelle elle n'aurait jamais fait un
pas, et qui a été pour elle comme un premier
moule dans lequel elle s'est formée, pour
mouler ensuite elle-même le langage exté-
rieur et sensible qui devait lui servir d'ex-
pression.
« J.-J. Rousseau, cet intraitable déiste qui
s'est tant efforcé de faire la part de Dieu aussi
petite, aussi nulle que possible dans les des-
tinées de la raison humaine, et pour qui le
mo\, révélation élail comme un blasphème à
la nature, a été conduit cependant, par la
force de la logique toute seule, à confesser
que l'origine du langage est inexplicable sans
une première révélation. Dans son célèbre
discours sur l'origine et les fondements de
l'inégalité parmi les hommes, il pose ainsi le
problème et son insolubilité naturelle : Si
les hommes ont eu besoin de la parole pour
apprendre à penser, ils ont eu bien plus be-
soin encore de savoir penser pour trouver
iart de la parole : et quand on comprendrait
comment les sons de la voix ont été pris pour
les interprètes conventionnels de nos idées, il
resterait toujours à savoir quels ont pu être
les interprètes mêmes de cette convention
pour les idées qui, n'ayant point un objet sen-
sible, ne pourraient s'indiquer ni par le geste
ni par la voix ; de sorte « qu'à peine peut- on
former des conjectures supportables » sur la
naissance de cet art de communiquer ses pen-
sées et d'établir un commerce entre les es-
prits.
« Celle opinion de Rousseau est d'autant
plus remarquable, qu'elle est tout à fait dés-
intéressée, car elle ne rentrait nullement
dans le système (le son discours; et la réserve
vraiment philosophique qui la distingue con-
traste avec l'habitude et le besoin, pour cet
esprit inventif, de se rendre raison de tout.
Ici il confesse que l'origine du langage est
humainement inconcevable. Il ne lui con-
venait pas d'aller plus loin , il se serait perdu
dans l'opinion de son temps, et il aurait com-
promis la position hardie et paradoxale qu'il
prenait dans son discours, s'il se fût oublié
jusqu'à laisser sortir de sa plume cette vérité
de catéchisme, qu'au commencement le Créa-
teur a parlé à sa créature. Cependant c'est
bien là le fond de la pensée de Rousseau;
car, dans un autre éciit plus modeste qu'il
publia plus tard, sur l'origine des langues,
se retrouvant en face du même problème, il
osa émettre la vraie solution, en se cachant
toutefois encore sous la robe du P. Lami :
Dans toutes les langues, dit-il, les exclamations
les plus vives sont inarticulées; les gémissements
sont de simples voix; les muets, c'est-à-dire
les sourds, ne poussent que des sons inarticulés:
Le P. Lami ne conçoit pas même que les
hommes en eussent pu jamais inventer d'autres,
si Dieu ne leur eût expressément appris àpar-
ler. » {Essai sur l'origine des langues, chap. 4.)
« 11 n'y a pas, en effet, d'autre issue à ce laby-
rinthe de l'origine de la parole : il n'y en a
(170)) Lo grand nom de M. de Bonald appelle ioi
un iribui d'honneur el de louange ; la docliino <iuc
j'expose n'a éic neUenienl précisée et popularisée
que p:ir lui.
r4i
LAN
PSYCHOLOGIE-
LAN
6r.o
l)as daulrc non plus, comme nous l'avons tenl-ils les mî^racs aujourd'hui , landis que
vu, à celui de rorigine de la vérité sur la
terre. Quelques tours ou détours qu'on fasse,
il faut toujours en venir là. Ces deux pro-
blèmes rentrent même jusqu'à un certain
point l'un dans l'autre pour désespérer l'es
l'organe humain était alors incomplet, mé-
connaissable, elsemontie si supérieur main-
tenant ? Selon vous aussi, l'iionnue ne serait
donc au-dessus de la bote qu'après avoir été
au-dessous d'elle ; qu'en dites- vous, monsieur
prit humain lorsqu'il ne veut pas accepter la Nodier? qu'en diles-vous, homme d'esprit, de
clef que lui présente la foi pour en sortir, bon sens et de bonne foi ?
qui est aussi celle que lui présente en déli-
nitive la pure raison. »
cil. NODIER.
Le brillant Ch. Nodier, dans ses Notions de
linguistique, a cru devoir aborder, lui aussi,
la question de l'origine du langage, mais après
avoir avoué hautement qu'il croyait que la
parole avait été donnée à l'houinie (177).
Nous laisserons à l'éloquent auteur du TÛ-
hlcau de l'univers, M. Daniélo, le soin de lui
réjiondre.
Cil. Nodier suppose que le langage du pre-
mier homme a dû être comme celui des ani-
maux, qui ne rencontrent que par hasard dans étrange, » par la puissance de la pensée, aux
« Suivons notre examen :
« Comme ce langage imparfait , continue
l'auteur, n'exprime d'abord que l'élan d'un
désir, l'instinct d'un appétit, le besoin, l'épou-
vante ou la colère, il s'est conservé chez tous
les peuples dans la simplicité naturelle de ses
premiers éléments, sous le nom d'exclamation
et d'interjection , et il est resté immobile et
universel à travers lotîtes les révolutions des
idiomes et des dictionnaires, pour marquer le
passage de l'état de simple animation à l'état
d'intelligence. En effet, dès cette première
époque , et sans autres ressources que la
voyelle ou le cri, l'homme s'éleva, « chose
leurs meuglements, dans leurs mugissements ,
dans leurs bêlements, dans leurs roucoule-
ments, dans leurs sifflements , des conson-
vances mal articulées.
« C'est ce que je nie, répond M. Daniélo,
par la très-sinq)le raison (pie les organes de
ia voix de l'homme et des animaux dillerenl,
jiar la raison cpie le hautbois ne donne pas le
même son que la trompette, la tlùte (jue le
cornet à bouquin , et la clarinette que la
grosse caisse. Il faut respecter la nature.
« Vous l'avez dit vous-même et dans un
style fait pour orner la vérité, bien mieux
que pour embellir le tombeau d'erreurs ca-
duques.
« Outre sa construction sublime ( de l'or-
g;uie de la voixj et ù jamais désespérante pour
tous les facteurs d'un instrument à touches,
à cordes et à veut , l'homme avait dans les
poumons im soufflet intelligent et sensible ,
dans ses lèvres un limbe épanoui , mobile,
extensible , rétractile, qui jette le son, qui
idées d'admiration , de vénération , de pres-
vience contemplative, de spiritualisme, d'ado-
ration et de culte , qui impriment setdes à
son espèce le sceau dune grande destinée.
« Chose étrange, en vérité, que de si bas
l'homme ait pu tout à coup monter si haut^?
Condillac va moins vite , et Dupuis nous
donntî des siècles pour nous créer toutes ces
abstractions chimériques de conscience , de
prescience, de spiritualisme, d'adoration et
do culte, qui, selon lui, toujours logique,
toujours conséquent à lui-même, sont un
fléau de notre espèce, puisqu'ils sont un abus
de nos facultés , facultés uniquement maté-
rielles.
« Continuons :
« Je le répète , l'homme était déjà parvenu
iusqu'à Dieu avant de sortir de cet âge d'en-
fance sociale qu'on pourrait appeler « l'âge
de la voyelle. » C'est avec de simples voyelles
qu'ils composa ce grand nom, et c'est ainsi
que ce nom subsiste encore dans toutes les
l'assouplit, qui le contraint, qui le voile, qui tangues de la première origine où il est écrit
l'éteint; dans sa langue, un marteau souple, et proféré.
flexible, onduleux, qui se replie, qui s'accour-
lit, qui s'étend, qui se meut it qui .s'inter-
pose entre ses valves, selon qu'il convient de
retenir ou d'épancher la voix, qui attaque ses
touches avec âpre té oh qui les effleure avec
mollesse ; dans ses dents , un clavier ferme ,
aigu, strident ; à son palais, un tympan grave
et sonore.
« Puisque l'homme est doué d'un organe
« La société dans ses langues a exprimé sa
première perception avec les premiers instru-
ments de son langage, des cris d'amour, d'en-
thousiasme et de joie.
« Et quel pouvait donc être le sujet de l'en-
thousiasme et de la joie, deux sentiments
très-moraux et très-allinés , dans un être si
stupide et si matériel ?
« Voilà l'homme et ses premières acquisi-
vocal si riche et si varié, qui le met au-dessus lions, ajoute l'auteur ; reconnaissez sa nature
(ie toute comparaison et même de toute imi- et sa destinée.
talion mécanique , le mécanicien fùl-il un
grand artiste au milieu d'um; grande civili-
sation, pourquoi voudiions-nous le rabaisser
au niveau des meuglements , des bêlements?
etc. Pourquoi surtout ces bêlements d'ani-
maux étaient-ils déjà complets alors, et res-
(1"7) « Ji; crois fennemt'ii! que la pirole :i é;é
doiiiictt à l'Iiomiiio, coiiiiiio je le crois de loines les
lit» iiliés que ia Lro;ilii)n a réparties eniri', loiiics les
créaliires, p;ircc que aucune créalure ne peut se
DiCTIOISN. DE PniLO.ÇOFHIE. L
« A CCS traits, c'est diflicile.
u 11 continue :
« Nous avons pris l'homme au premier jour
de la vie intelligente : il ne fait encore que
vagir, et cependant déjà le monde est à lui,
car il a compris Dieu.
donner dos f;iciill6> à elieinême. Tout ce que le?
eues possèdent, ils Poni r^çii selon leur nature ei
U'ur destination. » (Notions élémenlaires de linyuis-
titj'ie.)
21
651 LAN DICTIONNAIRE
« Pdtir Mil (It^biM, c'est liicn fort I
« M;iis laissons aller le penseur, c'est son
génie (lui réclame contre sa métaph.ysi(iue,
c'est sa bonne loi , c'est son besoin de vé-
rité (jui l'cntraîi'ie à travers toutes ces coutra-
ilictions.
« Dieu était le plus primitif de tous les
mots ; il a précédé jusqu'au nom de père , ce
qui le reporte étymologiquement à un âge de
la parole où l'homme, nouvellement arrivé au
milieu de la création, ne s'était connu d'autre
père que Dieu lui-même. Il est contemporain
du premier cri qui représente la pensée, de la
première exclamation admirative qui se soit
exhalée d'un cœur d'homme à la vue de la na-
ture, des premières plaintes de la douleur qui
se réfugie dans une miséricorde suprême; et,
afin que vous n'en puissiez pas douter, il s'est
conservé sous cette forme originelle dans la
langue de tous les peuples, interjection im-
mense, qui embrasse tous les sentiments, qui
contient toutes les idées ! Pythagore lui-même,
Pythagore , entendez-vous ? qui était la sa-
gesse humaine tout entière ( c'est beaucoup
trop dire), Pythagore, presque divin, ne se
croyait pas digne de nommer Dieu !
« Presque toutes ces dernières paroles
sont, en elles-mêmes, aussi vraies qu'elles
sont belles et louables; mais elles ne sont que
plus contradictoires avec tout le reste du sys-
tème. Le système, en effet, ne fait venir le
cri que bien longtemps après la sensation, la
pensée que bien longtemps après le cri, le
mot que bien longtemps après la pensée, et
par conséquent le nom et l'idée de Dieu, qui
est le plus grand des noms et la plus haute
:les idées, que bien longtemps après toutes
les autres idées et tous les autres noms. On
croirait d'aboid que ce sont là autant d'ef-
forts pour rapi)cler au vrai chemin un bon
esprit fourvoyé par niégaide ou par distrac-
tion; mais il faut bientôt renoncer à cette
espérance , surtout quand on a lu ce qui
suit :
« Je vous propose de venir chercher nos
premiers enseignements près du berceau de
l'enfant qui essaye la première consonne;
elle va « bondir de sa bouche aux baisers
d'une mère.)) Le bambin, le poupon, le mar-
mot a trouvé « les trois labiales ; » // bée, il
baye, il balbutie, il bégaye, il babille, il bla-
tère, il bêle, il bavarde, il braille, il boude,
il bougonne sur une babiole, sur une baga-
telle, sur une billevesée, sur xme bêtise, sur un
bébé, sur un bonbon, sur un bobo, sur le bil-
boquet pendu à l'étalage du bimbelotier. Il
nomme sa mère , son père avec des mimolo-
gismes caressants; et quoiqu'il n'ait encore
découvert que la simple touche des lèvres ,
l'âme se meut déjà dans les mots qu'il module
au hasard. Ce Cadmus au maillot vient d'en-
trevoir un mystère aussi grand à lui seul que
tout l'e reste de la création. Il parle sa pen-
sée. Cet enfant , c'est l'homme à l'origine de
lu première langue de l'homme. C'est ainsi
que les langues se sont faites, s'il y a quelque
chose de clairement démontré dans leur his-
toire.
« Je croirais volonticis h ce mode de for-
DE rniLosoriiiE.
LAN
652
mation îles langues, si l'on me prouvait que
le genrï humain , ou du moins le premier
honmie, a été créé enfant, et non pas homme
adulte, jouissant de tous ses membres, de
tous ses organes, de toutes ses facultés. Mais
en fut-il bien ainsi , et notre premier père
sortit-il enfant des mains du Créateur? Dans
cette hypothèse, où était alors la mère aux
baisers de laquelle devait bondir la première
consonne de sa bouche de bambin ? Direz-
vous qu'il peut s'en passer? Mais d'où vient
alors que jamais il ne s'en passe, et que, hé-
las I il mourrait bien avant d'avoir trouvé les
trois labiales, si, quand il est déposé ou dé-
laissé sur la rue , la charité du public ne lui
venait en aide ? Dircz-vous que cette mère
institutrice, ce sera Dieu môme ou ses messa-
gers? Alors vous montez dans un système qui
n'est plus le vôtre, et votre Cadmus au mail-
lot n'aura plus besoin de chercher ni de
trouver les labiales ; elles lui seront soufflées
mille et mille fois, par une nourrice, vous le
savez, bavarde plus encore que son nourris-
son; il en saura donc plus qu'il n'en pourra
dire, et ses organes, comme ceux de tous les
enfants, seront en retard sur son instruction ;
encore une fois, il n'aura donc rien trouvé ,
il aura reçu tout.
« Mais si vous supposez le premier homme
venu au monde grand et muni de tous ses
membres, de tous ses organes bien dévelop-
pés, ce qui est l'hypothèse la plus générale;
et si, dans cet état, vous lui refusez la parole
franche et nette, si vous l'assimilez à un pou-
pon, à un marmot qui, vu la faibless'e de ses
organes, ne peut que béer, bayer ou bégayer
encore , vous sortez de la nature , et vous
comparez deux êtres nullement identiques et
nullement comparables. L'homme, vous dis-
je, ne peut arriver muet, pas plus qu'il ne
peut arriver enfant jusqu'à l'âge viril ; pour-
quoi donc vouloir comparer les efforts de
l'enfant de nos jours pour parler sa pensée
aux efforts de l'homme primitif ? Les deux
sujets et les deux suppositions différant si
fort, les eff'ets et leurs résultats ne peuvent se
ressembler.
« C'est la manie, ou plutôt la nécessité des
partisans de ce système de ne jamais prendre
les choses comme la nature les donne, de les
arracher violemment de leur place, de les
transplanter dans des conditions où elles ne
peuvent être, et d'en faire là le sujet de leurs
hypothèses arbitraiies et antinaturelles, aussi
bien qu'antivraies, et antivraies parce qu'elles
sont antinalurclles. Au reste, il ont raison ,
et ils y sont contraints; car, pour faire des
systèmes contre nature, mieux vaut sortir au
préalable de la nature.
« Comment pouvoir autrement supposer
des enfants abandonnés, comme ceux de Con-
diilac ? Est-ce ainsi que naissent les hommes,
ainsi que se fondent les colonies et les peuples?
Quelle métropole, quelle famille avez-vous
vue aller déposer ses enfants au désert ? Ren-
trez donc dans la nature, renfermez -vous
dans ce qui est , dans le possible; et bientôt,
mieux que nous , vous aurez fait justice de
tous vos systèmes, et vous vous serez délivrés
653
LAN
de tous les tourments qu'ils vous donnent.
« Pour ce qui est de la révtMation primi-
tive, je sais que l'honuiie étant donné,
l'homme a dû parler sans ctl'orts cl sans
peine tout aussi bien que l'oiseau voler et
chanter sans douleur , aussitôt que l'Age a
sullisamment façonné les organes de l'un, les
ailes et le gosier de l'autre; mais ce que je
sais aussi, c'est que l'homme ne sachant rien
qu'on ne lui ait appris, ou qu'il n'ait tiré par
induction de ce qu'il savait, les commence-
ments de son langage, de ses idées, de ses
sciences, sont pour moi autant de mystères
si on lui refuse une première nourrice, une
nourrice créatrice et institutrice en même
temps. Or, que ma mère ait été la mienne, je
le sais; mais qui l'a été de l'aïeul de tous les
aieux et uu père de tous les pères?
« Le hasard ? — Bêtise qui ne satisfait per-
sonne, pas môme ceux qui nous la jettent.
Pourquoi le hasard, s'il se joue de la nature,
rSYCHOLOGIE. LAN C5i
s'adresse h elle-même , >.<5yov &v ;.ùtt] T:^b<; aùVf.v
f, ^uxîi^'î^^PX^'^'m sur les objets qu'elle con-
sidère... 11 me paraît que l'Ame, quand elle
pense, ne fait autre chose que s'entretenir
avec elle-même, interrogeant et répondant,
alîirmant et niant, cpàr/.oujx xal où 9à3y.ouaa ;...
Ainsi juger, selon moi, c'est parler, et le ju-
gement est un discours prononcé, >-(5tov è.ût,-
i^tivov, non à un autre ni de vive voix, mais
en silence et ji soi-même. »
I-'ap-iu'; pluciie,
« Ce n'est point l'art qui nous a donné un
[loumon et un entendement. Ce n'est pas
non plus l'industrie humaine qui nous a
jjourvus de la parole. 11 n'y avait encore
ni logique ni grammaire, que chaque peuple,
chaque société avait reçu de la nature l'u-
sage de la parole, et conséciuennnent toutes
les pièces qui sont essentielles à la parole
pour peindre la pensée.
« Ce n'est tlonc aucun homme, mais Dieu
n'a-t-il pas aussi civilisé le sauvage, blanchi ^eul qui a été noire premier maître de lan-
les noirs, noirci les blancs, rendu philosophes ...
les éléphants, les loups poêles, fait parler les
arbres et danser les rochers ?
« Pourquoi vo\ons-nous que tout en ce
monde suit des lois fixes et d'exactes pro-
l)orlions? Pourquoi parlons-nous de la par-
faite symétrie des choses et de la grande har-
monie de l'univers ? Dans ce cas, il n'y a plus
gue. C'est lui qui a porlé l'intelligence hu-
maine à attacher ses pensées et ses désiirsà
des sons qui s'envolent, mais qui les rendent
sensibles connue eux. C'est Dieu qui a mon-
tré à l'homme l'art de mellre ces sons dans
un ordre capable de lui rendre sa pensée
présente à lui-même, et intelligible aux au-
tres. C'est Dieu qui lui a montré à l'aire en-
d'harmonie, tout est brisé , tout est détruit , s^iiç g^x mômes sons de très-légers change
tout tlolte , rien ne marche; plus de but , et
partant plus de principe. »
M. l'aBCÉ NOIROT.
« Sans un système de signes quelconques
point d'idées possibles. Celte proposition ,
qui paraît un paradoxe, est une des plus im-
portantes découvertes de la philosophie mo-
derne, et toutes les écoles sont d'accord sur
ce point. » {Leçons de philosophie professées
au lycée de Lyon, page 182.)
I.F. RLV. I'. PCRR<:NE.
Cum loquimur de facultate qua pollet hu-
mana ralio, Deum cognoscendi ejusqiie ex-
sistentiam demonslrandi, eain sigiuficcnnus
salis exercitam atque evolutam, quod fit ope
societatis atque adminiculorum quœ in socic-
tnte rcperiuntur, quœque certe sibi compa-
rare haad potest qui extra cœterorum homi-
num. consortium nutritur et adolescit. Qui in
silvis natus esset, illius txercitii et evolutio-
nis defeclu, non modo Dei notitiam, ut libe-
raliter etiain adversariis demus, sed neque
cœterarum rerum ad vitœ cultuin spectan-
lium cognitionem et usum acquireret, quos
nemo tamen dicet per solatn rationem obtineri
iionpossc. [Dzlocis theoL, part, m, §1, ad. 2;
t. 111, col. 1288, édit. MiGNE.)
PLATO.N.
« Pour moi je regarde comme une vérité
évidimte qu3 les mots n'ont pu être imposés
primitivement aux choses que par une puis-
sance au-dessus de l'homme, el de là vient
qu'ils sont si justes. » — Oî;j.a'. y.ï^ xb-j àl-rifiéiza.
Tôv Xéyov Tkîplio'Jxojv eivac,... iojtc àvaYxaïov elvai
aJTà dpeù),- ?y£-v. {In Crat., Op. t. II, p. .U3.)
Il fait dire à Socrale dans le Tliéétète ':
« J'entends par penser un discours que l'âme
ments pour ramener les mêmes objets sous
des aspects nouveaux et dans des situations
ditférentes. Un grand trait de la divinité des
leçons qui nous sont communes à tous, c'est
que tant de nations, dans la nécessité perpé-
tuelle de parler de tout, non-seulement fas-
sent usage de ces huit instruments du dis-
cours, cl n'en em[)loienl point d'autres, mais
s'en servent avant de les connaître et de
savoir comme il les faut ranger. La plupart
des hommes passent leurs jours sans se dou-
ter seulement de la dilférence qui se trouve
entre un nom et un verbe ; sans savoir si ce
qu'ils disent est de la prose plutôt que des vers.
« 11 est encore bien étonnant qu'il ne se
trouve communément aucun lien naturel,
aucune conformité entre les sons ou les in-
tlexions, et les choses signifiées; que cepen-
dant, par le simple arrangement de ces signes,
arrangement inconnu pour l'ordinaire à celui
qui parle el à ceux qui écoutent, on puisse
faire entendre avec précision ce qui est de-
vant nous, ut ce qu'on montie au doigt; ce
qui est absent et reculé dans le passé ou dans
l'avenir; ce qui est même tellement intel-
lectuel, qu'on ne peut lui donner la ressem-
blance d'aucune hgure qui l'amène sous les
yeux.
« L'œuvre de Dieu se reconnaît là : et de
môme que c'est sa volonté notoire, el non
aucune législation humaine, qui a réglé par-
tout la différence des animaux, la conformité
de chaque espèce, l'uniformité des rapports
de nos sens, le mariage, la propagation du
genre humain, les devou's mutuels de la so-
ciété, les diverses facultés de les acquit-
ter, le produit annuel de l'agriculture, la
docilité des animaux domestiques, et les sup-
rr>5 LAN
jiorts naUircIs (lui, eu se ronouvelâul tous
lesjotirs, [>orpi'tuenl la société; Dieu ne se
nioiitre i)as moins (lans le présent qu'il nous
a fait h tous de l'intelligence et de la parole
par laquelle, sans en connaître l'ordre ellar-
lilice, nous nous communiquons sûrement
nos pensées. Otez-vous au genre humain oti
la pensée ou la parole? Les hommes comme
les bôles seront sans intérêt et sans lien : ce
sera la môme solitude.
« La première conséquence et le premier
profit que nous pouvons tirer ici du présent
de la parole, est de sentir que le dessein de
(2elui à qui nous la devons a été d(; rendre
l'homme déi)endant du secours de ses sem-
blables, et de le mettre en état de les servir
réciproquement.» {La Mécanique des langues,
pages 4 et 12. Paris, 1751.)
M. RATTlEn,
Professeur de pliilo.sopliie à l'érole de Poiil-ie-V(»y.
Son excellent Cours complet de philosophie
a poufbase les principes de M. de Bonald, qu'il
développe avec une nouvelle force d'argu-
mentation.
« Il nous est impossible actuellement de
penser sans parole. Le langage pour nous
n'est pas simplement signe, mais phénomène
de l'acte intellectuel. Nous ne pouvons par-
ler notre pensée sans avoir d'abord pensé
notre parole. L'idée nese présente nettement
à nous qu'avec le mol signe de l'idée : elle
n'est claire, distincte, saisissable qu'à cette
condition. Tant que nous n'avons pas le mol,
tant que le signe verbal n'est pas venu, en
se présentant à nous, déterminer la forme de
notre idée, cette idée est si vague, si voilée,
si obscure, qu'on peut dire qu'il n'y a pas
proprement acte intellectuel. L'idée est telle-
ment dépendante du terme qui la représente,
elle est si fugitive, si indécise, tant qu'elle
DICTIONNAIRE DE nnLO.^OPIIIE. LAN 656
pense. En un mol, point de pensée dislincte-
mentperçue par la conscience sans forme delà
pensée, cl la forme de la pensée, ce qui la révèle
à notre esprit, c'est le terme, c'est la parole. »
M. L'Aniilî RECEVEUR,
Professeur à l;i Sorlxinne.
« L'abstraction est le procédé le plus ordi-
naire el le plus indispensable de l'intelligence
humaine; car il n'esl presque pas une chose,
pas une idée dont nous puissions saisir à la
fois toutes les qualités, tous les éléments, tous
les rapports... L'es])rit humain ne peut mar-
cher qu'à laide de celte faculté ; sans l'abs-
traction , il serait arrêté dès son début; il
n'aurait que des perceptions vagues el con-
fuses, parce qu'il ne lui est pas possible de
tout embrasser, el qu'il ne distinguerait rien.
En effet, nous ne saurions fixer notre atten-
tion sur une foule d'objets à la fois, ni saisir
on même temps tous leurs rapports , dès quMls
sont un peu nombreux : r'est là un fait que la
plus simple réflexion peut constater. Nous
avons besoin, pour les concevoir nettement,
de les envisager à part, et de faire successi-
vement un grand nombre d'opérations intel-
lectuelles : ce n'est que par ce moyen quo
nous pouvons découvrir dans chaque objet
toutes ses propriétés, tous ses rapports, et
former avec ces éléments la notion générale
qui les résume. Or, tel est le but et l'effet de
l'abstraction; et, de son côté; le terme abs-
trait devient indispensable pour fixer ce ré-
sultat : car les opérations diverses, les ana-
lyses el les rapprochements successifs d'oii
résulte l'idée abstraite dans sa forme synthé-
tique, ne peuvent se faire simultanément, ni,
une fois faits, se représenter à l'attention tout
ensemble avec netteté et sans confusion ; nous
ne pourrions surtout nous en servir pour es-
sayer d'autres combinaisons et faire de nou-
n'a pas été fixée dans notre esprit el comme
dessinée par l'image du mot qui en est l'ex-
pression, qu'elle échappe à la réflexion elle-
même, el reste comme perdue dans les ténè-
bres de la conscience. Oue chacun de nous
s'observe el s'étudie : n'est-il pas vrai que,
soil que nous conversions avec nos sembla-
bles, soit que nous nous entretenions avec
veaux rapprochements, si la pensée devait se
porter toujours sur ces détails et ces éléments,
])lus que suffisants pour l'absorber tout en-
tière. Il faut donc qu'un signe ou un mot
vienne fixer el représenter le résultat de toutes
ces opérations successives, et soulager ainsi
la mémoire, qui n'a plus à s'arrêter sur cha-
cune d'elles, quand l'esprit humain doit partir
nous-mênie, notre pensée ne marche qu'à ^le ces notions plus ou moms générales pour
l'aide des mois, el Qu'elle s'arrête aussitôt s élever à d autres combmaisons. Au moyen
^ des mots abstraits, nos raisonnements peu-
vent embrasser des classes entières d'objets
el de phénomènes, el donner des résultats*
que les signes cessentdenous être présentés?
La [»ensée el la parole sont tellement insé-
parables, que, dans les fortes préoccupations
d'esprit, il nous arrive quelquefois de penser
tout haul. Nous avons connu des personnes
chez qui ces conversations intérieures, ces a
parte indiscrets, étaient en quelque sorte ha-
bituels. Or, quelle différence y a-t-il entre
penser tout bas et penser tout haul? C'est
(^uil y a plus de réfiexion dans le premier
cas, etde spontanéité dans l'autre. Celui qui
})ense tout bas est plus maître de lui-même ;
celui qui pense tout haul oublie qu'il peut
avoir des témoins, et laisse échapper son se-
cret sans s'en douter. Mais l'un et l'autre
pensent avec des mots. Seulement l'un se
contente de les penser, l'autre les articule
comme il les pense, et à mesure qu'il les
généraux qui s'appliquent à un grand nombre
de cas, el renferment une foule de vérités
particulières. »
Abstraction.)
Encvcl. du XIX' siècle, art.
KEID.
« Le langage sert à penser aussi bien qu'à
communiquer ses pensées.
<■' Le signe est tellement associé avec la
chose signifiée, que celle-ci ne s'offre point
à l'esprit sans l'autre. » {Essai V, p. 198.)
« Sans le langage, le genre humain ne se
perfectionnerait pas, et différerait à peine de
la brute. » {Rech. sur l'entend, hum., p. 88.)
REMl-VALADE.
« La parole n'esl pas seulement l'interprète
657
LAN
rSYCHOLOGIE.
LAN
658
de la pensée, elle en est aussi rinstruuient.
En la rendant sensible imur les autres, elle la
rend plus saisissable pour nous-nièine, et en
facilite les combinaisons h tel point, qu'il est
presque vrai de dire que nous ne pensons
qu'à l'aide des mots. » — M. Rerai-Valade est
professeur à l'institution impériale des sourds-
nmets de Paris. Voyez ses Etudes sur la Lexi-
cologie, et sa Grammaire du langage naturel
des signes, p. 195.
RIV.VHOL.
« La parole remet la pensée en sensation.
« La parole est la pensée extérieure, et la
pensée est la parole intérieure.
« L'homme qui parle est l'homme qui pense
tout haut. » {Maximes, pensées, etc., chez
Didier, 1852.)
l'abbé rosmixi serb.vti.
lus haut, § III, col. 391, sur la néces-
Voi/.
site du
quérir
nius
langage pour que nous puissions ac-
les idées 'oes universaux.
nOUCEMONT (f. de).
« L'intelligence ne peut concevoir une idée
sans le secours des mots. » {Le peuple pri-
mitif, t. I, p. 12.)
J.-J. ROUSSEAU.
J.-J. Rousseau, dans son Discours sur l'ori-
gine et les fondements de l'inégalité parmi tes
cliers, elle les nourrissait ensuite pour le leurî
sitôt qu'ils avaient la force de chercher leur
pâture, ils ne tardaient pas à quitter la mère
elle-môme; cl, comme il n'y avait presque
point d'autre moyen de se retrouver que de
ne pas se perdre de vue, ils en étaient bientôt
au point de ne se pas môme reconnaître les
uns les autres. Remarquez encore que, l'en-
fant ayant tous ses besoins à expliquer, et
par conséquent plus de choses à dire à la
mère, que la mère à l'enfant, c'est lui qui
doit faire les plus grands frais de l'invention,
et que la langue qu'il emploie doit être en
grande partie son propre ouvrage; ce qui
multiplie autant les langues qu'il y a d'indi-
vidus pour les parler, à quoi contribue en-
core la vie errante et vagabonde, qui ne laisse
à aucun idiome le temps de prendre de la
consistance : car, de dire que la mère dicte k
l'enfant les mots dont il devra se servir pour
lui demander telle ou telle chose, cela montre
bien comment on enseigne des langues déjà
formées, mais cela n'apprend point comment
elles se forment.
« Supposons celte première difficulté vain-
cue; franchissons pour un moment l'espace
immense qui dut se trouver entre le pur étal
de nature et le besoin des langues; et cher-
chons, en les supposant nécessaires, com-
ment elles purent commencer à s'établir.
hommes, a pris pour base de ses recherches Nouvelle difficulté, pire encore que la précé-
cette sup[)osilion humiliante de l'homme né
sauvage, et sans autre liaison avec les indi-
vidus môme de son espèce, que celle qu'il
avait avec les brutes, une simple cohabitation
dans les mômes forêts. Quel parti a-t-il tiré
de cette chimériciue hypothèse, pour expli-
quer le fait (le l'origine des langues? Il y a
trouvé les difficultés les [ilus grandes, et il est
contraint à la fin de les avouer insolubles.
« La première qui se présente, dit-il, est
d'imaginer comment les langues purent de-
venir nécessaires : car les hommes n'ayant
nulle correspondance entre eux, ni aucun
besoin d'en avoir, on ne conçoit ni la néces-
sité de cette invention, ni sa possibilité, si
elle ne fut pas indisfiensable. Je dirais bien,
comme beaucoup d'autres, que les langues
sont nées dans le commerce domestique des
pères, des inères et des enfants; mais, outre
que cela ne résoudrait point les objections,
ce serait commettre la faute de ceux qui, rai-
sonnant sur l'état de nature, y transportent
des idées prises dans la société, voient tou-
jours la famille rassemblée dans une môme
habitation, et ses membres gai-dant entre eux
une union aussi intime et aussi permanente
que parmi nous, où tant d'inlérôls communs
les réunissent, au lieu que, dans cet état pri-
mitif, n'ayant ni maisons, ni cabanes, ni pro-
priété d'aucune espèce, chacun se logeait au
hasard, et souvent pour une seule nuit; les
dente : car si les hommes ont eu besoin de
ia parole pour apprendre à penser, ils ont eu
besoin encore de savoir penser pour trouver
l'art de la parole; et quand on comprendrait
comment les sons de la voix ont été pris pour
interprètes conventionnels de nos idées, il
resterait toujours à savoir quels ont pu être
les interprètes mômes de cette convention
pour les idées qui, n'ayant point un objet
sensible, ne pouvaient s'indiquer ni [)ar le
geste ni par la voix, de sorte qu'à peine peut-
on former des conjectures supportables sur la
naissance de cet art de communiquer ses
pensées et d'établir un commerce avec les
esprits.
« Le premier langage de l'homme, le lan-
gage le |)lus universel, le plus énergique, et
le seul dont il eut besoin avant (ju'il fallût
persuader des hommes assemblés, est le cri
de la nature. Comme ce cri n'était arraché
que par une sorte d'instinct, dans les occa-
sions pressantes, pour implorer du secours
dans les grands dangers ou du soulagement
dans les maux violents, il n'était pas d'un
grand usage dans le cours ordinaire de la vie
où régnent des sentiments plus modérés.
Quand les idées des hommes commencèrent à
s'étendre et à se multiplier, et qu'il s'établit
entre eux une communication plus étroite,
ils cherchèrent des signes plus nombreux et
un langage plus étendu; ils multiplièrent les
mâles et les femelles s'unissaient fortuitement, inflex'ions de la voix, et y joignirent les gestes,
selon la rencontre, l'occasion et le désir, sans
que la parole fût un interprète fort néces-
saire des choses qu'ils avaient à se dire. Ils se
quittaient avec la môme facilité. La mère al-
laitait d'abord ses enfants pour son propre
Desoin, puis, riiabitudc les lui ayaut icndus
qui, par leur nature, sont plus expressifs, el
dont le sens dépend moins d'une détermina-
tion antérieure. Ils exprimaient donc les ob-
jets visibles et mobiles par des gestes, el ceux
(jui, happent l'ouïe par des sons imitalifs :
mais comme le geste n'indique guère que les
m
LA\
blCTIONNAlUE DE PHILOSOPHIE.
LAN
660
jojets pr('senrs ou faciles à tlécrirc, et les ac-
tions visil)ies, qu'il n'est pas d'un usage uni-
versel , puisque l'obscurité ou riiiterposition
d'un corps te rendent inutile , et qu'il exige
l'attention plutôt qu'il ne l'excite, on s'avisa
enfin de lui substituer les articulations de la
Voix, qui, sans avoir le même rapport avec
ccilaines idées,, sont plus propres à les repré-
senter toutes comme signes institués, substi-
tution qui ne put se faire que d'un commun
consentement et d'une manière assez difficile
à pratiquer pour des hommes dont les or-
ganes grossiers- n'avaient encore aucun exer-
cice, et t>lus difficile encore à concevoir en
elle-même, puisque cet accord unanime dut
é'tre motivé, et que la parole paraît avoir été
l'oit nécessaire pour établir l'usage de la pa-
role.
« On doit juger que les premiers mots dont
Jes hommes firent usage eurent dans leurs es-
prits une signification beaucoup plus étendue
que n'ont ceux qu'on emploie dans les lan-
gues déjà formées, et, qu'ignorant la division
du discours en ses parties, ils donnèrent d'a-
bord à chaque mot le sens d'une proposition
entière. Quaiid ils commencèrent à distinguer
le sujet d'avec l'attribut, et le verbe d'avec le
nom , ce qui ne fut pas un médiocre effort de
génie, les substantifs ne furent d'abord qu'au-
tant de noms propres, l'infinitif fat le seul
temps des verbes, et, à l'égard des adjectifs,
];\ notion ne s'en dut développer que fort dif-
ficilement, parce que tout adjectif est un mot
abstrait, et que les abstractions sont des opé-
rations pénibles et peu naturelles.
« Chaque objet reçut d'abord un nom par-
ticulier, sans égard aux genres et aux espèces,
(jue ces premiers instituteurs n'étaient pas en
état de distinguer; et tous les individus se
])résentèrent isolés à leur esprit, comme ils he
font dans le tableau de la nature. Si un chêne
s'appelait .4, un autre chêne s'appelait B. de
sorte que, plus les connaissances étaient bor-
nées, et plus le dictionnaire devint étendu.
L'embarras de toute cette nomenclature ne
put êti'C levé facilement; car, pour ranger les
êtres sous des dénominations communes et
génériques, il en fallait connaître les pro-
priétés et les différences ; il fallait des obser-
vations et des définitions, c'est-à-dire de
l'histoire naturelle et de la métaphysique ,
])eaucoup plus que les hommes de ce'temps-
là n'en pouvaient avoir.
« D'ailleurs, les idées générales ne i)euvent
s'introduire dans l'esprit qu'à l'aide des mots,
et l'entendement ne les saisit que par des
])ropositions. C'était une des raisons pour-
quoi les animaux ne sauraient se former do
telles idées, ni jamais acquérir la perfectibilité
qui en dépend. Quand un singe va sans hésiter
d'une noix à l'autre, pense-t-on qu'il ait l'idée
générale de cette sorte de fruit, et qu'il com-
pare son archétype à ce* deux individus?
Non , sans doute , mais la vue de l'une de ces
noix rappelle à sa mémoire les sensations
qu'il a reçues de l'autre, et ses yeux, modi-
tiés d'une certaine manière, annoncent à son
goût la modifi alion qu'il va recevoir. Joute
idée générale est pin-ement intellectuelle ;
pour peu que l'imagination s'en mêle, l'idée
devient aussitôt particulière. Essayez do vous
tracer l'image d'un arbre en général, vous
n'en viendrez jamais à bout, malgré vous il
faudra le voir petit ou grand , rare ou touffu,
clair ou foncé; et, s'il dépendait de vous de
n'y voir que ce qui se trouve en tout arbre,
cette image ne ressemblerait plus à un arbre.
Les êtres purement abstraits se voient de
même, ou ne se conçoivent que par le dis-
cours. La définition seule du triangle vous en
donne la véritable idée : sitôt que vous en fi-
gurez un dans votre esprit, c'est un tel trian-
gle, et non pas un autre, et vous ne pouvez
éviter d.'en rendre les lignes sensibles, ou le
plan coloré. Il faut donc énoncer des propo-
sitions ; il faut donc parler pour avoir des idées
générales : car sitôt que l'imagination s'arrête,
l'esprit ne marche plus qu'à l'aide du discours.
Si donc les premiers inventeurs n'ont pu don-
ner des noms qu'aux idées qu'ils avaient déjà,
il s'ensuit que les premiers Substantifs n'ont
pu jamais être que des noms propres.
« Mais lorsque, par des moyens que je ne
conçois pas, nos nouveaux grammairiens
commencèrent à étendre leurs idées et à gé-
néraliser leurs mots, l'ignorance des inven-
teurs dut assujettir celte méthode à des bornes
fort étroites; et comme ils avaient d'abord
trop multiplié les noms des individus, faute
de connaître les genres et les espèces, ils
firent ensuite trop d'espèces et de genres,
faute d'avoir considéré les êtres par toutes
leurs différences. Pour pousser les divisions
assez loin, il eût fallu plus d'expérience et
de lumière qu'ils n'en pouvaient avoir, et
plus de recherches et de travail qu'ils n'y en
voulaient employer. Or, si même aujourd'hui
l'on découvre chaque jour de nouvelles es-
pèces qui avaient échappé jusqu'ici à toutes
nos observations, qu'on pense combien il dut
s'en dérobera des hommes qui ne jugeaient
des choses que sur le premier aspect ! Quant
aux classes primitives et aux notions les plus
générales, il est superflu d'ajouter qu'elles
durent leur échapper encore : comment, par
exemple, auraient-ils imaginé ou entendu les
mots de matière, d'esprit, de substance, de
mode, de figure, de mouvement, puisque nos
philosophes qui s'en servent depuis si long-
temps ont bien de la peine à les entendre
eux-mêmes, et que les idées qu'on attache
à ces mots étant purement métaphysique;,
ils n'en trouvaient aucun modèle dans la
nature ? »
Après s'être étendu, comme on vient de le
voir, sur les premiers obstacles qui s'opposent
à l'institution conventionnelle des langues,
Rousseau se fait un terme de comparaison
de l'invention des seuls substantifs physiques,
qui font la partie de la langue la plus facile à
trouver pour juger du chemin qui lui reste
à faire jusqu'au terme où elle pourra expri-
mer toutes les pensées des hommes, prendre
une forme constante, être parlée en publie,
et influer sur la société : il invite le lecteur à
réfléchir sur ce qu'il a fallu de temps et de
connaissances pour trouver les nombres qui
supposent les méditations philosophiques les
m
LAN
rsVCHOLOGlE. LAN 662
si ce n'osl dans l'acte par lequel elle saisit le
concret et l'abstrait, la forme naturelle et la
forme artiticicUe ; d'où nous concluons que
l'une et l'autre forme préexistent à l'opération
rationnelle.
« Pour connaître le caractère ou la loi de
la forme, tant de la naturelle que de l'arlifi-
cielle, il faut d'abord nous rendre compte
plus profondes et l'abstraction la plus méta-
physique, la plus pénible et la moins na-
turelle ; les autres mots abstraits, les aoristes
et tous les temps des verbes, les particules,
la syntaxe ; lier les propositions, les raisonne-
ments, et former toute la logique du discours :
après quoi voici comme il conclut :
« Quant à moi, etfrayé des difTicultés qui
se multiplient, et convaincu de l'impossibilité de la notion que nous avons du concret et de
presque démontrée que la langues aient pu l'abstrait.
naître et s'établir par des moyens purement « Un être réel, quel qu'il soit, nous est
humains , je laisse à qui voudra l'entre- donné dans des phénomènes ou attributs qui
prendre la discussion de ce difficile problème: l'enveloppent de toutes parts. Ces attributs
Lequel' a été le plus nécessaire, de la société supposent la substance dont ils sont la forme
déjà liée à l'institution des langues, ou des extérieure et le lien qui les nuit l'un à l'autre
langues déjà inventées, à l'établissement de la
société? o
M. ROVX-LAVERCNE.
'< Si nous cherchons à saisir le fait intel-
lectuel par la forma sr»us laquelle il nous ap-
j)araît nécessairement, nous nous convain-
crons'aussitôt que cette pro[)Osition : Tout fait
intellectuel est une idée inséparable d'un signe,
est une vérité d'expérience. Nous voulons
dire par Ih qu'il n'y a pas, qu'il ne saurait y
avoir d'idée sans une détermination quel-
conque qui la distingue de îoutre autre, et en
lixe le sens et le caractère.
« Le premier problème qui se présente
dans la voie qui conduit à la théorie de la
connaissance lîumaine est donc celui du
signe. Cette question se divise en trois autres :
le caractè're du signe, la fonction du signe,
l'origine du signe.
« Avant de songer à découvrir le caractère
essentiel du signe, il faut d'abord en observer
et en constater les formes qui tombent sous
notre expérience. A ce point de vue, une
différence immédiate nous apparaît qui sé-
pare les signes en formes naturelles ou con-
crètes, et en formes artificielles ou abstraites.
« Tout phénomène particulier est signe
d'idée à l'égard de l'être qu'il manifeste ; c'est
ce que nous appelons la forme naturelle, et
ce qui a fait dire h. un philologue : La nature
se nomme. Mais il n'y a pas de forme natu-
relle pour l'universel, ni pour l'abstrait, quel
qu'il soit. L'un et l'autre cependant ne peu-
vent être conçus par la raison qu'à la con-
dition d'être déterminés par une forme pro-
pre ; et comme ils n'ont point de formes na-
turelles, il faut qu'ils soient constitués et po-
sés par des formes artiticielles.
« Remarquons, avant d'aller plus loin, que
le particulier, que la sphère entière de l'ex-
périence qui le donne ne sont pas toute la
connaissance humaine. Il y a plus : l'expé-
rience, en nous donnant Te particulier, ne
fait autre chose que susciter la raison, et la
mettre dans le cas d'apercevoir l'universel et
1 abstrait. Or, ainsi que nous venons de le
prouver, cotte perception est impossible si
runivorsel abstrait n'est point revêtu des
formes ariificieiles qui le déterminent, en un
mol s'il n'est pas nommé. Remarquons enfin
que, placée entre le concret et l'abstrait, la
raison ne peut pas concevoir l'un sans l'autre,
ni par conséquent s'apercevoir elle-même.
dans" une même existence. Tels sont les trois
éléments essentiels qui entrent nécessaire-
ment dans la notion d'un être réel ou d'un
concret quelconque. Or, de ces trois élé-
ments, la forme naturelle en exprime un seul,
l'attribut ; de sorte que les êtres qu'elle ma-
nifeste peuvent être comparés à des sphères
pleines dont nous ne voyons que la circon-
férence, et dont le rayon et le centre sont
invisibles pour nous.
« La forme naturelle ne suffit donc pas à
nous manifester l'être ; car, des trois éléments
qui en composent la notion, elle n'en ligure
qu'un. Or nous avons vu que ce fjui n'était
pas actuellement pourvu d'une déttMinin-?-
tion [)r()j)re, individuelle, n'existait pas pour
l'homme.
« La forme artificielle, c'est le langage ar-
ticulé. Le langage sert à exprimer tant lo
concret que l'abstrait, mais seul il |)eut ex-
primer l'abstrait. Et parce que, s'il n'y avait
l)our nous ni universel ni abstrait, il n'y aurait
l)as de raison, il s'ensuit qu'il n'y aurait pas
de raison sans langage.
« Il n'y a pas de langage humain, depuis
les patois sauvages jusqu'aux langues les plus
partaites, qui ne soit constitué parla syntaxe
de la proposition, caractère essentiel, loi ab-
solue du signe articulé. Ce signe est un fait
que nous pouvons observer et analyser, et
qui nous présente, invariablement l'expres-
sion des trois éléments que renferme la no-
tion d'existence. Il se compose, en etîet, de
trois mots qui se supposent entre eux comme
les membres d'un môme tout, et dont lo
système a dû nécessairement être donné tout
d'une pièce. Ces trois mots sont h; sujet, lo
verbe et l'altribut : le sujet qui figure la sub-
stance, l'attribut qui figure le phénomène, lo
verbe qui figure l'union de l'un et de l'autre
dans une même existence. Le signe artificiel
se pose logiquement a priori , c'est-à-dire
qu'il va du sujet à l'attribut en passant par le
verbe ; le signe natui'el au contraire va du
dehors au dedans, de la circonférence au
centre. Or si, comme nous l'avons dit, la rai-
son est placée entre le concret et l'abstrait,
c'est-à-dire entre les signes respectifs de l'un
oX de l'autre, il est clair que le signe natureJ
lui impose le mode a posteriori, tandis quu le
signe artificiel la place a priori.
« Le signe naturel n'est donc un vrai sign<î
qu'à la condition d'être transformé en signr-
artificiel, et c'est en ce dernier seul que nous
6C3
LAN
devons chercher le caractère cl la loi du signe.
Cette question se tr uve résolue dans ce qui
jrécôde. La loi du signe est la syntaxe de la
)ronosition, et cette loi répond au plan de
'idée, comme l'idée est rigoureusement con-
forme au plan de l'ôtre. L'être, c'est la sub-
stance, la vie, la forme ; l'idée, c'est la notion
de la substance, la notion de la vie, la notion
de la forme; le signe, c'est le sujet, le verbe
J'atlribut. .
« La fonction du signe est aussi indiquée
par ce qui précède. Le signe a pour fonction :
1° de nous manifester à nous-mômcs directe-
ment l'existence abstraite, indirectement l'exi-
stence concrète ; 2 ' de manifester aux autres
toutes nos pensées. Constitué dans le mode
a posteriori de la connaissance par sa nature
relative et contingente, l'homme est placé
a priori par le langage qui lui révèle l'uni-
versel, l'abstrait, le nécessaire, etc., et voilà
la vraie fonction du langage. Il est l'instru-
ment indispensable sans lequel la raison hu-
maine ne passerait jamais de la puissance
à l'acte.
« L'origine du signe est également un co-
rollaire évident de nos prémisses, car s'il n'y
a pas de raison pour nous sans l'universel et
l'abstrait, ni d'abstrait sans détermmation, ni
de détermination sans signe artificiel, il est
mille fois démontré que l'homme ne peut
agir rationnellement sans le signe artificiel.
Or, comme l'invention du signe artificiel serait
nécessairement un acte rationnel, il s'ensuit
que cette invention était impossible îl l'homme.
Celui-là seul qui connaît a priori, ou pour
mieux dire dont la connaissance embrasse si-
multanément, l'a priori et l'a posteriori, le
dehors et le dedans; celui-là seul qui con-
naît sans signes a dû créer le signe artificiel,
et le donner aux intelligences dont la loi est
d'aller du signe à la chose signifiée. Dieu a
donc été nécessairement l'éducateur de la
race humaine.
«< La nécessité, la loi, l'origine du signe
un-2 fois démontrées, il s'agit maintenant de
chercher la théorie de l'idée.
« Nous entendons par idée une notion
ayant pour essence d'être inséparable d'un
signe, au même sens el avec îa même riguear
<4u'une substance est insépai^abie d'an phé-
nomène.
« 11 est nécessaire, en effet, quun être,
quel qu'il soit, déploie dans ses actes toute
son essence, et s'y révèle sous autant de
marques distinctes qu'il y a en elle d'éléments
constitutifs. C'est ce que l'Ecole exprimait en
disant : Operari sequitur adcssc ipsique pro-
portionatur. Il s'ensuit que la nature humaine
ayant deux principes essentiels, l'àme ef le
eorps, l'intellect humain ne peut agir qu'à la
condition de former chacune de ses opéra-
tions à l'image de l'essence à laquelle il ap-
partient ; d'y exprimer à la fois l'âme et le
corps, l'esprit et la matière. Le signe artiticiel
lui est, sous ce rapport, d'une convenance
souveraine, car il se compose de parties sans
autre lien entre elles que l'ordre môme oii
elles sont disposées, ce qui lui donne le double
caractère spirituel et corporel qui se doit rcn-
DICTIONNAIKE DE PHILOSOPHIE. LAN 664
contrer dans toutes les manifestations de
notre nature. » {De la philosophie de l'histoire,
pag. 255 et suiv.)
M. EUSÈBE DE SALLES.
» La révélation divine se fit pour l'homme
cnlicr, c'est-à-dire ])Our son entendement
comme pour sa physiologie. L'homme se
réveilla sachant marcher debout, connaissant
sa nourriture et les éléments au milieu des-
quels il devait vivre, connaissant les grandes
lois du dehors comme celles du dedans, les
lois de la matière l'-t celles de l'esjirit, l'ob-
servation, l'induction, le raisonnement, et
par conséquent une langue, condition indis-
pensable de l'éducabilité et de l'éducation
déjà parfaite de son intelligence. Cette lan-
gue pouvait encore être assez bornée ; mais
elle dut renfermer les éléments de la gram-
maire et le plan d'après lequel le dictionnaire
allait commencer son évolution dès que
l'homme jetterait les bases pratiques delà
vie humaine, instruirait sa famille et com-
mencerait l'inventaire et l'asservissement de
la nature qui l'entoure. Sa postérité, fût-elle
dégradée jusqu'à l'état sauvage, jjourra tout
oublier, excepté cependant celte pièce essen-
tielle de l'héritage, une langue, déjà sans
doute remaniée plusieurs fois, mais tradition
la plus large et la plus directe du monde
primitif, u {Histoire générale des races humai-
nes, page 330.)
« 11 faut n'avoir jamais analysé une lan-
gue, n'avoir jamais remarqué la complication
de plus en plus large, de plus en plus savante,
des langues ses aïeules, la fusion curieuse
des langues les unes dans les autres, pour
écouter sérieusement les rêves de Court de
Gébelin, (|ui tire mille languesdiverses el pri-
mitives des onomatopées et des exclamations
passionnées des hommes primitifs I Desmou-
linS; qui lut patiemment ce livre, ne connut
pas sans doute l'édition oùLanjuinais, requis
d'-ijouler quelques notes, foudroya au nom
du bon sens les folles suppositions de l'au-
teur.
('. L'homme créé sans langage eût été le
plus misérable des animaux : un premier
homme, une première famille réduits à l'in-
slinctdes brutes auraient été plus disgraciés
qu'elles. A-t-on bien rétléchi au temps qu'exi-
gerait l'invention d'une industrie et d'un lan-
gage ? Coiiuiieiit les troisième et quatrième
générations seraient-elles arrivées au milieu
des périls et de la faiblesse de la seconde
et de la première ? Et celle-ci comment
pa.ssa-t-elle sa longue et débile enfonce sans
parents protecteurs ? Comment fut-elle en-
gendrée sans père ni mère de son espèce?
Il ne faut pas se lasser de le demander. Le
rationalisme explique sans doute ce miracle,
car il l'accepte implicitement. » {Ibid., p. 3G.)
SAPUAUY ,
l'rofesscur de pîiilosopliii! an collège de Bourbon.
« Sans le secours des signes, toutes les par-
ties de la pensée, toutes les parties de l'objet
qu'elle embrasse existent simultanément,
CCS LAN PSYCHOLOGIE. LAN 6G6
forment un lout indivisible. Comment dans nommé en Dieu et désigné de toute éternité,
un jugement serait-il possible alors de dé- ce nom contient en lui-môme l'idée essen-
môler^le sujet, l'attribut, le rapport qui les lielle de son être le plus intime, la clef de
unit ou l'opposition qui les sépare? Or, les son existence, la puissance décisive de l'être
signes en se succédant se distribuent néces- ou du non-ètre ; c'est ainsi qu'il est employé
sairement dans un certain ordre ; ilfaut donc dai'.s le discours sacré, où il est en outre,
que la même distribution s'applique à la peu- d;ins un sens plus haut et plus saint, uni à
sée. » {L'Ecole éclectique et l'école française.) l'idée du verbe. D après ce sens plus profond,
, ^ cette narration montre et signitie, comme je
FRLDhRic sciiLEGEL. j.^^l ^j^ij^^ remarqué, qu'avec le langage confié.
Dans l'ouvrage qui tourna pour la première communi(iué et parlé immédiatement par
fois sur lui les regards de l'Eurooe (son petit Dieu à l'homme et [)ar le langage môme.
Traité, publié en 180S sur la langue et sur l'homme fut installé comme le gouverneur
la sagesse des Indiens), il déclare franche-- et le roi de la nature, ou plus rigoureusement
ment son opinion sur l'unité originaire de encore, comme le député do Dieu au sein de
toutes les langues. Il rejette avec indignation cette création terrestre, fonction sublune qui
l'idée que le Tangage serait une invention de fut sa destination originelle. »
l'homme dans un état sauvage et inculte,
amenée à une perfection graduelle par le schleicher.
travail ou l'expérience de générations succès- « L'activité de l'esprit, en se manifestant
sives. Il le considère au contraire comme un sous les formes de la pensée, a besoin de la
tout indivisible avec ses racines et sa structure, langue, absolument connue l'esprit a besoin
sa prononciation et ses caractères écrits. Ju corps ; on ne peut penser que par et dans
Ses études postérieures n'ont rien changé une langue. » Les Langues de l'Juirove mo-
à cette opinion, comme on le voit par son derne, trad.de l'allem. par KwiiRotCK, p. 6.)
dernier chef-d'œuvre (178). Dans sa philo-
sophie du langage, il considère la |)arole l'abbé sicabd.
comme un don particulier à l'homme, et par „ x^^ng ^st la magie des sons articulés et
conséquent unique dans son origine. Nous je leur combinaison : l'homme, privé de ce
en citerons le passage suivant : „j .^.„ j,, communication, fût resté l'homme
« Avec nos sens et nos organes actuels il ,i^ i-, „.^mre. Des signes d'instinct l'auraient
nous est impossible de nous lormer I idée la i^^^^^ presiiue dans la classe des animaux. »
plus éloignée de cette langue (pie le premier rElément de Grammaire gén., Introduction,
nomme possédait avant d avoir perdu sa |)uis- ;, j,j ^
sance, sa i)erfection et sa dignité originelles : " ,, ,. ..^ ., ...
lout comme il nous serait impossible de rai- ".'^«"^ 1 adjectif, il ne peut y avoir de pro-
sonner sur cette parole mystérieuse à l'aide POsHion par conséquent point de phrase,
dela(iuelle les esprits immortels envoient par conséquent point de langage; car n ex-
leurs pensées sur les ailes de la lumière à Ira- P"™^'^ V,1h 'lïT' ^'' """ ' ''''''
vers l'espace immense des deux : de môme P'T'h'r. )^[lbid., p. J4.j , . .
encore (jue nous se saurions concevoir ces " *' " ^' ,« P«s une seule pensée qui puisse
mots inetfables pour des ôtres créés qui sont ^^ 1'''=^^'^'' *^" ''^'■'\^- }^ ^^^ ^^"s ?*-^^*^ I exprès^
proférés dans l'intérieur impénétrable de la ^'^'^ nécessaire de la parole Pouvait-on lui
Divinité, làoù, d'après l'expressionde l'hymne en refuser le nom puis(iui ne saurait y en
sacré, i'abune appelle l'abîme ; c'est-h-dire «voir sans lui? « /i;u/ p. 201.)
que la plénitude de l'amour divin appelle la , « ^« P^/'.^.'^l^^s un don de la iia ure, quant
majesté éternelle. Lorsque de ces liauteurs f '« possibilité et a I extrôme facilité que les
inaccessibles nous redescendons à nous-mô- '"-""'"^'S ont de parler; ce n est pas dire
mes, et au premier homme, tel qu'il était «^^^^ ^"" <'•''? '^"^ ','' "^"'"'*^ ', ;i"'»"^ ""^ P''^"
réellement, la narration simple et naïve de ce '"'^'''^ éléments du langage réduits en propo-
livrequi contient notre histoire primitive, fi^'^"^ simples; car jamais , non jamais,
et nous montre Dieu apprenant à l'homme à ^ ^'""'"'^' /I'" "^ serait jias venu au monde
I)arler, cette narration dis-je, à nous arrêter «''^'^ "" '^"^^'^^ ^^^'^ ^"'^ • ^'^'^ ^P' ^'" "'^"^
même au sens le plus simi)le, sera en accord ^^'^'^ "P' preuners parents, ne serait parvenu
parfait avec ce que nous sentons naturelle- \ inventer de soi-môme les premières formes
ment. Comment en effet pourrait-il en être ^^'^ v\]J^^^- « [Ibid- p. 134.)
autrement, ou comment une autre impression „ Le même auteur n en a pas moins dit dans
serait-elle possible, quand nous considérons ^ Introduction du môme ouvrage, page x :
le rôle que Dieu y joue, celui d'un père, pour ! )?" ^^'^'^ ^'^?! T^ ^'^^ premières langues
ainsi dire, qui apprend à son fils les pre- o^ <^^le le produit du hasard auquel ne présida
miers rudiments du langage? Mais sous ce ^"^"" genre d analyse. »
sens si simple est cachée comme dans tout s,„,„^, (,, «oexEun hemm).
ce livre mystérieux une autre signihcation
beaucoup plus profonde. Le nom de chaque « Une pensée n'existe (pie virtuellement
chose et de chaque être vivant, tel qu'il est tant qu'elle n'est i)as formulée dans le lan-
(178) Philosopltisclie vcrlesnngen , elc. , t830. — .nppcié C(!t ouvrage le Cuciiea Dox el oruliu de te-
bailleur ex|iir;i en écrivuiii la diviémc liçon ; lo ijeaii génie,
dtrnier moi de sou iiianuscril lui ubcr, muis. On a
6C7
LAN
DICTIONNAIRE DE
gage. » ( La logique subjective de Ilegel ; lle-
liiarques, p. 137.)
TERTULLIEN.
Quodcunque cogitaveris , sermo est; quod-
cunque senseris , ratio est. Loquaris illud in
aniino necessc est : et dam loqueris, collocu-
torem pateris sermonem, in quo inest hœc ipsa
ratio qua, cumeo cogitons, loqueris, per quani
loquens, cogitas. Ita, secundus quodammodo
in te est sermo, per quem loqueris cogitando,
et per quem cogitas loquendo. ( Au coinmen-
•enient du livre Contre Praxéas, chap. 5.)
M. AUG. THIEL,
Professeur de pliilosopliie au collège de Melz.
Voq. son sentiment sur le rôle du signe au
§ m," col. 398 et 409.
TfSSOT,
Professeur de pliilosopliie à la Facnllé des leUres
de Dijon.
« Nous ne sortons de la perception , nous
ne nous élevons à la généralisation, nous ne
jugeons môme , à proprement parler, ou en
matière abstraite, que parle moyen des signes
ou du langage.
« Supposons, en effet, que nous n'ayons
aucun signe , aucun mot, pour indiquer les
qualités des choses, par exemple, la couleur
l)leue : nous ne pourrons penser à celte cou-
leur qu'à la condition de nous représenter
un corps bleu déterminé que nous aurons
vu, et, si nous en avons vu plusieurs, nous
ne pourrons penser à la couleur bleue, en
général , qu'en parcourant par l'imagination
ces différents corps; car l'idée de leur res-
semblance ne sera pas d'une facile formation,
précisément parce qu'on manquera du mot
ressemblance ; ensuite , on parviendrait à la
former, que, si l'on manque de signes pour
la fixer, Vusage abstrait endevient impossible.
Nous voyons même que, dans notre langage
actuel , toutes les fois que nous n'avons pas
de nom propre pour indiquer une qualité,
nous sommes obligés de nous servir du nom
de la chose qui présente cette qualité et d'en
faire une idée complexe. C'est ainsi que nous
disons jaune d'ocre , vert de mer, odeur de
citron, odeur de rose, etc.
« Notre embarras n'est pourtant pas aussi
grand ici qu'il le serait si nous n'avions pas
déjà des mots pour exprimer les idées géné-
rales de jaune et d'ocre, de vert et de mer,
de saveur et de citron , etc. Nous serions
obligés , sans ce secours , de penser à telle
couleur jaune déterminée , à tel morceau
d'ocre, et ainsi de suite, d'abstraire ces qua-
lités, de les comparer, etc.; toutes opérations
qui surchargeraient la mémoire et l'imagi-
nation , et ne permettraient pas à la pensée
de faire des combinaisons rapides , pro-
fondes et compliquées, comme elle le fait
avec les signes de ces abstractions. Et comme
elle n'aurait pas de signes pour enregistrer
ces résultats , pour leur donner une sorte
d'existence isolée, ils disparaîtraient aussitôt
que la pensée cesserait de s'y appliquer ;
riILLOSOPlIIE. LAN GG8
tout retomberait a l'instant dans Tabstrait;
cl si l'on voulait retrouver les abstractions
qu'on aurait faites auparavant et les résultats
de leurs combinaisons, à supposer toutefois
qu'on pût., sans langage , avoir encore quel-
(|ue idée, quelque souvenir imparfait de ces
abstractions, de ces résultats, il faudrait,
pour y parvenir, passer par les mômes opé-
rations que la première fois. Sans doute quh
force de répéter cette opération , elle s'ac-
complirait plus facilement; mais elle serait
longue encore, si on la compare à la rapidité
avec laquelle elle s'accomplit maintenant. Et
si la difliculté était si grande pour la combi-
naison des idées sensibles , combien ne le
serait-elle pas davantage encore pour les
idées rationnelles pures! Qu'on prenne la
première proposition venue , par exemple
celle que nous venons d'écrire, et qu'on se
demande s'il serait possible, sans signes,
d'en concevoir nettement, rapidement , et
facilement les idées. On s'apercevra peut-être
alors que ces idées seraient comme en bloc ,
dans un état de synthèse que le langage sert
à résoudre, à analyser. » (Anthropologie spé-
culative générale, 1. 1, p. 2ô7, etc.)
TIIUROT.
Voy. § III, ci-dessus, les extraits que nous
avons donnés de son ouvrage intitulé : De
ientendement et de la raison.
M. l'abbé g. g. ubagus ,
Docteur en théologie, professeur de pliilosopliie à
rijnivorsilé catholique de Louvain, elc.
Nécessité de V enseignement pour acquérir
la connaissance des principes de l'ordre mo-
ral. — .... « Dans l'état actuel de notre
nature, l'enseignement social est une loi na-
turelle , une condition tellement nécessaire,
que, sans un miracle , l'homme ne peut que
par son secours parvenir à la connaissance
explicite des vérités de l'ordre métaphysique
et moral.
« Aucune loi naturelle ne se prouve que
par des faits; elles se constatent toutes par
ladouble épreuve des faits qu'on peut appeler
l^osilifs et négatifs, de la manière suivante :
Lorsqu'un phénomène se produit toujours
sous l'inlluence d'un fait déterminé , et qu'il
ne se produit jamais en l'absence de ce fait,
celui-ci est certainement une condition na-
turelle et nécessaire du phénomène. Or il en
est ainsi de l'enseignement. En effet : 1" Tout
homme susceptible d'instruction peut ac-
quérir la connaissance des vérités de l'ordre
moral, et tous ceux qui sont parvenus à cette
connaissance y sont parvenus à l'aide de
l'enseignement. Par contre :
« 2° Tous les hommes qui ont été privés
de tout enseignement sont restés dans la
complète ignorance de ces vérités , aussi
longtemps que l'instruction leur a manqué.
« Tels sont tous les mal heureux qui onl^été
isolés ou séquestrés dès leur enfance, quelle
que fût d'ailleurs leur aptitude à apprendre
et à concevoir.
« Tels sont encore tous les sourds-muets
de naissance qui n'ont pas encore reçu une
669
LAN
PSYCHOLOGIE.
LAN
070
instruclion adaptée à lour élal dt^plorable ,
bien que leurs facultés inlellecluelles soient
semblables à celles des autres hommes.
« Ces preuves sudlsent, elles sont décisives.
Nous ajouterons toutefois les faits suivants,
qui en sont de nouvelles confirmations.
« 1° L'homme n'exerce sa pensée sur les
objets (jui ne tombent sous les sens qu'à
l'aide des mots. Or les mots sont appris.
« 2° Tous les hommes ont d'abord les
croyances vraies ou fausses des personnes
qui les entourent, de la société au milieu de
laquelle ils vivent ; ce n'est que plus tard
que quelques-uns s'écartent en bien ou en
mal de celte règle.
« 3" Le développement intellectuel de l'in-
dividu comme de la société, sauvage, barbare
ou civilisée, estgénéralementenraison directe
de l'état de l'enseignement.
« 4° Toute vie finie, bien que son principe
soit intérieur, ne se développe que sous l'in-
fluence des conditions extérieures. Cela est
vrai de la vie végétative et de la vie scnsitive,
comme de la vie intellectuelle.il en est même
ainsi de la vie de la foi.
« h" Admettre, non pas la possibilité abs-
traite, mais la réalité du développement pu-
rement spontané des facultés morales de
l'homme , c'est retomber dans l'état de
nature rôvé par la philosophie du wni' siècle.
Or l'existence de cet- étal est démentie par
l'histoire sacrée et profane , elle répugne à
)a dignité de l'homme et à la bonté de Dieu ,
elle est en opposition avec l'expérience
universelle.
« Des nombreuses conséquences qui dé-
dans notre cœur; donc nous pouvons les
connaître par la lumière naturelie de la rai-
son, par la voix de la conscience, par l'étude
de notre cœur ou du magnifique spectacle de
la nature; donc l'enseignement ne nous est
pas nécessaire pour les connaître. On ajoute
encore : 5" qu'à l'appui des faits que nous
avons aUégués, il est impossible de citer
autre chose que quelques exemi)les d'hom-
mes naturellement imbéciles et manquant do
fticullés intellectuelles. Enfin 6" on dit qu'il
y a des sourds-muets à qui ces vérités sont
connues, quoiqu'ils n'aient jamais fréquenté
d'école.
« Voici notre réponse à ces objections :
• « 1" Il est vrai que ces vérités sont objec-
tivement évidentes en elles-mômcs ; mais leur
évidence objective seule ne sufiit pas pour
qu'elles nous soient aussi évidentes subjec-
tivement. L'homme dont la raison est assez
développée en sent l'évidence, dès qu'elles
lui sont convenablement proposées ; mais
l'homme privé de tout enseignement est in-
capable de se les démontrer.
« 2° Si par le mot naturellement connue.s,
on veut dire que ces vérités nous sont con-
nues d'une manière absolument spontanée,
sans aucun secours étranger, soit actuel, soit
antérieur, on a tort ; mais on a raison si l'on
veut dire qu'elles nous sont connues facile-
ment, communément, à l'aide des moyens
naturels ou appropiiés à notre nature, (pi'elles
sont connues à tout homme qui se trouve
dans son état naturel, dans l'état social, et
qui est doué de facultés intellectuelles sufli-
sammenl développées. Rien de plus naturel
coulent de ces preuves , nous n'indiquerons à l'homme, par exemple, que la i)arole; ce-
que celles-ci : pendant jamais il ne j)arle, dans le sens pro-
« 1° La première des lois naturelles de pre du mot, s'il n'a appris à parler. Rien de
notre raison, une condition indispensable de plus naturel dans les êtres vivants que le
son développement, c'est d'apprendre et de développement d(î leur vie innée et latente.
crou-e , puisque sans l'enseignement per-
sonne ne parvienlà la connaissancedes vérités
de l'ordre moral, n'arrive au plein usage de
la raison.
« 2° Comme tout homme a besoin d'être
enseigné, et que le premier homme n'a pu
èlre instruit par aucun autre honmie, l'éveil
de la raison du premier homme doit néces-
sairement être attribué à l'enseignement di-
vin, à la révélation primitive, cause, origine
et source de l'enseignement social, qui n'est
qu'un moyen, un écho répété à travers les
siècles, et qui doit avoir une cause anté-
rieure.
et cependant ni végétal ni animal ne mani-
feste, ne déploie ses forces vitales que sous
l'inHuence de conditions extérieures. Donc
on ne peut pas dire que ce qui est naturel se
développe d'une manière purement spon-
tanée.
'» Il est très-vrai que ces vérités ne peuvent
être ignorées par aucun homme jouissant du
plein usage de sa raison ; mais les faits cités
plus haut prouvent que l'iiomine privé de
toute instruction reste toujours enfant. 11 est
vrai encore (pie l'homme sauvage, membre
d'une société de ces honnnes qu'on appelle sau-
vages, mais qu'on devrait [dulôl nommer bar-
« 3° Puisque la raison ne s'éveille que sous bares et incultes, ne peut com})létcmentigno-
l'action combinée de l'instruction et de la
foi, la fausseté du dogme fondamental du
rationalisme, de l'indépendance originaire
de ia raison, se trouve constatée par le fait,
delà manière la plus évidente.
« On fait contre ces conclusions les objec-
tions suivantes ; Les vérités métaphysiques,
du moins les principes fondamentaux de la
morale, sont : V des vérités évidentes par
elles-mêmes; 2° elles sont connues naturelle-
ment; 3° elles ne sont ni ne peuvent être
ignoréespar personne, pas même par l'homme
tauvago; i' elles nous >ont innées et gravées
rer cesvérités, puisqu'il n'est pas piivede tout
enseignement; mais il n'en est pas de môme
de l'homme sauvage qui, dès son enfance,
a été isolé ou privé de tout commerce intel-
lectuel avec d'autres hommes plus ou moins
instruits.
« 4" Elles sont innées en ce sens que l'en-
seignement ne leur sert que comme la lu-
mière que l'on introduit dans une chambre
obscure, pour y reconnaître les objets qui
s'y trouvaient déjà, mais qui y étaient imper-
ceptibles jusqu'alors-. Elles sont encore m-
nées en ce sens que, quand on en coimeit
C71 LAN
(juciques-unes, le raisonnement seul suffît
|)Oui' en découvrir d'autres. Cependant elles
ne sont pas innées dans ce sens, que nous
pouvons en connaître môme les |)remières
sans aucune instruction préalable. Nous pou-
vons donc les connaître par les lumières
d'une raison éclairée et cultivéeet par la voix
d'une conscience bien formée ; mais notre
laison ne s'éclaire et notre conscience ne se
l'orme qu'à l'aide de l'enseignement. Nous
pouvons encore les lire au fond de notre
cœur et dans le spectacle de la nature; mais
ce sont \h deux livres qui sont indéchiffrables
pour nous, jusqu'à ce que l'éducation, les le-
çons de nos maîtres, l'exemple de nos con-
citoyens, nous apprennent à en démêler les
caractères.
« 5" De nombreux exemples prouvent que
celte assertion est gi-atuile et fausse, enire
autres celui de la tille sauvage de Soigny,
près de Châlons-sur-Marne. à laquelle on a
donné le nom de Leblanc; celui du sourd-
muet de Chartres, dont parlent les mémoires
de l'Académie des sciences de Paris de l'an
1703; celui de Sintenis, l'auteur deSisleron;
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE. LAN 672
qu'il se conforme aux lois de sa nature. Or
une de ces lois, de ces conditions, est (]u'il
soit d'abord aidé par l'instruction d'autrui,
sinon il restera toujours enfant sous le rap-
port intellectuel.
« Les faits prouvent que l'homme ne par-
vient jamais de lui seul à parler. 11 n'y a
aucune ressemblance entre le langage des
signes et la parole ou le langage proprement
dit; les cris et les signes naturels manifes-
tent nos images et nos sensations, les mots
expriment nos notions et nos idées des véi-i-
tés morales. L'homme n'acquiert qu'au
moyen de l'inslruclion la connaissance de
ces idées sans lesquelles il n'a ni le besoin
ni le pouvoir de parler. L'objection attribue
à l'homme muet et à demi sauvage ce que
les plussavanls philosophes n'ont pu réaliser.
'( On dit encore que recourir à l'interven-
tion divine pour la formation de la raison et
l'institution du langage, c'est nier la puis-
sance et l'activité naturelle de l'esprit hu-
main.
« Recourir à l'intervention divine, c'est
seulement nier que la puissance et Taclivité
celui de Gaspard //au5er, surnommé l'enfant de l'esprit humain soient infinies, absolues
de Nuremberg, et en général celui de tous
les sourds-muets qui sont parvenus, à l'aide
d'une instruction méthodique, au plein dé-
veloppement de leur raison. De feller, en
parlant d'êtres semblables, fait cette observa-
tion très-sage : Leur raison est devenue sem-
blable à une semence jetée dans une terre in-
culte. Ils ont montré de rintelligence dès que
leur âme a pu se développer; or rien ne se
montre où il n'y a rien.
-< 6° Il n'y a aucune preuve que jamais un
sourd-muet soit parvenu à la connaissance
des vérités de l'ordre moral sans une instruc-
tion méthodique; mais cela fût-il prouvé à
l'évidence, il ne s'ensuivrait nullement qu'il
est possible d'arriver à cette connaissance
sans aucun enseignement. L'enseignement
méthodique et classique, et l'enseignement
social ne sont pas tout à fait la même chose.
« On cite en faveur de Véiat de nature les
annales de presque tous les anciens peuples
qui nous représentent ces peuples comme
sortant originairement de l'état sauvage.
« Le fait est que ces annales contiennent
deux espèces de traditions : les unes, con-
cernant l'origine du genre humain, nous ré-
el indépendantes de toute condition. Toute
intelligence créée est limitée, et sou activité
dépend de certaines conditions ; donc, en
montrant la nécessité de l'intervention di-
vine, nous ne faisons qu'expliquer une des
conditions primitives de l'activité de notre
esprit.
« Mais, ajoute-t-on, la philosophie ne doit
pas sortir de l'ordre naturel, elle ne doit re-
chercher que les causes naturelles des choses.
« Lorsqu'il s'agit des origines, le naturel et
l'extraordinaire sont l'ordre naturel lui-
même, c'est-à-dire l'ordre nécessaire et seul
confoi-me à la nature des choses qui com-
mencent. L'origine du monde et du premier
homme, aussi bien que l'origine de l'intelli-
gence humaine, doivent nécessairement êlre
attribuées à une cause extraordinaire au-
jourd'hui.
« Mais, continue-t-on, on ne peut conce-
voir le mode de cette intervention ou révé-
lation divine. »
« L'impossibilité de concevoir le comment
d'une chose dont on a prouvé la réalité
n'affaiblit nullement cette démonstration.
Nous n'avons aucun motif péremptoire pour
présentent l'état de perfection, de puissance, nierque la révélation faite au premier homme
d'intelligence et de bonheur de l'homme
primitif; les autres , relatives à l'origine
particulière de chaque peuple, nous le mon-
trent comme sortant d'un état voisin de celui
des animaux, et constatent ainsi la misère de
l'homme dégénéré.
« On dit que l'intelligence de l'homme est
perfectible et se perfectionne sans cesse, et
que par conséquent, 1° les vérités que les uns
n'ont pu découvrir peuvent être découvertes
par d'autres, et 2" que les mots ont pu se
former graduellement, le langage articulé
n'étant qu'un perfectionnement des cris in-
stinctifs et des signes naturels.
« Nous répondons : 1° L'homme est per-
fectible et se perfectionne sans cesse, pourvu
ait été purement intérieure. Cependant,
comme nous voyons tout développement in-
tellectuel commencer par voie d'enseigne-
ment, en admettant que l'homme primitif ait
été instruit par un être surhumain , d'une
manière analogue à celle dont un homme in-
struit un autre homme, nous retrouvons la
loi universelle de l'enseignement à l'origine
même, et dans cette origine ainsi conçue,
la raison première de celle loi. » ( Précis de
logique, p. 71. )
M. l'abbé II. DE VARLOCIIEB.
't II en est de Vespèce comme de l'individu,
dit M. Cousin. — J'accepte cette analogie, et
j'en conclus qu'il a fallu à l'espèce humaine
073 LAN PSYCHOLOGIE. LAN 074
un ciiï^eignement liivin, surnntiirel. Voit-on et soutient si puissamment notre nclivilé?
jamais la raison individuelle se dévelojiper « Certes, les jieuples dont nous connais-
par sa propre énergie, sans autre ressource sons l'iiistoire devraient montrer une puis-
que ses idées innées et le spectacle du sance de spontanéité bien supérieure à celle
monde? Navons-nous pas besoin (mémedans de ces hommes brûles, que la philosophie à
l'ordre naturel le plus élémentaire) d'un en- cru voir dans ces rôves cosmogoniques, im-
seignemenl moral qui nous donne le langage, provisant la syntaxe, ou se livrant à des Ira-
condition de tout progrès intellectuel, et qui vaux séculaires, pour inventer des déclinai-
éveille, qui féconue, qui dirige, qui fortifie sons et des conjugaisons. Et pourtant l'ethno-
toutes nos facultés, qui nous rentie en un graphie n'a pu découvrir un seul j)cuple
mot capables d'atteindre le but delà vie?
Supprimez l'instruction que la famille, les
sociétés politiques, les corporations savantes,
l'Eglise enfin, nous donnent à divers degrés
qui, par l'énergie de sa spontanéité, ait fait
faire à sa langue un progrès important. C'est
que l'homme reçoit sa langue, au lieu de la
créer; il en use bien ou mal, il subit ses
et dans divers ordres, notre esprit demeurera imperfections et profite de son influence plus
dans l'inertie et dans la stérilité. ou moins féconde; mais il ne la produit pas
« Si les premiers hommes n'ont reçu au- plus qu'il ne produit ses facultés spirituelles
cun enseignement surnaturel touchant leur et ses organes corporels, ou le climat sous
destinée et leurs rapports avec Dieu, s'ils lequel il naît et l'air qu'il respire. Supposer
n'ont pas même été créés aveclaconnaissance qu'il s'est doté lui-même du langage, c'est
infuse d'une langue complète, qui fournit h donc une hypothèse aussi absurde que de
leur intelligence la première condition de
tout progrès, il s'ensuit ({ue le genre humain
a commencé par une ignorance plus pro-
fonde que celle des Catres, des Ilottenlots,
des Endamènes et de tous les sauvages les
plus dégradés. En eiïet, ces sauvages, étant
en possession d'une langue, ont déjh lacon
lui attribuer l'invention de la lumière.
« Remarquez d'ailleurs que le besoin de
progrès diminue à mesure que l'on descend
l'échelle de la civilisation. Le sauvage est
e'ssentiellemcnt stationnaire, il repousse
môme la civilisation quand on la lui {)ré-
sente, et il ne faut rien moins que le dévoue-
dition fondamentale du progrès; et d'ailleurs, ment héroïque et la force surnaturelle de nos
missionnaires pour l'arracher à son apathie
(179). Si quelques tribus énergiques, plutôt
barbares que sauvages, s'élèvent à la civili-
sation, c'est toujours sous l'influence de races
déjà civilisées , ou tout au moins à leur
exemple. Enfin l'homme primitif, tel que
l'ont imaginé les rationalistes, eût été dé-
pourvu de tous les moyens subjectifs et ob-
plulAt, dépourvue de la force et de l'instinct jectifs à l'aide desquels les nations barbares
au sein de leur abrutissement, il leur reste
encore quelques traditions, soit industrielles,
soit même religieuses. Mais si les premiers
hommes eussent été jetés sur la terre sans
nulle connaissance infuse, et qu'ils eussent
été ensuite abandonnés à eux-mêmes, très-
certainement l'espèce humaine serait encore
plonjijée dans son
Ignorance primitive ; ou
naturels aux animaux, elle eût defiuis long
temps disparu de la surface du globe.
« Pour taire sortir l'humanité de cette abru-
tissement originaire, le rationalisme appelle
à son secours la spontanéité primitive. Mais
comment des esprits sérieux peuvent-ils se
jîayer ainsi de vains mots? A-t-on jamais vu
une seule intelligence se développer sponta-
nément, par son énergie interne, sans qu'un
enseignement extérieur l'eût préalablement
fécondée? Est-ce que le désir d'un état plus
parfait ne suppose pas la connaissance des
avantages qne cet état peut procurer? Est-ce
que le premier homme n'eût pas manqué des
excitations innombrables et incessantes par
lesquelles notre société civilisée provoque
(179) En observant loule.s les langues connues ,
eu cunipHr:nu kiiis inunnnienls les plus anciens
avec les plus réoeuls, on reronnaîl parloul une
inunobililé snlistanlielle (jui démenl les tliéories il-
lusoires de l'école progressisie. Que l'on rapproche
pir exeniple, la Genèse el les derniers pioplièles, les
plus ancieiuios inscriptions écriles en hiéroglyphes
sur les nionunienlségypliens cl les lilurgies copies,
Homère el Froclns, les premiers écrivains laiins et
li-s plus nnodernes, Dame el Manzoni, Cliauccr et
l'-yron, etc., nulle pari on ne trouve que la sponta-
néité de Te'iprit liuinain ail fait surgir, sous les
nuances v. niées et plus ou moins brillantes des
lormes liltéraircs, un élément nouveau capable d'en-
richir le syslème grnmmalical d'un seul pciipie ;
iiulle part celle Taculic mythique n'a produit, au
entrent quelquefois dans la carrière du per-
fectionnement. Il eût eu h vaincie des difli-
cultés extérieures infiniment plus redoutables
et plus nombreuses, en môme temps que ses
ressources intérieures eusseiU été nulles, ou
à peu près nulles. Réduit à un langage in-
stinctif, composé de cris et db gestes, com-
ment se serait-il élevé au-dessus des habi-
tudes de la vie animale? Incapable d'arriver
à une idée abstraite, il n'eût pu connaître et
désigner à ses semblables (jue des objets
sensibles. La notion d'un état supérieur ou
d'un langage plus parfait ne lui eût donc ja-
mais apparu, pour l'attirer et le diriger dans
les routes escarpées du progrès (180).
« Chose étrange ! lorsque des panthéistesou
grand jour de l'histoire, un temps ou un mode pour
combler les lacunes de la conjugaison, ou une lettre
pour compléter l'alphabet. Souvent c'est dans les
premiers temps qu'une, langue est plus parlaile ,
ainsi que Grimm l'a démontré pour l'allemand , on
des formes grammaticales très-piécieuses ont dis-
paru. Enfin, si l'on cherche à surprendre les causes
mystérieuses qui amènent à de longs intervalles le
developpcmenl d'une langue nouvelle, on reconnaît
qu'elles se composent toujours d'une midlilude in-
nomiirable de circonstances extérieures itulépendan-
les de la spontanéité intellectuelle. Parmi (es cau-
ses, il faut mettre en première ligne la fusion des
peuples par les rai)port8 commerciaux , les inva-
sions, etc.
(180) Jj ne puis pas entrer ici dans une discus-
675
LAN
DICTIONNAIR-E DE PHILOSOPHIE.
LAN
675
môme des athées d(5cn\ivrciU dans les cn-
tiailles do la terre des dcM)ris fossiles de
])lanles lierl)acées, de polypes, d'étoiles de
)iier, do. trilobites ou d'huîti-es, ils ne s'avi-
sent jamais (le penser que ces plantes ou ces
animaux obscurs ont été produits dans celte
p()sitioM. Le bon sens, j)Ius l'orl que leurs
systèmes destructifs de la Providence, leur
persuade tjue les débris ont été jetés dans
celle position par cpielque catastro()he. Mais
s'ils i-encontronl des tribus sauva;^es vivant
de la vie des brutes et tombées, pour ainsi
dire, h l'état fossile, ils n'hésiteront pas à
proclamsr que ces êtres déchus oui été i)ro-
duits dans cet état, et que c'est !à l'homme
primitif I Us se garderaient bien de sup[)0ser
que les plus humbles, les plus chétifs d'en-
tre tous les êtres organisés ont été créés en
dehors des comlitions nécessaires à leur déve-
Joppement ; et ils ne reculeront pas devant
une assertion seml)Ial)le, quand il s'agira de
l'homme, la plus sublime de toutes les créa-
tures terrestres 1 » {Etudes critiques sur le
rationalisme, p. 270, etc.)
LE U. r. VENTUUA.
« L'un des prétendus philosophes du der-
nier siècle (Rousseau) a cependant prononcé
une grande et importante vérité, lorsqu'il a
dit : Je crois que la parole était nécessaire
pour inventer la parole. Et comment, en etfet,
les hommes auraient-ils pu s'entendre , s'ac-
corder, convenir entre eux pour l'invention
de la parole, sans avoir eu préalablement un
moyen de communication mutuelle de leurs
pensées et de leur volonté , c'est-à-dire sans
avoir eu la parole?
« Or je crois qu'on peut dire avec autant
(le raison que la vérité était nécessaire pour
inventer la vérité; car l'homme ne peut dé-
couvrir aucune vérilé de l'ordre intellectuel
et moral, sans s'appuyer sur une autre vérité
du même ordre qu'il n'a pas inventée, mais
qu'il a reçue. Comme ses découvertes dans
l'ordre physique ne sont que des déductions,
des applications de faits précédemment con-
nus; de môme les vérités qu'il parvient à
formuler dans l'ordre intellectuel ne sont que
des déductions, des applications de vérités
précédemment révélées (181).
« L'existence de Dieu est la première, la
plus importante de toutes les vérités; et ce-
liim npprofondie pour déinoiilrer que riiomme n'eût
jamais ilécouverl un langage le! que celui cloni il
esl en possession niainteuaui. (leux qui voudronl
éludiec couiplélemenl celle question devroni niédi-
ler, outre les travaux l)ien connus de M. deBouald,
ce que raltiié Rosmini a écrit plus réceinnienl sur
ce sujet dans ses Opuscoli /j/oso/;c;. (vol. I, p. 62.)
(181) Arisloie a reconnu et élal)!i ce principe,
que l'iiouiii.e ne peut non apprendre, rien savoir
quà l'aide de ce qu'il sait déjà : Homo iiiliil potest
(tiscere uisi per id quod jum scit. c Toute doctrine,
ajouie-l-ii, loute science ralionnelle se l'onde sur une
connaissance précédeule. Le syllogisme et l'iuduc-
lion eux-mêmes ne reposent que sur ces connais-
sances : car ils ne dérivent (|ue des principes éta-
blis déjà pour tout !e monde el connus par tout le
monde : Omnis doctriiia, omnisque rationalis icien-
liii in antecedenli coguilione fituduiur. Syllogisnnis
l
lendant si Diqu n'avait daigné par une révé-
ation immédiate et directe se dévoiler lui-
môme à l'homme, s'il n'avait, dès l'origine du
monde, déposé lui-même dans le monde la
connaissance de sa propre existence, il est
bien douteux qu'aucun homme eût pu jamais
soupçonner l'existence d'un Dieu.
« Dansrhyi)olhèse, aussi impie que stupide
et absurde, que Dieu aurait créé l'homme
sans lui avoir rien révélé des choses immaté-
rielles et insensibles, l'homme n'aurait aucune
idée de la substance incorporelle de son
propre esprit : à plus forte raison il n'aurait
pu se former l'idée d'un esprit hors de lui,
supérieur à lui, infini, éternel, principe de
tout, sans f^rincipe lui-même, en d'autres
termes, se former l'idée de Dieu.
« Sans la révélation primitive, qui, en
éclairant l'intelligence de l'homme, y a dé-
posé les vérités premières, les premiers prin-
cipes, dont l'habitude constitue, d'après saint
Thomas, l'entendement, la raison humaine
[intellectusesthabitusprincipiorum), l'hoiimie
avec sa raison el son entendement d'enfant
sans entendement ni raison, avec sa raison
el son entendement, à l'état de puissance seu-
lement, et non pas en acte ( in potentia et non
in actu) , n'aurait eu ni entendement ni rai-
son; il n'aurait su s'élever aux conceptions
de l'ordre immatériel et invisible, il n'aurait
pas eu même l'idée d'existence de cet ordre
de choses; il aurait été plus grossier, plus
stupide, plus idiot que ces pauvres êtres hu-
mains qu'on rencontre bien souvent dans les
forêts mêmes de l'Europe civilisée, qui, faute
de toute instruction , n'ont aucune idée des
choses purement intellectuelles, et auxquels
il est si difficile d'en donner, lorsqu'ils ont
grandi dans une com{)lète ignorance de tous
les principes et de toute religion.
« 11 est vrai que les anciens philosophes
ont connu, ainsi que l'atteste saint Paul, l'u-
nité et l'éternité de Dieu, par la considération
des mer-veilles de la création. Mais saint Tho-
mas, dont le langage est si exact et si précis,
remarque que cette connaissance fut une
connaissance de démonstration et non pas
d'invention; c'est-à-dire que les philosophes, à
l'aide delà lumièi-e de la raison naturelle, par-
vinrent à se rendre compte, à se démontrer
les principaux attributs de Dieu, mais qu'ils
ne les ont pas inventés, qu'ils ne les ont pas
et inductio twnnisi liujus modi cognilioiiibus uilun-
liir : iiqtiidem ex priiicipiis slatiiiis pruficiscujunr,
lanquam omnibus noiis {Poster. aiudecL, lii). i). >
Ainsi riionune ne se donne la vie iiitellecluelle,
consistant dans la connaissannce des princi|)es et
des vérités premières, pas plus qu'il ne se donne la
vie piiysique. Il a r» çu ceiie double espèce de vie
d'autres hommes, et ceux-ci d'autres liomnies à
leur tour, jusqu'à ce qu'on parvienne à celui qui,
en créant lliomme , lui a donné toute vie , toute
raison, toute connaissance et toute vérité. C'est là
la véritable histoire de l'homine, autant comme èlie
physique que comme êire moral. Tout ce qu'on a
pu dire ou penser, en dehors de cette histoire véri-
table, renfermée dans les livres saints, aUcstée par
la croyance uiiiverrelie du monde, ei conlirméepar
la raison, n'est que du roman, du lève uusbi impie
qu'absurde et ridicule.
(j;7 LAN PSYCHOLOGIE. LAN 678
découverts. Philosophi de Deo inuUa démon- fonde el plus imporlanlc, la r(5parUlion entre
sTRVTivE PROBAVERUNT, diu^j fja<i<r(j/j /j<»u»c Ics pcupIcs dcs facultés intellectuelles; car
rationis. ' '^ langage est évidemment le pouvoir de
« En étlet, Platon, par l'existence des etlets donner un corps à la |)ensée, et, pour ainsi
particuliers/dénionl'ra l'existence d'une cause dire, de l'incarner; aussi nous pouvons pres-
universelle.' Aristote, [lar Texistonce du mou- que au^^si facilement imaginer notre âtne
vement des êtres secondaires, démontra l'exis- sans aucun corps, que nos p(Misées saiis les
tence d'un moteur premier. Cicéron, par formes de leur expression extérieure ; et par
l'existence de l'ordre universel , démontra conséquent ces organes des conceptions de
l'existence d'un suprême ordonnateur. noire esprit doivent à leur tour modeler et
« Les philosophes ne sont pas nés dans les modifier ces caractères î)3rliculiers, lellemeni
forêts, mais dans les sociétés civilisées jiar que l'esprit d'une nation doit nécessairement
l'intUiènce plus ou moins directe de la vraie correspondre à la langue qu'elle possède. »
religion, où les traditions primitives, les ' ^■''- "" ' ' '"" ' '~
idées de Dieu, de l'âme, des devoirs, quoique
altérées par l'idolâtrie, étaient restées debout
dans la conscience universelle. Ces traditions
et ces idées, les philosophes les avaient trou-
vées partout, hors d'eux-mêmes, et en eux-
mêmes, les avant apprises dès leur enfance
au foyer domestique. Ce fut donc M'aide de . . ,
ces i'dées qu'ils ont pu se former d'autres moyen d'une langue, et plus une langue est
idées ; ce fut à l'aide de ces vérités qu'ils con- apte à exprimer toutes les émotions, tous les
nurent d'autres vérités; ce fut à l'aide de la
{Disc, stir les rapports entre la science et la
religion révélée, Disc, i.)
§ XIII. — Nuture organique des langues.
L'activité de l'esprit a besoin d'une langue
lour se manifester sous les formes de la
)ensée , de la môme manière que l'Ame a
jesoin du corps : on ne jieut penser qu'au
vérité révélée (lu'ils s'élevèrent à la vérité dé
montrée: multa démonstrative probaverunt.
« Mais s'ils avaient pu naître et grandir
mouvements de l'àme, plus elle se rapproche
de la perfection. Elle est, au contraite, d'au-
tant plus imparfaite que son expression acous-
tique reste davantage en arrière de la pensée
dans les bois, ou dans les sociétés (dont on et n'en peut donner que des abréviations,
ne saurait du reste indiquer une seule) tout Penser, c'est mettre les conceptions de
à fait barbares et étrangères à toute idée in- notre esprit, ses notions, dans tel rapport
tellecluelle et religieuse; malgré la grandeur ou telle relation. Toute langue se décompose
el la puissance naturelle de leur esprit, 'loin donc en deux éléments : les notions et les
d'avoir pu s'élever h de si hautes conceptions rapports. Les notions ou représentations sont
lanl Dieu, ils n'auraient pu s'élever jus- comme les matériaux de la langue, les rai)-
touclK
qu'à l'homme ; ils n'auraient pas été môme ports entre les notions constituent sa forme,
des hommes, loin d'avoir pu être des philo- La perfection d'une langue consisterait h
sophes.
exprimer d'une
« Ah! que la petitesse, l'ineptie de l'orgueil complète el ses éléments matériels el ses
iilosophique en soit choquée, qu'elle s'en éléments formels. On appelle significations
manière acousliquement
.., ^ ^ _ . ses
philosophique en soit choquée, qu'elle s'en éléments formels. On appelle significations
impatiente et en frémisse autant qu'il lui les notions ou re|)résentalions. L'essence
jlaira : elle ne parviendra jamais à changer d'une langue est donc basée sur la manière
.1 i-.-_j,i'i . r,... ...... dont elle ex|)rime «(•oi<,«^'7i/f»!pn/, c'e?t-i^-dire
par un mol, les signilicalions el les rap-
ports.
La signipcation, exprimée par un mol,
s'api)elle racine; elle peut être séparée de
tout mot (jui exprime le rapport : ainsi ^Tuit-
pas la vériie sans que la veriie lui i&v, je frappais, se compose d'abord de "^u-
ait été connue. L'homme n'a fias |)lus inventé racine et mot de signification, el de [ilusieurs
a nature et la condition de l'homme. Comme
la raison suppose la raison, el la i)arole sup-
pose la parole, de même la vérité suppose la
vérilé. Comme l'homme ne raisonne pas sans
qu'on ail raisonné devant lui, qu'il ne parle
pas sans qu'on lui ait parlé, de môme il ne
démontre pas la vérité sans que la vérité lui
la vérité qu'il n'a inventé la raison et la pa-
role ; el comme la raison était nécessaire
pour inventer la raison, el la parole pour in-
venter la parole, la vérilé a été toujours né-
cessaire pour inventer la vérilé. » ( La raison
philosophique et la raison catholique, 2' édit.,
p. 48 el suiv. )
MGR LE C.VRDI.NAL WISEMAN.
Après avoir signalé la vigueur extraordi-
naire de l'esprit humain à l'époque de la dis-
mots de relation : e — , exprimant le rap|)orl
dupasse; — t — , le rapport du présent; —
ov, ex[)rimanl le rapport de la première per-
sonne du singulier ou de la troisième du plu-
riel.
Ainsi le mot est un produit à la création
duquel ont concouru la signification el la re-
lation. C'est (le l'expression de l'une et de
l'autre que dépend la formation du mot, puis
la construction de la [)hrase, enfin le caractère
entier de l'idiome. Une racine n'ajjparnîl
persion mentionnée dans la Genèse, U^' Wi- d'une manière bien déterminée que par l'ex
seman s'exprime ainsi : pression acoustique de la relation; c'est de la
« Nous ne devons pas, je pense, imaginer sorte qu'une racine doit revêtir ces diverses
que la divine Providence, en distribuant aux ligures a[)pelées adjectif, substantif, verbe,
différentes familles humaines le don sacré de cas, mode, temps, etc., et servir de base à la
la parole , n'ait eu d'autre but que la disper- déclinaison et à la conjugaison,
sion matérielle de la race humaine, ou la La signification peut se trouver exprimée
production des formes variées du langage; il phonéiiquemenl sans que la relation le soit.
y avait là sans aucun doute une fin plus pro- Cette dernière reste pourainsi dire latente, elle
C79
LAN
DICTIONNAIRE DE riîîEOSOPIlIE
LAN
G80
est alors suppléée par quclquo autre mani-
festation, par la place (pion lui iail (tceuper
dans la phrase, par l'accenlualion et l'inlo-
nalion, par le geste, etc. Ces moyens dé-
lournés pour exprimer la relation entre les
signilications s'observent principalement dans
les idiomes mon()S)'llabi(|ues, dans la langue
chinoise, par exemple. Une langue monosyl-
labique ne se conipose que de racines expri-
mant une signilication mais ne renfermant
d'autres fois la fusion est si intime, que la lan-
gue agglomérante se rapproche visiblement
des langues delà troisième classe, ou langues
à llexion.
Celte classe intermédiaire des langues,
nous parlons des langues par agglutination,
compte un grand nombre d'individus, ou
plutôt la plus grande partie des langues du
genre humain appartient à cette catégorie.
Dans ces langues , le mol se forme par des
qu'implicitement la relation. Ici les catégories membres qui se juxtaposent; tel est le '^,a-
des mots ne sont pas distinctes par des sens raclcre tranché qui le» distingue des idiomes
acoustiijues particuliers, et le même mot, le monosyllabitiucs. Mais ces membres ne se
ménie son, peut représenter un substantif, un confondent pas encore en un seul organisme
verbe, une [)arlicule, un nominatif, un génitif, entier; c'est là ce qui constitue une dill'érence
un lem[)s présent, ou passé, un indicatif, un
subjonctif, un actif, un passif, etc. Les dis-
tinctions ne se fonl qu'à l'aide de la place
qu'on donne h ce mol dans la phrase, et c'est
ce qui lui imprime le cachet spécial de telle
ou telle relation.
Dans les langues h syllabes simples, h ra-
cines non syllabiques, la simplicité, l'unité
de Vidée se retlèle dans l'unité du son, dans
la syllabe unique; le mot n'est point encore
devenu un organisme, une multiplicité de
divers membres : le mol n'est ici ([u'une unité
ferme et sèche comme un cristal.
fondamentale entre ces langues et les langues
à llexion. Le mot n'est encore dans les premiè-
res qu'un composé de plusieurs mots conser-
vant encor'e chacun une sorte d'individualité.
Dans la première classe, nous rencontrons
l'unité la plus rigoureuse, mais sans l'expres-
sion particulière des relations.
Dans la deuxième classe, nous rencontrons
l'expression souvent Irès-explicile des rela-
tions à l'aide des mots affixes, mais aux dé-
pens de l'unité.
Dans la troisième classe, enfin, nous trou-
vons la signification et la relation incorpo-
On remarque cependant une transition rées dans des mots particuliers, et cela sans
presque insensible entre ce principe rigou- déroger à l'unité. Voilà certainement la
reusement unitaire et l'apposition d'un son classe la plus élevée, la plus riche, la plus
déterminant, d'une relation, à côté du son
de signification. Ici, on choisit, i)0ur expri-
mer la relation , soit des sons ayant une si-
gnification générale, honwie , femme, par
exemple, pour désigner le sexe, solides ra-
cines de relation, comme des pronoms'.
féconde, la plus flexible; elle seule reflète,
mieux que les deux précédentes, les mouve-
ments de l'âme et de l'espril, l'acte de la
pensée, dans laquelle il y a fusion complète
de la signification et de la relation, qui se
pénètrent réciproquement. Ce qu'il y a de
c'est-à-dire des racines qui avaient primitive- grandiose dans ce triple développement, c'est
ment une signification très-générale ou qui (pie, sur le premier échelon, nous voyons
l'ont reçue plus tard. Vidcntité sans différences, l'idenlilé pure et
Quand ces sortes de compositions augmen- sinqile de la signification et de la relation ;
lent en nombre, le caractère de l'idiome mo- sur le deuxième échelon, nous découvrons
nosyllabique se transforme. En effet, quand la la différenciationdG \& signification d'avec la
»e/aa'on s'exprime par des mots accolés' à la relation, à l'aide de mots spécialement af-
fin du mot de la signification resté immuable,
le signe caractéristique de l'idiome monosyl-
labique disparait : le mot significatif ne ren-
ferme plus le mot relatif; celui-ci obtient une
exislence à pari. Tous ces mots de relation
avaient été à l'origine des mots de significa-
tion, plus tard ils se sont altérés el ont fini
par devenir des mots de relation. C'est ainsi
(}ue nous arrivons à la deuxième grande
classe de langues, celles des langues daj;y/o-
mération ou d'agglutination, qui procèdent
feclés à m.anifester l'une et l'autre ; enfin, sur
le troisième échelon, cette ditférenciation,
cette séparation se reforme de nouveau pour
reconstituer ïunité , mais unité infiniment
su[)érieure à l'unité de l'idenlilé primitive,
puisque cette seconde unité est le résultat de
la diflérencc précédente. Cette seconde unité
n'est plus le contraire pur et simple de la
ditférenciation ; elle l'a absorbée, digérée,
assimilée; bref, elle agit comme le vrai orga-
nisme vivant, comme l'animal. Les idiomes
dans leur formation par voie simplement à /Zexjon sont donc les êtres les plus parfaits
mécanique. Celle classe, à laquelle appar- de tout le règne de la Parole; dans cesidioraes
tiennent presque toutes les langues améri-
caines (1»2) el le basque en Europe, com-
prend beaucoup de subdivisions, selon la
manière plus ou moins intime dont les mots
de relation s'attachent soit à la racine, c'est-
à-dire au mot de signification, soil entre eux.
le mot est devenu Vunité de la multiplicité
des membres ou des organes, c'est-à-dire l'or-
ganisme unitaire el multiplié à la fois.
C'est l'étude du sanskrit surtout qui a mis
en évidence ces lois curieuses de la transfor-
mation graduelle des langues, au début : dans
Quelquefois les mots alfixes exisknl encore le Nig-Vtda, cette langue apparaît avec ce
comme s'ils n'étaient que des mois isolés; caractère synthétique, ces expressions com-
(182) Nous disons presque toutes, car il faut
:ui moins cxcopler le guarani du Brésil fl Voilioini
di: Mcxiiiiic, (jui n'onl pus du tout ccuc nalure/)o-
Uj9tjnihéitfjne on de langues à coinposiiioii par ajr-
gUiiinatioii, liièse (jtic Diiponcean nous Stnible avoir
irop géiicralisce.
rfil LAN PSYCHOLOGIE. l.AX ('.52
plexes que l'on remarque dans les langues hrasse toutes les langues, soil éteintes, soit
d'un organisme inlt'rievir. Puis vient le sans- parlées aujourd'hui sur le globe. Une langue
krit des grandes épopées de l'Inde ; la langue cpii n'appartiendrait h aucune des trois gran-
a gagné alors plus de souplesse, tout en con- des classes que nous venons de mention-
servant cependant encore !a roideur de ses ner. est-elle possible? Il semble que la nature
premières allures. Bientôt l'Cdificc gramma- de l'esprit humain et les lois de la pensée ne
tical se décompose: le pâli, qui correspond à permettent pas de répondre autrement que
son premier âge d'altération, est empreint par la négative.
d'un remarquable esprit d'analyse. « Les lois Ici se présente naturellement à l'esprit, sur
qui ont présidé à la formation de cette lan- la nature intime du langage dans ses rapports
gue, dit E. Burnouf, sont celles dont on avec la pensée, une foule de considérations
retrouve l'application dans d'autres idiomes, dont nous essayerons de développer quel-
à des époques et dans des contrées très-di- ques-unes, renvoyant à VEssai qui suit cette
verses; ces lois sont générales, parce qu'elles introduction, des développements plus com-
sont nécessaires. Que l'on compare en effet plets sur cette matière.
au latin les langues qui en sont dérivées, Dans la pleine réalité, si tout est distinct,
aux anciens dialectes teutoniques les langues rien n'est isolé. Tout ce qui vil. se meut et se
de la même origine, au grec ancien le grec déploie dans le sens d'un organisme et avec
moderne, au sanskrit les nombreux dialectes un caractère individuel ; mais tout se touche
po[)ulaires de l'Inde; on verra se développer et s'engrène dans le monde; quelque libre-
Ics mêmes principes, s'appliquer les mêmes ment que se puisse manifester une indivi-
lois. Les inflexions organiques des langues dualité,. jamais elle ne saurait s'atfranchir de
mères subsistent en partie, mais dans un état cette immense solidarité nui enveloppe la
évident d'altération. Plus généralement elles sphère de l'univers créé. Selon que i'mdivi-
disparaissent et sont remplacées, les cas par dualité grandit, les rapports s'élèvent, et se
des particules , les temps par des verbes multiplient, de même qu'à la personnalité
auxiliaires. Ces procédés varient d'une langue humaine se njesure le vrai progrès social,
à l'autre, mais le principe demeure le même; La connaissance d'un être implique donc
c'est toujours l'analyse, soit tju'une langue la connaissance des rapports qu'il soutient
synthétique se tiouve tout à coup parlée par avec d'autres êtres. 11 y a plus : dans le
des l>arbares qui, n'en comprenant pas la monde de l'intelligence la même solidarité
structure, en suppriment et en remplacent existe entre les idées. En eflet, qui connaît,
les inflexions, soit qu'abandonnée à son pro- cherche et arrive à désigner, à nommer et à
pre cours, et à force d'être cultivée, elle définir, et dans tous ces actes se. letrouve un
tende à décomposer et à subdiviser les signes même procédé : rattacher l'individuel au
représentatifs des idées et des rapports eux- général.
mêmes. » Il va de soi qu'il en doit être de même dans
Le prakril, qui représente le second âge le langage, naturelle et nécessaire réverbéra-
d'altération de la langue sanskrite, est soumis tion de la pensée. Dans toute langue, quel-
aux mêmes analogies ; d'une part il est que rudimentaire qu'elle soit, il y a une
moins riche, de l'autre plus simple et plus désignation des choses ou des idées, et une
facile. Enfin le kawi, ancien idiome de Java, désignation de leurs rapports. (Tiedemann,
est une corruption du sanskrit, où cette lan- System dcr Slotsclicn Philosophie, I, 166.
gue est privée de ses inflexions, et a pris — Pott, EtymoL, Forschungen, I, 149.
en échange les prépositions et les verbes — Bindseil, Physiologie der Stimm-und
auxiliaires des dialectes vulgaires de cette île. Sprachlante, p. 13.) Le sens plein d'un mot
Ces trois langues elles-mêmes, formées par résulte à la fois de la notation de l'idée et de
dérivation du sanskrit, éprouvent bientôt le l'indication de la catégorie. (Uumboldt, Tcfter
même sort que leur mère, elles deviennent Verschiedenheit, etc., § li; Entslehen dcr
à leur tour langues mortes , savantes et grammntischen Formen {Mémoires de l'Aca-
sacrées, le [)ali dans l'île de Ceylan et l'Indo- demie de 5er/j«, 1822-1823.) S'il est vrai que
Chine, le prâkrit chez la secte des Djaïnas, tout mot a primitivement et foncièrement un
le kawi dans les îles de Java, Bali et Madoura. sens matériel et concret, c'est-h-dire indivi-
Alors s'élèvent dans l'Inde des dialectes plus duel, il est tout aussi vrai que, pour la pcn-
(lopulaires encore, les langues gouri, l'iiin- sée, le mol, dès qu'il existe pour elle, côtoie
doui, le bengali, le cachemirien, le dialecte un sens abstrait ou général. De telle sorte que,
de Gouzerate, le mahratle, et les autres dans le monde des mots, comme dans celui
idiomes vulgaires de l'Hindoustan, dont le des idées et celui des choses, il y a toujours
système est beaucoup moins savant (183). à un certain degré un entrelacement, une
Cette triplicité de système, qui se révèle pénétration mutuelle de l'individuel et du
dans l'expression de la pensée humaine en général. Tout ce qui est, tout ce qu'on pense,
tant qu'elle se manifeste parla parole, em- tout ce qu'on nomme, est individuel, et
(l8ô)Lac»nsK(Ieceslransff>iin:ilions sclroiivc dans mie fois fonrc ; c'esl nn èlre vivant el lonjotir»
la cundiiiun même d'une langue, il;uis la manière cié.ilenr. La pensée liuniaiiie s'élalïoro avf'c les pri>-
iJoni elle st^ modèle snr If s impressions el les lie- grès de l'inieliigenre, ei eei'e pensée, la langue i n
soins <le l'espril ; elle lient à son mode même de est la manifestation. Un idiome ne sanrait ilonr
S^cnéralion. « Il ne faut pas, dit G. de Humboldl, deim urer slaiionnaire, il inarclie, il se développe,
considérer une langue comme un produit mort et il grandit el sc forlilic, il vieillit el s'étiole >
DiCTIONN. DE l'nn.0SOPHIE. I. 22
m
LAN
DICTIONNAIRE DE PHILOSOriIlE.
Lan
684
oepPMilanl ne se conçoit cl ne se nomme que
par la catégorie. C'est que, hors Dieu, il n'y
fi rien au monde qui ait en soi son principe
el sa Hn.
Ce besoin de marquer à chaque mot son
rôle, à chaque individu sa classe , donne
naissance aux formes grammaticales, et h cet
égard, il est vrai de dire que toute langue a
des formes, c'est-à-dire un système plus ou
moins développé pour indiquer les rapports
et les catégories.
Les formes grammaticales sont comme des
exposants des rapports des mots avec l'unité
totale delà phrase. (IIumboldt, Lettre ù A.
Rémusat sur la nature des formes gram-
maticales ; Paris, 1827.)
Dans le vrai sens linguistique, la phrase
n'est pas une pure juxtaposition des parties
(lu discours qui auraient été inventées suc-
cessivement, eii raison du développement des
besoins intellectuels. Tout , dans la vie des
langues (et c'est toujours de la vie qu'il s'y
agit], tout ce qui se produit dans la parole
humaine, se range par unités organiques. Il
V a l'unité du discours, l'unité de la période,
l'unité de la proposition, l'unité du mot,
l'unité de la syllabe. Chacune de ces unités
correspond non pas à une pure collection ou
agrégation , mais à un organisme vivant.
(HuMBOLDT, Ueber Verschiedenheit, § 15 et 17.)
Le mot est la molécule intégrante de la
phrase : il ne se comprend complètement
(|ue par elle. La phrase, à son tour, peut
être envisagée comme un mot à la seconde
puissance. (Pott, Einleitung.)
Dès qu'un mot fonctionne, il a pris place
dans un système de rapports plus ou moins
compliqués, et selon qu'une langue a plus
ou moins de force expressive, ces rapports,
comme nous l'avons vu plus haut, sont plus
ou moins explicitement indiqués.
Les savants ne connaissent pas de langue
qui pousse plus loin à cet égard la richesse
d'expression et de notation que le sanskrit . La
phrase y apparaît, môme aux yeux, comme
un tout indissoluble, un agencement, un
engrenage; et c'est avec un grand sens qu'on
a soutenu, dans ces derniers temps, que les
nombreuses lois euphoniques imposées à la
rencontre des lettres initiales et finales des
mots correspondent à un sentiment profond
de l'unité organique de la phrase. On peut
trouver sans doute que cette minutieuse nota-
tion entrave l'exercice de la pensée, l'appli-
cation de l'analyse. Mais il nous suffit ici de
constater le fait (184).
Il se trouve d'ailleurs, ou se pressent plus
ou moins atténué dans tout le groupe des
langues indo-européennes. Et il est impor-
tant pour la philologie comparée de rétu<iier
ta où il se rencontre dans sa plénitude, parce
qu'il offre la vraie base d'interprétation el
d'appréciation des formes grammaticales. C'est
,184) Le sanskrit est sans doute une langue
morte, savante et de lourd ailirail , mais ce n'est
pas une langue faciice, conventionnelle et qui n'au-
rait j.imais été vivante, parlée. On a également dil,
mais avec aussi peu de raison, que l:i lan<,Mie sa-
vante des Chinois (\VeH-r;e), est le produit de pures
pour avoir méconnu cette vérité, qu'il a ré-
gné pendant si longtemps tant d'arbitraire
dans les jugements des grammairiens. On no
renme rien ^ans pointd'appui.
La flexion constitue la vraie forme gram-
maticale. Elle fléchit, assouplit, ajuste les
mots dans la phrase. Sans elle, il y a encore
phrase, mais plutôt dans la pensée que dans
l'expression complète et véritable. Son carac-
tère propre est d'être abstraite, générale,
uniforme et immuable dans toute une série
d'applications. C'est une pure expression do
rapport, et qui |iarconsé(iuent ne se conçoit
réellement que dans la contexture d'une
phrase, dans un ensemble de mots. La flexion
forme avec le mot, non pas un tout composé,
mais un tout simple, indivisible. Ce ne sont
pas deux éléments, deux idées accolées,
nouées l'une à l'autre : c'est une subordina-
tion, une hiérarchie, une idée développée,
c'est-à-dire déterminée et classée.
L'étude attentive des langues prouve quo
la flexion domine tout, dès qu'elle se montre.
Ce ne peut être une qualité adventice et
fortuite que tel ou tel génie, telle ou telle
convention a im culée à un idiome: c'est une
|)ropriété essentielle, première, et qui, sor-
tant du plus profond de l'aptitude linguis-
tique d'une nation, ])réside à tous ses déve-
lojjpements ultérieurs et s'engrène dans l'or-
ganisme total de la langue nationale. Elle se
trouve notamment dans la plus étroite liai-
son avec deux éléments contradictoires en
apparence, mais au fond coopérant organi-
quement, V unité lexicale et la division ana-
lytique de la phrase. D'un coté elle rattache
les mots les uns aux autres comme unités
individuelles, mais solidaires ; de l'autre, elle
favorise la division analytique de la phrase
et la liberté de sa formation ; en ce que, dans
son procédé purement grammatical, elle
pourvoit les mots de signes caractéristiques
qui font reconnaître facilement les rapports
des parties avec le tout. Elle aide ainsi éga-
lement à l'analyse des détails et à la con-
ception synthétique. Enfin, ce qui est plus
importani encore, comme elle est surtout
l'expression des rapports logiques de l'indi-
viduel et du général, elle stimule les plus
audacieux élans de la pensée philosophique.
Dans le tissu [textus] du discours, dans la
synthèse linguistique arrivée à son point
culminant, la flexion répond à la fois à une
exigence logique et à une exigence d'eupho-
nie ou d'eurhythmie. Comme tout penser
consiste à isoler et à unir, à décomposer et à
reconstruire, il a besoin d'une forme intel-
lectualisée qui serve à indiquer l'unité des
parties, c'est-à-dire des mots, et l'unité du
tout, c'est-à-dire de la phrase. Or la flexion
répond merveilleusement à ce besoin, en ce
qu'elle n'a pas d'autre rôle que d'y répondre.
D'un autre côté, le son cherche naturelle-
coiuiiinaisonK arlificielles (Bazin, Principes généraux
du clihwis vulgaire). Or, on arrive par là à eeUe
étrange assertion de M. Ampère (De la Chine et des
(ravnux de M. Abel Rémusal) , qu'en Chine la lan-
gue écrite a préc^ié la langue parlée (le chinois
vulgairej !
fiv^n LAN PSYCHOLOGIE. LAN (586
ment h mettre ses difîérenlcs modifications l'erreur de certains linguistes qui oublient
qui entrent en contact, dans une ordon- que toute langue a son principe d'indivi-
nance qui plaise à l'élocution comme à l'o- dualité, et s'imaginent que celle qui n'a pas
reille; souvent il se borne à aplanir des le sens de flexion en germe peut l'acquérir
ditTicultésde prononciation, ou à obéir à des à la suite de développements plus ou moins
habitudes organiques. Quelquefois il va plus longs. Non : qui dit langage, dit organisme,
loin, et, en fondant intimement la flexion et l'organisme ne s'emprunte pas.
avec le radical, il cherche et arrive à for- Un troisième moyen démarquer l'unité
mer des sections rhythmiques, et l'on dirait du mot, c'est Vaccent. On peut notamment
qu'il n'a souci que d'un plaisir d'acoustique; distinguer dans la syllabe trois qualités pho-
mais, h bien voir les choses, il y a là une néliques (IIu.mbolut, i'eber Versckiedenheit,
élaboration du son par le sens linguistique S 1^- — Rapp, Versuch eincr Physiologie der
interne pour faire de funité acoustique le Sprache), l'espèce propre de ses sons, la
symbole delunité d'une idée déterminée. mesure chronique et sa tonalité. Les deux
Le son contribue à indiquer l'unité lexi- premières sont déterminées par leur propre
raie par la pause, par les mutations sylla
biques internes et par Vaccent. La pause ne
peut servir qu'à indiquer l'unité extérieure;
•'n dedans du mot, elle détruirait son unité.
Mais dans le discours agencé, un repos de
la voix à la fin des mots, repos fugitif et per-
ceptible seulement pour l'oreille exercée, est
naturel pour rendre recomiaissatihis les élé-
ments de la pensée, tout en se subordonnant
aux exigences de l'entrelacement de la
phrase. Les langues où se manifeste un
sentiment juste et lin, arrivent à concilier l'in-
dividualité de chaque mot avec l'agencement
du tout. On n'a qu'à voir les lois eu})lio-
iiature, et font, pour ainsi dire, sa constitu-
tion corporelle; mais le ton, le ton linguis-
tique et non pas métrique, dépend de la
liberté du parlant, est une forme qu'i' lui
connnunique, et ressemble à un esprit qu'il
lui aurait insulUé. Il plane au-dessus du dis-
cours comme un principe encore |)lus plein
d'âme que la langue matérielle même, et est
l'expression immédiate de la valeur que lo
])arlant veut imprimer à tout ce qu'il énonce.
Kn soi, toute syllabe est capable de ton.
Mais comme entre plusieurs une seule ob-
tient réellement le ton, par là même cesse la
tonalité de celles qui l'accompagnent immé-
niques qui règlent en sanskrit le contact des dialement, et s'opère la subordination. De là
moîs entre eux. l'accent lexical qui réalise l'unité vivante
Quant aux mutations syllabiques internes, d'un mot. Aucun mot véritable ne peut être
elles contribuent à marquer l'unité du mot
en ce qu'elles mettent pour ainsi dire en
action la solidarité intime et presque la pé-
nétration mutuelle des syllabes du môme
vocable. Il arrive ainsi que, par un merveil-
leux instinct, à la fois linguistique et eu-
phoni(jue, les syllabes ajoutées au radical
conmie signes de déterminations accessoires,
échangent le sens réel et distinct qu'elles
ont pu avoir d'abord en un sens symbolique.
Mais il faut bien remarquer que tout cela
s'opère par spontanéité, et non par conven-
tion proprement dite. Lors même que la
philologie comparée arriverait un jour,
dénué d'accent, ni ne peut en avoir plus d'un
principal ; car il se morcellerait et devien-
drait plusieurs. On conçoit toutefois qu'il
puisse y avoir des accents secondaires, issus
de la qualité rhythmique du mot ou de nuan-
ces de signification.
Des considérations d'un autre ordre se
présentent et appellent nos méditations.
On s'attendrait à voir dans le cours des
siècles les idiomes s'élever p.ir degrés de
l'état monosyllabique à l'étal d agglutination,
pour aboutir enfin à l'état de flexion. Or,
c'est tout le contraire que nous observons :
plus nous remontons le courant des siècles,
connue elle y travaille aujourd'hui, à retrou- plus nous trouvons Vidiome développé (185).
ver le sens primitif et individuel de toutes les
flexions (syllabes ou lettres qui n'ont plus
qu'une valeur de position), on ne pourrait
jamais admettre dans les langues un pur dé-
veloppement mécanique. Telle est toutefois
(185) Quand on arrête sr» pensée où s'anéic \<i
rliaiiip tIfS faiis observables, on n'a pas de peine
à (lécunvrir qne |)ius les langiie'> sont anciinnes ,
plus elles sonl riclies d'iiarniotiie iniiialivc, vivantes
(ie poésie, brillantes de pilioriS|ue, cclalanics de
sonnriié. Tout y est ample , abondant, plein de suc
ei d'" sève. Faïu-ii en conclure qin-, dans les pre-
miers leuips, I ha(|ue son liiigiiisiii|ne avaii son sens
particulier, indépendaiii, et qu*^ dans les premiers
agencenit-nls, dans les procédés originels, il n'était
pas une ailicuialion de la parole qui ne corre>pon-
itlt à une articulation de la pensée? Depuis long-
temps le débat est eiigai^é sur c*^ite quesiinn entre
les ni^:Ures de la science, ci il est drmeuré jusqu'à
re jour sans conclusion déliuitive. (Voy. i, GluMM,
Deuitche Crainmaiik) ; PoT r {EHjmolo'jische For-
fihinigen) ; V. UoiP {Sfiriichvergle.clien.len hniiken
v^cr Oriwni'» UeuHche (jrammaiik ; Ucilii», 1SÔ6;
Le latin, par exemple, est plus riche en
formas que les idiomes romanisés d'aujour-
d'hui ; les langues modernes de l'Inde qui
dérivent du sanskrit sont tout à fait dégéné-
rées, quand on les compare à la perfection
Vergleicliende (Jrammatik ; Saiiskritisclw. Coiijuga-
iions-stjsieine, etc.) — bopp son'icnt que tonles I s
désinences sonl ilériNéf*s de mots .lulrefois siguili-
catil's par eux-niéuies, niais(|ui, en s'altacliant à un
aulre mot devenu dominanl, s'y sonl à la longue $■»-
Lordoiincs en oblilérant leur s(ui et it:nr sens. C'est
encore lui qui a ( lierclié à expliquer par la simple
influence mécanique de la désinence sur la racine,
le changt'ment d: voyell'' qui se reinarqui;, du plii-
liei au singulier, dans certaines conjugaisons du
gronpi; iiido-onropéi'n. Par «xemple en français:
je liViis, tu liens, il lient, nous le:ions, vous ten*>>z ;
cil sanskrit : vé la, vcila, v^da, viilima, vida, vidiis;
en gotliique, vail, voisi, voit ; vitum, \i;ulli, vtlnni ;
en allemand : icii weiss, du wtissi, cr w«/ss wir
wissen , rlir wis>i, sie wjss«n ; en grec oToa, n'n'i'x,
o!5î, rô,jL£v, L'jTî, fjajt.
Ç87 I-'^.N DICTIONNAIRE DE
sublime de leur noble mère, et le chinois de
nos jours est tout aussi monosyllabique que
celui des monuments les plus anciens. L'ex-
périence démontre que dans les temps histo-
riques les langues déclinent, et nous n'assis-
tons jamais à la naissance dune langue
nouvelle. En voyant aux premiers rayons
de l'histoire la langue déjà si richement
développée, nous en inférons avec raison
que la formation de la langue avait eu lieu
avant l'histoire. Ici se présentent les hypo-
thèses plus ou moins incohérentes, toutes
insoutenables, de l'origine humaine du lan-
gage, que nous allons discuter tout à l'heure.
Pour nous, le langage est d'institution di-
vine, les langues seules sont l'ouvrage de
l'homme. Nous bornant donc à constater
des faits, nous ferons observer qu'aussitôt
que l'histoire prend naissance, nous voyons
la langue commencer à effacer peu à peu
ses particularités caractéristiques. On paraît
donc autorisé à reconnaître comme deux
époques distinctes dans l'histoire des idio-
mes : d'abord l'histoire de leur développe-
ment, c'est l'époque anté-hislorique; puis
l'histoire de leur décadence, c'est l'époque
historique.
Vouloir remonter plus haut, essayer de re-
chercher les lois qui ont présidé à la créa-
tion des sons de signification, c'est une tâche
qui nous paraît au-dessus des données de la
science. Nous nous contentons du dévelop-
pement de la langue, ce qui constitue ses
forme», et nous supposons la matière, la sub-
stance phonétique ou acoustique, qui sert
pour ainsi dire de matière prernière à ce dé-
veloppement; ce sont, en d'autres termes,
les racines ou les sons de signification. Com-
ment cette matière première, commune à tous
les idiomes, comment les racines ont-elles
pris origine?
Cette question est tf^ut|aussi insoluble scien-
tifiquement que la question relative à l'ori-
gine d'un organisme quelconque. On peut
bien comprendre le rapport général entre la
langue et l'esprit, mais il n'en est pas de même
de la question suivante : Pourquoi cette
racine a-t-elle cette signification particulière?
C'est-à-dire : quel est le rapport qui existe
entre la signification elle son, le mot? Le
prob'ème ne nous paraît pas pouvoir se ré-
soudre autrement qu'en remontant à l'origine
première de toutes choses, à l'intervention
du Créateur.
On a bien essayé , il est vrai, de reconstruire
répoque primitive ou anté-historique d'a-
près l'essence des idiomes existants. On a
été conduit, par la dissection qu'on en a faite,
à supposer que le monosijllabisme avait été
l'élément primaire, que V agglutination était
venue ensuite, et en dernier lieu la flexion.
On a prétendu que les langues monosyllabi-
ques s'étaient les premières arrêtées dans
leur développement, que les langues aggluti-
nantes s'étaient développées du monosyl-
labisme, et de celui-ci les langues à tlexion.
Tout cela n'est qu'hypothèse encore, car nulle
part nous ne voy ons ces transformations s'<;c-
i'omplir. Pourquoi ces arrêts de plusieurs
riiiLosoriiiE.
LAN
C^i
milliers d'années dnris le développement des
langues monosyllabiques (le chinois, pa.-
exemple), dans celui des langues par aggluti-
nation, comme le tatar, le lurk, le tinnois et,
le plus grand nombre des langues américai-:
nés? Pourquoi aucune de ces langues n'a-'
t-elle pu atteindre au degré le plus élevé, ce-
lui de lallexion? Pourquoi trouvons-nous au
contraire les langues à flexion arrivées à
leur développement complet dès l'antiquité la
plus reculée?
S'il est difficile de constater, dans la crois-
sance des langues, une marche ascendante et
régulière, il n'en est pas de même de leur
décroissance. Plus l'esprit se déploie dans le
courant de l'histoire, plus il semble se dé-
rober au son ; on voit les flexions s'affaisser,
presque s'effacer, tout luxe disparaît; les élé-
ments phonétiques, qui ne sont plus sentis
dans leur signification, se plient aux lois
physiques des organes phonétiques et acous-
tiques. Ces lois, en agissant sur l'organisme
de la parole, déterminent des assimilations
et des décompositions phonétiques de toute
sorte. L'expérience démontre que l'histoire
nationale et l'histoire de la langue sont en
rapport inverse. Voyez les nations de la civi-
lisation moderne; toutes ont eu unehistoire po-
litique et sociale fortement agitée, et aucune,
appartenant à la grande souche indo-germa-
nique, n'a pu conserver la perfection primi-
tive de son idiome. N'oubliez pas non plus
que toutes ces nations, les véritables pionniers
et architectes de la civilisation humaine, se
sont mise.s en contact permanent entre elles;
c'est encore là un moiif, du moins accessoi-
re, de la décroissance des idiomes primitifs.
Quelle énorme différence entre les idiomes
romans ou germani(iues, surtout l'idiome
anglais d'un côté, et l'idiome lithuanien de
l'autre 1 Ceux-là, appartenant à des nations
profondément et depuis longtemps travail-
lées en tout sens par les luttes de l'esprit,
ont perdu beaucoup de leur richesse primi-
tive ; tandis que l'idiome des Liibuaniens, qui
n'ont eu ni une histoire ni une littérature
riche et féconde, s'est maintenu dans son ori-
ginalité antique et naïve. Les langues slaves,
de même, se montrent à l'observateur comme
des langues dont les possesseurs n'ont pas
encore achevé leur développement politique
et social. La langue norwégiennne, telle
Qu'elle se parle aujourd'hui dans l'île d'Islan-
e, ancienne colonie des Norvégiens, pos-
sède encore presque toutes les richesses de
l'antique langue du Nord ; tandis que cette
langue a beaucoup dégénéré chez les Suédois,
les Danois, et même chez les Norwégiens.du
continent. Pourquoi? Parce que les habitants
de l'Islande restaient étrangers aux mouve-
ments de l'Europe, et que les Suédois, les
Danois, et les Norvégiens proprement dits, ces
trois branches du grand arbre nord landais,
participaient et participent constamment à
l'histoire universelle du continent européen.
Les grandes époques, celles qu'on pourrait
appeler les cataclysmes des races et des so-
ciétés, sont accompagnées d'un rapide dé-
croisseraent des idiomes ; la migration des
683
LA\
PSYCHOLOGIE.
LAN
(m
peuples Yers l'empire romain était suivie finales, si abondantes et simultiples, font place
d une dégénérescence subite des langues ro- h un nombre restreint de quelques formes pré-
manes et germaniques. pondérantes ; cette analogie monotone des ter-
La manière dont cet affaissement s'opère minaisons est un signe caractéristique de la dé-
est partout la même au fond, parce qu'il existe générescence: hommp, latin homo;rose, rosa;
une ressemblance fondamentale dans la na-
ture de toutes les nations et, par conséquent,
dans leurs organes, phonéli(iues et acousti-
ques. Ainsi, il y a des mutations qui se font
dans certaines combinaisons phonétiques
chez les nations les plus diverses, absolument
d'après la même méthode; on voit se présen-
ter peu à peu les mômes changements dans
les langues tyiovosyllabiques, dans les lan-
gues d'agglutination, et dans les langues de
flexion. C'est là quelque chose de surprenant
à la première vue, et qui ne s'explique par-
faitement que par la nature physiologique
des organes de la voix humaine, qui sont
identiques partout et toujours.
Un fait (jui se reproduit dans toutes les
Jangues <^ui marchent avec la civilisation,
c'est» qu'elles perdent la prosodie de leurs
syllabes, et qu elles la remplacent par l'ac-
Ics '.
latin.
cent : voyez les langues latinisées vis-à-vis du
Les langues d'une organisation supérieure,
celles de flexion, tendent à simplifier leurs
formes granmiaticales. Elles coupent, par
exemple, les terminaisons de flexion, les cas de
di'^clinaison, en leur substituant des préposi-
tions; le verbe a perdu les formes des temps
et des modes, il les remplace par des verbes
auxiliaires, et se voit obligé J'y ajouter 'es
pronoms personnels, parce que les terminai-
sons personnelles se sont elfacées à leur
tour, ou que, si elles restent encore debout,
elles ne sont plus senties par l'oreille comme
telles. De celte manière se trouve presijue
rompue la vieille synthèse qui existait entre
ia signification et la relation ; ces langues se-
:;ondaires à flexion descendent sur le deuxième
plan, celui de l'agglomération, et la vraie
llexion ne s'y maintient souvent que dans le
cas où le radical lui-môme est changé. Ce
qui s'était dit par un seul mot ne se dit plus
iUie par plusieurs : en latin matri, en italien
alla [ad la) madré, en français à lamère; —
ainor, io sono amato, je suis aimé. C'est ce qui nuances si multiples de la voix et de l'oreille
corne, cornu; latin homines, rosrc, cornua,
s'affaiblissent en français jusqu'à devenir
hominps, roses, cornes, c'est-à-dire, que la
consonne finale s, en français, a chassé par
voie d'analogie toutes les autres terminaisons
si variées es, œ, a, etc.
Il n'est guère probable que les langues à
flexion redescendent jamais à l'état d'agglu-
tination, moins encore à l'état monosyllabi-
que ; mais on peut afiTnmer que les langues
à tlexion qui sont tombées en ruines, no
[)ourront jamais se relever à leur hauteur pri-
mitive. Du reste, on ne saurait admettre que
les idiomes monosyllabiques et agglutinants
de nosjours sont d'anciennes languesà flexion
retombées à l'état d'enfance. Ce serait suppo-
ser ([ue ces peuples auraient eu une histoire
de la pensée, une littérature riche et puis-
sante , dont la disparition complète serait
inexplicable. Quant au chinois monosyllabi-
que, on en possède des 'monuments de la
plus haute antiquité, qui sufllsenl pour dé-
truire toute idée d'une perfection antérieure
au monosyllabisme, cl quant aux idiomes
agglomérants, ils ne proviendraient, si cette
hypothèse était admissible, que du monosylla-
bisme, mais nullement des langues à flexion.
On s'est demandé quelle était la cause do
cette décadence des langues à flexion. On a
cherché cette cause au-dessus de toutes les
langues, en dehors de la libre volonlé do
l'homme. L'histoire sociale d'une nation, sur-
tout sa littérature, pourra accélérer la déca-
dence de son idiome, mais le point de départ
de cette décadence existe dans la nature hu-
maine.
L'altération continuelle des sons se montre
clairement dans le rapport entre l'écriture et
la prononciation. L'alphabet d'une langu«
peut nous fournir une image assez nette de
la prononciation à l'époque où il y fut intro-
duit, — abstraction faite de l'impossibilité
matérielle de nous représenter chacune des
a fait donner à ces langues le nom de lan-
gues ana/yfiV/ues.
^ Un autre signe de la décadence formelle,
c'est l'affaiblissement du pronom démonstra-
tif, et plus tard encore du nom de nombre
un, au point que l'un et l'autre finissent par
devenir l'article : en latin homo, piscis, sigi>i-
fient aussi bien un homme, un poisson, que
/'homme, le poisson ; mais dans les langues
modernes on a, en allemand : der Mann, der
Fisch, ein Mann,em Fisch, Thomme [le, la
vient de ille, illa, comme cet, cette, de iste,
ista) et le poisson, un homme, un poisson.
Quand les terminaisons des déclinaisons du
nom ont été usées, il a besoin de l'article. De
même le verbe, quand il a rejeté ses termi-
naisons, ou quand elles ne sont plus senties
comme jadis, ne peut se passer des pronoms
personnels.Ceux-ci sont pour le verbe ce que
l'article est pour le nom. Les antiques formes
Or, bientôt après l'établissement de cet al-
phabet, on s'aperçoit de certaines divergences
entre la prononciation et l'écriture du môme
mot. Ces divergences vont en augmentant ;
les sons changent de plus en plus, les carac-
tères alphabétiques restent unmuables en
montrant une époque du passé, comme l'ai-
guille d'un cadran arrêté.
§ XIV. — Les langues, inéqnles entre elles , so>»i-
eltes dans un rapport parfait avec le mérite relatif
des races ?
En prenant les races dans leur état actuel,
on est obligé de convenir que la perfection
des idiomes est bien loin d'être partout pr(>-
portionnelle au degré de civilisation. À ne
considérer que les langues de l'Europe mo-
derne, elles sont inégales entre elles, et les
jtius belles, les plus riches n'appartiennent
pas nécessairement aux peuples les plus avan-
601 LAX DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
c(5s. Si l'on compare, en outre, ces langues à
plusieurs de celles qui ont été répandues dans
le monde h différentes époques, on les voit
sans exception rester bien en arrière.
Spectacle plus singulier, dos groupes en-
tiers de nations arrêtées à des degrés de cul-
L.AN
692
de t'ho7Jime, enfin, il commence par un vé-
ritable non-sens, et continue infailliblement
de môme. Il n'y a pas d'honune idéal ,
l'homme n'existe pas, et si jt; suis persuadé
qu'on ne le découvre nulle part, c'est surtout
lorsqu'il s'agit de langage. Sur ce terrain, je
lure plus que médiocre sont en possession connais le possesseur de la langue finnoise,
de langag(!S dont la valeur n'est pas niable.
De sorte que le réseau des langues, composé
de mailles de différents prix, semblerait jeté
PU hasard sur l'humanité, la soie et l'or cou-
vrant parfois de misérables êtres incultes et
féroces; la laine, le chanvre et le crin, em-
barrassant des sociétés inspirées, savantes et
sages. Heureusement, ce n'est là qu'une ap-
parence, et, en y appliquant la doctrine do
celui du système arian ou des combinaisons
sémitiques; mais Vhovwie absolu, je ne le
connais pas. Ainsi, je ne puis pas raisonner
d'après cette idée, que tel point de départ
uni({ue ait conduit l'humanité dans ses créa-
tions idiomatiques. Il y a eu plusieurs points
de départ, parce qu'il y avait plusieurs formes
d'intelligence et de sensibilité (186).
Passant maintenant h la seconde opinion,
a diversité des races, aidée du secours de je ne crois pas moins à sa fausseté. Suivant
'histoire, on ne tarde pas à en avoir raison, celte doctrine , il n'y aurait eu développe-
de manière à fortifier encore les preuves ment que dans la mesure où il y aurait eu
données plus haut sur l'inégalité intellec- nécessité. Il en résulterait que les races
luelle des types humains. mâles posséderaient un langage plus précis.
Les premiers philologues commirent une plus abondant, plus riche que les races fe-
double erreur : la première, de supposer que, melles, et comme, en outre, les b(feoins
parallèlement à ce que racontent les unitaires
de l'identité d'origine de tous les groupes,
toutes les langues se trouvent formées sur le
môme principe; la seconde, d'assigner l'in-
vention du langage à la pure influence des
besoins matériels.
matériels s'adressent à des objets qui tombent
sous les sens et se manifestent surtout par
des actes, la lexicologie serait la partie prin-
cipale des idiomes.
Le mécanisme grammatical et la syntaxe
n'auraient jamais eu occasion de dépasser
Pour les langues, le doute n'est môme pas les limites des combinaisons les plus élémen-
permis. Il y a diversité complète dans les taires et les plus simples. Un enchaînement
modes de formation, et, bien que les classi- de sons bien ou mal liés suffit toujours pour
ticalions proposées par la philologie puissent exprimer un besoin, et le geste, commentaire
•Mre encore susceptibles de révision , on ne facile, peut suppléer à ce que l'expression
s.'ïtirait garder une seule minute l'idée que laisse d'obscur ( W. de Humboldt, Ueber die
la famille altaïque, l'ariane, la sémitique, no Katci-Sprache, Einl.), comme le savent bien
procèdent pas de sources parfaitement étran- les Chinois. Et ce n'est pas seulement la syn-
gères les unes aux autres. Tout y diffère. La thèse du langage qui serait demeurée dans
lexicologie a, dans ces différents "milieux lin- l'enfance. Il aurait fallu subir un autre genre
guistiques , des formes parfaitement caracté- de pauvreté non moins sensible, en se pas-
risées à part. La modulation de la voix y est sant d'harmonie, de nombre et de rhythme.
spéciale : ici se servant surtout des lèvres Q^i'iniporte, en effet, le mérite mélodique là
pour créer les sens; là les rendant par la oii il s'agit seulement d'obtenir un résultat
contraction de la gorge; dans un autre sys- positif? Les langues auraient été l'assemblage
lème, les produisant par l'émission nasale et irréfléchi, fortuit, des sons indifféremment
comme du haut de la tôte. La composition appliqués.
(les parties du discours n'offre pas des mar- Cette théorie dispose de quelques argu-
ques moins distinctes réunissant ou séparant nients. Le chinois, ange d'une race mascu-
les nuances de la pensée, et présentant, sur-
tout dans les flexions des substantifs et dans
la nature du verbe, les preuves les plusfrap
line, semble d'abord n'avoir été conçu que
dans un but utilitaire. Le mot ne s'y est j^as
élevé au-dessus du son. Il est resté monosyl-
panles de la différence fie logique et de sen- labe. Là point de développements lexicolo-
sibililé qui existe entre les catégories hu
raaines. Que résulte-t-il de là? C'est que lors-
que le philosophe, s'efforçant de se rendre
compte, par des conjectures purement abs-
traites, de l'origine des langages.'débute dans
ce travail par se mettre en présence de
l'homme idéalement conçu, de l'homme dé-
pourvu de tous caractères spéciaux de race,
(186) \\. Giiillaiiine de MuinlioMl, dans un drt ses
plus luilianls opuscules, a exprimé d'une ma-
nière a(lniiral)le la parlie essenlielle de coUe vé-
liié. « l'arinnl, dit ce penseur de génie, l'œuvro du
lftin|)s s'uiiiidans les lauK'>8<'s à l'œuvre de l'origi-
nalité naiiunaje, el ce (\\\\ caraclérise les idiomes
des hordes giicriiéres de rAméri(|ue el de l'Asie
i-tpicnirionale n'a pas nécessairemcnl apparlenn
aux races priniilivcs de l'Inde cl de la Grèce. 11
giques. Pas de .racine donnant naissance a
des familles de 'dérivés. Tous les mots sont
racines, ils ne se modifient pas par eux-
mêmes, mais entre eux, et suivant un mode
très-grossier de juxtaposition. Là se^ ren-
contre une simplicité grammaticale d'oij il
résulte une extrême uniformité dans le dis-
cours, et qui exclut, pour des intelligences
n'esl pas possi[)Ie d'atlriljner une marche parfaile-
menl pareille, el en quelque sorte imposée par la
nalure, au développement, soit d'une langue appar-
icuaiil à une iiaiion prise isolément, soil d'une au-
tre qui aura servi à plusieurs peuples. » (W. de
IIl'mboldt' , Veber dus Enlstehen der grawmnii-
sclien Fornien, und iltren Einflusi au( die Ideetienir
wickcluiig.)
CS3
LAN
PSYCHOLOGIE.
LaX
C':)l
liabituées aux tonnes riches, variées, abon- sons el des conditions particulières de formes
dantes, aux intarissables combinaisons d'i- et de classes pour les modifications parlées de
diomes plus heureux, jusqu'à l'idée raômo la pensée, j'en conclus que, môme au sein
de la perfection esthétique. Il faut cependant des idiomes des races masculines, le sentiment
ajouter que rien n'autorise à admettre que du beau et de la logique, l'étincelle intellec-
les Chinois eux-mêmes éprouvent cette der- tuelle se fait encore apercevoir, el préside
nière impression, et, par conséquent, puisque donc partout à l'origine des langages , aussi
leur langage a un but de beauté pour ceux bien que le besoin matériel,
«jui le parlent, puisqu'il e^t soumis à cer- Je disais tout à l'heure que, si cette der
laines règles propres à favoriser le dévelop-
pement mélodique des sons, s'il peut être
taxé, au point de vue comparatif, d'atteindre
.\ ces résultats moins bien que d'autres lan-
gues, on n'est pas en droit de méconnaître
(jue, lui aussi, les poursuit. Dès lors il y a
dans les premiers éléments du chinois autre
chose el plus qu'un simple amoncellement
d'articulations ulililaires (187).
Néanmoins, je ne repousse pas l'idée d'at-
tribuer aux races masculines une infériorité
esthétique assez remarquée il88) qui se re-
produirait dans la construction de leurs
idiomes. J'en trouve l'indice, non-seulement
dans le chinois et son indigence relative,
mais encore dans le soin avec lequel cer-
taines races modernes de l'Occident ont dé-
nière cause avait pu régner seule , un fond
d'articulations formées au hasard aurait sufli
aux nécessités humaines, dans les premiers
temps de l'existence de l'espèce. Il paraît
établi que celte hypothèse n'est pas soute-
nable.
Les sons ne se sont pas appliqués fortuite-
ment à des idées. Le choix en a été dirigé
par la reconnaissance instinctive d'un certain
rapport logique entre des bruits e\térieui*s
recueillis par l'oreille de l'homme et une idée
que son gosier ou sa langue voulait rendre.
Dans le dernier siècle, on avait été frappé
de cette vérité. Par malheur, l'exagération
étymologique, dont on usait alors, s'en em-
para, et l'on ne tarda pas à se heurter contre
des résultats tellement absurdes, qu'une juste
pouillé le latin de ses plus belles facultés impopularité vint les frapper et en faire jus-
rhythmiques, et le gothique de sa sonorité, tice. Pendant longtemps, ce terrain, si folle-
l>e faible mérite de nos langues actuelles, ment exploité par ses premiers explorateurs,
même les plus belles, comparées au sanskrit, a effrayé les bons es[)rils. Maintenant, on y
au grec, au latin même, n'a pas besoin d'être revient, et, en profilant d(!s sévères leçons do
démontré, et concorde parfaitement avec la l'expérience pour se montrer prudent et re-
médiocrité de notre civilisation et de celle du tenu, on pourra y recueillir des observation»
Céleste Empire , en matière d'art el de lilté- tres-dignes d'être enregistrées. Sans pousser
rature. Cependant, tout en admettant que des remarques, vraies en elles-mêmes , jus-
cetle différence puisse servir avec d'autres qu'au domaine des chimères, on peut admet-
traits, à caractériser les langues des races tre, en ell'et, qu(i le langage primitif a su, au-
masculines, comme il existe pourtant dans tant que possible , profiter des impressions
ces langues un sentiment moindre sans de l'ouie pour former quelques catégories do
doute, cependant puissant encore , de l'eu- mots, et que, dans la création des autres, il
rhytlimie, et une tendance réelle à créer et à a été guidé par Je sentiment de rapports
maintenir des lois d'enchaînement entre les mystérieux entre certaines notions de nature
(i87j Je serais porté à croire que la nature mo-
iinsylhibifiwe du cliinois ne coiislilue pas iiii Citrac-
lére lin;;ui>li(|(ie spécillqiie, el, iiiitlgié ce que celle
|)ailiciil.iriié olFie lie s.iiilani, elle ne me p;iraîl pas
esseiiliclle. Si cela élail, le ciiiiiois serait une langue
isolée, el se laitaciierail (oui au plus aux iilionies
qui peuvent oU'rir la même structure. On sait qu'il
n'en est rien. Le cliinois fait partie du sysiènie la-
lare ou fimwiis, qui possè<le des branches p;irraile-
nieiil polysyll.tl)ii|nes. Puis, dans des groupe s de
louii' autre oriyiin', on retrouve des spécimens de
la niè:iie nature. Je n'insisterai pas trop sur l'o-
lliomi. Cet idiome mexicain, suivant du Pnnceau,
pré>eiiie, à la vériié, les traces que je relève ici
«lans le chinois, et cepemlaiit , placé an milieu des
dialectes américains, comme le chinois parmi les
langues taldres, l'ollioini u'hu (ail pas moins par-
lie de leur réseau. (Voy. Morton, An Inquiry in lo
ihe distinclive cliaraclcriaiics of ihe aboriyinnl race of
Amenca, P:i,la.li;l,)!ii i, i8i* ; Fr^y. all^sl PuKM.orr,
llhlory ol the coiiquest o( Mejicu, l. 111, p. -i4.j.jCe
qui m'empêcherait lialt-ichcr à ce lait toute l'impor-
lauce qu'il Semble comporter, c'est qu'on pouir.Mt
alléguer que les langues amériiaines, langues ultra -
polysyllabiques, pniscjue , seules au monde, avec
l'eiiskara. elles puiissenl la (aciillé de combiner le->
sons «;l les idées jusqu'au p!iiy>yiiiliclisme , soroiil
[lenl-éire nu jour leconnnes comme ne formant
quuii vaste rameau de la famille lalaro, cl qu'eu
conséquence l'argument que j'en tirerais se irouve-
raii corroborer seulement ce que j'ai dit de la pa-
lenlé du chinois avec les idionu-s ambiants, parenté
(|ui n<' dément, en aucune façon, la nature p.irlicn-
lière de la langue du Céleste Empire. Je trouve
donc un exemple plus concluant dans le copte,
qu'on supposera diflicilement allié au cbiiKtis. Là,
également, tontes les*"syllabes sonl des racines, et
des racines qui se moiliiient par de simpli;s ailixe-.
tellement mobiles , que, même pour marquer les
temps du verbe, la |)articule liétcrminanle ne reste
jias toujours annexée au mot. Par exemple : liait
veut dire, ordoinier; a-liôu, il ordonna ; Moïse or-
donna se dit : a Moyses lion. (Voir L. Meiek's, //<?■
hràisclies Wnrzelivœrierbitili, in-8"; Manheim, iSiS.)
Il me paraît donc que le monosyllabisme peut se
présenter chez louics les familles d'idiomes. C'est
une sorte d'inlirmité déterminée par des aceidcnis
d'une nature encore inconnue , mais point i\n irait
sp;:ci(iiiue propre à sép.trer le lan;^age (|iii en est
ii;vélu du reste des langages liuinains, en lui cons-
litiiant une individualiié S|)éci.ile.
(188) Gœthe a dit, dans son romande Wilhelm
Meisler : « Peu d'Allemands, el penl-êlre peu d'hom-
mes, dans les naii'):is inodernes, possè leni le seii>
d'un cnseudile esthétique. Mon» ne savons louer el
blâmer que par moiceaux, nous ne sommes r^viî
que d"une faç.ni liag inenta ire. >
ft)5
LAN
DICTIOX.NAIHE UE »^HlLOSOPlllli.
LAN
696
abstrait* et certains bruits parliruliers. C'est
ainsi, par exemple, que le son de Vi semble
pioure à exprimer la dissolution ; celui du
te, le vague physique et moral, le vont, les
vœux ; celui de \'m, la condition de la mater-
nité. (W. DE lIuMBOLDT , Uehcr die Kawi-
Sprnche, Einleit. , p. xcv.) Celte doctrine,
contenue dans de très -prudentes limites,
trouve assez fréquemment son application
pour qu'on soit contraint de lui reconnaître
(|uelque réalité. Mais, certes, on ne saurait
«Ml user avec trop de réserve, sous peine de
s'aventurer dans des sentiers sans clarté, oix
le bon sens se fourvoie bientôt.
Ces indications, si faibles (ju'elles soient,
démontrent que Je besoin matériel n'a pas
seul présidé à la formation des langages, et
que les hommes y ont mis en jeu leurs plus
belles facultés. Ils n'ont pas appliqué arbi-
trairement les sons aux choses et aux idées.
Ils n'ont procédé en cette matière qu'en vertu
d'un ordre préétabli dont ils trouvaient en
eux-mêmes la révélation. Dès lors, tel de ces
premiers langages, si rude, si pauvre et si
grossier qu'on se le représente, n'en conte-
nait pas moins tous les éléments nécessaires
pour que ses rameaux futurs pussent se déve-
lopper un jour dans un sens logique, raison-
nable et nécessaire.
M. Guillaume de Humboldt a remarqué,
avec sa perspicacité ordinaire, que chaque
langue existe dans une grande indépendance
de la volonté des hommes qui la parlent. Se
nouant étroitement à leur état intellectuel,
elle est tout à fait au-dessus de la puissance
de leurs caprices, et il n'est pas en leur pou-
voir de l'altérer arbitrairement. Des essais
dans ce genre en fournissent de curieux té-
moignages.
J'en lire cette conséquence, que le fait du
langage se trouve intimement lié à la forme
de l'intelligence des races, et dès sa première
manifestation, a possédé , ne fût-ce qu'en
germe, les moyens nécessaires de répercuter
les traits divers de cette intelligence à ses
différents degrés.
Mais., là où l'intelligence des races a ren-
contré des impasses et éprouvé des lacunes,
la langue en a eu aussi. C'est ce que démon-
trent le chinois, le sanskrit, le grec, le
groupe sémitique. J'ai déjà relevé, pour le
chinois, une tendance plus particulièrement
utilitaire conforme à la voie où chemine l'es-
])ril de la variété. La plantureuse abondance
d'expressions philosophiques et Ihéologiqucs
du sanskrit, sa richesse et sa beauté eurhyth-
)niques sont encore parallèles au génie de la
nation. H en est de môme dans le grec, tan-
dis ([ue le défaut de précision des idiomes
|)arlés par les peuples sémites s'accorde par-
(189) Le iiiélidige des iiiiomes , proporlioimel ;ui
iiiél:iii};e (les races d^iiis une nation, avaii déjà oié
ol)servc iorsiine la science philologique n'exisl;>ii ,
pour ;iiii-,i (lire , pas encore. J'en citerai le lénioi-
s^nage <juc voici : < Ou peut poser comme une rè-
gle constante <|u*à proportion du nombre des étran-
gers (jui s'établiront dans un pays , les mots de la
langue qu'ils parlent enlreronl dans le langage de
ic j>i)b-!à, cl p.tr dcgrci? s'y ualuraliscioul , pour
faitemurit avec le naturel de ces familles.
Si, quittant les hauteurs un peu vaporeuses
des Ages reculés, nous descendons sur des
collines historiques plus rapprochées de nos
temps, nous assistons, cette fois , à la nais-
sance môme d'une multitude d'idiomes, et ce
grand phénomène nous fait voir plus nette-
ment encore avec quelle lidélité le génie
ethnique se mire dans les langages.
Aussitôt qu'a lieu le mélange des peuples,
les langues respectives subissent une révolu-
tion, tantôt lente, tantôt subite, toujours
inévitable. Elles s'altèrent, et, au bout de peu
de temps, meurent. L'idiome nouveau oui
les remplace est un compromis entre les
types disparus, et chaque race y ap|)orte une
part d'autant plus forte qu'elle a fourni plus
d'individus à la société naissante. (Pott, Hn-
cycl.v. Ersch und Gruber ; Indo- german.
Sprachst., p. 74.) C'est ainsi que, dans nos
populations occidentales, depuis le xni' siècle,
les dialectes germaniques ont dû céder, non
pas devant le latin, mais devant le ro-
man (189) , à mesure que renaquit la puis-
sance gallo-romaine. Quant au celtique, il
n'avait point reculé devant la civilisation ita-
lienne, c'est devant la colonisation qu'il avait
fui , et encore peut-on dire avec vérité (pi'il
avait remporté en fin de compte, grâce au
nombre de ceux qui le parlaient, plus qu'une
demi-victoire, puisqu'il lui avait été donné,
quand la fusion des Galls, des Romains et
des hommes du Nord s'était opérée définiti-
vement, de préparer à la langue moderne sa
syntaxe, d'éteindre en elle les accentuations
rudes venues de la Germanie et les plus vives
sonorités apportées de la Péninsule, et de
faire triompher l'eurhylhmie assez terne
qu'il possédait lui-même. Le développement
graduel de notre français n'est que Feffet de
ce travail latent, patient et sûr. Les causes
qui ont dépouillé l'allemand moderne des
formes assez éclatantes remarquées dans le
gothique de l'évêque Ulphilas, ne sont pas
autres, non plus, que la présence d'une
épaisse population kymrique sous le petit
nombre d'éléments germaniques demeurés
au delà du Rhin (190), après les grandesx'mi-
gralions qui suivirent le v' siècle de notre
ère.
Les mélanges de peuples présentant sur
chacjue point des caractères particuliers issus
du quantum des éléments ethniques, les ré-
sultats linguistiques sont également nuancés.
On peut poser en thèse générale qu'aucun
idiome ne demeure pur après un contact in-
time avec un idiome différent; que même,
lorsque les principes respectifs offrent le plus
de dissemblances, l'altération se fait au moins
sentir dans la lexicologie; que, si la langue
ainsi dire, et deviendront aussi familiers aux liabi-
lants (jue s'ils élaieui de leur cru. (KAEMPFEn,
Hhloire du Japon, in -fol.; la Haye, t7i29, iiv. i",
p. 73.)
(t90) Keferstein {Ansichten ùber die Keltisclien
Allerlhûmer, Halle, 1846-1831 ; Einteii., 1. xxxvin)
prouve que l'allemand n'fst qu'une langue mélisse
composée de celtique et de gothique. Griuim ex-
prime le nièaïc avis.
697
LAN
PSYCHOLOGIE.
L\.\
n.'s
parasite a quelque force, elle ne manque
pas d'attaquer le inoded'eurliylhiiiie.eliuùuie
les côtt^s les plus fiiibles du système gramma-
tical, d'où il résulte que lelangage est une
des parties les plus délicates et les plus fra-
giles de l'iiidividualité des peuples. On aura
donc souvent le singulier spectacle dune
langiie noble et très-cultivée, passant, par son
union avec un idiome barbare, à une sorte
de barbarie relative, se dépouillant |)ar de-
grés de ses plus belles facultés, s'appauvris-
sant de mots, se desséchant de formes, et
témoignant ainsi d'un irrésistible penchant
à s'assimiler, de plus en plus, au compagnon
de mérite inférieur que l'accouplement des
races lui aura donné. C'est ce qui est arrivé
au valaque et au rhélien , au kawi et au bir-
man. L'un et l'autre de ces derniers idiomes
sont imprégnés d'éléments sanskrits, et, mal-
gré la noblesse de cette alliance, les juges
compétents les déclarent inférieurs en mérite
au delaware. (W. de Hu.mboldt, Veber die
Katci-Sprache, Einl., p, xx\iv. )
Issue du tronc des Lenni-Lénapes, l'asso-
ciation de tribus qui parle ce dialecte vaut
primitivement plus que les deux groupes
jaunes remorqués par la civilisation hindoue,
et si, malgré cette prérogative, elle reste au-
dessous d'eux, c'est que les Asiatiques en
question vivent sous l'impression des inven-
tions sociales d'une race noble, et protitcnt
de ces mérites, tout en étant peu de chose
par eux-mêmes. Le contact sanskrit a sufTi
j)Our les élever assez haut, tandis ([ue les
Lénapes, que rien de semblable n'a fécondés
jam;iis, n'ont pu monter, en civilisation, au-
dessus de la valeur qu'on leur voit. C'est
ainsi, pour me servir d'une comparaison fa-
cile à apprécier, que les jeunes mulâtres éle-
vés dans les collèges de Londres et de Paris,
peuvent, tout en restant mulâtres et très-mu-
lâtres, présenter, sous certains rapports, une
apparence de culture plus satisûiisante que
tels habitants de l'Italie méridionale dont la
valeur intime est incontestablement plus
grande. 11 faut donc, lorsqu'on rencontre un
peuple sauvage en possession d'un idiome
supérieur à celui de nations plus civilisées,
distinguer soigneusement si la civilisation de
ces dernières leur appartient en propre, ou
si elle ne provient que d'une infiltration de
sang étranger. Dans ce dernier cas, l'imper-
fection du langage primitif et l'abâtardisse-
ment du langage importé s'accordent par-
faitement avec l'existence d'un certain degré
de culture sociale (190*).
J'ai dit ailleurs que, chaque civilisation
ayant une portée particulière, il ne fallait
pas s'étonner si le sens poétique et philoso-
phique était plus développé chez les Hindous
sanscrits et chez les Grecs que chez nous,
tandis que l'esprit pratique, critique , érudit,
dislingue davantage nos sociétés. Pris en
(190*) C'est celle (lifférence de niveau (jui, se
niariiuanl emre riitieiligeiice du coiiqiiéranlt'i celle
des peuples soumis, a doiiiic cours, au débul de»
nouveaux empires, à l'usage des langues sacrées.
Ou eu a \u d.uis loules les parties du' monde. Les
L?yplieiis avaiciil la leur, les liicas du Pérou de
niasse, nous sommes doués d'une vertu active
plus énergi(iue que h's illustres dominateurs
de l'Asie méridionale et de l'ilellade. En re-
vanche, il nous faut leur céder le pas sur le
terrain du beau, et il est dès lors naturel
que nos idiomes tiennent l'humble rang de
nos esprits. Un essor plus puissant vers les
sphères idéales se reflète naturellement dans
la })arole, dont les écrivains de l'Inde et de
rionie ont fait usage , de sorte que le lan-
gage, tout en étant, je le crois, je l'admets.
un très-bon critérium de l'élévation généialti
des races, l'est pourtant, d'une manière plus
spéciale, de leur élévation esthétique, et il
prend surtout ce caractère lorsqu'il s'ap-
plique à la comparaison des civilisations res-
pectives.
Pour ne pas laisser ce point douteux, je
me permettrai de discuter une opinion émise
par M. le baron Guillaume de Humboldt. au
sujet de la supériorité du mexicain sur le
péruvien (1d., l'ebcr die Kmci-Spracho, Einl.,
p. xxxiv), supériorité évidente, dit-il, bien
que la civilisation des Incas ait été fort au-
dessus de celle des habitants de l'Analiuac.
Les mœurs des Péruviens se montraient ,
sans doute, plusdouces, leurs idées religieuses
aussi inod'ensivos qu'étaient féroces celles des
sujets de Montézuma, Malgré tout cela, l'en-
semble de leur étal social était loin de pré-
senter autant d'énergie , autant de variété.
Tandis que leur despotisme, assez grossier,
ne réalisait qu'une sorte de communisme hé-
bétanl, la civilisation aztèque avait essayé des
formes de gouvernement très-raffinées. L'état
militaire y était beaucoup plus vigoureux, et,
bien quelles deux empires ignorassent égale-
ment l'usage de l'écriture , il semblerait que
la poésie, l'histoire et la morale, fort cultivées
au moment où a|)parut Cortez, auraient joué
im plus grand rôle au Mexicfue qu'au Pérou,
dont les institutions penchaient vers un épi-
curéismc nonchalant, peu fiivorable aux tra-
vaux de l'intelligence. II devient alors tout
simple d'avoir à constater la supériorité du
peu{)le le plus actif sur le peuple le plus
modeste.
Au reste, l'opinion de M. Guillaume de
Humboldt est, ici, conséquente h la manière
dont il définit la civilisation. Sans renouveler
la controverse, il m'était indispensable de ne
pas laisser ce point dans l'ombre ; car , si
deux civilisations avaient pu se développer
jamais parallèlement à des langues en con-
tradiction avec leurs mérites respectifs, il
faudrait abandonner l'idée de toute solidarité
entre la valeur des idiomes et celle des in-
telligences. Ce fait est impossible à concéder
dans une mesure différente de ce qne j'ai dit
plus haut pour le sanskrit et le grec comparés
à l'anglais, au français, à l'allemand.
D'ailleurs, en suivant cette voie, ce ne se-
rait pas une médiocre dilficulté que de déter-
uièmc.(>ene l:inguo sacré'^, oltjel d'un supprslitieiix
respecl. |iropriélé exclusive des liiiules classes el
souvenl du groupe sacerdotal, à l'exclusiou <le lous
les autres, est toujours la preuve la plus forte que
l'on puisse donner de l'existence d'inie race étrau-
l^crc dominant sur le st>l où on la trouve.
C99
LAN
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
LAN
70Q
miiior jjuiir les |)c)j)uIalions In('»li^scs les
t;mses de l'élal idioiiuitiqm; nù on les trouve.
On ne possède pas toujours , sur la tiuolilô
des mélanines ou sur leur qualité, des lumières
su(n>anles pour [louvoir en examiner le tra-
vail organisateur. Cepcniianl l'intluence de
ces cau'^es premières persiste, et si elle n'est
{)as démas(]uée, elle peut aisément conduire
h des conclusions erronées. Précisément
I)arceque le rapport de l'idiome à la race est
assez étroit , il se conserve beaucoup plus
loni,'temps que les peuples ne gardent leurs
corps d'Etat. Il se fait reconnaître après que
]es peuples ont changé de nom. Seulement ,
s'aUérant conm)e leur sang, il ne disparaît, il
lie meurt qu'avec la dernière parci.'lle de leur
nationalité (191). Le grec moderne est dans ce
cas: mutilé autant que possible, dépouillé de
la meilleure part de ses richesses grammati-
cales, troublé et souillé dans sa lexicologie,
appauvri même, à ce qu'il semble, quant au
nombre de ses sons, il n'en a pas moins con-
servé son empreinte originelle (lOl'^). C'est en
quelque sorte, dans l'univers intellcQtuel, C(^,
(ju'est, sur la terre, ce Parthenon si dégradé,
( ui après avoir servi d'église aux popes, puis,
devenu poudrière, avoir éclaté en mille en-
droits de son fronton et de ses colonnes, sous
les boulets vénitiens de Morosini, présente
encore à l'admiration des siècles l'adorable
modèle de la grâce sérieuse et de la majesté
simple.
Il arrive aussi qu'une parfaite fidélité à la
langue des aïeux n'est {)as dans le caractère
d'i toutes les races. C'est encore là une diffi-
culté de plus quand on cherche à démêler, à
l'aide de la philosophie, soit l'origine, soit le
mérite relatif des types humains. Non-seule-
ment il arrive aux idiomes de subir des alté-
rations dont il n'est pas toujours facile de
retrouver la cause ethnique : il se rencontre
encore des nations qui, pressées par le con-
tact des langues étrangères , abandonnent la
leur. C'est ce qui est advenu, après les con-
quêtes d'Alexandre , à la partie éclairée des
po])ulations de l'Asie occidentale, telles que
les Cariens , les Cappadooiens et les Armé-
niens, et c'est ce que j'ai signalé aussi pour
nos Gaulois. Les uns et les autres ont ce-
pendant inculqué dans des langues victo-
rieuses un principe étranger qui les a, à la
tin, transfigurées à leur tour. Mais, tandis que
ces peuples irfaintenaient encore , bien que
(191) Une o!)sei'vaiion iiiiérpssanle, c'est de voir,
diins les l;ingnes issues d'une langue moyenne, rer-
t:nns ilérivés se présenter sons une forme hien plus
r:ipprorliée de la racine prinùiivo que le moi d'où,
rn général, on les suppose formés, ou (pie celui qui,
d:ins la langue la plus voisine, exprime la même
idée. .Ainsi fuieur : ail. wuih, angl. mad, sanskrit
vindn; désiiî. comme expression de la passion:
ail. befiierde, fraiiçiis rage, sai:skril ragn ; hevoip. :
ail. pfiirlii, angl. dulij, sanskrit diiiia ; ruisseau :
al!, riiine, lai. nivis. sans'-ril iirivt , grec pév).
( V^oii- Klaprotii, Aiia poliiglotia, iii-i°.) On pour-
rait induire de ce lait que quelques races, après
avoir subi un «eriain nombre de mélanges, sont
pariiellein. m lanienées à une pureté plus grande,
à une vigueur blanche plus proïKHicée que d'au-
tics qui les ont dcvancces dans l'ordre d s temps.
d'une manière imparfaite, leur propre instru-
ment intellectuel ; que d'autres , beaucoup
j)lus tenaces , tels que les Basques, les Ber-
bères de l'Atlas, les likkliilis de l'Arabie mé-
ridionale, parlent jusqu'à nos jours comme
parlaient leurs plus anciens parents, il est des
groupes, les Juifs, par exemple, qui semblent
n'y avoir jamais tenu , et cette inditrérence
éclate dès les pnmiiers pas de la migration
des favoris de Dieu. Tharé, venant d'Ur des
Chaldéens, n'avait certainement pas appris,
dans le pays de sa parenté, la langue chana-
néenne ((ui devint nationale pour les enfants
d'Israël. Ceux-ci s'étaient donc dépouillés de
leur i(Jiome natif, pour en accepter ini autre
dill'érent, et qui. subissant quehiue peu , je
le veux croire , l'inlluence des souvenirs pre-
miers, devint, dans leur bouche, un dialecte
particulier de cette langue très - ancienne ,
mère de l'arabe le plus ancien, héritage légi-
time des tribus alliées, de fort près, aux
Cliamites noirs (192). Cette langue, les Juifs
ne devaient pas s'y montrer plus fidèles qu'à
la preiTiière. Au retour de la captivité, les
bandes de Zorobabel l'avaient oubliée sur
les bords des fleuves de Babylone, pendant
leur séjour, pourtant bien court, de soixante
et dix ans. Le patriotisme, fort contre l'exil,
avait conservé sa chaleur : le reste avait été
abandonné avec une bizarre facilité par ce
peujile tout h la fois jaloux de lui-même et
cosmopolite à l'excès. Dans Jérusalem re-
construite, la multitude reparut, parlant un
jargon araméen ou chaldéen qui d'ailleurs
n'était peut-être pas sans ressemblance avec
l'idiome des pères d'Abiaham. •
Aux temps de Jésus-Christ, ce dialecte ré-
sistait avec peine à l'invasion d'un patois grec
qui, de tous côtés, pénétrait l'intelligence
juive; ce n'était plus guère que sous ce nou-
veau costume , plus ou moins élégant, afli-
chant plus ou moins de prétentions attiques,
que les écrivains juifs d'alors produisaient
leurs ouvrages. Les dernières livres cano-
niques de l'Ancien Testament, comme les
écrits de Philon et de Josèphe, sont des
œuvres hellénistiques.
Lorsque la destiuction de la ville sainte
eut dispersé la natio.'i désormais déshéritée
des bontés de l'Eternel, l'Orient ressaisit l'in-
telligence de ses fils. La culture hébraïque
rompit avec Athènes comme avec Alexandrie,
et la langue, les idées du Talmud, les ensei-
(191*) La Grèce antique, qui possédait de noin-
hreiix dialectes, n'en avait cependant pas autant
que celle du xvi' sied', lorsque Siméon Kavasila
en comptait soixanle et dix ; et, remarque à rat-
tacher ce qui va suivre, an xiii* siècle , on parlait
le français dans tonte l'Hellade et surtout dans
l'Aniqu'. (IIeilhayi.r, ciié par Pott, Encycl. v.
Eiscli n. Cruber : Inilo-Gerinanischer Sprachslamm,
p. 73.)
(192) Les Hébreux eux-mêmes ne nommaient pas
leur langue Vliélreu, ils l'appelaient trc^-jiislement :
lit langue de Chanaan, rendant ainsi hommage à la
vérité. (Isa. xix, IS.) Voij. à ce sujet les observa-
lions de nœdiger sur la gramniaire hébraïque de
Géséniiis , 1(5' édition, Leipzig, 18.'jJ, p. 7, et
passini.
701 LAX PSYCHOLOGIE. LAN 702
gnemeots de l'école de Tibériade furent de nouveau mélange , tout donne le droit de
nouveau sémitiques, quelquefois arabes et conclure qu'un peuple nu saurait avoir une
souvent cliananéens, pour employer l'exprès- langue valant mieux que lui-même, h moins
sion d'Isaie. Je parle de la langue désormais de raisons spéciales. Comme on ne saurait
sacrée, de celle di.'s rabbins, de la religion ,
de celle dès lors considérée comme natio-
nale. Mais, pour le connuerce de la vie, les
Juifs usèrent des idiomes des pays où ils se
trouvèrent transportés. Il est encore à noter
que partout ces exilés se firent remarquer
par leur accent particulier. Le langage (pi'ils
pecu
trop insister sur ce point, jtj vais en faire res-
sortir l'évidence par une nouvelle espèce de
démonstration.
On a vu déjà que, dans une nation d'es-
sence composite, la civilisation n'existe i)as
pour toutes les couches successives. Kii môme
temps que les anciennes causes ethnipies
avaient adopté et appris dès la première en- poursuivent leur travail dans le bas de i'éehello
fance ne réussit jamais h assouplir leur or-
gane vocal. Cette observation confirmerait
ce que dit M. Guillaume de Ilumboldt d'un
rapport si intime de la race avec la langue ,
qu'à son avis, les générations ne s'accou-*
tumenl pas à bien prononcer les mots que ne
savaient pas leurs ancêtres (103).
Quoi qu'il en soit, voilà, dans les Juifs, une
sociale, elles n'y admettent, elles n'y laissent
pénétrer que faiblement, et d'une façon tout
h fait transitoire, les influences du génie na-
tional dirigeant. J'appli(iuais naguère ce
principe à la France, et je disais que sur ses
trentc-sixmillionsd'liabitants,ily en avait au
moins vingt qui ne prenaient qu'ime part for-
cée, passive, temporaire , au développement
preuve remarquable de celte vérité, qu'on ne civilisateur de l'Europe moderne. Excepté la
doit pas toujours, à première vue, établii- une
concordance exacte entre une race et la
langue dont elle est en possession , attendu
que cette langue peut ne pas lui appartenir
originairement. Après les Juifs , je pourrais
Grande-Bretagne, servie par une plus gi-ando
unité dans ses types, conséciuence de son
i>«olement insulaire, cette triste proportion
est plus considérable encore sur le reste du
continent. Puisqu'une fois déj.^ j'ai choisi la
citer encore l'exemple des Tsiganes et de bien France pour exemple, je m'y tiens, et crois
d'autres peuples (194). trouver que mon opinion sur l'état elhni(|ue
On voit avec quelle prudence il convient de ce pays, et celle que je viens d'exprimer
d'user de l'aiTmilé et môme de la similitude à l'instant pour toutes les races en général,
des langues pour conclure à l'identité des rpiant à la parfaite concordance du type et de
races, puisque , non-seulement des nations la langue, s'y confirment l'une l'autre d'une
nombreuses n'emploient que des langages manière frappante.
altérés dont les i)rii)cipaux éléments n'ont pas Nous savons peu, ou, pour mieux dire ,
été f(tjrnis par elles, témoins la plupart des nous ne savons pas, j)reuves en main, par
populations de l'Asie occidentale, et prestjue quelles phases le celtique et le latin rus-
toutes celles de l'Europe méridionale, mais tique (195) ont d'abord dû passer avant de
encore que plusieurs autres en ont adopté de se rapprocher et de finir par se confondre,
complètement étrangers, à la confection des- Saint Jérôme et son contemporain Sulpicc
quels elles n'ont presque pas contribué. Ce Sévère nousajjprennent pourtant, le premier
dernier fait est sans doute i)lusrare,il se prc'-- dans ses Commentaires sur rE[)ître de saint
sente môme comme une anomalie. 11 suffit
ce{)endant qu'il puisse avoir lieu pour qu'on
ait à se tenir en garde contre un genre de
preuves qui souffre de telles déviations. Toute
Paul aux Galates, le second dans son Dialogue
sur les mérites des moines d'Orient, que, de
leur temps, on parlait au moins deux langues
vulgaires dans la Gaule : le celtique, conservé
fois, puis(|ue le fait est anormal, puisqu'il ne si|)ur sur lesborlsdu Rhin, que le langage des
se rencontre pas aussi fréquemment que son Gallo-Grecs , éloignés de la mère-patrie de-
opposite , c'est-à-dire la conservation sécu- puis six cents ans , y ressemblait de tous
laire d'idiomes nationaux [)ar de très-faibles points (Sur.piTfi Severf, Dial. 1 De virt. mo-
groupes humains; puisque l'on voit aussi nach. Orient. ; Elzevir., m-]2, 1CG5, p.528,
combien les langues ressemblent au génie not.);puisce qu'on a[)p(îlait le «/au/o/.?, et (jui,
particulier du peuple qui les crée, et com- de l'avis d'un commentateur, ne pouvait être
bien elles s'altèrent justement dans la mesure qu'un roman déjà altéré. Mais ce gaulois, dif-
où le sang de ce peuple se modifie ; puisque férenl de celui qui se parlait à Trêves, n'était
le rôle qu'elles jouent dans la formation de pas non |)lus la langue de l'Ouest, ni celle de
leurs dérivés est proportionnel à l'influence l'Aquitaine. Ce dialecte du iV siècle, proba-
numérique de la race qui les apporte dans le blement partagé lui-môme en deux grandes
(i93)C'esl aussi le senlimenl de M. W. Eilwauis
(Ciiraaères physiques des races humaines, p. 101 el
pnssim).
(194) Il est encore un cas qui peut se préscnler,
c'est celui où une populaiion p«ile deux Linguos.
Dasis les Grisous, presque lous les paysans de l'Iiii-
gadint; cniploieiil avec une égule facilité le roniauscli
dans leurs r;ipi»orls enlre couipaiiioies, rallemand
quand ils s'adressent à des étrangers. En Cour-
lande, il est un district où les paysans, pour s'en-
tretenir entre eux, se servent de i'esilionien , dia-
lecte finnois. Avec toute aulre personne, il.s par-
lent cciton. {Voy. Pott, Encycl. v. Ersch und Cru~
ber, liido Cermuiiischer Spraihstanitn, p. 104.)
(105) L:i rouli' n'élail p:is si longue ilii latin rns-
lii|ue, liiigua rusiica [iomaiioruin, UncjHa romaiia, du
roinan, en un mot, à la corinittion, (|ue de la lan-
gue élég ml'', dimi les formes précises el cultivées
piéseniaienlpliis dt; résisiance. Il est aussi à remar-
quer que, cliai|ue légioi.iiHJre étranger appoilaul
dans les colonies de la Giule le patois de ses pro-
vinces , l'avénfiuenl d'un di:ilccl8 général el mi-
tuyi'ii était hàlc mMi-sr.ulc.iiicnl par les C';lles, mais
pur les cuiijraiitb cux-u.cineb.
7C3
I.\N
DICTIONNAIRE
divisions, ne trouve donc de place que dans
le centre et le midi de la Fiance actuelle.
C'est à cette source commune qu'il faut re-
[loiler les courants, diiïéremment latinisés,
Liai ont formé plus tard, avec d'autres mé-
langes, et dans des proportions diverses, la
Imigue d'oil et le roman [)ropremenl dit. Je
parierai d'abord de ce dernier.
Pour lui donner naissance, il ne s'agissait
cpio de créer une altération assez facile de la
terminologie latine , modifiée par un certain
nombi'e d'idées grammaticales empruntées au
celtique et à d'autres langues jadis inconnues
dans l'ouest de l'Europe. Les colonies impé-
riales avaient apporté bon nombre d'éléments
italiens, africains, asiali(iues. Les invasions
bourguignonnes, et, surtout les gothiques,
fournirent un nouvel apport doué d'une
glande vivacité d'harmonie, de sons larges et
brillants. Les irruptions sarrasines en ren-
forcèrent la puissance. De sorte que le roman,
se distinguant tout à fait du gaulois, quant à
son mode d'eurhythmie , revêtit bientôt un
cachet très-spécial. Sans doute, nous ne le
trouvons pas, dans la formule de serment des
(ils de Louis le Débonnaire, arrivé à sa perfec-
tion, comme plus tard, dans les poésies de
llaimbaud de Vachères ou de Bertrand de
Born. Cependant on le reconnaît déjà pour
ce qu'il est; ses caractères principaux lui
sont acquis ; sa direction lui est nettement
indiquée. C'était bien dès lors, dans ses dif-
férents dialectes, limousin, provençal, auver-
gnat, la langue d'une population aussi mé-
langée d'origine qu'il y en ait jamais eu au
monde. Cette langue souple, fine, spirituelle,
railleuse, pleine d'éclat, mais sans profon-
deur, sans philosophie, clinquant et non pas
or, n'avait pu, dans aucune des mines opu-
lentes qui lui avaient été ouvertes, que gla-
ner à la surface. Elle était sans principes sé-
rieux : elle devait rester un instrument d'uni-
verselle indid'érence, partant de scepticisme
et de moquerie. Elle ne manqua pas à cette
vocation. La race ne tenait à rien qu'aux
niaisii-s et aux brillantes apparences. Brave à
l'excès, joyeuse avec autant d'emportement,
j)as3ionnée sans sujet et vive sans conviction,
<;lle eut un instrument tout propre à servir
ses tendances, et qui d'ailleurs, objet de l'ad-
miration du Dante, ne servit jamais, en poé-
sie , qu'à rimer des satires , des chansons
d'amour, des défis de guerre, et, en religion,
i> soutenir des hérésies comme celle des
tilbigeois, manichéisme licencieux, dénué de
valeur même litléraii-e , dont un auteur an-
glais , peu calholiqne , félicite la papauté
d'avoir délivré le moyen ûge (196). Telle fut
jadis la langue romane , telle on la trouve
cucoie aujourd'hui. Elle est jolie , non pas
DE PHILOSOPHIE. L\N 704
belle, et il sutlil de l'examinor pour voir com-
bien peu elle est apte à servir une. grande
civilisation.
La langue d'oil se forma-t-elle dans des
conditions semblables? L'examen va prouver
que non, et, de quelque manière que la fu-
sion des éléments celtique, latin, germanique,
se soit faite , ce qu'on ne peut parfaitement
apprécier (197), faute de monuments appar-
tenant h la période de création , il est du
moins certain qu'elle naissait d'un antago-
nisme décidé entre trois idiomes différents,
et que le produit représenté par elle devait
être pourvu d'un caractère et d'un fond d'é-
nergie tout à fait étranger aux nombreux
compromis , aux transactions assez molles
. d'où était sorti le roman. Cette langue d'oil
fut, à un moment de sa vie, assez rapprochée
des principes germaniques. On y découvre ,
dans les restes écrits parvenus jusqu'à nous ,
un des meilleurs caractères des langues
arianes : c'est le pouvoir limité, il est vrai,
moins grand que dans le sanskrit, le grec et
l'allemand, mais considérable encore, de for-
mer des mots composés. On y reconnaît,
l)0ur les noms, des flexions indiquées par des
afïïxes, et, comme conséquence, une facilité
d'inversion perdue pour nous , et dont la
langue française du xvi' siècle ayant impar-
faitement hérité, ne jouissait qu'aux dépens
de la clarté du discours. Sa lexicologie con-
tenait également de nombreux éléments ap-
portés par la race franque (198). Ainsi , la
langue d'oil débutait par être presque autant
germanique que gauloise, et le celtique y
apparaissait au second plan, comme décidant
I)eut-être des raisons mélodiques du langage.
Le plus bel éloge qu'on puisse en faire se
trouve dans la i-éussite de l'ingénieux essai
de M. Littré. qui a pu traduise litéralemeni
et vers pour vers, en fiançais du xiii" siècle,
le premier chant de l'Iliade , tour de forcw
impraticable dans notre français d'aujour-
d'hui. {Revue des deux mondes.)
Cette langue ainsi dessinée appartenait
évidemment à un peuple qui faisait grande-
ment contraste avec les habitants du sud de
la Gaule. Plus profondément attaché aux idées
catholiques , portant dans la politique des
notions vives d'indépendance, de liberté, de
dignité, et dans toutes ses institutions une
recherche très-caractérisée de l'utile , la lit-
térature populaire de cette race eut pour
mission de recueillir, non pas les fantaisies
de l'esprit ou du cœur , les boutades d'un
scepticisme universel , mais bien les annales
nationales, telles qu'on les comprenait alors
et qu'on les jugeait vraies. Nous devons à
cette glorieuse disposition de la nation et de
la langue les grandes compositions rimées.
(196) Macaulw, Hislory of England, t. I, p. 18,
<^.l. de Piiris. — Les .■albigeois soiil Poi^jel d'une
prédileoiioii louie spéciale delà p:tri des écrivains
révol'ilioiiii:iires, siirloiil en Alleni;igiie. {Voir à ce
«njei le poéinedeLenau, Die Albigenser.) Cepeiidanl
les seciaires du L;inguedoc se lecruiaionl surloul
4laiis les classes clievaieresqucs et clicz les digniuires
^ccléàiaiiliques. Mais leurs doctrines ciaieni anliso>
claies ; c'est de quoi leur faire beaucoup par.lnnner.
(197) La préface de la CItaiison di Roland, par
M. Génin, contient, à ce sujet , des oitservaiions
asst'z curieuses. (Chanson de Roland, in-8°, Impri-
inerie nalionale, Paris, 1S51.)
(198) Consulter le Femina, ciié par Uickeg, daiiK
son Thésaurus litlerahira; seplenlrionalis, oi par
lllislu'nc liuéraiie de r'iancc, l. XVll, p. 653.
705 LAN rSYCIlOI
surloul Gnrhi le Loherai», tt'inuiuiiage itnié
depuis, de la prédoiniiiiince du nord. Mal-
heureusement , coaime les compilateurs de
ces traditions , et môme leurs i)iemieis au-
teurs, avaient avant tout l'jnlention de con-
server des faits historiques ou de servir des
passions positives, la poésie proprement
«iite , l'amour de la forme et la reclierche du
beau ne tiennent pas toujours assez de place
dans leurs grands récils. La littérature de la
langue doil eut, avant tout , la prétention d'être
utilitaire, t^'esl ainsi que les races, le langage
et les écrits se trouvent ici en accord par-
fait.
Mais il était naturel que l'élément germa -
nicjue, beaucoup moins abondant que le fond
gaulois et cjue la mixture romaine, perdît peu
à peu du terrain dans le sang. Kn même
temps il en perdit dans la langue, et, d'une
pari, le celtique, d'autre part le latin gagnè-
rent à mesure qu'il se relira. Celle belle et
forle langue, dont nous ne connaissons guère
que l'apogée , et qui se serait encore per-
fectionnée en suivant sa voie , commenta h
déchoir et à se corrompre vers la tin du
\ni' siècle. Au xv', ce n'était plus qu'un
patois d'où les élémenls germaniques avaient
presque complètement disparu. Ce qui res-
tait de ce trésor dépensé n'apparaissant dé-
sormais que comme une anomalie au milieu
des progrès du celtique et du latin, n'otfrait
plus qu'un aspect illogique et barl)are. Au
XVI' siècle le retour des éludes classiques
trouva le français dans ce délabrement , ei
voulut s'en emparer pour le perfectionner
dans le sens des langues anciennes. Tel fut
le but avoué des littérateurs de cette belle
époque. Ils ne réussirent guère , et le xvn'
siècle , plus sage , ou s'apercevant qu'il ne
pouvait maîtriser la puissance irrésistible des
choses, ne s'occupa qu'à améliorer, par elle-
même, une langue qui se précipitait chaque
jour davantage vers les formes les plus na-
turelles à la race prédonjinanle , c'est-à-dire
vers celles qui avaient autrefois conslilué la
vie grammaticale du celtique.
Bien que la langue d'oil d'abord , la fran-
çaise ensuite , aient dû à la simplicité plus
Kiande des mélanges de races et d'idiomes
d'où elles sont issues un plus grand caractère
d'unité que le roman, elles ont eu cependant
des dialectes qui ont vécu et se mainlicui-
nent. Ce n'est pas trop d'honneur pour ces
formes que de les appeler des dialectes et
non pas des patois. Leur raison d'être ne se
iiouve pas dans la corruption du type domi-
nant, dont elles onl toujours été au moins les
conteuq)oraines. Elle réside dans la pro|)or-
tion dillérente des éléments celtique, roman
el germanique qui ont constitué ou consti-
tuent encore notre nationalité. En de(;à de
la Seine, le dialecte [)icard est , par l'eurhy-
(199) Il est loiiiefois à remar«iiier que r.iccenl
vaiitJois el Siivoyard a quelque tliose de inéridio-
iiil qui rappelle lorienieiil la colonie d'Aveii-
ticuin.
(i-O) Poil exprime Irès-bien coninienl les dia-
lectes soni les iiiodinc.'iliuiis parlées qui inainlien-
iieitl l'accord cuire i'élal de couiposiiiou du sang
.(MUE. I.A\ 706
Ihmie el ia lexicologie, tout près du flamand,
dont les affinités germaniiiues sont si évi-
dentes, qu'il n'est pas besoin de les relever.
En cela, le flamand est resté fidèle aux pré-
dilections de la langue d'oil, qui put à un cer-
tain moment, sans cesser d'être elle-même,
admellre , dans les vers d'un poëme , les
formes et les expiessions presque pures du
langage parlé à Arras. ( P. Paris , Gariu le
Loherain, Préface.)
A mesure qu'on s'avance au delà de la
Seine el en deçà de la Loire , les idiomes
provinciaux tiennent, de plus en plus , de la
nature celtique. Dans le bourguignon , dans
les dialectes du pays de Vaud et de la Savoie,
la lexicologie même , chose bien digne de
remarque, en a gardé de nombreuses traces,
qui ne se trouvent pas dans le frani^ais , où
généralement le latin rustique domine (191)).
Je relevais ailleurs comment , à dater du
XV siècle , i'infiuence du nord de la France
avait cédé devant la prépondérance crois-
sante des races d'oulre-Loire. 11 n'y a qu'à
rapprocher ce que je dis ici , touchant lo
langage , de ce qu'alors je disais du sang ,
pour voir combien est serrée la relation entre
l'élément physique et l'instrument [)hoiié-
tique de l'individualitéd'une population (200).
Je me suis un peu étendu sur un fait par-
ticulier à la France. Si l'on veut le généraliser
à toute l'Europe, on ne lui trouver-a guère de
démentis. Partout on verra que les modifi-
cations el les changements successifs d'un
idiome ne sont pas, comme on le dit commu-
nément , l'ciHivre des siècles : s'il en était
ainsi, l'ekkhili, le berbère, l'euskara , le bas-
breton, auraient depuis longtemps disparu,
et ils vivent. Modifications et changements
sont amenés, avec un parallélisme bien frap-
pant, par les révolutions survenues dans le
sang des générations successives.
Je ne passerai pas non plus sous silence
un détail qui doit trouver ici son explication.
J'ai dit comment certains groupes ethnicjues
pouvaient, sous l'empire d'une aptitude et de
nécessités particulières, renoncer à leur
idiome naturel pour e'n accepter un qui leur
était plus ou moins étranger. J'ai cité les Juifs,
j'ai cité lesParsis.il existe encore des exemples
plus singuliers de cet abandon. Nous voyons
des peuples sauvages en possession de lan-
gages supérieurs à eux-mêmes , el c'est l'A-
mérique qui nous offre ce spectacle.
Ce continent a eu celte singulière destinée,
que ses po[)ulations les plus actives se sont
développées pour ainsi dir-e en secret. L'art
de l'écriture a fait défaut à ses civilisations.
Les temps hislori(iues n'y commencent que
très-tard, pour rester pres(jue toujours obs-
curs. Le sol du nouveau monde possède un
grand nombre de tribus qui , voisines à voi-
sines, se ressemblent peu, bien qu'apparte-
cl celui de la langue, lorsqu'il diî : < Les dialei les
sont la diversilé dans i'iiniië, 'les sacrions cliioina-
liques tie l'un primordial el à*- la lumièiv unieolore, »
(PoTT, Encycl. v. Ersch uud Gmber, p. CG.) — (>'e>l,
sans doute, une phraséolugic obscure: mais ici elle
iiidiiiuc assez ce qu'elle cuicnd.
707
LAX
DICTIONNAIRE DE niILOSÛPHlE.
LAN
708
nniil toulos h des origines communes diver-
Sfiiu'iit c()ml)in(''os.
M. (l'Drbii^ny nous apprend que, dans
l'Ani(5rii|ue centrale, le groupe qu'il appelle
rameau chiqiiitécn est un composé de na-
tions compUint, pour la plus nonihreuse ,
environ (juinze nulle âmes, et pour celles qui
le sont le moins, entre troiscenlseï cin(piante
membres , et que toules ces .nations, n)6me
les infiniment petites, possèdent des idiomes
distincts. Un tel état de choses ne peut ré-
sulter (jne d'une immense anarchie ethnique.
Dans cette hypothèse, je ne m'éionne nul-
lementde voir plusieurs d'entre ces peuplades,
comme lesCliiquilos, maîtresses d'une langue
compliquée et, à ce qu'il semble, assez sa-
vante. Chez ces indigènes , les mots dont
l'homme se sert ne sunl pas toujours les
mômes que ceux dont use la iemme. En tous
cas, l'homme, lorsqu'il emploie les expres-
sions de la femme, en modifie les désinences.
Ceci est assurément fort rafilné. Malheureu-
sement, à côté de ce luxe lexicologique , le
système de numération se présente restreint
aux nombres les plus élémentaires. Très-
probablement , dans une langue en apparence
si travaillée, ce trait d'indigence n'est que
retlel de l'injure des siècles, servie par la
barbarie des possesseurs actuels. On se rap-
pelle involoniairement , en contemplant de
telles bizarreries, ces palais somptueux, mer-
veilles de la renaissance, que les etiets des
révolutions ont adjugés définitivement à de
grossiers villageois. L'œil y admire encore
des colonnettes délicates, des rinceaux élé-
gants, des porches sculptés, des escaliers
hardis, des arêtes imposantes; luxe inutile à
la misère (jui les habite , tandis que les toits
cievés laissent entrer la pluie, que les plan-
chers s'elfondrent, et quela.pariélaire disjoint
les murs qu'elle envahit.
Je puis établir désormais que la philologie,
dans ses rapports avec la nature particulière
des races, confirme toutes les observations
de la physiologie et de l'histoire. Seulement,
ses assertions .se font remarquer par une ex-
trême délicatesse, et lorsqu'on ne peut s'ap-
puyer que sur elles, rien de plus hasardé que
de s'en contenter pour conclure. Sans doute,
sans nul doute , l'état d'un langage répond à
l'état intellectuel du groupe qui le parle, mais
non pas toujours à sa valeur intime. Pour
obtenir ce rapport , il faut considérer uni-
quement la race par laquelle et pour laquelle
ce langage a été primitivement créé. Or l'his-
toire ne paraît nous adresser, à part la famille
noire et (jnelques peu|)lades jaunes, qu'à des
races quarlenaires , tout au plus En consé-
(juence, elle ne nous conduit que devant des
idiomes dérivés , dont on ne peut préciser
nettement la loi de formation que lorsque
ces idiomes appartiennent à des époques
comparativement récentes. 11 s'ensuit que des
lé.suJials ainsi obtenus , et qui ont besoin
constiuninent de la confirmation historique,
ne sauraient fournir une classe de preuves
bien infaillibles. A mesure qu'on s'enfonce
dans i'anli(juité et que là lumière vacille
davantage, les ai'gumenls philologi([ues dé-
viennent plus hyf)olhéli(jut's encoi'e. Il est
fâcheux de s'y v(.Mr réduit, lorsqu'on chèrchi
à éclairer la marche d'une famille humaine
et à reconnaître les éléments ethniques qui
qui la composent. Nous savons que le sans-
krit, le zend sont des langues parentes. C'est
un grand point. Quant à leur racine com-
mune, rien ne nous est révélé. De mêaje pour
les autres langues très-anciennes. De l'euskara,
nous ne connaissons rien que lui-même.
Comme il n'a pas, jusqu'à présent, d'analogue,
nous ignorons sa généalogie , nous ignorons
s'il doit être considéré comme tout à fait pri-
mitif, ou bien s'il ne faut voir en lui qu'un
dérivé. Il ne saurait donc rien nous apprendre
de positif sur la nature simple ou comoosile
du groupe qui le parle.
En matière d'ethnologie , il est bon d'ac-
cepter avec gratitude les secours philologi-
ques. Pourtant il ne faut les recevoir que
sous réserve, et, autant que possible, ne rien
fonder sur eux seuls (20 Ij.
Cette règle est commandée par une néces-
saire prudence. Cependant tous les fail-s qui
viennent d'être passés en revue établissent
que l'identité est originairement entière
entre le mérite intellectuel d'une race et
celui de sa langue naturelle et propre ; que
les langues sont, par conséquent, inégales en
valeur et en portée , dissemblables dans les
formes et dans le fond, comme les races; que
leurs modifications ne proviennent que des
mélanges avec d'autres idiomes , comme les
modifications des races; que leurs qualités
et leurs mérites s'absorbent et disparaissent,
absolument comme le sang des races , dans
une immersion trop considérable d'éléments
hétérogènes; enfin que , lorsqu'une langue
de caste supérieure se trouve chez un groupe
humain indigne d'elle , elle ne manque pas
de dépérir et de se mutiler. Si donc il est
souvent difTicile , dans un cas particulier, de
conclure, de prime abord , de la valeur de la
langue à celle du peuple qui s'en sert, il n'en
reste pas moins incontestable qu'en principe
on le peut faire. (M. A. de Gobineau, De l i-
né g alité des races humaines, t. I. )
§ XV. — Coup d'œil sur le rôle du langiuje dans
fliuinauilé.
La grande thèse du langage et de la pa-
role ouvre de tous eôtés les plus magnifiques
horizons, et présente à l'esprit méditatif
qui l'approfondit une foule d'harmonies
d'un ordre supérieur. Pour le prouver,
(201) On ne aoii pas perdre de vue que les pré-
raiiiioiis iri indiquées ne s*;ippliquehl qu'à la déler-
UMiialioii de la généalogie d'un peuple, el non |>;is
d'une fdinille de peuples. Si une nation change quel-
quefois d« langue, jamais ce fail ne s'esl produit et
•u^ jiiuiiail se produire pour loul un l'aisceau do na-
tionalités, etliniqueuienl ideiuiques, politiquernenl
iudépendanies. Les Juifsont abandonné leur idiouie ;
renseuibie des nations séiiiiliques n'a jamais pu
perdre ses dialettçs natifs, et ne sauraient en avoir
d'autres.
LAN
rSYCHOLOGIE.
7o'J
nous rtppelloroiis ralteiition du Ucleur sur
le rôle des mois, dans les suciélés humaines,
aux ditiérenles phases de leur existence , au
temps de leur déclin ou de leur gloire, et
pour cela nous ne pouvons mieux faire que
d'emprunler laulorité de deux orateurs ca-
thohqucs qui portent avec une haute distinc-
tion parmi nous le sceptre de l'éloquence :
« Un homme vient au monde. Ses yeux,
ses oreilles , ses lèvres , tous ses sens sf)iil
iVrmés. Il n'a aucune idée du néant qui le
rejette , ni le l'être où il airive ; il s'ignore
iui-mème,et tout le reste avec lui. Laissez-le
tfl que la nature vient de Tébaucher, laisse/.-
le là nu et muet , plutôt mort que vivant : il
vivra sans le savoir, hôte informe de la créa-
tion, âmo perdue dans l'impuissance de se
trouver elle-même. Ses yeux s'ouvriront sans
qu'on y lise une pensée, et son cœur battra
sans qu'on y sente i;ne v(;rta. Heureusement
Quelque chose veille sur lui. La providence
e la parole le couvre de ses fécondes ailes;
la parole se penche incessannuent vers lui, lo
regar-de , le touche , le i (tourne , essaye par
ses fréniissenieiits d éveiller celle âme endor-
mie, ht enlin , après des jours qui ont été
des siècles , tout à coup , de cet abime sourd
cl insensible, de cet enfant (jui à peine a fait
croire par un sourire qu'il entendait l'amour
qui l'a mis au monde, la parole s'échappe et
répond. L'honune vit cette fois; il pense,
il aime, il nonune ceux qu'il aime , il leur
rend en une parole tout l'amour qu'il en a
reçu.
" Mais ce n'est là que le commencement
LAN
■10
veuille , quoi i]u'il fasse , i)our son bonheur
ou son malheur, la parole aclièvera son
œuvre; elle en fera un vase de foi ou d'in-
croyance , une victime de l'orgueil ou de la
'îharité, un esclave des sens ou du devoir, et
si la liberté lui demeure toujours contre le
mal, ce sera pourtant à la condition d'apfteler
à son aide une meilleure pai'ole (]ue la [)arole
([ui l'aura trompé.
« Voilà l'histoire de l'homme : écoutez
celle d'un peuple. Un peuple est assoupi dans
les mœurs de la barbaiie; il ne connaît pas
môme le premier de> arts, qui est d'assujettir
la terre à ses besoins. Comme l'animal, il vit
d'une j)roie. L'a-l-il rencontrée, il dort auprès
du feu qui le chaulle, ou de l'arbre ([ui le
couvre, jusqu'à ce que la faim lui commande
de disputer aux forèl^ et au hasard son in-
certaine subsistance. Il n'a point de patrie.
Le sol môme où il est errant n'a reçu de son
travail aucune consécration , de sa puissance
aucune limite, et encore iju'il y garde les os
de ses ancôlres , il y marche sans [lassé et
sans avenir. Vient-on l'y troubler, il s'y dé-
fendra comme une bête fauve dans sa tanière,
mais sans pouvoir faire du morceau de bois
(|ui lui serviiade défense ni une épée ni un
drapeau. L'idée lui man(]ue , et avec elle la
verlu, le [)rogrès, l'histoire, la stabilité.
« Mais voici que loul change. Ce peuple
s'assied, il dresse sa lente, il creuse de-^ fossés,
il pose des gardes. Il a (pielque chose de
durable cl de saint à garder. Un temple lui
ollre sous une image sensible lé Dieu qui a
fait le inonde , le pèie de la justice et I ha-
(le l'homme. Lui, le prédestiné de l'inlini, ne bitanl des Ames. H l'adore en esprit, il le prio
tonnait encore (]ue le sein de sa mère, son avec foi. Le soleil ne passe plus sur sa lèle
berceau, sa chambre, quelques images pendues comme un feu qui s'éleinl le soir et se rallume
aux murs , tout resfiace que l'a^il embrasse
dune fenêtre; une heure est pour lui l'histoire,
une maison l'univers, une caresse la (in dei-
nière des choses. Il faut qu'il sorte de cet
étroit horizon, et se préi)aie à marquer sa
place dans cette société haletante où tous ,
ayant les mômes droits dans les mômes de-
voirs, vont lui disputer la gloire de vivre.
Touti^ l'heure il descendra l'escalier [lalcrnel,
il paraîtra dans la place publique; son oreille
entendra le fioissement douloureux des
ambitions (jui se lieui lent et des idées qui se
repoussent , et , comme une feuille tombée
dans les Ilots d'une mer émue , il s étonnera
Ijour la première fois du prix que coûte la
>ie et des inytlères qu'elle contient. Qui les
lui expliquera ? Qui l'introduira bien ou mal
dans la science de l'honmie , celte .science
dont les éléments sont le passé , le présent,
l'avenir, la l(;rre et le ciel , qui touche au
néant par un de ses pôles , à l'infini j»ar
Lauire? Ce sera la parole encore : non [dus
la parole de son père et de sa mère , mais
une parole liasardeuse , qui étouffera peut-
filre en lui les germes de la vérité, qui peut-
P'.re les y développera , selon l'esprit des
n:altres qui dirigeront le sien. Car il auia
des maîtres; il ne peut se soustraire à ce
second règne de la parole .sur lui. La parole
l'a mis au monde ; la ])arole a donné l'éveil
t\. le premier cours à sa pensée : quoi qu'il
au matin , mais comme la grave mesure des
âges, apportant à chaque jour son devoir, à
chaque siècle sa durée. 11 en conq)te les ré-
volutions, et distribue sa propre histoire dans
le cycle où toutes les nations ont renfermé
la leur. Ce i)cuple vil enfin : il révèle sa i)ré-
sence par des hommes (|ui ont un nom , i)ar
des actes qui ont un empire. Mais qui l'a lire
de sa mon antérieure? qui a l'ail d'une peu-
l)lade barbare une société régulière et civili-
sée? Qui? Eh ! la môme puissance (jui a fait
l'homme : la parole. Orphée est descendu des
montagnes de la ïhrace; il a chanté, el la
Grèce est sortie touie vivante des accents
de sa lyre. Un missionnaire a paru dans des
solitudes avec un crucifix pour harpe ; il a
nornmé Dieu, eldes sauvages simples jus(pi'à
la nudité ont couvert de feuilles leur pudeur
naissante. Les enfants ont souri à l'homme de
la parole, el les mères oui cru aux lèvres qui
apportaient à leurs fils la bénédiction du
grand Esprit.
« Voulez-vous d'autres scènes prises aux
sociétés vieillies? Un peuple, ajirès avoir tenu
longtemps avec honneur le sceptre de sa
destinée , a perdu peu à peu le sens des
glandes choses; il n'a pas su croire, ni dé-
libérer, ni se dévouer; on l'a vu accroupi à
un comptoir, pesant des écus dans une ba-
lance au lieu cl'y peser le sort du monde , et
n'avant plus d'entrailles que pour le hiaiit mo-
711 LAN
iiolono ot sol lie l'iiigenl. Avec rabaissement
(lucarnclèreesl venue la serviludc; les tyrans
se sont jou('sde ce peuple en lui imposant des
lois dib'nes de ses mœurs. Ils ont trouvé des
complices jusque dans les traditions de la
liberté, et le forum, la tribune;, le sénat, ont
été les noms dont ils ont couvert l'avilisse-
menl des Ames et l'opprobre de leur tyrannie.
Mais pendant que régnaient la corruption et
la peur sur cette tourbe dégénérée ; pendant
que tout se taisait , excepté le mensonge , la
calomnie, la délation, la bassesse de cœur et
(res[)rit, à un moment qu'on n'attendait plus,
il s'est l'ait un réveil et un retour : Domiticn
a disparu, Nerva lui a succédé. Qui a ainsi
suspendu le cours des ruines? Qui a ramené,
ne fût-ce qu'un jour, des noms et des souve-
nirs honnêtes ? ne le demandez pas ; la parole
s'est glissée dans les interstices de la tyrannie ;
elle a rencontré çà et là , comme dans un
champ moissonné, des âmes demeurées
pures de leur siècle, et semant par elle le
levain de la force antique , elle a ranimé le
sénat, le peuple, le forum, les dieux éteints,
la majesté tombée, et tous ensemble, res-
suscitant en un même jour, il ont donné aux
vivants et aux morts une sainte et dernière
apparition de la patrie.
« Au delà du peuple, il n'y a plus que le
genre humain, et lui peul-être aussi aura-t-il
éprouvé la puissance magi(jue de la parole.
Lui peut-être aussi, plongé dans la corruption
et la servitude, aura-t-il une fois, dans le
coursde la longue histoire, connule tressaille-
ment divin de la résurrection. Si vous l'aviez
oublié, rappelez-vous ce qu'était le monde
i\ l'aurore des temps que nous disons les
nôtres. Assistez par la pensée à l'une des
fêtes où il apportait à la fois ses dieux et ses
mœurs, ses idées et ses joies. Choisissez le
cirque ou l'amphithéâtre, les jeux ou les
mystères, telle scène antique qu'il vous plaira.
Regardez : tel était le monde. Ce monde-là
n'est plus ; des autels chastes convient les
générations au redressement laborieux de
leurs sens, et la croix, signe de mortification
et d'humilité, au lieu de donner l'esclave en
spectacle à des maîtres cruels et dissolus,
DICTIONNAIRE DE PIIILOSOPIIIE. LAN 712
pauvres leur place et hnu' dignité. Que dirai-je
(le plus? le cœur de l'homme est encore
faible et dévoré des passions, et cependant
l'humanité est tiansfigurée ; elle porte au
plus profond de ses «'.ntrailles une semence
de bien contre laquelle aucun crime ne peut
prévaloir, et qui condamne au mépris de tous
les mêmes choses qui avaient usurpé dans
l'ancien monde les hommages de tous. Qui a
fait cela ? Encore une fois, et je me lasse de
le répéter, c'est la parole. Un homme est
venu qui s'est dit Dieu, et qui a dit au nom
de Dieu : Bienheureux les pauvres I Bien-
heureux les doux ! Bienheureux ceux qui
pleurent ! Bienheureux ceux qui ont faim et
soif de la justice ? Bienheureux les purs de
cœur ! Bienheureux ceux qui souffrent per-
sécution pour la justice ! {Malth. v, .3-10.)
11 a dit cela, et la parole qui fait l'homme,
qui fonde la civilisation, qui afiranchit les
peuples, celte même parole sur les lèvres
du Christ a donné une nouvelle force ou
plutôt une nouvelle naissance à l'humanité.
« 11 est manifeste par là que la parole est
la première puissance du monde, et qu'elle
est la cause de toutes les révolutions heureuses
ou malheureuses dont l'enchaînement com-
pose l'histoire. » (Lacordaire, 56' Confér.)
Ecoutons maintenant un illustre prélat :
« Il ne faut pas s'y tromper.
« Il y a dans les lettres quelque chose de
plus grand, de plus puissant que tout cet
éclat qu'elles jettent autour d'elles , que
toute cette splendeur dont elles illuminent
la terre ;
« C'est le bon sens des mots ;
« Car, pour qui sait comprendre la pro-
fonde et mystérieuse liaison des idées et des
choses avec la parole, tout l'ordre et toute
la sécurité de la vie humaine ont là leur
principe.
« Et, pour aller jusqu'au bout de ma pensée
et la dire nettement, l'alphabet du genre
humain, la grammaire d'un enfant, le dic-
tionnaire d'une nation, voilà ce qui, bien plus
encore que les belles littératures, me pénètre
d'un sentiment indéfinissable de respect et
de reconnaissance pour Celui qui m'a donné
marche devant les princes pour leur enseigner ces lettres, cette parole, cette pensée.
la douceur, devant les peuples pour leur
donner le courage d'une vie grave et pauvre.
Le sang versé n'appelle plus d'applaudisse-
ments, si ce n'est quand on le donne dans
un grand et volontaire sacrifice ; la chair,
« Aussi, parmi tous les titres d'honneur de
l'Académie française, je n'en sais point de
plus relevé que d'être la gardienne de ces
grandes choses, la con.^ervatrice fidèle, non-
seulement de la littérature, mais de la gram-
déshonorée par l'impudeur de l'âme, nes'otfre maire et du dictionnaire de la plus intelligente
plus à l'adoration publique, et la pureté sans nation de l'univers.
tache a su se bâtir au milieu des grandes
villes des retraites qui ne sont pas même
illustres, tant le cœur de l'homme s'est élevé
dans l'intelligence de la vertu.
« L'œil ne rencontre plus sur le front des
passants des traces de mutilations ; l'oreille
« Ce ne sera pas descendre, Messieurs, que
de considérer ici ces modestes mais puissants
éléments des lettres ; car l'on ne descend
pas quand on ne quitte les hauteurs où la
lumièrerayonne, que pour pénétrer jusqu'aux
vives profondeurs et au foyer môme d'où
n'est plus frappée du bruit abject des supplices elle jaillit, et pour étudier ce fond intime des
privés, et la justice publique elle-même n'appa
raîl que rarement aux regards respectés des
citoyens. Une rue est un asile où se rencon-
trent des créatures qui ont toutes en elles-
mêmes le signe de leurs droits, et l'inégalité
visible des conditions n'y enlève point aux
choses, cet interiorarerum dans lequel réside
le ferme ])rincipe de leur beauté, et où se
découvre et se sent cette force cachée de la
main de Dieu qui soutient tout.
« Je ne crains pas de le proclamer, la
grammaiie, le dictionnaire, sont à la littéra-
îlb LAN PSYCHOLOGIE. LAN 714
lure d'une nation ce que le fondement, avec parente nuiUij)licilé de ses négations, se
ses fortes assises, est à l'éditice. Que dis-je? résume en un mot : Y a-t-il, oui ou non,
Dans ce vivant et immortel éditice des lettres, une autorité doctrinale sur la terre?
la grammaire, le dictionnaire, ne sont pas « Aujourd'lmi les querelles sont ailleurs;
seulement à la base, ils sont au centre, ils mais, quel que soit l'objet dont les liommes
sont au faîle ; ils fortifient, ils portent tout. disputent, je le maintiens :
« Non, je ne suis pas de ceux qui comptent « La paix du monde est dans l'harmonie
les mots pour peu de chose. des mots, desjdéeset des choses.
« Rien n'est petit de ce qui appartient à « Et voilà pounjuoi le dictionnaire d'une
l'humanité ot lui vient de Dieu. nation est à mes yeux une si grande puis-
« Les mots sont à la pensée de l'homme sance!
ce que le regard est à lame, une lumière, « Si les nations de la terre sont aujourd'hui
une' physionomie. si étrangement troublées (203), si les royaumes
« Ils la létléchissent, ils la révèlent, el les plus })uissants semblent incliner à leur
l'homme, réduit à la pensée sans la parole ruine (204), c'est que depuis longtemps déjà
pour l'exprimer, aurait perdu une partie de cette harmoiiie n'existe plus,
sa puissance et de sa grandeur. a Leschoscslesplusimportantesau bonheur
« La parole hi la pensée, voilà donc les et à la sécurité publique sont sans accord
deux illustres prérogatives qui constituent entre elles, et il y a un profond dissenti-
dans l'homme la dignité de sa nature ! Voilà ment sur les idées qui les rejirésenlent et sur
les deux forces par lesquelles il s'empare des les mots qui les expriment. Je n'en citerai
choses, les exprime, les attire à lui et les qu'un exemple :
Possède. La pensée n'y suffit pas seule ; « Ces trois grandes forces morales, qui se
homme ne possède réellement que ce qu'il nomment dans les sociétés humaines, Vauto-
a bien nommé. rite, la liberté, et le respect, et sans lesquelles
« Les choses en ce monde sont le grand je ne sache pas une société possible, ont été
intérêt de l'humanité ; après les choses, les jetées dans l'arène des disputes publiques :
idées qui les représentent ; après les idées, d'un bout de l'Europe à l'autre, et, on peut le
les mots qui les expriment. Mais la corrélation dire, dans le monde entier, c'est une que-
est si étroite ici, et le lien si fort, que les relie sociale, et la plus ardente qui fut
mots peuvent périr ou se corrompre sans jamais.
entraîner et sans perdre ou corrompre avec « Mais à quoi précisément tient donc toute
eux les idées et les choses. cette importance des mots? Le voici :
« C'est ce qui fait à mes yeux la puissance, '< Il y a providentiellement dans le langage
non-seulement de tout homme qui parle, de toute nation une certaine somme d'idées
mais d'un enfant qui bégaye. acquises, didées justes, d'idées certaines ,
« Toutes les fois qu'un homme, qu'un en- qui font sa force et sa richesse intellectuelle,
fant a parlé, a dit un jnot, j'écoule, je regarde et nui, rejirésentées dans le commerce des
attentivement : à moins qu'il n'ait perdu la intelligences pai- un certain nombre de mots,
raison, il y a une lumière quelconque dans forment sur tout sujet donné comme le ré-
sa parole. sumé du bon sens public.
« On dit quelquefois: Ce sont des querelles « Or, ces mots, qu'on pourrait presque
de mots, et on dédaigne ; on a tort ; il faut appeler la monnaie vive et courante de l'in-
écouler toujours : comme s'il pouvait y avoir telligence, sont déposés dans le dictionnaire
entré les hommes des querelles où les mots national avec leur valeur la plus haute et la
lussent peu de chose ! Comme si toutes les plus pure, ainsi que dans un trésor, et tout
plus grandes révolutions humaines, bonnes écrivain qui, commençant un livre, fo.uillerait
ou mauvaises, ne s'étaient i)as accomplies par d'abord avec soin dans ce grand domaine de
la puissance des mots, c'est-à-dire par la la raison publi(|ue, y trouverait une force
puissance des idées et des choses que les inépuisable d'iiJées justes, d'idées fortes,
mots expriment I d'idées fécon(l(>s, d'où il ne larderait pas à
« Non: dans le genre humain, tel que Dieu conclure qu'approfondir le langage humain
l'a fait, les grandes (pierelles de mots révè- sur une question quelconque, est toujours de
lent toujours le combat des grandes idées, la plus haute importance,
et sont toujours des querelles de grandes « Mais c'est à vous. Messieurs, qui tous ici
choses. avez mis la main à la grande œuvre du dic-
« L'arianisme, cette immense hérésie, rou- tionnaire de notre langue, c'estàvous à nous
lait tout entière sur un mot : c\j.oùg:o:. le Fils dire si la science des mots mérite tous les
de Dieu, le Verbe, est - il Dieu, oui ou mépris que le bel esprit lui envoie, et si ces
non (202) ? mépris ne sont pas le témoignage le plus
« Le nestorianisme ne rejetait qu'un mot : ordinaire de l'irréflexion et de la légèreté.
©soTôxoç. Marie est- elle mère de Dieu, oui i Pour moi, qui n'ai point été associé jus-
ou non? qu'ici à vos travaux, je n'ai point attendu
« Le protestantisme lui-même, malgré l'ap- d'avoir cet honneur pour rendre hommage à
(202) Oui 011 non : ce snni 1. s deux mniiosyllalies ses questions on on se? réponse'; : <'t'sl la véiiîôou
l'is plus coiiris «le la |iarole lininaine : mais voyez le nuMipoiige : Esi, est, iVoîj, iioi/. {Mniih. v. 57.)
la piiissanre des mots! !a roiisrieiire de i'Iioiiiiiie (205) Coulurbaia' mmi (jenies. (/*s. XLV, 47.)
el Jn rliiéiicii n'a jamais rien en de plus grave en (iU-i) liiiHiuila iiiiil régna. {Ibid.j
DicTioNN. DE Philosophie. I. 23
715
LAN
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
LAN
m
00 qu'il y a toujours de st^ricux et de grand
tlaus le dicliomiJiiro d'une nation. L'œuvre
peut ôlre plus ou moins j)arfi)ite, selon la
nation; mais à quelque degré qu'elle le soit,
«:'esl toujours la raison et la sagesse, la pen-
sée et la parole de l'humanité.
« Sans doute le dictionnaire d'une nation
sauvage est indigent, borné çt presque sans
idées générales, matériel et grossier, presque
sans notions spirituelles; toutefois, quand on
V regarde de près, on y découvre souvent
des lumières qui étonnent. Mais, en retour,
comprend-on tout ce qu'il doit y avoir d'é-
lévation, de force, de justesse, de grandeur,
d'horizon, de richesse intellectuelle cnlin
dans le dictionnaire d'une nation civilisée et
chrétienne coainie la France?
« Un philosophe l'omain faisait aux gram-
mairiens de son temps l'insigne honneur de
leur dire : Grammatici custodes Latini ser-
monis. (SÉNÈQUE, vi, 488.) Je comprends
dès lors aussi que la première gloire de l'A-
cadémie française soit d'ùlre la gardienne de
notre belle langue; car si le style est l'homme,
une langue est la forme apparente et visible
<le l'esprit d'un peuple; et c'est là de toutes
les propriétés, de toutes les grandeurs natio-
nales oelle qu'un peuple doit être le plus fier
et le plus jaloux de conserver.
« On sait tout ce que Fénelon en a écrit
dans sa belle lettre au secrétaire perpétuel.
« Oui, il est grand, l'honneur de veiller sur
un tel dépôt, et de lui conserver son inap-
préciable intégrité! C'est garder là tout en-
semble la pensée et la raison humaines dans
la langue nationale, c'est-à-dire tout le tra-
vail de l'esprit, toute l'œuvre de la civilisa-
tion en France, et toute cette abondante ri-
chesse intellectuelle amassée pendant des
siècles, et mise en valeur par le génie fran-
çais, avec les procédés qui le distinguent.
« Oui, il est beau, ce travail, qui va recher-
,/cher dans les idées vraies, dans les idées
.premières, la lumière supérieure, 5 qui seule
^l appartient de restituer leur sens vérital>le
aux mots dégénérés; qui repousse avec un
scvin persévérant les sens étrangers, les signi-
fications fausses, les formations illégitimes,
•et ces alliances qu'il est permis d'appeler
adultères; qui rend enlin aux idées et aux
choses leur valeur réelle, en les dégageant
fl'une phraséologie trompeuse, et écarte
ainsi la corruption et la barbfirie, qui n'en-
trent .jamais dans le langage sans annoncer
c'.wx sociétés l'époque de leur décadence.
« Oui, Messieurs, «'est là rendre au pays
un service digne de quelque reconnaissance!
Pour moi, je l'avoue, toutes les fois que, po-
sant la main sur le Dictionnaid^ede l'Académie
■française, je pense à toutes les idées essen-
tielles qui sont là déposées, à toutes les no-
tions vraies, à toutes les expressions simples
ou grandes, belles ou fortes, à tous les termes
nécessaires et utiles que ce livre renferme;
quand je vois là réunies ces précieuses ar-
chives de la pensée et de l'intelligence na-
tionales, et, comme ramassée, la somme im-
mense de savoir dont ce livre est dépositaire,
je sens en moi quelque chose qui ressemble
à une lespectueuso et patriotique émotion.
« Et je ne crois pas être seul à sentir
ainsi.
« A qui n'est-il pas arrivé de feuilleter,
sans dessein arrêté,- los pages d'un diction-
naire, et de se trouver attaché à cette lecture
par une sorte d'attrait indéfinissable? Quel
est l'homme mûr qui ne s'est pas quelquefois
demandé compte du plaisir étrange qu il
éprouvait à se promener ainsi comme au
hasard dans le monde des mots et dés
idées?
« C'est que, pour un esprit réfléchi, 'par-
courir le dictionnaire d'un peuple, c'est i><'ir-
courir son histoire, ou, ])our parler ju^le-
ment, c'est parcourir l'histoire, les annales
de l'esprit humain chez ce peuple. Et quelle
liistoire que celle-là ! Combien a-t-elle plua
d'intérêt que celle des faits communs et des
révolutions vulgaires dont se compose la vie
journalière des nations! Ce (ju'on lit, ce
qu'on apprend là, c'est le bon sens cachée
c'est le sens supérieur du langage ; c'est
quelquefois la plus haute, la |)lus Ir; nscen-
dante philosophie ; ce sont les idées primi-
tives de l'humanité, avec leurs premières et
plus ilkislres généalogies, avec leuis [ilus
nobles alliances , avec leurs conquêtes ei
leur triomphes : liélas! c'est quelquefois aussi
l'histoire de leur abaissement, de leur défaite
et de leur chute!
« J'ai besoin de m'expliqucr ici, et de dire
ce qui ajoute, pour moi, à la valeur de ce
livr-e unique un prix singulier, et quelquefois
un intérêt douloiM'eux.
« C'est que le dictionnaire n'est pas seule-
ment le dépositaire de la pensée et de la
raison humaine; il en est le refuge, il peut
en être le sauveur au jour du péril.
« Car, je le disais tout à l'heure, il y a des
jours de péril pour la pensée, pour la raison
de l'homme; il y a des époques de vertige
ovi il semble que la tête tourne aux nations ;
où le bon sens humain se trouble, les idées
s'altèrentj la vérité diminue, les mœurs s'a-
baissent sous l'efiort des passions conjurées;
où la grande maîtresse d eiVeur, comme dit
Pascal, triomphe; où le langage lui-même
change; où l'on essaye, par exemple, de
nommer Dieu le mal, la propriété le vol, le
travail un droit, l'autorité une tyrannie, le
respect une bassesse, la licence liberté, et la
liberté chimère.
Grâce à Dieu, le dictionnaire ne change
pas si vite! Ce vieux moniteur de la sagesse
humaine s'attarde heureusement dans une
sorte d'immutabilité. Il ne peut varier chaque
jour ; et longtemps encore après les lévolu-^
tions, il demeure là, protestant en faveur du
droit et du bon sens !
« Pour le dire simplement, les idées justes
d'une nation demeurent dans son diction-
naire, sans altération et san's trouble, après
même qu'elles ont été troublées dans le.s
esprits; elles y subsistent longtemps encore
après qu'elles ont été bannies du langage, où
elles gardent leur place longtemps même
encore après r^u'elles ont été bannies dey
mœurs.
717
LAN
a En ferai-je un reproche au langage, el
l'accuserai-je d'hypocrisie parce qu'il reste
meilleur que les 'mœurs! Je m'eu garderai
bien, Messieurs. J'aime mieux penser que s'il
arrive au langage d'ôlre ainsi meilleur (pie la I
conduite, c'est encore un hommage qu'il rend
parla aux imprescriptibles droits de la vérilô
et de la vertu.
« Sans doute, il est triste de voir les idées,
les vertus, les principe^ l'aire naufrage ; mais
il est consolant de voir les mots qui les expri-
ment surnager; car entin, les mœurs elles-
mêmes ne subissent une altération profonde
et humainement irrémédiable, que quand le
langage s'est abaissé jusqu'à ne savoir plus
exprimer rien de bon et d'honnête, lorsqu'il
a été perverti jusqu'à nommer le mal bien,
et le bien mal,
« Malheureusement cela n'a pas été sans
exemple.
« Mais de là vient aussi que ce n'est pas
seulement avec charme, c'est quelquefois avec
une tristesse profonde qu'un observateur
attentif, qu'un j»hilosophe religieux médite
le dictionnaire de sa nation : et, retrouvant
là les den>ièrcs traces du bon sens, du sens
élevé, du sens hoiuiète qui a dis|)aru du
monde; constatant les ditlérences piofondos
survenues entre le vieux langage et les nou-
velles mœurs, le dissentiment déplorable
entre ce qui est et ce qui fut, l'abaissement
des esprits et des cœurs, la dépravation des
PSYCHOLOGIE. LAN 718
« Mais, parmi ces mots dépositaires et re-
présentants do l'idée, chacun à son rang et
pour ainsi dire dans sa mesure d'autorité, il
en est (pii exercent un |)lus haut empiie sur
"es esprits, dont l'action est plus i)roroiulc
dans le uionde intellectuel, el dont l'obscur-
cissement ou la chute a nécessairement un
plus grand, un })lus funeste retentissement:
ce sont les mots supéiieurs, ceux que l'idée
a élevés à sa plus haute valeur, en les péné-
trant de sa plus vive himièie, et ipii j)ar là
sont devenus pour les hommes connue la
vérité [)résente.
« Mais qui ne le sait? Il y a dans le mon-
idées et des choses, il pleure sur tant de rui-
nes irréparables dans l'ordre intellectuel et
moral, et s'attache alors à ce livre, à cette
lettre morte, avec une sorte d'amour déses-
péré.
« Il y a cependant un plus grand mal pos-
sible, un plus grand sujet de larmes; c'est
quand la justesse et la probité du sens
humain ont été etl'acées môme du langage,
cl que la dignité et toutes les vertus perdues
d'un [)euplenese retrouvent môme plus dans
son dictionnaire.
« Oh ! alois, c'est un mal peut-être sans
remède! C'est dans une nation le renverse-
ment de la pensée, de la raison même, et la
perte des derniers débris de la vérité ?
« Comment s'acconqilit ce fait lamentable?
« Par la corruf)lion ou l'obscurcissement
de certains mots: cela suffit souvent pour
qu'on voie se troubler chez un peu|)le les
idées les plus essentielles à l'ordre et à la
paix du monde.
« Toute idée est une puissance qui s'ap-
puie sur une famille plus ou moins nom-
breuse de mots analogues, qu'elle crée à son
usage, et qu'elle éclaire; ou plutôt elle se
transforme et se révèle en eux; alors ces
mots participent à sa puissance, expriment
sa valeur, représentent sa force, réfléchissent
sa lumière à divers degrés et avec des nuan-
ces diverses, dans la société et dans le com-
merce des intelligences humaines. Tout cela
fait cette grande chose que j'ai appelée le bon
sens des mots.
de, en face de la vérité le mensonge et rer-
reur; à l'encontre des idées vraies, les idées
fausses.
« Si la vérité se manifeste par la lumière
des idées vraies , le mensonge et l'ern.'ur
essayent d'usurper sa place et de s'intro-
duire à la lueur trompeuse des idées fausses.
« L'idée fausse, l'erreur, ce qui n'est pas,
se trouve naturellement sans lumière et sans
nom : c'est une puissance de néant essentiel-
lement usurpatrice dès qu'elle veut paraître
quelque chose.
« Pauvre, indigente, stérile par elle-mêm|;,
inaperçue, elle sent le besoin de s'emparer
de la lumière, de l'inlluence, et des mots entiu
qui font la richesse de l'idée vraie, de l'idée
rivale : inféconde et isolée par son impuis-
sance naturelle, il faut qu'elle se donne une
famille et connue un Etal où elle règne, par
l'étendue de ses alhnités, et de là puisse
dominer les intelligences. Pour cela, elle
s'introduit d'abord dans le langage , seul
moyen, pour elle, d'arriver loi ou lard à en-
vahir sûrement les esprits.
« L'histoire en fait f(ji ; jamais une idée
fausse n'est entrée dans le monde, si ce
n'est par usurpation des mots justes dont elle
s'empare et dont elle altère plus ou moins le
sens. Car, dans les grandes luttes de la pen-
sée humaine, les opinions, les partis con-
traires ont leurs mots, connue dans les luttes
des nations, les armées ont leurs étendards.
« Mais alors il se passe toujours quelque
chose d'extraordinaire elqui appelle l'atlcn-
tion de tout sérieux observateur.
« Alors il s'établit, en apparence dans le
langage et entre les mots, mais, réellement
au fond, dans les idées el entre les choses,
ces chocs terribles qui ne sont, à vrai dire,
qu'une des phases de la lutte éternelle entre
le vrai et le faux, entre le bien el le mal (205).
« Parfois il arrive que le génie fait alliance
avec les préjugés et les passions : génie
puissant et aventureux des {)Oètes, emporté
sur les ailes de l'imagination dans le monde
des chimères: génie plus [)rofond et plus
dangereux des orateurs el des philosoplies,
égarés par de faux systèmes; génie j)erturba-
teur, hélas ! de l'air.bition et de l'orgueil,
trfunpé dans ses espérances; génie sans con-
science, qui met ses forces au service de l'er-
reur el combat en mercenaire !
(205) Bonum vocaieruni malum, el malum bonum. [ha. v, 20.)
719 LAN DICTIONNAIRE
«< On voit alors des malentciulus, des divi-
sions ell'royablcs, et c'est une nation tout
entière qui est à la fois témoin du combat,
juge du camp et comballant (206).
« Ne désespérons pas, toulelbis : la Provi-
dence veille toujours.
flf Souvent les idées justes paraissent vain-
cues dans ce combat: on serait tenté de croire
(ju'elles ont succombé et disparu h jamais
avec les mots qui les expriment; mais toutes
les fois qu'il est question d'une chose impor-
tante à l'humanité, il y a une idée supérieure,
une idée souveraine et comme maîtresse de
toutes les autres, qui résiste, quelquefois
réduite à laisser passer l'orage, sans rien
faire que de protester contre la violence,
mais qui triomphe à la longue par la vertu
de cette mystérieuse patience qui est ici-bas
le partage et la force de la vérité et du bon
sens.
« Pour résister, l'idée juste s'appuie sur
le bon sens, c'cst-à-dire sur le sens vrai des
mois, des idées et des choses: c'est là qu'est
sa force naturelle; elle n'en a pas de plus
grande parmi les hommes ; c'est le dernier
retranchement de l'humanité contre le men-
songe et l'erreur.
« Il y a môme, par l'ordre providentiel,
certains mots où l'empreinte du bon sens
est si forte, qu'ils résistent à tout ; et de là
vient la persistance singulière, la popularité
constante des mots de bon sens entre les
hommes; de là l'excellence de cette parole
de Bossuet, qui appelle le bon sens le maître
de la vie humaine.
« Au milieu des plus violentes tempêtes
des opinions déchaînées, les mois de bon
sens, si on parvient à les faire entendre, dé-
cident et sauvent tout : et ce qu'il y a ici de
précieux, c'est que ces mots, il n'est pas be-
soin de science pour les entendre; Dieu les
a faits populaires, parce qu'il les a destinés
pour être le salut des nations aux jours du
péril.
« C'est ce que naguère nous avons vu nous-
même; et c'a été un beau et grand spec-
tacle 1
« Sans doute, l'intelligence humaine, bal-
lottée à tout vent de doctrine, peut aller se
heurter contre mille écueils. Mais, grâces
soient rendues au Ciel, le Créateur n'a pas
voulu qu'il y eut pour l'humanité d'irré[)a-
rables naufrages, et, quelque longue, quelque
affreuse qu'ait été la tourmente, le moment
vient oi;i Dieu sort du nuage et dit à l'erreur
comme à la mer soulevée : Tuniraspas phis
loin. {Job XXXVIII, 11.)
t< Oui, c'est par l'expresse volonté de Dieu
que le mal, si effroyable qu'il soit, trouve
toujours devant lui des barrières qu'il ne lui
est pas donné de franchir; et c'est surtout
au siiin des sociétés éclairées de la lumière
du christianisme que cette volonté conser-
vatrice s'est manifestée, en y déposant une
puissance de raison supérieure, devant la-
quelle la déraison la plus impudente doit
reculer : « Malgré le règne eilVéné du vice,
DE PHILOSOPHIE.
LAN
m
dit quelque part Fénelon, la vertu est encore^
nommée vertu !»lvt cliez nous, malgré la
puissance des mots usur[)és, il n'a pas été
donné à la démagogie triomphante d'établir
ses fausses théories.
« Ainsi, à la dillércnce de quelques mots
dont l'idée fausse s'empare, et qui sont trop
facilement vaincus, il en est d'autres (jui ré-
sistent avec une force d'indomptable éner-
gie, et que le faux iit parvient jamais à en-
vahir I
« Et, lorsque dans les mots subalternes
eux-mêmes, la vérité et le bon sens ont suc-
combé, l'idée juste se réfugie alors dans un
mot supérieur et primordial, où elle se défend
à outrance.
« Certes, y eut -il jamais querelle plug
grave que celle qui s'agite dans le monde
entier entre l'autorité et la liberté? Or, croit-
on par hasard que les idées soient pour peu
de chose dans cette querelle, et que les mois
n'y signifient rien? Toute l'histoire de l'Eu-
rope, depuis soixante années, est là pour
ré|)ondre.
« Qui oserait dire qu'à ces deux grandes
choses, l'autorité et la liberté, leur véritable
sens soit aujourd'hui restitué dans les langues
européennes?
« El toutefois que deviendraient, je le de-
mande, les sociétés humaines, le jour fatal
où l'autorité, la liberté et le respect dispa-
raîtraient à la fois de la terre avec le vrai
sens des mots qui les expriment?
« Je dois redire que Dieu ne permet guère
de pareilles catastrophes dans l'humanité,
ou ne les permet que pour un temps, et pour
châtier les nations qui ont trahi la vérité et
la justice.
« Tôt ou tard, le dictionnaire finit par se ré-
concilier avec le bon sens.
« Mais ce qu'il faut savoir, c'est que ce
n'est jamais sans une grande souiliance, au
sein de l'humanité, que les idées sur les-
quelles la société repose viennent à être
troublées, et que les idées fausses, qui leur
sont contraires, usurpent leur place. Pour
que l'idée vraie rentre alors dans ses droits,
il y faut parfois l'intervention du Ciel même,
il y a fallu un jour une Révélation, un Jésus-
Christ, des apôtres et des martyrs : le
triomphe de la vérité est à ce prix.
« Il en est un exemple illustre entre tous.
« La charité, l'humilité, la miséricorde,
l'humanité môme, après quatre mille années
de bannissement, ne sont rentrées dans le
monde que par cette force supérieure qui se
nomme le témoignage du sang.
« Elles avaient été bannies de la terre à ce
point, que l'idée môme, que le souvenir en
étaient à peu près effacés dans la mémoire
des hommes : la langue humaine ne savait
presque plus les redire, ou les blasphémait.
« La miséricorde était une faii)lesse. un
vice de cœur : Miscricordia animi vitium
est, disait le plus sage des philosophes.
(( llumilitas, rhumilité, était synonyme de
bassesse ; Charitos, ne désignait rien de plus
(206) An;e illum botium et inaluin, viia ei mors. {EcclL xi, 14.)
721
LAN
PSYCHOLOGIE.
LAN
722
que l'amitié; et les relations (lue niiimanilé,
Hnmanitas, établissait entre les hununos,
n'allaient guère au delà de la politesse et des
bonnes manières.
« Pour les restituer au monde, ces grandes
idées, ces grandes choses, il fallut faire vio-
lence au langage humain, et donner un sens
sublime <i des mots vulgaires; mais les mots,
les liommes elles choses résistèrent; l'em-
pire, l'univers, tout s'émut; des flots de sang
coulèrent. On sait ce que Néron, ce que
Pierre et Paul furent dans ce combat, et à qui
demeura la victoire.
« Et aujourd'hui, les dictionnaires de
toutes les nations civilisées redisent avec ces
mots vainqueurs les vertus qu'ils expriment.
« J'ai dit, Messieurs, ce (pi'est à mes yeux
le Dictionnaire, quelle est, dans une nation,
dans riiumanitè tout entière, sa souveraine
importance, ipiel ordre d'intérêts supérieurs
s'y rattache, enfin (juel grave sujet d'étude
if fournit à ceux qui y portent un regard in-
telligent et rétléchi.
« Jai dit [lar là même* la grandeur de
l'illustre compagnie qui veut bien m'accueil-
lir.
« Car, il faut le répéter une dernière fois :
constater, conserver, rétablir le vrai sens des
mots, qu'est-ce autre chose que conserver à
une nation la sagesse, la raison, la vérité, en
môme temps qu'on lui conserve une langue
capable et digne d'exprimer convenablement
toutes l(;s idées que comprennent ces gran-
des choses?
« Telle est la nn'ssion de l'Académie, tel
est le service que la France attend et reeoit
d'elle, telle est la puissance du bon sens et de
ceux qui veillent à sa garde.
« Et quand ce bon sens s'élève jusqu'au
génie, comme dans ces écrivains inunortels
dont vous êtes. Messieurs, les héritiers et les
représentants, il faut s'incliner alors devant
le don de Dieu, qui apparaît en son éclat le
plus beau, et avec son iniluence la plus salu-
taire. Car c'est avec de tels hommes, c'est
avec leurs écrits que non-seulement on fait
et on conserve le dictionnaire, mais (|u'on le
refait au besoin, qu'on rétablit le vrai sens,
le bon et le grand sens des mots, des idées
et des choses, c'est-à-dire ce qui importe
le plus à la dignité et à la [)aix des socié-
tés.
'( Indiquerai-je encore un autre bienfait, le
plus signalé de tous peut-être, (^uc ces beaux
génies et leurs ouvrages ai)[)orlenl à la terre,
après que l'orage des révolutions a passé sur
elle? C'est à eux qu'il est donné quehjuefois
de rendre à des intelligences qu'avait trou-
blées le bruit de la tempête la précieuse no-
tion des vertus oubliées el des vérités perdues!
Ils ont je ne sais quoi de sublime et de doux,
et comme un cbarEne secret pour apaiser les
cœurs longtemps agités par la violence des
passions politiques. En vivant dans le com-
merce pacifi(iu(i, el oomme dans la douce
familiarité de ces illustres moils :
Illustres animas, magriiimque in nomcn iluras ;
l'âme semble respirer un air plus vivifiant et
p|us pur : elle retrouve, comme dit Bossuet,
la" sérénité dans la hauteur; elle pourrait y
chercher au besoin, si elle lavait perdue,
la force de rentrer en possession d'elle-même,
« 11 y a là un travail élevé, quelquefois
même un travail de conscience, auquel on so
sent incliné h rendre hommage : el mémo
avec des efforts partagés el des résultats im-
parfaits, celte élude est toujours quelque
chose qui mérite la sympathie et le respect. »
Discours de réception à
,e.)
^Mgr DuPANi-oup, l)
i'Acadein ie fra n ça isi
§ XVt. — Filiniion des tangues. — Cs que fut la
lançiue primiiive. — Aciivn de la science, action du
peuple, action du temps. — Phases et âge des
langues. — Ohsenuilions sur les théories linguia-
tiques de Court de GébcUn, de De Brosses, etc.
Filiation des layigues. — Le réseau des
peuples européens, grAce aux lumières do
i'hisloire ancienne el de la civilisation mo-
derne, a été facile à démêler malgré l'enlrc-
croisemenl de ses fils.
En Asie la tûche est plus ardue, à cause do
l'obscurité des matériaux, même pourl'épotiuo
présente, et de leur complication dans tous
les temps. Mais la physiologie des principales
familles de langues nous servira de fanal pour
allVonter les écueils et les ténèbres du reste
du monde ; après quoi, procédant du connu
à l'inconnu, nous pourrons résumer autant
que raconter, atteindre des principes eH
même temps que des faits.
De[)uis (pie Leibnilz chercha dans l'analyse
comparative des langues la vérilablc généa-
logiiî du genre humain, beaucoup d'autres
érudits d'Allemagno ont montré la justesse
de la méthoile par l'abondance et la richesse
de ses applications. En 1806, Fréd. Schlegel
el Adelung avaient signalé la parenté du
sanskrit avec le latin, le grec et l'allemand.
Les formes grammaticales, déclinaison, con-
jugaison el syntaxe, qui sont la façon du lan-
gage; les racines étymologi(|ues, qui en sont
l'élolfe, se retrouvent dans la langue indienne
comme un douaire oij les trois héritiers
auraient [)uisé. Mais le douaire était plus
grand encore qu'on ne se l'imaginait d'abord :
les formes el racines des langues slaves se
sont rapportées au sanskrit avec la même
exactitude ; et enfin les idiomes celtes ont
re|)roduil ces singulières coaptations-
Dugald-Stewart, plus habile en métapliy-
sique qu'en [ihilologie, s'est opposé aux con-
clusions obligées d'un pareil rapprochement
en faisant du sanskrit un jargon postérieur
au grec el au lalin, el importé d'Occident en
Ori(;iit par je ne sais (|uelle nation ; les trente
mille Macédoniens d'Alexandre, ou les dix
mille Grecs de Xénophon, je suppose !
La conjugaison grecque semble formée par
des particules et des verbes auxiliaires insen-
siblement fondus dans la racine. Dans le
sanskrit, les flexions tiennent à l'organisation
primitive de la langue. Les changements, de
conjugaisons el les cas des noms se passent
sur la racine môme : la structure indienne
est donc antérieure. Plusieurs formes étran-
gères au latin, au grec, et qui sont dans le
72)
LAN
sanski il, se reti'ouvcnl dans l'erse, le gallois,
Je Jtas-breton, dans le slave, dans l'allemand,
ou piutùl dans les patois frisons ou dans le
goth d'UlpInias, Le pol-pourri aurait-il roulé
jus(}uc-là pour ramass(!r ses ingrédients ?
Le lleuve dos langues nurait-il coulé vers
l'Oiicnt. tandis ([ue le fleuve des peuples qui
les parlaient courait vers l'Occident ?
Eiia(;cei)tant la seule consé(]uence logique,
on est piéparé à rencontrer le grand inter-
valle de rinde à l'Europe occidentale, rempli
d'i'dionies particii)ant à plus forte raison de
la i)arenlé des points extrc^mcs La ïhrace
des Slaves, l'Ionie des Grecs sont séparées de
la Haotriane par les hauls plateaux de l'Af-
g'ianistan, par les grandes plainesde la Perso,
])ar les montagnes de l'Arménie et de la
Géorgie. Géorgien, Arménien, Ossète, Alain,
Pouscljlou-Afghan, Persan moderne, P(!rse
ancien, c'est-à-dire Zend et Pehivv, sont
Inngues indo-germaniques, proches parentes
du sanskrit. La fraternité des langues anti-
ques dure même dans les procédés par les-
(juels elles se permutent en langues nou-
velles, se brisent en idiomes, se dissolvent
en patois.
« Quand un sultan patane monta sur le
trône de Delhi, la langue brahmanique se
démembrait. De langue vivante et osant pro-
duire des mots nouveaux, elle devenait morte
et arrètéî;, n'osant plus rien produire. Ce
})el idiome perdait la richesse de ses for-
mes, se dépouillant de ses flexions multiples
<[ui se déveloi)pent sur le l'adical comme les
branches sur le tronc, et font jaillir du verbe
comme d'une souche inépuisable toute une
gerbe de pittoresques images. De langue
vivante procédant avec logique, capable de
produire des composés sans nondjre, l'idiome
Jjrahmanique se faisait, pour ainsi dire, lan-
gue morte, prenant les mots tels quels, loin
de la racine, élaguant les terminaisons gram-
maticales, s'imposant de ne plus lien créer
j)ar lui-même. Chaque province altérait à sa
façon ce langage si parfait. Il devenait ru<le
et concis chez les Rajpouts, énergique, mais
sans grâce, chez les Mahrattes ; énervé et
adouci au Bengale; plus correct, mais sans so-
norité, dans l'Indoustan même. » (Tlieod.
P.wii..}
La révolution de notre moyen Age n'a pas
l)esoin d'une autre formule ! il n'y a qu'à
mettre latin à la place de brahmanique, por-
tugais à la place de raipout, castillan au lieu
de niahratle, italien, irançais, en place de
bengali, indouslani.
Le persan moderne, qui accomplit sa trans-
formation après avoir été submergé par une
conquête et par une langue voisine, se trouve
par ce fait dans la position de l'anglais issu
«lu saxon après une con([uôte française. Les
deux langues se ressemblent aussi par la fa-
brique très-simplillée du verbe et des décli-
naisons. Le verbe indoustani lui-même est
tellement [)laqué d'auxiliaires et de partici-
j)es, que l'anglais seul peut le traduire avec
précision. iGarcin de Tassv, Rudiments de In
irnifiuc indoustani.) L'anglais aurait assez
d'adverbes et de j)i-éposilion5, outre les cinq
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE. LAN 721
articles des cas, pour reproduire les deux da-
tifs et les cinq ablatifs admis par quelques
gi-ammairiens décidés h retrouver dans des
articles post-tixes les neuf flexions de la décli-
naison sanskrile.
Celte habitude d'abréger la conjugaison
par des auxiliaires et la déclinaison par des
articles s'est donc retrouvée aux deux bouts
du monde dans des langues déchues par la
barbarie ou rénovées par le principe utili-
taire. Le sanskrit , d'où sont émanées les
mères de ces langues, y a révélé le secret de
formes grammaticales longtemps acceptées
comme caprices inexplicables. La racine pri-
mitive écourtée dans un temps du verbe ou
dans un cas du nom se reconstruisait dans
un autre temps, dans un autre cas. Ainsi le
nominatif latin déplias occultait deux lettres
dévoilées ])ar les cas obli(|ues qui rai)pellent
déjà la forme grecque cicplianto, où le latin
enq)runta ce nom. Le grec avait puisé plus
immédiatement à la source indienne aila-
vanln. L'auxiliaire latin esse, fort incohérent
dans ses temps divers, se reconstruit régu-
lièrement dans les deux verbes sanskrits où
il fut taillé. La même irrégularité se retrouve
dans le verbe italien andare. Les fragments
vado et ses dérivés sont les débris du verbe
iatin vadere, dont le verbe moderne andare
envahit la moitié. Better , comparatif hétéro-
clite de good, a un positif régulier dans beh,
zend et pehlvy.
Je liasse à l'analyse du groupe sémétique.
Le trait le plus frap[»anl et le plus général de
ces langues est : 1° l'uniformité de leurs ra-
dicaux, composés de trois syllabes ou plutôt
de trois lettres selon un système d'écriture qui
ne flxe que les consonnes en abondonnanl
les voyelles à la tradition ; 2" la fabrique
du verbe, où les trois radicales persistant
toujours, mais entremêlées de quelque cré-
ment , font passer l'action par toutes les
nuances i)ossibles ; actif, passif, neutre, réflé-
chi, transitif, intransitif, réciprocité, désir,
rivalité.
Los Sémites n'ont pas eu le monopole de
ces langues que les nations de Cham eurent
en commun avec eux pendant qu'elles habi-
taient les bords de l'océan Indien, de la mer
Rouge et du Nil. Ce que le déchitlVement
des hiéro.^lyphes permet d'ajouter aux ves-
tiges de l'ancien égyptien conservés dans le
copte, y montre une afiinité incontestable
avec le vieil araméen, toutefois avec une
indépendance du système graphique irilittéré.
Ce qui prouvei-ait que cette ingénieuse mais
gênante discipline fut une invention compa-
rativement tardive.
L'Ethiopie, fort ancienne colonie chamite,
a conservé jusqu'à nos jours un idiome où
l'on a cru retrouver tantôt l'hébreu des aïeux,
tantôt l'arabe des neveux. Les deux liypo-
îhèses sont soutenables comme pour Malte,
où Soldanis croyait parler le phénicien ,
tandis que les voyageurs arrivant d'iilgypte
ou de Baibarie reconnaissent un arabe assez
moderne.
L'Arabe, versé depuis mille ans sur les
Bei'bçrs de l'Atlas, n'a pas avancé au même
7:5
LAN
LAN
726
degré l'assimilalioii de leur idiome , forme
1rès-aiUiL|ue du langage de Sem ou de Cliain.
Mais à l'Atlas, couuue chez les Fouis du
désert africain, comme chez les Boukhares
et les Ouigours de l'Asie centrale , comme
chez les Persans Afghans, Indous convertis,
chez les Turcs d'Europe et dAnalolie, la lan-
gue de rislam a imposé §on système gra-
phique , ses noms d'action , ses substantifs
abstraits, ou ce qui comiiose la partie méta-
physique du discours ; de telle sorte que
tûute proposition un peu étendue et un peu
velevée a besoin tie recourir h la langue phi-
losophique et sacrée. (>e!a suffît pour don-
ner un air d'homogénéité aux idiomes mu-
sulmans.
La i)arenté de Sem et de Japhet, celle
d'Elam et de Magog, aïeux conjmuns des Scy-
thes , parenté longtemps reléguée dans les
assertions traditionnelles, passent à l'état de
démonstration par la parenté des langues.
Le copte, sorte de cabinet d'antiqiîités où le
vieil araméeu domine, otl're pêle-mêle bon
nombre de vestiges indiens.
Toute la fabrique des pronoms coptes
s'est retrouvée dans l'hébreu et s'est recons-
truite dans le sanskrit. L'inventaire des raci-
nes indiennes communes aux langues sémi-
tiques va grossissant chaque jour; le perse
ancien ou peliivy est sémiticjue par les mots,
indo-européen j)ar la grammaire. Le zend,
;'.c<:epté comme la souche des idiomes sémi-
tiques, tient de fort près au pehlvy, et, par
conséquent, au sanskrit. (Wil. Jones.) Les
Uexions du verbe arabe par des pronon's
demi-latins rappellent la conjugaison grec-
que par des particules; le moyen de la con-
jugaison grecque rappelle un i)eu les formes
et tout à fait la "
sémiticiues. (Svlv. deSacy.)
Le troisième groupe que nous devons exa-
miner 'se ct)mpose diî langues océaniennes
dont l'hydrographie, plus étendue que la géo-
graphie dos langues japhéliques, semble,
])arcela môme, deux foisdiflicile à expliquer.
La prodigieuse analogie de tous les idiomes
répandus dans l'Océan indo-africain et dans
l'Océan Paciliiiue , vient heureusement à
notre secours, et met hors de doute des com-
munications actives et anciennes : la mer
devient un moyen puissant aussitôt qu'un
peu d'industrie a levé l'obstacle qu'elle op-
posait aux migrations. Des îles de Sandwich
à la Nouvelle-Zélande il y a piès de dix-
huit cents lieues, et les idiomes y sont fort
ressemblants. De Madagascar aux îles Phi-
lippines il y a presque aussi loin, et l'on y
parle des langues sœurs. De Java aux Mai--
(juises il y a un tiers de la circonférence
du globe, et les glossaires y sont de la même
famille.
Ueland, Cook, Forster, furent les premiers
à comparer les idiomes océaniens et h recon-
naître leur parenté avec le madecasse , le
malais, le javanais. Ces deux derniers, dans
leur forme populaire, sont le résumé et le
moyeu terme de toute la famille. On croirait
]e kawi arrivé par mer, lui aussi, et colon
réceiil du continent asiatique. Cependant la
signification des réfléchies
est
indigène de l'Asie. On
rSVCUOLOGlE.
race qui le parle
sent quel avantage avait un pareil idiome
pour devenir langue franque de l'archipel
indo-chinois, surtout quand le peuple ma-
lais joue, dans cet océan, le rôle mercantile
des anciens Phéniciens.
Après que Flacourt eut publié le vocabu-
laire des idiomes de Madagascar, les pre-
miers savants qui y tirent des emprunts
crurent retrouver la trace du trafic et du
passage récent des Malais. JLais l'intéiieur
de l'île parle les idiomes du littoral, cl parmi
eux il en est qui reproduisent le tagala de
l'intérieur des Philippines. Que de tenq)s
])our la fusion intérieure du langage des
colons, en siqiposant que ce temps n'eilt pas
suffî pour dianger la physionomie de ces
colons eux-niômes ! L'idiome kawi , forme
javanais, ou,
rognée de ses
langue san
malais ,
krite
moderne de l'ancien
kawar, est la
inflexions.
En proclamant le vieil idiome de l'Inde
comme solidaire des trois plus gi-andes fa-
milles de langues, nous ne prétendons pas
tenir la langue i)rimitive, celte herbe im-
mense, bananier du paradis qui habilla '.u
nudité de nos premiers [)arents, ou reçut les
premiers essais de leur pensée 1 La plante a
durci ; ses feuilles sont moins larges, mais
plus nombreuses ; les rejetons ont })rospéré
au point de voiler à tout jamais la tige-
mère; ils ont couru si loin et le long de l'a-
cines si cachées. (]u'il faut un effort de
l'esprit pour les recoiuiaître. Cet effort sera
complet seulement le jour où l'Australie,
l'Afrique centrale, l'Amérique du Sud, l'Asio
du Nord et de l'Est auront été étudiées avec
autant de soins que l'Europe, l'Asie centrale
et r.\méri(jue du Nord.
Toutefois ces desiderata de la philologie
tiennent déjà aux trois familles par des
liens encourageants. Les langues indo-chi-
noises ont beaucouj) de rap[)ort avec les
langues
chinoises jiroprement dit(;s, (pu, au
Sud, se rattachent au kawi par le bugis , le
malaïa, le batta et le tagala ; au Nord se rat-
tachent au groupe lailare par le thibétain et
le bouthya ou idiomeduboulan. LesTarlares,
sortis delà famille ariane, parlent aussi des
langues arianes, mais tombées dans le laisser
aller de lingua f'rança . puis(]u'on n'y conju-
gue pas le verbe. Les Tartares basanés, Ton-
gous et Mongols, ont des idiomes fort rappro-
chés de ceux de leurs frères. Le groupe de
langues ouralo-sibériennes pénètre en Chine
par la Corée, et en Europe par les idiomes
slaves- finnois. Ainsi les Kalmouks, Vagouls,
Ersdad, Morduans, Wotiaks et Tchermisses,
parlent la langue des Hongrois, des Finnois,
des Lapons et surtout des Samoièdes. (Pal-
las, De.smoulins .)
Les langues de l'Afrique sont sémiti(pies
au Nord par le Berber ; à l'Est, par l'Amha-
rique, idiome africain avec les flexions sé-
mites. Le galla, le samawli, le dankali, dont
nous commençons à avoir des dictionnaires,
les idiomes rôulana, noubi, tibbou, twarik,
dont quelques voyageurs ont entamé le dé-
brouillemenl, livreront [)eut-ùtre ces ressem-
727
l.W
DlCriONNAlUE DE PllILOSÛPh.'E.
LAN
728
l)lancescisi<ili(iiics espérées dans l'idiome des
i'ouls et réalisées par ceux de Madagascar.
Les langues auiéricaines, malgi-é leui' va-
riété infinie, cèdent à l'analyse et se fondent
dans un type assez uniforme pour affirmer
déjà l'unité de leur émanation; (juclpies-
unes tendent au monosyllabisme indo-clii-
nois, mais |)0urlai)t on retrouve celle fabri-
que du verbe à la fois sim[)le par le procédé,
compliquée par le résultat, puisiju'elle varie
les nuances de l'action i)ar rinler[)osilion de
([uelquescrémenlsdans la racine. Nous avons
déjà expliqué quelque chose de pareil à
propos des langues sémili(jues ; le bas(|ue
J'oIlVe bien |)lus in extenso, puis(iue la môme
racine y fournit vingt-cin(] conjugaisons.
(\V. IIu.MlUJLDT, DeLIÎCLUSE, Clc.)
L'existence d'une langue antérieure aux
idiomes sémites et indous est fort admissible,
puiscjue la fraternité suppose la communauté
en père ou mère. Cette mère, plus complexe
que les deux enfants connus, put avoir d'au-
tres enfants à qui elle légua la fabrique du
verbe avec son entière complication. L'in-
duction permet d'y rapporter les Basques,
j)récurseurs des Celtes dans l'Occident , et
d'autres nations qui errèrent au centre de
l'Asie avant de trouver passage vers la grande
île américaine.
priorité absolue ou relative d'une langue do
Sem ou de Japhet,et, comme toujours, l'inso-
lubilité de la question tient à l'inexactitude
des termes dans lesquels elle est i)Osée.
Quelle fut la langue primitive? On ne peut
le savoir, puisque les annales authentiques
commencent fort tard et n'ont pas précisé
la langue des premières traditions. Mais cette
recherche implique l'existence d'une langue
priniitive, et c'est cela môme qui est le véri-
table sujet de la controverse.
Comme toutes les propositions relatives
aux causes premières se tiennent de fort prè?^
les épicuriens et naturalistes doivent admettre
Téternité des langues comme l'éternité de la
matière. Si l'arrangement de la matière
homme est un accident récent, une trans-
formation dernière du ver perfectionné, la
parole n'est qu'une fonction fatale comme le
chant des oiseaux ; seulement elle est com-
plexe en proportion de l'organisation de son
larynx qui varie les sons, de son oreille qui
recueille ceux de la nature , de son esprit
et de ses caprices qui mêlent ce double
produit en combinaisons infinies.
Nous allons exposer dans toute leur naïveté
les prétentions de cette école résumées dans
le livre de Desmoulins.
" Les langues, elfets et causes de l'inégalité
Si la décadence monosyllabique avait com- des aptitudes, sont l'œuvre des peuples divers
mencé avant l'émigration , une civilisation
fut assez vigoureuse pour limiter cette ten-
dance, au point que les Ôgibbeways dont les
souvenirs remontent assez nettement vers la
Sibérie, les Esquimaux si semblables aux Sa-
moïèdes par les traits , conjuguent le verbe
par agglutination comme la grande majorité
des Américains.
Plusieurs nations de l'Inde méridionale:
Tamouis, Télingas , Carnaties , Mysoriens,
Tulaviens, Parbathyas, ont des langues qui
ne rentrent pas immédiatement dans le sans-
krit, mais qui se rapportent davantage aux
idiomes tartares. (Prichard.)
Les probabilités qui autorisent tant de
coaptations, les pi-euves qui ont commandé
le rapprochement de tant de peuples séparés
par le temps ou l'espace, nous les devons
au zèle des voyageurs, aux lumières des
sociétés savantes. Que les uns et les autres
reçoivent rex[)ression de notre reconnais-
sance.
Ce que fut la langue primitive. — Si le
problème de la langue primitive est insoluble,
il est au moins fort tentant et peut bien
excuser l'illusion des chercheurs de cette
quadrature du cercle et des calculateurs de
cette dernière approximation. La formule de
Kennedy, une langue-mère ou aïeule com-
mune du sanskrit et de l'araraéen, rappelle
un peu la physique de la cosmogonie indoue :
l'éléphant ({ui supporte la terre s'appuie sur
une tortue portée par un autre éléphant
appuyé à son tour par la môme base chélo-
nienne, laiiuelle aussi est soutenue par les
t épaules d'un troisième pachiderme j^areil,
etc. La querelle s'est agitée longtcmips entre
le système éi"éphant et le système tortue. Le
système mixte de Kennedy implique toujours
et l'œuvre primitive. La diffusion des langues
est aussi insoutenable que la dispersion des
races. Les langues et les races se sont touchées
sans se confondre. L'aptitude cérébrale qui
modifie aujourd'hui le dictionnaire et la
grammaire, créa d'abord les racines et formes
grammaticales par l'effet de son primitif
exercice. L'oreille recueillit les bruits exté-
rieurs et en fit les onomatopées ; elle enregistra
les exclamations spontanées des passions.
Ce fonds, modifié par le caprice, par la tradi-
tion, donna des combinaisons infinies comme
le hasard. Le larynx, organe moins complexe
que le cerveau, resserra les langues dans des
alphabets assez bornés. L'homme a fait sa
langue comme les oiseaux font leur chant,
11 n'y a que la différence du simple au com-
posé.
« Malgré les communications opérées entro
les races par les conquêtes et les migrations,
les variétés de linguistique se retrouvent
encore partout. Beaucoup de coïncidences
ont été remarquées à des distances qui
excluaient toute idée de communication. Les
Boschimanes ont une lettre clafjuonte qui se
retrouve dans les tribus circassiennes.
« Comment les iuq)or!ations auraient-elles
couvert un fonds primitif doublement tenace
et par la routine et par le patriotisme? Le
fonds a duré de toute éternité chez les Bas-
ques, les Gaels , les Bretons. Luttes do
langues, luttes de races; il y a toujours eu
des autochtones préexistant aux conquérants ;
les masses ne se sont jamais déplacées ; les
con(]uérants étaient compai'ativement peu
nombreux. Procope conqite à peine cinquante
mille Vandales conquérants de l'Afrique ; |es
Turcs Ouigours , qui faisaient trembler
Byzance sous Justin 11, étaient au nombre de
1 i9 LAN
200,000, au dire de leurs ambassinleurs, à
qui la prudence autant que l'orgueil com-
mandait de grossir les objets ; les armées ont
assez de peine ii arriver à un terme éloigné
et à se fixer dans un pays étranger ; les
invasionsde peuplesmeurent enmasse comme
des sauterelles ; les premières croisades nous
^'ont appris.
« De très -minces exceptions n'infirment
pas cette règle générale. Les Kspagnols ont
exterminé les Guanches aux Canaries, les
Caraïbes à Saint-Domingue, où les nègres
ont usé de représailles envers les blancs.
Chrétiens, Nègres, Caraïbes, avaient encore
de courtes et précises traditions de déplace-
ment ; mais que de peuples envahis étaient
sans traditions, sans aïeux plus sauvages,
sans pères moins dégradés qu'eux-mêmes !
Quelle invasion avait peuplé ces îles où l'on
a surpris des sauvages ne connaissant pas
J'usage du feu? Les rivages américains où
vivaient des tiibus ne sachant pas compter
jusqu'à six , apparemment parce qu'elles
n'avaient que cinq doigts h la main et
n'avaient pas remarqué que leur main était
double. »
Nous avons, par anticipation, répondu h
cette dernièie série d'arguments ; quant à
l'origine onomatopéique du langage, soutenue
parcourt de Gébelin, et encore admise par
quehjues Français (Cam. Dvtexl, Kxplical ion
des htérogli/phcs), elle a été bravement pré-
cisée par l'Anglais Murray en neuf mono-
syllabes représentant toute sorte de coups et
desquels il dérive toutes les langues de la
terre, différentes de forme et de fond, le
hasard ne créant que des individualités
dépareillées.
(Cependant les calculs d'un mathématicien
(YouNG, Transac. of the roy. Soc.) établissent
que six mots pareils dans deux langues
appuient |)ar dix-sept cents chances contre
une la probabilité qu'ils sont dérivés, dans l'un
et l'autre cas, de quelque langue-mère ou
introduits par connuunication. Huit mois
pareils donnent près de dix mille chances
contre une, c'est-à-dire une certitude h peu
près entière. Que serait-ce lorscjne les mots
et racines semblables montent à plusieurs
milliers en des langues sé|)arées par la lon-
gueur totale de la chronologie ou par la
moitié de la circonférence du globe I
L'argument tiré des immigrations est sur-
tout favorable à la dispersion des langues
rayonnant d'un tronc commun. 11 ne peut
aider le système de la génération spontanée
et universelle du langage, qu'en faisant
étouffer entièrement l'idiome autochtone par
le langage importé ; ainsi tout devrait être
danoisdansl'anglaisaprèslaconquôtedanoise;
tout français après Guillaume. En ce cas
l'autochtone se présume, mais ne se prouve
pas. Si, par hasard, on en découvre des
traces, elles ne doivent ressembler h rien ;
mais l'anglo-saxon est goth, le celte est
sanskrit I
Comme dernière ressource, pour soutenir
les deux originalités, malgré la ressemblance,
on admet la simihludc des résultats par la
PSYCHOLOGIE. LAN TCO
similitude des organes en action et des forces
en travail. Cela veut dire apparennuenl quo
les alphabets de tous les peuples sont bornés
à une quarantaine de sons, et que la gram-
maire générale peut être enfermée en une
centaine de propositions. Les éléments do
l'instrument nommé kaléidoscope n'étaient
pas si nombreux, cl l'on a estimé à plusieurs
millions les combinaisons possibles avant
que la môme se reproduise deux fois I La
génération spontanée et multiple des langues
ne peut donc expli(|uer ni les ressemblances,
ni les dilférences des idiomes.
Quand les (lueslions montent dans les
nuages métaphysiques, ily a des chatoiem.cnts
capables de mettre en contradiction des in-
telligences aussi énùnentes par leur savoir
que par leur force. Fréd. Schlegel commença
par croire l'esiirit humain ouvrier primitif du
langage, et finit par admettre explicitement
la révélation divine du langage. Nous trou-
vons, comme lui, une afiirmation sur bonnes
preuves bien i)référable à des discussions
sans fin et à des vagabondages dans un laby-
rinthe sans issue- Nos bonnes preuves sont
déjà fournies : nous avons retiouvé expéri-
mentalement les débris d'une langue primi-
tive dans les trois grandes familles sémite,
indoue, océanienne. Nous pouvons haidiment
formuler le dogme de l'unité de l'espèce
humaine et de la population de la terre par
une famille graduellement élargie. Les indi-
vidus et les nations ont largement usé de leur
libre initiative en cond)inant, changeant,
rénovant selon les forces et les caprices de
leur esprit ; mais ils travaillaient toujours sur
une trame première, sur un patron primordial
et traditionnel. C'était |)lus que le vaisseau
de Thésée, puisque plusieurs pièces n'ont
pas été altérées; [)lus que la gouttelette de
San
o »
héritage
materne! préexistant dans
lœuf avant l'ébauche du poulet. (Isid. Bourdon,
Phi/s. comp.) Un fait non moins certain et
non moins admirable ([ue la parenté des
langues est la fabrique de :plus en plus,
savante et compli((uée de ct;s langues, à
mesure ([u'on en remonte la généalogie.
L'anglais est plus simple que le français et
l'allemand ; ceux-ci |)lus simples(|ue le latin,
le goth, le sanskrit. L'aïeul ou les aïeux
inconnus du sanskrit durent être plus vastes^
plus compréhensifs 1
i\ous|)ouvons raisonnerici commellerschel
remplissant de soleils la voie lactée explorée
par son télescope: i)lus nous approchons de
Dieu et plus l'immensité est admissible ! Ici
elle a de plus l'avantage de se trouver à la
portée de l'intelligence commune.
Danstouslespaysfrontières,enpaysbasquc»,
en Transylvanie, àSmyrne, à Constantinople,
les familles d'une éducation ordinaire voient
leurs enfants grandir en babillant trois ou
quatre langues. Observons les classes plus,
élevées où le fait est à la fois plus complexe
et plus régulier. La Médie, le Pont, n'ont j)lus.
de Cyaxare ou de Mithridate ; mais les Scythes
du Borysthène apprêtent leurs enfants pour
le voyage et [leut-être pour la coni]uôte du
aioude. Les grands seigneurs au maillot sont
731
LAN
DICTIONNAIRE DE PlllLOSOnilE.
LAN
732
entourés de précepteurs de foutes les nations
curopc'orHH'S ; les piinccs ont, en outre, des
secvileurs cpii doivent toujours s'expi-iine.r
dans leurs langues asiatiques.
A ciiK] ans le jeune i)oyard, l'intéressant
tzarévit/. donne au slavon les quatorze cas
arméniens; il lAtonne, d^ns le jiersan, les
vingt- cinq formes ))osilives et négatives du
verbe inrc, il parle allemand au valel anglais,
italien au français, français et russe h tout le
Mionde. A dix ans il fait des fautes dans
toutes les langues ; mais il les a délinilive-
nient classées dans des cases distinctes de
sa mémoire. A dix-huit ans il voyage, et
))ratii(ue tour h tour chaque idiome dans son
terroir; il les pratiquera tous simultanément
à la cour s:uis une erreur de grammaire,
sans un retard de mémoire, sans une hésita-
tion de registre.
Le lour de force n'est pas exceptionnel;
il se leproduit en cent villes, en mille cliA-
teaux; les individus ne sont pas choisis
parmi les privilégiés de l'esprit; à cela près
du talent j)olyglolle, la i)lupart seront tout
si m plemenide grands seigneurs ou des princes.
A leur place tout autre enfant ciM été aussi
curieux, aussi admirable; tout autre nous eût
offert ce toliu-bohu déjà sillonné de lumière
et de vitalité, cette Babel confuse et savante,
ce pêle-mèle de langues amalgamées main-
tenant pour se diviser et se préciserpluslard.
Qu'on appelle d'un nom unique ce large
trésor avec lequel cet être jeune et naïf
pourra tenir tôte aux représentants de plu-
sieurs races, et l'on aura une idée approxi-
mative du langage primitif, cadre virtuel et
matériel de toutes les langucïs futures. Avais-je
lort de crier à l'immense et au simple? C est
un enfant de nos jours (|ui révèle, en le renou-
velant familièrement, le grand phénomène
rapporté h l'enfance du monde I
Action de la science, action du peuple, ac-
tion du temps. — Les langues ont donc roulé
dans le torrent des Ages comme ces blocs
de rochers que le frottement dégrossit en
cailloux, émietle en graviers, égruge en
sable; et de môme que la loupe du géologue
ou le creuset du chimiste signalent dans le
moindre grain le bloc auquel il fut agrégé,
Ja montagne dont il fut partie intégrante;
de môme le philologue remonte à la vaste
fabrique des idiomes anciens par l'analyse
des phrases et des mots de nos idiomes mo-
dernes.
La décomposition des mots en leurs racines
est l'opération jjrincipale, le fond de cette
science qui a rendu d'immenses services à
J'h'''"i;.e, malgré les sarcasmes encourus par
ies abtis de l'étymologie. On commence à
sentir aujourd'hui que l'analyse des mots
n'est complète (ju'en rendant compte aussi
des flexions. Celles-ci faisant partie de la
forme, la grammaire spéciale de chaque
langue ou collection de ses formes a dû être
étudiée en regard des autres grammahes.
Les recherches lexiques ou la conq)araison
des langues par dictionnaires et racines dé-
pistent des rapjioits plus nombreux et plu3
distants. Les ressemblances i)ar grammaire
constatent une parenté plus immédiate.
Une grannnaire étrangère ne peut api)a-
raîlre sans un fonds de mots que l'importa-
teur inq)ose comme première ajiplication do
sa méthode nouvelle. On expli(pie de celte
façon l'origine des langues néo-latines qui
auraient accepté quelque grammaire germa-
nique avec une bonne provision de mots tu-
dcsipies. Ceux-ci abondent elfectivcment
paitout; Schœll,qui les estime à un cinquième
de la langue française, n'a eu que l'embarras
du choix (207). Le Visigoth, le Bourguignojr^
le Prison, déclinaient avec des articles, fai-
saient des passifs avec des auxiliaires. Mais
s'est-on bien assuré que ce laisser aller ne
préexistait pas déjà dans le latin rusti(]ue
d'oii l'anarchie littéraire et politiquel'auraient
transporté d'abord dans la langue parlés
par la bonne comf)agnie, et par degrés dans
le roman parlé décrit.
Il suiïit d'avoir voyagé en Allemagne, en
Turquie, en Perse, pour voir que la ])hrase
longue et inversive est monopolisée par les
savants et par les livres. Le peuple, ou plus
généralement la parole improvisée, hache le
discours et roidit la phrase vers la ligne
droite. Les bai-bares avaient donc déjh des,
intelligences dans les places et surtout dans.
les campagnes latines.
Une ])i'éparation préalable par la gram-
maii.'c, par l'accent ou parles mots eux-mêmes,
est une condition excellente pour l'adoption,
d'une langue nouvelle. La Belgicpie, où le
peuple parle flamand , aurait parlé hollan-
dais si la politique et la religion n'eussent
brisé la loi de Nassau. Les Kimrics d'Albion,
étaient façonnés pour l'accenttudesque, puis-
qu'ils protionçaient6r(7a(7i ce qu'ils écrivaient
pridain. Les'Kpirotes Skipes s'amalgament
dans la famille grecque; les Pélasges s hel-
lénisèrent facilement en Grèce, en Asie Mi-
neure, en Italie. [Italia, Niebuhr, Hist. ro-
maine.) Le gi-ec ne s'acclimata que superfi-
ciellement sur la Syrie. l'Egypte, la Cyré-
naïque, ùh. des patois sémites dormaient pour
se réveiller arabes.
L'observation du passé et plus encore du
présent aide un peu h l'éclaircissement du.
problème de l'appai'ition secondaire des
langues, de leur diversité, de leur renais-
sance; problème grave, puisque de très-
respectables autorités l'ont relégué parmi
les miracles, au moins en ce qui regarde la
cotifusion première. Pour les autres confu-
sions, les seules dont nous voulions nous
occuper ici, uti etfet très-prononcé peut
tenir à des causes fort légères. Quelques va-
riantes de synonymes et d'accents sulfisent
pourempècher les Arabes Maugrebins d'êtro
(207) Mills fiMiiçiis lires de l'ail iiiaiii! : alcue, mar&on'in, wéhnige, mine, pièce, pisser, quille, rof-
nuberije, bigot, briser, cagni, cingler, cloche, digue, (1er, rame, rai, renard, riche, rosse, sabre, séné-
rôle, écharpe, éclate, éiicron, escadre, espiègle, fa- chai, seuil, soldat, tourbe, tà!er, vague, valise, vai-
Jaise, (lacoH, friche, ijmon, gorge, guérir, maréchal, sal, voguer.
733
LAN
PSYCHOLOGIE.
compris en Egvple, Syrie ou Araljie. Iléro-
doie traite de barbares tous les débris des
idioiHes pélasgiques. Partout où une capi-
tale politique ou bien une littérature ne
centralise pas le langage, il se divisé en dia-
lectes aussi nombreux que les principaux
'LAN
remaniement semblable
734
Qu'un remaniement semblable se soil
opéré sur l'anglo-saxon, le saxon, le danois,
l'anglo-français, il n'est pas téméraire de
l'induire. Notre vieux fiançais servira de
témoignage plus positif : le verbe
le verbe y a pris
les pronoms personnels si tard, que leur sup-
agrégats de peuples. Et si rinditi'érence ou pression est encore un des articles de la poô-
l'inimitié sont aidées par une frontièie na- sie voulant représenter les époques naïves et
pai
turelle, fleuve, montagne ou bras de mer; si
la nonchalance des climats chauds est aidée
jiar une ceinture de désert, les schismes peu-
vent devenir plus multipliés et plus profonds.
Ojia compté jusqu'à 1,200 dialectes en Amé-
rique; le continent africain est [)lus large et
plus coupé. Dans la petite île de Tinior il
'p0(
reculées; enfin la |)lupart des patois du Midi
déclinent plusieurs cas sans articles, conju-
guent le verbe nu et non encore armé de
tous CCS tenqis troj) noml)reux dans le fran-
çais, puisque les étrangers ne savent pas \iser
de nos conditionnels, et que les Parisiens
rejettent l'imparfait du subjonctif. L'adjectif
y a. dit-on, une (|uarantaine de dialectes, et verbal s'immobilise en un paiticipe absolu
plusieurs centaines à Bornéo!
Notre Europe, avec ses langues soi-disant
fixées par la littérature et par la presse, ne
peut les empocher de virer de prononciation
tous les cent ans, et d'orlhograjihe tous h>s
deux cents! Qiii peut répondre que nos
aïeux de quatre ou cinq siècles, réveillés su-
bitenient.ne nous paraîtraient pas aussi sin-
guliers par le langage que par le costume?
En tout cas, pour l'accent, aïeux et neveux
risqueraient fort de demeurer totalement
incompris.
Les sociétés anciennes trouvaient un mo-
dérateur h ce frottement dans le repos des
masses et dans l'inlluence des lettrés, qui
étaient en nîème temps des prêtres. Les aca-
démies, au contraire, sanctionnent les faits
accomplis bien plus qu'elles ne les préparent
ou ne les dirigent; elles sont les échos au-
tant et plus (jue les oracles du peuple. Si \h.
même où un idiome est abandonné h lui
seul, il oscille et pivot(;, il tournoie, h plus
forte raison sous le tiraillement des conquêtes, serments. Les idées et l'art d'ajuster ces idées
La démolition représente les dtîgrés de
l'édification, l'économie explicpie l'origine
du luxe.
Dans plusieurs des petites Antilles, il s'est
formé (les syncrétismes pareils h la langue
franque d'Afrique. A Saint-Thomas, hCura/do,
l'anglais, le bas allemand, sont mêlés h l'es-
pagnol et à d'autres idiomes d'Europe ou
d'Améritjue, déjàraboléspar les patois créoles
ou nègres.
L'indépendance politique est la seule con*
dition (|ui manque pour constituer ces jar-
gons en un langage officiel d'abord, régulier
plus tard. Le guarany du Paraguay et lechc-
loki de l'Amérique du Nord ont bien affiché
et réalisé une pareille prétention, et Dieu
sait de combien de débris ils étaient formés.
Ce qui a signifié ces langues au monde
américain, ce qui imposait l'idiome roman
à la Gaule des Carlovingiens, c'était l'ins-
truction et l'esprit de suite des hommes ca-
])ables de les rédiger eïi manifestes ou en
des migrations, des littératures et des frol-
lements internationaux.
Phases et âge des langues. — Les mots
progrès et décadence ont aujourd'hui des
valeurs si contestées, qu-il faut prudemment
les restreindre h l'acception de mouvement.
Mais, à moins de nier le mouvement lui-
même, il me semble bien difficile d'accepter
l'opinion de quelqut;s savants qui croient
les langues secondaires
surgies
de t ou Les
jMeces. (Jos. de Maistue, Nie. Wiseman.) Ce
mysticisme s'explique ou se protège par un
autre : il ne se fait plus de langues!
Il suflTit de regarder autour de soi, sinon
pour niercette seconde proposition, au moins
pour infirmer la première. Toute la cote mé-
ridionale de la Méditerranée parle un jargon
appelé petit maure ou lingua frança : les
mots sont es[)agnols, français, italiens, grecs,
turcs, arabes; la construction est directe, le
verbe est réduit strictement à l'infinitif pré-
sent, déterminé tout au plus[)ar des adverbes
ou des pronoms personnels. Le jour (ju'une
puissance barbaresque aura adopté cette
langue comme moyen et symbole d'une civi-
lisation quasi-euro{)éenne, les premiers ef-
forts de ses écrivains donneront au verbe
une précision plus grande. L'anglais est là
))Our montrer comment l'infinitif peut aisé-
ment devenir base d'un pareil travail.
sont choses plus impoitanles que l'instru-
ment, et l'on peut dire en ce sens (]ue l'ins-
trument est parfait le jour que (piehpi'un
daigne ou sait l'employé: . ^L^is combien de
temps n'avail-il pas misa mûrir sourdement !
quels changements ne subira-t-il pas plus
tard !
Lorsque dans le passé on voit surgir une
langue, instrument d'un nouvel empire ou
conq)agne d'un grand homme, il y a dans ce
fait conq)lexe une j)ortée providentielle qui
j)eut com|)éter, principalement de Possuet,
de Joseph de Maistre ou de Wiseman, théo-
logiens. Des observateurs plus humbles au-
ront le droit de noter (jue les forces de l'es-
prit servent de levier à la Providence aussi
Ijien que les forces de la jnatière, et que,
par exemple, dans telle période hisloiique
donnée dans le grand événement qui lança
sur le monde la nation et la langue, il n'est
pas impossible de reconnaître une situation
dont les éléments furent tous pareils à ceux
que nous voyons rouler sous nos yeux dans
les pays de moyen âge et de renaissance.
L'ouvrier ne peut être bien orgueilleux de
sa part dans ce travail ; il n'y fournil pas les
matériaux, (juisont les mots; pas même l'ou-
tillage, c'est-à-dire les formes granmiaticales ;
celles-ci cl ceux-là sont, nous l'avons déjà
montré, un héritage vieux comme le moude.
735
LAN
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
LAN
(36
Les remaniements d'une ou de |)lusieurs vét'i(|ue; les comparaisons peuvent se faire
langues cl un idiome nouveau sont l'œuvre ' sur des langues vivantes , avec le cortège
du temps et des hommes; est-il besoin de re- précieux de l'accent du peuple et des com-
dire combien il y a loin de Ih à une création mentaires des honnnes instruits (\u\ les pra-
première et de toutes pièces? Donc les Ihéolo- tiquent. L'échelle sanskrile, base iirincipale
giens ont eu quelque droit de dire (jue l'hu- des travaux les plus gloi'ieux de la science
manité n'a qu'une seule langue; mais ils moderne, est aussi le critérium de la certi-
doivent convenir qu'elle s'est évoluée et s'é- tude pour les résultats (juc la science est en
volue encore dans le temps et l'espace en des droit d'attendre dans l'élude com[)arative des
variétés iniinies. Le procès ne subsistera que autres langues. On cite le sanskrit de préfé-
sur la proportion relative de neuf et de rence, parce que sa parenté avec les langues
vieux, d'initiative et de tradition employées
dans chaque variété ou idiome.
L'initiative par les onomatopées est une
fraction trop minime pour la mettre en ba-
lance avec la masse énorme de conveim ,
de l'Europe rend plus intelligibles et les
ra[)prochements et les inductions qu'on en
lire.
Les înots représentant les premiers be-
soins de la vie, les relations de famille, les
c'est-à-dire de traditionnel , qui fait le fond noms de nombre, les objets de la nature et
des langues. Les lettres cla|)|»antes des Cir- de la primitive industrie, forment un lexique
cassiens, Cafres etlloltentols, ne sont ([u'une avec lequel on a mesuré le:r parentés du
variation des suintantes slaves et sémites, sanskrit; Kennedy a compté 900 mots de cette
ou des sifllantes de tous les pays. Si les nature communs^ au sanskrit et aux langue»
bruits naturels ont eu une intluence plus d'Europe. Il a trouvé dans le grec 208 mots
large, cet élément humain sera de plus belle sanskrits qui se rencontrent dans le latin, et
impuissant à rendre conq)1c de la ressem- dans celui-ci 188 qui ne se trouvent pas dans
blance des langues. Les bruits naturels (208) h grec; il a conclu avec raison que ces deux
les plus uniformes partout, sont justement grands idiomes, avant de se copier récipro-
ce ({ue les langues ou onomatopées nalio- queraent, avaient dû sortir d'un troisième,
iiales représentent avec la plus incroyable leur comnmn géniteur. Je cite en noie (209)
variété. quelques séries qui montreront l'incroyable
Les mots et formes grammaticales sont persistance des langues à travers trois ou
employés en quantité à peu près égale, tan- quatre mille ans. L'analyse de la conjugaison
tôt en petits idiomes, tantôt en langues im
menses. Avec de pareilles phases il est bien
dilTicile de contester aux dialectes une vie
semblable h celle des empires ou des inJivi-
dus, une enfance, une mulurité, une mort.
Nous avons vu poindre (jueliiues idiomes
qui se dégagent de h;urs langues-patois ;
l'Europe a plusieurs langues qui, après la
sanskrite et zcnd a livré le secret des Uexions
du verbe dans toutes les langues qui en dé-
rivent.
La faculté d'assembler des mots nouveaux
en agrégats cohérents, faculté perdue dans
les langues, filles indiennes du sanskrit, dure
encore dans l'allemand et le grec. Pendant
que l'anglais juxtapose deux mots, steam-
sève de la jeunesse , sont tourmentées par boal ; le français trois, bateau A vapeur; l'ai
le pléthore de l'ûge mûr; les langues de
rAméri(|ue succombent et meurent par mil-
liers.
Itôle important du sanskrit. — Ses phases
sont lentes, puis(]ue les grands dialectes ont
moyennement duré mille ans, et que l'a-
gonie de plusieurs parcourt l'échelle chro
emand soude deux racines saxones, dampf-
schi/f: le grec met en fusion deux racines
grt^cijucs, almopleion ou atmopleskon. Le
français savant a la ressource de retluer vers
le latin ou le grec pour y arranger locomo^
tive ou pijroscaphe; mais la langue populaire
ré|)ugne h ce procédé rationnel et pédant.
noiogique presque entière. Le grec s'est con- Ellefail timidement dessubstantifscomplexes,
serve dans un faubourg de Palerme. Wans
leb le retrouva représenté h Siout par un
"»rûlre copte , malgré la loi sarrasine qui
'avait défendu dep'uis l'an 722. Le copte
ui-mème paraît subsister dans quelques
bourgades voisines de Tripoli. Le celte et le
ou hardiment des qualificatifs, verbes et sub-
stantifs barbares, re/?io7-(/wewr, fixateur, dis-
tancer, chefferie.
Les vieux idiomes celtes ont encore au-
jourd'hui plus de vigueur et de force; ils
agrègent par le procédé allemand, grec,
kymry expirent depuis la conquête de César, sanskrit (210). Aussi leurs racines sont-elles
le bas(iue depuis trois mille ans. comme des médailles vievges du frottement
Les expérimenlations de la philologie ne et de la rouille où l'exergue laisse déchitfrer
sont donc pas des travaux d'anatomie cada- encore les événements du passé. Le rappro-
(208) M. E. (le Siiiles a donné les onomaiopéos
irès-divt rs«'S tlu cli;uU ilii toq, dans un tnémoire
sur la Iranscripiion des langues orienlalos en ca-
racières européens. On penl ironvcr l.< inèine dis-
parate dans les synonymes des ver!)es roucouler,
bêler, caqueter , dans les diverses lan|,'ni'S.
(209) Mois sanskriis anglais cl aileinaiids : pnder,
mader, suiiii, dogitter, broder, n'uiii, vid , linvn, jn-
luni, eijnmaii, browa, nana, bb, lierti, siura, (jliaw.
^loIs san.'-kiils j^rocs : a&ii, os ; denta, dont ; karu,
mtiu ; uau, lunire.
Mots sanskriis l:ilins : pnder, mader, jnvnn, geiiu,
■ped, jecnr (jecur), aglnii (iqiiis) . dliara (terra), ar'
rivi (.'(DHs), nav (navh), sarpain {serpens) , vidlmva
(vid lia).
(21U) Voici des mois complexes du dialtCle wcisli :
(tadien zhié dawat, -AyMU une tendance au décoii-
rai,'enicnl ; duro stiughe diga stliuwl, tendant à ame-
ner nn éial de sujétion. Voiti nu mot encore plus
long du dialecte eiSi; : grnatg fin clinod faind dhufd
scaiiié egnch, ayant de beaux clicvcux de soie rc»
loinbaui eu boucles coniounices.
Vol I-AN rSYCIlOLOGIE.
chei)ienl suivant nous semble parfaitement
jastifR^, quoique d'une hardiesse heureuse-
ment rare parmi la gent friande d'étymo-
logies.
loly en irlandais signifie un lit, comme
tyle, en \velsh, une couche, un lit de repos.
Ces mots sont identiqui s au grec talé, lua-
telas, coussin. Ils viennent tous du sanskrit
tulika, matelas, lit, subslanlif dérivé de lula,
un des noms sanskrits de coton.
Sardula, un des noms sanskrits du tigre ,
prend dans ses composés la signification de
fort, grand, prééminent, connue son syno-
nyme viagra, et comme les noms du lion et
de l'éléphant. En irlandais sarlulait signifie
fort.
La langue celte sort donc d'un pays où il
y eut tout à la fois le tigre et le coton.
Quand les. voyageurs du dernier siècle eu-
rent complé plus de trois mille dialectes dans
le monde entier; (piand le jiremier examen
sut montré d'énoinies didéiences entre la
plupart lie ces dialectes rapprochés au ha-
sard, la parenié des rares humaines put sem-
bler aussi compromise que l'allinité de ces
langues et leur descendance conunune d'un
langage primitif. Mais le classement des
idiomes par groupes similaires, la parenié de
ces groupes entre eux, la liaison, la fusion
LAN
738
évidente des grandes familles les unes dans
les autres, si elles ne sont pas déjà capables
de faire cesser la perplexité , doiv(;nl au
moins lever toute inquiétude sur le résultat
linal.
Peu de mots suiïiront maintenant pour
montrer le secours de la philologie dans
l'histoire des peuples. Une langue est la tra-
dition la j)lus liirge, la plus complexe du
passé; si deux nations aujourd'hui dillérenles
d'apparence physi(iuc ollrent leur langue
en commun, il est évident que ces deux na-
tions eui«'nt une comnmnicalion très-intime
à un certain moment de leur histoire; il est
possible aussi que ces deux nations soient
émanées d'un tronc iilentiquc.
La conquête impose l'idiome du vainqueur
môme quand le vainciueur est compaialivci-
nient peu nombreux, ce qui est le cas le plus
ordinaire. Mais cet idiome ofll^iciel ne se fond
dans le langue populaire qu'à la condition
«i'a «'oir avec elle une grande lessemblarice.
Le chaldéen adopté pendant la captivité par
la nation juive était proche parent de l'hé-
breu ancien, et les Juifs formaient la minorité
parmi le peuf)le assyrien.
Quand le vaincu forme une nation avec un
idion)e distinct , celui-ci reste; mais il faut
savoir le chercher ailleurs (lue dans la langue
littéraire ou ofiicielle. Le peuple hongrois,
bohème, illyrien, qui apprend un peu d'alle-
iriand , parie mieux ses idiomes nationaux
slaves. Il un est de même dans les républifjues
nègres d'Iluili et de Guyane, oij le français,
le hollandais, l'espagnol ofliciel , peuvent
être la langue [)oiitique ; mais où le peuple
ces patois au rang de la langue de l'Etat ,
comme cela s'est vu pour le guarany.
Cette ténacité , celte durée indéfinie des
langues dont nous avons cité d'autres exem-
ples plus curieux, impose donc aux partisans
de ran!ii|uité primitive et de la muliiplicilé
des espèces humaines, la nécessité de trou-
ver |)aitout une langue nationale survivant h
côté des idiomes inq)oi-1és. Si rien de pareil
ne se l'elrouve chez des peuples dont les
langues se tondent en totalité dans celles do
l)euples tr-ès-distants par le tenqis et l'es-
})ace , il faut bien que l'émigration de la
langue et du peuple soit un fait simultané.
Et si ces peuples indiqués par la communauté
d'origine géographique et linguistique sont
aujourd'hui tr'ès-ditférents d'a|)pai'ence, for-ce
est aussi d'admettre que le lem))S et lexpa-
tr'iation ont plus profondément et plutôt altér-é
ces apparences , qu'ils n'ont altéré les tradi-
tions et les langues.
Les idiomes les mieux analysés par la
science, les idiomes de l'Europe, sont pailés
en commun par deux ou trois races d'appa-
rences tiès-drverses. Les naliorrs tartares et
turques di lièrent beau( oup j)hysiquemenl de
la iralion mongcjle propr'ement dite, et pour-
tant Icur's idiomes sont de la môme famille.
Les langues our-aliennes sont répandues par--
mi les peuples de livrées très-variées; et,
enfin, les nations basanées de l'Inde parlent
des idionres dérivés du sanskrit aussi bien
que toutes les langues des peuples blancs de
l'Europe moderne et de l'Europe antique.
(Histoire (/cncrale des races humaines , par
M. Eusèbe Er. de Salles.)
ObservaUotis sur les théories linguistiques!
(le Court de Gcbcliu , de lirosses , etc. —
Moïse, le seul historien qui lacorrte l'or-igino
de la diversité des langues, nous nronlr-e le
genre humain , avant sa dispersion, parlant
une seule langue dans la plaine de Scnnaar.
C'était, sans doute, la langue primitive, celle
qu'ayait reçue du Créateur le premier couple
de la famille humaine, et qui s'était tr-ans-
mise aux huit personnes sauvé(;s du déluge ;
mais c'était celte langue, altérée dans le cours
du tem[)S, et enrichi(^ par les progrès des
idées et de l'ordre social. Coirtre les desseins
de la Pi évidence, qui voulait peuph r toute
la terre, les nombreux descendants de cette
famille se pressaient dans cette plaine, et s'y
bâtissaient une tour (ju'ils voulaient élevt^r
jus(|u'au ciel, pour s'en faire »rn [)oint de ral-
liement. Dieu confond leur langage , unifjue
jusqu'alor's; ils ne s'entendent plus à Babel,
et voilà qu'rls se disper'sent tout à fait sur le
globe, chaque famille principale einporlanl
son idiome particulier provenu par allératiori
de ce langage unique; et de ces idiomes sont
nées ensuite au moins la plupart des langues
connues, et toutes iieut-ôtre, sans aucune ex-
ception.
Ceux qui, dans la Bible, cherchent par-
tout de la mythologie ou des philosophé-
noir parlera longtemps des patois africains, 7nes (211), en un mol, les partisans de la nou-
el finira, si l'élément noir domine, par élever velle exégèse (212j elles francs incr-édules,
{"IW) Dires pliilosoiiliiriues , liy|»oihè.ses vr;ii(;s ou qiier dos pliéiiornénes.
faiiàocs invciilées par di.s raisuiiiieurs i)our »'X[)ii- (212) txégcse , explication, inlcrpreialion. Les
739
LAN
DICTIONNAIUE DE niILOSOPIIIE.
LAN
740
n^eltenl celle histoire. Elle n'a rien pour-
tant qui no s'accorde avec tout ce que l'on
sait des langues parlées jadis ou maintenant
sur le globe terrestre.
On remarque, en comparant ces langues,
particulièrement celles de l'Europe, de la
moitié occidentale de l'Asie, du nord et de
l'orient de l'Afrique, et même certaines lan-
gues de l'Amérique, qu'elles ont entre elles,
dans une portion plus ou moins considérable
de leurs mots , des analogies si multipliées,
si frappantes, qu'un grand nombre de philo-
logues ont cru trouver dans quelques-unes la
langue primitive, et dans les autres des dia-
lectes de celte môme langue ; et qu'enfin le
président de Brosses osait afTirmer que toute
langue connue est dérivée d'une autre [For-
mation mécanique des langues, l. II, ch. 10,
§1); autrement, que toutes les langues se
tiennent les unes aux autres par une filiation
infinie. {Ibid., ch. 9, in fine.)
On a vu, dans les trois derniers siècles,
la plupart des savants assigner l'hébreu pour
langue primitive, pendant que d'autres don-
naient pour telle, ou la langue de leur pays,
ou quelque autre langue qu'ils affection-
naient.
Beccan, Hollandais, était pour la langue
des Bataves ; Webb, pour le chinois; Rea-
ding, pour l'abyssinien; Sternhielm et lludd-
bek, pour le suédois; Sauaiaise , Boxhorn,
Cluvier, pour la langue scylhique ; Ei-ici , pour
le grec; Hugo, [)Our le latin; les Maronites,
pour le syriaijue; Le Brigant, et beaucoup
d'autres avant et après lui, pour- le celtique;
un Flamand de notre temps, pour la langue
flamande ; d'autres aujourd'hui seraient pour
le sanskrit.
Quant aux langues qui ont moins d'analo-
gie avec les langues les plus célèbres, à ces
langues qui paraissent ou qui paraîtraient
ajDsolument étrangères aux premières , il est
probable que leur affinité originelle s'est effa-
cée avec le temps, par toutes les causes qui
influencent les iirononciations, comrne le cli-
mat, les aliments, les montagnes, les* plaines,
les villes, les modes, les additions, les retran-
chements , les mélathèses, les permutations
de voyelles et de consonnes. Qi^iand on a
médité sur les chances de toutes ces causes,
multipliées par le cours des âges , on est
bien moins étonné de trouver des langues
qui ne se ressemblent pas, ou qui paraissent
tout à fait étrangères les unes aux autres ,
que d'en rencontrer tant et tant d'anciennes
et de modernes qui se rapprochent par beau-
coup de ressemblance dans leur matériel et
dans leur structure.
D'ailleurs, il n'y a rien dans le récit de
Moïse qui oblige à soutenir la fraternité
d'aucune langue. 11 serait permis de croii'e ,
contre l'apparence, avec le doi te Hervas, que
l'événement de Babel abolit en entier la lan-
gue primitive, établit pour tous les hommes
des langues nouvelles, totalement différentes
entre elles, et qu'elles furent autant de langues
primitives; dans ce système, la ressem-
blante des langues, ou leur dissemblance,
n'a rien qui intéresse la véracité du récit mo-
saiYiuc.
Lorsqu'on parle de langue primitive, il est
nécessaire de bien faire connaître d'abord ce
qu'on [)rétend désigner par cette langue.
Voilà ce ,que n'a pas fait (iébelin , quoique
dans ses ouvrages il se soit occupé souvent
de langue pi'imitive. Cherchons ce qu'il a
entendu.
Il écrivit après que le président de Brosses
eut cherché à ex[)li(iuer les mots ressem-
blants dans les langues diverses, par la res-
semblance d'organe vocal entre les hommes,
et par certains rapports entre les noms et les
objets. Depuis que les divers auteurs avaient
soutenu contre J.-J. Rousseau l'invention
purement huiuaine des langues, Gébelin en-
seigna que toutes les langues ne sont que les
dialectes d'une langue primitive quelconque;
il se flattait ouvertement de posséder cette
langue primitive, et prétendait en consé-
quence pouvoir expliquer tous les idiomes
parlés sur la terre. Il tenait beaucoup à cette
idée qu'on trouve dans quelques anciens, sa-
voir, que les noms sont les viaies images des
choses. Il avance que la parole est un instinct.
Il dit qu'il y a entre les noms et les objets un
juste rapport plus ou moins étroit, qui obli-
gea toits les hommes à recevoir ces noms , et
qui les empêcha de les abandonner ; enfin il
affirme, que les rapports sont nécessaires entre
les noms et tes idées. Il ajoute que la langue
primitive, puisée dans la nature , n'a pu s'u"
néantir en aiicun lieu; que toutes les langues
en sont les dialectes ; que toutes les différe7ices
entre les langues se réduisent à des ditfé-
rences de prononciation, de valeur, de com-
position, d'arrangement; enfin qu'on peut
ramener chaque langue à la primitive, en
rétablissant chaque mot d'après ces ditl'é-
l'ences.
Avec ces données on peut comprendre ce
qu'est pour Gébelin la langue primitive.
C'est une langue naturelle (|ue les hommes
n'ont [)oint inventée, que Dieu aussi ne leur
a pomt donnée })ar une intervention spé-
ciale , mais qu'ils avaient prise dans la na-
ture , et qui reste aujourd'hui cachée dans
toutes les langues connues , anciennes et
modernes, à laquelle on peut les ramener
toutes; enfin que, par son art h lui on peut
y retrouver complète. C'est donc une langue
naturelle, nécessaire, univei'selle, impéris-
sable.
En marquer les traces est une tâche bien
difficile; car elle n'exige pas moins, dii-il,
que la comparaison du plus grand nombre
possible de langues.
proleslaiils parliculièrempnl applifinenl ci' mol nnx
docrriiics vraies ou fausses par lesciiicllis tours ddc-
leurs préiencienl expliquer l.i |{il)le. Leur ancienne
exégèse était lrès-réser»ée en cnniparaison de la
nouvelle, de celle de Jiouc icmps. Celle-ci rentre
dans le sociiiianisnie ; elle s'e.Torre lie changer tous
les laits sunialurels de la Bible on nivlhoiot^ic ou . ii
pliilosnpliCMifS, en snrie que l-s proJeseurà éiablis
poin- enàei^ncr la révéliUoii s'en r. inleiit préciss-
mcnt les buLverlisseurs les i>lu& icniéraire».
741 LAX rsVCIIt
Or quelles sont les langues que G(?beliii a
pu comparer, en supposant (ju'il les ait toutes
assez c(!nnues pour bien faire celte compa-
raison imiispensalile ?
Hervas, lom. l", in-i°, page 6'J de son Ca-
talago de Ins levguas, prétendit (jui.' Gébelin
ne connaissait pas encore la cinquièuio par-
tie des langues du momie; et cette assertion
ne paraîtrait pos trop hardie à ceux qui
prendraient la peine de couqiarcr les écrits
de notre auteur avec ce (ju'ont [)ublié , de-
puis sa mort, sur la science géi.érale des
langues, Hervas lui-même, Adelung, MM. Va-
ter, Eicchoin, ou seulement avec la seconde
édition du grand vocabulaire polyglotte ,
donné à Saint-Pétersbourg en 1790 et 171)1,
in-4°, 4 vol.
A bon droit l'on récuserait de môme et Le
Briganl tl les autres tiui se sont égarés, cha-
cun en sa manière, à la recherche de la langue
primitive.
Quand on dit (pie les mois sont les imnges
des choses , et qu'il y a un rai)port naturel ,
juste et néies^aire entre chaque mot et l'idée
qu'il représente, il faut d'abord s'entendre.
J'arle-t-on des mots radicaux, ou seulement
des mots dérivés et des mots composés ?
Si l'on borne cette théorie aux mots dérivés
et aux composés , nous comprendrons qu'il
<^st utile de connaître la déjivation et la com-
position des mots; qu'ainsi l'on peut décou-
vrir des vues de l'es})! it humain plus ou moins
anciennes, toujours curieuses, toujours utiles
T^our comprendre , pour exjjjiquer les pa-
roles, pour consei-ver la propriété du lan-
gage, et souvent d'ailleurs on ne peut pas
plus exactes, plus philosoplii(iues, plus mo-
rales.
Tous ces précieux avantages subsisteraient,
dans la supp(>sition mémo tiue les mots pri-
mitifs ou radicaux ne fussent dus qu'au choix
ie plus arbitraire.
\ oyons donc seulement si les plus simples
radicaux sont, de nécessité, les justes images
des cTioses , s'ils peuvent avoir en toute
langue, et aujourd'iiui surtout , un vrai rap-
port naturel avec l'idée qu'ils représentent.
Il n'y a rien sans cause; donc il y a eu
généralement quehpie motif, quehjue rap-
port plus ou moins éloigné , plus ou moins
proche, entre le signe radical ou primitif et
la chose signiliée. Voilà ce que nous accor-
dons sans didiculté.
51ais , premièrement, ce rapport a pu être
si éloigné, ou si singulier, ou si fugitif, que
nous soyons forcés de le regarder comme
arbitrane, ou nul, ou tout à fait impercep-
tible.
En second lieu, supposons tous les radi-
caux fondés originairement sur de> rapports
naturels, prochains, exacts et peimanents;
n'y avait-il pas des rapports certains pour
détermiiier le choix spécial de chaque radi-
cal? Oui, sans doute : la richesse de la na-
ture est immense dans sa variété; la volonté
est capricieuse dans ses déterminations; les
circonstances qui fixent le choix sont prescpie
infinies. Donc, en puisant également dans la
nature leurs idiomes particuliers, les hommes
M.OLJiE.
LAN
712
auraient très-na'urellemenl, à des syllabes
et à des mots identiques , atlaehé des idées
fort diirérenles, et à des idées identiques les
mots les plus disparates, les plus éloignés
l'un de l'autre. Admettons néanmoins qu'ils
se Itissenl rencontrés tout à la fois, et pour
le choix des rapports, et pour celui des
signes, les traces d'un accord aussi invrai-
semblable n'auraient pu généralement se con-
server dans le cours des siècles, au milieu
des altérations, disons mieux, des transfor-
mations de toute espèce que nous voyons
s'être faites dans les mots, soit en la mémo
langue , soit dans le passage d'une langue h
une autre.
Ainsi, à la sevde ouverture d'un grand dic-
tionnaire polyglotte s'évanouit tout le système
de Gébelin siir sa langue unique , naturelle,
nécessaire et impérissable. 11 n'y a pasjus-
tpi'aux tables des radicaux , laborieusement
conq)Osées par lui-même tout exprès pour
établir son système, (|ui ne tendent à le ren-
verser. Dans ces tables, à la lin de chaq^uc
volume du Momie primitif, comme dans les
vocabulaires polyglottes et dans ceux de
chaque idiome, vous trouverez sans cesse des
syllabes et des radicaux exactement iden-
tiques, servant de signes à des idées qui n'ont
rien de commun entre elles , et toutes les
idées les plus étrangères les unes aux autres
exprimées par toute espèce d'assemblages do
syllabes et de lettres.
Cependant on est forcé de convenir, et
c'est une véiité que nous avons déjà signa-
lée, qu'une comparaison attentive et savante
du matériel et de la structure ilv.s idiomes
les plus célèbres de la moitié occidentale do
l'Asie, d'une partie de l'Afrique, et de pres-
que toute l'Europe , manifeste entre ces
idiomes des analogies si claires et si nom-
breuses, qu'il en résulte une évidence morale
d'identité d'origine , ou pour le moins d'an-
ciennes communications tiès-élroites entre
beaucoup de i)euples de ces trois parties de
notre globe. H est donc pi#bable (|ue ces
langues ne sont que des dialectes descendus
plus ou moins directement d'une langue pri-
mitive. On ajjerçoil (jue l'Kurope tient de
l'Asie ses langues diverses et sa population,
coujme elle en a reçu de précieux végé-
taux , et en général ses 0|)inions et ses
sciences, tant vraies (pie fausses, et ses arts
et ses usages.
Veut-on supposer, d'après l'existence et
l'ancienneté des langues qui paraissent le
plus étrangères à ces idiomes et entre elles,
que plusieurs langues primitives, toutes dif-
férentes les unes des autres, ont commencé
à la dispersion de Babel , et ont demandé
l'origine à beaucoup de langues actuelles "! Je
crois que dans l'état présent de nos connais-
sances on ne peut solidement ni prouver, ni
réfuter une pareille opinion; il me semble
qu'elle sera toujours, ou longlemi)S du moiiis,
un problème irrésolu.
m
LAN
DICTIONNAIRE DE niILOSOPIIIE.
LAN
7U'
§ XVII. — Stiite de riiistoire des Imigites, de leur
filiation el de leur analogie.
Il n'a cxisli' (qu'une seule langue primitive. — Les lan-
gues séiiiiliqurs s'ccriveiii de droite h gauche. — leurs
caraclèrcs soiil en griiéral les mêmes. — Les opinions
varient sur la source, el sont d'accoid sur l'unilé. —
Des mots et de leurs combinaisons. — De i'aniériorilé
entre riiéhreu el le chaldéen.— Premier coup d'où! sur
les langues du Nord. — Classilication des langues par
Lcibnitr.. — Les langues japliétiennes se divisent en
si'ptenlriouale et méridionale. — Leurs rapports. —
Les langues sont, entre elles, comme les migrations.
— Le celtique antérieur au ludcsque. — Du sanskrit.
— Analogue el antérieur à toutes les langues de l'A-
sie. — Au grec et au lalin. — A de l'aflinité avec tou-
tes les langues. — De I'aniériorilé entre le celtique
et le sanskrit. — Ces deux langues n'en sont qu'une
dans l'origine. — Les familles du midi de l'Inde, de
l'occidenl de l'Asie ou sémitiques, du nord de l'Asie
ou celtiques, se résument juscpi'ici en trois langues :
sanskrit, celtique, arabe ou clialdéen. — Hemarqucs à
ce sujet. — Du persan et de l'arabe. — Du zcnd. —
Il s'écrit de droite à gauche. — Lezend était la langue
de l'Arménie, de la Géorgie, de l'Iran proprement dit,
el de l'Aderbeidan. — Du parsi et du pelilvi; ce der-
nier vient du zend. — Le pelilvi antérieur au jiarsi. —
Le parsi, comme le pelilvi, vient du zend. — Le pehivi
était parlé aux lieux mêmes où élail l'ancienne Chaî-
née. — Toutes les langues dont nous nous sonunes
entretenus aboulissenl an celtique, au zend, au sans-
krit. — Le zcnd et le sanskrit sont la même langue.
— Le zend, le sanskrit, le celtique, sont les trois pre-
miers dialccles de la langue primitive.
Toutes les langues (Je l'Inde, de la Perse et
de l'Europe, considérées quant à leur subs-
tance même , et indépendamment de la
phraséologie, sont originairement idtînliques,
c'est-à-dire composées des mômes racines
primitives, que l'induence du climat, la pro-
nonciation nationale, les combinaisons logi-
ques ont nuancées de diverses manières, tan-
tôt remplaçant un son par un auti^e son ho-
mogène, tantôt étendant une idée du sens
propre au sens figuré, ou la graduant par
une dérivation continue, sans que les élé-
ments du langage en soient essentiellement
altérés. Celte analogie et cette ditîérence sont
communes à tous les idiomes de noire systè-
me ; mais il existe une analogie plus parti-
culière entre ceux qui composent chaque fa-
mile et qui pré^ntentdes sons de môme de-
gré, des radicaux secondaires parfaitement
semblables, et modifiés seulement par les
syllabes qui leur servent d'afïixes ou de dé-
sinences. Enfin, les langues réunies dans cha-
que rameau se rapprochent dans lettrs dési-
nences mêmes, et n'ollVent plus d'autre dis-
tinction entre elles que celle de leurs voyelles
llnak's et de leur syntaxe individuelle.
Ces considérations précèdent, dans l'ou-
vrage de M. Eïchhofî {Parallcte fies langues
de l'Europe et l'Inde, in-i", 1836, p. 32j,
l'examen des langues suivantes, qui résu-
ment toutes celles dont nous avons à nous oc-
cuper :
Langues indiennes ; sansl<rit on in lien.
Langues romanes : grec, latin, français.
Langues gerinani«|ues : gothique , ulleinnnj ,
angUiis.
Langnes slavonnes : liiliuanien, russe.
Langues celti<jues : g:iëli(ini!, cymre.
Langues |)ersaiies, doiil la repiésenlallon est le
zend.
1! conclut à l'identité de ces divers idiomes,
dent l'atohaî/et a été celui des Phéniciens
ou des Hébreux, perpétué et modifié chez les
Grecs, les Uomains, les Germains et les Slaves.
Examinons cet aperçu général.
Les premiers besoins des hommes ont dé-
veloppé des besoins secondaires, amené l'ob-
servation el le dénombiement des objets
physiques et moraux; enfin, l'adoption des
sons qui en réveillerait l'idée. Voilà, selon
l'opinion la plus générale, les éléments pri-
mordiaux employés par degrés pour former
la nreinière langue. Les mêmes besoins onl
veillé à la conservation de ces éléments. Tout
publie donc que les idiomes de tous les pays
sont sortis d'une langue matrice, comme tous
les animaux, tous les végétaux sont sortis
d'un germe indestructible, qui en a assuré la
perpéluité. (Le Riugant, Observât, sur les
langues, Prospectus, ]). 5.)
S'il était possible de douter qu'une pre-
mière langue ait été la source féconde de
tant de sœurs de caractère dilférent, les dou-
tes résisteraient-ils à ces innombrables rap-
ports, à cet air de famille, qui décèlent une
origine commune?
S'il éiait besoin de joindre aux citations
que nous venons de faire de l'opinion de deux
hommes aussi .savants, de nombreux témoi-
gnages, nous n'aurions que l'embarras du
choix. L'un écrivait à une époque où les re-
cherches sur les langues n'avaient pas failles
immenses progrès dont les ont enrichis les
hommes recommandables qui, de nos jours,
se sont consacrés à cette élude ; M. Eichholf,
venu après tous le's autres, nous offre, dans
son savant ouvrage, un résumé de leurs opi-
nions, la doctrine définitive qui peut être
établie d'après leurs travaux et les siens. On
ne saurait lui reprocher, comme à son de-
vancier, la préoccupation qui j)résidait à son
travail, et cette monomanie celtique dont se
montrèrent atteints des écrivains fort estima-
bles d'ailleurs.
A l'exemple de ces deux auteurs et de leurs
devanciers, notre opinion est qu'une seule
langue primitive a été la racine de toutes les
autres; que les modifications successives leur
ont donné celle physionomie qui les rend
étrangères l'une à l'autre ; mais que dans tou-
tes, à différents degrés, suivant l'éloigné-
ment des familles qui les parlent, se retrou-
vent les éléments de leur unité.
C'est cette origine qu'il convient n'e re-
chercher, afin de voir si les filiations que nous
avons déjà eu l'occasion de vérifier se retrou-
vent, dans le langage, être les mômes mie par
les croyances el les monuments historiques.
Nouvelle vérification de l'hypothèse que nous
avons établie. Nous suivrons la même mar-
che, examinant d'abord les langues orienta-
les, les langues du Nord ou scylhiques, et
les langues de l'indouslan. Notre travail dif-
fère de celui des linguistes, en ce que nous
ne nous proposons pas de faire ressortir les
concordances pour démontrer l'homogénéi-
té, n)ais le degré de ces concordances pour
établir la filiation.
Nous ne répétons pas le passage que nous
avons déjà donné, au livi'C consacré aux Ara-
bes, el qui commente le savant Mémoire de
7-55 LAX
Degiiigoes (Acad. des Inscript., t. XXXVl,
p. 113' sur les langues orientales séniituiues.
Avant de donner, sur les langues de Tlnde,
1 opinion des hommes les plus compétents,
nous avons h faire connaître, sctus un as-
pect plus gthu^ral que nous ne l'avons fait jus-
(pi'ici, le système des langues qui sont en
u-age parmi les peuples auxquels nous avons
allril)ué le nom général d'Arabes.
Toutes ces langues Ibid., p. 114-115) ont un
alphabet formé de lettres qui s'écrivent do
droite i^ gauche, et qui portent les mêmes dé-
nominations. Les Grecs, qui avaient d'abord
adopté cette méthode, l'ont changée pour
écrire de gauche à droite, exemple imité par
tous les peuples de l'Europe. Cet alphabet
se compose de vingt-deux lettres, qui sont
ronsonnt^s; les Arabes en ont vingt-huit, par-
ce qu'ils en ont distingué quelques-unes par
la prononciation tantôt douce, tantôt aspirée,
hes Grecs et les Latins ont également ajouté
à leur alphabet, à mesure que le besoin de
nouveaux sons se fit sentir. La forme des
lettres est ditl'érente actuellement : le carac-
tère hébreu est très-carré ; celui des Arabes,
trts-arrondi et lié ; le syriaque tient le milieu
entre les deux. Le caractère hébreu actuel
est, suivant l'opinion de plusieurs savants,
celui dont les Chaldéens se servaient et que
les Juifs ont adopté après leur captivité, en
• piittant le caractère samaritain, dont ils
avaient fait usage jusqu'alors.
Les Syriens ont, comme les Arabes, un ca-
ractère ancien et un moderne. L'ancien s'ap-
PSYCHDLOGIE.
LAN
74«
pelle le stranghélo.
L'alphabet phénicien {Ibid., p. 118) est
composé du même nombre de lettres que l'al-
})habet hébreu ; on y reconnaît la confor-
mité avecles anciennes inscriptions grecques.
Au reste, ce caractère [)araît olfrir quehjues
variétés, suivant les localités dans lesquelles
il était employé.
Ce caractère, commun aux Phéniciens, aux
Hébreux, aux Arabes, est l'origine de celui
de toutes les nations qui sont à l'occident de
l'Asie. Du côté de l'orient, il a été en usage
dans la Perse pendant longtemps, en sorte
([u'il est peut-ôtre l'origine de toute écri-
ture, soit directement soit indirectement.
Il n'est pas difiicile de reconnaître ici la
trace de la préoccupation qui fut toujouis
celle de Deguignes [Ibid., p. 110). Il vou-
lait tout faire venir de l'Egypte , et il va
jusqu'à vouloir faire descendre les caractères
indiens de l'Egypte, par suite des conquêtes
d'Alexandre. Ce système a été combattu et
renversé, et il serait aujourd'hui superllu de
le combattre de nouveau. Ce qui peut rester
de sa discussion, c'est que les caractères gé-
néraux des langues occidentales de l'Asie
sont etfectivement les mêmes; que l'alphabet
de ces langues s'est répandu chez les Tarta-
res, dans la Grèce et dans les Gaules ; que,
s'il est vrai que les Indiens offrent quelques
preuves du séjour des Grecs, cela ne prouve
pas, à beaucoup près, qu'ils aient attendu
cette époque pour adopter un système d'é-
criture.
Mous allons voir tout à l'heure que le chal-
UîCTioNN. DE Philosophie. L
dé en
lieux
tjue
était
et le pehivi, suivant W'ill. Jones, sont
langues qui procèdent l'une de l'autre ;
e jjchlvi, ancienne langue de la Perse,
la base de tous les dialectes de l'Iran,
et qu'il était lui-même, ainsi que le parsi,
mais antérieurement, un dialecte du zend.
Ainsi Deguignes, en nous disant que le ca-
ractère commun a été en usage dans la Perse,
avoue, virtuellement du moins, que le pehivi
appartenait ù cette grande f^nnille. La gé-
néalogie du pehivi répondra donc pour toutes
les auti-es, et les considérations qui s'y join-
dront mettront hors de doute que la première
langue n'a pu être celle de a Syrie ou de
l'Egypte. Pour que cela fût, il faudrait d'ail-
leurs que toutes les traditions conduisissent
à reconnaître l'un de ces deux })ays pour lo
berceau du genre liumain, et rien jusqu'à
présent n'a pu nous faire concevoir celte
idée.
Nous sommes donc en droit de conclure,
avec Deguignes, et même en généralisant
plus que lui, puisque nous admettons dans
notre série un plus grand nombre d'idiomes
qu'il n'en admet dans la sienne, que les mo-
numents de tous les peuples nous ramènent à
une première source dans laquelle tous Its
hommes ont puisé.
Sans entrer ici dans les systèmes qui pla-
cent cette source en Syrie ou en Egy()te sui-
vant quel(|ues-uns, sans adopter ro|)inion
des autres, qui la placent dans l'Inde, nous
ne nous rangerons pas davantage à l'avis do
tous ceux qui vont la chercher en Ethiopie,
dans l'Iran, dans l'Arménie, car tous ces sys-
tèmes ont été mis en avant; nous nous bor-
nons, pour le moment, à recueillir un fait
général, le seul qui nous intéresse actuelle-
ment : la nature des langues annonce
(pi'elles sont un héritage commun d'une
môme origine |)rimilive, et les opinions qui
varient sur la source ne varient pas sur l'u-
nité.
Ainsi nous ne trouvons pas de divergences
sur ce fait général de la fraternité des lan-
gues sémitiques, et môme de quel(jues peuples
f[ui ne sont pas compris sous cette dénomina-
tion. Mais ce qui existe entre les nations peut
être remarqué aussi à l'occasion des langues :
elles se divisent en familles. Celles qui sont
parlées par des peuples rapprochés conser-
vent une ressemblance plus frappante ; celles
qui sont en usage parmi des familles séparées
j)ar le temps et res[)ace renferment des dif-
férences plus nombreuses. Ainsi se consti-
tuent des groupes d'une parenté plus étroite;
mais les rameaux éloignés conservent encore
les traits reconnaissables de leur origine.
Nous voyons, dans l'Europe moderne, des
familles de langues latines ou germaniques ;
c'est de la même manière que, dans l'antiqui-
té la plus haute, nous trouvons la famille
sémitique!, la famille iranienne, scylhique
ou indoue. Nous chercherons h établir,
comment les Iraniens ou Perses seralla-
chcnt aux Scythes par leur langue, comme
nous avons vu qu'ils s'y rattachaient par
l'histoire.
En général , lorsqu'on examine de près
24
747
LAN
DICTIONNAIRE DE rilILOSUI'lIlE.
LAN
1{S
tciii les caractères dont je viens de parler,
dit Deguignes (ilcad. des inscript., t.XXXN'I,
|). 122), on a[)erçoit qu'ils partent d'un même
l'ont. C'est un seul et môme caractère que tous
hïs peuples ont adopté, mais qui a soutlertles
altérations ({ue le temps et l'éloignement ont
dû produire. Cette source, pour les langues sé-
mitiques, est l'arabe, dans lequel se retrouvent
les racines de toutes les langues orientales.
Nous avons vu, au livre second, toutes les
nations de l'Asie occidentale se réunir histo-
riquement sous cette dénomination d'Arabes,
qui les résume toutes; nous voyons mainte-
nant les langues que ces nations ont parlées
se résumer de môme dans la langue arabe ;
mais nous ne nous hûtons pas de conclure.
Après avoir parlé des lettres, nous devons
suivre ces analogies dans les mots et dans les
combinaisons : c'est de l'ensemble de ces
rapports que doit résulter le degré d'ad-
hésion que l'on accordera à ces recher-
ches.
« On sait que dans les langues sémitiques,
dit J. Klaproth {Mémoire sur les langues
sémitiques), les lettres du môme organe sont
très -souvent mises les unes pour les autres.
Ces changements sont fréquents en hébreu,
en syriaque, et principalement en arabe.
Comme cette dernière langue est la plus riche,
et celle dont nous connaissons le mieux les
j)rétendues racines de trois lettres, et comme
dans tous les idiomes sémitiques ces racines
ont en général la môme signiiication, je me
suis, de préférence, attaché à l'arabe, pour
y puiser mes exemples. »
dans son Mémoire sur les langues sémitiqua.
Tous ces changements dans les racines
allèrent assez les mots pour qu'ils soient re-
gar-dés, faute d'examen, comme des mots
nouveaux et de langues différentes, et c'est ce
qui explique comment il est possible que des
peuples de môme langue ne s'enlendent pas.
Le peu de mots qui nous restent de l'an-
cienne langue égyi)tienne peut ôli-e mis au
nombre des racines orientales (Deguignks,
Acad. des inscrip.,i. XXXV, j). 144). Mais,
d'api'ès ce que l'on peut en juger par ce qui
reste de ces mots et par la langue copte, la
marche gr-armnalicale delà langue égy])lienne
s'écartait davantage du type général, sans
pourtant que l'on soit moins fondé pour cela
à établir les mêmes rapports avec les autres
langues. En effet, on ne pourr-ait se fonder
sur rien pour établir que les Kgyptiens, err-
tour-és de tous les peuples qui ont incontes-
tablement par'lé la même langue, fussent les
seuls à se servir d'une autre. Ajoutons que
non-seulement ils étaient voisins, mais (|ue
leur mélange avec ces peuples est hors de
doute : les Phéniciens, les Eihiopiens, les
Hébreux, les Arabes ont liabilé l'Egyjite. La
source de tous les langages de ces peuples a
donc été la même, coujme les peuples eux-
mêmes, que l'histoir-e nous montre conslaui-
ment môles. Il n'y a pas de raison pour éta-
blir que les langages soient entr'e eux dar.s
un autr-e rapport que les peuples, et le peu
de docurnenls que nous possédons atteste au
contraire que ces rapports étaient les mômes.
Nous trouvons, dans ce passage
de Kla- ^" passage de saint Jér-ôme est positif à cet
prolh, la confirmation de ce fait important,
tjue les racines sémitiques ont en général la
même signification, et c'est là, suivant De-
girignes {loc. cit., p. 138), qui émet la môme
o|)inion, ce qui constitue l'identité de ces
langues.
C'est par l'examen de ces racines que s'ex-
plique la contradiction qui semblerait résulter
de ce que certains de ces peu[)les ne s'en-
tendaient pas les uns les autres. Les frèr'es
de Joseph se font des reproches entre eux
en langue hébraïque, persuadés que Joseph
ne les entendait pas {Genèse, xlii, 23).
C'est une règle établie et généralement re-
connue, que de l'hébreu au syriaque, ou au
chaldéen, ou à larabe, la variété consiste dans
les voyelles, et non dans les consonnes r'adi-
cales ; de là la vai-iété dans les sons des mots.
De plus, un mot peutquelquefois changer' d'ac-
ception ; enfin, la prononciation est sujette
à varier suivant les cantons. 11 y a bien assez
de ces causes j)Our amener des différences
assez grandes pour que les peuples qui par-
l(Mit une langue radicalement la môme cessent
(Je s'entendre.
Ce n'est pas tout pour-tant : ccrlaincs lettres
d'une racine se changent en d'autr^es lettres,
cette racine conservant toujours sa significa-
tion. Ces changements arrivent aux lettres
(|ui sont de môme oi-gane, comme vient de
le dire Klaproth. Deguignes (i6t(Z. , p. 142)
en rapporte des exemples assez nombreux;
Klaprolh adopte ces exemples, et les répèle
égard : « Quand nous sommes "en Egypte,
nous ne j)ouvons parler la langue hébraïque,
mais celle de Chanaan, qui tient le milieu
entre la langue d'Egypte et celle des Ilébr-eux,
et se rapproclie beaucoup de la nôtre (S.
JÉRÔME, Comm. sur Isaie, iiv. vu, c. 19, t. IV,
éd. de Rom.).
La langue chananéenne ou phénicienne
tenait donc le milieu entre l'hébreu et l'é-
gyptien, et ce rapport est bien celui que nous
avons remarqué entre ces peuples. C'étaient
les Phéniciens que les Hébreux appelaient
Chananéens ; et, quoiqu'on ne puisse pas
rendr'e un compte exact de leur langue, on
a j)u reconnaître qu'elle était composée des
mômes r-acines que les autr-es langues orien-
tales, et qu'elle avait les formes gr-ammati-
cales du syriaque. Malgré les altérations que
le syriaque a subies, ses racines existent dans
l'hébreu ou dans l'ai-abe. Ses trois dialectes
(AssEMANi, Bibl. orient., 1. 1, p. 476) étaient :
l'arménien, que l'on employait dans la Méso-
potamie ; le dialecte de Palestine, parlé par
les habitants de Damas, du Liban et de la
Syrie propre ; entin le chaldéen, parlé en
Assyrie el dans la Babylonie.
La langue arabe est celle qui a subi le moins
d'altération. Elle était divisée en deux dialec-
tes pr-incipaux : celui des Hyémar'ites ; l'autre,
celui qu'employaient les descendants d'Isinaël.
Le dialecte hyénfiarite était celui qui se rap-
j)rochait le i)lus du syrien, suivant les Or-ien-
laux. Il en devait être ainsi, puisque c'était
749
LAN
PSYCHOLOGIE.
LAN
750
le langage de l'ancienne souche arabe, h la-
quelle s'étaient réunis plus tard les descen-
dants d'ismaël. Ce rapport de l'ancien dialecte
arabe avec le syrien appuie tout ce que nous
avont dit de l'origine commune des Arabes et
des Syriens ou Chaldéens, famille unique
dont là souche se trouvait entre les monta-
gnes où l'Euphrate et le Tigre prennent leur
source.
L'éthiopien se rapproche également de
l'arabe ; leurs conjugaisons sont modiliéesde
la même manière. Quelques-uns de leurs usa-
ges grammaticaux sont ceux des Coptes, et
par là on peut présumer qu'ils se rappro-
chaient des Egyptiens. Cependant les rappro-
chements les plus exacts font descendre les
Ethiopiens des Arabes plutôt que des Egyp-
tiens (WoTTONius.. Dissert, de cojifits. ling.
Babylonica. Dans Ciumuerlayne, Oratio Do-
minica, etc., p. 58).
Celui qui veut étudier la langue éthiopienne
doit être exercé dans l'arabe ; car la parenté
(le ces deux langues est telle, qu'apprendre
ini mot arabe c'est apprendre un mot éthio-
pien {OcKLÉiLS, Introd . ad ling . orient. .,[) \Q0).
Les pronoms, la construction de la phrase,
sont les mêmes dans les langues orientales
(Deguignes, .4 Cad. des inscrip., t. XXXVI,
j). 156j. Les Grecs et les Latins ont emprunté
une partie des pronoms orientaux ; mais tout
le reste du système grammatical est ditférent;
aussi leur langage, mêlé de beaucoup d'orien-
tal, ditlère-l-il des langues de l'Orient, et ne
peut plus en être regardé comme un dialecte.
Ce n'est plus qu'un descendant éloigné qui
a contracté des alliances étrangères.
Le temps et l'éloignement ont nécessaire-
ment amené, avec des besoins et des circon-
slances nouvelles, ces moditications ; mais
les rapports d'origine ne sont pas détruits
; our cela, et on ne peut les méconnaître
dans toutes ces langues. L'étude et l'expé-
rience sont là pour nous l'apprendre, et l'opi-
nion de tant de savants nommes justifie à
chaque pas l'assertion de iMérian :
« Il n'y a eu dans l'origine qu'une seule
langue {De l'élude comp. des langues, p. 3).
Nous venons de voir que, pour les langues
dites sémitiques, les modifications apportées
à ce langage primitif sont de même nature,
et constituent un ensemble qui les groupe en
une seule famille.
Selden [Proleg. ad tract. De dits Syris, cap.
2) comprend, sous le nom de Syriens, les
mêmes peuples que nous désignons ici sous
le nom d'Arabes. Son point de vue n'était
pas le même ; mais il n en reste pas moins
que son avis était que les habitants de la Ba*
bylonie, de l'Assyrie, de la Chaldée, de Cha-
naan, de la Phénicie, de la Palestine, de l'Ara-
bie, de la Perse, etc., étaient une seule nation
primitive.
U est difficile de dire quelle fut la plus
ancienne des langues hébraïque, chaldéenne
et arabe. Rien n'indique, dans l'égalité par-
faite de leurs fondements, que l'une soit
dérivée de l'autre. Le syriaque descend du
chaldéen, et fut formé après la captivité de
Bab)ione. Je suppose que Dieu, en confon-
dant les langues, laissa quelque affinité entre
les dialectes de ceux qui devaient rester voi-
sins, afin qu'ils pussent se comprendre encore
et continuer les rapports nécessaires (Wot-
Toîiws, De confus, ling. Babylonica, p. 59).
Le docteur Wotton n'oublie qu'une chose
dans sa supposition, c'est que l'intention
divine fut précisément d'empêcher ces rap-
ports nécessaires. Il faut donc chercher une
autre raison. La confusion des langues, à
Babel, ne put être et ne fut qu'un symbole
explicatif d'un fait dont l'origine était incon-
nue, explication que l'ignorance des causes
réelles ou des intérêts d'un autre ordre ren-
daient nécessaire, et qui était analogue au
récit de l'origine des peuples, attribuée aux
fils de Noé. La véritable raison est la disper-
sion même des peuples et leur éloignement
du centre primitif des populations. Moïse, \)ar
des motifs qui ne sont pas de notre sujet, fit
de la confusion des langues la cause de la
dispersion, tandis que cette confusion en fut
l'efiet. Que les langues hébraïque, chaldéenne
et arabe, soient les plus anciennes parmi les
langues sémitiques, c'est ce qui [)arait mieux
établi. Mais les Hébreux sont, de l'aveu môme
de Moïse, une branche des Chaldéens ; res-
tent donc les Arabes et les Chaldéens. Nous
ayons établi (Liv, ii) que nous les considé-
rions comme le même peuple, dont une par-
tie resta sur le beau sol de la Babylotne,
tandis que l'autre parvint à l'Arabie ; de là
les deux dialectes reconnus pour ap{)artenir
à la môme langue, et confirmation nouvelle
de cette origine des Arabes dont nous avons
parlé au môme livre. L'un n'est pas plus an-
cien que l'autre. Nous pouvons croire que la
langue dérive du pehlvi et du zend, et par
conséquent n'est point étrangère au sanskrit,
si ces deux dernières langues sont les mêmes
comme le pense W. Jones.
Les fils de Japhet sétendirent jusqu'aux
pays les plus éloignés du côté du Nord et do
l'Occident, et leurs dialectes, venusde l'Orient,
s'accordaient dans leurs bases principales
(WoTTONius, ubi supra).
Junius, dans les fragments des quatre
Evangiles trouvés en Allemagne dans un vieux
manuscrit, et écrits manifestement dans un
dialecte teutonique, fait observer et prouve,
par de nombreux exemples insérés dans son
commentaire, que les langues grecque et
gothique ne sont que des dialectes provenanl
d'une même langue originelle. Cette langue
se répandit dans la Germanie et la Scandi-
navie, et enfin dans la Belgique et l'Angle-
terre. Nous pouvons étendre cette filiation à
la langue latine, puisqu'elle vient en partie
du grec, ainsi que le pensent presque tous
les érudits qui ont examiné la (juestion.
Les colonies de la famille de Japhet, disper-
sées dans ces régions, ont-elles eu, dans
l'origine, une seule langue divisée en dialec-
tes divers, comme dans les contrées voisines
de Chanaan ? Ces dialectes, séparés par un
grand nombre de points, ont-ils des liens
de parenté dans leurs fondements communs?
C'est ce qu'il n'est pas facile de déterminer
pour une si grande antiquité, et dans la
7M
LAN
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
LAN
7r,2
i:
disette de ilocunients historiques où nous
sommes. Les langues fenni(iue, esclavonne
et hongroise, paraissent Être originales, et
n'avoir avccle grec et le teuton aucune allinité
réelle (WoTToNfi's, tibi supra). Je ne d(/ciderai
point si la langue des Cantabres el l'ancien
gaulois (dont l'idiome breton, hibernique et
armoricain sont des dialectes) sont également
originaux. Il reste encore les langues perse,
chinoise, des Indes orientales, de l'Africiue
et de l'Améi-ique ; il suffit pour moi d'avoir
prouvé qu'il y eut, sinon plusieurs, au moins
deux languesïormées à la contusion de Babel.
Moïse dit expressément qu'il n'y en avait
qu'une avant cette é|)0(iue.
Ce que le docteur Wotton n'a pas osé dire,
Leibnilz [Lettre àCliamberlayne, dansVOratio
DominicQ, p. 22), moins timide apparemment,
nous le dit : il regarde le celtique et le teuton
comme deux langues très-rapprochées l'une
•le l'autre, el les langues des peuples occi-
dentaux comme des dialectes d'une langue
primitive. C'est aussi, jusqu'à un certain point,
l'opinion de Wotton, puisqu'il trouve que
deux langues sont sorties de la confusion de
Babel. Ces deux langues sont probablement
les langues sémitiques et japhétiennes.
Moïse, en donnant un seul langage aux
hommes avant le déluge, reconnaît ainsi im-
plicitement le fait de cette unité radicale,
qui était une tradition de son époque. Il a
revêtu toutes ces traditions d'une forme par-
ticulière ; mais l'objet de l'histoire est pré-
cisément d'arriver à la vérité, cachée sous
ces formes. Toutes s'expli(juent Tune par
l'autre, et sont empruntées aux mêmes
sources.
Les langues de l'Inde et l'ancien langage 1
de la Perse ont été mieux connus depuis
qu'ils ne l'étaient à l'époque rfù vivaient les
savants que nous venons de nommer; aussi,
l'indécision où reste Wotton sur l'origine des
langues septentrionales n'a-t-elle pas arrêté
des écrivains plus modernes. Us n'ont pas
hésité à les rapporter au sanskrit, ou, plus
exactement, au langage primitif dont le sans-
krit est lui-même un dialecte.
Nous avons lié immédiatement ces consi-
dérations générales sur les langues du Nord
à nos observations sur l'identité des langues
sémitiques, pour que l'on pût mieux embras-
seur leur réunion en un point central et
primilif. Les systèmes différents qui les régis-
SvMit aujourd'hui rendaient nécessaire de ne
jias perdre de vue ces rapports antérieurs
avant d'entrer dans un examen plus détaillé
(|ui nous conduira définitivement aux résul-
tats que nous avons cru devoir eilleurer.
Après avoir étudié la marche de ces lan-
gues, et vu comment les variétés qui les sépa-
lent aujourd'hui se sont établies sur des raci-
nes identiques, il faudrait pouvoir remonter
à ces racines mêmes, qui ont dû composer
le véritable langage primitif. Mais nous ne
trouvons plus un seul peuple réduit à ce lan-
gage. Il nous faut donc, après avoir vu que tou-
tes les langues sémitiques ne forment qu'un
groupe et h quelle souche on peut les ramener,
ouérer le même travail «ur les autres langues ;
quand ce rapprochement sera fait, s'il nous
conduit au même résultat, nous verrons quels
sont les rap[)orts qui lient les deux groupes ,
si ces rapports existent, et nous en déduirons
la séparation ou l'aflinité. Nous sonnnes'dojà
fixé sur ce point, que toutes les langues sémi-
ti(|ues se réunissent en une seule, que nous
qualifions de langue arabe, parce que l'arabe
est rexj)ression la plus générale qui les coor-
donne. Notre étude va se porter maintenant
sur les langues japhétiennes, ou, plus exacte-
ment, sur les idiomes des peuples septen-
trionaux el occidentaux. Si les résultats sont
tels que nous l'attendons, nous les rattache-
rons toutes à leur berceau commun, et nous
verrons s'il est le môme que nous ont déji^
donné l'histoire et les opinions religieuses et
phiIosophi(]ues.
L'étude des langues a deux objets: celui de
communiquer les idées avec précision, et
celui de démêler par les mots l'origine des
leuples qui les parlent et l'ancienneté de
eurs coutumes. C'est le second point de vue
qui est le nôtre; c'est aux philosopfiesqui se
sont occupés de la métaphysique du langage
qu'appartient le premier.
Le fond de la grammaire est le même dans
toutes les langues; mais leur forme est diffé-
rente [Acad. des inscript., t. XXIV, p. 569).
Leibnitz faisait deux classes des principales
langues connues ; il les divisait en japhétien-
nes et en araméennes. Les japhétiennes sont
celles que l'on parle dans tout le Septen-
trion , qui comprend toute l'Europe ; les
autres, telles que l'hébraïque, la chaldéenne,
l'arabe et la syriaque, sont celles qui ont
été et sont encore en usage dans le midi de
l'ancien monde.
Les langues japhétiennes se divisent elles-
mêmes en deux branches, septentrionale et
méridionale. L(;s langues française, espagno-
le, italienne, appartiennent à cette dernière
classe; l'autre comprend tous les dialectes
du tudesque el de l'esclavon, que nous avons
dérivés du sanskrit (Liv. m, Des Scliytcs, art.
Esclavon).
Un usage général, c'est de donner aux
jours de la semaine les noms des planètes, ou
de quelque héros fameux de l'histoire ou de
la mythologie. Le dimanche est le jour du
soleil; le lundi, celui de la lune; le mardi,
celui de Mars dans les langues où le latin
s'est mêlé, ou de Tuiscon dans les langues
germaniques; le mercredi est le jour de Mer-
cure: c'est le jour consacré à Odin dans les
langues du Nord; le jeudi, ou jour de Jupi-
ter, est, dans les langues teulonicpies, le jour
du tonnerre, Donnerstag; le vendredi est le
jour de Vénus, Freytag ou Friday, en alle-
mand et en anglais, jour de Frigga ouFreya,
femme d'Odin, dont certains attributs étaient
ceux devenus. Les Ooths l'invoquaient dans
leurs amours Samedi, jour de Saturne, porte
en gaulois le nom de Sadurn.
Ainsi, les peuples de langue septentrionale,
unis entre eux, ont encore, parées désigna-
tions, des rapports bien frappants avec ceux
de langue méiidionale sortis de môme origine
septentrionale.
753
LAN
Une observation qui confirme singulière-
ment l'unité dos peuples du Nord, c'est celle
d'un usage qui s'est conservé jusqu'à nos
jours. Tous les peuples celtes sans exception
ont cru que c'était la nuit qui enfantait le
jour; on pensait dès lors devoir préférer la
nuit au jour pour compter le temps. Les
Gaulois observaient cet usage du temps de
César; les Germains faisaient la même chose
du temps de Tacite. LaloiSalique et les con-
stitutions de Charlemagne emploient la même
locution (Keisler, ^1»/., p. 197). Les senten-
ces rendues en France ordonnaient souvent
de comparoir dedans 14 nuits; et comme le
jour était censé procéder de la nuit, on dit
ensuite dans 15 jours. Les Anglais disent
encore senight, seren night (sept nuit^) pour
une semaine, et fortniijht pour deux semai-
nes, ou 14 nuits, ou 15 jours (Note sur la G'
fable do VEdda. M.^llet, 26-27. in-4°).
Le nom de la lune est masculin eu alle-
mand. Cela avait lieu autrefois dans presque
tous les dialectes de la langue gotlnipie
(Note sur la 6' fable de VEdda. Mallet, -27).
La lune est aussi une divinité mile chez les
Indous.
La langue tudesque ou germanique, de
n^ême origine que le celtique, mais dont
Jes phases ne furent par les mômes, s'établit
dans l'Occident après le celtique. Ce dernier
langage était celui de toute la Gaule avant
l'invasion des Romains. Le tudesque ne se
mêla ou latin, qui avait remplacé lé celtique,
qu'à l'époque de l'invasion des Francs, peu-
ple germanique.
La ([uestion soigneusement examinée, dit
Leibnitz [Lettre de Chamberlayne, Oratio
Doininica), la langue des anciens Gaulois n'est
pas la même que celledes Germains; mais je
trouve qu'elle enesltrès-rapprochée, au point
qu'en examinant surtout les anciens mots
germaniques, et prenant en considération
leur origine, on pourrait l'appeler à denii
germanique. Il parait en effet qu'une seule
grande multitude, venue des bords duTanaïs
et de la Scythie, se répandit dans la Gaule et
la Germanie, et se divisa en dialectes. Ceux-
ci, par la distance des lieux et le mélange
des peuples, devinrent des langues différen-
tes; et comme une partie de ces émigrants
pénétra en Grèce par la Thracc et le Danube,
il n'est pas étonnant que l'on rencontre beau-
PSYCllOLOGIE. LAN 754
sont peuplées par les continents qui les avoi-
sinent, on concevra pourquoi les anciens
habitants de la Bretagne, que l'on appelle
Gallois, représentent la langue des anciens
Germains et celle des anciens Gaulois limitro-
phes de l'Océan. C'est ainsi que les Anglais
d'aujourd'hui, habitants de la Bretagne, nous
rappellent mieux l'antique langue saxonne
(|ue les Saxons eux-mêmes. On voit en eifot
(pie ces populations ont em|)orté avec elles
h'ur langage primitif et l'ont conservé, tandis
que le pcuitle dont ils émanaient a subi, jvir
le mélange de populations nouvelles, de nom-
breuses altérations.
A défaut de toutes les preuves historiques,
les témoignages qui résultent des langues
suivraient pour justifier ce que nous avons
dit des caractères les plus généraux des mi-
grations. Il n'y a pas d'écoliei- en France qui
ne sache aujourd'hui que les Germains appe-
lés Franks vinrent, sous Clovis, s'emparer de
la Gaule, qu'ils nonnnèrenl France; en d'au-
tres termes, que l'invasion germaninue vint
se superposer à la nation celtique nés Gau-
les. Il ne faut pas une grande connaissance
de l'histoire pour savoir que les Goths ou
Germains vinrent s'emparer de l'Espagne,
habitée par les Celtes, les Ibères, d'origine
asiatique septentrionale, et que les Germains
formèrent en ce pays la seconde grande
série de migrations, comme ils l'avaient for-
mée en France. Qui ne sait que les Saxons,
les Goths de Scandinavie, en d'autres termes,
des peuples germani(pies, se superposèrent,
en Angleterre, à des peuples celtiques, qui,
refoulés [)ar la conquête, se réfugièrent en
Ecosse et en Irlande, où nous les retrou-
vons aujourd'hui, comme nous les voyons,
en France, dans la Bretagne, et en Espagne
dans les montagnes les plus occidentales et
méridionales de la Péninsule?
Ce point de vue tout historique ne souffre
qu'une explication, qui nait du fait de la do-
mination romaine en Espagne et dans les
Gaules. Le séjour des Romains donne un
caractère latin aux langues de ces pays ; tan-
dis qu'en Angleterre, oi^ leur dommation fut
toujours contestée et ne fut jamais répandue
sur toute la surface du pays, le caractère
général du langage est toujours resté celli-
(jue et germanique.
Les Franks, ayant cessé de parler leur lan-
coup de choses communes entre le grec et gue tudesque, par-lèrent la langue commune
l'allemand
Les Celtes (c'est-à-dire les Gaulois et les
Ger-mains, suivant l'opinion précédente) ont
peuplé rilalie avant les Grecs ; c'est une
chose évidente de soi-même. Les peuples, en
effet, se propagent facilement par lerr-e, et
plus difficilement et plus tard par la mer-.
Aussi la langue latine vient-elle du grec et
du celtique. Plus cette langue celtique est
ancienne, plus je la crois propre à éclairer
les origines latines. Nous ne considérons pas
aux habitants des Gaules, le latin, dégénéré
par l'alliance du celtique et de quelques
mots conservés de leur propre langue ; c'est
de cette triple source ([u'émane la langue (}ue
nous parlons aujourd'liui.
Il en fut de même en Espagne: les Goths
substituèrent à leur langue tudesque le laliri,
que les peuples de la Péninsule avairnt
adopté; et leur position plus éloignée de la
source germanique et des peuples du Nord
dut donner à leur langue un caractèr-e plus
comme un léger avantage de nous rencontrer latin que français, ce qui a effectivement eu
si complètement, dans tout ce que nous lieu. Les langues dites lalines se rapprochent
avons dit jusqu'ici, avec un homme tel que plus ou moins de cette langue, suivant !a
Leibnilz. situaticm (ju'ellcs occupèrent relativement à
Si l'un admet que les Iles et les péninsules leur origine.
755
LAN
DICTIONNAIRE DE riIILOSOPIIIE.
LAN
756
Le tudosque fut la langue des rois de la
première race ; le testament de saint Kemi le
prouve, par rapport à Clovis (Bonamy, Acad.
des Jnscr., p. 658, t. XXIV). La langue de
Cliarlemagne était également ludesque. Egin-
hard (Duchesne, Uist. Franc, t. II, p. 103)
nous apprend que ce prince avait commencé
une grammaire de sa langue, et donné des
noms, pris de celte môme langue, aux vents,
aux mois ; il les rapporte, et ces noms dé-
montrent que la langue de Charlemagne était
le tudesque. C'était aussi celle de Louis d'Ou-
Ire-mer, car on fut obligé de lui traduire en
cette langue, pour les lui faire entendre, des
lettres du Pape Agapet (Duchesne, Frodourd,
t. H, p. 613).
Mais, pendant que les rois parlaient encore
la langue tudesgue, la nation déjà parlait ce
mélange qui n'était pas encore le français,
et qui porta le nom de langue romane,
comme on le voit par les serments de Char-
les le Chauve et Louis de Germanie, en 842
(Duchesne, l'fcid., p. 374). Si nous voyons, en
813, les évoques obligés de faire traduire des
livres latins en tudesque, c'est que les vastes
possessions de Charlemagne avaient amené
a sa cour une multitude d'habitants de Ger-
manie, et que pour eux cette traduction était
nécessaire. La cour, sous Charlemagne et
ses successeurs h l'empire, réunissait des
hommes de langues différentes. Mais ces
considérations nous éloignent de notre sujet,
qui n'est pas aussi spécial ; elles étaient
cependant utiles, car elles confirment nos
observations sur l'enchaînement des migra-
tions.
La langue celtique, depuis que les Gaules
furent conquises par les Romains, fut encore
en usage pendant plusieurs siècles. Il sub-
siste encore aujourd'hui, dans le bas-breton,
un très-grand nombre de mots celtiques ;
c'est un fait reconnu par tous les savants.
D'autres mots celtiques ont totalement péri
dans le bas-breton, et ont été remplacés par
des mots tirés du latin et du français. (L'abbé
Fesel, Remarq. sur le mot Dunum. Acad. des
inscr.,i. XX, p. 410.)
Les Scythes, nation vagabonde, et la plus
étendue qu'il y ait eu sur la terre ; selon
d'autres, les Phrygiens, en général, les des-
cendants de Japhet, quels qu'ils soient, ont
répandu dans tout l'Occident une langue
qu'il a plu à quelques savants d'appeler cel-
tique. Selon eux, l'ancien grec, qui est la
langue des Pélasges et celle des Aborigènes,
dont le latin est formé, sont ses premiers
dialectes, aussi bien que le teuton primitif
et le gaulois. (Falconnet, Acad. des Jnscr.,
t. XX, p. 9.)
Tous ces témoignages s'accordent pour
établir que, de toutes les langues septentrio-
nales, le celtique est la plus ancienne; que le
teuton en est très-rapproché, et en dérive ;
que les peuples refoulés par les conquêtes
successives jusqu'aux extrémités des pays
qui furent envahis, sont précisément ceux
chez lesquels les restes de la langue celtique
se retrouvent.
Ainsi, la première migration septentrionale
est celtique par les langues comme elle l'est
par les traditions historiques. C'est donc le
celtique qu'il faut rapprocher des langues en
usage au berceau du genre humain, pour y
chercher des ressemblances qui allestcnl
l'identité primitive.
La langue celtique est une langue primi-
tive entièrement différente de la germanicjue,
dit Schœll {Tableau des Peuples, p. 24). Mais
il ne nous en est parvenu aucun monument
complet, et nous n'en connaissons que des
mots isolés. Cette assertion n'est pas exacte.
Nous montrerons tout à l'heure, dans la com-
paraison du sanskrit et du celtique, qu'il
reste des monuments, sinon étendus, au
moins suffisants pour être d'un certain poids.
Il n'est pas exact non plus de dire que les
langues celtique et germanique soient entiè-
rement différentes. Appartenant à des migra-
tions différentes, elles ont subi quelque alté-
ration, sans doute; mais cette altération est
loin d'être fondamentale : elles ont au con-
traire de nombreux rapports La nature de
notre travail ne nous permet pas de joindre
ici des rapprochements de mots; mais nous
avons présenté l'opinion des hommes les plus
illustres qui les avaient faits.
L'allemand descend de la langue primitive,
qui fut celle de la première génération asiati-
que ; le celliciue est plus immédiatement lié
à cette première génération. Nous avons vu
l'émigration germanique du iV siècb (Liv.
Hi, Des Scythes, article Des Germains). C'est
au point de départ de cette migration qu'il
faut chercher les sources des modifications.
Or, le point de départ était les environs du
Pont-Euxin, oii la langue de la Perse était
parlée. On trouve effectivement, en allemand,
beaucoup de mots sortis du persan. Le per-
san vient du zend, comme nous le montre-
rons, et nous établirons la position du zend
vis-à-vis du celtique et du sanskrit.
William Jones nous a dit, dans son Mé-
moire sur les dieux de la Grèce, de ritalie et
de VInde, que ces peuples avaient eu des
croyances communes, ou que leurs croyances
émanaient d'une source commune. Le grec,
le latin, le persan, l'allemand, nous amènent
à la môme conclusion sous le rapport des
langues. Non-seulement ces langues ont un
grand nombre de racines communes, mais
la ressemblance s'étend même à des parties
essentielles de la grammaire. La comparaison
des idiomes conduit à un résultat qui prouve
que la langue indienne est la plus ancienne
de ces langues, et que les autres en sont
dérivées. (F. Schlegel, dans Schœl, Tableau
des peuples, p. 119.)
Schlegel établit d'abord la ressemblance
des racines, et l'appuie de nombreux exem-
ples La comparaison prouve constamment
que la forme indienne est la plus ancienne.
Souvent les formes qui, dans les langues
dérivées de l'indien, se sont beaucoup éloi-
gnées les unes des autres, se retrouvent dans
lo sanskrit comme dans une racine commune.
Des racines, Schlegel passe à la structure
grammaticale, et établit que la comparaison
des grammaires assure l'antériorité au sans-
LAN
PSYCHOLOGIE.
LAN
7r>8
krit. Sans entrer dans IVUiuie des exemples
i]u"il oile, nous rapporterons quelques résul-
tats généraux.
« La ditférence principale, dit-il, entre la
grammaire indienne et celle des langues (jui
en dérivent, consiste en ce que la première
est plus régulière, })lus uniforme dans la
formation, el par conséquent à la fois plus
simple et plus artificielle que les langues
grecque et latine. Les verbes irréguliers de
l'indien sont beaucoup moins nombreux
qu'en grec el en latin; la conjugaison est en
général plus régulière. (F. Schlegel, dans
ScHŒL, Tableau des peuples, p. 155.)
« Ce serait aller trop loin que de dire que
le grec et le latin sont, à l'égard de leur gram-
maire, dans les mômes rapports qui existent
entre le latin et les idiomes qui en sont nés ;
mais il est incontestable que les grammaires
grecque et latine contiennent les éléments du
passage aux granmiaires modernes, tandis
la mythologie sanskrite. On trouve la môiiuj
conformité sur les sceaux du Boutan et du
Thibel. L'arrangement des lettres qui com-
posent l'alphabet sanskrit est une preuve
d'autant plus forte en faveur de notre opi-
nion, iju'il ne ressemble en rien à celui des
alphabets connus dans les autres parties du
monde. La même combinaison extraordinaire
se retrouve dans les autres alphabets usités
depuis l'Inde jusqu'au Pégu, pour des lettres
et des langues qui paraissent absolument iso-
lées ; mais cet ordre identique de lettres dé-
montre leur origine commune. »
Nous ne chercherons pas à excuser la lon-
gueur de celte citation et de celle qui va
suivre ; elles sont tellement adaptées h notre
sujet, que nous n'aurions pu, sans les affaiblir,
en supprimer quelque chose. Il sufiirait de
les rapprocher de ce que nous avons em-
prunté à Deguignes (litre des Arabes), cl
des conclusions conformes des recherches sur
que l'iranuiable uniformité du sanskrit prouve le pâli {Essai sur le pâli, par Eug. Burnouf),
sa haute antiquité. pour avoir un aperçu général des identités
« Les changements qui se font dans la dé-
clinaison el la conjugaison ont lieu sur la
racine même. »
L'antériorité du sanskrit sur les langues
grecque, latine, allemande et persane, paraît
donc hors de doute à Schlegel ; mais tout
n'est pas là, et cette filiation est insulTisante
jtour rendre raison des rapports de langue
entre tous les peuples. Le sanskrit, présenté
comme la source des langues, doit conserver
cet avantage exclusif. C'est ce que nous ver-
rons en étendant cette recherche aux langues
sur lesquelles Schlegel ne s'explique pas.
Les cinq nations principales (jui, en diiïé-
rents siècles, se sont partagé le vaste conti-
nent de l'Asie el les îles nombreuses qui en
dépendent, sont : les Indiens, les Chinois, les
Tartares, les Arabes el les Persans. (3' Disc,
anniv. par Will. Jones, Cnlculta, p. 50, 1. 1.)
« Le sanskrit, langue de la plus haute anti-
quité, dit \\;\\\\Qà yGrammaire benyale) , est
la grande source de la littérature indieime,
et le père de tous les dialectes qui se parlent
depuis le golfe Persique jusqu'aux mers de
la Chine. On en reconnaît les traces dans
presque tous les cantons de l'Asie. J'ai été
étonné de trouver des mots sanskrits qui
avaient la plus grande ressemblance avec
qui lient entre elles les langues sémitiques,
les langues indiennes, par conséquent toute
l'Asie, sauf la partie septentrionale, dont nous
allons bientôt nous occuper.
« La langue sanskrite (Will. Jones, Cal-
cutta, p. 508, t. I) , quelle que soit son an-
tiquité, est d'une structure admirable, plus
parfaite que le grec, plus riche que le latin,
et plus raffinée que l'un el l'autre. On lui
reconnaît pourtant plus d'aftinilé avec ces
deux langues, dans les racines des verbes et
dans les formes grammaticales, qu'on ne
pourrait l'attendre du hasard. Cette affinité
est telle, en ctfet, qu'un nhilologiie ne pour-
rait examiner ces trois langues sans croire
qu'elles sont sorties d'une source commune
qui, peut-être, n'existe plus.
« Il y a une raison semblable, mais qui n'est
pas tout à fait aussi victorieuse, pour sup-
poser (]ue le gothique et le celtique, bien
qu'amalgamés avec un idiome très-ditlérent,
ont eu Id môme origine que le sanskrit,
el l'on pourrait ajouter le persan à celto
famille. »
Nous venons de voir, dans la citation de
Ilahled, que l'arrangement des lettres rap-
prochait toutes les langues de l'Inde et
celle du Thibet. William Jones ajoute que
d'autres des langues persane, arabe, grecque l'arrangement des sons que {)résentcnl les
et latine. Ces mots n'étaient [)as [turement
techniques, ni de ceux que la communication
des arts peut avoir trans[)ortés d'un pcu[)le
chez un autre ; mais ils forment quelquefois
la base du langage. Ce sont des monosylla-
bes ou des noms de nombre, ou bien ils dé-
signent des objets dont on a dû s'occuper dès
l'origine de la civilisation. La ressemblance
qu'on remarque sur les médailles el les ins-
criptions de dilférents districts de l'Asie, la
lumière qu'elles se prêtent mutuellement, el
leur grandt analogie avec le grand prototype ;
tout cela est un ample sujet pour exercer la
curiosité des antiquaires. Les monnaies de
grammaires chinoises correspond , à peu
de chose près, à celui qu'on observe dans
le Thibet, el diffère à peine de celui que les
Indous regardent comme l'invention de leurs
dieux.
Il résulte de ces considérations rapides,
dit William Jones {loc. cit., p. 51*J) en
terminant son discours, que les Indous ont
eu, depuis un temps immémorial, de l'afli-
nité avec les anciens Persans , les Ethio-
piens et les Egyptiens, les Phéniciens, les
Grecs el les Etrus(iues, les Scythes ou Golhs
el les Celtes, les Chinois, les Japonais et les
Péruviens ; donc nous sommes fondé à con-
Kachmyr, d'Acham, de Népal et de plusieurs dure que ces nations et eux sont sortis d'une
autres royaumes, portent toutes des inscrip- région centrale.
lions sanskriles, el offrent des allusions avec C'est à celte conclusion, et à déterminer
T.")
LAN
DlCTlOiNNAIKE DE PHILOSOPHIE.
LAN
7'JO
cctlc léo'ioii centrale que nous avons voulu
arriver ; nous la cherchons en ce niomcnl
parle moyen des langues, comme nous l'avons
cherchée d'abord i)ar l'histoire, et ensuite
nar les croyances et les opinions. Jusqu'ici
la concordance ne nous a [)as manqué. La
tin de ce livre nous montrera si les langues
ne sont pas une autorité plus positive encore.
Les langues sont aujourd'hui le mur de sé-
paration entre les peuples. La dilliculté de
remonter à leurs sources a fait imaginer mille
hypothèses, qui toutes avaient le déi'aut d'éta-
Mii- un système a priori ; tandis que c'est en
cvaininant les rap[)orts et en remonlarit ])ar
la simplification qu'il faut, en général, établir
les probabilités qui asseoient une opinion,
(iclte simpliticalion, pour les langues, c'est
le retour aux racines, et nous voyons les
linguistes établir- aujourd'hui sur cette base
qu'il n'y a qu'une langue primitive. Ainsi,
les systèmes phénicien, hébreu, celtique,
arménien, etc., ont tous le défaut d'être
exclusifs, de combattre pour une vanité ridi-
cule de priorité, et non dans un véritable
intérêt scientifique.
Les deux opinions qui ont été défendues
avec le plus de chaleur, dans cette lutte des
amours-propres nationaux, sont celles-ci :
les uns, se fondant sur la descendance ap-
parente des langues, et joignant à ces rap-
ports d'autres éléments de conviction puisés
dans la marche de la civilisation, ont attri-
bué à l'Orient, et après lui à l'Asie occiden-
tale et méridionale, la civilisation du genre
humain et la population du globe.
D'autres ont attribué les mêmes effets à
l'Asie septentrionale, et les présentent comme
la source de toute population ; aucun n'a
semblé croire que ces deux sources avaient
pu couler parallèlement et être unies à leur
départ. Les premiers ont inscrit sur leur ban-
nière le mot sanskrit, les autres le mot
celtique. Chacun, exclusif dans son opinion,
ou, ce qu'il est plus naturel de croire, privé
des connaissances que les travaux modernes
ont rendues plus familières, n'a considéi'é
qu'une face de la question ; il est plus facile
de la généraliser aujourd'hui.
C'est avec les mots de la langue des brahmes
qu'il était nécessaire de comparer les sons et
la signification des monosyllabes celtiques
(Le Brigand, Observations sur les langues an-
ciennes et modernes, p. 9). Ce travail a été
fait, et, quoique Schlegel nous dise que le
celte a une moindre analogie avec le sanskrit
que l'allemand, il n'est pas défendu d'appeler
f e cette décision, peu éclairée peut-être, car
i est permis de croire que Schlegel était peu
familier avec le celtique.
On a retrouvé, dans les sons celtiques, le
même sens que dans ceux de la langue
sanskrile (Id. ibid , p. 10). Il ne s'agit pas
ici de quelques mots détachés, rapprochés
avec adresse ; ce sont des pièces entières
prises au hasard par un étranger (Hahled) qui
n'avait nullement en vue la comparaison du
Stinskrit avec toute autre langue. C'est de celle
épreuve que sont sorties, presque sans allé-
ration, deux langues qui paraissent n'en for-
mer qu'une seule : le sanskrit et le celtique-
Tout le monde convient, quelque opinion
que l'on professe d'ailleurs sur la priorité, que
le sanskrit est une des langues les plus an-
ciennes et les moins altérées. Sa ressemblance
avec la langue que parlent aujourd'hui les
Armoricams est donc une des plus fortes
preuves que celle-ci, au moins dans ses mots
primitils, est restée pure, cl réciproquement;
car une telle idenlilé, après tant de siècles et
h de SI grandes distances, prouve la conser-
vation intacte de l'une et de l'autre.
STANCE RÉGULIÈnE TIRÉE DE LA PnÉFACE QUE M. HAHLED A MISE
A LA TÈTE DU COoE UES CEKTOUX, PAGE 21.
Sanskrit. Celtique.
Pecta clie reeiiewan She- Bé-lad-ké rc-eii-van Zé-
tiooh iroh
Mala slietiooli reslieelee- Mata Zé-lmh rai-zé- lé-né
"6«, Jiar-i-a ro-na-v été Zé-
Bharyaroopeweteeshetrooh iroli
Pooireh shetroo repun- Potr reti Zé-lroh raihout-
deelh. été.
Traduction française.
Un père eiidetlé est l'en- Père qui reste trop endeilé
nemi (de son ûls). est cruel.
Une mère d'unt! conduite Mère est cruelle qui fait ce
scandaleuse est ennemie qui n'est pas la loi.
(de son lils).
Une femme d'une belle fi- Belle femme infidèle est
gure est ennemie (de son cruelle.
mari). Fils indocile est cruel k
Un fils ignorant est ennemi ceux qui l'ont fait exis-
(de ses parents). 1er.
Un autre exemple est cité dans le môme
ouvrage de Hahled, et nous y renvoyons.
Celui-ci suffit pour justifier l'étonnante con-
formité qui existe entre les deux langues, et
pour rendre au moins fort probable i'opinion
qui en fait originairement une seule. Nous
observons seulement que le W qui se voit
dans la citation sanskrite est une lettre em-
pruntée à l'alphabet anglais, et qui ne peut
représenter un vrai son de la langue des
brahmes. Peut-être M. Hahled a-t-il voulu
ainsi approcher, par un équivalent, de la ()ro-
nonciation originaire (Le Brigand, p. 60,
ubi supra).
S'il faut convenir qu'il existe une langue
primitive (De Brosses, Disc, prélim. 1. 1, p. 16,
Form. des langues), organique, physique et
nécessaire, commune à tout le genre humain,
qu'aucun peuple du monde ne connaît ni ne
pratique dans sa première simplicité, qui fait
le premier fond du langage de tous les pays ;
on ne peut disconvenir non plus qu'il y a ici
plus que ces simples analogies de radicaux
monosyllabiques, représentation du premier
cri, du premier besoin de l'homme aux pre-
miers jours de la création.
Toutes les langues doivent être considérées
comme des langues composées. Les nations
se sont mêlées à la suite des premières mi-
grations. C'est à la seule migration que l'on
pourra considérer comme la première qu'il
faut avoir recours pour retrouver avec quel-
que probabilité l'élément de comparaison.
En ell'et, le mélange même des langues sup-
pose toujours au moins deux langues anté-
rieures, dont la fusion a produit la langue
nouvelle. I! est certain, d'après cela, que ces
761
•LAN
PSYCHOLOGIE.
LAN
7C.2
langues ne devaient ôtre que des dialectes, et
remonter h une iypc principal. En etlel, si
on les supposait toujours dilVérentes radicale-
ment, on arriverait nécessairement à autant
de divisions ou de langues qu'il y aurait eu
d'hommes, ce qui choque la raison autant
que l'observation.
Ainsi, un dialecte suppose une société, que
des rapports plus ou moins éloignés lalta-
chent toujours h une souche primitive. Plus
les rapports sont étroits, |)lus les langues qui
les offrent se rapprochent de leur berceau
commun. La question est de savoir si cette
souche primitive a été unique, ou si l'on peut
remonter à plusieurs souches distinctes.
Les considérations générales que nous avons
présentées jusiju'ici nous ont fait trouver trois
so rces de langues comme trois tiges de
peuples dansle celtique, le sanskritct l'arabe.
La comparaison que nous venons de présen-
ter de deux de ces sources nous [)ermet
il'établir commetrès-probable que ces sources
n'en ont réellement l'orme qu'une seule. Celte
probabilité deviendra bien ji! us grande encore
et sera une ceititude, autant toutefois qu'elle
existe dans les choses humaines, si nous trou-
vons que la troisième tige des populations se
rattache aussi par les langues à ces deux pre-
mières; si nous sommes ramené, par les con-
sidérations tirées des langues, au terrain
commun, que nous avons reconnu ôtre la
Perse orientale.
La confusion des langues, à Babel, ne fut
autre chose que la transposition, l'interver-
sion des lettres radicales, l'addition ou la
suppression de lettres ou voyelles (Christ.
Besoldus, De iwtura popui, p. 73, in-i").
C'est une chose positive et qu'il faut ad-
mettre, sans prétendre entrer d'ailleurs dans
la (Question de révélation ou d'inspiration des
livres sacrés, que, pour les peujiles de race
arabe ou hébraïque , cette confusion des
langues, ou le commencement des dialectes,
l)rend sa source dans les plainesde laChaldée.
C'est là qu'est 1»^ point de départ des peuples
dits sémitiques; c'est là qu'il faut toujours
arriver quand on remonte l'échelle despeu-
)Ies de l'Asie occidentale. Ce fut l'origine de
'opinion qui attribuait à l'ancienne angue
iébraï(]ue une j)riorité que les philologues
et les linguistes s'accordent à lui refuser au-
jourd'hui. On se range d'autant [)ius volon-
tiers à leur avis, qu'il est diiricile de croire
que les Hébreux, colonie chaldéenne, fussent
restés en possession exclusive de la véritable
langue, tandis que les Babyloniens auraient
oublié la langue primitive si complètement,
( ue les Hébreux captifs furent contraints
d'apprendre cette nouvelle langue à l'époque
de leur captivité. Nous croyons plus probable
que les altérations, considérables ou non,
doivent plutôt être attribuées à la colonie
émigranle qu'à la souche primitive, restée
aux mômes lieux et dans les mômes condi-
tions. Il est de règle générale que c'est par les
émigrations que les races et les langues s'al-
tèrent, comme les eaux se troublent dans
leur cours et non dans leur source. Cette
source, pour les langues sémitiques, be rap-
porte à l'arabe , dans lequel se trouvent
les racines de toutes les langues orientales.
(Deguignrs, Acad., t. XXXVl, p. 138.)
Pour les langues de l'Inde, c'est le sanskrit.
Toutes les langues de l'Inde peuvent ôti'e
considérées comme des dérivés du sanskrit.
Notre mission n'est pas de donner uni' dé-
monstration matérielle de ce fait, auquel nos
connaissances ne nous pei-mettent pas d'at-
teindre. Si nous nous exprimons sur des
langues qui nous sont inconnues, c'est qu'il
faut bien admettre les résultats des travaux
qui sont désormais acquis à la science, et qui
nous servent lie base. Or, nous voyons, dans
V Essai sur le pâli (])nr Eugène Burnouf,
chap. 2), ouvrage consciencieux et savant,
auquel s'ajoute l'autorité des noms des
orientalistes les plus célèbres sur les(iuels il
esl ap|)uyé, que les nombreux traits de res-
semblance qui idenlitient les langues de l'Inde
entre elles naissent de leur origine sanskriie;
(pie le rapport des caractèi'cs qui les ri,q)ré-
sententne vient pas de ce qu'ils dérivent l'un
de l'autre, mais de leur communauté d'ori-
gine, et de ce qu'ils sortent du sanskrit, qui
les résume {Jbicl., p. 69).
Cette conclusion est la môme que celle de
Hahled.
Les langues de l'Europe ancienne sont : le
celtique (BuLLET,i)/e»i.s!<r la langue celtique,
t. J, p. 2), le teuton, qui est l'ancien ger-
main, à j)eu de chose près; l'esclavon, l'ir-
landais, l'écossais, (]ui se parle dans les mon-
tagnes. Dans la plupart de ces langues, les
mots qui désignent les choses les plus com-
munes, qui qualilient les objets (jui furent
d'abord présents à la vue des hommes, sont
absolument les mômes.
De ces langues, celle qui paraît, sans s'éloi-
gner de la source commune, se rapprocher
jilus particulièrement de celles que Ion parle
encore dans la Perse, est le germain ou teu-
ton. Mais toutes se résument pourtant dans
la plus ancienne, qui est le celtique; les dif-
férences qui peuvent exister se rattachent à
la Perse.
Quelijucs écrivains sont partis de ce point
pour séparer les peuples du Nord en deux
fractions distinctes. Noire but, dans le livre
que nous avons consacré aux peuples scy-
thiques ou celtiques, a été de prouver que,
quel que fût le degré de différence (pii se re-
marquAt aujourd'hui entre ces peu[)les, l'u-
nité jximitive y était facilement reconnais-
sable. Nous avons dit que la première migra-
tion 'celli(|ue qui avait peu[)lé l'Occident
aurait pu, devait môme paraître s'éloigner
davantage dans son ensemble, mais non dans
les choses primitives, du type originel. Le
temps plus long qui s'était écoulé depuis la
séparation laissait effectivement plus de lati-
tude aux moditications. Enfin nous avons dit
qu'il y avait deux phases priiicii aies de mi-
grations : la migration celtique et la migra-
tion germanique. Les langues nous offrent la
môme remarque à faire, et nous conduisent à
la même conclusion. Les partisans de la sé-
paration réelle ont donné une portée trop
grande à une distinction réelle, mais dont
763
LAN
DICTIONNAIRE DE niILOSOPIIIE.
LAN
704
les causes, une fois connues, ne dc^truiscnt pas
les relations en y établissant des degrés.
L'analogie de l'allemand avec le persan est
une conséquence de la double migration. Les
Germains, partis plus tard, ont participé
plus tard aux modifications de langue qui ont
eu lieu au berceau conunun ou près de ce
berceau; les Celtes, émigrés les premiers,
ont conservé plus intact l'idiome parié et peu
altéré encore au point de départ. Ainsi, l'a-
nalogie plus grande des sons primitifs du
celti(iue avec ceux du sanskrit vient à l'appui
de la priorité qui nous a paru résulter de
l'ensemble dos faits. Cette antique famille [les
Celtes, dit M. Eichliod'l (Para//è/e des langues
de l'Europe et de l'Inde, in-4°, 1836, p. 31)
fut la première séparée, et par conséquent
la plus éloignée de son origine asiatique.
En général, la différence porte sur les mots
qui ont dû venir à la suite d'une civilisation
déjà commencée, tandis que l'idenlilé porte
sur les mots représentatifs des premiers
objets qui ont frappé /es sens (Buixet, p. 6).
Les Celtes et les indous, aux deux extré-
mités de la chaîne ; les Persans et les Alle-
mands, chaînons intermédiaires, doivent
donc se trouver respectivement dans les
conditions de langue oiî nous les voyons :
le raisonnement est complètement d'accord
avec le fait.
Ainsi, par l'union des dialectes en trois sou-
ches, qui se rapprochent l'une de l'autre, la
question d'identité ou de séparation se trouve
circonscrite jusqu'ici entre ces trois dialectes :
l'arabe, le sanskrit et le celtique. Le sanskrit
et le celtique ont été l'objet d'une comparai-
son qui établit leur situation respective, qui
les identifie, ou du moins en fait deux dia-
lectes les plus rapprochés de la langue pri-
mitive. Il nous reste à rattacher l'arabe à
cette source, et à montrer comment le per-
san, auquel se rattache le teutonique, s'y
rapporte lui-même ; à chercher si, entre l'a-
rabe et le persan, il y a un point de départ
qui fasse connaître leur parenté.
Les langues que l'on peut appeler de se-
conde migration ont, indépendamment de
leurs ressemblances radicales, des analogies
de combinaisons et de grammaire qui les
rapprochent davantage, et constituent les fa-
milles. C'est sur des recherches de cette na-
ture que l'analogie du persan et de l'allemand
à été établie.
Cette distinction des familles de langues a
été bien observée dans l'ouvrage de Mérian
{Principes de l'étude comparée des langues,
V- 3).
Il n'y a eu, dans l'origine, qu une seule
langue. Ce qu'on appelle communément
langues ne consiste réellement que dans les
djalectes de cette langue primitive. La forme
des mots varie ; leuressence ne varie jamais.
L'auteur cite l'opinion conforme d'un écri-
vain espagnol (Zamacola) qui s'exprime
ainsi :
» Si l'on compare aujourd'hui les nom-
breuses langues qui sont répandues sur la
su|)erficie du globe, on verra que toutes
descendent d'une seule, cl quelles con-
servent une telle fraternité, une teHfi analo-
gie dans leur structure, qu'elles ne sont autre
chose qu'une môme langue primitive variée,
changée, enrichie. »
Qu'on se figure une boule sur laquelle on
fixera le point oii le langage a commencé,
et d'où il est parti pour s'étendre sur toute
la surface du globe, qu'il a enveloppée
comme d'un vaste réseau(MÉRiAN,i6«d.,p. 5).
Ces considérations, résultat des études
modernes, renversent le vieil édifice des
écoles qui enseignaient constamment la doc-
trine des quatre époques, et nous montraient
les peuples et les langues s'enchaînant en
ligne droite, descendant des Assyriens aux
Perses, des Perses aux Grecs, des Grecs aux
Romains, constituant ainsi le reste du monde
en agrégation de sourds et muets apparem-
ment.
Il faut bien reconnaître les séries parallèles
des langues et des peuples, sous peine d'arri-
ver à une foule de commencements et de faire
dQ l'histoire un amas de lambeaux {Ibid.,
}). 14, 15). On peut bien im|)orter des ter-
mes techniques, des noms d'animaux, de plan-
tes; mais comment concevoir qu'on ait importé
chez tous les peuples des mots nécessaires,
comme soleil, lune, terre ?
Une double affinité existe donc entre tous
les idiomes du globe : \° le lien commun et
radical, et les rapprochements de familles;
2° les points de contact, qui offrent des si-
gnes d'une parenté plus marquée, et qui ne
sont dus peut-être qu'à l'uniformité des im-
pressions et à la similitude des organes. Mais
ceci rentre dans les études physiologiques,
qui ne doivent pas nous occuper directement
Pour le premier point, il y a deux situa-
tions à reconnaître :
Les formes radicales, qui se retrouvent par-
tout;
Les formes grammaticales, qui servent à
la classification par familles. On ne peut pas
cependant s'arrêter trop exclusivement à cette
distinction. En effet, tous les linguistes clas-
sent invariablement l'allemand et le persan
dans la même famille, malgré la différence
de leurs grammaires ; il faut donc admettre
que c'est, en général, de la comparaison des
mots et des formes que résulte le rapport le
plus essentiel des langues, et que l'étude
môme des rapports des peuples, sous le point
de vue historique ou l'ensemble des données
historiques, est indispensable pour arriver à
des résultats satisfaisants d'analogie ou de
descendance pour les langues et pour les
hommes.
C'est ce que n'ont pas senti les écrivains
qui ont voulu exclusivement faire descendre
les peuples de tel ou tel peuple primitif.
Quelle que soit la race, l'unité première du
genre humain se retrouve dans l'unité radi-
cale des langues; les séries de familles s'en-
chaînent comme les séries de langues : les
mêmes familles d'hommes parlent les mêmes
familles de langues. En d'autres termes, le
langage est l'attribut de l'humanité, et Ifs
langues sont des variétés du langage, comme
les hommes sont des variétés de l'humanité.
^65
LAN
rSYCllOLOGIE.
LAN
7C6
Nous avons déjà vu le celtique se rattacher
au sanskrit, et nous en avons rapporte^ un
exemple concluant. Nous avons admis que
les langues teutoniques, el l'allemand, qui
en est le représentant le plus immédiat, se
rattachaient au persan, et plus directement
les Mèdes et les Parthes. Plus niAles et plus
concises que le sanskrit, ces langues étaient
appropriées à des nations guerrières (Eir.noFF,
Parallèle des langttes de l'Europe et de l'Inde,
page 25).
Un doute se présente d'abord h l'examen,
peut-être au sanskrit; que les langues occi- el c'est par là que nous arriverons à rattacher
dentales se lient toutes h ces deux sources, et
par conséquent doivent finir par se retrou-
ver au même berceau. Le teutonique el le
celti(}ue sont donc les deux grandes sources
des dialectes européens.
Nous n'avons pas pensé devoir entamer
une discussion grammaticale sur cette analo-
gie du persan el de l'allemand ; nous indi-
tjuons assez de sources pour qu'il soit facile
de vérifier les résultats que nous présentons,
el qui d'ailleurs sont assez connus, pour la
plupart, pour qu'il soit possible de les pré-
senter comme acquis à la science.
Nous ajouterons encore ce peu de mots
sur la langue celtique dans les Gaules; nous
aurons ainsi l'avantage de rappeler l'atten-
tion sur un lait qu'il nous importe de ne pns
perdre de vue : celui de la priorité celtique
sur les autres langues du Nord.
Duclos el l'abbé Lebeuf (.Icarf. rfes /nsrr., |
t. XXllI, p. 244) ont prouvé, dans plusieurs et du sanskrit, sont devenues respectivement
"arabe êl le persan à leur véritable origine.
On a, pendant longtemps, fait remonter
tous les peuples el toutes les langues aux Hé-
breux, el William Jones conclut de l'analogie
du pehlvi et du chaldéen, que le pehlvi des-
cend de celle langue. Celte opinion tendrait
à présenter deux sources distinctes à toutes
K'S langues : l'une, dite sémitique, émanerait
du chaldéen; l'autre, du sanskrit, par le
parsi, qui en est un dérivé. En dérivant le
l)ehlvi du chaldéen, Will. Jones nous accorde
au moins la ressemblance entre ces langues,
el la priorité du chaldéen resterait h établir.
C'est cette question que nous allons essayer
de traiter. Des preuves nombreuses alteslent
que le pehlvi peut, avec plus de raison, être
ramené au zend el au sanskritqu'au chaldéen.
Cette origine bien établie , nous devrons
adopter que les deux langues de l'Iran, le
)arsi, et le pehlvi, toutes deuxenfants du zend
Mémoires, que la langue celtique a subsisté
dans la Gaule jusqu'à l'établissement de la
langue latine; que, du mélange de ces deux
langues s'est foinié le roman ; enfin, le ro-
man lui-même, mêir> de quelques termes tu-
desques apportés par les Francs, a fait le
fond de la langue que nous parlons aujour-
d'hui.
On a controversé l'importance plus ou
moins grande du rôle (ju'ont joué dans la
langue les divers éléments dont elle est com-
posée ; mais on est d'accord sur ces éléments
eux-mêmes, et sur la base celtique à laquelle
ils se sont superposés. Sous la seconde race,
les noms de langue celtique, gauloise, ro-
mane, française, étaient devenus synonymes ;
sous la troisième, on voit encore la distinc-
tion entre la langue latine et la langue vul-
gaire, qui se perfectionnait; enfin, vers l'é-
poque de Philippe-Auguste, la langue fran-
çaise prend possession du premier rang.
Ainsi, la base fondamentale fut le celtique,
el s'il y eui deux langues en France /^/V/.,
p. 2'i.9), leur fraternité [)rimitive facilita leur
union.
En résultat, les langues occidentales se
rattachent : I une, le celtique, directement
au sanskrit; l'autre, le teuloni(|ue, au persan
et au sanskrit; toutes les deux, à l'Asie sep-
tentrionale. La question porle niaintenant sur
le persan et l'arabe, qu'il nous faut laltacher
à leur véritable source.
la source de langues de deux émigrations,
et un lien de ()lus ([ui rattache les peuples à
l(îur source primitive. Le mémoire d'Anque-
til-Duperron, dont nous allons donner les ré-
sultats, mettra hors de doute celle fraternité
du parsi et du pehlvi.
Klaproth [Mémoire sur les langues si^mi-
tiques; dans l'ouvrage de Mkuian, sur VlUude
comparée des lavgnes) établit les nombreuses
analogies du chaldéen et du sanskrit. Si,
d'une part, il est vraisemblable, d'après la
concordance de tous les témoignages, d'éta-
blir des migrations descendues des sources
de rindus, il n'est {)as aussi facile de com-
prendre les Chaldéens abandonnant leurs
fertiles contrées pour remonter vers les mon-
tagnes, dans un but que rien ne peut faire
deviner. On ne les voit pas, en effet, former
d'établissements, au moins rcconnaissables,
dans les pays indiens. On peut donc croire
(pic les Indiens ont déjà pour eux une anté-
riorité apparente. Venons au mémoire d'An-
quelil (Àcad. des inscript., t. XXXI, p. 34()).
Les Perses, qui regardent les ouvrages do
Zoroastre comme des livres sacrés, les ca-
chent avec soin à des gens qu'ils croient sons
l'empire de l'esprit impur. Aussi, la connais-
sance du zend a-l-efle été j)endanl bien
longtemps inaccessible aux étrangers. An-
quelil raconte toutes les dilTicultés qu'il eut
à vaincre, el la combinaison d'événements
qui le mit en état de pénétrer leurs mystères
La famille persane a pour type primitif le (Journal des savants, jmn 1762).
cend, l'idiome sacré des mages, la langue de Selon pi '
ze
Zoroastre, qui, issue de la même souche que
le sanskrit, s'est répandue à l'ouest de l'Asie,
parmi les adorateurs du soleil, et s'est con-
servée dans les fragments précieux qui nous
restent du Zend-Ai'esta. Elle fut en usage
chez les anciens Perses, comme le pehlvi,
autre idiome mêlé de chaldécîn, fut parlé pu*
usieurs écrivains persans, Djem-
schid, prince de la première dynastie des
Perses (>4carf. des inscript., t. XXXI, p. 352),
parlait le {)arsi pur. C'est donc à cette langue
cnie les noms des classes qu'il avait établies
doivent se rapporter.
Il divisait les hommes en ministres de la
divinité, en soldats, en laboureurs t;t en gens
DICTIONNAIRE DE PUILOSOriIIE.
767 LAN
d'arts et de métiers: division pareille à -celle
qui existe dans l'Inde. Nous voyons déjà (jue
le parsi était la langue usitée dans les i)re-
uiiers teni()S de la nionarcliie.
On retrouve, dans les anciens livres des
Parses, deux sortes de caractères, le zend et
le pehlvi. Le premier est celui de la langue
de i'Avcsta, et cette langue se nomme aussi
le zend, parce qu'elle s'écrit avec les carac-
tères zends.
Le mot zend (D'IIerbelot, Bibl. orient.,
p. 929) signilie vivant; de sorte qu'il semble
que les mages aient ([ualiOé leur livre, qu'ils
estiment sacré, du litre de vie, ou livre de
vie.
Le mot zend signifie donc vivant, surtout
lor'squ'il est question des livres de Zoroastre,
et caractérise la parole d'Orsmud et les ou-
vrages de ce législateur ( Acad. des inscr.,
p. 356, t. XXXI). Le mot aucsia signifie [)a-
role, bi Zend-Avesta parole vivante; c'est le
nom général que les historiens et la tradition
ont conservé aux ouvrages de Zoroastre.
Le zend, de même que l'hébreu, l'arabe
et le persan moderne, s'écrit de droite à
gauche; ce qui le dislingue de ces langues,
c'e^t l'emploi des voyelles. Ce caractère le
i-approche des langues arménienne et géor-
gienne, dans lesquelles les voyelles sont
presque toujours exprimées par des lettres.
D'un autre côté, le zend a le môme nombre
do voyelles que l'indien de Guzarale. Ces
deux langues sont «jussi les seules où an long
et an bref soient mis au nombre des voyelles
{JbUl., p. 359).
Cette espèce de rapport de l'alphabet zend
avec le géorgien, l'arménien et l'indien, in-
dique à peu près les lieux oij il avait origi-
nairement cours. Ce sont les pays qui sépa-
rent, du côté du nord, l'Inde de l'Arménie.
Nous pouvons ajouter à cette remarque
que l'emploi des voyelles, usité dans les
langues occidentales, comme dans le zend,
est une induction de la filiation direcle de
ces langues et de leur séparation d'avec les
langues méridionales, au point môme où ré-
gnait la langue zend, et antérieurement à l'u-
sage de l'écriture.
L'arménien et le géorgien se rattachent au
zeod; l'alphabet de ces langues en conserve
encore un assez grand nombre de caractères :
l'arménien donne quelques ressend)]ances,
el le géorgien, le génie {ibid., p. 361).
En résumé, des rapports généraux ra[)pro-
cbenl le zend de l'arménien et du géoi'gien,
et des ressemblances particulières le fixent
dans les pays où ces deux dernières langues
sont en usage [Ibid., p. 362).
L'objet d'Anquctil, dans ce mémoire, est
d'établir que le zend était, avant l'ère chré-
tienne, la langue de la Géorgie, de l'Iran pro-
prement dit et de l'Aderbeidjan. 11 tire celte
conclusion du rapport que le zend oU're avec
les langues autrefois usitées dans ces pays,
des noms d'hommes, de lieux et de lleuves.
Un mot mède rapporté par Hérodote, et re-
trouvé dans le zend, lui fait admettre que
(■t:tte langue y existait déjà au temps de cet
historien, et il lermhi^ par ce résuilal ; 11 est
LAN
7G^
constant (pie la langue et les lettres zends
étaient en usage avant l'ère cln"éti(;nnu dans
les pays situés h l'ouest de la mer Caspienne,
c'est-à-dire dans l'Iran, la Géorgie et l'Ader-
beidjan, ou la Médie septentiionalc.
Deux langues, le parsi elle pehlvi, se par-
tagent la Perse.
Les caractèi-es pehlvis ont un rapport sen-
sible avec ceux du zend {Acad., p. VOO,
t. XXXI ) ; mais, dans le pehlvi, la plupart des
lettres se joignent les unes aux autres; les
caractères zends ne. se lient pas. De là vien-
nent, en partie, les ditï'érences qu'offrent
les deux alphabets.
Le génie du pehlvi ne diffère pas, i)Our le
fond, de celui du zend. Celle langue renfermo
encore quantité de mots zends qui décèlent
son origine {Ibid., p. 406).
Le pehlvi se rapfiroche du parsi dans 1(!3
différences qui l'éloigncnt du zend; quanta
son antiquité, les écrivains perses la font re-
monter au delà de Zoroastre, et le témoignage
d'un peuple entier doit toujours paraître res-
pectable {Ibid., p. 406).
Les sons du zend sont plus durs; ceux du
pehlvi plus doux : la lettre r se change en /
dans le pehlvi. C'est une observation cons-
tante, que le langage des montagnes est plus
dur que celui des plaines; on en peut inférer
que le zend s'est adouci à mesure nwa les
peuples ou peuplades qui le parlaient des-
cendaient dans les plaines. Quoiqu'il en soit,
le pehlvi a cessé d'être d'un usage habituel
quand le parsi est devenu l'idiome dominant
[Ibid., p. 407).
Je suppose, dit Anquetil, la Perse divisée
en trois parties. La première, berceau du
zend et du genre humain, com[)ren(ha la
Géorgie, l'Iran et l'Aderbeidjan , ou la haute
Médie.
La seconde, allant vers le sud, sera compo-
sée du Pharsistan el de quelques pays situés
entre cette province et l'Aderbeidjan; c'est
là que le parsi avait particulièrement cours.
La troisième renfermera la Médie infé-
rieure, le Dilem, le Guilan , le Kohestan et
rirak-Adjemi. Le pehlvi était la langue de
ces pays, môles de montagnes et de plaines.
D'ilcrbelot [Bibl. orient., p. 234) appelle le
pehlvi la langue du Dilem.
Il parait par l'histoire orientale que les
premiers Pehiavans étaient originaires du
Kohestan et des pays voisins. Lorsfjue le
pehlvi fut devenu la langue donnnante, il s'é-
tendit vers l'Irak arabique, et le voismage y
introduisit beaucoup de mots arabes.
Je remarque à ce sujet c^ue le pehlvi, sorti
originairement du zend, s'est altéré par de-
grés, et a adopté, dans différents temps, quan-
tité de mots syriaques et arabes. Souvent
ceux qu'il tient du zend ont presque perdu
leur caractère distinctif; mais la forme des
vei'bes, quoique défigurée, est restée fon-
cièrement la même {Acad. des inscr., t. XXXI,
p. 409).
Il résulte de ceci que le pehlvi , né du
zend, ainsi ([ue son alphabet, présente des
traits (}ui semblent voiler son origine ; mais,
pour [)eu qu'un l'examine avec attention, le
V'I
LAN
PSYCHOLOGIE.
LAN
rappoil des doui idiomes n'est pas dilTicile
h saisir. Ajoutons ce que remarque William
Jones, dans son Discours sur les Persans : des
containes de mots parsis sont de pur sans-
krit.
Le parsi subsiste encore , et peut être re-
gardé comme une des plus anciennes lant^ues
du monde. Les écrivains orientaux enttmdent
quelquefois par Pars, l'Iran entier, et c'est
de là (luils appellent paisi les ditlérentes
langues qui vêlaient autrefois usitées {Acad. quelques-unes de leurs modilicalions étaient
r/('5 /«ATr.,t.XXXl,p.41 l).Mais il est ici ques- conformes h la u;ranmiaire de cette langue,
tion du Pars proprement dit, jirovince parti- Un rapprochement aussi frappant ne peut
calière de l'Iran. On ne peut douter que le manquer de conduire aune identité primitive
nom de Perses ne soit Irès-ancien, et même à peine altérée.
mots nécessaires, mais cette même commu-
nauté d'origine perpétuée assez longtemps
pour que les premières combinaisons aient
pu s'établir (^213). La similitude qui existe
entre le zend et le sanskrit n'est pas moins
marquée.
Je reconnus avec un étonnemenl inexpri-
mable, dit William Jones ( Discours sur les
Persans), que, sur dix mots zends, six ou
sept étaient des mots sanskrits, et même que
antérieur à la guerre de Troie, si l'on s'en
rapporte à Diodore de Sicile (Bib. liv. ii,
{.. 109, édil. Rhod. )
Les caractères du persan moderne sont
ceux des Arabes, auxquels les Persans ont
ajouté quatre lettres qui étaient sans doute
dans l'ancien alphabet ; on les retrouve dans
le zend et le pehlvi ( Acad. des inscript.,
ibid., p. 412).
Evamiiions les lieux, et voyons quel sera
le point commun, géographiciuement [)arlant,
auquel se rattachent les trois langues et les
peuples qui les employaient. Toutes trois
louchent les montagnes qui séparent l'Inde
de la Perse : l'un, par le versant méridional
ou rinde ; l'autre, par le versant occidental ,
l'Iran, dans son acception la plus étendue; le
troisième, par le côté septentrional : c'est la
Si on sup[)Ose le parsi dégagé du mélange Scythie ou Celto-Scythie, puisque nous avons
arabe, je dis [Jbid., p. 413-14) que le parsi établi que les peuples septentrionaux rcmon-
yient du zend, et non du peliivi. 1-1 a adopté, talent h une souche commune.
il est vrai, beaucoup de mots de ce dernier
idiome; la forme des noms et des verbes dé-
signe une source commune, mais ne prouve
pas que l'une vienne de l'autre
Est-ce aller trop loin, après cette observa-
tion, que de dire que les trois langues n'en
sont qu'une, composée originairement de
simples radicaux monosyllabicpies, moditiée
Sorties toutes deux du zend, ces langues, une première fois dans les trois peuplades
malgré leurs did'érences , ont dil conserver
des traits de famille : ce sont deux sœurs.
L'une , plus rude, n'a perdu qu'avec le temps
la grossièreté de son origine : c'est le pehlvi.
L'autre, plus douce, sous un climat plus tem-
péré, s'est façonnée presque en naissant :
c'est le parsi.
Toutes deux viennent du zend directement
et j)arallèlemcnt : d'abord parce que les pro-
noms parsis n'ont nul rapport à ceux du
(jui s'écuirlèrent du point central , et altérée
ensuite au point où nous les voyons, confor-
mément aux milliers de combinaisons aux-
quelles les lieux, les besoins, les climats dif-
férents ont donné naissance?
Ne pouvons-nous pas croire que, si ces al-
térations sont nécessairement le produit de
la succession des inlluences dilVérenles, en
raison de l'éloignement des temps et des
lieux, le sanskrit, resté à sa source, a dû su-
pehlvi et viennent du zend, et ensuite parce bir ces altérations dans une proportion moins
que l'antiquité connue du parsi le fait remon- grande que les langues actuelles de la Perse,
ter aussi loin que le pehlvi. restées près du berceau également, mais sur
Les rois parlhes, au rapport de Strabon un territoire qui fut le champ de bataille de
(Liv. XI, p. 522), tenaient, ainsi que les tant de peuples et où tant de peuples s'éta
Perses, leur cour, l'été à Ecbatane, l'hiver à
Séleucie, sur le Tigre, près de Babylone. En-
fin, les princes de la quatrième dynastie s'é-
loignèrent des lieux où on parlait le pehlvi
(Acad. des inscript., t. XXXI, p. 129) et se
rapprochèrent de ceux où le parsi était usité
blirent? On s'explique également bien pour-
quoi la langue celtique se sera moins altérée
que les idiomes germaniques. Reculée, par
1(! fait môme de la priorité d'émigration, aux
bornes de l'Occident ; refoulée dans les mon-
tagnes et loin du commerce des peuples, elle
m
Ainsi le pehlvi était parlé dans les lieux a conservé sa physionomie originale; tandis
êmes où était l'ancienne Chaldée. que ses descendants ,
De l'ensemble des faits et des observations
contenues dans ce livre, nous arrivons à ce
triple résultat : c'est que toutes les langues
dont nous nous sommes entretenus viennent
aboutir à ces trois principales : le celtique, le
zend el le sanskrit.
Nous avons montré , au commencement de
ce livre, l'analogie qui existe entre le celtique
et le sanskrit, analogie telle qu'il est impos-
"sible de méconnaître non-seulement la com-
munauté d'origine dans les radicaux ou les
que ses descendants , môles à ceux de ses
sœurs, zend et sanskrit, ont reçu l'empreinte
des passions, des combats, des malheurs de
l'humanité , comme aussi de son luxe , de ses
arts et de son expérience : conquêtes bril-
lantes, mais qui seraient plus belles encore
si, sur ce riche manteau de la civilisation, ne
se retrouvaient pas des taches de sang et de
larmes; si, à côté des mots sonores consa-
crés au dévouement, à l'humanité, à tous les
sentiments nobles et généreux , il ne fallait
pas laisser une place, malheureusement trop
(213) QumikI m. (le Broiniine piibliail ceci , le bel Innpues celtiques avec le sanskrit, n'avait pas eiicoia
el savaiil ouvrage de M. l'iclel iur Cnffiiiiié des par>i.
771 T.A-N
large, pour la lang-iic de régoïsmc, de la ty-
rannie, de toutes les passions, qui sont la
lèpre et le fléau de l'humanité. (DkUuotonne.)
§ XVIll. — Du langage d'Adam et d'Iux. — Com-
menl ils appiireiii à parler.
CALMET (dOM).
« Les deux premiers hommes commencè-
rent à i»arler, à raisonner, à imposer les
noms aux choses aussitôt après la création.
Ils furent formés sages, parlant et raisonnant
comme dans un âge pariait. » ( Bible de Ven-
ce. Dissertation sur la première langue, 1. 1,
p. 547, par dom Calmet.)
M. P. KURSTEN
(Essai sur raciiviié du principe pensant.)
« Le premier homme et la première femme
ont eu nécessairement leur langage. Mais en
quoi ce langage a-t-il consisté? En considé-
rant nos langues cultivées aujourd'hui, la va-
riété infinie des signes et des idées que nous
y attachons, on est tenté de croire qu'elles
ont dû nous ôtre données toutes formées et
comme jetées en un moule. Aussi remar-
que-t-on que tel est le sentiment des auteurs
qui n'ont pas approfondi la question. Mais,
au premier examen sérieux, cette opinion ne
se soutient pas, et l'on voit que les choses
ont dû se passer autrement.
« Le langage ne peut exister sans rapport
aux choses qu'il représente; et des signes qui
ne signifieraient rien ne seraient pas des si-
gnes. Pour savoir donc approximativement
de quoi se composait le langage du premier
homme, il faut voir de quoi il lui était possible
de s'occuper. Car, quoiqu'il fût créé parfait, îa
raison nous dit qu'il ne pouvait parler de ce
qui lui était inconnu. Et, de cette première ob-
servation, nous sommes conduits à dire que
sa parole devait être peu étendue et fort sim-
ple. Cette langue était complète pour ses
besoins; mais ses besoins ne pouvaient être
très-nombreux. Elle comprenait les noms
des créatures, des animaux, des plantes, des
arbres, des fleurs, des fruits, ainsi que les
dénominations des divers attributs perma-
nents ou passagers qu'il y remarquait (214).
Elle comprenait les noms de certaines vertus,
de certaines vérité morales. Mais il était im-
possible, ce semble, qu'elle comprît les noms
des vices, des crimes, des maladies, des
soucis et de toutes nos autres misères, puis-
que le mal physique et moral était inconnu.
Remarquons ensuite qu'il n'était pas question
alors de société civile ou politique, de gou-
vernement, d'Etat, de tribunaux, de provinces,
(2i4) Peui-êire le même signe exprim.Tii-il d'.i-
1)01(1 le nom el TaUribul. C'est du moins ce qu'on
remarque clans le langage geslionlé *lii sourd-iniiel,
et même dans les idiomes de ceilains piMipies sau-
vages. (Voy. le Journ. Itisl., l. XI, p. 642, el t. XII,
p. 21.)
(215) Aurea prima sata esl aelas, quae vindice niillo,
Sponle sua, sine lege, fidem reclumque colebat.
Pœna melus |ue ai)er;mt, nec verba minaniia fixo
/Ere ligab.'.ntur, nec supplex lurba liraebat
.ludicis ora sui, scd erani, sine judice, luii.
Nondum cssa suis, peregrinum ul viserel orbem,
DICTIONNAIRE DE niILOSOPIIIE.
LAN
772
de villes, de bourgs, de maisons, de meubles,
de vêlements, d'armes, d'armées, de guerre,
de traités, d'arts, de métiers, d'instruments,
d'oulils, d(! commerce, de monnaie, d'agri-
culture, de marchamiises, de navigation, de
vaisseaux, de voitures, de sciences, d'iiis-
loire, ni de mille autres choses qui existent
aujourd'hui dans la suciété, et dont les déno-
minations composent |)eut-êlre les sept hui-
tièmes des termes de nos langues modernes
(215). Ainsi, la masse des objets et des faits
qui font le principal objet de nos langues ,
n'ayant été connue et introduite dans le mon-
de que peu à peu et longtemps après la créa-
tion, il paraît s'ensuivre que le langage pri-
mitif fut stérile et j)auvie, en comparaison
de celui que nous possédons aujourd'hui.
« En adoptant une opinion contraire, on
rencontre des difficultés qu'il semble im-
possible d'expliquer. En effet, si l'on soutient
que la première langue fut donnée à l'hom-
me toute formée, il faut admettre en môme
temps que les premiers hommes reçurent et
surent conserver vingt ou trente mille mots
qui n'avaient pas de signification pour eux.
Les mots, encore un coup, sont de simples
signes; par eux-mêmes et sans re ation aux
choses qu'ils désignent, ce sont de vains
sons, un bruit insignifiant. Qu'aurait fait le
premier homme de tant de termes inutiles?
Avant l'invention ou la connaissance des
choses que ces mots désignent, quelle idée
auiait-il eue ou pu se former de tous ces
termes? Ce n'est |)as tout : sans miracle, il
lui eût été impossible d'en retenir la centième
partie. {Voy. V Explication physiquedes stns ,
des idées et des mouvements tant volontaires
qu'involontaires, trad. de l'anglais de M. Hart-
ley, par M. l'abbé Jurain, Reims, 1755, 2 vol.
in-12. Voir vol. II, p. 56.)
La raison dit que les mots n'ont pas pré-
cédé les choses. Pour l'homme, l'objet existe
avant de recevoir un nom, et les mots ne
sont créés qu'à proportion du besoin qu'on
en a. Le signe n'est rien sans la chose
signifiée. On sait que les premiers habitants de
la terre n'ont pu connaître la centième par-
tie des choses que nous connaissons aujour-
d'hui, qu'ils n'ont pu avoir d'idée de la so-
ciété telle qu'elle a existé après eux. On
doit donc admettre qu'ils n'ont pas connu
les noms imposés à ces choses, qu'ils n'ont
pas même pu y songer; et que, quand ils les
auraient connus au commencement, ils les
auraient vite oubliés, à moins que le Créateur
ne les eût conservés dans leur mémoire par
une révélation constamment répétée. Miracle
inutile et sans but (2 1 5*) .
Monlibus in liquidas pinus descenderal nnd;is ;
Nulbque morlales prœter sua littora lioranl.
Nondum praecipites cingebanl oppida lossae ;
Non gales, non ensis ctslI: sine miliiis usu
Mollia securae peragebant olia génies.
Ipsa quoque immunis rastroque intacla nec ullis
Saucia vonieribus, pense dabal omnia tellus.
Conlenlique cibis nullo cogenle creaUs,
Arbuleos felus, etr.
(OviD. Melam.)
(215*) ... i Nisi quis delabalur ilhic , ul intégras
llnguas, qua laie paienl, nullo arlilicio humano ac-
:::^
LAN
« Les fails d'ailleurs viennent à l'appui de
ce raisonnement, et l'expérience nous mon-
tre que le langage est la juste mesure de la
connaissance des peuples. N'existe-t-il pas de
non)breuses tribus sauvages, dont tout le
dictionnaire se compose de quelques centai-
nes de mots? Peuplades déchues et dégéné-
rées, dont les ancêtres avaient sans doute des
idiomes beaucoup plus riches, qui se sont
appauvris insensiblement par la perte des
PSYCHOLOGIE. LAN 774
comme ils se créent avec les choses ; seuls,
ils n'ont pas d'existence. »
LE p. CUASTEL.
De Votigine des connaissances humaines.
Comment le premier homme apprit à parler.
« Un écrivain de l'école traditionaliste se
demandait dernièrement : Le langage esl-il
d'origine divine ou d'origine humaine? En
choses et des idées, par risolementel le man- d'autres termes, Dieu a-t-il créé le langage ?
»|ue d'usage. Ces peuples n'ont pu conserver et par là nous entendons une syntaxe et une
les noms des choses qu'ils avaient cessé de nomenclature particulière; ou bien, l'homme
voir; et de riches qu'ils étaient en langage
anciennement, ils sont réduits à une pau-
vreté extrême. Comment les premiers hom-
mes auraient-ils conservé les noms des
choses qui n'existaient pas encore et dont
ils n'avaient pas la moindre idée? On me ré
esl-il inventeur de la parole articulée? L'hy-
pothèse rationaliste de l'invention humaine
de la parole a ce vice radical qu'elle est en de-
hors de toute vérification possible. La philo-
logie historique et expérimentale ne peut point
assister à la formation des langues, pas plus
pondra, je le sais, que le premier homme que l'anatomie comparée n'assiste à la f'orma-
sortit paifait des mains du Créateur, (ju'il tion des gc7-mes. Comme cette dernière, elle
était sage et instiuit, et qu'il n'y a pas de étudie un développement ; et comme elle, tout
comparaison à faire enti-e lui et les ])eupk'S ce qu'elle peut faire, c'est de remonter à un
abrutis dont je parle. Mais .je ferai observer germe qui tietrt à iin parent, c'est-à-dire à une
que la sagesse du premier homme ne pouvait racine primitive dans une langue donnée.
avoir pour objet des choses qui n'existaient Cette langue, d'où vient-elle? La philologie
pas, h moins qu'on ne lui accorde la pres-
cience comme à Dieu, et qu'on ne l'égale en
quelque sorte à Celui qui l'avait tiré du
néant; que cette sagesse consistait probable-
ment dans son innocence, dans sa soumis-
sion volontaire à Dieu; que c'était une per-
fiiclion morale et non pas une instruction
profane, qui dans tous les cas lui eût été
inutile. 11 résulte de là que, quelle ([ue soit la
distance entre le premier individu de notre
'spéce et l'homme dégénéré d'aujourd'hui.
historique pose la question ; la philologie ra-
tionnelle doit la résoudre. C'est donc ici une
thèse psychologique à la fois et métaphysi-
que.
« Quand ce serait une thèse purement psy-
chologique el métaphysique, en resterait-
elle pour cela moins en dehors de toute véri-
fication possible, de toute vérification expéri-
mentale : el, sous ce rapport, l'hypothèse tra-
ditionaliste ne ressemblerait-elle pas singu-
lièrement à l'hypothèse rationaliste ? Mais
la cause qui appauviitle langage chez l'un nous croyons que /a /)A//o/w(;/c historique n&
doit l'avoir rendu stérile chez l'autre, et que pas seulement le droit de poser la quation;
le manque de choses et d'idées produit les elle peut venir en aide à la philologie ra-
niêmes ell'ets chez tous deux. tionnelle et lui fournir tous les éléments j)0ur
« Un autre fait qui prouve que le langage résoudre la question. En d'autres termes, la
a été pauvre dans son origine et qu'il se dé
vuloppe peu à peu par la civilisaiion, c'est
que toutes les langues du monde, même les
question nous semble moitié historique et
moitié rationnelle, c'est-à-dire qu'on a pour
la résoudre et les données de l'histoire et les
l»lus riches, peuvent être ramenées à un [)el)t déductions que le raisonnement peut tirer
nombre déracines, à un petit nombre de nmis de l'histoire. Ainsi l'ont compris tous les
ou de particules primitives, d'où tous ses théologiens qui en ont aperçu la solution
autres termes sortent el dérivent, comme la
plante entière sort de son germe. Mais ce fait
devant se présenter encore plus loin, nous ne
faisons que l'indiquer ici,el nous nous hâtons
d'arriver à la conclusion.
« Le langage a donc dû se former succès
dans les deux premiers chapitres de la Oe-
nèse.
« Rappelons d'abord les fails. Dès le pre-
mier jour de son existence, nous voyons
Adam parler à Eve, au moment où elle, vient
d'être formée de sa substance, et s'exprimer
sivement, et c'est une autre preuve qu'il est dans un langage qu'on dirait lui être depuis
l'ouvrage de l'homme, il croît et se développe lonj^temps familier. Mais avant môme la lor-
avec la société et la civilisaiion; il décroît malion d'Eve, el avant le sommeil où il fui
avec la dissolution de la société el la barba- ])longé, le malin du jour môme où il fut créé,
rie. Les mots se perdent avec les choses, dil Suarez, et quelques heures à peine après
ceilenle, iino iciiiporis nrl<culo lioininiljiis ciivitiiliis
(iiilas esse, posque sl:>iiiii (alliiisso lot myriadas,
(|iiol in singiilis lingiiis siiiil, vocabiilonini ; taiitelsi
ipsas rcs, vocal)iilis iilis de>igiiaiui:is, |ileras(|iie pi 1-
inos hoinines ignorasse cciiinn csi. Hoc aiiiem
<|uain sil raiioiii coiilrariuni , ai>|iic ipsi experieii-
ii;e, facile apparel : si modo considcreiiiiis, ea ra-
tione miilla vocaixila exisiere juin dc-buisse, prins-
(|ii mi eoniin uldiias inler iioniines iilla essel, rjii:c-
que proinde, tioiinisi vuiii el iiiulileï> suiii, facile
cl sine ulla jacliira dediscenda f'iiisscnl. Qiiinirno
experienlia abonde docet, |irinuiin res ipsas inve-
iiiri boniinnni iiidnsuia, deinde aiilcni inveniis no-
inina imponi, sive ea al) ulililale, sive aiia (inaliiate
diicia. Ex (juo porro apparel, qno plnres res ab ali-
qiio populo iiiveiiianliir , eo diliorem el nlxTioreni
eonim iinguam (ieri. ) (Jo. Daniel a Lennep, De
analvyia lingiiœ Grœcœ, 'frajccii adlllieiium, l8Uo,
vol. iii-8, p. 59.)
775 LAN DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE. LAN 776
sa création, on lui présente tous les animaux h parler par les mômes moyens qu'un autre
de la terre et tous les oiseaux du ciel. Et il homme l'aurait fait, il ne s'explique })as sur
leur donne le nom qu'il lui plaît. Or, il se cette manière dont Dieu le leurappril.il lui
trouve que chacjue nom est si bien choisi, suffisait en cet endroit de prouver qu'ils pou-
avec tant d'intcliij4(înce et de sagacité, que valent parler et comprendre Dieu qui k-ur
l'esprit le plus cultivé n'eût rien pu de plus parlait.
parlait. « Nous n'avons rien trouvé dans les deux
« Où le premier homme a-l-il appris cette saints docteurs de plus explicite sur l'origine
langiie si abondante et si riche, et que, dès de la parole pour nos premiers parents :
le début de la vie, il sait manier avec tant de ils semblent avoir voulu réserver la question
facilité? plutôt que l'aborder.
a Et d'abord, co nment a-t-il pu appli- « Si l'on examine, soit dans la tradition,
quer avec tant de bonheui- à cliacun des ani- soit dans les données de la raison, la manière
maux le nom qui lui c(tnvenait? Voici là- dont le premier homme a pu apprendre à
dessus rexf)lication de saint Thomas (216) : parler, on ne trouve que ces trois manières :
On di-mandcra peut-être, (\ïi-\\, si Adam savait l°ou bien il reçut avec l'existence le don de
quelque idiome ou quelque langue terrestre, la parole, par un bienfait intérieur et inné;
et s'il en possédait les mots, pour pouvoir 2" ou, créé sans parole, et abandonné aux
ainsi désigner chaque objet... On doit répon- ressources de son esprit, qui étaient imnien-
drc qu'il est vraisemblable qu Adam ait reçu le ses, il inventa lui-même le langage et fut le
nom des choses premières, par exemple celui père de sa langue ; 3° ou bien Dieu lui en-
des premiers genres, celui des corps dont le soigna extérieurement à parler, en lui parlant
monde est formé, ainsi que des principes de lui-même, ainsi que le prétendent les tradi-
vie et de composition, et autres noms sem- tionalistes. ,
blables. Ou bien il les nomma lui-même, au « Que l'homme ait été l'inventeur du lan-
commencement, comme il voidut. Mais pour les gage, et qu'il ait découvert par son industrie
noms des animaux. Dieu voulut les lui laisser l'art de parler, nous ne trouvons, parmi les
à former, par une espèce de dérivation. Et saints Pères et les commentateurs, que saint
je n'entends pas seulement une dérivation qui (irégoire de Nysse qui semble l'avoir pensé.
consisterait à tirer im jnot d'un autre, comme Réfutant un adversaire qu'on dirait avoir
de homo on a fait humanus, et de humus été comme une espèce de traditionaliste de
on a tiré homo ; mais à transporter le nom ce temps-là, et qui prétendait qu'à l'origine
d'une chose à une aiUre, en comparant leurs Dieu avait lui-même formé, déterminé tous
propriétés et leurs analogies. les mots et les noms des choses, le saint doc-
« Ainsi Adam transporta, appliqua à cha- leur s'exprime ainsi : Eunomius accuse notre
cun des animaux le nom des propriétés, des maître (saint Basile) d'adopter les raisonne-
qualités, qu'il connaissait déjà, et dont il sa- ments d'une philosophie étrangère et profane,
vait le nom pour chacun. Mais comment de supprimer la Providence divine et ses soins
avait-il appris ces premiers noms? Car c'est paternels; parce qu'il ne professe pas que les
là môme que se tnjuve l'origine de la parole, choses aient reçu leur nom de Dieu lui-même.
Saint Thomas pense qu'il les avait reçus, ou D va jusqu'à dire qu'il favorise les athées et
qu'il les avait formés lui-même , comme il leur donne des armes contre la Providence ;
avait voulu ; sans se prononcer pour l'un ou qu'il a plus d'estime et d'admiration pour les
pour l'autre ; sans dire, au cas qu'il les ait sentences de ces impies que pour les lois divi-
reçus, si c'est par un enseignement externe nés, sous prétexte qu'il n'a pas considéré
ou par un don intérieur. comme il faut les premières paroles de l'Ecri-
« Saint Augustin n'est pas plus foinnel. ture, et n'a pas remarqué qu'avant la nais-
Nous savons bien, dit-il, qu'à l'origine il n'g sance des hommes l'Ecriture fait mention des
rivait qu'une langue. Mais quelle fut cette lan- noms donnés aux fruits et aux semences,
gne? Il importe peu de le rechercher. Ce qui Telles sont ses accusations contre nous; je ne
<'st certain, c'est qu'Adam à ce moment se ser- dis pas, tels sont les termes qu'il emploie, car
vait de cette la figue... et c'est avec les mots arti- j'ai été obligé de changer ses expressioiis,
cillés de cette langue que le premier homme im~ pour adoucir nn peu iâpreté de sa parole et
posa les noms aux animaux delà terre et aux corriger la dissonance de sa syntaxe. Que ré-
oiseaux du ciel {De Gènes, ad litt., Wb. ix, n. pondrons-nous à ce procureur de la Provi-
20). Dans un autre endroit, où il traite de dence divine? Il prétend que nous sommes
tout autre chose, il dit en passant : A moins dans l'erreur en pensant que l'homme a été
que quelqu'un ne trouve une difficulté à ce créé de Dieu avec l'usage de la raison, et en
que [Adam et Eve) aient pu parler, ou com- attribuant l'invention du langage à cette facul-
prendre Dieu qui leur parlait; eux qui n'a- té du raisonnement que Dieu a mise dans la
raient appris à parler ni en vivant avec des nature humaine. Tel est le reproche amei
êtres parlants, ni en recevant les leçons d'au- qu'il nous adresse; accusant le maître delà
cun maître ; comme s'il avait été difficile à piété de passer dans le camp des athées, de
Dieu de leur apprendre à parler, lui qui les se constituer l'héritier et le patron d'une cgu-
aoait faits capables de l'apprendre d'autres tume détestable, et autres énormilés pareila
hommes, s'il y en avait eu [Jbid., lib. vni. Voyons donc ce que dit ce redresseur de
n. 35). Il ne dit pas que Dieu leur ail appris torts. Dieu a donné les noms aux choses
(216) On de l'aiileur du savanl oiivr^^'c piiMié so».i son nom, E.xoositio in Gènes., c. ii.
i / .
LAN
créées: voilcicequejjrélend cp nouveau com-
mentateur des divins enseignements , par la
raison qu'avant la création de l'/iomme Dieu
noinma les germes, les semences, les herbes et
les' bois. Mais s'il s'en tient ainsi à la lettre,
il judaise en cela et suit les errements des
Juifs... La parole éternelle de Dieu est depuis
le commencement, et demeurera jusqu'à la fin:
mais notre parole n'était pas dès le commen-
cement, elle a été faite avec notre nature...
Eunomius ignore que pour avoir donné à
notre nature ses facultés et son activité,
PSYCHOLOGIE. LAN 778
de nouveaux en s'nidant do l'oxpérience et
de l'observation. Et, en ctTet, ce fut lui qui
détermina les noms que poilorent tous les
animaux, tous les oiseaux : et sans doute,
disent les interprètes, qu'il nonuna de mônH;
bien d'autres objets, à mesure qu'ils se pré-
sentèrent à lui.
« Mais avant cela et aux premiers moments
de son existence, nous voyons qu'il avait des
noms pour tous les objets spirituels et les
vérités intellectuelles, pour toutes les idées
dont son esprit était orné et })Our leurs in-
Dieu ne peut être dit pour cela produire nombrables rapports, pour toutes les difïe-
les actions qui s'accomplissent en nous. Par rences de substances ou de qualités, les no-
exemple, il nous a donné la force naturelle tions de durée, d'espace, de lieu, do graii-
pour faire une épée, une maison ou tout autre deur, d'égalité, etc. etc. Non-seulement i'
ouvrage dont nous avons besoin ; mais c'est
nous, et non lui, qui faisons ces ouvrages.
Chacun d'eux est proprement notre ouvrage,
quoiqu'ils se réfèrent tous à l'auteur de nous
avait ces notions dans l'esprit, mais il aval
leurs noms, et bien d'autres, dans la mémoi-
re, ainsi que le disent les théologiens, ainsi
que nous pouvons le conclure nous-mêmes.
mêmes, qui a créé notre nature capable de tout lorsque nous le voyons écouler et compren-
savoir. De même la faculté que nous avons de
parler est l'ouvrage de Celui qui a disposé
ainsi notre nature, mais l'invention des v}ots
pour déterminer chaque objet est l'ouvrage
de notre esprit... C'est une puérilité, ^tne fu-
tilité judaïque bien éloignée de rexcellcnce et
de la sublimité chrétienne, de s'imaginer que
le Grand, le Très-Haut, vienne s'asseoir avec
l'homme, comme sur un siège de grammairien
ou de maître d'école, et s'applique par un
soin frivole à lui apprendre des mots et le
nom des choses... Dieu a donné à l'animal la
faculté de se mouvoir, mais il ne produit pas
dre sans effort Dieu qui lui parle, s'ex-primei'
lui-mC'me en paroles si magnifiques h la vue
de sa compagne, et nonnner si pertinennnent.
tous les animaux. Or, quelque activité intel-
lectuelle qu'on lui suppose, ne paraît-il pas
impossible qu'^îl ait trouvé, ordonné, appris
cette multitude prodigieuse de mots en si
l)eu d'instants? Sans doute, d'après l'expli-
cation que nous avons vue, (juand il avait
dans la mémoire le nom d'une (|ualité ou
d'une a[)litu(le, et qu'il reniar(]uait dans les
animaux celtti aptitude et celte qualité, il lui
était facile, à mesure qu'ils se présentaient,
par lui-même chacun de ses mouvements.... d(; leur af)pliquer le nom de cette (jualilé
Ainsi, le pouvoir de parler, de produire des Rien de plus naturel et de plus prompt ; et
50115 et d'exprimer par la voix une pensée
intérieure, la nature l'a reçu de Dieu, mais
après cela, c'est la nature qui agit elle-même,
en désignant chaque chose mot/ennant une
certaine variété de sons. » [Contra Eunom.)
« Mais il faut avouer que saint Grégoire de
Nysse est, de tous les Pères, le seul, que
nous sachions, à parler ainsi de la première
origine du langage (217). Et encore, disent
ses commentateurs, peut-être a-t-il voulu
seulement prouver ceci, qu'Eunomius lui
contestait : que le premier homme n'avait
pas reçu de Dieu tous les mots de sa langue.
Je nom de toutes les choses avec lesquelles il
fut rais en rapport; mais que lui-même avait
pu en établir un grand nombre et en trouver
(217) Nous iroiivons dans saiiil Aiigiisiin un pas-
sage qui setnl)lerail , au premier iibonl . supposer
«Il lui 1^ même opinion. Ayanl enlicpris. De Oi-
(line, iil). M, (l'expliiiiier l'origine rationnelle des
:iris el (les sciences, il s'exprime ainsi an n» 5.5 :
« Il est en nous un principe laisonnalile , c'esl-à-
«lire qui suit la raison, el fait ou adopte ce qui est
conforme à la raison. Or, comme il ciail oliligcna-
liirellenicni de vivre en s<i(;icie avec ciMix-la mo-
ines en qui se trouvait cette comiiHiiianié lie rai-
son , Pl (jne riiomme ne pouvait former avec
riiomme de société Itien étroite sans un moyen de
s'enirt-ienir enseiiil)le et de se c()nimuiii(|iier Ifiirs
pensées, cl pour ainsi dire leur àme, il s'a|)erçiii
•lu'il él.'iit nécessaire de donner an\ choses di's
noms, c'est-à-dire d'élahlir des sons avec une si-
gnificaiioii déterminée ; alin i|ne, ne ponvnnl léci-
proqnemenl sentir letns deux âmes, ils pussent du
DiCTioNN. DE rnn.nsopniE. \.
encore toutefois lui fallut-il du temps pour
cette opération. Mais s'il s'était agi pour lui
do nommer ces qualités eHes-nièmes, el tou-
tes les qualités qu'il connaissait; s'il avait dt1
attacher un mot à chacune des innondjrables
idées dont se composait sa science, (pie l'on
juge combien cette opération ei'it été plus
difficile, et surtout plus longue. Car ici rien
d'indiqué ni de nécessaire , chaque idée pou-
vant également être désignée par un mot
comme par un autre. El cofxmdant tous les
mots sont à trouver, l\ composer, à fixer et
h retenir.
« Supposez donc Adam sortant des mains
de son Créateur avec toute l'étendue des
ccmnaissances que nous avons dites, mais
moins les mettre en communication par le moyen
de leur sens extérieur. » Ensuite il montre com-
ment ils ont inventé l'écriture ; comment ils sont
parvenus à disliiictncr les voyelles cl les cmisonnes.
à découvrir les rèi^lcs de la graininaiie cl de la
syntaxe, de la di;iiecti(iue et de la rliétoritiiic, de la
musiiine et de riiistoire, eic. Mais le saint docieiir,
dans ce livre, ne parle point directement du pre-
mier liomine; il parle en général de la nature liii-
maine. Peut-être donc est-il permis de ne voir ici
qu'un raisonnement a priori, un argument de raison
pour démontrer que riiomme, avec le privilège de,
la raison et cet instinct de sociahililé qui le distin-
gue, était capable d'iiivcnlcr le langage et l'écriture.
Ce qui ne prouverait ancniicmcni (jiie le premier
boininc n'ait pas reçu la parole d'une autre iiia»
iiièrc.
25
779
LAN
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
LAN
780
n'nyanUmcuii mot })Our les désigner, aucune
langue pour s'ex[)iini(ji' lui-n)ônie. Seulc-
nii'iit il vient à s'apercevoir (pfil possède ur.
organe vocal dont les sons, varial)les à l'in-
lini, pourraient ùlrc destinés par lui h repré-
senter autant de vérités. Mais quand il se
mettrait à l'œuvre avec ardeur pour compo-
ser son vocabulaire , est-il croyable qu'il
puisse en un seul jour, en une moitié de
lour, se livrer à tant de remarriucs et d'obser-
vations, convenir avec lui-même de cette
juultitude de mots, et les graver dans sa mé-
uioire? Ce n'est pas tout encore, et ceci n'é-
tait que la plus facile i)artie de sa tûche. Est-
il croyable surtout qu'il ait pu, en aussi peu
d'instants, combiner et coordonner tous ces
mots, les assujettir à un vaste système de lé-
gislation ; prévoir tous leurs rapports éven-
tuels et déterminer d'avance toutes les in-
ilexions, les tenips et les modes nécessaires
pour exprimer toutes les nuances de la pen-
sée ; qu'il ait pu, en un mot, composer une
syntaxe, une langue complète, et en avoir
dès le premier jour l'usage facile, familier,
comme il nous prouve qu'il l'avait en effet 1
'< 11 serait absurde de prétendre que le
premier homme ail inventé lui-môme et com-
])0sc sa langue. Aussi les théologiens et les
interprètes sont-ils unanimes pour rejeter
cette première hypothèse.
« C'est peut-être cette impossibilité de l'in-
vention du langage par le premier homme
qui a conduit les traditionalistes à prétendre
que Dieu lui avait enseigné à parler en lui
parlant lui-même, et qu'Adam avait appris
sa langue comme tous les hommes apprennent
la leur, par un enseignement extérieur. Et
la nouvelle école ne fait aucune difficulté de
dire, comme Eunomius, que Dieu servit à
nos premiers parents de maître d'école et de
professeur de grammairt.
« 11 faut donc supposer, dans cettenouvelle
hypothèse, que le premier homme est créé,
est mis sur la terre avec un esprit orné des
connaissances les plus variées et les plus
étendues, il n'est plus permis d'en douter ,
mais sans avoir ni méthode ni même aucun
mot pour les exprimer, pour les communiquer
au dehors. 11 est docte, mais il est muet, faute
d'avoir appris à parler, faute d'avoir entendu
une seule parole.
« Mais voici le moment solennel. Dieu Jui
parle et lui fait entendre les premiers mots.
« Il ne faut pas supposer ici que Dieu, par
un miracle, attache à ces premiers mots, à
cette première phrase, une vertu extraordi-
naire, capable de lui donner du premier
coup l'intelligence de ces tiuelques mots, et
l'intelligence de la langue dans laquelle ils
sont prononcés ; capable entin de lui faire
comprendre sur-le-champ le secret et tout ie
mécanisme de cette langue nouvelle. Nous
répondrions d'abord, avec Suarez, « que pour
expliquer ces faits primitifs, on ne doit point
recourir au miracle, sans y être obligé par
une nécessité évidente et sans être appuyé
sur quelque autorité irrécusable, v Ensuite,
si les traditionalistes prétendaient que Dieu,
par une opération extra-naturelle et miracu-
leuse, a donné 5 1 homme, avec la première
Darolo articulée, le secret d'une langue com-
plète , et la science de sa grammaire, ils
seraient forcés d'admettre qu'il a pu égale-
ment lui fairv} ce même don avant toute parole
et sans aucune jjarolc articulée. C'est le
même miracle d'un côté comme de l'autre ;
seulement il n'y a pour celui des traditiona-
listes ni aucune des raisons ni aucune des
autorités qu'on peut invoquer pour l'autre.
D'ailleurs, que leur servirait cette thèse,
puisque leur système est de soutenir que
l'homme aujourd'hui apprend îi penser et à
parler comme le jiremier homme et par le
même moyen extérieur ? lis doivent donc
supposer, et ils supposent en effet que Dieu
parle à Adam sans attacher à la parole d'autre
efficacité et d'autre vertu que la vertu, que
l'efficacité naturelle d'un enseignement oral.
« Eh bien donc, dans cette hypothèse,
admise et professée par eux, d'un enseigne-
ment naturel. Dieu parle à Adam pour la
première fois. Assurément, celui-ci est assez
intelligent pour remarquer qu'il entend quel-
que chose. Mais ces mots, ou plutôt ce bruit
et ces sons qui frappent son oreille, que sont-
ils, et dans quel but sont-ils proférés? Quelle
signification ont-ils ? Ont-ils même une signifi-
cation?
« Admettons qu'après avoir cherché, con-
sidéré, il parvient à comprendre que par les
sons qu'il entend proférer, on veut lui dire
quelque chose. Mais quelle est cette chose '?
et comment connaîtra-t-il à l'instant le sens
des premiers mots? Le voilà en présence de
Dieu, comme un élève en présence de son
maître. Mais si un élève, instruit d'ailleurs
et intelligent, ignorait absolument toutes les
langues que son maître peut employer pour
communiquer avec lui, croit-on que celui-ci
pîit lui faire comprendre immédiatement la
première phrase, s'il lui parlait de choses
passées ou absentes, ou de vérités inaccessibles
aux sens? Ne serait-il pas obligé de s'aider
du geste et du regard, de partir de choses
présentes et sensibles, pour de là porter sa
pensée à une idée au-dessus des sens, et
après qu'il l'aura aperçue, lui apprendre à y
attacher le mot qu'il veut lui enseigner?
« Ces conditions sont-elles de tout enseigne-
ment naturel, et, proportions gardées, d'un
enseignement naturel donné par Dieu même;
car elles sont fondées sur la nature de l'esprit
humain qui doit recevoir cet enseignement.
Supposez, dans l'hypothèse traditionaliste,
que Dieu parlant à Adam lui énonce du
premier coup une vérité intellectuelle, morale
ou religieuse. Sans doute il a dans l'esprit
assez d'idées et de notions diverses, il connaît
les vérités de tout genre ; mais à laquelle,
entre toutes, dans l'intention de celui qui lui
parle, doit correspondre le mot, le son qu'il
entend? Voilà ce qu'il lui est impossible de
comprendre au premier instant.
« Nous ne le nions pas : quand il s'agit
d'un enseignement oral donné par Dieu même
à un élève aussi habile, à un esprit aussi
orné, nous ne doutons pas que le maîlre
n'arrive, en peu de temos, à se faire com-
7S1 LAN PSYCHOLOGIE. LAN 782
prendre de son élève. Mais nous disons qu'il parler : l'un n'est ni moins nécessaire, ni
fautnécessairement du temps. Moins d'années plus surprenant que l'aulie. Adam n'eût pas
sans doute seront -nécessaires qu'il n'en faut été homme complet, homme parlait, s'il était
à des parents pour se faire parfaitement com- arrivé au monde privé de la parole. 11 est
prendre de leur enfant ; mais enlln c'est une sorti des mains du Créateur, il faut bien le
instruction qui ne peut s'accomplir en im reconnaître, jjensant et voulant ; il est né, si
jour ; et si Dieu peut la donner complète, on j)cul le diie, agissant et se mouvant, ou
l'esprit de l'homme est naturellement inca- immédiatement ca[)ablc d'agir et de se mou-
pable de la recevoir instantanément. voir; il a dû se trouver également capable de
« Mais Adam, parvenu à comprendre les parler et d'entendre, capable de converser
premiers enseignements de son créateur, n'en sur l'objet de ses connaissances. La force de
est qu'au commencement de sa tâche. son corps était celle d'un homme qui aurait
« VnQ fois initié à ce genre de communi- grandi depuis le berceau jusqu'à l'âge viril;
cation si nouveau pour lui, continuera-t-il à il possédait toutes les sciences, comme s'il
être instruit par son Maître divin, à apprendre les avait toutes acquises par une étude de
de sa bouche, sinon tous les mots de la trente ans ; il dut savoir parler sa langue,
kingue primitive, du moins tous les secrets comme un homme qui l'aurait apprise depuis
de cette langue et l'art difficile de parler? son enfance.
Ou bien, ayant seulement la clef de ce méca- « On voit clairement par l'histoire de la
nisme de la grammaire et de la syntaxe, création, dit un savant théologien du xvn*
sera-t-il laissé à lui-même, conuiie le suppo- siècle (Frassen, docteur en Sorbonne , dé •
sent les traditionalistes, pour acquérir le reste liniteur des Cordeliers), que nos premiers
f>ar son travail, et compléter sa langue ? Dans parents ont reçu de Dieu, au moment même
es deux cas, ne semble-t-il pas impossible de leur création, non-seulement la raison,
qu'en si peu de temps, qu'en quelques heures, mais aussi le langage et la parole, puisqu'ils
il apprenne, l'un après l'autre, tous les mots furent créés parfaits pour le corps et pour
si nombreux du nouvel idiome, qu'il les classe l'âme, ornés de toutes les qualités de l'un
dans sa mémoire et les y tixe pour les avoir comme de l'autre, et dans la maturité de l'âge,
toujours à sa disposition ; qu'il pénètre ce afin qu'ils pussent être l'un pour l'autre un
mécanisme compliqué du langage, se l'appro- appui et une compagnie agréable. Ce qu'on
prie et se le rende familier ; qu'il parvienne ne pourrait assurément pas dire, si le Créa-
enûn à s'énoncer sur toute espèce de matières, teur ne leur exit pas donné dès le commence-
prestement , pertinemment , comme nous ment, avec la raison, te langage et l'usage de
veyons (}u'il sait le faire dès le premier jour la parole, pour se communiquer mutuellement
de son existence ? leurs pensées et leurs sentiments. Voilà pour-
« Oui, nous croyons purement illusoire quoi, lorsque la Getièse dit du premier homme:
cette prétendue découverte de l'école tradi- Factus est in animara viventem, /a/jarn/;/iro5r
tionaliste, que le premier homme apprit sa chaldaïquesur le Pentateuque et la paraphrase
langue par un cnseignementextérieurdeDieu. sur les prophètes traduisent ainsi : Factus est
Aussi n'avons-nous trouvé cette prétention in animam loquenlem [Cornel. à Lapide et
dans aucun théologien, dans aucun savant, D. Calmet font la même remarque), pour
dans aucun penseur, sinon peut-être dans donner à entendre que Dieu, qui avait enrichi
cet assez triste penseur, Eunomius, dont la l'âme denospremiersparents desconnaissances
théorie ne nous est connue que |)ar la réfu- les plus variées, leur avait aussi, dès le com-
tation qu'en a faite le saint évoque de Nysse. mencement, infus l'usage de la parole, sans
Mais, ceci achèvera la démonstration, tous les laquelle tant de richesses n'auraient servi
théologiens, tous les savants et tous les inter- presque à rien. Le R. Salomon ajoute : les
prêtes qui ont examiné la question sont hétes aussi sont appelées Ames vivantes ; mais
unanimes, croyons-nous, à embrasser une l'âme de l'homme est vivante d'une manière
explication contraire à l'explication tradi- particulière, parce que, outre la vie. Dieu lui
tionaliste ; car tous, en expliquant la Genèse, ajouta la science ou la raison et le langage...
ont conclu de ce qui est rapporté dans le Loin donc de nous la pensée téméraire, pour
premier jour de la vie humaine, qu'Adam ne pas dire impie et hérétique, de certains
savait parler en naissant. novateurs, qui, au mépris de l'Ecriture sainte
« Non pas, disent-ils, que l'homme parle et en opposition avec le sentiment universel
naturellement une langue plutôt qu'une autre, des chrétiens, ne craignent pas d'avancer que
m môme qu'il sache en parler aucune de Dieu ne donna d'abord à nos premiers parents
lui-même, sans étude et sans application, que la raison, et non le langage et l'usage de
L'homme n'est point comme les oiseaux, dont la parole ; qu'ils commencèrent par produire
chaque espèce redit instinctivement depuis des sons inarticulés et confus, jusqu'à ce qw
l'origine le même chant et les mêmes modu- peu à peu, apprenant à combiner des mots,
lations ; il n'est aucune langue qui soit dictée, à échanger des signes entre eux, ils parvinrent
qui soit imposée à l'homme par sa nature, à se communiquer leurs pensées. {Disq. bibl.
Mais, d'après les théologiens dont nous par- de Origine ling. § 1.)
Ions, dans la position exceptionnelle où il « Le grave auteur de la Bible vengée trouve
plaçait le premier homme, Dieu se devait de également dans le même passage de la Genèse,
lui faire un don extra-naturel. Lecréanldans que dès ce moment l'homme fut non-se^ile-
la plénitude des facultés du corps et de nient vivant et animé, mais encore « doué dj
rcsjjril, il a dû y joindre la pleine faculté de mouvement et de la parole. »
DICTIONNAIRE DE VIIILOSOPIIIE.
783 LAN
« Tous les hommes, dit D. Calmet (Disserl.
sur la proiuière langue), ont été créés de Dieu
daiïs la personne d'Adam et d'Eve; et ces deux
personnes commencèrent à parler, àraisonner,
à imposer les noms aux choses, aussitôt après
leur création. Jls furent formés sages, parlant
et raisonnant, comme dans un âge parfait...
Il s'agit donc de chercher, entre les langues
conîiucs, quelle est celle qui ^ut donnée à
Adam par infusion.
« Un autre savant Bénédictin avait déjà
dit, dans une dissertation sur cette question
même : Si le premier homme ne reçut pas
dans sa création l'usage de la parole, s'il ne
posséda pas dès lors sa langue, et s'il fut
obligé de l'acquérir avec du temps et du travail,
comment se fait-il qu aussitôt après sa créa-
tion il donna un nom à chacun des animaux?
Comment se fait-il qu'il se soit immédiate-
ment entretenu avec Dieu et qu'il ait conversé
familièrement avec son épouse ? Il faut donc
conclure que le premier homme fut créé avec
la connaissance d'une langue, et qu'il sut en
naissant l'employer avec facilité. » {Disser-
tationes in S. Script., D. Math. Petitdidier.)
Voy. le note VIII, à la fin du volume.
§ XIX. — De rhiveniion humaine du langage ri'n-
près Coiidillac. — liéfuiaiion par M. de Do-
nald.
Aujourd'hui que la question du rôle du
langage et de son origine a été approfondie,
rien n'est plus curieux que de voir l'impuis-
sance où sont réduits les partisans de l'inven-
tion humaine. Nous remonterons jusqu'au
xviii' siècle, représenté par Condillac.
« Pour juger des analyses qui se sont faites
à la naissance des langues, dit Condillac, il fau-
draits'assurer del'ordre danslequel les choses
ont été nommées. On ne peut former à cet
égard que des conjectures , encore seraient-
elles d'autant plus incertaines, qu'on entre-
rait dans de plus grands détails. Cette orga-
nisation, quoique la même pour le fond, est
susceptible, suivant les climats, de bien des
variétés, et que les besoins varient également;
il n'est pas douteux que les hommes, jetés
par la nature dans des circonstances diffé-
rentes, ne se soient engagés dans des routes
qui s'écartent les unes des autres.
« Cependant toutes ces routes partent d'un
même point, c'est-à-dire, de ce qu'il y a de
commun dans l'organisation et dans les be-
soins. Il s'agit donc d'observer les hommes
dans les premiers pas qu'ils ont faits. Bor-
nons-nous à découvrir comment ils ont com-
mencé, et nos conjectures en auront plus
de vraisemblance.
1 Dans toutes les langues, les accents
communs aux deux langages (218j ont sans
doute été les premiers noms. C'est la nature
qui les donne, et ils suffisent pour indiquer
nos besoins, nos craintes, nos désirs, tous
nos sentiments. Susceptibles de différents
mouvements et de différentes inflexions, ils
semblent se moduler sur toutes les cordes
LAN
(8i
sensibles de notre ûme , et leur expression
varie comme nos besoins.
« Les hommes n'avaient donc qu'à remar-
quer cesacccnts, pour démêler les sentiments
qu'ils éprouvaient, et })Our distinguer dans
ces sentiments jusqu'à des nuances. Dans la
nécessité de se demander et de se donner des
secours, ils firent une étude de ce langage.
Ils apprirent donc à s'en servir avec plus
d'art; et les accents, qui n'étaient d'abord
pour eux que des signes naturels, devinrent
insensiblement des signes artificiels (ju'ils
modifièrent avec différentes articulations.
Voilà vraisemblablement pourquoi la prosodie
a été dans plusieurs langues une espèce de
chant,
« Lorsque les hommes s'étudiaient à ob-
server leurs sensations, ils ne pouvaient pas
ne pas remarquer qu'elles leur arrivaient par
des organes qui ne se ressemblent pas, et
que, par cette raison, ils distinguaient faci-
lement. Il ne s'agissait donc plus que de
convenir des noms qu'on donnerait à ces
organes.
« Si ces noms avaient été pris arbitraire-
ment et comme au hasard, ils n'auraient été
entendus que de celui qui les aurait choisis.
Cependant, pour passer en usage, il fallait
qu'ils fussent également entendus de tous
ceux qui vivaient ensemble. Or il est évident
qu'il n'y a que des circonstances communes
à tous, qui aient pu déterminer à choisir
certains mots plutôt que d'autres. Ce sont
donc proprement les circonstances qui ont
nommé les organes des sons. Mais quelles
sont ces circonstances? je ré[)onds qu'elles
ont été différentes suivant les lieux. C'est
pourquoi je crois inutile de chercher à les
deviner.
«Si les hommes, lorsquils observaient
leurs sensations, ont été conduits à observer
les organes qui les transmettaient à l'âme, ils
ont été également conduits à observer les
objets qui les faisaient naître en eux, en agis-
sant sur les organes mômes. Ils ont donc
observé les objets sensibles, et ils ont distin-
gué par des noms, suivant qu'ils ont eu be~
soin de se rendi-e raison de leurs plaisirs, de
leurs peines, de leurs douleurs, de leurs
craintes, de leurs désirs, etc.; ces noms ont
été imitatifs toutes les fois que les choses
ont pu être repr<5sentées par des sons.
« Les langues auront été longtemps bien
bornées, parce que plus elles l'étaient, moins
elles fournissaient de moyens pour faire de
nouvelles analyses; et cependant il fallait,
pour les enrichir, analyser encore. D'ailleurs
les hommes, accoutumés au langage d'ac-
tion qui leur suffisait presque toujours, n'au-
ront imaginé de faire des mots qu'autant
qu'ils y auront été forcés pour se faire en-
tendre plus facilement. Or ils n'y auront été
forcés que bien lentement; car ne reinar-
quant les choses que parce qu'elles avaient
quelques rapports à leurs besoins, ils en au-
ront remarqué d'autant moins que leurs be-
(218) Emission de sons au moyoïi dos voyelles seules ou au moyeu des voyelles et des con-
suiiiies.
785
LA\
PSYCHOLOGIE.
LAN
786
.soins étaient en petit nombre. Ce qu' ils ne vgestes, l'un équivalent à la préposition de,
remarquaient pas n'existait pas pour eux, et l'autre à la préposition à. D'autres gestes
et n'aura pas été nommé. pouvaient également éouivaloir h sur, sous,
« On peut donc supposer que les langues, avant, après, etc. Or, des qu'on a eu démêlé
dans l'origine, n'étaient qu'un supplément au ces rapports dans la pensée décomposée pa"
/afj</fl(7e d'acf /on, et qu'elles n'otiraient qu'une le langage d'action, on trouvait d'autant
collection de mots semblables à ceux-ci,
arbre, fruit, loup, toucher, manger, fuir,
et qu'on n'aura pu faire que des plirases
semblables à fruit manger, loup fuir, arbre
voir. Ces mots réveillaient assez distincte-
ment les sentiments que les besoins font
naître; et ils ne retraçaient au contraire des
objets qu'une idée confuse, où l'on démê-
lait seulement s'il faut les fuir ou les recher-
cher. Cette analyse était donc bien impar-
faite. Les mots, en petit nombre, ne dési-
gnaient encore que des idées principales ; et
la pensée n'achevait de s'exprimer qu'au-
tant que le langage d'action, qui les accom-
])agnait , oifrait les idées accessoires. Ce-
pendant il n'est pas diflicile de comprendre
comment les langues auront fait de nouveaux
progrès.
« Si les hommes avaient déjà donné des
noms aux sentiments de l'âme, aux organes
(le la sensation et à quelques objets sensi-
bles, c'est que le langage d'action avait suf-
fisamment décomposé la pensée, pour faire
remarquer successivement toutes ces choses.
H est certain que si on ne les avait pas dé-
mêlées l'une après l'autre, on n'aurait pas pu
se faire séparément des idées de chacune ; et si
on ne les avait pas remarquées chacune sépa-
rément, on n'aurait pas pu les nommer. Mais
comme ces idées ne sont pas les seules que
le langage d'action a dû distinguer, on con-
çoit comment il aura été possible de donner
encore des noms à plusieurs autres.
« Or il est évident que chaque homme, en
disant, par exemple, fruit manger, pouvait
montrer par le langage d'action s'il parlait
de lui ou de celui à qui il adressaitrla parole,
ou de tout autre; il n'est pas moins évident
qu'alors les gestes étaient l'équivalent de ces
mots, moi, vous, il; il avait donc une idée
distincte de ce que nous appelons la pre-
mière, la seconde et la troisième personne ;
et celui qui comprenait sa pensée se faisait
de ces personnes les mêmes idées que lui.
Pourquoi donc n'auraient-ils pas pu s'accor-
der tôt ou tard, l'un et l'autre, h exprimer
ces idées par quelques sons articulés?
« Ces hommes pouvaient encore faire con-
naître par des gestes si un animal était grand
ou petit, fort ou faible, doux ou méchant,
etc. ; mais dès qu'une fois ils avaient démêlé
ces idées, ils avaient fait le plus difficile. 11
ne leur restait plus qu'à sentir qu'il serait
commode de les désigner par des sons. On
lit donc des adjectifs, c'est-à-dire, des noms
qui signifiaient les qualités des choses,
comme on avait fait des substantifs, c'est-à-
dire, des noms qui indiquaient les choses
mêmes.
« On pouvait, avec la même facilité, après
avoir montré deux lieux différents, marquer
par un geste celui d'oij on venait, et par un
autre celui oii l'on allait. Voilà donc deux
moins de difficultés à leur donner des noms,
qu'on avait déjà nommé beaucoup d'autres
idées.
« Nous verrons dans la suite qu'il ne faut
que quatre espèces de mots pour exprimer
toutes nos pensées : des substantifs, des ad-
jectifs, des prépositions, et un seul verbe, tel
que le verbe e'tre. Il ne reste donc plus qu'à
découvrir comment les hommes auront pu
avoir un pareil verbe, et prononcer enffn des
propositions.
« Il paraît d'abord bien diflicile d'imaginer
comment les hommes ont donné des noms
aux opérations de l'entendement. En eff'et,
ils ne pouvaient pas les démontrer avec des
gestes, comme ils avaient montré les objets
sensibles ; et il n'en était pas de ces opéra-
tions comme des sentiments de l'ûme, dont
les noms se trouvent faits dans les accents de
la nature. Cependant, si nous considérons
que, dans toutes les langues, les noms des
opérations de l'entendement sont des expres-
sions tigurées, qui, telles qnattention, ré-
flexion , imagination , pensée , offrent des
images sensibles, nous jugerons que les
hommes ne sont parvenus à donner des noms
aux opérations de l'enttindement, que parce
qu'ils en avaient donné à des idées sensibles
qui pouvaient représenter ces opérations
mêmes.
« Nous pouvons considérer les organes do
la sensation dans deux états ditl'érents. Ou ils
reçoivent indilféremmenl toutes les impres-
sions que les objets font sur eux, ou ils agis-
sent pour recevoir une impression plutôt
qu'une autre. Voir et regarder, par exemple,
expriment ces deux éiats. Cay pour voir,
l'œil n'agit pas, il suffit qu'il reçoive les im-
pressions qui se font sur lui. Au contraire,
lorsqu'il regarde, il agit, puisqu'il se dirige
plus particulièrement sur un objet. C'est celle
action qui le lui fait remarquer parmi plu-
sieurs autres qu'il continue de voir.
« Entendre et écouter expriment également
ces deux états par rapport à l'ouie. On en-
tend tout ce ([ui frappe l'oreille, et l'organe
n'a qu'à se laisser aller à toutes les impres-
sions qu'il reçoit. On n'écoule, au contraire,
que ce (]u'on veut entendre par préférence ;
et l'organe agit pour le fermer, en quelque
sorte, à tout bruit (jui |)Ourrait nous dis-
traire. On peut fciirci lu même observation sur
tous les sens,
« Or, supposons qu'on ait choisi le mot
attention })our exprimer l'action de l'œil
lorsqu'il regarde; ce mol, joint au mol oreille,
aura paru fort commode pour exprimer l'ac-
tion de louîe lorsqu'on écoule. On aura
continué de l'employer delà sorte: on sa
sera fait une habitude de le joindre au nom
de chaque organe ; cl par consé(|uenl, il aura
signiUé ce que fait chaque ^eiis, lorsqu'il agiV.
787
LAN
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
LAN
7SS
pour être atlenlif à une impression, et pour
se distraire de toute autre.
« Attention œil, il faut me permettre ce
langage, aura donc signilié ce que nous fai-
sons lorsque nous donnons notre attention
à une des choses que nous voyons ; attention
oreille, aura signifié ce que nous faisons
lorsque nous donnons notre attention à une
des choses que nous entendons, etc.
u Or, dès qu'une fois le mol attention est
propre à exprimer l'action de chaque organe,
au moment que nous sommes attentifs par
la vue, par l'ouïe, par le loucher, etc., nous
n'aurons qu'à l'employer loul seul, el alors
il exprimera celle action seule. L'idée qu'il
réveillera ne sera donc plus ni l'action de la
vue, ni celle de l'ouïe, ni celle du loucher : ce
sera celle action, considérée en faisant abs-
traction de loul organe. Nous ne penserons
pas même aux organes, el par conséquent
le mot attention signiliera seulement l'action
en général par laquelle nous sommes atten-
tifs. Or celte action, ainsi considérée, est
une opération de l'entendement. Voilà donc
une opération de rentendement qui a un
nom.
« Vous pouvez vous convaincre par vous-
même que c'est ainsi que les hommes sont
parvenus à nommer celle opération. En
elfet, si toutes les fois qu'on a prononcé de-
vant vous le mot attention, on ne l'avait
employé que pour désigner une opération
de l'entendement, vous n'y auriez jamais
rien compris. Mais parce que vous avez ré-
marqué que, lorsqu'on le prononçait, on re-
gardait ou on écoutait, vous avez jugé que
donner son attention, c'était regarder ou
écouter; et en conséquence vous avez bien-
tôt pensé que, sans regarder el sans écouler,
vous donniez votre attention lorsque vous
vous occupiez par préférence d'une idée qui
s'offrait à voire esprit. Vous voyez donc que
le mol attention n'est devenu pour vous le
nom d'une opération de l'enlenderaent, qu'a-
près avoir été le nom de l'action de l'œil qui
regarde ou de l'oreille qui écoute.
« Cette opération ayant été nommée , il est
aisé de comprendre comment toutes les au-
tres peuvent l'être, puisque comparer, juger,
réfléchir, raisonner, ne sont que différentes
manières de conduire notre attention. Pas-
sons au verbe être, et observons les hommes
au moment qu'ils vont prononcer la proposi-
tion : je suis.
« Comme j'ai supposé que le mot attention
a été donné à l'action des organes , lorsque
nous sommes attentifs par la vue, par l'ouïe,
par le loucher, je suppose que le mol être a
été choisi pour exprimer l'état oii se trouve
chaque organe, lorsque, sans action de sa
part, il reçoit les impressions que les objets
font sur lui. Dans celle supposition, il est évi-
dent qu'^^re, joint à œil, aura signifié voir, et
que, joint à oreille, il aura signifié entendre.
Ce mot sera donc devenu un nom commun à
toutes les impressions; et, en même temps
qu'il aura exprimé ce qui paraît se passer
dans les organes, il aura exprimé ce qui se
pas.$e en elïel dans l'âme. Qu'alors on fasse
abstraction des organes, ce mot, prononcé
tout seul, deviendra synonyme de ce que nous
appelons avoir des sensations, sentir, exister.
Or voilà précisément ce que .signifie le verbe
être. Réfléchissez sur vous-même, et vous
verrez que c'est ainsi que vous êtes parvenu
à saisir la signification de ce mot.
« Ce verbe ayant été trouvé, chaque homme
a pu prononcer des propositions équivalentes
à celle-ci : je suis, ou môme équivalentes à
beaucoup d'autres, telles que, je vois, j'entends,
je donne mon attention, je juge. 11 ne fallait
pour cela que joindre le nom de la première
personne aux mots qui signifiaient l'action
de voir, d'entendre, de donner son attention,
de juger.
« Quand une fois un homme a fait la pro-
position je suis, en parlant de lui-même, il la
peut faire en parlant de tout autre, et il peut
la répéter à l'occasion de tout ce qu'il ob-
serve. Après avoir dit, je suis, il dira donc, il
est, ils sont, el il prononcera l'existence de
tous les objets qui viendront à sa connais-
sance. Il prononcera également d'autre qua-
lité : car qui l'empêchera de dire, il est grand,
il est petit, s'il a déjà imaginé des noms ad-
jectifs?
« Au reste, je ne prétends pas que les hom-
mes, au moment qu'ils commençaient à pro-
noncer des propositions, fussent déjà en état
de démêler toutes les idées qu'elles renfer-
maient, ce serait leur supposer bien gratuite-
ment une sagacité que nos philosophes mêmes
n'ont pas toujours. La proposition je suis, par
exemple, comprend, d'un côté, toutes les im-
pressions et toutes les actions dont un corps
vivant et organisé est capable; et, de l'autre,
toutes les sensations et toutes les opérations
qui appartiennent à l'âme, el qui n'appartien-
nent qu'à elle : car je ne suis ou n'existe qu'au-
tant que tout cela , ou une partie de tout cela
est en moi. Cependant la plupart de ceux qui
font celte proposition sont bien éloignés de
démêler toutes ces choses, el ils ne les voient
que d'une manière confuse, parce qu'ils- sont
incapables de faire l'analyse des mots dont ils
se servent : mais enfin celte proposition a tou-
jours la même signification, soit qu'on en
fasse l'analvse , ou qu'on ne la fasse pas ; et ,
d'une bouche à l'autre, elle ne diffère que
parce qu'elle offre aux uns des idées distinc-
tes, tandis qu'aux autres elle n'offre qu'une
masse confuse d'idées.
« Sans doute, dans l'origine des langues,
cette proposition n'offrait aussi qu'une masse
confuse, dans laquelle on distinguait peu
d'idées, et il a fallu bien des observations
avant que les hommes qui la prononçaient
pussent comprendre eux-mêmes tout ce qu'ils
disaient. Ils parlaient comme nous parlons
souvent, el nous leur ressemblons plus qu'on
ne pense.
« Il faut encore remarquer qu'on a élé
longtemps avant de pouvoir exprimer dans
des propositions toutes les vues de l'esprit, et
que, par conséquent, les langues n'ont pu se
perfectionner que bien lentement. Il lallàit
créer des mots pour les idées accessoires
comme pour les idées print-ipalcs; il fallait
'80
LAN
PSYCHOLOGIE.
LAN
700.
îpproiulre à les employer d'une manière pro- actuelles de l'homme, et qu'il n'ait pas eu
,->re à développer une pensée, et à la montrer par lui-même la capacité de le perfectionner
>uccessivement dans tous ses détails. 11 fallait et de l'enrichir. Ainsi le premier langage a
lonc déterminer l'ordre qu'ils devaient suivre nécessairement été stérile et borné. » Tout
dans le discours, et convenir des variations cela paraît fort exact à l'abbé de Condillac.
qu'on leur ferait prendre pour en marquer Si je suppctse, dit-il, deux enfants dans la
plus sensiblement les rapports. Tout cela de- nécessité d'imaginer jusqu'aux premiers si-
mandait beaucoup d'observations, et des ana- gnes du langage, c'est parce que j'ai cru qu'il
iyses bien faites. J'ai fait voir comment on a ne suffisait pas pour un philosophe de dire
commencé, c'est tout ce que je me proposais, qu'une chose a été faite par des voies ex-
Si on pouvait observer une langue dans ses traordinaires , mais qu'il était de son devoir
progrès successifs, on verrait des règles s'éta- d'expliquer comment elle aurait pu se faire
blir peu à peu. Cela est iuq)Ossible. » par des moyens naturels.
Condillac développe ailleurs ses idées sur I- L'auteur considère ensuite dans leur
l'analyse de la pensée, au moyen (lu langage.
Au milieu des nombreuses erreurs que cha-
cun pourra relever, on remarque d'excellents
aperçus que les progrès de la saine philoso-
phie ont depuis fécondés. —
Condillac traite ailleurs de l'origine et des
progrès du langage.
origine le langage d'action et celui des sons
articulés. Tant que les enfants dont je viens
de parler, dit-il, ont vécu séparément, l'exer-
cice des opérations de leur Ame a été borné
à celui de la perception et de la conscience,
qui ne cesse point (]uand on est éveillé; à
relui de l'attention, qui avait lieu toutes les
fois que quelques perceptions les affectaient
- frappés se rep
connussent l'usage d'aucun signe , et il exa- avant que les liaisons qu'elles avaient for-
mme comment cette nation naissante s'est niées eussent été détruites; et à un exercice
fait une langue. « A juger seulement fort peu étendu de l'imagination. La percep-
par la nature des choses (dit \\arburthon, tion d'un besoin sellait, par exemple, avec
p. 48, Essai sur les hiérogl.) et indépen- celle d'un objet qui avait servi à le soulager.
damment de la révélation, qui esl Un guide
plus sûr, l'on serait porté à admettre l'opi-
nion de Diodore de Sicile et de Vitruve, que
les premiers hommes ont vécu pendant un
temps dans les cavernes et lesforôls.à la
manière des bêtes, n'articulant que des sons
confus et indéterminés; jusqu'à ce que,
s'étant associés pour se secourir mutuelle-
ment, ils soient arrivés par degi-és à en for-
mer de distincts, par le moyen de signes ou
de marques arbitraires convenus entre eux,
afin que celui qui parlait pût exprimer les
idées qu'il avait besoin de communiquer aux
autres. C'est ce qui a donné lieu aux diffé-
rentes langues ; car tout le monde convient
que le langage n'est point inné.
« Cette origine du langage est si naturelle
qu'un Père de l'Eglise (Greg. Nyss.) et Ri-
chard Simon, prêtre de l'Oratoire, ont tra-
vaillé l'un et l'autre à l'établir : mais ils au-
raient pu être mieux informés; car rien n'est
f)lus évident par l'Ecriture sainte , que le
angage a eu une origine différente. Elle nous
apprend que Dieu enseigna la religion au
premier homme, ce qui ne permet pas de
douter qu'il ne lui ail en môme temps en-
seigné à parler ( en effet la connaissance de
la religion suppose beaucoup d'idées, et un
grand exercice des opérations de l'âme, ce
qui n'a pu avoir lieu que par le secours des
signes; je l'ai démontré dans la première
jartie de cet ouvrage)... Quoique, ajoute
dIus bas Warburthon, Dieu ait enseigné le
Mais ces sortes de liaisons formées par hasard,
et n'étant pas entretenues par la réflexion, ne
subsistaient pas longtemps. Un jour le senti-
ment de la faim rappelait à ces enfants un
arbre chargé de fruit, qu'ils avaient vu la
veille : le lendemain cet arbre était oublié, et
le même sentiment leur rappelait un autre
objet. Ainsi l'exercice de l'imagination n'é-
tait point à leur pouvoir, il n'était que l'elTet
des circonstances où ils se trouvaient (219).
2. Quand ils vécurent ensemble, ils eurent
occasion de donner plus d'exercice à ces pre-
mières opérations , parce que leur commerce
réciproque leur fit attacher aux cris de cha-
que passion les perceptions dont ils étaient
les signes naturels. Ils les accom{)agnaient
ordinairement de (juelque mouvement, dii
(|uelquc geste ou de quelque action, dont
l'expression était encore plus sensible. Par
exemple, celui qui souffrait , parce qu'il était
privé d'un objet que ses besoins lui rendaient
nécessaire, ne s'en tenait pas à pousser des
cris : il faisait des efforts pour l'obtenir, il
agitait sa tête, ses bras et toutes les parties de
son corps. L'autre, ému à ce spectacle, fixait
les yeux sur le même objet, et sentant passer
dans son âme des sentiments dont il n'était
j)as encore capable de se rendre raison, il
souffrait de voir souffrir ce misérable. Dès ce
moment il se sent intéressé à le soulager, et
il obéit à cette impression autant qu'il est en
S(jn pouvoir. Ainsi par le seul instinct ces
hommes se demandaient et se prêtaient des
angage aux hommes, cependant il ne serait secours. Je dis par le seul inslincl ; car la ré-
pas raisonnable de supposer que ce langage flexion n'y pouvait encore avoir part. L'un ne
se soit étendu au delà des nécessités alors disait pas : il faut m'agiter de telle manière.
(219) Ce que j'a'aiice ici sur les opcialions de ràiiic de CCS cnfavils ne saurait ôlre (louloux , apré;j...
ce (jui a cié prouvé ci-ùessus.
791
LAN
DICTIONNAIRE DE PlIILOSOl'IIIE.
LAN
792
pour lui faire connaUre ce qui m'esï n(fces-
sairc , et pour l'engager à me secourir; ni
l'autre .je vois à ses mouvements (ju/d veut
telle chose , je vais lui en donner ia jouis-
sance : mais tous deux agissaient en consé-
quence du besoin qui les pressait davantage.
3. Cei)endanl les niêuies circonslances ne
purent se répéter souvent, qu'ils ne s'accou-
tumassent enfin à allaclier aux cris des pas-
sions et aux diiïérentes actions da corps des
perceptions qui y étaient exprimées d'une
manière si sensible. Plus ils se familiarisèrent
avec ces signes, plus ils furent un état de se
les rappeler à leur gré. Leur mémoire com-
mença à avoir quelque exercice, ils purent
disposer eux-mêmes de leur imagination, et
ils parvinrent insensiblement à faire avec ré-
ilexion ce qu'ils n'avaient fait que par ins-
tinct (220). D'abord tous deux se firent une
habitude de connaître à ces signes les senti-
ments que l'autre éprouvait dans le moment;
ensuite ils s'en servirent pour se communi-
quer les sentiments qu'ils avaient éprouvés.
Celui, par exemple, qui voyait un lieu où il
avait été effrayé, imitait les cris et les mou-
vements qui étaient les signes de la frayeur,
pour avertir Vautre de ne pas s'exposer au
danger qu'il avait couru.
4. L'usage do ces signes étendit peu à peu
l'exercice des opérations de l'âme, et 5 leur
tour celles-c', ayant plus d'exercice, perfec-
tionnèrent les signes, et en rendirent l'usage
plus familier. Notre expérience prouve que
ces deux choses s'aident mutuellement. Avant
qu'on eût trouvé les signes algébriques, les
opérations de l'âme avaient assez d'exercice
pour en amener l'invention : mais ce n'est
que depuis l'usage de ces signes qu'elles en
ont eu assez pour porter les mathématiques
au point de perfection où nous les voyons.
5. Par ce détail on voit comment les cris
des passions contribuèrent au développement
des opérations de l'âme, en occasionnant na-
turellement le langage d'action : langage qui
dans ses commencements, pour être propor-
tionné au peu d'intelligence de ce couple, ne
consistait vraisemblablement qu'en contor-
sions et ei\ agitations violentes.
6. Cependant ces hommes ayant acquis
l'habitude délier quelques idées à des signes
arbitraires, les cris naturels leur servirent de
modèle, pour se faire un nouveau langage.
Ils articulèrent de nouveaux sons, et en les
répétant plusieurs fois, et les accompagnant
de quelque geste qui indiquait les objets
([u'ils voulaient faire remarquer, ils s'accou-
tumèrent à donner des noms aux choses. Les
premiers progrès de ce langage furent néan-
moins très- lents. L'organe de la parole était
si inflexible qu'il ne pouvait facilement arti-
culer que peu de sons fort' simples. Les obs-
tacles pour en {)ronoiicer d'autres, empê-
chaient même de soupçonner que la voix fût
propre à se varier au delà du petit nombre de
mots qu'on avait imaginé.
7. Ce couple eut un enfant, qui, pressé par
des besoins qu'il ne pouvait faire connaître
que difllcilement, agita toutes les parties de
son cor[)s. Sa langue fort flexible se replia
d'une manière extraordinaire, et prononça un
mot tout nouveau. Le besoin continuant donna
encore lieu aux mêmes efforts ; cet enfant agita
sa langue comme la première fois, et articula
encore le môme son. Les parents surpris,
ayant enfin deviné ce qu'il voulait, essayèrent,
en le lui donnant, de répéter le môme mot. La
peine qu'ils eurent à le prononcer fit voir
(ju'ils 'n'auraient pas été d'eux-mêmes ca-
pables de l'inventer.
Par un semblable moyen ce nouveau lan-
gage ne s'enrichit pas beaucoup. Faute d'exer-
cice l'organe de la voix perdit bientôt dans
l'enfant toute sa flexibilité. Ses parents lui ap-
prirent à faire connaître ses pensées par des
actions, manière de s'exprimer dont les ima-
ges sensibles étaient bien plus à sa portée
que des sons articulés. On ne put attendre
que du hasard la naissance de quelque nou-
veau mot; et pour en augmenter, par une
voie aussi lente, considérablement le nombre,
il fallut sans doute plusieuis générations. Le
langage d'action, alors si naturel , était un
grand obstacle à surmonter. Pouvait-on l'a-
bandonner pour un autre dont on ne pré-
voyait pas encore les avantages, et dont la
dilïiculté se faisait si bien sentir ?
8. A mesure que le langage des sons arti-
culés devint plus abondant, il fut plus propre
à exercer de bonne heure l'organe de ia voix,
et à lui conserver sa première flexibilité. Il
parut alors aussi commode que le langage
d'action : on se servit également de l'un et de
l'autre : enfin l'usage des sons articulés devint
si facile, qu'il prévalut.
9. Il y a donc eu un temps où la conversa-
tion était soutenue par un discours entremêlé
de mots et d'actions. « L'usage et la coutume,
ainsi qu'il est arrivé dans la plupart des
autres choses de la vie. changèrent ensuite
en ornement ce qui était dû à la nécessité;
mais la pratique subsista encore longtemps
après que la nécessité eut cessé; singulière-
ment parmi les Orientaux, dont le caractère
s'accommodait naturellement d'une forme de
conversation qui exerçait si bien leur vivacité
par le mouvement, et îa contentait si fort par
une représentation perpétuelle d'images sen-
sibles.
« L'Ecriture sainte nous fournit des exem-
ples sans nombre de cette sorte de conversa-
tion. En voici quelques-uns. Quand le faux
prophète agite ses cornes de fer, pour mar-
quer la déroute entière des Syriens; quand
Jérémie, par l'ordre de Dieu, cache sa cein-
ture de lin dans le trou d'une pierre près de
J'Euphrate ; quand il brise un vaisseau de terre
à la vue du peuple; quand il met à son cou
des liens et des jougs, et quand il jette un
livre dans l'Euphrate; quand Ezéchiel des-
sine, par l'ordre de Dieu, le siège de Jérusa-
lem sur de la brique : quand il pèse dans une
balance les cheveux de sa tête et le poil de sa
liarbe : quand il emporte les meubles de sa
maison, et quand il joint ensemble deux hâ-
(220] Cela répond à la ililiicuLc (pie je me suis faite dans la première partie de cet ouvrage.
793
LAN
PSYCHOLOGIE.
LAN
m
tons, pour Juda et pour Israél ; par ces actions
les prophètes instruisaient le peuple de la
volonU^ du Seigneur, et conversaient en
signes. » [Essai sur les hiérogl. § 8 et 9.)
Quelques personnes, pour n'avoir pas su
que le langage d'action était chez le^ Juifs une
manière commune et fomilière de converser,
ont osé traiter d'absurdt^s et de fanatiques
ces actions des prophètes. Warburthon
détruit parfaitement cette accusation, u L'ab-
surdité d'une action, dit-il, consiste en ce
qu'elle est bizarre , et ne signifie rien. Or
l'usage et la coutume rendaient sages et sen-
sées celles des prophètes. A l'égard du fa-
natisme d'une action, il est indiqué par ce
tour d'esprit qui fait qu'un homme trouve du
plaisir à faire des choses qui ne sont pas d'u-
sage, et à se servir d'un langage extraordi-
elle est plus grave et plus simple. Si c'est là
un avantage , il me paraît être cause que le
langage de cette danse en est moins riche et
moins étendu. Un danseur, par exemple, qui
n'aurait d'autre objet que de donner des
grâces à ses mouvements et de la noblesse à
ses altitudes, pourrait-i) , lorscpi'il figurerait
avec d'autres , avoir le môme succès que
lorsqu'il danserait seul? N'aurait-on pas lieu
de craindre que sa danse, à force d'Ôlre
simple , ne fût si bornée dans son expres-
sion, qu'elle ne lui fournît pas assez de signes
pour le langage d'une danse tigurée? Si cela
est , plus on simi)litiera cet art , plus on en
bornera l'expression.
12. il V a dans la danse différents genres,
depuis le plus simple jusqu'à celui qui l'est
le moins. Tous sont bons, pourvu qu'ils expri-
naTre. Mais un pareil fanatisme ne peut plus ment quelque chose, et ils sont d'autant plus
être attribué aux prophètes, quand il est clair parfaits que l'expression en est plus variée et
que leurs actions étaient des actions ordi- plus étendue. Celui qui peint les grAces et la
naires, et que leurs discours étaient con- noblesse, est bon; celui qui forme une es[)èce
formes à l'idiome de leur pays. [Ibid. § 9.) de conversation, ou de dialogue, me paraît
« Ce n'est pas seulement dans l'histoire meilleur. Le moins j)arfait, c'est celui qui ne
sainte que nous rencontrons des exemples de demande que de la force, de l'adresse et de
discours exprimés par des actions. L'antiquité l'agililé, parce que l'objet n'en est pas assez
intéressant : cependant il n'est pas à mépri-
ser, car [il cause des suri)rises agréables. Le
défaut des Français, c'est de borner les arts à
force de vouloir les rendre simples. Par là
ils se privent quelquefois du meilleur, pour
ne conserver que le bon : la musique nous
en fournira encore un exemple.
De la prosodie des premières i;ingnes.
13. La parole, en succédant au langage d'ac-
tion, en conserva le caractère. Cette nouvelle
manière de communiquer nos pensées ne
pouvait être imaginée que sur le modèle de
la première. Ainsi, pour tenir la place des
j)rofane en est pleine Les premiers oracles
se rendaient de cette manière, comme nous
l'apjjreiions d'un ancien dire d'Heraclite :
(jite le roi dont l'oracle est à Delphes, ne parle
ni ne se tait; mais s'exprime par signes.
]*reuve certaine que c'était anciennement une
façon ordinaire de se faire entendre, que de
substituer des actions aux paroles. » [Ibid.
§10.)
10. Il paraît que ce langage fut surtout
conservé pour instruire le peuple des choses
qui l'intéressaient davantage : telles que la
police et la religion. C'est qu'agissant sur
l'imagination avec plus de vivacité , il faisait
une impression plus durable. Son expression mouvements violents du corps, la voix s'é
avait même quelque chose de fort et de grand,
dont les langues, encore stériles, ne pouvaient
approcher. Les anciens appelaient ce langage
du nom de danse : voilà pourquoi il est dit que
David dansait devant l'arche.
U. Les hommes, en perfectionnant leur
goût , donnèrent à cette danse plus de va-
riété, plus de grâce et plus d'expression. Non-
seulement on assujettit à des règles les mou-
vements des bras et les attitudes du corps ,
mais encore on traça les pas que les pieds
(levaient former. Par là la danse se divisa na-
leva et s'abaissa par des intervalles fort sen-
sibles.
Ces langages ne se succédèrent pas brus-
quement : ils furent longtemps mêlés en-
semble , et la parole ne prévalut que fort
tard. Or chacun peut éi)rouver par lui-môme
qu'il est naturel à la voix de varier ses in-
flexions à proportion que les gestes le sont
davantage. Plusieurs aulies raisons confir-
ment ma conjecture.
Premièrement , quand les hommes com-
mencèrent à articuler des sons , la rudesse
lurellement en deux arts qui lui furent subor- des organes ne leur permit pas de le faire par
donnés : l'un, qu'on me permette une ex- des inflexions aussi faibles que les nôtres.
j>ression conforme au langage de l'antiquité, En second lieu , nous pouvons remarquer
fut la danse des gestes , il fut conservé pour que les inflexions sont si nécessaires, que
concourir à communiquer .les pensées des nous avons quelque peine à comprendre ce
hommes ; l'autre fut principalement la danse qu'on nous lit sur un même ton. Si c'est as-
des pas; on s'en servit pour exprimer certai- sez pour nous que la voix se varie légère-
nés situations de l'âme, et particulièrement ment, c'est que notre esprit est fort exercé
la joie : on l'employa dans les occasions de par le grand nombre d'idées que nous avons
réjouissance; et son principal objet fut le acquises, et par l'habitude où nous sommes
plaisir.
La danse des pas provient donc de celle
des gestes : aussi en conserve-t-elle encore
le caractère. Chez les Italiens , parce qu'ils
ont une gesticulation plus vive et plus variée,
de les lier à des sons. Voilà ce qui manquait
aux hommes qui eurent les premiers l'usage
de la parole. Leur es[)rit était dans toute sa
gi-ossièreté ; les notions aujourd'hui les plus
communes étaient nouvelles pour eux. Ils ne
cL'e est pantomime. Chez nous au contraire pouvaient donc s'entendre qu'autant qu'ils
795
LAN
conduisaient leur voix par des degrés fort
disliiicls. Nous-niùnies nous (l-prouvons que
moins une langue , clans laquelle on nous
parle, nous est ianiilière , [)lus on est obligé
<i'aj)puyersurclia(iue syllabe, etdeles distin-
guer d'une manière sensible.
En troisième lieu, dans l'origine des lan-
gues, les liouunes trouvant troj) d'obstacles à
imaginer de nouveaux mots , n'eurent pen-
dant longtemps , pour exprimer les senti-
ments de l'àme , cjue les signes naturels
auxquels ils donnèrent le caractère des
signes d'instilulion. Or les cris naturels in-
troduisent nécessairement l'usage des in-
flexions violentes, puisque différents senti-
ments ont |)0ur signe le même son varié sur
ilitlerents tons. Ah, par exemple, selon la
manière dont il est prononcé , exprime l'ad-
miration, la douleur, le plaisir, la tristesse,
la joie, la crainte, le dégoût, et presque tous
les sentiments de l'âme.
Enfm je pourrais ajouter que les premiers
noms des animaux, en imitèrent vraisembla-
blement le cri : remarque qui convient éga-
lement à ceux qui furent donnés aux vents,
aux rivières et à tout ce qui fait quelque bruit.
11 est évident que cette imitation .suppose
que les sons se succédaient par des intervalles
t/'ès-marqués.
14. On pourrait improprement donner le
nom de chant à cette manière de prononcer,
ainsi que l'usage le donne à toutes les pro-
nonciations qui ont beaucoup d'accent. J'évi-
terai cependant de le faire, parce que j'aurai
occasion de me servir de ce mot dans le sens
qui lui est propre. Il ne suffit point pour un
chant que les sons s'y succèdent par des
degrés très-distincts , il faut encore qu'ils
soient assez soutenus pour faire entendreleurs
harmoniques, et que les intervalles en soient
appréciables. 11 n'était pas possible que ce
cai-actère fût ordinairement celui des sons
par où la voix se variait à la naissance des
langues : mais aussi il ne pouvait pas être
bien éloigné de leur convenir. Avec quelque
peu de rapport que deux sons se succèdent,
i| suffira de baisser ou d'élever faiblement
l'un des deux , pour y trouver un intervalle
tel que l'harmonie le demande. Dans l'ori-
gine des langues la manière de prononcer
admettait donc des inflexions de voix si
distinctes , qu'un musicien eût pu la noter,
en ne faisant que de légers changements ;
ainsi je dirai qu'elle participait du chant.
15. Cette prosodie a été si naturelle aux
premiers hommes, qu'il y en a eu à qui il a
paru plus facile d'exprimer différentes idées
«ivec le même mot })ro.noncé sur différents
tons, que de multiplier le nombre des mots à
proportion de celui des idées. Ce langage se
conserve encore chez les Chinois. Ils n'ont
(jue 328 monosyllabes qu'ils varient sur cinq
tons, ce qui équivaut à 1640 signes. On a
remarqué que nos langues ne sont pas plus
abondantes. D'autres peuples, nés sans doute
avec une imagination plus féconde, aimèrent
mieux inventer de nouveaux mots. La proso-
die s'éloigna chez eux du chant peu à peu,
et à mesure que les raisons, qui l'en avaient
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE. LAN 796
fait approcher davantage , cessèrent d'avoir
lieu
Des mois.
Je n'ai pu interrompre ce que j'avais à dire
sur l'art des gestes, la danse, la prosodie, la
déclamation, la musique et la poésie : toutes
ces choses tiennent trop ensemble et au lan-
gage d'action qui en est le principe. Je vais
actuellement rechercher par quels progrès le
langage des sonsarticulésapuse perfectionner
et devenir enfin le plus commode de tous.
80. Pour comprendre comment les honnnes
convinrent entre eux du sens des premiers
mots qu'ils voulurent mettre en usage, il
suffit d'observer qu'ils les prononçaient dans
des circonstances où chacun était obligé de
les rapporter aux mêmes perceptions. Par là
ils en fixaient la signification avec plus d'exac-
titude , selon que les circonstances , en se
répétant plus souvent, accoutumaient davan-
tage l'esprit à lier les mômes idées avec les
mêmes signes. Le langage d'action levait les
ambiguïtés et les équivoques qui dans les
commencements devaient être fréquentes.
81. Les objets destinés à soulager nos be-
soins peuvent bien échapper quelquefois à
notre attention, mais il est difficile de ne pas
remarquer ceux qui sont propres h produire
des sentiments de crainte et de douleur. Ainsi
les hommes ayant dû nommer les choses
plus tôt ou plus tard , à proportion qu'efies
attiraient davantage leur attention; il est vrai-
semblable, par exemple, que les animaux qui
leur faisaient la guerre eurent des noms
avant les fruits dont ils se nourrissaient. Quant
aux autres objets , ils imaginèrent des mots
pour les désigner, selon qu'ils les trouvaient
propres à soulager des besoins plus pressants,
et qu'ils en recevaient des impressions plus
vives.
82. La langue fut longtemps sans avoir
d'autres mots que les noms qu'on avait don-
nés aux objetssensibles, tels que ceuxd'«rftre,
fruit, eau, feu , et autres dont on avait plus
souvent occasion de parler. Les notions com-
plexes des substances étant connues les pre-
mières, puisqu'elles viennent immédiatement
des sens, devaient être les premières à avoir
des noms. A mesure qu'on fut capable de les
analyser, en réfléchissant sur les différentes
perceptions qu'elles renferment , on imagina
des signes pour des idées plus simples. Quand
on eut, par exemple, celui d'arbre, on fit
ceux de tronc, branche, feuille, verdure, etc.
On distingua ensuite, mais peu à peu, les
différentes qualités sensibles des objets , on
remarqua les circonstances où ils pouvaient
se trouver, et l'on fil des mots pour exprimer
toutes ces choses : ce furent les adjectifs et
les adverbes. Mais on trouva de grandes diffi-
cultés à donner des noms aux opérations de
l'âme, parce qu'on est naturellement peu
propre à réfléchir sur soi-même. On fut donc
longtemps à n'avoir d'autre moyen pour
rendre ces idées , je vois , j'entends , je veux,
i'aime et autres semblables, que de i)rononcer
"le nom des choses d'un ton particulier, et do
marquer à peu itrcs |>ar quelque action la
707
LAN
PSYCHOLOGIE.
LAN
19S
silualion où l'oa se trouvait. C'est ainsi que
les enfants qui n'apprennent ces mots <(ue
quand ils savent déjà nommer les olyets (|ui
ont le plus de rapport à eux , font connaître
ce qui se passe dans leur àrae,
83. En se faisant une habitude de se coni-
rauniquer ces sortes d'idées par des actions ,
les hommes s'accoutumèrent à les détermi-
ner; et dès lors ils commencèrent à trouver
plus de facilité à les attacher à d'autres signes.
Les noms qu'ils choisirent pour cet effet
sont ceux qu'on appela verbes. Ainsi les
premiers verbes n'ont été imaginés que pour
exprimer l'état de l'âme, quand elle agit ou
patit. Sur ce modèle on en lit ensuite pour
exprimer celui de chaque chose. Ils eurent
cela de commun avec les adjectifs, qu'ils dé-
signaient l'état d'un être ; et ils eurent cela
de particulier, qu'ils le marquaient en tant
qu'U consiste en ce (ju'on appelle action et
passion. Sentir, se wouroj'r étaient des verbes;
grand, petit jetaient des adjectifs : pour les
adverbes , ils servaient à faire connaître les
circonstances que les adjectifs n'exprimaient
pas.
84. Quand on n'avait point encore l'usage
des verbes , le nom de l'objet dont on voulait
parler, se prononçait dans le moment même,
qu'on indiquait par quelque action l'état de
son âme : c'était le moyen le plus propre à
se faire entendre. Mais quand on commença
à suppléer à l'action par le moyen des soiis
articulés, le nom de la chose se présenta
naturellement le premier, comme étant le
signe le plus familier. Cette manière de s'é-
noncer était la plus commode pour celui qui
parlait, et pour celui qui écoutait. Elle l'était
pour le premier, parce qu'elle le faisait com-
mencer par l'idée la plus facile à communi-
quer : ellel'était encore pour le second, parce
qu'en fixant son attention à l'objet dont on
voulait l'entretenir, elle le préparait à com-
prendre plus aisément un terme moins usité,
et dont la signification ne devait pas être si
sensible. Ainsi l'ordre le plus naturel des
idées voulait qu'on mît le régime avant le
verbe : on disait, par exemple, fruit vouloir.
Cela peut encore se confirmer par une
réflexion bien simple. C'est que le langage
d'action ayant seul pu servir de modèle k
celui des sons articulés, ce dernier a dû dans
les commencements conserver les idées dans
le même ordre que l'usage du premier avait
rendu le plus naturel. Or on ne pouvait avec
le langage d'action faire connaître l'état de
son âme , qu'en montrant l'objet auquel il se
rapportait. Les mouvements qui ex{)rimaient
manière la plus naturelle de se servir de ce
langage.
Le verbe venant après son régime, le nom
qui le régissait, c'est-à-dire le nominatif ne
jiouvait être placé entre deux; car il en au-
rait obscurci le rapport. 11 ne pouvait pas
non plus conunencer la phrase , }>arce ([uo
son rapport avec son régime eût été moins
sensible. Sa place était donc après le verbe.
Par là les mots se construisaient dans lo
même ordre qu'ils se régissaient , unique
moyen d'en faciliter l'inlelligcnce. On di-
sait fruit vouloir Pierre , pour Pierre veut
du fruit , et la première construction n'é-
tait pas moins naturelle que l'autre l'est
actuellement. Cela se prouve par la langue
latine, où toutes deux sont également reçues.
Il païaît qui' cette langue tient connue un
milieu entre les i)lus anciennes et les plus
modernes, et qu'elle participe du caractère
des unes et des autres.
85. Des verbes dans leur origine n'expri-
maient l'étatdes choses que d'unemanicrein-
déteruiinée. Tels sont les infinitifs n//cr, agir.
L'action donton lesaccompagnaitsup])!éait au
reste, c'est-à-dire, aux temps, aux modes,
aux nombres et aux persoinies. En disant
arbre voir, on faisait connaître ])ar quelque
geste si l'on parlait de soi ou d'un autre ,
d'un ou de plusieurs , du pas-é, du présent
ou de l'avenir, enfin dans un sens positif ou
dans un sens conditionnel.
86. La coutume de lier ces idées à do
pareils signes ayant facilité les moyens de
les attacher à des sons , »i\ inventa pour
cet effet des mots qu'on ne plaça dans le
discours qu'après les verbes, par la mênirî
raison que ceux-ci ne l'avaieni été qu'après
les noms. On rangeait donc ses idées dans cet
ordre, fruit manger à l'avenir moi, ipouv dire,
je mangerai du fruit.
87. Les sons (jui rendaient la signification
du verbe déterminée, lui étant toujours ajou-
tés , ne firent bientôt avec lui qu'un seul mot,
qui se terminait dilféremment selon ses dif-
férentes acceptions. Alors le verbe fut re-
gardé comme un nom , qui, quoique indéfini
dans son origine, était, par la variation do
ses temps et de. ses modes, devenu [)ro|)re à
exprimer d'une manière déterminée l'état
d'action et de passion de chaque chose.
C'est de la sorte que les hommes parvin-
rent insensiblement à imaginer les conjugai-
sons.
88. Quand les mots furent devenus les
signes les plus naturels de nos idées , la né-
cessité de les disposer dans un ordre aussi
contraire à celui que nous leur donnons au-
un besoin n'étaient entendus qu'autant qu'on jourd'hui, ne fut plus la même. On continua
avait indiqué par quelque geste ce qui était
propre à le soulager. S'ils précédaient, c'était
à pure perte, et l'on était obligé de les répé-
ter ; car ceux à qui on voulait faire connaître
sa pensée étaient encore trop peu exercés
pour songer à se les rappeler dans le dessein
d'en interpréter le sens. Mais l'attention qu'on
donnait sans effort à l'objet indiqué, facili-
tait l'intelligence de l'action. Il me semble
mÔDie qu'aujourd'hui ce serait encore la
cependant de le faire, parce que le caractère
des langues , formé d'après cette nécessité ,
ne permit pas de rien changer à cet usage ;
et l'on ne commença à se rapprocher de
notre manière de concevoir, qu'après que
])lusieurs idiomes se funmt succédé les uns
aux autres. Ces changements furent fort lents ,
parce que les dernières langues conservèreiH
toujours une partie du génie de celles qui
les avaient précédées. On voit dans le la.tiû
790
LAN
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
LAN
800
un reste bien sensible du caraclère des plus
ancieinies, d'où il a jjassé jusque dans nos
conjugaisons. Lorsque nous disons, .je fais,
je faisais, je fis, je ferai, etc., nous ne dislin-
i^uons le temps, le mode et le nombre, qu'en
variant les terminaisons du verbe , ce qui
l)rovient de ce que nos conjugaisons ont en
cela été laites sur le modèle de celle des La-
lins. Mais loisquc nous disons, j'ai fait, j'eus
fait, j'avais fait , etc., nous .«-uivons l'ordre
qui nous est devenu le plus naturel : car fait
est ici proprement le verbe, puisque c'estle
nom qui marque l'état d'action ; et avoir ne
répond qu'au son qui dans l'origine des lan-
gues venait après le verbe, ])Our en désigner
le temps, le mode et le nombre.
89. On peut faire la môme remarque sur
le terme être, qui rend le participe auquel on
le joint, tantôt équivalent à un verbe passif,
tantôt au prétérit composé d'un verbe actif
ou neutre. Dans ces phrases, je suis aimé, je
m'étais fait fort, je serais parti; aimé ex-
prime l'état de passion, fait et parti celui
d'action : mais suis, étais et serais ne mar-
(}uent que le temps, le mode et le nombre.
Ces sortes de mots étaient de peu d'usage
dans les conjugaisons latines, et ils s'y cons-
truisaient comme dans les premières langues,
c'est-à-dire, après le verbe.
90. Puisque pour signifier le temps, le
mode et le nombre , nous avons des termes
(jue nous mettons avant le verbe; nous pour-
rions, en les plaçant après , nous faire un
modèle des conjugaisons des premières lan-
gues. Cela nous donnerait, par exemple , au
lieu de je suis aimé, j'étais aimé, etc., aimé
suis, aimé étais, etc.
91. Les hommes ne multiplièrent pas les
mots sans nécessité, surtout quand ils com-
mencèrent à en avoir l'usage : il leur en coû-
tait trop pour les imaginer et pour les retenir.
Le même nom qui était le signe d'un temps
ou d'un mode , fut donc mis après chaque
verbe : d'oij il résulte que chaque mère-langue
n'a d'abord eu qu'une seule conjugaison. Si
le nombre en augmenta, ce fut par le mé-
lange de plusieurs langues, ou parce que les
mots destinés à indiquer les temps, les modes,
etc., se prononçant plus ou moins facilement
selon le verbe qui les précédait, furent quel-
quefois altérés.
92. Les dift'érentes qualités de l'âme ne
sont qu'un effet des divers états d'action et
de passion par où elle passe, ou des habi-
tudes qu'elle contracte lorsqu'elle agit ou
pâtit à plusieurs reprises. Pour connaître ces
quahtés , il faut donc di^à avoir quelque
idée des différentes manières d'agir et de
pâtir de cette substance : ainsi les adjectifs
qui les expriment n'ont pu avoir cours qu'a-
près que les verbes ont été connus. Les mots
de parler et de persuader ont nécessaire-
ment été en usage avant celui d'éloquent-: cet
exemple suffit pour rendre ma pensée sen-
sible.
93. En parlant des noms donnés aux qua-
lités des choses, je n'ai encore fait mention
(jue des adjectifs ; c'est que les substantifs
abstraits n'ont pu ôlrc connus que longtemps
I
après. Lorsque les hommes commencèrent à
remarquer les dilfércntcs qualités des objets,
ils ne les virent pas toutes seules ; mais ils les
aperçurent comme quelque chose dont mi
sujet était revêtu. Les noms qu'ils leur don-
nèrent, durent, par consé(iuenl , emporter
quelqiie idée de ce sujet : tels sont les mots
(jrand, vigilant, etc. Dans la suite on repassa
sur les notions qu'on s'était faites, et l'on fut
obligé de les décomposer, afin de j)Ouvoir
exprimer plus commodément de nouvelles
)ensées : c'est alors qu'on distingua les qua-
ités de leur sujet, et qu'on fit les substantifs
abstraits de grandeur, vigilance, etc. Si nous
pouvions remonter à tous les noms primitifs,
nous reconnaîtrions qu'il n'y a point de subs-
tantif abstrait qui ne dérive de quelque ad-
jectif ou de quelque verbe.
94. Avant l'usage des verbes on avait déjà,
comme nous l'avons vu , des adjectifs pour
exprimer des qualités sensibles , parce que
les idées les plus aisées à déterminer ont dû
les premières avoir des noms. Mais faute de
mot pour lier l'adjectif à son substantif, on se
contentait de mettre l'un à côté de l'autre.
Monstre terrible signifiait , ce monstre est
terrible ; car l'action suppléait à ce qui n'é-
tait pas exprimé par les sons. Sur quoi il faut
observer que le substantif se construisait
tantôt avant, tantôt après l'adjectif, selon
qu'on voulait plus appuyer sur l'idée de l'un
ou sur celle de l'autre. Un homme surpris de
la hauteur d'un arbre disait grand arbre,
quoique dans toute autre occasion il eût dil,
arbre grand, car l'idée dont on est le plus
frappé est celle qu'on est naturellement
porté à énoncer la première.
Quand on se fut fait des verbes, on remar-
qua facilement que le mot qu'on leur avait
ajouté pour en distinguer la personne , le
nombre , le temps et le mode, avait encore
la propriété de les lier avec le nom qui les
régissait. On employa donc ce même mot
pour la liaison de l'adjectif avec son substan-
tif, ou du moins on en imagina un semblable.
Voilà à quoi répond celui 6'être, à cela près
qu'il ne suffit pas pour désigner la personne.
Cette manière de lier deux idées est, comme
je l'ai dit ailleurs, ce qu'on appelle affirmer.
Ainsi le caractère de ce mot est de marquer
l'affirmation.
95. Lorsqu'on s'en servit pour la liaison
du substantif et de l'adjectif, on le joignit à
ce dernier, comme à celui sur lequel l'affir-
mation tombe plus particulièrement. Il arriva
bientôt ce qu'on avait déjà vu à l'occasion
des verbes ; c'est que les deux ne firent qu'un
mot. Par là les adjectifs devinrent suscep-
tibles de conjugaison, et ne furent distingués
des verbes que parce que les qualités qu'ils
exprimaient n'étaient ni action ni passion.
Alors, pour mettre tous ces noms dans une
même classe, on ne considéra le verbe que
comme un mot qui, susceptible de conjugaison,
affirme d'un sujet une qualité quelconque. H
y eut donc trois sortes de verbes : les uns
actifs, ou qui signifient action; les autres
passifs , ou qui marquent passion; et les der-
niers neutres , ou qui. indiquent toute autre
801
LAN
PSYCHOLOGIE.
LAN
802
qualité. Les granimairiens changèrent ensuite sons, c'est le pins pieux et le plus savant, etc.
ces divisions, ou en imaginèrenido nouvelles. On peut encore remarquer que par la nature
parce qu'il leur parut plus commode de dis- de nos déclinaisons nous nianf|uons de ces
linguer les verbes par le régime une par le
sens.
96. Les adjectifs s'élant changés en verbes,
la construction des langues lui quelque peu
altérée. La place de ces nouveaux verbes va-
ria comme colle des noms d'où ils dérivaient :
ainsi ils furent mis tantôt avant, tantôt après
le substantif dont ils étaient le régime. Cet
usage s'étendit ensuite aux autres verbes.
Telle est l'époque qui a préparé la construc-
tion qui nous est si naturelle.
97. On ne fut donc plus assujetti à arran-
ger toujours ses idées dans le même ordre :
on sépara de plusieurs adjectifs le mot qui
noms que les granuuariensap|)ellerit compa-
ratifs, à quoi nous ne suppléons que par le
mo[plus, qui demande les mêmes répétitions
que l'article. Les conjugaisons et les décli-
naisons étant les parties de l'oraison ([ui re-
viennent le plus souvent dans le discours, *il
est démontré que notre langue a moins de
précision que la langue latine.
101. Nos conjugaisons et nos déclinaisons
ont à leur tour un avantage sur celles des La-
tins; c'est qu'elles nous font distinguer des
sens qui se confondent dans leur langue.
Nous avons trois prétérits , je fis , j'ai fait ,
j'cMs /"a/f ; ils n'en ont qu'un, /"fcj. L'omission
leur avait été ajouté ; on le" conjugua h part ; de l'article change quelquefois le sens d'une
et après l'avoir longtemps placé assez indif
féremment , conmie le prouve la langue la-
tine, on le fixa dans la nôtre apiès le nom
qui le régit et avant celui qu'il a pour régime.
98. Co mot n'était le signe d'aucune qua-
lité , et n'aurait pu être mis au nombre des
proposition : je suis pire et je suis le père ,
ont deux sens ditférents, (jui se confondent
dans la langue latine ; sum pater.
102. Il n'était pas jjossible d'imaginer des
noms pour chaque objet particulier; il fut
donc nécessaire d'avoir de bonne heure des
verbes, si en sa faveur on n'avait pas étendu termes généraux. Mais avec quelle adresse no
la notion du verbe , connne on l'avait déj<i fallut-il pas saisir les circonstances , pour
s'assurer que chacun fornjait les mêmes abs-
tractions , et donnait les mêmes noms aux
mômes idées ? Qu'on lise des ouvrages sur des
matières abstraites, ou verra qu'aujourd'hui
même il n'est i)as aisé d'y réussir.
Pour comprendre dans (]uel ordre les
termes abstraits ont été imaginés, il suOit
d'observer l'ordre des notions générales. L'o-
rigine et les progrès sont les mômes de part
et d'autrfi. .Te veux dire que s'il est constant
que les notions les plus générales viennent
des idées que nous tenons inunédiatement
férénte. Pour ex|)rimer le nombre, le cas et des sens, il est également certain (jue les
le genre, on imagina des mots qu'on plaça termes les plus abstraits dérivent des i)re-
fait pour les adjectifs. Ce nom ne fut donc
plus considéré que comme un mot qui signi-
fie affirmation avec distinction de personnes,
de nombres, de temps et de modes. Dès lors
le verbe être fut proprement le seul. Les
grammairiens n'ayant [)as suivi le progrès de
ces changements, ont eu bien de la peine
à s'accorder sur l'idée qu'on doit avoir de
celte sorte de noms (221).
99. Les déclinaisons des Latins doivent
s'expliquer de la môme manière que leurs
conjugaisons
l'origine n'en saurait être dif-
après les noms , et qui en varièrent la ter
niinaison. Sur quoi (m peut remarquer que
nos déclinaisons ont été faites en partie sur
celles de la langue latine, puisqu'elles admet-
tent ditîérentes terminaisons; et en partie
d'après l'ordre que nous donnons aujourd'hui
à nos idées ; car les articles qui sont les
signes du nombre, du cas et du genre, se
mettent avant les noms.
miers noms qui lui ont été donnés aux objets
sensibles.
Les hommes, autant qu'il est en leur pou-
voir, rap{)ortent leurs deinières connaissances
à (piehpies-unes de celles qu'ils ont déjà
acquises. Par là les idées moins familières se
lient à celles qui le sont davantage, ce qui
est d'un grand secours à la mémoire et à
l'imagination. Quand les circonstances firent
11 me semble que la comparaison de notre remarquer de nouveaux objets, on chercha
langue avec celle des Latins rend mes conjec-
tures assez vraisemblables, et qu'il y a lieu
de présumer qu'elles s'écarteraient peu de la
vérité, si l'on pouvait remonter à une pre-
mière langue.
100. Les conjugaisons et les déclinaisons
latines ont sur les nôtres l'avantage de la va-
riété et de la précision. L'usage fréquent que
nous sommes obligés de faire des verbes
donc ce qu'ils avaient de commun avec ceux
qui étaient connus, on les mit dans la môme
classe, et les mêmes noms servirent à dési-
gner les uns et les autres. C'est de la sorte
que les idées des signes devinrent plus géné-
rales : mais cela ne se fil que peu à peu, on
ne s'éleva aux notions les plus abstraites que
par degrés, et on n'eut que fort tard les
termes d'essence, de substance et d'être. Sans
auxiliaires et des articles, rend le style diffus doute qu'il y a des peuples qui n'en ont
et traînant : cela est d'autant plus sensible point encore enrichi leur langue {222) : s'ils
que nous portons le scrupule jusqu'à répéter sont plus ignorants que nous, je ne crois {)as
les articles sans nécessité. Par exemple, nous que ce soit par cet endroit,
ne disons pas, c'est le plus pieux et plus sa- 103. Plus l'usage des termes abstraits s'éta-
vant homme que je connaisse , mais nous di- blit, plus il fit connaître condjien les sons
(2-21) De loulesles parliesde l'oraison, dit i'ablié
negnier, il n'y en a aucune dont nous ayons au-
tant de défiiiiiioM.^, que :iou$ en avuns de:» verbes.
(Gramm. françnise, p. 52.").)
(222) Cela ^e uouve conlirmé par Ja relation de
la Cundaniine.
803 LAN DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
articuU^s étaient ju-opres à exprimer jiis-
(ju'aux pensées qui paraissent a\oir le moins
de rapi)ort aux choses sensibles. L'imagina-
tion travailla pour trouver dans les objets qui
frappent les sens des images de ce qui se
passait dans l'intérieur de l'ûme. Les hommes
ayant toujours aperçu du mouvement et du
repos dans la matière ; ayant remarqué le
penchant ou l'inclination des corps; ayant vu
LAN 804
lion du corps, quand on dit, par exemple, j>
vois; mais ils remarquèrent encore particu-
lièrement la perception de l'âme, et commen-
cèrent à regai'der le terme de voir comme
propre à désigner l'une et l'autre. Il est môme
vraisemblable que cet usage s'établit si na-
turellement , qu'on ne s'aperçut pas qu'on
étendait la signification de ce mot. C'est ainsi
qu'un signe qui s'était d'abord terminé à une
({lie l'air s'agite, se trouble et s'éclaircit; que action de corps, devint le nom dune opéra-
les plantes se développent , se fortilient et tion de l'âme.
s'alfaiblissent : ils dirent le mouvement, le ç. Plus on voulut réfléchir sur les opérations
repos , rinclinatioji cl le penchant de l'âme; dont cette voie avait fourni les idées, plus on
ils dirent que l'esprit s'agite, se trouble , s'é- sentit la nécessité de les rapporter à difl'é-
rlaircit , s'affaiblit. Enlin on se contenta rentes classes. Pour cet etiet on n'imagina
d'avoir trouvé un raf)port quelconque entre pas de nouveaux termes, ce n'aurait pas été
une action de l'âme et une action du corps , le moyen le plus facile de se faire entendre :
pour donner le même nom à l'une et à maison étendit peu à peu et selon le besoin
l'autre (223). Le terme d'es})rit d'où vient-il la signification de quelques-uns des noms
lui-même, si ce n'est de l'idée d'une matière qui étaient devenus les signes des opérations
très-subtile, d'une vapeur, d'un souffle qui de l'âme; de sorte qu'un d'eux se trouva en-
écha[)|)e à ja vue ? Idée avec laquelle plu- lin si général, qu'il les exprima toutes : c'est
sieurs philosophes se sont si fort familiari- celui de pensée. Nous-mêmes nous ne nous
ses, qu ils s'imaginent qu'une substance com- conduisons pas autrement, quand nous vou-
j)Osée d'un nombre innombrable de parties Ions indiquer une idée abstraite, que l'usage
est capable de penser. J'ai réfuté cette er- n'a pas encore déteiminée. Tout confirme
reur. donc ce que je viens de dire dans le para-
On voit évidemment comment tous ces graphe précédent, que les termes les plus
noms ont été figurés dans leur origine. On abstraits dérivent des premiers noms qui ont
pourrait prendre, parmi des termes plus abs- été donnés aux objets sensibles.
traits, des exemples où cette vérité ne serait 104. On oublia l'origine de ces signes, aus-
pas5i sensible. Tel est le mot de pensée (224) : sitôt que l'usage en fut familier, et on tomba
mais on sera bientôt convaincu qu'il ne fait dans l'erreur de croire qu'ils étaient les noms
})as une exception. les plus naturels des choses spirituelles. On
Ce sont les besoins qui fournirent aux s'imagina même qu'ils en expliquaient par-
hommes les premières occasions de remar- faitement l'essence et la nature , quoiqu'ils
quer ce qui se passait en eux-mêmes, et de n'exprimassent que des analogies fort impar-
l'exprimer par des actions , ensuite par des faites. Cet abus se montre sensiblement dans
noms. Ces observations n'eurent donc lieu
que relativement à ces besoins, et on ne dis-
tingua plusieurs choses qu'autant qu'ils en-
î^vigeaient à le faire. Or les besoins se rappor-
taient uniquement au corps. Les premiers
noms qu'on donna à ce que nous sommes
les philosophes anciens , il s'est conservé
chez les meilleurs des modernes, et il est la
principale cause de la lenteur de nos progrès
dans la manière de raisonner.
105. Les hommes, principalement dans
l'origine des langues , étant peu propres à
capables d'éprouver, ne signifièrent donc que réfléchir sur eux-mêmes , ou n'ayant, pour
desactions sensibles. Dans la suite les hommes
se familiarisèrent peu à peu avec les termes
abstraits, devinrent capables de distinguer
l'âme du corps, et de considérer à part les
opérations de ces deux substances. Alors ils
aperçurent non-seulement quelle était l'ac-
(2-25) i Je ne doute point (dit Locke, 1. m, c. i,
§ 5) que, si nous pouvions conduire ions les mois
jusqu'à leur source, nous ne irouvassions que dans
toutes les langues, les mois qu'on emploie poursi-
gnitier des choses qui ne lombenl pas sous les sens,
ont tiré leur première origine d'idées sensibles.
D'où nous pouvons conjecturer quelle sorte de no-
tions avaient ceux qui les premiers parlèrent ces
langues-là, d'où elles leur venaient dans l'esprit, et
conimenl la nature suggéra inopinément aux liom-
mes rorigine et le principe de toutes leurs connais-
sances, par les noms même qu'ils donnaient aux
choses. I
(224) Je crois que cet exemple est le plus diffi-
cile qu'on puisse choisir. On en peut juger par une
dilliculté avec laquelle les cartésiens ont cru réduire
à l'aljsurde ceux qui prétendent que toutes nos con-
iiiiissances viennent des sens. < Par quel sens, de-
uianJciii-ils, des idéeô toutes spirituelles, celle de
exprimer ce qu'ils y pouvaient remarquer,
que des signes jusque-là appliqués à des
choses toutes différentes, on peut juger des
Obstacles qu'ils eurent à surmonter avant
de donner des noms à certaines opérations
de l'âme. Les particules, par exemple, qui
la pensée , par exemple, et celle de l'être seraient-
elles entrées dans l'enleniiement ? Soni-elles lumi-
fieuses ou colorées, pour êlre entrées par la vue?
D'un son grave ou aigu , pour êlre entrées par
l'ouïe? D'une bonne ou mauvaise odeur, pour être
entrées par l'odorai? D'un bon ou d'un mauvais
goût, pour être entrées par le goût? Froides ou
chaudes, dures ou molles, pour être entrées par
l'attouchement? Que si l'on ne peut rien répoirdre
qui ne soit déraisoruiable, il faut avouer que les
idées spirituelles, telles que celles de l'être et de la
pensée, ne tirent en aucune sorte leur origine des
sens, mais que notre ùme a la (acuité de les for-
mer de soi-même. > (Art de penser.) Celte objec-
tion a été tirée des Confessions de saint Augustin.
Klle pouvait avoir de quoi séduire avant que Locke
eût écrit; mais à présent, s'il y a quelque chose de
peu solide , c'est l'objection elle-même.
m
LAN
PSYCHOLOGIE.
LAN
806
lient les ditïérentes parties du discours, ne
ilurenl ùtre imaginées que ibit tard. Elles ex-
l)rinient la manière dont les objets nous
ad'ectent, et les jugements que nous en por-
tons, avec une finesse qui écliappa longtemps
à la grossièreté des esprits, ce qui rendit les
hommes incapables de raisonnement. Raison-
ner, c'est exprimer les rapports qui sont entre
dilTérenles propositions; or il esi évident
qu'il n'y a que les conjonctions qui en four-
nissent les moyens. Le langage d'action ne
pouvait que faiblement suppléer au défaut
de ces particules; et l'on ne fut en état d'ex-
primer avec des noms les rapports dont elles
sont les signes , qu'après qu'ils eurent été
fixés par des circonstances marquées, et à
beaucoup de reprises. Nous viîrrons plus ^as semble même que cette particule ne veut ja
tenaient la place, leurs rapports en devenaient
plus sensibles. Notre langue s'en est même
fait une règle; on ne |)eut excei)tGr (]ue le
cas où un verbe est M'inqiératif, et (|u'il marque
connnandement : on dit faites-le. Cet usage
n'a peut-être été introduit que pour distin-
guer davantage l'inqiératif du présent. Mais
si l'impératif signifie une défense, le pronom
reprend sa place naturelle ; on dit, ne le faites
pas. La raison m'en [tarait sensible. Le verbe
signifie l'état d'une chose, et la négation
nianiue la privation de cet état; il est donc
naturel, pour plus de clarté, de ne la pas
séparer du verbe. Or c'est pas qui la rend
complète : par conséquent, il est plus néces-
saire qu'il soit joint au verbe, que ne. 11 me
que cela donna naissance à l'apologue.
106. Les hommes ne s'entendirent jamais
mieux que lorsciu'iis donnèrent, des noms
aux olijels sensibles. Mais aussitôt qu'ils vou-
lurent p;isser aux notions archétyjtes, comme
ils manquaient ordinairement de modèles ,
qu'ils se trouvaient dans des circonstances
qui variaient sans cesse , et que tous ne sa-
vaient pas également bien conduire les opé-
rations de leurûme, ils commencèrent à avoir
bien de la peine à s'entendre. On rassembla
sous un même nom plus ou moins d'idées
simples, et souvent des idées infiniment op-
posées : de là bien des disputes de mots. Il
fut rare de trouver sur ces matières dans deux
langues ditlérentes des termes qui se répon-
dissent parfi.ilement. Au contraire il fut très-
commun, dans une même langue, d'en remar-
quer dont le sens n'était point assez déter-
miné , et dont on pouvait faire mille applica-
tions dill'érentes. Ces vices sont passés jusque
dans lesouvri-^ges des philosophes, et sont le
principe de bien des erreurs.
Nous avons vu, en parlant des noms des
substances, que ceux des idées complexes
ont été imaginés avant les noms des idées
simples : on a suivi un ordre tout différent
quand on a donné des noms aux notions
archétypes. Ces notions n'étant que des col-
lections de ]dusieurs idées simples que nous
avons rassemblées à noire choix, il est évi-
dent que nous n'avons pu les former, qu'après
avoir déjà déterminé par des noms particu-
liers chacune des idées simples que nous y
avons voulu faire entrer. On n'a, par exemple,
donné le nom de courage à la notion dont il
est le signe, ([u'après avoir fixé par d'autres
noms les idées de daityer, connaissance du
danger, obligation de su exposer, et fermeté
à remplir cette obligation.
107. Les pi onoms furent les derniers mots
qu'on imagina, parce qu'ils furent les derniers
dont on sentit la nécessité : il est même vrai-
semblable qu'on fut longtemps avant de s'y
accoutumer. Les esprits , dans l'habitude de
réveiller à chaque fois une même idée par un
même mot, avaient de la peine à se faire à
un nom qui tenait lieu d un autre, et quel-
quefois d'une {)hrase entière.
1U8. Pour diminuer ces difficultés, on mit
dans le discours les pronoms avant les verbes,
mais être séparée de son veibe : je ne sais si
les grammairiens en ont fait la remarque.
109. On n'a pas toujours consulté la nature
des mots, quand on a voulu les distribuer en
différentes classes : c'est pounjuoi on a mis
au nombre des pronoms des mots qui n'en
sont pas. Quand on dit, par exemple, voulez-
vous me donner cela ; vous, mc,ciii désignent
la personne qui parle, celle à qui l'on parle
et la chose qu'on demande. Ainsi ce sont là
pro})rement des noms qui ont été connus
longtemps avant les pronoms, et qui ont été
l)lacés dans le discours suivant l'ordre des
autres noms; c'est-à-dire, avant le verbe
quand ils en étaient le régime , et après
quand ils le régissaient : on disait, cela vou-
loir moi, i)our dire./c veux cela.
110. Je crois qu'il ne nous reste plus à
parler que de la distinction des genres :
mais il est visible qu'(îlle ne doit son origine
qu'à la diflérence des sexes, et qu'on n'a
rapporté les noms à deux ou trois sortes de
genres qu'afin de mettre plus d'ordre et j)lus
de clarté dans le langage.
111. Tel est l'ordre, ou à peu près, dans
lequel les mots ont été inventés. Les langues
ne commencèrent proprement h avoir un
style que quand elles eurent des noms de
toutes les espèces, et qu'elles se furent fait
des ])rincipes fixes pour la construction du
discours. Auparavant ce n'était qu'une cer-
taine quantité de termes, qui n'exprimaient
une suite de pensées qu'avec le secours du
langage d'action. 11 faut cependant remarquer
que les pronoms n'étaient nécessaires que
pour la précision du style.
Rofulaiioii |>:irM. de Bonaki de la diéorie de Con-
dillac Mir Torigiiie du langage.
« Adam et Eve, dit CondiMac, ne durent
pas à l'expérience l'exercice des opérations
de leur âme ; ils furent, par un secours extra-
ordinaire, en état de réfléchir et de se com-
muniquer leurs pensées. »
11 semble , puisque ce philosophe remonte
jusqu'à Adam et Eve, qu'après la création il
n'y a pius rien d'extraordinaire, et que la
formation de l'homme et de la femme, par
l'action toute-puissante de la Divinité , une
fois supposée , il eût été, au contraire, fort
pou naturel, et tout à fait extraordinaire,
car, étant par là plus près des noms dont ils qu'un tel ouvrier eût laissé son ouvrage im-
8G7 LAN DKITIOXXAIUE DE PHILOSOPHIE
[larfait, qu'il eiVl créé l'iioinmo cl'la femme
avec tirs facullés sans exercice, une intelli-
gence sans moyen de S(î connaître et de s'ex-
primer, et qu'en les unissant dans celle so-
LAX
808
ciété intime destinée h per[)éluer son ou
vrage, et qui de deux âmes ne devait faire
qu'une âme, il leur eût refusé la j^aroie, par
laquelle ils jiouvaienl se communicjuer leurs
pensées el s'cîutretenir de leurs alfections; il
ii(! lui t-n coûtait sans di)ule pas davantage
de créer l'homme pensant el parlant, que de
le créer avec le mouvement et la vie. Ouand
on a recours à l'intervention de la Divinité,
il laui lui attribuer une conduite conforme à
sa sagesse et aux idées que notre raison peut
s'en former, et ceux (jui , rejetant toute
croyance d'une Intelligence suprême , font
naître l'homme de l'énergie de la matière, et
l(>, langage de l'industrie de l'homme, ne sont
]»as plus déraisonnables el sont beaucoup
plus '^onsé(iuents.
« Mais je suppose, continue le philosophe,
que, quelque temps après le déluge, deux
enfants de l'un et de l'autre sexe aient été
égarés dans les déserts avant qu'ils connus-
sent l'usage d'aucun signe; qui sait même
s'il n'y a pas quelque peuple qui ne doive
son origine qu'à un pareil événement? Je
prie qu'on me permelle celte supposition. La
question est de savoir comment celle nation
naissante s'est fait un langage. »
Condillac se trompe : la première question
est de savoir si l'on peut admettre celte sup-
position ; la seconde, si celte nation nais-
sante, comme il l'appelle, a pu se faire un
langage , el si môme deux enfants, dans l'é-
tat où il les suppose, et pour qui vivre était
le seul besoin, avaient besoin pour vivre de
se faire un langage. Pourquoi, d'ailleurs, re-
venir à la supposition ridicule de ces deux
enfants, et ne pas attribuer à Adam et Eve,
puisqu'il les nomme, venus au monde hommes
faits et en état de société, le besoin et les
moyens de se faire un langage? Certes, ce
n'était pas la peine de citer la Genèse, et d'y
prendre seulement les noms d'Adam, d'Eve
e'f du déluge, pour la démentir sur tout le
reste. Mais ces petites ruses n'étaient pas
alors aussi usées qu'elles l'ont été depuis par
le fréquent usage qu'en ont fait quelques
écrivains. Pourquoi même citer les Livres
saints dans une question qui est duj ressort
de la philosophie, et qui peut être décidée
par la seule raison? La supposition que Con-
dillac prie qu'on lui permette ne s'accorde
pas môme avec ce qu'il a dit d'Adam et d'Eve ;
car, s'il est vréli qu'ils aient dû à un secours
extraordinaire , à une inspiration surnatu-
relle, la faculté de se communiquer leurs pen-
sées, il n'y a rien que de très-ordinaire et de
tout à fait naturel dans la manière dont ils
ont communiqué cette faculté à leurs descen-
dants. 11 leur a suQi, pour cela, de leur trans-
mettre la langue qu'ils avaient reçue comme
nous transmettons tous les jours à nos enfants
celle que nous avons apprise de nos parents,
sans secours extraordmaire, même sans des-
sein, et par la seule voie des relations do-
mestiques et habituelles II n'est nos non
plus extraordinaire que le langage , une fois
donné, se soit perpétué (h; la même manière
de génération en génération juscju'au déluge,
et que la connaissance et l'usage n'en aienl
pas été interrompus , môme par ce désastre,
auquel il est encore fort naturel que (juel-
ques hommes aient échappé plutôt que quel-
ques enfants, et aient ainsi conservé la tra-
dition du langage et continué l'espèce hu-
maine; il est môme certain qu'ils y ont
échapj)é, puisque nous voyons encore sur
la terre des hommes et un langage. Une telle
supposition, quand elle ne serait appuyée sur
aucun monument , serait beaucoup [jIus na-
turelle que celle de deux enfants égarés dans
les déserts avant quils connussent l'usage;
d'aucun signe, c'est-à-dire, à deux ans à peu
près; car c'est à cet âge, et même plus tôt,
que les enfants entendent le langage et le
répèlent, et qu'ils ont la connaissance de
beaucoup de mots.
C'est pour relever un peu cette hypothèse
ridicule que Condillac ajoute : « Qui sait s'il
n'y a pas quelque peuple qui ne doive son
origine qu'à un pareil événement? » Celte
conjecture, mise en avant, el sous la forme
d'un doute scientifique, donne quelque im-
portance au roman el en impose au vulgaire,
qui ne peut pas plus que le philosophe ré-
soudre cette question. Mais le bon sens et
l'expérience des choses de la vie, fondemeiil
de toute bonne manière de philosopher, ren-
voient aux contes de fées ces deux enfants
échappés seuls au naufrage général , égarés
dans les déserts à l'âge auquel ils ne pou-
vaient se passer du secours des autres hom-
mes, et qui, sur une terre inondée, sans fruits
et sans habitants, ont vécu jusqu'à devenir la
tige d'un peuple el les inventeurs du langage.
Il n'y a rien de plus incroyable dans toute
l'histoire sacrée ou pr(jfane; et ce don de la
parole, ou plutôt l'existence morale donnée
à l'homme en même temps que l'existence
physique, pour être tran*smises l'une comme
l'autre, est bien moins extraordinaire pour
la raison, qui voit encore aujourd'hui partout
subsistante cette transmission nécessaire, que
le miracle de deux enfants exposés presqu'au
berceau, et qui se sauvent même d'un dé-
luge. On ne pouvait pas faire dépendre la dé-
cision d'une question aussi importante que
l'origine du langage, d'une condition plus ro-
manesque. Un philosophe n'accorde j)as plus
de pareilles suppositions qu'il ne les pro-
pose, el, prodige pour prodige, je crois plus
volontiers aux prodiges de Dieu qu'aux pro-
diges de l'homme. Tout, dans cette hypo-
thèse est incohérent et contradictoire. Dans
le récit des Livres saints, confirmé par les an-
tiques traditions des peuples, et même par
leurs fables, on voit du moins quelques hom-
mes échappés au désastre universel, qui con-
servent la connaissance du langage et des
arts; et c'estune dérision de citer l'histoire des
premiers temps, pour nous montrer deux en-
fants chargés, presqu'à la mamelle, des des-
tinées du genre humain. 11 y aurait eu plus
de franchise à traiter philosophiquement une
question toute philosophique. Il fallait ne
809
LAN
parler ni de la création ni du déluge, remon-
ter aux premiers humains, et, sans s'infurmer
ni quand ni comment ils étaient venus sur la
terre, nous les montrer inventant la langue
sans pouvoir penser, et vivant en société
avant de pouvoir s'entendre. Au reste, Con-
dillac est conséquent à lui-même dans ses
hypothèses : pour expliquer la société, il
suppose deux enfants ; il imaginera une sta-
tue pour expliquer l'homme.
Warburthon, tt)Ul zélé défenseur qu'il était
de la révélation, trouvait sans doute de la dif-
ficulté à la concilier sur l'origine du langage
avec la raison, puisqu'il semble pencher, dans
son Essai sur les hiéroglyphes, en faveur de
l'opinion contraire, il s'appuie même de l'au-
lorilé d'un écrivain peu judicieux de l'anti-
quité, et même du sentiment d'un Père de
l'Eglise et d'un théologien moderne, dont les
opinions suspectes dhétérodoxie ont été
combattues par Bossuet. Nous citerons ce
passage du savant anglais :
« A en juger seulement par )a nature des
choses et indépendamment de la révélation,
qui est un guide plus sûr, on serait porté à
PSYCHOLOGIE. LAN 810
et ils n'étaient ni confus ni inarticulés, et
s'ils n'exprimaient rien , ils ne pouvaient ja-
mais devenir un langage distinct. Si l'on se
servait de signes ou de marques arbitraire-
ment convenus , on avait nécessairement la
pensée, et, par une conséquence inévitable,
l'expression de cette convention , et l'on pos-
sédait ainsi la parole avant la parole. « C'est,
dit le docteur anglais, ce qui a donné lieu
aux ditférentes langues; car tout le monde
convient que le langage n'est point inné. »
La conclusion est brusque, et la rais(jn qu'en
donne Warburthon prouve qu'il ne s'est pas
entendu lui-môme. Le langage n'est point,
inné dans l'individu, qui est-ce qui en doute?
Mais on peut dire qu'il est inné dans l'espèce,
et c'est ce (jui fait que tous les peuples ont
un langage, et que quelques hommes sont
muets. Le langage n'est point inné dans
l'honnne; s'ensuil-il que l'homme a |)u l'in-
venter? et n'est-il [)as plus vrai de dire que,
si l'homme avait pu inventer le langage, l'i-
dée du langage serait innée dans son esprit?
car l'homme a nécessairiunent en lui-mômo
le type de ce qu'il invente, lorsqu'il ne le
admettre l'opinion de Diodore de Sicile et de reçoit pas du dehors, et dans ses découvertes,
Vitruve, que les pi-emiers hommes ont vécu,
pendant un temps, dans les cavernes et les
forêts à la manière des brutes, n'articulant
que des sons confus et inarticulés, jusqu'à ce
que, s'élant associés pour se secourir mutuel-
lement, ils soient arrivés, par degrés, à en
former de distincts par le moyen de signes
ou de marques arbitraires convenus cnirc eux,
alin que celui qui parlait ))ùl exprimer les
idées qu'il avait besoin de communiquer aux
autres. C'est ce qui a donné lieu aux ditfé-
rentes langues ; car tout le monde convient
que le langage n'est point inné. Celle origine
du langage est si naturelle, qu'un Père de
l'Eglise ( saint Grégoire de Nysse ) , et Ri-
chard Simon, prêtre de l'Oratoire, ont tra-
vaillé l'un et l'autre à l'établir. Mais ils au-
raient pu être mieux informés, el rien n'est
plus évident, par l'Ecriture sainte, que le lan-
gage a eu une origine différente; elle nous
apprend que Dieu enseigna la religion au
premier homme; ce qui ne permet pas de
douter (ju'il ne lui ait en même temps ensei-
gné à parler. Ln effet, la connaissance de la
il ne fait que copier un modèle ou intérieur
ou extérieur.
La faculté de répéter la parole n'appartient
pas môme à l'homme seul , puisque cette fa-
culté se montre chez (juehiues animaux.
C'est la faculté de la comprendre quand elle
frappe notre oreille, et d'y attacher une pen-
sée, qui est la propriété exclusive de l'espèce
humaine et sa [)lus noble prérogative; car
les animaux entiuident notre parole sans la
comprendre , et elle n'est pour eux qu'un
son, devenu, par une répétition fréquente ,
un signe matériel et sensible, inséparable do
certains mouvements dont on leur a fait con-
tracter l'habitude. Ce qui le prouve, c'est que
le chien, qui rapporte si fidèlement au mot
ou au son Apporte, n'obéirait plus, si on su
servait d'une périphrase pour lai faire en-
tendre la môme chose.
Mais c'est surtout la faculté de comprendre,
l'expression des choses morales et incorpo-
relles qui paraît être la qualité dislinctive, le
caractère spécial de l'intelligence humaine ,
et qui nous explique comment les Livres
religion suppose beaucoup d'idées et un grand saints ont pu dire de l'homme que « l'inlelli-
exercice des opérations de l'âme, ce qui ne
peut avoir lieu que par le secours des si-
gnes. »
Il y a peu de logique dans ce passage , et
c'est une étrange confusion d'idées de com-
mencer par combattre la révélation pour en
revenir à la révélation, et de vouloir décider,
par les croyances religieuses, ce qui peut être,
décidé par la seule raison. Rien de plus con-
traire à la nature des choses, c'est-à-dire, de
l'homme dont il est ici question, que cet état
prétendu primitif du génie humain, vivant
dans les cavernes et les forêts à la manière
des brutes; rien de plus impossible et de plus
absurde que le passage des sons confus et
inarticulés à l'expression de la pensée par
le langage articulé ; car si ces sons expri-
maient quelque chose, c'était un langage,
DicTioNN. DE Philosophie. I.
gence suprême l'avait fait à son image et à sa
ressemblance. »
En effet, je montre à un enfant du pain ,
des fruits, des choses à son usage, en un
mot, des objets matériels; j'exécute devant
lui certains mouvements, je lui nomme en
même temps et ces objets et ces actions , el
ce langage d'actions el d'images, se joignant
dans son esprit au langage articulé que je
prononce, l'explique el le traduit, et il prend
l'habitude de répéter les mêmes mots à l'oc-
casion des mômes objets et des mêmes ac-
tions, dont il comprend l'usage ou le motif.
Tous les hommes sains d'esprit et de corps
ont à la fois ces deux langues, ou plutôt ces
deux expressions , le langage d'action et le
langage articulé. L'aveugle n'a que le lan-
gage articulé, et le sourd-muet n'a que le
2G
811
LAN
DICTIONNAIUE DE PHILOSOPHIE.
LAN
812
langage d'acUon; mais avec ce langage, il
coniniuniquc avec les aulrcs hommes : il en-
tend, pour ainsi dire, leiii- action et leur fait
entendre la sienne; et ce langage d'action et
d'images , il l'apprend aussi , comme nous
a|)prenons l'autre, j)ar imitation et par répé-
tition. Mais lorsque je i)arle à un entant d'ob-
jets u)oraux et immatériels, et qui ne peuvent
lui ôtrc i)résentés ^ous aucmie image; lors-
que je l'entretiens de vertu , de raison , de
justice, d'ordre, de bien et de mal, des rap-
j)Orts des objets entre eux ou avec nous ,
choses qui sont le fondement de la vie et
que tous les hommes comprennent , môme
ceux à (jui on se donne le moins la peine de
l'expliquer; lorsque, pour le lui faire mieux
comprendre, je lui otlre des exemples qui
sont aussi un langage d'action, il faut, de
toute nécessité , sujtposer dans son esprit
quelque chose d'antérieur à une leçon , diîs
})ensées qui attendaient mes paroles pour se
joindre à elles, et (|ui lui montrent leYapport
des leçons aux exemples; car les mots ré-
veillent les idées, les montrent à l'esprit, les
lui rendent présentes, et ne les créent pas;
et môme pour les choses purement sensibles,
on n'apprendrait pas plutôt la géométrie à un
enfant qu'à l'animal qui vous regarde et qui
vous écoute, si l'enfant n'avait pas, plus que
l'animal, des idées de rapports d'espace, de
grandeur , de quantité , qui ne peuvent se
joindre aux mots qui les expriment que parce
(lu'elles se trouvent antérieurement dans l'es-
prit. Il y a môme quelque chose de plus re-
marquable encore dans l'acquisition de la
langue que nous entendons parler pour la
première fois. Si je veux, à l'âge de la raison
et de l'attention , apprendre une langue
étrangère dans des livres ou par les leçons
d'un maître, il faut que la grammaire ou le
maître traduisent continuellement, dans la
langue que je parle, les règles et les mots de
la langue que je veux apprendre ; et s'il n'y
avait pas un mot de français dans la gram-
maire allemande , ou que le maître qui me
l'enseigne n'entendît et ne parlât que l'alle-
mand, cette langue serait pour moi un chiffre
dont il me serait impossible, faute de don-
nées, de deviner le secret; en sorte que ma
langue maternelle est entre cette autre lan-
gue et mon esprit un interprète nécessaire de
ce qu'elle veut me dire et de ce que je veux
apprendre. Encore faut-il observer que, si je
ne comprends pas même les mots de cette
langue, j'en connais les règles générales, qui
sont les mêmes dans toutes les langues. C'est
une carte dont j-e connais les points princi-
cipaux, quoique j'ignore la topographie du
pays. Ainsi , je peux dire que je connais le
langage des Allemands, même avant d'avoir
appris les règles particulières de la langue
allemande. Mais entre l'enfant qui commence
à parler sa langue maternelle et ceux de qui
il en reçoit la connaissance , quel est le
moyen, le lien, le truchement de leurs pen-
sées et de leurs paroles ? Le maître sait sa
langue, le disciple n'en connaît encore au-
cune. Comment celui-ci comprend-il les pen-
sées, lorsqu'il ne connaît pas encore la parole
qui les exprime et les l'cnd c(»mpréhensibles,
ou comment entend-il la parole, s'il n'a déjà
la pensée qui la rend intelligible ? Et remar-
quez que ces pensées, que les mots qui les
expriment ne font, comme nous lavons déjà
dit, que réveiller et qu'ils ne créent pas, se
trouvent dans l'esprit de l'enfant prêtes à se
jomdre aux sons les plus divers, et indiffé-
rentes à toutes les langues qu'on voudra lui
faire entendre; en sorte que son esprit est
léellement une table rase prête à recevoir
tous les traits qu'on y voudra graver. Ainsi ^
en a[)prenant une langue étrangère, je n'ap-
])rends qu'à parler, je ne fais que traduire et
échanger des mots contre d'autres mots; en
apprenant ma langue maternelle, j'apprends
à penser, c'est-à-dire à attacher des pensées
aux mots et des mots aux pensées : j'apprends
à connaître mes propres pensées, à les revêtir
d'une expression qui les rend sensibles à mon
jtropre entendement; je leur donne un corps,
soit en en faisant un son au moyen duquel je
])eux les entendre, soit, dans l'écriture, et en
faisant une figure au moyen de laquelle je
peux les voir et Icsliie. Comment cela s'o-
])ère-t-il en nous à l'âge de la plus profonde
ignorance de l'esprit et de la plus extrême
faiblesse des organes? Je l'ignore; mais ce
que je sais, c'est que Ihomme n'ayant pu in-
venter le langage , et en répandre l'usage
sans en convenir avec lui-même et avec les
autres, en convenir sans y penser, y penser
sans connaître sa pensée, connaître enfin sa
pensée sans la nommer, il s'ensuit rigoureu-
sement que la jjarole lui a été nécessaire
pour inventer la parole. Je sais que l'homme
étant passif, quand il entend la parole, actif
quand il y joint la pensée , le même homme
n'a pu recevoir la parole de lui-môme et y
joindre en môme temps la pensée , et être
tout seul et sur le même objet actif et passif
à la fois. La pensée est le germe qui attend
que la parole vienne le féconder et lui don-
ner l'existence : génération des esprits toute
semblable à celle des corps, qui fait dépendre
l'existence des uns et des autres du concours
simultané de deux agents, dont l'un donne ,
l'autre reçoit; l'un engendre, l'autre produit :
tant est vaste dans son unité le plan de l'au-
teur de toute existence ! tant sont féconds et
simples les moyens par lesquels il perpétue
et conserve son ouvrage !
Waiburthon , dont cette digression nous a
éloigné, après des doutes peu philosophiques
sur la véritable origine du langage , conclut
des expressions des Livres saints que le lan-
gage a été primitivement donné à l'homme.
La raison toute seule aurait pu le conduire à
cette conclusion, et môme elle l'y conduit en
finissant, puisqu'il avoue que la connaissance
des choses morales « suppose beaucoup
d'idées et un grand exercice des opérations
de l'âme; ce qui, dit-il, ne peut avoir lieu
que par le secours des signes , principe
fondamental de la science des idées et du
langage, avoué par J.-J. Rousseau, et pres-
que dans les mêmes termes : Quand ^imagi-
nation s arrête, c'est-à-dire, quand les objets
auxquels nous pensons ne peuvent oas être
813
LAN
i^svcnoLor.TE.
LAN
8\i
présents h l'imagination par des figures oti qui est hors de l'ordre, suivant îa force môme
des images, l'esprit ne marche (juà l'aide du de l'expression , extraordinaire , quelque
discour:
commun qu'il [misse Otre; il n'y a de natu-
Condillac s'est emparé des doutes de War- rel, quelque rare qu'il soit, que ce qui est
burthon; il les cite avec complaisance, et conforme à l'ordre : iVon m rfcprara^/s, sed /»,
ajoute : « Tout cela me paraît fort exact, et his quœ hene secundum nnturam se habenl ,
si j'ai supposé deux enfants dans la néces- considerandum est quid sit natxirale : c'est
site d'imaginer y»î.7/»'(/».r premiers signes du dans ce (jui est bon et conforme à la nature ,
langage, c'est que j'ai cru qu'il ne suffisait et non dans ce qui s'en écarte, qu'il faut
pas, pour un philosophe, de dire qu'une chercher le naturel, a dit Aristote, qui n'a
chose a été faite par des voies extraordi- pas toujours été fidèle h celte maxime. Mais
naires, mais qu'il était de son devoir d'expli- il y a des ordres différents, jamais opposés,
quer comment elle aurait pu être faite par et des natures dilïérentes. Rendre d'un seul
des moyens naturels.
Je relèverai , avant d'aller plus loin , une
expression de ce passage que j'ai soulignée, et
çiui pour être à la mode dans les écrits des
idéologues , n'est pas jiour cela })lus exacte.
On dit bien le langage des signes, fiour expri-
mer les gestes , les emblèmes , les sons , et
généralement toutes les choses ou marques
extérieures, qui servent h indiquer, à signi-
fier quehpie chose, et qui en sont les signes;
mais les signes du langage , pour dire les
mots, sont une expérience fausse ; car les mots
ne sont pas les signes du langage , mais le
langage lui-même. Je fais, sans jiarler, signe
<jue je vois ou que j'entends; je parle par
signes, mais yV ne parle pas des signes.
Il y a dans le reste de ce passage autant
d'erreurs et de sophismes que de mots. On a
!nontré ([ue deux enfants, dans l'état elles
circonstances où on les sup[)ose, n'auraient
jamais été dans la nécessité d'imaginer le lan-
gage, puisqu'il ne pouvait y avoir, pour des
êtres ainsi |)lacés, d'autre nécessité (|uc celle besoin du service de quehjucs hommes , ii
mot la vue h un aveugle est pour l'homme
une voie extraordinaire, ou hors de l'ordre
]>articulier dans lequel ii est placé : la lui
rendre par les traitements de l'art ou un
moyen (ju'il regarde avec raison comme na-
turel, puis(]u'il est pris dans sa })ropre na-
ture. Mais si, pour quel(|ue raison tirée de
\'ordre gênerai de la société , Dieu voulait
montrer sa puissance dans la dis[)ensation
de ses bienfaits , ce serait pour lui une voit
fort extraordinaire que d'employer les opé-
rations et les remèdes pour rendre la vue .^
un aveugle, quoiqu'il soit l'auteur des pro-
priétés salutaires des corps, et un moyen, au
contraire, fort naturel au maître de la nature,
que de le guérir d'une seule parole; et à
moins de supposer ([ue Dieu est un être ex-
traordinaii-e, et que l'honmie seul est naturel,
on ne peut pas nier cette vérité. Encoie un
exemple pris dans les choses qui sont à noir»;
portée, et plus près de nos habitudes et de
nos connaissances. Le pouvoir d'un Etat a
commande et il est obéi. Un particulier a be-
soin (le son voisin ; il prie ou paye, et il est
servi ; et quoiqu'il n'y ait rien en soi de plus
extraordinaire , d'homme h homme , (jue le
commandement et l'obéissance , et même do
moins naturel suivant une certaine nature, ii
est vrai cejiendant que la manière qu'emploie
le souverain n'est pas plus extraordinaire que
saire que pour Ta société, et la société n'a pu celle qu'emploie le particulier, et qu'elle est
exister avant le langage. tout aussi naturelle; mais l'une appartient à
« J'ai cru, continue Condillac, qu'il ne suf- l'ordre général ou public, l'autre à l'ordre
fisait pas, pour un philosophe, de dire qu'une particulier ou j)rivé ; l'une est dans la nature
chose avait été faite par des voies extraordi- de la société, l'autre dans celle de l'individu.
d'être, et qu'on peut être sans parler; et
c'est ce qui a fait donner aux premiers be-
soins, au nombre desquels le langage n'est
pas compris, le nom de nécessités corporelles.
Condillac reconnaît du moins qu'on n'a j)as
inventé le langage sans nécessité, et j'en con-
clus que le langage n'a pas du tout été in-
venté. Le langa5j;e, je le répète, n'est néces-
naires, mais qu'il était de son devoir d'expli-
([uer comment elle aurait pu être faite par
des moyens naturels. >»
Un philosophe ne doit rien dire qu'il ne le
pense t1 ne le prouve, et s'il dit qu'une chose
L'miagination et les arts, qui ne connaissent
(lu'une nature visible, palpable, particulière,
trouvent extraordinaire et peu naturel tout
ce qu'ils ne |)euventy faire entrer; mais pour
la raison et la [)hilosophie, la cause premièn;
a été faite j)ar des voies extraordinaires, cela et générale de tout n'est pas plus extraordi-
doit suffire; et il ne peut sans compromettre
son jugement chercher à expliquer comment
elle aurait pu être faite par des moyens na-
turels, ce qui n'est pas du t(jut philosophique.
Tl faut, au contraire, que le philosophe com-
mence par rejeter les voies extraordinaires,
s'il peut expliquer le fait par des moyens na-
turels, ou les moyens naturels, s'il ne peut
l'expliquer que par des voies extraordinaires.
Mais le sophisme ou l'équivoque est ici
dans les mots naturels et extraordinaires
qu'on prend pour opposés entre eux, et qui
ne sont que ditlérents l'un de l'autre. A parler
exactement, il n'y a d'extraordinaire c^ue ce
naire que les causes secondes de quehjues
effets, et la cause de l'universalité des effets
ou de l'univers est aussi naturelle qw. les
causes particulières.
> Mais ce qui est extraordinaire et hors de
toute nature, c'est la matière éternelle qui
s'est faite et ai'rangée elle-même; c'est de
l'ordre sans ordonnateur, du mouvement sans
premier moteur, des lois primitives sans pre-
mier législateur, en un mot des effets sans
cause; c'est l'homme qui reçoit aujourd'hui
la vie et la parole d'un être semblable à lui,
vivant et parlant comme lui, venu primiti-
vement d'un œuf pondu par la terre, et éclos
Vi.)
LAN
DICTIONNAIUE DE PHILOSOPHIE.
LAN
81Ô
h la clialciu- du soleil, cruanl lui-même son
propre esprit, en inventant la parole qui lui
lait connaître ses pensées; c'est enfin la so-
ciété entre des êtres sans parole, sans pen-
sée, sans lien par conséquent, et qui, sans
s'entendi-e, conviennent de se réunir, et,
sans parler, conviennent d'un langage com-
mun; et il est étrange assurément que les
mêmes philosophes, qui trouvent extraordi-
naire ce qui est tout à fait naturel, trouvent
naturel ce qui est si extraordinaire.
En un mot et pour parler avec toute la
précision philosophique, le merveilleux ou
surhumain est ce qui surpasse les forces et
l'industrie de l'homme. Oi- tout est merveil-
leu.x et surhumain dans le monde, depuis le
cèdre jusqu'à l'hysope, depuis l'éléphant
jusqu'au ciron, depuis lo soleil jus(}u'à un
sinon pour la philosopiiie, au moins pour les
philosophes, où ils pouvaient compter sur
de pareilles complaisances! « Tant que les
enfants dont je viens de parler, ont vécu sé-
parément, l'exercice des opérations de leur
âme a été borné à celui de la perception et
de la conscience, qui ne cesse pas quand on
est éveillé; à celui de l'attention, qui avait
lieu toutes les fois que quelque perception
les affectait d'une manière particulière; à
celui de la réminiscence, quand des circons-
tances qui les avaient frappés se représen-
taient à eux, et à un exercice fort peu étendu
de leur imagination, etc. » C'est-à-dire que
ces enfants recevaient, comme les animaux ,
les images des objets; qu'ils avaient, comme
les animaux, la vue intérieure ou la percep-
tion de ces images qui ne seraient rien, qui
atome. Mais il n'y a rien de plus merveilleux, ne seraient pas, si l'homme ou la brute ne
et, si l'on peut le dire, de plus surhumain
que l'homme, et par conséquent il n'y a rien
de [)lus commun ou de plus ordinaire que le
merveilleux. L'extraordinaire, à parler exac-
tement, est le désordre, le mal, ce qui est
contre l'ordre de la nature des êtres, puisqu'il
en est la destruction. C'est l'homme qui le
l'ait; mais le naturel est le bon, le bien,
l'ordre : c'est Dieu qui en est l'auteur, et le
bon ne cesse pas d'être naturel, même quand
les apercevaient pas et n'en avaient aucune
connaissance, connaissance qui ne cesse pas
quand on est éveillé, qui ne cesse pas même
toujours quand on dort. Comme la brute, ils
étaient attentifs à ces images; car, sans cette
attention, ces images ne pourraient servir à
l'usage auquel la nature les a destinées pour
Id conservation des êtres animés; comme la
brute, et pour les mêmes motifs, ils avaient
la réminiscence de ces images et des objets
i! est merveilleux, et qu'il surpasse nos forces qui les produisaient, et ils faisaient un exer-
et notre intelligence.
Ainsi, lorsque Condillac dit qu'il ne suffit
pas, pour un philosophe , d avancer qu'une
chose a été faite par des voies extraordinaires,
hiais qu'il est de son devoir d'expliquer com-
tnent elle aurait pu être faite par des moyens
■naturels, il pourrait appliquer cette maxime
uu vulgaire qui voit du merveilleux là où il
n'y en a pas. Mais lorsqu'il en fait pour le
[jhilosophe un principe de raisonnement,
c'est à peu près comme s'il disait qu'il ne
suffit pas à un philosophe de dire qu'une
chose a été faite par des voies qui sont dans ta
nature et appartiennent à l'ordre dont elle
fait partie, rnais qu'il est de son devoir
d'expliquer comment elle aurait pu être
faite par des moyens pris dans une nature
différente, et qui sont dans un ordre de
choses hors duquel elle est placée; ce qui
cice de leur imagination ni plus ni moins
étendu que la sphère des objets qu'ils avaient
sous les yeux; car on imagine tout ce qu'on
voit, coûjme il est vrai de dire, dans un autre
sens, qu'on voit tout ce qu'on imagine. En-
core avons-nous comparé l'homme à la brûle,
et cette comparaison manque par la base;
car la brute est dans l'état naturel à son
espèce, au lieu que l'homme, sans le langage,
est dans un état contraire à sa nature, et oij,
loin d'avoir des images, des perceptions,
une conscience, des réminiscences, etc., ii
ne peut pas même exister. Qu'on n'oppose
|wis l'exemple des sourds-muets au milieu
d'hommes entendants-parlants, entendant la
raison des autres, quoiqu'ils ne puissent
ouïr leur idiome, et sont comme des aveugles
au milieu des voyants. Les sourds-muets sont
éclairés par l'intelligence de ceux qui parlent
renferme une absurdité dans la pensée et une et pensent ; par conséquent, comme les aveu
contradiction dans les termes.
Voyons toutefois quels sont les moyens
naturels et ordinaires par lesquels le philo-
sophe imagine que le langage a été inventé,
et n'oublions pas de remarquer que ces
moyens naturels et ordinaires commencent
d'une manière aussi extraordinaire que peu
naturelle, par le prodige de deux enfants
échappés, au berceau, de la catastrophe qui
a englouti le genre humain, et égarés dans
]es déserts; de deux êtres qui sont par con-
gles sont guidés et préservés de danger par
les yeux de «eux qui y voient, et nous sup-
posons ici l'espèce humaine tout entière
sans parole et sans langage.
« Quand ils vécurent ensemble, continue le
philosophe.... » Ici Condillac fait faire à ses
lecteurs un pas de géant et franchit d'un saut
l'intervalle immense qui sépare l'homme
brut de l'homme social, ou plutôt le néant
de l'être; et il glisse rapidement sur ce pas-
sage, de peur d'y être arrêté. Mais en accor-
séquent dans un état contraire à leur nature, dant que ces deux enfants fussent de petits
et qui vivent malgré la nature; et Condillac animaux, peut-on dire qu'ils vécussent en
l'a si bien senti, qu'en hasardant cette hypo- semble, même lorsqu'ils eussent été rappro
thèse, il en demande pardon au lecteur, il le
prie instamment de la lui permettre, et
semble lui dire : « Passez-moi de grâce un
principe absurde, et j'en tirerai des con-
séquences raisonnables. » Heureux temps,
chés l'un de l'autre? Les animaux qui vivent
les uns près des autres par un etlet de leur
instinct et de leurs besoins, ne vivent pas
ensemble, et cette expression suppose la
communication des pensées par l'échange
817
LAN
PSYCHOLOGIE.
LAN
\m
de paroles. // n'est pas bon que l'homvie soit
seul, « dit l'éternelle Vérité {Gen. ii , 18 );
mais elle l'a dit de l'homme social et civilisé,
de l'homme dans cet état où le même lan-
gage met en commun leurs pensées, leurs
atfeclions, leurs besoins, leur industrie.
Mais pour l'enfant qui jusque-là avait vécu
seul dans les déserts, et encore à l'ûge où il
aurait le plus besoin de secours et d'assis-
tance, un compagnon aussi brut que lui di-
agissaient en conséquence du besoin qui les
Dressait davantage.
<« Ce langage était peu perfectionné, et ne.
consistait vraisemblablement qu'en contor-
sions et en agitations violentes. Cependant,
les hommes ayant acquis l'habitude de lier
quelques idées à des signes arbitraires, les
cris naturels leur servirent de modèle pour
se faire un nouveau langage ; et ils articulè-
rent de nouveaux sons en les accompagnant
minuait bien plus ses moyens de subsistance de quelques gestes qui leur indiquaient les
qu'il ne pouvait les accroître; et si deux
êtres à figure humaine, placés dans des cir-
constances semblables, venaient h se ren-
contrer, s'ils étaient même capables de se
reconnaître, leur premier mouvement serait
de se fuir plutôt que de se chercher. lh\ fait
récent nous foiu'nit un exemple de la socia-
bilité de deux êtres placés à ])eu près dans
les mêmes circonstances, et nous apprend
comment ils vivaient ensemble. Des deux
tilles trouvées dans les bois de Sogny, en
Champagne, dont Racine le (ils, dans ses mé-
moires, raconte l'histoire, l'une avait tué
l'autre pour je ne sais quel objet qu'elles
avaient trouvé, et dont elles s'étaient disputé
la possession. Deux êtres, réduits aux pre-
mières et aux plus simples nécessités de la
vie, n'ont pas besoin l'un de l'autre pour les
satisfaire. Eh non I assurément, ils ne vi-
vraient pas ensemble, ces deux êtres qui ne
connaîtraient pas le lien de la vie sociale;
ils ne vivraient pas môme l'un près de l'autre,
ces êtres indépendants l'un de l'autre et
inutiles l'un à l'autre; ces êtres hors de toute
nature \ivante, puisqu'ils n'avaient ni la rai-
son qui réunit les hommes, ni l'instinct qui
rapproche les brutes.
« Quand donc ils vécurent ensemble, ils
eurent occasion de donner plus d'exercice à
ces premières opérations, parce que leur
commerce réciproque leur lit attacher aux
cris de chaque passion les perceptions dont
ils étaient les signes naturels. Ils les accom-
pagnaient ordinairement de quelques mouve-
ments, de quelque geste, de quelque action
dont l'expression était encore plus sensible.
Par exemple celui fjui souffrait, parce qu'il
était privé d'un objet que ses besoins lui
rendaient nécessaire, ne s'en tenait pas à
pousser des cris : il faisait des efforts pour
l'obtenir ; il agitait sa tête, ses bras, et toutes
les parties de son corps. L'autre, ému <i ce
spectacle, fixait les yeux sur le même objet,
et, sentant passer dans son âme les sentiments
dont il n'était pas encore capable de se rendre
raison, il souffrait de voir souffrir ce misé-
rable. Dès ce moment, il se sent intéressé à
le soulager, et il obéit à cette impression
autant qu'il était en son pouvoir. Ainsi, par
le seul instinct, les hommes se demandaient
et se prêtaient du secours; je dis par le seul
instinct, car la réflexion n'y pouvait avoir
part. L'un ne disait pas : Il faut m'agiter
de celte manière, pour lui faire connaître ce
qui m'est nécessaire, et l'engager à me se-
courir ; ni l'autre : Je vois à ses mouve-
ments qu'il veut telle chose, et je vais lui en
donner Ig jouissance; mais tous les deux
objets qu'ils voulaient faire remarquer, ils
s'accoutumèrent à donner des noms aux
choses. Ces premiers progrès du langage
furent nécessairement tres-lents. Leur enfant,
[)ressé par les besoins qu'il ne pouvait faire
connaître que difficilement, agita toutes les
jiarties de son corps. Sa langue, fort flexible,
se replia d'une manière extraordinaire, et
prononça un mot tout nouveau. Le besoin
continuant donna lieu aux mêmes effets. Cet
enfant replia sa langue comme la première
fois, et articula encore le même son...
« Il est vrai que, pour augmenter le nombre
des mots d'une manière considérable, il fal-
lut sans doute plusieurs générations, etc. »
L'erreur de Condillac, et de bien d'autres
écrivains de la môme époque, est d'avoir
commencé par supposer, contre toute raison
et toute autorité, l'homme dans un état pri-
mitif brut et insocial, et dans un tel degré
de barbarie, qu'il était même privé de la
faculté de connaître et de communiquer ses
pensées, pour lui attribuer, dans ce même
état, les pensées, les sentiments, les affections,
les intentions, les besoins, res[)rit d'inven-
tion et d'industrie de l'homme social et civi-
lisé; c'est d'avoir regardé comme natives et
appartenant à sa nature pliysi(]U(î et indivi-
duelle, des (jualités qui appartiennent uni-
quement à sa natuie morale et sociale, ce
qui ne se dévelo[)pe que dans la société, par-
la société et pour la société; c'est, coranu;
nous l'avons déjà dit, d'avoir cru que l'hom-
me aurait l'instinct de la brute, s'il n'avaii
pas la raison et l'intelligence propres à son
espèce; et de peur ([u'oii ne s'y trompe, Con-
dillac a soin d'avertir (jue tout ce que faisaient,
ces enfants, ils le faisaient par instinct, que
la raison et la réflexion n'y avaient aucune
part, etc. Il n'a i)as vu que l'habitude de la
raison et de la réflexion, soit de nos propres
réflexions, soit de celles des hommes près
de qui nous vivons, c'est-à-dire, leurs leçons,
leurs exemples, leurs actions, qui, même à
leur insu, sont des leçons et des exemples,
nous inspirent au besoin, et pour notre con-
servation, des résolutions qui ont la rapidité
de l'instinct, mais qui n'en ont pas l'aveugle
et irrésistible nécessité, puisque, si nous ne
pouvons, par exemple, nous empêcher de
faire certains mouvements d'habitude pour
échapper à un danger qui menace notre vie,
nous pouvons braver volontairement ce môme
danger, et même faire de notre plein gré lo
sacrifice de notre vie.
« Leur commerce réciproque leur fit atta-
cher aux cris de chaque passion les percep-..
tions dont ils étaient les signes naturels. »,
810 I^A\ DICTIOXNAIUE DE PJIIIDSOPIIIE. LAN 820
Mais quel pouvait Olre le commerce réei- tum manu et viribus pcr cœdcm ac ruinera,
IM-ociue de deu\ enfaiils sans [tarole, sans aui eripere, aut retinere potuissent; et cet
iiilcliigcnce, et Irès-ceilaiiiemenl iiidépen- n^u de la suciétt^ ils l'appellent, pour cette
«lanls l'un de l'autre pour leurs preniiei^ , raison, l'âge de fer. Conmient avons-nous pu,
besoins, les s<miIs (pi'ils |)ussent é|)rouver? nous témoins ou com|)lices de tous les désor-
Uuel pouvait ôlre le lien et l'objet de ce coni- dros que l'intérêt personnel, et ces rivalités
merce? Ce lien, selon Condillac, était la furieuses d'ambition ou de cupidité produi-
bonté native de l'homme, la compassion na- sent dans la société, malgré le secours qu'elle
lurelle, la sensibilité en un mol, (jui joue un offre à nos vertus, ou les peines qu'elle o[)-
rôle dans le roman comme dans tous les pose à nos penchants; comment avons-nous
autres. C'est que l'un criait d(î douleur et de pu croire à la bonté native, audésinléresse-
laim, et agitait sa léte, ses bras et toutes les ment, à la modération, à l'humanité, enfin,
parties de son corps; l'autre, ému à ce spec- de l'homme sans lumière, sans instruction et
tacle, sentait passer dans son âme les mômes sans discipline, pour qui une proie àattein-
douleurs et les uiêmes désirs ; // souffrait, en dre ou une autre à disputer étaient ce que
un mot, de voir souffrir ce misérable, il se sont pour nous des honneurs à obtenir ou
sentait intéressé aie soulager ; et dans cette de l'argent à gagner? Les passions sont les
vie, toute de besoins et de privations, la coni- mômes chez tous les hommes; les objets
passion était le besoin qui le pressait davan- seuls diffèrent selon les temps et les circ'on-
lage. En vérité, c'est un peu trop se jouer stances de la vie et de la société. Nous ne
«le la crédulité de ses lecteurs. Est-ce \h. sommes pas bons no^/temenf, mais nous pou-
l'horame brut ou l'homme social et civilisé? vons naturellement le devenir dans la société,
La sensibilité aux maux d'autrui n'est pas une et par les moyens dont elle dispose; et si,
qualité native de l'homme, un besoi'i comme après des récits de voyageurs, mis à la place
celui de digérer ou de dormir; on n'est pas de romans de philosophes, nous ne croyons
sensible parce qu'on a les organes, la figure plus môme à la bonté native des sauvages;
et la constitution physique de l'homme, mais si, après des événements trop récents, nous
parce qu'on est être raisonnable et moral, et ne croyons plus même à la bonté native de
(ju'on a fait de bonne heure usage de sa rai- J'homme civilisé, gardons-nous de calomnier
son. Si la sensibilité était en nous une qualité
native, il serait aussi impitoyable que de
vivre sans manger et sans dorrnir. Il y a bien
une sensil)ilité qui dépend delà faiblesse des
organes, qui souffre de voir souffrir même
un chat ou un oiseau, d'entendre crier même
l'état social, et de méconnaître les bienfaits
de la civilisation, qui enseigne toutes les ver-
tus, ([ui proscrit tous les vices. Efforçons-
nous seulement de l'affermir sur de bonnes
et fortes institutions, qui, pour l'intérêt de la
société, dévouent quelques hommes à ces
une porte qui tourne diflicilement sur ses grands exemples de vertus publiques, qui
gonds ; celle-là est moins une qualité ou une inspirent à tous les autres les vertus privées,
vertu qu'une maladie, et elle soulage les Condillac rapporte aux cr/s 7?a<urc/s, signes
autres par égoïsme, autant ou plus que par naturels de nos affections, l'origine du lan-
liumanité. Mais cette sensibilité n'était pas gage, toujours dans cette hypothèse que
plus que l'autre à l'usage d'hommes endur- l'homme a les propriétés de la brute tant
cis contre toutes les impressions extérieures, qu'il n'a pas celles de l'homme. « Leur corn-
et dont la vie était continuellement exercée « merce réciproque leur fit, dit-il, atlachcir
par les besoins et les privations : elle n'est
])as même nécessaire à la bienfaisance, et
les hommes les plus accoutumés a servir
l'humanité souffrante sont en général ceux
« aux cris de chaque passion les perceptions
« dont ils étaient les ^gnes naturels. » War-
burtlion dit à peu près le contraire. « Les
« hommes n'articulaient que des sons confus
qui souffrent le moins des douleurs d'autrui, « et inarticulés, jusqu'à ce que s'étant as-
et n'en sont que plus propres à les soulager. « sociéspour se secourir mutuellement, ils
La compassion, comme toutes les vertus, a « arrivèrent à en former de distincts par le
besoin d'éducation; elle nous est apprise « moyen de signes arbitraires convenus entre
aussi, et les enfants sont en général peu « eux. » Condillac, comme nous l'avons vu,
compatissants. Mais au temps de Condillac, trouve sur tout cela Warburthon fort exact
on croyait, sur la foi du philosophe de Ge- même sur l'articulation des sons inarticulés,
nève, que l'homme est né bon, et que la
société le déprave. On arrangeait sur cette
base le plan do la société, la conduite de
l'administration, l'éducation môme de l'hom-
me, et on méditait le bouleversement de la
et sur les conventions qui précèdent la pa-
role ; en sorte qu'il rapporte à la fois l'ori-
gine du langage à des sons ou cris qui com-
mencent par des signes naturels , et se
changent plus tard en signes arbitraires.
société pour la rendre aussi bonne que Mais est-il vrai que l'homme ait, comme la
l'homme. Cependant les anciens, qui auraient
dû avoir sur l'état primitif de l'homme des
traditions plus récentes, ne croyaient pas du
tout à la bonté native de l'espèce humaine.
Ils nous représentent les premiers humains
continuellement en guerre les uns contre les
autres, ne pouvant rien acquérir que par la
violence, rien conserver que les armes à la
ïûàln [tantumque /môeren^, dit Cicérou, quan-
brute, des cris naturels, signes naturels de
ses affections ? Les animaux, ceux du moins
dont nous connaissons le mieux les habi-
tudes, et dont nous entendons le langage, ont
des cris distincts et différents pour chaque
besoin ou chaque affecûon. Le cheval, par
exemple, hennit différemment dans la faim,
la colère, l'iuipatience, le désir, même l'af-
ieclion;le chat, quand il appelle ses petits,
m
LAN
PSYCHOLOGIE.
LAN
823
miaule autrement que lorsqti'il demande à
nianu;er. Mais a-t-on jamais distingué, dans
l'homme même sauvage, le cri de la faim ou
de l'amour, du cri de la bienveillance ou du
plaisir? Il semble même que les cris humains,
ou plutôt les exclamations qui ont toujours
quelque chose d'articulé, ne sont pas les
mêmes chez les divers peuples dans les
mêmes circonstances, et participent de la
diversité de leurs idiomes. L'homme cric,
parce qu'il sait ou qu'il croit qu'il sera en-
tendu. Il ne crierait pas, je crois, s'il se
croyait absolument seul. L'hounne ferme ne
crie pas dans les douleurs ; la colère est sou-
vent muette, et le plaisir chante i)lulôt qu'il
ne crie. L'homme trouvé au milieu de l'autre
siècle, dans les forêts de la Lithuanie, faisait
entendre le grognement des ours, parmi les-
quels il avait vécu depuis sa naissance, ce
qui prouverait à la fois que l'homme n'a
point de cris naturels propres à son espèce,
et que le cri est chez lui, comme la parole,
une imitation. On dit même que l'enfant né
sourd-muet ne crie plus, passé les premiers
jours, ou le cri est purement machinal, et
n'est peut-être qu'un etlortde la nature pour
développer les organes de la respiration et de
la voix. La surprise et l'elfroi arrachent tou-
jours à Ihomme un cri involontaire; mais ce
cri n'est pas, comme celui des animaux, un
langage : c'est un accident, un premier mou-
vement, parce que .la surprise, l'elfroi qui le
font naître ne sont pas proprement des atl'ec-
tions, et ne peuvent pas devenir des habi-
tudes.
« Mais enfin, dit Condillac, des cris natu-
rels servirent aux j)remiers humains de mo-
dèles pour se faire un nouveau langage...
Des sons confus et inarticulés, dit Warbur-
thon, devinren.t distincts au moyen de signes
arbitraires convenus entre eux... Ils articulè-
rent de nouveaux sons, continue (Condillac,
était nécessaire
bien moins ex-
aucun autre langage ne Umu-
tout autre langage eût été
l)ressif que ce langage naturel, et l'homme
élait bien plutôt et beaucoup mieux averti
des besoins naturels de son semblable |)ar le
cri natin-el de la faim, les contorsions de la
colère, ou le roucoulement de l'amour, qui;
par les signes arbitraires, faim, colère, mnour,
ou leurs équivalents dans la première lan-
gue. Et jiuis, conunonlce mot, j^roduit par le
liasard d'un pli extraordinaire de la langue,.
eùt-il été une seconde fois dans le nombre
infini de mouvements extraordinaires qu'un
entant, sans intention, sans rétlexion et sans
intelligence, peut faire prendre à sa languet
Mais les animaux qui articulent quelques
mots de notre langue, le font sans etl'ort, sans
contorsion, sans agitation violente de toutes
les |)artiesde leur corps. Nous ne noiis aper-
cevons pas qu'ils replient leur langue d'une
marùére extraordinaire ; ils entendent et ils
répètent. Quoi donc? Est-ce que l'articula-
tion de la i^arole humaine serait [)Ius natu-
relle à la brute qu'à l'homme lui-même? Les
brutes ont l'instinct, et Condillac a soin de.
nous dire que les enfants n'avaient pas da-
vantage, et que tout ce qu'ils faisaient, ils le
faisaient \)av instinct, sans que la raison et la
rétlexion y eussent part. En vérité, on a
quehiue peine à concevoir pourquoi les ani-
maux, qui vivent près de nous, et pour ainsi
dire avec nous, ne parlent pas notre parole,
puisqu'ils ont pour l'apprendre autant de fa-
cilité ou même plus que nous n'en avons eu
l)our rinv(!nt{>r.
« Il est vrai , continue Condillac , que ce
langage était peu perfectionné, et no cousis^
tait vraisemblablement qu'en contorsions et
en agitations violentes Les progrès de ce
langage furent nécessairement très-lents....,
et pour augmenter le nombre des mots d'une
manière considérable, il fallut sans doute
les accompagnèrent de quelques gestes plusieurs générations, ctc
Les premiers progrès du langage furent né
cessairement très-lents ; leur enfant, j)ressé
par les besoins qu'il ne pouvait faire connaî-
tre, agita toutes les parties de son cor[)s , sa
langue se replia d'une manière extraordinaire
et prononça un mot tout nouveau, etc. ..,etc...')
Des cris naturels que l'homme n'a pas
(car des exclamations involontaires dans
quelques occasions rares ne sont pas des cris
naturels) , devenus des signes arbitraires ,
convenus avant que l'on |)ùt s'entendre, pro-
duits par le hasard d'un mouvement extraor-
dinaire de la langue d'un enfant , expliqués
par des contorsions de toutes les parties de
son corps... et cest ce qui fait que nous ne
sommes pas muets, est-on tenté de dire, en
retournant le mot si connu de Molière! Mais
si les cris étaient des signes naturels , qu'a-
vaient besoin les hommes, pour se faire en-
tendre, de convenir entre eux de signes arbi-
traires? Les cris naturels, donnés par la na-
ture pour être les signes naturels de ses
besoins, devaient sudire aux hommes, comme
ils suffisent aux animaux, et comme certaine-
ment, dans cet étal tout naturel, ils n'avaient
à s'occui)er ([ue de leurs besoins natun.'ls,
il n'aurait plus manqué que de calculer
combien de temps il a fallu pour (|u'un cri
ou une contorsion soit devenu un verbe com-
plet avec tous ses modes de tenqis, d'actions
et de personnes, quoique vraisemblablement
les contorsions u'owi pu produire (jue les ver-
bes irréguliers. Mais l'homme n"a parlé d'a-
bord que pour demander ses besoins naturels,
et lesl)esoins naturels sont tous. Ma fois néces-
saires pour tous les hommes et dans toutes les
générations; l'existence des hommes aura donu
été longtemps bien déplorable, et leurs relations
étrangement difficiles et bornées, si , a[)rès
avoir inventé, par exemple, à la première gé-
nération l'expression du besoin de manger et
de boire, il a fallu attendre à la seconde ou h
la troisième pour avoir l'expression des au-
tres l>esoins ; et comme tous les hommes,
faute de temps, d'intelligence ou d'attention ,
n'ont pu convenir à ta fois des mêmes signes,
ou en retenir la signification, il s'ensuit que,
inégalement avancés dans cet art de nouvelle,
invention, les uns ont dû retenir leur ancicri
langage, tandis que les autres employaient le,
nouveau. Ainsi les uns criaient, les autres
parlaiein; ceux-ci faisaient des contorsJoivs»,
823 LAN DICTIONNAIRE DE PllILOSOPniE.. LAN 824
ceux-là des signes; les plus exercés n'p/j«j>nf nature de l'homme : qu'il n'est rien, qu'il
leur langue d'une manière extraordinaire, les n'est pas, qu'il ne peut pas ôlre hors de la
moins habiles la repliaient d'une manière société.
i)lus extraordinaire : ce qui présente la pau- » «v ^ • • i , . /'«,.„;„;, a,. «»
' V , • '\ „^ ^- A^ % \\. — Opinwmdes navants sur l ortgme au Mti'
vre espèce humau e h son premier âge sous » ,, ',„^ rorganisme pimiiif dei langues.
im aspect Ires-plnlosophuiue sans doute ,
mais bien étrange et bien ridicule. *'• ^' b^eulier.
« Leurs enfants, dit Condillac, répétèrent „ Toutes les langues ont dû évidemment
les mêmes sons, etc. » commencer par de simples monosyllabes.
On voit que ce roman finit, comme tous les Ces mots primitifs peuvent se distinguer en
autres, par un mariage ; mais Condillac passe trois espèces : 1" les interjections, s'il est
légèrement sur cette circonstance importante toutefois permis de donner la qualification
de la vie de ces deux enfants ; et ici, sans (Je mots à ces sortes de monosyllabes qui
doute, il ne manque pas de supposer le sys- n'ont ni radicaux ni dérivés ; 2° les pronoms;
lème naturel , les besoins naturels, etc., qui 3° les verbes. Toutes les autres espèces de
]>ortent un sexe vers l'autre. Pour moi, je niots (les verbes eux-mêmes, peut-être) sont
♦;rois que même l'union des sexes, dans l'es- le produit de la dérivation et de la compo-
])èce iiumaine, est un effet de la société, sition (nous aurons tout à l'heure occasion
comme elle en est l'origine et le fondement, d'expliquer ces deux expressions). Le rang
On sait combien l'imagination et le genre de dans lequel nous venons de nommer les trois
vie ont d'influence sur celte passion ; et ce espèces de mots primitifs indique l'ordre
n'est pas assurément dans l'état où Condillac dans lequel ils ont pu naître. En effet, les
a [)lacé ses deux enfants, égarés dans les dé- interjections, simples cris d'admiration ou
serts, et obligés d'arracher à la terre quel- de terreur, de douleur ou de plaisir, ont dû
ques fruits sauvages pour s'en nourrir, qu'on jaillir tout d'abord, et spontanément, de l'être
])eut leur supposer l'imagination et les sens humain, à la vue du spectacle de l'univers,
foi*t éveillés sur le sentiment de l'amour. Ce et de l'action, tantôt secourable, tantôt hostile^,
qui établit, même sur ce point, entre l'homme des forces de la nature. Puis, ensuite, l'homme
et la brute , une différence totale dans les a indiqué par un geste oral, si l'on peui.
causes, malgré la similitude des moyens et s'exprimer ainsi, sa propre personne, les
des effets, c'est que la brute est nécessitée autres hommes, la substance vague des objets
}>ar l'impulsion irrésistible de son instinct h extérieurs et la j)lace qu'ils occupent dans
s"unir à son semblable seulement dans une l'espace. Or c'est là l'oflice spécial des pro-
saison déterminée, au lieu que l'homme est noms personnels, démonstratifs, etc. : moi,
indépendant et libre dans ses affections et toi, lui, ceci, cela, etc. Enfin l'homme, après
dans leurs effets, et libre même de s'abste- un examen plus attentif, observant la vie
nir. Plus est sauvage l'état dans lequel vivent générale des êtres, a voulu exprimer le
les hommes, moins ils éprouvent les effets de niouvement, les etîoris faits et subis, et il a
cette passion si impérieuse, si exaltée, si ac- créé le verbe par un système complexe
live chez les hommes qui connaissent des d'onomatopée, en cherchant à rendre et
lois et des arts, c'est-à-dire la défense et l'ai- imiter par le son, les bruits, les mouvements,
i;uillon des passions; et rien ne le prouve les efforts de toute sorte qui révèlent la vie
juieux que la nudité des deux sexes, qui est universelle.
une des habitudes de la vie sauvage, et même « Mais le verbe lui-même, considéré à l'ori-
un de ses caractères. Et cependant on peut gine, a-t-il eu une existence tout à fait propre
établir quelque comparaison entre l'état sau- et une valeur à part ? Est-ce, ensuite, connue
vage, tel que nous le connaissons, et l'état le prétend M. Chavée {Lexicologie, p. -83),
civilisé. Ils se rapprochent l'un de l'autre par la combinaison des pronoms et des racines-
(|uelques idées morales , par quelques habi- verbales quia produit, soit directement,soitin-
tudes individuelles, et surtout par un langage directement, par l'intermédiaire des participes,
articulé, qui est au fond, le même chez tous les vocables appelés substantifs, adjectifs,
les peuples et dans toutes les langues. En un adverbes, et tousies mots polysyllalnques; ou
mot, si les sauvages sont dans un état dégé- bien, tes verbes mêmes sont-ils sortis des
néré de société, ils vivent cependant dans pronoms considérés d'aliord dans leur sens
quelque état de société, mais de cet état à adverbial et comme seuls mots véritableraenl
l'état |)rétend.u primitif et naturel, où l'homme iirimitifs, ainsi que le i)eDse M. Delâtre^Ce
n'était rien et n'avait rien, pas même la fa- .sont là, on le comprend, des solutions qui,
culte de connaîtie et d'exprimer ses propres malgré les incontestables progrès de la science
pensées, la dislance est infinie, et toute philologique moderne, ont encore quelque
«;omparaison impossible. Il n'y a pas d'autre chose d hypothétique. Mais comme elles sont
i'approchemeiit à faire entre eux que celui éminemmentintéressantes,suflisammentplau-
(|ui peut exister entre un homme et un au- sibles dans leur hardiesse, et qu'elles peuvent,
tomate, à qui l'artiste donne la figure hu- telles qu'elles sont produites et quel que seit
inaine et même Je mouvement. Comme ces leur sort dans l'avenir, présenter déjà une
hommes, ainsi supposés,, eussent été hors de grande utilité pour l'étude des langues, nous
toute nature, on est fondé à les croire hors allons donner ici les deux systèmes, en les
'le toute société, et/, étrangers à tous les sen- laissant résumer par les auteurs eux-mêmes ;
timenls qui entretiennent la société, parce (;ar, après avoir extrait le passage y relatif
v^ue la société est la. vraie et même la seule du livre déjà cité de M. Chavée, nous auion.s
s:r.
LAN
cette bonne fortune, de pouvoir, grâce à la
bienveillante amitié dont nous honore l'auteur
de La langue française dans fes rapports
avec le sanskrit et les autres langues indo-
européennes, présenter à nos lecteurs le ré-
sumé du système complet de M. Delàtre, au
moyen d'une note écrite par lui-même, et qui
doit faire partie d'un ouvrage encore inédit.
« Quant a M. Chavée il s'exprime ainsi sur
le sujet qui nous occupe :
« — Comment furent combinés les pronoms
et les verbes pour la formation des poly-
syllabes ?
' « Dans le domaine de la pensée, deux idées
sont toujours en présence : l'idée de substance
et celle d'action. Cette dernière idée se trouve
avec la première dans une dépendance telle,
qu'il est impossible de la concevoir sans
concevoir en même temps l'idée de substance.
Quel moyen de séparer l'idée de l'action
presser de l'idée d'un être exerçant ou rece-
vant la pression ? Comment isoler les idées
de fleuve (TLvmen) et de couler (FLuere)» de
lumière [uimen] et de luire [\xcere), etc.?
Le fleure est ce qui coule, la lumière est ce
qui luit, etc. — »
« Dans le domaine du langage deux espèces
de mots répondent exactement à ces deux
sortes d'idées.
« A l'idée de substance correspondent les
pronoms ou syllabes indiquant à la fois les
réalités contingentes et la position qu'elles
occupent dans l'espace.
« A l'idée d'action, c'est-à-dire à l'idée d'un
mouvement (moyen) mettant en rapport un
sujet (cause) et un objet (elfet), répondent
PSYCHOLOGIE. LAN 82()
fondement l'idée verbale : elle la resserre en
quelque sorte, elle la limite, et l'individua-
lise ; afin d'éviter î» la pensée la peine de s'é-
tendre trop d'abord pour se particulariser en-
suite , la composition place le mot borne
(individualisateur) devant le mot boi-né. C'est
ainsi qu'elle limite la signification large d'un
verbe aller, par exemple, h l'aide de préfixes
indiquant des rapports précis de direction ou
de position dans l'espace. Rappelez-vous ici
les nombreux composés des verbes latins ire,
STxre, etc.; abire, adiré, perire, etc.; con-
sixre, obsixre, ndsTAre, etc.; prœcv.dcre, ab-
scEdere, antecEdere, etc. Toutes ces indivi-
dualisations parpréfixes sont autanlde variétés
des mots ire, ST.\re, cEdere, etc.
« De môme qu'un verbe s'individualise au
moyen de particules prépositives, un nom
peut s'individualiser à l'aide d'un autre nom,
qui, par sa finale, s'attache au premier, et ne
forme plus avec lui qu'un mot unique. C'est
ainsi que le mot cirfo, lueur, meurtrier, s'in-
dividualise dans patricida, homicida, fratri
cida , matricAda , par l'adjonction des mots
pater, père; homo, homme; frater, frère;
mater, mère. Aussi bien que les préfixes dans
les verbes composés, ces noms sont ici limi-
tatifs d'une idée; ils doivent donc en précé-
der l'émission.
« Résumons en quelques mots les effets de
ce double mode de combinaison lexicale.
« Par les syllabes pronominales, dont elle
fait autant de désinences caractéristioues, la
dérivation reproduit fidèlement, dans les for-
mes orales, leS diverses formes logiques que
peut |ircsenter une idée vaguement traduit(>
tous les verbes primitifs, toutes les racines d'abord par un verbe ou j)ar un pronom pri
verbales.
t Eh bien 1 ces deux sortes de mots, les
pronoms et les verbes, furent combinés de
deux manières :
« Quand on voulut nommerune substance,
un individu, on fit précéder le pronom, repré-
sentant l'être individuel, d'un verbe exprimant
soit l'action dont cet être est la cause ou
l'instrument, soit l'action dont il est l'eftVt,
le produit, le résultat, au moins en ce (jui primitifs.
mitif.
« Par ses préfixes et par ses noms préposi-
tifs, la composition limite, en les individuali-
sant, les idées exprimées par les mots aux-
quels elle les attache.
« Ce passage, en nous expliquant ce qu'on,
doit entendre par dérivation et composition,
nous révèle la pensée de M. Chavée sur le
nombre, l'espèce et les fondions des mots.
concerne sa forme la plus apparente, son
caractère le plus saillant. C'est ainsi que du
verbe da, donner, faire prendre (famille de-
PREssi'.R, genre tenir) et du pronom na, cela,
les pères de notre race firent D\na, don, ce
« Voici maintenant, sur le mCaie objet, les.
idées de M. Delâtre :
« — L'homme s'est d'abord servi de .signes;.;
puis il a accompagné ces signes de sons; en-
fin, remarquant que le son suffisait, il a re-
qui est donné. C'est encore ainsi qu'ils nonce aux signes. Les premières idées qu'il a
créèrent les noms KAR^rj, faiseur, KARfa,fait, dû exprimer sont des idées de lieu, les pre-
KAra, main, KAwnun, ouvrage, affaire, en miers mots qu'il a créés ont dû être des ad-
combinant le verbe kri, faire, prendre, entre- verbes de lieu, signifiant ici, là, plus loin, etc.;
prendre (famille kre-presser, genre tenir) puis, l'idée de lieu, se confondant avec l'idée
avec les pronoms ta (-f r) ta, a, ma, (-f n). de la personne qui l'occupait, le môme mol
Ce premier mode de combinaison fut appelé servit à marquer l'un et l'autre; l'adverbe de-
dérivation, vint pronom. Ainsi ta signifiant là fut em-
« Sans rien changer à l'idée d'action ei- ployé pour désigner la personne qui était: là
primée par le verbe, la dérivation la repro- présente, la seconde personne, toi (en sans-
duit sous plusieurs formes (karo, KAnman, krit tu). Une fois que la syllabe ta représen
XÀRta, etc.;, selon que l'être, objet du juge- tait l'idée de dislance, elle pouvait représen
ment exprimé par le nom, est considéré par
l'esprit comme cause, etfet, ou moyen de celle
«action même.
« La composition, au contraire, ce second
mode de combinaison des mots, modifie oro-
ter un verbe de distance. En effet, ta signifie
étendre (en sanskrit TAnomi, en grec TEivwet^
TAwj; et, comme la notion du temps dérive
do celle de l'espace, ta fut employé à dési-
gner le temps qui est loin, le temps pa.ssé.D«-.
rj LAN DICTIONNAIRE
là la fonniî T\ta, (jiii signifie étendu, et où le
nreiiiier ta rend l'idée veib;ile d'étendre, et
Je second l'idée de dislance et d'éloignernenl.
(le même ta fut ado|)té comme marque du
t('ni|)s |)assé |)our tous les verbes, et servit de
terminaison à tous les [)arlicipes. En 'grec
Tot; , en latin tus , etc.
« ]\Iais |)artici[)e et adjectif sont deux ap-
pellations diirérent(;s pour le même objet.
<;'esl pourquoi ta/«, étendu, en grec TAxo:,
devint en latin Totus, qui marque l'ensemble,
la masse, l'entier, tout.
« Toutes les terminaisons des langucs.indo-
européennes ont une origine semblable. La
syllabe ma est également un adverbe; elle
marque le lieu où je suis, i)uis la personne
qui occupe ce lieu, c'est-à-dire moi : la voilà
pronom personnel. Elle devient verbe avec le
sens d'aller et de mesurer. MAmi signifie je
mesure; la première syllabe exprime l'action
verbale, la seconde exprime la personne qui
fait cette action. La différence de voyelle
marque la ditïérence de sens. Ma ainsi que
TA sert de terminaison participale, comme
dans TAma, étendu. Ce participe devient en-
suite adjectif comme tous les participes , et
cet adjectif devient substantif [étendue) comme
tous les adjectifs peuvent le devenir.
« Mais pourquoi tant de systèmes différents
dans la formation du langage? d'où vient que
lorsqu'un monosyllabe suilit pour exprimer
une pensée, la plupart des langues se fati-
guent à créer des monosyllabes d'une lon-
gueur très-difficile à justifier ? Le chinois jin
(homme) en dit certainement autant que le
sanskrit maniicha et le grec àvOpwTco;, quoique
le premier de ces mots n'ait qu'une syllabe et
que les autres en aient trois. Pourquoi le sans-
krit et lé grec n'ont-ils pas été aussi sobres
que le chinois dans la fabrication des mots?
« Voici mon opinion sur ce problème aussi
curieux qu'embarrassant.
« La racine indienne, à laquelle nous ap-
partenons, possède un génie plus philoso-
phique que la racine chinoise. Elle a dès
l'origine perçu dans les objets et les phéno-
mènes naturels des rapports qui échappaient
probablement à l'esprit moins observateur
des Chinois, et elle a cherché à exprimer ces
rapports à l'aide de l'analogie des sons, c'est-
à-dire en l'attachant à la môme racine les
noms des êtres entre lesquels elle trouvait
une communauté d'attributs et de proprié-
tés. Dieu, le jour, la richesse lui apparaissant
comme des choses brillantes, elles les nom-
ma à l'aide du même verl)e [div, briller). La
même forme aurait pu servir pour ces trois
idées ; mais comme il en serait résulté une
afireuse confusion, elle les distingua par des
terminaisons différentes : divws, devus (plus
'ard DEMs) en (sanscrit oEvas) signifia Dieu ;
oive^ (plus tard Dies) signifia Jowr ; Dives si-
finifia nc/ie.
« Quelle est la valeur des terminaisons us,
y.s? Evidemment, puisque des mots auxquels
elles appartiennent sont des dérivés verbaux,
ces terminaisons ne peuvent avoir d'autre va-
leur »|ue celle de suOixes participiaux. Ainsi
les tiois mots cités tout àTheurc ont, au
DE PHILOSOPHIE. LAN 828
fond, le même sens et signifient tous doué d'é-
clat, lumineux, brillant; et on ne leur a
afiixé une terminaison différente, on n'a al-
téré leur racine que pour éviter la coni'usion
qui serait nécessairement résultée d'une iden-
tité de forme.
rt L(\s mots, dans ce système, constituent
des catégories, des groupes, des genres, ab-
solument comme les |)lantes dans la botani-
([ue, et les animaux dans l'histoire naturelle.
Ce fut donc rinstincli)hilosof)hiquequi pous-
sa la racine indienne à établir sa langue sur
de pareilles bases. Mais le polysyllabisme
avait, en môme temps, un autre avantage;
c'était de satisfaire l'oreille. Les langues po-
lysyllabiques sont musicales ; les langues mo-
nosyllabiques manquent d'harmonie. La race
indienne, placée par la nature dans le ])ays
le plus poétique du monde, a créé la plus
harmonieuse des langues, le sanskrit, et tou-
tes les langues qui sont dérivées de celle-là
sont pareillement harmonieuses, parce qu'elles
ont les mêmes lois de dérivation.
a On le voit, quelles (|ue soient les diver-
gences qui séparent, dans leurs premières
afiirmations, les deux systèmes qui viennent
d'être exposés, ils finissent par se réunir eu
un point. En effet, que les adverbes de lieu
doivent être considérés comme les seuls mots
réellement primitifs et qu'ils aient donné
naissance aux pronoms et aux verbes; ou
que les pronoms et les racines verbales aient
coexisté dès le principe et que les autre.';
mots soient nés de leur combinaison, tou-
jours est-il que nos deux auteurs i-econnais-
sent que le verbe, quelle que soit son ori-
gine, une fois arrivé à la forme principale,
a été, par l'intermédiaire de cette forme, le
grand générateur des vocables. Or, c'est là
le point important pour les langues de se-
conde formation, c'est-à-dire pour toutes
celles de l'étude desquelles nous nous pré-
occupons dans le présent travail. Retenons
donc dès à présent ce principe, à savoir,
que les verbes radicaux d'un idiome quelcon-
que, lesquels sont, relativement, en nombre
restreint, nous donneront, par l'intermé-
diaire de leurs principes, la presque totalité
des noms adjectifs et substantifs qui tiennent
une si grande ])lace dans les vocabulaires.
« Après les adverbes de lieu, pronoms et
les verbes, viennent les particules auxiliaires
et les signes accessoires (ayant pour objet
d'indiquer le genre et le nombre des êtres et
des choses), les flexions diverses de la décli-
naison et de la conjugaison. Les philologues
font remarquer, à cet égard, que tout ce
qui est grand, fort, rude, audacieux, remuant
et capable d'engendrer appartient au genre
masculin ; que tout ce qui est mignon, faible,
doux, timide, sédentaire, capable de conce-
voir et de mettre au monde se réfère au genre
féminin. Qu'au genre neutre, enfin, se
rapporte tout ce qui manque de vie, de mou-
vement et de développement. Le nominatif ou
sujet reçoit ordinairement, au masculin, l'as-
sonance sifflante S, consonne pure et sonore
qui peint bien la vie et la force, dit Eichhoff,
tandis qu'au féminin la voyelle se prolonge
m
LAN
PSYCHOLOGIE.
LAN
8^(11
avec une mélancolie pleine ue grAce [i, â),
v.\ qu'au neutre un contact vague et sourd,
les assonances nasales (n, m) marquent l'é-
tat d'immobilité; condition que l'on retrouve
à l'accusatif ou régime, représentant, comme
le neutre, la situation passive.
« Pour achever de donner au lecteur une
idée des ressources infinies que possèdent les
langues pour la multiplication des mots,
nous devons faire observer que les vocables
polysyllabiques primitifs, ordinairement com-
posés'seulement de deux syllabes, ont pro-
duit à leur tour des adjectifs, des substantifs
et des verbes nouveaux de second, de troi-
ari-es : en allemand, c'est le lutteur, l'animal
qui frappe avec ses cornes, widdrr ; en
français, c'est l'animal qui, par son bêlement,
appelle et rassemble les brebis autour de
lui, bctier de bêler.
« Enfin, à ces causes puissantes de
multiplication des vocables et de leurs nuan-
ces diverses, on en peut joindre une autre,
naissant de l'eirort incessant de la raison
humaine pour passer de l'idée concrète à
l'idée abstraite il n'y a pas dans le lan-
gage de mots abstraits proprement dits ; —
tous les mots auxquels on donne le nom
d'abstraits ont commencé par désigner un
sième degré, etc. —Ainsi, par exemple, doma, acte matériel, un objet tangible, une qualité
fail domare, domitus, dominus, domina, do- physique, et ce n'est que par métonymie ou
minore, dominator, etc. par métaphore qu'ils ont fini par prendre une
« Il faut signaler aussi lesmutations logiques signification toujours de plus en plus imma-
de sens des mêmes racines et quelques autres térielle, métaphysique, abstraite. Ainsi, pax,
causes plus ou moins fécondes de l'enrichisse- paix; pactum, pacte ; jus, droit ; lex,\oi;
mentdes vocabulaires dans toutes les langues, religio, religion ; /"œt/ws, contrat; fides, foi,
— Dans le rapport dont la Société asiatique viennent des racines sanskrites : pac, yu, tig,
de France m'avait fait l'honneur de me char- badfi, qui, toutes, signifient lier, attacher ;
ger, sur le livre remarquable, déjà plusieurs tous ces mots indiquent un lien, qui attache
fois cité, de mon savant ami M. Delâtre, je les hommes entre eux, une a//«ar?cf, une o^/«-
faisais observer moi-même, en ces termes,
combien sont admirables les procédés de
multiplication pittoresque du langage, et
comment les mêmes vocables concrets arri-
gation. Remarquez ([ue alliance et obligation
expriment la même idée et contiennent,
comme /pjc ei ^religio, \a racine lig, lier. —
Quoi de plus vague que le verbe placée ?
vent à exprimer les plus hautes abstractions M. DelAtre le rapporte aplaco, apaiser, rendre
de l'esprit humain.
« — Je choisis la racine sanskrite
pa ou pi, boire. Le verbe indien pi-ba-mi,
forme redoublée de pn, 3' conjugaison, fait
en latin, bi-bo (pour bi-bo-mi) dont l'infinitif
bi-be-re lit le vieux français boi-v-re, au-
jourd'hui boi-re ; voilh le verbe. Voici (]uel-
(lues-uns de ses dérivés : pa-ta, sanskrit,
devient en latin po-tus ; d'où po-tio.po-tio-uis,
po-tion, ce qu'on boit, ce qui est buvable ;
c'est la racine pa, prise dans le sens passif ;
pippala, sanskrit, a fait en persan pil-pil, en
arabe, fil- fil, et en latin pi-per, d'où poi-vre.
Pippala signifie ce qui fait boire : c'est la
racine pa, pi, prise dans le sens causatif.
Pi-scis, d'où le vieux français poisse, en
français moderne poisson {on est ici termi-
naison diminutive), signifie l'animal qui boit
sans cesse, l'animal buveur ; c'est la racine
pa prise dans le sens actif et fréquentatif.
a-pi-s exprime la même idée que pi-scis;
uni, plat ; en etfet, placere, c'est caresser
avec la main, chatouiller, flatter ; et flatter,
lui-môme, ne signifie pas autre chose que
lisser, a|)lanir avec la main [flat, plat, mots
germaniques). Les Latins tirent le \cvhii juger
(judico) de la racine yu, joindre, unir ; les
Grecs expriment cette idée i)ar le verbe xp-vw,
qui veut dire passer au tamis, cribler ; c'est
le corrélatif du latin cerno, d'où discernere,
discerner, c'est-h-dire tamiser, cribler, les
objets à l'aide du regard ou de l'intellect. —
Putare, que l'on emploie dans le sens de
juger, signifie proprement émondcr, ou écar-
ter tout ce qui est accessoire et superflu pour
arriver à la tige ou à la racine des choses.
Réfléchir \e\ii dire réverbérer, répéter. Quand
je réfiécliis, mon esprit est une surface plane
et polie où les objets se retlètent connue
dans un miroir, et l'image qu'ils y laissent,
je l'appelle réflexion. Quand je pense, mon
esi)rit n'est |)lus un miroir, mais uncî balance.
c'est pareillement un animal buveur, Vabeille ; où le poids et la valeur des objets sont scru
mais le préfixe a, [)0ur ad, ajoute h l'idée de puleusement j)esés et examinés. — Penser,
boire celle de la fixité ; apis est l'insecte qui c'est peser ; méditer, c'est mesurer; quand jo
suce le miel en se collant à la corolle des médite, mon esprit tient un mètre avec lequel
fleurs il détermine l'espace ou la quantité de la
« Un mot, un substantif, un nom ns matière. Cogita est une contraction de cum
peut exprimer qu'une idée, il ne peut in- agito, j'agite avec moi-môme ; décida signifie
ëiquer qu'un des mille attributs des objets; couper, trancher (un nœud, une question) ;
chaque langue choisit l'attribut qui la frappe sincerus signifie sans cire, non fardé ; iniquus
le plus, et qu'elle croit être le plus essentiel ; signifie raboteux ; sceleratus, boiteux ; candor.
de là la ditférence des idées par lesquelles
diftérents idiomes expriment les mêmes
objets. Le bélier, en arabe, est considéré
comme l'animal chaud par excellence {bara-
qoun de baraqa, briller et brûler) ; en grec,
c'est l'animal reproducteur de l'espèce, l'éta-
lon du troupeau, -/.p-ôç ; en latin, c'est celui
qui marche en tôte du troupeau, le chef,
blancheur; /tonor, ornement ; rn«/w?H (mal),
tache, souillure, etc. — » [De la formation
et de l'étude des langues, par M. Bkeulier
in-8° chez Durand.)
L. BENLOEW.
Origines du langngc. — Moiiosylliiliisme.
« Le moment où sous lœil de Diea les
m
LAN
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
LAN
8.12
nrcinici'S hoiiiiiics se comn]iiiii(]ucrent pour
la première fois leurs pensées par le langage
a (lii Otre singulièrement solennel. Il décida
«le l'avenir de la race. On ne peut pas se figu-
rer l'homme privé de coUe noble et royale
facuUé (jui, en développant sa raison, l'é-
lève au-dessus de toutes les autres créatures
(pii habitent ce globe Dieu en voulant
l'homme le voulut intelligent. C'est pourquoi
nous pensons que l'homme parla tout d'a-
})ord, nécessairement [)oussé par un instinct
naturel et en s'aidant des organes que la di-
vine Providence avait mis à son usage. Nous
n'admettons donc pas (juc la langue ait été
communiquée h l'honune par une révélation
nouvelle et particulière : nous pen'^ons que
le miracle de sa création comprend aussi ce-
lui do la manifestation de sa pensée. Ce n'est
pas h nous de chercher ici à éclaircir le mys-
tère (}ui enveloi)peles origines de notre race,
et nous doutons que la science parvieruie
jamais à le pénétrer. Il est certain que l'on
jiourra difTicilement décider un procès dont
il sera de toute impossibilité , môme dans les
/Iges à venir, de rassembler les titres avec
leurs pièces justificatives. 11 n'est certes pas
défendu à l'homme d'aborder celte question
redoutable, et la résoudre ne serait pas, à
nos yeux , porter atteinte à la dignité du
Créateur. La Divinité n'est pas jalouse des
faibles etîorts tentés par l'esprit humain, et
ou dirait qu'elle aime plutôt à en être cher-
(•hée et devinée. Quelque loin que nous re-
culions l'horizon de noire savoir, il sera né-
cessairement borné , et il n'y a aucun danger
(jue le fini sonde jamais ou mesure lesabîmes
de l'infini. Aussi, comme a dit Bacon avec
vérité : Si un peu de scicncp éloigne l'homme
de la foiy une science profonde et mûre Vy
ramène.
« Si nous n'avons pas de données sur l'o-
rigine de notre race, il faut ajouter que nous
ne savons rien de certain sur les commence-
ments du langage. Assurément il nous sera
impossible de les présenter tels qu'ils étaient ;
mais , grûce h des recherches opiniâtres et à
une analyse persévérante, on est arrivé à dé-
couvrir (juelques points fixes que l'on peut
considérer comme étant désormais des fails
acquis à la science. Supposer que nos pre-
miers pères aient conjugué d'inspiration et
avec un touchant accord : tutàmi, lutâsi,
tutâti, ou décliné Àéwv, limioq, Xéovrt, etc.,
c'est à coup sûr leur faire un très-grand hon-
neur, et ce serait admetire précisément un
miracle là où nous ne cherchons à trouver
que le jeu naturel de nos organes et de nos
facultés. Le langage primitif a dû être à la
fois extrêmement simple et extrêinement va-
rié : simple, parce que la langue ne s'était
pas habituée à prononcer ni l'oreille à en-
tendre ces sons et ces mots sans nombre qui
constituent l'ensemble d'un idiome; varié ,
parce que les sensations et les impressions
des premiers hommes étaient extrêmement
mobiles, et que les objets qui les causaient
n'étaient pas nécessain^ment et toujours dé-
signés de la môme manière. Il est très-]>ro-
bable, pour ne pas dire sûr, que les premiers
sons du langage étaient des monosyllabes, di-
versifiés par l'accent et soutenus par le geste ;
et, dans ces monosyllabes, nous reconnais-
sons précisément ces éléments rudimentaires
du langage que nos grammairiens appellent
.ses racines. Nous avons trois ordres de
preuves pour démontriîrle fait important que
nous avançons : 1' preuves tirées du raison-
nement a priori, 2" preuves enq)runtées à
l'induction scientifique, et 3" preuves résul-
tant de faits existant encore et qui n'ont ja-
mais cessé d'exister depuis la création.
« On a longtemps nié que les premiers
hommes se soient servis dans leur langage
de ces racines que nous ne rencontrons plus
nulle part à l'état simple dans les idiomes les
plus connus du globe. Et ceux qui placent
le synthétisme à l'origine des choses semblent
avoir raison lorsqu'ils affirment que ces ra-
cines n'avaient pas le caractère de fixité et
d'immobilité que nous leur trouvons aujour-
d'hui dans nos glossaires. Mais il n'en est pas
moins vrai que, si ces premiers sons, résul-
tant chacun d'une seule émission de la voix ,
contenaient déjà en germe l'organisme d'un
langage comj)liqué et complet, ici, comme
partout, le sira[)le a dû précéder le composé.
On ne comprendrait pas que nos premiers
pères , peu familiarisés avec l'usage du dis-
cours, eussent employé deux sons ou deux
syllabes à désigner une impression forte et
essentiellement une , et il paraît certain que ,
lorsqu'il s'agissait pour eux de rendre deux
impressions, ils eurent recours à deux sons
différents. La nature fait bien ce qu'elle fait,
et les premiers hommes , étant plus rappro-
chés de ses primitives insfàrations , durent
calquer merveilleusement dans les premiers
sons qu'ils rendaient l'image vivante des
objets qui les entouraient et qui exerçaient
leurs jeunes sens. Comme dans la nature, il
y avait dans ce langage à la fois simplicité et
abondance, et malgré cette abondance, nulle
superfluité. Il ne fautdonc pas croire que nos
premiers pères aient beaucoup cherché, hé-
sité, tâtonné, car chez eux l'impression pro-
voquait l'expression avec la même rapidité
que le choc de deux nuages électriques pro-
duit l'éclat de la foudre.
« Si donc notre raison nous conduit, a
priori, au inonosyllabisme comme ce.ractère
principal du langage primitif, l'étude appro-
fondie des langues confirme sur tous les
points cet aperçu de la grammaire générale.
Les Indous, qui sont les plus anciens gram-
mairiens du monde, savaient déjà que leur
magnifique et riche idiome s'était formé par
la réunion et la combinaison multiples de ru-
diments monosyllabiques, et la philologie
moderne n'a pu que vérifier et constater ce
fait. Nous savons donc aujourd'hui, de science
certaine, que les mots primitifs de toutes les
langues indo-européennes étaient monosyl-
labiques. Du reste , un seul coup d'œil jeté
sur une liste de racines sanskrites dissiperait
jusqu'au moindre doute.
« Il est vrai que la constitution des racines
hébraïques et de celles des langues sémiti-
8o3 LAN rSVCIIOLOGIE. LAN 8;U
qaes en général semble contredire la doctrine [Inphad] existe encore en liébreu). — yl-l^<
que nous détendons. Ces racines , coM:nie , ^^„n ^^^ jo„t la racine première est z-i,
tout le monde le sait, renferment générale- ^ ^ n »
ment trois consonnes et sont formées de deux beaucoup, être nombreux,
svllabes ; mais il n'est pas bien difficile de « 3" Enfin, il ya des séries de racines qm
prouver qu'une de ces deux svllabes , quel- n'ont en commun (]ue les deux premières
quefois la première , le plus souvent ia se- consonnes et dont le sens est presque tou-
conde, est d'une origine plus récente, et jours le même, quoiqu'elles diilerent par la
qu'elle ne fiiil (jue spécialiser, que nuancer troisième. C'est ainsi que les verbes y3;S(/a'a'),
la signiGcation trop vague de la syllabe radi- ^>^ (laab) layS (/u'af), DyS [laam], nyS [laaph],
cale. Nous trouvons dans la grande gram- ^^t, iia'ats), pyS ilaak), ont dans les différents
fZlJt i^?r ''"' ^T' '*^'-"' ^1 ^'r' ^ e' dialectes la signitlcalion de lécher et d'avaler;
mées, à l'origine , de monosyllabes. Nous les (^«''"j'); fc le de rehausser et de voûter ; -
reproduisons ici : F'~ ("«"''"'*). ^m [dcinhaph), mi [dahhahh],
» P Un très-grand nombre de racines con- nm {dahhah), celle de pousser et de serrer
tenam apparemment les trois consonnes exi- de près ; — yvD (phatsals) , ni'S {phatsa), ni-D
gées par l'esprit systématique des grammai- {phatsam) , nï3 [phatsahh) , ni'3 (photsah) ^
riens n'en comptent évidemment que deux celle de briser et de fendre, etc. Nul doute
d'essentielles, puisque quelquefois la troi- (|ue ces observations ne soient applicables à
sième n'est que la seconde répétée , et que tous les mots primitifs des langues sémitiques,
d'autres foison n'a obtenu la troisième lettre On. a découvert d'autres séries de verbes que
qu'en ajoutant un aleph, un yod ou un roi?, celles citées parGésénius, et l'on s'est essayé
au milieu ou à la fin de la racine, ou en la depuis à la tâche difficile de réduire le glos-
faisant précéder de la consonne noun. Il en sairc des bissyllabes à une liste de racines
est ainsi dans : au' [yàtab) ti'±)2 [tôh], qui monosyllabiques; seulement ces tentatives
signifient être bon ; nS3 (nûphahh) et m3 (poû- "'^"f ^^^ ^"^ore été couronnées d'un plein
-r ^ f ' - ^t succès: car, dans certains cas, c est presque
ahh), souffler; nrr [dâhhâh) , n^t {ddhha), échouer que de trop réussir.
Idoûhh) , tî;t idâhhâh), heurter, frapper; " 9" ^ ^.'■'? P'^f^iHement pendant longtemps
, ^_,,^, , . , ,x , ., r- ■ que le malais, le tagal, le tongue et l'idiome de
.-.-t: [nâddh^, tt: [nâdad), tu {noud), fuir, qui Ja Nouvelle-Zélande, avaient pour racines
n'ont en réalité que deux consonnes radi- surtout les bissyllabes. M. Guillaume de Hum-
cales : 20 (/a&) , -n idahh), 7j [nad) , aux- boldt a {Introduction à l'étude de la longue
quelles on en a ajouté une troisième dans ^'at'». pag«s 398 et suiv.) démontré par l'ana-
J'iutérêt d'une uniformité svstémalique. '.vse d'une foule d'exemples qu'ici encore les
« 2" Il existe parmi les noms primitifs un bissyllabes pouvaient être ramenés à des ra-
nombre considérable de véritables monosyl- tines monosyllabiques. Ce même monosyl-
labes, et ce sont eux précisément qui dési- labisme primitif se distingue également dans
gnenl les notions les plus simples et les be- '^ copte el dans une foule d'autres ididiues
soins les plus pressants de la vie : 3n {âb), africains. 11 ne peut donc plus s'élever de
,. , < ,^.., „, ',. X doute que sur les origines des langues amé-
pere ; DN'(^m), mère ; m {dhh), frère ; nn {har), j-jcaines, appelées langues polysynlhétiques,
montagne ; -l'y ('tr), ville; DV (j/(îwi), jour; T à cause du système d'enchevêtrement, dit
/,.Ari\ i„ ^ • ,j>i \ 1 / ^ ' d'mcaosu/rtfjon, qui y prédomine. On sait que
(yâd), la main ; ni [ddm), le sang ; did {sous), ^^^ j^^^g^^.^ absorbejft la phrase, c'est-à-dire
le cheval, etc. Les grammairiens ont imaginé, le sujet, le verbe et tous les régimes, dans
il est vrai, de faire venir 2n {âb), père, d'une un seul mot. 11 n'en est pas moins probablu
racine n2x {âbû) ou 21n- {âbab); mais ces éty- '1"'^'!^^ ^"'"^"t ^ une_ époque primordiale un
''^ ' - v" ^ -" *' caractère monosyllabique. Ce (pu parait le
mologies sont absolument illusoires et in- prouver, c'est qu'au milieu de (juatre cents
ventées seulement pour le besoin de la cir- idiomes dont le système grammatical, — mais
constance. Du reste, il y a aussi nombre de non pas le vocabulaire, — est identique, et
bissyllabes réductibles à une forme monosyl- tel que nous l'avons indiqué plus haut, se
labique, sil'on a soin d'en détacher la pre- trouvent, à peu {)rès sans transition, des
mière, qui n'est autre qu'une espèce d'àXcfa dialectes isolés dont la construction rappelle
TpocjeetLxôv. Par exemple : dis* {âdâni], qui la simplicité du chinois. Nous citerons le ^wn-
veut dire r/tomme et rouge, est évidemment !"^"^' le ;joco/ic/u et surtout Vothomi [Mi-
formé de dt; le sang. Dans ce mot l'homme a ^'*^'^:' "'' P- ^^0 ; III b, p. i et suiv.) Ce qui
parait le prouver encore, c est que G. de
reçu son nom de la couleur de son visage. Hum.boldt, dans son excellent traité sur la
Comparez âv-pwTO;,deàvOrjpôç, semblable à une langue basque, dont la structure grammati-
tleur, et â.-;, visage (225). — r^n{eleph),\Q cale se rapproche, comme l'on sait, extra-
b'jBuf, probablement d'une racine nS, nsS, en- ordinairement de celle des langues américai-
, , „ .,.,,,." t nés, a prouvé par une foule d'exemples que
rouler, recourber (la racine bissyllabique idS la plupart des mots les plus longs pouvaient
(22?) Eiyuiologie iiigciiieuse fournie par .M. Poit.
sas
LAN
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
LAN
830
se décnnii)o?>er et se réduire ;i des éléinenls
])rimilifs Irès-simples. {Milhrid., iV, p. 308,
313, 314.) Ainsi, dons l'Aniériciuc, comme
<lans l'lnd(;ot dans l'Arabie, les premiers dé-
buts du langage lunuain ont dû se ressem-
bler. Mais ce (pji donne au\ résultats de ces
recherclies scientiliques le caractère de l'é-
vidence, c'est (|ue nous voyons subsister en-
core une série de langues qui, semblables
h des fossiles, ont conservé h travers les chan-
gements du lem[)sreinnreinte du travail pri-
mordial de la i)ensée liumaine. Nous avons
déjà cité (quelques dialectes américains, mais
c'est le chinois qui nous ofl're le modèle le
l)lus fra{)pant et pour ainsi dire le plus par-
fait du monosyllabisme.
« {)n comprend bien qu'il y a 6000 ans les
parties du discours, les distinctions de genre,
de nombre, de mode, etc., n'aient pas existé;
mais ce qui peut paraître le plus étonnant,
c'est (juc, encore aujourd'hui, rien de sem-
blable n'existe dans la langue chinoise. Pour
y indi(iuer le pluriel, par exemple, on répète*
Je mol ou bien on y ajoute des termes com-
me beaucoup ou autre. Ainsi on dira arbre
arbre pour dire des arbres, moi autre ou moi
beaucoup pour dire nous, etc. Le commence-
ment de l'oraison dominicale : Notre Père
qui es au ciel , prend en chinois la forme que
voici : Etre ciel moi autre (notre) père qui.
{Mithrid., I, p. 18.) Est-ce qu'en Europe un
entant âgé de trois ans parlerait bien diffé-
remmeul? Le même monosyllabe sert à ex-
primer une foule d'idées indiquées unique-
ment par le changement de l'accent. Ainsi
tschoun signitie : maître, cochon, cuisine,
colonne, libéral, préparer, vieille femme,
briser, propice, peu, humecter, esclave, pri-
sonnier {Ibid. p. 42.)
« On trouve des faits analogues dans les
langues des Mantschous, des habitants de
Taïti et des îles de la Société. L'état de tou-
tes ces langues est rudimentaire sous le dou-
ble rapport du son et de la pensée. C'est ainsi
que le Mantschou ne peut pas prononcer
deux consonnes de suite et d'une seule émis-
sion de la voix, mais les sépare par une
voyelle. La même chose arrive au Chinois,
dont tous les mots commencent par une con-
sonne simple et se termine par une voyelle
ou par mf^ nasale. Le Chinois ne peut pas
prononcer le r, il le remplace ordinairement
par un /, et c'est conforniément à tous ces
principes à la fois que, voulant prononcera
sa façon le mot de Chrislus, il dira, en arti-
culant chaque syllabe comme un mot sépa-
ré ; Ki il su tu su. »
Qiielf|ues autres caraclères des langues primilives.
« A ,coté de cette pauvreté de sons nous
trouvons dans les langues primitives quelque-
fois une richesse de formes et d'expressions
qui ne semble accuser qu'une impuissance
bien grande de la pensée. Dans ces mêmes
îles de la Société on se sert d'un autre terme
pour la queue d'un chien, d'un autre pour
celle d'un oiseau, et d'un autre encore pour
celle d'un poisson. L'idée queue prise en
général ne s'est oas encore dégagée dans
l'esprit de ce peuple de la représentation des
objets auxquels elle appartient. De môme les
Mohicans ne possèdent pas de verbe qui si-
gnitie couper : mais ils en ont, et de fort dif-
férents par leur forme extérieure, pour dire :
couper du bois, couper des habits, couper la
tête, le bras, etc. [Mithrid., III b, p. 325.)
Nous rencontrons une variété d'un autre or-
dre dans les langues celtiques et indo-euro-
péennes à leur origine. Dans les premières, il
y a un très-grand nondîre de verbes qui si-
gnifient : germer, verdir, fleurir, se dévelop-
per: dans les autres, dons le sanskrit, par
exemple, le nombre de ceux qui indiquent
le mouvement dans l'espace [aller) et le mou-
vement dans la pensée [dire, parler) est ex-
trêmement considérable. La langue, dans lo
progrès des siècles, a abandonné la plupart
de ces formes. Les distinguait-elle toutes au
commencement par des nuances d'idées?
Peut-être que non; mais, dans celles qu'elle
conserva, il est impossible de ne pas recon-
naître qu'elles ont dû leur conservation h une
légère moditication du sens. Ainsi ïprM, en
grec, veut dire simplement aller, et cepen-
dant dans ta 'éfTTovTa [serpere, serpens], c'est la
signification ramper qui a pris le dessus.
Ixsfxo) se rattache évidemment h une racine
qui, dans la famille indo-européenne, signifie
marcher, s'avancer ; mais, dans l'allemand
sfeigen, elle a pris la valeur plus spéciale de
monter. Toute abondance d(! formes qui ne
sert pas l'idée est retranchée à la longue
comme superflue par le génie de la langue.
Ainsi le nombre des racines va toujours en di-
minuant : il est de 2,000 en sanskrit, il n'al-
teint j)Ius que le chiffre de 600 en gothique,
250 sufiisent à la langue allemande moderne
pour former ses 80,000 mots. On le voit, les
langues primitives reposent sur une base ex-
trêmement large ; mais il n'y a que des sou-
bassements, l'édifice n'existe pas encore.
Plus tard la base se rétrécit, et, à l'aide de ce
système de génération, qui s'appelle en gram-
maire composition et dérivation, la pyramide
s'élève rapidement jusqu'aux cieux, ce qui
revient à dire en d'autres termes que, pour
les premiers hommes, tous les mots avaient
une égale valeur et se trouvaient pour ainsi
dire sur le même plan. 11 s'agissait de se faire
comprendre d'une manière quelconque ;
mais on ne distinguait pas le substantif du
verbe, l'adjectif du pronom ; on ne songeait
qu'à peindie une image qui avait saisi l'es-
prit, une notion vague ou une impression
forte. Ceci nous explique pourquoi les lan-
gues primitives, avec des matériaux immen-
ses, ne sont souvent arrivées qu'à des produc-
tions philosophiques, et môme littéraires,
médiocres, et pourquoi les langues plus
mûres et déjà appauvries ont foui-ni quelque-
fois des résultats étonnants. C'est que dans
les premières les mots n'avaient pas encore
été suffisamment rangés, classés, subordon-
nés les uns aux autres, par cette faculté
inhérente à l'esprit humain, \a généralisation^
faculté à laquelle il faut rapporter le dévelop-
pement de toute langue un peu complète. »
{Apcrçugén. de la science comp. des langues.)
SGÎ
LAN
PSYCHOLOGIE.
LAN
8:i8
M. p. L. J. B. (.ALSSIN.
« Nous croyons avoir sufllsanimont
établi que les noms polynésiens représentent
en général des sensations ou des images,
tandis que ceux, qui leur correspondent en
français ne sont plus que de simples signes des
idées. D'ailleurs, quelques noms polynésiens
se rapprochent du caractère des noms fiançais,
el, réciproquement, on peut trouver dans un
grand nombre de ces derniers la trace pri-
mitive de la sensation ou de l'image. On peut
donc dire que l'élaboration des langues se
fait, en ce qui concerne la nature des idées,
sous la prédominance successive du cœur,
de l'imagination et de l'esprit. Nous verrons
plus loin qu'il en est de môme de la nature
des formes grammaticales. C'est là le fait pri-
mordial qui doit servir à reconnaître à quel
l)oint de développement est arrivée une lan-
gue. On doit examiner avant tout si elle se
trouve h la période des sensations, à celle des
images ou à celle des signes. Ce qu'il ne faut
e/itendre que de son semblable ; car, de tout
temps, le cœur, l'imagination et l'esprit ont à
la fois contribué à la formation du langage ;
seulement l'élaboration s'est faite successive-
ment sous la prédominance de chacune de ces
facultés. Quant ii la première période, il n'existe
probablement pas de langue qui en présente
un exemple caractéristique. Les images sont,
en effet, si naturelles à l'homme, qu'elles ont
dû suivre de bien près les sensations. D'ail-
leurs, les unes et les autres ont quelque chose
de conunun, en ce sens qu'elles correspondent
immédiatement à la réalité. 11 est, au con-
traire, facile de citer des langues qui, comme
le polynésien, sont arrivées à la seconde pé-
riode. Enlin, il en est un grand nombre dans
lesquelles les mjots, par des degrés insensi-
bles,sont devenus de simples signes des idées.
« On pourrait déjà distinguer un état par-
ticulier postérieur à l'apparition des sensa-
tions etdt'S images, et qui, tout en faisant partie
des deux premières périodes, est, par l'em-
ploi des métaphores immédiates, un achemi-
nement vers la troisième. Ainsi on se rap-
pelle queriri, aux Marquises, s'applique aux
diverses sensations qui ont lieu en même
temps que la contraction de l'épigastre, ou
plutôt ne représente que cette contraction mô-
me. Suivant le cas, on reconnaît que riri dé-
signe la colère, comme au groupe nord-ouest,
la force, comme au groupe sud-est. Mais les
idées de colère ou de force ne viennent qu'a-
près celle de la contraction. A Tahiti, au con-
traire, où riri, sauf dans le composé maha-
riri, ne s'applique qu'à la colère, c'est cette
dernière idée qui est l'idée principale : la con-
traction de l'épigastre n'est qu'une métaphore,
dont le sens propre n'est plus employé.
« Conservons cette idée de colère, et pre-
nons un exemple oîi elle pourrait ôtre repré-
sentée par une image. Quand nous disons
d'un homme : Voyez comme il est en colère,
son visaije est enflammé! ces seuls mots visa-
ge enflammé nous dépeindraient ce sentiment
binons n'avions f)as un mot pour. cela. Ce-
pendant, tout d'abord, ils pourraient s'appli-
(|uer à bien d'autres cas, par exemple au ré-
sultat de la chaleur, à la honte, etc. Plus
tard, si visage enflammé ne s'employait que
pour peindre la colère, bien que l'image fût
conservée, elle deviendrait métaphorique. Eu
entendant ces mots, on aurait inmiédiatement
l'idée de colère ; tandis que, tout d'abord, ce
n'était que l'occasion où ils étaient employés
qui faisait reconnaître qu'il s'agissait de ce
senlimenl. A pioprement parler, ils ne signi-
fiaient (]ue la rougeur du visage.
« En polynésien, les mots ont subi en
partie cette preinièrc modilication; cepen-
dant on peut dire (jne, aux Marquises, ils
tiennent en général davantage de leur pre-
mier état. Ainsi, en rappelant un exemple
cité plus haut, ruku ^ùku) ne présente que le
geste que l'on fait en inclinant le cou et la
tête; tandis que, à Tahiti, ru signifie plon-
ger en faisant ce geste. En trançais, l'idée de
l'image a disparu ; ciuelle que soit la manière
dont un homme i)longe, le môme mot peut
ôtre employé.
Nous ne saurions trop engager les person-
nes qui Veulent étudier le polynésien à se
bien pénétrer de ce caractère de la significa-
tion dos mois. Elles devront t;kher d'arriver
jusqu'à l'image cpii y est toujours cachée.
Parexemple, si on leurdit que /Kj/ieru signifie
chercher, elles remarqueront (jue ce uîol a
aussi le sens de gratter comme le fait une
])oule ; pahcrxi signifie donc {)roprement
faire avec la main, quand on cherche en
écartant la poussière, le même geste nue la
poule fait avec ses pattes pour chercher sa
nourriture. Cependant il ne faudrait pas trop
restreinde le sens des mots et croire qu'ils ne
sont employés que pour le cas jtarticuliei'
que l'on a sous Us yeux. Une fois (ju'on a
reconnu l'image, il faut la réduire à sa plus
simple expression et a[)pliquer le n)ôme mot
à tous les cas qui peuvent ollVir cette image
ainsi réduite. C'est ce que nous avons vu
pour toro (puaà toro) ; c'est ce que nous
voyons pour paheru, dont !e radical heru
signifie à la Nouvelle-Zélande peigner, étril-
ler. l\ y n ici une généralisation de l'image,
c'est-à-dire, nous voyons un mol ôtre em-
ployé pour tous les cas analogues et prendre
une signification de moins en moins })récise.
Déjà, i;ous aurions pu remarcpier (pic, lorsque
les sensations ou les images deviennent mé-
taphoriques, le procédé est le môme : nous
nous servons d'expressions que nous possé-
dons déjà pour rendre de nouvelles idées ;
c'est là le fait général qui est la cause des
modifications c(jnslantes de la signification
des mots, et qui, par degrés insensibles, les
fait passer de l'état où ils ne représentent
que des sensations et des images Ifrùtes à
celui où ils ne sont plus que des signes pure-
ment idéaux.
« Ces transformations apparaissent surtout
dans l'accouplement des mots. Ainsi, quand
nous disons : homme bon, cheval bon, fruit
bon, il est certain que l'idée de bonté n'est
pas la môme dans ces ditlérents cas ; le mot
marcher n'a pas la môme signification si nous
l'appliquons à un homme, à un animal, ou à
8:.î) LAN DICTIONNAIRE
unbnloau, elc. D'ailleurs, lorsqu'il ne s'agit
(jue d'idées com{)()sées et non de jugements,
on peut remarquer qu'on aurait pu créer des
exi)rcssions simples pour les rcprésenier im-
médiatement. On voit donc que, si l'accouple-
ment des mots a été un progrès nécessaire,
([ui a permis h l'homme d'exprimer un nom-
bre illimité d'idées au moyen d'un nombre
limité des mots, ce n'a été qu'au prix de la
clarté et de la précision dans le langage, et
il est arrivé qu'à mesure que les mots per-
daient de leur caractère particulier, et deve-
naient plus généraux, l'esprit saisissait moins
leur véritable signilication propre et leur
donnait presque autant d'acceptions dilFéren-
les qu'ils étaient employés de l'ois. Ce résul-
tat, qu'il était impossibl(! d'éviter du moment
que l'on réunissait les mots entre eux, se
lait sentir surtout dans les langues des peuples
avancés en civilisation. On ne l'observe donc
qu'à un degré iiicom|)arablement moindre
dans les langues polynésiennes. C'est ce qui
fait que, dans ces dernières, le caractère pri-
mitif des noms a été conservé. 11 importe, en
outre, d'avoir égard à l'étendue des relations
de chaque peuple, et l'on comprend que les
modifications dont il s'agit ne sont pas de
celles qui proviennent du petit nombre d'indi-
vidus à qui le dépôt d'une langue est confié.
Elles doivent môme d'autant moins avoir lieu
que ce nombre est moins considérable.
« Nous avons encore à parler d'une der-
nière modificati(jn que quelques mots subis-
sent : elle a lieu lorsque, par suite d'un em-
ploi très-fréquent, ils ne deviennent que de
simples formes grammaticales. C'est un fait
que nous aurons l'occasion de vérifier en
jjolynésien ; nous en trouvons d'ailleurs de
nombreux exemples dans nos langues d'Eu-
rope : on connaît l'origine des négations
françaises pas et point ; on a d'abord dit noîi
vado passian ou passa, je ne vais d'un pas ;
non video punctum, je ne vois un point. Pas
et point, par un usage devenu de plus en
plus général, n'ont plus été par la suite que
cle simples signes grammaticaux.
« Nos adverbes en menf viennent, comme
on sait, de l'ablatif mente précédé d'un ad-
jectif :- honesta mente, d'un cœur honnête,
honnêtement; simplici mente, d'un esprit
simple, simplement. La terminaison ment,
devenue comme pas et point un signe gram-
matical, a été ensuite employée là oii le sens
étymologique n'aurait pu s'appliquer comme
dans démesurément. Citons encore les adjec-
tifs en able, en ible, les substantifs en té, en
î7e,en abilité, en ibilité ; nos auxiliaires aî;o/r,
aller, faire, les auxiliaires anglais hâve, shall,
will, etc., dont on connaît l'origine.
«< Bien que l'on puisse diviser ces signes
grammaticaux en deux catégories selon qu'ils
se sont accouplés aux mots qu'ils modifient,
ou qu'ils sont restés isolés, on reconnaît, et
c'est là un point important sur lequel nous
reviendrons plus tard, que c'est par un même
procédé logique que leur signification a été
changée.
Ces recherches ont un but particulier que
nous ne devons pas perdre de vue : c'est
DE PHILOSOPHIE.
LAN
840
pourquoi nous ne pouvons donner aux con-
sidérations précédentes tout le développe-
' ment qu'elles mériteraient. Cependant nous
croyons en avoir dit assez pour établir la
série des modifications qu'éprouvent les idées
exprimées parles mots. On peut les résumer
dans deux échelles différentes selon le point
de vue où l'on se place. Si l'on a égard à la
faculté prédominante dans la formation des
mots, l'ordre est le suivant : sensations, ima-
ges, signes. Si, au contraire, on considère la
nature même des idées, on a une suite de
modifications presque insensibles, par les-
quelles les mois passent de l'état où ils ne
représentent qu'une sensation ou une image
concrète à celui où ils ne répondent plus
qu'aux besoins logiques de la pensée. Les
états le plus marqués de ces transformations
successives constituent l'échelle suivante :
« 1° Sensations ou images concrètes, c'est-
à-dire s'appliquant à quelque chose de réel
et de déterminé. Ex. : Aie ! interjection,
César, nom propre.
« 2° Sensations ou images brutes, mais indé-
pendantes de l'être ou de l'objet. Ex. : (Marq.)
riri, ruku, (Polyn.) tangata, homme, rire.
« 3° Métaphores immédiates des sensations
ou des images. Ex, : riri, colère, (Marq.)
kaitangi, envieux, littéralement, immédiates
pour les distinguer des métaphores par com-
paraison, telles que celles des mots eicpnmer,
comprendre. Ces dernières pourraient à la
rigueur constituer un état particulier.
« 4° Simples signes des idées. Ex : donner,
prendre. On peut remarquer qu'une grande
partie des mots de cette classe ne constituent
qu'une relation entre l'objet et le sujet , tan-
dis que les mots des premières classes s'appli-
quent [)lus particulièrement au sujet.
« 5" Signes logiques de la pensée ou formes
grammaticales.
« La plupart des mots polynésiens repré-
sentant des images, il doit en résulter dans
les idées des distinctions qui peuvent nous
paraître subtiles. En voici des exemples :
« Aux Mïirquises, la beauté du jeune homme
s'exprimera parpoeo; la beauté de la femme,
par poôtu, Purotu, à Tahiti, désigne la beauté
en général, et se trouve d'ailleurs rarement
e-m|)loyé.
' -t( (Marq.) koôua désignera la vieillesse
'chez un homme, encore n'est-ce qu'une
vieillesse peu avancée : pekahio chez une
femme, et kakiu pour une chose.
« Le mot tête ne sera pas le môme s'il s'agit
d'un homme ou d'un animal. Ainsi on dira
à Tahiti upoo, (Poly.) upoko, tête de l'homme,
eiafii, tête de poisson. Tino ne désignera
que le corps de l'homme vivant, et tupapaù
le cadavre, etc., etc.
« Ce caractère des noms polynésiens nous
montre la faible part qu'a eue l'analyse dans
la formation des idées correspondantes. De
là, dans toutes les langues de cette famille,
le grand nombre de mots ayant une signi-
fication à peu près identique. On sait combien
d'expressions on trouve en Malaisie pour
représenter l'idée de s'asseoir, celle oe se
*enir debout, elc. C'est pour rendre compte
S:i L^X PSYCHOLOGIE. LAN Si2
de celte richesse dans certains cas, unie h elle goût qu'ils ont pour la lecture delà Biblo
une Jurande pauvreté dans d'autres, que particulièrement. Il n'est pas rare de trouver
Crawfurd. un peu embarrassé, dit que le lan- môme de jeunes lilles sachant par cœur de
gage est pluuMvcheuv que riche, not copions nombreux chapitres de ce livre. » ( Du /'
but icordi/.iHistory of[he liidiau archipeloyo, lecte de Tahiti, de celui des îles Marqui
tome 11, page 74.) Kien n'est, au contraire, et, en général, de la langue polynésienne.
plus naturel si Ion considère que les images M. Gaussin, chez Didot.)
et les sensations doivent être nécessairement
Du dia-
ises,
uar
JACOB GRIMM.
particulières. Nous devons donc nous atten-
dre à trouver en polynésien un grand nombre Voici l'un des savants les plus impatien-
de mots pour exprimer les idées physiques; tanls que je connaisse dans sa Ihôse sur l'o-
mais en môme temps -une jiauvreté "^pi'esque ngine du langage. Il ne tient aucun compte
absolue pour celles d'un ordre pkis élevé : du point de vue physiologique ni psycholo-
ce qui vient à l'appui de ce (jue nous avons gique; il foule aux 'pieds les traditions sa-
dit [)lus haut^au sujet de la jeunesse de cette crées, et marche en avant sans s'embarrasser
langue; jeunesse relative non au temps des considérationsdu sens commun ni des exi-
écoulé, mais au peu de chemin parcouru, gences d'une science circonspecte qui aime
Nous aurons plus tard l'occasion de vérifier h j)énélrer les choses avant d'afilrmer. Nous
cette observation, en trouvant à chaque pas laissons au lecteur le soin de réfuter toutes
l'application de ce double principe : défaut ces assertions sans base et toutes ces téméri-
d'analyse d'où découle quelquefois une cer- tés de savant qui croit faire de la science en
taine complication dans l'expression, et sim- se livrant aux plus aventureuses hy|)othèses
plicité de syntijèse dont le principal carac- « Je crois avoir atteint le but que je
1ère est l'emploi fixe et invariable d'un petit me proposais, en montrant que le langa-'-'o
nombre de règles. Ces considérations, en humain n'était pas inné dans l'homme et ne
alla'nt à rencontre de l'hypothèse d'une haute lui avait pas été immédiatement révélé Un
civilisation antérieure, nous paraissent de langage inné eût fait descendre les hommes
na'ture à jeter quelque jour sur l'histoire mo- au rang des animaux ; un langage révélé les
raie des Polynésiens. élèverait à la hauteur de la Divinité Une
«Il faut remarquer que, à Tahiti, unegrande seule hypothèse peut donc encore subsister •
partie des distinctions du langage ont disparu le langage est humain, il doit à notre pleine
depuis l'arrivée des missionnaires anglais, qui lilxîrté son origine et ses progrès; il est notre
n'ont pu les saisir toutes. Souvent môme le histoire, notre héritage,
changement a eu lieu systématiquement, et « Ce que nous sommes, ce par quoi nous
il était dillicile qu'il en fût autrement. nous distinguons des animaux porte en .sans-
« Ayant entrepris et mis h tin la traduction krit le nom significatif et vénérable de wann-
de la Bible, œuvre vraiment remanpiable, et dscha, qui s'est conservé jusqu'à nous dans
ne voulant introduire qu'un petit nombre lesHlitrérents dialectes de notre langue • go-
de mots nouveaux empruntés à l'hébreu, au thique, mnnniska; haut allemand ancien
grec, au latin et à l'anglais, ils ont dû néces- mannisco; haut allemand moderne, mensch
sairement forcer la signification des mots On peut à bon droit rapprocher ce mot dû
tahitiens pour représenter un nouvel ordre nom mvlhique ùe manna dont parle Tacite
d'idées et pour peindre les mœurs caractéris- et du nom du roi indien Marias, dont la ra-
liques de l'Orient : d'ailleurs, l'homme ne cine 7?mn( penser) se rajiporte immédiate-
peut modifier que dans de certaines limites ment à manas , yAwç , mensch L'homme
la manière dont il a appris à penser, et son (mensch) ne s'appelle d'ailleurs pas ainsi
intelligence doit trouver un obstacle presque parce qu'il pense; il est homme parce qu'il
insurmontable dans la dislance qui sépare les pense, et parle aussi parce riu'il pense • cette
langues européennes du polynésien. C'est étroite relation entre sa faculté de penser et
que si la pensée peut être considérée connue celle de parler révèle avec certitude la base
indépendante du mécanisme du langage, cela et l'origine du langage. Nous avons vu tout
n est vrai que dans l'origine, et il n'en est à l'heure les noms grecs de l'homme dérivés
plus de môme aujourd'hui. Du moins nous de son altitude dressée ou de sa parole ar-
ne possédons pas une force d'abstraction as- ticuîée ; ici on fait avec bien plus de justesse
sez grande; car il est arrivé que le langage allusion à sa pensée. Les animaux ne parlent
a été pour la pensée ce (ju'est lécriture pour pas, parce qu'ils ne pensent pas; leur nom
la somme de nos connaissances, un inslru- signifie aussi : ceux qui ne parlent pas vieux
ment devenu nécessaire dont elle se sert pour islandais omœlandi, ou ceux qui sont'privés
faire un pas de plus, tout en gardant les de- de raison, bruta , mutœ bestiœ et turne ne-
vants. Personne ne mettra en doute l'influence eus (226). Le mot grec 4Xoyoç exprime é^ale-
que les missionnaires, par leurs leçons et par ment celui qui ne parle pa^ et celui qui ne
es hvres qu ils ont publiés, ont dû avoir sur pense pas (227). L'enfant commence h par-
le langage de la population actuelle de Ta- 1er aussitôt qu'il commence à penser, et son
hiti. On connaît, en etfet, I assiduité des Tahi- langage croît avec sa pensée , non point par
liens aux oUices et instructions du dimanche, voie d'addition, mais par voie de piultiplica-
(22f5) Thet dumhe dinr, Ridilofen. 20G; dm un- (227) Ratio vpiil aussi dire oralio; de môme nue
tprechemle vilie, Vi.riiiiiig, 2704; lier uiHjewizzen, ',.6yoç signifie parole et raison.
Krek, 5843.
DicTioNN. UE Philosophie. I. 27
m
LAN
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
LAN
844
lion. Les hommes du g(!Miit; le plus profond ,
pliilosophes, poêles, orateurs, sont aussi ceux
qui ont la puissance d'expression la plus con-
sidérable. La jmissance du langage forme et
mainlitiiil les nations, qui se disperseraient
sans la force de ce lien. La puissance de la
pensée dans un peuple est aussi ce qui lui
assure son empire dans le monde.
« Le langage apparaît donc connue un tra-
vail persévérant, comme une œuvre, comme
une conquête à la fois lente et rapide de
l'humanité, qui doit à celte conquête le lihre
développement de sa pensée, et qui trouve
en elle la cause de ce qui divise et unit en
môme temps les hommes. L'humanité doit à
Dieu tout ce qu'elle est, mais elle ne doit
attribuer qu'h elle-même ses facultés dans le
mal et dans le bien; l'inspiration des pro-
phètes n'est qu'une image de la pensée qui
veille en elle. L'imperfection originaire du
langage et sa perfection croissante prouvent
précisément qu'il n'est pas issu de Dieu, des
mains de qui tout sort à l'état parfait.
« Le Créateur a placé en nous une âme,
c'est-à-dire la faculté de penser; il nous a
donné les organes de la parole, c'est-à-dire la
faculté de parler : mais nous ne pensons que
lorsque nous mettons en exercice la faculté
de la pensée, nous ne parlons que lorsque
nous avons appris une langue. La pensée et
la parole sont notre propriété, c'est sur elles
({ue repose l'exercice de notre liberté, le sen-
tire quœ velis et quœ sentias dicere. Sans elles
nous serions , comme les animaux , esclaves
de la nécessité; par elles nous prenons notre
essor vers les cieux.
« La faculté de penser et de parler n'est pas
le privilège de quelques hommes; toutes î^s
langues forment une communauté dans l'his-
toire, et relient entre elles les différentes par-
ties du globe. Leur diversité est destinée à
jeter de la variété et de l'animation dans le
cours des idées. Ce précieux héritage, acces-
sible à tous, parvient, à travers l'incessant
renouvellement des âges, à la postérité qui
est destinée à le recevoir, à le conserver et
à l'augmenter à son tour. Ici l'acquisition et
la transmission se touchent et se confondent
presque entre elles. Le nourrisson suspendu
au sein qui l'allaite reçoit, par la voix tendre
et douce de sa mère, la perception des pre-
mières paroles, qui vont se graver d'une ma-
nière ineffaçable dans sa mémoire encore
vierge, avant même qu'il ait pu se rendre
maître de ses propres organes. Voilà d'où
vient le nom de langue mère (228), voilà ce
qui explique comment elle se complète si ra-
pidement en nous. Cette langue est ce qui
nous attache d'un lien indissoluble à nos
foyers et à notre patrie; l'effet que produit
au sein de chaque race et de chaque famille
la conformité du langage doit être générale-
ment étendu à tout l'ensemble de la société
humaine. Sans le langage, sans la poésie,
sans l'invention faite à propos de l'écriture
et de l'imprimerie, la plus noble des forces
de l'humanité se fût graduellement assoupie
et éjjuisée. On a voulu aussi attribuer aux
dieux l'invention de l'écriture, et cependant
l'évidence de son origine humaine , son |)er-
feclionnement graduel, viendraient au besoin
confirmer et prouver l'origine humaine du
langage.
« Hérodote nous raconte que Psamméti-
eus, roi d'Egypte , voulant rechercher quels
étaient le peuple et la langue les plus an-
tiques, avait donné à un pâtre deux enfants
nouveau-nés, avec ordre de les élever dans
l'isolement, de ne prononcer aucune parole
devant eux, et d'observer quel serait le jire-
mier mot qu'ils proféreraient. (Herod. Il, 2.
Cr. Frag. hist. I, 22, 23.) Au bout de quelque
temps, le pâtre, s'élant approché des en-
fants, les entendit prononcer le mot ^zy.ô; en
étendant les mains : ces enfants répétèrent
ensuite fréquemment ce mot en présence du
roi. Apiès enquête faite, on reconnut que
les Phrygiens appelaient le pain Pbxôç, et l'on
avait ainsi acquis la certitude que les Phry-
giens étaient le peuple le plus ancien de la
terre.
« Tout ce récit est empreint d'un cachet de
haute invraisemblance; mais en admettant
qu'il fût possible de pratiquer un pareil essai,
de reléguer cruellement des enfants nou-
veau-nés dans une île déserte, et de les y
faire élever par des serviteurs muets, encore
ne parviendrait-on à retrouver ainsi aucun
des mots de la langue des premiers humains ;
car, le langage n'étant pas inné dans
l'homme, les malheureuses créatures qu'on
aurait ainsi privées de toute participation à
l'héritage commun de l'humanité auraient
dû, à l'exemple des premiers hommes, in-
venter un langage à l'aide de leur pensée à
peine éveillée, et la transmettre à leurs des-
cendants, en supposant que leur séquestra-
tion se fût sulTisamment prolongée. Ce n'est
qu'à ce prix, ce n'est qu'à l'aide d'un procédé
dont les innombrables difficultés rendent
l'emploi à jamais impraticable, qu'il serait
possible de constater par l'expérience ce que
d'autres considérations mettent d'ailleurs la
science en droit de conclure.
« J'entre maintenant dans le cœur de mon
sujet ; j'arrive à la partie la plus attachante
de mon Mémoire, à la partie qui donnera ré-
ponse à cette question : Comment doit-on
s'imaginer que les premiers hommes aient
opéré l'invention du langage?
« Sans essayer de rechercher si les diffé-
rentes langues du monde se laissent ou ne
se laissent pas ramener à une forme primi-
tive unique, il nous faut examiner brièvement
d'abord si, même en supposant une langue
unique répandue au loin et se divisant en-
suite en plusieurs rameaux, il est indifférent
d'attribuer à un ou à plusieurs couples la
propagation de cette langue.
« Il faut inévitablement admettre que
l'homme et .la femme ont été créés ensemble,
adultes et féconds; car l'oiseau ne présuppose
(SÎS) L'auleur veut dire sans doute .atigue maurnelle, car langue mèj^e a une loul autre siguifioa
Sis
LA\
pas l'œuf, ei la piaule ne présuppose pas la
graine: l'œuf, et la graine, au contraire, pré-
supposent l'oiseau et la plante. L'enfani ,
l'œuf, la graine, sont des produits, et ne
peuvent en conséquence être regardés
comme ayant été innuédiatement créés. Le
rSVCllOl.OGIE. LAN 846
les femmes oni eue sur la formation mOme
du langage.
« Les rapports des langues entre elles, en
nous fournissant sur la parenté des dilférents
j)euples des données plus sûres que tous les
documents de l'histoire, permettent d'établir
premier homme n'a jamais été enfant, mais quelques conjectures rétroactives sur l'état
le premier enfant a eu un père. Qui «voudrait .primitif des hommes après la création et sur
croire qu'une force muette, résultant de la la formation du langage. L'esprit de l'honnne
combinaison et de la réaction d'éléments in- éprouve une noble satisfaction à parvenir,
créés, se fût peu à peu convertie en force au delà du cercle des preuves saisissables,
vitale? il faudrait toujours admettre la pré- jusqu'aux intuitions qui lui permettent de
sence de ce lien vivitiant à la rupture duquel déduire et d'entrevoir ce qui échappe à toute
la vie disparaît de la matière inerte. Mainte- démonstration extérieure. Nous apercevons,
nant, n'a-l-il été créé qu'un seul couple de dans l'histoire des langues dont nous possé-
chaque espèce d'animaux et de plantes? dons des documents d'une antiquité reculée,
Toutes les herbes, dans leur nombre infini, deux phases diverses opi)Osées dans leur ca-
sont^elles issues du môme chaume? L'aliir- raclère, et qui obligent à conclure l'existence
mative a peu d'arguments en sa faveur, elle antérieure d'une troisième phase dont aucun
en a au contraire beaucoup contre elle. Rien vestige n'est d'ailleurs parvenu jusqu'à nous,
n'empêchait la force créatrice de former en « L'ancien type de langues est représenté
môme temps plusieurs créatures de môme par le sanskrit et le zend, en grande partie
espèce, puisque cette force avait dû se pro- aussi par le grec et le lalin. Ce type offre inie
duire identiquement pour former le premier richesse et une harmonie admirables dans
couple. On a objecté, non sans raison, contre le développement de ses formes, une union
la descendance du règne animal de paires vivace des éléments qui représentent les idées
uniques, l'instinct d'association des fourmis et elles relations entre ces idées. Les idiomes
des abeilles, instinct qui, ayant dû être inné qui ont continué ou renq)lacé ces langues,
chez elles, n'a donc pu attendre, pour se ma-
nifester, l'accroissement graduel de l'espèce.
En ce qui concerne l'homme, il est vraisem-
blable que plus d'un couple a été originai-
rement créé ; au point de vue matériel d'a-
l'indoustani, le persan, le grec nouveau et les
langues romanes, ont vu se perdre et s'alté-
rer, avec leurs Uexions, leur force et leur
souplesse, qu'elles ont ressaisies en partie à
l'aide de procédés extérieurs. Notre langue
bord, car il eût été possible que la première allemande, dont l'histoire peut être suivie et
mère n'eût enfanté que des fils ou que des étudiée pendant un long espace de temps, à
tilles, ce qui eût empêché toute propagation l'aide de ses sources, tantôt presque taries,
Ultérieure; et au point de vue moral ensuite, lanlol^ coulant à pleins bords, nous présente
afin d'éviter la promiscuité des frères et
sœurs que réprouve la nature. La Bible paraît,
à cet égard, ne |)as remarquer que si Adam et
Eve eussent été seuls, leurs enfants auraient
été contraints de s'unir entre eux (221)).
(( L'origine même du langage est bien plus
facilement explicable en supposant que quel-
ques couples, et bientôt après leurs enfants,
aient dès l'abord concouru à sa formation,
a même décadence d'un état de haute per-
fection , suivi d'une restauration accomplie
par des voies analogues. Comparons le
g(Uliique du iV siècle h l'allemand mo-
derne : là nous rencontrons l'euphonie, une
noble concision ; ici au contraire une analyse
perfectionnée aux dépens de ces qualités.
L'ancienne force du langage paraît diminuer
à mesure que les anciens dons et les anciens
de sorte que le commerce oral ait pu de suite procédés sont remplacés par d'autres, dont il
prendre une certaine extension. L'unité des
règles naissantes ne se trouvait point par là
compromise, puisque, même en supposant
une paire unique, il aurait toujours fallu (jue
l'homme, la femme, et ensuite les enfants
concourussent tous à l'invention du langage
On peut attribuer aux femmes , qui, a|)rès
quelques générations, surtout dans l'hypo-
thèse de l'existence originaire de plusieurs
couples, eurent une condition et des mœurs
différentes de celles des hommes, l'introduc-
tion dans le langage de quelques p irticula-
rités dont elles firent usage de bonne heure
pour exprimer les idées qui leur étaient les
plus familières. La comparaison du pràcrit au
sanskrit nous en offre un exemple frappant.
Mais dans toutes les anciennes langues nous
trouvons les flexions féminines et masculines
distinctes les unes des autres, ce qui ne peut
s'expliquer que par l'mtluence directe que
faut bien se garder d'ailleurs d'abaisser le
mérite.
« Les deux phases que nous avons signa-
lées dans l'histoire des langues ne se [)ré-
sentent pas au reste dans un brusque anta-
gonisme ; toutes les langues apparaissent ,
sous ce rapport, à des degrés divers et iné-
gaux. Ainsi la décadence des formes a déjà
commencé pour le gothique et le lalin, et l'on
peut reconstruire pour ces deux langues un
étal plus ancien et plus parfait, placé, com-
parativement à leur état classique, comme ce
dernier comparativement à l'allemand mo-
derne et au français. En d'autres termes, et
plus généralement, il est également impos-
sible et de préciser historiquement le moment
de plus grande perfection d'une langue , et
de considérer son état actuel comme le terme
de son développement analytique , terme
qu'elle n'atteindra qu'au bout d'un espace de
(229) Gœlhe compte par douzaines {duizemietij le iioiiiljre des premiers couples. (ICckeinianii , 11, 21 )
8il LAN DICTIONNAIRE DE
loiij|)sriic()re illimité. On poiii imaginer pour
le sanskrit lui-iuc^me un étal [dus ancien, plus
fortement empreint du cachet propre à celte
langu'= ; nous ne pouvons, il est vrai, atteindre
Iiistoriquement jus(iu'à cet état, mais la com-
paraison des formes védiques peut nous le
faire pressentir.
« Toutefois, on commettrait la faute qui a
eu suivant moi la plus funeste influence sur les
recherches auxquelles a donné lieu l'origine
du langage, en voulant faire remonter la per-
fection des formes primitives encore plus
haut, et en chercher l'origine dans un para-
dis imaginaire. La comparaison des deu\ der-
nières phases des développements des langues
semble au contraire démontrer que la llexion,
remplacée plus tard par l'emploi de plusieurs
mots distincts, a été originairement formée
parla soudure d'éléments analogues. 11 y au-
rait donc à considérer trois degrés au lieu de
deux dans le développement du langage :
(l'abord la création , la multiplication , la
construction des racines et des mots ; puis la
période florissante où la flexion atteint sa plus
haute perfection; puis enfin la période d'ac-
tion de la pensée , qui laisse tomber les
flexions jugées insuffisantes, et qui opère,
avec une conscience plus claire de son but,
l'union de la pensée et de la parole; union
essayée avec naïveté dans la première pé-
riode et consommée avec magnificence dans
la seconde. C'est la succession naturelle et
inévitable du feuillage, des fleurs et des fruits
mûrs. L'opinion qui attribue une origine di-
vine au langage me semble complètement
inadmissible en présence de la simple néces-
sité de l'existence de cette période invisible
précédant les deux périodes visibles ; car il
semble contraire à la sagesse de Dieu d'im-
poser la contrainte d'une forme créée à ce
qui était destiné à un libre développement
historique, et il semble également contraire
à la justice du Créateur de laisser le langage
divin qu'il aurait donné aux premiers hommes
dégénérer de sa perfection premièi-e. Le lan-
gage n'est divin que dans la mesure de la di-
vinité de notre nature et de notre âme.
« En ne considérant les langues que dans
leur dernière période, on n'eût jamais pu
sonder les mystères de leur origine; tous
ceux qui font 'des recherches sur les étymo-
logies en se bornant à étudier les langues
dans leur état actuel sont la plupart du temps
exposés à se tromper, car ils ne sont à même
ni de dégager la racine à l'état de pureté , ni
d'en avoir le sens exact.
« Les mots semblent s'être d'abord épa-
nouis dans un laisser aller idyllique, se suc-
cédant, sans être assujettis à aucune règle,
dans l'ordre naturel dicté par le sentiment.
Leur expression était pure et naïve, mais trop
pleine et trop surchargée toutefois [)Our per-
■nettre d'obtenir une distribution convenable
de la lumière et des ombres (230). Mais peu
a peu, sous l'action instinctive et puissante du
génie' du langage, les mots expriment les
(230) On pourrait dire que la langue sans flexion des Chinois s'esi en quelque sorle figée dans celle
arciuiére période de fornialion.
rniLOSOPHlE. LAN ^i8
idées accessoires, s'obscurcissent, se rat-t-our-
cissent, se mutilent, et viennent dans cet état
se souder aux wots représentant les idées
principales, pour continuer à en préciser la
signification. La flexion provient de l'aggluti-
nation d'indices souples et mobiles, qui sont
désormais entraînés, comme un moteur à
demi caché, à la suite du mot principal , et
qui ont perdu leur sens primitif en prenant
une acception dérivée qui ne révèle i)lus (jue
de loin en loin leur acception primitive. En-
fin les flexions s'usent, se réduisent à des si-
gnes dépourvus de vie ; de nouveau alors on
sépare ie.s mots qui servent de moteurs aux
autres, et l'on donne 5 ces mots une action
extérieure et plus précise. Le langage perd
une partie de son élasticité, mais il gagne plus
de règle et de mesure pour l'expression des
trésors toujours naissants de la pensée.
« Les racines des mots ne furent mises en
évidence qu'après le succès de l'analyse
des flexions et des dérivations, travail où. la
sagacité de Bopp s'est élevée à une si grande
hauteur. Tl devient alors évident que les
flexions ont été formées par l'agglutination
des mêmes mots, qui, à partir de la troisième
période, ont été de nouveau isolés. Cette
troisième période est celle des prépositions
et de la syntaxe; la seconde période était
celle des flexions, des suflixes et de la har-
diesse du tour; la première époque n'avait
pour toute grammaire que la libre succes-
siondes mots représentant les idées sensibles.
Le premier langage était mélodieux, mais
prolixe et sans mesure ; celui qui vint après,
plein de force, poétique dans sa concision ;
enfin, le langage moderne cherche à rempla-
cer plus sûrement ce qui a été perdu en
beauté par l'harmonie de l'ensemble : il ac-
complit en définitive de plus grandes choses
avec des moyens plus restreints.
« Je viens de soulever, mais je n'ai pas en-
core tout à fait déchiré le voile qui couvre
l'origine du langage. Je ne me propose pas,
ce qui serait d'ailleurs impraticable ici, d'é-
numérer toutes les preuves que l'on peut
produire en faveur de l'opinion que je viens
d'énoncer; un lourd volume n'y suffirait pas ;
je ne veux ici qu'indiquer les bases princi-
pales de ces recherches.
« Uien dans le langage, non plus que dans
la nature en général, n'a été fait sans but ;
partout y règne, comme je l'ai déjà dii ,
l'abondance , mais non la jirodigalité. Les
moyens les plus simples suffisent aux plus
grandes choses , et il n'est pas une lettre
qui n'ait originairement sa signification et
son but.
« Chaque son a sa valeur naturelle, tirée rie
l'organe qui le produit et appro|triée à son
usage. Parmi les voyelles, a occupe le milieu
de l'échelle tonique, i le haut et u le bas; a
est pur et stable, i et u sont mobiles et aptes
à passer à l'état de consonnes; les voyelles
sont évidemment de nature féminine, et les
consonnes de nature masculine.
S.i9
LAN
« l*armi les consonni's, / exprime hi dou-
ceur, r la rudesse. Il est h remarquer que,
dans plusieurs mots des langues anciennes,
tes langues modernes ont remplacé \'r par 17,
tandis que l's a été remplacé paj \'r ; mais
jamais l's ne se change en /, ou réciprocjue-
ment. Le génie du langage a voulu ici établir
une transition, ou, ce qui parait plus proba-
ble, il s'est trouvé dès l'origine deux r dis-
tincts par la prononciation : l'un, voisin de
r/, pur et coulant; l'autre, voisin de l's, plus
rauijue et plus troublé.
« Les doubles consonnes n'existaient pas
dans les langues anciennes, elles proviennent
6oit de l'assimilation de deux consonnes dif-
férentes, soit fi'équemment encore de la ren-
contre de Vi. La permutation des consonnes,
qui s'est manifestée si nettement et à deux
reprises ditî'érenles dans les langues germa-
niques, s'est opérée avec un admirable ins-
tinct en déplaçant toutes les muettes et en
leur assignant ensuite régulièrement leur
nouvelle place. Il n'est aucun phénomène du
langag(i où se soit fait jour avec plus d'évi-
dence l'union des forces libres et des forces
instinctives.
PSYCHOLOGIE. LAN S50
signe dislinctif fut \'s ou bien le t, celle der-
nière lettre servant principalement à expri-
mer l'idée rétléchie et s'ajoutant au verbe
comme suflixe.
« lui dehors des pronoms, qui donnent la
vie au langage, sa plus grande foice est dans
le verbe, où se retrouvent presque toutes les
racines.
« Toutes les racines verbales, dont le nom-
bre, qui a |iu ne pas dépasser quelques cen-
taines h l'origine, s'est tnsuite accru avec uno
prodigieuse rapidité, exprimèrent des idées
sensibles, et servirent bientôt a{)rès à en ex-
primer d'autres |)ar voie d'analogie et d'abs-
traction. Ainsi, de l'idée de respirer on passa
à celle de vivre, de l'idée de l'expiration à
celle de la mort. Bien des conséquences peu-
vent être déduites de cette considération, que
les mots qui expriment la lumière et le bruit
proviennent des mômes racines. Toutes les
racines verbales furent inventées à l'aido
d'un faible développement de moyens ; elles
consistaient dans une voyelle précédée ou
suivie d'une consonne. Il est douteux qu'une
racine ait jamais été formée à l'aide d'unu
simple voyelle ; car il semble, d'apiès ce qui
« Les voyelles c et o étaient étrangères aux a été dit, que la production d'une racine exigo
langues primitives. Les diphthongues et les le concours des deux éléments qui représen-
décomposilions de voyelles caractérisent la tcrent les deux sexes du langage. Le sanskrit
seconde période; dans la troisième, les n'a aucune racine formée de l'a bref seul,
voyelles subissent des adoucissements et Cette langue emploie néanmoins l'i' bref seul
d'autres altérations. La prtîmière époque est pour former la racine du verbe aller [Vi loiiji
caractérisée par l'emploi presque exclusif des forme aussi rinq)éiatif i) et Vu bref pour la
voyelles courtes et des consonnes simples, racine du verbe retentir; il est néanmoins
« Mais je n'ai pas à examiner ici les carac-
tères de chaquii son. Une telle étude serait
mieux placée dans un travail ayant spéciale-
ment pour but d'examiner les rapi)orts qui
existent entre le langage et les conditions
l)hysiques de notre organisme.
« Le verbe et les pronoms paraissent être
possible que ces racines aient perdu les con-
sonnes qui précédaient la voyelle, l'armi les
racines formées d'une consonne et d'un-i!
voyelle, celles où la consonne est [)lacée au
commencement paraissent plus anciennes
que celles où elle est placée à la fin. En elVel,
les racines à consonne initiale prennent peu
es véritables leviers du langage. Le pronom à peu une consonne finale, tandis que les ra-
n'esl pas seulement, comme pourrait le faire
croire son nom, le représentant du nom;
c'est l'origine et le commencement de toute
espèce de nom. L'enfant dont la pensée s'é-
veille prononce le mot moi; je trouve aussi
formellement dit dans le Jadschurveda que le
premier homme [)rononça ces mots : je suis
moi, et que cet homme, quand on l'appelait,
cines commençant par une voyelle ne s'ad-
joignent jamais de consonne initiale. Ainsi, à
côté de la racine mû on trouve une seconde
racine mad, qui correspond au latin metiri,
allemand messen, mesurer. Il n'y a pas d a-
nalogie entre ce fait et celui de la présenco
et de l'absence alternatives des aspirées ini-
tiales V, h, s, devant les liquides. Je pense,
répondait .je le suis. Tous les verbes et tous pour ma part, que la présence de ces aspi
les noms qui contiennent l'idée du rapport rées caractérise l'état le plus ancien,
personnel renferment en eux un pronom ; « Le choix de la consonne et de la voyello
ces pronoms ont été de nouveau isolés dans la employées pour former chacune des i-acinos
troisième période. Quand l'homme prononça a (lé[)endu du génie <le l'inventeur, lorsqu'il
pour la première fois son je, en sanskrit n'a pas été entraîné par l'ellort instinctif et
aham, il l'émit h pleine poitrine, en l'accom- aveugle de l'organe de la parole. Ce génie,
pagnant d'une articulation gutturale, qui a qui n'aurait plus eu aucune |)art h la forma-
persislé dans toutes les langues de même ori- lion du langage s'il eût toujours été assujetti
gine. Seulement l'a, primitivement pur, s'est à l'intluence de l'organe, a pu du reste êUo
adouci, et la gutturale a subi différents de- mù par un sentiment plus ou moins délicat
grés de permutation. La labiale m, qui s'a- ou grossier. Dans ces lois élémentaires de la
joute devant, dans les cas obliques, indique formation du langage nous rencontrons fou-
une espèce de réiroflexion de la pensée. L',; t, jours le mélange intime de la nécessité et de
qui caractérise la personne à qui l'on parle, la liberté. Quand le sanskrit forme, par exem-
sert au contraire pour les cas directs comme pie, la racine pâ, grec 7t'-£îv, slave piti, rien
pour les cas obliques. De plus grandes divcr- n'eût empêché d'autres inventeurs de rendre
sites se manifestèrent jpour la troisième per- la même idée par la racine kd ou ta. La plu-
senne, dont l'idée est cléjà plus éloignée. Son part de? racinps iiuio -germaniques n'ont
\
831 LAN DICTIONNAIRE DE
qu'une raison d'ôtre purement historique ,
lorsque leur invention n'a pas été déterminée
par quelque cause organique. Instinctive-
ment, on a eu soin dans chaque langue de ne
j)as employer les mômes racines pour expri-
mer des idées différentes, c'est-à-dire que
les inventeurs n'ont pas rapporté les mfimes
sons h des idées entièrement distinctes, ce
qui eût amené une véritable confusion. Il
faut au surplus ne pas confondre ce cas avec
celui où plusieurs idées, dont la parenté
nous reste souvent obscure et incertaine, ont
été rapportées, par dérivation, à la môme
racine.
« Doit-on reconnaître l'existence primitive
de racines commençant ou finissant par deux
consonnes muettes? Quel a été le nombre de
ces racines? Ces deux questions n'ont pas
encore été résolues par la science mo-
derne.
« On ne peut pas qualifier de paradi-
siaque l'état du langage pendant la première
période, en attachant à cette expression son
sens ordinaire de perfection terrestre. Le
langage avait alors une vie presque végétale,
pendant laquelle sommeillaient encore à demi
les plus hautes facultés de la pensée. Je vais
préséfiter les principaux traits de cette pé-
riode dans le tableau suivant.
« Le langage en naissant est simple, naïf,
plein de vie ; le sang circule avec impétuo-
sité dans les veines de la jeunesse. Tous les
mots sont courts , monosyllabiques , formés
seulement de voyelles brèves et de conson-
nes simples; le vocabulaire croît rapidement ,
touffu comme un gazon serré. Les idées sont
le produit d'une intention matérielle et tran-
quille, qui elle-même est déjà un acte de la
pensée, et d'oii jaillissent ensuite de nouvel-
les et nombreuses pensées. Les rapports des
mots et des idées sont exprimés avec naï-
veté et fraîcheur, mais sans aucun art, par la
succession encore indisciplinée des vocables.
A chaque pas, le langage étale en babillant
son abondance et ses aptitudes , mais il agit
sans mesure et sans harmonie. Les pensées
n'ont rien d'arrêté ni de fini ; l'esprit ne se
taille encore aucun monument dans ce lan-
gage , dont les sons s'évanouissent , comme
l'existence heureuse des premiers hommes,
sans laisser de trace dans l'histoire, » [De
Vorigine du langage, par Jac. Grimm, de l'A-
cadémie de Berlin et de l'Institut de France;
ouvrage traduit de l'allemand par Fernand de
Wegmann, avec une introduction par M. Er-
nest Renan.)
M. ALFRED MAURV.
« Une première question se présente :
Comment a procédé l'esprit humain dans la
formation des langues? Nos grammairiens
avaient cru qu'il avait suivi dans ce travail de
création la marche naturelle indiquée par le
raisonnement. L'examen des faits a prouvé
qu'il n'en était rien. En étudiant une langue
aux diverses époques de son existence gram-
maticale , on a constaté que nos procédés
de logique et d'analyse ne présidaient pas
jBux premières manifestations d'un idiome. A
PHILOSOPHIE.
LAN
862
l'origine des langues, la pensée s'est offerte,
à ce qu'il semble, sous une forme confuse et
complexe tout à la fois , l'esprit n'avait pas
conscience des éléments dont elle se compo-
sait. Les sensations se succédaient si rapi-
dement , îjue la mémoire et le langage , au
lieu d'en reproduire séparément les signes,
les reflétaient tous ensemble. La pensée était
éminemment synthétique. Ce qui le prouve,
c'est que les langues les plus anciennes pré-
sentent au plus haut degré ce caractère : le
mot ne s'y distingue pas de la phrase ; autre-
ment dit, l'on parle par phrases et non par
mots. Chaque expression est un organisme
complet dont les parties sont étroitement
enchevêtrées. C'est ce que les philologues
ont appelé agglutination , polysynthétisme.
Une pareille manière de s'exprimer est peu
favorable sans doute à la clarté : mais les
conceptions des premiers hommes étaient
assez siuiples pour être saisies sans un grand
travail de réflexion. D'ailleurs ils se compre-
naient sans doute plutôt par intuition que par
raisonnement. Le jeu de la physionomie , le
geste, complétaient la parole et les dispen-
saient d'une lente analyse des signes vocaux.
« De quelque façon" qu'on s'explique au
reste le caractère primitif du langage humain,
il n'en est pas moins constant que l'histoire
des langues n'est qu'une marche continue de
la synthèse vers l'analyse. Partout on voit
un premier idiome faire place à une langue
vulgaire, qui ne constitue pas, à vrai dire, un
idiome diff'érent, mais qui en est une seconde
phase, une période plus analytique. Tandis
que lalangue primitive est chargée de flexions
pour exprimer les rapports les plus délicats
de la pensée , tandis qu'elle est plus riche
d'images, bien que plus pauvre peut-être d'i-
dées, le dialecte moderne est plus clair, plus
explicite, séparant ce que les anciens assem-
blaient, brisant les mécanismes de l'ancienne
langue pour donner à chaque idée et à cha-
que relation son expression isolée.
« Et que l'on ne confonde point ici l'expres-
sion avec le mot. Les mots, autrement dit les
éléments qui entrent dans l'expression pri-
mordiale, sont courts, généralement mono-
syllabiques, formés presque tous de voyelles
brèves et de consonnes simples; mais ces
mots disparaissent dans l'ex iression oii ils
entrent, on ne les saisit pas p us que dans le
vert l'œil ne saisit le bleu et le jaune. Les
mots composants sont tellement pressés , im-
briqués , pour parler comme les botanistes,
que l'on dirait , suivant la comparaison de
Jac. Grimm, les brins d'herbe d'un gazon.
Et ce qui a lieu pour la composition des
expressions se passe aussi pour la pronon-
ciation des mots , qui s'y rattache si étroite-
ment : même simplicité dans les sons , parce
que l'expression doit cependant laisser saisir
toutes les parties de son organisme. « Aucune
langue primitive, écrit Jac. Grimm dans sou
Mémoire sur l'origine du langage , n'a de
redoublement de consonne. Ce redoublement
naît seulement de l'assimilation graduelle de
consonnes différentes. » A la seconde époque
apparaissent les diphlhongucs et les brifo^
553
LAN
menls, tandis que la troisième est caractéii-
$ée par dos adoucisseineiils et d'autres allé-
rations dans les voyelles.
« C'est le sanskrit surtout qui a mis en
évidence ces lois curieuses de la transfor-
mation graduelle des langues. Le sanskrit ,
avec son admirable richesse de formes gram-
maticales, ses huit cas, ses six modes, ses
désinences nombreuses et ses formes variées
énom^ant à coté de l'idée principale une
foule de notions accessoires , était éminem-
ment propre à l'élude de la croissance et de
la décroissance d'une langue. Au début, dans
le Rig-Véda , la langue a|)paraît avec ce ca-
ractère synlhéti(iue, ces inversions constantes,
ces expressions complexes que je signalais
tout à l'heure connue les conditions de l'exer-
cice primordial de la pensée. Vient ensuite
le sanskrit des grandes épopées de l'Inde ; la
langue a gagné alors |)lus de souplesse, tout
en conservant cependant la roideur de ses
premiers procédés. Bientôt l'édifice gramma-
tical se décompose ; le pâli , qui correspond
à son premier âge d'altération , est empreint
d'un remarquable esprit d'analyse. Les lois
qui ont présidé à la formation de cette lan-
PSVCIIOLOGIE. LAN
dans l'Inde des dialectes
encore, les langues gouris,
854
plus populaires
'hii ■ ■ •
indoui, le ben
gali, le cachemiri'en, le dialecte du Gouzerate,
le mahratte , et les autres idiomes vulgaires
de rilindoustan, dont le système est beaucoup
moins savant.
« Les langues de la région intermédiaire
entre l'Inde et le Caucase nous apportent
dans leurs rapports de filiation des différences
du même ordre. Aux époques les plus an-
ciennes apparaissent le perse et le zend, liés
entre eux par ime parenté étroite avec lo
sanskrit , mais correspondant à deux déve-
loppements divers de la faculté du langage.
Le zend , malgré ses traits de ressemblance
avec le sanskrit du Véda, laisse saisir comme
les premiers symptômes d'un travail de con-
densation dans la prononciation et d'analyse
dans l'expression. Il a tous les dehors d'ùno
langue à tlexions; mais à l'épocpie des anci^Mis
Sassanides, ainsi que le remarque M. Spie-
gel, le philologue qui cultive avec le plus de
succès en Allemagne les idiomes iraniens , il
commence déjà à s'en dépouiller. La tendance
analytique se fait bien autrement sentir dans
le persan ancien ou parsi , et dans le persan
gue, dit Eugène lUirnouf, sont celles dont on moderne la décomposition a presque atteint
retrouve l'application dans d'autres idiomes,
à des époques et dans des contrées très-di-
verses; ces lois sont générales [)arce qu'elles
sont nécessaires. Que l'on compare en etïetau
latin les langues qui en sont dérivées , aux
anciens dialectes teutoni(pies les langues de
la même origine , au grec ancien le grec mo-
derne , au sanskrit les nombreux dialectes
populaires de l'Inde : on verra se dévelo|)per
les mêmes principes, s'appli(iuer les mêmes
lois. Les intlexions organiques des langues
mères subsistent en partie, mais dans un état
évident d'altération. Plus généralement elles
disparaissent et sont remplacées, les cas par
des particules , les temps par des verbes
auxiliaires. Ces procédés varient d'une langue
à l'autre, mais le principe demeure le môme;
c'est toujours l'analyse , soit qu'une langue
son dernier terme. Je pourrais reproduire
ces observations pour les langages du Cau-
case , l'arménien et le géorgien , nour les
langues sémitiques , en comparant le rabbi-
niquc h l'ancien hébreu; mais ce que j'ai dit
suliit h l'intelligence du fait.
« La cause de ces transfornjationsse trouve
dans la condition même d'une langue, dans
la manière dont elle se modèle sur les impres-
sions et les besoins de l'esprit ; elle tient à
son mode même de génération. Un idiome
est un organisme soumis , comme tout orga-
nisme, à uneloidedéveloppement. Il ne faut
pas, écrit Guillaume dcllumboldt, considérer
une langue comme un produit mort et une fois
formé; c'est un être vivant et toujours créa-
teur. La pensée humaine s'élabore arec les
progrès de l'intelligence, et cette pensée , ta
synthétique se trouve tout à coup parlée par langue en est la manifestation. Un idiome no
des barbares qui, n'en comprenant pas la
structure , en suppriment et en remplacent
les intlexions, soit qu'abandonnée à son propre
cours , et à force d'être cultivée, elle tende à
décomposer et à subdiviser les signes repré-
sentatifs des idées et des rapports eux-
mêmes. »
Le prâkrît , qui représente le second âge
d'altération de la langue sanskrite, est sou-
mis aux mêmes analogies; d'une part il est
moins riche , de l'autre plus simple et plus
facile. Enfin le kawi, ancien idiome de Java,
est une corruption du sanskrit où cette langue
est privée de ses intlexionseta prisen échange
les prépositions et les verbes auxiliaires des
dialectes vulgaires de cette île. Ces trois
langues elles-mêmes, formées par dérivation
du sanskrit, éprouvent bientôt le même sort
que leur mère ; elles deviennent à leur tour
saurait donc demeurer stationnaire , il marche,
il se développe , il grandit et se fortifie , //
vieillit et s'étiole.
En somme , on peut distinguer trois états,
en ((uelque sorte trois règnes dans l'existence
linguistique : monosyllabisme , agglutina-
lion , flexion. Dans le monosyllabisme, la
langue est, pour ainsi dire, inorgani(iue;
dans
agglutination
son organisme con-
stitue un tout indivisible , une sorte de
végétation analogue à celle de ces plantes
cryptogames qui n'ont ni centres vitaux , ni
a[)pareils de fonctions. Enfin, dans la tlexion,
l'organisme est complet, tous les organes
spéciaux sont créés , bien qu'à l'origine, ces
organes se trouvent dans une dépendance
étroite les uns des auties , et qu'un mouve-
ment analyti(|ue amené par le tenqjs soit
nécessaire [)our les rendre plus indépendants,
langues mortes, savantes et sacrées, — le pâli Coniment s'opèrent ces transformations suc-
dans l'île de Ceyian et l'Indo-Chine, le prâkrît cessives? C'est ce (jue la philologie comparée
chez la secte des Djainas, le kawi dans les a dû chercher à découvrir, et voici à peu
lies de Java, Bali et Madoura, Alors s'élèvent près ce qu'elle nous enseigne.
8,'/)
LAN
DICTIONNAIRE DE PllJLOSOPillE.
« La lanj,^o débute par un premier radical
j)liotiéli(|ue qui rend la seusalion dans toule
sa simplicité el sa généralité. Ce n'est encore
ni un verbe, ni un adjectif, ni un substantif;
c'est un mot exprimant la sensation commune
(jui peut être au fond de ces catégories gram-
maticales, rendant le sentiment du bien, du
plaisir, delà douleur, de la joie , de l'espé-
rance , de la clarté ou de la chaleur. Dans
l'emploi qu'en fait le langage , il y a sans
doute tour à tour un sens verbal , ou nomi-
nal, ou adverbial, ou qualificatif; mais rien
cependant dans la forme du mot n'accuse et
ne spécifie ce rôle. Les langues très-simj)les
en sont encore presque* à cette forme élémen-
taire. C'est plus tard seulement que l'esprit
crée les parties du discours; elles existaient
sans doute virtuellement, mais l'intelligence
ne sentait pas le besoin de les distinguer
profondément par une forme essentielle , en
leur donnant une physionomie caractéristique.
Ensuite ces formes ont été se multipliant,
mais l'abondance et la nature en ont varié
suivant les contrées et les races; tantôt c'est
sur le verbe que l'imagination a épuisé toutes
les nuances de l'expression , tantôt c'est au
substantif qu'elle a attribué les modifications.
L'esprit a été plus ou moins inventif et plus
ou moins rationnel , il a saisi parfois ici des
délicatesses qui lui ont échappé là comj)léle-
ment, et dans les langues les plus grossières
on remarque des nuances qui manquent aux
plus raffinées. La comparaison du sanskrit et
du gi-ec nous révèle un de ces eonstrastes.
'a première langue est bien autrement riche
que la seconde quant à la manière dont elle
exprime les rapports du substantif dans la
phrase et les relations des mots entre eux;
elle a un sentiment bien plus profond el bien
îilus pur de l'essence du verbe et de sa va-
leur intime , et cependant la conception du
mode dans le verbe considéré comme distinct
•lu temps lui a échappé, le nature verbale de
l'uitinitif lui est restée inconnue. Le sanskrit
le cède donc de ce côté au grec , qui lui est
uni d'ailleurs par des liens étroits.
« Ainsi l'intelligence humaine n'est pas
arrivée dans toutes les langues au même
degré , et dès lors n'a pas créé les mômes
rouages secondaires. Quant au mécanisme
général , il s'est présenté partout le môme ;
car ce mécanisme, c'est de la nature intime
de notre esprit qu'il procètle, et celte nature
est la même pour tous les hommes.
« Les premières formes qu'a revêtues la
langue sont devenues comme le squelette
auquel se sont attachés les appareils , les
ligaments et les muscles. La disposition de
ceux-ci a été nécessairement subordonnée à
la structure ostéologique. Le génie de chaque
langue s'est alors dessiné, et ce génie a été
plus ou moins fécond, plus ou moins mobile.
La grammaire une fois créée , c'est le voca-
bulaire qui est devenu le siège des évolutions
vitales. Les mots ont constamment reftrésentô
le même ordre d'objets , car ces objets ne
changent pas suivant les contrées et suivant
les races; mais ils se sont otferls sous les,
aspects les plus variés , et ces aspects n'ont
LAN ^5S
pas toujours étéiclfcTiarp^eS sous les différents
cieux el dans les diverses sociétés. De là la
création de mots en nombres inégaux pour
représenter une même somme d'objets com-
muns. L'imagination brillante d'un peuple a
été une source intarissable de mots nouveaux,
déformes nouvelles, tandis que chez d'autres
l'idée est restée presque embryonnaire , et
que l'objet s'est toujours présenté sous le
même aspect. Si telles impressions domi-
naient , les mots destinés à les rendre se
multipliaient. Au temps de la chevalerie, il y
avait une foule de mots pour exprimer l'idée
de cheval. Dans le sanskrit, la langue de
rindoustan , où l'éléphant joue un rôle aussi
important que le cheval chez nous, les ex-
pressions abondent pour dénommer ce pa-
chyderme. On le désigne tantôt comme rani-
mai qui boit deux fois , tantôt comme celui
qui a deux dents, tantôt comme l'animal à
trompe, etc. Et ce qui arrive pour les subs-
tantifs arrive aussi pour les verbes. Dans les
langues américaines, créées par des peuples
qui avaient peu d'objets sous les yeux , mais
dont la vie était toute dans l'action et le
sentiment , les formes verbales sont singu-
lièrement multipliées , tandis que dans le
sanskrit et dans le grec , que parlaient des
j)euples arrivés à un haut degré de civilisa-
tion, les substantifs ont le pas sur les verbes.
Ainsi la vie même d'un peuple a été la source
des modifications qui se sont opérées dans
sa langue, et chaque idiome a conduit son
développement à sa manière.
« Je viens d'indiquer les causes internes
de la transformation des langues ; mais en
plaçant parmi ces causes la vie des peuples
qui les parlent , on arrive à un autre ordre
d'influences, et si l'on admet que les progrès
de l'inlelligence sont liés au sort des nations,
il faut admettre aussi que le mélange des
races a eu sa part dans les altérations subies
l)ar certains idiomes. Le kawi est sorti , on le
sait , de l'association de formes empruntées
au dialecte populaire de Java avec le sans-
krit. Le copte, le gaUa portent des traces
incontestables de l'introduction de formes
grammaticales empruntées aux langues sé-
mitiques , quoique ces langues en diffèrent
cependant radicalement par le vocabulaire.
Cela lient, ainsi que l'a judicieusement re-
marqué M. Logan , à ce qu'un idiome n'est
pas toujours chassé par un autre : il est quel-
quefois seulement modifié par lui. La })ro-
nonciation subit d'abord nécessairement, dans
des bouches appartenant à une i-ace nou-
velle , une modification profonde; tous les
peuples ne sont pas doués des mômes apti-
tudes vocales. A la suite de l'altération de la
prononciation vient l'importation des mots :
un peuple, en se mêlant à un autre, dont il
adopte la langue, introduit dans celle-ci un
certain nombre de mots empruntés à la sienne
propre. La grammaire résiste , il est vrai, et
garde son cachet originel ; mais si la race qui
vient se fondre avec la population dont elle
adopte l'idiome est douée d'une intelligence
plus souple, d'un esprit plus pénétrant, d'une
loquacité plus grande , d'une vivacité plus
857
LAN
PSYCHOLOGIE.
LAN
S5S
haijiluelle, elle hâtera la déooraposilion de la
langue : elle la précipilera plus avant dans
les voies de l'analyse; les mots se raccourci-
lout davantage , les conjugaisons et les dé-
clinaisons s'appauvriront encore , les inver-
sions deviendront ])lus rares.
« L'allemand, comparéà l'anglais, nous per-
cette langue a seulement introduit ses idio-
tismos en respectant le vocabulaire primilif,
dans d'autres elle a chassé une partie des
mots ; mais une fois celte dé[)Ossession
opérée sur une grande échelle, la grammaire
de l'ancien idiome a fini par être abandonnée,
et le malais s'est alors complètement subs-
met d'observer une remarquable application litué h la langue primitive (231).
de ce principe. Les Allemands, qui sont restés
sur leur sol, demeurent en po.ssession d'une
langue dont le caractère synthétique est
toujours frappant. Mis en regard du gothique
ou du bas-allemand , l'allemand moderne,
c'est-à-dire le haut-allemand , nous présente
des formes aussi riches, un appareil de tlexions
également abondant , des inversions non
moins prononcées. 11 en a été tout autrement
« Bien que divisées par la grammaire et le
vocabulaire, les langues sont cependant sou-
mises à certaines influences supérieures qui
déterniinent parmi elles des familles, dos
groupes distincts. Deux idiomes , quoique
très - inégalement avancés , peuvent avoir
des liens de parenté visibles. La rudesse
et la grossièreté de l'un n'cimpéchent pas
qu'on ne recoimaissc en lui la môme expres-
de l'anglo-saxon. En passant en Angleterre, sion que dessinent mollement les traits all'adis
en se mêlant à des Celles et plus tard à des ' ■''-■- ■- '•-'-- ^ ;, .i-..:m ,
Français, les peuples émigrés de la Germanie
ont perdu leur caractère linguistiiiue. La
langue parlée par eux s'est promptement
altérée; le travail de décomposition a miné
le fond de la granmiaire , et la langue an-
glaise, née d'un idiome germani(iue trans-
porté dans Albion, finit par rappeler sous le
rapport grammatical encore plus la simplicité
analytique des langues néo-latines que la
constitution de la langue mère , dont elle a
néanmoins gardé tant de mots.
« L'influence du n)élange des races est
encore bien plus prononcée quand deux
langues de développement très- inégal se
trouvent en présence , que les populations
qui les [)arlent sont soumises à un perpétuel
frottement, ou même s'allient entre elles.
C'est la remarque que l'on a i)u faire dans
rOcéanie; là existent des idiomes d'une
extrême simplicité , simplicité qui répond
à la débilité intellectuelle de ceux (|ui s'en
servent. Ces langues n'ont (|ue peu de mots
et des formes grammaticales très-imparfaites ;
mais les Malais , dont la rare a envahi une
partie de la Polynésie , se mêlent incessam-
et délicats de l'autre. Jamais d'ailleurs une
langue ne se soustrait complètement , sous
le rapport grannnalical connue sous le rap-
f)ort phonéli(iue , aux habitudes qu'elle a
reçues en quelque sorte avec le sang. Le
lliibélain et le barman, pour n'en citer qu'un
exemple , quoique s'étant graduellement
adoucis , ayant perdu les caractères les plus
tranchés de la famille à laquelle ils appar-
tiennent, gardent néanmoins des traces d'une
extrême rudesse , de cette capacité à lier les
mots dans une harmonie continue qu'on ob-
serve au plus haut degré dans le chinois et
k's langues de l'empire d'Annam. C'est que
ce moule grammatical est devenu celui mêrne
de l'oprit. Nous ne pouvons thanger la cons-
titution mentale que Dieu nous a départie,
nous ne pouvons refaire les aptitudes natives
que nous jiossédons individuellement, mais
qui varient suivant les personnes ; nous ne
parvenons qu'à les modifier, il en est de
même des langues : ce sont des personnes de
caractères divers , les unes superficielles et
légères , les autres sérieuses et réfléchies,
quelques-unes vives, pétulantes même, plu-
sieurs gauches et lourdes. Cela n'empêchera
ment, et par des croisements multiples , à la pas cependant que l'ilge et le genre de vie
population australienne et papoue. Leur
langue , quoique encore assez simple , est
infiniment supérieure à ces idiomes grossiers.
Pour entrer en rapport avec les Malais, les
po[)ulations australiennes se voient forcées
non-seulement de leur em[)runter souvent
des mots, mais d'introduire dans leur propre
langage des distinctions de genres, des mo-
dalités, des tournures qui leur étaient pri-
mitivement étrangères, et dont ne sauraient
se passer les Malais , précisément parce que
leurs idées sont plus avancées. La grammaire
malaise fait donc invasion dans les idiomes
australiens; elle leur donne un moule qui
manquait encore à certaines catégories d'ex
n'atténuent ou n'augmentent ces dispositions
congéniales ; niais , quoi que fassent les an-
nées , les événements et le contact d'aulrui,
l'homme, de même que la langue, demeurera
pour le fond, à toutes les é[)oques de son
existence, ce qu'il était au point de départ.
Il y a d'ailleurs des caractères plus ou moins,
tranchés , plus ou moins susceptibles d'être
modifiés par les actions extérieures : on ren-
contre des natures nialléables et des natures
rebelles; il en est ainsi pour les langues.
« La meilleure preuve que l'on puisse don-
ner de rinca[)acité absolue de l'homme à
créer une langue nouvelle, ce sont les tenta-
tives mômes qu'il a faites pour y f)arvenir. Il
pressions de la pensée. Dans quelques îles, y a eu des réunions d'individus qui ont voulu
(231) y\. Lognii a piililic dnns son Jonntal de Tar-
chipel indien de savaiiles éludes sur ceUc Inins-
formalion des idiomes océimiens. Son Elhnoloqie
océanienne dénoie un esprit à la lois sajje ei pcné-
irani, auquel il n'a manqué que des inlormations
plus positives sur les langues ei les r:ices qu'il
rapproche de celles dont il connaît si bien l'histoire.
On seul, en lisant ses travaii.x, que l'on n'a point
affaire en lui à un pliiloiogne de profession, mais à
un ol)servateur qui vil parmi les populations dont
il analyse les lauL'ues. M. Logan apparlieul donc à
une école plus pratique que celle des philologues al-
lemands ; Guillanine de lluiuholdi , par exemple,
n'avait aperçu les langues de i'Océanie au'à Ira-
vers des oriliographes imparfaites;
8r.a
LAN
DICTIONNAIRE DE riIILOSOPIllE.
LAN
860
se faire un langage h j)nrt, qui se sont coni-
posé des jargons, des argols. Dans ces idiomes
(le création arbitraire, on a inventé des mots
iinnv(;aux, imaginé des expressions bizarres.
Eh bien 1 malgré celte volonté persévérante
de briser avec la langue ancienne, sous cette
enveloppe de fantaisie les formes grammati-
cales de la langue qu'on voulait abandonner
ont toujours reparu. Dans l'Amérique du
Nord, on a vu des [)eu[)lades indiennes, à la
suite de dissensions, se séparer en deux tri-
bus, aller vivre chacune dans des endroits
éloignés, en évitant désormais tout contact
entre elles; des habitudes nouvelles, des con-
ventions particulières, des impressions locales
n'ont |)as tardé à transformer les mots du vo-
cabulaire dont ces tribus se servaient. Ces
mots, en nombre naturellement Irès-restreint,
sesontaltérésau point qu'il n'est plus possible
d'en saisir la parenté d'origine avec ceux
dont ils sont pourtant sortis. En réalité, un
vocabulaire nouveau a été créé, mais la gram-
maire est restée la même. Les formes ver-
bales, le mode d'emploi des catégories du
discours subsistent identiquement quant au
fond, et en dépit du changement de peau, la
similitude du squelette accuse la communauté
de race. Nous connaissons des langues qui
vivent de()uis plus de trois mille ans , qui
ont été parlées par des peui)les ayant tiaversé
de notables vicissitudes, et cependant le fond
de ces langues est encore ce qu'il était à l'o-
rigine. Le grec que l'on entend à Athènes
n'est pas aussi éloigné du grec d'Homère que
le français l'est de l'espagnol ou de l'italien;
le chinois qu'on écrit à la cour de Pékin n'est
pas ditl'érent, quant au fond, du chinois des
Kings, les anciens livres sacrés de la Chine,
et le rabbinique s'éloigne moins du style de
la Genèse que l'anglais ne s'éloigne du saxon.
Ce grand principe de la persistance'des races
que l'ethnologie a fait ressortir est donc ap-
plicable aussi aux langues, et nous avons alors
un moyen de les classer, d'en saisir les filia-
tions et les mélanges. Nous savons que les
modifications qui s'opèrent dans la vie d'une
langue ne la font pas sortir de la condition
même de son être, elle ne peut briser son
organisme et effacer totalement sa marque
originelle.
« Tels sont les phénomènes généraux que
la science a saisis dans ce qu'on peut appeler
la vie du langage. Ces phénomènes une fois
bien connus, on a pu arriver à une notion
précise des exislences individuelles, et dès
lors la philologie comparée est entrée dans
une voie plus féconde et plus large ; elle a
quitté l'individu pour les sociétés diverses, la
psychologie pour l'ethnologie. Elle a décou-
vert entre chaque langue et l'état social du
peuple qui la parle dtfs rapports curieux, elle
a retrouvé sous les mots et les formes gram-
maticales des documents historiques ignorés
([ui nous permettent de reconstruire l'histoire
des migrations de notre espèce. {La philo-
logie comparée, Revue des deux mondes,
t. Vm, 15avr. 1857.^
H. l/AItlié RAUOiNVILLICKS.
« Supposons, dit l'abbé Radonvilliers, deux
hommes seuls dans l'univers, (\\n ne sachent
se j)arler que par des gestes et par des cris;
ils ne tarderont pas à inventer une langue ar-
ticulée. Ils s'apercevront que les mômes or-
ganes qui poussent les cris forment aussi
des sons, et que parmi ces sons, il en est qui
imitent certains objets. Le son coq imite le
chant du volatile qu'on nomme coq erj fran-
çais; gazouillement a quelque ressemblance
avec le chant des oiseaux ; sifflement avec le
bruit des vents. Il paraîtra plus prompt et
plus commode de prononcer le son coq, que
de désigner un coq par des gestes, qui sou-
vent seraient équivoques, et qui d'ailleurs
emploient des organes utiles à d'autres usages.
Le son coq sera appliqué 5 cet objet, et en
deviendra le nom dans la langue articulée.
Un autre objet ressemble au ()remieravec une
légère différence; on lui appliquera un sou
ai)procliant du premier. Toutes les choses
sensibles, en allant successivement de l'une
à l'autre, seront désignées par des sons; et
la suite des sons différents composera la suite
de différents noms. Les objets même qui ne
tombent pas sous les sens , auront pu être
nommés, parce qu'il n'en est })oint qui n'ait
quelque rapport prochain ou éloigné avec un
objet sensible. Vdme ne peut être ni vue ni
touchée; mais nous éprouvons la rapidité dfi
ses opérations : les vents ont aussi de la ra-
pidité ; delà on lui a donné le nom d'dme, qui
dans son origine signifie vent, souffle... On
comprend que les deux amis adoptant tous
les jours de nouveaux sons pour signifier ou
les idées, ou les rapports des idées, parvien-
dront à se communiquer par le discours les
pensées nécessaires au commerce de leur vie.
Dès ce moment il existera une langue articu-
lée, dont à la vérité le vocabulaire sera très-
court, et la syntaxe peu raisonnée. Cepen-
dant, toute pauvre , toute grossière que sera
cette langue, elle pourra devenir féconde et
en produire une infinité d'autres. » (De ta
manière d'étudier les langues , Paris, 1708.
vol. in-12, p. 7.) — Quelles faciles solutions
avaient pour tout problème ces savants du
xvur siècle!
M. II. i. CIIWÉE.
« Les précieux travaux des Colebrooke, des
Wilson, des Schlegel, des Lassen, des Bopp,
des Humboldt, des Burnouf ( Eugène), des
Eichhotf, etc., ont démontré l'identité origi-
naire des langues indienne, persane, pé-
lasgique ou gréco-romaine , slavonne , ger-
manique et celtique , composant ensemble le
vaste système indo-européen. Ces langues,
en effet, ne sont, pour le linguiste, que des
variétés d'une langue unique et primordiale
parlée jadis au centre de l'Asie par les pre-
mières familles de notre race.
« Pénétré de cette vérité, nous avons en-
trepris de reconstituer organiquement les
mots de cette langue primitive en rétal)lissant
partout le type originel à l'aide de ses variétés
les mieux conservées dans les langues sœurs,
861 LAN rSYCIIOLOGlE
et notamment dans le sansKrit, le grec, le la-
LAN
S62
« Il était impossible à la parole séparée du
tin, le lithuanien et le gothique. » geste visible de distinguer l'une de l'autre ces
Voici comment M. Chavée opère, par deux classes d'etforts. Ses moyens directs
exemple, pour la recoiistitulion du verbe très-limités ne lui permirent pas de distinguer
primitif. D'après celte théorie, la langue pri- oralement limitation d'un etl'ort compressif
mitive, source ou mère du système indo-eu- de l'imitation d'un effort expansif; l'action
ropéen, aurait été monosylIabi(iue. Du reste, presser, serrer, de l'action tendre, étendre. Il
l'organisme de cette langue monosyllabique y eut donc un verbe star, serrer, resserrer,
et primitive présente des difficultés telles "à côté d'un star, étendre, répandre; un pa ,
qu'il est impossible de la supposer d'inven- étendre, répandre , à côté d'un pa , presser,
lion humaine. On en jugera par la seule étude tenir, entasser, etc. Evidemment, il fallut
du verbe que M. Chavée a essayé de recons- que le geste visible conipIétAt, en la détermi-
lituer comme il suit. nant davantage, la signification du geste aii-
« Né de la perception d'un effort ou d'un ditivo-tactile. Mais les didérences profondes
bruit, dit M. Chavée, le verbe est une syllabe qui existent, et qui durent exister de bonne
imitative de cet effort ou de ce bruit. Il rap- heure, entre les dérivés et composés des
pelle non-seulement l'effort imité, mais en- verbes pa,star, etc., tendre, étendre, et les
core tous les mouvements dépendants de cet dérivés et composés des verbes pa, star, etc.,
effort et les circonstances visibles dépendantes tenir, presser, comprimer, tirent bientôt de
de ces mouvements. Quand il est constitué l'accompagnement mimique, indispensable
par une imitation de bruit, il représente, il d'abord, un moyen d'exnression de simple
remet en sensation non-seulement le bruit utilité, pour ne pas dire de luxe.
qu'il imite, mais encore toute action, tout
mouvement que ce bruit révèle ou accom-
pagne nécessairement.
« PRA , presser — ta, tendre, sont des imi-
tations d'etforts;
o u, AU, crier — ru, briser — as, souiller,
sont des imitations de bruits.
« Et, par imiter, nous entendons ici pro-
duire, à l'aide des contacts et des sons de la
parole, une sensation (effort ou bruit) sem-
blable à la sensation qu'on veut exprimer ou
rappeler (232).
« Les verbes se trouvent ainsi classés na-
turellement en deux grandes divisions.
« Ainsi, les verbes nés de l'imitation d'un
effort se divisent naturellement en deux clas-
ses, dont la première sera représentée par
PRESSER, et contiendra toutes les imitations
d'un etfort compressif; tandis que la seconde,
représentée par tendre, com[)rendra toutes
les imitations d'un effort expansif.
\. — Classe PRESSER.
« L'imitation orale d'un effort rappela non-
seulement celte sensation tactile, mais en-
core, et par une concomitance naturelle, les
circonstances visibles qui accompagnaient
l'action au moment où elle fut sentie. Ces
« Occupons-nous d'abord exclusivement circonstances, perçues en môme temps que
de la première. l'effort, sont, dans la classe presser,
, 1 . ,- j> tr , D'un côté • Le sujet exerçant la pression et
\. -" Imitanom a efforts. i. u- , . ; i„ -, ^ j' «
" 1 objet qui la reçoit : car ces deux termes
« Nous appelons force ce qui produit le sont mis en rapport par l'action presser, et
mouvement, ce qui est la cause essentielle et forment avec elle une trinité logique indis-
primitive du mouvement, son principe, en soluble;
un mot. Nous percevons les phénomènes de « De l'autre : Le mode d'application do
mouvement par tous les sens ; mais c'est plus l'effort compressif et l'état, la manière d'être,
spécialement par la sensibilité tactile que nous résultant de ce mode particulier d'applica-
sentons et que nous apprécions d'abord leur tion. C'est ce mode particulier d'application
cause productrice. de l'effort compressii qui caractérise et dé-
« La force actuellement appliquée, la force termine chaque genre de pression,
active et sentie, voilà l'effort! « Le premier genre que nous représcnte-
« A la conscience d'un effort est insépara- rons par le verbe français poser, contitnt
blement liée la connaissance de l'effet qu'il toutes les variétés de la [)ression , soit mé-
produit.Or cet effet se réduit nécessairement diate, soit immédiate, d'une partie de notre
soit à un phénomène de pression, soit à un corps, ou du corps entier contre une masse
phénomène d'expons/on. "rout dépend ici de fixe et résistante. Ici, l'effort est ordinaire-
la direction des forces ou des efforts. Les ment dirigé de haut en bas, comme lorsque
forces sont-elles convergentes — votre effort, vous posez le pied sur le sol , et rarement
par exemple, s'exerce-t-il contre un point dans un sens horizontal ou oblique, comme
résistant? — il y a alors pression, compres- lorsque vous vous appuyez contre un mur.
sion, torsion, Q\.ç,. Les forces, au contraire, « Au deuxième genre, que nous désignerons
sont-elles divergentes — comme lorsque vous par le verbe porter ^ se réfèrent tout effort
tendez une corde que vous tenez des deux exercé, toute résistance perçue par celui qui
mains? — il y a tension, extension, expan- lève ou soutient un corps quelconque.
sion, relâchement, etc. « Le troisième genre , représenté par le
(2ô'-2) Tons les jours encore, lorsqu'un enfant bien
organisé r.iconte quelque événement dont il a é'é
frappé, il lui arrive de peimlre les sensations que
'eproduil U r^^niiiiiscence par des iniilaliuns de
bruit qui, dans son discours, sont de vérilables
verbes. Qui de nous n'a créé, en narrant, uu
boiimni, un crak, un zitt, un paff, un clap '! etc.
«3 LAX DICTIONNAIKE DE PIIlLOSÔPIilE
v«rL»e tenir, résume les efforts compressifs
des bras et des mains, saisissant, embrassant,
étreignant, tenant ou contenant un objet.
'< Au genre serre?-, qui est le quatrième, se
rapportent les ellorls compressifs ayant pour
but ou pour effet observé, 1' le rapproche-
ment, la réunion, la jonction, l'amas; 2" le
LAN
m
resserrement,
tion, etc.
la coagulation, la condensa-
que l'effort compressif a été lui-môme toi t
ou faible. Celte compression est forte dans
les syllabes : pe, te, ke
« Elle est faible, ainsi que le bruit explosif
qui la manifeste au sens de l'ouïe, dans ;
i>c, de, (je (gue)
« Dans les syllabes radicales de la classe
PRESSER, comme dans celles de la classe
TENDRE, la voyelle qui accompagne la cou-
rt Le cinquième cl dernier genre de la classe sonne n'en est que l'accessoire obligé, et l'on
pRËSSiîB est le genre courber, auquel se rap- peut dire qu'elle est dépourvue de toulô
portent tous les efforts dont l'effet direct et
visible est la courbure, la flexion et la torsion.
Voici une branche daibre récemment coupée,
vous la saisissez i)ar les deux bouts, puis vous
la pliez, vous la fléchissez, vous la tordez,
et, par des courbes successivement plus res-
serrées, vous allez jusqu'à lui faire décrire
un cercle {circulus , dinjinutif de circus, de
KAR, courber). Eh bienl qu'y a-t-il là do
perceptible par la sensibilité tactile? qu'y a-
t-il là, en un mot, que puisse imiter la parole
par les efforts musculaires de la langue et
valeur significative appréciable.
« Après les syllabes à consonne explosive,
viennent celles dont la consonne fondamentale
est un mouvement de compression accom-
pagné d'un bruit prolongé (ro|)posé d'un
bruit explosif). Ce bruit est tantôt une réson-
nance nasale, comme dans me, ne; tantôt
un frémissement, un tremblotement convulsif,
comme dans re, le ; tantôt, enfin, un soufïlw
ou un sifïîeraent, comme dans se, tce, ye.
« La consonne qui fait la base de la syllâbu
est souvent renforcée par l'adjonction d'un»
des lèvrest 11 y a dans ce fait courber, en tant liquide ou d'une sifflante. Ainsi :
(jue perçu, une sensation d'effort que l'in-
telligence montre comme la cause immédiate
iieseÏÏtiis flexion, curvité, torsion, principale-
ment observés par le sens de la vue; et c'est
(et effort compressif, inséparable, dans le
fait , de ses résultats visibles, que les imita-
tions orales kur, kru, ku, tar, dhwar, etc.,
rappelèrent dès le commencement.
« En résumé : cinq idées génériques et
complexes contenant, ainsi que leurs variétés,
1° une sensation tactile (effort); 2° un groupe
de sensations visuelles (circonstances con-
comitantes de l'effort); 3° un acte de l'intelli-
gence (notion) saisissant le rapport de cause
è efîet ou de moyen à but, qui unit, dans
chaque cas donné, ces deux ordres de sensa-
tions. Nous aurons donc en résumé :
Poser, élal)lir, appuyer, etc.
Por/er, soulenir, pendre, eic.
< PRESSER (233) Tenir, prendre, donner, elc.
Serrer, joindre, resserrer, eic.
Courber, fléchir, tordre, elc.
A côté de pe, il faut mettre PRe, spe, spRa
A côté de te, il faut placer trc, sxe, STRe
A côté de ke, il faut ranger KRe, skc, skro.
« Ici, commedans îesaulres classes de verbes
(tendre, briser, crier, souffler), la nature des
syllabes imitatives fournit d'abord la divisioa
fondamentale en ordres, en tribus et en
(explosives fortes),
(explosives faibles),
(prolongées nasales),
(prolongées linguales),
(prolongées silllanies).
-K comprend tous les verbes
renfermés dans la classe presser dont la
consonne unique ou principale est un p, un
T ou un K, c'est-à-dire une explosive forte.
Ces verbes forment douze familles naturelles^
réparties elles-mêmes en trois tribus. Ainsi,
la tribu k se compose des familles Ke —
PRESSER, KRe — PRESSER, SKfi — PRESSER,
et SKRe — PRESSER ; toutes les svllabes ver-
familles
L
Ordre t-t-k
II.
— B-D-G
111.
— M-N
IV.
— R-L
V.
— S-W.
L'ordre p-t-k co
« Tel est le classement lexicologique des baies comprises dans la famille ne — presser
idées ayant pour fond commun la peixeption
d"un effort compressif, et ici, par classement
lex-iologique , nous entendons celui que
suggèrent l'analyse et la comparaison des
verbes indo-européens.
« Parlons maintenant des syllabes expri-
mant ces divers modes de pression.
« Ces syllabes contiennent au moins une
consonne, car la simple émission des voyelles,
et surtout des voyelles moyennes, ne com-
porte pas d'effort oral imitatif de la com-
pression. Aussi le vocabulaire indo-européen
n'offre-t-il nulle part a, e, o, u, i comme
racines verbales au sens de poser, porter,
tenir, joindre, courber.
« La plupart des syllabes verbales, dans la
classe presser, sont essentiellement consti-
tuées par une consonne explosive, par une
consonne dont le mouvement de compression
est suivi d'une explosion forte au faible, selon
(253) N'oubliez pas que, dans nos «dassificalions,
PBt&biR signifie seulement faire un effort compressif
sont des variétés de la syllabe kc, comme
KA, KHA, KSA, Kl, KAI, KSI, KU, K.NA, etC.,aveC
le sens de poser, porter, tenir, serrer, courber ;
il en est de même des verbes kar, kur, kul,
Kiu, KIR, etc., appartenantà la famille krc —
presser.
« V'oici le tableau général de ce premier
ordre :
Famille P(î
Famille pue
Famille SPe
Famille spRel
Tribu P
Ordre l'-T-K Tribu T
Famille Te
Famille TRe
Famille sxe
Famille sTRej
PRESSER.
Trilm K
Famille ue
Famille Kue
Famille sk-^
Famille skrc
sans déierminaiiou aucune du mode d'application
de cet eflori.
S.r. LAN PSYCHOLOGIE.
• Kn r.afsnnt avec latit de soin les faits
jeiiologiques, nous tenons essentiellement
à ce que le lecteur aperçoive lui-même, et
sans que nous les indiquions davantage, les
rapports qui unissent entre elles les familles
dans chaque tribu (Pe, prc, etc.), et les tribus
dans chaque ordre (pe, to, kc ; PRe, trc,
KRe, etc.)
« Après avoir médité sur l'ensemble d'un
ordre, il faut aborder l'étude particulière des
familles qu'il contient.
« Ne voulant point faire double emploi,
nous nous servirons, pour celle étude, de la
«îlassificaiion nalurelle des verbes qui termine
ret ouvrage. Prenez donc avec nous la famille
pe — PRESSER ; c'est la première qui se pré-
sente à notre examen.
« Nous y trouvoiis, groupés autour de cinq
types génériques, tous les verbes constilués
phonétiquement par une variété de pe (pa.
ri, PU, etc.), et logiquement par une variété
clo PRESSER (tenir, serrer, courber). Il y a
là 1° un genre pe, poser ; 2° un genre pe,
porter; 3° un genre pe, tenir ; 4"<ingenre pe,
ferrer; 5°enQn un genre PC, courber, tordre.
Kn d'autres termes : la famille pe — presser
comprend des verbes primitifs appartenant
aux cinq genres d'idées, aux cinci modes de
pression dont nous avons parlé plus haut.
Ainsi, c'est au genre pe, tenir, que se rappor-
tent les verbes : pa, tenir, posséder ; pa,
prendre, acquérir ; pa, garder, conserver,
susU-nler, nourrir; pu, sustenter, nourrir;
pa, pi, sustenter, allaiter, abreuver ;
« Car tous ont un môme fond phonélico-
logique. Pe résume ici les diverses formes
phonétiques pa, pi, pl, etc., de môme que
tenir résume les diverses formes logiques
posséder, garder, conserver, sustenter nour-
rir, etc.
« Le verbe-genre, en lexiologie, est donc
un verbe théorique, un type idéal repro-
duisant, sous le double rapport de la syllabe
et de l'idée, ce qu'il y a d'essentiel et de
primitif dans plusieurs verbes de même na-
ture. C'est pour nous une formule brève et
claire résumant à la fois les faits et nos
théories ; ces formules bien comprises ne
diffèrent pas de la science elle-même.
La famille prc — presser renferme des
verbes appartenant aux cinq genres prc,
poser, PRe, porter, prc, tenir, prc, serrer,
PRe, courber. Mais, comme il est facile de
s'en convaincre à première vue, les familles
spe — PRESSER et sPRe — presser sont loin
d'être aussi nombreuses.
« En étudiant ainsi les racines verbales à
l'aide de notre classification physiologique,
il importe surtout de s'exercer à sentir ce
qui, dans chaque racine ou verbe primitif, a
été senti par les créateurs du système indo-
européen. Il faut que la sensation, produite
par l'imitation orale d'un etfort plus ou moins
énergique, plus ou moins prolongé, soit
distinctement perçue, et qu'elle ne disparaisse
jamais au profit de la notion qui lui est
indissolublement unie. Ainsi, dans la tribu
qui nous occupe, les quatre verbes — pa,
tenir, garder — par, tenir, garder — spa.
LAN
866
tenir, garder — spar, tenir, garder — pré-
sejitent, sous le rapport de la sensation, des
nuances de valeur expressive qui ne sauraient
échapper à votre observation. Comparés à
pa et à par, spa et spar reproduisent le sen-
timent d'une constriction plus intense. Com-
parés à PA et à spa, par et spar procurent
la sensation d'un effort plus prolongé.
« Passez maintenant de la tribu paux tribus
T et K, et vous remarquerez bientôt que,
pour le côté sensilif de l'idée (idée — seu'-
sation + notion), pa, tenir, est à ka, tenir,
comme par, tenir, est à tar, tenir, et 5 kaJi,
tenir.
« Nous insistons, car il s'agit d'un point
fort important de la physiologie du langage.
Répétez et répétez encore, en les articulant
avec netteté, les verbes de ce premier oi-drc,
p-T-K ; répétez-les jusqu'à ce que, par la
comjiaraison , vous ayez ap[)récié, en les
sentant bien, leurs divers degrés de foice
significative. Rapprochez -les ensuite des
verbes de l'ordre d-d-g.
Tribu B
Ordie B-D-G Tribu D
Tribu G
Famille be
Famille DRe
Famille dr
Famille DRe
Famille ge
Famille eue
« Cet ordre ne diffère du précédent que par
moins d'énergie dans la syllabe imilative de
l'effort perçu. La syllabe verbale gar, tenir,
prendre, saisir, rappelle une sensation moins
forte que celle qui est reproduite [)ar son
analogue kar, tenir, prendre, saisir. Il en est
de même de dur, resserrer, et de tlr,
resserrer, de bar, porter, et de par, porter,
etc. C'est à vous, lecteur, qu'il appartient de
saisir ces diverses nuances d'expression.
« Les verbes des ordres m-n, r-l et s-w,
ont un caractère phonétique particulier (|ui
les distingue profondément des syllabes ver-
bales à consonne principale explosive. Dans
les verbes des ordres p-t-k et b-d-g, la con-
sonne unique ou, du moins, la consonne
principale tst un efi'ort muet qui se termine
et se trahit par une explosion. Dans ces trois
derniers orares, au contraire, l'effort oral,
imilatif de l'effort perçu , est accompagné
d'un bruit prolongé qui le multiplie. N'esl-il
pas vrai qu'en prononçant les verbes mu, lier;
RA, tenir; si, serrer, nous pouvons à loisir
augmenter la puissance expressive des con-
sonnes M, R, s?
2. — Classe tendre.
« Les verbes nés de l'imitation d'un effort
se divisent en deux classes bien distinctes :
la classe presser et la classe tendre.
« Nous venons d'étudier la nature et les
afTinilés des verbes de la première de ces
deux classes.
« Voyons maintenant quelles sont les sylla-
bes verbales de la classe tendre.
Déjà nous connaissons ces racines verbales
sous le rapport phonétique ; car, vous le
savez, la parole ne oeut distinguer entre la
8"7
LAN
DICTIONNAIRE DE nilLOSOPIIIE.
LAN
868
syllabe iinitalive d'un cflort produisant une
compression ci la syllabe imilalivu d'un etluft
ayant pour eilet une tension, une expansion,
un lelâclieiuent. Le vocabulaire indo-européen
nous montre les verbes pa, par, spa, spar,
tendre, étendie, à côté des verbes pa, par,
«PA, SPAR, [)resser, tenir, serrer, resserrer.
Nous n'avons donc plus à nous occuper ici
des syllabes ; nos recherches })orteront uni-
quement sur la génération et la libation
successive des idées que ces syllabes
rej)résentent.
« L'eiïort expansif reçoit, comme l'eiïort
comi)ressif, des applicalions diverses, dé[)en-
dantes surtout de la nature de l'objet tendu,
étendu, répandu, etc.
« La terre qui étend au loin ses vastes
plaines, le germe qui se développe, la |)lante
qui croît, la fleur dont le cahce et la corolle
s'épanouissent au soleil, la toile qu'on tend,
la voile qui se déploie, la porte qui s ouvre,
tout cela, soit directement, soit par analogie,
n'offre à l'esprit qu'un même mode d'appli-
cation de l'ellort expansif. Nous représente-
rons par le verbe français étendre les variétés
de ce premier genre d'expansion.
« Souvent, au lieu d'une simple extension,
l'effort expansif a pour effet la fusion, la
surtout par ses verbes wa, war, répandre,
couler, VERser, et I, î, tendre vers, aller,
jeter, lat. ire, ixcere.
« Au demeurant, il ne faut jamais oublier
que ce livre deuxième a ])Our unique objet
la formation naturelle des mots. En suivant
les voies que nous lui indiquons, le lecteur
pourra toujours se transporter, par la pen-
sée, au moment de la création des verbes
monosyllabiques primitifs, abstraction faite
de leurs développements divers.
IL — Imitations de bruits.
« Les actions représentées par les verbes
des classes tendre et presser pourraient
ôtre appelées des actions muettes, car elles
ne se trahissent d'ordinaire par aucun bruit;
en ce qu'elles ont d'essentiel et de caracté-
ristique, elles s'adressent spécialement à la
sensibilité tactile, au sentiment des efforts et
des résistances.
« Au contraire, les actions représentées
par les verbes des classes crier, souffler,
DÉTRUIRE, se trahissent toutes par un bruit
qui leur est propre, et pourraient être appe-
lées des actions bruyantes ou sonores.
<i Rappeler une action bruyante par une
imitation orale du bruit qui la constitue ou
dispersion des corps. De là le genre r^/)andre, qui simplement la révèle à l'ouïe, tel est le
qui se traduit :
«En parlant des solides, par fondre,
amollir, disperser, semer, etc.
« En parlant les liquides, par épancher,
verser, couler, arroser, etc.
« En parlant de la lumière, par luire, briller,
resplendir, etc.
Enfin, le genre aller, \e troisième et dernier
dans la classe TENDRE, résume tous les verbes
au sens de tendre vers, avancer, progresser,
marcher, venir, jeter, lancer.
mode de formation d'un bon tiers des verbes
indo-européens. Par bruit, nous entendons
ici tout ce qui est perçu par la sensibilité en
tant qu'auditive : son, cri, chant, sifflement,
souffle, résonnance, retenlissement, ta-
page, etc., etc. Cette manière de créer des
verbes est si naturelle à l'homme, que dès
l'enfance, et sans y songer le moins du
inonde, nous a,vons tous imité le chant d'un
oiseau, l'explosion d'une arme h feu, le grin-
cement d'une scie, le crincrin du ménétrier.
« Parcourons maintenant les cinq ordres de le cliquetis des armes, le craquement d'un
la classe qui nous occupe. Remarquez-y sur- édifice qui s'écroule, etc., etc.
tout les racines les plus fécondes en dérivés
usuels : sous ce rapport, l'ordre p-t-k vous
paraîtra certainement plus riche que tous
les autres. Vous y trouverez, en effet :
« Pa, tendre, étendre, d'oii lat. PANdere,
exvA^dere, étendre, élargir; c'est cet expan-
« La plupart des verbes nés de l'imitation
d'un bruit se reconnaissent si facilement, que
les linguistes les moins profonds se sont rare-
ment trompés sur leur véritable origine. Seu-
lement, on a trop étendu le principe de leur
formation en prétendant l'appliquer, sans
dere que nous possédons dans notre épandre preuves aucunes, k tous les mots dujangage.
— espandre, d'où répandre. — Lat. VAtere,
être au large, s'ouvrir, être étendu, être pa-
tent.
« Pa, tendre vers, être lancé, d'où lat.
FEtere, tendre vers, chercher à atteindre.
« Spa, étendre, d'où lat. sPAtium, esPAce,
étendue.
« Par ou pra, tendre, étendre, d'où lat.
PRA^um, pré, plaine ; FLAnus, a, um, étendu
plan.
« Spar étendre, répandre, d'où lat. spar-
gere, répandre; asPERgrere, disvEV.gere
Déjà les anciens Grecs eurent le tort de
confondre, sous une même dénomination
6vo[ji.aTOTiou'a, l'actionde créer des noms, et la
formation d'un mot dont le son est imitatif
de la chose qu'il signifie. C'est même unique-
ment dans cette dernière acception qu'on se
sert aujourd'hui chez nous du mot grec fran-
cisé onomatopée.
« Les syllabes verbales imitativesd'un bruit
se répartissent en trois classes :
« {" Celles qui imitent les cris, les chants,
les pleurs, les gémissements, la parole, le
« PluJ répandre, couler, d'où lat. PLuere, rire, etc., forment la classe la plus nombreuse,
pleuvoir ; FLuere.
« La racine ta, tendre, étendre, n'est pas
moins productive que pa ; c'est elle qui a
donné lat. TENdere , cxTENdere, tendre,
étendre (estendre).
« Après l'ordre P-T-K, les ordres R-L et
W-I sont les plus remarquables, ce dernier
la classe crier.
« 2" Celles qui imitent les bruits du vent, '
du ronflement, du râlement, du souffle, com-
posent une classe à part, la classe souffler.
« 3° Enfin celles qui rappellent la percus-
sion, le raclement, la fracture, le déchire-
ment, etc., par l'imilalion des bruits qu^
869
LAN
rsYcnoLooTE.
LAN
870
accompagnent ces <Hctes de destruction, for-
ment la classe détulire.
1. — Classe CRIER.
0 Quoi de plus facile que d'imiter sur
l'instrument de la parole les produits de la
voix, elle-mônie? S'agit-il, par exemplo,, des
cris et du chant? les ku et les ka, les kuu,
les KRA et les kri, les gu, les gar et lesGUR,
articulés au fond de la bouche, se présentent
aussitôt j)Our en rappeler les principales
nuances. Vous sentez que les modulations
>, I, u, G, E, indifférentes quand il s'agit
d'imiter un effort, possèdent ici une valeur
fonctionnelle, une force d'expression toute
particulière. Les sons sourds, les longs reten-
tissements sont parfaitement rendus par u,
au; tandis que les sons stridents, aigus, pé-
nétrants, trouvent dans la voyelle aiguë i leur
imitation la plus fidèle. Cela' est surtout vrai
quand la parole imite certains chants, certains
cris propres à chaque espèce animale. C'est
ainsi que la modulation i pouvait seule entrer
dans la syllabe imitative du hennissement
du chcvar— m, ms, hri — lat. msnire — ;
du cri du poussin — lat. pipirc — etc.; comme
la voyelle grave pouvait seule convenir à l'i-
mitation des mugissements du taureau — eu,
jiu, lat. Mvgire — ; du rugissement du lîon —
iiu, lat. RU(/<rc — ;du hurlement du loup— lat.
ULu/are — ; du grognement du porc — lat.
GRL'N/i<re — , etc.
« Les voyelles mixtes sont aussi fort utiles
dans les syllabes verbales de cette nature. On
connaît le CKOkssement du corbeau, le coas-
sement de la grenouille, le nixvlcment du
chat, etc.
« Un grand nombre de verbes imitatifs de
cris d'anunaux sont postérieurs à la division
des familles indo-européennes. Les vocabu-
laires d'Allemagne et d'Italie sont incompa-
rablement plus riches en mots de ce genre
que le vocabulaire grec et le vocabulaire
indien lui-même. Pour se faire une juste idée
de la richesse du latin sous ce rapport, il
serait bon de lire à haute voix les soixante-
dix versd'Albus Ovidius Juventinus, intitulés
Philomela, si spirituellement commentés par
Charles Nodier {Onomatopées françaises, un
vol. in-8°); en voici quelques-uns où l'imi-
tation est presque de la copie :
Gucurrire solel gallns, gallina gracillat,
Pupillat pavo, Irissal hiriindo vaga ;
Diim claiiguiil aquils, vultur pulpare probalur;
Et crocilat corvu<;, gracuUis at frigulat.
doctoral inimenso de lurre ciconia rostro.
Pessinius al passer iristia flcndo pipit, etc
« Nous n'ajoutei'ons plus qu'un mot pour
faire mieux comprendre encore l'importance
du rôle des voyelles dans les verbes de la
classe CRIER. Il existe une syllabe verbale
indo-européenne constituée par la seule
voyelle u ; nous voulons parler du verbe
sanskrit u, voriférer, pousser des clameurs.
C'est cet u ou AU ( car au n'est que u ren-
forcé par le guna) que les Grecs ont con-
servé dans leur ATw, crier, et les Latins dans
leur ovare, accueillir par acclamation.
« Les vibrations ra, la, propres à l'organe
qui est le plus enjeu dans la parole, servi-
rent à imiter les sons roulants du pérorer.
Qu'il nous suflise de citer ici pour exemple :
ind. RA, RAl, LAt, RAp, LAp, LAgh, LAkh,
LAuk, parler, dire ; gr. TKd), f5Ti!Ji.a, (5T)top, etc.,
AAtcCcj XautffjjLa, hâbler et hAblerie, AEya), Ào-
voç, etc., AEffXT). causerie, babil, etc.
« Ouvrir la bouche, desserrer les lèvres,
commencer h parler, puis, dire, avouer, se
rendirent fort bien par le groupe rh dans ind.
BHA, BHAS,BHAn, ctc, prouonccr, parler; gr.
*A(nç, 4>Atiç (cp— tc' et 6"), «Htijn, je paHe,
*iivT], voix; lat. fat/, parler, dire, FAfew/a,
narration, ce qui est dit ou conté, FAteri,
lâcher la parole, avouer, d'où conviteri, etc.
« Le redoublement des labiales rappcila
certains vices de prononciation : pa.uCatvtj,
Pa[i6a),(.), bambus,bambalio, balbus, balbutire,
balbntio, etc.
« Tout ce qui est bourdonnement, mugis-
sement et sourd nmrmure, trouva, dans la
mugissante M, un moyen facile d'imitation :
Gr. ]XT]xao[jLat, ijiuyaoij.ai, [Aop[xupa) ; lat. miccre,
mussare, mugire, murmurare, etc.
2. — CinSSe SOUFFLER.
« On conçoit l'usage que les premiers par-
leurs firent des souillantes (ne, se, we, etc.)
pour imiter et rappeler le bruit du vent, du
souffle, de la respiration. Ces souillantes ou
siillantes sont tantôt isolées, tantôt jointes à
d'autres consonnes. Ainsi, la silllante dentale
isolée dans ind. as, souiller, respirer, vivre
ou exister, être, d'où asu, souflle, et Asmi,
je vis, je suis, ASti, il vit, il existe, il est ; gr.
KSti; lat. est; car partout le langage dit
vivre par respirer, et. pour lui, Vhaleine et
l'âme sont une môme chose. La silllante labiale
est également dé[)Ourvue de l'appui d'une
explosive ou d'une prolongée dans ind.WA,
souiller, venter, attiser, brûler; d'où Avv^Ami,
je souffle ;gr. afhjjii; ind, WAta, vent; lat.
VENfMS.
« La soufflante, au contraire, est appuyée
sur une explosive faible dans les verbes :
« Ind. DHU, dhÙ, souiller fort, respirer
fortement, fumer, puer; gr. 0Tw (O-t' ets*),
je respire fortement, je ronfle; ind. nnuma,
fumée, vapeur; gr. 0Y(jioç, souffle*, âme;
lat. Fumtts, fumée, Fire, fumer, dans suffire
— sub -}- fire; Oujxoç a représenté le princi[)e
de la vie, l'ûme, après avoir originairement
rappelé l'haleine, la respiration, comme t^uxT],
Ame, de Tï— scpu, comme spiritus, esprit, de
SPIR.
« L'imitation du souffle est surcomposée
dans les formes verbales spha, sphi, sphu,
souffler, exhaler, enfler, gonfler; gr. MTxo)
pour ï<l>rxw, je souffle, je respire; lat. spiRore.
« Et, pour tout dire sur les syllabes de cette
classe, il faut ajouter que le bruit respiratoy-e
fut encore imité par la ronflante r dans ind.
DRA,DRAi, ronfler, dormir, aspirer fortement,
désirer, dra, dru, s'agiter en soufflant, cou-
rir ; gr. AAPOavw. je dors, APOjjioç, ô, course,
sAPAjxov; lat. DORmire, dormir; ind. ghra,
renifler, flairer ; et une fois seulement, dans
an, respirer, par la nasillante n. Voyez, du j
871
LAN
DrCTIONNAlRE DE PIlILOSOP^nE
LAN
872
reste, noire classification physiologique des
racines verbales.
3. — Classe DÉTRUIRE.
« Quand les langues indo-européennes
disent pu, pus, puns, B.\,BAdh, Tu,Tud, Tup,
Ku, Kut, avec le sens de battre, blesser, dé-
truire, elles rappellent le coup, le batle-
nient, etc., par une imitation de bruit qu'on
reconnaît sans peine. Dans la création
de ces verbes, l'action est en quel([ue sorte
saisie et exprimée par ce qu'elle a de sonore,
de retentissant.
« Trois genres d'idées appartiennent à c^tte
classe de racines verbales :
« Frapper, battre, heurter, blesser > dé-
truire ) ;
« Fendre, éclater, couper, trancher {de-
tnùre);
« Racler, broyer, gratter, frotter ( dé-
truire).
« Les verbes pu, ba, tu, ku, etc., rites plus
haut, sont les plus usités parmi ceux qui se
réfèrent au genre frapper.
« Ta, twa, TAm, tau, da, dar, ka, kar,
fendre, couper, trancher, sont les principaux
verbes du genre fendre.
« La sifflante s et la déchirante r caracté-
risent sui-tout les syllabes imilalives du dé-
chirer et du racler : ksa, ksu, déchirer, dé-
truire, gr. ZEw, racler, ZVw, racler, ratisser —
KSAR.KSUR, racler, tondre, gr. SYPoç, rasoir,
i'jpxLû-, — moins énergique, g'ar signifie
broyer, frotter, user, gr. TYPiç, fine farine,
rp:Pa'.C.?, frotté, usé — AR, RA, RI, RU et LU —
par permutation de la forte avec sa faible cor-
respondante — déchirer, rom[)re, détruire,
gr. aPt^;. blessure, fer, 'PAlw. je romps, je
détruis ; lat. Kitore, déchirer, blesser, RApere,
enlever, m^mpcre, briser, RArfere, racler.
« Ainsi rapprochés, ces exemples suffiront
sans doute à faire ressortir la puissance du
f)rinci|)e créateur des racines verbales dans
a classe détruire— /"rapp^r, fendre, racler.
« Telles sont les lois qui ont présidé à la
formation des verbes indo-européens. Elles
trouvent leur principe dans le besoin et le
pouvoir qu'a l'homme de reproduire, par
l'imitation, ce qu'il a senti, ce qu'il a coni^^u.
Syllabes imitatives d'efforts dans les classes
TENDRE et PRESSER, syllabe^ imitatives de bruits
dans les classes crier, souffler, détruire,
les verbes, nés de l'application de ces lois,
sont le fondement du langage. C'est, en effet,
de ces racines verbales monosyllabiques que
nous allons voir sortir par un double mode
de combinaison l'immense majorité des mots
polysyllabiques dans les langues de l'Europe
et du sud-ouest de l'Asie. »
M. Chavée passe ensuite au mode de com-
binaison des mots.
• Deux modes de combinaison.
« Déjà , dans les plus anciens monuments
des Indiens, des Perses, des Grecs et des
autres peuples de race indo-européenne, l'im-
mense majorité des mots se compose de po-
lysyllabes visiblement issus de diverses com-
iiiDaisons de mots simples. C'est au linguiste
qu'il appaltieîii de dégager et de classer les
syllabes radicales constitutives de ces formes
orales complexes et nécessairement secon-
daires.
« Nous avons repris pour notre compte cet
imnn,ense travail analytique que d'autres
avaient commencé ; nous y avons consacré
douze années d'études opiniâtres ; on jugera
plus tard si nous l'avons mené à bonne fin.
Peut-ôlre nos analyses paraîtront-elles par-
fois trop hardies ; nous osons affirmer qu'elles
furent toujours rigoureuses et perpétuelle-
ment appuyées sur des raisons d'analogie
nées du rapprochement des vocables, soit
similaires, soitidenti(iues. Nul plus que nous
n'est convaincu de l'impossibilité d'établir la
science lexiologique sur des conjectures quel-
que ingénieuses qu'elles soient, quelque
spécieuses qu'elles se montrent d'abord.
« Au livre précédent, nous avons enseigné
qu'il n'y a et qu'il ne peut y avoir que trois
espèces de mots primitifs : 1° des interjections,
échos des aifeclions des l'âme ; 2° des pro-
noms , gestes oraux, indicatifs des objets ;
3' des verbes, syllabes imitatives d'un bruit
ou d'un effort, rappelant ce bruit et la cause
de ce bruit, rappelant cet effort et l'effet de
cet effort ;
« Que le mot simple ou primitif est essen-
tiellement monosyllabique, bien qu'il ad-
mette parfois le redoublement de la syllabe
qui le constitue.
« Voici donc une question qui se présente
ici d'elle-même :
« Comment s'est opéré le travail de syn-
thèse qui, en combinant les mots simples, a
produit les vocables polysyllabiques désignés
par les grammairiens sous les noms de deVji</i
et de composés ?
« Les cinq ou six interjections qui ont pro-
duit des dérivés ayant été assimilées auî.
verbes primitifs, nous pouvons préciser da-
vantage les termes de la question :
« Comment furent combinés les pronoms
et les verbes pour la formation des poly-
syllabes ?
« Dans le domaine de la pensée, dewx idées
sont toujours en présence : l'idée Aq substance
et celle ^'action. Celte dernière idée se trouvo
avec la première dans une dépendance telle,
qu'il est impossible de la concevoir sans con-
cevoir en môme temps l'idée de substance.
Quel moyen de séparer l'idée de l'action
presser de l'idée d'un être exerçant ou rece-
vant la pression ? Comment isoler les idées
de fleuve (FLumen) et de couler (FLuerc), de
lumière (Luwen) et de luire (Luccre)? etc.
Le fleuve est ce qui coule, la lumière est ce
qui luit, etc.
« Dans le domaine du langage, deux espèces
de mots répondent exactement à ces deux
sortes d'idées.
« A l'idée de substance correspondent les
pronoms ou syllabes indiquant à la fois les
réalités contingentes et la position qu'elles
occupent dans l'espace.
« A l'idée d'action, c'est-à-dire à l'idée
d'un mouvement (moyen) mettant en rap-
port un sujet (cause) et un objet (effet) , ré-
S73 LAN PSYCHOLOGIE,
pùndent tous les verbes primitifs, toutes les ce double
racines verbales.
« Eh bien I ces deux sortes de mots, les
pronoms et les verbes, furent combinés de
deux manières :
u (Juand on voulut nommer une substance,
un individu, on lit précéder le pronom, repré-
sentant l'iMre mdividuL'l, d'un verbe expri-
mant soit l'action dont cet être est la cause
ou l'inslrument, soit l'action dont il est lellet,
le produit, le résultat, au mouis en ce qui
concerne sa forme la plus apparente, son
caractère le plus saillant. C'est ainsi que du
verbe «a, donner, faire prendre (famille de
— TRESSER, genre tenir), et du pronom na,
cela, les pères de notre race firent DAna, don,
ce qui est donné. C'esi encore ainsi qu'ils
créèrent les noms KARtar, faiseur, Kxnta, fait,
KARo, niain, karwo», ouvrage, atlaire, en
Combinant le verbe kar, prendre, entrepren-
dre, fiiire (famille krc — presser, genre
tenir), avec Jes pronoms ta (-{- r), ta, a, ma
(-}- n). Ce premier mode de combinaison tut
a|)pelé dérivation ; nous lui consacrerons lu
chapitre suivant tout entier.
« Sans rien changer à l'idée d'action expri-
mée par le verbe, la dérivation la rei)rotluit
sous plusieurs formes (karo, KXKinan, K.wUa,
etc.), seloii que l'être, objet du jugement ex-
primé par lu nom, est considéré par l'esjjrit
comme cause, etiet ou moyen de celte action
même. La composition, au contraire, ce
second mode de combinaison des mots mo-
dilie profondément l'idée verbale. Elle là res-
serre en quehiue sorte, elle la limite et l'in-
dividualise. Alin d'éviter à la pensée la peine
de s'étendre trop d'abord pour se particula-
riser en>uite, la composition place le mot-
borne (individuaiisaleur) devant le mot-borné
Cest ainsi qu'elle limite la signification large
d un verbe, aller, |)ar exemple, à l'aide de
préfixes indiquant des rapports précis de di-
rection ou de position dans l'espace. Rap-
pelez-vous ici les nombreux composés des
verbes latins Ire, SI Are , CEdere , etc •
^^'J^\ ^»^^^- PER/re, etc.; co^STAre,
onSTAre, ASTAre, etc.; PRœCEdere, aus-
CLdere, ASTECLdere, msCEdere, ExCEdcre
i^TEKCEdere, PRoCEdere , AcCEdcre , co\-
ÇEdere, i^CEderc, et KECEdere. Toutes ces
indivKlualisalK.ns par préfixes sont autant de
variétés des mots Ire, STAre, CEdere, etc
« De même qu'un verbe s individualise au
moyen de particules prépositives, un nom
i)eut s individualiser à l'aide d'un autre nom
qui, par sa finale, s'attache au premier et ne
lurme plus avec lui qu'un mot unique. C'est
auisi que le nom Clda\ tueur, meurtrier,
s individualise dans patri C/da , m^uCJda
iRATiuCIda, MATRiCy^/a, par l'adjonction des
noms pater, père; homo, homme; fraier
rere, et mater, mère. Aussi bien que les pré'-
tixes dans les verbes composés, ces noms
sont ICI limitatifs d'une idée ; ils doivent donc
en précéder l'émission. Nous examinerons
a adieurs, dans un chapitre à part, les di-
verses questions secondaires qui se rattachent
'■> I eiuiii; de la composition des vocables -
« Uésumoiis en ({uelques-mots les etl'ets de
OiCTioNN. DE Philosophie. I.
1
LAN 874
mode de combinaison lexicale.
a
'ar les syllabes pronominales dont elle
fait autant de désinences caractéristiques, la
dérivation reproduit fidèlement, dans les
formes orales, les diverses formes logiques-
que peut présenter une idée vaguement tra-
duite d'abord par un verbe ou par un pro-
nom primitif.
« Par ces préfixes et par ses noms prëpo-
sifils, la composition limite, en les indivi-
dualisant, les idées exprimées par les mots
auxquels elle les attache. .. (Voy. Lexicolonie
indo-européenne, par M. Chavée.)
M. FAURIEL.
« Les langues ne naissent point parfaites •
elles naissent variables, perfectibles et péris-
sables. Organes nécessaires de l'intelligence
et de la sociabilité, elles en suivent toutes les
l>hases, toutes les allures, toutes les révolu-
tions. Elles marchent, se développent, se per-
lectionnent et s'altèrent, comme les 'sociétés
dont elles forment le ])remier lien, comme les
uitelhgences dont elles sont l'organe le plus
puissant et le plus nécessaire.
« Parmi ces révolutions des langues, il y en
ad accidentelles, d'extérieures, pourrait-on
dire, uniquement subordonnées à la fortune
et à la destinée des peuples qui les parlent
Ces révolutions ne sont qu'un .simple acces-
soire, qu'une conséquence immédiate des ré-
volutions politiques des sociétés humaines
N ayant point à m'occuper de celles-ci, je n'ai
rien non plus à dire des autres.
« Mais, indépendamment de ces révolutions
accidentelles et purement politiques, les lan-
gues en subissent d'autres intrinsèques natu-
rc es, et par là même nécessaires : c'est sur
celles-là, ou, pour mieux dire, sur quelques-
unes de celles-là, que je voudrais jeter un
coup d œil rapide.
« Ce que les langues sont à leur première
origine; comment elles se propagent d'un
individu à une famille, d'une famille à une
peuplade, d'une peuplade à une autre, nous
ne le savons pas, et nous avons bien de la
peine a l'imaginer. A l'état le plus ancien où
1 histoire nous les présente, les langues sont
deja un phénomène très-complexe, dont l'ori-
gine est déjà perdue dans hjs ténèbres du
passé.
« Quand on essaye de se faire une idée des
langues, dans cet état que l'on suppose leur
état originel, on se les figure d'ordinaire non-
seulement comme très-rudes et tres-iiauvres
(ce qui est incontestable à certains égards)
mais aussi comme très-simples et dénu'ées dû
lormes, comme dépourvues de tout cet arti-
hce grammatical à l'ai.le duquel les idiomes
cultivés expriment ou essayeni d'exprimer les
nuances les plus délicates de la pensée Or
prise à la rigueur et dans sa généralité, cette
opinion n est point exacte. Quelques faits suf-
firont pour le démontrer.
« Si l'on comparu deux langues diverses,
1res. inégalement cultivées, on trouvera, en
général, que la plus barbare est, sinon pré-
ci^^ément la plus riche en formes grammati-
cales, celle au moins (pii présente les formes
28
875
LAN
DICnONNAlRE DE PHILOSOPHIE.
LAN
m
les pliis bizarres, les plus compliquées, et en Cet idiome, qui, depuis des siècles, ne suffit
apparence les plus ingénieuses. Les exem- plus aux besoins ni h la condition des peu-
j)lcs à l'appui de celte assertion sont si nom- plades qui le parlent, n'en est pas moins de
l)reux, que je ne puis ôtre embarr'assé que la plus étrange recherche dans ses parties
du choix : ceux que je me bornerai h indi- fondamentales. La déclinaison y compte jus-
cpicr en représentent une multitude d'autres qu'à quatorze ou quinze cas trcs-distincts :
pareils. c'est la moitié plus qu'il n'en existe en sans-
« Les plus frappants et les plus dé(;isifs kril. Il y a dans ce système de déclinaison
sont peut-être ceux qu'otfrent les langues des deux formes pour le nominatif : l'une alTir-
sauvages de l'Amérique. Rien de plus bizarre mative, l'autre négative; c'est un raffinement
et de plus étrangement compliqué que le sys- qui n'existe, je crois, dans aucune autre lan-
terne grammatical de ces langu(^s, et particu- gue. La conjugaison du basque est bien plus
lièrenient que leur mode de conjugaison. Le complexe encore que sa déclinaison : elle a
verbe n'y marque seulement pas, comme dans dix formes pour chacune des diverses rela-
nos langues, les circonstances générales et lions qui peuvent avoir lieu entre la personne
nécessaires d'une action ou d'un état, c'est
à-dire, le temps, la personne et le mode : il y
marque une multitude de circonstances ac-
cessoires, de imances accidentelles, de modi-
fications minutieuses, qui, toutes, tendent à
j)articulariser, à individualiser l'action ou l'é-
tat auquel elles se rap{)ortenl.
« Ainsi , les Péruviens ont des formes de
agissante et celle à laquelle se rapporte l'ac-
tion exprimée par le verbe. Ainsi, le verbe qui
signifie aimer varie dans sa forme, selon que
l'action d'aimer est conçue comme abstraite
et sans relation à une personne quelconque,
selon celle des trois personnes à laquelle elle
est attribuée, selon celle de ces trois mêmes
personnes à laquelle elle se ra[)porte. Il y a
verbe spéciales pour exprimer l'action simple des formules verbales appropriées h chacun
et isolée d'une seule personne, et l'action de ces cas, et à beaucoup d'autres qu'il serait
double et réciprocpie faite concurremment inutile de spécifier. L'ensemble de ces for-
j)ar deux ou par plusieurs, l'action produite mules, bien que fondé sur un mécanisme ré-
par la force d'un seul agent, ou avec l'aide gulier et même ingénieux, constitue l'un des
d'un second. Ils en ont pour marquer la fré- sy>tômes de conjugaison les plus compliqués
'juence, l'intensité, le désir, le commence- et les plus raffinés que l'on puisse concevoir.
ment, la continuité, ou la fin d'une action;
ils en ont aussi pour exprimer les différentes
directions de mouvement : le mouvement de
haut en bas, de bas en haut, de dedans en
dehors, et bien d'autres encore, dont il serait
« Que faut-il penser de cette complication,
de ces raffinements? Doit -on les regarder
comme des perfections? Serait-il vrai que les
langues auxquelles ils appartiennent sont de.s
langues mieux organisées que beaucoup d'au-
long et parfois difficile de bien indiquer le très, d'ailleurs plus cultivées, que les nôtres,
motif et la valeur
« Il y a de ces langues américaines où les
noms substantifs prennent, comme les ver-
bes, les formes grammaticales affectées à ex-
primer les divisions idéales du temps. Dans
la langue des Guaranis, par exemple, les
noms des objets marquent si ces objets sont
considérés comme présents, passés ou futurs.
« La grammaire des idiomes des peuplades
noires de l'Afrique présente des complica-
tions analogues. Dans celui des Wolofs, le
par exemple? A celte question, les érudits,,
qui, à force de patience, ont, les premiers,
démêlé l'artifice grammatical dont il s'agit,
n'hésitent pas à répondre affirmativement.
« Mais, (quelque idée que l'on se fasse des
fonctions et de l'importance des formes gram-
maticales dans les langues, il y a, h cet égard,
un point sur lequel il me semble que tout le
monde doit être d'accord : c'est que ce ne
sont pas précisément le nombre, la recherche
ou la singularité des formes grammaticales
verbe a de même des formes particulières qui en font l'importance et l'utilité, c'est leur
pour marquer les divers accidents d'une ac
lion. Ainsi, à l'aide de certaines variantes, le
verbe qui signifiera aimer signifiera aimer peu
ou beaucoup, être sur le point d'aimer, ou
contiimer à aimer : aimer soi ou un autre, et
maintes autres particularités également acci-
dentelles, également accessoires à l'action
abstraite d'aimer.
« Mais il n'est pas nécessaire, pour trouver
des subtilités grammaticales de ce genre, de
recourir à la grammaire des sauvages de
l'Amérique ou de l'Afiique. En France même,
généralité, leur propriété, leur convenance
avec les lois fondamentales de l'intelligence.
Or tels ne sont certainement pas les carac-
tères de celles que je viens de signaler. La
complication minutieuse, la subtilité gratuite
de toutes ces formes n'attestent que la bar-
barie et l'imperfection des langues où elles
sont nées, et où elles régnent encore.
« Du reste, on sait trop peu de l'histoire de
ces idiomes bizarres pour en tirer de grandes
lumières pour l'histoire générale des langues.
Nul doute que, dans leur état actuel, ces
dans les vallées 'occidentales des Pyrénées, il mêmes idiomes n'aient déjà subi de grandes
edste une population., intéressant débris du variations; nul doute non plus que ces varia-
j)lus ancien peuple de l'Europe, dont la langue lions n'aient suivi, dans leur cours, une loi
j)résente des phénomènes analogues à ceux générale en vertu de laquelle ils se sont déjà
que je viens de noter dans celles des Guaranis fort simplifiés; m-ais c'est dans d'autres idio-
<jt des Wolofs : je veux parler des Basques et mes qu'il faut observer cette loi pour en re-
de leur idiome, idiome singulier, qui aura connaître plus certainement le principe, c'est
j)eut-6tre achevé de se perdre avant que les dans les idiomes dont on peut suivre la mar-
'éiammairiens s'en soient fait une juste idée, che à travers une longue suite de siècles.,
877
LAN
PSYCIIOLOGIE.
LAN
878
« Si. examinant l'une après l'autre les an-
ciennes langues dont il nous est resté des
monuments littéraires d'âges très-dillérents,
on observe les modifications qu'elles ont su-
bies dans le cours de leur durée, on s'assure
substantif, le verbe, et les pronoms per-
sonnels.
« Or, dans une langue, ainsi bornée à trois
des neuf parties élémentaires du discours, il
est évident que chacune de ces parties en im-
qu'elles ont toutes suivi une même tendance plique nécessairement quelqu'une, ou quel-
générale, qu'elles ont toutes marché de l'im- ques-unes des autres, dont elle cumule, en
})licite et du composé à l'explicite et au sim- quelque sorte, les fonctions avec les siennes
pie. On reconnaîtra qu'elles ont toutes, en propres. Ainsi, le nom substantif doit impli-
vieillissant , perdu plus ou moins de leurs quer l'adjectif: il doit visera exprimer, non
formes originelles, et que les formes persis
tantes, synthétiques, dans le principe, ont,
pour la plupart, subi une sorte de décompo-
sition, dont le résultat a été de rendre chaque
idiome plus analytique, d'y développes-, d'y
séparer davantage les éléments primitifs du
discours.
« En cela, la marche des langues suit exac-
tement celle de l'esprit dans l'acquisition de
ses connaissances et de ses idées. Du premier
regard qu'il jette sur l'inconnu, l'esprit em-
pas seulement un objet quelconque vague et
abstrait, mais un objet déterminé, un objet
revêtu de quelques-unes des qualités propres
a le distinguer de tout autre.
« .Les pronoms personnels impliquent na-
turellement l'article.
« Le verbe, outre la propriété fondamen-
tale qu'il possède toujours d'exprimer une
action avec ses circonstances générales de
tem[)s, de personne et de mode, remplit d'a-
bord, comme je l'ai déjà noté, des fonctions
brasse lôujour'; des masses, des ensembles, plus complexes : il sert à marquer les circon-
dont il ne discerne point les détails. Le pre- stances accidentelles et accessoires d'une ac-
mier résultat de son action est tout synthéti- tion. Il implique de la surtç, ou peut impli-
que ; mais, en revenant sur ce premier regard, quer l'adjectif, l'adverbe, la conjonction et Ui
en le dirigeant, en le prolongeant avec mé- verbe auxiliaire.
thode et réllexion, l'esprit sépare, il distingue « Dans cet état, à ce maximum de leur ca-
des choses qu'il avait d'abord confondues; il pacité synthétique, les langues cherchent né-
décompose pour recomposer, il analyse. C'est cessairement à suppléer aux éléments qui leur
le procédé que suit sans relâche la science manquent, en variant, autant que possible,
humaine, qui n'est autre chose que la conti- ceux dont elles sont en possession. 'D'un autre
nuation à l'infini d'une première analyse, de côté, ces mômes éléments, d'abord en petit
la distinction entre le moi et l'univers. Or les nombre, mais très - complexes des langues
langues, instrument et création de l'esprit naissantes, tendent incessamment è se diviser,
humain, ne peuvent pas ne point participer, à se résoudre en ceux qu'ils impliqi!,ent, de
dans leur marche générale, à celle tendance manière que ceux-ci finissent par s'en déla-
naturelle de l'esprit à décomposer de plus en cher, et par remplir explicitement, et, pour
plus ses notions sur la nature et sur lui- ainsi dire, en personne, leur ollice dans le
même. discours.
« Du reste, il ne faut pas prendre avec trop « Le tableau de celle espèce de décomposi-
de rigueur celte distinction des langues en tion progressive, de cette transition obligée
analytiques et synthétiques, si accréditée d'un commencement plus ou moins synlhéti-
qu'elle paraisse aujourd'hui. Il n'y a point que à des développements |)]us ou moins
d'idiome qui soit complètement et absolu- analytiques, formerait une grande et curieusn
ment synthétique. Il faudrait pour cela qu'il portion de l'histoire des langues. Un tel la-
rendît chaque impression, chaque pensée bleau, s'il était complet, exact et bien or-
plus ou moins complexe, par un seul signe donné, marquerait les circonstances qui fn-
indivisible. Or, non-seulement nous ne con- vorisent ou contrarient la transition dont il
naissons point de langue ainsi faite, nous s'agit, les- accidents variés au milieu desquels
n'en concevons pas même la possibilité. elle s'opère, les ditférenls degrés où elle s'ar-
« Aussi loin que l'on remonte vers l'origine rête, les divers caractères que prend une
d'une langue, on la trouvera déjà analytique, langue aux diverses périodes de la durée
c'est-à-dire déjà composée de plusieurs genres qu'elle embrasse; mais je n'ai pas besoin dtî
ou catégories de signes, ayant chacun des tracer un tableau si vaste et si compliqué, il
fonctions distinctes dans l'expression de la me suffira d'indiquer rapidement quelques-
pensée; mais elle approchera d'autant plus uns des faits généraux qui s'y rattachent,
d'être vraiment synthétique, qu'elle sera plus « L'histoire des langues ne remoiite point,
voisine de sa source. Les éléments primitifs pour nous, jusqu'à leur origine : elle s'arrête
du discours, qui en sont comme les inslru- bien en deçà, aux bords d'un abîme qu'elle
menls analytiques, y seront d'autant plus im- ne semble pas destinée à franchir. lUIe at-
fjlicites, et comme enveloppés les uns dans teint à peine cette période de l'histoiie do
es autres. l'humanilé, où les peuples de même race et
I « En se bornant h ce qui paraît strictement de même idiome, bien longtemps avant d'être
I indispensable pour l'expression de la pensée, léunis en grands corps de nation civilisés, ne
* ou, pour parler comme les grammairiens, forment encore que des tribus sauvages, que
; pour l'énoncé de la proposition , on conçoit des peuplades ép.irses et indépendantes Us
; comme possible une langue, qui, des neuf ou unes des autres,
dix éléments du discours, aujourd'hui con- '( A ces époques reculées, chaque peuple
venus et définis, n'en aurait que trois, le nom de la même race parle un dialecte de la
879 1-AN DICTIONNAIRE DE
môme langue. Ce dialecte doit être exacte-
ment le riiôine pour tous les individus de la
même tribu. On peut, à ces époques, suppo-
ser existantes les causes, qui, dans les vieilles
sociétés policées, amènent cette grande in-
égalité de culture dont Tinégalilé de langage
est à la fois la conséquence et la mesure.
« Aussi longtemps que ces |)euplades de
môme race restent à peu près égales en force,
marchent à peu près du môme [)as vers la ci-
vilisation, leurs dialectes varient h peu près
également : ils se polissent, ou se simplitient
à peu près au môme degré, et cela en vertu
du pur instinct social, et sans aucun moyen
accessoire , sans l'intluence d'aucun art, 11
n'existe point encore alors de poésie, si ce
n'est peui-ôlre une poésie tout individuelle,
expression brusque, libre et grossière des
sentiments les plus naturels et les plus sim-
ples. »
U B\UT\IN,
Professeur (le S uboiine.
o Ce n'est pas ici le lieu de traiter à fond
Ja question de l'origine du langage. Cette
question ne pouvant être résolue par l'expé-
rience seule et à l'aide des documents his-
toriques, appartient à la métaphysique, qui
joint à l'observalioR psychologique et aux
faits de l'histoire des données d'un ordre
supérieur. Cependant, comme il y a dans ce
problème une partie expérimentale, nous
l'exposerons rapidement, atin de préparer
ce qui peut amener une solution, ou mettre
au moins sur la voie pour y parvenir.
« L'étude des langues prouve, qu'entre les
idiomes les plus divers il y a des analogies
fondamentales, par lesquelles ils se laissent
ramener à une certaine unité philosophique.
Si l'on réduit les mots de plusieurs langues à
leurs radicaux, on remarque une grande res-
semblance de sens et de forme dans les ra-
cines primitives, puis beaucoup de similitude
dans les caractères ou les lettres, et enlin
identité de lois pour la syntaxe ou la compo-
sition du discours. C'est pourquoi il y a une
grammaire générale, une grammaire des
grammaires, ou mieux encore une philoso-
phie du langage. La considération des lan-
gues multiples conduit donc à la supposition
d'une langue des langues, d'une langue mère,
une et universelle.
a En outre, c'est un fait constaté par l'ex-
périence, que l'enfant ne parle que parce
qu'il entend parier, et il parle ce qu'il en-
tend et comme ill'entend. Les sourds de nais-
sance restent muets, non parce que la voix
et siis organes leur manquent, mais parce
qu'ils ne peuvent apprendre à former des
sons qu'ils fi'ont point entendus. C'est donc
l'oreille qui instruit la bouche; la parole
entre par l'ouie et s'apprend par 1 ouïe. Les
enfants reçoivent le langage de leurs parents
ou de ceux qui les élèvent ; ceux-ci l'ont
reçu des leurs, et ainsi de suite, en remon-
tant à travers les siècles jusqu'à la première
génération d'homme , jusqu'au premier
homme. Ici s'arrête ou [)lulôt commence la
tradition humaine. L'homme primitif n'a plus
PIÏILOSOriîIE.
LAN
880
d'homme devant lui. Il n'a pas été engendré
par l'homme, et ainsi il n'a i)u être élevé ni
instruit par un homme, et ce[)en(iant la .loi
s'applique à lui comme à ses descendants,
savoir, qu'on ne parle (ju'autant qu'on entend
])arlt!r. Qui donc a parlé au premier homme?
Car il faut absolument que ^pielqu'un lui ait
parlé, |)our qu'il ait pu parler à son tour.
« Une autre considéi'alion, qui ressort
aussi de l'expérience, et que Rousseau a lon-
guement développée dans son discours sur
l'inégalité des conditions, c'est l'impossibilité
où est l'homme de former par lui-môme le
langage et d'établir une langue. Il y a là en
eifet un cercle vicieux dont la raison ne peut
sortir, et qui même se redouble, se triple
autour d'elle. Ainsi d'abord, une langue de-
vant servira mettre en comnmnicatîon plu-
sieurs êtres, deux au moins s'il ne s'agit quB
du premier cou[)le, il faut que ces êtres con-
viennent du signe et de la chose à signifier,
pour que les mots prennent du sens et ré-
pondent au but de leur institution. Or cette
convention ne peut se faire sans une commu-
nication préalable, par conséquent sans un
moyen de s'entendre, sans un langage, en
sorte que l'établissement d'une langue par
convention humaine suppose déjà une langue
établie. En outre, ces conventions et l'insti-
tution des signes qui en est la suite, impli-
quent l'exercice de la pensée et de ses opé-
rations. Or il faut des signes pour penser,
comme nous l'avons montré plus haut, et
ainsi d'un coté on a besoin d'une langue
déjà faite pour apprendre à penser, et de
l'autre il faudrait l'exercice le plus subtil de
la pensée, l'emploi de toutes ses facultés et
de toutes ses i-essources, pour inventer la
langue et pour la comprendre.
« En troisième lieu, l'institution de la lan-
gue par convention suppose une société déjà
formée, c'est-à-dire un problème plus difficile
que celui qu'on cherche à résoudre, savoir :
comment pourrait s'établir la société anté-
rieurement à tout langage; question absurde
par son énoncé même. Selon sa coutume
dans les questions d'origine, la philosophie
du dix-huitième siècle a essayé de se lirer de
ces embarras par des hypothèses, et pour
échap[)er à la seule solution possible, à la
Révélation, elle a eu recours à des moyens
cent fois plus merveilleux que la vérité. Elle
a fait des premiers hommes des espèces de
prodiges qui ne ressemblent point aux hom-
mes de nos jours. Elle les a représentés
exerçant de prime abord et naturellement
les facultés les plus hautes de l'intelligence,
qui ne se développent parmi nous qu'avec
toutes les ressources de l'éducation et de la
civilisation, et surtout par l'influence si ac-
tive et si profonde du langage. Ce sont de
pures imaginations, comme l'homme-statue
de Condillac. Le premier homme était au
fond un honune comme nous, puisque nous
sommes sortis de lui. 11 avait la môme orga-
nisation et les mômes besoins; caries con-
séquences de sa chute, quoiqu'elles aient
retenti dans tout son être, n'ont pu changer
la nature humaine ni en allérei- 1 essence.
881
LAN
PSYCHOLOGIE.
LAN
EnatJmettant qu'il ait été créé adulte par le
corps, et qu'il ait reçu aussitôt après sa for-
mation la pleine jouissance de la vie physi-
que, il n'en était pas moins, h sa naissance,
tout à fait ignorant, complètement novice et
sans aucune expérience. C'était un grand
enfant qui avait besoin de tout apprendre,
le langage comme le reste. Or c'est à un tel
être que vous voulez donner la charge d'in-
venter une langue avec ses abstractions, ses
généralités et ses innombrables diOlcultés,
qne Ihomme, héritier de la civilisation des
siècles et qui reçoit tant de secours de ses
semblables déjà' intelligents et parlant, a
néanmoins peine à comf)rendre et h expli-
quer. Rousseau déclare que cela est impos-
sible; nous sommes de son avis, et nous
disons avec lui, que la parole nous paraît
fort nécessaire pour établir rusagc de la pa-
role. [Discours sur l'inégalité des conditions.)
« Les données de l'f'xiiérience positive et
négative nous amènent donc h cette asser-
tion : le premier homme n'a parlé que parce
manifester. Ainsi on peut dire, sous ce point
de vue, que les éléments des langues sont
d'origine divine, comme les idées fondamen-
tales qu'ils expriment, bases de la société et
de la civilisation. Le langage primitif est
d'inslitutif)n divine dans son esprit et dans sa
forme ; caria forme a dû être déterminée par
le fait même de la constitution de l'homme
et de son organisation, quand son Aine est
entrée en rapport avec Dieu, (juand l'Esprit
de Dieu s'est communiqué h l'esprit humain.
Ce qui revient à dire : l'honnne n'a |)u con-
naître Dieu, (pie parce que Dieu s'est manifesté
à lui sous une forme cajiablede lui en donner
ridée, ou |)ar un mode de révélation appro-
prié à sa nature et h sa faiblesse. Ce mode de
révélation c'est la parole. Cette révélation de
Dieu h l'homme est la base de la religion ou
de ce qui relie l'homme 5 Dieu, et la reli-
gion a coDunencé avec le rapport entre Dieu
et l'homme ; elle s'est étendue, dévelop[)ée,
perfectionnée à mesure que ce rapport est
devenu plus profond, plus intime, c'est -h-
qu'on lui a parlé ; il était incapable d'inven- dire h mesure que Dieu s'est plus rapproché
1er le langage, et par conséquent il a dû le
recevoir d'un être supérieur. C'est ce qu'af-
firme la Genèse, (jui nous montre dés le
commencement Dieu parlant à l'homme :
Dieu dit à Adam, etc. Il y avait donc un lan-
gage entre Dieu et Adam ; ce langage devait
être le moyen d'expression, par lequel l'Es-
prit de Dieu agissait sur l'esprit de l'homme
pour se faire connaître <Mui et lui apprendre
ce qu'il voulait de lui ; car il n'était pas pos-
•Mble que Dieu, après avoir créé l'homme,
l'abandonnAt à lui-même dans le monde où
il venait de le poser, sans lui dire pourquoi
il l'y mettait et comment il devait y vivre. Un
rapport vivant à dû subsister entre le Créa-
teur et la créature, et comme Dieu avait
animé le corps humain par l'esprit de vie,
il a dû aussi vivifier l'intelligence humaine et Ka
fiorter au développement par la communica-
tion de sa lumière et l'inspiration de sa sa-
gesse. Or, l'Ame humaine étant enfermée
dans un corps, l'Esprit de Dieu n'y pouvait
de l'homme, s'est plus abaissé vers lui ; jus-
qu'à ce qu'enfin, pour compléter la connais-
sance qu'il voulait nous donner de lui-même,
pour se manifester pleinement à l'humanité
et la porter à réagir vers Lui avec amour,
pour se la réconcilier et se l'unir, après
avoir employé tous les moyens d'expression
accommodés à la faiblesse humaine , après
lui avoir |)arlé mullifariam, imdtisquc modis
[lîebr. 1,1), il a revêtu sa nature, il s'est fait
liommc pour instruire, guérir et sauver
l'hoimne. Le Verbe, la l\Trole, la Lumière
éternelle, le Fils de Dieu s'est fait chair pour
régénérer la chair. L'Evangile a été l'annonce
de cette bonne nouvelle; il est l'histoire de
la manifestation de Dieu à l'Iiomine ; c'est
pourquoi il est le fondement de la religion
universelle ou calhoii(jue, cpû est de tous les
temps et de tous les lieux. Il porte en puis-
sance toutes les vérités dans la semence de
sa parole, comme le pain est renfermé dans
le grain que le laboureur confie à la terre.
parvenir qu'à travers ce corps, et enveloppé Les apôtres ont recula mission d'ensemencer
<^ns une forme analogue, c'est-à-dire dans
un signe, dans un symbole; c'est justement
ce qui fait un langage.
« Quelle a été cette langue primitive, c'est
ce que nous ne pouvons déterminer maté-
riellement. La tradition, l'histoire ne nous
en ont point conservé de monuments ni de
vestiges, ou plutôt ces vestig(3s se retrouvent
dans toutes les langues parlées aujourd'hui
sur la terre; et constituent leur unité au mi-
lieu de leur variété. Ce qu'on peut affirmer
avec assurance, c'est que ce langage, par sa
forme et sa construction, a dû être analogue
à la nature des deux termes qu'il mettait en
communication, Dieu et l'homme; et qu'ainsi,
divin par son sens, par son esprit, par l'idée,
il était nécessairement humain par ses signes,
par ses caractères, par l'expression; autre-
ment l'homme ne l'aurait point compris.
Mais cette expression de l'idée divine devait
être aussi parfaite que pouvait le comporter
le monde de celte divine semence, puis de
l'arroser de leur sang pour la l'aire germer et
fructifier. Ils l'ont jetée en elfet sur la terre,
et toutes les institutions du monde moderne,
les croyances, les nueurs, les lois, les scien-
ces, les lettres et les arts en sont sortis et y
tiennent par leur fond. Notre civilisation tout
entière est implantée dans le christianisme,
vivifiée j»ar sa sève, imprégnée de son es-
prit, et voilà pourquoi elle s'ébranle, chan-
eelle, menace ruine toutes les fois que le
dogme chrétien est attaqué, faussé ou mé-
connu. Ainsi se tiennent ces grandes vérités
qui sont dans toutes les (jueslions d'origine.
On ne peut toucher à l'une sans remuer les
autres; car elles sont solidaires entre elles :
elles tombent ou subsistent ensemble dans
les croyances communes. Origine du langage,
de la société, de la législation, du gouver-
nement, de la connaissance, de la religion,
c'est au fond la même question, que lechris-
la nature humaine, à laquelle elle voulait se tianisme seul peut résoudre, parce qu'il est
<^S3 LAN DICTIONNAIRE DE l'IlILOSOPHIE. LAN 884
en toute vérité la science de l'huraaniié, la ninionl artificielle des verbes de la langue
science du rapport de Dieu et de l'homme Delaware vient principalement de cette der-
depuis la création du genre jusqu'à sa con- nière circonstance. 11 faut encore attribuer à
sommation. Les dogmes chrétiens sont les cette habitude celle de plusieurs langues
ba^■es éternelles de cette philosophie divine, américaines, de ne jamais séparer les sub-
qui a autant de rigueur dans l'enchaînement stantifs d'un pronom possessif, dût-il même
(le ses principe'^, de ses préceptes et de leurs être indéfini. De cette cause et d'une autre
applications que la science mathématique, habitude, plus naturelle cependant, de lier
et qui a de plus (ju'elle, comme science de toujours des pronoms au verbe comme sujets
laits et de réalités, le mouvement, la cha- et comme objets, dérive la transformation
leur et la vie. » des pronoms isolés en aflixes, et celle grande
§ XXF. - Quelnue. idées de M. G. de Humboldi classification des derniers en affîxes nomi-
.vur Nrigme des langues, {leurs nature orqaniqne, "aux et verbaux, classification qui forme SI
rapports grammaticaux , eic. — Comparahor du ^^^^ '« grammaire de plusieurs langues que
chinois avec les autres langues. le même mot devient substantif ou verbe
,v , ■. , , ., • «f » n ' . \ selon l'affixe qui l'accompagne. Ce même
(Lxira.i de sa Iciire a M. A. Remusai.) ^^^^^^^^ ^^ ^^^^^^ exprimant des idées accès-
« .... Les rapports grammaticaux existent soires, à l'état d'exposants de rapports gram-
dans l'esprit des hommes, quelle que soit la inaticaux, se retrouve, plus ou moins claire-
mesure de leurs facultés inlellectuelles, ou, ment, dans les langues basque et copie, dans
ce qui est plus exact, l'homme en parlant celles des îles de la mer du Sud et des peupla-
suit, par son instinct intellectuel, les lois des tarlares, comme vos recherches me le
générales de l'expression de la pensée par la semblent prouver, et indubitablement dans
|)arole. Mais est-ce delà seul qu'on peut toutes les langues qui manquent entièrement
dériver l'expression de ces rapports dans la de flexions, ou dans lesquelles au moins le
langue parlée? La supposition d'une conven- système des flexions est incomplet ou vicieux,
tion expresse serait sans doute chimérique. « Ce que je viens d'exposer pourrait être
Mais l'origine du langage en général est si l'histoire de la formation de toutes les lan-
mystérieuse, il est d'une telle impossibilité gués, et toutes pourraient suivre la môme
d'expliquer d^'une manière mécanique ce fait, méthode pour marquer les rapports gramma-
que les hommes parlent et se comprennent ticaux. Voyons donc d'oii peuvent venir les
mutuellement; il existe dans chaque peuplade deux exceptions que nous rencontrons dans
une correspondance si naturelle dans la la langue chinoise, et dans les langues qui
méthode suivie pour assigner des paroles possèdent un système complet d'exposants
aux idées, que je n'userais regarder comme pour les rapports grammaticaux,
une chose impossible que les rapports gram- « Ces dernières peuvent, d'après ce que je
maticaux aient aussi été marqués d'emblée viens de dire sur l'origine du langage en
dans le langage primitif. général, être redevables de leur structure à
« Il est très-important de fonder les recher- leur formation primitive. Mais si l'on n'em-
ches de ce genre, autant que possible, sur brasse pointée système (et je suis persuadé
des faits positifs, et l'examen de plusieurs qu'une analyse perfectionnée de leurs formes
langues conduit à une observation qui peut grammaticales, surtout du changement qu'y
servir à expliquer l'origine des formes qui subissent les voyelles et l'intérieur des mots,
expriment les rapports grammaticaux^ jettera du jour sur ce point important), il
« On remarque qu'il est naturel à l'homme, n'est pas impossible d'expliquer, jusqu'à un
et surtout à l'homme dont l'esprit est encore certain point, l'origine de leur grammaire, en
peu développé, d'ajouter en parlant, à l'idée, leur assignant la même marche qu'aux lan-
principale, une foule d'idées accessoires, gués moins avantageusement organisées. Car
exprimant des rapports de temps, de lieux, s'il existe un concours heureux du penchant
de personnes, de circonstances, sans faire des nations avec l'instinct qui forme les lan-
atlention si ces idées sont précisément néces- gués, si à cette disposition favorable se joint
saireslà où on les place. Il l'est encore de ne le genre d'imagination dont j'ai parlé plus
pas être avare de paroles, mais de répéter ce haut, et qui assimile les éléments du langage
quia déjà été dit, et d'interposer des sons aux objets du monde réel, l'opération à
qui expriment moins une idée qu'ils ne mar- laquelle leur grammaire doit son origine,
quent un mouvement de l'âme. Or c'est de aura un succès complet. La généralisation
ces idées accessoires, devenues compagnes des rapports de cii'constances particulières ne
habituelles des idées f)rincipales, et générali- laissera rien à désirer; tous ceux que distin-
sées par l'instinct intellectuel et le dévelop- ,. gue une analyse complète de la parole, trou-
pement progressif de l'esprit, et de sons qui ^ veront leurs exposants; on n'en marquera
y répondent, que les exposants des rapports point de supertlus, et ces exposants seront
grammaticaux semblent ôlre provenus dans tellement inhérents aux mots qu'aucun n)ol,
""s-
])eaucoup de langues. En examinant les lan- enchaîné dans une phrase, ne frappera l'es
gués américaines, nous observons que cer- prit que dans une valeur grammaticale don-
lains rapports (par exemple, ceux du nom- née. Car on doit toujours, en comparant les
bn; et du genre) ne sont exprimés que là oii langues sous le point de vue des formes
le sens l'exige, mais qu'un grand nombre grammaticales, avoir égard à la double ques-
d'autres rapports sont reproduits là où on tion de savoir si une langue est f)arvenue à
s'en passerait facilement. La structure infi- ce qu'on peut qualifier de véritable forme
SS5
LAN
^'raiiuîialicale (question que j'ai tâché de
tiailerdans un mémoire particulier!, et quel
est le système tiue ces formes présentent sous
le rapport de leur nombre, de l'exactitude
de leur classiticalion et de leur régularité.
(!etle dernière question peut s'agiter aussi h
l'égard des langues qui ne sont point parve-
nues à créer de véritables formes grammati-
cales: c'est celle qui m'occupe de préférence
dans cet exposé.
n Qu'une nation atteigne un haut degré de
perfection dans sa langue, cela dé[>end du
don de la parole dont elle est douée. De môme
que les lalt;nts jiour dilférents objets sont di-
versement dévolus aux individus, le génie
des langues me paraît aussi partagé entre
les nations. La force de l'instinct intellectuel
qui pousse l'homme à parier, l'esprit et l'ima-
gination portés vers la foime et la couleur
que la parole donne à la pensée, ime ouïe
délicate, un organe heureux et peut-être
bien d'autres circonstances encore, forment
ces prodiges de langues, qui, j)our une lon-
gue série de siècles, deviennent les t} [)es
des idées les plus déliées et les plus sublimes.
En combinant le génie inné à l'honnne pour
les langues, avec les circonstances qui entou-
rent naturellement l'état primitif de la société,
on peut, je ne dis pas expli(|uer en détail,
mais entrevoir l'origine des langues les plus
parfaites; c'est là, Monsieur, le terrain sur
lequel je voudrais me tenir. Je ne crois pas
qu'il faille supposer chez les nati(jns auxquel-
les on est redevable de ces langues admira-
bles, des facultés plus qu'humaines, ou
admettre qu'elles n'ont point suivi la mar-
che progressive à laquelle les nations sont
assujetties; mais je suis pénétré de la convic-
tion qu'il nefaut pas mécoanaîlre celte force
vraiment divine que recèlent les facultés
humaines, ce génie créateur des nations,
surtout dans l'étal primitif où toutrs les
idées et môme les facultés de l'àme emprun-
tent une force plus vive de la nouveauté des
impressions , où l'homme peut pressentir
des combinaisons auxquelles il ne serait
jamais arrivé par la marche lente et pr(»-
gressive de l'expérience. Ce génie créateur
peut franchir les limites qui semblent pres-
crites au reste des mortels, et s'il est impos-
sible de retracer sa marche, sa présence vivi-
fiante n'en est pas moins manifeste. l'Iulôt que
de renoncer, dans l'explication de l'origine
des langues, h l'influence de cette cause puis-
sante et première, et de leur assignera toutes
une marche uniforme et mécanique qui les
traînerait pas à pas depuis le counnencement
le plus grossier jusqu'à leur perfectionne-
ment, j'embrasserais l'opinion de ceux qui
rapportent l'origine des langues à une révé-
lation immédiate de la Divinité. Us recon-
naissent au moins l'étincelle divine qui luit
à travers tous les idiomes, même les plus
imparfaits et les moins cultivés.
« En (tosant ainsi comme premier {)rincipe
PSYCHOLOGIE. LAN 886
toutes les flexions aient été dans leur origine
des alTixes détachés. Je conviens qu'il est,
ainsi que vous l'avez énoncé. Monsieur, assez
naturel de supposer cette transformation ; je
crois môme qu'elle a eu lieu dans un Irès-
giand nombre de cas; mais il est bien cer-
tainement arrivé aussi que l'homme a senti
qu'un rapport grammatical s'exprimerait
d'une manière plus décisive par un change-
ment du mot môme. Il serait plus que hasai-
dé de |)Oser ainsi des boines au génie créa-
teur des langues. Ce qui fait qu'on mécoiuiaîl
(juel(]uefois la vérité dans ces matières, c'est
qu'on apprécie rarement la force qu'ext^rce
le plus simple son articulé sur l'esprit par la
seule circonstance qu'il s'annonce comme le
signe d'une idée. Comment, sans cela, se
ferait-il que les dill'éi-ences les plus tines de
voyelles se conservassent, sans altération,
durant des siècles entiers? Dans un passage
de mon ouvrage sur les peuples ibériens.j'ai
dirigé l'attention sur cette ténacité avec la-
quelle les nations s'attachent aux plus légè-
res nuances de prononciation. Comment, sans
cela, des différences trè^-essenlielles d'idées
se lieraient-elles au seul changement d'une
voyelle, ainsi que vous en citez. Monsieur,
un exemple infiniment remarquable datis la
langue Mandchoue? (Rech. TarL, p. 111 et
112.)
« Avant que de tenter une explication du
système de la langue chinoise, jedois encore
développer davantage l'idée que je me forme
de sa véritable nature. J'ai parlé presque
exclusivement jusqu'ici des qualités qu'elle
ne |)Ossède pas; niais cette langue étcruie
par le phénomène singulier qui consiste en
ce que, simplement en renoneanl à un avan-
tage commun à toutes les autres, par cette
l)rivation seule, elle en acquiert un qui ne se
trouve dans aucune. En dédaignant, autant
que la nature du langage le permet (car je
crois pouvoir insister sur la justesse de cette
expression), les couleurs et les nuances que
l'expression ajoute à la pensée, elle fait res-
sortir les idées, et son art consiste à les ran-
ger immédiatement l'une h côté de l'autre,
de manière que leurs conformités et leurs
oppositions ne sont pas seulement senties et
aperçues, comme dans toutes les autres lan-
gues* mais qu'elles frappent l'esprit avec une
torce nouvelle, et le poussent à jioursuivre et
à se rendre présents leurs rapports mutuels.
Il naît de là un [)laisir évidennrient indépen-
dant du fond môme du raisonnement, et
(|u'on j)eut nommer puren)enl intellectuel,
l)uis(iu'il ne tient qu'à la forme et à l'ordon-
nance des idées ; et si l'on analyse les causes
de ce sentiment, il provient surtout de la
manière rapide et isolée dont les mots, tous
expressifs d'une idée entière, sont rappro-
chés l'un de l'autre, et de la liardiesse avec
laquelle tout ce qui ne leur sert que de liaison
en a été enlevé,
« Voilà du moins ce que j'éprouve en me
dans les recherches sur les langues, qu'il faut pénétrant d'un texte chinois. Etant parvenu
renoncer à vouloir tout expliijuer, et qu'il a en saisir l'originalité, j ai cru voir que, dans
faut se borner souvent à n'indi(|uer que les aucune autre langue peut-être, les traduc-
faits, je ne partage nullement 1 opinion que tions ne rendent si peu la force ctla tournure
887
LAN
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
LAN
m
IKuliciiIiorc de l'original. Et partnni, n'est-ce
pas |)riii.i|)aleiiienl ce (luc l'individualité de
î'honiiiie ajoute à la j^ensée, c'est-à-dire, le
style dans les langues et dans les ouvrages,
(|ui nous fait éprouver celte satisfaction (|ue
j)rocure la lecture des auteurs anciens et
modernes? L'idée; nue, dépourvue de tout ce
(ju'elle tient de l'expression, oiïre tout au
plus une instruction aride. Les ouvrages les
l»lus remanpiahlcs, analysés de cette manière,
donneraient un résultat bien peu satisfai-
sant. C'est la manière de rendre et de présen-
ter les idées, d'exciter l'esprit h la médita-
lion, de remuer l'ame, de lui faire découvrir
des routes nouvelles pour la pensée et le
sentiment, qui transnnjt, non pas seulement
des doctrines, mais la force intellectuelle
même qui les a produites, d'âge en âge, et
justiu'h une [)os1érité reculée. Ce que, dans
l'art d'écrire [intimement lié à la nature de
Ja langue dans laijuelle il .s'exerce), l'expres-
sion proie à l'idée, ne peut point en être
détaché sans qu'on l'altère sensiblement; la
pensée n'est la môme que dans la forme
sous laquelle elle a été conçue par son auteur.
C'est par là que l'étude de différentes langues
devient précieuse, et c'est lors'ju'on se place
dans ce point de vue, que les langues ces-
sent d'être regardées comme une variété
embarrassante de sons et de formes.
«Je ne me dissimule guère ce qu'on a cou-
tume d'attribuer au plaisir de la difficulté
vaincue; mais la difficulté qu'offrent les tex-
tes chinois dont je parle ici, entourés de nom-
breux secours, n'est pas bien grande; ceux
qui ne se refusent point à d'autres éludes
dans lesquelles la difficulté vaincue n'offre
que des épines, ne peuvent guère se mépren-
dre ainsi.
«Comme la langue chinoise renonce à tant
de moyens par lesquels les autres langues
varient et t-nrichissen* l'expression, on pour-
rait croire que ce qu'on nomme style dans ces
dernières, lui devrait manquer entièrement.
Mais le style très-marqué, qui dans les ou-
vrages chinois doit être attribué à la langue
elle-même, vient, à ce qu'il me semble, du
contact immédiat des idées, du rapport tout à
fait nouveau ([ui naît entre l'idée et l'expres-
sion par l'absence presque totale de signes
grammaticaux, et de l'art, facilité par la phra-
séologie chinoise, (le ranger les mots de ma-
nière à faire ressortir de la construction
même les relations réciproques des idées.
C'est dans ce dernier point que la force et
la justesse de l'impression sur le lecteur, dé-
pend du talent et du goût de l'auteur qui
peut aussi, comme hîs styles antique et mo-
derne le prouvent, renforcer l'inqiression qui
naît de Tabsence des signes grammaticaux en
usant plus ou moins sobrement de ces signes.
« Je distingue la langue chinoise des lan-
gues vulgairement appelées imparfaites, par
l'esprit conséquent et la régularité, et des
langues classiques, par la nature opposée de
son système grammatical. Les langues clas-
siques assimilent leurs mots aux objets réels,
les douent des qualités de ces derniers, font
efilu'r dans l'expression des idées, toutes les
relations qui naissent de ces rapports des
mots dans la phras(\ et ajoutent à l'idée par
ce moyen des modilicalions qui ne sont pas
toujours absolument requise.-- par le fond
essentiel de la pensée qui doit être énoncée.
La langue chinoise n'entre pas dans cette
méthode de faire; des mois, des êtres dont
la nature particulière réagit sur ces idées:
elle s'en tient purement et nettement au
fond essentiel de la i)ensée, et prend, pour
la revêtir de paroles, aussi peu que possible
de la nature particulière du langage.
« Il faudra donc, pour approfondir plei-
nement la matière que nous Iraitons ici, dé-
terminer ce qui dans l'âme répond à cette
opération par laquelle les langues, en liant
les mots d'après les rapf)orts qu'elles leur ont
assignés, ajoutent à la pensée des nuances
qui naissent uniquement de leur forme gram-
maticale.
« Je répondrais à cette question, que la fa-
culté de l'âme à laquelle cette opération ap[)ar-
tient, est précisément celle qui ins|)ire ce M'a-
vail aux créateurs des langues; c'est l'imagina-
tion, non ])as l'imagination en général, mais
l'espèce particulière de celle faculté qui revêt
les idées de sons pour les placer au dehors de
l'homme, pour les faire revenir à son oreille
proféréescomme paroles, par la bouche d'êtres
organisés ainsi que lui, et pour les faire agir
ensuite de nouveau en lui-môme comme des
idées fixées |)ar le langage. Les langues à
formes grammaticales complètes, ainsi qu'el-
les doivent leur origine à l'action vive et
puissante de cette faculté» Téagissent forte-
ment surelle, tandis que la langue chinoise
se trouve pour l'un et l'autre de ces procédés,
dans un cas diamétralement opposé.
« Mais l'influence que les langues exercent
sur l'esprit par une structure granmiaticale
riche tit variée, s'étend bien au delà de ce
cjue je viens (l'exposer. Ces formes gramma-
ticales, si insignifiantes en apparence, en
foui-nissant le moyen d'étendre et d'entrela-
cer les phrases selon le besoin de la pensée,
livrent celte dernière à un plus grand essor,
lui iiermettent et la sollicitent d'exprimer
jusqu'aux moindres nuances, et jusqu'aux
liaisons les plus subtiles. Comme les idées
forment dans la tête de chaque individu un
tissu non interrompu, elles trouvent dans
l'heureuse organi.salion de ces langues le
mrme ensemble, la môme continuité, l'ex-
pression de ces passages presque insensibles
qu'elles rencontrent en elles-mêmes. La per-
fection grammaticale qu'olfrent les langues
classiques, est à la fois un moyen de donner
h la pensée plus d'étendue, plus de finesse et
l)lus de couleur, el une manière de la rendre
avec plus d'exactitude et de fidélité, par des
traits plus prononcés et plus délicatement
expressifs, en y ajoutant une .symétrie de for-
mes et une harmonie de sons analogues aux
idées énoncées et aux mouvements de l'âme
qui les accompagntmt. Sous tous ces rap-
ports, une grammaire imparfaite et ([ui ne
met pas pleinement à profit toutes les res-
sources des langues, seconde moins bien on
entrave l'aclivité el l'essui- libre de la pensée
m
LAN
rSYCIlOLOGTE.
LAN
890
« D'un autre côlé, l'homnie peut, en ooni-
binaiit.el en énonçant ses idées, se livrer
avec j)lus d'abandon ou avec plus de réserve
à Kimaginatiun qui forme les langues. Quoi-
qu'il ne puisse penser sans le secouis de la
parole, il discerne cependant très-bien la
pensée détacliée des liens, et libre des presti-
ges du langage, de celle qui 3- est assujettie
surtout do la manière dont elle agit sur l'es-
prit par son système giaminaticaî. En lui im-
posant un travail méditalil" beaucoup plus
grand qu'aucune autre langue n'en evige do
lui, en l'isolant sur les ra])ports des idées,
en le privant [)resque de tout secours h peu
près macliinal, en fondant la construction
presi[u'exclusivemcnt sur la suite des idées
11 n'a de la première qu'une sensation vague, rangées selon leur qualité déterminative, elle
mais qui en nrouve néanmoins l'existence ; réveille et entretient en lui l'activité qui se
comment d'ailleurs se plaindrait-il si souvent ]>orte vers la pensée isolée, et l'éloigné de
de l'insuiTisance du langage, si les idées et tout ce qui pourrait en varier (;t en embellir
les sentiments ne dépassaient pas, pour ainsi l'expression. Cet avantage ne s'étend cepen-
dire, la parole? Comment nous verrions-nous dant [)as uni(|uement sur le maniement des
parfois même en écrivant dans notre propie idées |)hiloso;)hiques; le style hardi et laco-
iangue, dans l'embarras de trouver des ex- nique du chinois anime aussi singulièrement
pressions qui n'altèrent en rien le sens que les récits et les descri|)tions, et donne de la
nous voulons leur donner? Il n'y a aucun force à l'expression tlu sentiment. Quel beau
doute: la pensée, libre des liens de la parole, morceau, par exenjple, que celui qu'exprime
nous paraît plus entière et plus pure. Aussi, le livre de y'crs, à l'occasion de la tour de
dès qu'il s'agit d'idées plus profondes ou de VintelUgcnce. (Voy. Thoûny-yoùng, p. 21.)
sentiments plus intimes, donnons-nous tou- « Je conviens que ces passages nous éton-
nent et nous frapi)ent davantage par le con-
traste qu'ils forment avec nos langues et nos
constructions; mais il n'en reste pas moins
vrai qu'en se livrant à l'impression qu'ils
produisent, on peut se faire une idée de la
direction que cette langue étonnante donne à
jours aux paroles une signification qui
déborde, pour ainsi dire, leur acception
commune, un sens ou plus étendu ou autre-
ment tourné, et le talent de parler et d'écrire
consiste alors à faire sentir ce qui ne se
trouve pas immédiatement dans les mots.
C'est un point essentiel dans l'explication l'esprit, et" dtmt elle a dû nécessairement li-
}>hilosophique de la formation des langues et rer elle-même son origine.
de leur action sur l'esprit des nations, que
la parole dans l'intérieur de la pensée est
toujours soumise à un nouveau travail, et dé-
pouillée de ce (ju'unefois isolée de l'honmie,
elle a de roide et de circonscrit.
« C'est donc par le contraste qu'il y a entre
elle et les langues classiques, que la langue
chinoise ac(|uiert un avantage étranger h ces
langues h forn)es grainmalicahis com|)lètes.
Elles peuvent à la vérité, et l'allemand me
« Je ne me suis point arrêté ici sur cette semble surtout avoir cette facilité, y atteindre
divergence de la pensée et de la parole, dans (piehjues locutions et juscpi'h un certain
pour en faire une application imn)édiate au degré (234), mais les idées ne se présentent
chinois, et pour attribuer chimériquement la jamais dans un tel isolement , leurs rapports
structure particulière de cette langue à une l()gi(pi<is ne s'a[)erçoivent pas d'une manière
tendance de cette nation, à s'aHranchir des
liens et des prestiges du langage. Mon but a
été uniipiement de montrer que l'homme ne
cesse jamais de faire une distinction entre la
pensée et la parole, et (pie, si la double acti-
vité qui le i)orte vers l'une et vers l'autre
n'est |)oint égale, l'une se ranime à mesure
que l'autre se ralentit.
« Ce qui manque à la langue chinoise se
trouve tout entier du côté de l'imagination
formative des langues, mais réagit ensuite
sur l'action de la pensée elle-môme ; en
revanche la langue chinoise gagne jjar sa
manière simple, hardie et concise de présen-
ter les idées. L'effet qu'elle produit ne vient
aussi tranchée , aussi pure et aussi nette à
travers une construction dont le principe est
de tout lier, et dans une phraséologie où les
mots, purement comme tels, jouent un rôle
considérable.
« Malgré cet avantage , la langue chinoise
me semb'e, sans aucun doute, très-inférieure,
comme organe de la pensée, aux langues qui
sont parveimes à donner un certain degré de
j)erfection à un système (jui est opposé au
sien.
« Ceci résulte déjh de ce qui vient d'être
iiidiqué. S'il est impossible de nier que ce
ne soit que de la parole (juc la pensée tient
sa précision et sa clarté, il faut aussi couve
pas des idées seules, ainsi présentées, mais nir que cet effet n'est complet qu'autant que
(-234) « Le grer. )p sanskrit, railem.uKJ, r;uiglais
oilreiil fies CDitsliiiilioiis loiii à l'ail aiialoj,'iies à
celles qui alioiideni on ciiiiiois, c'esl-à-dire où les
mois sonl rapprocliés i'mi de l'anlre sans aucune
inar(|ue de raiijiorl, ei où le sens jaillii de ce rap-
proclieuieiil et se déieiuiine d'après l,i i>lace que
les lertnes occupenl: c'est ce (|ue, dans loutes les
langues, on nonune moU composés. Le caracièie
de ces mois exi^;c même que les cléments (|ui les
cnnsiiiuenl perdent les signes grainmalicaux qu'ils
pourraient avoir, et viennent, à l'étal de radical, se
grouper enire eux. On ne voit pas que la netteté
du sens souffre de celle suppression, et les expres-
sions qui en résulient sonl, de loiilei , celles qui
ont le plus d'énergie et de vivacité.
< llorseniau, Pferdelnieclit, 'iTz-apyoç, Asoname-
(lliti signitienl d'une manière aussi positive que le.s
phrases les plus explicatives le pourraient faire, un
homme qui moule un chcvul, un valet qui soigne des
chevaux, un officier qui commande des chevaux (des
cavaliers), un sacrifice oii /'on immole u)i cheval.
Les rapports varient à rinlini, el l'esprit les sup-
plée sans dilïiculic, sans embarras, sans liésilatioii.
Que l'on généralise ce principe, et l'on aura assuré
aui langues classiques un des principaux avuulu-
ycs du syslcuic chinois. > (A. Kémusat.)
891 LAN DICTIONNAIRE
tout ce qui modilie lidée, trouve une. expres-
sion anaToguc dans la langue parlée.* C'est là
une vérité évidente, et un principe fonda-
mental (235).
On dira que la langue chinoise ne s'oppose
pas à ce princi|)e; que tout y est exprimé,
môme tout ce qui regarde les rapports gram-
maticaux, et je suis loin de le nier. La langue
chinoise a certainement une grammaire tixe
et réf^ulière , et les rèr;les de cette grammaire
déterminent , à ne pas pouvoir s'y mépren-
dre, la liaison des mots dans l'enchaînement
des phrases.
« Mais la différence est qu'à bien peu d'ex-
ceptions près, elle n'attache pas, aux modi-
fications grammaticales , des sons , en guise
de signe , mais qu'elle abandonne au lecteur
le soin de les déduire de la position des mots,
de leur signitication et môme du sens du
contexte , et qu'elle ne façonne pas les mots
pour l'emploi qu'ils ont dans la phr'ase.
Cela est important en soi-môme, mais plus
encore par la raison que cela rétrécit la
phraséologie chinoise, la forceà entre-couj)er
ses périodes, et empêche l'essor libre de la
pensée dans ces longs enchaînements de pro-
positions à travers lesquelles les formes
grammaticales seules peuvent servir de
guides.
« Plus l'idée est rendue individuelle, et
plus elle se présente sous des faces diffé-
rentes à toutes les facultés de l'homme, plus
elle remue, agite et inspire l'âme; de même
plus il existe de vie et d'agitation dans l'âme,
et plus le concours de toutes les facultés se
réunit dans son activité, plus elle tend à
rendre l'idée individuelle. Or l'avantage à cet
égard est entièrement du côté des langues
qui regardent l'expression comme un tableau
(23.3) « Si ceue proposition était admise sans
(lisiinclion comme nue vériié évidente et un priii-
<:ipe fondamental, il semble que tonte discussion
nilérieure deviendrait superflue; car il n'y a pas,
il faut bien l'avouer, d'iiliome où il arrive pins Inv
quemmenl qu'en chinois, que ce qui modifie l'i-
dée manque d'expression dans la langue parlée. Si
c'est de la prononciation seule que la pensée lient
sa précision et sa clarté, le langage chinois doit le
plus souvent produire d'une manière incon)plèie
l'eiTel qu'on en attend, et par conséquent cet idiome
devra être Iplacé fort au-dessous des autres, non
pas seulement sous le rapport de cette perfection
qu'on admire dans les autres langues , considérées
comme produits de l'intelligente jiumaine, mais
sous le rapport hien anlremenl importimi du degré
«rexactilude auquel on peut parvenir en s'en ser-
vant : ce sera un instrument grossier dont on ne
pourra attendre qu'une action imparl'aile. Mais
comme il me paraît démontré par les faits que les
Ciiinois s'entendent , non pas seulement en gros et
d'une manière générale, sur les objets ordinaires
de la vie, mais sur les nuances les plus délicate^ "
et les nuidificaiions les pluis subtiles de la pensée,
Je pense que la perfection de rinsirument peut se
déduire de l'usage même auquel on l'applique; seu-
lement il faut chercher celte perferiion dans des
propriéiés un peu différentes de celles où nous
sonnnes actonlumés à la pl.icer. Je crois en effet
qu'il y a deux manières de concevoir les conditions
qui la déterminent. Ceux qui ont éié plus frappés
lies ressources que les langues rla>siques ouvrent
à rintelligenee, posent, avec l'auteur, le problème
DE PHILOSOPHIE.
LAN
892
de- la pensée dans lequel tout est continu et
fermement lié ensemble, et où cette conti-
nuité est imprimée aux mots mêtues , qui
répandent la vie sur ces derniers en les di-
versiliant dans leurs formes selon leurs fonc-
tions; et qui permettent à celui qui écoute ,
de suivre, toujours à l'aide des sons pronon-
cés , l'enchaînement des pensées, sans l'o-
bliger à interrompre ce travail pour remplir
les lacunes que laissent les paroles. 11 se ré-
pand par là plus de vie et d'activité dans
l'âme ; toutes les facultés agissent avec plus
de concert, et si le style chinois nous en im-
pose par des efforts qui frappent, les langues
d'un système grammatical opposé nou? éton-
nent par une perfection que nous reconnais-
sons comme étant celle à laquelle le langage
doit réellement viser.
« J'ai observé plus haut que la forme par-
ticulière dans laquelle la langue chinoise cir-
conscrit ses phrases , est la seule compatible
avec une absence presque totale de formes
grammaticales. C'est sur cette liaison étroite
entre la phraséologie et le système gramma-
tical qu'il est indispensable, selon moi, de
fixer l'attention pour ne pas donner contre
un des deux écueils , qui consisteraient ou k
prêter, par manière d'interprétation, à la
langue chinoise des formes grammaticales
qu'elle n'a point, ou à supposer ce qui est
impossible par la nature môme du langage.
Ce n'est qu'en se bornant à des phrases toutes
simples et courtes , en s'arrôtant à tout mo-
ment, comme pour prendre haleine, en n'a-
vançant jamais un mot duquel d'autres très-
éloignés doivent dépendre, qu'on peut se
passer à ce point de formes grammaticales
dans une langue (236). Dès qu'on tenterait
d'étendre et de compliquer les phrases , on
dont on cherche la solution dans un système gram-
matical, en ces termes : Exprimer compléletnetu la
pensée avec toutes ses panicularilés, en assignant,
dans le langage et dans l'écriture , des formes spé-
ciales aux ili/férenles circonstances de temps, de
lieu, de personne, ainsi qu'aux rapports variés qui
peuvent exister entre les éléments divers qui consti-
tuent ta phrase. Une personne habituée aux procé-
dés rapides cl expéditifs des Chinois, serait peut-
être tentée d'y substituer l'énoncé suivant : Eveil-
ler, dans l'esprit de celui qui écoule ou qui lit, /'i-
dée complète, telle quelle a été conçue par celui qui
parte ou qui écrit, avec tout ce que l'un et l'autre ont
besoin de connaître des circonstances de temps, de
lieu et de personne. Que le problème réduit à ces
termes trouve sa solution dans le système chinois,
c'est, je crois, ce qui ne saurait être mis en doute,
et les développements dans lesquels l'anleur enlie
immédiatement prouvent que personne n'a, n>ieux
que lui, saisi les distinctions que je viens de rap-
peler. » (A. Rémusat.)
(i36) t On a déjà vu que les auteurs de la
moyenne antiquité avaient dérogé aux formes émi-
nemment simples et restreintes de la phraséologie
primitive, et qu'on pouvait trouver chez les écri-
vains postérieurs des périodes très-étendues , for-
mées de membres de phrases bien enchaînés entre
eux, soit par des conjonctions, soit par ces mar-
ques d'induction aux(iuelles l'usage a donné inie
valeur analogue, soit enfin par la simple apposition
qui est le moyen le plus ordinairement employé
pour suppléer aux unes et aux autres. Je tombe p.ir
Itasard sur ces deux phrases au coinmenceinent
PSYCHOLOGIE.
LAN
894
693 LAN
serait forcé à déterminer par des signes quel- de ces signes, ainsi que le fait le chinois,
conques les dilTérenles fonctions dos mots , au tact et au goiM des auteurs. J'ai tAché de
et l'on ne pourrait plus abandonner l'emploi prouver plus haut que les formes grammati-
iriinp préface <1'^s qnnlre livres nionnx :
« Tai hio Irhi chou, hou iclii , tnï liio so tji kiao
jiii tclii (a ye ;
< K:iî iseu Ihian kiang seiig min,
t Tse ki mou pou iu tclti
* W jin yi li iclii iclii sing yi.
I J»ii khi tchi ichi pin,
« Uoe pou neng isi ;
I Clii yi pou neng kini yeou yi tchi khi sing tchi.
$o yeou eul thsiouan tchi ye.
I Yi yeou ihioung ming jouï tchi neng thiin khi
iing lpli«*,
< Tchhou iu khi kian,
t Tse thian pi ming tchi , yi'wei yi ichao tchi kiun
sse,
I Sse iclii tchi eul kiao tchi yi fou khi sing.
« Le livre de la grande science est la règle par la-
quelle les anciens enseignaient aux hommes celle
science (vériinblenient) grande;
I Car depuis que le ciel a donné l'existence aux
P'upies dlci'bas,
( De ce temps même, il ne leur avait pas refusé le
naturel qui comporte la charité , lu justice, la poli-
tesse et la prudence;
I Or, comme celte force imprimée à la substance
de leurs esprits,
i Quelques-uns ne pouvaient en tirer avantage ,
C'est pour cela que foi/» n'ont pas été en état de
siivoir par quel moyen ils pouvaient compléter ce qui
était dans leur propre nature.
< Il y en a aussi d'auires, intelligents, éclairés,
habiles, pleins de perspicacité, capables d'atteindre
tiu fond de leur vjiturel,
< Que, éluni fxirtis des rangs (du l'ulgaire),
t Le ciel n'a pa:i manqué de les désigner pour, en
étant les maîtres et les iirinces de la multitude,
( Faire en sorte qu'ils la g(iuvertiasi,ent et lui en-
seignassent à recouvrer sa nature.
I Ce ne sonl pas des phrases françaises que j'ai
4>iéleiulii écrire ; j'ai voulu au coiilraire, fair»; sen-
tir, par une Irailnciion loiile liuérale, quels élaiciit,
dans l'original , Tordre et runcliainenienl des pro-
positions. Ces snrles de phrases sonl irés-coinniu-
ii*-S dans le slyle lilléraire, qui esl essenlielienienl
soutenu, péiiodique et syniéiriiiue. Il yen a de
beaucoup plus ioniques encore dans les livres de
pliilosopiiie ; mais à la Chine, comme chez nous,
c'est dans les ouvrages de discussion, qu'on trouve
plus habiluellenienl employées les formes de dialcc-
lique et d'argumentalion, que le goùl littéraire,
plutôt que la nature de la langue, repousse dans les
bujc.is ordinaires.
< J'ai mis en romain, dans la iranscripiion pré-
cédente, ceux des mots chinois qui servent à mar-
quer la succession et les rapports des idées. Le
nombre en pourra paraître peu considérable; mais
il serait encore plus borné, que la dépendance des
diverses parties de la phrase, les unes à l'égard des
autres, n'en serait pas moins léelle, moins facile-
ineni sentie des lecteurs. Ceci léclame encore une
courte explication.
« Deux propositions peuvent êlre placées à la
suite l'une de l'autre sans conjonction; on s'alla-
clie, en les traduisant, à en faire sentir la liaison.
à montrer la dépendance de la première à l'égard
de la seconde. En faisant cette opération , s'écarie-
l-on, se rapproche-l-on du sens île l'écrivain qu'on
interprète? Si, comme parait l'avoir pensé le sa-
vant auteur au(|uel nous soumettons nos doutes,
i'unilé de la phrase n'est pas compléieuienlconsli-
luée par rairaugemeni des memhrcs qui la coinpo-
t>ent; si une proposition complète n'est au fond
qu'une succession de propositions véritablcmenl
isolées dans l'esprit de l'écrivain chinois; si, enfin,
celui-ci n'a pas, dans son idiome, le moyen de dé-
terminer le sens grammatical dans lequel il en em-
ploie les nmts, nous coininettons. sons le rapport de
la grammaire, une véritable iniidéliié , tontes le»
l'ois que nous exprimons des liaisons qu'il a sous-
enlendues, que nous ajoulons desconjonclions qu'il
a supprimées, que nous rattachons les diverses par-
lies du raisonnement par la mar)|ue de rapports
aux(|uels peul-èlre il n'a jamais pensé. Je ne crois
pas qu'il en snil ainsi, et voici qiiel(|nes-uues des
raisons qui fondent mon opinion à cet égard.
< Les Chinois n"oni pas une idée bien précise et
bien complète de ce que nous nommons parties do
l'oraison, catégories grammaticales; loiiiefois, on
ne doit point porter trop loin l'idée (|u'on se forme
de leur ignorance ou de leur indillérenee dans cette
matière, il est impossible, ainsi que l'a très-bien
remarqué M. G. de llumboldi, de parler on d'écrire
sans être dirige par un sentiment vague des formes
grammaticales des mots, mais il esl loul aussi dif-
iicile d'écrire sur un sujet quelconque sans arrêter
sa pensée sur la valeur grammalicale des mots
qu'on emploie. Il est surtout impo^sible de traiter
certains sujets, de philosopher, de discourir sur la
njorale, la métaphysique, l'oniologie, sans avoir des
notions assez bien délinies des termes abstraits, des
qualificatifs, des noms d'agent, d'action, elc. Bien
plus : nous nous croyons quelquefois libres d'ana-
lyser de deux ou trois manières dillérenles une
même phrase, de déplacer l'idée verbale , de sup-
poser telle ou telle ellipse, d'imaginer tel ou tel rap-
port : or, je suis persuadé que, dans tous ces cas,
la liberté <|ue lunis prenons tient à notre ignorance,
et que le plus souvent un Chinois instruit ne ver-
rait qu'une seule bonne manière d'analyser ces
phrases qui nous paraissent si inilélerminées. Ils
poussent la précision loul au»si loin que nous, (|uoi-
qu'ils aienl moins d'occasions de s'expliquer à co
sujet. Ils oui culii\é la pratique et non la théorie,
l'art et non pas la science. Ils ont une grammaire,
mais non pas de grammairiens. Yuilà , je crois,
toute la différence.
< Ces mots, auxquels ils se plaisent à laisser une
si grande latitude de signilicatiun grammaticale, ont
quelquefois besoin d'être définis. Dans ce cas, les
commentateurs, les lexicographes, ne jnanqueiil pas
de les définir. Ils savent liieii «lire alors si le mot
reste mort, ou devient vivant, selon la dénomina-
lion ingénieuse qu'ils ont affectée au verbe. Ta si-
gnifie verberare, verberaiio. S'ils veulent détermi-
ner ce mol comme verbe, ils y ajouteront un pro-
nom pour complément : ta tchi , verberare eum. S'il
est nécessaire de rélormer le nom d'action dans sou
accepiion bien déterminée, une nouvelle particule
remplil cel ollice : ta tchi iche, liliéralement le frap-
per. Uu'o ne signifie que bon ; hâo ne veut dire que
aimer. L'un esl un adjectif, l'autre ne saurait s'en«
tendre que comme verbe. Beaucoup de mots chan-
gent ainsi d'intonation en passant d'une catégorie
grammalicale à une autre; ceux (|ui leur foui éprou-
ver ces changemenls oui sans doute la conscience
de la nu)dilication qu'ils apportent à l'idée.
« Il y a des occasions où il esl Uml à lait néces-
saire d'appuyer sur ces distinctions : c'est quand
on explique le texte d'un auteur classique, le sens
de ces livres où tout, pour les philosophes de la
Chine, esl doctrinal cl, pour ainsi dire, sacramen-
tel. Depuis vingt siècles, des milliers de commeii-
laleurs se sont occupés de ce genre d'wxégèse. Pour
y léussir il ne saurait leur èiie iiidilléieiil de pren-
dre un mol comme verbe ou comme substanl:!,
dans un sens indéfini ou individuel, ni de lire deux
895 LAN DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
cales tiennent surtout h la coupe et à l'unité
des propositions. Or il existe un point où la
simple distinction du sujet, de l'attribut et de
leur liaison, ne suffit plus pour se rendre
compte de l'enchaînement des mots, où il
faut spécifier ces catégories, encore purement
logi(iues, par des catégories proprement
grammaticales, c'est-à-dire puisées dans la plus essentiels.
LAN 896
du côté du chinois. Dans les autres langues ,
c'est la simplicité et la hardiesse de telle ex-
pression , de tel tour de phrase ; dans les
ouvrages chinois , c'est la simplicité et la har-
diesse de la langue elle-môme qui agit sur
l'esprit. Mais cet avantage est acheté aux dé-
pens d'autres avantages plus importants et
langue, et c'est, si j'ose le dire, sur cette
limite étroite où se tient la langue chinoise.
Elle la dé[)asse à la vérité . et l'art de sa
grammaire consiste à lui en fournir les
moyens sans sortir de son système, mais l'é-
tendue et la tournure qu'elle donne aux. pé-
liodes est toujouis renfermée dans la mesure
« L'absence des formes grammaticales rap-
pelle le parler des enfants , qui pi. cent ordi-
nairement les paroles sans les lier suffisam-
ment entre elles. Onsup[)ose une enfance aux
nations , conmie aux individus , et rien ne
serait d'abord plus naturel que de dire que
la langue chinoise s'est arrêtée à cette époque
de ses moyens. Il est clair d'après cela qu'elle du développement général des langues,
s'arrête h un [)oint où il est donné aux langues « Il y a certainement un fond de vérité
de continuer leur marche progressive, et c'est dans cette assertion, mais à d'autres égards
par là aussi qu'elle reste, selon ma conviction je la crois fausse, et peu propre à expliquer
la plus intime, au-dessus des langues à le phénomène singulier de la langue chinoise,
formes grammaticales complètes. '( Je dois observer en premier lieu que
« Il faut ajouter à ce que je viens de déve- l'enfance des nations, quelque usage qu'on
lopper sommairement, que la langue chinoise fasse de cette expression , est , à mon avis ,
est dans une impossibilité absolue d'atteindre toujours un terme impropre. L'idée de l'en-
aux avantages particuliers des langues à fance renferme celle delà relation à un point
formes grammaticales plus parfaites, tandis fixe, donné par l'organisation même de l'être
que celles-ci qui dirigent la construction à qui on l'allriliue, au point de sa maturité.
par des formes grammaticales, peuvent, si Or il existe peut-être, et pour mon particu-
le sujf't l'exige, en user plus sobrement, lier j'en suis entièrement persuadé , dans les
supprimer souvent les liaisons des idées, développements progressifs des nations, un
employer les formes les plus vagues , et non point qu'elles ne dépassent pas, et à compter
pas égaler, mais au moins suivre à une duquel leur marche devient plutôt rétro-
certaine distance le laconisme et la har-
diesse de la diction chinoise. Il dépend tou-
jours d'un emploi sage et judicieux des
moyens d'expression dont ces langues sont
abondamment pourvues , de faire en sorte
que la diction ne diminue point la force, ni
grade, mais ce point ne peut pas être nommé
un point de maturité. Une nation ne peut
pas être regardée comme adulte, et parla
môme raison elle ne peut être considérée
comme enfant; car la maturité suppose né-
cessairement un individu , et ne peut s'ap-
n'altère la pureté des idées. Sous ce point de pliquer à un être collectif, quelque grande
vue , il est vrai , l'avantage reste entièrement que soit l'intluence réciproque que les indi-
en trois proposiiioiis isolémenl, on dnns le sens qui
résulie (le leur rapproclieinenl ; ils onl besoin d'une
grande précision sur lo'is ces points, ei ils y arri-
venl par des délinilions tontes graiiiniaiionles, et qui
niontruil plus de sagacité dans ces malières qu'on
n'est lente de leur en atcorder. Il est niêine bien
remarquable tprayanl à disculfT lanl de passages
susceptibles d'inltrprél.iliuiis did'érenl-s, leurs dis-
sentiments ne portent pr<sqiie jamais sur des points
de cramm:iire, qui seraient poiiiianl si propres à
exercer leur subiiliié , si les plir.tses chinoises
avaient, sous ce rapport, le degré de va^'ue que nous
croyons y apercevoir.
« On a eu à plusieurs époqui'S la preuve de la
constance des coinnieiit:iteuis chinois dans leurs
traditions grammatical 'S, et tout récemmenl l'expé-
rience a été répcice à l'occasion de rem reprise (pii
a consisté à réiigtr en mainb hou des versions lit-
térales des classKjues ei des historiens chinois. Li-s
éciivains qui ont composé ces traductions savaient
égalemeni bien le ciiinois et le mandchou; ils con-
naissaicni toutes les llnesses des deux langues, et,
comme la dernière a des temps et deïv modes pour
les verbes, de nombreux signes de rapports pour
les noms, ties conjmiclious et des piéposilions dont
il ne leur él.iit pas permis de négliger l'emploi, il
leur a lallu, à chaque phrase chinoise, prendre
parti sur la valeur gr:iminaiicale d*-s mots, sur le
rapport et l'enchaînemenl des idées. €■ lie partie
de b:ur travail s'e>l exécmée avec méthode cl régu-
iarilv, Ql Icï décisions qi.i'il6 oiil rendues impliciic-
nient sur tous ces points, généralement conformes
aux traditions des meilleurs commeuiaieurs, por-
tent un caractère de maturité et de précision irès-
rem irquable. On voit que l'emploi des lormes gram-
maticales dans ces versions n'a rien cli;tngé au
sens des originaux, et que par c,onséi|uenl la ma-
nière d'entendre ceux-ci élail précédemment bien
arréiée et fondée sur l'emploi mélhodique et régu-
lier de procéiiés, qui suppléiieiii aux formes pro-
prement dites, ei qui ne les laissuienl nullement
njgreiier.
i J'ai tracé ces considérations à la hâte, et je
sens qu'elles auraient besoin d'èlre traitées d'une
manière moins supcrfirielle. Telles qu'idles sont,
elles pourront jeter quelque jour sur une r|uestioii
d'un haiU inlérél. Le savant illustre auquel nous
aimons à les soumeiire y trouvera peni-ètre ma-
tière à de nouvelles réflexions; car c'est un lait
curieux que la conservalion d'un sysième entier
d'iuierpréiations grammaticales chez un peuple qui
n'aurait aucune notion de graminaire. Mon prim i-
pal objet, eti le rappelant, a éié de faire voir qu'il
n'y avail rien d'arbitraire dans la manière dont on
supplée, en traduisant du chinois, à rouiissiou des
signes de rapports, ou dont on lie ensemble les dif-
féienies parties des phrases. Cette démonsliatioii
peut aussi cire nécessaire pour cousiaier raiiihen-
ticilé de certaines règles que j'ai déduites de l'étude
des auteurs, et notanunent de celle (jui est l'objet
des §§ iG6 et ItiT de mes Elcmenis. » (A. Uémusat.)
897
LAN
PSYCHOLOGIE.
LAN
898
vidus appartenant à cet être collectif, exer-
cent l'un sur l'autre. La nialuritt^ tient aussi
toujours au plivsiiiue , et l'on peut dire
qu'une nation, quoujue des causes physiques
influent sur l'allinité de ceux (jui la compo-
sent , ne l'orme un enseuil)le ([ue dans un
sens moral et intellectuel. Le d6velop|)emenl
de la faculté de pai'ler est entièremonl lié au
physique de rhuuune.et tous les enfants, à
moins qu'une organisation anormale ne s'y
oppose, apprennent à parler à peu urès au
mùme âge , et avec le mùme degré de per-
fection. Cette faculté s'augmente et s'étend
sans doute lians l'homme adulte avec le cercle
de ses idées et suivant les circonstances; mais
cet accroissement, dépendant sous beaucoup
de rapports du hasard , est entièrement diffé-
rent du premier développement de la parole,
qui arrive nécessairement et par la nature
Lième des forces inlellectuelles. Les nations
peuvent se trouver k ditférentes époques des
progrès de leuis langues par ra[tport à cet
accroissement, mais jamais par rapport au
développement i)rimitif. Une nation ne peut
jamais , pas même [)endaiil l'âge d'une seule
génération, conserver ce qu'on nonuue le
parler enfantin. Or ce qu'on veut ap[)liquer à
la langue clùnoise lient précisémejU à ce par-
ler, et au premier développement du lan-
gage.
a Je crois donc pouvoir inférer de là que
les inductions tirées de la manière de parler
des enfants ne sont d'aucune force dans un
raisonnement quelconque sur la nature et le
caractère particulier des langues.
conduit jamais h cet état du genre humain;
il .reste hypothélit|ue, et la seule méthode
saine , dans toute recherche sur les langues,
nie semble être celle qui's'éloigne , aussi peu
que possible, des faits. Je vais tâcher de l'ap-
pliquer à l'examen de l'origine du chinois;
mais je vous avoue ingénument. Monsieur,
que tout ce ([u'on a dit justpi'ici à ce sujet,
et ce que j'en dirai moi-même ici, ne me sa-
tisfait nullement encore. Bien loin de m'ima-
giner que je puisse retracer l'origine de cette
langue extraordinaire , je deviai me borner
à rénumération de (pielques-unes des causes
qui peuvent avoir contribué à la former telle
que nous la trouvons.
« Vous avez établi. Monsieur, dans votre
Dissertation sur la nature tuonosyUabifine du
chinois , deux faits que je regarde conune
fondamentaux dans cette matière, 1" (jue la
langue chinoise doit son origine à une peu-
plade à laquelle rien n'autorise h su[)poser
un degré de culture plus perfectionné que
l'état primitif de la société ne le présente or-
dinairement ; 2" que des langues regardées
comme très-anciennes et mùme des langues
de peuples de mœurs grossières et incultes,
loin de ressembler au chinois dans leur gram-
maire, sont au contraire hérissées de diUi-
cultés et de distinctions graujmalicales
;< Vous faites cette dernière observation ,
Monsieur, au sujet de la langue laponne.
J'ai trouvé la même chose dans la langue
basque, dans les langues américaines et dans
celles de la mer Paciticjue.
« Il faut cependant convenir que , sous
« Il serait peut-être jilus naturel de parler quelques rapports, toutes ces langues olfrent
d'une enfance des langues mêmes , quoique
l'emploi de ce tei-me exigeât aussi beaucoup
de cu'conspection. On trouve (et ce résultat
m'a l'rai)pé dans le cours de mes recheri hes
appliquées aux changements d'une même
langue , pendant un certain nombre de siè-
cles), que quelque grands que soient ces
changeiuents sous beaucoup de rappoits , le
véritable système grammatical et lexicogra-
phique de la langue, sa structure en grand ,
restent les mêmes , et que là où ce système
devient différent , comme au passage de la
langue latine aux langues romanes, on doit
placer l'origine d'une nouvelle langue. Il paraît
donc y avciir dans les langues une époque à
laquelle elles arrivent à une i'(<rme qu elles
ne changent plus essentiellement. Ce serait
là leur véritable point de maturité ; mais pour
parler de leur enfance, il faudrait encore
savoirs! ellcsatteignentcette forme insensible-
ment, ou si leur premier jet n'est pas plutôt
cette forme môme? Voilà sur quoi, d'a|irès
aussi de grands points de ressemblance avec
le chinois. Le genre des mots n'est ordinai-
rement pas marqué ; le pluriel l'est souvent
de la même manière qu'en chinois; la cou-
tume singulière d'ajouter, aux nombres, des
mois dilférents suivant l'espèce des choses
nombrées, y est à peu i)rès générale; les
exposants granmiaticaux sont souvent suppri-
més de manière (jue les mots se trouvent
placés sans liaison grammaticale, tout comme
en chinois. 11 ne faut pas oublier non plus
que nous ne connaissons toutes ces langues
que par l'intermédiaire d'ouvrages faits par
des hommes accoutumés à un système gram-
matical très-rigoureux, et qu'il se peut très-
bien qu'ils reiirésentent l'emploi de ces
moyens gramm;iticaux comme C(Mislant et
indispensable , tandis que les nationaux n'en
font peut-être usage, comme les Chinois,
que là où l'intelligence le rend ab>oiunienl
nécessaire. 11 faut entin se tenir en garde
contre l'apparence grammaticale qu'une lan-
l'état actuel de nos connaissances, j'hésiterais gue peut prendre (pielquefois sous la main
à me prononcer. Mais, supposez aussi qu on de celui qui en compose la grammaire; car
pût attribuer aux langues un état d'enfance, il est bien aisé de rejjiésenter comme allixe
il faudrait toujours examiner par des moyens et comme tlexion, ce cpii, considéré dans son
autres que des inductions tirées du parler véritable jour, se réduit en eUet à toute autre
réel des enfants parmi nous , ce qui caracté-
rise les langues dans cet état primitif.
a Ce qui rend tous les raisonnements de
ce genre si peu concluants et ce qui m'en
détourne entièrement, c'est que ni l'histoire
des nations ni celle des langues, ne nous
chose.
« Je craindrais donc d'avancer trop, en
disant positivement que, même parmi les
langues(|ue je viensde nommer, il n'en existe
aucune qui n'olfre un système grammatical
très-analogue à celui de la grammaire chi-
899
LAN
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
LAN
900
noise. Tout ce que je puis assurer, c'est que
je n'en ai pas trouvé jusqu'ici. Les analogies
qu'on rencontre réellement entre <;es langues
et Je chinois, et j'en ai indiqué quelques-
unes, appartiennent à peu près à toutes les
langues primitives en général, et ont laissé
des traces môme dans les langues à formes
grammaticales parfaites. Ne forme-t-on pas,
dans la langue sanskrite, un prétérit par le
moyen du mot sma, qui n'est pas môme de-
venu un afiixe, et en grec un conjonctif par
l'indicatif du verbe et la particule av ? Les
langues que j'ai désignées sous le nom d'im-
paifailes, se trouvant placées entre le chinois
et les autres langues, elles doivent nécessaire-
ment conserver une certaine analogie avec
ces deux classes ; mais ce qui décide la ques-
tion de la différence du chinois et de ces
langues, c'est que la structure et l'organi-
sation du chinois en diffère généralement,
et jusque dans son principe même. J'ai parlé
plus haut de l'habitude des nations d'atta-
cher, souvent en se répétant, des idées acces-
soires à l'idée princi[)ale, et j'ai émis l'opi-
nion que c'est de cette habitude surtout que
dérivent un grand nombre de formes gram-
maticales. Or la langue chinoise offre bien
peu de traces de cette habitude.
« J'ai lu, il y a quelques années, à l'aca-
démie de Berlin, un mémoire qui n'a pas été
imprimé, dans lequel j'ai comparé la plu-
part des langues américaines entre elles,
sous l'unique rapport de la manière dont elles
expriment le verbe, comme liaison du sujet
avec l'attribut dans la proposition, et je les
ai rangées, sous ce point de vue, en différen-
tes classes. Comme cette circi)nslance prouve
jusqu'à quel point une langue possède des
formes grammaticales, ou du moins est près
d'en posséder, elle décide de la grammaire
entière d'une langue. Or, parmi toutes celles
que j'ai examinées dans ce travail, il n'y en
a aucune qui soit semblable à la langue
chinoise.
« Presque toutes ces langues, pour alléguer
une autre circonstance également importante,
ont des pronoms affixes à côté de pronoms
isolés. Cette distinction prouve (|ue les pre-
miers accompagnent habituellement les noms
et le verbe ; car si ces affixes ne sont que
les pronoms abrégés, cela môme montre
qu'on en fait un usage extrêmement fréquent,
et si ce sont des pronoms différents, on voit
par là que ceux qui parlent, regardent l'idée
pronominale d'un autre point de vue, lors-
qu'elle est placée isolément, et lorsqu'elle
est jointe au verbe ou au substantif. Le chinois
n'otfre que le pronom isolé, qui ne change
ni de son ni de caractère en se joignant à
d'autres mots. La langue chinoise possède
aussi, à la vérité, des mots grammalicauxqu'elle
qualitie de mots vides, mais qui n'ont pas
pour but de déterminer précisément la na-
ture du mot qu'ils accompagnent, et qui peu-
vent si souvent être omis, qu'il est évident
que dans la pensée même, ils ne se joignent
pas régulièrement à ceux avant ou après les-
quels on les trouve, et c'est seulement sur
un emploi constant et régulier que peut se
fonder la dénomination de forme grammati-
cale. J'avoue que par cette raison et par d'au-
tres encore, je ne crois pas qu'on doive don-
ner aux particules chinoises le nom d'aflixes,
quoique j'énonce avecune grande hésitation,
une opinion qui est contraire à celle que
vous avez émise à ce sujet, Monsieur, dans
votre dissertation latine.
« Il y a, à la vérité, encore une réllexion
à faire sur la comparaison du chinois avec
les langues américaines en particulier. Bien
des raisons portent à croire que les nations
sauvages des deux Amériques ne sont que
des races dégradées, ou d'après une expression
heureuse de mon frère, des débris échappés
à un naufrage commun. La Relation historique
du voyage de mon frère, si riche en notices
sur les langues américaines et en idées pro-
fondes sur les langues en général, renferme
une foule d'indices qui conduisent tous à
cette supposition. Si donc ces langues se sont
éloignées par un grand nombre de change-
ments de leur premier état, s'il faut les regar-
der comme des idiomes corrompus, estropiés,
mélangés et altérés de toutes les manières,
la différence qui les sépare des Chinois ne
prouverait rien contre l'opinion qui ferait de
la grammaire chinoise, pour ainsi dire, la
grammaire primitive du genre humain. J'a-
voue, néanmoins, que ce raisonnement même
ne me semble guère concluaiit. Celles des
langues américames que nous connaissons le
plus parfaitement, possèdent une grande ré-
gularité et bien peu d'anomalies dans leur
structure ; leur grammaire, au moins, n'offre
pas de traces visibles de mélange, ce qui peut
très-bien s'expliquer, malgré les vicissitudes
auxquelles les peuplades paraissent avoir été
exposées. Le chinois ditfère tout autant des
autres langues peu cultivées, que de celles
de la mer du Sud et de tout l'hémisphère
occidental. Or, les nations qui parlent ces
langues auraient-elles toutes été sous l'em-
pire des mêmes) circonstances que les Amé-
ricains ? et par quel accident bizarre la nation
chinoise aurait-elle conservé à elle seule
une prétendue pureté primitive? J'avoue que,
bien loin de croire que la grammaire chinoise
forme, pour ainsi dire, le type du langage
humain, développé dans le sein d'une nation
abandonnée à elle-même, je la range au con-
traire parmi les exceptions. Je suis, néan-
moins, bien loin de nier que la circonstance
qui fait que les Chinois, depuis que nous les
connaissons, n'ont pas subi des grandes révo-
lutions par des migrations de peuples avec
lesquels ils auraient été forcés de s'amal-
gamer, puisse et doive avoir intlué sur la
structure de leur langage.
« La langue chinoise manquant de flexions,
doit avoir commencé comme toutes les autres
langues qui se trouvent dans le môme cas, et
dans lesquelles des mots, exprimant origi-
nairement des idées accessoires, sont devenus
les exposants de formes grammaticales. Cela
est même prouvé, en quelque sorte, par les
analogies qui se trouvent entre elles et les
langues qu'on nomme barbares; mais poui-
quoi, en ayant les moyens, comme les aulies.
901 LAN
n"a-t-.olle pas poursumde même? Pourquoi
n'a-t-elle pas changé inseiisiblemenl ses
mots grammaticaux en affises, pour faire
enfui de ces aflises des tlexions? Si l'on con-
sidère d'un côlé l'analogie du chinois avec
des langues grossières, de l'autre sa nature
entièrement ditTérente et à plusieurs égards
égale à celle des langues les plus parfaites,
on croit voir qu'il y a eu une cause quelcon-
que qui l'a détourné de la marche routinière
des langues, pour s'en former une nouvelle.
Quelle a été cette cause? comment un pareil
changement a-t-il pu avoir lieu ? Voilà ce qui
est dilhcile, sinon impossible, à expliquer.
« L'écriture chinoise ex[>rime, par un seul
rSYCHOLOGIE
LAN 902
conçois que les recherches ii faire dans ce
but, doivent ôlreintiniment difllciles, à cause
de la simplicité des mots qui se refusent à
l'analyse. Les caractères, au contiaire, sont
presque tous composés ; les parties qui les
constituent sautent aux yeux, et leur compo-
sition a été faite suivant les idées de leurs
inventeurs, idées dont on a eu soin, dans un
grand nombre de cas, de conserver la mé-
moire. Cette composition des caractères entre
môme dans les beautés du style, ainsi que
vous l'observez. Monsieur, dans vos Eléments
(p. 81). Je crois pouvoir supposer, d'après
ces données, qu'en parlant et même en pen-
sant, les caractères de l'écriture sont très-
signe, chaque mot simple et chaque partie souvent présents à ceux qui,parmi les Chinois,
intégrante des mots composés ; elle convient
parfaitement, par là même, au système gram-
matical de la langue. Cette dernière présente,
en conséquence avec son principe, un trinle
isolement, celui des idées, des mots et des
caractères. Je suis entièrement de votre opi-
nfon. Monsieur, et je pense que les savants
qui se sont presque laissé entr. îner à oublier
savent lire et écrire ; et s'il en est ainsi, on
refuserait en vain h l'écriture chinoise une
très-grande influence, même sur la langue
p^crlée. Cette influence doit consister, en géné-
ral, à détourner l'attention des sons et des
rapports qui existent entre eux et les idées ;
et comme l'on ne met point à la place du son
l'image d'un objet réel (comme dans les
que le chinois est une langue parlée^, ont hiéroglyphes), mais un signe conventionnel,
leUemenl exagéré l'influence de l'écriture choisi à cause de sa relation avec l'idée, l'es-
chinoise, qu'ils ont, pour ainsi dire, mis l'é
criture à la place de la langue. Le Chinois a
certainement existé avant qu'on ne l'ait écrit,
et on n'a écrit que comme on a parlé. L'écri-
ture chinoise n'aurait d'ailleurs présenté
aucune dilTiculté à l'emploi de préfixes et de
prit doit se tourner entièrement vers l'idée.
Or, c'est là précisément ce que fait la gram-
maire chinoise en diminuant, par l'absence
des afïïxes et des flexions, le nombre des
sons dans le discours, et en faisant trouver à
l'esprit, presque dans chaque mot, une idée
suffixes, elle serait devenue, par cet emploi, capable de l'occuper à elle seule. Ceux qui
syllabique, dans un plus grand nombre de s'étonnent aue les Chinois n'adoptent point
cas qu'elle ne l'est à présent. Des change- l'écriture alphabétique, ne font attention
ments, même dans l'intérieur d'une syllabe, qu'auxinconvénientsetauxembarrasaux(iucls
auraient pu s'indiquer par le moyen de signes
analogues à ceux qu'on emploie pour mar-
quer les changements de tons.
« Mais il n'en est pas moins vrai, pourtant,
que cette écriture a dû influer considérable-
ment, et doit influer encore sur l'esprit, et
par là également sur la langue des Chinois.
L'imagination jouant un si grand rôle dans
tout ce qui tient au langage, le genre d'écri-
ture qu'adopte une nation, n'estjamais indiffé-
rent. Les caractères forment une image de
écriture chinoise expose ; mais ils semblent
ignorer que l'écriture en Chine est réellement
une partie de la langue, et (pi'elle est intime-
ment liée à la manière dont les Chinois, en
partant de leur point de vue, doivent regar-
der le langage en général. Il est, selon l'idée
que je m'en forme, à })eu près impossible
que cette révolution s'opère jamais.
« Si la littérature d'une nation ne devance
pas l'adoption de l'écriture, elle l'accom-
pagne d'ordinaire immédiatement, et il est
plus, de laquelle se revêtent les idées, et cette j)lus probable encore que tel a été le cas en
image s'amalgame avec l'idée même, chez
ceux qui font un usage fréquent de ces carac-
tères. Dans l'écriture alphabétique, cette
influence est plutôt négative. L'image de
signes qui ne disent rien par eux-mêmes, ou
ne se présente guère, ou ramène au son, qui
est la véritable langue. Mais les caractères
-chinois doivent souvent et puissamment con-
tribuer à faire sentir les rapports des idées et
à affaiblir l'impression des sons. La multipli-
cité des sons homophones invite nécessaire-
ment les personnes lettrées à se représenter
toujours en même temps la langue écrite,
libre des embarras qu'ils doivent causer.
L'étymologie qui fait découvrir l'affinité des
idées dans les langues, est naturellement
Chine, puisque le genre d'écriture qu'on y^
a adopté, prouve par lui-même un travail
qu'on peut nommer, en quelque façon, [)hi-
losophique. Cette circonstance, jointe aux
rapports que les caractères chinois invitent
à chercher entre leur composition et les
idées qu'ils expriment, et à la conlormité
de cette écriture avec le système grammati-
cal de la langue, semblerait expliquer com-
ment la langue chinoise aurait pu, sans qu'on
y trouve des traces d'un état intermédiaire,
passer du point où elle a dû contracter les
analogies qu'elle offre avec des langues très-
imparfaites, à une forme qui se prête au
plus haut développement des facultés intel-
lectuelles. Carie phénomène qu'elle présente
<louble en chinois, et repose en môme temps consiste, en effet, à avoir changé une imper-
sur les caractères et sur les mots ; mais elle fection en vertu.
n'est bien évidente et manifeste que dans les « Mais je douterais néanmoins qu'on pût
premiers. Il me semble qu'on s'est encore trouver la cause du système particulier de la
bien peu occupé de celle des mots ; mais je langue chinoise dans'cette influence de sou
903 LAN DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE. LAN 904
écriture sur la langue. Quoique l'art d'écrire cipe, puisqu'il n'y a guère de motif pour
remonte en Chine, ainsi que vous le dites, désigner, tant que les mots simples suiïisent
Monsieur, dans votre analyse de l'ouvrage au Ijcsoin, un seul (.')jet par plus d'une syl-
de M. Klapiulh sur l'inscription de Yu, h lahe ; mais il paraît plus certain encore
plus de quarante siècles, il doit cependant qu'aucune langue ne se trouve plus à présent
nécessairement s'être écoulé un certain es- dans ce cas, et s'il y en avait une réellement,
pacede lenips où le chinois était |)arlé sans cela ne serait qu'accidentel, et ne prouverait
être écrit. Môme lorsiju'il le fut, la première rien pour sa nature particulière. Il est néan-
écrilure paraît avoir été hiéroglyphicjue, et moins de fait que la (piaillé monosyllabique
en conséquence d'une nature ditlerente de des mots forme la i-ègle dans la langue chi-
celle d'aujourd'hui. 11 faut donc nécessaire- noise, et je ne me souviens pas d'avoir trouvé
ment que dès lors le caractère de la langue nulle part, si les Chinois en prononçant un
ait pris uue certaine forme. Si celte forme mol polysyllabique comprennent ses' ditfé-
élait analogue à celle de la plupart des lan- rentes syllabes sous un môme accent ou non ;
gués, si les Chinois étaient portés à entre- car l'unité du mot esl constituée par l'accent,
mêler leurs phrases de signes uniquement Sans cette règle constante, la répartition de
destinés à marquer les rapports des idées, si, plusieurs syllabes dans un môme ou dans
sans leur écriture, leur langue av.iit dû se dilférents mois serait arbitraire ; ce ne serait
développer à l'instar des autres langues, je plus qu'une affaire d'orthograplie que de
ne crois pas que ses caractères formant des ' coinfiter un substantif et son afiTixe pour deux
groupes d'idées, l'eussent arrêtée dans cette mots, ou de le comf)rendre sous un seul,
marche. C'est au contraire l'écrilure qui au- Mais quoi(]ue l'accent réunisse indubitable-
rail été adaptée à celte direction de l'esprit
national, et nous avons vu qu'elle en pos-
sède les moyens. Mais si, connue je le crois
très-posilivemenl, la langue avait déjà cette
forme avant l'écriture; et si la nation, dès
lors avare de sons, en faisait le plus sobre
usage possible, en plaçant les mots, signes
des idées, sans liaison, l'un à côté de l'autre.
ment les syllabes pour en former le mot,
l'utilité de celte règle devient h peu près nulle
dans les langues dont l'accentuation est en-
tièrement ignorée comme celle du sanskrit,
ou du moins imparfaitement connue. H est
quelquefois difficile aussi de juger de l'ac-
cent, puis(iue le même mot peut avoir un
accent secondaire h côté de l'accent princi-
le phénomène qui nous occupe existiit déjà pal, et qu'il faut distinguer exactement ces
avant l'écrilure, et demande une autre ex-
plication. Tout ce que l'écriture a pu faire
est, à mon avis, de contirmer l'esprit na-
tional dans la pente vers ce genre d'expres-
sion des idées, et voilà ce qu'elle me paraît
avoir fait, et faire encore à un très-haut
degré.
'( Je serais plutôt porté à chercher une des
différents accents. Il n'en est cependant pas
moins indispensable de tâcher de fixer ce
qui, dans une langue, est compris dans un
même mol, ou séparé en plusieurs, et sou-
vent celte recherche est au moins facilitée
par d'autres circonstances qu'il serait trop
long d'énumérer ici. Mais ce qui, dans le
système phonétique chinois, me paraît plus
causes principales de la structure particulière remarquable que l'abondance des monosyl
delà langue chinoise dans sa partie phonéti- labes, c'est le nombre restreint des mots en
que. Vous avez, on ne peut pas mieux, prouvé, général. Ce n'est pas que les autres langues
Monsieur, que c'est entièrement à tort qu'on eussent peut-être un plus grand nombre de
nomme cette langue monosyllabique. J'avoue syllabes vraiment primitives, mais c'est que les
que cette division des langues d'après le Chinois n'ont pas diversifié, mêlé et composé
nombre des syllabes de leurs mots, ne m'a ces syllabes suffisamment pour se mettre par
jamais paiu ni juste, ni conforme à une saine là en possession d'une grande richesse ou
{)hilosophie. Toutes les langues ont proba- variété de sons (237).
blement été monosyllabiques dans leur prin- «C'est en quoi les nations me semblent
(237) « L'aiiieiir inuclie ici à Vun des efl'els les
plus curieux dt; l'iiiHneiice (|ue la naUire pariicu-
liére des car;)Cièies cliinois a exercée sur la cousii-
luiion de la Jaugu»^. Il n'y a prestiue pas lieu de
douter que, si les eli'crls des écrivains de la Cliine
pour enricliir ei perleciioimer leur idiome eussent
élé secondes par remploi d'une écriuire alphabé-
tique, le nombre des mots ne se lût. accru dans la
même proporlion que les signes écrits. Mais l'iin-
possibiiilé d'exprimer de nouvelles combinaisons,
t;l la nécessilé de chercher toujours dans le même
cercle de syllabes déjà usitées, les noms qu'on vou-
lait donner à des oùjels nouveaux, ont à jamais
lixé le langage dans l'état où il était parvenu lors
de l'iiiveniion des caractères. Il est probable même
qu'au lieu d'acquérir des sons, la langue parlée en
a plutôt perdu ; car beaucoup de nuances délicates
ont dû s'etlacer, une lois qu'elles ont été réduites,
dans la langue écrile, à nneexpression commune ap-
proxiinaiive. On pourrait penser que les mots toile,
cenlf prince el ci//;rès,oirraieiil priniiliveineiil quel-
que dilïérence propre à les faire discerner dans h
prononciation; mais une fois que ces mots ont été
écrits avec un même signe de son (pe), associé à des
images variées, le souvenir de ces diirérences a dû
s'aliérer et linir par se perdre. Je regarde l'inven-
tion des caraclères hm-clàng (liguraiifs du son)
comme une des causes (|ui ont mainieiiu le langage
dans un état de vérilahle pauvreté, en niêine t-^mps
qu'elle a enrichi l'écrilure de tant de signes re-
marquables par leur construciion régulière el iiié-
ihodique. Le chinois a acquis par là, au prix de
l'iiarmonic et de la vaiiéié des s-ons, l'avamage
d'une écriuire admirahlement appropriée à l'ex-
pression des idées ei à la classilicaiiuu des êires
naturels.
€ Au reste, les vges proposées par M. G. de Ilnm-
boldl au sujet de l'inlliience de l'écrilure ( hinoise
sur le système gianunaiical, monirenl assez quelles
lumières il aurait inlailliblemeiit jetées sur une
quesiion importanle, proposée au concours pour le
prix loiidé pur M. de Vulney, sM lui eût éic possi-
905
LAN
PSYCHOLOGIE
LAN
906
différer essentiellement, et cette disposition mais que nous nommons fortuites, parce que
naturelle h des sons monotones ou variés, " "^ ' ' i'---i .---
pauvres ou riches, plus ou moins liarmo-
nieux, est de la plus grande intluence sur la
nature des langues. Elle tient à l'organisa-
tion physique et aux facult'^s sensitives ; elle
décide "des propriétés des langues, conjoin-
tement avec ce qui, dans les facultés supé-
rieures de l'ûme, répond à la partie du lan-
gage liée aux idées. La pauvreté des Chinois,
en'fait de sons, jointe à l'aridité et à la sé-
cheresse qu'on leur reproche, peuvent avoir
produit dans leur langue, comme imperfec-
tion, ce qu'un talent heureux de manier mé-
thodiquement les idées, peut avoir changé
apr
de
nous en ignorons l'ordre et l'enchaînement.
Comme aussi l'étal de nos connaissances ne
nous permet jamais de remonter à l'origin».^
première des langues, nous ne parvenons
tout au plus qu'à l'époque où les langues se
transforment, et se recomposent d'idiomes et
de dialectes qui ont existé longtemps avant
elles.
>< La langue chinoise n'est pas exempte de
mots étrangers, elle en renferme môme,
d'après vos recherches, Monsieur, un nom-
bre assez considérable. ( Fundgruhen des
Orients, th. 3, s. 285, n° G. ) Mais l'histoire
de la Chine prouve que le déveloiipement
•ès\n avantage. Mais une telle pauvreté social de la nation, depuis que nous la cou-
sons une fois supposée, le système près- naissons, n'a guère été altéré par de grandes
pposee. le système p
que monosyllabique une fois arrêté, l'esprit
chinois a d'à être affermi dans l'une et dans
l'autre par la nature particulière de l'écri-
ture, qui, h ce que je crois avoir prouvé, est
devenue inhérente à la langue même. Comme
elle otfre un moyen d'en multiplier les si-
gnes ^ans multiplier les sons, elle doit, dans
l'état actuel de la civilisation chinoise, et
depuis le temps où elle est devenue très-gé-
néralement répandue, entrer pour beaucoup
dans l'expression des idées.
« La richesse et la variété des sons dans
les langues tient très-certainement h l'orga-
nisation physicjue et aux dispositions intel-
lectuelles des nations; mais elle résulte peut-
être encore davantage du contact et de l'a-
malgame de diverses peuplades entre elles.
L'aliluence de cette matière première des
langues s'explique beaucoup plus naturelle-
ment par un concours de causes acciden-
telles, larmi lesquelles les migrations et les
réunions de ditlérentes peuplades sont les
plus eQicaces, que par le progrès de res|)rit
inventeur des nations. L'exemple des Chinois
eux-mêmes prouve qu'un peuple accommode
plutôt, par toute sorte d'artitices ingénieux,
un petit nombre de mots à ses besoins, qu'il
ne pense à l'augmenter et à l'étendre. L'iso-
lement des nations n'est donc jamais salutaire
aux langues. Il em})êche évidemment la réu-
nion d'une grande masse de mots, de locu-
tions et de formes, qui est absolument néces-
saire pour (pje l'heureuse disposition d'une
révolutions extérieures, par des incursions
d'autres nations, venues pour s'établir dans
son sein, ou par un mélange quelconque,
qui eiU pu avoir une intluence marquée sur
sa langue. Il n'est guère probable non plus
qu'une pareille iniluence ail [lu venir des
nations barbares qw habitaient le pays du
temps de l'arrivée des premières colonies
chinoises, Si ces colonies, ainsi qu'on l'a-
vance, ne se composaient guère que d'envi-
ron cent familles ( Tableau hist. de l'Asie ,
par M. Klaproth, p. 30), si elles se sont con-
servées pendant une longue suite de siècles
sans altération notable de leurs mœurs, de
leurs usages et de leur idiome, si enfin l'é-
criture date de l'origine même de la monar-
chie, dont ces colons furent les fondateurs,
ces faits historiques réunis serviraient sans
doute à expliquer le nombre limité désignes
de la langue parlée de la Chine, et même
l'absence de ces sons accessoires, qui forment
les afhxes et les ilexions des autres langues.
«Mais si l'on parvient ainsi à jeter quelque
jour sur l'origine de ce qu'on [leut nommer les
imperfections de la langue chinoise, on n'en
reste pas moins embarrassé de rendre compte
de l'empreinte philosuphique , de l'esprit
méditatif, qui se manifeste évidemment dans
la structure entière de cette langue extraor-
dinaire, On comprend en queUiue façon par
quelles raisons elle n'a pas atteint les avan-
tages que nous rencontrons, plus ou moins,
dans presque toutes les autres langues; mais
des peuplades qui la possèdent puisse insen- on conçoit beaucoup moins comment elle <i
sibleirient en former une langue vaste, riche
et variée. L'ordre systématique, l'expression
significative et heureuse des idées, la conve-
nance de formes grammaticales avec le be-
soin du discours, et tout ce qui est organisa-
tion et structure, vient sans doute des dis[)0-
sitions intellectuelles des nations ; mais la
matière, la niasse des sons et des mots, sou-
mise à leur travail, est due au concours de
ces causes, qui unissent et séparent, mêlent
et isolent les nations, causes qui certaine-
réussi à gagner des perfections qui n'appar-
tiennent qu'à elle seule. Il est vrai, cepen-
dant, que l'antiquité de l'écriture, et même de
la littérature, en Chine, éclaircit en quelque
façon cette question. Car quoique la struc-
ture grammaticale de la langue ait très-cer-
tainement devancé de beaucoup et la littéra-
ture et l'écriture, ce qui forme le fond essen-
tiel de celle structure aurait pu appartenir
à une nation grossière el[)eu civilisée, et la
teinte philosophique que nous y voyons
ment sont dirigées par Jdes lois générales, maintenant a pu y être ajoutée par des hom
Itie lie s'en occiipor. fies eUeis de l'écriliire alplia-
J)éliqiic peiiveiii èlre éuidiés dans un grand nom-
bre iTidioines; nniis peu de personnes possèdent des
niaiériaiix ^sse: nombreux pour la reclierclie de
cenx (jui s observent dans les langues sans écriture,
et quant aux modificalions produites par l'usage
des cnrncicres représentalifs , l'importance en sera
surUnit appréciée par les personnes ([ui apporteront
à l'élude du cliinois et du japonais la sagacilé per-
sévérante et la judicieuse subtilité qui <iislingueii*.
la Icare qu'on vient de lire, i (A. Rémusat.)
DicTioNN. DE Philosophie. I.
29
907 LAN DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE. LAN 905
mes sui^éiiciirs. Ccl avanlage no rei)Ose pas s'il s'cbl fait à lui-mftme son lar.gago, son in-
sur de nouvelles formes d'expression, dont telligence. sa raison, l'horame a donc tout
oa eût enrichi la langue ( ce qui auraii exigé créé, tout inventé : les sciences, les arts, la
le concours de la nation entière), mais con- société, la religion, DieuUii-méme, qui n'est
siste beaucouj) plus dans un usage à la fois plus qu'une hypothèse, comme disait le géo-
judicieux et hardi des moyens qu'elle possé- mètre Laplace. Tout donc s'en va se perdre,
dail déjà, ce qui s'explique facilement, si l'on s'abîmer dans l'inanité des conceptions hu-
S3 rappelle que la plus grande partie de la maines, et l'homme, qui ne sait ni d'où il
grammaire cannoise est sous-entendue. vient, ni où il va, n'est qu'une ombre entre
« Vous vous serez aperçu, Monsieur, que deux inconnues,
j'ai fondé tout ce que j'ai osé avancer sur la On voit que le problème de l'origine de
langue chinoise, uniquement sur le style an- nos connaissances est inséparable de celui
tique, sans faire une mention particulière du de l'origine du langage. Où en est donc au-
style moderne. 11 ne me paraît pas non plus jourd'hui cette dernière question? Elle a pas-
que ce dernier diffère du premier de manière se par trois phases que nous allons succes-
h pouvoir altérer un raisonnement fondé sur
J'analyse du langage et de la littérature vrai-
ment classique de la Chine. »
§ XXII. — Examen critique dex iliéoriei sur l'oti^
gine du langr.ge.
Ce qui constitue la prééminence de l'hom-
me sur la terre, ce qui l'élève au-dessus de
toutes les créatures qui l'environnent, et lui
fait comme une couronne d'honneur et de'
gloire, c'est la pensée, c'est la raison, c'est la
parole, condition de sa pensée, et son expres-
sion. C'est par là que l'homme se montre vé-
ritablement fait à l'image de Dieu, et qu'il
réfléchit, dans le radieux miroir de son intel-
'ligence, les splendeurs de la parole incréée,
du Verbe éternel (238)-
Le langage, expression de l'âme humaine
*;t condition de son évolution rationnelle,
■est donc, et au point de vue de son rôle dans
je développement de noire intelligence, et au
point de vue de son origine, une question
d'une importance capitale. Dans l'ordre mo-
ral, tout s'y rattache; c'est le point de dé-
part, c'est la pierre angulaire de tous les sys-
tèmes, de toutes les vérités ou de toutes
les erreurs. Selon l'origine que l'on assigne
^u langage, tout change, tout prend un as-
pect, un ordre différent: dans l'un des cas,
c'est une cause unique, logique, permanente,
infinie, qui produit et gouverne tout ; dans
l'autre, rien ne domine, rien ne dépend, rien
n'obéit, tout flotte âu hasard; nulle cause,
nulle harmonie ne préside à rien : c'est par-
•toift l'anarchie du désordre, et la nature est
renversée.
sivement exammer.
D'abord on a considéré )a question de l'o-
rigine du langage comme celle d'une inven-
tion ordinaire, comme celle de la peinture,
par exemple, ou de l'imprimerie, etc. Fai-
sant abstraction du lien naturel qui unit la
parole à la pensée on supposait les inven-
teurs du langage en pleine possession de tou-
tes leurs facultés intellectuelles, vivant au
milieu de leurs semblables, et jouissant de
tous leg avantages qui résultent du commerce
social. On se demandait donc si l'homme,
en le supposant ainsi dans le plein usage de
la raison et de la pensée, serait capable d'in-
venter le langage. Pour résoudre la question,
on prenait, comme on voit, un point de dé-
part radicalement faux, ainsi que l'expé-
rience et l'observation l'ont démontré de-
puis.
Cependant, et bien qu'il^ne s'agît que de
vaincre les difficultés matérielles de l'insti-
tution de la parole, les philosophes les plus
sensés, les hommes les plus réfléchis, depuis
Lèssius jusqu'à de Feller (239), virent la solu-
tion du problème hérissée de tant de dilli-
cultés, qu'ils regardèrent l'institution du lan-
gage par l'homme comme dépassant ses for-
ces naturelles, et qu'ils crurent devoir recou-
rir, pour l'expliquer, à une intervention di-
vine. Il y a plus de deux siècles que le savant
Lessius résumait ces difficultés avec autant
de clarté que de précision (240).
Toutefois ces obstacles et ces difficultés
n'ont point arrêté le P. Chastel. Il a soutenu
que, supposé une société sans tradition, les
En effet, si l'homme est parti de la nuit, hommes qui la composent parviendront à
(238) Voyez ks belles considérations de Mgr On-
-piiiioiip sur ceiie question : t Pourquoi :i-i-on f;iit
lies langues ei (tes littératures Tobjet essentiel et
j>riiicip;il de l'enseignement dans la liante éducation
intellectuelle? » {De la haute éducation intellectuelle.
l. I, I. I, c. 7.)
(23!)) Dire que les liomin«s s* sont fait un lan-
gage, c'est dire qu'ils se sont parlé avant d'avoir
un langage; car il a fallu parler pour convenir qne
le! mol signifierait leile chose. Jamais des geslicu-
•Jations mimiques n'eussent pu rassembler, moins
encore faire nu corps <le grammaire. < Penser et
parler, i dit un homme (jui a porlé an plus liant
point l'art d'analyser les lunguf-s , « sont liés ijisé-
parable'menti, l'arler , c'est parler inléiieurenienl.
Le Ci'éaUMir, en formant les hommes laisoîinables,
leur donna ensemble les deux inslrumenls de la rai-
son, penser et parler; et si, ajoute-l-il, l'on sépare
ce que le Créaleiir a uni si étroilemenl, on risque
de tomber dans des erreurs. > (Bauzée. Gramiiu
géiiér., t. L p. 253. Voij. de Feller, Calécliisme
■philos., t. I, u. 152.)
(240) € Pon« mille viros expertes omnis idiomatis
in insula remoia ab omni commercio aliornm.
Ouomodo lii convenienl ut de singulis nouiinihus
statuant? Quomodo hoc consilium commnnicabunt
sociis? Quomodo res singulas in deliherationem in-
dncent? Quomodo res spiriiuales, ut functiones po-
lenliarnni animx'? Quomodo dislinciiones lempo-
rnm, pr*senlis. prœieriti, Jniuri, inodos iniperandi,
opiandi , et alia innumera ? Qua vocis inflexioiie
liicc singula siiu signi(icaii(hi ? Hinc mauifeslum est
lingnr.s esse beiieficium divinum, non iiiventiim bu-
inuuuni. Posiquam lamen jam semel consiituia'
«uni, possunl variomodo inisceri, novari, formari. »
(De perfect. divinis, lib. vj, c. 4, n. 51.)
900 LAN rSYCHOLOGIE. LAN 910
se faire une langue parlée, \o\c\ comment il qui n'a pas dû dt^velopper beaucoup la mo-
imagine que cela se passerait. ralité de leurs sentiments intérieurs, (^uanl
«^Dans cet état de société (de société sans aux signes naturels qui expriment ces senti-
tradition^ les hommes auraient au moins des ments, ils sont vraisemblablement de cette
signes naturels de leurs sentiments intérieurs, espèce qu'employait Mlle Leblanc, au rap-
el des signes imitatifs pour rappeler les objets port de L. Racine, c'est-à-dire des cr/5 ef-
et les personnes absentes, leurs qualités et frayants (242) qui rappelaient les cris des
leurs actions, e\2... Ce langage de signes ne bêtes féroces.
consisterait pas seulement dans le jeu de la ...Et des signes imitatifs pour rappeler les
physionomie, dans le regard, les gestes, les objets et les personnes absentes, leurs quali-
attitudes du corps, mais encore dans les di- tés et leurs actions (comme plus haut). On
vers sons de la voix, les cris, etc. Or dans reste stupéfait quand on voit à quel point
ces signes naturels de la voix se trouve déjà l'auteur paraît méconnaître la nature des
la parole, se trouvent déjà des mots. Car êtres qu'il rassemble, et qu'il met en présence
dans les sons spontanés que la nature four- les uns des autres , muets et sans tradition.
nit pour imiter et pour rappeler le raouve- Quoi ! ces hommes, ou plutôt ces brutes k
ment ou l'action d'un corps ou d'un animal, figure humaine, qui n'ont jamais eu aucun
du tonnerre, d'un ruisseau ; pour rappeler commerce avec un être de leur espèce, vont
et pour imiter un chant ou un cri, il y a de s'enquérir des moyens de rappeler les objets
vraies articulations et des mots véritables. » et les personnes absentes, et même leurs qua-
(De la valeur de la raison, p. 283 et suiv.) lités et leurs actions? Et dans quel but, je
Dans cet état de société.... Une société vous le demande? Quoi! ils vont renoncer
dont les membres n'ont jamais parlé! C'est aux longues habitudes d'une vie d'isolement
Ja société d'un troupeau de bœufs ou de et d'absolue indépendance pour former une
moutons moins l'instinct. On doit nier d'à- société, eux qui n'ont aucune notion de rao-
bord la possibilité d'une pareille réunion ralité, qui ne savent ce que c'est que le bien
d'hommes. D'où viendraient ces hommes qui et le mal? Ces hommes, qui ont été jusque-
n'auraient eu jusque-là aucune communica- là absorbés dans la recherche decequipeut
tion avec leurs semblables? Qu'on les suppose satisfaire leurs besoins matériels, vont tout à
enfants, qu'on les réunisse adultes, l'hypo- coup se mc[\rQ h jouer dé la physionomie, du
thèse n'en est pas moins inadmissible. Des rej/arrf, <i j/e.^/îCH/f-r, etc., chose dont ils n'ont
enfants, des adultes, qui ont vécu isolés, ne eu nulle idée, nul usage jusqu'à ce moment?
s'associeront jamais ; ils se fuiront ou se fe- Quelle sympathie peut-il y avoir entre des
ront la guerre, car ils se nuisent et se dispu- êtres qui ont toujours vécu isolés , qui ne se
tenl la proie (241). sont jamais vus et qui ne connaissent d'au-
Les hotnmes auraient au moins des signes très mœurs que celles des animaux sauvages?
naturels de leurs sentiments intérieurs... L'au- Leur premier mouvement ne doit-il pas être
teur a oublié de nous faire l'histoire des sen-
timents intérieurs de ces hommes venus on
ne sait d'où, qui ont vécu jus(]ue-là on ne sait
comment. Leurs sentiments intérieurs seront
sans doute fort analogues à ceux du carnas-
de s'effrayer en se rencontrant, de se fuir et
de se repousser?
Toutefois rapprochons- les contre toute
vraisemblance, et, contre toute vraisemblance
aussi , supposons qu'il vietme à l'esprit de
sier ou de l'herbivore, car on ne voit pas à quelqu'un d'entre eux de communiquer à ses
quoi ils ont passé le temps, sinon à pour- compagnons ce qui se passe en lui. Voilà
suivre une proie ou à chercher un fruit sau- donc cet homme qui se met à remuer les
vage, et autres exercices semblables relatifs bras, à faire quelques grimaces, à émettre
aux besoins du corps les dIus grossiers, ce quelques sons baroques, à glousser, à balbu-
(?41) Co qui est exiraordiiiaire el hors de loiiie
naiurc, c'e^l... hi soricié enlie «les élirs sans pa-
role, s;ins pensée, sans lien par conséfjnenl, et
<|ui, sans s'eniendre, conviennenl de se réunir, et,
sans parler, conviennenl d'un langage commun. »
(Ue Bonald, Rech. phil., etc., ch. 2.
fèii) Des cris inarlicnlcs ne sont pas vraiment un
langage ; il n'y a langage proprement dit i|ne là où il
y a jnleniion d'exprimer une idée par un signe (|uel-
«^onqne. Or, premièrement, les cris inariiculés ne
sont pis signes d'idées, mais de seniimenis. Kn se-
cond -lieu, il n'y a et il ne peut y avoir, de la part
«le ceux qui les protèrent, cunune «le ceux qui les
oniendenl, inler.tion de leur taire signifier ipielque
chose, par la raison que ce sont des émissions de
voix purement inslinclives et poussées sans ré-
flexion. Celui qui les produit ne peut songer à les
employer comme langage, puisqu'il est tout entier
au senliiiienl piuFond S(»us l'inlluence duquel il se
trouve, et dont ses cris ne sont que la mani^e^>la-
tion involDiitaire ; ei celui de qui ils sont entendus
ne peut non pins songer à les ronsidérer comme
Signes d'idées, puisqu'un cri d'effroi, par exemple,
ne fait naître que l'effroi «lans celui qui l'entend,
et que si le cri est reprodnil, ce ne peut êlre éga-
lement (|nc par insiinct el sons l'influence de l'é-
inoiion qui s'est propagée de l'àme du premier dans
celle du second. Ainsi, le cri de «louleur jeté par un
enfant sera bien pour sa mère un averiisseinent
pour voler à. son secours. Mais, nous le «temandons,
à qu«>i pense une mère dans un pareil inoniunl ?
qu'est-ce i|ui la préoccupe? Esl-re le signe qui lui
annonce que son lils esl bonffranl, qu'il esi en dan-
ger, ou bien le danger liii-niéuie? Si toute sa pen-
sée se reporie sur bon (ils, si elle ne voil que lui,
si elle est loutenlière à sa tendresse el à sa solli-
cilnde maleinelle, qu'on nous «lise quel usage ont
pu faire les premiers hommes des sons iuarliculc.s
pour l'inveniion du langage, et s'il y a la moindre
apparence qu'ils aient fourni les preniiers élémenu
de la parole. < Le cri primiiif de l'enfant qui souf-
fre, dil M. Charma , n'a pas plus de sens, il nu
constitue pas plus un langage, «{ue le cri de l'arlirti
qui éclaie, de l'essieu qui se ronipl. > (Essai sur I9
langage, p. 155.)
y;i LAN DICTIONNAIRE
riVr (243). Où cela j)eul-il aboutir? Croil-on
({ue, clans la condilion où l'on pnuid ces
hommes, ils altaclieront le moindre intérût,
la moindre signification à ces mouvements
désordonnés, à ces émissions de voix extra-
vagantes? D'ailleurs un cri, un son vocal iso-
lé.macliinal, imitalif d'un cri d'animal, d'un
bruit de la nature, n'est pas une parole, un
mot. 11 n'y a de mot que celui qui fait partie
d'une langue connue et qui entre dans une
proposition (243*). Imiter le chant ou le cri
d'un animal, le bruit du tonnerre, d'un tor-
rent, d'un ruisseau, ce n'est pas parler, c'est
bruire. En quoi cela peut-il intéresser des
hommes aussi profondément dénués que
ceux que vous supposez? Et vous croyez
fju'ils vont s'appliquer à retenir ce son imi-
tatif, échappé de la bouche d'un de leurs com-
pagnons, et don» celui-ci ne se souviendra plus
sans doute lui-même quelques instants après?
A quoi ces cris bizarres pourraient-ils leur
servir? Ils s'en sont fort bien passés jusqu'ici,
et s'ils savaient rire, ils n'auraient sans doute
tiré d'autre parti de l'invention que de s'amu-
ser aux dépens de celui qui l'aurait faite.
(243) Un lord d'Ecosse , Bnmet, Jans mi Essai
sur Corigine du langage , prétend que loiiies les iia-
lioiis mil éié d'abord glatissantes, ensuile balbutian-
tes. C'esi ainsi sans doule qu'a dû ronuDencer la
société sans tradition à laquelle le R. P. Chtsiel
venl faire invenier le langage. La théorie du
V. Cliasiel est renouvelée de Vilruve :
I lloinines veleri more, m fera, in sylvis el spe-
Iiincis cl nemoribiis nascebanliir , cii)oqne agresii
vescendo vilain exigebaiil. Inlerea quodani in loco
ob tempns laiebris el venlis dcnsai crebrilalibus ar-
bores agitaïae, el inier se lerenles ranios, ignein e.\-
cilavernni, et (lamma vehemenli perlerrili, qui
circa euni locnni Inerunl, siint fugali ; poslea re
quieia, propius accedenies, quuni animadverlissent
cominodilaleni esse inagnani corporibus ad iguis
leporeni, ligna adjicienies et euni conservâmes,
aiios adducebant, el uuiu nionslrantes ostendebanl
quas haberenlex eo iililitales. In ce Iioniinnni con-
gressu, quum profundebanlur aliter e spiritu voces,
qiiolidiana consueludine vocabuta , ut obligeranl ,
conslUuernnl ; donec significando res sœpitis in usu,
ex eventu fari fortuilo cœperunt, et lia scrmones in-
ier se procrearuiit... » (Yitrlv. Arcliiteclura, lib. ii,
c. 1.)
N'est-ce pas le cas de s'écrier avec Liciance :
< 0 ingénia liomitiibns indigna, qnui has ineplias
prolulerunl !... Niilla igitnr in principio (acla est
ejusinodi congregaiio, iiec uuquani fuisse liomiues
in terra (jui propler infanliani non loquerenlnr,
inielligetcui ralio non deesi.» {Iniiit. divin, iib. vi,
c. 10.)
(243*) Une langue dont toutes les parties essen-
tielles n'cxisieni pas siniultanénieni ue peut éire
parlée, ni par conïé(|nent perfectionnée.
(i44) Suivant G. de llumboldt, il existe un rap-
port si intime de la race avec la langue, que les
j^énéralions ne s'accoutument pas à bien prononcer
les mois que ne savaient pas leurs ancêtres. C'est
aussi le senlimenl de M. \V. Edwards. (Caractères
physiques des races humaines, p. iOl el passim.)
Que ï>erait-ce donc que les premiers mots dans la
bonclie de l'inventeur, el »|ue seraienl-ils aussi
dans la bouche de ceux qui essayeraient de les ré-
péler et qui n'auraient jamais articulé jus(iue-là?
Les niueis du P. Cliaslcl « ne sauraient chercher
à invenier la parole , car ils n'en soupçonnent ni
la pusbibililc, ni l'usage, ni l'uiiliié. Les cris qui
DE PHILOSOPHIE.
LAN
912
Ces hommes n'ont jamais parlé, c'est l'hy-
pothèse ; pensez-vous que l'organe vocal do
ces adultes va se plier à la prononciation do
mots qu'ils entendent pour la première fois?
Les expériences les plus décisives ne per-
mettent pas de le supposer (244).
Vous tranchez ici un très-grand [)roblème,
celui de savoir si Ihonmie est par lui-même
capable d'émeltie un son articulé qu'il n'a
pas entendu et appris. Aucun fait connu ne
dépose pour l'aflirmative, et ce n'est pas un
pelilpré jugé contre votre hypothèse. Du reste,
il est démontré qu'il n'existe aucune espèce
de rapport entre les cris, expressions ins-
tinctives des sensations, et les sons articulés
qui rendent et expriment nos idées : donc
l'hom.me n'a pu inventer ceux-ci au moven
de ceux-là (245).
Cependant vous avancez que ce langage
purement imitatif peut signifier non-seule-
ment des choses et des actions sensibles,
mais à leur occasion et par leur moyen, les
idées les plus insensibles...
Que d'abîmes franchis d'un trait de plume i
sont le résultat de la conformation des organes,
l'imitation des cris des animaux ou des brniis de la
nature, les articulations que certains inéiaphysi-
ciens regardent comme nalurelies , telles que les
lal)iales, ne peuvent passer pour élémenis de la pa-
role, surtout de la parole expression des idées. Ces
cris, ou naturels, ou imités, renlreul dans le do-
maine du langage d'aciion; el entre le langage d'ac-
tion el la p.irole articulée, considérée comme signe
et expression de la pensée, il y a l'infini , parce
qu'il y a différence de nature.
< On ne peut pas non plus attribuer à nn heu-
reux hasard l'invenlion du langage, et cela pour
deux rai.-ons : la première, parce que la circons-
tance à laiini'lle ou rallribne est impossible; !«
secomie, parce que, eCit-elle lieu, elle ne produirait
pat> l'eiïel qu'on lui suppose. Et d'abord elle est
impossible; car ce ne pourra éire qu'une articula-
tion prononcée par hasard el sans inlentiou ; or,
l'expérience prouve qu'il faut un long travail pour
donner à l'organe la llexibiliié nécessaire à la plus
simple aniculatioii, qui est l'elTel d'un eiron dirigé
avec intention.
I En second lieu, nu mot prononcé par hasard
ne pourrait devenir le germe d'une langue particu-
lière; car il faudrait, pour cela, qu'au moment où il
est entendu , il fùi ri marqué, discerné, saisi, re-
tenu, répété, et par celui qui l'aurail émis le pre-
mier, et par ceux qui l'auraient entendu : or cela
est impossible; rien n'est discerné, reconnu, répété
el rappelé, ou siisceplible de l'elre, qu'auianl que
l'atieiilion en aura fait son objet; mais l'arti-
culalion produite par hasard n'était pas l'objet de
ratlenlion, elle a disparu sans laisser de traces qui
puissent servir à la saisir et.à la répéter.
« L'expérience prouve que nous discernons diffi-
cilement les articulations qui appartiennent à une
langue qui n'est pas la nôtre ; «jue nous ne les ré-
pétons qu'avec peine , et souvent fort imparfaile-
inenl, quoique dés longtemps l'iiabiiiide y ait dis-
posé les organes : ijne peut-on attendre d'indivi-
dus chez lesquels les organes de la parole el ce
l'ouïe n'ont reçu aucune éducation? » (Card.vii.lac,
Etudes élém. de pliilos.)
(245) Tel est cependani le grand fondement de
Condillac el de ses partisans. C'est à cette éiole
que le P. Chastel nous ramène par anlipathie pour
les doctrines de l'auteur de la Législuiion pnmittvc.
ÇÎ3
L\N
rsYciioi
Où donc avez-vous vu que dans nn tangage
imitatif, chaque mot aura tm rapport natu-
rel et nécessaire avec l'objet sensible, puis
par lui avec l'objet insensible (p. 284)? Sup-
posons qu'un de ces muets que vous rassem-
blez, s'avise de nommer l'âne ià, la grenouille
erour, le chat chaou, le porc rùr, le ser})eiit
hof y'2i&\ comment ces onomatopées, ces
sons imitatifs !e contluiront-ils à un objet
insensible? Quel i-appoit peut-on saisir entre
ces sons et l'idée dun objet qui ne tombe
pas sous les sens? Assurément aucun.
L'onomatopée appartenant au langage na-
turel, il s'ensuit qu'elle ne peut exprimer,
j)as plus que tout autre langage naturel, ni
les idées abstraites et générales, ni les êtres
immatériels, ni les mouvements delà pensée.
« Rien n'est plus facile (lue de le constater
par les faits , et l'on peut aussi s'en rendre
compte par le raisonnement. En etlet, le
langage naturel ne peut pas être analytique.
II exprime un être ou un sentiment tel qu'il
est, il ne jieut en .exprimer séparément les
diverses parties ou les divers caractères; et
s'il les exprimait séparément, il ne pourrait
ensuite exprimer l'unité de l'être qui est dé-
tern)iné par de tels caractères, ni le rapport
de ces caractères entre eux et avec l'ôtre qu'ils
déterminent. Ne pouvant exprimer les abstrac-
tions, comment pourrait-il exprimer les idées
générales, ou le mouvement de la pensée,
c'est-à-dire le iap})ort de la pensée avec une
autre pensée, ou avec le sujet pensant et les
différentes phases de la durée (247)? »
Vous voulez que l'homme ait cherché à
imiter, par l'organe vocal, le bruit des vents,
le murmure des Ilots, le roulement du ton-
nerre, les chants des oiseaux, les cris des ani-
maux : cette supposition n'est rien moins que
probable. En elfet, ce qui devait préoccuper
1 homme dans un temps où la civilisation ne
lui fournissait pas les moyens de lutter con-
tre les éléments et contre les animaux féro-
<;es, c'était le sentiment même que ces bruits
divers faisaient naître en lui, c'était la con-
.science de sa faiblesse et de son isolement ;
or, quand l'âme est sous l'influence de la
surprise, de l'appréhension et de la terreur,
on cherche à fuir, à se soustraire au danger
qui menace, et non pas à imiter ce qui effraye.
Mais en supposant même que l'instinct d'i-
mitation l'eût porté à reproduire par les mo-
difications de la voix les sons divers qui se
font entendre dans la nature, le plus difficile
pour lui était d'établir le rapport de ces sons
avec les idées; ce rapport n'est i)oint donné
par la nature; il eût été obligé de l'imagi-
ner, de l'inventer. Or, quelle œuvre de génie,
(•246) Tous ces mois apparlieiinenl à l'ancienne
langue égyptienne.
(247) Manuel de philosopliie , par MM. Saissec,
Jules Simon el Ani. Jacques, p. 2(j7. Ces plûlosoplies
ne peuvent èlre accusés par le P. Ciiasiel d'èlre de
i:r)nnivence avec M. de Donald conlrc ses Ihéories.
(248) Loin qu'il soil possible aux hommes d'in-
venler une langue, chaque idiome cxi.>le dans une
telle indépendance de la voionlé de ceuxciui le par-
lent, se noue si ciioilemenl à leur ciai iniclleciuel,
qu'il est tout à fait au-dessus de la puissance de
.OOIE. L.\N !Hi
de patience, de sagacité, que celle de conce-
voir le rap]iort delà pensée à certains sons
articulés, et de ces sons articulés à certains
objets ; de concevoir ensuite la possibilité
d'une communication intellectuelle', d'une
nuinifestation d'idées d'un esprit à un autre,
par le moyen de ces émissions de voix : de
(oncevoir enfin un système de signes inter-
médiaires, non ])lus pour représenter les
objets, mais pour lier les idées de ces objets
les unes aux autres, pour les combiner
entre elles, pour constituer cnfiti la propo-
sition, la ()hrase grammaticale, telle qu'elle
existe dans toutes les langues, avec tous les
rapports métaphysiques, avec tous les élé-
ments logiques qui la constituent ! Car quand
l'homme fût i)arvenu h réveiller dans l'es-
jifit de ses semblables l'idée d'un animal, en
reproduisant le cri qui le distingue, ou ce-
lui du tonnerre, en imitant ses roulements,
il y a aussi loin de ces onomatopées natu-
relles à la parole, que des bêlements imita-
tifs d'un enfant abandonné au milieu d'un
troupeau de moutons au langage des liom-
mes civilisés. Ce qui constitue le langage, ce
sont les rapports- des mots. Or, ici il n'y a
plus rien qui affecte les sens, rien qu'on
puisse figurer aux yeux, rien que l'oreille
])uisse saisir et que la bouche puisse imiter.
Où l'homme eût-il donc trouvé, je ne dis pas
le modèle, mais même l'idée de ces rapports?
Enfin, tout langage suppose des conven-
tions, puisqu'il suppose un système de si-
gnes auquel tout le monde attache les mêmes
idées. Or, ces conventions sont-elles possi-
bles sans communication verbale ? Ce sys-
tème de signes, il fallait le rendre intelligible.
Or, comment le faire comprendre sans expli-
cation, et comment l'expliquer sans le se-
cours de la parole? C'est ce qui a fait dire à
J.-J. Rousseau que la parole a dû être fort
nécessaire pour inventer la parole. Quicon-
que songe quelle profonde psychologie con-
tient le langage môme le moins parfait, en
sera pleinement convaincu. Supposer que
des hommes plongés dans la plus complète
l)arbarie, et réduits par conséquent aux seuls
besoins physiques, auraient pu sentir le be-
soin de la |)aro!e, dont ils n'avaient pas même
l'idée, et deviner qu'avec un certain nombre
de sons combinés selon certaines lois, ils
pouvaient rendre les formes innombrables
de la pensée, tous les accidents du monde
physique, toutes les idées de la morale, tous
les événements de la société, en un mot,
tous les êtres et tous leurs rapports, c'est
avancer une assertion qui est contredite par
la nature elle-même (248).
leurs caprices, el qu'il n'esl pas en leur pouvoir de
l'altérer arbiirairemenl. Des essais dans ce genre
en fournissenl de curieux témoignages.
Les Boschimans oui inventé un système d'altéra-
tion de leur hmgage, dans le hul de le rendre iuin-
teiligihle à tous ceux qui ne sont pas initiés au pro-
cédé modilicaieur. On a trouvé la incnie prati-
que chez quelques peuplades du Caucase. Mal-
gré tous les cflorls, le rcsultal ohtenu ne dépasse
pas la simple adjonction ou inlercalalion d'une
syllabe subsidiaire au commeneemcnt, au milieu ou
915
LAN
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPinE.
T\N
91G
Les nations les ^jIus sauvages, kîs plus
étrangères à toute civilisation, les plus inca-
pables par leur ignorance des combinaisons
infinies que supposerait l'invention du lan-
gage, ont été trouvées douées de la parole,
et leurs langues sont souvent d'une richesse
et d'une abondance remarquables. Los modi-
fications de la pensée les plus délicates, les
plus métaphysiques, y ont leur expression;
ce qui supposerait de la part des inventeurs
une connaissance des lois de l'entendement,
des formes de la raison, des principes et des
règles de la grammaire infiniment au-dessus
de l'intelligence des bordes sauvages qui les
parlent, et ce qui prouve par conséquent
qu'elles leur ont été transmises avec tout le
système psychologique, avec tous les prin-
cipes logiques qu'elles renferment. Nous de-
vons ajouter qu'on trouve une foule de peu-
plades sans civilisation , sans gouvernement,
sans lois, sans arts, sans littérature, sans
écriture, mais qu'on n'en trouve aucune sans
langage.
Comment expliquer cette différence? Com-
ment le génie de ces populations se serait-il
élevé jusqu'à l'invention de la parole, et
n'aurait-il pu inventer un seul des arts les
à b fin (les mois. A part cet élémeni parasite, la
laiipjiie esl (ieiiiemée la même, aussi peu altérée
dans le fond que dans la forme.
M. Sylvestre tie Sacy rapporte une tentative pins
complète à propos de la langue balaïbaian. Ce l>i-
rarre idiome avait été composé par les Soiifis, à l'u-
R-Tge de leurs livres mystiques, et comme moyen
«IVnlourer de plus de mystère les rêveries de leurs
iliéologieiis. Us avaient inventé au hasard les mots
qui leur paraissaient résonner le plus étrangement
à l'oreille. Cependant, si cette prétendue langue
n'appartenait à aucune souche, si le sens altriliuc
aux vocables était entièrement factice, la valeur
euryllimique des sons , la gramn>aire , la syntaxe,
tout ce qui doime le caractère typique fut invinci-
blement le calque exact de l'arabe et du persan.
Les Soufis produisirent donc un jargon sémitique
et arian tout à la fois, un chifTre , et rien de plus.
Les dévols de Djelal-Eddin-Koun)i n'avaient pas
pu inventer une langue. Ce pouvoir évidemment
n*a pas éié doimé à la créature.
i Noire temps, dit C. O'Muller, a appris, par l'c-
tuile des langues hindoues et plus encore par celles
tirs langues germaniques , que les idiomes obéis-
sent à des lois aussi nécessaires que le fout les êtres
organiques eux-mêmes. Il a appris qu'entre les dil-
léients dialectes, qui, une fois séparés, se dévelop-
pent indépendamment fun de faulre, des rapports
mystérieux cuntinueut k subsister, au moyen des-
quels les sons et la liaison des sons se déterminent
réciproquement, il sait de plus, désormais, que la
Utiéraiure et la science, tout en modérant et eu
contenant, il est vrai, le bel et riche développement
de cette croissance, ne peuvent lui imposer aucune
règle supérieure à celle «pie le Créateur lui a impu-
S(ée dès le principe... » (Oie Eirusker, p. 65.)
(249) Ceux qui admettent la possibilité de l'in-
vention humaine du langage prétendent qu'il s'est
développé et perfeciiouné graduellement comme
toutes les autres choses humaines. Ce développe-
ment graduel suppose qu'il fui un temps où notre
espèce était au niveau de la brute : Muluin et
turpe pecus. Ce système est aujourd'hui universel-
lement repoussé par la science, par la physiologie,
la psychologie, la linguislique, l'eilinologie ou his-
toire des races humaines ei des peuples.
{)lus nécessaires h la vie? Serait-ce que l'art
de parler serait plus facile que celui de forger
■e ferou.de labourer la terre? Ou bien serait-ce
plutôt parce que les familles d'où elles tirent
leur origine, jetées par un accident quelcon-
que dans des contrées inconnues, et séparées
ainsi du reste du genre humain, n'auraient
su conserver de la civilisation au sein de la-
quelle elles étaient nées, (jue le langage ,
dtirnière sauvegarde de l'humanité , lorsque
toutes les autres lui manquent, que le lan-
gage, sans lequel l'homme ne tarderait pas à
se dégrader jusqu'à la brute, puisqu'il n'v
aurait plus pour lui ni société, ni lien moral,
ni croyances conmiunes, ni développement
intellectuel possible (249)?
La pensée, dans l'homme qui ne parle point,
ne peut se produire que. sous la forme syn-
thétique. Point d'analyse possible sans lan-
gage. Nous n'analysons la pensée, nous n'en
distinguons les éléments qu'avec des mots,
et ces mots précèdent toute analyse giamrna-
ticalc. Comment donc l'homme incapable
d'analyser aurait-il pu inventer le langage,
lorsque le langage suppose nécessairement
une analyse profonde de la pensée humaine,
lorsque tout langage n'est qu'une décompo-
( Si l'on observe la marche de la science et de
l'art en Euro|)e , dit M. Kefersleiii , on n'aperçoit
nidie part un développement graduel, mais bien une
.«orie de flucinaiion, el la condition des choses s'é-
lève ou .s'abaisse comme les flots de la mer. Cer-
taines circonstances amènent un progrès, d'autres
une déchéance, il esl impossible de découvrir au-
ctnie trace du passage des peuples compléiemeiil
sauvages à Tel ai de jjergers et de chasseurs, puis
d'habitants sédenlaires, puis enlin d'agriculteurs
et d'artisans. Si haut que nous remonlions dans les
temps primitifs, au delà des périodes héroïques,
nous trouvons que les naiioiis sédentaires cl socia-
bles ont éié, de toiil temps, pourvues de ce carac-
tère. > [Ansicltien, I. I, p. 451.)
« Les Aborigènes, dit Niebuhr, sont dépeints
par Salliiste et Virgile comme des sauvages qui vi-
vaient par bandes, sans lois, sans agriculture, se
nourrissant des produits de la chasse et de frniis
sauvages. Celle façon de parler ne paraît être (|u'une
pure spéculation destinée à montrer le développe-
ment graduel de rhomme, depuis la rudesse bes-
tiale jusqu'à un état de culture complète. C'est l'i-
dée que dans le dernier demi-siècle on a ressassée
ius(|u'à donner le dégoût, sous le prétexte de faire
4le l'histoire philosophique. Ou n'a pas même ou-
blié la prétendue misère iilioniati(iue qui rabaisse
les hommes au niveau de l'animal. Celle méthode a
fait fortune, surtout à l'étranger (Niebuhr veut dire
en France). Elle s'appuie de myriades de récils de
voyageurs soigneusement recueillis par ces soi-di-
sant philosophes. Mais ils n'ont pas pris garde (|u'il
n'existe pas un seul exemple d'un peuple véritable-
nienl sauvage qui soit passé librenieni à la civili-
sation, et que là où la culture sociale a éié imposée
du dehors, elle a eu pour résultat la disparition
du groupe opprimé , comme on l'a vu récemment
pour les Nalticks, les Guaranis, les tribus de la Ncni-
velle-Calilornie et les ilotienlots des Missions... Lu
société existe avant l'honuiie isolé, comme le dit
tics-sagement Arisiote; le tout est auiérieiir à la
partie, elles auteurs du système du déveloitpeinenl
successif de rhumanilé ne voient p;is que riioinme
bestial n'est qu'une créature dégenéieiî ou origi-
nairement un demi-homme. » {tlœm. Ceschicliii',
t. î.p. 121.)
917 LAN PSYCIIOI.OGIK. LAN 91S
silian savante de l'esprit humain, lorsqu'il ost la psychologie expérimentale est une scieiir<>
lui-môme' un instrument sans lequel il nous encore imparlaite, une science qui est, pour
serait impossible d'analyser nos idées? ainsi dire, encore à créer, lant est petit le
Toute langue est une i>sychologie où chaque nombre des points délinilivement arrêtés,
phénomène de la pensée a sa forme distincte, tant est grand le nombre des questions à
son expression, son signe particulier, où la éclaircir et à résoudre, nul n'oserait discon-
nature tout entière est décomposée, où toutes venir que la psychologie des langues ne soit
les qualités des corps, comme toutes les con- parfaite, et qu'elle ne soit l'expression fidèlo
ceptions de l'esprit, sont abstraites les unes des lois do la pensée. Or, comment ci'oiro
des autres avec une science qui excite l'admi- que les premiers inventeurs du langage eus-
ration de tout homme qui réfléchit.. Le plus sent trouvé du premier coup ce que la phi-
habile psychologue n'analyserait pas l'esprit losophie cherche encore depuis trois mille
humain avec autant de profondeur qu'aurait ans, et ce qu'elle ne parviendra peut-être
dû le faire Finventeur de la parole; car il jamais à réaliser? Voyez quel merveilleux ac-
n'est pas une nuance du sentmient, pas un cord une langue établit j)armi les intelligences,
élément de la perception, pas une modilica- et comme tous les esprits se plient h ses
tion de Vétre et de l'arojr.'du temps et du lieu, formes et à son système grammatical. Quelle
du nombre et de la personne, de la passion et théorie philosophique a jamais produit une..
de Vaction; enfm, pas une situation de la vie
humaine qui n'ait son signe dans les langues
les plus anciennes (250). Et môme, tous les
jours, c'est sur la philosophie des langues,
pareille unanimité, a jamais réussi à ramenée,
aussi iniiversellement la pensée à l'unité ''^
Donc le langage n'est pas d'invention lu>-
maine ; donc son établissement surpasse la
c'est sur la logique profondément empreinte portée et la puissance de l'esprit humain;
dans tous les idiomes que nous rectilions nos donc c'est une œuvre divine, et non une
psychologies. Chose inexplicable dans l'hy- œuvre humaine. ( Voy. la note Xll, à la tin du
nothèse de l'invention humaine du langage : volume.)
la parole dont nous nous servons 5|chaque ins- Mgr Parisis, qui, dans la controverse sur In
tant, la parole qui nous est si familière, est tradition et la raison, vient de porter la
pour nous un mystère incompréhensible. Si lumière et le poids de sa science, a publié
nouscherchonsà nousen rendre comjjle, nous sur Vorigine des langues quelques pages que
nous perdons dans le dédale de nos pensées, nous nous empressons de reproduire ici
Nous savons bien que le phénomène du lan-
gage s'identitie avec l'acte intellectuel. Mais
comment a lieu dans les profondeurs de la
conscience cette identification du signe etde la
« D'abord tout le monde, dit l'illustre pré-
lat, conviendra que les langues, dans l'usage
qu'on en fait, sont évidemment transmises.
Nous les acceptons telles ([u'elles se trouvent,
pensée? Comment toutes les conceptions de et nous subissons les lois que l'usage leur im
respril s'encadrent-elles dans les formes de la
parole, de manière qu'elle ne puisse plus, pour
ainsi dire, en être distinguée: Comment l'âme
tout entière devient-elle verbe, en quelque
sorte?,Commcnt vient-elle se mouler, si je puis
pose. Il n'y a ni logique ni mathématiques
qui puissent rien y changer; la raison est
de prendre cet instrument si nécessaire tel
([ue la tradition seule le lui fournit. Avouons.
i\ue cette supériorité, d'une part, et cette
parler ainsi, dans les articulations des mots, dépendance, de l'autre; ne sont pas choses
et se révéler avec tous ses modes dans les indifférentes.
sons qui frappent l'organe de l'ouïe? La phi- « Mais, dira-t-on, à leur origine les langues
losophie explique-t-elle cela? explique-t-elle n'ont-elles pas été produites surtout par les
dans toute sa profondeur la nature intime des efforts de l'esprit humain? On va voir,
parties du discours, sur lesquels les gram- « Nous ne pouvons parler que de l'origine
mairiens sont loin d'être d'accord? Bien, des langues modernes, puisque celle des an-
plus : tandis que tout te monde reconnaît que ciens idiomes se perd tout h fait dans la nuit
(250) Pour expliquer le développeinenl primitif
des tangues, le vulgaire des pliilologues supposait
autrefois et suppo&e souvent encore que les élé-
inenis des langues ont clé produits successivement,
et que les syslèuies grauinialicaiix dfs diverses fa-
inilles ont été composés pièce à pièce. On croit
;4insi diminuer la ditriculté en ta divisant. Mais les
linguistes les plus piolouits de notre épa(|ue ont
rejeté celle explicalion comme inadmissible, en ce
qui concerne le fond essentiel et originel des lan-
gues, llspenscnl que la dllliculié capilale, dans la
formation d'S tangues mères, n'a pu être partagée,
et qu'H a fallu, bon gré mal gré, la résoudre en un
seul coup. On peut voir le développement ei les
preuves de celle opinion dans la seconde partie du
beau discours de Mgr Wiseman sur Vlillmogrupltic
Vfiilologique. M. Renan , dans son Hi&ioire des laii-
qnes t'émitiques (p. 451, 452,445, 444), est de t.i
même opinion. « Ce n'est pas, dit-il, par des juxta-
positions successives que s'isl fornté te langage ;
mais, seit^blable aux ctrcs vivants, il Jwl dès bon
origine en possession de ses parues essentielles.
C'est en ce sens que G. de Huntboldl a pu dire que
te langage avait été douné lont fait à riiomme, ci
f . Scblegel Ta appelé nue création d'un seul jet. i
(llist. des langues sciiiii., p. 444.)
• Ceu.\ qui rapportent à nn couple unique les.
racfs si variées de l'espèce linmaine, «lisait Nie-
Itulir, doivent supposer nn ndrade pour expliqiier
l'existence d'idiomes de structures dilTérentes ; pour
ces langues , qui dillèrcnl dans leurs racines et
leurs qualités essentielles , ils doivent admeitru le
prodige de la confiision des langues. L\idmissioti
d'un semblable miracle n offense \ioinl la raison. Les
débris de l'ancien monde prouvent clairenteiil , eii
effet, qu'un autre ordre de clioses existait avant
l'ordre actuel ; il est donc très-croyable qu'après
avoir duré un certain tenip^, cet ordre primitif su
liil iMip révolution qui cbani,'ca son essence. > {Nie-
bulirs Rœmificlie Gescliiclile, 7,' ausg., 1 llieil, s. tO,),
— Vuij. aussi le 1" Disc, de Mgr Wiscuian sui,.
VlH'.ndç cuiniiarcc da tangua^ 'i' p.nlic.
910
LAN
DICTIONNAIRE DE
tics tein[is. Or, voici quelques faits que nul
ne poiil contestei .
« 1" Jamais aucun homme, ni aucune réu-
nion d'hommes, n'a, de parii [)ris, composé
une langue, môme quant à ses éléments les
plus primitifs. On sait que Leibnitz, entre
beaucoup d'autres, y a complètement échoué,
(pioiqu'il ne voulût inventer qu'une langue
scientitique, conséquemment trcs-limilée.
« 2° Les langues modernes ont pris naissance
précisément dans les siècles du moyen âge,
où, tous les peuples se ruant les uns contre
Jes autres, et tous les fléaux issus de la guerre
étant déchaînés sur le monde, l'esprit humain
n'était pas assez libre pour s'occuper à former
le mécanisme de ces nouveaux idiomes; que
d'ailleurs les hommes lettrés ne parlaient
l>as entre eux, puisqu'à cette époque, dans
tous les pays occidentaux, les savants, dans
tous les genres, ne faisaient usage que de la
langue latine.
« 3° Quand on examine de près comment
se sont formées- les langues modernes, la
langue française, par exemple, l'on y remar-
que exactement le même travail que nous
voyons s'opérer autour de nous pour toutes
les œuvres de Dieu dans l'ordre de la nature.
De part et d'autre, ce sont des éléments qui
se décomposent et s'assimilent pour se re-
composer. Ainsi ce sont des mots latins,
grecs (251), celtiques, tudesques, gaulois,
etc. etc. , qui d'abord se rencontrent, parce
que les peuples qui les parlent s'étaient eux-
mêmes rencontrés (252). Peu à peu ces mots
tendent à faire entre eux comme une espèce
d'alliance; ils se modifient de part et d'autre
pour mieux s'accorder; puis arrivent, on ne
sait d'où, certaines formules nouvelles aux-
quelles personne n'a pensé, certaines parti-
cules auxiliaires, certains agencements de
j)hrases, qui tous se combinent pour arriver
a un certain ensemble ; et quand cet ensemble
est atteint, la langue est faite, sans que per-
sonne ail pu dire, môme pour la plus petite
jiart : C'est mon ouvrage. Quelques esprits
viendront plus lard donner à l'œuvre un cer-
tain poli, et nous avouons sans peine que le
génie de l'homme sait perfectionner une
langue; mais la créer, jamais il ne l'a su.
Dieu s'est réservé ce droit. Essayons de nous
en rendre compte.
« 4° Un des caractères qui n'appartiennent
qu'aux œuvres de Dieu, c'est l'unité dans
l'infinie variété. Un arbre revêtu de milliers
de feuilles, n'en a pas deux qui soient entre
elles parfaitement semblables, et cependant
il n'y en a pas une qui ne représente toujours
le genre d'arbres auquel elle appartient, telle-
ment aue la méprise est impossible, et que la
(231) « On sait que les peuples du midi de la
Fr;uice doivenl eu gninde partie leur origine à des
colonies grecques, et il a paru dans le \\i' siècle
plusieurs ouvrages De linguœ Gallicœ ciim Grœca
cognnlwne, s
(SS^) Un auteur moderne», donl nous sonimes loin
tl'ailleurs d'adnieUre louics les opinions, s'exprime
ainsi sur ce sujet : On peut apprécier la nature di-
verseeî confuse du liniijage qui lui apporté dans les
<iuulc3 par des armées composées d'Luibrieiis, de
PIIILOSOPJIFE. LAN 920
feuille du figuier ne ressemble jamais ^ celle
de la vigne. Eh bien, il en est de même des
langues. La manière d'y associer les mots
est également comme infinie, et de tant de
milliers de pages- écrites par diverses per-
sonnes dans le même langage, il n'y en a
certainement pas deux qui, composées sépa-
rément, expriment les mêmes idées dans les
mêmes termes; et cependant prenez-y la
première phrase venue, portez-la n'importe
où, jamais on ne la prendra nulle part pour
une phrase d'une autre langut;. N'est-ce pas
bien l'infinité dans l'unité? Quel est donc
l'homme qui oserait se lever et dire : Oui, je
suis capable de faire une telle œuvre? Que
l'on voie les ouvrages qui viennent vraiment
des études de la raison, et que Ton compare,
« Quoi qu'il en soit, il est certain qu'ici
l'histoire constate, sinon l'incapacité absolue,
du moins l'absolue stérilité de l'esprit hu-
main. Jamais il n'a produit une langue :
donc, comme nous l'avons dit, jamais il n'a
fait un peuple ayant sa vie h part et son ho-
mogénéité ; car l'unité nationale se forme
absolument comme celle du langage, qui en
est la plus claire et la plus vivante manifes-
tation, >: [Tradition et Raison, p. 58 et suiv.)
Quelques rationalistes admettent aussi l'in-
vention humaine réfléchie du langage. Voici,
par exemple, la théorie qu'imagine M. Charma
dans son Essai sur le langage :
Lorsque l'homme sortit des mains de Dieu
pour occuper, dans l'ordre de la création , la
place qui lui était marquée, à l'instant même
des liens étroits l'attachèrent à tout ce qui
l'entourait. Ce ne fut pas seulement avec les
êtres qui sentaient, qui pensaient, qui ai-
maient comme lui, mais avec la nature en-
tière, vivante ou morte, qu'il forma alliance.
Celte alliance d'ailleurs, tout extérieure,
toute superficielle, ne pouvait faire aucune
différence entre la personne et la chose,
entre la matière et l'esprit. L'homme, en en-
trant dans la vie, n'eul donc pas plus besoin
d'un langage quelconque pour s'unir à ses
semblables, de cette union qui était possible,
qu'il n'en a besoin aujourd'hui encore pour
se mettre en rapport avec l'eau que roule le
fleuve, le fruit qui pend à l'arbre, la montagne
qu'il lui faut gravir. — Cependant, après
avoir identifié un moment les existences les
plus diverses, il en vint rapidement à distin-
guer ce que primitivement il avait confondu;
son regard, qui d'abord s'était arrêté à l'en-
veloppe humaine, soupçonna bientôt et alla
chercher l'âme au delà du corps. Des rela-
tions nouvelles s'établirent : quelques signes
naturels comblèrent l'intervalle qui séparait
les intelligences , et la première langue na-
Cainpaniens, d'Iiabiianis de l'Eiriirie, de la Pouille,
de la Li^urie, de la Tdscaiio, rie la Garnie, de la
Véiiétie, enliu (\>; la Cisalpine JMS(|u'aux confins de
la Rliélie, Ces légions, grossies bieniôt des milices
iiarbonnaises, des Allobroges el de quelques au-
tres, allèrent répandre entre les Pyrénées el l'Es-
caut un jargon bariolé, décousu, indéfinissable.
((*" rancis Wey , Hisi. des révol. du tangage en
fiance.)
921
LAN
PSYCHOLOGIE.
LAN
m
([uit. Informe, comme la pensée qu'il avait
à traduire, ce langage, loin d'otfrir dans sa
composition des inilices frappants d'une
grande puissance intellectuelle, dénon(;ait au
contraire, par les mille défectuosités dont il
était entaché, la faiblesse et l'impuissance du
génie qui l'enfanlait.
« .... Du cri primitif plus ou moins arbi-
trairement brisé et modilié, naissent des sons
distincts que nos premières idées, pour s'ex-
j:rimer, se partagent entre elles. Bientôt ces
sons élémentaires se combinent sous mille in-
lluences diverses, et une source intarissable
de symboles est ouverte à la pensée. L'intel-
ligence cependant y puise à pleines mains,
et les langues se jforment, [)lus ou n)oins
semblables, plus ou moins diverses, selon que
les circonstances au milieu desquelles elles
se produisent se ressemblent ou ditfèrent. Au
début et à la base, ici connue partout, l'uni-
formité avec et par la nature; plus tard, et
<)0ur couronner l'œuvre, la variété avec et
T)ar la liberté. » (Essai sur le langage, p. 128
et 138.)
Ce n'était pas plus difficile que cela.
Et l'auteur, satisfait et triomi)liant, dot la
série de ses profondes élucubrations sur ce
sujet par cette réflexion superbe, à l'adresse
de ceux qui ne partageraient pas son senti-
ment :
« Ceux qui refioussent l'origine luimainc
du langage sont les héritiers diiects de ceux
ijui ont repoussé si longlemjis l'astronomie
nouvelle ; leurs arguments tiennent à un
ordre d'intérêts et d'idées avec lesquels la
science n'a rien h voir. » ( Essai sur le lan-
gage, p. 130 et 243, note 113. )
El lù-dessus le philosophe rationaliste se
met h citer le mulum et turpe pecus d'Horace
{Satires. I. l,sat. m, v. 99). Il |)rcnd cela pour
(le la science, et fait du satirique un anthro-
pologue de sa taille.
Nous avons suffisamment réfuté, dans le
l)aragraphe qui précède, l'hypothèse insou-
tenable de l'invention raisonnée du langage.
(]elle hypothèse n'a pas tardé d'ailleurs h
être reconnue fausse dès qu'on s'est mis à
rélléchir sur les rapports entre la pensée et
la parole, et la question a été ainsi trans-
])ortée sur un nouveau terrain. En efl'et, les
même. >> {Essais de philosophie, de polit, et
de lin., t. I, p. 73.)
Toute la philosophie moderne, catholique
et rationaliste, se résume, sur cette question
l)arliculière, dans le célèbre axiome de M. de
IJonald : L'homme ne peut parler sa pensée
sans penser sa parole.
Les sentiments des pliilosophes el des sa-
vants , brièvement exposés plus haut , en
fournissent une preuve démonstrative.
Sous ce rapport, el delà manière dont elle
a été présentée dans cette seconde période,
la question paraît irrévocablement décidée.
Mais à ce j)oint du débat se présente une
nouvelle question qui constitue la troisième
phase dans laquelle est entré le problème de
l'origine du langage. Cette nouvelle question
est celle de la spontanéité ou de la non-spon-
tanéité de la pensée. En etfet, quand bien
même on reconnaîtrait comme une vérité
démontrée que l'homme ne peut avoir in-
venté la parole, il serait impossible de résou-
dre d'une manière délinitive la question de
la véritable origine de la parole, aussi long-
temps que l'on n'aurait pas résolu d'une ma-
nière également définitive la question del'oiv
gine spontanée ou non spontanée de la pen-
sée elle-même. Toujours il se ])résen1erait
deux alternatives également admissibles, ou
l'institution divine ou la formation spon-
tanée du langage. Car, tout en admeltanl
l'impossibilité de l'invention de la jjarole,
il est iacilo de dire, (pie, la pensée étant le
j)roduil spontané de la raison, la parole a été
formée d'une manière également spontanée,
et ainsi toute intervention de la part de Dieu
se trouve de nouveau exclue pour l'origine
de l'une comme de l'autre.
Or c'est là le point capital, auquel vise tou-
jours le rationalisme, quand il s'agit de l'ori-
gine de nos connaissances.
La première question qu'il faut donc exa-
miner ici, la question actuelle, fondamentale,
décisive , est celle de savoir si en effet la
j)ensée se développe spontanément en nous,
ou bien si elle ne se forme que par le moyeu
de l'éducation ou de l'instruction reçue.
Or cette dernière question n'en est plus
une pour tous ceux qui, au lieu de s'arrêter
hilosophes de quelque valeur, dans toutes à des préjugés ou à des hypothèses conçues.
les écoles, reconnurent bientôt que la parole
est indispensable pour penser toutes les fois
(|u'il s'agit d'objets qui sont du ressort de la
raison ou de l'ordre suprasensible; en d'au-
tres termes, que si l'homme peut s'occuper
mentalement de choses sensibles à l'aide
d'images, les mots lui sont nécessaires pour
a priori, ont examiné avec impartialité les
faits, les observations et les expériences qui
prouvent la nécessité de l'instruction [)our
expliquer l'origine de la pensée. Car, puisque
des faits nombreux, certains, incontestables,
nullement démentis par aucun fait contraire,^
j)rouvent que là on l'instr-uction a manqué.
penser aux vérités (d)straites, métaphysiques l'intelligence humaine ne s'est jamais déve-
ou morales, aux objets qui ne tombent pas loppée,etquepartoutau contraire où la raison
sous les sens. De là ils furent naturellement s'est formée, elles'esl formée sous l'influence
conduits à cette conclusion, qu'il ne peut plus de l'instruction, force nous est d'aduietlre,
être question de Vitivention humaine de la avec toutes ses .conséquences, cette vérité dé-
rarole, puisqu'il sei'ait absurde de supposer sormais incontestable, que la parole exprimée
l'homme capable d'inventer par l'etlort de soit oralement, soit par écrit ou par gestes,
sa pensée ce' qui lui est indispensable pour est la condition sine qua non de la formation
penser. de la pensée, comme à son tour la pensée
« L'homme, dit M. Ancillon, a aussi peu formée est nécessaire pour la former origi-
invenlé le langage qu'il s'est inventé lui- nairement ou la faire naître dans les autres,.
923
LAN
DICTIONNAIRE DE PHlLOSnpiîlK.
LAN
924
etque pnr conséquent ta parole cl la pensée
ne sont pas le produit spontané de nos fa-
cultés, mais qu'elles ont dû primitivement
(Hre données en môme temps à l'homme de
la part de la Divinité.
Les meilleurs arguments que l'on puisse
opposer h la thèse rationaliste de la spon-
tanéité de la pensée et de la parole se trou-
vent développés dans cet ouvrage, à l'article
Homme de la nature et l'article Sauvage.
Nous pourrions nous borner <i y renvoyer le
lecteur. Toutefois nous croyons devoir entrer
ici dans quelques détails, citer quelques au-
teurs et montrer par de nouvelles considéra-
tions la futilité de cette théorie que nos {)hilo-
sophes n'auraient pas imaginée eux-mêmes,
mais qu'ils ont importée d'Allemagne. L'Al-
lemagne est un pays où les sophismes se dé-
veloppent dans l'esprit de ses habitants
comme les champignons et les mousses dans
les humides forôts aux jours brumeux de
l'automne. Là, en moins d'une heure, le pre-
mier venu, armé de formules métaphysiques
tombées dans le domaine commun, peut con-
vertir le fait le plus simple, la mouche qui
vole, le chien qui jappe, l'enfant qui pleure,
en un système d'abstractions vides, dans
lequel le phénomène et l'auteur lui-même
s'évanouissent. C'est ce qu'on appelle trans-
cendantalisme.
Dans cett-î région du paradoxe, on ne sera
pointsurprissansdoutede rencontrer d'abord
M. Proudhon.
« L'homme a-t-il inventé son langage, ou
bien l'a-t-il reçu tout formé par inspiration
divine? La psychologie, par l'organe de
Condillac et de M. de Donald, s'est prononcée
tour à tour pour les deux hypothèses: puis,
par l'organe de Rousseau, eile s'est déclarée
en ce point sceptique.
« Or, l'analyse comparée des langues mon-
tre que la parole est un instinct de notre es-
pèce (253), postérieurement développé et
cultivé par la réflexion (254) ; que l'homme
parle comme il chante, comme il danse, comme
il se forme en société; que les formes ingé-
nieuses des langues primitives s'expliquent
de la même manière que les produits, quel-
quefois étonnants, de l'art primitif, c'est-à-
dire par la puissance créatrice de la sponta-
néité et de l'instinct ; et que la formule
dubitative de Rousseau : Si la pensée est né-
cessaire pour expliquer la parole, la parole
ne l'est pas moins pour expliquer la pensée,
revient tout à fait à dire : Si la marche est
nécessaire pour expliquer la danse, la danse
ne l'est pas moins pour expliquer la marche.
(253) Voilà ce que l'analyse comparée des lan-
gues ne montre poini, et ne peut (tcinoiitrer en au-
cune manière. Celle afTirmalion esl loul à fait gra>
unie.
Voir noire Dictionnaire de Linguistique, Intro-
duction el pa^sim.
(2oi) C'est une grave errenréde préiendre que les
peuples iiivenlenl les moisd^'letir langue: ils n'en
invenleni aucun , ils inodifieiii seulement ceux
Su'ils connaissent el qu'ils cmploieni, ou liien
s les cmprunieiii à leurs Toisins, soii de toutes
— En efTot, où la spontanéité seule opère, il
est absurde de chercher du raisonnement, w
{De l'ordre dans l'humanité, p. 230.)
A la bonne heure, mais on se demande,
comment il s'est fait que la spontanéité, qui
opérait tant de merveilles à l'origine des ciio-
ses, c'est-à-dire quand tout était h créer et
que l'homme était une brute (255), n'opère
plus rien de semblable aujourd'hui que
l'hoinmc, suivant la philosophie, est devenu
une espèce de dieu.
Ecoutez maintenant un autre philosophe
que l'on s'attendrait à trouver plus sérieux ;
« La faculté de former des idées généra-
les, dit M. Ancillon, c'est-à-dire de penser,
en inspire le besoin (le besoin de former des
signes); ce besoin du signe est un instinct de
l'intelligence; la création du signe le satis-
fait, et cette création est l'effet de la liaison
étroite qui règne entre l'organe de l'ouïe et
celui de la parole. Ces facultés, ces organes,
ces besoins, ont coexisté el coexistent encore
tous les jours. Comme toute faculté tend à
produire les actes qui lui sont analogues,
leur concours spontané, naturel, involon-
taire de notre part, a produit les éléments
du langage... La grande difficulté dans cette
matière, conlinue-t-il , est celle-ci : il'faut
penser pour inventer et créer les langues, et
sans les langues il n'est pas possible de pen-
ser. Car on ne pense pas sans notions, e'. les
notions ne peuvent être fixées que par les
mots. Le seul moyen de se tirer de celte dif-
ficulté est de dire, comme nous l'avons fait,
que l'altraction naturelle entre la pensée et
la parole, et leurs affinités secrètes sont tel-
les, qu'elles se sont réciproquement appelées,
et qu'elles ont paru en même temps. » [Es-
sais de philos., de polit, et de lilt. t. I,
p. 73-75.)
Ce moxjen de se tirer de la difficulté est dur,
bien dur pour la théorie. Quiconque a bien
saisi !a nature de l'idée abstraite ou géné-
rale, comprend qu'elle est absolument im-
possible sans le signe. L'idée force n'appelle
pas le mol, puisqu'elle n'est pas avant le
mot : le mol /orce, avant l'idée, n'est pas un
mot, il n'est rien qu'un son, et ne peut par
conséquent appeler une idée. Un initiateur
arrive et vous dit : la force du bras, la force
du cheval, la force de la volonté, \a force en
général. Le mot et le sens du mot sont don-
nés; l'idée el le mot, le mot et l'idée sont
donnés, enseignés à la fois. Voilà le procédé
pour l'enfant; voilà le mode d'évolution de
son intelligence. Que jamais on ne lui parle,
et l'idée et le mot lui feront éternellement dé-
faut
pièces, soilen leur faisant subir quelques cliangc-
nieiiis, parce deiorla.
(255) i L'espèce existait (originairemenl) à l'élai
de brûle, à l'élai de vérilable bimane, privée de
pensée et de langage, ei bornée à i'inslincl de con-
servalion. Il n'y avaii ni dislinctions ni organisa-
lion, même la plus simple, mais agrégation gros-
sière comme celle des animaux (|ui marcliPui fii
troupes, et possèdent cet insiinct commun qui n'ad-
met ni cliaugemenl ni pro;?rcs. > (M. de I3roton:ie,
C'mliiation primitive, |>. 11)5.)
9£5
LAX
PSYCHOLOGIE.
LAN
026
Voici comment s'exprime un logicien :
a L'emploi d'un mot est naturel et néces-
saire, parce que, d'après notre organisation,
la parole nous est aussi naturelle que les cris,
que les gestes ; parce que l'homme parle
tout aussi naturellement que le cheval hennit
ou que le chien aboie. » (Duval-Jouve,
Traité de Logique, etc., p. 217.)
Dans quel sens faut-il entendre ceci? C'est
ce que va nous expliquer M. Damiron. que
M. Duval-Jouve a pris pour guide : « Les
premiers hommes, dit-il, ne sont 'pas nés
parlant, pas plus qu'ils ne sont nés se souve-
nant ; mais ils avaient la faculté de parler,
comme ils avaient la faculté de se souvenir ;
la pensée leur est venue parce qu'il était
maintenant que nous jouissons de la parole,
il y a un rapport intime et constant de la
pensée aux mots, mais si la langue des pre-
miers hommes a instinctivement, naturelle-
ment articulé des mots , h mesure que ces
mots devenaient nécessaires pour répondre
aux besoins' de la pensée, et en marquer les
développements successifs. Or, c'est là une
assertion plus qu'étrange.
AilleursM. Damiron expose sa théorie d'une
manière plus systémalique :
« Quelles que soient, dit-il, l'origine et la
nature de l'esprit, on peut dire, indépen-
damment de tout système et sans s'exposer h
être contredit par aucun, que cet esprit qui
vil, sent et se meut en nous, est quelque
dans leur nature de l'avoir; et quand ils l'ont chose d'animé et d'actif; que c'est une force.
eue. ils l'ont exprimée. »
Ainsi on fiiit de la parole une faculté innée,
une loi qui régit fatalement notre être; on
suppose que la nature nous instruit à parler,
comme elle nous instruit k penser. . C'est
assimiler faussement deux choses très-dis-
tinctes. Oui, l'homme pense par cela seul
qu'il est homme ; mais il n'est pas vrai qu'il
parle par cela seul qu'il pense, dw un homme
jeté hors de la société, sans avoir appris à
parler, continuerait à penser, mais il ne par-
lerait pas. Si donc le premier homme n'avait
pas reçu la parole de Dieu même, il est ab-
surde de prétendre que cependant il aurait
commencé de suite à parler. La raison et
l'expérience nous démontrent au contraire
que son premier état eût été un état de mu-
tisme complet, si jamais il eût pu en sortir
j)ar les seules foi'ces de son intelligence.
« Chacun, » poursuit M. Damiron, « a bien-
tôt remanpié en soi le rapport intime et
constant de la pensée aux mots, de certaines
Censées à certains mots, et, voyant son sem-
lable se servir de nmts analogues ou iiien-
liques, a naturellement conclu dans cet autre
lui-même des idées analogues ou identiques
aux siennes. C'est ce qu'il nous arrive encore,
à chaque instant, de faire, loisque nous
jugeons des sentiments d'aulrui d'après le
rapport que nous trouvons entre les signes
de ses sentiments et les signes de nos senti-
ments propres. Rien au reste de plus prompt
f-t de plus sûr que ce mode de communica-
tion, pour peu surtout que les circonstances
et le besoin excitent h l'employer. »
Toute cette argumentation n'est qu'un cer-
cle vicieux dans lequel M. Damiron suppose
une force intelligente ; des perceptions, des
pensées, voilà les mouvements qui sont |)ro-
pres à cette force. Tant que ces mouvements
sont purs, simplement spirituels, dégagés de
tout lien ou de toute forme matérielle, ils
sont si déliés, si rapides, si peu marqués,
qu'à peine laissent- ils trace dans la con-
science : ils y passent comme l'éclair. Ce sont
là ces demi-pensées, ces vagues sensations,
ces notions irrélléchies, qu'on retrouve en
soi dans tous les instants où l'on ne donne
nulle attention à ce qu'on voit, où. l'on se
borne à sentir : et de fait, on n'en aurait pas
d'autres si les choses en restaient toujours
là ; mais comme il est inévitable que l'esprit
vienne à réfléchir, à recueillir ses impres-
sions, et qu'alors la perception est en lui
plus ferme et plus prononcée, ses pensées,
ses mouvements intellectuels devenant plus
forts, se produisent avec plus d'énergie, et
sortent de la pure conscience pour pénétrer
dans l'organisation ; en y pénétrant, ils y dé-
terminent certains mouvements internes que
suivent aussitôt les gestes, l'attitude, la phy-
sionomie et la parole. L'organe vocal en par-
ticulier est très-propre, par son extrême
souplesse, à l)ien recevoir et à bien rendre
ces impressions de l'âme. Il arrive donc que
les pensées se mettent en rapport avec les
mouvements organiques, et [)rincipalcment
a^'ec les sons; qu'elles s'y allient et s'y unis-
sent intimement : c'est au point qu'on a peine
quelquefois à les en distinguer, et qu'on croit
les voir, les saisir, les sentir réellement dans
ces phénomènes, cpii n'en sont cependant que
les signes : or, une telle alliance n'a pas heu
sans que les actes de l'esprit paitici[)ent
précisément ce qui est en question, savoir, si, plus ou moins à la nature de ceux du corps
' ■■— "" — -^-./i-..-- .i:.„„.- ils prennent quelque chose de leur caractère
et de leur allure, ils deviennent plus posi-
tifs et plus marqués, ils se matérialisent en
quelque sorte. Ce sont alors des pensées qui,
arrêtées et fixées par l'expression, s'achèvent,
se définissent et se changent en idées claires
et distinctes : c'est ainsi qu'on pense au
moyen des signes, et surtout au moyen des
mots. B
Voilà bien sans doute ce qui se passe main-
tenant dans l'esprit de chacun de nous : mais,
comme théorie de l'origine du langage, que
})rouve cette discription? Quelles difficultés
résout-elle ? De ce qu'aujourd'hui nous na
sans le secours d'une révélation directe,
d'un enseignement divin , l'homme aurait
trouvé naturellement des mots tout faits à
mettre en ra[)porl avec ses jiensées. M. Da-
miron est évidemment ici la dupe d'une illu-
sion. Oui, dans l'état actuel de l'humanité,
quand nous entendons nos semblables pro-
noncer des mots analogues ou identiques à
ceux dont nous nous servons nous-mêmes,
nous leur supposons des idées analogues ou
identiques aux nôtres. Mais il ne s'agit point
d« ce qui se passe aujourd'hui, mais de ce
qui a dû se passer aux premiers jours du
monde. La question n'est pas de savoir si,
927
LAN
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
LAN
m
pensons d'une manière c.airo ol dislincle qu'h
l'aide des mois, s'ensuil-il que l'Iioinnie ait
toujours j)(>ns6 avec des mots ? En est-il de
î'organe vocal comme d'un clavier où les
notes sont toutes faites; et la nature a-t-elle
disposé les ciioses de manière que, lorsque
le mouvement de la pensée, ayant requis un
certain degré d'énergie, a pénétré dans l'or-
ganisation, elle y détermine certains mouv(î-
nients nerveux qui mettent en jeu l'instru-
ment de la parole, et lui font rendre tous les
sons correspondants aux idées à exprimer?
Mais alors l'Iionnne n'est plus qu'une machine
organisée où tout a été ordonné d'avance
dans un l)ut prévu et fixé, à peu près comme
le sont tous les etrets que produit un piano
sous les doigts d'un artiste habile. Chaque
pensée, en agissant sur le système nerveux,
amène son ex[)ression verbale, de même que
chaque touche frappée amène le son voulu
jjar l'improvisateur. Quel rapport y a-t-il
entre l'organe de la parole, qui est entière-
ment, absolumentsous rem[)ire de la volonté,
elles gestes, l'altitude, la physionomie, dont
les mouvements peuvent être et sont en effet
Irès-souvent un pur effet de l'instinct? Oui,
sans doute, les traits de la physionomie, les
gestes et les attitudes du corps se mettent
vaturcltement en harmonie avec les affections
de TAme, par la raison toute simple que ces
mouvements sont purement physiologiques,
et sont le résultat de l'action de l'âme sur le
cerveau et du cerveau sur le système ner-
veux. Et remarquons que ces mouvements
sont toujours les mêmes sous l'intluence des
mêmes passions. C'est là bien véritablement
le langage de la nature, langage parfaitement
imiforme chez tous les peuples, intelligibles
])Ourtous les hommes, purement spontané,
et aussi ancien que la pensée elle-même.
Mais qu'y a-t-il de commun entre ce langage
et celui de la parole? Eh c^uoi I les mots
sont-ils donc tous forniés dans l'organe vo-
cal, comme les gestes et les contractions du
visage sont prédisposés à se modeler, dans
les autres parties du corps, conformément
aux différentes émotions de l'âme ? Mais s'il
y a une parole naturelle, pourquoi donc la
diversité des langues 1 Si les mots sont tout
laits dans le larynx, comme le sont les tons
dans un orgue, comment se fait-il qu'on tire
du même organe, pour exprimer les mômes
pensées, des combinaisons de voyelles et de
consonnes si différentes? Est-ce que, dans
l'hypothèse que nous combattons, il ne de-
vrait pas y avoir pour la parole la même uni-
formité qui existe pour les gestes (2561 ?
25C) Ici le raiionalisme se lie.urle contre le raiio-
iialisme, RI. Dainiroi) coiUre AI. Chaniia. La doc«
iriiie de celui-ci, qui soulieni rinveiiliou réfléchie
«le la parole, esi coulrariée par la doclriiie de ce-
lui-là, qui professe la sponlaiiéilé de la parole.
« La parole vicui de riioinuie, dil M. (charma ; en
vienl-eile l'alalenieiit, iiiéviialdeiiieiil? Esl-ce là une
«le ces fondions qui s'acconiplissenl en nous et par
nous? Si nous eu croyons l'Alleniajçue, la pensée
fl le son qui l'expriuie sonl telleuienl unis, qu'ds
peuvenl aller el ne vont jamais l'un sans Pantre ;
dès que l'esprit pense , la bouche arlicule. » {hhsai
«J'ai remarqué, dit un éminent jjhysio-
logiste observateur, que , parmi les auteurs
qui ont traité de l'origine des idées et de la
parole , les uns, étrangers aux éludes an-
thropologiques et préoccupés exclusivement
des opérations de l'âme , <jnt paru oublier
que l'homme a un corps ; ou, s'ils s'en sont
aperçus, ce n'a été que ])Our y voir un
obsta'cle à la manifestation de l'activité spi-
rituelle. D'autres , au contraire , attribuant
à l'organisme humain , objet principal de
leurs études, une importance qu'il n'a pas,
et qu'il ne peut avoir, prétendent expliquer,
par le simple jeu des organes, jusqu'aux sen-
timents, jusqu'à la pensée.
« Tombant ainsi, de part et d'autre, dans
une erreur c(jntraire, les uns ont étudié
l'âme comme si elle n'avait })as d'organes,
les autres ont étudié les organes comme s'ils
n'avaient pas d'âme.
« On peut, à la rigueur, concevoir, indé-
pendamment de tout langage, Vidée prise dans
son sens grammatical (eIôo;, forme, image).
Le sourd-muet non instruit peut avoir, comme
chacun de nous, des idées de cet ordre. Il
peut sentir, voir, toucher, sans qu'il y ait
nécessité pour lui de nommer les corps qu'il
touche, voit ou sent. 11 peut encore, après
expérience, avoir une idée suffisamment claire
de l'orange qu'il voit, la distinguer de l'arbre
qui la porte, des corps qui l'entourent, et en
conserver le souvenir (257).
« Mais si, de l'idée orange, purement ma-
térielle, uniquement représentative d'un objet
déterminé, on passe à celle des propriétés
communes à ce fruit el à d'autres corps, aux
idées générales de couleur, de densité, par
exemple, alors intervient un tout autre ordre
de phénomènes. Ce n'est plus par le sens
matériel, ce n'est ni à l'aide de la vue, ni au
moyen de l'odorat que sont perçues ces idées
de densité, d'impénétrabilité, etc. Pour les
concevoir, pour les exprimer, l'intervention
du langage devient indispensable : le verbe
apparaît. — Le verbe qui est aux langues ce
que le cerveau est au corps humain, le nœud
vital aux végétaux, l'espace à la matière.
« Cependant, ces idées d'étendue et d'impé-
nétrabilité, que l'on ne peut ni concevoir,
ni exprimer, sans l'intervention du langage,
ne représentent, en définitive, que des pro-
priétés de corps bruts. Mais combien plus
cette intervention devient indispensable à
l'égard des idées purement spirituelles, Dieu,
âme, esprit, et à l'égard des idées morales,
bien, mal, devoir, droit, etc., fondement né-
cessaire de toute existence individuelle et
sur le langage, p. 150.) M. Charma, non sans rai-
son , accuse de panihéisme l'inipoiialion alle-
mande.
(257) « Si j'ai conservé le nom d'idée aux actes
qui précèdent, el (|ui sonl communs aux lioinines ci
aux animaux, c'est uniquement pour ne pas rom-
pre, d'ime manière trop complète, avec l'acception
conununénient reçue. Les appellations de sensation
et de perception sont celles qui conviendraient ici,
connue le savent tous ceux qui ont étudié la psy-
chologie I
«i:")
LAN
PSYCHOLOGIE.
LAN
O-'O
sociale I Qui pourrait enseigner h l'enfant ce « Cette éducation, chacun de nous la roijoit
qui est bien, qui pourrait uiOme s'en faire dans sa famille, dans les écoles, dans la
une idée nette, sans user de ce moyen d'ex- société, partout. Mais si l'on parvenait h iso-
pression? Que l'on ne s'y trompe pas: le 1er un enfant, bien doué d'ailleurs, de toute
beau n'est point tel par lui-même ; il n'est communication sociale, à le soustraire M'au-
beau que par opposition au laid ; et le bien, dition de toute parole, comme on prétend
à son tour, ne peut iMre conçu ni enseigné
que comme l'opposé, l'antagoniste du mal ;
et cet enseignement ne peut être fait par les
signes seuls de la niimitjue.
« Ue cette impossibilité constatée de con-
cevoir , d'enseigner les idées générales ,
spirituelles ou morales, sans user du langage,
il ressort que l'origine de celles-là est subor-
donnée à l'origine de celui-ci. Seule donc,
la question d'origine du langage reste debout.
« Bien différent de l'animal qui, dès sa
naissance, possède de nombreux instincts,
l'enfant ne jouit que de ceux qui sont indis-
pensables à sa conservation : il tète, pleure
et crie; Ih se bornent les premières manifes-
tations de son existence. Il ne voit, n'entend,
ni ne marche. Ce n'est que plus tard, et dans
l'ordre de leur importance, qu'il acquerra
ces diverses facultés ; et encore un appren-
tissage prolongé lui sera-t-il nécessaire.
:< Si ce langage était inné chez l'enfant, il
parlerait comme il tête, comme il pleure.
que le fit autrefois le roi Busiris, cet enfant
se trouverait dans des conditions exactement
identiques à celles du sourd-muet. Conmio
ce dernier, et pour les mômes motifs, il ne
parlerait jamais.
« i! n'est plus permis, depuis les décou-
vertes récentes de l'astronomie et de la
géologie, d'afiirmer l'éternité de la matière.
Dans la science moderne , cette théorie
surannée a fait ]ilace à celle de la création.
Cette dernière doctrine, confiiniée [)ar les
récits de la Genèse, nous apprend que le
globe qui nous porte a une origine assigna-
ble ; qu'il a subi des transformations nom-
breuses, et que l'homme est de créatioi:
récente.
« Cette môme Genèse nous apprend encore
que res[ièce humaine ccmimença par un
couple ciéé à l'étal adulte ; et les données d<;
l'anthropologie, d'accord avec l'observation
de cha(iue jour, prouvent, en effet, qu'il a
dû en ôlre ainsi, puisque l'enfant abandonné
naturelletnenl. Si le langage était naturel à à lui-môme ne saurait pourvoir à ses besoins,
l'homme, le sourd-muet parlerait comme Le principe de la moindre action, découvei t
chacun dé nous. Rien, clans ses organes par Leibnitz et fécondé par le génie de New-
vocaux, ne s'oppose à l'émission de la paro- ton, qui l'appliqua au cas môme qui nous
le, comme le prouve l'apprentissage artiti- occujie, ce principe vient, de son côté, con-
ciel qu'il peut en faiie. S'il ne parle |)as, c'est (irmer le récit génésiaque, en prouvant que
uniquement parce qu'il est privé de l'ouie et l'espèce humaine a dû procéder par un con-
que, ne pouvant entendre, il ne peut répéter pie seulement,
ce qu'il a entendu. « Mais, que l'humanité ait commencé par
« Si donc il est nécessaire d'entendre la deux ou par plusieuis individus, par des
parole pour comprendre et pour répéter enfants ou par des adultes, leur condition,
cette parole, il est logique de conclure qu'un relativement au langage, a été celle où se
enfant élevé dans le désert, loin de tout con- trouverait aujourd'hui chacun de nous s'il
lact humain, et qui, par consé(]uent, n'en- n'entendait jamais parler, celle où vit l'en-
tendrait jamais parler, se trouverait exacte- fant atteint de cophose congénitale, Aban-
ment dans les mômes conditions que le donnés à eux-niômcs, nos premiers père.s
sourd-muet et ne parlerait pas plus que lui, seraient restés muets; et s'ils ont parlé, c'est
pour le même motif. L'homme ne peut donc parce qu'on leur a préalablement enseigne
parler qu'à cette condition expresse qu'on la parole.
lui enseignera la parole ; et, s'il manque de « Cette théorie (qui n'est autre que celle de
cet enseignement, il ne parlera janiais. la révélation du langage), conforme de tout
« Très-généralement étrangers aux éludes point aux données de la géologie, de la phi-
physiologiques, les partisans de l'innéité du losophie et de 1 histoire, trouve encore,
langage ne se sont guère occupés, ainsi que croyons-nous, un argument nouveau dans
je l'ai déjà dit, que de l'élément spirituel de nos expériences sur l'enseignement du lan-
l'homme et de l'idée pure, sans tenir suf- gage phonétique aux sourds-muets guéris,
fisamment compte de l'organisme humain. Nous avons pu, dans ces recherches, nous
Ils ont, je le crains, dans la question qui nous assurer que l'éducation de la parole est d'au-
occupe. confondu l'acte physiologique avec tant plus facile que les sujets sont plus jeunes
l'aptitude, de môme que d'autres confondent et possèdent une mimique moins complète,
l'organe avec la fonction qu'il est destiné à au moment de leur guérison.
remplir. Oui, sans doute, l'enfant possède « Dieu nous garde de prétendre assigner
les aptitudes nécessaires pour [)arler, réflé- une limite aux j)rogrès réalisables dans l'edu-
chir, etc.: et c'est môme parce qu'il les cation des sourds-nmets, non plus que dans
possède, tandis qu'il est privé de celle de toute autre branche de l'activité humaine;
voler, par exemple, qu'il parlera et réflé- mais, en présence des obstacles que rencon-
chira plus tard, tandis qu'il ne volera jamais, tre l'instituteur pour enseigner la parole aux
Mais ces aptitudes sont en puissance seule- sourds-muets devenus entendants dans la
ment: pour les faire passer en acte un sti- seconde enfance, il est permis de douter qu'il
MULUS est nécessaire, indispensable, c'est pût y parvenir chez des sujets guéris du
l'éducation.
surdi-mutisme à l'âge d'homme.
031 LAN DICTIONNAIRE DE PJIILOSOPIIIE. LAN 932
« A ces ditTicultés d(''jà si grandies qu'éprou- « La nouvelle éco.e excellait à montrer
verail l'adulle pour s'approprier la parole, l'incapacité de l'homme réfléchi 5 inventer le
serait venue s'en ajouter une autre bien plus langage ; elle le retirait ainsi de la sphère
grande encore dans la théorie de l'innéité du des inventions vulgaires, lui donnait un rang
langage, celle de l'apprendre sans maître. à part et y voyait l'œuvre de Dieu, Le xvnr
« Ainsi, h moins de supposer que, seule siècle, ajoutë-t-il , avait tout donné à la
dans la création, l'espèce humaine s'est per- liberté, je dirai presque au caprice de l'hom-
péluée sans transmettre h sa descendance me. Une des écolesqui s'élevaient contre
son type primordial, on doit conclure que la
parole n'a été ni plus naturelle, ni plus innée
chez nos premiers pères qu'elle ne l'est chez
leurs enfants. Il faut conclure encore que,
seul, le Créateur, après avoir formé et vivifié
)o corps de l'homme par son souille divin, a
})u illuminer son âme par sa parole toute
lui donna tout à Dieu. Le langage avait
d'abord été une invention humaine; il devint
maintenant une révélation divine. » Ceci,
aux yeux de M. Renan, est un tort grave.
« Les auteurs de celte thèse, dit-il, la soute-
naient au profit d'un système de fidéisme. »
Dès lors ces auteurs ne peuvent plus avoir
puissante, et cette déduction logique des faits raison, et perdent tout droit d'argumenter
scientifiques les mieux constatés vient Leur thèse, suivant notre philosophe, « n'a
encore s'appuyer de l'autorité du plus beau, pas besoin de réfutation pour tout esprit tant
du plus sublime des livres. » {Introduction A
l'étude médicale et philosophique de la surdi-
mutité par IIubeiit-Valleroux.)
§ XXlll. — Suite de la théorie fie la spontanéité ae
la pensée et de la parole; M. Henan, réfutation.
Arrivons à un philosophe que Mgr Parisis
signalait naguère comme étant le plus hardi
si ce n'est le plus dangereux des écrivains
panthéistes {Tradition et Raison, p. 23) ;
soit peu moderne. « Il n'y a plus qu'à s'in-
cliner devant les décisions du nouvel oracle,
esprit tout moderne.
Enfin, voici venir M. Cousin. « Celui-ci,
en développant sous un jour nouveau la
psychologie du spontané {Cours de 1818,
passim ; Cours de 1822, 6' et 7' leçon, etc.),
mil les esprits sur la voie de la solution. A
ce nouveau point de vue, le langage n'est
plus un don du dehors, ni une invention tar-
nous voulons parler de M. Renan. Ce lin- dive et mécanique. Ce sont les facultés hu-
guistc a consacré ses veilles à écrire sur les
langues, et n'en débile pas moins sur le lan-
gage les plus étranges paradoxes. Ces para-
doxes, à la vérité, ne sont point de son in-
vention : ce sont des emprunts qu'il fait aux
savant d'oulre-Rhin et qu'il s'efforce d'enlu-
miner cl notre usage. On le dit d'une certaine
force en philologie, malgré les erreurs rele-
vées dans son Histoire des langues sémitiques,
maines qui, par leur force interne, agissant
spontanément et dans leur ensemble, l'ont
produit comme leur expression adéquate. La
faculté du signe ou de l'expression est natu-
relle à l'homme. Tout ce qu'il pense, il l'ex-
prime intérieurement et extérieurement.
Sans doute, comme on l'a dit avec justesse :
« Ce n'est pas le signe qui fait la pensée,
mais la pensée qui fait le signe. » (Cousin,
par M. J. Oppert, professeur de sanskrit au Fragments philos., 1. 1, p. 212, 3' édit.)L'ini
collège de France ; mais en philosophie on liative, la force efficace et causante viennent
l'a surnommé le Leibnitz de Lilliput. En reli- de l'esprit ; mais aussi ce n'est pas par un
jiion, il se retranche dans les profondeurs de choix arbitraire que l'expression vient se
l'humanitarisme; sur l'origine du langage, il joindre à chacun des actes de l'intelligence;
se déclare pour le spontané. c'est par le fait même de notre conslitulion
« Au xviii' siècle, dit-il, le langage était psychologique. Rien non plus d'arbitraire
traité iVinvention comme une autre; l'homme dans l'emploi de l'articulation comme signe
l'avait un joui- imaginé, comme les arts utiles
et d'agrément. Et cette invention on l'assu-
jettissait aux lois de progrès et de succession
auxquelles sont soumis tous les produits réflé-
chis de l'intelligence... L'erreur était d'attri-
buer aux facultés réfléchies, à une combinai-
des idées. Ce n'est ni par une vue de con-
venance ou de commodité, ni par imitation
des animaux, que l'homme a choisi la parole
pour formuler et communiquer sa pensée,
mais parce que la parole est chez lui naturelle,
et quant à sa production organique et quant
son voulue et arbitraire, un produit spontané à son interprétation psychologique. Si l'on
des forces humaines, agissant sans conscience
d'elles-mêmes. » [Yoy. son livre de Y Origine
du langage.)
Dans le premier quart du xix' siècle,
la question fit un pas par la théorie de
la révélation du langage , soutenue prin-
cipalement par M. de Ronald. « Il y avait
dans cette théorie, dit M. Renan, un progrès
réel et un acheminement à la véritable hypo-
thèse.
accorde en effet à l'animal l'originalité du
cri, pourquoi refuser à l'homme l'origina-
lité de la parole (258)? pourquoi s'obstiner
à ne voir en celle-ci qu'une imitation de
celui-là? Il serait sans doute trop ridicule
de regarder comme une découverte l'appli-
cation que l'homme a faite de l'œil à la vision,
de l'oreille à l'audition : il ne l'est guère
moins d'appeler invention l'emploi de la
parole comme moyen d'expression. L'homme
(258) La conséquence de ce beau raisonnciiîcnt
est que, les aniniuiix île la même ei«pèce ayant les
mêmes cris , l'espèce /tomme devrait partout aussi
avoir le même laiijjage, puisque le cri de l'animal
uclui est pas plus naturel que la parole à l'Iiommc.
Est-ce ce que nous voyons? Un autreltenantde l'école
épicurienne a dit aussi : < L'homme a fart sa lan-
gue commC'leii oiseaux font leur chant, il n'y a (|ue
la diflérence du simple au composé. > (Or.svoih-
Li.\;.)
533
LAN
PSYCHOLOGIE.
LAN
93t
a la faculté du signe ou de l'interprétation,
coiiime \\ a celle de la vue ou de l'ouïe
(259); la parole est le moyen de la première,
comme l'œil et l'oreille sont les organes
des deux autres. L'usage de l'articulation
n'est donc pas plus le fruit de la rétlexion
que l'usage des autres organes de nos facul-
tés. Il n'y a pas un langage naturel et un
langage artiticiel; mais la nature, en même
temps qu'elle nous révèle nos forces, nous
révèle les moyens qui doivent servir d'ins-
truments à leur exeriice.
« C'est donc un rêve d'imaginer un premier
état où l'homme ne parla pas, suivi d'un
autre où il conquit l'usage de la parole.
L'homme est naturellement parlant comme
il est pensant, et il est aussi peu philosophi-
que d'imaginer un commencement au lan-
gage qu'à la pensée... Le langage étant la
forme expressive, le vêtement extérieur de
la pensée, l'un et l'autre doivent être tenus
pour contemporains.
« Ainsi donc, d'une part, la parole est
(259) Lue doctrine létluiteà cel excès de pnra-
doxe esl jugée.
(2G0) Toulefois ailleurs il se corrige un peu, et
ne parail pas avoir aiil;iiii de foi ilaiis celle mer-
veilleuse spoiiiaiiéiié à laquelle on faii jouer un .si
tjraiid lôle : « l*enl-élie, dii-il, notre siècle a-l-il
aliiisé du uiol do spoiiianéiié dans l'explication des
piiéiioniènes (lue ni i'expéiience ni i'Iiisioire ne
SHur;iiiiii atieindrc. > (Revue des deux mondes ,
Iodée. 1851.)
(2GI) Ah! puisqu'il éiail enfant, on comprend
loui de suite (|ne cela a dû lui être iiès-aisé. M. Ile-
naii trouve plus simple de ne pas prévoir les ob-
jections : cela pourrait troubler ses llicorics a
priori, il va droit à l'airirmalion , comme le bloc
dci.iclié du rociier va droit à rabiine au-dessus du-
quel il était suspendu.
CiQ'î) Quelle admirable faculté nous a^ons per-
due !
(265) La mélapbysiquc du langage poussait alors
dans les létes Itumaiues comme les champignons
dans les bois.
I Quel(|uefois notre conscience, partagée entre
lin grand nombre de perceptions <|ui agissent sur
nous avec nue force à peu prés égale, est si faible,
qu'il ne nous reste aucun souvenir de ce que nous
avons éprouvé. A peine sentons-nous pour lors que
nous existons : des jours s'écouleraient comme des
moments, sans que nous en lissions la diUerence ;
et nous éprouverions des milliers de lois la même
perception sans reniai qner (juc n(uis l'avons déjà
eue. l]:i homme qui par l'usage des signes a aci|uis
beaucoup it'idées, et se les esl rendues laiiiilicres,
ne peut pas demeuier longtemps dans celle espèce
de lélliargie. Plus la provision de ses idées esl
grande, plus il y a lieu de croire que quelqu'une
aura occasion de se réveiller , d'exercer son alten-
lion et de la rciirer de tel assonpissemenl. Par
conséipient, moins un a d'idées, plus celte léthargie
doit êire ordinaire. » (Cunuillic, Essai^sur l'orig.
d;s cuuii. hum.)
2b4) M. Uenan ne se lasse point d'affirmer, dans
ce sens, sans jamais rien préciser : « Dès le pre-
mier moment de sa comiiiulion, l'espril humain lui
tomplei ; le premier lait psycliologiqiie renferma,
o'iiiie manière iuiplicile, tous les éléments du lait le
plus avancé... Depuis l'acte géiiéraieur qui le lit
être, le langage ne s'est enriclii d'aucune fonction
vrajmeni nouvelle. Un gernie.esl posé, renlertnaul
dans son tout l'œuvfe de l'homme et des for-
ces qui résident en lui. De l'autre, rien A^i
réfléchi, rien de combiné arlificiellemenl
dans le langage, non plus que dans l'esprit.
Tout est l'œuvre delà nature humaine, agis-
sant spontanément et sans réflexion sur son
ell'ort (260).
« L'homme primitif put, dans ses premières
années, construire cet éditice qui nous étonne,
et dont la création nous paraît être prodigieu-
sement ditlicile, et il le put sans travail, parce
qu'il était enfant (261). Maintenant que la
raison réfléchie a remplacé cet instinct pri-
mitif, à peine le génie peut-il suffire à ana-
lyser ce que l'esprit d'alors créa de toutes
pièces et sans y songer (262). L'humanité qui
crée sa langue n'éprouve pas plus de diifi
culte que la plante qui germe (263).
« La réflexion n'y peut rien, les langues
sont nées toutes faites du moule môme de
l'esprit humain, comme Minerve sortant tout
armée du cerveau de Jupiter (264). »
Toutefois nous aurions tort de nous laisser
en puissance tout ce que l'être sera nn jour; l«
germe se développe, les formes se consiiiiienl dans
leurs proportions régulières; ce qui était en puis-
sance devient en acte ; mais rien ne .-«c crée, rien ne
s'ajoute; telle est la loi commune des êtres soumis
aux conditions de la vie. — Telle fut aussi la loi du
I iiigage... La grammaire de chaque race fut formé''
d'un seul coup; la borne posée par l'cirorl spontané
du génie primitif n'a guère été dépassée. •
Où notre auteur a-t-il vu tout cela? Comment lo
sait-il? Par quel moyen a-t-il constaté, je ne dis pas
seiilement l'exislence , mais le caracièie universel
des lois (|u'il énonce d'une manière si absolue et
d'un ton si dogmatique ? Dieu n'est-il pour rien
dans Vucte générateur (\\n a produit les langues
mères cl le système grammaiical de chaque famille .'
— « Un germe est posé ;... rien ne se crée , rien nii
s'ajoute. » Qu'esl-ce à dire? Les germes des choses,
des bommes et de> langues sont-ils crées ou in-
crcés? Existent-ils avant d'èlre posés ? qui les déve-
loppe ? qui constitue leurs formes et leur propor-
tions régulières ? — M. Uenan ne le dilpa.>; il se
borne à ériger eu une sorte d'axiome que l'iiiter-
venlion divine doit être coiisidéiee comme ne pou-
vant expli(|uer quoi que ce soit, et que cela n'a be-
soin ni d'être prouvé ni d'être justilié ; procédé qui
n'a en soi d'autre avantage que telui d'èlre fort
commode pour celui (|ui l'emploie.
Les liypoihèscs les plus hardies ou plulôl les
conjectures les plus téméraires ne lui coûtent rien :
< il n'est pas impossible, dit-il, que la naissance du
langage ail été précédée d'une période d'incubation,
dînant laquelle des causes, eu tout autre temps se-
condaires, auraient agi d'une manière énergi(|ue ei
creusé les abîmes de séparation qui nous élonnenl. »
(Hist. des lung. sémii., p. 419.) Quelle base pour la
bcience que celle période d'incubation! Voilà donc
un membre de l'Iiistiiut (|ui tombe dans le roman
cosmogonique à la suite de Mme Sand dans Evenor
et Leucippe, t Voilà donc la punition et la progres-
sion vengeresse de ces imaginations éclatantes qui
ne recoin. aissenl aucun frein et aucune loi ! Le spé-
cieux d'abord, puis le paradoxe, puis le faux , pui»
l'absurde, puis la démence, puis quelque chose qui
n'est plus méine la lolie, mais l'ennuyeux multiplié
par rincumpréliensibli; et se promenant en maître
dans un Eden apocryphe oîi il n'y a pas mcine un
serpent pour le mordre, de pomme pour le rafraî-
chir et u'aiige exleiminaieur pour le melire a li
porte ! Quel désastre el aussi quelle leçon 1 et aussi
î)35 I-AN DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE. LAN 936
éblouir par ces comparaisons et ces images de rochers, el pour nourriture que des ra-
vives et brillantes. 11 nous faut beaucoup re- cines sauvages et des plantes qu'ils mangent
trancher de l'idée que les ainruiatidus intr6- crues, certaines espèces d'araignées, desser-
pides de notre syslématuiue auteur nous ont penls, des lézards et autres re[itiles, l'écureuil
. '. j.-i 1 .1 n„ _/.,. volant, etc. » [Voy. aussi Cook, Prem. voy.
donnés d'abord des nuMvcilleuses créations
de -la spontanéité. « Les premiers essais ne
furent (jue rudimenlaires... ; ce n'était qu'une
expression synthétique et obscure...; tout y
était, mais confusément et sans distinction...
Il est didlcile, dans l'état présent de nos con-
naissances, de déterminer davantage et de
tracer les caractères de la langue que parla
l'homme, lors du réveil de sa conscience. »
On conçoit ces embarras. Là où tout était,
mais confusément et sans distinction, dans un
pareil chaos, il est dilficile de rien voir, de
rien débrouiller. C'est ce qui fait que tout ce
que vous allirmez sur ce sujet est sans por-
tée aucune, et que votre théorie est un édi-
fice en l'air.
« Il semble que l'homme primitif ne vécut
point avec lui-même ni dans sa conscience,
mais répandu sur le monde dont il se distin-
guait à peine... L'homme primitif, comme
l'enfant, vivait tout par les sens. » Voilà la
noble idée que l'auteur nous donne de ce roi
de la nature.
Conformément à l'idée qu'il se forme de
l'homme primitif, M. Renan affirme que « la
langue des premiers hommes ne fut que l'é-
cho de la nature dans la conscience humaine,
et que l'onomatopée fut le procédé ordinaire
par lequel \,s formèrent leurs appellations. »
Ainsi le premier langage fut limitation des
bruits de la nature (-il)5).
« I! faut admettre, ajoute-t-il, dans les pre-
miers hommes un tact d'une délicatesse in-
finie qui leur faisait saisir, avec une finesse
dont nous n'avons plus d'idée, les qualités
sensibles qui devaient servir de base à l'ap-
pellation des choses... Ils voyaient mille cho-
ses à la fois... (266). »
On peut citer à l'appui de ceci le Boschis
t. II et m.) Que le tact de ces gens-là doit
avoir de aélicatesse, et comme ils doivent
ôtre occupés d'appellations onomatopéi-
(]ues (267), et, s"i\^ voient mille choses à la
(ois, comme cela leur a été jusqu'ici d'une
grande ressource 1
Après cela je suis bien de l'avis de l'auteur,
qui conclut là-dessus en ces termes : a Nous
devons renoncer à jamais à retrouver les sen-
tiers caj)iicieux qu'ils parcoururent et les as-
sociations d'idées qui les guidèrent dans cette
œuvre de production spontanée. »
Cependant, quoiqu'il ne soit rien moins que
sôr de Ja manière dont les choses se passè-
rent, notre auteur se prononce contre l'unité
de langage | l'origine. « Peut-on croire, dit-
il, que les premiers hommes, (jui se possé-
daient à peine eux-mêmes et dont la raison
était encore comme un songe, eussent réalisé
cette unité à laquelle les siècles les plus polis
ont eu peine à atteindre...? Au commence-
ment il y avait autant de dialectes que de fa-
milles, je dirai presque d'individus. «On n'en
doit point être surpris, les premiers hommes
se possédaient à peine et leur raison était
comme un songe.
Une richesse sans bornes ou plutôt sans
règle, ajoute-t-il, une synthèse obscure, tous
les éléments entassés et inrlislincts , tels
étaient donc les caractères de la pensée el de
la langue des premiers hommes. » Ces obser-
vations peuvent nous consoler de la perte à
tout jamais de cette merveilleuse spontanéité
dont l'humanité fut douée à son origine, et
dont M. Renan racontait tantôt les prodiges.
Mais les recherches philologiques coniir-
raent-elles ces vues de M f^eiian sur le dé-
faut d'unité du langage h] b])gine? Un savant
man et le Pescherai, par exemple, hommes d'une profonde et U5 e érudition a démontré
primitifs s'il en fut, « lesquels, suivant Spar- le contraire, au iSTIt S en ce qui concerne la
mann (t. I, p. 212-236) el d'Acosta {Hist. na- famille arienne. Ecoutons M. Adolphe Pictet :
lur. y moral de las Indias, lib. vu, c. 2), « Le résultat le plus certain des éludes
n'ont pour asiles que les buissons el les creux poursuivies jusqu'à présent sur la famille des
iiuelle joie pour cespiuivrcs pelils esprits qui s'en
lieiiiient à ,1a Bilde , à l'Evangile el an Calé-
cliisine! i
(2Go) Desmonlins dit aussi : » L'oreille recueillit
les bruits extérieurs el en (il les oiiomalopées ; elle
enregislia les exrlainalious spontanées des passions.
(Je fonds, niodilié par le caprice, par la tradition,
donna des combinaisons infimes comme le hasard. >
Si l'arrangenienl de la matière homme est un ac-
cidiMil lécent, une iransformalidn dernière du ver
perfectionné, la par(de n'est qu'une fonction fatale
comme le chant des oiseaux. Il y a prodigiensement
de naïveié dans les prétentions de celle école.
(•266) M. Renan, (|ui va de paradoxe en paradoxe,
d'impossibilité en impossibilité, avance (|ne ; < C'est
chose admirable (|ue la puissance d'expression de
l'eiifaiil ei la fécondité <pi'i! déploie pour créer des
appellations, des nmls à lui , avant que l'habitude
lui impose le langage ofliciel, et qu'il eu fut de même
des premiers hommes. » Celle aflinuaiion , contre-
dite par l'expérience journalière, esl aussi démen-
Ue par une icmme célèbre cl d'une hante intelli-
gence, qui nous a laissé sur Véducnl\on nu livre
qui contient tant d'idées justes et (ines. « Comme
on a beaucoup dit que les lani-ues étaient nées du
besoin, et que c'étaient des cris perfectionnés, je
suis bien aise decertilier «lue du moins il n'en esl
pas ainsi chez l'enfant; j'ajoute qu'il n'invente pas
les mois de lui-même, et qu'il ne fait que répéter
tant bien que mal ceux qu'il a entendu prononcer ;
il n'apjielle pas même un animal par son cri, à
n)oins (ju'on ne lui en ait donné l'exemple. Le laai-
gage parlé, dans son état le plus informe, est ainsi
le Iriiil de l'imitation ou de renseign(;ment. >
(Mme ÎSecker de Saussure, L'iid«ca//on progressive,
t. 1, p. lui.)
('Ibl) M. Renan, en supposant que l'onomatopée
fut le procédé ordinaire par le(|uel les prctniers
hommes formèrent leurs appellauons, ne prend pas
garde que l'onomatopée est toujours un terme com-
posé qui implique comparaison el jugement : c'esi
donc un vériiaijle progrès, un développemenl de la
langue, et non un mol primitif. {Voy. la noie Xlll,a
la iiii du volume. )
937
LAN
PSYCHOLOGIE.
LAN
938
langues ariennes, c'est que toutes descendent langage, il devient impossible d'en rendre
d'un type commun, dolit elles ont conservé compte autrement que par une transmission
la forte empreinte malgré des altérations de continue à partir de l'origine. Du moment que
diverse nature, et, par conséquent, d'une l'on admet que tous les rameaux, d'une même
langue primilive réelle, vivante, achevée en race proviennent d'une source commune, il
elle-même, et qui a servi d'organe commun faut bien l'admettre aussi pour les langues
à un peuple entier. Ce n'est pas \h une sira- qu'ils portent toujours avec eux et dont ils
nie hypothèse imaginée en vue d'expliquer n'ont jamais pu cesser de se servir. Les diffé-
les rapports qui les relient entre elles; c'est rences dialectiques s'expliquent fort bien par
une conclusion qui s'impose irrésistiblement, les intluences du temps et de l'éloignement,
et qui a toute la valeur du fait le mieux cons- comme les différences de constitution physi-
' ■ " ' " ■' ' ^ '~-" que et d'aspect extérieur par les elfets du
climat; mais elles n'intéressent en rien l'u-
nité primitive dont l'existence réelle n'en est
pas moins certaine dans le passé.
Nous pouvons d'ailleurs invoquer ici, con-
tre l'opinion de M. Renan, une autorité im-
posante, celle de Jac. Grimm, le grand phi-
lologue. Voici comment il s'exprime dans
son Histoire de la langue allemande :
« Tous les dialectes se développent dans un
ordre progressif, et plus on remonte vers
l'origine des langues, plus leur nombre dimi-
nue et plus leurs différences s'effacent. S'il
n'en était pas ainsi, la foimation des dialec-
tes et la pluralité des langues resteraient
inexplicables. Toute diversité est sortie gra-
duellement d'une unité primilive. Les dia-
lectes allemands se rapportent tous à une
ancienne langue germani(iue commune, et
C(>lle-ci à son tour, h côté du lithuanien, du
slave, du grec et du latin, n'était qu'un des
dialectes d'un idion)e primitif plus ancien
encore. » (J. Grimm, Geschichte d. d. Spr.y
p. 833.)
En ce qui concerne la famille arienne, nous
croyons donc qu'aucun fait ne peut être
mieux démontré que celui d'une langue pri-
milive, parfaitement une et comi)acte, dont
li'S divers idiomes ariens ne sont ^ beaucoup
d'égards que des dégénérescences. Quant a
talé. Quand on voit un aussi grand nombre
de langues d'une structure si caractérisée,
converger par tous les détails de leur orga-
nisme vers un centre commun où chaque fait
spécial trouve sa raison d'être, il devient'im-
possible d'admettre que ce centre n'ait eu
qu'une existence purement idéale, et que cet
accord merveilleux ne résulte que d'une im-
l)ulsion instinctive propre à une certaine race
d'hommes. »
Un écrivain philologue a cherché récem-
ment à établir qu'il faut, en linguistique,
comprendre les dialectes de la môme rnanière
que l'on entend, en histoire naturelle, les
espèces constituées, c'est-à-dire connue un
fait actuel et désormais permanent, sans re-
chercher si les diversités présentes existaient
ou non à l'origine. (Ernest Renan, Histoire
des langues séncitiques, t. I, p. 96.) Il ne faut
point, suivant lui, placer 1 unité au début.
L'idiome des premiers Ages aurait été un lan-
gage illimité, Capricieux, indélini, nroduit
d'une liberté sans contrôle, et, au lieu de
faire précéder les dialectes par une langue
unique et compacte, il faudrait dire, au con-
traire, que celte unité n'est résultée que de
l'extinction successive des variétés dialecti-
ques. [Ibid. p. 93.)
Nous n'avons pas à rechercher jusqu'à
quel point cette manière de voir s'applique à
l histoire des langues sémitiques, qui paraît
l'avoir suggérée à son auteur, mais il semble
impossible de l'adopter pour celle des idiomes
ariens, à moir* de fermer les yeux à l'évi-
dence. L'assimilation des dialectes aux espè-
ces constituées des sciences naturelles, nous
paraît pécher par la base. Nous ne savons
rien, en effet, de l'origine des espèces qui,
aussi haut que nous pouvons remonter, se
savoir comment celte langue-mère est arrivée
elle-même à se former, c'est une question
que nous n'abordons pas , bien que nous
l'estimions très-susceptible d'une investiga-
tion rationnelle. Le problème de la forma-
tion des dialectes se reproduirait ici dans une
sphère plus reculée encore ; car la langue
arienne elle-même ne remonte pas à l'ori-
gine du genre humain, et des indices, encore
présentent avec des caractères invariables; et imparfaitement étudiés, semblent lui assi-
ici l'unité primitive peut n'êlre qu'idéale.
Ceci touche immédiatement à la question de
la création des plantes et des animaux, la-
quelle restera toujours le secret du Créateur.
Mais les langues sont incontestablement un
produit de l'esprit humain, produit instinc-
tif, il est vrai, mais en aucune façon pure-
ment aveugle. Le rapport qui lie les sons ar-
ticulés aux idées qu'ils expriment est d'une
tout autre nature que celui des formes végé-
tales ou animales aux êtres invisibles qu'elles
révèlent; car, eu tant que signe de la pen-
sée, le son n'a essentiellement qu'une valeur
arbitraire toutes les fois qu'il n'est pas imita-
tif. Or, quand ce signe, arbitraire par lui-
même, se trouve être identique dans des abondance de dérivés de toute espèce. Son
idiomes séparés depuis des siècles, et que système phonique était simple et harmo-
les analogies s'étendent à tout l'organisme du nieux. Par la distinction des trois genres, elle
DicTioNN. DE Philosophie. I. UO
gner à son tour un point de départ commun
avec l'idiome primitif des peuples sémiti-
ques. M. Renan, il est vrai, ne veut pas ad-
mettre l'existence de ce dernier, mais nous
avouons que son argumentation ne nous a
pas pleinement convaincu.
Ce serait sans doute une entreprise vaine
(|ue de vouloir reconstruire de toutes pièces
cet antique langage des Aryas par la compa-
raison des formes plus ou moins alléiées qui
en sont sorties; mais on peut du moins, en
toute sûreté, en esquisser à grands traits le
tableau général. C'était une langue très-riche
en racines verbales monosyllabiques, d'où
elle faisait surgir, à l'aide de suffixes, une
î)P.O
lAN
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
LAN
fl40
donnait une soilc de vie symbolique à tous
Jes objets de la nature inanimée. Au moyen
de ses trois nombres cl des sept cas de sa
déclinaison, elle exprimait avec précision les
rapports grammaticaux. La structure de son
verbe était surtout d'une admirable perfec-
tion. Des désinences pronominales pour les
trois personnes et les trois nombres, ainsi
que les flexions variées, en combinaison avec
l'augmenl, la réduplicalion et les change-
ments de la voyelle radicale, permettaient de
distinguer jusqu'aux plus fines nuances des
temps et des modes. Si l'on ajoute à cela une
grande facilité à former des composés de
toute espèce, on reconnaîtra que cette langue
réunissait à un haut degré des qualités dont
nulle part ailleurs on ne retrouve l'ensemble
aussi complet.
Les idiomes dérivés de la souche primitive
ont conservé ces qualités, mais dans des pro-
portions diverses. Le sanskrit, le zend et le
grec en ont sauvé la meilleure partie; les au-
tres en ont perdu plus ou moins, et rempla-
cent quelquefois par des procédés nouveaux
ce que le temps et l'oubli leur ont enlevé.
C'est à l'histoire spéciale de chaque langue
qu'il appartient de faire son bilan sous ce
rapport, et de comparer son état actuel avec
la richesse des anciens temps.
Une question d'un grand intérêt est celle
des affinités plus ou moins intimes qui re-
lient entre eux les divers membres de cette
vaste famille. Ainsi, on reconnaît au premier
coup d'oeil que les deux idiomes orientaux,
le sanscrit et le zend, forment un groupe à
part, le plus rapproché, sans contredit, du
type primitif. Parmi les langues européennes,
c'est le grec qui s'y rattache le plus près; le
latin et surtout le celtique s'en éloignent da-
vantage, tandis que le germanique et le li-
thuano-slave s'en rapprochent de nouveau à
beaucoup d'égards, sans y revenir cependant
au même degré que le grec. On a tenté de
partir de là pour tirer quelques inductions
sur l'ordre chronologique des migrations des
peuples ariens, mais il faut bien avouer que
cette voie présente encore beaucoup d'incer-
titudes, et c'est ce que prouve déjà la diver-
gence des solutions proposées.
On est bien d'accord à reconnaître que le
sanscrit et le zend doivent être restés
unis entre eux plus longtemps que les autres
idiomes anciens, ce qui résulte soit de leurs
aflinilés plus intimes, soit des traditions my-
thiques communes aux Indiens et aux lia-
niens; mais pour les peuples européens, il
existe deux systèmes opposés. Suivant Bopp,
les Lithuano-Slaves se seraient séparés plus
tard du centre commun que tous les autres;
suivant Schleicher, au contraire, ils auraient
été avec les Germains, et à l'exception peut-
être des Celles, les premiers à se détacher
de la souche primitive. {Beilrœgez.vergt. Spr.,
t. I, p. 11.) Le principe sur lequel il s'appuie,
c'est que plus les langues s'éloignent de leur
type originel, et plus il a fallu de temps pour
les modifier. Ce principe, assez rationnel en
lui-même, est toutefois d'une application
difficile. 11 faudrait bien s'entendre d'abord
sur l'importance relative des caractères qui
déterminent le nlus ou moins d'affinité des
langues entre elles. 11 est certain, par exem-
ple, que le gothique, par la pureté de son
vocalisme, se rapproche plus du sanscrit que
le grec, et cela pourrait bien compenser un
degré moindre d'jiffinité quant aux formes
grammaticales. Il faudrait ensuite, et surlout,
tenir grand compte de l'âge relatif des langues
comparées. Nous ne connaissons le gothique
qu'à partir du iv siècle de noire ère, le slave
que depuis lexi', le lithuanien que bien plus
récemment encore. Si nous possédions de
ces langues des textes contemporains d'Ho-
mère, elles se montreraient peut-être plus
rapprochées de l'idiome primitif que le grec
le plus ancien. Il serait donc dangereux de
tirer de leur état actuel des conclusions trop
absolues.
Ce qui semble fournir une base d'apprécia-
tion plus sûre, c'est la position géographique
des peuples telle qu'«;lle a été déterminée
I^ar leurs anciennes migrations. Il y a là un
lait analogue à celui des stratifications en
géologie qui permettent de reconnaître avec
précision leur âge relatif. C'est en combinant
ces données géographiques avec celles de la
philologie que l'on peut le mieux espérer
une solution approchée du problème. Il im-
porte surtout de fixer son attention sur le»
affinités qui se révèlent de groupe à groupe
entre les langues delafamille, en accord mani-
feste avec la position géographique des peu-
ples; car rien n'est plus propre à jeter quelque
jour sur les points de dépari de leurs migrations
recpectives, et, par suite, sur le centre com-
mun de leurs premiers mouvements.il est peu
probable, en etlet, que la dispersion des tri-
bus ariennes ait été soudaine, et se soit accom-
plie d'un seul coup, à moins de supposer
quelque révolution violente de la nature dans
leur pays natal. Les émigrations lointaines
auront été précédées par une extension gra-
duelle, dans le cours de laquelle se seront for-
més peu à peu des dialectes distincts, mais tou-
jours en contact les uns avec les autres, et
d'autant plus analogues qu'ils étaient plus
voisins entre eux. Ainsi le peuple arien, di-
visé en tribus, aura déjà porté en lui-même
les germes de la filiation des idiomes sortis
3lus tard de son sein, et chacune de nos
angues européennes aura commencé à se
développer dans sa direction propre, alors
qu'elle se trouvait encore en communication
immédiate avec ses sœurs de l'Occident et de
l'Orient.
Ce qui est certain, dans l'état actuel des
choses, c'est que l'on remarque, entre les
peuples de la famille arienne, comme une
chaîne continue de rapports linguistiques
spéciaux qui court, pour ainsi dire, parallè-
lement à celles de leurs positions géographi-
ques. Quelques-uns de ces rapports, il est
vrai, s'expliquent par des transmissions et
des influences de voisinage, et se reconnais-
sent avec assez de sOrelé ; mais il en est
d'autres que l'on ne saurait attribuer à celle
cause, et qui remontent évidemment à une
époque beaucoup plus ancienne .\insi, en
r,
941 LAN PSYCHOLOGIE. LAN 942
rwirtanl du point extrême à l'Orient, c'est-h- la grammaire comparée des langues ariennes,
dire du zend etdu sanskrit, pour faire le tour mais qu'il faudrait un livre entier pour justi-
du "rand domaine des langues ariennes par fier. Celte esquisse ne s'applique, bien en-
te midi, et revenir ensuite par le nord, on tendu, qu'à l'ensemble des faits; car, à côté
trouve en premier lieu le grec, qui se lie de de cet enchaînement continu de rapports qui
très-près aux deux idiomes orientaux par les forme comme un grand cercle, il y en a
formes si riches de sa conjugaison, par l'aug
ment et la réduplication, et, surtout, par le
système de l'accentuation, qui reproduit
presque identiquement celui du sanskrit vé-
dique (268). Les rapports intimes du grec et
du latin, dont on a fait le groupe ario-pélas-
gique, sont suffisamment connus, et assez
prononcés pour avoir fait croire faussement
que le second dérivait du premier. Plus loin,
les langues celtiques touchent au latin, non
d'autres qui relient directement au centre
les divers points de la circonférence. Tel
idiome, par exemple, qui a plus perdu que
tel autre en fait de formes grammaticales,
rachète ce désavantage par la conservation
de racines verbales, ou de termes de divers
genres qui ont disparu dans les langues plus
favorisées. Ce cas se présentera plus d^ine
fois dans le cours de nos recherches. On est
toujours surpris quand on rencontre inopi-
seulement par un grand nombre de termes nément un mot sanscrit transporté à l'autre
communs qui ne proviennent pas tous d'em- extrémité du monde arien, en Irlande, par
prunts directs, mais par certaines particula
rites grammaticales très-caractéristiques ,
comme la formation du futur au moyen de
l'auxiliaire bhû ajouté à la racine, et la dési-
nence en r des verbes passifs et déponents.
exemple, sans avoir laissé ailleurs aucune
trace intermédiaire. Ce fait, qui rappelle
celui des cailloux roulés de la géologie, est
un de ceux qui donnent la preuve d'une
durée plus ou moins prolongée de l'unité
ainsi que de l'impersonnel. Des deux dia- primitive du peuple des Aryas, même après
lectes celtiques, le cymrique se rapproche
de nouveau plus sensiblement des langues
germaniques, et celles-ci à leur tour se rat-
tachent aux idiomes lithuano-slaves par plu-
sieurs affinités primordiales. Enfin, ces der-
niers nous ramènent aux langues iraniennes
leur première division en tribus et en dia-
lectes.
Si l'on fait abstraction de la grande exten-
sion ultérieure des Indiens vers le sud, ainsi
que de celles des Ario-Persans sur toute la
surface de l'Iran, on pourra représenter gra-
par des analogies phoniques et autres qui phiqueraent assez bien les résultats énoncés
leur sont propres. ci-dessus au moyen d'une ellipse allongée.
Je dois m'en tenir à ces indications gêné- dont l'un des foyers figurera le point de dé-
rales, suffisantes pour ceux qui connaissent part "de la race arienne.
Liilnians-Slaves.
Germains
Iranienii,
Celtes.
Latins,
lens.
(irecs
Cette ellipse, comme on le voit, ne repro-
duit pas mal les positions géographiques des
peuples de la lamiile arienne, et, en les
ramenant respectivement au centre oriental,
on se fera une idée juste, probablement, de
leur distribution primitive dans le berceau
commun, ainsi que des directions de leurs
premiers mouvements.
Que l'on se figure maintenant, par hypo-
thèse, que le petit cercle tracé autour du
foyer de l'ellipse représente la Bactriane, et
on reconnaîtra qu'aucun autre point géo-
graphique ne répond aussi bien aux induc-
tions fournies par les faits linguistiques et
traditionnels. Si l'on fait rentrer les essaims
dans la ruche d'où ils sont sortis, on verra
que les Iraniens ont dû occuper la portion
nord-est qui avoisine la Sogdiane vers le
Beiourtagh, et que dès lors, poussés par le
surcroît de population, ils n'ont pu s'étendre
d'abord que dans la direction de Test, jus-
qu'aux hautes vallées des montagnes d'où
ils sont redescendus plus tard pour peupler
l'Iran. A côté d'eux au sud-est, probablement
dans les fertiles régions du Badakchan , se
trouvaient les Ario-Indiens, appuyés aux
versants de l'IIindoukouch, qu'il leur a fallu
traverser ou tourner pour arriver dans le
CabouHstan, et pénétrer de là dans l'Inde du
nord. Celte position resserrée au fond de la
Bactriane, et fermée par les hautes chaînes
du côté où l'émigration aurait dû s'elfecluer
(iC8) Voij. le beau travail deBopp, VerglekheitdesAccentualioni-iyslem d« Sanskrit u.Criechitcfien, 1854.
r,i1 LAN DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE. LAN 944
naturellement, expliquerait fort bien pour- bien compte de tous les faits nui se ratla-
quoi ces deux tribus sont restées plus long- chérit aux migrations ariennes. Soit que l'on
temps que les autres en contact da«s leurs cherche le point de départ plus au nord ou
demeures premières. Au sud-ouest, et vers plus au raidi, plus à lest ou à "l'ouest, on
les sources de l'Artamis et du Bactrus, nous tombe dans des diflicultés et des contradic-
E lacerions les Ario-Pélasges (les Grecs et les tions dès qu'il s'agit de se faire une idée claire
atins), qui se seront avancés de là dans la des premiers mouvements de cette grande
direction de Hérat, pour continuer leur mi- race. Cette hypothèse s'ac'corde d'ailleurs
gration vers l'Asie mineure et l'Hellespont, essentiellement avec les conjectures de
parle Khorasan et le Mazenderan. La tribu Schlegel et de Lassen qui placent les origines
qui devait former le grand peuple desCeltes ariennesquelquepart entre les hautes chaînes
aura occupé la région de l'ouest du côté de la de l'Asie centrale et la mer Caspienne
Margiane. Parfaitement libre de ses mouve- (Schlegel, De l'origine des Hindous, àsius ses
ments h l'Occident, elle aura sans doute Essais, p. 514; — Lassen, Ind. Alt., 1. 1,
obéi à la pression exercée du centre par une p. 527) : mais elle a 1 avantage d'une plus
population devenue trop dense. Les Celtes grande précision.
se seront étendus vers Merw d'abord et l'IIy- En parlant ainsi que nous venons de le
carnie; puis, contournant au sud la mier faire, des divers peuples ariens coiume déjà
Caspienne, ils auront fait une halle dans les distincts entre eux avant leur sortie d*» la
pays fertiles de ribérie et de l'Albanie, dont Bactriane, nous n'entendons rien préjuger
les noms mômes, avec quelques autres en- sur la nature et le degré des ditïérences qui
core, ainsi que nous le verrons bientôt, sem- pouvaient avoir commencé à se dessiner. 11
blent être restés comme une trace de leur est certain que la configuration topogra-
établissement temporaire. Plus tard, poussés phique du pays, divisé en plusieurs bassins
en avant sans doute par des colonies ira- par les affluents de l'Oxus, devait favoriser le
niennes, par les Géorgiens descendus des fractionnement en tribus et en dialectes,
montagnes de l'Arménie, et par des tribus Ptoloraée n'énumère pas moins de treize
venues du Nord, ils auront franchi les détilés peujilades distinctes qui habitaient la Bac-
du Caucase, contourné la mer Noire au Nord, triaiie {Géogr. t, IV", p. 448) ; et au vu' siècle
gagné le Danube et remonté son cours pour d'après le pèlerin bouddhique Hiouen Thsang,
pénétrer au centre de l'Europe et ne s'arrêter le royaume d© Thou-holo (Toukhâra), qui
définitivement qu'aux limites extrêmes de la comprenait, était divisé en vingt-sept
notre Occident. Celte longue migration ne petits Etats. (Stan. Julien, Vie de JUiouen-
se sera pas accomplie tout d'une haleine, Tfisang, p. 455.) La question de savoir si,
et, sur cette route lointaine, bien des noms à un moment quelconque, la langue arienne
de pays, de fleuves et de peuplades d'ailleurs primitive a été une et com-pacte dans
peu connues, témoignent des établissements toute l'étendue du pays, ne peut se résoudre
fondés par les Celtes, et envahis plus tard, que par des inductions conjecturales. Tout
en tout ou partie, par le flot germanique qui dépend ici du degré d'unité et de centrali-
succéda. sation qu'avaient atteint les Aryas par une
Pour en revenir à la Bactriane, il ne nous culture sociale et des croyances religieuses
reste plus qu'à placer le long du cours de communes, peut-être aussi déjà par une
l'Oxus , qui formait la limite au nord, les poésie traditionnelle nationale. Bien des
tribus ario-germaniques et ario-slaves, s'é- faits semblent indiquer que cet état d'unité
tendant vers le sud au cœur du pays dans a préexisté à la séparation, et nous aurons
les fertiles vallées des affluents du grand plus d'une fois à les signaler dans le cours
fleuve, en contact par conséquent dans trois de nos recherches. (M. Pictet, JLf5 origines
directions avec les autres tribus. De bonne indo-européennes, i'" pariïe, ch. 3.)
heure sans doute, ces deux races fécondes Ainsi s'évanouissent devant des élucubra-
auront traversé l'Oxus pour s'étendre à l'aise tions plus approfondies les assertions hasar-
dans les vastes régions de la Scylhie, et y dées de M. Renan.
demeurer, pendant bien des siècles, peut- En terminant, M. Renan fait quelques ré-
êfre, avant de se diriger vers l'Europe, oii flexions qui méritent d'être rapprochées des
les a poussées graduellement l'invasion des considérations auxquelles il s'est livré si dog-
peuples tartares. Ce dernier mouvement matiquement dans ce qui précède,
doit avoir commencé bien avant noire ère, « Quelles que soient, dit-il, les inductions
en partant probablement des régions situées que dans l'état actuel nous pouvons tirer
entre le Tanais, le Tyras et l'Ister, jusqu'au sur le passé, il faut avouer que bien des
delà du Ilœmus; car, au temps d'Alexandre, choses resteront toujours inexpliquées dans
la masse des peuples germaniques s'était les procédés primitifs de l'esprit humain, à
avancée déjà de la mer Noire jusqu'au Rhin cause de l'impossibilité absolue où nous
et à la Baltique. (Grim. Gesch. der deutsch. sommesdeles concevoiret de les formuler. »
Spr., p. 803.) Les Lithuano-Slaves, répandus « Comment exprimer un point de vue spon-
plus loin au nord et à l'est, sont venus en- tané dans les langues dont les termes sont
suite, et trouvant l'Europe déjà occupée en fortement réflexifs?» (Cousin, Fraf/m.p/tf/o*.,
grande partie, se sont arrêtés dans les régions t. I, p. 361, 3' édit.)
du nord-est. Cette impossibilité absolue, on la com-
Je ne sais si je m'abuse, mais il me semble prend; c'est pour cela que toutes vos affirma-
qu'aucuae autre hypothèse ne rend aussi tions restent sans valeur et que vous vous per-
^i5
LAN
PSYCHOLOGIE.
LAN
946
de^ dansdcs hypothèses o priori, qui ri'ont pas
pkis de portée que n'en ont les songes du
malade dont parle le poëto : œgri somiiia.
« 11 faut dire que l'humanité, à ces époques
reculées, était dominée par des influences
qui n'ont plus maintenant d'analogues, ou
qui ne sauraient plus amener les mêmes
etrets. A la vue de ces produits étranges des
premiers âges, de ces laits qui semblent en
dehors de l'ordre accoutumé de l'univers,
eût parlé, jamais il n'eût parlé, comme ja-
mais il n'eût eu d'yeux, d'oreilles, de cerveau,
etc., si l'auteur de son être ne les lui eût
donnés.
« Mais pourquoi, dites-vous encore, ces
faits étranges qui signalèrent les origines, ne
se reproduisent-ils plus, si les lois qui les
amenèrent subsistent encore? »
Ce n'est pas en vérité sans raison que vous
faites une pareille objection. Il est en effet
nous serions tentés d'y supposer des lois par- bien surprenant qu'une faculté qui est innée
ticulières, maintenant privées d'exercices. »
Hé 1 oui, vous auriez grand besoin de ces
moyens extraordinaires, de ces ressources
i)lacées, comme vous le dites, en dehors de
l'ordre accoutumé de t'unirers ; vous sentez
la nécessité de l'ordre surnaturel, mais ce
mot vous effrave , vous ne l'écrirez pas.
Dire, comme la logique et le sens conimun.
que le naturel a sa base nécessaire dans le
surnaturel, ce serait vous faire soupçonner
de fidéisme. Vous êtes donc condamné ù vous
tirer de la question comme vous pourrez;
vous ferez toutes sortes de raisonnements à
perte de vue; puis en lin, dominé j/ar la
en nous et nécesssaire comme la faculté de
voir et d'entendre, ainsi, que vous le disiez
plus haut, ne s'exerce plus jamais. Les lois
existent les mômes, vous le reconnaissez, et
les faits ne se reproduisent plus! Cela est
d'autant plus anormal, qu'on ne saurait citer
rien de semblable dans aucun ordre de faits.
Toute cause produit son effet, toute loi en-
gendre son phénomène, et une faculté que
vous dites naturelle à Thomme, comme celle
de voir et d'entendre, est aujourd'hui sans
objet. C'est, dites-vous, parce que les circon-
stances ne sont plus les mômes. Il est vrai
((u'aujourd'hui l'homme parle parce qu'on
force de la vérité, vous conclurez par l'aveu lui a parlé, et point du tout spontanément.
de votre radicale impuissance.
i Mais il n'y a pas dans la nature de gou-
vernement temporaire; ce sont les mômes
lois qui régissent aujourd'hui le monde, et
qui ont piésidé h sa constitution. »
\'raiment! enôtes-vousbien sûr? L'homme,
par exemple, naît d'une femme aujourd'hui;
Mais pourquoi les individus séquestrés de la
société ne font-ils aucun usage de leur spon-
tanéité, et restent-ils dépourvus de la parole?
Sij comme vous l'avancez, « le besoin est it.
vraie cause occasionnelle de l'exercice de
toute puissance (269), » mademoiselle Le-
blanc et sa compagne n'éprouvèrent donc
direz-vous que le premier homme est venu aucun besoin de ce genre? Pourquoi le pré-
au monde de la môme manière? Non, sans mier homme, ou le premier couple humain,
doute; vous ôtes incapable de descendre à eût-il été plus stimulé par un tel besoin?
cette absurdité. Il y eut donc à la première Pensez-vous sérieusement, et h part les né-
apparition de l'homme sur la terre des lois cessités de votre théorie, qu'il dût être bien
différentes de celles cjui régissent aujourd'hui
le monde; au moins vous en conviendrez
pour ce qui concerne la naissance du pre-
mier individu de l'espèce humaine. Quand
vous le feriez sortir par transformation de
tourmenté du besoin de créer le verbe et de
travailler à la disposition syntaxique des par-
lies du discours? Mais d'ailleurs que fait lo
besoin ici ? N'avez-vous pas dit que l'homme
parle naturellement comme il voit, comme il
quelque quadrumane ou de tout autre brute, entend? Il ne dépend donc pas plus de sa
volonté de parler qu'il n'en dépend de voir
ou d'entendre. Est-ce bien ce que l'expé-
rience confirme ?
« Ces facultés productrices sont restées
comme acculées dans un recoin de la nature.»
Il est difficile de croire que vous ayez pu,
sans rire, tracer celte ligne. Mais vous n'i-
gnorez point, sans doute, le pouvoir de^i
mots sur certaines imaginations.
Comme pour achever de compromettre
résoudre que par l'admission d'une cause ou votre théorie, vous ajoutez : « Ainsi l'orga-
d'un principe surnaturel. Vous aurez beau nisation spontanée qui, à l'origine, fil ap-
faire, c'est toujours là qu'il vous en faudra paraître loul ce qui vit (tout ce qui vit I) se
revenir. Aucune loi actuelle connue ne rend conserve encore sur une échelle impercep-
compte d'une question d'origine. L'homme tible aux derniers degrés de l'échelle ani-
qui n'a pas été enseigné, 5 qui on n'a pas maie. » Votre rapprochement n'est pas heu-
parlé, ne parle pas; c'est un fait constant, reux, n'est pas adroit; il nous donne une
universel, sans exception ; donc si le pre- bien pauvre idée de vos connaissances en
mier homme n'eût été enseigné, si on ne lui physiologie et en histoire natuiolle. Quoi I
ce serait encore un fait en dehors de l'ordre
ordinaire de la nature et de toutes les lois
actuelles connues. Pourquoi .voulez-vous
(ju'il n'en ait pas été de sa raison comme de
son corps? Pourquoi, lorsque, de votre aveu,
vous raisonnez là -dessus d'une manière
si peu satisfaisante, ne reconnaîtriez-vous
pas une loi en dehors des lois actuelles
pour l'évolution rationnelle de l'homme pri-
mitif? Aucune question d'origine ne peut se
(269) C'est aussi la iliéorie de M. Peilelan.
M. Peilelan envoie Ailam encore niiiel à la chasse
avec quelqnes conipagnons, puis il fait celle rô-
ncxioii : le chasseur en commun a besoin de dé-
noncer de vive voix, d'un posle à l'autre, le passage
du gibier. El ce joui là , en courant sur les iraccs
du chevreuil, Adam trouva la parole. > Vol!.'» juslfi-
nienl pourquoi nous ne sommos pis muf.ls, disent
lous ces Sganarelles de la philosophie. (Voy. PrO'
fession de foi du x\x' siècle, p. 72.) (/est là encore
un de ces livres qui font honie à l'esprit humain et
à noire époque.
9i7
LAN
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
LAN
918
vous en ôtes encore h la génération sponta-
née des corps organisés? La science marche
donc inutilement pour vous? son flambeau
ne peut donc vous dessiller les yeux? le mot
jii dur de Linné vous est donc applicable (270).
Votre génération spontanée de la pensée et
de la parole dans l'homme primitif ne vaut
ni plus ni moins que votre prétendue généra-
tion spontanée des ôtres organisés; ce sont
deux produits des mômes songes creux, deux
misérables chimères dont la science a lait
justice.
En face de rôves si stériles et si pénible-
ment élaborés, plaçons le sentiment d'un
homme de génie bien autrement compétent
en cette matière : « Plutôt que de renoncer,
dans l'explication de l'origine des langues,
dit G. de Humboldt, àl'intluence d'une cause
puissante et première, et de leur assigner à
toutes une marche uniforme et mécanique
qui les traînerait pas à pas depuis le com-
mencement le plus grossier jusqu'à leur per-
fectionnement, j'embrasserais l'opinion de
ceux qui rapportent l'origine des langues à
une révélation immédiate de la Divinité. Ils
reconnaissent au moins l'étincelle divine qui
luit à travers tous les idiomes, même les plus
imparfaits et les moins cultivés. {Lettre à
Abel Rémusat, p. 55-56.)
Les bizarres importations d'Allemagne, fai-
tes par M. Kenan, ont trouvé plus d'un ha-
bile critique qui a déversé le ridicule sur ces
incroyables théories. Voici comment M. Pau-
lin Limayrac apprécie ces rêves d'outre-
Rhin: « lin spirituel érudil,M.Letronne, niait,
sous Louis-Philippe, le déluge univeisel. Il
l'aurait bu sous Charles X, disait quelqu'un
qui le connaissait bien. Le fait est que rien
n'est plus élastique qu'une certaine érudition.
Et encore M. Letronne était archéologue ;
s'il n'eût été que linguiste, il eût pu se livrer
à déplus singuliers exercices, la linguistique
ayant le privilège, quand on l'arrache de sa
sphère pour l'établir en souveraine sur des
domaines qui ne lui appartiennent point, de
ressembler énormément à la science des
augures. Il y a seulement cette différence,
bonne à noter, entre les antiques augures
des poulets sacrés et les modernes augures
de la grammaire, que ceux-ci rient beaucoup
moins quand ils se rencontrent, et, par là
peut-être, prêtent un peu plus à rire.
« M. Ernest Renan est un de ces augures
sérieux de la philologie ; et, monté sur un
dictionnaire comme sur un trépied, il pose
en grand philosophe et rend des oracles...
vieux comme les rues et vides comme des
tambours.
« Il y a longtemps que nous la connais-
sons, cette philosophie qui a la prétention
de ne rien nier et de tout expliquer, mais
qui, après avoir tout expliqué à sa façon,
nous laisse dans des ténèbres profondes ;
c'eslTéternelle histoire du singe montrant la
lanterne magique. L'an dernier, nous avons
vu M. Renan établissant que l humanité est
religieuse et que la forme obligée de toutereli^
gion est le symbolisme; puis, conclure à la faus-
seté de toutes les religions et au mensonge de
tous les symboles. Nous l'avons vu encore dé-
clarer qu'il y a une portion divinedans le Christ,
car tout ce qui est sublime participe au divin,
puis affirmer qu'il ne doit rester de Jésus
que l'homme et le sage. Voilà, il faut l'a-
vouer, des explications lumineuses, et qu'on
ne saurait trop admirer, surtout quand on
songe que cela nous est donné solennelle-
ment comme le dernier mot de la science !
« Elle nous avait déjà appris, cette science,
par la bouche d'un autre philosophe mo-
derne, et toujours en nous donnant son der-
nier mot, comment il fallait concilier le sys-
tème de l'éternité du monde et' le système
de la création. Comparons, a dit l'oracle ,
l'ensemble de Dieu et de la création à une
main posée de toute éternité sur le sable. La
main et l'empreinte qu'elle a formée sont
toutes deux éternelles, et cependant il est de
toute certitude que la main a précédé l'em-
preinte dont elle est la cause. La main a
précédé l'empreinte, donc Dieu a précédé le
monde. L'empreinte est l'effet, la main est la
cause, et notre philosophie veut dire que la
cause a produit instantanément l'effet. Ap-
pliquée a deux choses finies, la comparaison
est juste ; mais elle est essentiellement
fausse, appliquée à une cause qui n'a pas de
commencement ; la cause n'a pas commencé,
mais l'effet commence, et il faut qu'il en soit
ainsi, ou bien l'effet et la cause ne feraient
qu'un, et nous serions tous dieux. Or, entre
une chose qui ne commence pas et une
chose qui commence» il y a un abîme. Re-
culez, reculez le jour de la création; en-
tassez siècles sur siècles \ vous ne détruisez
pas la création pour cela, et vous ne la ren-
dez pas coéternelle de Dieu.. Elle est dans le
temps, puisqu'elle a commencé ; Dieu est
dans l'éternité, puisqu'il n'a pas eu de com-
mencement; vous ne ferez jamais le temps
contemporain -de l'éternité. Donc le monde
a été créé dans le sens chrétien, ne vous en
déplaise, ô science qui embrouillez tout pour
vouloir tout concilier!
« Un autre philosophe de la même école
admet que la Genèse et l'Evangile sont des
livres inspirés, et, en même temps, il re-.
pousse la création telle que l'enseigne le
christianisme. Oui, dit-il, i7 y a des révéla-
teurs, mais ils ne sont pas seulement fils de
Dieu, ils sont fils de l humanité, et formés
par elle, Dieu parle par leur bouche; mais
l'humanité aussi, arrivée à wn certain déve-
loppement, parle par leur bouche. On ne
peut pas se méprendre sur cette pensée ;
l'auteur, évidemment, repousse la révéla-
tion directe. Les révélateurs, selon lui, sont
bien réellement inspirés de Dieu, mais par
l'humanité arrivée à un certain point de dé-
veloppement. Cependant, il vient de dire que
les révélateurs cachent la vérité sous des voi-
les, donnent un double sens à leur ensei-
(270) i Pour croire ;iiix gonéralions spontanées,
il laui a voit' une éponge uu lieu d'une cervelle
(liins la lèlù. t (Voy. Didioumire a\)ologéli(\ue, arl.
Ct.NtUATlOiN tfOMA>ÉE.)
919
LAN
PSYCHOLOGIE.
LAN
950
gnement : un pour le présent, l'autre pour
l'avenir, et qu'ils sont forcés d'agir ainsi,
parce qu'ils ne seraient pas compris s'ils di-
saient le fond de leur pensée, par le siècle
auquel ils s'adressent. Le cercle est vicieux ;
car de deux choses l'une : ou l'humanité
n'inspire pas les révélateurs, ou elle les in-
spire ; si elle les inspire, elle doit être en
état de les comprendre; mais vous dites
qu'elle ne pourrait pas les comprendre, et
que, pour cette raison, ils voilent leur doc-
trine ; donc elle ne les inspire pas. Mais vous
dites qu'ils sont inspirés • par qui, alors?
achevez donc.
« Ainsi va, de subtilité en subtilité, cette
philosophie qui est le point de conciliation
d'opinions incomplètes plutôt que contra-
dictoires; celte philosophie, qui ose dire :
Je suis l'aristocratie des sages et la science
des élus, tandis qu'elle n'est, en définitive,
que l'aristocratie de quelques pédants et la
science de quelques académiciens. Non, je
ne connais pas de doctrine plus supeibe el
plus vide, qui alficlie des préienlions plus
hautes et qui aboutisse à un plus grand
rien.
« L'ouvrage de M.Renan, qui a pour titre :
De l'origine du langage, va nous fournir, de
ces prétentions et de cette pauvreté, une
preuve sans réplique. Certainement, au point
de vue de la philologie pure, il y a des aper-
çus ingénieux, parfois même profonds, et
une érudition incontestable dans le livre de
M. Renan ; mais, au point de vue philoso-
phique, tout y est inconsistant et léger sous
des formes magistrales ; l'on dirait un tragé-
dien jouant des vaudevilles.
«M. Renan, comme on sait, combat [)arlout
et toujours la tradition chrétienne, avec
cette préoccupation particulière à ceux qui
ont porté et rejeté cette longue robe noire
sous laquelle s'abritent naturellement tant
de vertus simples et héroïques. Avec un res-
pect apparent et injurieux pour le rôle social
du christianisme, ii bat en brèche l'ensei-
gnement catholique dans toutes ses parties.
C'est pourquoi il ne veut à aucun prix de
l'institution divine du langage, telle que l'en-
seigne l'Eglise ; mais, fidèle à sa méthode
d'équilibriste, il nous apprend que, bien
qu'il n'y ait pas miracle, il y a révélation, si
l'on veut, dans la création du langage. Si
ion entend, dit-il, par révélation, le jeu
spontané des facultés humaines, en ce sens,
que Dieu, ayant mis dans ifiomme tout ce qui
est nécessaire pour l'invention du langage,
peut en être appelé l'auteur, on est alors
bien près de la vérité. Ceci peut s'appeler
un tour de passe-passe; c'est du haut esca-
motage. Hé quoil si je crois à l'interven-
tion directe du Créateur, M. Renan va
|)rendre ma superstition en pitié, parce qu'il
n'y a que les petits esprits qui croient aux
miracles? Or, qu'est-ce qu'un miracle? c'est
une dérogation aux lois de la nature : très-
bien; mais l'homme d'aujourd'hui, livré à
lui-même, inventerait-il le langage? Non, et
M. Renan n'ose le soutenir; il suppose alors,
primitif était autrement doué que l'homme
d'aujourd'hui ; de sorte que lui aussi déroge
aux lois de la nature. Pour échapper au mi-
racle de la tradition, il tombe dans un mira-
cle de fantaisie : c'est bien fait.
« Encore si ce miracle, arrangea loisir et
fait à la main, expliquait quelque chose!
mais non, il n'explique rien. L'homme a
parlé, dit M. Renan, parce que ses facultés
agissant spontanément l'ont fait parler. Cela
n'est-il pas véritablement sublime comme la
vertu dormilive de l'opium ?
« Il faut en prendre son parti; il n'y a que
les intelligences vulgaires qui puissent ad-
mettre le surnaturel. Aucun miracle ne se
produit dans des conditions véritablement
scientifiques, s'écrie notre philosophe, qiii
s'engage aussitôt dans une série de prodiges
et qui nous fait marcher de miracle en mi-
racle. Forcé de reconnaître avec la science
qu'il y a eu une époque où notre planète ne
possédait aucun germe de vie organisée, il
dit : Donc, la vie organisée y a commencé
sans germe antérieur. Toutes les apparitions
nouvelles qui ont eu lieu dans le monde se
sont faites, non par l'acte incessamment re-
nouvelé du créateur, mais par la force in-
time déposée une fois pour toutes au sein des
choses. Donc, à un certain moment, la vie
est apparue sur la surface de notre planèts
parle seul développement des lois de l'ordre
naturel.
« Ainsi voilà qui est clair : Dieu n'a pa.«
créé l'honmie directement, mais par la fore?
intime déposée une fois pour toutes au fond
des choses. Les hommes sont sortis un jour
<lu sein de la terre, à moins qu'ils ne soient
descendus de la lune ; c'est un point qu'au-
rait dû éclaircir, dans sa Genèse, le Moïso
du Journal des Débats. Il nous doit ce dé-
tail ; mais, en attendant, que dites-vous de
la terre, de l'onde ou du nuage accouchant
d'un beau garçon de vingt ans et d'une jolie
fille de dix-huit par le seul développement
des lois de l'ordre naturel? De plus, quft
dites-vous de ce couple charmant qui se
met à parler aussitôt, toujours selon l'ordre
naturel ? Il me semblait que, selon l'ordre
naturel, l'homme arrive sur celte terre va-
gissant et nu, et qu'il mourrait infaillible^
ment si sa mère n'était là. Bah I je raisonne
comme une nourrice , et les peseurs de
diphthongues, qui sont nés avec un diction-
naire sous le bras, et (jui veulent, coûte que
coûte, se passer de Dieu, souriront de dédain ;
c'est bien légitime.
« Cependant, serait-ce pousser trop loin
la curiosité et l'indiscrétion que de deman-
der à M. Renan comment il est si bien, in-
formé des prodiges éctos au soleil des jours
antiques? Qui lui a dit qu'il y eût dans te
premier éveil de l'activité humaine une éner-
gie , une spontanéité dont rien maintenant
ne saurait nous donner noie idée? Etait-il, pai'
hasard, dans le Paradis terrestre? A-l-il en-
tendu les conversations de nos premiers pè-
res? Etait-il caché dans le feuillage toutfu de
l'arbre de la science, pour, avoir si bien vu
pour rendre sa thèse plausible, que Ihomme l'homme et ta nature créer tant qu'il y eut un
ÎJ51
LAX
DICTIONNAIRE DE
■vide dutis le plan des choses, et oublier de
créer, sitôt qu'aucune nécessité intérieure ne
les u força? En vérité, des renseignements t^i
précis, bien qu'ils dérangent un peu les-oni-
nions rtiçues , sont d'un prix inestimable,
d'autant plus que l'auteur, ami de la science
rigoureuse , et irréconciliable ennemi de
toutes les tables, surtout des fables du chris-
tianisme , ne se livre pas évidemment •> des
hypothèses !
« Je voudrais seulement savoir comment
M. Renan s'arrangera avec M. Taine, qui na-
guère n'avait pas assez d'ironie et de sarcasme
contre ce pauvre M. de Chateaubriand , h
propos d'un de ses poétiques tableaux du
Génie du christianisme. M. de Chateaubriand
a supposé que le grand artiste, quand la na-
ture sortit de ses mains, voulant mettre par-
tout l'harmonie et la beauté, créa, le premier
jour, des forêts séculaires. Cette idée a paru
si drôle à M. Taine, qu'il en a ri, qu'il en a
ri jusqu'aux larmes. Or, que dira-t-il de
M. Renan, faisant sortir l'homme (Jes en-
trailles de Cybèle, avec une longue barbe,
et se livrant aussitôt , avec la collaboration
de sa mère , à des travaux prodigieux et hé-
roïques? Du reste, entre eux le débat; quand
deux rationalistes se disputent, la vérité se
réjouit; et, heureusement de notre temps,
elle a souvent de ces occasions-là.
« M. Pierre Leroux croit à la renaissance
perpétuelle de l'homme sur la terre , tandis
que M. Jean Reynaud croit à d'éternels
voyages à travers les astres et à des ascen-
sions infinies vers les sphères célestes.
M. Liltré croit que l'humanité est soumise h
une loi du développement dont les termes
ne peuvent jamais être intervertis ; il croit
au progrès incessant de l'humanité. M. Re-
nan, au contraire, vante les prodiges du pre-
mier âge et s'apitoie sur la faiblesse actuelle
de l'esprit humain. Auquel entendre?
« Il serait difficile , dans tous les cas, d'en-
t(mdre M. Renan, parce que le pour et le
contre se donnent fort agréablement la main
dans toutes ses thèses. M. Renan n'est pas
tout à fait contre M. de Bonald, ni tout à fait
avec M. Jacob Grimm ; il se place au milieu
des deux systèmes : il a le pied droit dans
celui-ci, le pied gauche dans celui-là. Il y
a révélation dans un sens, et il n'y a pas ré-
vélation dans un autre. Je suis somis, je suis
oiseau.
« De même pour l'unité de la l'ace humaine.
E71 7in sens, l'unité de ihufnanité est une
proposition sacrée et scientifiquement incon-
testable. On peut dire qu'il n'y a qu'une lan-
gue, qu'une littérature , qu'un système de tra-
ditions symboliques.... Oui, mais cette unité
est toute psychologique et n'est pas le syno-
nyme d'une unité matérielle de race : de telle
sorte qu'en un autre sens , la proposition d'a-
bord sacrée et scientifiquement incontestable,
devient une pure hypothèse. Si la bascule
n'existait pas depuis longtemps, M. Renan
l'aurait décidément inventée. Ecoulons son
raisonnement : Cette unité est évidente aux
yeux du psychologue et du moraliste , elle ne
l'est pas moins aux yeux du naturaliste ,
PHILOSOPHIE. L.\N 952
puisque toutes les branches de l'espèce hu-
maine peuvent aiwir l'une et l'autre des rap-
ports sexuels indéfiniment féconde. Mais cette
double unité signifie-t-elle que l'espèce hu-
maine est sortie d'un couple unique, ou, dans
un sens plus large, qu'elle est apparue sur un
point unique? Voilà ce qu'il est tout à fait
téméraire d'affirmer. Un voile presque impé-
nétrable couvre pour nous les origines de l'es-
pèce humaine; les légitimes inductions de la
science s'arrêtent bien vite sur ce terrain, et,
en tout cas, nous disent peu de chose sur la
circonstance particulière dont il s'agit en ce
moment. L'imagination même se refuse à rien
concevoir sur les mystères des premiers jours.
Et savez-vous pourquoi cette science est si
timide , pourquoi ses inductions légitimes
s'arrêtent si vite sur ce terrain? C'est qu'en
se laissant entraîner |)ar la logique, elle don-
nerait bientôt l'accolade à la tradition chré-
tienne, ce qui lui ferait évidemment mal au
cœur.
« Une preuve que cette timidité virginale
de la science est toute de circonstance et que
je saisis ici son arrière-pensée, c'est que,
dans d'autres moments, quand elle n'a pas à
craindre d'incliner au cliristianisme, la timi-
dité devient de l'audace. La blonde vierge
est une virago. Alors on ne se gêne guère
pour soulever le voile presque impénétrable,
et les mystères des premiers jours, que l'i-
nmgination se refuse à concevoir, se dérou-
lent avec complaisance. Alors la science
affirme que l'aristocratie des sages fut la loi
de l'humanité naissante ; que le levain^ qui a
produit la civilisation a dû fermenter d'abord
dans un nombre presque imperceptible de têtes
prédestinées. Alors, comme nous l'avons mon-
tré tout à l'heure , on est très au courant de
ce qui s'est passé à la naissance du genre hu-
main, et l'on écrirait un premier Paradis ter-
restre, comme on écrit un premier Paris.
« C'est de cette façon, du reste, par le
simple effet de l'intuition, que M. Ernest
Renan est arrivé à son hypothèse fondamen •
taie, c'est-à-dire à l'explosion triomphante
des facultés spontanées chez l'homme ])ri-
mag
citation produite par les premières sensations,
nous semblent maintenant impossibles , parce
quelles sont au-dessus de nos facultés réflé-
chies. Mais cela prouve seulement la faiblesse
de l'esprit humain dans Vétat plein d'efforts
et de sueurs qu'il traverse pour accomplir sa
mystérieuse destinée. Ainsi l'instinct est roi ,
c'est un toul-puissant créateur, tandis que les
facultés réiléchies sont condamnées à une
espèce de médiocrité. Vive l'instinct 1 pour
le moment, car M. Renan va crier aussi :
Vive la réflexion ! Après avoir glorifié les fa-
cultés spontanées, il ne pouvait manquer,
sans mentir à son procédé philosophique, de
glorifier les facultés réiléchies. M. Renan
ajoute donc : On serait tenté, à la vue des
prodiges éclos au soleil des jours antiques,
de regretter que l'homme ait cessé d'être ins-
tinctif pour devenir rationnel ; on se console
ora
ÏJi^i
PSYCHOLOGIE.
LAN
954
en songennl que si, dans l'état actuel, sa puis-
sance est diminuce , ses créations sont bien
plus personnelles ; qu'il possède plus éminetn-
ment ses (oeuvres, qu'il en est l'auteur à un
titre plus élevé; en songeant surtout que le
progrès de la réflexion amènera un autre âge,
gui sera de nouveau créateur (créateur de
quoi ? et où est la garantie? La philosophie
nous donne là un bon billet ! ) Souvent l'huma-
nité, en paraissant s'éloigner de son but , ne
fait que s'en rapprocher. Aux intuitions puis-
santes, mais confuses de l'enfance, succède la
vue claire de l'analyse, inhabile à fonder : à
l'analyse succédera une synthèse savante qui
fera avec pleine connaissance ce que la syn-
thèse naïve faisait par ntte aveugle fatalité.
L'n peu de réflexion a pu tuer l'instinct ; mais
la réflexion complète en fera revivre' les mer-
rtitles avec un degré supérieur de netteté et
de détermination. Que vous disais- je? tout est
dans tout, et M. Renan célèbre dans chacune
de ses pages le mariage du pour et du contre,
un mariage frappé d'avance d'une irrémé-
diable stérilité. » (Paulin Limayrac.)
§ XXIV. — Quelques coiisidéialious sur fliomme
primitif de la plttlosophie ralionalisle.
D'où vient l'homme? on n'en sait rien.
« Conunent est-il né une première fois à la
vie? Par quelle génération spontanée? Par
ciuelle mystérieuse incubation ? Dans quelle
larve , sous quelle chrysalide a-t-il végété ,
silencieusement enveloppé, jusqu'au jour où
il a pu marcher au soleil ?»(Pelletan, Profes-
sion de fui du \i\' siècle. )
w Un voile presque impénétrable couvre
pour nous les origines de l'espèce humaine :
les légitimes inductions de la science s'arrê-
tent bientôt sur ce terrain ; l'imagination
même se refuse à rien concevoir sur les mys-
tères des premiers jours. » (Renan, De l'or i-
(,ine du langage, p. 201.)
Puisque le problème est enveloppé pour
vous d'une nuit impénétrable, quel inconvé-
nient y aurait-il à admettre avec la Genèse et
avec la tradition de tous les peuples, un
homme et une femme que Dieu aurait ori-
ginairement créés et d'où seraient descendus
tous les peuples de la terre? C'est au moins
une solution et une solution Irès-plausible
lorsque vous n'en pouvez donner voiis-môme
aucune.
sieurs hommes, enfants ou adultes, jetés sur
la terre avec une ou plusieurs compagnes do
leur espèce, mais sans aucune direction pre-
mière , et dans un dénûmenl absolu , péri-
raient infailliblement.
De quoi l'homme eût-il vécu avant d'avoir
apnris l'agriculture et soumis les animaux
utiles? Ceux-ci soutiennent leur vie par les
végétaux ; il n'en est point qui n'ait l'expé-
rience journalière de leur reproduction et qui
ne sache dès sa naissance choisir ceux qui
lui conviennent. Mais qui aurait montré h
l'homme, dans l'état de dégradation profonde,
où on le suppose, les premiers fruits des ver-
gers dispersés dans les forêts, et les racines
alimentaires cachées dans le sein de la terre?
n'aurait-il nas dû mille fois mourir de faim
avant d'en avoir recueilli assez jiour le nour-
rir, ou de poison avant d'en savoir faire lo
choix, ou de fatigue et d'inquiétude avant
d'en avoir formé autour do son habitation
des tapis cl des berceaux? si la Providence
l'eût abondonné à lui-même en sortant do
ses mains, que serait-il devenu? aurait-il dit
aux campagnes : «Forêts inconnues, montrez-
moi les fruits qui sont mon partage? Terre,
enlr'ouvrcz-vous, et découvrez-moi dans vos
racines mes aliments? Plantes , d'où dépend
ma vie, manifestez-vous h moi , et suppléez €\
l'instinct que m'a refusé la nature?» Aurait-il
eu recours , dans sa détresse , h la pitié des
bêtes, et dit à la vache , lorsqu'il mourait de
faim : « Prends-moi au nombre de tes en-
fants, et partage avec njoi une de tes ma-
melles superflues? » Quand le souffle de l'a-
(juilon faisait frissonner sa peau , la chèvre
sauvage et la brebis timide sont-elles accou-
rues pour le réohautfer de leurs toisons?
Lorsque, errant sans défense et sans asile , il
entendait la nuit hîs hurlements des bêtes fé-
roces qui demandaient leur proie, suppliait-
il le chien généreux en lui disant : « Soismo?i
défenseur, et tu seras mon esclave. » Qui
aurait pu lui soumettre tant d'animaux qui
n'avaient pas besoin de lui, qui le surpas-
saient en ruses , en légèreté , en force , si la
main qui, malgré sa chute, le destinait encore
à l'empire, n'avait abaissé leurs têtes à l'o-
béissance ?
di
Vous ne pouvez supposer l'homme primitif
fl'érent île celui d aujourd'hui. Vous n'eu
Quoi qu'il en soit, dès lors que l'homme avez jjas le droit, 1° parce que vous convenez
existe , il est venu de quelque part et assu- que vous ignorez absolument ce qu'il était ;
rément par des voies entièrement étrangères 2" parce que les lois qui constituent les êtres,
à celles par lesquelles • be propage aujour- dans la création actuelle, sont reconnues im-
d'hui. Mais comme chaque être, aujourd'hui muables. Donc quelle qu'ait été l'origine dcj
existant , a ses lois propres et ses conditions l'homme, il n'a [)u être h son apparition ce
d'existence en dehors desquelles il ne peut qu'il ne pourrait être aujourd'hui, placé dans
vivre ni se conserver, la raison , la logique les conditions d'isolement absolu et sans au-
uous obligent impérieusement à reconnaître cun secours étranger. Physiquement il pé-
ces lois et ces conditions d'existence, car rirait (271); intellectuellement, aucune de
c'est là toute la science. Eh bienl un ou plu- ses facultés ne pourrait se développer et il
(27 Ij On ne peut ciltr .Mlle Lelilanc, le sauvage
»!o TAvivioii , elc. Ces individus aviiienl reçu des
soins iieiid.nii leur», premières années ; ils avaicnl
ïiiipris à se noiiirir, à se servir de leurs (a( iiliés
^hyjifjucs ei pioljablciucni niciue inicliccluelles au
moins dans l'ordre de leurs besoins les plus gros*
siers ; ils se nourrissaicnl de fniiis ti de racim-s
ciiliivcs qu'ils savaieiit dérober cl (jirils avaient ap-
pris à connuilro.
955 LAN DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE. LAN 956
resterait muet, imbécile, sans, parole el sans une seconde, une troisième existence en les
pensée. revotant de formes vocales et figurées, à l'aide
Nous venons de dire que L'homme eût péri desquelles nous transmettons hors de nous
s'il fût venu au monde dans l'étal de dénû- el communiquons à nos semblables ce qui
menl où la philosophie le suppose ; admet- existe dans les profondeurs de noire être,
tons qu'il puisse se conserver, qu'il con- Chaque objet parle et dil qui il est et ce qu'il
naisse, cherche el trouve ce qui peut le nour- est, au moyen du nom que nous lui avons
rir; nous disons qu'il sera et restera dé- donné. Nous nommons el figurons tout ce
pourvu.de la pensée, parce qu'il sera dé- que nous voyons, el avec nos idées el nos
pourvu de la parole. Tout ce que nous avons affections nous passons dans autrui, tandis
dit idans les paragraphes qui précèdent le que l'homme primitif manque de parole pour
démontre. Nous allons y ajouter quelques nommer, pour comprendre et se faire com-
considéralions finales. prendre.
Qu'esl-cje que penser? 3° L'homme primitif ne peut avoir ni se
Penser, c'est agir rétlexivemenl sur une créer aucune idée des choses invisibles et
idée naturelle, soit visuelle, soit sonore, pour intangibles. — Les choses que n'offrent à la
connaître ce qu'elle signifie. vue ni au touclier les sens extérieurs, nous
Penser, c'est agir pour donner à une idée les voyons el nous les touchons intérieure-
naturelle, soit oculaire, soit auriculaire, une menl ; et, pour leur procurer une existence
forme artificielle, soit visible, soit verbale. hors de nous el les rendre conmiunicables,
Penser, c'est agi.r sur nos sentiments , nos nous leur donnons une enveloppe matérielle
affections, nos actes matériels et immatériels, et nous les circonscrivons dans une forme
pour les limiter elles renfermer en des images perceptible à l'œil et à l'oreille. Ces deux
naturelles ou conventionnelles, ou en des opérations dont nous allons étudier les moyens
mots arbitraires ou onomalopéïques, el les et l'artifice, surpassent de beaucoup les
réunir en propositions. facultés de l'homme primitif.
Penser, c'est agir, pour combiner les idées. On ne voit bien que ce qu'on regarde ;
les propositions. les jugements, les raison- ce regard, cet examen curieux ou intéressé,
nements , les déductions. ne peut avoir lieu que par Vattention, laquelle
Or l'homme dans le dénûmenl primitif, ne s'exerce qu'au moyen d'une contenliou
physique et moral, où on le place , est inca- organique, dont la continuité et la répétition
pable d'aucune de ces manières de penser. laissent, dans les fibres, des habitudes ou
1° L'homme primitif n'agira point réjlexi- manières d'être spéciales analogues à l'im-
vement sur ses idées naturelles. — Le besoin pression que fait sur nous la chose étudiée,
le presse; il souffre de la faim el de la soif ; Voilà l'invisible el le vague fixés dans un
chercher ce qui peut satisfaire à ces besoins caractère organique interne, et la correspon-
urgents , voilà ce qui l'occupe. Quand il a dance établie entre le signe el la chose
trouvé le fruit ou la proie qu'il cherche, il les signifiée.
dévore, peu curieux d'observer leur nature Mais une liaison nécessaire et instinctive
ou les effets qu'ils produisent en lui. Là où est établie entre le dedans et le dehors,
la sensation domine, il ne peut y avoir ré- entre le signe interne et le signe externe,
flexion. Or tel est le cas où se trouve perpé- entre nos affections, la parole et le geste,
tuellemenl l'homme primitif. Nous pouvons donc noter tout ce qui est
N'ayant aucun besoin de curiosité, nulle intérieur el extérieur. Entre ces deux mondes
envie de connaître les objets eux-mêmes, de la sympathie est si grande, qu'il est a.ssuré
savoir ce qu'ils ont de beau ou de défectueux que, sans les signes intérieurs, ne pourraient
dans leurs formes el proportions , il ignore être créés les extérieurs, ou qu'ils seraient
d'eux ce qui n'est point relatif à la nutrition, insignificalifs ; et que, sans les extérieurs,
et il ne sort jamais delà sensation pour sa- les autres seraient d'une faible utilité, se
voir ce qu'est celle-ci, ce qui la cause et bornant à la conservation de l'animal,
les effets qu'elle produit. 11 ,ne s'inquiétera On voit sans peine que si les signes exté-
jamais de savoir si le fruit qu'il mange est rieurs n'avaient point en nous leur copie ou
jaune ou vert, sphérique ou allongé et par leur traduction,, ils y seraient inintelligibles,
quels procédés il est parvenu à la maturité. Il n'est pas également évident que, sans les
L'instinct môme de propagation ne se réveil- signes extérieurs, les autres ne pussent nous
lerait pas chez lui ou resterait obscur et in- donner l'idée des choses invisibles el inlan-
compris, ainsi qu'il arrive même chez des in- gibles, et suffire à nos divers besoins de
dividus vivant en société , mais élevés dans connaître. Démêlons, s'il se peut, ce fait si
une parfaite innocence (2'J2). mystérieux de notre nature.
2" L'homme primitif ne donne point aux Lorsque, par l'attention répétée doniiée à
idées naturelles une forme artificielle. — Les un objet, nos fibres prennent une. habitude
images des astres, des animaux, des végétaux correspondante à l'impression qu'elles re-
que nous avons dans notre œil ou dans notre çoivent, c'est-à-dire, lorsque nous formons
imagination, el qui nous représentent et nous un signe intérieur organique, nous sommes
rappellent leurs objets, nous leur donnons passifs de nous-mêmes, el entièrement absor-
(272) c Pour moi, dit M. de Bonald, je crois que cl le rondenieiit. t Recli. ptiil , etc., t. I, p. 230.
incinc runioii des sexes, dans l'espèce liiiinaiiie. esl Vvij. à l'ail. Homme de la .naujre, l'Iiibloire du sau-
un efl'cl de la soticlc, comme elle eu csi l'ori^iiiC va^je Je I Aveyion.
957
LAN
bés dans notre affection ; c'est en transportant
celle-ci comme d'un moule dans le signe
extérieur et en l'y réfléchissant, que nous
pouvons l'y considérer librement, délivrés
que nous sommes de la prédominance de la
sensation. Sans la parole, sans les signes
extérieurs, nous ne pourrions abstraire nos
modifications internesde leurs signes internes,
et en faire des idées susceptibles d'être con-
sidérées séparément. Si en sortantd'elle-même
pour aller vers l'objet qui l'occupe, la ré-
flexion n'en trouvait au dehors la copie où
elle pût s'arrêter, le reconnaître et l'étudier,
obligée de revenir à vide sur ses pas, elle
serait de nouveau saisie, enveloppée et absor-
bée par la sensation. Ceci sert à faire voir
pourquoi la numération mentale des sauvages,
dénuée de tout chiffre, ne va pas au delà de
trois, quatre ou cincj. Arrivés à ces dernières
perceptions qui se saisissent d'eux, et qu'ils
saisissent, ils laissent échapper les précé-
dentes, que leur esprit retiendrait, s'il avait
des signes numériques pour les renfermer et
conserver. L'acte le plus compliqué de notre
esprit (le raisonnement), qui se réduit à trois
éléments, semble prouver que ce que peut sa
plus grande force compréhensive, est de saisir
et de se rappeler immédiatement et de rame-
ner à l'unité trois perceptions presque instan-
tanées ; au delà, il a besoin de s'aider de
signes sensibles. La fin du raisonnement
étant de nous montrer soudainement l'iden-
tité de deux propositions au moyen d'une
troisième, il est probable que si l'énergie et
l'étendue de l'esprit humain étaient plus
grandes, et qu'il pût saisir à la fois intuitive-
ment plus de trois propositions, nos formes
syl logistiques embrasseraient plus d'objets
et seraient plus compliquées.
A la parole seule est donc dévolu le pouvoir
d'abstraire, pouvoir sans lequel notre esprit
serait presque une table rase et réduit à un
nombre d'idées naturelles oculaires ou auri-
culaires, encore plus borné que nous ne
l'avons donné à entendre. On s'en convaincra,
lorsqu'on réfléchira que, sans parole, sans
abstractions, sans signes extérieurs, il ne
peut y avoir ni jugement, ni proposition,
opérations qui sont la pensée elle-même
Le jugement et la proposition sbnt impli
PSYCHOLOGIE. LAN !)58
Est-ce bien, en efl'et, de l'idée précise du
lièvre que le chien est occupé lorsqu'il le
poursuit ? Excité par les corpuscules odo-
rants qu'il a touchés, qui lui sont connus
(273), et qui l'attachent a sa proie future, il
ne songe à rien ; il est entraîné autant qu'il
agit, et il est tout entier dans sa passion,
agité, tourmenté par les qualités du lièvre,
dont l'idée ne l'occupe nullement. Pour l'avoir,
cette idée, il faudrait qu'il se fût distingué
de l'animal qu'il convoite, tandis que sa
fureur est de s'en saisir, de le tenir sous ses
pieds et dans sa gueule, et, pour ainsi dire,
de se confondre avec lui. Les inuiges que
reçoit l'animalité sont toujours noyées dans
le sentiment, lequel, au moyen des organes,
s'unit à tout ce qui est extérieur. Pour avoir
l'idée du lièvre, il faudrait que le chien se
fût distingué de tout ce qui n'est pas lui, et
que, par la plus grande des abstractions,
après celle d'oiî est résultée l'idée de Dieu,
il fût arrivé à celle de sa personnalité ; ce à
quoi il ne parviendra jamais, ne pouvant par
la pensée séparer son organisation du prin-
cipe qui connaît en lui, travail que l'homme
n'exécute qu'après s'être longtemps habitué
à la méditation. Jamais animal n'a dit moi.
Tandis que l'animal n'a (ju'à peine l'idée
de l'apparence des objets, l'homme arrive
à celle de l'existence et de la substance de
chacun. Mais ce n'est qu'au moyen des mots
(ju'il parvient à les individualiser, et à les
séparer complètement l'un de l'autre. La
couleur jaune, la pesanteur, la ductilité, lu
malléabilité ap|)artiennent à divers degrés à
certains métaux. La substance de l'or, l'or,
en un mot, qui est le subslratum de toutes
ses qualités, est surtout spécifié par le mot
qui le désigne. Ainsi, sans le secours du
l'abstraction et de la parole, l'esprit ne
pourrait établir le sujet même matériel des
propositions.
Il ne pourrait non plus en déterminer
l'attribut. Pour l'homme primitif, les (lualités
quelconques ne peuvent être que des modi-
ficaiionsde lui-même. Il sent la chaleur du
feu et la froideur de la glace ; ces (jualités
ont en lui des signes internes ; mais ils sont
si inhérents à ses affections, qu'il ne peut
les en abstraire, les décalquer, pour ainsi
citement ou explicitement composés du sujet, dire, et les transporter au dehors, ce qui n'a
de l'attribut et de leur copule ; or, chacune
de ces parties constilu^lives de la pensée doit
son existence à sa séparation, à sa distinction
de tout autre objet, ou à l'abstraction. On
accordera peut-être que le sujet, lorsqu'il
est pris dans l'ordre moral, comme vertu,
vice, esprit, doit sa naissance à l'abstraction;
mais on se croira fondé à le nier pour les
objets matériels. Le chien, pour avoir l'idée
du lièvre qu'il poursuit, de son maître qui
l'appelle, n'a pas besoin, dira-t-on, de faire
des abstractions ; j'en convie-is, car la nature
les a préliminairement faites pour lui, mais
ieu qu'au moyen des signes artificiels. Dans
celte locution, le feu est chaud, nous distin-
guons l'effet chaleur qui est en nous, en
même temps que nous distinguons la chaleur
cause qui est dans le feu. Définissez le mot
chaud, vous ) trouverez celte double ab-
straction.
Le est, le verbe, copule implicite ou ex-
plicite de toutes les propositions, abstraction
de toutes les substances et de toutes les exis-
tences, parole par excellence, est évidem-
ment, d'après ce que nous venons de dire,
bien au-dessus des facultés intellectuelles de
vagues et imfiarfaites, quoique suffisantes à l'homme primitif (27'»j.
leur destination. i"" L'homme primitif ne peut mouvoir et
(273) Noluin conligil odorein. (Vircil.)
(27i) yueli|iies gr.iiiiin;ii riens rcg;udcm élie
connue une simple nioJilicaliou *iu sujet, taudis
(|uc être est c*^ en (pioi a lion la mudifi<'aii(>n. L*é-
lic irosl pas la niudilicaiiun qu'il préiètle. Le €it
cal pciiiianenl; la tnodilication est aeeidciilcile.
%}
LAN
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
LAN
9ca
combiner les idées. — La force qui combine
est la luôuie, à un plus haut degré seulement,
que celle qui rétléchil, et qui manque à
l'homme primitif. Faute de cette force, il ne
peut mouvoir ses idées, fortement adhérentes
à leurs signes perceptifs correspondants ;
mais eût-il pour cela assez d'énergie, il n'au-
rait point d'espace où les mouvoir et opérer
ses combinaisons.
La mémoire est le lien des idées; sans les
mots, elle serait aussi nulle que l'espace vide
de corps. La mémoire qui ne s'attache point
à des signes, et spécialement à des signes
arliticiels, n'est que perception ou souvenir
<Jonné [)ar une perception disparaissant avec
celle-ci. Aussi la mémoire de l'homme, dé-
pourvu du signe, est singulièrement bornée,
et meurt à chaque instant avec les impres-
sions qu'elle reçoit Celle de l'homme par-
lant est fixe, vive et permanente dans les
mille et mille mots et caractères que nous
avons à notre usage, et dont la combinaison
fournirait une série de nombres qui, joints
l'un à l'autre, et distants d'un point seule-
ment, donneraient une zone aussi étendue
que le cercle décrit par le soleil dans sa course
annuelle. Quel immense échiquier que celui
où jouent à l'aise des pièces aussi nom-
breuses que les objets qui remplissent l'u-
nivers I
Appendice au § XXIV.
Il n'est point vrai que l'homme trouve en
lui-même, comme l'animal dans ses instincts,
le principe et la règle de ses actes.
'< Un préjugé, beaucoup trop répandu dans
une classe relativement éclairée , consiste à
admettre que la nature se sulRt à elle-même,
<jue l'homme trouve en lui, comme l'animal
dans ses instincts, le principe et la règle des
«icles nécessaires à sa conservation...
« Or, rien n'est moins fondé en soi, il faut
le dire, que celte opinion que repoussent à
la fois la raison, l'expérience et l'iiistoire
« S'il est vrai, en effet, que la nature a
placé dans chaque être le principe de sa con-
servation et n'a point excepté l'homme de
cette loi générale, il n'est pas moins certain
que ce dernier ne saurait être assimilé sous
ce rapport aux espèces animales, et qu'entre
elles et lui se posent des différences fonda-
mentales.
« L'homme a soif, il a faim, il aspire au re-
pos après la fatigue, au sommeil après la veille,
à la chaleur lorsqu'il a froid, à la fraîcheur pen-
dant l'été, et chacunede ces sensations corres-
pond à un besoin et à un désir qui doit être
impérieusement satisfait; mais tandis que
chez l'animal ces besoinset ces im|iuIsions in-
térieures, toujours précises et toujours sûres,
commandent naturellement et sans efforts
une série d'actes qui paraissent intimement
liés à l'organisme et qui ne réclament aucune
expérience, ces mêmes sensations restent
obscures, vagues et sans détermination posi-
tive chez l'homme, tant que l'intelligence ne
s'y est point appliquée, et leur satisfaction
naturelle a parfois ses dangers, si elle n'est
point dirigée par l'expérience.
« Quoi de plus naturel, en effet, et de plus
instinctif que de manger à sa faim, de boire
à sa soif, de se reposer quand on est las? Ce-
pendant il est constaté qu'un repas copieux
après une diète prolongée, qu'une boisson
fraîche ou froide après une course rapide, et
que le repos ou le sommeil sur une terre hu-
mide et froide peuvent être une cause de
maladie et de mort.
« L'instinct n'est donc pas un guide infail-
lible, et doit être surveillé et dirigé ])ar l'ex-
nérience et la raison. Cet instinct, qui dirige
la plupart des actes de l'animal est tellement
subordonné d'ailleurs chez l'homme, qu'une
foule de sensations, très-importantes et très-
précieuses par les indications qu'elles four-
nissent dans l'état de maladie et de santé ,
passeraient inaperçues si l'esprit ne s'y arrê-
tait pas, et qu'il n'est pas de fonction, pas de
mouvement, quelque élémentaire qu'on le
suppose, qui ne réclame le concours de l'in-
telligence. L'enfant saisit naturellement les
objets, il porte à la bouche ses aliments et
les avale, il marche enfin et répond à la pa-
role par la parole; mais ces ditférents actes,
(îuelque simples qu'ils paraissent de prime
abord, réclament un long apprentissage in-
tellectuel et ne s'accompliraient pas sans le
concours de l'intelligence.
« Il est d'expérience que le développement
physique de l'homme est généralement en
rapport avec son développement intellectuel
(l'infériorité marquée des races barbares et
sauvages le prouve), et lorsque, par suite
d'une incomplète évolution du cerveau, ou
par une lésion de cet organe, la pensée est
gravement affectée, l'être humain, enfant ou
vieillard, ne tarde pas à offrir tous les signes
d'une dégradation physique.
« C'est qu'en effet tout acte Immain a be-
soin d'être perçu, réfléchi et pensé , pour
ainsi dire, pour s'accomplir avec ordre, ré-
gularité et harmonie, et que les mouvements
intéiieurs de l'organisme, de même que ses
impuisions instinctives, sont d'autant plus
nettement perçus que la pensée est plus dé-
veloppée, et qu'ils ont été mieux analysés en
eux-mêmes et dans leurs causes. Il ne faut
donc pas attribuer aux instincts ce qui ne
leur appartient pas,, et l'homme essentielle-
ment progres.sif ne saurait être assimilé à
l'animal.
« Qui pourrait dire, en y réfléchissant, que
celte impulsion, toujours admirable mais tou-
jours limitée, qui suggère à l'animal, en de-
hors de tout enseignement et de toute expé-
rience, les actes indispensables à sa conser-
vation et à celle de son espèce, mais qui le
condamne à tourner dans le même cercle
d'impressions et de mouvement, qui pourrait
dire que ces impulsions parfaitement déter-
minées ont leur analogue chez l'homme, doiit
la pensée, toujours active, perçoit, modifie,
transforme et améliore sans cesse les condi-
tions de son- existence?
« Ou mieux encore, qui pourrait prétendre
(|U'3 l'instinct (jui pofle l'aoeille à construire
961 ODO PSYCHOLOGIE. ODO 0C5
sa ruclie", l'oiseau son nid, et l'araignée sa dôveloppo peu à pou ces notions, cl qu'à un
loile, apprendra nalurellenienl à l'honmie la état social supérieur correspond toujour
composition de l'atmosphère, les conditions une hygiène plus parfaite. Mais cel avance
de l'air respirabir, celles delà salubritéde l'a- ment et ce progrès n'ont rien à voir ave
respi
sile , palais ou chaumière qui doit lui servir
d'abri, les conditions d'une bonne et saine
alimentation, lui fera prévoir les intempéries
des saisons, se préparer contre elles, et con-
naître les moyens d'améliorer et de perfec-
tionner son organisme?
« L'homme se conserve, il est vrai, et amé-
liore sans cesse son organisation physique;
mais l'intelligence seule, appliquée aux be-
soins de sa nature, éclaire sa route et dirige
ses pas, et ce n'est que jtar de douloureux
efforts et après une longue et pénible expé-
rience, qu'il acquiert peu à peu les notions
qui lui sont les plus indispensables et sait les
mettre à profit. De son activité intellectuelle
et de ses efl'orts dépendent son bien-être et
son existence, et rien ne prouve mieux l'ab-
surdilé d'une hygiène naturelle et instinctive,
que la nécessité où nous sommes d'acquérir
avec dilîiculté et labeur les notions pratiques
relatives aux soins de notre vie ut à l'entretien
de notre santé.
« On a dit, <> ce sujet, que chaque peuple,
CD quelque pays et sous quelques climats
qu'il habitât, suivait naturellement l'hygiène
qui lui était le plus appropriée.
ce
'instinct, et ce que nous savons en ce qui
concerne les soins de notre conservation est
le résultat nécessaire de l'enseignement, de
l'expérience et de la réflexion.
« En résumé, l'hygiène est une science
expérimentale et pratique dont l'objet est de
nous éclairer sur nos conditions d'existence,
et son étude n'est pas seulement une néces-
sité, mais encore un devoir.
« Tout homme est, en effet, responsable,
à certains égards, de sa santé et de sa vie,
vis-à-vis de lui-même et de la société dont il
est membre, et responsable aussi, dans cer-
taines limites, de la santé et de la vie des
êtres dont il est le guide et le protecteur na
turel. » ( Le D' Cruveiliiier.)
LxVNGAGE; forme-t-il la raison? Voy. Lan-
gage § VIL — Son rôle dans l'humanité, ibid.
§ XV. — Langage d'Adam et d'Eve, ibid.
§ XVllI; comment ils ont appris à parler.
ibid. — Langage, son origine d'après les sa-
vants. Voy. Langage § XX. — Langage d'ac-
tion. Voy. note V, à la iln du volume; com-
ment il décompose la pensée, ibid. — Lan-
gage, difficultés contre son invention. Voy.
note XII, h la fin du volume. — A-t-il une
« Objection sans fondement et sans valeur, origine onomatopéique. Voy. note XIII, à la
car elle ne prouve nullement que cette hy- fin du volume.
giène prétendue naturelle n'a pas été con-
quise chez tous ces peuples par les elïorts de
] intelligence et de la volonté, et conservée
par l'enseignement et la tradition, et elle ne
prouve pas davantage que les nombreuses
et misérables peuplades de l'ancien et du
nouveau continent , que les Boschimans, par
exemple, ou les habitants de la Terre de Feu,
dont la race est sur le point de disparaître ,
suivent l'hygiène la plus conforme aux lois
de la nature.
« Ce qu'il y a de vrai h cet égard, c'est que.
tout homme participant à la vie sociale re(;oit
un enseignement pratique relatif aux soins
de sa conservation , et qu'il n'y a pas de race
ou de peuplade, quelque déshéritée, quelque
barbare ou sauvage qu'on la suppose, qui ne
possède en propre un certain nombre de no-
lions propres à assurer son existence et qui
ne les transmette en héritage aux générations
qui suivent.
« Ce qu'il y a de vrai, encore, c'est que
l'homme, dont la pensée domine la nature,
LANGUES, leur nature organique. Voy.
Langage § XIll. — Leur inégalité entre elles.
ibid. § XIV. — Sont-elles dans un rapport
parfait avec le mérite relatif des races? ibid.
— Filiation des langues. Voy. Langage § XVI.
— Ce que fut la langue primitive, ibid. —
Action de la science , du peuple , du temps .
ibid. — Phases et âges des langues, ibid. —
Leur filiation et leur analogie. Voy. Langage
§ XVII. — Formation de.s langues suivant
Condillac. Voy. not(î V, à la fin du volume.
— Langues considérées comme autant de
Méthodes analytiques. Voy. note V, à la (in
du volume. — Intluence des langues. Voy.
note V, à la fin du volume.
LEBLANC (.Me'»e). Voy. Homme de i.a na-
ture.
LIMAÇON. Voy. Ouïe.
LINGUISTIQUES (théories) de Court-de-
Gebelin, de De Brosses, etc.; observations
critiques. Voy. Langage § XVI.
LUMIERE. Voy. Vue.
o
OBJECTIONS contre le rôle psychologique
du langage. Voy. Langage § III.
OCULAIRE (appareil). Voy.YvE.
ODORAT. — L'odorat est le sens oui nous
donne la notion des odeurs.
Deux théories principales ont été émises
touchant l'origine et la nature des odeurs.
Dans l'une, on admet qu'elles sont le produit
de la volatilisation des particules matérielles,
extrêmement ténues, qui se séparent des
corps odoiants; dans 1 autre, on suppose
qu'elles résultent d'un mouvement vibratoire
quia lieu dans les molécules de ces detniers,
et se transmet à un éther ambiant.
Les partisans peu nombreux de celle der-
nière théorie rappellent que certaines subs-
tances, le musc et l'ambre gris entre autres,
auraien' excité pendant Jongues années des
963
ODO
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
ODO
964
impressions olfactives, souvent dans une
sphère irès-étendue, sans subir aucune dinii-
nulion de poids appréciable. Mais ne se pour-
rait-il pas que de pareilles observations, en
les supposant rigoureusement exactes , fus-
sent propres à prouver seulement la prodi-
gieuse divisibilité des corps odorants, et
l'imperfection de nos moyens pondérateurs?
D'ailleurs ne sait-on pas que cette prétendue
inaltérabilité de poids est loin d'exister pour
bien d'autres substances odorifôres , et que
les nerfs sont des instruments bien autre-
ment sensibles que nos balances? Ajoutons
que l'hypothèse d'un mouvement vibratoire
ne s'accorde guère ni avec le transport des
odeurs à des distances souvent énormes (27 5),
ni surtout avec certaines conditions de la
sensation olfactive, la nécessité d'un courant
d'air, par exemple, pour mettre l'appareil de
l'olfaction en rapport avec son excitant na-
turel.
Divers phénomènes ont été cités comme
tendant à établir que les odeurs sont dues à
des particules dégagées de la substance même
des corps odorants. Si, à l'exemple de Ber-
Ihollet, on place un morceau de camphre
dans un tube barométrique rempli de mer-
cure, on voit bientôt le métal descendre, le
camphre diminuer de volume à mesure que
se volatilisent ses raf)lécules intégrantes, et
être enfin remplacé par un odorant. Bénédict
Prévost de Genève {Annales de Chimie,
t. XXI, p. 254, Paris 1797), ayant déposé une
subslance odorante concrète sur une lame de
verre mouillée ou sur une large soucoupe re-
couverte d'une mince couche d'eau, a vu celle-
ci s'écarter aus6itôt,de manière à laisser autour
du corps un espace libre de plusieurs pouces
d'étendue. Roniceux [Mém. de l'Acad. des se,
p. 449. Paris 1756) avait déjà observé les
mouvements gyraloires du camphre sur l'eau ;
Volta avait constaté des ert'els analogues en
Erojetant sur ce liquide, des petits corps im-
ibés d'éther, ou des parcelles d'acides ben-
zoique ou succinique, et Brugnatelli avait
fait la même remarque en se servant de l'é-
corce de plantes aromatiques. L'expérience
réussit également avec des fragments de
dilfërentes feuilles, du schinus molle, par
exemple; les jets d'huile volatile contenue
dans ces fragments leur impriment aussitôt
des mouvements dus à la résistance opposée
au choc par l'eau. C'est à l'aide de semblables
observations, et aussi en supposant que l'a-
gitation des corps odorants, à la surface de
l'eau, croît en raison directe de leur volatilité
(275) Il peni être permis de refuser sa croyance
aux liisloriens qui racoulcul que des vautours fu-
renl allirés d'Asie, dans les champs de Pharsale
(106 lieues), par l'odeur des cadavres qui s'y Irou-
vaienlenlasscs après la bataille du niêine nom. Mais
ou ne saurait révo(iuer eu doute plusieurs récils de
voyageurs dignes de loi. AUîx. de liuudtoldi {Rec,
de zool. el d'unat. comp., m" livre, p. 75, Paris,
1807) rapporte (ju'au Pérou , à (Juilo el dans lu
province de Popayan, quand on veiU prendre des
condors, on lue nue vache ou un cheval, ei qu'eu
peu de temps l'odeur de l'animal mon attire ces
tt'seaux en grand nombre, bien qu'anparavani on
et de l'intensité de leur odeur, que B. Prévost
a fondé autrefois son [odoroscopie. En faisant
la part des exagérations de l'idée ingénieuse
de Prévost, toujours est-il que les précédents
effets doivent être rapportés principalement,
sinon uniquement, h la volatilisation, prin-
cipe absolu de toute émanation odorante.
Rappelons que Boerhaave, pour expliquer
l'odeur dans les végétaux, imagina un prin-
cipe particulier, impondérable , et par con-
séquent distinct de la substance même du
corps odorant, principe qu'il nomma esprit
recteur, et que d'autres désignèrent sous le
nom d'arôme. Cette hypothèse, toute gratuite
qu'elle était, n'en fut pas moins adoptée par
beaucoup de chimistes, jusqu'à l'époque où
Fourcroy [Mém. sur l'esprit recteur de Boe-
rhaave, Varôme des Chimistes français, etc.,
dans Ann. de Chim., t. XXXVI. p. 232), en
démontrant que c'est à la plus ou moins
grande volatilité des matériaux immédiats
des végétaux que sont dues leurs émanations
odorantes, vint ramener les esprits à la théo-
rie généralement admise par les physiolo-
gistes de notre époque.
Quelle que soit , du reste , l'opinion aue
l'on adopte relativement à la nature aes
odeurs, qu'on les considère comme un fluide
immatériel, comme une propriété du corps
odorant , ou bien qu'on les regarde comme
une émanation ou des particules détachées
de la propre substance de ce dernier, on
peut toujours aborder d'aulres questions re-
latives à leur étude.
Diverses influences peuvent modifier singu-
lièrement, soit la production des odeurs, soit
leur transmission dans l'espace :
1° Si, dans quelques circonstances, le calo'
rique enlève à certains corps leur odeur
spéciale, le plus ordinairement l'action de ce
fluide, en favorisant la volatilisation', aide à
la diffusion des effluves odorants dans l'air :
sous les tropiques, mille plantes laissent
échapper leurs parfums aux premiers rayons
du soleil ou au souffle des brises du soir, et
l'on sait è quelles énormes distances se com-
munique l'atmosphère embaumée de Ceyian,
desPhilippinesou des Moluques; au contraire,
on remarque que les odeurs végétales et ani-
males sont d'autant plus faibles qu'elles éma-
nent d'animaux et de plantes vivant dans des
contrées plus froides (276).
2° La lumière paraît exercer une certaine
influence sur le dégagement des odeurs vé-
gétales : toutefois il existe plusieurs plantes
qui ne développent leur parfum que pendant
n'en vît point dans le pays. Valenlia {Voy. dans
rindoustau, trad. angl., t. I, p. 549) assure qu'à
neuT lieues de dislance des côies de Ceyian, le vent
apporte déjà un parlum délicieux. L'auteur de la
relation du prentier voyage des Hollandais aux
Indes orientales, en dit autanl de l'île de Puguia-
tan [liée, des voy. qui ont servi à l'établ. de la comp.
des Indes orient., l. I, p. 280; et t. Il, p. 256 el
451, Anisterdani, 1702), etc.
(276) Cela lient aussi peut-être à ce qu'en réalité
ces animaux el ces plantes sécrètent ou contien-
nent moins de matières volaliles dans leurs tissuâ.
9C5
ODO
PSYCHOLOGIE.
ODO
966
l'obscurilé de la nuit ; tellos sonl diverses
espèces de géranium et d'epidendrum , la
plupart des plantes de la famille des nyctagi-
nées, et en particulier le mirabilis longiflora.
i. Senebier a reconnu que des jonquilles ,
qu'il avait fait venir dans un lieu obscur,
n'en étaient pas moins odoriférantes. Stark,
d'Edimbourg, a tenté quelques expériences
dans le but de déterminer les différences que
présentent les substances diversement colo-
rées , relativement à l'absorption des odeurs
avec lesquelles elles sont mises en contact ,
et il est arrivé à établir que l'intensité d'ab-
sorption est décroissante, suivant les couleurs
dans l'ordre suivant : après le noir, le bleu
est la couleur qui absorbe le plus ; viennent
ensuite le vert , puis le rouge , le jaune , et
enfin le blanc qui n'absorbe presque rien.
Ayant reproduit ces expériences, A. Duméril
(Des odeurs, de leur nature et de leur action
physiologique. Thèse pour le doctorat es se.
liât., p. 27 et 28. Paris, 1843) assure avoir
constaté que les substances lilanches s'imprè-
gnent d'abord des odeurs tout aussi bien que
les autres substances diversement colorées ,
mais qu'elles laissent plus promptement éva-
porer les molécules odoriférantes dont elles
s'étaient imprégnées. « Il semblerait donc,
dit cet observateur, que les corps se cora-
poilent, suivant leur coloration, à l'égard des
particules volatilisées des substances odo-
rantes, comme ils le font à l'égard des ondes
lumineuses. De môme que ce sont les corps
blancs, en effet, qui réfléchissent avec le plus
d'intensité les rayons lumineux , et, au con-
traire, les substances noires qui possèdent le
moins cette puissance de réflexion, de môme
aussi les premiers semblent réfléchir Irès-
promptement les émanations volatiles, tandis
que les secondes, quoique ne s'en emparant
pas avec plus d'énergie , les conservent plus
longtemps. » Cependant il m'est arrivé de
conserver, pendant plusieurs mois, des feuilles
de papier blanc primitivement parfumées
avec du musc , et qui, au bout de ce temps,
n'avaient rien perdu de leur odeur. 11 est pré-
sumable qu'ils étaient 6/anc5 aussi les papiers
dont parle Haller(£'/ m. physiol.,l.\, p. 157),
qu'un seul grain d'ambre gris avait parfumés,
et qui étaient restés très-odorants après qua-
rante années.
3° On suppose que Vélectricité peut favori-
ser le développement des émanations odo-
rantes, qu'elle peut aussi le suspendre (277),
et que rml ne saurait assigner, sous ce double
rapport, des limites à la puissance de cet
agent merveilleux de tant de décompositions
et de recompositions; mais peut-être l'élec-
tricité ne favorise-t-elle le dégagement des
odeurs que dans les cas où, en décomposant
des combinaisons chimiques , elle en isole
(Î77) Libri (Ann. de cliim. et de phys., 1827,
l. XXXVII, p. 100) dil avoir constaté que le cam-
phre, traversé par un rouranl éloclrique coniiiiu,
devienl de moins en moins odonml, puis cosse de
rèire, ei le redcvicnl peu à peu par le repos.
(278) Il est permis de supposer que la facnllé
d'être odorant est aussi commune dans les corps
de la nature que Celle de pouvoir devenir gazeu.x.
des principes définis capables d'impression-
ner l'organe olfactif.
4" L'état hygrométrique de l'almosphiro
influe sur l'intensité de nos sensations ol-
factives. Chacun a pu observer que, dans un
jardin couvert de fleurs, en aucun moment
du jourl'airn'est plus embaumé que le matin,
quand la rosée s'évapore sous les premiers
rayons du soleil : c'est qu'alors, sans doute,
les couches d'air qui nous entourent contien-
nent une certaine quantité de vapeur à l'état
vésiculaire, vapeur qui, en se déplaçant |)eu,
se charge en plus notable proportion des
principes volatils des plantes. Au contraire,
une humidité trop abondante noie , pour
ainsi dire, le parfum des fleurs : aussi celles
que l'on cueille pendant la pluie sont-elles
peu odorantes. 11 est certaines plantes qui
n'acquièrent de l'odeur que par la dessicca-
tion.
L'air atmosphérique étant pour nous le
véhicule ordinaire des corpuscules odorants,
ceux-ci doivent en recevoir toutes les impul-
sions. S'il est tranquille, l'odeur est d'autant
plus prononcée que la substance d'oii elle
s'exhale est plus rapprochée; s'il est agité, la
transmission de l'odeur suit le courant at-
mosphérique , et l'on a vu qu'elle peut se
faire alors à des distances considérables.
5" Le choc, le frottement, le froissement,
quel que soit le véritable mode de leur ac-
tion, qu'ils dégagent du calorique , de l'élec-
tricité , ou qu'ils se bornent à détacher des
corps de fines molécules, ce qui semble peu
probable , sont fréquemment un moyen de
faire naître des odeurs dans des substances
qui , en dehors de ces circonstances , n'ont
qu'une action médiocre ou môme nulle sur
la membrane olfactive (278). Dajirès Aldro-
vandi {Muséum metallicum in lib. quatuor
distrib.. Bologne, 1648), si l'on frappe avec
un marteau certaines pierres de Mariem-
bourg, il en sort une odeur de musc. Le frot-
tement développe une odeur fétide dans di-
vers marbres, une espèce de quartz, etc.; il
rend odorants le soufre, les résines, le silex
et beaucoup de métaux. L'action de la scie
sur les os en fait exhaler un odeur spermati-
que. Quand on travaille sur le tour le bois
de hêtre, on sent le parfum de la rose. Cer-
taines feuilles de végétaux , du myrtus com-
munM, du gfcrantum, etc., deviennent plusodo-
rantes par le froissement; tandis qu'au con-
traire il suffit de froisser entre les doigts une
fleur de violette ou de réséda pour lui enle-
ver son odeur.
6° Sous l'action de l'eau , certaines subs-
tances , inodores ou à peu près inodores par
elles-mêmes, contractent des propriétés odo-
rantes : tels sont les sulfures alcalins , l'ar-
gile impure et la calcédoine pulvérisée , la
Nous ne saurions donc rien aflirmer à l'égard do
ceux que nous qualifions (rinodores, sinon que nt>s
organes ne sont pas assez délicats pour en saisir
les émanations. Combien de ces émanations échap-
pent à l'imperfection de notre odorat, qui, au con-
traire , impressionnent vivement d'autres .ani
maux ! \
907 OEO DICTIONNAIRE
moutarde noire , les amandes amèrcs , etc.
Mais ces phénomènes s'expliquent toujours
plus ou moins bien par une réaction chi-
mique amenant le dégagement d'un principe
odorant qui d'abord n'existait pas dans, la
substance.
Sans compter toutes les odeurs qui nous
échappent et pourtant agissent sur d'autres
animaux, le nombre de celles qui nous im-
pressionnent est déjà si considérable qu'on
a dû songer h les classer, à les réunir par
groupes formés d'après certains caractères
communs propres à les ditîérencicr ; toutes
les tentatives qu'on a faites h cet égard ont
été également infructueuses. Une seule base
conviendrait à une pareille classification, la
nature môme des diverses odeurs ; mais les
notions relatives à cet objet sont évidemment
insuffisantes.
Linné [Amœnitates academiccCji Ail, p. 182.
1756) rapporte les odeurs à sept sections
principales : 1° les odeurs aromatiques ,
odorcs aromatici, comme celles des fleurs
d'oeillet, des feuilles de laurier, etc.; '2" les
odeurs fragrantes.odores/roganfes; exemple :
le lis, le safran, le jasmin, etc.; 3° les odeurs
ambrosiaques, odures ambrosiaci : ceWes de
l'ambre, du musc, etc., sont de ce nombre ;
4ies odeursalliacées, odôres ai/mcei, agréables
pour les uns, désagréables pour les autres, et
plus ou moins semblables h celle que l'ail
exhale : assa fœtida, et plusieurs autres sucs
goramo - résineux; 5' les odeurs fétides,
odores hircini , comme celles du bouc , du
grand satyrion, orchis hircina , de la valé-
riane , etc.; 6° les odeurs i<ipoussantes ,
vireuses, odores telri, comme celles de l'œil-
let d'Inde et de beaucoup de plantes de la
famille des solanées ; 7° enfin , les odeurs
nauséeuses, odores naiisei , comme celles de
la courge , du concombre et en général des
cucurbilacées.
Daller {Elém. physioL, in-4 , t. V, p. 162.
Lausanne, 1769), tenant compte surtout du
genre de sensations que les odeurs produi-
sent, divise celles-ci en agréables, désa-
gréables et mixtes, c'est-à-dire indiÛ'érentes.
Mais, pour empêcher d'admettre une pareille
base de classement, il suffit de rappeler qu'on
a tous les jours l'occasion de constater qu'une
odeur qui plaît à l'un déplaît beaucoup à
l'autre.
Lorry (^Observations sur les parties volatiles
et odorantes des médicaments tirés des subs-
lances végétales et animales [Hist. et Mém. de
la Soc. roy. de méd., in-i, p. 306. 1785, ) ad-
mettant qu'un certain nombre d'odeurs, qu'il
nomme radicales , sont comme la base d'un
grand nombre d'autres, en établitcinq classes,
dans chacune desquelles devait toujours se
reconnaître, suivant lui, l'odeur primitive et
simple , ou du moins le principe odoriférant
qui lui fournit sa dénomination. Ces cinq clas-
ses comprennent les odeurs camphrées, nar-
cotiques, éthérées, acides, volatiles, et alcali-
nes. Est-il besoin de dire qu'il en estun grand
nombre qu'on ne saurait rattacher à aucune
de ces classes?
Fourcroy (Mém. cit. ) a proposé une clas-
DE PHILOSOPHIE.
ODO
968
sification qu'il a essayé de fonder sur la
nature cliimir^ue des odeurs. Il divise celles-
ci en : 1° extraclives ou mufiueuses ; 2" hui-
leuses fugaces ; 3" liuileuses volatiles ; 4° aro-
mati(jucs et acides ; 5° hydro-sulfureuses.
Celte division, qui ne s'applique qu'aux arô-
mes végétaux , est évideniment incomplète
comme toutes les autres, puisqu'elle laisse
de côté les odeurs minérales et animales ,
d'ailleurs si nombreuses et si variées.
On a prétendu classer les odeurs de bien
d'autres manières ; mais à quoi bon môme
les rappeler, quand il est clairement établi
que, dans l'état actuel de la science , les élé-
ments d'une classification rationnelle nous
échappent?
Nul doute que, par l'intermédiaire de l'ol-
faction, l'encéphale ne puisse être influencé
très-directement, et que les effets des odeurs
sur l'économie animale ne soient extrême-
ment variés. (Consultez le savant Traité d'os-
phrésiologic de H. Cloquet,p. 79 et suiv.
Paris, 1831.)
Toutefois , il importe de savoir qu'on a
souvenlaltribué,à l'action spéciale desellluves
odorants sur l'organe olfactif, des effets qui
sont dus en réalité à une tout autre cause.
Par exemple, n'est-ce pas plutôt en stimu-
lant surtout les ramifications fournies à cet
organe par le trijumeau , nerf de sensibilité
générale, que l'inspiration des vapeurs d'am-
moniaque prévient ou arrête une syncope,
puisque le même phénomène s'observe chez
les individus affectés d'anosmie ? Dans les cas
suivants, cités par H. Cloquet {Ouv. cit.), qui
oserait affirmer que les accidents ont dépendu
d'une action directe des odeurs sur les nerf»
olfactifs ou le système nerveux central , et
non d'un empoisonnement par absorption
pulmonaire ? Les personnes occupées à re-
cueillir la bétoine, pendant les fortes chaleurs
de l'été , deviennent ivres et chancelantes ,
comme après un excès de vin ; les émanations
delà racine d'hellébore blanc causent à ceux
qui l'arrachent sans précaution de violents
vomissements; des hommes, endormis dans
un grenier où se trouvaient des racines de
jusquiame noir , se réveillèrent atteints de
céphalalgie et de stupeur ; les odeurs éma-
nées de cadavres en putréfaction ont suffi
pour causer la mort presque instantanée de
ceux qui étaient chargés de l'exhumation ;
en 1779, une femme de Londres, ayant ren-
fermé dans sa chambre à coucher un grand
nombre de lis en fieur, fut trouvée morte
dans son lit, etc.
Si l'on a fréquemment rapporté à l'odeur
des fieurs, en particulier, des accidents dus
à l'acide carbonique qu'elles dégagent , un
grand nombre semblent pourtant être occa-
sionnés par l'impression olfactive elle-même,
qui retentit sur les centres nerveux. La pré-
sence de quelques fleurs odoriférantes dans
de vastes appartements suffit pour produire,
chez certaines personnes, des céphalalgies,
des vertiges , des syncopes, des convulsions,
des vomissements, un étatde somnolence, etc.,
l'odeur du musc ou de l'ambre gris peut oc-
casionner des effets analogues , Schneider
969
ODO
rSYCIIOLOGIE.
ODO
970
{De osse cribr .|p. 367), a connu iincfemuie
qui, aimant les autres odeurs, se trouvait mal
en respirant celle des fleurs de l'oranger ; une
jeune personne devenait a[)hone lorsqu'on
lui mettait sous le nez un bouquet de fleurs
un accroissement considérable, et un des
cornets, faisant saillie dans la narine, pré-
sente des subdivisions dichotomiques fort
nombreuses ; dispositions qui tendent toutes,
évidemment, à donner à la membrane, siégo
odorRuies [Journal de physique pour l'année du sens, une surface plus étendue. Aussi la
1780); une parente de Scaliger { Excercit.
142, § 2) tombait en syncope en flairart un
lis , et pensait qu'elle succomberait bientôt
si elle s'obstinait à en sentir l'odeur. Rob.
Boyle ( De msign. effic. effluv., p. 54) cite un
homme fort et robuste h qui l'odeur du café
à l'eau donnait des nausées. Orfila et H. Clo-
quât ( Ouv. cité, p. 82 ) parlent de personnes
qui ne pouvaient sentir l'odeur d'une décoc-
tion de graine de lin sans éprouver bientôt
à la face une luméfaciion suivie de syn-
cope, etc. Mais à quoi bon multiplier les
exemples pour des etl'ets qui dépendent de
«agacité olfactive du chien, qui le met sur la
trace du gibier ou lui fait retrouver son maître
à des distances prodigieuses, est-elle prover-
biale. Les chasseurs savent que, pour sur-
prendre les sangliers, il faut se placer au-
dessous du vent, atin de dérober à leur odorat
des émanations qui les frappent de loin et
assez vivement pour leur faire aussitôt re-
brousser chemin. Dans la saison du rut, les
cerfs sont attirés vers leurs femelles de dis-
tances souvent énormes, sans qu'on puisse
expliquer ce fait autrement que par l'appré-
ciation d'émanations animales et leur dillu-
l'idiosyncràsie des individus , d'une plus ou sion dans l'atmosphère. Chacun a pu observer
moins grande susceptibilité nerveuse, souvent
aussi de l'imagination (*279) ?
La nature, en multipliant àl'infini les odeurs
agréables, nous a créé une source abondante
de plaisir et de sensations voluptueuses que
(jue certains ruminants, la chèvre entre autres,
refusent, après les avoir flairés, des aliments
humectés par notre salive, etc. Aussi Bulfoii
{Discours sur les animaux, édit. de Sonnini
t. XXI, p. 295), n'hésite pas à avancer que
parfois l'habitude convertit en besoins : c'est les mammifères quadrupèdes l'emportent de
ainsi qu'on voit les créoles qui viennent des
Antilles dans la mère patrie, ne pouvoir
renoncer aux enivrantes émanations de l'air
natal, et s'entourer de parfums qui, dans
chaque inspiration, leur apportent une
jouissance ou un tendre souvenir.
Nous avons vu que l'air est le véhicule
ordinaire des odeurs, qu'il est chargé de les
beaucoup sur 1 homme pour la linesse de
l'odorat. « Ils ont ce sens si parfait, dit-il,
qu'ils sentent de plus loin qu'ils ne voient ;
non-seulement ils sentent de très-loin les
corps présents et actuels, mais ils en sentent
les émanations et les traces longtemps après
qu'ils sont absents et passés. Un tel sens est
un organe universel de sentiment ; c'est un
transporter au loin, et de les faire arriver œil qui voit les objets, non-seulement où ils
jusqu'à l'organe destiné à les sentir ; aussi, sont, mais môme partout où ils ont été ....
chez les animaux vertébrés à respiration C'est le sens jiar lequel l'animal est le plus
aérienne, cet organe est-il toujours placé de tôt, le plus souvent et le plus sûrement averti ;
manière h en recevoir le contact, c'est-à-dire par lequel il agit, il se détermine ; par lequel
sur l'une des voies que l'air traverse pour par-
venir aux poumons. Une membrane très-vas-
culaire et neri-euse, molle, spongieuse, cou-
verte d'un épithélium vibratile, pourvue de
nombreuses glandes mucipares, déployée
dans les fosses nasales sur des lames osseuses
à contours plus ou moins multipliés, et pro-
il reconnaît ce qui est convenable ou con-
traire à sa nature. » Et, en effet, l'instinct des
animaux, que personne ne dirige, est admi-
rable sur ce dernier point : la vache, le mou-
ton ou la chèvre, ne broutent point, dans la
prairie, les sommités des herbes vénéneu-
ses, et beaucoup de voyageurs (Gumilla,
jetée dans diverses ampoules ou sinus existant Hist.'nat. de lôrénoquc, t. 111, p. 200 ; —
dans l'épaisseur des os du crAne et de la face, Kolbe, Descrip. du cap de Bonne-Espérance ;
constitue la partie essentielle de l'organe — LEVAiLLANT,Fo?/ag'em^/'r<5'Me, etc.) racon-
olfactif. lent que, jetés dans des contrées inconnues,
L'étendue de la précédente membrane est ils se sont bien trouvés de l'usage exclusif
une des circonstances qui paraissent le plus des fruits ou des plantes dont les singes
influer sur l'activité du sens de l'odorat.
Sous ce rapport, l'homme est loin d'être le
plus favorisé, et c'est chez les ruminants,
chez quelques pachydermes, et surtout chez
les mammifères carnivores, que la membrane
olfactive atteint son plus haut degré de déve-
faisaient leur nourriture (280).
Quant à l'odorat des cétacés, tout est con-
testé ; car ceux-ci admettent, et ceux-là nient
l'existence des nerfs olfactifs dans cet ordre
de mammifères ; les uns supposent que les
cétacés odorent, les autres leur refusent toute
loppement. Dans le chien, par exemple, les faculté olfactive. Si Rudolphi {Grundriss der
fosses nasales, les sinus frontaux prennent PhysioL, i. 11, p. 105), appuyé par ïiede-
(279) Th. Cape.Uini rapporte qu'une dame qui ne
pouvait, (lisail-elle, soulTrir l'odeur de la rose, se
trouva mal en recevant la visite d'une de ses amies
qui en avait une, et iiourtanl celte fleur n'élail
qu'-rtriificielie. (H. Cloquet, ouv. cit., p. 80.)
(280) Nous croyons devoir rapjieler ici que Ja-
cobson a découvert , dans les losses nasales des
mammiières, un organe singulier, à l'aide duquel,
suivant cet analomisle , l'aniuial exercerait ce sens
DlCTlONN. DE PniLOSOPHIE. I.
si délicat qui lui révèle, dans les subtiles émana-
tions du corps, des qualités utiles ou nuisibles.
P. Gratiolel (77?èse inaug., Paris, 22 aoùH845),
qui a publié d'iuiporianies recbercbes sur Vorgatie
de Jacobson, est poné à croire que cet organe ne
se distingue pas d'avec un simple cornet nasal , et
que les sensations qu'il procure renircnl dans la
classe des sensations olfactives.
31
971
ODO
DICTIONNAIRE DE PlUmSOPlIIE.
ODO
972
iiianii (Zcilschrift fiir Pln/sioL, 1. 11, ]>. 2(51),
(lil ii'avctii' i).'<s rciu'diilré la première [)aire
dans le daupljin, la baleine et le narval, de
iMainville et Jacobson [Bidlet. de lu Soc.
philom., dôc. 1815), Treviranus {Biologie,
t. V, pi. iv) aiïirment l'avoir trouvée sur le
delphinus phovœna, et de plus en ont donné
des dessins ; II. Cloquel {Osplirésiologic, 2'
édit., p. 332 ; Paris, 1821) a fait la môme
observation sur \e delphinus globiceps ; enfin,
(luvier [Règne animal, t. I, p. 27G; Paris,
1817) avance que, dans les cétacés, le nerf
olfactif existe : « seulement il est extrême-
ment petit; et si ces animaux, dit-il, jouissent
du sens de l'odorat, il doit être fort oblitéré. »
Cnrus {Traité élém. d'anat. comp., trad. de
Jourdan, t. I, p. 435) va plus loin que Cuvier,
et leur refuse positivement l'odorat. Néan-
moins, pour prouver qu'ils odorent, on a cou-
tume de citer l'expérience du vice-amiral le
Peley (Buffon, Ilist.des cétacés, p. 97, édit.
de Sonnini), qui dit qu'à la côte de Terre-
Neuve il est parvenu plusieurs fois à mettre
en fuite les baleines qui inquiétaient ses
pêcheurs, en faisant jeter à la mer des ma-
tières putrides : en admettant la réalité d'un
pareil fait, il nous semble bien difficile de
l'apprécier h sa juste valeur. Ainsi, d'un côté,
il est loin d'être certain que les cétacés man-
quent de nerfs olfactifs, et, de l'autre, il n'est
las démontré qu'ils odorent ; mais, dût-on
eur accorder un sens olfactif rudimentaire,
es anatomistes ne sont même pas d'accord
sur le siège de ce sens, ([ui, d'après Rudolphi
{Ouv. cit., t. II, p. 106), réside dans les po-
ches intérieures des évents ; qui, selon Cuvier
{Lcç. d'anat. comp. rédigées par M. Duméril,
t. II, p, 671), se trouve, au contraire, dans
une espèce de grand sac, situé profondé-
ment entre l'oreirie, l'œil et le crâne, ouvert
dans la trompe d'Eustache, et se prolongeant
en différents sinus, lesquels ne communi-
quent point avec les narines.
Malgré les faits surprenants qu'on a
coutume de citer sur l'extrême sensibilité
olfactive des oiseaux ( Voir plus haut, note
275), beaucoup de physiologistes admet-
tent qu'elle est moindre que celle de la
plupart des quadrupèdes, et spécialement
des carnassiers ; que la vue, chez les oiseaux,
étant la sensation dominante, produit beau-
coup des elfets qu'on rapporte trop exclu-
sivement à l'odorat. Pour les corbeaux, en
particulier, suivant Dugès {Pliysiol. comp.,
t. I, p. 152), il paraiX indubitable que c'est
la vue seule,- et une défiance naturelle, mais
non pas l'otleur de la poudre, qui leur font
fuir le chassimr. Scarpa {Anat. disguis, de
audilu et olfactu, in-fol., p. 88) a signalé,
dans la majorité des oiseaux, le volume assez
considérable des nerfs olfactifs, et surtout
l'ampleur des cavités nasales, quoique d'ail-
leurs leurs cornets, même chez ceux dont
l'odorat est le plus fin, soient loin d'être sub-
divisés comme chez les mammifères carni-
vores. Leurs fosses nasales communiquent,
au niveau du cornet supérieur, avec une
poche sous-orbitaire qxii fait saillie sous lu
peau quand l'air la distend, et qui remplace
les sinus crâniens et faciaux des mammifères :
on sait que la cloison inler-nasale est per-
forée chez les palmipèdes. Du reste, le môme
observateur a reconrm que, dans les oiseaux,
les nerfs olfactifs varicml beaucoup de volume.
Ils sont grêles, relativement, dans les galli-
nacés et les passereaux, plus forts dans les
rapaces et les palmipèdes, mais très-gros
surtout chez les échassiers. 11 importe de
noter que Scarpa trouve cette graduation
proportionnelle à celle de la finesse de l'odo-
rat. Voici, sous ce rapport, dans quel ordre
ascendant il dispose les grands groupes de
celte classe de vertébrés : 1" les gallinacés,
que, dans d'ingénieuses expériences, il n'a
vus être rebutés par aucune odeur que celle
de l'ammoniaque liquide ; 2° les passereaux,
qui refusent les ahments imprégnés de
camphre, d'assa fœtida, etc. ; 3" les rapaces,
ou oiseaux de proie, qui craignent la plupart
des odeurs que nous trouvons suaves et
aromatiques ; 4° les palmipèdes, qui mon-
trent plus de susceptibilité encore, à tel point
qu'un canard n'a avalé du pain parfumé qu'a-
l)rès l'avoir lavé dans un étang voisin ;
5° enhn, les échassiers, qui paraissent avoir
une sensibilité olfactive supérieure à celle de
tous les autres oiseaux.
Chez les reptiles, à l'exception des croco-
diles, les fosses nasales s'ouvrent en arrière,
dans la bouche, à travers la voûte palatine,
et par conséquent ne se prolongent pas autant
que chez les vertébrés des deux classes pré-
cédentes : les cornets sont d'ailleurs assez
simples, ou môme manquent entièrement
(281). Toutefois les nerfs, ou plutôt les lobes
olfactifs, offrant un volume considérable, il
est supposable que les reptiles ont, en géné-
ral, le sens de l'odorat fort actif. Les ophi-
diens, dit-on, craignent l'odeur de la rue
{ruta graveolens), et certains crotales redou-
tent singulièrement celle de Varistolochia
anguicida. {Journal des savants, 1" mars 1666.)
Scarpa {Ouv. cit., p. 80) assure que, si après
avoir manié des grenouilles ou des crapauds
f(;melles, on plonge les mains dans l'eau, les
mâles s'empressent d'accourir de loin et les
embrassent étroitement.
Dans les poissons, les fosses nasales ne com-
muniquent pas avec l'arrière-bouche, mais
représentent des cavités terminées en cul-de-
sac. La membrane pituitan-e qui les tapisse,
offre un grand nombre de plis disposés
comme des rayons autour d'un point central,
ou rangés parallèlement comme des dents
de peigne de chaque côté d'une bande mé-
diane. C'est dans ces plis que s'épanouissent
les filets venus d'un énorme nerf, ou plutôt
lobe olfactif, dont le volume égale celui de
l'hémisphère cérébral, et parfois même le
surpasse. Les organes olfactifs de la baudroie
présentent une disposition particulière qui
paraît avoir été signalée, pour la première
(281) Dans le proteua auguinus, les fosses nasales prcsciitcnl des feuillets membraneux cl une pitui
taire plissée ooniiiie chez les poissjuï.
973
ODO
PSYCHOLOGIE.
ODO
974
fois, par Scarpo. ^Ouv. cit.) Ils consislouten être piésentLV'S cuinmu preuves irrécusables
deux petites coupes cylindroides, portées sur à l'appui de celliî opinion,
un assez loUji" pédicule qui s'implante au de- Il ne nous sullit pas de savoir que, chez les
vant de la tôte ; du reste, dans leur intérieur vertébrés h respiration aérienne, la (tituitaire.
se retrouvent les mêmes feuillets que chez déployée dans les fosses nasales et pourvue
les autres poissons, et aussi les ramifications de deux sortes de nerfs, est la seule mem
de la même paire nerveuse.
On ne peut contester aux poissons la faculté
de percevoir les odeurs (282), malgré le milieu
dans leciuel ils vivent. De tous temps, les
pécheurs ont observé qu'on les attire ou les
fait fuir avec certaines substances odorantes,
brane de leur corp? qui soit impressionnable
aux odeurs ; nous devons encore chercher à
reconnaître: 1° si pareille impressionnabilité
existe dans toute l'étendue de cette mem-
brane, ou seulement pour quelques-uns de
ses points ; 2° si une seule espèce des nerfs
et l'on ne saurait douter que ce ne soit par qui pénètrent dans les narines, ou bien les
l'odorat que le requin et autres squales sont deux, sont aptes à transmettre les impressions
attirés, souvent en foule, autour d'un cadavre olfactives à l'encéphale,
jeté à la mer. Divers voyageurs racontent Je me boinerai à rappeler que de nom-
que, quand des blancs et dès noirs se baignent breux faits, empruntés à l'anatomie palholo-
ensemble dans des lieux fréquentés par les gique, à l'anatomie anormale et à l'anatomie
requins, les noirs, dont les émanations sont comparée, concourent tous à établir, de la
plus actives que celles des blancs, sont plus manière la plus certaine, que ce nerf seul, le
spécialement poursuivis par ces animaux, qui nerf olfactif, sert à l'odorat, que nul autre ne
ordinairement les choisissent pour leur pre- saurait le suppléer ou lui servir d'auxilaire
mi^ere proie.
La plupart des animaux invertébrés sem-
blent être pourvus de l'odorat, et môme quel-
ques espèces se distinguent par une grande
activité de ce sens. Quant à son siège, on en
est réduit à faire des conjectures plus ou
moins vraiscudjlables.
Le principe odorant du miel attire de très-
loin les guêpes, les mouches et les fourmis ;
il en est de même de la viande pour cer-
taines mouches qui viennent y déposer leurs
œufs. Souvent des pa[)illons mâles s'obstinent
à voltiger autour dune boîte fermée dans
laquelle se trouve unede leurs femelles qu'ils
ne peuvent apercevoir {Encyclop., édit. de
Xeuchûtel, t. XXill, p^ 412) : ce fait s'observe
surtout chez un petit papillon de nuit, bombtjx
antiqua. Les écrevisses sont promptement
attirées autour de diverses substances odo-
rantes qu'on jette dans les ruisseaux qu'elles
habitent. D'après les observations de Swam-
merdam (Co//écf.acad. dcZ>//'o7î,part. élrang.,
t. Y, p. 64), les escargots sortent de leur
coquille et s'avancent vers les herbes fraîches
qu'ils odorent, etc.
De Blaiuville {Principes d'anat comp., 1. 1,
p. 341) place dans les tentacules anté-
rieurs des mollusques gastéropodes, les orga-
nes olfactifs que d'autres anatomistes font
résider à la marge du sac pulmonaire. Sui-
vant Duméril {Dissertation sur l'organe de
l'odorat et sur son existence dans les insectes,
dans Magasin encyclopéd., an V,t. Il, p. 435),
le siège du sens de l'odorat, chez les insectes,
existe au niveau des stigmates ou petites
Les dissections les plus attentives démon-
trent que le nerf olfactif n'envoie ses lllets
qu'à la portion de la pituitaire qui revêt la
voûte des fosses nasales au niveau de la lame
criblée, la surface supérieure de la cloison,
le cornet sujiéricuret le cornet moyen avec
le méat qui existe entre eux. Or, il est facile
d'instituer des ex[)ériences propres à prou-
ver que ci^s points des fosses nasales sont
justement ceux qui, à l'exclusion des autres,
jouissent de la faculté d'être impressionnés
par les odeurs. Faites pénétrer h une certaine
})rofondeur, dans l'une de vos narines, un
tube de verre que vous tiendrez horizontale-
ment au-dessus d'une substance odorante,
puis, la bouche et l'autre narine étant closes,
aspirez ; l'olfaction sera nulle, à moins qu'il
ne s'agisse d'une odeur très-pénétrante et
très expansible : rendez, au contraire, la
direction du tube verticale, et la sensation
sera vive, parce cjuc l'air odorant ira impres-
sionner la j)roportion supérieure delà pitui-
taire oiî s'épannouissent les nerfs olfactifs.
Là, par consé(iuent, se trouvent en effet les
seuls points de cette membi-ane, pourvus de
sensibilité spéciale, tandis que tous les autres,
qui reçoivent des filets du trijumeau, ne
jouissent que de la sensibilité générale ou
commune.
Maintenant il importe de faire connaîti'e
le mécanisme de l'odorat, les conditions né-
cessaires à l'exercice de ce sens, et le rôle
des diverses parties de l'appareil olfactif,
chez les vertébrés à respiration aérienne.
Le mécanisme de l'odorat est fort sinqile
ouvertures extérieures des conduits aériens; il faut seulement que le mucus nasal s'im-
tandis que, d'après d'autres physiologistes, prègne des jjarticules odorantes disséminées
et Dugès {PhysioL eomp.,l. 1, p. 160) en par- dans l'air qui traverse les fosses nasales, et
ticulier, il se trouverait dans les antennes, que ces particules soient ainsi arrêtées sur
Du reste, les expériences de ce dernier, ainsi la portion de membrane pituitaire qui reçoit
qu'il l'avoue lui-môme, sont loin de pouvoir les filets des nerfs olfactifs.
(282) Siiivaiii Dumcril {Mém. sur fodoral des
pjissuîis, d:ins Mag. eticyclvp., l. V, 1807), l'organe
de l'oir.iclion n'exisierail point chez les poissons,
<*l sérail iransloi mé en une iorte d'organe de goùl.
.Mais évideiuineni ce qu'il y a d'ebseiiliel dans la
sensation olfactive ne lient pas à la nature gazeuse
lie la matière odorante, mais à la sensibiliii UMiie
spéciale du nerl olfaclil, à la diflérence (jui exisio
entre celle scnsibililé cl celle des autres iicils seii«
soiiaux.
975
ODO
DICTIONNAIRE DE PIIILOSOniIE.
ODO
Ô76
L'ins[)iralion jjc l'air odorant, son passage
h travers les fosses nasales, et son ascension
vers leur partie supérieure, la sécrétion nor-
male de la pituitaire, sont donc les conditions
fondamentales de toute impression olfactive.
Aussi, d'ai)rèsles expérien.ces déjà anciennes
de Lower [Transact. philos. n''29), admises
])ar Cl. Perrault {Kssais de physique, t. III,
j). 341, r" part., chap. 3 ; Amsterdam, 1727),
les animaux dontla trachée-artère est coupée,
et qui ne respirent plus par les narines,
cessent-ils d'être impressionnés par les odeurs
(283) ; aussi encore, chez l'homme, la destruc-
lion du nez, organe qui sert à diriger les
effluves odorants vers la voûte nasale, en-
traîne-t-elle l'anosmie, d'après liéclard (P.
IJérard, Jiec. cit., p. 9, a vu, dit-il, deux
exce[)lions à cette règle); aussi, enfin, toute
iutluence morbide qui modifie la sécrétion
de la muqueuse sensoriale réagit-elle d'une
manière fâcheuse sur la fonction olfac-
tive.
L'olfaction peut s'exercer d'une manière
passive et involontaire, comme dans les cas
où les mouvements ordinaires de la respira-
tion entraînent, sans que nous l'ayons re-
cherché, des molécules odorantes vers les
narines. Elle peut aussi être volontaire,
comme dans l'action de flairer.
Dans ce dernier mode d'olfaction, auquel
on a recours pour rendre la sensation plus
vive, en fermant d'abord la bouche, tantôt
on exécute une inspiration longue et sou-
tenue, tantôt on fait une série d'inspira-
tions brèves et fréquentes : alors, d'après
Ch. Bell {Expos, du syst. nat. des nerfs, Xràd.
de Genest, p. 160 et suiv. Paris, 1825) et
Didây [Mém. sur les appareils musculaires
annexés aux organes des sens, dans Gaz. méd.
de Paris), \e petit appareil musculaire qui
borde l'orifice antérieur des narines, et qui
est anime, par le nerf facial, intervient elii-
cacement pour resserrer cet oritice et le mieux
diriger en bas, dans le double but d'aug-
menter la rapidité du courant d'air et de le
diriger vers la partie supérieure des fosses
nasales, siège du sens de l'odorat. Il est
d'ailleurs évident que, dans l'action de flairer,
.a volonté ne met en jeu que les organes res-
piratoires, afin d'accroître indirectement l'in-
tensité de la sensation, mais quelle ne peut
agir sur l'organe sensorial lui-même.
Il est des circonstances dans lesquelles, au
contraire, nous avons intérêt à amoindrir nos
sensations olfactives, et alors les choses se
passent tout autrement. Si nous nous obser-
vons attentivement au moment où une odeur
désagréable vient de nous impressionner,
nous constatons qu'une forte expiration
s'effectue d'abord, dans le but d'expulser
l'air odorant, puisque l'inspiration, au lieu
de se faire par les narines, a lieu instinctive-
ment par la bouche : le voile du palais s'élève
pour devenir horizontal, tend à fermer en
arrière les orifices des narines, empêche la
circulation de l'air dans leur intérieur, et,
par conséquent, prévient ainsi le retour do
nouvelles impressions pénibles sur la mem-
brane olfactive. C'est en se basant sur ces
observations et sur une analogie dans le mode
de répartition nerveuse que M. Longet a été
amené autrefois à faire un rapprochement
physiologique entre l'iris et le voile du palais,
c'est-à-dire à voir dans ce dernier un moyen
j)ropre à nous défendre contre l'action
d'odeurs désagréables, ainsi que l'iris, en
resserrant son ouverture, nous protège contro
une lumière trop intense.
Une question offrant quelque intérêt est
celle de savoir si l'on peut ou non percevoir
les odeurs qui arrivent avec l'air expiré,
d'arrière en avant, dans les fosses nasales.
Haller {Ele'm. physiol., t. V, p. 173) n'hésite
point à résoudre cette question par la néga-
tive, et il rappelle que son opinion est con-
forme à celle de Galien. Cl. Perrault {Méca-
nique des animaux, t. HI, p. 341, i" partie,
chap. 3, des OEuv. de phys. et de mécanique ;
Amsterdam, 1727) pense, au contraire, que
« le mouvement et l'impulsion que l'air a
dans la respiration servent aussi à porter les
odeurs sur l'organe de l'odorat, et que cette
impulsion se fait par les narines ou par l'ou-
verture qui est au palais ; » puis il rappelle
que certains animaux, comme le cormoran
(oiseau de l'ordre des palmipèdes), ne peu-
vent recevoir les ordeurs que par cette der-
nière ouverture , attendu qu'ils ont les
narines imperforées en avant
De nos jours, P. Bérard (Art. Olfaction
du Dict. de méd. en 30 vol., t. XXII, p. 7 ;
Paris, 1840) a adopté le sentiment de Galien
et de Haller, en se fondant sur ces faits que
les phthisiques ne perçoivent pas l'odeur de
l'air venu des cavernes de leur poumon, et
que l'air expiré se charge de l'odeur de
lalcool, de l'ail, de diverses autres substances
volatiles, sans qu'il en résulte aucune impres-
sion sur la membrane pituitaire. Mais Debrou
{Thèse inaug., p. 29 ; Paris, 31 août 1841)
a cru devoir se ranger à l'opinion de PerrauU.
« On ne voit pas, dit cet observateur, pour-
quoi un air odorant, venu de la poitrine ou
de l'estomac, ne ferait pas impression sur
les nerfs olfactifs. Peut-être l'impression
sera-t-elle moins facile alors, parce que le
chapiteau nasal, avec sa voûte, ses muscles
et son ouverture inférieure, contribue à la
perfection de l'odorat en dirigeant les vapeurs
odorantes vers la partie supérieure du nez,
là où sont les ramifications du nerf ; mais
enfin il suffit que de l'air chargé d'odeurs
arrive sur le nerf olfactif pour que l'impres-
sion sensorielle ait lieu : rien n'élant modifié
au nerf, ni à la matière odorante, une modi-
fication de courant peut seulement rendre
le sens moins parfait, non l'annuler. Si un
phthisique, un individu qui a bu de lalcool
ou mangé de l'ail, ne sentent pas des odeurs
qu'ils portent en eux, bien que ces odeurs
soient senties par les assistants, cela doit
s'expliquer par la durée de l'impression,
(285) P. bérard a conslalé l'abolition de l'odoral
sur un lioniuie qui s'élait complélemcnl divise la
iraoliée avec un rasoir. (Dicl. de méd., on Réperl.
çjéuér. des se. méd., 2* édil., l. XXII, p. tJ.)
977
ODO
on le sait, diminue
durée qui, on le sait, dimniue la perception
et la rend inapercevable. » Puis, à l'appui
de sa manière de voir, Debrou cile l'expé-
rience suivante : ayant fait choix d'une subs-
tance odorante qui ne pût impressionner le
goût (eau aflaiblie de tleurs d'oranger), il a
avalé une gorgée de ce liquide, et aussitôt,
expirant par les narines, il en a perçu mani-
festement l'odeur. Si, au moment d'expirer,
on se pince les narines, la sensation est
encore [)lus vive dès iinstant où on les ouvre,
parce que la vapeur odorante s'est accumulée
en haut, et qu'on établit de la sorte un
courant artificiel, semblable à celui que nous
produisons en tlairant.
« Je suis de ceux qui pensent que les par-
ticules odorantes, chassées avec l'air expiré,
peuvent agir sur la mu(iueuse olfactive, mais
que la persistance de l'impression peut linir
par rendre celle-ci inappréciable. Récem-
ment, le docteur Louis et moi avons donné
des soins à un malade alfecté de cancer de
l'estomac, et qui, avant de succomber, eut
des vomissements d'une fétidité extraordi-
naire : ceux-ci fui;ent annoncés, huit jours
seulement à l'avance, par des rapports exha-
lant la môme odeur f[u'on retrouva plus tard
dans les matières vomies. D'abord le malade,
qui le plus souvent fermait la bouche pour
expirer par le nez les gaz venus de l'estomac,
sentait, disait-il, une odeur infecte à chaque
expiration ; puis peu à peu les rapports
devenant plus fréquents, l'impression fut
moins pénible, et elle avait déjà disparu
quand les vomissements survinrent. J'ai fait
des remarques analogues , relativement à
l'action de l'air expiré sur la pituitaire, chez
une femme âgée, atteinte de gangrène du
f)Oumon droit. Dupuytren ayant injecté un
iquide odorant dans les veines d'un chien,
vit cet animal ouvrir ses nasaux, élever la
tôte, et se [)romener comme pour chercher,
au dehors de lui, la cause de l'odeur (jui
l'impressionnait, (Osp/iresto/oj/te, par H. Clo-
quet, 2' édil., p. 370; Paris, 1821.) 11 est
vrai que, pour ce dernier cas, on pourrait
objecter que la sensation ne s'est produite
qu'après que l'animal, en inspirant, a eu
attiré vers ses narines les particules odorantes
chassées d'abord par l'expiration. Mais pour-
quoi aller chercher de semblables exemples?
Tous les jours, quand nous avalons des subs-
tances capables d'agir à la fois sur le goût
et sur l'odorat, ne percevons-nous pas des
impressions olfactives, surtout en expirant
par le nez, impressions qui cessent d'avoir
lieu lorsque, pinçant cet organe entre les
e courant d'air
leurs, pour bien
PSYCnOLOGlE. ODO 978
qui semblaient le plus influer sur l'activité
(lu sens de l'odorat, et nous avons vu qu'en
etl'et les contours des cornets étaient géné-
ralement d'autant plus multipliés, et les sinus
communiquant avec les fosses nasales, d'au-
tant plus vastes, que les animaux avaient ce
sens plus tin et plus développé. Mais il reste
à liéierminer comment ces cornets et ces
sinus peuvent concourir à l'olfaction. Or, on
ne trouve que des opinions dissidentes à
cet égard : les uns croient que les lames des
cornets servent h retenir les émanations
odorantes dans les fosses nasales ; les autres
supposent ([u'elles forment des conduits
propres à diriger l'air odorant vers les em-
bouchures des sinus. Quant à ces dernières
cavités, on en a fait le siège même du sens
olfactif, ou bien des réservoirs dans lesquels
les odeurs doivent séjourner, ou encore la
source d'un liquide qui vient sans cesse
humecter les méats, et qui donne à la pitui-
taire l'humidité indispensable à sa fonction
sensoriale. Suivant Blumenbach {Instic.
physioL, p. 103 ; 1798), qui a émis celte
dernière 0[)inion, les orifices des sinus sont
dirigés de telle manière que,, dans les diffé-
rentes positions de la tète, le lluide sécrété
peut toujours s'écouler des uns ou des autres
dans les narines.
Pour démontrer que le sens de l'odorat
ne réside point dans les sinus, on a d'abord
rappelé que la membrane qui les ta])isse ne
reçoit aucun lilet du nerf évidennueiit destiné
à transu)ettre les impressions olfactives ; puis
on a cité diverses exi)ériences faites sur
l'homme lui-môme : Deschanqjs {Des mala-
dies des fosses nasales et de leurs sinus^
p. G2 et suiv.; Paris, 1833), chez un individu
dont le siims frontal conununiquait avec
l'extérieur, a poussé de l'air satuié de vapeurs
de camphre dans celte cavité, dont il avait
d'abord inttircepté la communication avec
les fosses nasales, et le malade ne perçut
aucune odeur. Uicherand [lUém. de phijsiol.,
t. II, p. 272 ; lU^- édil.; Paris, 1833) a vu des
injections odorantes , faites dans l'antre
d'IIygmore par une fistule au bord alvéolaire,
ne produire aucune sensation olfactive.
D'après P. Hérard (Art. Olfaction, dans
Rec. cit., p. 11), l'usage des sinus serait de
faire pénétrer l'air charge des émanations
odorantes dans toutes les anfractuosités des
fosses nasales. Lorsqu'une odeur nous revient
après que nous avons cessé de la respirer,
cela tient vraisemblablement à ce qu'il s'était
introduit dans les sinus des molécules odo-
rantes qui s'en échappent plus tard.
Quant au nez, il paraît destiné à diriger
l'air, chargé d'odeurs, vers la partie supé-
rieure des fosses nasales, où s'accomplit
l'impression. On prétend que, chez ceux qui
ont le nez épaté, les narines petites et trop
doigts , nous empêchons
d'arrière en avant ? Si d'ai
des substances, la sensation parait alors
différer de celle qui est produite dans l'inspi-
ration, cela peut tenir à ce que l'intensité
de l'impression n'est pas la môme dans les
deux cas. Je reviendrai plus loin sur ces
faits en parlant de la liaison du goût avec
l'odorat. »(LoNGET, Traite de physiologie, l.U, l'anosmie, il laquelle on remédie, jusqu'à un
p. 160.) certain point, par l'adaptation d'un nez arti-
Nous avons dit que l'étendue de la mem- ficiel. En tamisant l'air, les petits poils ou
br«ne pituitaire était une des circonstances vibrisses qui se trouvent à l'orilice antérieur
dirigées en avant, l'olfaction est presque
nulle. La privation de cet organe, par mala-
dies ou par accidents, entraîne ordinairement
i> ,-„'. \ I M. ,... A.i:^ 4...,^.,'>. ,,..
•m ODO DÎCTIONNAIUE
Jos narines peuvent y prévenir l'inlroduclion
Je corpuscules étrangers, et servir ainsi à la
protection de la membrane pituilaire.
Les xisagcs de l'oilorat, relativement à Ja
conservation de l'individu, sont des plus
importants. Ce sens }j;ardc l'entrée des voies
respiratoires, explore les gaz h leur passage
par les narines, et nous révèle les qualités
nuisibles de l'air.!! est aussi le premier explo-
rateur (les aliujenls nouveaux ; souvent la
seule odeur qu'ils exhalent, au moment où
on les porte à la bouche, suffit pour les faire
rejeter ou admettre. Du reste, sous le double
rapport dont il s'agit, les indications fournies
par l'odorat sont loin d'être aussi parfaites
pour l'homme que pour la plupart des ani-
maux : chez celui-ci, elles sont trop souvent
trompeuses ou au moins insuffisantes, en ne
lui décelant pas dans l'air les gaz dont la
respiration est dangereuse, ou bien en lui
faisant trouver une odeur peu agréable à un
bon aliment, et une odeur agréable à de
certains poisons ; pour les animaux, au con-
traire, nous avons déjà eu occasion de citer
divers exemples qui prouvent avec quelle
étonnante sûreté l'odorat les guide k la ibis
dans la recherche et le choix de leur nourri-
ture. L'odeur d'un aliment qui plaît provoque
la salivation et fait naître l'appétit ; mais,
(|uand celui-ci est satisfait, la môme odeur
n'excite plus guère qu'un sentiment de
dégoût : cette dernière impression est une
sentinelle vigilante que la nature semble avoir
])réposéc à l'entrée des organes digestifs pour
mettre un terme à la gloutonnerie, et il est
parfois dangereux, et toujours imprudent, de
désobéir à sa voix. (Gr.r.DY, Physiol. philos,
des sensations, etc., p. 77.)
Comparé à la vue, au tact et à l'ouïe, ces
trois sources abondantes de nos sensations
et de nos idées, l'odorat apprend peu à l'in-
telligence. Il fournit néanmoins au botaniste,
au minéralogiste, au chimiste, etc., des no-
tions utiles [lour leur faire reconnaître les
diirérences des corps. Mais l'odorat procure
un plus grand nombre de connaissances aux
animaux qu'à l'homme, et, d'après Buffon^
(Disc, sur les animaux ; éd\i. de Sonnini,"
t. XXI, p. 295; Paris, an VIII). « ce sens
admirable seul pourrait leur tenir lieu de
tous les autres sens. Chez eux, dit-il
(et je reproduis volontiers ses paroles que
j'ai déjà citées), l'odorat est un organe uni-
versel de sentiment ; c'est un œil qui voit
les objets, non-seulement oij ils sont, mais
partout où ils ont été... C'est le sens par
lequel l'animal est le plus tôt, le plus souvent
et le plus sûrement averti, par lequel il agit,
il se détermine ; par lequel il reconnaît ce
qui est convenable ou contraire à sa nature ;
par lequel enfin il aperçoit, sent et choisit
ce qui peut satisfaire son appétit. » Nul
doute, en effet, que, par l'odorat seul, beau-
coup "d'animaux n'acquièrent des notions
fort exactes sur diverses qualités des corps,
sur leur dislance ef leur direction ; aussi,
quand on leur présente une substance qui
iour est inconnue, les voit-on beaucoup
DE iriIlLOSOPIIIE. OUI 980
plutôt l'explorer à l'aide de l'odorat que Ja
toucher ou la regarder.
Si, sous le rapport de la finesse et de
l'étendue de l'odorat, nous avons déjà signale
de grandes différences dans les diverses
classes des animaux, il nous reste à faire
savoir que des diiïérences non moins remar-
quables peuvent se rencontrer dans les divers
individus d'une môme espèce. En elfet, s'il
existe dans la science des exemples d'hommes
privés ou à peu près privés du sens olfactif,
il en est aussi d'autres qui se rapportent à
des individus chez lesquels ce sens ne semblait
le céder en rien à celui de certains quadru-
pèdes. Woodwart parle d'un femme qui pré-
disait les orages plusieurs heures d'avance,
parune odeur sulfureuse qu'elle reconnaissait
alors dans l'air. Un religieux de Prague, non-
seulement reconnaissait par l'odorat les diffé-
rentes personnes, mais encore distinguait
une fille ou une femme chaste d'avec celles
qui ne l'étaient point {Journal des savants,
1684, et OEuvres de Lecat, t. II, p. 257 ;
Paris, 1767). Au récit des voyageurs, les
Indiens de l'Amérique -du Nord poursuivent
leurs ennemis ou leur proie à la piste. La
race mongole et la race nègre paraissent, en
raison de l'amplitude des cavités nasales,
avoir l'odorat plus parfait et plus étendu que
les peuples d'Europe : les Kalmoucks sont
cités, entre tous les Asiatiques, pour la finesse
extraordinaire de l'odorat. On rapporte aussi
de remarquables exemples de la délicatesse
de ce sens chez les nègres : quelques-uns
distinguent les traces d'un blanc de celles
d'un noir ; d'autres, dit-on, suivent à la piste
et découvrent les nègres marrons, c'est-à-
dire ceux de leurs malheureux camarades
qui, pour échapper à la tyrannie d'un maître
cruel, s'enfuient dans lés forêts. (Longet,
Cours 'de Physiologie.) — Voy. Perception
EXTÉRIEURE.
. ŒIL, est-il achromatique? Yoy. Vue.
OLFACTION. Voy. Odorat.
OPERATION par laquelle nous donnons des
signes à nos idées. Voy. note VI. à la fin du
volume.
OPINIONS des savants, des philosophes,
des philologues; etc., sur le rôle du langage
dans l'évolution de l'intelligence humaine.
Voy. Langage, § XII.
OPINIONS des savants sur l'origine du lan-
gage et sur l'organisme primitif des langues.
Voy. Langage, | XX.
ORGANE VOCAL HUMAIN , son admirable
perfection. Voy. note II, à la fin du volume
— Correspondance entre l'organe vocal, l'ap-
pareil auditif et le cerveau. Ibid.
ORIGINE du langage, opinions des savants.
Voy. Langage, § XX. — Examen critique des
théories sur l'origine du langage. Voy. Lan-
gage, §§ XXII et XXIII.
ORIGINE des langues suivant M. Guill. de
Ilumboldt. Voy. Langage, § XXL
ORIGINE des idées générales, examen cri-
tique de la théorie de Dugald-Stewart. Voy.
GÉNÉRALES (Idées).
OUÏE. — Avant d'aborder l'étude du sens
de l'ouiè, il importe de rappeler les diverses
SGI
OUI
PSYCHOLOGIE.
OUÏ
9S2
propriétés du son , et les causes physiques
capable? de le produire.
Quand, par une action mécanique, les mo-
lécules d'un corps sont écavtées de leur posi-
tion d'équilibre , on observe constamment
qu'elles tendent à y revenir; mais le retour à
leur étal primitif s'opérant en verUi d'une
force accélératrice, Véla^ticité, elles arrivent
à leur point de repos avec une certaine vi-
tesse acquise qui les oblige à faire une ex-
cursion dans une direction opposée, d'où
une série d'allers et de retours qui durent
pendant un temps plus ou moins long. Ce
mouvement vibratoire a été supposé compa-
lable aux oscillations du pendule , et celte
hypollièse s'est vérifiée par l'usage qu'on en
a' fait dans la recherche des lois auxquelles
sont soumises les vibrations des substances
pondérables.
Les ondulations, déterminées dans les mo-
lécules d'une substance, se communiquent
aux corps environnants; de là une perte de adopté
logerie. Ce timbre repose d'ailleurs sur des
substances molles, et peu propres à trans-
mettre le son aux solides environnants. Tant
que le timbre est plongé dans l'air, les ondes
sonores arrivent h l'oreille, et produisent une.
sensation auditive; mais, aussitôt que l'air est
suflisammenl raréfié et le vide presque conj-
plet, toute perception cesse, quoique les vi-
brations du timbre persistent encore, grâce
aux ébranlements mécaniques qu'il reçoit.
Il existe dans le langage une confusion re-
grettable relativement au mot son. C'est ainsi
qu'on dit d'un son qu'il est agréable ou dés^
agréable, en fêiisanl allusion à la sensation
elle-même. On comprend aussi sous la niômc
dénomination les ondulations des milieux qui
transmettent le mouvement oscillatoire, quand
on parle de la vitesse du son dans l'air, dans
l'eau, dans un solide. 11 est bon de signaler
ces diverses acceptions d'un même mot, tout
en se conformant au langage généralement
force qui limite nécessairement leur durée.
Toutes les fois qu'il existe une série non
interrompue de milieux matériels entre un
corps élastique vibrant avec rapidité et l'ap-
pareil auditif, il en résulte sur ce dernier une
impression spéciale, qui, transmise au senso-
riutn par le nerf acoustique, donne lieu à la
sensation du son. 11 y a donc deux choses es-
sentiellement distinctes h considérer dans le
son : d'un côté, le mouvement vibratoire, qui
en est l'origine; de l'autre, l'action })roiluite
j)ar ce mouvement sur un appareil sensiiif
déterminé.
On reconnaît au son quatre propriétés fon-
damentales : la durée, Vintcnsité, la hauteur
et le timbre. Nous allons essayer de définir
chacune d'elles, et de faire conqjrendrc leurs
conditions matérielles.
La durée d'un son qui aiïecte l'organe au-
ditif est délerminée par la durée totale i\n
mouvement vibratoire dans le corps diiecte-
ment ébranlé. Evidemment, il doit en ôtro
ainsi, ])uisque la première ondulation sonor'C,
ainsi (]ue la (hîrnière, arrive h rap[)areil sen-
sorial après un temps identique.
Les observations les plus sinq)les iirouvcnl
Tous les corps de la nature, pourvu que que V intensité du son, dans le lieu môme de
leur élasticité soit sufiisante , sont suscepti-
bles de vibrer, et de devenir ainsi des corps
sonores. Quelques exemples sufTiront pour
mettre en évidence les oscillations molécu-
laires des corps sonores, et les mouvements
généraux de leur masse, qui en sont la con-
séquence. On se rappelle les incurvations
d'une corde tendue qu'on fait vibrer, incur-
vations qui se traduisent par une apparente
amplification de son volume; on se souvient
encore du frémissement ressenti en appli-
quant légèrement le doigt sur une cloche de
verre pendant ({u'elle engendre un son, etc.
Entre le corps vibrant et l'appareil auditif,
i". laut, avons-nous dit, une matière pondé-
rable quelconque pour que le son soit perçu.
Si nous entendons les divers sons produits
sa génération, augmente avec l'amplitude des
mouvements vibratoires qui en sont l'origine.
On constate encore que la force de l'im-
pression produite sur l'appareil auditif dé-
croît à mesure qu'on s'éloigne du corps vi-
brant ; mais ces résultats d'une exfjériencc
de tous les jours peuvent être présentés avec
une grande rigueur, si l'on tient compte des
conditions mécaniques cpii accoin[)agnent la
sensation auditive. C'est ainsi (]u'on démontre,
en physique, que l'intensité d'un son est pro-
portionnelle au carré de l'amplitude des vi-
brations des ondes élémentaires qui parvien-
nent h l'organe de l'ouïe.
En traitant du mode de propagation des
ondes sonores dans l'air, nous avons déjà dit
que, dans un milieu homogène oij les ondes
autour de nous, c'est que nous sommes placés se propagent sphériquement, l'intensité du
dans l'air, et que ce corps gazeux est pour mouvement ondulatoire décroît, surunc mêrni;
notre oreille le véhicule des ondes sonores. Il ligne droite passant par le centré d'ébranle-
en est de même de l'eau : quand nous sommes ment, comme le carré de la distance au corps
plongés dans ce liquide, c'est un phénomène mis en vibration. On comprend que l'impres-
analogue qui nous fait percevoir les divers sion produite par les ondulations sur l'appa
sons qu'on peut produire à l'extrémité d'un
corps solide en contact immédiat avec les
j)ortions extérieures de notre appareil au-
ditif.
On peut prouver, par une expérience fort
simple, qu'un milieu pondérable est néces-
saire à la propagation du son. Sous la cloche
d'une machine pneumatique, on place un
timbre métallique, dont le marteau est mis
en mouvement au movcn d'un ressort d'hor-
reil auditif devra varier avec la distance ,
d'après une loi identique, (^ette loi ne saurait
être vérifiée par des moyens exacts. Nous
manquons, en effet, ûe^ procédés organi([ues
nécessaires à l'appréciation rigoureuse de
l'intensité des perceptions auditives.
Si les ondes sonores se transmettent dans
un espace cylindri(iue suivant la direction de
son axe, la théorie indique que le son en-
gendré [)ar elles doit conserver indéfiniment
983
OUI
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
OUI
984
la môme inlonsité. On voit que, dans ce cas,
ics tranches d'air succcssiveinenl ébranlées
ont Ja môme étendue dans toutes les i)orti(jns
du cylindre. Ce résultat théorique peut être
véritié expérimentalement, en produisant, des
sons Irès-laibles à l'extrémité de tuyaux d'une
grande longueur. Alors on constate, en etlet,
que l'intensité du son ne subit pas de dimi-
nution ap[)réciable. Chacun connaît aujour-
d'hui les nomjjreuses applications qui ont été
faites de cette propriété des tuyaux cylindri-
ques. Toutefois, l'intensité du son ne se con-
serve pas intét^ralementdans les circonstances
que nous indiquons, à cause des pertes de
force vive dues à une sorte de frottement des
couches gazeuses sur les parois du cylindre
solide qui les limite.
Lorsqu'un corps sonore vibre avec une
énergie constante, que sa distance h un ob-
servateur ne varie pas, il est plusieurs con-
ditions physiques capables de modifier l'in-
tensité des impressions perçues parce dernier.
Il im.porte de faire connaître ces conditions.
L'expérience a prouvé depuis longtemps
que l'intensité du son croît avec la densité
du gaz dans lequel a lieu sa génération. Un
timbre dont les vibrations ne cessent pas
d^être identiques, résonne sous la cloche
d'une machine pneumatique, avec beaucoup
moins de force, quand l'air dans lequel il est
plongé a subi une raréfaction notable , que
quand la densité de ce tluide est égale ou su-
périeure à celle de l'air ambiant.
Un autre fait important a été mis en évi-
dence, c'est que, pour une même distance et
un mouvement vibratoire primitif de môme
énergie, l'intensité du son perçu ne dépend
que de la densité de la couche de tluide où
se trouve le corps vibrant. H suit de là que
l'intensité du son, h la distance considérée,
est la même que quand le milieu est homo-
gène physiquement, et offre la môme densité
que la couche où se produisent les vibra-
tions. Si donc un observateur, placé à une
grande hauteur dans un air raréfié, entend
un son engendré à la surface de la terre dans
des couches plus denses, l'impression qui en
résulte pour lui sera la môme que celle
éprouvée par un observateur situé dans la
couche primitivement ébranlée, et qui serait
à la même distance du centre des vibrations.
La réciproque sera également vraie, si le son^
est produit initialement dans les couches de*
moindre densité.
La diminution d'intensité du son, dans un
milieu gazeux homogène dont la densité est
plus faible que la densité atmosphérique
moyenne, a frappé tous les observateurs qui
se sont élevés à de grandes hauteurs au-des-
sus du niveau des mers, soit en gravissant
des montagnes, soit en faisant des ascensions
aérostatiques.
Des effets inverses ont été notés par les
personnes qui ont été placées dans un air
plus dense que l'air normal , au moyen des
appareils à compression de Tabarié.
On a observé que les mômes vibrations
produisent des sons plus intenses la nuit que
e jour. A quelle cause attribuer cet accrois-
sement nocturne de l'intensité du son? Pen-
dant longtemps on a cru que les sons vagues
et nombreux qui se produisent pendant le
jour, près des lieux habités, causaient une
apparente diminution d'intensité ptmr cha-
cune des impressions isolées que l'on per-
çoit; mais, comme l'a fait remarquer Al. de
Hun]boldt,le môme phénomène a lieu égale-
ment dans les vastes forêts de l'Améritiue, où
mille bruits, qui n'existent pas pendant le
jour, surgissent de toutes parts durant la nuit.
Il paraît plus rationnel de se ranger à l'oni-
nion de ce savant, cl d'admettre que le dé-
faut d'homogénéité des couches atmosphéri-
ques, dû à l'échaullement diurne, est la cause
de réflexions nombreuses pour les ondes so-
nores, et tend à diminuer l'intensité du son
suivant une direction déterminée.
Les sons qui affectent l'organe de l'ouïe
sont tantôt graves et tantôt aigus; on dit alors
que leur hauteur ou leur tonalité varie. Il
existe une foule d'expériences, les unes vul-
gaires, les autres instituées par (es physiciens,
qui prouvent que la hauteur d'un son dépend
uniquement du nombre de vibrations exécu-
tées dans l'unité de temps parle corps primi-
tivement ébranlé. Plus le nombre de ces der-
nières est grand, plus le son est aigu; plus il
est petit, plus le son devient grave.
Mais le nombre de vibrations susceptibles
de produire Ifi sensation auditive n'est pas
indéfini : il est compris entre deux limites,
l'une inférieure pour les sons graves, cor-
respondant au plus petit nombre de vibra-
tions capables de produire une impression
continue ; l'autre supérieure pour les sons
aigus, dus à un nombre de vibrations assez
grand pour qu'au delà il n'y ait pas de sen-
sation produite.
La détermination exacte de ces limites
des sons a été un sujet d'études pour divers
observateurs. Nous ne pouvons indiquer ici
tous les procédés auxquels ils ont eu recours
dans ces recherches délicates ; qu'il nous
suffise de faire connaître les résultats aux-
quels ils sont parvenus.
Wollaston (Annales de chimie et de phy-
sique, t. XVI, p. 208) pense que. les limites
des sons perceptibles ne peuvent guère être
déterminées avec précision. Il croit que les
vibrations d'un corps solide sont encore sus-
ceptibles de produire une sensation auditive,
lors même qu'elles peuvent être appréciées
par le tact et presque comptées à l'aide de
ce moyen.
Les sons les plus graves, perceptibles par
l'oreille humaine, correspondent à 30 vibra-
lions simples, suivant Chladni. {Acoustique,
p. 6.)
Biot [Physique expérimentale, t. I, p. 342)
admet, pour celle limite inférieure, 32 vi-
brations simples, ce qui correspond au son
le plus bas de l'orgue.
Sauveur ( Mémoires de l'Académie des
sciences, 1700, p. 140) donne pour limite
inférieure des sons celui qui correspond à
25 vibrations simples par seconde.
Savart [Annales de chimie et de physique,
t. XLVII), dans un des mémoires les plus
«85
OUI
PSYCHOLOGIE. OUI 986
qui viennent d'iMrc citées jouent leur rôle
dans la production du timbre spécial des
sons, il en est d'autres dont on ne peut raé-
connaître le degré d'importance. Ainsi, ou
doit admettre que le timbre sera modifié
suivant la manière dont les vitesses et les
densités se succéderont dans les ondes of-
frant les mômes longueurs et les mômes am-
plitudes. Il en sera de même si, comme cela
a lieu souvent, les portions condensées et
raréfiées d'une môme onde sont dissymé-
triques entre elles.
Du reste, comme nous en faisions la re-
marque plus haut, c'est plutôt à un ensem-
ble de conjectures rationnelles sur la pro-
importanis qui aient été publiés sur ce sujet,
considère, comme pouvant ôtre classés dans
l'échelle musicale, les sons compris entre 16
et 48,000 vibrations simples.
Ces résultats présentent, comme on le voit,
peu de concordance ; mais nous pensons
que le travail récent de Despretz {Comptes
rendus de l'Académie des sciences, t. XX,
p. 1214) a jeté un nouveau jour sur la
question.
C'est en faisant résonner des diapasons de
dimensions tantôt énormes, tantôt excessi-
vement petites, que cet observateur est par-
venu à déterminer, d'une façon tout à fait
rigoureuse, que les sons classihables, c'est-
à-dire qui peuvent être comparés à un terme duction de ce phénomène qu'à une démons-
quelconque de l'échelle musicale, sont com- tration rigoureuse qu'onest forcé de s'arrêter
rris entre les deux limites suivantes : 32 vi- avec les auteurs qui se sont occupés de ce
brations simples pour le son le plus bas, et difficile problème.
73,000 pour le son le plus élevé. Mécanisme de raudition. Rôle de chacune des
Il est propable, comme le fait observer parties de l'appareil auditif.— 1\ r éiédémon-
Despretz {Rec. cité), que ces limites ne sont tré que les vibrations émanées d'un corps so-
exactes que pour l(!s personnes douées d'un nore se propagent dans tous les scms, et se
excellent organe auditif. Ce qu'on doit tenir communiquent à tous les milieux ambiants,
pour certain, c'est que les nombres des vi- quels qu'ils soient; qu'en se transmettant suc-
brations qui ne produisent plus d'impres- cessivementàdescorpsdedensitésdifférentes,
sions comparables sur aucune oreille hu- en passant des solides aux liquides, ou aux
maine, se trouvent très-rapprochés de ceux fluides aériformes, le son conserve toutes ses
que nous venons de citer d'après Despretz ; qualités fondamentales, la force, le ton et le
nombres qui sont, comme on le voit, très- timbre, qualités qui peuvent néanmoins ôtre
différents de ceux auxquels WoUaston, Sau- '
veur, Chladni et Savart s'étaient arrêtés d'après
leurs expériences.
L'intensité et la tonalité de deux sons
étant parfaitement identiques, il arrive, dans
Ja majorité des cas, que ces deux impres-
sions sont très-dissemblables et ne peuvent,
en aucune façon, ôtre confondues })ar l'or-
gane de l'oûie. C'est ainsi que jamais des
sons, de même hauteur et de môme intensité,
tirés d'une flûte, d'un violon, ou d'un haut-
bois, n'otfriront les mômes caractères et ne
seront pris l'un pour l'autre môme par un
auditeur peu expérimenté.
Cette propriété essentielle aux sons cons-
titue ce que l'on nomme leur timbre. Il est
difficile d'assigner avec précision les condi-
tions matérielles auxquelles le timbre doit
son origine. Il est probable qu'elles sont mul-
tiples ; les physiciens eux-mêmes n'ont que
des conjectures à présenter sur ce j)oint in- elles manquer chez divers animaux pourtant
téressant de l'acoustique. impressionnables aux sons.
On constate expérimentalement que le son II n'est donc point nécessaire de chercher
d'un instrument à vent de môme espèce va- à prouver que ces diti'érentes parties reçoi-
rie beaucoup dans son timbre, suivant la vent les ondes sonores et les transmettent
nature de la substance qui sert à le former; jusqu'à la pulpe nerveuse; cette propriété,
comme ici la tonalité du son et le mouve- elles la possèdent comme tous les corps iner-
ment vibratoire sont dus à une colonne d'air tes. Ce qu'il importe de démontrer, c'est que
qui reste identique, il est permis de suppo- leur disposition est, plus qu'aucune autre,
ser que le timbre est influencé par la nature favorable à cette transmission, et toujours
des parois qui limitent la colonne d'air mise appropriée aux conditions particulières à
en vibration par elle. chaque espèce animale ; c'est que toutes ces
On admet aussi que, dans la majorité des annexes concourent à la perfection du sens
cas, les sons secondain-s, qui se produisent de l'ouïe, soit en condensant les ondes sono-
constamment en môme temps que le son rcs, en diminuant leur dispersion, soit en
principal donné [)ar un instrument quelcon- protégeant la partie essentielle de l'appareil,
que, contribuent à lui donner son caractère Pavillon de l'oreille et conduit auditif ex-
spécial, son timbre. terne. — Les ondes aériennes, qui parvien-
Eu môme temps que les diverses causes nent à l'oreille externe, peuvent rencontrer
transmisesavecplus ou moinsde facilité, selon
la nature des corps conducteurs; qu'enfin,
dans ces mômes circonstances, les ondes so-
nores restent généralement dans les rapports
de combinaison et de succession qu'elles
avaient à leur point de départ.
Ces notions vont nous conduire à appré-
cier à sa juste valeur le mode d'action des
diverses parties de l'appareil auditif. En
etfet, si tous les corps peuvent recevoir et
conduire les ondes sonores, on comprend
très-bien qu'il n'y ait d'absolument essen-
tiel, dans cet appareil, que le nerf auditif
lui-môme, puisque toutes les parties qui
l'environnent doivent nécessairement lui
amener le son. Pour l'audition en elle-même,
il n'est besoin ni d'oreille externe ni de
membrane tympanique et d'osselets, ni
même de limaçon, de canaux demi-circulai-
res et de vestibule : aussi ces parties peuvent-
S87 OUI DICTIONNAIRE DE niILOSOPlIIE.
ie pavillon ou s'introduire dircctonient dans
Je conduit auditif. Chez les animaux dont
l'oreille a la forme d'un cornet plus ou
moins évasé, il est facile de concevoir com-
ment cette partie, recevant un grand nombre
de rayons sonores , peut les rétlécliir et les
diriger vers le tympan. Chez l'iiomme, la ca-
vité de la conque et l'origine du conduit
OUI
988
séquemment dépourvue d'un son propre ,
avantage qui résulte encore très-probable-
ment dos différentes inégalités de sa surface.
Le conduit auditif externe transmet à la
membrane du tympan des vibrations de trois
ordres différents : les ondes aériennes qui
le pénètrent directement, celles qui ont été
rélléchies par le pavillon, entin les vibra-
auriculaire peuvent, jusqu'à un certain point, tions communiquées à ses parois, soit j)ar
le cartilage auriculaire, soit par les os du
crûne.
Ce conduit présente une obliquité de la-
quelle on ne s'est point encore rendu un
compte satisfaisant. Si, d'une part , cette
obliquité peut concourir à la protection de
l'oreille moyenne contre l'action trop di-
recte des agents extérieurs, elle a, d'autre
part, une intluence défavorable sur les ondes
lignes saillantes que forment ces éminences sonores, dont elle ne peut qu'affaiblir l'in-
présentent une courbure parabolique dont le tensité, en leur faisant subir dos réflexions
foyer correspond à l'intérieur même du con- successives. Les ondes aériennes qui pénè-
duit. Or, on sait que la parabole a la pro- trent dans le conduit auditif en suivant son
priété de réflécliir tous les rayons parallèles axe, sont les moins nombreuses, mais cer-
h son axe qui tombent sur la concavité de tainement les plus fortes; peul-ôtre concou-
oelte courbe, de manière à les diriger vers rent-elles à nous faire juger de la direction
rem|)lir le môme usage. Mais tout le reste
de la surface anfractueuse et irrégulière du
pavillon ne paraît nullement propre à attein-
dre ce but. Cependant Boerhaave a fait, sur
ce point, des recherches et des calculs qui
tendent à prouver que les rayons sonores
tombant sur toutes les éminences de l'oreille
externe sont réfléchis jusqu'au conduit au-
ditif. D'après cet observateur, les différentes
son foyer; il suit de là que les rayons sono
res qui viennent frapper les différentes émi-
nences de l'oreille externe doivent, par leur
réflexion, se concentrer et se réunir dans le
conduit auditif.
Le pavillon auriculaire, comme agent ré-
flecteur des ondes sonores, n'a pas la même
puissance chez tous les individus : cela dé-
pend de sa conformation, qui est plus ou
moins régulière, et surtout de son inclinaison
par rapport à la tôle. L'angle qu'il forme
avec les parois latérales du crâne varie de
30 à 45 degrés environ ; mais il peut avoir
moins de 10 degrés. Il résulte des expé-
duson. Les ondes réfléchies par le pavillon
peuvent tom„ber directement sur la membrane
tym panique, ou n'y arriver qu'après avoir
subi, à l'intérieur du conduit auditif, une ou
plusieurs réflexions qui les écartent de plus
en plus de leur direction primitive. Qnant
aux vibrations communiquées aux parois de
ce conduit par les parties solides environ-
nantes, elles se transmettent à l'oreille ex-
terne avec une plus grande vitesse que les
ondes aériennes, et arrivent d'ailleurs par la
voie la plus courte à la membrane du tym-
pan, qu'elles font vibrer de la circonférence
au centre. Ces caractères les différencient
riences de Buchanan que la finesse de l'ouïe des précédentes, et leur donnent sans doute
est presque toujours proportionnelle à l'ou-
verture de cet angle.
Le pavillon a un autre usage non moins
important : c'est de servir lui-même de con-
ducteur aux ondes sonores, qui, venant le
une valeur particulière dans la sensation
auditive.
J. Millier [Traité de physiologie, traduit
par Jourdan, t. II) admet encore un certain
renforcement du son par la résonnance de
frapper perpendiculairement à sa surface, la petite colonne d'air que circonscrit le
déterminent des vibrations de sa propre subs- conduit auditif.
tance. Ces vibrations se propagent de pro- Membrane du tympan. — Cette membrane
che en proche au conduit auditif, à la mem- se rencontre chez la plupart des animaux à
brane du tympan, et jusque dans l'intérieur audition aérienne : elle est toujours oblique
de VoreiWe, Sa\ari [Recherches sur les usages à l'axe du conduit auditif, et semble, chez
de la membrane du tympan et de l'oreille l'homme et quelques animaux, se continuer
externe, dans le Journal de physiologie ex- avec sa paroi supérieure. Cette obliquité, qui
périmentale, t. TV, 1824) a démontré ce fait à augmente son étendue, paraît, selon Cuvier
l'aide d'expériences ingénieuses, et, de plus, [Leçons d'anatomie comparée, 2' éd\[\ou, 1845,
il a fait observer que les inégalités nombreu- t. III, p. 528), être en rapport avec la finesse
ses du pavillon doivent avoir pour effet de dé l'ouïe.
présenter toujours une partie de leur sur- La membrane tympanique reçoit les vibra-
face normalement à la direction des ondes lions aériennes qui traversent directement le
sonores, quel que soit le point de départ de conduit auditif externe, et celles qui n'arri-
ces dernières. vent à sa surface qu'après avoir subi une ou
En résumé, le pavillon renforce les sons, plusieurs réflexions sur le pavillon ou contre
soit en rassemblant les ondes sonores qui la face interne du conduit. Elle reçoit, en
arrivent à sa surface, soit en transmettant outre, des vibrations communiquées au pa-
ses propres vibrations aux parois du conduit villon de l'oreille ou aux parois crâniennes,
auditif. 11 est à présumer, en outre qu'ayant et qui lui sont transmises par continuité, de
une aptitude égale à renforcer tous les sons, la circonférence au centre. Ces deux ordres
celle lame cartilagineuse ne vibre jamais à de vibrations, en traversant la membrane, y
l'unisson d'aucun d'eux, et qu'elle est con- déterminent à la fois des ondes d'intlexion et
980
OUI
rSYCIlOLOGIE.
OUI
990
des ondes de condensation : les preniières
sont produites principalement par les layons
sonores qui arrivent perpendiculairement à
sa surface; les secondes sont transmises à
son cadre par les vibrations des parties so-
lides environnantes.
Itard a contesté les vibrations de la mem-
brane du tympan ; comme s'il était admissi-
ble quun corps, contigu à un autre corps
ébranlé par des vibrations élastiques, pût ne
pas vibrer lui-mOme. Aussi, le mérite des
travaux de Savart réside-l-il moins dans la
démonstration directe des vibrations de cette
membrane, que dans la véritable apprécia-
tion de ce phénomène.
1" les vibrations aériennes ne se transmet-
tent aux corps solides qu'en perdant consi-
dérablement de leur intensité. Au contraire,
elles se communiquent à eux, sans s'amoin-
drir, et d'autant plus facilement qu'on amin-
cit davantage ces corps, et qu'on les réduit à
une plus faible épaisseur, t Non-seulement
Tes lames minces et les membranes tendues
sont susceptibles de vibrer par inlluenee,
mais encore elles se trouvent toujours dans
des conditions qui les rendent aptes h être
intluencées par un nombre quelconque de vi-
l)rations. 3° Entin, la transmission des vibra-
tions d'une membrane tendue à des corps
solides limités, s'accomplit très-aisément et
sans déperdition.
Si l'on applique à la membrane du tympan
ces données, qui résultent des expériences
de Savart Rtc. cit.), ré[)étées et variées de-
puis par J. ilùller, il sera aisé de reconnaî-
tre que le véritable rôle de cette membrane
est de servir d'intermédiaire entre l'air et les
osselets de l'ouïe, en transformant les vibra-
tions aériennes en vibrations de solides. D'une
part, elle entre en vibration sous l'inlluence
de tous les sons possibles, en se divisant,
comme le ferait tout disque mince et rigide,
en lignes nodales dont le nombre et la posi-
tion varient suivant la hauteur et la direction
des sons primitifs; d'autre part, elle commu-
nique aussitôt au manche du marteau et à la
chaîne des osselets toutes les ondulations
qu'elle a remues avec tous leurs modes et
leurs qualités fondamentales.
Déjà nous avons démontré comment le pa-
villon de l'oreille et le conduit auditif ex-
terne, en dirigeant toutes les ondes sonores
sur la membrane tympanique, pouvaient être
ceplible de recevoir ^ la fois des vibrations
de vitesses très-diirércntes, et qu'en outre,
si sa tension était proportionnelle îi l'acuité
des sons, elle devrait toujours les précéder,
ce iiui supposerait qu'ils sont connus à l'a-
vance.
Mais si, en général, le sens de l'ouïe n'est
point directement lié à l'action du nniscle
tenseur tympanique, peut-être cette action
a-t-elle pour but de favoriser on de protéger
l'audition, dans certaines circonstances don-
nées? Cette manière de voir est adoptée par
Bichat et la plupart des physiologistes.
Bichat [Anatomie descriptive, 1. 1) s'exprime
ainsi : « La tension de la membrane du tym-
pan paraît surtout avoir lieu lorsque nous
prétons l'oreille avec attention, et que nous
voulons tirer le plus de parti possible des
sons dirigés dans le conduit auditif, ce (pii
arrive quand ces sons sont faibles et inca[)a-
bles de produire une vive sensation. Sous ce
ra|)pûrt, cette tension est à l'oreille ce que
l'agrandissement de la pupille, \)ar la dilata-
tion active de l'iris, est à l'œil. Le relAche-
ment de la membrane du tympan a lieu
quand les sons ont une force sullisanle, quand
on n'a pas besoin d'en ramasser un grand
nombre. Il est au plus haut degié, lors(prils
sont trop forts, qu'ils |)Ourraient heurter j)é-
niblement l'oreille. » Richerand {Nouveaux
éléments de pJujsioloqie , 10' étlit. , t. 11,
p. 2G0) émet la même ojiinion : jjar le relA-
chement ou la tension de la membrane du
tympan, l'oreilh; atfaiblit ou renforce les
sons, dont la violence cxcil(;rait désagréable-
ment la sensibilité, ou qui, trop faibles, ne
produiraient pas sur elle une impression suf-
lisante. Quant à Savart, qui a le premier sou-
mis ce point à l'expérimentation, il considère,
ainsi que Bichat, la tension variable de la
membrane tympanlifue comme exclusivement
relative à l'intensité ou à la faiblesse des on-
des sonores : mais, ayant observé (jue du sa-
ble , étendu sur une mcnd)rane vibrante ,
sautait d'autant plus haut que celle-ci était
moins tendue, il en conclut, contraireiiient à
Bichat, que c'est la tension, et non le relûche-
ment de la membrane tympanitiue, qui di-
minue sa faculté conductrice, et qui jjrotége
l'organe auditif contre les impres!?ions trop
fortes qu'il pourrait recevoir dans certaines
circonstances.
Muncke et Fechner ont interprété diffé-
considérés comme de véritables appareils de rcmment l'expérience de Savart : d'après eux,
renforcement ; la membrane du tympan aug-
mente encore ce renforcement des sons, en
les faisant passer par la chaîne des osselets,
et les concentrant sur la plaque de l'étrier.
Le marteau, dont le manche est inséré dans
]'«^aisseur de la membrane tympanique, et
lui forme comme un rayon, reçoit l'insertion
le sautillement du sable correspond à l'am-
plitude des vibrations plutôt qu'à leur inten-
sité, en sorte que les sons doivent arriver
avec la môme force au nerf auditif, quel quo
soit le degré de tension de la membrane
tympanique. J. Millier {Traité de pfnjsioL,
Irad. de Jourdan, t. II, p. 442), ayant fait à
d'un petit muscle dont la contraction plus ou ce sujet (|uclques observations sur lui-même,
moins énergique peut déterminer dans cette ' '' — .--- - i-- ^ •- ~ -- i/..-..
membrane une tension plus ou moins forte.
Quels peuvent être les ellets de celte tension
variable? Il est impossible d'admettre qu'elle
soit destinée à amener la membrane lynqia-
ni(jue à l'unisson des vibrations qu'elle doit
transmettre, puisque cette membrane estsus-
a constaté que toutes les fois qu'on déler-
jnineime forte tension de la mendjrane tym-
panique, soit par raréfaction, soit par con-
densation de l'air de la caisse, on éprouve en
même temps un peu de dureté de l'ouïe,
(pi'en outre ceite burdité passagère porte
spécialement sur les sons graves. Ce l'ait, qui
991
OUI
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
OUI
992
avait déjh été signalé par Wollaston, peut
s'expliquer, en observant que, bien que la
iiienibrane tympanique puisse vibrer sous
l'inlluence de tous les tons, cette faculté est
limitée, j)our les tons graves, parle son fon-
damental que pourrait rendre la menibrane
elle-même : or , à mesure qu'elle est plus
tendue, ce son fondamental s'élève, et elle ne
peut plus vibrer ou résonner que sous l'in-
lluence de tons de plus en plus aigus. En dé-
finitive, J. Millier considère la tension de la
membrane tympanique par le muscle interne
du marteau, comme un mouvement protec-
teur pour l'organe de l'ouïe, qu'il peut sous-
traire à la perception de certains sons. Celte
conclusion est conforme à celle de Savart.
L'action dn muscle interne du marteau
paraît s'exercer en vertu d'un mouvement
réflexe, analogue, ou du moins comparable
à la contraction de l'iris, lors d'une impres-
sion très-vive de lumière. Néanmoins, plu-
sieurs physiologistes admettent que ce mus-
cle est soumis à l'influence de la volonté;
et, en etiet, quelques personnes prétendent
pouvoir agir volontairement sur lui, au point
de le fiiire contracter d'un seul côté.
Après les auteurs si recommandables qui
se sont occu[)és de la question délicate de la
tension de la membrane tympanique, qu'il
nous soit permis de présenter quelques ob-
servations sur le même sujet. Nous croyons
ou'on s'est, en généi'al, trop peu préoccupé
des conditions ordinaires de l'audition, quand
on a avancé que le muscle interne du mar-
teau sert à préserver l'organe auditif d'im-
pressions trop intenses. En effet, est-ce que
nous pouvons jamais nous soustraire à ces
impressions? Pourquoi J. MûUer, par exem-
ple, qui dit pouvoir contracter volontaire-
ment le muscle dont il s'agit, a-t-il besoin de
tendre artificiellement sa membrane tympa-
nique en condensant ou raréfiant l'air de la
caisse, pour se soustraire au bruit du canon,
ou à tout autre son grave et violent? 11 n'au-
rait eu qu'à contracter son muscle protec-
teur et modérateur de l'ouïe. D'ailleurs ce
n'est pas toujours l'intensité des sons qui est
pénible à notre oreille, c'est souvent leur
extrême acuité : tel est par exemple le bruit
du liège que l'on coupe, du frôlement de la
soie, etc. A quoi sert alors le muscle du mar-
teau, qui ne peut qu'accroître l'aptitude de
la membrane du tympan à transmettre les
sons aigus?
Si l'on réfléchit que des trois prétendus
muscles du marteau l'interne est réellement
le seul qui soit constant chez l'homme, le
seul qu'on rencontre chez les animaux, il en
résulte que, dans son action sur la membrane
du tympan, il agit sans antagoniste. Mais,
suivant nous, il existe un véritable antago-
nisme à ce muscle dans la membrane elle-
même : n'est-il [las probable, en effet, que,
sous l'influence de variations hygrométriques
ou autres, cette membrane est susceptible de
se détendre ou de se resserrer un peu? Or on
sait, d'après les expériences môme de Sa-
vart, que les membranes ne sont susceptibles
de vibrer par intluencc, qu'à la condition
d'être tendues. Le muscle du marteau agira,
dans ce cas, de manière à maintenir la mem-
brane du tympan toujours dans un état de
tension suflisante pour qu'elle puisse vibrer.
Notre opinion est donc, pour ainsi dire,
le contre-pied de celle de Savart et do
J. Millier, généralement admise, c'est-à-dire
que l'action du muscle précédent serait, non
de changer la tension de la membrane tym-
panique, mais d'obvier aux variations de ten-
sion qu'elle ])cut présenter, d'empêcher sur-
tout qu'elle ne se détende complètement.
Osselets du tympan. — Nous avons vu com-
ment la membrane tympanique réunit en
ondes d'inllexion ou de condensation toutes
les vibrations qu'elle a reçues directement de
l'air, du pavillon de l'oreille et des parties
solides du crâne. La chaîne des osselets re-
çoit toutes ces vibrations, les condense de
plus en plus, et les transmet à son tour au
liquide labyrinthique par l'intermédiaire de
la membrane de la fenêtre ovale. Par ce
moyen, les ondes sonores primitivement aé-
riennes, déjà transformées en vibrations de
solides, changent encore de milieu sans per-
dre de leur intensité, et se communiquent
définitivement au liquide labyrinthique.
On peut se demander d'abord de quelle
utilité est cet intermédiaire osseux entre la
membrane tympanique et celles qui ferment
les fenêtres de l'oreille interne. L'air de la
caisse n'aurait-il pas transmis très-bien ces
vibrations d'une paroi à l'autre? Il est cer-
tain que ce mode de propagation a lieu pour
la fenêtre ronde ; mais il faut dire aussi qu'il
est accompagné d'une dispersion et d'un af-
faiblissement considérables des sons. Au con-
traire, comme les corps solides contigus se
transmettent le son bien plus facilement
qu'ils ne l'abandonnent à l'air ambiant, les
vibrations de la membrane tympanique, une
fois communiquées au manche du marteau,
traversent toute la chaîne des osselets et ar-
rivent à la plaque de l'élrier avec d'autant
moins de déperdition que cette chaîne est
comme suspendue dans la caisse, et n'est en
contiguïté avec d'autres parties solides que
par ses extrémités.
Mais pourquoi cette communication, au
lieu d'être directe, est-elle brisée et sinueuse?
Vâme du violon est une simple tige droite
placée perpendiculairement à ses deux tables.
On concevrait très-bien que la plaque de l'é-
trier, qui est à peu près parallèle a la mem-
brane tympanique, fût réunie au manche du
marteau par une tige perpendiculaire à celte
plaque. Savart {Op. cit. p. 214) a démontré
d'abord que, quelles que soient les courbu-
res et les sinuosités relatives de parties soli-
des annexées les unes aux autres, la trans-
mission des vibrations s'y fait suivant leur
direction primitive. Le manche du marteau,
recevant les ondes de la membrane du tym-
pan dans une direction qui lui est presque
perpendiculaire, les transmet à l'enclume,
dont elles parcourent la longue apophyse
transversalement ; les deux branches de l'é-
trier sont au contraire ébranlées longitudina-
Icment ; enûn la plaque de cet osselet et la
993
OUI
PSYCHOLOGIE.
OUI
994
membrane de la fenfilre ovale éprouvent des
vibrations transversales.
La brisure et les articulations de la chaîne
des osselets ne nuisent donc4ioint h la trans-
mission des ondes sonores; mais reste à sa-
voir comment elles peuvent favoriser l'audi-
tion. La plupart des auteurs se taisent sur !e
but de cette disposition. Savart dit seulement
à ce sujet : « Les diverses articulations qui
existent entre les osselets ont sans doute pour
usage d'empôcher que des mouvements trop
brusques ne nuisent à l'organisation de par-
ties si délicates. »
Voici quelle serait notre interprétation : La
membrane tympanique étant susceptible de
se rapprocher plus ou moins de la paroi in-
terne de la caisse par l'action de son muscle
tenseur, sans les articulations de la chaîne
ces déplacements se seraient communiqués
tels quels à la membrane de la fenêtre ovale
qui n'aurait pu } résister que par une ex-
tré'me laxité, tandis qu'il en résulte seule-
ment une variation insignifiante dans l'ou-
verture des angles que les osselets forment
entre eux. La transmission des ondes sonores
jus(]u'au vestibule ifj trouve donc assurée ,
quels que soient la position de la membrane
du tympan, et son degré de concavité. Nous
voyons également dans l'existence du muscle
de l'étrier l'intention de limiter l'action du
muscle du marteau à la seule membrane du
tympan. Effectivement, ce dernier muscle, en
se contractant, tend non-seulement à attirer
celte membrane en dedans, mais aussi à agir
sur le reste de la chaîne des osselets, de ma-
nière à entraîner l'étrier un peu en avant.
C'est alors qu'il rencontre l'antagonisme du
muscle de l'étrier, qui nous paraît destiné
moins à enfoncer la plaque de cet osselet
dans la fenêtre ovale, qu'à l'empôcher d'ôire
entraînée en sens inverse par le muscle ten-
seur tympanique.
Trompe d'Eustache. — L'existence constante
delà trompe d'Eustache chez tous les animaux
qui sont pourvus d'une cavité tympanique,
fait entrevoir que ce conduit a une part impor-
tante dans les fonctions de l'oreille moyenne.
Il est démontré, en effet, par un grand nombre
de faits pathologiques, que, lorsque la caisse
du tympan est complètement close , elle
transmet les sons imparfaitement, et qu'il
survient dans l'audition des troubles qui peu-
vent se transformer en une surdité complète,
si l'oblitération de la trompe persiste.
On a émis sur les usages de la trompe
d'Eustache un grand nombre d'opinions dont
plusieurs sont plus ou moins hypothétiques
ou opposées aux lois physiques. Esser {Mé-
moire sur les fonctions de diverses parties de
l'organe auditif, traduit par Breschet, dans
\es Annales des sciences naturelles, t. XXVI,
p. 30, 1832) affirme que, si la trompe gut-
turale était fermée hermétiquement , l'air de
la caisse, qui doit entrer en vibration, ne
trouvant pas d'issue , ne pourrait se dilater,
et serait par conséquent immobile ainsi que
la membrane du tympan. Saunders émet une
opinion semblable. Or il est inexact de croire
qu'une masse d'air renfermé suit inapte à
recevoir et h transmettre des vibrations : ne
sait-on pas qu'un timbre placé sous le réci-
pient de la machine pneumatique , peut être
entendu très-distinctement, bien qu'on n'ait
laissé à l'air renfermé dans la cloche aucune
communication avec l'air extérieur?
Esser pense aussi que la trompe est dans
un état d'ouverture permanente , que des
bourdonnements d'oreille et la surdité sur-
viennent dès qu'elle se ferme. Cette assertion
est empreinte d'exagération et infirmée par
les faits. Les parois , moitié cartilagineuses ^
moitié membraneuses de ce conduit, sont
appliquées l'une contre l'autre; il n'est donc
pas béant, mais seulement perméable, et
celte disposition suffit ordinairement aux
fonctions qu'il doit remplir. On a, dans plu-
sieurs circonstances , la preuve que la com-
munication entre l'air extérieur et la caisse
du tympan par l'introduction de la trompe,
n'est pas aussi immédiate et aussi libre que
le pensait Esser. Lorsqu'on se place sous
la cloche à plongeur [Relation d'une descente
en mer dans la cloche dite des plongeurs.
— Colladon ; Paris, 1826), ou lorsqu'on gravit
une montagne élevée (Carus) , on éprouve
dans l'oreille une tension qui persiste assez
longtemps, et qui indique que l'équiUbre est
loin de se rétablir instantanément.
Bressa [Reil's Archiv, t. VIJI, cah. 1) a
émis l'opinion que la trompe d'Eustache sert
à entendre sa propre voix. S'il en était ainsi,
ce canal devrait exister chez tous les animaux
pourvus de la voix, et manquer chez ceux
qui ne profèrent aucun cri. Or ce rapport
n'a pas lieu. Il y a parmi les batraciens plu-
sieurs genres, tel que les bombinatcurs, qui,
sans être privés de la voix, sont néannioins
dépourvus de trompe d'Eustache et de caisse
du tympan. D'ailleurs, Autenrieih [Iteil's Ar-
chiv, t. IV, p. 321) et Linckc [llandbuch
der Ohrenhcilkunde, t. I , p. 502) rajjportent
des faits desquels il résulte que chez l'homme
l'oblitération maladive de la trompe rend
l'ouïe dure sans nuire à l'audition de sa pro-
pre voix. On peut aisément se rendre compte
de la propagation des vibrations de la glotte,
jusqu'au nerf auditif, sans l'intervention de
la trompe d'Eustache. Ces vibrations se
propagent directement des cordes vocales
aux parties solides du cou, de la tête et de
l'oreille interne. Transmises à l'air du })ha-
rynx et des fosses nasales , elles se commu-
niquent aux parois de ces cavités , et par-
viennent encore à l'organe auditif, par la
base du crâne. Enfin , les ondes sonores, en
se répandant dans l'atmosphère, s'y propa-
gent dans tous les sens et vont rencontrer le
pavillon de l'oreille, qui les réfléchit comme
tous les sons extérieurs , les concentre et les
dirige vers la membrane du tympan.
Ainsi que nous l'avons déjà fait observer,
la liaison qui existe constamment entre la
trompe d'Eustache et la caisse du tympan,
doit conduire à chercher à ce conduit des
usages relatifs à Toreille moyenne, plutôt
qu'à l'audition directement. La tiornpe pa-
raît,'en effet, avoir pour but essentiel d'as-
surer les fonctions de la membrane tympa-
(Wir,
)l)5
OUI
DICTIONNAIRE
iii(iuc Oïl sait (lui;, par l'action du muscle du
luarleau , celle nicuibianc est suscepliblc de
varier sdii degré de tension, proportionnelle-
ment à l'nitensité ou à la tonalité des sons
qui viennent la frapper. Il était donc néces-
saire, pour assurer l'intégrité de cette fonc-
tion , de soustraire la mendjrane tyuipaiiique
à toute autre inlluence capable de modifier
sa tension. Or, cette membrane sui){)orle la
j)ression atmosphérique par sa face externe,
et la tronqje d'Eustache , en amenant lair
extérieur contre sa face interne , équilibre
cette pression , en annule les ellets par une
pression égale et contraire.
Tel est le véritable rôle de ce conduit ; il
n'a besoin pour le remplir que d'être cons-
tamment perméable. Quelle que soit l'étroi-
lesse de son ouverture, elle est toujours suf-
tisante, car elle est comparable au pertuis
qui fait communicjuer la cuvette du baro-
mètre avec l'air atmosphérique.
Accessoirement la trompe d'Eustache sert
à évacuer les liquides sécrétés par la nm-
queu.se de la caisse, et à les conduire dans
les fos'^es nasales ; c'est peut-être pour favo-
riser cet usage qu'elle a son origine près de
la paroi inférieure de la cavité tympanique,
cl qu'elle est dirigée obliquement en bas.
Oreille interne. — La transmission des
ondes sonores aux cavités de l'oreille inierne
a l'eu par deux voies ditférentes , la fenêtre
ovale et la fenêtre ronde, toutes deux fermées
par une membrane qui , ea même temps
qu'elle circonscrit le liquide du labyrinthe,
facilite le passage des vibrations d'un milieu
dans un autre.
La fenêtre ovale reçoit les ondulations de
Ja membrane du tympan par la chaîne des
osselets ; l'air de la caisse est au contraiie
seul chargé de conduire des ondes sonores
de la membrane tympanique à celle de la
fenêtre ronde. On peut se demander laquelle
de ces deux transmissions est la plus intense.
L'anatomie comparée répond déjà en partie
à cette question , car elle prouve que, lors-
qu'une seule des deux fenêtres persiste , c'est
Ja fenêtre ovale, et avec elle la chaîne des
osselets, plus ou moins complète. Cepen-
dant les ])hysiologistes sont divisés à cet
égard : les uns nient complètement la trans-
mission ))ar l'air de la caisse, à cause de la
surdité absolue qui suit ordinairement la
perte des osselets ; les autres contestent l'ac-
tion conductrice de ces petits os. Muncke
{Arch.fUr die gesammte jSalurlelire. Kastner,
t. VU) etJ.Mûller ont ramené cette question
sur son véritable terrain en faisant voir qu'il
n'y avait point lieu d'exclure l'un de ces deux
modes de transmission , et qu'il s'agissait
seulement d'établir entre eux une différence
en plus ou en moins.
J. Mïdlera de plus démontré, par une série
d'expériences, que les mêmes ondes aé-
riennes agissent avec beaucoup plus d'inten-
sité sur l'eau du labyrinthe après avoir tra-
versé la chaîne des osselets et la fenêtre ovale,
qu'api^s avoir traversé l'air de la cavité tym-
panique et la membrane de la fenêtre ronde.
Ce physiologiste va même jusqu'à croire que
DE PHILOSOPHIE. OUI 996
les ondes transmises à l'une et l'autre fenêtre
(Mirèrent non-seulement eu égard à leur in-
tensité , mais encore sous le rapport de leur
timbre. Les ondes, reçues par la fenêtre
ovale , se répandent dans le vestibule et les
canaux demi-circulaires ; celles qui sont
transmises à la fenêtre ronde se propagent
dans le limaçon : mais comme ces différentes
cavités communiquent les unes avec les
autres, il arrive que toutes ces vibrations
finissent par se rencontrer, qu'elles s'entre-
croisent de manière à produire en plusieurs
l)oints des condensations desquelles résulte
un véritable renforcement de la sensation
auditive.
■Le vestibule et les canaux demi-circulaires
sont , de toutes les parties dont se compose
l'appareil auditif, chez les vertébrés, les plus
générales et les plus constantes. La cavité
vestibulaire est divisée en plusieurs sacs mem-
braneux qui renferment, dans leur intérieur,
des concrétions tantôt amylacées , tantôt
pierreuses, dont l'existence est également
constante, non-seulement chez les poissons
et les re])tiles , mais môme chez les mammi-
fères, ainsi que l'ont établi les belles recher-
ches dèBreschet. [Etude anatomique et phy-
siol. de l'organe de l'ouïe et de l'audition dans
l'homme et les animaux vertébrés. Annales
des sciences naturelles, t. XXIX.)
Dugès {Traité de physiologie comparée de
l'homme et des animaux , 1. 1, p. 188 j consi-
dère le vestibule comme propre à recueillir
le bruit en général , à en mesurer l'inten-
sité, et par conséquent à faire juger de la
distance. Quant aux canaux demi-circulaires,
la constance de leur nombre et de leur di-
rection respective , qui paraît correspondre
aux trois dimensions des corps , longueur,
largeur et hauteur, ont conduit Autenrieth
et Kœrner à émettre l'opinion que leur usage
est de donner la nolion de la direction des
ondes sonores , et conséquemment de la si-
tuation du corps d'où elles sont parties. Du-
gès se range entièrement à cette manière de
voir. J. Millier la rejette, et n'accorde aux
canaux demi-circulaires d'autre action que
d'accroître un peu l'intensité et la résonnance
des sons.
Breschet {Rcc. cit.) croyait que les oto-
lithes et les otoconies arrêtent les vibrations
sonores et atténuent la sensation auditive.
Cagniard-Lalour et J. Millier les regardent
plutôt comme propres à rendre ces vibrations
j)lus efficaces dans leur action sur les rami-
fications nerveuses.
Limaçon. — On sait que la cavité spirale
du limaçon est partagée en deux rampes qui
communiquent ensemble au sommet de l'hé-
lice par une absence de la cloison, et qui
aboutissent l'une à la membrane de la fe-
nêtre ronde ou tympan secondaire de Scarpa
{De structura fcncstrœ rotundœ auris, et de
tympano sccundario Anat, observ.; Modène,
1772, in-4] , l'autre au vestibule. Un même
liquide remplit toutes ces cavités. Il en résulte
que non-seulement les vibrations du tympan
secondaire peuvent être propagées au vesti-
bule, aux canaux demi-circulaires, et se con*
907
OUI
fondre avec celles que ces {)artios reroivent
par la chaîne des osselets et par la t'enètre
ovale, mais encore qu'il doit y avoir récipro-
cité pour ces vibrations ; en sorte qu'un
même son est simultanément perçu dans toute
l'étendue du labyrinthe.
De Blainville pense que le limaçon a pour
principale fonction d'apprécier les sons très-
aigus , d'après cette observation, que les
chauves-souris ont cet organe très-développé,
et qu'elles vivent d'insectes dont le bruit les
guide pendant la nuit à leur poursuite.
" Selon Dugès {Ouvr. cité, p. 197), le lima-
çon serait le principal appréciateur des tons,
et surtout l'organe propre à recevoir les sons
formés dans l'air, ayant un timbre aérien et
des moditications que l'air seul comporte
bien ; en un mot, les voix et les articulations.
lireschet {Recherches anat. et phijsiol. sur
l'organe de route et sur l'audition dans
l'homme elles animaux vertébrés, e{c.; Paris,
1833, in-4") a insisté également sur la liai-
son entre l'existence de l'appareil de la voix
et celle du limaçon. Quelques physiologistes
ont môme cru que la lame spirale, qui va en
se rétrécissant graduellement, était suscep-
tible de se diviser en parties variables , de
manière à vibrer à l'unisson de tous les sons
possibles : mais l'anatomie comparée et l'a-
natomie pathologique renversent cette hypo-
thèse, et tlémonlrent que, chez les animaux
les plus doués de la faculté musicale , le li-
maçon est loin d'offrir un développemsnl
pro[)ortionnel ; que, chez l'homme, l'absence
ou la destruction du limaçon n'empêche pas
de juger très-nettement les tons.
Nous adoptons volontiers l'opinion de J.
Millier, qui suppose que la destination finale
du limaçon est d'étalerlcslibres nerveuses sur
unelamèsolide qui, par sa coniinuitéavec les
parois solides du labyrinthe et de la tôle, et
par son contact avec le liquide labyrinthique,
soit capable de transmettre à ces fibres ner-
veuses les vibrations communiquées soit aux
sohdes , soit aux liquides de l'appareil audi-
tif.* Il est évident, en outre, que les tours de
spire que forme le limaçon ont l'avantage
de réaliser, sous le plus petit espace possible,
la surface considérable qui était nécessaire
pour l'expansion des libres nerveuses.
De la sensation auditive. — En exposant
le rôle des diverses parties qui compo-
sent l'organe auditif, nous avons reconnu
l'embarras des auteurs pour déterminer
s'il en est parmi elles qui servent spécia-
lement à l'appréciation de l'intensité, de
la distance ou de la direction du son. Il
nous semble néanmoins que plusieurs de ces
questions peuvent être ramenées à des ter-
mes assez simples, et recevoir une interpré-
tation satisfaisante, sans le secours d'hypo-
thèses i)lus ou moins inadmissibles. Relative
psYcnoLO(~;iE. oui 998
d'une réaction intellectuelle , et non d'une
aptitude spéciale de l'organe de l'ouïe.
Du moment que cet organe présente une
sensibilité et un développement sufllsants
pour discerner facilement l'intensité relative
de deux sons consécutifs , il n'en faut pas
davantage pour acquérir la notion, 3oit de
la distance, soit de la direction des corps
d'où émanent les ondes sonores. En etlet, si
le son que nous entendons nous est déjà
connu , comme celui d'un instrument , de la
voix humaine, etc., nous jugerons de son
éloigncnient par la faiblesse de l'impression
qu'it produit sur le nerf auditif; s'il s'agit
d'un son dont l'intensité soit inconnue à une
distance donnée , comme le bruit ^du ton-
nerre, etc., nous jugeons qu'il est rapjjroché
s'il est très-fort, éloigné s'il est faible.
Quant à la direction des ondes sonores, ou
])eut dire encore que c'est la sensation audi-
tive raisonnéequi en donne la connaissance.
Ainsi, nous entendons distinctement un son
émanant d'un jioint donné , (luelle que soit
la position de notre tôte; mais l'organe au-
ditif étant apte à juger de différences légères
dans l'intensité des vibrations , nous remar-
quons que, dans certaines positions de la
tète , le son paraît plus fort. Nous sommes
donc amenés h placer notre tête dans une
position déterminée, par ra[)port au corps
sonore. L'expérience nous ajiprend journel-
lement, quand nous voyons le lieu doù par*
le son , quelle est la direction, relative h
notre oreille, où il est le mieux perçu. Il ne
reste plus qu'à appliquer ces données dans
les cas où le cori)s vibrant est inaccessible à
la vue.
Il résulte de ce qui précède que les pré-
tendues illusions du sens di; l'ouie, (]ue l'on
j)roduit jiar la ventrilorpiie ou jjar certaines
réilexions des sons, ne sont en réalité que
des erreurs de notre jugement.
Ce sens , s'il est intact, ne nous trompe
guère, et il y a bien plutôt limi d'admirer
sa subtilité et sa perfection que de redouter
ses écarts. "
La finesse de l'ouïe se manifeste de plu-
sieurs manières : elle nous permet , tantôt
de percevoir des ébranlements extrêmement
faibles, ou des bruits que lein- éloignement
rend presque imperceptibles; tantôt de distin-
guer isolément un son, [larmi d'autres sons
beaucoup plus forts, comme celui d'un seul
instrument au milieu d'un nombreux or-
chestre.
L'ouïe n'est pas égale chez les différents
individus : les uns n'ont d'aptitude à perce-
voir que des sons d'une certaine acuité ;
d'autres ne jugent pas exactement leurs rap-
ports musicaux, et ne peuvent en sentir l'har-
monie ou la dissonance. Enfin , les deux
oreilles peuvent, chez le môme individu, être
ment à l'appréciation de la direction du son, impressionnées différemment par un même
par exemple, appréciation qui est due, sui- son, phénomène fort rare, et dont on ne cite
vant les uns, au mode d'impression dupa- que quelques exemples.
Villon de l'oreille, ou à certaines modifica- La durée normale de la sensation auditive,
lions de la membrane du tympan, et, suivant bien que très-courte, peut être appréciée
d'autres, à la position relative des canaux très-approximativement : elle correspond à
demi-circulaires , elle résulte , selon nous, la limite inférieure des sons perceptibles.
DICTIONNAIRE DE PmiOSOPIÎÎE.
999 PER
En ofTct, dès que des chocs se succèdent avec
assez (ic rapidité pour n'èlrc plus perçus iso-
lément, niais pour proiiuirc la sensation con-
tinue qu'on nomme son, c'est que l'impres-
sion produite par chacun de ces chocs dure
plus que l'intervalle de temps qui les sépare.
Or, Savart a démontré, à l'aide d'un appa-
reil composé d'une forte barre de fer qu'on
fait tourner dans la rainure d'une table, que,
lorsque chacun des chocs élémentaires a une
PER
1000
intensité un peu forte, -la sensation devient
continue h 4)arlir de dix ou douze vibrations
par seconde. On peut en déduire que la durée
de la sensation auditive est de plus d'un
dixième de seconde. Ilap[)elons d'ailleurs
que cette expérience corresjjond à celle du
charbon incandescent, pour l'organe visuel'.
( LoNGET, Cours de physiologie. ) — Voy.
Perception extérieure.
P
PERCEPTION EXTERIEURE.
I. — Le fait de la perception extérieure, considéré
en général, présente :
1° L'impression des organes, des nerfs ,
da cerveau : première condition;
2" L'attention instinctive ou volontaire :
deuxième condition ;
3" La perception de l'impression de l'or-
gane et la perception d'une certaine qua-
lité des corps, avec plaisir ou douleur : c'est
la part de l'expérience;
4° Les idées nécessaires de cause, de subs-
tance, de temps, d'espace, suggérées par la
perception et la complétant ; c'est la part de
la raison. Telle est la loi constante de la
perception extérieure.
Nous allons passer en revue les cinq sens,
soit pour y remarquer l'application de cette
loi générale, soit pour tenir compte des
particularités que cliacun d'eux peut offrir.
{Voy. Reid, Essai sur l'entendement humain.)
II. — Du sens de l'odorat et du sens du goût.
1. Le cerveau une fois impressionné à la
suite de l'émission des molécules odorantes
et de l'impression organique, je perçois ou
sens l'impression du nez, et je perçois aussi
la qualité de l'objet odorant , qualité qui n'a
rien de commun ni avec l'impression du
nez, ni avec la sensation agréable ou désa-
gréable dont la perception peut être accom-
pagnée.
2. Ce n'est pas tout. Non-seulement je
perçois l'odeur hors de moi, mais j'affirme
un être en qui celte qualité réside ; l'odeur
est ditférente de l'objet odorant. De même
la sensation agréable ou désagréable suppose
un être sentant, et la perception suppose un
être qui perçoit. Cet être qui sent et qui
perçoit, c'est moi. Je distingue cet être de
là sensation et de la perception, comme je
distingue le corps de son odeur ; il y a de
part et d'autre distinction de la substance et
du phénomène. Ces deux substances sont en
môme temps distinguées nettement entre
elles : l'une est moi, et l'autre n'est pas moi.
De plus, si, plusieurs fois successivement,
je perçois la môme impression et la môme
, odeur, et j'éprouve la môme sensation, je
crois l'impression, l'odeur et la sensation
tantôt au présent tantôt au passé, ce qui ne
se peut sans l'idée de temps. Si enfin je ne
perçois plus, je ne sens plus, je conçois que
je pourrais encore percevoir aX. encore sen-
tir. Je passe du réel au possible. Enfin je
conçois une cause ou force inconnue qui dans
le corps produit l'odeur, et c'est cette der-
nière idée qui détermine les recherches et
les théories des physiciens sur l'odeur.
3. Dans l'exercice du seul sens de l'odorat,
je trouve donc tous les éléments suivanis:
1" L'émission extérieure ;
2° L'impression du nez, du nerf olfactif et
du cerveau;
3° La perception de l'impression du nez;
4° La perception de l'odeur;
5° La sensation, c'est-à-dire le plaisir ou
la peine;
6° L'idée de l'objet odorant, distinct de
l'odeur,
7° L'idée de l'être ou sujet qui sent et
perçoit, distinct de la perception et de la
sensation ;
8° La distinction de la substance et du
phénomène ;
9° La distinction de ce qui est moi et de
ce qui n'est pas moi ;
10° L'idée du présent, du passé, du temps;
11° L'idée du possible;
12° Enfin l'idée de la cause inconnue qui
produit l'odeur.
4. La môme analyse est exactement, ap-
plicable au sens du goût.
Les saveurs et les odeurs sont susceptibles
d'une infinité de modifications. On distingue
au moins seize saveurs simples, (jui, en' se
combinant deux à deux, trois à trois, quatre
à quatre, produisent une variété infinie de
saveurs composées.
m. — Du sens de l'ouïe.
1. Le sens de l'ouïe diffère des deux
précédents en ce que nous ne percevons
point , nous ne sentons point l'impression
faite sur l'oreille, à moins que le son ne soit
très-fort ou très-aigu et ne blesse l'oreille.
Dans les cas ordinaires il y a donc seulement
perception du son,
2. Ici comme précédemment, il n'y a au-
cune ressemblance entre l'impression faite
sur les nerfs et le son que nous percevons,
et aucune raison physique pour que l'impres-
sion fasse percevoir le son. Les conditions
extérieures n'ont pas plus de rapport avec
le son que l'impression des nerfs. Pour que
le son ait lieu, il faut que le corps éprouve
des vibrations rapides; le son le plus grave
que nous puissions percevoir en exige trente-
deux dans une seconde, l'octave du même
1001
PEU
PSYCriOLOT.IE.
FER
1002
son on suppose soixante-quatre, et les sons
harmoniques supposent cies vibrations en
nombre proportionnel. Voilà donc une liai-
son essentielle entre des vibrations et des
sons, c'est-à-dire entre des choses cnmplé-
2. De ces diverses qualités, le chaud et le
froid sont les seules que nous percevions
quelquefois sans loucher le corps ; toutes les
autres sont connues par le contact immédiat.
Nous percevons donc alors l'impression d«
tement indifférentes. Plusieurs psyçholo- l'organe et la qualité du corps comme ayant
gués ont cru, d'après cela, que le son est une lieu dans le môme endroit. Quelques philo-
sensation, c'est-à-dire un phénomène de sophes ont cru d'après cela que nous ne per-
conscience auquel, par le principe général
de la causalité, nous concevons une cause
extérieure. C'est une erreur: évidemment,
auand nous parlons des son*;, nous n'enten-
ons pas parler d'une modification de l'Ame
causée par les corps, mais bien d'une modi-
iication des corps eux-mêmes.
3. Dans les sons il faut distinguer, 1" le ton,
ou le plus ou moins de gravité ou d'acuité ;
le la dillere du ré, etc. ; 2" Vintensilé, ou le
|)lus ou moins de force ; le ta faible ditfère
du la fort, etc. ; 3° le timbre ou dilférence
d'accentuation ; le la du violon diffère du la
de la llùle, etc. ; i" Varticulation.
4. Sous ces quatre rapports, la variété des
sons est prodigieuse. Dans les tons musicaux
ou déterminés , l'oreille perçoit nettement
8 octaves et demie, chacune de douze demi
cevions que l'impression, et comme ils appe-
laient cela sentir, que d'ailleurs ils appelaient
aussi sentir le fait d'éprouver du plaisir et de
la douleur, et que le plaisir et la douleur
sont des états de l'âme, des sensations, ils
en sont venus à ilire que par le toucher nous
ne cotmaissions que nos propres sensations ;
enfermés dans ce cercle, ils n'ont plus pu
arriver aux corps, et il leur a fallu avancer
cette proposition étrange : La dureté et l'é-
tendue sont des sensations de l'dme.
3.1leid,(iuia combattu au nom du bon sens
tous les paradoxes des philosophes antérieurs,
n'a démêlé encore qu'imparfaitement la vé-
rité sur ce point. Les autres n'avaient vu
qu'un fait, la sensation ; il en a aperçu deux,
la sensation et la perception de la qualité du
corps ; mais^ il a encore laissé la perception
tons ou de trente comma (cinquième de ton), de l'impression confondue avec la sensation.
Les tons faibles et forts se trouvent placés De là le demi-mécontentement que ses Ion-
sur une échelle aussi vaste, depuis le bruit gués explications laissent encore,
d'une feuille que le vent remue jusqu'à celui 4. Or, dans l'usage du toucher et du con-
d'un canon. Le timbre est varié d'une ma- tact immédiat, nous percevons toujours deux
nière plus extraordinaire encore. Non-seule- choses, et dans le môme point de l'étendue,
ment il y a beaucoup d'espèces différentes savoir : 1* l'impression de l'organe (qu'on dit
d'instruments, mais les instruments de môme aussi que nous sentons, et de là l'équivoque) ;
espèce ditl'èrent entre eux ; il n'y a pas deux 2° les qualités du corps. Jamais la seconde
violons qui se ressemblent, pas deux voix, de ces perceptions ne va sans la première,
etc. etc. Enfin, les variétés d'articulation qui en est la condition ; mais les deux choses
sont la source des langues et des mots in-
nombrables qui les composent, etc.
IV. — Du sens du toucher.
1. L'odorat, le goût et l'ouïe nous révèlent
chacun une seule qualité des corps ; le tou-
cher nous en révèle plusieurs qu'on peut
réduire aux suivantes: le chaud et le froid,
le dur et le mou, le raboteux et le poli, la
figure, la solidité, le mouvement et l'étendue.
(284) On s'esl épuise à établir la dislinclioti des
qualités premières el des qunlilés secondes. On ap-
pciuii qu;iliiés premières CL-lies qui se rédtiiser.l à
l'élendue el à la résislaiice; toutes les autres, qua-
lités secondes. On prétendait, 1° que nous avons
ridée irès-«laire des premières, tandis que nous ne
concevons les secondes que connue les causes in-
connues de nos sensations; 2" que les premières
sont inhérentes à la matière, et non les secondes.
Nous remarquerons sur l.i dernière de ces propo-
sitions qu'il est dillîcile on plutôt impossible dédire
quelles sont les qualiiés inliérentes à la matière.
En considérant la matière comme un ensendile de
lorces, on peut arriver à concevoir »pie ces i'orces
fussent dépouillées inéme de toute élt-ndue, et que
l'étendue lût moins dans Tordre actuel de diodes
une qualité qu'une limilaiion. En considérant, an
contraire, l'ordre des cboses connue l'onlr»; absolu,
on ne voit pas que les qualités sec<indes soient
moins inhérentes à la matière que les ipiaiiié» pre-
mières; el même il est tout aussi impossible d'i-
maginer des corps sans couleur el sans tempéra-
lure, que des corps sans étemiue.
DiCTIONN. DE PhILOSOPUIE. L
perçues n'en sont pas moins radicalement
différentes (284).
5. En général, pour ce qui concerne le
sens du toucher, on peut dire : 1° qu'il est
indispensable de sentir rim[)ression de l'or-
gane pour percevoir les qualités des cor()S,
et qu'ainsi cette impression est comme le
signe de ces qualités ; mais ce signe n'a au-
cun rapport avec la chose signifiée, et si, de
prime abord, nous n'en savions faire l'inter-
^uanlà la première proposition, nous remarque-
rons, i" que l'étendue el la rés'Siance >t supposent
Tune l'autre, el sont supposées implicitement par
toutes les autres (|ualiiés des corps ; 2° qu'on a cru
bien faire, en consé(|uence , par amour pour runilé«
en cberclianl à expliquer loulos les autres par cel-
les-là ; 5* que n'en venant pas à bout, on en a con-
clu que les autres étaient inintelligibles, tandis qu'on
aurait dû dire seulement qu'elles sont difTérentes
de l'étendue el de la lésistmce; 4" qu'en fait nous
percevons aussi clairement les unes que les autres:
car je distingue, par exemple, aus-i bien les nole<(
de la •;amnie que je distingue les divisions d'un mè-
tre; 5° qu'enfin les diverses qualités «les corps con-
sidérées comme des eifeis nous laissent dans l'ijinu-
rance et l'obscurité relativentent à leurs causes,
mais que cela est tout aussi vrai de l'étendue ei.de Ja
résistance que de toutes les autres.
Toute cette question de qualités premières el de
qualités secondes n'est donc qu'un lieu de subtilités
et de paradoxes qui a exercé en pure perte les phi-
loïophes.
32
J003
PKU
DTCTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
PER
lOOi
pr(^tali(>n, nous ne la forions jamais ; 2° que
l'est )).ii- ('oiisiMiuenlune science merveilleuse
(|ue celle par la(iuelle nous concluons si sû-
rement et si clairement du signe à la chose ;
II" qu'une seule impression sentie peut nous
laire connaître plusieurs qualités à la fois ;
lorsque, par exemple, je passe la main sur
un corps qui se meut, je perçois tout à la
fois : I" la résistance du corps, 2" celle de
ma main, :}" la forme du corps, 4° celle de ma
main, 5" le poli du corps, 6° celui de ma main,
7" le mouvement du corps, 8° le mouvement
de ma main, 9° la tem[)érature du corps,
10" à quoi l'idée d'espace et celle de temps
se joignent comme compléments nécessaires.
V. — Du sens de la vue.
1. La vue, après un certain temps d'exer-
cice, nous conduit à déterminer : T les mêmes
qualités que le sens du toucher, mais avec
plus de précision et sans la condition du
contact immédiat ; 2° et en outre les couleurs.
2. Chacun sait er;mbien les données de la
vue fournissent de résultats précieux ; soit
1° immédiatement, dans l'appréciation des
formes, des distances, des po.sitions relatives,
du nombre, des mesures, etc. ; soit 2° dans
les conséquences que nous tirons de ces
données pour nos rapports journaliers avec
les corps, pour la navigation, pour l'astrono-
mie, etc.; soit 3' dans nos rapports intel-
lectuels avec nos semblables, et surtout l'écri-
ture, la lecture, etc.
3. Mais il s'en faut de beaucoup que le
sens de la vue nous fournisse dès le principe
les notions que nous recevons aujourd'hui
de lui avec tant de facilité. On peut se con-
vaincre, au contraire, que l'exercice de ce
sens est une interprétation continuelle de
certains signes qui ne ressemblent point du
tout aux choses que nous en déduisons, et
que cette interprétation constitue une sorte
de science très-compliquée.
Nous allons mettre sur la voie des réflexions
à faire sur ce sujet ; elles sont très-pro-
pres à remplir l'esprit d'élonnement et d'ad-
miration.
4. Un aveugle-né, qui tout d'un coup ac-
querrait le sens de la vue , verrait-il ce yue
nous voyons ? Il s'en faut, pour ainsi dire,
du tout au tout. Il apercevrait 1° certaines
couleurs , 2° certaines figures planes, voilà
tout ; ces couleurs et ces figures planes ne
seraient pour lui dans aucun lieu déterminé,
ai son premier mouvement, comme on le
sait par les expériences qui ont été faites,
serait de les reporter au globe même de l'œil
oCi il les chercherait avec la main.
5. Le travail de la localisation convenable
des couleurs et des formes est considérable
dans l'origine ; il ne se fait qu'avec de longs
làionnemenls et par le secours du toucher.
Plus tard, le toucher n'est plus nécessaire, et
la vue finit même par donner des évaluations
beaucoup plus précises que celles de l'autre
sens son instituteur.
6. Mais ce qu'il y a de plus remarquable,
c'est que les couleurs apparen^fs et leshgures
apparentes ne sont point les couleurs réelles,
les ligures réelles que nous en concluons, et
qu'elles ne leur ressemblent jamais entière-
ment. En edet, placez un corps à diverses
distances, ses nuances changent de place en
place, cependant nous aflirmons qu'il a tou-
jours la môme couleur ; sa figure apparente
varie également de place en place, mais nous
lui attribuons sans cesse la même.
Dans l'état de choses actuel, on a de la
peine à concevoir l'énorme différence des
figures réelles avec les figures apparentes.
Pour voir un carré absolument carré, il fau-
drait le voir d'un œil et que l'axe de cet œil
passât par le centre du carré et perpendicu-
lairement à son plan : c'est la une condition
mathématique qu'on peut regarder comme
n'étant jamais réalisée. Dans tout autre état
de choses, nous ne voyons pas un carré, mais
un quadrilatère plus ou moins irrégulier. Sur
des figures plus compliquées, la différence
est plus giande encore.
7. De plus, avec les distances, la figure
apparente diminue. Un objet à un mètre, le
même objet h dix mètres, dfonne deux figures
apparentes dont la seconde est cent fois plus
petite que la première.
8. Après ces explications, il reste encore
plusieurs questions très-curieuses à faire.
Comment, étant données les figures planes
apparentes, concluons-nous la troisième di-
mension de l'étendue, la profondeur ? com-
ment la dureté ? etc.
Pourquoi, les images faites sur la rétine
étant renversées , voyons-nous les objets
droits ?
Pourquoi voyons-nous les objets simples
avec les deux yeux ?
Comment évaluons-nous les distances au
coup d'œil ?
9. Nous ne pouvons nous y arrêter. In-
diquons cependant, pour la dernière de ces
questions, les cinq éléments qui servent à
l'appréciation des distances.
Ce sont : 1° l'effort musculaire de l'œil ;
2° l'angle formé par les axes des yeux ; 3" la
confusion graduelle des couleurs ; 4° les ob-
jets intermédiaires ; 5° enfin la diminution de
la fi-gure apparente.
10. La couleur et les apparences visibles
ne sont pas plus des sensations, des phéno-
mènes de conscience que les sons, comme il
est arrivé souvent aux psychologues de le
croire. Les couleurs sont des qualités des
corps, et les apparences visibles sont le rap-
port de la figure réelle avec la position du
témoin. Le rapport nous est donné, et la réa-
lité se conclut aussitôt.
VI. — Remarques générales.
1. Des différents éléments qui concourent
à la connaissance du monde extérieur, l'im-
pression organique est la seule qui soit elle-
même du domaine des sens, la perception
de l'impression, celle des qualités de la ma-
tière, la sensation agréable ou dé-agréable,
sont des faits de conscience, et il en est
de môme des idées nécessaires qui les ac-
compagnent. Ceux donc qui ne veulent croire
(ju'aux choses qui tombent sous les sens.
1005 l'ER
sont en contradiclion coniplèle ovec eux-
iiiôuies.
9 Les nerfs qui desservent les différents
orsanes des sens sont composés de matière
absolument semblable. Le nerf optique riîs-
«;emble chimiquement an nerf acoustique, etc.
D'où cette remarque fort singulière, que
le nerf optique n'est pas plus apte a la vision
que le nerf acoustique , etc. , que le ne ri
acoustique n'est pas plus apte à 1 audition
que les nerfs olfactifs, etc. ; en sorte quun
interverlissement général dans les tonctions
générales des organes des sens ne serait nulle-
ment une anomalie physique.
En y réilécliissant même, on trouve que
les fonctions remplies par les nerfs des or-
ganes sont très-peu essentielles à la matière
dont ils sont composés. Otez-les de leur
place, ils perdent leurs aptitudes.
Ne pourrions-nous voir sans le ncrt op-
tique ? entendre sans le nerf acoustique? etc.
Du point de vue du réel, évidemment non ;
mais du point de vue du possible, évidem-
ment si.
3. Si deux choses aussi étrangères l'une à
l'autre que les impressions des nerfs le sont
aux perceptions de l'âme se trouvent cepen-
dant étroitement unies, il serait absurde d'en
chercher la raison dans quelque loi physique
dont cette union serait la conséquence. Ar-
rivés h ce point, nous tenons un de ces faits
primitifs qui ne s'expliquent plus que par
une volonté expresse de Dieu motivée parle
l)lan et les fins de la création.
4. Enfin, de la connaissance des objets
matériels retranchez les idées nécessaires de
cause,<\ii substance, ÙQ. temps et d'espace, que
devient cette connaissance'/ Elle se réduit à
une: perception inintelligente, connaissance
incomplète, purement instinctive et telle que
nous la pouvons concevoir dans les animaux.
Pour l'intelligence de l'homme, le fini reçoit
sa lumière de l'infini, {cl. goxjmv, Cours de
philosophie.)
Examen des différents systèmes imaginés pour ex-
pliquer la perception extérieure.
Comment un ébranlement dans l'organe
est-il suivi d'une idée dans l'Ame? Comment
une série d'impressions nerveuses et céré-
brales occasionnent-elles dans l'esprit la con-
naissance de ce qui se passe dans le monde
matériel? Un grand nombre d'hypothèses ont
été imaginées pour résoudre ce problème.
Ce sont ces diverses hypothèses que nous
allons successivement examiner.
PSYCHOLOGIE.
régions les plus
peuvent manquer
yeux mêmes de "
PER
1003
l. — Hypoilièse des images ou
diaires.
espèces iiiierme-
« On doit s'attendre naturellement, dit Du-
gald-Stewart, qu'en considérant les phéno-
n:ènesde la perception, les philosophes s'at-
tacheront d'abord au sens de la vue. Les ins-
tructions et les jouissances variées que nous
recevons par ce sens, la rapidité avecla([uelle
nous les recevons , surtout le commerce
que ce sens établit entre notre âme et les
éloignées de l'univers, ne
de lui donner , aux
'observateur le moins at-
tentif, une prééminence manjuéc par-des-
sus les autres facultés qui nous procurent la
perception des objets extérieurs ; de là vient
que les diverses théories inventées pour ex-
pliquer ro[)éralion des sens se rapportent
plus immédiatement à la vue. De là vient en-
core que le langage métaphysique, en ce
qui concerne la perception en général, indi-
que évidemment, par l'étymologie, que c'est
des phénomènes de la vision qu'il a été em-
prunté. » C'est ce que démontre en elfet
l'emploi si fréquent dans ce sujet de plusieurs
ex|)ressions métaphoriques, telles que, idées,
espèces, formes, oinbres, fantômes, images,
toutes tirées des perceptions d'étendue, de
lumière et de couleur.
Leur explication était d'ailleurs, h ce qu'il
leur semblait, le seul moyen de concilier la
croyance presque universelle que tout change-
menlhorsde nous a lieu parchoc et impulsion,
et que la communication du mouvement par
le choc est le seul fait qui porte sa démons-
tration en lui-même, avec la conviction qu'ils
avaient acquise, quoique confusément, de
rimmatérialité de l'esprit, et la nécessité de
ne rien dire qui fût trop ouvertement con-
traire à l'opinion commune. Or, du moment
que la tendance à juger de ce qui se passe
en nous, par quelque analogie tirée de co
qui se passe hors de nous, les eut conduits à
transporter les lois du monde des corps dans
le monde des esprits, ils durent être promp-
teinent amenés à croire qu'il en était de toutes
les autres percei)tions comine de celles do la
vue, aussitôt que celles-ci eurent été regardées
comme présentant le double caractère d'avoir
lieu j)ar impulsion, et par une impulsion en
quelque sorte immatérielle, ils ne firent donc
point de distinction entre l'étendue solide et
l'étendue de couleur. Et comme en effet elles
sont j)iesque toujoursassociéesdans l'esprit.ils
firent de deux phénomènes insé{)arables un
seul et mêiiK; objet,simple et indécomposable.
En identifiant ainsi les données si différentes
du tact et de la vue, ils éludaient la difficulté
d'expliquer les conditions si diverses de la
connaissance que nous acquérons du même
objet par l'œil et la main, et il ne leur res-
tait plus qu'à résoudre la question de savoir
comment l'esprit va trouver les corps pour
les connaître, ou comment les corps vien-
nent trouver l'esprit pour se faire connaître
à lui. En un mot , comment la matière
a-t-elle action sur \'àme, et comment celle-
ci a-t-elle la révélation du monde extérieur,
tel était le problème dont ili> cherchaient la
solution.
Or Aristote pensait que, comme nos sens
ne peuvent pas recevoir les objets extérieurs
eux-mêmes, ils en r-eçoiventles espèces, c'est-
à-dire les images ou les formes, sans la ma-
tière; de même que la cire reçoit la forme,
ou l'empreinte du sceau, sans aucune partie
de sa matière. Ces images ou formes éma-
nées des objets eux-mêmes, dont elles sont
la représentation Edèle, après avoir heurté
1007 PER DICTIONNAIRE DE PIIILOSOPIIIE. PER lOOS
les organes de sensation, glissent, à l'inlé- puis((ue nous ne pourrions les comparer
rii!ur lin eorps, le long des nerfs, et arri- avec leur modèle cpn nous serait inconnu?
vent au cerveau. Là, elles louelient ou iiii- Comment enîin aurions-nous môme l'idée
pressionnent l'Ame sensilive, et cette imi)ul- d'image et de modèle, i)uis(pje c'est là une
sion détermint! la perception extérieui-e ;
« mais au moyen de diverses l'acullès intei-
nes, dit le doct(;ur Reid , ces espèces sensi-
bles sont conservées, épurées, s[)intualisées,
au point de devenir les objets de la mémoire
et de l'imagination, et enfin ceux de l'en-
tendement pur. (,)uand elles sont devenues
l'objet de la mémoire et de Timagination, elles
prennent le nom d'images {phantasmaia}.
Quand, en les épurant davantage, et en les
idée de rapport <jui suppose deux termes, et
que nous n'en aurions qu'un?
Le système des espèces sensibles est évi-
demment emprunté à Dc^'mocrite. Les sensa-
tions, selon lui, sont des espèces d'images
(jui, se détachant des corps, entrent dans l'or-
ganisation de l'homme. Dans cet essai de
psychologie sensualisle , la spiritualité de
l'âme disparaît ; le sujet pensant n'est plus un
I)rincipe essentiellement un, c'est un effet
dépouillant de ce (ju'elles ont de particulier, multiple, c'est le résultat d'un agrégat d'ima
on les a l'ait devenir les sujets de la science,
on les nomme espèces intelligibles. Ainsi
l'objet iunnédiat des sens, de la mémoire,
de l'imagination, du raisonnement, doit être
quelque image [pfianiasma) ou quelque es-
pèce existant dans l'âme elle-même. »
Celte explication, qui, jusqu'à Descartes,
a été généralement admise et enseignée, ne
peut soutenir un examen sérieux; car elle
repose sur une foule d'hypothèses qui ne sont
rien moins que démontrées, telles que l'exis-
tence des images ou espèces sensibles, la ré-
sidence de ces images dans le cerveau, dont
on fait aussi le siège de l'âme, elc In-
ges, comme le corps résulte d'un agrégat
d'atomes. L'âme étant matérielle, dans cette
liypothèse on ex|)lique aisément comment le
semblable pouvait avoir action sur le sembla-
ble. En rejetant le matérialisme deDémocrite,
ou aurait dû rejeter également ses images
voltigeantes ; on n'a pas vu que vouloir con-
server ces images, c'était tomber dans une
absurdité en cherchant à en éviter une autre.
Le système des espèces intermédiaires con-
duit directement au scepticisme sur l'exis-
tence du monde des corps, qui disparaît
complètement pour nous , caché sous les
images qui s'interposent entre l'âme et lui.
dépendamment de cette première objection, Indépendantes des objets extérieurs, et pou-
toute la théorie porte évidemment sur la sup
position, empruntée des phénomènes de la
physique, qu'il doit absolument y avoir quel-
que intermédiaire destiné à opérer la com
vant par conséquent exister sans eux, elles
seraient comme un voile jeté entre l'esprit et
la nature sensible, pour lui en dérober éter-
nellement la connaiss.ince. Et il en sera ainsi
munication entre les objets de la perception de toute hypothèse qui partira des percep-
et l'esprit qui doit les percevoir. Mais d'abord tions de la vue, pour ex[)liquer la perception
à laquelle des deux substances, ou du corps
ou de l'âme, cet intermédiaire, au moyen de
communication, appartient-il? Si ces images
ou espèces sont matérielles, la difficulté de
savoir comment la matière a prise sur l'âme
subsiste tout entière, et l'explication est tout
aussi incompréhensible que le problème qu'il
s'agit de résoudre. On aura beau épurer, tant
qu'on voudra, cette espèce de milieu, dé-
pouiller ces images de ce que la matière a
de plus grossier, les réduire aux apparences
les plus légères et les plus fantastiques, à
externe, et démontrer la réalité de la ma-
tière. Car, comme on ne comprend pas ce
que peut être l'image ^qV impénétrabilité, de
la température, de la saveur, de l'odeur, du
son, il ne nous restera alors de tout le monde
sensible qu'une forme impalpable, qu'une
apparence, un fantôme, une ombre, c'est-à-
dire quelque chose qui ditï'érera bien peu du
néant.
On comprend difTicilemenl comment celte
théorie de la perception extérieure a pu être,
pendant tant de siècles, comme le dernier
moins de les spiritualiser entièrement, on ne mot de la philosophie. Quoique Platon rejetât
fera pas comprendre comment elles peuvent le principe des péripatéticiens, iV</u'/ est in
imprimer le mouvement à l'âme sensilive. intellectu quod non prius fuerit in sensu.
Si, au contraire, elles sont tout àfailimma- il paraît cependant avon- été d'accord avec
térielles, elles ne peuvent partir des objets, eux en ce qui concerne la manière dont les
car riende spirituel ne peut émaner des corps; objets extérieurs sont aper(;us: c'est du moins
(ju'on fasse d'ailleurs résider ces espèces ce qu'on peut inférer d'un passage du sep-
dans le cerveau ou dans l'esprit, l'une ou l'au-
tre hypothèse est tout aussi irrationnelle: car
matérielles, elles ne peuvent résider dans l'âme,
et si elles résident dans le cerveau, elles doi-
vent y laisser quelques traces ; immatérielles,
leur résidence, soit dans l'esprit, soit dans le
cerveau, est tout aussi probl'ématiquc que
celle de l'âme dans le sensorium.
En second lieu, si nous ne percevons pas
les corps eux-mêmes, mais seulement leurs
images, comment d'abord serions-nous cer-
tains qu'elles correspondent à des objets
extérieurs? comment nous assurerions-nous
qu'ell»îs en sont la représentation lidèle,
tième livre de la République, dans lequel il
compare le procédé de l'esprit dans l'acte de
la perception, à celui d'une personne placée
dans une caverne, où elle ne voit jtas les
objets extérieurs eux-mêmes, mais seulement
leur ombre.
Après deux mille ans, Locke représente
notre manière de percevoir les corps, par
une similitude fort analogue à la caverne de
Platon. « A mon avis, dit-il, l'entendement ne
ressemble pas mal à un cabinet fermé de ma-
nière à en exclure entièrement la lumière,
mais où l'on aurait ménagé quelques petites
ouvertures .poui' y donner entrée aux image?
1009
PER
ou idées visibles de choses qui sont au de-
hors. Si les images, en pénétranl dans ce ca-
binet obscur, pouvaient s'y fixer, et s'y pla-
cer avec tant dordre qu'on pOl les y retrouver
au besoin, il y aurait une grande ressemblance
entre ce cabinet et l'entendement humain,
par rapport à tous les objets de la vue et
aux idées qu'ils excitent dans l'esprit. » Si
Locke eût vécu tie nos jours, la ressem-
blance lui eût paru bien plus parfaite, depuis
l'admirable découverte de M. Dagucrre, d'a-
irès laquelle la possibilité de fixer lesima-
;es des objets qui viennent se peindre dans
a chambre obscure est désormais un pro-
jlème résolu.
Il est j»rouvé que Newton a partagé fo
préjugé, dans le passage suivant, qui est cité
par Dugald-Stewarl : « Le sensorium des ani-
PSYCIIOLOGIE. PER lOlO
rieure s'explique aisénient. Le côté matériel
du médiateur reçoit l'impression de l'objet,
et cette inqjression est transmise à l'âme par
le côté spirituel de ce luôme agent. La com-
munication, jugée auparavant impossible, so
trouve ainsi établie, et l'abîme qui sépare la
matière de l'esprit est comblé.
Mais la difiîcullé est loin d'être résolue.
« Un pareil médiateur, 'lit M. Laromiguière,
n'est bon à rien. C'est une espèce d'amphi-
bie, qui, pour vouloir réunir en une seule
nature deux natures opposées, s'anéantit lui-
môme. Entre une substance étendue et une
substance inétendue, il n'y a pas de milieu;
si le médiateur n'est ni esprit ni corps, c'est
une chimère : s'il est tout à la fois esprit et
corps, c'est une contradiction : ou si, pour
sauver la contradiction, vous voulez qu'il
maux, dit-il, n'est-il pas le lieu où est pré- soit, comme nous, la réunion de l'esprit et de
sente la substance sentante, et où les espè-
ces sensibles des choses sont portées, afin
qu'elles puissent y ôtre nerçues par i'esprit
qui est présent en celieu-K\? » La môme pen-
sée est exprimée par Clarke, en ces termes :
« Si l'âme n'était pas présente aux images
dont elle a la perception, il ne serait pas
possible (ju'elle les perçût. Uw substance
douée de vie ne peut percevoir (lue là où elle
est présente. » — '< Ce n'est pas le soleil et la
June du ciel extérieur, dit encore Porters-
IJeld, qui sont perçus par l'esprit, mais leur
image ou leur représentatit)n imprimée sur
le sensorium. Comment l'àme d^un homme
qui voit, voit-elle ses imag<'S? Je l'ignore.
Mais ce que je sais, c'est (ju'elle ne peut ja-
mais percevoir les corps extérieurs eux-mê-
mes, n'y étant pas présente. «Us se figuraient
apparemment la présence de l'âme connue
celle du corps, qui en eliet n'est présent que
là où il occuj)e un lieu dans l'espace.
II. — Hy|>oliiése du médiuleiir plasli(|ue.
C'est sans doute sous l'influence du même
a matière, il a lui-môme besoin d'un média-
teur. »
IIL — Système de riiiflus pliysique.
Plusieurs philosophes, entre autres Guil-
laume d'Occam, avaient rejeté l'hypothèse
des idées ou espèces intermédiaires. Mais du
moment que rien ne s'interposait plus entre
l'esprit et la matière, il fallait bien, pour ex-
pliquer comment le corj)S et l'âme se modi-
fient récipro(piement, imaginer un moyen de
rendre raison du fait. Or, le fait est incontes-
table : toutes les fois que le corps reçoit
quc\quo impression, à ce phénomène exté-
rieur correspond aussitôt dans l'âme un phé-
nomène intérieur, la sensation, (jui est elle-
même accompagnée de la perception ou con-
naissance de ce qui la cause. Comment donc
des impressions sur les sens occasionnent-
elles des idées dans l'âme? Comme dans le
système des images, on suppose que le cer-
veau est le siège de l'âme, qui est comparée
à une araignée au milieu de sa toile ; de
môme que l'insecte est averti des moindres
préjugé que l'Anglais Cudwort a imaginé son mouvements qui ont lieu aux. extrémités de
médiateur plastique. De môme qu'Aristote
el tous les philosophes de son école petisaient
que l'âme ne pouvait communiquer directe-
ment avec le monde extérieur, et qu'il fallait
nécessairement supposer entre elle et lui
quelque chose d'intermédiaire ({ui lui cna[)-
porlât la connaissance par représentation ou
|)ar image, il parut également à Cudwort que
les deux substances spirituelle et matérielle
étaient d'une nature trop différente pour
concevoir que l'un pût avoir immédiatement
action sur l'autre. Mais cependant on ne peut
nier qu'il n'y ait entre elles correspondance.
L'âme reçoit l'action des corps, et connaît ce
qui se passe en eux; elle réagit à son tour
sur les corps, et leur imprime des mouve-
ments. Pour rendre raison de ce commerce
entre l'esprit et la matière, Cudwort imagina
donc un agent intermédiaire entre l'âme et
le corps. Cet agent, interposé entre les deux
substances, sert de lien de communication
entre elles. Comme il participe des deux na-
tures, par sa partie spirituelle il agit sur l'â-
me, et par sa |)artie matérielle il agit sur le
coros. Dans ce système, la [)ercef»tion exté-
sa toile, et en ressent le contre-coup : de
môme l'âuie, placée à un point du cerveau
auquel aboutissent tous les nerfs, connaît
tout ce qui se passe dans les différentes
parties du corps, el en est affectée en bien
ou en mal. Si elle souffre, elle cherche à se
délivrer de la douleur; elle agit à son tour
sur le cerveau qu'elle remue, et ce mouve-
ment se communi(iue par les nerfs à l'orga-
ne, qui écarte l'objet cause de la sensation.
Ce système a reçu le nom i\'influx physique,
parce qu'on y suppose que le corps et l'âme
agissent réellement , c'est-à-.lire physique-
ment, l'un sur l'autre, par im[)ulsion, et par
une impulsion matérielle.
Mais une objection se présente aussitôt à
l'esprit. « Le corps, dit M. Laromiguière,
étant une substance étendue, et l'âme une
substance inétendue, conçoit-on l'action
physique de l'une sur l'autre? Tangere enim
aut tangi nisi corpus miUa potcst rcs, a dit
Lucrèce. L'âme ne saurait donc recevoir
le contact du corps, et l'influx physique est
impossible.
Éulera modifié ce système, en supposant,
1011
PKil
DICTIONNAIHE DE PHILOSOPHIE.
PER
1012
non plus que l'Ame reroil l'impulsion physi-
3ue (lu corps, mais (pfelle a la perception
u niouvenienl des fibres du cerveau, et que
cette perception lui donne des sensations
agréables ou désagréables. Mais d'abord, il
est faux que le cerveau et b- mouvement de
ses fibres soient visibles h l'âme. Nous ne
savons qu'il existe un cerveau, que parce
qu'on nous l'a appris. 11 est également faux
que la sensation dérive de la perception :
c'est le contraire qui est vrai.
IV. — Sys ème des idées iniiées el -de la véracité
divine.
Descar'es, en conservant l'hypothèse d'une
entit>' intermédiaire entre resi)rit et l'objet,
substitua aux espèces sensibles les idées, qu'il
su[)posa nalurelles ànotre esprit, ou inne'es.Se
plaçant à l'extrémité opposée au sensualisme,
qui considérait l'âme humaine comme une
table rase, il nia que nos idées fussent acqui-
ses, et qu'elles jiussent partir des objets eux-
mêmes; car en leur donnant à toutes les
sens pour origine, on ne saurait expliquer
les notions spirituelles, intellectuelles et mo-
rales. Les idées naissent donc avec nous, et
sont naturellement empreintes en nos âmes ;
elles en sont inséparables; non, disait-il tou-
tefois, qu'elles soient perpétuellement pré-
sentes à notre pensée, car ainsi il n'y en au-
rait aucune : seulement nous avons toujours
en nous-mêmes la faculté de les produire.
Mais comment croyons-nous qu'en dehors
de ces idées sont des objets matériels? Des-
caries, après avoir établi que l'essence de
l'esprit est la pensée, et l'essence de la ma-
tière l'étendue, et séparé par celle distinc-
tion fondamentale les deux substances, est
par cela môme conduit à établir une -grande
différence entre la manière de prouver l'exis-
tence de l'esprit, et la manière de prouver
l'existence des corps. On conclut l'existence
des esprits en développant ce qui est ren-
fermé dans la notion de la pensée. La pen-
sée suppose nécessairement l'existence ; je
pense, donc j'existe. La réalité du sujet pen-
sant résulte de la pensée même. Mais la no-
lion de l'étendue implique-t-elle «ussi né-
cessairement la réalité d'un objet étendu?
îie peut-elle pas être une simple modification
de l'esprit? Qui nous certifiera donc que l'i-
dée intermédiaire entre l'esprit et le monde
extérieur correspond à un objet réel ? Ici la
même difficulté que dans le système des
images. Donc nécessité de faire intervenir
un élément distinct des idées, pour démon-
trer l'existence des corps. Or, cet élément,
c'est un penchant invincible qui nous porte
à croire à leur réalité. Mais qui nous garan-
tira que cette croyance a le vrai pour ter-
me? C'est Dieu lui-même, c'est l'auteur mô-
me de notre nature, qui. ayant mis en nous
ce pencliant, n'a pu vouloir nous tromper.
Ainsi, la véracité divine témoigne avec certi-
tude de la véracité de nos instincts, qui té-
moigne elle-même de la véracité de nos
idées. L'existence des corps se conclut alors
de l'existence de Dieu. Mais si, pour prouver
la réalité du monde extérieur, il faut avoir
démontré d'abord l'existence de Dieu, si l'une
n'est que la conséquence de l'autre, que de-
viennent toutes ces preuves a posteriori, ti-
rées des merveilles de la nature, sans les-
quelles saint Thomas soutenait qu'il nous
était impossible d'arriver à la démonstration
de Dieu? Nous ne pouvons ])lus partir de la
création pour nous élever h la notion du
princi|)e universel, puisque nous avons be-
soin de ce principe universel pour nous as-
surer que le monde existe. Nous ne pouvons
plus prouver la cause par les effets, mais les
effets par la cause ; ce qui est évidemment
contraire aux procédés logiques de l'esprit
humain, car il est bien certain que nous con-
naissons les effets avant de connaître la
cause, et que c'est par la notion de ceux-là
que nous sommes conduits à la notion de
celle-ci.
On peut encore objecter contre ce système,
que, si les idées étaient innées, elles devraient
être 2n nous simultanées et non successives.
Comme elles seraient toutes naturelles à
l'esprit humain, comme elles lui seraient
inhérentes, elles existeraient dans l'âme indé-
pendamment des objets, et seraient par con-
séquent antérieures à leur présence ou à leur
action, ce qui est démenti par l'expérience
commune. Nous ne connaissons pas naturel-
lement les choses; nous n'en acquérons la
notion qu'à mesure que nous les ]iercevons
nous-mêmes directement, ou qu'autant qu'^/i
nous les fait connaître. Toute science est
une acquisition de l'esprit qui n'a lieu que
par l'exercice et le développement de nos
diverses facultés, développement qui a lui-
même pour condition certains faits qu'il faut
bien supposer, pour que nos perceptions
aient un objet , et par conséquent une cause
occasionnelle.
V. — Tliéorie des idées en l^ieu, ei des causes oc-
casioniieiies.
Malebranche établit , comme Descartes,
que l'idée de corps ou de matière se résout
dans celle de l'étendue actuelle. Mais l'éten-
due est-elle une substance, ou un mode?
Selon lui, c'est une substance, dont la qua-
drature, la rondeur, etc., sont des modalités.
C'est déjà faire quelque chose de bien vague
de la matière, que delà réduire à l'étendue,
en écartant l'idée de solidité, d'impénétrabi-
lité, qui seule nous la fait connaître dans sa
propriété essentielle. Mais enfin, comment
en avons-nous l'idée? Cette idée nous vient-
elle par les sens, comme le soutenait Aris-
tote, ou par l'esprit, comme le pensait Des-
cartes? Nos idées, suivant lui, ne sont
ni acquises, ni innées. Elles ne sont
pas dans l'âme; elles sont en Dieu ; c'est en
Dieu que nous voyons tout , même le
monde des corps. Ainsi nos idées sont
celles de Dieu même, et c'est le Créateur
qui nous les communique, à mesure que les
objets matériels se trouvent en notre pré-
sence. 11 est bien vrai que des sensations se
produisent dans notre âme , comme si elles
étaient le résultat de l'action des corps qui
nous enviionncnt. 1! est bien vrai aussi au'à
]():3 PER PSYCHOLOGIE. l'KR HUi
la suite d'un acte de volition formé par les objets extérieurs. Nous concevons, au
notreâme, un uiouveoient a lieu dans notre contraire, que Dieu, par sa puissance inlinie,
bras, et par notre bras dans d'autres corps, pourrait produire en nous ces mêmes sensa-
qu'il déplace; mais ce que nous regardons tions, et les idées qui les accompagnent,
comme l'action réciproque des deux substan-
ces n'est qu'une illusion. La matière et l'es-
iiiit sont si essentiellement indépendants
l'un de l'autre, qu'il est in![)Ossible d'admet-
tre qu'un etiet spirituel, connue l'est une
modification de l'àme, soit produit par la
substance étendue, et qu'un ell'et matériel,
tel que le mouvement, puisse l'être par la
substance pensante." Dieu lui-même est donc
le lien de communication qui les fait cor-
respondre ; c'est lui qui, leur servant d'inter-
médiaire, produit certaines sensations et
perceptions dans l'âme h l'occasion de la pré-
sence des corps, et cei tains mouvements dans
les corps à l'occasion des volitions de l'ûme.
Dieu seul est la cause réelle et immédiate de
ces effets. Les déterminations de l'âme et les
quand même le monde corporel n'existerait
pas. Si l'idée des corps ne prouve pas par
elle-même leur existence, il faut donc en-
co'-e, ainsi que l'a fait Descartes, recourir h la
véracité divine, comme garantie infaillible
du témoignage de nos sens, en nous ap-
puyant sur le penchant naturel qui nous
porte *i rattacher nos sensations à des réali-
tés extérieures. Mais celte preuve n'en serait
une qu'auianl (pie le penchant qui nous
porte à croire au témoignage des sens serait
invincible. Or, il ne l'est pas, dit Malebran-
clie, puisque nous concevons la possibilité
de sensations aussi constantes et aussi unifor-
mes sans l'intervention des coips, qu'avec
leur intervention. D'où il conclut que la seule
preuve certaine que nous ayons de l'existence
mouvements du corps sont de simples con- des corps est la révélation
ditions , et non des causes nécessaires et
eilicientes. Ils sont occasions, ou causes oc-
casionnelles.
Il suit de là que la notion de l'existence
des corps ne repose ni sur une croyance na-
turelle, ni sur une démonstration philoso-
phique, mais sur une révélation intérieure et
perpétuelle. « Si Dieu, dit M. Laromiguière,
avant de réaliser le monde, avait créé un pur
esprit, il est certain que cet esprit n'aurait
pu avoir une idée du monde qu'autant que
Dieu la lui aurait révélée, ou, si l'on veut,
qu'autant que l'essence divine se serait mani-
festée à cet esprit; car, le monde n'existant
pas encore, d'où cette intelligence aurait-
elle pu en prendre l'idée? Mois Dieu a réali-
sé le monde ; le monde existe, nous pouvons
le contempler, l'admirer et nous en faire une
idée, idée toujours imparfaite sans doute,
mais plus ou moins conforme à son modèle :
qu'est-il besoin (pie Dieu se manifeste im-
médiatement lui-même, pour nous faire con-
naître ses ouvrages, quand il nous manifeste
ses ouvrages?
Leibnilz objectait encore contre ce système
qu'expliquer l'ordre naturel par une cause
surnaturelle, c'était faire de l'univers un mi-
racle perpétuel, et anéantir toute philoso-
phie ; qu'on dégradait la Divinité en la fai-
sant agir comme un horloger qui, ayant fait
une belle pendule , serait continuellement
obligé de tourner lui-môme l'aiguille pour
lui faire marquer les heuies; que lorsque
Dieu a créé l'homme, il en a sans doute dis-
posé tous les organes et toutes les facultés
de telle sorte que l'âme et le corps pussent
remplir leur destination, et exécuter leurs
fonctions, selon les lois de leur nature,
sans qu'il fût sans cesse dans la nécessité de
retoucher son ouvrage.
Knfin, d'après la théorie de la vision en
Dieu, ce n'est pas le monde des corps que
nous voyons, c'est l'idée de ce monde. Or, la
question de savoir si cette idée corresponcJ à
une réalité reste toujours à résoudre. Il n'y a
point, dit-on, de ra[)port nécessaire entre
les impressions qu'on appelle sensations et
Dans quel chaos inextricable de difficullés
ne s'engage-t-on pas quand on veut sortir de
l'ordre naturel ! D'abord est-il vrai que le
penchant (pii nous fait rajiporter, par exeuî-
ple, nos sensations du toucher h des éten-
dues solides, soit résistible? Est-il vrai (]u'il
y ait pour nous ])ossibilité de douter de la
résistance (pi'un corps nous oppose, (piand
nous sommes en contact avec lui? Est-il vrai
que nous puissions concevoir (lue, dans l'or-
dre actuel des choses, la douleur que nous
ressentons (|uand un corps nous a frappés avec
violence, n'ait pas pour cause la jjrésence et
l'action de ce même corps? Que chacun
s'examine et consulte sa conscience, et qu'il
dise si quelque chose peut ébranler en lui
cette croyance. Il ne s'agit pas de savoir ce
qui pourrait être, mais ce qui est ; il ne s'agit
pas de décider si Dieu aurait pu faire un
monde où les choses se seraient passées au-
trement que dans celui-ci. Pour attaquer le
témoignage des sens, il ne faut pas s'appuyer
sur des suppositions arbitraires, mais raison-
ner sur des faits positifs, actuels, et accessi-
bles à toutes les intelligences.
Démontrer l'existence des corps par la ré-
vélation, c'est dire que ceux cpii n'ont
point connu ou qui ne connaissent point la
révélation sont dans rimpossil)ilité de s'as-
surer de la réalité du monde extérieur. C'est
d'ailleurs rouler dans un cercle vicieux ; car
nous devons croire au témoignage des sens,
pour constater, pour admettre la réalité des
faits que l'idée de révélation im|)lique. C'est
par mes sens que je per(;ois le témoignage
de ceux par qui cette révélation m'est trans-
mise ; c'est par mes sens que j'ai la connais-
sance du livre qui la contient, des caractères
qui y sont tracés, du sens qu'on m'a appris
que je devais y attacher ; et si je dois douter
du témoignage de mes sens, je dois douter
par cela luèine de la révélation.
En vain, les partisans de la philosophie de
Malebranche cherchent-ils à échapper au
paralogisme qui leur fait conclure l'existence
des corps de la révélation, et la révélation du
témoignage des sens, en disant qu'ils ne
1015
PER
DICTIONNAIRE DE PIIlLOSOPniE.
PER
1016
cnnchicnl l'existence de la r(^vélation que
des apparences sensibles liées ou non à des
corps, et que, s'appnyanl ensuite sur la pa-
role révélée, ils reconnaissent, d'après l'au-
torité expresse et infaillible de son enseigne-
ment, que nos sensations correspondent
réellement à un terme extérieur appiilé corps.
Car admettons que les impressions sensibles
relatives à la révélation sont produites en
nous [)ar la puissance divine; s'il répugne à
la sagesse de Dieu de produire un tel sys-
tème d'apparences, pour nous faire croire à
une révélation divine qui ne serait pas ell'ec-
livement renfermée sous ces apparences,
pourquoi répugneiait-il moins à sa sagesse
d'avoir déployé devant nos yeux le magni-
fique spectacle de l'univers, si tout ce monde
extérieur ne portait pas avec lui et en lui le
témoignage de la réalité de son existence?
Vous voulez que je croie aux apparences
sensibles qui m'attestent le fait de la révé-
lation, parce que Dieu, dites-vous, ne peut
vouloir nous tromper; et vous ne voulez
pas que je croie tout aussi fermement à ces
mômes impressions, à ces mêmes sensations,
quand elles m'attestent l'existence du monde
des corps. Est-ce que, dans les deux cas,
la véracité divine n'est pas également inté-
ressée? Il n'y a donc pas plus de raison pour
affirmer la réalité des objets extérieurs, sur
le témoignage de la révélation, que pour
affirmer l'existence de la révélation sur le
témoignage des sens.
VI. — SysUîiiie (le l'harmonie préclablie.
Dans le système de Leibnitz, la distinction
des deux substances disparaît. Descartes et
Malebranche avaient marqué leur différence,
en établissant que la matière a l'étendue pour
essence, et l'esprit pour essence la pensée.
Leibnilz ne reconnaît qu'une seule subs-
tance, la monade, une, simple, indivisible.
L'âme, selon lui, est donc une monade, et ce
qu'on désigne sous le nom de matière ne
Eeut être qu'une agrégation de monades,
'étendue n'est que le phénomène sous lequel
se manifeste cette agrégation; ou plutôt,
l'étendue n'est plus même concevable, puis-
qu'elle n'est dans la matière qu'une suite de
solidités contiguës les unes aux autres, et
qu'un nombre quelconque de monades,
c'est-à-dire de principes parfaitement simples
et indivisibles, ne constituera jamais un
corps, c'est-à-dire une étendue tangible,
solide, divisible, impénétrable, ayant les trois
dimensions, longueur, largeur et profondeur.
En effet, la monade de Leibnitz n'est autre
chose qu'un pur esprit; or, la collection de
tous les esprits créés ne pourrait former un
corps qu'en changeant de nature, ce qui
est absurde : toute partie d'un corps, quelque
petite qu'elle soit, est matière, comme le
corps lui-même. Dans l'hypothèse de Leib-
nitz, les parties composantes de la matière
seraient esprit; lui-même admettait cette
conséquence, puisqu'il ne reconnaissait
qu'une seule substance réelle.
Mais quelle est l'essence de la monade?
L univers, dit Leibnitz. est soumis à une loi
de variation. Mais les corps étam ôi^s agré-
gations de monades, tout changement dans
ces agrégations suppose un changement
préexistant dans les monades elles-mêmes.
Toute monade a donc en elle-même son
principe de variation ; et ce principe est
>nterne, parce qu'étant sans parties, elle ne
peut être modiliée j)ar l'action d'une autre
monade. C'est donc à la force interne de
chaque substance simple qu'il rapporte tous
les phénomènes sans exce|)tion.
Mais il fallait en outre que chaque monade
pût être distinguée de toutes les autres par
quelque chose de spécial, d'intime, d'indi-
viduel, qu'elle eût son existence propre, ses
qualités paiticulières; autrement toutes les
monades se confondraient en une seule,
puisqu'il serait impossible de ne pas identi-
fier deux choses qui seraient absolument
indiscernables. Knadmettantdansles monades
un principe de variation , Leibnitz devait
donc reconnaître dans leur essence un se-
cond principe, qui produit leur variété, un
schéma, qui constitue leur caractère propre
et différentiel.
Enfin toute substance simple, par cela
même qu'elle est sujette à une loi de change-
ment, doit renfermer en elle-même une plu-
ralité de modifications. La monade implique
donc la multiplicité dans lunité. 11 faut qu'il
y ait en elle quelque chose qui change, et
quelque chose qui demeure. Ce qui demeure,
c'est la substance; ce qui change, ce sont les
modes, les relations. Mais cette variabilité
de modes est indéfinie. La monade étant
simple, son activité n'a aucune limite néces-
saire. Elle renferme donc en soi la capacité
de toutes les manières d'être possibles : elle
est par conséquent représentative de tout
l'univers.
La monade ayant en elle-même son prin-
cipe de variation, ses modes sont indépen-
dants de l'action des objets extérieurs, qui
n'ont aucune influence sur les manières
d'être. La perception n'est alors dans ce sys-
tème que la conscience des changements
qui s'opèrent dans le sein de la monade;
c'est en elle-même qu'elle voit tout l'univers,
puisqu'elle Ih représente. Elle est pour elle-
même le monde tout entier, et le spectacle
de ses propres variations lui donne réelle-
ment celui des variations innombrables dont
l'univers est susceptible.
Il ne s'agit donc plus de chercher à expli-
quer la correspondance de l'âme et du corps;
il n'y a aucun commerce, aucune communi-
cation, aucune influence de l'un à l'autre.
L'âme passe d'un état à un autre, d'une
perception à une autre, par sa seule nature.
Le corps exécute la suite de ses mouvements,
sans que l'âme intervienne en aucune ma-
nière. Tout le secret du Créateur a été d'as-
sortir dans chaque individu une âme et un
corps qui devaient être dans un rapport
parfait; non que cette exacte concordance
soit le résultat d'une action directe de l'un
sur l'autre, ni que l'action immédiate de
Dieu en soit le principe, mais parce qu'elle
est produite par la simultanéité des lois de
1017
PER
PSYCHOLOGIE.
PER
1018
leur création. Le corps et l'dme peuvent donc décomposent; et dont il ne reste plus rien
être comparés à deux montres qui, placées
à distance et réglées par la même main, mar-
que quelques principes élémentaires qui
rentrent dans le sein de la nature.
Il est tout simple que, dans l'opinion des
physiologistes dont nous exposons le sys-
tème, la question de savoir comment l'âme
et le corps agissent l'un sur l'autre, soil une
question vaine et puérile. L'esprit n'étant
qu'une chimère, suivant eux, la difficulté est
tranchée, et tout se borne à expliquer la per-
ception extérieure, comme fonction céré-
brale. M. Broussais, qui, dans ses ouvrages,
a fait ouvertement profession de matéria-
lisme, atfecte de regarder en pitié ceux qui
admettent la distinction des deux substances.
Il répond à ceux qui lui objectent que les
rejirésenlations des corps, les impressions
extérieures, les sensations n'expliqueront
jamais les sentiments élevés, supérieurs, {|ui
soldats; il aurait passé dix ans dans les Gaules, sont la base de la moralité, qui établissent les
pour en faire la conquête ; il serait revenu rapports de l'homme avec ses semblables,
à Rome, pour usurper la dictature. Et si, au avecson Créateur, comme avectoule la nalure,
contraire, à ce môme âge, le corps de César et qui sont des attributs ou des qualités de
avait cessé d'exister, son âme n'en aurait pas l'âme [Leçons de Phrénologie, p. 76) :
moins résolu tout ce que César a fait jusqu'à « Croyez-vous avoir expliqué l'homme en
plaçant, et par supposition encore, au lieu
d'un centre dans la matière cérébrale, un
moi immatériel, sans siège déterminé, chargé
de sentir, de se passionner, de vouloir et
de commander l'action? Vous ne voyez donc
pas que ce factotum du logis est construit
sur le modèle de la vieille âme dont vous
vous moquez, et que de plus il est sujet à
des absences que l'âme ne faisait pas, car on
queraient exactement la même heure, et
sembleraient ainsi, par le même jeu harmo-
nique de leurs ressorts, exercer l'une sur
l'autre une mutuelle inlluence, quoique cha-
cune se mût et marchât indépendamment de
l'autre. Ainsi l'harmonie qui parait unirl'âme
et le corps est indépendante de leur action
réciproque. Celte harmonie a été établie
avant la création de l'homme; delà le nom
d'harmonie préétablie donné au système.
M. Laromiguière réfute cette' hypothèse
d'une manière ingénieuse. « Si ' l'âme de
César âgé de vingt ans eût été anéantie, le
corps de César n'en aurait pas moins, d'après
Leibnitz, assisté aux délibérations du sénat :
il aurait commandé les armées, harangué les
sa mort. » Leibnitz, ne pouvant expliquer
l'influence du corps sur l'esprit, crut pouvoir
trancher la difficulté, en niant cette influence.
Il ne vil pas que son système sapait les bases
de la science et de la morale, en effaçant la
distinction fondamentale des deux substances,
et en [)()rtant atteinte h la lil)erlé de l'homme.
Car, comment peut-il répondre des mouve-
ments qui s'opèrent dans ses organes, si ces
mouvements sont indépendants des volitions la laissait se reposer ou attendre chez l'em
de son âme, et s'ils étaient déterminés d'à
vaiv:e et de toute éternité?
VU. -t- Sysième des physiologistes malérialistcs.
La tendance de la physiologie moderne est
d'envahir le domaine de la psychologie, et
d'expliquer par des expérimentations phy-
siques tous les faits intérieurs, toutes les
opérations de l'intelligence. Comme elle ne
croit qu'aux réalilés qui sont saisies par les
bryon, chez l'endormi, chez le malade, etc.,
tandis que votre moi, révolu tl'un signe
sensible, ne peut être sup[)Osé cpiand ce signe
manque. Vous n'avez rien expli(|ué de celle
manière. Dites-moi pourquoi votre être in-
térieur, esprit, âme, persoune ou moi, a des
facultés dillérenles? Vous ne pouvez satisfaire
à cette demande; vous vous contentez de
suppositions, ou bien vous répondez : Ma
conscience m'atteste qu'il est bien l'opéra-
sens, et qui peuvent tomber sous le scalpel, teur de ces phénomènes. Eh bien, moi, je
elle n'admet la pensée que comme mouve-
ment du cerveau, que comme propriété de
la matière, et elle nie l'esprit, parce qu'elle
ne peut ni le voir de l'œil, ni le toucher du
doigt, ni le soumettre à l'analyse chimique.
Sa prétention est de rendre raison de tout
par l'observation sensible, et désormais la
métaphysiqua sera enseignée non plus à la
Sorbonnc, mais dans les amphithéâtres et les
salles de dissection, où bientôt il faudra aller
vous dis: Votre conscience vous trompe;
interrogez vos sens appliqués à l'observation
des autres hommes, et ils vous instruiront
comme ils m'ont instruit : car moi, i)arlanl
au nom desphysiologistes, je vousles montre,
les pourquoi de ces facultés, et je vous les
explique autant qu'il est possible à notre in-
telligence d'expliquer. Mon explication con-
siste à vous faire voir les organes qui sont en
rapport avec ces différentes facultés : je ne
chercher la solution des plus hautes questions vous les montre pas seulement dans l'homme,
delà philosophie. Là on vous apprendra, je fais plus; je vous les désigne dans toute la
en présence d'un cadavre et des débris d'un nature animale. Telles que je les fais passer
cerveau humain, qu'il n'y a pas d'âme, qu'il sous vos yeux, ces facultés ne sont pas des
n'y a pas de Dieu, qu'il n'y a pas de vie lu- êtres imaginaires; ce sont des actions d'or-
lure; ce qui ne laisse pas d'être très-édifiant ganes matériels dont vous pouvez constater
pour la jeunesse (jui assiste à ces leçons, et l'activité et le repos, la prédominance et la
de faire beaucoup d'honneur à certains re- faiblesse relatives, le concours etropj)05ition
l)résentants de la médecine, dont l'omni-
science s'est élevée jusqu'à savoir quel'homme
n'est qu'une agrégation de molécules maté-
rielles, qu'une machine qui se meut d'après
ccitaines lois, jusiju'à ce (jue ses rouages se
dans les animaux tout aussi bien que chez
l'homme. »
Ainsi le moi, l'esprit, l'âme, sont de pures
suppositions, de pures pétions que les psy-
chologistes ont étalées devant le public. L'a-
1019 PEU DICTIONNArilK DE l'HlLOSOPUlE
iialoniic ol la physiologie du cerveau peu-
vent seules l'ouinir ties iiolions rationnelles
sur l'enlendenient humain. S'il en est ainsi,
le problème de l'union de l'Ame et du corps,
qui pendant plus de trois mille ans a tant
VKW
1020
pensée, raison, croyances morales, senti-
ments héroïques, génie, vertu, courage, etc.
Toutes ces choses sont des formes du cer-
veau, des mouvements organiques, des faits
corporels, qui sont exclusivement du ressort
préoccupé la raison hum-aine, est résolu ; et de la physiologie et qu'elle a le privilège .ie
la philosophie, grAoe à M. Broussais, n'au- nous ex|)li(iuer. Qu'elle nous cxpliipie donc
raitplus h s'en occuper. commentridéede l'Aine, comment la croyance
II est évident cjue tout ce système repose universelle à l'existence des esprits a pu ger-
sur la confusion de Vimpression, de la sensa- mer, et se conserver de puis plus de six mille
tion et du \a perception extérieure, ou de l'i- ans dans le cerveau de l'homme, sans que la
dentilication de ces trois faits en un seul. Et physiologie ait i)u parveniràla déraciner. S'il
cette confusion a elle-même sa cause, l'dans n'y aqu'une seule substance, etsi cette subs-
ia simultanéité ordinaire de ces phénomènes, tance est matérielle, il faut avouer que la ma-
qui se succèdent avec une telle rapidité, tière a été bien sotte, de se détrôner ainsi, et
(ju'il est presque toujours impossible de dis- de se donner un démenti à elle-même, en pro-
tinguer le momentoù le corpsreçoitl'impres- duisant, en laissant s'accréditer dans l'opi-
sion, de celui où l'Ame éprouve la sensation nion de tous les peuples (ït de tous les siècles
et en connaît la cause; 2° dans la manière
iiiùme dont nous sommes constitués, c'est-à-
dire dans la condition môme de l'union des
deux substances, union si intime, qu'il nous
semble que nous résidons et que nous souf-
frons dans la partie même riui est irapres
cette bizarre croyance à l'existence réelle
d'une Ame, sujet de la pensée, siège de l'in-
telligence, principe de la volonté, dont le
corps ne serait que l'instrument, et pour
qui la mort ne serait que l'affranchissement
des liens de la matière et le commencement
sionnée, ou que la sensation de douleur existe d'une vie nouvelle. Est-il possible qu'une pa-
au même temps et au môme lieu que l'im- reille idée, une idée aussi indestructible, ait
pression; 3° dans l'intluence du langage, pu sortir des évolutions du cerveau? Voilà
(iui,raême dans les écrits des philosophes, sans doute un étrange mystère, et que nous
se sert souvent d'un même nom pour expri- proposons aux méditations de la physiologie.
mer les trois faits dont nous parlons; 4° enfin Comme ce système rentre dans le maté-
dans le caractère de certaines sensations, qui, rialisme, ce n'est pas ici le lieu d'en pré-
n'étant point remarquées, s'effacent du sou- senter la réfutation. Nous nous bornerons à
venir, et ne laissent subsister que celui de rappeler la distinction que nous avons éla-
l'impression, et dans le caractère de cer- blie entre les trois faits que nous venons de
taines perceptions restées obscures, et per- voir identifiés par les physiologistes. L'/m-
dues, pour ainsi dire, dans la sensation. pression, de l'aveu même de ces derniers,
A ces causes générales s'en joint une au- n'est, et ne peut être autre chose qu'un
tre particulière aux physiologistes, chez les- mouvement, qu'un déplacement de parties,
quels la tendance à ne reconnaître jamais soit dans l'organe, soit dans les nerfs, soit
que des impressions dans chacun de ces trois dans le cerveau. C'est donc évidemment un
faits , est encore favorisée par l'habitude fait physique. Mais la sensation n'est pas
qu'ils contractent , dans leurs recherches un mouvement; la perception n'est pas un
scientifiques, de n'observer que des faits ex- mouvement. Comme toute espèce de mou-
lérieurs ou sensibles, et de n'asseoir leurs vemenl, Vimpression est un fait divisible, qui
piincipes et leurs déductions que sur des se mesure comme l'étendue tangible qu'elle
expériences matérielles. affecte, et qui se constate par les sens. Mais
Quant aux conséquences qui découlent na- la sensation est un fait simple, indécompo-
lurellement de cette confusion, il est facile de sable, parfaitement identique à lui-même,
les prévoir. Et d'abord, s'il est vrai que l'im- et qui, par conséquent, ne peut se rattacher
j)ression et la sensation ne soient qu'un seul qu'à un être également simple et indivisible,
et ^ même fait , il s'ensuit immédiatement II en est de même delà perception. Cesprin-
(ju'elles doivent être étudiées dans le même cipes recevront plus lard tous les dévelop-
sujet, et considérées comme modifications pements convenables, quand nous examine-
d'une seule et même substance. Kn second rons la question de la nature du sujet pensant,
lieu, comme le sujet qui sent est évidem- .,,,, ,,, ,. , « i . . • u
mentle même que celui qui connaît, veut,ré- ^'"' " Idéalisme de Berkeley ei ,1e Ihune.
tléchit.ils'ensuit qu'il n'y a plus deux ordres L'idéalisme de Hume fut une théorie
de faits, les faits intérieurs ou spirituels, et les sceptique, celui de Berkeley fut une réaction
laitsexternes ou sensibles, mais un seul; qu'il contre le matérialisme. Celui-là niait l'exis-
n'y a plus deux sortes d'observations, l'obse,'"- tence de l'âme; Berkeley nia la réalité de la
valion par la conscience, et l'observation matière. A ceux qui attaquaient le monde
par les sens, mais une seule; qu'il n'y a spirituel, il répondit en attaquant l'existence
plus deux ordres de sciences, les sciences du monde corporel, et il faut reconnaître
physiques et les sciences métaphysiques , que la philosophie cartésienne, en démon-
mais un seul ; qu'il n'y a plus enfin à distin- trant que la preuve de l'existence de l'Ame
guer deux sortes d'êtres dans la nature, les par la pensée est bien autrement inattaqua-
êtres matériels ou les corps, et les êtres spi- ble que la preuve de l'existence des corps
rituels ou les âmes. Tout, dans le monde, est par le témoignage des sens, lui facilitait
Uiatière, ou attribut delà matière, intelligence, singulièrement la tâche qu'il avait entreprise.
1021
TER
PSYCHOLOGIE.
PER
1022
Chose étrange et digne de remarque : la un être, mais comme une simple conception ;
raison humaine, j^lacée entre deux excès et comme nous ne connaissons la matière
également condamnables, malgré l'évidence que par l'étendue, il en conclut qu'admettre
si" frappante du mode sensible, a cependant un monde corporel indépendant et distinct
toujours penché vers le spiritualisme. A celte de nos sensations, c'est se créer une pure
doctrine se rattachent en etl'et les plus chimère. En consé(]uence, le monde niaté-
grands noms que proclame l'histoire de la riel n'est qu'un ['hénomène, ii n'existe que
philosophie : ceux de Pythagore, de Xéno- des esprits, et l'homme ne perçoit que ses
phanes, de Platon, chez'ies anciens ; ceux de idées. Mais il neles produit point lui-môme :
Descartes, de Malubranche, de Leibnitz, chez leur multitude et leur variété, l'ordre et la
les modernes. Toute la philosopliie de l'O- proportion qui existent entre elles, et qui
rient, à bien peu d'exceptions près, vient repoussent toute idée (l'arbitraire, attestent
aboutir à l'idéalisme. Toute l'école d'Alexan- qu'elles sont communiquées .h l'aïue humaine
drie [irend i>our base de ses conceptions le par un esprit doué de iierfcctions inlinies.
])latonisme coml)iné avec les doctrines orien- Néanmoins, en vertu de la liberté absolue
taies. Partout domine la grande idée de qui lui est aussi donnée, l'homme e>t par
l'unité spirituelle, conçue comme principe lui-même l'auteur de ses erreurs et de ses
de la jj'^nsée, connue sujet de la connais- mauvaises actions.
sance, de la volonté, de l'amour. Le pan- Remarquons que celte doctrine n'était
théisme des hindous, des pythagoriciens, que la conclusion du princi|)e de Locke, qui
des gnostiques , des alexandrins, n'est que allirmait que l'esprit n'est en communication
le développement poussé à l'extrême de cette qu'avec les idées, et que nous ne percevons
idée de l'unité substantielle. Dans ces di- pas les objets matériels eux-mômes. C'est
vers systèmes, l'esprit est la seule existence ainsi qu'il empruntait au sensualisme des
réelle. La matière n'est qu'un faux être, armes pour le combattie. Animé d'un vrai
qu'une illusion, qu'une apparence. Tout ce zèle pour la dignité de l'espèce humaine, et
qui est variable, mobile, passager, connue digne lui-même de respect par la moralité
tous les phénomènes sensibles, n'a qu'un de son caractère, dit Tennemann, Berkeley
semblant d'existence; l'unité indivisible, im- fut vivement frappé des inconvénients que
muable, éternelle, infinie, possède seule la i)résentail la doctine dominante de reiiq)i-
réalité de l'être. Que les physiologistes mo- risme dans ses conséquences, et il lui parut
dernes ne s'étonnent pas si Berkeley a mis que le meilleur moyen de metti-e un terme
en doute l'existence des corps, eux qui n'hé-
sitent pas à mettre celle de l'âme en pro-
blème. Ils invoquent nos instincts et nos
sentiments en faveur de la croyance à la
réalité du monde sensible ; et ils "ont raison.
Mais pourquoi récusent-ils la conscience,
quand on invoque son témoignage en faveur
dumoj ou de l'âme? Qu'ils y prennent garde;
les matérialistes seraient loin d'être en ma-
à toutes ces aberrations, était de combattre
comme clùmériiiue la croyante à la réalité
d'un monile corporel.
De même que le matérialisme a sa cause
dans la confusion delà sensation avec l'im-
pression, de même l'idéalisme résulte évi-
demment de la confusirin de la perception
extérieure avec la sensation. Car si ces d»!ux
faits n'en font qu'un, comme la sensation n'a
jorité, si l'on comptait les voix. Que serait- pas d'objet distinct d'elle-même, et ne su|)-
ce si l'on pesait les suffrages?
Berkeley part de ce principe, que nous ne
pouvons connaître les substances que parles
qualités qui leur sont inhérentes. Or, il
n'existe, selon lui, aucune qualité que nous
puissions concevoir comme inhérente à une
substance corporelle. Nos sens nous font
bien percevoir des qualités sensibles, mais
nullement l'existence oula substantialité d'au-
cun objet sensible. S'appuyant sur la p.hiloso
pose qu'un sujet sentant, il s'ensuit que nous
ne connaissons que nous-nu^'uies et nos ma-
nières d'être, et que nous ne j)ouvous allir-
mer l'existence d'aucun objet extérieur. Le
sens intime ne nous accuse le son, l'odeur, la
saveur, etc., que comme modilicalions du
moi, et non plus comme qualités des corps,
et le monde matériel est annihilé. 11 est d'ail-
leurs évident que si ïaperceptioji extérieure est
confondue avec la sensation, l'impressioncWe-
plne cartésienne, qui a cherché a démontrer même ne peut être adirmée, puisque la per-
que les qualités secondes des cor[)s, telles ceptionq[i\ nous lafaitconnaître n'existe plus.
que la couleur, la température, la saveur, Berkeley était arrivé à la négation des
l'odeur, etc., sont, non les |)ropriétés d'un corps, en partant de rhy[)0thèse des idées
objet extérieur, mais les modifications du intermédiaires; Ilume , s'appuyant sur le
princi[)e externe de l'âme, ou l'ensemble de même principe, nia à la fois et les corps et
nos sensations, rattachées à quelque chose les esprits. Si de l'idée matière, nous ne
d'extérieur, comme à leur cause, il soutient
qu'on doit porter le même jugement des
qualités premières, que Descartes et Maie-
branche réduisent, comme on sait, à l'éten-
sommes pas fondés à conclure l'existence du
monde matériel; de l'idée esprit et de l'idée
Dieu, nous ne devons pas conclure l'existence
de Dieu et de l'esprit. Il n'y a donc au monde
due, et qu'on doit leur appliquer tous les que l'idée. Conséquence absurde, mais fort
arguments par lesquels on prouve que habilement déduite de la théorie de la con-
l'odeur, la couleur ne résident pas dans les naissance, selon Loïke et Condillac. Car
corps. La notion d'étendue renferme d'ail- l'idée n'esl pas un être, et en su[)pose né-
leurs, suivant lui, des contradictions qu'on ne cessairement un. Du moment que Uiwne ad-
peut lever qu'en la considérant, non comme met encore l'idée, la concppiion, il faut qu'il
1023
SAU
DICTIONNAIRE DE PHll.OSOniIE.
SAU
1024
admette aussi le sujet de ceUc coticcplion, le rallié de nos modes, la réalité, l'unité, la
mo/ substantiel, qui conçoit. Mais toute con- simi)licilé, Tidentilé du moi ou de l'Ame;
ception, Unitcidcc a un ohjel. On peut nier la c'est une conviction de la môme nature qui
réalité extérienrr de cet objet, on peut dire nous fait croire à l'existence du monde physi-
que ce n'est qu'un phénomène, une appa-
rence. Mais ce (ju'on ne; [)eut nier, sous
peine de contradiction, c'est la réalité inté-
rieure delà conception actuelle, c'est sa cer-
titude imiuédiate et subjective ; c'est par con-
séquent l'être qui conçoit, et qui sait néces-
sairement qu'il conçoit et ce qu'il conçoit. Le
scepticisme de Hume est donc incomp'et.
En laissant subsister Vidée , il olliail un
moyen facile de reconstruire le monde des
corps et celui des esprits, qu'il prétendait
anéantir d'un seul coup. L'idée ramène in-
vinciblement au sujet de l'idée, à l'esprit;
que. La vérité n'est donc exclusivement ni
dans le spiritualisme, ni dans le sensua-
lisme. La vérité consiste <i admettre en même
tem|)s et les données de la raison intuitive,
et les données des sens extérieurs, à croire
à l'existence des corps comme h celle des es-
prits. Nous ne chercherons point à rendie
raison de l'action réciproque des deux subs-
tances, mais nous li;s reconnaîtrons toutes
deux, en confessant notre ignorance sur le
mystère de leur union. Nous dirons avec
Pascal : « L'homme est à lui-même le plus
prodigieux objet de la nature : car il ne
et l'esprit, |)ar ses idées, et surtout par l'idée peut concevoir ce que c'est qu'un corps, et
des causes auxquelles il rattache ses [)ropres moins encore ce que c'est qu'un esprit, et.
sensations et sa propre existence, est bientôt
revenu à la notion certaine du monde exté-
rieur et de Dieu.
Concluons donc avec Reid que, puisque
l'idée intermédiaire ne peu', se concilier avec
l'existence du monde matériel, il faut reje-
ter, non le monde matériel, mais l'idée in-
termédiaire , et rétablir la distinction de
l'étendue tangible, de l'étendue de couleur,
de la sensation et de la perception externe,
dont la confusion avait donné lieu à tous les
systèmes que nous combattons. C'est une
conviction immédiate , invincible , univer-
selle , qui nous fait admettre avec la plu-
moins encore qu'aucune chose, comment un
corps peut être uni à un esprit; et cependant,
c'est son propre ôtr(î. »
PHENOMENES INÏELLFXTUELS, leur ana-
lyse, l'oî/. Langage, i^ III.
" PHYSIOLOGIE de l'enfant. Voy. Langage,
§§ietn.
PHYSIOLOGISTES MATERIALISTES. Voy.
Perception extérieure.
PRESBYTIE. Voy. Vue.
PSYCHOLOGIE de l'enfant. Voy. Langage,
§§ I et H.
PSYCHOLOGIQUE (Rôle) du langage. Voy.
Langage, § III.
S
SAUVAGE (Le).
Pas de tribus si tinmbles qui ne porlenl,
sur les choses dont elles soiil enlou-
rées, des jugements quelconques, vrais
ou faux, justes ou erronés, qui, par le
fait seul qu'ils existent, prouvent sufd-
sammenl la persisiance d'un lavon in-
tellectuel dans toutes les bnmches de
rhumanité. C'est par là que les sauva-
ges les. plus dégradés sont accessibles
aux enseignements de la religion et
qu'ils se distinguent, d'une manière
toute parliculièie et toujours reconnais-
sable, des brutes les plus intelligentes.
(Gobineau, Essai sur l'inégnlUé (les
races Immaines, t. 1, p. 260.)
« On ne saurait fixer un instant ses regards
sur le sauvage, dit un écrivain qui a porté
sur tous les objets un œil qui a devancé les
découvertes, sans lire l'anathème , écrit, je
ne dis pas seulement dans son âme, mais
jusque sur la forme extérieure de son corps.
C'est un enfant diiforme , robuste et féroce
en qui la ilamrae de l'intelligence ne jette
plus qu'une lueur pâle et intermittente. Une
main redoutable , appesantie sur ces races
dévouées, efface en elles les deux caractères
distinctifs de notre grandeur, la prévoyance
et la perfectibilité. Le sauvage coupe l'arbre
pour recueillir le fruit; il dételle le bœuf que
les missionnaires viennent de lui confier, et
le faitcuireavec le bois de la charrue. Depuis
plus de trois siècles, il nous eonlem{>le, sans
avoir rien voulu recevoir de nous , excej)té
la poudre pour tuer ses semblables, et l'eai"-
de-vie pour se tuer lui-même: encore n'n-
l-il jamais imaginé de fabriquer ces choses, il
s'en repose sur notre avarice qui ne lui
manquera jamais. Comme les substances les
plus abjectes et les plus révoltantes sont ce-
pendant susceptibles d'une certaine dégéné-
ralion, de même les vices naturels de l'huma-
nité sont encore viciés par le sauvage. Il est
voleur, il est cruel, il est dissolu ; mais il l'est
autrementque nous. Pour êtrecriminels, nous
surmontons notre nature, le sauvage la suit :
il a l'appétit du crime , il n'en a point lo
remords. Pendant que le fils tue son pèro
pour le soustraire aux ennuis de la vieillesse,
sa femme détruit dans son sein le fruit de
ses brutales amours pour échapper aux fa-
tigues de l'allaitement. Il arrache la chevelure
sanglante de son ennemi vivant; il le déchire,
il le rôtit et le dévore , en chantant. S'il
tombe sur nos liqueurs fortes, il boit jusqu'à
l'ivresse, jusqu'à la fièvre, jusqu'à la mort : éga-
lementdépourvuetdela raison qui commande
à l'homme par la crainte, et de l'instinct qui
écarte l'animal par le dégoijt, il fait trembler
l'observateur qui sait voir... Le barbare a [)u
et peut encore être civilisé par une religion
quelconque , mais le sauvage proprement
dit ne l'a jamais été que par !e christia-
nisme. C'est un prodige du premier ordre ,
une espèce de rédemption exclusivement
1025 SAIT
réservée au véritable saceriloce. Comme un
criminel frappé de mort civile, il ne peut
rentrer dans ses droits que par des lettres de
i;iAce du souverain , et si Dieu ne lui dit ;
Vous êtes mon peuple , jamais il ne pourra
ré[>ondre : Tous êtes mon Dieu. » (Le comte
DE Maistre, Soirées de Saint-Pélersbvury.)
Nous avons longuement «Habli ailleurs
{Dictionnaire apologétique, l. Il, art. Psycho-
logie) que l'homiue n'a pu *e développer
spontanément, qu'il n'a pu inventer ni la
pensée ni la parole , que par conséquent il
a commencé par la science, ce qui renverse
l'absurde hypotlièse de l'état sauvage comme
l'état originaire de l'humanité. D'ailleurs, si
l'homme eût conmiencé par cet état , pour-
quoi et conmient en serait-il sorti? Lorsque
les philosophes veulent expliquer le passage
de l'état sauvage à une civilisation commen-
cée , ils prêtent au sauvage des idées et des
besoins empruntés à un étal plus avancé ; des
idées et des besoins qu'il ne jiouvait avoir.
Cette remarque se trouve confirmée par
l'expérience : jamais on n'a vu les sauvages
s'élever par eux-mêmes à la civilisation ; ils
y ont toujours été initiés par un peuple déjà
civilisé; ceci ne soutVre aucune exception.
Pour corroborer de plus en plus cette
thèse , nous allons résumer les études et les
recherches qu'a laites sur le sauvage , tel
qu'on l'a découvert dans toutes les contrées
du monde , un auteur dont le témoignage
sera d'autant moins sus})ecl qu'il admet l't-
tJt (le nature comme point de départ des
sociétés civilisées.
n L'enfant et le sauvage, dit M. Renan,
seront les deux grands objets d'étude de
celui qui voudra construire scientiQquement
la théorie des premiers âges de l'humanité. ^>
[De l'origine du langage, p. t)8. j Voyons
donc ce (lue peut nous ajjprendre le sauvage
sur ce point important.
Noirci par les rayons du soleil ; errant au
milieu des bois, armé d'une pesante massue ;
le plus terrible des êtres vivants par son au-
dace, son industrie; se croyant seul dans la
nature , et ne songeant qu'à sa propre con-
servation , qu'à celle de sa compagne et de
ses enfants, lors(|ue par hasard il est époux
et père ; d'après les circonstances tour à tour
doux ou cruel, calme ou furieux; n'ayant
pour asile que les f(;uillages verdoyants et
pour lii que les feuilles desséchées; enclin
à la paresse , mais infatigable lorsque la
faim le presse; sans crainte pourl'avemr; ne
sachant ni contempler lanatuie, ni rélléchir;
tel doit être l'homme de la nature, sous le
ciel brûlant de la zone torride et dans tous
les lieux où il peut vivre isolé , et trouver
sans i)eine, repos, subsistance et stireté.
Il a plus de force et d'adresse , plus de
férocité , peut-être plus d'industrie , car il a
j)luN de besoins et moins de ressources ,
l'homme de la nature dans les régions du
nord, où les frimas, les neiges, la nuit et
les tempêtes ont tixé leur séjour ; il con-
naît le droit de propriété, puis(|uil possède
une cabane enfumée , quelquefois des pro
PSYCHOLOGIE.
SAU
1026
de facilité pour se livrer aux idées abstraites
ou contemplatives que les sauvages du midi
pour qui la nature dévoile tous ses charmes
et dont les besoins sont modérés.
Vous ne pouvez trouver, en parcourant les
plages habitées |)ar ces deux espèces de sau-
vages dans les quatre parties du monde, nulle
idée du bon et du beau. Tout ce qui tient à
la vertu dépend des circonstances et de la
position dans laciuelle se trouve l'être affecté
par telle ou telle passion ; chez lui l'amour
est un besoin; le ha^ard produit l'amitié,
l'intérêt seul lui donne une durée; le sau-
vage lient au sol qui la vu naître, comme la
plante qui végèle , le (]uadiupède (fui se
multijtlie, l'ovipare qui peu[)le les forêts;
l'instinct l'enchaîne au sol où il trouve sa
nourriture, le même instinct le repousse loin
du pays natal , lorsque ses moyens d'exister
sont épuisés.
Exister, satisfaire ses besoins physiques et
ses désirs, voilà ce qui fait le bonheur du
sauvage; est-il réellement heureux? L'homme
de la société ne peut juger par expérience du
bonheur dont jouit ou croît jouir l'homme do
la nature , ce dernier est heureux si ses dé-
sirs sont satisfaits ; comme ses désirs sont
très-bornés, il est toujours plus près du bon-
heur que l'homme en société dont les besoins
sont infinis. Mais si on rélléchitque tout dans
la nature semble se liguer (ontre lui pour
diminuer le nombre de ses jouissances ; que
les animaux féroces, les insectes, la tem-
pérature du climat et même les êtres de toute
espèce sont autant d'enn»;mis (jui niellent des
entraves à son bonheur ; que les fatigues qu'il
essuie , soit pour chercher parmi les déserts
ou pour enlever de vive force une proie
nécessaire , lui font payer bien cher une
pareille conquête ; on doit en conclure qu'il
n'est pas de sort p-!us cruel que le sien. Pour
juger du bonheur réel de l'homme errant
l)armi les bois , il faudrait avoir vécu avec les
sauvages de la nature, mais })eu de voyageurs
ont eu cet avantage, et l'on peut bien s'i-
maginer qu'il est très-diflTicile de pouvoir
observer un être tantôt timide comme le faon
qui fuit au moindre bruit, ou leriible comme
le lion de Nubie qui dispute sa proie.
Si les voyageurs ou les philosophes nous
ont présenté des tableaux séduisants relatifs
à l'homme sauvage seul et solitaire, sur des
plages inhabitées, quelle foi peut-on ajouter
à ces écrits, semblables à ces romans (|ui nous
enchantent par des détails puisés dans une
imagination brûlante et qui ne nous offrent
réellement que des scènes imaginaires ou des
héros fabuleux?
On doit la connaissance de l'homme con-
sidéré dans l'état de nature , aux progrès
merveilleux de la navigation , qui a été en-
couragée dans ses périlleuses entreprises ,
par l'ambition des souverains, les intérêts du
commerce , et quelquefois dans les vues plus
nobles de reculer les bornes de l'esprit hu-
main , en lui présentant de nouveaux objets
de spéculation dans l'ordre moral.
On a vu des peuplades dispersées dans
visions et des outils grossiers ; mais il a moins dillérentes parties du globe, sans civilisation,
1027 SAU DICTIONNAIRK
sans inilustric, sans union dans les familles ,
exister peul-Cire depuis une longue suite de
siècles sous le jou;^ de la nature la [)Ius brute,
tels que doivent avoir été les premiers
hommes, dispersés au hasard sur la surface
de la terre ; obligés sans cesse de défendre
leur propre existence contre l'intempérie des
zones glaciales ou brûlantes; incapables
d'autres soins que de celui de tirer leur
subsistance des productions spontanées que
la nature leur mettait sous la main dans
charpie climat , mais sans rien imaginer qui
pûi l(^ur en rendre la jouissance plus utile
ou plus commode. Si, dans cette position,
ils ont senti qu'ils ne pouvaient rien en res-
tant isolés ; que pour assurer leur propre
conservation ils devaient se réunir et s'as-
socier à leurs semblables', ils n'ont pas porté
bien loin leurs sp"éculations sur les avantages
de la société , puisqu'ils sont restés dans
l'ignorance la plus épaisse, et dans une sorte
d'indigence que l'habitude a pu seule leur
rendre supportable.
Telles sont encore les peuplades de la
Nouvelle-Hollande. Cette grande île, située
dans une région du globe dont la tempéra-
ture doit être très-heureuse, puisqu'elle s'é-
tend de|)uisle dixième jusqu'au quarantième
degré de latitude australe, dans une surface
carrée, plus vaste que toute l'Europe ,
n'olfre dans ses habitants aucune idée de
civilisation, môme commencée, aucune trace
d'une industrie tant soit peu utile, nul autre
sentiment humain que de la défiance et une
aversion mar(|uée pour les étrangers , qui
cependant se présentaient à eux sous des
apparences, avec des procédés qui auraient
dû capter leur bienveillance, s'ils en eussent
été susceptibles.
A quelque distance les uns des autres qu'on
les ait examinés, ils n'ont paru former qu'une
seule race d'hommes , moins civilisés , plus
sauvages que les peuples le? plus grossiers
de l'Amérique. On n'y a remarqué aucune
trace des arts les plus communs et les plus
nécessaires aux aisances de la vie : on n'a-
perçoit pas la plus légère apparence de cul-
ture dans toute cette immense étendue de
terres ; il est vrai que les habitants y sont en
si petit nombre , que le pays paraît désert.
Les tribus ou familles rassemblées sont peu
considérables , toujours errantes pour cher-
cher leur nourriture qu'elles tirent principa-
lement du poisson et des coquillages que la
mer jette sur ses bords , et peut-être quel-
ques racines qu'un sol naturellement fertile
produit de lui-môme. Enfin, c'est de tous les
pays connus celui où l'on ait trouvé l'homme
dans l'état de l'ignorance la plus barbare;
partout il oifre le plus triste spectacle de sa
condition et de ses moyens dans cet état de
nature brute. Rien ne dénote en lui ces sen-
timents de bonté qui devraient rapprocher
des hommes qui n'ont aucun de ces grands
intérêts qui mettent la division dans les so-
ciétés civilisées.
Ces naturels ne marchent et ne se présen-
tent qu'armés, ce qui porte à croire que les
différentes tribus sont ennemies les unes des
DE PHILOSOPHIE. SAIT 102S
autres. Il ne faut donc pas être surpris s'ils
ont niontré tant de méfiance et de méchan-
ceté à l'égard des étrangers, qu'ils regardaient
comme infiniment plus formidables qu'eux ,
mais qu'ils ne craignaient pas d'aitaquer, .
toutes les fois cpi'ils croyaient pouvoir le
faireavec quelqueavanlage. C'est sousces traits
que nous les représentent tous les naviga-
teurs qui ont abordé dans ces parages depuis
plus d'un siècle et demi.
Rien n'est plus didicile que d'assujettir les
nations qui se sont séparées des autres
depuis un temj)s immémorial, et parmi les-
quelles aucune police n'a pu adoucir cette
barbarie d'origine qui les entretient dans
une sorte de férocité indomptable.
Les plus anciens habitants du Mexique,
nommés Chichimecas, ne cultivaient point la
terre; ils vivaient du produit de leurs chas-
ses, regardant comme leurs ennemis les
bêtes fortes et féroces, qui leur disputaient
souvent avec avantage leur séjour et leur
subsistance qu'ils tiraient encore des insectes
de toute es|)ece, ainsi que des herbes et des
racines, dont la faim ou l'exemple des ani-
maux qu'ils poursuivaient sans cesse leur
apprenaient l'usage. Ils habitaient les caver-
nes des rochers, ou les forêts les plus épais-
ses, sans roi, sans chef, sans aucun sentiment
religieux. Toutes leurs précautions se bor-
naient à suspendre leurs enfants dans des
paniers de jonc, qu'ils accrochaient aux
arbres, pendant qu'ils allaient à la chasse.
Il existe encore dans le Nouveau-Mexique
des descendants des premiers Chichimecas
qui en ont conservé toute la barbarie. On ne
peut les amener ni par la force ni par la dou-
ceur à se soumettre à quelque gouvernement
que ce soit; à la moindre violence que l'on
tente contre eux, ils se retirent dans des mon-
tagnes inaccessibles, ou ils se dispersent de
manière que l'on ne peut suivre leurs traces.
(AcosTA, lib. VII, c. 2.)
C'est ainsi que cette nation sauvage s'est
maintenue dans cette féroce simplicité, qui
permet à peine de la mettre dans la classe
des créatures douées de raison : c'est ce qui
est arrivé à toutes celles que quelques gran-
des révolutions ont séparées des autres de-
puis une longue suite de siècles. Un souvenir
confus de leurs anciens malheurs, la dilli-
cullé de se procurer des subsistances, n'ont
fait que donner une nouvelle activité à leur
défiance p'our le reste des hommes, dont la
nature tend à les rapprocher, mais que les
préjugés en éloignent; ils sont incapables de
comparer les avantages de la civilisation avec
la misère de leur état; ils restent par habi-
tude sauvages et barbares, et s'en glorifient,
regardant toute espèce de dépendance, quel-
que avantageuse qu'elle soit, comme la dégra-
dation de l'homme qui lui sacrifie sa liberté.
Tels se sont montrés, sous des aspects très-
variés, la plupart des insulaires découverts
dans ce siècle. Ce spectacle a été d'autant
plus frappant pour les navi.gateurs modernes,
qui, tous nés et élevés dans le sein des
sociétés policées, où les hommes sont réunis
et soumis à des lois fixes qui règlent le
Î029 SAU PSYCHOLOGIE. SAU 10.?0
r/irgs, les propriétés, les sentiments; où ils qu'ils ne les comparent ensemble; qu'ils n«i
jouissent de toutes les aisances qu'une longue connaissent jusqu'à un certain point le rap-
suite de siècles et d'usages ont rassemblées, portqu'ont entre eux les objets présents h leur
n'ont pu s'imaginer que le bonheur piU ôtre
connu dans une autre manière d'exister.
Les Ecossais septentrionaux, ou Pietés,
ainsi nommés de la couleur bleue dont ils se
peignaient le corps, vivant sous un climat
rigoureux, dans un pays hérissé de rocs
escarpés, sur un sol ingrat et dur, étaient
esprit; cependant celle sphère de raisonne-
ments ne s'étend pas beaucoup ; il est rare
que l'on trouve un sauvage qui s'occupe de
la relation des objets entre eux, pour en dé-
couvrir de nouveaux: ainsj leur raison ou
plutôt leur intelligence étant si peu exercée,
il est tout simple qu'ils ne i)ortent pas leurs
belliqueux et avides de carnage ; ils bravaient vues au delà de leurs usages habituels ; qu'ils
l'injure des saisons avec une constance sui
gulière : presque nus, armés d'un écu ou
bouclier fort étroit, d'une épée et d'un
poignard ; ayant toujours dédaigné l'usage
du casque et de la cuirasse, ils supportaient
y restent attachés constaiinnent, sans imagi-
ner qu'il leur soit utile d'aller plus loin.
Leur manière d'élre y contribue; les besoins
de la nature une fois satisfaits, ils lombent
dans une inaction, une stupeur (lui annon-
la faim, le froid et les fatigues avec assez de cent que l'âme n'est pas plus active que le
courage, pour passer plusieurs jours enfon- corps.
ces dans les marais jusqu'au cou, lorsqu'ils Leurs désirs n'étant ni vifs, ni variés, ils
voulaient surprendre un ennemi dont ils n'éprouvent pas l'action de ces ressorts puis-
avaient à se venger. Après qu'ils avaient con- sants qui donnent de la vigueur aux mouve-
sonimé les subsistances qu'ils pouvaient tirer ments, et excitent la main patiente de l'in-
de l'Ecosse, ou qu'ils enlevaient furtivement dustrie à persévérer dans ses elforts. On
à leurs ennemis ou môme à leurs voisins ,
ils se nourrissaient dans les bois de l'écorce
et de la racine des arbres. On dit qu'ils
savaient préparer une sorte de restaurant
(285), dont il leur suffisait de prendre gros
comme une fève pour être en état de soutenir
la plus longue diète. {Hist. ancienne des
comtes de Vise et de Hivotz, par Ilobeit
SiBB.AD. Edimbourg, 1710.)
Cette manière de vivre est-elle plus douce,
plus fortunée que celle des sauvages de l'A-
mérique et de plusieurs îles de la mer du
Sud? Si l'on connaissait mieux le Groëri-
remarquc en eux des traits de ressemblance
assez frappants pour ])ersuader que les mêmes
idées les déterminant aux travaux légers aux-
quels ils se livrent. Presque tous commen-
cent un ouvrage sans ardeur, le contiiment
sans activité, et, comme des enfants, le quit-
tent à la plus légère distraction. Leurs ouvra-
ges avancent sous leurs mains avec tant de
lenteur, (pi'un témoin oculaire les conq)are
aux progrès imperceptibles delà végétation.
L'opération manuelle la plus facile emporte
un grand espace de temps ; c'est ce qui les
met en état de donner à quelques tissus de
land, les peuplades les plus voisines du pôle plumes d'oiseaux, de poils, ou de (ils tirés do
arctique, ny retrouverait-on pas la même
grossièreté, la même ignorance des arts,
aussi peu de principes de société, enfin tout
ce que présente de rude et de barbare l'état
de la nature brute?
diverses plantes, une sorte de perfection,
auxquels la curiosité met [)lus de prix qu'ils
n'en méritent.
Cette lenteur dans l'exécution des travaux
de toute espèce peut être attribuée à dillé-
N'en observe-t-on ))as encore les traits les rentes causes. Des sauvages qui ne doivent
plus caractéristiques dans les habitants des pas leur subsistance aux travaux d'une indus-
îles Orcades, des Hébrides, des Westernes, trie régulière, ne mettent aucune im[)ortance,
quoique sous la domination d'un royaume aucun prix à l'emploi du temps, cl pourvu
très-civilisé, avec lequel ils ont des relations qu'ils viennent à bout de ce qu'ils ontetilre-
habituelles? ne sont-ils pas encore à demi pris, ils ne s'embarrassent jamais du temps
sauvages? Séparés de l'Ecosse par une mer qui leur en a coûté ; les outils dont ils se
presque toujours impétueuse et redoutable servent sont si imparfaits, si peu commodes,
par ses naufrages: la plupart grands, i)ien que leurs ouvrages ne peuvent s'exécuter
faits et vigoureux, ils ont l'air delà férocité; que difficilement et avec une sorte d'ennui,
leur regard est furieux et menaçant. Sous le Quels outils qu'une hache de pierie, une
climat le plus rigoureux, ils sont tellement coquille tranchante, l'os de quelque animal I
endurcis au froid, qu'ils n'ont pour tout 11 n'y a que le temps et la patience qui [)uis-
vêtement qu'une écharpe de peau qui les sent suppléer à ce défaut de moyens,
couvre jusqu'aux genoux : cependant ils vi- Les puissances actives de l'âme ne s'exer-
vent longleuq)S et la j>lupart meurent de cent donc que rarement et faiblement; elles
vieillesse sans avoir jamais été malades.... ne se portent point à ces efforts pénibles de
A quel degré les peuples sauvages sont-ils vigueur et d'industrie qui sont excités par la
capables de porter leurs opérations inlellec- nécessité ou des besoins de fantaisie, qui
tuelles? Ce que l'on a pu connaître jusqu'à tiennent l'âme dans une agitation perpétuelle
présent de la plupart d'entre eux, ytrouve que et l'esprit sans cesse occupé. Les sauvages
leur faculté de raisonner est extrêmement désirent peu, sont presque inaccessibles à la
bornée. Quoique l'on ne puisse pas douter crainte, aussi leurs réflexions sont nulles ou
qu'ils ne fassent quelques réffexions sur leurs très-bornées. Leurs passions, excepté celle
idées, leurs sentiments, leurs penchants; de la vengeance, ont aussi peu d'énergie que
(285) Un peu fabuleux.
1031 SAU DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE. SAU 1032
leurs ^milites cl leurs besoins; leurs désirs, races entières et réduit les autres à un très-
dit j.-J. Rousseau, ne passent pas leurs petit nombre.
besoins pliysiques ; les seuls biens qu ils II est très-vraisemblable que ces disettes
connaissent dans l'univers sont la nourriture, imprévues ont [)u les déterminer à se nour-
une femme et le repos. rir de la chair de leurs semblables. Pourquoi
Quant au premier objet, quoique l'expé- la plupart d'entre eux seraient-ils anlhropo-
lience leur ait appris à prévoir le retour des phages d'habitude, surtout dans les climats
difi'érenles saisons, et à faire quelques pro- les i)Ius heureux de la terre et les plus fertiles
visions pour leurs besoins respectifs de ces en apparence? Nous traiterons plus en détail
temps divers, ils n"ont pas la sagacité de le point de l'histoire morale des sauvages,
jiroportionner leurs provisions à leur con- lorsque nous parlerons des guerres opiniâtres
sommation; ou il sont tellement incapables qu'ils se font les uns aux autres. Il nous sui-
de régler leur appétit, qu'ils éprouvent sou- lira de remarquer dans ce moment qu'à la
vent les calamités de la famine, mémo dans première visite que ht le capitaine Cook à la
les climats où les fruits abondent, et où la Nouvelle-Zélande, en 1769, les Anglaisy ren-
plus légère prévoyance les déterminerait à contrèrent quelques habitants chargés de pa-
faire des magasins suffisants pour ne pas niers remplis de chair humaine qu'ils avaient
manquer de subsistances dans les mois où la fait cuire et dont ils avaient déjà mangé une
nature cesse de produire. Ce qu'ils ont souf- jiartie ; ils en olf rirent même aux gens de
fert une année ne leur inspire pas plus de l'équipage, auxquels ils tirent entendre que
prévoyance pour ne plus retomber dans ces horribles provisions alimentaires ve-
l'élat de détresse où ils se sont trouvés, et naient de quelques malheureux étrangers qui
qu'ils ont à redouter peut-être pour l'année montaient une pirogue que la tempête avait
suivante. jetée sur leur bord ; ils les avaient surpris
Dans les îles delà Société, dont la civilisa- dans la détresse et les avaient cruellement
lion paraît ancienne et où la culture du fruit massacrés, sans autre raison que leur qualité
et des racines est assez généralement établie d'étrangers qu'ilsregardaient comme ennemis,
et deviendrait d'une richesse inépuisable si Une femme seule ci'oyanl échapper au mas-
elle répondait à la fertililé du sol, les spécu- sacre de ses compagnons d'infortune, se jeta
lations des naturels ne se sont pas encore à la nage et se noya sous leurs yeux
élevées jusqu'à" varier cette culture rela- Nation horrible, à laquelle il ne reste aucun
tivement aux positions et aux aspects des sentiments humains, pas même la pitié I
inégaux de leurs terrains, qui leur donne- Presque tous les insulaires des différentes
raient des récoltes dans toutes les saisons de mers que l'on a nouvellement parcourues,
l'année, même des meilleurs fruits qu'ils ont manquent de ces animaux domestiques, de
en abondance pendant huit ou neuf mois, ces volailles apprivoisées qui se multiplie-
qu'ils prodiguent alors, sans penser qu'ils raient aisément , s'ils étaient cajîables de
sont au moment d'éprouver les peines d'une quelque prévoyance et des petits soins
disette générale. Cette indifférence si peu qu'exigent l'éducation et la conservation de
rélléchie sur les besoins de l'avenir, pro- ces subsistances, aussi saines qu'agréables
duite par l'ignorance, et qui est la cause de dans les îles où la civilisation a fait le plus
la paresse et de l'insouciance de l'homme de de progrès. Les cochons, qui y sont assez
Ja nature, le caractérise dans tous les degrés communs, paraissent réservés à la bouche
de la vie sauvage des chefs de la nation, ainsi que les volailles;
Les habitants des îles où l'on ne trouve l'abondance ou la rareté de ces denrées pa-
I)oint de bôies fauves, ne [)ouvant être chas- raît moins dépendre d'un excès de consom-
seurs, sont forcés de chercher dans la pêche mation que de la saison plus ou moins favo-
leur principal moyen de subsistance; les ra- rable à leur production. Les navigateurs
cines de quelques plantes, les fruits de quel- européens en ont échangé la plus grande
ques arbres leur ont fourni dans le besoin quantité en certains temps, et dans d'autres
une nourriture agréable et qui, étant une fois à peine pouvaient-ils s'en procurer quelques-
connue , les a déterminés à multiplier ces unes. Ils s'informaient de la cause de cette
plantes et à conserver ces arbres : mais, vi- disette , et les insulaires n'en assignaient
vant au jour la journée, sans se précaution- aucune, sinon qu'elles manquaient. Il en
ner pour l'avenir, leur industrie n'est pas était de même des cochons, quelquefois on
pour eux une ressource certaine. N'éprou- les trouvait par centaines ; on en offrait plus
vent-ils pas, dans le dérangement des saisons que les vaisseaux n'en pouvaient charger ;
et les injures de l'air, des accidents qui anéan- en d'autres temps, à peine pouvaient-ils en
tissent ces espèces de récolte? La plupart de échanger un petit nombre,
ces insulaires, dont la subsistance principale On n'ose pas même prévoir que les mou-
se tire des productions spontanées de la na- tons, les chèvres et les chiens que les navi-
ture la plus féconde , ne connaissent ni lei galeurs de l'Europe leur ont laissés , leur
inquiétudes du besoin, ni les soins pour les deviennent fort utiles, à moins que quelques-
prévenir ; s'ils y sont exposés, ils y succom- uns d'entre eux n'exécutent le projet qu'ils
Lent ; car si l'on était instruit des révolutions ontconçu d'aller former un établissement dans
qu'ils ont éprouvées, de la cause de la dépo- ces climats fortunés, et ne s'y conduisent
pulation de la plupart de ces îles, on serait avec assez de prudence pour se soustraire
convaincu que le défaut d'aliments y a occa- aux effets funestes de la jalousie des insulai-
sionné des mortalités qui ont anéanti des res, qui, comme Cook lui-même la éprouvé,
lO?'^
...o SAU
se iiioltent au-dessus de la crainte des anues
ù feu, et se vengent, au péril de leur vie, de
ceux qui osent attenter a leur liberté, en les
iniiijolant à leur fureur et dévorant ensuite
leurs inenibies encore palpitants.
La culture des plantes dont ils sont habi-
tués à tirer une grande partie de leur sub
PSYCHOLOGIE
SAU
nm
sistance , peut devenir plus facile avec ic
secours des instruments de fer que les Euro
péens leur ont laissés. Les naturels de ces
lies dépourvues de tous métaux, ont connu
d'abord l'utilité du fer , et en font le plus
grand cas : ils ont fait voir aux navigateurs
modernes un cliar qu'ils conservaient depuis
plus dun siècle, comme un objet très-pré-
cieux et dont ils craignaient de se servir,
ciainte de l'user. Jusqu'à ce dernier tenq)S,
le fer leur manquant, les moyens de culture
ne pouvaient èlre que très-faibles et leur
industrie ij-es-restrenite dans ses entre-
prises.
Il n'y a même rien de bien tixe sur le droit
de possession îles terrains cultivés ; ce n'est
que la jouissance actuelle qui les conserve au
]ilus fort ; s'il les quitte ou paraît les aban-
donner, un autre en prend [lossession : c'est
un usage assez général ; il n'y a que la jouis-
sance qui assure la propriété du moment.
Une cabane, un champ cultivé deviennent le
partage de celui qui s'en empare ; mais on
ne peut préjudicier aux droits île celui qui
dispose un teriain pour y bàtir, ou une pièce
de terre pour la mettre en culture ; il est
assuré ([u iijouira du fruit de ses travaux, tant
qu'il auia soin de les conserver ; les sauva-
ges les plus brutes se respectent les uns les
autres dans ces sortes de circonstances. S'il
se commet quelque injustice dans ce genre et
contre les premières notions du droit de
propriété , c est parmi les insulaires où la
civilisation semble avoir fait plus de progrès,
et où il arrive souvent (juc les chefs et ceux
qui sont établis pour décider sur les contes-
tations élevées enire les naturels, paraissent
trop souvent disposés à favoriser le plus puis-
sant ou le plus en crédit.
On voit déjà que les opérations intellectuel-
les connues des nations policées, sous le nom
de raisonnement, de projets, desj)éculalions,
])Our acquérir des connaissances ou augmen-
ter lesjouissances, sont tout à fait au-dessus
de la portée des sauvages, et que, si quel-
ques-uns d'entre eux s'en occupent , ce sont
quelques individus privilégiés qui ont acquis
parmi les autres assez de considération ou
de moyens pour être assurés d'une subsis-
tance certaine , jouir en conséquence Ues
douceuis du repos, du loisir ; élever leurs
conceptions au-dessus de l'intelligence com-
mune à la nation dont ils font partie, et en
être regardés comme des personnages favo-
iisés ue talents particuliers qui les font
respecter et les placent au premier rang
parmi leurs semblables
En général, les pensées et l'attention d'un
sauvage dans l'état de nature sont renfer-
mées dans un peut cercle d objets, qui in-
téressent immédiatement sa conservation ou
qu'ils se sont présentés partout où il a été
possible d'examiner leur conduite ou leurs
actions ; on ne peut s'en former une autre
idée , d'après les relations les jjIus authen-
tiques. Tout ce qui est au delà du désir ou
de la jouissance du moment échappe aux vues
du sauvage, ou lui est tout à fait indifférent :
le le seul instinct ammal le guide ; ce qui est
sous ses yeux l'intéresse et l'aU'ecte ; ce qui
est hors de sa portée ne lui fait aucune im-
pression ; mais il suit les {)remiers mouve-
ments du désir et du sentiment qu'il éprouve
avec une ardeur qui ne lui permet })as de
s'inquiéter des consécpiences fâcheuses qui
peuvent en résulter, quand môme le sou-
venir du passé les lui rappellerait ; ou il
espère se soustraire , ou l'impétuosité du
désir les lui fait oublier : il met le plus grand
prix à tout ce(iui lui présente queltiue utilité
ou quelque jouissance nouvelle : toutes voies
lui sont bonnes pour se la procurer. Ce qu'il
désire doit lui appartenir , et , s'il ne peut
s'en enqjarer de force, il tâche de l'avoir par
adresse ; rarement les sauvages éprouvent les
désirs ou l'aiguillon du besoin , tant qu'un
objet étranger ou nouveau ne leur présente
rien qui les tire de cette apathie habituelle
dans laqu(ille ils vivent : mais une fois ani-
més par l'ardeur du désir, on les a trouvés
prescjue partout [les voleurs les plus déter-
minés et les plusadroits. L'ell'etdesarmes àfeu
si terrible et si elfrayant n'a pas été capable
de retenir les insulaires de la mer du Sud,
ipii cependant se i)réscntent presciue tous
suus les dehors de la bonté, du désintéresse-
ment, de l'hospitalité la plus généreuse ; ils
semblent masquer sous l'apparence de ces
vertus leur inclination pour le vol, à laquelle
ils se livrent avec tant d'opiniâtreté, que les
navigateurs euro[)éens ont [»elne à s'en ga-
rantir, malgré les plus grandes précautions.
Ces peuples à demi sauvages, si bons tant
qu'ils restent dans la simplicité primitive de
la nature, une fois excités par la passion, se
portent aux mêmes excès que Je barbare
dont la grossièreté est insensible aux lois
de la nature
L'orgueil de l'indépendance ne produirait-
il |)as chez les nations sauvages les mêmes
effets que la personnalité ou l'égo'isme dans
les sociétés policées? Guidé par l'un ou l'autre
de ces sentiments, l'individu lapporte tout à
lui-môme; uni([uement occupé de remplir
ses désirs , il fait de ce seul objet la règle de
sa conduite.
Les sauvages, peu susceptibles d'affections
douces, tendres, délicates, ne peuvent être
remués que par des impressions fortes. Leur
union sociale est si incomplète , que chaque
individu se conduit comme s'il n'avait aucun
rapport avec ses semblables : si on lui rend
un service, il le reçoit avec satisfaction parce
qu'il en résulte un plaisir ou un avantage
pour lui; mais ce sentiment ne va pas plus
loin, et n'excite en lui aucune idée de re-
connaissance ; il ne songe point à rien rendre
pour ce qu'il a reçu.
Leurs idées exaltées d'indépendance les
une jouissance actuelle. C'est sous cet aspect poitent à des procédés singuliers; ils élon-
DiCTiONN. UE Philosophie. 1. 33
1035
SAU
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
SAU
lo;
kO
iieiil les Européens qui n'onl pas assez ré-
tléchi sur le caractère d'un sauvage et sur
les qualités qu'il tient immédiatement d'une
nature brute et déjà altérée. Car, où trouver
un sauvage qui ait sérieusement rétléchi sur
le grand principe : Ne fais pas à autrui ce
que tu ne veux pas que l'on te fasse ?
Dans toutes les situations, môme les plus
défavorables où des êtres humains puissent
être {)lacés , il y a des vertus qui appartien-
nent plus particulièrement à chaque état, des
aiïections qu'il développe, et un genre de
bonheur qu'il procure; l'état de nature brute,
presque toujours barbare, en est-il suscep-
tible? Une réserve sombre et silencieuse sé-
pare les sauvages les uns des autres, à moins
que la nécessité ne les force à ces grandes
chasses ou à ces pêches générales qui inté-
ressent toute la peuplade; une insouciance
habituelle est leur état ; ils végètent accroupis
à côté de leurs habitations, laissant à leurs
femmes le soin des enfants et la peine des
travaux domestiques.
C'est ainsi que l'habitude devient une se-
camk Hature, fait plier l'esprit de l'homme à
la manière de vivre qu'il a adoptée, et dont
il a trouvé le modèle dans son père ou dans
ses voisins; ses idées, ses désirs, ne s'étendent
pas au delà ; les objets de conlemplalion ou
de jouissance que sa situation lui présente,
remplissent et satisfont son âme ; il ne con-
çoit pas qu'un autre genre de vie puisse être
heureux ou même supportable. Ainsi les
sauvages dans l'état de nature, attachés aux
objets qui les intéressent, et satisfaits de leur
port, ne peuvent comprendre ni l'intention,
ni l'utilité des différentes aisances qui, dans
les sociétés policées, sont devenues essen-
tielles aux douceurs de la vie. Ce qu'ils ne
]ieuvent concevoir n'est qu'un objet de cu-
riosité pour eux ; cependant presque tous ont
saisi avec empressement l'utilité qu'ils pou-
vaient tirer des instruments fabriqués avec
le fer.
Ceux qui prétendent les avoir mieux obser-
vés, disent qu'ils les regardent comme les
modèles delà perfection, comme les êtres
qui ont le plus de droits et de moyens pour
jouir du véritable bonheur. Accoutumés à ne
jamais contraindre leurs volontés ni leurs
actions, ils voient avec étonnement l'iné-a-
lilé des rangs et la subordination établies
dans les sociétés policées; ils considèrent la
sujétion volontaire d'un homme à un autre
comme une renonciation aussi avilissante
qu'inexplicable de la première prérogative
de l'humanité.
i C'est donc dans cette espèce d'orgueil que
le sauvage fait consister tout son bonheur,
car sa rudesse et sa férocité nous paraissent
incompatibles avec les inclinations bienfai-
santes qui sont le lien de la société des
hommes ; la pitié même n'a point d'accès sur
le barbare ; il ne lui reste rien d'humain que
la figure ; sans cesse préoccupé de rancunes
sourdes, d'unimosités héréditaires , de la soif
ardente de se venger, il n'a aucune idée de
la clémence , de la bonté, de la reconnais-
sance. Ou ses emuortements le jettent hors de
lui-même, ou il végète tristement, ayant à
jieine le sentiment de sa propre existence ;
une sombre mélancolie paraît être son état
habituel , d'où il n'est tiré que par l'impé-
tuosité de ses désirs.
Ces sauvages sont habitués pour la plupart
à une vie très-dure. Les circonstances où ils
se livrent à leurs penchants pour la férocité,
semblent seules propres à développer l'éner-
gie de leur caractère : si on les regarde
comme les hommes de la nature tels qu'ils
existent avant d'être civilisés, il semble qu'elle
les ait pénétrés de sentiments tout à fait con-
traires à l'humanité. Presque partout ils sont
persuadés que tout est fait pour eux; ils se
regardent comme indépendants de tout,
excepté de leurs désirs; c'est ce qui les rend
voleurs, assassins, traîtres, voluptueux et
môme fourbes; quand ils ne sont pas les plus
forts, leur intérêt propre les engage à dissi-
muler, en attendant que l'occasion de se sa-
tisfaire se présente. C'est ainsi qu'on a cru
les reconnaître à la Nouvelle-Zélande, dans
toute la terre de Feu, dans quantité de ré-
gions de l'Amérique septentrionale, à la Nou-
velle-Hollande, en différentes parties de l'A-
frique, et principalement dans les climats
dont la rigueur semble ajouter à la dureté de
leur caractère.
C'est à ce point de perfection où J.-J.
Rousseau a tenté de s'élever ou de se ré-
duire ; mais celle prétention paradoxale n'a
été adoptée nulle part. S'il a trouvé un coin
de terre où l'on ail pourvu à ses besoins en
se prêtant à ses fantaisies, il n'a pu attribuer
cette complaisance qu'à l'humanité française,
à rcslime que l'on devait à ses talents, et peut-
être à la pitié qu'inspirait sa folie. N'est-ce
pas l'idée qu'il donne de lui, lorsqu'il grave,
avec les traits profonds de son éloquence brû-
lante, le portrait de l'homme heureux et tran-
quille, et qu'il va le chercher dans l'état sau-
vage le plus brute, dans la profondeur des
bois qui l'ont vu naître, où il trouve un abri
dans le creux d'un arbre antique qui lui sert
de logement; ou dans les cavernes sombres
des rochers où il se retire et s'enfonce dans
des tas de feuilles sèches qui lui tiennent
lieu de lit, de couverture et de vêtement
pendant la nuit? S'il en sort pendant le jour
avec sa femelle et ses petits, c'est pour par-
courir nus les bois et les campagnes , et y
chercher leur subsistance dans les produc-
tions spontanées de la terre, dans la chair
des animaux moins forts que lui, qu'ils dé-
vorent crus... Quelle philosophie! Et n'é-
tait-ce pas celle de l'homme célèbre dont les
singularités soutenues l'ont rapproché autant
qu'il était possible, dans les sociétés civihsées
où il était né, et où il a vécu, de l'état de
l'homme sauvage, dont il semblait avoir
adopté tous les sentiments moraux? Les dé-
tails dans lesquels nous allons entrer semblent
en être la preuve
L'indifférence que les sauvages contractent
les uns pour les autres leur donne une dureté
de caractère que l'on a pris pour grandeur
d'ûme, et qui n'est peut-être qu'insensibilité
morale qui, dans certaines circonstances,
10.17
SAU
PSYCHOLOGIE.
SAU
lO^S
agit sur
e physique et semble lui comauini- ne se plaint jamais de la douleur, et soutrro
.]uer une sorte d'apathie qui les metau-des- l'amputation d'un bras ou d'une jambe sans
sus de tous les événements, des supplices pousser le moirtdre soupir. Ce qui est d'au-
luème, capables de pénétrer les hommes ci-
vilisés d'une grande horreur.
Les idées qui règlent la conduite d'un sau-
vage, les passions qui échauflent son cœur
étant en petit nombre, elles agissent avec
plusd'etlicacité que lorsque l'Ame est occupée
de beaucoup d'objets ou distraite par la di-
versité des affections. De là cette patience
étonnante dans les épreuves par où l'on l'ait
f>asser les jeunes guerriers : les (lagellalions
es plus douloureuses, l'action de la fumée la
plus incommode, la piqûre des insectes dé-
vorants auxquels ils sont exposés pendant
des jours entiers, ne sont pas capables de
leur faire proférer la momdre plainte, ou té-
moigner la plus légère sensibilité à la dou-
leur : c'est ce qui Tes accoutume à regarder
celte constance inébranlable comme la prin-
cipale qualité de l'homme et la plus haute
perfection d'un guerrier. Lesjeunes gens qui
ne sont pas encore arrivés à l'Age de ces
épreuves, léuioins de la manière courageuse
et cotislanle avec laquelle ils sujiportenl
celles qui deviennent pour plusieurs la voie
des distinctions, brûlent du désir d'y passer
eux-mêmes, et se pénètrent d'avance de cet
enthousiasme (jui doit les élever au-dessus de
tous les etfets de la douleur, et même des
supplices les pius rechcichés.
QueKiues écrivains passionnés pour ce qui
est singulier et nouveau , ont imaginé (jue
cette fermeté avait sa source dans un principe
d'honneur inculqué dès l'enfance et cultivé
avec soin, pour inspirera l'homme, môme
dans cet état sauvage, une magnanimité hé'
roique à laquelle la philosophie a vainement
tenté d'élever l'homme dans l'état dt^ civili-
sation et de lumières. Mais il semble que
la manière dont ces sauvages sont élevés,
l'indépendance où ils vivent, le peu de sen-
sibilité et d'mtérét qu'ils ont les uns pour
ies autres, l'exemple et le désir d'être dis-
tingués sont les sources de cette fermeté sin-
gulière, plus brutale peut-être qu'admirable.
On peut dire que les barbares ne s'attachent
qu'à une qualité, à une vertu principale,
embrassent clroilement un objet et négligent
tant plus croyable que ces sauvages, habitués
à une vie très-dure , à être conlinuellement
exposés à toutes les injures de l'air, désirant
d'ailleurs d'être délivrés d'une, douleur in-
commode, d'un membre qui leur étant de-
venu inutile ne peut que les embarrasser,
souffrent avec constance qu'on le leur re-
tranche. Combien [)eu citerait-on d'exemples
de cette fermeté parmi les Européens les
plus civilisés, et habitués à toutes les dou-
ceurs de la vie I
Les gens qui ont le plus vécu avec les sau-
vages s'accordent tous à dire que, lorsque les
motifs qui peuvent agir avec force sur l'Amo
d'un d'entre eux se réunissent pour le porter
à souffrir le malheur avec dignité, on le verra
supporter avec une fierté, une constance
inaltérable des tourments qui paraissent au-
dessus de toutes les forces humaines. Nous
l'avons déjà observé, leur âme s'exalte à un
point (]ue tout ce qui ne fait qu'affecter le
corps leur devient en quel(}ue sorte indiffé-
rent. Mais dans les occasions où le courage
n'est point soutenu par l'idée qu'ils se sont
faite de l'honneur, ils se montrent aussi sen-
sibles à la douleur que les autres hommes.
L'éducation des enfants, suite de l'espèce
de mariage ou d'union établie entre l'homme
et la femme sauvages, est toute à la chargfî
de la femme, l'honune n'y dorme ni attention
ni soin ; dès que l'enfant est né, sa mère ne
le quitte plus, elle le porte continuellement,
et il est d'ordinaire de voir la mère chargée
de son enfant arrangé sur ses épaules de
manière qu'ellt» puisse en même temps va-
quer à ses travaux habituels. Ce surcioît de
l)eine dure pendant toute sa ])r(;mière en-
fance, c'est-à-dire à peu [)rès un an ; car les
sauvages ne connaissent pas l'usage des
langes dont Il's peuples civilisés enveloppent
leurs enfants. Ils ne les couvrent que d'une
peau de brte, ou d'une natte qui ne les
contraint pas, ils ont tous les mouvements
libres ; il n'est pas rare de les voir, dès l'Age
de ti'ois mois, se traîner à terre et changer
de place sans qu'on les aide. Peu après ils
se lèvent et se tiennent sur leurs jambes.
tous les autres; voilà pourquoi ils pr'oduisent La mère ne perd pas de vue son enfant, elle
de ces effets extraordinaires qui ravissent
l'admiration à la première vue. La plupart
des chefs sauvages, insensibles aux charmes
des beaux-arts qui leur sont inconnus, ré-
fléchissent peu : ils ont cependant, lor-squ'ils
s'expriment, quelque chose d'énergique, un
ton décidé, un sens naturel, des termes
exacts qui plaisent généralement, qui sur-
prennent, parce que les habitudes et l'édu-
cation d'un sauvage ne permettent pas d'en
espérer rien de semblable.
D. Antonio de Vecoa prétend que la contex -
turede la peau et la constitution physique des
Américains, les rendent moins sensibles à la
ne le nourrit que de son lait, et même assez
longtemps pour que l'enfant puisse venir de
lui-même prendre le sein de sa mère et en
tirer la nourriture à laquelle il est accoutumé.
Dès qu'il est assez fort pour marcher et courir
à une certaine distance, qu'il peut distinguer
la nourriture qui lui convient et la saisir,
ses parents le laissentdans une entière liberté,
il agit comme il lui plaît. On ne voit jamais
un sauvage quereller son enfant ou le châ-
tier; il ne lui donne ni conseils ni instr'uc-
tions ; il le laisse le maître absolu de toutes
.ses actions ; l'enfant fait librement tout ce
qu'il voit faire à ses parents, et il ne leur est
douleur que le reste des hommes ; il en donne soumis que pendant l'âge de la faiblesse,
pour preuve la tranquillité avec laquelle ils Le père, la mère et les enfants vivent en-
souffrent les plus cruelles opérations de la semble dans leur ca.sc, comme des personnes
chirurgie : un Indien , disent les chirui-giens , que le ha'^ard aurait rassemblées. Le souvenir '
1039
SAIT
DICTIONNAIRE
(les bicnf.iils que Von a rcnis dans la prc-
niiôir enfance- (îst trop faible pour exciter
(Ml nourrir la tendresse tiliah; : c'est en v.iin
(•jue la mère voudrait faire valoir des droits
sacrés; le petit sauvage, plein du sentiment
d(! sa liberté dont il a joui dès qu'il a pu se
renuier, impatient de toute génc, s'accoutume
à a;j;ir connue s'il était tout à lait indépen-
dant. C'est un faon de biche, (jui n'entend
le cri de sa mère que tant qu'il a besoin de
son lait : il n'a pas [)lus d'attacliemenl et de
reconnaissance pour ses parents que pour
toutes les autres personnes de son voisinage
ou de sa tribu ; (pielquefois môme le petit
sauvage traite sa mère avec tant de iné[)ris,
d'insolence et de cruauté, que ceux qui en
sont témoins sont pénétrés d'horreur, et
d'ordinaire les ])ères les approuvent et regar-
dent cette férocité naissante comme l'heui-eux
présage du courage qu'ils montreront contre
leurs ennemis.
Clia(}ue famille des peuplades de l'Amé-
rique établies dans les bois compose comme
une petite nation h part, dont tous les indi-
vidus sont indépendants dès qu'ils n'ont plus
besoin les uns des aulres : du moment (]ue
l'enfant est fort et qu'il [)eut agir pour sa
conservation et sa défense, il n'a plus aucun
respect pour son i)ère ; et ce qui étonne,
c'est que ce sentiment cesse beaucoup plust(jt
vis-à-vis de la mère. Les pères n'aiment
leurs enfants que lors({u'ils sont en bas âge ;
dès qu'ils ont atteint quinze ou dix-huit ans,
ils ne les regardent plus; ilsvivent ensemble
comme des étrangers, quoiqu'ils habitent la
môme cabane. Il en est de môme à la Nou-
velle-Zélande, et partout où les lois primi-
tives de la nature ont été altérées par une
certaine barbarie que l'intérêt personnel a
fait naître. Les femmes dans ces sociétés
informes sont sans considération, regardées
comme des créatures d'un ordre inférieur à
l'homme, dont la plus noble fonction est de
servir à la proi)agation de l'espèce humaine.
Les (il les. de>linées au triste sort de leurs
mères, sont plus douces que les garçons ;
elles ne les quittent point et les aident
dans leurs travaux domestiques, où elles
s'accoutument insensiblement aux peines de
leur état.
Telles sont en général les mœurs de l'homme
sauvage et barbare ; et dès lors on ne doit
pas être surpris de leur elfet destructif sous
les deux rapports les plus intéressants de la
société domestique ; de l'inégalité qu'elles
introduisent entre l'homme et la femme, et
de ce qu'elles réduisent presque à rien l'union
qui partout ailleurs règne enti'e le père et
les enfants, ou devrait y régner. Car ne {^our-
rait-on pas reprocher aux nations les plus
civilisées, que, dans l'état actuel des mœurs,
cette union des familles, cet amour mutuel
des pères et des enfants qui fait le bonheur
de la société et le soutien des Etats, ont
perdu presque toute leur ancienne énergie?
On prodigue, il est vi'ai, les plus tendres
soins à l'enfant au berceau ; ses grâces, sa
beauté, son langage enfantin séduisent dans
l'âge de la faiblesse, et semblent être la ré-
DE PIlILOSOriHE. SAU 1040
compense des baisers de sa mère et des
travaux du |)ère. On daigne s'oceupei- de; ses
enfants tant (]u'ilsanuisent ou paraissent inh^-
resser ; des qualités plus développées les
rendent quel([uefoisplusintéressantslors(prils
sont adultes ; mais combien de pères et
mères les négligent alors, parce (|ue des
passions étrangères, et que la pluf)art n'oseni
s'avouer à eux -mômes, leur font craindre
de trouver des censeurs dans leurs propres
enfants! On les laisse libres ; on voudrait leur
donner des conseils, mais on aurait trop à
rougir. Comment leur reprocher des excès
dont on est soi-même coupable ! Ainsi les
radinements d'une civilisation que l'on croit
parfaite, tendent à ramener la société h un
état de barbarie
Les arts des peuples ignorants et grossiers
qui n'ont pas l'usage des métaux méritent
(i'elre observés, parce qu'ils servent à faire
connaître les mœurs et les génies des élèves
de la nature. La sensation la plus marquée
qu'un sauvage peut éprouver doit être pro-
duite par la manière dont son corps eslalleclé
par la chaleur, le froid ou l'humidité du
climat sous lequel il vit, et son premier soin
est de se garantir des inconvénients qui en
résultent. Tous les peuples sauvages n'ont
pas l'usage des vôt(!ments : les habits des
peuples situés entre les tropiques sont plutôt
des ornements que des moyens de se sous-
traire à l'intempérie des saisons : la plus
grande partie est nue. Ces sauvages se
peignent le corps avec des extraits de plantes
onctueuses de diU'ércnles couleurs, avec des
gommes visqueuses, des graisses d'animaux,
des huiles dans lesquelles ils détrempent des
terres colorées : ils arrêtent par ce moyen
une transpiration surabondante qui, sous la
zone torride, épuise les forces et abrège la
durée de la vie. Ils se couvrent tout le corps
d'un épais vernis qui défend leur peau de la
chaleur pénétrante du soleil, les garantit de
l'excessive humidité qui règne jjendant la
saison des pluies, ainsi que des piqûres de
ces essaims innombrables d'insectes qui
abondent dans les bois, les marécages chauds,
et dont la persécution serait mtolérable pour
des hommes tout à fait nus. Cette peinture,
à raison de son odeur et de son épaisseur,
devient pour eux un vêtement aussi com-
mode qu'utile. La plupart des sauvages ne
sortent jamais de leurs cabanes, s'ils ne sont
oints depuis les pieds jusqu'à la tête, et ils
s'excusent en disant qu'ils ne peuvent paraître
parce qu'ils sont nus. Une grande partie des
nations sauvages qui habitent les forêts et
les plaines des bords dfe l'Amérique, regar-
dent les vêtements comme inutiles, et ont
refusé ue se servir de ceux que leur présen-
taient les navigateurs. Le seul instant où le
sauvage rougit de se montrer est celui oii
il a oublié de se frotter le corps dégraisses
de dilférentes couleurs ; il se regarde alors
comme véritablement nu.
Dans les jours de cérémonies ou d'assem-
blées publiques, les habitants entre les deux
tropiques s'etlbrcent à l'eirvi les uns des
auli'es, d'y paraître avec distinction. Leurs
un
SAU
orne.'uents consistent en plumes, donl il se
font des bracelets, des ceintures, des cou-
nnuiosou bonnets. Us se percent les narnies.
les oreilles, les lèvres, les joues ; iis y passent
des os lie poissons ou d'animaux, desjilumeï
PSYCIIOLOGIE. SAU 1012
b'^autésde la nature, (in ra|iprocliantcei|u'elle
leur présentait de plus agi'éable, et en le
faisant servir h leurs usage's. Les Européens,
habitués à s'aider dans leurs travaux d'une
nuillitude d'outils, admirent connnent avec
de couleurs brillanti'S, des [)ierres taillées des os de poissons, des co(piilles trancliaiiles,
exprès, de petits morceaux de bois arrondis : des })ierres aflilees en forme de couteaux, ils
les plus considérables se croient supérieurs ont réussi à faire des ouvrajj;es (jui ont unt;
aux autres, ijuand ils portent h leurs oreilles sorte d'élégance. Mais (jue l'on rélléchisse
ou à leurs narines de petites plaques ou que c'est le travail d'un peuple qui vil dans
lingots d'or ou d'argent ; tel est l'usage de l'aisance, qui y met une palicnce et un temps
toutes les nations sauvages, sous quelque considérables, et que ces tissus sont destinés
à l'usage des chefs de la nation, dans les
îles où il y a un certain luxe, comme à
Otahiti, où * les étals sont distingués, où le
climat n'exige presque aucun soin pour se
garantir des effets du chaud ou du froid, où
il est si aisé de se procurer des subsistances.
Cependant, jusqu'à l'arrivée des Européens
dans ces derniers tenqis , leur industrie
n'avait fait aucun progrès: ils s'en tenaient
à leurs anciens usages, et ils en élaienl con-
tents. Ouoi(pie quehpies ustensiles de terre
que les Espagnols leur avaient laissés i)lns
d'un siècle aupai-avant, leur parussent de la
{)lus grande utilité, ils n'avaient pas imaginé
idée de décence. Mais quehpie siuq)les et d'en fabriquer de sejublables ; ils conser-
grossiers que soient la plupart de ces})euples valent un clou de[)uis un aussi long temps ;
sauvages, ils ne sont pas sans (juel(|ue luxe, ils l'avaient ennnanché dans lui morceau de
sans UD goût décidé pour la parure, par bois, et ils le montrèrent aux Anglais comme
laquelle ils cherchent à se distinguer. Les une curiosité. On voit donc que les arts du
ligures bizarres qu'ils se plaisent à tracer sauvage lui ont coûté [)eu d'efforts à leur
climat qu'elles habitent en terre ferme ou
dans lesiles. (Orenoco ilUistrodo, [lar Joseph
G^NsiLLA ; Madrid, 1745.]
Ainsi on a observé ([ue dans les régions de
l'Amérique dont la ten)pérature est cons-
tamment chaude, comme dans la plupart
des îles de la mer du Sud, aucune des peupla-
des (|ui les habitent ne sont assujetties h
l'usage des vêlements ; la nature ne leur a
jamais inspiré qu'il y eût de l'indécence à
se montrer nus, et s'ils se couvrent quel-
ques parties du corps, c'est {)lulot pour les
garantir des piqûres, des épines, du choc
des branches des arbres, que par aucune
sur leurs peaux, de manière à les rendre
ineffaçables ; les couleurs qu'ils y emploient ;
le soin avec lequel ils arrangent leurs clieveux;
les Heurs et les plumes dont ils les ornent ;
origine ; c'est le besoin qui les a inventés ;
le premier qui a fait une cabane na eu
p(tur objet que de se garantir des inconunu-
dités du vent et de la pluie, ou des uideurs
les coquilles, les })ierres brillantes, les os qui tro|) vives du soleil : il a opposé un toit de
pendent è leurs oreilles, (|u'ils jiortent à feuillage, des brandies d'arbres, et des
leurs narines, aux joues, aux lèvres même,
percées exprès [)Our recevoir ces ornements,
leur assurent cette distinction. Ils ne jieuvent
en jouir sans braver la douleur, qui est insé-
I)arable des opérations auxquelles ils se sou-
mettent à cet etfet, et qui semble être une
palissades formées avec des morceaux de bois
j)ointus, à l'intempérie des saisons et à la
férocité des animaux : il a eu soin de les
entretenir et de les réparer ; ses imitateurs ou
s(;s descendants n'ont pas imaginé qu'il y eût
rien à désirer au delà. Telle est la disposition
preuve du peu de sensibilité physique de de tous les peuples qui vivent encore sous
toutes ces nations ; elles annoncent en môme les lois de la nature ; plus le climat est lieu-
temps que le goût de la i)arure et l'espèce reux, moins ils s'occupent de la periectiou
de mérite que la fi-ivolité y attache, est de des arts ou inventions de première nécessité.
tous les pays, dès l'instant où les hommes Un sol fertile, une tem[)érature douce et, à
forment cnli'e eux la moindre société. })eu de variations près, toujours égale ; l'in-
Pre>-que toutes ces nations sauvages, isolées souciance qui accompagne d'ordinaire une
les unes des autres, et forcées par les posi- position aussi heureuse, entrclieiment une
lions de se contenter de ce que le sol qu'ils peuplade, quoique nombreuse, mais isolée
habitent leur fournit, ne peuvent pas avoir et sans commerce, dans l'inertie et l'igno-
acquis beaucoui) d'industrie ; ceux qui mon- rance ; elle n'imagine rien i)Our perfectionner
tient le plus d'ouverture d'esprit n'ont pas ses outils, ses vèlem(;nts et ses armes. Les
poussé 1 invention plus loin qu'à imaginer individus ne s'en croient que plus libres et
quelques ustensiles, tels que des paniers de plus indépendants....
(lifférentes espèces, des nattes plus ou moins Dans les îles nouvellement découvertes,
fines, dont ils se parent plutôt qu'ils ne s'en celles surtout oii la [)0])ulalion est assez nom-
habillent, surtout quand ils y ajoutent des breuse pour former une société de quel-
plumes d'oiseaux de différentes couleurs, que importance, où cependant lesarls méca-
La beauté, la variété, la propreté de ces niques et les espèces de manufactures con-
plumes leur a inspiré le désir d'ajouter celle nues sont si bornées dans leurs objets et
parure à leurs vêtements, de la disposer par occupent un si petit nombre de personnes,
compartiments, entremêlés de tissus formés il est probable que la plus grande partie des
de coquilles éclatantes , et de fragments naturels s'em[)luie à la culture des fruits
d'écaiiles de tortues, auxquelles ils (kmneiit propres à ces climats. Us en recueillent à
différentes formes : ils ont tenté d'ajouter aux peu près ce qui leur est nécessaire pour
1Û43 SAU DICTIOXNAIUE DE PHILOSOPHIE
leur subsistaDce journalière, el ils s'en lien-
SAU
1044
nent \h : ils pourraient faire beaucoup mieux;
quantité de terrains sont en friche et ne rap-
portent rien. Dans l'intérieur de ces îles, les
montagnes présentent différents aspects : on
pourrait y multiplier les arbres à pain et les
bananes et en avoir presque dans toutes les
saisons de l'année. La patate ou pomme de
terre y est connue , et il est rare qu'on la
multiplie en la replantant. Le comnmn des
naturels arrache ce qui est mangeable ; et si
le mftme terrain en reproduit quelques-imes
la saison suivante, c'est qu'elles ont écha[)pé
Jors de la récolte. S'ils étaient capables de
quelque prévoyance, de (luelqucs réllcxions
sur leurs besoins, ces sortes de fruits devien-
draient très-abondants dans ces iles, mais il
paraît qu'il sera difficile d'éclairer assez Tin-
dustrie pour qu'elle devienne susceptible de
ces soins, quoique, dans quelques mois de
l'année, le peuple soit réduit à se nourrir des
aliments les plus grossiers, qui souvent par
leur rareté les expose à souffrir la faim.
Dans le petit nombre d'animaux dont
l'homme a fait choix dans les régions orien-
tales pour en faire sa nouriture, la poule et
le cochon sont les espèces les plus fécondes
elle plus généralement répandues; comme
si l'aptitude à la plus grande multiplication
était accompagnée de cette vigueur de tem-
pérament qui brave les inconvénients atta-
chés à la variation des températures et à l'in-
fluence des climats. On a trouvé la poule et
le cochon dans les parties les moins fréquen-
tées du globe, à Otahiti, el dans les autres
îles inconnues, même les plus éloignées du
continent, Il semble que ces espèces aient
suivi l'homme dans toutes ses émigrations.
La facilité de les transporter et de les nourrir
fait qu'elles sont extrêmement multipliées
dans toutes les provinces méridionales de
l'Asie ; elles peuvent être regardées comme
une preuve de l'origine de ces insulaires, et
indiquer que ces îles ont tenu autrefois au
grand continent dont elles ont été séparées
par quelque révolution, peut-être moins
éloignée qu'on ne le pense.
Mais ce qui est à remarquer comme vme
singularité attachée à l'indolence , à l'état
d'enfance dans lequel l'homme de la nature
reste constamment, c'est que, quelque facile
qu'il soit de multiplier ces animaux, l'indus-
trie n'a rien encore imaginé pour les rendre
plus conimuns, ce qui vient sans doute de
la facilité (pie trouve le naturel de ces îles
à se nourrir des fruits de la terre et du pro-
' duit de la pêche ; ou que, n'ayant qu'une
idée très-confuse du bien qui en résulterait
pour la société, il regarderait comme une
charge les petits soins qu'exigerait de lui la
conservation de ces animaux si utiles et leur
multiplication. Nous aurons plus d'une occa-
sion de remarquer que l'homme de la na-
(286) Le hocco est de la iiteilietire espèce des
galliiiacées, et ressemble heaiKonp au dindon. On
ne coiinati point d'oisean de basse-cour plus doux,
plus familier avec riionime, el <|ui lui témoigne
plus d'allachemenl. Dans l'étal sauvage, il se nonr-
«il iiidifféremmeiil dm imm tt deb graine!» qu'il
ture ou le sauvage ne jouit qu'en détruisant,
et ne songe jamais à rien conserver. Il coupe
ou déracine l'arbre chargé de fruits, pour
les cueillir jjlus h son aise : dans toutes les
terres de l'Amérique méridionale, les sau-
vages n'ont point d'animaux domestiques,
ils détruisent indifféremment les bonnes es-r
pèces conmie les mauvaises; ils ne font choix
d'aucune pour les élever et les multiplier;
tandis que quel(|ues espèces d'oiseaux, telles
que le hocco (280), leur fourniraient sans
peine, avec quelques attentions, plus de
subsistances qu'ils ne s'en peuvent procurer
par leurs chasses pénibles.
L'empire que le sauvage prend sur les
animaux annonce les premiers pas qu'il fait
vers la civilisation. Bientôt il reconnaît qu'il
est fait pour commander à tous les êtres de
la nature ; une fois (ju'il a soumis les ani-
maux, il pai'vient par leur secours à changer
la face de la terre. C'est ce que l'homme de
la nature n'imagine pas; jusqu'h présent il
n'a connu que les ressources delà pêche et
de la chasse; il est probable que depuis plus
de deux siècles que les navigateurs européens
ont abordé, à dilférentes reprises, dans plu-
sieurs des îles orientales de la mer du Sud,
ils ont laissé sui' la plupart de ces îles des
quadru[)èdes de l'Europe, des chèvres sur-
tout, qui multiplient si aisément dans tout
les climats. On n'en a point trouvé dans les
îles habitées, ce qui porte à croire qu'elles
ont été détruites par les naturels : mais celles
qui ont été abandonnées sur les îles déser-
tes, y ont prodigieusement multiplié sans
que la solitude ait altéré leur caractère ; on
les a vues à l'île de Jean Fernandez venir en
troupe au-devant des navigateurs qui y re-
lâchaient, s'en approcher gaiement, se lais-
ser prendre sans témoigner ni crainte ni
défiance ; en un mot, elles étaient aussi fami-
lières, aussi amies de l'honmie que dans l'état
de domesticité. Leur gaieté naturelle, leurs
sauts, l'inclination qu'elles ont à suivre
l'homme, à s'attacher à ses pas, cette espèce
de lutte qu'elles proposent, en présentant
un front armé de cornes menaçantes, et qui
ne sont rien moins que dangereuses, auront
doimé de l'elfroi à un sauvage étonné de la
figure extraordinaire de la chèvre; il aura
pris sa manière de se présenter pour une
disposition à l'attaquer ; il aura fui; la chèvre
se sera approchée d'un autre qui l'aura as-
sommée d'un coup de bâton ou percée d'un
épieu, aura cru remporter une victoire signa-
lée sur un monstre qu'un ennemi venu de
loin avait laissé sur la terre pour lui nuire.
Telle est la défiance habituelle de l'homme
sauvage ; son ignorance multiplie ses crain-
tes et les abus qui les font naître
A l'époque où les Espagnols firent la con-
quête des îles méridionales, les habitants ne
connaissaient ni le feu, ni ses usages ; voyant
trouve dans les bois, ainsi que des herbages qui lui
conviennent dans Pélai domestique. On le nourrit
couinie les autres volailles ; il est, dil-on, aussi t)on
à man<;er que le dindon. (Hist. nat. des oiseaux^
t. lY, in-1^2, 177-2.)
1045
SAU
PSYCHOLOGIE.
SAU
1U46
leurs huttes d<^vorées par les flanuuesque les
EspagnoJs y avaient allumées, on dit qu'ils
s'en approchèrent sans crainte, qu'ils pri-
rent leur action et la brûlure cuisante pour
la morsure d'un animal féroce qui dévorait
le bois : si ce fait n'était pas aussi bien cons-
taté, qui pourrait se persuader qu'une po-
pulation assez nombreuse en filt à ce point
d'ignorance? Sans doute que les phénomè-
nes du tonnerre n'y avaient jamais produit
aucun embrasement, et que dans ces grou-
pes d'iles, il ne s'était ouvert aucun volcaa
3ui pût leur avoir donné l'idée de l'action
u feu ; car on trouve une correspondance
établie d'une île à une autre. Les naturels,
dit-on, se contentaient des fruits que la terre
leur donnait, du produit de la pèche, et ils
mangeaient le poisson cru ou à moitié pourri,
ainsi que quantité de barbares Africains le
parmi les peuples, qui habitent la zone tor-
tide, et qui contribue à la santé dont ils jouis-
sent ainsiqu'à leur longévité. Sans inquiétude
pour leurs subsistances, que la terre et la
mer leur odrent avec une abondance égale;
indépendants de tout assujettissement so-
cial, de toute convention réciproque ; ne
connaissant aucun des rapports néces-
saires d'autorité et d'obéissance; ces sauva-
ges peuvent être regardés comme les plus
libres des hommes, mais il s'en faut de beau-
coup quils soient les meilleurs , n'em-
ployant la force et leur industrie qu'à
s'emparer de ce qu'ils jieuvent de la pro-
priété d'autrui. Combien ils se sont écarté*
des lois de la nature ! Ce ne sont plus que de*
barbares qui ne mériteraient pas d'être mis aU'
rang des nommes, si le temps, une utile ré-
volution ne laissaient envisager pour eu.x un
font encore: ilsavaient des barques, 'des tilets avenir plus heureux, à l'époque de leur ci-
et même des armes pour se défendre de
leurs ennemis, et ils étaient assez heureux
pour qu'aucun animal féroce ou carnassier
n'eût été transporté ou n'eût passé dans
leurs terres. Cependani, ces îles ne pouvant
avoir été peuplées que par des émigrations
des anciens continents, et même des régions
de l'Asie où l'usage du feu et ses avantages
étaient bien connus, connnent leurs habi-
tants ont-ils pu en f)eidrc l'idée, ainsi que
de son utilité pour la préparation des ali-
ments?
Pour se faire une uiée d'une semblable
manière de vivre, il faudrait pouvoir se met-
tre à la place de ces peuplades sauvages ou
barbares, établies dans les plus belles régions
du globe, et les plus fertiles; concevoir les
sensations que de grands événements, que
de terribles catastrophes auxquelles quel-
ques-uns ont échappé, ont l'ait naître dans
leur âme ; l'indilférenc^ qui en a résulté
pour se procurer une existence plus heu-
reuse ; l'oubli profond des lois sociales
auxquelles leurs ancêtres étaient soumis ;
le défaut entier de police et d'union qui s'en
est suivi ; la dureté de caractère que donne
à chaque individu l'habitude de ne s'occuper
que de ses propres intérêts, sans aucune
affection pour son semblable, regardant son
bonheur comme une chose tout à fait. indif-
férente ; telles sont les causes qui ont inilué
sur le caractère, les mœurs, les usages des
naturels des îles Mariannes. Quoique situées
sous la zone torride, l'air y est très-sain, et
vilisation; le moment à désirer, où, guidé'i
par des sentiments de justice, d'ad'ection,
d'humanité, ils ne seront nlus des barbares,
mais des êtres humains dignes de quelque
commerce avec les nations policées.
Ce que l'on pourrait désirer, surtout pour
les peuplades delà mer du Sud, c'est qu'elles
apprissent à perfectionner leurs ustensile*
domestiques auxquels elles sont habituées ;.
à tirer un meilleur parti des espèces de
fours où elles font cuire leurs aliments, eu
leur donnant une forme plus commode; à
fabriquer quelques poteries qui leur man-
quent absolument ; à rechercher toutes en-
semble les jouissances d'une mutuelle indus-
trie. Mais ce serait trop exiger que de cher-
cher, dans les lieux où ils sont assemblés, des
habitations plus solides, plus commodes, et
des meubles utiles; il leur faudrait des ma-
tériaux qui leur manquent et des outils dont
ils ne connaissent pas l'usage. Un navigateur
européen qui leur conseille les aisances,
suit plutôt l'idée de ses propres besoins que
l'avantage réel de ces nations. Le climat heu-
reux sous lequel elles vivent, l'habitude et
l'éducation les mettent tellement au-dessus de
ces recherches, qu'elles ne leur paraîtraient
que des superfluites.
Cependant on peut prévoir que, relative-
ment aux îles de la mer du Sud, la paresse
et l'indifférence qui y doninnent seront
vaincues, si les navigateurs de l'Europe ont
par la suite d'autres motifs que ceux de la
les hommes y vivent longtemps. On prétend curiosité qui les a conduits jusqu'à présent,
qu'ils ont quelque ressemblance avec les
Japonais; que comme eux ils sont vindica-
tifs et fiers, mais cependant dégradés par
leur inclination pour le vol, qui a fait don-
ner aux terres qu'ils habitent le nom d'îles
des Larrons. Ils sont devenus tout à fait
sauvages et barbares ; ils vivent dans une in-
dépendance absolue, même des lois primi-
tives et les plus simples de la nature ; car
leurs mariages ne durent qu'autant ([ue les
parties sont contentes l'une de l'autre; ce-
pendant ils sont assez gais ; ils aiment pas-
•sionnément la danse, et on les voit de tous
côiés s'exercer à la course; habitude rare
et qui les déterminent à aborder plus sou-
vent sur ces côtes. Alors le naturel du pays,
apprenant par l'expérience qu'il pourra
échanger le superflu de ses denrées contre
les haches, les scies, les couteaux et autres
objets de l'industrie des Européens; lorsqu'il
connaîtra qu'à l'aide de ces outils précieux
il pourra satisfaire sa vanité, se procurer de
nouvellesjouissances, et multiplier ses fruits,
ses volailles, ses cochons, pour faire plus
d'échanges, sans préjudicier à ses propres
besoins , alors les étrangers pourront leur
livrer des vaches, des chèvres, dont la mul-
linlication augmentera, les subsistances et
1047
SAU
DlCTlUXiNAlKE DE PlllLOSOPillE.
SAU
10 48
sera la malièie d'un commerce plus consi-
dérable.
Mais ces possessions nouvelles ne change-
ront-elles pas IVïlal des choses, et, ne les re-
î^^arJora-l-on pas comme préjudiciables ii la
liberté et à ré[jçalité des individus? Nous ver-
rons dans la suite qu'ils n'ont pas souffert
lialiennnent les moyens que les Anglais
avaient fournis à Oniaï , cet insulaire (jue
Cook avait amené à Londr'cs et ensuite m-
conduit dans son île, pour avoir une habita-
tion plus solide, se faire des plantations
nouvelles, et ac()uérir par ce moyen une
distinction marquée sur les autres naturels.
En général ils se défient tous des entreprises
des Européens; ils n'ont pas soulfert qu'ils
fissent parmi eux des établissements lixes,
quoiqu'ils l'aient tenté h dilférentes repri-
ses : la manière hautaine dont les Anglais
les ont traités paraît leur avoir donné
des sentiments de défiance dont ils ne re-
viendront pas aisément. On peut dire encore
que la douceur du climat, la fertilité du sol
qui n'est que rarement contrariée par les va-
riations de température si contraires aux
récoltes des autres régions, semblent arrêter
l'industrie et la borner ; c'est au moins ce que
donne à penser i'étal où l'on a trouvé pres-
que toutes les peuplades des îles orientales
nouvellement découvertes, et où. l'on a re-
marqué quelques principes de civilisation.
Le sentiment de liberté qui semble domi-
ner dans l'homme de la nature, ou le sau-
vage, qui n'a aucune idée des avantages de
la civilisation, paraît être le motif de toutes
les guerres qu'il entreprend, et auxquelles
il est si disposé, que le plus léger sujet suffit
pour lui mettre les armes à la main. Ce n'est
donc pas l'intérêt qui détermine les hostilités
fréquentes qui ont lieu parmi les nations sau-
vages, c'est l'amour immodéré pour la liberté,
la passion de se venger de toute action qu'il
croit pouvoir lui nuue, qui brûle dans le
cœur d'un sauvage avec une telle violence,
que le besoin de la satisfaire peut être regardé
comme le caractère distinctif de l'homme
dans l'état qui précède la civilisation. Le
temps ne peut effacer dans lecœurdusau-
A-age la mémoire d'une injure reçue ; il est
rare qu'elle ne soit pas enfin expiée par l'efifu-
sion du sang de l'agresseur : cette cruelle
satisfaction semble assurerson indépendance :
mais comment concilier les idées de liberté
avec l'inquiétude continuelle où il est d'être
attaqué ? fait-il donc consister son indépen-
dance dans le droit commun de s'enlre-dé-
truire ? Dès que l'on peut l'attaquer, la sûreté
de son état est menacée : n'est-il pas asservi
par cet usage barbare, et dès lors son indé-
j)endance, qui n"est jamais assurée contre
l'attaque de son ennemi, n'a plus de réalité
que dans son idée 1 Mais si les passions ne
••aisonnent point dans l'homme civilisé, doit-
oti espérer plus de modération dans l'homme
de la nature?
Sans remonter aux premiers temps de
Sparte, d'Athènes et de Rome, où tout citoyen
était soldat ; où les guerres se succédaient
presque sans intervalle ; où la crainte de
l'esclavage, l'amour de l'indépendance a[)pfc-
laienlaux combats ; où les vertus civiques fai-
saient les héros, ne retrouvons-nous pas
ces mêmes sentiments dans la conduite de
nos ancêtres, après le siècle de Charlemagne,
lorsque les possesseurs des grands fiefs, (]ue
l'on devait regarder connue les seuls hommes
qui eussent une volonté propre et assurée
(l'avoir son (ifl'et, avaient continuellement
les armes à la main les uns contre les autres?
ils se battaient par honneur et par vengeance.
Les avantages utiles qui pouvaient revenir de
ces sortes de guerres étaient inconims ; cha-
cun des chefs avait sa propriété circonscrite
et s'en contentait. Les mœurs de ces temps
étaient encoi'e si barbares, que tout homuje
puissant était disposé à regarder son voisin
aussi puissant que lui, connue son ennemi.
On a retrouvé à peu près les anciennes
uKeurs et les mômes usages à la Nouvelle-
Zélande. Chaque famille de la partie australiî
y forme une peuplade séparée des autres ;
et toutes sont dans un état de division haLi-
tuelle. On peut dire que lesZélandaisse man-
gent les uns les autres ; non que la disette
ou les besoins urgents delà faim les forcent
à se nourrir de la chair de leurs semblables ,
dans aucun pays la chair humaine n'a été
une nourriture ordinaire ; ce n'est que la
fureur de la vengeance, l'antipathie de nation
à nation, l'affreuse persuasion que l'on ho-
nore la Divinité par des sacrifices humains,
qui ont déterminé quel(]ues nations à cet
acte de férocité et de barbarie extrêmes. En-
core les sauvages les plus cruels ne man-
gent-ils que les prisonniers qu'ils font à la
guejTC, ou ceuxqu'ils regardent connue leurs
eimemis les plus redoutables. Pourquoi le
capitaine Cook fut-il mis en pièces et dévoré
pai- les insulaires d'Owhi-hés, cjuoique natu-
rellement doux, et kien au-dessus de l'état
de barbarie ? c'est qu'ils ne virent en lui qu'un
ennemi formidable qui ne prétendait pas
moins qu'à priver leur chef de sa liberté,
peut-être môme de le mettre à mort, en l'em-
menant de force sur son vaisseau. Quel atten-
tat aurait sollicité plus vivement la vengeance
des insulaires? Le ressentiment, celle passion
si active sur le cœur de l'homme de la nature,
força cette nation, qui recevait en cor[)3 l'in-
jure faite à la personne de son chef, à en tirer
la vengeance la plus prompte et la plus com-
plète qui lui fût possible, quoiqu'elle sût bien
qu'elle avait tout à redouter des armes des
Anglais.
C'est l'exercice de ce droit naturel des sau-
vages entre eux qui n'a jamais permis que
leur population fût poilée au point où la
liberté de leur union, la force de leur consti-
tution, leur manière de vivre et de se nourrir
dans les températures les plus agréables, et
les plus saines, sur les terrains les plus fer-
tiles, doivent la faire monter.
La fureur de la vengeance a conjmencé
leur destruction et la consommera, parccî
qu'elle ne connaît point de bornes dans sa
ligueur ou dans sa durée. A quelque petit
nœnbre que soient réduites plusieurs nations
sauvages voisinesdes Etats-Unis de l'Amériaue
IfliO
SAU
septentrionale, et autrefois assez nombreuses,
elles sont toujours disposées à lever la hache
contre les nouveaux colons ; ils en massa-
crent quelques-uns qu'ils surprennent pen-
dant la nuit ; mais la représaille leur est en-
PSYCIIOLOGIE. SAU 1050
comme tels s'ils se portent h la moindre vio-
lence. Ces sauvages sont très-soui)çonneux,
et l'on a éprouvé en diverses circonstances
qu'avec l'air de l'insouciance et le désir d'o-
l)li;.;ei', ils ne s'occupaient qu'à saisirlemonient
ques sur leurs teries, de les détruire e1 de
les traiter comme des enniMuis déclarés. C'est
ce tiu'éprouva la capitaine Marion, i>aili en
core plus funeste que leur dtta(iue ne l'a été d'attaciueravec avantage les Européens déhar
aux Européens, en ce qu'elle accélère leur
totale destruction.
C'est pourquoi dans l'enfance de l'état social,
lorsque les nations barbaresformententreelles
quelque liaison pour leurs intérêts communs,
elles se proposent de restreindre le principe
de 'a vengeance, niais par des lois })lus pro-
pres h la i'oititior qu'à ia détruire. Telle fut,
dans la [)unilion de tous les crimes, la peine
du talion, où l'agresseur coujable ptnlaii
membre pour membre, vie pour vie. Quel
était ce nouvel établissement moral, sinon
une guerre autorisée de particulier à parti-
culier? ne répugnait-il pas même à la sim-
plicité de l'état primitif de la nature? Il a
semblé en quehjues occasions que le sauvage
cherchait à l'adoucir par la noblesse avec
la(|uellc il exerçait la vengeance. Un sauvage
indiL'u en ayant tué un autre, le frère du
défunt alla trouver le meurtrier; il aperçut
dans sa cabane une femme et des enfants" il
lui'demaude à qui ils sont : le meurtrier l'é-
pond (juils sont à lui, et l'Indien lui dit (jue
177^ de l'île de France pour fane des dé
couvertes dans la mer du Sud. Ayant été con-
traint de relAcher à la baie dès îles de la
Nouvelle-Zélande pour réparer les vaisseaux
de sa petite escadre, il fut surpris par les
naturels lorsqu'il s y attendait le moins ;
après avoir déjà passé trente-trois jours avec
eux en bonne intelligence, à ce qu'il cioyail,
il fut massacré avec tous les gens qui l'escor-
taient. Le capitaine Crozet, (jui commandait
le iliasca/-/», un des vaisseaux de l'escadre,
entreprit inutilement de venger la mort de
son conunnndant, il attaqua la forteresse des
Zélandais ; le feu di; la m()us{iueterie détruisit
les chefs les plus intrépides de ces barbares ;
il dissipa la troupe qu'il avait en tète ; mais
s'il neùt fait à temps une prudente retraite,
toute la nation, qui avait eu le temps de se
rassembler, l'eût massacré avec tout son étjui-
page. (Nous parlerons plus en détail de ce
puisque ses enfants étaient encore trop jeunes funeste événement quand nous traiterons do
pour se procurer leur propre subsistance l'état de guerre des sauvages.) Cet acte de
ainsi que celle de leur mère, il dill'érerait sa violence et d'autres sendjlables, dont lamé-
vengeance et le quitta. Les deux Indiens, qui moire se conserve parmi les naturels, ne per-
étaient de la mûu)e tribu, vécurent en bonne mettent pas d'espérerquejamais ils soutirent
intelligence dejiuis ce monient. Mais le fils les Européens s'établir ]»armi eux, à moins
du meurtrier ayant un jour tué un cerf à la qu'ils ne soient assez forts pour leur (lonner
chasse, l'Indien alla trouver le père et lui dé- la loi, et assez vigilants pour prévenir leurs
clara que le temps de satisfaire les mûnes de
son frère était venu, et que dès que son (ils
avait tué un cerf, il était en état de soutenir
sa famille. Le meurtrier le remercia du délai
qu'il lui avait accordé jusqu'alors, et dit qu'il
était prêt à mourir ; sa femme et ses enfants
témoignèrent en vain leur désespoir par leurs
larmes et leurs cris, il leur reprocha leur
faiblesse et dit à son fils : « Avez-vous répandu
des larmes quand vous avez tué le cerf ? si
vous l'avez vu mourir d'un œil sec, pourquoi
n'en faites-vous pas de môme envers moi qui
suis résigné à souffrir la peine à laquelle les
coutumes de notre nation me condamnent? »
En achevant ces mots, il fit signe à l'ulfensé
de frapper, et il mourut sans pousser le moin -
dre soupir. (Mercure de France, octobre
1787.)
Tels sont les usages de l'état de nature
dégradé jusqu'à la barbarie ; chaque parti-
culier s'arroge le droit de juger etde redres-
ser ses propres griefs ; et l assassinat, de tous
les crimes le plus destructif de la société,
le plus horrible, qui répugne le plus au cœur
de l'homme civilisé, non-seulement y est per-
mis, mais y devient en quelque lOrte néces-
saire et forcé ; celui qui ne se vengerait pas
serait déshonoré
Il est pi'ouvé qu'en général tous les Euro-
péens qui se présentent armés sur les terres
habitées par des sauvages, y sont regardés
comme des ennemis dangereux, et traités
tentatives.
Les navigateurs ont rencontré d'autres sau-
vages plus brutes encore, et plus cruels,
quoique d'abord il se soient montrés avec
les aj [)arences de la douceur et de la bonté.
Les Hollandais, conmiandés par Jaccjues
rilermile, abordèrent, en 1024, à îa baie de
Scapenham, quelques lieues au-dessous du
cap Ilorn, pour y faire aiguade ; ils furent
accueillis par quelques naturels qui se présen-
tèrent amicalement ; mais un orage ayant
empoché dix-neuf hommes de l'équipage do
gagner leurs chaloupes, ils furent forcés du
rester à terre ; le lendemain on ne retrouva
vivants que deux hommes des dix-neuf. Les
sauvages s'étant ap[)rochésà la nuit tombante,
en assommèrent dix-sept à coups de pierres
et de massues, ce qui leur avait été facile,
les matelots hollandais n'ayant point pris
d armes avec eux : cependant aucun des
Hollandais n'avait fait de tort ni d'insulte à
ces barbares ; on ne retrouva plus sur le
rivage que cinq corps coupés par quartier,
ou horriblement mutilés: les sauvages avaient
déjà enlevé les autres pour les manger. On
n'envoya plus de chaloupes à l'eau qu'il n'y
eût sur chacune huit ou dix soldats armés
pour leur défense; mais ces [)récautions fuient
inutiles : les sauvages ne [jarurenlplus. Celte
scène atroce se passa sur le 5r degré de lati-
tude australe ; et quoique l'on fût alors au
mois do février ou à la lin de l'été de ce cli-
1051
SAU
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
SAU
icr.2
mat, lo froid était très-vif, ce qui annonce
que la température en est constamment rigou-
reuse.
Ces naturels font partie de la terre de Feu,
séparée de l'extrémité méridionale de l'Amé-
rique par le détroitdeMagellan.Ilparaîtiqu'ils
ont quelque société entre eux et que des inté-
rêts communs les réunissent lorsqu'il en est
besoin. Leurs usages ressemblent à ceux de
toutes les autres nations sauvages et barbares,
aux différences près que peuvent y mettre la
température du climat el le plus ou le moins
de fertilité du sol qu'ils habit.mt. Ceux-ci ne
paraissent que pécheurs et chasseurs. Il sont
de la taille ordinaire aux Européens, forts
et bien constitués. Ils naissent blancs ; mais
aussitôt qu'ils ont pris leur accroisement, ils
se frottent le corps d'une terre rouge qu'ils
mêlent avec d'autres couleurs : on en voit qui
ont les bras, le visa;.^e, les mains et les jambes
peints en rouge, et le reste du corps blanc,
tacheté de différentes couleurs à peu près
comme la peau d'un tigre : il y en a qui sont
peints en rouge d'un côté et blanchis de
l'autre. Leurs cheveux longs, noirs et épais,
contribuent à leur donner une |)hysionomie
hideuse ; leurs dents sont aiguës el'lranchan-
les ; ils sont nus pour la plupart: les autres
portent sur leurs épaules une peau de chien
marin qui ne peut les garantir du froid
piquant auquel ils sont sans cesse exposés.
Les femmiis, peintes comme les hommes, sont
également nues; elles ont pour parures des
colliers de ditférents coquillages de terre ou de
mer ; elles se couvrent les parties naturelles
avec une espèce de tnblier d'herbes grossières
tissues CRsemble ; elles sont assez bien fai-
tes, fortement consliluées, et il en est parmi
elles Iqui joignent à la beauté des formes une
figure très-agréable, quoiqu'un peu rude et
farouche.
Les huttes ou habitations de ces sauvages
sont formées de branches d'arbres enduites
de terre par le dehors, arrondies parle bas,
et se terminent en pointe parle haut, où ils
laissent une petite ouverture pour donner
issue à la fumée. Ils creusent le terrain en
dedans, de deux ou trois pieds, sans doute
afin que la chaleur s'y concentre. Ils n'ont
pas d'autres meubles crue quelques corbeilles
grossièrement travaillées, où ils tiennent
leurs instruments pour la pêche, des lignes,
des hameçons de pierre assez artislement
travaillés : ils sont toujours armés, les uns
d'arcs et de flèches à l'extrémité desquelles
sont des harpons de pierre ; d'autres portent
de longs javelots avec un os tranchant à l'ex-
trémité, et garnis de crochets rentrants afin
qu'ils tiennent plus ferme dans les membres
de l'ennemi qu'ils ont percé, d'autres ont
des massues, des frondes et des couteaux de
pierres aiguisées. Ils sont toujours en armes,
parce qu'ils sont dans un état de guerre habi-
tuelle avec d'autres peuplades peu éloignées,
dont les unes se peignent en entier de noir,
d'autres, de rouge. Ces couleurs leur tiennent
lieu d'uniforme, qui les distinguent les uns
des autres et leur servent à se reconnaître dans
les combats.
Les inclinations de ces sauvages, autant
qu'on a pu les reconnaître, se conservent
(ians le même degré de brutalité. Ceux que
l'escadre de Cuok a observés en 1777, plus de
cent cinquante ans après Jacques l'Hermite,
<( peu près dans ces mômes parages, sont
aussi grossiers qu'ils l'étaient alors : il n'ont
l)as commis les mômes atrocités, parce qu'ils
n'en ont pas trouvé les mômes occasions ;
mais leurs habitudes, leurs vêtements, leurs
habitations, leurs exercices sont les mêmes.
Les sons horribles qu'ils fontentendre ressem-
blent moins à une langue humaine qu'aux
cris étouifés des animaux sauvages, qui éprou-
vent sans cesse dans les déserts le tourment
de la faim. Leur air, leur laideur, leur conte-
nance antioncent leur misère habituelle ; en
un mot, la nature humaine dans ces cantons
est dans un état de grossièreté, d'avilissement
qui les rapproche beaucoup des bêtes les
plus féroces. Les naturels ont massacré les
Européens qu'ils ont pu surprendre, ils ont
encore dévoré leur chair crue et sanglante
Malgré cette grossièreté si rebutante, ils
ont tous les vices les plus redoutables à la so-
ciété, môme h l'humanité ; ils sont méchants,
rusés, fourbes : au premier abord, ils se
montrent simples, indiiférentis et assez por-
tés à se rendre utiles aux étrangers, quoi-
qu'ils ne soient occupés que des moyens de
les surprendre et de les attaquer avec avan-
tage, les dépouiller ensuite et les dévorer. On
doit toujours, malgré leurs signes d'amitié,
se méfier d'eux , se tenir sur ses gardes , ne
se présenter qu'armés et en nombre sufïisant
pour leur en imposer, et surtout ne pas s'a-
vancer trop imprudemment daris les terres
qu'ils habitent. Combien de navigateurs eu-
ropéens, surpris dans ces climats inconnus,
ont été massacrés pour avoir eu trop de con-
fiance en leurs moyens de défense! Ces sau-
vages une fois irrités bravent la mort avec
une assurance qui leur est particulière ; en
vain les armes meurtrières de l'Europe le&
renversent morts les uns sur les autres; le
désir de la vengeance, la plus ardente de leurs
passions, ferme les yeux sur le danger. Us
avancent avec, intrépidité sur leurs ennemis,
et parviennent enfin à les massacrer, parce
que le nombre l'emporte toujours sur la
valeur et même sur l'effet le plus actif des
armes à feu.
Il serait difficile d'assigner le temps auquel
les tristes climats dont nous venons de par-
ler ont commencé d'être habités ; il paraît
très-vraisemblable que la rigueur de la tem-
pérature y a conservé la férocité des mœurs,
la grossièreté des habitudes, et a communi-
qué aux naturels une insensibilité physique
qui leur fait braver impunément les intempé-
ries continuelles auxquelles ils sont exposés :
il est probable qu'on ne les connaîtra jamaiî'
assez pour savoir jusqu'à quel terme s'étend
la durée de leur vie. Accoutumés aune nour-
riture uniforme, qui peut être saine pour
eux, à cette frugalité que la rareté des subsis-
tances rend nécessaire, ne se livrant à d'au-
tres excès d'intempérance qu'à la suite \k
leurs guerres, lorsqu'ils dévorent les mem-
1053
SAU
PSYCHOLOGIE.
SAU
10:4
bres palpitants de leurs ennemis vaincus, on
pHut présutner qu'ils poussent leur carrière
aussi loin que les sauvages (|ui vivent sous
des climats plus fortunés, (juoiqu'ils nous
paraissent accablés sous le })(»ids dune misère
continuelle el véiilable. Ce qui surprend,
c'est l'état habituel de guerre où ces peupla-
des si peu nombreuses sont avec leurs voi-
sins, et celte animosité qui les porte à s'en-
tre-détruire, au point que leur population
diminue sensiblement, et finit par s'anéan-
les connaître. C'est une lumière qui les éclaire
et les empêche de s'écarter de la route
qu'ils sont obligés de suivre.
Revenons à nos sauvages; on a des exem-
ples remarquables de la force de la coutume
dans les Iroquois, les Illinois, et d'autres na-
tions de l'Amérique que l'on regarde comme
sauvages. On ne connaît point d'espèces
d'hommes moins passionnés pour les fem-
mes, ni moins sujets aux transports exté-
rieurs de la colère; ils sont très-patients, ce
tir, ainsi qu'il est arrivé à plusieurs petites que l'on peut regarder comme l'eflet de leur in-
nations plus connues de l'Amérique septen-
trionale
On parviendra difTicilemenl à leur donner
des mœurs plus douces, et h leur inspirer
des sentiments d'humanité (pii les rappro-
chent les unes des autres, afin de leur faire
adopter les premiers principes de la civilisa-
tion. Quelle idée peut-on se faire de cette
espèce d'hommes livrés aux seules impulsions
de la nature, dégradée jusqu'à la barbarie la
plus grossière? Comment avoir imaginé l'é-
tal le plus parfait et le plus heureux de l'hu-
manité dans la satisfaction des désirs les
plus brutes, ceux qui portent à s'assurer une
subsistance journalière, la jouissance d'une
femelle, et dans une si grande indé|)cndance,
que l'on ne se croit obligé à aucun de-
voir à l'égard de ses semblables? Une telle
liberté est-elle au dessus de celle dont jouis-
sent un ours ou un sanglier I
Telle est en général la barbarie des sauva-
ges, ou plutôt celle disposition de l'esprit qui
fait que l'on ne se gouverne point par la rai-
son, mais par passion ou par coutume ; dis-
position qui est si naturelle à l'homme que
sensibilité physique et morale. Ils sont équi-
tables les uns à l'égard des autres, génércmx
et hospitaliers. Avec toutes ces qualités mo-
rales, on n'a pu faire naître dans leur âme
des senliments religieux, ni leur faire adopter
le culte des chrétiens. Ce n'est pas qu'ils
manquent d'intelligence et de raisonnement
par rapport aux objets dont la nation s'occupe
babituellemenl ; mais ils sont incapables
de nouvelles idées : ils écoulent sans rien
comprendre ; soit défaut d'inlelligence, soit
paresse, ils se monti-ent toujours ignorants ;
ils reviennent toujours h leurs habitudes
malgré toutes leurs promesses
Les premiers Français (]ui s'établirent dans
la Louisiane, furent étonnés de la conduite,
des senliments, et de l'union de ces sauva-
ges entre eux. Tout était conmiun ; le produit
de la chasse el de la pêche se partageait ;
les fruits des arbres, des forêts leur appar-
tenaient également ; ils n'avaient ainsi jamais
de disputes entre eux pour les droits de la
propriété, et ils vivaient à cet égard comme
ime famille bien unie : c'est ainsi qu'ils se
[ircsenlôreul aux Européens : mais on sut
la générosité et l'ignorance rapprochent de bientôt que si quelque autre nation venait les
troubler dans la jouissance de ces biens
(ju'ils s'étaient appropriés ; que si l'on venait
chasser dans les forêts dont ils se regardaient
comme propriétaires; s'ils étaient instruits,
si même ils soupçonnaient cpic l'on eilt des-
sein d'entreprendre sur leurs propriétés ou
sur leur vie, c'est alors que leur inclinali
dont ils ne se forment une idée que d'après naturelle pour la vengeance devenait une pas
la puissance et le crédit qu'ils attribuent aux sion ardenle qui les dévorait Jusqu'à c
l'état primitif, que l'on en trouve des vesti
ges très-sensibles dans plusieurs habitants de
la camj)agne, ceux surtout qui s'occupent de
l'éducation du bétail, dans les pays couverts
de forêts éloignées des villes. Sans la police
générale à lai:iuelle ils sont soumis, les impôts
qui les forcent à reconnaître un souverain
on
individus qui exercent parmi eux des fonc-
tions publiques, ou se font remarquer par
leur richesse ou leur industrie : sans l'usage
où ils sont de se rassembler à des jours mar-
qués pour l'exercice d'un culte quelconque,
la terreur que les ministres de la religion
jusqu à ce
qu'elle se fût assouvie dans le sang de ceux
qu'ils croyaient avoir à redouter. C'est ainsi
(ju'ils attaquèrent , à différentes fois , les
Français par surprise, qu'ils en massacrèrent
plusieurs, et que, consultant moins leurs
forces que leur fureur, ils ne quittèrent point
lâchent d'inspirer à ceux qui jie les remplis- leprojetqu'ilsavaient formé.deles|poignarder,
sent pas, ou qui violent les droits de la socié- môme au risque d'être eux-mêmes détruits,
té : sans ces idées religieuses qui prennent Telles sont toutes ces peuplades sauvages :
un si grand ascendant sur les esprits, qu'elles ou elles s'anéantissent les unes les autres par
seules peuvent adoucir les caractères les leurs guerres continuelles, ou elles succom-
plus farouches et les plus emportés ; on les
verrait, pour la plus grande partie, montrer
les mêmtis dispositions que les sauvages dont
nous nous occupons : il faut avoir observé les
bonnes gens des campagnes, avoir pénétré
dans leurs pensées, pour se former une idée
juste de leur moralité.
Te^ est l'effet général des vrais principes de
la civilisation ; une fois établis, ils deviennent
la règle commune des actions et des sen-
timents de ceux mômes qui s'y soumettent sans
bent sous les efforts des nations policées qui
s'établissent dans les terres voisines de leurs
habitations. En vain on fait des traités avec
elles, et l'on croit dormir en paix à la faveur
de ces traités ; un chef mécontent assemble
les principaux de sa nation, court chez les
voisines, les endamrae du désir de la ven-
geance; tous ensemble ils lèvent la hache et
se préparent à quelque expéditioij secrète qui
don s'exécuter dans les ténèbres de la nuit ;
n'en restât-il que cinquante, ils conserve-
1055
SAU
DICTTONNATRE DE PHILOSOPHIE.
SAU
I05r>
raient encore la môme ardeur pour se ven-
y;er; parce (]u'il leui'sudil d'avoir surpris pen-
dant l'obscurité ([uelques colons écartés, de
les avoir massacrés avec leurs familles, de s'é-
chapper par une prompte fuite, pour être sa-
tisfaits et se regarder connue fort au-dessus
des Européens. Tel est l'orgueil de l'homme
sauvage et barbare : aussi pou réiléchi qu'un
enfant, il se livr<3 à toute l'impétuosité de
ses passions sans en prévoir les funestes con-
sé(jueiices.'
Qu'il est donc absurde de chercher parmi
ces nations grossières des héros, des hommes
vertueux, dignes d'être proposés pour mo-
dèle de perfection ; tandis que, bien exami-
nées, elles ne présentent que des êtres d'une
stupidité tranfjuilîe, emportés et furieux!
l'occasion seule décide de l'alternative. Leur
ignorance, la grossi.'^reté de leurs usages
avaient donné lesjiréventions les plus favora-
bles sur la simplicité de leur cœur et la fran-
chise de leur caractère. Tout avait paru éton-
nant dans les mœurs de ces hommes nou-
veaux; les relations des voyageurs intéres-
saient, et c'est d'après leur récit qu'un hom-
me singulier (J.-J. Rousseau) a fait servir le
génie de l'éloquence à représenter la manière
de vivre du sauvage comme seule digne
de l'homme raisonnable et vertueux.
Rien n'apprend mieux combien le sauvage
est au-dessous de l'homme civilisé que
les soins inutiles que les Anglais se sont don-
nés pour adoucir les raœ'urs des peuplades
voisines de leurs établissements, et les réunir
s'il était possible à leur société. On a re-
connu que la crainte de la supériorité des
Européens les rendait souples en apiiarence,
lors(iu'ils espéraient trouver des moyens fa-
ciles de se venger : mais alors ils n'étaient
que fourbes : une fois irrités, ce sont des
ennemis irréconciliables contre lesquels il
faut toujours être en garde : ils se sont mon-
trés les mêmes dans tous les climats, dans
les îles délicieuses de la mer du Sud, ainsi
({u'à la terre de Feu et aux extrémités les
])lus reculées du nouveau continent
Ces opinions, ces coutumes singulières et
bizarres qui mettent tant de variétés dans
l'existence morale de ces peuplades, prou-
vent qu'elles se sont formées par autant de
familles séparées qui ont adopté des préjugés
qu'elles ont conservés avec soin et qui sont
devenus la règle de leur conduite. Et c'est
moins la raison naturelle de l'homme qui les
a fait naître, que le désir de se distinguer des
autres. La vanité, l'apanage ordinaire de
l'ignorance, a d'abord obscurci la raison du
sauvage, et l'a ensuite corrompu. Si les uns
en ont plus abusé que les autres, et ont
adopté des usages plus opposés au bien gé-
néral de l'humanité, on peut en attribuer les
causes à la position où ils se sont trouvés
sur le globe, au plus ou moins de facilité de
subvenir aux besoins de première nécessité.
Mais par quels moyens se sont conservés
les préjugés, les opinions nationalesl par la
tradition, l'impression que font sur l'esprit
des enfants l'autorité des pères, les principes
d'une éducation superstitieuse, l'habitude et
surtout le pouvoir de l'exemple. Ces princi-
pes une fois gravés dans le cœur ne peuvent
être effacés. C'est par le même canal que se
transmettent également les vérités et les er-
reurs, et qu'elles deviennent règles de con-
duite. Nos .sauvages ignorants et crédules, et
tous assez vains, jugent moins des choses par
l'impression qu'elles font sur leur esprit, que
par celle qu'elles font sur l'esprit des autres,
ils sont témoins de l'avide attention que l'on
accorde aux récits de leurs anciens ; de la
considération dont ils jouissent; et ils aspi-
rent à devenir h leur towr, sinon les maîtres
et les chefs, du moins les instituteurs de leurs
semblables. Si, dans toutes les sociétés les
mieux civilisées, la manière, le ton dont on
parle des différents o'ojetsqui en intéressent
les membres, ajoutent tant à ce qu'ils ont de
réel, combien cet effet doit-il être plus fort,
plus constant sur des nations ignorantes,
grossiè.'-es, paresseuses, aussi boi'nées dans
leurs idées que leurs conceptions sont
étroites! Il ne faut donc pas être surpris
qu'ils défendent leurs préjugés au péril même
de leur vie, et que la différence qui s'y
trouve de nation à nation établisse d'ordi-
naire parmi elles des aversions insurmonta-
bles et des sources de guerres qui ne se ter-
minent que par la destruction des unes ou
des autres, ou qui en occasionnent la dis-
per5ion,de manière que quand elles ne sont
pas totalement anéanties, elles sont forcées
de chercher des établissements plus tranquil-
les dans des régions désertes, oii elles de-
viennent la tige d'une nouvelle nation, que
la nécessité des. circonstances contraint sou-
vent d'adopter d'autres usages....
L'homme civilisé capable de réfléchir et
d'observer ne peut voir sans étonnement
cette multitude de i^etits peu])les répandus
dans toutes les parties de la terre, que l'on
regarde comme sauvages parce qu'ils existent
encore tels que leurs premiers ancêtres sont
sortis des mains de la nature (287j, ou lels
qu'ils y sont retombés après avoir éprouvé
quelques-unes de ces grandes révolutions
qui entraînent à leur suite un désordre, une
confusion qui ne laissent d'autres ressources
à ceux qui y échappent, que celles que la
nature offre au reste des animaux; cette
manière de vivre que la nécessité les force
d'adopter, et à laquelle ils s'habituent, à
mesure que les qualités distinctives de l'hom-
me s'altèrent en eux.
Etant bientôt arrivés aux moyens de satis-
faire les besoins de nécessité première, très-
peu sont allés plus loin: [iresque tous ceux
que l'on connaît n'éfjrouvenl de sensation^
vives que de la ]iart des objets qui ont un
rapport immédiat avec ces besoins ; les goûts,
les passions qu'ils font naître, tout ce qui n'y
a point de rapport n'est ni vu ni senti, il n'iai
(i87) Ou rcconiiaîi ici sur notre auiciir riiiflucace des llicorics du xvni* siècle sur roriginc de
la société.
105-;
SAU
rSYCIlULOGlE.
ivste aucun vestige dans leur imagination ou
leur souvenir.
Réunis par le liasard, ils jouissent enconi-
num des liiens que leur ollVe la nature ; ils
n'iuîaginent pas que leur industrie puisse en
augmenter la fécondité ; ils s'en tiennent aux
rapports les plus simples que les etVets de la
nature ont ûvec leur manière d'exister. Us
les ont vus connue ils se présentaient à eus
sans remonter à leurs causes, llien de ce qui
les environne ne les sur[)rend, rien ne [leut
l\'S porter à réfléchir, Us paraissent incapa-
]t\e^ de s'occuper des relations (jui peuvent
exister entre eux et leurs semblables, la nature
et ses productions, leur intérêt particulier et
rintéi'èt général.
Environnés de la repj'oducliou des êtres et
des merveilles de la nature, qui, dans ces heu-
reux climals, «;c présentent sans cesse avec
toute leur magnilicence, ils les voient indif-
féremment, parce qu'elles paraissent toujours
avL'c la même régularité. Leurs yeux y sont
accoutumés, leur entendement s'en occupe
l)eu. Ce qu'ils voient existait sans doute avant
eux ; ils ne doutent pas qu'il n'existe de
même après: la joui.^sance du moment est
tout ce qui les intéresse et les occupe. Le
sauvage est un être qui demeure dans une
enfance perpétuelle, et (jui n'en sorlihiitpas
si on n'excitait en lui des devoirs qui con-
tribuent à l'en tirer. Que penser de l'espèce
de société'que quelques-uns paraissent for-
mer entre eux, puisqu'elle ne les conduit à
aucune découverte, à aucune enlre})ri.':e ca-
j)able d'améliorer leur sort? Uéunis en ap|)a-
rence, ils sont isolés dans le fait: dès qu'ils
ont de quoi satisfaire les premiers besoins
ils ne cherchent rien, ils ne désirent riiMi ;
mais si, lorsque la faim les presse ou si quel-
que danger les menace, ils ont le bcjfiheur
de se soustraire à leur funeste inlluence, ils
ne songent plus à l'avenir, et on ne les voit
rien imaginer, rien prévoit, lien opposer
aux calamités futures.
Si le sauvage regarde en arrière, pour con-
sidérer son origine, ce qui est fort rare, il
s'en tient à quelques traditions absurdes qui
lui ont été transmises par ses ancêtres.
Le guerrier le plus fameux, ou leclief le plus
accrédité, s'est-il jamais occupé de l'in-
tluence que ses actions auraient sur la pos-
térité, et le jugement que ses nationaux
porteraient de lui lorsqu'd n'existerait [)lus?
I! est incapable de porter ses vues aussi loin :
il marche et combat pour vaincre et se ven-
ger; mais il paraît indillérent sur le succès
de son entreprise; il n'est jamais troublé par
la crainte d'une défaite, et de la mort cruelle
qui la suit: blessé, il tombe sans se plain-
dre ; captif, il contemple son ennemi d'un
air eflaré ; sur le lit de douleur, au moment
de son supplice il paraît inditterent. S'il est
vengé, il célèbre alors uiême par des chants
l'acte heureux de la vengeance; s'il ne lest
pas, il espère que ses compatriotes vengeront
sa mort ; cette idée !ut sullit, il meurt con-
tent et satisfait-
Tel est en général l'homme de la nature,
môme réuni à ses semblables, et formant
SAU 1058
nelite société. Tels sont les
avec eux une
naturels de la Nouvelle-Zélande, des îles qui
les avoisinent, de ces ditférentes peuplades
assez nombreuses (]ui habitent les îles orien-
tales de la mer du Sud : on reconnaît en eux
les mœurs et les habitudes de tous les hom-
mes de la nature à la naissance des sociétés.
La plupart de ces grandes îles doivent
être habitées depuis longtemj)S. Sous un cli-
mat heureux, sur un sol fécond, n'ayant rien
à redouter des ravages, des inondations et de
la fureur des volcans, dans une température
qui répond h celle des régions de l'Asie les
l)lus anciennement peuplées et les plus fer-
tiles , on est étonné de trouver des honuîies
qui aient fait aussi peu d'elforts pour s'ins-
truire, [)Our répondre aux invitations de la
nature la plus riche, multiplier ses produc-
tions spontanées et les perfectionner. Ils sont
encore pour la plupart dans l'état de confu-
sion o\ï dut les jeter la grande révolution
qui les a séparés du continent. S'ils avaient
alors quelques germes de connaissance ou
d'industrie, ils ont été tellement négligés,
dans les premiers temps qui oi)t suivi cette
révolution, (ju'ils en ont perdu tout souvenir,
tout usage. Us se sont contentés du néces-
saire le plus indispensable, tel que le pré-
sentait un sol (|ui avait cons(M'vé toute sa
fertilité première. Une température douce
et constamment égale, un ciel ])resi|ue tou-
jours serein, nexigeaient ni vêtements ni
habitations. Le premier arbre mettait à l'abri
de l'ardeur du soleil ; quelques branches
entrelacées garantissaient de l'incommodité
de la pluie ou de l'impétuosité des vents. La
j)luparl di^. ces peu|iles ont conservé ces habi-
tudes qui n'exigent ni soins ni travaux. La
perfection de l'industrie fut })our eux de
construire des pirogues et quelques instru-
ments qui leur procuraient plus aisément les
subsistances que la mer renferme dans ses
eaux. Il leur aurait été facile de multiplier les
volailles et les cochons, qui se font à tous les
cliinats, et qu'il est si aisé de nourrir. Les
familles privilégiées ont eu seules l'avantage
den concevoir l'idée : le gros de la nation
laisse en friche quantité de terrains ([ui n'at-
tendent (jue la main de l'homme cl son plus
léger travail pour donner en plus grande
abondance d'excellents fruits, des racines suc-
culentes. Les oiseaux et les quadrupèdes qui
seraient pour lui une source de jouissances
et de richesses, languissent dans les hameaux
ou vivent comme les lauves errants et délais-
sés. Tant il est vrai que moins l'homme
entreprend, moins il fait et moins il jouit...
Telle est la foi-ce de l'habitude chez f)resque
tous les peuples nouvellement découverts
entre les tropiques. Aucun d'eux n'est par-
venu à quelque art, à quelque police remar-
quable : ils ont toujours été guidés par
l'mstincl de la nature et par la coutume.
Celte siQi[)licité d'existence sociale les a fait
regarder avec quelque raison par les Euro-
péens comme de vrais sauvages ; et comment
auiaienl-ils pu songer à améUorer leur exis-
tence, à des lois sociales, à la perfection des
arts? Us ont rarement senti l'aiguillon des
1059
SAU
DICTIONNAIRE DE niILOSOPIIIE.
SAU
lOGO
besoins ou de la nécessité ; ils n'ont niômo
ni biens ni possessions parliculières; la terre
qu'ils habitent est h tous, et les bienfaits de
la nature sont à leurs yeux la propriété com-
mune. Là où les biens sont en commun, il est
peu nécessaire de recourir à la force des lois,
a la vigilance d'une police, à l'intelligence
des chefs, au conseil des vieillards.
Si l'on considère encore à présent les na-
turels de la plupart de ces îles, ils sont pres-
çiue tous plongés dans les ténèbres d'une
ignorance si profonde qu'ils semblent exclus
de la jouissance des prérogatives qui élèvent
l'homme au-dessus du reste des animaux.
Dans les lies de la Société et celles qui les
avoisinent, situées sous le môme climat, les
naturels, avec une apparence de civilisation
et quelques dislinelioiis de rangs, sont telle-
ment livrés à l'instinct brutal qui les porte à
satisfaire leurs appétits, que les chefs même
de la nation ne semblent élevés au-dessus
des autres que pour s'y livrer avec moins de
retenue.
Chez d'autres insulaires, la grossièreté,
suite de l'ignorance et de l'oubli des devoirs,
a relâché parmi eux tous les liens de la
.vociété ; les mœurs sont dégénérées en habi-
tudes qui leur ins[)irent la défiance des uns
des autres, les retiennent dans cet étal habi-
tuel de guerres barbares, ou plutôt de féro-
cité réciproque qui ne s'assouvit que dans le
saag et en dévorant les membres palpitants
de leurs semblables, qu'ils regardent comme
leurs enneiuis. Cette fureur d'une peuplade
contre une autre se perpétue de race en
race ; et les naturels d'une île qui se sont
une fois armés contre une autre, de temps en
temps renouvellent leurs expéditions meur-
trières, les vaincus pour se venger, les vain-
queurs par ostentation, et pour faire preuve
de bravoure ou d'une assurance, l'annonce
ordinaire de la victoire.
Car ce n'est pas pour conquérir que ces
sauvages se font la guerre, les vainqueurs et
les vaincus se retirent également chez eux
après le combat : tout l'avantage est de rap-
porter le corps des chefs vaincus, et d'en
faire un horrible festin, ainsi que nous le
dirons ailleurs, en parlant de l'état habituel
de guerre de ces nations que ces actes hor-
ribles doivent nous faire regarder comme
barbares.
Tels sont les hommes dans l'état de nature,
sans principes d'éducation ou de morale, la
plupart réduits à une vie solitaire et sauvage,
uniquement occupés à satisfaire ce qu'exige
d'eux l'instiact de leur conservation et de
leur reproduction; ils n'otlrent, au lieu de
ces qualités distinclives et sociales attachées
h la nature cultivée, que des êtres au-des-
sous même des bêles fauves qu'ils poursui-
vent; fidèles aux lois inspirées par la nature,
tandis que l'homme social les foule tous les
jours aux pieds, et méprise ses saintes lois.
Qu'elle est belle la nature cultivée ! Mais peut-
on lui opposer la nature agreste, même dans
les îles de la mer du Sud, malgré les beaux
sites, les arbustes multipliés, les forêts, les
t>lazites variées, doux objets de l'enchante-
ment du navigateur fatigué, dans ces contrées
nouvelles où il croit trouver une nouvelle vie
et le soulagement de ses maux ? Ces pays
sauvages ne doivent-ils pas le céder encore
à la beauté, la fertilité, les ornements, la va-
riété et l'utilité de ceux dont la culture est
due aux bras de Ihomme industrieux et ci-
vilisé? L'état de ces terres naturellement si
fécondes et le peu d'avantage qu'en retirent
les naturels, annoncent leur paresse et leur
peu d'énergie. A peine s'aperçoit-on que
leurs mains aient fait quelque impression sur
des sols si fertiles : ils jouissent sans édifier;
ils détruisent sans renouveler ; ils rendraient
stérile, s'il était possible, la terre qui les
nourrit, sans prendre la moindre peine pour
en conserver les richesses ou les multiplier.
Ils semblent même avoir une sorte d'aversion
pour toute espèce d'industrie : on en peut
juger par l'aveugle brutalité avec laquelle ils
se sont plu à culbuter, à détruire les jardins
que les Anglais avaient formés dans les dif-
férentes stations qu'ils ont faites sur ces îles,
où ils avaient semé de bonnes graines qui
auraient merveilleusement profité et auraient
augmenté leurs jouissances. Ils ont détruit
par une méchanceté marquée une habita-
tion que l'on avait construite à l'un d'eux, à
cet Omai qui avait fait le voyage des îles de
la Société en Angleterre, et que le capitaine
Cook avait ramené dans sa patrie. Est-ce
jalousie, est-ce antipathie pour les usages de
l'Europe qui les a portés à ces excès? Ne
pourrait-on pas plutôt présumer que c'est la
slupide méchanceté de l'homme sauvage, tou-
jours enfant, qui ne se plaît qu'à détruire ?
11 est vrai que cette manière de vivre qui
nous paraît si méprisable tient beaucoup à
la douce température du climat dans ces
îles. Toujours dans finaction, s'ils abandon-
nent cet état, c'est pour combattre leurs en-
nemis , c'est pour chercher la vengeance
avec une fureur aveugle, avec une confiance
inconcevable, comme s'ils étaient assurés de
la victoire : ils ne sont occupés que de la
cruelle satisfaction de détruire leurs ennemis.
Mais dès que leur vengeance est assouvie,
ils retournent à leur inaction ordinaire ; et
ces guerriers si féroces viennent jouir, dans
une indolence dont il est diilicile de se faire
une idée, des avantages de leur état, qui
consistent à satisfaire leurs appétits brutaux,
sans imaginer une manière plus convenable
à la destination de l'homme. On a vu parmi
les chefs de la nation, certains individus pas-
ser les jours nonchalamment couchés sur
une natte dans leurs cabanes, livrés aux soins
de quelques domestiques qui leur remplis-
saient sans cesse la bouche des meilleurs ali-
ments du pays; car ils dédaignaient même de
faire usage de leurs mains ; ils ne prenaienl
aucun autre exercice, et bientôt leur embon-
point devenait si considérable, qu'il ne leur
était pas possible de se remuer et de se sou-
tenir sur leurs jambes : on a prétendu que
c'est à cette pratique, dictée par la noncha-
lance et la paresse, qu'ils doivent cette taille
énorme, prérogative qui les distingue parmi
leurs égaux et parmi leurs sujets
lOGl
SAU
PSYCHOLOGIE.
SAU
10C2
Supposons qu'à force de soins et d'atten- sent le ramener à l'instruclion qu'on lui pi é-
tions on parvienne à répandre quelque lu- sente, ce n'est que pour le moment; rendu
raière, quelque ordre sur les notions obscures à lui-môme, ses préjugés reprerment tout leur
et confuses que les sauvages ont des choses,
chacun dans les climats qu'ils habitent , et
sans trop les écarter d'abord du genre de vie
qu'ils ont adopté, ne sera-t-on pas sans cesse
arrêté par des idées chimériques, des préju-
gés souvent monstrueux, quoique nationaux,
dont l'origine ne sera pas môme connue ni
soupçonnée de ceux qui les ont reçus ?
empire. Si quelque nouveau phénomène de
la nature intrigue son esprit l)orné et pré-
somptueux, les idées obscures de magie, de
sortilège, de forces surnaturelles, de préjugés
sinisiros se réveillent et l'enlrainent malgré
lui ; tels furent et seront toujours les etfets
de l'ignorance et du préjugé chez les peuples
même civilisés. ]l v a moins de deux siècles
S'il est diflicile et comme impossible de que les aurores boréales étaient pour le peu-
concevoir et de suivre dans l'humme civilisé pie de l'Euiope un sujet de terreur générale,
la succession momentanée, rapide et insen- Une multitude d'exemples (jui se lenou-
sibledes idées mal conçues et mal combinées velleront encore dans la suite de cette histoire,
auxquelles il se laisse aller, comment y réus- ne nous permettent plus de douter que les
sira-t-on dans l'homme de la nature? Les préjugés locaux, les notions vulgaires géné-
sauvages ont quelques notions obscures que ralement admises et fortement enracuiées,
]a maturité de l'âge et le concours des événe- ne roidissent l'entendement du sauvage au
ments éclaircissent peu. Si l'on parvient à point de le rendre tout à fait inhabile à goûter
dissiper en partie les nuages dont leur ima- une façon de penser différente de la sienne,
gination est otlusquée, il y reste tant d'ombres, Cependant ces en eurs ne conservent pas la
tant d'incertitudes et de faux préjugés, que même forme ; elles sont sujettes à mille va-
Von perd presque toujours sa peine h les ins- nations relatives au sol, h la manière de vivre,
Iruire. En vain on a voulu régler l'imagina- à la températuie du climat, aux mœurs so-
tion des Hurons et des Iroquois , nations ciales et aux dispositions de l'esprit di- chaque
autrefois nombreuses de l'Amérique septen- peuplade ; elles leur donnent des impulsions
trionale; ils ont toujours confondu les idées dillérentes qui font qu'elles se ressemblent
religieuses qu'on tAchait de leur donner avec peu
.eurs notions originelles. Comme c'est de la différence des lempéra-
« Les Espagnols entretiennent à Monterey, tures que dépend la })lus ou moins grande
dans la partie septentrionale de la Californie, énergie de la nature, l'accroissement, le dé-
ucc petite garnison qui n a pour ODjet prin
cipal que de protéger les missionnaires ré-
pandus le long de cette côte, qui font tous
leurs efforts pour convertir et civiliser les
Ifidiens de ce pays. Les naturels dispersés
dans les campagnes des environs , paraissent
doux et tianquilles ; mais le village qui est
autour de la maison de la Mission n'est habité
que par un tas de paresseux qui viennent se
laire baptiser pour avoir de quoi manger.
Ils vivent misérablement dans la paresse la
plus profonde, mais ils font la prière le ma-
lin et le soir. Les sauvages qui habitent plus
souvent dans les terres sont méchants, assez
braves et même aguerris ; il n'y a que cinq
ou six ans (ju^ils tuèrent quatre-vingts Es-
pagnols, tirent quarante prisonniers , qu'ils
mangèrent, ainsi que le missionnaire qui était
de l'-ïpédition (288). »
veloppement , la production même de tous
les êtres organisés, ne sont que des effets
particuliers de cette cause générale. Si la for-
mation et la disposition des organes exté-
rieurs et des forces gissantes intérieures
n'étaient pas adaptées particulièrement à
chaque espèce d'animaux, quelque |)énétrant
(jue fût leur entendement, quelque industrieux
que fussent leurs ell'orts, jamais ils ne par-
viendraient ni à s'entretenir, ni à se conser-
ver. Tout ce qui concerne le mécanisme,
jusqu'à la moindre partie , doit être formé
scion la température de l'air de tel ou tel
climat, d'après les aliments dont on se nourrit,
et combiné en même temps avec l'instinct
industrieux qui porte chaque espèce animale
à satisfaire ses besoins.
Mais comme il y a une distance infinie en-
tre les facultés de' l'homme et celles de l'ani-
Telle est presque toujours la conduite du mal le i)lus parfait, entre la puissance intel-
sauvage dénaturé, qui, craignant que les Es- lectuelle et la force mécanique, entre les
pagnols ne lui ravissent enfin son indépen- desseins de la raison et de l'ordre, et une
dance et sa liberté, et ne s'emparent dune impulsion aveugle ; l'homme, en modifiant la
contrée dont il se croit seul le maître et le cause générale, peut en même temps détruire
propriétaire, n'échappe pas l'occasion de s'en ou rendre de nul effet ce qui lui nuit, et faire
défaire par les moyens les plus cruels et au éclore ce qui lui convient. Mais il n'a pu y
péril de sa propre vie. parvenir que d'après une longue suite d'ob-
Les notions les plus lumineuses sont tou- servations qui n'ont pu avoir lieu qu'à me-
jours sans effet pour le sauvage, parce qu'il sure que les sociétés se sont civilisées , que
est toujours maîtrisé par de vieux préjugés et les fantaisies du luxe et l'intérêt du commerce
de vieilles idées. Il est habitué à prendre ses ont excité l'industrie, préparé les idées, éten-
notions traditionnelles et mal dirigées, pour du les connaissances,
règle ou mesure commune de ce qu'il ne Tant que l'homme s'en est tenu aux besoins
connaît pas. Si la crainte ou l'intérêt parais- de nécessité première, il ne s'est pas écarté
(288) Lettre écrite de la Californie, par un efTicier de l'escadre de La Peyroiise, le 23 sepiembr*:
de la «simplicité grossière de la nature : ainsi
les nations les plus voisines des .i)ôles, dans
les deux continents, n'ont ([ue des jouissances
très-bornées; la [irincipale est de se garantir
de la rigueur du eliinat. Le froid excessil
auquel ils sont exposés, en agrandit égale-
luent le plivsicjue et le moral ; ils sont dans
une espèce d'enguurdissi'mentqui rend nulles
toutes les atle^lions de l'àme : leurs vues,
leurs désirs ne s étendent guère plus loin
que ceux de l'honnue de la nature, considéré
dans l'état primitif.
Si dans notre continent on vit autrefois
quehiues-unes de ces nations s'éloigner en
corps des lieux de leur naissance pour s'éta-
blir dans des régions plus heureuses , on peut
dire qu'elles v lurent déterminées, moins par
l'attrait d'un séjour plus riant et j)lus com-
mode que par le désir de la vengeance ; pour
s'opposer aux entreprises d'uTi ennemi puis-
sant qui venait les troubler dans leurs foyers
domestiques. L'appareil de leurs marckes
était semblable à celui des incuisions des
peuplades sauvages. Si elles se sont établies
dans des elimais plus heureux, c'est que,
tenant peu à ceux qui les avaient vues naître,
elles ont trouvé des forêts, des rivières, des
mers voisines, un ciel plus doux, un sol plus
fertile : l'instinct plutôt que le raisonnement
les déterminait à s'y fixer (289).
Il ne faut [las remonter bien loin pour
trouver l'origine des sociétés et reconnaître
]'homme de la nature, sa simplicité, sa bar-
bsrie o-ans h:s premiers ancêtres dont se glo-
rifient les nations les plus puissantes , les
plus instruites et les mieux policées ; ce qui
annonce combien il faut rabattre de cette
prodigieuse antiquité que quelques systèmes
de la physique nouvelle se plaisent à attri-
buer à ce globe que nous habitons.
D'après ce que nous avons remarqué, nous
pouvons dire avec vérité : Heureuses les con-
trées où les éléments de la température se
trouvent balancés et assez avantageusement
combinés pour n'opérer que de bons etlets !
Telles sont les régions situées entre les tro-
piques, et ce sont néanmoins celles où la
})uissance de fhomme a le moins secondé
celle de la nature. Combien de contrées ha-
bitées par des peuplades sauvages, dont les
naturels laissent croître pêle-mêle les plantes
utiles et celles qui S')nl les plus nuisibles ;
qui n'ont pas encore imaginé de donner le
moindre écoulement aux eaux stagnantes qui
les environnent, et qui par leur insalubrité
occasionnent des maladies habituelles aux-
niCTlONN.VlRE DE niiLosoriiiE.
SAU
lOiU
régions où il
de son pouvoir ; à peine a
usage de son intelligence;
se moquent de ceux qui ne leur ressemblent
pas. Les îles fertiles de la Société et des
Amis doivent si peu à l'industrie de leurs
l'.abitants, (jue ceux-ci ne jouissent même pas
do toutes les productions spontanées qu'elles
j)r()duisent , quoicjue livrés à un certain luxe,
et fort au-dessus de la grossièreté et de
l'ignorance des autres sauvages connus de
l'Améi'ique.
L'homme de la nature ne parvient donc
(]ue dilîicilement à connaître ce qu'il peut
Il y a des régions où il n'a pas même l'idée
t-il daigné faire
il ne sait ni ob-
server la nature, ni cultiver la terre ; il se re-
fuse en quel({ue sorte aux moyens qu'elle
lui |)résente de répondre à son travail ; il ne
veut pas connaître les facilités qu'il aurait à
tirer de son sein des richesses nouvelles,
sans diminuer les trésors de son inépuisable
fécondité.
Il semble que de tout temps et partout,
l'homme soit moins capable de réilexion
pour le bien que pour Je mal; dans toutes
les sociétés, les grands talents dans l'art de
nuire ont été les premiers qui aient frappé
l'esprit de l'homme, affecté la multitude.
Ceux qui levaient sur eux une verge de fer
étaient des dieux ; ceux qui savaient leur
commander étaient écoulés comme des ora-
cles; mais ils n'avaient i)Oint de noms à don-
ner à ceux qui savaient amuser, intéresser
leur cœur. Ce n'est qu'après un trop long
usage des faux honneurs et des plaisirs sté-
riles, d'une dépendance servile, d une liberté
licencieuse, de bienfaits et de maux réels,
qu'ils ont compris que la vraie gloire est la
science, et la paix son bonheur le plus solide.
Combien les peuples nouvellement dé-
couverts sont loin de cette sagesse 1 A Otahiti
les individus, et les chefs particulièremerit,
ne savent que combattre, jouir des femmes,
manger beaucoup, ou employer leur loisir à
contempler des spectacles informes.
Les usages simples, grossiers et toujours
uniformes des sauvages, ont donné à quel-
ques enthousiastes de la philosophie mo-
derne les préventions les plus favorables sur
la droiture de leur esprit, la bonté et la fran-
chise de leur cœur. Tout leur a paru singu-
lier, étonnant dans les mœurs de ces hom-
mes nouveaux : mais le merveilleux existait
plus dans l'imagination des discoureurs que
dans la réalité de la chose; ils s'en sont rap-
portés au récit des voyageurs, intéressés à
donner du prix a leurs découvertes. Ceux-ci
quelles ils sont persuadés qu'ils ne peuvent ont fait valoir avec emphase quelques traits
se soustraire, parce que leurs pères ont été frappants d'amitié, de bravoure, de fidélité,
attaqués comme eux! .... Il y en a môme qu'ils ont présentés comme le fond des
qui regardent certaines dilfoi'mités comme mœursdes nations sauvages. Mieux appréciés,
une distinction particulière à leur nation, et on ne les aurait vus que comme une lumière
(281») Ce n'est point un paradoxe qne d'avancer
que le clinial esthi prcinière caube de la converva-
lion (les mœurs anciennes. Il aiiaclie les naimels
du pays à leurs usages, par la douceur de la lenijié-
raiure, les beautés, les bienlails lixes de la nature,
el le retour des mêmes jouissances. Les peuples
policés qui, dans la belle saison, jouissenl des agré-
jnenls de la campagne, du sj-eclacle des opcralions
de la nalnre riante ei féconde, présenient alors des
mœurs beaucoup plus simples qu'en hiver. Les hi-
ver.» tristes el longs, froids et liuiiiiiles de l'Europe
occidentale, rappelant à la ville, donnent occasion
aux Irequenies ai.seuil)iées, aux passions oragcMises,
aux caprices du luxe, si (iropres à ahérer la sini-
pliciié dos mœurs et la borné naturelle des carac-
tères.
PSYCHOLOGIE.
J0G3 SAIT
forte, qui, brillant tout à coup dans l'obscu-
rité, frappe plus les yeux qu'une lumière
aussi vive, mais répandue dans une atmosphère
éclairée. Si ces vertus ne se montrent pas
avec autant d'éclat parmi les peuples policés,
si l'on n'y fait pas autant d'attention, c'est
qu'elles y sont plus communes.
La vertu appartient donc encore moins à
l'homme sauvage qu'à l'homme civilisé; il y
a plus que de la singularité à chercher, parmi
ces nations barbares, des hommes vraiment
vertueux, dignes d'être proposés pour mo-
dèles. Ou ils vivent dans une tranquille stu-
pidité, ou ils sont brutaux, emportés, fu-
rieux, courant à la vengeance dès qu'ils se
croient offensés, avec une égale impétuosité,
sans consulter leurs forces et prévoir les
dangers qui les menacent ; c'est toujours
l'occasion qui décide des changements dont
leur âme est susceptible.
« On me traite de méchant, a dit quelque
part J.-J. Rousseau, pour oser soutenir que
fhomme est né bon. Pour moi, je le pense,
et je crois l'avoir prouvé. »
Oui, l'homme est sorti bon, heureux, sage,
parfait des mains de la nature, osons le croi-
re ; mais ce qu'on peut reprocher à l'éloquent
écrivain que je viens de citer, c'est de faire
paraître l'homme au moment de sa création,
dans l'état de la stupidité, de l'ignorance la
plus grossière, et de soutenir qu'alorsThomme
est nalurelienient bon, simple, sage et heu-
reux ; de faire dépendre sa bonté de son im-
bécillité ; son bonheur de son insouciance et
de sa stupidité ; bornant la perfection de son
existence à trouver, lorsque le besoin le sol-
licite, sa subsistance et sa femelle.
On trouve encore, il est vrai, quelques na-
tions peu nombreuses dans cet étal de gros-
sièreté ; mais en sont-elles meilleures et plus
heureuses ? Les sauvages môme de la terre
de Feu, les plus stupides que l'on connaisse,
sont-ils les meilleurs des hommes, et ceux
qui jouissent le plus tranquillement de leur
existence ? Ils sont toujours en guerre les uns
contre les autres : les rouges ne s'occupent
qu'à détruire les noirs, et ceux-ci savent dans
l'occasion prendre leur revanche.
Peut-on penser plus favorablement de ceux
qui habitent des régions plus fortunées, plus
fertiles? N'a-t-on pas reconnu par les expé-
riences les plus récentes, que leur commerce
avec les Européens, le défaut d'armes offen-
sives aussi meurtrières que les nôtres, les
ont rendus plus dissimulés, plus souples,
mais aussi plus fourbes, plus pertides et plus
terribles au jour de la vengeance ? Une fois
irrités, ce sont des ennemis irréconciliables ;
on en peut juger par la cruauté avec laquelle
les naturels de la Nouvelle-Zélande ont traité
les navigateurs français et anglais, lorsqu'ils
ont pu les surprendre et les attaquer avec
avantage.
Si quelques peuplades, dans les régions les
plus reculées de l'Amérique septentrionale,
échangent des pelleteries pour clés marchan-
dises européennes; s'ils paraissent vouloir
faire un commerce réglé, bientôt ils ajoutent
la ruçe à la brutalité : et sous l'apparence
DicTioNN. DE Philosophie. I,
SAU
1066
d'une civilisation naissante, ils ne sont que
plus vicieux. Les observations les plus nou-
velles faites sur quelques-unes de ces petites
nations établies au delà du 50' degré de la-
titude, nous les présentent comme humains
au premier abord ; ils s'enqsressent de donner
des secours aux malheureux naufragés sur
leurs côtes, dont ils n'ont rien à redouter;
mais le commerce qu'ils ont avec les nations
civilisées, leur ayant appris à connaître la
valeur de l'argent, s'ils en aperçoivent entre
les mains de ceux qu'ils secourent, alors iîs
mettent leurs services au plus haut prix, et
ils ne sont satisfaits que lorsqu'ils ont dé-
pouillé l'individu avec lequel ils traitaient.
En observant avec plus de suite et d'atten-
tion cette race d'hommes, on ne parviendra
point à une connaissance plus exacte des
appétits et des penchants de la nature chez
l'homme sauvage. Le résultat des observa-
tions sera que celui-ci ne cherche qu'à les
satisfaire, ainsi que les autres hommes ; mais
que dans le premier, le désir de la jouissance
exclusive est porté au plus haut degré ; il ne
s'inquiète pas des moyens, il ne les prévoit
pas : c'est assez pour lui que l'objet se pré-
sente , l'instant même le détermine, ce qui
fait qu'il passe une grande partie de sa vie
dans un état qui n'est pas fort au-dessus de
la végétation.
Ainsi la paresse naturelle à l'homme dans
l'état de nature, le laisse constamment sans
autres connaissances et sans autres talents que
ceux de se nourrir, de se reproduire, de se
défendre des injures de l'aie et d'avoir tou-
jours les armes à la main pour se venger.
Tels étaient les Germains et les naturels des
îles Britanniques avant que les Romains y
eussent porté leurs armes et quelques prin-
cipes de civilisation : telles sont encore quan-
tité de hordes de Tartares, plus de la moitié
des peuples de l'Afrique, toutes les petites na-
ti(»ns de l'Amérique et la [tlupart de celles que
l'on découvre dans les îles de la mer du Sud et
de l'Océan oriental. Les douceurs de l'oisiveté
leur tiennent lieu de toutes les passioris : la
nécessité seule peut les tirer de cette vie
inactive, et l'inclination à ne rien faire est
un des traits caractéristiques auxquels on
reconnaît partout l'homme de la nature; s'il
en sort, ce n'est qu'autant que l'intérêt le
plus grossier le met en action ; c'est ainsi
qu'il se montre partout, ne reconnaissant
d'autre loi que celle du plus fort : si le cri de
l'humanité retenlii quelquefois à ses oreilles,
bientôt il est étouifé, et rien alors n'est ca-
pable de l'arrêter dans ses emportements.
Lo peu d'avantage qu'on lui attribue sur
les autres hommes et qui a séduit quelques
spéculateurs enthousiastes de la liberté et de
la sagesse de l'homme dans l'état de nature,
il le doit à son imagination froide et bornée.
Il ne se fait pas une idée chimérique de plai-
sirs qui ne peuvent exister que dans l'excès
et auxquels il n'est pas possible d'atteindre ;
il ne suit que l'impulsion de la nature ; mais
s'il trouve quelque obstacle à sa satisfaction,
on voit bientôt disparaître cette douceur et
ce calme dont il jouit sans en connaître le
34
lflf)7
SAU
DICTIONNAIRE DE Pjm.OSOPIIlE.
SAU
1068
prix, et qui ne sont jamais plus parfaits que
l(»rs(|u'il n'est sollicité par aucun besoin.
Pour juger de ce dont l'homme de la na-
ture est capal)le, examinez-le lorsqu'il est
passionné, et vous le verrez fixé sur l'objet
dont il poursuit la jouissance, écartant avec
une fureur intrépide tout ce qui l'en sépare :
le péril disparaît à ses yeux, il oublie jusqu'au
soin de sa propre conservation. Le besoin qui
le tourmente le rend insensible à toute autre
idée qu'à celle dont il espère satisfaction.
Ainsi, l'homme est toujours ce que ses be-
soins le font ; c'est à ces mômes besoins qu'il
est subordonné ; le sauvage n'est qu'un en-
fant qui sent sa force et qui ne se croit obligé
à rien envers son semblable ; il ne connaît
môme pas la proportion qui peut se trouver
entre le plaisir qu'il cherche, et le dommage
qu'il doit craindre du ressentiment de celui
qu'il offense : toujours guidé par le désir
d'une jouissance exclusive, il est comme un
enfant qui court après un objet unique, avec
ce degré d'intérêt qui éclipse toute autie
considération
On dit qu'il existe en Amérique plusieurs
tribus qui n'ont point d'idée d'un Etre
suprême, ni aucune pratique de culte reli-
gieux. Le spectacle imposant et magnifique,
l'ordre et la beauté de la nature sous le ciel
qu'ils habitent, les rend indifférents; ils en
jouissent sans réfléchir, ni sur ce qu'ils sont
eux-mêmes, ni sur l'auteur de leur existence :
ils n'ont même, dit-on, dans leur langue,
aucun terme pour désigner la Divinité ; dans
leurs usages on ne découvre rien qui annonce
chez eux la connaissance d'un Etre tout-
ftuissant, dont ils désirent obtenir la protec-
t'on et les faveurs. Cette ignorance absolue,
jette insouciance stupide, ne peuvent être
considérées que comme la suite de l'état de
nature le plus grossier, dans lequel les fa-
cultés intellectuelles, faibles et bornées, re-
tiennent l'homme à peu de distance des
brutes au milieu desquelles il vit. Telle est la
stupidité d'une vie purement animale, celle
de la plupart des sauvages qui ne sont occu-
pés que du soin de se procurer des subsis-
tances qu'ils trouvent d'autant plus dilTicile-
ïnent, qu'ils n'ont pas assez d'industrie pour
mettre a profit les biens que la nature fait
croître sous leurs pas C'est ainsi que quel-
ques peuplades de l'Afrique, habituées à
vivre du produit de leur pêche, mourraient
plutôt de faim que de se nourrir des racines
et des herbages qu'ils croient uniquement
destinés à la subsistance des animaux.
Cependant on peut dire qu'en général ils
ont tous quelque idée d'une autre vie; mais
comme ils n'ont aucun principe de moralité,
ils ne la croient pas destinée à la punition
du crime et h la récompense de la vertu. Il
semble que leur brutalité ne leur permette
pas de distinguer l'un de l'autre. Dans leur
croyance, le chasseur infatigable, l'intrépide
guerrier, passent, après leur mort, dans une
terre abondante, où toutes sortes d'animaux
sont destinés à satisfaire leur appétit, où la
vengeance n'aura pas lieu, parce qu'il n'y
aura point d'ennemis. Leurs dogmes répon-
dent à leurs mœurs et à leurs besoins, ils
croient à des plaisirs et à des peines qu'ils
connaissent ; ils ont plus d'espérances que
de craintes, leurs erreurs même contribuent
5 leur bonheur. Ils ne sont pas tourmentés
par des terreurs factices ; l'esprit agissant
moins que le corps, sans inquiétude pour ce
qu'il devient, ils ne redoutent ni les vicissi-
tudes d'une destinée dont ils ne s'inquiètent
pas, ni la vengeance d'une divinité dont ils
n'ont [)oint d'idée : sans rien connaître, sans
rien savoir, ils jouissent de tous les avantages
que le poêle de la nature attribue à celui
qui a été assez heureux pour s'élever jus-
qu'à la connaissance des causes premières ; ce
sont sans doute ces considérations qui ont
mérité à l'homme de la nature les éloges
dont, au grand étonnement de la raison, on
l'a jugé digne dans ces derniers temps
On est assez bien fondé à croire que les
facultés intellectuelles du sauvage sont très-
bornées : s'il lui arrive de réfléchir sur lui-
même et sur ce qu'il est, il n'eslime dans
ses semblables et dans lui-même que l'a-
dresse à tirer de l'arc ou à se servir de la
massue, à chasser, à pêcher; qu'à se ven-
ger de ses ennemis, et, les ayant vaincus, qu'à
les massacrer en telles ou telles circonstances.
Habitant telle cabane, ayant une ou plusieurs
femmes et des enfants, tout à fait libre et in-
dépendant, il s'occupe tout entier de ces
idées et des objets extérieurs qui les renou-
vellent. Il passe toute sa vie sans faire même
réflexion sur la partie de son être qui pense
et qui raisonne, sans songer à ce qu'elle est,
d'où elle tire son origine, ce qui doit faire
son bonheur ou son malheur.
Tous les jours on en découvre qui n'ont
d'autre idée d'un avenir que celle qui leur
donne leur manière actuelle de vivre. Dans
une contrée sablonneuse de l'Amérique mé-
ridionale, les naturels du pays se roulent
dans le sable quand ils se sentent de la dis-
position à dormir, le jour ou la nuit. Un
missionnaire exhorlait un de ces Indiens aux
approches de la mort; il cherchait à le con-
soler en lui représentant le bonheur suprême
qui l'attendait dans le ciel (sans doute
parce qu'il avait été baptisé); mais cette ex-
nortation ne fit aucune impression sur le
malade jusqu'à ce que le missionnaire eût
répondu à la question : Y a-l-il du sable
dans le ciel? [Helalion des Missionnaires
J^SM«7e5, Nuremberg, 1786.) On peut juger par
cette demande que la sensation la plus dé-
licieuse que ces sauvages éprouvent, est celle
qui leur procure le sommeil, et qu'elle leur
donne l'idée du plus grand bonheur auquel
ils puissent aspirer. Avec des prétentions
aussi simples, est-il surprenant que l'homme
de la nature préfère son genre de vie, quel-
que pénible qu'il soit, à tout autre, et qu'il
ne suppt)rte pas même l'idée d'en changer?
Nous ne pouvons considérer les peuples
dont nous venons de parler que comme
existant encoie dans l'état de nature, mais
dégradés par l'abus qu'ils ont fait des lu-
mières de la raison, par li?s usages qu'ils
ont adoptés^ et le droit du plus fort, qui,
I0Ô9 SAU
rapportant tout à l'intérêt de chaque parti-
culier, ont formé un intérêt général qui les
détermine à agir toujours de même dans les
circonstances données. Ces hordes sauvages
ne connaissant aucun supérieur sur la terre
ui ait l'autorité de prononcer sur leurs
Psychologie.
SAU
1070
S'ils se réunissent en famille pour défendre
leurs chasses ou prendre des précautions
contre un ennemi déclaré, ils ne se sont
jamais occupés à tirer quelque autre avan-
tage de leur industrie ou de leurs forces
réunies; les découvertes, même les plus
ifférends entre elles, "ou leurs prétentions simples, paraissent au-dessus de leur intelli-
vis-à-vis des étrangers qu'elles regardent gence
3
comme leurs ennemis, on conçoit qu une
violence exercée, ou un dessein connu de
l'exercer, produit infailliblement l'état de
guerre.
C'est même une position où tout homme
peut se trouver lorsqu'il y pense le moins :
ainsi un voyageur attaqué par un scélérat
qui en veut à sa vie ou à sa bourse, se re-
trouve forcément dans l'état de nature ; ne
pouvant alors être autorisé par un juge à
une défense légitime, il tue le voleur, parce
qu'une défense injuste et soudaine, de (juel-
que nature qu'elle soit, produit l'état de
guerre.
Les sauvages n'ayant ni tribunal ni lois
auxquels ils puissent avoir recours, la guerre
étant une fois déclarée, les deux partis
se croyant le même droit , ou plutôt ne
connaissant que celui du plus fort, ils se
Si quelques peuplades se sont un peu éle-
vées au-dessus de cette habitude d'inertie et
d'insouciance, elles doivent celte activité au
voisinage des établissements européens ,
mais elles n'en sont pas moins barbares et
féroces. Dès qu'on les a déterminées à lever
la hache, c'est-à-dire, qu'on leur a inspiré
des sentiments hostiles contre quelques Eu-
ropéens établis à leur portée, Français ou
Anglais , ils ne s'occupent plus que des
moyens de les surprendre et de les massa-
crer; telles sont leurs mœurs actuelles, et
leurs voisins ne sauraient être trop en garde
contre leurs surprises
La passion de se venger est donc générale
chez toutes les nations que I on regarde comme
sauvages et barbares, même parmi celles
qui vivent dans les climats les plus heureux
et les plus fertiles, et dont les mœurs douces
constituent en état de g;uerre tant qu'ils conservent encore quelques traits marqués do
peuvent le soutenir, et s'ils le cessent, ce celles de l'homme delà nature dans son état
n'est que par faiblesse ou par crainte, étant primitif. II y en a même peu qui ne soient an-
toujours disposés à le renouveler. Ils en
sont tellement persuadés, qu'ils vivent dans
"une défiance continuelle les uns des autres;
aussi les trouve-t-on partout les armes à la
main; et si les haines nationales sont pous-
sées à un certain degré, la peuplade la
plus forte détruit la plus faible et l'anéantit.
thropophages, à la suite des guerres (qu'elles
se font si souvent et pour les sujets en appa-
rence les moins intéressants. Cependant
presque toutes rougissent de se livrer à celte
férocité, et l'on voit qu'elles ont fait de leur
mieux pour persuader aux navigateurs eu-
ropéens quelles l'avaient en horreur. Le
C'est ce qui est arrivé à quantité de nations capitaine Cook, dans sou second voyage (en
sauvages de l'Amérique, dont l'existence fut
constatée, et que l'on ne retrouve plus. Elles
peuvent d'autant plus difficilement s'opposer
aux entreprises de leurs ennemis ou s'en ga-
rantir, que leur manière de s'attaquer est tou-
jours la surprise; que le plus grand éloigne-
ment ne suffit pas pour mettre le plus faible à
l'abri des attaques du plus fort. Une horde de
sauvages entreprend des marches de deux à
trois cints lieues à travers les déserts, se
cachant le jour dans l'obscurité des forêts, ne
marchant que dans le silence de la nuit,
pour surprendre et détruire, si elle peut,
une autre horde de sauvages, sur laquelle
ellea une vengeance à exercer ouuneinjureà
venger. Mais on n'a pu remarquer que, dans
les régions les plus connues de l'Amérique
septentrionale, les sauvages fussent anthro-
pophages; ils assomment et tuent, enlèvent
aux ennemis vaincus les chevelures avec la
peau du crâne ; c'est le signe le [)lus glo-
rieux de la victoire, et un guerrier est d'au-
tant plus fier, d'autant plus estimé, qu'il a
plus enlevé de chevelures. Ils en font pa-
rade dans leurs traités et même dans leurs
négociations avec les Kuropéens. S'ils sont
tranquilles dans leurs bourgades, ils vivent
ou plutôt végètent dans leurs cabanes, dans
une apathie habituelle, n'imaginant rien, ne
pensant même pas à se procurer une exis-
tence plus commode ou plus heureuse.
1774i, rapporta delà Nouvelle-Zélande à l'île
de Talnli la têted'unZélandais conservée dans
l'esprit-dc-vin. A la vue de cette tête les
Tahiliens s'exprimèrent par le terme, man-
geur d'hommes, qui est dans leur langue; ils
tirent entendre qu'ils sa\aient par tradition
qu'anciennement il y avait dans leur ville
des grands mangeurs d'hommes d'une très-
grande taille, qui causaient de grands ra-
vages dans la contrée; mais que celte race
abominable était éteinte depuis longtemps.
Ils pouvaient dire vrai, relativement à cette
race féroce qui avait fait autrefois des entre-
prises sanglantes sur leurs îles ; mais ils ne di-
rent pas tout ce qu'ils savaient à ce sujet : ils
cachèrent les cruautés auxquelles ils se li-
vraient dans leurs guerres, puisque Cook
avait remarqué, la première fois qu'il aborda
à Tahiti en 1769, quinze mâchoires d'hommes
nouvellement détachées des têtes, suspendues
à une même cabane. Les gens de l'équi-
page de Bougainville avaient vu quelque
temps auparavant, à Tahiti même, des mor-
ceaux, de chair humaine, une épaule entre
autres, cuite et prête h être mangée. Il est
vrai que les insulaires la cachèrent prompto-
menl à la vue des Européens, et qu'ils ne
voulurent pas convenir que ce fût de la chair
humaine; mais ces faits ne prouvent pas
moins que, quoique soumis aux usages d'une
civilisation déjà assez avancée, ils sont
1071
SAU
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
SAU
1072
dans certaines circonstances anthropopliages.
Ce qui ne laisse guère de doute à ce sujet,
c'est que dans leiirs cérémonies religieuses
ils immolent quelquefois des hommes. Cook,
en visitant un moraï, y remarqua un écha-
faud sur lequel était un cadavre avec des
viandes et des fruits placés à quckiuc dis-
tance, et qu'il regardait comme des offrandes
faites aux mânes du défunt ou aux divinités
du pays. Les réponses qu'il tira d'un naturel
qui lui parut intelligent, furent que des
hommes pour de certains crimes sont con-
damnés à ôtre sacriliésaux dieux, s'ils n'ont
pas de quoi se racheter; qu'en certaines
occasions les sacrifices humains sont jugés
nécessaires, et que l'on prend de préférence
pour victimes les hommes qui, dévoués à la
mort par les lois du pays, sont pauvres et
(le la dernière classe des naturels; car un
chef qui serait dans ce cas aurait des co-
chons à offrir pour se racheter.
Omai, que Cook amena des îles de la So-
ciété à Londres, au retour de son second
voyage, a prétendu savoir que dans son pays
on sacrifiait des hommes à la Divinité, et que
le choix de la victime dépendait du caprice
(290) Expédition guerrière d'un peuple anlhropo-
plinge. — A rexu-éinilé sud de l'île septenirioniile
tie la Nouvelle-Zélande, on trouve nn pays coiniilé
des dons de la nature, dont les habiiants, encore
rudes et grossiers, oliéissent à deux cliels souve-
rains, désignés sous le nom de Heclio et de Rho-
bnllho. Ces deux chefs proiégenl sur res côies le
commerce angL^is, qui leur procure quelques avan-
lages. Malheureuseuienl, plusieurs autres peuplades
des îles voisines ne manifestent pas les nièmes iii-
lenlions pacifiques envers les étrangers, cl depuis
peu elles étaient parvenues à s'emparer de plu-
sieurs vaisseaux inaicliands, à les pillin* et à en
dévorer l'équipage. Les ileclio et les FUiobullho ré-
solurent de tirer vengeance de cet atlenlai,el diri-
gèrent particulièrement leurs eflorts contre tm chef
nommé Marinewi, qui gouverne une des îles Banks.
La tentative fui vaine; les deux chefs éprouvèreiil
une défaite complète, et ceux qui tombèrent entre
les mains de Marinewi furent mangés sans pitié,
d'après le droit des gens de ces nations sauvages.
Les chefs alliés, bien résolus de venger cet affroni,
aitendaienl une occasion favorable, lorsque le ca-
pitaine Briggs , commandant le vaisseau anglais le
Drogon, aborda dans leur île. Ils lui proposéreni de
.«>'associer à l'expédition qu'ils projetaient contre
leur ennemi. Le capitaine repoussa cette proposi-
tion ; mais lU) vaisseau marchatnl anglais ayant
abordé peu après, le propriétaire se montra moins
jiifticile, et il convint avec ces deux chefs qu'il les
conduirait avec leurs guerriers dans le pays de Ma-
rinewi. Le It octobre, on mit à la voile, et
le, 11 novembre suivant l'armée expéditionnaire re-
vint en hurlant des chants de victoire. Voici le récit
que le capitaine Briggs fait de cette expédition,
d'après ce qu'il a vu lui-même, ou d'après le récit des
matelots du vaisseau marchand. Hecho et Khobulloh,
au moyen d'une ruse de guerre à laquelle se prêta
le capitaine européen, avaient surpris leurs ennemis
pendant la nuit, et massacré presque tous les indi-
vidus qui étaient tombés entre leurs mains, excepté
50 environ, destinés à être sacrifiés dans les ré-
jouissances sanglantes qui devaient avoir lieu, à
Jeur retour, pour cette heureuse victoire. Après
cette épouvantable boucherie nocturne, et lorsque
le jour parut, les vainqueurs étaient occupés à cou-
per en morceaux les victimes de la nuit, à les sa-
du gfund prôtre, qui dans les assemblées
soleimelles se retirait seul dans l'intérieur
de la maison ou temple du dieu [Ea-tua),
et y passait quelque temps. En sortant, il
annonçait au peu{)le qu'il avait vu le grand
"^ * ■ ^ec lui; qi"
un sacrifice humain, et qu'il désirait telle
Dieu et conversé avec lui; qu'il demandait
personne présente dans l'assemblée, proba
bleracnt celle dont la destruction l'intéres-
sait. Sur-le-champ on saisissait l'infortuné
et on le mettait à mort. Ainsi il périssait vic-
time de la haine du grand prêtre, dont le
crédit était assez établi pour persuader à la
nation que c'était un méchant qui méritait
la mort (290) ....
La plupart de ces peuples (de l'île Ana-
mockoa) qui se sont peu écartés des lois pri-
mitives de la simple nature, sont, par rapport
aux arts et à rindustrie, comme les oiseaux
qui, depuis l'origine du monde, construisent
leurs nids de la môme manière, et sans y
avoir rien changé ni perfectionné. Ceux qui
vivent dans les régions situées entre les tro-
piques, sous ces climats fortunés oii la na-
ture leur présente ses richesses avec une
constante générosité, ont cherché à imiter
1er et à les ranger dans des paniers. Ce spectacle,
disent les matelots, surpassa tout ce qu'il est pos-
sible d'imaginer de plus affreux. Le 11 novembre,
quand le vaisseau eut complété sa cargaison de
chair humaine, on mit à la voile, et, après une
courte et heureuse traversée, on aborda. Les pri-
sonniers furent d'abord mis à terre, puis on débar-
qua la cargaison, composée de plus de cent cada-
vres salés. A peine ce travail fut-il achevé, que la
pyrrliHine ou danse guerrière commença. Qu'on se
figure un millier de ces anthropophages enlièremenl
nus, avec leurs longs cheveux noirs conmie de l'é-
bène, en partie llotiantsau vent et en partie agglu-
tinés en mèches pesantes par du sang humain , te-
nant chacun, de Ja main droite, par le milieu du
canon, un fusil armé de sa baïonnette, et de l'au-
tre, une icie humaine qu'ils tiennent par les che-
veux, et qu'ils agitent en l'air avec les démonstra-
tions de la plus horrible brutalité, et en poussant
des hurlements sauvages, et l'on aura une idée de
cette danse infernale , qui glaça les spectateurs
d'horreur et d'épouvante. A cette danse succéda le
festin, composé de pommes de terre, de quelques lé-
gumes, d'Iiuile de baleine et de chair humaine sa-
lée, (jue les guerriers dévorèrent avec un incroya-
ble délice. La manière dont ces cadavres avaient
été salés avait été imparfaite, surtout à l'époque la
plus brûlante de l'année où l'on se trouvait alors ,
pour prévenir la décomposition des chairs ; aus^i
avait-elle fait de notables progrès, et les lambeaux
putrides que les sauvages dévoraient et engloutis-
saient avec avidité étiueni-ils couverts d'énormes
vers qui rampaient sur les lèvres des cannibales,
et <<ui ajoutaient encore à l'horrible dégoût qu'ins-
pirait cet abominable repas. Les prisonniers fu-
rent partagés entre les guerriers, mais aucun d'eux
ne fut égorgé; seulement, avant la fêle, un vieil-
lard et un enlanl allaient être sacriliés au démon
delà vengeance, et déjà les bourreaux s'apprêtaient
à leur faire éprouver les plus horribles tortures,
lorsque le capitaine Briggs parvint, au péril de ses
jours, à sauver ces deux nouvelles victimes, et à
les conduire en sûreté à Hobart-Town. (Ttie Tanma-
nian. Mai. — Mémorial encyclopédique, n" 11, no-
vembre 1851. — (Noie de l'auieur du Dictionnaire
de Philosophie.)
1073
SAU
PSYCHOLOGIE.
SAU
1371
son luxe dans les inventions les plus néces-
saires; mais ils n'ont pas fait de grands pro-
grès; et si le commerce avec les navigateurs
européens, et l'aide qu'ils trouveront dans
Jes outils qu'ils en reçoivent en échange de
leurs denrées, ne leur donnent pas des idées
nouvelles, des modèles à imiter dont ils con-
çoivent les avantages, ils resteront tels qu'on
les a trouvés. Conservant la simplicité de
l'enfance dans l'âge mi\r de la réflexion, ils
sont frappés de l'adresse des Européens, et
de l'aisance avec laquelle ils exécutent des
ouvrages qui leur semblent très-dilFiciles. C'est
ainsi que les naturels, et surtout les chefs
d'Anamockoa, parurent plus attachés à con-
sidérer le travail des charpentiers anglais et
des autres ouvriers des vaisseaux, qu'à jouir
des plaisirs dont les officiers cherchaient à
les amuser.
Les vaisseaux, après une navigation de deux
mois dans des mers orageuses, où ils avaient
été souvent battus de la tempête, étaient
fort endommagés, et tous les ouvriers étaient
occupés à bord à les réparer. Pendant ce
temps, les naturels paraissaient suivre avec
attention leurs dilférents procédés ; ils ad-
mirèrent surtout la facilité avec laquelle les
charpentiers construisaient un vaisseau : ils
témoignèrent la plus grande surprise, lors-
qu'ils eurent vu qu'ils exécutaient en une
semaine ce qui leur coûtait une année de
travail : ils n'étaient pas moins étonnés de
\ok couper par le milieu, ou scier en plan-
ches de gros arbres, tout de suite et dans
un court espace de temps; opération qui
leur coûtait plusieurs jours. Ils admiraient
cette façon de travailler, et cependant il est
à présumer que ces naturels, ainsi que leurs
semblables, s'en tiendront à leurs usages,
parce qu'ils n'ont pas cet esprit de combi-
naison, ces connaissances, ce goût propre à
leur faire sentir le bon sens et la convenance
des coutumes qui ditfèrent des leurs. Tous
les hommes de la nature, tous les sauvages
que l'on a reconnus , soit barbares, comme
la plupart des peuplades de l'Amérique, soit
ayant quelque commencement de civilisa-
tion et quelques lois sociales qui les unis-
sent sous un gouvernement quelconque, s'en
tiennent aux connaissances et à l'industrie
que les premiers besoins leur ont suggérées.
Il est probable qu'ils ont déjà parcouru une
longue suite de siècles sans y rien ajouter.
Leur grand principe est que leurs pères- se
sont conduits ainsi, et qu'ils ne doivent pas
s'écarter des exemples qu'ils leur ont don-
nés. Celte maxime a la même influence sur
le moral que sur le physique
Quelques papiers publics annoncèrent, en
1784, qu'un gentilhomme écossais , dégoûté
du séjour de sa patrie, oii tout lui rappelait
continuellement un amour malheureux ,
avait vendu ses biens en 1782, fait charger à
Glascow deux bâtiments de bétail et de grai-
nes de toute espèce, et de toutes les provi-
sions et instruments nécessaires pour bâtir
un fort et établir une colonie à la Nouvelle-
Zélande. Ses préparatifs étant achevés, il s'é-
tait embarqué- avec soixante de ses vassaux.
déterminés à suivre sa fortune. Son inten-
tion était de remonter la rivière à laquelle
le capitaine Cook a donné le nom de Nou-
,velle-Tamise, et d'y chercher un abri sûr
pour mettre ses navires à couvert. Cet en-
treprenant navigateur, étant aussi doux que
prudent dans su conduite, comptait se con-
cilier l'aifection des naturels du pays par
les services qu'il serait à portée de leur ren-
dre. Il espérait même que, s'il parvenait à
réussir dans son projet, il deviendrait bien-
tôt le chef souverain de l'île. Si, contre
toute ap{)arence, il échouait dans cette ten-
tative, il emportait les matériaux nécessaires
à la construction de bâtiments pour son re-
tour. Il pensait que le mal-être desZélandais
provient de ce qu'ils ne connaissent pas les
ressources de l'agiiculture ; mais que s'étant
instruit de leur langue assez pour en être
bien entendu, il lui serait aisé de leur faire
concevoir l'utilité qui résulterait pour eux
des travaux qu'ils entreprendi-aiént, et l'a-
grément des jouissances nouvelles qui en ré-
sulteraient pour eux.
Son projet de commencer par se mettre
au fait de la langue du pays était sage. Sou-
vent les nations ne se brouillent ensemble
que faute de s'entendre : les hommes, en
général, ne sont pas portés à aimer ceux à
(jui ils ne peuvent pas facilement communi-
quer leurs idées et leurs impressions. Non-
seulement la vivacité souffre, et l'impatience
s'irrite, mais l'amour-propre est olfensé,
toutes les fois que l'on parle sans être en-
tendu. Or l'amour-propre n'est nulle part
plus exalté que dans le cœur d'un sauvage ;
nul être n'estplus porté àl'impatience, et n'est
plus prompt à se révolter quand on ne l'en-
tend pas : l'idée de se familiariser avec la
langue des Zélandais était donc un moyen
de succès assez bien vu. L'intention du no-
ble écossais était d'épouser une des filles du
pays, pour s'attacher davantage l'affection
des naturels, et leur prouver la droiture de
ses intentions en s'établissant parmi eux,
Commeil emmenait avec lui des gens de toutes
sortes de métiers, il espérait leur donner
du goût pour les arts de l'Europe, et les ini-
tier dans leurs pratiques. Celte spéculation
était sans doute d'une âme honnête, qui es-
pérait trouver dans des régions éloignées
un bonheur qui la fuyait dans sa propre pa-
trie. Mais c'était trop présumer de ses bon-
nes intentions; et un peu plus de réflexion
sur le caractère des peuples sauvages lui
aurait persuadé qu'il n'était guère possible
de dompter l'orgueil qui les attache à leurs
usages barbares, qu'ils regardent comme |la
sauvegarde de leur indépendance et de
leur liberté.
11 est plus difficile de faire concevoir à un
sauvage les maximes de la saine raison," et
de le faire agir en conséquence, qu'à un en-
fant plein de fantaisies auxquelles on a donné
quelque consistance en les salisCaisanl. On
peut espérer d'asservir celui-ci dans un âge
plus avancé, lorsque le temps aura dévelop[)é
sa faculté de raisonner, et que l'exemple et
rinslruction l'auront déterminé à ne vouloir»
1075
SAU
DICTIONNAIRE DE PlIILOSOPH/E.
SAU
1076
à ne faire que ce qui est honnête; on l'a-
mène à ce point par la crainte d'un châti-
ment quelconque ou par l'espoir de la ré-
compense. Mais est-il possible de gagner un
sauvage par ces moyens? 11 ne connaît que
sa volonté, il se porte avec impétuosité et
dans toutes les circonstances à la satisfaire.
Les Nouvoaux-Zélandais sont, à la vue delà
q>jincaillerie de l'Europe, comme nos enfants
à qui l'on montre des joujoux : ceux-ci les
désire?it avec ardeur, mais n'osent y toucher
si on le leur défend. Il n'en est pas de môme
des sauvages, ils sacritienl tout pour les avoir:
Ja loi naturelle n'est pas assez obscurcie par
leurs passions pour ignorer qu'ils se ren-
dent coupables, mais elle ne les empêche
pas de voler s'ils n'ont d'autre moyen de se
procurer ce qu'ils désirent. Si ceux à qui
ces instruments ont été volés entreprennent
de les recouvrer par la force, c'est alors que
le sauvage développe toute sa férocité, et
qu'il regarde celui qui l'attaque justement
comme un ennemi qui en veut à sa liberté et
à sa propriété, dont il aspire à se venger en
trempant ses mains dans son sang, en le dé-
vorant s'il est vainqueur.
Il n'en est pas d'un peuple que l'on veut
tirer de la barbarie comme d'une terre qui
n'a jamais été cultivée : les travaux de quel-
ques années suffisent d'ordinaire à surmon-
ter les obstacles qui s'opposent aux progrès
de la culture : le sol n'a point d'habitudes,
point de passions qui gênent l'industrie et la
constance du cultivateur ; au lieu que, quel-
que soin que l'on prenne pour réformer les
mœurs d'un peuple sauv-age et barbare, pour
accroître son industrie en l'instruisant des
arts de l'Europe, pour lui faire concevoir le
bonheur de la civilisation, rarement il est ca-
pable de le sentir, de se le procurer, de s'y
attacher avec quelque constance. A la pre-
mière fantaisie, il retourne à ses anciennes
habitudes;oii si onl'étoui'ditenasservissant sa
liberté, on détruit en lui le principe de toutes
les vertus : si la force est plus active, elle
finit par les anéantir.
On a des exemples d'Européens de diverses
nations, qui, séduits par la vie libre et indé-
pendante des sauvages, se sont établis avec
eux: mais ils n'y ont été soufferts qu'autant
qu'ils se sont accoutumés à la manière d'être
et de vivre des sauvages, sans prétendre les
réformer en rien, ni porter parmi eux d'au-
tres usages que ceux qu'ils trouvaient suivis.
Ils ne souffriraient même pas qu'un de leurs
semblables vînt jouir parmi eux des talents
qu'il aurait acquis dans la société des peu-
ples civilisés, et de l'aisance qui en est la
suite. Les naturels des îles de la Société, oii
les mœurs sont plus douces, la civilisation
plus avancée et la vie plus heureuse que dans
la Nouvelle-Zélande, n'ont pas souffert
qu'Omai,quele capitaine Cook avait amené à la
suite de son second voyage autour du monde
à Londres, et de Va ramené à Olahiti, jouît de
l'habitation que les Anglais lui avaient cons-
truite dans sa patrie. A peine eurent-ils mis
à la voile, que les insulaires vinrent en troupe
pendant la nuit, renversèrent la maison, dé-
truisirent les plantations, et probablement
tuèrent les bestiaux dont Ornai était posses-
seur, et qui, s'ils eussent multipliés, fussent
devenus pour les naturels la source d'une
aisance supérieure à celle dont ils jouissaient
déjà. 11 en eût été de même des plantes de
l'Europe qui pour la plupart se fussent amé-
liorées dans un sol aussi fertile et sous un
climat aussi heureux; mais ces sauvages,
auoiqu'à demi civilisés, ne supportèrent pas
I idée de voir s'établir parmi eux un de leurs
compatriotes auquel les connaissances qu'il
avait acquises en Europe, la multitude d'ins-
truments utiles qu'il possédait, eussent pu
mériter quelques distinctions : ils les arra-
chèrent avant qu'elles eussent pris aucune
consistance.
Le Hottentot que les Hollandais avaient
élevé avec soin en Europe, fut peut-être plus
sage qu'Ornai, en renonçant à tous les avan-
tages qu'il avait acqufs, pour se confor-
mer en tout à la manière de vivre de ses pa-
rents, parmi lesquels il crut retrouver la
manière d'exister qui pouvait assurer son
bonheur
Si l'on réfléchit sur les coutumes des diffé-
rentes îles situées entre les tropiques, ou à
peu de dislance de ces beaux climats, on
voit combien les connaissances de l'esprit
humain, abandonnées aux seules impulsions
de la nature, sont peu susceptibles de pro-
grès : dès qu'il s'est livré à une uniformité
habituelle de bonheur ou de misère, il semble
qu'il soit incapable de se développer et de
porter ses vues sur une manière d'être plus
neureuse et mieux réglée.
Depuis deux siècles qu'elles ont été décou-
vertes, elles sont restées au même état où on
les a vues pour la première fois....
A mesure que l'on s'éloigne des tropiques
en se rapprochant des pôles, on ne trouve
plus que des hommes féroces, grossiers,
d'une ignorance qui approche de la stupidité,
vivant dans la plus profonde misère, en
comparaison des heureuses nations favori-
sées, sous le plus beau ciel, de tous les dons
de la nature (291).
Appendice à l'arlicle Sauvage.
Nous croyons qu'on ne lira pas sans inté-
rêt le portrait du nègre du centre de l'Afri-
que tracé par M. Douville dans son Itinéraire
à cette contrée en 1828, 1829 et 1830 : « Il est
irascible, et porté par cette irascibilité à des
désordres qui ressemblent à la frénésie que
causent des fièvres violentes. Il se détruit
sourde simples contrariétés; il a une adresse
particulière pour s'ôter la vie ; il retourne sa ,
angue dans sa bouche, il l'avale, et s'étouffe. 'j\
(291) Voy. l'Homme de ta nature, 5 vol. par Ri- Pliilosnpfiie pantliéhtique de rkisloire, el arl. Psy-
cliard, i' édii. Paris, 1808.) Pour plus de dévelop- choiogie, où ceUe belle queslion est irallée à tous
peinent sur coUc llièso iiiiporlanle, nous renvoyons les points de vue.
gu lonie II*: de noire Diciionnaire apologétique, art.
1077
SAU
PSYCHOLOGIE.
SAU
1078
De tous les nègres que j'ai vus, les habitants « Quoiqu'il paraisse toujours quelque air
du Bihé el de Molux ont le plus d'intelligence; d'injustice à poser la limite de l'esprit, sur-
cependant leur capacité est bien inférieure tout à l'égard d'infortunés que l'on s'auto-
à celle du blanc. En général, l'entendement rise à condamner à l'esclavage sou'< prétexte
chez le nègre est aussi peu développé que de celte infériorité d'intelligence, le devoir
>on sangC'^l peu tUiide. Sa capacité même se du naturaliste lui impose cependant l'obli-
Dorne h satisfaire ses appétits charnels II ne se gation de discuter une question aussi impor-
donneque peu ouraémeaucunepeinepourve
nir à bout d'une entreprise. Il est si indolent,
nonchalant et insouciant, qu'il passe des
journées entières assis sous un arbre ou de-
vant la porte de sa cabane, les yeux fixés sur
un objet, sans remuer aucune partie de son
corps, u
Sa constitution physique semble offrir des
caractères non moins marqués d'infériorité,
que M. Douville énumère. A quelle cause
attribuer cette dégradation permanente, cette
tante. Hume, Meiners et beaucoup d'au-
tres (-293), ont soutenu que la race nègre était
fort inférieure h la race blanche par rapport
aux facultés intellectuelles; ils sont en cela
d'accord avec les observations de MM. Sœm-
mering, Cuvier, Gall et Spurzheim, comme
avec les nôtres; mais, indépendamment de
ces témoignages, consultons l'histoire do
l'espèce nègre sur tout le globe.
« Quelles sont les idées religieuses aux-
quelles il a pu s'élever de lui-môme sur la
sorte de peine héréditaire qui pèse sur une nature d îs choses? Elles sont l'un des plus
portion de la race africaine? Aucune des
explications que la science a essayé d'en
donner jusqu'ici ne résout entièrement cet
intéressant problème. Nous remanjuons dans
'Aperçu de }il. Douville ce fait singulier : « Le
sûrs moyens d'évaluer sa capacité intellec-
tuelle. Nous le voyons partout [)rosterné de-
vant de grossiers fétiches, adorant tantôt uq
serpent, une pierre, un coquillage, une
plume, etc., sans s'élever même aux idées
fils aîné du Jaga, qui, dit-il, en sa qualité de théologiquesdesanciensEgyptiensoud'autres
fils anné, est accablé de la malédiction pater- peuples adorateurs des animaux, comme em-
Helle, était venu souvent me visiter. » Cette blêmes de la Divinité,
étonnante malédiction qui se transmet de « Dans les institutions politiques, les nègres
père en fils, oià en trouver l'origine (292)? Ne n'ont rien imaginé, en Afrique, au delà du
se lierait-elle point à quelque grand crime gouvernement de la famille et de l'autorité
antique, (jui aurait, en quelque sorte, péné-
tré et altéré la nature physique elle-même?
Ce ne serait pas la première fois que la science
aurait été ramenée, pour la solution de cer-
absolue, ce qui n'annonce aucune combi-
naison.
« Par rapport à l'industrie sociale, ils n'y
ont jamais fait d'eux seuls les moindres con-
tains faits aussiextraordinairesqu'importants, quêtes; ils n'ont pas bâti de grands édifices,
à la tradition religieuse. des villes superbes, comme l'ont exécuté les
Celte dégradation de l'espèce nègre est Egyptiens, môme pour se soustraire aux ar-
recotinue jiar les anatomistes et les natura- deurs du soleil; ils ne s'en garanlissent nul-
listes les plus célèbres, et entre autres par lement par des tissus légers, comme font les
Cuvier ; il dit que la race des nègres, la plus Indiens; ils se contentent de cabanes et de
dégradée des races humaines, est celle dont l'ombrage des palmiers. Ils n'ont donc point
les formes s^approchent le plus de la brute, d'arts, point d'invenlions, qui charment les
et dont l'intelligence ne s'est élevée nulle part ennuis de leurs loisirs sur un sol si riche. Us
au point d'arriver à un gouvernement régu- n'ont pas môme les jeux ingénieux des échecs
lier, ni d la moindre apparence de connais- inventés par les Indiens, ni ces contes amu-
sances suivies. (Discours pr-éliminaire des sants des Arabes, produits d'une imagination
Becherches sur les ossements des quadrupèdes féconde et spirituelle. Placés à côté des
fossiles.) Maures, des .abyssins, peuple de race origi-
« On a beaucoup agité dans ces derniers nairemenl blanche, les nègres en sont mé-
temps, dit M. Virey, la question du degré prisés comme slupides et incapables : aussi les
d'intelligence des nègres; il nous paraît que trompe-t-on constamment dans les échanges
quelques auteurs l'ont trop exagérée, et commerciaux. On les dompte , on les sounjet,
d'autres trop dépréciée, dans le système que en présence de leurs compatriotes mêmes,
chacun d'eux avait embrassé. sans qu'ils aient l'esprit de s'organiser en
« Les amis des noirs, par des sentiments grandes masses pour résister, et de se dis-
philanlljropiquesquihonorentleur cœur, ont cipliner en armée; aussi sont-ils toujours
pris à lAche de rehausser le génie du nègre : vaincus, obligés de céder le terrain aux
ils soutiennent qu'il est d'une capacité égale Maures. Ils ne savent point se fabriquer
à celui des blancs, mais que le défaut d'édu- d'armes autres que la zagaie et la llèche,
cation et l'état d'abrutissement dans lequel faibles défenses contre le fer, le bronze elle
croupissent de malheureux esclaves sous le salpêtre.
fouet des colons, compriment nécessaire- « Leurs langages, très-bornés, monosylla-
menlledéveloppementdeleurinlelligence biques, manquent de termes pour les abs^
(292) On sait que Cliam fut maudil dans sa pos-
lériié par son père, qui lui préilil qu'il sérail l'es-
clave des descendants de ses frères {Gen. ii, 25) :
Maledicius Ckanaan! servus servorum erit frairtbns
»tti8. Ce sont les descendants de Cham »iui peuplè-
renl l'Afrique.
(293) Les nègres sont considérés comme fort in-
férieurs à noU'e espèce, dans le Voyage en Amé-
rique du chev. de Cliaslelux, et aussi par JefTerson,
^otei on ihe Virginia Slaie. London , i787, p. 270.
1079
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DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
SAU
1080
tiaclions. Ils ne peuvent i-ien concevoir (jue
des objets matériels et visibles; aussi ne
pensent-ils guère loin dans l'avenir, comme
ils oublient bientôt le passé; sans histoire, ils
n'avaient pas môme une écriture de signes
hiéroglyphiques; les Arabes mahométans ont
enseigné à plusieurs l'alphabet...
« Leur musique est sans harmonie, et,
quoiqu'ils y soient très-sensibles, elle se
borne à quelques intonations bruyantes,
sans former une série de modulations ex-
pressives. Avec des sens très-parfaits, ils
manquent de cette attention qui les emploie,
de celte réllexion qui porte à comparer les
objets pour en tirer des rapports, en observer
les proportions.
« Des exemples particuliers d'intelligence
remarquable chez les nègres (comme tous
ceux cités par les auteurs ) ne prouveraient
que des exceptions, tant que des nations
nègres ne se civiliseront pas d'elles seules,
comme l'a fait d'elle-même la race blanche.
Le temps et l'espace ne manquent point à
l'Africain; cependant il est resté brut et sau-
vage, lorsque les autres peuples de la terre
se sont plus ou moins élancés dans la noble
carrière de la perfection sociale. Aucune
cause politique ou morale ne peut contenir
l'essor du nègre en Afrique, comme celles
qui enchaînent l'esprit du Chinois; le climat
de l'Afrique a permis un assez grand déve-
loppement intellectuel aux anciens Egyp-
tiens : il faut donc conclure que la médio-
crité perpétuelle de l'esprit chez les nègres
résulte de leur conformation seule; car dans
les îles de la mer du Sud, où ils se trouvent
avec la race malaise, également sauvage, ils
lui restent encore inférieurs sans être asser-
vis. {Voy. FoRSTER, Observ. sur l'espèce hu-
maine, dans les Voyages de Cook.)
« On a élevé avec soin des nègres; on leur
a donné la même éducation dans des écoles
et des collèges qu'aux blancs, et ils n'ont
pas pu cependant pénétrer dans les connais-
sances humaines au môme degré que ceux-ci.
D'ailleurs, il faut bien le reconnaître, ce n'est
point par la force du corps, mais par les
lumières, que l'homme domine sur les ani-
maux (294); et il est manifeste aujourd'hui,
par l'état de la civilisation, que les peuples
les plus instruits, les plus habiles, obtiennent,
toutes choses égales, la prépondérance sur
les autres nations du globe : donc les sciences
ou les connaissances ont établi le règne et
l'empire dans la race blanche plus que dans
r.
("294) On en peut voir une preuve aussi , en ce
quejamaisles nègres ti'onl rendu (lomesii(|ues les élé-
phants, coiiiine le font les Hiiiilous et autres Asia-
tiques. L'élépli;»ni d'Afrique, plus peiil, moins cou-
rageux qu'en Asie, n'est pourianl nulle part dompté
par les noirs.
(-295) De toute antiquité , les Orieiiiaux ont atla-
clié au mol blanc, houinie blanc , l'idée de liberté
et de supérioriié, comme au moi noir, nègre, celui
de servitude, d'esclav.ige et d'impôi. Ces termes
furent transportés, par mélapborf , aux pays; de là
vient que la Russie-Blanclie, la Valacliie-Blanche,
ont signifié que ces régions étaient libres et affran-
chies. Les Huns furent très-anciennement distingués
ea blancs el en noirs par cette raison ; ei, lorsque
toutes les autres, parce qu'elle s'est montrée
partout la plus intellectuelle et la plus indus-
trieuse.
« Les nègres sont de grands enfants : parmi
eux il n'y a point de lois, point de gouver-
nements fixes. Chacun vit à peu près à sa ma-
nière; celui qui paraît le plus intelligent ou
qui est le plus riche devient juge des Jitfé-
rends, et souvent il se fait roi ; mais sa royauté
n'est rien ; car, bien qu'il puisse quelquefois
opprimer ses sujets, les faire esclaves, les
vendre, les tuer; ils n'ont pour lui aucun at-
tachement, ils ne lui obéissent que par ter-
reur; ils ne forment aucun Etat, ils ne se
doivent rien entre eux.
« On ne peut agir sur les nègres qu'en cap-
tivant leurs sens par les plaisirs, ou en les
frappant par la crainte. Ils ne travaillent quç
par besoin ou par force. Se contentant de
eu de chose, leur industrie est bornée et
eur génie reste sans action, parce que rien
ne les tente que ce qui peut satisfaire leur
sensualité et leurs appétits physiques. Comme
leur caractère a plutôt de l'indolence que de
l'activité, ils paraissent plus propres à être
conduits qu'à conduire les autres, et plutôt
nés pour l'obéissance que pour la domina-
tion. Il est rare d'ailleurs qu'ils sachent bien
commander; car on a remarqué qu'ils se
montraient alors despotes capricieux, et d'au-
tant plus jaloux de l'autorité qu'ils étaient
plus opprimés. »
Le savant auteur, après quelques réflexions
sur l'esclavage de l'espèce humaine en gé-
néral, conclut ainsi : « Il était dans les des-
tinées que la race humaine blanche (295)
sortît peu à peu de ses fers, tandis que l'an-
tique anathème prononcé sur la tête des
descendants de Cham, selon l'Ecriture, ne
leurpromettaitqu'un esclavageéternel (296). »
Mœurs et croyances religieuses des nègres
de la Côte-d'Or. — Ils croient tous à un Dieu
tout-puissant, créateur et conservateur de
toutes choses; mais pour fixer leurs idées,
ils lui donnent la forme humaine, comme
étant la plus parfaite. Croire à un être dont
la figure ne tomberait pas sous les sens, se-
rait pour les nègres ne croire à rien. En
adressant leurs prières :à cet Etre suprême,
ils se tournent du côté du soleil, qu'ils re-
gardent comme l'emblème le plus glorieux
de sa divine majesté. Loyer nous a transmis
une formule de prière qui est en usage à Is-
sini : Mon Dieu , donnez-moi aujourd'hui du
riz et des yams ; donnez-moi de l'or et des
les czars de Russie eurent enfin secoué le joug des
Tariares, on leur conféra le titre de blancs. (Sche-
RER, Annales de la Pelile-Russie, p. 85, note.)
(290) Cham paraît avoir été le Jupiter des Grecs,
appelé Hammon, en Egypte. C'est aussi en Egypte
qu'il s'établit, et de là vient que ce royaume , qui
est si souvent nommé le pays de Ham ou de Cham,
dans l'Ecriture, a le nom de Cliemia dans Pbi-
tarque [Sur Isis el Osiris). Il est bon d'observer que
la prédiction de Noé s'exécute encore aujourd'hui
par l'asservissement de l'Egypte sous dos souverains
étrangers, et par l'esclavage des nègres. [Hitt. ho-
turelte du genre humain, t. Il, p. 49 à 00 et 85
2' édit. Paris, 1824.)
^1^81 SAU PSYCHOLOGIE. SAU 10S2
aigris (297); donnez'moi des esclaves et des pays des blancs; d'autres, plus ingénieux,
richesses: cunscrvez-moi la santé, et faites- supposent que, dans le principe, Dieu ayant
.„... / ^-„ j-.., ■/> . jw. . ^j.^^ les blancs elles noirs, ordonna aux der-
niers de choisir entre l'or d'un côté, et de
l'autre la connaissance des arts et des sciences.
Les noirs ayant préféré l'or et laissé l'instruc-
tion aux blancs, Dieu, oflensé de leur ava-
rice, les a condamnés pour toujours à être
esclaves des blancs. Ils ont sur la création
de l'homme plusieurs opinions différentes;
quelques-uns l'attribuent à la Divinité; d'au-
tres croient que l'homme a été formé par une
énorme araignée, qu'ils nomment Anansie;
moi la grâce d'être actif et diligent
Les nègres ont eu aussi, comme les na-
tions civilisées, leurs dissensions religieuses
et leurs diversités de sectes. Les chefs de ces
sectaires croient à deux principes, celui du
bien, et celui du mal; le premier, africain;
et le second, européen. Mais leurs idées ont
si peu de liaison, qu'il est impossible d'ex-
pliquer clairement leur doctrine : il paraît
que, dans le principe, les Africains ont fait
leur divinité noire comme eux : mais les Eu-
ropéens leur ont appris que ce dieu noir était d'autres préTendenl qu'il est sorti des en-
Je diable des blancs, et qu'il était essentielle
ment méchant. Ceux qui savent se contenter
des productions de leur sol, et qui sont atta-
chés aux usages de leur pavs, représentent
sous la figure d'un blanc le dieu du mal ,
protecteur des Européens, et la cause de tous
les maux que les blancs ont faits aux nègres;
et ils donnent la couleur noire au dieu du
bien, protecteur des .Africains. Ceux qui sont
malheureux regardent , au contraire, le dieu
noir comme une divinité cruelle et mé-
chante, qui se fait un plaisir de les accabler
de toutes sortes de maux; et le dieu des
blancs, comme un être doux et bienfaisant
qui leur donne en abondance de beaux ha-
bits, de la soie, et del'eau-de-vie. Arthusleur
disait que leur dieu ne les avait pas aban-
donnés, puisqu'ils avaient de l'or, du vin de
palmier, des fruits, des vaches, des chèvres,
des oiseaux et du poisson : mais il lui fut
impossible de leur persuader que tous ces
biens venaient de leur dieu. « C'est la terre,
disaient-ils, qui nous donne l'or, c'est la
terre qui nous produit le mais et le riz ; c'est
ia mer qui nous fournit les poissons; et si
trailles de la terre. Ils sont dans la même in-
certitude sur la vie future : quelques-uns y
croient; mais la plupart avouent leur igno-
rance à cet égard ; quelques autres supposent
que les morts sont transportés, immédiate-
ment en quittant la vie, sur les bords d'un
lleuve fameux de l'intérieur de l'Afrique,
qu'ils nomment Bosmanque, où Dieu examine
leur vie passée, et juge s'ils ont exactement
observé les jours de jeûne, s'ils se sont stric-
tement abstenus des viandes défendues, et
s'ils ont tenu religieusement leur serment.
Si le résultat de cet examen leur est favo-
rable, ils sont admis à traverser le tlcuve,
pour arriver h une terre de félicité parfaite,
qui a beaucoup de ressemblance avec le pa-
radis de Mahomet. S'ils sont reconnus cou-
pables, la Divinité les plonge dans le fleuve,
où ils restent ensevelis dans un éternel oubli.
Cette doctrine est évidemment calquée sur
celle de Mahomet. D'autres croient à la
transmigration des âmes : ils ont, comme le
peuple en Angleterre, l'opinion que les âmes
des criminels errent après leur mort pour
expier leurs fautes. Alkins rapporte qu'il a
nous ne nous donnions pas beaucoup de entendu dire à plusieurs nègres qui parlaient
peines, nous pourrions mourir de faim , que nn peu anglais : qu'après leur mort les hon~
notre dieu ne nous aiderait pas. Nos bestiaux nétes gens allaient dans le séjour de Dieu ,
nous donnent des petits sans le secours de qu'ils avaient des femmes aimables , et qu'ils
Dieu : quant aux fruits, nous les devons aux vivaient dans l'abondance et dans la félicité;
Portugais qui ont planté les arbres sur notre mais que les fourbes et les méchants étaient
sol : enfin, nous n'avons aucune obligation à condamnés à errer éternellement, sans avoir
notre Dieu, tandis que les Européens en ont jamais d'asile. Les nègres ne regardent la
tant h la bonté du leur. » Ils conviennent, mort qu'avec la plus grande horreur. Suivant
cependant, que c'est Dieu qui fait tomber la Bosman , personne n'oserait, sous peine de-
pluie pour féconder la terre, rendre les arbres périr lui-môme, parler de la mort en pré-
productifs, et faire tomber l'or des montagnes sence du roi de Whidah.
avec le sable qu'elle entraîne; car la pluie On n'a sur leurs fétiches que des opinions.
très-incertaines; mais s'il faut en croire
Loyer, qui s'est occupé de cet objet avec une
attention toute particulière, les fétiches ne
sont pas des divinités qu'on adore, mais seu-
lement des charmes ou des talismans dans
produit 'cet effet dans tous les pays où l'on
trouve de l'or. Un nègre de ces contrées qui
avait été vendu à un facteur de la côte, priait
avec ferveur pour obtenir de la pluie : quel-
fju'un l'ayant interrogé pour savoir le motif
de cette prière , il répondit que c'était pour lesquels ces peuples ont la plus grande con-
que la pluie fit tomber l'or au pied des fiance. Une longue tradition a accoutumé le
montagnes qui étaient dans son pays, parce nègre à regarder les fétiches comme les dis-
qu'avec cet or ses amis pourraient le racheter, pensateurs du bien et du mal, au moyen de
Il y en a qui croient que, s'ils ont été ver- quelque vertu cachée, qu'ils tiennent de Dieu,
tueux pendant leur vie, ils deviennent blancs qui les a créés, et les a envoyés sur la terre
après leur mort et sont transportés dans le pour le bien de l'humanité. Le mot fétiche
(297) L'aigris est une pierre d'un bien verdâlre, compiani, le long du Niger, depuis le B.imbira
(ju'oi) croit être ime espèce de jaspe; ces pierres jusqu'à Cassina, où il a dix lois la valeur qu'où lui
fini, dans le pays, la valeur de l'or, et on s'en sert assigne dans le I3cngale.
pour monnaie. Le eowry se donne ci se reçoit pour
1083
SNU
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
SAU
1084
ou feitisso est portugais et signifie charme. Le
Eouvoir qu'on suppose aux fétiches ressem-
!e précisément à la pui-^sance mystérieuse
qu'on altril)ue aux charmes et à certains
nombres heureux ou malheureux. Ces pra-
tiques .««upersUtieuses, qui ont une influence
si grande sur les esprits faibles et sur ceux
3ui ne réfléchissent pas, obtiennent souvent
es incrédules et des esprits-forts eux-mêmes
une espèce de confiance tacite.
En général, les marins et les joueurs ont
recours h la vertu des cliarmes, [)arce qu'é-
tant continuellement exposés aux caprices
du hasard, ils ne peuvent calculer ni prévoir
les événements qui les attendent; c'est aussi
par la môme raison que les nègres sont plus
superstitieux que d'autres peuples ; sans cesse
menacés des malheurs les plus atfreux par
l'instabilité de leur gouvernement, leur vie
entière n'est absolument qu'un jeu de hasard,
dont ils croient pouvoir régler la marche
avec le secours de leurs féiiches. Le nègre ne
se contente pas de croire à la vertu des
charmes, il reconnaît encore des époques et
des jours heureux ou malheureux; il se crée
ses fétiches suivant sa fantaisie. L'un choisit
les dents d'un chien, l'autre celles d'un tigre
ou d'une civette; celui-ci un œuf, celui-là
l'os d'un oiseau; tandis qu'un autre préfère
un morceau de bois rouge ou jaune, une
branche d'épine, une tête de chèvre, de singe
ou de perroquet. C'est de ce fétiche qu'ils
attendent quelques secours dans toutes les
circonstances difficiles où ils se trouvent; ils
font vœu souvent de lui rendre une espèce
de culte, s'ils sont heureux. Dans l'intention
de lui plaire, ils s'imposent quelques [iriva-
tions, comme de ne pas manger de bœuf, de
chèvre ou de volaille, et de ne pas boire
d'eau-de-vie ou de vin de palmier. De l'op-
nosilion des intérêts particuliers naît aussi
l'opposition entre les fétiches; la puissance
d'un fétiche est toujours considérée en raison
du bonheur de celui qui le possède. Un nègre
qui est malheureux attribue son infortune à
l'impuissance de son fétiche, et il a recours
aussitôt à un autre, ou il s'adresse au fetes-
sero (prêtre), pour en avoir un qui ait plus
de vertu. Ils sont persuadés que le fétiche
voit, parle et surveille toutes leurs actions,
pour récompenser les bonnes et punir les
mauvaises ; c'est pour cela qu'ils le couvrent
soigneusement, ou qu'ils le placent dans un
endroit secret, pour n'en être [las aperçus
s'ils faisaient une faute. Les nègres de Bénin
s'imaginent que l'ombre d'un homme anime
le fétiche, et ils croient que c'est un être réel
3ui doit rendre compte, dansun autre monde,
e toutes leurs actions. Lorsque ces fétiches
jnt procuré des succès marqués, ils devien-
nent les gardiens tutélaires des familles, et se
transmettent de père en fils, comme autrefois
chez les Romains, les lares et les pénates; et
chez les Arméniens , les téraphins ou dieux
protecteurs, auxquels ils ressemblent souvent
par la forme. A Elmina et à Acra, c'est ordi-
nairement un morceau de bois sur lequel est
gravée une tête d'homme, sans corps et sans
bras. Outre les fétiches particuliers à chaque
individu, il y en a d'autres qui reçoivent un
hommage plus général, et dont l'influence
s'étend sur plusieurs cantons h la fois; ce
sont, le plus souvent, des montagnes, des
rochers, des arbres, des lacs et des rivières.
Les Acraniens prétendent que leur pays n'a
été conquis par les Aquamboans que parce
que les Portugais ont violé un de ces lacs
sacrés, en le convertissant en saline. Le ser-
pent est le fétiche des Whidaniens; ils croient
cependant à un Dieu souverain ; mais ils at-
tribuent une puissance toute particulière à
une espèce de reptile d'une grandeur déme-
surée, qu'ils nomment le grand-père ies ser-
pents. L'origine de ce culte religieux vient,
sans doute, de ce qu'on découvrit ce serpent
à une épo(^ue heureuse. Les Whidaniens
croient, suivant une tradition ancienne, que
ce serpent est venu d'un pays désert, qu'il a
été forcé d'abandonner.
Le culte qu'ils rendent au serpent ne pré-
sente donc pas un phénomène inexplicable
dans l'histoire du cœur humain. Ce culte
est, comme celui qu'on rend aux fétiches,
l'eftet naturel de la confiance qu'ont ordinai-
rement les êtres faibles et ignorants dans la
puissance des charmes. ( Tableau des der-
nières découvertes faites par les Européens
en Afrique; traduit de l'anglais. )
Culte rendu au serpent Tenni par les nègres
de Juidah. — Le tenni est d'une grosseur
monstrueuse; il a quelquefois jusqu'à cin-
quante pieds de long; il est de la même es-
pèce que Vanaconda de Ceyian, et le boa de
Guinée. Sa peau, sur le dos, est d'un gris
foncé, rayé de jaune; celle du ventre est d'un
gris plus clair, avec des taches de dislance en
distance. Il se cache dans les marais et dans
les savanes ; lorsqu'il est tourné sur lui-
même en spirale, il couvre une circonférence
de cinq ou six pieds de diamètre, et, de loin,
on prendrait cette masse pour l'ouverture
d'un gouffre. Quelquefois il dresse la tête, et,
semblable au mât d'un vaisseau, il reste im-
mobile dans cette altitude, attendant que
quelque animal arrive à sa portée : alors il
s'élance sur sa proie, en déployant les con-
tours de sa queue. Comme ses dénis sont re-
courbées dans sa gueule en forme de cro-
chets, tous les efforts que peut faire l'animal
surpris pour se dégager ne servent qu'à faire
pénétrer les dénis plus profondément. Si
l'animal qu'il tient est gros, le monstre l'en-
veloppe, et l'étouffé dans les replis de sa
queue; enfin, il l'avale tout entier sans mâ-
cher, après, toutefois, l'avoir humecté quel-
que temps de sa salive. Tant qu'il digère, le
fen/itreste assoupi, sans mouvement, et étendu
comme une souche. Souvent, dans cette si-
tuation, il est dévoré par les fourmis qui lui
entrent dans la gueule, dans les oreilles, dans
le nez, et ne laissent absolument que le sque-
lette du monstre. — Le trait suivant est assez
curieux, et fait connaître à quel point les nè-
gres vénèrent ce serpent. M. Denyau, direc-
teur du comptoir de Juidah, avait été prévenu
que, depuis quelque temps, on lui enlevait
toules les nuits une volaille de sa basse-cour;
les soupçons avaient d'abord porté sur quek
Î085 SAU PSYCHOLOGIE. SON 1086
ques-uns des individus employés dans le fort, pathétique que nous a donnée de l'esclavage
et ensuite sur les nègres du voisinage : cepen- domestique le Jésuite Gumilla, dans sa rela-
dant on s'était convaincu que ces vols ne ve- tion sur les Indiens des bords de l'Orenoko :
naient ni des uns ni des autres. Enfin, un « Une femme du pays, nouvellement eon-
jour, on vint avertir M. Denyau, à six heures verlie à la religion chrétienne, et qui avait
du matin, que la ronde du fort avait surpris d'ailleurs de l'esprit et des vertus, avait fait
Je voleur. Le directeur se rendit sur-le-champ mourir sa fille, qui venait de naître, en lui
au lieu qui lui était indiqué, et aperçut un coupant l'ombilic trop près du corps. Le Jé-
énorme serpent, à qui les spectateurs et la
ronde du malin avaient barré le chemin de la
porte du fort, et qui cherchait inutilement à
se sauver dans un magasin, par une chatière;
un très-gros dindon, qu'il n'avait avalé qu'à
demi, et dont la queue et les pattes parais-
saient encore, lui avait tellement obstrué et
grossi le gosier, qu'il essayait en vain de pas-
ser par ce trou. Le serpent eut l'instinct de
sentir guel était l'obstacle qui l'arrêtait, et se
mit à taire des efforts extraordinaires pour
provoquer des vomissements qui pussent le
dégager de ce qui le gênait.
M. Denyau ordonna de le laisser faire. En
effet, au bout de quelques minutes, le serpent
parvint à se débarrasser du dindon, dont la
3artie antérieure était déjà presque en disso-
ution, et dont tout le corps était couvert
d'une lave visqueuse , acre et mordicante.
L'animal, allégé, se sauva dans le magasin,
d'où l'on savait bien qu'il ne pourrait échap-
per. M. Denyau s'était fait apporter son fusil,
et se préparait à le tuer, lorsque plusieurs
marabouts du voisinage, avertis de ce qui ve-
nait d'arriver dans le fort, accoururent pour
supplier M Denyau de ne faire aucun mal à
l'animal, parce qu'autrement il attirerait sur
suite lui faisait envisager toute l'horreur d'une
pareille action, et lui adressait les plus vifs
reproches. Après l'avoir écouté, les yeux fixés
vers la terre, elle lui répondit : Plût à Dieu,
mon Père, plût à Dieu que ma mère m'eût
soustraite ainsi, dès ma naissance, à toutes
les peines que j'ai déjà éprouvées, et à toutes
celtes que j'aurai encore à souffrir tant que je
vivrai! Considérez, mon Père, notre déplora-
ble sort. Nos maris n'ont d'autres soucis, d'au-
tres fatigues que d'aller à la chasse, tandis
que nous, nous travaillons le long du jour, en
portant un enfant dans un panier, et un autre
pendu à notre sein. Ils vont à la pêche pour
se divertir; nous, nous labourons la terre, et,
après l'avoir arrosée de nos sueurs pour la
rendre féconde, nous sommes encore obligées
de faire ta moisson. Le soir, ils reviennent
sans fardeau ni embarras, et nous, nous ren-
trons chargées de nos enfants, licvenus chez
eux, ils se récréent avec leurs amis, tandis
ou il noiis faut aller chercher du bois et de
l'eau pour leur préparer à souper. Après leur
repas, ils s'endorment tranquillement ; et nous,
quoique excédées des fatigues de la journée ,
loin de pouvoir nous reposer, nous travail-
lons encore toute la nuit à moudre du mais
eux quehjues calamités. Le directeur se ren- pour leur faire du chica. Us boivent, et, quand
dit à leurs désirs, sur la promesse qu'ils lui
firent d'emporter leur fétiche si loin du fort
qu'il ne pût y revenir.
Aubsilùt deux d'entre eux s'armèrent de
fourches, et marchèrent sur le serpent en
sens contraire. Au moment oii il leva la tête
pour les menacer, ils le saisirent entre les
deux fourches qu'ils avaient croisées. Au
ils se sont enivrés, ils nous battent, nous traî-
nent par les cheveux, et nous foulent sous leurs
pieds. Il est bien dur d'être traitée en esclave
par son mari, et de ne pas pouvoir trouver un
peu de repos dans sa maison , quand on a sué
tout le long du jour en travaillant à la terre.
Eh! qu'avons -nous pour nous consoler ou
nous dédommager d'un esclavage qui n'a pas
même instant, six marabouts se jetèrent sur de fin? Après vingt ans de peines et de souf
son corps; deux d'entre eux lui tenaient la
tête immédiatement au-dessus du cou, deux
au milieu, et deux à la queue. Ils eurent long-
temps à lutter contre l'animal, (]ui les entor-
tillait dans les contours de sa queue. Les na-
turels montrèrent la plus grande adresse dans
cette manœuvre. Enfin, l'cinimal, fatigué,
s'abandonna entièrement aux nègres, qui le
portèrent comme un baliveau. Tout en mar-
frances , on n'a plus pour nous le moindre
égard, on nous méprise même, on nous substi-
tue une jeune femme, à qui il est permis de
battre et d'insulter nous et nos enfants. Ces
jeunes femmes sans expérience, dont ils de-
viennent follement épris, prennent sur nous
un ton d'autorité, nous traitent comme leurs
servantes, et le moindre murmure qui nous
échappe est bientôt étouffé par des coups. Une
chant , ils récitaient des prières , et adressaient pareille tyrannie est - elle supportable ? pou
au serpent des choses flatteuses, en le priant
d'excuser l'espèce de violence qu'ils étaient
obligés de lui faire.
Quand ils furent rendus à environ une lieue
du fort , ils s'approchèrent d'une savane
couverte d'herbe de Guinée, et balançant,
tous à la fois, le serpent avec un mouvement
mesuré, ils le lancèrent à douze pas d'eux, en
l'invitant à ne pas retourner au fort. {Tableau
des dernières découvertes faites par les Eu-
ropéens en Afrique.)
Condition des femmes chez les nègres. —
La condition des femmes , en Afrique , se
trouve fidèlement tracée dans la description
vons-nous donner à nos filles une plus grande
marque de tendresse que de les délivrer d'une
semblable existence, mille fois pire que la
mort? Oui, je te répèle, plût à Dieu que ma
mère m'eût mise sous terre au moment où je
suis née ! »
SAUVAGE DE l'Aveyron. Votj. Homme de
LA NATURE.
SAUVAGES DE l'Océanie, leurs mœurs;
anthropophagie, etc. Yoy. note XIV, à la fia
du volume.
SAUVAGES DES Etats-Unis, statistique.
Voy. note XIV, à la fin du vol.
SON. Voy. Langage, § 1, et Ouïe.
1087
SOU
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
SOU
1085
SONS , premiers sons émis par l'enfanl.
Voy. Langage , § I. — Distinction des sons.
Voy. note I, à la fin du volume.
SOURD ET MUET de Chartres recouvrant
la voix. Voy. note VI, à la fin du volume.
SOURDS-MUETS. — Tout ce qui est dit de
la nécessité du langage pour le développe-
ment et la formation de la raison , est évi-
demment applicable de tout point au sourd-
muet. Mais celui-ci n'est pas l'homme isolé,
l'homme de la nature des rationalistes; le
sourd-muet vit, grandit, se développe au sein
de la société : quoique privé de la commu-
nication verbale , il y participe nécessaire-
ment au bienfait de la civilisation ; il y reçoit
par les yeux une éducation fort incomplète
sans doute, mais sufiisante pour jeter dans
son esprit une foule d'idées qu'il n'aurait
certainement pas dans l'état d'isolement. 11 y
est soumis aux règles morales qui régissent
la famille et l'Etat; il y est témoin de nos arts
et de leurs productions, de notre culte et de
ses cérémonies , de nos usages et de tout ce
qui constitue la vie commune. Tout ce qu'il
voit le porte naturellement à rélléchir, et
tout lui est d'ailleurs expliqué par les rela-
tions de toutes sortes qui s'établissent entre
Jui et ceux qui l'entourent , entre ceux qui
l'entourent et le reste des hommes. Enfin, le
seul spectacle de la vie sociale porte avec
lui une instruction profonde qui en fait
comme un livre oijtout homme peut recueil-
lir une expérience toute faite, lire ses droits
et ses devoirs et puiser tous les éléments de
la science nécessaire au développement de
la moralité humaine.
Toutefois , malgré les avantages apparents
de sa position , on est obligé de reconnaître
que le monde rationnel et suprasensible reste
fermé au sourd-muet tant qu'il n'a pas reçu
une instruction régulière qui l'élève jusqu'aux
idées intellectuelles, morales et religieuses.
Les i secrets du monde intellectuel , dit
M. De Gérando, sont ignorés du sourd-muet ;
en vain on lui en demanderait compte. ( De
l'éducation des sourds-muets, t. Il , p. 453.)
L'instruction, dit-il encore, peut seule intro-
duire les sourds-muets à la vie sociale , mo-
rale et religieuse. » [Ibid., p. 661.)
Chez le sourd-muet privé d'instruction, à
la vue des actions des hommes, tout se réduit
à éprouver du plaisir ou de la douleur, de la
joie ou de la tristesse, de l'amour ou de la
naine, et à voir que tous les hommes éprou-
vent les mêmes affections et les mêmes sen-
timents que lui, et que comme lui ils font
effort pour retenir le sentiment du plaisir, et
pour repousser le sentiment de la douleur.
Instruit par sa propre expérience, il ne doute
pas qu'on fait du mal à autrui en le frappant
et qu'on lui cause de la peine en lui volant
ce qui est à son usage. Aussi, toutes les fois
qu'il n'aura pas une raison d'agir, il s'abs-
tiendra de frapper ou de voler; mais, lors-
qu'il aura un motif quelconque, il agira sans
scrupule et sans remords, parce qu'il ne sait
pas, qu'il ne juge pas qu'il est mal de nuire
a autrui; vu qu'il ignore que l'action de
frapper et de voler est contraire à une loi qui
le défend. Borné aux seules sensations
qu'il éprouve, il est gai, si elles sont agréa-
bles; et triste, si elles sont fâcheuses. i(6'oMr.ç
d'instruction d'un sourd-muet , par M. l'abbé
SiCAUD, Discours prélim., p. 14.) Mais, quoi-
que affecté d'une manière différente en
voyant maltraiter ou secourir un malheureux,
parce qu'il serait content d'être secouru et
chagrin d'être maltraité, il ne juge pas de la
bonté ou de la malice de l'action dont il est
témoin. S'il connaît la correction, il ignore la
justice. Etant lui-môme sa fin , il n'a d'autre
règle que l'amour de lui-même : tout ce qui
lui plaît est bien , et tout ce qui lui déplaît
est mal. Voilà toute sa morale, il n'en connaît
point d'autre. (Id., ibid.)
Mais, dit-on, le sourd-muet ayant des yeux
nourvoiret une intelligence pourcomprendre
la conduite des hommes, les cérémonies du
culte, le spectacle de l'univers doivent élever
son esprit à la connaissance de la Divinité et
du monde moral.
Supposons pour un moment que , sans le
secours d'un idiome , le sourd-muet puisse
raisonner intérieurement sur toutes choses ,
qui nous dira qu'il cherche véritablement à
se rendre compte de ce qui se passe autour
de lui ? Et s'il s'en occupe sérieusement , ne
sera-t-il point exposé à se tromper à chaque
pas? Les pieux exercices de la famille ne le
conduiront-ils point à des inductions supers-
titieuses? Les cérémonies de la religion ne
le porteront- elles pas à borner son culte aux
objets sensibles qu'elles représentent ? Si ,
malgré son indigence intellectuelle , il est
assez heureux I pour comprendre qu'il doit
élever plus haut ses pensées , combien de
temps lui faudra-t-il pour se former la no-
tion d'une puissance suprême ? Combien de
temps pour concevoir celte puissance comme
intelligente et libre, digne de nos hommages
et de nos respects? Combien de temps pour
découvrir l'existence et l'immortalité de l'âme,
pour démêler l'obligation d'éviter le mal et
de faire le bien , et pour soupçonner la ré-
compense ou la punition promise au serviteur
fidèle oudésobéissant?Hélas 1 les philosophes,
de Rome et d'Athènes, frappés du bel ordre
du monde, croyaient la matière éternelle, et
après avoir longtemps cherché la cause de
cette admirable harmonie , ils avaient cru la
trouver, les uns dans l'air, les autres dans le
feu; et l'on voudrait que le sourd-muet , ne
recevant rien d'autrui, réduit à ses seules
forces, reconniit, à la vue de ce qui se passe
autour de lui , un Dieu créateur et invisible ,
auteur de son être , soutien de son exis-
tence 1 On voudrait qu'il imaginât la distinc-
tion du bien et du mal , et qu'il créât, en
quelque sorte, la morale tout entière , tandis
qu'on ne saurait nommer une seule vérité
morale que l'esprit de l'homme ait réellement
découverte ! Certes , ce serait donner à un
être disgracié une tâche bien dilficile à rem-
plir et d'une exécution bien incertaine, quand
même Userait vrai, comme on le prétend,
que les objets dont il est témoin dussent le
porter à en chercher la cause.
Mais nous sommes bien éloignés d'accorder
1089
SOU
PSYCHOLOGIE.
SOU
1090
celle supposilion ; car il est évident que ,
pour tirer quelque instruction de la conduite
et des actions des hommes , il faut avoir des
notionsfondamentales sur Dieu et sur le bien et
le mal, notions dontle sourd-muet est privé.
Pour s'instruire à la vue des cérémonies du
culte, il faut en connaître l'objet et le motif :
autrement les actions extérieures de piété ne
sont qu'un vain spectacle ; il n'y a aucun
rapport entre des prostrations, des encense-
ments et un être invisible, maître et seigneur
de toutes choses. Pour étudier les dillérents
objets qui frappent nos regards, et remonter
péniblement del'etretà la cause, il faut raison-
ner, poser des principes et tirer des consé-
quences ; ce quon ne peut faire qu'à l'aide
des mots d'une langue : l'expérience et les
fails l'ont prouvé.
l.e sourd-muet, dans ses actes extérieurs
de piété, n'agit que par imitation. Ainsi l'en-
fant, au sortir du berceau , imite sa mère ;
comme elle, il se met à genoux , remue les
lèvres, prend un rosaire, et en parcourt ma-
chinalement les grains. Est-il surprenant que
le sourd-muet, avancé en âge, fasse la même
chose et soit imitateur^ Un sourd-muet
nommé Louis, voyant un sourd-muet instruit
faire sa prière dans un livre, demandait lui-
môme un livre, et, comme on le lui refusait à
cause de son ignorance , prenait au hasard
une feuille de papier, allait se placer auprès
de son camarade d'infortune, et se compor-
tait comme s'il avait lu et prié d'une manière
fort grave et fort recueillie. Lisait-il, priait-il
Dieu? non, sans doute. Que faisait-il donc?
il imitait, et il était content. Dans l'école de
Paris, il en est un autre qui assiste avec assi-
duité aux oflices de l'Eglise, se lève, s'asseoit
et se prosterne avec les fidèles; aux fêtes so-
lennelles, il porte la bannière avec beaucoup
d'aplomb et de gravité ; mécanicien né, il
monte, arrange et règle l'horloge. Cependant,
depuis trente ans qu'il est dans la maison,
on n'a jamais pu le faire rélléchir aux vérités
intellectuelles ; il ne pense qu'à ce qui tombe
sous les sens. On ne peut donc pas se lier
aux simples apparences , ni soupçonner la
connaissance des choses d'après certaines
manières d'agir I Les marques extérieures de
piété n'ont donc pas une liaison nécessaire
avec les premiers principes de la religion et
de la morale !
Que , sans avoir fréquenté les écoles, les
sourds-rnuets sachent gesticuler et faire des
signes délibérés et avec intention , nous en
convenons ; mais ces signes, en petit nombre,
sans ordre et sans liaison, analogues aux
nécessités de la vie , à des objets sensibles et
d'un usage commun et ordinaire, ou tout au
plus à certaines actions qui ont frappé leurs
regards , et qu'ils tâchent de décrire en imi-
tant la forme et l'image des choses, n'ont
jamais rapport aux vérités intellectuelles.
Pour faire dessignes devérités intellectuelles,
il faudrait connaître ces vérités, et elles sont
ignorées des sourds-muets. N'ayant des yeux
que pour le monde physique , leurs gestes
ne correspondent qu'à des objets extérieurs;
c'est un fait reconnu de tous les instituteurs
des sourds-muets ; et même ces gestes na
sont que des descriptions vagues , grossières
et dilhciles à comprendre.
Un directeur d'institution de sourds-muets,
d'une haute compétence , a tracé le portrait
suivant des infortunés à l'instruction desquels
il a déjà consacré près de trente ans de sa
vie :
« Le sourd-muet est plein de préventions
contre les hommes ; il se nourrit de l'idée que
ses parents , sa famille , toutes les per-
sonnes qu'il hante, qu'il voit, qu'il fréquente,
ont plus de bienveillance pour les autres que
pour lui....
« Il n'a pas l'idée de son malheur, il ne sait
pas que les autres possèdent un sens qui lui
manque ; il s'imagine que tout le monde est
sourd -muet,
« On ne doit donc pas s'étonner qu'une
certaine aigreur résulte de sa position et de
l'abandon dans lequel on le laisse végéter.
Mais on concevra plus difficilement que cette
])osition lui inspire des sentiments d'orgueil,
des préjugés en faveur de sa supériorité :
rien n'est plus vrai cependant. Le pauvre
sourd -muet n'ayant pour tout moyen de
communication avec ses semblables que
quelques gestes, sans aucune idée de l'exis-
tence d'un autre moyen de manifester ses
sensations, ses sentiments, ses volontés, ses
idées, fait des signes un usage plus habituel
que les autres hommes ; la nature chez lui
est ingénieuse à les perfectionner; il les
perfectionne lui-môme sans cesse par l'usage,
et , dans sa conviction, il s'exprime bien , il
parle avec clarté , il s'énonce avec élégance.
Ni sa famille , ni les étrangers ne manient
aussi facilement que lui ce langage mimique;
la difliculté qu'ils ont à le comprendre lui
donne une pitoyable idée de leur intelli-
gence ; l'embarras plus grand encore qu'ils
éprouvent pour s'exprimer n'est guère de
nature à lui inspirer plus d'estime pour eux :
dès lors il ne faut pas s'étonner (ju'il se classe
au-dessus de ceux qui l'entourent, qu'il re-
lègue, dans son esprit , bien au-dessous de
lui ceux qui auraient dû être pour lui les
interjirètes , les professeurs des vérités so-
ciales' des vérités morales ou révélées.
« Cette aberration de son esprit est le pro-
duit de son infortune , qui l'a placé hors de
la vie ordinaire tracée par la Providence, et
cette déviation le fait tomber dans toutes
sortes de suppositions fausses; privé d'un
giaide, il croit de bonne foi à je ne sais com-
bien d'idées absurdes auxquelles son intel-
ligence incomplète , son imagination livrée à
elle-même, parviennent à donner une réa-
hté.
« Suivons le sourd-muet dans toutes les
habitudes sociales. Il voit prier ses frères : la
mère ou la bonne prie avec eux ; mais on ne
l'invite pas à s'associer à la prière, on le re-
pousse môme, ou si on lui permet de s'age-
nouiller à côté des autres, c'est avec un geste
qui lui dit : Vous ne comprenez rien à ce que
nous faisons; il saisit le sens de ce geste, et
cette répulsion l'aigrit encore davantage.
« Puis aucune explication n'ayant fait oon-
1091
SOU
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
SOU
1092
\
naître la valeur et le sens de cette action ; rien
ne l'ayant éclairé sur la portée et le but de
cette humble position d'une personne se
mettant à genoux, qu'en résulte-t-il ? Il n'a
encore aucune idée de la Divinité ; il n'a que
cette agitation de l'âme qui la porte vers un
être suprême , encore inconnu , mais qu'elle
rôve vaguement. Ebahi , il regarde la direc-'
lion que l'on donne aux yeux dans la prière,
et ne trouvant là-haut rien de plus grand
que le soleil et la lune , il deviendrait ido-
lâtre, s'il était possible, avant d'avoir l'idée
de la Divinité ; et c'est la terreur plutôt que
Je respect qui l'anime (298). Il jouit du soleil
et de ses bienfaisants rayons, sans raisonner
sur leur douce influence ; mais la lune inspire
à tous les sourds-muets une crainte vague;
'en ai vu qui lui montraient le poing pour
a menacer, l'etfrayer et l'empêcher de les
poursuivre de ses regards; tous en ont peur.
« Dans son im?gination , le firmament de-
vient un amalgame absurde de rêves et d'i-
magesimpossibles. Les étoilessont des lampes
que l'on allume le soir dans des maisons ,
invisibles il est vrai, mais que tous supposent
comme y existant; s'il pleut, ce sont les mé-
nagères qui lavent leurs demeures , ou qui
jettent des seaux d'eau. Ils admettent sans
sourciller d'autresexplications tout aussi folles
et aussi absurdes.
« A l'église , si on l'y mène , tout ce qu'il
voit lui inspire de l'étonnement ; mais ce qui
le révolte par-dessus tout, c'est l'enterrement
des morts.
« La mort 1 ce mot ne lui dit rien ; il n'a
pas l'idée de mourir, il ignore ce que c'est
que mourir, il ne veut pas mourir. Le senti-
ment de sa destination immortelle l'agite ,
mais il ne lui sert qu'à nier la vérité de ce
qu'on lui dit.... Il s'jmagine qu'il vivra tou-
jouis , et enterrer un cadavre est pour lui
étouiferun homme ou tout au moins l'empri-
sonner dans la terre. S'il s'agit de l'enterre-
ment de ses parents, il hait ceux qui y con-
courent, il déteste le prêtre qui remplit les
dernières cérémonies. Ces erreurs, ces pré-
ventions, ces préjugés deviennent le plus
grand obstacle au succès de son instruction
méthodique.
« La rectitude, la logique naturelle des
autres enfants doués de tous leurs sens , la
virginité de leur intelHgence les prédisposent
à la foi, aux vérités que nous leur révélons
successivement; leurs âmes ont faim et soif,
elles languissent après les notions dont elles
pressentent la féconde influence. C'est l'œil
qui cherche la lumière et qui se réjouit de
son éclat; c'est l'oreille à laquelle plait natu-
(■298) I On a vu, dii Leibniiz {.Souv. Essaii,,l. ii,
e. 1), une'it'aiil né sourd ei iiinei'in.iiquei de la vé-
néralioii pour la pleine lune, el Pou a trouvé des
iialioiis qu'on ne voyait pas avoir appris autre
chose. >
Tout le momie connaît l'histoire du jeune Sinle-
nis, élevé jusqu'à dix ans conforménieut à la fic-
tion de l'auteur d'/i'mj/e, et qui n'avait jamais jusque-
là iii «entendu ni lu le nom de «Dieu. Cependant, en
l'ab&cnce du nom, le besoin de l'objet s'était fait
eeniir; il crulj'avoir trouvé dans le soleil. Comiae
Tellement le son ; c'est le goût dont les pa-
pilles sont instinctivement agitées , lors-
qu'elles sentent la nourriture : ainsi l'enfant
cherche à connaître, à nourrir son âme de
vérités; toute son envie est d'apprendre, tout
son bonheur de comprendre. Si son corps
trouve des jouissances en satisfai.smt aux
exigences de la faim et de la soif, son âme
jouit davantage encore du développement de
sa raison.
« L'enfant ordinaire a donc pu apprendre
la langue par l'ouïe; par la langue , il a ap-
pris une foule de notions ; son esprit voit ,
sa vue est juste, nette et étendue ; elle s'é-
largit encore tous les jours , parce que les
notions fécondent l'âme, et que du connu elle
conclut à ce qui lui est encore inconnu ; les
instituteurs primaires, aux m tins de qui on
les livre dans leur jeune âge , n'ont plus qu'à
bâtir sur des fondements vrais et solides.
« Mais il n'en est pas ainsi pour le sourd-
muet. A son entrée dans nos institutions,
tout chez lui est à défaire. A la besogne de
l'instruire se joint la tâche plus ardue encore
de détruire ce qui existe dans son intelli-
gence.
« Instruire un enfant ordinaire , avant que
son intelligence soit déroutée, avant que son
jugement soit faussé par des préjuges , est
une tâche comparativement facile : car telle
est la destinée de l'enfant, c'est sa nature,
la Providence veut que l'enfant apprenne
tout; mais avant d'instruire un sourd-muet,
on doit combattre les vues absurdes de son
esprit, réfuter ses idées erronées, redresser
la direction de sa volonté, changer les habi-
tudes déjà invétérées de penser et d'appré-
cier les choses ; il faut renverser des convic-
tions basées sur l'amour-propre et l'orgueil;
c'est {)resque une âme à ref.iire. Une telle
charge, on le comprend , triple les difficultés
de l'éducation; ce n'est plus une marche
régulière , c'est une lutte, un combat conti-
nuel. Il ne s'agit plus seulement d'appliquer
une mélhode qui a subi l'épreuve de l'expé-
rience; développer l'intelligence d'un sourd-
muet rempli de préventions et d'erreurs, c'est
marcher à tâtons à la découverte des obsta-
cles et des moyens de les ôter de la roule ;
or, qu'on le remarque bien, ces obstacles ce
sont des convictions implantées dans un esprit
vierge; des idées que l'enfant sourd-muet
s'est assimilées avec le lait, des préjugés
nourris en dehors de tout concert , en de-
hors de tout contrôle , que rien n'a combat-
tus; oh! l'enfant sourd-muet, avec sa vie à
lui seul, perd un temps précieux, et la perte
en est presque irréparable , car l'âge destiné
cet astre éclatant semble se promener chaque jour
du levant au couchant, pour répandre sur la l>'rre
la lumière ei la chaleur avec d'mnomhrables bien-
faiis, reniant n'hé>iia pas à en faire un être vivant,
comiiie (ouie l'anliquiié païenne l'a l'ail. Tous les
matins, par le beau temps, il allait mysiéri> use-
ment au jardin pour assister au lever de l'astre du
jour et pour lui apporter son hommage. Jamais
Vestale, comme il Ta dit depuis, ne lui a rendu uu
culte plus sincère, plus cordial et plus pur.
109:< sou PSYCHOLOGIE. SOU 1094
par la Providence au développement de l'es- des sourds-muets exceptionnels , on des-
pril de l'entant c'est l'enfance ; alors tout con- cend dans la masse ; si l'on arrive à ceux qui
tribue au succès ; sa curiosité, sa loi naïve, n'ont reçu aucune insuuclion régulière et
sa soumission, la vivacité de sa mémoire, la qui sont, de beaucoup, les plus nombreux
bonié de son cœur, la droiture native de sa en France, on trouve souvent l'analogue des
raison, ses désirs même qui constituent une sauvages dont parlent les voyageurs cités par
espèce de faim de l'esprit.» (M. l'abbé Carton.) Hicherand. Là, vivent des' hommes qui ne
Ecoutons un autre observateur, habile phy- peuvent nombrer au delà de huit; et encore,
siologisle : les sauvages forment-ils, entre eux, une. sorte
« 11 n'est plus permis de se faire illusion de société , tandis que , privé de l'enscigne-
surle nombre considérable des sourds-muets, ment spécial qui lui permettrait de commu-
En adoptant ces malheureux au nom de la niquer avec les autres , le sourd-muet vit
pairie, la Convention nationale n'avait compté seul.
que sur un chitfre de trois ou quatre mille. « Si l'on pouvait faire la part exacte des
C'est qu'alors on n'avait pas encore entrepris connaissances que l'homme doit à la lecture
la statistique des misères humaines; mais, et de celles qu'il acquiert par l'enseignement
depuis les belles recherches de Gérando, de oral , on reconnaîliait de combien cellus-ci
Lachmann, de Jahn et autres statisticiens remportent sur les autres. Privé de cette pré-
modernes , on ne peut compter en France cieuse ressource , le sourd-muet reste , à
moins de trente mille de cesmalheureux (299); l'égard du parlant, dans une ini'éiiorité dé-
ni moins de trois cent mille en Europe : plorable ; et, s'il ne reçoit une uistruclion
assez pour peupler trois villes de premier aussi suivie qu'intelligente , celte infériorité,
ordre! loin de diminuer, va sans cesse en croissant,
« Etranger, pour ainsi dire, à nos sociétés puisque le premier puise à toutes les sources
où il campe plutôt qu'il n'habite, le sourd- d instruction, s'en pénètre, s'en imbibe, pour
muet est un être isolé dans le monde. Privé ainsi dire , dans le milieu social, taiiuis que
de l'attribut humain par excellence, la pa- le second, en dehors des connaissances pu-
role, la plus grande part de sa vie est em- rement matérielles, ne reçoit guère de no-
ployée à la conquérir. Semblable aux lettrés lions nouvelles que par la lecture.... El cette
du Céleste Empire , la science, pour lui, pa- dilliculté même d'acquérir des connaissances
raîl n'avoir d'autre objet que d'étendre le dont il ne peut comprendre toute la valeur,
cercle de sa nomenclature. Le langage n'est vient encore ralentir ses progrès.
pas le moyen, mais le but de ses études, « Mais, dit-on, ce que l'esprit du sourd-
pour
^ . . ins, il
conquête des vérités nouvelles, le sourd-muet rélléchit davantage. Comme si l'ignorance
est encore occupé à acquérir le premier élé- était une condition de la pensée, un Siimulant
ment de la connaissance; et il consomme, de la méditationl Dans cette hyftolhese, les
dans cet apprentissage, la plus belle partie sourds-muets les moins iiislruiis seraient les
de ses jours. Et quand, plus tard, à force premiers penseurs; et dans la société des
de peine , il est entin parvenu à posséder parlants, les pâtres et les bergers, qui vivent
l'inslrumenl de la pensée, il se trouve en seuls, seraient nos maîtres en métaphy-
retard de dix et de quinze années sur les par- sique I
lants. Encore, les sourds-muets capables « Savoir écouter! qui n'apprécie l'immense
d'apporter assez de suite et d'intelligence supériorité que donne cette aptitude à ceux
dans les études pour bien comprendre le qui la possèdent ! Apprendre à écouter, c est
mécanisme et le génie de nos langues mo- apprendre à retenir, à comparer, à juger, à
dernes, sont-ils de rares exceptions. Celte s'approprier les richesses intellectuelles et
assertion, qui pourra paraître hasardée aux morales! Douer l'entant du don d'écouter,
personnes du monde , ne sera certainement c'est lui donner la clef d'or de toute science,
pas contredite par ceux qui s'occupent de de toute vérité. L'homme inférieur entend,
l'enseignement de ces malheureux. mais n'écoute pas. — Dominé par les ins-
« On a remarqué l'aptitude des sourds- tincts et par les passions, il ne peut atteindre
muets à >aisir la forme, les contours, les cou- à des idées, ni à des sentiments d'un ordre
leurs, en un mot, les propriétés visibles des élevé. Repliée sur elle-même, son âme s'ef-
corps. Us peuvent em ore posséder, en phy- force en vain de sortir d'un cercle borné de
sique et en mathématiques, des notions assez pensées et d'atfections. Ce qui se meut en
étendues, comme le prouvent les travaux de dehors lui reste complètement étranger; et,
MM. Laurent et de Vigan. Mais les difficultés au lieu de s'étendre , le ravon de ses con-
augmenlent et deviennent insurmontables, naissances semble plutôt se rétrécir à me-
pour l'immense majorité, lorsque, de l'étude sure qu'il avance dans la vie , à mesure que
des phénomènes visibles, on remonte à celle la jeunesse, âge de l'expansion et de la foi
des causes, à la partie métaphysique, qui est naive , fait place à l'âge mûr, période de la
cependafit la base , la raison nécessaire de logique; et à la vieillesse, que caractérise la
toute science , de toule^ généralisation. Si circonspection.
(259) Le dernier recensemeni de la population, dont les résultats seroat prochainement publié»
douite k cliiCTre de 'i9,512 sourds-utueis.
1095
SOU
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
SOU
1096
« Celte communicalion incessante de
l'homme à l'homme, de tous h tous, qui
forme comme une atmosphère intellectuelle
et morale autour des parlants, cette commu-
nication si utile, le pauvre sourd-muet n'en
jouit pas. La première condition pour écou-
ter, G est d'entendre , et ses oreilles ne sont
point ouvertes. En dehors de ses écoles, loin
de ceux qui parlent sa langue , il se trouve
dans la condition de l'homme qui vit au dé-
sert. S'il n'est très-riche de son propre fonds
( et combien peu de sourds-muets sont dans
ce cas I), il va sans cesse en s'amoindrissant ,
et finit par tomber dans le marasme intellec-
tuel et moral.
« La privation de l'ouïe et de la parole
n'entrave i)asseuiemenirévolution de l'intel-
ligence ; elle réagit encore sur les sentiments
moraux et affectifs , crée certaines habitudes
et inllue sur le caractère. Sous l'action de
cette double infirmité, la constitution générale,
le tempérament des sujets subissent même de
notables modifications. — Deux voies qui ont
été drV.rites par les poètes de tous les âges,
detoiiies les nations, se présentent à l'homme
à son entrée dans la vie sociale. L'une est la
voie large , la voie facile où s'engagent ceux
qui obéissent aux instincts, qui suivent la loi
dite naturelle ou de la chair, commune aux
hommes et aux animaux. L'autre est la voie
étroite, le sentier abrupt oii pénètrent ceux-là
seuls qui ont la foi, et qui, soutenus par l'es-
poir en une autre vie , foulent volonlaii-e-
ment aux pieds les jouissances de celle-ci.
S'il reste livré aux impulsions de la nature,
s'il ignore la roule qu'il doit prendre, l'homme
suit fatalement la loi de l'instinct, comme le
corps brut, abandonné à lui-même, obéit aux
lois de la pesanteur. Et quand, dans nos so-
ciétés, on trouve des hommes qui pratiquent
le dévouement jusqu'à la souffrance, jusqu'à
la mort, c'est que ceux-là ont la foi religieuse
ou sociale, la foi qui anime les martyrs. Et
cette foi , ces croyances supposent toujours
un enseignement de l'ordre le plus élevé,
puisqu'elles reposent sur des objets pure-
ment spirituels. Elles coïncident encore avec
l'existence d'une société civilisée et d'une
langue complète , puisque les idées de dé-
vouement et de charilé, ainsi que les paroles
qui les expriment, sont inconnues dans les
sociétés rudimenlaires (300).
(' Parle seul fait de ses communications in-
cessantes avec le milieu social , par l'éduca-
tion qu'il reçoit et la fonction qu'il remplit ,
le parlant est nécessairement enseigné à
connaître et forcé de pratiquer, au moins
dans une certaine mesure, la loi du sacrifice.
L'éguïsme ne saurait vivre, dans nos sociétés,
qu'à la condition de se nier à chaque heure,
et de se condamner ainsi -en faisant sans cesse
l'apologie du dévouement. 11 suffit d'ouvrir
les veux pour voir autour de soi de nombreux
et Irappants exemples de ce vice, que l'on a
flétri du nom d'hypocrisie
« La bienveillance, la douceur, l'égalité de
caractère ne sont pas seulement comme le
proclament certains, des vertus de tempéra-
ment ; ce sont des vertus réelles, des fruits de
la morale imic à la volonté. Comment s'ex-
pliquer autrement ces transformations inat-
tendues et subites de l'intempérance en
sobriété, de la colère en modération, etc.,
chez; des hommes qui n'ont éprouvé aucune
modification organique, aucune douleur, et
n'ont agi que sous l'influence d'une convic-
tion ou d'une croyance nouvelles? Pourquoi
les mômes effets ne se produiraient-ils [)as
chez les sourds-muets, s'ils pouvaient rece-
voir un enseignement aussi large, aussi com-
plet que les parlants?
«Avant de recevoir l'éducation spéciale qui
lui est indispensable pour connaître et pra-
tiquer les devoirs sociaux, le sourd-muet est
colère, vindicatif, paresseux, jaloux et gour-
mand; il est, en un mot, ce que serait chacun
de nous, s'il suivait ses instincts, s'il vivait
sous remi)ire si vanté de la loi naturelle. A
défaut de vertus, les bienséances sociales
nous protègent contre ces défauts et ces
vices, tandis que le sentiment de ces bien-
séances est un des derniers fruits que le sourd-
muet retire de son éducation. A mesure que
celle-ci avance, le mal va en s'amoindrissant;
mais il ne finit par disparaître que fort diffi-
cilement.
« On remarque chez le sourd-muet un sin-
gulier travers qui, loin de s'atténuer, gran-
dit en proportion de ses progrès intellec-
tuels, c'est la conviction de sa supériorité
sur les parlants. Quelque incroyable qu'il
puisse paraître, ce fait est très-réel, et tous
ceux qui communiquent avec des sujets
instruits ont pu le constater. L'isolement
dans lequel il vit, la comparaison qu'établit
entre lui et ses frères d'infortune le sourd-
muet instruit, l'absence de cette môme com-
paraison avec les parlants, les louanges
exagérées qu'on lui prodigue, tout concourt
à produire ce résultat. En résistant aux sen-
timents d'orgueil, Massieu et Clerc auraient
fait preuve dune vertu presque surhumaine.
« S'il n'a été élevé dans les écoles à son
usage, ou s'il n'a reçu dans sa famille un
enseignement tout à fait spécial et très-suivi,
le sourd-muet deme.ure forcément étranger
aux idées de dévouement, aux paroles mêmes
qui les expriment. Presque constamment
seul, et d'autant plus isolé qu'il vit dans un
miheu plus nombreux, cet infortuné s'habi-
tue à se faire centre, à tout rapporter à lui :
il devient solipse, selon l'énergique expres-
sion de l'illustre de l'Epée. Et les trois quart*
se trouvent dans ce casl et plus de la moitié
de ceux qui, par une faveur exceptionnelle,
entrent dans nos institutions, y restent si peu
de temps ou y reçoivent un enseignement si
médiocre, que l'on se demande s'il n'eût pos
mieux valu, pour eux, n'y jamais mettre le
pied 1
« Sicard successeur de l'abbé de l'Epée, Itard
qui légua sa fortune aux sourds-muets, après
avoir consacré sa vie à les servir, ont tous
(500) Aciuelleineni encore , la langue alleraunde li'a pas de mot à elle pour exprimer la cliariié.
1097 SOU PSYCHOLOGIE. SOU 1098
deux longuement décrit l'état intellectuel et être utilement employés à combler quelques-
moral des rualheureux confiés à leurs soins, unes des lacunes si nombreuses de la science.
R ToujoiH-s isolé de la société, dit le dernier Mais il n'en est pas ainsi ; et si la surdi-
(Traité des maladies de l'oreille et de iaudi- mutité ne met en danger ni la vie, ni môme
tion, tome II, pag. 420), lui seul (le sourd- la santé des sujets qui en sont atlectés, elle
muet'i ne peut prendre aucune part aux inté- porte une si rude atteinte au développement
rets de la patrie... L'homme, ajoute-t-il plus
loin (p. 427), n'est aimant et bon que parce
qu'il est éclairé et civilisé. C'est une vérité
incontestable qui a survécu aux éloquents
sophismes de quelques philosophes, antago-
nistes de la civilisation. Il n'est point de créa-
ture humaine moins aimante, plus faiblement
attachée que ne l'est, en général, le sourd-
muet sans instruction ; et, alors même qu'il
a été développé par l'éducation, il est encore
remarquable par la légèreté de ses affections
et le peu d'impression que font sur lui tous
ces stimulants de peine et de plaisir qui agi-
rent profondément notre existence morale. »
« Rapporter tout à lui , ajoute Sicard
{Cours d'instruction d'tin sourd-muet de
naissance, Discours préliminaire), obéir avec
une impétuosité dont nulle considération ne
peut affaiblir la violence à tous les besoins
de l'intelligence et des sentiments, que
médecin qui rend l'ouïe au sourd-mu(U lui
ouvre, en quelque sorte, les sources de la
vie morale, puisqu'il le met à même de de-
venir homme complet. C'est parce qu'il était
convaincu de cette vérité qu'ltard commença
ses investigations médicales: c'est en suivant
son exemple que je m'efforcerai de perfec-
tionner et d'étendre ce qu'il a si heureuse-
ment commencé. A lui l'honneur de l'initia-
tive: à nous, ses successeurs, le mérite de
suivre la voie qu'il a tracée !... (301).» (M.-E.
IIuBERT-V.\LLEROLX , Jntroduction à l'étude
médicale et philos, de la surdi-mutité.)
Des consé<iucnces de la surdité congéniale.
{Traité des maladies de l'oreille et de l'audi-
tion, par Itard, médecin en chef de l'Insti-
tution royale des sourds-nmets, etc., t. Il, p.
303 [ 1842 j.) — Les conséquences de la sur-
naturels ; satisfaire tous ses appétits et les dite de naissance ou du bas Age sont l'isole-
satisfaire toujours ; ne connaître en cela d'au-
tres bornes que l'iffipuissance de les satis-
faire encore; s'irriter contre les obstacles,
les repousser avec fureur ; renverser tout ce
qui s'oppose à ses jouissances, sans être
arrêté par les droits d'autrui qu'il ne connaît
pas, par les lois qu'il ignore, par les châti-
ments qu'il n'a pas éprouvés : voilà toute la
morale de cet infortuné.... Tel est le sourd-
ment moral de l'individu qui est atteint de
cette infirmité, le mutisme, et le développe-
ment plus ou moins incomplet des facultés
mentales. Qu'on ne s'imagine pas que ces
conséquences soient i)roportionnées aux
différents degrés de suidilé qui, d'après les
divisions que je viens d'élabhr, placent le
sourd-muet à des distances plus ou moins
éloignées, plus ou moins rapprochées de l'en-
muet dans son état naturel ; le voilà tel que faut entendant et parlant ; bien dilférent des
l'habitude de l'observation, en vivant avec
lui, m'a mis à même de le dépeindre. »
« On a contesté, je le sais, l'exactitude et la
portée des assertions qui précèdent. La con-
tradiction est venue surtout de la part de
quelques sourds-muets exceptionnellement
instruits, qui n'ont pu se reconnaître dans la
peinture que leurs maîtres en ont faite. Mais
ce n'est ni Massieu, ni Clerc, mais bien le
sourd-muet ordinaire, le sourd-muet de la
foule qu'ont voulu représenter et qu'ont, en
effet, exactement décrit les auteurs que j'ai
cités. Amis aussi éclairés que sincères de ces
infortunés, c'est par la vérité, non par la flat-
terie, qu'ils ont prétendu les servir. Sem-
blables au chirurgien dans un cas difficile,
ils n'ont pas détourné les yeux de la plaie,
ni cherché à s'en dissimuler la gravité. C'est
en constatant son étendue, c'est en explorant
hardiment sa profondeur, qu'ils ont acquis
les notions indispensables pour instituer un
traitement rationnel. Qui pourrait les en blâ-
mer ?
« Si la surdi-mutité n'était qu'une infir-
mité légère, sans conséquences graves pour
l'mtelligence et le développement moral, le
médecin n'aurait guère à s'en préoccuper
sérieusement, il n'aurait pas à se livrer aux
investigations, aux labeurs qu'exige l'innova-
tion, alors surtout que ses travaux pourraient
(301) Voy. noire Dict. apolog., ail. Psychologie.
On y irouvera de noinl>reii.\ jugemeiils li'iiislilulcuts
DicTioNK. DS Philosophh:. I.
autres sens, qui, dans leur état de faiblesse
originelle, i)euvent suffire à leurs fonctions,
le sens auditif, destiné à jouer le premier
rôle dans le développement moral de l'homme
en société, veut être parfait dans son orga-
nisation. S'il est faible, il reste inactif, et les
sourds des trois premières classes, comme
ceux qui composent les deux dernières, sont
condamnés au mutisme. Il n'y a cependant,
entre ces enfants sourds au premier degré et
les enfants doués d'une ouïe ordinaire,
qu'une seule différence, mais elle est impor-
tante : c'est qu'entendre et écouler est une
jouissance [)our ceux-ci, et pour les premiers,
au contraire, un travail fatigant, un effort
continuel d'attention trop au-dessus de leur
âge. Il leur est facile d'entendre quelques
mots prononcés isolément, lentement, très-
près de leur oreille; mais aussitôt que la
parole passe au ton et au mode de la con-
versation, elle n'est plus nettement entendue.
La conversation est une musique des plus
délicates, dont tous les sons se trouvent sur
le même ton, et se confondent aisément dans
une oreille qui n'a point été familiarisée avec
cet air merveilleux de l'instrument vocal. A
un autre âge, le sens auditif peut s'atl'aiblir
sans perdre la faculté d'entendre la conversa-
tion; mais alors l'habitude et l'intelligence
suppléent à la faiblesse de l'organe : un
de sourds-raueis sur ces infortunés avant leur ins-
U'uciioii.
35
\0% sou DICTIONNAIRE DE PIITLOSOPllIE. SOU lîOO
tlcmi-inol, une (iciiii-i'lirase neUeinenl eiilcn- du sens auditif est survenu. Les sons de la
Jus, l'ont deviner la partie du mot ou de la voix perdent en jjcu do temps leur dou-
phrase (iiii a frajjpc^ eoid'usément l'oreille, ceur, li;ur modulation; chaque jour s'efface
Dans lenfant en bas âge, au contraire, ce le souvenir de c(nelque mot et de l'idée dont
qu'il n'entend pas nuit à ce qu'il entend, cl il était le si^ne ; la peine d'écouter éteint le
loute la |)hrase est perdue i)Our lui. désir do i)arler, surtout do questionner; et
Kt voilà conunent la parole, toutes les fois l)ientôt cet enfant, borné à l'usage de quel-
qu'à cet Age elle exigera, pour être entendue, quos phrases tronquées, qui expriment im-
une attention soutenue, cessera d'être écou- parfaitement les besoins ou les jouissances
tée, et pourquoi ces enfants, quoique peu du bas âge, se trouve relégué dans la classe
sourds, restent muets. Si quelques-uns, plus do ces demi-muets dont nous venons de
imitateurs, plus attentifs, ou forcément appli- parler.
qués à l'imitation de la parole par des parents Si, de cette première classe de sourds-
soigneux et intelligents, ])arviennent à dire muetsquifont entendre quelques mots, nous
((uelques mots, vous n'entendez qu'une voix descendons aux suivantes, le mutisme devient
imparfaitement articulée, sans modulation, de plus en plus complet, et nous arrivons
sans euphonie, et qu'un petit nombre de enfin à un être qui, au sein de la civilisation,
mots mal assemblés, servant à exprimer quel- ne communique point avec ses pareils; qui,
ques idées également incohérentes. C'est une semblable à la brute, est doué de la voix,
chose remarquable, et que je n'ai jamais pu mais privé de la parole, par la raison que la
observer sans j i)rendro le plus vif intérêt, parole est un art d'imitation qui ne s'acquiert
que cet accord qui existe entre la faiblesse de que par l'oreille, et dans la société des hom-
leur ouïe et l'imperfection de leur langage: mes parlants. Si aucune voix humaine ne se
leurs phrases sans pronoms, sans conjonc- faisait entendre autour du berceau de l'en-
tions, sans aucun des mots qui nous servent faut, il ne parlerait point, ou ferait entendre
à exprimer des idées abstraites, n'offrent seulement le cri de quelque animal qui aurait
([u'une réunion informe d'adjectifs, de subs- fra{)pé ses oreilles. Une pareille expérience
tantifs, .et de quelques verbes sans temps a été faite, si l'on peut ajouter foi au récit
déterminés, toujours mis à l'infinitif: Paris d'Hérodote. Cet historien raconte, au com-
bien beau; Alphonse content; voir l'impéra- mencement du livre d'Euterpe, que Psam-
trice; beaux chevaux blancs six; Alphonse métique, roi d'Egypte, fit enfermer, dans
pas rester à Paris; Alphonse retourner, etc. une maison écartée et inhabitée, deux enfants
Ainsi s'exprimait un enfant âgé de plus de nouveau-nés, et chargea un berger du soin
dix ans, qui me fut présenté il y a huit ou de les faire allaiter par une chèvre, avec
neuf ans, et me parut doué de beaucoup d'in- défense expresse de leur adresser aucune
telligence et de vivacité. Voici quelques parole. Au bout de deux ans, ces enfants
réponses écrites qui me furent faites par un firent entendre le mot bec, et chaque fois
autre qui avait une physionomie très-spiri- que le berger venait ouvrir leur porte, ils
tuelle aussi, et que ses parents m annoncèrent
comme étant en état de répondre aux ques-
tions les plus difficiles. Comment vous por-
tez-vous ? Je me porte bien. N'êtes-vous
jamais malade? Médecin. Comment appelle-
t-on cela?ie gilet. De quoi est-il ? Le tailleur.
accouraient au-devant de lui en criant: bec,
bec; ce qui ne me paraît être qu'une répéti-
tion assez exacte du cri de l'animal bêlant
dont ils avaient sucé le lait (302).
La privation de l'ouïe se présente si natu-
rellement à l'esprit comme cause nécessaire
Avez-vous des frères? Oui, j'ai deux frères, de ce mutisme, qu'on a tout lieu de s'éton
c/eitx. Lequel des deux aimez-vous le mieux? ner que celte cause ait été si longtemps
C'est Dieu, etc. méconnue. Cette dernière infirmité paraît
Mais ce qui est plus étonnant encore, c'est même avoir échappé au génie observateur
d'entendre parler d'une manière aussi bar- d'Hippocrate ; car il n'en est fait aucune
bare, et de voir réduits à un pareil cercle mention dans les écrits qui passent pour
d'idées des enfants, des adolescents même, être les productions légitimes de ce grand
tombés dans ce déplorable état par suite médecin; et si l'on admet, d'après le livre
d'une simple dureté d'ouïe qui s'est déclarée des Chairs, qui est un de ceux qu'on attribue
après les quatre ou cinq premières années à sa famille ou à ses disciples, que cette
de la vie, c'est-à-dire à une époque où la espèce de mutisme était connue de leur
parole exprime déjà facilement et correcte- temps, il faut reconnaître que son étiologie,
ment une foule d'idées, même abstraites, quelque simple qu'elle soit, était parfaite-
C'est encore un phénomène très-curieux à ment ignorée. Après une exposition assez
observer que les pertes successives des acqui- exacte du mécanisme de la voix et de la
sitions de la parole après que l'afiaiblisse- parole, l'auteur ajoute: Quod nisi iingua
(502) Mais ce n'est pas la conséquence qu'an rap-
port d'Hérodote on lira de ce résultat. Comme l'ex-
périence avait éié entreprise dans le dessein de
s'assurer, d'après les premiers sons arùculés par
ces (ieux enfanis, quel était le langage le plus na-
turel à riiouinie, le roi ayar.t appris, par les sa-
vants qui furent consultés pour l'inlerprétalion de
ce mol, que piy.oç signifiait pain en langue ptiry-
gienne, il en conclut que les Phrygiens , parlant la
langue la plus naturelle à l'iiomnie, étaient le peu-
ple le plus ancien de la lerre, et que, sous ce rap-
port, le;- Egyptiens devaient se contenter du second
r:ing. C'est ainsi que les laits mêmes deviennent des
souices d'erreurs, et que les inductions diverses
que chacun en tire à son gré attestent la prolonde
sagesse qui a dicté ces mots : Experienlin fallax, ju-
dicium difficile.
ikU sou
suo semprr nppnlsu fonnarel, non distincte
homo loqucrcliir, scd singula unam tuttura
vocem edereut. Cujits ni indicio suvt vnili
a primo (303) ortu, qui distincte Uujui nc-
queunt, sed solam rocem cdunt.
Ainsi, le mutisme congénial n'est rapporté
ici que comme une preuve de larticulatioii
des sons par les mouvements de la laiii;ue, et
non comme le résultat naturel de la suidilé
qui l'accompagne. Aristote, qui, en sa triple
qualité de philosophe, de naturaliste et de
métaphysicien, aurait dû relever cette erreur,
Id consigne en termes encore plus clairs
dans son quatrième livre de l'IIisloire des
animaux : « Les sourds de naissance, dit-il,
PSYCHOLOGIE;
SOU
110:
et de ceux même qui brillent par leur esprit
e,i leurs connaissances. J'ai vu, dans une
séance publicjuc de notre Institution, un pré-
lat renonmié par son éloquence faire ouvrir
la bouche et tirer la langue à un des nos
sourds-muets, pour y chercher la cause de
son mutisme.
Après avoir démontré le peu de fondement
de cette opinion, il est superflu d'appuyer
par des preuves celle qui se fonde sur une
vérité incontestable. Dire que les sourds-
muets ne parlent point par la raison qu'ils
sont sourds, c'est énoncer une conséquence
si naturelle de leur état, que toute discus-
sion devient superflue : autant vaudrait re-
n'onl jamais la foculté de parler; ils ont bien chercher pourquoi ils ne sont pas musiciens,
une voix, mais elle n'est pas articulée. » Les "■■ ' ' " ' """
médecins arabes et ceux du moyen âge sont
également tombés dans cette méprise ; on la
retrouve dans les écrits d'André du Laurens
(Historia anatomica), et Paré la partageait
1 I. ._ • • '.-i -.- iv;. >. 1.,; .^,A,^,^
ou pourquoi les aveugles-nés ne sont pas
peintres.
Poursuivons l'examen des fâcheuses con-
séquences qu'entraîne l'absence du sens
auditif. Nous venons d'établir que cette
sans doute aussi, puisqu'il se fait à lui-même espèce de cophose produit le mutisme; nous
cette question : Pourquoi les sourds parlent allons voir à présent cette double privation
d'une autre façon qu'avant qu'Us fussent
sourds? A l'époque môme où ce grand chi-
rurgien se proposait ce problème, et l'ex-
pliquait si mal, un bénédictin espagnol en
donnait la solution sans la chercher. Il soumit
à des exercices méthodiques la voix brute de
quelques sourds-muets, leur montra com-
ment on forme des sons articulés, et leur ren-
dit la parole. Ce résultat mettait hors de
doute l'intégrité des organes de la voix et de
la parole chez le sourd-muet. Vallès, médecin
de Philippe II, et lié d'amitié avec l'auteur
de cette découverte, la communiqua au
monde savant {De Sacra philosopkia). Dès
lors, il ne fut plus permis d'ignorer la cause
élever entre le sourd-muet et le monde inicl
lectuel une double barrière, qui empêche
d'un côté ses idées et ses sensations devenir
juscju'à nous, et de l'autre nos idées et nos
connaissances d'arriver jus(]u'à lui. Une voie
libre lui est encore ouverte pour les commu-
nications aveu la société : il voit, il observe,
il écoute des yeux ; mais ces tableaux mou-
vants et variés, qui attirent ses regards et
fixent son attention, ne sont pour lui qu'un
vain spectacle, dont aucune voix ne peut lui
donner l'explication. Car telle est encore la
dépendance de nos sens, que, })ar cela seul
que l'ouïe nous manque, la vue, sans être
lésée dans ses fonctions, se trouve bornée à
du mutisme congénial, et l'on ne dut plus des services en quelque sorte matériels. Ce
accuser les organes vocaux de leur impuis- .sens est, pour l'homme qui entend, une porte
sance ; aussi commence-t-on à trouver, dans ouverte à toutes les connaissances humaines;
les ouvrages publiés postérieurement à cetle pour le sourd-muet, ce n'est qu'un instru-
époque, des idées plus justes sur le mutisme ment de sensations et de jouissances, qui
congénial. En 1581, une consultation de six développe ses facultés imiiatives, bien plus
médecins les plus distingués est assemblée à qu'il n'éclaire son esprit. Il résulte de là un
Vienne pour prononcer sur l'état d'un enfant être des plus extraordinaires, qui au dehors
de haute naissance, qui était muet et sourd a toutes les manières et les usages de l'homme
en même temps: ils s'accordent tous à dé- civilisé, et au dedans toute la barbarie et
clarer que le mutisme est une suite de la
surdité; et l'on se borne à tracer le traite-
ment de cette dernière infirmité, (Jean Cor-
NARius , Consiliorum medicinalium tracta-
n<s ; Leipsick, 1599.) Il reste encore cepen
'ignorance d'un sauvfige : encore celui-ci
a-t-il sur l'autre l'avantage incalculable que
lui donne un langage parlé, qui, tout borné
qu'il peut être, le met en communication
avec sa tribu, et lui en fait connaître les lois,
dant, dans les ouvrages des médecins ûi^^ les usages, les intérêts, la religion. Ces lois
xvr et XVII' siècles, des traces de l'an-
cienne étiologie du mutisme. Zacchias, par
exemple, qui a consacré un chapitre de
son ouvrage à des considérations médico-
légales sur l'état moral des sourds-muets,
pose en principe que, chez la plupart d'en-
tre eux, les nerfs de la parole et de l'ouïe
sont simultanément paralysés. [Quœstiones
medico-legales, 1657.) Telle esi encore à pré-
sent l'opiiiion irréfléchie des gens du monde,
(303) Foés, dont je cite ici la version, a Iradiiii
ot /M'fO'. par muli. Le mol surdi, qui en cûl élé
égalenieni la irailtiriion, se préseiilaii, ce me sem-
ble, plus naturellement, il eûi sauvé ce manque lie
et ces relations de société sont à peu près
inconnues au sourd-muet. Il n'a pu lire ni
entendre conter ces histoires dont on nourrit
l'avide curiosité de l'enfance, et qui lui re-
présentent la puissance des rois, la gloire
des héros, les meurtrières invasions des con-
quérants, les périlleuses aventures des voya-
geurs aux pays lointains, et l'audace long-
temps heureuse, mais à la (in punie, de
quelque brigand fameux. Ainsi, toutes ces
sens qui se trouve tliins la phrase latine : car dire
que les mucls de naissance ne peuvent pas parler,
c'est comme si l'on (lis;iii que les muets soûl
muets.
1103 SOU DICTIONNAIRE
sources, d'où d(.''coiik'.nl nos premières idées
sur les lois, sur les gouvernements, sur la
juslicc huniaine et divine, le malheureux
sourd-muet en est écarte par son intirnrité.
Dans la profonde ignorance qui l'environne,
les faits qui pourraient l'éclairer fr-appent en
vain ses yeux : la joie éclate dans sa famille
pour un procès qu'on y a gagné, pour une
distinction honorable qu'on y a obtenue, et
il ne peut comprendre ces causes de bon-
heur. La mort frappe à ses côtés sans l'épou-
vanter, sans l'instruire. Ces terribles mots de
jamais plus, de séparation éternelle, de mou-
rir tous, d'un autre monde, ne peuvent
arriver à ses oreilles, ni faire naître en son
esprit les grandes idées de notre instabilité
el de notre immortalité. Toujours isolé de
la société, lui seul ne peut prendre aucune
])art aux intérêts de la patrie. Des armées
traversent et foulent son pays, un boulever-
sement ])olitique répand la consternation
dans les familles; la douce paix revient, un
l'oi remonte sur le trône de ses pères, tous
ces grands changements ne portent aucune
lumière dans son esprit, ne donnent aucune
impulsion à ses facultés mentales.
Mais cette ignorance de toutes choses, cette
absence de toutes les idées mères, qui sont-une
l)rivation nécessairement attachée à la sur-
dité congéniale, sont bien plus faciles à éta-
blir par le raisonnement que par la voie des
expériences ou des interrogations. On peut,
par de simples questions adressées à un aveu-
gle de naissance, connaître les idées qu'il s'est
laites, ou, pour mieux dire, toutes celles qui
lui manquent, sur la beauté et la laideur, sur
l'expression de la physionomie et le langage
des yeux, les arts d'imitation , les brillants
phénomènes de la lumière, et tout ce que le
soleil offre à nos heureux regards dans le
spectacle de la nature entière ; ses réponses
vous découvriront toutes les lacunes qu'un
sens de moins a laissées dans son esprit. Mais
le sour-d de naissance ne peut se prêter à cette
curieuse el facile méthode d'investigation.
Comment, en effet, sonder l'esprit et le cœur
d'un être avec lequel nous n'avons aucun
moyen de communication, et qui, lorsque
l'éducation l'a mis en état de se faire con-
naître à nous, a cessé d'être lui? Si alors,
pour juger de son état antérieur, vous cher-
chez à y ramener sa pensée, ce qu'il a fait,
ce qu'il était, ce qu'il imaginait alors , n'of-
frent à son souvenir que des réminiscences
confuses, que des idées indéterminées, telles
qu'elles se présentent vaguement à notre
mémoire quand vous voulons la faire remon-
ter à l'époque de notre vie qui touche à notre
berceau. Que s'il répond catégoriquement à
vos questions, s'il vous peint ses pensées, les
sensations de sa longue et ténébreuse enfance,
métiez-vous de ces résultats : il ne décrit pas
son état passé d'après des souvenirs anciens,
il l'interprète d'après ses lumières actuelles.
Mes recherches, longtemps dirigées de cette
manière, m'ont offert mille preuves de l'es-
pèce de déception que je signale ici. On en
trouve des exemples très-remarquables dans
une notice, d'ailleurs pleine d'inlérêl, publiée
DE PHILOSOPHIE.
SOU
1104
par un homme de lettres , sur l'enfance de
Massieu, et rédigée d'après les réponses de
ce célèbre sourd-muet. Contre l'ordinaire de
ses pareils , qui ne s'aperçoivent qu'avec les
progrès de l'Age et de l'éducation des torts
que leur a faits la nature, et dont ils se mon-
trent assez consolés, Massieu, encore enfant,
sent vivement son malheur : Mon père , as-
sure-t-il, me faisait signe que je ne poukrais
JAMAIS ENTENDRE , parce que j'étais sourd-
muet ; plein de dépit, je mis mes doigts dans
mes oreilles, et demandai avec impatience à
mon père de me les faire curer. Il me ré-
pondit qu'il n'y avait pas de remède, etc.
Interrogé sur le mécanisme visible de la pa-
role , et sur ce ([u'il pensait de ceux qu'il
voyait se parler, Massieu répond : Je croyais
qu'ils EXPRIMAIENT dcs IDÉES. Au sujct de la
Divinité, il dit : J'adobais le ciel , mais non
Lieu. Et sur la mort : Je pensais quelle éta,it
la cessation du MOUVEMENT, de la SENSATION,
de la manducation, de la tendreté de la peau
et de la chair. — Je croyais qu'il y avait
une terre céleste ; que le corps était éter-
nel, etc.
Massieu a écrit tout ceci sous la dictée de
son imagination, et il a pris, dans son esprit
éclairé et cultivé, les traits dont il a com-
posé le tableau de son esprit brut et sauvage.
11 est même des idées moins élevées, beau-
coup plus familières au commun des hom-
mes, qui ne sont pas moins étrangères aux
sourds-muets, et que l'éducation leur don-
nera plus difiicilement. Je veux parler de
celles qui se rapportent au sentiment des
convenances sociales, à la connaissance des
choses les plus simples et les plus ordinaires
de la vie. Ils pourront pénétrer dans les hau-
tes régions du monde intellectuel , mais le
monde social leur restera inconnu , et l'on
sera étonné de leur embarras et de leur nul-
lité dans la conduite de l'affaire la plus
simi)le.
Il résulte de cette inégale répartition de
lumières dans leur esprit, deux dispositions
en apparence contradictoires, une certaine
méfiance et une grande crédulité qui les
rend très - susceptibles d'être trompés. Ils
n'orrt pas, pour se garantir, notre puissante
sauvegarde, l'expérience des hommes : car
elle ne s'acquiert pas dans leurs livres, mais
bien dans leur commerce et dans leur con-
versation ; aussi le sourd-muet est-il , sous
ce rapport , dans un état de demi-enfance,
digne de l'attention des législateurs.
11 faut reconnaître cependant que l'isole-
ment, qui prive ces infortunés des principaux
avantages de la civilisation, leur présente
quelques compensations dignes d'êlre re-
marquées. Je note, comme une des plus im-
portantes, d'être garantis d'une foule de |)ré-
jugés, de vaines terreurs, qui remplissent et
troublent souvent notre existence sociale. Ai n-
si , par exemple, quoique très-attachés à la vie
et redoutant beaucoup la mort, la vue d'un
cadavre ne leur inspire ni frayeur ni éloigne-
ment. 3e les ai vus, dans mes dissections sur
l'oreille, se presser à l'envi autour de la tête
de leur camai-ade ; et les amis mêmes du petit
1105 SOU PSYCHOI
défunt ra'offrir avec empressemenl leurs ser-
vices, uour m'aider dans mon travail. Moins
crai utils que nous au milieu des dangers qui
ne résident que dans l'imagination, ils se-
raient beaucoup plus timides dans les cir-
constances évidemment périlleuses, et très-
certainement on les y verrait plus sensibles
«u soin de leur conservation qu'aux séduc-
tions de la gloire et de la renommée.
Un autre bienfait de leur isolement est de
les rendre inaccessibles à tous ces raisonne-
ments, à ces sophismes répandus avec pro-
fusion dans la société, et qui, soutenus des
armes du ridicule, renversent toute croyance,
et jettent les Ames faibles dans les tluctua-
lions d'un triste scepticisme. Leur confiance
dans toutes les choses dont ils attendent du
bien est sans bornes. Celle qu'ils ont dans la
médecine rappelle la crédulité des peuples
sauvages. Ils croient ma puissance si illimitée
et mon art si infaillible, que, dans leurs ma-
ladies les plus graves, ils me demandent la
santé et la vie connue si j'en étais le souve-
rain dispensateur, et que jamais la moindre
inquiétude, le plus léger doute ne vient trou-
bler le travail de la nature et le salutaire
espoir d'une prochaine guérison.
La même docilité soumet aveuglément leur
intelligence aux dogmes du christianisme ; et
quoique leur humeur indépendante soit fai-
blement captivée par ce frein puissant, il
peut servir dans certaines circonstances à
donner une heureuse direction à leurs incli-
nations. Ces mots, /)<ew/ereu<, n'ont pas moins
d'empire sur leur âme qu'ils en eurent jadis
sur les preux libérateurs de la terre sainte.
Dieu aime le roi, disait-on h quelques sourdes-
muettes qui avaient mar(|ué un peu de pré-
dilection pour Napoléon ; et ces mots suffirent
pour les convertir à la cause royale. J'ai vu,
sur leur lit de mort, quelques-uns de ces en-
fants, à qui leurs camarades, [)eu versés dans
l'art de consoler, étaient venus, sans ména-
gement , annoncer leur fin prochaine, peu
troublés de cette fatale communication, ex-
pirer avec la résignation de la foi la plus
courageuse.
Toutefois , il faut remarquer que leur
croyance religieuse influe bien plus sur
quelques-unes de leurs déterminations que
sur leur conduite habituelle. Si l'on pou-
vait faire cette grande expérience, s'il était
possible de rassembler en corps de société
isolée tous les sourds-rauets actuellement
existants, les livrer à eux-mêmes, à leurs pas-
sions, à leurs nouveaux intérêts, on verrait,
comme à ces époques du moyen âge où les
lumières de la civilisation n'étaient point en-
core en rapport avec les lumières du chris-
tianisme, la dévotion à côté de la barbarie,
et la religion, bien ou mal interprétée, inspi-
rer de belles actions et justifier de grands
crimes.
Si, après ce coup d'œil jeté rapidement sur
les entraves que la surdité congéniale met
aux fonctions de l'intelligence, nous dirigeons
lin moment notre attention sur les obstacles
qu'elle oppose aux affections de l'âme, nous
verrons la même cause renfermer dans un
OGIE. SOU 1106
cercle également étroit les acquisitions de
l'esprit et les sentiments du cœur.
L'homme n'est aimant et bon que parce
qu'il est éclairé et civilisé. C'est une vérité
incontestable, qui a survécu aux éloquents
sophismes de quelques })hil()sophes antago-
nistes de la civilisation. Ils l'ont accusée de
corrompre les hommes, et ils ne l'ont adroi-
tement présentée qu'à son extrême période.
La civilisation est comme la vie du corps
social : mais ici, de même que dans les corps
organisés, il est un point d'exaltation où le
principe vital ne peut atteindre sans de fu-
nestes effets : il corrompt ce qu'il vivifiait, il
produit la gangrène : voilà l'excès tle la civi-
lisation. Pour lajuger sainement, il faut l'étu-
dier dans tous ses degrés, chez les honunes
où elle est en plus , chez les hommes où
elle est en moins, chez ceux, surtout, dont
elle n'a poli que la surface, connue les sourds-
muets. Il n'est point en effet de créature hu-
maine moins aimante, plus faiblement atta-
chée, que ne l'est en général le sourd-muet
sans instruction ; et lors même qu'il a été dé-
veloppé par l'éducation, il est encore remar-
quable par la légèreté de ses aU'eclions, et
le peu d'impression que font sur lui tous ces
stimulants de peine ou de plaisir qui agitent
profondément notre existence morale. Les
sentiments de la nature sont les seuls qui se
manifestent chez lui avec quelque vivacité, si
l'on en juge par le chagrin qu'il paraît éprou-
ver à son entrée dans notre Institution, lors-
qu'il se sépare de ses parents. Mais ces regrets
l)assagers sont bientôt suivis d'une telle in-
différence, qu'on l'a vu quelquefois recevoir
sans une véritable affiiction la nouvelle de la
mort arrivée à quelqu'un des siens : et cela
doit être ainsi. Les sourds-muets ne peuvent
pas aimer leurs parents autant que nous. Ils
ont été à la vérité l'objet des tendres soins
d'un père et d'une mère ; mais ces soins étaient
muets et dépouillés de toutes les expressions
affectueuses qui les accompagnent ordinai-
rement, et qui sont le témoignage le plus
attaciiant de l'affection maternelle. Faisons
une supposition inverse pour nous l'appliquer
à nous-mêmes. Si nous avions reçu le jour
d'une mère et d'un i)ère muels, aurions- nous
la même tendresse pour eux, la même véné-
ration pour leur mémoire? Ce qui entretient
nos pieux souvenirs, c'est moins peut-être
ce qu'ils ont fait pour nous que ce qu'ik
nous ont dit. Ce sont ces longs épanche-
ments de leur tendresse, nos premiers en-
tretiens avec eux, où ils nous révélaient les
peines, les sacrifices, et surtout les espé-
rances dont nous étions l'objet. Qu'est-ce,
pour le sourd-muet, que les derniers adieux
d'un père ? Le silence est élo(|ucnt, sans doute,
mais pour nous autres parlants seulement,
et pour ceux surtout qui puisent dans leur
âme toute l'éloquence qu'ils prêtent à un ob-
jet qui se tait et qui les touche.
La reconnaissance, naturellement fort rare
parmi les hommes, l'est bien davantage en-
core par-mi les sourds-muets. J'en épargnerai
les preuves à mes lecteurs. Il me sufiira de
dire que leur célèbre instilulcur n'était que
1107
SOU
DICTIUNN'AIUE DE PHILOSOPHIE.
SOU
\m
laiblemcnl aimé de la plupuil d'entre eux.
Ils sont aussi peu sus'ceptiblcs d'amilié.
Ce seiilirnent, si l'on peut, donner ce nom à
quelques préférences liabiluelles, porte éga-
lement rcm[)reinle de la légèreté qui se fait
remarquer dans toutes leurs alfections. Les
liaisons qu'ils contractent entre eux, pendant
leur sfVjour à l'Inslilulion , ne se prolongent
guère au delà de l'énoque où ils rentrent
dans leur famille. Si leur séparation donne
lieu à une correspondance, elle s'éteint bien-
tôt, faute d'aliments. Le hasard lit tomber en
mes mains, il y a plusieurs années, quelques
lettres écrites à un de nos élèves par un de
ses amis, qui était depuis peu de temps rentré
dans ses foyers. II n'y parlait que de son ra-
vissement d'avoir quitte pour toujours l'Insti-
tution ; surtout des jouissances de son amour-
propre, comme des visites qu'il recevait, des
ÎDons dîners qu'on lui donnait, des belles da-
mes qui le faisaient asseoir près d'elles sur
de beaux sophas ; et pas un mot d'amitié, pas
une expression de regret, rien de cet enthou-
siasû[ie sentimental gui donne un air passionné
aux amitiés de collège.
Les sourds - muets sont très - enclins à
l'amour; mais, si je puis en juger par un
très-petit nombre d'observations que j'ai pu
recueillir sur ce sujet, si peu susceptible d'ex-
j)ériences , cette passion se trouve réduite
chez eux à un gr.and état de simplicité. J'ai
eu pendant quelques mois , sous mes yeux,
un jeune ménage dont le mari était sourd-
nmet. Il aimait violemment sa femme, qui
était des plus jolies ; mais cet amour n'avait
d'autres preuves qu'un usage immodéré des
privautés de l'hymen, et les précautions les
plus odieuses et les plus ostensibles d'une
jalousie sans mesure comme sans motif. Quand
il rentrait chez lui, après quelques heures
d'absence, il lui arrivait souvent de demander
à sa femme, avec tout le naturel que l'on met
à s'informer de la chose la plus probable, si
elle n'avait point commis quelque infidélité.
Pendant une maladie de langueur qu'essuya
cette jeune dame, les questions de son mari
laissaient bien moins entrevoir chez lui l'in-
quiétude de la perdre, que la crainte de lui
voir perdre pour toujours sa fraîcheur et sa
beauté. Du reste, quoique très-vif, son goût
pour sa femme n'était rien moins qu'exclusif;
et si on lui en faisait quelques reproches, il
se retranchait dignement derrière le principe
de la souveraineté maritale.
J'ai connu encore quelques unions sem-
blables ; mais la mésalliance ne s'y faisait pas
sentir par d'aussi tristes disparates : cepen-
dant l'égoisme de l'homme incivilisé perçait
dans les grandes occasions. Un de ces époux
perdit sa femme après quelques mois d'un
heureux mariage : il l'aimait passionnément,
et il paraissait inconsolable. Triste et couvert
des crêpes du veuvage, il rencontre, un mois
après, un de ses condisciples qui lui exprime
le chagrin qu'il éprouve de ce triste événe-
ment ; notre jeune veuf se hâte de consoler
son consolateur, en lui disant qu'on s'occu-
pait de réparer son malheur, et de lui cher-
cher une autre femme. Il est peut-être moins
extraordinaire d'éprouver un pareil sentiment
que de le manifester avec cette naïveté.
Je n'ai pas eu l'occasion d'observer des
sourds-muets devenus pères, dans leur rap-
port avec leurs enfants. Mais, autant qu'on
peut en juger par la force et l'universalité de
ce sentin)ent dans tous les hommes, je suis
persuadé que la tendresse maternelle et pa-
ternelle, échappée h la compression générale
que la surdite de naissance exerce sur les
alfections du cœur , n'est ni moins vive ni
moins intelligente chez les sourds-nmets que
dans la grande classe des êtres parlants.
L'amour d'un père ou d'une mère pour ses
enfants est trop intimement lié à la conser-
vation de l'espèce, pour que la nature n'ait
pas soustrait ce sentiment à l'influence de
l'éducation et des accidents de notre orga-
nisation.
Un des mouvements de l'âmeleplus intime-
ment lié à la vivacité de nos sensations, est
la pitié. Diderot, dans sa Lettre sur les
aveugles, remarque, avec raison, que la cé-
cité de naissance entraîne avec elle la priva-
tion ou la modification d'un grand nombre
d'idées morales. Quelle dilTérence, dit-il, en-
tre un homme qui urine ou qui verse son sang?
Mômebruit.Une cause analogue diminue beau-
coup la compassion que pourrait éprouver le
sourd-muet à la vue des maux d'autrui.
Le sourd de naissance et l'aveugle-né sont
également admis au spectacle des infortunes
humaines ; mais à la représentation de ce
drame touchant, ils se trouvent si mal placés,
que l'un voit sans entendre, et que l'auti-e
entend sans voir. Lequel des deux , en leur
supposant une éducation égale et un égal
degré de sensibilité , aura été le plus forte-
ment, ou, pour mieux dire, le plus faiblement
ému? C'est une question qu'il serait fort cu-
rieux d'approfondir, mais dont la solution
importe peu au sujet que je traite. Toujours
est-il que de ces deux sources réunies de sen-
sations pénibles, la vue et l'ouïe, découle le
sentiment de la pitié, et que le sourd de nais-
sance ne peut être affecté aussi profondément
que nous. J'aurais pu établir ceci par des faits;
j'ai mieux aimé recourir au raisonnement.
Ainsi que je l'ai pratiqué pour les facultés
de l'esprit, je noterai ici les faibles dédomma-
gements que le cœur peut trouver dans son
imparfait développement. Ce sont en général
tous ceux qui résultent d'une sensibilité ob-
tuse, salutaire préservatif de ces exaltations
sentimentales, de ces passions factices, qui
emportent si loin des voies du bonheur
l'homme civilisé : l'ambition, l'amour de la
gloire et des honneurs effleurent à peine le
cœur des sourds-muets. Aussi ont-ils peu
d'émulation : ce violent désir de faire parier
de soi, cette appréhension du qu'en dira-t-on,
qui noiîs coûte tant de sacrifices, influent peu
sur leur conduite. Rien ne prouve plus com-
bien ils sont peu accessibles à ce puissant
mobile de nos actions , que leur indifférence
pour les distinctions honorifiques par lesquel-
les on excite l'émulation des écoliers. Des
distributions de croix et de prix, qui leur ont
iouvent été faites pour stimuler leur appli-
1109
SOU
cation et récomj)enser leur conduite , n'ont
produit ni une grande satisfection dans ceux
qui y ont eu part, ni des >'egrels bien vils
parmi ceux qui en ont été exclus.
La même cause produit l'inditîerence qu'ils
témoignent pour toutes les démonstrations
dintérét qui se bornent à des actes de pure
politesse, et qui ne llattentque l'aniour-pro-
pre. Un des élèves les plus distingués de
l'Institution , obsédé dans sa ville natale des
visites et des invitations dont il était l'objet,
écrivit à quelques personnes dont il était le
plus reciierclié, de vouloir bien borner leur
PSYCHOLOGIE. SOU 1110
banité de leurs manières, et l'expression tou -
chante autant qu'aiïectueuse de leur physio-
nomie.
Enlin, comparées encore une fois à leurs
compagnons d'infortune, lessourdes-niueltes
possèdent à un plus haut degré les qualités
sociales; et cette ditî'érence nous conduit
naturellement à cette rétlexion en l'honneui'
des femmes : que leur sensibilité prédomi-
nante a dû être le premier mobile de l'adou-
cissement des mœurs et de la civilisation des
liommes.
Tel est, d'après mes observations et les ré-
amitié à lui envoyer chaque matin un cervelas flexions qu'elles m'ont naturellement suggc-
pour son déjeuner. fées, l'état moial du sourd-nmet. Ces cousi-
Ainsi réduit à un petit nombre de désirs et dérations, comme tous les aperçus généraux
de jouissances, le sourd-muet esta l'abri des qui se rap[)ortent à une classe d'hommes, nu
grandes peines de l'âme : on ne le voit point peuvent s'aftpliquer à tous les individus, et
morose et soucieux, comme ceux qui ont
perdu l'ouïe après avoir coimu tous les be-
soins de la vie sociale. Dans une réunion
d'hommes parlants, il est distrait, ou inoc-
cupé, ou observateur, maisjaniais inquiet de
ce qu'on peut dire sur son conijjte, ou attristé
du sentiment de son infirmité. Au milieu de
ses pareils, sa gaieté, pour élrenioins bruyante
que la nôtre, n'en éclate pas moins vivement;
l'on pourra m'alléguer un grand nombre
d'exceptions dont je ne contesterai que la
conséquence. J'ai vu moi-môme queuiucs
sourds-muets qu'un esprit transcendant et
vme sensibilité naturelle, étonnamment déve-
loppée, élevaient bien au-dessus de leurs
pareils; mais j'en ai connu aussi qui, nés
avec une intelligence très-bornée , rendue
plus obtuse par le défaut d'audition et do
entin je le crois peu susceptible d'un longue parole, se trouvaient, par cela seul, bien au-
tristesse, et tout à fait exempt du vague sen- dessous de l'homme, et dans un étal de stuj)i-
liinent de la mélancolie. Cependant, quand dite qui se confond avec le premier degré do
une éducation longue et des plus soignées, l'idiotisme; voilà précisément ce qui rend celte
secondée par beaucoup d'intelligence et une maladie mentale si commune parmi les st)urds-
imagination vive, l'a rapproché de notre con- muets. En prenant, en etfel, pour base les ex-
dition, il peut en connaître toutes les peines, clusions nombreuses sur lesquelles jai été
11 en est une qui lui est plus particulière : appelé à prononcer dans l'espace de dix-huit
celle que lui fiiit éprouver la dilliculté de se ans, je puis allirmer que |)lus d'un quaran-
marier, quand l'âge et son isolement lui en tième d'entre eux est atteint d'idiotisme, soil
inspirent le besoin. Si alors, pressé par ce que cette inaptitude mentale résulte de l'i/u/u-
désir, le défaut de fortune rempùche de le dition, soit qu'elle dépende de la môme cause
satisfaire, et la religion d'y suppléer, il tomb(i qui a paralysé le sens auditif. Il n'est même
dans une profonde tristesse, et sa situation pas très-rare de rencontrer (luelque idiol
est vraiment digne de pitié. Les sourdes- dans les familles où il y a |)lusieurs sourds-
muettes, encore plus naturellement condam- muets. Dans celle de Massieu, (jui en compte
nées au célibat, se soumettent plus doucement six, une de ses sœurs est alleclée didiuli^-
à leur destinée. Cette résignation est une vertu me ; et son frère, par un de ces traits fort iia-
de leur sexe. Au reste, ce n'est pas seulement lurels à son esprit observateur, indi([u.!it,
sous ce rapport qu'elles se rapprochent des sans s'en douter, le caractère médical de ce
autres femmes, et qu'elles s'éloignent d'autant déplorable état, en disant tristement de sa
plus des sourds-muets. Si la privation d'un sœur : Elle rit sans molif.
sens nuit autant et peut-être plus que chez
ceux-ci au développement de l'intelligence,
leurs affections se trouvent, par leur vivacité
naturelle, beaucoup moins soumises à l'in-
fluence de la même cause. Elles sont en gé-
néral moins égoïstes , plus aimantes , |)lus
susceptibles d'atlachement, d'amitié, et môme
de ces résolutions généreuses ou désespérées
([u'inspirent les grandes passions. J'ai vu pé-
rir, à dix-sept ans, une de ces infortunées,
qu'avait portée au suicide un amour violent,
réduit tout àcoup à l'opprobre et au désespoir.
Maintenant que j'ai indlipié les tristes con-
séquences de la surdité congéniale par rap-
port au dévelop[)ement de l'esprit et (lu cœur,
il paraît peut-être superflu de dcuiander si les
sourds-muets sont, par une suite nécessaire
de leur infirmité, généralement inférieurs aux
autres hommes. Ils leur sont en efl'et infé-
rieurs, sans être moins perfectibles. Celte
conclusion, en apparence contradictoire, de-
mande une explication, et je ne puis la don-
ner qu'en la faisant jirécéder de quelques
considérations générales qui, par le vif inle-
Les sourdes-muettes se font remarquer rêt qu'elles peuvent répandre sur la lin de
aussi par une tendresse plus démonstrative,
plus profonde envers leurs parents, et par
une plus grande facilité à acquérir le senti-
ment des convenances. On a vu souvent,
dans nos cercles les plus brillants de la capi-
tale, deux demoisefles affectées de cette infir-
mité allirer tous les yeux par la gracieuse ur-
cet article, m'absoudront peut-être du repro-
che de l'avoir prolongé encore ^ de quelques
pages.
Un des caractères les plus distinctifs de
l'espèce humaine est le besoin inné qu'elle
éprouve de communiquer avec ses sembla-
bles, et de satisfaire ce besoin par des moyens
1111 sou DICTIONNAIRE DE
qu'elle varie h son gré. Parmi ces moyens, la
jiacole csl le plus naturel. A notre arrivée
dans la société, nous le trouvons établi et
porl'ectionné, et nous nous en servons par
imitation. Par suite de l'adoption des signes
vocaux, l'ouïe est devenue le plus important
de nos sens, et, selon l'expression des an-
ciens, ta porte de Vintelligcnce ; mais si, au
'ieu de faire servir les mouvements intérieurs
du larynx et de la langue à la manifestation
de ses idées et de ses passions, l'homme les
eût exprimées par les mouvements extérieurs
des membres et de la physionomie, le sens
instructif par excellence eût été celui de la
vue, et c'est par lui que l'intelligence se fût
développée. Il ne faut pas croire que le
sourd-nmet [)uisse nous donner une juste
idée de ce que seraient tous les hommes,
s'ils avaient été créés dépourvus du sens au-
ditif. A l'aide du langage des signes, cette
société minjique n'eût pas marché moins ra-
pidement vers la civilisation. L'écriture, qui
l'a tant favorisée, eût été sans doute plus
promplement inventée : car c'est un effort
d'imagination moins grand de peindre des
signes que de figurer des sons. Une fois ar-
rivé à ce point, l'homme se fût élancé avec
la môme rapidité dans la vaste carrière que
cette découverte ouvrait à son intelligence ;
et, à l'exception de quelques idées relatives
aux sons, il fût devenu tout ce que le fait
être le double don de l'ouie et de la parole.
Il peut donc s'en passer; et, loin de devoir,
comme on l'a prétendu, sa perfectibilité à la
perfection de ses organes, il peut, avec des
sens débiles ou incomplets, établir ses rela-
tions avec ses pareils, créer les signes de ses
pensées, changer ces signes fugitifs en signes
permanents; et, s'élevant en dépit de ses or-
ganes, et par la seule force de son génie, à
toute la hauteur de son être, prouver, en fai-
sant beaucoup de peu de chose, qu'il est
une émanation de celte intelligence qui fit
tout de rien.
Mais si telle est l'indépendance du génie de
l'homme, qu'il puisse se développer malgré
l'imperfection du système sensitif, comment
expliquer cet imparfait développement des
facultés intellectuelles, auquel la privation
d'^un sens condamne le sourd-iBuet? Par une
cause que j'ai déjà fait entrevoir, par cet
isolement qui prive le sourd-muet du premier
et du plus puissant mobile du perfectionne-
ment de l'espèce humaine : le commerce de
ses semblables. Destiné par son organisation
à entendre parler par les mains, la société
des êtres parlants et entendants n'est pour lui
qu'une solitude. Voulez-vous connaître jus-
qu'à quel point il peut nous égaler : rendez
toutes choses égales ; faites-le naître et vivre
parmi ses pareils, et vous aurez bientôt la
société que je viens de supposer. Ceci n'est
j)oint une supposition nouvelle. Cette socié-
té, tendant au perfectionnement, existe sous
nos yeux, mais avec toutes les modifications
qu'elle doit nécessairement recevoir de son
peu d'ancienneté, du petit nombre de ses
membres, de l'étroite circonscription des in-
térêts qui les agitent, et surtout de la bf'è-
PIIILOSOPHIE. SOU 1112
vêlé de leur existence sociale. C'est de leur
réunion dans notre Institution que je veux
parler, et qu'il ne faut pas assimiler, si l'on
veut s'en faire une idée juste, aux pension-
nats, aux collèges des enfants entendants et
parlants, où l'élève arrive avec un langage
tout formé, et des idées acquises qu'il ne
faut plus que perfectionner et seconder. Le
sourd-muet, au contraire, qui entre dans
notre Institution, ne fait en quelque sorte
que naître au monde ; il se trouve pour la
première fois réuni avec ses pareils, et il va
Duiser dans leur commerce des idées et'un
angage |)our les exprimer. Ses acquisitions
seront d'autant plus rapides et d'autant plus
nombreuses, que la société dont il est deve-
nu membre sera plus avancée en civilisation.
Je laisse de côté le raisonnement et l'analo-
gie, pour appuyer sur l'observation cet inté-
ressant aperçu.
En comparant collectivement nos sourds-
muets d'aujourd'hui aux premiers élèves for-
més dans la même Institution, par la même
méthode, sous le même maître, on est con-
duit à reconnaître une supériorité dont ils ne
l)euvent être redevables qu'à l'avantage d'ê-
tre venus plus tard, à une période plus avan-
cée de la société mimique. Ils y ont trouvé
deux sources d'instruction , qui n'ont pu
exister dans les premiers temps : les leçons
données par l'instituteur, leurs conversations
avec des élèves déjà instruits. Aussi l'ins-
truction est-elle plus facile et plus généra-
lement répandue qu'elle ne l'était il y a vingt
ans. A cette époque, Massieu brillait comme
un f)hénomène au milieu de ses compagnons
d'infortune, restés bien loin derrière lui aux
premiers degrés de leur éducation; actuelle-
ment il n'est plus qu'un élève très-distingué.
L'enseignement , si puissamment secondé
par la tradition, a plus hâtivement développé
et civilisé ses compagnons ; un d'entre eux
l'a égalé, plusieurs s'en sont rapprochés, et
l'auraient peut-être surpassé s'ils n'avaient
pas été si promptement enlevés à l'Institu-
tion. J'en citerai un, nommé Desrues, qu'on
jugera d'après une seule de ses pensées. On
lui soumit inopinément cette question :
Qu'est-ce que la palinodie ? C'est, répondit-il
sans hésiter, tw démenti qu'on se donne à soi-
même. Quinze ans auparavant, Massieu, in-
terrogé sur lareconnaissance, avait également
improvisé cette définition, que tout le monde
connaît : C'est la mémoire du cœur. Quelle
difTérence, ou plutôt quelle distance entre
ces deux définitions ! et comme elles mar-
quent bien les progrès continuels de l'esprit
humain ! Celle de Massieu est une de ces ima-
ges brillantes qui embellissent le langage
d'un peuple naissant ; l'autre est l'expres-
sion d'une de ces pensées justes, rigoureu-
ses, précises, qui ne se trouvent qu'au som-
met de la civilisation, quand la langue est
toute formée et les idées toutes fixées. Mais
faisons un rapprochement ])lus exact et plus
complet, en prenant toujours ce même Mas-
sieu pour l'homme des premiers temps ; op-
posons-le, sous le rapport du caractère, de
l'esprit, des manières, à Clerc, cet élève que
1113 SOU PSYCHOLOGIE.
j"cii dit être devenu son égal en instruction,
mais qui. venu h une époque toute récente,
doit avoir sur lui tous les avantages qui ré-
sultent d'une civilisation plus avancée. Mas-
sieu, penseur tiès-profonu, doué du génie
de l'observation et d'une mémoire prodigieu-
se, favorisé des soins particuliers de son il-
lustre maître, et riche d'un grand fonds d'in-
struction, ne semble pourtant avoir recju
qu'un développement partiel: il a une étran-
geté de manières, d'usages et d'expressions,
qui le place à une grande distance de la so-
ciété. Inaccessible aux intérêts qui l'agitent,
inapte aux affaires qui s'y traitent, il vitseul,
sans désirs, sans ambiiion. Quand il écrit,
on juge encore mieux ce qui mancjue à son
esprit : son style est tout lui, il est heurté,
incorrect, sans suite, sans liaison, mais four
SOU
1114
millanl de pensées heureuses et de traits su- style du suppliant. »
élèves me donnaient l(>s renseignements de-
mandés et n)'interrogeaient même sur le mo-
tif de mes informations. Je retrouve les mô-
mes progrès dans les billels que je les oblige
h m'écrire pour m'expliquer leurs maladies
ou leur>; indispositions, lorscju'ils viennent
réclamer mes soins. y\utrefois, ces billets
étaient à peine intelligibles, et je remarquais
surtout que, faute de connaître l'usage appro-
prié des pronoms et des temps des verbes,
ces enfants m'écrivaient souvent le contraire
de ce qu'ils voulaient m'exprimcr. A présent,
ces petits exposés, rédigés plus ou moins
correctement, ont toujours un sens clair; pré-
sentés quelquefois sous la foiine de pétition,
ils m'ont offert un tour vif, accompagné de
ces formules de politesse, de ces [)rote5la-
tions cérémonieuses qui abondent dans le
blimes.
Clerc, avec un esprit moins vaste et moins
élevé, Ibrnjé par l'Institution autant que i)ar
l'instituteur, nous présente un perfectionne-
ment beaucoup {)lus uniforme : il est moins
instruit, mais plus civilisé ; c'est tout à fait un
homme du monde. 11 cherche la sociéié, la
fréquente, et s'y fait remarquer par des ma-
nières poli(îs,et une entente parfaite des usa-
ges et des intérêts sociaux. Il aime la toilette.
Je luxe, éprouve tous nos besoins factices, et
n'est pas insensible au stimulus de l'ambi-
tion. C'est elle qui, l'arrachant à l'Institution
de Paris, où il avait une existence honorable
et commode, l'a conduit au delà dos mers,
sur le chemin de la fortune. Les lettres qu'il
écrivit de son nouveau séjour offrent un style
naturel, facile, et des observations justes sur
les mœurs et le caractère des Anglo-.\méii-
cains. On croirait, en lisant ces lettres, enten-
dre causer un homme bien élevé. S'il est vrai
que le style épistolaire le plus parfait soit ce-
lui qui nous représente le i)lus parfaitement
les locutions et les tours naturels d'une con-
versation spirituelle, quel prodige qu'une let-
tre écrite de cette manière par un lionmie qui
n'a jamais entendu ni parlé I Si l'on s'obsti-
nait à ne voir, dans cette différence qui exis-
te entre Massieu et Clerc, qu'une conséquence
naturelle de leurs dispositions naturelles, il
me serait facile de détruire cette objection,
et de rendre encore plus évidente la différence
qu'il y a entre les sourds-muets d'à présent et
les sourds-muets d'autrefois, en établissant le
parallèle dans les premiers degrés de l'instruc-
tion. Autrefois, un élève qui avait un ou deux
ans de leçons était hors d'état de répondre aux
questions les plus simples d'une conversation
ordinaire. Dans un relevé que je fis, ily a dix-
neuf ans, de la nature cl des différents de-
grés de surdité de chacun d'eux, la plupart ses explications
« Depuis que la Providence, dit M. l'abbé
Vrindts {Nouvel essai sur la certitude, p.
56), a suscité deux hommes justement célè-
bres et chers à l'humanité malheureuse ,
M. l'abbé de l'Epée et M. l'abbé Sicard, lo
f)remier pour inventer et le second pour per-
fectionner l'ingénieuse méthode qui fournit
aux sourds-muets de naissance un instiu-
ment de pensée plus parfait ciue le geste dans
noire écriture alphabétique et sa représen-
tation comme manuelle, depuis lors il est do
fait que l'homme n'a de vérité, au moins sen-
siblement pour lui-même, que ce cpie la so-
ciété lui en fournit en lui rendant sensible sa
propre pensée par l'expression qu'elle lui eu
donne : cette découverte importante est at-
testée par les instituteurs des sourds-muets
qui savent envisager le fait sans le dénaturer,
et l'on peut dire généralement jiar tous :
nous avons voulu nous-même en faire l'é-
preuve.
«Nous allAmes assister h un exercice public
dans un établissement d'éducation de ce
genre; nous proposAmes ces trois questions
aux élèves : si avant leur éducation i)ar
l'écriture ils avaient eu l'idée de Dieu être sou-
verain; s'ils avaient eu la notion du péché
considéré connue transgiession de la loi de
Dieu; enfin s'ils reconnaissaient une justice
({ui doit traiter chacun selon ses œuvres :
eurs réi)onses furent toutes é(iuivalcntes à la
négative ; nous le sentîmes parfaitement,
malgré les explications qu'en donna l'institu-
teur en chef en nous les rendant de vive voix.
Le respectable ecclésiasticpie, qui paraissait
d'ailleurs partisan des idées innées, craignit
sans doute dos inductions dangereuses (jue
des assistants peu religieux auraient pu ti-
rer mal à propos de la réponse des élèves ;
aussi feignîmes-nous de nous contenter de
ne purent répondre d'une manière satisfai-
sante à ces (|uestions que je leur adressai par
écrit : Etes-vous complètement sourd? En-
tendez-vous un peu? Etes-vous sourd de
naissance? Un examen général que j'ai fait au
commencement de l'année dernière, pour un
motif analogue, m'a donné lieu de faire une
observation toute contraire. J'ai été frappé
de la facilité avec laquelle presque tous les
'i Qu'avant leur éducation, au moyen de
l'écriture, ces jeunes gens n'aient pu déve-
lopper en leur intelligence la notion de l'Etre
parfait, cela ne doit point paraître surpre-
nant; la jeunesse de nos jours au sein de sa
famille n'a guère devant les yeux des exem-
ples qui portent à Dieu; elle n'est que bien
rarement témoin de pratiques religieuses
dans la conduite môme des auteurs de ses
1115 SOU DICTIONNAIRE DE
jours : mais nous pouvons ofîrir des exemples
diU'ùrenls.
« il y a peu d'années nous nous trouvions en
lîretai^ne, près d'Auray, dans le déparlement
du Morbihan; nous nous adressAmcs dans la
Chartreuse aux dames delà Sagesse, qui di-
rigent un établissenjenl de sourdes-muettes;
nous les priAmes de nous faire donner par écrit
(Ô04) Nous croyons faire plaisir à nos Icclenrs en
leur inetiaiii sous les yeiiv récrit de ces enfants,
()ni les iniércssera par ses siiigulariiés remarqua-
bles : ne pouvant en donner ici le fac-similé, nous
MOUS contenions de faire remarquer une particula-
rité de roriginal; grand nombre de mots, transpor-
tés «;ii partie à la ligne suivante, sont coupés sans
égarl aux syllabes, dont il est difficile de donner
l'iiléi! aux sourds-muets, nui ne peuvent entendre
rarlicniation des sons. Voici cet écrit curieux ; ce
sont elles-mêmes qui s'expriment ainsi :
Marie-Joskpue Bot'iLLY. — Avant mon inslruciion
je croyais que le soleil était le tnaîire de la nature,
et ipi'il gouvernait l'univers ; je le respectais et je
l'adorais : je pensais qu'il faisait croître les plantes
cl donnait la vie aux animaux, et qu'il pouvait me
Hier; je le priais de me conserver la vie; je le re-
merciais de ce qu'il ne me faisait pas mourir ; je
lui faisais signe de la lé'ie; je pensais qu'il ne re-
gardait <|ue moi seule et qu'il me fixait toujours;
je craignais qu'il ne me fît mourir ; je me deman-
dais à moi-nième pourquoi il ne cessait de me re-
garder; je lui disais de regarder aussi les autres
personnes; je le priais de ne pas envoyer de pluie
parce que je me mouillais quand je gardais mes va-
ches ; quand il faisait beau je l'en remerciais ,
croyant qu'il m'avait exaucée ; quand je ne le voyais
pas je me ressouvenais de hii avec hien du plaisir;
je pensais qu'il m'aimail mieux que les autres, piiis-
<|u'il ne regardait que moi seule; je m'asseyais sur
le gazon, el je fixais le soleil parce que je voulais
laire comme lui, croyani (jiril me fixait aussi ; je le
regardais de temps en temps, et je voyais qu il nie
regardait toujours; je pensais qu'il avait grande
pillé de moi parce (jue j'étais sourde- muette ,
c'est pourquoi j*^ l'aimais singulièrement ; je pen-
sais qu'il faisait croître les fleurs (|ue je cultivais ;
<|uand elles mouraient, je lui faisais des grimaces
«'l lui disais qu'il éiait un âne. J'aimais bien les oi-
seaux; je prenais soin de quelques-uns , et quand
ils mouraient j'en étais fàcliée; je croyais que le so-
leil e.f était causej; je lui tirais la langue et je le
menaçai»; je mettais sous une pierre ceux que j'a-
vais ensevelis, el je leur menais des cierges de
paille et une croix de bois; je prenais une pierre
que j'agitais coiiime si c'eijl été une sonnette, el je
faisais leur enterrement ; quand je revenais pour les
prendre el que je ii'î les trouvais plus, je croyais
que le soleil était venu prendre, ces oiseaux pen-
»lanl la nuit el qu'il les avait ressuscites ; je pen-
sais qu'ils devaient toujours être avec lui , et je
croyais qu'ils en étaient bien contents.
Je pensais en voyant les étoiles que c'étaient des
cliaudelles que des hommes allumaient tous les
soirs pour nous éclairer pendant la nuit ; je pensais
qu'ils étaient bien riches puisqu'ils allumaient tant
lie chandelles, au lieu qu'ici on était pauvre puis-
qu'on n'en avail guère ; je croyais aussi qu'il y
avait deux lunes, une dans le firmament et l'autre
dans la mer; quand je regardais celle-ci pendant
longtemps je pensais qu'elle avançait vers moi pour
me précipiter dans la mer, où je croyais devoir
périr; je craignais que celte lune ne vînt chez
moi, où je me cachais parce que je craignais qu'elle
ne me tuài. Je pensais que les prêtres voulaient
faire mourir les personnes auxquelles ils donnaient
i'cxirèuie- onction, et (qu'ils leur donnaient des
PHILOSOPHIE. S3U 1116
l'exposé sommaire des idées que pouvaient
avoir ces entants par suite de leur éducation
domestique au moyen du geste et d'autres
secours que fournit la famille; ces dames
eurent la bonté de nous satisfaire; elles
choisirent quatre des plus instruites de leurs
élèves , ({ui nous mirent ellcs-mômes par
écrit rai)erçu de leurs petites idées (304) :
coups de couteau ; je les menaçais, je craignais de
les voir el je les fuyais; je pensais qu'ils voulaient
me faire mourir comme les autres; je me cachais
pour qu'ils ne me trouvassent plus.
Quand je voyais les personnes parler, je voulais
les imiter, et je remuais les lèvres pour faire comme
les autres.
A la fêle de Noël on r<>présentait dans notre pa-
roisse la naissance de Jésus-('.hrist dans l'étalde où
il y avail des animaux ; quand je demandais ce que
c'était, on me montrait le ciel, et je croyais qu'il y
avail dans le ciel des bœufs el des ânes comme sur
la terre ; il y avait aussi une statue qui représen-
tait un homme noir : j'en avais peur el je fuyais,
craignant qu'il ne m'emporiàt.
Adélaïde Casen.vve. — Je pensais que le soleil
était le maître souverain de la nature, qu'il créait
tous les enfants el ions les animaux, (ju'il faisait
croître les plantes; je l'adorais : je craignais qu'il
ne me fit mourir comme les autres, que je croyais
qu'il tuait ; je me cachais dans un arbre el dans les
maisons pour qu'il ne me trouvât pas. Comme je
marchais toujours je pensais en tremblant (pi 'il me
voyait toujours el qu'il me suivait pour récompen-
ser les bons et pour punir les méchants, comme je
croyais qu'on me le disait. Je croyais que les étoiles
étaient beaucoup de chandelles, que les hommes
montaient dans le ciel toutes les nuils pour les al-
lumer : je désirais les voir; je les regardais par les
fenêtres, mais je ne les apercevais jamais monter.
Je craignais beaucoup que le tonnerre et les éclairs
me luassenl, c'est pourquoi je ne les regardais pas;
je pensais que si je les voyais ils me rendraienl aveu-
gle ; je les craignais beaucoup ainsi que la lune,
que je croyais compagne du soleil et au-dessous de
lui; je pensais qu'elle me voyait toujours comme
les hommes, et qu'elle marchait toujours dans le
ciel tandis que je marchais sur la lerre. Je croyais
qu'il y avait beaucoup de soleils et de lunes, et
qu'il y en avail dans tous les pays du monde; je
croyais que dans le ciel il y avait des hommes qui
étaient immensément riches, qui avaient beaucoup
de maisons superbes, qu'il n'y avait jamais aucun
pauvre ; j'avais un grand désir de les voir : je pen-
sais qu'il y avait deux soleils et deux lunes pour
mon pays, dont l'une était dans le ciel et l'autre
dans la rivière. Quand il y avail beaucoup de sta-
tues au reposoir le vendredi saint, je pensais que
c'étaient des hommes méchants qu'on avait tués, et
je craignais beaucoup qu'on en fît autant de mon
père et de mes frères, ce qui me faisait pleurer.
Quand je voyais un crucifix, je pensais que mou
père et mes frères seraient crucifiés de même;
je le craignais aussi beaucoup pour moi. Quand
il pleuvait, je pensais que les hommes poriaieiit
des seaux dans le ciel pour jeter de l'eau sur la
lerre, qu'ils élaieni très-méclianis et cruels pour
nous tous qui étions couverts de pluie. Je croyais
que tous les hommes avaient le pouvoir de dire la
messe tous les jours comme les prêtres.
Maman me disait que nous mourrions comme
lous les hommes et lous les animaux meurent : je
lui disais qu'ils étaient très-faibles de mourir, et que
moi au contraire j'étais très-forte et que je ne me
laisserais jamais mourir. A la commémoration des
morts, je pensais avec crainte que les prêtres fc<«
1117 SOU PSYCIIC
nous l'avons conservé, et il nous fournit dt;s
observations extrouienient intéressantes.
u C'étaient des enfantsde la campagne, dont
l'occupation principale était de garder les
bestiaux : elles les voyaient naître aussi bien
que les productions de la terre, ce qui pouvait
leur faciliter le développement de l'idée
d'une cause des (Mres ; aussi toutes les quatre
s'imaginent que le soleil est le maitre de la
nature et Dieu même, qui crée les enfants,
les animaux et les plantes, ce qui montre
combien le penchant pour l'idolâtrie est na-
turel à l'homme dégradé par suite du péché
a'origine, et cela prouve en même temps que
les nations moins raisoimablesque les Egyp-
tiens, les Grecs et les Romains, que les peu-
)LOaiE. SOU H 18
pies de l'Orient, par exemple, et quelques
autres qui adorenll'astre du jour, sont moins
criminellement idolâtres que l'adorateur du
végétal, du chat, du veau, du crocodile, do
Jupiter, de Mars et de Véruis. L'homme
n'adora jamais la matière connue matière, la
brute comme brute; mais il y attachait une
vertu extraordinaire qu'il y révérait. L'une
des (jualie croyait ciue les hommes })ouvaient
par eux-mômes produire les [)lantes, sans
doute |)arce (lu'elle les leur voyait cultiver
et prendre de l'accroissemenl comme sous
leurs mains. On voit par leur récit que ces
enfants ne liraient point de leurs idées gros-
sières et comme matérielles des consé(pien-
ces de raisoiniement, mais simi)lement d'im-
riienl mourir mas parenis; j'en él;iis bien fàcl'ôe.
Je tiésirais parler ; c'est pourtinoi (luiiiid j'étais
seule je remuais mes lèvres pour parler :iux murs
ei aux clioses comme le» personnes qui parlent en-
.semlde. Ma sœur et mes lières j'pprenaienl à lire
ei à écrire; j'en étais jalouse ; je remuais mes lè-
vres pour lire dans leurs livres. Quand mou père
et ma mère lisaient leurs livres dans l'église, je m'é-
chappais pour prendre un autre livre, et je re-
mu.iis les lèvres pour le lire comme eux. J'imitais
dans noire maison les i'érémouies de l'église avec
mes Irères, ma sœur el mes autres amies, comme
les personnes les font dans l'église. Je pensais on
Iremtilani que le ciel s'abaissait toutes les nuits;
iiiai> je ne le voyais jamais.
Félicité C.4.>s.\G.MtL'. — Je croyais que le soleil
était Uien et qu'il me voyait; je présumais (|u'il lai-
^ail croître tontes les plantes et qu'il commanilait
aux éioiles ; j'aimais beaucoup ses rayons el je pre-
nais plaisir à voir mon ombre. Je voyais le lliix et
le relliix de la mer ; je ne savais ce (|ue c'était ; je
pensais que l'eau rentrait dans le sable (|u md la
mer él:>il basse ; je croyais (|u'il y avait un ciel au
loiid de la mer parce que j'y voyais la représenia-
iion des étoiles. Je désirais monter :iu haut des mais
(les vaisseaux, parce que je m'iiuagiiiais pouvoir de
là luiiclier le lirmanienl.
Je ine demandais à moi-nième pourquoi les
préiies disaient la messe tous les jours ; je croyais
que tous les autres hommes pouvaiciii ta dire
Comme eux ; je me mettais à genoux devant les ob-
jets (|iieje trouvais jolis, el je taisais seinblanl de
prier. J'aimais lin-n mes parents el les peisoiines
qui me plaisaient ; mais je n'aimais pas celles qui
ne me plaisaient pas.
Je pensais que si maman venait à mourir je se-
rais toute -seule, et que je serais bien malheureuse,
parce iiu'elte a soin do moi; mais je me consolais
en pensant (|u'a|irè5 sa mort elle ressusciterait au
bout de quelques jours.
On m'avait dit iju'il y avait dans un puits wn nè-
gre qui revenait au bord ; je ne voulais pas y voir
parce que j'avais licur, el je pleurais.
Je désirais apprendre à parler et à lire ; je regar-
dais avec beaucoup d'atteniiou les personnes qui
parlaient ; je me retirais quelquefois seule, et je
lâchais de parler : je revenais à maman, et lui Tai-
sais entendre mes sons, qu'elle me disait être vi-
lains ; je prenais un livre, et je demandais à maman
de me faire lire ; mais elle me disait que je ne pou-
vais pas rapprendre parce que j'étais sourde-muelle;
alors je m'aûligeais beaucoup : d'autres fois j'es-
sayais encore de parler, el les personnes qui m'en-
tendaient liaient beaucoup et se moquaient de
moi.
Je parlais par signes devant un laurier qui était
dans nuire jardin ; je lui disais tiu'ii était bien joli ,
bienlôl après je sortais du jardin cl je voulais tâ-
cher de prononcer des paroles ; je le faisais devant
maman pour qu'elle me dît si je parlais bien ; mais
je ne concevais pas comment on prononçait les
mots : je retournais encore dans le jardin; je re-
commençais à parler au laurier; je me plaij;iiais :»
lui de mes petits chagrins en me meltani à genoux
sur le sable ; j'admirais des pêchers et des raisins
violets où élaicnl de belles grappes ; je les adorais
inéine.
Quand je voyais les éclairs, j'en étais éioii-
née; je pensais que des hommes faisaient nn grand
tour et montaient avec nue échelle pour alluiner h;
feu que je voyais ; je ne comprenais pas pourquoi
ils faisaient cela : je demandais à maman si cela
était vrai ; elle me répondail (jiif non.
PtHiUM". Le BiiiAN. — Je craiginis bcaiiconp que le
tonnerre et les éclairs ne me iiiassciit. J<>, croyais
cpie les étoiles élaient des chandelles et que les
hommes monlaieni le soir le long des éclicUcs pour
les allumer; je désirais les voir ; je montais par
les fenêtres pour les voir; mais ji; ne les aper-
cevais jamais-; je pensais que les hoinmes éiaienl
iiiontés pendant que je ne regardais pas cl ([u'ils
étaient tombés sur la lerre. Je croyais que le soleil
créail les enlants el les afrnnaiix, el (|u'il les faisait
croître; je croyais ijifil y avait des hommes dans
le ciel, qu'ils y faisaient des seaux, et quand il
pleuvait je croyais (|ue c'ctaienl eux (|ni jetaient do
l'eau sur la lerre avec leurs seaux. Je pensais que
le ciel s'abaissait quelquefois sur la lerre ; j'en
avais peur. Je croyais que la lune marcliail sur le
ciel, parce que quand je marchais cl que je la re-
gardais elle semblait me suivre ; je croyais que h;
soleil me voyait comme je le voyais et ipi'il était
Dieu ou le maître de la iialure ; j'en avais peur et
je me cachais dans un arbre creux quand il brillait
beaucoup el que j'élais dehors ; je craignais qu'il
ne me tuài. Je me [daignais souvent aux vaches on
aux murs de mes peines et de mes chagrins. Je
croyais que h'S hommes pouvaient faire croître les
plantes sans le secours de. Dieu. Ma sœur apprenait
ù lire ; j'étais jalouse, je voulais api»rendre aussi ;
je prenais un livre et je remuais les lèvres pour lire
comme ma sœur. Quand je voy.ds îles prêlies je nn;
cachais dans la maison; j'avais pcnr qu'ils ne me
luassent. Quand je voyais des criicilix, je croyais
que c'étaient des méclianls ipii avaient crncilié îles
hommes sur leurs croix. Maman me disait (pie |<;
viendrais à la Cliarircnse pour apitrendre à écrire:
j'étais contente d'y apprendr'j , mais je pensais
qu'il y avait des olliciers et des soldais, et je crai-
gnais qu'ils ne me cou|)asscnl la lêle; je pensais
encore quêtons les hoinmes pouvaient dire la messe
comme les prêtres, cl que ceux qui mouraient
coiiscrvaienlla faculté dépenser et l'usage de leurs
sens.
ni9
sou
prossitm organique, aussi palpables que l'ob-
jet de leur pensée, qui était la matière.
« Il est vrai, deux d'entre elles disent qu'el-
les adoraient l'astre du jour ; mais il est fort
douteux qu'elles comprissent le terme en
s'en servant, et il y atout lieu de croire qu'elles
n'expriment par là que ce qu'il y a dans
l'adoration d extérieur et de sensible; celle
en etfel qui semble témoigner au soleil en
a|)parenc(; le plus de sentiments religieux
lui faisait des grimaces, lui tirait la langue,
le traitait nu>rae d'une et le menaçait quand
ses fleurs et ses oiseaux périssaient. Une
autre se mettait à genoux devant un ilau-
rier, et faisait semblant de prier ; elle en faisait
les mouvements extérieurs devant les objets
qu'elle trouvait jolis. Une autre en faisait au-
tant; elle admirait des raisins violets où.
étaient, dit-elle, de belles grappes, et les
adorait.
«Une d'elles adressait au soleil des prières
pour qu'il ne fît pas tomber de pluie et qu'il
DlCnONXAlUE DE PHILOSOPllIE. SOU 1120
teau; elles les redoutaient et les fuyaient,
toutes choses incom[)atibles avec les vraies
idées de la religion.
« Comment en effet ces idées religieuses et
abstraites se seraient-elles associées dans
leur esprit avec leurs idées matérielles sur
les objets les i)lus frappants pour des en-
fants? Le soleil cl la lune les voyaient;
le soleil ne voyait qu'elles seules; la
lune marchait avec elles. Les étoiles étaient
des chandelles que les hommes allumaient
tous les soirs en motitanl au ciel par des
échelles; ils en faisaient autant pour allumer
le feu des éclairs. Il y avait deux soleils et
deux lunes, ainsi que deux firmaments, l'un
dans le ciel et l'autre dans la rivière ou dans
la mer. Il y avait des lunes et des soleils
pour chaque pays : la lune marchait Ih-
haut, et du mât d'un navire on pouvait tou-
cher le firmament ; les hommes y montaient
avec des seaux pour verser la pluie sur nos
têtes, et ils étaient bien méchants. Le ciel
ne la fît pas mourir; elle le remerciait de ce descendait parfois sur la terre. Au moment
qu'il la laissait vivre, et quand le beau temps
recommençait, de ce qu'il faisait cesser la
j)luie;et c'était celle-là môme qui lui faisait
<les grimaces et le menaçait en d'autres cir-
constances.
« Deux étaient touchées uniquement du
sentiment de crainte, et une d'elles ne ma-
nifeste aucun sentiment religieux; elles ap-
du retlux les eaux de la mer rentraient sous
le sable. Voilà leurs idées singulières et ridi-
cules sur les choses les plus simples. Enfin
elles pensaient qu'en mourant l'homme con-
serve l'usage (le ses facultés et de ses sens, et
qu'étant vigoureux, l'on pouvait écarter les
coups de la mort; c'est qu'elles ne savaient
ce que c'est que la mort; et qu'elles n'en-
tendaient pas plus la résurrection dont elles
préhendaient toutes deux que le soleil ne les ponient
fît mourir , et se cachaient dans le creux ^ ' , ,
« Il ne faut pomt perdre de vue que ces en-
fants sont au nombre de quatre, nées dans
ditîérents endroits , quoique d'un môme
d'un arbre ou dans les maisons pour se dé-
rober à ce malheur. Ce sont là sans doute
des idées bien imparfaites sur l'Etre souve-
rain ; il est vrai qu'il y en a une qui ajoute
que quand elle marchait, elle pensait en
tremblant que le soleil la voyait toujours et
qu'il la suivait pour récompenser les bons et
punir les méchants, comme elle croyait qu'on
le lui disait; mais celle expression est ici un
Eeu trop mal amenée pour croire qu'elle fût
ien claire en son esprit au moment môme
où elle la mettait par écrit, et surtout pour
nous assurer qu'elle rend bien ses senti-
ments d'autrefois.
« Quant à leurs pratiques de piété il est vi-
sible qu'elles n'étaient qu'une imitation ex-
térieure des exercices religieux qu'elles
voyaient à l'église et au sein de leur famille :
ce que nous venons de dire du laurier et des
grappes de raisin le prouve bien assez ; elles
regardaient le crucifix et les statues non pas
comme des imitations , mais comme des
hommes morts que d'autres avaient tués,
craignant qu'il ne leur en arrivât autant à
elles, ainsi qu'à leur père et à leurs frères.
€elle qui demanda ce que signifiait la repré-
sentation de retable de Bethléem qu'on avait
faite à l'église le jour de Noël, et à qui l'on
montra le ciel, s'imagina aussitôt que là haut
il y avait aussi des bœufs et des ânes : elles
imitaient les enterrements et autres cérémo-
nies de l'église; elles étaient persuadées que
tout le monde pouvait dire la messe aussi
bien que les prôlres ; elles s'imaginaient que
ceux-ci tuaient les hommes à coups de cou-
pays ;quenon-seulementellesnese sont point
concertées ensemble, mais encore qu'il leur
était de toute impossibilité de se concerter :
ainsi leur témoignage vaut celui d'un grand
nombre , qui se seraient trouvés dans la
même position qu'elles , et qui auraient
reçu une éducation semblable à la leur.
Cette éducation au reste a été aussi soi-
gnée que le pouvait permettre dans la fa-
mille leur infirmité naturelle : leurs pa-
rents, quoique habitants de la campagne,
n'étaient pas de la dernière classe de la so-
ciété, et en Bretagne l'éducation religieuse,
éducation qui ouvre le plus l'esprit humain
parce qu'elle lui donne le plus de vérité et
de sentiment, est l'objet d'une plus grande
attention que dans bien d'autres contrées
du royaume; cependant à quoi se réduit le
développement delà raison dans ces enfants?
« Les sourds-muets après leur instruction ,
toutes choses étant d'ailleurs égales, sont
bien inférieurs au reste des hommes. Nous
avons vu une lettre qu'un sourd-muet de nais-
sance écrivait à son instituteur, prêtre res-
pectable et homme de mérite : l'élève y
manquait à toutes les formes et presque à
toutes les règles de la synonymie des mots,
dont il est si difficile de faire sentir les nuan-
ces à ces sortes d'esprits. Cependant le jeune
homme était des plus habiles ; il était devenu à
son tour instituteur des sourds-muets.
« Pour un dernier coup d'œil, et afin de por-
1121
TOU
PSYCHOLOGIE.
TOU
1122
ter notre conviction a son comble, promenons
un instant nos regards sur toutes les plages
du globe habité, des bords de la Seine aux ri-
ves du Gange, du'Rhin à l'Inde, du Japon au
Mexi>iue, de Java h l'Islande, de la Laponie
au pays des Hoiteniots , de nos contrées
jusqu'à nos antipodes, d'un pôle à l'autre; ce
regard, tout rapide qu'il peut être, nous fera
découvrir partout que le développement de
l'homme raisonnable est toujours eu raison
de son éducation sociale. »
SOURDS-ET-MUETS, de leur éducation.
Torj. note VI, h la fin du volume.
SPONTANEITE de la pensée et de la pa-
role, réfutation de M. Renan. Voy. Langage,
§ XXIII.
SUBSTANCES, de leurs noms. Voy. Lan-
gage, § V.
T
TACT. Voy. Toucher.
TENNI, serpent adoré par les nègres. Voy.
Sauvage [Appendice).
TERMES GENERAUX, d'après Locke; ter-
mes abstraits et concrets. Voy. Langage, § V.
— Termes abstraits et généraux , sont-ce
de pures déBorninations, vides de sens? Voy.
Abstraites (Idées).
THEORIE des idées en Dieu. Voy. Per-
ception EXTÉRIEURE.
THEORIES sur l'origine du langage. Voy.
Langage, § XXII.
TOUCHER (Sens du).— Le toucher, qui
nous avertit du contact des corps ambiants,
nous donne aussi des notions sur la tempé-
rature relative, la sécheresse, l'humidité, le
poids, la consistance, le mouvement, l'éten-
due, le nombre, la situation, la direction et
la forme de ces corps. Toutefois, il faut
bien le reconnaître, plusieurs de ces notions
ne deviennent parfaites que par le concours
d'un autre sens, celui de la vue; de plus,
elles supposent la |)réexistence des idées de
temps, de mouvement et d'espace.
• Le tact a pour siège tous les points de la
périphérie cutanée et certaines membranes
muqueuses ; aussi apprécions-nous quel-
ques-unes des qualités tangibles des objets
rais en contact avec ces parties. Mais le tou-
cher, avec les pouvoirs que nous venons de
lui assigner, ne saurait appartenir qu'à des
organes spéciaux aptes à s'appliquer, à se
mouler, pour ainsi dire, sur les corps sou-
rais à notre jexamén ; il lui faut l'attention,
des contractions musculaires dirigées par la
volonté, afin de multiplier et de varier les
points de contact avec ces corps. Tant que
notre main elle-même reste immobile à la
surface d'un objet, elle n'agit que comme
organe de tact; pour exercer un véritable
toucher, il est indispensable qu'elle se meuve
volontairement. Entre le tact et le toucher,
dont je suis loin de faire deux expressions
synonymes, comme le veulent certains phy-
siologistes, il existe une distinction analogue
à celle qu'on a coutume d'établir entre le
voir et le regarder, l'entendre et l'écouter ;
etc. Quand on dit que, chez nous, la main
est l'organe du tact actif ou toucher, et la
peau celui du tact passif, de prime abord
cette distinction peut sembler inexacte, car
toute sensation est accompagnée de per-
ception, et toute perception est active; mais
évidemment ces mots signilient que, dans
un cas, l'impression a lieu par suite d'une
détermination volontaire, et que, dans
l'autre, elle peut se faire sans que nous
l'ayons recherchée.
Quant aux phénomènes de la sensibilité
générale comparés à ceux de la sensibilité
tactile ; divers observateurs et notamment
P. Gerdy {Mém. sur le tact et les sensaiions
cutanées, dans V Expérience, 1842, t. IX, p.
401, et t. X, p. 1)1 se sofit appliqués à les
distinguer. L'immortel Haller (Elementa
physioL, t. V, lib. \n, § 1, Tactus in uni-
versum), confondant ces deux ordres de phé-
nomènes, admet que tout filet nerveux,
placé au contact des corps extérieurs, peut
transmettre à l'encéphale les diverses im-
pressions tactiles, et que ces sortes d'im-
pressions sont d'autant j)lus parfaites et plus
intenses que le contact du corps extérieur
et du filet nerveux est lui- môme plus im-
médiat. Il avance, par exemple, que le nerf
dentaire, rais à nu par la carie d'une dent,
peut percevoir avec une douloureuse exacti-
tude la chaleur ou le froid, la mollesse ou
la dureté, etc., jusqu'à la figure même du
corps qu'on applique sur lui. Mais tous les
chirurgiens savent qu'un cordon nerveux
sensilif, dénudé et mis en contact direct avec
un corps extérieur, ne peut guère trans-
mettre à l'encéphale qu'une impression de
douleur, ou bien quelques impressions
vagues, toujours incapables de nous donner,
sur les qualités des corps, les idées nettes
que nous font acquérir le tact et surtout le
toucher.
Du reste, la sensibilité générale, en vertu
de laquelle nous sommes avertis des diverses
irritations mécaniques, chimiques ou électri-
ques, appliquées à nos tissus, est univer-
sellement répandue dans tous ceux qui re-
çoivent des nerfs appropriés, tandis que la
faculté de ressentir les impressions spéciales
du tact n'appartient qu'à certains tissus pré-
vilégiés, à la f)eau et à diverses membranes
muqueuses. Ajoutons que la sensibilité
tactile et la sensibilité générale sont loin
d'être développées, dans une même partie,
en raison directe l'une de l'autre : ainsi la
main, qui possède la première au plus haut
degré , est beaucoup moins sensible aux
chocs violents, aux pressions douloureuses,
au chatouillement, etc., que beaucoup
1123
TOU
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
TOU
1124
d'autres {laities du corps. Un léger coup au
visage, coniiiie le fait observer ll(!rdy {Mém.
fit.), produit une vive douleur, tandis que,
à la pulpe tles doigts et surtout à la paume
des inain-i, on ne l'ait que le sentir.
Qu'ils soient dus à une cause interne ou
à un excitant extérieur, les elfets de sensibi-
lité générale s'accompagnent communément
de douleur ou de plaisir; les sensations
tactiles, quand l'imagination n'intervient
point, ont au contraire pour caractère es-
sentiel d'être inditrérenles par elles-môraes,
et de se borner à nous fournir des notions
sur l'objet en contact avec notre corps.
Il importe que des pliénomènes sensitifs
généraux, trop pi'ononcés, ne surviennent
point lors de l'exercice du sens tactile ; car
toute exaltation de la sensibilité générale
lend à obscurcir, en quelque sorte, les sen-
sations spéciales du tact ; un chatouillement
très-vif nous fait perdre toute notion du
corps qui l'occasionne ; une forte pression,
ra[)i)lication d'un corps trop chaud ou trop
froid, en ne produisant plus qu'une sensa-
tion douloureuse, masquent ou neutralisent
toute perception tactile proprement dite.
Quand, chez l'homme, un corps extérieur
arrive au contactjimmédiatde l'organe tactile,
cet organe reçoit des impressions transmissi-
bles par une certaine classe cle nerfs (305-306)
et perceptibles par l'encéphale; il en résulte
trois sensations distinctes : 1° la sensation
de contact; 2" la sensation de résistance;
3° la sensation de température relative. (H.
Belfield Lefevre, Recherches sur la na-
ture , la distribution et l'organe du sens
tactile, p. 21 ; Paris, 1837.)
La sensation de contact est loin d'être
discernée avec la môme précision et la même
netteté dans les différentes régions de la
surface tégumentaire. Les expériences de
E. H. Weber ( De subtiiitate tactus , dans
l'ouvrage intitulé : De pulsu , resorptione,
auditu et tactu annotationes anat. et physiol.
Lipsiœ, 1834) donnent, à cet égard, de cu-
rieux renseignements, Ce physiologiste a
démontré que les deux pointes mousses d'un
compas, appliquées simultanément sur di-
vers points de la périphérie du corps, doivent
présenter des écartements très-variables
pour donner lieu à deux sensations distinctes
et non à une seule ; on conçoit d'ailleurs
qu'i'ci, moindre sera le degré d'écartement,
plus grande devra être la subtilité ou la dé-
licatesse du tact.
Les parties (pii possèdent la faculté tactile
au plus haut degré, c'est-ci-dire celles qui
exigent la moindre dislance entre les deux
extrémités du compas pour pouvoir en
éprouver une impression double, sont,
d'après E. II. Weber, le bout de la langue,
qui perçoit deux sensations distinctes avec
un écartement d'une demi-ligne, et la face
palmaire de la phalangette des doigts, qui
réagit de la môme manière avec une ouver-
ture de compas qui ne dépasse point une
ligne : puis viennent la surface rouge des
lèvres, la face palmaire de la deuxième pha-
lange des doigts, deux lignes; la face dorsale
de la troisième phalange, le bout du nez, la
face palmaire au-dessus des têtes des os méta-
carpiens, trois lignes; le dos et le bord de la lan-
gue à un pouce delà [)ointe, la partie non rouge,
des lèvres, le métacarpe du pouce quatre
lignes; le bout du gros orteil, la face dorsale
de la deuxième phalange des doigts, la face
palmaire de la main ; la peau de la joue, la
face externe des paupières, cinq lignes ; la
muqueuse du palais, six lignes; la peau de
la partie antérieure de la pommette, la face
plantaire du métatarsien du gros orteil, la
face dorsale de la première phalange des
doigts, sept lignes ; la face dorsale des têtes des
os métacarpiens, huit lignes; lamembrane mu-
queuse des gencives, neuf lignes; la peau en
arrière et au-dessus de la pommette, la par-
tie inférieure du front, dix lignes; la partie
inférieure de l'occiput, douze lignes ; le dos
de la main, quatorze lignes; le cou au-dessous
delà mâchoire, seize lignes; au sacrum, à
l'acromion, à la fesse, à l'avant-bras, au ge-
nou etaudosdu pied prèsdes orteils, dix-huit
lignes; au sternum, vingt lignes; au rachis, le
long des cinq vertèbres dorsales supérieures,
près de l'occiput, à la région lombaire, vingt-
quatre lignes ; au rachis, dans le milieu du
cou, dans le milieu du dos , trente lignes,
ainsi qu'au milieu du bras et de la cuisse.
Toutefois les expériences de G. Valentin
{De functionibus nervorum cerebralium et
nervi sympathici; Bernée, 1839, p. 118) ten-
dent à prouver que de pareilles mesures
sont loin d'être absolues ; car, d'après ce
physiologiste, la finesse du tact varie, chez
les différents individus, au point d'être deux
fois plus grande chez une personne que chez
une autre, dans la même région du tégument
externe (307).
En faisant tous ses efforts pour que l'or-
gane tactile fût, pour ainsi dire, l'unique juge
des impressions reçues et transmises par lui,
(50S-306)Ces nerfs soiU': lo,/es trente el une racines
spinales postérieures qui se di.'Jiribiient direclemeiil
à la peau de loul le iionc, des quatre membres el
du segment postérieur de la tête, ainsi qu'à la mu-
queuse des voies génilo-urinaires et de la partie in-
lérieiire du tube digestif; ^° l;i grosse racine du
trijumeau, destinée à la peau du segment antérieur
de la lêle (c'est à-dire la face), aux dents, aux mu-
queuses labiale, linguale, palatine, oculaire, na-
sale, etc.; 3» le glosso-pliaryngien, dont les lilets
s'arrêtent dans la muqueuse de la base de la langue,
des piliers" du voile du palais et d'une partie du
pnarynx; A" le pneumo-gastrique , qui envoie les
siens aux membranes nmqueuses du pharynx, du la-
rynx, de la trachée, des bronches, de l'œsopiiage
et de l'estomac.
Nota. Aucune des muqueuses que nous venons
d'indiquer ne semble être étrangère aux sensations
de température , et plusieurs procurent aussi les
sensations de coniacl el de résistance.
(307) Consultez aussi Graves , Observât, on tlie
sensé of toucli, including an analysis of Webeis,
work on hat subject. Dans Edinburgh New pliilos.
Journ., 1836, t. XL, p. 74.
nro
TOU
PSYCIIOLOGTE.
TOU
im
et que jamais ces impressions ne pussent poids. C'est en scrulant les résultats obtenus
tHre modifiées par une opération intellec- [)ar le sens tactile, dans des circonstances
liielle quelconque, H. Hellield Lclèvre {Thèse qui ne conniiandenl ftas en même temps des
citée) est arrivé, après des véritications nom- contractions musculaires , qu'il devient pos-
Lireuses, à formuler, sur le point qui nous sible de déterminer, d'une [lart, la valeur de
occupe, des |)roposilions générales dont la ce sens connue moyen (ra|)|)récier les résis-
plu[-)art s'accordent avec celles de Wéber; tances offertes par les coips extérieurs, et,
nous nous bornerons à en rappeler quel- d'autre part, d'indiquer, au même point de
vue, la valeur relative des diverses régions
de la surface tégumeiitaire.
Les ditlerenles régions du tégument ex-
terne ne distinguent [)as également bien l(>s
mêmes différences de {tression : sous ce rap-
port, les lèvres, la face |)almaire des doigts,
la face plantaire des orteils, la peau du front,
etc. ,renq)orlenl sur les autres parties du corps.
En général, celles qui distinguent le mieux
les minimes dislances sont encore celles qui
apprécient le mieux les niinimcs dill'érences
de pression. (Uelfield-Lefèvrk, Thèse cit.^
p. 48.) D'après E. H. Weber ( Z7(('5c c//. p. 85),
tégument que l'on explore (309). 3" Lorsque cette dernière dilliculté d'appréciation serait
deux points sont amenés successivement au plus prononcée dans la moitié gauche que
contact de la peau, la distance qui les séi)are dans la moitié droite de nos tégumenis, par-
paraîl plus grande que si le contact a lieu ticularité qui n'a pu être ex[)liquée, jusqu'à
pour les deux points en même tenq)s; en gé- présent, par aucune hypothèse plausible:
néral, la distante ([ui sépare les deux points Jnter 14 hoviines, ditWeber, dircisic œtatis,
paraîtra d'autant plus grande, que le temps diversisque studiis et Inboiibus opéra dan-
écoulé entre les deux contacts aura été plus tes, in 11, idem pondus sinistrn manu in-
corisitlérable. 4° Deux ()oints situés des deux cumbcns, majus quam dixtra manu posi-
côtés de la ligne médiane, paraissent plus tu77i, visum est: in 2 contraria ratio ralebat :
ques-unes : V Une portion quelconque du
tégument perçoit plus nettement l'intervalle
qui existe entre deux points, lorscjue la ligne
«pii unit ces deux points est perpendiculaire
à l'axe du corps ou du membre (transverse),
que quand cette ligne est parallèle à ce
même axe {longitudinale) (388).
2" Lorsque deux points, amenés simidta-
nèment au contact d'une portion quelconque
du tégument, sont perçus comme nettement
distincts, ladistance qui sépare ces deux points
paraît d autant plus grande que le sens tac-
tile est j)lus développé dans la portion du
in 1 tantum diffcrentia sinisiri et dexlri la-
teris plane non apparuit. Du reste, une dif-
férence entre deux pressions est évaluée
d'une manière beaucoup moins exacte, lors-
que cette évaluation se fonde sur les seules
impressions de l'organe du tacl, (pie quand
elle résulte d'une appréciation sinudtanée
éloignés l'un de l'autre que deux points éga-
lement distants, mais situés d'un seul et même
côté de cette ligne. 5" Si l'on choisit, sur la
surface légumentaire, deux régions dont la
position soit sujette à varier (les deux pau-
pières, les deux lèvres, etc.), et qu'on appuie
chacune des deux pointes d'un conq)as sur
l'une de ces deux surfaces, la distance qui des impressions tactiles et des contractions
sépare ces deux pointes l'une de l'autre pa- musculaires : ainsi l'expérience démontre
raîtra beaucoup plus grande que si les deux qu'une différence d'un huitième est h peine
pointes du conq)as reposaient en môme i)erçue par le seul organe du tact, tandis
lem])ssurruneousurrautresurface.6''Lesens qu'une différence d'un seizième devient per-
tactile est i)lus dévelo])pé dans les téguments ceptible par le concours des deux modes
de la tête que dans ceux du tronc ; h la face, d'évaluation. {Thèse cit., p. 48.)
la délicatesse de ce sens décroît assez régu- Ajoutons que deux corjis de même niasse
lièrement à mesure que l'on s'éloigne de l'o- et de même substance, mais de formes diffé-
rifice buccal. 7" Dans les membres, la déli- rentes, ne déterminent pas, sur le même
catesse tactile s'accroît à mesure que l'on point du tégument, la môme impression,
s'éloigne davantage de l'axe du corps. 8° Elle En général, le poids apparent d'un cor[)s est
est moindre dans les téguments du tronc en raison inverse de la base sur laquelle il
<[ue dans ceux des membres. s'appuie : ainsi, si l'on place un tronc de
La sensation de résistance occasionnée par cône sur un point déterminé du tégument,
une pression delà surface légumentaire peut ce corps paraîtra plus lourd ou plus léger,
sans doute, dans certaines circonstances, suivant qu'il reposera sur la plus petite ou
s'obtenir par le moyen du seul sens tactile; sur la plus grande de ses deux bases. {Ibid.)
mais dans d'autres, oii il s'agit d'appréciation Quant h la sensation de température, elle
de poids notable, la sensation est évidemment ne peut se produire, dans le cas spécial qui
comj)lexe, et résulte de deiix opérations in- nous occupe, que s'il y a une certaine quan-
tellecluelles différentes, l'une qui a pour but tité de calorique soustraite ou communiquée,
d'évaluer, au moyen du sens tactile, la près- pendant un temps déterminé, à l'organe
sion exercée sur le tégument, et l'autre, de tactile. Evidemment, quand il y aura égalité
juger le degré d'effort musculaire employé de température entre celui-ci et les corps
pour soulever la masse dont on cherche le ambiants, la sensation sera nulle, tandis
(308) Le bout des doigts et celui de la langue font
exception à celle règle : avec ces pariies on dis-
lingue plus facilement la distance quand les deux
Itranclies du compas sont disposées dans le sens
longitudinal. (E.-H. Weber, op. cil.)
(309) Il est très-facile de vérifier ce résulial en
toncliant couiparaiivcïmeiu, avec deux pointes, le
l>out de la langue, puis le bord libre de la lèvre in-
férieure.
IJ27
TOU
DICTIONNAIRE DE
(|u'un môme tiegrd de chaleur produira une
sensation de cliaud ou de iroid, si l'organe
t'sl actucliemenl au-dessous ou au-dessus de
ce (ie<i;ré.
Un tait assez digne de remarque, c'est que
l'im[)ros3ion qui est due au contact d'un
cor|)S d'une température déterminée est pro-
portionnelle à l'étendue des surfaces au
contact : ainsi un cor[)s d'une tem|)érature
donnée, en contact avec une large surface
téguraentaire, pourra produire une sensation
de chaleur plus intense qu'un môme corps
d'une température plus élevée, mais en con-
tact avec une moindre surface. Une différence
de température, impercepliDle à une petite
surface tégumentaire, pourra être facilement
perçue par une surface tégumentaire plus
étendue : ainsi l'extrémité du doigt constatera
dillicilemenl une diflerence de température
d'un tiers de degré du thermomètre centigrade,
tandis que cette différence sera parfaitement
perceptible pour la main tout entière. « Il
semble, dit H. Belfield-Lefèvre {Ibid. p. 51),
que les impressions ditférentielles, commu-
niquées à chaque point distinct du tégument,
s'additionnent en une somme totale, qui seule
est transmise au cerveau, de telle sorte que
la température apparente d'un corps soit tou-
jours proportionnelle au nombre de points
par lequel ce corps touche l'organe du tact. »
Les différences de température ne sont
point perçues avec la même netteté par les
diverses régions de la surface tégumentaire
externe ou interne, et les expériences prou-
vent que la peau de la face palmaire des
doigts, la muqueuse de la pointe de la langue,
etc., pourtant douées au plus haut degré de
la sensibilité tactile, le cèdent à la peau des
joues, des paupières et de l'olé crâne, sous
le rapport de l'impressionnabilité aux tem-
pératures différentes.
On sait à quel point les liquides très-
chauds ou très -froids impressionnent les
papilles dentaires elles-mêmes. La muqueuse
(le l'œsophage et de l'estomac, est loin d'être
étrangère aux impressions de température.
Je suis porté à supposer qu'il en est de même
d'une assez grande longueur du gros intestin,
car on éprouve une sensation de froid très-
manifeste, qui semble marcher dans la direc-
tion des côlons ascendant et transverse,
après l'administration d'un lavement froid.
Il se pourrait néanmoins que les nerfs des
parois abdominales conliguës à cette portion
de l'intestin fussent les seuls agents de trans-
mission d'une pareille impression.
Quoi qu'il en soit, l'aptitude à discerner les
températures pouvant appartenir à quelques
surfaces évidemment dépourvues de sensibi-
(310) On verra plus loin quels sont les divers or-
ganes du toucher dans la série des animaux.
(311) Les rameaux nerveux, destines à la face
palmaire des doigts, présentent une disposition Ton
iemarqual)le qui consiste dans la présence de cor-
puscules gangliformcs , signalés pour la première
fois par Andral, Camus et Lacroix, et plus récem-
ment étudiés par Pacini, Heule et Kolliker. Du reste,
les usages de ces corpuscules sont at)solument igno-
rés. Au sujet de leur structure etc., consultez un
Mémoire de De.no.willicks, inscié dans les Atclti-
PIIILOSOPIIIE. TOU 1128
lilé tactile, on conçoit nue certains physiolo-
gistes aient pu voir là un j)ljénomène de
sensibilité générale. On sait que Darwin pré-
tend avoir observé l'abolition du tact, avec
persistance de la sensibilité à l'action de
la chaleur; il cite, en effet, des observations
de paralytiques insensi'bles à l'action des
irritants mécaniques, et qui ressentaient vive-
ment l'impression de la llamme. Sa conclusion
est que le tégument externe jouit d'une
double sensibilité, l'une pour le tact, l'autre
pour la perception de la chaleur. Mais
l'observation de tous les jours ne confirmant
pas les exemples rap[)ortés par Darwm, rien
ne saurait établir la nécessité de distinguer
ces deux sortes de sensibilité ; et, d'ailleurs,
en admettant comme exacts les faits excep-
tionnels dont parle le physiologiste anglais,
on pourrait croire tout simplement que, dans
certains cas, le calorique est, pour la peau,
un stimulant plusapproprié ou plus énergique
que nos irritants mécaniques ordinaires.
Nous avons dit précédemment que, chez
l'homme, si toutes les parties du tégument
externe et certaines régions du tégument
réfléchi sont le siège de sensations tactiles
plus ou moins distinctes, la main, plus encore
par sa conformation que par sa sensibilité
tactile si prononcée, devait être regardée
pomme l'organe principal du toucher (310).
Avec ses brisures nombreuses, ses pro-
longements articulés et mobiles, susceptibles
d'écartement et de rapprochement, ses nerfs
si volumineux (311), sa position à l'extrémité
d'un long levier, mieux que toute autre partie,
la main présente l'heureuse prérogative d'avoir
plus de surface, d'embrasser un plus grand
nombre d'objets, d'aller à leur rencontre, de
multiplier et de varier les points de contact
par lesquels elle peut être affectée. Aussi un
appareil locomoteur des plus complets lui
permet-il d'exercer les mouvements les plus
variés, et, en prenant pour ainsi dire toutes
les formes, de s'appliquer immédiatement
sur tous les objets, et d'en recevoir, par con-
séquent, dans un même instant, un nombre
infini d'impressions. Nous avons d'ailleurs
fait observer que, tant que la main reste
immobile à la surface des corps, elle agit
seulement comme organe de tact; que, jjour
exercer le toucher, il faut qu'elle se meuve,
soit pour parcourir leur surface, afin de nous
en indiquer la forme, les dimensions, etc.,
soit pour comprimer ces corps, afin de nous
donner des notions sur leur élasticité, leur
consistance, etc.
C'est surtout à la faculté d'opposition du
pouce que l'homme doit la perfection de son
organe du touclier (312). Grâce à cet artifice,
ves d'anal, de Mandi.)
(512) Dans le singe, le pouce, étant relativement
plus cuiM'l, ne peut pas au^si bien faire pince avec
les autres doigts. Ajouions que les mouvements de
ces doigts ne sont pas aussi indépendants les uns
des autres, que le memjjre supérieur n'est pas ex-
clusivement organe de préhension , que comme le
postérieur it sert à la station et à la progresi>ion,
que ilès lors enfin, l'épiderme des doigts étant par
trop épaissi , leur sensibilité tactile en est
énioussée.'
m<) TOU PSYCHOLOGIE. TOU 11:^0
aux zones papillaires concentriques des exlré- quand nous avançons h tAlons dans l'obscu-
railés digitales, il n'est corps si ténu qu'il ne rite, elles marchent, pour ainsi dire, devant
nous. C'est par elles que nous recevons les
premières notions des corps extérieurs;
aussi nous servent-elles encore à la préhen-
sion de ceux qui peuvent nous être utiles, à
la répulsion de ceux qui peuvent nous être
nuisibles; aussi, par sa perfection, la main
semble-t-elle être en rapport avec la perfec-
tion de l'intelligence. « Jamais la main du
l)iiisse saisir et palper, en même temps que,
par l'écartement considérable de ce doigt, il
parvient à empoigner des corps très-volu-
mineux.
Le derme ou chorion sert, pour ainsi dire,
de base à l'appareil tactile : couche à la fois
solide et élastique, il permet aux corps exté-
rieurs de s'appliquer médiatement sur les
napilles sans les léser ou les paralyser (lar
j'elfet de leur pression ; sa souplesse est
accrue par la piésence d'un tissu cellulo-
tibreux sous-jacent, qui, à l'extrémité des
doigts, prend la forme d'un véritable coussinet
élastique. L'épiderme s'interpose entre les
agents extérieurs et les papilles, de manière
à protéger ces dernières ; les ongles contri-
buent à l'exactitude de l'a pplication des doigts,
etc. Quant aux autres détails relatifs à l'usage
et à l'utilité de chacune des parties de la
main, nous ne saurions trop engager le lec-
teur à méditer le traité De usu pnrtium
(lib. I, 1 Ij de Galien : on y trouve la démons-
tration, curieuse par ses détails infinis, que
la main est })arfaitement ce qu'elle devait
être pour le rôle auquel elle est destinée.
ButTon ne partage pas l'enthousiasme de
Galien sur la structure de la main ; car, tout
en reconnaissant l'avantage que l'homme re-
tire de la propriété qu'ont ses doigts de s'é-
tendre, se raccourcir, se plier, se séparer, se
joindre, et de s'ajuster à toutes sortes de sur-
faces, il ajoute :
« Si la main avait encore un plus grand
nombre de parties, qu'elle fût, par exenq)le,
divisée en vingt doigts, que ces doigts eussent
un plus grand nombre d'articulations et de
mouvements, il n'est pas douteux que le sen-
timent du toucher ne fût infiniment plus par-
fait dans celle conformation qu'il ne l'est ,
parce que celle main pourrait alors s'appli-
quer beaucoup plus immédiatement et plus
précisément sur les ditférenles surfaces des
corps; et, si nous supposions qu'elle fiit di-
visée en une infinité de parties, toutes mo-
biles et llexibles, et qui pussent toutes s'ap-
pliquer en même temps sur tous les points
de la surface des corps , un [)areil organe
serait une espèce de géométrie universelle
(si je puis m'exprimer ainsi), par le secours
cie laquelle nous aurions , dans le moment
même de ratlouchement, des idées exactes
nègre , dit Guillon [Anat. et pliysiol. camp,
de (a main, thèse inaug., p. 26; Paris, 1843,
n° 1-24), ne nous a olfert celle organisation,
ce dévelopjtement, cette régularité de lignes,
cette harmonie qui constituent la supériorité
et la beauté de celles que nous avons si sou-
vent remar(]uées chez les blancs.... Le
membre Ihoracique et la main de l'idiot et
du crétin sont informes et atrophiées commo
leur cerveau; leur main, petite, supportée
par un large poignet , manque quelquefois
de pouce : et quand il existe , il reste iléchi .
comme adhérent à la paume de la main. »
Mais il ne faut pas oublier, pour cela, que
l'homme doit sa suprématie à son organisa-
tion cérébrale, et iiue, quand la nature l'a
doué d'intelligence, elle a dû, par conséquent,
le pourvoir de l'instrument nécessaire pour
en accomplir les combinaisons.
Le sens du toucher a pour usage de nous
avertir du contact des corps ambiants el de
nous donner des notions sur la température
relative, la solidité ou la iluidité, le poids, le
mouvement, l'étendue , le nombre, la situa-
lion, la direction et la forme de ces corps;
cej)endant, comme nous l'avons déj.^ fait ob-
server, plusieurs de ces notions supposent
la préexistence des idées de temps , de
niouvemenl et d'espace , ou ne peuvent de-
venir rigoureusement exactes que par le con-
cours d'un autre sens, celui de la vue.
La puissance du toucher, toute grande et
tout admirable qu'elle est déjà , a pourtant
été encore exagérée : on a voulu faire de ce
sens le premier, le plus important des sens,
celui qui rectifie les autres, qui peut les
remplacer tous, etc.; el, dans celte voie, on
a été jusqu'à considérer ceux-ci seulement
comme des modifications du toucher.
« Toute la ditférence, qui se trouve dans
nos sensations, dit Rufi'on ( De l'homme , des
sens en général, édil. de Sonnini, l. XX,
p. 41), ne vient que du nombre plus ou
et précises de la figure de tous les corps, et moins grand et de la position plus ou moins
de la ditférence, même infiniment petite , de
extérieure des nerfs : ce qui lait que les uns
de ces ser.s peuvent être affectés par de pe-
tites particules de matières qui émanent des
corps, comme l'œil, l'oreille et l'odorat; les
autres , par des parties plus grosses qui se
détachent des corps au moyen du contact,
comme le goût; et les autres par les corps
ou même par les émanations des corps lors-
ces tigures. »
Telle quelle est, la main seule ou les deux
mains réunies suffisent pour nous donner l«s
impressions tactiles les plus variées el les
plus étendues : placées à l'extrémité des mem-
bres supérieurs, elles peuvent comprendre
entre elles un espace égal à la hauteur de
notre corps, décrire des cercles dont le rayon qu'elles sont assez réunies et assez" abon-
peul être infiniment petit ou être de la gran- danles pour former une espèce de masse,
deu-r de la totalité du membre supérieur; solide, comme le toucher, qui nous donne
tantôt rapprochées du reste du corps, elles le des sensations de la solidité, de la fluidité et
touchent en un point quelconque, car il n'en de la chaleur des corps. »
est pas qui soit inaccessible à l'une ou l'autre Lecal {Traité des sensations, t. II, p. 203 ;
main; tantôt elles en sont éloignées, et, Paris 1767) fait du toucher le plus sûr des
DiCTIONN DE Pinr.OSOPHIE. I. 36
ini
TOU
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
TOU
1132
sens et \o dernier l'elrancheinent de l'incré-
dulité. ToLile la doctrine de Condillac est
fondée sur la même opinion, qu'il a exagérée
au delà des limites de la raison ; et Helvé-
lius {De rcspril, etc., cli. 1) en est venu à
dire : « Si la nature, au lieu de mains et de
doigts tk'xiblcs, eût terminé nos poignets par-
un pied de cheval, qui doute que les hommes
ne fussent encore errants dans les forêts
comme des troupeaux fugitifs? »
Il est curieux de voir que Galien, qui s'est
livré avec tant de détails et de perfection à
l'examen de l'utilité de la main et de ses par-
ties, s'élève déjà contre cette manière de voir,
qui remonte par son origine jusque avant
Aristote : « L'homme a eu des mains , dit
Galien {De usu partium, trad. de Daléchamp,
liv. I, ch. 3, p. 4; Paris, 1659, et dans édit.
Jat.,fol. 109, au verso; Venise, 15il), parce
qu'il est un animal très-sage et que les mains
sont pour lui des instruments convenables;
car il n'est point animal très-sage , comme
disait Anaxagoras , parce qu'il a eu dos
mains , mais il les a eues parce qu'il est très-
sage , comme a jugé très-bien Aristote : car
ce ne sont pas les mains, mais la raison qui
lui ont enseigné les arts. Ainsi les mains sont
instruments des arts , comme la lyre du mu-
sicien et les tenailles du forgeron ; mais l'un
et l'autre est savant en son art par la raison,
de laquelle il a été doué et pourvu, et ne
peut néanmoins exercer les arts qu'il sait
sans instruments. »
Non, le loucher, quelque délicat qu'il soit,
quelque exercé qu'il puisse devenir, n'est
pas capable de remplacer les autres sens, non
plus que les autres sens ne pourraient sup-
pléer à l'absence du toucher s'il venait à
manquer. Les sens s'entr'aident, s'asso-
cient pour le complément des notions né-
cessaires à l'esprit , mais leur appui mu-
tuel ne s'appliiîue qu'à leurs fonctions mé-
diates, et jamais l'acte immédiat, spécial de
chaque sens , ne peut être rempli par un
autre; la vue seule reconnaît la couleur des
corps , l'odorat seul leur odeur, le goût seul
leur sapidité , etc. : mais, aussi bien que le
toucher, la vue peut apprécier leur contour,
leurs dimensions, etc., et, comme l'ouïe ou
la vue, l'odorat permet parfois de juger de
leur distance et de leur direction. Il faut re-
cher la parole écrite en relief, n'ont-ils do
récriture que les notions de foi'me et nulle-
ment celles qui ne peuvent s'acquérir qu»
})ar les yeux.
Il en est de môme pour le sens de l'ouïe :
quand des vibrations sonores sont perçues
}iar le toucher, elles ne donnent que la sen-
sation de la vibr-atiorr et nullement celle du
son. Quand on approche du nez, des lèvres
ou des dents d'un sourd , un diapason qui
vibr-e, le frémissement, le chatouillement qui
résulte de ce contact, est perçu par le sourd
comme par toute autre personne, mais il est
perçu séparément du son qu'il produit.
Il ne faut pas oublier, du reste, que les
sens ne sont que les instruments de l'mteili-
gence. Les notions qu'ils nous fournissent
sur les corps peuvent être plus ou moins
étendues sans cesser d'être suffisantes, et la
mémoire ou le jugement peut suppléer au
défaut des renseignements four^nis. Ainsi la
vue de l'eau donne l'idée de l'humidité, qui
est du ressort du tact; le bruit d'une contu-
sion fait naître l'idée de pression, qui est une
sensation tactile. Dira-t-on que la vue et
l'ouïe remplacent le toucher? Non, sans
doute ; mais on reconnaîtra, avec Montaigne,
que c'est l'intelligence qui voit et qui entend,
que c'est elle aussi ()ui touche : la main n'est
que l'instrument dont elle se sert pour cet
eflfet.
C'est par le secours de la main ou du lou-
cher qu'on est parvenu à fournir d'assez
nombreuses notions à l'intellect de pauvres
êtres assez maltraités par la nature pour être
à la fois sourds, aveugles et muets. Mais la
poésie seule peut admettre que ces individus
voient ou entendent avec les mains, reçoi-
vent par elles les notions de la lumière ou du
son, non plus que les muets ne possèdent
la voix dans leurs mains. L'intelligence hu-
maine est assez active pour pouvoir se déve-
lopper alors même qu'elle est privée de la
plupart de ses instruments; elle est habile
pour suppléer artiticiellement au sens qui lui
manque; mais elle ne saurait le remplacer.
Que les impressions sensoriales soient ou non
des vibrations analogues à celles du tact, ce
qui constitue leur spécificité , c'est surtout
la spéciaUté de l'organe , de la portion du
centre nerveux destinée à les recevoir. Buffon
léguer p.rmi les erreurs que l'esprit humain {loç. cit.) s'est évidemment trompé quand il
propage ou accueille avec tant d'aveuglement
l'histoire merveilleuse (Lecat, ouv. cit., t. il,
p. 11) d'un organiste hollandais qui, devenu
aveugle , pouvait distinguer au toucher Jes
différentes couleurs ; et peut-être même celle
cKi sculpteur Ganibasius de Volterre [Ibid.)
qui, aveugle aussi, pouvait, après avoir touclié
un objet , en faire en argile la copie parfai-
tement ressemblante. Il n'est pas impossible
(jue , pai'rai les couleurs que les arts em-
])loient, quelques-unes offrent des aspérités,
des rugosités sensibles au loucher ; mais la
main, qui reconnaît ces caractèi-es tangibles,
ni reconnaît pas pour cela les couleurs, mais
seulement des particularités tactiles (pii
coexistent avec la couleur. Aussi les aveugles,
uui aDorenaenl à lire avec les mains, à tou-
a dit : « La différence qui est entre nos sens
ne vient que de la position plus ou moins
extérieure des nerfs et de leur quantité plus
ou moins grande dans les différentes parties
qui constituent les organes. C'est par cette
raison qu'un nerf ébranlé par un coup ou
découvert par une blessure nous donne
souvent la sensation de la lumière sans que
l'œil y ait part , comme on a souvent aussi ,
par la môme cause, des tintements et des sen-
sations de sons, quoique l'oreille ne soit
affectée par rien d'extérieur. »
Contre l'assertion de l'ilhistre naturaliste,
jamais un nerf de sensibilité tactile, (quelque
légèrement ou superliciellement (|u'il soit
impressionné, ne pourra transmettre une
iûipression lumineuse et faire naître la sen-
113.T TOU PSYCHOLOGIE. TOU ll:î4
sation ^isuelle ; que ce soit la lumière même Les femmes ont, enlre autres avantages sur
qui soit employée comme excitant d'un nerf les hommes, celui d'avoir le toucher plus
de sensibilité tactile, l'impression lumineuse délicat, la peau plus fine et plus belle,
ne sera ni re(^ue, ni transmise, ni perçue, de Comme on l'observe dans un grand nombre
même qu'une impression tactile , si violente de professions, le toucher peut arriver, par
qu'elle puisse être , ne sera pas reçue par la l'exercice, à un degré de perfection très-élevé.
rétine, ni transmise par le nerf optique , ni Personne n'ignore combien la culture et l'ha-
perçue par l'encéphale : elle ne pourra pro- bilude lui apportent de sagacité et de déli-
duire qu'une sensation lumineuse, comme catesse chez les aveugles-nés, qui appren-
la lumière agissant sur les nerfs de sensibi- ncnt à lire couramment avec les doigts, l'im-
lité générale ne détermine que la sensation pression du relief des lettres les dispensant
de la chaleur, comme les vibrations sonores de les voir. Ajoutons que les affections fé-
ne causent à la peau qu'une sensation tactile.' briles, en desséchant la peau ou en l'inon-
Sans vouloir nier que notre éducation in- dant de sueur, peuvent modifier le sens lac-
tellecluellt^ soit fondée en grande partie sur tile, qu'il n'est pas rare de voir disparaître
l€s connaissances que le toucher nous pro- pariiellement dans certaines névroses, telles
cure, nous ne saurions répéter avec Buft'on (fue l'hystérie , la catalepsie , l'hypocon-
(Hist. nat. gén. et partie, édit. de Sonnini, dric, etc. (313).
t. XX, p. 49) : « C'est par le toucher seul que C'est aussi dans le tégument extérieur et
BOUS pouvons acquérir dtts connaissances dans ses appendices que réside spécialement
complètes et réelles; c'est ce sens qui rectifie le sens tactile chez les divers aninmux. Les
les autres sens, dont les effets ne seraient conditions anatomiques de ces organes ont
que des illusions et ne produiraient que des une grande iniluence sur le degré de déve-
erreurs dans notre esprit, si le toucher ne loppemciit du sens dont il s'agit. Dans
nous apprenait à juger. « Evidemment tout l'homme, le tact existe, comme nous l'avons
ce qu'on a atttribué au toucher, sous ces rap- dit, sur toute la surface du corps; mais le
ports, appartient à des organes plus relevés sens du toucher a son siège principal dans la
qui le mettent en œuvre. Comment admettre main. 11 en est de même du singe : ses cjualre
que le toucher puisse compléter ou rectifier extrémités offrent les caractères de la main,
nos idées sur les couleurs, les odeurs, les quoique avec des imperfections assez nom-
saveurs et les sons? La nature n'a pas pu breuses. Notons encore que , chez les sapa-
créer des sens multiples pour commettre des jous, ce ne sont pas seulement les mains et
erreurs qui fussent rectitiées par un seul. Et le> pieds, mais encore l'extrémité de la tjueue
d'ailleurs, le toucher, ce prétendu régulateur qui servent d'organes du toucher,
de tous les autres sens, ne cause-t-il donc Dans les mammifères, les conditions d'ap-
point aussi des illusions à notre intelligence? titude du tégument extérieure recevoir les
parfois ne nous égare-l-il pas sur la consis- impressions tactiles sont modifiées par la pré-
tance, sur le poids, sur la température, sur sence des poils. On sait que dans certaines
les mouvements des corps, aussi bien que sur espèces, les moustaches servent manifeste-
leur forme , leur étendue , leur situation et ment au toucher, et que des nerfs volumineux
leur nombre? aboutissent aux bulbes de ces poils. Cette
Diverses influences peuvent modifier l'excr- disposition est manifeste chez les rats, les
cice du tact et du toucher. Chez l'homme et phoques, etc.
chez la pluj».'irt des animaux, l'exposition du L'extrémité du nez est disposée, dans plu-
légument externe aux intempéries de l'air sieurs animaux, de façon à pouvoir leur don-
donne à ce tégument plus d'épaisseur et ner connaissance des qualités tangibles des
de densité. Le froid, en particulier, diminue corps. Le cochon et la taupe s'en servent à
sa susceptibilité, son action perspiratoire, et cet effet, et l'éléphant possède de plus un«
détermine la végétation d'une plus grande trompe contractile dont l'extrémité est riche
quantité de poils à sa surface. Les hommes en papilles. Les lèvres ne restent pas non
du nord sont par cette raison moins sensibles plus étrangères aux sensations du loucher ;
et, en général, plus velus que ceux du midi; chez le cheval, l'âne, le rhraocéros, elles y
et chacun connaît la différence qui existe prennent une part évidente. Duges {Phy-
entre les riches fourrures des animaux des siol. comparée, X. 1, p. 117) admet que les
régions polaires et la surface pelée des mômes membranes des ailes des chauves-souris sont
espèces dans les contrées n)éridionales. L'hu- douéesd'une sensibilité exquise qui compense
meur visqueuse dont une chaleur constante le développement peu considérable de la
provoque l'exhalation, chez les habitants des faculté visuelle.
tropiques, tend à amoindrir la trop vive Dans les oiseaux, la sensibilité tactile est
sensibilité de leur surface tégumentaire. peu développée, à cause du grand nombre
Quant aux âges, on sait que le racornisse- de plumes qui recouvrent la surface de leur
ment et la sécheresse de la peau , chez le corps. Le toucher s'exerce presque exclusi-
vieillard , s'opposent à l'exercice parfait du vement par les pattes et le bec ; une condition
sens tactde, et que les conditions inverses avantageuse sous ce rapport, est le nombre
s'observent chez lenfant. considérable d'articulations des doigts chez
(313) Consuliez, à ce sujet, rinléressant Mémoire giques sur la xoisibitiié , ilans Arch. gén. de méd..
de -Beau, inliinlé : Recherches cliniques sur lianes- i. WI, i>. I, 4' iCrie, 18i8.
tftéiie, suivies de quelques eonsidératiom yhysiolo^
HT)
VUE
DICTIONNAIRE DE PIIILOSOPHIE.
VUE
1136
ces nninumx. Lo corps papillaiie du derme
t'Sl aussi développé, et la parlie inlërieui-e
des dt)ii^ls iiolamiiienl esl garnie de fortes
pa[)illes. L'envelo[)pe cornée du bec n'enlève
pas à cet organe sa sensibilité j)ropre;le
l)ec inférieur reçoit une branche nerveuse
considérable du nerf .trijumeau chez le ca-
nard, etc. La langue, chez [)lusieurs oiseaux,
sert aussi à faire reconnaître les qualités
tangibles des corps.
lîeaucoup de reptiles n'ont pas d'organe
spécial du toucher. Parmi les reptiles écail-
]eux, nous diivons néanmoins citer Jes geckos,
(|ui ont un tact assez développé, probable-
ment en raison de l'élargissement de leurs
doigts. Dans les chéioniens, le tact est au
contraire à l'étal rudimentaire; la brièveté
des doigts et leur réunion expliquent celte
particularité. Doit-on admettre que le mu-
seau des lézards, la langue de la couleuvre
servent aux sensations tactiles? Chez les ba-
traciens, la peau est nue et semble jouir de
qualités tactiles Irès-éminentes.
Les organes du tact, dans les poissons, sont
imparfaitement connus. On considère comme
tels les prolongements qui se trouvent autour
du museau ou de la tête, et qu'on désigne
sous le nom de barbillons. Ces prolonge-
ments existent en plus grand nombre, chez
les silures, les loches, les esturgeons, etc.
De Blainville (De r organisation des animaux,
1822, p. 227) assure avoir constaté que, chez
ces derniers animaux, les barbillons reçoi-
vent des lilels nerveux considérables. Jacob-
son a observé dans les squales des organes
particuliers ({ue l'on considère généralement
comme faisant partie de ceux du toucher, et
qu'il a comparés aux moustaches des chats.
On suppose aussi que les nageoires latérales
de certains poissons servent aux sensations
tactiles. Les appendices du scorpène antenne
remplissent peut-être le môme rôle.
Dans les animaux articulés, il existe de
grandes dilférences au point de vue qui nous
occupe. Avec un tégument corné ou calcaire
que |)ossèdent les crustacés, les insectes, les
myriapodes et les arachnides, on conçoit que
ces animaux ne doivent pas avoir une sensi-
bilité très-grande. Ce[)endant Dugès (ouv.
tit., t. I, p. 121) admet que l'élasticité et la
vibratilité de celte enveloi)i)e la rendent sus-
ceptible de transmettre aux parties sous-ja-
centes des impressions assez légères. Chez les
insectes et les arachnides, il existe des poils
élastiques, roides et vibrants, dont les usages
se rapportent à l'exercice du tact.
Chez les larves d'insectes, dans les anné-
•lides, la peau est plus flexible que dans les
autres articulés; aussi jouit-elle d'une sensi-
bilité plus vive. La chenille marte offie des
poils qui. étant touchés môme légèrement,
font rouler l'animal sur lui-môme.
Les organes que l'on désigne sous le nom
de palpes, d'antennes, et qui existent chez
la plu[)artdes invertébrés, ne sont nullement
conformés [)our palper, suivant de Blainville
( ouv. cit., p. 233), c'est-à-dire pour donner
une idée de la forme des corps. D'après Du-
gès [ouv. cit., t. I, p. 124), les palpes sont
eOicacement em[)loyés à l'exploration des
aliments dont ils aident l'ingestioi
Dans les mollusques, la peau est humide et
souple, disposée conséquemment de manière
à recevoir des impressions tactiles. On trouve,
en outre, chez les animaux qui appartiennent
à cette classe, des organes spéciaux en rap-
port avec l'exercice du tact : tels sont les
longs bras des céphalopodes, instruments (pii
servent en même temps à la locomotion. Les
polypes et les hydres, les actinies, les holo-
thuries, ont aussi des appendices de ce genre.
Enfin, quelques-uns de ces animaux ont la
peau nue, mince, et le corps généralement
sensible ; mais (ju comprend qu'il y a loin des
impressions qu'ils peuvent ressentir à celles
que procure un véritable sens du toucher.
TOUCHJiR. Voif. Perception extérieurb.
TROMPE D'EÙSTACHE. Voy. OuiE.
TYMPAN. Voy. Ouïr.
V
VUE. — « Lorsque le soleil, d'abord caché
sous l'horizon, se lève et paraît tout à coup
à nos yeux, dit M. Biot, on conçoit qu'il existe
nécessairement entre cet astre et nous un
certain mode de communication qui nous
avertit de son existence sans que nous ayons
besoin de le toucher. Ce mode de communi-
cation, qui s'exerce ainsi à distance et se
transmet par les yeux, constitue ce que l'on
ap[)elie la lumière. » Mais qu'est-ce que la
lumière? Devons-nous croire avec Male-
branche. Descartes, Huyghens et l'illustre
Euler, que tout l'espace que comprend l'uni-
vers est rempli d'un tluide subtil dont toutes
les molécules sont conligués les unes aux
autres, de manière que les vibrations com-
inuniquées par l'action du corps lumineux
aux molécules qui en sont les plus voisines,
se prolongent jusqu'à des dislances infinies,
et que la lumière n'est autre chose que le
résultat des vibrations de ce fluide, de même
que le son n'est que le résultat des vibrations
de l'air ? Ou bien adopterons-nous l'hypolhèse
de Newton, qui considère la lumière comme
une émanation réelle de molécules de ma-
tière lumineuse qui sont lancées de toutes
parts avec une force inconcevable par les
corps lumineux, en sorte que ces molécules
parcourent des milliards de lieues toujours
avec la même vitesse; vitesse si prodigieuse,
qu'elle surpasse un million de fois celle d'un
boulet de canon , et qu'il ne faut à la lu-
mière que 8' 13" pour parcourir les trente-
trois miUions de lieues qui nous séparent du
soleil? Nous ne rapporterons pas les diverses
objections qui ont été faites contre ces deux
1137 VUE
o[)inion.s. Il nous suHîra de dire que celle
deinière est la plus géiiéraleuienl répandue,
et que la lumière est regardée par le plus
grand nombre des physiciens conime un
Uuide que son eitrôme subtilité rend impal-
pable. .Vous rappeiltuons d'ailleuisiiue, lors-
qu'un objet nous transmet la notion de son
existence par le moyen de la lumière, cette
transmission, dans tous les cas. se fait en
ligne droite. Car, dit M. Biot, si l'on dispose
des (ils de soie ou dp métal très-lins parallè-
lement les uns aux autres, et dans une même
place, un point lumineux placé sur le pro-
longement de cette direction, au delà des
lils, sera occulté; niais, pour peu qu'on l'en
écarte, il sera transmis; et c'est sans doute
une chose bien admirable que les rayons lu-
mineux ne soient jamais détournés de leur
route, malgré tant de causes qui sembleraient
devoir apporter de nombreuses perturbations
dans la régularité de leur marche. Ce phéno-
nièneeslsifrappant,qu'il semblerait contredire
cet axiome, que la matière est impénétrable,
et que .Newton lui-môme avait fini par douter
si la lumièie était véritablement une substance
corporelle. Si l'on considère en etl'et qu'il
existe des milliards d'étoiles qui sont à de si
prodigieuses distances (jue les rayons qu'elles
nous envoient emploient des années, des
siècles môme pour parvenir à la terre; que
chacun de ces innombrables soleils rem[)lit à
lui Seul dune sphère de rayons cet espace
pres(]ue infini; que toutes ces sphères de
rayons lumineux se coupent, se croisent, se
])énètrenl dans tous les sens imaginables ;
que tous les rayons qui les com|)(Jsenl sont
animés d'un mouvement plus raj)ide que la
pensée; est-il possilile de comprendre et
surtout d'es[)Uquer d'une manière qui satis-
fasse pleinement la raison, conniient, malgré
le noujbre intini de ces rayons de matière lu-
mineuse qui tous sont poussés en ligne droite
par une force dont la puissance passe toute
imagination, qui tous marchent en sens con-
traire ou fort différent, qui tous exercent ré-
cipro(]uemenl les uns sur les autres la puis-
sance attractive, qui tous sont soumis à l'at-
traction des immenses corps célestes qu'ils
trouvent sur leur route; comment, dis-je,
malgré tant de causes de troubles et de dé-
rangements dans leur marche, nous voyons
ces rayons lumineux exécuter leurs mouve-
ments avec autant d'aisance et de régularité
«jue s'il n'existait dans l'espace universel
autre chose qu'une seule et unique sphère de
ces merveilleux rayons?
Toutefois, d'autres considérations non
moins puissantes prouvent que la lumière
n'est pas une simple modification, mais une
sul)stance réelle et corporelle. On connaît
ses propriétés chimiques et leur influence sur
d'autres substances avec lesquelles elles se
combinent. Les physiciens ont observé, par
exemple , qu'elle enlève l'oxygène aux mé-
PSYCIIOLOGIE. VUE 1138
denuuent sur la pkqjart des couleur»^, qu'elle
détruit connue le ferait l'eau-forte. Enfin, les
expériences du daguerréotype achèvent de
démontrer l'action purement physi(iue de la
lumière; car si elle n'agissait pas connue
cori)s sur les substances matérielles où l'on
veut qu'elle s'imprime, conmient expli(iuer
ces traces si visibles, et pour ainsi dire si
palpables, qu'elle laisse de son action, dans
ces images des objets qu'elle vient y des-
siner ety graver en caractères inelfaçables? A
la vue de cette ojiération si merveilhïuse et
en môme temps si matérielle, il est impossible
de nier la corporéité de la substance lumi-
neuse.
le rouge,
l'indigo et
Pour compléttîr ce que nous avons à dire
ici sur la lumière, nous ajouterons qu'elle se
nomme directe lorsqu'elle vient du corps lu-
mineux à l'œil sans rencontrer aucun obsta-
cle; réfléchie, lorsqu'elle est renvoyée h cet
organe par un coi'ps oi)aque ; réfractée, quand
sa direction a été changée en traversant des
milieux transparents de densité inégale ;
qu'un rayon lumineux est réfléchi sous un
angle à celui d'incidence; que celui qui tra-
verse un corps transparent, diaphane ou j)er-
méal)le à la lumière, éproiive une déviation
d'autant plus forte, en se lapprochant de la
ligne perj)endiculaire, que la surface du corps
a plus de densité et ([u'il est foimé d'élé-
ments plus combustibles.
Nous rappellerons encore qu'un rayon de
lumière rétracté par le moyen du prisme se
décompose en sept rayons colorés, qui sont
l'orangé, le jaune, le vert, le bleu,
e violet; (]ue la réfrangibilité de
chacun de ces rayons est jtlus ou moins
grande selon qu'il est plus ou moins voisin
du rouge, celui do tous qui frappe les yeux
avec le plus de force et qui produit sur la ré-
tine les plus vives impressions; que par con-
séquent le rayon violet, qui sen éloigne le
plus, est de toutes les couleurs la plus faible,
la moins réfrangible, celle qui a le moins
d'éclat, celle (jui fait ressortir les formes
avec le moins d'avantage, et que les j^eintres,
pour cette raison, emploient avec le plus do
modération dans les tableaux ; tandis que la
couleur verte, qui occupe le milieu de l'é-
chelle, est la plus douce à l'œil, la plus cons-
tanmient agréable, celle enfin sur laquelle
la vue se repose le plus longtemps et le plus
volontiers, et que, sans doute aussi pour cette
raison, la Providence s'est plu h ré|)andre
avec le plus de prodigaUté dans la nature.
Lorsqu'un corps éclairé réfléchit tous les
rayons, il parait blanc; car le blanc est la fu -
sion de toutes les couleurs en une seule. S'il
n'en réfléchit que certains, le corps paraît di-
versement coloré selon les rayons qui sont
renvoyés. Enfin , si tous sont absorbés, il en
résulte la sensation du noir, qui n'est que
l'absence de toutes les couleurs. Un corps
taux, dont les oxydes passent à l'état pure- noir est plongé dans une obscurité profonde;
ment métalli([ue par la seule exposition aux c'est l'éclat des corps environnants qui seul
rayons solaires; elle enlève également l'oxy- le fait apercevoir. Au contraire, un corps lu-
gène à l'acide nitrique, que la lumière con- mineux ou éclairé envoie ou léfléchit de tous
vertil en acide nitreux; elle agit môme évi- les points de sa surface une multitude de
1130
VUE
DICTiONNAiHE DE PHILOSOPHIE.
VUE
1140
laNons, qui, divergeant avec une force pvo-
gressiveraenl décroissanle, et s'écarlaiil d'au-
tant plus de la perpendiculaire qu'ils s'éloi-
gnent davantage de leur point de départ,
forment des cônes dont les sommets se trou-
vent sur tous les points visibles du corps, et
dont les bases viennent tomber sur la partie
antérieure de l'œil du spectateur.
De l'appareil oculaire.
Iris. — Bien que les surfaces de terminai-
son du cristallin ne soient pas sphériques, la
forme générale de cette lentille permet de
supposer que la dislance forale de sa partie
centrale n'est pas la môme que celle de ses
bords [)Our les rayons émanés d'un même
point : cette lentille est donc assujettie à une
aberration de courbure.
Nous trouvons, pour corriger cette imper-
fection de l'œil, un procédé analogue à celui
dont se servent les opticiens, l'emploi d'un
diaphragme opaque {iris) percé à son centre
d'une ouverture circulaire (pupille).
Mais ici encore il faut admirer la supério-
rité des moyens rais en usage par la nature
sur ceux dont on dispose dans les arts. L'iris
est un diaphragme, mais un diaphragme in-
telligent, pour ainsi dire. La quantité de lu-
mière nécessaire pour qu'un objet soit vi-
sible a un certain maximum au delà duquel
l'intensité lumineuse devient plutôt une cause
de trouble qu'un moyen de perfection. Un
corps est-il lorlement éclairé, la pupille se
rétrécit, éliminant ainsi tous les rayons inu-
tiles ou nuisibles à la netteté de la vue; l'objet
n'envoie-t-il que peu de lumière, 1 orilice
nupillaire se dilate de manière à admettre
la plus grande partie des rayons réfractés par
la cornée.
Les variations de l'orifice pupillaire se lient
aussi au degré de convergence plus ou moins
grand des rayons lumineux qui arrivent dans
l'œil. S'ils sont peu divergents, la pupille se
dilate : tel est le phénomène qui s'observe
dans la vision des objets éloignés. Mais si un
corps se rapproche de l'œil, l'orifice pupil-
laire se contracte, ce qui coïncide évidem-
ment avec l'augmentation de divergence des
rayons émanés de chacun des points de ce
corps.
Dans ces deux cas, il y a simultanéité des
deux phénomènes intéressants : d'un côté ,
variation des dimensions de la pupille; de
l'autre, ditlérence de l'orientation de chacun
des axes visuels. Kn etîet, quand on regarde
un objet situé à une distance assez grande
pour qu'il soit permis de la considérer comme
infinie, les deux yeux s'orientent de manière
que l'image vienne se peindre dans la direcr
lion de leurs axes visuels : si l'on imagine
deux droites menées suivant leur prolonge-
ment, la rencontre de ces dernières ne s'opé-
rant qu'à l'infini, les axes seront parallèles.
Mais, dès qu'on suppose les deux yeux fixés
sur un même objet dont l'éloignement devient
comparable avec leur distance réciproque, le
parallélisme des axes cesse d'exister, et ils
loi'ment entre eux un angle qui a pour som-
met les points visibles, et dont la valeur va
croissant à mesure que i objet se rapproche.
Si maintenant nous imaginons des objets
de dimensions relatives telles qu'à des éloi-
gncrnents ditlérenls leur image sur la rétine
sous-tende le môme angle opliciue; si, de plus,
nous supposons qu'ils soient éclairés de telle
sorte qu'à ces distances leurs images aient
sensiblement la môme intensité lumineuse,
nous constaterons que la nupille se dilatera
si les yeux se dirigent sur l'objet éloigné, et
qu'elle se rétrécira lors de leur ajustement à
petite dislance.
Bornons-nous à mentionner ici la coïnci-
dence des mouvements iriens avec la direc-
tion des axes visuels, et à faire remarquer
que ce dernier etfel est dû à l'action des
muscles oculaires; plus tard nous cherche-
rons à nous rendre compte de la synergie des
parties contractiles de l'œil dans le cas qui
nous occupe.
On a cherché à déterminer les valeurs ex-
trêmes de la grandeur de la pupille dans sa
plus grande dilatation et dans sa plus forte
contraction. Les nombres qu'on pourrait
donner à ce sujet n'ont aucune importance.
Faisons seulement observer que, quelle que
soit la dilatation de la pupille, jamais dans
l'œil normal la surface entière du cristallin
ne devient visible ; les rayons dirigés vers les
bords de cette lentille et qui pourraient nuire
à la vision par leur trop grande convergence,
sont donc constamment éliminés.
Après avoir indiqué les circonstances phy-
siques auxquelles se lient les mouvements
de l'ouïe, il reste à étudier le mécanisme et
la nature de ces mouvements : cette étude
fixera notre attention seulement lorsque nous
nous occuperons des appareils moteurs de
l'œil.
Cristallin. — Le cristallin est un des mi-
lieux réfringents de l'œil. Sa description ana-
tomique' ne pouvant trouver place ici, je si-
gnalerai seulement quelques dispositions
particulières qui paraissent inlluer sur son
rôle dans la vision.
On distingue dans le cristallin une enve-
loppe ou capsule contenant dans son inté-
rieur une substance molle, fibro-lamellaire
qui la distend et lui donne sa forme.
La capsule cristalline ne présente rien de
remarquable, si ce n'est, dans l'état moral,
sa translucidité parfaite.
La substance même du cristallin, longtemps
considérée comme un produit de sécrétion,
présente une organisation manifeste : on ad-
met dans cette substance trois parties dis-
tinctes : l'humeur de Morgagni, les lames et
le noyau.
L' humeur de Morgagni n'est pas un liquide
parfaitement homogène ; on y trouve des vé-
sicules à noyau, transparentes et incolores,
unies entre elles par un liquide. Elle occupe,
à la partie périphérique du cristallin, l'es-
pace compris entre la capsule et les lames;
la couche qu'elle y forme est plus épaisse
en avant que dans les autres pomif de cette
lentille.
Les lames du cristallin sont constituées par
des plans de fibres aplaties, que l'on compare
lui
à des
;s pn
s le
VUE PSYCHOLOGIE
el qui piéienlent,
VUE
1U2
rismes à six plan
dans le cristallin Imuiain, des cainieiures
peu apparentes. Ces libres, dans le cristallin
des poissons, portent de véritables dente-
lures qui s'engrènent les unes dans les au-
tres.
Les fibres cristallines sont disposées très-
régulièrement et dirigées des bords de la
lentille vers ses pôles, sans qu'il y ait croi-
sement. Quant aux lames qui résultent de
leur réunion, elles se superposent de manière
à former des couches concentriques dont
les courbures varient de la périphérie à la
partie centrale du cristallin.
La coordination des divers faisceaux
fibreux, et leur disposition générale telle
qu'elle est indiquée dans les traités d'histolo-
gie, rendent aisément compte «les effets pro-
duits par l'immersion du cristallin dans des
liquides qui amènent la coagulation de son
tissu, et de la désunion de ces faisceaux
entrent dans la composition du cristallin of-
frent une adhésion intime, el constituent un
tout physiquement homogène. 11 est évident
d'ailleurs que, s'il n'en était pas ainsi, les in-
fluences variées que subiraient les rayons»
lumineux amèneraient infailliblement leur
dissémination irrégulière ; au lieu d'une image
nette, il ne pourrait y avoir sur la rétine
qu'une certaine quantité de lumière sans re-
lation définissable avec la forme des objets
extérieurs. On peut se faire une idée de ca
qui se passerait alors en soumettant le cris-
tallin à une compression un peu forte ; la
translucidité de chacune de ses parties n'est
jias altérée, mais les relations précédentes
se trouvant détruites, les phénomènes de ré-
fraction régulière cessent immédiatement du
se manifester.
En traitant de l'adaptation de l'œil pour la vi-
sion à différentes distances, je dirai quel rùle
plusieurs physiologistes ont fait jouer au
dans les points où leur adhérence est la plus cristallin pour l'explication de ce point inié-
faible
Le noyau du cristallin diffère peu des cou-
ches qui le recouvrent. 11 se fait remarquer
par la condensation plus grande de ses élé-
ments.
Ce qu'il y a de plus important à noter dans
ressant de la théorie de la vision, el je dirai
aussi quelles propriétés spéciales de lissu on
a cru pouvoir attribuer à cet organe.
Humeur aqueuse. — L'humeur aqueuse est
le liquide transparent contetm dans l'espace
désigné [)ar les nnatomistcs sous le nom de
la structure du cristallin au point de vue ph\- chambre antérieure et de chambre postérieure
sique, ce sont, d'une part, l'accroissement de l'œil.
successif de la densité de ses couches, depuis
l'humeur de Morgagni jusqu'au centre du
noyau; d'autre part, la variété des courbures
qu'elles offrent. Cette dernière notion sur les
courbures n'est pas assez précise pour qu'on
sache tout le rôle qu'elles jouent dans la vi-
sion ; mais il est permis de considérer la pre-
mière disposition comme un moyen remar-
quable de corriger l'aherration de courbure.
En efl'et, un point radieux, situé en avant de
l'œil dans une position quelconque par rap-
port à l'axe, enverra des rayons sur la surface
du cristallin qui correspond à la projection
de la pupille : si la lentille était homogène, le
foyer des rayons périphériques serait plus
rapproché de" la face postérieure que celui
des rayons moins inclinés sur l'axe. L'aug-
mentation de densité de la partie centrale du
cristallin tend à donner aux rayons qui la tra-
versent une convergence plus grande ; elle
diminue donc leur distance focale, et peut les
faire arriver aux mômes points que les
rayons marginaux.
Vallée {Théorie de l'œil), en soumettant au
calcul les différents éléments déterminés [)ar
Chossatet Hrewster(JP/i«/os. trunsact ,liiS())s\iv
les indices numériques de réfraction des diver-
ses parties du cristallin, a prouvé qu'au moyen
de ces couches on obtient une convergence
donnée, sans qu'il soit besoin d'indices aussi
élevés que dans le cas d'un cristallin homo-
gène.
H est essentiel de faire observer que la
structure fibreuse du cristallin ne trouble en
rien la marche de la lumière dans son inlé
L'épaisseur de la couche d'humeur aqueuse
comprise entre la face postérieure de la cor-
née et la face antérieure de la capsule cris-
talline, suivant la direction de l'axe optique,
est de 2 '""'., 5-V63, suivant Krause.
L'indice di) réfraction de l'humeur aqueusa
est de l,3;n (Hrewsler}, 1,338 (Chossal). On
voit qu'il diffère peu de l'indice de réfracliou
de la cornée, puisque le nombre qui exprime»,
la valeur de ce dernier est 1,330, d'après
Chossal.
L'homogénéité de l'humeur aqueuse est un
fait reconnu el admis j)ar tous les physio-
logistes : la marche de la lumière à travers
ce liquide doit donc être considérée comme
sensiblement roclilignc, et tout rayon réfrac-
té par la cornée C'hangera peu de direction
en traversant l'humeur aqueuse, puis(|uu
l'indice de réfraction des deux substances
peut être considéré comme à peu [)rès égal.
Corps vitré ou hijaloide. — Le corps vitré
ouhyaloide est celte substance de consisiancc
gélatineuse, admirablement translucide, qui
occupe tout le fond de l'œil h [)artir(ie la
face postérieure de la capsule cristalline.
Les opinions touchant la structuie du
corps vitré sont Irès-dilfércntes. On s'accorde
à y reconnaître une membrane mince, [)ellu-
cide ou hyaloïde, et un contenu, ou humeur
vitrée ; mais l'accord cesse d'exister à pro-
pos des ra[)porls réels de cette membrane et
de celle humeur.
On a admis longtemps que la membrane
hyaloide, qui constitue manifestement l'en-
velo[)pe extérieure du corps vitré, envoie des
rieur. Il sufTil, pour nxpliquer ce résultat, qui i)rolongeraents internes qui, parleur lencon-
ne peut être révoqué en doute, d'admettre tre, suivant les directions très-diverses, cir-
que, dans l'étendue de chaque surface d'é- conscrivenl des espaces cellulaires remplis
ijale réfringence, les j)arties organisées qui par Ihumeur vitrée. Colle observation est
1113
VUE
DICTIONNAIHE DE PHILOSOPHIE.
VUE
1144
[;
due à Deraoïirs (3/em. de l'Acad. des se. de
Paris, 1741, p. 04). Mais Pa[)peiilieiui {Spe-
iirlle Gewebclchre des Auges, \).l>i'i, Broslau,
1842), Giraldès {Etud. anat. sur l'organ. de
l'œil, Paris, 1836) cl Bruecke (Mullek's,
Arch. 1843, p. 345), ont assigné au corps vi-
tré une slruclure tout autre que celle indi-
cjuée par Deniours. Quoique les détails de leur
description soient peu concordants, l*idée qui
domine, c'est que le corps vitré est constitué
)ar des couches superposées et concentriques
es unes aux autres. Ajoutons qu'une descrip-
tion nouvelle, tout à l'ait diUerenle des pré-
cédentes, a été présentée j<ar Hannover
{Arch, d'anal, et de physioL, \" année, pag.
210), il y a quelques années.
Malgré l'intérêt physiologique qui s'attache
à la détern)ination précise aes éléments du
corps vitré et à leur disposition relative, il
n'entre pas dans notre plan de discuter la
valeur de ces opinions contradictoires , entre
lesquelles il serait d'ailleurs fort difficile
d'opter d'une manière détinilive.
Quelle que soit l'idée que l'on se forme
du cor[)s vitré, au point de vue anatomique,
les lois de la lumière et la théorie des images
au l'ond de l'œil exigent une certaine homo-
généité, sinon anatomique, du moins phy-
sique, entre le liquide et la membrane hya-
loide, dans l'étendue de chaque couche ap-
partenant à une surface de même rayon. L'i-
dentité que la plupart des auteurs admettent
dans toute l'épaisseur du corps vitré paraît
tenir à une merveilleuse disposition des élé-
ments anatomiques hétérogènes qui entrent
dans la composition de ce milieu réfrin-
gent.
D'après Vallée [Ouv. cit.), qui croit que le
corps vitré est formé par des couches super-
posées à partir du cristallin jusqu'au fond de
l'œil, chaque couche est homogène, mais la
densité de l'ensemble va en croissant d'avant
en arrière. On verra plus loin les principales
conséquences qu'il tire de cetle structure
hypothétique du corps vitré. Quelque re-
marquables qu'elles soient, tant que la dé-
monstration positive du fait anatomique sur
lequel elles se fondent manquera h la science,
on ne devra les admettre qu'avec réserve.
C'est à tort que des physiciens ont cru que
rien n'est plus facile que de déterminer les
indices de réfraction du corps vitré pour des
couches de profondeur ditl'érente.Sans dou-
te, si l'on avait affaire à une substance anato-
micjuement homogène, le procédé de Wollas-
lon ou le procédé plus précis de Brewster
pourrait être employé avec succès; maison
conçoit que la ségrégation de la membrane
h.yaloïde et de l'humeur vitrée rend la diffi-
culté presque insurmontable par les moyens
actuellement en usage pour les déterminations
de cet ordre.
Choroïde. — On donne ce nom à laseconde
des membranes de l'œil dans l'ordre de
superposition. La choroïde, par sa surface
externe, répond à la sclérotique, et se termine
comme elle vers la circonférence de la cor-
née transparente; par sa surface interne, elle
s'appliuue à la convexité de la rétine.
Malgré sa ténuité, on la sépare assez faci-
lement en trois couches concentriques, dont
la composition élémentaire est dillérente. Ce
sont, en procédant de l'extérieur à l'inté-
rieur, la couc7te ceUuteuse,\a couche vasculaire
et Va couche yiqmentaire.
Cette dernière, formée par une variété
d'épithélium pavimenteux couvert de molé-
cules j)igmentaircs, mérite de fixer notre at-
tention, à cause du rôle optique qu'elle est
destinée à remplir. Elle recouvre toute la sur-
face interne de la choroïde, et s'étend en
avant jusqu'au bord de la [lupille, en passant
sur la face postérieure de l'iris, où elle cons-
titue l'uvée.
La teints noire du pigmenc varie dans les
différents individus; elle est plus foncée gé-
néralement chez les bruns que chez les
blonds. Chez les hommes ou les animaux
dits albinos, la choroïde, étant défiourvuo
de molécules pigmentaires, ne présente plus
la teinte noire normale : c'est ce qui fait que
le fond de l'œil devient visible à travers la
pupille. La lumière, réfléchie à l'extérieur
par cet orifice, est plus ou moins rougeàtre,
à cause de l'absorption d'une partie des
rayons élémentaires de la lumière blanche
par le réseau vasculaire choioïdien.
Il importe de noter que, chez l'homme, la
choroïde manque en arrière dans le point
où le nerf optique traverse les perluis de la
sclérotique et pénètre d;Mis l'œil pour se
terminer à la rétine. On verra ailleursquecetto
disposition anatomique a donné origine à
une opinion erronée sur les fonctions de la
choroïde. L'extrémité antérieure de cette
membrane aboutit au ligament ciliaire qui
unit la sclérotique à la choroïde, et elle se
termine par un cercle noir et plissé, qu'on
désigne sous le nom de couronne ou corps
ciliaire ; ceiui-ci résulte lui-même de la ré-
union de plis radiés [procès ciliaires), der-
rière les(iuels se prolonge la rétine, au pour-
tour du cristallin et au devant de la zone de
Zinn. Son tissu est d'ailleurs identique avec
celui des aulres portions de la choroïde; il
est imprégné d'une couche épaissse de pig-
ment, remarquable par sa teinte très-foncée.
Quant aux usages qu'on a attribués aux pro-
cès ciliaires, ils sont fort contestables, et leur
détermination exige de nouvelles inves-
tigations.
Si nous examinons un instant les instru-
ments optiques desquels nous faisons usage,
l'intérieur du cylindre d'une lunette , par
exemple, nous le verrons constamment re-
couvert d'une couche absorbante, d'un en-
duit noir; c'est que, sans cette précaution
indispensable, les phénomènes de réfraction
régulière se trouveraient compliqués, mas-
qués pour ainsi dire par des réflexions ir-
régulières à la surface interne de ra[)pareil.
La superposition des effets engendrerait une
perturbation facile à reconnaître par l'expé-
rience. Or, dans l'œil humain, il fallait que
chaque rayon lumineux, après avoir produit
son effet sur la membrane sensible, ae pût
agir ultérieurement. 11 est donc nécessairs
qu'il soit complètement annulé dès que son
1U5 VUE PSYCHOLOGIE. VUE 1116
action normale a eu lieu. Ce but est atteint Dans 1 un et l'autre cas, l'image perd sa net-
par la couche pigmentaire du tissu choroï- leté, puisque ciiacun des points de l'objet,
dien, qui, au point de vue physique, doit au lieu d'être reproduit par un point cor-
ètre assimilée aux substances absorbantes respondant dans l'image, est représenté par
qui tapissent certains instruments d'opticpie.
Cette vérité, généralement admise, a été
pourtant contestée par quelques physiolo-
gistes, besmoulins {Mém. sur l'iisoye des
couleurs de la choroïde dans iœil des ani-
maux vertébrés; dans Journ. de pliysiol. ex-
pér., t. IV, p. 107), après avoir cherché à
démontrer les usages du tapis chez les ani-
maux qui fn sont pourvus, n'a pas craint de
considérer le décroissenient de la choroïde,
observé chez les vieillards, connne un moyen
de corriger l'imperfection des autres parties
de l'a|)pareil oculaire.
Cette opinion nous semble tout h fait in-
exacte, et, loin de penser que la diminution
des ])ropriétés absorbantes de la choroïde
s>it un procédé supplémentaire employé
j)ar la nature pour compenser ce qui man-
que aux milieux réfringents devenus moins
aptes à remplir leurs fondions, nous croyons
que c'est une imperfection qui vient s'ajouter
aux autres défauts existants, et qui procède,
comme eux, de la décroissance des fonc-
tions ré|)aratnces. D'ailleurs, chacun sait
combien est grande la faiblesse des yeux chez
les albinos, combien l'éclat d'une vive lumière
leur est insiq)[iortable. En présence de pareils peut les rattacher.
une série de surfaces circulaires qui se cou-
vrent dans une plus ou moins grande partie
de leur étendue.
En admettant ainsi l'identité de l'œil avec
nos instruments d'optique, on serait amené
à conclure que, cet organe ne subissant
aucune variation, les objets extérieurs sont
visibles seulement dans une position déter-
minée, celle où leur distance est telle que
l'image focale est précisément sur la rétine.
Cependant, chacun sait qu'une des propriétés
les plus merveilleuses de l'œil consiste pré-
cisément dans la faculté qu'il a de donner
des notions nettes sur des objets placés à des
distances très-dill'érentes entre elles.
Les physiciens et les physiologistes ont
trouvé, dans la théorie de cette action de
l'appareil oculaire, un vaste champ de recher-
ches. Mais l'étude de cette importante ques-
tion est loin d'être terminée, et des dissi-
dences nombreuses régnent encore parmi
les savants les plus distingués.
Les explications relatives au phénomène
dont il s'agit sont assez nombreuses pour (ju'il
me paraisse utile, avant de les exposer dans
leurs détails, de montrer à quels types on
faits, il semble impossible de méconnaître la
nécessite de l'absoption de la lumière par l'en-
duit noir dont la clioroïde sf- trouve recouverte.
Rétine. — Jusqu'à présent, nous nous
sommes exclusivement proj)Osé de détermi-
ner linlluence des diverses portions île l'ap-
pareil oculaire qui concourent à dtirmer de
la perfection aux images (]ui se produisent au
fond de l'œil , c'est-à-dire d'étudier seide-
ment les phénomènes dépendant de la struc-
ture optique de l'œil ou de la construction
des milieux transparents placés au devant do
la rétine. Mais il en est d'autres qui ne sau-
raient être expliqués de la même manière,
qui liennep.l aux proj)i-iélés vitales de cet
écran sensible, au conilit qui a lieu entre lui
et le sensorium : il nous a semblé qu'une pa-
reille étude devait être entreprise seulement
lorsque nous nous occuperons des rapports
de l'encéphale avec la vision.
De lu vision distincte à différentes distances.
Jusqu'à présent, nous avons supposé que
la position de l'objet lumineux, les cour-
bures et la densité des milieux réfringents de
l'œil, la distance de l'écran sensible, ne su-
bissaient aucune variation.
En assim'.'qnt ce qui se passe dans l'œil à
ce qu'on observe dans une chambre obscu-
re, il est évident que, si la distance de l'objet
vient à changer, l'image focale doit elle-
même se déplacer. Si l'éloignement augmente,
les rayons, qui arrivent à l'œil, ont une
divergence moins grande, et le foyer des
rayons émanés de tous les points d'un
corps se trouve en avant de l'écran; s'il di-
minue, au contraire, le sommet des cônes lu-
mnieux réfractés est placé au delà de l'écran.
Une opinion qui compte dans la science
de nombreux partisans, consiste à assimiler
l'œil à une chambre obscure d'une giande
perfection : pour que, dans un tel ap[)aroi!,
'image tombe constannnent sur la rétine,
considérée comme écran, il faut de toute
nécessité que l'œil subisse des modifications
dans sa forme, (lu'il s'adapte, en un mol,
pour la vision distincte d'objets placés à ditfé-
rentes distances.
Les changements internes, éprouvés par
l'œil, sont considérés [)ar certains observa-
teurs comme des variations dans la longueur
de son axe, la rétine se ra|)prochant, suivant
le besoin, de la face postérieure du cristallin
ou s'en éloignani. Plusieurs admettent que
les courbures des milieux réfringents de. \\pa\
sont susceptibles de variations, ce (pii i)er-
meltrait de concevoir la permanence d'une
image nette sur la rétine, malgré les change-
ments que subit la })osilion d'un objet rela-
tivement à l'œil. Entin, des mouvements an-
téro-poslérieurs du cristallin sont admis par
quelques autres observateurs, et ])ourraient
concourir au but énomé.
Les partisans de la théorie de l'adaptation
reconnaissent de plus, comme nous le ver-
rons, l'intluence des dimensions variables de
l'oritice pa[)illaire ; mais ils considèrent les
mouvements de l'iris comme incapables à
eux seuls de produire la vision nette à
des distances dill'érentes.
Une seconde of)inion que nous aurons à
examiner est celle dans laquelle on admet
qqe, sauf les mouvements du dia[)hragme
irien, il ne s'opère aucun changement interne
dans l'œil pour- la vision distincte d'objets
placés à des distances variables. Ceux ({Ui
1147
VUE
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
VUE
1148
.'adoptent, trouvent, dans la structure des
milieux réfringents de l'œil, dans leurs den-
sités et leurs indices de réfractions variables
suivant les couches, la raison d'un phéno-
mène qui reste inexplicable si l'on assimile,
d'une manière absolue, ces masses diaphanes
hétérogènes aux appareils lenticulaires de nos
instruments d'optiiiue.
Enfin, une troisième 0[)inion est le par-
tage de quelques savants mathématiciens.
Deux-ci, pour résoudre le problème par les
méthodes qui leur sont familières, ont cherché
à prouver que, les milieux réfringents de
l'œil n'étant pas terminés par des surfaces
sphériques ni même de révolution, les cal-
culs employés pour nos appareils lenticu-
laires ne pouvaient pas leur être appliqués.
Partant de cette base, ils ont tenté de démon-
trer que la distance d'un objet à l'œil peut
varier dans des limites étendues, sans que
l'image qui se forme sur la rétine subisse des
modifications appréciables : ils rejettent donc
ainsi la nécessité de l'adaptation.
Les premières idées précises sur la néces-
sité de modifications dans l'œil pour la vision
nette à des distances variables sont dues à
Olbers. [De internis oculi mutât ionib us ; Gœt-
lingue, 1780.) Le célèbre astronome de Brème
admet que l'image focale se rapproche d'au-
tant plus delà face postérieure du cristallin,
que l'objet qu'elle reproduit s'éloigne davan-
tage. La limite extrême de visibilité, pour les
corps suffisamment lumineux, est l'infini; le
minimum de distance diffère suivant la vue
individuelle. Ce minimum de distance est en
moyenne de 0", 25 ; mais, pour les myopes
ou pour les presbytes, on constate des nom-
bres plus ou moins gi-ands.
Dans le travail qu'il a publié en 1780, Olbers
a déterminé, par le calcul, la distance de
l'image à la cornée, suivant l'éloignement de
l'objet. Si la source lumineuse se trouve à
l'infini, et l'on peut considérer comme placés
dans cette condition les étoiles ou le soleil,
la distance de l'image à la cornée est de
0,8996 de pouce ; à 27 pouces, elle est de
0,9189 ; à 8 pouces de 0,9671 ; et un objet
situé à 1 pouce forme s(m image focale à 1 p.,
0426.
Ces résultats prouvent que, pour les limites
le plus diverses de la vision, les excursions
de l'image sont comprises entre Op., 8996 et
1p., 0426 ; la dilférence entre ces nombres,
c'est-à-dire 0,143, exprime la série de posi-
tions (jue peut occu[)er l'image d'un corps
lumineux situé à desdistances intermédiaires.
Or, en admettant que la cornée elle cristallin
ne subissent aucune variation de courbure
et soient assimilables, quant à leur action
sur la lumière à nos lentilles, il suffit pour la
rétine d'une excursion dont le maximum
s'élève à Op., 143, pour que toutes les images
puissent être perçues avec une égale netteté.
Olbers a fait une autre hypothèse, et il en
a calculé les conséquences. Il suppose que
la rétine ne subit pas de déplacements anléro-
postérieurs, et cherche alors quelles sont les
variations de convexité nécessaires à la cornée
pour pue l'image tombe aune distance cons-
tante derrière le cristallin.
Il imagine encore un objet placé aux dis-
tances posées antérieurement comme limites
de la vision, et il trouve que, si le corps lumi-
neux est stilué à l'infini, le rayon de la cor-
née sera celui d'une sphère de Op., 333 ; à
27 pouces , le rayon de courbure sera
Op., 321 ; à 8 pouces, de Op , 303, et enfin à
1 pouce, de Op., 273, pour que le foyer so-t
toujours sur la rétine.
Evidemment, on pourrait encore se rendre
compte, par des déplacements anléro-posté-
rieurs du cristallin, de la permanence d'une
image nette sur la rétine.
Ces hypothèses, émises pour l'explication
d'un fait incontestable, sont foit ingénieuses ;
mais la difficulté de donner la preuve des
faits sur lesquels elles s'appuient les a fait
attaquer, rejeter même par divers savants.
Olbers, entraîné parla logique de ses hypo-
thèses, croit que la vision distincte, à des
distances variables, ne peut s'expliquer que
])ar des modifications internes de l'œil ; il
admet l'existence d'un changement de cour-
bure de la cornée, mais il n'arrive pas à la
démonstration expérimentale de ces prin-
cipes.
Ces idées d'Olbers furent admises par Home
{Sur ta faculté de l'œil de s'ajuster à diffé-
rentes distances; dans Biblioth. britannique,
1. 1, p. 419 ; t. VI, p. 156), qui, en se servant
d'un appareil inventé par Ramsden, crut
apercevoir des changements dans la courbure
de la cornée. Plus tard, en faisant usage d'ins-
truments plus parfaits, les variations do
cette surface lui parurent moins évidentes,
et il ne leur fit plus jouer qu'un rôle partiel
dans l'accommodation de l'œil.
Englefield et Ramsden partagèrent aussi le
sentiment d'Olbers ; mais beaucouj) de physi-
ciens ont rejeté les grandes déformations de
l'œil comme tout à fait inadmissibles, et eut
institué plusieurs expériences pour arriver à
donner des preuves positives de la validité
de leurs arguments.
Th.Young [Biblioth. britannique, t. XVIII,
p. 248), avant de mettre en avant l'explica-
tion que nous allons examiner, chercha à
prouver que l'œil ne subit aucun allonge-,
ment total, et que la courbure de la cornée
est invariable pendant l'adaptation. Les mé-
thodes expérimentales qu'il a employées sont
basées sur une idée déjà émise par Ramsden :
elles consistent à observer, au moyen d'une
lunette microscopique d'une force amplifica-
tive convenable, une image virtuelle bien
nette, réfléchie à la surface convexe de la
cornée, l'œil de la personne mise en expé-
rience se fixant, sans se déplacer, sur des
mires situées à des distances très-différentes,
mais dans une même direction. Si la cour-
bure de la cornée ne subit aucune variation,
l'image réfléchie ne changera pas de dimen-
sion ; dans le cas contraire, et en admettant
les changements reconnus nécessaires par
Olbers, la grandeur de l'image sera influencée
d'une manière sensible et appréciable.
Les résultats d'Young ont été constamment
1149
VUE
PSYCHOLOGIE.
VUE
1150
négalifs, et il en a conclu à l'invariabililé de
la forme de la cornée.
Ces expériences ont été reprises depuis par
de Haldat. et les conclusions d'ïoung ont
paru contirinées par les recherches du savant
français.
Mais, avant d'adopter d'une manière com-
plète les résultats précédents, il me semble
nécessaire de bien faire remarquer l'innnense
difîiculté qu'offrent de telles expériences,
combien aussi doivent être délicates les me-
sures qu'il s'agit d'opérer, quand on tient
compte des mouvements presque impercep-
tibles qui s'exécutent sans cesse dans l'homme,
et qui peuvent avoir ici une si grande in-
fluence.
Th. Young, pour prouver l'invariabilité de
la cornée, lit encore une expérience bien
connue ; il prit une lentille i)iconvexe de
3/10 de pouce de rayon et de distance focale,
montée dans un anneau j)rofond de 3/5 de
pouce; et, après avoir garni de ciie les bords
du verre, il remplit l'anneau aux trois quarts
d'eau [)resque froide, puis appliqua son œil
dessus, de manière que la cornée fût en par-
fait contact avec l'eau qu'il contenait. L'œil
devint iimnédiatemenl presbyte, et la force
réfringente de la lentille, qui fut réduite par
font éprouver surtout lors de la vision d'ob-
jets placés à une faible dislance. Quelques
partisans de la théorie des déformations to-
tales du globe oculaire ont proposé une expli-
cation plus rationnelle de ces ed'ets, en ad-
mettant une compression exercée sur cet
organe contre la paroi interne de l'orbite
par l'intervention des muscles obliques. Tel
est le principe développé avec beaucoup de
talent parLuchtman {De mxilatione axis oculi
secunduin diversam distantiam objecti ;
Utrecht,l 832) ,!et qui antérieurement avait déjà
été énoncé, d'une manière moins explicite,
parJ. Rohault {Traité de physique et OEuircs
posthumes, p. i, cha|). 31 ; Paris, 1071) et
Lecamus (An obliqui oculorum inusculi reti-
nam a cristallo reinovcnt ? ilans Disputât,
anatomirœ, de Ilaller, t. IV). Celle théorie a
l'avantage, comme le f^iit remanjuer Lucht-
man, de s'appliquer à doux elVets dont la
coexistence est constante: d'une [)art, l'allon-
gement de l'axe oculaire, c'est-à-dire l'éloi-
gnement convenable de l'écran sensible, et,
d'autre part, l'augmenlation de la conver-
gence des axes optiques, phénomène néces-
saire dans l'orientation des yeux, pour la
vision d'objets peu éloignés.
Des observations nombreuses, faites par
le contact de l'eau à un foyer d'environ 16/10 des physiologistes d'un grand mérite, parmi
de pouce, ne suffît plus à renqilacer la cornée,
dont l'action fut amiulée par le contact de
l'eau à sa surface antérieure. Mais l'addition
d'une autre lentille de 5 pouces 1/2 de foyer
ramena l'œil à l'état normal, et cette dispo-
sition, dans la(]uelle la cornée se trouvait en
contact, à ses deux surfaces, avec deux liqui
lesquels se trouve J. Millier, semblent infir-
mer toute explication de l'accommodation
basée sur l'action des muscles oculaires.
L'extrait de belladone, appliqué en solution
sur la conjonctive, détermine presque immé-
diatement la dilatation de la pupille, (il cet
ellet est constamment accompagné d'un état
des de même densité, et [)ar conséquent de- d'accommodation spéciale de l'œil. Il est bon
venait nulle (juant à la faculté réfringente,
permit à l'œil de conserver la propriété de
s'accommoder aux distances.
Tels sont, en résumé, les arguments les
plus puissants qui aient été dirigés contre la
déformation de la cornée et contre les varia-
tions de longueur de l'axe de l'œil.
de noter (]ue, pendant l'influence de la bella-
done, la presbytie momentanée, générale-
ment produite, permet encore l'accommo-
dation dans des limites différentes de l'état
normal. Les mouvements généraux du globe
oculaire ne subissent d'ailleurs aucune modi-
fication ; ce qui démontre, dans ce cas, la
Les auteurs qui ont admis ces variations les permanence de l'intégrité des fonctions des
ont attribuées à l'action des muscles ocu- muscles oculaires.
laires ; mais ces moyens ont paru aux anta-
gonistes de cette théorie tout à fait dispro-
portionnés avec l'effet {)roduit.
Olbers {Op. cit.) croyait à un allongement
de l'œil, dans le sens de son axe antéro-pos-
térieur, allongement dû à la pression des
muscles droits. Cette opinion a été combattue
L'explication des changements de courbure
de la cornée, par la réaction des humeurs
internes de l'œil soumises à la compression
des muscles oculaires, a été également atta-
quée par de Haldat. {liech. expc'rim. sur le
mécanisme de la vision; dans Mém.dc l'Acad.
de Nancy.) Ce physicien a prouvé, par des
]^arTre\'ivauus{Beitrdge zur Anat.und Physiol. expériences directes sur les animaux récem-
der Sinnenioerkzeuge, etc., 1828. — Beitrdge ment tués, qu'une com|)ression méthodique,
zur Aufkldrung der Erscheinuny und Geselze
de» organ. Lebens. cah. 1,3; Bremen, 1835) :
suivant ce physiologiste, les pressions laté-
rales des muscles droitstendent bien à refou-
ler le corps vitré en avant et en arrière ;
mais la résultante générale tend h entraîner
l'œil vers le fond de l'orbite, où il trouve un
appui dans le coussinet graisseux sur lequel
il repose : l'œil vient donc s'aplatir contre
cet obstacle, la longueur de son axe antéro-
postérieuF est diminuée. Il est clair, d-'après
cela, que la vision des objets éloignés pour-
rail être facilitée par ce mécanisme ; mais
chacun sait que les efforts de l'adaptation se
suffisante pour changer la convexité de la
cornée, détermine constamment une opacité
plus ou moins grande de cette membrane:
le calcul de la force nécessaire pour obtenir
cet effet lui a également permis de conclure
que les muscles oculaires peuvent à peine
produire une action trois ou (|uatre foi»
moindre.
Th. Young {Questions sur le changement de
figure du cristallin; dans Bibliothèque britav-
nique, t. XVIH, p. 234-246-254). partisan do
l'adaptation, arriva, par voie d'élimination, à
attribuer au cristallin la propriété de subir
les modifications nécessaires pour la vision à
H51 VUE DICTIONNAIRE DE nilLOSOPlIlE. VUE Î152
(les dislances dillérentes. S'appuyant sur moyen de rendre celle lentille plus élastique
lexistence des libres. élémentaires qui, par dans quelques sens que dans d'autres, et,
leur réunion , constituent cette lentille, il par conséquent, plus proi)re îi changer de
suppose que chaque couche, dans la partie courbure et de foyer sous une pression hy-
voisine de l'axe du cristallin, possède une drostatique imprimée du dehors,
certaine contractiiité. Lorsque la contrac- Suivant le môme physicien, une lentille à
lion se produit, le volume des parties si- noyau ferme et à bords gélatineux, soumise
tuées suivant l'axe augmentant, la convexité à une pression hydrostatique uniforme sur
des courbures se trouve accrue, et la dislance toute sa périphérie, doit céder surtout par
focale devient alors plus petite. On voit que, les bords; sa forme se modifie de telle sorte
suivant Young, l'axe du cristallin est suscep- que son axe est moins raccourci que les diamè-
tible d'allongement et de raccourcissement, très situés dans une face perpendiculaire à
Des objections nombreuses ont été dirigées celle direction. Dansle cas spécialdontil s'agit,
contre celte propriété attribuée au cristallin: la pression est produite primitivement, dit
on a fait remarquer que la structure de ses Forbes, par l'action des muscles moteurs du
fibres diffère totalement de celle des fibres globe oculaire, puis communiquée à l'ensem-
luusculaires, qu'aucun nerf n'arrive au cris- ble de la masse semi-fluide contenue d.ans
tallin pour déterminer la contraction de ses l'enveloppe résistante que forme la scléro-
fibres, que les agents excitateurs ordinaires des tique et la cornée. Le cristallin librement sus-
tissus contractiles ne produisent aucun effet pendu, embrassé, pour ainsi dire, par l'hu-
sur le cristallin. .Mais Young admet, et celte meur aqueuse d'un côté, et l'humeur vitrée
opinion était celle de Hunier, que la contrai;- de l'autre, est comprimé en tous sens par la
tilitédela lentille cristalline esltoute spéciale, force transmise, et, en se ra[>prochant da
qu'elle lui est aussi individuelle que la struc- vantage de la forme sphérique, devient plus
ture de son tissu. L'argument qui paraît avoir réfringent.
le plus de valeur contre l'hypothèse de Young, La théorie de Forbes n'est pas plus suscep-
c'est que, d'après ses propres observations tible de démonstration directe que celle d'Y-
et celles de plusieurs expérimentateurs, la oung. La question d'hydraulique, qui vient
perle du cristallin, par suite de l'opération la compliquer, est d'ailleurs un problènie
ae la cataracte, laisse encore , aux sujets dans lequel le desideratum est érigé en véri-
chez lesquels l'extraction a réussi parfaite- té. Ajoutons, de plus, que des expériences
ment, la faculté d'accommodation dans des faites par Forbes sur le cristallin du bœuf,
limites assez étendues. Il est vrai que le phy- n'ont pas été suivies de succès.
sicien anglais fait observer que la proprié- Divers auteurs ont pensé que l'adaptation de
té est considérablement atténuée, et qu'il l'œil lient à des déplacements antéro-poslé-
est permis d'attribuer les phénomènes qu'on rieurs du cristallin. Cette opinion, admise par
observe, chez les individus privés de cristallin, Kepler {Paralipomenaad Vitellionem, cap. v,
à l'influence du diaphragme irien, (lui, en se 16U4.. Francfort), Lecal {Traité des sensations,
contractant, donne assez de ténuité au fais- t. Il, p. 496; Paris, 1767], Camper [De visu et
ceaude lumière arrivant dans l'œil, pour que de quibusdam oculi partibus; dans Disputât.
son cercle de diffusion, à la surface de la anntomicœ de Haller, t. IV, p. 225 et 261),
membrane sensible, ne trouble pas d'une ma- Scheiner [Fundamentum opticum, etc. ; Lon-
nière appréciable la netteté de l'image. dres, 1652], Porlerfield,etc. (A treatise on the
En dernière analyse, il nous semble que eyes, the manner and phenomenaof vision, i.l;
la théorie dYoung, n'étant susceptible Edinburgh, 1759; a été soutenue par Jacobson
d'aucune vérification pratique, ne doit être (Suppl. ad ophthalm.), Copenhague, 1821,
considérée que comme une habile explication qui a cherché à expliquer le mécanisme de
dont la démonstration, aussi bien que la ré- ces mouvements du cristallin,
futation directe, parait fort difficile. 11 est Suivant Jacobson, lorsque le cristallin doit
d'ailleurs toujours fâcheux d'appuyer une se rapprocher de la cornée, l'humeur aqueuse
hypothèse sur l'existence d'une propriété de passe de l'avant à l'arrière de cette lentille,
tissu aussi contestable elle-même que la au moyen d'oriûces que cet anatomisle si-
cause du fait qu'il s'agit d'expliquer. gnale dans la paroi antérieure du canal go-
Récemment, la théorie de l'adaptation à dronné de Petit : la dilatation de ces orifices
des distances variables par des changements s'opère par l'action éreclile des procès ci-
de courbure du crislallin a été de nouveau liaires.
émise par Forbes {Comptes rendus des séan- L'hypothèse de Jacobson est sans doute in-
ces de l'Académie des sciences, séance du génieuse, mais aucune expérience ne peut
9 déc. 1845), qui rejette la muscularité des fi- lui donner une base solide. Vallée {Ouv.
bres cristallines, et soustrait ainsi son explica- ci/.) a d'ailleurs prouvé que la théorie des
tionàl'unedes principalesobjeclions opposées mouvements du cristallin parlesdéplacements
à la théorie d'Young. de l'humeur aqueuse, tombe, si l'on stmmet
Forbes ne considère pas la densité varia- au calcul les diverses conditions qu'il est
ble du crislallin comme un moyen de cor- nécessaire d'admettre, d'après Jacobson ,
reclion de l'aberration de sphéricité, puisque, pour se rendre compte du phénomène,
d'après les mesures précises de Chossal, ces Je viens d'exposer les principales théories
surfaces naturelles ne sont pas sphériques. qu'on a émises pour expliquer l'adaptation de
11 regarde la décroissance de densité du cris- l'œil; il reste à examiner l'opinion de ceux
tallin du ten're à la périphérie, comme un qui pensent trouver, dans l'organisation
1153
VUE
PSYCHOLOGIE.
VUE
1154
(les milieux réfringents de cet organe, la
solution (lu problème qui nous occupe.
Treviramus, dans une série de travaux
remarquables, a cherché à démontrer, par
des considérations mathématiques, que la
distance focale d'une lentille dont la densi-
d'arrôter les fa3'ons (jui tomberaient trop
loin du centre du cristallin, et dont la con-
vergence ne pourrait avoir lieu qu'au delà
de la réiine.
« Quand on veut regarder au loin, on ouvre
au contraire la pupille autant qu'il est possible,
té va en croissant de la périphérie au centre, alin que le faisceau incident soit large, et quo
est invariable, quelle que soit la distance de ses bords extérieurs tombent près des bords
l'objet lumineux, pourvu qu'un diaphragme à du cristallin, pour converger ensuite sur la
orilice variable change le rapport des rayons rétine. Alors, il est vrai, la partie centrale du
marginaux aux rayons centraux, suivant une faisceau converge trop tôt ; mais l'épanouisse-
ioi qu'il fait connaître. Appli(|uant lesdèduc- ment qu'elle peut prendre, en allant depuis
tions de ses calculs au cristallin, qui pré- son point de convergence jusqu'à la rétine,
sente la structure de ces lentilles hy[)Othéti-
ques.et aux varialicms de l'oriticc pupillaire,
il admet i\ue le foyer de cet appareil est
le môme pour toutes les limites de la vision,
et ne croit nullement <i des changements de
rap|)ort entre les diverses parties de l'appareil
oculaire.
est toujours très-petit, et peut d'autant moins
troubler la vision, que l'éclat de la lumière
est toujours très-faible par rapport h la lumière
des bords. »
La théorie de Pouillet se rapproche heau-
couj) de celle de ïreviranus. Diverses expé-
riences faites par de Haldat [Mém. cit.), et
Les principes mathématiques invoqués par desquelles je vais exposer les résultats, sont
Treviranus, et les déductions qu'il en a tirées, venues lui prôler leur appui.
ont été attaqués par Kohlrausch.( Lifter Trevi-
ranus Ansichten vom deutlichen Sehen in die
Nàhe und Ferne, etc. ; Gotlingen, 1836.) On
verra d'ailleurs, dans la suite de cette dis-
cussion, que des expériences remarquables
par leur simplicité ne permettent pas de
douter de l'existence de changements dans
l'œil, bien que le siège decesmodilicalions ne
soit pas encore déterminé.
Pouillet {Traité de phys., t. II, p. 241)
explique la vision distincte d'objets situés à
diverses distances par la structure du cristallin
et par les mouvements de l'iris. « L'étude
anatomique du cristallin, dit ce savant phy-
sicien, prouve que les couches centrales
étant tout à la fois plus courbes et plus
réfringentes que celles des bords, les rayons
qui traversent ces dernières ne peuvent pas
converger au môme point que ceux qui ont
traversé les premières. Le faisceau central
converge plus près, et le faisceau des bords
va converger plus loin. Ainsi le cristallin n'est
pas une lentille à un seul foyer, njais une
lentille à un nombre infini de foyers diffé-
rents. Je vais essayer d'indiquer coannent
ce fait peut concourir à l'explication des
phénomènes. D'abord, si l'on place au devant
de l'œil une lame opaque percée d'un trou
dont le diamètre soit moindre que 0'" ,001,
on distingue nettement tous les objets jusqu'à
des distances beaucoup plus petites qu'on ne
le pourrait faire sans cette précaution : c'est
qu'alors le faisceau qui pénètre dans l'œil est
si mince, qu'il est à peine nécessaire qu'il
soit aminci par la convergence pour faire des
images nettes. Aussi n'observe-t-on aucune
ditférence lorsque le petit trou coïncide avec
le bord ou avec le centre de la pupille. Avec
un faisceau aminci, on peut donc voir nette-
ment à toutes les distances et par toutes les
zones du cristallin.
« Quand on veut regarder, à la vue simple
et sans diaphragme, un objet de plus en plus
rapproché, on rétrécit de plus en plus l'ouver-
ture de la pupille : c'est un fait facile à
vérifier.
a Le but de ce rétrécissement est en effet
Déjh Wagendie avait remarqué qu'en faisant
varier, par l'éloignement ou le rapproche-
ment de l'objet, la grandeur de l'image peinte
sur la rétine, on n'apercevait j)as de dill'é-
rencc appréciable dans sa netteté. Haldat a
étudié d'abord les images produites par des
cristallins isolés. Il a construit une petite
chambre obscure dans la(jucllu le cristallin
remplit le rôle d'objectif, et avec laquelle on
reconnaît sans didiculté, afTirme-t-il, l'inva-
riabilité du foyer de celte lentille oculaire.
L'apj)areil se compose d'un tube en laiton
qui porte à sa face antérieure une capsule
propre à contenir un cristallin de bœur ; ce
tube en reçoit un second qui est terminé par
une lame de verre dépoli, disposée perpen-
diculairement à l'axe.
« Si l'on amène, dit de Haldat, le verre
dépoli au foyer de la lentille oculaire, et
qu'on présente l'instrument successivement
vers des objets voisins et vers des objets
éloignés placés dans la môme direction, on
observe des images d'une égale pureté. Le
résultat est plus frappant encore lorsqu'on
reçoit à la fois les images d'objets j)lacés à
des distances diverses, comme on l'a fait pour
des mires placées les unes à 3 et à 4 déci-
mètres, et les autres à 20 ou 30 mètres. Les
résultats comparés avec ceux qui ont été
obtenus au moyen d'une petite lunette de
Ramsden, ont montré que les mêmes objets,
pour en obtenir des images distinctes, exi-
geaient un déplacement de l'oculaire de 10
à 12 millimètres. Un diaphragme est utile
pour rendre les images plus pures et plus
régulières. »
Haldat cite encore l'expérience suivante ;
« L'instrument étant armé d'un cristallin de
bœuf, si on l'expose aux rayons solaires,
réfléchis dans la chambre obscure et transmis
par une ouverture de 10 à 12 millimètres de
diamètre, si en outre le verre dépoli est
amené au foyer du cristallin , qui est de
0"',610, il se forme une image éclatante du
soleil, bien terminée, et qui, amplifiée parla
lentille oculaire, présente une surface de
0"',004 de diamètre. Le verre dépoli, sur
1155
VUE
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
VUE
1156
lequel se peint celte image, étant fixé à la
infime distance, on a interposé entre le
cristallin et le porte-lumière une lentille
biconvexe , dont le foyer était de 0'",3b.
Quoique les rayons, auparavant parallèles,
aient alors pris une direction convergente,
l'image a présenté plus d'éclat et une plus
grande étendue ; mais le foyer a été le même.
A la lentille biconvexe, on a substitué un
verre biconcave, dont chaque face avait son
foyer h 0'",12 ; les rayons rendus divergents
ont donné à l'image moins d'éclat et une
étendue moindre, mais le loyer a été le
même. On a confirmé ces résultats en chan-
geant même d'une très-petite quantité la
distance du verre dépoli au cristallin. L'image
du soleil, sf)it que cette distance ait été
augmentée ou diminuée, est devenue confuse
et mal déterminée. L'invariabilité du foyer
du cristallin, pour des rayons de directions
ditférenles, est donc un fait acquis à la
science. » [Mém. sur les images qui se for-
ment au fond de l'œil et sur un moyen très-
simple de les apercevoir; Paris, 1813.)
Les premières expériences de Haldat ayant
soulevé plusieurs objections, il en institua
de nouvelles pour donner une certitude plus
grande aux résultats qu'il avait obtenus.
Forbes {Mém. et rec. cî7.),ayantfail observer
la dilhculté de constater expérimentalement
la différence qui existe dans la netteté des
images formées par le cristallin, pour des
objets inégalement distants, de Haldat entre-
prit une série de recherches sur des yeux
entiers. Voici l'exposé de son procédé :
« Je préparai, dit ce savant, des yeux de
bœuf en coupant les trois membranes de la
face postérieure, dans une étendue égale à
la surface d'une pièce de 50 cent., et dans
un plan parallèle à la puf)ille. Pour pratiquer
cette ouverture, qui suffit à l'image des objets
})lacés à l'extérieur, on doit saisir l'œil entre
Jes doigts avec la précaution de le comprimer
le moins possible, ou, mieux encore, en l'en-
fermant dans une capsule sphérique, qui
porte une ouverture à la face postérieure,
et une autre à la face antérieure. Les deux
valves dont se compose cette capsule, réunies
par le moyen d'une charnière, peuvent con-
tenir le globe oculaire. L'ouverture posté-
rieure permet de faire la section circulaire
des membranes formant le fond du globe,
et d'observer les images qui s'y peignent.
Quoiqu'il s'écoule nécessairement une petite
quantité d'humeur vitrée, les images sont
très-distinctes, si cette humeur a conservé la
forme sphérique qui lui est propre. Si elle
l'a perdue, on la lui fait reprendre par l'appli-
cation de quelque portion d'une membrane
demi-transparente appliquée sur l'ouverture.
Diverses substances i)euvent être employées
à cet usage ; mais, de tous les moyens, celui
qui est le plus commode et le plus simple
est d'appliquer sur cette ouverture un verre
démontre d'un courbure analogue à celle du
globe oculaire employé. Ce verre, fermant à
la fois l'ouverture de la valve postérieure et
celle qui est pratiquée au fond du globe,
permet d'observer les images avec la plus
grande facilité. On peut lui donner les quali-
tés du verre dépoli, tel qu'on l'emploie dans
certaines chambres obscures, en passant sur
la surface extérieure une couche de suif
extrêmement légère. Par ce procédé si simple,
qui donne au verre une demi-transparence
bien supérieure à celle du verre dépoli ou
simplement terni, on pourrait même, dans
un cours de physiologie, exécuter un grand
nombie d'expériences importantes, et montrer
que l'image est bien réellement peinte au
fond de l'œil, et nécessairement sur la rétine
ainsi remplacée ; qu'elle l'est avec la forme
et la couleur des objets, dans une dimension
qui est en raison inverse du carré de la
distance, mais dans une situation lenversée ;
enfin, que le lieu de l'image est sensiblement
invariable pour les objets représentés par
des rayons lumineux de direction diverse. »
Ces expériences, répétées un grand nombre
de fois, ontconvaincu Haldat de la constance
dans le lieu de l'image pour le cas indiqué,
sans toutefois l'éclairer sur la cause du phé-
nomène contraire aux déductions théoriques,
et môme aux expériences faites avec des
lentilles artificielles. Haldat semble d'ailleurs
porté à expliquer l'adaptation par des con-
sidérations analogues à celles qui font la base
des théories de Treviranus et de Pouillet.
Malgré l'autorité imposante de savants aussi
distingués que ceux dont nous venons d'ex-
poser les travaux, il nous semble qu'un expé-
rience simple, facile à répéter, démontre en
même temps, et la nécessité de l'adaptation
pour la vision nette d'objets placés à des
distances différentes, et l'insuffisance des
théories basées sur la structure du cristallin
et sur les mouvements pupillaires, pour
expliquer les phénomènes qui nous occupent.
Cette expérience (J.Mui.ler, Manuel de
physioL, trad. de Jourdan, t. Il, p. 322), que
chacun a pu faire, consiste à placer verticale-
ment deux épingles noires sur une règle de
bois horizontale, à une distance notablement
différente. On lerme l'un des yeux, et l'on
vise avec l'autre les extrémités alignées des
deux épingles. Si, restant immobile, on
cherche à voir l'épingle la [dus rapprochée,
son image se peint dans l'œil et on la perçoit
avec une très grande netteté ; les contours
linéaires sont vifs et arrêtés, surtout lorsqu'on
a soin de faire qu'elle se projette sur un
écran blanc ; en même temps l'épingle la
plus éloignée cesse d'être vue, et l'on n'a
plus la sensation, pour celte dernière, que
d'une trace nébuleuse Lorsque, au contraire,
sans varier de position, on adapte son œil
pour voir nettement l'épingle éloignée, on la
perçoit parfaitement distincte, tandis que la
plus rapprochée devient tout à fait confuse
Dans cette expérience, les images des deux
épingles se superposent dans l'œil. Il est aisé,
par un effort d'adaptation, de voir l'une ou
l'autre à volonté ; mais il est impossible
d'avoir simultanément une perception nette
de toutes les deux, ce qui jirouve que l'œil
accommodé pour la vision de l'une, ne l'est
pas pour la vision de l'autre. Dans chacun
des temps de l'expérience, il est manifeste
1157 VUE PSYCHOLOGIE. VUE IIWJ
que l'œil étant disposé pour la vision nette leur loyer derrière cette membrane , et
de l'une des é[)ingles, les rayons émanés de chaque pinceau lenconlre des éléments sen-
l'autre n'ont pas l'inclinaison convenable,
pour que les sommets des cônes réfractés se
trouvent sur la rétine ; il y a des cercles de
dill'usion pour chacun des points de l'objet,
et la sensation produite est aussi obscure que
l'image elle-mômc est confuse.
Cette expérience est en contradiction avec
la théorie de Pouillcl. En effet, si l'œil se fixe
sur l'objet le plus rapproché, le diamètre
pupillaire devient fort petit ; l'objet éloigné
n'envoie dans l'œil que des rayons centraux
qui, doués d'une trop grande convergence,
ont leur foyer en avant de la rétine, et les
cercles de diffusion formés sur cette mem-
brane produisent la sensation vague d'une
nébulosité. Mais, lorsque l'œil se fixe sur
l'objet éloigné, la sensation perçue est d'une
netteté remarquable : or, dans ce cas, les
rayons lumineux traversent les bords et le
centre de la lentille cristalline. S'il n'y avait
sibles différents, d'où une sensation double;
au delh, les ravons trop convergents se croi-
sent en avant die la rétine, et, continuant leur
marclie au delà du foyer, vont encore dé-
terminer un double ébranlement et une dou-
ble sensation.
On conçoit tout le parti que l'on peut ti-
rer de celte expérience contre les théories
précédentes, et en faveur des explicalioiis
basées sur des changements internes du globe
oculaire.
Il est encore plusieurs autres faits à leur
opposer. Si, comme le pensent Treviranuset
Pouillet, l'accommodation de l'œil dépend
spécialemenUles variations del'orilice irien,
chaque fois que le diamètre de la pupille
changera , l'étal d'accommodation de l'œil
sera modiiié, et chacun sait que, si l'on éclaire
plus ou moins un objet dont la distance à
l'œil est invariable, la pupille se contracte
pas dans l'œil d'autre mode d'adaptation que ou se dilate ; et cependant, il n'y a aucune
celui qui est indiqué dans les théories précé-
dentes, il serait impossible de concevoir la
})erception d'une seule image parfaitement
nette de l'objet éloigné, aussi bien que la
disparition de l'image nébuleuse engendrée
I ar les rayons centraux dont le foyer serait
en avant de la membrane sensible. En admet-
tant l'hypothèse de Pouillet, les contours de
l'image éloignée devraient toujours paraître
entourés d'une sorte de pénombre due à
l'image nébuleuse produite par les rayons
centraux ; celte pénombre pourrait bien, vu
la dillérence d'intensité, ne pas être sensible
dans les lieux où la superposition s'opère,
mais elle se manifesterait nécessairement
dans les parties de la rétine non ébranlées,
Euisque l'aire qu'elle occupe sur cette mem-
rane serait plus grande que celle de l'image
nette formée par les rayons marginaux.
Une expérience indiquée par Scheiner
[ouv. cit.) semble bien propre aussi à dé-
montrer la nécessité de modifications internes
de l'œil pour l'adaptation. Après avoir percé,
dans une carie, deux petits trous distants
entre eux d'une longueur moindre que le
diamètre de l'oiifice de la pupille, si l'on
observe, en plaçant celte carie devant l'œil,
un objet peu étendu, un point noir sur un
variation dans la netteté de la vision, l'im-
pression seulement [)rend ou perd de l'in-
tensité.
Un argument de Volkmann {Ncue Bei-
trage zur Physiologie dis GciirJitssinnes :
Leipsig, 1836) nous j)araît avoir aussi une
grande vaieur, et démontre que, si l'iris joue
un rôle dans l'adajjlation, on ne [)eut le con-
sidérer comme l'organe spécial de cette
fonction. On perce une carte d'un trou beau-
coup plus petit que l'orilice j)U|)illaire : si
l'on place cet écran à une [)elite distance au
devant de l'œil et dans la direction de son
axe , rex[)érience déjà citée des éf)iiigles
réussit encore. L'une des épingles élanl vue
nettement, la perception de l'aulie est très-
vague, et la vision parfaite, simultanée, d'ob-
jets placés à des dislances variables, ne
peut pas s'elfecluer plus que dans les condi-
tions normales.
Dans celle expérience, le rôle de l'iris est
anéanti par la pupille invariable que l'on in-
terpose entre les rayons lumineux et l'aMl.
Si l'accommodation s'opère encore, force est
bien de reconnaître que l'iris ne i)eul à lui
seul en être l'instiument.
Jean Mile {De la cause qui dispose l'œil
pour voir distinctement les objets places à
fond blanc, par exemple, on constate que ce différentes distances ; dans Journ. de pfn/siol
point n'est vu unique qu'à une distance déter-
minée ; en deçà et au delà, on a une sensation
double. Evidemment, l'œil une fois disposé
pour l'expérience, la rétine se trouve au
foyer de l'appareil réfringent de l'œil, seule-
ment pour les distances auxquelles le point
paraît unique. Dans ce cas, en effet, un point
lumineux extérieur envoie des rayons qui,
traversant deux partiesquelconques de l'appa
expér. t. IV, p. 160) a aussi donné une théo-
rie de l'adaiitation. 11 ne considère [)as la
structure du cristallin comme propre à ex-
pliquer le phénomène, mais il attribue à
l'iris cette propriété : les variations de la pu-
pille suffisent, selon lui, pour rendre
compte de ce qui se pa-se dans l'œil. Cette
théorie se base sur les phénomènes optiques
qui onllieu quanddes rayons lumineux rasent
reil réfringent, concourent au môme foyer, leborddes corpsopaques,et que l'on désigne
et se rencontrent sur les mêmes éléments de
ia rétine.
Si l'observateur voit deux points lumineux
en deçà et au delà de la position précédente,
c'est que dans l'un et l'autre cas les rayons
ne forment plus leur foyer sur la rétine :
en deçà, les rayons trop divergents auraient
sous le nom de phénomènes de diffraction.
Suivant son auteur, la vision distincte et con-
tinue des objets renfermés dans certaines li-
mites résulte de la diffraction des rayons
près du bord de l'ouverture de l'iris : par
suite de celte influence, il se forme, d'un
seul point lumineux externe , plusieurs
1159 VUE DICTIONNAIRE DE
loyers au lieu d'un, rangés successivcraenl
dans une liij,nc d'une certaine longueur, de
manière que l'objet peut, dans certaines li-
mites, changer de distance, et pourtant un
de ses foyers tombera toujours au fond de
l'œil. Celte longueur focale esl en raison in-
verse du diamètre pupillaire.
Celte hypothèse a été combaltue par Tre-
viranus {ouv. cit. ) el Volkmaim ( ouv. cit. ),
qui ont fait observer avec raison qu'en ad-
mettant les principes du physiologiste de
Varsovie, il faudrait supposer que les images
nettes ne sont produites que par le nombre
très-petil de rayons qui rasent les bords de
la pupille; mais alors quel rôle jouent les
rayons qui pénètrent dans l'œil en propor-
tion énoi-me sans être difVraclés?
L'explication de la vision nette par la dif-
fraction me paraît si peu plausible, cette
propriété me semble si peu propre à jouer le
rôle qu'on lui attribue ici, que je serais plu-
tôt porté à considérer son influence sur les
rayons qui rasent le bord de l'iris comme
une cause d'imperfection pour les images
produites sur la rétine, si le très-petil nom-
bre des rayons sur lesquels elle agit ne pa-
raissait avoir rendu son elfel négligeable.
Si la théorie proposée par Lehot {Nouvelle
théorie delà vision, premier mi'moire, p. 20 ;
Paris, 1823 ) pouvait être admise, elle ren-
drait inutiles tous les procédés d'adaptation
successivement invoqués pour expliquer la
vision distincte d'objets placés à des dis-
lances variables.
Ce n'est ni sur la rétine, ni sur la choroïde,
3ue l'impression lumineuse se produit ,
'après ce physicien, mais c'est dans l'inté-
rieur même du corps vitré. L'image d'un
plan 5 deux dimensions dans ce milieu; mais
celle d'un corps solide en a trois. La sensa-
tion, pour un point lumineux extérieur, cor-
respond au sommet du cône réfracté qui se
trouve dans le corps vitré, et là seulement.
Suivant la distance des objets à l'œil, les
sommets se rapprochent ou s'éloignent de
la face postérieure du cristallin , mais ils
sont toujours dans le corps vitré tant que la
perception est nette.
Une foule d'objections puissantes infirment
cette théorie, el chacun peut les faire immé-
diatement. Comment l'impression lumineuse
peut-elle se transmettre du corps vitré, to-
talement dépourvu de nerfs, au sensorium
qui la perçoit? Comment expliquer les illu-
sions produites par les peintures, qui, au
moyen d'images planes, donnent la sensation
d'objets à trois dimensions? Notons encore
que les rayons lumineux, après leur croise-
.uent au foyer, doivent continuer à marcher,
!'l viennent nécessairement produire, par
îeur rencontre sur la rétine, un image dont
ia netteté varie suivant leurdiflusion plus ou
moins grande. Suivant Lehot, celle image
n'est pas perçue; il faut donc admettre
l'insensibilité de la rétine, el même, en adop-
tant l'hypothèse de l'auteur, l'insensibilité
(de toutes les portions du corps vitré qui sont
comprises entre le sommet du cône et la
membrane nerveuse. De pareilles proposi-
PIIILOSOPIIIE. VUE llf)0
lions n'étaient réellement pas soutenables;
elles sont universellement abandonnées au-
jourd'hui.
Je regrette vivement de ne pas pouvoir don-
ner ici une idée complète de deux théories
importantes présentées l'une par Vallée [Ouv.
cit. ), l'autre par Slurm {Comptes rendus des
séances de l'Acod. des sciences). Les exftli-
cations de ces savants, quoicjue bien dilTé-
rentes, sont basées sur des calculs el des
considérations mathématiques que la nature
de cet ouvrage ne nous permet pas d'abor-
der : ceux de, nos lecteurs qui voudront
prendre une connaissance parfaite de ces
travaux remarquables devront recourir aux
mémoires originaux.
Slurm, se fondant sur les mesures prises
par Sœminering, Chossat, Krause, el sur
les observations d'un assez grand nombre de
physiologistes, admet que les milieux réfrin-
gents de l'œil ne sont pas sphériques, et
môme qu'ils ne sont pas terminés par des
surfaces de révolution. Il conclut alors,
d'après des théorèmes géométriques, que les
rayons lumineux émanés d'un ])oint rayon-
nant, par leur réfraction dans l'œil, ne peu-
vent pas donner, au delà du ciistallin, un
point unique pour foyer, et qu'ils forment un
faisceau assujetti à loucher les deux nappes
d'une surface caustique en donnant deux
foyers, F et f. Le maximum de condensation
des rayons lumineux provenant d'un point
extérieur s'opère dans l'espace comj)ris
entre les foyers, F, f, espace qu'il nomme
intervalle focal, dont la longueur est fort pe-
tite, mais qui jamais ne peut se réduire à un
point.
En partant de ces principes qu'il démontre,
Slurm explique la vision distincte d'objets
inégalement distants de l'œil. Car, dit-il :
« La direction du rayon central sur laquelle
se trouvent les foyers F, f, étant presque
peri)endiculaire à la surface de la rétine, le
point d'oti émanent les rayons lumineux
sera vu avec une netteté suffisante, si la ligne
F f, quoique très-courte, rencontre la rétine
en un point situé entre les deux foyers F et
f, ou même encore un peu au delà de F, ou
en deçà de f; car alors le mince faisceau lu-
mineux que la pupille a laissé passer inter-
ceptera sur la- surface de la rétine un espace
extrêmement petit, incomparablement moin-
dre que les sections faites dans ce faisceau,
très-près du cristallin. A la vérité, l'image
d'un simple point sur la rétine peut être alors
plus étendue en longueur qu'en laigeur;
mais comme la lumière est plus condensée
au centre de cette image, et que ses deux di-
mensions, quoique inégales, sont d'une ex-
trême petitesse, on conçoit que, si l'on re-
garde un objet d'une étendue finie, des points
contigus de cet objet donneront sur la ré-
tine des images qui se superposeront en
partie dans le sens de leur longueur, de ma-
nière à former, par leur ensemble, une image
de l'objet assez nette et bien terminée.
« On explique par là comment la distance
d'un objet à l'œil peut varier entre certaines
limites, sans que les images sur la rétine
\m
VUE
PSYCHOLOGIE.
VUE
11G2
des cJitTérents points do col objet grandis-
sent, jusqu'à se confondre, en s'étendant et
empiétant trop les unes sur les autres, ce
qui troublerait la vision.
« Si l'objet se rapproche ou s'éloigne, le
petit faisceau de lumière qui, émané d'un
point de cet objet, traverse l'œil, changera
de forme graduellement; ses deux foyers F
et /"au fond de l'œil se déplaceront simulta-
nément en marchant dans le même sens et
restant toujours très-j)rès l'un de l'autre, et
il suffira que l'un d'eux se trouve encore as-
sez près de la rétine pour que l'image n'oc-
cupe toujours qu'un très-petit espace sur la
rétine, et que la vision ne cesse pas d'être
distincte.
« D'autres circonstances peuvent d'ailleurs
contribuer h cette petitesse de l'image, sa-
voir : la contraction de l'iris, le déplacement
imperceptible de la tête lorsque l'œil se tlxe
sur l'objet ou se dirige d'un objet à un autre,
ce qui change un peu les incidences des
rayons, et peut-être aussi un très-léger chan-
gement de courbure du cristallin.
« Quand l'objet sera trop rapproché ou
éloigné , la vue pourra devenir confuse ,
jtarce que les deux foyers F, f, correspon-
dants 5 chaque point de l'objet, se trouve-
ront trop loin de la rétine, ou bien encore
trop distants l'un de l'autre. »
Le savant travail de Sturm a été soumis à
plusieurs objections importantes, laites j)ar
Vallée, qui pense queson auteur a trop pris en
considériition l'imperfection de certains yeux.
La discussion de cette théorie se trouve dans
Je quatrième mémoire sur la Théorie de l'œil
(Vallée) : les considérations mathémati-
ques sur lesquelles elle s'a|)puie ne nous
permettent pas de l'analyser ici.
Nous ferons seulement observer que, tout
en paraissant rendre compte de bien des
phénomènes obscurs, elle se trouve en con-
tradiction avec l'expérience citée par Millier,
si l'on ne fait pas intervenir un acte d'adap-
tation, un changement dans l'œil. Et, en etlet,
si les milieux de l'œil sont invariables, pour-
quoi ne voyons-nous pas simultanément les
deux épingles alignées, et ne pouvons-nous
les distinguer que successivement, bien que
chacune soit à son tour parfaitement visi-
ble? C'est que l'ajustement de l'œil pour la
vision de l'une ne convient pas h la vision
de l'autre; c'est qu'il y a une modification de
l'appareil optique.
La question de l'adaptation a également
beaucoup occupé Vallée ( ouv. cit.). Son
hypothèse fondamentale consiste à regarder
le corps vitié comme formé par une série de
couches superposées dont la densité, et par
suite le «pouvoir réfringent, croissent rapi-
dement de la face postérieure du cristallin à
Ja rétine. En admettant cette structure, V^al-
lée cherche quelle est la forme d'un pinceau
de rayons convergents, après la réfraction
qu'il subit sous l'intluence de la cornée et du
cristallin, par l'action des couches posté-
rieures du corps vitré : ce faisceau de rayons
convergents constitue une surface courbe de
lévolution à pointe plus aiguë que celle d'un
DiCTioNN. DE PHn-osornir. I.
cône dont la base serait au cristallin et le
sommet à la rétine. En parlant de cette hy-
pothèse, Vallée a démontré, par le calcul,
que de très-légères modifications de l'appa-
reil oculaire suffisent pour expliquer com-
ment le sommet des faisceaux convergents
peut se trouver sur la rétine; il a prouvé
aussi que l'explication de la vision nette,
pour des objets situés à des distances varia-
bles, devenait facile en admettant la pré-
cédente organisation du corps vitré.
Les idées remarquables de Vallée seraient,
sans contredit, les plus propres à résoudrt;
le problème délicat de l'adaptation. Il faut
malheureusement reconnaître que les preuves
expérimentales de son hypothèse sur la
structure du corps vitré manquent totalement,
et que les expériences propres h les fournir
semblent présenter des difficultés extrêmes.
Nous venons d'examiner les théories, suc-
cessivement proposées pour i expliquer la
vision distincte d'objets placés à diverses dis-
tances : cette question si débattue, contre
laquelle tant de savants sont venus échouer,
est-elle résolue aujourd'hui? Nous ne le
pensons pas. Mais ce qu'il nous semble impos-
sible de nier, c'est la nécessité de change-
ments dans l'œil pour l'explication du phé-
nomène, c'est la nécessité de l'adaptation.
S'il pouvait rester quelques doutes à cet
égard, que l'on réfléchisse a l'expérience
rapportée par Millier lloc.cit.), à celle de
Scheiner { toc. cit. ), et Von arrivera toujours
à notre conclusion. L'observation vulgaire
n'apprend-elle pas aussi que, par l'examen
prolongé d'objets rapprochés, l'œil devient
momentanément myope? Bien j)lus, lors-
que, après avoir fixé longtemps un objet éloi-
gné, on porte rapidement ses regards sur uu
autre situé à une petite distance, on constate
un certain temps qui sépare le moment oik
les yeux se fixent sur l'objet rapproché et
celui où on le voit nettement.
Tout en reconnaissant le fait de l'adapta-
tion comme incontestable , avouons néan-
moins que le mécanisme du phénomène
reste encore inconnu : sans doute, parmi les
explications dont nous avons fait l'examen
criti(|ue, il en est de lorl ingénieuses, mais au-
cune aujourd'hui ne nous paraît devoir en-
traîner la conviction.
Presbytie et myopie. — Les phénomènes
physiques de la vision viennent d'être pré-
sentés dans toute leur généralité ; aussi ai-je
dû supposer, dans l'examen qui précède, que
j'avais affaire à des yeux parfaits. Pour le
compléter, il importe de passer en revue
quelques faits exceptionnels qui tiennent à
certains défauts inhérents h l'appareil ocu-
laire.
Si l'on trace , sur une feuille de papi(;r
blanc, une ligne noire d'une grande ténuité,
qu'on la tienne irès-rapprochée de l'œil, cette
ligne ne pourra pas être perçue nettement ,
ce qui lient à ce que le foyer des rayons qui
émanent de ses ditt'érents points se trouve en
arrière de la rétine. Mais si l'on éloigne suc-
cessivement le papier de l'œil, il arrive un
moment où la perception sera aussi parfaite
37
lien
\'UE
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
VUE
1164
que poçsiblo.'Dès que ce point est atteint, on
dit ([ue l'ol)jet est situé à la distance de la vi-
sion distincte : nous savons que cette dis-
tance est. en moyenne, de 0"'25 pour les in-
dividus doués d'une bonne vue. Chez de tels
sujets, h partir de cette limite minima, tout
oi)jet suffisamment éclairé reste visible jus-
qu'à l'infini , pourvu que ses dimensions
soient telles qu'il sous-tende, sur la rétine,
un angle dont l'appréciation nous occupera
ultérieurement.
Il est des hommes chez lesquels la distance
de la vue distincte dépasse d'une quantité
notable 0'"25. Si les détails d'un objet de peu
«l'étendue ne sont saisis avec netteté que
lorsqu'on le porte h 0"'50 ou O^TU de l'œil
d'un tel observateur, sa vue cesse d'être nor-
male : on dit qu'il est atteint de presbytie ou
presbyopie.
On trouve, au contraire, des personnes pour
lesquelles la vision distincte s'op^4■e à une
distance beaucoup plus petite que 0'"2.^. Celte
portée de la vue est de 0'"15, de O^l même
pour quelques yeux ; ce défaut de l'appareil
oculaire caractérise ce qu'on nomme la
myopie.
Il est intéressant d'examiner à quelh^s
causes on doit attribuer ces deux imperfec-
tions, et d'indiquer par quels procédés on a
cherché à y remédier.
Il est probable, comme on l'admet généra-
lement, que la presbytie a son origine dans le
défaut de courbure des surfaces qui termi-
nent les milieux réfringents de l'œil. La cor-
née imprimant la plus grande déviation aux
rayons qui arrivent à l'œil, c'est ordinaire-
ment à son aplatissement que l'on attribue
l'imperfection dont il s'agit ; mais la forme
du cristallin peut avoir la même influence.
Cette opinion, dont l'exactitude peut être
reconnue a priori, trouve d'ailleurs sa justi-
fication dans ce qu'on observe chez les vieil-
lards : il est, en effet, très-commun de voir
les hommes doués d'une vue normale pen-
dant la jeunesse et la période moyenne de la
vie, devenir de plus en plus presbytes à me-
sure qu'ils avancent en âge. On peut tirer de
ce fait vulgaire cette conclusion : tant que les
phénomènes de nutrition s'accomplissent
avec toute leur activité, l'œil conserve toutes
ses propriétés normales ; mais quand la répa-
ration cesse d'être en rapport avec la dé-
pense, l'œil, comme tout autre organe, subit
un commencement d'atrophie dans toutes ses
parties. On conçoit qu'indépendamment de
toute autre causé , la réaction des humeurs
sur l'enveloppe exléiieure, en diminuant ,
produise un aplatissemerit graduel de la cor-
née, qui suffit [>our donner à l'œil le défaut
que nous signalons.
Si r<Eil du presbyte ne présente pas d'im-
perfection du côté de la sensibilité, à partir
de la limite assignée plus haut, la vision s'o-
père avec autant de netteté que dans les con-
ditions normales. Le raisonnement rend bien
compte de ce fait : on a déjà vu que les ef-
forts d'adaptation ont leur maximum pour la
perception des objets visibles les plus rap-
prochés; qu'ils voul en décroissant à mesure
(|ue la distance augmente; qu'ils sont nuls
pour un foyer situé à l'infini. Pour voir un
corps lumineux situé à une faible distance,
le presbyte devra exercer toute son énergie
d'adaptation, car il s'agira d'imprimer à des
rayons trop divergents un degré de conver-
gence suffisant pour que le foyer soit situésur
la rétine. Mais, à partir de ce point, les objets
qui s'éloignent seront de plus en plus facile-
ment perceptibles, puisque la condition de
leur visibilité résidera dans la diminution
successive d'un état actif de l'œil.
• Il importe de bien connaître ces faits qui
aideront à saisir l'explication de ceux qui se
rapportent à la vue des myopes.
La myopie tient à une forme des milieux
réfringents de l'œil précisément inverse de
la précédente : la courbure de la cornée ou
celle du cristallin est naturellement exagérée.
La convergence imprimée aux rayons péné-
trant dans l'œil est telle, que ceux qui, avant
d'y arriver, ont une faible divergence, reçoi-
vent une déviation en vertu de laquelle feur
foyer se trouve en avant de la rétine. Ils
divergent à partir du lieu d'entre-croisement,
et l'image qui arrive au fond de l'œil est
nébuleuse, à cause de la superposition des
cercles de diffusion.
On comprend dès lors comment la distance
de la vue distincte se trouve diminuée : en
effet , plus l'objet se rapprochera de l'œil .
plus les rayons émanés de chacun de ses
points seront divergents; leur foyer s'éloi-
gnera de la face postérieure du cristallin, et
la vision sera nette quand le sommet des
cônes réfractés sera sur la rétine.
La vision des objets éloignés ne résultant
pas d'un effort d'adaptation, mais d'un relâ-
chement général , d'une sorte d'inertie do
l'appareil optique, le myope ne pourra pas
réagir contre la trop grande puissance de
son organe, et les objets placés à une trop
grande distance , envoyant des rayons peu
divergents , formeront nécessairement leur
foyer en avant de la rétine, et ne pourront
être perçus avec netteté.
Ce que* j'ai encore énoncé d'une manière
générale sur l'adaptation doit être restreint;
car, chez les myopes et chez les presbytes ,
la [)uissance d'accommodation est limitée, et
ne suffit plus pour combattre de légères im-
perfections de l'appareil optique.
La myopie tient, en général, à une dispro-
portion primitive des éléments organiques de
l'œil : elle peut néanmoins dépendre de cer-
taines circonstances accidentelles. On prétend
que les enfants qui lisent ou écrivent en le-
gardant de très -près, deviennent souvent
myopes ; cette induction nous paraît peu
"rigoureuse, car il est bien plus problable que,
dans ces cas , la myopie est la cause plutôt
que l'etTet d'une habitude gênante. On attri-
bue le même inconvénient pour la vision à
l'usage permanent de la loupe ou du micro-
scope. Sans nier positivement l'influence
fâcheuse de ces appareils sur la portée de la
vue, je "crois que la faculté d'accommodation
ne peut guère en être uliérée que momenla-
m:
PSYCHOLOGIE.
VUE
llCf)
nement , mais quune myopie confirmée doit
rarement avoir une pareille origine.
II est aisé de concevoir en tenant compte
de l'origine réelle de la myopie , que celte
atfeclion doit réellement appartenir à la jeu-
connue, et dont le résultat ne semble point
difficile h expliquer.
Si l'on place une page d'écriture à une dis-
tance plus petite que celle de la vision dis-
tincte, on sait que les caractères cessent alors
nesse et à l'âge adulte; on comprend même d'être visibles; mais si l'on interpose entre
que cette imperfection doit .'plutôt tendre à l'œil et l'écriture une carte percée d'un trou
secorriger chez les vieillards qu'à se produire d'épingle, les lettres deviennent immédiate-
dans la dernière période de la vie.
La nature et la cause de la presbytie et de
la myopie étant connues , on a dû chercher
à remédier à ces imperfections de l'appareil
oculaire.
ment faciles à distinguer, et l'on peut lire ce
qui est tracé.
Dans cette expérience, les caractères ces-
sent d'être nettement visibles , parce que les
rayons émanés de chacun de leurs points
Dajis le cas de presbytie , les yeux ne suf- donnent des cercles de dilfusion qui se su-
fisant par pour donner la convergence né- perposenl dans l'image. En réduisant beau-
cessaire aux rayons divergents qui émanent coup l'étendue des j)inccaux admis dans l'œil,
des objets rapprochés, on a placé, en avant on diminue assez l'effet de la diffusion des
de ces organes, des lentilles biconvexes dont faisceaux réfractés pour que chaque point,
les courbures sont telles que le foyer des comme dans la vision ordinaire , soit repré-
objets placés à la distance de la vue distincte sente par une surface d'une très-petite éten-
normales se trouve précisément sur la rétine, due ; dès que le faisceau est assez aminci
Le degré de courbure des surfaces nécessaire pour que la superposition des parties voisines
pour arriver à ce résultat doit varier avec de l'image soit nulle ou négligeable, la vision
l'imperfection plus ou moins grande de l'œil; nette devient possible , et c'est en effet ce
ce n'est que par des essais successifs qu'on qui a lieu.
peut arriver au choix des verres les plus On peut, au moyen d'une chambre obscure,
convenables. La presbytie croissant avec les ajouter une preuve expérimentale à cet ar-
tinnées, il devient souvent nécessaire de rem- gument rationnel. La lentille objective pré-
l)lacer, à mesure qu'on avance en âge, des sentant une grandeétendue, si l'on rapproche
verres faiblement convexes par des lentilles assez l'écran pour que l'image qui s'y peint
d'un foyer plus court. perde toute sa netteté, on obtient, en rétré-
La myopie tenant à un défaut inverse des cissant l'orifice du diaphragme , une image
courbures de l'appareil de la vision, on cor- très-pure, quoiqu'on n'ait pas fait varier la
fige cette infirmité par l'emploi de lentilles distance du plan sur lequel elle se forme,
biconcaves. En effet, celles-ci impriment aux II est inutile de dire que , dans ce cas , l'i-
rayons qui vont pénétrer dans l'œil une di- mage ne présente qu'une très-faibleintensité,
vergence telle, que l'action combinée des ce qui provient de la grande proportion de
milieux réfringents amène sur la rétine le rayons éliminés par l'interposition du dia-
foyer des rayons provenant d'objets placés à phragme. Mais il faut noter qu'un objet rendu
la distance ordinaire de la vue distincte. visible à l'aide do pareils procédés sous-tend
Mais les lunettes vulgairement usitées pré- sur la rétine un angle tel, que ses dimensions
sentent un inconvénient qui résulte de l'a- doivent paraître plus grandes que si on l'ob-
berration de courbure de leurs surfaces : les
objets peu éloignés de l'axe visuel sont vus
avec une netteté suffisante , tandis que ceux
dont les rayons n'arrivent à lœil qu'en tra-
versant les bords de la lentille sont vus avec
serve à la distance ordmaire de la vision dis-
tincte.
J. Millier ( oiiv. cit. t. II , p. 332 ) parle
d'une comparaison possible entre les dimen-
sions de l'objet vu au moyen du diaphragm(!
confusion, ('ela tient à la réfraction trop et celles de l'image confuse qui se peint di
grande que font éprouver à la lumière les rectement dans l'autre œil. On comprend
bords de l'appareil employé. combien est peu rigoureuse l'appréciation
Pour obvier à cet inconvénient des lentilles d'une grandeur avec un terme de comparai-
usuelles , Wollaston en a fait construire son si imparfait. Il est possible d'ailleurs,
d'autres qu'il nomme périscopiques : ce sont comme il le pense, que l'incurvation impri-
des lentilles dont la surface dirigée vers l'œil mée aux rayons par la did'raclion qu'ils su-
est concave, et dont la surface tournée vers bissent aux bords du {)etil orifice percé dans
l'objet visible est convexe. Pour les près- la carte, ne soit pas étrangère à une amplifi-
bytes, le rayon de concHvité l'emporte sur cation apparente.
celui de convexité ; la construction est inverse L'œil est-il achromatique ? — Si l'on jugeait
pour les myopes. On conçoit facilement, d'à- de la perleclion de l'œil, comme appareil
près les lois connues de la marche de la d'optique , par l'ensemble des impressions
lumière dans les lentilles, qu'avec des appa- perçues au moyen du sens de la vue, on
reils convenablement construits d'après le pourrait être amené à conclure que cet ins-
principe de Wollaston , on puisse détruire Irument est achromatique, et pourtant celte
les effets fâcheux d'une trop grande réfraction proposition ainsi formulée serait inexacte,
pour les rayons périphériques. Un grand nombre d'expériences prouvent.
Influence des petites ouvertures sur la liis- en effet, que l'achromatie complète de l'œil
tance de la vision distincte. — Pour terminer n'existe pas. Avant de les exposer, rappelons
ce qui a irait à la distance de la vision dis- que l'achromatismô d'un appareil lenticulaire
tincle, je rappellerai une expérience bien n'existe qu'autant que tous les rayons élé-
Ii67 M K DICTrONNAIRE DE riIlI.OSOPIIIR. VUE 1108
iiionlaires éiiiani^'s d'un ])oint blanc extérieur ri-sullals au moyen d'un instrument qu'il a
forment leur foyer en un m<^me point : une nommé opiochromutncire.
lentille est dite uchromaiique si la dislance Si l'ciîil n'est pas doué d'un acliromalisme
focale pour les divers rayons élémentaires absolu , il faut pourtant admettre que ses
qui la traversent est la môme. j)arties sont tellement disposées, que par des
Or, cette condition est-elle satisfaite dans conipensation3incomi)lètes, mais sulTisantes,
l'œil ? Nous ne le pensons })as, et , à l'appui le défaut d'achromatisme ne se manifeste pas
<le notre sentiment, nous citerons d'abord dans les circonstances ordinaires de la vision,
une expérience indiquée par Arago. Elle et qu'il faut presque toujours se mettre en
consiste à regarder une étoile brillante à dehors des conditions communes pour voir
travers un prisme tenu horizontalement , de apparaître les couleurs qui en sont le ré-
manière aue son arête soit en haut. Pour sullat.
lixer les idées , nous supposons que l'étoile Toutes les fois que nous fixons les objets
soit à l'horizon : si l'œil était achromatique, qui nous environnent, en adaptant convena-
l'étoile étant un point radieux blanc , devrait blement l'œil pour la dislance à laquelle ils
donner dans l'œil la sensation d'un spectre se trouvent placés, nous percevons une image
linéaire dans lequel le violet serait en haut dont les bords sont dépourvus des franges
et le rouge en bas, les rayons intermédiaires irisées qui se produisent au foyer d'un ap-
étant compris entre ces deux limites extrêmes, pareil lenticulaire non achromatisé. Mais
Or, il n'en est pas ainsi : si l'on fixe le violet, dirige-t-on ses yeux vers un objet, en faisant
il apparaît comme un point , mais le spectre intervenir une adaptation convenable pour
va en se dilatant en une sorte de triangle un point imaginaire situé en avant ou en
jusqu'à la partie rouge; si l'on regarde le arrière de lui, en même temps que l'image
rouge , on a dans cette teinte la sensation perçue est beaucoup moins nette , les phé-
d'un point , et tout le reste du spectre se nomènes chromatiques se manifestent,
dilate jusqu'au violet; enfin, quand on re- Scheiner (owr.cù.), qui le premier a signalé
garde la teinte moyenne , le vert , les deux ces phénomènes, indique les expériences
extrémités s'étendent comme précédemment, suivantes comme les plus propres à les mettre
Ce phénomène tend donc déjà à établir que en évidence.
l'œil n'est pas achromatique, puisque, pour On trace un cercle blanc sur un plan noirci
un certain étatde l'organe, Içs diverses teintes qu'on place verticalement de façon à ce qu'il
élémentaires ne se trouvent pas en même soit vivement éclairé. Si l'on regarde le cer-
temps au foyer. cle, en s'adaptant j)Our la distance à laquelle
Une observation faite et signalée pour la il se trouve, ses bords se détachent avec net-
première fois par Fraûnhofer, vient à l'appui teté sur le fond noir, et sont dépourvus de
de l'expérience d'Arago. Pour la répéter, il frange ; mais si , dirigeant les yeux sur ce
suffit d'examiner le fil d'araignée d'une lu- cercle , on fait intervenir l'adaptation pour
nette microscopique , en l'éclairant au moyen un point plus rapproché ou plus éloigné, ce
de chacun des rayons du spectre. Le fil, étant qui demande une certaine habitude, la per-
visible pour le rayon rouge, ne peut plus être ception cesse d'être nette, et en même temps
aperçu si l'on fait arriver de la lumière vio- les bords du cercle blanc semblent se colorer,
lette, à moins que l'on ne fasse varier la dis- Lorsque l'accommodation des yeux se fait
tance de l'oculaire. ])Our un point visuel plus rapproché que la
Arago cite aussi , contre l'achromatisme de distance à laquelle se trouve le champ noir,
l'œil , une expérience semblable à la précé- l'image confuse que l'on perçoit semble en-
dente. Une lunette achromatique est dirigée tourôe de bandes colorées, violettes, bleues,
sur une étoile, et l'oculaire tiré à une dis- jaunes et rouges; le violet constitue le cercle
tance convenable pour la voir avec la plus le plus externe, et le rouge le plus interne,
grande netteté : si l'on place entre l'œil suc- Quand l'adaptation est convenable pour un
cessivement une lame de verre violet, puis point plus éloigné que le plan du cercle, les
une autre de verre rouge à faces planes et mêmes couleurs se voient encore, mais elles
parallèles, on constate que dans chacun des présentent des dispositions inverses : le
cas l'oculaire n'est plus au point, etqu'ilfaut rouge étant extérieur, et le violet jdus inté-
l'éloigner pour le rouge , le rapprocher pour rieur.
le violet. On peut encore mettre en évidence le dé-
11 est permis de conclure, d'après ces faits, faut d'achromatisme de l'œil, en plaçant près
que l'œil manque de la propriété de faire de la cornée un obstacle propre à intercepter
<;onverger en un même point les foyers des les rayons qui pénètrent dans une portion
divers rayons élémentaires qui constituent de la pupille ; les bandes colorées apparais-
la lumière blanche. sent aussitôt autour des objets extérieurs.
Je pourrais ajouter à ces expériences déjà D'après tout ce qui précède, nous répétons
si concluantes les observations .faites par qu'il est impossible d'admettre l'achroma-
Lehot (Nouvelle théorie de la vision, qua- tisme complet de l'œil. Cependant on peut se
tiième mémoire ; Paris, 1828). Il a reconnu, rendre compte, d'une manière assez salis-
en ell'et, que, si l'on dispose sur un optomètre faLsante , de l'achromatisation des imag' s
des tils diversement colorés, la vision dis- nettes dans l'œil, en remarquant que celle
tincie ne s'opère pas à la même distance pour propriété leur appartient seulement lors-
les nuances dill'érentes. qu'elles résultent delà rencontre des foyers
Vallée [ouv. cil.) a confirmé et élcndu ces exactement sur la rétine. Dans ce seul cas ,
IiC9
VUE
PSi'CHOLOGlE.
VUE
les franges colorées , engendrées par la dé-
composition de la lumière blanche, ont une
l'aible étendue. On conçoit que, la rétine
étant placée do telle sorte que le fover du
violet soit un peu en avant de la surface et
celui du rouge à une petite dislance en ar-
rière, une superposition dos rayons élémen-
taires, dans un espace très-petit, puisse don-
ner la sensation du blanc. Aussi, dès que
1170
tions physiologiques qui ne pouvoni être
abordées que par le raisonnement sans le se-
cours de l'expérience.
La perception d'une impression lumineuse
résulte d'une modification, d'un ébranlemeiil
des particules de la membrane sensible (ré-
tuie), communiqués à l'encéphale lui-même.
Or, en admettant que les particules élémen-
taires de la rétine soient toutes orientées
e^ t.nerb ne se trouvent plus exactement sur d'une manière déterminée , par rannort à la
Ja retinp. . in CmiPpnncifiAn lion r.nnr.lr.0 Aa i-.r.„>;^ ««^t 1„ ; _ _ » "^ , ' ' ...
la rétine, la superposition des cercles de
ditïusion ne s'opère plus , et les couleurs ap-
paraissent, comme cela s'observe dans l'expé-
rience de Scheiner.
Vallée [lue. cit.) donne de l'achromatisme
des images oculaires une explication ingé-
nieuse, pans l'oeil, suivant cet auteur, on
doit distinguer deux appareils : l'un qui so
compose de la cornée, de l'humeur aqueuse,
du cristallin, et qui doit rapprocher le foyer à
cha(|uo réfraction, conséquenunent courber
es rayons en lignes convexes vers l'axe de
l'œil; l'autre, qui se compose des couches
concentriques du corps vitré, et dont la pro-
priété est de courber les ravons en lignes
€t)ncaves vers le même axe. Vallée nonnne le
premier o/)/>o/-ej7 antérieur, et le second ap-
pareil postérieur.
Dans les réfractions du premier a[)pareil,
la convergence du faisceau réfracté étant
augmentée à chaque réfraction , le foyer du
rouge est en avant,* celui du violet en arrière,
et ces deux foyers s'éloignent de plus en
plus. Pour l'appareil postérieur, c'est tout le
contraire : le faisceau réfracté converge de
moHis en moins; le foytîr violet, qui serait en
avant pour chaque réfraction, si lo rayon in-
cident était un rayon blanc, se raïqirôcho du
loyer du rayon rouge, et l'écarlement de ces
doux foyers diminue. Conséquemment, d'a-
près Vallée, en traversant l'œil, les rayons,
I>ar une compensation de réfrangibilité entre
l'appareil antérieur et l'appareil postérieur,
tendent vers l'achromatisme. Pour une cer-
taine distance, l'œil pourrait donc être achro-
matique, comme le sont nos bonnes lunettes.
Assurément, si la disposition des éléments
partie centrale qui se trouve sur le trajet de
l'axe optique, il est permis de croire que.
toutes les fois que le même élément sera im-
pressionné par un pinceau lumineux, amené
par réfraction dans la même direction, la sen-
sation sera la môme. Nous sommes ainsi con-
duits à prononcer sur la direction d'un objet,
d'après la modification éprouvée par un ap-
nareil immuable dans sa disposition , lorsque
les rayons émanés d'un corps lumineux se
présentent à l'appareil réfringent dans les
mêmes conditions d'incidence.
Quant au sentiment d'extériorité des objets
perçus au moyen de l'appareil de la vision ,
un pareil sujet, quoiqu'il ait été beaucoup
discuté, me semble ici tout à fait inabordable.
Que sait-on, en effet, sur la nature des sensa-
tions? Il serait tout aussi impossible d'appro-
fondir ce point purement psychologique (]ue
de cherchera déterminer pourquoi des rayons
de telle réfraction donnent la sensation du
violet, des rayons de telle autre, celle du
rouge ou du jaune. Les' appareils des sens,
jetés entre le moi intellectuel et le monde ex-
térieur, présentent au physiologiste un vaste
sujet d'études; mais il doit savoir s'arrôt^^r à
une certaine limite, circonscrite par les don-
nées de l'anatomie et des sciences physiques,
sous peine de se laisser entraîner b. des idées
purement spéculatives.
Pour embrasser la (|uestion de la direction
de la vue dans toute sa généralité, iJ importe
de faire observer d'abord que la rétine est
disposée en surface sphéri(|ue. Chacun des
rayons qui pénètre dans l'œil, en émanant
des différents points d'un objet, forme un
faisceau conique, dont le sommet arrive sur
I -j / / • — ,', ^'^my^mj iu.c>vv>uu v/uiimuc, uuiji lu summei arrive sur
M ly^ \ "^ "^^''i^ celle que Vallée admet, la membrane nerveuse, et tous les cônes sont
nu nniirrPlf m cran, or en iKiinn n nr^.^r^^r. f^„i ^„J^„„X . J .. ^-^ '^^''^^ ^^i"'
nu pourrait regarder sa théorie comme fort
satisfaisante; mais, nous le savons déjà, une
pareille disposition est purement hypothé-
tique.
Qu'il me soit permis de rappeler ici, en
terminant, qu'Euler (Lettres à une princesse
d'Allemagne, lettre 43% trad. de Labey, t. I,
p. 195) admit l'achromatisme de l'œil, et en
ht le point de départ des recherches qui de-
vaient amener la découverte des lois physi-
({ues de l'achromatisme et la construction des
appareils achromatiques, que Newton consi-
dérait comme impossibles, en admettant une
proportionnalité erronée enU-e le coefficient
de dispersion et le coefficient de réfraction
des milieux transparents.
De la direction suivant laquelle sont vus les objets.
Cette question, l'une des plus importantes
de la théorie de la vision, a donné lieu à bien
UC5 conlro-verses, comme la plupart des ques-
ordonnés par rapport à une ligne fictive pas-
sant par le centre optique. On peut admettre
que le centre optique se confond sensible-
ment avec le centre de la surface sphériquc
de la rétine. Prenant un des éléments quel-
conques de la féline, supposons un point
radieux extérieur envoyant un faisceau de
lumière de direction définie; si, après la ré-
fraction, l'axe du cône, dont le sommet est à
la rétine, passe par la particule supposée de
cette membrane, il en résultera une sensa-
tion déterminée, et, toutes les fois que la
môme particule sera ébranlée de la même
manière, on aura la perception d'une direc-
tion analogue.
Il existe donc une relation tellement dé-
finie entre la direction des rayons qui arri-
vent à l'œil, le centre optique et l'orientation
des éléments de la rétine, que l'inclination
des rayons incidents étant la même par rap-
port à l'axe opti(£ue, la notion de diroctiou
1171
VUE
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
VUE
\m
ipii en résultera sera jjour nous constamiuent
identique. Nous sentirons l'étal d'une jvarli-
ciile nerveuse, et, comme cet étal ne peut
6tro le munie que par une condition sem-
blable dans les agents physiques qui l'aHec-
lent , nous reporterons sur leur direction
l'identité d'impression ({ui aura été perçue.
Plusieurs opinions ont été émises sur la di-
rection suivant laquelle les objets extérieurs
sont perçus par l'appareil de la vision. Sui-
vant Porterfield [Complète system of optics ;
Cambridge, 1738, t. H), tout point extérieur
est vu dans la direction d'une ligne, qui, par-
tant de son image sur la rétine, passe par le
centre de la surface sphérique de cette mem-
brane.
Robert Suiitli (Bihlioth. univ. de Genève)
admet que la direction du regard se confond
avec l'axe du cône lumineux, qui, partant de
l'objet, a son sommet sur la rétine même.
D'Alembert, ayant soumis ces deux hypo-
thèses à l'épreuve du calcul, d'après les don-
nées fort incomplètes qu'il possédait sur les
courbures des milieux réfringents de l'œil et
sur les indices de réfraction de ces substances
transparentes, arriva à conclure que la gran-
deur apparente des objets était très -diffé-
rente, suivant que l'on adoptait l'une ou
l'autre de ces deux manières d'interpréter la
•lirection de la vue. Cette déduction analy-
tique le porta à les rejeter toutes deux, et à
jM'oposer une opinion nouvelle. D'après cet
illustre géomètre, l'œil voit toujours les diffé-
rents points d'un objet dans la direction de
chacune des lignes droites passant par tous
les points de l'objet, et la représentation de
chacun de ces points sur la membrane ner-
veuse.
Mais la théorie de d'Alembert ne s'appuie,
comme il l'avoue lui-même, sur aucune rai-
son probante : je ne fais donc que la men-
tionner.
D'ailleurs, Brewster {OEuvres physiologi-
ques, t. II, p. 417; Paris, 1767) a soumis de
nouveau au calcul les trois opinions précé-
dentes. Celle étude, faite avec la connaissance
approfondie des données physiques qui man-
< uaienl au géomètre français, lui a prouvé
«iue ces trois lignes, représentant la direction
le la vue, sont à une si faible distance les
unes des autres, que, « avec une inclinaison
de 30% une ligne perpendiculaire 5 la rétine,
au point impressionné, passe parle centre de
l'œil, et ne diffère pas de la vraie direction
de la vision de plus d'un demi -degré, dévia-
tion trop petite pour porter préjudice à la vi-
sion en ligne droite de l'objet. »
« Comme le globe de l'œil, dit-il, est à peu
près sphérique , toutes les lignes qui sont
perpendiculaires à la rétine passent par un
même point, c'est-à-dire par le centre de la
surface de la rétine. A cause de cela, ce point
peut s'appeler le centre des rayons visuels;
car chaque point de l'objet est vu dans la di-
rection d'une ligne qui joint ce centre et le
l)oint regardé. «
\ la question de la direction de la vue se
I attache d'une manière immédiate la solution
d'un des problème.^ les plus délicatà de la vi-
sion : je veux parler de la propriété remar-
quable que possède l'œil d'assigner aux ob-
jets la position qu'ils présentent réellement,
comme l'indique le sens du toucher, bien
que l'image peinte sur la rétine soit ren-
versée en réalité.
Vue droite avec des images renversées. —
Parmi les diverses opinions proposées pour
rendre compte de la vue droite avec des
images renversées, celle de Lecat [OEuvres
physiologiques, t. II, p. 417; Paris, 1767), qui
subordonne les notions acquises par le sens
de la vue aux notions que donne le toucher,
a compté un assez grand nombre de par-
tisans.
« Comment, dit cet auteur, l'âme rap-
porle-t-elle au bas de l'objet la sensation
qu'elle reçoit au haut du fond de l'œil, et h
droite l'impression qu'elle reçoit h gauche?
Le grand maître que l'âme a suivi dans cette
réforme est le sentiment du toucher. Celte
seule sensation est le juge compétent, le juge
souverain de la situation des corps; c'est ce
maître qui, le premier, nous a dit que nous
marchions debout, et qui, sur cette première
règle, nous a donné la véritable idée de la si-
tuation des autres corps. L'âme a été con^
vaincue par les démonstrations de ce sens;
car elles sont sans réplique, et elle sait d'ail-
leurs que les yeux sont en cela fort trom-
peurs; elle a donc dit : Puisque cet homme,
que mes mains et la propre situation de mon
corps m'ont démontré être debout, m'envoie
dans l'œil une image renversée, dorénavant
je jugerai droits tous les objets qui se pein-
dront renversés dans l'œil, et je jugerai ren-
versés tous ceux qui s'y peindront droits; le
jugement de raisonnement a été bientôt suivi
du jugement d'habitude, et, l'habitude une
fois établie, c'est une énigme à deviner que
la façon dont l'âme peut voir, c'esl-h-âlre
juger les objets droits, quoiqu'ils soient ren-
versés dans l'œil. »
Assurément, s'il y avait besoin d'une recti-
fication des impressions produites par le sens
de la vue, le toucher pourrait intervenir, et
donner, sur la véritable position des objets,
des notions certaines, en les rapportant à la
direction des diverses parties du corps; mais,
pour faire intervenir ce sens comme un ré-
gulateur des impressions visuelles, il faudrait
d'abord savoir si les relations qui existent
entre les différents points d'un objet éclairé,
et les particules de la rétine qu'ils affectent,
ne sont pas les seules qui donnent à l'intelli-
gence la notion réelle sur la position de l'ob-
jet. Je développerai bientôt cette proposition.
Disons toutefois, dès à présent, que la théorie
de Lecat ne paraît guère soutenable, puisque,
basée sur le raisonnement seul, elle n'est ap-
puyée d'aucune expérience, et que, de plus,
les observations ayant cours dans la science,
d'aveugles-nés qui ont recouvré la vue, lui
sont tout à fait contraires. Jamais il n'a été
fait mention des illusions auxquelles aurait
diâ donner lieu le prétendu renversement des
impressions visuelles, ni de l'éducation spé-
ciale à laquelle ces individus auraient dû se
soumettre pour les rectifier.
1173 VUE PSVCnOliOGIE. VUE Î174
J. Mïillcr (/»/• vcri/leiclundw Phi/siohxjie l'image qui se trouve dans la direction do
des Gcsichtssinufs des Mcn^chcti und der l'axe optique, pouvait être vu à un moment
Thiere, etc., Leipzig, 18:26) et Volkmann donné, et s'il fallait, pour avoir la notion des
{.\eue Heitrœge zur Phi/siologic des Gesichts- objets environnants, imprimer au globe ocu-
.xinnes , 1836) émelteni une opinion que laire des mouvements tels que chacun de leurs
beaucoup de physiologistes partagent avec
• •ux. D'après ces auteurs, nous ne jugeons de
la position des objets que par la relation
(lu'ils présentent avec les corps qui les envi-
points vînt successivement occuper cette
partie de la rétine, l'interprétation de Lamé
devrait entraîner la conviction. Mais en est-il
réellement ainsi? Nous ne le croyons pas, et
ronnent : peu importe (ju'ils soient droits ou l'expérience de tous les instants le démontre.
renversés, si tous otTrent les mêmes rapports
dans la représentation oculaire.
Rien ne peut être renversé, a-t-on dit,
(luand rien n'est droit; car les deux idées
n'existent que par opposition.
Une pareille manière de raisonner est spé-
cieuse, et le succès de celte théorie le prouve
assez; cependant, je ne la crois point exacte.
Le terme de comparaison , qu'on suppose ne
pas exister, manque en ed'et dans la repré-
sentation des objets extérieurs qui se fait sur
la rétine ; mais nous n'en avons pas moins le
sentiment de la position que ;ious occupons,
par une foule de conditions physiques aux-
((uelles nous sommes assujettis. C'est par rap-
j)ort à nos organes mêmes, et non pas seule-
ment d'après les parties diveises des images
peintes sur la rétine, que nous jugeons de la
position.
Si la théorie précédente était vraie, il fau-
drait admettre que, s'il était un instant pos-
sible de supposer que les images renversées
dans notre œil devinssent droites, nous n'en
aurions pas la perception, puisque, dans ce
«•as comme dans le précédent, toutes les par-
ties de l'image se trouveraient, les unes par
rapport aux autres, ordonnées de la môme
manière; mais il n'en est point ainsi : car, si
l'on regarde des objets terrestres dans une
lunette astronomi(jue, en ayant soin d'empê-
cher toute image directe de pénétrer dans
l'œil, quoique les parties de tout ce qu'on
voit se trouvent dans le même rajjport, on
aura la sensation d'objets renversés, et cette
Assurément, dans la représentation des ob-
jets extérieurs sur la rétine, il n'y a qu'une
portion excessivement restreinte de l'image,
celle qui se trouve dans la direction de l'axe
optique, qui se peint avec netteté; mais il
n'en est i)as moins vrai que toutes les parties
du champ de la vision, c'est-à-dirxî toute la
portion de la rétine aiîectée, donnent une
notion plus vague, mais certainement sudi-
sante,sur la position des objets environnants.
Oïl ne peut, pour interpréter les relations
des images avec les perceptions, faire inter-
venir, dans la majorité des cas, le mouvement
des nmscles oculaires, ]niisque les rapports
des diverses parties de l'image sont saisis,
bien que l'œil conserve une itnmobilité com-
plète.
Les notions sur la direction de la vue, pré-
cédemment exposées, me |)araissent devoii-
conduire à la seule explication satisfaisante
du phénomène cpii nous occupe.
Il faut considérer la surface sphérique con-
cave de la rétine comme formée par une mo-
saïque, dans laquelle chatjue particule élé-
mentaire est une sorte d'œil atfecté à la
perception des diverses inq)ressions lumi-
neuses, suivant une direction déterminée.
Tout pinceau de lumière, émané d'un point
radieux, qui formera un cônu ayant son som-
met sur cet élément et son axe normal en ce
lieu de la rétine, sera senti, connue je l'ai
dit, dans la direction de la ligne joignant le
centre de la surface sphérique au point re-
gardé. Si l'on raisonne ainsi [)Our un second
sensation naîtra, non pas des termes de corn- point radieux, j)uis enlin pour tous ceux qui
paraison pris dans les perceptions oculaires,
eon^me le voudraient les physiologistes que
j'ai cités, mais dans ces conditions de posi-
tion de tout notre organisme auxquelles je
fais allusion.
Lamé {Cours de physique, etc., t. Il, p. 245)
présente, sur la vision droite au. moyen des
images renversées, une théorie ingénieuse.
« L'image d'un objet sur la rétine est, dit-il,
évidemment renversée par rapport à la posi-
tion de l'objet lui-même. Nous jugeons cet
objet droit par la conscience des différents
mouvements que nous sommes obligés d'im-
constituent l'ensemble d'un objet visible, il
est évident que la perce[)tion de chacune des
parties se faisant dans la direction réelle,
celle de tout l'ensemble se trouvera dans les
mêmes circonstances j)ar rapport <i l'individu.
C'est donc dans l'ordonnation des éléments
de la rétine sur une surface concave, dans la
perception en quelque sorte individuelle pour
chacune de ces particules, ({ue me senible
résider réellement la propriété remarquable
dont jouit l'œil de juger avec exactitude de la
véritable situation des objets.
Celte interprétation aurait sans doute be-
{)rimer aux axes optiques de nos yeux , pour soin de preuves expérimentales, qui lui raan
regarder successivement les Uitférentes par-
ties de cet objet, en lesahaissant de son som-
met à sa partie inférieure. »
On voit que, dans l'opinion de ce physi-
cien, ce serait en procédant d'une façon ana-
logue au sens du toucher, que nous parvien-
'. (Irions à acquérir sur la véritable position des
-objets des notions exactes; mais on peut re-
connaître aussi que cette hypothèse est in-
sulh>anle. Sans doute , si le seul point de
queroat probablement toujours; toutefois, on
sera d'autant moins éloigné de l'adopter qu'on
voudra bien embrasser cette idée, que l'imagii
formée sur la rétine n'e«« ras vue comme un
ensemble tout fait, mais que cnacun des points,
concourant à sa formation, impressiynne iso-
lément l'appareil nerveux. Tout le problème,
ramené à cette considération, se réduit a la
solution de cette question : Est-il possible
qu'un point lumineux extérieur soit secti
1175
VUE
DICTIOXNAIllE DE PlULOSOPIilE.
VUE
1176
•l.'ins r<i;il suhTiint la direction qu'il occupe
par rapport à nous?
Des dilférents phénomènes consécutifs à la percep-
tion des objets lumineux.
Quelle que soit la nature de la modifica-
tion qu'éprouve la rétine quand celte mem-
brane vient à être impressionnée par la
lumière, toujours est-il que l'action de ce
fluide persiste pendant un temps plus ou
moins long, et que, la sensation étant une
fois produite, le retour à létat normal ne se
lait jamais brusquement.
Il importe, pour ne conserver aucun doute
sur ce point , de rappeler quelques eipé-
riences très-vulgaires.
Un charbon incandescent , que l'on fait
mouvoii' dans l'air avec rapidité, donne à
l'œil la sensation lumineuse des lignes
courbes qu'on lui lait parcourir. Il suflil de
réfléchir à ce phénomène pour en trouver la
véritable interprétation : évidemment il est
dû à ce que le corps lumineux est encore
senti dans la rétine au moment où, par son
mouvement de translation , il va produire
une impression dans d'autres points de cette
membrane.
Dans beaucoup d'autres cas, des illusions
d'optique remarquables reconnaissent la
même origine. Qu'il nous suffise de rappeler
ici que la persistance des impressions visuel-
les est la cause de l'amplification apparente
d'une corde ou d'une verge que l'on fait
entrer en vibration ; de la disparition des
rais d'une roue à laquelle ou imprime un
mouvement de rotation assez rapide ; de la
continuité d'une veine liquide dans sa portion
trouble, et d'un grand nombre d'autres ap-
p-arences trompeuses sur lesquelles nous ne
pouvons insister.
Dès qu'on reconnaît que l'impression prO'
duite sur la rétine a une certaine durée,
on doit se demander s'il n'est pas possible
de déterminer quelle est sa valeur, quelles
S(>nt ses variations suivant les diverses condi-
tions auxquelles se trouve soumis l'agent
excftateur lui-même.
Les premières expériences sur la durée
de l'impression visuelle sont dues à d'Arcy
{Mém. sur la durée de la sensation de la vue ;
dans Mém. de l'Acad. des sciences, 1765,
p. 439) ; elles ne résolvent pas le problème,
comme on peut s'en convaincre en prenant
connaissance de son procédé. Utilisant le
phénomène connu du charbon incandescent,
cet observateur imprime , au moyen d'un
mécanisme convenable, un mouvement cir-
culaire à un point lumineux situé devant l'œil ;
puis, quand la vitesse de rotation est suffi-
sante pour qu'on perçoive une circonférence
complète, il considère, comme durée de la
sensation produite par une cause instantanée,
le temps employé parle point incandescent à
faire une de ses révolutions.
Ce moyen est évidemment imparfait ; car
il indique seulement que, pendant le temps
d'une révolution du point incandescent, la
sensation visuelle a présenté une intensité
ïonstante. Mais là n'est pas seulement le
problème, comme on le verra bientôt. L'im-
pression, provenant d'une cause instantanée,
peut avoir une durée beaucoup plus grande,
si l'effet consécutif produit, d'abord très-éner-
gique, ne s'évanouit totalement que par des
degrés insensibles.
Un moyen beaucoup plus exact de déter-
miner la durée de la persistance de l'impres-
sion visuelle sur la rétine a été indiqué et
employé par Aimé.
Deux cercles de carton, de même diamètre,
sont traversés par un axe autour duquel ils
peuvent se mouvoir avec des vitesses égales,
mais de sens opposé. L'un des cercles est
percé d'un nombre considérable de petites
ouvertures en forme de secteurs , placées
toutes à égale distance du centre et équidis-
tantes entre elles. L'autre cercle présente un
seul de ces secteurs occupant la même posi-
tion que les précédents par rapport au centre
de figure.
Si un observateur, plaçant son œil h quel-
que distance des cercles et à la hauteur des
secteurs, imprime au système un mouvement
de rotation en fixant du regard, à travers
ces orifices, une surface blanche ou colorée
fortement éclairée, plusieurs cas peuvent se
présenter.
Supposons d'abord que le mouvement de
rotation des cercles soit très-lent : l'obser-
vateur ne percevra qu'un des secteurs lumi-
neux à la fois, et les images éclairées, aper-
çues successivement, se déplaceront dans le
sens de la rotation du secteur unique.
Dans cette manière d'opérer, la sensation
lumineuse est perçue lors de chaque coïnci-
dence du secteur unique avec l'un de ceux
tracés sur le second cercle. Le déplacement
des images qui se suivent doit donc être sub-
ordonné à la direction du mouvement du
secteur unique. Si une seule image est per-
çue à la fois, il faut en conclure que la durée
de l'impression produite est plus petite que
le temps employé pour deux superpositions
successives des secteurs.
Mais imprime-t-on aux deux cercles un
mouvement de rotation de plus en plus ra-
pide, l'œil conservant sa même direction fixe,
l'observateur reçoit à la fois la sensation de
deux, trois, et enfin d'un nombre croissant
de secteurs lumineux. Il est évident alors que
la sensation, produite par l'un des secteurs,
persiste encore, lorsque l'image, engendrée
par la seconde et la troisième superposition
des ouvertures, arrive à la surface de la ré-
tine. Le nombre des images perçues est d'ail-
leurs ici indépendant de leur intensité rela-
tive, ce qui enlève à cette manière d'opérer
un des plus graves défauts offerts par le pro-
cédé de d'Arcy.
Pour tirer de ces expériences , sinon la
valeur absolue, au moins la valeur approchée
de la durée de l'impression visuelle, il suffit
de prendre comme expression de cette quan-
tité la moitié du temps employé par le sec-
teur unique à parcourir l'arc occupé sur le
second cercle par le nombre des secteurs
équidistants vus simultanément. On suppose
alors que le dernier est resté immobile. La
1177
VUE
PSYCHOLOGIE.
VUE
1178
vitesse de rotation est facilement appréciée
par un mécanisme dont je n'ai pas à m'oc-
ciiper ici.
La question de la durée des impressions
visuelles a été aussi un sujet d'études pour
Plateau {Ann. de chim. et de phys., t. LVIll,
p. 40P,qui est arrivé a formuler sur ce point
des résultats très-précis.
D'après cet excellent observateur, pour que
la rétine ébranlée perçoive une impression
complète, il est nécessaire que la cause exci-
tante, c'est-à-dire l'action de la lumière, ait
une certaine durée
Une observation pleine d'intérêt faite par
le môme physicien, c'est que le temps pen-
dant lequel l'impression visuelle conserve
une intensité constante est variable suivant
l'énergie de la cause elTiciente. Il a constaté
que ce temps est d'autant plus court, que l'im-
pression est plus violente. La durée de ce phé-
nomène étant, 1/100 de seconde pourl'action
])roduite par la lumière diffusée à la surface
d'un carton blanc exposé au soleil, on trouve
qu'elle croît de plus en plus, quand on re-
couvre successivement le disque d'une teinte
jaune, rouge ou bleue.
Si l'action lumineuse, source du phéno-
mène, a agi pendant un temps suffisant pour
f)roduire ce que nous avons désigné plus
laut sous le nom d'impression complète, on
constate que la durée totale de l'impression,
c'est-à-dire, le temps compris entre son
maximum d'intensité et son minimum, croît
avec l'intensité de la lumière qui a primitive-
ment agi : celte durée est en raison inverse
de celle de l'ébranlement direct.
Le phénomène de la persistance des im-
pressions visuelles sur la rétine a été pour
jilusieurs observateurs l'origine de travaux
intéressants à plus d'un litre.
La détermination de la véritable forme
des objets, lorsque ceux-ci sont animés d'un
mouvement rapide, a été obtenue au moyen
de divers appareils ingénieux créés par ÏMa-
teau, Faraday et Savart. Wheatstone, en te-
nant compte de cette donnée physiologique
si importante, est arrivé à une méthode re-
marquable qui lui a permis de déterminer,
avec une approximation satisfaisante, la vitesse
de la lumière électrique.
Nous regrettons de ne pouvoir entrer dans
les détails que comporteraient toutes ces in-
génieuses recherches ; mais, quoique basées
sur les propriétés d'un de nos organes, elles
appartiennent en définitive plutôt à la phy-
sique pure qu'à la physiologie.
Images accidentelles. — Les faits exposés
précédemment sur la persistance des impres-
sions visuelles ne. sont pas les seuls dont
nous ayons à nous occuper. Il est toute une
classe de phénomènes qui méritent de fixer
maintenant notre attention : il s'agit des images
dites accidentelles ou consécutives.
Je ferai d'abord connaître les expériences
propres à mettre en évidence les faits phy-
siologic^ues dont je me propose de donner
les différentes théories, en m'arrètant à celle
qui paraît réunir en sa faveur les probabi-
lités les plus grandes.
Le phénomène des couleurs accidentelles
consiste essentiellement dans le fait suivant :
Lorsqu'on a fixé ses regards, pendant un
temps plus ou moins long, sur un objet
coioié, si l'on dirige les yeux sur un fond
blanc, ou qu'on ferme tout à coup les pau-
pières, on a la sensation d'une image dont
la forme est la même que celle de. l'objet,
mais dont la couleur est complémentaire de
celle de ce dernier
J'ai déjà dit qu'on doit entendre par coulettr
complémentaire une teinte telle, qu'ébranlant
des éléments de la rétine impressionnés en
même temps par la couleur primitive, il en
résulte pour le sensorium la perception de la
lumière blanche. Pour appuyer cet énoncé
par quelques exemples, je rappellerai immé-
diatement que, si la couleur perçue directe-
ment est rouge , l'image accidentelle sera
verte ; que si elle est orangée, l'image acci-
dentelle sera bleue, et ainsi de suite, d'après
la règle empirique de Newton.
Les expériences que l'on {)eul faire sur les
couleurs accidentelles sont très-nombreuses :
je me bornerai à signaler celles qui ont le
plus d'importance.
Deux observations, l'une de Rozier {Journal
de physique, t. VI, p. 486, année 1775), l'autre
de Plateau (Rec. cit.), prouvent avec la der-
nière évidence que l'extinction des images
accidentelles ne s'opère [)as par des degrés
insensibles, mais que la cessation totale de
l'impression paraît plutôt ne s'opérer qu'a-
près une série d'apparitions et de disparitions
successives.
« Supposons, dit Rozier, un appartement
ouelconque privé de la lumière du soleil, et,
aans cet appartement, un chandelier garni de
sa bougie allumée. Placez ce chandelier à vos
pieds, et sur le carreau, regardez perpendi-
culairement cette lumière de manière que vos
yeux la fixent sans interruption pendant
quelques instants ; aussitôt après, placez un
éteignoir sur cette lumière, levez les yeux
contre le mur de l'appartement, fixez vos
regards vers le même point sans cligner l'œil ;
vous ne verrez qu'obscurité dans le com-r
mencement de cette opération, [)uis, vers le
point que vous fixez, paraîtra une obscurité
beaucoup plus grande que celle de rap|)arte-
ment ; continuez à fixer sans vous lasser ;
peu à peu, dans le milieu de cette obscurité,
se manifestera une couleur rougeâlre ; elle
s'animera insensiblement, sa vivacité aug-
mentera, enfin elle acquerra la couleur do
flamme. »
Le fait général énoncé plus haut trouve
sa confirmation dans l'expérience di; Rozier
Voici d'ailleurs une expérience de Plateau
qui est encore plus explicite :
« L'un de mes yeux, dit-il {Ann. de chimie
et de phys., t. LVIlI), étant fermé et couvert,
j'adaptais à l'autre un tube noirci d'environ
50 centimètres de longueur et 3 de diamètie,
et je regardais fix(!ment, pendant une minuto
au moins, à travers ce tube, un papier rougo
bien éclairé et d'une étendue sufiisanle pour
fjue les rebords n'en fussent [)as aperçus ;
puis, sans découvrir l'œil fyrmé , j'enlevais
1179
VUE
DICTIUN.NAIUE DE PIlILOSOPlllE.
VUE
1.180
subiteoiciit le lur)e, et je regardais le plafond
blanc de l'appartenient. Alors je voyais
d'abord se former une image circulaire verte ;
mais bientôt elle était remplacée par une
image rouge d'une faible intensité et d'une
très-courle durée , après quoi reparaissait
l'image verte, à laquelle succédait de nou-
veau une image rougeûtre, et ainsi de suite,
les images successives allant toujours en
s'affaiblissanl, et le rouge ayant toujours
moins d'intensité et de durée que le vert. Je
voyais encore cette succession de couleurs,
mais d'une manière un peu moins distincte,
en fermant l'œil sans retirer le tube. »
Plateau est parvenu à mettre en évidence
un fait dont l'intérôt ne saurait être douteux ;
supposons que l'on fixe assez longtemps une
surface de couleur orangée vivement éclairée :
en portant son regard sur un écran peint en
blanc, on aura la sensation du bleu ; mais
qu'on le dirige, pour arriver au résultat
cherché, sur un écran peint en jaune, l'œil
recevra l'impression du vert : or, le môme
elï'et eût été produit en faisant arriver sinml-
tanément sur les mômes éléments de la rétine
des rayons jaunes et des rayons bleus.
On observe constamment que la production
d'une image accidentelle est précédée de la
persistance de l'impression primitive. Placés
à l'extrémité d'une longe galerie mal éclairée,
fixons, pendant une minute ou deux, une
croisée éclairée par le jour ditfus : au mo-
c'est que, tandis que deux couleurs réelles mentotî nous appliquerons nos mains devant
complémentaires qu(;lconques forment en- les yeux fermés, de façon à nous plonger
semble du &/rtnc, deux couleurs accidentelles dans l'obscurité la plus profonde, nous au-
(•omplémentaires ({uelconques produisent rons une sensation identique avec celle pro-
l'opposé du blanc, c'est-à-dire du noir. duite par l'objet ; ce sera donc une simple
L'expérience suivante est destinée à consta-
ter le phénomène qui est la base de ce prin-
cipe : sur un plancher, on étend une étoffe
noire au milieu de laquelle on place un car-
Ion rectangulair(i, de "20 centimètres de lon-
gueur sur 10 de hauteur, partagé en deux
carrés égaux, l'un rouge et l'autre vert, les
teintes étant aussi exactement que possible
complémentaires l'un de l'autre ; le milieu de
(îliaque carré est marqué d'un point noir. L'ob-
servateur ayant ledostournéauxfenêtres,mais
de manière à ne pasjeter d'ombre sur les carrés,
porte alternativement les yeux sur les deux
j)oints noirs , en demeurant à peu près une
persistance d'impression primitive. Mais,
après un temps plus ou moms long, l'image
accidentelle apparaîtra, et nous croirons voir
une image inverse, c'est-à-dire que les vitres
seront complètement obscures, et les barreaux
se détacheront en blanc.
La succession de ces deux genres d'impres-
sion est constante, et il n'est pas rare, je l'ai
observé plusieurs fois, que les alternatives
d'ima.:j;es directes et d'images inverses se re-
produisent plusieurs fois.
Suivant Franklin {Observations s^ir la phy-
sique , par RoziER, t. Il, p. 383, 1773), lors-
qu'on a la sensation de l'image réelle, par
seconde sur chacun. Cette opération est con- persistance d'impression, l'œil étant plongé
tinuée pendant une minute environ. L'expé
rimentateur doit alors se couvrir les yeux
avec beaucoup de soin ; il aperçoit, après quel-
ques instants, trois carrés, vert, noir et rouge.
Il est aisé de déduire de cette expérience
que le mélange de deux couleurs acciden-
telles complémentaires engendre la sen-
sation de l'opposé du blanc , c'est-à-dire.
du noir.
On arrive, par un procédé analogue, à d-
montrer que, si la réunion de deux couleurs
réelles est capable de produire la sensation
(l'une teinte mixte, la teinte résultant de la
combinaison des deux mêmes couleurs ac-
cidentelles sera identique. On trouve, par
exemple que le jaune et le bleu accidentels
donnent la sensation du vert, absolument
comme cette teinte serait engendrée par la
réunion du jaune et du bleu réels.
Cependant on a reconnu, par ce qui se
passe lors de la combinaison de deux images
'iccidentelles complémentaires, que les cou-
leurs accidentelles présentent avec les réelles
des ditférences fondamentales, puisque, dans
le cas oii celles-ci produisent sur l'appareil
par l'occlusion des paupières et l'apposition
des mains dans une obscurité complète , il
est facile de faire naître à volonté l'image ae-
cidentelle, c'est-à-dire inverse , en laissant
pénétrer la faible quantité de lumière qui
traverse le voile palpébral. Cette expérience,
que j'ai plusieurs fois répétée, réussit con-
stamment.
Une condition de laquelle il importe de
lenir compte dans toutes ces observations pour
arriver à leur vérification, a été indiquée par
J. Regnauld : c'est l'immobilité aussi com-
plète que possible des globes oculaires sous
les écrans dont on les couvre. Dès qu'on dé-
place la direction des axes optiques, toute
sensation réelle ou accidentelle disparaît im-
médiatement et il est nécessaire de rester
ensuite quelques secondes dans une position
invariable, pour que le phénomène se repro-
duise dans les mêmes circonstances.
Irradiation. — Auréoles accidentelles. — La
propagation dès impressions lumineuses, des
éléments de la rétine ébranlés directement à
ceux qui lesavoisinent, est l'origine de quel-
produisent sur t'appareil ques phénomènes dont l'ensemble constitue
de la vision la sensation du blanc, les pre- ce que l'on désigne sous le nom d'irradia-
raières donnent celle du noir. tion.
Plateau {Mém. cité) a démontré encore un Si l'impression produite sur la rétine pai
fait important : il a constaté que la combi- un objet éclairé se propage aux portions de
naison d'une couleur accidentelle avec une cette membrane qui sont voisines, il en ré-
couleur réelle engendre une teinte identique suUera une illusion pour l'expérimentateur
avec celle qui eût résulté des deux mêmes qui croira voir l'objet amplifié. Ce résultat
teintes réelles. Pour observer ce phénomène, peut être mis en évidence par queloue» ex-
1181
VUE
PSYCHOLOGIE.
VUE
1182
pôriences fort simples. On trace deux circon-
férences de même rayon sur deux cartons,
l'un blanc , l'autre noir ; puis on couvre le
cercle, limité par la première, d'une couleur
noire, et le cercle de la seconde d'une teinte
blanche : ces deux disques, placés à la môme
distance d'un observateur , paraîtront avoir
des rayons dift'érents. Le cercle noir sem-
blera constanmient ôtre plus petit que le
cercle blanc. Plateau, qui a étudié avec soin
loutes les questions qui se rattachent à ce
sujet , indique encore le procédé suivant :
sur un carton partagé en deux moitiés, l'une
noire, l'autre blanche, on trace une bande
comprise entre deux lignes parallèles; la por-
tion qui se trouve dans la moitié noircie
est peinte en blanc, celle qui se trouve dans
la moitié blanche est recouverte de noir. Bien
que les deux surfaces aient exactemmit la
même largeur, si un observateur se place à
une distance de 4 ou 5 mètres, la bande obs-
cure sur le fond blanc lui paraîtra {)lus étroite
que la bande blanche sur le fond noir.
Dans ces deux ex[)ériences, l'interprétation
du phénomène est la même. Si l'image blanche
paraît occuper, sur un fond obscur, un espace
])lus grand que la même image noire sur un
fond blanc , c'est que , dans le [)remier cas,
l'ébranlement de la rétine se propage aux élé-
ments voisins du contour de la représentation,
et empiète, par conséquent sur le fond; dans
ie second cas, c'est le phénomène inverso
qui a lieu, et renq)ièlement de la teinte du
fond s'opère aux dépens de la grandeur réelle
de l'image.
Tels sont les faits fondamentaux dont la
connaissance importe au physiologiste.
Les lois du phénomène, qui sont plutôt du
domaine de la [)hysique, ont été trouvées par
Plateau. Je signalerai les plus sinq)les. D'a-
près ce savant , l'irradiation se manifeste,
([uelle que soit la distance de l'objet lumi-
neux qui en est l'origine ; ainsi, à partir de la
distance iiiinima de la vue distincte, jusqu'à
un éloignement quelconque , le [)hénomène
peut
également ôtre constaté
angle visuel
sous-tendu est indépendant de la distance de
l'objet. Il est facile d'en conclure que' l'é-
tendue, que nous attribuons à l'impression
résultante, est proportionnel i'. à la distance
qui paraît exister entre l'objet lumineux et
les yeux de l'observateur, si toutes les autres
circonstances du phénomène ne subissent au-
cune variation.
Plateau a démontré aussi que l'irradiation
est d'autant plus grande que l'éclat de l'objet dans une étendue plus ou moins grande au-
est plus considérable : mais il n'y a pas de tour de l'image , il naît la sensation d'unt
jiroportionnalité entre ces deux ordres de teinte complémentaire. C'est à celte espèce
jthénomènes ; l'accroissement de l'irradiation d'irradiation chromatique que les auteurs ont
radiation sont d'autant plus sensibles, que le
fond sur lequel se détache un objet lumineux
est plus obscur. Si l'on fait varier l'état du
fond depuis l'absence complète de la lumière
jusqu'à un éclat égal à celui de l'objet éclairé,
on remarque que l'irradiation va sans cesse
en décroissant, et qu'elle devient nulle quand
ce terme est atteint. On comprend, d'après
cela, que toute irradiation cessesur les bords
de deux objets, ditférents qui présentent la
même intensité lumineuse. Les irradiations
de deux objets situés en regard l'un de l'au-
tre et à une distance assez petite, réagissent
mutuellement l'une sur l'autre : de là résulte
une diminution sensible dans le phénomène.
Cette inlluence réciproque est d'autant plus
énergique que les parties qui donnent lieu à
l'irradiation sont moins éloignées lune de
l'autre.
En tenant compte de ces principes, on
s'explique quelques apparences singulières
que chacun a pu observer : si un triangle
rectiligne.dont la surface est peinte en blanc,
est tracé sur un fond noir, ses côtés paraî-
tront curvilignes, et leur convexité sera tour-
née en dehors ; si la surface est noire et
tracée sur un fond blanc , le triangle aura
aussi ses côtés courbes, mais leur concavité
paraîtra dirigée en dehors.
Les phénomènes précédemment étudiés
peuvent ôtre considérés comme jouant, par
rapport à l'espace, un rôle anaL^guc à celui
de la persistance des impressions relative-
ment au temps.
Il me reste à fiiire l'exposé de quelques
phénomènes qui semblent devoir ôtre rap-
prochésdes couleurs accidentelles. Voici l'un
d'entre eux, tel qu'il est énoncé pour la pre-
mière fois par Buffon. ( Dissei-tation sur les
couleurs accidentelles, dans Mcm. deTAcad.
des se, 1743.) «Lorsqu'on regarde fixement
et longtera[)s une tache ou une figure louge
sur un fond blanc, comme un petit carré de
papier rouge sur un papier blanc , on voit
naître autour du petit carré rouge une espèce
de couronne d'un vert faible. En regardant,
dans les mômes conditions, une image jaune
sur un fond blanc, on voit naître autour de
celle-ci une couronne d'un bleu pûle. »
De là il résulte évidemment que, hors de
l'impression produite sur la rétine par un
objet lumineux coloré , les éléments voisins
qui ne reçoivent aucun ébranlement direct
se constituent néanmoins dans un état tel,
par rapport à ceux qui sont inlluencés, que.
avec l'intensité lumineuse suit une lui beau-
coup moins rapide.
Un fait digne de remarque , c'est que l'ir •
radiation croît, d'une manière très-sensihie,
avec la durée de la contemplation de l'objet.
C'est d'ailleurs un de ces phénomènes varia
donné le nom d'auréole accidentelle.
Parmi les expériences qui se rattachent à
cet ordre de phénomènes, les unes ont été
faites par hasard, les autres ont été instituées
comme moyens confirmatifs.
Si l'intérieur d'un appartement est éclairé
blés suivant les personnes, variables chez un parla lumière qui a traversé un rideau d'étoffe
uiême individu avec les dispositions qu'il rouge, tous les objets qu'il enferme présen-
présente au moment de l'expérience. tent cette teinte. Mais, si le rideau est percé
On peut constater que les phénomènes d'ir- d'une ouverture circulaire, et qu'on reçoive
1133
VUE
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
VUE
1181
sur un écran blanc le faisceau de lumière
qui s'engage dans cette ouverture, on aura
une surface qui, au lieu de paraître blanche,
présentera une teinte verte très-prononcée,
évidemment due à l'auréole com[)!émentaire
des bords. On peut obtenir un etlet analogue
en plaçant entre une fenêtre et l'œil un pa-
pier coloré translucide, puis à la surface de
3e diaphragme une bande de carton blanc,
'^clail'ée par la lumière blanche dilfuse : ce
Jernier paraîtra prendre une couleur com-
plémentaire de la teinte du papier.
Il faut encore citer, comme ayant une re-
lation immédiate avec le sujet dont il s'agit,
la coloration accidentelle des ombres ou pé-
nombres qui se projettent sur un fond de
teinte uniforme. Rumford paraît avoir signalé
le premier cet ordre de phénomènes, qui ont
été de[)uis étudiés par plusieurs physiciens
ou physiologistes.
Sur un carton blanc, on fait arriver de la
lumière colorée par son passage à travers
une lame de verre convenable ; dans l'inté-
rieur du faisceau lumineux, et à une petite
distance de l'écran, on place une lame opa-
que capable de porter vers cette surface une
ombre déliée. Or, si cette dernière est quel-
que peu éclairée par de la lumière blanche
diffuse, elle paraît immédiatement prendre
une teinte complémentaire de celle du fond.
Grolhuss a prouvé, d'une manière incontes-
table, que la présence d'une certaine quan-
tité de lumière blanche , arrivant jusqu'à
l'ombre projetée, est nécessaire au succès de
l'expérience. Si on la répète, en effet, dans
l'intérieur d'une chambre obscure , on ne
parvient jamais, suivant cet observateur, à
percevoir la sensation de l'ombre colorée
complémentaire.
Les interprétations contradictoires n'ont pas
manqué à ce phénomène des omôrr-s co/orees
subjectives. Quelques auteurs ont cherché à
l'expliquer par les lois des interférences ; mais
cette opinion ne mérite pas d'être réfutée.
On doit rapprocher ces faits de tous ceux que
nous avons déjà examinés, et chercher à en
rattacher l'explication à une modification
spéciale de la rétine. Il semble que, quel-
ques-uns des éléments de cette membrane
£^tant ébranlés par une impression lumineuse,
les parties voisines se constituent simultané-
jnent dans un état opposé , qui produit la
sensation de la teinte accidentelle complé-
mentaire.
Dans le cas des ombres colorées subjectives,
les effets perçus se rattachent évidemment à
une cause de cet ordre, et sont complètement
indépendants de tout phénomène physique
proprement dit. Une observation de Rumford
le prouve : regarde-t-on l'ombre à travers
un appareil capable d'éliminer les rayons,
émanés du fond, qui impressionnaient direc-
tement la rétine, toute sensation de couleur
disparaît immédiatement ; il ne reste plus que
la perception d'une surface plus ou moins
obscure.
Outre les phénomènes précédents, Plateau
cite encore un cas d'impression colorée sub-
jective qu'il désigne sous le nom d'anréule
secondaire.
Suivant cet observateur , la couronne qui
borde le contourd'uncorpscoloré, après s'être
affaiblie jusqu'à une certaine distance, semble
être bordée elle-même d'une couronne de
teinte identique avec celle qui produit l'im-
pression directe.
Une expérience très-simple indique la réa-
lité de ce fait. On place < evant une fenêtre
un papier rouge translucide, puis, à la sur-
face, un carton blanc éclairé par de la lu-
mière diffuse ; les bords de ce dernier pren-
nent une teinte verte et il paraît uniformément
couvert de cette couleur si la largeur est fai-
ble. Mais, si elle dépasse 0™ 012, la coloration
complémentaire décroît des bords à la ligne
médiane , et cette portion de l'écran offre
elle-même la teinte du fond. Cette expérience
réussit parfaitement pour toute couleur
homogène quelconque; elle ne laisse pas de
doute sur l'existence des auréoles secondai-
res signalées pour la première fois par Pla-
teau.
On doit à Chevreul {De la loi du contraste
simultané des couleurs et de ses applications,
Paris , 1839) des observations qui prouvent
que les auréoles accidentelles ne sont pas
limitées aux bords des objets, mais que leur
influence s'exerce sur une étendue plus ou
moins considérable des images voisines. On
est forcé de s'aM-êter à cette conclusion ; car
les recherches de Chevreul démontrent en
effet que, si les images de corps colorés très-
voisins arrivent en môme temps dans l'œil,
leurs teintes s'influencent réciproquement et
il semble que chacune d'elles se couvre de
la teinte complémentaire de sa voisine.
Une expérience due au même observateur
est bien propre à mettre en évidence le phé-
nomène qui nous occupe. On colle parallèle-
ment entre elles, à la surface d'un carton,
quatre bandes de papier égales ; elles ont
toutes la forme de rectangles dont le grand
côtéa 0" 06, et le petit côté, 0" 012. Deux
de ces bandes sont jaunes, elles sont à gauche ;
les autres sont du même rouge et placées à
droite. Les bandes moyennes, l'une jaune,
l'autre rouge, sont seules en contactimmédiat;
les extrêmes sont à petite dislance de leur
voisine de même teinte. Si les images de ce
système viennent se peindre dans l'œil un
peu obliquement, on remarque que la teinte
de chaque bande intermédiaire semble diffé-
rer de celle de même couleur qui en est rap-
prochée : c'est ainsi que la bande rouge
moyenne semble prendre une teinte violette,
et la bande jaune une coloration verte. Ainsi
donc, la première est influencée par l'auréole
complémentaire du jaune, tandis que la se-
conde semble se couvrir de l'auréole acciden-
telle du rouge. Ces résultats sont généraux,
et s'appliquent à des surfaces rapprochées,
quelle que soit leur coloration.
Ceci démontre qu'en rapprochant deux
objets qui présentent des teintes complémen-
taires, la valeur de leurs tons s'acroîtra pour
chacun deux, puisque chaque image semblera
se couvrir d'une auréole de la même teinte,
1185 VUE rSYCIIOI
qui sera la complc^mentaire de la couleur
voisine.
Chevreul a fait voir comment ces considé-
rations théoriques et ces observations sur la
nature des sensations chromatiques peuvent
être mises à profit dans les arts, lorsqu'il
sa-it de faire valoir, autant que possible,
< ans un tableau ou dans une étoffe, les tons
de chacune des couleurs employées C'est
ainsi que la réunion d'objets présentant des
teintes analogues amène pour chacune d'elles
une perte de valeur par l'intluence de l'au-
réole accidentelle qui résulte de leur ran-
prochement. ^
Théories des phénomènes consécutifs à la perceiuion
dei objeii lumineux.
. Le phénomène de la persistance des impres-
sions sur la rétine, celui des couleurs acci-
dentelles et tous les faits qui se rattachent
a I irradiation, ont reçu, à diverses époques,
«les interprétations différentes dont l'inexac-
titude a été mise hors de doute parles belles
recherches de Plateau {Mém. cité).
La seule théorie un peu ancienne qui mé-
rite d être connue avec quelques détails est
celle de Jurin [Essay upon distinct and in-
distinct vision ; dans Complète system of on-
tiis par Rob ; Smith, Cambridge, 1738) • les
Idées qui en forment la base sont une ébaul
che fort incomplète de celles qui ont été
développées plus tard par Plateau.
Les impressions accidentelles, suivant Ju-
rai, paraissent dépendre de ce principe, que
quand nous avons été pendant un certain
himpb alJectés d une sensation, aussitôt que
celle-ci cesse, il s'en élève une autre contraire
quelquefois par la cessation môme, et d'au-
tres fois par des causes (jui, dans un autre
lemps, ne produiraient aucunement cette
sensation ou du moins ne la produiraient
pas au niôme degré. Tout le monde sait que
la cessation subite d'une grande douleur est
smvie immédiatement d'un plaisir sensible
guand on sort d'un endroit fort éclairé et
qu on entre dans une chambre dont les vo-
ets des fenêtres sont presque fermés, on a
immédiatement après, la sensation de Vobs-
curile et elle continue pendant beaucoup
P us longtemps qu'il n'en faut à la pupille
pour se dilater et s'accommodera ce faible
tiZ" l'""^''^'-^.' ^e qu'elle fait dans un in-
stant. Mais, après qu'on est resté quelques
moments dans un autre lieu beaucoup plus
r^t-^TJ.' ^V"^"^' '^^'"'^'-e' qui d'abord pa-
éclaré/nr'"? ^"^-n^ême! semble assez
éclairée. Quand on sort d'un bain froid la
sensation de froid intense est bièntô suiv e
d une sensation de chaleur.
C'est sur ces principes fondamentaux oue
Jurin( ouv cite ) appuie sa théorie des hnp?es.
sions accidentelles. L'œil a-t-il d'abor7nx|
pendant un temps sùnisamment prSonié
une image brillante, s'il se porte a?IIeurs il
percevra bientôt une apparence contraire s
sertsonZ tî^'^'"^' '''"^^^ subséquente
Lurofc'i'^ réciproquement; si l'objet
ciai coloré, 1 image accidentelle offrira unp
lemte complémentaire de celle produite pa?
^Or.IE. VUE nsG
I impression directe. Mais celte théorie, qui
toutTrh^p'^' ^? ''^^'- ^"^ i' ^-«'^ expoïï
i. f ? ^^x'^ .*"* 'î"^' J« c''*»^ Ja seule vraie
^e fut pas développée par Jurin sunisammeiU
pour entraîner les convictions. """"«"^
L'exphcation qui pendant longtemps avait
paru a plus exacte était due au P.Scherf
er (Dissertation sur les couleurs accidenZl-
t. X\Vr , qui énonce ainsi le principe sur le-
que elle est basée : « Si uniens reçoU une
double impression, dont Tune est vive niais
dont 1 autre est faible, nous ne sen ôns' loin
celle-ci Cela doit avoir lieu principalemè [
quand elles sont toutes deux d'une inônTe' -
pece, ou quand une action forte d'un obiK
sur quelque sens est suivie d'une autre de
môme nature, mais beaucoup plus douce e^
moins violente.» f i' ^ yxjuy.^ ti
. En faisant l'application de celte idée ihéo-
Xtt^â"''V^' ^''^«S^^ accidentel es
on ne tarde j)as à reconnaître qu'elle ne neu
être 1 expression de la vérité. Citons' un
exemple choisi par Scherffer lui-môme
« Lœi, fatigué par une longue attention à"
la cou eur verte, et jeté ensuite sur une sur-
face blanche, n'est pas en état de ressent r
vivement une impression moins forte dô
rayons verts Or. à la vérité, continue Scherf-
fer les modihcalions de la lumière sont ré-
Héchies par la surface blanche; mais les
vertes sont en beaucoup moindre quantité en
veS dTlTi.^l ''"''. q"j;?PP«ient l'œd e
\tnantde la tache verte. Si donc on fixe l'œil
parties de 1 œil qui auparavant avaient .senti
une plus lorte impression de la lumière verte
que les autres, ne pourront j)as éprouvera
présent tout l'effet de cette lumière.
II suit de 15, selon cet observateur, nue
œil aura la sensation sur la surface bland e
dune image dont la teinte sera obtenue en
retranchant le vert des couleurs du specUe
clTT^ZV''^'''''^^' f"'-^ doncilanscé
cas, [d teinte rouge complémentaire de l'im-
pression directe. Mais celle interorél-.l on
est évidemment erronée, car tous ^s n-
cipes de l'optique infirment l'opinio de
Scherffer lorsqu'il admet que les rayons verU
envoyés par la surface blanche , sont el
rnomdre proportion que ceux qu émanen
d une surface verte. ^'uaneni
Le principe de Scherffer a été modifié par
la pupart des physiciens modernes, qui pour
expliquer le phénomène des imi.résiions
accidentelles, ont admis que, rjuandlœi ou
un autre organe, a été soumis' à une irriu'
tion suffisamment prolongée, il perd momvn
tanément de sa sensiMué poJr Ls IZZ
sions de même nature, lis ont donc supprimé
la condition posée par Scherffer, que la se-
cr^ndc impression fût plus faible que la pre-
Si l'œil, après avoir fixé pendant un lemps
assez long un objet rouge, perçoit, en se
portant sur une surface blanclle, la .sensation
d une image verte de môme forme, c'est que
placé encore sous l'inlluence de l'impression
1187
VUE
DICTIONNAIRE DE
j)rimitivc, sa stiiisibililc'i pour ces mômes
rayons est temporairement ('niousséc.
Si j'ai exposé cette théorie avec quelque
détail, c'est que sa simplicité lui a fait obte-
nir un grand succès : Plateau, qui a discuté
ce sujet avec un talent remarquable, en a
démontré péremptoirement l'inexactitude ,
en faisant voir que les couleurs accidentelles
se montrent parfaitement dans l'obscurité la
plus complète.
Je me bornerai à mentionner les théories
beaucoup moins importantes de Darwin, de
Godart, celles de Prieur et de Brewster
L'explication de Darvsin [Zoonomie , trad.
de Kluyskens, t. I, p. 17 ; Gand, 1811) s'ap-
puie à la fois sur le principe de l'insensibi-
lité de Scherffer et sur la théorie des sensa-
tions opposées telle que l'avait admise Jurin.
Cette opinion mixte conduit souvent son au-
leur à des résultats contradictoires qu'il ne
se met pas en peine de faire concorder.
Quant à Godart, il compare les fibres de la
rétine à des cordes vibrantes, et les couleurs
aux tons de la musique. 11 déduit de cette
assimilation que la continuation de la sensa-
tion excitée par un objet agit sur l'impres-
sion blanche produite par la surface sur la-
quelle on jette ensuite les yeux, de manière
à en réduire le ton à celui de la couleur
accidentelle. Cette explication est purement
hypothétique, et les arguments se presse-
raient en foule s'il était nécessaire d'en don-
ner la réfutation.
La théorie de Prieur est dite théorie du
contraste. Elle paraît, d'après le mémoire
de l'auteur, s'appliquer seulement aux phé-
nomènes désignés sous le nom iVauréoles
accidentelles. Biot [Traité de physique ex-
'périm. 2' éd., t. II, p. 372 et 373) a étendu,
dans l'énoncé suivant, le principe du con-
traste à l'ensemble des phénomènes dont nous
parlons : « La sensation de la lumière, dit-il,
peut être excitée ou éteinte par comparai-
son. Par exemple, si l'œil fut longtemps fixé
sur un espace étendu et coloré d'une teinte
uniforme, il semble qu'il fasse ensuite abs-
traction de cette couleur-là, s'il se porte
vers quelques autres objets. Alors on voit
sur ces objets une tache dont la couleur est
complémentaire de celle sur laquelle l'œil
s'est fixé d'abord, c'est-à-dire qu'elle se
compose de ceux des rayons de l'objet qui
ne font point partie de cette couleur-là. Ces
apparences, produites par contraste, se dé-
signent sous le nom de couleurs acciden-
telles. »
Nous dirons, avec Plateau, que la théorie
du contraste laisse beaucoup à désirer sous
le rapport de la clarté ; il est impossible de
savoir si elle attribue les phénomènes à une
cause psychique ou à une cause matérielle.
Dans le premier cas, nous avons rapporté
assez de faits pour la détruire, puisqu'ils
prouvent tous que les couleurs accidentelles
tiennent à une modification véritable de la
rétine. Dans le second, il est impossible de
la distinguer de la théorie de l'insensibilité,
et les arguments fournis contre la manière
PlllLO.SOPIIlE. VUE 1188
de voir de Scherlfer lui sont en tout appli-
cables.
Avant d'arriver à la théorie de Plateau,
disons seulement un mot de celle de Brewster
[Letters on natural magie, p. 22). Ce physi-
cien, assimilant l'état de lœil, pendant la
contemplation d'un objet coloré, à celui de
l'oreille pendant la perce{)tion d'un son, ad-
met que la vision de la couleur primitive et
celle de la couleur accidentelle sont simulta-
nées, de la même manière que le son fonda-
mental et le son harmonique sont perçus si-
multanément par l'oreille.
Il m'est impossible de rapporter ici toutes
les expériences de Plateau qui démontrent,
de la manière la plus complète, que jamais,
pendant la contem[)lalion d'un objet coloré
isolé de toute influence étrangère, il n'y a
percepticin simultanée, au môme lieu, de la
teinte primitive et de sa complémentaire.
Après avoir prouvé que les impressions
accidentelles ne peuvent être dues à une
cause psychique, qu'elles tirent leur origine
d'une modification de la rétine ; après avoir
également mis en évidence que l'induence
d'une lumière extérieure est inutile à leur
génération, Plateau arrive à conclure que
l'image accidentelle résulte d'une modifica-
tion particulière de l'organe oculaire , en
vertu de laquelle il nous donne spontané-
ment une sensation nouvelle. Il prouve en-
core que le phénomène des couleurs acci-
dentelles ne se produit jamais sans avoir été
précédé de la persistance des impressions.
Puis, de l'ensemble des expériences qui lui
sont propres ou qu'il a empruntées aux
divers observateurs qui se sont occupés de
la même question , expériences que nous
avons fait connaître précédemment, il arrive
à déduire ce principe important que, « quand
la rétine, après avoir été excitée pendant
quelque temps par la présence d'un objet
coloré, est subitement soustraite à cette ex-
citation, l'impression produite par l'objet
continue pendant un temps généralement
très-court, après quoi la rétine prend spon-
tanément un état opposé au premier, et du-
quel résulte la sensation de la couleur acci-
dentelle. »
Or, comment ne pas voir là, avec Plateau,
un effet de la réaction? N'est-on pas conduit
tout naturellement à croire que le phéno-
mène est dû à ce que la rétine, écartée de
son état normal par la présence d'un objet
coloré, puis abandonnée subitement à elle-
même, regagne d'abord rapidement le point
de repos, mais, entraînée par son mouve-
ment, dépasse ce point et s'en éloigne en
sens inverse?
Plateau résume enfin tous les résultats
auxquels il est parvenu, dans cet énoncé,
qui comprend en même temps la théorie de
la persistance des impressions et celle des
couleurs accidentelles :
« Lorsque la rétine, dit-il, est soumise à
l'action des rayons d'une couleur quelcon-
que, elle résiste à cette action et tend à re-
gagner l'état normal, avec une force de plus
en plus intense. Alors, si elle est subite-
1IS9
VUE
PSYCHOLOGIE.
VUE
1190
ment soustraite à la cause excitante, elle
revient ,à l'état normal par un niouvemont
oscillatoire d'autant plus énergique, que l'ac-
tion s'est prolongée davantage, mouvement
en vertu du(|uel l'impression passe d'abord
de l'état [)Osilif à l'état négatif, puis continue
généralement ;\ osciller d'une manière plus
ou moins régulière, en s'atl'aiblissant ; tantôt
se bornant ^ disparaître et à reparaître al-
ternativement, tantôt passant successivement
du négatif au positif, et vice versa. L'inter
plication dans l'absence de toute mipression,
ou dans l'état de repos de la rétine elle-
même.
Ce qui prouve d'ailleurs Texistencc d'une
modification survenant dans l'état de la ré-
tine pendant la perception des objets lumi-
neux, c'est la possibilité de reproduire les
mêmes sensations par un excitant autre que
la lumière. Toute cause capable d'apporter
un changement dans l'état de la membrane
nerveuse de l'œil détermine des sensations
valle qui s'écoule entre l'inslant où la rétine subjectives de lumière. Comprimez l'œil avec
est soustraite à l'action de l'objet coloré, et
celui où l'impression commence à prendre
l'état négatif, constitue ce que l'on entend
par la persislance des impressions de la ré-
tine ; et les phases négatives de l'impression
constituent le phénomène des couleurs acci-
dentelles.
Quant aux phénomènes de V irradiation et
des auréoles accidentelles., Plateau les fait
dépendre des modifications oscillatoires qui
se transraetlent de proche en proche aux
différentes portions de la i-étine, et dans une
étendue variable, lorsque quelques-uns de
ses points sont directement ébranlés par la
lumière. Les éléments les plus rapprochés
semblent être, en quehjue sorte, entraînés
dans le même mouvement, ils sont donc af-
fectés d'une manière identique : telle est
l'origine de ïirradialion. A une distance un
peu plus grande, il y a état de repos des
éléments de la rétine ; mais les portions de
cette membrane plus éloignées se constituent
dans un état opposé : de là, hîs sensations
complémentaires qui ont lieu dans les au-
réoles accidentelles.
On voit combien est satisfaisante la théorie
de Plateau, et comment un môme principe
rend raison de tous ces phénomènes en ap-
parence si compliqués, suivant qu'on l'ap-
plique au temps, comme cela a été fait pour
la persistance des impressions et les cou-
leurs accidentelles, ou à l'espace pour l'ex-
plication de l'irradiation et des auréoles.
Hôle de la rétine. — La rétine est destinée
à recevoir l'impression des rayons lumineux;
c'est la membrane sensible de l'organe de
la vision. Elle est constituée par trois cou-
cties principales : une extérieure ou mem-
brane de Jacob ; une moyenne ou médullaire,
et une inlerne ou vasculaire. Les physiolo-
gistes ne se sont pas contentés d'étudier la
participation de la rétine à la fonction vi-
suelle; remontant des faits aux causes, ils
ont recherché l'explication de ces faits. Pour
se rendre compte de la sensation des cou-
leurs, de celle du clair et de l'obscur, etc.,
ils ont admis des vitesses différentes dans les
ondes d'un fluide [éther) qui serait répandu
dans tout l'univers ; ces ondes impression-
neraient d'une manière différente la rétine,
et la nature de la perception dont l'âme a
conscience serait subordonnée à ces impres-
sions variables. Dans cette théorie, on admet
que les phénomènes de vision sont simple-
ment le résultat de la perception par le sen-
suriam d'un état déterminé de la rétine, et
la sensation de l'obscurité trouverait son ex-
le doigt, vous apercevrez des figures de for-
mes diverses, tantôt annulaires, tantôt rayon-
nées. Dans ces circonstances, il vous arri-
vera quelquefois de voir une sorte de figure
arborisée sur laquelle Purkinje a le premier
insisté : cette figure, due aux vaisseaux cen-
traux de la rétine, offre une ressemblance
parfaite avec le dessin de ces mômes vais-
seaux. Sous l'influence de l'électricité, se
manifestent aussi dans l'œil des figures d'une
intensité lumineuse variable.
Il arrive parfois que les sensations sub-
jectives de vision dont nous vtMions de par-
ler se produisent spontniiénient : J. Millier
{Manuel de physiologie, 1845, Irad. de Jour-
dan, t. 11, p. 378j dit avoir constaté, dans
certains cas, l'apparition d'une petite tache
brillante isochrone aux mouvements respira-
toires; en tournant brusquement les yeux de
côté, on voit souvent a[)paraître tout d'un
coup des cercles lumineux dans le champ
visuel qui est plongé au milieu de l'obscu-
rité, etc.
Les sensations de lumière une fois admi-
ses comme le résultat d'un changement sur-
venu dans l'état de la rétine, quelques phy-
siologistes ont cru devoir se demander où
cet état peut être perçu par l'âme : évi-
demment, c'est dans l'encéphale, et non dans
la rétine elle-même.
Toutes les parties de la rétine n'ont pas la
même sensibilité à la lumière. Cette mem-
brane peut endurer toute espèce d'irrita-
tions mécaniques sans jamais donner lieu à
la moindre sensation douloureuse.
La participation de la rétine à l'acte même
de la vision est prouvée par la relation qui
existe entre le développement de la mem-
brane, chez les divers animaux, et le degré
d'inlcnsilé de la faculté visuelle. Ce point
d'anatomie physiologique a été traité par
Desmoulins {Journal de physiol. expérim., t.
III, p.53),quia démontrél'existence d'unra[)-
port constant entre l'étendue des surfaces de
la rétine et la portée de la vue chez différents
animaux. Il a surtout invoqué comme exem-
ples, à l'appui de son opinion, l'aigle et le
vautour, dont la rétine est plissée sur elle-
même, de telle sorte que les bords des plis,
couchés les uns sur les autres, représentehî
les méridiens d'une sphère : chez ces même*
oiseaux, le nerf optique est constitué pa.-
un faisceau d'une douzaine de lames paral-
lèles. Si l'on compare la rétine de ces oi-
seaux, dont la portée visuelle est si grande,
à la rétine de l'oie et du canard domestiques,
, dont la vue est bien moins étendue, on re-
1191
VIJK
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
VUE
1102
connaît que, chez ces derniers , la rétine
n'oiïrt', pas la moindre ride.
Mouvements du globe de l'œil. — Pour l'in-
telligence des mouvements de l'œil, il est
nécessaire de rappeler que cet organe est
en équilibre dans la cavité de l'orbite ; que
son appareil moteur ne produit point cet
équilibre, qu'il ne peut le détruire, et que
son action se borne à faire tourner l'œil en
ditlérents sens autour de son centre, qui
est fixe.
On sait que le globe de l'œil est entouré
par un tissu adipeux abondant, sur lequel il
repose : mais son état d'équilibre lésulte
principalement de l'existence d'une enve-
loppe aponévrotique propre h fixer l'organe
au pourtour de l'orbite. Cette membrane,
découverte par Tenon {Mémoires sur l'ana-
tomie, lapaihol. et la chirurg., 1806, p. 193),
qui en avait déjà compris toute l'importance,
indiquée par Malgaigne {Anatomic chirurgi-
cale,l. I, p. 375j, et parj. Guérin, a été dé-
crite par Bonnet {Traité des sections tendi-
neuses et musculaires; Paris, 1841, p. 11)
d'une manière complète et détaillée. « La
capsule oculaire, dit cet auteur, est formée
par une membrane fibreuse dans laquelle
l'œil est reçu comme le gland du chêne dans
sa capsule ; elle s'insère autour de l'extré-
mité antérieure du nerf optique, entoure les
deux tiers postérieurs de l'œil, sans adhérer
intimement à cet organe, et se termine en
avant, par plusieurs expansions fibreuses,
doHt la plus apparente est celle qu'elle en-
voie aux cartilages tarses des paupières, et
qui ensemble la véritable terminaison. »
Cette capsule se réfléchit, d'une part, sur
les muscles oculaires, et se porte vers la
sclérotique, en réunissant leurs insertions ;
elle contracte, d'autre part, avec l'orbite des
rapports importants. Ainsi : 1° elle fournit
deux gaines résistantes qui accompagnent
les muscles obliques jusqu'à l'orbite à la-
quelle elles adhèrent; 2° au niveau de la par-
tie postérieure des cartilages tarses, elle vient
se réunir à angle aigu avec les ligaments
palpébraux, qui, partis des bords orbitaires
supérieur et inférieur, vont se terminer dans
l'épaisseur des paupières; 3° enfin les gai-
nes, que cette capsule fibreuse fournit aux
muscles droits latéiaux, envoient deux forts
prolongements qui se lisent à l'orbite au ni-
veau des angles interne et externe des pau-
])ières, et que Tenon désigne sous le nom de
faisceaux tendineux des muscles adducteur
et abducteur.
Il résulte de celte disposition, dont on n'a
tenu presque aucun compte relativement aux
mouvements de l'œil, que cet organe occupe
dans la cavité de l'orbite une position déter-
minée, dans laquelle il est maintenu par un
appareil ligamenteux spécial ; de sorte que
les muscles dont il est entouré peuvent, mal-
gré leur faible développement, produite des
mouvements d'une précision extrême. D'ail-
leurs, ces muscles n'auraient pu soutenir le
globe oculaire qu'à la condition d'être dans
un état permanent de contraction, ce qui
est inadmissible. Notons encore que les
flexuosités du nerf optique et la forme exac-
tement sphérique de l'œil doivent confirmer
dans l'opmion que celui-ci ne se meut qu'au-
tour de son centre.
Le centre du globe oculaire étant immobile,
tous les mouvements de cet organe ont pour
axe l'un ou l'autre de ses diamètres. Toute-
fois, ces mouvements peuvent être rapportés
à trois directions principales, qui sont, en
raison des déplacements que subit la cornée :
l'élévation et l'abaissement, dus à la rotation
de l'œil autour de son diamètre transversal;
l'adduction et l'abduction qui se font autour
d'un ^diamètre vertical; enfin la rotation en
dedans et en dehors autour d'un axe antéro-
postérieur. Six muscles, groupés deux par
deux, président à ces trois ordres de mou-
•vements. Les droits supérieur et inférieur,
auxquels sont confiés l'élévation et l'abais-
sement, envoient chacun une expansion
fibreuse vers les cartilages tarses; disposi-
tion qui permet de comprendre pourquoi les
mouvements des paupières suivent constam-
ment ceux du globe de l'œil en haut et en
bas, bien que la paupière inférieure soit dé-
pourvue de muscle chargé spécialement de
produire ce mouvement.
Quant aux muscles droits interne et ex-
terne, on les appelle adducteur et abducteur
de l'œil, dénomination inexacte, en ce sens
qu'elle pourrait laisser croire que, lors de
leur contraction, le globe en totalité subit
un déplacement, tandis que la cornée seule
se déplace. Ces muscles, le droit externe
surtout, sont enroulés autour du globe ocu-
laire et dirigés d'arrière en avant : au mo-
ment de leur contraction, ils doivent tendre
à se redresser, puis à rapprocher leur inser-
tion antérieure de la postérieure, consé-
quemment à comprimer l'œil latéralement,
ou bien le refouler vers la paroi qui leur est
opposée, et l'enfoncer dans Torbite. Celte
compression latérale , ce déplacement en
dedans, en dehors, en arrière, n'ont poui-
tant pas lieu, et l'on en doit attribuer la cause
seulement à l'influence exercée sur l'action
de ces muscles parles prolongements fibreux
qu'ils envoient au rebord orbitaire. Ces pro-
longements forment comme une poulie de
réflexion aux droits externe et interne, et
l'on peut, jusqu'à un certain point, admettre
que ces muscles agissent sur l'œil comme
s'ils partaient seulement de ce point de ré-
flexion : alors, l'externe ne tendra pas à
comprimer l'œil ni à l'enfoncer dans l'orbite,
mais plutôt à l'attirer en dehors ; le droit
interne, agira en sens inverse ; et, comme le
centre de l'œil est immobile, cet organe ne
sera transporté ni dans un sens n'i dans l'au-
tre, la pupille seule sera dirigée en dedans
ou en dehors (314).
(514) Nous avons peiiift à comprendre comment se conlrnclant, el lui faire siihir un mouvement «le
Koiiiiei \ouv. cit., p. 42 et 4'») a :i<lii)is que les nnis- liaiispoil en «ledans ou en deliuis, à l'aide de leur:)
clcM droit!) latéraux puissent à la Ibis aplatir ru'ilen inscilions urbituires.
ÎK'3 VUE
La contraction siuiultanéo de deux, mus-
cles droits contigus donne à la pupille une
direction intermédiaire à celle que lui aurait
communiquée chacun de ces muscles isolé-
ment ; trois des muscles droits, ou môme ces
quatre muscles peuvent aussi agir simulta-
nément.
Le plus souvent les deux antagonistes se
contractent d'une manière alternative, pen-
dant que les deux autres muscles sont dans
un état de eonlraclion fixe : tel est le cas où
nous voulons juger avec précision de la ver-
ticalité d'une ligne. Dans cet acte, l'œil,
préalablement fixé latéralement de manière
à ne pouvoir subir dans ce sens le déplace-
ment le plus minime, se dirige de haut en
bas et de bas en haut successivement.
On sait jus(iu'à quel point peut être pous-
sée la justesse de cette appréciation. Hueck
{Archives générales de médecine, 3' série
l'œil
t. XL août 1841) a calculé que 1 œi! peut
reconnaître la déviation d'une ligne dont
1 image sur la rétine ne ditTêre de la verticahî
que de 0,0008 de millimètre. Pour recoiuiai-
Ire si une ligne est horizontale, l'œil est, au
contraire, mainteiui dans une position fixe
par les muscles droits supérieur et inférieur ;
puis il est entraîné à droite et à gauche par
les droits latéraux qui se contractent aller-
nalivement.
La pupille peut être dirigée successive-
ment vers tous les points de la circonférence
de l'orbite. Ce mouvement de circumduclion
est dû à la contraction successive des quatre
muscles droits ; il est généralement saccadé,
et ne peut ordinaire. nent s'exécuter avec une
grande régularité.
Enfin on a admis que les quatre muscles
droits, en se contractant ensemble et avec
une égale intensité, pouvaient enfoncer l'œil
dans la cavité de l'orbite. Celle action, qui
n'aurait aucun but, est d'ailleurs bien loin
d'être démontrée : nous pensons qu'à l'état
normal elle est complètement annulée, d'a-
hord par les expansions qu'envoient les mus-
cles droits, soit vers les cartilages tarses,
soit vers le rebord orbitaire, puis par la cap-
sule fibreuse qui soutient l'œil en arrière, et
enfin par les insertions des deux muscles
obliqut;s.
11 n'est guère de question qui ait donné
lieu à des assertions plus variées et plus con-
tradictoires que celle de l'action des muscles
obliques sur la direction de l'œil. Suivant
Albinus [Uist.rnuscul. hominis, Leyde, 1734),
le grand oblique dirige la pupille au-dessous
de l'angle externe des paupières. D'après
G. Cowper (Mijotomia reformata, Londres,
1G94), quand ce muscle agit seul, il avance
le globe de l'œil en tournant la pupille en bas.
Ch. Bell {Des mouvements de l'œil, dans Ex-
position du syst. nat. des nerfs; trad. de
Genest, p. 171, Paris, 1825) dit que l'oblique
supérieur porte l'œil en bas et en dehois.
Suivant Portai, Hipp. Cloquet et Blandin, la
pupille est portée en bas et en dedans. Enfin
Dieffenbach et Phillips admettent que, par
l'action du grand oblique, la pupille est di-
rigée en hautet en dedans. D'autres auteurs,
DicTioNN. DE l'niiosorniE. 1.
PSYCHOLOGIE. VUE 1194
et Bichat est de ce nombre, pensent que ce
muscle n'a aucune action sur la direction de
la pupille, mais qu'il fait subir au globe dii
l'œil une rotation autour de son diamètre
antéro-postéricur. L'origine de cette idée
est déjà ancienne. Je lis, dans les Œuvres de
Cl. Perrault {OEuvres de physique et de mé-
canique, Amsterdam, 1727, t. Il, p. 572), les
•passages suivants : .< Pour ce qui est de l'ac-
tion du muscle grand oblique, son effet est
défaire tourner la prunelle sur son centre,
et tout l'œil sur un axe dont les pôles sont
l'un au fond de l'orbite et l'autre aU milieu
de la prunelle JMais il n'y a point d'appa-
rence que ce mouvement en rond se lasse
jamais, ne pouvant être d'aucun usage, puis-
qu'il ne saurait apporter aucun changement
sensible à l'œil. J ai souvent observé les yeux
des tortues, qui ont dans l'iris quatre points
jaunes formant comme une croix sur un
fond fort brun, ce qui rendrait ce mouve-
ment circulaire de l'œil fort visible, s'il se
faisait quelquefois; mais je ne l'ai jamais j)u
apercevoir. Si ce mouvement se faisait dans
l'œil de l'homme, on le verrait aussi par le
moyen des veines, qui sont visibles vers les
coins; or, on ne voit jamais que ces veinos
haussent ni baissent, ce qui arriverait néces-
sairement si l'œil avait quelquefois ce mou-
vement. »
J. Hunter a donné la solution complète
du problème en faisant connaître les condi-
tions de la rotation de l'œil autour de son
axe antéro-postérieur, et en démontrant qui;
ce mouvement n'a pour but que de soustraire
l'organe visuel à l'etfet des oscillations laté-
rales de la tète et du corps. « Lorsque nous
regardons un objet, dit J. Hunter, et qu'eu
même temps notre tête se meut vers l'une ou
l'autre épaule, nous exécutons un mouvement
en arc de cercle dont le centre est le cou; et*
pat conséquent, les yeux seraient soumis à
la môme quantité de mouvement sur cet axe,
si les muscles obliques ne les fixaient mr
l'objet regardé. Quand la tête est mue veis
l'épaule droite, le muscle oblique supérieur
du côté dioil agit et maintient 1 œil droit fixt;
vers l'objet, et un semblable etfetest produit
sur l'œil gauche par l'action de son obliqui;
inférieur. Quand la tète se meut dans une di-
rection contraire, les autres muscles «bliques
produisent le môme effet. (J. Hunter, OEuvreu
complètes, trad. par Richelot, t. IV, p. 359,
Pans, 1841 .) » De nos jours, Hueck {Archives
de médecine, 3« série, t. II, 1841), Szokalski
(Influence des muscles obliques de l'œil sur la
vision, Gand, 1840), J. Guérin ( Commun,
à l'Institut, août 1840, — Exam. méd.,
Wl, [). 75, 1841), etc., ont reproduit et
confirmé les idées de J. Hunter.
Bonnet {ouv. cit.), en exerçant sur le
cadavre,. et avec toutes les précautions néce.s-
saires, des tractions sur le grand oblique,
est arrivé à ce résultat, que ce muscle porte
la pupille en bas et en dehors, et qu'il im
prime au globe de l'œil un mouvement de
l'otalion de dehors en dedans sur son axtj
antéro-postérieur.
Parmi tant d'opinions diverse.^, quelle est
38
lier. VUE DICTIONNAIRE DE
ct;Jle qu'oïl doit choisir ol définitiveraent
adopter? Eliminons d'abord l'opinion qui
n'accorde au muscle oblique supéi-ieur d'autre
action que de diriger la pupille en haut et
en dedans ; elle ne repose sur aucune obser-
vation directe, et ne se concilie ni avec la
direction et les attaches du muscle, ni avec
les expériences sur le cadavre. La rotation
de l'œil, au contraire, est démontrée à la l'ois
par l'examen anatomique des parties, par
■l'expérimentation sur le cadavre et sur le
vivant : c'est donc pour nous un fait hors de
•doute. Reste à savoir si la pupille peut être
déviée et si elle se [)orto en bas et en dehors,
comme l'alfirment la plupart des auteurs. Ici,
je ferai observer qu'il faut distinguer les
effets du grand oblique sur le cadavre, de
«eux qu'il produit sur le vivant. Dans le pre-
mier cas, l'œil est coaiplétement soustrait à
l'influence des muscles droits ; au contraire,
il y reste soumis dans le second, et l'action
toute-puissante de ces muscles sur la direc-
tion du segment antérieur de l'œil, annihile
facilement la faible déviation que tend à lui
imprimer le grand oblique. En dernière ana-
lyse, ce muscle est rotateur de l'œil de dehors
eu dedans.
Ce qui précède réduit à peu de chose ce
que nous avons à dire de l'action du muscle
oblique inférieur. La direction et les inser-
tions de ce muscle, les expériences sur le
cadavre amènent à conclure qu'il imprime
au globe oculaire un mouvement rolatoire
inverse de celui qui est dû au muscle pré-
cédent; qu'en outre il dirige la pupille en
haut et en dehors. Mais, si l'on tient compte
de l'influence des muscles droits, l'oblique
inférieur est purement et simplement l'anta-
goniste du grand oblique.
On a longtemps cherché la raison de l'obli-
quité de ces deux muscles : si, en effet, ils
ne sont que rotateurs, ne devraient-ils pas
être dirigés perpendiculairement à l'axe
antéro-postérieur de l'œil? Cowper, Winslow,
Cl. Perrault ont avancé que ces muscles ser-
vent à soutenir le globe oculaire en arrière,
qu'ils l'empêchent de presser les parties
subjacentes; qu'enfm, ils tirent l'œil direc-
tement hors du fond de l'orbite, pour contre-
balancer l'action des muscles droits. Mais j'ai
constaté que, chez les animaux dont les yeux
dirigés latéralement n'ont besoin que d'un
faible mouvement d'abduction, les muscles
obliques sont insérés au globe de l'œil très-
près de la cornée, et qu'ils ont une direction
transversale; ce qui méfait penser que cette
insertion n'est rejetéeen arrière, chezl'homme,
que pour ne pas nuire à l'abduction, qui a
une très-grande étendue. Les muscles obliques
{jcrdent, il est vrai, un peu de leur pouvoir
rotateur, mais cette action est encore sufli-
sante, puisque Hueck a calculé qu'elle a en-
viron 50 degrés d'étendue. Leur antagonisme
avec tes muscles droits me paraît, quoi qu'on
en "dise, un fait peu probable; car, si chez
l'homme, en raison de leur obliquité, ils sont
tissez défavorablement placés pour cet usage,
ils y sont complètement inaptes chez les
animaux pourvus néanmoins d'iui double
PHILOSOPHIE.
VUE
\1%
appareil musculaire {m. chounotde) inséré au
fond de l'orbite.
Les trois ordres de mouveui :;nts, auxquels
concourent deux par deux (es six muscles
de l'œil, n'ont entre eux aucun antagonisme;
au contraire, ils sont complètement indépen-
dants l'un de l'autre : aussi peuvent-ils s'as-
socier et se combiner de mille manières,
soit pour diriger l'œil de différents côtés,
la tête étant dans une position fixe, soit pour
arrêter le regard sur un objet quand la tête
ou le corps entier est en mouvement. Dans
le premier cas, les muscles qui entrent eii
contraction ont pour point fixe leur inser-
tion osseuse; dans le second, au contraire,
c'est l'orbite qui se meut autour du globe
oculaiie, et les muscles ont leur point fixe .à
leur insertion scléroticale.
Les mouvements combinés des yeux ont
ceci de remarquable qu'ils sont toujours de
même espèce, c'est-à-dire qu'ils s'exécutent
dans les deux yeux autour d'un axe de même
nom. Ainsi les yeux tournent ensemble tan-
tôt autour de leur axe transversal ou verti-
cal, tantôt autour de leur axe antéro-posté-
rieur. Mais cette rotation peut se faire dans
le même sens ou en sens inverse. Dans l'é-
lévation ou l'abaissement, les deux yeux
marchent ensemble avec une parfaite régu-
larité. Lorsque nous portons la vue horizon-
talement à. droite età gauche, le mouvement
est contrarié, car nous conti-aclons l'adduc-
teur d'un côté avec l'abducteur du côté op-
posé : les deux adducteurs se contractent
ensemble et font tourner les yeux de dehors
en dedans, autour de leur axe vertical, lors-
qu'on regarde un objet rapproché. Enfin,
les deux abducteurs peuvent aussi se con-
tracter ensemble, dans une certaine limite,
quand on porte la vue d'un point très-voisin
vers un point plus éloigné. La rotation,
autour de l'axe antéro-postérieur, se produit
par un mouvement contrarié : constamment
l'oblique supérieur d'un côté agit avec l'o-
blique inférieur du côté opposé. Cependant
Ch. Bell {ouv. cit.), et après lui J. Millier,
{Physiologie du système nerveux, X. I, p. 156,
trad. de Jourdan), croient à la possibilité
de la contraction simultanée des deux muscles
obliques inférieurs. Ce mouvement serait
involontaire, se produirait pendant le som-
meil, le clignement, la syncope, et aurait
pour effet de diriger les deux pupilles en
haut et en dedans. On peut démontrer pé-
remptoirement l'inexactitude de ces asser-
tions : d'abord si le muscle oblique inférieur
pouvait changer la direction de la pupille,
nous avons vu qu'il la porterait en dehors
et en haut; en second lieu, les yeux n'ont,
pendant le sommeil ou la syncope, aucune
position déterminée, et lors" du clignement,
ils ne subissent aucun déplacement, ce qui
arrive le plus ordinairement, ou ils roulent
ensemble sous la paupière supérieure de
manière à lubrifier également la surface de
la cornée.
Toutefois, il est remarquable que cet anta-
gonisme, qui existe chez l'homme entre les
ujusclcs rotateurs d'un côté à l'autre, cesse
U97 VUE PSYCHOLOGIE. VUE 119^?
d'avoirlieu chezungrand nombre d'animaux. l'iris, le nombre considérable de vaisseaux
F.n effet, quand les yeux sont dirigt's laté- artériels et veineux qui entrent dans sa con-
ralement, la rotation de l'œil n'a plus pour siitution. Cette disposition a suggéré à Fabrice
^ut de corriger les mouvements d'inclinaison d'Aquapendente (Op. omn. de ocu/o, III, G,
latérale de la tête, mais ceux de flexion et p. 230. Leyde, 1738) l'idée d'assimiler les
d'extension. Les yeux tendant alors à se mouvements de l'iris aux phénomènes de
déplacer dans le même sens, les deux muscles turgescence des tissus érectiles; Méry (Mcm.
de même nom se contractent ensemble, sa- de l'Acod. des sciences, 1704, p. 261), Sœm-
voir : les deux obliques inférieurs pendant mering, etc., ont adopté une opinion sem-
i'abaissement de la tête, et les deux supé- blable. Grimelli (Mem. rfe//o med. contemp.,
rieurs pendant son élévation. Ce fait, cons- 1840) a reconnu, en injectant des cadavres
laté sur le lièvre et sur le cheval, a lieu pro- d'enfants, la réplétiondes vaisseaux sanguins
bablement chez un grand nombre d'animaux, de l'iris, et, par suite, le rétrécissement de
Vue de ses conséquences, est que le double la pupille. En supposant que les mouvements
antagonisme, qui a lieu chez l'homme entre de l'iris résultent véritablement d'un afflux
les muscles rotateurs des yeux, ne suffît pas sanguin, on est porté use demander comment
pour expliquer l'existence d'un nerf spécial l'impression de la lumière sur la rétine peut
pour l'un de ces muscles, puisqu'on ren- rendre compte de cet afflux sanguin, Portai
< outre la quatrième paire sur des animaux {('ours d'anal, méd. t. IV, p. 423, Paris, 1804)
chez lesquels cet antagonisme ne se produit l'explique en disant que la lumière, qui
pas. arrive au fond de l'œil, chasse le sang des
On sait que trois nerfs, h moteur oculaire vaisseaux de la rétine et fait passer ce li-
rommun, le pathétique et le moteur oculaire quide dans les vaisseaux de l'iris; hypothèse
txcerne, sont destinés à l'appareil moteur du que rien ne justifie. P. Bérard [Dict. de méd.
globe de l'œil. Le premier se distribue aux en 30 vol., 2' édition, article OEil, t. XXI,
muscles droits supérieur, interne, inférieur, n. 337) a'fait remarquer que, si la dilatation de
et au petit oblique; le second au grand la pupille était purement passive, cette dila-
oblique; le troisième au droit externe. tation devrait avoir une limite invariable. Or
A chacune des trois directions principales, le mouvement de dilatation présente une
vers lesquelles le globe oculaire peut être foule de nuances, et s'accomplit souvent
porté, correspond l'une des trois paires d'une manière très-rapide ; il ne ressemblB
nerveuses motrices de l'orbite. Aux mouve- donc nullement à celui qui se passe dans les
ments dans le sens vertical, correspond le tissus érectiles.
nerf moteur oculaire commun; aux mouve- F. Arnold {Physiologie, 1. 1, p. 645) attri-
ments rotatoires, le pathétique; enfin à ceux bue les mouvements de l'iris h la présence
de latéralité, le moteur oculaire externe. Une d'un tissu cellulaire contractile. Cette opinion
tidle disposition est suffisamment motivée compte également, au nombre de ses parti-
par la nécessité d'une précision extrême dans sans, Krause, qui n'admet dans l'iris que des
tous les éléments de l'organe visuel, et c'est fibres de tissu cellulaire et des libres ner-
gràce à elle que l'harmonie des mouvements veuses ; Schwann, qui n'y a trouvé qu'une
de cet admirable appareil se trouve réunie à structure fibreuse, etc. Mais les recherches
leur indépendance nécessaire: l'harmonie, d'autres micrographes ainsi que plusieurs
au moyen de la troisième paire qui participe expériences physiologiques, s'accordent pour
h tous les genres de mouvements du globe faire regarder les mouvements iriens comme
de l'œil ; l'indépendance, par la quatrième et étant de nature musculaire,
la sixième paire allectée chacune à un seul Déjà Ruysch,Boërhaave, Whytt, Winslow,
genre de ces mouvements. Telle est, suivant etc., avaient admis dans l'iris l'existence de
nous, la seule raison plausible de l'existence libres musculaires : plus récemment, Maunoir
de trois paires nerveuses dilîérentes, pour de Genève [Mém. sur l'organis. de l'iris.
un si petit nombre de muscles. Genève, 1812 et 1825) a émis la même opi-
Nature et mouvement de l'iris. — Nous nion. On peut aujourd'hui alléguer, en faveur
n'avons pas à revenir sur les usages de l'iris; de la nature musculaire de l'iris, deux ordres
il nous reste seulement à examiner la nature de preuves, les unes analomiques, les autres
de ce diaphragme et à considérer les mouve- physiologiques. Le microscope a démontré
ments iriens en eux-mêmes. qu'il y a, dans ce diaphragme, des fibres
La plupart des physiologistes s'accordent musculaires non striées; sous ce point do
aujourd'hui à reconnaître que l'iris renferme vue, il existe une concordance parfaite entre
dans son épaisseur des fibres musculaires, et les observations de Valenfin [Repertorium,
qu'à leur présence sont dus les mouvements 1837, p. 247), de Hueck, de Krohyn (Mul-
na cette membrane. On n'a pas toujours ler's Archiv. 1837, p. 380), etc. Dun autre
pensé ainsi, et l'on a tour à tour expliqué côté, les expériences de Fowler, de Ueinhold,
ces mouvements par la turgescence des vais- celles de Nysten et les miennes ont prouvé
seaux iriens ou par l'existence d'un tissu que, sous l'influence de l'électricité, 1 iris se
spécial. Examinons rapidement la valeur de contracte, soit sur l'animal vivant, soit même
ces diverses hypothèses. après la mort (315).
Personne n'ignore la grande vascularité de L'iris est donc un tissu dont la nature et
(5lo) Ces cxpérifinces, qui remonlenl à 1859, oui yeux de clievnnx pi de hœiifs . les extrémités des
eie lailes imuiédiaienicnl aigres la mort sur des îooplioics ont éic ;ii>i)li(niéeb directeuicnl sur l'iris.
1199 DICTION NAI II E DE PlULOSOriHE
les propricHés rappellent celles du tissu mus-
culaire, bien qu'il existe entre eux certaines
(liiït^rences. Aussi nous senihle-t-il ralioniicl
(le rapproclier les mouvements de l'iris des
mouvements musculaires, sans pourtant les
confondre les uns avec les autres.
Pour se rendre compte des mouvements
de dilatation et de resserrement de l'iris, les
physiologistes ont invoqué l'existence dans
cette membrane de deux ordres de libres,
1200
vent en rapport avec l'intensité de la lumière
qui tombe sur la rétine. Lorsque celte mem-
brane nerveuse ne reçoit (|u'un petit nom-
bre de rayons lumineux, l'ouverture de l'iris
se dilate; lorsqu'au contraire la lumière qui
tombe sur la rétine est vive, la môme ouver-
ture se resserre. Ce n'est pas seulement la
lumière solaire qui produit cet ciïet; tout
rayon lumineux un peu intense, quelle qu'en
soit la source, donne lieu à un resserrement
les unes circulaires disposées autour de la de la pupille
pupille, les autres rayonnées se portant de L'application de certains narcotiques sur
la grande circonférence à l'anneau pupillaire. l'œil produit une dilatation de la iiupille :
Celte disposition, si elle était réelle, rendi'ail cette propriété, que possède à un si haut
parfaitement compte des phénomènes méca- degré la belladone, est mise à profil par les
niques de l'iris. Hall [The Edinburgh médical chirurgiens quand ils se proposent d'agran-
and surgical Journal, Juillet 1844, exlr. dir le champ pupillairc. La dilatation per-
dans Arch. génér. de méd., 4' série, t. V, manente de la pupille s'observe encore dans
p. 493) considère comme fibres nmsculaires l'amaurose , dans certaines atrections céré-
sculemenl quelques fibres disposées autour braies ; au contraire, son resserrement a lieu
(le la petite circonférence de l'iris. D'après dans l'iritis, dans l'empoisonnement par la
physiologiste anglais, la contraction de la
pu|)ille est due à celle couche de fibres mus-
culaires; la dilatation est le résultat de la
cessation de cette contraction, et peut-être
aussi du resserrement d'un tissu contractile
spécial dont il admet l'existence dans l'iris.
La constitution de l'iris ne lui permet
strychnine, etc.
Les physiologistes ont cherché à se ren-
dre compte de la rapidité avec laquelle l'iris
se resserre sous l'influence d'une vive lumière.
F. Arnold, s'appuyant sur l'exislence d'un
filet nerveux qui de la rétine irait aboutir au
ganglion ophthalmique, avait émis l'opinion
d'exécuter que deux sortes de mouvements, que l'impression produite sui' la rétine ne va
qui se traduisent par la dilatation ou le re- pas au delà du ganglion, et que de celui-ci
serrement de la pupille. Nous devons simple- l'excitation se réfléchit sur les rameaux
ment mentionner une sorte de propulsion moteurs de l'iris. Cette théorie no saurait
de l'iris, qui a lieu, d'après Ribes [Mém. de être admise. 11 est démontré que l'impression
la Société méd. d'émulation, t. VIII, p. 631), visuelle, produite sur le fond de Toeil, est
lorsqu'on regarde des objets fortement éclai-
rés. Ce mouvement en avant résulterait, sui-
vant lui, de l'accumulation de l'humeur
aqueuse dans la chambre postérieure par
suite du resserrement de la pupille.
Les mouvements de l'iris sont le plus sou-
transmise à l'encéphale et rélléchie sur le
nerf moteur oculaire commun qui tient sous
sa dépendance les mouvements de l'iris. Les
expériences concourent à établir celte dé-
monstration, (LoNGET, Cours de physiologie.)
— Voy. Perception extérieure.
NOTES ADDITIONNELLES.
NOTE I.
Art. Langage, § I.
De la distinction des sons.
t On 'a vu comment agissent les corps conduc-
leurs du son ei comment les omles sonores arrivent
à l'organe auditif. Mais la plus grande didiculié
ii'esl pas expliquée, et je ne sais s'il est possible
d'exposer d'une manière claire et satisfaisante le
point que je v.iis essayer de traiter dans ce chapitre.
( Les ondes sonores out-tlles une forme com-
mune et identi(|ue? Se ressonil)lent-eltes? Forment-
elles toutes lies arcs, des courbes, dont le milieu
est le plus éloigné du point d'énuilihre?
« Comme il y a des corps élastiques (jue nous
voyons vibrer sensiblement, nous distinguons faci-
lement la forme de leurs oiululaiions. Telles sont
les cordes, les verges métalliques, etc. La réponse
est lacile à cet égard.
« Les ondes aériennes, avons-nous dit, sont splié-
riques sans exception; ce sont des boules creuses,
ressemblant aux bulles de savon que font les en-
fants. Par conséquent, ce sont des segments de ces
sphères, de ces boules, qui arrivent au nerf auditif
par le canal de l'oreille. Et comme l'air atmosphé-
rique est la voie ordinaire de toutes les vibrations,
n'importe leur point de départ ou les corps d'où
elles viennent primitivement, il s'ensuit que les
ondes sonores ont constauimeiil la même forme
pour nos organes. Ce sont toujours des courbes,
des arcs, et c'est sous celle ligure qu'elles parvien-
nent à nos oreilles. Je demande eu conse(|uencp,
par quel moyen nous distinguons les sons les uns
des aiUres, el leurs mille nuances?
I Celle dilTicultc se résout en partie. D'abord,
nous avons vu que l'élévation du son dépend de
1201
NOTES ADDITIONNELLES.
1202
la vlless.î el île la frê(itit^iicc tics Oiidos sonores.
Ainsi lorsque le nort' acoiisii(nie O'^l Irappé rapiilc-
iiicni «l'une iniilliuule de vihralions, nous avons la
sensation du son aigti ; cl à mesnre qne eeilft vi-
irs^e diminue, le son baisse el passe au grave. Voilà
donc lin moyen de dislinclion.
« La force du sou dépend de la fiirce impulsive
de-j ondes sonores; el celle-ci dépeuil. 1° «le Tim-
l-n'sion imprimée an premi-T corps viliranl; 2* de
reloignemont de ce corps ; 5° des corps que les ondes
sonores nui en à iraverser. Toutes ces clioses onl
élé piéiédemmenl expliquées, el l'on voil que le
moyen de dislinguer 1« son fort du son faible ne
nous manque pas non pins.
I Mais commenl dislingnons-noiis deux sons d'une
même élévalion el d'une même force? Snpposons
que lions assisiioiis à un on hesire qui s'accorde
avant de commencer à jouer. Cliacnndes insirunienls
qui le composant nous f.iii entendre le ta. Par quel
iiiOjen diseer(ion>;-nous tons ces /« elles inslrumenls
(|iii'les doniieni ? Nous u'.ivons garde de confondre le
la du violon avec celui de la fliite, ni le /a de la lliite
avec celui de la clarinelle, elc. D'où vienl cela?
Est-ce que les omles sonores qui parleni de ces
trois inslrumenls arrivent à nos oreilles sous des
formes diUérenies? Les vibrations qui les occasion-
neni ne sont-elles pas également rafiides et innlti-
pliée>? Ll si elles ne le sont pas, d'où vient (|iie les
sous des trois in^rumenis ont le ii:èine degré d'é-
lévalion ?
« On peut répondre hardiment, je pense, qu'il y
a des diU'érences UMtérielles entre leurs ondi-s res-
pectives; la raison ledit, mais la chose ne semble
p is facile ù déiiionirer.
« Celle (iilliculié n'est pas la dernière. Si le ta de
cliaque inslninieni arrivait seul, on concevrait que
les ondes Minores qui l'occasionnenl, venant frapper
k nerf auditif isolement, nous eussions le inoy.n
d'en distinguer la forme, au cas qu'elle lui réelle-
ment dillereiile de celle des ondes sonores des autres
inslrumenls. Mais tous ces la viennent à la fois; et
si les ondes sonores qui les produisent ont des
formes diderenles, commenl ces formes se conser-
vent-elles sans se confondre en venanl frapper si-
niullanémcnl le nert acoustique? L'excitation de
l'orgine se fait par une foule d'insiruments à la lois;
Torgane e.sl-il niodilié en même lemps do tant de
inaiiiéresdiUérenies qu'il a y d'instrnmenls? Il le faut
bien, pour e\|>liqner les sensations multipliée» que
i'àuie en éprouve. Mais, pbysiqueinenl, la cbose est
dillicile à comprendre.
« Ce n'est pas mut cependant , el il se présente
d'autres niyslèies à pénétrer.
I Quand |'as>isle à un concert, tantôt je ne fais
alteniion qu'à rensemble des sons, et je me laisse
entraîner par le plaisir que me cause la syinplionie;
l inlôt je suis tel ou tel iiisirunient en particulier ;
et, toul en écoutant partiellement les autres, je
iii'aïuilie à celui-ià pour mieux disiinguer son jeu.
L'.iit d'un diietienr d'orchestre est admirable sous
ce rapport. Il observe avec le même degré d'atten-
tiun cbacun des inslrumenls ; de telle sorte que, s'il
se commet quelque faute, il dislingue d'où elle
vient el quel est le musicien qui s'esl trompé.
< Ici , coinnie on voil, la dislinclion des sons ne
dépend pas nniquemeiit des formes dilTérentes des
ondes sonores, mais aussi de la volonté el de l'ap-
ulicalion.
€ D'un autre côté, tout le inonde n'est pas ca-
pable de. distinguer les sons avec celle perfeciion ;
el l'élude avec l'exercice ne pourrait nous procurer
ce que la nature nous a refusé. Il y a des ijersonnes
qui tlislinguent très-bien Je son d'un insirumenl
ùe celui d'un autre, et qui ne confondront point,
par exemple, le violon avec la flûte ou avec la cla-
rineue, mais qui ne comprennent rien au jeu en
lui-même. C'est-à-dire que ces personnes disliii-
a;ucni bien la nature du son, mais non point les
degrés de son acuité ou de sa gravité. Si elles chan-
tent, elles mènent conliiiuellemenl un ton pour un
autre, ne gardant ni mesure ni cadence. Elles en-
tendent parfaitement bien; par conséquent, le nerf
auditif est régniièremeiii excité chez elles, et les
ondes sonores l'ébranleni sans doute sous lesmêincs
formes qu'elles ébranlent l'organe des personnes
qui ont ce qu'on appelle l'oreille juste ou nuisicale.
Ce qui semble prouver que la dislinclion des tons
ne dépend pas de celle excitation ou de ces fomio.
« On trouve des idiots qui savent à peine bégayer
quelques syi'abos, et qui ne laissent pas de disiin-
guer parfiitemenl les tons, qui jouent d'un instru-
ment el chantenl juste. Donc la dislinclion des tons
ne dépend pas non plus de la raison.
i On sait que la phrénoiogie assigne à celte fonc-
tion un organe particulier du cerveau, organe plus
développé, dit-elle , chez les uns (jne chez les an-
tres. l'U quoique celle théorie ne manque pas dt;
probabilité, elle ne semble pourtant pas expliquer la
difliculté au fond.
« La sensation de l'ouïe a lieu au moyen du
nerf audilif; mais avoir celte sensation n'est pas lu
même chose que distinguer les tons. Si l'on suppose
donc (|ne cette dislinclion se fait au moyen d'un
autre organe, il faudra , ce seinlde , admettre que
ce dernier organe est eu communication avec le
premier el en reçoit son ébranleinenl ou son exci-
tation. .Mais nous remarquons que les personnes
qui distingueni les tons, sont diversement all'ectées
selon la nature do l'air, du cliani ou de rinslrumeiii
qu'elles entendent. Tels assemblages de tons, telles
suites de notes, lels inslrumenls les rendent gaies,
les l'ont lire, tressaillir d'aise et danser; lels autres
les rendent graves, tristes, mélancoliques , leur
arrachent des larmes Lst-ce un même organe qui
fait éprouver à l'àine ces elTets contraires? Cela
n'esl pas croyable.
« Il arrive (|ue tout le corps participe à l'éinotion
que le sou nous laii éprouver el que, sous l'impres-
sioii de certains accents ou de certaines combinai-
sons de notes, une sorte de froid parcourt nos
membres el nous fait frissonner légèrement. Li
cause de seuiblables phénomènes ne doit-elle pas
être cherchée dans le système nerveux en général?
El n'en faiidra-l-il pas conclure que le nerf acous-
tique, exciié par les ondes sonores dételle ou telle
manière particulière, coinmuni(|uc son ébranleinenl
à d'auires iieris avec lesquels il sympathise? Co qui
donne du poids à celte conjecture, c'est que les
elfets les plus exlraordiuaires se fout précisément
remaniuer chez les personnes qui oui le système
nerveux délicat et sensible. Je connais une personne
d'une semblable constiiulion (|iie le tic-lac d'une
horloge agite et impaiienle de telle manière, qu'elle
est obligée de sortir el de s'en aller pour ne pas
l'entendre. Ici, c'est par la répéiilion et l'unilor-
mité de rébranlement, transmis au nerf audilil par
Ils omles sonores , qu'est produite celle émoiioii
générale (jui agit sur l'àiiie. Telle autre personne,
|)ar exemple , éprouvera cet eflct par un seul ei
même son, longtemps soutenu; et je sais par ma
propre expérience que, lorsqu'on entend accorder
un orgue , certains loiis prolongés outre mesiirt;
peuvent devenir insuppoi laides. La voix humaine
produit des elîels de ce genre ; el lors(iu'uii orateur
répéie trop consiaminenljcertains accents péuélranis,
il arrive que des auditeurs sensildes oui peine a y
résister , el sont obligés de s'en aller ou de se dis-
traire par quelque autre oijjel. Et iioions que ce ne
sont pas les mois, les paroles qui occasioiineul col
ébranlement, mais le sou de voix cl la manière
dont ils sont proférés. En elfel , il s'agit ici d'un
elfet physique el corporel , plutôt que d'un phéuo-
inène intellectuel ou murai.
« Ce qui le dcinonirc mieux peut-être, c'esi que
1203
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
1204
<ies fails »lii môme îjciire s'ol)servenl clioz les liôies.
i\ù eu un peiil cliieii , de l'espèce des {grillons ,
le(|uel Imiiail liiguljreineiit quand il en lentlail jouer
du piano ou sonner les cloches. On sait qni; des
sons éclatants el animés, ceux de l'airain par
exemple, font plaisir aux clievaiix el exciieni leur
ardeur d'une manière sensible, etc.. elc.
< Il est aussi à remarquer que les effets des sons ne
\arienl pas seulement d'après leur propre nature,
mais aussi d'après celle des êlrcs qui les enlcndent.
Ainsi les ménies ondes sonores qui m'occasionnent
wn ébranlement pénible ou qui me laissent indiffèient
et sans émotion, peuvent procurer des sensations
agréables à d'autres. L'un aime mieux le ton majeur
< -Mnsi , distinf!;uer les Ions n'est pas la même
chose que distinguer les sons. ISe pas savoir dis-
tinguer les sons , indi(|ue une privation totale de la
raison ; témoins les idiots et les personnes en état
de démence, qui ne semblent faire aucune atten-
tion aux sons qu'ils entendent , et par là n)éme
sont incapables de parler ou de conq)rcndre ce
qu'on leur dit. Au contraire , ne pas savoir distin-
guer les tons, suppose simplement qu'on n'est pas
né musicien.
« El ici il faut bien faire attenlion que, quoique
la distinction des sons accompagne toujours la rai-
son, il ne s'ensuit nullement que la distinction des
tous indique plus de raison ou une raison plu»
^luele ton mineur, im autre préfère ce dernier. Celui- exercée. Au contraire nous avons déjà vu que des
cienlendvolontiersies airs graves, lenlsci simples; ..-:...; -i. . .
celui-là ne se plaît qu'aux airs gais, vifs, légers, etc.
El le phénoniène le plus remaïquable qui trouve sa
place ici , c'est qu'il y a des personnes, comme je
l'ai fait observer plus haut, qu'une suite de sons
u'ébranle et n'émeut en aucune manière, el qui ne
sont p;is capables de les distinguer les uns des
autres. Comment expliquer un semblable contraste^
La science ne paraît pas avoir de réponse à nous
donner sur ce point. On ignore, dit M. Millier,
quelles sont tes causes qui font que tel ou tel na
point roreilte musicale. { Physiologie du sij^lènie
nerveux, ou recherches et expériences sur les diverses
classes d'appareils nerveux, les mouvements, la voix,
Ifi parole , tes sens el les facullés intellectuelles , (tar
l. MuLLtiR, professeur d'analomie et de physiologie
à Tuniversité di- Berlin, liad. de rallemand sur la
j' édil,, par A.-J.-L. Jourdan. Paris, 1840, 2 vol.
in-S". Voy. t. Il , p. 589. ) Ce qui revient à dire
fju'on ne sait par quel moyen nous distinguons les
tons. Le langage aiiribue la science des sons et des
tons à l'ouïe. On dit : Un tel a l'oreille bonne, juste
ou fausse, etc. Mais l'expression trompe ici, comme
en beaucoup d'autres occasions. C'est par l'oreille
que nous entendons ; mais ce n'est point par l'o-
reille (jne nous jugeons des sons.
« 11 est encore à remarcjner que juger des sons
y'esl pas la même chose que juger des tons. Les
tons sont les degrés d'élévation du son, les /eHsioîJS
de la voix , les espaces qui s'étendent d'un son à
un autre (a). Le son indique en général la nature
ou l'essence de la sensation qu'on appelle de ce
nom. Je puis distinguer en gros un son d'un autre,
gans être pour cela capable de saisir exaclement le
point qui les sépare en hauteur on en gravité. L'é-
lude el l'exercice y font quelcjne chose, el l'oreille
( puisqu'il s'agit encore, abusivement, d'oreille ici )
se forme comme nos autres sens. Mais roreille
nalurellemeni fausse ne devient jamais errtièremenl
juste; et celui qui ne distingue pas les tons sponta-
nément el sans maître, fera de vains eîlorls pour
apprendre à les distinguer par des leçons cl des
exercices quelconques.
1 J'ai déjà fait observer plus haut qu'on penl
savoir distinguer les sons , quant à leur nature en
général , sans néanmoins discerner exaclement les
degrés de leur élévaiion. Je vais rendre celle ob-
servation claire en rappliquant à la parole. Prenons
les deux sons que n<uis représentons dans l'écriuire
alphabétique par les signes a et t. Tout le monde,
çxccpié les idiots parfaits, dislingue ces sons l'un
de l'autre. Mais chacun de ces sons peut cire pio-
léié sur plus de vingi degrés différents; en sorte
qu'avec le son a ou avec le son i indistinctement,
je puis chanter une suite de notes ou un air quel-
con(|ue. Or tout le uionde ne disiingue pas exacie-
meiil ces degrés; el ceux qui sont privés de celle
lacullé ne savent pas chanter ou ciiantenl faux,
'esi-à-dire (ju'ils emploient fréqueinmenl un iojj
punr un autre el cliauienl au hasard.
{a} Ton, tonus, -ovo;, a Kii/io, tendo.
personnes privées partiellement de la raison , tels
que les fous et les imbéciles, peuvent posséder à un
haut degré la faculté de distinguer les tons, et sur-
passer à cet égard les hommes les plus sensés et
les plus inslruiis. Ce (|ui prouve que ces deux fa-
cullés sonl dillérentes et plus ou moins indépen-
dantes l'une de l'aulfe.
« Distinguer les sons, c'est une faculté généralo
et commune, appartenant à tous les individus de
noire espèce qui ont une organisation régulière, et
à cet égard j elle ressemble au langage. Distinguer
les tons, est une faculté parliculièie, dont on peut
être privé plus ou moins complètement, sans cesser
d'être homme parfait.
« Je demande en conséquence d'où vient la dis-
linclion des sens et des tons? Quels sonl les organes
qui servent à cette double faculté?
1 L'excitation ou l'ébranlement du nerf acous-
tique, voilà la seule condition du son. Tout être
doué de cet organe a la sensation du son, chaque
fois îque l'organe est mis en mouvement par une
cause quelconque; et nous verrous plus loin que
celle cause n'est pas toujours extérieure. Mais la
plupart des êtres qui entendent, ne savent pas dis-
tinguer les sons comme nous. Ce qui démontre que
l'excilalion du nerf auditif ne sudil pas pour l'exer-
cice de celle faculté. De même, parmi ceux qui
savent distinguer les sons, il s'en trouve qui ne
disiinguenl pas les tons; d'où l'on peut conclure
que rorganisalion de ces derniers n'est pas tout à
lait la même que celle des autres. En quoi consiste
celte différence?
« S'il y a quelque moyen de résoudre celle dit-
ficullè, peul-élre faut-il le cherclier dans l'action
des oiides sonores ei dans la manière doni elles
passent d'un corps dans un autre.
« On a vu que les vibrations d'un corps se Irans-
mellent d'aulani plus facilement el plus compléte-
menl à un auire corps, qu'il sympaihise davantage
avec lui. Si celle sympathie ou cette correspon-
dance n'existe pas, la transmission n'a pas lien, ou
elle n'a lieu que irès-iinparfaiiement. C'est ce (jue
nous avons vu quand des ondes aériennes rencon-
ireni une montagne ou un mur.
I Le nerf auditif est tellement constitué qu'il
sympathise avec la plupart des autres corps et qu'il
reçoit leurs vibrations, de quelque part qu'elles
arrivent. Ses ébranlements se loin sentir au prin-
cipe spirituel, nous ne savons de quelle manière,
et la sensation du son a lieu. Si, dans le reste
du corps, d'autres organes, d'autres nerfs corres-
pondent plus ou moins direciement, plus ou moins
parlaitemenl avec le nerl auditif, ses ébranlemenis
se transnielteiit à eux proporlionnellemenl à leur
vitesse el à leur force; el l'ànie a des stnsalions
particulières qui lui permettent de faire des a|)pré-
ciatioiis spéciales et des distinctions. Sans celte
correspondance, on peut s'imaginer, je crois, que
la sensation est plus ou moins uniforme et que les
distinctions n'ont pas lieu. Un homme instruit, que
1505
je oonnaU partictilicrenient, iii'a dit plus (i'unu fois
qu'il ne discerne pas une noie d'une autre, et que
toute espèce de musique, fût-ce la plus Itelle , n'est
pour lui (/rté (/» bruit. Il entend cotnitie moi; mais
il ne distingue rien. J»^ suppose que, ciicz lui, le
nerf acoustique est privé de celle correspondance
dont je parle, el qu'il agit sur le principe pensant
d'une manière plus ou moins isolée, ou, si l'on veut,
d'une manière plus ou moins absuiiio. Les compa-
raisons mainiueui, el par conséquent, Icsjugemenls
qui et) découlent manquetit aussi. En d'autres
termes, la disliticiion ne peut avoir lieu. Tous les
sons, quant à leur deijré d'élévation ou d'abaisse-
ment, se confotident ; et, en réalité, ce n'est que
du bruit.
€ Que les ébranlemenls du nerf acoustique se
transmettent, dans certains cas et chez certains
individus , à d'autres organes et, en quelque sorte,
au corps lout entier, c'est ce que nous prouvent des
laits nombreux. Il existe donc probablemeni , chez
les pfrsonnes qui éprouvent ces elFels, une sympa-
thie entre le nerf auditif et d'autres nerfs, sympa-
thie qui fait défaut ailleurs. On dit , en pailant
d'elles, qu'elles sont sensibles à la musique, qu'elles
aiment la musique, cic, eic,; el des autres, qu'elles
y sont insensibles.
< Un phénomène assez remarquable semble dé-
montrer cela d'une manière négative. Quand une
personne, qui a ce qu'on appelle l'oreille juste, en-
tend jouer ou chanter faux, elle éprouve subite-
ment un malaise général, comme si on la baliail';
et ce malaise est lel, qu'il lui est, en quelque sorte,
impossible de se distraire pour ne pas écouter. Si
elle est occupée n'imporie à quoi, à lire, à
prier, etc., son occupation cesse à l'instant par 1 1
torture que lui faii éprouver ce manque de jusle-se
et d'accord entre les sons qu'elle entend. Kllel (|u'il
serait diflicile d'expliquer , je pense, si ce n'est par
la correspondance ttoiii je paile. Le nerf acoiisli(|ue
seul ne le produit pas, puis(jue les personnes mêmes
qui jouent ou chantent faux ne l'éprouvent pas,
quoicju'elles s'enlemlenl parlailement. C'est donc le
résultat de l'aciion du nerf acoustique sur d'autres
organes, sur d'autres nerfs.
« Pour Ciiniprendre qu'un semblable phénomène
se nianileste dans une personne el non pas dans
une autre, il faut nous rappeler ce q:ii a été dit
plus haut de la syn;palhie en général. Qu'y a-i-il de
plus semblable rjue deux cornes de violon ou de
violoncelle, de la même grosseur, de la mèuie lon-
gueur enire leurs points d'atiacbe? Or que laul-il
pour qu'une de ces deux cordes soit mise en mou-
vement par les ondes sonores que lui apporte l'air
atmosphérique, cl que l'autre ne le soit pas? Il »ul'-
NOTES ADDITIONNELLES. 120b
lit, comme nous l'avons vu, que Kune soit tendue
plus fort on moins fort que l'aulre. La force de la
tension influe sur la vitesse des vibrations. C'est-à-
dire (jue la corile qui est plus fort tendue fait île
plus petites excursions, quand elle est ébranlée,
et vibre plus vite; el qu'au contraire la corde qui
est moins tendue, fait de plus grandes ex.cursiomi
à droite el à gauche, et vibre plus lentement. Telle
est la différence. Supposons maintenant (iiie,, dans
le voisinage de ces deux cordes, en lout semblables,
mais inégalement tendues, nue iroisième corde,
semblable aux deux autres cl tendue comme l'une
des deux, soit pincée ou frotiée par l'archet. Dans
ce cas, les vibrations de celle corde, transmises à
l'air ambiant et allant frapper les deux antres
cordes, trouvent dans l'une un corps qui vibre de la
même manière qu'elle, et dans l'autre un corps (|ui
vibre d'une manière différente. Voilà un exemple de
la sympathie ou de la correspondance d'une part,
el du man(|ue de sympalhie de l'antre. Les deux
cordes (jui sont d'une égale longueur entre leurs
nœuds ou leurs points d'attache et qui sont tendues
avec la même force , sont syinpaihiques entre elles^
par accident , el elles ne le sont pas avec la troi-
sième qui est tendue différemment. Je puis tlonc
coinprenilre, si je ne me trompe, comment les vibra-
tions d'une des deux cordes sympathiques trouvent
d ms l'autre une disposition naturelle à se laisser
ébranler de la même manière, et ne la trouvent pas
dans la iroisième. Celle-ci, lors<in'olle vibre, fait de
|dus grandes ou de plus petites excursions, décru
par conséquent d'autres arcs , d'autres courbes. l"'t
lie là vient, ap|)aremnient, qu'elle n'est pas ébranlée
par des ondulations d'une forme diU'érenle.
• Lu appliquant ces observations au corps hu-
main, je me fais une idée de l'action ou du manque
d'action du nerf acoustique sur d'autres nerfs, el je
compreuils jusqu'à certain point la différence d'or-
ganisalion que l'expérience nous montre à ce sujet.
Je ne vois pas, à la vérité, commenl l'âme dislingue
les sons et les tons, et la relation eiiire les formes
des ondes sonores et ce discernement me parait
toujours un profond mystère. Lt en effel, si je com-
prenais cela, je comprendrais ce (pie c'est que la
sensation et coinment elle a lieu; chose qui nous
restera sans doute éternellement cachée. Les délails
où je suis eniré sur celle matière dillicile et peu
explorée, montreront du moins que lout n'y est pas
également obscur. Et il me semble (lu'une éiuili;
plus approfondie du syslème nerveux el des phéno-
mènes de l'audilion, pourrait nous procurer de.i
lumières qui nous manquenl encore, i (K.EK3Tb!S,
Eàsai iur l'acttvilé du principe pemanl.)
NOTE II.
Art. Langage, § IL
Admirable perfection de l'orguue vocal humain.
Cent fois celle perfection a été constatée par les
anatomistes et les physiologistes; et il serait en effet
difficile de l'examiner avec atieniion, soit dans sa
structure , soit dans ses effets phonétiques , sans
être saisi d'élonnemeni.
I En étmliant la voix de l'homme, dit M. Millier,
on est frappé de l'art infini avec lequel est construit
l'organe qui la produit. Nul instrument de musique
ii'esl exactement comparable à celui-là; car les
orgues el les clavecins, malgré leurs ressources
immenses , sont imparfaits sous d'autres rappoi !>,.
Quelques-uns de ces inslrumenls, comme les tuyaux
à bouche, ne permettent pas de mouler du piano
au forte; dans d'autres, comme lous ceux dont on
joue par percussion, il n'y a pas moyen de sou-,
tenir le son. L'orgue a deux re^ristres, celui des
tuyaux à bouche et celui des tuyaux à anche : sons
ce point de vue, il ressemble a la voix humaine,
avec ses registres de poitrine et de fausset. Mais
aucun de ces inslrumenls ne réunit tous ces avan-
tages, comme la voix de l'iiomme. Si l'organe vocal
appartient à la classe des inslrunients à anche; cl
si ces inslrumenls, lorsqu'on les a réunis en un
sys.cine de silllels compensés, sont (avec le violon,*
les plus parfaits de toun, cependant l'organe vocal
a sur eux l'avaiilyge de pouvoir donner tous les
12;)7
DICTIONNAIRE DE l'IlllJJSOlMllE.
1208
i(His (le l'échelle nnisicale cl louies leurs nuances
iivi'i! lin seul liiynu à boiulie, taudis que les plus
|i;irf;uls tics inslrunicnls à iiuclie oxij;eul un iiiy;>n
à pari pourcluique sou. Ou pounail iiuiler jusqii'à
(crlain poinl tel ori^ane eu adaplanl à un luyau a
l)ouchc un appareil qui ne lui pas irop diflicile à
Inire jouer, el qui peruiîl de varier à volonté la
tension des rubans élasli(|ues; niais les sons d'un
Itareil inslrumeul, pour lequel , si l'on voulait le
rendre durable, il faudrait n'employer que des ru-
bans élasii(iuts secs , n'iuiiteraieul pas les sous
roullanis etéclatants du lis>n animal élastique mou,
el serait toujours ircs-dillicile à manœuvrer (6). >
Pour moi, je considère la perl'eclion de l'ortjane
vocal sous un aulre point de vue:.
On a vu que le larynx seul esl un inslrumeul
admirable, auquel nul ouvrage de l'bomme ne peul
être comparé, el loul ce que dil M. Millier s'y
applique surtout. Avec le larynx et le souflle lourni
par les organes respiratoires, ou «•oulienl le son à
volonté , on le fortifie ou l'alfaiblii à sou gré, ou
passe <lu grave à l'aigu ou de l'aigu au grave , eu
parcourani une éclielle plus ou moins étendue, avec
des nuances donl aucun inslrumeul arlificiel ne
peut approcher. Sous ce rapport, le larynx, avec sa
soulllerie et soii porte-vent, avec ses cordes el sou
îucliel, esl le premier des insirumejiis de musi(iue.
C'est celle partie de l'organe qui nous permet de
chanter, d'exercer ce qu'on appelle la faculté des
Vous.
Mais le larynx s'adapte à «n corps de luyau
«on moins admirable. Ce corps, qui comprend le
pharynx, le canal oral el les fosses nasales, esl
d'une telle llexibiliié (^n'il s'.iUonge ou se raccour-
cit, se dilate ou se resserre à volonté, en sorte
que la cavité où les oydes sonores se rélléchissenl,
change de forme avec une éionnanle facilité. Or
ces mo liiicaiions du corps de tuyau fout que la
voix du larynx, voix unique, comme il tsl facile
de s'en assuier en souillant à travers la iracliée-
arlère d'un larynx humain, se modifie elle-même
au poinl de produire un bon nombre de registres
ou de voix dillérenles, sans que les cordes vocales
aient besoin de changer leur tension, sans que la
gloUe augmente ou diminue son ouveriure. Cha-
que modilicaiion du corps de luyau produit une
voix particulière, qui n'esl pas celle du larynx
seul ; el comme ces modifications sont nombreuses,
on peul <lire qu(3 l'organe vocal humain réunit en
lui une égale quantité d'iustruuients différents. C'est
celle varié'é de voix qui constitue rélément du
langage oral ou de la parole, comme iious le ver-
rons plus loin.
Non-seulciiieut le corps de tuyau se inoJifie el
change de longueur et de largeur, mais il ren-
ferme aussi , soit à ses deux extrémités , soit
au milieu , différentes parties saillantes , dilTé-
reiils organes particuliers, qui peuvent arrêter
le son au passage et lui imprimer, eu le laissant
sortir, une forme particulière qui le dislingue ac-
cessoirement de loul aulre son. Ces parties sont
le voile palatin, la langue, les arcades dentaires
et les lèvres, qui par leur mobilité et leur jeu im-
priment à chacune des voix fournies par les irans-
lormations du corps de tuyau, une marque carac-
lérisiique. Celte marque, sans altérer le son en
lui-même, le distingue sullisammentel lel;iil recon-
nailre, à peu près comme un sceau ou lui cachet
qui s'imprime sur de la cire, nous olfre, sans chan-
ger la matière même, un moyen de distinction pour
l'organe de la vue. C'esl la laculié de Vayiiculalwn,
comme rappellent les grammairiens, faculie qui
Ib) Phijsiologie du sijstème tierveux, t. II, p. 153- —
iùuler pense qu'il ne serait pas impossible de construire
une niachiiie propre à pxpriiner tous les sons de nos pa-
roles avec toutes les arlicuialions, el au moven de ;a-
romplète celle du langage oral, en portant dans
l'ensemble des voix ou des sous simples une va-
riété prodigieuse, qui répond à toutes les nuances
de la pensée el des niodilicalious de l'âme.
Ces courtes indications sur la perfection de l'or-
gane vocal suHironi ici, parce (lue chacune d'elles
sera reprise el développée dans les chapitres sui-
vants. ) (Kersten.)
Correspondance entre rorgmie vocal , rappareil
auditif et le cervcnti.
Quelque parfait, (pielque admirable que soit l'or-
gane vocal, il nous serait à peu près inutile s'il
était seul. Le phéiionièue du mutisme le prouve
jusqu'à l'évidence. L'homme né sourd a des pou-
mons, une trachée-artère, un larynx, une bouche
comme nous; rien ne manque à l'inslrument vocal
qu'il possède. D'où vient qu'il ne s'en sert pas? D'où
vient qu'il ne chante pas, qu'il ne parle pas? Unique-
ment de ce que la nature lui a refusé l'organe qui
iloii correspondre avec l'organe vocal, el de ce que
ce dernier esl dans Tisolemenl. Lorsque ses cordes
vocales entrent en vibration, ce qui arrive assez
souvent, mais à son insu, leurs ondes sonores,
transmises à l'air atmosphérique, n'arrivent point
jusqu'au principe qui entend et juge des sons en
lui; son nerf acoustique n'est pasexcilé, son oreille
ne lui transmet poinl la commotion éprouvée par
le premier corps vibrant. C'esl par l'organe audi-
iifseul que nous entendons, el aucun aulre ne peut
le remplacer dans celle fonction ; c'esl par cet or-
gane que nous distinguons les sons el les tons et
que nous en réglons l'usage ; et sans l'ouïe, l'or-
gane Vdcal ne nous servirait de rien.
On peul, avec beaucoup de peine, faire imiter
au sourd-muet nos mouvements pour articuler les
sons qu'il voit faire; mais il ne prononce que des
sons grossiers, el son langage demeure toujours une
sorti! de hurlement qui ne peut servir dans la so-
ciété. ( Plujiiologie du sijstème nerveux, t. U ,
p. 230. )
L'organe de l'ouïe esl donc nécessaire à celui de
la voix; il en est le régulateur, il le dirige el le
gouverne.
Ce n'est pas qu'il y ait quelque liaison physique
entre la faculté des sons el celle d'entendre, ni
niêiTie que cette coniiexion soit nécessaire. < On
ne voit pas, dil M. Mùller, de quelle utilité seraient
des connexions nerveuses entre l'organe de l'au-
dition el celui de la phonation. L'anastomose
( l'abouchemenl) entre les nerfs facial et lingual esl
étrangère tant à l'ouïe qu'à la parole; car le nerf fa-
cial n'a rien de commun avec la première, ni le
nerf lingual avec la seconde. Le principal nerf de
la phonation esl le grand hypoglosse (sous-lingual),
duquel dépendent tous les mouvements delà langue.
Le nerf facial joue aussi quelque rôle dans les arti-
culations, du moins dans celles auxquelles les lèvres
prennent part. Ces deux nerfs .appartiennenl à li
physionomie, en ce sens que la mimique de la face
el la parole représentent objectivemenl, chacune à
sa manière, nos étals intérieurs. Or tous deux pa-
raissent dépendre de la même partie centrale, les
olives. > {Ibid. l. II, p. 251.)
Il faut conclure de là qu'entre l'organe vocal
et l'organe audilil, il y a un agent intermédiaire <|ui
ne peul être, ce semble, que l'encéphale. Un idioi,
malheureux donl le cerveau a une organisaiiou
vicieuse ou incomplèle, esl muet comme le sourd
de naissance, (pioiqu'il ail la faculté des sons et^ I
sens de l'ouïe. Un Lut pins remarquable, c'esl qu'un
homme doué de raison el faisant usage des sons ar.
quelle les orateurs dont la voix n'est pas agréable,,
pourraient alors jouer leurs discours comme tes organistes
jouent des pièces de musique. {Leltres à une princesse
d-Allemaane. l'aris, 1812, "2 soi. in-b". Voy. t. II, p. I0y.>
1200
NOTES ADDI
lidilés pour l'exprossioa ih; sa pcnsétî, peui néaii-
iiioiiis être privé de la laciillé des ions. Il disliiignc
les divisions ei les ariiculaiions de la voix, il parle;
mais il ne disliiigne pas les degrés on les tensions
tU la voix, il ne chaule pas. Un fail absolumenl
conlraire s'oliserve egaieinenl, c'est-à-dire qn'on
Vdil des in)i)Ocile.s qni jouissent de la laciillé des
luns à un degré reniari|uab!e, qni clianlenl, qni
sont nés musiciens, el qni se inonlrenl à peine
furaiiis en fait de langage et de raison. C^s plié-
iKiinènes vieniienl-ils à l'appui de l'opinion de
dall. qui railaclie la double lacullé des sons arli-
tniés el des Ions à l'organisaiion cérébrale? Nous
TIONNELLES. Î2U>
renvoyons le lecleur à ce (|ui a élé dit là-dessus au
cliap. G du livre unique de la première partie,
p. i± Ce qui o>l bi>n conslalé, c'est <ine l'organft
vocal dépend iiniiiédiateineiil de l'organe del'audi-
lion. et (|iie si c<lui-ci règle l'usage du premier, il
ne lelail poinl par lui-uième. Ce n'«sl pas l'organe
qni seul ; la chose a été prouvée snllisamincnl.
(pioiqu'ej! (jualité d'insiruinent il soil nécessaire à
la sensaliou. Par conséiiuent, si, pour enlendre n
pour juger des sons, nous avons bf-soin du cerveau
aussi bien (jiie de l'oreille, il ne s'ensuit nullement
que le cerveau lui-même seule el juge. (KtiisTEN,
Ess'ii sur ractivilc du principe pensnnl.).
IN on: m.
Art. Langage, § II.
^)l's ino.Hficaiiorts vocales qui dépendent de la
bouche. Les sons purs ou les voyelles. Les articu-
lations ou les consonnes.
Si l'organe vocal ne se composait que de sa soui-
flrrie, de son porte-vent et de son anche, il resseui-
Iderait à nos instruments de musique artificiels,
même à ceux (|ui joignent à l'anche un corps de
Inyau, eu ce (pie, «omine eux, il sérail capa-
ble de produire sa voix ou le sou fondamcnlal de
feon anche sur un grand nombre de degrés diiré-
reiils, et de former ainsi toutes sortes d'airs et de
thanis. 11 y aurait toujours, entre l'organe vocal el
les iiislruineiils de musique, celle diU'érence que Id
pi-emir-r obtiendrait celle variété de tons par sa pro-
pre activité, par le seul jeu de ses coriles, au lieu
que les ihstruiitenis artiliciels ne parviennent a celle
variété de tons que par des moyens accessoires et
extérieurs. Mais au fond cependant ils se ressem-
Lleraieiil, el l'organe vocal ne serait qu'un in^tni-
luenl de musique plus parfait.
Il faut voir maintenant ce que le corps de luyau
y ajoute.
Ou a déjà vu que re corps n'est pas simple. Il
comprend deux canaux ou comluiis principaux, la
Louche el le nez. Le nez lui-inême se subdivise
eu lieux tuyaux appelés fosses. La bouche cl le
nez soni précédés d'une cavité commune nominée
pharynx.
La bouche, le nez el le pharynx sont la chambre
où les ondes sonores, parties des ligaments inférieurs
du larynx, se réilécbissent et se forlilient ; et si (es
irois.cax iiés avaient des parois dures et pinson moins
iinniobiles comme la irachée-artcre et le larynx,
elles ne rendraient pas d'autre sei vice. La voix s'y
niodilierait par une au};ineiitalion de force, d'am-
pleur el de timbre; elle ne changerait pas de na-
ture, elle ne se iransfornierait pas successivcine:ii
en plusieurs voix dilléreiiles.
La pallie sopérieiiio du pharynx, celle qui est
destinée à la respiration et au passage de l'air, esi
constamment ouverte cl à peu près immobile. Le
nez, comme on l'a vu, esi osseux et canilagi-
neux ; et par conséquent, il est encore moins propre
à changer ses cavités. Ce n'eit donc ni le phaiynx
ni te nez qui pourrait modilier consiiiérablement
la voix. Ils ont leur iniluence el leur lonclioii,
comme nous loverions plus loin; ils sont même
nécessaires à certains égards. .Mais ce (jui est
certain, c'est que, eculs, ils seraient incapables
d'opérer aucune des iranslorinalions vocales tionl je
vais parler. Il est lacile de s'en assurer, si l'on essaye
des'en servir exclusivement. Qu'on ferme par exemple
la bouche, soit à sa sortie par le moyen des lèvres,
soit à sou entrée par l'élévulion de la racine de
la langue contre le xoili; palatin ; et qu'on fasse pas-
ser les ondes sonores par le pharynx et le nez.
Dans cette situation des organes, il vous est facilo
d'élever el de baisser la voix, dtî former des lon>,
de chauler, parce (pie c'est la glolle seule qni opèrtî
celle modilication. Mais alors vous n'avez qu'une
voix, qu'une nature de son ; et votre organe, malgré
l'additiorï de cette pariie du corps de inyau à l'an-
che, ressemtile toujours sons ce, rapport aux ins-
trunieiils de mnsii|i!e artiliciels.
Mais, si nous examinons la bouche, nous y Iroii-
vous un canal voûté qui se modilio de toutes les
manières. Ce canal a une porte d'entrée, du côté
du pharynx, et une porte de sortie ; ces deux portes
nou-seniemenl s'ouvrent et se fernieiil à vidonlé,
mais elles s'ouvrent et se rermenl plus ou moins
parlaitement. Ses parois latérales ou les joues se
resserrent ou se distendent, de manière à diminuer
el à augmenter sa capacité, selon le besoin. Il en
est de même des lèvres, qui s'allongent en dehors
ou se retirent en arrière, et iiiodilienl le tuyau
dans son étendue. A rinlérienr, le plus admirable
des instruments, la langue, doué d'une moiiilité
unique et exécutant ses inouvemenls eu tout sens
avec ime dexlériié (pii est rarement en ilélaut,
remplit tous les rôles à la fois, et sert on à modilier
la capacité du canal, ou à imprimer diverses for-
mes aux ondes sonores, elc. Les arcades denlaires,
tantôt réunies, lanlôl séparées, concourent avec la
la langue et les lèvres, soit à intercepter le son,
soit à le distinguer par diverses ariiculaiions
bruyantes. Le voile palaiiu, (pii sépare la bouche
du pliarynx et (pu appartient égalenieut aux deux
cavités, diminue ou aiigmeiite son ouverture ap-
pelée nllime à divers degiés ou la ferme uième eii-
liéremciii, à l'aide de la langue. En un mot, de
louies les parties de ta bouche, à peine y en a-t-il
une seule qui ne se prèle à quelipie nnulilicalion.
Il est donc évident que, si la voix esl siiscepli-
tile d'autres modilicaiiuns que celles dont j'ai
présenté le tableau dans le § 1 de ce chapitre, il
faut en chercher l'instrumeni dans la bouche et
dans les parties saillantes qu'on distingue dans ce
Canal. '
Une des remarques les plus importantes qu'on
puisse faire en commençanl, c'est (|ue l'action diî
la i)ouche dans la modiiicalion de la voix est de
deux espèces. Et pour comprendre cette vérité,
il faut observer qu'elle peut être considérée,
1° comme un simple passage, comme un canal
vdtilé (jue l'air sonore traverse sans être arrête;
2' comuie un passage qui s'ouvre et se ferme à
volonté, el dans l'intérieur duquel certains organes
locaux peuvent intercepter le son , el lui impri-
mer par leui jeu une tonne parliculière.
1211
DICTIUNNAIUE DE HIILUSUinilE.
m:
L:i l)Oii( lie, Pli qiKiliio de simple pass:ige, en
(iu:iliic ilt^ simple f:>n:il, ouvert dans lonre sa loii-
jjiii'ur •it'piiis le pharynx jusqu'à rexlrémiu; des
lèvres c\i<':ricnres, csi copendaiil capable d'a'ig-
nifiiter ou de diminuer considérablemenl sa cavilc,
soit en s'allongeaut et en se raccourcissant ,
soil en s'ëlargissant cl en se resserrant. Car si une
pirtie de ce <anal (la voûte du palais et l'arcade
dentaire supérieure) est fixe et immobile, les autres
pariifs, savoir la langue, les parois (joues), les
lèvres et l'arcade dentaire inférieure, se meuvent
avec une merveilleuse facilité, el nous permettent
non-sculemeiii de diminuer ou d'augmenter la lon-
gueur du canal de moitié, mais encore d'en varier
la largeur ou le diamètre trois ou quatre fois plus
fort. Or c'est par ces modifications considérables du
canal ouvert et libre de ia bouche, (pii; nous modi-
fions le son au point que la voix uni(iue, donnée
parla glotte, se muhiplie et donne naissance à au-
tant de voix particulières que le canal paut prendre
• le formes déterminées. Ces voix particulières,
filles de la bouche, ont été nommées voijelles (cpw-
VTjsvxa, sonnn)ites), et plus loin nous en verrons
le nombre el la nature. Ici il faut nous conienler
de remarquer que ce sont des sons purs et simples,
comme le son élémentaire donné par la glotte.
Chaque voylle est donc une voix, un registre
diflérent ; ei c'est en cela que l'organe vocal hu-
inaih se div;iingne de tous les inslriimenls de musi-
que' artificiel--. L'organe seul, instrument géant d'un
mécanisme fort compliqué, peut nous en domier
une petit • i 'ée. Au moyen de deux espèies de con-
duits aérifères, les tuyaux à bouche el les tuyaux
à anche, on est parvenu à contrefaire, idiis ou
moins bien, avec cet instrument, les voix différentes
de plusieurs autres instruments, tels que la llùle,
le baiiti)ois, le basson, la trompette, etc. Mais il
est à remarquer que chacune de ces voix, appelées
registres, e\'\'^e un ordr'^ de tuyaux à part, el que
ce sont pour ainsi dire autant d'inslrumenls parti-
culiers réunis en une caisse commune, inslriimenls
qui ont par conséquent l'inconvénient île ne pouvoir
élre touches ensemble, excepté ceux qui. n'ayant
pas les octaves <le l'orgue entier, n'occupent par
exemple que la moitié du clavier; dans ce cas, tan-
dis que la main droite nous fait entendre le jeu d'un
instrument (supposons le hautbois), la main gauche
nous fera en même temps entendre celui d'un au-
tre, du basson, etc. 11 est donc évident que, quoi(|ue
les registres de l'orgue nous donnent quelque idée
des admirables modifications qu'opère l'organe vo-
cal humain, en ce que ce sont autant de voixdifféren-
Jes appartenant à un même instrument, comme les
voyelles sont des voix différentes provenant du seul
tuyau laryngien, il n'y a cependant aucune compa-
raison à faire entre les (]eu\ instruments quant à
l'efïeietaux résultals.Lesregisiresdela voixbnmaine,
produits par de simples changements des parties
mobiles de la bouche, chaiigemenls faciles que nous
opérons avec une élonnanle rapidité, se mèlenl et
se combinent de mille et mille manières, tandis que
les registres de l'orgue sont autant de jeux diffé-
rents, ayant chacun leur système de tuyaux el exi-
geant nièmede la part du musicien une inlerrupiioii
pour le passage d'un registre à l'autre ; ce qui f.iii
qu'ils ne pourraient servir à formercommodémeni des
tons va ries assez nombreux pour interpréter la pensée.
Mais jusqu'à présent, en fait de variéié, nous n'a-
vons rien vu ; et s'il s'agit maintenant de considé-
rer la bouche telle qu'elle est en réalité, c'est-à-
dire, comme un canal où plusieurs parties saillan-
tes, obéissant à notre volonté, anêieut le son au
passage el lui font subir une modification secon-
daire, au moyen de laquelle chaque registre de la
voix peut variera l'infini, sans cesser d'clre ce qu'il
est essentiellement, c'est-à dire, sans perdre sa qua-
lité de son élémentaire el simple.
Comme canal ouvert el libre, la lionclie (nous
venons île le voir) modilie sa forme intérieure au
point de faire, en (|ncl(iue sorte , de l'orgme vo-
cal un certain nombre (rinslriiments différents,
ayant chacun leur voix, leur nature de son distincte.
Sous ce rapport, l'organe vocal est un instrument
dont la partie munie de l'endionchure s'adapte
successivement à des inyanx ou à d.s corjis diffé-
rents. Car la bouche ave"c le pharynx cl le nez est
le corps de l'organe ; el comme, grâce à ses par-
lies mobiles, elle prend des formes tros-différentes,
l'organe entier devient, à chaque métamorphose,
un instrument nouveau. Mais le nombre de ces
changements est iiécessairemenl limité; ei au deh
il n'y a plus d'inslrumenl ni de voix possible. Il
s'ensuit que le nombre des voix ou des registres
esl précisément égal à celui des formes déierminccs
que peut prendre le canal de la bouche, en restant
libre et toujours ouvert, comme le larynx avec sa
petite fente l'est nécessairement, et qu'il ne peut
pas élre plus grand. Mais au moment où la bou-
che va prendre une de ces formes pour faire en-
tendre la voix qui y correspond et qui en dépend,
elle peut, au moyen de ses parties mobdes, com-
mencer par fermer le canal plus ou moins parlaile-
menl; el si elle entonne dans celte disposition des
organes, c'est-à-dire, si elle livre passage à la voix
qui attend l'ouverture du canal, en (initiaiil simul-
tanément la forme qui opérait la fermeinre, la
voix conservera à son début quelque chose du ca-
ractère de celte forme ; el sans changer sa nature
même, elle aura néanmoins une marque qui la
distinguera de ce qu'elle est par elle-même et par
la simple disposition du canal ouvert el libre. Par
exemple, si je veux faire entendre la voix a, et
(lu'avaut de donner à l'intérieur de la bouche la
forme nécessaire pour produire celte nature de son,
je comniencepar rappiocher doucement les lèvres;
si, dis-je, pend ml que je tiens ainsi le canal fermé
sans effort, l'air sonnant a arrive el disjoini les lè-
vres en faisant éruption, j'entendrai, au lieu de la
voix simple n, le son articulé ba. Qu'esi-il arrivé?
La naiure projire de la voix n'a pas changé, le re-
gistre esl demeuré le même, parce que la bouche,
corps de l'organe vocal ei cause productrice de celte
voix, a eu la forme qui donne nécessairement à
l'air vibranl celte qualité. Mais la voix a été modi-
fiée à sa sortie par une disposition des lèvres qui te-
nait la bouche légèrement fermée. La modification
n'a pas porté sur la nalnie même de la voix, et il
esl évident que cela était impossible ; car, pour pro-
duire la voix, il faiil nécessairement que la bouche
soit ouverte ; or la nmdification résulle précisément
d'une disposition contraire, c'est-à-dire, de l'occlu-
sion de la bouche. La modification a donc élé ac-
cessoire el tout extérieure, elle n'a pas élé intérieure
et essenlielle.
Pour mieux comprendre ceci, faisons allenlioii
que, lorsqu'une des parties mobiles de la bouche
arrête la voix en obstruant le passage, l'organe vo-
cal prend nécessairement et successivemenl deux
formes différentes, l'une pour fermer le canal, et
l'autre pour l'ouvrir et donner passage à l'air soii-
nani. Eu produisant le son articulé bu, j'ai rappro-
ché doucement les lèvres ; première forme : puis
je les ai séparées sans effort pour laisser passer le
son élémentaire de la' glotte; seconde forme. La
première de ces formes, la(|uelle opère l'occlusioii
du canal à son extrémité extérieure, ne pourrait eu
même temps produire un son quelconque; car elle
opérerait à la fois deux actes contraires, el il y a
contradiction dans les termes. Fermer le canal de
la bouche et produire une voix quelconque, sont
deux actes ilianiélralemeni opposés l'un à l'antre el
qui s'excluent. 11 esl donc clair que la modificatina
>ocaIc, opéîcc par la fermeture niomenianée du
1213
NOTES ADDITIÛXN ELLES.
lili
«annl, n';ilière el ne peul pas altérer la iialiire
inèaïc de la voix.
Cependant c'est une modificadon réelle, el il est
rerlaiii que la voix simple n n'est pas la voix arti-
culé»^ irt. Tàclions de Lien saisir cetie différence;
elle est foniiaineiilale.
Et\ con>i(lérani donc, d'un côié, que l'action de
rapprocher les lèvres ne change pas essentiellement
la VOIX a, et que néanmons elle lui imprime une
forme que cette voix n'a pas sans cette action, je
demande d'où peut venir cette modilicalion el en
(pioi elle consiste? Qnesiion simple au prentier
4 oup d'oeil, uiais qui cesse de l'être quand on l'exa-
mine de près.
Voyons ce qui se passe quand nous prononçons
ba, et analysons cet acie phonétique.
Nous commençons par fermer la bouche en rap-
prochant doucement les lèvres ; nous donnons en
inéme temps à l'intérieur du canal la forme qui pro-
duit la voix ouïe registre a. Puis nous détachons
les lèvres pour former le passage nécessaire ; mais
ren)ar(|imns birn que nous émettons le son dans
l'acte niéme qui sépare les lèvres et avant que
celles-ci aient repris la place qu'elles occupent
lorsque nous prononçons la voix simple a. C'r'si-à-
«lire que le sou commence à sortir dès la première ou
\erture,etqu'ilcontiimejusqu'àceqnerouvertiiresoil
complète. La voix n reienlit pendant que les lèvres
Toyagent, si j'ose parler ainsi, et avant qu'elles
soient en repos. Les lèvres qui fermaient hi sortie
éiaieni Tobsiacle (|ue la voix av:iii à vaincre; en se
retirant devant elle, elles sont en quelque sorte
poussées el heunées par elle, et ce contact est sen-
sible dans le son. La vuix \ porte rempreiule de
l'obstacle quelle n renconlré; tout en restant ce
qireile est, elle rt çoii une forme particulière qu'elle
n'avait pas, forme exactement calquée sur celie de
l'organe mis en jeu, autant du moins que l:i loinii
d'un son peul innler un objet visib e. Lu sortant de
la glotte à travers le canal de la bouche, elle ciait
le son sin)p!e fl ; mais, obligée, pour sortir, de frôler
les deux lames , mobiles appelées lèvres dans leur
jnouvemenl de retraite, elle a pris, à so i débm,
la (igure du creux qu'elles forment lorsqu'elles se
joignent; elle s'est joimée dans ce vioule.
Di(féretice esseiiiielle entre les modifications prodni-
tei par le larynx, el les mvdijicatiuns produites
par la bouclie. \ oijelles el articulaiious à vutx
fasse.
Nous avons iléjà vu (pie c'est la glolte sep:e qui
l^roiluit le son elles ion>. Les modilicaiions qu'elle
iail subir à la voix, affectent sa portée ou son élé-
vation; mais elles ne changent pas sa nature. La
gloite n'a qu'un registre, qu'une voix, qu'elle pro-
Juit sur un certain nombre de degrés.
C'est elle aussi qui engendre le simple bruit ;
dans ce cas, lair passe le long des cordes vocales
ou des ligaments de la gloile, sans les ébranler ass»z
fort pour les faire vibrer. Mais comme les modili-
caiions de la glotie sont légères et superlicielles, eu
(c) A consulter entre autres: Bergier, Eléments primi-
lifs des langues, eu-., nouvelle édition, auguienlée d'un
tssai de grammaire générale, par l'imprinieur-édileur.
Ues.inçon, 1837, vol. ui-8.— Balui, Atlas ethnographique
du globe, in-lol.,el Introduction à l' Allas elhnogrupliique,
t. I, Paris, 1826. — UAUJicAnrNEn. Die N alurlehre nuch
ihrem gegenw. Zuslande, etc. Wien, 1«29. — Ueckem,
Orgunisni der Spruche als Einleii. z. deutsch. Gramm.
l-'ranckl. a. M. Ih2î). — Kapp (K.-M.), Versuch einer Pliq-
siologie der Sprache, nebst historischer Enlwicklunq ^d'er
abtndlœndischen Idiome nach phtjsiolocpschenGrundsœtsen.
.Sluti^^anll, 1836, iu-8°. — «.iÉBELiN (Couut de). Histoire
naturelle de la parole, ou Grammaire universelle. Avec
un discours préliminaire el des noies, par M. le comte de
Lan uinais. l'aris, 1«16. — Habms, Hermès, ou Recherches
■fkilnsofhiques sur la grammaire universelle, trad. de
ranjjlais par ILurot. Paris, an iV de la Uép. lu 8". —
comparaison de celles de la bouche, elle n'a plus
d'action sur la voix descendue du son au bruit ; au
moins celte action est Irop faible pour que la voix,
dans cet état, se produise sur des degrés bien
marqués el engendre devrais tons. Ainsi que je l'ai
dit plus haut, on ne chante pas à voix basse ; et
lorsqu'on entreprend de le faire, on s'aperç.dt que
le prétendu chant dont on s'efforce de produire les
notes, chant qui peut avoir sa mesure el sa ca-
dence, ressemble du reste à Pair qu'on exécute sur
un tambour.
Il n'en est pas de même des modifications de la
Louche; celles-ci affectent le simple bruit comme le
son proprement dit. Aussi la voix basse a-t-elle exac-
tement le même nombre de registres ou tie voyelles
que la vo'.\ haute; et nous produisons aussi disiine-
temeul a, e, i, o, ?(, en parlant tout bas à l'oritillc
de quel(|u'un, que lorsque nous parlons du ton le
plus élevé.
Les modifications accessoii-es, qui se produisent
par l'occlusion du canal de la liouchc, affectent la
voix basse avec la même efficacité. C'est-à-dire,
que non-senlement, en parlant bas, nous divisons
la voix et produisons à volonté les bruits simples
fl, e, i, 0, M, etc., mais qu'il nous est egalemeui
facile de niodilier chacun de ces bruits par les ar-
ticulations b, d, c, /", g, etc.
Ainsi, il existe un langage de bruits articulés,
comme il existe nu langage de sons articulés. Le
premier se nomme chuchoiemeni, du verbe chucho-
ter, mots imitalifs (|ni peignent ce genre d'action
par Pimpressiua qu'il produit sur l'organe de
Ponte.
Les modifications vocales prodniles par la bou-
che sont donc essentiellement différentes de celles
que produit la glotte. Les premières modifient efii-
cacement la voix sous ses deux formes de son et dj
6rMi/ ; les secondes n'affeclenl que le son. Nous par-
lons aussi bien, aussi intelligibleinenl à voix basse
qu'à haute voix ; nous ne chantons que d'une ma-
nière, el le chant se compose exclusivement du
sons.
Systèmes de M . le président d(- Brosses et de M. J.
Mùller, prnf)-sseur d'anntomie et de physiologie à
l'université de Berlin , sur la nature des voyelles
et des consonnes.
Après avoir exposé, de la manière qui m'a paru
la plus simple et la plus claire, les modifications
phonétiques en général, il m'a paru nécessaire, avant
de continuer et d'en venir aux détails, de constater
l'état de la science sur cette matière.
Le nombre des ailleurs qui oui considéré philo-
sophi(|uemenl la parole, est très-grand. L'Alle-
inagiie seule nous en fournit une multitude. iMais
tous ne remonteiit pas aux éléments de la parole;
cl ceux qui le font ne semblciil pas avoir su dis-
tinguer leur véritable iialure, ni observer avec at-
tention l'action variée desorganes qui les forment (c).
Les physiologistes ont, à cet égard, un grand
Kempelen, Mechani&mus der menschlichen Sprache nebst
der Beschreibung einer sprechenden Maschine. Wien,
1791. ~ LiSKOviùs, Théorie der Stimme. Leipz. 1814. — ,
MoNTLiVAULT (De), Grammaire générale et philosophique.
Paris, 18"28. — Oeivieh, Ueber die Ursloffe der mcnscld.
Sprache u.die allgem. Geselze ilirer Verbiudungen. Wien,
1821. — Poggel, Uns VerliwUuiss zwischen Form und
Bedeulung in der Sprache. Munster, 1833. — Huoigeu,
Grundriss einer Geschichle der menschl. Sprache nach ai-
len bisiier bekannten Mund-und Schrijiarten. Leipz. 1782.
— ScHMiTT, Enlwicklung der Sprache u. Schrill. Nebst
Folgerung einer neuen Strncliir beider. Maiiiz. 183.'>. —
Stekn, Vorlœuliqe Grundleymig zu einer Sprachphiloso-
phie. Berlin, 1835. — Bindskii,, Abhandlungen zur allge-
mcinenvergleichendenSpracMehrc. Physiologie der Sitmm-
und Sprachtaule. HambuTii, lH3(i, in-'8". (Voy. depuis la
p. 1 jusqu'à la p. i92. — Brosjls (Ue), Truite de Infor
l-i:.
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
12l(>
;iviuil:ii;t; sur l.'s ^13111111:111 ii'iis. Le laii;^age élaiil
lin composé de signes iiiaiériels, (|iii dépciidenl loiis
de (ciiiiins oiiianes, il esl évideiil (|uc, vouloir
écrirv! sur celle luaiière sans coiiiiaUre siillisain-
iiieiii riioiume [»liysi(pie, c'est s'exposer à de graves
erreurs ou se meure dans la iiéeessilé de trailer dé-
feciueusenieul ce (jui en (oiisiiiue vraiment la
partie principale. II est iiiuliie d'ajouter que les au-
leiirs qui oui parle des pliciiomèiies de la vie et des
foueiious orgaiii(|ues, oui C()iu|)i'is cela, et que
plusieurs d'entre eux ont prétendu rectifier, à cet
égard, les idées des graiiiiiiairiciis et. des liiiguisles.'*
Il laiidia , par conséquent, réunir et opposer ce
qu'ont pensé les grammairiens et les physiologi^les,
ei nionirer au moins, par (piehiues e\eiiiples des
plus reiiuii(|ual)!es , coiiniienl, jusqu'à picsenl, les
élémenls du langage parlé ont été envisagés par les
nus et par les autres.
M. le président de Brosses, le savant auteur du
Traité de la jornialion vidcunique des langues, nous
paraît digne d'être cité en léle des premiers. 11 est
nu de ceux qui , s'aifrancliissant d'une aveugle
routine, ont voulu ol)server par eux-niêuies el pré-
seuier pliilosopliiqueiiieiit l'explication du mystère
de la parole. Eu lisant anjuuni'liiii ce qu'il dit des
lettres ou des sons éléinentaiies, on s'aperçoit que
les connaissances anaiouiiqiies et pliysiologiques
lui ont manqué; et quoique son i-ysième ail un tond
de vérité, il serait impossible de l'admeltre tel
qu'il est.
Il pose pour principe que, dans toutes les langues
de l'univers, dans toutes les lorines quelconques
de prononcer, il ny a qu'une voyelle, ei que six con-
sonnes correspondunies à auiani d'vrganes servant à
la parole. La voyelle en général, dit-il, n'est autre
cliose que la voix, c'est-à-dire, ([iie le son simple
ei periiianenl de la bouelie que l'on peut faire
durer, sans aucun nouveau mouvement des or-
ganes, aussi longtemps que la poitrine peut fournir
l'air. Les consonnes soni les articulations de ce
même sou que l'on lait passer par un certain 01-
ji;ane, coiiiine au travers d'une lilière; ce qui lui
donne une forme. Celte l'orme se donne eu un seul
insiani et ne peut être permanente. Que si elle pa-
raît l'élre dans quelques articulations fortes quoii
appelle esprits rudes, ce n'est plus un son clair et
disiincl; ce n'est qu'un sifflement qu'on est obligé
d'appeler du nom coiiiradictoire (d) de voyelle
viueiie. Ainsi la voix et la consonne sont comme la
matière el la forme, la substance et le mode. L'ins-
irumeiit général de la voix, continue l'auteur, doit
élre coiisiiléié comme un tuyau long qui s'étend
depuis le fond de la gorge jusqu'au liord extérieur
des lèvres. Ce tuyau esl susceptible d'éire resserré
sebn un diamètre plus grand ou moindre, d'être
eieiiilu ou raccourci selon une longueur plus grande
off moindre. Ainsi le simple son qui en sort re-
piésenie à l'oreille l'état où on a tenu le tuyau en
y poussaui l'air. Les diflférences du son simple sont
comme lesdilléreiices de ceiétal; d'où il suit qu'elles
sont inlin:es ; puisqu'un tuyau flexible peut être
tonduit par dégiadaiiun insensible depuis son
plus large diamètre et sa plus grande longueur,
jusqu'à son état le plus resserré et le plus raccourci.
On remarque communéineiit sept divisions plus
marquées du sou simple, ou sept étals du tuyau
qu'on appelle voyelles, a, ij , é, i, 0, ov, u. Mais il
esl clair qu'une ligue ayant autant de parties qu'il
y a de points indivisibles (|ui la composent oaiis
toute sa longueur, il y a aillant de vnyelles ipi'il
peut y avoir de divisions inlennéiliaires entre bs
sepl ci-dessus; d'où il suit (jii'il y en a une infinité.
On remarque facilenienl eu ellei (|u'iine naiioii ne
divise pas précisomenl comme une autre le diapa-
son ou échelle de sa voix, et que les voyelles des
Anglais, par exemple, ne sont pas celles des Fran-
çais.
Voilà pour les voyoilos. Quant aux artieul liions,
M. de Brosses les caractérise de la manioie sui-
vante :
Il y a, dit-il, aiitanl de manières d'aftcctcr le son
et de lui donner, pour ainsi dire, une (igure, qu'il
y a d'organes le long du tuyau, et il n'y ou a pas
plus. Ce sont ces mouvements imprimés au sou
que l'on appelle lettres ou consonnes. Kilos m- soûl
par elles-mômes que des formes (|iii n'existeraienl
pas sans la voix qui en est la matière el le sujet.
Ainsi tout le n.éeanisme de la parole peut èii.e,
quoique imparfaitemenl, comparé à une (lùie. L'air
poussé dans le liiyau de cette flûte, en esl le son
simple, ou la voix. Les Irons par lesquels il sort
sont les divisions de celle voix simple, et ces divi-
sioiis peuvent aussi bien être dans un eiidroii que
dans un autre. La position ou (igure des duigis
sur ces trous sont les lettres ou consonnes <|iii
donnent la forme à tout le son : forme <|iii par elle-
inèii'.e n'aurait aucune existence pour le sens d^i
l'ouïe , sans l'air ou voix qui en esl la malière ou
le sujet.
La chose ne sera pas moins sensible, ajoute- l-il^
si nous comparons la voix ou le sou simple de la
voyelle à celui que rend une corde tendue sur 1111
instrument où les divisions sonl manjuées par des.
tou( hes dans toute sa longueur. 11 n'y a personne
qui ne se suit aperçu que, pour lonner clans leur
01 lire les cinq voyelles vulgaires , on ne fait qu'ae-
cour( ir siiccessivemeni la corde. A est la voix pleine
ei entière, ou la corde tendue dans toute sa lon-
gueur depuis la gorge aux lèvres; i esl la corde
raccourcie de moitié, tenue du palais aux lèvres;
ou'csl le bout de la corde à l'exiréuiilé des lèvre>.
Mous allongeons les lèvres en dehors, el liions,
pour ainsi dire, le bout d'en haut de celle corde
pour faire sonner dessus «; tandis que les Orien-
taux la prolongent tant qu'ils peuvenl d'eu bas pour
former dessus un son profondément guttural //.
Ainsi les deux extrémités les plus marquées de la
corde , le coniplementum acuti et le complemeniuni
inii, sqnl le sifflement u et l'aspiration h. Elles fu.it
le |iar-dessus et la basse-contre sonnés sur la corde
de la parole. Comiiie la corde, dans toute sa lon-
gueur, esl divisible à l'infini, il y a dans la ligne une
iutiniié de points où l'on peut placer la division :
de sorte que les diverses voyelles de tous les peu-
ples de l'univers, quoique variées à l'iulini, ne dif-
ièrent ce|)eiiuani iju'eu ce iiu'iin peuple divise sa
corde dans un endroit, et un autre dans un autre.
Aussi les anciens Orientaux, tiaiis leur écriture,
négligèrent-ils de marquer la voix, ([u'en lisant ils
suppléaient par iiiiervallcs Ciiirc les vraies lellres
qui sont les consonnes.
M. de Brosses nous avertit ensuite que ce n'est
que pour une inteiligence plus facile qu'il a cou. paré
la voyelle à une simple ligne étendue, divisible dans
sa longueur. La verital>le image de la voix, co.i-
forine à celle de la bouche ouverte, dil-il, esl un
enloniiuir flexible doni un diminue à volonté les
malion mécanique des langues, et des principes physiques
de l' Elgnwlogie. l'aris, lltto, 2 vol. iii-12. — Desiina, La
ctel des langues, ou Observations sur l'origine et la forma-
tion des principales langues qu'on parle el qu'on écrit en
Europe, «erlin, 1804, b vol. iu-8".— Copineau, Essai syn-
lliétique sur l'origine et la formation des langues. Paris,
1774, in-b°. (Cet ouvrage a i)aru saus uom d'auteur.j —
luLLER, Pliijsiologie du siislème nerveux, trad. par Jour-
an. Paris, ibiO. (Voy. t. "il, depuis la p. :^09 jusqu'à la
M
d
p. 232.
(d) M. de Brosses suppose la voyelle toujours sonnante ;
ce qui est une erreur, puisque la vo.velle el la voix eu
général existent aussi sous la forme de simple bruit.
1217
NOTES ADDITIONNELLES.
1^18
Hem «li.iinèlro« pour dégrader le son voynl : on
sorti? (jne a i si le plus grand entonnoir, el u esi le
plus peiil. Voiei coninie colle image osl li;;nioô
ihiiis le cé'èlire Irailé :
Mais je meconlenle loi, ajoiHe-(-il. tIV.xprinier la
pra»de<ir de diactm de oes eiiinnnnirs par une
ligne l'aisanl partie de l'axe qui les Iravotse loiis.
L'auteur revieiil ensuite aux ailicnlalions <|n'il
nppelle lettres nu consoiuies, el les oaraclérise ainsi
u.ir les organes «pii (oncoiiriiU à leur fonnaiion.
Je viens de dire ((ne ciiaiine organe <|ni esl dans
la hontlif, dit-il, a sa figure et son nionvenienl
propre fonnanl nue lettre qni est particulière;
qu'il y a aillant de lettres ou cousoniies que d'or-
ganes, el qu'il n'y eu a |tas plu<. Ce soni 1» les
lèvres, i° la gorge, 3° les dciils. A" le paldis, 5° la
langue. Il y en a un sixième, savoir, le uez, qui
doit eue regardé ("oinme un si'Cond tuyau à l'ins-
Irurnenl. Car ainsi qu'on pousse l'-iir du (ond de la
gorge à l'exlréniilé des léMt'S, on peut le pousser
(lu fond de la gorjie à l'extréniiié dts narines. Cei
organe a sa consonne; il a niême, comme hoih le
verrons I»ienl6l, sa voyelle an, hi , on, etc., ou
son simple qui lui est propre... On peut nomnu-r
( liaqnc leilrc ou consonne du nom de son organe
propre... Nous les figurerons ainsi : lèvre, De;
iiorge, Ke ; dénis. De ; palais , Je ; langue , Le; nez.
Se... De ces six lettres, les Irois premières sont
parfailemenl muettes; les trois antres sont un jieu
li(|nnles el permanenles, en ce qn'élanl coulées ou
silllées, la (orme du monvemenl de l'organe peut se
conlinuer un peu plus longlenips par une espèce de
voix sourde; au lieu rpie, dans les trois premières,
la lorme e^t puremcnl instaiiianée.
M. de Brosses nous montre ensuite de quelle ma-
nière CCS six consonnes se muliiplicnt. Chaque
organe, dil-il, peut donner son mouvenienl jiroprt;
d'une manière douce, moyenne, rude»; plus ou
moins douce, plus ou moiî:s rude. Les modilica-
lions rudes sont celles qui poussent le son en de-
hors : Je, te, re, ke, clie, se; les douces sont celles
i|ui senihlenl le retenir : iv, the , ne, glie, ze. Ces
nianièies produisent dans cliaque lettre des varia-
lions i|ui oui lail croire i|u'il y en avait un noml.re
plus gland qu'il n'est eu illeu El si l'on >oulait
distinguer par un caractère parlitiilier chacun des
degrés (le ces différences, on aurait un nomhre in-
lini de consonnes, par la mèiue raison que j'ai r.ip-
porlèe plus haut en parlant du nombre infini des
voyelles. Mais à considérer seulement les trois
mouvements doux, moyen elriide, on irouve trois
diliérences dans chaque lettre primitive, el on les
appelle permutables ou de même organe. Elles s'ein-
phuenl très-souveiil riine pour l'autre dans le
inèine mol, et dans la même langue; à plus forte
raison quand le mol pa^sc d'une langue à une
auire. Celle observation, qu'on sait êlre très-sen-
sible dans la langue grec(|ue, ne l'est guère moins
dans Icb autres, bi on y la il alleulion.
a, r,(6). é, i, 0, S(on),
Lt-.vr.F. donx, n^; mnijen , l'e ; rude, Fe. Gonr.E
donx, (lue ou gauiina grec; moyen. Ce, Ke ; rude,
One, en grec yj. Dknt doux, The ou anglais où
ilh'>a en gr<'C ; motien, De; rude, Te. Palais doux, Ze;
n.oyen,Je;iude, Cite I.anoie (/on.r, .\'e ; moyen, le ;
rde. Ile. Dais la lolire de langue Le, i\e. Ile. Le
s'opère du bout de la langue; le'doux ^e, du milieu
de II langue un peu soulevée coiilre le palais on
recli;issani l'.iir [larle tuyau du nez; le rude fie de
la racine do la langue gonllce on chassaul l'air de
la gorge par soubresaut. Qu.inl au nez, comme c'est
un organe moins llexilile, il ne varie pas son sillle-
iiieni nasal Si\ Le palais, qui esl encore plus iiiinio
bile que le nez. n'agiraii guère sans le secours de
la langue; de sorte que l'ou peut presiiiie considé-
rer la lettre de jialais cl la lettre de langue coiiiine
procé.lani d'une même cause. Les dents infixées
aux mâchoires, donl le moiiveiiient est peu varié,
s'aident beaucoup aussi, pour la letire (|ui leur est
propre, du secours delà langue, qu'on reg;irdo avec
raison comme l'.igenl général du la parole. C'est
en effet le plus flexible de Ion., el celui qui se
irou\e plue au milieu de l'inslruneni. Il n'y a que
la gorge el les lèvres situées aux deux extrémilés
qui se puissent passer de son secours.
Telle est la doctrine de M. le présidenl de Brosses
sur les voyidies et les articulations. Il esl inniile
de la juger; ce que j'en pense doit ressortir clai-
rement de l'opinion que je développe inoi-inème. La
comparaison qu'il lail du mécanisme de la pande
avec une flùie, semble prouver quil n'a pas su dis-
tinguer les (o».s des son>, les modifii ations plio-
iiéliqnes de la gloiie de celles de la bnni lie. El ci»
assiinilanl l'image de la voix à un entonnoir flexible,
ou à nue fO)</e tendue, il monire (jn'il ne «oiiuau
pas l'organe vocal ni son action, el surioui qu'il
confoiiil les différentes espèces de sons siniples ou
Ile voyelles. Sa i lassilicalion des ailicnlaiious, qu'il
réduit à six d'après le piétemlu iioiiiImv des or-
ganes, est tidli'iiicnl arbitraire el défectueuse, qu'il
n'.i pas iroiive de place pour plusieurs d'enlre elles,
et entre autres pour Vm, le w, etc. Mais il a, jusqu'à
certain i)oiiit, établi la différence entre les voyelles
et les articulaiions; el en cela son sysièine a un
fond de vérité.
Arrivons maintenant aux pliysiolugisles qui ont
entrepris de traiter celle maiière. Sous certain
rapport, il en est d'eux comme des grammairiens;
c'esl-à dire, (|ue tous ne se sont pas donné la peine
d'examiner par eux-niêmes el d'observer la nature.
Ainsi, M. lilatid , de Beaucaire , (|ui parnii s'être
rempli la lèle du sysième de M. de Bonald , se
traîne après lui ei parle du principe matériel du
fingage en véritable écolier. « Une chose digne de
rciiiari|ue dans la considération des divers langages,
Ji'lO
DICTIONNAIRE DE PlIILOSOniIE.
1220
«lit-il, c'isi In (onroriiiiié dos éléinenls de I;» parole
ou des icllres el des mois. Dans louiez, en ejjei, on
trouve tes mêmes voyelles cl les mènirs coii!,oiiiies ,
tfui lie diffèrfut que ixir la forme des ciiraclèies, el
qui se ressembleiii toutes i)ur la piununcialion ; ce (lui
;iliesle évidi'iiuneiil leur coinimme origine, el dé-
iiioiilre |):\r cela même (pie riiomiiie ne les a point
inveniés. Ou y observe, ajoule-l-il, une idcntilo
parfaite d.uis la nature de ces méines éléments,
dans ce qui constitue iVssence d'une langue, c'esi-
à-dire, le nom, radjeclil', le verbe, l'adverhe, etc.,
qu'il faut hien distiiiguer des choses accidenlellis,
comme la slruclnro el le nondjre des mois; el celle
idenliié est une nouvelle (iémonslr.ilion de. l'uniié
(le leuroiigine. i [Traiié élémentaire de Pltijiiolu-
gie ])liilosaiilii(jue, ou Eléments de la science de
Vhoinme ruinenée à ses véritables principes, par
P. Ulaud, méde«:in en chef de l'Iiôpilal civil et mili-
taire de Beaiicaire, etc., etc. Paiis, 1830, 5 vol.
in-8. Voy. le vol. II, p. 29G. )
Rien de plus faux que la couformUé, l'identité i\es
voyclics ei des consonnes, sur Icsiineiles il s'appuie
pour souicnir le système lionl il esi (iiiesiion. Une
des premières connais^aïues (|u'on acciuiert par la
lingiiisliiiue, t'est que tous les peuples ne se servent
pas des n:émes S((us éiémeulaires ni des mêmes ar-
licuiations ilans leur langage.
l'assons à un auteur plus grave, plus insirnit en
celle matière, à un de ceux qui ont senti le vide que
laissait la science gr;iinmaticale sous ce rapport.
L'illustre pliysiologisle allemand, que nous avons
déjà cité plusieurs lois, nous présente un système
de leities nouveau el tout à fuit dilïérenl de celui
de .M. de Brosses ei des giammairiens en général.
il importe par conséqucnl d'exposer sou opinion eu
détail.
M. Miiilcr commence par revendiquer, pour les
sciences n.iiurelles, l'avanlMge de liien Iraiier celle
quesiion. Cesi à la iiliysiologie, dii-il, <|u'il appar-
lienl de rapporter les sous de la parole à un sys-
léiiie naiurel. Les tentatives des grammairiens à
cet égard oui échoué , parce (lu'ils avaient établi
leurs classifications sur dos qualiiés qui ne sont
point essentielles. Eu effet, la disiinciiou des sons
de la langue parlée d'api es les organes qui soui
censés les produire, est vicieuse, parce ([u'elle eu
léuiiil (|ui diHèienl lutalenient les uns des autres
suivant les principes de la physiologie, et parce
que plusieurs parties île la bouche concourent à la
production de la plupaii d'entre eux. C'est le i^éfaul
qu'on peut reprocher à la division eu sons labiaux,
dentaux, gniuiraux el linguaux, à celle même,
beaucoup jilus simple, en sons oraux el nasaux. Il
y a (infl(|ne chose d'exact au fond dans la disiinc-
iiou qu'on a établie pour les sous mucls el pour
les sons mouillés; maison en faitune mauvaise appli-
cation. Les propriétés mêmes des voyell>;s, par o|i-
posilioii aux consonnes, n'ont point élé appréciées
d'une manière convenable. Généralemeni, ou fail
consister leur essence eu ce qu'elles ne se rédui-
seiil pas à desimpies bruits, comme les consonnes,
mais doivent naissance à des sous qui se produiseui
dans l'organe vocal et soiil modiliés par la bouche.
Ccpeiidaiii la diflëreuce entre les voyelles et les
consonnes esl bien moins considérable; car il est
possible, pour toutes les voyelles , comme pour les
consonnes, de les reiulie mneiles, de les réduire à
(le simples bruns, ainsi ([u'il arrive (piand on parle
à VOIX basse; les voyelles sonnailles ne sont di;nc
dues qu'à la con;ounance de la voix. Mais il y a aussi,
comme nous ne tarderons pas à le voir, une classe
entière de consonnes ijui |)euveiil égalcinent, ou
être muelles el ne consister (lu'eu de simples bi mis,
on sorlir avec cousonnauce de la voix. Lu salia-
cliaiil à l'essence des voyelles et des cousonnus, on
irniixe que la diUérence eulre elles est loul auire.
W. Mûller signale ciisuiie la cause principale de
l'erreur des grammairiens. Un vice c:\|)iln'l , dil-il,
de plusieurs essais d'une classilicaliou naliirelle des
sous de la parole, lieiiià ce qu'on ne s'est pas assez
ailadié à la possibilité de leur formaiioii sans inlc-
nalioii. au caractère de simple bruil (pi'ils sont
susceptibles de revêlir. Pour eu bien apprécier bs
piopriélés, il faut prendre le parler à voix basse,
ou le cbiichoienienl, pour point de départ, et re-
cheiclicr quelles sont les modificalions iiiii peuveiil
dépendre de l'aildilioii du son proprement du ou de
rintouaiion. Lu suivant celte marche, ou arrive à
établir deux séries : dans l'une , les paroles sont
muelles et absolnmeul incapables de s'unir à la
voix ; dans l'autre , elles sont, également apies à
être rendues niiieilis el à s'allier avec la voix, llm;
autre dilleience importante entre les sons de la
parole consiste en ce que les uns, produits par un
changement brusque de la posiiion des parties de
la bouclit', ne durent qu'un momenl, et ne penvenl
eue prolongés ou souienus (strepiius iiiconiinuiis
expliisivus), tandis quiî d'auli'es sorienl sans que la
silnalion des parties de la bouche change, et peu-
vent être proloiii;és à volonié, aiiiant (|ue le pcrim l
la portée de l'haleine ( sirepilus continuns ). Ton.-,
les S'uis de la prt-mièie e.-pèce sont ansolument
muets el incapables de s'associer avec rintonatiini,
au lieu que piesipie tous ceux de la seconde espèce
peuvent s'allier avec elle. De celte dernière com-
binaison résultent des modilicatioiis parlicubèies,
laiidis (|ue les sons absolumenl muets ou explosifs
sont susceptibles de snbir une Irausformalion lora-
i|n'ils s'uiiisseni à une aspiraiion.
A la suite de celte première explication , (|ui no
païaîi pas tout à l'ail claire, l'atileur expose son sys-
lème uans les lerines suivants :
A. — Système des sons muets de la parole a voix
basse.,
L Voyelles muelles, a, e, i, o, ou, œ (en;, x (ê),
H, el les Voyelles nasales « {un), œ {iu), œ (un), o
(en). Toutes ces voyelles peuvent être pronomées
d'une manière bien distincte sous la forme de sim-
ples bruits. La question est de savoir si, comme
voyelles muettes, elles res^embleul aux consonnes
muelles, ou si elles en diUèrent, pliysioli)gi(|nenieni
parlant. Les consonnes niueiles ne naissenl (|ue
dans le tuyau plaié aii-devanl de l'organe vocal,
c'est-à-dire dans la cavité orale et nasale ; ce sont
des bruits engendrés par l'air qui paicouri le canal
diversement moililié. Mais les voyelles muettes se
comporient d'une manière dilTéreiile jusqu'à cer-
tain poinl : quoiiju'ici non plus la voix ne résonne
point, cependant la cause preinièie est dans la glotte,
el non dans la bouche, ainsi qu'on peut s'en con-
vaincre aisément par des expériences sur soi-mèiiie.
Le brnil qui forme une voyelle muette naît, à ce
qu'il paraît, lorsque l'air passe le long des cordes
vocales, qui néanmoins ne resoiwienl pas pour cela.
Il ne dilfère de celui qu'on parvicnl à pnuiniie dans
la glolle, eu fermanlla bouche, ouvrant le nez, el
éviiant d'émettie aucun son propremenl dit, que
parce que, quand la bouche est ouverte, la lomie
divt rse que le canal oral preiul, le modifie de ma-
nière à ce qu'il devienne les sons muets, a, e, i,
o, ou.
La forme du canal oral est la même pour les
voyelles muelles el pour les voyelles prononcées à
haute voix. La seule diUérence consisie en ce que-,
dans le second cas, la glotte , au lieu u'un sia pie
brnil, [)roduit un véritable sou. Kraizens en et
Keiiipelen ont fait voir que les condiiioiis requises
pour la Iransl'ormalion d'un même son » n voyelus
diirérentes,se réduisent en degié d'ampleur de d ux
parties , le canal oral et le canal nasal. 11 en est
(le même pour It^s voyelles muettes. Kcmpelen ap-
pelle canal oral l'espace compris entre le laiynx cl
le palais. Cerlaijies voyelles exigent que l'onlice
12il
NOTES ADDITIONNELLES.
liuccal Pl le canal oral soit^il larges, li'aiilres que
U)iis lieux soient élroiis, il'auires encore ijue ruii
soil large et l'aiilre clroit. Si l'on adinel avec Keui-
pelen cinq degrés de largeur pour le canal oral, on
a pour
a, largeur de l'orilice buccal 5; larg. du canal oral 3
e, 4 2
i, 3 1
0, 2 4
ou, 1 5
Les proporlions pour les autres voyelles, œœel u
soni faciles à irouver d'après cela.
Purkinje a montré que les conditions nécessaires
pour la lornialion de quelques voyelles, iiotainnieiil
d'à et d'é, n'uni point éié assignées d'une manière
hien exacte par Kempelen. Ces deux voyelles dépen-
dent prineipalenieiit de la forme de resp:ice com-
pris entre la base de la langue et le pharynx ; pour
louies deux, cet espace est grantl , et il l'est plus
pour e que pour a; mais n et e |)euvenl être pro-
nontés avec la même ouverture de bouche. La po-
sition assignée aux lèvres pour l'émission de l'o n'est
pas non plus néiessaire.
Auprès des voyelles pures viennent se placer les
voyelles muelles à timbre nasal, a, w, o, œ, par
exemple dans les mots sang, iitiçiulier, ombre, œu-
vre (e); ces modilications ne dépendent que du
réiiécissemenl du \oile du palais et du soulèvement
du larynx ( / ).
il. Consonnes muettes et soutenues. — La pronon-
ciation de toutes les consonnes qui se rangent ici,
peut être soutenue aussi longlenq)S (|ue l'haleine le
permet, les parties de la bouche conservant la
luèixe position au commencemeni, pendant la durée
t-i à la Un. .\insi on peut soutenir la pronoiu iation
dô 1'/', du cil, de 1'*, de l'j-, tic 1'/, etc. Il n'eu est
pas lie îuème des consonnes explosives, b, g, d, p,
1, k; comme la position des parties de la buuibc
est tout autre au commencement que dans le milieu
et à la lin «le leur lormalion , elles ne peu\ent du-
ler qu'un monieiil, ou jusqu'à ce que le chani;ement
soudain des parties de la bouche se suit opère. Les
cunsunncs souienues sont /(, m, n, ng, /, cli, scli,
», r, /. On peut les ranger en trois cl.isses :
i° Consonnes soutenues orales, dont rémission
exige gue le cunal oral suit entièrement ouvert.
L'aspiration II ap|)artient seule à cette classe, ki la
cause du bruit produit pir le passage de l'an ne
iieni point ù une opposition des parties entre elles.
Lebrun de l'aspiration est la plus simple expres-
sion (le la lésoiinance des parois de la bouche peii-
iiant l'expiiaiion île l'air. L'/< manque à la langue
ilulieime, si ce n'est dans un petit nombre de cas ex-
ceptionnels, tels que Iw, liai, lias, Itanno. On peut
consulter l'ouvrage de i'urkinje et celui de Kapp,
buv l'emploi de l'aspiration dans les diverses
langues.
ii" Consonnes soutenues nasales , dont rémission
exige que te canal nasal soit entièrement ouvert.
Lu sont m, n, ng. Ici l'air traverse tout simplemenl
le canal nasal, la cavité orale étant cluse suit par
les lèvres, sou par la langue appliquée au palais,
il n'y a point non plus opposition des parties entre
lesquelles le fluide passe. Dans la prononciation de
ces trois consonnes, la cavité oiale représente un
iii\ei licule ou cul-de-sac plus ou moins long de l'ar-
nère-gorge et du canal nasal. Ce diverticule est
plus grand pour m que pour )t , et surtout que
pour ng.
La bouche se ferme à l'aide des lèvres pour la
prononciation de I'hj. Quelques physiologistes, Ru-
uulphi entre autres, sont partis de là pour ranger
(e) La voyelle n'est pas nasale dans cet exemple ; elle
l'est oaDs les mots lui, alun, parfum , etc. Celle erreur
s'explique diflicilenicul au nioin-> de la pari du Iraduc-
leu:,qiii esl l'ianrais.
celle lellre parmi les labiales; mais elle n'est poini
une lellre labiale; ce n'est point l'acte de la 1er
nieliire de la bouche qui lui donne naissance; elle
ne se forme qu'après celle occlusion, par le siuipl'i
passage de l'air à travers le canal nasal, avec lé-
sonnaiice du cul-de-sac de la «aviié orale,
D.ins la prononciation de l'n, la boiiclic esl fer-
mée par la pointe de la langue, qui s'applique à la
partie antérieure du palais.
Dans celle de Vng, l'occlusion de !a bouche a lien
un peu plus en arrière, par l'applicalioii du dos de
la langue à la partie posiérieure du palais. Ng n'est
point une consonne d'/ ible ; c'est une émission de
voix simple, tout coni'mc m ei «.
3° Consonnes soutenues orales , dont rémission
exige que certaines parties de la bouche se mettent
en opposition les unes avec les autres , comme des
espèces de valvules. Ce sont f, ch, scli, s, r, /. Les
parties (pii se niellent en opposition , et apponent
ainsi obslacio au passage de l'air, sonl taniôl les lè-
vres (7) ; laiilôl les dents {scli, s) ; tantôt la langue
et le palais ( ch, r, /).
Dans la prononciation de Vf, les lèvres se placcnl
comme pour souiller. Il y a deux modilicaiions do
ce bruit de soiidlei, 1'/' et le v. L'ouverture des lèvre»
est plus arrondie pourl'/'; pour le v, les lèvres lais-
sent entre elles une fente étroite, mais large
Le ch, correspondant au y. des Grecs, manque à
la langue française. Il exige que la langue se rap-
proche (lu palais, et que l'air passe à travers un
étioil inlervalle ménagé entre elle et ce dernier. Il
y a trois x» suivant le poinl où la langue se rap-
proche du palais.
• «. Dans le premier, ou x aniérienr, qi)cl(|nefois
ex()rinié par g t n allemand, c'est la partie anicrieuiH
de la langue (jue si rapproche du palais, coinmo
dans les mots liebhch, selig.
b. Dans le second, ou x médian, iedos delà langue
se rapproche de la partie moyenne du palais. Ce
ch a un son tout diHerenl de celui du précédent,
par exemple dans les mois tag , sagen , sucheii,
Aaclien, acii. Keinpelen dit (|u'il vient toujours à la
suiie d'un «.d'un o ou d'un ou. C'est, en ellcl, ce qui
a lieu le plus ordinairemeni ; mais la chose n'est
pas de nécessité absolue ; car les trois voyelles peu-
vent être associées aussi au ch antérieur, tels que
papachen , muniadien. La langue polonaise possède
aussi le ch.
c. Dans le troisième, ou ch postérieur, qui esl
particulier aux Suisses, aux Tyroliens et aux Hol-
landais, le dos de la langue se rapproche delà partio
la plus postérieure du palais ou du voile palatin
C'est le T][liheth ) des Hébreux, le ^ (liha) des Ara-
bes. Il existe aussi dans la langue bohème, d'après
Purkinje.
Pour la prononciation du sch allemand , ch des
Français, sh des Anglais, les dents des deux mâ-
choires sonl rapprochées, ou même superposées, el
la pointe de la langue se trouve derrière elles, sans
y loucher. En Westphalie, on confond celle lettre
simple avec œx-
Dans la prononciation de !'«, les dents sont rap-
prochées ou en contact, et la pointe de la langue
louche celles de la rangée inférieure. Le th des An-
glais, le 0 des Grecs, en sonl des inodifica-
lions.
Pour l'r, la langue vibre contre le palais. Tout
son iremhloiiant n'est poinl un r ; car le frémis-
sement des lèvres vibrantes ne fait point entendre
ce son. Haller regardait les vibrations de la langue
pour la production de l'r, comme aulani de mou-
vements volontaires, et pensait pouvoir s'en servir
(f) C'est une erreur. Les modiOcalions connues sous le
nom de naîOfHiem^nt, dépendent exclusivement de l'a-
baissemeul du voile palatin.
DICT10N?sAlllE DE mutOSOPUlE
im
jioiir calculer la rapitlilé de i'aclioii nerveuse. Mais
éviilcinint'Mi il y :>v:iil maleiilenilii de sa pan; car
les vihraiions ne soiil ici (nio les Ircmltlcinenls iin-
priiiic-' () ir le coiiraiil d'air à la langue qui résisle,
cl «-ites ne dépciideiK pas plus de la vulonié (jiic
celles des lèvres cpiand on l>»s fail frémir. 11 y a
deux sories d'r ; l'r pur ou lingual , dans la pro-
iKHiiiaiiiin du(|ucl lu langue esi la partie vibrauio
♦*i le voile du palais rcsle en repos; l'r guuural,
pour lequel la langue tlemeure tranquille ei le voile
(tu palais vilire. Celle dernière tspèce produil le
j^rasseyoïiicui. L'r iiiani|ue dans la langue chi-
noise.
Dans la prononciation do !'/, la pointe de la lan-
gue s'appli(|ue iniuicdiatenunl au palais, et l'air itû
passe que des deux côiés, entre elle cl les joues.
On peut aussi former ce son d'un côté seulement.
Il mau(|ue dans la langue zend.
Kempelen rangeait (luelqucs-unes de ces lettres
parmi les cousonms avec iulonalion, parce que l.t
voix se fait entendre eu même leuips (|ue les Ijruits
qui les produisent, comme lorsfiii'on prononce IV
»:l r/. Ccpendaul toutes peuvent èlre rendues muei-
les- La coiisiuiuauce de la voix ne fail que leur im-
primer des modilicalions dont ou ne tient pas
compte (juand il s'agit de pailer à voix basse.
JIL Cuii&oniies viuelies exptoaives. — Ce sont
p. Y, S, et leurs modifications tï, x, t.
La siiualioii des parties de la bouche qui sert à
les former change d'une manière brusque; la lor-
tnalion couinience par la fermeture de la bouche,
vi se termine par son ouverture. Aussi ne peut-on
prolonger ces consonnes à volonté : le bruit qui les
caractérise cesse dés que la bouche s'ouvre.
1" Couronnes explosives simples, p, y, ô.
B, p. La bouche esi dose par les lèvres , et elle
s'ouvre pour le |)a>sage du veut.
D, ô. La houelie est close par la langue appliquée
à la partie aiiierieure du palais, ou à l'arcade deu-
lalre, et elle s'ouvre pour le passage du vent.
G, Y- ^'-^ bouche est close, plus en arriére, par
l'application de la partie postérieure du dos de la
langue au palais, et elle s'ouvre pour le passage du
vent.
Les consonnes muettes 6, d, g, sont généralemcnl
produites par la brusque ouverture des voies fer-
mées; mais ou peut aussi leur do«uer naissance
par l'ocelusiou soudaine de ces uêmes voies.
2" Consomies explosives aspirées, p, l, k.
Les sous p, /, k., correspondant à b, d, g, n'en
sont (jue des modilicatious, dues à ce qu'une aspi-
ration s'y joint au inomenl où la bouche s'ouvre.
Par l'aspiration, le b iievieiil p, le d devient /, el
le g devient k. Les anciens, et, à leur exemple, Kem-
pelen el Uudolphi, faisaient consister la diUérence
entre les deux séries en ce qu'il y a résoimance de
la voix pour b, d et g. L'assertion ir<st poinl
exacte; car ou peut rendie ces trois lettres parlai-
lement muettes. Suivant Schulthess, leur essence
lient à la force du courant d'air , V.e ([ui est vrai ;
cependant il n'y a pas nécessité que les ouvertures
postérieures du nez se ferment avaiil l'explosion.
La seule dilféreiice entre les deux séries dépend de
ra.spiration qui succède dans la prononciation de
p , t , k. J'ai donné cette explication dés l'an-
iiée 1827.
l'iiisieurs bruits explosifs que nous avons la fa-
culté lie produire ne sont point employés dans les
langues.
'Jous les sons principaux de la parole articulée
appartiennent, comme ou voit, au système de la
parole à voix basse. Il n'y a qu'un peiil nombre de
modilicalions des consonnes dont la formation
exige la consonnance de la voix, el qu'on ne puisse
faire sortir à voix basse, comme le) allemand, le j
liançais, le ye, le z français, 1'/ avec intonation,
l'r avec intoualioii. A la place de ces cousounes
avec intonation, on emploie, dans la parole à voix
basse , les consonnes niuelles correspondantes.
Ainsi on substitue au j allemand le cli, au j fran-
çais le scli, au z français l'.s, à 1'/ avec iulonalion
1'/ inueile, à l'r avec inloiiaiiou l'r muet.
On voit, d'après cela, qu'il est possible, dans l'c-
ducatiou première des enfnils, de lecouiir, pour
la plupart des consonnes , au mode [de pionoii-
ciaiion (jui consiste à les faire sortir comuie di>
simples bruits, mais que louies les consonnes avec
intonation ne peuvent ainsi être formées à voix
sourde; de sorte que celle méthode, eiii|iloyée sa is
(lisceruemeul, ♦•si plus nuisible que utile, et perd b-s
avantages incontestahles ([ii'elle piéseiiie lorsi|ii"tiii
Sait en luire nue jusle a|)plicalion.
B. — Système des sons de la parole à haute voix.
Dans la parole à haute voix, quelques consonnes
Vestenl muettes, c'est-à-dire boinces à de simples
bruits, parce qu'elles ne sont point susceptibles iie
s'alliera la consonnance de la voix. Telles sont les
explosives 6, d, g, el leurs modilicalions }>,!, A»
tel est aussi l'/i parmi les consonnes soutenues
D'autres sont susceptibles d'un double mode de pro-
nonciation, à voix basse et à voix haute ; dans ce
dernier avec résoimance de la voix : ce sonl f, cli,
sch, s, /, r, m, n, ng.
l. Voyelles. — La situation de h bouche est la
même que la prononciation "â voix basse. Le son se
produil dans le larynx, comme il arrive au hrii.i
dans les voyelles muettes, el le son laryngien est
modilié par le canal pharyngien, par le canal oral
et par l'ouverture buccale, de manièie (|u'il en re-
suite a, e, i, 0, ou, «, œ, œ, et les voyelles nasil-
lardes graves a, œ, o, œ. Les diphtlioiigues sonl
des associations de ileux voyelles, et Kudolphi les
confond avec les véritables voyelles u,œ, c, i.nliii
il faut ranger ici Ve muet, <|ni se rapproche iieja
beaucoup des voyelles à voix basse.
Ces voyelles à voix basse ne se renconlienl gé-
néralement point dans la parole à voix haute. Il y
en a pourtaiil des traces dans les idiomes slaves-,
par exemple dans le polonais.
IL Consonnes qui restent muettes dans la parole à
hante voix. — 1" Explosives, b, d, g, et l(;urs mo-
dilicalions /;, l, k. Il esl de toute impo>sil)ililé d'u-
nir ces consonnes muettes avec riiiionaiion de la
voix. Essaye-i-on de les prononcer à haii.e voix,
l'intonation vient après elle, et l'on n'a qu'une
voyelle unie în b,d, g ou ù p, t, k.
2° Continues. Lu seule consonne continue qui soil
absolumenl muette et incapable tie s'unir avec l'in-
lonaiion de la voix, esl \'h. Si l*on tente de la pro-
noncer à haute voix, l'écl.il de la voix ne sorl jiis
en uiéiiie temps qu'elle> inais vient après, ei i'aspi-
ralioii s'éteint aussitôt que l'air produit un sou en
traversant les cordes vocales.
III. Consonnes qui, dans lu parole à liante voix,
peuvent être aussi bien prononcées niueiles, vent-k-
dire comme simple bruit , qu'avec intonation de la
voix. ■— Elles apparliennem toutes à la classe des
consonnes : f, cli, scli, s, r, /, m, », ug. Les cou-
sounes avec inlonation qui font parue de celle .sé-
rie manquent dans beaucoup d'idiomes. La langue
française esl celle où l'on en trouve le plus ; elle les
exprime tantôt par des lelties particulières, comme
le z el le) pour l's et le scii avec intonation, tanlôl
par un e muet placé après /, '«, n. r. Lu e bref et
peu sensible venant après /, m, h, r, ne remplit pas
le n:ème objet ; car c'est une iulonalion simultanée
à la prononciation de ces consonnes. L'e muet plat o
après d'autres lettres ne signilie rien, à moins qu'il
ne serve à déterminer avec plus de précision un ca-
ractère d'écriture dont on se sert aussi pour pein-
dre d'autres sons; ainsi (je et che rcpiésenteni le
sigiiP allemand scli, tandis que g suivi d'un a cor-
respond au Y- La langue allemande n'a qu'un seul
122r>
NOTES ADDITIONNELLES.
1226
ras (Iniis leiinel elle disiingiie une roiisonne avec
iiiloiiîition ite sa correspoiiilMiite niiielie ; c'est celui
tlii /, qui (liOVîie <U\ j français; car le; allemand est
le ch avec inioiiaiion , el le j français esl le scit
avec inionnlion. Kenipclen a Irès-lnen cnmiu plu-
sieurs des consonnes avec intonation; il sait, par
exemple, que le 7 allemand résulte tie l'inlonation
du ch, le z français de rinlonatiou gazouillanle de
Vs, le _;' français de rinlonatiou du scli. 11 range
également /, m, n, r parmi les consonnes ; mais je
ne puis partager son avis. Enfin il regarde b, d, g
comme des consonnes avec intonation, tandis qu'el-
les sont absolument muettes, ainsi que p, l, li, qu'il
déclaie mueiles de leur naissance. Voici les séries
correspondanles des consonnes soutenues , tant
inneiles qu'avec intonation :
Muelles.
Avec intonalion.
Soutenues nasales.
ni ni. Dans Tel ritiire française, nn
e muet apiès m, mais son-
nant avec lui.
Il n. Dans récriture française, nn
e muet après n, mais son-
nant avec lui.
ng iig. Peut être, à volonlé, pro-
noncé avec inlonalion.
Les consonnes avec inionaiion peuvent aussi être
forinécs lin moment le ne/, étant boudie.
Snnteiiues orales.
I el v V. L'/" avec inlonalion sonne
comme un v avec inlona-
lion.
If ch des Allemande ;
liianqueen français, j. Dans le mot allemand ja,
si l'on prononce cha avec
inlonalion, il en résultera.
La langue polonaise la pos-
sède aussi dans le mot jn,
(je). On ne le trouve, eu
traiiçais , (|ue dans le cas
de ri mouillé,
si/;, che en fr.ir.ç.iis. j. Dans jamais en français.
Prononce- l-on schuniais
avec inlonalion de ich, on
a jamais. Le z' polonais
est le même son avec in-
lunatioi*.
1 1. En français, un finuetaprés
1'/; mais cet e sonne avec
r/ et non iiprès ; salle, sw
ble, ville.
r r. En français , un e muet
après l'r ; mais cet e sonne
avec r» et non après : verre.
s z. En prononçant zone, zèle,
avec un s miiei, on a sone,
tèle ; lorsqu'on entonne lé-
gèrement Vs, on produit
zùite, zèle. Le z polonais
esl dans le même cas.
L'emploi qu'on fait des consonnes soutenues
inueiles et avec inlonation varie suivant les lan-
gues. Les soutenues nasales m, n, peuvent irès-ltien
eire mnelles an commencement des mois, par exem-
ple dans viuud, uarr, landis qu'à la lin elles sont
pres(|ne toujours avec inlonation, surtout lors-
qu'elles viennent après d'aniies consonnes, comme
dans darm. Le iii) peut bien être formé muet, et il
esl tiès-prononce dans magnus prononcé à voix
basse ; mais dans la parole a liante voix, il esl tou-
jours un ptu enioniie.
Les consonnes orales r el / peuvent être cpniplé-
tcment niueiles an cominenccment des mots alle-
mands, comnit; dans rund, lund. A la fin des mois,
elles peuvent l'être aussi, comme dans warr; mais
DicTioNN. DE Philosophie, l.
«Iles sonl la plupart du temp'î enlonnécs, nièmti eu
allemand, où il n'y a point d'c muet qui indicpie
rintonation. Il peut arriver que des voyelles en-
tières disparaissent entre des consonnes , quand mi
eiilonne celles-ci : ainsi mer pour viir, en alle-
mand, n'est qu'une association d'un m el d'un r
loiis deux avec inlonalion, ou même d'un m muet
et d'un r enionné. L'inlonaiion de l'r peut, au reste,
se rapproclier soit de I'k, soit de Vi. Un r absolu-
ment muet se rencontre qnebiuefois dans les lan-
gues slaves, comme dans le mot /i/f)/ren polonais.
L'/ muet se voil aussi dans la langue polonaise,
après d'autres consonnes, par exemple dans les
mots klatil, szbladl szedl ; mais beaucoup de per-
sonnes ne le prononcent pas du tout.
L'inlonaiion est parfois cliercliée avec affectation,
comme lorsqu'on interpelle quelqu'un avec colère
en lui disant Monsieur... r!
Le X ou ch muet esl propre à beaucoup de lan-
gues, de nêine (pie le x entonné ou j allemand. L;i
langue allemande a le scU muet, et la langue fran-
çaise le sch enionné, ou le; français. L's enlonirô,
ou le z, esl propre au franç.tis. La langue fran-
çaise se distingue par le nombre des sons enton-
nés. La langue allemande a peu de consonnes en-
tonnées ; elle ne possède que le; ou x entonné, l'r,
1'/, el Vf; mais le français el les idiomes slaves,
malgré leur grande diversité sous d'autres rapports,
OUI des consonnes dont rininiiatioii esl plus pro-
noncée ; ainsi, on Irouve dans le français et le po-
lonais l's entonné ou le 2, le sch enionné ou le ;
français, et même dans le polonais le x enionné, ou
le ; allemand. La langue française n'a pas le x
muet; on n'y irouve des liaces du x entonné (|ne
dans VI mouillé, qui n'est autre cbosu qu'un l en-
ionné avec nu x entonné.
Ce qui caractérise la langue française , c'est le
fiéfiuent usage qu'elle fait des sons nasaux, m, n,
vçi, el snrioul celle autre particularité (ju'elle 110
les nnil qu'à des voyelles nasales a, 0, œ, leurs as-
sociations plus sonores avec e, i, œ lui manquant
tout à fail. Dans les langues allemande el anglaise,
loulcs les voyelles se joignent à la consonne na-
sale uq : anrj, ençi, inij, ong, ung. Alors même qmî
les Fiançais écrivent em, ing, ils subslituenl, dans
la prononcialion, d'autres voyelles à celles de l'é-
criture, comme dans les mois empereur, singulier.
De cet emploi restreini des sons nasaux possibles,
qui oblige de multiplier l'usage de certains d'enlrt;
eux cl leur association avec les voyelles nasales «,
«', 0, résiilie nue sorte de nionolonie nasale, landis
que la langue française se distingue si avantageu-
sement sous d'autres rapports , notammenl par l'a-
bundance des consonnes molles entonnées. Ce qui
frappe surlout, c'esl le grand usage ([u'elle fail du
son ang el de ses diverses niodiiicalions dans les
mots temps, évidemment, sang, etc.
Les sons que je viens de passer en revue, ajoute
M. J; Millier, sont les éléments essentiels de toutes
les langues perfectionnées: il ne peut être (piesiioa
ici des difféienies manières de les exprimer, ni de
la confusion qu'on fail si soiiveni des uns avec les
autres. Q, x el z ne sont pas des consonnes simples.
On pourra consulter Purkinje relalivement à l'exis-
lence des divers sons dans les diUéienles classes
de langues.
Outre les bruits consonnants ordinaires dont on
se sert dans les langues parlées, il y a encore une
foule d'antres bruits qui peuvent se produire dans
la boucli<; el dans le larynx, taiiiôl explosifs, tantôt
soutenus, comme ceux ipi'on lait en n)aiigeani, eu
se gargarisant, en détacbanl des mucosités du fond
de la goi'iie, en gémissant, en baisant, en éleriiuant,
en soupirant , en remuant vivement la langue
d'un côié à l'autre , eu avalant à petits traits, en
faisant vibrer les lèvres, eu claquant de la langue
39
1227
DICTIONNAIRE DE riIILOSOPlIIE.
1228
••l tics (lonis 011 l'n p:il:iis, Ole. Ci' iteiiiitT l)rnil se
n ticdiiue, d'aiiio» Udilfiisioiii ol Sali, ilaiis la
laiij!;ue des llollciitols et (raulrcs piMipIps (i'A-
lri(|iie. KiRSTiCN.
NOTE IV.
Art. Langage, § II.
De réduralion des sourds-umets.
L'an «l'instruire les soiuds-imicls est une décoii-
vt-rie (les siècles iiiodeincs. Soit que la siirdilé de
iiiiissaiice IVii plus raie parmi les anciens, soi! (jue
relie infiiniiic lui dn no.idire de celles qui excilaienl
leur inciiris pliilôl i|ue leur pitié, il en est à peine
l;iil niiMiiion dans les livres d(-s tiiédi'cins et des
pliiloso;>hcs célèlires de l'antiquiic. Les siècles où
l.rilfèreul llippociaie , IMaion , Arisloie , Pline,
élaienl copendani assez éclairés pour jeier qnel(|ne
jour sur celle iniperleelion de riiouune sensorial,
et conduire à la découverte du mode d'éducation
(|ui lui esl plus spécialement applicable. Que inan-
qua-l-il donc aux anciens pliilosoplics pour aliaclier
leur nom à une si ijlorieuse eiilreprise? L'iiilluenee
de la religion cliréiieniie, qui, chez les peuples mo-
dernes, aporié à un si haui point la pitié pour loiiies
les espèces d'infoi lunes , ei appelé, au secours
des êtres disgraciés par la nature, les libéraliiés des
souverains et les loisirs de la vie monastique. Le
Mijet qui nous occupe en esl une preuve bien Irap-
panle. C'est dans le pays où les lumières de la plii-
losiipliie oni. pénéiié le plus tanl, c'est en Espagne,
ei vers le milieu .lu xvi' siècle (15C0), qu'un Bcné-
diclin, noinnié Pierre Ponce, s'essaya le premier
dans «eue éducaiion louie pliilosopliique, et y oIj-
lint des buciès qui émerveiUérenl ses cuniempu-
rains. Nés également dans la péninsule e^pagnole,
Paul Bonnet et Pereyra s'illnsiièrent dans cei an,
que le dernier vint exercer en France. Présemé,
avec un de ses élèves, par TiUuslie la Condamine,
à rAcadémie des sciences, il y recueillit d'honora-
bles suilrages. Mais Pereyra, ainsi que le P. Ponce,
«acliant soigneusemenl leiirméihode, en avaient
emporié le secret au lombeau. Jean Conrad Ainmann
el Wallis, qui, bien longtemps avant Pereyra, s'é-
laieiit occupés, l'un en Hollande el l'autre en An-
j^ieterre, de l'inslruclion des sourds-muets, oui, à la
verilé, publié leur uiélliode; mais ce mode d'en-
seignement, qui consistait uniquen.ent à exsrcer
les organes delà parole, était loin de sulTue à toute
l'éiendue d'une aussi grande entreprise. On en ac-
<|nii la preuve par l'essai inlrnciueux que deux Lé-
nédiciins ités-iiislruils firent de celte méthode sur
le jeune d'Élavigni, sourd-muet de naissance.
i'el était l'elai des choses quand l'abbe de l'Epée
parut dans celle carrière, nonvelk encore, malgré
les succès de Ponce et de Pcyrera : car en admet-
tant, d'après le lémoignage des contemporains, que
ces deux inslinileuis soient parvenus à mellre leurs
élèves en communicaiion avec les autres hommes,
à lesf.die parler, à leur donner une connaissance
iipprol'oiulie de qiichiues sciences, el sans vouloir
appeler d'un jiigemenl diclé par l'enihousiasine el
s(.uienu par les émoiious ijéuereuses de l'âme, on
peut établir néannioiiis que si, bien avant l'aboé de
l'Lpee, d'heureux étions avaient éié tentes pour
l'éducaiion de quelques sourds-mueis, rien n'avait
Clé l'ail pour l'urj de ies imiruire. Cet art esl donc
véritablement de son inveniiun. C'est ce célèbre ins-
liiuteur fiançais qui, le premier, a laii école, si
j'ose m'exprimer ainsi; c'est lui qui a jelé les pre-
miers londemenis d'une insiitulion élevée ii la gloire
•le riiuinanité, et portée au plus haut degré iie per-
icctionuement par son digne successeur, l'abbe Si-
oard. Agrandi par ses veilles, iilnslré par ses suc-
cès, l'art d'instruire les sourds-mucis osi devenu eu
ses mains une haute science, dont il a trarn les
éléments dans son Cours d'insirnction d\nt svnrd-
viiiet, et plus récemment encore dans un second
ouvrage, intitulé la Tliéurie des signes. Il me fau-
drait analyser ici ces produciious, si je voulais trai-
ter «le l'éducaiion morale «lu sourd-miiel. Un paieil
travail esl au-dessus de mes lorces, et h(»ri de nutii
sujet. Je me conienlerai «l'enircienir mes lecteurs
de l'éducaiion physiologique qu'on |»cul donner avec
avantage à «luelqties-uns de ces inrorlunés.
Tous les soiinls-muels, ainsi «pie nous l'avons
énoncé, ne sont pas enlièremeni sourds; et lesirois
premières classes, qui se composcni d'un dix è ne à
peu près «rentre eux, nous piésenieiil une surdité
qui, hien que suivie du mntisMie, est incomplète, et
n'exclut pas la faculié d'eulendre la voix humaine,
chez quelques-uns même la parole. Or, on peut,
par des soins méthodiqnemeni dirigés, cnliiver ou
déveloi)per le peu d'audilioii dont ces enlanls sont
doués, et les ramener «lans la grande clause des
èires entendants et parlants : j'ai dit cultiver ou
dcoelopper, parce que chez les nus ou ne peut
qii'euirelenir et l'aire valoir le peu de sensibilité de
l'organe, taudis que chez les autres ce nèuie or-
gane, soumis aux mêmes exercices, peut acquérir
plus ou moins de développement, et surlir «in pr«)-
iond engourdissement qui paralysait ses fonctions.
Oi! ne peut expli«juer ceiie diireience que par «elle
ijui don nècessaiiemenl exister dans la nature «le
leur surdité. Peut-être reconnaît-elle pour cause,
chez les premiers, une lésion organique, el chez les
seconds, une débilité nerveuse native, susceptible
«le dimii, uer ou de «lisparaître par un exciiemeni
métliodiiiue de la parue senlanie de l'organe. Je
dus au hasard l'idée de celle espèce de traitemeni
physiologique.
Dans l'hiver de 1802, je fus invité, par l'abbé Si-
card, a eue témoin de quel(|ues expériences d'a-
couslique qu'on devait (aire sur ses élèves. Un piiy-
sicien apporta plusieurs instruments sonores ou
bruyants, de son invention, et il en tira des sons
si aigus, qu'un grand nombre de ces enfants pa-
raissaient les entendre. Mais comme, dans ces sortes
«l'expériences, les sourds-muets se font une es-
pèce de point d'honneur de se montrer entendants,
au point d'y nietire souvent de la supercherie, je
«i«)nnai le conseil de leur bander les yeux, et d'exi-
ger qu'ils levassent la main à cliaiiue son qu'ils
pourraient entendre. L'expérience amsi latte, il se
iiouva, sur vingt enfants qui s'étaient donnés d'a-
bord pour entendants, quatre sourds parfaits, qui,
tout confus de voir leur petit mensonge publique-
nienl découvert, allèrent d'eux-mêmes reprendre
leur place parmi leurs autres compagnons d'infor-
tune. Comme l'on conlinuait «l'éprouver par les
iiiéiiies sons l'oreille des seize leslants, je remarquai,
non sans étonnenient, que quelques-uns d'entre
eux qui, un iiislant auparavant, levaient la main
avec une sorte de lenteur et d'incertitude, résul-
tant nécessairement d'uneperceplion vague ou faible
des émissions sonores, donnaient alors le même
signal d'une manière beaucoup plus assurée. Pour
eclaircir el conlirmer ce résultat, je priai qu'on
bubsliluàl à l'instrument doul on uraii alors des
1229
NOTES ADDITIONNELLES.
I2;]i)
sons excessivement aigns , un aiiire beaucoup
moins bruy;»nl. Au premier coup frappé sur col
inslnimenl, liuil île ces sounls-muels ne ilonnèrent
aucun signe il'auililion ; au boni de (jnelques mi-
nuifs, deux d'enlre ces hnil levcreni la main; il s'y
en joignil deux autres au boni de quelques iuslanis,
et Ton vil peu à peu les qualn; reslanls lémnigner,
par le signal ccmvenu, qu'ils éiaieni, à leur lotir,
devenus sensibles à ces nouveaux sons. Les spccla-
(enrs ne virent qu'un pliénoinène des plus curienx
dans le ilcrnier résullat de ces ex|)criences ; je dus,
moi, les recueillir con\me un irait brillant de lu-
mière, qui me monlrail la roule que je devais pren-
dre pnnr faire revivre un sens né paratyiiqne. Le
plan d'un pareil travail ne pouvait me couler beau-
coup. L'exécution n'en était pas nouvelle pour moi :
quatre années consécutives de soins et d'expé-
riences auprès d'un enfant ironvédaiis les bois m'a-
vaient appris comment on peut éveiller la sensibi-
lité des organes des sens, et cinel parti l'on peut
tirer d'une sorte d'éducation donnée séparément à
cliacun d'eux. Plusieurs circoiislances relardèrent,
pendant plus de deux ans, l'exécution de mon plan.
Lniiii, dans les premiers jours de mai 1805, j'enia-
iiiai, sur six de nos sourds-muets, le cours de ces
longues et minulieuses expériences. Je vais les rap-
porter ici, et, en exposant la marcbc que je suivis,
les dilliculiés que je rencontrai , les résultais que
j'obtins, j'aurai donné une idée snllisaniede ce mode
u'éduL-alion ; je me trouverai dispensé d'établir des
principes généraux, qui sont tunjuuis d'une appli-
cation dillitile, et qui seraient ici d'autant moins
sûrs, que je n'aurais à les déduire que d'un irès-
petil nombre de faits (g).
J'eus recours d'abord aux sons les plus péné-
trants, pour stimuler le sens auditif de mes six
inueis. En conséquence, je frajipai leur oreille du
son letenlissanl d'une grosse cloche d'église, que je
lis suspendre dans le lieu de nos sé.uues. (Iliaque
jour je diminuai l'intensité du son, suit en éloii^nant
davantage le sourii-inuei de la cloclie, soit en frap-
pant rinslrument avec un corps mou, lel qu'une
bagiieile de bois enveloppée d'un inonchuir.ou tout
simplement avec la paume de la main.
Lorsque , dans ces expériences , je m'apercevais
que l'ouie a'allaildissait, je la ranimais subitement
par l'éuiission de quelques sons des plus loris, et,
passant aussitôt après aux plus faibles, j'avais la
baiislaction de vuir nos sourds-muets y redevenir
loni aussi sensibles qu'auparavant. .Mais ce moyen
tl'excitemenl ne réussissait qu'à deux ou trois re-
prises. J'imaginai eiiïuiie un autre expédient qui
concourut plus (pie luul autre à réveiller et à iiiaiii-
leiiir l'exciiabiliié de l'organe. Je faisais vibrer lé-
gèremeiil un timbre de pendule près de l'oreille du
huurd-muel , et je m'éloignais lenteinenl de lui,
sans donner plus U'intensité aux sons que je tirais
Oe l'instrument. J'augmenlais et soutenais par ce
moyen la susceptibilité de perception, au point que
je faisais entendre, à la distance de vingl à vingi-
cinq pas, des sons que le même enfani ne pouvait
saisir à plus de dix pas, lorsque je me conlenlais
de le placer de prime abord à celle disiaiice. Je
laisais celle expérience dans un corridor foil long
et Ion élroil, ei qui n'èlail interrompu par aucune
croisée, triple disposition qui le rendait singiilière-
luenl lavurable à la propagation du son. Je plaçais
{g) A l'époque où je Gs le premier essai de celle sorte
d'é'ducalion plivsiologique, je n'avais point encore saisi
les principales dilléreuces que présente dans son inieii-
sité la surdité congciiiale, el qui m'onl conduit à distin-
guer cinq classes de sourds, ainsi que je l'ai exposé plus
Iiaul. Si j'avais pris celle classiiicalion pour base de mon
travail, ma maicbe eùl élé plus mylhodjque el les ré-
sultais peul-èiie plus salisl'aisants. Mais j'ai dû présenter
mes expériences telles qn'elles furent lailes dans le
temps, persuadé que, malgré ce défaut, ciles ne seraient
ntes soiirds-nmclssur la mêine ligne, et.nréloignant
d'eux à petits pas , je marquais sur l'une des mu-
railles lin corridor les divers points de distance où
chacun d'eux avait cessé d'enlendre.-
Cette sorte d'échelle comparative formait, d'une
manière aussi sim|de que naturelle, une espèce de
journal, dans lequel je trouvais d'un seul coup
d'œil, non-seulement la somme des succès obtenus,
mais encore celle des succès à attendre. Pour pré-
voir ceux-ci, il me snllisait de jeter les yeux sur les
derniers degrés par lesquels étaient désignées, pour
chaipie enfant , les dernières acquisilioiis de sou
ouïe. Si le peu de distance entre ces derniers de-
grés, comparée à celle des premiers, devenait cha-
que jour moins consiilérable, au point de se réduire
à quelques pouces, (ni pouvait assurer que l'organe
auditif était parvenu à son plus liaui degré de
développement possible. Je remarquai aussi que
lorsque le sourd-miiel louchait à ce terme , il lui
arrivait fréilueniinent de perdre , dans l'intervalle
de vingt-quaiie heures, tout ce qu'il avait gagné à
la dernière séance ; de sorte que je le trouvais le
lendemain plus sourd que je ne l'avais laissé la
veille, bés lors tout devenait inutile, et l'oreille
avait acquis dans cet exercice (oui ce qu'elle
pouvait y acquérir.
Ces premières expériences eurent pour biild'aug-
menter seulemeni la sensibilité de l'organe de
l'ouïe; par les suivantes, je me proposai déformer
ce même sens aux dilléients modes de perception
surles(|uels se fonde le libre exercice de ses loiic-
lioiis. Ainsi, en procédant toujours par degrés, je
trouvai qu'après la perception des sons, colle qui
l'était un peu moins était la perception de leur in-
tensité. La diflérence qui existe entre un son fort
et un son faible éiail nulle pour ces sourds-muets.
Je les exerçii donc à saisir de très-près d'abord,
el eiilin d'aussi loin que pouvait s'étendre leur
iionxeau sens, oillérenis sons, dont tanlôtje gra-
duais rintensiié, et (|ue laniôi j'entremêlais confu-
sément. Après avoir façonné l'oreille à ce nouveau
mode de perception, je m'occupai à lui en donner
un antre un peu moins facile, celui par lequel nous
jugeons de la direction des sons. Je me munis à cet
eilet d'une petite cloche , que je faisais sonner eu
la promenant tout îiiionr de mes sourds-muets,
pendant que ceux-ci, les yeux bandés, m'imli-
qnaienlde la main, d'abord a\ec incerlitude, et peu
de jours après avec assurance et sans méprise, les
dilléients poinis où je me transportais avec le corps
smiore. A cette troisième série d'expériences en
succéda une (piatriènie, qui eut pour but, non-seu-
lenient de développer un degré d'audiiion de plus,
en frappant l'oreille du bruit d'un instrument moins
sonore que la cloche , mais encore de rendre mes
sourds iiiueis sensibles à une sorte de rhylhme
musical. Je m'armai en conséquence d'un tambour,
et me mis à battre, tant bien que mal , quelque»
marches des plus simples el des plus lentes. J'ob-
tins de ce moyen tout le résultat que je m'étais pro-
mis ; au point qu'au bout de quel(|ues jours d'un
pareil exercice, mes sourds-mneis, en m'atiendaiit
dans le lieu de nos séances , b.itiaient eux-mèines
les marches , ei eu faisaient sentir avec précision
la mesure. Au tambour succéda la Unie, non pour
leur faire entendre des airs, mais seulement pour
leur apprendre à saisir, par une allenlion soutenue,
pas lues sans intérêt ni consultées sans avantage. Des
expériences subséquentes laites plus récemment sur le
même sujet, quelques éducalions parLiculières données
d'après mes conseiis à un peut nombre de ces denn-
sourds, m'onl conduil à adopter un plan plus vasie el
plus méthodique de celle espèce d'éducalion. On pourra
en puiser les principales données dans un rappoii que
j'adressai l'année dernière à l'adminislraiion di-s sourds-
muets, et qui se trouve inséré dans le xxii*" volume du
Journal universel des icienccs médicales.
1211
DICTTONNATRE DE riIILOSOPTlIE.
1212
!a (tifférotiro i]o< Ions liniils or <les Ions bas. O'ail-
lonrs les siins de rei iiisirimienl. \).\r leur an;»l<>i;ie
avrc ceux l'ti httynx . nu' |i;»r:iiss:iitMil i^lro nue
snriciriiiiiotinclinn à raiidilioii de la voix limnaine.
Sans doiilc. d'après le développomeiil iinpiimé par
Ions ces moyens an sens de Toiiie , il n'oiaii pus
liesoiii (le rel exerrice piéluninaire |ionr en ol»lenir
la pei( epiion des sons vocaux , el il avait (léjà pins
de seMsil)iliié qn'il ne Ini en f:illail ponr celle simple
opéraiion. Mais il ne sndisail pas d'enlendre ces
mciiies sons . il fallait encore les distinguer ; el
Toi» ne pouvait préparer l'oreille à ce dernier mode
de pcrcepiion (jne par des exercices varies sur la
diffcrence des sons du nicme inslninient.
J'observerai, ponr donner un pen pins de clarté
à celle idée, qu'il est beaucoup plus diiricile à des
oreilles obitises de distinguer les dilTérenles voyelles,
que de percevoir noilenient lous les Ions ei demi-
tons de l'édielle nmsic;i!e. J'ai vu, ainsi que je l'ai
dit, des personnes accidcniellement devenues sourdes
être encore propres à goûter, néme à exéciilcr de
prauds morceaux de musique , el ne pouvoir saisir
disiinciemeni le monosyllabe le plus soi'ore dans
nue cimversalion sénérale. Aussi, lorsque je laissai
de c(>lé , comme désormais inutiles, lous nos ins-
iruments, pour ne plus laire entendre que celui de
la vmx, ne liis-je point étonné de trouver que ces
nêmts tiiii'anis, qui distinguaient p:irfaitemeul un
ré d'avec im In , ne percevaient aucune dilTéierice
entre les voyelles les pins sonnantes, telles que \'o el
l'a. C'est ce dont je ne pus douter, lorsipie , me
plaçant derrière eux et prononçant snccessivement
les cinq voyelles, an fur el à mesure que je les
écrivais sur un tableau disposé devant eux, je ne
pus obtenir, en répétant ces sons, d'en faire dési-
gner aucun avec justesse. Mais, en peu de jours,
l'oreille s'ouvrii à la perception dislinctc (le ces
nouveaux sons, el ce ne fut pas sans plaisir alors
(|ne je vis mes sounls-niiieis les écrire exacie-
nn-nl sur la plancbe , à mesure que je les laissais
éoiiapper.
Il me lardait d'èlre arrivé à ce point ponr faire,
sur les rapports, en quelque sorte sympalbiqnes,
«les organes de la voix et de l'ouïe, une expérience
aussi neuve <iu'inlércssanie, et dont l'imporiance ,
ponr être mieux senlie , a penl-èire besoin d'èlre
«lénionlrée par quelques réflexions préliminaires. Si
l'on arrête un instanl sa pensée sur le rôle admi-
rable que joue l'imitalion dans la première éduca-
tion de Tbomme, on s'étonne de voir ((ue la parole,
qui n'est que le premier essai de celte imilation
naissante, en est précisén\ent le résidiai le plus
ditlicile et le plus admirable. Lorsqu'on se pénètre
de tout le merveilleux de ce pliénoniène, on croit
voir un villageois très-neuf (|ui, entrant dansl'aie-
iier d'un peintre, el voyant , pour la première lois
Je sa vie, des tableaux, une palelte et des pijiceanx,
trouveiait, du premier coup d'œil, le rapport qu'il
y a entre la peinluie et les pinceaux, ei s'en servi-
rait de suite pour copier les tableaux qui ont le plus
agréableuienl happe ses yeux. Ce qu'il y a de plus
étonnant encore, c'esi (pie celle disposition innée,
qui fait rendre au larynx les sous (|ue l'oreille
perçoit , est (l'aulant plus active el d'auianl plus
intelligente, si je puis nrexprimeraiiisi, que l'iioinme
esi pins piés (Je la première enfance. A celle épo-
que , loutes les facultés imiiaiives se tionveiit coii-
ceniiées dans les organes de la voix et de la parole,
de telle sorte qu'il cal incomparablemeiil plus facile
ià un enfant qu'à un adolesceiu di; saisir par imiia-
lioii le mécanisme de la paioie. Depuis longleiups
cel aperçu pbysiologique avjit pour moi l'évidence
d'une vérité deinoiiirée; il ne me parut pas moins
pi(iuant d'en avoir la preuve matérielle , el voici
comment je m'y pris : j'eus soin de m'assurer d'a-
bord, par des ouservaiions laites sur des enlanls en
bas aye, de la faciliié avec laquelle ils répétaient
les sons vocaux qui frappaienl leurs oreillles ; el je
remarquai surtout (pie , quoi(|u'ils regardassent
InbitiKdIement la pcTSOiine qui leur parlait, celle
con(liti(in n'était pas rigoiireiisi'inenl né'essaire à
rioiitalion, îel qu'on ol)lenaii exaciemeol le même
résultat en prononçant, derri("'re leur lêie, les mots
qu'on voulait leur Tilre imiirr. Après avoir éialdi,
par ces faciles é|)renves, le plus haut point de l'i-
mitalion vocale , il me resiail à voir si mes six
îiiuels pouvaient y atteindre, et jusqu'à quel point
ils pourraient en approcber. Je mi' plaçai donc iler-
rière eux , en me gardant soigneusem<'nl de leur
laisser péiiélrer mes inlemions; je leur fis eniendre,
parmi les sons simples de la voix, ceux qu'ils per-
cevaient le plus distinctement, ei même à une dis-
lauceîassez considérable; aucun d'eux ne les répéta,
et ne clierclia même à les répéier : je recommençai
à deux ou trois reprises, el toujours inulilcmeni.
Bien convaincu , par celte expérience , que, pour
mettre cbez eux l'imitation en jeu , il fallait la
commander, je leur fis alors connaître mes inten-
tions, el , me plaçant de nouveau derrière eux, je
r(M(«mmençai à émelire les mêmes sons. Si je ne
m'éiais en quelque sorte nllendii au résultat de
celte nouvelle leutalive, j'aurais été loriéionné de
n'obtenir que des sons informes . et (pii n'avaient
aucun rapport avec ceux dont je sollicitais l'imita-
lion. Il fallut donc me replacer encore sous les yeux
de ces enf mis , et leur rendre enfin visible le mé-
canisme des sons que je leur voulais faire répéier,
et qui le furent par ce moyen d'une manière assez
exacte.
Ainsi voilà bien consialée cette supériorité d'i-
mitation vocale que l'enfant en bas âge a sur l'a-
dulesceiil; supériorité fondée sur deux différences
bien Irancliées et bien élaldies par mes propres
expériences, desquelles il résulte, l» que l'enfaut
imite de mm propre monvenienl, tandis que, dans
l'adolesceni, il faut que l'iniilaiion soit provoquée;
2° que l'enfant n'a besoin pour parler que d'en-
tendre, lorsque, pour remplir la même fonction,
l'adolescent a besoin d'écouter et de regarder.
lîn forçant la voix à rendre les sons que l'oreille
percevait, j'enlamais une nouvelle branche d'expé-
riences qui me conduisaient naiurellemenl à faire
parler ces jeunes muets. En effet, depuis celle
époque j'ai toujours lâil marcher de front les soins
que j'ai continué de donner au perfeciionnemenl
(l(î l'ouïe, el ceux que réclamaient à leur tour les
organes de la parole. La niarcbe que j'ai suivie
dans celle seconde |)arlie de mon travail, el les
résultats (|nej'enai obtenus, trouveronl place dans
la suite de cet article. Je reviens encore aux obser-
vations dont il s'agit acluelienienl. A l'époque où
j'essayai de faire répéter à nie» sourds-muets les
sons que je leur avais appris à eniendre, ces sons
n'étaient antres que des éinissi(ms non aniculées de
la voix, qu'on a nommées Doj/e//es. Ce poinlfranclii,
il se présentait, pour aller plus avant, de grandes
ditliciiltés à surmouler, et qui consisiaienl dans la
peicepliou distincte des consonnes. Les modifica-
tions qu'imprime aux sons la réiiiiioii des consonnes
avec les voyelles, exigent de la part de l'oreille une
(tarfaiie imégriié dans ses fouciions. J'ai déjà dit
()ue, lorsque la vieillesse commence à émousser la
«iélieaiesse de cel organe, loi;, même qu'il est en-
core aple à goûter une musique instrumcnlale, il
est déjà mon à l'harmonie de la parole, aux douces
iidlexions de la voix, cl les mots trompiés lui ar-
rivent plus ou moins ilé|)ouillés de leurs consonnes.
Avoir éveillé dans l'ouïe de mes sourds muets l.i
suscepiibiliié de percevoir les voyelles, c'était déjà
les avoir rendus loul aussi eniendanls (juc le sont
nombre de vieillards alteiiiis de snnliié incomplète,
el qui, malgré celte inlirniilé, n'en sont pas moins
capables de se prêtera la couversaiiun, iiioyeimaiii
une alienlioii plub soutenue et une ccriaine étude
1233
(lu moiivpinent des lèvres. M;»is, quoique amenés à
ni) p;>reil d'ogre iVntidilion, mes soiirds-imiels ti\i-
V 'ieiil jamais pu en tirer \y.\n\. Il faut, pour saisir
lotis le* sonsariioiilés delà parole, beaucoup moins
d'ouïe à un homme qui a parlé pendant de longues
années, qu'il n'en faut à un ailnlescenl qui, jusipi'à
relie époque, n'a ni parlé ni entendu. Partant de
ce principe, et m'armanl d'une patience à tonte
épreuve, )« diversifiai de mille manières mes soins
et mes expériences pour développer dans l'oreille
la suscepiihililé de percevoir les consonnes. Je
toiid)erais dans des deuils trop minutieux, si je
rappelais ici tons les tàiounemeuts, et siiriont les
bruyanlC'^ et monotones répétitions, à travers les-
quels i'arriv:ii à ce laborieux réMiitat. Je dirai
seulement, pour ceux qui voudraient tenter la
même entreprise, que la marche à suivre pour y
réussir est sujette à une foule de variations, et,
si j'ose le dire, de conlre-iemps, non-seulemeiu
en raison de la différence des consonnes qu'on veut
rendre p'^rceptibles, mais encore par suite de la
sensibilité p.iriiculière qu'on a éveillée dans l'o-
reille de chaque sourd-muet. Il est lelle consonne
qui, pour être entendue, a besoin d'être associée
avec la voyelle a, tandis qu'une autre, pour arriver
à l'oreille.'doit être combinée avec la voyelle o ;
d'autres fois il faudra tme associaiiou en quelque
sorte composé'. C'est ainsi que, dans le plus âgé
lie mes sourds-mnels, je n'ai pu éiablir la percep-
tion des consonnes qu'en faisant précéder celle que
je voulais mettre en étude, par une articulation
durement prolon;;ért de la syllabe r« ; par exemple,
si c'était la consonne t que je voulusse faire en-
tendre, je l'associais à la voyelle «, et, la faisant
précéder de la syllabe ra, je disais, en appuyant,
fortement sur la première lettre, rata.
Telles sont cependani, comme je viens de le
dire, les modilications qu'il faut :>pporter à cette
espèce d'éducMtion, que le moyeu auxiliaire dont
je parle ici n'a trouvé son appliciliou que sur un
seul de ces jeunes muets, et senleineut pour une
partie des consonnes, et qu'il a fallu, à travers
niilje làtoiineinents, trouver d'autres modes et
d'autres moyens pour les antre» élèves, comme
pour la perception des antres consonnes. Aussi,
in'apercevanl à celte époque que la longueur el la
diversité de mes exercices uie jeileraieui insensi-
bleinent dans une prodigieuse dépense de temps,
me vis-je contraint, pour ne pas négliger des occu-
pations lion moins importantes, et pour donner
aussi nu peu de relâche à mes poumons, de ré-
duire le nomlire de mes élèves, et de n'en garder
que trois, au lieu de si.\ que j'avais pris d'abord,
me réservani, lorsque j'aurais terminé ma làclie
auprès des premiers, de revenir immédiatemeiit
iiiix trois autres. Par ce moyen, je pus donner à
chacun de ces jeunes gens une séance d'une heure
chaque jour, et leurs progrès en fuient plus ra-
pides, quoique fort inégaux, en raison du plus ou
moins (i'inlL-lhgence et d'application qu'ils appot-
laienl à nus exercices, [i'nii il'enire eux, plein de
zèle et d'assiduité, lonrmenie du dé^ir d'enleiidre,
mil tellement à prolil mes leçons, qu'il est peu de
mois qu'il ii'euleiidil distinctement, quoique pro-
noncés peu haut et même deinere sa tèie, pour
qu'il ne put s'aider de l'oilice de ses yeux; el ce-
pendaiil ce sourd-muet, de l'aveu même de son
père, n'a\ait jamais entendu d'autre son que celui
du tonnerre et des cloches de son village. Le se-
cond, qui était un peu moins sourd, (il, pour ceUe
raison, beaucoup plus de progiés, quoniu'il n'en
donnai pjs des preuves aussi évidemes; ce qui
leiiaità 1 état peu avancé de sou éducaiiou. ilors
délai encore d'attacher un vérilal)le sens aux mois
qu'il entendait, il preiiaii, lorsqu'on lui parlait,
un air d'incerlituiie el d'immotjilité (|ui laissait
d'abord croire qu'il n'avait puinl entendu. Il était
NOTES .VDDITrONNELLES.
1234
ce que serait une personne h qui l'on voudrait faire
écrire une langue qui lui serait tout à fait incon-
nue : elle tracerait, à Iravcs une foule de répé-
titions et de làlonnemenis, plutôt des sons que
des mots.
Le troisième sourd-muet, quoique le plus spi-
rituel de tous, et celui donl l'oreille, primitive-
ment la plus obtuse, avait pourtant acquis le plus
de développement , resta fort en arrière de ses
deux compagnons. Paresseux, impatient et colère,
il ne put jamais s'assujettir à l'assiduité de nos
exercices, ni supporter la lenteur de ce travail.
Souvent il me fallait l'aller chercher moi-même
dans les classes, les ateliers, ou le jardin de la
maison, pour l'enlrainfr dans le lieu de nos séances,
d'où plus d'une fois il s'écliappail, après m'avoir
répété sou excuse accoutumée, que l'ouïe el la pa-
role ne valaient pas lotîtes les peines qu'il fallait
se donner pour les acquérir. Il est vrai que ces
sortes d'expériences n'exigent pas moins de patience
dans la personne qu'on y soumet (|ne de la part de
celle qui les dirige. Ce que j'ai dit plus liant peut
en donner une idée, el ce que je vais ajouter ne
servira qu'à la coiilirmcr. J'ai parlé de la dillicullé
de rendre à l'ouïe la possibilité de saisir les con-
sonn<is, et du travail opiniâtre qu'une pareille ac-
quisition exige. Lh bien! lorsqu'on est arrivé à ce
point, on esi encore loin du but; et, pour rendre
tous les mots de notre langue propres à être en-
tendus, il faut frapper longtemps l'oreille de loiiies
les combinaisons possibles de voyelles et de con-
sonnes dont se composent ces mômes mois. P;ir
exemple, il ne sullil pas que le souril-muet entende
la syllabe ra, pour établir chez lui la possibiliié
de saisir toutes les combinaisons binaires de la
lettre r avec, une voyelle quelcomiue. Le sourd-
muet entendra parfaitemenl la p.emière syllabe du
mol radeau, et ne saisira pas C!j;aleiiienl la même
lettre dans le mol rideau, s'il n'a pas élé exercé à
saisir la lettre r dans ses diflèrenles associations
avec les voyelles. Ce (|ui ajoute un degré d'inlérèi
de plus à celle observation, c'est (lu'elle a son ana-
logue par rapport à la p.noie; e'esl-à-dire qu'il eu
est des orgaiitîs de la voix comme de ceux de l'ouïe,
et que de même ({u'uiie consonne dillcremment
combinée est plus ou moins diUicilemeiit entendue,
elle otlie ég^li-meui, dans une pareille conbinai-
suii, plus ou moins de dillicullé pour la pronon-
ciation ; ainsi, de même (lu'il était plus aisé an
sourd-miiel d'entendre la lettre r dans rddeau que
dans rideau, celte même consonne lui coùiail moins
à prononcer dans le premier mol que dans le st;-
coiid. On voit, par ces exemples, tombien il m'a
fallu multipber mes essais pour rendre perceptibles
les divers sous de la voix. Kl cependani, quoiqu'il
n'en soit aucun qui n'eût élé soumis à de fréquentes
répétitions, (|ueii|ue'- uns ne pareni jamais être
distingués par roieiiie. Appelé à la vie par une
longue éducation, cet organe se ressenlit toujours
de son premier engoi"dissemenl, élue put arriver
à distinguer plusieurs i^oiis compliqués et analogues,
tels que ceux-ci : ijla el via, pré el bré, fié el
vré, eic. La même imperfeclion se lit pareillemcnl
remarquer dans l'instrunienl vocal, de sorle que,
pour 1.1 parole eonnne pour l'ouie, il n'y avait au-
cune diQ'érence entre un poulet et un boulet, entre
qU'lque chose de (rais et quelque chose de vrai.
Pour vaincre celle dillicullé, je dus appeler au
secours de l'oreille deux auxiliaires puissants : la
vue, qui nous lait en quelque soi te lire les sons
>ur le» lèvres (|ui les arliculeiil, et le jugement, qui
nous aide à recUlier ces arlicuialioas eu nous lai-
saiil deviner ce que l'on ne peut en saisir ni par
l'audition ni par l'iuspeclion des lèvres. Je lirai
du premier de ces deux moyens tout le parti que
je pouvais en alieiidre. Dans le second, il se pio-
bcula des obstacles iiu'un seul de mes élèves pui
*m
DICTIONNAIRE DE riIILOSOPHIE.
1236
gnrnioiilcr, ot qui lionnont à la manière d'êire et
lie poiisor de la piiiparl des soiirds-iniieis. Ces
eiitaiils, laiii ([lie leur édiicalion n'est point leriniiiéo,
n'onl (in'iin liès-pelit iiomlire d'idées sans suite
cl sans liaison. Cet enchaînenienl ordinaire de
mois, qni nous fait deviner coini (\u\ va suivre
par ceini qui a piécédé, celle relation naturelle
des idées, qui éiahlit ce qu'on appelle le sens de
la phrase, tout cela est nul pour eux. Si un seul,
entre trois, put s'élever au dessus de cette dilli-
culté, c'est que son éducation, plus avancée que
celle de ses deux autres condisciples, le rapprochait
davantage d'un éc(dier parlant. Tel fui, sous le
rapport de raiidiiioii, le résultat de plus d'une
année de soins. Pour compléier l'idée qu'on doit
s'en faire, il ne faut pas le séparer de celui que
j olilins de mes expériences faites en inèaie temps
sur les oriîaiies de la parole, et que je vais main-
lenani exposer.
En partant de celle vérité, généralement recon-
nue, que les soiinls-mnels ne parlent point par
l'iinitiue raison qu'ils n'onljamais entendu, je dus
faire entrer dans mon phm d'attendre de la res-
lauralioii de l'ouïe le réiablissemeni spontané de
la parole. Je ne me dissimulai p:is néanmoins les
(d)siacles qu'apporteraient à ces résultats et la
diminuiion des lacnllés iniilalives et l'engourdisse-
menl d'un oigane vieilli dans une Ionique inaction.
On a vn, par l'expérience que j"ai rapportée
parmi les pré'édentes, et que je lis dans riniention
de consi;iler le degré de rimilaiion vocale, com-
bien celte lacnlié éiait ohlnse et l'organe de la
voix peu mobile. Il fallait donc, avant tout, di-
riger mes clliris c(mire ces deux obstacles. Pour
remédier au premier, c'esl-à-dire, pour exciter
l'irailaiion viicale, il se présentait deux moyens:
rnn était de commander celle imiialion, en faisant
observer an sonrd-iniiet lonl ce qu'il y a de visible
dans le mécanisme des sons; l'aulre consistait à
obtenir ces uiéines sons du larynx, par la seule
entremise dos oreilles. La première niéiliode, plus
facile, plus proni|itc, et qui est cill'! qu'ont mise en
usage avec succès Ammann, Willis, Pereyra,
l'abbé de l'Epée, l'abbé Sicard, son i'Iusire suc-
cesseur, et qui se trouve encore employée dans
quelques insiilulions de sourds nmcis en Kurope,
.Turail ici rinconvénienl de n'iixigcr aucun iravjnl
de la part de l'oreille. La seconde, tout à fait
neuve, mais plus lente ei plus pénible, piéseniail
le double avantage de concourir à l'amélioration
de rouie, et de ramener le larynx à ses fonctions
par la voie la plus naturelle; aussi me délermi-
nai-je pour l'emploi de celle méthode, sauf les
modilicalions et dévialions que me dicteraient les
obstacles que j'allais renconirer.
Ou a vu qu'eu m'occupantà former l'oreille à la
perception des sous, j'avais commencé par les
voyelles et terminé par les consonnes combinées
avec les voyelles. Comme, dans celle partie de
mon travail, je suivis nécessairement la même
marche, et que je n'ai fait que l'indiquer vague-
ment, il esl nécessaire, avant d'y engager mes
lecteurs avec moi, de l'exposer ici avec <|uelques
détails. Ainsi, soil pour la perception auriculaire,
suit pour l'imiiaiiou vocale, le^ premiers sons mis
en élude fuient les cinq voyelles, plus Ve nmel et
les «leux diphibongues, ou, eu; la première venait
après l'o, el la seconde, placée enlre i'e et Te muet,
conduisait ainsi, par une gradation naturelle, l'o-
reille et la vuix, à la peicepiion el à l'imiiaiion
toujours dillicile de celle émission sourde de la
langue françaibe. Je désignai ces biiil sons piimi-
lil's sous le nom géiiéii(iue de sons inarticulés
simples. Je donnai le nom de sons inarliculés coni-
posén à cesinCmes sons (Ve muet excepté) qui, en
passant par les voies nasales, y cmprunlenl la lé-
soiiiiaïue de ï'm ou de l'/t : (in, on, in, un, eic.
Vinrent ensuiie les sons nrliculés, que je divisai
pareillement en simples el en composés.
Les sons arliculés simples sont formés par la
réunion d'un des sons inarticulés sini|)les avec une
consonne qui les précède. Il v a ctpendaiil tuie
série entière de sons arliculés '{cha, rlié) (|ui pren-
nent deux consonnes. Il résulte île là que le carac-
tère dislinctif des sons articulés simples ne gît
point dans l'uniié de la consonne. Ce (|ui les dis-
tingue essenliellement des aiilres, c'est de uelminer
qu'un son indivisible. Par la même raison, je dus
en exclure toiile la série xa, xé, etc., qui présente
éyidemmeni une réunion sensible île deux sons dif-
férents. Je divisai celle même classe ile sons en
seize séries, fondées sur les seize modes d'ariicula-
lions primitives auxquelles on peut rapporter toutes
les autres, et (|ui se irouvaient apparleinr aux seize
consonnes fondamentales de noire alphabet, lui les
réduisant à ce nombre , je faisais absiraclion du k
et du q, qu'on prononce comme le cjoinl à Va; de
Vil, qui, lors même qu'on la fait sentir, n'exige
aucune arliculaiion ; el de Vx , qui en prend deux
qui ne lui apparliennenl point. En même lemps,
j'y faisais entrer le cli, qui, à raison de l'articulaiion
simple par laquelle il esl cx()rimé, doit être regardé
comme une seule consonne. Par la comiiinaisoii
de chacune de ces seize consonnes fondamentales
avec les huit sons inariiculés simples , j'eus seize
séries, composées chacune de huit sons arliculés
simples. Les voici dans l'ordre naturel (|ue j'ai suivi
pour les faire connaître, indiquées seulemeiil par
le premier sou de chacune d'elles :
PaBa
Ta Da
Fa Va
Sa Za
Cha Ja
(Ja G a
Ra La
Ma l\a
Malheureusement pour des oreilles peu sensibles,
les seize ariiculaiions dont se composent ces séries
de sons articulés fondamentaux, ne se distinguent
pas les unes des autres par des différences assez
tranchées. 11 yen a six qui ne paraissent eue qu'une
modificalion de six autres. Ainsi le ba l'est du pa,
le da l'eht du la, le va du fa, le za du sa, le ja tlu
cha, le ga du ca. Il en lésnlie que ces douze sons
alphabétiques, ainsi que tons ceux de leur série,
peuvent être considérés comme formés de six paires
de sons analogues , composées de sons forts et de
sons doux. Ces derniers coulribuenl singulièremont
à la douceur et à l'harmonie de la langue ; mais, s'ils
fonl le charme de noire oreille, on peut dire qu'ils
foui aussi le désespoir de celle des sou rds- muets ,
et qu'ils répandent les plus grandes dilhcultés sur
l'élude de la parole.
Je passai ensuite aux sons arliculés composés^
qui dilîèrent esseniiellemcnl des précédents, en ce
que chacun d'eux est divisible en deux el même
trois sons. Je les partageai eu douze espèces : la
première comprenait tous les sous qui se forment
d'un son inarticulé simple, suivi d'une consonne :
ad , et , or , i/ , etc. Je rangeai dans la deuxième
espèce tous ceux qui sont le lé^ullal d'un son inar-
ticulé composé, uni à une consonne : ion, lin, dan,
lun, etc.; la iroisiéme embrassait tous ceux qui se
composent de deux consonnes suivies d'un son inar-
ticulé simple, pra , pré, fi«, t/o« , etc., et je lis en-
trer la série xa, xé, dans celle espèce, comme étant
composée de même pour l'oreille el pour la parole,
quoique exprimée dillcremmeni par l'écriture.
Les sons de la quatrième se irouveni également
formés de deux consonnes précédant nu son inarti-
culé; mais celui-ci, au lieu d'éire simple, esl com-
posé, grnn, plin, jroni, etc. La cinquième compre-
nait ions les sons prodoils par deux consonnes,
enlre lesquelles esi placé nu son iniriiciilé simple:
par, leur, nos, lie, bœuf. Si ce Miàsirj s-ju inarticulé,
1237
NOTES ADDITIONNELLES.
1238
:iii lien tl'èirc précède par une consonne , se iroiive
Kè Ire par deux, il tii résiille pliisifiirs séries île
soiis. (loiil je formai ceux tie la sixième espèce ;
bloc, gril, pleur, cris. Je composai la septième i-spcce
•le piesipie loiilcs les diphllioriiines. Il me parut <]u'à
Texiepiion de ces deux.'ou et eu, que je crus devoir
retenir parmi les sons inarliculés , lonics li's antres
exii;eaienl une articulaiiou pins on moins senlie,
ainsi qu'on peut s'en assurer en ohservanl le mou-
vement des lèvres ou de la langue . lorsqu'on émet
ces diphlliongues : ta, ieu, oui, ouai, eic
Je rangeai dans la liuiiième espèce louies les syi-
lalies dont ces diphlliongues sont la base : louix,
dieu, loi , lui, trois; et tians la neuvième, tous les
sons qui se composent des mêmes dipliliiongues
préiédées d'une on deux consonnes , et lerminées
par une nasale: loin, cliien, groin, elc. La dixième
comprenait ions les sons dans lesquels la leilre s
n'eoiprnnie, pour se faire eniendre, le secours d'au-
cune voyelle, soii que celle consonne se trouve à
la léle ou à la lin d»^ la syllabe : ipu , siix, nbs ,
subs, obs. Kiiliu je composai mes deux deriiières
séries, la oiiz ème et la ilouzième , de deux espèces
d'^ sons mouillés, aussi dillicilcs pour l'audilion (|ue
p.)nr la parole, cl lonuées, l'une par la jonciioii un-
niédiale de deux consmines g,n, l'autre par la
double // ; guii, gnc ; illn, illé.
Voilà ilans quel ordre furent étudiées, d'abord
pour èiie entendues, et i-nsuiie pour èiie verbale-
nieui ré,ieiees , ces nomlirenses séries de sons élé-
nieiitairv-b, dont se composent ions le^ mots de noire
|jiit;ne.
J'ai indiciiié plus baul mon point de départ, dans
cette deuxième partie de mou travail. J'ai dit,
»'i il n'est pas inuiile de le répéter ici , que lorsque
j'eus amené l'onie de mes sourds-mneis à un degré
de sensibiiile tel qu'ils pouvaient eniendre à une
certaine ilisiaiice mie foule de sons simples, je vou-
lus m'assnrer s'ils saiiraieni les imiter, en les pro-
iioiiç.ini derrière eux , et (pie je n'obtins de celle
épreuve que des sons iiiloiines, (|ni u'a\ aient aucun
rapport avec ceux dont je ven.iis de solliciter l'imi-
laiion. Ln autre pbénomène que pié>entait ce ré-
sultat, et que j'ai passé sous silince, pane qu'il se
lie de plus prèi an travail de la parole , c'est qu'en
imitant ces divers sons, mes sourds muets, qui
aviiient cei tainemeni bien entendu ceux que j'av.us
prononcés deriièie eux, n'y irouvèreiu aucune dil-
iérence, et qu'au lieu d'en essayer de smie de nou-
veaux , ils se coiitenièienl de ceux qu'ils avaieni
donnés, comme s'ils eussent eié lels que je les avais
demandés. L i léllecliissaul prolomlemenl à ce ré-
sulial inailendu, je soiipç mnai que le sourd-muet
n'enlendaii pas sa propie voix, pnisi|u'il ne jugeait
point de la diUérence qu'il y avail entre les sons
qu'il lormail et eeux que je lui faisais eniendre.
Mais Comment cela pouv.iii il se faire? Par quelle
cause el jvisiju'à quel point se trouvait inlerioinpue
leiie cuii.ini/niealion si nainreller II est, dans les
expériences U'acoustique que l'on fait sur les
suuids-mnets de naissanie, un obstacle (jui arrête
I observaienr à cliaque pas; c'est (pi'oii ne peut s'é-
claiier des réponses ue et s enfants dans les cas
douteux. Ils aitaclieiit nue idée si peu exacte aux
niots son, voix, eniendre , qu'il est beaucoup plus
siir de s'absunir de loule question relative à ces
iioiiuns. Ainsi, sans m'arièler à de^ renseignemeuts
pour le moins iauiile-., je procédai à la solution de
celle espèce de problème par la seule voie de l'o.j-
bcrvalioii et ou laisoniiemenl.
Je posai u'aliord en fait que, puiscpie la voix du
soiirti-iiinet et la mienne élaienl si différennneil
perçues p.ir les mêmes oreilles, il fallait qu'il y eut
eniie no-) deux voix des dillérences imporlauies.
l'arini celles que l'observation m'y iii «lécouviir,
j'en trouvai deux, (pu me paruieiii rorinci, en
quelque sorte, le nœud de lu dilliculic. La premieic
consistait dan^ le lind)re particulier de leur voix,
qui, voilé»^ à l'exeé-i. était en outre, si je puis
in'expliqner ainsi , tout inlérienrc. On ei'it dit que
l'organe de la parole se trouvait, chez ces enlaiiK,
dépourvu des différentes cavités (|ui dounent du dé-
veloppement à la voix, ei que le larynx et le thorax
en faisaient tous les frais. Mais celte qualité de la
voix étail-rlle sullisauie pour expliquer comment il
se faisait qu'eili- ne fill pas perçue? Non, sans doule,
piisqu'en imitant moi-même , derrière la tête de
ces enfants, les sons tlurs et sourds de leur voix , je
Irouvai que leurs oreilles y élaienl beaucoup moins
insensibles que lorsque des sons à ppu près pareils
s'échappaient de leur bouche. Quelle antre cause
conirilm lit donc à ramorlisseineni de leur propre
voix ? ('/était le trajel circulaire que les sons élaienl
obliaés de faire pour arriver à l'oreille de celui
nulles avail émis. J'en eus la preuve en faisant
l'expérience suivante. Je me idaçai devant le sonrd-
mnel, de manière à lui présenter le dos, et, sans
tourner la lête de son coté, je m'appliquai, comme
dans l'épreuve précédente, à rendre des sons con-
formes anx siens. Aucun ne fut enlendu ; je me
rapprocliai de lui, le plus possible, de sorte (pie
mon occiput loncliait pres(|u'à son front, et le ré-
sultai fut le même; je tournai lé|;èiement la tèie
de son côté, je fus nn peu eniendu ; je la loiirnai
lin peu plu>;, il percepiion devint plus nclte ; me
trouvant enlin face à face :>vec lui, l'amliiion lui, à
peu de chose près, ce «prelle avait éié loisjue je
m'étais plate derrière le sourd-muet. Ces deux obs-
tacles connus , il se présentait, pour les franchir,
deiiv indications à remplir : l'une, de donner plus
de force et de développement à sa voix , et l'autre
de parer à (et aff.ùhlisseMieiil «pi'elle éprouvait
dans son trajet circulaire. Il y avail un tel rapport
entre ces deux obstacles, qu'il fallui associer, eu
(|tielque sorte , les moyens d'y renié. lier. Aussi tra-
vaillai-je, en même temps, à tirer du larynx des
sous moins souiils pour lus faire arriver jusqu'à
l'oreille, et à les iransmellre. sans aucune iléiier-
dilion à ct»t organe, pour (|u'à son tour le larynx
cherchât à les reciilier. Pour remplir la première
de ces deux indications, je lis ce à ipioi je n'en>se
jamais pensé sans la nécessité qui raiiiena mes
réilexions sur ce point. Ce fut de cberebei à déler-
miner, par l'observation, les différences principales
qu'offrait le mécanisme de la voix et de la parole
chez les sourds-muets. Quelle fut ma surprise de
ne trouver rien en eux de cet itislinct (pii, prési-
dant à la plupart île nos fondions, nous fait pi endre,
sans que nous la cherchions, la voie la plus simple
et la plus facile pour les exercer dans toute leur
latitude, dans toutes leurs modiiications ! Il semblait
que la naiiire , en les condamnant à être sourds,
leur eiil ôté, comme inutile, la portion de celle
faculté instinctive i|ni eût été applicable àlaiorma-
tion de la voix et de la parole. Si je leur demandais
de prolonger et de forcer un son, au lieu de faire
une grande ins|>iiatiou pour avoir une siillisanle
provision d'air, ils prenaient, au hasard, la liii ou le
milieu d'une expiration ordinaire. Si je leur mollirais,
en leur découvrant ma poiirine , «pi'elle se gonllait
pour produire ces sortes de sons, les voila qui aus-
sitôt se gorgeaienl d'air; mais, ne sachant le maî-
triser, ils le laissaient s'échapper d'un seul jei,
sans obienir aulre chose qu'un son liès-courl, à
peu prés semblalile à ceux ([iie produit le hoquet.
11 fallut donc, avant de passer outre, exercer le
poumon au rôle (ju'il devait jouer dans l'exercice
de celte fonclion, et apprendre au sourd-iniiel ;i
loinmander à cel organe, à précipiter l'inspiralion,
à niéuager rexpiraiioii, et à trouver, ilaiis les dil-
lerentes modiiications de l'air, les sons loris ou
t.iibles, accélérés ou précipités. L'indispensable
nécjssiié de ces sortes d'exercices lui démoniiée
par les ditlicullés uiéiucs que les enianls y rcncoii-
\m
DICTIONNAIUE DE PHILOSOPHIE.
1240
nèieiil. Pouir.iii-oii croire , pur exemple, que c'en
lui une des plus eoiisidérables pour eux que de
pr loiif^cr (1(! qiiel(|iies secoiiiks le lemps ordiiuiire
do r»'\pir;ilioii piiliiMm;ure, siirloiil loisiiue j'exifji'ai
^\n^'. (l'Ile expir.uion , aii lien d'cire iiiuelle , devînt
l;( iiialière (fini son ?
Après avoir par là disposé l(^ poumon à prendre
sa part aocoiuuniée de l.i nouvelle roiictiou (|ue
je clu'rcli:iis à niclire en jeu , je tournai mes
ohservalioiis cl mes soins du côlé du larynx.
Auianl (|u'on pouvait en juger par la naluie
des sous rauques , durs cl nnirornies , qui s'en
ccliappaienl, il clail à croire que les parties
mobiles dont se coiiqiose ce tube cartilagineux
avaient perdu , dans i'inac lion , loule leur llexibi-
lii(i. Le moyen de la leur rendre, en supposant la
chose possible , se trouvait tout entier dans la con-
tinuité de nos exercices, et conséquemmenl je ne
(lus pas m'en occui»er. 11 existait encore dans le
larynx une autre espèce d'obstacle à la iielteié des
sons. C'était une sorte de bouillonneineiil , qui me
I>arnl dépendre d'une grande quantité de matières
muqueuses, attirées dans cet organe par le stimulus
que lui faisait éprouver l'exercice forcé de ses nou-
velles fonctions. Ici, comnie [tour l'obstacle précé-
dent, le plus sur des moyens était le travail même
du larynx. Je crus néanmoins devoir aider à l'elfet
que j'en attendais par un expédient sur le succès
duquel j'avais qmliiue raison de couq>ier : ce lut
de faire fumei' tous les malins mes sourds-muets
pendant une heure; au lieu de labac , j'employai
les feuilles sèches tJu trèlle d'eau, que j'ai souvent
conseillées, et quelquefois avec avantage, dans cer-
tains embanas du larynx, ainsi ()ue dans queli|ues
aflections de l'oreille, En effet, au bout de quelques
jours de l'usage de ces moyens, les sons moins
étouffés ne permirent plus de douter de la nature
de ll'obsiacle (|ue l'on avait eu à combatiie, et de
l'ellicacité du remède emplnye. Lu même temps que,
pour remplir la première des indications annoncées
plus haut, je redoublais de soins et d'efforts, aliii
d'obtenir du larynx des sons assez forts et assez
nets pour se fane sentir à l'oreille même de ceux
ipii s'exeiçaieni à les produire, je cherchais à sa-
lislaire à la deuxième i ulication par quehjue moyen
mécanique , (|ui, recneillanl les nié.nes sons, les
iransinîl, sans aucune perte, à l'oieille du sourd-
muet. A cet ellél, je lis construire en fer-Ulanc un
cornet courbe, dont la grosse exiiémité, s'adaplant
au pouriour des lèvres, recevait tous les sons qui
s'en échappaient, tandis que Sa peiiie exlrénnié,
inlrodiiiie uaiis le canal auditif, les y transmettait
eu toialilé.
Mais, afin que, frappé de ses propres sous plus
intenses et mieux conduits, le sourd-muet pût les
comparer exaciemeul avec les miens, je lis. pour
ceux-ci ce que j'avais fait pour les siens. Un cornet
droit, de la nienie longueur que le courbe, condui-
sait en toialilé mes prcspres sons de mes lèvres
à l'orcillti (|ui devait les comparer. Là linissaient
tous les moyens piéparaioires qu'il m'avail fallu em-
ployer. Toutes les dillicullés étaient levées; ma
voix, comme celle du sourd-muet, arrivait libre-
ment à son oreille, cl il était temps de laisser
à cel organe le soin de diriger l'élude de la pa-
role. Je me retrouvais, comme l'on voit, au point
d'où j'étais p:irii;mais je m'y retrouvais avec
l'avantage d'avoir prépaie le chemin, et la certi-
tude que je n'allais plus y être ariéié, à clia(|ue
pas, par des obstacles impiéviis. En effet, lous les
sons qui pnreiil être entendus fuienl dès lors répé-
tés, et lorsque les premiers essais u'uiie voi\ si
longtemps muette n'éiaieni poini exacts, je ne me
pressais pas de le laiie rein.uqiiei ; pieaijue tou-
jours l'oieille, avertie des mé(irises de la langue,
se chargeait oe le.-, reeliiier. Ainsi lurent apjjiis
u'abord lous les i>uns iuariiculéj simplc^A , mais ce
ne fui que longtemps après que le furent les sons
iuariiciilés composés, et seulement à l'époiiue où
l'oreille, qui lut longtemps à les saisir, pul enliii
les dislinguer. Vmrenl eiisuiie tous les sous
aniciilés simples, ài l'exceiuion de ceux qui, parmi
les douze sons articulés fondamentaux que j'ai
réunis par paires, formcia ce que j'ai appelé les
sons doux. La parole, n'ayant plus ici pour guide
le s(!iis de l'ouïe, qui, malgré tous mes efforts,
n'avait jamais pu s'élever jnscprà la perception
de ces sons délicats, réclamait, pour les pro-
duire, le secouis d'une antre méthode. Mais il en-
trait dans mon plan de n'y recourir qu à la fin de
mon travail, et seulement lorsque, ayant obtenu de
la voix tous les sons dont l'oreille avait connais-
sance, je rassemblerais lous ceux qui lui étaieiil
étrangers, et j'emploierais, pour les obtenir de la
parole,, (les démonslraiions particulières. Ainsi,
snivanl la même marche, et coniinuanl à régler
le travail de la parole sur les progrès de l'ouïe,
j'en vins à l'articulation des sons dont ce dernier
organe était alors occupé. C'élaienl les sons arti-
culés composés.
J'ai dit plus haut que lous les sons dont se
compose cette classe pouvaient être divisés en
deux ou même trois sons différents. Celte décom-
position me fut d'un irès-giand secours, même
pour faniilariser l'ouïe avec eux, et je crois que si
je ne m'étais avisé de ce moyen, j'aurais vu mon
double travail se lerininer ici. Au contraire, pro-
cédant sans peine à l'étude de ces sons ariiculés
composés, en coinmen^ant par ceux de la première
esjiéce, il ne me fallut, pour les faire répéter,
comme pour les faire entendre, que les prononcer
eu deux temps, et dire, comme s'ils avaient été
terminés par un e muet : ade, ele,eure, ele, etc. A
mesure que je m'apercevais qu'ils devenaieiil fami-
liers à l'un el a l'.iutre organe, j'affaiblissais gra-
duellement le son final, pour rendre à ces mêmes
sons leur prononciation naturelle, en disant : a<i,
el, eur, el. Ce procédé me fut moins uécessaire pour
ceux de la deuxième espèce. Quoique ces sons na-
sals lin, dan, ivn, lun, puissent également être di-
visés en deux, celle division néanmoins les lait
sonner différemment pour l'oreille; c'est pourquoi
je ne crus pas devoir y soumettre ces mêmes
sons. U n'en fut pas ainsi de la troisième espèce,
qui comprend les sous pra, pré, clou, (leu. Mu, etc.
Jamaisils n'eussentété nettement entendus el pio-
noncés, si je n'avais eu la piécaulion de les piéseii-
ter ainsi : pe-ru, pe-ré, que-luu, f'e'le, le-ra, etc.
Je me conduisis de méuie pour ceux de la
quatrième et de la cinquième espèce. Les sons
de la sixième exigèienl une double décomposition;
ainsi, au lieu de prononcer bloc, cjril, pleur, \c fai-
sais entendre trois sons à l'oreille, en disant :
be-lo-giie, gue-ri-le, pe-leu-re.
Cependant, à mesure que nous avancions dans
l'étude de ces sons articulés coniposés, je voyais
(le plus en plus s'aff'.iildir le secours dont m'avaient
été jusque-là ces sortes de dissections des diffé-
reiiies productions de la voix. J'en retirais, il est
vrai, le même avantage pour les progrès de la pa-
role, qui, après avoir imité ces mêmes sons dans
leur décomposition, liiiissaii par les reproduire ^
dans leur disposition naturelle. Mais il n'en était pas
de même de l'oreille. Cel organe, qui percevait dis-
linclemeiitces dillérenis sons lunt qu'us lui étaient
présentés divisés ne les reconnaiss.iil plus aussitôt
qu'ils étaient leconiposés. Cette disp.nilé dans les
progrès îles deuxoiganes seliiparticulièrenient sen-
tir lorsque nous en vin mes à la septième espèce des
sons composés, formes par des diphUiongues : la
jiarole me rendit sans dillicullé, d'abord désunis,
ensuiie lecomponés, ces monosyllabes ia,j/(?Mj, o?<J,
ouuis, etc.; nais je ne pus jamais les faire passer
a l'oreille qu'en deux temps plus ou moins seuils.
m\
NOTES ADDITIONNELLES.
1242
Il seinlilait que les sons inarlirulés donl les iliph-
ihoiignes élaienl composées, déià l'on iloux par enx-
iiièines, fonnasseul, ainsi rêiiiiis el sans le con-
cours d'aucune consonne, di'S sons plus doux en-
core el beaucoup trop délicats pour èlre sentis par
ties oreilles si longtemps paralysées, el restées
toujours obtuses. Ce qui confirnic cet apereu, c'est
(pie ce même organe se trouva beaucoup moins
iusensilileà ces mêmes sons, dès qu'ils perdirent de
leurdouceur par leur réunion avec nne consonne.
C'est ce qui arriva pour la linitième es|.ÙLO, qui
comprend les monosyllaldes loui, dieu, loi, etc. Il
en a éié de mèuie de la neuvième et de la dixième,
dans lesquelles entrent, pour l'une, les syllabes
loin, civen, gruin, et pour l'autre, celles-ci : s;m,
nbs, subs, s/i.r, el».; comme dans la septième es-
pèce, l'oreille a iloinié à la parole la clef de ces
dillérents sons, et n'a pu en profiter pour son pro-
pre conipie. La onzième espèce, composée de sons
mouillés, gna, giie, gni, etc., présenta de grandes
didlcultés à la parole. Je m'y pris de diverses ma-
nières pour l'obtenir, et toujours infructucusemeiil.
Je ne réussis à la lin qu'en la divisant ainsi que
les ppécédentes espèces, quoiqu'elle ne m'en parût
pas éjjaleineni susceptible. Cette liécomposiiioii mé-
rite d'èire rapportée, attendu qu'elle ne se présente
pas naturellement comme dans les autres sons ar-
ticulés composés. Ainsi, pour obleiiir du sourd-
muet (|n'il prononçât </iia, je lui Taisais dire jus-
qu'à las-iliide de l'organe : ni-a, ni-», ui-a ; et
Tohl géant d'aciélérer de plus en plus le mouvement
•le la langue, et de rapproclier ou d'abréger l'in-
tervalle (|n'il meiiaii entre ces deux sons, je finis-
sais parne plus entendre (|u'uu son unique, el <|ui
était préciséiiient celui <pie je sollicitais. La der-
nière espèce, qui comprend les sous mouilles : illa,
illé,ue me coûta pas moins desoins, et je n'obtins
pas le même succès. Il me fallut ici couiposer avec
les dillicullés (pie je ne pouvais vaincre, el laisser
la parole articubir ces sons comme les dipbilion-
gnes la, ié, puisqu'elle ne pouvait arriver à une
imitation plu^ exacte.
La finissent lous les sons à rélude desquels
l'oreille piète plus on n)oins son secours. Tant qu'il
m'avait été possible d'avoir cet organe pour guide
dans le développemeni de la parole, les sons
élaienl devenus plus distincts et plus purs. Dès
qu'il ne fut plus capable de diriger les mouvements
du larynx, île la langue, des lèvres, et (ju'il me fal-
lut commander à tous ces mouvements si di\erse-
ment combines, je n'obtins que des sons vagues,
j'ose piesque dire mal élaborés, el donl le n.éca-
nisme, écbappani sans cesse à la mémoire, exi-
geait, chaque jour, (le nouvelles ei pénibles leçons.
On (Jevine sans peine, d'après ce que j'ai dit plus
liaui, que les sons donl il s'agit ici furent ceux-
là mêmes que j'ai désignés sous la dciiominatioii
de sons ariiculés doux, lesquels n'ayant pu cire
«listincienieni perçis par l'oreille, exigeaient, pour
eue parles, le se(;ours de deux autres sens, la vue
el le loucher. Déjà le premier se trouvait mêlé à
nos exercices, non pas encore pour aider à la pa-
role, mais seulement pour suppléer à l'auditiiMi, et
habituer le sourd-muel à distinguer par les yeux
les sons qui se conloudaiei.t dans son oreille; il ne
s'agissait plus que d'appeler le sens du louclier à
concourir au même but.
Je commençai par le son va. Le sourd-muel
s'était déjà appliqué, pour le distinguer du /'a,
a saisir la diUèren.e qn'olïre rariicnlation labiale
de ces deux sons analogues.il avait vu que le mou-
vement des lèvres était un peu |)lus prononcé dms
le /a. Jusque-la cette observation avail pu suUiie;
mais a p(é,eiit qu'il s'agissait de reproduire l<î
sou doux avec celte légère nuance qui le sépare
du son lurt, il fallait remonter jusqu'aux éléments
de i un el de l'aulres. Je lis donc remaniuer au
sonrd-muel que l'air pulmonaire qui produit le va
\ieiit expirer sur les lèvres, tandis que, dans l'ar-
licnlation du (a, le même air s'échappe au dehors
avec nne sorte d'explosion, et vient frapper la
main placée à quelque dislance des lèvres. Il ne»
fallut pas davantage pour obtenir le va. Même ex-
plication pour le )« (M le r/irt, dont on connaissait
aussi ladilTéieiice parle mouvement des lèvres, qui
se portent bien plus en avant, el s'arrondissent da-
vantage dans le dm que dans le;a. Je fis encore re-
marquer ici rpie l'air s'échappe au deborspour pro-
duire le clia, cl nullement pour l'articulation Aaja.
Cette seconde démonslralion me donna le jn, elsa sé-
rie, ainsi que loussesdérivés.lln'y a aucun caractère
visible qui sépare le ba du pa ; seulement on peut
remar(|iier que dans le ba, comme dans les sons
doux piécéilenis, la main placée devant la bouche
n'est pas frappé; par le son, comme elle l'esldans le
pa. Pse pouvant donc établir aucune autre différence
sensible, je me bornai à demander le son fia, mais
lellemenl articulé, qu'il ne pût se faire sentir à la
main, ni même causer la moindre oscillation à un fil
très-délié que je laissai pendre devant la bouche
du sourd-muel. Ce procéilé me donna le ba. L'arti-
culation du ta et du da est si parfaitement sem-
blable dans loul ce qu'elle a d'apparent, que, pen-
dant longtemps, je ne pus obtenir ce dernier son;
el malgré tout ce (jiie je pus dire el faire remarquer
au sourd-muel sur le moins de vivacité des mouve-
menis de la langue el de rabaissement de la mâ-
choire dans le </(/, je n'eus jamais ([ue le la. Lnliii
je m'avisai d'un moyen qui me réussit, et ([in; je
géiiéialisai par la suite avec avantage, quand je
me trouvai arrêté par de pareilles dillicullés : ce fut
de chercher, ou plutôt d'imaginer une ariiculalioii
telle qu'elle ne pùl donner d'autre son que celui
(lueje ne pouvais obtenir par son propre mèca-
iT^me. J'en fis l'essai sur moi-même devant une
glace, et je trouvai qu'en aplatissant et recourbant
rexiréuiitê de la langue vers sa face supérieure, je
ne pouvais produire d'autre son que le du, pourvu
louieloisi|ue j'eusse l'aU'intion d'émettre le son dès
l'insianl où ma langue s'attachait, par sa lace infé-
rieure, à la voûte palatine. A la première épieuve
que je fis de ce procédé sur le sourd-muet, te ré-
sultat lui complet. Lu lui commuiiHiuanl ce mode
force de prononciation , j'avais espéré qu'après
s'être familiarisée par lui à la tormalion de ce
nouveau son, la langue en viendrait insensiblemenl
à le donner d'une manière moins lente et d'après
le mécanisme naturellement usité; c'est aussi ce
qui arriva. Je trouvai, pour la piononciaiion du za,
un procédé plus simple, l'arnii les sons articulés
composés, perçus par l'oreille, le son az avail
passé sans diûiculté à ri.niialion vocale. Ainsi
celle lettre z, (pti ne pouvait être articulée devant
une voyelle, se faisait netleinenl sentir quand elle
élail précédée par la même lettre, l'our tuer |>arli
de celle acquisition de la voix, j'imaginai de réunir
ensemble les deux sons, et de faire passer l'un à la
faveur .le l'autre. Je fis dire d'abord oz-a, az-a,
az-a. Ll ra|>prochanl, de plus en pins, a clia(|ne
fois, le dernier a de la leitie z, je fis prononcer
uzu ; supprimant alors le premier a , el conservant
à la leiire z le son qu'elle avait dans le mol, pour
le reporter sur le dernier a, j'eus dans toute sa
pureté la syllabe zit.
Jusqu'ici il n'avait été question que de provo-
quer rarliculalion des sons doux, en démoniranl
au sourd-muel ce que leur mécanisme avait de
commun el de dillérent d'avec celui des sons forts.
Mais quand je lus airivé au {/a, le plus dilhcile à
pronomer parmi les sons qui nous occupent a pie-
sent, il fallut, avant de taire connaiirece sou doux,
donner une idée de son analogue ca.
Quoique ce dernier lui un de ceux que j'ai ran-
gés parmi les sons forts, cl conbéiiuemmcnl dans
m:\
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
121 i
le noitiliro (le ceux ilonl roroille a en roniiaissiiiice,
né:iniiioiiis il est si inléiieiir, si gnliiiral, (pie le
peu que l'oreille avait pn en saisir n'avail point
éié snITisanl pour en farililer rimilation. par lu
première iiiétiiodi'. Il falliil le soumettre à un pro-
céilé (lémoiislraiir. Je fis donc renianiiier an sonrd-
niuel (|iie, pour donner le son c«, il se Tiis lil dans
le larynx nue slaj^nalion inomenianée d'air, (pie
la langue s'élcvaii eu voùle dmis l'inlérieiir de la
hoinlie. de tnaniiire à se coller à la paroi palatine,
elrin'ellc s'aiïaissail vivemenl sur cHc-mêuie, au
moment où l'air s'échappait du larynx et de la
liouclie pour raiiiculalion de ce iiième son. Je
(l(;uionIrai ensuite que, dans le ga, la slagnation de
l'air dans la gorge, le soulèvement et l'affaissement
de la langue éiaient les mêmes ; mais (jne l'air,
<]ui faisait la matière du sou, poussé moins vive-
menl au deliors, venaii expirer contre la vortle pa-
laiine, au lieu que, dans le en, le son, après avoir
frappé le palais, éiiit réilcclii hors de la liouelie,
de manière à se (aire sentir à la main placée ho-
lizoulalement au niveau du ineiiion. Celte douhle
démonsiraiion fut aisément saisie, et peu d'épreu-
ves sufïïrent pour me donner dlsiinctemeni le ca
€1 le ga.
Voilà par qi;e!s moyens je suis parvenu à faire
articuler les soii>(|ue je n'avais pu faire entendre.
F]n exposant ici le petit iiomhre de ceux qui ont
éié rohjei d'un pareil travail, je n'ai pas cru devoir
énumérer tous les aulres sons de leur série, encore
moins ceux qui en dérivent. Ce que j'ai dit plus
liant, sur la manière de faire prononcer les sons
ariiculés composés, s'applique aux composés des
sons doux, et rend lonle autre explication superflue.
Je venais enfin de faire connaîire à ces enlanis
tous les élénienis de la parole. De ce point' à celui
où il lallail iesaiiKîiier pour en faire des êtres par-
lants, il y avait encore une dislance prodigieuse, et
(piej!! crus remplir par de fréiiueuls exercices sur
louics les coinhinaisons pnssihies et les plus dilïi-
ciles de ces mêmes sons. Taiilôl je donnais à lire à
chacun d'eux plnsienis phrases composées des mois
qui leur coûtaient le plus à prononcer; taulôt j'ex-
|io-ais à leurs yeux et comiais à leur mémoire le
t ihleau délaillé des différentes manières dont un
même son peut être rendu par l'écrilnre. D'au-
tres fois, par nue opération inverse, j'écrivais une
phrase prise au hasard dans un livre, ei j'exigeais
d'eux ipi'ils la transcrivissent telle qu'elle devait
être pionoiuée. Malgré ces exercices, assuiémenl
bien propres à perleciionner mon ouvrage, je sen-
tais que je n'arrivais point au but. J'avais des
enfaiils qui lisaient plus ou uidiiis intelligiblement,
mais qui ne parlaient point. Si je leur faisais la
moindre question, et ipi'il leur fidlùi répondre
vei halenuMit, voilà aussitôt mon inteiloculcurdansie
phis grand eniliarras; les yeux iixes et proineiiant
sa main sur le front, il semhlait être travaillé delà
solution d'un p!()lilème. J'aitemlais souvent pi es
d'un (piait d'heure, et pour peu (|ne la réponse exi-
geât plus de liais qu'un oui ou (pi'un non, je n'oh-
lenais (jue des syllabes entrecoupées, sans suite et
sans liaison. Cepemlanl je connaissiis ass-z le de-
gré d'iustriicliou de chacun d'eux pour élre certain
que mesquestions n'étaient point au-dessus de leur
portée. A quoi })ouvait tenir un pareil einharras?
Quelle était la nature de cette difliculté nouvelle qui,
se présentant ainsi à la (in de mou travail, venaii
m'en dérober tout le fruit? On ne devinerait jamais
à (inelie découverte pi(|UMUii' me couiluisit une pa-
reille reciierclie. Je leiliar |uai d'ahord (|ir.iiiSbilÔL
ma question faite et comprise, le sourd-inuel se
mettait à remuer les doigis comme s'il etit voulu
répondre par sigii'S; (lu'aviinl (pie le premier son
(le la réponse verb.ile lût arlicnié, les mouvements
des doigis recoinnieiiçiieni trois ou quatre fois;
et ipic lors mêiiic que la réponse était commen-
cée, s'il se présenlail quelque mot un peu long ei
difficile à prononcer, je voyais ce mot embarra'^sani
être travaillé à plusieurs reprises par les doigis
avant d'être articulé par les lèvres. Il me p:irut
évident que le sourd-muet faisait ici ce que font
Ions ceux qui, après avoir appris sous un maître
une langue étrangère, s'exercent, pour la première
fois, à la parler. Us pensent d:tns leur langue, font
des phrases avec des mots de celle même langue, et
les traduisent lentement par ceux de la langue
étrangère. Encore y a-t-il dans ce rapprochement
des points de dillérence qui sont au désavantage du
sourd-inuel. Lorsque nous parlons, avant de la con-
naître, nue langue qui n'est pas la nôtre, nouséchan-
ge(Misdesino!spoiirdesmols,aiilieu(pielesourd-niiiel
échangeait des lettres pour des sous. Mais ce n'est
pas tout ; à celte difficulté s'en joint une antre non
moins embarrassante: c'est celle qu'épronvaienl ces
enfants pour retenir les mois parlés, dont se com-
pose une inlerrogalion, même des pins courte^. Ils
n'avaientpoini, comme nous, cette admirable fa(;Tîité,
qui, lorsque quelqu'un nous parle, nous fait re-
tenir les sons par les mots, les mots par les ima-
ges, et les images par le rapport des convenances
qu'elles ont entre elles. Us suivaient bien le même
procédé, mais ils le suivaient en déiail, pas à pas, et
au milieu de ces làtonnements, le fil de la phrase
leur échappait. Si je faisais cette (lueslion : D'oh ve-
nez-vous ? j'étais entendu, et l'on me répondait. Si je
faisais celle-ci : Que venez-vous de faire dans le jar-
din ?\l me fallait la répéter cinq ou six fois, pour
obtenir nue réjjonse juste. Mais si, composant ma
question do deux propositions détachées, je venais à
(lire : On a défendu aux sourds-miiels d'aller dansle
jardin, pourquoi y êies-vous allé? la méinoiie ne
pouvait retenir cette innltiplicité de sons, qui, au
lieu de lui être confiés en masse, lui étaient lenle-
meiit apportés en détail; et, après plusieurs répéti-
tions infrucuieiises, le sourd-muet finissait par me
prier de recommencer de nouveau ma question, el
lui permettre de l'écrire sous ma dictée.
De fréquents exercices, de nouveaux efftrts, une
patience infatigable, levèrent en partie ces derniers
olislades. Je les aurais pent-êlre surmontés eniiè-
rement, si, maitre des localités et des circonslan-
ces, j'avais pu séparer ni'S sourds-muets de tous
leurs condisciples, et proscrivant ensuite toute es-
pèce de signes entre eux, les forcer de recourir ex-
clusivement à la parole pour manifester leurs besoins,
pour expriuier toutes leurs pensées. Au lieu de ce-
la, il fallut mécontenter de leur faire cultiver, sous
mes yeux, el seulement pendant nue heure ou deux
par jour, ces laborieuses acquisitions de l'organe
de la parole. Aussi n'obtins-je qu'un succès fort
incomplet. Je ne le crus pas indigne néanmoins d'ê-
tre soumis au jugement de la Faculté de médecine.
La société formée dans son sein entendit avec inlc-
lêt 1 » communication de mes expériences, et ac-
cueillit avec une bienveillance marquée les sourds
piiilantf etentendants qui lui furent présentés dans
une de ses séances. {Bulletin de r Ecole de médecine,
1803, w 5.) Parmi eux se lit remarquer surtout un
jeune enfani, qui, resté plus sourd (|ue les aulres,
se servait cei'eudanl avec beaucoup plus d'avantage
de ce peu d'audition, pour eniendre et pour parler. La
nature de sa surdité le niellait d;ins le nombrede ceux
dont l'ouïe peut être uiilemeut cnilivce sans acqué-
rir beaiicouj) de développemeni. Livré eniièreineul
à mes soins ; confié à une gouvernante dont l'iiiuipie
emploi était d'exercer progressiveuieni son oredle
à la percepiiou nette des sous; pii\é delà ressource
des signes, el forcé enlin de tirer de sa faible
auditioules seuls moyens de couiniuni(|uer avec les
personnes tpii i'approchaienl, il avait retiré de isos
exercices unavaiiiaLje plus complet; mais la tàclieque
je m'étais imposée auprès deluiélail beaucoup plus
vaste ; car, en nièiuc tcmph que je mettais à la ilispo-
1245
NOTES ADDITIONNELLES.
1246
siiioii (le la ppiisée les orgnnes de l'onïe el de la pa-
role, il me fallait provonuer le développement de
rniielliïienee. et procéler à rédiic;ilinn morale decel
enfant. Cfiie pariie iiiélaplivsi«iue démon iravail a
lin rapiiorl tro|,» indirei'l avec la matière de cet
oiivr;ige pour nepasenéire exrjne. Je n'enireral
donc ilansanoiin déiail à ce siijcl. Je dirai seule-
ment que le mode d'inslrui lion dont j'ai f:iit usage,
cl qui est égalemcnl applicable à rédncalion \le
Ions les sourds-miieis imompleis, n'esl qu'une mo-
dification de la iitéiiiode d'ensei^n'^menl si lienreu-
semenl pratiquée parl';.ldié Sirard. C>> n'est qu'une
iraduclioii des signes m.Tnnels en signes p.Tplés.
loniefois, comme les eidatiis doui il est ici ques-
tion ne lecouvrent jamais que tiès-imparfiitemeui
jouie, lieu résulte (|ne les sous ?rliculés ne soûl
Jiinais (|u'imompiéiemeiit entendus, et que les si-
gnes parlés, comparés, sous ce point de vue, aux
signes écrits, offrent des dilliculiés, des lenteurs et
«les méprises dont se trouve exciniite la langue des
signes, qui, je le lépèie. est la parole naturelle des
souids-miiets, et(|ui présente le grand avanta^'^^le
les mettre en communication entre eux. Mais s^i l'é-
diic.itionqiii a pour moyens d'instruction l'ouïe et la
parole esi plus lente et moins parfaite, on en relire
du moins nn résultat plus satisfaisant, une voie de
communication plus farileet plus agréable entre le
sourd-muet et la société, entre ce nudiieurenx en-
fant et ses paiems, plus mallieiiieux encore. C'est
pour eux que j'ai tracé ces dernière pages. Je les
consacre à l'allé-jernent de la douleur la plus grande
(jui puisse allliger le cceur d'une mère. (Le D-^îrAiiD
IruHé desmaiuties deforeiUe, l. I(, p. 551 et siiiv )
!-)« la tlidicuite de renseignement du laiiga-'t- aux
sourds-muets guéris, on peut juger de eelie qu'il y
auraii pour des adultes à invenier un laii-Mae arti-
cule. ° "
« Il ne suffit pas de développer l'ouïe du soiird-
lîMiel pour le rendre parlant. Ceux qui n'ont pas
longtemps et sérieusement médité sur le langage et
sur |,s comlitious que supposent son .ns.ignement
et son intelligence, ceux-ià croient volontiers que,
les oreilles Ou sourd-muet étant ouvertes, il doit
naturellemeiil parler, ou du moins que rien n'est
plijs laiile que de l'in>iruire. Dans un travail que
J ai déjà en l'occasion de citer (V<,y. Miuisme et
Surdité. 12), .M. Puyhouiiitux s'exprime ainsi-
Vans i elai ou en est encore la science, il serait
presque sufterflu de cl.erclier à coiinaiire si, en effet
celui ,iui piiniendriiit à recouvrer rouie aurait be!,oin
(les leçons d'un maître habile et d\in temps assez
long pour apprendre à parler, comme l'a pensé te
praticien qui a cru armer à la destruction de la
surdité pur l'insnfjhition d'un peu d\iir dans les
oreilles. Aucun résultat, sans doute, nesl venu cou-
ronner ses efforts; car il eût compris que rien n'est
t'ius lacile a riiomme qui entend que de réjéler les
sons. La vrononciativn décelai qui aurait ainsi re-
couvré l'oHÏe ne serait certainement pus d'abord aussi
pure et aussi léqulière que la nôtre, mais elle ferait
de rapides progrès, et en peu de jours, par le seul
Id'l de l audition et sans autre secours, elle devien-
drait aussi nette et aussi parfaite que cela serait
possiule eu égard à l'état actuel de l'organe vocal,
c esi-adire que le nouvel entendant bieui'ot ne parle-
luit m plus mal ni mieux que s'il n'eût jamais été
sourd,
« Si, comme rallirmele professeur de l'inslitution
de la rue Sainl-Jacqnes, « rien n'est plus lacile à
1 iioinme (|iii entend ipi • de répéter les sons, » com-
ment se lait-il que la plupart des eiilants ne par-
viennent a prononcer certaines syllaltes, certains
mois, que longiemps après qu'ils piononceni irès-
correcieinenl tous les autres? Commeni, surtout,
tanld'eiiangers qui écrivent et qui tomprcnneni le
liançais aussi bien que nous, ne penvent-il.s jamais
>iarvi;iiir a le priuionccr comme leur langue mater-
nelle? Pourquoi aussi l.int de Français, dont le
larynx et les oreilles sont dans le meillfur étal, ne
penvenl-il'» davantage prononcer, comme les indi-
gènes, l'arabe, l'anglais, l'espagnol, etc.? C'est (|iie,
dira-l-on peiit-èlre, babilnés à percevoir certains
sons e! à éuieltre 'es mois de la langue inialernelle,
les organes auditifs et vocaux de l'adulte ne peuvent
plus se ployer à l'andiiion et à rémission d'un langage
nouveau. Mais alors, commeni expliquer ce fait
si bien comin de tous, à savoir que l'Iiomme apprend
avec (raillant plus de facilité à traduire et à parler
une langue nouvelle, qu'il en sait déjà un plus grand
nombre?
« Pour quiconque a réll cbi à la miiltiplieiié des
pliénomèiies qui se produisent, depuis rinstaui où
l'onde sonore va frapper la inembrane du tympan
jiisiiu'a celui où elle est traduite on seiisaiion, ce
qui a droit de surprendre, ce n'est pas qu'il soit né-
cessaire de s'exercer longtemps avant de distinguer
et de discerner les sons si nombreux qui peuvent
affecter l'organe auditif; ce qui est merveilleux, c'est
que l'Iiomme puisse y parvenir. El l'émission vo-
cale, elles opérations de la plioiialion donnent li?ii
à des pliénomènes ([iii ne sont ni moins complexes,
ni Mioiiis nombreux que les précédents. Et alors
qu'il s'agit de coordonner eiiire eux losileux ordres
de pliénomènes. les difficultés deviennent Icllcs que
l'on a peine à concevoir commeni on peut les sur-
monter jamais. Aussi compte-t on les clianleurs et
les orateurs qui sont parvenus à se rendre loutà
fait mailles de leur voix.
« llard (livre ii, cbap. 20) enlre dans le longs
détails sur les obstacles qui se présenlèrent à lui,
quand il voulut exercer les organes auditifs et vo-
caux de Dietz et des autres sourds-niiiets qu'il avait
guéris. Je traite, eu ce moment, deux jeunes sourds-
muets de naissance et âgés de .<^ix ans el demi et de
neuf ans. Le premier entend la voix ordinaire à
plusieurs mètres île distance et sans voir rint(;rlocu-
leur. H entend mcme d'un appartement à nu autre,
les portes closes, répond aux questions iiu'il com-
prend, et répète les syllabes qu'il n'a pas encore
apprises. Malgré l'étal salislaisanl de rouie et l'in-
légrilé parfaite dt!s organes vocaux, le jeune A...
doit être exercé joiiruellenieiit avec le plus grand
soin, et il faudra de longs efforts encore avant (|u'il
parle ni plus mal ni mieux que si jamais il n'eut été
sourd.
€ X..., le compagnon d'A..., n'est en traitement
que depuis peu de mois : il conimence à eiitendre
à distance et sans voir rinterlocnteur. Mais la diffi-
culté de reproduire les sons (qu'il a parfailement
entendus, d'ailleurs) esl telle, (|u'll ne faudra lien
moins que toute la bonne volonté de cet enfant el
toute l'expérience de M, Valade, son professeur, pour
réussir complétemeiil dans son éducation. — Cepen-
dant les premières difficultés sont vaincues, et l'on
peut aujourd'hui prévoir ré|)()(|ue peu éloignée où
cet enfant cessera d'èire sourd-muet. Plusieurs pa-
rents el amis des lamilles de ces enfants, des mé-
decins, des professeurs les ont vus el interrogés, et
tous sont du même avis à cel égard.
« L'enfant élevé dans les bras de sa mère apprend,
en quebpie mois et en se jouant, un vocaliulaire
complet, attache à chaque mol la signilicalion (|ui
lui esl propre, le multiplie, le combine en mille la-
çons,s'appropriele verbe, et entre ainsi daiisie monde
ues intelligences. Ce miracle, qui nous semble si
simple, parce (jne nous le voyons tous les jours,
M. l'uyb.Hinieux croit ((u'il devrait aussi se produire
chez le sourd-muet plus âgf, guéri tout à coup de
sou inliriiiilé. -Mai-, le prolesseiir de la rue Sainl-
Jaeqiies a-t-il bien compris que les sens ont besoin
d'une éducation spéciale, le sens audilif comme les
autres? A-l-il pensé que c'est à celte éducation que
sont dus leur éveil et tous les pei feclioiiiiemenis
que nous y admirons? A l-il songé surtout que le
1247
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
1218
i:u'i si délicat de l'iiveiiglt» , rodor;il si exquis du
sauv;ige, la vue si pcrc^'anto du marin, l« langage si
iiolili-, si expri'ssil de l'orateur, sotil aulaiii tl'avaii-
lagfs qui ^é^nIleIll de l'é.iuf aiiou? Le professeur
des soiirds-uMieis n'avait pas proliablcincnl lélléelii
stir ce sujet, lor.squ'il a écrit les phrases que j'ai
cilé'.'s plus liant.
I L'av«!uplc-né f|ni vient d'être opéré delà caïa-
rarte se trouve, relativeuienl à la vision, dans les
mêmes conditions organiques que chacun de nous :
h-s ol)jets viennent se peindre >.ur sa rétine comme
sur la nôire, cl, pour transformer l'image en sen-
sation, il ne lui manque que la notion des couleurs,
celle des distances, et surtout l'habitude, c'esl-à-
dire l'éducation des sens. — J'opérai, il y a quel-
ques années, un jeune cataracte de naissance â^é
de treize ans. l/o[téralion réussit compléiement ;
mais, habitué à juger, par le tact, des lor-.nes et des
dislances , réiucaiion de la vue fut très-difïicile.
— On était tout surpris dans sa famille de voir les
erreurs et les maladresses qu'il commettait jour
iiellemeni, plusieurs semaines encore après l'opéra-
tion. ALiis, peu après, l'éducation de la vue s'est
laite, et ce jeune homme est assez habile aujourd'hui
pour diriger un établissement de corderie mari-
lime.
I Le ^ourd-inuel dont on vient d'ouvrir les oreilles
se trouve dans les mêmes conditions organiques
que i'aveugle-né dont les calaracies viennent d'eue
abaissées. Lrs ondes sonores frappent bifii le lym-
pan, et l'impression esl, à l'insiant même, trans-
mise à l'appareil sensitif, par la chaîne des os>eleis ;
mais ce n'est qu'une impression, et elle ne sniiii
pas pour que le sujet entende, encore moins pour
u'i'il écouie. Lcoiiier , c'est entendr<; aciivemenl,
c'est entendre avec intelligence et volonté; et c'e.si
cel-.e acliviié, jointe à l'iiabitude, qui, chez l'adiilie
devenu sourd, linil par remplacer l'ouïe plus ou
moins compléiement abolie.
i Cliacun de nous a pu observer ce l'ail. A
l'homme alieiitif, il sulUl d'entemire quelques mots,
un seul même, pour saisir une phrase entière. Le
niusicien habile comprend souvent une phrase mu-
sicale dès qii'il enleiid quelques noies, et, devenu
sourd, il suit, mieux encore que le public, les ins-
Irumenis divers de rorchestralion ; mais rien de
semblable ne se produit chez l'cMifant , et moins
encore chez le sunnl-muet. Aussi, le premier, pour
peu (|u'il ail l'ouïe dure, est-il forcé de se rappro-
cher de la chaiie du professeur, tandis (pie l'homme
fait, «lans les mêmes conditions, peut encore suivie
le discours.
« Il y a plus : placez un homme à une distance
telle d'un orchestre on d'une horloge, qu'il cesse
d'entendre l'un et qu'il ne distingue plus l'heure
(priniliqne l'autre ; prévenez-le aloi s que ffuchestre
joue tel air et «pie les aiguilles marquent telle heure.
Pour peu qu'il sache cet air, il l'enleinlra sui-le-
chainp, et, de niê i e, il verra l'heure aussitôt après
votre indication. Il faut commencer r<:nseiguemenl
du sourd-muet par réilncation de l'ouïe, et ce tra-
vail n'est rien moins que rapide et facile.
< Mais le sourd-muet a encore à lui un langage
dont il se sert pour ses communicaiions bornées
avec le monde extérieur, et qui sutlit à ses besoins;
langage sans analogie avt-c nos langues européennes,
et dont la syntaxe n'a de rapport (pi'avec celle des
Chinois. La guérison des oreilles obtenue, on doit,
après avoir appris à ce p luvre enfant à enlemire
et surtout à écouler, lui faireoublier ce langage figu-
ratif, — œuvre plus ddlicilequ'ou ne se l'im.'gine, —
pour y en substituer un autre tout spirituel, tout
idéalisé. Pour moi, les dithcultés d'une telle entre-
prise me semblent si grandes, que j'ai peine encore
à croire aux succès rpiej'ai sous les y-'ux. Aussi»
dois-je déclarer que, dans l'œuvre commune entre-
prise par M. Valade Gabel et par moi pour la gué-
rison des !-ourds-muets, sa part de même me semble
lie beaucoup supérieuie à la mienne. Ou verra, dans
le tiavail que doit puldier prochainement ce sav.ml
cl ingénieux piofesscui-, par (pielle série de raison-
nements et d'expériences il est parvenu au but qu'il
voulait atteindre : faire passer uti sourd-muet, gneii
de sa surdité, de la classe lies muets dans celle dt-s
parlanis. » (x\l -E. lliJBEUT Valleroux, D. m. 1'.
membre delà Société médiCD-praiique, elc, IniioU.
à rélude méd. et plitloa. de la surdi-mutilé.) (Vuy,
S0L'RUS-iyi:ETS.)
NOTE V.
Art. Langage, § III.
Le lecteur qui connaît le véritable rôle du signe
lira avec intérêt ce que Condillac a écrit sur le lan-
gage comme inoyi-;; ûc :iccompr,.;(jr les opérations de
i àme et d'analyser la pensée. On relèvera facilement
çà et là les erreurs qui se rencontrent dans ce tra-
vail d'ailieuis rcmarquabie pour le temps où il l'ut
composé.
Langage d'action.
Les gestes , les mouvements du visage et les
accents inarticulés, voilà Its premiers moyens que
les hommes ont eus pour se commnniiiuer leurs
pensées. Le langage qui se l'orme avec ces signes
se liomnie langage d'action.
Par les gestes, j'entends les mouvements du bras,
de la tête, du corps emier, qui s'éloigne ou s'ap-
proche d'un objet, et tontes les altitudes que nous
prenons, suivant les inipressions qui passent jus-
qii'à l'àme.
Le désir, le refus, le dégoût, l'aversion, etc.,
sont exprimés par les mouvements du bras, de la
tète et par ceux de toi. t le corps; mouvements plus
ou moins vifs, suivant la vivacité avec laquelle
nous nous portons vers un objet, ou nous nous en
éloignons.
Tous les sentiments de l'àme peuvent clic ex-
prunés par les attitudes du cor|)s. Elles pcigneiit
d'une manière sensible l'indifférence, l'incerlilude,
rirrésolution, ratlention, la crainte et le désir
confondus ensemble, le combat des passions tour
à.lour supérieures les unes aux autres, la confiance^
la jouissance tranquille el la jouissance inquiète, le
plaisir el la douleur, le chagrin et la joie, l'espérance
el le désespoir, la haine, l'amour, la colère, etc.
Mais réiégance de ce langage est dans les mou-
vemeuls du visage, et principalement dans ceu.x
des yeux. Ces mouvements linissent un tableau que
les altitudes n'ont l'ail que dégrossir ; el ils expri-
ment les passions a\ec toutes les mo iiiii allons dont
el;es sont susceptibles.
Ce langage ne parie qu'aux yeux. Il serait donc
souvent inutile, si, |)ar des cris, on ii'appelait pas
les regards de ceux à qui Ton veut faire connaiire
sa pensée. Ces cris sont les accents de la nalure :
ils varient suivant les sentiments ilont nous sommes
alleclés; el on les nomme inarticulés, parce qu'ils
se forment dans la bouche sans être Irappes ni
avec la langue ni avec les lèvres. yuoi(|ue capables
de faire une vive impression sur ceux qui les en-
tendent, ils n'expriment cependant nos S'jiilimerit
que d'une manière inijiarlaile ; car ils n'en font
connaître ni la cause, ni robjel, ni Icsmodilications .
in;iis ils invileiil à iemar(|uer les gestes et les mou
vemciiis du visage; el le contours de ces sign»
Î2i0
a.hèvo Joxpliqner ce qui n'élait qn'iiuliqué par ces
acrtMils iiiariiciilés.
Si vous rt'llédiissoz sur les signes dont se forme
le langage d'action, vous reconnaiirez qu'il esl une
siiiie (lelaoonforniaiion îles oijjanes; el vous eon-
«liire/. que plus il j a de dillérence dans la confor-
niadondes animaux, plus il y en a dans leur lan-
gage (i action; et que par conséquent ils oui aussi
plus de peine à sVnlendre. Ceux donl la conlor-
nialioii esl loul à fait dillorenie, sonl dans i'im-
puissance de se eoinniuniquer leurs senlinienls Le
l>lus grand commerce d'idées est entre ceux qui
étant d une même espèce, sonl conformés de la
même manière.
Ce langage est naturel à tous les individus d'une
même espèce ; cependant tous ont besoin de l'an-
prendre.ll leur est naturel, parce que si un homme
qui n a pas 1 usage de la parole monire d'un -esle
I objet dont il a besoin, et exprime par d'antres
mouvements le désir <pie cet objet fait naître en
lui, c est. comme nous venons de le remarquer en
conséquence de la conlormalion. Mais si cet hom'mc
n avait pas observé ce que son corps fait en pueil
cas, il n aurait pas appris à reconnaître le désir
(ans es mouvemenis d'un autre. Il ne coiunren-
. rail donc pas le sens des mouvemenis qu'on fer'iit
d. vaut lui : il ne serait donc pas capable d'en faire
a dessein de semblables pour se faire entendre
lui-même. Ce langage n'est donc pas si naliirel
qu on le sache sans lavoir appris. L'erreur où vous
uouviez tomber à ce sujet vient de ce qu'on est porté
à croire qu on na appris que ce dont on se sou-
vient d avoir lait une élude. Mais avoir appris n'est
aulre chose que savoir dans un temps ce qu'on ne
savait pas auparavant. En eUet, qu'en conséquence
<k' votre conlormatioii, les circonstances seules
vous aient instruits de ce que vous ne saviez pas
ou que vous vous soviez instruit vous-même parce
que vous avez étudié à dessein, c'est toujours ap-
prendre. '^
Puisque le langage d'action est une suite de la
conlormation de nos organes, nous n'en avons pas
choisi les premiers signes. C'est la nature qui
nous les a donnes : mais en nous les donnant elle
nous a nus sur la voie pour en imaginer nous-
mêmes. iNous pourrions par conséquent rendre
toutes nos pensées avec des gestes, comme nous
es rendons avec des mots; et ce langage serait
lorme de signes naturels el de signes artificiels
Remarquez bien que je dis des signes artiti
:iels et que je ne dis pas des signes arbitraires •
aril ne laudrait pas confondre ces deux choses. '
1-n effet, qu'est-ce que des signes arbitraires'
1' > signes choisis sans raison et par caprice Ils
1- seraient donc pas entendus. Au coiilraire des
■ic'ies artiliciels sonl des signes donl le choix est
onde en raison : il» doivent être imaginés avec
'•1 âii, que l'iiiielligence en soit préparée par les
i.-'it's qui sont connus.
Vous comprenez quel est cet art, si vous consi-
'•l'Z une suite d'idées que vous voudriez rendre
';<r le langage d'action. Prenons pour exemple les
pcrations de rentendemenl. Vous voyez dans toutes
li même fond, d'idées, et vous remarquez que ce
Hids varie de l'une à l'autre par différents acces-
■Jires. Pour exprimer celle suite d'opérations, il
ai, Ira donc avoir un signe qui se reiroiive le mémo
'>nr loulcs, et qui varie cependant de l'une à l'aii-
'; : Il laudra qu'il soit le même, afin qu'il ex-
ninc le londs didées qui leur est commun; et il
"l'iraquiJ varie, afin qu'il exprime les ditférenls
1 -ssoiresqui les distinguent.
Alors vous aurez une suite de signes qui ne se-
)nt dans le vrai qu'un même signe modifié diffé-
•mment. Les derniers par conséquent ressemble-
"11 aux premiers ; et c'est cette ressemblance qui
' Liulitera rinlelligence. On la nomme analogie.
NOTES .\DDTT10XNELLES.
1250
Vous voyez que l'analogie, qui nous fait la loi ne
nous permet pas de choisir les signes au hasard et
arbiirairemenl.
Ce langage, qui vous paraît à peine possible, a
ele connu des Romains. Les comé.liens qu'on ap-
pelait pantomimes représentaient des pièces entières
sans prolerer une seule parole. Comment donc
( laiPiil-ils parvenus à former peu à peu ce langage'
Lst-ce en imaginant des vignes arbitraires? nfais
ê.'!;nm- -%•''<''"'' ''"' ^"'«^"''"s. ou le peuple eût
ele oblige de laire nue élude qu'il n'aurait certaine-
n.ent pas taiie 11 fallait donc qu'en pa.- ant des
signes naturels qui élaient entendus 'de louUe
monde les pantomimes prissent l'analo-Me pour
gmde dans le choix des signes qu'ils ^^hSx
<1 ".venter; et les plus habiles étaient ceuv
Miivaient celte analogie avec plus de saga"
D'après ce que je viens de dire, nous pouvons
(iislinguer deux langages d'action : l'un ïialurel
dont les signes sont donnés par la conformation
des organes ; et l'autre artificiel, dont les signes
ment ?;ri ^'' ^'''^^-'^- ^>'^^^^ est nécessaire-
ment ties-borne : celui-ci peut être assez élendu
o.ir rendre toutes les r-.,nceplions de l'esprit hu-
rle ' e^bn r""i' '"' '''"'^ ^""''^-'^ ^'=^"^ ^'^'"i n.'i
-parle et dans celui qui écoute. 11 faut me passer
telle expression, et parce qu'elle est plus précise
elp^Mce que l'analogie me force à la prélért'r. '
>ans celui qui ne connaît encore (pio les signes
naturels donnes par la conformation des organes
I action (ail un tableau fort composé : car elle in-
d.juel objet qui raHede, et en même temps elle
exprime el le jugement qu'il porte et les sentiments
béi W.r- 'u" •' ' ''"'"' ^*^ succession dans ses
dets. Elles s ollrent toutes à la fois dans son ac-
tion, comme elles sonl loules à la fois présentes à
son esprit. On pourrait l'enlendre d'un clin d'œilt
coufs "■""■"' '' '^^"•''■"'' "" '""S ^i«-
iuZLT.T, «""""^s/^'t "ne si grande habitude
(lu langage tramant des sons articulés, que nous
croyons <|ue les idées viennent l'une après i'auire
m.'.", .fr/.'""' V •'"'''■ •""' 'T'' P-'oféronsles mots les
uns aprcb les autres. Cependant ce n'est point
ainsi ,,ue nous concevons; et comme chaque p ' séo
est nécessairement composée, il s'ensuii que le
la gage des idées simultanées est le seul langage
est û n V^dêl' '" "'"""•''''■' ^^-^ ''^''' successives
ts un art des ses commencements, el c'est un grand
an quand il est porté à sa pcrleciion.
Mais, quoique simultanées dans celui qui parle le
ôeS><.''l'""""' '*-'' ■'■'^^•«d'^vieunenl souvem sui
cessues dans ceux qui écoulent. C'est ce qui leur
arme lorsque au premier coup d'œil ils ais'^ent
échapper une parliede l'aclion. Alors ils ont besoin
tl un second coup d'œil ou même d'un troisième
|)<.ur tout entemlns et par conséquent ils rèc ôïvê t
tS"rrr- ''^''^*^^^"' ''•"'• étaient oflén"
toutes a la lois. Cependant, si nous considérons
;i|' un peintre habile voit rapidement tout , ni"!
de delaiis qui nous eebappenl, nous jugerons que
de biïr' '"': "M''-"-'^'"^ C"^ore quelle langage
fudede voir "'"'''■''^'^^' ^"^^^"' «^ '■^•''•^""•^ l'=»l'i-
•é nu'une './r"'" i"* "" '"" ^'«^i'' i"-^'^'I"e tout
te quune action leur pié^enle à la fois Ils
OMt^cerlainemenl un rega.d plus rapide \n. le
Quoique celui qui écoule puisse ne saisir qu'à
p usicurs reprises la pensée de celui qui pail^il
îoe.nr'J"' '■''"''"' rois ce qu'il saisit' esl èn-
i^ernën^ Pensée co,„posee : ce sera au moins un
iigement J| est donc démontré que le l.ngMi-e
il'r^'?"' ?"i '"'" "'^-^l <^"core .m'une suite de la
mude d.dees a la fois; les tableaux peuvent se
1251
DICTIONNAIRE DE PlITLOSOPIIIE.
1252
lableau csl un ensemble
feucciMior : mais Hiaiinc
tridi'cs siiniillances.
Lo langage d'aclion a donc ravantagc de la rapi-
dilii Celui (jne le parité paraît lonl dire sans cl-
lorls. Avec nos langues, an contraire, nous nous
traînons péniblement d'idée en idée, et nous
itaraissons embarrassés à faire entendre tout ce
(lue nous pensons. Il semble mémo que ces langues,
(lui sont devenues pour nous une seconde nature,
ralentissent Taclion de toutes nos lacnltés. Nous
n'avons plus ce coup d'œil qui embrasse une mul-
titude de choses, et nous ne savons plus voir que
comme nous parlons, c'est-à-dire successive-
ment.
Nous ne voyons distinctement les choses qu au-
tant (lue nous les observons les unes après les
autres. A cet égard, le langage d'action a donc du
désavantage ; car il tend à conCondrc ce qui est
distinct dans le langage des sons articulés. Cepen-
dant il ne faut pas croire que |)Our ceux à qui il
est familier, il soit conlus aulant qu'il le serait
pour nous. Le besoin qu'ds ont de s'entendre leur
iipprend bientôt à décomposer ce langage. L'un
s'étudie à dire moins de choses à la fois, et il subs-
titue des mouvemenls successifs à des mouvements
simultanés. L'aulre s'applique à observer succes-
sivement le tableau que le langage d'action met
sous ses yeux, et il rend successif celui qui ne l'est
pas. Ils apprennent ainsi peu à peu dans quel ordre
ils doivent faire succéder leurs mouvements, pour
rendre leurs idées dune inanièrc plus disiinele.
Ils savent donc, jusqu'à un certain point, décom-
poser ou analyser leurs pensées : car analyser n'est
autre chose qu'observer successivement et avec
ordre.
Quelque grossière que soit cette analyse, elle est
le fruit de'l'observation et de l'étude. Le langage
d'aclion, qui l'a fait, n'est donc plus un langage
purement nalurel. Ce n'est pas une action qui,
obéissant uniquement à la conformation des orga-
nes, exprime à la fois tout ce qu'on sent. C'est
une action qu'on règle avec art, afin de présenter
les idées dans l'ordre successif le plus propre à les
làire concevoir d'une manière distincte; et par
conséquent, aussiKH que les bommcs commen-
cent à décomposer leurs pensées, le langage d'ac-
tion commence aussi à devenir un langage artificiel.
11 deviendra tous les jours plus artificiel, parce
que, plus ils analyseront, plus ils sentiront le be-
soin d'analyser. Pour faciliter les analyses, ils ima-
gineront de nouveaux signes, analogues aux signes
naturels. Quand ils en auront imuginé, ils en ima-
gineront encore ; et c'est ainsi qu'ils enrichiront le
langage d'action. Us l'enrichiront plus proniptement
ou plus lentement, suivant qu'ils saisiront, ou
qu'ils laisseront échapper le fd de l'analogie. Ce
langage sera donc UMie méthode analytique plus ou
moins parfaite.
Persuadé que l'homme, lorsqu il crée les arts, ne
fait qu'avaiu^er dans la route que la nature lui a
ouverte, et faire avec règle, à mesure qu'il avance,
ce qu'il faisait auparavant par une suite de sa con-
formation, j'ai cru que, pour mieux m'assurer des
vrais principes des langues, je devais d'abord ob-
server le premier langage qui nous est donné par
la conformation de nos organes. J'ai pensé que
lorsque nous connaîtrons les principes d'après
ies(iuèls nous le parlons, nous connaîtrons aussi les
principes d'après lesquels nous parlons tout autre
langage. Eu elfet, plus vous étudierez l'esprit hii-
man^'^plus vous vous convaincrez qu'il n'a qu'une
manière de procéder. S'il fait une chose nouvelle,
il la fait sur le modèle d'une autre qu'il a faite; il
la fait d'après les mêmes règles; et lorsqu'il perfec-
tionne, c'est moins parce qu'il imagine de nouvelles
règles (pie parce qu'il simplilîe celles qu'il con-
naissait auparavant. C'est ainsi que le langage
d'action les a préparés au langage des sons ar-
ticulés, et qu'ils sont passcis de l'un à l'autre en
continuant de parler d'ajirès les mêmes rè-
gles.
L'analogie et l'analyse dont vous venez de voir
le* commencements daiis le langage d'action, voilà
à quoi se réduisent, dans le vrai, tous les principes
des langues.
Considcralioiis générales sur la formation des lan-
gues et sur leurs progrès.
On appelle sons articulés ceux qui sont modifiés
par le mouvement de la langue, lorsqu'elle frappe
contre le palais ou contre les dents ; et ceux qui
sont modifiés par le mouvement des lèvres, lors-
qu'elles frappent l'une contre l'autre. Vous voyez
donc que, si nous sommes conformés pour parler le
langage d'action, nous le sommes également pour
parler le langage des sons articulés. Mais ici la na-
ture nous laisse presque tout à faire. Cependant
elle nous guide encore ; c'est d'après son impulsion
que nous choisissons les premiers sons articu-
lés ; et c'est d'après l'analogie que nous en in-
ventons d'autres, à mesure que nous en avons be-
soin.
On se trompe donc lorsqu'on pense que, dans
l'origiiic des langues, les hommes ont pu choisir
indifféremment et arbitrairement tel ou tel mot
pour être le signe d'une idée. En effet, comment
avec celte conduite se seraient-ils entendus ?
Les accents qui se forment sans aucune articu-
lation sont communs aux deux langages ; et on a
dû les conserver dans les premiers sons articulés
dont on s'est servi pour exprimer les sentiments
de l'âme. On n'aura fait que les modilier, en les
frappant 'avec la langue ou avec les lèvres ; et cette
articulation, qui les marquait davantage, pouvait
les rendre plus expresses. On n'aurait pas pu faire
connaître les sentiments qu'on éprouvait, si on n'a-
vait pas conservé dans les mots les accents mêmes
de chaque sentiment.
En parlant le langage d'action, on s'était fait une
habitude de représenter les choses par des images
sensibles : on aura donc essayé de tracer de pa-
reilles images avec des mots. Or il a été aussi facile
que naturel d'imiter tous les objets qui font quel-
que bruit. On trouva sans doute plus de ditliculié
à peindre les autres. Cependant il fallait les pein-
dre, et on avait plusieurs moyens.
Premièrement l'analogie qu'a l'organe de l'ouïe
avec les autres sens fournissait quelques cou-
leurs grossières et imparfaites qu'on aura em-
ployées.
En second lieu, on trouvait encore des couleurs
dans la douceur et dans la dureté des syllafes,
dans la rapidité et dans la lenteur de la prononcia-
tion et dans les différentes inflexions dont la voix est
susceptible.
Eniîn, si, comme nous l'avons vu, l'analogie, qui
délerminait le choix des signes, a pu faire du lan-
gage d'action un langage artificiel propre à repré-
senter des idées de toute espèce, pourquoi u'aurait-
elle pas pu donner le même avantage a" langage
des sons articulés?
En elfet, nous concevons qu'à mesure ^u'on eut
une plus grande quantité de mots, on trouva moins
d'obstacles à nommer de nouveaux objets. Voulait -
on indiquer une chose dans laquelle on remarquait
plusieurs qualités sensibles, on réunissait ensemble
plusieurs mots qui exprimaient chacun quelqu'une
de ces qualités. Ainsi les premiers mots clevenaient
des éléments, avec lesquels on en composait de
nouveaux, et il sullisait de les combiner dllférem-
nient, pour nommer une multitude de choses dilié-
reiiles. Les enfants nous prouvent tous les jours
combien la chose était facile, puisque nous leur
vovons faire des mots souvent trés-exprcssifs. Vous
12.- 3
en avez fait voiis-iiièmos ; or, est-ce an liasnrd que
vous ies choisissez ? Non cerlainenient ; ranalo:,Me,
quoiqu'il votre insu, vous delerntiuail dans volrè
ciioix. I/aiialogie a égaleinenl guidé les hommes
dans la lorinalion des langues.
11 y a des pliilosopiies qui ont pensé que les
noms de la langue primitive expiimaiem la nature
même des choses. Ils raisonnaient sans doute d'a-
près des principes semblables à ceux que je viens
(1 exposer, et ils se Ircmipaienl. La cause de leur
méprise vient de ce qu'avant vu que les premiers
noms étaient représentatifs, ils ont supposé qu'ils
représentaient les choses telles quelles sont. Ceiail
donner gratuitement de grandes connaissances à
des hommes grossiers, qui commençaient à peine à
I>rononcer des mots. 11 est donc à propos de remar-
<|uer que, lorsque je dis qu'ils représentaient des
choses avec des sons articulés, j'entends (|u'ils les
représentaient d'après des apparences, des opinions,
des préjuges, des erreurs ; mais ces appareiues, ces
('pinions, ces erreuts é. aient communes à tous
ceux qui travaillaient à la même langue, et c'est
pourquoi ils s'entendaient. Un philosophe qui avait
clé capable de s'exprimer d'après la nature des
choses, leur eût parlé sans pouvoir se faire enten-
dre. On pourrait ajouter que nous ne l'entendrions
pas nous-mêmes.
Les principes que je viens d'indiquer demande-
raient sans doute déplus grands éclaircissements.
Mais j en ai assez dit pour vous faire voir que les
J;mgues sont l'ouvrage de la nature, qu'elles se sont
lormees, pour ainsi dire, sans nous : et qu'en y tra-
vaillant, nous n'avons fait qu'obéir servilemeiil à
noire manière de voir et de sentir.
En eliet, si vous avez appris à parler français, ce
Il est pas que vous en eussiez formé le dessein ; c'est
<i ue vous vous êtes trouvé dans des circonstances qui
vous l'ont fait apprendre. Vous avez senti le besoin
(U- communiquer vos idées et de connaitre celles
des autres; parce que vous avez senti combien il
vous était nécessaire devons procurer les secours
des personnes qui vous entouraient, tn conséiiueiice
vous vous êtes accoutumé à attacher vos idées aux
mots qui paraissaient propres à les manifester.
Ainsi, pour apprendre le fiançais, vous n'avez fait
qu'obéir à vos besoins et aux circonstances où vous
NOUS êtes trouvé. '
Ce qui arrive aux enfants qui apprennent les
1 1 ligues, est arrive aux hommes qui les ont faites.
i.> n'ont pas dit : Faisons une langue : ils ont senti
If besoin d'un mot, et ils ont prononcé le plus pro-
pre à représenler la chose qu'ils voulaient faire
connaitre. Or, comme les enfants, à mesure qu'ils
apprennent une langue, éprouvent combien il leur
est avantageux de la savoir, et par conséquent seii-
lent toujours ibvaniage le besoin de l'apprendre
encore mieux, de même les hommes qui forment
une langue éprouvent combien elle leur est avan-
jagouse, et sentent toujours davantage le besoin de
Ifcnnchir de quelques nouvelles expressions, lis
1 enricliironl donc peu à peu.
Cet ouvrage est long sans doute : il n'est pas
même possible que toutes les langues se perfection-
iieut également; et le plus grand nombre, iiiipar-
lailes et .grossières, paraissent, après des siècles,
être encore à leur naissance. C'est que les langues
sont à leurs derniers progrés, lorsque les hommes,
cessant de se faire de nouveau.x l>esoins, cessent
aussi de se faire de nouvelles idées.
Vous savez ce que c'esl qu'un système ; vous en-
trevoyez commei.t il s'en forme un de toutes vos
connaissances. En effet, vous concevez que foules
vos idées lieuneiii les unes aux autres, qu'elles se
tiistribuent dans diaérenles classes, et qu'elles
naissent toutes d'un même principe. Le svslème
de vos idées est sans doute moins élcndii que celui
de voire précepteur, et celui de votre précepteur
NOTES ADDITIONNELLES.
WA
l'est moins que celui de beaucoup d'autres : car
vous avez moins d'idées que moi ; et j'en ai moins
(|ue ceux ipii sont nés avec de plus grandes dispo-
sitions, et qui ont plus étudié. Aussi nie diles-vous,
avec rais(m, que je ne vous apprendrai pas tout.
Jlais que nos connaissances soient plus ou moins
éiendues, elles sont toujours un système où tout est
lié i)lus ou moins.
Puisque les mots sont les signes de nos idées, il
faut ((ue le système des langues soit formé sur ce-
lui de nos connaissances. Les langues par consé-
quent n'ont des mots de différentes espèces que
parce que nos idées apparliennent à des classes dif-
lerenles; et elles n'ont des movens pour lier les
mots que parce que nous ne pensons qu'autant que
nous lions nos idées. Vous comprenez que cela est
vrai de toutes les langues qui ont fait quelques pro-
grès.
Les langues sont en proportion avec les idées
comme cette petite chaise, sur laquelle vous vous
asseyez, est en proitortion avec vous. En croissant,
vous avez besoin d'un siège plus élevé ; de menu'
les hommes, en acquérant des connaissances, ont
besoin d'une langue plus étendue.
Mais comment" les hommes acquièrent- ils des
idées"? c'est en observant les objets , c'est-à-dire,
en rétléchissant sur eux-mêmes, et sur tout ce qui
a rapport à eux. Qui n'observe rien n'apprend
rien.
Or, ce Sont nos besoins qui nous engagent à
faire ces observations. Le laboureur a iiùeiêl de
ecmnaitrc (piaiid il huit labourer, semer, faire lu
recolle, quels sont les engrais les plus propres
a rendre la terre fertile, etc. II observe donc; il
se corrige des fautes qu'il a faites, et il s'ins-
truit.
Le commerçant observe les différents objets du
commerce; où il faut porter certaines marclian-
di-es, d'où il en faut tirer d'autres, et quels sont
])our lui les échanges les plus avantageux.
Ainsi chacun dans son étal fait des' observations
dinV-renles, parce (pie chacun a îles besoins diffé-
rents. Le commerçant ne s'avise j)as de négiisier le
commerce pour étudier ragriciillure, ni le labou-
reur de négliger ragriciilture jiour étudier le
commerce. Avec une pareille conduite, ils man-
queraient bientôt du nécessaire l'un et l'aulre.
Ciia(|ue condition fait donc un recueil d'obser-
vations; Cl il se forme un corps de connaissances
dont la société jouit. Or, comme dans cha(iue
classe de citoyens les observations tendent à se
metlre en proportion avec les besoins, le recueil
des observations de toutes les classes tend à se
niellre en proportion avec les besoins de la société
entière.
Chaque classe, à mesure qu'elle acquiert des
connaissances, enrichit la langue des mois qu'elle
croit propres à les cominiini(|Her. Le système des
langues s'étend donc, et il se met peii à peu en
proportion avec celui des idées.
Actuellement vous pouvcîz juger quelles langues
sont plus parfaites , et quelles langues le sont
moins.
Les sauvages ont peu de besoins, donc ils obser-
vent peu, donc ils ont peu d'idées. Ils n'ont aucun
inléièt à étudier l'agriculture, le commerce, les
arts, les sciences; donc leurs laiigu<-s ne sont pas
propres à rendre les C(jniiaissances ([lie nous avons
sur ces différents objets. Assez parfaites pour eux,
puisqu'elles sullisenl à leurs besoins, elles seraient
im|iarfaites pour nous, parce qu'elles manquent
d'expressions pour rendre le plus grand nombre
de nos idées. 11 faut donc conclure que les langues
les plus riches sont celles des peuples qui ont
beaucoup cultivé les arts et les sciences.
Vous vous souvenez que, pour rendre sensible
b proportion qui tend à s'établir entre les besoins,
DTCTIONNATRE DE PrilLOSOPHIE.
les coiinaissancos et les lançîiios, nous avons tractî
(lilloreiils ccrolcs ; un tort polit, <lans Wq\ic\ nons
;ivons circonscril les besoins des sauvages; un
plus grand, (jui conlenait les besoins de peuples
pasleurs ; un plus grand encore, pour les besoins
des peuples (pii connueneenl à eulliver la terre;
enlin un dernier, dont la circonférence s'élend
conlinuellenienl, et c'est celui où nous renfermions
les besoins des peuples qui créent les arts. Ces
cercles croissaient à nos yeux, à mesure que la
société se formait de nouveaux besoins. Nous re-
marquions que les besoins précèdent les connais-
sances, piiiscpTils nous déterminent à les acquérir;
le cercle des besoins dépasse dans les commence-
ments celui des connaissances. Nous ferions le
même raisonnement sur les connaissances ; elles
précèdent las mots, puisfiuc nous ne faisons des
mots que pour exprimer les idées (]ue nous avions
déjà. Le cercle des connaissances dépasse donc
aussi dans les commencements celui des langues.
Kniin nous remarquions que tous ces cercles
tendent à se confondre avec le plus grand, par-
ce que, cbez tous les peuples, les connaissances
tendent à remplir le cercle des besoins, et que
les langues croissent dans la même proportion.
Parcourons maintenant la surface de la terre ;
nous verrons les connaissances augmenter ou
diminuer, suivant que les besoins sont ])lns mul-
tipliés ou plus bornés. Réduites prescpi'à rien
parmi les sauvages, ce sont des plantes informes,
qui ne peuvent croître dans un sol ingrat où
elles manquent de culture. Au contraire, 'rans-
planlées dans les sociétés civiles, elles s'élèvent,
elles s'étendent, elles se grelFent les unes sur les
autres; elles se multiplient de toutes sortes
de manières, et elles varient leurs fruits à l'infini.
Comme votre petite cbaise est l'aile sur le même
modèle que la mienne quie!^t plus élevée, ainsi
le système des idées est le même, pour le fond,
chez les peuples sauvages et chez les peuples
civilisés ; il ne difl'ére que parce qu'il est plus
ou moins étendu : c'est un même modèle d'a-
près lequel on fait des sièges de différente hau-
teur.
Or, puisque le système des idées a partout les
mêmes fondements, il faut que le système des lan-
gues, soit pour le fond, également le même pirtout;
par conséquent toutes les langues onl des régies
communes; toutes ont des mois de diflérentes
espèces, toutes ont des signes pour marquer les
rapports des mots.
Cependant les langues sont différentes, soit
parce qu'elles n'emploient pas les mêmes mots
pour rendre les mêmes idées, soit parce qu'elles
se servent de signes différents pour marquer les
mêmes rapports. En français, par exemple, on
dit le livre de Pierre, en latin, liber Pelri : vous
voyez que les Uoinains exprimaient, par un chan-
gement dans la terminaison , le même rapport
que nous exprimons par un mot destiné à cet
usage.
Les langues ne se perfectionnent qu'autant
qi'elles analysent ; au lieu d'offrir à la fois des
masses confuses, elles présentent les idées succes-
sivement, elles les distribuent avec ordre, elles
en font différentes classes; elles manient, pour
ainsi dire, les éléments de la pensée, et elles les
combinent d'une infinité de manières; c'est à quoi
elles réussissent plus ou moins, suivant qu'elles
ont des moyens plus ou moins commodes pour
séparer les idées, pour les rapprocher et pour les
comparer sous tous les rapports possibles. Vous
connaissez les chiffres romains et les chiffres
arabes , et vous jugez par votre expérience com-
bien ceux-ci facilitent les calculs. Or les mots
sont, par rapport à nos idées, ce que les chiOres
sont par rapport aux nombres. Une langue serait
1256
donc imparfaite, si elle se servait de signes aussi
embarrassants (|ue les cliillres romains.
Ce chapitre et le précédent ne sont que des
préliminaires à l'analyse du discours; et ils étaient
nécessaires : car avant que d'entreprendre de dé-
composer une langue, il faut avoir quelques con-
naissances de la manière dont elle s'est formée.
Une autre connaissance (lui ncst pas moins
nécessaire, c'est de savoir en quoi consiste l'art
d'analyser la pensée.
Eti quoi consiste l'an d'analyser nos pensées.
Vous éprouvez que tous les objets qui font en
mên)e temps une sensation dans vos yeux, sont
également présents à votre vue.
Or vous pouvez embrasser d'un coup d'œil tous
ces objets sans donner une attention particulière
à aucun ; et vous pouvez aussi porter votre atten-
tion de l'un à l'autre, elles remar(|uer chacun en
particulier. Dans l'un et l'autre cas, tous conti-
nuent d'être présents à votre vue, tant qu'ils con-
tinuent tous d'agir sur vos yeux.
Mais lorsque votre vue les embrasse également,
cl que vous n'en remarquez aucun, vous ne pouvez
pas vous rendre un compte exact de tout ce que
vous voyez ; et parce que vous apercevez trop
de choses à la fois, vous les apercevez confusé-
ment.
Pour être en élat de vous en rendre compte, tl
faut les apercevoir d'une manière distincte; et
pour les apercevoir d'une manière distincte, il
faut observer, l'une après l'autre, ces sensations
qui se font dans vos yeux loutes au môme instant.
Lorsque vous les observez ainsi, elles sont suc-
cessives par rapport à votre œil, qui se dirige d'un
objet sur un autre : mais elles sont simultanées
par rapport à votre vue, qui continue de les em-
brasser. En ellet, si vous ne regardez qu'une
chose, vous en voyez plusieurs; et il vous est
même impossilde de" n'en pas voir beaucoup plus
que vous n'en regardez.
Or, des sensations simultanées par rapport à
votre vue agissent sur vous comme une seule sen-
sation qui est confuse, parce qu'elle est trop com-
posée, il ne vous en reste aucun souvenir, et vous
êtes porté à croire que vous n'avez rien vu. Des
sensations, au contraire, que vous observez l'une
après l'autre, agissent sur vous comme autant de
sensations disiinctes : vous vous souvenez des
choses que vous avez vues ; et quelquefois ce sou-
venir est si vif, qu'il vous semble les voir encore.
Si plusieurs sensations simultanées se réunissent
confusément, et paraissent, lorsque la vue les em-
brasse toutes à la fois, composer une seule sensation
dont il ne reste rien, vous voyez qu'elles se décom-
posent lorsque l'œil les observe l'une après
l'autre, et qu'alors elles s'offrent à vous successi-
vement d'une manière distincte.
Ce que vous remarquez des sensations de la vue
est également vrai des idées et des opérations de
r«Milendcnient. Lorsque votre esprit embrasse à la
fois plusieurs idées et plusieurs opérations qui
coexistent, c'est-à-dire qui existent en lui toutes
ensemble, il en résulte quelque chose décomposé
dont nous Jie pouvons déiuèler les différentes par-
lies ; nous n'imaginons pas même alors que plu-
sieurs idées aient pu être en même temps pré-
sentes à notre esprit, et nous ne savons ni à quoi ni
ce (pu- lions avons pensé. Mais lorsque ces idées et
ces opérations viennent à se succéder, alors votre
pensée se décompose, nous dém'ilons peu à peu ce
qu'elle renferme, nous observons ce ijue fait notre
esprit, et nous nous faisons de ses opérations une
suite d'idées distinctes.
En effet, comme l'unique manière de décompo-
ser les sensations de la vue est de les faire suc-
céder l'une à l'autre, de même l'unique manière
125i
de décomposer une pensée, est de faire succéder
Tune à l'autre les idées et les opérations dont elle
est formée. Pour décomposer, par exemple, l'idée
que j'ai à la vue de ce bureau, il (uut que j'observe
successivement toutes les sensations qu'il fait en
même temps sur n.oi, la hauteur, la longueur, la
largeur, la couleur, etc. C'est ainsi que , pour dé-
composer ma pensée, lorsque je forme un désir,
j observe successivement l'inquiétude ou le malaise
que j éprouve, l'idée que je me fais de l'obiet pro-
pre a me soulager, l'élal où je suis pour en être
prive, le plaisir que me promet sa jouissance, et la
direction de toutes mes facultés vers le même
objer.
Ainsi, décomposer une pensée, comme une sen-
sation, ou se représenter successivement les parties
dont elle est composée, c'est la même chose ; et
par conséquent l'art de décomposer nos pensées
n'est que l'art de rendre successives les idées et les
opérations qui sont simultanées.
Je dis l'art de décomposer nos pensées ; et ce
n'est pas sans raison que je m'exprime de la sorte.
Car, dans l'esprit, chaque pensée est naturellement
composée de plusieurs idées et de plusieurs opéra-
tions qui coexistent ; et pour savoir décomposer,
il faut avoir appris à se représenter, lune après
l'autre, ces idées et ces opérations. Vous venez de
le voir dans la décomposition du désir; et vous
pouvez encore vous en convaincre par l'analyse de
l'entendement humain. Car si rallenlion, la" com-
paraison, le jugement, etc., ne sont que la sensa-
tion transformée, c'est une conséquence que ces
opérations ne soient que la sensation décomposée,
ou considérée successivement sous différents points
de vue.
. La sensation enveloppe donc toutes nos idées et
toutes nos opérations ; et l'art de la décomposer
n'est que l'art de nous représenter successivement
les idées et les opérations qu'elles renreniienl.
Je pourrais, par conséquent, former des juge-
ments et des raisonnements, et n'avoir point en-
core de moyens pour les décomposer. J'en ai même
formé, avant d'avoir su m'en représenter les parlies
dans l'ordre successif, qui peut seul me les faire
distinguer. Alors je jugeais et je raisonnais sans
pouvoir me faire d'idées distinctes de ce qui se
passait en moi, et par conséquent sans savoir que
je jugeais et que je raisonnais. Mais il n'en était
pas moins vrai que je faisais des jugemenis et des
raisoniiemems. La décomposition d'une pensée
suppose l'existence de celle pensée ; et il serait
absurde de dire que je ne commence à juger et à
raisonner que lorsque je commence à pouvoir me
représenter successivement ce que je fais quand je
juge et quand je raisonne.
Si toutes les idées qui composent une pensée
sont siniult.inées dans l'esprit, elles sont succes-
sives dans le discours : ce sont donc les langues
qui nous fournissent les niovens d'analyser nos
pensées.
Combien les siqnes artificiels sont nécessaires pour
décomposer les opérations de Vàme, et nous en
donner des idées distinctes.
Lorsqu'on juge qu'un arbre est grand, l'opération
de le.sprit n'est que la perception du rapport de
grand a arbre, si, comme nous l'avons dii, juger
«est qu'apercevoir un rapport entre deux idoes
que i on compare.
Il est vrai que vous auriez pu m'objecter que,
lorsque vous jugez, vous faites quelque chose de
plus que d'apercevoir. En elfel, vous ne voulez
pas seulement dire que vous apercevez qu'un arbre
est grand, vous vouiez encore alïirmer qii'il l'est.
Je réponds que la perception et l'alUrmalion ne
sent de la part de ies|)ii! (priine même opération
sous deux vues différentes. Nous pouvons consi-
iJlCTIONN. DS Pillf.OSOI'HIE. i.
NOTES ADDITIONNELLES.
1258
dérer le rapport entre arbre et grand, dans la per-
ception que nous en avons, ou dans les idées do
grand et d'arbre, idées qui nous représentent un
grand arbre comme existant hors de nous. Si nous
le considérons seiilemeni dans la perception , alors
il est évident ([ue la j)ercei)iion et le jugement ne
sont qu'une même cho.se. Si, au contr.iire, nous le
considérons encore dans les idées de grand et
d arbre, alors l'idée de grandeur convient à l'idée
d arbre, indépendamment de notre perception , et
le jugement devient une aHirmation. Envisagé sous
ce point de vue, la proposition. Cet arbre est grand
ne signihe pas seulement que nous aperce^'ons
I idée d'arbre avec lidée de grandeur : elle signifie
encore que la grandeur appartient réellement à
I arbre.
Un jugemenl comme perception, et un jusement
comme allirmalion, ne sont donc, qu'une" même
0|>eiation de l'esprit ; et ils ne diffèrent que parce
que le premier se borne à faire considérer un rap-
port dans la perception qu'on en a, et que le
second le fait considérer dans les idées que l'on
compare.
f)r, d'où nous vient le pouvoir d'aflirmer on de
considérer un rapport dans les idées que nous
comparons, plutôt que dans la perception que
nous en avons'/ de l'usage des signes artificiels.
\ous avez vu que, pour découvrir le mécanisme
d une montre, il faut le décomposer, c'est-à-dire, en
séparer les parties, les distribuer avec ordre, et les
étudier chacune à part. Vous vous êtes aussi con-
vaincu que celte analyse est l'unique moyen d'ac-
querir des connaissances de quelque espèce qu'elles
soient.
Vous avez jugé en conséquence que. pour con-
naître parlaitement la pensée, il la fallait décom-
poser, et en éliidier successivement toutes les
idées, comme vous étudieriez toutes les parties
d une inonlre.
Pour faire cette décomposition, vous avez distri-
biie avec ordre les mots qui sont les signes de vos
i< ces. Dans chaque mot vous a\cz considéré chaque
Idée scparemeiil ; et dans deux mots que vous avez
rapprochés, vous avez observé le rapport que deux
Idées ont 1 une à l'autre. C'est donc à l'usage des
mots que vous devez le pouvoir de considérer vos
idées chacune eu elle-même, et de les comparer
les unes avec les autres, pour en découvrir les
rapports. En effet, vous n'aviez pas d*nutre moyen
pour laire cette analyse. Par conséquent, si vous
Il aviez eu l'usage d'aucun signe artificiel . il vous
aurait été impossible de la faire.
Mais si vous ne pouviez pas faire celte analyse
vous ne pourriez pas considérer, séparément et
chacune en elle-même, les idées dont se forme
votre pensée. Elles resteraient donc comme en-
veloppees confusément dans la perceplion ciue vous
en avez. » i t
Dès (lu'elles seraient ainsi enveloppées, il est
évident que les comparaisons et les jugemenis de
votre esprit ne seraient pour vous que ce que
nous appelons perception. Vous ne pourriez nas
Jaire cette proposition. Cet arbre est grand, puisque
ces Idées seraient simultaiices dans votre esprit
et que vous n'auriez pas de moyens pour vous les
représenter dans l'ordre succes.sif qui les dislingue
et que le discours peut seul leur donner, f'ar
conséquent, vous ne pourriez pas juger de ce rap-
port. SI, pour en juger, vous enlendez l'affirmer.
tout vous confirme donc que le jugement, pris
pour une airirmation, est dans votre esprit la même
operalion que le jugement pris pour une percep-
tion : et qii ayant par vous-même la faculté d'a-
percevoir un rapport, vous devez à l'usage des
signes artificiols la faculté de l'affirmer ou de pou-
voir laire une proposition. L'affirmation est, en
quelque sorle, moins dans voire esprii que danu
40
1259 DICTIONN/VIRE
les mois qui prononcent les rapports que. vous
apercevez.
Comme les mois développent successivement
dans une pro|)osilion un jugement dont les idées
sont simultanées dans l'esprit, ils développent dans
ime suite de propositions un raisonneilicnt dont
les parties sont également simultanées; et vous
découvrez en vous une suite d'idées et d'opéra-
lions que vous n'auriez pas démêlées sans leur
secours.
Pniscju'il n'y a point d'homme qui ait été sans
l'usage des signes arliliciels, il n'en est point à qui
les idées et les opérations de son esprit ne se
soient oÛcrtes, pendant un temps, tout à fait con-
fondues avec la sensation ; et tous ont commencé
j)ar être dans l'impuissance de démêler ce qui se
passait dans leur pensée. Ils ne faisaient qu'aper-
cevoir , et leur perception, où tout se confondait,
leur tenait lieu de jugement et de raisonnement :
elles en étaient l'équivalent. Vous concevez com-
liien il était difficile de débrouiller ce chaos. Vous
avez néanmoins surmonté cette diUicuUé ; et vous
devez juger que vous en pouvez surmonler d'autres.
Dés que nous ne pouvons apercevoir séparé-
ment et distinctement les opérations de notre âme
que dans les noms que nous leur avons donnés,
c'est une conséquence que nous ne sachions pas
observer de pareilles opérations dans les animaux,
qui n'ont pas l'usage de nos signes arliliciels. INe
pouvant pas les démêler en eux, nous les leur refu-
sons ; et nous disons qu'ils ne jugent pas, parce
qu'ils ne prononcent pas comme nous des jugements.
Vous éviterez celle erreur si vous considérez
que la sensation enveloppe loules les idées et
toutes les opérations dont nous sommes capables.
Si ces idées et ces opérations n'étaient pas en
nous, les signes artificiels ne nous apprendraient
pas à les distinguer. lis les supposent donc ; et
tout animal qui a des sensations a la faculté de
juger, c'est-à-dire, d'apercevoir des rapports.
Avec quelle méthode on doit employer les signes arti-
ficiels pour se faire des idées distinctes de toute
espèce.
Nous venons de voir que «es signes artificiels
sont nécessaires pour démêler les opérations de
notre âme : ils ne le sont pas moins pour nous
faire des id^ées distinctes des objets qui sont hors
de nous. Car, si nous ne connaissons les choses
qu'autant que nous les analysons, c'est une con-
séquence que nous ne les connaissions qu'autant
que nous nous représentons successivement les
qualités qui leur appartiennent. Or c'est ce que
nous ne pouvons faire qu'avec des signes choisis
et employés avec art.
Il ne sulfirait pas de faire passer ces qualités
l'une après l'autre devant l'esprit. Si elles y pas-
saient sans ordre, nous ne saurions où les re-
trouver, il ne nous resterait que des idées con-
fuses ; et par conséquent nous ne retirerions pres-
que aucun fruit des décompositions que nous aurions
i'aites. L'analyse est doîic assujettie à un ordre.
Pour le découvrir, cet ordre, il sullit de consi-
dérer que l'analyse a pour objet de distinguer les
idées, les rendre faciles à retrouver, et de nous
mettre en état de les comparer sous toutes sorld'S
de rapports.
Or, si elle en trace la suite dans la plus grandô
liaison ; si, en les faisant naître les unes des au-
tres, elle en montre le développement successif,
si elle donne à chacune une place marquée, et la
place qui lui convient ; alors chaque idée sera
distincte et se retrouvera facilement ; il sulîira
même de s'en rappeler une pour se rappeler
successivement toutes les autres ; et il sera facile
d'en observer tous les rapports. Nous pouvons
les parcourir sans obstacles, et nous arrêter à
DE PHILOSOPHIE.
1260
notre choix sur toutes celles que nous voudrons
comparer.
Il ne s'agit donc pas, pour analyser, de se faire
«n ordre arbitraire. 11 y en a un qui est donné par
la manière dont nous concevons. La nature l'in-
dique elle même ; et pour le découvrir, il ne faut
qu'observer ce qu'elle nous fait faire.
Les objets commencent d'eux-mêmes à se dé-
composer, puisqu'ils se montrent à nous avec des
qualités diflerentes, suivant la dillcrence des or-
ganes exposés à leur action. Un corps tout à la fois
solide, coloré, sonore, odoriférant et savoureux,
n'est pas tout cela à chacun de nos sens ; et ce
sont là autant de qualités qui viennent successive-
ment à notre connaissance par autant d'organes
différents.
Le loucher nous fait considérer la solidité comme
séparée des autres qualités qui se réunissent dans
le même corps ; la vue nous lait considérer la cou-
leur de la même manière. En un mot, chaque sens
décompose, et c'est nous, dans le vrai, (jui for-
mons des idées composées, en réunissant dans
chaque objet des qualités que nos sens tendent à
séparer.
Or vous avez vu qu'une idée abstraite est une
idée que nous formons en considérant une qualité
séparément des autres qualités auxquelles elle est
unie. Il suflit donc d'avoir des sens pour avoir des
idées abstraites.
Mais tant que nous n'avons des idées abstraites
que par cette voie, elles viennent à nous sans ordre ;
elles disparaissent quand les objets cessent d'agir
sur nos sens : ce ne sont que des connaissances
momentanées ; et notre vue est encore bien confuse
et bien trouble.
Cependant c'est la nature qui commence à notis
faire démêler quelque chose dans les impressions
que Ics organes font passer jusqu'à l'àme. Si elle
ne co nmençait pas, nous ne pourrions pas commen-
cer nous-mêmes. Mais quand elle a commencé, elle
s'arrête : contente de nous avoir mis sur la voie,
elle nous laisse ; et c'est à nous d'avancer.
Jusque-là c'est donc sans aucun art de notre
part que se font toutes les décompositions. Or com-
ment pourrons-nous faire avec art d'autres décom-
positions pour acquérir de vraies connaissances?
c'est encore en observant l'ordre que la nature
nous prescrit elle-même. Mais v(;ns savez que cet
ordre est celui dans lequel nos idées naissent les
unes des autres, conséquemmenl à notre manière
de sentir et de concevoir. C'est donc dans l'ordre
le plus conforme à la génération des idées que nous
devons analyser les objets.
Papa, dans la bouche d'un enfant qui n'a vu que
son père, n'est encore pour lui que le nom d'un
individu. Mais lors(|u'il voit d'autres honnnes, il
juge, aux qualités qu'ils ont en commun avec sou
j)ère, qu'ils doivent aussi avoir le même nom, et il
les appelle papa. Ce mot n'est donc plus pour lui
le nom d'un individu, c'est un nom commun à plu-
sieurs individus qui se ressemblent : c'est le nom
de quelque chose qui n'est ni Pierre ni Paul : c'est
par conséquent le nom d'une idée qui n'a d'exis-
tence que dans l'esprit de cet enfant, et il ne l'a
formée que parce qu'il a lait abstraction des quali-
tés particulières aux individus Pierre et Paul, pour
ne penser qu'aux qualités qui leur sont communes.
I! n'a pas eu de peine à faire cette abstraction : il
lui a sufli de ne pas remarquer les qualités qui dis-
tinguent les individus. Or il lui est bien plus facile
de saisir les ressemblances que les diOérences ; et
c'est pourquoi il est naturellement porté à généra-
liser : lorsque, dans la suite, les circonstances lui
a'pprendront qu'on appelle homme ce qu'il nommait
papa, il n'acquerra pas une nouvelle idée, il ap-
prendra seulement le vrai nom d'un idée qu'il avait
déji.v
I2C.1
NOTES ADDITIONNELLES.
12C2
Mais il faut observer qu'une lois qu'un enfant
commence à généraliser, il rend une idée avissi éten-
due qu'elle peul l'être ; cesl-à-dire, qu'il se hâte
de donner le même nom à tous les objets qui se
ressemblent grossièremenl ; et il comprend tout
dans une seule classe. Les ressemblances sont les
premières choses qui le frappent, parce ([u'il no sait
pas encore analyser, pour distinguer les objets par
les qualités qui leur sont propres. 11 n'imaginera
tlonc des classes moins générales que lorsqu'il aura
appris à observer par où les choses diUèrciU. Le
mol homme, par exemple, est d'abord pour lui une
«iénomination coumiune , sous laquelle il comprend
indistinctement tous les hommes. Mais lorsque, dans
4a suite, il aura occasion de connaître les différen-
ces conditions, il fera aussitôt les classes subordon-
nées et moins générales de militaires, de magistrats,
de bourgeois, d'artisans, de laboureurs, etc. Tel est
donc l'ordre de la génération des idées. On passe
tout à coup de l'individu au genre, pour descendre
ensuite aux did'érentes espèces, qu'on multiplie
d'autant plus qu'on ac(iuiert plus de discernement;
c'est-à-dire, qu'on apprend mieux à faire l'analyse
des choses.
Toutes les fois donc qu'un enfant entend nommer
lin objet avant d'avoir remarqué qu'il ressemble à
d'autres, le mol qui est pour nous le nom d'une
idée générale est pour lui le nom d'un individu :
ou, si ce mol est pour nous un nom propre, il le gé-
néralise aussitôt qu'il trouve des objets semblables
à celui qu'on a nommé; et il ne lait des classes
na'eins générales qu'à mesure qu'il apprend à rc-
raarquer les différences qui distinguent les choses.
Vous voyez donc comuicnt nos premières idées
sont individuelles, comment elles se généralisent ,
et comment de générales elles deviennent des es-
pèces subordonnées à un genre.
Cette génération est fondée sur la nature des
choses, il faut bien que nos premières idées soient
individufiles : car i)uisqu'il n'y a hors de nous (|uc
des individus, il n'y a aussi que des individus qui
puissent agir sur nos sens. Les antres objets de
notre comiaissance ne sont point des choses réelles
qui aient une existence dans la nature : ce ne sont
que différentes vues de l'esprit <iui considère dans
les objets les rapports par où ils se ressemblent, et
ceux par où ils diffèrent.
Il n'y a donc qu'un moyen pour acquérir des
connaissances exactes et précises , c'est de nous
conformer dans nos analyses à l'ordre de la géné-
ration des idées. Voilà la méthode avec laquelle
nous devons enq)loyer les signes artilicicls.
Si nous ne savions pas faire usage de cette mé-
thode , les signes artiliciels ne nous conduiraient
qu'à des idées imparfaites et confuses ; et si nous
n'avions point de signes artiliciels, nous n'aurions
point de méthode, et par conséquent nous n'ac-
querrions point de connaissance. Tout vous coii-
lirme donc combien les signes artificiels nous sont
nécessaires pour démêler les idées (jui sont confu-
sément dans nos sensations.
Avant que nous eussions étudié ensemble cette
méthode, vous en aviez déjà fait usage , et vous
aviez acquis quelques idées abstraites. Conduit par
les circonstances (jui vous faisaient deviner à peu
prés le sens des mots, vous aviez analysé les choses,
sans remarquer que vous les analysiez, et sans ré-
fléchir sur l'ordre que vous deviez suivre dans ces
analyses ; aussi étaient-elles souvent bien impar-
faites : mais enfin, vous aviez analysé, et vous vous
étiez fait des idées que vous n'auriez jamais eues
si vous n'aviez pas entendu des mois, et si vous
n'aviez pas senti le besoin d'en faire la significa-
tion.
Si ces idées étaient en petit nombre , si elles
étaient encore bien confuses, et si vous n'étiez pas
vajtable de vous en rendre raison , c'est que les
circonstances vous avaient mal conduit. Vous n'aviez
pas eu occasion d'apprendre assez de mots, ou vous
ne les aviez pas appris dans l'ordre le plus propre
avons en donner l'intelligence. Souvent celui que
vous entendiez prononcer et dont vous auriez voulu
saisir le sens, en supposait , ])our être bien com-
pris, d'autres que vous ne connaissiez pas encore.
Quelquefois les personnes qui parlaient devant vous,
laisaient un étrange abus du langage; et ne con-
naissant pas elles-mêmes la valeur des termes dont
elles se servaient, elles vous donnaient de fausses
idées. Cependant vous pensiez d'après elles ijvec
confiance, et elles croyaient vous instruire. Or des
signes qui venaient à votre connaissance avec si
peu d'ordre et de précision n'étaient propres qu'à
vous faire faire des analyses fausses ou peu exactes.
Une pareille méthode, si c'en est une, ne pouvait
donc vous u'onner que beaucoup de notions con-
fuses et beaucoup de préjugés.
Qu'avez-vous fait avec moi pour donner plus de
précision à vos idées, et pour en acquérir de nou-
velles"? Vous avez repassé sur les mois que vous
saviez, vous en avez appris de nouveaux, et vous
avez étudié le sens des uns et des autres, dans
l'ordre de la génération des idées. Vous voyez que
cette méthode est l'unique : votre expérience vous
a du moins convaincu qu'elle est bonne.
Pour achever de vous éclairer sur la méthode, il
faut vous faire remarquer qu'il y a un ordre dans
lequel nous acquérons des idées, cl un ordre dans
lequel nous distribuons celles que nous avons ac-
quises.
Les premier est, comme vous l'avez vu, celui de
leur génération : le second est le renversement du
premier. C'est celui où nous commençons par l'idée
la plus générale, pour descendre de classe en classe
jusqu'à l'individu.
Vous aurez plus d'une fois occasion de rcmar-
(juer que les idées générales abn'gent le discours.
C'est dpnc par elles qu'on doit commencer, (|uand
on parle à des personnes instruites. Il serait im-
portun et superflu de remonter à l'origine des
idées , puisqu'on ne leur dirait que ce qu'elles
savent.
Il n'en est pas de même quand on parle à des
personnes qui ne savent rien, ou qui savent tout
imparfaitement. Si je vous présentais mes idées
dans l'ordre qu'elles ont dans mon esprit, je com-
mencerais par des choses que vous ne i)ourriez pas
entendre, parce qu'elles en supposeraient que vous
ne savcï pas. Je dois donc vous les présenlerdans
l'ordre dans lequel vous auriez pu les acciuérir
tout seul.
Par exemple, si j'avais défini l'entendement, la
volonté ou la pensée, avant d'avoir analysé les
opérations de l'âme, vous ne m'auriez pas entendu.
Vous ne m'entendriez pas davantage si je com-
mençais cet ouvrage par définir la graminaire et ce.
que les grammairiens appellent les parties (Tond-
son. Il est vrai que je pourrais dans la suite expli-
quer ces choses ; mais serait-il raisonnable devons
forcer à écouler et à répéter des mots auxquels
vous n'attacheriez encore aucune signification , et
d'en renvoyer l'explication à un autre temps? Je
dois donc ne vous apprendre les mots que vous ne
savez pas qu'après vous en avoir donne l'idée en
me servant des mots dont vous avez l'intelli-
gence.
J'ai plusieurs raisons pour vous faire faire ces réfle-
xions. La première, c'est qu'eu vous rendant compte
de la mélhode que je me propose de suivre, je vous
éclaire davantage, et que je vous mets peu à peu
en état de vous instruire sans moi.
La seconde, c'est qu'en vous montrant comment
je dois m'expliquer pour être à votre portée, je
vous apprends à juger i»ar vous-même si en effet
je vous oflfre mes idées dans l'ordre le plus propre
1263
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
1264
à me faire eiUcml.-e. Je pourrais, oubliant ma mé-
lliode, vous parler comme à une personne instruite ;
alors vous ne m'entendriez pas, et peut-être vous
en prcniiricz-vous à vous-n)èine. 11 laul que vous
sachiez que ce pourrait être ma faute
Enlin ces réllexions sont propres à prévenir con-
tre un préjugé où Ton est t^éiiéralenient , (jue les
idées abstraites sont bien diniciles. Vous pouvez
juger par vous-même si celles que vous vous êtes
faîtes depuis que nous étudions ensemble, vous ont
beaucoup coûté. Les autres ne vous coûteront pas
davantage.
En etîet, pourquoi avons-nous tant de peine à
nous familiariser avec les sciences qu'on nomme
abstraites? C'est que nous les éludions avant d'a-
voir fait d'autres études qui devaient nous y pré-
parer; c'est que ceux qui les enseignent nous
parlent comme à des persomu^s instruites, et nous
supposent des connaissances que nous n'avons pas.
Toutes les études seraient faciles, si, conformément
à l'ordre de la génération des idées, on nous fai-
sait passer de connaissance en connaissance, sans
jamais franchir aucune idée intermédiaire, ou du
moins en ne supprimant que celles (jui peuvent
aisément se suppléer. Je puis vous rendre cette
vérité sensible par une conq^araison qui n'est pas
noble à la vérité, mais elle nous éclairera , et nous
ne cherchons que la lumière.
Considérez donc les idées ([ue vous avez acqui-
ses comme une suite d'échelons, et jugez s'il vous
eût été possible de sauter tout à coup an haut de
l'échelle. Vous voyez que vous n'auriez pas même
pu monter les échelons deux à deux, et vous les
avez montés facilement un à un. Or les sciences ne
sont que plusieurs éclielles mises bout à bout.
Pourquoi donc ne pou rriez-vous pas, d'échelon en
échelon, monter jusqu'au dernier?
Les laugiccs considérées comme autiint de méthodes
unultjtiques.
Vous avez vu combien les signes artificiels nous
sont nécessaires pour dénièler dans nos sensations
toutes les opérations de notre âme ; et nous avons
observé comment nous devons nous en servir pour
nous faire des idées de toute espèce. Le premier
objet du langage est donc d'analyser la pensée. En
eflet, nous ne pouvons montrer successivement
aux autres les idées qui coexistent dans notre
esprit, qu'autant (jue nous savons nous les mon-
trer successivement à nous-mêmes : c'est-à-dire,
que nous ne savons parler aux autres qu'autant
que nous savons nous parler. On se tromperait par
conséquent, si Ton croyait que les langues ne nous
sont utiles que pour nous communiquer mutuclle-
nienl nos pensées.
C'est donc comme méthodes analytiques q\]e
nous devons les coiisidérer; et nous ne les con-
naîtrons parfaitement que lorsque nous aurons
observé comment elles ont analysé la pensée.
Dans le peu que vous savez de notre langage,
vous voyez des mots pour exprimer vos idées, et
d'autres mots pour exprimerles rapports que vous
apercevez entre elles. Vous concevez qu'avec moins
de mots vous auriez moins d'idées, et vous décou-
vririez moins de rapports. Il ne faut pour cela que
vous rappeler l'ignoraiice où vous étiez il n'y a pas
longtemps. Vous concevez aussi qu'avec plus de
mots que vous n'en savez, vous pourriez avoir
plus d'idées et découvrir plus de rapports.
Dans le français, tel que vous l'avez su d'abord,
vous pouvez vous représenter une languequi com-
mence, et qui ne fait, pour ainsi dire, que dégros-
sir la pensée. Dans le français tel que vous le
savez aujourd'hui, vous voyez une langue quia fait
des progrès, qui fait plus d'analyses, et qui les
fait mieux. Enlin, dans le français tel que vous le
saurez un jour, vous prévoyez de nouveaux pro-
grès et vous commencez à comprendre comment il
deviendra capable d'analyser la pcjisce jusque dan»
les moindres détails.
Si cette analyse se faisait sans méthode, la pen-
sée ne se déhrotiillerait (in'imparlailemenl ; les idée»
s'ollriraient confusément et sans ordre à celui (jui
pîuirrait parler, et il ne pourrait se faire enten-
dre ([u'aulant qu'on le devinerait. Aussi avons-
nous vu que celte analyse est ;issujetlie à uito
méthode, et que cette mclhodc est plus ou moins
parfaite, suivant que, se conformant à la généra-
tion des idées, elle la montre d'une manière plus
on moins sensible. Tout confirme donc que nous
devons considérer les langues comme autant de
méthodes analytiques: méthodes qui d'abord ont
(onte l'imperfection des langues qui commencent,
et qui dans la suit(!font des progrès à mesure que
les langues en font elles-mêmes.
Mais, me direz-vous, les hommes ne connais-
saient pas celle méthode avant d'avoir fait les
langues: comment dont les ont-ils faites d'après
celte méthode?
Celte difficulté prouve seulement que, dans les
con)menceinenls, celte mélhode a été aussi impar-
faite que les langues.
En effet, si vous réfléchissez sur les idées que
vous avez acquises avec moi, vous vous convain-
crez que vous les devez à l'analyse ; que vous n'au-
riez pas pu en acquérir d'aussi précises par toute
antre voie, et (|ue par conséquent vous avez tout
seul analysé quel(|uefois mélliodiquement, si au-
paravant vous en aviez d'exactes, con)me eu effet
vous en aviez. Mais alors vous analysiez sans le
savoir. Or, c'est ainsi que les hommes ont suivi,
dans la formalion des langues, une méthode ana-
lyli(|ue. Tant que celte méthode a élé imparfaite,
iis se sont exprimés grossièrement et avec beau-
coup d'embarras; et c'est à proportion des progrès
qu'elle a faits qu'ils onlété capables de parler avec
plus de clarté et de précision.
La nature vous a guidé dans les analyses que
vous avez faites tout seul ; vous avez démêlé quel
ques qualités dans les objets, parce que vous aviez
besoin de les remarquer ; vous avez démêlé quel-
ques opérations diuis votre âme, parce que vous
aviez besoin de faire connaître vos craintes et vos
désirs. Vous avez, à la vérité, trouvé des secours
dans les personnes qui vous approchaient : vous
n'avez eu qu'à faire attention aux circonstances où
elles prononçaient certains mots, pour apprendre
à nommer les idées que vous vous faisiez.
Les hommes qui ont lait des langues ont de
même élé guidés par la nature, c'est-à-dire, par
les besoins, qui sont une suite de notre conforma-
tion. S'ils ont été obligés d'imaginer les mots que
vous avez trouvés faits, ils ont suivi, en les choi-
sissant, la même méthode que vous avez suivie
vous-même en les apprenant.
Mais, comme vous, ils l'ont suivie à leur insu.
Si on avait pu la leur faire remarquer de bonne
heure, les langues auraient fait des progrès rapi-
des, comme votre français en fera. La lenleur des
progrès ne prouve donc pas qu'elles se sont for-
mées sans méthode; elle prouve seulement que la
méthode s'est perfectionnée lenieinent. Mais enlin
celle méthode a donné peu à peu les règles du lan-
gage, et le système des langues s'est achevé lors-
qu'on a été capable de remarquer ces règles.
(Ir, la pensée, considérée en général, est la
même dans tous les hommes. Dans tous elle vient
également de la sensation: dansions elle se com-
pose et se décompose de la même manière.
Les besoins qui les engagent à faire l'analyse de
la pensée sont encore communs à cette analyse
des moyens semblables, parce qu'ils sont tous con-
formés de la même manière. La méthode qu'il»
1265
NOTES ADDITIONNELLES.
126a
suivent est donc assujeliie aux mêmes règles dans
loules les langues.
Mais celle mélliode se sert, dans difl'ôrentes lan-
gues, de signes dillVrents. Plus ou moins grossière,
plus ou moins perreelionnèe, elle rend les langues
plus ou moins capables de clarté, de précision et
d'énergie; et chaque langue a des règles qui lui
sont propres.
On appelle grammaire la science qui enseigne
les principes et les règles de cette méthode analy-
tique. Si elle enseigne les règles que celle méthode
prescrit à toutes les langues, on la nomme gram-
maire générale; et on la nomme grammaire parti-
culière, lorsqu'elle enseigne les régies que celle
méthode suit dans telle ou telle langue.
Etudier la grammaire, c'est donc étudier les
méthodes que les hommes ont suivies dans l'ana-
lyse de la pensée.
Cette entreprise n'est pas aussi difficile qu'elle
peut vous le paraître. Elle se borne à observer ce
(jue nous faisons quand nous parlons: car le sys-
tème du langage est dans chaque homme qui sait
parler. D'ailleurs un discours n'est qu'un jugement
ou une suite de jugements. Par conséquent, si nous
découvrons comment une langue analyse un petit
nombre de jugement»;, nous" connaîtrons la mé-
thode qu'elle suit dans l'analvse de toutes nos
pensées.
Comment le langage d'action décompose la pensée.
Le langage d'action que je veux vous faire ob-
server, n'est pas celui dont les pantomimes ont
fait un art. C'est celui que la nature nous fait tenir
en conséquence de la conformation qu'elle a don-
née à nos organes.
Lorsqu'un homme exprime son désir par son
action, cl montre d'im geste un objet (ju'il désire,
il commence déjà à décomposer sa pensée : mais
il la décompose moins pour lui que pour ceux (|iii
l'observent.
Il ne la décompose pas pour lui : car tant que les
mouveinentsqui exiiriment ses dilTérentos idées ne
se succèdent pas, loules ses idées sont simultanées
comme ses mouvements. Sa pf usée s'offre donc à
lui tout entière, sans succession et sans décom-
position.
Mais son action la déconqiose souvent pour ceux
qui l'observent; et cela arrive toutes les fois qu'ils
ne peuvent comprendre ce qu'il veut qu'après avoir
port* la vue sur bii, pour y remarquer l'expres-
sion du désir, el ensuite sur l'objet, pour remar-
quer ce qu'il d(-sire. Celle observation rend donc
successifs à leurs ye"ix des mouvements qui étaient
.simultanés dans l'action de cet homme, et elle fait
voir deux idées séparées et distinctes, parce qu'elle
les fait voir l'une après l'autre.
Or, si un homme qui ne parle que le langage
d'action remarque que, pour comprendre la pen-
sée d'un autre, il a souvent besoin d'en observer
successivement les mouvements, rien n'enipèche
qu'il ne remarque encore toi on tard (|ue, pour se
faire entendre lui-même plus facilement, il a be-
soin de rendre ses n)ouvements successifs. Il ap-
prendra donc à décomposer sa pensée ; et c'est
alors, comme nous l'avons remarqué, que le lan-
gage d'action commencera à devenir un langage
artificiel.
Celte décomposition n'offre guère que deux
ou trois idées distinctes; telles que, fai faim, je
voudrais ce fruit, donnez-le moi. Elle n'olfre donc
que des idées principales plus ou moins compo-
sées.
Mais la force des besoins, la vivacité du désir,
le goût qu'on se flatte de trouver dans le fruit
•lu'on demande, la préférence qu'on donne à ce
fruit, la peine qu'on souffre par la privation, etc.,
sont autant d'idées accessoires qui ne se démê-
lent pas encore, et qui cependant sont exprimées
dans les regards, dans les attitudes, dans raltéralion
des traits du visage, en un mot, dans toute l'ac-
tion. Ces idées ne se décomposeront qu'autant
que les circonstances détermineront à faire remar-
quer, les uns après les autres, les mouvemenis
qui en sont les signes naturels.
11 serait curieux de rechercher jusqu'où les hom-
mes pourraient porter celle analyse. Mais ce sont
des détails dans lesquels je ne dois entrer qu'au-
tant qu'ils peuvent èlre utiles à l'objet que je me
j)ropose. Il me suflit pour le présent d'avoir ob-
servé comment le langage d'action conmience à
décomposer la pensée
Condillac dit ailleurs:
Nous ne pouvons raisonner qu'avec les moyens
qui nous sont donnés ou indiqués par la nature. Il
faut donc observer ces moyens, el tâcher de dé-
couvrir comment ils sont sûrs quelquefois, et pour-
quoi ils ne le sont pas toujours.
Nous venons de voir que la cause de nos erreurs
est dans riiabilude de juger d'après des mois dont
nous n'avons pas déterminé le sens : nous avons vu,
dans la première partie, que les mots nous sont
absolument nécessaires pour nous faire des idées
de toute espèce; et nous verrons bientôt que les
idées abstraites et générales ne sont que des déno-
minations. Tout confirmera donc que nous ne pen-
sons qu'avec le secours des mots. C'en est assez
pour faire comprendre que l'art de raisonner a
commencé avec les langues; <iu'il n'a pu faire des
progrès qu'autant qu'elles en ont fait elles-mêmes,
et que par conséquent elles doivent reiifermer tous
les moyens que nous pouvons avoir pour ;!nalyscr
bien ou mal. il faut donc observer les langues: il
faut même, si nous voulons connaître ce qu'elles
ont été à leur naissance, observer le langage d'ac-
tion d'après lequel elles ont été faites. C'est par où
nous allons commencer.
Les éléments du langage d'action sont nés avec
l'homme ; et ces éléments sont les organes que
l'auteur de notre nature nous a donnés. Ainsi II
y a un langage inné, quoiqu'il n'y ail point d'idées
qui le soient. En effet , il fallait que les éléments
d'un langage (juelconque, préparés d'avance, précé-
dassent nos idées, parce que, sans des signes de
quelque espèce, il nous serait impossible d'analy-
ser nos pensées, pour nous rendre compte de ce
que nous pensons, c'est-à-dire, pour le voir d'un©
manière distincte.
Aussi notre conformation extérieure est-elle des-
tinée à représenter tout ce qui se passe dansl'àme:
elle est l'expression de nos sentiments et de nos
jugements ; et quand elle parle, rien ne peut être
caché.
Le propre de l'action n'est pas d'analyser. Comme
elle ne représente les sentiments que parce qu'elle
en est l'eUct, elle représente à la fois tous ceux (pie
nous éprouvons au même instant, et les idées si-
multanées dans notre pensée sont nalurcllcment
simultanées dans ce langage.
Mais une mullilude d'idées simultanées ne sau-
raient être distinctes qu'autant que nous nous
sommes fait une habitude de les observer les unes
après les autres. C'est à celte habitude que nous
devons l'avantage de les démêler avec une pronq)-
litudeet une facililé qui étonnent ceux qui n'ont
pas contracté la même iiahitude. Pourquoi , par
exemple, un musicien disl.ingue-t-il dans i'hanno-
nie toutes les parties qui se font enlendre à la fois ?
C'est que son oreille s'est exercée à observer les
sons et à les apprécier.
Les hommes commencent à parler le langage
d'action aussitôt qu'ils sentent , et ils le parlent
alors sans avoir le projet de communiquc^r leurs
pensées. Ils ne formeront le projet de le parler pour
se faire enlendre que lorsqu'ils auront remar(pié
1267
DICTIONNAIRE DE PHlLOSOPIliE.
Î26S
qu'on \c% a entendus : mais «ians les coniuience-
inenls ils ne projellcnt rien encore, parce qu'ils
n'ont rien observe.
Tout alors est donc confus pour eux dans leur
langage , et ils n'y démêleront rien tant qu'ils
n'auront pas appris à faire l'analyse de leurs pen-
sées.
Mais, quoique tout soit confus dans leur langage,
il renferme cependant tout ce qu'ils sentent : il
renferme tout ce qu'ils y démêleront lorsqu'ils sau-
ront faire l'analyse de leurs pensées, c'est-à-dire,
des désirs, des craintes, des jugements, des rai-
sonnements, en un mot, toutes les opérations dont
l'àme est capable. Car enfin, si tout cela n'y était
pas, l'analyse ne l'y saurait trouver. Voyons com-
ment ces hommes apprendront de la nature à faire
l'analyse de toutes ces choses.
Ils ont besoin de se donner des secours. Donc
chacun d'eux a besoin de se faire entendre, et par
conséquent de s'entendre lui-même.
D'abord ils obéissent à la nature ; et sans projet,
comme nous venons de le remarquer, ils disent
à la fois tout ce qu'ils sentent, parce qu'il est na-
turel à leur action de le dire ainsi. Cependant celui
qui écoute des yeux n'entendra pas, s'il ne déconi-
Fose pas cette action, pour en observer l'un après
autre les mouvements ; mais il lui est naturel de
la décomposer, et par conséquent il la décompose
avant d'en avoir formé le projet. Car, s'il en voit
à la fois tous les mouvements , il ne regarde au
premier coup d'œil que ceux qui le frappent da-
vantage : au second, il en regarde d'autres ; au troi-
sième, d'autres encore. Il les observe donc succes-
sivement, et l'analyse en est faite.
Chacun de ces hommes remarquera donc tôt ou
tard qu'il n'entend jamais mieux les autres que
lorsqu'il a décomposé leur action ; et par consé-
quent il pourra remarquer qu'il a besoin, pour se
faire entendre, de décomposer la sienne. Alors il
se fera peu a peu une habitude de répéter , l'un
après l'autre, les mouvements que la nature lui fait
faire à la fois ; et le langage d'action deviendra na-
turellement pour lui une méthode analytique. Je
dis une méthode , parce que la succession des
mouvements ne se fera pas arbitrairement et sans
règles : car l'action étant l'effet des besoins et des
circonstances où l'on se trouve, il est naturel qu'elle
se décompose dans l'ordre donné par les besoins
et parles circonstances; et quoique cet ordre puisse
varier, et varie, il ne peut jamais être arbitraire.
C'est ainsi que, dans un tableau, la place de chaque
personnage, son action et son caractère sont déter-
minés, lorsque le sujet est donné avec toutes ses
circonstances.
En décomposant son action, cet homme décom-
pose sa pensée pour lui comme pour les autres;
il l'analyse, et il se fait entendre, parce qu'il s'en-
tend lui-même.
Comme l'action totale est le tableau de toute la
pensée, les actions partielles sont autant de tableaux
des idées qui en font partie. Donc, s'il décompose
encore ces actions partielles, il décomposera égale-
ineni les idées partielles dont elles sont les signes,
et il se fera continuellement de nouvelles idées dis-
tinctes.
Ce moyen , l'unique qu'il ait pour analyser sa
pensée , pourra la développer jusque dans les
moindres détails : car les premiers signes d'un lan-
gage étant donnés, on n'a plus qu'à consulter l'ana-
logie, elle donnera tous les autres.
Il n'y aura donc point d'idées que le langage
d'action ne puisse rendre , et il les rendra avec
d'autant plus de clarté et de précision , que l'ana-
logie se montrera plus sensiblement dans la suite
des signes qu'on aura choisis. Des signes absolu-
ment arbitraires ne seraient pas entendus, parce
que, n étant pas analogues , l'acception d'un signe
connu ne conduirait pas à l'acception d'un signe
inconnu, .\ussi est-ce l'analogie qui fait tout l'ar-
tifice des langues : elles sont faciles, claires et pré-
cises, à proportion que l'analogie s'y montre d'une
manière plus sensible.
Je viens de dire qu'il y a un langage inné, quoi-
qu'il n'y ait point d'idées qui le soient. Cette vérité,
(jui i)Ourrait n'avoir pas été saisie, est démontrée
par les observations qui la suivent et qui l'expli-
quent.
Le langage (lue je nomme inné est un langage
que nous n'avons point appris, parce qu'il est l'elTet
naturel et immédiat de notre conformation. Il dit
à la fois tout ce (juc nous sentons : il n'est donc pas
une méthode analytique ; il ne décompose donc
pas nos sensations; il ne fait donc pas remarquer
ce qu'elles renferment ; il ne donne donc point
d'idées.
Lorsqu'il est devenu une méthode analytique,
alors il décompose les sensations, et il donne des
idées ; mais, comme méthode, il s'apprend , et par
conséquent, sous ce point de vue, il n'est pas
inné.
Au contraire, sous quel(|ue point de vue que l'on
considère les idées, aucune ne saurait être innée.
S'il est vrai qu'elles sont toutes dans nos sensa-
tions, il n'est pas moins vrai qu'elles n'y sont pas
pour nous encore, lorsque nous n'avons pas su les
observer; et voilà ce qui fait que le savant et l'igno-
rant ne se ressemblant pas par les idées, quoi-
qu'avant la même organisation, ils se ressemblent
par la manière de sentir. Ils sont nés tous deux
avec les mêmes sensations comme avec la même
ignorance ; mais l'un a plus analysé que l'autre.
Or, si c'est l'analyse qui donne les idées, elles sont
acquises, puisque l'analyse s'apprend elle-même. Il
n'y a donc point d'idées innées.
On raisonne donc mal quand on dit : Celle idée
est dans nos sensations ; donc nous avons cette idée :
et cependant on ne se lasse pas de répéter ce rai-
sonnement. Parce que personne n'avait encore re-
marqué que nos langues sont autant de méthodes
analytiques, on ne remarquait pas que nous n'ana-
lysions que par elles ; et l'on ignorait que nous
leur devons toutes nos connaissances. Aussi la mé-
taphysique de bien des écrivains n'est-elle qu'un
jargon inintelligible pour eux comme pour les
autres.
Comment les langues sont des méthodes analytiques.
Imperfection de ces méthodes.
On concevra facilement comment les langues sont
autant de méthodes analytiques, si l'on a conçu
conmient le langage d'action en est une lui-même ;
et si l'on a compris que, sans ce dernier langage,
les hommes auraient été dans l'impuissance d'ana-
lyser leurs pensées, on reconnaîtra qu'ayant cessé
d"e le parler, ils ne les analyseraient pas, s'ils n'y
avaient suppléé par le langage des sons articulés :
l'analyse ne fait et ne peut se faire qu'avec des
signes.
Il faut même remarquer que si elle ne s'était pas
d'abord faite avec les signes du langage d'action,
elle ne se serait jamais faite avec les sons articulés
de nos langues. En elTet, comment un mot serait-il
devenu le signe d'une idée , si cette idée n'avait
pas pu être montrée dans le langage d'action ? Et
comment ce langage l'anrait-il montrée, s'il ne
l'avait pas fait observer séparément de tout autre?
Les hommes ignorent ce qu'ils peuvent, tant que
l'expérience ne 'leur a pas lait remarquer ce qu'ils
font d'après la nature seule. C'est pourquoi ils n'ont
jamais fait avec dessein que des choses qu'ils avaient
déjà faites sans avoir eu le projet de les faire. Je
crois que cette observation se conflrmera toujours ,
1269
NOTES ADDITIONNELLES.
12TÔ
et je crois encor<> que si elle n'avait pas échaj)pé,
on raisonnerait mieux tju'on ne l'ail.
lis n'ont pensé à faire des analyses qu'après
avoir observé qu'ils en avaient fait : ils n'ont pe>isé
à parler le langage d'action pour se faire entendre,
qu'après avoir observé qu'on les avait entendus.
De même ils n'auront pensé à parler avec des sons
articulés, qu'après avoir observé qu'ils avaient parlé
avec de pareils sons; et les langues ont commencé
avant qu'on eût le projet d en faire. C'est ainsi
qu'ils ont été poëies, orateurs, avant de songer à
Pétre. En un mot, tout ce qu'ils sont devenus, ils
l'ont d'abord été par la nature seule; et ils n'ont
étudié pourlèlre que lors([u'ils ont eu observé ce
que la nature leur avait fait faire. Elle a tout com-
mencé , et toujours bien : c'est une vérité au'on
ne saurait trop répéter.
Les langues ont été des méthodes exactes tant
qu'on n'a parlé que des choses relatives aux be-
soins de première nécessité : car s'il arrivait alors
de supposer dans une analyse ce qui n'y devait pas
être, l'expérience ne pouvait manquer de le faire
apercevoir : on corrigeait doue ses erreurs, et on
parlait mieux.
A la vérité des langues étaient alors très-bornées :
mais il ne faut pas croire que, pour être bornées,
elles en fussent plus mal faites ; il se pourrait que
les nôtres le fussent moins bien. En clfet, les lan-
gues ne sont pas exactes parce (luelles parlent de
beaucoup de choses avec beaucoup de confusion,
mais parce qu'elles parlent avec clarté , quoique
d'un petit nombre.
Si, en voulant les perfectionner , on avait pu
continuer comme on avait commence, on n'aurait
cherché de nouveaux mots dans l'analogie que lors-
qu'une analyse bien faite aurait en ellet donné de
nouvelles idées ; et les langues, toujours exactes,
auraient été plus étendues.
Mais cela ne se pouvait pas. Comme les hommes
analysaient sans le savoir, ils ne remarquaient pas
.que, s'ils avaient dos idées exactes, ils les devaient
uniquement à l'analyse. Ils ne connaissaient donc
pas toute l'importance de cette méthode; et ils ana-
lysaient moins à mesure que le besoin d'analyser
se faisait moins sentir.
Or, quand on se fut assuré de satisfaire aux be-
soins de première nécessité, on s'en fit de moins
nécessaires ; de ceux-là on passa à de moins néces-
saires encore, et l'on vint par degrés à se faire des
besoins de pure curiosité, des besoins d'opinions,
enfin des besoins inutiles, et tous plus frivoles les
uns que les autres.
Alors on sentit tous les jours moins la nécessité
d'analyser : bientôt on ne sentit plus que le désir
de parler, et on parla avant d'avoir des idées de ce
qu'on voulait dire. Ce n'était plus le temps où les
jugements se mettaient naturellement à l'épreuve
de l'expérience. On n'avait pas le même intérêt à
s'assurer si les choses dont on jugeait étaient telles
qu'on l'avait supposé. On aimait à le croire sans
examen , et un jugement dont on s'était fait une
habitude devenait une opinion dont on ne doutait
plus. Ces méprises devaient être fréquentes, parce
que les choses dont on jugeait n'avaient pas été ob-
servées,etque souvent elles ne pouvaient pas l'être.
Alors un pre;^\ier jugement faux en fit porter nu
second, et bienivjt on en lit sans nombre. L'analo"ie
conduisit d'erreurs en erreurs, parce qu'on était
conséquent.
Voilà ce qui est arrivé aux philosophes mêmes
Il n'y a pas bien longtemps qu'ils ont appris l'ana-
lyse : encore n'en savent-ils faire usage que dans
les mathématiques, dans la physique et dans la chi-
mie. Au moms n'en connais-je pas qui aient su
l'appliquer aux idées de toute espèce. Aussi aucun
d'eux n'a-t-il imaginé de considérer les lan"uf>
comme autant de inélhodcsanaivliques '^
Les langues étaient donc devenues des méthodes
bien défectueuses. Cependant le commerce rappro-
chait les peuples, qui échangeaient, en quelque
sorte, leurs opinions et leurs préjugés, comme les
productions de leur sol et de leur industrie : les
langues se confondaient, et l'analogie ne pouvait
plus guider l'esprit dans l'acception des mots ;
l'art de raisonner parut donc ignoré ; on eût dit
qu'il n'était plus possible de l'apprendre.
Cependant , si les hommes avaient d'abord été
placés par leur nature dans le cbeinin des décou-
vertes, ils pouvaient par hasard s'y retrouver en-
core quelquefois : mais ils s'y retrouvaient sans
le reconnaître, parce (pi'ils ne l'avaient jamais étudié,
et ils s'ég.-xraient de nouveau.
Aussi a-t-on fait, pendant des siècles, de vains
elTortspour découvrir les règles de l'art de raison-
ner. On ne savait où les prendre, cl on les cherchait,
dans le mécanisme du discours ; mécanisme qui
laissait subsister tous les vices des langues.
Pour les trouver, il n'y avait qu'un moyen ; c'était
d'observer noire manière de concevoir, et de l'étu-
dier dans les dillicultés dont notre nature nous a
doués. Il fallait remarquer que les langues ne sont,
dans le vrai, que des méliiodcs analytiques; métho-
des fort défectueuses aujourd'hui, mais (lui ont été
exactcîs, et qui pourraient l'être encore. On ne l'a
pas vu, parce que, n'ayant pas remarque combien
les mots nous sont nécessaires pour nous faire des
idées de toute espèce, on a cru qu'ils n'avaient
d'antre avantage que d'être un moyen de nous
eomninniciuer nos pensées. D'ailleurs, comme, à
bien des égards, les langues ont paru arbitraires aux
grammairiens et aux philosophes, il est arrivé qu'on
a supposé qu'elles n'ont pour règles que le caprice
de l'usage ; c'est-à-dire, que souvent elles n'en ont
point. Or toute méthode en a toujours, et doit en
avoir. Il ne faut donc pas s'étonner si jns(iu'à pré-
sent personne n'a s(nipconiié les langues d'être au-
tant de méthodes analytiques.
De Vinfluence des langues.
Puisque les langues, formées à mesure que nous
analysons, sont (leveniies autant de métliodes ana-
lytiques, on conçoit qu'il nous est naturel de penser
d'après les habitudes (ju'elles nous ont fait prendre.
Nous iiensons par elles; règles de nos jugenients,
elles l'ont nos co!inaissanc(>s. nos opinions, nos pré-
jugés : en un mot, elles lont en ce genre tout le
bien et tout le mal. Telle est leur iniluence, et la
chose ne pouvait pas arriver autrement.
Elles nous égarent, parce que ce sont des mé-
thodes imparfaites ; mais puisque ce sont des mé-
thodes, elles ne sont pas imparfaites à tous égards
et elles nous conduisent bien quelquefois. Il n'est
personne qui, avec le seul secours des habitudes
contractées dans sa langue, ne soit capable de
faire quelques bons raisonnements. C'est même
ainsi que nous avons tous commencé ; et Ton voit
souvent des hommes sans étude raisonner mieux
que d'autres qui ont beaucoup étudié.
On désirerait que les philosophes eussent présidé
à la formation des langues, et on rroii ([u'elles au-
raient été mieux faites. Il faudrait donc (|ue ce
fussent d'autres philosophes (|ue ceux (|ue nous
connaissons. Il est vrai qu'en mathématiques un
parle avec précision, parce que l'algèbre, ouvrage
du génie, est une langue (lu'on ne pouvait pas mal
faire. Il est vrai encore ([ue (|uelques parties de la
physique et de la chimie ont été traitées avec la
même précision par un petit fiombre d'excellents
esprits faits pour bien observer. D'ailleurs je ne
vois pas que les langues des sciences aient aucun
avantage. Elles ont les mêmes défauts (|ue les au-
tres, et de plus grands encore. On les parle tout
aussi souvent sans rien dire : scavenl encore on ne
les parle que pour dire des absii 'dites; et en gVjué-
1271
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
1272
rai, il ne paraît pas c[u"ou Iqs parle avec le dessein
de se faire ciilcndre.
Je ronjeclure que les premières langues vulgaires
ont élé ios plus [)roi)rcs au raisoniieniont : car la
jialure, qui i>r('"si(lait à leur f(»rinalion, avait au
moins bien commencé. La génération des idées et
des facultés de rame devait être sensible dans ces
langues, où la première acception d'un mot était
connue, et où l'analogie donnait toutes les autres.
On retrouvait dans les noms des idées qui écbap-
{laient aux sens, les noms même des idées sensi-
)les d'où elles viennent ; et au lieu de les voir
comme des noms propres de ces idées, on les voyait
comme des expressions figurées qui en montraient
l'origine. Alors, par exem|)le, on ne demandait pas
si le mot substance signilie autre cliose ([ue ce qui
est dessous; si le mot /penser signilie autre chose
que peser, balancer, comparer. En un mot, on n'ima-
ginait pas de faire les questions que font aujourd'iiui
les mélapliysiciens : les langues, qui répondaient
d'avance à toutes, ne permettaient pas de les faire, et
Ton n'avait point encore de mauvaise métaphysique.
La bonne métaphysique a commencé avant les
langues , et c'est à elle qu'elles doivent tout ce
qu'elles ont de mieux. Mais cette métaphysique
était alors moins une science qu'un instinct. C'était
la nature qui conduisait les hommes à leur insu;
et la métapiiyoique n'est devenue science que lors-
qu'elle a cessé d'être bonne.
Une langue serait bien supérieure, si le peuple
qui la fait cultivait les arts et les sciences sans rien
emprunter d'aucun autre : car l'analogie, dans cette
langue, montrerait sensiblement le prog?-ès des
connaissances, et l'on n'aurait pas besoin d'en
chercher l'histoire ailleurs. Ce serait là une langue
vraiment savante , et elle le serait seule. Mais
quand elles sont des ramas de plusieurs langues
étrangères les unes aux autres, elles confondent
tout : l'analogie ne peut plus faire apercevoir dans
les diflérentes acceptions des mots l'origine et la
génération des connaissances : nous ne savons
plus mettre de la précision dans nos discours,
nous n'y songeons pas : nous faisons des questions
au hasard, nous y répondons de même : nous
abusons ontinuellement des mots, et il n'y a point
d'opinions extravagantes qui ne trouvent des par-
tisans.
Ce sont les philosophes qui ont amené les choses
à ce point de désordre. Ils ont d'autant plus
mal parle, qu'ils ont voulu parler de tout : ils ont
d'autant plus mal parlé, que, lorsqu'il leur arrivait
de penser comme tout le monde, chacun d'eux
voulait paraître avoir une façon de penser qui ne
fût qu'à lui. Subtils, singuliers, visionnaires, inin-
telligibles, souvent ils semblaient craindre de n'ê-
tre pas assez obscurs, et ils affectaient de couvrir
d'un voile leurs connaissances vraies ou prétendues.
Aussi la langue de la philosophie n'a-t-elle élé
(ju'un jargon pendant plusieurs siècles.
Enlin ce jargon a été banni des sciences. Il a été
banni, dis-je; mais il ne s'est pas banni lui-même :
il y cherche toujours un asile, en se déguisant
sous de nouvelles formes, et les meilleurs esprits
ont bien de la peine à lui fermer toute entrée.
Mais enlin les sciences ont fait des progrès, parce
(ue les philosophes ont mieux observé, et qu'ils
ont mis dans leur langage la précision et l'exacti-
tude qu'ils avaient mises dans leurs observations.
ils ont donc corrigé la langue à bien des égards, et
l'un a mieux raisonné. C'est ainsi que l'art de rai-
bonner a suivi toutes les variations du langage, et
c'est ce qui devait arriver.
Considéralions sur les idées abstraites cl générales ;
ou comment l'art de raisonner se réduit à une lan-
Que bien faite.
Les idées générales, dont nous avons expliqué la
formation, font partie de l'idée totale de chacun des
individus auxquels elles conviennent, et on les con-
sidère, par cette raison, comme autant d'idées par-
tielles. Celle d'homme, par exenq)le, fait partie
des idées totales de Pierre et de Paul, puiscjue
nous la trouvons également dans Pierre et dans
Paul.
Il n'y a point d'homme en général. Celte idée
partielle n'a donc point de réalité hors de nous :
mais elle en a une dans notre esprit, où elle existe
séparément des idées totales ou individuelles dont
elle fait partie.
Elle n'a une réalité dans notre esprit que parce
que nous la considérons comme séparée de chaque
idée individuelle; et par cette raison nous la nom-
mons abstraite : car abstrait ne signifie autre
chose que séparé.
Toutes les idées générales sont donc autant d'i-
dées abstraites ; et vous voyez que nous ne les for-
mons qu'en prenant dans chaque idée individuelle
ce qui est commun à toutes.
Mais qu'est-ce au fond que la réalité qu'une idée
générale et abstraite a dans notre esprit? Ce n'est
qu'un nom; ou, si elle est quelque autre chose,
elle cesse nécessairement d'être abstraite et géné-
rale.
Quand, par exemple, je pense à homme, je puis
ne considérer dans ce mot qu'une dénoniinalioa
commune : auquel cas il est bien évident (jue mon
idée est en quelque sorte circonscrite dans ce nom,
qu'elle ne s'étend à rien au delà, et que par con-
séquent elle n'est que ce nom mên)e.
Si, au contraire, en pensant à homme, je consi-
dère dans ce mot quel(|ue autre chose qu'une dé-
nomination, c'est qu'en effet je me représente un
homme; et un homme, dans mon esprit, comme
dans la nature, ne saurait êlre l'homme abstrait et
général.
Les idées abstraites ne sont donc que des déno-
minations. Si nous voulions absolument y supposer
autre chose, nous ressemblerions à un peintre qui
s'obslinerait à vouloir peindre l'homme en général,
et qui cependant ne peindrait jamais que des indi-
vidus.
Cette observation sur les idées abstraites et gé-
nérales démontre que leur clarté et leur précision
dépendent uniquement de l'ordre dans lequel nous
avons l'ait la dénomination des classes; et que, par
conséquent, pour déterminer ces sortes d'idées, il
n'y a qu'un moyen , c'est de bien faire la lan-
gue.
Elle confirme ce que nous avons déjà démontré,
combien les mots nous sont nécessaires : car, si
nous n'avions point de dénominations, nous n'au-
rions point d'idées abstraites; si nous n'avions
point d'idées abstraites, nous n'aurions ni genres ni
espèces; et si nous n'avions ni genres ni espèces,
nous ne pourrions raisonner sur rien. Or, si nous
ne raisonnons qu'avec le secours de ces dénomi-
nations, c'est une nouvelle preuve que nous ne
raisonnons bien ou mal que parce que notre langue
est bien ou mal faile. L'analyse ne nous apprendra
donc à raisonner qu'autant qu'en nous apprenant
à déterminer les idées abstraites et générales, elle
nous apprendra à bien faire notre langue; et
tout l'art de raisonner se réduit à l'art de bien par-
ler.
Parler, raisonner, se faire des idées générales ou
abstraites, c'est donc au fond la même chose; et
cette vérité, toute simi»le qu'elle est, pourrait pas-
ser pour une découverte. Certainement on ne s'en
est pas douté : il le paraît à la manière dont on
parle et dont on raisonne : il le paraît à l'abus
qu'on fait des idées générales: il le paraît enfin
aux diflicullés que croient trouver à concevoir les
idées abstraites ceux qui en trouvent si peu à
parler.
J273
NOTES ADDITIONNELLES.
1274
L'an de raisonner no se réduit à une langue bien
faite que parce que l'ordre dans nos idées n'est
lui-même que la subordination qui est entre les
noms donnés aux genres et aux espèces; et puis-
que nous n'avons de nouvelles idées que parce que
nous formons de nouvelles classes, il est évident
que nous ne déterminons les idées qu'autant que
nous déterminons les classes mêmes. Alors nous
raisonnerons nien, parcequeTanalogienousconduira
dans nos jugements comme dans l'intelligence des
raols.
Convaincus que les classes ne sont que des dé-
nominations, nous n'imaginerons pas de supposer
qu'il existe dans la nature des genres et des espè-
ces, et nous ne verrons dans ces mots, genres et «?*-
ftèces, qu'une manière de classer les clioses suivant
es rapports qu'elles ont à nous et entre elles. Nous
reconnaîtrons que nous ne pouvons découvrir que
ces rapports, et nous ne croirons pouvoir dire ce
au'elles sont. Nous éviterons par conséquent bien
es erreurs.
Si nous remarquons que toutes ces classes ne
nous sont nécessaires que parce que nous avons
besoin, pour nous faire des idées distinctes, de dé-
composer les objets que nous voulons étudier,
nous reconnaîtrons, non-seulement la limitation de
notre esprit, nous verrons encore où en sont les
bornes, et nous ne songerons point à les franchir.
Nous ne nous perdrons pas dans de vaines ques-
tions : au liet. de chercher ce que nous ne pou-
vons pas trouver nous trouverons ce qui sera à
notre portée. Il ne faudra pour cela que se faire
des idées exactes ; ce que nous saurons toujours,
quand nous saurons nous servir des mots.
Or, nous saurons nous servir des mots, lorsqu'au
lieu d'y chercher des essences que nous n'avons pas
pu y mettre, nous n'y chercherons que ce que nous
y avons mis, les rapports des choses à nous, cl ceux
qu'elles ont entre elles.
Nous saurons nous en servir lorsque, les consi-
dérant relativement à la limitation de noire esprit,
nous ne les regarderons (|uc comme un moyen dont
nous avons besoin pour penser. Alors nous souti-
rons que la plus grande analogie en doit délermi-
ner le choix, qu'elle en doit déterminer toutes les
acceptions , et nous bcriîcrions nécessairement le
nombre des mots au nombre dont nous aijrions be-
soin. .Nous ne nous égarerions plus dans des distinc-
tions frivoles, des divisions, des sous-divisions sans
lin, et des mots étrangers qui deviennent barbares
dans notre langue.
Enfin, nous saurons nous servir des mots lorsque
l'analyse nous aura fait contracter l'habitude d'en
chercher la première acception dans leur premier
emploi, et toutes les autres dans Tanalogie.
C'eit à cette analyse seule que nous devons le
pouvoir d'abstraire et de généraliser. Elle fait donc
les langues; elle nous donne donc des idées exactes
de toute espèce. En un mot, c'est par elle que
nous devenons capables de créer les arts et les
sciences. Disons mieux, c'est elle qui les a créés.
Elle a fait toutes les découvertes, ei nous n'avons
eu qu'à la suivre. L'imagination, à la(|uelle on at-
tribue tous les talents , ne serait rien sans l'ana-
lyse.
Elle ne serait rien ! Je me trompe : elle serait
une source, d'opinions, de préjugés, d'erreurs; et
nous ne ferions que des rêves extravagants, si l'a-
nalyse ne la réglait pas quelquefois. En effet, les
écrivains qui n'ont que de l'imaginalion sont-ils
autre chose ?
La route que l'analyse nous trace est marquée
par nne suite d'observations bien faites; et nous y
marchons d'un pas assuré, parce que nous savons
toujours où nous sonmies, et que nous vovons tou-
jours où nous allons. D'ailleurs l'analyse nous aide
de tout ce qui peut nous être de quelque secours.
Notre esprit, si faible par lui-même, trouve en elle
des leviers de toute espèce ; et il observe les
phénomènes de la nature, en quelque sorte, avec
la même facilité que s'il les réglait lui-même.
-Mais, pour bien juger do co que nous lui 'lovons,
il la faut bien connaîiro ; autrement son ouvrage
nous paraîtra celui de l'imaginalion. Parce que les
idées que nous nonunons abstraites cessent de tom-
ber sous les sens, nous croirons qu'elles n'en vien-
nent pas ; et parce qu'alors nous ne verrons pas ce
qu'elles peuvent avoir do commun avec nos sensa-
tions, nous nous iniaginoions qu'ollos sont quel-
que autre chose. Préoccupés de celte erreur, nous
nous aveuglerons sur leur origine et leur généra-
tion : il nous sera impossible de voir ce qu'elles
sont , et cependant nous croirons le voir : nous
n'aurons que dos visions. Tantôt les idées seront
des êtres qui oist par eux-mêmes une existence
dans l'ànn', des êtres innés, ou des êtres ajoutés
succossivomont au sien : d'autres fois ce seront
dos êtres qui n'existent qu'en Dieu, et que nous ne
voyons qu'on lui. De pareils rêves nous écarteront
nécessaironiont du chemin dos découvertes, et nous
n'irons plus que d'erreur en erreur. Voilà cepen-
dant les systèmes que fait l'imagination : (juand
une fois nous los avons adoptés, il ne nous est plus
possible d'avoir une langue bien faite ; et nous
.sommes condamnés à raisonner presque toujours
mal, parce (|uc nous raisonnons mal sur les facul-
tés de noire esprit.
Ce n'est pas ainsi que les hommes, comme nous
l'avons remarqué, se conduisaient au sortir des
mains de l'auteur do la nature. Quoique a^)rs ils
cherchassent sans savoir ce (|u ils cherchaient, ils
cliercliaient bien, et ils trouvaient souvent, sans
s'apercevoir qu'ils avaient cherché. C'est que les
besoins (juc l'auteur de la nature leur avait don-
nés, et los circonstances où il les avait placés, los
forçaient à observer, et les avorti.^saient souvent de
ne pas imaginer. L'analyse qui taisait la langue, la
faisait bien, parce qu'elle déterminait toujours le
sens des niots ; et la langue, qui n'était pas étendue,
mais qui était bien faite, conduisait aux découvertes
les plus nécessaires. Mailiourouseniont les hommes
ne savaient pas observer comment ils s'instrui-
saient. On dirait qu'ils ne sont capables de bien
faire que ce qu'ils font à leur insu; et les philoso-
phes, ([ui auraient dû chercher avec plus de lu-
mière, ont cherché souvent pour ne rien trouver,
ou pour s'égarer.
Combien se trompent, ceux qui regardent les défini~
lions comme runique moyen de remédier aux abus
du langage.
Les vices des langues sont sensibles, surtout dans
les mots dont l'acception n'est pas déterminée, ou
qui n'ont pas dt; sens. On a voulu y remédier, et
parce qu'il y a des mots qu'on peut définir, on a
dit, il les faut définir mus. En conséciuoncc, les dé-
finitions ont été regardées comme la base de l'art
de raisonner.
Un triangle est une surface terminée par trois li-
gnes. Voilà une définition. Si elle donne du trian-
gle une idée sans laquelle il serait impossible d'en
déterminer les propriétés, c'est que pour découvrir
les propriétés d'une chose, il la faut analyser, et
que, pour l'analyser, il la faut voir. De pareilles
définitions montrent donc les choses qu'on se pro-
pose d'analyser, et c'est tout ce qu'elles font. Nos
sens nous montrent également les objets sensibles ,
et nous les analysons, quoique nous ne puissions pas
les définir. La nécessité (le définir n'est donc que
la nécessité de voir les choses sur lesquelles on
veut raisonner; et si l'on peut voir sans définir,
los définitions deviennent inutiles. C'est le cas le
plus ordinaire.
Sans doute que, pour étudier une chose, il faut
1575
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
1276
que je la voie : mais quand je la vois, je n'ai qu'à
l'analyser. Lors donc que je découvre les proprié-
lés d'une surl'acc lorniinée par trois ligues, c'esl
l'analyse seule qui est le principe de mes décou-
verles, si l'on veut des principes ; et celte défini-
tion ne l'ait que me montrer le triangle qui est
l'objet de mes recherches, comme mes sens me
monirent les objets sensibles. Que signifie dans ce
langage, les définitions sont des principes? 11 signifie
qu'il i'aul comiuencer par voir les choses pour les
étudier, el qu'il les faut voir telles qu'elles sont. Il
ne signifie que cela, et cependant on croit dire
quelque chose de plus.
Principe est synonyme de commencement, et c'est
dans celte signilicalion qu'on l'a d'abord employé :
mais ensuite, à force d'en faire usage, on s'en est
servi par habitude, macbinalenicnt, sans y attacher
d'idée, et l'on a eu des principes (jui ne sont le
commencement de rien.
Je dirai ([ue nos sens sont le principe de nos
connaissances, parce que c'est aux sens qu'elles
commencent, et je dirai une chose qui s'entend. Il
n'en sera pas de même si je dis qu'une surface
terminée par trois ligues est le principe de toutes
les propriétés du triangle, parce que toutes les pro-
priétés du triangle commencent par une surface
terminée par trois lignes; car j'aimerais autant dire
que tontes les propriétés d'une surface terminée
par trois lignes commencent à une surface termi-
née par trois lignes. Et un mot, cette définition ne
m'apprend rien : elle ne fait que me montrer une
chose que je connais, el dont l'analyse peut seule
me découvrir les propriétés.
Les définitions se bornent donc à montrer les
choses; mais elles ne les éclairent pas toujours
d'une lumière égale : Uàme est une substance qui
sent, est une définition qui montre l'àme bien im-
parfaitement à tous ceux à qui l'analyse na pas
appris que toutes ses facultés ne sont, dans le prin-
cipe ou dans le commencement, que la faculté de
sentir. Ce n'est donc pas par une pareille défini-
tion qu'il faudrait commencer à traiter de l'âme :
car quoi(iue toutes ses facultés ne soient, dans le
principe, que sentir, cette vérité n'est pas un prin-
cipe ou un commencement pour nous, si, au lieu
d'èlpe une première connaissance, elle est une der-
nière. Or elle est une dernière, puisqu'elle est un
résultat donné par l'analyse.
Prévenus qu'il faut tout définir, les géomètres
font souvent de vains efforts, et cherchent des dé-
finitions qu'ils ne trouvent |)as. Telle est, par
exemple, celle de la ligne droile : car dire avec
eux (|u'elle est la plus courte d'un point à un autre,
ce n'est pas la faire connaître, c'est supposer
qu'on la connaît. Or, dans leur langage, une dé-
finition étant un principe, elle ne doit pas sup-
poser que la chose soit connue. Voilà un écuoil
où échouent tous les faiseurs d'éléments, au grand
scandale de quelques géomètres, qui se plaignent
qu'on n'ait pas encore donné une bonne défini-
tion de la ligne droite, et qui semblent ignorer
qu'on ne doit pas définir ce qui est indéfinissable.
Mais si les définitions se bornent à nous montrer
les choses, qu'importe que ce soit avanl que nous
les connaissions, ou seulement après? il me semble
que le point essentiel est de les connaitrc.
Or on serait convaincu que !'uni(]uc moyen de
les connaître est de les analyser, si l'on avait re-
marqué que les meilleures définitions ne sont que
des analyses. Celle du triangle, par exemple, en
est une ; car certainement, pour dire (lu'il est une
surface terminée par trois lignes, il a fallu obser-
ver, l'un après l'autre, les côtés de cette figure, et
les compter. Il est vrai que cette analyse se fait
en quel<iue sorte du premier coup, parce que, nous
comptons proinptement jusqu'à trois. Mais un
enfant ne complciuit pas aussi vile, et cependant
il analyserait le triangle aussi bien que nous. 11
l'analyserait lentement, comme nous-mêmes, après
avoir "compté lentement, nousfericmsla définition ou
l'analyse d'une figure d'un grand nombre de côtés-
Ne disons pas qu'il faut, dans nos recherches,
avoir pour principe des définitions : disons plus
simplement qu'il faut bien commencer ; c'est-à-
dire, voir les choses telles qu'elles sont ; e.t ajou-
tons que, pour les voir ainsi, il faut toujours com-
mencer par des analyses.
En nous exprimant de la sorte, nous parlerons
avec plus de précision, et nous n'aurons pas la
peine de chercher des définitions qu'on ne trouve
pas. Nous saurons, par exemple, que, pour con-
naître la ligne droite, il n'est point du tout néces-
saire de la définir à la manière des géomètres, et
qu'il suffit d'observer comment nous en avons
acquis l'idée.
Parce que la géométrie est une science qu'on
nomme exacte, on a cru que, pour bien traiter
toutes les autres sciences, il n'y avait qu'à con-
trefaire les géomètres , et la manie de définir à
leur manière est devenue la manie de Ions les
philosophes, ou de ceux qui se donnent pour tels.
Ouvrez un dictionnaire de langue, vous verrez
qu'à chaque article on veut faire des définitions,
et qu'on y réussit mal. Les meilleures supposent,
comme celle de la ligne droite, que la signification
des mois est connue : ou si elles ne supposent
rien, on ne les entend pas.
Ou nos idées sont simples, ou elles sont com-
posées. Si elles sont simples, on ne les définira
pas : un géomètre le tenterait inutilement ; il y
échouerait comme à la ligne droile. Mais, quoi-
qu'elles ne puissent pas être définies, l'analyse
nous montrera toujours comment nous les avons
acquises, parce qu'elle montrera d'oîi elles vien-
nent et comment elles nous viennent.
Si une idée est composée, c'est encore à l'ana-
lyse seule à la faire connaître, parce qu'elle peut
seule, en la décomposant, nous en montrer toutes
les idées partielles. Ainsi, quelles que soient nos
idées, il n'apparlienl qu'à l'analyse de les déter-
miner d'une manière claire el précise.
Cependant il restera toujours des idées qu'on
ne déterminera point, ou qu'au moins on ne pourra
pas déterminer au gré de tout le monde. C'est que
les hommes n'ayant pu s'accorder à les composer
chacun de la même manière, elles sont nécessaire-
ment indéterminées. Telle est, par exemple, celle
que nous désignons par le mot esprit. Mais, quoi-
que l'analyse ne puisse pas déterminer ce que nous
entendons par un mot que nous n'entendons pas
tous de la même manière, elle déterminera cepen-
dant tout ce qu'il est possible d'entendre par ce
mot, sans empêcher néanmoins que chacun en-
tende ce qu'il veut, comme cela arrive : c'est-à-
dire , qu'il lui sera plus facile de corriger la
langue que de nous corriger nous-mêmes.
Mais enfin c'est elle seule qui corrigera tout ce
qui peut être corrigé, parce que c'est elle seule
qui peut faire connaître la génération de toutes
nos idées. Aussi les philosophes se sont-ils prodi-
gieusement égarés lorsqu'ils ont abandonné l'ana-
lyse, et qu'ils ont cru y suppléer par des défini-
tions. Ils se sont d'autant plus égarés qu'ils n'ont
pas su doimer encore une bonne définition de l'ana-
lyse même. Aux efforts qu'ils font pour expliquer
celte méthode, on dirait qu'il y a bien du mystère
à décomposer un tout en ses parties, et à le recom-
poser : cependant il suffit d'observer successive-
ment et avec ordre.
C'est la synthèse qui a amené la manie des défi-
niiions, cette méthode ténébreuse qui commence
toujours par où il faut finir, el que cependant on
appelle méthode de doctrine.
Je n'eu donnerai pas une notion plus précise,
Î277
NOTES ADDITIONNELLES.
im
soit parce que je ne la compremls pas, soit parce
qu'il n'est pas possible de la comprendre. Elle
échappe d'autant plus qu'elle prend tous les ca-
ractères des esprits qui veulent l'eniplover, et sur-
tout ceux des esprits faux. Voici comment un écri-
vain célèbre s'explique à ce sujet. Enfin , dit-il,
ces deux méthodes (l'analyse et la synthèse) ne dif-
fèrent que comme le chemin qu'on fait en montant
d'une vallée en une montagne, et celui qu'on fait
en descendant de la montagne dans la vallée. A ce
langage je vois seulement que ce sont là deux
inéthodes contraires, et que si Tune est bonne,
1 autre est mauvaise. Eu tU'et, on ne peut aller que
du connu à l'inconnu. Or, si l'inconnu est sur la
montagne, ce ne sera pas en descendant qu'on v
arrivera ; et s'il est dans la vallée, ce ne sera pas
en montant. Il ne peut donc pas v avoir deux
chemins contraires pour y arriver." De pareilles
0{)inions ne méritent pas une criti(|ue plus sérieuse.
On suppose que le propre de la svnthèsc est de
composer nos idées, et que le propre de l'analvse
est de les décomposer. Voilà pourquoi l'auteur'de
la Logique croit les faire connaître, lorsqu'il dit que
l'une conduit de la vallée sur la montagne, et
1 autre de la montagne dans la vallée. Mais qu'on
raisonne bien ou mal, il faut nécessairement que
1 esprit monte et descende tour à tour; ou, pour
parler plus simplement, il lui est essentiel de com-
poser comme de décomposer, parce qu'une suite
de raisonnements n'est et ne peut être qu'une suite
de compositions et de décompositions. Il appartient
donc à la synthèse de décomposer connue de com-
poser, et il appartient à l'analyse de composer
comme de décomposer. 11 serait absurde d'imagi-
ner que ces deux choses s'excluent, et qu'on pour-
rait raisonner en s'interdisant à son choix toute
composition ou décomposition. En quoi donc dif-
férent ces deux méthodes ? En ce que l'analvse
commence toujours bien, ri que la svnlhèse com-
mence toujours mal. Celle-là, sans aUecter l'ordre,
en a naturellement, parce quelle est la méthode
de la nature : celle-ci, qui ne connaît pas l'ordre
naturel, parce qu'elle est la méthode des philo-
sophes, en alTecte beaucoup, pour fatiguer l'esprit
sans l'éclairer. En un mot, la vraie analyse, l'ana-
lyse qui doit être préférée, est celle qui, com-
inençant parle commencement, montre dans l'ana-
logie la formation de la langue, et dans la forma-
tion de la langue les progrès des sciences.
Combien le raisonnement est simple quand lu langue
est simple elle-même.
Quoique l'analyse soit la meilleure méthode
les mathématiciens mêmes, toujours prêts à l'a-
bandonner, paraissent n'en faire usage qu'autant
qu'ils y sont forcés. Ils donnent la préférence à
la synthèse, qu'ils croient plus simple et plus
courte, et leurs écrits en sont plas embarrassés et
plus longs.
Nous venons de voir que cette synthèse est pré-
cisément le contraire de l'analyse. Elle nous met
hors du chemin des découvertes; et cependant le
grand nombre des niatliémaliciens s'imaginent
que cette méthode est la plus propre à l'instruc-
tion. Us le croient si bien, qu'ils ne veulent pas
qu'on en suive d'autre dans leurs livres élémen-
taires,
Clairaut a pensé autrement. Je ne sais pas si
Euler et La Grange ont dit ce qu'ils pensent
a ce sujet ; mais ils ont fait comme s'ils l'avaient
dit ; car dans leurs Eléments d'algèbre ils ne
suivent que la méthode analytique.
Le suifrage de ces mathématiciens peut être
compté pour quelque chose. Il faut donc que les
autres soient singulièrement prévenus en faveur
de la synthèse, pour se persuader que l'analyse
qui est la méthode d'invention, n'est pas encore
la méthode de doctrine, et qu'il y ait, pour ap-
prendre les découvertes des autres, un moyen pré-
férable à celui qui nous les ferait faire.
Si l'analyse est en général bannie des mathé-
matiques toutes les fois qu'on y peut faire usage
de la synthèse, il semble qu'on lui ait fermé tout
accès dans les autres sciences, et qu'elle ne s'y
introduise qu'à Tinsii de ceux qui les traitent
Voilà pourquoi , de tant d'ouvrages des philo
sophes anciens et modernes, il y en a si peu qui
soient faits pour instruire. La vérité est rarement
i-econnaissable quand l'analyse ne nous la montre
pas, et qu'au contraire la synthèse l'enveloppe
dans un ramas de notions vagues, d'opinions, d'er-
reurs, et se fait un jargon qu'on prend pour la
langue des arts et des sciences.
Pour peu qu'on réfléchisse sur l'analyse, on
reconnaîtra qu'elle doit répandre |»lus de lumière
à proportion qu'elle est plus simple et plus pré-
cise ; et si l'on se rappelle que l'art de raisonner
se réduit à une langue bien faite, on jugera que
la plus grande simplicité et la plus grande pré-
cision de l'analyse ne peuvent être que l'efff t de
la plus grande simplicité et de la plus grande pré-
cision du langage. Il faut donc nous faire une idée
(le cette simplicité et dé cette précision, afin d'eu
approcher dans toutes nos études autant qu'il sera
possible.
On nomme sciences exactes celles où l'on dé-
montre rigoureusement. Pourquoi donc toutes les
sciences ne sont-elles pas exactes? et s'il eii est
où l'on ne démontre pas rigoureusement, com-
ment y démonlre-t-on ? Sait-on bien ce qu'on
veut dire quand on suppose des démonslralions
qui, à la rigueur, ne sont pas des démonstrations?
Une démonstration n'est pas une démonstration,
ou elle en est une rigoureusement. Mais il faut
convenir que si elle ne parle pas la langue qu'elle
doit parler, elle ne paraîtra pas ce qu'elle est.
Ainsi ce n'est pas la faute des sciences si elles ne
démontrent pas rigoureusement; c'est la faute des
savants qui parlent mal.
La langue des m;i thématiques, l'algèbre, est la
plus simple de toutes les langues. N'y anra-t-il
donc des démonstraiions qu'en matliémati(|ues ?
Et parce que les autres sciences ne peuvent pas
atteindre à la même simplicité, seront-elles con-
damnées à ne pouvoir ))as être assez simples pour
convaincre qu'elles démontrent ce qu'elles dé-
montrent ?
C'est l'analyse qui démontre dans toutes, et elle
y démontre rigoureusement toutes les fois qu'ello
parle la langue qu'elle doit parler, .le sais bien
qu'on distingue différentes espèces d'analyse: ana-
lyse logique, analyse métaphysique, analyse mathé-
matique : mais il n'y en a qu'une; et elle est la
même dans toutes les sciences, parce que dans
toutes elle conduit du connu à linconnu par le
raisonnement, c'est-à-dire par une suite de juge-
ments qui sont renfermés les uns dans les autres.
Nous nous ferons une idée du langage qu'elle doit
tenir, si nous essayons de résoudre un des problè-
mes qu'on ne résout d'ordinaire qu'avec le secours
de l'algèbre. Nous choisirons un des plus faciles,
parce qu'il sera plus à notre portée ; et il suHiia
pour développer tout l'artifice du raisonnement.
Ayant des jetons dans mes deux mains, si j'en
fais passer un de la main droite dans la gauche,
j'en aurai autant dans l'une (jue dans l'aulre; et
si j'en fais passer un de la gauche dans la droite,
j'en aurai le double dans celle-ci. Je vous de-
mande quel est le nombre de jetons que j'ai dans
chacune.
Il ne s'agit pas de devenir ce nombre en faisant
des suppositions: il le faut trouver en raisonnant,
en allant du connu à l'inconnu par une suite do
jugements.
Il V a ici deux conditions données , ou, pour
parler comme les matiicnialiciens, il y a deux don-
nées : l'une, que si jetais passer un jeton delà
main droite dans la gauche, j'en aurai le même
nombre dans chacune; ranlrc, que si je fais pas-
ser un jeton de la j^anthe dans la droite, j'en aurai
le do!ibl(î dans celle-ci. Or vous voyez que s'il est
possible de trouver le nonjbre que je vous donne
a chercher, ce ne peut être qu'en observant les
rapports où ces deux données sont Tune à Tau-
Ire; et vous concevez que ces ra|)ports seront plus
on moins sensibles, suivant que les données seront
exprimées d'une manière plus ou moins simple.
Si vous disiez : Le nombre que vous avez dans
la main droite, lorsqu'on en retranche un jeton,
est égal à celui que vous avez dans la main gau-
che, lorsqu'à celui-ci on en ajoute un, vous expri-
meriez la première donnée avec beaucoup de
mots. Dites donc plus brièvement: Le nombre de
voire main droite diminm; d'une unité est égal à
celui de votre gauche augmenté d'une unité; ou le
nombre de votre droite moins une unité, est égal
à celui de votre gauche jibis une unité; ou enfin,
|)lus brièvement encore, la droite moins un égale
a la gauche plus un.
C'est ainsi que, de traduction en traduction,
nous arrivons à l'expression la plus simple de la
première donnée. Or, plus vous abrégerez votre
discours, plus vos idées se rapprocheront, et plus
elles seront rapprochées, plus il vous sera facile
de les saisir sous tous leurs rapports. Il nous reste
donc à traiter la seconde donnée comme la pre-
mière ; il faut la traduire dans l'expression la plus
simple.
Par la seconde condition du problème, si je fais
passer un jeton de la gauche dans la droite, j'en
aurai le double dans celle-ci. Donc le nombre de
ma main gauche diminué d'une unité est la moitié
de celui de ma main droite augmenté d'une unité;
et par conséquent vous exprimerez la seconde
donnée, en disant: Le nombre de votre main
droite augmenté d'une unité est égal à deux fois
celui de votre gauche diminué d'une unité.
Vous traduirez cette expression en une antre
plus simple, si vous dites : La droite augmentée
d'une unité, est égale à deux gauches diminuées
chacune d'une unité, et vous arriverez à cette
expression, la plus simple de toutes: La droite plus
un égale à deux gauches moins deux. Voici donc
les expressions dans lesquelles nous avons traduit
les données :
La droite moins un égale à la gauche plus un;
La droite plus un égale à deux gauches tnoins deux.
Ces sortes d'expressions se nomment en mathé-
matiques équations. Elles sont composées de deux
membres égaux: La droite moins un est le premier
membre de la première équation; la gauche plus
un est le second.
Les quantités inconnues sont mêlées, dans cha-
cun de ces membres, avec les quaîitités coimues.
Les connues sont moins un, plus un, moins deux :
les inconnues sont la droite et la gauche ; par où
vous exprimez les deux nombres que vous cher-
chez.
Tant que les connues et les inconnues sont ainsi
mêlées dans chaque membre des équations, il n'est
pas possible de résoudre un problème. Mais il ne
faut pas un grand elTort de réflexion pour remarquer
que, s'il y a un moyen de transporter les quanti lés
d un membre dans l'autre sans altérer l'égalité qui
Ciit entre eux, nous pouvons, en ne laissant dans un
membre qu'une des deux inconnues, la dégager
des connues avec lesquelles elle est mêlée.
Ce njov'^n s'offre de lui-même: car si la droite
moins un cb* égale à la gauche plus un, donc la
Iroile cnlièr'i sera égale à la gauche plus deux,
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE. l'iS')
et si la droite i>lus un csl égale à deux gauches
moins deux, donc la droite seule sera égale à
deux gauches moins trois. Vous substituerez donc
aux deux premières équations les deux suivantes :
La droite égale à la gauche plus deux.
La droite égale à deux gauches tiioins trois.
Le premier membre de ces deux équations est
la même quantité, la droite; et vous voyez i]ue
vous connaîtrez cette quantité lorsque vous con-
naîtrez la valeur du second membre de l'une ou
l'autre équation. Mais le second membre de la
première est égal au second membre de la se-
conde, puisqu'ils sont égaux l'un et l'autre à la
même quantité exprimée par la droite. Vous pou-
vez par conséquent faire cette troisième équation:
La gauche plus deux égale à deux gauches moins
trois.
Alors il ne vous reste qu'une inconnue, la gau-
che; et vous en connaîtrez la valeur, lorsque vous
l'aurez dégagée, c'est-à-dire, lorsque vous aurez
fait passer toutes les connues du même côté. Vous
direz donc:
Deux plus trois égal à deux gauches moins une
gauche.
Deux plus trois égala une gauche.
Cinq égal à une gauche.
Le problème est résolu. Vous avez découvert
que le nombre de jetons que j'ai dans la m.ain
gauche est cinq. Dans les éq\iations : La droite
égale à la gauche plus deux, La droite égale à deux
u'auches moins trois, vous trouverez que sept est
le nombre (juc j'ai dans la main droite. Or ces
deux nombres, cinq et sept, satisfont aux condi-
tions du problème.
Vous voyez sensiblement dans cet exemple com-
ment ia simplicilé des expressions facilite le rai-
sonnement ; et vous comprenez que si l'analyse a
besoin d'un pareil langage, lorsqu'un problême est
aupsi facile que celui que nous venons de résoudre,
elle en a plus besoin encore, lorsque les problè-
mes se compliquent. Aussi l'avantage de l'analyse
en mathématiques vient-il tini'iuement de ce qu'elle
y parle la langue la plus simple. Une légère idée
de l'algèbre suffira pour le faire comprendre.
Dans celte langue on n'a pas besoin de mots.;
On exprime plus par -j-, moins par —.égal par z=,
et on désigne les quantités par des lettres el
par des chiffres, x. par exemple, sera le nombre
de jetons que j'ai dans la main droite, et y celui
que j'ai dans la main gauche. Ainsi x— i = ij -{-\,
signifie que le nombre de jetons que j'ai dans la
main droite, diminué d'une unité, est égal à celui
que j'ai dans la main gauche augmenté d'une
unité; et .x -[- 1 = 2y — 2, signifie que le nom-
bre de ma main droite augmenté d'une unité est
égal à deux fois celui de ma main gauche diminué
d'une unité. Les deux données de notre problème
sont donc renfermées dans ces deux équations :
a;- 1 =î/ + 1,
qui deviennent, en dégageant l'inconnue du pre-
mier membre,
X =:z'2y — 3.
Des deux derniers membres de ces deux équa-
tions nous faisons
y + 2 = 2y-5,
qui deviennent successivement
2 = 2y — y — 3,
2 4- 5 = 2;/ — «/.
2 -f 3=:
5=!/.
V'
1281
NOTES ADDITIOXXELLES.
1^82
Eiitin, de X =: y -|- 2.
lions lirons .r :
nous lirons éi
= 5 -f tl
alement
= 7 ; et de x =::
a-=:10— 3=7.
Ce langage algébrique fait apercevoir d'une
manière sensible conuneal les jugements sont liés
les unsaiix autres dans un raisonnenienl. On voit
(jue le dernier n"esl renfermé dans le pénulliènie.
Je pénultième dans celui qui le précède, et ainsi
de suite en remontant, que parce que le dernier
est identique avec le pénultième, le pénultième
avec celui qui le précède, etc., et Ton reconnaît
que celte identité fait toute révidence du raison-
nement.
Lorsqu'un raisonnement se développe avec des
mois, révidence consiste également dans l'identité
qui est sensible d'un jugement à l'autre. En effet,
la suite des jugements est la même, et il n'y a que
l'expression qui cliange. Il faut seulement remar-
quer que l'identité s'aperçoit pins facilement
lorsqu'on s'énonce avec des signes algébriques.
Mais que l'identité s'aperçoive plus ou moins
facilement, il suditqnelle se montre, pour être
assuré qu'un raisonnenient est une démonstration
rigoureuse; et il ne faut pas s'imaginer que les
sciences ne sont exactes, et (|u'on n'y démontre à
la rigueur, que lorsqu'on y parle avec des x, des a
et des b. Si quel(|ucs-uncs ne paraissent pas suscep-
tibles de (témonstralion , c'est qu'on est dans
l'usage de les parler avant d'en avoir fait la lan-
gue, et sans se douter même qu'il soit nécessaire
delà faire: car toutes anraieui la même cxacti-
ludo si on les parlait toutes avec des langues bien
faites. C'est ainsi que nous avons traité la méta-
physique dans la première partie de cet ouvrage.
Nous n'avons, par exemple, expliqué la génération
des facultés de l'àmeque parce que nous avons vu
qu'elles sont toutes identiciues avec la faculté de
sentir ; et nos raisonnemenis faits, avec desmots,
sont aussi rigoureusement démontrés que pour-
raient l'èlre des raisonnements faits avec des let-
tres.
S'il y a donc des sciences peu exactes, ce n'est
pas parce qu'on n'y parle pas algèbre, c'est parce
que les langues en sont mal faites qu'on ne s'en
aperçoit pas, ou que, si l'on s'en doute, on les
refait plus mal encore. Faut-il s'étonner qu'on ne
sache pas raisonner, quand la langue des sciences
n'est qu'un jargon composé do beaucouj) trop de
mots, dont les uns sont des mois vulgaires qui
n'ont point de sens déterminé, et les autres des
mots étrangers ou barbares qu'on entend mal?
TouCes les sciences seraient exactes, si mous savions
parler la langue de chacune.
Toul confirme donc ce que nous avons déjà
prouve, que les langues sont autant de méthodes
analytiques; que le raisonnement ne se perfec-
tionne qu'autant qu'elles se perfectionnent elles-
mêmes, et que l'art de raisonner, réduit à sa plus
grande simplicité, nepeul être qu'une langue bien
faite.
Je ne dirai pas avec des mathématiciens que
l'algèbre est une espèce de langue: je dis qu'elle
est une langue, et ({u'elle ne peut pas être autre
chose. Vous voyez dans le problème que nous
venons de résoudre qu'elle est une langue, dans
laquelle nous avons traduit le raisonnement que
nous avions fait avec des mots. Or, si les lettres
et les mots expriment le même raisonnement, il
est évident que puisque avec les mots on ne fait
que parler une langue, on ne fait aussi que parler
une langue avec des lettres.
On ferait la même observation sur les problè-
mes les plus compliqués: car toutes les solutions
algébriques offrent le même langage; c'est-à-dire,
des raisonnements, ou des jugements successive-
ment identiques, exprimés avec des lettres. Mais
parce que l'algèbre est la plus méthodique des
langue», et qu'elle développe des raisonnemenis
qu'on ne pourrait traduire dans aucune autre, oi»
s'est imaginé qu'elle n'est pas une langue à pro-
prement parler, qu'elle n'en est une qu'à certain»
égards , et qu'elle doit être quelque autre chose
encore.
L'algèbre est en effet une méthode analytique :
mais elle n'en est pas moins une langue, si toutes
les langues sont elles-mêmes des méthodes analyti-
ques. Or, c'est, encore un coup, ce quelles sont
en effet. Mais l'algèbre est une preuve bien frap-
pante que les progrès des sciences dépondent
uniquement des progrès des langues, et ([uc des
langues bien faites pourraient seules donner à
l'analyse le degré de simplicité et de précision
dont elle est susceptible, suivant le genre de nos
éludes.
Elles le pourraient, dis-je : car, dans l'art de
raisonner, comme dans l'art de calculer, toi.l se
réduit à des compositions et à des décompositions,
et il ne faul pas croire que ce soient là deux ans
différents.
En quoi consiste tout rarlifice du raisonnement.
La méthode que nous avons suivie dans le cha-
pitre précédent a pour règle qu'on ne peut dé-
couvrir une vérité qu'on ne connaît pas, qu'aulanl
qu'elle se trouve dans des vérités (jui sont con-
nues; et que par conséquent toute question à
résoudre suppose des données où les connues et
les inconnues sont mêlées, comme elles le sont eu
effet dans les données du problême que nous avons
rés(du.
Si les données ne renferment pas toutes les
connues nécessaires pour découvrir la vérité, le
problème esl insoluble. Cette considéralion est la
première qu'il faudrait faire, et on ne la lait pres-
que jamais. On raisonne donc mal, parce qu'on
ne sait pas (|u'on n'a pas assez de connues pour
bien raisonner.
Cependant, si l'on remarquait que, lorsqu'on a
toutes les connues, on est conduitpar un langage
clair et précis à la solu'ion qu'on cherche , on se
douterait qu'on ne les a i)as toutes lorsqu'on tient
un langage obsctir et confus qui ne conduit à rien.
On cherclierait à mieux parler afin de mieux rai-
sonner, et l'on ap|)reudrait combien ces (\cux cho-
ses dépendent l'une de l'autre.
Rien n'est plus simple que le raisonnement, lors-
que les données renferment toulcs les connues
)iécessaires à la découverte de la vérité : nous
venons de le voir. 11 ne faudrait pas dire (|ue la
question que nous nous sommes proposée élait
facile à résoudre: car la manière de raisonner est
une; elle ne change point, elle ne peut changer, et
l'objet du raisonnement change seul à chaque nou-
velle question qu'on se propose. Dans les pins dif-
ficiles, il faut, comme dans les plus faciles, allerdu
connu à l'inconnu. Il faut donc (jue les données
renferment toutes les connues nécessaires à la solu-
tion , et quand elles les renferment, il ne reste
plus qu'à énoncer ces données d'une manière assez
simple pour dégager les inconnues avec la plus
grande simplicilé possible.
Il y a donc deux choses dans une question:
l'énoncé des données, et le dégagement des incon-
nues.
L'énoncé des données est i)roprement ce qu'on
entend par l'étal de la question, el le dégage-
ment des inconnues est le raisonnement qui la
résout.
Lorsque je vous ai proposé de découvrir le
nombre de jetons que j'avais dans chaque main,
j'ai énoncé toutes les données dont vous aviez
bcsoin , et il semble par conséquent que j'ai établi
moi-même l'état de la question. Mais mon langage?
ne préparait pas la solution du problème. C'est
im
pourquoi, au lieu «je yous eu ter.ir à répéter mon
énoncé mol pour mot, vous l'avez fait passer par
diflércnles IraïUulions, jusqu'à ce que vous soyez
arrivé à l'expression la plus simple. Alors le rai-
sonnement s'est fait en quelque sorte tout seul,
parce que les inconnues se sont dégagées comme
d'elles-mêmes. Etablir l'état d'une (|U('slion, c'est
donc proprement traduire les données dans l'ex-
f>rcssion la plus simple, parce que c'est l'expression
a plus simple qui facilite le raisonnement, en faci-
litant le dégagement des inconnues.
Mais, dira-t-on, c'est ainsi (ju'on raisonne en
mathématiques, où le raisonnement se fait avec
des é(iualions. En sera-t-il de même dans les autres
sciences où le raisonnement se fait avec des pro-
positions? Je réponds qu'équations, propositions,
jugements, sont au fond la même chose, et que
par conséquent on raisonne de la même manière
dans toutes les sciences.
En mathématiques, celui qui propose une ques-
tion, la propose d'ordinaire avec toutes ses don-
nées; et il ne s'agit, pour la résoudre, que de la
traduire en algèbre. Dans les autres sciences, au
contraire, il semble qu'une question ne se propose
jamais avec toutes ses données. On vous deman-
dera, par exemple, quelle est l'origine et la géné-
ration des facultés de l'entendement humain, et on
TOUS laissera les données à chercher, parce (jue
celui qui fait la question ne les connaît pas lui-
même.
Mais, quoique nous ayons à chercher les don-
nées, il n'en faudrait pas conclure qu'elles ne sont
l)as renfermées, au moins implicitement, dans la
«piestion qu'on propose. Si elles Ji'y étaient pas,
nous ne les trouverions pas; et cependant elles
doivent se trouver dans toute question qu'on peut
résoudre. Il faut seulement remarquer (ju'eliesn'y
.sont pas toujours d'u]ie manière à être facilement
reconnues. Par conséquent, les trouver, c'est les
démêler dans une expression où elles ne sont
qu'implicitement, et pour résoudre la question, il
faut traduire cette expression dans une autre où
toutes les données se montrent d'une manière ex-
plicite et distincte.
Or, demander quelle est l'origine et la généra-
lion des facultés de rentendcment humain, c'est
demander quelle est l'origine et la génération des
facultés par lesquelles l'homme capable de sensa-
tions conçoit les choses en s'en formant des idées ;
et on voit aussitôt que l'atlenlion, la comparaison,
le jugement, la réflexion, l'imagination et le rai-
sonnement sont, avec les sensations, les connues
du problème à résoudre, et que l'origine et la
génération sont les inconnues. Voilà les données,
dans lesquelles les connues sont mêlées avec les
inconnues.
Mais comment dégager l'origine et la généra-
lion, qui sont ici les inconnues? Rien n'est plus
simple. Par l'origine, nous ejilendons la connue
qui est le principe ou le commencement de toutes
les autres, et par la génération, nous entendons la
manière dont toutes les connues viennent d'une
première. Cette première , qui m'est connue
comme faculté, ne m'est pas connue encore comme
première. Elle est donc proprement l'inconnue qui
est mêlée avec toutes les connues, et qu'il s'agit
de dégager. Or, la plus légère observation me fait
remarfiuer que la taculié de sentir est mêlée avec
toutes les autres. La sensation est donc l'inconnue
que nous avons à dégager, pour découvrir com-
ment elle devient successivement attention, com-
paraison, jugement, etc. C'est ce que nous avons
îait, et nous avons vu que, comme les équations
X — i = j/ -j- 1, et X -}- I := 2i/ — 2, passent par
dilTérentes tran&forujations pour devenir y = 5, et
1=7, la sensation passe également par^différen-
les transformations pour devenir l'enlendetnenl.
DICTIONNAIRE DE PIIILOSOniIE. 1284
L'artifice du raisonnement est doncle même dans
toutes les sciencci. Comme, en mathématiques, on
établit la question en la traduisant en algèbre,
dans les autres sciences on l'établit en la tradui-
sant dans l'expression la plus simple ; et (juand la
question est établie, le raisonnement qui la résout
n'est encore lui-même qu'une suite de traduction,
où une proposition qui traduit celle qui la pré-
cède est traduite par celle qui la suit. C'est ainsi
que l'évidence passe avec l'identité depuis l'énoncé
de la question jusqu'à la conclusion du raisonne-
ment. (CONDILLAC.)
Observation. — Condillac le premier a cherché
à mettre dans tout son jour cette influence réci-
proque que l'intelligence et le langage exercent
l'un sur l'autre, et personne, mieux que lui, n'a
démontré comment la perfection de l'une est tou-
jours proportionnée et analogue à la perfection
de l'autre. Mais dans la manière dont il s'exprime
à cet égard, il me paraît avoir manqué de ce degré
d'exactitude et de précision, et par suite de vérité,
qui, d'après lui, devrait toujours résulter de l'em-
ploi d'une langue bien faite , et contribuer, en
même temps, à lui conserver ce degié de perfec-
tion si essentiel à toutes les opérations de l'esprit.
11 énonce d'une manière absolue deux propositions
dont l'une est la conséquence de l'autre, qu'on )ie
peut admettre avec le sens qu'elles présentent na-
turellement. La première, que les laugues ne sont
autre chose que des méthodes analyl'ujues ; la se-
conde, que tout l'art du raisonnement se réduit à une
langue bien faite.
Ne serait-il pas plus exact de dire que les lan-
gues sont des instruments puissants d'analyse? Il
est, à la vérité, un grand nombre d'idées qu'il nous
serait impossible d'analyser sans le langage ; d'ail-
leurs, toute analyse que nous pourrions faire indé-
pendamment du langage, manquerait nécessaire
ment de régularité , d'exactitude, de clarté ; mais
est-ce à dire que le langage soit l'analyse elle-
même ? D'après la théorie même de Condillac, le
langage, soit d'action, soit articulé, est l'eflét , le
produit de l'analyse ; donc l'analyse le précède. 11
est vrai qu'une fois qu'elle l'a produit, il nous four-
nit un puissant secours dans les analyses ultérieu-
res ; mais il ne les fait pas à lui seul, il nous aide
beaucoup, mais il ne fait que nous aider. Les lan-
gues sont si peu des méthodes proprement dites,
(jue l'usage que nous en faisons est lui-même sou-
mis aux règles de la méthode, et qu'avec la même
langue on va faire et de bonnes et de mauvaises
analyses.
Les langues analysent la pensée, comme les or-
ganes des sens analysent les objets matériels. Or, ne
conçoit-on pas que, quehjue parfaits que soient les
organes , une observation légère , et mal dirigée,
peut avoir pour résultat une analyse défectueuse,
quoique l'objet soit devant nous, et que nous pus-
sions le voir bien distinctement, si nous lui don-
nions une attention suffisante? Ainsi, lorsque nous
voulons connaître un objet composé , si , dans la
division, par laquelle nous devons commencer, nous
négligeons une ou plusieurs parties , ou que dans
la composition ou recomposition, par laquelle nous
devons terminer, nous ne remettions pas à leur
place, et dans leurs véritables rapports, les diver-
ses parties observées , certainement l'analyse sera
mal faite, le résultat trompeur, et nous ne pourrons
pas en accuser l'imperfection de l'organe ou de l'ins-
trument d'observation; la faute sera dans la ma-
nière dont nous en aurons dirigé l'emploi.
Il en est de même de la langue employée à l'ana-
lyse de la pensée. En eflèt, que je parle, soit aux
autres, soit à moi-même, pour rendre compte d'une
idée plus ou moins composée , quelque bien que
celte idée ait été faite à son origine , avec quelque
soin que j'en aie coordonné les divers élémeuls
NOTES ADDITIONNELLES.
1286
lorsque je les ai fondus en une seule conception ,
queliiue précision que j'aie donnée aux mots qui en
exprinienl, soit renseniblo, soit les éléments, ne
conçoit-on pas, lorsque j'y reviens, que je puisse,
par légèreté ou préoccupation, négliger quel(iue>-
uns des éléments qui concourent à sa formation ?
L'analyse alors sera mal faite, et ce ne sera cer-
tainement pas la faute de la langue , mais bien de
l'emploi que j'en aurai fait ; parce que, encore une
fois, la langue est un instrument d'analyse, et non
iine méthode. Sans doute elle en est le meilleur
instrument, le plus facile à manier, et d'aulant
nieilleur qu'elle aura été mieux faite ; ce qui n'em-
pêche pas de l'employer fort mal, et d'en faire un
irès-mauvais usage.
11 en est de même de la seconde proposition,
conséquence de la première. Non, l'art du raison-
nement ne se réduit pas à une langue bien faite.
Le langage n'est pas plus nue méthode de raisonne-
ment qu'une méthode analytique. 11 n'est, pour le
raisonnement, comme pour l'analyse, qu'un instru-
ment, dont sans doute il est d'autant plus aisé de
se bien servir qn'il est plus parfait, mais dont il
est possible aussi de faire un mauvais usage , à
quelque degré de perfection qu'il soit porté.
C'est une conséquence évidente de ce que nous
venons de dire; d"uù il suit que , si même avec
une langue bien laite nous pouvons mal analyser,
nous pouvons aussi, et cela ne nous arrive que trop
souvent, mal raisonner, en donnant une mauvaise
direction à l'eujploi (]ue nous faisons de la langue.
Personne ne peut nier que le raisonnement ne
soit soumis à des règles. On les réduira tant qu'on
voudra; jusqu'à deux peut-être; mais celles-là, il
faut bien les reconnaître : 1" ne jamais changer ni
altérer le sens des mots dans tout le cours du rai-
sonnement ; 2° ne pas élendn; les conclusions au
delà de ce que renferment les prémisses. Or , ne
conçoit-on i)as qu'on puisse, par inadvertance ou
f)réoccupalion, violer une de ces deux règles, même
orsque la langue est aussi parfaite qu'elle peut
l'être? Le calcul, dont la langue a atteint un degré
de perfection auciuel la langue delà niélaiiliysicjue,
de la politique, de la morale, n'arriveront jamais ;
le calcul lui-même nous fournil des exemples d'er-
reurs grossières, dans lesquelles tombent quelque-
fois les plus habiles calculateurs ; non qu'ils ne con-
naissent parfaitement cette langue bien faite, mais
parce qu'ils s'en servent quelquefois fort mal.
Admettons la parité que Condillac établit entre
le calcul et le raisonnement, non que, comme il
l'a dit, je crois, ou du moins comme l'ont dit quel-
ques-uns de ses disciples, toulraisonnementsoitcal-
cul, maisparceque tout calcul est une espèce de rai-
sonnement. Dansée rapport, nousadmettronsencore
que ce que l'on appellerétal de la question est dansle
raisonnement ce que l'énoncé d'unproblemc esldans
le calcul ; que pour parvenir à la solution dans l'un
et dans l'autre cas, il faut que la (niostion ou re-
noncé du problème renferment les données sulli-
sanles, sans quoi l'un et l'autre sont insolubles;
et (|ue, dansle raisonnement, on passe d'une pro-
position à une autie, comme dans le calcul, d'une
é(|ualion à une autre équation, par des Iranslor-
nialions successives : n'est- il pas évident que, mal-
gré toute la perfection de la langue du calcul, on
peut, dans le cours de l'opération, perdre de vue
une partie des données , altérer quelques-uns des
rapports, mal faire une transformation, ce qui nous
conduit à une solution erronée?
De même, et à plus forte raison, dans le cour»
du raisonnement , on peut, qneltiue parfaite que
soit la langue, perdre de vue une partie de l'état
de la question , altérer quelques-uns des rapports
qu'on trouve sur son chemin, mal faire quelques-
unes des diverses transformations dont la série
compose le raisonnement, et arriver par là à une
conclusion erronée. Je dis, à plus forte raison,
parce que, quelque parfaite que soit la langue du
raisonnement, il lui est impossible d'atteindre le
degré de sinq)!icilé, d'analogie et de précision qui
fait la perfection de la langue du calcul ; et que
les éléments dont la combinaison fait l'objet du
calcul sont inlinimenl plus simples et bien nioins
nombreux, ce qui rend leurs rapports beaucoup
plus aisés à saisir, et, par conséquent, les diverses
transformations bien plus faciles à faire léguliére-
ment.
Sans doute, et par la même raison, les erreurs
que l'on commet dans le calcul sont toujours fa-
ciles à vérilier ; mais elles n'en sont pas moins
commises ; cl si on ne les rcctiliait pas, elles por-
teraient leur fruit : ce qui prouve qu'elles sont
possibles, malgré la perfection de la langue. D'où
nous concluons que les langues ne sont point des
méthodes analytiques , et que l'art de raisonner
ne consiste pas dans une langue bien faite ; mais
qu'il est plus exact de dire que la langue, instru-
ment d'analyse et de raisonnement, nous fournira,
si elle est bien faite, les moyens de donnera l'ana-
lyse le degré de nimplicité et de précmon (expres-
sion de Condillac) , et au raisonnement, toute la
rectitude dont l'une et l'autre .sont susceptibles.
D'où il faut conclure encore (jue : de même que
la perfection de la langue facilite l'exacte observa-
lion des règles de l'analyse et du raisonnement,
ou, en d'autres termes, de la logique, de même
aussi, riiabitudc de se conformer à ces règles dans
l'emploi qu'on fait de la langue, tend à corriger les
défauts de cette dernière, et à ajouter sans cesse à
sa perfection ; toul comme la violation habituelle
des règles de la logique , ou , ce qui revient au
même, le mauvais emploi de la langue tend à la
détériorer.
xNOTE VI.
Art. Langage, § III.
Deropération par laquelle nous donnons des signes
à nos idées. (Extrait de Condillac.)
Celle opération résulte de l'imagination, qui pré-
sente à l'esprit des signes dont on n'avait point
encore l'usage; et de l'attention, qui les lie avec
les idées. Elle est une des plus essentielles dans
la recherche de la vérité; cependant elle est des
moins connues. J'ai déjà fait voir quel est l'usage
el la nécessité des signes pour l'exercice des opéra-
lions de l'àme. Je vais démontrer la même chose
en les considérant par rapport aux dillérenies
espèces d'idées. C'est une vérité qn'on ne saurait
présenter sous trop de faces diflérentes.
L L'arithmétique fournit un exemple bien sen-
sible de la nécessité des signes. Si, après avoir donné
un nom à l'unité, nous n'en imaginions pas succes-
sivement pour toutes les idées que nous formons
par la multiplication de cette première , il nous
serait in)possible de faire aucun progrès dans la
connaissance des nombres. Nous ne discernons
diflérentes collections que parce que nous avons
des chiffres qui sont eux-mêmes fort distincts.
Otons ces chiû'rcs, cl ôtons tous les signes en usage.
i2i1
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
12S8
et nous nous apercevrons qii'ji nous est impossible
d'en conserver les idées, l'cul-on senlenienl se
faire la notion du plus polil nombre, si l'on ne
considère pas plusieurs ol)jels, dont chacun soit
comme le signe auipicl on allache l'unité? Pour
moi, je n'aperçois les nondires ^/e«.r ou trois qu'au-
tant (jne je me représenlo deux ou trois objets
dillérents. Si je passe au nombre qttalre, je suis
obligé, pour plus de facilité, d'imaginer deux objets
d'un côlé, et deux de l'autre : à celui de six, je ne
puis me dispenser de les distribuer deux à deux,
ou trois à trois; et si je veux aller plus loin, il me
faudra bientôt considérer plusieurs unités comme
une seule, et les réunir pour cet efl'et à un seul
objet.
Locke (i) parle de quelques Américains qui n'a-
vaient point idées du nombre mille, parce que, en
elfet, ils n'avaient imaginé des noms que pour
compter jusqu'à vingt. J'ajoute qu'ils auraient eu
(|^uel(iue (linicullé à s'en faire du nombre vingt-un.
Ln voici la raison.
II. Par la nature de notre calcul, il suffit d'avoir
des idées des premiers nombres pour être en état de
s'en faire de tous ceux qu'on peut déterminer.
C'est que, les premiers signes étant donnés, nous
avons des règles pour en inventer d'autres. Ceux
qui ignoreraient cette méthode au point d'être
obligés d'attacher chaque collection à des signes
<jui n'auraient point d'analogie entre eux, n'au-
raient aucun secours pour se guider dans l'inven-
tion des signes. Ils n'auraient donc pas la même
facilité que nous pour se faire de nouvelles idées.
Tel était vraisemblablement le cas de ces Améri-
cains. Ainsi, non -seulement ils n'avaient point
d'idée du nombre mille, mais même il ne leur était
jpas aisé de s'en faire immédiatement au-dessus de
Vingt (j).
III. Le progrès de nos connaissances dans les
nombres vient donc uniquement de l'exactitude
avec laquelle nous avons ajouté l'unité à elle-
même, en donnant à chaque progression un nom
<iui la fait distinguer de celle qui la précède et de
celle qui la suit. Je sais que cent est supérieur
d'une unité à quatre-vingt-dix-neuf, et inférieur
d'une unité à cent un, parte que je me souviens
que ce sont là trois signes «jue j'ai choisis pour
désigner trois nombres qui se suivent.
IV. H ne faut pas se faire illusion en s'imaginant
que les idées des nombres séparées de leurs signes
soient quelque chose de clair et de déterminé (k).
Il ne peut rien y avoir qui réunisse dans l'esprit
plusieurs unités, que le nombre même auquel on
les a attachées. Si quelqu'un me demande ce que
c'est que mille, que puis-je répondre, sinon que ce
mot iixe dans mon esprit une certaine collection
d'unités? S'il m'interroge encore sur cette collec-
tion, il est évident qu'il m'est impossible de la lui
faire apercevoir dans toutes ses parties. Il ne me
reste donc qu'à lui présenter successivement tous
les noms qu'on a inventés pour signilier les pro-
gressions qui la précèdent. Je dois lui apprendre
a ajouter une unité à une autre, et à les réunir par
le signe deux; une troisième aux deux précédentes,
et à les attacher au signe trois, et ainsi de suite.
Par cette voie, qui est l'unique, je le mènerai de
nombres en nombres jusqu'à mille.
Qu'on cherche ensuite ce qu'il y aura de clair
dans son esprit, on y trouvera trois choses : l'idée
de l'unité, telle de l'opération par laquelle il a
( i ) L. II, c. 16 , il dit qu'il s'esi entretenu avec
eux.
(_;') On ne peut plus douter de ce que j'avance ici de-
puis la relation de M. de la Coiidamine. 11 parle (p. 67)
d'un peuple qui n'a d'autre signe po\ir exprimer le nom-
bre trois que celui-ci, pœllnrraroriucmirnc . Ce peuple
ayant commencé d'une manière aussi peu commode, il
we lui était pas ais6 de compter au delà. On ne doit donc
ajouté plusieurs fois l'unité à ellc-ni?mc, enfin le
souvenir d'avoit' imaginé le signe ihHIp, après les
neuf cent quatre -vi)i(jl-dix-uenf, neuf cent quutre-
vinfit-dix-huit , etc. Ce n'est certainement ni par
l'idée de l'unité, ni par celle de l'opération qui l'a
multipliée, qu'est déterminé ce nombre; car ces
choses se trouvent également dans tous les autres.
Mais puisque le signe mille n'appartient qu'à cette
collection, c'est lui seul qui la détermine el qui la
distingue.
V. 11 est donc hors de doute que, quand un
hoinme ne voudrait calculer <iue pour lui. il serait
autant obligé d'inventer des signes que s'il voulait
communiquer ses calculs. Mais pourqiu)i ce qui est
vrai en arithmétique ne le serait-il pas dans les
autres sciences? Pourrions-nous jamais réfléchir
sur la mclapliysiquc el sur la morale, si nous
n'avions inventé des signes pour fixer nos idées, à
mesure que nous avons formé de nouvelles col-
lections? Les mots ne doivent-ils pas être aux idées
de toutes les sciences ce que sont les chiifres aux
idées de l'arithmétiiiue? Il est vraisemblable que
l'ignorance de celte vérité est une des causes de
la confusion qui règne dans les ouvrages de méta-
physique el de morale. Pour traiter cette matière
avec ordre, il faut parcourir toutes les idées qui
peuvent être l'objet de notre réflexion.
\I. Il me semble qu'il n'y a rien à ajouter à ce
que j'ai dit sur les idées simples. Il est certain que
nous réfléchissons souvent sur nos perceptions sans
nous rappeler autre chose que leurs noms , ou
les circonstances où nous les av^ns éprouvées. Ce
n'est même que par la liaison qu'elles ont avec
ces signes, que l'imagination peut les réveiller à
notre gré.
L'esprit est si borné, qu'il ne peut pas se retracer
une grande quantité d'idées pour en faire tout à la
fois le sujet de sa réflexion. Cependant il est sou-
vent nécessaire (ju'il en considère plusieurs ensem-
ble. C'est ce qu'il fait avec le secours des signes qui,
en les réunissant, les lui font envisager comme si
elles n'étaient qu'une seule idée.
VU. Il y a deux cas où nous rassemblons des idées
simples sous un seul signe : nous le faisons sur deâ
modèles, ou sans modèles.
Je trouve un corps, et je vois qu'il est étendu,
figuré, divisible, solide, dur, capable de mouve-
ment el de repos, jaune, fusible, ductile, malléable,
fort pesant, fixe, qu'il a la capacité d'être dissous
dans l'eau régale, etc. 11 est certain que si je ne
puis pas doimer tout à la fois à quelqu'un une idée
de toutes ces qualités, je ne saurais me les rappe-
ler à moi-même qu'en les faisant passer en revue
devant mon esprit. Mais si, ne pouvant les embras-
ser toutes ensemble, je voulais ne penser qu'à une
seule, par exemple, à sa couleur; une idée aussi
incomplète me serait inutile, et me ferait souvent
coidondre ce corps avec ceux qui lui ressemblent
par cet endroit. Pour sortir de cet embarras, j'in-
vente le mot or, et je m'accoutume à lui attacher
toutes les idées dont j'ai fait le dénombrement.
Quand par la suite je penserai à la notion de l'or,
je n'apercevrai donc que ce son, or, et le souvenir
d'y avoir lié une certaine quantité d'idées simples,
que je ne puis réveiller tout à la fois, mais que j'ai
vu coexister dans un même sujet, et que je me
rappellerai les unes après les autres, quand je le
souliaiterai.
Nous ne pouvons donc réfléchir sur les substan-
pas avoir de la peine à comprendre que ce fussent là,
comme on l'assure, les bornes de son arithmétique.
(/i) Malcbranclie a pensé que les nombres qu'aperçoit
V entendement pur snni quelque chose de bien supérieur
à ceux qui tombent sous les sens. Saint Augustin (dans
ses Confessions}, les platoniciens et tous les partisans des
idées innées, ont été dans le même préjugé •
1289
NOTES ADDITIONNELLES.
1290
ces, qu'aulant que nous avons des signes qui déler-
minent le nou)bre et la variole des piopriétés que
nous y avons remarquées, et que nous voulons
réuuif dans des idées complexes, comme elles le
sont hors de nous dans des sujets. 0" on oublie
pour un niomeiil tous ces signes, et qu'on essaye
d'en rappeler les idées, on verra que les mots ou
d'autres signes équivalents sont d'une si jurande
nécessité, qu'ils tiennent, pour ainsi dire, dans notre
esprit la place que les sujets occupent au dehors.
Comme les qualités des choses ne coexisteraient
pas hors de nous sans des sujets où elles se réu-
nissent, leurs idées ne coexisteraient pas dans notre
esprit sans des signes où elles se réunissent éga-
lement.
VIII. La nécessité des signes est encore bien
sensible dans les idées complexes que nous formons
sans modèles. Quand nous avons rassemblé des idées
que nous ne voyons nulle part réuni(;s, comme il
arrive ordinairement dans les noiious archétypes,
qu'est-ce qui en fixerait les collections, si nous ne
les attachions à des mots qui sont comme des
liens qui les enipèchent do s'échapper? Si vous
croyez que les noms vous soient inutiles, arrachez-
les de votre mémoire, et essayez de réiléchir sur
les lois civiles et morales, sur les vertus et les
vices, enfin sur toutes les actions humaines; vous
reconnaîtrez votre erreur. Vous avouerez que si,
à chaque combinaison rjue vous faites, vous n'a-
vez pas des signes pour déterminer le nombre
d'idées simples que vous avez voulu recueillir, à
peine aurez-vous fait un pis que vous n'aperce-
vrez plus qu'un chaos. Vous serez dans le même
embarras que celui qui voudrait calculer eu disant
plusieurs lois un, un, un, et qui ne voudrait pas
imaginer des signes pour chaque collection. Cet
honnne ne se ferait jamais l'idée d'une vingtaine,
parce que rien ne pourrait l'assurer qu'il en aurait
exactenuMil répète toutes les unités.
IX. (loiicliions que, pour avoir des idées sur les-
quelles nous puissions réiléchir, nous avons be-
soin d'imaginer des signes qui servent de liens
aux dillérenles collections d'idées simples; et que
nos notions ne sont exactes qu'autant que nous
avons inventé avec ordre les signes qui doivent, les
fixer.
X. Cctic vérité fera connaître à tous ceux qui
voudront réfléchir sur eux-mêmes, combien le
nombre des mots que nous avons dans la mémoire
est supérieur a celui de nos idées. Cela devait être
naturellement ainsi, soit parce que la réflexion ne
venant qu'après la mémoire, elle n'a pas toujours
repassé avec assez de soin sur les idées auxquelles
on avait donné des signes; soit parce que nous
voyous qu'il y a un grand intervalle entre le temps
où l'on commence à cultiver la mémoire d'un en-
• faut, en y gravant bien des mots dont il ne peut
encore remarquer les idées, et celui où il com-
mence à être capable d'analyser ses notions, pour
s'en rendre quelque compte. Quand cette opéra-
tion survient, elle se trouve trop lente pour suivre
la mémoire qu'un long exercice a rendue prompte
el facile. Quel travail ne serait-ce pas s'il fallait
qu'elle en examinât tous les signes! Un les emploie
donc tels qu'ils se présentent, et l'on se contente
ordinairement d'en saisir à peu près le sens. Il ar-
rive de là que l'analyse est de toutes les opérations
celle dont on connaît le moins l'usage. Combien
d'hommes chez qui elle n'a jamais lieu! L'expé-
rience au moins confirme qu'elle a d'autant moins
d'exercice, que la mémoire et l'imagination en ont
davantage. Je le répète donc : tous ceux (|ui ren-
treront en eux-mêmes y trouveront grand nombre
de signes auxquels ils n'ont lié que des idées fort
imparfaites , el plusieurs même auxquels ils n'en
atlachent point du tout. De là le chaos où se trou-
vent les sciences abstraites, chaos que les philoso-
DicTiONN. DE Philosophie, I,
phes n'ont pu débrouiller, parce qu'aucun d'eux
n'en a connu la première cause. Locke est le seul
en faveur de qui on peut faire ici quelque excep-
tion.
XL Cette vérité montre encore combien les res-
sorts de nos connaissances sont simples et admi-
rables. Voilà lame de Thounne avec des sensa-
tions et des opérations : comment disposera-t-elle
de ces matériaux? Des gestes , des sons, des chif-
fres, des lettres, c'est avec des inslrumenls aussi
étrangers à nos idées que nous les mettons en
œuvre pour nous élever aux connaissances les
plus sublimes. Les matériaux sont les mètneschez
tous les hommes; mais l'adresse à se servir des
signes varie : et de là l'inégalilé qui se trouve parmi
eux.
Refusez à un esprit supérieur l'usage des carac-
tères : combien de connaissances lui sont inter-
dites, au.vquelles un esprit médiocre atteindrait
facilement! Olez-lui encore l'usage de la parole,
le sort des muets vous apprend dans quelles bornes
étroites vous le renfermez. Enfin enlevez-lui l'u-
sage de toutes sorles de signes, qu'il ne sache pas
faire à propos le moindre geste pour exprimer les
pensées les plus ordinaires : vous aurez en lui un
imbécile.
XII. Il serait à souhaiter que ceux qui se char-
gent de l'éducation des enfants n'ignorassent pas»
les premiers ressorts de l'esprit humain. Si un
précepteur connaissant pari'aitemeiit l'origine et le
progrès de nos idées, n'entretenait son disciple
que des choses qui ont plus de rapport à ses be-
soins et à son âge ; s'il avait assez d'adresse pour
le placer dans les circonstances les plus propres à
lui apprendre à se faire des idées précises, et à les
fixer par des signes constants; si même en badi-
nant Il n'employait jamais dans ses discours que
des mots dont le sens serait exactement déterminé ,
quelle netteté, quelle .étendue ne donnerait-il pas
à l'esprit de son élève ! Mais combien peu de pères
sont en état de procurer de pareils maîtres à leurs
enfants, el combien sont encore plus rares ceux
qui seraient propres à remplir leurs vues! il est
cependant utile de connaître tout ce qui pourrait
contribuer à une bonne éducation. Si l'on ne pent
pas toujours l'exécuter, peut-être évitera-t-ou au
moins ce qui y serait tont à fait contraire. On ne
devrait, par .exemple, jamais embarrasser les en-
fants par des paralogismes, des sophismes et d'au-
tres mauvais raisonnements. En se pernieltant de
pareils badiuages, on court risque de leur rendre
l'esprit confus el même faux. Ce n'est qu'après que
leur entendement aurait acquis beaucoup de netteté
el de justesse, qu'on pourrait, pour exercer leur
sagacité, leur tenir des discours captieux. Je vou-
drais même qu'on y apportât assez de précaution
pour prévenir tous les inconvénients : mais des
réflexions sur cette matière m'écarteraient trop do
njon sujet. Je vais confirmer par des faits ce que
je crois avoir démontré dans les paragraphes pré-
cédents. Ce sera une occasion de déveio])pcr mon
sentiment de plus en plus.
XIII « A Chartres, un jeune honiuie de 25 à 2i ans,
fils d'un artisan, sourd et muet de naissance, com-
mença tout à coup à |)arlcr, au grand étonnement
d(ï toute la ville. On sut de lui (juc, trois ou quatre
ujois auparavant, il avait cjilendu le son des clo-
ches, et avait été exlrêniemenl surpris de cette
sensation nouvelle et inconnue. Rnsuite il lui était
sorti une espèce d'eau de l'oreille gaucho, et il
avait entendu parfaitement des deux oreilles. Il fut
trois ou quatre mois à écouter sans rien dire, s'ac-
coulumanl à répéter tout bas les paroles qu'il en-
tendait, et s'aifermissant dans la prononciation et
dans les idées attachées aux mots. Enfin, il se crut
en état de rompre le silence, et il dèclaia qu'il
parlait, quoique ce ne lût encore qu'imparfaite-
1291
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPniE.
1292
tuent. Aussilôl des théologiens liabiles l'inlerro-
gèrent sur son état passé; leurs questions princi-
pales roulèrent sur Dieu, sur làiiie , sur la bonlë
itu kl malice morale des actions. Il no parut pas
avoir poussé ses pensées jusque-là. Quoitiuil liU
né de parents catholiques, qu'il assistât à la messe,
qu'il lût instruit à faire le signe de la croix et à se
mettre à genoux dans la contenance d'un homme
(jui prie , il n'avait jamais joint à tout cela aucune
intention, ni compris celle que les aiitres y Joi-
gnent, ii ne savait pas bien distinctenieni ce que
c'était que la mort, et il n'y pensait jan)ais. H
menait une vie purement animale , tout occupé
des objets sensibles et présents, et du peu d'idées
qu'il recevait parles yeux. Il ne tirait pas même
de la comparaison de ses idées tout ce qu'il sem-
ble qu'il en aurait pu tirer. Ce n'est pas qu'il
n'eùl nalurellcnient <le l'esprit; mais l'esprit d'un
honune privé du commerce des autres est si peu
exercé et si peu cultivé, qu'il ne pense qu'autant
qu'il y est indispensablement forcé par les objets
extérieurs. Le plus grand fonds des idées des hom-
mes est dans leur ccunmerce réciproque. »
XIV. Celait est rapporté dans les Mémoires de
l'académie des sciences (année 1705, p. 18). Il eût
clé à souhaiter qu'on eût interrogé ce jeuiie homme
sur le peu d'idées qu'il avait quand il était sans
l'usage de la parole ; sur les premières qu'il acquit
depuis que l'ouïe lui lui rendue; sur lessecoursqu'il
reçut soit des objets extérieurs, soit de ce qu'il en-
tendait dire, soit de sa propre réflexion, pour en
faire de nouvelles ; en un mot, sur tout ce qui put
être à son esprit une occasion de se former. L'ex-
périence agit en nous de si bonne heure , qu'il
n'est pas étomianl qu'elle se donne quelquefois
pour la nature même. Ici, au contraire, elle agit si
lard, qu'il eût été aisé de ne pas s'y méprendre.
Mais les théologiens y voulaient reconnaître la na-
ture, et, tout habiles qu'ils élaienl, ils ne recon-
nurent ni l'une ni l'autre. Nous n'y pouvons sup-
pléer que par des conjectures.
XV. J'imagine que pendant 23 ans ce jeune
homme était à peu près dans l'étal où j'ai repré-
senté l'âme quand, ne disposant point encore de
son attention, elle la donne aux objets, non pas à
son choix, mais selon qu'elle est entraînée par la
force avec laquelle ils agissent sur elle. Il est vrai
qu'élevé parmi des hommes, il en recevait des se-
cours qui lui faisaient lier quelques-unes de ses
idées à des signes. Il n'est pas douteux qu'il ne sût
faire connaître par des gestes ses principaux be-
soins, et les choses qui les pouvaient soulager. Mais,
comme il manquait de noms pour désigner celles
qui n'avaient pas un si grand rapport à lui, qu'il
était peu intéressé à y suppléer par quelv^ue autre
moyen, et qu'il ne relirait de dehors aucun secours,
il n'y pensait jamais que quand il en avait une
perception actuelle. Son attention, uniquement atti-
rée par des sensations vives, cessait avec ces sen-
sations. Pour lors la contemplation n'avait aucun
exercice, à plus forte raison la mémoire.
XVI. Quelquefois notre conscience, partagée entre
un grand nombre de perceptions qui agissent sur
nous avec une force à peu près égale, est si faible
qu'il ne nous reste aucun souvenir de ce que nous
avons éprouvé. A peine sentons-nous pour lors que
nous existons : des jours s'écouleraient comme des
moments, sans que nous en fissions la diflérence ;
et nous éprouverions des milliers de fois la même
perception sans remarquer que nous l'avons déjà
eue. Un homme qui par l'usage des signes a acquis
beaucoup d'idées, et se les est rendues familières, ne
peut pas demeurer longtemps dans celte espèce de
léibaigie. Plus la provision de ses idées est grande,
plus il y a lieu de croire que quelqu'une aura oc-
casion de se réveiller, d'exercer son altoniion, et
ào la retirer de cet assoupissement. Par coi\sé(|iient,
moins on a d'idées, plus cette léthargie doit être
ordinaire. Qu'on juge donc si,peiidanl 23 ans que
ce jeune homme de Cliarlres fut sourd et muet,
son âme put faire souvent usage de son atleiilioii,
de sa réminiscence el de sa réllcxion.
XVII. Si l'exercice de ces premières opérations
était si borné, combien celui des autres l'élail-il
davantage ! Incapable de fixer el de déterminer
exactement les idées qu'il recevait par les sei.s, il
ne pouvait, ni en les coniposanl, ni en les décom-
posant se faire des notions à son choix. iN'ayaiil
pas des signes assez commodes pour comparer
ses idées les plus familières, il était rare qu'il for-
mât des jugoinenls. Il est même vraisemblable que
pendant le cours des vi'igt-trois premières années
de sa vie , il n'a pas lait un seul raisonnement.
Raisonner, c'est former des jugements, et les lier
en observant la dépendance où ils sont les uns des
autres. Or ce jeune homme n'a pu le faire tant
qu'il n'a pas eu l'usage des conjonctions , ou des
particules qui expriment les rapports des diffé-
rentes parties du discours. Il était donc naturel qu'il
lie lirai pas de la comparaison de xes idées tout ce
quil semble quil en aurait pu tirer. Sa réflexion,
qui n'avait pour objet que des sensa'.ions vives ou
nouvelles , n'influail point dans la plupart de ses
actions, et que fort peu dans les autres. Il ne se
conduisait que par habitude et par imitation, sur-
tout dans les choses qui avaient moins de rapport
à ses besoins. C'est ainsi que, faisant ce que la dé-
votion de ses parents exigeait de lui, il n'avait ja-
mais songé au motif qu'on pouvait avoir, et igno-
rait qu'il y dût joindre une intention. Peut-être
même l'imitation étail-elle d'autant plus exacte,
que la réllcxion ne l'accompagnait point ; car les
distractions doivent être moins fréquentes dans
un homme qui sait peu réfléchir.
XVIII. Il semble que, pour savoir ce que c'est que
la vie, ce soit assez d'être et de se sentir. Cepen-
dant, au hasard d'avancer un paradoxe, je dirai
que ce jeune homme en avait à peine une idée.
Pour un être qui ne réfléchit pas, pour nous-mê-
mes, dansées moments où, quoique éveillés nous ne
faisons pour ainsi dire que végéter, les sensations
ne sont que des sensations, et elles ne deviennent
des idées que lorsque la réflexion nous les lait
considérer comme images de quelque chose. Il est
vrai qu'elles guidaient ce jeune homme dans la re-
cherche de ce qui était utile à sa conservation, et
l'éloignaienl de ce qui pouvait lui nuire : mais il
en suivait l'impression sans réfléchir sur ce que
c'était que se conserver ou se laisser détruire.
Une preuve de la vérité de ce que j'avance, c'est
qu'il ne savait pas bien distinctement ce que c'était
que la mort. S'il avait su ce que c'était que la vie,
n'aurail-il pas vu aussi distinctement que nous,
que la mort n'en est que la privelion (/) ?
XIX. Nous voyons dans ce jeune homme quelques
faibles traces des opérations de l'âme : mais si l'on
excepte la perception, la conscience, rallenlion, la
réminiscence el l'imagination, quand elle n'est point
encore en notre pouvoir, on ne trouvera aucun ves-
tige des autres dans quelqu'un qui aurait été privé
de tout commerce avec les hommes, et qui, avec
des organes sains et bien constitués, aurait, par exem-
ple, été élevé parmi des ours. Presque sans rémi-
niscence, il passerait souvent par le même état sans
reconnaître qu'il y eût été. Sans mémoire, il n'au-
rait aucun signe pour suppléer à l'absence des cho-
( { ) La mort peut se prendre encore pour le passage
de celte vie dans une autre. Mais ce n'est pas là le sens
dans lequel il faut ici l'entendre. Foatenelle ayanldil que
ce jeimehomme n'ava-t point d'idée de Dieu,nide l'âme,
il. est évident qu'il n'en avait pas davantage de la mort
prise pour le pasi^age de cwile vie daus ano autre.
1203
NOTES ADDITIONNELLES.
\m
SCS. N"a)-ant qu'une imagination dont il ne pourrait
disposer, ses perceptions ne se réveilleraient
(inaulant que le hasard lui présenterait un objet
avec lequel quelques circonstances les auraient
liées :cnlin, sans reilexion, il recevrait les impres-
sions que les choses feraient sur ses sens , el ne
leur obéirait (jue par instinct. Il imiterait les ours
en tout, aurait un cri à peu près seuiblahle au leur,
cl se irainerait sur les pieds el sur les mains. Nous
sommes si l'on portés à l'imitalion, que peut-être
un Descartes à sa place n'essayerait pas seuleme:;l
de marcher sur ses pieds.
XX. Mais quoi ! me dira-t-on , le nécessite de
piinrvoir à ses besoins et de satisfaire à ses pas-
sions ne sullira-l-elle pas pour développer toutes
les opérations de son àme ?
Je réponds que non ; parce que tant qu'il vivra
sans aucun commerce avec le reste des hommes,
il n'aura point ocx^asion de lier ses idées à des si-
gnes arbitraires, il sera sans mémoire ; par con-
séquent, son imagination ne sera point en son pou-
voir : d'où il résulte qu'il sera enlièremenl incapable
de réflexion.
XXL Son imagination aura cependant un avantage
sur la loirc; c est qu'elle lui retracera les choses
dune manière bien plus vive. Il nous est si com-
mode de nous rappeler nos idées avec !c secours
de la mémoire , que noire imagination est rare-
ment exercée. Chez lui, au contraire, cette opéra-
tion tenant lieu de tomes les antres, l'exercice en
sera aussi IVé(iucnl (lue ses besoins, et elle réveil-
lera les percepiions avec pins de force. Cela peut
se conlirimr par Tixcmple des aveugles, qui ont
touiinunéu-.ent le tact plus lin (pie nous ; car on en
peut apporter la même raison.
XXli. .Mais cet homme ne disposera jamais lui-
même des opérations de son âme. Pour le com-
prendre, voyons dans quelles circonsiances elles
pourront avoir quelque exercice.
Je suppose qu'un monstre auquel il a vu dé-
vorer uaulres animaux, ou que ceux avec lesquels
il vit, lui ont aiq)ris à fuir, vienne à lui : cette
vue atlire son allenlion, réveille les sentiments de
frayeur qui sont liés avec l'idée du monstre, el
Je dispose a la luite. Il échappe à cet ennemi, mais
le tremblement dont toul son corps est agité lui
en conserve cpielque temps l'idée présente : voilà
la contemplation ; peu après le hasard le conduit
oans le même lieu ; l'idée du lieu réveille celle du
monstre avec laquelle elle b'élail liée : voilà l'ima-
gination. Enlin, puisqu'il se reconnaît pour le
même èlre qui sesl déjà trouvé dans ce lieu, il y
a encore en lui réminiscence. On voit par là que
i'exercice de ces (tpérations dépend d'un certain
concours d<; circonstances (jui l'allectenl dune ma-
nière particulière , et qu'il doit, par conséquent,
cesser aussitôt que ces circonstances cessenl. La
frayeur de cet homme dissipée , si l'on suppose
qu'il ne rclouine pas dans le même lieu, ou qu'il
n'y retourne que (juand l'idée n'en sera plus liée
avec celle du monstre, nous ne trouverons rien en
lui qui soit propre à lui rapi)eler ce qu'il a vu.
Nous ne pouvons réveiller nos idées qu'autant
qu'elles sont liées à quelques signes : les siennes
ne le sont qu'aux circonstances qui les ont fait
naître : il ne peut donc se les rappeler que quand
il se retrouve dans ces mêmes circonsiances. De
là dépend l'exercice des opérations de son âme.
Il n'est pas le maitre, je le répète, de les conduire
par lui-même. 11 ne peut qu'obéir î.a'impression
que les objets font sur lui ; et l'on nf^iloil pas at-
tendre qu'il puisse donner aucun signe de raison.
XXIIL Je n'avance pas de simples conjectures.
Dans les forcis qui conlinent la Lilhuanic el la
Russie, on prit en 1694 un jeune homme d'environ
(m) Locke (l. u, c. 11, f 10 cl 11) remarqne, avec
raison, que les bêles ne peuvent point former d'ahsimc-
dix ans, qui vivait parmi les ours. Il ne donnait
aucune mar([ue de raison, marchait sur ses pieds
et sur ses mains, n'avait aucun langage, et formait
des sons qui ne ressemblaient en rien à ceux d'un
homme. Il fut longtemps avant de pouvoir profé-
rer quelques paroles, encore le lit-il d'une manière
bien barbare. Aussitôt qu'il put parler, on l'inter-
rogea sur son premier état, mais il ne s'en souvint
non plus que nous nous souvenons de ce qui nous
est arrivé au berceau. (CoNNOn, in Evang. med. art.
15, pag. 1Ô5 el seq.)
XXIV. Ce fait prouve parfailemenl la vérité de ce
que j'ai dit sur le progrès des opérations de l'âme.
11 était aisé de prévoir que cet enfanl ne devaii
pas se rappeler son premier étal. 1! pouvait en
avoir quelque souvenir au moment qu'on l'en retira :
mais ce souvenir, uniquement produit par une al-
lenlion donnée rarement, et jamais fortiliée jwr la
réflexion , était si faible , que les traces s'en eGa-
cèrent [lendant l'inlervailc qu'il y eut du moment
oii il commença à se faire des idées, à celui où Ion
put lui faire des questions. En supposant , pour
épuiser toutes les hypothèses, qu'il se fût encttre
souvenu du temps quii vivait dans les forêts, il
n'aurait pu se le représenter que par les percep-
tions qu'il se serait rappelées. Ces perceptions ne
pouvaient être qu'en petit nombre; ne se souve-
nant point de celles qui les avaient précédées,
suivies ou interrompues, il ne se serait point retracé
la succession des parties de ce temps. D'où il serait
arrivé qu'il n'aurait jamais soupçonné qu'elle cùl
eu un commencemeni, et <pril ne l'aurait cepen-
dant envisagée que comme un instant. Lu un mot,
le souvenir confus de son premier éial l'aurait mi.'»
dans l'embarras de s'imaginer d'avoii toujours été-,
et de ne pouvoir se représenter son éternité pré-
tendue (|ue comme un moment. Je ne doute donc
pas qu'il n'eût été bien surpris quaiui on lui aurait
dit qu'il avait commencé d'être , el qu'il ne l'eût
encore été quand on aurait ajouté qu'il avait passé
par dillérents accroissements. Jusque-là, incapable
de réflexion, il n'aurait jamais remarqué des chan-
gements aussi insensibles, el il aurait, naturelle-
ment été porté à croire qu'il avail toujours été tel
qu'il se trouvait au inomenl où on l'engageait à
réfléchir sur lui-même.
XXV. L'illustre secrétaire de l'academiedes scien-
ces a fort bien remarqué que le plus grand fonds
des idées des hommes est dans leur commerce ré-
ciproque. Cette vérité développée achèvera de
conlirmer tout ce que je viens de dire.
J'ai distingué trois sortes de signes : les signes
accidentels, les signes naturels el les signes d'ins-
litulion. Un enfant élevé parmi les ours n'a que le
secours des premiers. 11 est vrai qu'on ne peut
lui refuser les cris naturels à chaque passion : mais
comment soupçonncniil-ii qu'ils soient propres a
être les signes des sentiments (ju'il épretuvc ? S'il
vivait avec d'autres hommes, il leur entendrait si
souvent pousser des cris semblables à ceux qui
lui échappent , que tôt ou lard il lierait ces cris
avec les sentiments (ju'ils doivent exprimer. Les
ours ne peuvent lui fournir les mêmes occasions :
leurs mugisseiiienls n'ont pas assez d'analogie avec
la voix humaine. Par le commerce que ces ani-
maux ont ensemble, ils allachent vraisemblable-
ment à leurs cris les perceptions dont ils sont les
signes , ce que cet enfant ne saurait faire. Ainsi,
pour se conduire d'après l'impression des cris na-
turels, ils ont des secours qu'il ne peut avoir, et il
y a apparence que l'attention, la réminiscence et
l'imagination , ont chez eux plus d'exercice que
chez lui : mais c'est à quoi se bornent toutes lés
opérations de leur àme (m).
lions. Il leur refuse eu conséquence la puissance de
liilsoiuier sur des idies générales ; mais il rt garde comme
i29r>
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
129G
Piiis(|nc Ie3 liomines ne peuvent se faire des
signes qu'autant qu'ils vivent ensemble, c'est une
conséquence que le fonds de leurs idées , (juand
leur cs|)rilc<)ninicnce à se former, est uniquement
dans leur commerce réciproque. Je dis, quand leur
esprit commence à se former, parce qu'il est évi-
dent, que lorsqu'il a fait des progrès, il connaît l'art
de se faire des signes, et peut acquérir des idées
sans aucun secours étranger.
Il ne faudrait pas m'oltjccter qu'avant ce com-
;nerce l'esprit a déjà des idées, puisqu'il a des per-
ceptions : car des perceptions qui n'ont jamais été
l'objet de la réflexion, ne sont pas proprement des
idées. Elles ne sont que des impressions faites dans
i'àme, aux(iuclles il manque, pour être des idées,
d'être considérées comme images.
XXVI. 11 me semble qu'il est inutile de rien ajou-
ter à ces exemples, ni aux explications que j'en ai
données : ils confirment bien sensiblement que les
opérations de l'esprit se développent plus ou moin»,
à proportion qu'on a l'usage des signes.
11 s'oflVc cependant une difficuiré : c'est que si
notre esprit ne lixe ses idées que par des signes,
nos raisonnements courent risque de ne rouler sou-
vent (fiie sur des mots; ce qui doit nous jeter
dans bien des erreurs.
Je réponds que la certitude des malliématiques
lève celte difficulté. Pourvu que nous déterminions
si exactement les idées simples allacbées à chaque
signe, que nous puissions dans le besoin en faire
l'analyse , nous ne craindrons pas plus de nous
tromper que les mathématiciens lorsqu'ils se ser-
vent de leurs chiffres. A la vérité, cette objection
fait voir qu'il faut se conduire avec beaucoup de
précaution, pour ne pas s'engager, comme bien
des philosophes, dans des disputes de mots et dans
des questions vaincs et puériles : mais par là elle ne
fait que confirmer ce que j'ai moi-même remarque.
NOTE VII.
Arl. Langage, § III.
Les grammairiens métaphysiciens ont tourné
plus ou moins heureusement autour de ces idées
dès le commencement du siècle. Ecoutez l'abbé
Sicard :
J'appelle organes ce qui, en nous, reçoit l'im-
pression des objets extérieurs. Ces organes qui
non-seulement reçoivent l'impression des objets,
mais qui nous avertissent de l'existence ou delà
présence de ces objets, je les appelle des sens, du
mot sentir ; c'est l'opération intérieure qui se passe
en nous quand nous sommes avertis de la pré-
sence des objets. Les sens sont a» nombre de
cinq: savoir la vue, l'ouïe, le tact, le goût, et
l'odorat.
L'impression reçue et sentie se nomme sen-
sation.
L'impression reçue , sentie et conservée se
nomme idée.
L'impression est donc une sorte de coup frappé
par un objet extérieur sur un des organes du
corps humain.
La sensation est donc celte impression reçue,
sentie et connue.
L'idée est donc la sensation reçue, qui n'existe
plus, mais qui est conservée ; ou c'est la représen-
tation de l'objet extérieur en nous-mêmes.
Mais dans quelle partie de nous-mêmes cette
image, cette représentation, ou cette idée est-
elle conservée? C'est dans cet être inétendu, invi-
sible et simple comme l'idée, et qu'on appelle
Yesprit.
C'est cet être dont on n'eût jamais soupçonné
l'exislence, si l'on n'en eût été averti par ses opé-
rations ; cet être que nous ne connaissons que par
ses effets, mais dont les effets ne sont ni plus ni
moins réels que celte cause si merveilleuse. C'est
cet être qui doit, au milieu des objets dont il est
sans cesse environné, recevoir à la faveur des
sens, messagers quelquefois infidèles, les images
de tous ces objets. C'est lui qui les considère, qui
en remarque les différences, qui cherche à les
faire connaître, après les avoir vues et jugées.
C'est lui qui affirme et qui nie intérieurement, et
ce n'est encore qu'une simple liaison de l'être et de
évident qu'elles raisonnent en certaines rencontres sur
des idées particulières. Si ce philosophe avait vu qu'on
ne peut réfléchir qu'autant qu'on a l'usage des signes
d'institution, il aurait reconnu que les Ijèics sont abso-
chacune de ses propriétés, de la substance et de
ses modifications.
Mais aussitôt que les organes viennent prêter
leur ministère à l'esprit qui veut communiquer ses
jugements; aussitôt que des signes sensibles vien-
nent revêtir la pensée, la proposition sort de l'es-
prit qui l'a conçue, à la faveur des mots qui en
dessinent les formes. Ce devrait être sans doule
d'un seul jet, et le tableau de la pensée devrait
être, pour la représenter fidèlement, un et simple
comme elle. C'est peut-être ainsi que la phrase
des premiers hommes a dû se montrer. Le nom du
sujet devait alors servir de cadre à celui de la qua-
lité, pour que le modèle et l'image n'eussent rien
de différent pour exprimer ce qu'on voyait de la
manière qu'on le voyait; ainsi la phrase primitive
pouvait ne former qu'un tableau modifié, un sujet
combiné, un double mot, comme dans l'exemple
suivant: PrAoPuIgEeR.
Et dans ce cas, il n'était pas besoin, pour aflir-
mer la qualité de son sujet, d'employer un mol de
plus; car qu'aurait fait ce mot-là'/ ces deux mots
se trouvaient l'un dans l'autre ; l'un par conséquent
lié avec l'autre. Et la proposition ne peut être
auire chose qu'une qualité et un sujet aftirmésl'un
de l'autre, et liés l'un à l'antre.
Mais on jugea plus convenable de ne pas mêler
et lier tellement ensemble le sujet et la qualité,
que le mot qui exprimait celle-ci ne pût servir à
exprimer aussi le modificateur de toute autre
substance pareille. El alors on ôla du nom du sujet
ce mot qui exprimait sa qualité: peut-être le lit-on
de la manière suivante: PAPIER uolge.
Celte qualité abaissée sous le nom du sujet se
trouvant déplacée et abstraite, il n'y eut plus
aucune raison pour ne pas l'écrire à la suite du
nom, à la manière des Français et des Italiens; ou
avant le nom, à la manière des Anglais. Mais n'étant
plus renfermée dans le cadre du nom, elle n'en
était plus affirmée: il fallut recouriràun moyen i
factice pour la rattacher au sujet; et ce moyen fut ^
un signe propre à exprimer l'existence. Signe essen-
tiel, qui, servant à lier la qualité et le sujet, devint
l'âme delà proposition, en devenant le lien de ses
lumenl incapables de raisonnement, et que, par consé-
quent, leurs actions, qui paraissent raisonnées, ne sont
que les effets d'une imagination dont elles ne peuvent
point disposer.
1297
NOTES ADDITIONNELLES.
1298
éléments ; sans ce mot, l'homme nViU exprimé
que lies idées, et jamais des pensées. C'est ce mol
qui obtint le privilège de ne porter d'autre nom,
dans la nomenclature des éléments de la parole,
que celui de met, dans la langue des Latins:
verbuin; ce mot, sans lequel tout est sans lien, sans
vie, sans existence dans la nature ; mais avec
lequel tout s'anime, tout vil. tout est en mouve-
ment et en action. Il sert à exprimer le temps qui
commence à être, celui qui continue d'être, celui
qui cesse d'être, et l'éternité, dont l'existence a une
sorte d'immobilité m.ijeslueuse, dont la représenta-
tion n'a pas de signe dans les objets créés.
Dans ces premiers temps de la civilisation, le
jugement n'était, comme il l'est encore aujourd'hui,
que la simple vue d'un sujet considéré sous un
rapport quelconque et sous une certaine modifica-
lion ou attribution. C'était une opération simple de
l'esprit. Il eût fallu, s'il eiU été possible, pour la
rendre sensible et la communiquer, un procédé
aussi simple qu'elle, ou du moins in comme elle,
où l'on n'eût point distingué plus d'éléments qu'il
n'y en a dans le jugement lui-même, tant qu'il
demeure intérieur et secret.
Il parut plus facile de décomposer le jugement,
tout simple qu'il était ; de convenir d'un signe
pour distinguer l'objet et le nommer, et d'un signe
de plus pour distinguer la qualité qui lui était
commune avec beaucoup d'autres. Et l'on convint
d'un moyen pour les lier dans la proposition écrite
de la manière dont je l'explique aux sourds-
muets.
r R .\ 0 P u I c E E R
P . A . P
R
R 0 u c E
•
• •
P . A . P . I . E . K
R 0 L' c r.
•
PAPIER ROUGE.
PAPIER est ROUGE.
Le mot-lien que les Latins appelaient mot, verbum,
et que nous continuerons d'appeler verbe, pour ne
pas présenter une difficulté de plus en introdui-
sant une dénomination nouvelle, le mot-lien ou le
verbe, rapporte, comme on le voit dans ce tableau,
la qualité dans le cadre du nom, comme elle y est
dans le sujet. Le verbe remplace la ligne . La
ligne remplace les lignes de rappel, tirées de chaque
case abandonnée à chaque lettre composant le
mol qui sert à exprimer la qualité.
Et ce mol-lien, ce verbe, le seul qui mérite ce
nom, exprime le jugement, ou le oui de l'esprit,
entre un sujet et une qualité. Lui seul forme la
proposition ou la phrase, puisque lui seul lie les
nïols et leur donne, entre eux, des rapports qui
sont dans la nature, et que ces mots n'auraient pas
sans ce lien.
Peut-être un procédé qui naît de celui-ci et qui
le perfectionne, procédé qui m'a infiniment servi
dans l'instruction des sourds-muets, ne scra-l-il
pas inutile pour les entendants. Le voici:
On conviendra, sans doute, qu'un jugement
encore intérieur et secret n'est pas multiple, et
que. ne formant qu'un seul tout, il n'aurait qu'un
chiffre, et le chiffre 1 dans l'ordre numérique.
Mais quand on abstrait la qualité affirmée du sujet,
cette opération n'ajoute rien d'existant hors du
sujet; il ne faut donc pas plus de chiffres, quand
on sépare la qualité du sujet qu'elle modifie, qu'il
n'en faut quand on ne l'en sépare pas. C'est tou-
jours 1.
Mais ne faut-il rien pour désigner et caractéri-
ser le mot -/j(;?i ou verbe? ce mot n'est ni le nom
du sujet, ni le mot qui désigne la qualité ; le chif-
fre 1 ne peut donc lui convenir. Nous emploierons
le chiffre 2.
Le chiffre 1 nous indiquera donc toujours le
sujet de la proposition. Ce chiffre sera placé de
même au-dessus du mot qui énonce la qualité; e.
le chiffre 2 indiquera le verbe.
Table est noire.
L'avantage de l'emploi de ces chiffres est de
dispenser les enfants à qui on montre la gram-
maire d'apprendre et de retenir les mots techni-
ques de la science, quand ils commencent seule-
ment .1 en étudier la théorie, déjà si difficile.
Voici la théorie du môme métaphysicien sur
l'origine de l'adjectif et des noms abstraits :
En traitant du nom dans le chapitre précédent,
avons-nous compris tous les noms dans notre
théorie? Non, sans doute: nous n'avons encore
p.irlé que des objets physiques, et des êtres réels
et subsistants, qui peuvent frapper quelqu'un de
nos sens. Rien de ce qui est abstrait n'a été encore
abordé; et cela ne pouvait être. Ce n'éfait point
dans les noms des objets physiques que nous pou-
vions aller chercher les éléments des pures abstrac-
tions ; ce n'est pas .i l'époque où l'on a donné des
noms aux minéraux, aux végétaux, aux animaux,
qu'on pouvait donner des noms aux vertus et aux
vices, à toutes les opérations de l'intelligence, aux
affections de l'àme, aux sciences et aux arts. Sui-
vons donc, pour l'exposition de nos principes, les
premiers inventeurs de l'art de la parole, datis les
recherches de leurs premiers moyens.
Le nom, comme nous l'avons observé, étant un
signe de rappel, fut sans doute inventé aussitôt
que l'homme éprouva le besoin de communiquer
avec son semblable. Le nom parlé dut cire la tra-
duction du geste; mais ce signe ou ce nom, qui
sullisait à l'homme encore enfant, quand il n'avait
besoin de rien affirmer des objets, et quand il
n'était question que d'en retracer l'idée, se trouva
bientôt insuffisant quand il voulut raconter quel-
que action ou énoncer quelque qualité de ces
objets.
Le nom se bornait à rendre présent à l'esprit
l'objet dont l'homme voulait parler ; mais cet
objet comparé à un autre en différait, ou par l.n
couleur, ou par la forme, ou par toute antre
modification. Le nom n'assignait pas cette diffé-
rence ; il ne disait pas même que l'objet eût été
comparé. Le sujet avait-il fait on reçu quelque
1:299
DICTIONNAIRE DE PilILOSOPIllE.
13GÛ
aclion, son nom était- encore muet sur cette action
• aile ou reçue : ces modifications ne pouvaient donc
être encore exprimées, et la pensée restait encore
circonscrite dans les bornes étroites de la simple
idée.
Mais qu'il y avait loin de ce qui était inventé à
ce(|u'il fallait encore imaginer pour rcxpression
»le la pensée! quel signe pouvait peindre des modi-
(icalions, des qualités qu'on ne pouvait voir liors
des sujets: l'esprit qui considérait les objets révo-
lus de ces qualités, ne pouvait, ce semhio, les en
Jihstraire et leur donner une sorte d'exislence qui
les rendît propres à être énoncées sous leurs
sujets, et par succession? Ce lut sans doule ici la
plus gnmde de toutes les dilliculiés, puis(|ue ce
fut le premier pas de l'homme, le pas où, laissant
l'animal derrière lu», il s'essaya à abstraire et à
ijénéraliser. Peul-êt'e mes lecieurs ne seront-ils
pas fâchés de recberclier avec moi comment
i'Iiomine franchit cet intermédiaire que presque
personne ne se donne la peine de mesurer, et qui
^:e trouve entre la substance et la forme, entre
l'objet et l'abstraction, entre le sujet et la qualité!
Cette découverte nous fera voir comnient les ad-
jectifs ont dû être inventés, et s'il est vrai qu'ils
sont, nés des noms, comme du tronc naissent les
branches. Cette recherche est d'autant plus im-
portante, que ceux qui étudient la granvmaire sont
rarement fixés sur la nature et sur l'origine des
qualités abstraites.
Certaines qualités se trouvaient éminemment
dans cerlains êtres de la nature, au point que
îiommer ces êtres ou ces objets, c'était aussitôt
donner l'idée de ces qualités ; ainsi nommer une
montagne, c'était réveiller dans l'cspril l'idée de
liaiiteur; comme c'était réveiller l'idée de la fidé-
lité que de nommer la tourterelle ; celle de la force
tiue de nommer le lion ; celle de la cruauté que de
nommer le tigre ; celle de la douceur que de nom-
mer Vaguenu ; celle de la tendresse que de noni-
;ner la colombe; celle de la dureté (|ue de nommer
le bronze, etc. Kh bien , ces noms d'êtres et de
sabstances durent être, dans les premiers temps,
dit un auteur célèbre, des noms de (jualités; car
les iioins de ces êtres, tous remarciuables par des
'lualiîés singulières, se trouvant réunis à des noms
(le sujets ([ui paraissaient être les objets princi-
j)aux de la pensée, servirent à en être affirmés, et
par conséquent furent des mots ajoutés à ces
noms, ou les mots adjectifs de ces noms. Ainsi
homme montagne signifia un homme iVune grande
taille; femme agneau, signilia une femme douce ;
la tourterelle prêta son nom à la fidélité, et on dut
dire femme tourterelle, comme on dut dire teint
rose et teint lis; et ces premiers noms, qui n'étaient
encore que des noms d'objets, en servant à expri-
mer les qualités d'autres objets, furetit consacrés
à ce service, et ne changèrent plus de destination.
Nous ne concevons pas que les mots adjectifs
aient pu avoir une autre origine. Nous ne crain-
drons donc pas de dire que ces mots, à force de
modifier des objets dont ils n'étaient pas les noms,
devinrent les mots modificatifs, les mots ad}.ec-
lifs des noms de ces objets.
Nous pouvons donc, sans crainte d'enseigner
une erreur, dire que les mots adjectifs furent
d'abord des noms de substances, ou des noms
substantifs ; el c'est ainsi que se forlilie ce grand
principe que tout l'art de la parole remonte à un
seul élément générateur, comme toute la science
de l'entendement humain remonte à la simple
idée.
!\LTis est-il vrai que celte seconde classe de mots
qu'on appelle adjectifs, et que nous pourrions
nommer modificatifs, ou qualificatifs, ou mots ajou-
tés, soit essentielle à l'art delà parole? Oui, sans
doute, et il est aisé de s'en convaincre quand on
observe que sans ces mois, les noms des subs-
tances ne serviraient qu'à rappeler l'idée de« ob-
jets, sans en rien allirmer. Nous prononçons le nom
d'un être; et, ne pensant pas encore à cet être,
nous n'éprouvons pas le besoin d'un signe ou d'un
mol de plus; mais si nous nous arrêtons à consi-
dérer cet être, si nous y pensons, aussitôt se pré-
sentent à notre esprit et les rapports (pie nous
y remarquons et les signes propres ii exi)rimev ces
rapports. Ces rapports qui frappent nos regards
nous sont indiqués par la comparaison que nous
faisons subitement et sans nous en douter, par la
seule habitude de comparer ces êtres, avec d'au-
tres; et ces signes ne peuvent être que celui qui
peint l'être lui-même et celui ([ui en représent.e
la qualité. Ce serait donc une grande erreur que
de rapporter à la même espèce deux mots qui
jouent ici un rôle si difréient cl qui se ressemblent
si peu. Ce ne sont donc pas deux noms, quoique
issus, comme je viens de le prouver, d'une source
commune; ce n'est donc pas ici, quoique plusieurs
grammairiens l'aienl enseigné, une seule et même
partie d'oraison.
Qu'un mot destiné à servir de peinture, de
signe, de marque [notament] soit appelé nom ,
rien ne doit nous paraître plus convenable ; mais
serait-il également raisonnable de donner la môme
dénomination à un mot qui n'exprime que des for-
mes, ou une manière d'être quclcoinjue, et qui
par conséquent ne nomme aucun objet? Ainsi,
pour ne {«is confondre ce qui doit être distingué,
nous rangerons ces mots ajoutés, appelés autrefois
noms adjectifs, sous le nom génériciue de mots el
sous le nom spécifique d'adjectifs ou modificatifs.
La première idée que présente un mot adjectif,
c'est celle de l'effet qu'il produit à côté du non»
qu'il modifie, el dont il sert à délerininer, non
Vétendue, mais la compréliension, deux mots qu'il
ne faut pas confondre, deux mots essentiels qui
ann(Hicent que le mot adjectif ne peut jamais mo-
difier un nom propre, parce que, par cela seul
qu'un nom est propre, il est déterminé. Mais
qu'est-ce que Vétendue et la compréhension? Uéten-
due d'un mol est le lieu qu'il occupe pour l'esprit
qui le considère; la compréliension est la totalité
des idées partielles qui le consiiluenl. Ainsi les
mots que l'on appelle articles, cl dont je traiterai
dans le cbapitrc suivant, déterminent l'étendue;
et les mots adjectifs, dont M est ici question, aflee •
lent la compréhension, en ajoutant au nom une ou
plusieurs idées accessoires, qui dcvienneni partie
de la nature totale de l'objet énoncé parle nom.
La seconde idée que présente ce mol, c'est la
division naturelle des adjectifs, en adjectifs pbysi-
(lueseten adjectifs mélaphysi(]ues ; les premiers,
ou les adjectifs physiques, sont appelés ainsi, parce
qu'ils expriment les impressions que les objets
physiques fonl sur nos sens, tels (jue blanc, rouge,
noir; et les adjectifs métaphysiques sont ceux (jui
exprimenl les rapports sous "lesquels l'esprit peut
considérer les êtres métaphysiques et les eUes
physiques. Celle doctrine de Dumarsais rendrait
la nomenclature des adjectifs inétaj)hysiques si
étendue, qu'elle enibrasserail toute celte classe de
mots. Bcauzéein'a paru plus exact, et sa classifi-
cation plus simple ; il ne donne le nom d'adjectifs
métaphysi(|ues qu'aux mots qui servent à déter-
miner et à restreindre l'étendue des noms appella-
lifs, et alors la nomenclature des adjectifs physi-
ques s'augmente de tous ceux qu'on enlève au
domaine de rintelligence. Je dirai donc que les
mots sont adjectifs physiques, quand ils afiectcnt
la compréhension des noms appcllatifs.
L'innuence du nom est telle dans la phrase, que
le nom dont la nature est d'élre propre à devenir
support d'un adjectif, devient adjectif lui-même
1301
NOTES ADDITIONNELLES.
1302
quand il est aûlrnié d'un auire nom ; et cela eil
bien simple.
Nous avons dit que le propre de l'adjectif, que
sa ilestinaiion est de qualilier un nom subslantil' :
« Or qualilier un nom subslaiilif, n'est pas, dit
Duiiiarsais, dire seulement qu'il est rouge ou bien,
grand ou petit ; c'est en fixer l'élendue, la valeur,
ï'jicieplion, étendre cette acceplion ou la restrein-
dre, en sorte pourtant que toujours l'adjcctil" et le
substantif, pris ensemble, ne présentent qu'un
même objet à l'esprit, i
D'après ce principe, il sera facile de classer les
mots qni peuvent présenter quelque équivociue.
Ces mots qualilient-ils? ils sont adjectifs. Nom-
ment-ils des substances ou des êtres? ce sont des
substantifs. Ainsi les substantifs sont pris, tantôt
adjectivement, el tantôt sitbblantivement, selon leurs
services; c'est-à-dire selon la valeur qu'on leur
donne dans l'emploi qu'on en fait. Voici quel-
ques exemples qui éclairciront celte petite ditli-
cullé :
Philippe était roi de Macédoine,
Et Darius était roi de Perse.
Dans ces deux exemples le mot roi est adjectif;
ici tout ce qui est affirmé qualifie; tout ce qui qua-
lilie est qualilicalif ; tout ce qui est qualificatif est
adjectif.
La troisième idée que présente le qualificatif ou
adjectif est d'être, à l'exception de la langue an-
glaise, entièrement subordonné au nom qui lui
Kert de soutien ou de support, et dont il exprime
une manière d'être ; et de là les règles de concor-
dance dont j«; parlerai dans la syntaxe. Voici encore
cet autre principe, que le nom d'un être ou subs-
tance peut aller seul, et être entendu aussitôt qu'il
est prononcé ; au lieu que le mot adjectif a toujours
besoin d'im soutien pour avoir une valeur. Mais
nous pouvons conclure que, sans Vadjectif, il ue
peut y avoir de proposition, par conséquent point
de phrase, par conséciuent jioint de langage;
car n'exprimer que des idées, ce ne serait pas
parler.
On ne lira pas sans intérêt ce que l'abbé Sicard
dit du verbe.
A mesure que nous avançons dans la recherche
des règles générales du langage, et que nous tâ-
chons d'en approfondir la nature, d'en étudier la
métaphysique et d'en fixer les principes, nous nous
convainquons, de plus en plus, qu'au milieu de tous
les êtres qui pruplent cet univers, nous sonnnes
cette espèce privilégiée qui a exclusivement reçu
du Créateur le don de la pensée ; puis([ue, seuls,
nous avons le pouvoir de la conununiquer à nos
semblables, de l'analyser, de former un système et
une collection de principes sur cette faculté de-
venue un art, de la rendre sensible par l'organe de
la voix.
Qu'ils sont loin de l'homme, ces animaux que
leurs services semblent en rapprocher le plus, quand
on compare leurs cris sans articulation, sans mo-
dulation, sans combinaison (luelconque, avec la
parole de l'homme ! Ces animaux qui poussent des
cris sans motif, soit seuls, soit en compagnie de
leurs pareils; qui n'ont jamais rien à se dire, et
qui, tels qu'un instrument qui ne rend des sons
qu'en obéissant à des ressorts ingénieusement
combinés, n'expriment aussi des sons qu'en obéis-
sant à un instinct aveugle qui les leur com-
mande !
Si jamais ces rcllexions se présentèrent à l'esprit
d'un grammairien philosophe , c'est sans doute
quand, après avoir traité du nom, qui est le signe
de chaque idée; de V adjectif, (\y\\ en énonce le mode;
i\n déterminatif ou article, qui précise le nom; du
pronom, qui en assigne des rapports plus inléres-
Mnis, il a voulu rechercher rélémciit qui, après
ceux-ci est le plus néet?ssaire à l'expression de la
pensée. C'est ici que la nature nous abandonne, et
que sa grammaire ne nous présente rien. Des noms,
des adjectifs pour revêtir ces noms de formes |^n-
reilles à celles des objets : telle est la seule manière
de peindre et les idées et les pensées : les idées
qui ne sont que les images des objets; les pensées
qui sont ces mêmes images, considérées sous un
rapport quelconque : les idées, comme soleil, lune,
air, terre, eau, etc. ; les pensées, comme soleil lu-
mineux, lune opaque,! air fluide, terre solide, eau li-
quide, etc.
Sans doute, ce rapprochement des objets et des
qualités pouvait sullire quand les premiers hommes
n'avaient que des idées fugitives à fixer, des pen-
sées détachées à exprimer ; lors(iu'ils n'avaient au-
cune action à peindre, aucun événement à racon-
ter, aucun intérêt à tenir compte des époques. Les
qualités actives, réunies aux êtres auxquels elles
convenaient, en étaient également allirmées par
leur réunion avec les noms et les êtres actifs; mais
on ne savait pas si ces qualités leur convenaient
au moment où l'on en parlait; si elles leur avaient
convenu à une époque antérieure , ou, si, dans un
temps qui n'existait pas encore, elles devaient leur
convenir. Qu'il était donc pauvre ce langage où le»
moyens d'exprimer sa pensée étaient si bornés I et
qu'elle fut heureuse cette précieuse invention d'un
mol qui, sans rien peindre et sans rien exprimer,
aida les autres mots à tout exprimer et à tout pein-
dre! quelle fécondité dansée mot précieux! Il lia
tellement au nom de l'objet les (pialilés qui lui
appartenaient, qu'il ne fit de l'un et de lautrequ'un
seul cl n>ème tout, comme dans la nature. Sa forme,
variant au gré du nombre des acteurs et de l'in-
lluence particulière qu'ils avaient dans l'action, il
servit à fixer el ce nombre d'acteurs, el le caractère
particulier de cette influence Ce ne fut pas encore
là tout. Admirons ici ses richesses : le temps même
où se passa l'action, il servit à le faire connaître;
soit (|u'il n'existât pas encore, soit qu'il fût rentré
dans l'océan sans fond d'où il était sorti ; soit que
n'étant ni futur, ni passé même, il fût tellement
difficile à saisir, que l'instant où l'on voulait en
parler était déjà loin de ceux qui osaient l'enlre-
prendre.
Faut-il s'étonner si de si grands services rendus
à la communication de la pensée firent distinguer,
parmi tous les autres, cet élément si fécond el si
précieux; si on lui donna, pour le désigner, la quali-
fication même du caractère dislinctif de l'homme, el
si on l'appela la parole, le verbe , puisqu'il rendait
la parole si propre à remplir sa merveilleuse des-
tination? Quel sujet à traiter, si je pouvais oublier
que c'est moins ici de son excellence que de sa na-
ture qu'il faut nous occuper !
Qu'est-ce que le verbe ?
Combien de verbes y a-l-il ?
Que remarque-on dans le verbe?
Pressons la matière, qui sen>ble ici s'étendre i
mesure qu'on veut la traiter.
Lier entre eux le nom d'un sujet et le mot qui
sert à exprimer sa qualité énoncialive, active ou
passive, telle est la première fonction du mot
qu'on nomme verbe : et comme nous ne parlons
que pour faire connaître aux autres ces liaisons
continuelles que nous remarquons dans les objets
de la nature, le verbe vient se mêler à tous nos
discours, et former toutes nos propositions. II est
donc l'-àme de nos jugements; c'est ce oui de l'es-
prit qui se montre au dehors à la faveur du verbe.
Et lors même que nous nions d'un sujet une qualité
qui paraissait lui convenir, le verbe vient aussitôt
nous ofl'rirson ministère, en se faisant accompagner
du mol N0>',(jui détruit l'effet du verbe avant même
qu'il soit produit. Il n'y a pas une seule pensée qv.i
puisse se passer de lui. Il est sans cesse l'exprès-
i;:03
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
1304
sion nécessaire de la parole. Ponvail-on lui en re-
fuser le nom, puisqu'il ne saurait y en avoir sans
lui?
En effet, essayez de retranclior le verbe de tontes
les propositions dont il est l'àine, il ne vous reste
pins ni discours, ni périodes, ni propositions ; des
idées déiarliées et décousues, comme tous les êtres
de la nature qui sont disséminés sans liaison, et ne
formant, si l'Iiomme n'avait soin de les classer,
qu'un tout qui fatiguerait les yeux, où régneraient
le désordre et la confusion.
Mais aussi quelle harmonie partout où le verbe
ye montre ! Quels laiilcaux il forme de tous ces
élémenls qui, sans lui, n'auraient entre eux aucun
accord! Nos enfants, avant d'avoir appris de leurs
tendres mères la niagie de ce mol, ne nous pré-
senlent que des idées décousues. L'usage du verbe
en fera des hommes comme nous. Mais cet usage
leur est inconnu, tant que leur esprit paresseux
s'exerce peu à comparer, et moins encore à juger.
Leurs premières phrases, quand ils auront appris
celte science, se compléteront sans ell'ort; et le
verbe êlre se présentera de soi-même à leur esprit
déjà impatient de communiquer ses premières
pensées. C'est ce verbe qu'ils retrouveront partout,
et(|u'il faudra leur faire remarquer. L'élude du
verbe êlre est la seule nécessaire, à l'entrée du
cours grammatical. Il a seul formé tous les au-
tres verbes ; les autres ne .sont verbes que par
lui.
Notre réponse à la seconde question est donc
faite : il n'y a, à proprement parler, qu'un seul
verbe ; et voilà d'où lui est venu ce nom qui le
suppose unique.
Mais si le verbe être est le verbe, que sont donc
tous ces autres mots qu'on a appelés verbes ?
Qu'est-ce que ces mots aimer, porter, écrire, dessi-
ner, etc. Nous aurait-on trompés quand on nous
a enseigné que c'étaient des verbes actifs? Non,
sans doute, et rien n'est plus vrai ; mais ajoutons
pour nos enfants ce qu'on aurait dû nous dire' à
nous-mêmes : que ces mots sont composés de deux
éléments, d'une qualité et du verbe ; que cette qua-
lité est radicalement un mot dont la nature est
qu'il soit ajouté à d'autres mots et dont celui-là
sert à énoncer la forme ; et que c'est précisément la
terminaison de ce mot composé qui est le verbe
être, moi (\n on a quelquefois altéré et déguisé au
point de le rendre méconnaissable. Disons-leur que
c'est de ce composé qu'est résultée la dénomina-
tion de ces espèces de verbes, qu'on a appelés, à
cause de cela, verbes adjectifs, parce que le verbe
être, formant leur terminaison, entre dans leur
composition, et parce qu'un mot adjectif y entre
aussi. Nous aurons souvent occasion de faire re-
marquer dans les verbes ces deux éléments com-
positeurs.
C'est la différence des qualités qui doit établir la
division de tous les verbes. Il y a dans les sujets
des qualités qui n'expriment aucune action qui
passe hors des sujets; des qualités inactives qui
n'annoncent que l'état du sujet, sans que celui-ci
sorte de sa passivité, de son indiff'érence, de cet
état de quiétude qui conviendrait également à des
sujets sans âme, enfin à des choses : il y a aussi
des sujets actifs (et c'est le i)lus grand nombre)
dont l'action se porte quelquefois sur eux-mêmes,
plus souvent sur les autres objets. Ces qualités ac-
tives, unies au verbe être, formeront des verbes
adjectifs, sans doute; mais ces verbes adjectifs se-
ront aussi actifs.
Ici se présentent et les personnes dans le verbe,
et les no'nibres et \e& temps et les modes, toutes
choses qui, appartenant à la grammaire générale,
doivent se trouver, à quelques changements près,
dans chaque langue particulière des peuples civi-
lisés.
Et d'abord, les personnes : nous en avons assex
dit, ci-dessus, en traitant du pronom ; et nous nous
souvenons, sans doute, iiii'il y a trois personnes :
c(! qui doit nous donner trois Terminaisons différen-
tes, tant au nombre singulier qu'au nombre plu-
riel. Ces terminaisons seront ainsi :
Il est
Il est
Tu es
Tu es
Je suis
Ils sont
Vous êtes
Nous sommes.
Je suis
Il est facile de montrer aux jeunes gens, dans
cet exemple, que le verbe reçoit la loi du mot qui
le précède, au lieu de la lui faire. Oui, 1-' verbe
reçoit la loi (]ue lui impose son sujet, le sujet met
sous le joug son maître, il le jongne, si l'on peut,
un instant, emplover ce mol et le suivant, il le
juçtue, et en réiluilpiusieurs autres au même joug.
Il les conjugue; et de cet assuietlisseuienl commun
sont nés les mots conjuguer et conjugaison.
Mais ce n'est pas ainsi que je voudrais qu'on pré-
senlàt, pour la première fois, le verbe et sa conju-
gaison; il faut, puisque celle-ci est principalement
fondée sur les temps, donner une idée du temps.
Je commencerais par convenir de l'idée que l'on
doit donner au mot jour. Les enfanis imaginent
qu'un jour est le temps où la lumière du soleil
brille sur l'horizon : ainsi le jour, pour eux, doit
être tantôt de seize heures et tantôt de huit heures,
suivant les saisons. Je leur dirais donc qu'un jour
est la révolution entière de la terre sur elle-même.
Ici, j'aurais recours à tout ce que la connaissance
de la sphère pourrait me procurer de lumière.
J'aurais, à cet effet, une machine très-simple,
très-ingénieuse, de l'invention de Fortin, qui re-
présente le soleil au milieu du monde, la terre
tournant autour de lui, et la lune tournant autour
de la terre : ils y verraient une image sensible de
cette succession perpétuelle d'iusiants qui forment
toutes les divisions de la durée, comn>e la succes-
sion de tous les points forme la division de l'espace.
Je leur dirais (jue le retour du soleil au même
point du ciel où il était la veille est le jour entier,
composé de ténèbres et de lumière, divisé, par-
tout, en 24 parties, divisible en dix, en cinq, en
plus ou moins, à volonté : que dix révolutions
font la décade française; sept la semaine de tous
les peuples; 30 ou 51, ou 28 ou 29 le mois;
5 mois la saison; 4 saisons l'année; 100 années le
siècle, que des siècles déterminés, et finissant, un
jour, comme ils ont commencé, sont le temps, dans
l'océan duquel est notre vie qui n'est (ju'un point
dans la durée, comme la place que jious occupons
sur la terre n'est qu'un très-petit point dans la vaste
étendue de l'espace. Je leur dirais que des siècles
entassés par milliers, se succédant sans cesse et ne
s'épuisant jamais, des siècles qui rouleront sans cesse
les uns sur les autres, sans avoir jamais commencé et
sans jamais finir, sont cette c<er?n'«é, accablante
pour la pensée, épouvantable pour le méchant aux
prises avec ses remords, lequel sera, pour son mal-
îieur, immortel comme elle: éternité bien consolante
pour le juste, dont la vertu, dont les jouissances se-
ront également éternelles. Voilà les pensées que ré-
veille dans l'àrne de l'homme l'idée du temps, géné-
ratrice de celle de l'éternité. El quoique cette di-
gression paraisse ici un hors-d'œuvrequine tient pas
à la matière que je traite, je ne lasupprimerai pas,
pour apprendre aux mères et aux instituteurs qu'il
faut profiler de toutes les occasions de ramener
aux vérités éternelles de la morale les jeunes gens
1305
NOTES ADDITIONNELLES.
130G
qui, près d'enlrer dans le monde, ont si grand be-
«oiu de s'armer conire tomes les allaijues qui
los altendenl au sortir do nos leçons.
Le temps qui n'existe pas encore est celui qui,
dans la conjugaison, doit être le premier pour
lordre des temps. C'est donc sur la révolution qui
n'a pas encore commencé que se portent nos idées;
et nous disons : // doit iwrter, avant de dire //
porte; parce que, pour une action quelconque, le
moment où elle ne se fait pas et qui est à venir
est encore moins équivoque que le présent ; comme
le présent qui succède au passé est plus certain
que celui-ci.
Notre première leçon sur le temps nous fixe
donc sur ces trois grandes épor|ues: sur l'avenir
ou le futur, sur le présent et sur lapasse.
L'Iiomme ne peut soumettre le temps à sa con-
naissance qu'autant qu'il sait le tirer de cette mer
sans lonJ , de cette durée infinie où il nage, pour
ainsi dire; et que, le comparant à des points con-
nus, il le soumet, comme la distance, à une ine-
.«;ure certaine. Il faut donc comi»arer le temps,
pour en avoir une idée exacte; mais à quoi le com-
parer? Il s'échapiie et fuit sans retour devant celui
qui voudrait s'en saisir.
Le temps est l'existence successive des olros.
Mais pour la mesurer, cette existence, il faut la fixer;
cl pour cela, nous établissons un point fixe, ca-
laciérisé par quelque fait particulier; cl ce point
que nous nommons époque , est l'instant de la pa-
role.
! -'existence simultanée avec cet instant formera
le présent ; l'existence, considérée comme anlé-
rieure à cet instant, forn\era le passé ; cl l'exis-
tence, considérée comme postérieur à cet instant,
formera le futur. Tels sont les temps généraux, les
temps considérés, eux-mêmes, indépendamment de
toute antre vue accessoire. Nous les appellerons ab-
solus, n"indi(|uant que ces trois grandes époques, les
seules que riH)nime a dû connailrc, a\aiit sa civi-
lisation, en se rappelant le jour d'hier, la moisson
dernière, en s'occiipani du jour présent, et en son-
geant au lendemain.
Mais cet instant donné comme ternie de compa-
raison, comment le déterminer parmi tous ceux de
son espèce? Fixé par un événement quelconiiue,
dans la course rapide des instants fugilil'siiui com-
posent l'étendue infinie de la durée, il était natu-
rel de donner à celui ci le nom (Vépoque qui, en
grec, signifie Arrêter; cl parce que la portion d*^
temps placée entre deux époques, comme une dis-
tance (|uelconque circonscrite entre deux bornes,
est une mesure de temps autour de la(|uelle on
tourne, comn\e autour d'un espace, on a donné le
nom AQ.pér'wde{\ cette portion de temps : Epoque,
moment déleruïiné dans le temps ; période, espace
de temps déterminé : mots essentiels à retenir,
pour avancer d'une manière sûre dans une discus-
sion importante, dont les résultats, s'ils sont trou-
vés justes, deviendront la doctrine grammaticale
sur la conjugaison. (Voy. Cramm. qcnéi^i \.)
NOTE VIII.
Art. L.\NG.\GE, § IIL
Controverse entre M. l'abbâ }faret et la
tholique de Loiivahi, sur ta nécessité
gnement et lu révélation naturelle.
Revue ca-
de l'ensei-
II s'est engagé, dans la Revue catholique de Lou-
vain, une polémique intéressante entre M. l'abbé
.Maret et M. La!)is , au sujet d'une théorie de la
connaissance soutenue par le doven de la faculté
de théologie de Sorbonne dans son livre Philoso-
phie et lieliqion. Voici la réponse que fait \K Labis
à la deuxiè ne lettre que M. Maret a adressée à la
Rjvuc de Louvain (août 18')7).
€ La question principale (|ui nous divise, dit
M. Maret, est celle desavoir si, outre la révélation
surnaturelle et théologique, si, outre la révélation
de la nature et de la raison, qu'on peut appeler,
en un sens, révélation naturelle, il existe une autre
révélation naturelle. . . . i
< Ce n'est pas là, répond .M. Labis, la question
qui nous divise, et nous nous empressons de dire
que la révélation de la nature et de ta raison est
runicpie révélation naturelle que nous admettions
et dont nous proclamions la nécessité.
« Nous admettons également, avec le savant pro-
fesseur, que l'objet le plus élevé de cette révéla-
tion, ce sont les idées, les principes, les vérités
éternelles, que l'homme ne fait pas, qu'il reçoit,
ou qu'il aperçoit dans la lumière divine ; que ces
vérités lui sont données, manifestées, et qu'elles
sont la lumière même de la raison qui se trouve
dans tous les hommes venant au monde.
t ,Iusque-l.î nous sommes parfaitement d'accord.
I Mais pour que notre intelligence saisisse cet
objet, pour qu'elle aperçoive ces vérités dont la
l»articipation réfléchie constitue l'usage de la rai-
son, il y a, selon nous, une condition indispen-
sable dont M. .Maret paraît vouloir se passer ; et
voilà le point où l'accord cesse.
i II suppose que la raispn saisit la vérité ainsi
manifestée, par refîel de son activité naturelle,
et que la science naturelle, par conséquent, est un
produit ou un développement spontané de sa na-
ture. Nous prétendons, au contraire, (pie raclivilé
humaine n'est pas douée de cette spontanéité, mais
qu'elle dépend d'un stimulant extérieur, rensei-
gnement, ou l'action inttdligente d'une raison en
exercice sur celle qui est encore enveloppée dans
les langes de l'enfance.
I En conséquence, la révélation naturelle pri-
mordiale implique, selon nous, outre la manifesta-
tion des vérités éternelles à la raison, admise par
M. Maret, un acte divin équivalent à l'enseigne-
ment. Ces deux choses constituent cnsenible l'acte
fécondateur i\c. rinlelligence ; au reste, nous ne
faisons pas didiculté de reconnaître que cet actiî
fécondat3ur a |)u, i)onr le premier lionnne, n'être
que virtuellement distinct de l'acte créateur
€ Nous avons établi notre sentiment et réfute
l'hypothèse contraire en faisant appel, non jias à
l'autorité, mais i l'expérience ; car Texpériencc est
évidemment la seule voie que nous ayons pour déci-
der cette question, à moins qu'on ne veuille se
conlenler de bâtir des systèmes sur des hypo-
thèses gratuites et arbitraires.
« Nous avons donc montré d'abord que l'hypo-
thèse de M. Maret aboutit à une conclusion dé-
mentie par les faits. Qu'il nous permette de lap-
))eler sommairement, mais en ternies clairs et
précis, ce que nous avons déjà dit, afin qu'il n'y
ail plus ni équivoque, ni méprise possible.
« D'après lui, c'est par la force native des fa-
cidtés naturelles que le premier honmie, au mo-
ment même de sa création, s'est mis en possession
des premières vérités ; la science naturelle est le
résultat , le produit de l'activité humaine et des
opérations ordinaires de l'esprit : l'observation,
l'intuition, le raisonnement. Seulement, grâce à
la perfection des organes cl des facultés chez notre
1307
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
premier père, toutes ces opérations, que nous fai-
bons si loiileniont, si didicilenient, si iinparfaite-
ineni, ont été laites par lui avec la rapidité de
l'éclair. Au reste, pas d'enseignement, ni de con-
cours on d'aclion spéciale do la i)art de Dieu te-
nant lieu d'enseigncmonl. Voilà riiypollièse. Or,
disons-nous, Adam n'était pas d'une antre nature
que nous; donc, ce (lu'il a i)u, nous le pouvons
aussi, à certain degré ; lout homme par consé-
(juent doué des facultés ordinaires, quoique privé,
ji'impone comment, de tout commerce avec ses
semblables dont l'inlelligence est développée,
pourra parvenir par lui-même et spontanément à la
science naturelle de Dieu, de l'homme et du monde.
« Cette conclusion , rigoureusement déduite de
l'hypothèse, est contraire aux faits ; donc Thypo-
thèse est inadmissible.
« Pour établir ensuite notre sentiment, nous
n'avons eu qu'à retourner le même raisonnement.
Nous avons posé, comme point de dépari essentiel,
un principe admis par tout le monde ; savoir, que
le premier homme, de sa nature, ne jouissait d'au-
cune puissance que ses descendants ne possèdent
également à un certain degré; or, ajoutions-nous,
riiomme ne parvient à la connaissance des vérités
religieuses et morales que par l'enseignement :
donc le premier homme a dû aussi être enseigné ;
et comme il éiait seul encore de son espèce, il a
dû recevoir cet enseignement de Dieu lui-même.
< Comme on le voit, et quoi qu'en dise le savant
professeur, il y a dans ce raisonnement autre chose
que des expressions poétiques , ou un système
iniaginé pour le besoin d'une cause quelconque.
L'argumeiilalion est rigoureuse de tous points.
( Que devrait donc faire M. Maret s'il n'admet
pas la conclusion ? Evidemment, il n'a qu'un parti
a prendre : c'est de réfuter les prémisses ; et
comme la majeure est incontestable, et que per-
sonne n'oserait nier que les enfants ne soient de la
même nature que leur père, il ne lui reste qu'à
attaquer la mineure. Mais il s'en garde bien.
«Malgré nos observations et nos provocations,
il s'abstient toujours de nous dire s'il regarde
renseignement comme une condition essentielle et
indispensable, non pas seulement pour le développe-
ment complet de l'esprit humain, mais encore et
surtout pour son premier développement ou pour
la connaissance des principes et des vérités pre-
mières. Comme il laisse planer rincerlituile sur le
l'ait qui doit servir de base au raisonnement, ses
assertions restent vagues et ne reposent sur rien.
Sur quoi, enefifet, s'appuic-t-il pour refusera
l'acte créateur le caractère d'un enseignement, et
pour aflirmer la suflisance et la sponianéilé de la
raison ? Sur l'auioriié de la théologie, dont il
prétend reproduire renseignement et les formules.
E( il cite saint Thomas et Suarez, qui enseignent
que la science naturelle, dans le premier honunc,
était exactement de la même nature que la nôtre.
C est en vertu de la même autorité (ju'il repousse
la nécessité de la révélation naturelle telle que
nous l'entendons ; sa raison péremptoire paraît
ctre que cette révélation était inconnue aux grands
théologiens et à la tradition lliéologique.
« Je ne puis le dissimuler, je me serais attendu
à d'autres arguments de la part d'un théologien
philosophe tel que M. Maret.
« Je réponds, premièrement, que la théologie,
coinmc telle, n'a pas d'enseignement formel au
sujet de la question qui nous occupe, par la raison
que celle question est lout entière en dehors des
données de la révélation, et qu'elle ne peut être
résolue qu'à l'aide de l'observation alleutivc des
lois de l'esprit humain.
« En second lieu, que les anciens théologiens,
In) Dogmes catlwlivues, 1. 1, pag. 55.
1308
quelque respectables qu'ils soient, ne sont pas ici
des autorités décisives ; d'abord, parce qu'il s'agit
d'une ([uestion purement philosophique en ellc-
mcme. bien qu'elle ait des consé(|uei»ces très-graves
pour l'apologétique chrétienne ; ensuite cl surtout,
parce que le fait psychologicjne qui nous oblige
d'admettre une éducation divine en laveur du pre-
mier homme, ce fait, dis-jo, n'ayant pas été ob-
servé, étudié par les anciens, il n'est pas éionnant
qu'ils n'en aient pas déduit les consé(iuences, et
que la révélation naturelle leur soit demeurée in-
connue. Que M. Maret nous montre un seul de ces
théologiens auxquels il fait allusion qui ail posé
la question de la nécessité de l'enseignement pour
parvenir à l'usage de la raison, et qui l'ait résolu»
dans un sens ou l'autre, et alors nous verrons.
Mais s'il est constant que celte question leur a
échappé, qu'elle n'a jamais lixé leur altenlion,
(|u'on cesse de nous les opposer ou de se prévaloir
de leur silence. Leur inadvertance, qui n'ôle rien,
du reste, à leur mérite, n'empêche pas que celle
loi ne soit constatée autant que peut l'èlre une loi
de la nature, c'est-à-dire par l'expérience la plus
universelle, la plus invariable, la plus constante.
El Jious ne craignons pas de le répéter avec notre
honorable ami M. Laforêl (n) : Notre époque peut
se flatter d'avoir assis sur une base que nul clioc
n'ébranlera la plus grande découverte psychologique
que présente l'histoire de la philosophie. L'observa-
tion a porté un regard attentif sur des faits peu
remarqués auparavant, {l'homme remarque si peu ce
qui se passe en lui et hors de lui !) et l'étude de ces
faits a révélé une loi ds la nature que des préjugés
de sijstème peuvent encore faire contester durant un
certain nombre d'années [c'est le sort de toutes les
découvertes), mais qui a pris place dans la science, et
que dans un avenir peu éloigné lout philosophe sera
contraint de reconnaître.
i Ce fait acquis à la science est un triomphe rem-
porté sur le rationalisme; par ronsé(|ueul, négli-
ger ou repousser les avantages qu'il nous procure,
c'est mal servir la cause que nous défendons.
« Troisièmement, quoique les scolasliques ne se
soient pas posé la question de la nécessité générale
de l'enseignement, cl d'une révélation primordiale
divine impliquant la condition de l'enseignemehl
pour le premier homme, leur langage néanmoins,
aussi bien que celui des Livres saints, est loin d'être
favorable au système de M. Maret. Nous l'avons
déjà fait voir. Bornons-nous ici à répondre un mot
à l'argument qu'il prétend en tirer. Saint Thomas,
après avoir dit que le premier homme a reçu la
science de toutes choses infuse de Dieu : Primus
liomo hubuit scientiam omnium per specics a Deo
infusas, ajoute immédiatement : Nec tamen scientia
illa fuit alterius rationis a scientia nostra. — Or, con-
tinue M. Maret, notre science est une science d'ob-
servation , d'intuition , de raisonnement. Donc le
premier homme au moment de sa création a dû,
comme nous, s'observer lui-même, observer la nature...
et raisonyier, c'est-à-dire appliquer les principes à
l'expérience.... Cette science a donc été, comme la
nôtre, un acte humain, un produit de l'activité humaine.
N'allons pas si vile. Que la science du premier
homme ail été de la même nature que la nôtre,
que son espril, doué de celle science, ail fait les
mêmes opérations que nous, nous n'en douions
pas. Mais s'cnsuil-il qu'elle ail été le produit de
l'activité humaine ? Ni plus ni moins que la nôlre ;
or, pour que la science se produise en nous, il
faut que renseignement d'une inlelligence déjà
développée concoure avec noire activité; donc il
a fallu que Dieu suppléât d'une manière spériale
pour Adam cet enseignement. Et ce que dit saint
Tliomas s'accorde parfaiiemenl avec; notre oxpli-
1309
NOTES ADDITIONNELLES.
1310
cation ; car, d'après lui, nous venons de l'enteniJ-e,
l.\ science a été infusi' de Dieu duns le pretiiier hoinni,',
bien que celle science n'ait pas été d'une autre
nature que la nôtre, tout comme les veux, con-
tinue-t-il. que Jésus Ciirisl a donnés a l'aveugle-
né n'ont pas été d'une autre espèce que ceux que
la nature a produits : Sicul uec ocitli quos cœco ualo
Cliristus dédit, fueniiU nlleriiis nitionis ub ocnlis
quos natnra produxit. [Snmmu iheol., p. i, quiest.
9i, art. 5, ad l.) Il est évidonl que, d'après l'Ange
de l'école, la science a été infuse ou ilonnée à notre
premier père par un acte divin spécial, comme les
yeux à l'aveuglo-né.cl non point proiluile natnrelle-
înenl, spontanément, I ar la force de l'activité hu-
maine.
< Euîin le système de M. Marct, supposé qu'il n'eût
contre lui ni rexpcrieuce et les lois de la nature, ni
les tliéoliigiens dont il a cru se faire un rem-
part, se souiiendrait il au moins comme théorie?
l*eul-on dire qu'abstraction faite de la réalité,
c'est un système plausible ? -Non, pour parler
franchement, nous ne pouvons pas même lui re-
connaître ce faible riiérite. Quoique nous ayons
étudié la doctrine de .M. .Marel, non-seulen^eiil
sans prévention, mais avec le désir siucère, qu'd
veuille bien le croire, de n'y point trouver ma-
tière à critique, nous ne pouvons concilier enlrc
elles les assertions suivantes ; d'une part -.La créa-
tion est te moyen par lequel riiomine est doué au
premier moment de son existence, au moment même
oùilnail à la vie, d'une raison formée, développée,
ornée de toutes les connaissances nécessaires. Vfiommc,
dans sa création, possède donc la science naturelle.
D'autre part : Celte science a été un produit de
l'aclivilé humaine. Cette science est reçue dans la
création, elle n'est pns acquise, et cependant elle est
produite par les opérations de l'esprit : l'observation,
l'intuition, le raisonnement. Elle a été donnée de
Dieu à l'homme pur infusion, et pourtant il n'est
pas permis de dire qu'elle a été révélée.
« Enfin, qu'il nous soit permis de demander à
noire honoraiile contradicteur comment il conçoit
que le premier homme ait observé, raisonné sous
l'action créatrice, c'est-à-dire appliqué tes principes
à t'e.rpérience, tandis que Dieu le lirait du néant?
li a he.ài\ diic que toutes ces opérations ont été faites
avec la rapidité de l'éclair: ou il distingue plusienvs
instants dans la création, ou il suppose (iii'Adam a
raisonné avant d'être créé. Nous ne dirons rieji
de la seconde hypothèse ; mais s'il s'en lient k la
première, pour(|noi nous opposel-il que l'ensei-
gnement suppose l'existence de l'èlre enseigné ? Et
pourquoi encore Iroiive-t-il mauvais que, d'après
notre système (nous n'avons rien dil à Ci; sujet).,
l'homme, au moment de sa création, aurait été
purement i)assif ?
« Les atla!|ues que M. Marel avait dirigées contre
la doctrine énoncée par nous se trouvcnl pour la
plupart réduites à néant par ce que nous ve-
nons de dire, et nous ne tenons pas à les relever
toutes. > ■
NOTE IX.
Art. L.\NGAGIÎ, § III.
M. de Rémusat et tes nouveaux adversaires de
M. de Bonuld.
M. Ch. de Réiuusal a publié dans la Revue des
deux mondes {['' mai 18.^7) un article intitulé :
.'/. de Bonuld et ses nouveaux adversaires dans te clerqé.
Là le livre du P. Cliastel et celui de M. l'abbé .^L^ret
obtiennent les éloges les plus (lalteurs. « C est,
dit -M. de Rémusal, un écrivain de la compagnie de
Jésus qui a publié la plus complète réfutation de
la théorie de M. de Bonald. C est le doyen d'une
faculté de théologie qui lui a porté le dernier coup.>
.M. de Rémusat trouve Cela pi(|uant. Si, dans cet
article, les adversaires de M. de Bonald ont toutes
les sympathies du célèbre rationaliste, les mande-
ments de nos évèques, l'enseignement de nos chai-
res catholiques , les encyditiues même de nos
souverains Pontifes, sont loin d'y cire aussi bien
traités; on leuradresse de graves reproches, et l'on
formule contre eux des accusations (iiii présentenl
un singulier contraste avec les félicitaiions que
rfçoivetit le P. Chastel et .M. l'abbé Maret. M. de
Rémusat trouve dans les encijcliques sur les ques-
tions qui intéressent la philosophie une phraséologie
malheureuse, des gémissements affectés, des imputa-
tions gratuites, tout le fâcheux stgle de la chancellerie
romaine. Il trouve dans les défenseurs de l'Église
un langage immodéré, un ton de violence, des excès
de pensée et de diction.... «Que la chaire se per-
mette, dit- il, une certaine véhémence, on peut le
comprendre sans l'excuser ! Il faut émouvoir, il
faut agiter un auditoire qui ne saurait èlre con-
duit tout entier par la raison; mais si, dans un
ouvrage fait à lête reposée, dans un mandement,
dans une lettre pastorale, se relrou^enl les mêmes
invectives écrites avec le plus grand sang-froid
du monde, comment l'expricjucr? Est-ce à dessein,
est-ce par laisser aller qu'on parlerait ainsi? Qi;e
voudrait-on inspirer, le dédain ou le ressentlincnl ?
Ce ton d'anathème ne peut être sincère, et ceux
qui veulent parler dans la chaire de vérité ne doi-
vent point s'exposer à cette question : Parlez-vous
sérieusement ? ... Que l'éloquence religieuse prenne,
les mêmes licences ((|ue la controverse politique),
qu'elle se p;'rmclle la même ex;'.g(;ralion dans Tin-
veclive ou dans la (laiterie , et elle amènera ses
auditeurs à beaucoup rabattre de leur confiance
dans la vérité des sentiments qui l'inspirent. Et
qu'arrivera-t-il. alors, quand les niêincs bouches
annonceront lEvangile? Quelle autorité leur res-
lera-t-il pour afiirmer les mystères, les espérances,
les menaces enfin de la religion? La déclamation,
(pii est de mauvais goùl dans un livre, esl de mau-
vaise foi dans la chaire, et l'exagération des phra-
ses, transportée de la littérature dans la prédication,
tourne à l'hypocrisie. Tout homme, mais le clergé
plus que personne, ne doit strictement écrire que ce
(|u'il pense. Il y a sans doute des gens ((u'on ne per-
suade que par le faux; car enlin les convie lions
formées pardesdéclamalions n'ei)s(mlpas moins des
conviclions,ceux que l'on convertit ainsi n'en sont pas
moins convertis, cl s'iUallail irojt épluchcrlos ellels
de ce qu'on est convenu d'ai)peler la réaction reli-
gieuse, cl écarter tout ce qui est dû à de mauvaises
raisons ou à des seiuiments vulgaires, on licencierait
bien des disciples, (m repousserait Imcii des cœurs
que l'habitude |)eut amener plus tard à une piété plus
digne de son objet. Puis le vent souille où il lui
plaît, et s'il apportela foi, comment s'en plaindre?
il ne faut pas èlre plus dillicile que Dieu même, el
s'il a permis que le mensonge ramenât à la vérité,
il faut... j'aime à pousser ainsi le raisonnement,
parce (jue j'y sais une admirable réponse. « Celle
réponse eslfournie à M. de Rémusal par le
P. Chastel. Comme elle esl un peu longue, nous ne
la transcrirons pas ici ; on la trouvera aux pages
-46!), 470 et Ail de son livre. Dans ces pages , le
P. Chastel déplore amèrement les mauvais^ moyens
de conversion, el conclut qu'il n'y en a qu'un seul,
c'est de faire appel à la raison (page 47i).
1311
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
1312
t Voib . coniinue M. de Réinusat, ce que nous
eiiseigiie lo P. Cliasiel , de lu compagnie de Jésus,
Que pourrions-nous ajouler ? Le tableau qu'il trace
el d'une triste fidélité. Rien n'est plus propre à
enipêclicr les conversions rénéciiies et sérieuses
(jue ces manières peu scrupuleuses de discuter,
<|ue CCS formes hautaines de prédication qui discré-
ditent le prédicateur, que ces doctrines qui ne
laissent aucii i droit à la raison et à la conscience
individuelle , qui présentent la vérité comme im-
posée par l'enseignement ou le commandement,
qui prosternent dans la poussière tout ce qui est
science, niéJilation, effort d'esprit , pour n'attri-
buer les signes augustes de la sagesse qu'à l'auto-
rité visible se rendant témoignage à elle-même
cl cliercbanl l'obéissance au lieu de la conviction. ^
Nous venons de manlrer sous qw] rapport le li-
vre du P. Cliastel plaît surtout à M. de ilémusal.
Il est juste de dire aussi ce qui ne le satisf.iil point
dans ce livre d'ailleurs d'un esprit excellent. Il
pourrait signaler « i)lus d'un passage où, entraîné
< par les habitudes du monde qui l'entoure, (l'iiifor-
« luné !) l'auteur s'exprime sans exactitude el sans
< justice sur ce qu'il appelle le rationalisme.... 11
« se croit dans l'obligation de ne pas toujours trai-
« ter les philosophes avec nue sagacité bienveil-
« lante. 11 ne daigne pas toujours les comprendre,
« de peur de les ménager ; il essaye même de se
« fâcher quelquefois, pour n'èlre pas accusé d'in-
t dulgence.... » Au fond, ce nesoutquepeccadilles,
cl , en somme , M. de Rémusat est content. Il
est flatté siirlout que le P. Chastel n'ait pas con-
sacré à combattre ce qu'il appelle le rationalisme,
la vingtième partie des pages dirigées contre ses ad-
versaires réputés orthodoxes.
A propos de M. l'abbé Maret et de son nouveau,
livreM.de Rémusat /"^/icûe la première école de théo-
logie de la France de remettre en honneur les saines
traditions du cartésianisme catholique. « Il serait à
souhaiter, ajoute-t-il, que les leçons de M. Maret,
rédigées avec rétlexion, eussent été entendues, non-
seulement de tous les étudiants en théologie, mais
des supérieurs de bien dos séminaires. » H signale
et déplore dans le clergé une tc'udance à la res-
tauration du péripalétisnie. « Si l'on veut lire non
pas les sermons du P. Ventura, dont l'autorilé phi-
losophique n'est pas très-grande, mais la préface
assez remarquable de la dernière édition latine de
la Somme contre les Gentils, de saint Thomas d'A-
quin, on y verra de savants membres du clergé se
déclarer pour Arislole contre Platon, alin de pou-
voir préférer le moyen âge au xviie siècle et la
seholaslique à Descartes. » Un peu plus bas,
M. de Rémusat dit encore : » Tout le monde a lu,
jusq\ie dans certaines publications épiscopales, que
toules les connaissances humaines , même les
sciences profanes, même les systèmes philosophi-
ques , même les religions fausses, prenaient leur
source dans la révélation, et ([ue le genre humain
n'avait jamais eu qu'une seule foi. » Cela paraît à
M. de Rémusat très-préjudiciable à la religion.
« Tout cela, dil-il, n'a été inventé que pour mieux
restaurer l'autorité de l'Eglise el du Saint-Siège.
La voyant ébranlée ou mécoimue, on n'a, selon
l'usage, imaginé rien de mieu.\ que de la fairo
absolue.... >
C'en est assez sans doute pour montrer quelle
figure doivent faire, au milieu des applaudissements
du rationalisme , nos deux auteurs catholiques.
Plus avisés que les crédules enfants de Dardanus,
ils ont compris, on n'en saurait douter, que Sinon
a pénétré dans la place ; ils ont deviné la machine
et se sont dit avec le grand prêtre :
. . . Aliquis latet errer
Quidquid iJ esl, limeo Danaos el doua ferentes.
(VmuiL., jEneid., ii, 48. 49.)
NOTE X.
Art. Langage, § III (o).
Réponse de M. l'abbé Derlon à la critique de M. de
Bonald par M. Victor de Chalanibert. — De la
polémique du P. Chnstel contre M. de Bonald.
Si M. de Bonald a des détracteurs, les uns, d'une
insigne mauvaise foi et passionnés jusqu'à Texira-
\agance ; les autres, inintelligenis et maladroits,
aveuglés qu'ils sont par le préjugé et l'esprit de
système , il n'a pas manqué d'habiles défenseurs
qui ont montré l'impuissance de toules ces attaques
et la futilité des théories qu'on essaye d'oppo>ier
nu.v doctrines de l'illustre auteur de la Législation
primitive. Nous croyons devoir reproduire ici la
réponse que M. l'abbé Berlon a faite à Kune des
critiques les plus vives dont M. de Ronald ait élc
l'objet. Cette critique est de M. V. de Chalamberl,
et a paru dans le tome XXIII, page 56o, du Cor-
respondant.
< M. de Chalamberl, dit M. l'abbé Berlon, com-
mence par exposer le système de M. de Bonald ; il
le réduit à trois propositions qui en forment la
base. Ces trois propositions sonl : 1" L'homme n'a
connaissance de sa pensée que par son expression,
qui lui est transmisepar les sens. 'i" La parolena la
pas été inventée par l'homme , car l'homme napti
découvrir l'instrument sans lequel Une connaît même
pas sa pensée. 3' La parole n'ayant pas été inventé:
(n*) Il faut évidemment en excepter les cas où le
critique cite les paroles de M. de Bonald ; on ne
par l'homme, qui cependant en a besoin pour penser,
il est nécessaire qu'elle lui ait été révélée ; d'où il suit
que tout ce que l'homme pense , tout ce qu'il con-
naît , il le doit à la parole révélée ou à la ré-
vélation.
« On pourrait examiner jusqu'à quel point cet
exposé est fidèle ; mais nous le supposons parfait,
et c'est de là que nous partons pour apprécier la
justesse des reproches qui sont adressés à M. de
Bonald (n*).
s La critique attaque d'abord la première pro-
position , de laquelle , selon lui, découlent toutes
les autres.
i Avant de produire ses objections, M. de Cha-
lamberl expose de nouveau le sens de celle pre-
mière proposition : « M. de Bonald, dil-il, suppose
la préexistence de la pensée, el il n'accorde à la
parole que la vertu d'en révéler à l'homme la con-
naissance. » Après l'opinion de son adversaire sur
le point en litige, il nous donne la sienne : il dit que
la formation de la connaissance est le produit com-
biné de l'élément spirituel, de l'élément corporel et
de l'élément social, de manière que ces deux der-
niers ( y compris la parole ) sont des instruments
nécessaires dans la production du phénomène de lu
connaissance. Et il ajoute immédiatemeni : Sans la
parole, la connaissance serait sans doute, mais elle
peut alors s'empêcher d'examiner s'il riiilerprèlfi bien,
(0) Voy. la note 128.
r.i3
NOTES ADDITIONNELLES,
inilécise , comme
ilemeurcrait lni(>aifaite , vague
celle du sourd-iniiel, lorsquil n'a pas encore un
uioven quelconque doxpiinicr sa pensée; ou bien
toinme lelie de riionimc qui, se recueillanl en lui-
jnènie pour penser, ne l'ail d'abord qu'apercevoir
l'idée, el ne la voil, n'en ac(|uierl la connaissance
pleine cl. enlière , claire cl précise, que lorsqu'il
A trouvé le mol qui l'exprime. » Ainsi , on peul
apercevoir l'idée, mais non la voir avanl d'avoir
lrou\é le mol qui l'exprime; ainsi encore, la con-
naissance exisle avanl la parole, quoique la parole
soil un insliumenl nécessaire delà production de
la connai>^aiice. Prenons bonne note de ces contra-
dictions ; quant à la comparaison du sourd-nuiel
et de l'homme qui cherche un nuU, nous la laissons
passer, parce que nous en verrons bien loi de plus
singulières.
I bans sa quatrième exposition de la première
proposition de M. de Donald . le critiiiue lui lait
dire : La pensée préesisle, mais l' homme n'en a nulle
connaissance jusqu au moment ou elle lui est révélée
par une parole venue du dehors, de telle sorte que
la pensée sans son expression n'est pas. Si vraiment
M. de Bonald a dit : La pensée existe avanl la pa-
role, mais elle n'exi>te pas avanl la parole ; si, en
l'espace de deux lignes , il a confondu la pensée
avec la connaissance de la pensée, après avoir dis-
tingue ce» deux choses, pourcjuoi ne pas l'accuser
de contradiction ? Au lieu de cela, voici conunenl
le critique rélute la phrase qu'il attribue à M. de
Bonald : A'oms avons vaque les choses ne se passaient
pas aitisi ; que non-seulement la pensée préexiste,
mais que l'homme en acquiert une certaine connais-
sance avanl qu'elle soit exprimée. On pourrait de-
mander d'abord iiourquoi vous distinguez ici la
pensée de la connaissance de la pensée, après avoir
plus haut coni'ondu non sans raison ces deux choses;
car vous dites indiiréremmcïit : Phénomène de la
génération delà pensée {[)A^e '^y'"!), production du
phénomène de la connaissance (page .')7:2), et même
production de la connaissance de la pensée ( p;igc
575). On pourrait remarquer aussi que ce qui, se-
lon vous, préexiste à la parole, c est précisément
te qui, selon vous, ne peut se former tiu'à l'aide de
la parole, c'est-à-dire la connaissance de la pensée
ou 1 idée actuelle. M. de Bonald est bien plus con-
séquent. 11 ne dit pas que la pensée proprement
dite préexiste à la parole ; il dit seulement qu'il,
préexiste, non-seulement une faculté, mais un vé-
ritable germe, soil qu'il faille entendre par là,
comme le pensent quelque>-uns , les formes des
idées futures, soit que cela signilie, comme d'au-
Ires le veulent , l'idée générale de l'être donl la
parole produirait les délcrniinalions diverses. Ce
qui préexiste à la parole, suivant.M. de Bonald, ce
n'est donl pas 1 idée actuelle, qui, selon lui, ne peul
se former qu'à l'aide de la parole. 11 laut doue re-
connaitrc qu'il ne se contredit pas , et qu'il a été
mal interprété ; mais , son critique se contredit :
1° en ne proportionnant pas son appréciation à l'ex-
position inexacte qu'il a faite de M. de Bonald ;
2° en distinguant la pensée de la connaissance de la
pensée, après avoir confondu ces deux expressions ;
5° en soutenant que la connaissance de la pensée
précède la parole, après avoir dit que la parole est
l'instrument nécessaire de la foniialion de cette
connaissance. •
« Et, en eflel, celle préexistence de la connais-
sance de la pensée est inadmissible. Elle ne pour-
riiil se soutenir tout au plus <|ue dans le sens d(^
cette conscience sourde que Leibnilz attribuait aux
monad<;s ; or, ce n'est pas ainsi, évidemment, que
lenlend le critique. On peut 1 admettre encore pour
les idées des objets sensibles ; mais pour les notions
intellectuelles , il est impossible d'établir qu'elles
aient un caractère d'actualité et de perccplibiiiié
avant l'acquisition de la parole. On pourrait dire
L3U
avec raison au critique, à l'occasion de cette pré-
existence de la connaissance de la pensée , ce que,
jdus loin, il dit à tort à M. de Bonald, à l'occasion
de la préexislence de l'aptitude: C'est là une vainc
hiipothèse dont il est im])ossible de donner ta dé-
mom-tration.
« // n'est pas plus vrai, continue le critique, de
dire que la pennée sans son expression n'est pas, qu'il
ne le serait de prétendre que la pensée de l'artiste
n'est pas avant que son ciseau l'ait sculptée sur le
marbre. On pourrait dire à l'aiileur de celte asser-
tion ce qu'il ajoute à l'adresse de M. de Bonald :
lîiin ne prouve mieux le vice de cette théorie que
l'exemple proposé par l'auteur lui-même pour l'ex-
pliquer. Assurément, s'il fut jamais comparaison
inexacte, c'est celle-là. Sans doute, il est vrai quo
la j)eiisée de l'arliste exisle avanl que le ciseau l'ait
exprimée sur le marbre, puisque celte jjens^e con-
tribue à produire la sculpture ; mais c'est précisé-
ment ce ()ui prouve que la pensée ne précède pas
rexpression; car ce n'est pas la pensée qui produit
l'expression, c'est l'expression, au contraire, qui
contribue à produire la pensée. La comparaison
qu'on nous oppose ne serait donc exacte que s'il y
avait analogie complèle entre l'origine du langage
et l'origine des statues.
« Le critique cite ensuite le passage suivant de la
Législation primitive (tome 1", page "lAd) : Que cher-
che notre esprit quand il cherche une pensée ? Le mot
qui l'exprime, et pas autre chose. Je veux représen-
ter une certaine disposition de l'tspril dans la re-
cherche de la vérité: habileté, curiosité, pénétra-
tion, finesse se présentent à moi. La pensée qu'ils
expriment n'est pas celle que je cherche, parce qu'elle
ne s'accorde pas avec ce qui précède et ce qui doit
suivre ; je les rejette. Sagacité s'ojfre à mon esprit.
Ma pensée est trouvée, elle n'attendait que son ex-
pression.
« C'est là une vérité d'expérience ; cela signifie
uniquement que jamais nous ne nous rappelons une
idée mélapliysi(iue avanl de nous rappeler le mot
qui .sert à l'exprimer. Eh bien ! c'est contre celle
réllexion si naturelle que le critique entasse argu-
ments sur arguments. Quanl à leur valeur, on va
en juger. Que cherche notre esprit, dit-il, quand il
cherche une pensée ? Il nous semble que poser la ques-
tion en ces termes, c'est admettre tout d'abord que
l'esprit a déjà une certaine connaissance de l'idée
qu'il cherche. Ainsi, supposer qu'on n'a pas une
idée, c'est admettre qu'on la! Il nous semble, au
contraire, (|u'avoir une certaine connaissance d'une
idée et chercher cette idée sont ileux choses qui
s'excluent totalement : je puis chercher un livre
quoii|ue je le connaisse, mais pour une idée, c'est
autre chose ; dés que je la connais je la liens : car,
comment la chercherait-il, si elle lui était entièrement
inconnue? Mais ce qui m'embai rasserait bien davan-
tage, c'est de savoir comment il pourra la (hercher
si elle lui est connue. « Lorsque je cherche un li-
« vre, c'est apparemment que j'en ai quchiucs no-
€ lions. > Nous venons de démontrer (lue celle com-
paraison est inexacte ; bien plus, qu'elle prouve le
contraire de ce qu'elle veut prouver, attendu que
les idées et les in-octavo entretiennent avec l'esprit
des rapports bien diflérents. « Je sais d'abord que
ce livre existe, » Comment! on ne peut pas chercher
(]uel(|ue chose qui n'exislepas! Evidcmwwnt, vous
avez confondu chercher avec trouver; il ne laisse
pas cependant que d'y avoir une petite dill'c-
lence.
4 La suite est digne de ce début, il faut tout ci-
ter : Je suis d'abord que ce livre existe ; ensuite qu'il
a certains caractères dislinctifs, sans quoi tous les li-
vres de toutes les bibliolhè(iues du monde me passe-
raient sous les ijeux sans qu'il me (ut possible de trou-
ver celui que je cherche. De même, lorsque je veut
représenter une certaine disposition de l'esprit dans
1315
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE,
1316
ta recherche de la vérité, il futtl que j'en aie connais-
sance; sinon tous les mots se présenteraient à nioti
esprit, je n'aurais aucuit motif de prendre l'un plu-
tôt que l'autre; et si, dans le cas que l'on suppose,
je choisis sagacité, c'est que je constate la concor-
dance parfaite de l'idée exprimée par ce mot avec
celle que j'avais dans l'esprit. Kn trouvant ce mot,
ou si ion veut en nommant ma pensée, je ne fais donc
que lui donner une forme extérieure et sensible qui la
rend plus précise et plus saisissuhle. Je fais, pour me
servir d'une comparaison emploijéc par M. de Do-
nald, comme un peintre qui, voulant représenter ta
figure d'un ami cbsent, retouche son dessin jusqu'à
ce qu'il ait trouvé l'expression du visaqe qtCil recon-
naît aussitôt. Ce dernier mol explique tout, car il
faut connaître déjà une personne ou une idée pour les
reconnaître. D'ailleurs, l'expérience de chaque jour
nous apprend qu'on peut avoir la connaissance d'une
idée ou d'une personne sans que les mots qui ser-
vent à les nommer soient encore présents à noire pen-
sée.
c La voilà donc celte fairiciise Ihéorie qui do't
remplacer à jamais celle de M. do Eoiiald ! Nous
l'avons citée loyalement; comptons maintenant les
méprises, contradictions, etc., car nons avons be-
soin ic! du secours de rariihmétique.
< 1° On pourrait croire que le critique se contre-
dit en raisonnant dans Tliypotlièse de M. de Bonald,
après aïoir nié qu'on puisse raisonner dans cette
hypothèse, c'est-à-dire après avoir nié qu'on puisse
chercher une idée qu'on n'a pas ; mais, en réa-
lisé, il ne traite pas la même question, et, par
conséquent, sa théorie, lùl-elle vraie, ne prouverait
rien contre M. de Bonald. Celui-ci s'occupe de la
recherche d'une idée qu'on n'a pas, au moyen d'un
mol que l'on n'a pas non plus, et le critique s'oc-
cupe uniquement de la recherche d'un mot que l'on
n'a pas, au moyen d'une idée que l'on a : ce sont
là deux choses tout à lait diOerenles.
i 2° Vous établissez la proportion suivante : l'i-
dée est à la parole comme la notion d'un livre est
à la substance du livre lui-même, il s'ensuivrait
que la parole produit la pensée, de niêmc que la
vue du livre produit dans l'esprit l'iinage qui sert
à le reconnaître Du reste, si la contpaiaison n'a-
vail que rinconvénient de ruiner votre système,
cela ne prouverait rien contre elle ; mais je vous ai
montré plus haut qu'elle a d'autres côtés vulné-
rables.
« 5° Vous oubliez ici les principes posés dans
votre étude du phénomène de la génération de la
pensée, car vous devenez partisan de l'invention
humaine du langage, en sui)posant que la pensée
produit la parole, comme l'idée du peintre produit
les traits d'un dessin. D'ailleurs, vous ne vous oc-
cupez que de la recherche des mois, et dans l'opé-
ration que vous décrivez, c'est la pensée qui est
rinstrument ; c'est donc, d'après vous, à l'esprit
humain que l'on doit le langage (o').
i 4° Puisqu'il n'y a qu'un rapport arbitraire entre
les mots et les idées, quand même lous les mots
du dictionnaire passeraient devant vous, vous ne
pourriez jamais saisir au passage celui qui concor-
derait avec votre idée; aussi vous ne comparez
{►as le mot avec l'idée , mais l'idée intérieure avec
'idée qui est généralement attachée au mot. Nou-
velle imp#5sibilité. Si vous ignorez le rapport entre
le mot et l'idée qu'on y attache généralement , la
recherche que vous décrivez ne peut avoir de ré-
sultat; si, au contraire vous connaissez ce rapport,
l'idée intérieure et l'idée extérieure se confondent,
le mot lui-même est déjà connu, et je ne vois pas
ce qu'il vous reste à chercher. Vous objectez à
M. de Bonald que, pour chercher une idée, il laut déjà
l'avoir. Il pourrait Irès-bien vous répondre que,
d'après vous , pour chercher un mol , il laut déjà
l'avoir. Il y a seulement une petite diflercnce, c'est
que l'objection laite à M. de Bonald étant l'opposé de
son principe, ce principe est confirmé par la faus-
seté évidente! do l'objection, tandis que celle qu'on
vous oppose étant une conséquence rigoureuse de
vos principes les entraîne nécessairement dans sa
ruine.
« 5° Nous arrivons à la comparaison du peintre.
Elle vaut celles du sourd-muet, de la statue et du
livre, car elle revient à cette proportion •. L'image
que le i)eintrc a dans l'espiit est à son tableau
comme l'idée est au mot qui l'exprime ! Mais si le
peintre reconnaît l'image de son ami , après l'a-
voir faite, c'est parce qu'il y a un rapport naturel
entre l'image qu'il a dans l'esprit et celle que vient
de tracer son pinceau; l'image intellectuelle peut
produire l'image n)atérielle,el réciproquement. Or
le critique ne peut pas dire que la pensée produit
la parole, et il ne veut certainement pas dire que
la parole produit la pensée ; je ne vois donc que des
contrastes.
« 6° De plus, si le peintre reconnaît, son œufre
après l'avoir faite, il s'ensuit, à cause delà parité,
qu'on reconnaît aussi le mot qu'on trouve , par
conséquent qu'on le coimaissait déjà, par consé-
quoni qu'il est inné, puisqu'il est question de l'ac-
quisition et non pas seulement du souvenir.
« 7° 11 nous reste à parler du mot reconnaître et
du singulier parti que le critique a prétendu tirer
de la particule re. Ce n)Ol explique tout, dit -il. Il
nous semble, au contraire, que ce mot n'explique
rien. Singulier raisonnement : Pour reconnaître il
faut connaître, donc la pensée existe avant la pa-
role ! Il y a loin du premier membre au second ;
vous faites un enthyniéme, et un sorite n'eût pas
sullî. D'ailleurs, si le fait de la reconnaissance sup-
pose la connaissance, vous m'avouerez ([ue le fait
de la recherche d'un mot qu'on ignore suppose
que le trouver ne sera pas le reconnaître :
or , vous parlez précisément de la recherche
d'un mot qu'on ignore; donc, l'expression de re-
connaître ne peut s'appliquer aux mots. Vous me
direz peut-être qu'elle s'applique aux idées ; mais
c'est précisément ce qui est en question. Prouvez
donc que lorsqu'on acquiert une idée, on ne fait
que la reconnaître, ou plutôt avouez qu'il est im-
possible de prouver une proposition d'où 11 suivrait
que toutes les idées sont innées.
« 8° Enfin, nous sommes arrivés au terme, il ne
nous reste plus que la comparaison de la personne
et de l'idée, et nous serons brefs, car son faible
saute aux yeux. Elle revient, en efïét, à cette pro-
portion : Une idée est au mot qui l'exprime comme
une personne esta son nom. Comment un homuic
sérieux a-t-il pu se tromper à ce point? La der-
nière comparaison péchait par nn rapport trop
intime entre ses deux termes, l'idée du peintre et
du tableau ; ici c'est l'excès opposé. Mais à quoi
bon s'arrêter à combattre de pareils arguments?
A quoi bon se fatiguera prouver que si la parole
concourt au phénomène de la génération de lu pen-
sée, les noms de famille ou de baptême ne sont
rien dans \e phénomène de la génération de l'homme?
i En résumé, en attaquant l'hypothèse de M. de
Bonald, c'est-à-dire en niant qu'on puisse chercher
une idée qu'on n'a pas, le critique était dans l'er-
reur, niais il était à la (|uestion; dans son argu-
ment, il est, comme nous l'avons vu, aussi loin du
la question que de la vérité. Son principe fonda-
mental , c'est que la connaissance de la pensée
préexiste à la parole ; c'est là le nœud de la diffi-
culté, c'est là ce qu'il devait prouver contre M. de
(o*) Le critique ne pourrait me répondre qu'il s'agit
du souvenir et non de l'acquisition , i)uisque sa thèse
(qu'il suppose vraie au lion de la prcuNcr) est que la
coiiuaissaiice préexiste k l'acquisition du inol.
1317
NOTES ADDITIONNELLES.
131S
Bonald. Au lien de cela , il pose uniquement la
question de savoir comment , étant données ces
idées antérieures actuelles, on peut acquérir la pa-
role ; et il donne une réponse où les contradictions
se croisent el s'enlrelacenl tellement qu'il y aurait
à s'y perdre. »
Cette réponse de M. Berton à M. de Chalambcrl
vaut contre tous les adversaires de M. de Bonald,
tels que le P, Chastel, M. l'abbé Maret et tous les
pliilosoplies rationalistes contre les(]ucls protestent
éternellement les ad>nirables doctrines de iM. de
Bonald , ce !;énie à la logique si sévère el au ca-
raitèrc si élevé et si pur. Toute la polémique du
P. Cliastel consiste à harceler cet homme illustre
el à lui faire endurer le supplice du roi des aiii-
mau.x , f^iie fatiguent dans sa retraite au loin res-
pectée d'importuns et obscurs ennemis. « 11 ne tient
pas à lui que nous ne regardions désorniais les
principales formules de l'auteur des Recherches
comme une mystification ! (page 92, De la valeur de
la raison,) et toute sa philosophie comme une phi-
losophie de calembours ! ( page 112. ) 11 cherche &
répandre des ténèbres sur des pensées claires comme
le jour, à mettre en contradiction des passages qu.
se concilient dans l'ensemble du système.... Est-il
bien convenable de laisser en repos , de paraître,
même ménager les ennemis de la foi, et de con-
sacrer tant de volumes à réluter ses apologistes?
Hier c'était Donoso-Cortès , ce grand piibîicisle,
que Terreur nous enviait ; aujourd'hui c'est M. de
Bonald; demain, peut-cire, ce sera M. deMaistrel
allous-nous donc abjurer toutes nos gloires? Pour
nous , Dieu nous préserve de prêter jamais les
nlain^ à ce nouvel ostracisme qui frapperait de
proscription les vainqueurs des grands combats,
les défenseurs de la sainte pairie . le génie et la
vertu! » (.M. l'abbé Dutlessy, dans la Bibliogr aphte
catholique, décembre 185G, page 492.)
NOTE Xï.
Arl. Langage , § III.
Le 'Verbe.
L antiquité n'ignorait point la toul"-puissance de
la parole divine, et possédait même plusieurs
riieu.\-Verbe. Mais ces dieux occupaient , chacun
dans sa religion, une place subordonnée à colé et
tout près des tléilés principales, dont ils élaicnt
les messagers et les interprètes.
Ces dieux-Verbe el leurs mythes allcstent que
l'humanité a su, dès les temps anciens, qu'au coni-
niencement l'univers av;iil été f;iit jiar la simple
parole de Dieu , el que Dieu avait ensuite parié
aux peuples pour leur révéler sa xoionlé. La terre
entière est pleine de la gloire du Verbe.
Sa gloire s'est même communiquée au Verbe
humain. Créé à l'image de Dieu, l'homme a cru
remarquer dans sa p.irole quelque chose de la
toute-puissance que possédait celle de son auleur;
il lui a semblé que, par ses prières, ses chants, ses
bénédictions et ses malédictions, par ses évoca-
tions et exorcismes, il pouvait à volonté ébianler
les cieux, la terre et les enfers ; il s'est imaginé,
comme les Finnois, qu'avec les trois paroles ori-
ginelles du Créateur, il guérirait tous les maux,
ou comme l'Hindou, qu'en répétant sans se lasser
le nom sacré aum, que Dieu avait prononcé le pre-
mier, il s'idenlilierait avec Dieu lui-même.
Quand .serait née la magie, si l'hunianité n'avait
passé son enfance dans l'extase et les rêves d'une
loi qui, dans sa surabondance de forces, ne se com-
prenait pas elle-même ?
Et comment rhonimç,donl les mots sonldcssons
impuissanls, aurait-il eu l'idée d'allribuer au.\ mots
divins une énergie inconmiensurable et des efl'ets
qu'il ne peut concevoir, s'il n'avait pas appris
par la révélation que Dieu dit et la lumière est ?
i>a pliiase de la cosmogonie de Moise qui excitait
l'admiration de Longin n'est point une de ces ex-
pressions sublimes que trouvent une lois dans leur
vie les poêles; c'est de la simple prose, mais do
la prose de Dieu, que l'homme n'aurait jamais in-
ventée.
NOTE XH.
Alt. LA^GAGE, § XXll.
Nouvelles difficultés contre Cinvention humaine du
langage, présentées pur M. ïilanc Saint-Bonnet et
par M. de Lamartine.
« Dans rhypolhese de l'invention humaine du
langage, il cùl fallu :
€ 1" Qu'un lionmie eût conçu l'idée d'un moyen
susceptible de faire passer ce qui est au dedans
de soji àme dans l'àme de son semblable, c'est-à-
dire qu'il eût, sans l'avoir vu jamais, l'idée d'un
pliénoniêne dont la science, malgré l'observation,
n'a pu encore se rendre compte.
< 11 eùl fallu :
I 2" Que cet homme eût été conduit à l'idée d'un
pareil moyen par celle autre idée : qu'une fois ce
premier moyen découvert, de faire passer dans
i'ame de son semblable les pensées qui sont dans
la sienne, il pourrait lui faire comprendre ses pro-
pres besoins, et qu'il eût été conduit à cette der-
nière idée par celte autre : qu'aussitôt son sem-
blable serait invité à le soulager. Mais avant le lan-
gage, personne n'ayant pu demander à un autre ce
dont il avait besoin, ni celui-ci le lui donner,
comment le premier qui chercha le langage eut-il
l'idée que ce que nous ne pouvons pas nous donner
nous-mêmes, nous puissions le recevoir d'un autre?
Tout animal allend-il sa proie d'un aulre que de
lui-même? Cet homme étant persuadé, sans en
avoir d'exemple, qu'il existe un moyen de faire
savoir à l'esprit de son semblable ce ([ui est au de-
dans du sien, et que son semblable, ainsi averti,
le soulagera par cela seul qu'il connaîtra son be-
soin , il ne restait plus qu'à découvrir ce moyen
lui-même.
« Pour cela il eût fallu .
t ù" Découvrir qu'il existe une faculté d'associa-
tion des idées et des impressions qui, liant les
idées aux idées, les impressions aux impressions,
et les idées aux impressions, liât par là même une
idée spirituelle à l'impression produite par un signe.
1319
DICTIONNAIRE DE
Or, conment observer colle loi d'association psy-
chôlciquc eiilre les idées cl les signes, lorsque
les idées et les signes, (jui sont les deux objets
entre les<iuelsrass()cialioii doit «Hre établie, nexis-
lenl pas? Kl eonnnenl se peut-il (ju'on ait eu la
pensée de la possibilité d'un tel rapport entre des
idées et des siî>i>es qui n'existaient point encore,
lorsque, depuis six mille ans (jne ces idées et ces
signes existent, on a seulement découvert, dans le
siècle dernier, que le moyen de communication
entre les bonimes repose sur celle association des
idées et des signes; et lorsipie cette idée de créer,
d'après la même loi, un autre moyen de commu-
nication, n'a été appliquée aux sourds-muets que
depuis peu d'années?
« Il eût l'allu -.
« 4" CIloisir la voix pour {troduire ces signes;
mais comment alors tirer ces signes de la voix
plulôr que des pieds on des mains, comme on le
lait pour les sourds-muets; plutôt que du tact des
objets, comme on lofait pour les aveugles? Pour
choisir la voix, afin de produire par ses cris les
signes avec lesquels nos pensées doivent s'associer,
il eût fallu savoir que ces cris étaient décomposa-
blcs en jilusieurs cris primitifs. Il eût fallu par
conséquent faire subir aux cris de la voix l'analyse
nécessaire pour rencontrer les cinq éléments irré-
ductibles, ou les cinq sons élémentaires cpii compo-
sent le son général de la voix, c'est-à-dire les cinq
voyelles a, e, i, o, v, et leurs composés an, au, ai,
eu, in, on, ou, sur lesquelles reposent toutes les
langues du monde. Pour chercher ces cinq voyelles
irréductibles, il eût fallu découvrir, sans avoir en-
tendu de langue, qu'un si petit nombre de sons
élémentaires, possibles à la voix, pouvaient former
tous les mots nécessaires à une langue.
« Pour cela il eût fallu :
« 5° Posséder l'idée de la composition et de la
décomposition, l'idée mathématique de l'unité et
de sa génération dans la mulUplication ; enfin, de
sa divisibilité dans la fraction; puis, sans pensée
et sans parole, opérer l'analyse ainsi que la recom-
position. Enfin, le langage a dû nécessairement
être complet à sa Jiaissance, en ce qu'il n'a pu
exister sans cire composé du sujet, du verbe et
de l'attribut, tout comme un animal ne peut passer
à la vie sans être doué d'une substance, d'une
organisation et d'une \ie,c'est-à dire d'une subs-
tance organisée vivante. Car, sans le substantif,
comment nommer l'être? sans le verbe, comment
exprimer sa manière d'être? et sans l'indicatif,
comment exprimer son attribut? Toute langue a
été complète dès qu'elle a été parlée, et c'est le senti-
ment confus de celle vérité qui a fait dire à Duclos,
de la langue fixée pur l'écriture : ♦ Elle est née tout
à coup, comme la lumière (p). »
< Conséquemmenl il eût fallu :
< d" Q\ie l'homme qui aurait inventé le langage
eût en lui la connaissance complète des notions
(p) A quelque époque que nous prenions une langue,
dit le (locieur Wisemaii, nous la trouvons lomplèle quant
à ses propriétés essentielles : elle peut recevoir plus de
perfection, devenir plus riche et d'une constrnciion pins
variée ; in;iis son principe vital, son ànie, si l'on peut
l'appeler ainsi, parait entièrement tormé, et ne peut
plus changer. (Parce que celle âme est le lungiige.) Quant
à leur personnalité et leur principe d'ideniilé, on trouve
les langues aussi parfaites dans les plus anciens écii-
vains que dans les plus modernes. L'égjpiien antique,
comme il est écrit en hiéroglyphes sur les plus anciens
monuments, se retrouve, après trois [mille ans d'inter-
valle, dans la liturgie copte , d'une parfaite identité
dans sa structure essentiells. On observe la iriême chose
en comiiarant les plus anciens écrivains avec les plus
récents, soit grecs, soit romains; et quoique les pre-
miers aient appris aux grossiers habitants du Latium à
arrondir les formes de leurs périodes , cependant ils
n'ont jamais ajouté un temps à leur grammaire, ou une
PHILOSOPHIE. 1320
fondamentales de l'ontologie, qu'il eût l'idée ilo
l'être . l'idée de l'action de l'être et l'idée des altri-
buts de l'être ; de plus, l'idée de l'exislence dans
le temps, pour douer le verbe de la vie passée, de
la vie présente et de la vie future, de manière
(|u'il pût suivre toutes les propriétés de la loi. Il
aurait i'allu enfin (jue cet homme cùl toutes ces
pensées sans penser , puisque penser c'est com-
biner des termes pour arrêter les sentiments que
nous avons de la réalité, et qu'il ne peut pas plus
y avoir de pensée sans ses paroles (pie de hgure
sans ses limites. Si l'on ne peut penser sans lan-
gage, comment l'inventeur du langage a t-il pu
former toutes les pensées nécessaires à l'invention
du langage?
« De ce que l'homme pense sa parole avant de
parler sa pensée; de ce que la parole est par
conséquent nécessaire pour inventer la parole,
de ce que l'homme ne jteut inventer la parole sans
mettre en usage son intelligence, et de ce (|u'il ne
peut précisément mettre en usage son intelligence
sans la parole , il résulte nécessairement que
l'homme reçoit de ses semblables la parole, cette
vie de l'intelligence, comme il en reçoit la vie orga-
nique. (Blanc Saint-Bonnkt, De lu société et de son
but au delà du temps, t. 111.)
« On a écrit, dit M. de Lamartine, des volumes
de controverses sans solution pour discuter sur
l'origine de la parole. Les uns rattribuent à une
révélation directe du Créateur à sa créature ; les
autres en attribuent l'invention â riiomme par une
lente élaboration de l'instinct, cherchant, par des
sons et par des signes, à se faire entendre et à com-
prendre.
« Voici ce que nous écrivions nous-même
récemmenl sur celle question, ou plutôt ce mys-
tère :
t Nous plaignons sincèrement les philosophes
qui discutent depuis des siècles, pour savoir si
c'est rhomme qui a inventé la parole. Nous aime-
rions presque autant disc.uter pour savoir si c'est
riiomme qui a inventé la pensée, c'est-à-dire si
c'est l'homme qui s'est créé lui-même; car il nous
est aussi impossible de concevoir la pensée sans la
parole, qui lui donne conscience d'elle-même, que
de concevoir la parole sans la pensée, qui la con-
stitue. L'homme a pu inventer les langues déri-
vées, qui ne sont que les modilications d'une
parole primitive et révélée; il a pu construire et
reconstruire des langues postérieures et imparfai-
tes, avec les débris de la langue primitive et par-
faite, qui lui fut sans doute donnée avec l'existence
par Celui qui lui avait donné la pensée, ou le verbe
intérieur et extérieur ; mais avoir créé la langue
avant la pensée, ou la pensée avant la langue,
nous semble un effort au-dessus de tout efiort
humain, c'est-à-dire uu niiracle de la toute-puisr
sance. La parole, contenue dans la première lan-
gue, a dû être révélée divinement à riioiume le
lettre à leur alphabet... S'il y avait dans la structure des
langues quelque chose qui ressemblât à un développe-
ment naturel, certainement un si grand nombre de siè-
cles l'aurait mainresté. Il est tout à l'ail contre l'expé-
rience de parler de l'étal secondaire des langues, et de
supposer qu'il leur-a fallu des milliers d'années pour ai'-
river à un point donné de développement grammatical.
Les langues sont jetées au moule, mais moule vivant,
d'où elles se dégagent avec toutes leurs belles propor-
tions. J'ai éfjrouvé une grande satisfaction en trouvant
les mêmes vues, mais beaucoup plus philosophiquement
exprimées, dans ce irailé si concis sur la phiiosuphie du
langage, que G. de Humboldt avaii annoncé depuis long-
temps à ses amis, comme son dernier codicille :
« .le ne regarcle pas, dit-il, les lormes grammaticales
comme le fruit des progrès qu'une nation fait dans l'a-
nalyse de la pensée, mais plutôt comme le résultat de la
manière dont une nation considère et traite sa lanjfue, *
1321
NOTES ADDITIONNELLES.
1522
jour où l'àme a pensé, c'est-à-dire le jour où elle
a été créée avec h» faoïillé d'avoir des scnsalions,
de produire et de combiner des idées, d'avoir
conscience de son exisience et des clioses existan-
tes en elles et hors d'elle. > (Cours familier de litté-
rature, onzième entretien.)
Et ailleurs: « Ce qui constitue rhonime. ce ne
sont pas seulement les sens, car les brutes ont des
sens comme nous, et quelques-unes même en ont
d'infiniment plus délicats, plus forts, plus infailli-
bles que les nôtres; ce qui constitue surtout
l'homme, c'est la pensée; mais tant que celte pensée
ne se révèle pas à elle-même et aux autres par la
parole, elle est en nous comme si elle n'était pas. La
parole n'est pas la pensée, mais elle en est la mani-
festation nécessaire et simultanée. Tant qu'un hon\nie
n'a pas pu dire Je pense ! il n'a pas pensé, il a rêvé,
il a eu des instincts, il n'a pas eu des idées; il a
été intelligence sans doute, mais intelligence cap-
tive et endormie dans la surdité et dans la nuit
des sens, semblable au feu qui dort dans la pou-
dre, mais qui n'en sort pas avant que lélincclICj
en s'approchant, lui rende la llammc, la lumière
et la liberté! L'étincelle qui rend à la pensée sa
flamme, sa lumière, sa liberté, son activité dans
l'homme et dans l'espèce humaine, c'est la parole!
C'est le verbe, comme l'appelaient les anciens, qui
faisaient, sous ce nom, de cotte faculté véritable-
ment divine, quelque chose d'intermédiaire entre
l'homme et Dieu. Ils avaient raison: la parole est
la révélation de iîuuc à l'àmc. Or, quel autre que
Dieu pouvait faire à l'àme, son ouvrage et son mys-
tère, celte révélation d'elle-même?
« Aussi, croyons-nous que la parole n'est pas
née d'elle-même sur les lèvres de l'homme primi-
tif, comme un balbutiement de hasard, attachant,
de Siècle en siècle, quelques signifit'ations vagues
à quelques sons articulés, et donnant aux autres,
sur le son, sur son enchaînement, sur la signifi-
cation de ces vagissements humains, des leçons
qu'il n'aurait pas reçues lui-même. Pour arriver
ainsi de ces vagissements instinctifs à la parole, de
la parole à la convention unanime du sens des
mots, du sens de quelques mois au verbe et à la
phrase, du verbe et de la jjhrase à la syntaxe
logique, de ces syntaxes à la langue de Moïse, de
David, de Cicéron, de Confucius, de Racine, il
faudrait supposer au genre humain plus de siècles
d'existence sur ce globe de boue qu'il n'y a d'étoi-
les visibles ou invisibles dans la voie lactée; il fau-
drait supposer aussi des siècles sans nombre
d'abrutissement, pendant lesquels lui, genre hu-
main, être essentiellement moral et intellectuel, il
aurait vainement cherché, semblable aux brutes,
son instrument de moralité et d'intelligence, sans
pouvoir le trouver qu'après des myriades de
générations sans parole, et par conséquent sans
intelligence et sans moralité! L'humanité sourde
et muelte pend.int cent mille ans?... Je craindrais
de blasphémer en croyant à ce mystère !
« J'aime mieux croire à l'autre, c'est-.à-dirc au
mystère paternel du Créateur inspirant lui-même,
aux lèvres de sa créature enfant, la parole, le
verbe, le mot, l'expression innée qui nonmie les
choses, en les voyant, du nom approprié à leur
forme et à leur nature ; car, nommer les choses de
leur vrai nom, c'est véritablement les recréer. Oui,
il a dû enseigner la première parole et la pre-
mière langue, Celui qui a fait l'intelligence et le
sentiment pour se communiquer, la poitrine pour
faire résonner le son de toutes les fibres tendues
et émues de nos passions, comme un clavier
intérieur, toujours complet, que nous portons en
nous ; Celui qui a fait la langue pour articuler, les
lèvres pour prononcer, la voix pour porter an
dehors l'écho de l'àme ! Des débris de celte pre-
nuère langue, parfaite, et décomposée par quel-
(|ues décadences intellectuelles, se seront recom-
jiosées les autres langues diverses et imparfaites,
comme des pierres d'un temple écroulé se rebâtis-
sent lentement, dans le désert, quelques abris pour
I» caravane. > (Extrait du Civilisateur, Vie de
(UiUemberg.)
înotï: XIII.
Art. Langage, § XXIIT.
De l'origine onomatopéique du langage.
L'origine onomatopéique du langage, soutenue
par Court de Gébelin, et encore admise par quel-
ques Français (Camille Dlteil , Explication des
hiéroglyphes ) a été bravement précisée par l'An-
glais .Murray en neuf monosyllabes représentant
toute sorte de coups, et desquels il dérive toutes les
langues de la terre, différentes de forme et de
fond, le hasard ne créant que des individualités
dépareillées.
Cependant les calculs d'un mathématicien (7) éta-
blissent que six mots pareils dans deux langues
appuient par dix sept cents chances contre une la
probabilité qu'ils sont dérivés, dans l'un et l'antre
cas, de quelque langue-n)ère ou introduits par
communication. Huit mots pareils donnent près de
dix mille chances contre une, c'est-à-dire une cer-
titude à peu près entière. Que serait-ce lorsque les
mots et racines semblables montent à plusieurs
milliers en des langues séparées par la longueur
totale de la chronologie ou par la moitié de la
circonférence du globe? (Yolng, Transac. of the
roij. Soc. )
L'argument tiré des immigrations est surtout
favorable à la dispersion des langues rayonnant
d'un tronc commun. Il ne peut aider le système de
la génération spontanée et universelle du langage,
[q) L'inilialive par les onomatupées est une fonction
trop minime pour la nicllre en balance avec la masse
énorme de convenu, c'est-à-dire de tradilioniiel, qui fait
le fond des langues, les lettres ciappaiiles des Circas-
siens, Calfres et Hollentols. ne sont qu'une variété des
sehuinlanles slaves et sémites, ou des simonies de tons
les pays. Si les bruits naiurels oui eu une influence plus
large, cet élément humain sera di' plus belle impuissant
à rendre compte de la ressemblance des langues. Les
bruits naturels les plus uriiformes parloul, sontjusle-
menl ce que les langues ou oiiomalopées nationales re-
présentent avee la plus incroyable variété.
DicTiONN. DE Philosophie. I
Du reste, les mots qu 'on appelle onomatopiqnes ne
sont pas plus de l'invention des peuples qui les em-
ploient que les autres mots de la langue qu'ils pyrlent.
C'est une grave erreur de prétendre que les peuples
inventent les mots de leur langue ; ils n'en inventent au-
cun, ils modifient seulement ceux qu'ils connaissenl et
qu'ils emploient, ou bien ils les empruntent à leurs voi-
sins, soit de toute pièce, soit en leur laisanl subir quel-
ques changements parce detorla, comme dit Horace :
(Kx. : remorqueur , fixateur, distancer, cheffrerie, etc.),
pour les adapter k la langue nialernelle.
1,2
rm
DICTIONNAIRE DE niILOSOPIIIE.
Î32i
qu'en Taisant élouffer entièremenl ridionie aiilocli-
llionc par le langage inipoilé ; ainsi toul devrait
être danois dans l'anglais après la conquête
danoise ; tout français après Guillaume. En ce cas
l'auloclilhone se présume, mais ne se prouve pas.
Si, par hasard, on en découvre des traces, elles ne
doivent ressembler à rien ; mais l'anglo-saxon est
gotli, le celle est sanskrit.
Comme dernière ressource, pour soutenir les
deux originalités, malgré la ressemblance, on
admet la similitude des résultats par la similitude
des organes en action et des forces en travail.
Cela veut dire apparemment que les alphabets de
tous les peuples sont bornés â une quarantaine de
tons, et que la grammaire générale peut être en-
fermée en une centaine de propositions. Les élé-
ments de rinstrun)ent nommé kaléidoscope n'étaient
fias si nombreux, et l'on a estimé à plusieurs niil-
ions les combinaisons possibles avant que la même
se leproduise deux fois! La génération spontanée
ot multiple des langues ne peut donc expliquer ni
les ressemblances, ni les diticrences des idiomes.
Q'uand les questions montent dans les nuages
métaphysiques, il y a des chatoiements capables de
mettre en contradiction des intelligences aussi
ëniinenlcs par leur savoir que par leur force.
Frédéric Schlegel commença par croire l'esprit
humain ouvrier primitif du langage, et finit par
admettre explicitement la révélation divine du lan-
gage. Nous trouvons, comme lui, une affirmation
sur bonnes preuves bien préférable à des discus-
sions sans fin et à des vagabondages dans un
labyrinthe sans issue. Nos bonnes preuves sont
déjà fournies ; nous avons retrouvé expérimentale-
ment les débris d'une langue primitive dans les
trois grandes familles sémite, indo\ie, océanienne.
Nous pouvons hardiment formuler le dogme de
l'unité de l'espèce humaine et de la pojmlalion de
la terre par une famille graduellemcnl élargie. Les
individus et les nations ont largement usé de leur
libre initiative en combinant, changeant, rénovant
selon les forces et les caprices Me lc\ir esprit ;
mais ils travaillent toujours sur une trame pre-
mière, sur un patron primordial et traditionnel.
C'était plus que le vaisseau de Thésée, puisque
plusieurs pièces n'ont pas été altérées ; plus que la
gouttelette de sang, héritage maternel préexistant
dans l'œuf avant l'ébauche du poulet (Isid. Dour-
»0N, Plujs. comp.]. Un fait non moins certain et
non moins admirable que la parenté des langues
est la fabrique de plus en plus savante et compli-
quée de ces langues à mesure qu'on en remonte la
généalogie. L'anglais est plus simple que le fran-
çais et l'allemand ; ceux-ci plus simples que le latin,
le golh, le sanskrit. L'aïeul ou les aieux inconnus
du sanskrit durent être plus vastes, plus compré-
hensifs !
Nous pouvons raisonner ici comme Herschel
remplissant de soleils la voie lactée explorée par
son télescope: plus nous approchons de Dieu, et
plus l'immensité est admissible! Ici elle a de plus
l'avantage de se trouver à la portée de l'intelli-
gence commune.
NOTE XIV.
Art. Sauvage.
Océanie, mœurs des habitants de quelques îles.
Iles Fidji (r). — Autliropopliagle des habitants.
Grand respect ijuils portent à leurs prêtres.
Pour faire connaître les habitants de ces îles,
nous ne pouvons mieux faire que de citer une par-
lie d-e la relation dans laquelle le capitaine Dil-
lon (s) raconte le massacre d'une partie de ses
compagnons, et répouvantable situation dans
laquelle il se trouva pendant quelques heures.
Les îles Fidji sont couvertes de bois de sandal ;
c'était pour en faire un chargement que M. Dil-
lon y était venu en septembre 1815. Un jour qu'il
était descendu à terre avec plusieurs autres per-
sonnes de l'équipage, une dispute s'éleva entre eux
et les insulaires. Les sauvages, fort supérieurs en
nombre, massacrèrent quatorze de leurs ennemis.
Les autres, au nombre de cinq, parvinrent à se
sauver avec M. Dilion sur un rocher escarpé qui se
trouvait isolé dans la plaine. C'est de là que ce
dernier va nous faire connaître les naturels des
îles Fidji.
< La plaine, autour de notre position, était cou-
verte de sauvages au nombre de plusieurs milliers,
qui s'étaient rassemblés de toutes les parties de
kl côte, et s'étaient tenus embusqués, attendant
notre débarquement. Cette niasse d'hoinines nous
oUrait alors un spectacle révoltant. On allumait
des feux, et l'on chauflait des fours pour faire
rôtir les membres de nos infortunés compagnons.
Leurs cadavres, ainsi que ceux des chefs de Bow
et des hounncs de leurs îles qui avaient été mas-
(r) Ces îles, appelées aussi îles Bitl, sont situées vers
Itia' desçré de lalilude sud el le 17i)' de longitude.
(s) L'ouvrage est iniituié : Voyage aux îles de la wer
sacrés, furent apportés devant les feux de la ma-
nière suivante. Deux des naturels de Viiear for-
mèrent avec des branches d'arbre une espèce de
civière, qu'ils plaçaient sur leurs épaules. Les
cadavres de leurs victimes furent étendues en
travers sur cette civière, de façon que la tête pen-
dait d'un côté, et les jambes de l'autre. On les
porta ainsi en triomphe jusque auprès des fours
destinés à en rôtir les lambeaux. Là, on les plaça
sur l'herbe, dans la position d'un homme assis.
Les sauvages se mirent à chanter et à danser
autour d'eux, avec les démonstrations de la joie la
plus féroce. Ils traversèrent ensuite de plusieurs
balles chacun de ces corps inanimés, se servant
pour cela des fusils qui venaient de tomber entre
leurs mains. Quand cette cérémonie fut terminée,
les prêtres commencèrent a dépecer les cadavres
sous nos yeux. Les morceaux furent mis au four
pour être rôtis el préparés comme je l'ai dit plus
haut, et servir de festin aux vainqueurs.
« Pendant ce lemps, nous étions serrés de près
de toutes parts, excepté du côté d'un fourré de
mangliers qui bordait la rivière. Savage proposa à
Martin Bushart de s'enfuir de ce côté, el de lâcher
d'atteindre le bord de l'eau pour gagner ensuite le
navire à la nage. Je m'y opposai, en menaçant de
tuer le premier, qui abandonnerait le rocher. Celte
menace produisit pour le moment son effet. Ce-
pendant la furie des sauvages paraissait un peu
apaisée, et ils commençaient à écouler assez atten-
tivement nos discours et nos offres de réconci-
liation. Je leur rappelai que le jour de la capture
du Sud en 182-7 et 1828, et Relation de la découverte du
sort de la Pérouse. :2 vol., clicz l'illet aînt';.
n25
NOTES ADDITIONNELLES.
1326
tlos quatorze pirogues. Iinii dos leurs avnionl élc
fats prisonniers et élaionl détenus ;\ bord du
jiavire. L'un deux otaii frère du uaml'cuttj ou
i;rand prêtre de Vilear. Je fis entendre à la mulli-
lude que, si l'on nous tuait, ces huit prisonniers
seraient mis à mon; mais que, si Ton nous épar-
gnait, mes oin([ compagnons et moi, nous ferions
reiàcher les prisonniers sur-le-champ. Le grand
prêtre, que ces sauvages regardent comme une
divinité, me demanda aussitôt si je disais la vérité,
cl si son frère et les sept autres insulaires étaient
vivants. Je lui eu donnai Tassurancc, et proposai
d'envoyer un de mes hommes à bord inviter le
capitaine à les relâcher, si lui, le grand prêtre,
voulait conduire cet homme sain et sauf jusqu'à
nos embarcations. Le prêtre accepta ma proposi-
tion.
i Thomas Dafny étant blessé et n'ayant pas
d'armes pour se défendre, je le décidai à se hasar-
der à descendre pour aller joindre le prêtre, et se
rendre avec lui à notre embarcation. Il devait
informer le capitaine Robson de notre horrible
situation. Je lui ordonnai aussi de dire au capi-
taine que je désirais surtout qu'il ne relâchât que
la moitié des prisonniers, et qu'il leur montrât une
grande caisse de quincaillerie et d'autres objets
qu'il promettrait de donner aux quatre derniers
prisonniers avec leur liberté, au moment même de
notre retour à bord du navire.
• Mon homme se conduisit comme je le lui avais
ordonné , et je ne le perdis pas de vue depuis l'ins-
tant où il nous quitta jusqu'à celui où il arriva sur
le pont du navire. Pendant ce temps, il y eut une
suspension d'armes, qui se fût maintenue sans l'im-
prudence de Charles Savage. Divers chefs sauvages
étaient montés, et s'étaient approchés jusqu'à (juel-
(|ues pas de nou-^ avec des protestations en signe
d'amitié, nous promettant toute sûreté pour nos
personnes si nous consentions à descendre parmi
eux. Je ne voulus pas me fier à ces promesses, ni
laisser aller aucun de mes hommes. Cependant je
finis par céder aux importunités de Charles Savage.
Il avait résidé dans ces iles pendant plus de cinq
ans, et en parlait couramment la langue. Persuadé
qu'il nous tirerait d'embarras, il me pria inslani-
menl de lui permettre d'aller au milieu des natu-
rels avec les chefs à qui nous parlions, parce qu'il
ne doutait pas qu'ils ne tinssent letirs promesses,
et que, si je le laissais aller, il rétablirait certaine-
ment la paix , et nous pourrions retourner tous
sains et saufs à bord de notre navire. Je lui donnai
donc mon consentoinent ; mais je lui rappelai que
cette démarche était contraire à mon opinion, et
j'exigeai qu'il me laissât son fusil et ses munitions.
Il partit et s'avança jus(|u'à environ deux cents
verges de notre poste. Là, il trouva Bonassar assis
et entouré de ses chefs, qui témoignèrent de la joie
de le voir parmi eux, mais qui étaient secrètement
résolus à le tuer et à le manger. Cependant ils s'en-
tretinrent avec lui pendant quelque temps d'un
air amical, puis ils me crièrent en leur langage :
Descends , Peler , nous ne le ferons pas de mal; tu
vois que nous n'en faisons point à Cliartetj. Je ré-
pondis que je ne descendrais pas que les prison-
niers ne fussent débarqués. Pendant ce colloque,
le Chinois Luis, à mon insu , descendit du côté
opposé avec ses armes pour se mettre sous la pro-
tection d'un chef qu'il connaissait particulièrement,
et à qui il avait rendu des services importants dans
quelques guerres. Les insulaires, voyant qu'ils ne
pouvaient me décider à me remettre entre leurs
mains, poussèrent un cri effrayant. Au même mo-
nient, Charies Savage fut saisi par les jambes, et
six hommes le tinrent la tête en bas et plongée
dans un trou plein d'eau, jusqu'à ce qu'il fût suf-
foqué. De l'autre côté, un sauvage gigantesque
s'approcha du Chinois par derrière, et lui (Il sau-
ter le crâne d'un coup de son énorme massue. Ces
deux infortunés étaient à peine morts qu'on les
dépeça, et qu'on les fit rôtir dans des fours pré-
parés pour nous.
i Nous n'étions plus que trois pour défendre la
hauteur , ce qui encouragea nos ennemis. Nous
lûmes attaqués de tous côtés et avec une grande
furie par ces cannibales, qui néanmoins montraient
une extrême frayeur de nos fusils, bien que les
chefs les stimulassent à nous saisir et à nous ame-
ner à eux, promettant de conférer les plus grands
honneurs à celui qui me tuerait, et demandant à
ci>s barbares s'ils avaient peur de trois honmies
blancs, eux qui en avaient tue plusieurs dans cette
journée* Encouragés de la sorte, les sauvages nous
serraient de près. Ayant quatre fusils entre nous
trois, deux étaient toujours chargés, attendu que,
Wlson étant un très-mauvais tireur, nous lui avions
laissé l'emploi de charger nos armes, tandis que
Martin Busliar et moi faisions feu. Dushart était
natif de Prusse ; il avait été tirailleur dans son
pays et était fort adroit. Il tua vingt-sept sauvages
dans vingt-huit coups, n'en ayant manqué qu'un
seul. J'en tuai et blessai aussi quelques-uns quand
la nécessité m'y obligea. Nos ennemis, voyant qu'ils
ne pouvaient venir à bout de nous sans perdre un
grand nombre des leurs, s'éloignèrent en nous me-
naçant de leur vengeance.
i La chair de nos malheureux compagnons étant
cuite, on la retira des fours, et elle fut partagée
entre les différentes tribus, qui la dévorèrent avec
avidité. De temps en temps les sauvages m'invi-
taient à descendre et à me laisser tuer avant la (in
du jour, afin de leur épargner la peine de me dé-
pecer et de me faire rôtir pendant la nuit. J'étais
dévolu pièce par pièce aux différents chefs dont
chacun désignait celle qu'il voulait avoir , cl qui
tous brandissaient leurs armes en se glorifiant du
nombre d'hommes blancs qu'ils avaient tués dans
celle journée.
t En réponse à leurs affreux discours, je déclarai
que, sijétais tu^>, leurs compatriotes détenus à bord
le seraient aussi ; mais que, si j'avais la vie sauve,
ils l'auraient également. Ces barbares répliquèrent :
Le capitaine Hvbson peut tuer et manger Us nôtres,
s'il lui plait. Nous vous tuerons et nous vous mange-
rons tous trois. Quand il fera sombre, vous ne verrez
plus clair pour nous ajuster, et vous n aurez bientôt
plus de poudre.
« Voyant qu'il ne nous restait plus d'espoir sur
la terre, nkcs compagnons cl moi tournâmes nos
regards vers le ciel, et nous nous mîmes à supplier
le Tout-Puissant d'avoir compassion de nos âmes
pécheresses. Nous ne comptions pas sur la moindre
chance d'échapper à nos ennemis, et nous nous
attendions à être dévorés comme nos camarades
venaient de l'être. La seule chose qui nous empê-
chait encore de nous rendre éiait la crainte d'être,
pris vivants et mis à la torture.
€ On voit en effet quelquefois, mais peu souvent,
ces peuples torturer leurs prisonniers. Voici com-
ment ils s'y prennent : ils enlèvent à leurs victimes
la peau de la plante des pieds; puis ils leur pré-
sentent des torches de tous côtes, ce qui les oblige
à sauter pour fuir le feu, el leur cause des douleurs
atroces. Une autre manière consiste à couper les
paupières à leurs prisonniers, et à lesexposer ainsi
la face tournée vers le soleil. On dil que c'est un,
épouvantable supplice. Ils leur arrachent aussi
parfois les ongles. Au reste, il parait que ces tor-
tures sont très-rares, et qu'ils ne les infligent qu'à
ceux qui les ont irrités au dernier point. Nous étions
dans ce cas, ayant tué un si grand nombre des
leurs pour notre défense.
« Il ne nous restait plus que seize ou dix-sept
cartouches. Nous décidâmes alors qu'aussitôt qu il
ferait sombre, nous appuierions la crosse de nos
1327
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPITIK-
1528
fusils h terre et le bout du canon contre notre poi-
trine, et que, dans celle position , nous lâcherions
la détente, pour nous tuer nous-mêmes plulôt que
de tomber vivants entre les mains de ces mons-
tres.
< A peine avions-nous pris cette résolution dés-
espérée, que nous vîmes noire embarcation partir
du navire et s'approcher de terre. Nous complâmes
les huit prisonniers. J'en fus confondu. Je ne pou-
vais imaginer que le capitaine eût agi d'une ma-
nière aussi maladroite que de les relâcher tous,
puisque le seul espoir que nous pussions conserver
était de voir ceux des prisonniers qu'on eût relâ-
chés intercéder pour nous, afin qu'à notre tour
nous intervinssions pour faire rendre la \iberlé à
leurs frères quand nous retournerions à bord du
navire. Celte sage précaution ayant été négligée
malgré ma recommandation expresse , toute espé-
rance me parut évanouie, et je ne vis plus d'autre
ressource que de mettre à exécution le dessein que
nous avions formé de nous tuer nous-mêmes.
i Peu de temps après que les huit prisonniers
eurent élé débarqués , on les amena sans armes
auprès de moi, précédés par le prêtre, qui me dit
que le capitaine Robson les avait relâchés tous,
et avait fait débarquer une caisse de coutellerie et
de quincaillerie pour être offerte , comme notre
rançon, aux chefs à qui il nous ordonnait de re-
mettre nos armes. Le prêtre ajouta que , dans ce
ras, il nous conduirait sains et saufs à notre em-
barcation. Je répondis que tant que j'aurais un
souffle de vie, je ne livrerais pas mon fusil, qui était
ma propriété, parce que j'étais certain qu'on nous
traiterait, mescontpagnons et moi, comme Charles
Savage et Luis.
f Le prêtre se tourna alors vers Martin Busharl
pour tâcher de le convaincre et de le faire acquies-
cer h ses propositions. En ce moment, je conçus
l'idée de faire prisonnier le prêtre et de le tuer,
ou d'obtenir ma liberlé en échange de la sienne.
J'attachai le fusil de Charles Savage à ma ceinture
avec ma cravatle, et, cela fait , je présentai
le bout du mien devant le visage du prêtre , lui
déclarant que je le tuerais s'il cherchait à s'enfuir
ou si quelqu'un des siens faisait le moindre mou-
vement pour nous attaquer , mes compagnons et
moi, ou nous arrêter dans notre relraile. Je lui or-
donnai alors de marcher endroile ligne vers notre
embarcation, le menaçant d'une mort immédiale
s'il n'obéissait pas. 11 obéit, et, en traversant la
foule des sauvages , il les exhorta à s'asseoir et à
ne faire aucun mal à Peter ni à ses compagnons,
parce que s'ils nous assaillaient, nous"le tuerions,
et qu'alors ils attireraient sur eux la colère des
dieux assis dans les.nuages, qui, irrités de leur dés-
obéissance, soulèveraient la mer pour engloutir l'île
cl tous ses habitants.
I Ces barbares témoignèrent le plus profond res-
pect pour les exhortations de leur prêtre, et s'assi-
rent sur l'herbe. Le nambealy (nom qu'ils donnent
à leurs prêtres) se dirigea, comme je le lui avais or-
donné , du côlé de nos embarcations. Bushart et
Wilson avaient le bout de leur fusil placé de chaque
côté à la hauteur de ses tempes, et j'appuyais le
mien entre ses deux épaules pour presser sa marche.
L'approche de la nuit, et le désir si naturel de
prolonger ma vie, m'avaient fait recourir à cet ex-
pédient , connaissant le pouvoir que les prêtres
exercent sur l'esprit de toutes les nations bar-
bares.
I En arrivant auprès des embarcations, le nam-
beaty s'arrêta tout court. Je lui ordonnai d'avancer,
il s'y refusa de la manière la plus positive, me dé-
clarant qu'il n'irait pa&plus loin, et que je pouvais
le tuer si je voulais. Je l'en menaçai et lui deman-
dai pourquoi il refusait d'aller jusqu'au bord de
l'eau. Il répondit : Vous voulez m'enimener vivant à
bord du navire pour me mettre à (a torture. Comme
il n'y avait pas de temps à perdre, je lui ordonnai
de ne pas bouger, et, nos fusils toujours dirigés
sur lui, nous marchâmes à reculons, et gagnâmes
de la sorte un de nos canots. Nous n'y fûmes pas
plutôt embarqués, que les sauvages accoururent
en foule, et nous saluèrent d'une grêle de flèches et
de pierres; mais bientôt nous nous trouvâmes
hors de la portée de leurs arcs et de leurs
frondes.
« Dès que nous nous vîmes hors de danger, nous
remerciâmes la divine Providence, et nous fîmes
force de rames vers le navire, que nous atteignî-
mes au moment où le soleil se couchait. » (t. I,
p. 15 et suiv.)
Nouvelle-Zélande. — Mœurs des liabitauts. — Mif-
iionnaires protestants. — Leur rliarité. — Témoi-
gnage rendu à celle des prêtres catholiques. —
Prêtresse zélandaise. — Sorcellerie. — Croyance
à la transmigration des âmes.
Le capitaine Dillon , parti de Calcutta, le 10
janvier 1827, sur le vaisseau de la compagnie des
Indes, le Research, arriva à la Nouvelle-Zélande
le 1" juillet. Les habitants de ces îles, quoique vi-
sités assez souvent par des marins anglais et hol-
landais, sont encore la plupart sauvages et même
anthropophages. Cependant ils ne mangent que les
ennemis qu'ils ont pris à la guerre. Ils ont même
reçu avec assez d'empressement au milieu d'eux
quelques déserteurs qui se sont établis dans leur
île, où ils ont épousé des femmes du pays , et où
ils exercent leur état de charpentier ou de forge-
ron. Dès qu'un bàtinient européen arrive, ils s'em-
pressent d'aller lui rendre visite, échangent leur
nom avec les ofliciers, en sorte qu'il y a parmi eux
des comtes, des marquis, etc. Un de leurs chefs,
nommé Moylianger, vint même, il y a quelques
années, en Anglelerre, et rapporta parmi les siens
le souvenir de la civilisation européenne.
La société des missions de Londres entrelien*
sur celle terre plusieurs minisires , envoyé.s
à grands frais pour convertir les habitants. Mais
il ne paraît pas que leurs efforts aient été cou-
ronnés de beaucoup de succès : s'il faut même en
croire le capitaine Dillon, la conduite dea révérends
n'est pas du tout propre à leur concilier l'estime
ou la confiance des insulaires. Nos lecteurs ne ver-
ront pas sans plaisir <|uelques détails sur ces mis-
sions de nos frères séparés.
Le ^ novembre 1827, à son retour de l'île de
Mannicolo , le capitaine Dillon vint mouiller dans
la baie des Iles, ayant presque tout son équipage
attaqué de différenles maladies, et obligé lui-même
de garder le lit. Son premier soin fut de faire cher-
cher des provisions fraîches, dont ils avaient un si
grand besoin. Nous ne voulons pas employer d'au-
tres paroles que les siennes, pour relater la con-
duite des missionnaires.
1 11 y avait, dans le voisinage de la baie, plusieurs
de nos compatriotes employés comme missionnai-
res pour convertir et instruire les naturels ; mais,
bien qu'ils possédassent de nombreux troupeaux
de bétail, ils étaient trop occupés de leurs travaux
spirituels pour songer qu'ils avaient ainsi le moyen
de nous procurer d'utiles secours. Absorbés tout
entiers dans les théories sublimes du christianisme,
ils oubliaient la pratique de ses préceptes les plus
essentiels, comme de secourir les nécessiteux et
de visiter les malades. Je leur aurais , de grand
cœur , payé , à tel prix que ce fût, une provision
journalière de viande fraîche poup nos malades,
mais je ne pus l'obtenir.
f Le capitaine Duke, par un sentiment d'huma-
nité qui lui fait honneur, nous envoya à bord deux
moutons gras, six poules et de i»lus une douzaine
l.?29
NOTES ADDITIONNELLES.
13S0-
lie bouteilles île vin. A ce préstMil, doiil roi)por-
tiinilé ceiiluplail le |)rix, il joignit une assez bonne
épigraninie contre les saints prédicateurs d'une
doctrine qu'ils refusaient de mettre en pratique.
« Ceci est peu, m'écrivait le capitaine Duke, mais des
« pécheurs connue nous n'ont qu'une bien faible part
€ aux biens de ce monde, qui sont réservés pour
« les élus.iOn peut juger du service que nous rendit
ce charitable lils de Neptune : tous mes orTiciers,
à l'exception d'un seul, étaient alités, et la liste
du docteur contenait vingt-deux personnes. >
(T. H, p. -2.^5.)
Cependant le capilaine Dillon se hasarda à de-
mander un service au chef de la mission, le révé-
rend .M. Williams. C'était de lui livrer une goélette
pour ramener les interprètes qu'il avait avec lui,
ce qui lui aurait épargné une grande dépense, et
assuré la santé de son équipage, incapable de
supporter ce nouveau voyage. Voici la réponse el
les réflexions qu'elle suggère au capitaine.
Iloukianga, jeudi 8 novenibre 18'27.
« Motisieur, je viens de recevoir votre lettre du 6
courant. D'après la situation dans laquelle nous
nous trouvons , il sera impossible d'aciiniescer à
votre demande concernant le Herald ; mais il y a
dans ce port deux bâtiments qui pourraient faire
votreiaffaire : un brick commandé par le capitaine
Kent, et la petite goélette qui a été bâtie ici.
Je suis , etc.
Henry Williams.
Au capitaine Peter Dillon.
X Le style laconique de cette réponse me surprit
et me piqua beaucoup. Si le révérend lieutenant
4ivail eu la moindre dose d'humanité, il l'aurait
montré dans sa réponse ; car, bien qu'il eût pu
juger à jiropos de ne pas satisfaire à ma demande
icialivenient à la goélette, il aurait adouci son
refus par des expressions de regret du fâcheux
élat de santé dans lequel nous étions, et nous
eût oflert toute l'assistance qu'il était en son pou-
voir de nous procurer. S'il se fût excusé en allé-
guant que les missionnaires pourraient être exposés
à manquer de provisions avant le retour de la
goélette, j'aurais levé cette difliculté en leur four-
nissant de mon vaisseau plus de vivres qu'ils n'eu
;iuraient eu besoin d'ici au retour de leur bâti-
ment ; mais ce n'était pas le cas, puisque la goé-
lette venait d'arriver tout récemment du porl
Jackson, bondée de provisions. S'il eût représenté
que, le bâtiment ne lui appartenant pas, il ne pou-
vait prendre sur lui de l'exposer aux risques du
voyage pour lequel je l'avais demandé, on eût pu
lui répondre que ceriainemenl les membres du
comité supérieur des missions n'auraient pu être
mécontents de lui voir faire un acte de grande
charité, qui ne pouvait leur occasionner aucune
perle, puisqu'ils prêchent l'exercice des vertus
chrétiennes, dont la charité est la i)rcn)iére. Quant
à l'assistance qu'il eût dû nous oflVir, il ne pou-
vait s'excuser sur le défaut de moyens, puisque
tes missionnaires avaient de soixante à quatre-
vingts tètes de gros bétail de la plus grande beauté, et
lin nombre proportionné de moulons. Si les direc-
Icurs de rétablissement de la mission à. Londres,
ou le vénérable M. Marsden se fussent trouvés en
ce moment à la baie des Iles, ils n'auraient pas
souffert que vingt-deux de leurs compatriotes
languissent sur les côtes de la Nouvelle-Zélande,
en proie à de cruelles maladies, sans aucun secours
corporel ni spirituel, et soupirant en vain a|irès
«m petit morceau de viande fraîche ou une lasse.
de bouillon.
f Je ne puis m'empècher de faire remarquer le
contraste qui existe entre la conduite de ces pro-
[caitcurs éclairés des doctrines rciomices du chris-
tianisme, et celle vraiment chrétienne des ignoranit
ministres de la religion catholique à Lima. Aussi-
tôt que ces vénérables padres apprenneirt l'arrivée
d'un navire, ils se rendent à bord, et, avec une
bonté charitable, s'informent de la santé de tous
ceux qui sont embarqués. S'il s'en trouve de ma-
lades, ils les font transporter sur-le-champ aux
hôpitaux dont tous les couvents sont pourvus, et
on leur prodigue les plus grands soins jusqu'à leur
rétablissement; ou la mort doit-elle mettre un
terme à leurs souffrances, ils reçoivent les secours
el les consolations spirituelles qui peuvent leur
adoucir le passage de cette vie dans l'autre. Ces
bons prêtres n'acceptent aucune rémunération p04jr
leurs soins, et se (rouvenl suflisamment payés par
la conscience d'avoir fait du bien. Ils ne s'inquiè-
tent pas de quel pays ou de quelle religion est le
malade, ni si c'est un saint ou un pécheur. 11 leur
surtit qu'il ait besoin de secours, et ils lui en don-
nent . (T. II, p. 220.)
« Ce matin, de bonne heure, j'ai reçu la visite
du marquis de Wyematti, qui, ayant éprouvé par
lui-même combien notre équipage souffrait du
man(iue de vivres frais, me faisait apporter cincj
gros porcs et près de mille livVes de palales. Je lui
offris en retour un demi-baril de poudre, qu'il ne
voulut accepter qu'après que j'eus fortement in-
sisté, et encore le fit-il alors plutôt pour m'obéir
que pour recevoir une rétribulion.
< Que l'on compare la conduite compatissante
et désintéressée de ce païen avec la dureté et
l'égoïsme des prélcndus hommes saints qui étaient
venus pour le convertir! D'après ce que j'ai vu,
il est bien à craindre que la conversion religieuse
des Nouveaux-Zélandais n'ait lieu aux dépens
de leurs vertus sociales , s'ils suivent en tout
l'exemple des soi-disants apôtres qu'on leur a
envoyés. » {Ibid., p. 2G3.)
Nous ajouterons à ces détails quelques réflexions
de l'auteur sur la manière dont les missionnaires
doivent s'y prendre pour propager la religion
parmi ces peuples ; appliquées à des ministres qui
ne sont pas engagés dans le célibat, elles nous pa-
raissent d'une grande justesse. Nous concevons
bien (jue des femmes à demi -sauvages et mangeant
de la chair humaine ne doivent pas plaire beau-
coup aux révérends envoyés de Londres ; mais ils
ne sont pas sans savoir que l'état de missionnaire
est un état de renoncement cl de pénitence.
« Si j'eusse appartenu à la mission, et été céli-
bataire, j'aurais saisi avec joie l'occasion d'une
alliance aussi avantageuse et aussi honorable.
Qu'on me perinelte de dire que je regarde comme
très-inipolilique de la part des missionnaires qui
ne sont pas mariés de ne point choisir des femmes
parmi les indigènes. 11 résulterait de ces mariages
de grands avantages personnels pour eux, el de
grandes facilités pour la conversion des hommes
qu'ils ont entrepris de conquérir au christianisme.
Les enfants de ces missionnaires, étant élevés dans
les diverses professions de leurs pères, devien-
draient de bons tailleurs, cordonniers, charpentiers,
corroyeurs, etc., et, se mariant à leur tour avec
des naturelles, répandraient par degrés non-seule-
ment les doctrines chrétiennes qu'ils auraient
reçues de leurs pères, mais encore des habitudes
civilisées et des métiers utiles. Les créoles, héri-
tant des biens de leurs mères, hérileraient aussi
de leurs honneurs, el à la longue formeraient une
sorte de noblesse civilisée, qui ne manquerait pas
de donner le ton el de servir de modèle à toutes
les autres classes. De leur côlé, les missionnaires,
par des exemples non moins (|ue par des pré-
ceptes, pourraient aidera établir la civilisation et 'e
chrisliaiiisme en même temps; car que les théo-
ristcs disent ce qu'ils voudront, les arts el la ci-
1331
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
1332
\ilisalion doivent précéder et non pas suivre Tcta-
Llissenienl du clirislinnisnie.
« La nfission envoie des ouvriers pour enseigner
eurs niéliers aux sauvages ; mais un»; fois arrivés
sur les lieux, ils prennent le titre de révérends
Messieurs tel et tel, et croiraient déroger s'ils
condescendaient à manier l'aiguille, l'alêne, le
marteau ou la hache. Voilà comme l'on est dupe
de ces artisans sanctiliés, qu'on n'envoyait pas pour
travailler comme ecclésiastiques, mais pour l'aire
œuvre de leurs mains, ainsi que l'avait fait saint
Paul, et exercer leur métiers.
«Mon plan de mariages entreles femmes indigènes
de haute naissance et les missionnaires artisans
accomplirait assez promptement le double objet
proposé de la civilisation et de la conversion des
sauvages. C'est pourquoi je conseillerais à ceux
qui choisissent les sujets d'envoyer à l'avenir des
missionnaires qui ne seraient point' mariés, et qui
s'engageraient à prendre, aussitôt que possible
après leur arrivée, des femmes parmi les filles du
pavs oii ils devraient exercer leurs fonctions. >
(Ibid. p. 2(>G.)
Voici maintenant quelques détails sur les mœurs
cl coutumes religieuses des Nouveaux-Zélandais.
* Au nombre des spectateurs était un orateur
femelle, prêtresse du rang le plus élevé, cl jouis-
sant d'une grande considération parmi les tribus
environnantes. Elle se nommait Vancalhai. Cette
femme était regardée par ses compatriotes comme
au-dessus du commun des mortels, et ils lui sup-
posaient une puissante influence sur la déilé qui,
<raprès leur croyance, gouverne les âmes dans
l'autre monde. On lui prêlait aussi le pouvoir de
inagotou, c'est-à-dire d'ensorceler les gens et de les
faire mourir par ses sortilèges quand il lui plaisait.
C'était en même temps une espèce de sibylle, et,
dans toutes les expéditions contre des ennemis, on
la consultait sur le résultat qu'elles devaient avoir ;
on apprenait d'elle le jour le plus propice pour
mettre à la voile, ainsi que le jour et l'heure où,
pour être agréable à la déilé dont elle était l'or-
gane, il convenait de livrer bataille. Gomnïe de
ra'ison, elle exerçifll l'empire le plus absolu sur
l'esprit des naturels, et ses oracles louchant l'issue
d'une campagne ne pouvaient manquer de s'ac-
complir souvent, par suite de la défiance ou de la
confiance qu'elle avait donnée aux guenicrs, selon
q-ue son caprice ou son inlérêt Ja portait à dési-
rer ou à craindre le succès d'une entreprise.
t On assure que cette prêtresse aime beaucoup
les Européens, et elle en donne une preuve assez
évidente eu choisissant toujours un époux parn)i
eux.. Sa personne est regardée conmie trop sacrée
pour qu'il s'établisse des relations intimes entre
elle et des individus de sa nation.
« Celte demi-déesse vint à bord du vaisseau, et
dit qu'elle voulait voir Peler. Je me présentai, et
elle me dentanda pourquoi j'avais fait tirer mes
canons. Je lui en expliquai la cause à son entière
satisfaction. Comme elle était une personne du rang
le plus élevé dans son pays, non-seulemcnl à cause
de son earaclère sacré, mais encore par sa nais-
sance, je crus nécessaire de témoigner ma véné-
ration pour son auguste personne, afin d'inspirer
à ses compatriotes une haute idée de mon respect
pour leurs coutumes civiles et religieuses.
f 11 n'est peut-être pas hors de propos de faire
remarquer qu'une slricle attention à se conduire
de la sorte envers tous les insulaires est le moyen
le plus ellicace pour se concilier leur estime ; elle
conduit à ce but bien plus sûrement que les plus
riches présents.Ces derniers excitent leur GU()idilé,
et ne vous assurent leur amitié qu'en proportion
de la valeur de vos dons et de l'espérance d'en
obtenir d'autres ; tandis que la conduite que je
recommande vous gagne insensiblenieul leur af-
fection, et vous assure leur bienveillance avtc
plus de ceriitude et à meilleur marché : je dirai
même qu'il y a lieu de croire que c'est à une dé-
viation de ce système qu'on doit altribuer la plu-
part des désastres qui sont arrivés aux navi-
gateurs.
t D'après ces principes, j'invitai son altesse à
venir se reposer dans mon salon. Là elle s'assit
sur un fauteuil avec un air de majesté et d'aisance
([ui annonçait la conscience de sa propre dignité.
« Celte prêtresse a un aspect noble dans sa taille
et sa physionomie. Elle me parut être entre les
deux âges. Son teint était brun, ses yeux noirs et
étincelanls ; et ses cheveux, noirs comme du jais,
très-longs et agréablenn^nt bouclés, llotlaient avec
grâce sur ses épaules. Elle portail le coslnme dont
les hauts personnages du pays sont revêlus dans
les grandes pompes, et tout son extérieur impri-
mait parfailemenl l'idée de la majesté sauvage.
« A peine était-elle assise qu'elle fit l'observation
que la journée était un peu froide, puis me de-
manda si j'avais du rhum à bord, et, dans ce cas,
de lui en donner à boire. Je répondis que j'en
avais, et je lui fis servir une carafe d'eau-de-vie.
Après avoir regardé celle liqueur d'inie maniera
signifi(^alive, la couleur ne lui en plut point, et
elle dit : Ce iiest pas là du rhum; je iCen ai ja-
mais vu de semblable. Donnez-moi du rhum comme
celui que les baleiniers ont abord. J'acquiesçai sur-
le-champ à celle demande, et je fis apporter du
rhum véritable. Elle en remplit un grand verre
presque jusqu'au bord, et l'avala d'un seul trait.
Elle me demanda ensuite un cigare, et après avoir
fumé, devint Irès-communicative.
« La personne qui attira le plus son attention
fut un Anglais d'un certain âge, nommé Richard-
son, second chirurgien du vaisseau. Elle me de-
manda qui il était. Je répondis que c'était notre
docteur et notre prêtre. Cette réponse parut lui
faire beaucoup de plaisir, et elle nous dit qu'elle
était elle-même prêtresse, et exerçait la médecine,
ajoutant: Mon frère ne veut-il pas me saluer selon
la coutume de la Nouvelle-Zélande ? (c'est-à-dire
en inclinant la tête l'un vers l'autre, et s'appro-
chant nez contre nez). La demande ayant éié in-
terprétée à M. Richardson, il se prêta à la choss
avec beaucoup de galanterie. Malheureusement,
en s'inclinant, il fit tomber sa perruque, et monlra
sa tête presque entièrement chauve. Il est impos-
sible de dépeindre l'eflVoi de son altesse, qui était
persuadée que, pour la saluer, le docteur avait
eidevé la peau de sa tête par un pouvoir magi(|iie.
Elle se mil à pousser de grands cris, oubliant qu'elle
ne devait pas être étonnée d'un effet de l'art sublime
qu'elle prétendait posséder elle-même. Toutes les
femmes de sa suite joignirent leurs cris, et elles
décampèrent en toute hâte de la chambre, répétant
à lue-tête dans leur langue : Un sorcier ! un en-
chanteur ! Au milieu de ce trouble, M. Richardson
ramassa sa perruque et la remit sur sa tète, au
grand élonnemenl de quelques-unes de ces femmes
qui s'étaient hasardées à jeter un coup d'œilsur lui
à travers l'ouverture de la porte.
* Je parvins avec assez de peine à calmer la
frayeur de son altesse et de ses suivantes. Elle con-
senlil à se rasseoir, non sans jeter de temps en
temps un regard craintif sur notre prêtre-docteur,
qu'elle n'invita pas une seconde fois à la saluer à
la mode du pays. Elle demanda d'un air tranquille
si ce n'était pas à l'aide de la magie qu'il s'était
débarrassé de ses cheveux, et s'il ne pourrait pas
avec la même facilité erdever sa tête , chose dont
je ne cherchai pas à la désabuser loul à fait. Ce'
que je dis à cet égard lui fil envisager noire doc-
leur avec un profond respect, et elle me pria de
lui dire sur combien d'esprits malfaisants il avait
de l'inHuence, et s'il pouvait enlever les poils et la
IS33
NOTES ADDITIONNELLES.
1:J31
(eau du derrière de sa léle aussi bien que ceux du
«levant. Je répondis que, quanl aux esprits sur les-
(l«els il avail aulorilé, je ne pourrais lui en dire
f xaclonionl le nombre : mais que pour ses poils, il
pouvait s'en débarrasser de la lèlc aux pieds avec
la plus grande laciliié.
i Pendanl noire conversation, une des nymphes
qui accompagnaient la prêtresse, jeune lille d'en-
viron (jiialorze ans, s'approcha malignement de
M. IWchanison, et saisissant une touffe de ses che-
veux naturels (jui sortait de dessous sa perru(|ue,
elle la tira avec force, pour voir si la vertu gisait
dans les poils eux-mêmes ou dans l'art magique de
celui qui les portait. Les cheveux ayant résisté à
ses efforts, elle se relira avec précipitation, dans la
crainte que le magicien ne la métamorphosai en
[lorc, crainte fondée sur la croyance de ces peu-
ples à la ti'ansmigratioii des âmes. Cel incident
contribua sans doute à augmenter l'idée du pou-
voir magique de notre prétre-docteur, et (il beau-
coup rire aux dépens de celle qui avait voulu le
mettre à l'épreuve.
« .\vant de quitter le vaisseau, la prêtresse m'in-
forma que son époux l'avait abandonnée depuis
environ deux mois pour aller voir sa famille en
Angleterre, et ajouta que je Fobligerais beaucoup
en lui donnant un de mesofficierspour le remplacer.
Je répondis en plaisantant que notre docteur était
tout à lait à son service ; mais, soit qu'elle redou-
tât sa puissance supérieure, et ([u'elle désespérât de
conserver assez d'iniluence sur un aussi grand magi-
cien; soit plutôt qu'elle le trouvât trop vieux, elle
ne goûta pas ma proposition; et, nie montrant un
jeune homme de dix-huit ans, lils du gouverneur
(le Valparaiso, que son père m'avait conlié pour le
faire voyager, elle dit qu'il lui plaisait beaticoup,
et que je l'obligerais extrêmement en le lui don-
nant. Je lui déclarai que je ne pouvais ae(|uiescer
à sa demande, attendu (jue ce jeune honnne élant
le lils d'un grand chef, je ne pouvais le laisser à la
^oave!le-Zélande. Elle prit alors congé de moi, et
dit qu'elle reviendrait le lendemain matin nous
faire une nouvelle visite. > (T. I, p. '221.)
« Tandis que j'étais occupé sur le pont à écou-
ter le récit des lils de Bou Marray, le dessinateur
et les officiers s'étaient réunis dans la sainte-larbe,
où ils concertaient un plan pour causer à la prê-
tresse de la Nouvelle-Zélande un nouvel étonne-
ment au sujet de la puissance magique de notre
second chirurgien. Dans cette vue, ils l'avaient dé-
terminé à soumettre la partie chauve de sa tête à
une opération de l'art de notre dessinateur, qui, à
l'aide de quelques coups de pinceau, métainorj)hosa
celle partie de telle façon ([ue, si le docteur se fût
montré aijisi chez les peuples de l'antiquité, il eût
pu être pris pour celte divinité du paganisme qu'on
représente avec deux visages, en un mot, pour le
vieux Janus. Le sonnnet de sa léle présentait eu
effet un second visage ; mais le peintre, pour ajou-
ter à l'effroi qu'il devait produire, lui avail donné
l'expression la plus hideuse.
< Vancathai et sa nombreuse suite s'étant assise
dans ma chambre, la prêtresse demanda comme
une faveur spéciale (jue je lisse venir le magicien,
et (lue je le priasse d'enlever ses cheveux et la peau
de son crâne comme il l'avail fait la veille. Elle mo-
liva cette demande sur ce que ceux à (|ui elle avait
raconté cette merveille n'avaient pas voulu croire
«juaucun homme lût capable d'exécuter une chose
si surprenante, ajoutant qu'elle avait amené les
plus incrédules pour être témoins du miracle.
M. Kichardson consentit avec beaucoup de politesse
à celle répélilion de sa prouesse magique; il s'ap-
procha de son altesse, lui lit une gracieuse révé-
rence, et tout d'un coup (jta sa chevelure arliflcielle,
qui, au lieu de découvrir une peau blanche et nette,
montra aux regards stupéfaits de la prêtresse el
des gens de sa suite un second visage d ujte laideur
effroyable.
I La frayeur saisit en effet tous les insulaires
témoins de celte œuvre d'un pouvoir qu'ils trou-
vaient plus que magique. En un clin d'œil ils dé-
sertèrent la chambre, laissant le docteur jouir du
triomphe de son art. L'incrédulité la plus forte
n'avait pu résister à celle épreuve, et il n'y avail
plus à bord un seul insulaire qui mit en doute la
puissance extraordinaire-de ce grand magicien.
« M. Richardson replaça alors sa perruque, el
s'efl'or(,'a de tranquilliser ceux (ju'il venait d'effrayer
d'une manière si vive. Ils se livrèrent à mille con-
jectures sur cet homme étonnant. Je les laissai dans
leur erreur jusqu'au soir. Alors je les désabusai,
et leur admiration pour notre adresse fut au moins
égale aux alarmes qu'elle leur avait primitivement
causées. Au reste, M. Richardson eut lieu de re-
gretter de s'être ainsi amusé à leurs dépens ; car,
pendant tout notre séjour, les naturels qui vinrent
nous visiter ne cessèrent de le tourmenter, princi-
palement en lui arrachant son chapeau et sa per
ruque. > ( T. 1, p. 251.)
Ii.E DE TcGOPiA. — Mœurs des naturels. — Appa-
rition (lu premier uavire. — Strangulation des
enfants mâles. — Suicide des femmes. — Régime
pijtltagorique. — Maison des esprits. — Croyance
universelle aux revenants dans les mers du Sud.
i Les Tucopiens sont extrêmement doux ; ils sont
en outre hospitaliers et généreux, ainsi que le
prouve suffisamment la manière dont ils avaient
accueilli et traité Martin Bushart et le Lascar. Ils
n'avaient jamais eu de communication directe avec
aucun navire avant l'arrivée du Hunter en 1813;
toutefois ils ra|iportent que, longtemps aupara-
vant, un vaisseau (le premier qu'ils eussent jamais
aperçu) était arrivé en vue de l'île, mais qu'ils»
avaient cru qu'il était monté par des esprits mal-
faisants, qui venaient pour les détruire.
« Un canot se détacha du vaisseau et s'approffha
de terre ; mais ils se portèrent en grand nombre
sur le rivage pour s'opposer au débaniuement, et
annoncèrent leur dessein en brandissant leurs
armes. Les gens du canot firent plusieurs tentatives
pour débarquer, mais sans succès, et retournèrent
à leur vais.seau, qui reprit sa route au nord.
Bientôt il disparut à la grande satisfaction des Tu-
copiens.
f Je suppose que ce vaisseau était le Burwcil,
qui se trouvait dans ces parages en 1798. Quel-
([ues années après, une pirogue montée de quatre
hommes arriva à Tucopia; elle avait déiiv'é de
Rothuma ou l'ile Grenville de la Pandora, éloignée
de quatre cent soixanle-cinq milles. On fil part à
ces hommes de l'apparition d'un vaisstiau monte
par des esprits inallaisanls; mais les Rolhuuiiens
détrompèrent les Tucopiens, en leur apprenant
qu'ils recevaient frc(juemment de pareilles irisites,
et leur conseillèrent, au lieu de repousser les visi-
teurs, de les bien accueillir, parce que ce n'é-
taient pas des esprits malfaisants, mais (Jes hom-
mes bons venant d'un pays éloigné , et qui leijr
(lonneraienl des couteaux et des grains de verre.
Ceci explique l'accueil que les Tucopiens firent aux
gens du Hunter, qui le premier arriva près dekur
île après (|u'ils eurent été détrompés.
€ Quelques-unes des couluines des Tucopiens
sont très-singulières. J'avais été surpris de la
(|uantilé de femmes ([u'on trouve dans leur île ; le
nombre en était au moins triple de celui des hom-
mes. J'appris que, dans chaque famille, on ii«
(/) La lalilude de cell« lie «st de ir IG': sa lengitude est de 168" 58'.
i;k'?5 dictionnaire de philosophie
fonscive (lue les deux premiers enfanis mâles, tous
les aulros du iiicine sexe sont élianglés. La raison
qu'ils doniieiil de celte barbare eouluiiie esl que,
si ou laissait vivre tous ces enfants, la population
de leur petite île s'accroîtrait au point qu'il n'y
aurait pas moyen de la nourrir. Tucopia n'a que
sept milles de tour, mais la végétation y est tres-
active; cependant les vivres y sont généralement
raies. Les naturels se nourrissent de végétaux,
n'ayant ni les porcs ni la volaille, qui abondent
dans les autres îles. Ils en avaient eu autrelois ;
mais ces animaux avaient élé unanimement décla-
rés nuisibles et exterminés. Les porcs, il esl vrai,
ravageaient les plantations d'ignames, de patates,
de tara et de bananes. Ces végétaux, le iruit de
l'arbre à pain et les cocos, forment la nourriture
des Tucopiens ; mais, à raison de la grande pro-
fondeur de l'eau dans le voisinage des côtes, le
poisson n'y est pas abondant. Biisbarl se plaignait
beaucoup du long carême qu'il avait élé obligé de
faire pendant les onze premières années de sa
résidence à Tucopia; il n'avait pris d'autre nourri-
ture animale qu'un peu de poisson de temps à
autre. Lu baleinier anglais qui toucba à Tucopia
environ un an avant le Saint-Patrick, donna au
Prussien l'occasion de manger deux ou trois fois
du porc, ce qui dutlui paraître un grand régal.
I L'île est gouvernée par un cbef principal,
secondé de quelques autres qui remplissejit les
fonctions de magistrats. Les naturels vivent d'une
manière très-pacilique, et n'ont jamais de guerre
entre eux ni avec leurs voisins. 11 faut peut-être
l'attribuer à leur régime pylhagorique. Au reste, il
ne détruit pas leurpcncbânl instinctif pour le vol;
et, quoique ce délit soit puni d'une manière trés-
sévère, les gens de la basse classe pillent et dévas-
tent muluellement leurs jardins et plantations. Si
un cbef est surpris à voler, on le conduit devant
les autres cbefs, et tout ce qu'il possède en effets
et en terrain est confisqué au profit de celui qu'il
a volé.
« La polygamie est permise à Tucopia. Les fem-
mes sont extrêmement jalouses, non des bommes,
ma^ les unes des autres, et si le mari prodigue ses
caresses plus volontiers à l'une qu'à l'autre,
l'épouse dédaignée en conçoit un tel chagrin,
qu'elle met fin à ses jours, soit en se pendant,
soit en se précipitant du liant d'un arbre. Le sui-
cide, parmi les femmes, est une chose qui arrive
tous les jours. La cérémonie du mariage est assez
curieuse. Quand un homme veut se marier, il con-
sulte d'abord poliment la dame qui a gagné son
aJrection,et, si elle y consent ainsi que ses parents,
il envoie, à la nuit, deux ou trois bommes de ses
amis l'enlever comme par force II fait ensuite
porter des présents de nalles et des provisions aux
parents de sa future, et il les invile chez lui à un
festin qui dure ordinairement deux jours. Si une
femme esl surprise en adultère, elle est mise à
mort, ainsi que son amant, par le mari ou par ses
atnis. Aucune contrainte n'est imposée aux fent-
mes non mariées, mais on ne permet pas aux veuves
de prendre un second époux.
€ A la naissance d'un enfant, toutes les parentes
et amies de la fenmie et du mari se réunissent cl
apportent des présents à raccouchée. On laisse
\ivre toutes les filles: quant aux garçons, j'ai dit
plus haut la toulume suivie à leur égard.
« Quand un naturel meurt, ses amis viennent
chez lui, et, avec beaucoup de cérémonie, le rou-
lent soigneusement dans une natte toute neuve, et
renlerrent dans un trou profond creusé près de sa
maison. C'est une chose curieuse et inexplicable
pour ceux qui ne croient pas aux revenants, que
cette crovance est universelle chez les insulaires de
l:]3C
la mer du Sud ; et certes, ils ne peuvent avoir
reçu cette idée du nouveau monde.
t Dans chaque village de Tucopia, il y a un
grand édifice appelé la maison d's esprits, destiné
aux âmes désincarnées qii'on suppose habiter ce
bâliment. Aux approches du mauvais temps, sur-
tout du tonnerre et des éclairs, (pii effrayent beau-
coup ces insulaires, ils se portent en foule à la
maison des esprits, et y demeurent tanl que dure
la tempête, faisant des offrandes de cocos, de ra-
cine de tara et d'autres comestibles. Ils croient que
la lempête esl causée par le chef des esprits, qui,
lorsqu'il est courroucé, va au sommet delà mon-
tagne la plus haute de l'île, et témoigne son cour-
roux en élevant une tempête. Quand les offrandes
l'ont apaisé, il revient à la maison des esprits.
< La manière dont les Tucopiens font la cuisine
esl à peu près celle de toutes les nations barbares.
Ils font ei! terre un trou d'environ un pied de pro-
fondeur et trois de diamètre. Ils mettent dans ce
trou une grande quantité de bois, et quand il esl
bien brûlé, jettent par-dessus un gros tas de pier-
res noires i)esant chacune environ un quarteron.
Ces pierres deviennent bientôt rouges, el quand le
bois est consumé, elles tombent au fond du trou ;
alors on les nivéle de manière à en former une
espèce de lit; on les recouvre d'une couche de
feuilles vertes el d'herbes qui ne sont pas suscep-
tibles de prendre feu. C'est sur ce foyer ainsi pré-
paré qu'on place les ignames, le fruit de l'arbre à
pain, les patates douces, en un mot tout ce qu'on
veut faire cuire. Trois ou quatre couches de feuil-
les vertes sont placées sur ces objets, et la terre
excavée du trou esl rejetée par-dessus le tout, bien
entassée et bien battue avec une pelle de bois ou
une pagaie , afin d'empêcher la moindre partie de
la chaleur de s'échapper. Au bout d'environ une
heure on découvre le irou, el on relire tout ce
qu'on y a placé, parfaitement cuit el extrêmement
propre. Les habitants de chaque maison préparent
vers le soir un four de celle espèce, el, au coucher
du soleil, font un bon repas. S'il en reste quelque
chose, on le conserve pour le déjeuner du lende-
main. S'il ne reste rien, on déjeune légèrement
avec une noix de coco ou quebiues bananes.
» Les Tucopiens ont la peau d'une couleur cui-
vrée très-brillante; ils font usage du bélel el du
chunum. Us ressemblent aux habitants de Tonga-
tabou pour la stature et la couleur, el aussi à ceux
d'Anula, l'île Cherry de la Pandora. Us sont
cxtrêmenent propres, et se baignent plusieurs
fois par jour. Il y a dans la partie sud de l'île un
lac salé d'une grande profondeur, et sur lequel on
voit généralement une grande quantité de canards
sauvages, i (T. II, p. 45.)
Iles de Mannicolo, d'Oitoboa, d'Indenny, de Mam-
co, ETC (m). — Les naturels. — Un prêtre inspiré.
■ — Polygamie.
i .Martin Busharl descendit à Mambo, accompa-
gné de Lomoa et du Tucopien. Il trouva que le
village contenait plusieurs grandes maisons entou-
rées d'une espèce de rempart en pierres sèches.
L'intérieur de ces maisons était garni de nattes,
même sur le sol, et il y avait au centre un foyer
conmie ceux de Mannicolo. Les habitants parais-
saient avoir des vivres en abondance. Ils étaient
propres sur leur personne et d'une sanlé floris-
sante. Leur nombre pouvait s'élever à une cen-
taine d'individus; le reste était absent, principa-
lemenl à bord du vaisseau. Martin vil dans le
village quelques gros porcs dont les habitants ne
paraissaient pas disposés à se défaire. Les femmes
avaient fort boiuie mine, et portaient pour vèto-
ments un jupon qui descendait des reins jusqu'au
(u) Ces lies sont situées sm environs de II" de lat. sud et du 166" de Ions;.
mi
NOTES ADDITIONNELLES.
13.?8
milieu de la jaiube. et un morceau do loile pros-
gière qtii leur couvrail la léle el les épaules. Elles
avaient les lèvres brûlées el les dents corrodées par
le béiol et la cbaux, dont elles usaient avec excès.
I J'avais aperçu, la veille, dans une pirogue, un
boninie qui avait attiré mon attention par une
deniilion sinjiuliere. Il avait sur le devant de sa
mâchoire inlérieure deux dents d'une énorme
dimension. Je voulais le faire monter à bord pour
l'examiner de près; mais je n'y pus réussir. Je
pensai, au premier abord, que ce que je prenais
pour des dents n'était autre chose que deux mor-
ceaux d'os que cet liomme avait implantés dans sa
inâclioire, ou qu'il tenait simplement serrés entre
sa lèvre et ses dents naturelles, et bientôt je n'alta-
cliai plus d'importance à ce qui me paraissait n'être
que des dents postiches de la grosseur de celles
d'un grand bœuf. Ce malin, ma surprise augmenta
en voyant plusieurs insulaires qui avaient des dcjits
encore plus grosses que celles qui m'avaient frap-
pé la veille. Je décidai deux de ces hommes à venir
sur le pont, el je priai l'un d'eux de me vendre
une de ces dents monstrueuses. En même temps je
m'assurai qu'elles étaient solidement lixées à sa
mâchoire, et non pas des ornements artiliciels.
« Voulant à toute force en avoir une en ma pos-
session, j'ofiris un fer de rabot, puis une hernii-
nette ; mais on ne considéra pas ces objets comme
d'une valeur égale à celle de la dent que je con-
voitais. Je finis par proposer une hache. Alors un
homme qui avait à sa mâchoire inférieure une dent
plus grosse qu'aucune de celles qui avaient attiré
uies regards, chercha à larracher, mais fil de
vains efTorts pour y parvenir. J'envoyai chercher
au poste du chirurgien l'instrument dont se ser-
vent les hommes de l'art pour les opérations de ce
genre; mais il ne présentait pas assez d'ouverture
pour embrasser la dent de l'insulaire. J'eus re-
cours à une tenaille de charpentier. Le docteur,
muni de cet outil, saisit la dent comme par manière
de jeu, ei d'un coup de poignet subit et vigoureux,
l'enleva. Le patient saigna considérablement ;
mais, sans paraître beaucoup s'occuper de cette
bagatelle, il demanda la hache. Aussitôt qu'il l'eut
entre les mains, il se mil à sauter de joie d'avoir
fait un aussi bon marché. J'appris que cet homme
était un prêtre, et par conséquent un magicien,
connne c'est l'ordinaire dans la plupart des îles de
la mer Pacifique.
♦ Il quitta le vaisseau, mais y revint dans Taprès-
midi, accoutré comme un colporteur de nos con-
l.-ées d'Europe, c'est-à-dire portant sur son dos un
tac qui ressemblait assez à une balle de marchan-
dises. Une fois monté à bord, il se débarrassa de
son sac, et commença à parler et à chanter, sans
paraître avoir éprouvé aucun inconvénient de la
perte de sa dent. J'ordonnai qu'on lui servît un
peu de porc el d'igname; mais avant que cet ordre
eût été exécuté, il prétendit être saisi des trans-
ports, et se mit à chanter, à crier cl à rire, puis à
parler comme s'il avait une conversation avec uii
esprit qui l'inspirait. Tout le monde à bord le
regardait avec étonnemenl. Le serang de nos Las-
cars me dit ([ue c'était un mauvais homme qui
ensorcellerait le vaisseau, et qu'il avait vu à Mos-
cate un drôle de cette espèce qui transformait des
morceaux de bois eu chèvres vivantes, et les ven-
dait ensuite. Le marquis de Wyemalti déclara
qu'on voyait à la Nouvelle-Zélande beaucoup
d'exemples d'inspiration chez des hommes et chei
des femmes, lesquels, assurait-il, disaient alors
toujours vrai.
I Tant que durèrent les simagrées de ce pré-
tendu possédé, toutes les pirogues se tinrent à une
dislance respectueuse du vaisseau, excepté une de
laquelle deux hommes grimpèrent dans nos porte-
haubans, el crièrent à diverses reprises qu'il fal-
lait donner au prêtre un toki. En conséquence, je
lui présentai une hcrminette et un collier de
verroterie. Mais il était trop aCfairé avec les dieux
pour s'occuper de choses terrestres, et continuait
à palabrer et faire des extravagances comme au-
paravant. Cependant il finit par avoir l'air d'être
délivré de possession, et se mil à crier à tue-lé4^e ;
puis, fourrant avec précipitation dans son sac le
porc, l'igname, l'herminelle et les verroteries, il
s'élança dans sa pirogue avec une agilité surpre-
nante. 11 s'éloigna ensuite du vaisseau, et conti-
nua de brailler en regagnant la terre. Les mate-
lots, qui sont toujours prêts à se moquer même
des personnages les plus respectables, baptisèrent
cet homme le curé Bcdford, du nom d'un ecclé-
siastique de la terre de Van-Diémen, prétendant
qu'il lui ressemblait, surtout par les lèvres. On iie
le désigna plus (juc sous ce sobriquet toutes les
fois qu'il revint à bord.
« Les insulaires d'Indenny enterrent leurs morts.
Les femmes ont de la pudeur; elles sont fiancées
dès leur enfance avec des garçons de leur âge, ou
avec des hommes faits. Les personnages d'un cer-
tain rang peuvent avoir autant de femmes qu'ils
sont capables d'en entretenir; mais les hommes
de classes inférieures se conlentent d'une seule.
On trouve dans les bois des porcs et des volailles
semblables à ceux de nos fermes, mais tout à fait
sauvages. > (T. II, p. 230.)
NOTE XV.
Art. Sauvage.
Statistique des restes des sauvages indigènes disper-
sés au milieu des colo7is européens aux Etals- Unis
Les peuplades américaines, objet de tant de
calculs de la politique et de la philosophie, ont
toujours singulièrement intéressé l'Eglise calholi-
(|ue. Depuis leur découverte elle n'a cessé de por-
ter sur eux sa maternelle sollicitude pour l'amé-
lioration de leur sort. C'est elle, ce sont les prêtres
qu'elle a envoyés, qui, seuls et par des efforts
continuels, ont lutté contre la cupidité des gouver-
nements pour arracher les malheureux Indiens à
l'esclavage et aux exactions de leurs barbares
vainqueurs. Ceux-ci portaient des chaînes et des
vices, et allaient chercher de l'or; les prêtres de
l'Eglise y portaient l'exemple des douces vertus
évangéliques, la civilisation, et ne demandaient
qu'à réconcilier avec Dieu, avec l'humanité, ces
malheureux qu'une longue séparation d'avec les
autres peuples avait dégradés. Leurs travaux ,
inélés si souvent de sueur et de sang, n'ont pas
été vains: grâce à leur persévérance, la barbarie
disparaît tous les jours du sol américain. De tous
côtés les sauvages sont pressés, entourés, envahis
parla civilisation; bientôt ils ne formeront plus
qu'un peuple avec les Européens qui défrichent
leurs forêts. Avant qu'elle disparaisse enlière-
ment, il sera utile de consigner ici le reste de ces
peui>lades pour lesquelles tant de missionnaires
français ont donné leur vie, de corwiaitrele nombre
1333
DICTIONNAUŒ DE riULUSOl'HIE.
1310
d'individus qui les composent , et ce qui leur
reste encore de cette terre dont, il y a (|uel(|ues
siècles, ils partageaient la souveraineté avec les
(igres, les serpents et les oiseaux de proie.
A peine compte t-on encore 500,000 Indiens
résidant dans les limites des Etats-Unis, tant à
l'est qu'à l'ouest du Mississipi. Sur ce nombre, à
peu près la moilié, 130,000, liabitent au milieu de
la pi)|)ulaiion blanche. Nous allons donner le ta-
bleau de la population cl des possessions territo-
riales de ces derniers dans les différentes pro-
vinces des Etats, (r).
.■^.VllO.NS OU Tl
KIBUS. POPULATION. POSSESSIONS
territoriales.
habilanls.
acres.
RlAl.NE
Indiens Saint-
Jean
Passaniaquod-
dies
PeQobscols
500
379
277
100
92,160
956
92,260
M.VbSACHL'gETT»
Marslipées
Hi-rriiig Pond
.Marlha's Vi-
neyard
Troy
320
40
310
r.o
>
>
750
1
•
HlIODIi-IsLATSO
Narragansett
Moliegan
Sloninglon
Grolou
420
3(J0
50
50
5,000
4,000
300
I
400
4,300
New- York
Senecas
Tuscaroras
Oneidas
Onondagas
Cayugas
Slockbridge
Brollierton
Sainl-Uegis
2,525
253
1,096
446
90
273
360
500
>
>
246,675
>
>
>
>
5 143
246,675
Cjinoi.iNE DU Sud
OuiQ
Nottaways
Calawbas
Wyandolls
Shawanees
Senecas
Delaware»
Otlawas
47
4.'iO
542
800
551
80
377
27,000
Ui.OOO
163,810
117,613
.55,»05
5,760
50,581
5,5û0
593,301
MiCDIOAN
Wyandolls
Polawatamies
Chippewas et
Ollawa'5
Menoinienies
Winnebagoes
7
136
18,473
3,900
5,800
)
>
7,057,920
>
>
IliDlA^A
28,316 7,057,920
Mianiis et Eel
Bivers 1,073 10,101,000
NATIONS OU TUIMUR.
Illinois
POPtLATION. POSSESSIONS
territorialeê.
habitants. acres.
Hennniienies 270 i
Kaskaskias 56 5,314,500
Saiiks el Fox es
ou Renards 6,400 >
C,706 5,314,560
Indiana el Illinois Poltowatimies
et Chippewas
CiKOHGiE ciAlabama Crecks
GKonoiË, Alauama Cl
Tennessee Cherokeei
3,900
20.000
9,537,920
MississiPi, Alabama
Mississipi
Floride
Louisiane
9,000 7,^272,576
(dans l'Ala-
baiiia.)
1 ,0ti3,ti30
(daiisleTcn-
iiesse )
Missouri
Choctaws
Chickasaws
Séniinoles
autres
Billoxis
Apalaches
Pass;igoulas
Addies
Yal tassées
Cochalties
C.aildows
Delawares
Choctaws
Chawanies
Nalchiloches
Quapaws
Piaukechaws
Delawares
Kickapous
Chawanees
Weas
Jovas
et
21 ,000
>
i3,(;25
15.705,000
5,000
4,032,610
55
>
45
1
111
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27
»
.•>(i
1
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450
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110
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t
8
1
27
>
1,313
1,800
2,200
1,3S3
327
1,100
21,120
9,600
14,086
I
6,810
44,806
Missouri, Abkansas usages 5,200 3,491,840
Piaukechaws 207 »
AnKANSAS
Cherokces
O^'apaws
Choctaws
5,407 3,491,810
6,000 4,000,000
700 »
I 8,858,500
6,700 12,858,560
Totaux 129,266 77,402,ôlb
Depuis l'année 1795 jusqu'en 1825, les Etats-
Unis ont obtenu des Indiens la cession de
209,il9,8()5 acres de territoire, savoir : dans
rOhio 2.i,85i,888; dans l'indiana 16,243,685;
dans rUIinois 24,584,744 : dans la Louisiane ,
2,492,000; dans l'Alabama 19,586,560; dans le
Mississipi 12,475,251 ; dans le Missouri 50,109,583;
dans le Michigan 17,501,470 ; dans l'Arkanas et la
contrée de l'ouest, 55,451,904. Le gouvernemenl
paye encore aux tribus cessionnaires, à titre d'in-
demnité, une somme annuelle de 179,575 dollai s.
(,v) Ce tableau est extrait d'un ouvrage intitulé Inlian Ireaties, qui a été publié par ordre du déparlcmcnl
ce la guerrtt.
I3il
NOTE SUPPLEMENTAIRE.
1312
NOTi: SUPPLEMENTAIRE.
Peiulaiil rimpres^ion de ce premier volume du
Dictiunnaire de Philosophie, il a élé publié quelques
pièces rolaiives à des queslioiis depuis longlenips
agitées el qui soûl c;tpil;iles ;ui poiul de vue de la
saiue philosophie et de Tapoldgclique chrétienne.
La première e«l nu exposé des doctrines philoso-
phiques de l'université de Louvain adressé par les
professeurs de celle universilé à la sacrée Congré-
gation de l'Index el suivi de la déclaration de celle
Congrégation. La deuxième est une leiire l'on re-
marquable, érriie par M. l'ablié Banlain à MM. les
professeurs de l'Universiié de Louvain. Nous repro-
duisons ici ces diverses pièces dignes de toute l'ai-
leiition de nos lecteurs.
l'École de louvain et la déclaration de laj'sacrée congrécation de l'index. — lettre
de m. bautain.
Déclaration de la Sacrée Congrégation de
l'Index touchant la controverse philosophi-
que sur les forces naturelles de la raison
humaine.
La Sacrée Congrégation de l'Index, consultée par
des professeurs de l'Université de Louvain, tou-
chant la controverse philosophique sur les forces
naturelles de la raison hiimaiiie, vient de donner
une Réponse qui, nous l'espérons, mettra fin à la
polémique soulevée dans notre pays à l'occasion
d'un ouvrage publié par M. le chanoine Lupus, sous
ce litre : Le iraditionalisme et le raiionaliame exa-
minés au point de vue de la philosophie el de ta doc-
trine catholitine. iNous sommes heureux de pouvoir
cominuni(|uer aux lecteurs de la Revue calholi<iue
un document d'une si liaule imporiance.
Il sera bon de résumer d'abord en très-peu île
mots, sous l'orme (l'iniroiniclion, la controverse qui
adonné lieu à 1.» Su|q)lique de^ professeurs de l'Uni-
versité de Louvain el à la Réponse de la Sacrée
Congrégation de l'Index.
On s.iit combien il importe en philosophie et dans
la controverse religieuse de déterminer avec exac-
titude quelles sonl les forces naturelles de la rai-
son. L'écrivain catholique, en trailanl celle ques-
tion, doit éviter deux erreurs opposées : l'une qui
prétend que la connaissance des vérités religieuses
esl le produit spontané de la raison ; l'autre (|(ii
allirme que dans l'étal de nature déchue les forces
tle la raison, en ce qui concerne l'ordre moral el
religieux, sonl eniièremeni détruites. La première,
niant la révélalion, détruit le chrisiiaiiisme ; la se-
conde, en renve^^alll la raison, él»ranle la foi, puis-
que les prœanibula [idei, connue s'exprime saint Tho-
mas, ne sauraient être démontrés que par les
principes de la raison. Celle dernière erreur a éié
cond.nnnée dans Luther, Calvin el B.nus. De nos
jours la Sacrée Congrégation de l'Index, pour écar-
ter les opinions ijiii, de près ou de loin, pourraient
conduire à celle erreur, a formulé (pialre propositions
souscrites par M. Bonnet ly avec un empressement
digne d'éloge («).
Entre ces deux erreurs extrêmes, également op-
posées aux enseignements de l'Eglise, on rencontre
diverses opinions qui sont libremenl di.sculécs dans
les écoles. Sans rien retrancher du domaine légi-
time de la raison, el en défendant ses forces naiii-
relles contre les attaques des sceptiques, plusieurs
apologistes de l'Kglise, el parmi eux dos prélats
connus par l'éclat des vertus et de la science, sou-
liennenl que la raison n'est pas douée d'une spon-
tanéité absolue, que renseignement est une condi-
tion indispensable de son développemeni, et (|ue
par conséquent l'homine, s'il eût élé créé innel et
dans une ignorance complète, comme les raliona-
listes le prétendent, n'aurait pu, sans une interven-
tion de Dieu, s'élever à une connaissance explicite
des vérités de l'ordre moral et religieux même
naturel. Telle esl l'opinion qui a été expliquée,
l)rouvée el vengée dans cette Revue.
Noire sentiment a rencontré des fontradicteiirs
dont nous sommes loin de mécotmaitre les brillantes
qualités. On sait que M. le chanoine Lupus a com-
posé un ouvrage volumineux dont la raison pre-
mière et le but principal étaient de montrer que
l'opitiion tléfendiie par nous esl désavouée par les
défenseurs des saines doctrines, contraire à l'Ecri-
inre sainte, à la Iradiiion, à l'immense majorité de
rét:ole théitlogiqne ; qu'elle esl sur plusieurs points
ranlitlièsc de la doctrine de l'Eglise, qu'elle ouvre
la porte aux erreurs de Luther, Calvin et Bains, eic.
Les atla(|ues de M. Lupus furent appuyées par le
R. P. Ferrone et par le Journal historique. Dans
nue lettre qui a pçu une grande publicité en Bel-
gique, le R. V. Perrone faivait entendre que noire
opir.ioii doit èlre rejeiée /^dr^/iucoH^ne veut rester sin-
cèrement atlnclié aux en\eiqnemenls de C Eglise, au con-
sentement unanime des Pères, à renieignemenl com-
mun des théologiens. Il disait que les quatre propo-
sitions émises par lu Sacrée Congrégation de Vlndix
sont des preuves pulpubles pour quiconque ne cherche
point de subterfuge [b). Le Journal historique i:hev-
chaii à prouver que nous sommes en désaccord
avec les dé<isions de l'Eglise el les propositions de
la Sacrée Congrégation. M. Lupus, pour justifier
ses altai|ues, iuvo(|uail rexemple des écrivains (pii
avec un zèle louable uni inoulié le danger des
doctrines de Lamennais, d'Hermès el de Cunlhei,
avant que le Sainl-Siége eût prononcé son juge-
ment (c).
Nous avons répondu à ces accusations (d). Mais
dans une controverse de celte nature, le raisonne-
(a) Voici ces quatre propositions :
« i" tlsi lides sil supra ralionein, nulla lainen vera
disscnsio, nullum dissidiiiiu iiiler ipsas iuveiiiri uiiquain
p.jtesl, cum ainbae ab uiio eodemque inimutabili veriialis
tonte, Deo opliiiio niaximo, orianlur; alque ila sibi niu-
luain opem lerant {Ëncgc. Ff. Fii IX, 9 nov. 1846).
* 2° Katiocnialio Dei exsisleiilijiii, aiiiniic spiriiualita-
tein, liominis liberlaleiii, cum cerliludine probaiepolesl.
Fides posierior esl revelatione, pioindeque ad probaii-
dum Dei exisieiiliam conlra alheurn. ad probandum arii-
luae ratioualis spirilualilalem ac liberlatem contra iialu-
ralismi ac t'alalisini sectalorem allcgari conveiiienler
nequil (Prop. subscripl. a Bnnlœnio, 8 Seplemb. I8i0)
« 3° Raliouis usus lidetn prsecedii, el ad eam homiuem
ope revelalionis el gralise conducit (Prop. siibscript. a D.
Bautœnio, 8 Seplemb. 1840).
> 4" Metliodus, qua usi sunl D. Thomas, divus Bona-
veiitura el alii posl ipsos scliolaslici, non ad raliona
lisnium ducit,ne(iue causa fuilcur apiul scholas liodiernas
piiilosopliia in naluralisinum el paniiielsiiiuni linpiii^'erel.
l'ionide non licet in crimen docioribus, el inaj.;isliis
illis verlerc, qucjd melhodum banc, pricseriimappiobanle
\el saltein lacei/ie Ecclesia, usurpaverinl. t
(b) Voir celte lellre dans la lieme catholique, 18^3, p.
688.
(c) Revue Ciilkolique, 1859, p. 741.
(d) Ibid. Ibti'J, cil dilTérciils articles.
1343
DICTIONNAIUE DE niILOSOPIIIE.
1344
inenl setil, nons l':ivons éprouvé, ne saurail sullire.
l'onr éviior une division souveraincinenl regrella-
l)lc, iH'allail ((>U|>»;r conrl à la discussion el porter
la cause devaiii un iribnual supérieur cliarsé de
veiller à la conservalion des saines doclrines, cl
dont la coinpéicnce el l'aulorilé sont reconnues
par tous iVs écrivains cailioli. (nos.
Ce niolif déicrniina MM. Beelen, Lefebve, pro-
fesseurs à la faeulié de théologie, Uhaglis ei Lalo-
ret, professeurs à la faculté de pliilosopliie el
lellres.à sounieltrela doctrine cusei^née dans leurs
écrits (e) au juKenienl de la Sacrée Congrégation de
l'Index. Nous publions plus loin leur supplique qui
lenlernie l'exposilion complète de la controverse.
Son Eininciice le cardinal Prélel souniil la ques-
liou à rcxanien de quelques ilocies el savants iliéa-
Jogieus de la Congrégation. Après une mûre délibé-
raiion, ces lliéologieus el avec eux le U. Père
Secrétaire, réunis en consultation par le Cardinal
Prélèt el d'accord avec lui, oni déclaré \° que la
doctrine exposée ne renferme ab&olnmenl rien de con-
iruire (iiulla tenus adversari) aux quatre proiiositions
émanées de la Sacrée C.ongrégaiion de l'Index lou'
chant les forces uatiirelles de la raison Itumaine.
INous inférons en premier lieu de cette décision
((ue les assertions si graves émises à ce sujet par
le R. P. Perrouc el le Journal historique n'oni pas
le moindre fondemeni.
Ensuite, considérant que les quatre propositions
onl été formulées pour sauvegarder les forces de la
raison, nous concluons que la doctrine (|ui s'accorde
avec les (piatre propositions susdites laisse à la rai-
sou toute sou énergie propre el ne méconnaît anciuie
de ses légitimes prérogatives : ce qui renverse plu-
sieurs des accusations de M. le clianoine Lupus.
En troisième lieu, nous ferons remarquer que les
lexles de l'Ëcriiure sainle, el la plupart des témoi-
gnages des Pères el des théologiens apportés par
l'auteur du Tradiiionalisme cl du Rationalisme nu
disent que ce qui est allirnié dans la dcuxièine et
la troisième propositions. Nous sommes donc en
droit detlire que l'opinion des professeurs de l'Uni-
versité de Louvain ne renferme rien qui soit con-
traire à ces témoignages de l'Ecriture sainle, des
A*èreset des théologiens. Les assertions delà lievue,
appuyées sur des preuves positives, reçoivent ici
une nouvelle el éclatante conlirmaiion.
2° La Sagrée Congiégalion de l'Index déclare
que la même doctrine doit être rangée parmi les
questions qui sont Itbremenl discutées dans les deux
bens par les pltilosophes catholiques ; el qu'ainsi,
3» eu ce qui concerne cette doctrine, il faut s'en tenir
à lu constitution de Benoît XIV, Sullicita el pro-
vida, § 23.
On nous permettra de rappeler que dans la coii-
Iroverse avec M. le clianoine Lupus nous avons
cherché à faire prévaloir ces deux points si impor-
tants. « L'uniié de loi, disions-nous (/"), ce cachet
iJiviu de l'Eglise catholique, n'exclut pas la diversité
des .opinions sur un grand nombre de (jueslions
Ihéologiques el philosophiques, qui ne sont claire-
nieiil lésolues ni dans les Livres saints, ni dans la
cioyance unanime des Pères, ni dans les enseigne-
luents de l'autorité infaillible inslituce par Jésus-
Christ pour conserver et interpréter les divines
doctrines de l'Evaiigile. » — Dans ces quesli< us de
libre controverse, l'Eglise laisse à chacun le droit
<le choisir l'opinion (|ui lui pariiît la plus conforn»e
à la vérité; mais elle défend aux individus de cen-
surer les opinions de leurs adversaires. Henoîl XIV,
dans la Constitution Sollicita et procida, veut qu'on
nielle un frein à l'ardeur de certains écrivains qui,
en prélexlanl leur respect pour l'autorité des anciens
docteurs, se pcrinetteni d'ailaquer avec violence
et d<ï censurer des opinions non condamnées par
l'Eglise. < Cohiheaiur, dit-il {g),ea scriptorum licentia,
qui, ut niebal Auguslinus lib. xxii Confess. cap. 25,
UUm. 54, SENTtiNTlAM SUAM AMANTES, NON QUIA
V1.RA EST, SED QUIA SUA EST, aliorum opiniones non
modo improbant , sed illiberallter etiam notant ,
nique traducunt. Non feraïur omnino privatas senten-
tias,velut certa ac definita Ecclesiœ dugmalù, nqno-
piam in libris obtrudi, oppositas vero erroris insimu-
lari ; quo turbœ in Ecclesia excitantur, dissidia inier
dociores aul seruniur aut fevcnlur,el Lhristtanœ cha-
ritatis vincula persœpe abrumpuntur. » Nous moll-
irions ensuite que ces principes doivent être appli-
qués à notre controverse, et que les deux sentimenls
opposés sont enseignés par des ailleurs irès-compé-
tenls en ces matières, par des écrivains dont la
voix mérite d'être écoutée avec respect.
On remarquera que les quatre questions posées
dans la lettre des professeurs de l'Universilé de
Louvain sont complélemeni résolues par la Réponse
de la Sacrée Congrégation de l'Index.
Notre règle est de suivre en tout point les opi-
nions qui sont le mieux en harmonie avec les en-
seignements du Saint-Siège. Si la décision de la
Sagiée Congrégation ne nous eût pas été favorable,
nous l'aurions accueillie avec non moins de respect
et de soumission; nous aurions suivi avec eiiipres-
semcnl non-seulement les ordres, mais encore les
avertissements el les conseils qu'eil'; eût bien voulu
nous donner. Nous avons la confiance qu'il en
sera de inême de nos adversaires, hommes ins-
truits et pieux qui clierchent sincèrenieut la vériié.
Notre opinion demeure une opinion libre; on
est libre de ne pas l'adopter, on est libre de ia coin-
baltre ; mais on n'est point libre de ne pas la res-
|)ecler. Assimiler des opinions déclarées libres à
des doctrines condamnées ou même suspectes, c'esl
enfreindre les décrets du Saint-Siëge, semer la dixj-
sion parmi les défenseurs de la vérité, et réjouir
nos adversaires coininuiis. L'union entre les catho-
liques ne fut jamais plus nécessaire qu'en ce mo-
meiil. Les incrédules foui trêve à leurs dissenti-
ineiiis pour combattre la vérité el son organe
infaillible, le successeur de Pierre, pour saper
même jusipi'aux bases du christianisme : nous de-
vons, de notre coié, unir nos ell'orls pour repousser
ces aUa(|ues, el éviter, autant que possible, loul
ce (|iii serait de nature à soulever des disctissons
irritantes.
Les quatre propositions émises par la Sacrée
Congrégation de ri.ulex, el la réponse que nous
publions aujourd'hui serviront désormais de lumière
el de guide aux. apologistes cl aux ptiilusophes ca-
tholiques.
(e) Mgr Beelen dans son Commentaire sur l'Epitre aux
Romains, p. 49 el ss. — M. Leiebve, Coup d'œil sur tu
inéorie ruliouatiste du progrès eu moiiere de religion,
p. 53 et ss. — M. IJbHglis, dans sa Logique el ses antres
ouvrages de philosopliie. — ftl. Laurel, dans sa Fliilo o-
pUie morale et dans le I" volume de ses Dogtnes calho-
liiiues.
(f) Revue catholique 18o9, pag. 69.
(g) Loiistilutio, Sollicita et provida, § 23.
v:^ii
NOTE SUPPLEMENTAIRE.
l'U5
I.
I.
litterœ profestorxim Lovaniensium ad S. Con- Lettre des professeurs de Louvain à In S. Con-
gregalionem Ivdicis, scriptœ die 1 Februa- grcqation de l'Index datée du 1" fi'vricr
r» an. 1860. 1860.
EMINENTISSIMO CAnniNXI.I DE ANDREA SACR.C CON-
;recatioms iNDicis pr.ïfecto, etc.
Emineniissime Princeps,
Ciiin viris cntliolicis itiliil anliqiiiiis esse debenl
quani ul ad nicniem Sedis Aposiolicnc seiilenlias
SII.1S e.viganl, nos iiifr.iscripli, in Uiiiversilale catlio-
lica Lovaiiieiisi professores, conlroversiam, qii.ie de
raiiiinis hutnanx vi iiuliva non sine aliquo aninio-
mm xsiii in Belgio nostio mine agilalur, ad arbi-
irinm Saciœ Iinlicis Congregationis conferemJam
(iuximns; et forel noliis hoc saneqiiam gralissi-
mnin, Emineniissime Princeps, si Sacra Congrega-
lio respondere dignareliir ad nonniillas quit ad
priesenlem conlroversian» perlineiil quasiiones.
Qiias aniequam proponamus, pauca pra'l'ari nobis
liceal.
Ralionalislœ, quod le non lalet, Emineniissime
Princeps, ul divinam rcvelalionem radicilus evcl-
lanl, magno conalii sliidioqiie id agnni , ni verila-
liim omiiiiiiii , prxseriim eariim ex qiiibus consial
religio naiuralis, noliiiam nianare r)siendaiii, vebiii
e siio Tome, ex absoluia et omnino indcpendenii
mentis hnmanx vi, et, ul aiunt, spoiilaneiiale. (la-
<|ne lingunl, prinixvos liomines, principio qnidem
instar mnii pecoris silveslrem egisse vitam, ai sensim
sensimqne, ope solius ralionis sua sponlc scse evol-
veniis, el sermoiiem invenisse, elcivilem socielaiem
(Ondidisse, deni(|uc el culiuin qncmdam rcligiosum
oxcogilasse aique iiisliluisse. liane porru primam
leligioneni, uipute plane rndem aique imperieciam,
non aliud quidem fuisse docenl nisi crassam (|iiam-
dam, ulaiunl, Felicliismi forniani, quarn deinceps
lamen liomines, sicut lilleras, aries, scienlias, aul
quodvis aliud buinaiiuin invenlnm, cogilandu ei ra-
lioeinandu perfec* rinl. ilinc cnniminiscuuiiir, apud
indos, iCgypiios, Grx'cos nrlerosque populos aiiii-
quos varias apparuisse Polyibeismi formas , qux
progressu lemporis perpeuio perleclioresevaserini,
ac loiidem vebili gradus exstilerinl, pcr quos liomo
alliorem illam religionis foruKtm, (|ulc Clirisliana
vocalur, landeiu fiieril assecuius. Aique iia sacra-
lissimam noslrain religionem pro nobiliore quodain
liumani ingeiiii felu liabenl, ideoque el humanu;
ralionis judiciu aiqiie dominio eam subjiciunl, eam-
demque liujus unius ralionis ope coniinuo qnodam
ac necessariu progressu in dius uliciius perlicien-
dant esse déclarant.
Alque hsoc esl, Emineniissime Princeps , tiicoria
illa, qiix sub specioso nomine progressus cuntinni
in variis incrednlonim scliulis bodiedum doci-lur ;
aiqiie inde bac doclriua , lan<|uain teterrima qu:u-
dampeslis, longe laleqiie serpil alque grassaiur.
in impia aulein illa el e.viiiosa doclriua refei-
lenda pleri(|iie ex receulioribus inler Caibolicos
apologelis Jam sialim illud neganl, sciiicel raiionem
buinanum pollerc absoluia illa ac peiiilus indepeii-
denli vi sive spoulaneilale, ciii raiionalisut: religio-
nis origineui acceplaiii referuiil; al docenl c couira
variisque argumeniis ab experieuiia duclis probant,
bominein, ui nunc nascilur, prjuier inlernam illam
sui£ ralionis viiii naiivam, iiidigere exlerno aliquo
inlellecliiali auxilio, ul oblineal ouui ralionis usiiui,
qui iili suUiciai, ni ad disiiiiclani Dei noliiiam et
veriialum luoraiiuni cugniiionem ope uiiius suu: ra-
lionis perveiiire possil.
A SON ÉMINENCE LE CVRDINVI. DE ANDREA, PRltFC T
DE LA SACRÉE CONCni^.GATlON DE l'IiNDEX , ETC.
Prince Emhieiitissime,
Comme rien ne doil être plus à cœur .î de vrais
ealboliqnes que de régler leurs opinions d'après
l'espril du Siège Apostolique, nous, soussignés,
professeurs à l'Universilé cntliolique île Louvain,
avons cru devoir sonmoilre au jugemenl de la Sa-
crée Congrégation de l'Index la controverse, agiiéiî
en ce moment avec une certaine auiinalion en Bel-
pique, toiicbaiil les forces nalHrelles de la raison
bumaine; et nous serions irès-lienreux , Prince
Emincntissime, si la Sacrée Coiigiégalion daigna-i
réiiondre à quelques questions relatives à celle con-
Iroverse. Mais qu'il iioiis soit (lermis, avant de les
proposer, dédire quelques mois qui leur serviront
d'iiitioduclinn.
Les rationalistes, comme Vous le savez. Prince
Eniinentissime, afin de saper par sa base la révé-
lation divine, s'efforcent par tous les moyens de
mnntrer que la connaissance de toutes les vérités,
parlieulièremeutde celles dont se comixise la reli-
gion naturelle, dérive, coiiime de sa source, de la
puissance el, suivant l'expression reçue, de la spo»-
innéné absolue el tout à fail iiiilépendaiiie de l'es-
pril liuiiiain. C'est ponniiioi ils imagiiient qu'à l'o-
rigine les premiers bomnies, à la manièie d'ani-
maux muets, menaienl nue vie sauvage, et que peu
à peu, par le moyen de leur raison seule se déve-
lo|)paiil sponlaiieiiieiit, ils découvrirent le langage,
l'ondèrenl la société civile et inventèrent el établi-
rent enlin un certain ciillc religieux. Ils alliriuent
<iue celle première religion, toiil à fait informe et
imparfaite, ne lui qu'une espèce grossière de Féii-
cbisme, perleelionnée ensuite, comme les lettres,
lesarts, les sciences ou lout autre produit du génio
de Pboirime, par le travail de la pensée et de la
raison. C'esl ainsi qu'ils picteiident que cliea les
Indiens, les Egyptiens, les Grecs et les autres peu-
ples de l'antiquité, le Polyiliéisme se inonlra sous
des formes diverses qui, par les progrès du tein[»s,
allèrent se perfectionnant toujours, et devinrent
comme autant de degrés par où riiomme s'éleva
enlin jusqu'à cette forme supérieure de religionqu'on
nomme religion cbréiienne. Ils liennenl donc noire
sainte religion pour un produit plus élevé du génie
de riiomnie; ils la soiimeilent par consé<|iieiii au
iiii'emcnl el à la souveraineté de la raison bumaine,
et déclarent qu'elledoit, par le seul moyen de celle
raison, se perfectionner de jour en jour davanlage,
par une sorte de progrès cmitinu et nécessaire.
C'est là, Prince Emineniissime, celle lliéoric
qui, sous le nom spécieux de progrès conlinu, est
enseignée aujoiird'liui dans dilTérenics écoles incré-
dules, el qui de là, coinuie une peste liés-dange-
rcuse, s'insinue et se répand de tous côtés.
Or, en rébitant celle doctrine iiiqtie et perni-
cieuse, la plupart des apologistes callioliqucs con-
temporains coinmeucenl par nier que la raison bu-
maine soit douée de cette force ou sponianéiié ab-
solue el lout à fait indépendaiiie, à laquelle les ra-
tionalistes rapporlenl l'origine de la religion; ils
allirment an contraire el prouvent par divers argu-
ments lires de rcxpérience, que riiomme, tel (|u'il
naii aiijourd'bui, a besoin, outre celle forme interne
el originelle de sa raison, d'un secours iiitellecluel
exiéri'eur pour acquérir cel usage de la raison (|ni
lui perinelle de parvenir, par le moyeu de cciltî
raison seule, à la connaissance disliiicte de Dieu cl
des vérités morales.
13i7
DICTIONNAIRE DE PlIILOSOriIlE.
134S
Ilaiic vero (le iiidig- iilia c\lerni aliciijiis inlolle-
Cliialis niixilii seiilenlinin, ciii (|ii:iiii pitirimi e. prx-
suiilissiinis npologi'tis calliolicis liodiediiin suhscri-
LiiMt, :i(l pravniii soiisiiin deioiseriiiil iionniilli G:il-
lioj scripioies, (|iios 1 ladilioiialislas appcllniil. Do-
feiii scilicel Tradilioiinlihia; illi , iiiillaiii voriialmn
iiielapliysicaruiii «-1 ir.orahiiin ideain iiieiili iiiiiiiaiix
a Deo iiidiiain cssc; ac nicnleiii liiiinaiiaiii liabcie
videiiliir pio aiiinii vi sive virlule i)iere passiva, do-
ceiiies priniani illariiin vcritaïuiii ideain et cogniiio-
iiemexsola iiislilulioiioexlema, veluliex uiiico fonte»
il) incnlerii iiifliiere, lioii)ii!Ciii(|ue illaiiiiii veriialuin
noiitiain co fere modo ac(|iiir»;ie, t)uolaciiiin aliqiiod
hisloricuni ex aliorum lesliiuoiiio disccie solenius.
Fx liorum igiliir senlenlia tesliinoiiiiim Dei re-
\elantis, qiiod ope coiiiiiiiiaî liadilioiiis servaiiiin
el in oiniies populos pmpagaiiiin sit, pio imico
fonle et priiicipio cogniiionis veritaluin religio-
nis tiaiiiralis sil i)ai)ciidiini. El fiieie quoipie iioii-
nulli qui asseivre non dnbilaninl , lieri non posse
ut lionio illis ordinis naïuialis vcMilalibns , (piales
sunt exislenlia Dei et aniinaelMunanai iinmorlalilas,
cuni ceitiludine assensum prabeat, iiisi piius di-
vina; revelalioni lideni adbibiieril ; el senlenliain
senienilie sua; oppositam enoris iiisiniiilarunt Ila-
lioiialisiaruiii el Seniipelagianoruni.
Hanc vero Traditionalislaruin doclrinain profes-
sores Lovanienses, mm in sois pneieciionibus, lum
eliaiu in variis suis scriplis, lanqnam falsain pcrpe-
mo iinpiobarnni; el ad eani refellendain, inieralia,
litec monere solenl:
1» Vider], secunduin illam Traditionalislaruni
rioclrinam , oinnein verilalnin ordinis nalnralis co-
gnitioiieni revocaii ad actuni fidei, alqiie ila loiii
cssenlialem illam qusp exslal inler lideni et raiio-
iieni difTerenliani. Alqni , ruUonis usus (ni! nioniiit
Sacra Indicis Coiigregatio) prœceilii fidem, el ad
eain hominem ope revelaiionis el ijiaiiœ conducii.
2° Videri conseqni ex eadem illa doctrina, liii-
inanyp, nienli abnegandani esse vim naluralis himi-
iiis, qnod ei snllicial m ad cogniiionein verilalnin
inoralinin pervenire possit; id^oqne et videri, do-
clrinain iianc propius accedere ad enores Baii,
Calvini, etc., qui in statu naluiœ lapsse vires ralio-
i)is , qnod ad veritates morales aliinel, peiiilus ex-
liiicias esse docnernnl : aiqui ex S. Scriplura cl
comiiinni SS. Pal mm et Theologoruin toiisensu
aperlissime conslare, liominem ralionis usn fruen-
leni natiirali si:ae raiionis iuniine, absqne iillo reve-
laiionis supernaltnalis el grali* anxilio, posse co-
gnoscere aique eliain deinonslrare phnes veritates
inetapbysicas el morales, inler quas exsislenlia Dei
cl immortaliuis anima; sint recenseiida;. bednio
quoqne nionenl liic professores Lovanienses oiii-
itino lenemlum e»se , m ne i|»sa fuies coiicniialnr,
cxstare quaidani fidei prœnmbula, eaque naluruliler
cognosci : alque ibi recilant S. Congregalionis In-
dicis declaraiionem illam, qua diciUir : lialiocina-
lio Dei exiislentiuin, umwœ spiriiiiiditulein, hominis
liberluieni , ctim certiiuduie probaie potesl. Fides
jostertor esi revelatione, proiudeciue ad probuitdam
JJei exsiilenliutn cotilia aiheuiti, ud probandam nui'
mœ ipirilualiiaiem uc liberiaiem conira uaiuralismi
ac falalmmi seciatoiem, alleyari convetnenter ne-
Quil.
3» Videii porro conseqni ex eadem illa doctrina,
dicendnni esse, ad cognilioneni veritainm uidinis
nuiuralis absolule iiecessariam liiissc revclatio-
Celle iicccssiiéd'iiii secours inlcllcclnei extérieur,
admise aujourd'hui par un liè^-grand nomlire dos
plus émincnts apolngisles callioliqnes , a élé dé-
tournée dans nn inanvais sens par tinol(|iies écri-
vains français désignés sons le nom de Tradiiiona-
lislcs. Ces Traditionalistes enseignent que Dieu n'a
mis dans l'esprit de l'Iiomme aucune idée des véri-
tés mélapliysiques cl morales, el ils semblent re-
garder rinlclligcnce humaine comme une force ou
une puissance purement passive; puisque, selon
eux, la première idée el la première connaissance
de ces vérités émanent comme de leur source
unique, du seul enseignement extérieur, el viennent
de là dans l'esprit ; en sorte que l'homme acquerrait
la connaissance (le ces vérités à jieu près de la
même manière que nous apprenons un fait liislo-
rique par le lémoianage (i'aiitriii.
Ainsi, selon le senlimenl de ces écrivains, le lé-
nioignage de la révt'laiion divine, conservé el ré-
pandu (liez ions les peuples par une Iradiiion con-
tinue, devrait èire considéré comme la seule source
el le seul principe de la connaissance des vériiés
de la religion naturelle. yuel(|nes-uns même sont
allés jusiju'à allirmcr qu'il n'est pas possible qiid
l'iiomme donm; avec cerliludesoii assentiment à ces
vérités de l'ordre naiiiiel, telles que l'existence de
Dieu et rimmoilalité de l'âme, sans croire aupara-
vant à la révélation divine; et ils ont accusé l'opi-
nion contraire d'éire enlacbée de rationalisme el de
sémi-pélagiaiiisme.
Les professeurs de Lonvain, dans leurs leçons
aussi bien que dans leurs écrits, ont toujours im-
piouvé comme fausse celte docirine des Tiadilio-
nalisles; el, pour la léluier, ils ont coutume do
faire, entre autres, les oliservalions suivantes :
1° Que, selon la doctrine de ces Traditionalistes,
toute connaissance des vériiés de l'ordre naturel
semble se réduire à un acte de foi; ce qui déiriiil
1.1 diflérence essentielle qui existe entre la foi el la
raison. Or, comme l'a déclaré la Sacrée Congréga-
tion de l'[u(ie\, Tusage de la raison précède la foi
et y conduit riiomme par le moyen de la révélation
et de ta grâce.
2^ Qu'il semble suivre de celte même doctrine
qu'il faille refuser à l'esprit humain la force de lu-
ii.iére naturelle snfiisanle pour pouvoir parvenir à
la connaissance des vérités morales ; el qu'ainsi
celle doctrine paraît toucher aux erreurs de Baïiis,
de Calvin, etc., qui ont enseigné que, dans l'étal de
nainre déchue, les forces de la raison, en ce qui
concerne les vérités morales, sont entièremenl
éteintes. Or il est tout à faii constant, par le lé-
moignage de la sainte Ecriture et par le consente-
menl unanime des Pères el des théologiens, (jue
rhoinme jouissant de l'usage de ta raison peut,
par la lumière naturelle de su raison, sans aucun
secours de la révélation surnaturelle el de la grâce,
connaître el démontrer plusieurs vérités méiaphy-
si(|ues et morales, parmi lesquelles il faut placer
l'existence de Dieu et l'immortalité de l'àme. Ici en-
core les professeurs de Lonvain remarquent soi-
gneusement que, pour ne pas ébranler la loi elle-
même, il faut absolument adinetlie qu'il y a cer-
l.iiiis prœambula (idei , et que ces prœanibula \fidei
sont connus ualuretlement ; el ils tiieiil à ce sujet
la déclaration de la S. Congrégaiion de l'Index <|ui
porte : Le raisonnement peut prouver avec certitude
l'existence de Dieu , la spiritualité de rame, la li-
berté de l'homme. La foi est postérieure à la lévélu-
tion, et par conséquent elle ne peut être couvenabte-
vieni atléyuée pour prouver Cexisteuce de Dieu contre
un alliée, ta spiritualité et la liberté de l'àKM mison-
nuble contre un sectateur du naturalisme el du /aJu-
lisnte.
ô" Qu'enfin il semble suivre de celle inéme
doctrine, (jne la révélation surnaturelle a élé abt>«-
Inmenl nécessaire pour la connaissance des \érités
]34Ô NOTE SUPPLEMENTAIRE
nem supernaluralcm ;" alqiii Iioc advcrsari com-
luiini iheologoniin seiilenliœ, qui ilii non agno-
sciini nisi nioralem isiiusmoili revelalionis necessi-
l:ilcni.
Il;ec igilur, iiiler alia, Eminenlissime Princeps,
coiilr;» eani Tradilionalislariim docliinam ore et
scripio rnoneinus, alque inde a primo ejus .orlu
inoiiuiniMS.
Qiiod si ab nna pane lunnanM raiionis vires
liieniur, ab altéra lanien parle profileiniir, sictil
1350
de l'ordre naiurel; ce qui esi contraire au scntimeiii
coniiiuin des lliéoiogiens , qui ne reconnaissent
qu'une nécessité morale de celle révélaliou.
jam supra innuimus, nos in ea esse opinione, ul
piiiemus non ess: liumanue nieiili tribuendani oni-
niniodam illam sponianeilatem sive absolulam in-
dependentiau), qiiam Kalionalisiâe eid(Mn Iribuuiil,
scd de même buniana sic senlimiis : Mens liuniana
vi pollel interna sibique propria; per se et con-
tinuo acinosa csl ; atianien ui humo bac mente
pr^diius perveiiial ad expediluni usiim rarionis,
opus liabet exicmo aliquo inlellectuali auxilio.
llaque opinamur, principia veriialum ralionalium,
ineiapbysicarum ac moralium, a Deo condiiure
liumanui menti indila esse ; al simul arbitramnr,
banc esse mentis nostr* legem natnraleni sive
psyciiologicani, ul liouio indiyeal instilulione aliqua
inlellectuali ad oblineiidum eum r.iiionis usum,
(|ui iili suQiciat ul distinclam Dei et veritatuni
moralium cognilionem sibi compararc possil. Non
neg;imus, buniaux menti absque illa instilulione
inessc conlusum quemdam barum veriialum sen-
buni et vagaui quaindam apprebensionem ; sed lo-
quimur bic dc vera cognitione, boc est, du clara
et ceria illaruu» veriialum r.oiitia acquirenda. In-
siiiuiionem auiem imelligimus exiernum quodvis
inlelieciuale auxilium, sive de industria, sive non
ddta opéra pi;estiluin, idcjue sive voce, sive scri-
pto, sive gestu, sive alio quovis modo, quem sociale
commercium buppcdilat. Indigenliam porru inteili-
giniiis abiolutam, al non eo sensu, ul puteinus
Deuin non potuisse aliter condere boniinem, scd
co sensu, ut puiemus, esse eam indigenliam omni-
t)us bominibus, qiialcs nuiic nascuiilur, coinmu-
iiein. liane veru absulutani inslitutioiiis iiidigeiitiani
exslare allirmamus, si sermo sit de expedilu raiio-
nis usu ac(iuireiido ; minime vuro dicimus, quod e
contra ialsiim puiamus , siiijjubirum veritatiiin
ordinis naluralis cognilionem ope inslitulionis esse
comparandam ; nam ulti bomujam u&u su;e rationis
reapse fruiiur, ipse sua sola ralione (|uaiu pluri-
mas verilales deiegere aique cognoscere polesl.
fraelerea nolamus, inslilutiunem illam, quam di-
cimus, ex nostra senteniia non esse baljendam
laiiquam elJiaenlem causant per quam bomo perve-
niai ad expediium raiionis suiv usnm, sed laii-
qiiam merain coudilionem sine qua non possil ad
cxpcdilum illum usum pervenire ; qiiemadiiiodum,
\erbi gralia, aer, calor, liumor re(|uiruniur tan-
(luam condiiio sine qua non possil niaiiiresiari
vita, quu: in aliiiuo graiio seminis reapse iiiesl, sed
involula ac laiens. Frincipia legis natune scripla
sunt in corde bominis; veruiu ea iiunquam dis-
lincle le(jeie quis polerit, nisi poslquam ope iiiicl-
leciualis illius, quod diximus, auxilii, aU expeditum
bux raiionis usuni pervenerii.
Sentenliain nosiram sive doctrinam bactenus
exposiiam, Eminenlissime Princeps, probare sole-
luus variis argumenlis ab experieiiiia et observa-
lione psycbologica petiiis, quae bujus luci non est
»'xponeie.
Patel autem, bac doctrina Ralionalismi princi'
pium de naliva humanau raiionis iiidepeiidenlia el
ubsoluia, ut aiunt, tpontuneilate radicitus convelii ;
el lauieu pcr eam nullaienus lolli, sed oiiiniito in-
Yoilà, entre autres, Prince Eminenlissime, ce
que nous disons, de vive voix el par écrit, contre la
doctrine des Traditionalistes, el ce que nous avons dit
dès la première apparition de celte dociiine.
Mais si d'un côté nous défendons les forces de la
raison iiumaine, d'un autre côlé cependanl nous
déclarons, comme nous l'avons déjà insinué plus
liant, que, suivant notre opinion, on ne doit point
rcconnaîlre à l'esprii humain celle spontanéité
complète ou cette indépendance absolue que les Ua-
lionalislcs lui attribuent. Voici ce (pie nous pensons
à cet égard : L'esprit bumain est doué d'une force
interne el qui lui est propre; il est actif par lui-
même, et son activité est continue; néanmoins,
pour que l'bomme, doué de cet esprit, parvienne
au véritable usage de la raison, il a besoin d'un
secours intellectuel extérieur. Nous croyons donc
que les principes des vérités rationnelles, mélapbysi-
qiies et morales, ont été mis dans l'esprit humain
par le Créateur; mais en même temps, selon nous,
telle est la loi naturelle ou psychologique de notre
esprit, que l'Iiomme a besoin d'un enseignement in-
tellectuel pour arriver à cet usage de la raison
sufTisant pour pouvoir acquérir une connaissance
distincte de Dieu et des vérités morales. Nous ne
nions pas que l'intelligence de rbonime ne puisse,
sans cet enseignement, avoir quebpie sentimeiil
confus cl (pielque vague apprébension de ces vé-
rités; nous parlons ici de r:iC(|uisilion d'une con-
naissance véritable, c'est-à-dire d'une connaissance
claire el certaine de ces vérités. Par enseignement
nous entendons tout secours intellectuel exiérieur,
donné de propos délibéré ou non, soil dc vive
voix, soil par écrit, soil par geste, soil par
queli|ue autre moyeu (|ue peut tournir le com-
merce social. Par nécessité nous enlendons une né-
cessité absolue; non en ce sens que, selon nous.
Dieu n'nll pas pu créer riiomnie autremeni, mais
en ce sens que, d'api es notre opinion, cette néces-
sité est commune à tous les bomines, tels qu'ils
naisseiil aujourd'hui. Nous allirmons celle iiéce^tSiié
absolue de renseigneinciil pour arriver au plein
usage de la raison; mais nous ne disons nullenient
que la connaissance de chacune des vérités de l'or-
dre naturel ne peut s'acquérir que par renseignemeiii,
nous tenons au contrarie une telle assertiuii pour
lausse ; car, une fois que riiunime jouit réellemenl
de l'usage delà raison, il peut, par sa raison seule,
découvrir et connaître bien des vérités. Mous re-
mar(|uous en outre que rensciguemenl dont nous
parlons ne doit point, selon nous, cire cousidéié
comme la cause efficiente pur laquelle l'Iiomme par-
vienne à l'usage (le la raison, mais comme unesiinple
condition sans laquelle (condiiiu sine qua non) il ne
pdurrait pas arriver à cet usage de la raison; de
iiicme que, par exemple, l'air, la cbaleur, l'iiumi-
dilé, sont re(|uis coninie une condition sans laquelle
(condilio sine qua non) la vie, qui est réellemenl
dans une graine, mais enveloppée el latente, ne
pourrait pas se manifester. Les principes de la loi
naturelle sont écrits dans le cœur de riiomme ;
mais jamais personne ne pourra les lire distincte-
iiieiit si d'abord il n'est parvenu au plein usage de
la raison par le moyen de ce secours iiiielleeluel
dont nous parlons.
Mous prouvons. Prince Eminenlissime , notre
opinion ou doctrine, exjiosée jusqu'ici, par divers
arguments tirés de l'expérience el de l'observation
psychologique; mais ce n'est pas ici le lieu de les
reproduire.
Il est manifesle que cette doctrine sape par la
base le principe rationaliste de rindépendaiice ori-
ginelle absolue, ou, selon l'expression reçue, de la
sponianéilédela raison humaine; tandis que néan-
1151
DICTIONNAIRE DE PIIILOSOVIIIE.
1352
it'gram et salvam in pa pcrmaiiere nalivaiii vim
oriijieni hiin)uiKC ralioiiis iiiteiiiati).
Et possiiiniis ex noslra doclrina contra Raiioiia-
lislas sic coiilendere : Si liotno, m Rationnlisi,'»
«locent, priniiliis in liac terra in statu ignoranli:r.
:il)Sohit.-c constitntns fiiisset, niinqiiain sula vi sua
ex hoc ignoranliaî slalii exire poluissct, nec iin-
qiiani (posila eadein nalurœ conditione, rjuK niinc
est) sine Doi inlerveiitu. qnocnnqiie tandem modo
isie inierventns concipiaiur, pervenire potnissel ad
«■nin rationis nsiim, (iiio principia aul praeccpla re-
ligiunis naluralia cugnovissel.
Cnetemm noslram liac de re senteniiam adnii-
nierandan» esse arijilramiir inlCr eas qn.nestiones
quo* a piiilosopliis cailiolicis libère dispiitaninr.
Vernmlauien H. n.Lupiis, canonicns Lcodiensis,
in opère qnod inscriltilur : Le Tradilionalisme et le
Ilatioualisme examinés au point devite de lapliilosopliie
et de ta docirine catholique, noslram senteniiam
sivn doctriiiam erroris theologici iiisimiilare non
diibitat, el assevcrare eam nexii indivniso coIi;e-
rere cnm perversis doctrinis Haii el Calvini, atqtie
aperle repngnare docl(iii;e eatliolicae, S. Scriptnnp,
et commum Patrum el tiicologorum sententiae.
Qiias criiuinationes in quadam epistolu, nnper in
Belgio lonse lale(|ne propagala, sua auclorilate
approltare et lirniure visus est R. P. Perrone.
Nornnl lamen iili scriptores senteniiam, qure al)
ipsis tam injuriose notatnr, a mollis ancloribiis
vere cailiolicis et doclis non tanlnm in Belgio, scd
eiiam in Gallia, in Germania, in ItaJia propiignari;
sciunt eain ni verain haberi ab episcopis non paii-
cis et a plnribus theologis el philosophis Sedi
Apostolicae ac sanis doctrinis addiclissimis. El
nolnm pariter est, eanulem senientiam in miillis
seininariis aliisque scliuiis catliolicis cuin assensu
t'piscopornm iradi alque doceri.
Sod jam post expositam noslram in controvcrsa
hac re senteniiam, Immiliter pelimus iil nobis li-
ceal, Emineniissime Princeps, seqnentes propo-
siones S. Indicis Congregationis subjicere judicio :
1° An licet aucloribus catliolicis, in disquisi-
lione mère pliilosopliica de vi naiiva rationis
hnmanae, docere : Deum, si voltiisset, pouiisse ([ui-
dem ita condere liominem, ut is ipsa sola sua*
rationis vi et ope veritatnm ordinis naliiralis
menti ejns inscriplarum, millo priïierea indigens
quocnnque lan<lem externo ijiieliectnali auxilio,
pervenisset ad expeditnm nsiim raiionis; — vider!
tanien potins dicendnm, hominem nunc ila nasci, ul
adexpediluin illurn rationis usiimol)tinendnm, prœ-
ieiea indigeal exlerno aliquo intellectiiali anxilio,
quod tamen non sil habendum tanquam efficieus
causa per quum pervenial, sed lanqnam niera
couditio sine qfwa «on possilpervenire ad eum rationis
nMim qui illi suflicial ut dislinciain Dei et verita-
lum moraliuincognilionem sibi coniparare queat?
2" An licel anctoribus pri valis, privala sua auclori-
late, eau» senteniiam censura iiolare asserendo, il-
lamcuni perversisBaii el Calvini doctrinis coliaerere,
alque S. Scriplur*, unanimi Palrnm el llieologo-
rum sentent!*, delinitionibus Ecclesiye et Sacrae
Indicis Congregationis proposilionibus repugnare?
3° Num Calviniana babenda est interprelatio eo-
rum qui doceat, vcrba Aposloli {r.om. i, 19-20)
moins elle ne déiroit nullement, mais conserve et
mainiieut an contraire dans sa plénitude toule la
lorce naturelle de celle même raison.
Notre doctrine nous autorise à soutenir celle
conclusion contre les Kationalistes : Si, comme ils
le prélendeiil, rbomme avait été priniilivemcnl
établi sur celle terre dans l'état d'ignorance abso-
lue, jamais il n'aurait pu, par ses seules forces,
sortir (le cet cial d'ignorance ; janiais (la condi-
lion delà nature élant supposée la même (pfelleest
actuellement) il n'aurait pu, sans une inlerveniioii
de Dieu (de (|uel(iue manière que l'on conçoive celle
interveniion), parvenir à cet usage de la raison
qui lui eîii fait connaître les principes ou les pré-
ceptes de la religion naturelle.
Au reste, nous croyons <|ue noire opinion sur ce
sujet doit éiie rangée au nombre de ces qnestiims
qui sont librement discutées par les pbilosopbes
catholiques.
Cepeiulaiil le R. M. Lupus, chanoine de Liège,
dans un ouvrage intitulé : Le Traditioualisme et le
Rationalisme examinés au point de vue de la philoso-
phie et de la doctrine calholiqve, ne crainl point
d'accuser notre docirine d'erreur théologique, et
d'alHrmer qu'elle se raiiaclie par un lien logique
aux doctrines perverses de Baïiis et de Calvin,
qu'elle est manifestement contraire à la docirine
catholique, à la sainte Ecriture, au sentiment com-
mun des Pères el des théologiens. El le 11. P. Perrone,
dans une lettre publiée récemment el répandue de
toutes paris en Belgique, a paru approuver el
conlirmer de son autorité ces graves accusations.
Ces écrivains savent pourtant que l'opinion notée
par eux d'une façon si injurieuse est défendue par
un grand nond)re d'auteurs vérilableiuenl catholi-
ques el instruils, non-senlemenl en Belgique, mais
encore en France, en Allemagne, en Italie; ils sa-
vent que celle opinion est tenue pour vraie par
bien des évêques et par beaucoup de théologiens el
de philosophes très-attachés au Siège Apostoliiiue
el aux saines doctrines. El il est également notoire
c|ue cette même opinion est enseignée, et expliiinée
avec l'assentiment des évêiiueï, dans beaucoup de
séminaires el antres écoles catholiques.
A présent. Prince tminemissiine, après avoir
ex|)osé notreopinionsur celtequeslion coniroversée,
nous demandons humblement qu'il nous soil permis
de soumettre au jugement de la S. Congrégation de
l'Index les propositions suivantes :
1"^' Esl-il permis à des auteurs catholiques, dans
une discussion puremenl philosophique touchant les
forces naturelles de la raison liunKune, d'enseigner
(|ue Dieu, s'd l'eût voulu, eût pu, il est vrai, créer
l'homme de telle sorle que, p.^r la seule force
de sa raison el à l'aide des vérilés de l'ordre na-
turel gravées dans son esprit, s -ns avoir nul be-
soin d'un secours intellectuel exiéiieiir (|uelconque,
il fût parvenu au plein usage de la raison ; — mais
(|u'il semble pourlanl qu'il faut dire pluiôl *{ue
l'homme, tel qu'il naît aujourd'hui, a besoin en
outre, pour acquérir ce plein usage de la raison,
d'un secours intellectuel extérieur, secours qui
toutefois ne doit pas être considère coiiinie la
cause efficiente par Uujuelle il parvienne, mais cunime
une simple condition sans laquelle {couditio t.iue qua
non) il ne peut pas parvenir à cet usage de la rai-
son suflisanl pour ac(|uérir la connaissance dis-
lincie de Dieu el des vérités morales ?
2« Est-il permis à des auieurs privés, de leur
autorité privée, de censurer celte opinion en allir-
niant qu'elle se rattache aux doctrines perverses
de Bains el de Calvin, el qu'elle esl contraire à la
sainte Ecriture, au sentiment unanime des Pères et
des théologiens, aux définitions de l'Eglise et aux
propositions de la Sacrée Congrégation de l'Index ?
o' Peut-on regarder coiuine calviniste l'inlerpié-
lation de ceux qui enseignent que les paroles de
1353
accipienda esse ilo liomiiiiluis in \\\x sociei ilpiii
iiiter se conjunciis pleno(iiie ralioiiis iisu fmoniibns,
ut ex lola coiitexu oralioiie coiiiici videliu ?
4° An licel reprcliemiere ac injiiriose notare an-
cloies calholico-; (jui ;issoriml, simili sensu, hoc est,
de liomimliiis pleno r:ilionis nsu rruentibiis, inlelli-
geiuluni esse Sacra* Indicis Congregationis propo-
siiionem iiaiic : < Rmiocinalio Dei exsislei'tiam,
anima' sj irUnnliiaik'ni, liominis libeitatem, cum cer-
titUitiite probure iiole.f^t? >
Rerhimini csl, Eniiiu'nlissime Princeps, ni oplima
qn;i'i|Ui' linrni'iiii;e Veslra- apprccanli's, scrilicndi
finein faciauins ciiin linniiii voio, ni nos mi olisei-
Tunlissinios heiievoieniia cumplecli digneiis.
J. Tu Deele.n, s. s. l*ii IX Cuhiculur. ad hou.,
S. Scnpl. Cl liiigg. OiieiiU. prof.
J. B. Lefkbve, tlitui. dvgin. praf.
(i, C Lbacih, i'IiiIos. piuf.
iN. J. LAFdP.ET, pliilus. I rof.
Saium Levunii kaleiid. t'ebiiiar. MDCCCLX.
II.
Responsum S. Congregationis Indicis de die
2 Martii an. 1^60 ad prœcedentes profes-
soruin Lovaniensium littcras.
PR.t:^T.^^•TlssnII Clarissimique Professores,
Afieptis iiîieiis vesiris quas adme deiiisiis Kalon-
<lis Fcl)iiiaiii iinjus anni, con.inisi dociis el enidi-
lis qiiilmsilain llieologis Sacra; liujus Congregalionis
coii.'^nlioribns, ul pliilubopliicain de vi naiiva ralioiiis
Liiinana.' docirinani, (|iiani iis<leni lilleris dilucide ex-
poniiis, aiqiie in benenieiila UnivL-isilaleLovaniensi
Iradi a piofessoiibns leslaniini, diligonlerconsiileia-
reiii el expenderenl. Qui (|uideni liieolugi inia cnin
II. P. asi'crcli , resediiloanleaaccuralcuueperpensa,
in consuliaiioiieni accili concordi nnbiscuiu sen-
teniia censneiniil : i' Meninraiani doclrinani niil-
iaieniis adversari (|ua(iior illis pruposiiionibus, qu^je
ab bac Sacra Cungiegalions circa nalivain raliunis
bunianif: \iin non ila prideni prodieruiil. 2° llecie
adnuinerandani esse inler eas qniestiones qu;e a
pbilusopbis caibulicis libère in uuani(|ue parlem
dispniari possunl ; adeoque 3° ad eanuleni doclri-
nani (juod aiiinel slandiin esse Coasiiiiilioni Bene-
(Wcii XI V, P. M. qua; iiicipit : Sollicita el pro>Aia,
§ 25.
NOTE SUPPLEMENTAIRE. 1354
i'Apôlre {liom. i, 10, 20) doivent être entendues,
comme tout le conlexle semble l'indiquer, d'bom-
nics vivant en sociéié el jouissant du plein usagu
di! la raison ?
-4' Est il pi^rniis de blâmer el de noter d'une ma-
nière injurieuse des anleurs calholiqnes qui adii-
menl (pi'il faut entendre dans le même sens, c'csi-
à-dire d'hommes jouissant «lu plein*\isage(le la rai-
son, le'le proposiiiod de la Sacrée Congrégation de
l'Index : « Le Tnisoiuittiieiil peut prouver avec cerli-
lutle l'existence de Dieu, la spirilnalilé de' râine el lu
libellé de ritomiiie ? »
Il nous reste. Prince lîminentissime, à sonhaiier,
en rinissanl, à Votre Eminence lonle sorte de pro>-
périlé<, el à Vous prier linmblemenl de daigner ac-
cneillir avec bienveillance Vos rcspcilneux cl dé-
voués serviteurs.
J. Tu. Iîeelen, canérier d'Iiounenr de S. S. Vie IX,
prof, (flùril. S. et des langues oricnl.
J. H. I.EFERVE, prof, ne ihéol. doijin.
G. C. Uba(;hs. prof, de ijfiilos.
N. J. La FOUET, prof- de pliilos.
Donné à Lomuin, le l^' février ISCO.
Hanr sentenliarn vobis, Egregii Proressores, li-
benier comninnico, atque vobis ex aninio graiulor
de sincei issinio vestro erga Aposiolicam Scdeni, co-
(li) Voici le lexle du § 23 de la Constilulion Sollicita
et provida :
* li quoque non satis idoneani juslainque excusmionem
alTerre videnliir, qui ob singulare, qnod proiiienlur, er^ja
veieres doclores siudiuin, e;mi sibi ,scrit)endi ratiimern
licere arhilraiilur; nam si carpere novos audeaiit, forle
ab l*dendis veieriD.is sibi nimimc leihperasseui, si in
eoium lenipora incidissenl; quod prœclare aniinadversimi
est ab auctore Opcris im[ier;ecti in Mallh. Imm. 42 :
Cuni «ac//er(s, inqiiii, fl/iV/nem beneficanletn autiquos do-
clores, proba. qufilis sil circa sucs doctorcs : si enim il-
los, cum fptihus vivit, susliuel et honorai, sitie dubw i/,os,
51 cum iilis lixisst't, lionorasscl ; si au'.ein suos contemnil,
ii cum itlis vixtsset, et illos contempsisfet. Qn niobreni
firmum r.iliiinque sil omnibus, qui advprsus aiioruni sen-
teuiias scrib.nl ac disputant, id quod graviter ac s-i-
pienlera Yen. servo Dei, pra-decessore nosiro liuiocen-
lio papa XI, prœscripium esl lu dccrelo edilo die se-
conda Marin anni miliesirai sexceutesimi sepiuagesimi
DiCTioNN. DE Philosophie. I.
II.
Réponse de In S. Congrégation de l Index,
datée du'i mars 18(iU, à la lettre précédente
des professeurs de Loucain
Emine.nts et Illustres Professeurs,
Ayant reçu voire lettre que vou^ m'avez adressée
on date du l*'' lévrier de celte anné<;, j'ai cbarfé
(|uelques doctes e!. savants théologiens consiilleurs
de cette Sacrée Congrég ilion, d'examiner el di;
peser avec soin votre doctrine philosophique tou-
chant les forces naliirelles de la raison lunnaine,
doctrine que vous exposez si clairement dans votre
lettre, el (pii, comme vous l'atleslez, est enseignée
par les professeurs à l'Universiié de Louvain, «jui
a rendu tant de services. Or ces thé dogiens, cl
avec eux le II. P. Secrétaire, après avoir d'abord
examiné la chose soigneusement el mùremenl, et
réunis par nous en consulialion , s'accordanl avec
nous dans un même senliment, ont juge : 1° Que la
docirine exposée ne renferme absoliinient rien de
contraire à ces quatre uroposilions, émanées, il n'y
a pas bien longtemps, de celte Sacrée Congrégation,
touchanl les forces naturelles de la raison, ^o Qu'elle
doit à bon droit être rangée au nombre de ces ques-
tions qui peuvent être libremenl discuiées dans les
deux sens par les philosophes calholiques; el par
consé(iueni 5° qu'il (aui, en ce qui concerne celle
même docirine, s'en lenir à la Constilulion du
S. P. Benoît XIV, qui commence par ces mois :
Sollicila et provida, § !23(//).
Je suis lieureux, Exeellenis Professeurs, de vous
communiquer celle décision, et j;; vous lélicile de
lont tœur de votre soumission rcspviclueus' si pru-
noni : Tandem, inquit, lit ab injuriosis coniinlionibns do-
ctorcs, seu scliolastici, ont aiti (pticuiique in jioslerum abs-
tiueanl, ut paci el cliaritati conaulattii , idem Suiictissimus
in virlule sanclœ obedientiœ eis prwcipii ut lam m libris
imprimcndis ac manuscriptis, qwimin lliesibus ac prœdi-
calionibus, caveanl ab oniui cemura el nota, nccnon aiiui-
buscumpie conviais contra eas proposiiiunes, quœ adimc
inler Catlioiicos conlroveriunlur , donecasancla Scdc rcco-
qnitœ sint, et super eis judicimn proferulur. CobiheaUir
itaqueca scriptorum licenlia, qui, ul niebat Auguslinus,
lib. XXII Coîi,'. cap. 2i, num. 3i-, senlanliavii su:iin aman-
tes, non (juia veraest, sed quia sua est, alioruinopinione*
iioii inodo improbant, sed illiberaliler etiam nolanlatqiie
Iraducimt. Non l'eralur oninino, privalas senleiilias, vciiiti
cerla ac delinila Ecclc'iiie doginala, a qi:opi:ini in libiis
obli'udi, oppositas vei-o eiroris insnnulan ; quo turbœ iii
Lcclesia exciiantur, dissidia inler doclores aui s; riuiuir,
aullovenlur, et Chrislianae cbarit^tis vincuia persa'pe
abrumpunlur. »
4a
DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
1355
Iniiiiinm viJcIicot ci lirniamniUiiiii vcrilatis, olise-
quio.
ItoiD.t!, poslrid. Kal. Miirlias aniio MDCCCLX.
HiERONVMUS CAUM.tAI.IS DE AnDREA,
s. /. C. Prœfeclus.
Lt S
Fr. AnGEI.US VlNCENTlLS MODENA,
0. P. S. Ind. Concjr. a secietis.
Snperscriptio : Praeslaiilissimis Clarissiniisque Profes-
soribus Uiiivcrsitalis Loraniensis.
Lettre à MM. les pr
« Messieurs ei irès-lioiiorés Collègues,
I Je viens de lire dans un journal les pièces pu-
bliées dans la Revue llatliolique de Loiivain, et qui
se rapporieni à la Uéponse de la Sacrée Congréga-
tion de 1 Index du 2 mars 1860, à lu lettre que vous
lui avez adressée à propos de la controverse pliilo-
8oplii(ine sur les forces nalurcl'es de la raison
liiiniaine, élevée dernièrement dans voire Université.
Celte lecture, qui m'a vivement intéressé, a réveillé
dans mon esprit bien des souvenirs (|ui y dormaient
di'piiis vingt. ins; et j'ai été heureux de retrouver dans
voire exposé préliminaire de la question el dans
voire leiire à Son Eminenee le cardinal préfet de la
S icrée Congiégalion, sinon ce que j'ai dit autrefois
dans une discussion semblable, ouverte il y a vingt-
cinq ans, au moins ce que j'ai voulu dire et ce (jui
élaiiau fond de ma pensée. On m'a reproché alors,
non sans mon!', d'avoir iiop dimiimé la puissance
iialiirelle de la raison. Mais jamais je n'avais eu la
folle pensée de détruire la raison elle-même en la
sacriliaiil à la foi, et c'esi pourquoi j'ai signé à
Rome en 1840, la 5^ el la 4« proposition dé ces
quatre formulées il y a (pielques années par la
Sacrée Congrégation, lesquelles servent en ce mo-
ment de règles à voue discussion.
« Cepeiidanl la question delà puissance naturelle
de la raison, si grave qu'elle soit, n'était alors pour
moi qu'une question secondaire; ou du moins elle
en supposait une autre, que j'ai en vain présentée
à mes adversaires d'alors, qui n'ont jamais voulu
me suivre sur ce terrain. On |)arlail toujours de la
raison sei//e, réduite à ses seules forces naturelles,
et on entendait par là nue raison snllisamment dé-
veloppée, en pleine puissance d'elle-môme, à l'aide
de tous les moyens de la science humaine, de la
civilisation el de la tradition. Je demandais alors,
mais en vain, ce que vous avez demandé à votre
tour avec plus de bnnheur : conimeni la raison
nainiello s'est développée, et s'il est constant qu'elle
ne peut se développer toute seule, qu'elle n'a point
en elle-même l'initiative de son exercice, et qu'il
lui a fallu un secours extérieur pour exciter le
mouvement primitif de ses facultés, el la forma-
lion de la connaissance. Peut-on dire qu'elle ait
jamais été seule, et qu'à elle louie seule elle ait pro-
duit tout ce (lu'elle a fait? La question, de logique
qu'elle étiii d'abord en loulani sur la portée etl'é-
lendue de la raison naturelle, devenait donc psycho-
logique, en cherchant le comment du développe-
ment pi iiiiilif de la raison et de raciiuisiiiun de la
connaissance. Je n'ai jamais pu attirer la coniro-
versesurce pituit.etpendant vingt années, ta (|uesion
princi[iale, à n.oii avis, puisque la solution de l'autre
en dépendaitjCst resiée dans l'obsconté ou indécise.
I Vous venez de la réprendre, Messieurs, el je
vous en Iclic.tc, parce (jne c'est la question vrai-
ment philoàophiipie, et (|ui domine la première, cl
(jui peut seule, tomme vous l'avez compris el par-
laitement exprimé, si elle est bien résolue, ruiner
à fond la prétenlion du rationalisme à la s()om.i-
néité absolue el tout à fait indcpendanie de l'esprit
liumain. Vous avez eu le bonheur de faire ce que
)e n'ai pas su ou pu faire, eu mettant à sa place et
dans son vrai jour la question préalable, sans
laquelle la seconde restera toujours obscure. Vou«
l%(i
londéinenl sincère envers le Sié;^e Apostolique, qui
est la coloniui et le soutien de la vérité.
Rome, le 2 mars 18()0.
Jérôme Cardinal de Andréa,
Préfet (le la S. Couyr. de riiidex.
L t S
Fr. Ange Vinceîjt Modena, 0. P.
Secret, de la S. Cuugr. de l'Index.
L'adresse portait : Aux Err.inents el Illustres Profes-
seurs de l'Université de Louvain.
ofesseun de Louvain.
avez eu un plus grand bonheur encore, el je ne sau-
rais trop vous en léliciier : c'est d'avoir exposé si clai-
rement, si pliilosopliiqiKMnenl l'opinion que je crois
la véritable en celle matière, que la Sacrée Congré-
gation de l'Index, a déclaré qu'elle ne contenait
rien de contraire aux quatre propositions, règles de
la matière, el qu'ainsi on pouvait la soulenir et
l'enseigner, dans les écoles catholiques, sans incon-
vénient et avec le rc-puct de ses adversaires. Vous
avez obtenu par là un immense résultai, qui, à
mon sens, a fait faire un grand pas à la philoso-
phie chrétienne,
« Il reste donc démontré, par votre lucide expo-
sition, et acquis par la réponse de la Sacrée Coii-
grégaiioii, qu'il est permis aux auteurs catholiques
de soulenir :
I Que l'homme, tel qu'il nait aujourd'hui, a be-
soin en outre, pour acquérir le plein usage de sa
raison, d'un secours intellectuel extérieur, se-
cours qui toutefois ne doil pas être considéré
comme la cause elficienle par laquelle il parvienne,
mais comme une simple condition (conditio sine quii
non) sans laquelle il ne peut parvenir à cet usage
de la raison sullisant pour acquérir la connais-
sance distincte de Dieu et «les vérités morales. >
1 Ceci étant posé, il vous reste, pour compléter
votre oeuvre, à expliquer clairement le londde votre
doctrine, et à l'expliiiuer sùremeni, c'est-à-dire en
parfaite coiilormité avec les quatre propositions et
particulièrement avec la seconde et la troisième,
i'our ma part, je vous serais très-reconnaissant, si,
par vos efforts réunis, comme ils l'ont éiési heureu-
sement jusqu'ici, vous acheviez votre démonsiralion
par une exposition psychologique du développement
primitif de la raison humaine. Nous avons gagné
ce point, et c'est immense, contre le rationalisme,
que ce développement n'est point spontané ou au-
locthona, iiue la raison n'a point en soi l'initiative
de son exercice, mais qu'il lui faut pour entrer en
acie, une excitation du dehors, ou, comme vous le
dites, un secours intellectuel extérieur, pour arriver
à cet usage de la raison suffisant pour pouvoir acqué-
rir une connaissance distincte de Dieu et des vérités
morales; doue un enseignement. Je reconnais avec
vous contre les Traditionalistes « que cet enseigne-
( ment n'est point la cause ellicienle, mais une
simple condition, sans laipielle l'iiomme ne pour-
rait arriver à l'usage de la raison, comme, par
exemple, l'air, la ciialeur, l'humidiié sont requis
comme une condition sans laquelle (conditio sine
qua non) la vie qui est aciuellement dans une
graine, mais enveloppée et latente, ne pourrait
se manifester. > Cu a'aiilres termes, les piincipes
des vérités rationneiles, métaphysiques et morales,
ayant été implanlées dans l'esprit humain par le
Créateur, jamais l'homme ne pourra les connaître
distinctement, si d'abord il n'esl parvenu au plein
usage de sa raison, par le moyen de ce secours
extérieur iniellecinei dont vous parlez.
« J'admets donc tout ce que vous affirmez à cet
égard : d'un côie l.i capaciié de l'esprit humain, qui
porie en lui la puissance, les premiers principes d'i
sa connaissance, tous les trésors virtuels de st
science el de sa moralité, comme la graine contient
dans son écorce, el selon sa nature, la puissance
de son développement futur el de sa richesse; de
1357
NOTE SUPPLEMENTAIRE.
1358
l'autre côté, la nécessilé absolue d'un secours exté-
rieur jnlelleclnel ou d'un enseignenienl, pour exci-
ter le iléveloppenu'hi psychologique cl l'arncuLM- à
sa pléiiiiuile, cotnmo le layon sohiirc est iiuii>pon-
salile à la ijermiiKiiion cl à l'iiccioissonient du grain
mis en terre. — Mais je ne vois pas encore claireinciil
quel est ce secours, d'où il vicnl, coumie il opère;
ei sur ces poinis je sens le besoin tio vous deman-
der des éclaircissc nienls. C'est le Iml de celle ieltre,
et je serais lu-nrciix, si, outre qu'elle m'a fourni
l'occa.xion (!c vous exprimer n es sympathies, dans
une <iiiesl (m qui a agite toute ma vie, elle me pro-
curait encore, par votre réponse bienveillante, les
lumières ncco>saires pour compléter ma conviction
en celle matière cpintiise.
( yu'e^t-ce que ce secours intellectuel extérieur,
dont nous nconnais.-ons la nécessite absolue?
< Lu enseignemenl, à coup sûr, comn:e vous le di-
tes ; mais l'enseignement de qui, et par qui?
« Je lioiivc dans votre lettre à la Sacrée Con-
grégaiion les pai oies : « Par enseignement, nous en-
« temions lonl secours intelleciuel cxiéiieur donne
f de piopiis * élibéré ou non, soit de vive voix, soii
« par écrit, soit par gesie, soii par quelque uuire
I moven (|ue peut iburnir le conmicrce social. >
f J'admets cette explication pour le dévclop|ie-
nienl inlellecluei des hommes naissant au milieu
d'une société établie au sein de la civilisation ; pins
la cho^e va de soi-même par la liansmission de la
langue nialernclle et de loui ce ([u'elle conlicnl. Là
n'est donc point la dillicullé, ni par coiiséqucnl lu
question.
f tlle est tout entière à l'origine dn développe-
nienl rationnel de riiumanilé, c'est-à-dire dans la
furniaiioii de la raison du premier homme.
< Qui ainsiruil le premier homme? qui lui a ap-
porté ce secours inielle«luil exlèrienr, condition
fine qiui iioH de l'exercice primordial de la raison?
et puisqtie b; secours doit èlrc un enseignemenl,
lequel ne peut se donner (|ue par la parole ou des
signes analogues, qui lui apailé primiiivemenl pour
l'exciter à penser et a parler à sou tour? Il laul ah-
solumenl que (|ueiqu'uii lui ail parlé d'une manière
quelconque, si un enseigneuient extérieur e.si la cou
ililinn MHÉ (/!(« non île son deveioppenienl inlelbc-
luel, qui, à partir de ce moment, s'est continué à
travers les sié( les dans la science, la moralité et
la civilisation du genre humain.
< Ce ne peut eue la parole ni renseignemenl d'un
homme, puisqu'il s'agit <iu premier lioinme.
( Ce|>endaiit ce secours doit venir du dehors; et
b'il ne vient point d'un liomme, comme il est un se-
cours intellectuel, il ne peut è le apporté que par
un être inieiligent ; doi.c Dieu, ou les purs esprits
créés |iar Dieu, ce qui revient au n éiue, puisque
tes licrniers n'ont pu leii plir la mission d'insliuire
l'homuie (juc par l'oidrede Dieu.
< Mais que te soit Dieu ou ses envoyés, il reste
encore à ueinander par quel moyen cet enseigne-
iiienl a éié donné
< Assui émeut, puisqu'il est indispensalile, et pour
qu'il soit ellicaïc, il a dû employer oes moyens ana-
logues a la nature de riioinme, et comme le secours
intellectuel doit ëlre extérieur, il a dû pénétrer par
les sens, c'est-à-dire par un langage ou par des
sigiiea sensibles, qui iransineitenl l'excitation spiri-
tuelle à la raison, en impressionnant les sens par
leur tonne.
I Mais si Dieu ou ses envoyés ont parlé primili-
vemeiit à rhomme pour exciter et développer sa
raison, n'y aurait-il point dans celte communication
intellectnelle primitive, dans ce premier langage,
des idées, des pensées, des notions ou quelque
chose d'intelligible? Probablement; autrement ce
ne serait plus un langage ni un enseignement.
« Dès lors, quelle part faut-il attribuer dans la
connaissance humaine à la transmission d'ideei» ou
de lumières ojtérée parle moyen excitateur, et
comment celte portion de science, venue du deiiors
et d'en haul, s'esi-elle mélangée avec le fonds pro-
pre des ricliesM's iniellecliiellcs de l'àme, ou des
principes desvéïiiés raiionnolles, niéiaphysiques et
morales, qui donnaient eu germe dans la vaison
non encore éveillée, el (jui vont enirer en dévelop-
peuicntsous l'action de la parole fécondatrice; car,
à coup sûr, le soleil qui excite et pénètre la se-
mence, y dépose aussi quel(|ue chose de sa nature;
et de là la couleur éclatante des (leurs el les douces
saveurs des fruits.
I Eiifin, si l'application de ce secours nécessaire,
si cet enseigneuient indispensable à l'exercice pri-
mordial de la raison se fait iiocessairemeut par un
aiilre être que riiomme, s'il vient d'ailleurs et de
plus liant que riiiiinaiiilé, n'excède-t-il pas les con-
ditions de la nature humaine, puisqu'elle est iin-
piiissanle à se le donner elle-même, et alors, de
quel nom faudra-t il appeler cet enseignement trans-
cendant, exiranaiurel , surhumain, eoiidiiioii sine
qua nun du développement originel delà raison hu-
maine et de la lormalion de sa connaissance?
« Quel nom faiidra-t-il donner au premier acte de
la raison, reeevant la première lois l'impression de
celle parole <ui de ce moyeu d'enseiguemenl el y
adhérant par la lé.idion de ses facultés pour eu
appiéliendcr le sens et en recevoirla luiiiière?Com-
meut laiidra-t-il appeler ce premier acquiescement
de l'esprit, répondant de toute la spontanéiié de sa
vie à la parole supérieure, qui prononce le fiai lux
dans son intérieur?
« Voilà, Messieurs, le problème qui incombail à la
science philosophique après votre exidicaiioii, (|iii
me semble cependanl la véritable. Vous avez lait
faire un pas à la qucsùon , mais il en reste encore
d'autres à faire, el je m'adresse à vous avec la pleine
lonliaiice que vous travaillerez à son avancement
dans la bonne voie où vous lave/, placée.
« Sans doute, toutes ces diUieubé» s'évanouissent
aux yeux delà loi, qui aecepie rens(;igiiemenl de la
parole divine, tel qu'il est donné par la Genèse cl
expliqué par l'Iigiise. Le chiélieii lidèie sait que
Dieu a créé riiuinnie adulle, dans la piéiiitude oes
f.ieiilics physiques, iniellectuellcs et morales, et
qu'en outre il lui a parlé dans l'Eden en lui don-
nant la permission d'en manger tous les fruits,
excepté nu seul, en lui imposant forniellemenl la
défense de toucher au fruit de l'arbre de la science
du bien et du mal, le menaçanl de la morl s'il y
coiitre\enait. Dans le récit divin de l'oiigiiie do
l'homme tout esl donné : l'àme humaine avec ses
facultés el les principes de la connaissance, le se-
cours intellectuel extérieur ou renseignement exci-
tateur, ([ue nous avons reconnu absolument iicces-
raiie. Mais ce (|ui sali fait pteinemenl riiomme de
fui ne subit point à rinimme de raison, el cuiiime,
d'apiés les propositions deuxième et iioisiéine, qui
sont noire règle en celte matière, la foi esl posié-
rieure à la raison, dont l'usage doit la précéder cl
y conduire avec le secours de la révélation el de la
grâce, aux philosophes qui ont à faire à des lionimes
de raison ou sans foi, incombe l'obligation de leur
expliquer par la raison ieule le commencement de
TexeicKe de la raison humaine el la formation pri-
mitive de sa connaissance.
« C'esi uiiiiiuemenià ce point de vue, Messieurs,
que je prends la liberté de vous demander des expli-
caiions en toute humilité, avec le désir sincère d'en
proliter, elbieii reconnaissant d'avance des lumières
que je sollicite et espère obtenir de votre science
profonde et de voire bonne volonté.
I Agiéez, etc.
I L. Bautai»,
€ Vicaire général, professeur de morale à la t'a'
cullé de théologie de Paris.
« Paris, ce 18 avril 1860. »
TABLE ANALYTIQUE ET ALPHABÉTIQUE
DU PREMIER VOLUME DU DICTIONNAIRE DE PHILOSOPHIE.
Voy .
INTIIODI ('.TlON:/a p/i77o5ûp//i<?, ses sijslèmes et son
inipuissamc. 9
LA PHILOSOPHIE DANS i/aKTIQCITÉ.
I. — Moïse el les Hébreux, 13. — Pliiloso[iliie de
rimie. 17
II. — Philosophie Crecq\ie. 19
A
ABSTllACTION. — abslraclion physique, '.A. — Ahs-
iraclion niL'tai)hysiqiie. 58
AnSTKAlT. - Abstrait (lermc). <i4
.4.1JST15A1TK (Iukk). — Condillai' sur les abstractions,
71. — Les idées générales et abstraites ne sont pas de"
pures dénominaiions. 79
ACTIVITK DE L'AME, chez l'enfant. Voti. Langage,
§'L
ADAM KT EVE, comment ils apprirent à parler. Voy.
Langage, § XVIIl.
C
choroïde. Voy. Vue.
CONDILLAC, réfuté sur l'invention humaine du lan-
p:age. Voy. Langage, § XIX. — Réfutation de ses idées
sur les termes abstraits êl généraux. Voy. Abstbaction,
»l Abstraite.
E
ENFANCE (Première). Voy. Langage, § 1. — Seconde
ENFANCE. Voy. LANGAGE, § 11
ENFANTS, comment ils apprennent à parler. Voy.
Langage, § 11.
ENSEIGNEMENT, sa nécessité pour le premier hom-
me. Voy note VIII, à la fin du volume.
ESPECES, GENRES. Voti. Langage, § V.
ESPECES OU IMAGES INTERMEDIARES.
Perception extérieure.
F
FACULTES INTELLECTUELLES ET MORALES du-
rant la première enfanie. Fo!/. Langage, § I.
FACULTES INTELLECTUELLES ET MORALES du-
rant la seconde enfance Foy. Langage, § H.
FEMMES, leur coudiliori chez les nègres. Voy. Sau-
vage (Appendice).
FETICHE, ce que c'est. Voy. Sauvage {Appendice).
G
GASPAR HAUSER. Voy. Homme de la nature.
GENERALES (Idées). — Est-ce par des lois géné-
rales que Dieu gouverne le monde? Réfutation. 103
Recherches sur l'origine des idées générales.
Art. I. — Divers aspects de la difficulté. 112
Art. IL — Slewart appuie sa théorie sur un passage
de Smiih. 114
Art. III. — Première inexactitude du passage de Smiih :
— Il ne distingue pas les diltérenles espèces de noms
qui indiquent des collections d'individus. 116
Art. IV. — Seconde inexactitude : — Il ne distingue
pas les noms indiquant des collections d'individus, et
les noms indiquant des qualités abstraites 1 18
Art. V. — Troisième inexactitude : — Il confond les
noms indiquant des collections d'individus, et les noms
indiquant des qualités générales, avec les noms cotn-
mans. 118
.4.rt VI. — Ouatrième inexactitude : — Il méconnaît
la vériiable distinction entre les noms communs et les
noms propres. 120
Art. VIL — Cinquième inexactitude : — 11 ignore ia
raison pour laquel'e les noms sont appelés propres et
communs. y 1:22
Art. Vlll. — Sixième inexactitude : — Il ne remarque
pas que les premiers noms i.mposés aux objets ont été
des noms communs. 123
Art. IX. — Septième inexactitude : — Il ignore que
dans les objets extérieurs il est plus facile de connaître
ce qui est commun à plusieurs, que ce qui est indivi-
duel. 129
Art. X. — Huitième inexactitude: — Il ignore que
les noms communs passent k l'étal de noms propres. 130
Art. XI. — Neuvième inexactitude : — Dans le pas-
sage de Smith par lequel cm veut expliquer les idées
abstraites, on ne trouve point l'explication de ieuf ori-
gine 136
Art. XII.— Dixième inexactitude : — Smith dissimule
arlilicieusement la difficulté qu'on rencontre en voulant
expliquer l'origine des idées abstraites. 137
Art. Xlll. — Quelle forme prend, dans les raisonne-
nipuls de Smith el de Slewart, la difficulté que nous
avons proposée. ItS
Art. XIV. ^ — Le système des nominaux ne satisl.iil
pas à la difficulté. Ii4
Art. XV. — Cause de la méprise de Slewart. 114
Art. .\VI. — l'élilion de principe qui se trouve 'd-uis
le système de Slewart. Mo
Art. XVII. — Autre méprise de Stewarl. 1 8
Art. XVIIL — On signale d'autres méprises de Slewart,
et l'on démontre de plus en plus l'insuffisance de son
système pour ri'soiidre la difiiculté proposée. IW
Art. XI.\. — Le nominalisme de Stewarl découle des
principes de Reid. 159
Art. XX. — l'^n expliquant comment on perç4:;.tla
similitude des objets, la même difficulté se présente
sous un nouvel aspect. Itil
Art. XXI. — En expliquant comment on peut classer
les individus, la même difficulté revient. 166
Art. XXII. — Incertitude que trahissent les expres-
sions employées par Stewarl. , 166
Art. XXIll. — Slewart confond ensemble deux ques-
tions distinctes. 167
Art. XXIV. — Stewarl ignore, tout en les censurant,
les doctrines des anciens philosophes sur la formation
des genres el des espèces.
168
Art. X.VV. — Stewarl n'entend pas la question agitée
entre les réalistes, les conceptualistes et les nominaux.
170
Art. XXVI. — Stewarl confond la question sur la né-
cessité du langage avec la question sur l'existence des
idées individuelles. 172
Art. XXVII.— Autre pétition de principe : — Stewarl,
voulant expliquer comment l'inlelligence se forme des
idées de genre et d'espèce, commence par supposer
ces idées déià formées. 174
Art. XXVIII. — Nouvelle pétition de principe : —
Slewart ,dans le raisonnement même par lequel il veut
prouver que les idées générales ne sont «pie de purs
noms, suppose qu'elles ont une certaine réalité. 173
Art. XXIX. — Les signes ne suffisent pas pour expli-
quer les idées générales. 176
Art. XXX. — Autre méprise dans la manière de raison-
ner qu'emploie Stewarl. 179
Art. XXXf. — Conclusion : — Les philosophes écos-
sais, sentant leur impuissance à vaincre la dillii'ulté pro-
posée, ont fait de vains efforls pour l'éliminer de la phi-
losophie. 181
GENEICATION intellectuelle. Voy. Langage, § III.
GENRES, espèces. Voy. Langage, § V.
GOUT (Sens du). ' 182
GUERRE, chez les sauvages. Vou. Sauvage.
H
HARMONIE PRÉÉTABLIE. Voy. Perception exté-
nlEUIlE.
HOMME DE LA NATURE (Histoire de quelques in-
dividus isolés ou séquestrés).— Sauvage derAveyron.202
Rapport de M. Ilard sur le sauvage de l'Avegron.
F^ Série. — Développement des fonctionsdes sens. 210
IP Série. — Développement des fonctions intellec-
tuelles. 218
nr Série. — Développement des facultés affectives. 231
HOMME DÉpouiivu DE LA parole. Voy. noie Vl. à la fin
du volume.
HOMME PlilMITIF de la philosophie BATiONAtiste.
Voy. Langage, § XXIV.
HUMROLDT (G. de), quelques-unes de ses idées sur
l'origine des langues, sur leur nature organique, le chi-
nois comparé aux autres langues. Voy. Langage, § XXL
1
IDEALISME de Berkeley et de Hume. Foi/ Percep-
tion extérieure.
IDEI'LS. — Idées innées. Toy. Innées (idées); Voy.
aussi perception extérieure. ^- Idées générales Voy.
GÉNÉRALES (Idées).
IDEES abstraites et générales. Voy. ABSTHAiït (idée)
13C1
TABLE DES MATIERES.
13()9
cl GÉNÉHALEs(liii;es).roi/. AussnoleV.hlanndu voiiiniP.
IDÉKS, nom elles i-ons'idér;uioiis sur leur origine. \ oij.
1 ;^;(GiGE. § IV. — Fausses lliéories; ne sont pas iiinôt-s.
Ibid. et l'ÈncEPriON extékielp.e. — Idées simples. Voy.
L*xc*r.E, §V. Comple.xes. Ibid.
INNKKS (Idées).
I.NSKNSIIULITE du sauvage dans les lourmenls. Toiy.
Salvage.
J
.ILGE.MKNTS, chrz reii'anl, qu'esl-ce. V'oy. Lasgaok,
§ I. — Jiijzenienl, s
selon l'abbé Sicard.
iliH'ontposjiii'n au in<i\en des mois
Voij. noie VU, à la fin du vtdume.
L.\NG\r.i: {Piniaio'tO'jie; psijcho'ogic ; liiii,;iucs, leur
oi-gmiisiiic cl li'ur rôle ; àr'ujine tin Itnùjude, examen cri-
Injiie rfe.s siistèiues) 279
■ iE E>FA>cE. — Développemenl physiolo-
gique.
"II — Seconde e>fa>ce.
Suite du
plnsiolojîipie. — Evo'.ulioii iulollecluelle
§111. — Nouvelles ■ •■ - -
ment de i'iulelligenc>.
Xage. — r.o! Il reverse
lion inlelleclm-lle.
Appendi>e au § lil
281
développemenl
eousidéraliohi >:ur le développe-
— Hôle ps\ciii>fi'i,'i(pie du laii-
— Nouveaux apeicus. — Généra-
Ôlii
4 11)
I IV. De rori.:ine des iilées, des lliéories inventées
à ee sujet el de lei.r (ausseté. Les id i s ne sonl pa-^ iii-
ées, elles ne \iennenl pas de la sensition. 11'.)
§ V. — Des mots dans leurs rapports avec les choses.
I. — Des mois ou du luiujuge eu tjéitciul.
II. — De la siguiticalion drs mois.
III. — Des termes iiéiiénai.v.
IV. — Des noms des idées simples.
V. — Des uoms des modes mixtes et des relidiotis
VI. — Des nuuis des substuiues.
VII. — Des pmtiiUlef.
VI II. — Des termes abstraits el eoucrels.
I.V. — De l'imperfection des mots.
§ VI. — La parole esl rinsiruiiicnt principal du <lé^e-
îoppemcnt des larullés de l'àine. — La raison humaine
reçoit un corjis dans la parole. — Notre pensée dans
l'éiai présent .s'appuie sur les signes sensibles. 527
§ VII. — Ksl-ce la raison qui forme le langage, ou le
4i2
41.T
4iH
i(i7
477
Kon
SU
51. î
5-3
a parole à la prn.
a formation, le
langage qui torruf la raisnn?
§ VIII. — .Nalure du lien qui unit
sée.
!^ iX. — Influence de la parole s
(^••^elopppmeiil el l'usage de la mémoire. .SS-î
j^ X. — Empire que la parole nous donne sur nos idées.
— l'arole inlérieure. WO
§ XI. _ La parole est une véritable faculté inleller-
tiièlle. 573
§ Xi(. — Opinions des savants, des jjhilosophes, des
linguistes, des philoiotMies, etc., sur le rôle du langage
dans l'évolutiim de riiûelligeiice humaine. 582
.Amédeé .Jacques, J. Simon, Ern. Saisset. — Ancilloii.
— .Anonvme (xviii* siècle). — Aquin (Nainl Thomas d).
— Ballanche. — Balmès. — Barchou de IVnhoen.
— Baulaln (l'abbé). — Heau7.ee. — Jierton (l'abbé).—
T{ii;ère (l'abbé).— Blanc Saint- Boniiel. — Itlaiid (le 1)').
—Buna'.d.— Bonnet ((Charles). —Bossuel. — Hroldnne (de).
— Bûchez. — Billion.— Cabanis.— fardaillac. — Carton
(l'abbé). — Charma.— Chaslel (le F.) - Condillac. —
Constant {Benjamin). — Cournot. — Court de Gébeliii.
— Cousin.— Cu\ier (G.). — Damiron. — Degérando. —
Démocriie.— Deschamps.— Dcstutl deTrac.y.— Dugald-
Slewari. — Duval Jou\e. — Gatien Arnoult. — Gerdy
/|e D''). — Gibon. — Gioberli. — Gourju. — Haller. —
Harris. — Henler. — Holibei. — llnmboldl (G. de). —
Kersien. — Klaproih. — Laromiguière. — Laurentie. —
Leibuitz. — I.ocke, Wolf, Descartes, etc. — Mallel. —
Maret (l'abbi^). — Maupied (l'abbé).— Ma.vnard (l'abbé).
— Millol (l'abbé).— .Montaigne, — Nicolas (Ang.) —
Nodier (Ch.) — Noirol (l'abbé). — Perrone (le F. ) —
Fiaton — Pliiche (l'abbé). — Batlier— Receveur (l'abbé).
— Hcid. — Ueini-Valade. — Bivarol. — Kosmini (l'abbé).
— Bougemonl (de). — Kousseau (.l.-J.)— Roiix-Lavergne«
— Salles (Eus. de). — Sapharv. — Schlegel (l'réd.) —
Schleicher. — Sicard (l'abbé). — Sloman. — Terlullien.
— Thiel. — Tissot — Thuroi. — Lbaglis (l'abbé). —
Valroger (le ** de). — Ventura (le F.). — Wiseraan
(i« cardinal).
§ XIU. — Natnre organique des langues. 678
§ XIV. — Les langues, inégales entre elles, sont-elles
dans un rapporl parfait avec le mérite relatif des races?
690
§XV. — Coup d'œil sur le rôle du langage dans l'hu-
caauilé. 708
§ XVI.— Filiation des langues.— Ce que fut la langue
primitive. — Action de la science, action du peuple,
action du temps. — Phases et âge des langues. — 01)-
servations sur les théories linguistiques de Court de
Gébelin, de De Brosses, etc. 722
§ XVII. — Suite de l'histoire des langues, de leur
filiation et de leur analogie. 743
Il n'a existé qu'une seule langue primitive. — Les
langues sémitiques s'écrisenl de droite h gauche. —
Leurs caractères sonl en général les mêmes. — Les
opinions varient sur la source, et sont d'accord sur l'u-
nité. — Des mois et de leurs combinaisons. — De l'an-
tériorité entre l'hébreu et le clialdéen. — Premier coup
d'œil sur les langues du Nord. — Classitication des
langues par Leibnitz. — Les langues japhétiennes se
divisent en seplentrionale el méridiunae. — Leurs
rapports. — Les langues sont, enlre elles, comme les
migrations.— le celiique antérieur au tudesque. — ■
Du sanskrit. — Analogue el antérieur à toutes les
langues de l'Asie. — Au grec et au latin. — A de r«ffi
liiié avec toutes les langues. — De l'aniériorilé enlre le
(■clti(iuc el le sanskrit. — Ces deux langues n'en sont
qu'une dans l'origine. — Les familles du midi de l'Inde,
de l'occident île l'Asie ou sémitiques, du nord de l'Asie
ou celtiques, se résument .jusciu'ici en trois langues :
sanskrit, celtique, arabe ou clialdéen. — Ueniarcjue à ce
sujet. -- Du persan et de l'arabe. — Du 7end. — 11 s'é-
crit de droiie à gauche. — le zend était la langue de
l'Arménie, de la Géorgie, de l'Iran proprementdit, et
de l'AiierDcidan. — Du parsi et diipehlvi;ce dernier
vient du zend. — Le pelilvi antérieur au paisi. — Le
parsi, comme le pehlvi, \ient du zend. — Le pehivi
(lait parlé aux lieux mômes où était l'ancienne Chaldée.
— Toutes les langues dont nous nous sommes enlrele-
niis aboutissent an celtique, au zend, au sanskrit. — Le
zend el le sanskrit sonl la même langue. — Le zend,
le sanskrit, 1(> celtique, sont les trois premiers dialeclcs
de la langue primitive.
§ XVIII. — Du langage d'Adam et d'Eve.— Comment
ils apprirent à parler. — Calmet (Dom). — Kersien. —
Le F. (hastel. 771
§ XIX. — De rinvenlion humaine du langage d'après
Condillac. — Héfulalion par M. de Itonald. 783
§ .\.X. — Opiniojisdes sa\aiits sur l'origine du langage
el sur l'organisme primitif des langues. — M. Breulier.
— M. Benloevv. — Jacob Giinim. — Alf. Maur.v. —
L'abbi' Badonvilliers. — l havée. — Fauiiel. — Bauiain
(i'abbé). 8:4
§ XXL — Quehpies idées de M. G. ('e linmbodl sur
l'origine des langues, sur leur nalure organique, les
rapporis gran.maticaux, etc. — Compar.dson du chinois
avec les autre langues. 88-3
§XXI1. — Examen critique des théories sur l'origine
du langage. 907
§ XXlIl. — Suite de la théorie de la sponlanéilé de
la pensée elde la parole; M. Uenari, rélutalion. 9-31
§ X.XIV. — OnPiques considéra'.ions sur l'iiomme pri-
mjiifde la philosophie rationaliste 9.')5
Appen.lice au S XXIV. 9 9
I.ANGAI;E; forme-t-il la raison? Foi/. Langage, § VII.
— Son rôle dans 1 hiiiuaiii'é, ibid. | XV. — Langage
d'Adam et d'Eve, ibid. § X^ IIJ; comnîenl ils ont appris
à parler, ibid. — Langage, son origine d'après les sa-
vants. Voif. Langage § XX. — Langage d'action. Voij.
note V, à la fin du volume ; comment il décompose la
pensée, ibid. — Langage, difiicultés contre son inven-
tion. Voy. note XII, ii la lin du volume — A-t-il une
origine ouomatopéique. Vmj. note XIII, à la fin du volume.
LANGUES, leur nature organique. Voij. Langage
§ XIII. — leur inégalité enlre elles, ibid.^ \1V. —
Sont-elles dans un r.ip[)ort parfait avec le mérite rela-
tif des races? i&iVi. — Filiation des langues For/. Langage,
§ XVI. — Ce que fut la langue primiiive, jè/rf. — Ac-
tion de la science, du peuple, du temps, ibid. — Phases
et âges des langues, ibit/. Leur filiation et leur analogie.
Voy. Langage, § XVII. — Formaliiui des langues sui-
vant Condillac. Voy. note V, à la fin du volume. —
Langues considérées comme au'anl de méthodes analy-
tiques. Foiy. note V, à la fin du volume. — Influence
des langues. Voy. noie V, à la fin du volume.
O
OBJECTIONS contre le rôle psj'cbologique du !an
gage. Voy. Langage, § IH.
OCULAIRE (Appareil). Fom. Vue.
ODORAT. 961
OEIL, est-il achromatique? Voy. Vue.
OLFACTION. Voy. Odorat.
OPERATION par laquelle nous donnons des signes
1363
TABLE DES MATIERES.
13G4
h nos 'M("i. Voyez la note VI, à la fin du volume.
OriMUNS (les savants, des philosophes, des pliilo-
lo{îiies, elc, sur le rôle du laiif,'age dans révolution
de rinlellij,'eiice luimainc. Voy. Langage, ^ XU.
Ol'IMONS des savants s\ir l'origine du langage el
sur l'or^'aiiisnie priniillIdeslani^Mics. l'o/y. I,angagk,§XX.
OKGAiM': \U(:AI, m m \IN, son adniirahle perleetioii.
Vofi. note II, à la Un du \o'uiiie. — (Aiiropondance
entre l'org: ne v()r;d,l'ap[);ireil audiiilel le cerveau, ii;/'rf.
I.KIU.ANC. (Mlle). Voij. Uo.mmic de la .natuhe.
I IMVC.ON. Vinj. Oui:.
LlNt;CiSTlQLil';s(TnKoiuEs)deCoMrl deGébelin,deDe
Brosses, etc.;ol)servalions critiques. Foîi. Langage, § XVI.
LUMIKIU:. Voy. Vie.
OllKilNli du langage», opinions des savants. Voy. Lan-
G.vGE, § XX. — Exmien critique des théories sur l'uri-
gine (lu I ingage. Voy. Langage, §§ XXll el XXIll.
()IUi;iNE des lancines suivant M. liuill. de lluinboklt.
Voy. Langage, § XXL
OUHilNL des idées générales, examen crili(]uedo la
théorie de Dugald-Stewarl. Voti. Généuales (Idées).
ouïe. " 980
PEKCEPTION EXTERIEURE.
I. — Le fait de la perception extérieure, considéré m
général. i)!M)
IL — Du sens de l'odorat et tlu sens du goill. 9'i9
III. — Du sens de l'ouïe. 1000
IV. — Du sens<le loucher. 1001
V. — Du sens de la vue. ïdOÔ
VI. — Rern.irques générales. 1004
Examen de (lijférciils sysicmes imaghids pour explitiiter
lit perct'plion extérieure.
I. — Ilvpolhèse des images ou espèces intermédiaires.
I(i0:i
n. Hypothèse du médiateur plastique. 1009
m. — S.vstèu)e de i'inllu.x [ilivsique. 1010
IV. — Systèmes deif idées innées et de la véracité
divine. lOll
V. — Théorie des idées en Dieu et des causes occa-
sionnelles. 1012
VI. — Système de l'harmonie préétablie. lOlti
VIL — Système des physiologistes matérialistes. 1017
VIII. — Déalisme de Terkclev et de Hume. 1020
PIIE.^OMENES INTELLECTUELS, leur analyse. Vou
Langage, § 111.
riiVslOLOGIE de l'enfant. Vou. Lang.vgc, 8S I cl II.
IMIVSIOLOt.ISTES M.\TElUALlSTbS. roi/. Pehce...
TlON EXTi':iin;i;nE.
l'ItKsilVTIE. Foi/. Vue.
l'SVCIiOLOGlK .le l'enlanl. Voy Langage, S8 I II
PSVCI10LUGlQUE(RoLE)du langage. K. LanÔaoe.S III.
SAUVAGE (Le). io.3
SAUVAGK nEL'AvEYiiON. Voy llosi.Mr, de la naii.'iœ
SAUVAGES DE l'Ucéame, leurs mœurs; anlhroi)opl)a-
gie, etc., Voy. note XIV, à la fin du volume.
SAUVAGhIS uES Etats-Ums, statistique. Foiy. noie
XIV, à la fin du volume.
SON. Voy. Langage, $ I, el OeiE.
SONS, premiers sons émis par l'enfant. Foy. Langage,
§ I — Dislim tion di s sois. V. note 1, h la lin du voltmie.
SOURI) i;!' MUI'.Tde Chartres recouvrant la voix. Foy.
noie VI, Ji la lin du volume.
SOURDS-MU LTS. 1087
SOURDS El' MUETS, de leur éducation. Foy. noie
VI, il la lin (lu volume.
SI'ONTANEI TE de la |)cnsée el de la paiole, réfuta-
tion de M. Renan. Voy Langage, § XXIll.
SURS'I'ANlES, de'ieurs noms. Voy. Langage, § V.
TAC.T. Voy. Tovcheh.
TEN.M, serpent adoré par les nègres. Voy. Sauvage
(Appendice).
TliRAlES GENERAUX, d'après Locke. Foy. Langage,
§ V. — Termes absirails et généraux,' sont-ce do
liuresdénomiiiations, vides (le sens? Foy. A BsrnArrE (Idée).
THUORIE des idées en Dieu. Voy Perception exté-
RIEUUE.
THlORIESsur l'origine du langage, F. Langage.SXXH.
TOUCHER (Sens DU). 1121
TOUCHER. Voii. I'ehcei'tion extérieure.
TROMPE d'Uustache. Voy. Ouïe.
TYMPAN. Vou. Ouïe.
V
VUE. ^ 1135
NOTES ADDITIONNELLES.
Note I. — Alt. Langage, § I,
De la distinction des .son^. 1199
Note II. — Arl. Langage, § II.
Admirable perfect'on de l'organe vocal humain. —
Correspondance entre l'organe vocal, l'appareil auditif
et le cerveau. 1205
Noie m. — Art. Langage, § II.
Des modilicaiions vocales qui dépendent de la bouche.
Les sons purs ou les voyelles. Les articulations ou
les consonnes. —Différence essentielle entre les modi-
fications produites par le larynx, el les niodificatinns
produites par la bouche. Voyelles el articulations à voix
basse. — Systèmes de M. le président de Brosses el de
M. ,1. Millier, professeur d'anatomie el de physiologie
à l'Université de Berlin, sur la nature des voyelles ev
des con-onnes. A. — Système des sons muets de la parole
à voix basse. B. — Système des sons de la parole à haute
voix. 1209
NolelV. — Arl. Langage, § II.
De l'éducation des sourds-muets. 1227
Noie V. — Alt. Langage, § IIL
Extrait de Condillac. — Langage d'action. — Considé-
rations générales sur la formation des langues et sur
leurs progrès. — En quoi consiste l'arl d'analyser nos
pensées. — Combien les signes arliliciels sont néces-
saires pour décomposer les op.^rations de l'âme et nous
en donner des idées distinctes. — Avec «juelle méthode
on doit employer les signes artificiels pour se faire des
idées distinctes de toute espèce. — Les langues considé-
rées comme autant de méthodes analytiques. — Comment
le langage d'aition décompose la pensée. — Comment
les langues sonl des méiliodes analytiques. Imperfection
de ces méthodes. — De l'inlluence îles langues. — Consi-
dérations sor les idées abstraites et générales; ou com-
ment l'art de raisonner se réduil à une langue bien faite.
— Combien se trompent ceux qui regardent les délini-
Vions comme l'unique moyen de remédier aux abus du
langage. — Combien le raisonnement est simple quand la
langue est simple elle-même. — En quoi consiste lout
rarlilice du raisonnement. — Observations critiques sur
ce qui précède. 1247
Note AT. — Art. Langage, § III.
De l'opération par laquelle nous donnons des signes
à nos idées, (iixli-inl de Coudiituc.) 1285
Note VIL— Art. Langage, § IIL
Décomposition du jtKjeuieul au moyen des mots, par
l'abbé Sicard- — Du verbe, par le même. 1295
Note VIII. — Art. Langage, § III.
Controverse entre M. l'abbé Marel et la Hevue Calho-
l'Hjue de Louvain, sur la nécessité de l'enseignement et
la révélation naturelle. 13OS
Note IX. —Art. Langage, § IIL
M. de Réiiiusat el les nouveaux adversaires de M. de
Bonidd. 1309
Note X. — Art. Langage, § III, dans la note 128.
Bépon-e de M. l'abbé Rerton à la critique de M. de
Bonald par M. Victor de Chalambert. — De la polémi-
que du P. Chaslel conire M. de Bonald.
Note XL —Art. Langage, § III.
Le verbe
Note XH. -ArU Langage, § XXII.
Nouvelles difticultés contre l'invention humaine du
langage, présentées par M. Blanc-Sainl-Bonnei et par
M de Lamartine. 1317
Note XIIL — Art. Langage, § XXIII.
De l'origine onomatopéique du langage. 1521
Note XIV. — Art. Sauvage.
Océanie, mœurs des habitants de quelques îles. —
— Nouvelle-Zélande.— Tucopia. — Mannicolo, etc., 1323
Note XV. —Art. Sauvage.
Stalisliquedes restes des sauvages indigènes dispersés
au milieu des colons européens aux Etals-Unis. 1337
Note suppLÉMENTAiHE. — L'école de Louvain et la dé-
claration de la S. C. de l'Index. — LeltredeM.Bautain. 13 H
1311
1517
FIN DU TOME PREMIER.
Pans. — imprimerie MIGNK.
7«E INSTITUTE OF It'FDlAEVAL Sll'C
10 FLMSLEY PLACt
TORONTO 5, CANADA.
60 3 0'
rf^ W
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