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Full text of "Dictionnaire de philosophie Catholique"

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TROISIÈME  ET  DERNIÈRE 

ENCYCLOPÉDIE 

THÉOLOGIQUE, 

ou    TROISIÈME    ET    DEUMÈRB 

SÉRIE  DE  DICTIONNAIRES  SUR  TOUTES  LES  PARTIES  DE  LÀ  SCIENCE  RELIGIEUSE, 

OrrSAHV   ■■   rRAMÇAIS,   ET  FAR   ORDRE  ALrBABBTIQQC, 

LA    PLUS  CLAIIU:,   LA   l'LUS  FACILK,  LA  PLUS  COMMODE,  LA  PLUS  VAnif-IC 
KT    LA. PLUS   COMPLÈTE   DES   THÉOLOGIES; 

CES  DICTIONNAIRES  S°NT,  POUR  LA  TROISIÈME   SÉRIE,  CEUX  : 

DES  Sr.lENCF:S   POLITIQI'F.S   ET  SOCIALES,  —  DES   MUSÉES  RELIGIEUX    ET    PROFANES, — 

D'ÉrONOMIE  CimÉTIl  NNE  ET   CHARITABLE, — DES  DIENFAITS  DU  CIIRISTIAMS5IE,  —  DE   MYTHOLOGIE  UNIVERSELLE, — 

l'E  LA  SAGESSE  roPH.AIRE,  —  IH.   TRADITION  PATRISTIQUE  IT  CONCILIAIRE,  —  DES  LÉGENDES  CHRÉTIENNES,  — 

■»ES   ORIGINES  DU   CHRISTIANISME,  — DES  ABBAYES  ET  MONASTÈRES  CÉLtBÇES.  —  DESTIIÉTIQUE  CHRÉTIENNE, 

—  D'ANTIlIlIl.OSOrMIISMf.,  —  DES  HARMONIES   DR    LA    RAISON,  DE 'M  SCIENCE,    DE    LA    LITTÉRATIRE 

ET    DE   l'art  avec    la    FOI    CATHOLIQUE,   —    DES   ERREURS    ET  StjrERSTITIONS  l'Ol'ULAIRES  ,  — 

DE   THÉOLOGIE    SCOLASTIQLE,  —  DES  LIVRES   AI'OCRYPIIES. —  DE    DISCIPLINE  ECCLÉSIASTIQUE,   — 

d'orfèvrerie  CHRI.TIENNE,   —    DE    TECHNOLOGIE    UNI VEBSfl^.E.V^ES   SIIENCES   PHYSIQUES  ET   NATURELLES 

DEPUIS   l'antiquité   LA   PLUS  RECULÉE  JUSQU'a   NOS  JOURS,    —    DES  CARDINAUX, —    DES    PAPES,   — 

DES  OBJECTIONS   POPULAIRES    CONTRE    LE    CATHOLICISME,   —  DE   LINGUISTIQUE,    —  DE    MYSTIQUE  CHRÉTIENNE,   — 

DU    PROTESTANTISME,   —  DES    PREUVES  DE  lA  DIVINITÉ   DE   JÉSUS-CHRIST,  — 

DU   PARALLÈLE     DES    DOCTRINES   RELIGIEUSES     ET     PHILOSOPHIQUES     AVEC     LA     FOI    CATHOLIQUE,  — 

DE   BIBLIOGRAPHIE   CATHOLIQUE,  —  DE  BIBI.IOI.OCIE,  —  DES   ANTIQUITÉS  BIBLIQUES,  — 

DES    SAVANTS   ET   DES    IGNORANTS,  —  DE   PHILOSOPHIE   CATHOLIQUE,  —  D'hISTOIRE  ECCLÉSIASTIQUE,  — 

DE   PHYSIOLUGIE,  —  DE  LA  DOCTRINE  CATHOLIQUE   PROUVÉE   EN   SON  ENTIER   PAR   LES  SEULS   CANONS  DES  CONCILES  : 

PiiblicalioH  sans  laquelle  on  ne  saurait  parler  ni  lire  utilement,  n  importe  en  quelle  situation  de  ta  vie  : 

PUBLIÉE 

PAU    M.    L'ABIJL'  MIGNE, 

ÉDITEUR   DE    LA   BIBLIOTHÈQUE    UIWIVERSELLE    DU    CLERGÉ, 

OU 
DES   COURS   COHri.BVa    SUR   CHAQUE   BRANCHE    DE    LA    SCIENCE    ECCLÉSIASTIQUE. 

PRIX  :  6  FR.  LE  VOL.  POUR  LE  SOUSCRIPTEUR  A  LA  COLLECTION    ENTIÈRE,  OH  A  50  VOLUMES  CHOISIS  DANS  LES  TROIS 

Encyclopédies,  7  fr.  et  même  8  fr.  pour  le  souscripteur  a  tel  ou  tel  dictionnaire  particulier. 

TROISIÈME  SÉRIE. 

BO  mniES,  PRIX  :  360  FRANCS. 

— ^ 

TOME  QUARANTE-HUITIÈME. 


Hà^^iHin 


DICTIONNAIRE   DE   PHILOSOPHIE  CATHOLIQUE. 

TOME    PRESHEK. 

3  VOL.  PRIX  :  24  francs. 
S'IMPIUME  ET  SE   VEM)    CHEZ  J.-P.  MIGNE,  ÉDITEUR. 

AUX  ATELIEUS  CATHOLIQUES,  RUE  D'AMROISE,  20,  AU  PETIT-MONTROUGE 
AUTREFOIS  BARRIÈRE  D'ENFER  DE   PARIS,   MAINTENANT   DANS  PARIS.  ' 

1860 


OUVRAGES  DU   MEME  AUTEUR. 


ESSAI  SLU  LE  DÉVELOPPEMENT  DE  L'INTELLI- 
CiENllE  IILMALNE;  examen  crilique  des  systèmes; 
M.  (le  Donald  et  ses  adversaires.  Beau  volume  de  xv- 
402  p.  Paris,  Ad.  Leclèie.  Prix  :  3  fr.  50. 

•  ...C'est  bien  plus  qu'un  £ssaj, c'est  un  Irailô  sérieux 
et  savant...  Ce  qui  m'a  frappé  surtout  dans  cette  belle  et 
lumineuse  démonstration,  c'est  la  nécessité  absolue  de 
la  parole  pour  la  conception  des  idées  abstraites.  Nulle 
part  je  n'avais  vu  cette  preuve  si  bien  mise  en  lumière,  i 
(Mgr  Pakisis,  évêque  d'Arras.) 

<  ...  La  description  graphique  que  vous  faites  de  l'in- 
telligence humaine  se  développant  à  l'aide  de  la  parole, 
me  parait  de  nature  à  faire  une  vive  impression  sur  les 
esprits  sérieux  et  à  gagner  leur  suffrages...  »  f:  ^ 

(Mgr  Darboy,  évêque  de  Nancy.) 

<  ...  L'auteur  a  éclairé  d'un  nouveau  jour  la  philoso- 
phie du  langage,  et  il  a  mis  sur  la  voie,  nous  le  croyons, 
d'une  solution  prochaine  de  plusieurs  problèmes,  objet, 
depuis  longtemps,  de  discussions  passionnées...  » 

(M.  Uavnal,  dans  l'f/mï'ers  du  19  janvier  1859.) 

«  ...  Pour  linir,  louons-le  d'un  seul   mot  :  dédié  à  la 
mémoire  vénérée  de  M.  de  Donald,  il  est  un  digne  hom- 
mage à  son  génie,  une  éloquente  protestation  contre  les 
interprétations  inintelligentes  de  ses  doctrines...  > 
(M.  DupLEssY,  dans  la  Btbliograph.  calli.  de  janv.  1859.) 

LA  CITE  DU  MAL  ou  les  corrupteurs  du  siècle  ;  ou- 
vrage d'une  forme  apologétique  nouvelle.  Deau  vol. 
papier  glacé,  de  430  p.  Pans,  Amb.  Bray.  Prix  :  3  fr.  50. 

f  ...  Ainsi  que  vous  le  dites,  Monsieur,  le  mal  est 
devenu  bien  profond  et  bien  général,  hélas  I  et  il  n'est 
pas  toujours  suffisamment  aperçu!  Plaise  à  Dieu  que 
votre  voix  soit  entendue  !  Vous  aurez  devant  Uii,  Mon- 
sieur, le  mérite  de  l'avoir  élevée,  et  c'est  un  litre  aussi 
que  vous  aurez  acquis  à  la  gratitude  de  tous  ceux  qui 
servent  et  qui  aiment  sa  sainte  cause 

(  Il  est  vrai,  Monsieur,  la  lutte  actuelle  prend  des 
proportions  terribles.  Je  ne  crois  pas  cependant  encoie 
à  la  défaite  qui  doit  précéder  la  fin  des  temps,  et  j'es- 
père un  triomphe  avant  le  règne  personnel  de  l'Anté- 
christ. Mais  il  faut  beaucoup  prier;  et,  chacun  dans  sa 
sphère,  éclairer  et  fortifier  les  faibles  d'esprit  et  de 
cœur  :  c'est  ce  que  vous  aurez  contribué  beaucoup  à 
faire  pour  votre  part. 

I  Agréez,  Monsieur,  l'assurance  de  mes  meilleurs 
sentiments. 

«  -J-  L.-E.,  Evêque  de  Poitiers.  > 

<  Nous  avons  lu  le  livre  de  M.  Jehan  sans  aucun  parti 
pris,  quoique  nous  fussions  favorablement  disposé  par 
les  précédents  ouvrages  de  l'auteur.  C'est  «n  toute  con- 
naissance de  cause,  et  mû  seulement  par  le  désir  d'éveil- 
ler de  bonnes  pensées  dans  quelques  âmes,  que  nous 
déclarons  la  lecture  de  ce  livre  une  des  plus  utiles  que 
l'on  puisse  conseiller  et  propager  dans  les  circonstances 
présentes.  Ajoutons  que  l'utile  et  l'agréable  sont  ici 
heureusement  réunis.  Nous  savons  que  le  travail  de 
M.  Jehan,  si  élevé  dans  son  but  et  si  absiraitdans  plu- 
sieurs de  ses  parties,  a  été  lu  avec  plaisir  par  des  lec- 
teurs peu  habilués  aux  lectures  sérieuses;  c'est  que  la 
forme  en  est  souvent  poétique,  toujours  élégante.  Ces 
qualités  de  style  sufflsaienl  pleinement  à  en  assurer  le 
succès. 

»  Nous  aurions  beaucoup  à  faire  si  nous  voulions  citer 
toutes  les  pages  que  nous  avons  distinguées  et  que  nous 
avons  notées  pour  les  relire.  La  Cité  du  mal  renferme 
une  grande  variété  de  tons.  Des  tableaux  gracieux  et 
respirant  un  profond  sentiment  de  la  nature;  des  des- 
criptions savantes,  qui  rappellent  les  Dicliomiaires  p\us 
savants  du  même  auteur,  succèdent  fréquemment  aux 
véhémentes  apostrophes  et  aux  lamentations  éloquentes 
inspirées  p:ir  l'audace  des  ennemis  de  Dieu  et  des  pro- 
grès de  leurs  désastreuses  doctrines,  etc.,  etc.  > 

(M.  Ch.  Derton,  d'Amiens, 
dans  ri/jijyers  du  31  décembre  1859.) 

DU  LANGAGE  et  de  son  rôle  dans  la  constitution  de 
la  raison,  ou  Vues  philosophiques  sur  l'origine  des  con- 
naissances humaines.  Vol.  in-lïJ  de  330  pages,  à  Paris, 
chez  Lecoffre.  Prix  :  2  fr.  50. 

La  plupart  des  Revues  françaises  et  étrangères  ont 
parlé  avec  éloge  de  cet  ouvragé,  malgré  les  divergences 
d'opinions  sur  les  questions  tant  débattues  qu'il  discute. 

VUniversilé  calliolique  dit  que  «  jamais  on  n'avait 
analysé  aussi  profondément  les  facultés  psychologiques 
de  notre  âme,  et  leur  application  dans  l'acte  de  la  con- 
naissance. »  (Nimiéro  de  mai  18.03.) 

M.  Ch.  Mailv-Laveaux,  de    l'ccule  des  ('.haïtes,  dans 


un  article  publié  par  \eMonit('Uf  Hmt)t'rse/dul9mai  185.'^, 
dit  que  ce  livre  c  résume  bien  la  discussion  relative  i 
l'origine  du  langage,  et  forme  le  recueil  de  pièces  justi- 
ficatives le  plus  complet  qu'on  ait  encore  publié  sur  ce 
sujet.  A  ce  titre,  il  devient  indispensable  à  tous  ceux  qui 
voudront  étudier  la  question.  > 

EPITOME  HISTOHI/E  SACR^.  Méthode  nouvelle 
pour  la  version,  l'analyse,  l'étude  des  règles,  etc.,  sans 
les  inconvénients  du  dictionnaire  et  de  la  grammaire; 
avec  une  Introduction  sur  les  vices  des  procédés  actuels 
dans  l'enseignement  des  langues.  Ce  petit  ouvrage  a  été 
accueilli  avec  une  faveur  spéciale  par  les  pères  de 
famille  et  par  les  instituteurs.  Progrès  rapides  el  attrait 
de  l'étude,  tel  est  le  problème  résolu  pour  les  commen- 
çants par  ce  livre  élémentaire.  Chez  Lecoffre.  Prix  : 
1  fr.  25. 

NOUVEAU  TRAITÉ  DES  SCIENCES  GÉOLOGIQUES 
considérées  dans  leurs" rapports  avec  la  Religion  et  dans 
leur  application  générale  à  l'industrie  et  aux  arts,  avec 
un  tableau  figuratif  des  terrains  et  la  représentation  des 
fossiles  les  plus  caractéristiques  el  les  plus  curieux. 
Ouvrage  adopté  par  les  petits  et  les  grands  séminaires 
pour  l'enseignement  de  la  géologie,  et  dédié  à  Son  Ëmi- 
nence  Mgr  le  cardinal  Morlol,  archevêque  de  Paris. 
Nouvelle  éd'tion  considérablement  augmentée.  1  vol. 
in-12,  avec  pi.,  chez  Lecoffre,  à  Pa'ris.  Prix  :  2  fr.  80. 

ESQUISSES  DES  HARMONIES  DE  LA  CREATION, 
ou  les  sciences  naturelles  étudiées  du  point  de  vue  phi- 
losophique et  religieux;  histoire,  mœurs  el  instincts  des 
animaux  invertébrés.  1  fort  volume  in-12  précédé  d'une 
Introduction  générale  et  orné  de  planches  représentant 
un  grand  nombrede  figures  en  taille-douce.  ChezLecoffre. 
Prix  :  3  fr. 

DICTIONNAIRE  DE  LINGUISTIQUE  ET  DE  PHI- 
LOLOGIE COMPARIiE.  Histoire  de  toutes  les  langues 
mortes  et  vivantes,  ou  Traité  complet  d'idiomographie, 
embrassant  l'examen  critique  des  systèmes  et  de  toutes 
les  questions  qui  se  rattachent  à  la  filiation  des  langues, 
à  leur  essence  organique  et  à  leurs  rapports  avec  l'his- 
toire des  laces  humaines, de  leurs  migrations, etc.,  I  vol. 
in-4»  de  1450  col. 

Extrait  d'une  lettre  adressée  à  l'auteur  par  M.  Cham- 
pollion-Figeac. 

f  Fontainebleau,  le  5  nov.  1858 
(au  palais  Impérial). 
t  Monsieur, 

i  La  lettre  que  vous  m'avez  fait  l'honneur  de  m'écrire 
à  la  fin  du  mois  de  septembre  dernier  et  le  précieux  vo- 
lume que  vous  avez  bien  voulu  y  ajouter,  sont  parvenus 
ici,  pendant  mon  séjour  aux  eaux,  au  milieu  des  Alpes. 
A  mon  retour,  je  m'empresse  de  vous  offrir  mes  remer- 
ciements pour  l'un  et  pour  l'autre 

tXoUe Diclionnairede Linguistique  a  été  le  compagnon 
de  mes  excursions  alpines;  j'ai  étudié  les  articles,  chefs 
de  famille,  dont  les  descendants  sont  par  là  mieux  con- 
nus dans  leur  généalogie,  leurs  sources  et  tous  leurs 
autres  mérites.  Il  n'y  a  rien  de  changé  dans  mon  opinion 
sur  ce  savant  résumé  (1),  sur  les  aperçus  nou^eaux  plus 
savants  encore,  qui  donnent  à  votre  ouvrage  tant  de 
valeur  historique  et  scientifique  à  la  fois  ;  c'est  sous  ces 
impressions  que  j'en  parlerai  dans  \3iRevue  archéologique, 
aussitôt  que  la  suite  d'une  longue  absence  à  réparer 
dans  mon  service  public  me  laissera  quelques  heures; 
je  les  y  emploierai  avec  plaisir.  Monsieur,  et  je  serais 
heureux  de  concourir  à  fixer  sur  votre  remarquable  et 
prodigieux  travail  l'attention  el  les  suffrages  dont  il  est 
digne  à  tous  égards.  Veuillez,  Monsieur,  eu  agréer  l'assu- 
rance avec  celle  de  mon  entier  dévouement. 

«  J.-J.  Champollion-Figeac.  > 

Voir  aussi  l'arlicle remarquable  (lubliépar  M.  Laurentie 
dans  rt/«Jo«du  19  novembre  1858;  celui  de  M.  Amédéo 
Pirhot,  dans  la  Uevne  britannique  (avril  t8.')9),  etc  ,  etc. 

DICTION  N  AlliE  Apologétique,  2  v.in-i°. 

—  des  Origines  du  Cliristiuuisme. 

—  de  Cosiiiogonie  et  de  l'atéontologie. 

—  d'Anthropologie. 

—  de  Zoologie,  3  v.  in-4°. 

—  de  Botanique. 

—  de  Cliiinie  et  de  Minéralogie. 

—  historique  des  Sciences  physiques  cl 

naturelles. 

—  d'Astronomie ,  de   Physique  el   de 

Météorologie. 

(1)  M.  Champollion  avait  déjà  écrit  une  première  lettre 
à  l'auleur. 

Taris.  —  Iiiiiuimcno  MIGNE. 


INTRODUCTION. 


LA  PHILOSOPHIE,  SES  SYSTEMES  ET  SON  IMPUISSANCE. 

Obsciiratiim  csl  insipicus  cor  eoruni;... 
F^lulli  facli  siint. 

(Rom.  1,21,  22.) 

Oui  de  nous  n  a  éprouvé  ce  (|ue  l'illustre  Balmès  a  raconté  de  lui-même  dans  l'un  de  ses 
plus  intéressants  ouvrages?  «  Il  fut  un  temps,  dit  ce  profond  penseur,  où  le  prestige  de  ccmv 
tains  noms,  la  radieuse  auréole  qui  ceignait  le  front  de  ceux  qu'on  proclamait  les  rois  du 
la  pensée,  le  défaut  d'expérience  du  monde  scientilique,  et,  par^dessus  tout,  le  feu  de  l'Ago 
et  cet  ardent  désir  de  repaître  son  esprit  d'une  doctrine  nouvelle  et  brillante,  me  faisaieiit 
saluer  avec  transport  le  jour  heureux  qui  m'ouvrirait  les  portes  du  temple  de  la  science  et 
me  permettrait  d'en  étudier  tous  les  secrets,  ne  fût-ce  ([ue  comme  le  dernier  de  ses  adep^- 
tes.  Oh  1  c'était  là,  sans  doute,  la  j)lus  belle  illusion  oii  ITime  humaine  ait  pu  s'abandonner  ; 
la  vie  des  philosophes  et  des  savants  me  paraissait  celle  des  demi-dieux  sur  la  terre,  et  je 
ine  souviens  d'avoir  plus  d'une  fois,  dans  les  naïves  admirations  de  mon  enfance,  porté  ao. 
regard  d'envie  sur  d'honnôles  médiocrités  que  je  me  représentais  avec  des  proportions  gi- 
gantesques. 

«  Découvrir  les  principes  de  toutes  les  choses,  lever  d'une  main  hardie  les  sombres  voiles 
qui  couvrent  les  secrets  de  la  nature,  s'élancer  dans  des  régions  supérieures  pour  y  con" 
templer  des  mondes  nouveaux  qui  se  dérobent  aux  regards  du  vulgaire,  respirer  upe  atmO' 
sphère  mille  fois  plus  subtile  que  l'air  é[)ais  dont  s'enveloppe  le  globe  terrestre,  se  dépouil- 
ler en  quelque  sorte  des  entraves  du  corps,  remonter  à  la  source  môme  de  la  lumière,  de-r 
vancer  les  générations  sur  la  route  de  l'avenir,  tels  étaient,  à  mes  yeux,  les  privilè- 
ges et  les  bienfaits  de  la  science;  c'est  au  sein  d'une  telle  félicité  que  j'aimais  à  considérer 
les  sages;  les  applaudissements  et  la  gloire  dont  ils  étaient  entourés,  je  les  regardais  comme 
un  faible  dédommagement  que  la  terre  s'empressait  de  leur  otfrir  dans  les  rares  instants  oîi, 
suspendant  le  cours  de  leurs  sublimes  excursions,  ils  daignaient  fouler  encore  ce  triste  se» 
jour  de  bruit  et  de  ténèbres. 

«  La  littérature,  me  disais=je  à  moi-piême,  avec  ses  admirables  recherches  sur  )a  nature 
et  les  sources  du  beau,  du  sublime,  du  vrai,  sur  les  lois  du  bon  goût,  sur  l'art  de  remuer  les 
passions,  fournit  à  ces  hommes  privilégiés  des  moyens  infaillibles  pour  subjuguer  l'esprit 
de  leurs  lecteurs  ou  de  leurs  auditeurs,  La  logique  et  l'idéologie  leur  révèlent  les  intimes 
opérations  de  l'entendement  humain  et  les  procédés  qui  peuvent  le  conduire  à  la  connais- 
sance de  la  vérité  en  toutes  sortes  de  niatières.  Les  mathématiques  et  I3  [)hysique  les  ini- 
tient aux  lois  générales  et  particulières  de  la  création  :  l'univers  déroule  sans  doute  à  leurs 
yeux  ses  trésors  et  ses  merveilles;  ils  ont  seuls  le  droit  de  contempler  ce  sublime  tableau. 
La  psychologie  leur  donne  une  idée  complète  de  l'âme  humaine,  de  son  essence,  de  ses 
facultés,  de  ses  relations  avec  le  corps,  du  mode  de  son  action  sur  lui  ef.  des  sensations 
qu'elle  en  reçoit.  Les  sciences  morales,  sociales  et  politiques  leur  montrent  comme  dans  un 
caJre  lumineux  les  lois  du  monde  moral,  celles  du  progrès  et  de  la  perfection  des  sociétés, 
avec  la  manière  de  les  bien  gouverner.  En  un  mot,  la  scienpe  était,  dans  ma  pensée,  un 
merveilleux  talisman  qui  ne  connaissait  pas  de  limites  à  sa  puissance;  et  celui  qui  i)arve- 
Dait  à  s'en  emparer  se  trouvait  par  là  môme   à  une  hauteur  incalculable  au-dessus  de  ly 
triste  humanité.  Décevante  illusion,  qui  ne  tarda  pas  à  se  llétrir  dans  mon  âme,  i)0ur  tom* 
Ler  ensuite  en  poussière,  comme  une  fleur  brûlée  par  les  ardeurs  de  l'été. 

«  Plus  mes  rôves  avaient  été  séduisants  et  m'avaient  dès  lors  inspiré  un  ardent  désir  d'cft 
Ujctu'NN.  ue  Pun^osorniF.  L        t)  t 

D 


AI 
M 


H  INTRODUCTION  12 

connatlrc  la  n'nlili',  )>liis  fui  pônililc^  h  mon  cœur  la  déception  dont  ils  furent  suivis,  et  fé- 
rnndo  la  loron  qu'ils  nie  donnaient  en  s'ôvanouissant.  A  peine  m'étais-jc  introduit  dans  une 
de  ces  écoles  où  se  déballent  des  questions  d'une  haute  importance,  que  mon  esprit  res- 
sentit aussitôt  une  indicible  inquiétude,  tant  il  trouvait  d'iiicerlilude  et  d'obscurité  dans  la 
7)arole  ou  les  écrits  des  maîtres.  Je  refoulais  incessamment  au  fond  de  mon  âme  les  pensées 
qui  ne  cessaient  de  s'élever  contre  une  telle  doctrine,  mais  sans  pouvoir  les  étouffer;  je 
voulais  donner  le  change  à  mon  esprit  en  tâchant  de  me  persuader  que  je  trouverais  plus 
lard,  en  avançant  dans  la  voie,  une  satisfaction  pleine  et  entière.  Il  faudra,  sans  nul  doute, 
me  disais-je  alors,  avoir  d'abord  embrassé  le  corps  entier  do  la  science,  pour  arriver  en- 
suite à  posséder  cett(i  lumière  et  cotte  certitude  qui  me  font  actuellement  défaut. 

«  Il  m'eût  été  bien  difficile  de  penser,  à  l'époque  dont  je  parle,  qu'il  pût  y  avoir  des 
hommes  qui,  après  avoir  consumé  leur  vie  dans  les  plus  rudes  labeurs,  quand  on  les  voit 
dogmatiser  avec  tant  d'assurance,  n'ont  guère  appris  autre  chose,  dans  leurs  veilles  savantes 
et  prolongées,  qu'à  soutenir  le  pour  et  le  centre  sur  un  sujet  donné  et  h  remplacer  le  vide 
de  leur  esprit  par  quelques  mots  sonores  et  des  discours  pompeux.  Toutes  mes  difficultés, 
tous  mes  doutes,  toutes  mes  répugnances,  je  les  attribuais  uniquement  à  mon  défaut  d'ins- 
truction et  de  talent;  c'était  ma  faute,  après  tout,  si  je  ne  comprenais  jjas  mieuy  ce  que 
m'enseignaient  des  maîtres  aussi  respectables.  De  là  le  désir  encore  plus  impétueux  qui  me 
saisit  d'apprendre  ce  que  j'ignorais.  Ni  les  alchimistes  du  moyen  ûge,  ni  les  modernes  pu- 
blicisles  ne  déployèrent  autant  d'ardeur,  les  uns  à  la  recherche  de  la  pierre  philosophalc, 
les  autres  h  la  recherche  de  l'équilibre  des  pouvoirs,  que  j'en  montrais  à  l'étude  de  la 
science  ;  Aristole,  avec  ses  innombrables  commentateurs  et  ses  disciples,  Raymond  LuUe, 
Descartes,  Malebranche,  Locke,  Condillac,  et  mille  autres  dont  le  nom  m'échappe,  ne  suffi- 
saient pas  à  mon  insatiable  avidité.  L'un  m'absorbait  et  jetait  la  confusion  dans  mon  esprit 
avec  ses  fameuses  règles  sur  le  syllogisme  ;  l'autre  appelait  à  son  tour  toute  mon  attention 
sur  les  propositions  et  les  axiomes  ;  celui-ci  m'accablait  de  préceptes  sur  la  méthode,  tandis 
que  celui-lh  me  faisait  remonter  à  la  source  des  idées  :  mais  tous  me  laissaient  plongé  dans 
une  obscurité  plus  profonde  que  celle  où  j'étais  avant  de  les  avoir  lus.  Je  ne  tardai  pas  h 
m'a))ercevoir,  en  un  mot,  que  chacun  ne  se  préoccupe  que  d'entraîner  l'esprit  humain  de 
son  côté;  et  qu'essayer  de  les  suivre  vous  serait  une  chose  non  moins  absurde  qu'impos- 
sible. 

«  Ces  philosophes  qui  se  sont  posés  en  directeurs  suprêmes  de  l'entendement  humain,  me 
disais-je  encore,  ne  s'entendent  pas  entre  eux  :  c'est  ici  la  tour  de  Babel,  où  chacun  parle  sa 
langue,  avec  celte  différence  toutefois  que  dans  la  première  l'orgueil  fut  puni  [)ar  la  confusion, 
tandis  que  dans  celle-ci  la  confusion  fournit  un  nouvel  aliment  à  l'orgueil.  Chacun  de  ces 
ouvriers  intellectuels  se  donne,  en  effet,  comme  le  seul  maître  légitime,  el  tous  les  autres 
n'ont,  à  ses  yeux,  que  des  litres  apocryphes  à  l'enseignement  de  l'humanité.  Je  voyais  en 
môme  temps  que  toutes  les  branches  de  la  science  présentaient,  ou  peu  s'en  faut,  le  même 
phénomène,  et  j'en  conclus  que  je  devais,  sans  trop  de  regret  et  le  plus  tût  possible,  faire 
justice  de  mes  illusions  à  l'endroit  des  sciences  humaines.  Ces  mécomptes  perpétuels  avaient 
préparé  mon  esprit  à  une  sorte  de  révolution  ;  et,  malgré  quelques  hésitations  de  courte 
durée,  malgré  les  protestations  de  ma  faiblesse  naturelle,  je  résolus  de  m'insurger  contre  tous 
les  pouvoirs  de  la  science,  contre  de  prétendues  sommités  intellectuelles,  et  j'inscrivis  sur 
mon  drapeau  cette  parole  hardie  :  A  bas  l'autorité  scientifique  ! 

«  Je  n'avais  rien  à  mettre  cependant  à  la  place  du  pouvoir  renversé;  car  si  ces  respecta- 
bles philosophes  savaient  bien  peu  de  chose  touchant  les  grands  problèmes  dont  je  cher- 
chais la  solution,  je  savais  encore  moins,  puisque  je  ne  savais  rien.  Vous  pouvez  sans  peine 
vous  représenter  l'état  douloureux  où  m'avait  jeté  la  révolution  que  je  venais  d'inaugurer, 
en  essayant  de  la  pousser  à  ses  dernières  conséquences  ;  souvent  je  frémissais,  parfois  môme 
je  m'accusais  d'ingratitude  ;  cela  se  comprend,  puisque  je  devais  chasser  de  ma  pensée  des 
personnages  aussi  vénérables  que  Platon,  Aristote,  Descartes,  Malebranche,  Leibnitz,  Locke 
et  Condillac.  L'anarchie  était  le  résultat  inévitable  d'une  pareille  tentative,  mais  je  m'y  ré- 
signais avec  plaisir,  plutôt  que  de  placer  de  nouveau  sur  le  trône  de  mon  intelligence  des 
n'iaîtres  qui  m'avaient  tellement  induit  en  erreur.  Et  comme  j'avais  en  outre  goûté  le  plaisir 
de  la  liberté,  je  ne  voulais  pas  ternir  l'éclat  de  mon  triomphe,  ni  courber  un  front  humilié 
sous  les  fourches  caudincs.  » 


IJ  INTRODUCTION  1* 

Voyons  pour  notre  compte  si  un  coup  d'œil  jeté  sur  l'histoire  de  la  plulosoi)hle  ol  sur 
ses  syslèujcs,  nous  conduira  aux  mômes  déceptions.  Nous  diviserons  celte  étlide  en  trois 
parties.  Dans  la  première,  nous  examinerons  la  pliilosoi)liic  dans  l'antiquité  ;  ce  sera  le  su- 
jet de  la  présente  introduction.  Dans  la  seconde  partie,  nous  étudierons  la  philosophie  RM 
nioven  âge  ;  ce  sera  l'objet  de  l'introduction  de  notre  second  volume.  Enlui,  dans  l'mtro- 
ductiou  du  troisième  volume,  nous  passerons  en  revue  la  philosophie  moderne  cl  contempo- 
raine, 

Ik  PïULOSOPJIIR  DANS  l'aNTIOIITI^.. 
I.  —  Moïse   €l  les  Hébreux. 

Au  milieu  de  la  civilisation  progressive  de  l'ancien  monde,  on  voit  un  peuple  (pii,  mé- 
prisé  du  genre  humain,  végète  opiniâtrement  sur  un  petit  coin  de  terre.  Il  ne  prétend  à  au- 
cune gloire  littéraire  ou  scientifique  ;  il  n'a  ni  philosophes  célèbres  ni  artistes  distuigués. 
Il  reste  étranger  au  mouvement  inlellectuel  qui  entraîne  à  ses  côtés  les  peuples  de  la  Grèce 
et  de  l'Orient  ;  sa  langue  est  pauvre,  son  ignorance  extrême,  la  pensée  reste  cliez  lui  sans 
développement  et  sans  essor  ;  il  est  presque,  entre  les  peuples,  ce  que  sont  parmi  les  hommes 
ces  èlres  ébauchés,  que  des  facultés  imparfaites  condamnent  h  végéter  dans  une  longue  en- 
fance. —  Cependant  il  connaît  une  chose,  une  seule  chose,  et  il  est  seul  h  la  connaître  ;  celle 
connaissance  fut  refusée  à  la  sagesse  des  Grecs  et  à  l'orgueil  des  Orientaux.  Celte  chose,  c'est 
l'existence  éternelle  et  suprême  du  Dieu  unique  qui  a  fait  au  commencement  les  cieuM 
(t  la  terre.  Seul  il  en  parle  d'une  manière  digne  de  sa  grandeur;  le  reste  du  genre  hiimaiij 
le  méconnaît.  Tandis  (pi'ailleurs  des  génies  immortels,  faits  pour  chanter  la  gloire  du  Très- 
Haut,  l'outragent  par  leurs  indignes  conceptions,  tandis  que  quelques  sages  le  chercheiU 
en  tâtonnant,  et  se  réjouissent  tout  au  plus  h  la  lumière  de  quelque  rayon  pâle  et  incer- 
tain,  le  peuple  juif  adore  le  seul  Dieu  devant  lequel  les  hommes  i)uissent  se  prosterner  sans 
rougir.  Contraste  étrange  !  Le  peuple  juif,  le  plus  ignorant  de  tous,  lui  qui  n'a  jamais  re(;u 
de  ce  qui  l'entoure  que  des  le(;ons  d'idolâtrie  ;  qui  a  passé  quatre  siècles  dans  l'esclavage  de 
l'Egypte,  de  cette  Egypte  dont,  suivant  l'expression  d'un  poêle,  les  dieux  habitaient  les 
étables  et  croissaient  dans  les  jardins  I....  c'est  lui  qui  seul  a  connu  la  vérité  la  plus  relevée, 
la  plus  im})ortante  et  la  plus  abstraite  de  toutes  1  L'a-t-il  découverte  par  iiasard?  La  doit-il 
à  ga  propre  sagesse?  Suppositions  absurdes  que  le  moindre  examen  fail  tomber. 

Ce  contraste  vaut  la  peine  que  nous  nous  y  arrêtions.  Peu  de  choses,  mieux  (pie  cette  op^ 
position,  peuvent  faire  sentir  la  faiblesse  do  la  raison  humaine  laissée  h  ses  propres  forces, 
et  la  nécessité  d'admettre  l'intervention  divine  dans  la  religion  juive.  Comment  ne  pas  s'é^ 
tonner,  en  voyant  chez  les  Hébreux  des  idées  si  justes  et  si  grandes  sur  la  Divinité,  cl  chez; 
les  philosophes  païens,  dans  leurs  écoles  les  plus  célèbres,  aux  époques  où  l'esprit  huniiiiu 
se  développait  avec  le  plus  de  vigueur,  des  conceptions  si  imparfaites,  si  erronées?  [Voir 
plus  .oinle  paragraplie  II.) 

«  Moïse,  avec  une  sagacité  merveilleuse,  parle  h  des  hommes  grossiers  la  langue  qui  leur 
convient  ;  et  cependant  il  ne  plie  que  rarement  sa  doctrine  aux  exigences  de  leur  grossie-. 
relé.  Ses  concessions  consistent  dans  les  mots  plus  que  dans  les  choses  ;  ce  sont  des  nua- 
ges passagers  qui  n'obscurcissent  que  pour  un  instant  ce  qu'il  y  a  de  sublime  dans  les  no- 
tions de  l'Etre  suprême.  Les  questions  oiseuses,  les  problèmes  insolubles  sont  soigneuse- 
ment écartés.  Le  législateur  des  Juifs  ne  recherche  point,  comme  les  prêtres  de  l'Egypte 
ou  de  l'Inde,  ou  comme  les  philosophes  delà  Grèce,  de  quelle  substance  Dieu  se  compose  ; 
s'il  existe  dans  l'étendue,  ou  s'il  existe  hors  de  l'étendue  ;  s'il  est  fini,  ou  s'il  est  infini  ;  si 
l'existence  du  monde  est  éternelle  et  nécessaire,  ou  si  elle  fut  l'œuvre  <i  la  fois  subite  et 
tardive  d'une  inexplicable  volonté.  Le  prophète  de  Sinaï  échappe  également  à  ces  écarts 
«l'une  imagination  déréglée,  qui  répandent  sur  les  cultes  populaires  dont  les  prêtres  repais» 
sent  la  multitude,  un  vernis  tour  à  tour  révoltant  et  ridicule  ;  et  à  ces  subtilités  toujours 
sans  résultat,  qui  ont  précipité  le  théisme  philosophique  de  l'Inde  dans  un  labyrinthe  dont 
le  terme  est  inévitablement  l'athéisme  ou  le  panthéisme Dans  le  récit  delà  création,  au- 
quel il  faut  sans  doute  accorder  ce  que  le  génie  de  lOrient  exige  qu'on  accorde  à  tout  récit 
de  ce  genre,  il  n'est  parlé  ni  d'une  matière  inerte  cl  rebelle  qui  génc  le  Créateur,  ni  d'un 
œuf  mystérieux,  ni  d'un  géant  mis  en  pièces,  ni  d'une  alliance  entre  des  forces  aveugles  et 
des  atomes  sans  intelligence,  ni  de  la  nécessité  qui  enchaîne  la  raison,  ni  du  ha^(trd  fjqi  ta  ' 


15  TXÏFWDUCTION.  !6 

UouIjIc.  >•  ^n.  CoNbTANT,  De  1(1  religion,  considérée  dans  sa  source,  ses  formes  et  ses  déve- 
hppemenls,  t.  Il,  p.  215-217.) 

Moiso,  ol  lous  les  auteurs  l)(5hrcux  nprès  lui,  parlent  constamment  de  Jôhovah,  comme 
devaient  le  faire,  non  des  discii)lcs  de  l'Egypte,  mais  des  envoyés  de  Dieu.  Sa  toute-puis- 
sance, son  omnisciencc,  son  unité,  son  infinité,  son  immortalité,  toutes  ses  perfections 
enfin  si  souvent  méconnues  des  sages  de  la  Grèce,  sont  constamment  proclamées  par  ces 
grossiers  enfants  do  la  Palestine. 

Celle  connaissance  du  vrai  Dieu  n'est  i)as  bornée  aux  écrivains  ;  elle  est  populaire  cliez 
les  Juifs,  parce  que  le  langage  de  leurs  livres  sacrés,  môme  sur  ces  matières,  est  à  la  portée 
de  toutes  les  classes  du  peu]»le.  C'est,  chose  admirable  !  en  style  simple,  clair,  plein  d'images, 
que  Moïse  et  les  prophètes  trouvent  moyen  de  donner  sur  Dieu  les  idées  réellement  les  plus- 
exactes  et  les  plus  relevées,  tandis  que  les  philosophes  ne  réunissaient  le  plus  souvent  qu'à 
envelopper  des  idées  Irès-peu  philoso])hiqucs  dans  un  style  obscur  à  force  d'abstraction. 
Qu'on  lise  le  chapitre  xl  d'Isaïe;  on  y  verra  la  puissance,  les  œuvres,  l'unité,  l'immensité 
divines,  rappelées  sous  des  formes  à  la  fois  claires  et  poétiques,  dramatiques  et  justes.  Voilà 
le  langage  que  le  peuple  peut  entendre  cl  aime  à  écouler  ;  voilà  comme  on  persuade  la  multi- 
tude en  raérne  temps  qu'on  l'éclairé.  Comment  entendre  sans  étonnementces  écrivains  sacrés, 
quand  ils  nous  parlent  de  la  Divinité?  S'agit-il  de  nous  donner  l'idée  de  ses  perfections,  de  sa 
nature?  rien  n'est  assez  grand,  assez  sublime  :  Il  habite  une  lumière  inaccessible  (/  Tim.  vi, 
16\  —  Où  irui-je  loin  de  Ion  esprit,  où  fuirai-je  loin  de  ta  face?  Si  je  monte  au  ciel,  tu  y  es; 
si  je  descends  au  sépulcre,  tu  y  es  encore  [Psal.  cxxxvni,  7,  8). —  Sa  justice  est  commt 
de  hautes  montagnes  ;  ses  jugements  sont  un  profond  abîme  {Psal.  xxxv,  7).  —  Il  a  créé  les 
^ieux  par  sa  parole,  et  toute  l'armée  des  deux  par  le  souffle  de  sa  bouche  {Psal.  xxxii,6). 
Le  peignent-ils  dans  ses  rapports  avec  nous?  rien  de  plus  simple  et  de  plus  sensible.  Il 
s'irrite,  il  s'apaise,  il  se  repent,  il  s'émeut.  Ah  !  voilà  le  Dieu  qui  forma  l'homme.  Il  sait  quel 
langage  il  faut  lui  tenir.  Il  sait  que  la  Divinité  impassible  du  philosophe  ne  dirait  rien  à  son 
Ame.  Il  se  révèle  à  sa  raison  et  s'accommode  à  sa  nature.  Il  dévoile  ses  perfections  à  son 
esprit ,  et  il  parle  à  son  imagination,  à  son  cœur  :  il  le  prend  par  ses  endroits  sen- 
sibles. 

Mais  encore,  comment  arrivc-t-il  qu'en  prenant  de  la  sorte  un  style  tout  en  images  et  en 
sentiments,  un  style  par  conséquent  fort  éloigné  de  l'exactitude  philosophique,  comment 
arrive-t-il  que  les  docteurs  de  l'Ancien  Testament  Irouvent  u^oyen  de  ne  rien  laisser 
<^chapper  qui  puisse  donner  au  peuple  une  direction  fausse,  retarder  les  progrès  de  son 
intelligence  et  le  faire  retourner  à  son  idolâtrie?  Comment  arrive-t-il  qu'en  manifestant 
J'état  de  la  gloire  divine  aux  Hébreux  épouvantés,  le  Penlaleuque  ne  leur  montre  cependant 
iiucune  figure  en  Horeb  {Deut.  iv,  12,  15)?  que  ces  Hébreux  qui  entendent  la  voix  céleste 
(Deut.  V,  24),  qui  voient  le  trône  de  l'Eternel  sur  le  Sinaï  {Exod.  xxiv,  10),  qui  parlent  sans 
cesse  de  ses  yeux,  de  ses  mains,  de  ses  oreilles,  ne  soient  jamais  cependant  conduits  parleur 
livres  sacrés  à  lui  attribuer  une  forme  humaine?  ce  qu'ont  fait  cependant  toutes  les  mytholo- 
giesdes  siècles  anciens,  et  toutes  les  superstitions  des  âges  modernes.  Pourquoi  les  images 
que  les  auteurs  hébreux  sont  réduits  à  employer  pour  donner  quelque  idée  de  la  gloire  qui 
entoure  le  Très-Haut,  et  des  manifestalions  extraordinaires  de  sa  présence  ne  sont-elles  em- 
pruntées qu'à  des  formes  vagues  et  brillantes,  propres  à  inspirer  une  terreur  religieuse,  mais 
trop  confuses  et  trop  incertaines  pour  qu'un  peuple  enclin  à  l'idolâtrie  essayât  de  les  repro- 
duire et  de  les  adorer?  Si  Moïse  n'est  pas  un  prophète  inspiré,  que  l'on  explique  cette 
énigme,  et  le  contraste  marqué  que  présentent  ses  leçons  et  son  peuple,  avec  les  leçons  elles 
compatriotes  des  philosophes  païens  (1)  !  Si  d'autres  prophètes  inspirés  n'ont  pas  suivi  Moïse, 
que  l'on  explique  une  autre  énigme  non  moins  surprenante  :  la  conservation  du  théisme  de 

(t)  J'aime  à  consigner  ici  une  doclaralion  positive  tle  B.  Conslanl  (i.  H,  p.  219-221)  :  c  Nous  le  di- 
rons donc  avec  d'aulant  plus  de  conviclion,  que  noire  opinion  s'csl  iormée  lentement,  el,  pour  ainsi 
dire,  malgré  nous.  L'apparition  el  la  durée  du  lliéisine  jnif,  dans  un  temps  el  cliez  un  peuple  également 
incapable  d'en  concevoir  l'idée  cl  de  la  conserver,  sont  à  nos  yeux  des  phénomènes  qu'on  ne  saurait  ex- 
pliquer par  le  raisonnement.  >  Quelques  pages  plus  haut  (p.  215),  il  montre  que  Moïse  n'a  pu  puiser  ses 
nobles  idées  do  la  Divinité  d:ins  les  doctrines  socrcies  du  sacerdoce  égyptien,  docirines  bien  éloignées 
de  ce  haut  degré  de  purelé.  «  Le  tliéisim',  dii-il,  qui  s'amalgamait  avec  le  panlliéisme,  ressci!d)laii  peu 
à  la  noiioii  de  l'uuilé  de  Dieu,  telle  que  les  livres  héi)reux  nous  la  préseutenl,  simple,  claire,  élablissani 
eiilre  la  Divinité  el  les  hommes  des  rapports  moraux.  Ce  dernier  caractère  constitue  la  diûërcnce  essen- 
vielle  qui  sépare  ces  deux  espèces  de  tliuisuie.  j 


IT  INTRODUCTION.  IS* 

Moïse  à  J»?sus-Christ,  chez  un  peuple  tout  matériel,  passionné  pour  l'idolâtrie,  entouré  d'ido- 
lAtres,  tandis  que  lesdiseiples  môme  d'Anaxagore  ou  d'Arislote,  ces  doctes  nourrissons  de  la 
Grèce  savante,  laissaient  promptemenl  celte  belle  lumière  s'éteindre  entre  leurs  mains.  Y 
avait-il  donc  moins  de  distance,  des  sublimes  leçons  de  Moïse  à  l'intelligence  des  grossiers 
enfants  de  Juda,  que  des  sages  enseignements  de  Socrate  h  l'esprit  exercé  de  Strabon  et 
d'Epicure  ? 

Dira-l-on  que  j'aurais  dû  prendre  mes  points  de  comparaison  ailleurs  que  chez  les  Grecs, 
et  que  les  anciennes  doctrines  de  l'Inde  n'eussent  pas  produit  un  contraste  aussi  favorable 
aux  Hébreux?  En  effet,  en  remontant  plus  haut  dans  la  nuit  des  siècles,  en  nous  rappro- 
chant de  cette  Asie  centrale,  premier  berceau  du  genre  humain,  nous  eussions  pu  trouver 
un  théisme-plus  pur  et  plus  répandu.  N'importe,  je  pourrais  demander  si  ces  leçons  furent 
claires,  populaires,  comprises,  sans  mélange  d'erreurs  graves  et  de  principes  ftinestcs.  Je 
pourrais  demander  pourquoi  ces  doctrines  n'ont  eu  d'eflicace  ei  de  durée  que  chez  les  gros- 
siers Hébreux;  pourquoi,  chez  ces  autres  peuples  si  vantés,  le  sensualisme  ou  l'idéalisnje  les 
étouffèrent  bientôt  (2).  Au  lieu  d'entrer  dans  celte  discussion,  qui  serait  toute  à  l'avantage  de 
la  théologie  mosaïque,  je  ferai  une  autre  remarque.  La  philosophie  et  la  foi  s'accordent  à 
prouver  l'existence  d'une  révélation  positive,  accordée  à  la  première  enfance  du  genre  hu- 
main, par  le  Dieu  qui  l'élevait  après  l'avoir  mis  au  monde.  Quand  on  remarque  chez  tant  de 
peuples  de  l'antiquité  une  religion  plus  éclairée  h  mesure  qu'on  remonte  vers  les  siècles 
d'ignorance,  et  toutes  les  horreurs  d'une  abrutissante  superstition  quand  on  redescend,  au 
contraire,  vers  la  civilisation  et  le  savoir,  il  n'est  guère  permis  d'en  douter.  Or,  ces  restes  de 
théisme,  épars  dans  les  mages  de  l'antiquité,  me  semblent  dus  h  cette  révélation  première, 
bien  plus  qu'aux  efforts  de  la  raison.  Ce  sont  des  lambeaux  arrachés  à  ce  trône  de  l'Eternel, 
jadis  visible  aux  yeux  surpris  de  toutes  les  familles  iiumaines.  Chez  les  Grecs,  les  restes  de 
la  révélation  primitive  étaient  tellement  déguisés  sous  les  emblèmes  matériels  de  la  mytholo- 

(2)  (  L'ori^iiialilc  de  la  pliilosopiiie  du  Gniige  ne  consisle  pas  dans  l'inveniion  du  syllo$>isnic  on  des 
catégories  d'Ari^loie,  Je  la  résume  loiil  enlièrc  dans  celle  question,  que  je  vois  posée  au  fond  de  olia- 
qne  syslème  :  Comment  l'homme  i-eut-il  devemu  Dieu  ?  C'est  l'excès  d'anibilion  spirituelle  uni  à  rcxccs 
d'humilité,  qui  est  le  propre  de  la  pensée  indienne.  Car,  en  même  temps  que  l'Iiomme,  éveillé  sous  l'arbre 
de  la  science  prétend,  conin'.e  dans  la  Bible,  devenir  non-seclement  égal  a  Dieij  ,  mais  Dieu  i.ui-mème; 
d'autre  part,  celle  arrogance  est  aussitôt  troublée  par  le  seniimenl  coiitmire  ;  ei  il  s'avoue  que,  pour  se 
déifier,  il  faul  d'abord  qu'il  renonce  à  la  conscience  de  lui-iiicnic,  en  sorte  qu'il  ne  parvienl  à  s'adorer 
qu'après  s'èlre  anéanti,  el  que  la  consommation  uu  Dieu  ne  s'achève  en  lui  que  lorsqu'il  n'y  reste  plus 
rien  de  l'homme.  Se  dépouiller  de  lous  les  liens  de  cet  univers,  se  distinguer  de  la  nature  pour  mieux 
échapper  à  la  métempsycose,  se  fermer  le  retour  dans  l'enceinte  des  choses  hnies,  s'élancer,  hors  do  la  région 
des  sens,  dans  le  domaine  <le  l'immuable  ,  s'y  perdre,  s'y  évanouir,  s'y  rassasier  d'extase,  s'y  abîmer  à 
J:ip.iais  d;ins  un  qiiiélisme  éiernel,  tel  esl  le  but  du  sage.  Par  la  conlemplalion  passive  de  l'êlre ,  il  de- 
vienl  Bralima  lui-même  ;  d'où  il  suil  que  moins  il  a  conscience  de  ses  mouvements  inlernes,  plus  il  esl 
prés  de  son  apothéose  ;  et  que  si  le  sommeil  esl  l'image  fidèle  de  la  vie  absolue,  la  mort  seule  en  esl  le 
coinmencemenl.  L'orgueil  naissant  de  la  philosophie  orientale  se  cache  ici  sous  l'excès  du  désinléres- 
semeni  et  de  la  sainte  indiflérence 

<  Au  comniencemeni,  i.i  philosophie  indienne  esl  tout  orthodoxe  ;  ennemie  du  raisonnement,  elle  ne 
s'appuie  que  sur  l'autorité  de  la  révélation  de  iJrahma  ;  elle  ne  reconiiaîl  point  d'aulres  vérités  (jue  celles 
qui  sont  contenues  dans  les  Védas  intcrpréîés  par  les  saints 

€  Enfin,  il  esl  une  dernière  époque.  Année  de  lous  les  procédés  du  doute,  la  philosophie  s'insurge 
contre  le  dogme;  elle  met  en  poudre  la  iradiiion,  elle  peuple  le  monde  de  stériles  atomes  ;  acharnée  à 
toiil  détruire,  elle  se  dévore  elle-même.  L'Inde  entre  alors  dans  son  xviii»  siècle;  elle  a  ses  Ilelvctius, 
ses  encyclopédistes,  et  sur  le  seuil  des  pagodes  se  fonde  la  théorie  du  néaiil  absolu.  >  (Edgar  Quinet, 
Du  génie  des  religions.) 

Au  reste,  malgré  les  reciierches  récentes  qui  ont  jeté  quelque  lumière  sur  les  monuments  de  cette 
piiilosophie  primitive,  il  n'est  pns  encore  possible  de  dire  avec  précision  ce  qu'elle  est.  parce  que  ses 
inonuinents  ne  sont  pas  encore  suflisammenl  connus;  parce  que  les  lioclrines  qu'ils  expriineiil  se  iron- 
venl  mêlées  aux  dogmes  cl  aux  tradilions  populaires,  el  bien  souvent  enveloppées  de  symboles  ou  de 
iiiyihes  donl  le  vrai  sens  n'est  pas  encore  expliqué. 

Comme  toute  philosophie,  celle  des  Orieni.mx  esl  sortie  des  croyances  religieuses,  inierprélées,  ex- 
pliquées, commenlées  par  la  réflexion.  Elle  pari  d'une  théologie  naiurelle,  c'est-à-dire  de  la  iiolion  de 
J'Eiie  infini  ;  et,  toute  préoccupée  de  celle  majestueuse  unité,  bien  qu'elle  présente  les  phases  du  sen- 
sualisme empirique,  de  l'idéalisme  rationaliste  el  même  du  scepticisme,  elle  se  moiilre  l'orlemcnl  eni- 
preinte  du  caractère  mysiifiue  ;  el  malgré  l'invasion  du  polythéisme  sous  des  loi  mes  variées,  elle  ne 
liui  pour  ainsi  dire  que  tourner  dans  un  corde  d'idées  dont  la  notion  de  l'unité  primordiale  esl  le  cen- 
tre, ei  qui  la  raméiie  à  ce  qui  a  été  son  point  de  départ.  C'est  là  qu'elle  tend  en  général;  el  (|noi(ine 
certaines  doctrines  isolées  abouiissenl  les  unes  au  maiéi  ialisme,  les  autres  au  dualisme,  en  admet- 
tant deux  principes,  on  iieut  dire  que  loule  celte  philosojdiie  de  l'Orieiil  marche  à  un  panllicisme  qui 
coiilund  toutes  choses  dans  l'unité  de  la  substance  inlinic,  et  regarde  lei>  êtres  finis  -moins  (ommc  des 
ctéaiiom,  ([ue  toaiiiic  des  cnitnKtiioHs  ,  i-oiivcnt  mcini'  comme  de  simples  mcdilicalions  de  celle 
S'jijslancc. 


19  INTRODUCTION.  SO 

gio,  que  l'eltpc'ricnce  y  est  plus  décisive;  nous  y  contemplons  bien  réellement  les  effctrls  de  \& 
faison  lunnaine  pour  l'élever  à  son  auteur.  Au  reste,  le  contraste  des  anciennes  doctrines 
théistes  de  l'Asie  avec  celles  qui  les  remplacèrent,  est  à  mes  yeux  une  preuve  de  plus  que  la 
pliiiosophie  ne  peutj  à  elle  seule,  comprendre  Dieu  tel  qu'il  est,  et  que  ses  efforts,  poUr  l'éle- 
ver si  haut,  la  font  presque  toujours  letomber  dans  quelque  abîme.  Cela  nous  conduit,  d'un 
cAlé,  droit  à  la  nécessité  de  la  révélation  et  à  son  existence;  de  l'autre,  à  la  divinité  du  Pen- 
lateuquo  (3) 

II.  —  Pinlùsophié  gi-ec(jitd. 

«  La  première  question  que  l'on  doit  se  faire  par  rapport  aux  premiers  scfutatetirs  de  la  na-' 
lure  divine  et  de  l'origine  du  monde,  est  celle-ci  :  Ces  philosophes  ont-ils  dû  aux  traditions 
ou  h  leurs  méditations  personnelles  la  connaissance  des  vérités  morales  et  dogmatiques  que 
plusieurs  d'ehtre  etix  ont  niées,  que  d'autres  ont  professées  d'Une  manière  plus  ou  moins 
imparfaite?  Ce  point  doit  Ctre  éclairci,  pour  bien  reconnaître  ce  qui  leur  appartient  en  pro- 
pre, et  ce  qu'ils  doivent  aux  traditions  étrangères.  Mais  cette  question  n'est-elle  pas  déjà 
résolue  par  ce  qiJc  lious  venonsdedire?  Est-il  vrai  que  longtemps  avant  qu'il  y  eût  des  phi- 
losophes dans  Un  coirl  de  l'Europe  ,  les  Hébreux  avaient  des  livres  contenant  la  morale  et  les 
dogmes  dont  nous  avons  donné  la  rapide  indication?  Est-il  vrai  que  tous  les  peuples 
Croyaient  h  des  ôtres  qui  gouvernaient  le  monde  après  l'avoir  tiré  du  chaos?  Pour  le  nier,  il 
faut  renoncer  à  toute  certitude  historique. 

«  S'il  en  est  ainsi,  les  philosophes  n'ont  pas  inventé  des  idées  et  des  vérités  qUi   les  ont 
précédés  de  plusieurs  siècles.  Reste  à  savoir  si  ces  vérités,  quoique  déjà  connues,  n'ont  pas 
été  découvertes  une  seconde  fois,  ou  du  moins  perfectionnées  par  des  investigations  philoso-» 
phi(jue^. 

«  Cette  hypothèse  est  fâcilemeht  détruite  paf  deux  atitres  faits  :  le  premier,  c'est  que  le^ 
philosophes  recurent  les  vérités  traditionnelles  qui  étaient  répandues  partout  longtemps  avant 
qu'ils  songeassent  h  philosopher  ;  le  second,  c'est  que  leurs  principes  bien  connus,  bien  cer- 
Ifiihs,  loin  de  favoriser  ce  genre  de  vérités,  conduisaient  au  contraire  à  les  faire  oublier. 
Ces  deiix  faits  sOht  faciles  à  pl'ouver.  Commençons  par  le  premiei*. 

«  Il  ne  peut  entrer  dans  la  pensée  d'un  homme  de  sens,  que  les  philosophes  grBcs,  par 
cxc'nlple,  aient  pu  ignorer  les  traditions  dont  les  hommes  du  peuple  étaient  instruits,  que 
les  poêles  chantaient,  que  rappelaient  tous  les  rites  du  culte  païen.  On  pourrait  demander, 
tout  au  plus,  s'ils  n'ont  pas  remplacé  ces  vérités  horriblement  défigurées,  par  des  notions 
plusépurées;  si  Xénophane,  par  exemple,  n'a  pas  étélepremierà  proclamer  un  seul  Dieu,  su- 
j)érieur  aux  dieux  et  aux  hommes,  et  qui  ne  ressemble  aux  mortels  ni  par  la  figure,  ni  par 

(5)  UliP  (l<»rniÔre  romàrqlie  on  teiniin;>ni  silr  ce  siijel;  Cliez  le  peuple  juif  (oui  est  prévu  et  imposé 
Jiar  i'anlorilé  »lti  suprême  Jégislaicur,  sans  due  la  raison  humaine  y  |tanicipe  aulremenl  (|ue  pour  ac- 
«•pplpr  et  oltéir.  On  comprend  (jue,  cliez  les  Juifs,  ce  i|iii  avnil  rapport  à  l'ordre  oïl  propliélique  ou  inira^ 
Mileux,  el  tout  ce  qui  oonceruail  le  culic  divin,  émanai  de  l'auiori'é  de  Dieu  seul.  Mais  les  lois  judiciai- 
Jes  el  pénates  {Exod.  xxi  ei  seq  ;  Levii.  xv  ei  nlib.),  les  lois  d'IiVi-'iéne  {Lev'u.  xiiu  de  lep.  el  nlib.),  les  lois 
Sur  les  pri'priéics  et  sur  les  délies  (Levit.  \\\,  de  Aun.  snbb.;  iSurn.  xv),  appanieunenl  cerlainenienl  à 
Tordre  puremeui  leniporel  el  civil  ;  or,jelez  seulement  les  yeux  sur  les  cliapiires  que  nous  venons  d'indi- 
quer, ti  vous  Vous  convaincrez  que,  cliez  les  Jnil^s,  la  raison  Immainc  n'a  pailicipé  à  ces  lois  ponr  rien 
:tu  monde,  sinon  pour  les  accepter,  les  comprendre  el  les  excculer.  Que  liis-je?  H  n'y  ;i^  pas  un  point 
des  afT.iires  sociales  de  ci'ile  époqm»  que  Dieu  n'ait  voulu  rejeter  lui-même,  depuis  les  conditions  de  h 
gue^re  (Dent.  \\)  et  les  villes  de  refuge  {Levit.  xix),  jusqu'à  l'usage  des  ironipeues  {ISnm.  x)  el  au  droit 
de  glanage  (Deiil.  xxiv).  Vous  iie  voyez  nulle  pari  rien  (jni  soil  sorli  par  iniiiaiive  de  l'inlelligeuce  li«- 
in.liiie  ;  oll  si,  quelquefois,  l'Iiomme  agii  par  voie  de  conseil ,  comme  le  Jii  Jélliro  près  de  Moïse,  son 
}îendrei  pour  l'élaljlissement  des  juges  {E:ïod.  xviii),  c'est  loujours  que  d'aliord  il  avait  éié  chercher  se.s 
ius|>ir:iiions  dans  le  seih  de  Dieu,  obiulit  liulocauitii  el  hosiias  Deo  [Ibid.  12),  de  manière  à  pouvoir  dire 
iivec  assurance  :  Si  hoc  (eceris,  implebia  iinperium  Dei  {Ibid.  25). 

€  Assurément  nous  ne  prétendons  pas  lirer  de  ces  faiis  des  conclusions  rigoureuses,  ni  juger  de  ce  que 
doit  être  l'organisation  de  tous  les  peuples  par  celle  d'un  peuple  qui  fut  évidemment  une  exception  ; 
hiais  nous  voulons  constater  clairement  ce  que  nous  disions,  que  si  Dieu  eût  destiné  la  raison  à  être 
ClIe-mCuie  sa  propre  inspiratrice  dans  la  vie  des  sociétés  humaines,  il  lui  eût  sans  doute  fait  une  part 
moins  nulle  dans  celle  qui  (levait  servir  de  modèle  aux  autresi 

<  Ce  qui  est  inconiestahle,  c'e>t  (|ue  le  peuple  juif  a  vécu  exclusivement  de  tradition.  C'est  pour  cela 
llii'il  lui  llil  dit  si  souvenlj  non  pas  d'imaginer  et  d'inventer,  mais  de  se  rappeler  les  teutps  anciens, 
il'interroger  sels  ancêtres;  et  c'esi  pour  cria  que  Moisi-,  avant  de  mourir,  après  avoir  rappelé  aux  en- 
la  nts  d'Uraêl  tous  les  enseignements  du  Seigneur,  locuus  esl  3/oi/se.s  ud  (ilios  Israël  o^nnin  quœ  locutus 
til  ei  boinintts   ul  dicerel  (Dent,  i,  5),  leur  disait  en  Itnissanl  :  Punile  liwc  verba  in  coidibus  el  auimis 

leslris boette  (Ilios  vestros  ul   illti  medilenlur....  Sciihes  eu   supta  portas  el  jaiiuas  dotnns  Ince,  ut 

tnnliipiiceiitur  dics  lui  (Deut.  xi.  IS^-il).  ^'cst-il  pas  vrai  «lu'il  y  a  dans  l'cnsenihle  de  ces  laits  dos  cluilé» 
lUialioiidanlcb?)  Voy.  Traditiuiiet  Ilahon,  par  Mgr  PAR|:J^,  ONéque  d'Arras,  p.  5â 


a)  Un  jeune   nrofesseiir  .le  l'éfole  normale  a   soiilemi,  en  ciïet,  que  Xéiiopliane  a<lmcuail    nn  Dieu 
ïini.iiie    el    spiriuiel  .  et  (lu'il   fui   le  premier  à  irouver  celle  sublime  notion.  Voici   ce  (inc  lui   ii!P»"" 


2}  INTRODUCTION.  ^^ 

rcspiil;  si  un  autre  philosophe,  Anaxagore,  n'a  pas  conçu  pour  la  première  fois  l'Etre 
suprême  comme  une  intelligence  pure,  source  de  l'ordre  el  de  l'harmonie  de  l  uni- 
vers. 

«  Quelques  mots  suffiront  pour  répondre  à  ces  questions  :  1»  Les  Grecs  ne.  sont  P«5  «n 
peuple  violemment  séparé  de  la  famille  humaine;  2"  mille  indices  nous  révèlent  1  Orient- 
comme  le  lieu  de  leur  origine,  et  ne  laissent  pas  de  doute  sur  leurs  relations  avec  celte 
liarlie  du  monde;  S"»  Xénophane  ne  fut  pas  le  premier  à  proclamer  un  Dieu  un  et  spirituel, 
rar  il  ignora  ce  double  attribut  de  la  divinité  (4).  En  contemplant  l'unité  du  monde  ou  du 
ciel,  il  disait  que  cette  unité  était  Dieu.  Il  donnait  à  ce  Dieu  une  ligure  sphérique,  ce  qui 
suppose  évidemment  qu'il  ne  le  croyait  pas  un  pur  esprit.  4°  Anaxagore  ne  conçut  pas,  pour 
la  première  fois,  Dieu  comme  une  intelligence,  source  de  l'ordre  et  de  l'harmonie  (&).  Sans 

Dieu 

.....(ine    el    spiriluel  .  et  (|u'il   lui   le  premier  a  irouver  ceue  suuiime  iiouoii.    tuh.i   ^,v.  .,•■-  -P"'"' 

M.  Bonneliy  :  <  D'après  M.  Cousin,  Xénopliane  a  emprunlé  aux  Pyllingoriciens  el  aux  Ioniens  une  par- 
tie (le  ses  idées;  il  s'est  inspiré  (!e  louies  les  doclfines  conlempoi aines  (M.  Cousin,  traym.pinioi,., 
p.  27  ).  >  Or  ,  qui  nous  dira  s'il  n'a  pas  lioiné  là  son  idée  de  D  eu  un  ei  .spiriluel?  Quant  à  ce  Uioii  en 
iiii-niême  ,  c'est  à  ton  que  M.  Saissel  dil  qu'il  enseigna  un  Dieu  unique.  Il  était  unique  sans  doule  dans 
le  sens  du  pnntliétsme  ,  car  il  esl  probal)Ie  que  de  Dieu  et  du  monde,  il  ne  faisait  (prune  grande  unile, 
élernelle  el  iiicorniplible  (a).  Le  vers  queciie  M.  Saisseï  dil  bien  qu'il  ne  rcsseml^lail  pas  aux  niorieis 
par  1.1  figure  ;  mais  il  fallait  ajoiiler  que  la  (igure  de  D  eu,  suiv;.ni  Xénopbnne,  était  spberique.  i  Le 
loin  esl  un,  il  est  sphérique,  »  lui  limi  dire  Cicéron  el  Tliéodorei  (Ibid.f.  65,  67);  t  Dieu  est  elernei, 
un  ei  sphérique  ;  il  n'est  ni  infiiiii  ni  (ini,  «  lui  fait  diie  AriMoie  (Ibid.  p.  69).  Enlin,  nous  ne  savons  ou 
W,  Suissel  a  trouvé  que  le  Dieu  de  Xénopliane  é  ait  spiriluel.  Aristole  dil  posili^emenl  le  contraire, 
d'apiès  M.  Cousin  ;  i  Xénophane,  qui  le  premier  {b)  parla  de  l'unité  (ou  plutôt  d'unilé),  car  I  armenide 
passe  pour  son  disciple,  n'a  pas  de  syslème  préc  s  ;  il  ne  par;iît  pas  s'èlre  prononcé  sur  la  nature  a<; 
telle  nniié ,  si  elle  était  matérielle  ou  spirituelle  ;  mais  en  contemplant  rensemble  du  monde  (ou  pluiol 
du  ciel),  il  a  dil  (|ue  l'unité  (celle  uniié)  est  Dieu.  >  —  «  Tel  est  le  jugement  amiuel,  selon  nous,  il  l;>ui 
s'arrêter,  t  ajoute  M.  Cousin  (Ibid.  p.  73). 

Peui-on  dire  d'apiès  cela  que  Xénophane  soit  le  premier  qui  en  Grèce  a  proclamé  le  dogme  esscnuel 
dUm  Dieu  uniijue  el  spiriluel  ?  (Annal,  de  Philos.  Mars,  1815.) 

(5)  Le  point  essentiel  de  la  discussion,  dit  M.  Bonnetiy,  est  dans  les  mots  conçu  Dieu  cl  poiir  la  pre- 
mière fois.  Cette  assertion  ne  se  trouve  pas  dans  Aiisioie.  Il  dit  posilivemenl  le  contraire  ,  comme  on 
|ieui  le  voir  dans  le  texte  que  nous  publions  en  note  (c).  Aucune  des  iradiiciions  d'Arislote,  latines  ou 
françaises,  n'a  mis  ici  pour  la  première  fois  [d).  .Mais  cependjiii.  coininc  ce  mot  s'accorde  très-bien  avec 
la  pensée  philojophique  de  Vinveniion  de  Dieu  par  l'esprit  hiinain,  M.  Cousin  a  fait  coinine  M.  Saisset, 
il  a  introduit  une  expression  équivaleiili'  à]  la  phrase  qui  suit  immédiatement  :  «  Or,  nous  savons  avec 
ctrlitude,  qu'Anaxagoras  entra  te  ;Ht»Hier  clans  ce  point  de  vue;  avaéil  lui,  llcrinoline  de  Claziiinèiie  pa- 
raît l'avoir  boupçuiiiié.  »  Il  y  a  siiiipleinent  dans  le  texte  i\\\\\naxagore  toucha  cet  ordre  de  conxidérationà, 
comme  le  tradiiil  .M.  Uav-iisson.  D'.nlleurs,  comment  dire  qu'il  fut  le  premier,  puisi|u'oii  ajoute  inimo- 
dialement  qu'ai'â///  lui  Uermotime  en  avait  parlé  (  etTîsîy,  et  non  soupçonné}!  t  Ces  nouveaux  philuso- 
jhes,  continue  M.  Cousin,  érigèrent  eu  même  temps  ceite  cause  de  l'ortlre  eu  principe  des  eues,  priiw 
«ipe  doué  de  la  vertu  d'impriiner  le  mouvement.  >  Il  n'y  a  pas  dans  le  texte,  ces  nouveaux  philusoj/hes  ; 
Aristote  parle  d'une  manière  indélcrmiiiée,  eu  disant  -.Ceux  donc  qui  pensèrent  ainsi  ,  etc.  M.M.  l'icriuii 
cl  Zévorl  vonl  encore  plus  loin  que  M.  Cousin  dans  leur  traduction.  «  Ces  deux  philosophes,  diseiil-ils, 
arrivèrent  donc  à  la  conception  de  rintelligence,  el  clablirenl,  etc.  >  Ce  n'est  pas  traduire  ol  [xàv  ojv  oiiTwç 
w-oXa[i.6àvov-£;  :  c'est  imposer  à  Aristole  un  syslème  philosophique  qu'il  continue  à  contredire.  «  Ou 
pourrait  dire,  ajoute  M.  Cousin,  qu'aurt/ji  eux,  Hésiode  avaii  entrevu  celte  vérité  (gradation  qui  n'est  pas 
dans  !^r,-r^:s9.<.  zb  to'.oOtov,  hoc  quœsivisse),  llésioilo,  ou  quiconque  u  mis  dans  les  êtres  ,  coiiiine  principe, 
l'amour  ou  le  désir,  par  exemple,  l'ariueiiidc.  » 

Au  reste,  ce  qui  piciuve  qu'.Arisloie  n'a  pas  voulu  définir  ici  celui  qui  avait  conçu  Dieu,  comme  le  lui 
fait  dire  M.  Saisseï,  ni  celui  qui  était  arrivé  à  la  conception  de  Cintelligence,  comme  le  lui  font  dire 
MM.  l'ierron  et  Zévort,  ni  qu'Anaxagoras  éiait  entré  le  premier  dans  ce  point  de  vue  ,  comme  disent 
MM.  Saisseï  ci  Cousin,  c'est  qu'il  ajoute  immédiaieineiii  après  :  «Quant  à  li  question  de  savoir  à  qui  ap- 
piiriientla  priorité  (e-f),  qu'il  nous  soil  permis  de  la  décider  plus  lard  (g)...  t  11  faut  donc  toujours  se 
inelier  de  ces  modernes  iraduclions  philosophiijues. 

Quoi  qu'il  en  soit,  nous  croyons  avoir  prouvé    que  M.  Saisseï  a  eu    lort  de  donner    Anaxagore   coinmc 

{a)  Voir  comment  M.  Cousin  l'excuse  d'avoir  professé  l'opinion  d'un  panthéisme  exclusif,  en  prélendant  que 
l'iularque,  Slobée,  Tliéodorel,  Origène,  ne  l'oul  pas  compris.  Ibid.  p.  6d.  * 

(b)  Il  n'y  a  pas,  dans  le  texte,  le  premier  d'une  manière  absolue;  Aristole  parle  du  syslème  de  Mé. issus  cl  de 
rarnienide,  puis  il  dil  le  premier  avutil  eux,  upûito;  toûtcov  :  ce  qui  esl  bien  dillérenl. 

(c)  *  oici  loul  le  passage  :  Nojv  oé  ti;  eîuojv  elva'.,  xaOâîtep  èv  toïç  Cwoiç,  xai  èv  tî)  çûuet  xôv  aixiov  xcà  toû  xô<t|xou, 
y.al  T-?,;  Ta^eioi;  ■7tâ<7T,;,^olo-/  vVîçtov  éçâvv)  irap'  six^  léyo'noL;  toù;  TipoTepo-/.  «l>av£pû)i;  (A£v  oûv  'Ava^ayôpav  ï<i(j.£v  à'J>â(A£vov 
Toycojv  T(L'/  ).oy(ov.  AtTiov  ô'  è/Zi  irpôxEpov  'EpjjLOTtu.o;  6  K),aio(jL£vio;  £l7t£vv.  01  (xiv  ouv  outcd;  07i&).a[j.êâvovT£î,  à(xa  -zù 
•/.a/ti);  TTjV  aiTiav  ap-/Y)v  elvai  xwv  ôvtwv  i'iityx-)  xai  vr,-'  TOtaÛTr,-/,  o'Jcv  r,  -/.hr^ciz  ûr.âp/ei  toi;  oùnvi.  ''ïnonxvjGin  6'  âv  ti', 

Haîooov  TrpwTov  Çr,Tfi<7a'.  to  toioôtov,  xàv  i\  zn  à'ùrj^  è^yco-ra  f,  imf)-j[j.i.a'i  t/  loï;  oùiiv  z'ir^v.v/  ô);  àp/ov,  &lov  xcd  llapu.£- 
v.cr,;.  Œetuph.  lib.  i.  c.  ô  el  4;  l.U,  pag.  815  et  844,  édilioude  Duval.) 

(d)  Voir  M.  Ravaisso?(,  Essai  sur  la  Métaphysique  d'Arislote,  p.  lil  ;  M.  Cousix,  dans  sa  tvaduclion  du  t""  livre  de 
la  Melaphysuiue,  p.  137  ;  el  .MM.  l'iiiimo.N  ci  Zâvom,  La  ilcluphnsiquc  d'Aristole,  l.  I,  p.  IS. 

{e-f)  ^ous  plions  nos  lecteurs  de  reHiaiquer  l'orUie  loi^ique  'ie  la  iraJurlinii  de  M.  Lousiu,  qui  dit  qu'Anaxago'e 
lut  le  premier,  mais  quV/woft  lui  i  y  avait  Ueniioliae,  el  uvunl  ceiui-ci  liésiLde,  ou  quiconque...,  cl  que  Ijnu.cineal 
Aiisloie  ne  veul  pas  s'oieuptr  de  la  priorité. 

ta)  Paus  .M.  Cousin,  \bi-t.  p.  iôs,  i^ui  i'i-i\ieul  que  nulle  autre  pjil  AiiA'jle  u;:  liiut  cell':  [iromesse. 


îi  ïNthoduction.  {î4 

fappelcr  ici  que  celle  notion  sublime  était,  longlcmps  aivnnl  Anatagore,  consignée  dans  le 
J'entnteuque:  qu'elle  avait  été  déjh  i)rofessée  par  Jéiémio  et  par  les  savants  juifs  répandus 
dans  l'Assyrie,  en  Egypte  et  ailleurs  ;  que  Moïse  et  les  proi)liètcs  avaient  proclamé  un  fitre 
créateur  inconnu  de  tous  les  philosophes  grecs;  sans  nous  prévaloir  de  tous  ces  faits,  si  cer- 
tains d'ailleurs,  contentons-nous  de  juger  la  prétendue  itivention  du  jjhilosophe  grec  d'a- 
près l'Iiistoirc  du  culte  de  sa  patrie. 

«  Au  fond,  l'idée  de  ce  philosophe  ne  diffère  que  fort  peu  des  traditions  polythéistes, 
telles  que  nous  les  ont  conservées  les  poètes.  Diogène  Laërce  ïie  lui  assigne  pas  une  autre 
source,  il  prétond  qu'Anaxagore  emprunta  h  Linus  sa  doctrine  sur  l'origine  des  cheses 
(DioG.  L4ERT.  in  proœmio,  §  4).  Mais  ce  qtii  est  plus  décisif,  c'est  qu'on  explique  cette  notion 
par  une  ancienne  tradition.  L'auteur  du  livre  De  mundo,  impHmé  parmi  tes  otivrages 
d'Aristote,  la  regarde  comme  Une  doctrine  transmise  des  pères  aux  enfants  {De  mundo, 
cap.  6).  Platon,  qUi,  dans  son  livre  Des  lois,  a  conçu  Dieu  comme  le  principe  et  la  fin  des 
Clioses,  nous  donne  celte  idée  comme  venant  d'une  ancienne  tradilion  (Platon,  De  Icg.  llh. 
vi).  Plutarque,  si  instruit  des  sentiments  des  philosophes,  parlant  de  la  cause  sage  et  puiS' 
sanle,  de  l'intelligence  qui  a  formé  le  monde,  dit  positivement  qu'on  iie  peut  attribuer  à 
aucun  auteiic  connu  la  découverte  de  ce  principe  ;  et  que  de  tout  temps  la  connaissance 
on  a  été  commune  aux  Grecs  et  aux  Barbares.  (Plutarque,  De  îsid.  et  Osir.) 

a  Ces  divers  témoignages  nous  portent  à  croire  qu'Anaxagore  trouva  dans  quehpie  tra- 
dition conservée  parmi  les  Grecs  une  notion  que  ceux-ci  avaient  reçue  des  peuples  plus  an- 
ciens de  l'Orient  (6).  C'est  une  chose  bien  connue,  que  la  sagesse  de  cette  contrée  consistait  h 

ntinht  conçu  Dieu  pour  ta  première  fois,  comme  une  inietligence  pure  de  tout  mélanqe  ;  d  «luniil  à  relie 
«iiTiiicn!  expression,  la  voOç  d'Aiiaxnuoie  éi;iii  si  pure  de  tout  mélange,  il  éi.iii  si  «lifTicile  »le  l;i  (leinêler  du 
iiiilieii  (le  ces  principes  ou  parties  siinil.Tires  iiifiiiii  s  en  noinl)ie,  qu'il  éialiliss.'iil,  que  ni  Arisiole,  'ni 
Flaiiiii  ne  vonliirenl  radniellre.  D'ailleurs  il  fandraii  prouver,  .tjonic  M.  linnneily,  (pi'Aiiaxagore  ne 
l'avail  pas  ptiisce  en  Orienl.  Nous  ajnnlerohs.  avec  pins  d*assnrance  que  ne  le  faii  ee  savant  dislingiié, 
<|U('  l'iilée  d^.Aiiaxagore  ne  peut  avoir  imeauire  source,  ainsi  que  nous  allons  le  prouver. 

(G)  Esl-ce  donc  une  cliose  si  absurde,  dit  M.  lîonnriiy,  que  de  soiilciiir  que  Solon,  que  Pytliagore^ 
t|Uf;  Piaioii,  aient  eu  rnnnaissanee  de  la  D.ble,  c'esl-à-dire  de  la  Lui  des  Juifs?  Pour  résoudre  celle 
♦iiuîsiidii  avi  c  Pimparlialiié  que  les  liouiuics  graves  de  reçoit;  vraiuiejil  liislorique  moderue  aiineiil  à 
;neiirc  dans  leurs  élud'-s  ei  leurs  assenions,  il  faut  observer  : 

i*  Que  celle  loi,  religion  des  Juifs,  n'élaii  pas  une  docirine  cachée,  confiée  à  quelques  adeples  ou  à 
une  ca-(e.  comme  cbeZ  les  Oipbiqc.es,  les  Pyiliagoric  itns  el  les  Ei;ypli''ns.  La  croyance  des  Juifs,  c'esl- 
îi-d'rc  la  tJible,  faisait  parlie  de  leur  (  oiisliintion  :  il  élail  impossible  de  voyager  <^n  Judée,  de  conver- 
ser av'C  des  Juifs,  d'Iiabiler  leurs  vilb'S,  sans  savoir  qu'ils  ne  recomiaissaienl  qu'un  Dieu,  dilTérenl  de 
lous  les  dieux,  sans  ligure,  sans  repiésenlaliou  nialéridle  ou  syinlxlifiue,  adoié  dans  un  seul  temple; 
les  lêies  el  les  sac  riliies  se  célébraient  à  découvert  ;  la  lecture  de  la  Bible  élail  publique,  le  Juif  el  l'é- 
tranger pouvaient  reiiliiidre. 

2°  Il  l'aiit  faire  alleiiliou  encore  que  les  Juifs,  connus  souvent  sous  les  noms  de  Clialdéens  ,  de  Sy- 
Hens,  de  Pliéiiici- us,  ont  visité  lous  les  pays;  quelle  absunliicy  a-l-il  à  croire  que  quelqu'un  d'eux  a 
visité  Albcups,  ei  même  s'y  est  établi  ?  (^e  n'est  pas  tout  encore  :  la  Providence,  dans  la  vue  sans 
doute  ile  répandre  les  vérilés  qu'ils  conservaient,  les  a  dispersés  plusi''i:is  fois  dans  lotit  l'Oiieni,  en  As- 
Syrie,  en  Perse,  en  Egypte  el  dans  d'autres  pays.  Kous  savons  qu'ils  piaiiqnaienl  leur  foi,  et  sans 
doute  (ju'ils  ne  devaient  pas  cacher  leur  doctrine  dans  les  conversalions  pariiculières.  Pourquoi  ces  doc- 
trines ne  seraieiil-elles  pas  arrivées  à  Alliènes,  comme  un  bruit  merveilleux,  comme  M.  Cousin  le  dit  de 
la  première  connaissance  du  pyiliagorisme  (/' i7(f/m.  p/n/os.,  p.  455)? 

3"  Nous  savons  avec  certiludc  (pic  les  principaux  philosophes  grecs  voyageaient  eu  Orienl,  dans  le 
Lut  avoué  et  connu  d'étudier  les  dogmes  et  les  livres  religieux  antiques. 

Voyons  maintenant  ce  qui  s'est  passé  chet  les  Grecs. 

Solon,  au  coninu'ncement  du  vi'  siècle  avanl  Jésus-Chrisl,  visitn  l'Orienl,  el  passa  quelque  temps 
en  Lgypic,  où  nou-seulemeul  il  étudia  la  sagesse  des  prèlres  égyptiens,  mais  copia  leurs  livres;  il  y 
av;\it  nêuie  composé  un  ouvrage,  qui,  s'il  avait  élé  achevé  el  puhiié,  fuurnii  mis  an-dessus  d'Hésiode  et 
d'Homère  (I'laIon  tlans  le  Timée  :  OCuvres,  l.  XH,  p.  lOo).  Il  y  était  surtout  parlé  de  la  belle  cl  vail- 
lante race  à  l.KiuelIc  les  Grecs  devaient  leur  origine.  Cet  ouvrage  existait  encore  du  leiups  de  Plaloii  : 
I  Ces  niaiiiis^Éits,  dit  Crilias,  étaient  chez  mou  père,  je  les  garde  encore  chez  moi,  el  je  les  ai  beaucoup 
«•indiés  dans  mou  ciilance. i  (Cuitias,  ibid.  p*  260.^ — C'est  de  te  livre  eu  particulier  qu'est  lire  le  récit  de 
l'AllauliiICi 

Ijii  siècle  après,  Pytliagore  consulte  encore  lOrient,  et  habile  vingt-deux  ans  l'Egypte,  visite  probable- 
Uient  les  contiées  de  la  liaule  Asie  ;  au  moins  il  trouve  le  moyen,  dit  Schoell  {Histoire  de  la  liliéralure 
yrccque,  t.  Il,  p.  ^296),  de  se  procurer  la  connaissance  des  sciences  (el  dogmes)  qu'on  y  culiivait. 

Eniiii,  IMaloii,  né  en  450,  mort  en  547  avant  noire  ère,  vient  encore  chercher  la  sagesse  en  (>rient  ;  il 
demeure  ireiïc  ans  ou  au  moins  trois  ans  en  Egypte,  y  a  pour  maîire  l'Egypiicu  Sechuupliis  d'iléliopolis 
liiLÉMENT  d'Alex.  Siromut.  lib.  i,  cap.  15,  p.  505,  édii.  de  Cologne,  1G88),' désire  visiter  la  Clialdée  el  la 
reise,  en  est  cmpcché  par  les  guerres  aciuelles,  el  revient  dans  sa  pairie,  où  il  compose  ses  Dialogues. 
Or,  pendant  cet  intervalle  de  temps,  voici  ce  qui  s'était  passé  au  sein  du  peuple  juif.  Salinanasar  avait 
tnlevé  les  dix  iribiis,  el  les  avait  dispersées  dans  les  provijucs  de  son  vaste  empire  (717  avanl  J.-C.) 
Mabfiehodniiosor  prend  trois  lois  la  ville  de  Jérusalem  (0'02,  o'J4,  58i  avanl  J.-C.)  et  la  dernière  fois 
U  bidle)  ainsi    que  le   temple.  En    trois    fuis  uubbi    il    cniii  eue   eu   Ual-ylonie    une  partie    du   peuple 


Sn  îNTUnnircTlOX.  26 

enseigner  et  à  expliquer  les  Iradilioiis  priiiiilives.  Diodore  tie  Sicile,  comparant  celte  disposi- 
lion  respectueuse  pour  l'antiquité  h  la  pliilosopliic  aventureuse  des  Grecs,  fait  observer  que 
ces  derniers  avaient,  dans  leur  génie,  un  caractère  particulier,  celui  de  l'invention /ïnais 

juif.  Jérémie  proplieliso  à  Jérusalem,  en  Clialilée,  à  nftl)yl(>iie,  en  Egvpt<>,  ainsi  qne  Daniel,  Ah  lias,  Ha- 
IikIi,  Erécliiel.  Ces  propliôlics  sonl  écriles  cl  répandues  pamii  les  Juifs.  Les  Juifs,  malgré  le  ronseil 
«le  leurs  prophèies,  fonl  alliance  avec  les  Ei^ypliens,  qui  envoiem  une  armée  à  leur  secours.  Après  leur 
«léfaite,  une  partie  du  peuple  juif  passe  en  Égypie  (585  avant  J.-C).  Haniel  est  nommé  gouverneur  delà 
province  de  Dabylone  el  chef  des  mages;  ses  amis  partagent  sa  fortune  et  prennent  part  h  l'adininis- 
traiion  de  Peinpire  sous  irois  rois;  il  est  nommé  un  des  trois  chefs  de  l'Etat  sous  Darius  le  Mè  le,  qui 
reconnsît  le  Dieu  des  Juifs,  et  défend,  par  une  ordonnance  puhliée  dans  toul  Pempire,  de  s'adresser  à 
une  auire  divinité  <|u'à  ce  Dieu.  (550  avant  J.-C.)  Cyrus  met  les  Juifs  en  liherlé,  et  leur  pcrn)et  de  re- 
hàur  Jérusalem.  (S-io  avant  J.-C.)  L'Egypte  est  conquise  par  les  Perses.  (52?.)  Assuérus  épouse  imc 
Juive  ;  il  ahandonne  à  son  favori  Aman  le  sort  des  Juifs  ;  puis  révoque  cet  ordre  ,  et  permet  aux  Juifs 
de  se  venger  de  ions  leurs  ennemis,  el  ordonne  de  respecter  leur  Dieu.  (504  avanl  J.-C.)  Arlaxercès. 
avait  permis  de  relever  Un  portes  et  les  murs  de  Jérusalem  ;  le  temple  avait  été  rehâti  el  inans;iiré. 
Néiiéinie  et  Zacbarie  publient  leurs  propliéliss  (155  avanl  J.-C),  qui  ont  cours  non-seulement  parmi  les 
Juifs  de  Falestilie,  mais  encore  parmi  c.^iix  en  grand  nombre  qui  habitaient  l'Egypte.  Tous  les  Juifs 
eiaieni  obligés  de  posséder  le  livre  de  la  loi  el  de  la  melire  eu  pratique. 

Or,  cela  étant  ainsi,  nous  demandons  mainteiiani  si  c'est  une  chose  absurde  de  supposer  qne  Solon, 
Pyihagore,  Platon,  oui  eu  connaissance  des  livres  des  Juifs,  ou  au  moins  ont  conversé  avec  qu'lcjues 
Juifs  instruits  et  connaissant  leur  loi.  Et  les  Pères  qui  ont  avancé  que  Platon  avait  connu  les  do<  trines 
jiildiqnes,  sont-ils  donc  si  coiq>aliles  ?  M.  Cousin,  tout  en  refusant  de  croire  <pie  Platon  a  lu  ^n  Egypte 
M'ïse  et  les  proplièies,  ajoute  cependant  :  i  II  ne  faut  pas  non  plus  nier  un  rapport  réel  au  milieu  des 
idns  profond»;'}  différences...  C'est  nier  les  irnililioiis  antiques  (i\int<i  disons  primitives)  qui  ont  servi  de 
lottileineiit,  <-n  Gicee,  à  l'art  comme  à  la  pliilosopliie,  à  l'imaginaliou  coutme  à  la  raison  {Notes  sur  le 
liiiiitfuet,  t.  VI,  p.  454)...  Plus  en  cITet  on  approfomlira  les  Dialogues  de  Platon,  et  plus  on  y  trouvera 
^Vélénienls  réels  et  liisioriiiues  librenicni  employés  (Ibid.,  p.  452).  »  .Ajoutons  en  outre  (jue  IMatou  recon- 
naît lui-mône,  dans  Vb^pinomis,  qu'une  grande pariie  de  sa  science  sur  les  dieux,  il  la  doit  à  un  barbare, 
à  un  Chal'Jéen  (//). 

«  .Mais,  tiil-on,  Socraie  vint  anuoticer  aux  hommes  le  dieu  de  la  conscience,  le  suprême  et  incorrup- 
tible arbitre  de  nos  destinées,  le  juge  el  le  père  de  tous  les  hommes.  Elève  de  Socrale,  hérifier  d'A- 
iiaxagore  ii  de  Parniénide,  interprèle  accompli  de  la  sap;csse  de  l'antitiuité,  Platon  en  recueille  tous  les 
lré>ors  et  les  assemble  dans  ces  immortels  Dialogues,  véritables  ci'anijiles  de  la  philosophie.  » 

Sans  entrer  dans  la  discussion  de  ces  divers  points,  on  ne  nie  pas  que  la  philosopliie  auti(]uo  ne  pro- 
fessai de  grandis  el  belles  vérités,  mais  on  refuse  de  croire  qu'elle  les  eùi  inventées.  Il  h-s  l:ini  alliilmer, 
d'ime  part,  à  la  tradition  paternelle  el  naturelle  ipii  avait  conservé  les  dogmes  de  la  lévelaiiou  primi- 
tive apportée  |>ar  la  famille  de  Javan,  (ils  de  Noé,  (|ui  avait  peuplé  Tlonie  et  une  partie  de  la  Grèce  ; 
d'autre  part,  au  contact  que  Platon  el  les  philosophes  avaient  eu  avec  les  peuples  orientaux,  égyptiens, 
pliéniciens,  longtemps  mêlés  avec  les  Juifs,  (|ui  conservaient  intacte  la  révélation  primitive.  Qu'on  ne 
vienne  pas  nous  demaiider  si  Socrate  a  lu  la  Bible,  si  Platon  a  copié  la  Genèse,  si  Pyihagoie  a  con- 
versé -.Wiic  Daniel.  Telle  n'est  pas  la  (iiieslion;  ces  philosophes  ont  |)u  connaître  les  doeliines  primi- 
tives lie  la  tiihie  sans  lire  la  Bible  elle-même;  ils  oui  pu  connaître  les  opinions  des  Juifs  sans  avoir  con- 
versé direcienient  avec  les  prophèles. 

El  quant  à  l'origine  orientale  c.  traditionnelle  de  la  piiilosophie  de  Platon,  nous  avons  encore  pour 
nous  rautoiité  de  Plalon  lui-même  el  de  M.  Cousin,  qui  résume  ainsi  les  sources  de  la  phiiosopliie 
platonique:  €  Il  y  a  un  regard  aux  nij/s/rics  dans  loul  ce  myilie  de  Phèdre,  mais  en  môme  temps  un 
libre  opril  se  joue  dans  les  détails  el  préside  ù  la  coordination  de  l'ensemble  (c'est  exai  te:neul  ce  que 
noiis  soutenons)...  La  religion  se  laissait  exploiter  par  la  raison  el  la  science,  (|(ii  niellaient  à  conlri- 
bittiiiH  ses  traditions,  et  y  puisaient  avec  respect  et  indépendance IMatoii  est  un  philosophe  (jui,  se- 
lon l'école  de  Pyiliagore,  au  lieu  de  s'asservir  à  la  tradition,  s'en  sert  comme  d'une  forme  pour  ses 
propres  idées  (IUi<l.  Etudes  sur  le  Tinice,  t.  11.  iq».  180  ci  182).  Il  lui  a  empru7ité  la  démonslratioii  «le 
j  iininorl  iliié  de  lâie  par  son  activité  essentielle  (p.  -i.^S).   » 

t  Le  mépris  marqué  pour  les  livres  el  l'écriture  ;  Wipjiel  à  une  tradition  des  anciens,  des  anciens  qui 
euls  savent  lu  rérié,  à  Vl'.gijpie,  aux  prêtres  de  Duilone  ;  la  eomparaisctii  de  la  simplicité  antique  avec  la 
*  frivolité  moderne...  prouvent  incontestablement  un  lelour  compl.iisant  vers  le  passé  ,  el  aileslenl  dans 
K  l'Iièdre  une  teinte  pylliagoricieune  mysli(|ue  el  orientale L'esprit  atlique  s'y  développe  origi- 
nalement sur  la  hase  du  pyiliagori&me  el  des  traditions  étrangères  (p.  463)...  Encore  une  fois,  les  tradi- 
tions de  VOrieni,  celles  des  Pylhagoriciens,  par  leur  anli(|uiié,  leur  renommée  de  sagesse,  leur  carac- 
lèie  religieux  et  les  vérités  piolomles  ({u'elles  reitlerinaient...  servaient  de  base  aux  conceptions  de  l'in- 
ion;  c'était  pour  ainsi  dire  l'étoile  de  sa  pensée  (p.  405).  > 

<  Phtou,  d'après  Proclus  lui-même,  ne  lit  qu'appeler  toul  le  monde  (i)  à  l'inilialion  pythagorique... 
Fidèle  aux  traditions  de  cette  chaîne  doiée  à  lacpn  Ile  il  apparlieul,  il  re|)roduil  les  dodMnes  orphique:» 
el  pyihagoriciennes  (voilà  les  laits  de  la  révélation  primitive),  en  y  juignani  le  caractère  de  la  philoso- 
phie el  iJu  langage  de  Socrale  (Ou  Conint.  de  l'roclus  sur  le  Tintée,  par  M.  Jule»  Simo.n,  pp.  55  el  50), 
(Voilà  l'adiou  propre  de  la  philosophie  «pie  nous  soinnies  loin  de  nier).  » 

De  tout  cela,  nous  croyous^pouvuir  hardiment  conclure  que  Platon  n'a  pas  inventé  les  dogmes  et  les 

(h)  Epinomis,  dans  les  OEuvrcs,  t.  XIII,  p.  22.  —  Nous  savons  bien  que  l'on  prétend  que  l'Epiuomis  n'est  pas  de 
Plalon,  niais  de  Philippe,  son  disciple.  Cela  nous  prouverait  (juc  ce  disciple  avait  divulgué  une  des  sources  de  la 
science  «le  Platon,  que  celui-ci  avail  tenue  secrète.  (Voir  les  Annales  de  philos.,  l.  II,  p.  '•)!,  S'^  série.) 

(i)  I  Tout  le  monde,  c'est- à -d ire,  ajoule  M.  .hiies  Simon,  Ions  les  esprits  assez  élevés  pour  comprendre  et  goùler 
se'sdoctiiiies.  On  sjil  avec  (jnel  mépris  Plat  n  traitait  les  dernières  classes  du  peuple...  Lul-mèuie  se  raille  des 
pliilos<>f)lii;s  dont  les  doi  trines  sonl.  inlelli^'ibles  aux  eordoniii<'rs.  t  Voir  Proclu^,  Sur  le  Tiniéc,  p.  iO.  —  Les  pré- 
flicaieiirs  d'i  chi  isliuubuie  seuls  nous  oui  appris  ipie  la  vérué  est  laiic  pour  Ks  cy/ ((o/f/iic; s  aussi  bim  que  pour 
Its  vhilosophes. 


27  IXTHODUCTlON.  28 

ce  géiiiD,  liè::-fuvor.iljlo  au  pro^^rès  des  arts,  est  fort  tiangereux  (luaiid  il  fanl  conserver  des 
doctrines  placées  au-dessus  de  riiilelligencc  humaine.  Cependant  les  Grecs  n'eurent  pas 
toujouis  celle  disposition  d'esj)rit.  Le  savant  Burnel  {Archcolog.  philosoph.  lib.  i,  cap.  0) 
soutient,  avec  assez  de  raison,  que  celte  philosophie  traditionnelle,  qui  n'est  point  fondée 
sui  le  raisonnement  ni  sur  la  recherclie  des  causes,  mais  sur  une  doctrine  transmise,  prévalut 
chez  les  Grecs  jusqu'à  la  guerre  de  Troie.  Ce  phénomène  se  retrouve  chez  tous  les  peuples 
de  ranti(ii*ilé  ;  en  général,  la  voie  de  l'argumentation  était  inconnue  aux  anciens.  Ils  en- 
stîignaientdela  manière  la  plus  simi)le  la  doctrine  qu'ils  tenaient  de  leurs  aïeux;  on  peut  ci- 
ter comme  exemple  deux  opinions  des  philosophes  païens  qui  ont  cru  généralement,  sans 
donner  aucune  bonne  raison  de  leurcrojance,  que  le  monde  était  sorti  du  chaos  et  qu'il  pé- 
rirait par  le  feu  (7). 

«  Les  erreurs  religieuses  de  TOrient  ne  doivent  pas"  être  alléguées  pour  contredire  notre 
observation.  L'idolûtrie  qui  y  est  contemporaine  d'Abraham,  le  panthéisme  et  le  dualisme, 
dont  la  date  est  inconnue,  furent  imaginés  par  quelques  hommes,  et  devinrent  h.  leur  tour 
l'objet  d'un  respect  traditionnel  ;  l'erreur  comme  la  vérité  traversèrent  ainsi  par  des  canaux 
di(I"érents  de  nombreuses  générations;  et  c'est  ici  que,  soit  la  raison,  soit  les  signes  particuliers 
auxquels  Dieu  avait  marqué  son  œuvre,  servirent  à  distinguer  la  vérité,  des  fruits  d'une  imagina- 
lion  poétique  et  des  conceptions  de  quelques  génies  orgueilleux. 

«  Il  nous  sera  plus  facile  maintenant  d'apprécier  à  leur  juste  valeur  les  services  rendus  h 
la  religion  naturelle  par  les  écoles  de  philosophie. 

«  Si  nous  trouvons  qu'elles  n'ont  rien  ajouté,  mais  qu'ellos  ont  plutôt  altéré  les  vérités 
traditionnelles,  nous  nous  confirmerons  de  plus  en  plus  dans  l'opinion  de  la  nécessité  d'une 
révélation  primitive,  et  de  l'impuissance  de  la  raison,  non-seulement  pour  découvrir  la 
religion  naturelle,  mais  aussi  pour  la  con5jrver  dans  sa  pureté  première;  c'est  ce  qui  nous 
reste  à  discuter  en  peu  de  mots. 

«  Pour  procéder  avec  plus  d'ordre,  nous  examinerons,  1°  le  principe  d'erreur  commun  à 
tous  les  philosophes,  qui  les  fit  dévier  des  vérités  qui  composent  la  religion  naturelle  ;  nous 
examinerons,  2°  cette  déviation  au  sein  des  deux  écoles  de  philosophie  les  plus  célèbres. 

«  Les  philosophes  païens  n'ont  pas  admis  la  création  :  ce  fait  est  aujourd'hui  assez  géné- 
ralement reconnu  pour  que  nous  soyons  dispensé  d'en  donner  des  preuves,  qui,  du  reste, 
seraient  assez  faciles. 

«  CeUX'là  mêmes  qui  admettaient  un  Dieu  auteur  du  monde  n'entendaient  pas  que  ce 
Dieu  eût  fait  passer  l'univers  delà  non-existence  à  l'existence,  mais  seulement  qu'il  lui  avait 
donné  une  forme,  et  avait  fait  succéder  au  pêle-mêle,  au  chaos  dans  lequel  il  était  plongé, 
l'ordre  et  l'harmonie.  Ainsi  les  moins  égarés,  ceux  qui,  au  lieu  d'un  principe  purement 
physique,  reconnaissaient  un  être  incorporel,  plaçaient  à  côté  de  lui  une  raali"fere  éternelle 
sur  laquelle  il  avait  opéré. 

piérpples  qu5  consliiucni  le  fond  de  sa  pliilosopliic.  ïl  les  a  pris  dans  les  croyances  aniiques  conservées 
diiiis  les  iiadiiions  ii:iiion:ile.s  de  la  Grèce,  ou  des  nations  de  l'Orient. 

Qiuini  aux  coinniunicalions  des  Juils  avec  les  Latins,  un  fait  curieux  et  important  nous  a  été  révélé 
loni  réceuiinenl,  c'est  que,  140  ans  avant  Jésus-Chrisl,  «  les  Juifs  avaient  essayé  de  faire  recevoir  leur 
religion  aux  Romains,  (|u'ils  avaient  élevé  des  autels  à  Rome  (ce  qui  nous  ferait  croire  qu'ils  étaient 
des  exilés  des  dix  tribus),  et  que  le  préteur  Ilipalus  les  ciiassa  de  la  ville,  fit  détruire  les  autels  (|u'ils 
avaient  élevés  dans  les  lieux  publics,  et  les  obligea  à  retourner  en  Palestine,  et  qu'il  fil  la  même  chose 
aux  Clialdéens  qui  avaient  éiabli  leur  culte  et  leur  science  à  Rome  (;).  i 

(7)  Les  Stoïi  iens  crdyaieul  à  remluasenienl  du  monde.  {Voy.  Cicer.  Dénatura  deor.  lii).  ii  ;  Senec. 
A(i<.  quœsl.  lib.  m,  cap.  13;  Ouigen.,  Conl.  Cets.  lib.  v,  cap.  '■10.)  IMutar(|ue  cite  cette  opinion  comme 
exprimée  d;ins  les  livies  d'Hésiode  et  d'Orpbée  ;  Ovide,  qui  n'a  lait  qu'interpréter  les  traditions  popu- 
laires, nous  montre  ipie  cette  opinion  devait  être  foi  l  répandue  : 

lisse  qiioque  in  l'alis  reniiiiiscilur  aflore  tempus 

Quo  mare,  que  lelliis,  corru[)laqiic  regia  cœli  ' 

Ardeat,  et  niundi  moles  operosa  laborei. 

(OviD.  Melum.  lib.  i,  v.  236 

(j)  Ce  fait  avait  été  indiqué  par  Valère  Maxime  (lib.  i,  3,  n.  2),  qui  avait  désigné  les  Juifs  sous  le  nom  d'adorateurs 
du  Jupiter  Sabazius;  les  savants  disputaient  sur  ce  dieu,  et  ne  voulaient  pas  y  reconnaître  le  DieuSabaotli  ;  mais  le 
lanlihal  Mai  (dans  le  lome  III,  .3'  partie,  p.  1-92  de  ses  Scriptores  veteres)  a  inséré  deux  abrégés  de  Juliiis  Paris  et 
de  .lamiarius  Nepoliaims,  lesquels  nomment  les  Juifs,  et  ôlent  ainsi  toute  ambiguïté.  Quanl  a  celle  expulsion,  on 
pect  liire  d'elle  ce  que  l'on  dit  de  la  fameuse  médaille  frappée  en  l'Iioniieur  de  Diocléiien  pour  avoir  ahoti  lu  reli- 
^pnchrétieiDie.  Vn  viU'l,  on  a  trouvé  dus  inscripiions  qui  prou\enl  qu'au  temps  de  Doniitien  ou  honorait  eik.".ore  ce 
li  en.  {Voir  une  de  ces  ui-friplinns  dans  l'édilinn  de  Valère  Maxime,  de  l'i.'liius,  Genève,  1618, p.  458,  cl  le  leste 
d«  -Ji  l'aris  cl  de  Jaii.  .Ni  puiianiis,  dans  les  Annules  de  pMowphic,  t.  V,  p.  15H,  5'^'  série.) 


^  INTRODUCTION.  20 

«  Les  poëtcs  et  le  ëomoiun  des  païens  ignoiaiont  aussi  le  dogme  fondamental  delà  créa- 
lion;  et  cette  ignorance,  on  ne  saurait  trop  le  faire  remarquer,  fut  la  cause  la  plus  féconde 
lie  leurs  autres  erreurs.  Toutefois,  il  y  eut  cette  grande  ditlerence,  que  le  vulgaire,  en 
admettant  l'erreur  d'un  monde  éternel,  admit  universellement  l'idée  d'un  organisateur  du 
monde,  tandis  que  le  plus  grand  nombre  des  philosophes  repoussa  cette  idée.  Presque  tou- 
tes les  nations  admirent  aussi  une  providence,  vérité  qui  ne  fut  admise  que  par  quelques 
philosophes.  En  un  mot,  le  vulgaire  fut  heureusement  inconséquent  avec  l'erreur  capitale 
d'une  matière  incréée,  et  les  philosophes  furent  malheureusement  plus  logiciens,  sans  l'être 
jusqu'au  bout  ;  plusieurs  du  moins  ne  furent  pas  assez  fous  ou  assez  forts  pour  pousser  les 
choses  à  cette  extrémités 

«  Voici  néanmoins  quelle  a  pu,  quelle  a  dû  être  la  série  de  leurs  raisonnements  :  une  fois 
qu'ils  eurent  bien  arrêté  dans  leur^sprit  que  Je  monde  avait  toujours  existé  :  si  Dieu  n'est 
pas  Créateur,  il  n'a  pas  une  puissance  infinie  :  je  conçois  une  puissance  au-dessus  de  la 
sienne,  celle  qui  peut  tirer  du  néant  et  y  faire  rentrer  les  substances  créées.  On  conçoit 
aussi  une  science  supérieure  ;  celui  qui  donne  l'être  en  possède  éminemment  en  lui-même 
toutes  les  perfections;  en  se  connaissant,  il  connaît  donc  d'une  manière  suréniinente  sa 
créature,  il  connaît  d'une  manière  infinie  tout  ce  qui  est.  Mais  celui  qui  est  imi)uissant  il 
donner  l'être  ne  saurait  pénétrer  aussi  profondément,  aussi  infiniment  qu'il  se  connaît 
JUi-même,  les  existences  nécessaires,  éternelles,  qui  sont  hors  de  lui,  et  auxquelles  il 
donne  seulement  des  formes,  si  toutefois  il  peut  les  donner. 

«  Si  je  ne  puis  concevoir,  dans  le  Dieu  qui  n'a  pas  créé,  une  puissance,  une  science  infi- 
nies, je  ne  puis  y  voir  non  plus  une  providence  infinie.  Cette  providence  n'est  pas  possible 
sans  une  science  et  une  puissance  de  même  nature:  en  effet,  elle  suppose  que,  dans  le  gou- 
vernement de  ce  monde,  rien  n'échappe  à  l'œil  de  Dieu,  que  rien  ne  résiste  à  sa  volonté  : 
mais  nous  venons  de  voir  que  le  Dieu  qui  n'a  pas  créé  n'a  pas  une  puissance  infinie,  qu'il 
n*a  pas  des  autres  êtres  une  science  également  infinie;  aussi,  en  admettant  un  simple  orga- 
nisateur, les  philosophes  furent  conduits  à  limiter  l'action  de  la  Providence. 

«  Tous  se  faisaient  ou  devaient  se  faire  plus  ou  moins  la  question  que  s'adressait  Sénèquc  : 
Jusquoii  s'étend  la  puissance  de  Dieu?  Forme-t-il  lui-même  la  matière  qu'il  a  choisie,  ou  la 
façunne-l-il  seulement  quand  on  la  lui  donne?  Dieupetit-il  faire  tout  ce  qu'il  veut  ?  Lors- 
qu'il arrive  que  quelque  chose  est  mal  fait  par  ce  grand  ouvrier,  est<e  défaut  d'habileté  en 
lui,  ou  parce  que  l'objet  sur  lequel  il  l'exerce  lui  est  rebelle  f 

a  Si  l'on  applique  aux  substances  spirituelles  les  raisonnements  que  nous  venons  de  faire 
sur  la  matière,  on  arrivera  h  des  conséquences  non  moins  contraires  à  la  religion  naturelle. 

«  Dieu  ne  peut  avoir  sur  des  âmes  éternelles  une  puissance  infinie.  On  su[)posc  qu'il 
donne  les  formes  à  la  matière  ;  mais  que  pouria-t-il  donner  à  une  substance  si)iriluelle, 
puisqu'elle  possède  de  toute  éternité  la  faculté  de  penser,  et  une  énergie  propre,  indépen- 
dante, capable  de  produire  tous  les  développements  dont  sa  substance  pensante  est  suscep- 
tible? 

«  On  voit  déjà  que  si  la  négation  d'un  Dieu  créateur  ne  conduisit  pas  tous  ceux  qui  l'adop- 
tèrent à  l'athéisme  ou  au  panthéisnie,  c'est  parce  qu'ils  reculèrent  devant  les  conséquences 
légitimes  de  leur  erreur  ;  elle  devait  les  y  entraîner  naturellement. 

«  Tout  être  éternel  possède  en  lui-môme  toutes  les  propriétés,  et  sa  forme  est  nécessaire 
comme  son  essence.  La  notion  la  plus  claire,  la  plus  sublime  que  nous  ayons  de  Dieu,  con- 
siste dans  l'idée  d'un  être  nécessaire  (8). 

«  11  y  avait  contradiction  à  supposer,  dans  un  être  spirituel  et  plus  excellent,  le  pouvoir 
de  façonner  une  substance  nécessaire,  et  indépendante  comme  lui  par  la  nécessité  de  sa 
nature.  Cette  nécessité,  cette  éternité,  cette  indépendance  rendent  impossible  l'action  d'un 
être  intelligent,  soit  pour  imprimer  le  mouvement  à  la  matière,  soit  pour  lui  donner  une 
forme,  soit  pour  agir  sur  les  substances  spirituelles  également  incréées.  Celle  conséquence, 

(8)  Ces  pensées  n'ont  pas  été  inrnnnues  aux  païens  :  PInlaïqiie  dans  son  Traité  sur  le  mol  grec  Kl, 
qui  servait  tl'inscripiion  au  temple  de  Delplies,  l;ut  voir  qu'on  ne  peut  pas  dire  de  Dieu  ;|u'il  a  ce  ou 
<|u'il  sera,  mais  seulemcni  f/(('W  esi .  Il  est,  sigiiKio,  ajoute  IMutarque,  élernel,  indépendant,  iminualdo. 
Commeni,  avec  celle  loiicepiion  snltlime  de  la  tiiviniié,  ce  pliilosoplie,  et  tant  d'autres,  poiiv:tienl-ils 
croire  la  nmliére  incréce,  el  p<mri.ini  sujette  au  chanj^cm»  ni?  Ceux  cjui  avec  i'éterniié  de  la  matière  lui 
donnaient  l'inimutabililc,  hrav^ionl  plus  uu\ci  lenioni  laicrlilude  qui  nous  vicnl  de  la  reiaiion  des  sens  ; 
mais  ils  étaient  plus  toiisé<iuciilb  (juc  riular(|iu:  cl  que  IMaltii,  lequel  eut  aussi  l'hléo  d'un  Dicu  élcrucl 
et  ikiiinudLlu. 


31  INTRODUCTION.  32 

quo  les  pliilosophcs,  théistes  imparfaits,  ne   tirèrent  point,  fui  tirée   par  d'autres  philo- 
sophes. 

«  En  donnant  à  la  matière  ou  aux  substances  spirituelles  l'éternité,  ils  leur  donnèrent 
l'immutabilité  et  l'immobilité;  les  changements  de  la  nature  ne  furent  plus  h  leurs  yeux 
que  de  simples  apparences,  les  âmes  humaines  que  des  modiOcations  de  la  Divinité.  En 
échappant  aune  absurdité,  ils  lombaienl  dans  une  autre  non  moins  grande,  mais  ils  étaient 
meilleurs  logiciens. 

«  Non-seulement  des  philosophes,  mais  des  peuples  entiers  conclurent  de  l'éternité  du 
monde  sa  divinité.  Cette  immense  erreur  domina  une  grande  partie  de  l'Orient;  et  elle 
prouve,  d'une  manière  bien  funeste,  il  est  vrai,  comment  h  la  longue  l'esprit  humain  déduit 
nécessairement  les  conséquences  d'un  faux  principe.  Mais  si  ces  conséquences  sont  légiti- 
mes, il  est  évident  qu'elles  rendent  impossible  l'idée  d'un  législateur  donnant  des  règles  h 
l'homme,  c'est-à-dire  une  morale:  de  quel  droit  un  ôtre  divin  commanderait-il  à  un  étie 
(|ui  possède  la  môme  nature  que  lui? 

«  Si  un  homme  commandée  d'autres  hommes  ses  égaux,  c'est  parce  que  son  pouvoir 
vient  de  plus  haut:  Omnis  potestas  a  Dco. 

L'idée  d'une  sanction  devient  tout  aussi  inconcevable  :  si  la  loi  elle-même  est  impossible, 
comment  y  aurait-il  des  récompenses  pour  ceux  qui  l'observent,  des  peines  pour  ceux  qui 
la  violent? 

«  Nous  venons  d'exposer  les  conséquences  rigoureuses  de  l'erreur  qui  consistait  à  nier 
la  création,  erreur  qui  domina  toutes  les  anciennes  écoles  de  philosophie.  Il  est  évident  que 
ceux  qui  affirmaient  directement  qu'il  n'y  avait  ni  créateur,  ni  cause  organisatrice  de  l'uni- 
vers, ni  intelligence  présidant  aux  destinées  humaines  ;  en  un  mot,  que  les  nombreux  phi- 
losophes, matérialistes,  athées,  panthéistes,  ne  pouvaient  croire  à  un  Dieu  législateur;  et 
qu'en  admettant  une  morale,  ils  ne  pouvaient  lui  donner  d'autres  motifs  (jue  ceux  dont  nous 
vous  déjà  démontré  l'insuffisance. 

«  Quelle  morale  établir  sur  la  doctrine  d'un  bon  et  d'un  mauvais  principe,  lorsque  ce  der- 
nier, le  plus  craint,  était  aussi  celui  que  l'homme  était  plus  porté  à  apaiser  par  des  actes 
dépravés,  parce  qu'il  les  supposait  plus  agréables  à  l'objet  de  son  culte  ? 

«  Nos  observations  deviendront  plus  claires,  plus  décisives,  si,  laissant  de  côté  ces  nom- 
breux systèmes  que  Cicéron  assure  avoir  été  infinis,  nous  examinons  de  préférence  les  plus 
célèbres,  ceux  des  stoïciens,  des  platoniciens  et  des  néoplatoniciens. 

«  Si,  dans  rex[)osé  de  ces  trois  doctrines,  nos  lecteurs  rencontrent  quelques  assertions 
qu'ils  jugent  pouvoir  ôtre  contestées,  nous  les  prions:  1°  d'examiner  si,  en  les  supposant 
telles,  ce  qui,  nous  l'espérons,  n'arrivera  point,  notre  ai-gumentation  en  est  affaiblie:  si  elle 
demeure  entière,  il  est  juste  de  ne  considérer  ces  assertions  que  comme  accessoires,  et  de 
reporter  toute  son  attention  sur  les  propositions  et  sur  les  faits  qui  servent  de  base  à  nos 
preuves;  2"  de  ne  pas  oublier  que  les  anciens  philosophes  ont  été  obscurs  par  suite  de  la 
nature  de  leurs  i)rincipcs  erronés  sur  l'origine  des  choses,  et  qu'ils  l'ont  été  en  outre  par 
système.  Ils  ont  dû  l'être,  ils  ont  voulu  l'être  (9).  Il  n'en  fallait  pas  tant   pour  n'être  pas 

(9)  Les  pliilosoplies  anciens  ont  élé  Irès-ohsrnrs,  soit  h  cause  de  la  naliire  même  de  leurs  ihéories, 
soit  par  leur  propre  vdlonlé.  Ils  l'onl  élé  d'abord  p;ir  la  naliire  de  leurs  llicories.  Leurs  idées  snr  Die» 
étaient  lies  erreurs  grossières;  on  ne  comprend,  on  n'exprime  liairement  fpie  la  vérilé  :  la  vérité  est  ce 
<|iii  est,  el  c'est  pour  cela  qu'elle  «si  si  inlelligible;  l'erreur  est  ce  qui  n'est  pas,  et  il  n'y  a  pas  d'idée, 
de  repixïseiitalion  iul<  llctluelle  du  nou-ôlre.  Commcnl  compnndre  dts  syslcmes  dont  on  ne  pouvait  re 
cliertlier  le  premier  foud-menl  sans  y  trouver  ccuc  immense  erreur  :  Tout  ce  qui  existe  est  nn  ellet  sans 
cause  ? 

Tous  les  pliilosoplies,  en  dissertant  sur  Dieu,  dissertaient  sur  un  être  infini;  or,  si  rien  n'est  plus 
certain  que  l'exisienee  de  i'inliui,  rien  n'est  plus  impossible  à  comprendre;  antre  cause  d'obscurilc.  C'est 
cependant  à  celle  compréliension  qu'ils  aspiraient,  et  de  là  leurs  variations  aussi  nombreuses  que  peu- 
v»mK  l'èire  les  faniômes  d'une  iniaginaiion  sans  règle  et  sans  guide  {k). 

Forcés  à  être  obscurs  par  la  nauiivde  leur  docirine,  ils  le  lurent  aussi  à  dessein.  Qu'ils  aient  voulu 
éire  obscurs,  c'est  uu  l'ail  certain,  quel  qu'ail  cic  d'ailleurs  le  luolil  qui  les  purla  à  s'envelopper 
ainsi. 

Origène  [Conlr.  Cels.)  assure  que  les  Egypiieiis  (/),  les  Perses,  les  Indiens  avaient  nue  ilicologie  se- 

(k)  Cicéron,  dans  son  Traité  de  la  uiUnre  des  dieux,  fitil  une  longue  énumératinn  des  syslèmes  pbilosopiiiqoes 
su  I  la  nature  de  Dieu,  (n  faisant  remarquer  qu'il  lui  esl  ditlicilu  de  ne  pas  en  onictlrc  quelques-uns. 

(/)  Clémcnl  d'Alexandrie  allesle  que  la  connaissance  des  iliuses  divines  élail  soigneusement  eacliéc  au  ppuple. 
(Miom.  lib.  V.)  |3e  là  le  sphinx  placé  à  la  [luile  de  leurs  (eniplcs  pour  inliqiicr  le  sens  éiii^maliquc  du  culte  : 
1  lul.inine  en  donni-  le  moii:  dans  sou  rrailc  dlïisct  O'Dsiris. 


33  INTRODUCTION.  04 

coiupvis  des  oontoriiporains,  sur  lesquels  ils  oui  eu  heureusement  peu  trinfluence  (10),  et  rio 
la  posiériltS  qui  est  d'ailleurs  plus  intéressi^c  h  connaître  leurs  erreurs  fondamcnlales  et  la 
cause  de  ces  erreurs,  qu'à  savoir  avec  précision  en  quoi  elles  consistaient. 

«  .\près  ces  observations,  il  est  temps  de  passer  à  l'examen  de  la  doctrine  des  principa- 
les écoles  de  philosophie,  celles  des  stoïciens,  de  Platon,  et  des  néoplatoniciens. 

«  Les  stoïciens  n'avaient  au  fond  d'autre  Dieu  que  la  nature  mère  de  tous  les  ôtres.  Dans 
cette  théorie  disparaissaient  la  volonté  et  l'intelligence  d'un  Dieu  distinct  de  ce  monde  et 
des  substances  diverses  qu'il  renferme.  Il  est  réduit  h  n'être  plus  qu'une  indéfinissable 
énergie,  pénétrant  tous  les  ôtres  animés  et  intelligents.  Telle  est  l'idée  la  moins  déraisonna- 
ble que  l'on  puisse  se  former  de  l'âme  de  l'univers,  telle  que  la  concevaient  ces  philoso- 
phes. Mais  s'il  n'y  a  pas  un  Dieu,  un  législateur,  au-dessus  de  celte  âme  ainsi  divisée  en  une 
multitude  de  consciences,  toute  loi  morale  devient  impossible. 

«  Sur  quoi  d'ailleurs  fonder  cette  unité  d'une  Ame  universelle,  lorsque  l'expérience  do 
\ous  les  instants  nous  montre  des  cœurs  séparés,  des  esprits  indépendants  les  unsdes  autres? 
Peut-on  concevoir  ces  intelligences  éternelles  et  indépendantes,  concourant  à  donner  une 
loi  à  l'humanité,  sans  qu'elles  en  aient  la  volonté  ou  môme  la  simple  pensée?  Conçoit-on  les 
règles  fondamentales  de  celle  loi  partout  les  mômes,  bien  qu'elles  ne  viennent  pas  d'une 
volonté  unique?  Le  sens  humain  n'est-il  pas  renversé  de  fond  en  comble  par  de  telles  chi- 
mères? Les  défauts  de  la  morale  stoïcienne  sont  connus  :  elle  exalte  l'orgueil  outre  me- 
sure;  elle  n'inspire  aucune  compassion  pour  le  malheur  ;  elle  est  oppressive  pour  la  fai- 
blesse de  l'Age,  pour  la  pudeur,  cl  pour  la  dignité  humaine.  Quoi  qu'il  en  soit,  les  opinions 
de  cette  école  conduisaient  logiquement  à  justitier  les  mauvais  penchants  de  la  nature. 
Elles  étaient  donc  aussi  ennemies  de  la  m.orale,  que  l'Evangile  lui  est  favorable. 

«  Ne  nous  étonnons  plus  d'un  fait  qui  ne  peut  exciter  la  surprise  que  des  hommes  super- 
ficiels: nous  voulons  parler  de  l'idolAtrie  justifiée  parles  stoïciens,  lorscju'elle  fut  aux  prises 
avec  le  christianisme.  Il  y  avait  une  grande  analogie,  trop  peu  remarquée,  entre  les  adora- 
teurs les  plus  grossiers  des  dieux  de  l'olympe  et  les  philosophes  stoïciens.  Dans  le  système 
de  ces  derniers,  la  Divinité  ou  la  Nature  n'est,  comme  nous  venons  de  le  dire,  au  fond  qu'une 
énergie  immense,  (\u\  prend  ditférenles  dénominations  selon  les  vertus  sans  nombre  qu'elle 
possède,  et  les  manifestations  diverses  cpii  dans  les  divers  ôtres  frappent  l'œil  de  l'homme. 
Pour  les  stoïciens  ces  ôtres  n'avaient  qu'une  seule  Ame  ;  pour  le  peuple  cl  les  poêles  chacun 
d'eux  avait  un  cœur  et  une  intelligence. 

orèie,  diflcrenie  de  la  iliéoloRie  vulgaire.  Les  anciens  pliilosophcs  cliinois  avaient  aussi  une  liiéoiogie 
dont  la  ilocirine  ciail  déroiiée  au  coinnuin  dus  hommes  ()n)*  Tout  liomme  iiistniil  saii  (|uc  Varroii  (>i)  et 
l'tiuarque  (De  placit.  pltilosoph.  lib.  i,  cap.  0),  disliiiguaii'nl  la  lliôologic  pliysi(|iie  ou  nalurelle,  qui  était 
<  l'Ile  (les  philusopiies,  de  la  Uiéologie  fubultMise  ou  mythologique,  el  de  la  théologie  civile  ou  populaire. 
Orpiiée  et  Fyiliî'gore,  qui  avaient  puise  en  Kgypte  h'ur  science  mysiéiicuse,  imiiènîiii  à  dessein  l'obscii 
rite  des  philosophes  de  celte  contrée,  et  s'exprinièrenl  comme  eux  à  l'aide  d'allégories  qui  devinrcut 
plus  lard  la  source  de  bien  îles  erreurs. 

Socrate  fit  exception,  et  ne  lut  pas  irnilé  même  par  son  plus  célèbre  disciple.  //  est  dilftcile,  dit  Platon, 
de  trouver  le  père  et  routeur  de  runivers;  il  h  est  pas  possible  de  te  faire  connaître  à  tout  te  monde  (o). 
Cicéron,  renchérissant  sur  ces  paroles,  ajoute  que  i  c'est  un  crime  de  vouloir  le  montrer  au  peuple;  > 
indicare  in  vutgus  nejas.  Si  nous  avions  à  hasarder  ici  une  conjecuire  sur  l'obscurité  volontaire  des 
philosophes,  nous  en  trouverions  sans  doute  un  motif  iiès-puissanl  dans  les  dangers  aiixijucls  étaient 
exposés  ceux  qui  n'admeitaieiu  pas  luie  cause  première,  «l'être condamnés  comme  alliées.  Quoi  (ju'il  eu 
soit,  s'ils  s'exprimèrent  obscurément,  comme  cela  est  inconle!>table,  il  n'est  pas  étonnant  que  l'on  dis- 
pute sur  plusieurs  de  leurs  opinions  (/)).  Nous  éviterons  de  les  produite,  du  moins  comme  des  pteuves 
décisives  ;  nous  nous  bornerons  à  citer  les  sentiments  non  contestés. 

(iO)  Celte  observation  est  importante,  afin  qu'il  soit  bien  entendu  que  nous  ne  voulons  pas  afTaiblir 
la  preuve  de  l'exisience  de  Dieu,  l'ondée  sur  le  conseiiteinent  unanime  des  peuples.  Tous,  en  elTei  ,  ont 
eu  l'idée  d'une  cause  première,  d'une  providence  ;  bOus  ce  rapport  leurs  erreurs  ont  été  moins  profondes, 
moins  radicales  que  celles  des  écob-s  de  philosophie. 

{m)  Les  trois  principales  sectes  des  philosophes  chinois,  dil  le  P.  Longobardi,  ont  doux  sortes  de  doclrinos  : 
l'une  secrète  qu'ils  estiment  la  seule  vraie,  et  qu'ils  oxp:ir]ui'nl  pir  des  symboles,  cl  une  autre  publique  ou  popu- 
laire.  (Traitéde  la  science  aes  Cliinois  dans  la  Relation  de  l'empire  de  la  Cliine,  par  Navabktte.) 

(n)  b.  AcccsTK*,  De  civilate  Dei,  lib.  vi,  cap.  .S.  Le  même  l't  re  cile  l'opinion  du  ponlife  Sc;evola,  célèbre  juriscon- 
si.lle,  comme  conforme  à  celle  de  Flalon.  Ibid.  lib.  iv,  cap.  27. 

(0)  Origène,  donl  l'espril  était  si  pénétrant,  et  qui  admirait  d'ailleurs  Platon,  avoue  cependant  qu'il  y  avait  peu 
de  personnes  eu  étal  de  le  comprendre,  et  qu'il  n'élail  lu  que  des  savants.  (Contre  Celse,  li^'.  vi  au  commeuceiii«'nl.) 

(p)  Certains  écrivaius  onl  voulu  jusiilier  celte  obscurilé  en  alléguant  l'exemple  de  Jésus-Christ  qui  expliquait 
plus  clairement  à  ses  disciples  les  paraboles  qu'il  employait  devant  le  peuple.  Mais  ce  rai)procliemeut  manque 
tout  à  fait  de  justesse.  Jésus-Christ  ne  voulait  pas  fonder  une  doctrine  sccrèle,  il  prcscrii  lo  coniraire  à  ses  disciples  ; 
Ouod  JHaureûurfJ/is,  leur  dit-il,  prœrftcflte  super  leclu*  Sp.s  disciples  avaient  si  bien  compris  le  caracl ère  de  sa 
ooctrine.qui  s  le  lui  ont  conservé  eu  la  portant  dans  toutes  les  parties  du  monde.  Les  paraboles  étaient  destinées 
non  à  cacher  son  enseignement,  mais  à  le  rendre  plus  inielligible. 


S5  INTRODUCTION.  S6 

«  Si  celle  philosopliie  fill  venue  au  monde  avant  le  polythéisme,  elle  eût  eu,  comioc  on 
le  voit,  peu  de  chose  h  faire  pour  l'établir:  arrivée  la  dernière,  elle  fut  d'aulant  plus  dispo- 
sée à  le  justifier,  qu'elle  avait  le  niômc  principe  que  cette  grande  erreur.  En  considérant 
comme  des  allégories  les  fables  de  la  mythologie,  elle  soutint  une  fable  qui  ne  valait  pas 
mieux.  Elle  substitua  les  éléments  aux  dieux  de  l'Olympe,  et  transforma  en  aifinités  physi- 
ques leurs  coupables  amours.  —  Des  divinités  intelligentes,  quoique  i)erverses,  redevinrent 
ce  (pi'elles  avaient  été  pour  la  superstition  à  son  berceau.  Le  polythéisme  avait  adoré  lo 
ciel  et  la  terre  comme  étant  le  père  et  la  mère  des  dieux;  les  ptiilosophes  n'eurent  d'autres 
dieux  que  le  monde:  si  c'était  là  un  progrès,  ce  n'était  certes  point  le  progrès  de  la  raison. 

«  Voici  maintenant  le  principe  commun  aux  deux  erreurs:  il  consistait  à  nier  une  cause 
première,  et  à  admettre  que  la  divinité  était  partout  dans  une  nature  éternelle  et  néces-r 
saire.  Si  les  philosophes  avaient  le  frivole  avantage  de  systématiser  leurs  idées,  et  de  les 
présenter  sous  une  forme  scientifique,  le  peuple  et  les  poêles,  enveloppés  d'erreurs  plus 
grossières  en  apparence,  étaient  moins  éloignés  de  la  vérité  :  ils  ne  nièrent  pas,  comme  les 
philosophes,  la  personnalité  de  Dieu.  Le  sentiment  invincible  de  leur  personnalité  les  sauva 
de  cette  erreur,  à  laquelle  les  aurait  conduits  logiquement  l'absurde  principe  d'un  dieu^ 
univers.  Ils  donnèrent  à  leurs  divinités  des  facultés  qu'ils  supposèrent  de  môme  nature,  mais 
plus  étendues  et  plus  énimenles  que  celles  de  l'homme;  ils  leur  donnèrent  aussi  une  con-. 
science.  Ils  étaient  sans  doute  dans  une  erreur  grossière  et  fondamentale,  puisqu'ils  igno- 
raient deux  vérités  capitales:  la  ])uissance  créatrice  et  l'unité  de  Dieu.  Mais,  outre  que  les 
Stoïciens,  en  divinisant  tous  les  êtres  de  la  nature,  piofessaient  l'unité  factice  plutôt  que 
réelle  de  la  divinité,  ils  ne  croyaient  pas  comme  le  peuple  et  les  poètes,  ou  du  moins  ils  ne 
pouvaient  croire  logiquement  h  des  êtres  supérieurs  à  l'homme,  lui  donnant  des  lois,  et 
ayant  une  volonté  et  une  justice  qui,  quoique  imparfaites,  prescrivaient  néanmoins  quelques 
règles  de  morale. 

«  Le  génie  de  Platon  a  été  exalté  par  tous  ceux  qui  ont  parlé  de  ses  conceptions  philoso- 
phiques. Nous  ne  voulons  ni  abaisser  ni  discuter  ses  titres  de  gloire;  mais  plus  on  élève  ce 
grand  philosophe,  et  plus  aussi  on  démontre  l'impuissance  des  plus  beaux  génies  à  garder 
les  vérités  traditionnelles  dans  l'état  môme  d'imperfection  où  elles  leur  étaient  présentées, 
lorsque,  sans  autre  guide,  sans  autre  soutien  que  leur  raison,  ils  voulurent  pénétrer  l'impé* 
nétrable  nature  de  Dieu, 

«  Frappée  du  spectacle  de  la  cré-ation,  leur  inlelligence  possédait  sans  doute  aussi  la 
notion  universellement  répandue  d'un  premier  être;  elle  connaissait  la  puissance  éternelle 
de  Dieu  :  mais,  parce  qu'elle  ne  s'arrêta  pas  aux  inductions  les  plus  simples,  les  seules  légi^ 
times;  parce  qu'elle  ne  se  borna  point  à  conclure  qu'un  ouvrage  aussi  merveilleux  que  le 
monde  doit  avoir  une  cause  infinie;  parce  qu'elle  voulut  se  rendre  compte  du  mode  d'action 
de  cette  cause,  eri  sonder  et  en  concilier  les  attributs,  ces  hommes  superbes  s'évanouirent 
dans  leurs  pensées,  et  leur  cœur  ayant  été  également  obscurci,  ils  méconnurent  tout  à  la  fois 
le  législateur  suprême  et  les  lois  qu'il  donne  à  la  conscience;  ils  les  méconnurent  plus  que 
ne  le  firent  les  esprits  ignorants  et  grossiers,  lorsque  ceux-ci  eurent  le  bonheur  de  rencon- 
trer la  vérité  (11). 

«  Nous  ne  nions  pas,  remarquez-le  bien,  que  la  philosophie,  cultivée  et  interprétée  par  ces 
grands  hommes,  n'ait  fait  d'admirables  découvertes;  n'ait  fait  prendre  l'essor  le  plus  hardi  et 
souvent  le  plus  heureux  à  l'esprit  humain,  donné  à  la  parole  de  l'honime  plus  de  force  et  de 
noblesse.  Nous  reconnaissons  qu'elle  a  rendu  ces  érainents  services,  toutes  les  fois  qu'elle  n'a 
pas  méconnu  ses  droits  et  sa  mission  légitime;  mais  nous  aflirmons,  et  c'est  dans  ce  sens  uni- 
que que  les  prédicateurs  de  la  parole  sainte  déclarent  la  philosophie  impuissante  ou  dange- 
reuse, nous  affirmons  q^u'elle  n'a  jamais  tenté  de  faire  des  hypothèses  sur  l'essence  et  la 
nature  de  Dieu,  sur  son  mode  d'action,  et  sur  tout  ce  qu'il  lui  a  plu  de  dérober  à  notre  intel- 
ligence, sans  tomber  dans  les  plus  déplorables  erreurs.  Elle  ne  s'est  pas  seulement  égarée 

(11)  Sailli  Paul,  ihns  son  Epilre  aux  Romains  (ch.  i,  f  20  et  21),  dit  en  effel  que  les  philosoplies  sont 
»n»;x«'.tisiiltles  de  ne  s'élre  pas  élevés  des  choses  visililes  de  ce  monde,  à  la  cause  qui  les  lira  du  néanl,  à 
son  éierneile  puissance  ei  à  sa  divinilé  ;  mais  il  indique  en  même  temps  la  nature  de  leur  erreur  : 
elle  a  consislé  à  ne  pas  conclure  simplemenl  que  des  œuvres  si  merveilleuses  avaient  une  cause  in- 
finie ;  ils  se  sont  perdus  dans  leurs  vaine»:  pensées  quand  ils  ont  voulu  pénétrer  le  mystère  de  la  produc- 
tion du  inonde.  C'est  ainsi  que  nous  exoliquons  ces  mois,  evatmerunt  in  cogiiaiionibus  suis,  Ue  coiuexie 
nous  y  autorisQ. 


37  IXTU(">1)UCTI0X.  S8 

?ur  ce  qu'elle  ne  pouvait  conipronilre ,  elle  a  uiôconiiu  aussi  les  vérités  qu'il  lui  était  possible 
de  connaître;  elle  a  nié  ou  altéré  les  dogmes  fondamentaux  de  l'existence  de  Dieu,  de  sa 
puissance  créatrice,  de  sa  providence,  de  sa  justice  infinie.  Sa  force  alors  a  été,  non  pas  do 
fonder,  de  prouver,  mais  de  détruire,  de  plonger  dans  le  doute,  d'ouvrir  des  abîmes  d'erreur 
dans  lesquels  elle  a  englouti  le  peu  de  vérités  que  les  traditions  populaires  avaient  sauvées. 
«  Pour  éviter  qu'on  nous  reproche  de  rendre  trop  faciles  les  preuves  de  cet  égarement, 
nous  choisissons  Platon  pour  exemple,  et  nous  citons  ce  qu'il  a  de  moins  irréprochable  sur 

la  notion  de  Dieu. 

«  Platon,  dans  son  Timée,  reconnaît  un  Dieu  éternel,  unique,  parfait,  souverainement 
intelligent,  sage  et  bon;  il  admet  aussi  une  Providence  qui  veille  sur  le  monde  et  sur 
l'homme;  une  Providence  dont  le  but  principal  est  de  punir  le  crime  et  de  récompenser  la 
vertu  :  mais  Platon,  par  ses  notions  sur  l'origine  et  l'éternité  des  substances,  détruit  la  foi  h 
la  Providence,  aux  peines  et  aux  récompenses  d'une  autre  vie.  Dans  son  système,  Dieu  n'est 
pas  une  puissance  qui  tire  librement  du  néant  les  substances  spirituelles  et  corporelles  :  ces 
deux  espèces  de  substances  sont  éternelles  et  nécessaires  (12).  Les  premières  ne  sont  au- 
dessous  de  lui  que  par  une  dépendance  arbitraire  que  la  logique  ne  justifie  point,  puisqu'il 
n'a  sur  elles  aucune  sujiériorité  qui  soit  dans  sa  nature;  les  secondes  ne  lui  doivent  (ju'un 
simple  arrangement.  Dans  le  dogme  chrétien,  au  contraire,  les  âmes  doivent  h  Dieu  l'être  et 
]a  vie,  et  c'est  Dieu  qui  leur  continue  ces  dons  de  sa  bonté.  On  conçoit  la  loi  qu'il  leur  im- 
pose; on  conçoit  qu'étant  maître  si  absolu,  il  les  punisse  ou  les  récompense,  selon  le  bon  ou 
le  mauvais  usage  de  leur  liberté.  Cette  sanction,  bien  qu'admise  par  le  philosophe  grec,  n'est 
pas  concevable,  d'après  les  règles  d'une  saine  logique.  Si  on  admet  une  substance  étornelle  <i 
côté  de  Dieu,  la  logique  veut  que  cette  substance  soit  infinie,  c'est-à-dire  qu'elle  conduit  à 
deux  infinis;  la  logique  veut  que  Dieu  ne  puisse  opérer  sur  une  substance  qui  lui  est  égale , 
et  qui  est  parfaitement  indépendante  de  lui  ;  la  logique  ne  permet  pas  qu'un  être  donne  des 
lois  à  un  autre  être  essentiellement  son  égal  ;  elle  repousse  l'idée  de  i)eines  et  de  récom- 
penses, là  où  elle  est  obligée  de  repousser  l'idée  de  la  loi  violée,  et  jusqu'à  la  double  idée 
d'un  ôtre  inférieur  qui  reçoit  la  loi,  et  d'un  être  supérieur  qui  la  donne  :  aussi,  si,  par  l'effet 
de  circonstances  qu'il  est  inutile  de  rappeler  ici,  la  philosophie  de  Platon  fut  un  progrès  sim* 
les  philosophies  antérieures,  cependant  elle  ne  s'en  sépara  pas  sur  le  point  le  plus  essentiel 
et  le  plus  fondamental,  qui  est  celui  de  la  création.  Platon  professa  l'erreur  de  l'émana- 
tion (13),  ce  qui  établit  une  éridente  parenté  entre  sa  philosophie  et  les  philosophies  et  Ira- 

(\i)  Nous  croyons  qtic  PI;\loii  n'a  pas  admis  !a  crcaiioii  :  nous  le  croyons,  parce  que  ses  ilisciplcs,  nui 
»lev:tienl  enlendic  sa  iloclrine,  n'onl  pits  professé  ce  ilogine  ;  nous  le  croyons,  p.uce  (|ue  ceux  des  Pè- 
res qui  avaienl  éludic  s;i  doctrine  avec  plus  de  soin,  la  niellenl  en  oppo^iiiou  avec  les  paroles  «le 
Moïse  :  Au  cotiiniencemeut.  Dieu  créa  le  ciel  et  ta  terre  ;  nous  le  croyons,  enlin,  parce  (ju'eu  exposant  dans 
le  Timée  sa  lliéorie  de  la  prodnciiou  du  inonde,  Plalon  s'expriuie  ainsi  :  «  Dieu  voulut  que  tout  lût  bon, 
et,    dans  les  limites  de  son  pouvoir,  qu'il  n'y  eût  rien  de  mauvais.  » 

En  trouvant  donc  loules  les  choses  visibles  non  en  rejios,  niais  dans  une  agitation  sans  règle  et  sam 
ordre,  il  établit  tout  dans  l'iiarnionie;  ce  qu'il  jugea  bien  piélérable.  (Platon,  Timée,  p.  593,  édil.  de 
Deux-Ponis.) 

On  pourrait,  comme  l'a  remarque  M.  Maret,  auquel  nous  empruntons  celte  ci'alion,  s'appuyer  sur 
plusieurs  textes  exprimant  la  même  pensée;  mais  ils  seraient  superflus  pour  établir  Topinion  de  Pla- 
lon, Il  suflit  de  remarquer  qu'aucun  passage  du  philosophe  grec  ne  contredit  les  paroles  si  claires  que 
nous  venons  de  rapporter. 

A  ceux  qui  voudraient  à  toute  force  faire  de  Plalon  un  partisan  de  la  création,  parce  qu'ils  tronveraiiiil 
ou  croiraient  trouver  dans  ses  écrits  ce  dogme  obscuréimiit  ex|)riiné,  nous  n'avons  aui  un  iniéièi  à  con- 
tester celte  expression  obscure,  qui  serait  un  plicnoniène  isolé  au  milieu  de  loules  les  écol,  s  de  l'anli- 
quiié,  et  sans  ir.fluence  sur  les  ()liilosoplies  cliréiifns  :  ceux-ci  déclarent  l'orniellemenl  avoir  puisé  l'i- 
dée des  substances  sorties  du  néini,  dans  la  Genèse,  où  elle  est  énoncée  eu  des  ttrmes  si  nels  et  si 
précis. 

(15)  On  nous  avait  accusé  d';i\oir  défiguré  et  mai  expos-é  la  doctrine  de  ce  philosophe,  en  lui  aliii- 
buant  l'erreur  de  réinanaiion.  Voici  ce  qii.^  répond  M.  lionneliy  à  cette  accusation  :  <  Nous  ne  pouvons 
cherchera  exposer  ici  les  diverses  idées  de  Plalon  sur  Dieu  et  la  nature;  nous  nous  contenterons  de 
dire  que  M.  Cousin  a  attribué  réinanaiion  à  Platon.  «  Sydenliam,  dit-il,  entend  par  la  Mr^-zi;  orpliii|ue 
l'intelligence  divine,  laquelle  produit  d'elle-même  les  idées  que  Platon  appelle  ici  Ttùpo;,  riche  émanaiion 
de  rinteliigence  dont  participe  la  pauvreté,  iisvta,  c'est-à-dire  la  matière,  (jui,  sans  sa  participaiion  aux 
idées,  manquerait  de  forme.  •  {ISoles  sur  le  Uanquel,  t.  Yl,  p.  443,  des  OKuvres  de  Platon.)  El  un  peu 
plus  loin  :  <  Si  rinteliigence  humaine  est  une  émanaiion  de  l'inielligence  divine,  elle  a  une  aflinilé  intime 
..vec  les  idées.  »  {Ibid.,  p.  453.)  —  Un  autre  savant  (|ui  a  lrès-l)ien  étudié  Platon,  M.  Henri  Martin 
(  Voir  ses  belles  Lludes  sur  le  Timée,  t.  I,  p.  557;  Poimque,  p.  309,  c.  d.  et  Timée,  p.  44,  c,),  atlribne 
ii  Plalon  la  même  erreur  ;  <  Je  pense  donc,  dit  il,  que  ceite  partie  de  l'àinc  du  monde  et  des  âmes  des 
astres  et  des  hommes  qui  perçoit  les  idées  et  que  Piaion  lui-mèine  iioiiiuic  éieruelle  et  divine,  est,  siii. 
yqnt  lui.une  6/ia/ia/ion  de  la  Divinité,  e'est-à-dire  la  Divnité  m^ine,  nianiic»taiit  plus  ou  moins  sa  pr^. 


no  INTRODUCTION.  /Q 

(litions  orientales;  il  proles5;a  l'existence  d'une  cause  organisatrice,  ce  ([ui  rapprocha  s  is 
idées  sur  Dieu  du  poiylliéisnie  grec  et  romain.  Par  son  erreur  sur  l'éternité  de  la  malière, 
Platon  conserva  un  lien  étroit  avec  les  philosophes  naturalistes  qui  l'avaient  précédé. 

«  Sa  théorie  sur  les  idées  éternelles  formant  des  types  séparés  do  l'intelligence  divine, 
conduisit  prohablemcnt  les  gnostiques  à  imaginer  ces  généalogies  fantastiques  d'esprits  ou 
d'<''o;j.«,  tis5u  d'insoutenables  absurdités.  Nous  disons  qu'il  y  conduisit;  car  il  y  a  entre  les 
deux  systèmes  une  trop  grande  différence  pour  que  l'un  ait  été  la  transformation  ou  la  cause 
rationnelle  de  l'autre. 

«  Pour  mieux  comprendre  la  théorie  de  Platon,  il  est  utile  de  la  comparer  avec  la  doctrine 
de  saint  Augustin.  Cette  comparaison  nous  servira  d'ailleurs  à  nous  prémunir  contre  l'illusion 
que  pourraient  produire  les  idées  du  premier,  qui  paraissent  entièrement  semblables  à  celles 
du  docteur  chrétien,  et  qui,  néanmoins,  diffèrent  essentiellement. 

«  Le  philosophe  grec  et  l'évoque  d'Iïippone  admettent  également  une  vérité,  une  bonté, 
une  beauté  ossenlicllcs  et  éternelles 

«  L'un  et  l'autre  se  sont  élevés  des  idées  imparfaites  de  vérité,  de  beauté  et  de  bonté  que 
nous  trouvons  en  nous-môme,  et  dans  tous  les  êtres  contingents,  à  l'idée  de  la  vérité  et  du 
bien  suprêmes. 

«  Le  philosophe  grec  n'a  pas  révélé  à  l'évoque  d'Hippone  la  distinction  du  contingent  et 
du  nécessaire,  du  relatif  et  de  l'abso.u  :  cette  distinction  résulte  inévitablement  du  dogme  de 
la  création,  que  saint  Augustin  devait  à  l'Eglise  chrétienne,  et  que  Platon  n'a  pu  faire  con- 
naître, puiscjue  lui-môme  ne  l'a  pas  connu;  mais  Platon  a  précédé  le  docteur  chrétien,  et  lui 
a  servi  de  guide  pour  conclure  des  ôtres  contingents  à  un  être  nécessaire,  d'une  bonté  rela» 
live  à  une  bonté  absolue.  Platon  n'a  pas  donné  l'idée  de  cet  être,  de  cette  bonté;  il  a  indiqué 
seulement  une  méthode  nouvelle  pour  s'élever  jusqu'à  eux.  Il  y  a  donc  analogie,  identité,  si 
l'on  veut,  dans  la  manière  de  lier  deux  idées  semblables;  mais,  sous  un  rapport  plus 
important,  les  deux  doctrines  différent  essentiellement.  Nous  allons  rendre  cette  différence 
évidente. 

«  Saint  Augustin  ne  sépare  pas  de  Dieu  l'idée  du  bien  suprême,  de  la  vérité  inSnie.  Apres 
avoir  professé  que  Dieu  est  le  créateur  de  lous  les  êtres,  il  ne  pouvait  admettre  des  êtres 
réels,  des  types  éternels,  distincts  de  l'intelligence  divine.  Platon,  au  contraire,  a  pu,  a  dû 
concevoir  l'idée  du  bien  suprême,  et  les  autres  idées  comme  douées  d'une  existence  éternelle 
et  indépendante  (14).  Platon  croit  que  Dieu  n'a  rien  fait  qu'au  moyen  des  êtres  qui  existaient 
-se  toute  éternité  comme  lui- môme.  Avec  deux  manières  aussi  différentes  de  considérer  le 
principe  des  choses,  saint  Augustin  et  Platon  devaient  se  faire  une  idée  totalement  différente 
des  rapports  de  l'homme  avec  Dieu,  et  des  devoirs  du  premier  envers  le  second. 

«  Saint  Augustin  s'élève  du  bien  imparfait,  qu'il  trouve  dans  son  esprit,  non r seulement  à 
un  type  éternel  et  suprême,  mais  à  une  volonté  toute-puissante,  qui  a  déterminé  l'existence 
de  l'homme;  à  une  intelligence  infinie,  qui  possède  toutes  les  idées,  tous  les  types  des  choses 
créées  et  possibles,  à  un  amour  également  infini,  source  de  tous  les  biens,  Pour  arriver  h 

sencc  ilans  les  âmes,  où  elle  apporte  la  liimicre  el  i'onire.  >  Quant  h  la  théorie  des  deux  primipos  oo- 
éieriiols,  Dieu  cl  la  malière  première,  elle  csl  reiiferinée  si  claireineni  dans  Platon,  que  nous  nous  cion- 
nons  (lu'oii  ;iil  pu  paraître  l'ignorer.  M.  NLiriin  n'en  f.iil  pas  le  sujet  d'un  doute  :  <  D'apiès  Platon,  dil- 
il,  la  matière  première  du  monde,  le  lieu  indéterminé,  uXt^,  -zôtzo;,  X'^P^»  âTceipov,  a  toujours  existé... 
L'on  voit  dans  le  Timée  non  •seulement  (|uc  le  chaos  est  anicrieur  au  monde,  mais  que  l'action  de  Dieu 
éutil  absente  Un  chaos,  et  que  par  conséquent  Dieu  n'en  était  pas  railleur.  »  {Noies  sur  Phèdre,  dans  sou 
vol.  VI,  p.  453,  454  ;  laquelle  noie  est  reproduite  dans  les  Fragments  sur  la  pliiloiopliie  ancienne, 
u.  151.) 

(14)  Suivant  M.  SialliMuni.  le  dieu  de  Platon  produit  clernelltmeni  les  idéfS  dans  sa  pensée,  et  C'-s 
idées  sont  en  lui  à  la  fois  siilijectives  et  olijectives. 

M.  Tli.  lliMiri  Alariin  lui  répond  que  l'on  trouve  à  chaque  instant,  dans  le  Timée,  la  preuve  du 
contraire,  {lùudes  tvr  l'iaion,  p.  0.)  «  Je  ne  vois  ritui,  .njoiileftL  Martin,  soit  dans  les  témoignages  d'A- 
ristote  sur  les  doctrines  de  sou  in;»ilre,soil  dans  l  s  cenvn  s  :mllieniiques  de  Platon,  qui  autorise  à  croire 
avec  Plutarque  et  le  platonicien  Alcinoijs,  suivis  en  cela  par  beaucoup  d'anciens  cl  de  modernes,  que 
Platon  ail  considéic  les  espèces  inlellii'ibles  comme  ciaiil  les  idées  de  Dieu,  c'est-à-dire  ses  penséfs, 
d';ipics  le  sens  psycliologiipie  du  mol  l'iaiiçais.  J'y  vois  au  contraire «lue  les  idées  existent  en  elles-mêmes, 
•lu'elles  ont  chacune  une  ié;iliié  individuelle  et  iiulépcndanle,  cl  qu'elles  sont  hors  de  Dieu  les  sei-  « 
êtres  réels,  comme  il  est  dit  dans  le  Timée,  où  clh  s  portent  même  le  nom  de  dieux  éternels...  D'ailleii's, 
puisqu'il  faut  reconnaître  (|ue  les  es|ièces  intelligibles  existent  hors  de  Dieu,  suivant  Platon,  et  puisij'ie 
Platon  n'admet  pas  que  Dieu  puisse  faire  quchpie  chose  auiremeul  qu'avec  une  niaiière  préexistante,  de 
quoi  Dit-Il  aurait-il  f;iit  éternellemeiil  les  idc-'s?  Il  me  paraît  évident  <|ue  Platon  les  croyait  nécessaire? 
tOîHMie  Dieu  même,  cl  que  c'était  ainsi  (ju'il  s'e)ipli.|naii  leur  existence  éternelle,  » 


41  "  INTRODUCTION.  '  i2 

l'idée  suprôîuc  de  lunilé  et  du  bien  parfait,  Platon  ne  remonte  pas  à  Dieu;  il  iniagniu  une 
hiérarchie  d'idées  dans  laquelle  il  fait  entrer  les  qualités,  les  rapports,  les  espèces,  les 
};enres;  et,  après  avoir  parcouru  cette  échelle,  il  atteint  le  degré  suprême,  qui  est  l'idée  de» 
idées  (Vov.  Etudes  sur  Platon,  par  M.  Martin,  p.  9);  il  la  place  non  en  Dieu,  mais  à  côté  de 
lui,  comme  un  modèle  d'après  lequel  il  opère,  c'est-à-dire,  qu'il  place  un  être  immobile  à  côté 
d'un  être  imparfait,  mais  agissant;  aucun  n'est  évidemment  l'être  infini,  yue  voulez-vous  que 
pilisse  conclure  la  raison,  qui  remonte  de  degré  en  degré  cette  nombreuse  hiérarchie,  au^ 
sommet  de  laquelle  elle  trouve  une  idée  sans  volonté,  sans  puissance,  sans  amour,  et  un 
artisan  qui  a  besoin  d'un  modèle  parfait  pour  donner  à  son  œuvre  des  formes  imparfaites? 
Qui  oserait  afiirmer  qu'une  telle  doctrine  est  la  môme  que  celle  de  saint  Augustin  et  de  tous 
nos  docteurs  chrétiens!  Un  abîme  les  sépare,  parce  que,  dans  l'une,  il  y  a  un  Dieu  créateur 
qui  tire  les  mondes  du  néant,  et,  dans  l'autre,  un  Dieu  qui  ne  possède  pas  en  lui-même  les 
idées  qu'il  réalise  (15). 

«  Ce  que  nous  disons  de  Platon,  nous  pouvons  le  dire,  à  plus  forte  raison,  quoique  sous 
un  poinl  de  vue  ditrérenl,  des  autres  systèmes  philosophiques  de  l'antiquité.  Leurs  auteurs 
parlent  quelquefois  de  l'unité  de  Dieu,  de  son  immensité,  de  sa  toule-puissance ,  qualités 
inhérentes  à  l'Etre  suprême,  comme  pourrait  le  faire  un  philosophe  chrétien;  mais  la  certi- 
tude oii  nous  sommes  qu'ils  admettaient  un  monde  éternel,  nous  oblige  nécessairement  à 
appliquer  celle  unité  et  cette  immensité  h  la  nature;  h  ne  voir  dans  la  toule-puissance  de  Dieu 
que  le  pouvoir  d'organiser  les  substances,  si  toutefois  ils  lui  accordent  la  personnalité,  et  ne 
se  bornent  pas  à  exprimer  tantôt  une  simple  énergie  spirituelle  et  corporelle,  tantôt  une 
abstraction,  tantôt  une  confusion  de  Dieu  avec  le  monde,  tantôt  une  fécondité  purement 
physique.  Nous  venons  d'exprimer  dans  ce  peu  de  mots  toutes  les  erreurs  de  l'antitiuité 
concernant  la  substance  divine. 

«  La  première  erreur  fait  émaner  le  monde  de  cette  substance  infinie,  et  l'y  fait  rentrer 
pour  y  être  absorbé.  Dans  ce  système,  l'esprit  et  la  matière,  le  vice  et  la  vertu,  la  liberté  et 
la  fatalité,  les  droits  et  les  devoirs,  toutes  choses,  en  un  mot,  vont  se  perdre  dans  une 
elfroyable  confusion.  La  philosophie,  pour  sortir  de  ce  chaos,  cherche,  plus  tard,  dans  l'être 
physique  un  principe  de  lumière  et  de  permanence  qu'elle  ne  peut  saisir.  Cette  impuissance 
'a  conduit  h  une  autre  extrémité  :  elle  abandonne  l'être  physique  pour  l'être  métaphysique, 
81  métamorphose  celui-ci  en  une  pure  abstraction.  Quand  elle  en  est  dégoûtée,  elle  tombe 
dans  le  dualisme,  doctrine  deux  fois  absurde,  contradictoire  à  l'idée  de  l'infini,  et  par  consé- 
quent à  celle  de  Dieu.  Après  avoir  parcouru  ce  cercle,  elle  ne  peut  plus  rien  inventer,  et  elle 
recommence  son  triste  et  inutile  labeur;  elle  reprend  le  rêve  qui  l'égara  à  son  beiceau;  elle 
retombe  dans  le  panthéisme,  ou  dans  quelque  erreur  analogue.  Avec  le  dogme  de  la  création, 
dogme  essentiellement  chrétien,  l'esprit  faible  peut  être  superstitieux,  il  ne  peut  jamais  être 
idolâtre;  l'esprit  fort  ne  peut  pas  être  panthéiste  (16). 

(13)  Ces  réflexions  résolvent  à  priori  une  objection  qui  a  heaiicoup  occupe  les  érudlls,  les  Iiisloricns 
(le  la  philosopliie,  ex  les  iléiciiseuis  de  la   tiadilion  c.aiioliqup. 

Les  l'ères,  qui  élaieiil  loiit  à  la  fois  lliéologieiis  el  pliilos<»()lios,  n'ont  pu.  eux  qui  sont  si  explicites  sur 
la  crcaiion,  loniticr  dans  les  erreurs  de  IMalon,  tireurs  qui  deviennonl  nccossaires  quand  on  niu  celle 
vériié,  el  qui  sont  inipossiblrs  lnrscju'on  la  prolesse.  Les  Pères  partent  du  principe  qu'il  y  a  un  Elre 
iicctssaire  el  créateur;  ils  lonl  remarquer  l'origine  de  ce  dogme  :  il  vient  de  Moïse,  disiml-ils,  qui  n'a 
pas  dit  comme  les  pliiiosoplies,  Dieu  a  fait,  Di  u  a  formé  le  monde,  n»ais  Dieu  l'a  créé  ,  Dieu  l'a  liié 
(lu  néant  ;  Dieu  est  seul  éiernel,  sr(d  principe  el  cause  des  autres  èires,  dont  aucun  ne  possède  nue  exis- 
tence qui  lui  soit  propre,  une  vertu  (|iii  ne  soit  pas  dérivée;  nulle  intelligence  ne  peul  le  récuser 
comme  source  de  UMiie  vérité  ;  aucune  volouié  ne  peut  lui  contester  le  droii  de  faire  des  lois,  et  lui 
rtfuser  obéissance.  Touie  puissance  doil  s'incliner  devant  Ci-tte  puissance  infinie,  tout  cœur  doit  aimer 
cette  inépuisable  boulé  ;  parce  qu'd  n'est  aucune  de  ces  choses,  qui,  pour  le  fon(l  môme  de  sou  être,  ne 
soit  sortie  du  néant,  n'ait  Dti-u  pour  lin  et  pour  principe. 

Dans  la  doctrine  de  l'Iaioii,  au  coniraire,  Dieu  n'a  pas  donne  l'être.  Dieu  n'a  pas  donné  librement  les 
Toruies  des  substances  :  les  formes  sont  éternelles  et  essentielles  comme  lui.  Où  est  ici  la  dépendance,  où 
sont  l'amour  et  le  culte  clirétieus  i 

Il  y  a  donc  antagonisme  entre  la  doctrine  des  Pères  et  celle  de  Platon  ;  et,  puisque  les  dogmes  sonli 
la  source  de  la  morale,  ce  même  anta;:;onisme  devait  exister,  et  a  (jxistéen  elFel  entre  la  morale  cliré- 
tiemie  et  la  morale  platonicienne.  Ce  n'esl  pas  ici  le  lieu  de  faire  ce  parallèle  ;  personne  n'ignore  ce 
que  la  seconde  renfermait  d'impur,  et  combien  la  première  est   plus  parlaite,  plus  élevée. 

Tout  le  monde  sait  aussi  combien  sont  dilléreules  les  sociétés  lormées  par  ces  deux  morales.  Il  sullit, 
pour  s'en  convaincre,  de  comparer  les  peuples  chrétiens  avec  les  peuples  païens. 

(16)  Nous  trouvons  la  preuve  de  la  première  , de  ces  deux  assertions  dans  une  controverse  en  appa- 
ruiice  fort  éiraiigére  à  la  ipiesiion  qui  nous  occupe,  mais  ([ue  le  gCiiie  de  Bossuet  a  su  y  ramener  avec 
la  siuipliciié  et  la  clarté  qu'il  répau.l  dans  lous  ses  écrits. 

Kclûlant  la  Calomnie,  alors  fort  en  vogue,  (jui  accusait  d'i  lolàiric  les  Catholiques,  l'évéquc  de  Meaui 
DicTioNN.  DE  Philosophie.  I.  g 


43  INTRODiJCTIOX.  U 

«  Les  néoplatoniciens  essayèrent,  comme  les  stoïciens,  de  justifier  le  polythéisme  dans  sa 
décadence.  Ils  adoptaient  les  dieux  du  vulgaire,  qu'ils  dépouillèrent  des  fables  propres  à 
l(îs  déshonorer,  qu'ils  élevèrent  5  la  dignité  d'une  nature  spirituelle,  et  parmi  lesquels  ils  éta- 
blirent l'unité,  au  moyen  d'un  être  souverain  dont  les  dieux  inférieurs  étaient  les  ministres 
pour  la  formation  et  le  gouvernement  de  cet  univers.  Telle  est  leur  Ihéodicée  dans  son  ex- 
pression la  plus  simple  et  la  plus  intelligible. 

«  Mais,  pour  comprendre  tout  ce  qu'elle  renferme  d'erreurs  dogmatiques,  et  combien 
était  irrémédiable  sa  stérilité  morale,  il  ne  faut  pas  oublier  le  principe  de  cette  doctrine  : 
les  dieux  inférieurs  et  les  âmes  humaines  étaient  émanés  et  non  créés;  ils  étaient  à  la  divi- 
nité supérieure  ce  qu'est  un  corps  à  un  autre  corps  dont  il  a  été  détaché.  Une  telle  pensée 
appliquée  5  l'homme  n'exclut  pas  l'idée  d'une  loi,  puisqu'il  yen  aune  qui  fixe  les  rapports 
des  divers  ôtres  physiques  ;  mais  elle  exclut  d'abord  une  différence  de  nature,  et  par  consé- 
quent une  dépendance  essentielle  et  une  supériorité  également  essentielle.  Le  soleil  n'est  pas 
supérieur  par  sa  nature  aux  rayons  dont  il  remplit  les  espaces;  selon  ces  philosophes,  Dieu 
n'était  rien  de  plus  par  rapport  à  l'âme  humaine.  Us  auraient  dû,  pour  être  conséquents,  ad- 
mettre qu'elle  n'était  ni  inférieure  à  son  auteur,  ni  dépendante  de  ses  volontés.  Ils  ne  le 
firent  pas;  et  en  cela  ils  suivirent  moins  l'enchaînement  naturel  de  leurs  idées  que  la  croyan- 
ce populaire  (17) 

1)0  S"  liornepas  à  proiivor  aux  proiestanls  que  celle  corruption  de  la  religion  n'a  auonn  fondement  dans 
lis  ndls.  U  leur  déuioulre  qu'elle  répugne  au  dogme  de  la  cré.ilion,  dogme,  ajoute-l-il,  qui  n'est  inconnu 
ni  des  plus  iuslruils,  ni  des  plus  ignorants. 

Pour  être  idolâtre,  il  f;uil  supposer  dans  l'objet  de  son  culte  des  qualités,  des  vérins  dont  il  soit  la 
source  essentielle  cl  nécessaire,  des  vertus  ou  des  qualités  qui,  par  conséquent,  ne  soient  pas  dérivées 
d'un  être  supérieur.  Or,  toul  hon)me  qui  croit  à  la  création,  el  il  n'est  pas  un  setd  Gntiiolique  qui  ne 
professe  celle  vérilé,  croit  inipliciiemeni  que  Dieu  seul,  par  sa  nature,  possède  tonte  puissance,  toute 
vertu,  toul  l)ien,  el  que  l'homnie  et  toutes  les  créatures  n'ont  qu'un  pouvoir,  une  vertu,  un  bien  reçu  de 
Celui  qui  les  tira  du  néant,  tel  e.st ,  en  substance  ,  le  raisoiiuemenl  de  Bossuel,  et  il  est  inviii- 
ciiile. 

Une  pauvre  femme,  un  berger,  qui  passent  leur  vie  dans  un  désert,  savent,  s'ils  q'ont  pas  oublié 
leur  caiécliisme,  que  le  saint  qu'ils  bonoreni,  que  les  anges  eux-mêmes  ne  sont  quelque  cbose  que  par 
une  grâce,  c'est-ii-dire  par  un  don  purement  gratuit.  Le  plus  savant  polythéiste  croyait  au  coniraire 
que  clia(|ue  divinité  avait  nue  vertu  que  les  autres  dieux  ne  possédaient  pas.  A  ses  yeux,  la  divinité 
qui  présidait  aux  niuissons  était  le  seul  principe,  le  principe  nécessaire  de  la  fécondité  (les  ciiamps. 
Aux  yeux  du  chrétien  le  plus  ignorant,  tous  les  biens  viennent  de  Dieu,  et  les  créatures  les  plus  par- 
li-iies  ne  sont  que  d'utiles  intercesseurs.  Ce  qui  n'est  pas  possible  dans  un  Catholique  ignorant,  ne  sau- 
rait l'être  dans  les  fidèles  instruits. 

Le  dogme  cbréiien  ne  les  empêche  pas  d'employer  certaines  manières  de  parler,  qui,  prises  à  la  ri- 
gneur,  semblent  favorables  au  panthéisme,  mais  qui  ne  peuvent  jamais  exprimer  celte  monstrueuse  er- 
reur, parce  qu'elle  est  inconciliable  avec  la  première  parole  du  symbole  de  l'Eglise  :  Je  crois  en  un 
Dieu  créateur. 

Il  n'est  aucun  auteur  ascétique  qui  ne  sache  que  l'àme  humaine  est  tirée  du  néant;  qu'elle  n'est  pas 
de  la  même  nature  que  Dieu,  mais  qu'il  y  a  entre  eux  la  distance  qui  sépare  le  contingent  du  nécessaire, 
î'éieruel  de  celui  qui  a  eu  un  commeucement,  l'cire  immense  de  l'être  borné  à  un  point  de  l'espace. 
^)itelque  fortes,  ou  si  l'on  veut,  quelque  exagérées  que  soient  les  expressions  de  ces  auteurs  sur  l'union 
de  Dieu  avec  la  créature,  sur  l'origine  el  les  destinées  de  celle-ci,  il  est  impossible  qu'elles  signifient  une 
<huaualion  proprement  dite,  une  idenlilé,  une  co-éterniic  de  nature,  et  qu'elles  conduisent  aux  consé- 
quences morales  que  justitie  l'absorpiion  du  monde  eu  Dieu,  ou  de  Dieu  dans  le  monde.  Si  les  auteurs 
:iscéliques,  qui  ne  sont  pas  lenus  à  l'exactitude  philosophique,  ne  peuvent  être  panthéistes,  même  invo- 
lontairement, les  philosophes  chrétiens  peuvent  l'être  encore  moins.  Les  apparences  d'erreur  sont  trop 
facilement  démenties  par  le  principe  fondamental  de  la  doctrine. 

C'est  toul  l'opposé  qui  arrive  dans  les  écoles  aniichréliennes.  Alors  même  qu'elles  semblent  respecter 
les  attributs  divins,  elles  ne  peuvent  résister  à  l'erreur  radicale  qui  leur  sert  de  principe.  Quand  ces  éco- 
les parlenl  de  l'immensité  de  Dieu,  elles  retombent  forcémenl  dans  l'immensilé  de  la  nature.  La  toute- 
puissance  du  prenùer  être  n'est  pas  pour  elles  une  puissance  infinie,  puisqu'elle  ne  produit  que  des  fur- 
mes  ;  sa  providence  est  dominée  par  la  nécessité,  par  le  falum.  Ce  qu'elles  nous  disent  quelquefois  de 
vrai,  concernant  la  nature  de  Dieu,  n'est  donc  qu'une  inconséquence  avec  leurs  principes. 

(t7)  Nous  trouvons  dans  saint  Basile,  qui  avait  nue  connaissance  si  profonde  de  cette  philosophie, 
nue  exposiiion  analogue  à  celle  que  nous  venons  de  faire  : 

f  Alii  quidem  simul  cum  Deo  cœluin  ab  aeterno  exsistere  aflirmaruiit,  alii  vero  illud  ipsuin  esse  Deiim 

sine  jtrincipio  cl  sine  linc,  atqiio  gubcrnaiionis  rerum  singularum  causam  esse  slaïuerunt i  {lu  IJexae- 

mer.  hom.  1,  n.  5.) 

«  Ll  mui'diis  demunstrctiir  esse  artificiaiis  structura,  omnibus  ad  conlemplalionem  proposita,  adeo  ut 
pej-  ipsum  coudiloris  ejus  sapientia  cognoscalur,  non  alia  uUa  voce  sapiens  Moyses  iisus  est,  dum  de  eo 
sennoiiem  babuit  ;  sed  dixil  :  In  principio  (ecii.  Non  autem  dixit,  operatus  est,  aut  infonuavit,  sed  fecit. 
Ll  quia  complures  eorum  qui  inuiidum  ab  anei  no  cum  Deo  exsistere  opinaii  suni,  ab  ipso  faclum  esse  ne- 
<iua(|uam  concesserunl  ;  sed  cum  per  se,  quasi  cssel  potenlix  ipsiiis  adumbratio  qua.'dam,  quadam  rudi 
ratioiie  substitisse  aflirmarunl  :  ei  quia  causam  <|uidcni  ipsius  Deuin  esse  futentur,  sed  causam  lum  vu- 
lOiiiariam  ;  pcrinde    atque  coipus   umbne,   aut  ics  quu;  illuminât  splcndoris  causa   eslrcrioicui  ceilt: 


i5  INTUODUCTION  46 

«  Pour  être  logiques,  ils  auraient  dû  aussi  nier  la  liberté,  dont  1  idée  est  formellement  ex- 
clue par  toute  doctrine  qui  suppose  l'esprit  et  la  matière  éternels  quant  à  l'être,  et  contin- 
gents seulement  quant  à  la  forme  et  à  l'organisation. 

«  Or,  sans  la  liberté,  la  moralité  des  actions  et  toute  règle  destinée  à  diriger  la  volonté  sont 
inutiles  et  impossibles;  placée  sous  le  poids  de  la  nécessité,  la  volonté  n'est  pas  plus  capable 
de  mérite  et  de  démérite,  que  la  pierre  qui  roule  dans  le  précipice,  et  n'est  pas  plus  ver- 
tueuse que  le  champ  qui  se  coavre  de  riches  moissons. 

«  Outre  l'anéantissement  de  la  liberté,  celte  philosophie  favorisait  le  polythéisme.  Si  l'âme 
humaine  est  une  partie  de  la  divinité,  elle  doit  être  adorée;  si  Dieu  est  divisé,  on  peut,  on 
doit  l'adorer  dans  ses  divisions,  fussent-elles  infinies.  On  conçoit  donc  une  alliance  naturelle 
entre  la  philosophie  platonicienne  et  l'erreur  du  vulgaire  et  des  poètes;  on  conçoit  comment 
les  héritiers  de  la  première  essayèrent  de  la  concilier  avec  les  divers  cultes  polythéistes.  On 
ne  conçoit  pas  au  contraire  comment  les  protestants  et  les  philosophes  du  xvin'  siècle  ont 
essayé  un  rapprochement  entre  la  théodicée  de  Platon  et  celle  des  docteurs  de  l'Eglise. 
{Voy.  la  note  15.) 

«  Les  développements  naturels  de  la  philosophie  de  Zenon  et  de  l'école  néoplatonicienne 
devaient  conduire  à  toutes  les  folies  de  la  Ihéurgie,  et  au  règne  des  devins,  qui  dominaient 
Je  monde  païen  en  décadence,  au  point  que  chaque  famille  leur  demandait  ses  règles  de 
conduite,  et  que  l'empire  lui-môme  leur  dut  quelquefois  ses  maîtres. 

a  Celte  expérience  devient  plus  décisive  encore,  s'il  est  possible,  quand  on  considère  les 
erreurs  morales  qui  furent  la  conséquence  des  erreurs  dogmatiques  que  nous  venons  de  si- 
gnaler. 

«  Le  dieu  de  Platon  est  un  dieu  inaccessible,  disons-nous  dans  notre  Inst.  past.  sur  la 
charité  (p.  7);  il  dédaigne  de  formée  l'homme  dont  il  abandonne  l'organisation  à  des  intel- 
ligences subalternes  (18).  L'âme,  il  est  vrai,  a  une  origine  plus  sublime;  elle  émane  do 
Dieu,  mais  elle  en  émane  sous  l'empire  de  la  nécessité,  comme  le  rayon  s'échappe  du  soleil, 
comme  la  chaleur  sort  de  son  foyer,  et  sans  être  tenue  à  plus  d'amour  et  de  reconnaissance. 
Ce  principe,  privé  de  volonté  et  d'amour,  pouvait-il,  comme  le  Dieu  de  Moïse  et  des  chré- 
tiens, faire  un  précepte  de  l'amour,  etdirccomme  lui  :  Tu  aimeras  le  Seigneur  ton  Dieu  (19)? 

«  Platon,  qui  conçut  cet  être  sans  cœur,  sans  sollicitude  paternelle,  n'a  pas  môme  soup- 
çonné celte  sublime  charité,  et  encore  moins  la  fraternité  humaine;  il  s'est  borné  à  rêver  une 
association,  soumise  à  des  lois  dont  la  seule  pensée  est  un  crime.  Elles  n'auraient  pu  être 
exécutées  sans  un  mépris  audacieux  de  la  pudeur,  sans  étouffer  la  vie  de  l'homme  dans  son 
germe,  sans  faire  à  la  nature  de  sanglants  outrages.  Telles  furent  quelques-unes  des  règles 
morales  du  génie  le  plus  vanté  de  l'antiquité  (20j  ;  elles  étaient  dignes  de  son  dieu  oisif  et 
impassible  (21). 

« 

«jiismodi  corrigens  proplieia,  lioc  accuralo  verboruin  «leleclu  usus  est,  dicens  :  In  principio  /Wit  Deux.  % 
(Ibid.  II.  7.) 

(18)  Obig.  Çont.  Cels.  iib.  v,  vi,  elc,  passim;  Plat.  Cohv.  Tint.,  elc.  ;  Porph.  De  Abst.  Iil>.  ii;  Apui,, 
De  deo  Socr.;  S.  Alc.  de  Civ.  Dei,  Iib.  vm,  cap.  14  el  seq.  18,  21,  22;  Iib.  ix,  cap.  3,  6;  Uiiii.  VII, 
col.  202,  ei  sei|.  219,  223,  elc,  éd.  Bcned. 

(19)  DUiges  Dominum  Deum  ittum.  (Deut.  vi,  5;  Malth.  xxu,  37.) 

(20)  Dans  son  iraiié  De  la  république,  Pialoii  professe  des  niaxiiiies  tellement  immorales,  qu'il  nous 
est  impossible  de  les  transcrire.  Les  hommes  inslruils  qui  voudraient  les  connailre  pour  en  inspirer  une 
jiisie  horreur,  peuvent  consulter  l«  cinquième  livre  ,  tom.  IX  des  QEuvr.  compl.  irad.  par  M.  Cousin, 
p    267,  269,275,278. 

(21)  Veiil-oii  savoir  quel  était  le  droit  des  gpiis  dans  la  penséa  de  Platon?  écoulons  ce  qu'il  dit  de  la 
clMriié  |>oiir  les  nations  étrangères.  (Nous  citons  les  textes  U'iiprès  M.  Bonnelty,  Annules  de  philos,  ctirét.. 
Mars  1845)  :  i  Tant  cette  disposition  généreuse,  qui  veut  la  libcrlé  et  la  justice  (pour  les  Grecs), 
tant  celle  haine  innée  des  Baibitres  (par  nature  haïssant  \es  Barbares,  cpûtret  (xuoÊipCapov)  est  eiir;ici- 
iiée  et  inallërable  parmi  nous  (Ailiénieus),  parce  que  nous  somni«'s  d'une  origine  purtMiieiii  grecque  et 
sans  mélange  avec  les  Barbares.  »  {Ménexène,  dans  le  flalon  de  M.  Cousin,  t.  IV,  p.  208.)  El  puis  celle 
doctrine  est  érigée  en  loi  dans  la  République. 

i  Grecs,  ils  ne  ravageront  pas  la  Grèce;  ils  ne  brilleront  pas  les  maisons;  ils  ne  rcRarderont  pas 
romuie  des  adversaires  (des  ennemis,  èxOpoO;)  tous  les  habitants  d'un   Ktat,  hommes,  femmes   et  en- 

f""'* Je  reconnais  avec  toi  que  les  citoyens  de   notre  Etat  doivent  garder  ces  inéiiagemenls  dans 

leurs  querelles  avec  les  autres  Grecs,  et  traitejr  les  Barbares  comme  les  Grecs  se  traitenl  maintenant  efilre 
eux  (la  Réiiubliqne,  dans  le  l'ialon  de  .M.  Cou.>i.n,  l.  IX,  p.  500),  »  c'esl-à-diie  ravager,  brûler',  traiter 
hommes,  femmes  et  eiif;inis  en  ennemis. 

Or,  non-seulement  les  Barbares  éi aient  exclus  de  la  fralernilé  grecque,  mais  les  esclaves  étaient  dé- 
clarés eue  il'une  nature  différente,  dévouée  à  jamais  à  l'esclavage.  Il  faut  ciilcudie,  dans  la  bouche  d'A- 
risloie,  ce  c<tde  nouveau  de  fraternité  humaine  : 

i  Quand  on  est  inférieur  à  ses  semblables,  autant  que  le  corps  l'c&l  à  rà.iie,  la  brûle  a  l'Iiomnie  (et 


47  INTRODUCTION  ./8 

«  f.hezles  païens,  les  pauvres  ne  pouvaient  échapper  à  la  fainl.les  vaincus  se  LDUstraire  à 
la  morl,  qu'en  subissant  ou  en  demandant  la  servitude.  Les  lois  et  les  mœurs  avaient  lait 
ainsi  disparaître  jusqu'à  l'objet  de  la  charité  ;  elles  l'avaient  rendue  impossible,  en  condam- 
nant tous  les  malheureux  h  devenir  une  propriété  dont  le  maître  use  et  abuse,  qu'il  conserve 
ou  détruit  à  son  gré  (22).  Ce  droit  de  vie  et  de  mort,  exercé  sous  le  plus  frivole  prétexte,  ou 
même  sans  prétexte,  opprima  pendant  plusieurs  siècles  la  classe  indigente,  puisqu'elle  deve- 
nait nécessairement  esclave.  L'expérience  a  prouvé  que  ce  droit  n'aurait  point  résisté  à  la  foi 
en  un  Dieu  père  des  hommes  et  consacrant  la  charité  comme  l'âme  de  son  culte. 

«  Sous  l'empire  d'une  religion  d'amour,  le  sort  des  enfants  n'aurait  jamais  été  aussi  af- 
freux. En  vertu  des  lois,  les  pères  pouvaient  les  vendre  ou  les  détruire  (23),  les  poètes  (24), 
les  philosophes  (35),  les  historiens  (26),  parlent  de  ce  droit  de  vie  et  de  mort  comme  d'un 
droit  ordinaire,  d'une  chose  raisonnable,  légitime,  et  en  usage  chez  les  nations  les  plus  éclai- 
rées. Us  admirent  le  petit  nombre  des  peuples  qui  s'en  abstiennent,  ou  qui  substituent  à  l'au- 
torité du  père  celle  des  magistrats  (27). 

«  Il  fallait  que  ces  meurtres  révoltants  fussent  devenus  bien  communs,  puisque  TerluUien 
ne  craignait  pas  de  porter  aux  païens  ce  terrible  défi  :  Si  je  demande,  disait-il,  à  ce  peuple 
qui  a  soif  du  sang  des  chrétiens,  même  à  ces  juges  si  équitables  pour  lui,  si  cruels  pour  nous, 
de  déclarer  combien  il  y  en  a  parmi  eux  qui  n'ont  pas  tué  leurs  enfants  au  moment  où  ces  in- 
fortunés venaient  de  naître,  que  répondraleur  conscience  ?  [Apolog.  cap.  9). 

«  En  vertu  des  lois,  les  citoyens,  les  sénateurs  de  la  première  nation  du  monde  faisaient 
du  meurtre  un  jeu,  un  délicieux  spectacle  pour  lequel  ils  se  passionnaient  avec  fureur  ;  il 
était  le  plus  beau  prix,  décerné  par  lés  maîtres  de  l'univers  à  la  valeur  de  leurs  guerriers  el 
à  leurs  triomphes. 

«  La  morale  des  philosophes  stoïciens  était  digne  d'un  tel  culte  et  de  telles  lois;  les  moins 
méprisables  parmi  eux,  ceux  dont  le  nom  est  arrivé  à  la  postérité  avec  une  réputation  de 
grandeur  d'âme,  plaçaient  la  plus  haute  vertu  dans  l'absence  de  toute  émotion. 

«  La  miséricorde  est  flétrie  par  Sénèque  comme  un  vice  du  cœur  et  une  maladie  de  l'âme. 
Le  sage,  dit-il  (28),  ne  laissera  pas  sans  secours  celui  qui  pleure,  mais  il  n'aura  garde  de 
s'approcher  de  lui  (29)  :  le  sage  sera  sans  compassion  (30).  Est-il  donc  étonnant  que  ce  digne 
moraliste  ait  osé  dire  :  Nous  noyons  nos  enfants  difformes  ou  débiles,  comme  nous  détruisons 
les  êtres  malfaisants.  {De  ira  lib.i,  cap.  15.)  —  Toute  l'école  stoïcienne,  c'est-à-dire,  celle 
qui  renfermait  les  plus  célèbres  moralistes,  des  hommes  tels  que  Marc-Aurèle  et  Epictète, 

c'esl  la  condiliuii  de  ions  ceux  cliez  qui  l'emploi  des  forces  corporelles  est  le  meilleur  parli  à  espérer  de 
leur  être),  on  esl  esclave  par  nature  (oîtot  (Jisv  eiat  cpûsct  ôoOÀo'.);  pour  ces  lioiiiines-là  (il  n'y  ;•  pas  le 
mol  hommes  dans  le  lexte,  mais  ceux-là),  ainsi  que  pour  les  auires  élres  dont  nous  venons  do  par- 
ler (les  bêles),  le  mieux  (^éXiiov)  est  de  se  sonnieiire  à  l'auiorilé  d'un  maîire  ;  c;«r  il  esl  escliive  par 
nature,  celui  qui  peut  se  Juimer  à  un  autre  (il  n'y  a  pas  se  donner  dans  le  texte,  ce  qui  emporte  une  idée 
de  volonté;  il  y  a  être,  appartenir  à  ttn  autre,  âXÀcu  elvai),  et  ce  (jui  précisénienl  le  donne  îk  un  auire, 
c'esl  de  ne  pouvoir  aller  qu'à  ce  point,  de  compreinire  la  raison  quanti  nu  autre  la  lui  montre,  mais  de 
ne  la  posséder  pas  en  lui-même...  La  nature  même  te  veut...  ;  il  e^l  évident  que  les  uns  sont  naturelle- 
ment libres,  et  les  autres  naturellement  esclaves,  et  que,  pour  ces  derniers,  Teschivage  esl  aussi  utile 
qu'il  esl  juste,  i  (Poitlique,  traduite  par  Barlliéleuiy  Sainl-ililaire,  l.  I,  p.  "Il  el  31.) 

(2'2)  Le  jurisconsulte  Paul  dit  en  propres  termes:  <  Caput  servile  nulluni  jus  liabet;  caret  nominc, 
censu,  tribu,  i  ^Lib.  ii  Decapii.  diniin.)  Les  esclaves  étaient  comptés  parmi  les  troupeaux,  el  assimilés 
aux  animaux  duniestiques  :  <  Ul  igiiur  apparei,  t  dilCaius,  i  servis  nustris  exsequat  quadrupèdes,  qua; 
pecudum  numéro  sunt.  >  (Lex  2,  ad  1  Aquil.) 

(23)  Cicéron,  dans  son  traité  Des  lois,  ciie  et  approuve  formellement  la  loi  des  Douze-Tables,  conçue 
en  ces  termes  :  <  Patrei  endo  liliom  juostom  vitai  necisque  poiestas  eslod  ;  teri|ue  im  venomdarier  juus 
tsiod  ;  sei  pater  liliom  ter  veuomduil,  filios   à  paire  liber  esiud.  >  (Texte  restitué  par  iJouihaud.) 

{t^tj  OviD.,  Metam.  lib.  ix,  tj78.  —  Tékence,  Heaulont.,  ad.  IV,  se  i.  v.  suiv.  Andrienne,  acl.  I, 
se.  m. —  Plaute,  Amphii.,  act.  1,  se.  m. 

(25)  Nous  avons  cité  Cicéron;  Platon  et  Arislotc  font  de  l'avortemenl  et  de  l'infanlicide  des  règles  de 
conduite,  ((u'ils  auraient  impo.-ées  comme  un  devoir,  s'ils  avaient  réalisé  leur  république  cbinérique. 

(sJlii  A  la  mort  de  Germanicus,  le  peuple,  eu  témoignage  de  sa  douleur,  exposa  tous  les  enlanls  qui 
venaient  de  naiire.  (Suf.to.ne,  CuIkj.  n.  5.) 

(27)  Quinte-Curce,  liv.  ix,  cli.  I.  D'après  iElien,  les  Tliébains  furent  le  seul  peuple  de  la  Gicce  qui 
punît  de  mon  l'exposition  des  enfants.  Ils  onlonnaient  aux  parents  trop  pauvres  pour  les  nourrir  de  les 
apporter  au  magistral,  qui  les  vendait  pour  èire  esclaves.  • 

(2«;  «  Ad  rem  periinei,  qua;reie  hoc  loco  quid  sit  misericordia.  Plerique  ut  virlulem  eam  laudani,  el 
bonuiii  liouiinem  votant  niisericordcm.  At  baec  vilium  animi  est...  Omnes  boni  misericonliam  vilabunl  : 
est  enim  viiium  pusilii  animi...  Lst  fcgritudo  animi.  »  (Senfc.  De  clem.  lib.  ii,  cap.  4  cl  5.) 

(2y;   i  Succuriet  alienis  laciymis,  non  accedei.  i  {De  cUm.  lib.  ii,  cap.  Ci.) 

l5t)j  I  trgo  uou  uùscrebilur  sapiens.  »  {Ibid.) 


4'J  INTRODUCTION.  m 

professe  des  maximes  semblables  sur  la  compassion  pour  les  malheureux.  Les  poêles  n'é- 
taient pas  plus  compatissants;  le  moins  insensible  d'entre  eux  parle  de  la  pauvreté  comme 
d'une  chose  honteuse  (31);  c'est  un  bonheur,  à  ses  yeux,  de  n'avoir  pas  élé  touché  du  sort 
de  l'indigent  (32).  Comment  concevoir,  en  effet,  qu'il  pût  être  aimé  et  affectueusement  sou- 
lagé par  des  Ames  d'airain,  qui  se  faisaient  un  jeu  de  la  vie  de  l'homme,  qui  la  brisaient  avec 
plus  de  facilité  que  le  verre,  ou  l'offraient  aux  dieux  en  holocauste,  ou  l'arrachaient  à  leurs 
propres  enfants? 

«  Ne  soyons  plus  étonnés  que  les  chrétiens  aient  été  accusés  de  haïr  le  genre  humain,  parce 
que  les  apôtres  leur  conseillaient  de  fuir  celte  affreuse  société.  Evite,  disait  saint  Paul, à 
son  cher  disciple,  évite  ces  hommes  qui,  après  avoir  blasphémé  contre  Dieu  en  mécon- 
naissant sa  bonté,  sont  devéïms  sans  affection  pour  leurs  semblables,  sine  ajfectione;  sans 
commisération,  sans  douceur,  «/ne  benignitale  ;  sans  cœur,  enfin,  immiCes.  (/  Tim.  m,  3.)  Si, 
sous  l'empire  de  ces  mœurs  atroces,  il  y  eut  quelques  hommes  hospitaliers,  si  d'autres  furent 
parfois  sensibles  aux  malheurs  de  leurs  amis,  ils  ne  s'élevèrent  jamais  jusqu'à  aimer  les  pau- 
vres, et  à  faire  une  vertu,  un  devoir  de  la  miséricorde.  Les  seuls  pauvres  soulagés  étaient 
les  pauvres  redoutés,  auxquels  on  n'aurait  pas  refusé  impunément  le  pain  et  les  spectacles. 
Comment  des  maximes,  des  lois,  des  actes  aussi  odieux,  étaient-ils  devenus  des  lois,  des  ac- 
tes, des  maximes  ordinaires  qui  justifiaient  la  morale  dos  plus  grands  philosophes?  Comment 
se  fait-il  que,  chez  le  premier  des  peuples,  l'expression  môme  d'humanité  signifiait  rarement 
un.  bon  sentiment,  jamais  un  secours  efficace,  et  presque  toujours  l'agrément  des  formes  et 
des  manières?  Comment  le  terme  de  charité  fut-il  presque  toujours  sans  rapport  avec  la  su- 
blime signification  qu'il  a  reçue  de  l'Evangile  (33)?  Qui  nous  expliquera  ce  prodige  d'insensi- 
bilité, qui  rendait  la  langue  elle-même  infidèle  à  la  miséricorde?  Nous  l'avons  déjà  dit  :  il 
faut  remonter  aux  croyances  impies  pour  rendre  raison  de  ce  honteux  égarement  ;  il  a  son 
principe,  sa  cause  dans  l'erreur  sur  le  premier  des  dogmes.  Les  sages  do  ces  siècles  infortu- 
nés méconnurent  les  devoirs  de  i'honnne  envers  ses  sen)blables,  parce  qu'ils  eurent  le  mal- 
heur de  s'égarer  sur  sa  dépendance  à  l'égard  de  son  Créateur  cl  de  son  Père.  Us  se  séparè- 
rent de  vous,  ô  mon  Dieu,  source  infinie  d'amour  et  de  miséricorde,  et  leur  cœur  s'obscur- 
cit comme  leur  intelligence  ;  ils  devinrent  aussi  insensés  dans  leurs  sentiments  que  dans 
leurs  doctrines  :  Obscuratum  est  insipiens  cor  eoriim  ;...  stuUi  facli sunt  (34).  »  {Inst.  past 
p.  7,  8,9,  10.  11.) 

(31)  Virgile  place  dans  son  enfer 

Pallemes niorbi,  Irislisque  seneciiis, 

Ll  uielus,  el  malesuada  lames,  ac  lurpis  cgeslas. 

(^Hcn/.  lib.  vi,276.) 

5*)        Neque  ille 

Aut  doluil  miserans  ino[]em.  .  . 

(Georg.  lib.  n,  498.) 

(35)  Di-s  an  leurs  nioilerries,  qui  oui  écrit  en  laliri  .nprès  seize  ou  dix-huil  siècles  de  clirisliaiiisme,  ont 
(lélini  ainsi  l'expression  ialine,  Ilnmaniias  :  t  Necessilndo  qnaidam  nohiscnin  simnl  genita  per  nniversiini 
diffusa  genus  linnianuni,  qua  vicissiin  se  lioniines  Ineninr  opcir.qne  lernnl,  hoc  dnniaxal  noniine,  qnod 
lioinines  siinl,  eaaenique  corporis  forma,  eodcn»  raiionis  lumine  praedili.  >  (Lexic.  FuccioLui.)  Mais  au- 
cune des  cilalions  qui  accompagnent  celle  délinilion  ne  la  jnslilienl.  Elles  n'exprinienl  que  la  poliless»; 
des  formes,  que  nous  sommes  convenus  d'appeler  civiiué,  ou  qu'un  senlimenl  affectueux  d'un  lioniinc 
pour  son  semblable  ;  ce  qui  repond  à  la  pliilonlhropie  des  Grecs,  dans  son  sens  priniiiif.  Le  mol  Cliarilas 
signiliail  l'amour,  la  bienveillance,  l'affeclion  enire  les  époux  ou  eulre  les  personnes  unies  par  les  liens 
du  sang.  Cependaul  il  csi  quelquefois  employé  par  Cicéron  pour  désigner  l'amour  de  ses  conciioyens. 
Jamais  il  n'exprime  l'amour  ni  la  compassion  pour  les  pauvres  ;  jamais  surtout  il  ne  puise  son  motif  dans 
laujour  de  Dieu.  (Voy.  le  mol  Cliarilas  dans  Facciolulï.) 

(oi)  Rom.  v,  21,  ^i.  —  Nous  avons  emprunté  ce  qu'on  vient  de  lire  sur  la  philosophie  };reo(jue  à 
1  citellenic  Iiuroduciion  philosophique  n  l'élude  du  chrisnanhme,  par  Mgr  Ajtrf,,  archcv.  de  i';>ris. 


DICTIONNAIRE 


DE  PHILOSOPHIE 


PSYCHOLOGIE. 


ABSTRACTION.  —  C'est  l'aclion  d'abstraire, 
du  verbe  latin  abstrahere,  séparer  une  chose 
d'une  autre,  tirer,  mettre  à  part. 

Dans  son  acception  la  plus  générale,  Vabs- 
traction  est  l'opération  par  laquelle  l'esprit 
sépare  de  l'idée  totale  d'un  sujet,  une  partie 
de  cette  idée,  pour  la  considérer  seule, 
quoique  la  nature  n'offre  jamais  ces  idées 
ainsi  séparées,  et  que  leurs  objets  ne  puis- 
sent pas  même  exister  séparément.  Ainsi, 
c'est  par  abstraction  que  l'on  considère  dans 
un  sujet  la  substance  sans  la  manière  d'être, 
ou  les  modes  sans  la,  substance,  ou  les  rela- 
tions sans  penser  aux  modes  ou  à  la  sub- 
stance; mais  ce  ne  serait  pas  une  abstrac- 
tion, si,  dans  un  sujet  composé  de  parties 
distinctes  le?  unes  des  autres,  et  qui  peuvent 
exister  séparément,  on  ne  faisait  attention 
qu'à  une  des  parties  :  les  branches  d'un  ar- 
bre, par  exemple,  son  tronc,  ses  racines,  ses 
feuilles,  sont  bien  les  parties  d'un  tout  ;  mais 
chacune  a  son  existence  propre,  et  peut  être 
séparée  des  autres  sans  être  pour  cela 
anéantie.  Le  soldat  peut  exister  séparé  de 
l'armée,  et  la  tête  séparée  du  corps.  C'est  à 
tort  que  Bayle,  dans  sa  Logique  (chap.  2), 
donne  le  nom  d'abstraction  à  cette  division. 

Pour  bien  entendre  ce  que  les  philosophes 
disent  de  l'abstraction,  il  faut  en  distinguer 
de  deux  espèces  :  Vabstraction  physique,  et 
Y  abstraction  métaphysique. 

L'abstraction  physique  est  celle  dont  la 
logique  m'apprend  à  faire  usage  dans  l'exa- 
men de  tout  sujet  particulier,  dont  je  veux 
avoir  une  idée  distincte.  Elle  consiste  à  sépa- 
rer l'une  de  l'autre,  et  à  considérer,  à  part, 
chacune  des  idées  différentes  que  présente 
l'idée  totale  d'un  individu.  Un  globe  blanc 
tombant  du  haut  d'une  tour,  frappe  ma  vue  ; 
l'existence  de  ce  fait,  et  son  impression  sur 
mes  sens,  me  donnent  une  idée  composée 
qui  me  représente  cet  objet  entier,  avec  tou- 
tes les  circonstances  qui  le  caractérisent,  et 
le  dislingient  de  tout  autre  individu.  Si  je 


m'en  tiens  à  cette  première  vue,  j'ai,  il  est 
vrai,  de  cet  objet  une  idée  qui  me  le  repré- 
sente tel  qu'il  est,  comme  un  tout  à  part; 
mais,  comme  je  n'ai  point  décomposé  cette 
idée,  elle  est  confuse,  je  n'y  distingue  rien; 
la  brute,  aux  yeux  de  laquelle  cet  objet  se 
présente  comme  aux  miens,  en  a  une  idée  aussi 
claire  que  l'est  la  mienne;  mais  j'ai,  de  plus 
que  la  brute,  la  faculté  de  décomposer  cette 
idée  totale,  et  surtout  d'en  considérer  à  part 
chaque  idée  partielle,  que  je  distingue,  que 
je  sépare  des  autres,  et  que  je  rends  seule 
présente  à  mon  esprit  par  l'abstraction,  com- 
me si  elle  était  isolée  et  avait  à  elle  une  exis- 
tence réelle  et  indépendante  :  en  consé- 
quence je  donne  ou  au  moins  je  puis  donner 
à  chacune  d'entre  elles  un  nom  qui  la  dési- 
gne seule.  Ainsi,  dans  le  globe  blanc  qui 
tombe  à  ma  vue,  quoique  je  ne  voie,  et 
qu'il  n'y  ait  réellement  qu'un  seul  individu, 
je  distingue  cependant  la  couleur,  la  figure, 
le  mouvement,  etc.,  qui  sont  autant  d'obiets 
distincts  d'idées  que  je  puis  examiner  cha- 
cune à  part,  et  indépendamment  des  autres  : 
je  pense  au  mouvement  de  ce  globe,  sans  pen- 
ser à  sa  figure  ou  à  sa  couleur  ;  j'étudie  sa 
flgure  sans  penser  à  sa  couleur  :  je  puis  par- 
courir ainsi  de  suite  toutes  les  idées  que  cet 
objet  unique  offre  à  ma  pensée,  et  je  leur 
donne,  dans  mon  esprit,  par  l'abstraction,  une 
réalité,  une  existence  à  part  qu'elles  n'ont 
pas  en  effet. 

Observez  ici  que  quand  je  ne  connaîtrais, 
et  que  même  il  n'existerait  dans  la  nature 
que  ce  seul  être,  en  sorte  que  je  ne  pourrais 
le  comparer  avec  aucun  autre,  à  aucun  égard 
que  ce  soit,  mon  esprit  pourrait  également 
en  décomposer  l'idée  totale,  et,  par  l'abs- 
traction physique,  séparer,  étudier  à  part 
et  nommer  chacune  des  idées  partielles  ren- 
fermées dans  l'idée  totale  ;  parce  que  l'exis- 
tence des  objets  de  ces  idées  partielles,  et  la 
perception  que  j'en  ai,  ne  dé[)endent  pas  des 
autres  êtres,  ni  de  leur  lapuort  avec  celui 


5U 


AUS 


que  j'esaniine,  ni  des  idées  que  je  puis  avoir 
d'ailleurs  :  il  ne  s'agit  dans  mon  esprit  que  de 
ce  seul  individu. 

Deux  traits  essentiels  distinguent  cette  pre- 
mière abstraction  de  la  seconde,  dont  nous 
parlerons  ensuite. 

1"  L'abslraclion  physique  n'a  pour  but  que 
l'acquisition  des  idées  distinctes  que  peu- 
vent nous  offrir,  non  pas  la  généralité  des 
êtres,  mais  chaiiue  individu  pris  à  part; 
ainsi  elle  ne  nous  donne  que  des  idées  indi- 
viduelles. 

2"  Quoique  nul  des  objets  de  ces  idées  abs- 
traites individuelles,  que  l'abstraclion  physi- 
que sépare  de  l'idée  totiile  de  l'ùtre  parti- 
culier, n'existe  et  ne  puisse  exister  à  pari, 
chacun  d'eux  cependant  existe  réellement 
dans  le  sujet  dont  on  l'abstrait,  et  y  existe  tel 
qu'il  le  fallait  pour  faire  naître  l'idée  qui  le 
représente,  soit  pas  son  impression  sur  les 
organes  des  sens,  soit  par  le  moyen  de  la  ré- 
llexion  sur  ce  que  nous  sentons  en  nous-mê- 
mes; la  nature  fournil  individuellement  la 
cause  vraie  de  chacune  de  ces  idées.  L'abs- 
traction physiiiue  ne  s'exerce  donc  que  sur 
les  idées  des  individus,  et  dans  chaque  indi- 
vidu elle  n'y  dislingue  et  n'en  sépare  que 
les  idées  dont  les  objets  y  sont  réellement. 
Ainsi,  dans  le  cas  supposé,    l'objet  que  je 


PSYCHOLOGIE.  ABS-     •  54 

les  idées  abstraites  de  substance,  de  modo, 
de  relation,  ({uc  l'on  peut  distinguer  dans 
l'idée  totale  de  chaque  individu  :  je  ne  puis 
pas  donner  des  noms  propres  à  des  idées 
que  je  ne  dislingue  pas  les  unes  des  autres. 
De  là  sans  doute  la  pauvreté  de  la  langue  des 
nations  sauvages  et  ignorantes  ;  la  richesse 
au  contraire  des  langues  que  parlent  les  gens 
savaiUs»  naîtra  de  la  cause  opposée.  Lors- 
qu'on décomposant  une  idée  tolale,je  décou- 
vre clairement  différents  objets  d'idées  dis- 
tinctes que  j'abstrais  les  unes  des  autres,  et 
dont  je  me  fais  un  concept  h  part,  chacune 
de  ces  idées  claires  est  une  richesse  nouvelle 
ajoutée  à  mes  connaissances,  et  son  nom  un 


nouveau  mot  dont  ma  langue  s'enrichit.  C'est 
|)our  avoir  abstrait  l'idée  de  la  figure  du 
globe  tombant ,  que  j'ai  acquis  l'idée  et  le 
nom  de  la  figure  s[)héri(iuc. 

C'est  enfin  à  celle  o|)éralion  de  l'esprit  que 
nous  devons  le  |)Ouvoirde  définir,  de  décrire 
et  d'analyser,  puiscjne  ces  acles  consistent 
dans  rénumération  exacte  des  idées  claires 
que  l'on  distingue  dans  l'idée  totale  du  sujet 
que  l'on  veut  faire  connaître  dislinctenieiit, 
et  que  l'on  en  a  abstraite. 

Quelque  avantage  que  l'esprit  humain  re- 
tirede  l'usage  de  l'abstraction  physique,  [)0uc 
perfectionner   les  idées   et  les  rendre  \)\us 


considère,  et  dont  par  l'abstraction  je  séjiare     distinctes,  on  peut  cependant  en  abuser,  el 


les  idées  partielles,  est  uniquement  ce  globe 
blanc  et  tombant,  et  non  un  autre;  c'est  sa 
couleur,  sa  figure,  son  mouvement,  et  non  la 
couleur,  la  figure  ou  le  mouvement  d'un 
autre  :  or  cette  couleur  blanche,  celle  figure 
snhérique,  ce  mouvement  de  chute,  sont  des 
choses  réelles  ;  les  causes  des  idées  cpie  j'en 
ai  existent  effectivement  d^ns  cet  individu, 
indépendamment  de  tout  autre  être  ;  c'est 
dans  l'état  naturel  des  choses,  et  non  dans 
mon  imagination,  que  j'en  puise  les  idées: 
et  c'est  par  cette  raison  que  je  donne  à  cette 
opération  de  l'esprit  le  nom  d'abstraction 
physique 


de  l'abus  qu'on  en  fait  naissent  nombre  d'er- 
reurs dans  les  sciences.  Cet  abus  consiste  à 
donner  à  ces  idées  abstraites  une  réalité,  une 
existence  à  part  qu'elles  n'ont  point,  el  <i  les 
considérer  en  conséquence  séparément  de 
l'individu  dans  et  par  lequel  chacun  des  ob- 
jets de  ces  idées  existe.  On  se  fait  l'idée 
abstraile  de  la  matière  ou  de  la  substance 
d'un  individu,  sans  penser  h  ses  modes  el  à 
ses  relations;  el  on  se  forme  bienlôt  je  ne 
sais  nuelle  idée  obscure  d'une  substance  dé- 
pouillée de  toute  manière  d'être  et  de  toute 
r(ilation;  en  même  temps  on  se  forme  l'idée 
tuut  aussi  obscure  de  ces  modes  et  de  ces 


Nous  observerons  ici,  par  rapport  au  lan-     relations,  comme  de  quelque  chose  ipii  exis- 


gage,  que  l'on  dit  faire  abstraction,  non  pas 
de  l'idée  que  l'on  sépare  pour  la  considérer 
seule,  mais  de  celles  dont  on  la  séi)are,  et 
que  l'on  ne  considère  point. 

C'est  à  l'abstraction  physique  que  nous  de- 
vons toutes  nos  idées  distinctes;  sans  elle 
nous  n'en  aurions  que  de  confuses,  nous  ne 
nous  élèverions  pas  au-dessus  des  notions  de 
la  brute  qui,  selon  les  apparences,  bornée  à 
distinguer  un  individu  d'un  autre,  est,  comme 
le  pense  Locke,  incapable  de  décomposer 
et  d'abstraire  les  idées.  C'est  peut-être  à  ce 
défaut  que  tant  de  gens  doivent  leur  stupidité, 
leur  manque  de  mémoire,  leur  incapacité  : 
ils  ne  distinguent  rien  dans  l'idée  composée 
d'un  individu,  ou  s'ils  y  aperçoivent  divers 
objets  d'idées  différentes,  comme  la  figure, 
la  couleur,  le  mouvement,  c'est  d'une  ma- 
nière très-imparfaite,  sans  les  distinguer 
réellement  l'une  de  l'autre,  sans  les  ai)straire, 
et  sans  avoir  jamais  de  chacune  des  idées 
claires  et  séparées. 

Du  défaut  d'abstraction  physirpie  doit  naî- 
tre aussi  le  maïKpie  de  mots  pour  exi>rîmer 


tait  à  part  sans  la  substance,  et  qui  va  s'y 
joindre  pour  (jue  colle  substance  devienne 
un  Ici  individu  ;  ne  considérant  pas  que 
nulle  substance  n'existe  ni  ne  peut  exister 
sans  quelque  manière  d'être  et  sans  quelque 
relation  ,  et  (jue  les  modes  el  les  relations 
sont,  non  des  substances,  mais  la  manière 
dont  existent  les  substances,  soit  en  elles- 
mêmes,  soit  par  rapport  aux  autres  subs- 
tances. 

D'un  autre  côté,  faisant  attention  aux  di- 
verses idées  qui  sont  excitées  dans  notre  es- 
prit, soit  jiar  la  réflexion  qui  s'exerce  sur  ce 
que  nous  sentons  au  dedans  de  nous,  soit 
par  la  sensation  (jue  nous  fait  éprouver  un 
être  dont  nous  sentons  les  effets,  nous  avons 
supposé  autant  d'êtres  différents  dans  un  in- 
dividu que  nous  avons  eu  par  lui  d'idées  dif- 
férentes ;  chacun  de  ses  modes  s'est  offert  à 
nous,  surtout  depuis  que  nous  avons  donné 
un  nom  à  chacune  des  idées  qu'ils  nous  ont 
fait  naître,  comme  un  être  sé|)aré,  réel  et  in- 
dépendant ;  et  par  une  suite  de  celte  erreur, 
nous  avons  fait  souvent  de  l'être  le  plus  siui' 


5-. 


AllS 


DICTIONNAIRE  DE  PllILOSOPIIlE. 


ABS 


H 


pie  un  ôtre  com|)Osé  de  plusieurs  êtres. 
Ainsi,  l'abus  de  l'abslraclion  a  dû  conduire 
au  polvlliéisme.  Ainsi,  l'abus  des  dislinctions 
(jue  la  Uiéologie  introduit  dans  les  attributs 
<le  Dieu  pour  soulager  l'esprit  humain,  pro- 
duirait h  peu  près  le  raôme  effet  dans  l'opi- 
nion d'un  honjnie  trop  simple  et  trop  borné, 
qui  considérerait  la  miséricorde,  la  justice,  la 
sainteté,  la  bonté,  la  sagesse  dans  Dieu  et  sa 
volonté ,  comme  autant  d'ôtres  distincts , 
agissant  séparément  et  indépendamment  l'un 
de  l'autre,  qui  quelquefois  môme  sonten  op- 

t»ositioii,  pour  ne  i)as  dire  en  contradiction. 
)ieu  ne  serait  plus  un  seul  être,  mais  un 
composé  de  divers  êtres  qui  ont  un  départe- 
ment séparé  et  distinct.  Il  en  est  de  môme 
par  rap])orl  à  notre  ûme  :  «  Je  crains,  dit 
Locke,  que  la  manière  dont  on  parle  des  fa- 
cultés de  l'Ame,  n'ait  fait  venir  à  plusieurs 
j)ersonnes  l'idée  confuse  d'autant  d'agents 
qui  existent  distinctement  en  nous,  qui  ont 
différentes  fonctions  et  différents  pouvoirs, 
qui  commandent,  obéissent  el  exécutent  di- 
verses choses  comme  autant  d'êtres  distincts; 
ce  qui  a  produit  quantité  de  vaines  disputes, 
de  discours  obscurs  el  pleins  d'incertitude, 
sur  les  questions  qui  se  rapportent  aux  dif- 
férents pouvoirs  de  l'âme.  »  Rien  n'est  mieux 
fondé  qu'une  telle  craitite  :  si  l'on  n'était  pas 
tombé  dans  l'erreur  dont  je  parle,  aurait-on 
proposé  et  agité  comme  très-importantes  ces 
questions  sur  lesquelles  on  est  si  fort  divisé: 
Si  le  jugement  appartient  à  l'entendement  ou 
à  la  volonté?  s'ils  sont  l'un  et  l'autre  égale- 
ment actifs,  également  libres?  si  la  volonté 
est  capable  de  connaissance,  ou  si  ce  n'est 
qu'une  faculté  aveugle?  si  l'entendement 
guide  la  volonté  et  la  détermine  ,  ou  si 
ia  volonté  est  indépendante  de  l'entende- 
ment ,  etc.?  S'exprimerait -on  autrement 
quand  l'âme  serait  un  être  composé  de  di- 
vers êtres,  comme  le  jugement,  l'entendement 
et  la  volonté,  el  que  ces  êtres  existeraient 
aussi  séparément  dans  l'âme,  qu'un  père  de 
famille,  sa  femme,  son  fils  et  son  valet  exis- 
tent séparément  et  individuellement  dans 
une  môme  maison?  Au  lieu  qu'il  fallait  se 
souvenir  que  toutes  les  idées  abstraites  n'ont 
de  réalité  distincte  que  dans  notre  esprit; 
que  les  diverses  idées  que  la  connaissance 
que  nous  avons  d'un  individu  nous  donne, 
ne  sont  le  fruit  (lue  de  diverses  faces  sous 
lesquelles  nous  l'envisageons,  et  des  (hverses 
impressions  qu'il  peut  faire  sur  nous,  par  un 
effet  de  la  [)uissance  qui  est  en  lui  de  les 
})roduire,  et  en  nous  de  les  recevoir;  que 
nous  ne  sommes  venus  à  les  distinguer  et  à 
leur  donner  des  noms,  que  par  l'incapacité 
où  nous  sommes  de  voir  en  môme  temps,  et 
par  un  seul  acte  de  l'esprit,  un  sujet  sous 
toutes  ses  faces,  et  de  nous  en  faire,  sans 
l'abstraction,  des  idées  di^tincles.  Sa  subs- 
tance, ses  modes,  ses  relations  ne  sont  point 
différents  êtres,  mais  un  seul  et  môme  être, 
(pii  n'existe  point  autrement.  En  vain  l'on 
dislingue  en  Dieu  des  attributs  physiques.  , 
des  attributs  moraux,  et  dans  chacune  de  ces 
4^.1asses,  divers  attributs  particuliers;  il  n'y  a 
rien  en  Dieu  de  réellement  distinct.  L'Etre 


éternel  est  en  môme  temps  l'Etre  juste;  le 
pieu  saint  et  sage  est  en  même  temps  l'Etre 
immortel  et  bon  ;  il  n'est  jamais  l'un  sans 
l'autre,  il  ne  laisse  pas  une  de  ses  perfections 
à  part,  et  ne  s'en  dépouille  pas  pour  en  exer- 
cer une  autre.  Ce  sont  1«^  les  attributs,  les 
pouvoirs  divers  d'un  ôtre  simple;  c'est  son 
essence.  L'homme  a  la  faculté  de  marcher, 
de  chanter,  de  parler,  dg  penser,  de  choisir, 
de  vouloir;  ce  sont  bien  dans  notre  esprit 
différentes  facultés,  mais  non  pas  différents 
êtres  :  cet  homme  qui  marche,  qui  chante, 
qui  parle,  est  le  même  que  celui  qui  pense, 
qui  choisit,  qui  veut.  C'est  la  réunion  de  tout 
ce  (lue  nous  distinguons  dans  un  sujet  qui  en 
constitue  l'être;  y  ajouter  ou  y  retrancher, 
c'est  en  faire  un  être  différent  :  ce  n'est  donc 
l)as  strictement  de  Dieu  que  vous  parlez 
quand,  vous  livrant  au  goût  de  l'abstraction, 
vous  parlez  d'un  être  qui  n'a  qu'une  bonté, 
ou  une  justice,  ou  une  miséricorde,  ou  une 
sainteté  sans  bornes  :  qui  dit  />jew,  parle  d'un 
ôtre  qui  est  souverainement  parfait  :  qui  dit 
âme,  parle  d'un  être  intelligent;  toutes  les 
facultés  ou  qualités  diverses  que  nous  lui  at- 
tribuons ,  ne  sont  que  les  suites  ou  effets 
nécessaires  de  ce  qu'elle  est. 

Quelque  loin  que  nous  poussions  l'analyse 
et  la  décomposition  d'une  idée  totale,  avec 
quelque  soin  que  nous  ayons  étudié  cha- 
cune des  idées  partielles  qu'elle  renferme, 
quelque  distinctement  que  par  l'abstrac- 
tion nous  les  ayons  considérées,  ne  nous 
flattons  pas  d'avoir  jamais  acquis  une  idée 
parfaitement  complète  d'un  individu  quel- 
conque :  l'esprit  le  plus  pénétrant  ne  par- 
viendra jamais  jusqu'à  une  connaissance  par- 
faite d'aucun  de^  êtres  que  nous  otfre  la 
nature.  Le  premier  principe  des  substances, 
ou  ce  qu'on  nomme  l'essence  des  substances, 
nous  sera  toujours  caché;  ainsi,  quelque  dis- 
tincte que  nous  paraisse  l'idée  que  par  l'abs- 
traction physique  nous  nous  sommes  formée 
d'un  ôtre,  nejugeons  pas  témérairement  que 
nous  l'avons  approfondi,  et  qu'il  ne  nous  reste 
plus  rien  à  y  connaître  :  tant  que  l'essence 
môme  nous  est  inconnue,  nous  sommes  for- 
cés de  convenir  qu'il  peut  y  avoir  dans  cette 
essence  des  côtés  qui  ont  échappé  à  nos  re- 
gards ,  et  qui  nous  fourniraient  bien  de 
nouvelles  idées  que  nous  ne  soupçonnons 
pas,  si  le  voile  qui  nous  cache  l'essence  de 
la  chose  était  levé  :  il  n'y  a  que  les  idées  que 
nous  formons  nous-mêmes,  dont  nous  puis- 
sions dire  que  nous  les  connaissons  entiè- 
rement. 

Tant  que  nous  nous  en  tenons  à  cette  pre- 
mière abstraction,  nous  avons,  il  est  vrai, 
des  idées  distinctes  des  individus  :  mais 
comme  elle  ne  fait  aucune  comparaison  d'un 
individu  à  un  autre,  pour  en  saisir  le  résul- 
tat, nous  n'avons  toujours  par  son  moyen 
que  des  idées  individuelles  ;  et  tant  que  mon 
esprit  est  borné  aux  idées  des  individus,  un 
objet  ne  m'aide  point  à  en  connaître  un  au- 
tre :  chaque  idée  que  je  découvre  dans  le 
dernier  objet  que  j'examine,  est  pour  moi 
une  idée  toute  nouvelle,  qui  ap[)<irlieiil  en 
propre  à  l'idée  totale  de  cet  individu  :  elle 


57  ABS  PSYCHOLOGIE 

est  elle-mcme  une  idée  individuelle  ,  pour 
laquelle  je  dois  inventer  un  nouveau  nom, 
et  il  m'en  faudra  inventer  autant  que  la 
nature  m'olFrira  d'idées  individuelles  dans 
/immeii!.e  variété  des  ôtres  :  mais  ([uelle  ima- 
ginalion  serait  capable  de  les  inventer?  Quelle 
aiéuioire  pourrait  les  retenir?  et  quels  orga- 
nes sulliraienl  à  les  prononcer?  Non-seule- 
ment la  neige,  les  lis,  le  papier,  le  linge  ,  la 
craie,  le  lait,  le  plâtre,  etc.,  auront  leurs 
noms  propres,  mais  encore  chacun  des  mo- 
des de  ces  substances,  qui  ne  s'oiïre  à  l'es- 
prit que  comme  mode  d'un  tel  individu.  La 
blancheur,  par  exemple,  (jui  est  connnune  h 
ces  divers  ôtres,  ne  pourra  pas  ôlrejJésignée 
par  un  nom  commun,  elle  exigera  un  nom 
particulier  dans  chaque  substance  dont  elle 
sona  un  mode.  Je  n'aurai  nulle  mesure,  nulle 
notion,  nulle  idée  commune  à  laquelle  je 
puisse  rapporter  plus  d'un  sujet  :  chacun  me 
paraîtra  isolé  et  sans  rapport  ;  et  mon  esprit, 
accablé  par  la  multitude  de  ces  idées  indivi- 
duelles, qu'aucune  classification  ne  rassem- 
ble sous  une  idée  commune,  sous  une  déno- 


ABS 


5S 


qui  peut  m'en  procurer  la  sensation.  L'opé- 
ration de  l'esprit  par  laquelle  je  me  l'orme 
ainsi  des  idées  générales,  universelles,  sépa- 
rées de  celles  de  tout  individu,  est  ce  que 
nous  nouunons  abstraction  métaphysuiue. 

L'.\BSÏUACTI0N  MÉTAPHYSIQUE  CSt  (JoUC  l'aCtC 

de  l'esprit  qui,  séparant  de  l'idée  d'un  in<ii- 
vidu  ce  qu'il  a  de  connnun  avec  d'autres  ,  en 
forme  une  iilée  commune  à  tous,  qui  ne  re- 
présente plus  aucun  individu,  mais  unique- 
ment les  traits  par  lesquels  ces  divers  êtres 
se  ressemblent.  Tant  que  je  me  suis  borné  à 
décomposer  l'idée  de  moi,  et  à  séparer  par 
l'abstraction  physique  chacune  des  idées  (|ue 
mes  sens  et  le  sentiment  intime  de  ce  qui  se 
passe  en  moi  pouvaient  me  découvrir,  je  me 
suis  formé  une  idée  distincte,  mais  indivi- 
duelle ,  (jui  ne  re[)résente  que  moi  :  je  me 
suis  donné,  ou  au  moins  j'ai  [)u  me  donner 
un  nom,  celui  d'homme  :  de  m(Mue  j'ai  pu 
donner  un  nom  i>arliculier  h  chacune  des 
idées  partielles  que  j'ai  distinguées  et  abs- 
traites de  mon  idée  totale,  corps  organisé, 
Ame  raisonnable,  sensibilité  physique,  sen- 


niination  générale,  n'y  verra  aucun  ordre,  et     timent  moral,  action  corporelle,  mouvement 


se  perdra  dans  ce  chaos  immense  :  mais  dès 
que  je  viens  à  comparer  entre  eux  les  ôtres, 
non-seulement  sous  leur  idée  totale  et  indi- 
viduelle, mais  aussi  par  les  idées  partielles 
que  j'ai  abstraites  de  l'idée  totale;  quand, 
par  exemple,  je  compare  l'idée  de  la  subs- 
tance, ou  des  modes,  de  la  couleur,  ou  de  la 
figure,  ou  du  mouvement,  ou  dos  relations 
d'un  individu,  avec  l'idée  de  la  substance,  ou 
de  la  couleur,  ou  de  la  figure,  ou  du  mouve- 
nient  d'un  autre  individu,  je  reconnais  bien- 
tôt dans  l'idée  de  l'un  des  idées  que  j'avais 
déjà  découvertes  dans  celle  de  l'autre  ;  j'y 
vois  des  traits  de  ressemblance  plus  ou  inoins 
nombreux  ;  un  troisième  me  les  représente 
encore,  puis  un  quatrième,  un  dixième,  un 
centième,  un  millième  m'offrent  successive- 
ment le  même  objet  d'idée,  quoique  diver- 
sement arcompagné  chez  chacun  d'eux  ;  sé- 


spontané  ,  pensée,  volonté  ,  i)laisir,  peine, 
cr.iinte,  désir,  etc.,  je  n'ai  eu  besoin  que  de 
m'étudier  moi  seul,  pour  parvenir  à  me  for- 
mer par  l'abstraction  physique  toutes  ces 
idées;  j'ai  vu  d'autres  individus,  mais  ne  les 
comparant  point  avec  moi,  je  ne  les  ai  con- 
sidérés que  connue  d'autres  individus  (jui 
n'étaient  point  moi  :  dans  l'idée  de  chacun 
d'eux  étaient  renfermées  les  idées  de  tout  ce 
qui  les  fait  être  tels  individus  et  non  d'au- 
tres :  je  leur  ai  donné  aussi  h  chacun  des 
noms,  Pierre ,  Alexandre,  Frédéric,  Louis, 
et  ces  noms  se  lerminenl  h  ces  individus  et 
n'en  diîsignent  point  d'autres.  Mais  enfin,  à 
force  de  voir  ces  individus  et  un  nombre  in- 
fini d'autres,  et  venant  à  les  comparer  en 
décomposant  l'idée  totale  de  chacun  d'eux  et 
en  m'en  formant  par  l'abstraction  physique 
des  idées  distinctes,  jai  a[)erçu  que  ces  in- 


parsnt  celte  idée  de  toutes  celles  ([ui  b'oU'reiit     dividus  se  ressemblaient  par  nombre  d'en 


droits;  j'ai  reconnu  dans  eux  les  mômes 
objets  d'idées  partielles  que  j'avais  décou- 
verts en  moi  :  malgré  (luelques  différences 
de  taille,  de  couleur,  d'habillement,  d'atli- 
tude,  de  lieu,  de  ten)ps,  etc.,  qui  m'empê- 
chent de  les  confondre,  je  retrouve  chez  t(»us 
un  cor[)s  organisé,  une  âme  raisonnable, 
une  sensibilité  physique,  un  senliment  mo- 
ral :  je  rassemble  tous  ces  traits  communs, 
tout  autre  égard.  La  blancheur  n'est  plus  un     j'en  forme  une  idée  qui  ne  renferme  ({ue  ces 


à  moi  dans  ces  objets,  mais  qui  ne  se  res 
semblent  pas,  je  la  considère  seule,  je  l'isole 
de  tout  ce  qui  l'accompagnait,  et  je  m'en  fais 
une  idée  à  [)5rt,  h  laquelle  je  donne  un  nom 
qui  la  désigne  également  partout  où  son  ob- 
jet existe  :  ce  n'est  plus  une  idée  individuelle, 
c'est  une  idée  commune  et  générale  qui  con- 
vient à  tous  les  êtres  en  qui  son  objet  se 
trouve  ,    quelque  différents   qu'ils  soient  h 


mode  particulier  du  papier  sur  lequel  j'écris 
maintenant,  c'est  le  nom  d'une  idée  com- 
mune à  tous  les  objets  blancs,  au  lait,  h  la 
neige,  au  plâtre,  au  linge,  au  lis,  à  tous  les 
papiers  blancs  de  l'univers.  Je  vais  plus  loin 
encore,  et  séparant  l'idée  de  blancheur  de 


traits-là,  et  à  laquelle  je  trouve  que  tous  ces 
êtres  particuliers  participent  également.  Je 
leur  donne  à  tous,  comme  à  moi,  le  nom 
d'homme  ;  et  ce  nom  ne  désigne  plus  un  tel 
être  particulier,  mais  tous  ceux  (lui  partici- 
pent à  l'idée  générale  que  je  me  suis  forr 


ridée  de  tous  les  êtres  qui  l'ont  excitée  chez  mée;  cette  idée  même  à  la(iuclle  je  compare 
moi  parleur  impression  sur  mes  sens,  je  me  désormais  tous  les  individus  que  je  vois,  se 
la  représente  elle-même  comme  un  être  ù  part,     présente  à  mon  esprit  comme  quelque  chose 


réel,  isolé  dans  mon  esprit;  par  ce  moyen, 
j'ai  i'idée  abstraite  métaphysique  de  la  blan- 
cheur, j'en  ai  une  idée  que  je  nomme  uni- 
verselle ou  générale,  parce  qu'elle  me  repré- 
sente la  blancheur  partout  où  existe  l'obiet 


de  déterminé,  de  réel,  d'existant  à  part, 
comme  une  mesure  conmiune  pour  juger  de 
tous  les  êtres  avec  lesquels  je  me  compare  : 
cette  idée  reçoit  de  moi  un  nom  (|ui  sem- 
ble augmenter  encore  la  léalilc  imaginaire 


50  ABS 

do  l'existence  (iH  son  objet,  je  la  désigne  par 
le  mol  Inimnnité,  \mv  Ic(|iiel  je  veux  nuirauer 
•liée  coiiinosée  de  tous  les  traits  par  les- 
quels tous  les  hommes  se  ressemblent,  et  ja- 
mais ceux  (jui  les  distinguent  les  uns  des 
aulies.    (  Yolj.    ci-après    Abstrait    et  Abs- 

TUAITE.) 

{'ai  (jui  n'élait  donc  d'abord  qu'une  idée 
individuelle  devient,  i)ar  l'abstraction  méta- 
physique telle  que  nous  l'avons  délinie,  une 
iilée  plus  ou  moins  générale  ,  selon  qu'elle 
convient  à  un  plus  ou  moins  grand  nombre 
d'individus.  Ainsi  l'abstraction  métaphysique 
et  l'acte  par  lei^ucl  l'esprit  généralise  ses 
iiiées,  ne  sont  qu  un  seul  et  môme  acte,  qui, 
sous  l'une  et  l'autre  dénomination,  consiste 
<»  former,  par  la  réunion  des  traits  sembla- 
bles que  l'on  découvre  en  divers  sujets,  des 
idées  (jui  leur  conviennent  également  à  tous, 
et  par  le  nom  qu'on  donne  à  ces  idées,  à  nous 
procurer  un  mot  commun  qui  les  désigne 
tous  sans  aucun  égard  aux  traits  par  les- 
quels ils  sont  distingués  les  uns  des  au- 
tres. 

Employant  le  ternie  ûliomme  pour  dési- 
gner un  certain  objet  déterminé,  tous  les  ob- 
jets semblables  pourront  être  représentés 
par  ce  même  terme.  Si  lame  porte  ensuite 
son  attention  sur  tout  ce  qui  est  renfermé 
dans  l'idée  particulière  de  l'homme  qu'elle  a 
sous  les  yeux,  et  que  par  l'abstraction  pliy- 
sique  elle  s'en  forme  autant  d'idées  sépa- 
rées à  chacune  desquelles  elle  donne  un 
nom,  elle  trouvera  dans  ces  idées  partielles 
les  éléments  d'une  idée  abstraite  métaphy- 
sique, au  moyen  desquels  elle  s'élèvera  par 
degrés  aux  notions  les  plus  universelles. 

Détachant  donc  de  l'idée  particulière  d'un 
certain  homme  ce  qu'elle  a  de  propre  ou 
d'accidentel,  et  ne  conservant  que  ce  qu'elle 
a  d'essentiel,  ou  plutôt  de  commun  à  tous 
les  hommes  que  je  connais,  mon  âme  se  for- 
mera l'idée  de  l'homme  en  général.  Si  je  ne 
tixe  mon  attention  que  sur  la  nutrition,  le 
mouvement,  le  sentiment,  j'acquerrai  l'idée 
plus  générale  d'animal.  Si  je  me  borne  à  ne 
considérer  dans  l'homme  et  dans  les  animaux 
que  cet  arrangement  des  parties  physiques 
qui  rend  les  corps  propres  à  croître  par 
une  nourriture  quelconque  qui  s'incorpore 
en  eux,  j'acquerrai  l'idée  plus  générale  en- 
core de  cori)s  organisé,  qui  conviendra  aux 
hommes,  aux  animaux  brutes  et  aux  plantes. 
Laissant  là  l'idée  d'organisation,  pour  ne  con- 
sidérer que  l'étendue  et  la  solidité,  mon 
<1me  se  formera  l'idée  plus  universelle  de 
corps  en  général.  Faisant  encore  abstraction 
de  l'étendue  solide,  pour  ne  m'arrêter  qu'à 
l'existence  seule  ,  l'âme  acquerra  l'idée  la 
plus  générale  de  toutes,  celle  de  l'être.  Par 
ces  exemples  de  l'abstraction  métaphysique, 
on  peut  aisément  com[)rendre  comment  l'âme 
humaine  s'est  formé  cette  immense  quantité 
d'idées  abstraites  qui  sont  presque  toujours 
l'objet  de  ses  méditations  et  de  son  étude,  et 
dont  les  termes  qui  les  désignent  composent 
presque  toute  la  richesse  des  langues. 

C'est  au  moyen  de  celte  opération  que, 
sans  surcharger  les  langues  de  tous  les  mots 


DlCTIO.NNAlllE  DE  PniLOSOrillE. 


ABS 


60 


nécessaires  pour  égaler  le  nombre  des  indivi- 
dus, nous  pouvons  tous  les  désigner,  et  que, 
sans  avoir  une  idée  de  chacun  d'eux,  nous  nous 
les  représentons  tous;  c'est  par  elle  que,  sai- 
sissant les  traits  par  lesquels  les  êtres  se  res- 
semblent, nous  les  avons  rangés  sous  des 
classes  dont  les  limites  sont  marquées: de  là 
les  genres  et  les  espèces  diverses,  qui  nous  fa- 
cilitent si  fort  l'étude  et  la  connaissance  de  ce 
nombre  immense  dechosesque  la  nature  pré- 
sente à  nos  regards;  par  là  nous  établissons 
cnije  nos  idées  des  ra})ports  qui  nous  re- 
présentent les  rapports  des  êtres  entre  eux  et 
leur  enchaînement  ;  nous  transportons  dans 
nos  idées  l'ordre  qui  règne  dans  la  nature; 
nous  ne  courons  plus  le  risque  de  nous  per- 
dre dans  la  foule  innombrable  des  êtres;  ils 
se  présentent  à  ntius  chacun  dans  son  rang 
et  dans  l'ordre  convenable ,  pour  que  nous 
les  distinguions.  Sans  les  classifications,  que 
serait  toute  l'histoire  naturelle?  Et  comment, 
sans  l'abstraction  métaphysique  ,  aurions- 
nous  pu  ranger  nos  idées  par  classes?  Com- 
ment aurions-nous  distingué  sans  elle  ces 
traits  communs  aux  êtres  de  même  genre  ou 
de  même  espèce?  Au  lieu  que  par  le  secours 
de  Tabstraction,  nous  pouvons  nous  repré- 
senter distinctement  tout  le  spectacle  de  la 
nature,  chaque  genre,  chaque  classe,  chaque 
espèce  supérieure  et  inférieure,  chaque  divi- 
sion et  sous-division,  chaque  idée  distincte 
ayant  un  nom  connu,  que  la  mémoire  retient 
aisément,  nous  pouvons  sans  peine  parler 
avec  clarté  de  diverses  choses ,  dont  nous 
n'aurions  jamais  pu  sans  confusion  faire  le 
sujet  de  nos  conversations,  ni  l'objet  de  nos 
jugements.  Sans  l'abstraction  métaphysique, 
nous  ne  pouvons  juger  que  des  individus  que 
nous  connaissons;  mais  ayant  généralisé  nos 
idées,  nous  pouvons  juger  de  tous  les  indivi- 
dus de  l'espèce,  pourvu  que  nous  ne  pro- 
noncions à  leur  égard  que  sur  les  idées  dis- 
tinctes que  nous  en  avons  acquises. 

Ouel(]ue  avantage  cependant  que  nous  ti- 
rions de  la  capacité  d'abstraire,  quelque  su- 
périorité que  nous  ayons  à  cet  égard  sur  les 
brutes,  n'oublions  pas,  d'un  côté,  que  cette 
faculté  ne  nous  est  nécessaire  qu'à  cause  des 
bornes  de  nos  connaissances  ;  et  de  l'autre, 
que  l'abus  qu'il  est  si  facile  d'en  faire  est 
pour  nous  une  source  funeste  de  disputes 
vaines  et  d'erreurs  dangereuses. 

Incapables  de  voir  d'un  coup  d'œil  et  dis- 
tinctement toutes  les  faces  d'un  sujet,  tou- 
tes les  idées  partielles  renfermées  dans  l'idée 
totale,  il  a  fallu,  pour  en  acquérir  la  con- 
naissance, le  décomposer  et  en  séparer  cha- 
que idée  par  l'abstraction  physique;  trop 
bornés  pour  voir  et  examiner  tous  les  êtres, 
tous  les  faits  individuels,  nous  avons  dû  nous 
restreindre  à  l'étude  d'un  très-petit  nombre, 
d'après  lequel  nous  jugeons  de  tous  les  au- 
tres que  nous  croyons  leur  être  semblables  : 
notre  mémoire  étant  trop  faible  pour  rappe- 
ler toutes  les  circonstances  particulières  et 
les  modifications  propres  à  chaque  indi- 
vidu, et  tous  les  caractères  qui  les  distinguent 
les  uns  des  autres,  nous  les  retranchons  par 
l'abstraction  métai»hysique,  nous  les  laissons 


61 


ABS 


à  part  comme  s  ils  n'existaienl  pas, 
nous  bornons  h  ce  qui  nous  a  paru 
senliel  et  commun  à  cliacun  d'eux, 
tel  n'est  nécessaire  et  n'a  lieu  dans 
gence    suprême  ;    sa    connaissance 


PSYCHOLOGFE.  ABS  02 

et  nous     raux  sont  des  oracles,  et  qui  dans  la  spécu- 


être  es- 
Rien  de 
rintelli- 
intinie 


comprend  tous  les  individus  ;  il  ne  lui  est  pas 


lation  l'emportent  sur  tous  les  autres,  ont  si 
peu  de  succès  et  montrent  ime  capacité  au- 
dessous  du  médiocre  dans  la  cure  des  mala- 
dies pour  les(]uelles  les  particuliers  les  consul- 
tent. De  là  tant  de  systèmes  de  législation, 


plus  dilTicile  dépensera  tous  en  môme  temps,  d'éducation,  d'économie,  qui, aussi  longtemps 

que  de  ne  penser  qu'à  un  seul  ;  de  voir  tou-  que   l'on    s'en    tient  aux  idées  générales  , 

tes  les  faces  d'un  sujet,  que  de  n'en  envisa-  paraissent  bien  liés  et  infaillibles,  qui  ce- 

ger  qu'une  seule  ;  au  lieu  que  la  capacité  de  |)endant,  lorsqu'on  vient  à  en  faire  l'applica- 

notre  esprit  est  remplie,  non-seulement  lors-  tion  aux  cas   particuliers,  sont  absolument 

que  nous  pensons  h  un  seul  objet,  mais  môme  impraticables.  De  là  tant  de  macfiines  inven 


lorsque  nous  ne  le  considérons  que  par  un 
seul  endroit. 

Des  notions  qui  partent  d'une  telle  origine 


ne  peuvent  être  que  défectueuses,  et  vrai- 
semblablement il  y  aura  du  danger  à  nous 
en  servir  sans  précaution  ;  l'expérience  ne 
nous  en  a  que  trop  souvent  convaincus,  et  il 
est  du  devoir  d'un  philosophe  de  se  tenir  en 
garde  contre  les  erreurs  qui  peuvent  en  naî- 
tre. Nous  allons  parcourir  en  peu  de  mots 
Jes  différents  pièges  que  nous  tend  l'agré- 
ment des  idées  universelles. 

1°  L'abstraction  métaphysique,  en  généra- 
lisant nos  idées ,  a  donné  plus  d'étendue  à 
nos  connaissances,  et  a  ouvert  un  champ 
plus  vaste  à  nos  méditations.  11  est  flatteur 
pour  notre  esprit  de  pouvoir,  au  moyen  des 
classifications  sous  lesquelles  nous  rangeons 
tous  les  ôtres,  embrasser  la  nature  entière  : 
nous  en  sommes,  ou  au  moins  nous  en  pa- 
raissons [)lus  savants,  plus  profonds  :  nous 
faisons,  d'après  ces  idées  universelles,  des 
règles  générales  en  plus7)elit  nombre,  nous 
portons  des  jugements  plus  étendus,  notre 
paresse,  ou  plutôt  la  faible  portée  de  notre 
esprit  en  est  flattée;  mais  en  nous  applau- 
dissant de  notre  science  spéculative  ,  nous 
sommes  forcés  à  chaque  pas  de  déplorer 
notre  peu  d'habileté  dans  la  pratique.  Eten- 
dre nos  idées  généiales  n'est  pas  perfectionner 
nos  idées  individuelles,  et  cependant  ce  n'est 
jamais  d'une  manière  générale  et  universelle 
que  nous  agissons,  mais  toujours  dans  les 
cas  particuliers  et  envers  tel  ou  tel  individu. 
Or  ces  traits  particuHers,  ces  difléiences 
propres,  ces  circonstances  individuelles,  dont 
nous  faisons  abstraction  pour  généraliser  nos 
idées,  modifient  si  considérablement  et  de 
tant  de  façons  différentes  dans  chaque  indi- 
vidu l'objet  de  l'idée  métaphysique  que 
nous  nous  sommes  faite  par  l'abstraction , 
que  ce  qui  était  vrai  à  l'égard  de  l'idée  géné- 
rale ne  l'est  plus  à  l'égard  de  l'individu.  Si, 
pour  juger  sainement  d'une  chose  dans  cha- 
que cas  particulier,  il  faut  la  connaître  sous 
toutes  ses  faces;  si,  pour  réussir  à  produire 
tel  effet  désiré  sur  tel  individu,  il  faut  avoir 
une  idée  la  plus  exacte  possible  du  sujet  sur     cultes,  des  pouvoirs  différents;  nous  voyons 


téas  avec  esprit,   mais  qui,  pour  avoir  été 
construites  d'après  des  idées  purement  méta- 
physiques, ont  prouvé  ce  que  nous  avons  dit, 
que  ce  ne  sont  pas  les  idées  universelles,  n^ais 
le   plus    grand    nombre   d'idées  distinctes, 
individuelles,  qui  font  l'homme  habile  dans 
chaque    genre   d'occupation,    dons    cha(|ue 
cas    particulier.    Les     défauts    dont    nous 
avons  parlé  viennent  de  ce   que  l'on  ne  se 
souvient  pas  comme  on  le  devrait,  1"  (jue  les 
abstractions  ne  sont  que  dans  notre  esprit  et 
jamais  dans  la  nature  ;  qu'il  n'existe  point 
d'être   métaphysique,  aucun  objet   général, 
mais  seulement  des  individus  ;  que  la  nature 
n'agit  jamais  |)ar  classe,  mais  par  individus; 
et  que  l'idée  abstraite  universelle  est,  dans 
chacun  des  êtres,  modifiée  par  tant  de  cir- 
constances propres,  que  l'on  ne  saura  éta- 
blir aucune  règle  générale  d'une  application 
sûre    sur  la  seule    idée   universelle  formée 
par  l'abstraction  métaphysique.  On  oublie , 
2"  que  quelque  profondément  que  l'on   ait 
médité  sur  les  êtres  d'une  même  espèce  , 
quelque  soin  qu'on  ail  apporté  à  rassembler 
dans  l'idée  universelle  tous  les  traits  (ju'on 
suppose   leur  être   essentiels  et  qu'on  voit 
leur  être  communs  à  tous,  jamais  cette  idée 
universelle  ne  nous  représentera    leur  es- 
sence, et  par  conséquent  ne  nous  mettra  en 
droit  de  aire  sans  témérité  :  Je  ne  vois  rien 
de  plus  que  cela  dans  mon  idée,  donc  il  n'y 
a  rien  de  plus  que  cela  dans  les  ôlres  qu'elle 
doit  me  représenter,  donc  tels  êtres  ne  peu- 
vent produire  ou  souffrir  (jue  tels  effets  pré- 
cisément. 3°  Que  c'est  moins  par  rapj)orl  à 
leur  nature   réelle  que  par  rapport  à  nos 
connaissances,  que   nous  rangeons  les  êtres 
dans    différentes  classes  subordonnées  ;  un 
œil  plus  perçant,  des  sens  plus  délicats,  plus 
de  pénétration  dans  l'esprit,  nous  feraient 
apercevoir  entre  des  êtres  que  nous  croyons 
semblables,  des  différences  qui  nous  oblige- 
raient à  les  ranger  dans  d'autres  classes  dis- 
tinctes de  toutes  les  autres  :  nous  verrions 
qu'il  n'est  pas  dans  la  nature  deux  êtres  par- 
faitement semblables:  que  chacun  a  des  rap- 
ports, des  influences,  des  qualités,  des  fa- 


lequel  on  veut  agir  et  des  moyens  que  l'on 
emploie,  on  devra  convenir  que  le  plus  ha- 
bile dans  chaque  genre  d'occupation  et  dans 
chaque  cas  particulier,  ne  sera  pas  celui  qui 
aura  le  plus  d'idées  abstraites  métaphysiques 
et  les  notions  les  plus  universelles,  mais  celui 
qui  aura  le  plus  d'idées  distinctes  individuel- 
les. De  là  vient,  par  exemple,  que  tant  de 
savants  médecins,  dont  les  jugements  géné- 


des  ressemblances  ,  et  nous  en  concluons 
précipitamment  que  les  différences  dont  nofis 
faisons  abstraction,  ou  que  nous  n'avons  pas 
aperçues,  ne  sont  rien  ;  en  conséquence  , 
nous  croyons  pouvoir  attendre  les  mêmes 
effets  (le  chacun  des  individus  que  nous  ran- 
geons dans  la  même  classe,  et  nous  nous 
trompons. 
2"  Une  seconde  erreur  qui  naît  de  l'habi- 


,63  ARS  DICTIONNAIRE 

luilo  des  flbsiraclions  et  de  l'ahus  des  idées 
universelles ,  consislo  h  regarder  chaque 
{,;eiire,  clia(|iie  es[)èce,  chaque  classe  d'êlres, 
connue  faisant  un  corps  h  |)art,  qui  agit  en 
l)l()c,  ciul  forme  dans  la  nature  une  province 
isolée  ,  qui  ne  tient  qu'à  eile-niônie  et  qui 
suit  en  cnr()s  une  môme  loi  générale  ;  au 
lieu  (pic  dans  le  vrai,  nul  ôlre  n'agit  en  gé- 
néral ,  nul  genre,  nulle  esi)èce  n'agit  en 
corps  :  chaque  individu  agit  individuelle- 
ment par  une  suite  de  ce  (pi'il  est,  comme 
étant  un  tel  être  et  non  uu  autre,  déterminé 
en  tous  sens,  qui  existe  en  ce  moment  en  tel 
lieu,  avec  tels  caractères,  tels  rapports  qui 
lui  sont  propres,  et  qui  a  en  conséquence 
des  inlluences  particulières  dont  l'effet  est 
détruit  si  vous  lui  substituez  un  autre  indi- 
vidu. Cet  être  tel  qu'il  existe  est  aussi  diffé- 
rent dans  sa  place  de  tout  individu  de  son 
espèce,  relalivementaux  effets  qu'il  produira, 
(jue  s'il  était  d'une  espèce  différente;  c'est 
Je  l'oubli  de  cette  vérité  qu'est  sans  doute 
venue  l'erreur  si  coninjune  aujourd'hui  chez 
les  philosophes  h  la  mode,  qui,  pour  combat- 
tre le  système  consolant  d'une  providence 
paiticulière,  enseignent  que  Dieu  n'agit  que 
par  des  lois  générales;  supposant  qu'il  ne 
connaît  la  nature  que  par  les  idées  univer- 
selles, qu'il  ne  fait  attention  qu'aux  genres 
et  aux  espèces  et  jamais  aux  individus,  ne 
faisant  pas  réflexion  que  ces  classifications, 
ces  idées  universelles  ne  sont  dues  qu'aux 
bornes  de  notre  esprit,  et  qu'elles  ne  peu- 
vent avoir  lieu  dans  l'inlelligence  infinie  à 
(]ui  tout  est  présent  ;  qui,  découvrant  toutes 
)^js  différences  qui  distinguent  un  individu 
d'un  autre,  ne  peut  jamais  les  confondre  ; 
qui  par  conséijuent  n'a  jamais  besoin  d'abs- 
tractions et  d'idées  universelles  pour  éten- 
dre ses  connaissances,  pour  prévenir  la  con- 
fusion dans  ses  idées  et  pour  soulager  sa 
mémoire.  Chaque  individu  est  pour  lui  un 
être  à  part,  un  agent  déterminé  ,  dont  les 
rapports,  l'inlluence,  les  modifications  sont 
fixés  par  ce  qu'il  est  précisément. 

3"  Une  troisième  erreur  due  à  l'abus  des 
abstractions  métaphysiques, consiste  à  donner 
h  nos  idées  universelles  abstraites  une  exis- 
tence hors  de  nous,  une  réalité  distincte  des 
individus  qui  nous  ont  fourni  les  idées  sim- 
j»les  dont  nous  composons  l'idée  générale. 
On  semble  souj)gonner  hors  des  individus  je 
iie  sais  quelle  essence  qui  va  se  placer  dans 
<:haque  être,  et  à  laiiuelle  ensuite  vont  se 
joindre  les  modifications  qui  font  qu'un  tel 
individu  est  tel  et  non  un  autre.  De  là  tous 
ces  termes  inintelligibles  des  scolasliques, 
nature  universelle,  relations,  formalités,  qua- 
litcs  occultes,  formes  suhslanticllcs,  espèces 
intenlionnelles.  De  là  tant  de  questions  vaines 
ei  absurdes  sur  le  néant,  sur  les  êtres  pos- 
sibles, sur  les  créatures  non  existantes  en- 
core. De  là  la  fameuse  controverse  entre  les 
norainauxel  les  réalistes.  Peut-être  même  les 
modernes  ne  sont-ils  pas  exempts  de  cette 
erreur  ;  au  moins  ne  paraît-il  pas  qu'ils  em- 
{)loienl  foujour's,  comme  ils  le  devraient,  les 
mots  (Vétre.  par  exemple,  {\(i  suhslance,  d'es- 
pèce,  i\c  genre,  d'essence,  etc.,  [lour  être  tcule- 


DE  PIIILOS(MMIIE 


Ans 


6< 


ment  les  noms  de  certaines  c<»lleclions  d'idées 
simples,  mais  ils  semblent  vouloir  désigner 
|)ar  là  je  ne  sais  (juelles  réalités  existant 
liors  d'eux.  Voy.  Locke,  Essai  sur  l'entende- 
ment humain.  Condillac,  IJssai  sur  l'origine 
des  connaissances  humaines,  secl.  5.  Clerici 
Opéra  philosophica.  Purs  prima  Logicœ.  Wats, 
Philosophical  Worehs,  Essai  Jll.  Wats,  Lo~  ^ 
gik.  Bonnet,  Essai  de  Psijchologie. 

ABSTRAIT,  en  logique.  —Les  termes  abs- 
traits sont  ceux  qui  ne  marf|uenl  aucun  ob- 
jet (jui  existe  hors  de  noti-e  imagination. 
Ainsi  beauté,  laideur,  sont  des  termes  abs- 
traits. Il  y  a  des  objets  cfui  nous  plaisent,  et 
que  nous  trouvons  beaux  ;  il  y  en  a  d'autres 
au  contraire  fiui  nous  affectent  d'une  manière 
désagréable,  et  que  nous  appelons  laids. 
Mais  il  n'y  a  hors  de  nous  aucun  être  qui  soit 
la  laideur  ou  la  beauté.  [Votj.  Abstraction.) 

Abstrait  (Terme).  —  On  entend  par  là 
tout  terme  qui  est  le  signe  d'une  idée  abstrai- 
te. Il  y  aura  donc  autant  de  diverses  sortes  de 
termes  abstraits  qu'il  y  aura  de  différentes 
idées  abstraites;  puisque  chacune  d'elles  doit 
avoir  un  nom  qui  la  fixe  dans  notre  mémoire, 
et  qui  lui  donne  dans  notre  esprit  une  réalité 
qui  lui  manque  liors  de  nous.  Nulle  part  ia 
nature  ne  nous  offre  l'objet  isolé  et  subsis- 
tant d'une  idée  abstraite.  [Voij.  Abstraction, 
Abstraite.)  T(jus  les  termes  de  la  langue 
sont  ou  individuels  ou  abstraits,  les  indivi- 
duels désignent  chacun  un  individu  distinct; 
ce  sont  ceux  que  l'on  appelle  noms  propres, 
tels  que  Cicéron,  Virgile,  Bucéphaie,  Lon- 
dres, Bome,  Seine,  Tibre.  Les  autres  sont  des 
termes  abstraits,  parce  qu'ils  ne  désignent  pas 
des  individus,  mais  des  idées  communes  à 
plusieurs.  Tous  les  substantifs  de  celte  espèce 
qui  désignent  des  idées  universelles,  des  es- 
pèces oudes  genres  d'être?,  senommentchez 
les  grammairiens,  noms  appellatifs,  tels  que 
poisson,  cheval,  homme,  ville,  rivière,  etc.; 
mais  en  philosophie  on  nomme  abstraits, 
généralement  tous  les  termes  qui  désignent 
quelque  idée  abstraite,  de  quelque  nature 
(lu'elle  soit,  de  substance,  de  mode,  de  rela- 
tion, soit  qu'elle  se  rapporte  à  des  êtres  exis- 
tant substantiellement,  soit  qu'elle  n'ait 
d'existence  que  dans  notre  esprit,  comme 
sont  les  mots  corps,  esprit,  étendue,  couleur, 
solidité,  mouvement,  vie,  mort,  pensée,  vo- 
lonté, sentiment,  honneur,  vertu,  tempérance, 
religion,  etc.  Les  pronoms,  les  adjectifs,  les 
noiïibres,  les  verbes,  les  adverbes,  les  con- 
jonctioas.,  les  prépositions,  les  particules, 
sont  des  termes  abstraits,  puisqu'ils  ne  dé- 
signent point  par  eux-mêmes  d'individus, 
mais  des  idées  communes  à  plusieurs,  for- 
mées dans  notre  esprit  par  abstraction. 

Entre  ces  termes,  les  scolastiques  en  ont 
distingué  deux  sortes,  qu'ils  ont  opposées 
l'une  à  l'autre,  dont  l'une  forme  une  classe 
des  termes  qu'ils  nomment  o6sfroj7s,  et  l'au- 
tre celle  des  termes  qu'ils  nomment  con- 
crets. 

Les  abstraits,  se\on  eux,  sont  les  termes  qui 
expriment  les  modes  ou  les  qualités  d'un 
être,  sans  aucun  rapport  à  l'objet  en  (jui  se 
trouve  ce  mode   uu  celte  ([ualilé,  ce  bout  les 


65                              ABS                         PSYCHOLOGIE.  ARS                         66 

noms  substantifs  on  grammaire;  tols  sont  les  ce  h  l'abus  de  ces  lermesque  l'on  a  dû  le  po- 

niots  blancitnir,  rondeur,  hyngucur,  sagesse,  lythéisme  absurde  do  tant  de  peuples,  parce 

mort,  immortalité,  rie,  religiov,  foi,  etc.  que  l'on  a  i)orsonniti6  les  attributs  divins  et 

Les  conirets  ijont  ceux  qui  représentent  les  divors  actes  de  la  Providence.  On  a  bien- 
ces  niodeô.  ces  qualités  avec  un  rapport  à  tôt  oublie  que  ces  termes  ne  désignaient  que 
quelque  sujet  indéterminé  ,  ou  autrement  des  idées  abstraites,  et  non  des  êtres  réels 
ceux  qui  représentent  le  mode  comme  ap-  existant  h  part. 

partenanl  à  quelque  être  ;  et  ces  termes  sont  V  Enfin,  il  faut  observer  que  l'on  ne  peut 

ceux  e}ue  les  graumiairicns  nomment  adjcc-  fixer  le  sens  des  termes  abstraits,  qu'en  dé- 

tifs,  quoique  assez  souvent  ils  soient  employés  taillant  les  diverses  idées  simples  dont  la  réu- 

eomme  substantifs;  tels  sont,  blanc,   rond,  nion constitue  l'idée  abstraite  qu'on  désigne 

long,  sage,  mortel,  mort,  immortel,  vivant,  par  leur  moyen  ;  mais  si  l'objet  que  signifie  ce 

religieux,    fidèle,  etc.:  quoicjue   les  termos  terme  abstrait  n'est    lui-même  (]u'une  seule 

>age,  fou,  philosophe,  lâche,  etc.,  s'emploient  idée  simple,  ce  qui  a  lieu  dans  les  noms  des 

souvent  comme  substantifs,  ils  sont  cepen-  sensations  sinq)li's, comme  rongr,  rer^  rfowr, 

dant  termes  concrets,  parce  qu'ils  ont  leurs  nigre,  chaud,  froid,  on  ne  [)eut  pas  les  dé- 

lermes   abstraits    correspondants,  sagesse,  linir;  il  faut   les  expliquer  par  d'autres  ter- 

folie,  philosophie,  lâcheté,  etc.  mes,  ou  présenter  l'objet  môme,   et  le  faire 

Après  ces  explications,  que  nous  ne  sau-  agir  sur  les  sens.  (G.  M.)  Encijclop.  méihod. 

rions  étendre  sans  répéter  ce  que  nous  avons  ABSTRAITE  (Idée).  —  C'est  celle  (]ui  nous 

dit  sous  Abstraction,  et  ce  que  nous  dirons  représente  seulement   une  partie  des  idées 

sous  Idées  abstraites,  il  ne  nous  reste  qu'une  simples  que  nous  distinguons  dans  l'idée  to- 

ou  deux  remarques  à  faire  sur  les  termes  «ts-  taie  d'un  individu.  Nous  acquérons  ces  idées 

traits.  par  le  moyen   do  I'Absthaction.    (Voy.  ci- 

1°  Un  terme  abstrait  peut  quelquefois  ôtrc  dessus  ce  mot.) 

employé  comme  nom  propre  et  individuel,  Comme   il  y  a  deux  sortes  d'abstractions, 

en  y  ajoutant  quelque  mot  qui  en  restreigne  l'abstraction   pliysique   qui   nous  donne  les 

le  sens  à  un  seul  individu,  ou  en    indiquant  idées  abstraites  individuelles,  et  l'abstraction 

quelque  circonstance  qui   [)roduise  le  même  métapliysiqii(>  qui  nous  procure  les  idées  gé- 

etfetdans  l'esprit  de  ceux  qui  la  connaissent,  nérales  ou  universelles;  il  y  a  aussi  deuxsor- 

Ainsi /;tTe,  wère,  femme,  sœur,  maison  sont  tesd'idécs  al)straitesconsidérées  relativement 

des  termes  généraux,  des  [ormes  abstraits  :  à  leur  origine. 

ils  deviendront  individuels,   si  je  dis,    par  Lesidées  abstraites  individuelles  sont  celles 

exemjile,  mon  pèf^c,  ma  mère,  mu  femme,  sa  que  j'acquiers  j)ar  la  décomposition  de  l'idée 

soeur,  la  maison  de  saint  Paul.  De  même  si,  totale  d'un  individu  unique,   que  j'examine 

étant  à  Paris,  je  dis,  le  roi,  la  rivière,  chacun  seul,  en  lui-même,  sans  rap[)orl  à  aucun  au- 

sait  que  je  parle  de  Louis  XV J,  de  la  Seine,  tre  qu'à  moi,  soit  que  cet  individu  soit  moi- 

quoi(|ue  ces  termes  roj,  rivière,  soient  des  même,  soit  ([u'il  existe  hors  de  moi.  Ces  idées 

termes  généraux  qui,  en  tout  autre  cas,  dé-  individuelles  abstraites  sont  les  éléments  de 

signent  chaque  roi,  chaque  rivière,  etc.  toutes  les  autres  idées  que  je  jiuis  avoir,  de 

2°  De  même  des  termes  individuels,  des  toutes  les  connaissances  (]ue  j'acquiers,  de 
noms  propres  peuvent  devenir  des  termes  toute  la  ca|)acité  intelleciuelle  qui  me  dis- 
universels et  abstraits,  parce  cju'ayant  pris,  de  lingue  des  l)ruies.  Je  dois  ces  idées,  soit  «1 
l'être  unique  que  chacun  désigne,  lescarac-  mes  sens  qui  reçoivent  des  impressions  qui 
tères  les  plus  frappants  qui  les  ont  distingués,  se  communiquent  à  mon  Ame,  et  lui  donnent 
on  en  fait  un  concept  à  part,  auquel  on  donne  ces  idées  qui  lui  représentent,  ou  qu'elle  croit 
ce  nom  propre  individuel,  et  on  emploie  ce  lui  représenter  les  objets  qui  les  occasion- 
nom  propre  à  désigner  tout  autre  être  qui  lui  nent  ;  soit  à  ce  sentiment  intime  qu'elle  a  de 
ressemble  par  ces  traits  caractéristiques.  Ayant  ce  qui  se  passe  en  elle-même,  de  ce  qu'elle 
saisi,  par  exemple,  dans  l'idée  in^tividuelle  fait,  de  ce  qu'elle  souffre.  Si  chacjuc  individu 
d'Alexandre,  les  idées  partielles  d'ambition,  no  l'affectait  que  d'une  seule  manière,  elle 
de  valeur  entreprenante:  dans  l'idéede  César,  n'aurait  de  chacun  qu'une  idée  simple,  indi- 
celle  d'un  général  parfait,  (luijoint  lascience  visible,  dont  elle  ne  pourrait  rien  abstraire  ; 
militaire,  l'étude  des  belles-lettres,  la  pru-  mais  chaque  individu,  chaque  être  l'alfectanl 
dence,  l'activité  au  courage  héroïque;  j'em-  de  diverses  manières,  faisant  sur  elle  des  im- 
j)loie  \qs  mois  Alexandre  et  Cc'sar,  comme  des  [)ressions  dilférentes,  soit  momentanées,  soit 
noms  communs  qui  ne  désignent  que  des  successives,  elle  distingue  ces  im{)ressions, 
traits  distinclifs  de  ces  individus  :  je  les  em-  elle  les  considère  à  part,  et  se  forme  par  ce 
ploie  dans  ce  sens,  et  je  dis  de  Charles  XII,  moyen  des  idées  abstraites.  Une  boule  s'offre 
c'est  V  Alexandre  du  Nord;  de  Frédéric  tll,  âmes  regards,  et  repose  sur  ma  main  ;  je  m'en 
c'est  un  César.  C'est  dans  ce  même  sens  que  forme  une  idée  d'après  les  impressions  qu'elle 
l'on  dira  d'un  politique  fourbe,  cruel,  qui  fait  sur  mes  sens;  je  distingue  ces  impres- 
eraploie  la  trahison  et  le  crime  :  c'est  un  J/a-  sions,  sa  rondeur,  sa  blancheur,  sa  i)esan- 
chiavel.  teur  :  chacune  de  ces  idées,  ou   plutôt   les 

3°  C'est  à  l'existence  des  termes  abstraits  causes  qui  les  font  naître  en  moi,  je  lesnom- 
que  nous  devons  C(!S  figures  poétiques  qui  me  modes  de  celte  substance  :  ces  modes  me 
consistent  à  personnifier  des  idées  purement  paraissent  attachés  à  cet  individu  dont  je  dis 
intellectuelles  :  la  ?norf,  la  rp/<V;/o», la  r/isf.orrfe,  (pi'il  est  rond,  qu'il  est  blanc,  qu'il  e.st  pe- 
la «afure,  la  sitperi/(7<o)i,  etc.  Peut-être  est-  .saut:  cet  individu jne    paraît   être   quelque 


67 


Ans 


DICTIONNAIRE  DE  niILOSOPIIIE. 


ABS 


68 


chose  h  qui  ces  qualités  apparlioiinent;  or, 
ce  quehjue  chose  je  le  nomme  substance, 
et  c'est  de  celle  substance  que  je  dis  qu'elle 
est  ronde,  l)lanche  et  pesante  ;  je  la  lou- 
che, je  la  remue  ;  je  vois  qu'il  y  a  entre  elle 
et  moi  un  rapport  qui  fait  qu'elle  agit  sur 
mes  sens  et  que  j'agis  sur  elle  ;  par  là  je 
forme  l'idée  des  relations  de  lieux,  de  cau- 
ses, d'elfels  :  de  môme  je  fais  attention  à  ce 
qui  se  passe  en  moi  :  je  sens  un  ôtre  qui  pense 
tantôt  h  une  chose,  tantôt  à  une  autre;  qui 
éprouve  quelquefois  du  plaisir,  quelque- 
fois de  la  douleur  :  cet  être  est  toujours 
le  môme;  je  le  considère  seul,  et  sous  celle 
f.ice  qui  me  le  représente  comme  subsistant 
par  lui-même,  je  dis  que  c'est  une  subs- 
tance: je  considère  à  part  ses  pensées,  ses 
sentiments  divers;  je  sens  qu'ils  apparlien- 
ncînt  à  cette  substance,  et  qu'ils  sont  dilfé- 
riînles  manières  dont  elle  existe  ;  je  les  re- 
garde comme  des  modes  de  cette  substance  : 
je  dis  qu'elle  pense,  qu'elle  sent  du  plaisir, 
de  la  douleur:  je  sens  que  ces  modes  se  suc- 
cèdent, commencent  et  Unissent,  durent  plus 
ou  moins  ;  j'acquiers  par  \h  l'idée  des  rela- 
lionsde  tem|!S,  de  durée,  de  succession. 

Toutes  nos  idées  abstraites  peuvent  se  ré- 
duire à  ces  trois  cl.isses  ;  les  substances,  les 
modes,  les  relations. 

Les  idées  que  nous  acquérons  par  l'abs- 
traction physique  peuvent  ôtre  simples  ou 
com|)osées.  Elles  sont  simples  lorsqu'elles  ne 
nous  représentent  (ju'un  seul  et  unique  ob- 
jet indivisible  ;  il  n'y  a  que  les  idées  abstraites 
des  modes,  lorsqu'on  les  considère  chacun  à 
part,  qui  soient  des  idées  simples;  et  elles 
nous  sont  fournies,  ou  par  les  sens  qui  re- 
çoivent l'impression  des  objets  extérieurs,  ou 
parle  sentiment  intime  de  ce  qui  se  passe  en 
nous.  Une  couleur,  un  son,  le  goût,  l'éten- 
due, la  solidité,  le  mouvement,  le  repos,  le 
plaisir,  la  douleur,  etc.,  sont  des  idées  siuj- 
ples.  Au  contraire,  les  idées  abstraites  de 
substance  et  de  relation  sont  toujours  des 
idées  comf)Osées,  de  même  que  celles  des 
modes  mixtes,  comme  la  vérité,  la  religion, 
l'honneur,  la  foi,  la  gloire,  la  vertu,  etc. 

Nous  pouvons  augmenter  le  nombre  des 
idées  abstraites  que  nous  fournit  un  individu, 
en  poussant  aussi  loin  qu'il  est  possible  la  dé- 
com[)Osition,  non-seulemenl  de  l'idée  totale, 
qui  est  toujours  com[)Osée  ,  mais  encore  de 
chaque  idée  partielle,"  qui  peut  encore  elle- 
môme  être  composée,  et  nous  offrir  diverses 
idées  distinctes  qu'elle  renferme.  La  figure 
sphérique,  par  exemple,  que  je  considère  à 
part  dans  une  boule  d'or,  peut  m'otfrir  les  idées 
de  centre,  de  circonférence,  de  rayons,  etc. 

On  a  donné  le  nom  de  pénétration  à  la  fa- 
culté de  l'esprit  qui  développe  et  découvre, 
dans  chaque  sujet  qu'il  étudie,  toutes  les  dif- 
férentes idées  qu'il  est  possible  d'y  distin- 
guer ;  et  le  plus  haut  degré  de  la  pénétration 
d'es[)rit  consiste  à  réduire  toutes  les  idées 
composées  auxidéessimples  qui  leur  servent 
d'éléments.  Je  dirai  avec  Bonnet  :  «  Plus  un 
génie  a  de  profondeur,  plus  il  décompose  un 
sujet.  L'intelligence  pour  qui  la  décomposi- 
tion de  chaque  sujet  se  réduit  à  l'unité,  est 


l'inlelligence  créatrice.  »  En  effet,  il  n'y  a 
([u'elle  pour  qui  chaque  sujet  ne  renferme 
pas  des  objets  d'idées  dans  le  fond  desquels 
il  n'est  pas  possible  de  pénétrer.  Pour  elle 
seule,  au  moins,  les  substances  ne  sont  pas 
un  mystère  impénétrable. 

Les  idées  abstraites  méta[)hysiques  suppo- 
sent les  idées  abstraites  individuelles  :  celles- 
ci  sont  les  éléments  de  celles-là.  Nous  les 
nommons  également  idées  générales,  idées 
universelles,  parce  qu'elles  sont  celles  qui  ne 
nous  représentent  que  ce  qui  est  commun  à 
plusieurs  êtres,  faisant  abstraction  de  ce  qui 
est  particulier  à  chacun  d'eux. 

Dans  toute  idée  abstraite  métaphysique,  il 
faut  considérer,  1°  la  compréhension,  et  l'é- 
tendue de  l'idée  ;  2°  son  degré  d'abstraction 
plus  ou  moins  grand. 

I"  La  compréhension  de  l'idée  abstraite 
métaphysique  ttst  l'assemblage  des  idées  par- 
tielles que  nous  réunissons  dans  l'idée  uni- 
verselle, pour  représenter,  comme  dans  un 
seul  tableau,  les  traits  que  nous  regardons 
comme  étant  communs  à  tous  les  êtres  d'une 
même  espèce,  ou  que  nous  voulons  ranger 
dans  la  môme  classe.  Ainsi,  quand  je  dis  un 
être,  ou  simplement  l'être,  la  compréhension 
de  cette  idée  se  borne  à  la  seule  idée  de 
l'existence.  Si  je  dis  animal,  la  compréhen- 
sion de  cette  idée  renferme  tous  les  traits  qui 
distinguent  un  animal  de  tout  être  qui  n'est 
pas  un  animal;  ainsi  il  y  aura  les  idées  d'exis- 
tence, d'étendue,  d'organisation,  de  nutri- 
tion, de  mouvement,  de  sentiment  ;  si  je  dis 
homme,  à  cette  idée  d'animal  en  général,  je 
joindrai  celles  d'une  certaine  figure,  d'un 
certain  arrangement  de  parties,  et  d'âme  rai- 
sonnable unie  à  un  corps  organisé. 

L'extension  ou  étendue  de  l'idée  abstraite 
métaphysique,  est  l'assemblage  ou  le  total 
des  êtres  divers,  des  différents  individus, 
auxquels  l'idée  est  applicable  ;  ainsi  l'idée  de 
l'être  s'étend  à  tous  les  êtres,  à  tout  ce  qui 
existe,  de  quelque  nature  qu'il  soit.  C'est, 
de  toutes  les  idées,  la  plus  générale,  la  plus 
étendue.  L'idée  d'animal  s'étend  à  tous  les 
animaux,  c'est-à-dire  à  tous  les  êtres  en  qui 
on  trouve  l'existence,  l'étendue,  l'organisa- 
tion, Je  mouvement,  )e  sentiment,  etc.  L'idée 
d'iiomme  s'étend  à  tous  les  hommes  qui  exis- 
tent. 

C'est  en  travaillant,  par  la  méditation,  sur 
la  compréhension  et  l'étendue  des  idées  abs- 
traites métaphysiques,  que  notre  esprit  range 
les  êtres  par  classes,  genres,  espèces,  etc. 
Plus  nous  avons  approfondi  et  décomposé 
l'idée  de  divers  individus  qui  nous  sont  con- 
nus, pour  y  distinguer  toutes  les  idées  sim- 
ples et  distinctes  qu'ils  offrent  à  notre  médi- 
tation ;  plus  nous  sommes  en  étal  de  rendre 
exacte  et  précise  la  distribution  que  nous  en 
faisons  par  classes,  moins  nous  courons  de 
risque  de  mettre  dans  le  même  genre  ou  la 
môme  espèce,  comme  semblables,  des  êtres 
qui,  mieux  connus,  nous  offriraient  des  dif- 
férences assez  essentielles  pour  exiger  d'en 
faire  des  classes  à  part,  ou  de  les  rapporter  à 
d'autres. 

La  compréhension  de  l'idée  en  resserre  Cu 


69 


Ans 


PSYCHOLOGIE.  ARS  70 

plus  l'extension  augmente,  plus  l'idée  est 
abstraite. 

Les  idées  métaphysiques  sont  aussi  plus 
ou  moins  abstraites,  relativement  à  la  nature 
des  objets  qu'elles  représentent. 

1°  Les  idées  métaphysiques  moins  abs- 
traites sont  celles  qui  représentent  les  di- 
verses natures  communes  des  ôlres,  et  qui 
sont  formées  sur  les  modèles  des  individus 
existant  réellement  dans  la  nature  :  telles 
sont  les  idées  générales  d'homme,  de  cheval, 
de  pigeon,  de  métal,  d'esprit.  On  peut  don- 
ner h  ces  idées  le  nom  d'idées  abstraites  cor- 
j)oreIIes  ou  spirituelles ,  suivant  la  nature 
corporelle  ou  spiiituelle  des  êtres  qu'elles 
comprennent    dans    leur   extension  ,   quoi- 


ep 
le  le 


en  étend  l'extension,  selon  qu'elle  est  plus 
ou  moins  composée,  c'esl-<'i-dirc  selon  qu'elle 
renferme  un  [)lus  ou  moins  grand  nombre 
d^idées  distinctes.  Qu'a  l'idée  de  l'être,  je 
n'en  joigne  aucune  autre  ;  quelle  ne  renfer- 
me que  la  seule  idée  de  l'existence;  j'aur.  i 
l'idée  abstraite  de  la  plus  grande  étendue, 
pujsiju'elie  s'appliquera  h  tout  ce  qui  existe. 
Qu'à  l'idée  d'existence  je  joigne  celle  d'éten- 
due solide,  de  divisibilité,  d'impénétrabilité, 
j'aurai  une  idée  universelle  moins  étendue, 
puisqu'elle  ne  conviendra  qu'aux  corps.  Qn'h 
ces  idées  renfermées  dans  la  compréhension 
de  l'idée  de  corps,  je  joigne  celle  de  fusibilité, 
de  malléabilité,  de  pesanteur,  je  ressentiFéten- 
due  de  cette  idée  en  augmentant  sa  compré- 
hension; elle  ne  convient  plusqu'à  cette  sorte  (lu'elles  ne  représentent  pas  parfaitement 
de  corps  qu'on  nomme  métaux.  Que  j'y  ajoute  ces  ôlres.  puisque,  dans  leur  compréhension, 
encoreceile  d'une  |)lu» grande  pesanteur,  delà      on  ne  fait  entrer  que  les  idées  des  traits  par 

lesipiels  chacun  des  individus  de  l'espèce  se 
ressendjie. 

2"  On  peut  placer  dans  le  second  rang  des 
idées  abstraites  celles  qui  ont  pour  objet  les 
modes,  les  propriétés  des  êtres,  envisagées 
en  général  et  séparément  des  substances,  ou 
les  substances  des  êtres  considérées  en  gé- 
néral et  séparément  des  qualités,  des  proprié- 
tés et  des  modes;  comme  sont  les  idées  abs- 
traites de  figure,  de  couleur,  de  mouvement, 
de  la  puissance,  de  l'action,  de  l'existence, 
de  l'étendue,  de  la  pensée,  de  substance, 
d'essence,  etc. 

3°  Moins  les  objets  des  idées  abstraites  ont 
de  réalité,  et  plus  est  considérable  leur  de- 
gré d'abstraction  :  je  serai  donc  autorisé  par 
cette  règle  à  placer  dans  un  troisième  rang, 
et  par  \h  même  d'assigner  un  degré  plus 
élevé  d'abstraction  aux  idées  qui  n'ont  pour 
objet  que  les  relations  qui  subsistent  ou  peu- 
vent subsister  entre  les  êtres  :  je  les  acquiers 
en  comparant  un  être  h  un  autre,  en  obser- 
vant les  circonstances  dans  lesquelles  un  être 
est  par  rapport  à  l'autre,  et  enfin  en  sépa- 
rant l'idée  de  ces  relations  de  celle  des  êties 
entre  lesquels  je:lesai  aperçues:  telles  sent 
'es  idées  de  cause,  d'effet,  de  ressemblance. 


couleur  jaune  et  brillante, delà  fixité;  je  res- 
treins l'idée  de  métaux  à  l'idée  decehli-l<^seul 
que  l'on  nomme  or.  Plusdonc,  dans  l'idée  abs- 
traite métaphysique,  je  fais  entrerd'idéesqui 
en  augmentent  la  compréhension,  plus  par  là 
je  restreins  son  étendue  ou  extension. 

2'  Les  idées  abstraites  peuvent  avoir  difi'é- 
rents  degrés  d'abstraction  ,  selon  que  ce 
([u'elles  représentent  à  l'esprit  s'éloigne  plus 
ou  moins  de  l'idée  complète  d'un  individu: 
si  je  ne  retranche  ou  n'abstrais  rien  de  l'idée 
de  Louis  XVI,  mais  que  dans  la  com|)réhcn- 
sion  de  l'idée  que  j'en  ai,  je  rassemble  s.ms 
exception  tous  les  traits,  toutes  les  idées  dis- 
tinctes que  m'offre  sa  personne,  j'ai  une  idée 
individuelle  qui  ne  convient  (ju'à  ce  seul  ob- 
jet: si  je  retranche  de  cette  idée. celle  du  nu- 
méro de  son  nom,  pour  ne  conserver  que  ce 
qu'il  a  de  commun  avec  tous  les  rois  de  sa 
inaison  qui  se  sont  nommésAoui.?,  l'idée  que 
je  me  forme  par  là  est  une  idée  abstraite,  qui 
convient  h  tous  les  rois  de  France  qui  se  sont 
nommés  loujs.  Si  je  retranche  de  cette  idée 
re  qui  n'a  été  commun  qu'aux  rois  nommés 
Louis,  i)om  ne  garder  que  ce  qui  est  commun 
i\\i\  rois  de  France  de  la  race  capétienne, 
j'aurai  une  idée  plus  abstraite,  d'une  com- 
préhension plus  restreinte,  mais  d'une  plus      de  différence,  de  tout,  de  partie,  etc 


grande  étendue,  qui  embrassera  tous  les  rois 
((ui  ont  régné  en  France  depuis  Hugues 
Capet.  Si  je  retranche  ou  abstrais  de  cette 
idée  tout  ce  qui  est  particulier  à  chaque  race, 
pour  ne  joindre  h  l'idée  de  roi  que  celle  de 
la  domination  sur  le  royaume  de  France,  mon 
idée  sera  plus  abstraite",  et  conviendra  à  tous 
les  rois  de  France  sans  exception.  Que  j'abs- 
traie encore  de  cette  idée  toute  idée  de  do- 
mination sur  un  pays  plutôt  que  sur  un  au- 
tre, toute  idée  du  temps  ancien  ou  moderne, 
mon  idée  devient  toujours  plus  abstraite, 
d'une  compréhension  moins  composée,  mais 
en  même  temps  d'une  étendue  [)lus  vaste, 
puisqu'elle  sera  aj^plicable  à  tous  les  rois  qui 
ont  régné  sur  la  terre  depuis  le  commence- 
ment, et  qui  régneront  jusqu'à  la  fin.  Voilà 
une  première  face  sous  laquelle  on  peut  en- 
visager les  idées  abstraites,  et  qui  nous  les 
offre  comme  plus  ou  moins  abstraites,  rela- 
tivement à  leur  compréhension  et  à  leur 
étendue.  Plus  la  compréhension  est  restreinte, 


4°  Si  les  idées  de  cause,  de  substance,  de 
mode,  sont  déjà  par  elles-mêmes  des  idées 
abstraites  ;  les  idées  de  causalité,  de  substantia- 
lité,  de  modalité,  seront  plus  abstraites  en- 
core; car  ces  mots  ne  signifient  pas  la  chose 
môme,  mais  seulement  une  manière  de  con- 
sidérer une  chose  comme  substance,  comme 
mode.  Dans  ce  rang,  on  peut  mettre  les  idées 
générales  de  genres,  d'espèces,  de  nom  ,  de 
pronom  ,  de  verbe  ,  etc.,  et  une  multitude 
d'autres  idées  qui  entrent  dans  le  discours 
des  gens  du  commun  aussi  bien  que  des 
savants. 

Remarquons  ici  que  les  idées  de  cause , 
d'effet, de  substance,  de  mode,  de  différence, 
de  ressemblance  et  autres  de  cette  espèce  , 
ont  ceci  de  particulier,  par  une  suite  de 
leur  plus  grand  degré  d'abstraction  ,  (pi'el- 
les  sont  toujours  les  mômes  ,  soit  qu'on  les 
tire  de  l'idée  d'un  être  corporel  ou  d'un 
être  spirituel,  ou  qu'on  les  y  rapporte  ,  et 
qu'ainsi  elles  sont  d'une  espèce  différente  des 


71  Ans  DICTIONNAIRE 

;\iilresi(l(!'Os  abslrnilos  ilonl  nous  avons  parlé 
il'nboni,  et  qui  sont  moins  absliaites,  moins 
^.-nrralt's;  ces (ieiniùics  sont  nécessairement 
.orporclles  ou  intellootuelles ,  selon  la  nature 
lie  l'objet  dont  on  les  a  abstraites.  Que  je  re- 
garde f'épée  comme  la  cause  de  la  blessure  , 
ou  mon  Ame  comme  la  cause  de  ma  pensée, 
ou  Dieu  comme  la  cause  de  l'univers,  l'idée 
nbstraite  de  cause  est  toujours  la  môme. 
IMais  que  je  pense  au  mouvement,  à  la  cou- 
leur, à  l'étendue,  mon  idée  se  rapporte  né- 
cessairement à  un  corps  ;  que  je  parle  de 
pensée  ,  de  volonté,  de  désir,  mon  idée  se 
rapporte  nécessairement  à  un  esprit. 

Finissons  cet  exposé, en  remarquant  qu'aux 
sensations  et  au  sentiment  intime  de  ce  qui 
se  passe  en  nous,  que  Locke  indique  comme 
les  deux  seules  sources  de  nos  idées,  on  peut 
ajouter,  comme  une  troisième  source  féconde 
d'idées  d'un  genre  particulier,  l'abstraction, 
(pioiqu'elle  doive  avoir,  pour  s'exercer,  les 
matériaux  fournis  par  la  sensation  ou  la 
léllexion  ;  car  il  est  certain  que  les  sens  et 
le  sentiment  intime  ne  nous  fournirontjamais 
seuls  des  idées  abstraites  (1). 

Des  abstractions. 

I.  Nous  avons  vu  que  les  notions  abstraites 
se  forment  en  cessant  de  penser  aux  pro- 
jjriétés  par  où.  les  choses  sont  distinguées, 
pour  n  ;  penser  qu'aux  qualités  par  où  elles 
conviennent.  Cessons  de  considérer  ce  qui 
détermine  une  étendue  h  être  telle,  un  tout  à 
être  tel  ;  nous  aurons  les  idées  abstraites  d'é- 
tendue et  de  tout  (2). 

Ces  sortes  d'idées  ne  sont  donc  que  des 
dénominations  que  nous  donnons  aux  choses 
envisagées  par  les  endroits  par  oiî  elles  se 
ressemblent:  c'est  pourquoi  on  les  appelle 
idées  générales.  Mais  ce  n'est  pas  assez  d'en 
connaître  l'origine,  il  y  a  encore  des  consi- 
dérations im[)ortantes  à  faire  sur  leur  néces- 
sité, et  sur  les  vices  qui  les  accompagnent. 

II.  Elles  sont  sans  doute  absolument  néces- 
saires. Les  hommes  étant  obligés  de  parler 
des  choses  selon  qu'elles  diffèrent  ou  qu'el- 
les conviennent,  il  a  fallu  qu'ils  pussent  les 
rapporter  à  des  classes  distinguées  par  des 
signes.  Avec  ce  secours  ils  renferment  dans 
un  seul  mot  ce  qui  n'aurait  pu ,  sans  con- 
fusion ,  entrer  dans  de  longs  discours.  On  en 
voit  un  exemple  sensible  dans  l'usage  qu'on 
fait  des  termes  de  substance  ,  esprit ,  corps, 
animal.  Si  l'on  ne  veut  parler  des  choses 
qu'autant  qu'on  se  représente  dans  chacune 

(i)  Eiinjclop.  viélltod. 

(2)  Voici  coiiitneiil  Locke  explique  le  progrès  tie 
ces  sorlt'S  il'iilées  :  «  Les  idées,  <lil  il,  que  les  eii- 
r;inls  se  foui  lies  personnes  avec  qui  ils  conversent, 
sont  seuil)lables  aux  personnes  mêmes,  et  ne  sonl 
que  pariicnlières.  Les  idées  qu'ils  oii(  de  leur  nour- 
rice et  de  leur  mère  sonl  Ibrl  liieii  tracées  dans 
leur  espril,  el,  comme  aillant  de  (idèles  tableaux, 
y  représeiitenl  uniquement  ces  individus.  Les  noms 
qu'ils  leur  donnent  d'abord  se  terminent  aussi  à 
ces  individus  :  ainsi  les  noms  de  nourrice  el  de 
vtaniati,  dont  se  servent  les  enlanis  ,  se  rapportent 
uniquement  à  ces  personnes.  Quand  après  cela,  le 
Icinps  et  une  plus  gratnie  connaissance  du  inonde 
leur  a  lait  obsyivcr  qu'il  y  a  plusieurs  aulicsôir<s 


DE  PIIILOSOPIIIE. 


ARS 


72 


un  sujet  qui  en  soutient  les  propriétés  et  les 
modes ,  on  n'a  besoin  (|ue  du  mot  de  subs- 
tance. Si  l'ona  en  vue  d'indiquerplus  particu- 
lièr(!ment  l'espèce  des  propriétés  et  des 
modes ,  on  se  sert  du  mot  esprit  ou  de  ce- 
lui de  c(frps.  Si  en  réunissant  ces  deux  idées 
on  a  dessein  de  parler  d'un  tout  vivant,  qui 
se  meut  de  lui-même  et  par  instinct,  on  a  le 
mot  d'animal.  Entin,  selon  qu'on  joindra  à 
cette  dernière  notion  les  idées  qui  distinguent 
les  diflerentes  espèces  d'animaux,  l'usage 
fournit  ordinairement  des  termes  propres  à 
rendre  notre  pensée  d'une  manière  abrégée. 

III.  Mais  il  faut  remarquer  que  c'est  moins 
par  rapport  à  la  nature  des  choses  que  par 
rapport  à  la  manière  dont  nous  les  connais- 
sons, que  nous  en  déterminons  les  genres  et 
les  espèces,  ou  ,  pour  parler  un  langage  plus 
familier,  que  nous  les  distribuons  dans  les 
classes  subordonnées  les  unes  aux  autres.  Si 
nous  avions  la  vue  assez  perçante  pour  dé- 
couvrir dans  les  objets  un  plus  grand  nom- 
bre de  propriétés ,  nous  apercevrions  bien- 
tôt des  diirérences  entre  ceux  qui  nous  pa- 
raissent les  plus  conformes ,  et  nous  pourrions 
en  conséquence  les  sous-diviser  en  de  nou- 
velles classes.  Quoique  différentes  portions 
d'un  même  métal  soient,  par  exemple  ,  sem- 
blables par  les  qualités  que  nous  leur  con- 
naissons, il  ne  s'ensuit  pas  qu'elles  le  soient 
par  celles  qui  nous  restent  à  connaître.  Si 
nous  savions  en  faire  la  dernière  analyse,  peut- 
être  trouverions  -  nous  autant  de  différence 
entre  elles  que  nous  en  trouvons  maintenant 
entre  des  métaux  de  différente  espèce.  _ 

IV.  Ce  qui  rend  les  idées  générales  si  né- 
cessaires, c'est  la  limitation  de  notre  esprit. 
Dieu  n'en  a  nullement  besoin  ;  sa  connais- 
sance infinie  comprend  tous  les  individus, 
et  il  ne  lui  est  pas  plus  difficile  de  penser  à 
tous  en  même  temps,  que  de  penser  à  un 
seul.  Pour  nous,  la  capacité  de  notre  esprit 
est  remplie,  non-seulement  lorsque  nous  ne 
pensons  qu'à  un  objet ,  mais  même  lorsque 
nous  ne  le  considérons  que  par  quelque  en- 
droit. Ainsi  nous  sommes  obhgés  ,  pour  met- 
tre de  l'ordre  dans  nos  pensées ,  de  distribuer 
les  choses  en  différentes  classes. 

V.  Des  notions  qui  partent  d'une  telle  ori- 
gine ne  peuvent  être  que  défectueuses;  et 
vraisemblablement  il  y  aura  du  dangerànous 
en  servir  ,  si  nous  ne  le  faisons  avec  précau- 
tion. Aussi  les  philosophes  sont-ils  tombés  à 
ce  sujet  dans  une  erreur  qui  a  eu  de  grandes 
suites  :  ils  ont   réalisé  toutes  leurs  abstrac- 

qui,  par  certains  communs  rapporls  de  figure  et  de 
plusieurs  autres  qualités,  resseudjieul  à  leur  père, 
h  leur  mère  et  au  1res  personnes  qu'ils  sont  accou- 
tumes à  voir  ;  ils  lormeut  une  idée  à  la(|uelle  ils 
iiouvenl  que  tous  ces  êtres  particuliers  pariicipenl 
également,  el  ils  lui  donnent,  comme  les  autres, 
le  nom  iVIiomme.  Voilà  comment  ils  viennncnt  à 
avoir  un  nom  général  et  une  idée  générale.  Eu  quoi 
ils  ne  forment  rien  de  nouveau  ;  mais  écarian* 
seulement  de  l'idée  complexe  qu'ils  avaient  d<? 
Pierre,  de  Jacques,  de  Marie  el  d'Elisabeth,  ce  ([ui 
est  particulier  à  chacun  d'eux,  ils  ne  reliennciil 
que  ce  qui    leur  est  com^iuiii  à  tous.  »  'Liv.  m, 

ClKip.   ô,  §    7.) 


71  ABs  rsYcnoT,(^oiÉ.  Ans  7t 

(ions,  ou  k'S  ont  regard'H^s  coiiuno  ilcs  ôlrcs  idées  al)Straitt>s  :  cl,  iiiioimio  par  là  les  modi- 

tjui  ont  une  evistence  réelle, indépendamiDeiU  licalions    perdent  tonte    la    réalité    (|u'elles 

de  celle  des  choses  (3).  Voici,  je  pense,  ce  qni  avaient,  il  faudra   hien  encore  qu'il    leur  en 

a  donné  lieu  .\  une  opini<in  aussi  absurde  :  suppose,  parce    qu'autrement  il  n'en  pour- 

V[.  Toutes  nos  premières  idées  onl  été  par-  rait  jamais  faire  l'objiil  de  sa  réilcxion. 
ticulières;  c'étaient  c<3rt^ines  sensations  de         C'est  celte  nécessité  qui  est  cause  que  hien 

lumière,  de  couleur,  etc.,  ou  certaines opé-  des  philosophes  n'ont  pas  soupçonné  que  la 

rations  diî  l'âme.  Or  toutes  ces  idées  présen-  réalité  des    idées    abstraites  fût    l'ouvrage 

lent  une  vraie  réalité,  puisqu'elles  ne  sont  de  l'imagin&tion.  Ils  onl  vu  que  nous  étions 

proprement  que  notre  ôtrediirérenmicnt  mo-  absolument  engagés  à  considérer  ces    idées 

dilié.  Car  nous  ne  saurions   rien  apercevoir  comme  quelque  chose  de  lécl,  ils  s'en  sont 

en  nous,  que  nous  ne   le  regardions  connue  tenus  \h  ;  et,  n'étant  pas  remontés  à  la  cause 

à  nous  ,  comme  appartenant  à  notre  ^tre,  ou  qui  nous  les  fail  apercevoir  sous  celle  faus- 

corame  étant  notre  être  dételle  ou  telle  fa-  se  apparence,  ils  ont  conclu  qu'elles  étaient 

en  efiet  des  élros. 

On  a  donc  réalisé  toutes  ces  notions  ;  mais 
plus  ou  moins,  selon  que  les  choses,  dont 
elles  sont  des  idées  partielles  paraissent 
avoir  plus  ounioinsde  réalité.  Les  idées  des 
modifications  ont  partici|)é  à  moins  de  degrés 
d'être  (jue  celles  des  subsl<inccs,  et  celles  des 
substances  finies  en  onl  encore  moins  que 
celles  de  l'ôlre  infini  (4). 

VII.  Ces  idées  réalisées  de  la  sorte  ont  été 
d'une  fécondité  merveilleuse.  C'est  h  elles  que 
nous  devons  l'heureuse  découverte  des  (pia- 
lilés  occultes,  des  formes  substantielles,  des 
espèces  intentionnelles  :  ou,  pour  ne  parler 
que  de  ce  qui  est  conuunn  aux  modernes, 
c'est  à  elles  (lue  nous  devons  ces  genres,  ces 
espèces,  ces  essences  et  ces  différences,  qui 


çon  ;  c'est-à-dire,  sentant,  voyant»  etc.  Telles 
sont  toutes  nos  idées  dans  leur  origine. 

Notre  esprit  étant  irop  borné  pour  réfléchir 
en  même  temps  sur  toutes  les  modifications 
qui  peuvent  lui  appartenir,  il  est  obligé  de 
les  distinguer,  afin  de  les  prendre  les  unes 
après  les  autres.  Ce  qui  sert  de  fondement  à 
cette  distinction ,  c'est  nue  ses  modifications 
changent,  et  se  succèdent  continuellement 
dans  son  être,  qui  lui  paraît  un  certain  fonds 
qui  demeure  toujours  le  môme. 

H  est  certain  que  ces  modifications,  distin- 
guées de  la  sorte  de  l'étrequi  en  est  le  sujet, 
n'ont  plus  aucune  réalité.  Cependant  1  esi)rit 
ne  peut  pas  réfiéchir  sur  rien,  car  ce  serait 
proprement  ne  pas  réfléchir.  Comment  donc 
ces  modifications,  prises  d'une  manière  abs 


traite,  ou  séparément  de  l'être  auquel  elles  sont  tout  autant  d'êtres  qui  vont  se  placer 

appartiennent,  et  qui  ne  leur  convient  qu'au-  dans  chaque  substance,  pour  la  déterminer  h 

tant  qu'elles  y  sont  renfermées,  deviendront-  être  ce  qu'elle  est.  Lors(jue  les  philosophes  se 

elles  l'objet    de  l'esprit?  C'est  qu'il  continue  servent  de  ces  mots  «*//c,  substance,  esscticc, 

de  les  regardercomme  des  êtres.  Accoutumé,  genre,  espèce,  il  ne  faut  pas  s'imaginer  qu'ils 

toutes    les  fois  qu'il   les  considère   comme  n'enlendent  que  certaines  collections  d'idées 

étant  à  lui,  à  les  a[)ercevoir  avec   la  réalité  sim[)Ies  qui  nous  viennent  jiar  sensation  et 

de  son  être,  dont  pour  lors  elles  ne  sont  pas  par  réflexion  ;  ils  veulent  pénétrer  plus  avant. 


distinctes,  il  leur  conserve,  autant  qu'il  peut, 
celte  même  réalité,  dans  le  temps  même 
qu'il  les  en  distingue.  11  se  contredit  :  d'un 
côté,  il  envisage  ses    modifications  sans  au- 


ct  voir  dans  chacun  d'eux  des  réalités  spé- 
cifiques. Si  même  nous  descendons  dans  un 
plus  grand  détail,  et  que  nous  passions  en 
revue  les  noms  des  substances  :  corps,  ani- 


cun  rapport  à  son  être,  et  elles  ne  sont  plus  mal,  homme,  métal,  or  et   argent,  elc,  tous 

rien  ;  d'un  autre  côté,  parce  que  le  néant  ne  dévoilent  aux  yeux  des  philosophes  des  êtres 

yKiul  se  saisir,  il  les  regarde  comme  quelque  cachés  au  reste  des  hommes. 

<  hose,  et   continue    de  leur  attribuer  celle  Une    preuve   qu'ils   regardent   ces    mots 

même  réalité  avec    laquelle  il  les  a  d'abord  comme  signe  de  (juelque  réalité,  c'est  que, 

aperçues,  quoiqu'elle  ne    puisse  plus    leur  quoiqu'une   substance  ait   souffert  quolque 

convenir.  En  un  mot  ces  abstractions,  quand  altération,  ils  ne  laissent  pas  de  demander  si 

elles  n'étaient  que  des  idées  particulières,  se  elle  appartient  encore  à  la  même  espèce  à 

sont  liées  avec  l'idée  de  l'être,  et  cette  liaison  laiiuellc  elle  se  rapportait  avant  ce  change- 

suhsiste.  ment  :  question   qui   deviendrait  superflue. 

Quelque  vicieuse  que  soit  cette  conlradic-  s'ils  mettaient  les  notions  des  sid)stances  et 

tion,  elle  est  néanmoins  nécessaire.  Car  si  celles  de  leurs  espèces  dans  dilîérentcs  col- 

l'espril  est  trop  limité  pour  embrasser  tout  lections  d'idées  simples.  Lorsqu'ils  deman- 

à  la  fois  son  être  et  ses  modifications,  il  fau-  dent  si  de  la  neige  et  de  la  glace   sont   de 

dra  bien  qu'il  les  dislingue,   en  formant  des  l'eau;  si  un  fœtus  monstrueux  est  un  homme  : 


(3)  Ail  coininenceniciU  du  xii'  .Mècie  les  péiipn- 
léiiciens  foniièrenl  dcnx  liranc.lies,  celle  des  nomi- 
n;'ux  et  celle  d.-s  réalistes.  Ceux-ci  soiileiiaienl  que 
les  notions  générales  que  récole  appelle  nuiure  uni- 
venelle,  relations,  (ormaliiés  et  autres,  sont  des 
léaiilés  distinctes  des  clioses.  Ceux-là  an  coiilrairc 
pensaient  qu'elles  ne  sont  <|ne  des  noms  par  on  Ton 
exprime  diffcrenies  manières  de  concevoir,  et  ils 
s'appuyaient  sur  Cf  principe,  q':c  la  nature  ne  fail 
rien  en  vain.  C'était  soutenir  une   bonne  thèse  par 

DiCTiDNN.  DK  Pnii.osorpiE.  ï. 


une  assez  mauvaise  raison;  car  c'élail  convenir 
que  ces  réaliié,  étaient  possildes,  et  que,  pour  les 
faire  exister,  il  ne  fallait  que  leur  trouver  quelque 
utililc.  Cependant  ce  principe  était  appelé  le  rasoir 
des  nominaux.  La  dispute  entre  ces  deux  sectes  lui 
si  vive  qu'on  en  vint  aux  mains  en  Allem;igne,  et. 
qu'en  France  Louis  XI  lut  oblif-c  de  défendre  la 
lecture  des  livres  des  nominaux. 

(A)  Descarlcs  lui-n:cino  raisonne  de  la  sorte. 


75  Ans 

5/  Dieu,  les  esprits,  les  corps,  ou  même  le  vide 
xont  des  substances,  il  est  évident  que  la 
tHicslion  n'est  pas  si  ces  choses  conviennent 
uvoc  les  idées  siniplos  rassemblées  sous  ces 
mots  eau,  homme,  stibstance  ;  elle  se  résou- 
drait d'elle-même.  Il  s'agit  de  savoir  si  ces 
choses  renferment  certaines  essences,  certai- 
iK^s  réalilcs  qu'on  suppose  que  ces  mots  eau, 
holinne,  substance  siguifienl. 

VIII.  Ce  préjugé  a  fait  imaginer  à  tous  les 
pîiilosophes  qu'il  faut  définir  les  substances 
par  la  dilTérence  la  plus  prochaine  et  la  plus 
propre  à  en  expliquer  la  nature.  Mais  nous 
sommes  encore;  à  attendre  d'eux  un  exemple 
de  ces  sortes  de  définitions.  Elles  seront  tou- 
jours défectueuses  par  l'impuissance  où  ils 
sont  de  coimaîlre  les  essences  :  impuissance 
dont  ils  ne  se  doutent  pas ,  parce  qu'ils  se 
préviennent  pour  des  idées  abstraites  qu'ils 
réalisent  et  qu'ils  prennent  ensuite  pour  l'es- 
sence môme  des  choses. 

IX.  L'abus  des  notions  abstraites  réalisées 
se  montre  encore  bien  visiblement,  lorsque 
les  philosophes,  non  contents  d'expliquer  à 
leur  manière  la  nature  de  ce  qui  est,  ont 
voulu  expliquer  la  nature  de  ce  qui  n'est  pas. 
On  les  a  vus  parler  des  créatures  purement 
possibles,  comme  des  créatures  existantes,  et 
tout  réaliser  jusqu'au  néant  d'où  elles  sont 
sorties.  Où  étaient  les  créatures,  a-t-on  de- 
mandé-, avant  que  Dieu  les  eôt  créées?  La  ré- 
ponse est  facile  ;  car  c'est  demander  où  elles 
étaient  avant  qu'elles  fussent  ;  à  quoi,  ce  me 
semble,  il  suffit  de  répondre  qu'elles  n'é- 
taient nulle  part. 

L'idée  des  créatures  possibles  n'est  qu'une 
abstraction  réalisée,  que  nous  avons  formée 
en  cessant  de  penser  à  l'existence  des  cho- 
ses, pour  ne  penser  qu'aux  autres  qualités 
que  nous  leur  connaissons.  Nous  avons  pensé 
à  l'étendue,  à  la  figure,  au  mouvement  et  au 
repos  des  corps,  et  nous  avons  cessé  de  pen- 
ser à  leur  existence.  Voilà  comment  nous 
nous  sommes  fait  l'idée  des  corps  possibles  : 
idée  qui  leur  ôte  toute  leur  réalité,  puis- 
qu'elle les  sup{)Ose  dans  le  néant;  et  qui, 
p;)»'  une  contradiction  évidente,  la  leur  con- 
serve, puisqu'elle  nous  les  représente  comme 
quelque  chose  d'étendu,  de  figuré,  etc. 

Les  philosophes  n'apercevant  pas  cette 
contradiction,  n'ont  pris  cette  idée  que  par 
ce  dernier  endroit.  En  conséquence,  ils  ont 
donné  à  ce  qui  n'est  point  les  réalités  de  ce 
qui  existe,  et  quelques-uns  ont  cru  résoudre 
d'une  manière  sensible  les  questions  les  plus 
épineuses  de  la  création. 

X.  «  Je  crains,  dit  Locke,  que  la  manière 
dont  on  parle  des  facultés  de  l'âme  n'ait  fait 
venir  à  plusieurs  personnes  l'idée  confuse 
d'autant  d'agents  qui  existent  distinctement 
en  nous,  qui  ont  différentes  fonctions  et  dif- 
férents pouvoirs,  qui  commandent,  obéissent 
et  exécutent  diverses  choses,  comme  autant 
d'êtres  distincts  ;  ce  qui  a  produit  quantité  de 
vaines  disputes,  de  discours  obscurs  et  pleins 
d'incertitude  sur  les  questions  qui  se  rappor- 
tent à  ces  ditlérents  pouvoirs  de  l'âme.  » 

Celte  crainte  est  digne  d'un  sage  philoso- 
phe; car  pourquoi  agiterait-on  comme  des 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


ABS 


76 


questions  fort  imporlanles,  si  le  jugement 
appartient  à  l'entendement  ou  à  la  volonté , 
s'ils  sont  l'un  et  l'autre  également  actifs  ou 
également  libres  ;  si  la  volonté  est  capable  de 
connaissance,  ou  si  ce  n'est  qu'une  faculté 
aveugle  ;  si  enfin  elle  commande  à  l'entende^ 
rnent,  ou  si  celui-ci  la  guide  et  la  détermine  ? 
Si  par  entendement  et  volonté  les  philoso- 
j)hes  ne  voulaient  exprimer  que  l'âme  envi- 
sagée par  rapport  à  certains  actes  qu'elle 
produit  ou  peut  produire,  il  est  évident  que 
le  jugement,  l'activité  et  la  liberté  appartien- 
draient à  l'entendement  ou  ne  lui  appartien- 
draient pas,  selon  qu'en  parlant  de  cette  fa- 
culté on  considérerait  plus  ou  moins  de  ces 
actes.  Il  en  est  de  même  de  la  volonté.  Il 
suffît,  dans  ces  sortes  de  cas,  d'expliquer  les 
termes ,  en  déterminant  par  des  analyses 
exactes  les  notions  qu'on  se  fait  des  choses. 
Mais  les  philosophes  ayant  été  obligés  de  se 
représenter  l'âme  par  des  abstractions,  ils  en 
ont  multiplié  l'être,  et  l'entendement  et  la 
volonté  ont  subi  le  sort  de  toutes  les  no- 
tions abstraites.  Ceux  mômes ,  tels  que  les 
cartésiens  ,  qui  ont  remarqué  expressément 
que  ce  ne  sont  point  là  des  êtres  distingués 
de  l'âme,  ont  agité  toutes  les  questions  que 
je  viens  de  rapporter.  Ils  ont  donc  réalisé 
ces  notions  abstraites  contre  leur  intention, 
et  sans  s'en  apercevoir.  C'est  qu'ignorant  la 
manière  de  les  analyser,  ils  étaient  incapa- 
bles d'en  connaître  les  défauts,  et  par  consé- 
quent de  s'en  servir  avec  toutes  le»  précau- 
tions nécessaires. 

XI.  Ces  sortes  d'abstractions  ont  infini- 
ment obscurci  tout  ce  qu'on  a  écrit  sur  la  li- 
berté :  question  où  bien  des  plumes  ne  pa- 
raissent s'être  exercées  que  pour  l'obscurcir 
davantage.  L'entendement,  disent  quelques 
philosophes ,  est  une  faculté  qui  reçoit  les 
idées  ;  et  la  volonté  est  une  faculté  aveugle 
par  elle-même,  et  qui  ne  se  détermine  qu'en 
conséquence  des  idées  que  l'entendement  lui 
présente.  Il  ne  dépend  pas  de  l'entendement 
d'apercevoir  ou  non  les  idées  et  les  rapports 
de  vérité  ou  de  probabilité  qui  sont  entre 
elles.  Il  n'est  pas  libre,  il  n'est  pas  même 
actif,  car  il  ne  produit  point  en  lui  les  idées 
du  blanc  et  du  noir,  et  il  voit  nécessairement 
que  l'une  n'est  |)as  l'autre.  La  volonté  agit, 
il  est  vrai  :  mais,  aveugle  par  elle-même,  elle 
suit  le  dictamen  de  l'entendement;  c'est-à- 
dire  qu'elle  se  détermine  conséquemment  à 
ce  que  lui  prescrit  une  cause  nécessaire.  Elle 
est  donc  aussi  nécessaire.  Or,  si  l'honime 
était  libre,  ce  serait  par  l'une  ou  l'autre  de 
ces  facultés.  L'homme  n'est  donc  pas  libre. 

Pour  réfuter  tout  ce  raisonnement,  il  suffît 
de  remarquer  que  ces  philosophes  se  font, 
de  l'entendement  et  de  la  volonté,  des  fan- 
tômes qui  ne  sont  que  dans  leur  imagination. 
Si  ces  facultés  étaient  telles  qu'ils  se  les  re- 
présentent, sans  doute  que  la  liberté  n'aurait 
jamais  lieu.  Je  les  invite  à  rentrer  en  eux- 
mêmes,  et  je  leur  réponds  que,  pourvu  qu'ils 
veuillent  renoncer  à  ces  réalités  abstraites  et 
analyser  leurs  pensées,  ils  verront  les  choses 
d'une  manière  bien  différente.  Il  n'est -point 
vrai ,  par  exemple  ,  que   l'entendement  ne 


77                            vas                          PSYCHOLOGIE.  AliS                             78 

soil  ni  libre,  ni  actif;  les  analyses  que  nous  rapporter  tous  les  noms  des  substances  à  des 

en  avons  données  démontrent  le  contraire,  réalités  inconnues.  Cela  paraît  môme  dans 

Mais  il  faut  convenir  que  cette  dilliculté  est  des  cas  où  il  est  facile  d'éviter  l'erreur,  parce 

grande,  si  même  elle  n'est  insoluble  dans  que  nous  savons  bien  que  les  idées  que  nous 

l'hypothèse  des  idées  innées.  réalisons,  ne  sont  pas  de  véritables  êtres.  Je 

Xll.  Je  ne  Siiis  si,  après  ce  que  je  viens  de  veux  parler  des  êtres  moraux,  tels  que  la 
dire,  on  pourra  enlin  abandonner  toutes  ces  gloire,  \a  guerre,  la  rcnoj/imc'e,  auxquels  nous 
abstractions  réalisées  :  plusieurs  raisons  me  n'avons  donné  la  dénomination  d'être  que 
font  appréhender  le  contraire.  Il  faut  se  sou-  parce  que  dans  les  discours  les  plus  sérieux, 
venir  que  nous  avons  dit  que  les  noms  des  comme  dans  les  conversations  les  plus  fa- 
substances  tiennent  dans  notre  esprit  la  place  milières,  nous  les  imaginons  sous  celte  idée, 
que  les  sujets  occupent  hors  de  nous  :  ils  y  XIll.  C'est  là  certainement  une  des  sources 
sont  le  lien  et  le  soutien  des  idées  simples,  des  plus  étendues  de  nus  erreurs.  Il  sulfit 
comme  les  sujets  le  sont  au  dehors  des  qua-  d'avoir  supposé  que  les  mots  répondent  à  la 
lités.  Voilà  pourquoi  nous  sommes  toujours  réalité  des  choses  pour  les  confondre  avec 
tentés  de  les  rapporter  à  ce  sujet,  et  de  elles,  et  pour  conclure  qu'ils  en  expliquent 
nous  imaginer  qu'ils  en  expriment  la  réalité  parfaitement  la  nature.  Voilà  pourquoi  celui 
môme.  qui  fait  une  question,  et  qui  s'informe  de  ce 
'  En  second  lieu,  j'ai  remarqué  ailleurs  que  qu'est  tel  ou  tel  corps,  croit,  connue  Locke 
nous  pouvons  connaître  toutes  les  idées  sim-  le  remarque  ,  demander  quelque  chose  de 
pies  dont  les  notions  archétypes  se  sont  for-  plus  qu'un  nom,  et  que  celui-ci,  qui  lui  ré- 
mées.  Or,  l'essence  d'une  chose  étant,  selon  pond,  c'est  du  fer,  croit  aussi  lui  aj>])rendre 
les  philosophes,  ce  qui  la  constitue  ce  qu'elle  quelque  chose  de  plus.  Mais  avec  un  tel  jar- 
est,  c'est  une  conséquence  (lue  nous  puis-  gon  il  n'y  a  jioinl  d'hypothèse,  quchjue  inin- 
sions,  dans  ces  occasions,  avoir  des  idées  telligible  qucllu  [)uisse  être,  qui  ne  se  sou- 
des essences  :  aussi  leur  avons-nous  donné  tienne.  Il  ne  faut  plus  s'étonner  de  la  vogue 
des  noms.  Par  exemple,  celui  de  justice  s>  des  différentes  sectes. 
gnitie  l'essence  du  juste;  celui  de  sagesse,  XIV.  Il  est  donc  bien  important  de  ne  pas 
l'essence  du  sage,  etc.  C/est  peut  être  là  une  réaliser  nos  abstractions.  Pour  éviter  cet  in- 
d<?s  raisons  qui  a  fait  croire  aux  scolasliques  convénient,  je  ne  cormais  ({u'un  moyen,  c'e^t 
que  pour  avoir  des  noms  qui  exprimassent  de  savoir  développer  lorigine  et  la  généra- 
les essences  des  substances,  ils  n'avaient  qu'à  tien  de  toutes  nos  notions  abstraites.  Mais 
suivre  l'analogie  du  langage.  Ainsi  ils  ont  fait  ce  moyen  a  été  inconnu  aux  philosophes,  et 
les  mots  de  corporcité,  d  animalité  et  d'hu-  c'est  en  vain  (ju'ils  ont  tâché  d'y  su[)pléer 
inanité,  pour  désigner  les  essences  du  corps,  par  des  détinitions.  La  cause  de  leur  igno- 
de  l'animal  et  de  Vhomme.  Ces  termes  leur  rance  à  cet  égard,  c'est  le  préjugé  où  ils  ont 
étant  devenus  familiers,  il  est  bien  dillicile  toujours  été  qu'il  fallait  connnencer  par  les 
de  leur  persuader  qu'ils  sont  vides  de  idées  générales  :  car,  lorsqu'on  s'est  défendu 
sens  (5).  de  commencer  par  les  pailiculières,  il  n'est 

En  troisième  lieu,  il  n'y  a  que  deux  moyens  pas  possible  d'expliquer  les  plus  abstraitesqui 
de  se  servir  des  mots;  s'en  servir  après  en  tirent  leur  origine.  En  voici  un  exemple  : 
avoir  fixé  dans  son  es[)rit  toutes  les  idées  Après  avoir  détini  l'impossible,  par  ce  qui 
simples  qu'ils  doivent  signifier,  ou  seulement  implique  contradiction;  le  possible  pur  ce  qui 
a[)rès  les  avoir  supposés  signes  de  la  réalité  ne  l'implique  pas,  et  l'être  par  ce  qui  peut 
môme  des  choses.  Le  premier  moyen  est  exister,  on  n'a  pas  su  donner  de  définition  de 
pour  l'ordinaire  embarrassant,  parce  que  l'existence,  sinon  qu'elle  est /e  com/>/emen/ de 
l'usage  n'est  pas  toujours  assez  décidé.  Les  la  possibilité.  Maisje  demande  si  cette  défini- 
hommes  voyant  les  choses  dilléremiuent,  se-  tion  présente  quelque  idée  ;  et  si  l'on  ne  se- 
lon l'expérience  qu'ils  ont  acquise,  il  est  dif-  rait  pas  en  droit  de  jeter  sur  elle  le  ridicule 
ficile  qu'ils  s'accordent  sur  le  nombre  et  sur  qu'on  a  donné  à  quelques-unes  de  celles 
la  qualité  des  idées  de  bien  des  noms.  D'ail-  d'Aristote. 

leurs,  lorsque  cet  accord  se  rencontre,  il  Si  le  possible  est  ce  qui  n'implique  pas 
n'est  pas  toujours  aisé  de  saisir  dans  sa  jus.te  contradiction,  la  possibilité  est  la  non-itnpli- 
étendue  le  sens  d'un  terme  :  i)Our  cela  il  l;iu-  cation  de  contradiction.  L'existence  est  donc 
drait  du  temps,  de  l'expérience  et  de  la  ré-  le  complément  de  la  non-implication  de  con- 
fiexion.  Mais  il  est  bien  plus  commode  de  tradiction.Qnc\  langage  1  Eu  observant  mieux 
supposer  dans  les  choses  une  réalité  dont  on  l'ordre  naturel  des  idées,  on  aurait  vu  que 
regarde  les  mots  comme  les  véritables  signes;  la  notion  de  la  possibilitxi  ne  se  forme  que 
d'entendre  parcesnoms,/iom»ic,anînjo/,  etc.,  d'après  celle  de  l'existence, 
une  ent^ié  qui  détermine  et  distingue  ces  Je  pense  qu'on  n'adopte  ces  sortes  de  dé- 
choses, que  de  faire  attention  à  toutes  les  finitions  que  parce  que  ,  connaissant  d'ail- 
idées  simples  qui  peuvent  leur  appartenir,  leurs  la  chose  définie,  on  n'y  regarde  pas  de 
Cette  voie  satisfait  tout  à  la  fois  notre  impa-  si  près.  L'esprit  qui  e>t  fiappé  de  quelque 
tience  et  notre  curiosité.  Peut-être  v  a-t-il  clarté  la  leur  attribue  ,  et  ne  s'aperçoit  point 
peu  de  personnes ,  même  parmi  celles  qui  qu'elles  sont  inintelligibles.  Cet  exemple  lait 
ont  le  plus  travaillé  à  se  défaire  de  leurs  voir  combien  il  est  important  de  s'attacher  à 
préjugés,  qui  ne  sentent  quelque  penchant  à  ma  méthode  ;  c'est-à-dire  de  substituer  tou- 

(5)  Oii  irouver?  à  la  lin  de  Tariicle  la  rcfuhùion  de  celle  erreur. 


79 


A»S 


IUCTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


Ans 


80 


jours  (les  analyses  aux  dtMiuilions  des  phi- 
losophes. Je  (-rois  ni<>nic  qu'on  devrait  por- 
ter le  scrupuh^  jusqu'h  (éviter  de  se  servir  des 
expressions  dont  ils  paraissent  le  plus  jaloux. 
1/abus  en  est  devenu  si  familier,  qu'il  eest  dif- 
licile,  quclciue  soin  qu'on  se  donne,  qu'elles 
ne  fassent  mal  saisir  une  pensée  au  connnun 
des  lecteurs.  Locke  en  est  un  exemple.  11  est 
vrai  qu'il  n'en  fait  pour  l'ordinaire  que  des 
applications  fort  justes  :  mais  on  l'entendrait 
dans  bien  des  endroits  avec  plus  de  facilité, 
s'il  les  avait  entièrement  bannies  de  son  style. 
Je  n'en  juge  au  reste  que  par  la  traduction. 
Ces  détails  font  voir  quelle  est  l'influence 
des  idées  abstraites.  Si  leurs  défauts  ignorés 
ont  fort  obscurci  toute  la  métaphysique,  au- 
jourd'hui qu'ils  sont  connus,  il  ne  tiendra 
qu'h  nous  d'y  remédier.  Condillac.  —  {Voy. 
Langage,  §  V. ) 

Les  idées  -générales  et  abstraites  ne  sont  pas 
de  pures  dénominations. 

Notts  ne  devons  pas  abandonner  celte  ma- 
tière sans  jeter  un  coup  d'œil  sur  l'opinion 
des  nominaux,  renouvelée  h.  peu  près  dans 
toute  sa  pureté  par  Hobbes,  Condillac  et  un 
grand  nombre  de  philosophes  modernes, 
d'autant  que  notre  doctrine  relative  à  la  mé- 
moire, et  au  rapport  de  la  parole  à  la  pensée, 
nous  fournit  le  moyen  de  l'apprécier  avec 
exactitude,  et  de  nous  fixer  enfin  sur  la  na- 
ture des  idées  générales. 

Voici  comment  Condillac  s'exprime  à  cet 
égard  :  «  Qu'est-ce ,  au  fond ,  que  la  réalité 
qu'une  idée  générale  et  abstraite  a  dans  notre 
esprit?  ce  n'est  qu'un  nom;  ou  si  elle  est 
quelque  autre  chose,  elle  cesse  nécessaire- 
ment d'ôlre  abstraite  et  générale.  »  [Log., 
chap.  5,  part,  ii.) 

«  Les  idées  abstraites  et  générales  ne  sont 
donc  q|ie  des  dénominations.  »  {Ibid.) 

«  Si  vous  croyez  que  les  idées  abstraites  et 
générales  sont  autre  chose  que  des  noms, 
dites,  si  vous  le  pouvez,  quelle  est  cette  autre 
chose.  »  {Langue  des  calculs.) 

L'auteur  des  Leçons  de  philosophie  ne  mo- 
difie que  très-légèrement  ces  assertions;  et, 
les  reconnaissant  si  près  de  la  vérité,  qu'elles 
lui  paraissent  pouvoir  être  conservées  sans 
inconvénient,  il  ajoute  :  «  Il  n'y  a  donc  pas, 
h  la  rigueur,  d'idées  générales,  puisque  ce 
qu'on  appelle  idée  générale  est,  ou  une  idée 
individuelle,  ou  un  mot  général.  »  {Leçons  de 
phil.,  part,  n,  leç.  2'.) 

Faut-il  admettre  rigoureusement  ces  asser- 
tions, et  restreindrons -nous  à  ce  point  la 
portée  de  l'intelligence  humaine^  qui  ne  se 
nourrit,  ne  se  développe,  ne  s'étend,  et  ne 
s'enrichit  qu'au  moyen  des  abstractions  et 
des  réalités?  Faut-il  la  réduire  à  n'opérer  que 
sur  des  signes,  comme  les  algébristes,  et  à  ne 
voir  dans  les  vérités  générales,  tant  qu'elle 
n'en  fait  pas  des  applications  individuelles, 
que  des  rapports  nominaux,  des  vérités  no- 
minales? Faut-il  ne  reconnaître  entre  le  sa- 
vant qui  expose  clairement  la  vérité,  et  /'igno- 
rant qui  répète  des  leçons  sans  les  compren- 
dre, d'autre  ditférence  que  le  pouvoir  d'en 
(aire  l'application,  «pie  possède  l'un,  et  dont 


l'autre  est  privé?  Nous  sommes  loin  de  le 
croire  ;  et  tout  ce  que  nous  avons  dit  de  la 
manière  dont  se  forment  les  idées  générales, 
du  caractère,  et  des  ell'ets  des  idées  habi- 
tuelles, et  de  la  fusion  du  sentiment  de  la 
pensée  dans  celui  de  la  parole,  send)le  j)rou- 
ver  rigoureusement  condjieri  cet  enseigne- 
nient  .sur  la  nature  des  idées  générales  est 
loin  de  la  vérité. 

«  Si  vous  croyez  que  les  idées  abstraites  et 
générales  sont  autre  chose  que  des  noms, 
dites,  si  vous  le  pouvez,  quelle  est  cette  autre 
chose.  »  Singulier  raisonnement!  surtout  de 
la  part  d'un  philosophe  qui  s'est  si  souvent  et 
si  fortement  élevé  contre  la  manie  de  tout 
(léfinir  ;  qui  a  si  bien  montré  qu'il  est  un 
nombre  immense  de  choses  qui  ne  peuvent 
nous  être  connues  qu'autant  qu'elles  sont 
mises  sous  nos  yeux. 

Et  que  répondrait-il  h  un  partisan  de  la 
doctrine  de  M.  Broussais,  qui,  faisant  un  rai- 
sonnement tout  à  fait  ])areil,  lui  dirait  :  Si 
vous  croyez  que  la  sensation  est  autre  chose 
qu'un  mouvement  des  nerfs,  que  la  volonté 
est  autre  chose  qu'une  irritation  du  cerveau, 
dites,  si  vous  le  pouvez,  «luclle  est  celte  autre 
chose? 

Il- dirait  sans  doute  au  matérialiste  :La  sen- 
sation, la  volonté  ne  peuvent  pas  se  définir; 
la  sensation  est  ce  que  vous  sentez,  h  la  suite 
des  impressions  faites  sur  vos  organes;  la  vo- 
lonté est  cet  acte  que  vous  sentez  être  de 
vous,  à  la  suite  duquel  vous  voyez  se  pro- 
duire le  mouvement  voulu.  Il  est  impossible 
d'aller  au  delà;  tout  ce  qu'on  ajoute  de  plus 
n'est  que  le  commentaire,  non  de  cette  défi- 
nition, car  ce  n'en  est  pas  une,  mais  bien  de 
cette  indication. 

Je  vous  dirai  de  même  :  L'idée  absti-aito, 
l'idée  générale,  est  ce  que  vous- sentez  dis- 
tinctement avoir  tiré  de  la  vue  d'un  plus  ou 
moins  grand  nombre  d'objets ,  se  ressemblant , 
parce  qu'ils  ont  les  mêmes  qualités;  ce  que 
vous  savez  avoir  attaché  aux  mots  qui,  parla, 
en  scjnt  devenus  le  signe,  reX[)ression  et  le 
corps;  c'est  ce  que  vous  sentez  en  vous,  lors- 
que vous  prononcez,  ou  que  vous  entendez 
prononcer  les  mots;  car  vous  sentez  toujours 
qu'il  y  a  quelque  chose  de  plus  en  vous  cpie 
la  sensation  des  mots;  que  ces  mots  ont  un 
sens,  (jue  ce  sens  est  une  idée,  et  que  cette 
idée  est  une  modification  de  vous,  une  partie 
de  votre  intelligence. 

Je  dirai  de  plus  qu'il  est  impossible  d'aller 
au  delà,  non  pas  de  cette  définition,  car  ce 
n'en  est  pas  une,  mais  bien  de  cette  indica- 
tion, dont  tout  ce  qu'on  pourrait  ajouter  ne 
serait  que  le  commentaire  ou  le  développe- 
ment. 

Mais  cette  modification  de  l'être  intelligent, 
que  nous  ne  pouvons  définir,  et  que  nous 
nous  contentons  d'indiquer,  est-elle  quelque 
chose  de  réel?  n'est-clle  pas  une  supposition 
giatuite?  Condillac,  et  bon  nombre  de  ses 
disciples  avec  lui,  non-seulement  doutent  que 
ce  soit  quelque  chose  de  réel,  mais  le  riient 
formellement,  et  voici  sur  quoi  fondés: 

C'est  que ,  1"  on  ne  conçoit  pas  d'idée  sans 


81 


ABS 


PSYCIIOiOGIE. 


ABS 


82 


objet  réel,  el  que  les  idées  abstraites  el  géné- 
rales n'en  onl  point;  car  il  n'existe  ni  genres, 
ni  espèces,  in  généralités  daus  la  nature,  il 
n'y  existe  que  des  individus.  11  n'existe  pas 
d'abstractions;  car,  point  de  qualités,  point 
de  propriétés  sans  substances,  point  do  rap- 
ports sans  ternies. 

2'  C'est  qu'en  l'absence  des  mots,  nous  ne 
sentons  ni  ne  pouvons  sentir  d'idées  abstraites 
et  générales. 

3"  C'est  que,  lorsque  nous  entendons  ou 
que  nous  prononçons  les  mots,  nous  ne  trou- 
vons en  nous  que  la  sensation  des  mots,  et 
rien  de  plus.  Le  sentiment  de  l'idée  ne  se  ré- 
veille, soit  sans  le  mot,  soit  avec  le  mut,  qu'au- 
tant qu'elle  est  individualisée. 

Examinons  successivement  ces  trois  rai- 
sons, qu'on  peut  regarder  comme  le  bouclier 
des  nominaux. 

Nous  reconnaissons  qu'il  n'existe  dans  la 
nature  que  des  individus  et  point  de  généra- 
lités, point  de  genres,  point  d'espèces;  que 
des  substances  diversement  modifiées,  et  point 
do  modifications  sans  substances;  que  des  ob- 
jets unis  par  des  rapports,  et  point  de  rapi)orts 
indépendamment  de  leurs  termes:  mais  est-il 
également  vrai  que,  dans  l'esprit  humain,  il 
n'y  ait  point,  il  ne  puisse  y  avoir  d'idée  sans 
objet  réel  hors  de  lui,  et  doué  d'une  existence 
réelle?  Ne  serait-ce  pas  précisément  le  con- 
traire? Ne  serait -il  pas  plus  vrai  de  dire  que 
le  propre  de  l'intelligence  humaine  est  d'aller 
au  delà,  de  s'élever  au-dessus  des  réalités,  au 
moyen  d'idées  proprement  dites,  qui  n'ont 
point  d'objet  dans  la  nature,  et  do  rréer  en 
môme  temps  et  les  idées  et  leur  objet? 

Lorsque  nous  exposerons  avec  détail  les 
caractères  propres  de  la  raison,  nous  prouve- 
rons que,  pour  elle,  il  n'y  a  que  des  vérités 
générales,  et  par  consécjuent  que  des  idées     l'abstraction,  soit  au  moyen  de  la  généralisa 


magination,  dans  les  diverses  combinaisons 
qu'elle  fait  subir  aux  matériaux  que  la  mé- 
moire lui  fournit?  quel  est  l'objet  des  idées 
que  nous  nous  sommes  faites  des  qualités 
d'un  ami,  sur  le  compte  duquel  le  sentiment 
nous  aveugle,  et  qui  souvent  a  tt)us  les  dé- 
fauts qui  leur  sont  opposés?  quel  est  l'objet 
réel  d'une  idée  de  ra[)port,  la  supposassiez- 
vous  individuelle?  Est-ce  qu'un  rapport  est 
quelque  chose  de  réel,  doué  d'une  véritable 
existence,  soit  dans  un  de  ses  termes,  soit 
hors  de  ses  termes?  Je  vois  deux  objets  qui 
sont  égaux;  chacun  a  sa  dimension  qui  lui 
est  propre  et  indépendante  de  celle  de  l'au- 
tre; mais  le  rapport  d'égalité,  oùest-il,  (ju'est- 
il?  j'en  ai  cependant  une  idée  bien  distincte. 
Je  vois  deux  phénomènes,  dont  l'un  est  cause 
et  l'autre  eflet  :  dans  l'un,  il  y  a  action;  dans 
l'autre,  il  y  a  modilication  reçue  :  mais  le  rap- 
port de  causalité,  le  rapport  de  cause  h  ctfel, 
où  est-il ,  et  qu'est-il?  J'en  ai  cependant  une 
idée  bien  distincte.  Nombre  de  métaphysi- 
ciens ne  disent-ils  pas,  non  sans  quelque  ap- 
parence de  raison,  que  les  rapports  ne  sont 
que  des  points  de  vue  particuliers  de  l'esprit, 
que  des  manières  d'envisager  les  êtres?  Si 
cela  n'est  pas  rigoureusement  vrai  de  tous, 
ce  l'est,  au  moins,  d'un  grand  nombre,  ce  qui 
suppose  des  idées  sans  objet  réel  dans  la  na- 
ture, objet  que  l'intelligence  crée,  pour  ainsi 
dire,  au  moment  où  elle  forme  l'idée. 

Ainsi,  reconnaissons-le  :  les  matériaux,  les 
éléments  de  nos  idées,  doivent  nous  être 
fournis  par  la  réalité;  ce  n'est  que  dans  les 
objets  avec  lesquels  le  sentiment  nous  met  en 
ra[)port  que  nous  pouvons  les  trouver;  mais 
une  fois  ces  éléments  et  ces  matériaux  don- 
nés, la  raison  a  le  pouvoir  de  se  faire  des 
idées,  et  d'en  créer  l'objet,  soit  au  moyen  do 


générales;  que  si  les  faits  individuels  sont 
pour  elle  vérité,  c'est  comme  application  de 
vérités  générales;  que  si  les  individus  lui  sont 
connus,  c'est  comme  appartenant  aux  classes 
formées  par  les  idées  générales  exprimées 
par  les  noms  communs,  et  que,  par  consé- 
quent, loin  d'être  individuelles,  toutes  ses 
idées  sont  au  contraire  générales  ;  ([ue  ce 
n'est  pas  l'intelligence,  mais  bien  le  senti- 
ment seul  qui  est  ca[)able  d'individualiser  les 
objets  qu'il  a  intérêt  à  connaître  comme  tels. 
En  attendant,  examinons  le  i)rincipe  de  Con- 
dillac,  tel  qu'il  est  énoncé,  et  i)ar  lui,  et  par 
ses  disciples. 

On  ne  conçoit  |)as  d'idée  proprement  dite 
qui  n'ait  un  objet  réel.  Cela  pourrait,  tout  au 
))lus,  se  dire  de  la  sensation,  encore  faudrait- 
il  y  mettre  quelque  restriction  ;  car,  quel  est 
l'objet  réel  des  sensations  d'odeur,  de  goi'it, 
et  de  toutes  celles  qui  ne  sont  pas  instruc- 
tives? quel  est  l'objet  réel,  même  parmi  celles 
(|ui  sont  instructives,  de  toutes  celles  que 
nous  éprouvons  dans*  les  songes?  quel  est 
l'objet  réel  de  cette  sensation  d'azur  et  de 
forme  concave  à  laquelle  nous  donnons  le 
nom  de  ciel?  la  réponse  n'est  pas  facile. Mais 
abandonnant  ce  point  de  vue,  et  ne  nous  oc- 
cupant ({ue  des  idées,  quel  est  l'objet  de  ces 
myriades  d'idées  fantailifiucs  que  forge  li- 


tion,  soit  encore  au  raoven  des  combinaisons 
(ju'elle  fait  subir  à  ces  éléments;  et  cela  tan- 
tôt conformément  à  des  modèles  observés 
dans  la  nature,  tantôt  sans  modèle,  et  indé- 
pendamment de  tout  modèle  donné,  (^est  par 
c(;tte  création,  pour  ainsi  dire  simultanée,  de 
l'idée  et  de  son  objet  que  s'agrandit  et  s'é- 
lève l'intelligence  de  l'homme.  C'est  en  ell'el 
là  qu'elle  trouve  le  moyen  d'embrasser  un 
grand  nombre  d'objets  dans  une  conception 
unique,  et  de  s'em  )arer  de  tous  les  éléments 
de  la  nature  pour  es  soumettre  à  toutes  les 
combinaisons  ([u'i  lui  plaît  de  leur  faire 
subir. 

Ainsi,  on  ne  peut  pas  rcgaroer  comme  une 
objection  solide,  contre  la  réalité  des  idées 
abstraites  et  générales,  le  défaut  d'uu  objet, 
réel  de  ces  idées. 

En  second  lieu,  en  traitant  de  la  mémoire,, 
nous  avons  démontré  que  les  idées  une  fois 
entrées  pleinement  dans  ses  habitudes,  nous 
sont  à  peu  près  continuellement  firésentes, 
parce  qu'elles  sont  constamment  réveillées 
en  nous  par  les  circonstances  du  moment,  et 
exercent,  quoiqu'elles  ne  soient  pas  sensi- 
bles, une  grande  influence  sur  tous  nos  juge- 
ments el  toutes  nos  déterminations  ;  qu'il 
est  impossible  d'expliquer  la  conduite  de 
l'homme,  sans  reconnaître  en  lui  la  préscnco 


83 


ARS 


OICTIONNAIRE  DE  PJIILOSOPIIIE. 


ABS 


84 


simultanée  tl'un  nonibrc  inmioiisp  d'idées 
loiitos  di'ïUiictcs,  mais  non  senties,  et  ne  de- 
venant sensibles  que  ]ors(iu'il  s'en  occu[)e  di- 
rectement au  moyen  de  la  parole.  11  n'est  pas 
nécessaire  d'insister  ici  sur  les  preuves  de 
celte  vérité,  (jue  nous  avons  données  en  dé- 
tail. (Voy.  Langage,  §IX.) 

Donc,  ce  serait  h  tort  que  l'on  conclurait  de 
ce  (ju'une  idée  n'est  [)as  sensible,  lorsqu'elle 
n'est  pas  accompagnée  de  la  parole,  et  ne 
peut  ôlre  rendue  sensible  que  par  la  parole  et 
dans  la  i>arole,  qu'elle  n'a  [>as  d'existence 
réelle  dans  l'intelligence. 

Il  est  d'autant  plus  étonnant  que  CondiMac 
n'ait  pas  senti  le  faible  de  cette  objection, 
(]u'il  lui  arrive,  dans  plusieurs  endroits  de  ses 
ouvrages,  de  reconnaître  à  l'habitude  ce 
pouvoir  de  dissimuler  ce  qu'elle  établit;  qu'il 
reproche  aux  métaphysiciens  qui  l'ont  pré- 
cédé de,  n'en  avoir  pas  tenu  compte,  d'attri- 
buer à  la  nature  ce  qui  ne  vient  que  de  l'ha- 
bitude, et  d'avoir  négligé  beaucou[)  de  choses 
dont  le  sentiment  était  dissimulé  par  l'habi- 
tude, ce  qui  les  avait  empêchés  de  les  re- 
marquer. S'il  avait  lui-même  fait  attention  h 
ce  caractère  spécial  des  idées  habituelles,  de 
n'être  pas  senties,  précisément  parce  qu'elles 
sont  habituelles,  il  n'aurait  pas  cru  pouvoir 
conclure  de  là  qu'elles  n'ont  pas  de  réalité 
dans  l'esprit. 

Enfui,  pour  répondre  à  la  troisième  objec- 
lion,  il  faut  se  reporter  à  l'exposition  que 
nous  avons  faite  de  la  nature  du  lien  qui  s'é- 
tablit entre  la  pensée  et  la  parole  {Koj/.  Lan- 
gage): nous  avons  vu,  qu'une  fois  que  la 
pensée  s'e^t  incorporée  dans  la  parole,  le 
sentiment  de  la  pensée  et  celui  de  la  parole 
se  fondent  l'un  dans  l'autre,  au  point  de  ne 
pouvoir  plus,  non-seulement  se  séparer,  mais 
môme  se  distinguer.  La  parole  est  pensée,  le 
sentiment  de  la  parole  est  sentiment  de  la 
pensée,  et  nous  ne  pouvons  avoir  d'autre 
sentiment  de  la  pensée  que  celui  que  nous 
avons  de  la  i)arole.  Et  remarquez  bien  que 
c'es'  vrai,  non-seulement  des  idées  abstraites 
et  générales,  mais  même  des  idées  indivi- 
duelles, lorsque  leur  objet  a  été  nommé,  ou 
lr)rsi|ue  nous  l'individualisons  par  la  dé- 
signation d'un  rapport  réel  et  de  fait  avec 
nous. 

Ce  double  sentiment  se  fond  en  un  seul 
sentiment,  dont  l'un  semble  dissimuler l'au- 
U-ti,  emmêle  sentiment  d'existence  et  le  sen- 
timent de  coexistence  du  corps  se  fondent  en 
un  seul  sentiment,  parce  que  l'un  dissimule 
lautre. 

C'est  sur  ce  principe  que  s'appuie  le  ma- 
térialisme. Nous  ne  sentons  que  le  cor{)s, 
(lisent  les  matérialistes,  nous  nous  sentons 
c'ans  le  corps,  nous  nous  sentons  corps, 
donc  nous  ne  sommes  que  corps.  Les  nomi- 
î  aux  ne  disent  pas  autre  chose:  nous  sen- 
^  Iwns  la  pensée  générale  dans  la  parole,  nous 
la  sentons  parole,  nous  ne  sentons  que  la 
pai'ole,  donc  la  pensée  générale  n'est  que 
parole.  Mais  si,  dans  le  premier  cas,  la  rai- 
son s'albancliit  des  consé(iuences  absurdes 
qui  décuuleruiont    de  l'illusion  (}ue  tend  à 


produire  le  sentiment,  pourquoi  ne  ferait- 
elle  |>as de  môme  dans  le  second? 

Je  dirai  plus  :  c'est  que,  dans  le  premier 
cas,  l'illusion  est  plus  complète  ;  car  il  est  ri- 
goureusement vrai  que  nous  ne  sentons  que 
le  corps;  que  le  sentiment  ne  nous  dit,  en 
aucune  manière,  qu'il  y  ait  en  nous  autre 
chose  que  le  corps  ;  au  lieu  que  le  sentiment 
nous  dit  clairement  que  sous  les  mots,  il  ya 
([uelque  chose  qui  en  est  dill'érent  ;  que  dans 
les  divers  mouvements  de  la  pensée,  lorsque 
nous  parlons,  que  nous  jugeons,  que  nous 
écoutons,  que  nous  réfléchissons,  nous  sen- 
tons bien  distinctement  que  nous  sommes 
guidés  par  des  rapports  d'idées,  et  non  par 
des  rapports  de  mots. 

Concluons  :  quoique  les  idées  abstraites  et 
générales  n'aient  pas  d'objet  réel  dans  la  na- 
ture ;  quoiqu'elles  ne  soient  jamais  senties 
indépendamment  de  la  parole  ;  quoique,  lors- 
qu'elles sont  rendues  sensibles  parla  parole» 
le  sentiment  que  nous  en  avons  se  fonde  et 
se  dissimule  dans  celui  de  la  parole,  loir» 
d'être  de  pures  dénominations,  elles  sont  au 
contraire  une  modification  réelle  de  l'âme 
humaine  ;  modification  vraiment  constitutive 
de  l'intelligence.  La  majeure  partie  d'entre 
elles,  une  fois  entrées  pleinement  dans  les 
habitudes  de  la  mémoire,  nous  sont  rendues 
simultanément  présentes,  quoique  non  sen- 
ties, par  tous  les  besoins  auxquels  elles  peu- 
vent avoir  le  moindre  rapport  ;  en  sorte 
qu'elles  sont  toujours  à  notre  disposition,  el 
qu'au  moyen  de  la  parole,  qui  en  est  l'ex- 
pression et  le  corps,  nous  pouvons,  à  vo- 
lonté, les  rendre  tout  à  fait  sensibles. 

Et  remarquez  que  Condillac  lui-môme  re- 
connaît, en  plusieurs  endroits  de  ses  ouvra-; 
ges,  la  réalité  des  idées  abstraites  et  géné- 
rales, indépendamment  des  dénominations 
avec  lesquelles,  lorsqu'il  en  parle  dogmati- 
quement, il  voudrait  les  confondre. 

J'ouvre  son  Traité  des  sensations  (chap.  4, 
part.  1'"),  et  je  lis  :  «  Notre  statue  ne  peut  être 
successivement  de  plusieurs  manières,  dont 
les  unes  lui  plaisent,  et  les  autres  lui  déplai- 
sent, sans  remarquer  qu'elle  passe  tour  à 
tour  par  un  état  de  plaisir  et  par  un  état  de 
peine.  Avec  les  unes,  c'est  contentement, 
jouissance;  avec  les  autres,  c'est  méconten- 
tement, souffrance.  Elle  conserve  dans  sa  mé- 
moire les  idées  de  contentement  et  mécon- 
tentement communes  à  plusieurs  manières 
d'être  

Or,  en  considérant  que  les  idées  de  con- 
tentement et  de  mécontentement  sont  com- 
munes à  plusieurs  de  ses  modiûcations,  elle 
contracte  l'habitude  de  les  séparer  de  telle 
modification  particulière,  dont  elle  ne  l'a- 
vait pas  d'abord  distinguée  (tout  cela  se  fait 
sans  dénominations)  ;  elle  s'en  fait  donc  des 
notions  abstraites,  et  ces  notions  deviennent 
générales,  parce  qu'elles  sont  communes  à 
plusieurs  manières  d'être.  » 

Ainsi  sa  statue  désirera  le  contentement  eu 
général,  el  repoussera  le  mécontentement  en 
général.  A  la  vérité,  il  allinnc  (ju'elle  ne  se 
fera  qu'un  petit  nombre  d'idées   absiraites 


S5 


GEN 


PSYCHOLOGIE. 


GEN 


86 


et  générales;  mais  enfin  elle  s'en  fera  quel- 
ques-unes, qui  seront  de  véritables  idées  ; 
elles  lui  seront  présentes,  elles  seront  l'ob- 
jet de  ses  désirs,  la  matière  de  ses  opéra- 
tions, sans  pourtant  être  accompagnées  de 
dénominations  ;  elles  sont  donc  autre  chose 
que  des  dénominations.    • 

Dans  le  premier  livre  de  l'Art  d'écrire 
(chap.  9),  en  critiquant  ce  vers  de  Des- 
préaux • 

Ce  que  Ion  conçoit  bien  s'énonce  clairement,  etc., 
«  Autre  chose  est,  dit-il,  de  concevoir  clai- 
rement sa  pensée,  autre  chose  est  de  la  ren- 
dre avec  lamftme  clarté.  Dans  un  cas,  toutes 
les  idées  se  présentent  à  la  fois  à  l'esprit; 
dans  l'autre,  elles  doivent  se  montrer  suc- 
cessivement. »  Et,  chapitre  7  de  sa  Gram- 
maire, «  Lorsqu'un  homme  exprime  un  désii* 
par  son  action,  et  montre,  d'un  geste,  l'objet 
qu'il  désire,  il  commence  déjà  à  décomposer 
sa  pensée.  Mais  il  la  décompose  moins  pour 
lui  que  pour  ceux  qui  l'observent. 

«  Il  ne  la  décompose  pas  pour  lui,  parce 


3ue,  tant  que  les  mouvements  qui  expriment 
ifîérentes  idées  ne  se  succèdent  pas,  toutes 
ses^  idées  sont  simultanées  comme  ses  mou- 
vements, et  sa  pensée  s'offre  à  lui  tout  en- 
tière, et  sans  aucune  décomposition.  » 

Voilà  bien  toute  notre  doctrine  :  si  nous 
concevons  un  objet  complexe  ,  les  idées 
dont  il  se  compose  se  présentent  toutes 
à  la  fois,  et  cependant  elles  ne  sont  pas  dis- 
tinctement sensibles.  Elles  ne  peuvent  le  de- 
venir, et  ne  le  deviennent,  en  effet,  que  par 
la  parole ,  nécessairement  successive.  Elles 
sontdoncautre  chose  que  des  dénominations, 
car  les  dénominations  ne  se  présentent  que 
successivement. 

Tant  il  est  vrai  que  le  bon  sens  seul,  dans 
l'exposition  des  phénomènes  que  l'on  com- 
prend bien,  nous  ramène  forcement  à  la  vé- 
rité. Caudauxac. 

ACTIVITÉ  DE  L'AME,  chez  l'enfant.  Voy. 
Langage,  §  II. 

ADAM  ET  EVE,  comment  ils  apprirent  à. 
parler.  Yoy.  Langage,  §  XVllI. 


c 


CHOROÏDE.    Voy.  Vue. 
CONDILLAC,  réfuté    sur    l'invention   hu- 
maine du  langage.  Voy.   Langage,  §  XIX.  — 


Réfutation  de  ses  idées  sur  les  termes  abstraits 
et  généraux.  Voy.  Austractjon  ,  et  Abs- 
traites. 


E 


ENFANCE  (Première).  Voy.  Langage,  §  I. 
—  Seconde  enfance.  Voy.  Langage,  §  II. 

ENFANTS,  comment  ils  apprennent  à  par- 
ler. Voy.  Langage,  §  II. 

ENSEIGNEMENT,  sa  nécessité  pour  le  pre- 


mier homme.  Voy.  note  VIII  à  la  fin  du  vo- 
lume. 

ESPÈCES,  GENRES.  Voy.  Langage,  §  V. 

ESPÈCES  OU  IMAGES  INTERMEDIAIRES. 
Voy.  Perception  extérieure. 


F 


MO- 
Voy. 


§11. 


FACULTES  INTELLECTUELLES   ET 

RALES   durant   la    première  enfance.    Voy.  FEMMES,  leur  condition  chez  les  nègres. 

Langage,  S I.  Voy.  Sauvage  (Appendice). 

FACULTES  INTELLECTUELLES  ET  MORA-  FETICHE,  ce  (lue  c'est.  Voy.  Sauvage  (^Ip- 

LFS  durant  la  seconde  enfance.  Toy.  Langage,  pendice). 


G 


GASPAR  HAUSER.  Voy.  Homme  de  la  na- 
ture. 

GÉNÉRALES  (IDEES).  —  «  L'idée  de  la 
figure  d'un  corps  que  vous  tenez  dans  vos 
mains  est  une  idée  abstraite,  une  idée  qui  en- 
trait dans  la  composition  de  l'idée  totale  de 
ce  corps,  et  que  vous  en  avez  séparée  pour 
la  considérer  seule,  pour  vous  en  occuper 
exclusivement. 

«  Cette  idée  n'est  pas  uniquement  abstraite  : 
elle  est  en  même  temps  individuelle;  elle 
vous  montre  la  figure  du  corps  qui  est  dans 
vos  mains ,  et  non  la  figure  de  tout  autre 
corps. 

«  L'idée  de  l'odeur  d'une  rose  que  vous 
approchez  de  votre  odorat  ;  l'idée  de  la  sa- 
veur d'un  fruit  que  vous  mettez  dans  votre 
bouche  ;  l'idée  du  son  d'une  harpe  qui' ilaltc 


vos  oreilles,  sont  autant  d'idées,   à  la  fois 
abstraites  et  individuelles. 

«  Si  vous  n'aviez  que  des  idées  abstraites 
individuelles,  quelles  seraient  vos  connais- 
sances? 

/«  Vous  verriez  des  qualités  isolées  d^e 
leurs  objets  ;  et  il  n'en  existe  pas  dans  la  na- 
ture. Ces  qualités  seraient  isolées  les  unes 
des  autres,  et  vous  n'apercevriez  entre  elles 
aucun  rapport. 

«  H  faut  donc  que  plusieurs  idées  abstrai- 
tes se  réunissent  en  une  idée  composée  ;  et 
il  faut  aussi  que,  perdant  leur  individualité, 
elles  deviennent  communes  ou  générales, 
afin  de  nous  faire  connaître  les  choses,  cl 
comme  elles  sont  en  elles-mêmes,  et  comrue 
elles  sont  dans  leurs  rapports. 

«  Comme  des  traits  epars  ne  fortoent  pas 


87 


G  EN 


DICTIONNAIRE  DE  rilILOSOPIIIE. 


CEN 


88 


Mil  l.iMeau,  dos  Ulécs  dispersées  ne  sauraiciU 
Ijriner  noire  intelligence. 

«  l,'intelli},Tince  de  Iliomnie  est  surtout 
dans  les  rapports,  dans  les  liaisons;  elle  est 
dans  l'ordre,  dans  l'harmonie,  dans  l'encïiaî- 
nenicnt  des  principes  et  des  conséquences 


sa  vie,  n'est  d'abord  que  l'idée  d'une  certaine 
douleur,  d'une  colique  dont  il  soutrre,  ou 
dont  il  vient  de  soullrir.  Cette  idée  ne  reste- 
ra pas  longtemps  individuelle  :  la  douleur 
sera  bientôt  dans  la  faim,  dans  la  soif,  dans 
le  froid,   dans  le  chaud  ;  comme  la    couleur 


Voilh  les  besoins  de  l'esprit:  voilà  ses  richesses,     dans  tous  lesobjets  colorés,   le  son  dans  tous 


«  Sachons  comment  les  idées  perdent  leur 
caractère  primitif  (^ui  individualise  tout,  pour 
prendre  un  caractère  qui  rend  tout  général. 

«  L'idée  abstraite  blnnchctir,  que  je  sup- 
pose nous  être  v(mue  par  l'action  des  rayans 
du  soleil  sur  la  rétine,  ou,  pour  abréger  le 
langage,  que  je  sup[>ose  nous  être  venue  du 
soleil,  peut  nous  venir  aussi  de  la  neige,  du 
liKi,  d'un  lis. 

«  L'idée  abstraite  saveur  peut  nous  venir 
du  pain,  du  vin,  d'une  pèche. 

«  L'idée  abstraite  son  peut  nous  venir 
d'une  cloclie,  d'un  instrument  de  musique, 
de  la  voix  d'un  homme. 

«  L'idée  abstraite  odeur,  d'une  rose,  d'un 
œillet,  de  l'ambre. 


les  corps  sonores,  la  saveur  dans  tous  les  ali- 
ments, etc. 

«  Les  idées  abstraites  ont  donc  commencé 
par  être  individuelles;  et  elles  ont  cessé  de 
l'être,  parce  que  la  nature  nous  a  montré  les 
mômes  qualités  dans  plusieurs  objets,  quel- 
quefois dans  tous  les  objets  :  mais  il  y  a  ici  trois 
choses  à  remarquer. 

«  Si  vous  considérez  une  idée  abstraite  au 
moment  de  sa  première  apparition ,  au  mo- 
ment où  un  premier  objjct  nous  do,nne  la 
sensation  de  Ia(]uelle  dérive  cette  idée,  elle 
représente  une  qualité  existant  dans  un  seul 
oJjjet,    et  elle  est  individuelle. 

«  Si  vouslaconsidérezdans  un  temps  où  elle 
a  déjà  été  produite  et  reproduite  par  un  grand 


('  L'idée    abstraite   dureté,  de  l'ivoire,  du      nombred'objets, elle  représente unequalité  qui 


marl)re,  du  fer. 

«  L'idée  abstraite  attention,  du  travail  de 
l'esprit,  lorsqu'il  se  porte  tout  entier  sur  un 
objet,  sur  une  question  de  morale,  sur  un 
problème  de  mathématiques. 

«  L'idée  abstraite  faculté  de  l'âme,  de  l'at- 
tention, du  désir,  de  la  liberté. 

«  L'idée  abstraite  rapport,  de  la  similitude, 
de  la  grandeur,  de  la  supériorité. 

((  En  un  mot,  une  idée    alistraite,  quelle 


existe  dans  plusieurs  objels,et  elle  est  commune 
ou  générale. 

«  Cette  idée,  d'abord  individuelle  ,  ensuite 
générale,  redeviendra  individuelle,  toutes  les 
fois  qu'un  des  objets  qui  peuvent  nous  la  don- 
ner, sera  présent  aux  sens  ou  à  la  pensée. 

«  L'idée  abstraite  blancheur,  primitivement 
individuelle  parce  qu'elle  nous  sera  venue 
du  lait,  ensuite  générale,  parce  qu'elle  nous 
sera  venue  et  du  lait,  et  de  la  neige,  et  de 
plusieurs  autres  corps,  redeviendra  indivi- 


qu'elle  soit,  nous   vient   ou  peut  nous  venir 

de  tous  les  objets  dans  lesquels  se  trouve  une  duelle  en  présence  dii  lait,  parce  qu'en  pré- 

méme  qualité,  un  môme  point  de  vue,  une  sence  du  lait,  ce  sera  la  blancheur  du  lait 

même  chose.  qui  sera  dans  notre  esprit,    et    non  pas  la 

«  Or,  les  mômes  quahtés,  les  mômes  points  blancheur  de  tout  autre  corps  blanc, 
de  vue,  sont  répétés  à  l'infini  dans  les  ditlé-  «  Ainsi,  les  idées  abstraites  ont  d'abord 
rents  objets  de  la  nature  ;  le  vert  est  répété  été  individuelles  :  bientôt  elles  so  sont  trou- 
dans  toutes  les  feuilles  d'arbre,  dans  tous  vées  générales  pour  redevenir  individuelles 
les,  brins  d'herbe  ;  la  saveur,  dans  tous  les  toutes  les  fois  que  nous  voyons  ou  que  nous 
aliments;  la /"orme  de  chaque  animal,  dans  imaginons  quelqu'un  des  objets  individuels 
tous  les  individus  de  son  espèce;  Y  étendue,  qui  nous  les  ont  données. 


dans  tous  les  corps  ;  le  sentiment,  dans  toutes 
les  âmes  :  la  succession ,  Vexistence,  sont 
en  môme  temps,  et  dans  tous  les  corps,  et 
dons  toutes  les  Ames. 

«  Les  idées  abstraites,  objet  habituel  de 
notre  pensée,  ne  représentent  donc  pas  uni- 
quement et  exclusivement  des  qualités  indi- 
viduelles déterminées. 

«  L'idée  abstraite  doxdeur  ne  représente 


«  Cette  observation  s'applique  aux  idées 
intellectuelles  et  aux  idées  morales,  comme 
aux  idées  scrJs//^/es. 

«  L'idée  intellectuelle  opération  de  Vâme 
a  été  d'abord  l'idée  d'un  acte  déterminé  d'at- 
tention, d'une  attention  donnée  parles  yeux, 
je  le  suppose.  Jusque-là,  elle  a  été  indivi- 
duelle. Cette  môme  idée  n'a  pas  tardé  à  nous 
venir  d'un  acte  d'attention  donné  par  l'ouïe, 


pa5exelusi.vc-;nent  ce  qu'on  éprouve  quand  on  parle  goût,  ou  même  d'un  acte  d'attention 

est  tourmenté  de  la  goutte;   elle   représente  indépendant  des  organes  ;  et  alors  elle  a  été 

ce   qu'on    éprouve,  ou  du  moins  quelque  générale.  Mais  cette  idée  générale  s'indivi- 

chose  de  ce  qu'on  éprouve  par  un  mal   de  dualisera,  toutes  les  fois  que  nous  penserons 

dents,  par  un   mal  de  tète  ;  elle  représente  à  un  tel  acte  d'attention,  à  une  telle   com- 

co  qu'on  éprouve  soi-même,  et  ce  qu'éprou-  paraison,  là  un  tel  acte  de  la  vo-lonté. 

vent  les  autres.  «  L'idée  intellectuelle  rapport  a  d'abord  été 

«  Mais  vous  voyez  bien  que  je  parle  des  l'idée  d'un  rapport  déterminé  ;  de  l'égalité, 

idées  abstraites,  telles   qu'elles  sont  aujour-  par  exemple,  entre  les  deux  mains  ;  ensuite, 

d'huidans  notre  esprit.  Il  a  été  un  temps  où  de  l'égalité  qu'il  y  a,  et  entre  deux  pièces  de 

nous  n'avions  pas  observé  qu'une  même  qua-  monnaie,  et  entre  deux  toises,  etc.  :  enfin, 

lité  se    trouve  dans   plusieurs  objets  :  alors,  cette  idée  d'égalité,  après  être  devenue  d'in- 

chacune  de  nos  idées  abstraites  représentait  dividuelle  générale,  redeviendra  de  générale 

une  qualité  individuelle.  L'idée  que  se  fait  individuelle,enprésencede  deux  objets  égaux, 

de  la  douleur  un  enfant,  au  premier  jour  de  ou  oar  le  souvenir  de  deux  objets  égaux. 


80 


G  EN 


«  Litlée  iwora\e  justice  vous  esl venue  pn- 
niitivouRMit  du  senlimciU  produit  en  nous  pat- 
une  certaine  action  délorniinéc  d'un  aident 
libre;  ensuite  du  sentiment  produit  par  un 
i;rand  nombre  d'actions  de  mùme  nature. 
Cette  idée,  d'abord  individuelle,  puis  géné- 
rale, sera  de  nouveau  individuelle,  si  nous 
nous  trouvons  les  témoins  dime  action  juste, 
ou  si  nous  pensons  à  une  action  individuelle 
qui  soil  juste. 

«  Aux  idées  individuelles,  et  aux  idées  gé- 
nérales qui  sont  dans  l'intelligence,  corres- 
pondent dansle langage  les  non)S  individuels, 
ou  noms  propres  ;  et  les  noms  généraux,  ou 
noms  communs 


PSYCHOLOGIE.  CEN  çq 

nérales,  qui,  on  divers  temps,  ont  été  appe- 
lées sim[)lement  idées,  ou  formes,  ou  essen- 
ces, oii  natures  universelles,  ou  tinivcrsaux  ; 
elle  les  a  divisés  chez  les  Grecs,  elle  les  a  di- 
visés dans  le  moyen  Age,  et  elle  les  divise 
encore. 


«  Il  n'est  pas  facile  d'exposer  clairement 
la  philosophie  des  Grecs  sur  les  idées  yéné- 
al 


?a/p5.  Voici,  autant  du  moins  que  j'ai  pu  les 
saisir,  les  opinions  de  trois  de  leurs  philoso- 
phes les  plus  célèbres  (C). 

«  Platon  observe  que  toujours  l'homme, 
dans  ses  ouvrages,  imite, ou  cherche  h  imiter, 
un  modèle.  Il  n'inq)orte  que  ce  modèleexisto 
réellement,  ou  qu'il  soit  un  produit  de  l'i- 
«  Le  nom  propre  ne  se  donne,  nes'appli-  magin.ition.  Le  Jupiter  Olympien  a  son  mo- 
que qu'à  un  seul  individu  déterminé.  Le  dèle  dans  l'imagination  de  Phidias.  Apelles, 
nom  de  Louis  XII  ne  s'applique  qu'à  un  seul 
roi  de  France,  à  celui  qui  lut  surnonuné  le 


Père  du  peuple 

«  Le  nom  général  s'appli(iuc  h  tous  les  in- 
dividus dans  lesquels  nous  retrouvons  une 
même  ipialité,  ou  que  nous  considérons  sous 
un  même  point  de  vue.  Le  nom  de  roi  de 


en  peignant  Alexandre,  a  son  modèle  dans  la 
personne  d'Alexandre.  L'historien  raconte, 
d'après  des  modèles  qui  existent,  ou  qui  ont 
existé.  Homère  décrit  la  ceinture  de  Vénus, 
d'après  un  modèlede  sa  création. 

«  La  nature,  dit  Platon,  ne  procède  pas 
autrement.  Les  pierres  et  toutcisleurs  espèces; 


France    s'applique  à  tous  les  chefs  de  la  na-     les  plantes  et  toutes  leurs  espèces;  les  ani- 


tion  française  indistinctement,  quand  on  les 
considère*  sous  cet  unique  point  de  vue,  qu'ils 
ont  été  chefs  de  la  nation  française. 

«  Et  l'on  voit  que  les  idées  générales  doi- 
vent èUa  i)lus  ou  moins  générales,  connue 
les  noms  généraux  doivent  être  plus  oumoins 
généraux.  L'idée  iVIiomme  est  plus  générale 
(jue celle  de  roi;  l'idée  de  roi  est  plus  géné- 
rale (lue  celle  de  roi  de  France  ;  et  il  en  est 


maux  et  toutes  leurs  espèces  ;  Ihonnne,  son 
cor|)S,  son  Ame;  le  soleil,  les  astres,  tous 
les  êtres, en  un  mot, portent renq)reinte d'au- 
tant de  modèles  (juc  nous  voyons  de  variétés 
dans  l'univers. 

«  Or  Platon  donne  à  ces  modèles  le  nom 
d'idées.  Les  idées  existent  avant  les  choses 
créées;  elles  sont  éternelles,  incorruptibles, 
im|)érissables.  Renfermées  dans  le  sein  môme 


de  même  des  noms  de  ces  idées  comparés  de  la  Divimté,  elles  ne  participent  à  aucune 

entre  eux.  des  im|)errecli()ns  des  êtres   créés.    L'huma- 

a  Or,  on  adonné  aux  idées  générales  ei  nité,(\m  esl   le  modèle  d'après  lequel  sont 

IX  noms  généraux  le  nom  de  classes.  formés  tous  les  honuïies,  subsiste  éternelle- 


aux  noms  gt 

«  L'idée,  le  nom,  la  classe  histoire,  ont 
plus  de  généralité  qnc  l'idée,  le  nom,  laclasse 
histoire  de  la  philosophie.  Histoire  de  la  phi- 
losophie a  plus  de  généralité  que  l'idée,  le 
nom,  laclasse  histoire  de  la  philosophie  an- 
cienne. 

«  De  même,  la  classe  corps  est  plus  géné- 
rale que  la  classe  végétal;  celle  de  végétal 


ment.  Les  honnnes  souffrent  et  meurent: 
l'humanité  demeure  inaltérable  ;  Vidée  est 
toujours  la  même.  —  Aristote  rejette  ces 
idées  éternelles;  il  place  Vhutnanité  dans  les 
hommes,  Vanimalité  dans  les  animaux.  Sui- 
vant ce  jthilosophe,  les  êtres  sont  composés 
(le  7natièrc  et  de  forme.  La  matière  est  la 
même  dans  tous  :  la  forme  seule  varie;  noi\ 


plus  générale  (pie  celle d'<ir^re;  cclled'arbre  qu'il  existe  dans  la  nature  autant  de  formes, 

plus  générale  que  celle  de  chêne.  que  d'individus,  mais  seulement  autant  que 

«  Enfui,  pour  terminer  cette  nomenclature,  d'espèces, 

chaque  classe  prend  le  nom  û'espèce,  quand  «  Les  minéraux,  les  arbres,  les  animaux, 
on  la  compare  à  une  classe  plus  générale  dans 


compare  a  une  ciasse  j 
laquelle  elle  est  comprise,  et  le  nom  de  genre, 
quand  on  la  conqiare  à  une  classe  moins  gé- 
nérale qu'elle  conqtrend.    La    classe   arbre 


sont  faits,  tous  et  chacun,  d'une  même  ma- 
tière; mais  ils  n'ont,  ni  tous  une  même  for- 
me, ni  chacun  une  fornie  particulière,  lis. 
n'ont  pas  tous  une  même  forme  ;  car  les  êtres. 


est  espèce,  par  rapport  à  la  classe  végétal;     nue  nous  appelons   arbres    ont  une  forme 
elleest  genre,  par  rap|)ort  à  la  classe  chêne,     différente  de  ceux  que  nous  appelons  ani- 

«  L'idée  générale  est  donc  une  idée  qui  maux.  Ils  n'ont  pas  chacun  individuellement; 
nous  fait  connaître  une  qualité,  un  point  de  une  forme  particulière  ;  car  tous  les  individus. 
rue  qu'on  retrouve  dans  plusieurs  objets. 
Elle  nous  fait  connaître  une  qualité  com- 
mune, un  point  de  vue  commun  à  plusieurs 
objets.  Elle  est  une  idée  de  ressemblance  : 
voilà  pourquoi  les  noms  généraux,  signes 
d'idées  générales,  ont  été  appelés,  termes  de 
ressemblance  [lermini  similitudinis). 

«  Aucune  question  n'a  divisé  davantage  les 
philosophes,  que  la  question  des  idées  gé- 


appelés  hommes,  ont  une  même  f()rn)e,r/m- 
manité:  tous  les  individus  appelés  lions,  ont 
la  même  forme,  lion:  tous  les  individus  a[)- 
pelés  éléphants,  ont  la  môme  forme,  élé- 
phant, etc. 

«  Ainsi,  les  formes  sont  inhérentes  aux 
choses  :  elle  sont  partie  intégrante  descho.ses;. 
et  elles  constituent  les  différentes  espèces 
([ue  nous  voyons  dans  lo  monde.    Ari^tole: 


(j6)  Voi/.  1.1  .S9'  cl  la  ^'i^  Icllre  -ic  Scncquc  i»  Lucilius. 


91  G  EN  DICTIONNAIRE 

donne  h  ces  formes  le  nom  â'eidos,  c'est-h- 
dire,  iVimages. 

«  Zenon  ne  fut  guère  plus  content  des  eidos 
d'Anstute,  que  des  idées  de  Platon.  L'huma- 
nité, disait-il,  est  un  point  de  vue  sous  lequel 
nous  considérons  tous  les  individus  appelés 
hommes;  Vauimalité,  un  point  de  vue  sous  le- 
quel nous  considérons  tous  les  individus 
appelés  animaux. 

«  Un  point  de  vue  de  notre  esprit  n'existe  pas 
de  toute  éternité  ;  il  n'existe  pas  non  plus 
dans  les  ôtres  qui  sont  hors  de  nous. 

«  Les  formes  d'Arislote  prévalurent.  Tous 
les  êtres  eurent  leurs  formes,  leurs  formes 
substantielles,  leurs  natures  universelles,  leurs 
universaux  enlin. 

«  La  science  en  était  là  ;  et  les  universaux 
dans  les  choses,  ou,  comme  on  s'exprimait 
en  mauvais  latin,  les  universaux  a  parte  rei, 
étaient  en  possession  de  toutes  les  chaires  de 
pliiloso[)hie:  ils  régnaient  paisiblement,  lors- 
que, sur  la  fin  du  xi'  siècle,  un  chanoine  de 
Compiègne,  nommé  Roscelin,  ayant  connu 
l'opinion  de  Zenon,  l'embrassa  avec  ardeur; 
et,  au  grand  scandale  de  tous  les  savants,  il 
enseigna  que  les  universaux  n'étaient  pas  a 
parte  rei,  qu'ils  n'étaient  que  a  parte  mentis, 
c'est-à-dire,  qu'ils  n'avaient  d'existence  que 
dans  notre  esprit.  Il  alla  plus  loin  ;  il  osa 
avancer  que  les  universaux  n'étaient  que  des 
mots,  des  noms,  des  dénominations. 

t  Cette  opinion,  que  l'ignorance  des  doc- 
teurs du  temps  jugeatout  à  fait  nouvelle,  pro- 
duisit une  sensation  extraordinaire  jusque 
chez  les  gens  du  monde,  jusqu'à  la  cour  des 
princes;  partout  elle  eut  des  partisans  fana- 
tiques, et  des  ennemis  plus  fanatiques  en- 
core :  les  uns  furent  les  nominaux,  les  autres 
les  réalistes;  leurs  querelles,  qu  dquefois  en- 
sanglantées, ont  duré  plus  de  trois  siècles. 

«  Les  réalistes  avaient  trouvé  le  moyen  de 
dire,  de  six  manières  différentes,  que  lesuni- 
versaux  sont  dans  les  choses,  et  cela  fit  six 
écoles  sous  autant  de  chefs.  Il  serait  assez 
difficile  de  marquer  les  nuances  qui  les  sé- 
paraient, et  je  vous  fais  grâce  de  toutes  ces 
subtilités  inintelligibles. 

«  Quant  aux  nominaux,  il  y  avait  entre 
eux  une  différence  qui  se  comprend  fortbien, 
et  qu'il  est  nécessaire  de  noter.  Les  uns  pré- 
tendaient que  les  idées  générales  ne  sont 
absolument  que  des  noms,  de  purs  noms  : 
c'étaient  les  vrais  nominaux.  Les  autres  vou- 
laient que  les  noms  des  idées  générales  fus- 
sent accompagnés  d'une  perception,  ou  d'une 
conception  de  l'esprit. On  les  appelait  concep- 
tualistes. 

»  A  la  renaissance  de  la  philosophie,  les 
réalistes  et  les  nomiriawa;  étaient  tombés  dans 
l'oubli;  maisla  question  qui  les  avait  tant  divi- 
sés fut  agitée  de  nouveau,  et  elle  l'est  encore. 
«  Bacon,  Descartes,  Malebranche,  se  sont 
peu  occupés  du  rapport  des  mots  aux  idées. 
Hobbes  s'en  est  occupé  beaucoup,  et  il  s'est 
montré  extrêmement  nominal,  plus  nominal 
que  les  nominaux,  suivant  l'expression  de 
Leibnitz.  Il  ne  suffit  pas  à  Hobbes  de  ne 
voir  que  des  noms  dans  les  idées  générales;  il 
allirmc  que  toute  vérité  est  nominale,  qu'elle 


DE  PlIILOSOniIE. 


CEN 


92 


n'est  que  dans  les  noms  :  paradoxe  bien 
extraonlinaire  de  la  part  d'un  homme  qui,  dans 
ses  Dialogues  contre  les  mathématiciens,  pré- 
tend, pour  rabaisser  l'algèbre,  que  l'esprit 
doit  nécessairement  opérer  sur  les  idées. 

«  Après  Hobbes,  Locke,  Berkelei,  Leib- 
nitz, et  plusieurs  autres  philosophes,  Cofi- 
dillac  a  traité,  à  plusieurs  reprises,  des  idées 
générales,  et  il  a  répandu  beaucoup  de  lumière 
sur  cette  question.  11  a  vu,  il  nous  a  fait  voir, 
bien  mieux  qu'on  ne  l'avait  fait  avant  lui, 
combien  le  raisonnement  dépend  du  langage; 
et  il  est  arrivé  à  ce  résultat,  l'un  des  plus 
heureux  et  des  plus  féconds  de  la  philoso- 
phie ,  que  les  langues  sont  autant  de  métho- 
des analytiques  :  méthodes  pauvres  et  gros- 
sières chez  les  peuplesbarbares  ;  riches,  mais 
souvent  d'une  fausse  richesse,  chez  les  peu- 
ples polis;  moyens  de  clarté,  d'élégance  et 
de  raison,  quand  on  sait  en  faire  un  bon  em.- 
ploi  :  instruments  de  désordre  et  d'erreur, 
quand  elles  sont  maniéb-:«  par  la  maladresse, 
par  l'ignorance,  et  par  la  mauvaise  foi:  obs- 
tacles pour  les  esprits  gâtés  par  les  leçons 
d'une  fausse  philosophie,  ou  par  les  leçons 
d'un  faux  goût;  secours  admirables  pour  les 
Pascal  et  pour  les  Racine. 

«  Telles  sont  les  principales  opinions  des 
philosophes  anciens  ou  modernes,  au  sujet 
des  idées  générales. 

«  Nous  accorderons,  sans  doute,  à  Platon, 
que  Dieu,  avant  de  créer,  connaît  toutes  les 
parties  de  son  ouvrage,  et  qu'il  les  crée  con- 
formément à  la  connaissance  qu'il  en  a  de 
toute  éternité  :  rien  ne  nous  empêchera  de 
dire  avec  lui,  que  cette  connaissance  est  le 
type^  Varchétype,  le  modèle,  Vidée  de  tout  ce 
qui  existe  et  de  tout  ce  qui  peut  exister;  mais 
quel  rapport  des  idées  éternelles,  immuables, 
impérissables,  ont-elles  aux  idées  qui  sont 
dans  notre  esprit?  Il  s'agissait  de  rendre  rai- 
son de  l'intelligence  de  l'homme  ;  et  Platon 
nous  parle  de  l'intelligence  divine. 

«  Nous  n'accorderons  pas  à  Aristote  qu'il 
existe  des  formes,  comme  il  l'entend  ;  qu'il 
y  en  ait  autant,  ni  plus  ni  moins,  qu'on  peut 
distinguer  d'espèces  ;  car  alors,  chaque  forme 
serait  une  forme  commune  à  toi^  les  indivi- 
dus d'une  même  espèce;  une  forme  qui  se 
communiquerait  à  tous  les  individus  d'une 
môme  espèce. 

«  Une  forme  commune  n'est  rien  de  réel.- 
tout  ce  qui  existe,  est  singulier  et  détermi- 
né :  une  forme  qui  se  communiquerait  à  tous 
les  individus  d'une  même  espèce,  serait  hors 
des  individus  ;  elle  ne  serait  pas  dans  les  cho- 
ses ;  et,  si  vous  dites  que  cette  forme  existe 
dans  chaque  individu,  alors  il  y  a  plus  de 
formes  que  d'espèces:  enfin,  quand  on  aurait 
prouvé  que  toutes  ces  formes,  soit  spécifiques, 
soit  individuelles,  existent  hors  de  nous,  en 
serions-nous  plus  instruits  sur  la  nature  de 
nos  idées? 

«  11  y  a  dans  les  ôtres,  des  qualités  qui 
nous  affectent  semblablement,  et  des  qualités 
qui  nous  affectent  différemment  :  sous  le  pre- 
mier point  de  vue,  nous  disons  que  les  êtres 
sont  semblables,  ou  de  la  même  espèce;  sous 


93  G  EN  PSYCHOLOGIE 

le  second,  nous  disons  qu'ils  sont  différents, 
ou  d'une  espèce  différente. 

«  Les  similitudes,  les  classes,  les  genres, 
'es  espèces,  les  formes  communes  ou  univer- 
selles, les  natures  communes  ou  universelles, 
les  universaux,  ne  sont  que  des  points  de  vue 
do  notre  esprit  ;  et  Zenon  avait  vu  les  choses 
mieux  que  Platon  et  quAristote. 

«  Les  partisans  des  idées  en  Dieu  étaient 
donc  hors  de  la  question  ;  et  les  réalistes  ne 
pouvaient  que  s'égarer  dans  leurs  subtilités. 

«  Est-ce  à  dire  que  nous  consentirons  à  ne 
voli^  dans  les  idées  générales  que  des  mots, 
lie  purs  mots,  des  mots  sans  idées?  Non,  cer- 


CKN 


9i 


pensant  nue  l'esprit  raisonne  immédiatement 
sur  des  idées,  parce  qu'il  raisonne  sur  des 
mots  signes  d'idées.  Nous  avons  fait  voir 
que  les  mots,  toujours  signes  d'idées,  ou  de- 
vant toujours  être  signes  d'idées,  n'en  sont 
pas  toujours  des  signes  immédiats  ;  qu'au 
contraire,  ils  en  sont  le  plus  souvent  des  si- 
gnes éloignés. 

«  Condillac  accorde  prodigieusement  aux 
mots,  aux  noms,  aux  dénominations,  et  eu 
général  aux  signes  de  la  pensée. 

«  Qu'est-ce,  au  fond,  que  la  réalité  qu'une 
idée  générale    et  abstraite  a  dans   notre  es- 


tai nement  ;  et  je  ^ doute  qu'aucun  philosophe     P''i^  !, w!,"  ?//("'"'^"""l"„f  " '  !J/JJ!JJL^]^''[ 

l'ait  pensé,  que  Ilobbcs  môme  ait  pu  le  peu-      '■•■"'■•''-'    -  - 

ser  :  il  semble  le  dire,  il  est  vrai;  mais,  ou  il 
lie  le  dit  pas  en  effet,  ou  il  se  contredit,  com- 
me Descartes  le  lui  prouve  foil  bien. 

«  Le  raisonnement,  dit  Ilobbes,  7i  est  peut- 
être  rien  autre  chose  qu'un  assemblage  et  un 
rnchainement  de  noms,  ou  appellations,  par 
le  mot  est.  D'où  il  s'ensuivrait  que,  par  le  rai- 
sonnement, nous  ne  concluons  rien  du  tout, 
touchant  la  nature  des  choses,  mais  seulement 
touchant  leurs  appellations  ;  c'est-à-dire  que, 
par  le  raisonnement,  nous  voyons  simple- 
ment si  nous  assemblons  bien  ou  mal  les  noms 
des  choses,    selon  les  conventions    que    nous 


que  autre    chose,    elle    cesse    nécessairement 
d'être  abstraite  et   générale.    [Log.,  p.  132.) 

«  Les  idées  abstraites  et  générales  ne  sont 
donc  que  des   dénominations.   (7rf<?m,  p.  133.) 

«  Si  vous  croyez  que  les  idées  abstraites  et 
générales  sont  autre  chose  que  des  non)s, 
dites,  si  vous  pouvez,  quelle  est  cette  autre 
chose?  [Langue  des  calculs,  [).  50.)  (7) 

«  Ces  propositions  approchent  tellement 
de  la  vérité,  qu'on  peut  les  admettre,  et 
qu'il  est  unulile  de  se  mettre  en  frais  pour 
prouver  qu'elles  sont  un  peu  exagérées.  Con- 
dillac, d'ailleurs,  le  dit  assez  lui-môme,  lors- 
que, dans  le  Traité  des  sensations,  il  donne 


avons  faites,  à  notre  fantaisie,  touchant  leurs     des  idées -générales  h  la  statue  qu'il   anime, 


significations. 

«  Descartes  lui  répond  :  L'assemblage  qui  se 
fait  dans  le  raisonnement  n'est  pas  celui  des 
noms:7nais  bien  celui  des  choses  signifiées 
par  les  noms:  et  je  m'étonne  que  le  contraire 
puisse  venir  dans  l'esprit  de  personne Ce 


quoique  cette  statue  soit  privée  de  tout  lan- 
gage. 

«  Comme  la  statue  n'a  l'usage  d'aucun  si- 
gne, elle  ne  peut  pas  classer  ses  idées  avec  or- 
dre, ni  par  conséquent  en  avoir  d'aussi  géné- 
rales <jue  nous;  mais    elle   ne  peut  pas  non 


philosophe  ne  se  condamne-t-il pas  lui-même,      plus  n  avoir  point  absolument  d'idées  généra 


lorsqu'il  parle  des  conventions  que  nous  avons 
faites,  à  notre  fantaisie,  touchant  la  significa- 
tion des  mots  ?  car,  s'il  admet  que  quelque 
chose  est  signifiée  par  ces  mots,  pourquoi  ne 
veut-il  pas  que  nos  discours  et  nos  7'aiso7xnc- 
ments  soient  plutôt  de  la  chose  qui  est  signi 


les.  Si  un  enfant,  qui  ne  parle  pas  encore, 
n'en  avait  pas  d'assez  générales  pour  être 
comjnuncs,  au  moins  ù  deux  ou  trois  indivi- 
dus,on  ne  pourrait  jamais  lui  fipprendrcàpurler 
une  langue;  car  on  ne  peut  commencer  à  par- 
ler une  langue     que  parce    qu'on  a  des  idéa 


fiée,  que  des  paroles   seules  ?  [Méditation  de  générales  :  toute  proposition   en  renferme  né- 

Descarles,  t.  I,  p.  151-52.)  ccssaircment. 

«  Descartes  a  évidemment  raison    contre  «  Ce  ))assagc    est  écrit  poslérieuremoi>t  h 

Ilobbes;  mais  ni  l'un  ni  l'autre  de  ces  philo-  la  Logique  et  à  la  Langue  des  calculs.  On  ne 

sophes  ne  connaissait  le  juste  rapport  des  le  trouve  que  dans  la  dernière  édition  du 


mots  aux  idées.  Hobbes  sentait  que,  dans  ses 
raisonnements,  son  es[)ril  se  portait  rarement 
jusqu'aux  idées;  et  rien  n'est  plus  vrai.  Il  en 
concluait  que  nous  ne  raisonnons  pas  sur  les 
idées;  et  rien  n'est  plus  faux.  Il  fallait  se 
borner  à  dire  qu'il  est  rare  que  nous  raison- 
nions  immédiatement   sur  les  idées.  Descar- 


Traité  des  sensations  (p.  312), 

«  Que  sont  enfin  les  idées  abstraites  ai  gé- 
nérales? Que  devrons-nous  répondre,  quand 
on  nous  demandera  si  elles  sont  de  vraies 
idées;  si  elles  ne  sont  que  des raots.des  noms  ; 
ou  si  elles  seraient  tout  autre  chose? 

«  Les  idées  abstraites,  quoi(|u'elles  se  gé- 


tes,  profitant  de  l'aveu  de  Ilobbcs,^  que  les     néralisent  avec  la  plus  grande  facilité,  quoi- 


mots signifient  d'apiès  des  conventions,  en 
conclut  que  le  raisonneijient,  d'après  Hob- 
bes lui-môrae,  doit  porter  sur  les  choses  si- 
gnifiées, ou  sur  leurs  idées,  et  ceci  est  incon- 
testable; mais  il  semble  croire  que  le  raison- 
nement porte  toujours  immédiatement  sur  les 
idées,  ce  qui  est  une  erreur. 

«  Ilobbes   se  trompe,  en  pensant  que  l'es 


qu'elles  se  généralisent  naturellement,  et 
comme  à  notre  insu,  ne  doivent  cependant 
pas  toujours  être  confondues  avec  les  idées 
générales.  Tou[v.  idée  générale  est  abstraite, 
mais  toute  idée  abstraite  n'est  pas  générale  : 
idée  abstraite  générale  et  idée  générale, 
c'est  la  môme  chose  ;  idée  abstraite  et  idée 
générale,  ce  n'est  pas   la  môme  chose.   Afin 


prit  ne  raisonne  pas  sur  les  idées,  parce  qu'il     qu'on  ne  perdit  pas  de  vue  cette  distinction, 

raisonne  sur  des  mois  qui  ne  sont  pas  signes     quelquefois  nécessaire,  j'ai  donné  à  la  der 

immédiats   d'idées.  Descartes  se  trompe,  en     nière  leçon  un  autre  titre  qu'à  la  leçon  d'au 


(7)  Voit  les  oLscrv.uious  de  CarJaiUav;  sur  ecb  passager  de  Condillac  au  mol  Au  iRicriois,  sub  fm. 


95 


GKN 


DICTIONNAIRE  DE  PJllLOSOniIE. 


CEN 


36 


jourd'hui,  quoique  l'une  el  l'autre  traitent  au 
fond  le  niôino  sujet. 

«  Au  lieu  d'une  simple  question  qu'on  fait 
sur  les  idées  abstraites  el  générales,  nous 
devrons  donc  nous  en  faire  deux. 

«  1"  Les  idées  «6s/rnjfes  sont-elles  des  idées, 
de  vraies  idées?  représentent-elles  quelque 
qualité  existant  dans  les  (^li-es? 

«  Il  faut  bien  que  les  idées  abstraites  repré- 
sentent des  qualités  réelles,  puisque  c'est  aux 
idées  qui  représentent  ces  qualités  qu'on  a 
donné  le  noni  (Vidées  abslrailes.  Il  n'y  a  là 
aucune  dilliculté. 

«  2"  Les  \i\6cs  abstraites  générales,  ou,  ce 
<pii  revient  au  môme,  les  idées  générales, 
sont-elles  de  vraies  idées?  représentent-elles 
quelque  qualité  existant,  soit  en  nous,  soit 
hors  de  nous? 

«  Pour  faire  la  réponse  h  cette  question, 
nous  remarquerons  d'abord  que  tout  ce  qui 
existe,  ou  qui  peut  exister,  est  individuel  et 
déterminé  ;  substances,  qualités,  points  de 
vue,  rapports,  jugements,  idées, signes.  Nous 
remarquerons,  en  second  lieu,  qu'il  s'en  faut 
bien  que  tous  les  hommes  soient  doués  de  la 
môme  imagination.  Les  uns  ne  peuvent  s'em- 
pôcher  de  réaliser  leur  pensée  :  ils  la  mani- 
festent au  dehors  par  un  accent  très-pro- 
noncé, par  des  gestes,  et  par  toute  sorte  de 
mouvements.  D'autres  semblent  n'être  émus 
de  rien  ;  on  dirait  qu'ils  sont  impassibles. 

«  Au  moyen  de  ces  deux  observations,  on 
pourra  satisfaire,  et  ceux  qui  dans  les  idées 
générales  trouvent  de  vraies  idées,  et  ceux 
qui  n'y  trouvent  que  des  mots. 

«  Les  idées  générales  sont-elles  des  idées  ? 
la  question  ainsi  posée,  et  prise  à  la  lettre, 
mérite  à  peine  une  réponse,  tant  elle  est 
identique.  Peut-on  demander,  en  effet,  si  une 
couleur  rouge  est  une  couleur,  si  un  son 
grave  ou  aigu  est  un  son? 

«  Ce  qu'on  appelle  idée  générale,  est-ce 
réellement  uneidée,  ou  ne  serait-ce  qu'un  mot? 

«  C'est  une  idée  ;  ce  n'est  qu'un  mot  :  ce 
n'est  qu'un  mot  pour  celui  qui,  entendant 
le  nom  d'une  idée  générale,  ne  se  porte  pas 
jusqu'aux  choses.  C'est  une  idée  pour  celui 
qui  se  les  rend  présentes. 

«  En  entendant  le  mot  gloire,  l'esprit  de  la 
plupart  des  hommes  ne  va  pas  certainement 
au  delà  du  mot.  Que  ce  môme  son  frappe  les 
oreilles  du  vainqueur  de  Denain,  son  imagi- 
nation lui  montrera  aussitôt  les  palmes  d'une 
double  victoire;  il  sentira  son  front  chargé 
de  deux  couronnes;  et  peut-être  celle  qu'il 
reçut  des  mains  d'un  régent  de  collège,  aux 
applaudissements  de  ses  jeunes  camarades, 
ne  lui  paraîtra  ni  la  moins  belle,  ni  la  moins 
rioricuso. 


o 


«  Il  n'y  a  donc  pas,  à  la  rigueur,  d'idées 
générales,  puisque  ce  qu'on  appelle  une  idée 
générale,  est,  ou  une  idée  inclividuelle,  ou 
un  mot  général,  je  veux  dire,  un  mot  appelé 
général.  Car  chaque  mol  est  individuel,  com- 
me cha(|ue  idée  est  individuelle,  comme  tout 
est  individuel. 

'<  Mais,  parce  qu'on  a  donné  le  nom  de  gé- 
nérales aux  idées,  quand  on  les  a  considé- 
rées comme  nous  venant,  ou  pouvant  nous 


venir,  de  plusieurs  objets  semblables,  on  a 
dit  (jue  les  noms  étaient  généraux,  quand  on 
les  a  considérés  comme  s'appliquant,  ou 
}>ouvant  s'a|»pli(iuer  aux  objets  d'une  môme 
espèce.  1 

«  Aucun  homme  n'a  reçu  de  la  nature  une 
imagination  assez  puissante  pour  individua- 
liser toutes  les  idées  générales,  à  mesure  que 
la  succession  des  mots  les  faitpasser  devant  son 
esprit.  Il  est  rare  (jue,  dans  la  rapidité  de  la 
parole,  nos  raisonnements  faits  avec  des  mots, 
j)énèlrent  au  delà  de  ces  mots,  et  qu'ils  attei- 
gnent immédiatement  aux  choses. 

a  Ni  vous.  Messieurs,  ni  moi,  ne  nous  som« 
mes  fait  des  idées  distinctes,  correspondantes 
aux  derniers  mots  que  je  viens  de  pronon- 
cer :  rare,  rapidité,  raisonnement,  dans,  au 
delà,  etc.  ;  nous  n'avons  eu  ni  le  temps,  ni 
la  volonté  de  nous  en  former  des  images;  et 
il  en  est  ainsi  de  la  presque  totalité  des  mots 
qui  entrent  dans  nos  discoui's. 

«  D'oiî  il  ne  faudrait  pas  conclure  avec 
Hobbes,  que  nos  jugements  et  nos  raisonne-^ 
ments  consistent  a  saisir  des  rapports  entre 
des  mots,  et  que  la  vérité  est  une  chose  pure- 
ment verlsale;  car  alors  l'homme  le  plus  sa-, 
vant  ne  serait  guère  au-dessus  d'un  perro- 
quet bien  dressé. 

«  On  voit  ici  la  différence  qui  se  trouve  ea- 
Ire  un  ignorant  et  un  homme  instruit,  qui 
prononcent  .les  mômes  mots. 

«  L'ignorant,  manquant  d'idées,  n'applique 
ses  mots  à  rien, et  il  ne  saurait  les  appliquer. 
L'homme  instruit,  quand  il  ne  les  applic[uo 
pas,  a  le  pouvoir  de  les  appliquer.  Ordinaire- 
ment il  se  contente  du  mot;  mais  il  ira  aux 
idées,  du  moment  qu'il  en  sentira  le  besoin. 
C'est  ainsi  que  l'algébriste  calcule,  ou  raison- 
ne, mécaniquement;  il  opère  sur  les  signes, 
jusqu'au  moment  où,  arrivé  à  son  équation 
finale,  il  demande  à  ces  signes  les  idées  dont 
ils  sont  les  dépositaires  ;  alors  il  se  trouve 
riche  d'une  vérité  nouvelle. 

«  Les  idées  générales,  les  noms  généraux^ 
se  distribuent  en  différentes  classes,  subor- 
données les  unes  aux  auties. 

«  Pour  bien  comprendre  cette  distribution, 
observez  que  tous  les  êtres  jieuvent  se  clas- 
ser d'une  infinité  de  manières.  Les  hommes, 
par  exemple,  considérés  sous  le  rapport  de 
l'Age,  delà  santé,  delà  richesse,  de  la  scien- 
ce, de  la  profession  qu'ils  exercent,  du  lieu 
qu'ils  habitent,  etc.,  donnent  lieu  h  autant  de 
classes,  dont  chacune  donne  lieu,  elle-même, 
à  une  série  de  classes. 

«  Sous  le  dernier  rapport  que  nous  venons 
d'énoncer,  on  a  d'abord  ,  en  commençant 
nar  la  classe  la  plus  générale ,  la  classe 
nomme,  qui  se  divise  en  homme-européen, 
homme-asiatique,  hommc-afrieain  ,  homme' 
américain;  et  parce  que,  soit  en  parlant,  soit 
en  écrivant,  les  mots  'européen,  asiatique, 
viennent  à  la  suite  du  mot  homme,  on  dit 
qu'ils  lui  sont  subordonnés  :  mais,  |»our 
abréger,  on  supprime  ordinairement  le  nom 
de  la  classe  plus  générale,  et  l'on  dit  Euro- 
péen au  lieu  d'homme-européen,  Asiatique,  au 
lieu  d'homme-asiatique,  etc. 

«  Ces  quatre  classes  subordonnées  et  par- 


S7 


CKN 


PSYCHOLOGIE. 


CEN 


98 


litulières  par  rapport  5  la  classe  générale 
homme,  vont  devenir  elles-mônjos  générales. 
La  classe  Européen,  se  sulxiivisera  en  Euro- 
)éen-Frnuçai$,  Europécn-Anglois ,  ou,  plus 
brièvement,  en  Français,  Anglais,  Ita- 
lien, etc.  :  la  classe  Français,  se  subdivisera 
en  Normand,  Breton,  etc.  :  la  classe  Breton, 


«  Parisien ^  Français,  Européen,  homme, 
animal,  corps,  substance,  être. 

«  Souvenez-vous  du  point  de  vue  qur  a 
donné  lieu  à  toutes  ces  classes  :  souvenez- 
vous  qu'elles  sont  toutes  relatives  aux  dilVé- 
rents  pays  qu'habitent  les  hommes,  à  la  place 
qu'ils  occupent  sur  la  surface  du  globe  ;  oX 


en  autant  de  classes  subordonnées  que  la  Bre-  demandez-vous  lacpielle  de  ces  classes  est  la 
tagne  comprend  de  départements;  les  habi-  plus  propre  h  vous  faire  connaître  le  lieu  où 
tants  d'un  département,  en  autant  de  classes  se  trouve  un  individu  déterniiné,  Paul,  par 
que  le  département  contient  d'arrondisse-  exemple,  que  je  suppose  établi  h  Paris, 
ments,  de  cantons,  de  villes,  de  villages;  que  «  Il  est  évident,  que  les  classes  être,  subs- 
chaque  >ille  contient  de  quartiers;  que  cha-  tance,  corps,  ne  vous  apprennent  rien  de  ro- 
que quartier  contient  de  rues;  que  chaque  latif  à  la  position  de  Paul  sur  notre  planète: 
rue  contient  de  maisons,  dans  lesquelles  en-  il  ne  l'est  pas  moins  que,  si  vous  cherchez 
fin  se  trouveront  les  individus,  d'après  les-  Paul  dans  la  classe  générale  homme ,  vous 
quels  et  pour  lesquels  ont  été  faites  toutes  userez  inutilement  la  vie  h  jiarcourir  la  terre 

et  les  mei-s,  les  îles  et  les  continents  ;  que,  si 


les  classes. 

«  Voilà  donc,  à  ne  considérer  les  hommes 
que  sous  un  seul  point  de  vue,  une  multi- 
tude de  classes  intermédiaires  entre  les  in- 
dividus et  la  classe  la  plus  générale. 

«  Ces  classes  sont  subordonnées  les  unes 
aux  autres,  et  toutes  à  la  classe  la  plus  gé- 
nérale homme,  qui  seule  n'est  pas  subordon- 
née ;  mais  vous  allez  voir  qu'elle  peut  l'être 
à  son  tour. 

«  Sortez  de  l'humanité  :  cherchez  des  ter- 
mes de  comparaison  parmi  les  habitants  de 
la  terre,  de  l'air  et  des  eaux  ;  vous  ne  tarde 


vous  le  cherchez  dans  la  classe  moins  géné- 
rale Européen,  ou  même  dans  la  classe  encore 
moins  générale  Français,  vous  ne  serez  guère 
plus  heureux  ;  et  qu'enfin,  il  vous  deviendra 
possible,  quoi(iue  assez  diflicile,  de  le  ren- 
contrer dans  la  classe  moins  générale  Pari- 
sien. 

«  De  môme,  vous  savez  d'un  honmie  qu'il 
est  savant  :  jusque-là  vous  en  êtes  bien  éloi- 
gné. On  vous  dit  qu'il  est  pocïc  ;  vous  en  ap- 
prochez un  peu.  On  ajoute  qu'il  est  poète 
tragique,  vous  en  êtes  plus  i)rès  ;  (jue  c'est 
un  poète  tragique  du  siècle  de  Louis  XIV,  le 


rez  pas  à  vous  apercevoir  qu'entre  un  homme, 

un  lion,  un  aigle  et  un  ilauphin,  tout  n'est  champ  de  vos'  recherches  s'est  prodigieuse- 
pas  différent .  Le  dauphin  se  meut  d'un  mou-  n)ent  resserré  ;  enfin,  que  c'est  un  grand 
vement  spontané,  comme  le  lion,  comme  poète  tragique,  vous  n'avez  plus  qu'à  choisir 
l'aigle,  comme  l'homme;  comme  eux,  il  entre  Corneille  et  Racine, 
cherche  son  aliment;  il  naît,  croît,  se  forli-  «  Encore  un  exenq)le.  L'idée  générale,  ou 
fie,  vieillit  et  meurt.  De  chacun  des  termes  la  classe  générale  sentiment,  vous  fait  cou- 
de la  comparaison  que  nous  venons  d'établir,  naître  d'une  manière  bien  imparfaite  l'in- 
il  nous  vient  donc  une  idée  qui  représente  telligence  de  l'homme,  ou  plutôt,  elle  ne 
quelque  chose  de  conunun  à  tous  les  termes,  vous  en  donne  aucune,  connaissance, 
une  idée  géiiérale,  par  conséquent.  On  a  «  Divisez  celte  classe  générale  en  quatre 
donné  à  celte  idée  le  nom  fl»u'ma/j/^.  classes  subordonnées,  sentiment-sensation, 
«  Les  idées  générales,  les  classes  générales  sentiment  des  opérations  de  l'esprit,  senti- 
homme  ,  lion,  aigle,  dauphin,  sont  donc  ment  des  rapports ,  sentiment  moral  :  vous 
subordonnées  à  l'idée  ou  classe  plus  générale  avez  fait  un  grand  pas,  mais  vous  ne  touchez 
animal.  L'homme  est  une  espèce  d'animal  :  point  encore  à  l'intelligence. 


l'homme  est  une  espèce,  dont  animal  est  le 
genre. 

<t  L'idée  générale  animal,  deviendra  à  son 
tour  une  idée  spécifique,  si  nous  la  subor- 
donnons à  une  idée  plus  générale  qu'elle  ne 


«  Divisez  chacun  de  ces  quatre  sentiments 
en  sentiments  confus  et  sentitnents  distincts  : 
vous  êtes  aux  idées,  au  commencement  de 
l'intelligence. 

«  Distribuez  la  classe  des  sentiments  dis- 


l'esl  elle-même.  Or,  rien  n'est  plus  facile.  Je  tincts,  ou  des  idées,  en  idées  sensibles,  idées 
n'entrerai  pas  dans  un  détail  fatigant  pour  intellectuelles,  idées  morales  :  l'intelligence 
faire  voir  que  l'animal,  c'est-à-dire  le  corps  se  montre  presque  à  découvert, 
organisé,  vivant  et  animé,  est  une  espèce  de  «  Continuez  vos  classes  :  que  ces  trois  es- 
corps;  le  corps,  une  espèce  de  substance  ;  la  pèces  d'idées  soient  absolues  ou  relatives,  et 
substance,  une  espèce  d'être;  ou,  ce  qui  re-  qu'enfin  elles  soient  acquises  ou  par  Vatlen- 
vient  au  même,  que  la  classe  animal  est  su-  tion,  ou  par  la  comparaison,  ou  par  le  rai- 
bordonnée  à  la  classe  corps  ;  la  classe  corps,  sonncment,  vous  aurez  de  l'intelligence  de 


à  celle  de  substance  ;  celle  de  substance,  en- 
tin,  à  celle  ù'étre. 

^  <<  Ici,  nous  sommes  forcés  de  nous  arrêter. 
Nous  sommes  arrivés  à  la  classe  la  plus  gé- 
nérale, au  genre  le  plus  élevé  ;  ou,  comme 

on  s'exprime  en  termes  de  l'école,  au  genre     férents  objets  de  l'a  nature,  il    ne  suflit  pas 
suprême.  d'en  avoir  des  idées  très-générales.  Les  idées 

«  Maintenant,  rapprochons  ces  différentes  générales  représentent  exclusivement  ce 
Casses  ;  et,  pour  n  être  pas  trop  minutieux,  que  plusieurs  êtres  ont  de  commun  :  elles  ne 
neghgeons-en  la  plus  grande  partie,  caractérisent  rien.  L'idée  générale  hornme, 


l'homme  une  connaissance,  sinon  i)arfaite, 
du  moins  égale  ou  supérieure  à  la    plupart 
des  connaissances  dont  se  vante  la  philoso- 
phie. 
«  On  voit  donc  que,  pour  connaître  les  dif- 


% 


G  EN 


Dir.Tro.NXAlHE  DR  PIIILOSOPinE. 


GKN 


100 


ne  vous  fora  pas  connaître  le  peuple  romain  ; 
elle  ne  vous  fera  pas  connaître  César  ou 
Pompée.  De  l'idée  générale  science,  vous  ne 
ferez  pas  sortir  la  chimie  ou  la  métaphysique, 
l/idée  içénérale  siibslance  ne  vous  instruira, 
ni  des  pro|)riétés  des  corps,  ni  des  propriétés 
(les  esprits:  enfin,  l'idée  la  plus  générale  de 
toutes,  ['être,  Vcxistence,  sera  la  plus  stérile 
des  idées. 

«  11  est  vrai  que  ces  mots,  être,  substance, 
servent  à  désigner  la  réalité  des  choses.  La 
substance  d'un  corps,  c'est  quel(|Ucfois  la  to- 
talité de  ses  propriétés  et  de  ses  attributs  ; 
l'être,  c'est  l'Etre  des  êtres,  c'est  l'existence 
divine. 

«  Connaître  ainsi  les  substances  peut  6tre 
un  désir  de  l'homme,  mais  un  désir  qui  ne 
sera  jamais  entièrement  satisfait  :  connaîlie 
ainsi  l'existence,  ce  serait  être  Dieu. 

«  Aussi,  dans  ces  manières  de  s'exprimer, 
les  idées  ont-elles  perdu  leur  généralité  pour 
s'individualiser  dans  leur  objet. 

«  Chez  les  anciens,  Homère  était  le  poète, 
Aristide  était  le  juste,  Socrale  le  sage. 

«  Il  y  a  des  philosophes  dont  l'esprit  se 
trouble  et  s'anéantit  devant  l'idée  d'ea?('.<!^ence. 
Qu'a  donc  cette  idée  de  si  mystérieux? 

«  L'idée  d'existence  est,  ou  la  plus  géné- 
rale des  idéos,  ou  elle  est  individuelle  :  elle 
exprime,  ou  un  point  de  vue  commun  à  tous 
les  êtres  individuels;  ou  bien  elle  a  pour 
objet  cl^icun  des  êtres  individuels  pris  dans 
.son  intégrité,  ou  même  la  totalité  des  êtres. 

«  Sous  le  premier  point  de  vue,  l'idée 
iVexistcnce  n'offre  pas  plus  de  diiïiculté  que 
toute  autre  idée  générale;  elle  en  olfre  moins, 
puisqu'elle  est  la  plus  générale. 

«  Sous  le  second  point  de  vue,  elle  est  né- 
cessairement et  évidemment  imparfaite.  11  n'y 
a  pas  là  de  mystère.  Rien  n'est  moins  mys- 
térieux que  la  certitude  de  notre  impuis- 
sancti,  quand  nous  voulons  saisir  la  nature 
ifilime,  l'existence  telle  qu'elle  est, d'un  corps 
déterminé,  d'un  esprit  déterminé  ;  et,  à  plus 
forte  raison,  quand  nous  voulons  pénétrer 
l'essence  divine,  l'être  de  Dieu.  Nous  avons 
prouvé  dans  la  dernière  leçon,  que  la  con- 
naissance complète  des  individus,  des  exis- 
tences individuelles,  n'est  pas  à  notre  por- 
tée. Nous  avons  fait  voir  que  la  connaissance 
complèted'un  grain  de  sable  serait,  en  quelque 
sorte  ,  la  connaissance  de   la  nature  entière. 

«  Pourquoi  y  a-t-il  quelque  chose  ?  Terri- 
ble question!  s'écrie  d'Alembert  {Mél.,\.  V, 
p.  35)  :  il  lui  semble  que  les  philosophes  n'en 
sont  pas  assez  efl'rayés. 

«  J'avoue  que  je  ne  saurais  partager  le 
sentiment  qui  a  donné  lieu  à  cette  exclama- 
lion.  Pourquoi,  se  rapporte  ou  à  la  cause 
linale,  ou  à  la  cause  elliciente. 

«  Quelle  est  la  fin  ou  le  but  de  l'existence, 
de  toutes  les  existences,  celle  de  Dieu  com- 
prise? Je  l'ignore;  et  cette  curiosité  me  pa- 
raît tellement  hors  de  proportion  avec  lua 
nature,  qu'elle  ne  m'effraye  ni  ne  m'inquiète, 
qu'elle  n'entre  pas  même  dans  mon  esprit. 
Je  dirai  plus  :  il  me  paraît  absurde  de  de- 
mander le  but  de  l'existence  de  Dieu.  Je 
doute  qu'on  sache  ce  qu'on  demande. 


«  Quelle  est  la  cause  efficiente  de  l'exis- 
tence de  toutes  les  existences?  Une  telle 
question  et  une  telle  cause  sont  de  vérita- 
bles contradictions.  Pour  produire  toutes  les 
existences,  la  cause  efliciente  doit  exister;  et 
dès  lors,  n'étant  pas  cause  de  sa  propre  exis- 
tence, elle  n'est  pas  cause  efficiente  de  toutes 
les  existences. 

«  On  cherche  la  raison  de  l'existence  :  il 
n'y  en  a  pas.  Cette  raison,  s'il  y  en  avait  une, 
devrait  être  antérieure  à  l'existence,  ou  du 
moins  elle  devrait  être  conçue  antérieure  à 
l'existence. 

«  Ainsi  supposée,  ainsi  conçue,  cette  rai- 
son serait,  ou  une  cause  qui  aurait  produit 
l'existence,  ou  un  principe  dont  l'existence 
serait  une  émanation;  elle  serait  donc  elle- 
même  une  existence  dont  on  continuerait  à 
demander  la  raison,  et  <Ma  demander  sans  fin. 

«  On  peut  demander  la  raison  d'une  exis- 
tence particulière  :  on  ne  peut  demander  la 
raison  de  toute  existence.  Cependant,  si  vous 
voulez  dire  que  l'existence  a  sa  raison  en 
elle-même,  ou  qu'elle  est  elle-même  sa  pro- 
pre raison,  je  ne  m'y  oppose  pas. 

«  Je  ne  conçois,  ni  la  création,  ni  l'exis- 
tence nécessaire  ;  j'en  ai  une  entière  certi- 
tude, mais  je  n'en  ai  point  Vidée.  Je  n'ai  idée, 
ni  de  l'éternité,  ni  du  passage  du  néant  à 
l'existence,  et  je  me  tiens  tranquille.  Pour- 
quoi m'eff rayer  de  cette  ignorance?  est-ce 
qu'elle  serait  moins  naturelle  que  toute  nu- 
ire? ne  m'est-il  pas  évident  que  les  idées  do 
création  et  d'éternité  que  je  n'ai  pas,  je  ne 
puis  pas  les  avoir?  D'oij  me  viendraient-elles, 
à  moins  d'une  révélation,  quand  elles  n'ont 
leur  origine  dans  aucun  de  mes  senti- 
ments ? 

«  Il  ne  faut  donc  pas  oublier  que  le  nom 
d'une  idée  générale  i)eut  en  même  temps 
être  le  nom  d'une  idée  individuelle.  Comme 
nom  d  idée  générale,  il  exprime  une  qualité 
commune,  un  point  de  vue  commun  a  plu- 
sieurs êtres  :  comme  nom  d'idée  individuelle, 
il  est  signe  d'une  existence  individuelle,  d'un 
être  réel. 

«  Rien  n'est  plus  facile  à  acquérir  que  les 
idées  générales  de  tous  les  objets  de  l'uni- 
vers :  rien  n'est  plus  difficile  h.  acquérir  que 
les  idées  individuelles  de  ces  objets:  les  pre- 
mières se  bornent  à  nous  faire  connaître 
quelques  qualités,  une  qualité  ;  les  derniè- 
res, si  nous  les  avions  complètes,  nous  fe- 
raient connaître  la  réunion  de  toutes  les  qua- 
lités des  êtres,  de  toutes  leurs  propriétés. 

«  Aussi  voyons-nous  que  les  enfants,  après 
les  premières  impressions  qui  leur  viennent 
j)ar  les  sens,  et  dont  ils  tirent  quelques  idées 
sensibles,  se  portent  aussitôt  aux  idées  les 
l)lus  générales,  arbre,  homme,  bon,  mau- 
vais, etc.;  et  cela  doit  être,  caril  est  bien  plus 
aisé  de  saisir  les  ressemblances,  que  les  diffé- 
rences. On  n'obtient  les  différences  que  par 
une  application  dont  le  travail  se  fait  sentir  ; 
on  aperçoit  les  ressemblances  d'un  premier 
coup  d'oeil. 

«  Par  les  progrès  de  l'âge,  l'enfant  distin- 
gue Varbre  cerisier,  Vtrbre  prunier,  Vhomme 
l'amme~i^i»J!ie,   l'homme  savant,  etc.; 


101 


r.EN 


PSYCHOLOGIE. 


CEN 


1C2 


c'esl-h-dire  qu'il  forme  des  classes  moins  gé- 
nérales, h  mesure  qu'il  s'instruit. 

«  Avoir  dans  sou  esprit  des  idées  très-gé- 
^léraies,  des  cla.sses  très-générales,  sans  con- 
naître en  même  temps  les  séries  de  classes 
qui  leur  sont  subordonnées,  cl  qui,  par  une 
gradation  bien  ménagée,  conduisent  aux  in- 
dividus, c'est  donc  ressembler  aux  enfants, 
c'est  ne  rien  savoir. 

«  Combien  d'iiommes  ,  cependant ,  avec 
quel. lues  idées  générales,  parlent  hardiment 
d'architecture,  de  peinture,  de  musique  I  II 
est  vrai  qu'ils  prêtent  à  rire  aux  connais- 
seurs, mais  le  noiibre  dos  connaisseurs  n'est 
jamais  très-grand.  Combien  décident  sur  la 
guerre,  sur  la  marine,  sur  toutes  les  branches 
de  r.Hlministralion  !  Combien  aussi  se  don- 
nent une  apj)arence  de  profondeur,  parce 
(piils  font  entrer  dans  leurs  discours  les 
mois  philosophie,  vatnrc,  mc'laphyitique ,  et 
«uties  semblables  1  Mallicuirusement  ils  sont 
trahis  par  ces  mots  mêmes:  leurs  mé[)rises, 
quand  ils  en  viennent  aux  ap[)licalions,  rap- 
pellent la  métaphore  et  la  métonymie  , 
grands  mots  que  Pradon  croit  des  termes  de 
cfiivue. 

«  Imaginerait-on  qu'avec  des  classes  gêné 


«  Pour  sentir  combien  la  noblesse  du  style 
tient  à  l'emploi  des  termes  généraux,  su|)- 
posez  qu'aux  obsèques  d'un  personnage  illus- 
tre, l'orateur,  voulant  décrire  les  cérémonies 
delà  pompe  funèbre,  s'énonce  de  la  manière 
suivante  :  Les  pontifes  sacrés^  revêtus  d'orne- 
ments lugubres,  etc.  ;  l'expression  générale 
ornements  a  [)Ius  de  noblesse,  vous  n'en  dou- 
tez pas,  que  n'en  auraient  des  expressions 
qui  détailleraient  toutes  les  parties  de  ces 
ornements;  et  l'auditoire  ne  serait  pas  médio- 
crement surpris,  si  on  allait  lui  montrer  des 
surplis  et  des  chasubles.  Mais  pourquoi  ces 
cx|)ressions  de  détail  manqueraient-elles  de 
noblesse?  par  ce  que  celui  qui,  dans  un  dis- 
cours solennel,  célèbre  les  vertus  d'un  héros 
ou  d'un  roi,  doit  oublier  tout  ce  qui  n'a  pas 
quelque  grandeur. 

«  Les  termes  généraux,  termes  d'ignorance 
quand  ils  ne  tiennent  h  rien,  annoncent  un 
esprit  Irès-éclairé,  quand  ils  se  lient  à  des 
termes  moins  généraux,  h  des  classes  moins 
générales,  qui,  elles-mêmes,  se  lient  h  des 
classes  toujours  moins  générales,  jusqu'à  ce 
qu'on  soit  arrivé  aux  choses, 

«  C'est  des  individus  qu'est  sortie  la  pre- 
mière lumière  :  c'est  sur  les  individus  qu'elle 


raies,  séparées  des  classes  subordonnées  qui     doit  se  reporter,  mais  augmentée,  forliliée. 


conduisent  aux  individus,  l'ignorance  pût  al- 
ler au  point  de  confondre  un  mouron  avec  un 
oiseau  'f  C'est  pourtant  ce  qui  est  arrivé  à  une 
peuplade  entière.  Lorsque  le  capitaine  Cook 
aborda  pour  la  première  fois  à  l'île  d'Otaiti, 
les  habitants,  en  voyant  un  mouton,  firent 
entendre  que  c'était  un  oiseau.  Nous  ne  con- 
cevons pas  d'abord  une  erreur  aussi  étrange; 
mais  l'île  ne  contenait,  en  quadru[)èdes,  que 


D'une  première  ([ualité  individuelle,  nous 
nous  sommes  élevés  à  !a  classe  la  plus  géné- 
rale: cette  clas.^e  s'est  distribuée  en  classes 
subordonnées,  du  moment  ([uc  nous  avons 
aperçu  des  ditférences  entre  les  objets  qui, 
d'abord,  nous  avaient  paru  semblables.  De 
nouvelles  ditférences  ont  donné  lieu  à  de 
nouvelles  classes:  ainsi,  de  classe  en  classe, 
de    dilférence  en  différence,  de  qualité  en 


le  cochon  et  le  chien  :  ces  deux  espèces,  les  qualité,  nous  sommes  revenus  aux  individus, 
oiseaux  et  une  multitude  de  rats,  voilà  tout  (jui  n'ont  plus  été  pour  nous  une  seule  qua- 
c<3  que  les  insulaires  connaissaient.  Ils  sa-  lité,  mais  des  assemblages  de  qualités:  alors, 
vaient  que  l'espèce  des  oiseaux  est  très-va-  notre  connaissance  a  été  d'autant  plus  par- 
liée,  car  de  temps  en  temps  il  en  paraissait  faite  que  le  nombre  des  qualités  bien  recon- 
dans  leur  île,  (jui  ne  s'étaient  pas  montrés  nues,  bien  constatées,  a  été  plus  grand, 
aupanivant.  Voici  comment  ils  raisonnèrent  :  «Privés  du  secours  des  classes,  l'esprit 
Cet  animal  que  nous  voyons  n'est  ni  un  co-  humain  languirait  dans  l'inertie  et  dans  l'i- 
chon  ,  ni  un  chien  ;  il  faut  donc  que  ce  soit  gnorancc  :  quelques  actes  d'attention,  quel- 
un  oiseau.  Ce  raisonnement  ressemble  à  plus  ques  comparaisons  lui  donneraient  à  peine 
d'un  raisonnement  que  nous  faisons  tous  les  l'idée  des  objets  nécessaires  à  la  conservation 
jours  :  c'est  le  sophisme  connu  sous  le  nom  du  corps.  La  faculté  de  raisonner,  abandon- 
de  dénombrement  imparfait.  née  à  elle-même,  resterait  dans  une  inaction 

«  Que  penser,  après  cela,  d'un  précepte  forcée,  et  serait  à  jamais  stérile.  Le  raison- 

que  donne  Buffon  dans  son  discours  de  ré-  nement  consiste  dans  un  rapport  ])articulier 

ce|)lion  à  l'Académie  française?  Avec  de  Vat-  entre  deux  jugements  ou  deux  propositions, 

lention  à  ne  nommer  les  choses  que  par  les  dans  le   rapport  du  contenant  au  contenu. 

termes  les  plus  généraux,  le  style  aura  de  ta  Dieu  est  juste,  donc  il  récompensera  la  vertu, 

noblesse.  Voilà  un  exemple  de  raisonnement;  et  vous 

«  Ce  précepte,  plein   de  goût  quand   on  voyez  que  le  second  jugement,  Dieu  récom- 

"applique  à  des  sujets  qui  ont  de  la  dignité  pensera  la  vertu,  se  trouve  dans  le  premier, 


ou  à  des  sujets  dès  longtemps  connus,  exige 
dans  la  pratique  un  grand  discernement. 
Des  idées  neuves,  des  idées  jusqu'à  vous  mal 
démêlées,  veulent  des  expressions  particu- 
lières et  très-circonscriles.  Avec  des  termes 
généraux,  vous  ne  serez  pas  entendu  :  votre 
style  n  aura  ni  clarté,  ni  précision;  et  si,  à 
propos  d'une  querelle  d'écoliers,  vous  veniez 


Dieu  est  juste.  Or,  si  nous  n'avions  point  de 
classes,  d'idées  générales  ;  si  nous  n'avions 
ni  genres  ni  espèces,  il  nous  serait  impossi- 
ble de  voir  des  jugements  ainsi  renfermés  les 
uns  dans  les  autres,  ou  des  propositions 
comme  conséquences  d'autres  [)roi)Ositions  ; 
et  la  raison  en  est  évidente,  car  il  nous  serait 
impossible  de  former  des  propositions.  Paul 


faire  un  étalage  de  la  loi  politique  et  de  est  joueur  ;  les  joueurs  sont  malheureux:  dans 
la  loi  naturelle,  vous  risqueriez  fort  de  vous  la  première  de  ces  deux  propositions,  on  met 
rendre  ridicule.  ,'  un  individu  dans  l'esoèce, /'at// dans  l'esuèce 


m 


CKN 


DlCTlONiVAIUE  DE  riHLOSOlMIIK. 


CEN 


ï6i 


tU'S  joueurs  :  dans  l.i  seconde,  les  joueurs 
saut  malheureux,  on  met  l'espèce  dans  le 
genre,  la  classe  des  joueurs  dans  la  classe 
plus  générale  des  malheureux.  Enoncer  une 
proposition,  c'est  dire  qu'on  a  mis  un  indi- 
vidu dans  une  classe,  ou  une  classe  dans  une 
fluire  classe:  sans  classes,  sans  idées  yénéra- 
les,  sans  genres  et  sans  espèces,  ne  pouvant 
faire  des  propositions,  conuiient  pourrions- 
nous  faire  des  raisonnements? 

«  Il  est  vrai  que  les  enfants,  vivant  l'usage 
de  la  parole,  donnent  quelques  signes  de 
raisonnement:  aussi,  ne  sont-ils  pas  totale- 
ment dépourvus  d'idées  générales.  Je  ne  crois 
l»as,  du  moins,  (lu'on  [>uisse  leur  reluser 
celles  de  bien  être  et  de  mal  être;  mais  le 
|)eu  de  raisonnement  dont  ils  semblent  donner 
des  preuves,  mérite-t-il,  en  effet,  le  nom  de 
raisonnement?  L'enfant  qui  s'est  brillé  à  la 
flamme  d'une  bougie,  se  gardera  d'en  appro- 
<*lier  la  main  une  secondt^  fois.  Est-ce  à  dire 
qu'il  a  fait  un  syllogisme?  11  lui  sullit  de  se 
souvenir  de  la  douleur  qu'il  a  é|)rouvée: 
l'enfant  se  conduit  corame  s'il  avait  raisonné; 
il  ne  raisonne  pas  encore;  je  veux  dire  (ju'il 
ne  raisonse  pas  explicitement. 

«  C'est  donc  aux  idées  générales,  ?i  leur 
distribution  en  dilfércntes  classes,  ([ue  l'hom- 
me doit  les  sciences  et  tous  les  avantages 
qu'il  en  retire,  puis(|ue  c'est  à  ces  distribua 
lions  qu'il  doit  l'exercice  de  la  faculté  do 
raisonner. 

«  Mais,  en  reconnaissant  les  services  que 
nous  rendent  les  idées  générales,  reconnais- 
sant combien  elles  sont  nécessaires  pour  le 
développement  de  l'inlelligence,  il  ne  faut 
pas  oublier  que  cette  nécessité  est,  en  môme 
temps,  une  preuve  manifeste  de  la  faiblesse 
(le  notre  nature.  Le  raisonnement,  privilège 
de  l'homme,  est  le  privilège  d'un  être  impar- 
fait. 

«  L'intelligence  infinie  cesserait  d'être  elle- 
même,  si  elle  pouvait  devoir  quelque  chose 
au  raisonnement.  A  ses  yeux,  il  n'y  a  ni  clas- 
ses, ni  genres,  ni  espèces.  Les  classes  n'of- 
frent que  des  points  de  vue;  les  principes  et 
les  conséquences  montrent  les  choses  succes- 
sivement ;  et  l'intelligence  infinie  embrasse 
tout,  elle  voit  tout,  et  tout  à  la  fois. 

«  Nous-mêmes,  quand  les  objets  nous  inté- 
ressent vivement,  nous  dédaignons  les  idées      qu'il  n'agit  point   par  des  lois  générales  et 
générales  et  leurs  classes;  nous  nous  méfions     uniformes. 

aussi  des  inductions  et  des  analogies;  il  nous  «  Je  crois  qu'on  se  rendra  à  ces  raisons, 
faut  des  idées  très-spécifiques,  des  idées  in-  après  les  avoir  attentivement  examinées.  Ce- 
<lividuelles,  nous  voulons  connaître  les  objets  pendant,  nous  ne  changerons  rien  au  langage 
par  des  idées  immédiates.  reçu,  et  ni  us  continuerons  à  nous  énoncer 

«  Ce  n'est  point  par  les  idées  générales  de      comme  s'il  existait  en  etfet  des  lois  généra- 
rouage,  de   ressort,   que  l'horloger  connaît 
une  montre  :  ce   n'est  point  par   les  idées 
générales  d'étoffe  ou  ue   draperie,   que  le 


curiosité  active,  dont  la  nature  a  fait  le  l)e- 
soin  de  son  cœur,  comment  pourrait-elle 
régler  sa  conduite,  encourager,  réprimander, 
caresser  et  punir  h  |)ro|)os? 

«  Il  est  A  croire,  dit  llousseau,  que  les  évé- 
nements particuliers  ne  sont  rien  aux  yeu<i 
du  Maître  de  l'univers  ;  que  sa  providenre 
est  seulement  universelle  ;  qu'il  se  contente  de 
conserver  les  genres  et  les  espèces,  et  de  pré- 
sider au  tout,  sans  s'inquiéter  de  la  manière 
dont  chaque  individu  passe  celte  courte  vie. 
Un  roi  saqe  qui  veut  que  chacun  vive  heureux 
dans  ses  Etats,  a-t-il  besoin  de  s'informer  si 
les  cttbarets  y  sont  bons?  »  [Lettre  à  Vol- 
taire.) 

«  Un  roi  sage,  s'il  veut  mériter  ce  litre, 
s'informera  si  les  cabarets  sont  bons:  un  roi 
sage  veille  sur  tout  son  peuple.  Les  voya- 
geurs excitent  sa  sollicitude,  autant  que  ceux 
qui  vivent  tranouillemenl  auprès  de  leur 
foyer. 

«  C'est  parce  que  les  rois  et  les  législateiu's 
sont  hommes,  parce  que  leur  intelligence  et 
leur  puissance  sont  limitées,  que,  ne  pou- 
vant établir  des  rapports  immédiats  avec 
chacun  des  individus  soumis  à  leur  sagesse 
ou  à  leur  emjnre,  ils  se  voient  forcés  de  les 
considérer  en  masse. 

«  Dire  que  la  Providence  est  universelle, 
et  n'est  qu'universelle,  c'est  dire  que  Dieu 
gouverne  le  monde  par  des  lois  générales, 
par  des  volontés  générales,  et  non  par  des 
volontés  particulières;  c'est  dire  qu il  gou- 
verne tous  les  êtres  parce  qu'ils  ont  de  com- 
mun ;  c'est  dire  qu'il  n'agit  que  sur  des  qua- 
lités communes 
humain,  un  roi  de  la  terre 

<  Deux  feuilles  d'un  même  arbre,  vues  de 
près,  ne  sont  pas  semblables:  deux  gouttes 
d'eau  regardées  avec  le  microscope  nous  pré- 
sentent bientôt  des  différences.  Les  similitu- 
des tiennent  à  la  grossièreté  de  nos  sens,  et 
aux  bornes  de  notre  esprit.  Il  ne  faut  pas 
transporter  à  Dieu  ce  qui  n'est  que  de  l'hom- 
me. Dieu  connaît  les  êtres,  tels  (ju'ils  sont  eu 
eux-mêmes:  il  les  voit  tous,  différents  les 
uns  des  autres  ;  et,  comme  la  manière  dont 
il  agit  sur  eux  varie,  suivant  la  connaissance 
qu'il  en  a,  il  s'ensuit  que  Dieu  agiL.sur  cha- 
que être  d'une  manière  spéciale,  c'est-h-dire, 


c'est  en  faire  un  législateur 


les.  Nous  dirons  que  la  gravitation  est  une 

loi  générale  dans  l'ordre  physique  ;  que  le 

désir  du  bonheur  est  une  loi  générale  dans 

marchand  connaît  son  magasin:  ce  n'est  pas     l'ordre  moral.  Il  est  vrai,  qu'à  parler  mathé 


•urtout  par  des  idées  générales  qu'une  mère 
connaît  ses  enfants.  Elle  est  sans  cesse  occu- 
pée à  les  observer,  à  les  étudier;  elle  cherche 
à  pénétrer  jusqu'au  fond  de  leur  âme,  pour 
en  découvrir  les  mouvements  les  plus  ca- 
chés ;  et  rien  ne  lui  échappe  de  ce  qui  peut 
annoncer  la  diversité  de  leurs  goûts,  ou  la 
dilTcrence  de  leurs  caractères.   Sans   cette 


raatiquement,  deux  atomes,  par  cela  seul 
qu'ils  occupent  deux  lieux  différents  dans 
l'espace,  ne  sauraient  tendre  de  la  même 
manière  vers  aucun  des  points  malériels  de 
l'univers  ;  ni  deux  êtres  sensibles  avoir  })ré- 
cisément  la  même  manière  de  vouloir  être 
heureux  :  mais  ces  différences  nous  échap- 
pent; et,  s'il  n'y  a  ni  similitudes,  ni  lois  ge- 


\^'^ 


(]EN 


PSYCnOLOG[K. 


r.KN 


(UM-n'os  pour  la  naliiro,  il  y   en  a  [lour  nous.         «  Avant  de  terniinei'  ce  que  je  me 
«  (^eci  peut  concilier  ceux  i^ui  veulent  que     posé  de  vous  dire  aujourd'hui  sur 
les  classes,  les  genres,  les  espèces,  aient  leur     générales,  je  dois  répondi-e  à  une 


f'»ud(Mnent  dans  notre  propre  nature,  et  ceux 
oui  les  fondent  sur  la  nature  des  choses. 
I  es  genres,  les  espèces ,  sont  des  resseni- 
itlances;  et,  h  la  rigueur,  les  ressemblances 
ne  S(int  que  dans  l'esprit  de  l'homme;  mais, 
quoiqiie  dans  les  choses  tout  soit  ditîérent, 
tout  n'est  pas  ég.ilement  différent.  Deux  chê- 
nes diffèrent  lun  de  l'autre  ;  ils  diffèrent 
encore  plus  des  ormes,  des  peupliers.  Deux 
oranges  se  distinguent  entre  elles  ;  mais  elles 
se  distinguent  bien  mieux  des  pèches,  ou 
lies  pommes.  (I  y  a  donc,  dans  les  êtres,  des 
différences  à  tous  les  degrés:  or,  ce  sont  les 
moindres  différences  qui  sont  pour  nous  des 
ressemblances;  et  cela  suffit  pour  autori- 
ser, j<^  ne  dis  pas  pour  justifier,  ceux  qui 
prétendent  que  les  classes,  les  genres,  les 
espèces,  ont  leur  fondement,  ou  du  moins 
un  de  leurs  fondements,  dans  la  nature  des 
choses. 

«  Nous  ne  transigerons  pas  ainsi  avec  cer- 
tnns  philosophes  qui  confondent  les  idées 
^'énérales  avec  les  idées  collectives,  comme 
d'autres  les  ont  confondues  avec  les  idées 
composées. 

«  L'idée  collective  consiste  dans  la  répé- 
tition d'une  même  idée.  Telles  sont  les  idées 
d'iui  sénat,  d'une  armée,  d'une  forêt,  d'une 
ville,  d'un  notnbre;  je  ne  d's  pas  de  sénat, 
d'armée,  etc.  Ces  dernières  idées  sont  géné- 
rales: elles  expriment  ce  qu'il  y  a  de  com- 
Diun  entre  les  sénats  de  Rome,  "de  Carihai^e, 
d'Athènes,  de  France,  d'Angleterre,  de  Rus- 
sie; entre  les  armées  de  Darius,  d'Alexan- 
dre, de  Charles  XII  ;  entre  les  forêts  du  Nord 
et  celles  du  Midi,  etc.  :  au  lieu  que  l'idée  dun 
sétial  esi  la  répétition  de  l'idée  de  sénateur; 
l'idée  d'une  armée,  la  répétiticm  de  l'idée  de 
soldat;  l'idée  d'une  forêt,  la  répétition  de 
l'idée  d'arbre;  l'idée  d'une  ville,  la  répéti- 
tion de  l'idée  do  maison  ;  l'idée  d'un  nombre, 
la  répétition  de  l'idée  de  l'unité. 

«  On  a  donc  cru  que  les  idées  générales 
étaient  pareillement  !a  répétition  d'une  même 
idée,  une  collection  d'idées  semblables;  que 
l'idée  générale,  blancheur,  s'obtenait  en  ajou- 
tant la  blancheur  de  la  neige  à  celle  de  l'i- 
voire, à  celle  du  lait;  que  l'idée  générale  de 
la  figure  humaine  résultait  de  la  réunion  de 
la  figure  d'un  enfant,  d'un  vieillard,  d'un 
blanc,  d'un  nègre.  Imaginez  le  singulier  vi- 
sage qu'on  aurait  avec  l'idée  générale  de  la 
figure  humaine  ainsi  conçue. 

«  11  en  est  de  l'idée  générale,  figure  humai- 
ne, comme  de  l'idée  générale,  homme.  Cette 
idée,  homme,  ne  présente,  ni  enfant,  ni 
vieillard,  ni  guerrier,  ni  magistrat,  ni  savant, 
ni  ignorant:  elle  ne  représente  rien  de  ce  (pu 
caractérise  les  individus:  elle  se  borne  à 
nous  faire  connaître  des  qualités  communes 
à  tous  les  hommes.  De  même,  l'idée  générale, 
figure  humaine,  ne  présente  aucun  caractère 
de  beauté  ou  de  laideur,  de  jeunesse  ou  de 
vieillesse:  elle  nous  fait  connaître  les  seuls 
traits,  qui  distinguent  la  figure  de  l'homme 
de  la  figure  de  l'animal. 

DiCTIONN.    DE    PniLO.SOPUIE.   T. 


me 

suis  pro- 
ies idées 
question 
l'idée  do 
les  idées 


qu'on  m'a  faite.  On  veut  savoir  si 
la  vertu  doit  être   rangée   parmi 
abstraites,  ou  parmi  les  idées  générales,   ou 
parmi  les  idées  composées. 

«  Qu'est-ce  que  la  vertu? 

«  La  vertu,  nous  répond  la  saine  philoso- 
phie, est  un  désir  constant  de  rendre  toutes 
nos  pensées,  toutes  nos  actions,  conformes 
aux  lois  divines  et  humaines. 

«  Ecrivons  ces  paroles  en  lettres  d'or;  el 
méditons-les,  jus(pfù  ce  que  nous  puissions 
nous  les  appliquer. 

«  Gravons  surtout  en  caractères  d'or  ces 
paroles  plus  belles,  plus  simples:  La  vertu 
consiste  à  aimer  Dieu  par-dessus  tout,  et  /c 
prochain  comme  nous-mém'e. 

«  Sacrifiez  votre  intérêt  à  l'intérêt  général; 
vous  méritez  le  nom  de  vertueux. 

«  Vous  serez  vertueux,  si  vous  immolez  vos 
passions  à  la  raison. 

«  Toutes  ces  définitions  ont  obtenu  vos 
suffiages,  parce  que  dans  toutes  vous  avez 
reconnu  le  modèle  de  ce  qu'il  y  a  de  meil- 
leur dans  la  nature  humaine. 

«  Mais  pourquoi  quatre  définitions  d'une 
même  chose?  Gardez-vous  de  vous  en  plain- 
dre :  désirez  plutôt  qu'on  les  nmltiplie.  Cha- 
cune montre  la  vertu  sous  de  nouveaux 
points  de  vue  ;  et,  mieux  nous  la  connaîtrons, 
plus  nous  aurons  de  motifs  de  l'aimer. 

«  Rappelez  ici  ce  que  nous  avons  dit  ail- 
leurs, et  plus  d'une  fois,  combien  est  abusive 
la  méthode  qui,  supposant  aux  mots  une 
acce|)lion  toujours  la  même, 
connaître  les  choses  que  d'une 
trêmement  imparfaite. 

«  Il  faut  quelque  discernement  pour  choi- 
sir, entre  plusieurs  définitions,  celle  (pii  con- 
vient le  mieux  au  sujet  que  l'on  traite.  Si, 
dans  un  discours  politique  vous  faisiez  con- 
sister la  vertu  à  aimer  Dieu  par- dessus  tout  : 
si,  dans  un  discours  religieux  vous  la  défi- 
nissiez par  la  préférence  de  l'intérêt  généra! 
à  l'intérêt  [)articulier,  vous  pourriez  dire  des 
choses  tiès-vraies,  mais  très-déplacées.  Par- 
lez-vous sur  la  morale,  sur  cette  partie  de  la 
morale  qui  cherche  à  relever  la  dignité  de 
l'homme?  Montrez-nous  la  venu  dans  le 
triomphe  de  la   raison  sur  les    passions,  etc. 

«  Comme  c'est  au  choix  du  terme  propre 
qu'on  distingue  celui  (|ui  sait  écrire,  c'est  au 
choix  de  sa  définition  qu'on  reconnaîtra  celui 
qui  sait  raisonner. 

«  Nous  pouvons  répondre  maintenant  à  la 
question  qu'on  nous  a  adressée  :  L'idée  de 
la  vertu  est-elle  simple  ou  composée,  abstraite 
ou  concrète,  générale  ou  individuelle? 

«  Elle  est  composée,  puisqu'on  peut  la  dé- 
finir. Cette  réponse  suffirait;  mais  revenez  à 
la  première  définition,  et  faites  le  com[)te  des 
idées  qu'elle  renferme,  désir,  conformité, 
action,  pensée,  loi,  Dieu,  homme. 

«  Elle  est  abstraite;  car  vous  l'avez  séparée 
(le  plusieurs  autres  idées  avec  lesquelles  e[le 
était  unie.  Fénelon  était  un  écrivain  iJlustre; 
il  était  arciicvcqne,  préc(ïpleur  d'un  prince, 

4 


ne   peut  faire 
manière  ex- 


107  r.KN  DICTIONNAIRE  DE 

.icndémicieii,  •  »<••  M.iis,  '\nmd  vous  vous  sou- 
venez (ju'il  (lis.iil  :  Je  iJivfcrc  le  genre  hu- 
main A  ma  pttlric,  ma  patrie  à  ma  famille,  ma 
famille  à  moi-m^nir  ;  (|ii.'Uï(l  voiis  vous  le  re- 
présentez, saciiliaiil  iiux  décisions  de  l'auto- 
1  Ué  ce  que  l'hoinine  de  génie  a  do  plus  cher, 
son  opinion,  sa  |»ensée  :  alors,  oubliant  toutes 
ses  autres  (pialités,  il  ne  reste  dans  votre  es- 
jM-it  (jue  lùnage  de  sa  vertu. 

«  L'idée  de  la  vertu  est  générale;  elle  est 
très-i^énérale.  Nul  individu  de  notre  espèce, 
lieureusen)enl  pour  l'humanité  et  pour  les 
sociétés  humaines,  ne  saurait  avoir  été  tou- 
jours étranger  à  la  vertu,  ni  en  avoir  ellacé 
toutes  les  traces.  Où  est  l'aine  assez  dégradée 
pour  n'en  rien  conserver?  Dans  (|uel  cœur  sa 
llanune  est-elle  éleinle,  au  point  de  ne  jamais 
laisser  échapper  quelque  étincelle?  Mais  elle 
l)rille  surtout  dans  les  Socrate,  les  Marc-Au- 
rèle,  les  Fénelon,  les  Vincent  de  Paul. 

«  La  philosophie  n'oftre  pas  de  question 
plus  féconde  en  résultats  utiles  que  celle  des 
idées  générales  :  aucune  n'a  un  rapport  plus 
direct  à  la  conduite  que  nous  devons  tenir 
dans  la  recherche  de  la  vérité.  Comme  les 
idées  générales,  et  les  noms  généraux,  sont 
presque  toujours  une  même  chose  pour  notre 
esprit,  et  que  les  noms  propres  n'entrent  pas 
dans  les  langues  des  sciences,  on  voit  que 
traiter  des  idées  générales,  expliquer  leur  for- 
mation, montrer  leur  indispensable  nécessité, 
et  faire  sentir  en  môme  temps  combien  elles 
iniisent  quand  elles  sont  mal  faites,  c'est  trai- 
ter en  etfet  de  rinlluence  des  langues  sur  la 
marche  directe  ou  rétrograde,  ou  sur  l'immo- 
bilité de  l'esprit  humain  ;  mais  ces  impor- 
tantes considérations  aj)partiennent  à  la  logi- 
que plutôt  qu'à  la  métaphysique. 

«  C'est  h  la  logique  à  nous  dire  pourquoi, 
.avant  l'inventioji  de  ses  signes,  la  science  des 
nombres  méritait  à  peine  le  nom  de  science; 
•poerquoi  la  littéra-lure  française  n'exista  que 
du  moment  où  la  Uingue  cul  dépouillé  sa  bar- 
barie; pourquoi  les  Chinois,  tant  qu'ils  con- 
serveront leur  langue,  resteront  en  arrière 
des  lumières  des  Européens,  etc. 

«  C'est  à  la  logique  à  décider  si  les  idées 
générales  sont  des  pi'incipes,  ou  des  consé- 
(Iktences.  Pour  résoudre  cette  question,  elle 
distinguera  les  connaissances  accjuises  par  la 
simple  observation  des  connaissances  acquises 
par  le  raisonnement.  Les  unes  et  les  autres 
supposent,  il  est  vrai,  quehiues  idées  indivi- 
duelles; mais,  d'un  côté,  l'esprit  se  porte  à 
l'instant  aux  idées  les  plus  générales,  pour 
revenir  aux  individus  par  des  idées  toujours 
moins  générah.'s,  tandis  que,  de  l'autre,  avan- 
çant par  un  mouvement  progressif,  il  voit  ses 
idées  s'étendre  à  mesure  qu'il  s'élève. 

«  Les  idées  les  plus  générales  sont  les  prin- 
cipes ou  les  commencements  des  sciences  d'ob- 
servation ;  elles  sont  les  derniers  résultats  des 
sciences  de  raisonnement. 

«  N'oubliez  pas.  Messieurs,  tout  le  mal 
qu'ont  fait  et  «luc  font  encore  tous  les  jours 

{H)  Syllogiziiri  nmi  csl  ex  parliculari, 
Ncve  negaUvis-,  lecle  concluderc  si  vis. 

<d)  Quand  iiuus  disons  qnc  nous  avons  ridée  ou 


PHILOSOPHIE. 


GEN 


108 


les  idées  générales;  mais  n'oubliez  pas  le  bien 
qu'elles  font,  et  le  |)lus  grand  bien  ({u'elles 
l)ourraient  nous  fain;. 

«  N'oubliez  pas  surtout  (|ue  l'inliîlligence 
suprême,  ijiubrassanl  tout,  et  tout  à  la  fois, 
n'a  besoin  ni  de  nos  idées  générales,  ni  de 
notre  raisonnement,  et  ipie  toutes  les  sciences 
dont  s'enorgueillit  le  génie  de  l'homme  ne 
sont  qu'un  magnifi(/uc  témoignage  de  son  im- 
IHjissance.  »  (Lauomicuièue,  Leçons  de  philo- 
sophie.) 

Nous  avons  dit  que  le  vocabulaire  d'une 
langue  était  tout  enti(;r  composé  de  termes 
abstraits  et  généraux.  C'est  en  edet  une  chose 
remai'(|uable  cpie  le  peu  de  place  qu'y  occu- 
jicnl  les  noms  propres.  Il  semble  pourtant 
que  si  le  langage  eût  été  d'invention  humaine, 
il  eût  dû  se  composer  de  noms  propres.  Il 
était  naturel ,  en  effet,  de  désigner  d'abord  par 
un  mot  particulier  chacun  des  individus  orga- 
niques ou  inorganiques  avec  lesquels  on  était 
immédiatement  en  rapport.  Mais  si  le  langage 
s'était  borné  à  nommer  seulement  les  indivi- 
dus, comme  le  nombre  de  ceux-ci  est  infini, 
il  aurait  ûillu,  pour  former  une  langue  par- 
faite, que  le  nombre  des  mots  eût  été  aussi 
infini,  et,  dans  cette  hypothèse,  il  aurait  sur- 
passé la  capacité  des  hommes  les  jilus  liahi- 
les.  En  outre,  comme  les  individus  n'ont 
qu'une  existence  passagère  et  fugitive,  le  lan- 
gage des  hommes  qui  vivaient  il  y  a  un  siècle 
serait  aujourd'hui  absolument  inconnu.  Enfin, 
le  langage  de  chaque  province,  de  chaque 
ville,  de  chaque  hameau,  eût  été  néccs.saire- 
ment  partout  dllférent,  et  eût  changé  [larlout, 
à  chaque  instant,  puis(|ue  telle  est  la  nature 
des  individus  à  laquelle  il  eût  été  assujetti. 

Si  le  langage;  ne  se  fût  conq)osé  que  de 
noms  propres,  aucune  proposition  générale 
n'eût  été  possible,  jiarce  que,  dans  cette  hy- 
pothèse, tous  les  termes  de  la  langue  auraient 
été  particuliers  :  point  de  proposition  affir- 
mative, parce  qu'il  n'existe  point  dans  la  na- 
ture d'individu  qui  soif  autre  que  lui -môme. 
11  n'y  aurait  donc  eu  de  propositions  i)Ossi- 
bles  autres  (}ue  des  négations  particulières. 
Ainsi,  le  lan,.:,age  n'aurait  pu  servir  à  la  com- 
munication des  vérités  générales  aOirmatives; 
il  n'y  aurait  point  eu  de  démonstration  (8)  ; 
jiar  conséquent  point  de  sciences,  qui  ne  sont 
(jue  les  résultats  «l'un  ensemble  de  démons- 
tiations;  point  d'ails,  i)uisque  ceux-ci  ne  sont 
que  des  applications  pratiques  des  théorèmes 
des  sciences. 

Mais  puisqu'il  n'en  est  pas  ainsi,  puisque 
les  mots  ne  sont  pas  les  signes  des  objets  ex- 
térieurs individuels,  il  n'est  pas  de  leur  es- 
sence de  représenter  autre  chose  que  des 
idées  générales.  Et,  en  effet,  les  adjectifs,  les 
pronoms,  les  verbes,  les  participes,  les  ad- 
verbes, les  articles,  les  prépositions,  les  con- 
jonctions, les  interjections,  sont  tous,  .sans 
excei)tion,  des  termes  généraux.  11  en  (;sl  de 
même  de  tous  les  substantifs,  h  rexce[)tion 
des  noms  propres  (9). 

la  nolion  d'une  diosç.  nous  voulons  dire  que  celln 
chose,  grâce  à  ses  (jualilésou  propriéiés sensibles,  a 
pénélrc  jusqu'à  nous  par  reniremi.sc  de  nos  organes 


109 


r.KN 


PSYCHOLOGIE. 


C1.N 


liO 


Cepcntlnnl,  lous  los  objets  sensibles  sont 
des  imbvithis;  il  en  esl  de  nnMne  des  objets 
de  la  conscience,  de  tous  les  objets  de  nos 
jouissances  et  de  nos  dt'isirs,  de  nos  espé- 
rances et  de  nos  craintes.  On  peut  avancer 
sans  témérité  que,  sur  la  terre  et  dans  les 
cieux,  Dieu  n'a  créé  nue  des  individus. 

Connnent  se  fait-il  donc  que  les  mots  géné- 
raux tiennent  tant  de  place  dans  les  langues, 
et  les  noms  propres  si  peu? 

Cest  que  les  objets  désignés  par  des  noms 
propres  n'ont  quune  existence  locale,  et  ne 
sont  connus  que  d'un  village  ou  d'un  canton; 
les  autres  hommes  qui  p.irlent  la  même  langue 
et  le  reste  du  genre  lui  main  les  ignorent.  Les 
noms  par  lesquels  on  les  désigne,  étant  parti- 
culiers à  la  localité  et  ne  se  traduisant  point 
dtins  les  autres  langues,  ne  font  pas  plus  partie 
du  langage  que  les  coutumes  d'un  hameau  ne 
font  partie  de  la  législation  d'un  peuple. 

Il  faut  observer,  de  |)lus,  que  l'essence  de 
tout  objet  nous  étant  im[)énétrable,  les  indi- 
vidus ne  se  montrent  h  nous  que  par  leurs 
propriétés,  telles  que  le  nombre  de  leurs 
parties,  leurs  qualités  sensibles,  leurs  rela- 
tions ci  d'autres  individus,  leur  situation,  leurs 
mouvements. C'est  i)arlà  qu'ilsnoussont utiles 
ou  nuisibles,  qu'ils  excitent  en  nous  des  es- 
|K'rances  ou  des  craintes,  qu'ils  servent  d'ins- 
truments h  nos  desseins;  c'est  enfin  par  l'ex- 
l>ression  de  leurs  attributs  que  nous  j)ouvons 
communiquer  à  nos  semblables  la  connais- 
sance que  nous  avons  acquise  de  chacun 
d'eux. 

La  nature  même  de  ces  attributs  exige 
'Tu'ils  soient  exprimés  par  des  mots  géné- 
raux. En  elfet,  (piclle  que  soit  la  créature  in- 
''iviiluelle  que  nous  observions,  ouvrage  de 
Dieu  ou  des  honmies,  tous  ses  attributs  sont 
communs  h  plusieurs  individus;  l'expérience 
nous  l'apprend,  ou  nous  le  présumons  ainsi, 
el  nous  leur  donnons  le  môme  nom  dans  tous 
les  sujets  aux(|uels  ils  api)arliennent. 

Il  n'y  a  pas  seulement  des  attributs  d'indi- 
vidus, il  y  a  des  attributs  d'attributs,  qu'on 
jtourrait  appeler  o»r/^«/,v  secondaires.  La  plu- 
part des  attributs  sont  susceptibles  de  degrés 
et  de  modifications  diverses,  qui  ne  peuvent 
s'exprimer  que  par  des  mots  généraux. 

Amsi,  la  mobilité  esl  une  propriété  des 
corps,  mais  les  directions  du  mouvement  peu- 
vent varier  à  l'inlini,  et  d'ailleurs,  il  peut  être 
rapide  ou  lent,  uniforme,  accéléié  ou  retorde. 

ou  de  nos  i^eiis.  Mais  au  lien  de  parier  seuleincnl  de 
n-Ue  clioseiiidividiicile,  coiiiine  c'e>l  riuUe  lu  oiilioii 
de  le  taire,  iiuus  disons  à  oolrc  insu  cl  sans  le  vou- 
loir que  nous  en  avons  pris  ou  reçu  une  noiion  gé- 
nérale. Car,  tjien  qu'à  l'insiaiil  même  où  celte  clio.se 
vif  ni  frapper  nos  sens,  l'acle  d'appréliension  ou 
de  percepiiou  que  nou9>faii>oiis  pour  la  snisir  no 
porie  que  sur  son  individualité,  cepemiaut,  il  esl  si 
vrai  que  la  géiiéralilé  s'y  trouve  unie  d'une  manière 
inséparable,  que  nous  n'avons  aucun  moyen  de  ne 
piiiler  que  de  sonindividualiié,  cl  que,  pour  lu  dé- 
signer, nous  |s3mmcs  coiilrainls  d'avoir  recours  à 
des  idées  ou  :ioiions  "énéndes.  La  pensée  ou  le  moi 
«SI  une  chose  génér:de  qui  ne  peulrieri  admcUre  dims 
sou  sein  qui  ne  soit  di;  mcine  n:iliire  qu'elle,  ou  qu'elle 
ne  le  rende  idt'nli(|ut;  à  elle  en  se  l'appropriani  :  il  s'en- 
suit  que,  quiind   nous  picnons  idée  d'une  ilioso, 


Puisque  lous  les  attributs  primaires  ou  se- 
condaires s'expriment  par  des  mois  géné- 
raux, il  suit  de  là  que  tout  ce  qui  est  allirnié 
ou  nié  du  sujet  d  une  proposition  ne  peut 
être  exprimé  que  par  un  terme  général. 

Les  sujets  des  propositions  peuvent  être 
aussi  des  termes  généraux.  Voici  de  quelle 
manière  : 

Les  mômes  facultés  par  lesquelles  nous  dis- 
tinguons et  nommons  les  ditférents  attributs 
de  chaque  sujet  nous  font  remarquer  que 
plusieurs  sujets  ont  des  attributs  (]ui  sont  les 
mômes,  et  d'autres  qui  sont  dilVérents.  C'est 
un  moyen  très-naturel  que  nous  avons  de  ra- 
mener l'immensité  des  individus  h  un  nombre 
limité  de  classes,  (jue  l'on  appelle  ycnrcs  et 
espèces. 

Tous  les  individus  h  qui  certains  attributs 
sont  communs,  nous  les  rangeons  dans  la 
même  classe,  el  nous  doinions  à  cette  classe 
un  nom  ([ui  ne  désigne  pas  un  certain  attri- 
but ,  mais  la  collection  de  tous  les  attributs 
(jui  distinguent  cette  classe;  de  sorte  que,  en 
alfirmant  ce  nom  d'un  individu,  nous  afiîr- 
mons  qu'il  a  tous  les  attributs  (lui  caractéri- 
sent la  classe  dont  il  s'agit.  La  fourmi,  Vaitjlc, 
le  lion,  sont  des  classes  d'animaux.  Nous  dis- 
tribuons de  la  môme  manière  toutes  les  sub- 
stances végétales  et  minérales. 

Non-seulement  nous  classons  les  substan 
ces,  nous  classons  aussi  les  qualités,  les  rela- 
tions, les  actions,  les  alîeclions,  les  passions, 
toutes  choses,  en  un  mot. 

Dans  les  classes,  on  distingue  divers  degrés 
ipii  rentrent  les  uns  dairs  les  autres,  tels  «juc 
K'S  espèces,  les  genres,  les  familles,  les  or- 
dres, etc.;  (juelquefois  une  espèce  se  divise 
elle-même  en  espèces  subordoimées,  et  la 
subdivision  se  f)Oinsuit  aussi  loin  que  l'exi- 
gefit  les  méthodes  de  la  science,  ou  les  be- 
soins du  langage. 

Dans  cette  distribution  des  choses,  il  est 
évident  (jue  le  nom  de  l'espèce  exprime 
plus  d'altiibuts  que  celui  du  genre.  clia(jue 
espèce  com[)rend  d'aboj-d  tout  ce  qu'il  y  a 
dans  le  genre,  et,  de  plus,  les  attributs  (|ui 
la  distinguent  des  autres  espèces  du  môme 
genre  ;  et  h  n)esure  que  les  subdivisions  s'é- 
tendent, l'espèce  inférieure  embrasse  toujours 
un  plus  grand  nombre  d'attributs,  en  môme 
temps  qu'elle  s'apoliciue  à  un  moindre  nom- 
bre d'individus. 

De  là  cet  axiome  logique,  que  plus  un  ter- 

c'esl  le  général  qui  «!st  en  elle  que  nous  saisiss«>n8, 
ou  plutôt  nous  restituons  à  son  individualité  la  gé- 
néralité qin  s'y  trouve  cachée  ou  conlenue,  el  (ju«  " 
nos  sens  n'avaienl  pu  saisir. 

Lors(jue  je  dis,  par  exemple,  ce  livre,  celle  tuai- 
San,  à  coup  sûr  j'ai  l'iiUentioii  de  désigner  une 
chose  individuelle,  et  pourlanl  je  n'y  réussis  pas, 
il  m'esi  lout  à  fait  impossible  de  dire  ce  que  je 
veux  dire  cl  de  ne  dire  que  cela  ;  car  malgré  moi 
j'associe  la  noiion  générale  livre,  maison,  à  une  autre 
notion  générale  exprimée  par  les  mois  ce,  cette,  ou 
par  loui  autre  signe  du  iliscuiirs  ou  du  i;e.slu  qui 
convient  aussi  bien  au  livre  qu'à  mille  auïros  cho- 
ses. .Mes  sens  se  sont  arrêlés  sur  une  cln>se  singu- 
lière ou  individuelle,  sur  une  seule  chose  en  ini 
mol,  Cl  cependant  je  ne  puis  la  désigner  ni  dire  ce 
qu'elle  esl  sans  éveiller  des  idées  générale-;. 


111  GEN  DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE.  GEN  112 

sous  une  forme  adaptée  5  la  capacité  do 
notre  intelligence,  et  qu'elle  acquiert  une 
simplicité  admirable,  sans  rien  perdre  de  sa 
certitude  et  de  sa  clarté. 

Les    i)ropositions    générairs    peuvent    se 
comparer  au  germe   d'une  plante,  (jui,  selon 
quelques  philosophes,  ne  contient  pas  seule- 
ment la  plante  qui    va  naître,  mais  encoie  les 
On  trouve  des  noms  de  genres  et  d'esjtèces     graines  qu'elle  portera   et  toutes  les  plantes 

dans  les  langues  informes  des  tiibus  les  plus     qui  en  naîtront  dans  un  avenir  sans  bornes. 

sauvages,  comme  dans  les  langues  polies  des         11  y  a  pourtant  cette didérence  que  le  temps 

nations  civilisées.  Les  ignorants  prati(]uent  les     et  des  circonstances  dont  la  réunion  n'est  F)as 

lois  de  la  généralisation  et  de  la  classilication 

sans  les  connaître,  comme  ils  voient  les  ob- 


me  général  a  de  compréhension,  moins  il  a 
d'extension;  et  que  plus  il  a  d'extension, 
moins  il  a  de  compréhension. 

Ainsi,  dans  cette  suite  de  termes  généraux 
subordonnés  :  animât,  homme,  Français,  Pa- 
risien, chaque  terme  conq)rend  un  i)lus  grand 
nombre  d'attributs  que  le  précédent,  et  s'é- 
tend à  un  moindre  nombre  d'individus. 


jets  et  font  un  l)on  usage  de  leurs  yeux  sans 
connaître  la  structure  de  l'œil  et  sans  avoir 
étudié  la  théorie  de  la  vision. 
Chaque  genre  et   chaque   espèce  peuvent 


en  notre  pouvoir  doivi^nt  concourir  au  dé- 
veloppement de  tous  ces  germes,  au  lieu 
qu'une  proposition  générale  est  toujours 
prête  à  rendre  intactes  les  vérités  particuliè- 
j'es  qui  lui  ont  été  confiées. 
Ainsi,  la  sagesse  des  siècles  et  les  plus  su- 


ôtre  ou  le  sujet  ou  le  prédicat  de  propositions      blimes  théorèmes  de  la  science  pouraieni  être 
innombrables;  car  chaque  attribut,  renfermé     déposés,  comme  l'Iliade,   dans   une  coquille 


dans  le  genre  ou  dans  l'espèce,  peut  en  être 
affirmé  ;  le  genre  peut  être  alTirmé  de  l'es- 
j)èce  ;  et  le  genre  et  l'espèce  peuvent  l'être 
de  tous  les  individus  qu'ils  embrassent.  Ain- 
si, par  exemple,  on  peut  affirmer  de  l'hom- 
me tout  attribut  commun   à  l'espèce,  et  en 


de  noix,  qui  les  transmettrait  aux  généra- 
tions futures.  Cet  effet  miraculeux  du  langage 
réside  tout  entier  dans  les  termes  généiaux, 
annexés  aux  divisions  et  aux  subdivisions  des 
choses. 
Ce  qui  précède  suffit  pour  montrer   que 


faire  ainsi  le  sujet  d'un  nombre  infini  de  pro-     non -seulement  tout  langage,  mais  toute  prO' 
positions.  '"" 

Ce  que  nous  avons  dit  de  l'extension  et  de 
la  compréhension  des  termes  généraux  s'ap- 
plique aux  propositions  ;  les  termes  généraux 
feur  communiquent  l'extension  et  la  compré- 
hension qui  est  en  eux.  C'est  là  une  des  j)lus 
nobles  propriétés  du  langage,  et  ce  qui  lui 
donne  la  vertu  d'exprimer  avec  facilité  et 
promptitude  les  résultats  les  plus  élevés  de 
la  science,  et  les  vérités  les  plus  générales 
que  l'entendement  humain  puisse  concevoir. 

Si  le  prédicat  est  un  genre  ou  une  espèce, 
la  proposition  a  la  môme  compréhension  qne 
le  prédicat  lui-même.  Quand  je  dis  que  celte 
montre  est  d'or,  j'affirme  d'elle,  })ar  cette 
seule  proposition,  toutes  les  propriétés  con- 
nues de  ce  métal  ;  quand  je  dis  d'un  homme 
qu'il  est  géomètre,  j'affirme  de  lui  tous  les 
attributs  qui  sont  profxes  h  l'animal,  tous 
ceux  qui  sont  propres  à  l'homme,  et  tous 
ceux  qui  sont  propres  à  l'homme  qui  a  étu- 
dié la  géométrie;  quand  je  dis  que  l'orbite 
de  la  planète  de  Mercure  est  une  ellipse,  j'af- 
firme de  cette  orbite  toutes  les  j)ropriétés 
géométriques  de  cette  figure,  celles  qui  pour- 
raient être  découvertes  un  jour,  comme 
celles  qui  sont  connues  aujourd'hui. 

De  môme,  si  le  sujet  d'une  proposition  est 
un  genre  ou  une  espèce,  la  proposition  a  la 
même  extension  que  le  sujet;  ainsi,  quand 
on  démontre  que  les  trois  angles  d'un  trian- 
gle sont  égaux  à  deux  angles  droits,  cette 
pi'opriété  s'étend  à  tous  les  triangles  recti- 
lignes  qui  ont  existé,  (^ui  existent,  et  qui 
pourraient  exister. 

C'est  par  cette  extension  et  celte  compré- 
hension des  propositions  que  la  connaissance 
humaine    se     condense    en     quelque    sorte 


position  serait  impossible  sans  les  termes  gé- 
néraux; que  ces  termes  forment  le  fimd  des 
langues,  et  seuls  leur  communiquent  cette 
inappréciable  propriété  d'exprimer  sans  ef- 
fort et  avec  rapidité  toutes  les  vérités  de 
l'expérience  et  toutes  les  découvertes  de  la 
science. 

Nouvelles  recherches  sur  l'origine  des  idées 
générales,  par  l'abbé  Rosmini.  Examen  cri- 
tique de  la  théorie  de  Diiguld-Steuart. 
(Extrait  du  Nouvel  essai  sur  l'origine  dvs 
idées,  traduit  i)ar  M.  l'abbé  André.) 

Locke  dit  à  Reid  :  «  Les  idées  doivent  exis- 
ter avant  les  jugements,  parce  qu'il  est  ab- 
surde d'admettre  le  rapprochement  de  deux 
choses  avant  qu'elles  existent  et  qu'elles 
puissent  être  rapprochées.  »  La  raison  sur 
laquelle  il  s'appuie  ici  paraît  évidente. 

Reid  répond  à  Locke  :  «  Les  jugements  pré- 
cèdent les  idées,  parce  qu'il  est  impossible 
de  se  former  l'idée  d'une  chose  avant  déju- 
ger qu'elle  est.  »  Cette  raison  ne  paraît  pas 
moins  évidente.  Qui  donc  conciliera  ces  deux 
])ropositions,  qui  semblent  à  la  fois  vraies  et 
qui  sont  néanmoins  contradictoires? 

Nous  avons  vu  plus  haut  que  la  difficulté 
qu'elles  renferment  se  réduit,  en  dernière 
analyse,  à  trouver  l'origine  de  l'idée  de  l'être. 
Nous  espérons  que  le  système  démontré  dans 
la  suite  de  cet  Essai  résoudra  cette  ques- 
tion (10),  qui  constitue  le  vrai  sujet  de  ce 
livre. 

DtGALD-STEWART. 

Art.  I    —  Divers  aspects  de  la  diffieut'é. 
Je  l'ai  di'vjà  dit,  tous  les  principaux  philo- 
sophes  ont  écho  é   devant  cette  difficulté. 


^K)  Celle  qiie>ii"ii  n'a  point  élé  lésolue  p;ir  Uos- 
uiu'i  i'ufi  que  nous  le  ferons   vuir  ailleurs,  mais 


cela  n'ôie  rie»  à  la  force  des  raisonncnicnis  criii- 
(jues  qu'on  va  lire. 


!13 


G  EN 


PSYCHOLOGIE. 


r.KN 


ni 


Reprenons  donc  losdiirérentes  circonstan- 
ces que  nous  avons  sij^nalées  jus(|u'ici  comme 
ayant  mis  la  difliculté  dont  il  s'agit  sous  les 
yeux  des  philosophes  modernes.  Elle  se  pré- 
senta à  Locke  quand  il  se  vil  obligé  de  parler 


C'était  comme  un  écueil  situé  dans  la  direc- 
tion de  leurs  explorations  philosophiques. 

La  même  chose  arrive  dans  la  solution  des 
grands  problèmes:  un  grand  j)roblème  n'est 
qu'une  grande  difliculté  à  vaincre.  Mais  il  ne 

faut  pas  croire  que  le  philosophe  se  propose  à  de  l'idée  de  substance,  et  quand,  vouhinl  défi- 
îui-môme  les  diflicultés  librement  et  par  nir  le  mot  con/jnmance,  il  s'aperçut  qu'il  était 
choix,  comme  s'il  les  avait  toutes  connues,  contraint  de  recourir  à  des  jugements.  Con- 
toutes  entrevues  d'avance;  comme  s'il  dé-  dillac  s'en  approcha  de  très-près  quand  il  lui 
pendait  de  lui  de  s'occuper  de  l'une  plutôt  fallut  distinguer  les  idées  des  sensations,  et 
que  de  l'autre,  de  consacrer  ses  méditations  à  parler  des  idées  générales.  Reid,  s'efforçant 
tel  problème  de  préférence  h  tel  autre.  Si  " 
les  problèmes  difliciles  n'ont  été  résolus  qu'a- 


près une  langue  suite  de  siècles,  cela  est 
venu  moins  de  l'exlréme  dinficullé  qu'ils  pré- 
sentaient, quedete  |u'ilsn'étaieiitpas  connus. 
Une    dillicullé    soumise  à  la  méditation    des 


de  rendre  raison  de  la  croyance  que  nous 
avons  de  l'existence  des  corps,  comprit  sans 
peine  que  Locke,  en  faisant  commencer  le 
dév'doppement  de  l'esprit  humain  par  des 
idées  acquises,  était  dans  l'erreur,  et  qu'il 
fallait  supposer,  préalablement  à  l'acquisition 


hommes  est,  on  (leut  le  dire,  h  moitié  vain-  des  idées,  un  jugement  primitifel  naturel 
eue  :  et  ce  s'ont  quelquefois  des  circonstan-         Connnent  Dugald-Stewart,  na;j;uère  l'orne- 

ces  tenant  au  pur  hasard  qui  signalent  ces  ment  de  l'école  écossaise,  l'a-t-il  considérée, 

difficultés  à  l'attention  des  savants.  Les  scien-  lui  qui  a  si  bien  mérité  de  la  science  ?  —  Il 

ces  malhémaliquei  doivent  aux  oscillations  s'en  est  approché  à  son  tour  de   fort  près, 

d'une  lampe  qui  frappa  les  regards  de  Gali-  mais  il  ne  l'a  pas  résolue.  11  Ta  abordée  dans 

lée,  la  théorie  des  arcs  isochrones;  et  la  loi  le  raisonnement  où  il  prend  à  tûche  d'expli- 

de  ia  gravitation  universelle  fut  découverte  à  quer  la  manière  dont  l'homme  peut  se  for- 

l'occasion  de  la  chute   d'une  pomme  sur  la  mer  les  idées  en  imposant  des  noms  aux  cho- 

léte  de  Newton.  ses.    Appliquons-nous  à  saisir  ce  qui   s'est 

Ce|iendanl,  il  ne  suffit  pas  que  les  difficul-  passé  dans  sa  pensée 


tes  soient  exposées  d'une  manière  quelconque 
à  l'attention  de  l'homme  pour  qu'elles  soient 
résolues:  il  iaut  qu'elles  y  soient  bien  cxi)o- 
sées.  Si  leur  solution  soutTre  des  retards,  <m 
doit  l'attribuer  en  grande  partie  au  leuq)S 
qu'il  faut  pour  que  l'état  de  la  question  soit 


Art.  il  —  Stewan  aiipiiie   sa  théorie  sur  un  pas- 
sage de  Smith. 

Dans  le  chapitre  de  ses  Eléments  de  la  phi- 
losophie de  l'esprit  humain  où  il  parle  de  la 
faculté  d'abstraire,  il  ra|)porte  un  passage  de 
Smith,  extrait  de  sa  dissertation  sur  COrigine 


présenté  àVespritavecsimnlicité  et  dans  toute     des  langues.  Comme  ce  passage  contient  l'idée 
son  étendue,  en  sorte  qu  elle  s'offre  directe-     --:—;"">"  ■'-  >-  .u^„..:..  .i„  o. .  ..._  i... . 

ment  à  l'entendement,  et  que  nous  n'y  ré- 
lléchissions  pas  seulement  d'une  manière  ac- 
cessoire, à  l'occasion  d'un  objet  étranger 
qui  occupe  notre  pensée. 

Telle  est  aussi  l'histoire  de  notre  difTicullé  : 
elle  a  été  rencontrée  par  prcscpie  tous  les 
philosophes,  mais  presque  tous  ont  passé  lé- 
gèrement sur  elle,  pnrce  qu'elle  n'était  pas 
l'objet  immédiat  de  leurs  méditations.  Plu- 
sieurs ne  l'ont  entrevue  (jue  confusément  et 
sous  une  forme  accidentelle. 

Nous  faisons  ces  réflexions,  parc*;  qu'elles 
sont  pour  eux  une  excuse  honorable,  un 
moyen  de  justification  :  car,  il  faut  certaine- 
ment le  croire,  s'ils  avaient  eu  le  pouvoir  de 
se  la  poser  aussi  clairement  que  nous  le  fai- 
sons, aidés  des  travaux  (pi'ils  nous  ont  laissés 


>rincipale  de  la  théorie  de  Stewart  sur  l'abs- 
traction, je  vais  le  transcrire* 

«  L'invention  de  certains  noms  particuliers 
pour  désigner  des  objets  particulieis,  c'est-à- 
dire  la  création  des  noms  substantifs,  a  dû 
être  l'un  des  premiers  pas  vers  la  formation 
du  langage.  La  caverne  particulièr-e  qui  ser- 
vait d'abri  au  sauvage  contre  l'intempérie  de 
l'air;  l'arbre  particulier  dont  le  fruit  apaisait 
safain);  la  fontaine  particulière  dont  l'eau 
étanchait  sa  soif,  furent  sans  doute  les  i)re- 
niiersobjels  qu'il  désigna  par  les  mots  c«tTr//r, 
arbre,  fontaine,  ou  |)ar  tout  autre  itumv  <|u'il 
trouva  bon  d'employer,  dans  son  jargon  pri- 
mitif, pour  exprimer  ces  idées.  Lorsque  en- 
suite ce  sauvage  eut  accpiis  plus  d'expérience 
et  eut  occasion  d'observer  et  surtout  de  nom- 
mer d'autres  cavernes,  d'autres  arbres,  d'au- 


et  dont  nous  profitons,  ils  l'auraient  résolue     très  fontaines,  il  dut  naturellement  (11)  don- 
aussi  bien  (jue  nous.  ner  à  chacun  de  ces  nouveaux  objets  le  même 


11)  ToHt  ce  morce.iu  de  Siiiilli,  qu'il  soit  vrai  ou 
faux,  ii'i'st  a!>!>iiré<iieiil  pas  une  (lescriplion  de  faits: 
r'cbl  lin  pur  travail  de  rinia^jinalion,  cliercliaiU  ce 
<|iii  lui  paraît  vr.iisenilii.iliie  dans  f'Iiypollièse  d'un 
lioninie  s;iuvag('.  Il  ne  Lml  tloiic  pas  croire  i|ue 
loiile  la  pliiluMipl/ie  de  Smiilt,  dr  Slt-wari  ei  de  plu- 
sieurs autres  pliilusoplics  inoiicrnes,  repose  nnir|iie- 
Hieiil  sur  les  observalioiis  et  sur  les  faits:  l'imagi- 
nalion  trouve  au^si  une  plate  chez  ces  auteurs,  el 
même  une  très-large  place,  coinine  un  le  voit  ici. 
l.a  question  est  capitale  en  pliilosopliie  :  c'est  d'etle 
que  dépend  niénie  la  phildsophie  tout  entière.  Or, 
quelle  est  la  inélliodeque  suivent  SniiUi  et  Siewarl 
j»our  résoudre  telle  imporlaule  quoslion?  llscom- 


incncciit  par  cinlilir  des  i)ases  sur  lesquelles  doit 
s'élever  leur  futur  raisonneinent  ;  el  ces  bases,  ils 
les  doniaiidenl  à  riinaginaiion  ;  c'esl-à-diie  ils 
comiriCiicenl  par  reclienlMM-,  avec  leur  imaginalion, 
quelle  serait  la  marche  la  plus  viaiseinblable  d'un 
sauvage  (dans  l'hypollièse  où  il  serait  d'altord  dé- 
pourvu d'idées  el  de  mois)  pour  se  former  en  nténic 
temps  des  mots  el  des  idées.  Apiès  avoir  expo>cf()M 
élégannneni  le  petit  roman  de  ce  sauvage,  ils  en 
tirent  tes  con>é(|ii(;nces.  Voilà  quelle  est  la  mc- 
lliiide  philosophique  des  auteurs  dont  nous  parlons. 
Il  e^i  vrai  qu'ds  ont  soin  de  parsemer  h-nr  lécil 
d'exiiressions  qui  vous  cncoiiragenl,  La  chose  est 
ccrliiinc,  U  a  dû  naluretlemenl  en  êire  ainsi,  cl  au 


m 


GEN 


DICTIONNAIKK   DE  TIIIL  »S01M1IE. 


OEN 


116 


nom  (lu'il  avail  déjà  IliabUudo  d'appliquer  à 
un  objcl  semblable  cl  h  lui  connu  (lci)uis  lon;^- 
temps.  Ccsl  ainsi  que  ces  mots  qui  orii^inai- 
rement  élaicnl  des  nonis  propres  cl  dési- 
gnaienl  des  objets  individuels,  devinrent  in- 
sensiblement des  noms  connnuns  et  désignè- 
rent chacun  une  colleclion  d'individus. 

«  C'est,  continue  Smith,  celle  application 
du  nom  d'un  individu  à  un  grand  nombre 
d'objets  semblables,  qui  doit  avoir  suggéré  la 
])remièrc  idée  des  classes  ou  collections  indi- 
quées par  les  noms  de  genres  et  d'esjjèces, 
et  dont  ringénieux  Rousseau  a  tant  de  j)cine 
à  concevoir  l'origine.  Ce  qui  constitue  une 
rspèce,  ce  n'est  (lu'un  certain  nombre;  d'ob- 
jets liés  ensemble  par  une  mutuelle  ressem- 
blance, cl  qui  dès  lors  sont  désignés  par 
nn  môme  nom,  également  ap|)licable  à 
tous  (1"2).  » 

Il  semble,  au  premier  abord,   que  la    ma- 
nière d(jnl  ce  passage  explique  la  formation 
des  idées  de  genre  et  d'opèce,  soit  très-sim- 
])le  et  très-naturelle.  Et  en  eiïel,  on  ne  dé- 
r,ouvrc  point  l'erreur  et  l'insunisancc  de  cette 
r.xi)licalion,  si  on   ne  la  soumet  à  un  examen 
scrupuleux.  Il  faut  la  traiter  avec  celle  ligueur, 
j)our    comprendre  qu'elle    est   spécieuse  et 
.-déduisante,  mais  non  point  solide  et    vraie. 
Je  suis  donc    d'avis  de   la  ranger  parmi   ces 
explÏMiionsqui  présentent  à  l'esprit  une  belle 
forme  de  raisonnement,  et  qui,  à  la  faveur 
de  ctt  extérieur  séduisant,  font  oublier  aux 
lecteurs  trop  confiants  l'examen  de  chacune 
desparticsdont  elles  se  composent.  J. es  lec- 
teurs dont  nous  parlons,  croyant  sentir  par- 
faitement la  justesse    du   raisonnement,  ne 
doutent  pas  de  la  vérité  des  choses  qu'il  ren- 
ferme :  sans  se  donner  la  peine  de  rendre  les 
idées  claires  et  nettes,  ils  les  admettent  avec 
confiance,  parce  que,  prévenus  en  leur  faveur, 
ils  les  supposent  justes  cl  pleines  d'exactitu- 
de. Mais    nous,   instruits  par   l'expérience, 
(jui,  aufondde  raisonnements  fort  jjlausibles 
en  apparence,  nous  a  fait  découvrir  tant  de 
fois  et  quand  nous  nous  y  attendions  le  moins, 
de  funestes  erreurs  d'où  découlait  une  lon- 
gue   suite    de    conséquences     pareillement 
erronées,  nous  nous  croyons  en  droit  et  en 
devoir  d'examiner    profondément,  avant  de 

IrvS  seiiil)lal)ies.  C.omniciil,  .nprès  cet:),  ne  pas  les 
ii-oire?  ils  vous  l'aHiriiUMit  sur  i.i  loi  cl  siu'  i^iiilu- 
liié  (le  leur  propre  iiiiagiiiaiion  ! 

Quoi  qu'il  en  soil,  nous  croyons  avoir  encore  le 
•Iroii  irexaniiner,  l»si  ce  qui  devrait  arriver  ceriaï- 
ticvieni  cl  iiaiurellemenl  ,  d'après  leur  imagination, 
•  fsl  iritccord  avec  les  lails  réels, avec  cccpie  i'obser- 
valiou  ailesle  dans  des  cas  semblables  ;  2°  si,  par 
c(msc(|uenl,  Tliypollièse  qu'ils  cialdissenl,  d'un  saii- 
vajjc  loialemenl  privé  d'expressions  et  d'idées,  e->l 
possible.  Or  c'est  dans  celle  bypolhèse  que,  au 
i'ond  ,  lout  leur  système  vient  se  résumer.  Nous 
allons  lâcher  d'enii'e!)rendre  rexamen  dont  nous 
\ciious  de  parler;  c'esl  le  but  auquel  se  rajqxtr- 
leui  les  diverses  observations  (pii  suivenl  sur  ce 
passa;-,;  de  Smilli  et  sur  les  Ibcories  de  Sewarl. 

(li)  Skwarl  avoue  que  Comiillac  considère  sous 
le  même  aspect  la  mari  lie  de  resfnii  biimain  dans 
la  loru.alioii  de:>  génies  el  des  espèces.  Ou  sail  que 
le  iiiéiiiedf  Coiulill.ic  consiste  à  avoir  ap|ic!é  l'ai- 
leiiliuii  de»  pliilf.sopln-.a  sui   la   itlaliun   jccipio'.pie 


l'admettre,  le  raisonnement  que  nous  venons 
de  transcrire. 

Art.  III.  —   Pretnihe  inexactitude   du  pnssnge  de 
Smilli  : —  //  ne  disliiiijue  jius   les   ilifférentes  es 
f)èces  ae  noms   qui  uidiquenl  des  cutlections  d^iti' 
dividns. 

Et  d'abord,  je  remarque  que,  dans  le  pas- 
sage de  Smith,  on  parle  des  noms  conmiuns 
comme  s'ils  étaient  tous  d'une  seule  espèce. 
Mais  comme  on  sait  qu'il  y  a  plusieurs  sortes 
de  noms  connnuns,  je  dois  examiner  s'il  n'y  a 
point  quehpie  inexactitude  à  en  parler  sans 
en  indiipier  les  dill'érenles  esi)èces,  et  si  le 
raisomiemenl  s'applique  également  à  toutes 
les  es|)èces,  ou  s'il  n'est  valable  que  pour  une 
es|)èce  en  particulier. 

La  notion  qu'on  y  donne  du  nom  commun 
est  qu'il  signifie  une  collection  d'individus. 
Voyonsdonc  d'abord  si  cela  convient  h  toutes 
les  espèces  de  noms  communs,  ou  si,  selon 
la  propriété  du  langage,  tous  les  noms  qui 
indiquent  une  collection  d'individus  sont 
communs. 

La  première  classe  de  noms  employés  pour 
indiquer  une  collection  d'individus  sont  les 
noms  de  nombre,  deux,  trois,  quatre,  cinq, 
etc.  Laissons  de  côté  l'abstraction  qu'ils  ren- 
ferment el  qui  fait  qu'on  ne  peut  les  appli- 
quer à  une  espèce  d'individus  sans  indiquer 
de  quelle  espèce  il  s'agit,  par  exempl'^.,  deux, 
trois,  quatre,  cinq  hommes,  etc.,  el  consi- 
dérons-les seulement  d'après  la  propriété  (pu 
leur  appartient  de  nous  représenter  une  col- 
lection d'individus. 

Or,  quand  je  dis:. dix  hommes,  dix  villes, 
etc.,  j'indique  certainement  une  collection 
d'individus;  cependant,  on  ne  pouri'a  pas 
dire  pour  cela  que  le  nombre  dix  soil  com- 
mun à  chaque  ville,  à  chaque  homme.  Il  n'est 
donc  pas  vrai  que  tous  les  noms  c^ui  indi- 
quent une  collection  d'individus  puissent 
être  appelés  communs,  car  le  terme,  commun 
veut  simplement  dire  :  applicable  à  chacun  de 
plusieurs  individus  (13j. 

Les  noms  de  nombre  sont  donc  une  espèce 
de  noms  qui  expriment,  non  pas  um;  collec- 
tion d  individus,  mais  conibien  cette  collec- 
tion est  nombreuse;  ou,  pour  mieux  dire, 
ces  noms  expriment  le  nombre  dont  elle  se 

de  la  parole  el  de  la  pensée.  Saurais  donc  pu,  on 
pail.ini  de  son  système,  exposer  queli|ues-unes  des 
rédexions  que  je  lais  ici  sur  le  système  de  Sie- 
warl,  par  rapport  à  la  manière  d'expliquer  la  lor- 
maiiou  des  genres  el  des  espèces.  .Mais  j'ai  cru  plus 
à  propos  de  les  réserver  pour  cet  artich-,  afin  de 
ne  pas  m'ap|iesautir  irup  longuemcui  sur  Condiliac. 
Le  leileur  saura  bien  rapporier  à  la  llicorie  de 
Condiliac  plusieurs  des  remaripies  que  j'applique 
aux  dociriiies  de  Smilli  cl  de  Slewarl. 

(15)  Le  mol  dix  est  commun  à  loulcs  les  espèces 
de  tliitsts  dont  le  nombre  est  dix  ;  mais  celle  com- 
munaulé  u'empccbe  pas  que  notre  observation  ne 
soil.  viae,  puisque  ce.  n'csl  pas  un  nom  commun 
pour  chaque  objet  de  la  roileclioii  qu'il  exprime. 
S'd  csl  coniiiiun  à  loulcs  les  choses  iloiil  le  nom- 
bre est  dix,  c'esl  qu'il  conlienl  une  absiracliou  ipic 
nous  écarloiis  de  ce  raisoriucmeui,  couiiuc  nous  le 
dirions  tout  à  l'heure,  pour  iic  pas  le  rendre  inin- 
tellijiibic. 


m  r.EN 

coiiiposo.  Le  noinbic  n'exprime  doue  pas  une 
«ollectioii  iinlélecniinée  d'individus  ;  mais  il 
la  détermine,  puisqu'il  en  fixe  le  nomine. 

Une  seconde  esj)èee  de  noms  qui  iudiciuent 
une  colleclion  d'individus,  ce  sonl  ceux  (jui, 
désignant  une  colleclion,  n'en  déterminent 
pas  précisément  les  bornes,  et  en  indiquent 
cependant,  en  général,  la  quantité.  Tels  sonl 
les  mots  peu,  </uclijncs-uns,  beaucoup,  trop, 
etc.  Ces  mois  s'appliquent  tous  à  des  collec- 
tions d'individus,  sans  |)ourtant  qu'on  puisse 
les  appeler  noms  communs,  puisqu'ils  ne  peu- 
vent être  apj»li(iués  à  chaque  individu  de  la 
collection. 

11  y  a  une  îroisièmc  espèce  de  noms  ([ui 
représentent  Jes  collections  et  qui  nexpri- 
im  ni  ni  le  lomhre  des  individus  dont  t-lles 
se  conq)ostnl,  ni  leur  quantité  relativement 
plus  ou  moins  considérable  ;  ils  lient  en- 
^emble  une  certaine  multitude  d'individus 
d'après  (]U('i(pie  idée  qui  leur  est  jointe. 
Tels  sonl  les  noms: peuple,  tribu,  assemblée, 
famille,  etc.;  tous  ces  non)s  indi(|uenl  des 
«ollections  d'individus,  et  (pioicpj'ils  n'en  ex- 
priment pas  le  nombie,  ils  Ibnl  cependant 
entendre  une  nmllii)licilé  de  |>ei"Sonnes,  à 
cause  des  dill'érenles  idées  (jui  lesacconqta- 
gnenl  et  auxquelles  ils  se  ra[)poi1ent.  Ainsi, 
le  mol  famille  ne  nous  dit  pas  le  nombre 
{)récis  des  membres  (jui  la  composent,  ni 
même  si  ce  nombre  est  grand  ou  petit;  ce- 
pendant, de  sa  nature,  le  mot  famille  indi- 
(jui;  une  collection  d'iiidivithis  moindre-  (pie 
celle  que  l'on  exprimeiail  par  le  moi nuliuii. 
Ces  noms,  (juoiciu'iis  désignent  une  collec- 
tion d'imlividus,  ne  peuvent  non  plus  être 
ap[)elés  noms  co»j/H«/i5,  j)aree  (pi'ils  nesonl 
pas  a|iplicables  à  chacun  des  individus  qui 
sonl  compris  dans  la  collejli'tn. 

Tous  les  noms  pluriels  expriment  des  col- 
lections d'individus,  el  l'oi-ment  unii  (lua- 
Iriènîe  classe  qui  no  détermine  rien  sur  leur 
nombre.  Ainsi,  en  disant;  des  hommes,  des 
animaux,  des  maisons,  etc.,  nous  entendons 
fort  bien  qu'il  s'agit  d'une  colleclion  de  ces 
différentes espèces-de  choses;  mais  nous  ne 
savons  rien  du  nombre  d'individus  quecotn- 
prennent  ces  collections.  —  Ces  noms  ne 
sont  pas,  non  plus,  communs  h  plusieurs 
individus;  ils  expriment  des  collections  d'un 
nombre  tout  h  fait  indéterminé. 

Nous  devrions  nous  arrêter  un  peu  pour 
réfléchir  sur  le  vague  de  ces  mots.  Mais, 
pour  ne  [tas  interrompre  la  série  de  nos  ob- 
servations sur  les  noms,  continuons,  pour 


PSYCHOLOGIE 


r.EN  118 

le  uiomenl,  à  énumérer  leurs  dilTérenles 
classes,  en  recherchatil  quelles  sonl  celles 
cjue  l'on  peut  facilement  confondre  avec  le 
genre  des  noms  counnuns. 

A«T.  IV.  —  Secoiiile  iuexaftiliide  :  —   //  nr  dix 
liuifne  yas  les  noms  iiuiiqmiui  des  cvilectioHs  (/'*//- 
d  ridiis,  el  les  noms  iitdiquaiu  des  qualités  ub.\- 
liailes. 

11  est  des  noms  (|ui  n'indiquent  pas  des 
individijs,  mais  seulement  leurs  (jualités  es- 
sentielles ou  accidentelles ,  considérées  h 
part,  sans  lixer  l'attention  sur  ce  qui  com- 
j)Ose  d'ailleurs  l'individu.  11  est  impossible 
de  nier  ou  de  dissimuler  ce  fait.  Ainsi,  les 
mots  humanité,  animalité,  etc.,  inditpienl 
des  ([ualités  essentielles  ;  ceux  de  blancheut . 
de  dureté,  i\o  /rit/(/(7c,  etc.,  des  (pialilés  ac- 
cidentelles. 

On  aurait  pleinement  le  droit  de  les  ap 
l)cler  noms  généraux,  parce  (pi'ils  n'expri- 
ment pas  des  individus ,  mais  des  <[ualilés 
connnunes  à  plusieurs  individus.  CepenJant. 
on  ne  peut  pas  proprement  h-s  appeler  noms 
communs,  parce  ([ue  ce  ne  sont  pas  des  noms 
connnuns  à  plusieurs  individus,  mais  îles 
noms  de  (jualilés  particulières  ([ui  se  trou- 
vent dans  plusieurs  individus. 

Il  est  si  vrai  que  nous  n'avons  aucun  droit 
de  les  appeler  commune,  qu'ils  ont  une  |»ro- 


priété  singulière  qui 


les  distingue 


de  tous 


les  autres  noms  el  leur  assigne  une  place  à 
pari  :  c'est  (pi'on  ne  peut  les  employer  au 
[iluriel.  Chacun  d'eux  n'exprime  (pi'uiio 
seule  chose,  une  chose  abstraite  el  entière- 
ment simple  (14j,  qui  ne  peuK^lre  confondm; 
avec  aucune  autre  el  qui,  par  conséciuent, 
est  uni<[ue  el  indivisible.  Ce  serait  tlonc  une 
manière  de  s'ex[)rimer  inqtroprc  et  inexacte 
(pie  de  dire  :  les  humanités,  les  animaltlés, 
les  végétations,  les  blancheurs,  etc.  On  dit  : 
l'humanité,  l'animaUlé ,  la  végétation,  la 
blancheur,  etc.  Ces  noms  ne  sont  donc  pas 
imposés  il  i)lusieurs  individus,  mais  seule 
ment  à  une  propriété  spéciale  de  plusieuis 
individus.  Ces  noms  ne  représentent  donc  au- 
cune colleclion  d'individus  et  ne  peuvent  étie 
appelés  communs,  mais  simplement  généraux 
ou  abstraits. 

Akt.  V.  —  Troisième  inexatlilude  :  —  //  confoiul 
les  noms  indiquuni  des  colledtoiis  d'individus,  «/ 
les  noms  indiijuunl  des  ipudiiés  (fciiéiales,  uvfc  U-s 
noms  communs. 

De  ces  noms,  ou,  pour  mieux  dire,  de  l'idéi! 
(ju'ils  exj)rimenl  (15).   viennent   ces  autres 


{II)  Ce  ii'esl  pas  à  dire  cm'on  un  puisse  analyser 
<rs  idée*  iibstrniies  cl  les  résomlre  vn  idées  plus 
simples  :  au  coniraire,  lonles  celles  (|ui  exprimeiil 
li's  espèces  di-s  clioses,  comnu;  arbre,  etc.,  ne  s(»iii, 
d';iprès  moi,  (in'iiii  ensemble,  iiiic  nMiiiioii  de  t|ii.t- 
lilés  simples.  .Mitis  je  dis  (jui;  iniis  les  joignons  en- 
send)l(;  (ce  n'est  pas  i<  j  le  lieu  de  parler  de  la  ma- 
iiiéicduiil  nous  le  taisons),  el  (pie  nous  les  consi- 
dérons après  cela  comino  une  chose  nue  et  indivi- 
si-ble.  Nous  avons  Itesoin  de  celle  ()p(;ralion  par 
Urpielle  un  unit  plusieurs  qualités  en  nue  seule 
idée,  pour  iiivCMler  les  noms  communs. 

(to)  Kii  ellVl,  il  n'csl  pas  nécessaire  (juç  le  nom 
dcsiij'nanl  l'idée  absli  aile  cxisic  pour  (pic  l'un  ail  le 


nom  commun  désignanl  l'être  (pu  pos>cde  la  po- 
priétd  ahslrailc.  Il  y  a,  dans  le  langi^e,  l»eanc(n(i» 
de  iiuiiis  communs  qui  manquent  de  Vabslrait  cor- 
respondant :  ainsi  les  noms  arbre,  caverne,  source, 
iront  pas,  dans  notre  langue,  l*;s  abstraits  corre  - 
pondants,  qui  seraient  arboréilé,  cavernilé,  etc. 

L'existence  de  ces  noms,  comme  celle  de  tous  Iiîs 
autres,  dépend  du  liesoin  qu'ont  eu  les  liomm>^s  do 
les  employer;  car  le  Itcsoin  seul  d'employer  le  nom 
lait  qu'on  rinvenic.  Mais  si  les  langues  n'iNdiqueiït 
pas  toujours  i()iii(!  la  succession  des  idées,  parce 
((Ile  celi  n'est  pas  toujours  nécessaire  aux  liomne-s. 
qui,  pour  expiimcr  leurs  idées,  font  iisa;^e  lie;» 
langues,  il  no  s'ciisiiil  pas  que  celle  succession  dos 


119 


GEN 


DICTIONNAIRE  I>E  PHILOSOPHIE. 


GEN 


120 


noms  que  l'on  appelle  liès-jusleiiicjil  com- 
1UUVS,  parce  qu'ils  appartienncnl  à  clia()ue 
indiviiiu  d'une  espèce  ou  d'une  collection 
donnée.  Tels  sont,  par  exemple,  ces  mots: 
homme,  animal,  végétal,  caverne,  arbre,  sour- 
ce, ti\c.,  connne  aussi  les  adjectifs  blanc, 
(lur,  etc.,  soit  qu'on  les  prenne  comme  de 
purs  adjectifs,  soit  que,  au  moyen  d'une  el- 
lipse par  huiuelle  on  sous-eiïtcnd  le  subs- 
tantif, on  les  emploie  au  lieu  des  subs- 
tantifs. 

Mais  si  nous  ne  mettons  une  circonspection 
extrême  îi  analyser  la  valeur  de  ces  noms, 
»ious  serons  induits  en  erreur  à  cause  de  la 
merveilleuse  perfection  du  langage  dont 
nous  nous  servons  aujourd'hui.  Nous  sommes 
toujours  portés  à  croire  qu'à  une  seule  ex- 
pression correspond  une  seule  idée;  mais  il 
n'en  est  point  ainsi:  et  môme  il  est  très-rare 
<pie  l'on  trouve  des  mots  qui  expriment  plutôt 
un{i  idée  qu'un  ensemble  d'idées.  Telle  est 
la  nature  du  langage,  et  principalement  de 
nos  idiomes,  qu'une  seule  parole  suffit  sou- 
vent pour  réveiller  une  idée  extrêmement 
complexe,  c'est-h-dire  composée  de  beaucoup 
d'autres.  Et  non-seulement  nous  exprimons 
])ar  un  seul  mot  toutes  ces  idées,  mais 
nous  manifestons  en  même  temps  le  nœud 
(pii  les  unit  ensemble,  et  qui  les  fond  dans 
une  parfaite  unité.  C'est  pour  cela  qu'après 
avoiranalysé  la  valeur  d'une  expression,  nous 
pouvons  souvent  la  décomposer  en  une  pro- 
position entière,  et  même  parfois  en  plusieurs 
propositions. 

Or,  telle  est  l'histoire  des  noms  dont  il  s'a- 
git. Le  nom  d'homme,  par  exemple,  équi- 
vaut à  celle  proposition  :  un  être  qui  a  lliu- 
manité ;  le  nom  d'arbre:  un  être  qui  a  les 
propriétés  qui  constituent  l'arhie,  et  qui,  s'il 
fallait  les  traduire  par  une  expression  que 
nous  n'avons  pas  dans  notre  langue,  devraient 
être  exprimées  par  le  mot  arbokéité.  On  peut 
appliquer  le  même  raisonnement  à  tous  les 
autres  noms  du  même  genre.  Ces  noms  sont 
ceux  au  moyen  desquels  on  attribue  à  des 
êtres  une  qualité  qui  se  trouve  leur  a[)par- 
lenir.  C'est  assez  dire  qu'ils  renferment  en 
eux  un  jugement  par  lequel,  soit  qu'on  les 
profère,  soit  qu'on  les  pense,  on  attribue  un 
prédicat  à  un  sujet  ;  car  c'est  uniquement 
pour  abréger  que  nous  exprimons  cette  opé- 

itlées  ne  soii,  dans  l'esprii,  complèle  ei  eominue. 
Si  la  succession  (les  idées  était  inlerronipne  dans 
l'esprii,  il  s'ensnivrail  que  l'esprit  irait  par  sauts 
el  par  lionds,  cl  sans  raisonnement  intérieur,  ce 
qui  est  alisiirde.  Il  est  encore  pins  absurde  de  sup- 
poser Texisience  des  idées  t  on:posées,  sans  admel- 
iie  celle  t!es  idées  simples  qui  les  cituiposcul.  il 
r.iut  donc  le  ieconn;iîire  :  à  (piel(|ue  épO(|ue  que  le 
nom  couiniun,  le  nom  d'artre,  par  exemple,  ail  éié 
inventé,  ou  a  eu  dans  l'esprit  l'idée  abstraile  qui 
lui  correspond  et  qui,  dans  cet  exemple,  serait  ex- 
primée par  arboréité.  De  le  que  celte  idée  n'est 
pas  expriutée  par  un  moi,  il  ne  s'ensuit  nullemcul 
qu'elle  n'ait  pas  é  é  nécessaire  pour  former  le  nom 
tï'nrbre,  parce  que  ceue  idée,  décomposée  dans  ses 
éléments  constitutifs,  indique  uniquement  «  quel(|ue 
chose  doué  de  tes  propriétés  qui,  s'il  fallait  les  ex- 
primer p.ir  un  seul  mot.  devr^icni  être  appelées 
arborcité.  t 


ration  [)ar  un  seul  mot  qui  nous  domie  le 
résultat  de  l'opération  intellectuelle  en  nous 
énonçant  le  rapport  saisi  par  nous  entre  ce 
prédicat  et  ce  sujet.  Or, il  n'y  a  que  ces  noms 
qui  puissent  êlre  proprement  appelés  noms 
communs,  parce  qu'ils  conviennent  à  chacun 
des  individus  d'une  certaine  classe.  Ainsi,  lo 
mot  homme  convient  à  chacun  des  hommes  ; 
le  mot  arbre  convient  h  un  arbre  quelconque 
pris  entre  tous  les  arbres  ;  le  mot  caverne,  h 
toute  caverne,  sans  distinction.  On  peut  en 
dire  autant  de  tous  les  autres. 

Mais,  puisque  par  nom  commt<n  on  ne 
doit  entendre  que  la  propriété  qu'a  ce  nom 
d'ex|)iimer  un  individu  d'une  certaine  classe, 
et  un  individu  fiuelconriuc,  c'est-à-diie  in- 
dillëreinmenl  tel  ou  tel,  entre  ceux  qui  ont 
la  qualité  déterminée  par  ce  nom,  on  ne  sau- 
rait prétendre  que  l'opinion  de  Smith  soit 
exacte  et  vraie,  quand  il  affirme  (]ue  chatjue 
nom  commun  désigne  une  collection  d'indi- 
vidus. Au  contraire,  tout  nom  commun  ne 
désigne  jamais  qu'un  seul  individu,  tuais  ii 
le  désigne  au  moyen  d'une  qualité  commune 
à  plusieurs  ;  et  voilà  pourquoi  le  même  nom 
peut  être  attribué  à  un  individu,  puis  à  un 
autre,  puis  à  un  autre  encore,  et  ainsi  de 
suite  à  chacun  de  ceux  qui  ont  la  qualité 
exprimée  par  le  nom.  S'il  était  vrai  que  le 
mot  arbre  indi(iuâl  une  collection  d'arbres, 
en  l'employant  au  pluriel,  en  disant:  des 
arbres,  nous  devrions  exprimer  plusieurs  col- 
lections d'arbres;  or,  par  ce  mol  pluriel, 
personne  n'a  jamais  cru  exprimer  plusieurs 
collections  d'arbres,  mais  simplement  plu- 
sieurs arbres  pris  individuellement. 

Akt  VI.  —  Quatrième  inexactitude  :  —  //  mécori' 
tiiiti  la  véritable  dislittciion  entre  les  twins  com- 
muns et  les  noms  propres. 

On  peut  déjà  remarquer  combien  il  faut 
être  en  garde  contre  le  raisonnement  de 
Smilh,  puisqu'en  si  peu  de  lignes  il  renfer- 
me tant  d'inexactitudes  (16).  Ce  raisonne- 
ment, au  premier  abord,  paraît  néanmoins 
fort  spécieux,  et  il  provoque  en  nous  une 
sorte  d'assentiment  instinctif,  parce  qu'il 
semble  se  borner  à  décrire  un  fait  très-natu- 
rel et  fort  vraisemblable. 

On  y  affirme  que  les  noms  communs  ne 
font  qu'exprimer  des  collections  d'objets  ; 
or,  nous  avons  passé  en  revue    les  quatre 

(IG)  J'ai  jugé  à  propos  d'analyser  avec  un  pew 
d'aueulion  le  passage  de  Smith,  signalé  et  trans- 
crit par  Siewait  comme  un  morceau  d'une  grande 
valeur,  atin  de  détromper  la  plupart  de  nos  jeunes 
éuidiants,  et  tant  d'hommes  superficiels  (|ui  s'ima- 
ginent que  la  pensée  philosophique  est  nue  préro- 
galive  exclusivement  réservée  aux  nations  qui  ha- 
bitent au  delà  des  Alpes  et  des  mers  qui  enloureni 
Jiolro  beau  pays  (ritalic). 

L'amour  de  la  vériié  me  force  à  dire  que  les 
étrangt^rs  nous  «lépasseul  pour  le  style  et  le  ton 
philosophiques  beaucoup  plus  que  pour  les  choses. 
Mais  (  e  n'est  pas  pour  les  mépriser  que  je  fais 
celle  remarque  :  c'est  pour  encourager,  pour  ex- 
citer nos  compatriotes,  en  leur  apprenant  que  c'est 
parliculièremeiil  le  slylect  la  mcihuJe  qui  donnent 
la  célébrité  cl  la  gloire  aux  livres  el  aux  au 
leurs. 


121 


espèces  (le  noms  qui  expiiiuenl  ilcs  collec- 
lions  d'objets,  et  nous  n'en  avons  trouvé  au- 


GEN  PSYCHOLOGIE.  GEN  122 

AnT.  Vil.  —  Ciiqutcinc  inpxncittnile  :  —   tl  ifinare 
Il  rai-^on  pour  Inquelle  les   tioni%  iotil  npi'elés  jno- 

cun  qui  fùl  commun  à  plusieurs  individus.  '""  ^'  connuuns. 

Nous  avons  ensuite  examiné  les  noms  gé-  Les  idées  attachées  aux  expressions  nom 

néraux  et    abstraits,  indiquant  des  qualités  ;jr«/;re  et  nom  cowmitn  étant  ainsi  éclaircies, 

particulières,  essentielles  ou  accidentelles  ;  considérons  de  plus  près   le  raisonnement 

...... deSmitli. 

Quand  j'iirpose  un  nom  propre  à  un  ^ïre, 
c'est  poui-  indicjuer  son  individualité.  Mais, 
comme  ce  nom  n'a  pas  une  relation  néces- 
saire avec  (^ette  individualité,  je  serai  tou- 
jours libre  d'employer  le  même  nom  pro[)re 
pour  exprimer  l'individualité  d'un  autre  être, 
durèrent  de  celui  auquel  j'ai  déjà  imposé  cette- 
dénomination. 

lit  la  chose  n'est  pas  sans  exemples,  Ua 
1ère  à  qui  le  Ciel  a  donné  douze  enfants^ 
)eut  imposer  successivement  î>  cliacim  d'euTi 
e  nom  propre  de  Pierre.  —  Bien  plus,  sup- 
posons (]ue  tous  ceux  qui  sont  actuellement 
au  monde  et  qui  ont,  à  leur  naissance,  reyu 
le  nom  de  Pierre,  se  réunissent  ensemble, 
Nous  aurons,   dans  cette   supposition,   non 


et  nous  avons  vu  qu'il  n'est  pas  encore  pos- 
sible de  les  appeler  communs,  mais  seule- 
ment qu'ils  indiquent  une  qualité  v.om- 
mune. 

Enfin,  de  ces  noms,  ou  plutôt  des  idées 
qu'ils  nous  représentent,  nous  avons  vu  dé- 
river les  noms  communs  ;  nous  en  avons 
scruté  la  nature,  qui  consiste  uniquement  à 
exprimer  un  jugement  par  lequel  on  attribue 
une  qualité  à  un  sujet,  ou  bien,  à  désigner 
un  objet  par  une  de  ses  qualités,  qui  l'indique 
ou  nous  conduit  h  le  reconnaître,  et  qui, 
commune  à  plusieurs  objets ,  fait  que  le 
même  nom  peut  convertir  à  chacun  de  ceux 
qui  possèdent  la  même  qualité.  Mais,  allons 
plus  avant. 

Maintenant  que  la  nature  des  noms  com- 
muns nous  est  connue,  voyons  quelle  est      plus   douze   personnes  portant   le  nom  de 
celle  des  noms  projjrcs.  Pierre,    mais  peut-être   plusieurs   milliers 

Les  uns  et  les  autres  n'expriment  que  des  d'hommes  auxquels  ce  nom  sera  appliqué, 
individus  et  non  des  collections  d'individus,  Or,  je  dis:  de  ce  que  le  ncmi  de  Pierre  se 
mais  avec  celte  ditlérence:  quand  le  nom  trouve  appliqué  h  cette  multitude  de  per- 
commun  exprime  un  individu,  il  le  désigne  sonnes,  s'ensuivra-t-il  qu'on  aura  le  droit 
et  le  dislingue  au  moyen  d'une  de  ses  (]ua-  d'affirmer  que  c'est  un  nom  commun  If  Assu- 
lités;  le  nom  propre  ne  désigne  et  ne  distin-  rément,  non.  Il  demeure  ce  qu'il  était  d'a- 
gue  point  l'individu  par  une  de  ses  qualités;  bord,  un  nom  pro|)re  et  pas  autre  chose, 
il  nomme  directement  el  formellement  l'in-  quoique,  de  fait,  il  soil  devenu  commun  h 
dividu  lui-même,  et,  pour  ainsi  dire,  son  in-  tant  de  personnes.  Et  la  raison  en  est  claire: 
dividualité.  Or  l'individualité  d'un  objet  n'est  un  no:M  est  propre  ou  commun,  non  parce 
communicable  à  aucun  autre  objet,  puisque,  (ju'on  l'emploie  pour  désigner  un  ou  plu- 
par  le  mot  individu,  on  exprime  précisément  sieurs  objets,  mais  parce  qu'on  les  désigne 
ce  qu'un  être  a  de  tellement  propre,  de  tel-  de  telle  ou  telle  manière.  Si  ce  nom  indique 
leraent  exclusif,  que  cela  le  fait  être  ce  qu'il  les  objets  en  les  désignant  par  une  qualité 
est,  et  rien  autre  chose.  Le  nom  propre  ne 
peut  dès  lors  convenir  qu'à  un  seul  objet, 
parce  qu'il  exprime,  comme  je  le  disais,  ce 
qui  fait  qu'il  est  seul  et  unique.  Le  nom  com- 
nmn.au  contraire,  désignant  l'être  au  moyen 
d'une  qualité  qui  peut  pareillement  setrou- 


Ics  objets  en  les  désignant  par  une   qi 
commune,  comme   le  mot  homme,  qui    dé- 
signe les  hommes  par  l'humanité,    c'est  ui> 
nom    commun.  S'il   les  nomme  sans  les  in- 
diquer par  une  qualité  commune,  mais  sim- 
plement comme  individus,   sans  «lu'il  y  ait» 
entre  les  objets  el  le  nom,  d'autre  relation 
ver  en  beaucoup  d'autres  êtres,  ne  l'indique     que  celle  que  veut  bien  y  trouver  celui   (jui 
pas  avec  une  précision  telle  qu'il  le  distingue     l'invente,  c'est  un  nom  propre.  Si  donc  tous 
el  le  sépare  de  tous  les  autres.  De  là  vient      les  hommes  portaient  le  nom  de  Pierre,  qu'en 


que  le  nom  commun,  quoiqu'il  s'applique  à 
un  individu,  peut  s'appliquer  encore  à  tout 
autre  qui  possédera  la  qualité  à  laquelle  le 
nom  se  rapporte  et  qu'il  exprime.  Ainsi,  le 
mot  homme  désigne  un  seul  homme,  et  non 
plusieurs;  mais,  comme  il  l'indique  par  une 
qualité  commune,  l'humanité,   il  ne    me  le 


résulterait-il  ?  Une  seule  chose  :  cpie  chacun 
aurait  deux  noms,  le  nom  d'homme  (|ui  se- 
i-ait  commun,  el  le  nom  de  l'ierre  qui  se- 
rait propre.  Et  au  fond,  on  a  maintenant  ha- 
bituellement deux  noms,  un  nom  commun  à 
tous  les  individus  d'une  famille,  et  un  noiii 
propre.  Peu  importe  que  les  noms  propres 


désigne  pas  d'une  manière  assez  précise  pour     soient  ditlérents  ou  identiques,  jiuisipj'il  pour 


que  je  puisse  le  distinguer  et  le  séparer  de 
tous  les  autres  hommes.  El  même,  de  sa  na- 
ture, ce  mot  me  permet  de  penser  indiffé- 
remment à  tel  homme  ou  à  tel  autre.  Mais, 
si  je  désigne  cet  homme  par  le  nom  de 
Pierre,  ce  signe  le  sépare  de  tous  les  autres 
hommes  ;  et  cela,  parce  que  je  n'ai  pas  dé- 
duit ce  nom  de  Pierre  d'une  qualité  com- 
mune, mais  parce  que  je  l'ai  pris  pour  si- 
gnifier directement  cette  individualité  par 
laquelle  Pierre  a  un  être  qui  lui  est  pr0[)re, 
distinct  de  tout  autre  et  entièrement  incom- 
municable. 


rait  n'y  en  avoir  qu'un  seul.  Et,  défait,  les 
noms  propres  sont  en  fort  petit  nombre,  eu 
égard  a  la  multitude  des  hommes. 

Cela  posé,  une  nouvelle  erreur  se  décou- 
vre dans  le  raisonnement  de  Smith.  Cet  au- 
teur affirme  que  le  sauvage  change  les  noms 
propres  en  noms  conjmuns  par  la  simple  a|>- 
plicalion  qu'il  en  fait  à  plusieurs  objets,  el 
il  ne  donne  d'autre  raison  de  celle  assertion 
(|ut'.  son  assertion  même,  comme  si  le  non» 
propre  devenait  commun  silôl  qu'on  l'a  sim- 
plement appliqué  à  plusieurs  individus.  Or, 
tant  s'en  fuul  que  le  nom  nroojc  devienne 


123 


OEN 


DICTIONXAIIU-: 


coiiiiinm  I()rs(|u'()n  ra|i|)Iii|uc  ii  plusieurs  in- 
dividus, (|uc  (luoiid  iiic^nii.'  le  noui  de  Pienc 
scivtit  imposé,  comme  nous  l'.ivons  dit,  h  tous 
les  liomiues  d'une  province  ,  d'un  royaume 
ou  de  tout  l'iuiivers,  il  ne  cesserait  jamais 
diMre  ini  vt'rilahle  nom  |)roprc,  pai'ce  (pi'il 
ne  désignerait  point  les  iiommes  parune  ([ua- 
lilé  comnuuie,  mais  par  l'individualité  de 
chacun. 

Supposons  donc  que  le  sauvage  eût  imposé 
\\u  nom  propre  à  la  première  caverne  qu'il  au- 
rait connue,  et  où  il  se  serait  abrité  contre 
les  injures  de  l'air;  qu'il  en  eût  imposé  un 
second  au  premier  arbre  dont  les  fruits  au- 
raient soulagé  sa  faim,  et  un  troisième  à  la 
première  source  où  il  aurait  a|)aisé  sa  soif  ; 
su|)|)osons  égalemL'fit  (|u'a|)rès  avoir  vu  une, 
deux,  trois  cavernes,  un,  deux,  trois  arbres 
ou  sources  semblables,  il  eût  donné  à  ces 
cavernes,  à  ces  arbres,  à  ces  sources,  qui  au- 
raient frap|)é  successivement  ses  yeux,  le 
même  \unn  (|u'aux  objets  de  cette  nature  qui 
lui  auraient  été  précédenuuent  cornius  :  nous 
aurons  rpiatre  cavernes,  quatre  sources, 
quatre  arbres  auxquels  le  môme  nom  sera 
appli(jué. 

Mais  il  reste  .*i  savoir  si  le  sauvage,  qui  ap- 
plique ce  nom  h  quatre  choses  semblables,  le 
leur  appli(pie  comme  nom  propre  ou  bien 
connue  lujm   commun.  Or,  dans  aucun    des 
deux  cas,  on  r.e  jieut  dire  que  le  nom  qu'il 
transporte  à  chacune  des  quatre  cavernes,    à 
chacun   des   ipiatrc  ai'bres  ,  à  chacune  des 
(piatre  sources,  désigne  des  collections  d'in- 
ilividus,  connue  Smith  l'allirnie.  En  eiïet,  ces 
noms  ne  désigneront  jamais  qu'une  seule  des 
quatre  cavernes,  qu'un  seul  des  quatre  arbres, 
qu'une  seule  des  quatre  sources,   et,  consé- 
(luemment,  ne  deviendront  jamais  des  noms 
collectifs,  si  on  ne  les  emploie  au   pluriel,  et 
si,  au  lieu  de  dire:  une  caverne,  un  arbie, 
une  source,  on  ne  dit:  des  cavernes,  des  ar- 
bres, des  sources.  Que  les  noms  inqwsés  par 
le  sauvage  aux  quatre  objets,  soient  considé- 
rés comme  des  noms  propres  ou  comme  des 
noms  communs,  il  n'en  résultera  qu'une  seule 
(liiïérence  pour  la  nature  de  ces  noms.  Si  on 
les  emploie  comme  noms  communs,  ils  dé- 
signeront les  objets  d'après  leurs  qualités  com- 
nnuK's,  c'est-h-dire  d'après  les   qualités  que 
renferme  l'idée  de  caverne,  d'arbre,  de  sour- 
ce. Si  on  les  emploie   comme    noms  {)ro|)res, 
ils  désigneront  chacune  des  quaire  cavernes, 
chacun  dos  quatre  arbres,  chacune  des  quatre 
sources,  non  d'après  leurs  qualités,    n)ais   en 
elles-mêmes,   comme  des    choses   individuel- 
les. Pour  lors  ces  noms  seront  ap[)liqués  d'a- 
près un  choix  arbitraire,  sans  avoir  la   moin- 
tire  relation  avec  la  nature  de  la  chose  qu'ils 
expriment. 


AuT.  VIII.  —  Sixième  inexnciiiude  :  —  Il  ne  re - 
tiiiiiqiie  pas  que  les  premiers  noms  imposés  aux 
objel^  oui  été  des   noms  communs. 

Pour  moi.  il  me  paraît  plus  vraisemblable 
que  les  noms  imposés  [«ar  le  sauvage  à  son 


I)K  PIIILUSOPIIIK.  V.m  124 

arbre,  à  sa  caverne,  h  sa  source,  auraient  été 
conununs  dès  le  principe. 

Il  est  h  iemar(pier  (|u'on  n'impose  pas,  en 
général,  des  noms  propres  aux  objets  du  gen- 
re de  ceux  dont  nous  parlons,  c'esl-h-dire 
aux  cavernes,  aux  arbres,  aux  sources,  etc.; 
maisplulôt  aux  personnes,  aux  lieux,  aux  fleu- 
ves, etc.;  paice  (ju'il  est  nécessaire  (jue  ces 
choses  ne  soient  pas  confondues  ensemble. 
JMais  il  n'est  pas  également  nécessaire,  géné- 
ralement parlant,  d'individualiser  ainsi,  par 
l'imposition  d'un  nom  projjrc;,  un  arbre,  vme 
(a Verne,  une  source;  et  si  on  y  est  obligé,  on 
le  fait  ordinairement  à  raison  des  circons- 
tances. 

On  dira,  par  exemple,  la  caverne  dePoly- 
pliême,  en  la  désignant  ainsi  par  le  nom  de 
(•«'lui  (jui  en  fit  son  asile;  lac  iverne  d'IIébi'on, 
(lu  pays  où  elle  se  trouve  ;  le  cèdre  du  Liban, 
la  rose  de  Jéi'icho,  le  palmier  de  Cadès.  d'a- 
près l(»s  lieux  qui  produisent  ces  plantes  ;  la 
souice  de  Jacob,  d'après  celui  qui  la  lit  jaillir, 
la  découvrit,  ou  bien  y  puisa  ;  la  source  de 
l'eau  Salutaire,  d'après  les  propriétés  salutai- 
res de  cette  eau,  et  ainsi  du  reste.  Mais  les 
honnnes  ne  sentent  pas  la  nécessité  d'inventer 
des  noms  [)roprcs  pour  les  imposer  h  toutes 
ces  choses. 

Des  lors,  on  voit  pourquoi  les  noms  pro- 
pres, c'est-à-dire  les  noms  qui  s'enq)loient 
pour  signifier  la  substance  individuelle  delà 
chose,  ne  sont  pas,  à  beaucoup  près,  les  nlus 
nombreux;  et  pourquoi,  dans  toutes  les  lan- 
gues, même  les  plus  riches  et  les  plus  éton- 
nantes par  leur  luxe  d'expressions,  ils  man- 
(pient  pour  une  intinité  d'objets;  tandis  qu'il 
n'y  a  pas  une  chose  qui  n'ait  un  nom  com- 
mun, bes  noms  de  cette  espèce  sont  beau- 
coup plus  nécessaires  que  les  noms  propres  ; 
et  il  est  vraisemblable  que  les  hommes  n'ont 
inventé  ceux-ci  qu'après  s'êlre  aperçus  (]ue, 
sans  eux,  les  choses  semblables  étaient  con- 
fondues l'une  avec  l'autre.  Or  il  est  des  cho- 
ses semblables  qu'il  faut  nécessairement  distin- 
guer, et,  par  conséquent,  dénommer  indivi- 
duellement, afin  d'obtenir  cette  distinction. 
C'est  poiinjuoi  il  aura  fallu  établir,  j)Our 
chacune  de  ces  choses,  un  nom  qui  désignât 
cette  nature  propre  et  individuelle  qui  seule 
fait  qu'un  f>bjet  est  tellement  séparé  de  tous 
ceux  de  son  espèce,  f[u'il  ne  saurait  être  con- 
fondu avec  aucun  autre. 

Cle  qui  mérite  ici  d'attirer  toute  noire  at- 
tention, c'est  que,  pour  imposer  un  nom  à 
celte  i)ropriété  particulière  d'un  être  (|ui  l'in- 
dividualise et  l'isole  de  tous  ceux  de  son  es- 
pèce, il  faut  une  puissance  d'abslraciion 
beaucoup  plus  énergique  que  pour  lui  en 
inq)Oser  un  tiré  d'une  de  ses  qualités  com- 
munes. En  ell'et,  les  qualités  communes  des 
êtres  cor[)orels,  puisqu'on  parle  des  corps, 
sont  les  [)remières  qui  frappent  nos  sens,  les 
premières  qui  nous  sont  connues;  de  sorte 
(ju'il  est  beaucoup  plus  vraisemblable  «ptu 
nous  nonunerons  un  être  d'aj)rès  ces(iualilés 
communes,  ijue  d'après  sa  propre  su!)stance 
individtielle,  qui,  loin  de  tomber  sous  nos 
sens,    n'est  séparée  do  toutes  les  auh'cs  (jua- 


125 


G  EN 


li.tés  f|u'au  moyen  d'une  abstraclion,  ou  |>lu- 
tùl  d'une  suile  d'abslraclions.  Si  donc  il  faut 
tracer  le  développement  de  l'esprit  humain, 
je  ciois,  et,  ce  me  semble,  à  bon  droit,  que 
c'est  seulement  aprèsunlong  espace  de  temps, 
après  avoir  confronté  bien  des  l'ois  entre  eux 
les  objets  d'une  même  espèce,  queThounne 
voit  clairement,  et  d'une  manière  précise, 
que,  outre  les  qualités  communes  qui  tom- 
bent sous  les  sens,  il  y  a,  dans  chaque  être, 
quelciue  chose  de  pro[)re  et  d'unique,  quel- 
que chose  qui  fait  que,  malgré  son  extrèms  (■ 
ressemblance  avec  les  aulres  èlres,  il  ne  se 
confond  jamais  avec  eux;  qu'il  a  en  lui  quel- 
que chose  qui  le  sépare  de  tous,  et  que  ce 
(iuel([ue  cliose,  c'est  lui-mcme. 

Je  suis  donc  convaincu  que  le  sauvage 
supposé  par  Smilii  ne  songerait  guère  à  im- 
poser dabord  un  nom  j)ropre  h  son  arbre,  ci 
sa  caverne,  à  sa  fontaine,  et  qu'au  contraiie 
il  attendrait  longtemps.  Il  n'aurait  recours  à 
ce  moyen  que  cpiand,  après  avoir  connu  une 
multitude  de  cavernes,  d'arbres,  de  fontai- 
nes, son  esprit  sciait  parvenu  à  distinguer 
l'individualité  de  chacun  de  ces  êtres,  et  sur- 
tout à  sentir  profondéuKmt  le  besoin  de  dé- 
signer celle  individualité  par  un  nom  propre, 
alin  qu'en  parlant  à  sa  femme  ou  à  ses  en- 
fants, il  fût  en  état  d'indiquer  telle  caverne, 
tel  arbre,  telle  source,  d'une  manière  si  nré- 
cis(i  qu'il  leur  fût  impossible  de  les  conion- 
dre  avec  d'autres.  J'avoue  toutefois  que  j'ai 
delà  peine  à  croire  qu'il  éprouvAt  januiis  ce 
besoin  dans  l'état  sauvage,  ni  môme  long- 
tenups  après  en  être  sorti,  si  ce  n'est  quand 
il  aurait  fait  dans  la  civilisation  des  progrès 
déj.\  sensibles.  Car,  s'il  se  voit  dans  la  néces- 
sité de  désigner  individuellement  ces  objets, 
il  est  hors  de  doute  (|ue,  pour  alteindi-e  son 
Lut,  il  aura  d'aboid  recours  à  un  expédient 
moins  difTicile  que  ne  le  serait  l'invention  des 
noms  propres.  Il  enq)loiera  plutôt  les  signes, 
et  fera  connaître  S(»n  objet  par  l'ensendjle  du 
discours,  par  les  additions  accidentelles  dont 
nous  avons  parlé,  ou  [)ar  quelque  autre  moyen 
que  lui  suggérera  son  esprit. 

Comme  il  est  impossible  de  juger  qu'un 
nom  est  conunun  en  examinant'  simplement 
s'il  est  a|)pliqué  à  plusieurs  individus,  puis- 
que plusieurs  individus  pourraient  être  appe- 
lés du  môme  nom  propre  ;  il  est  pareille- 
ment impossible  d'affirmer  qu'un  nom  est 
propre  narce  qu'on  saura  (ju'il  est  employé 
pour  designer  un  seul  individu,  puisqu'un 
nom  commun  j)eut  n'être  appliqué  qu'à  un 
seul  individu.  Supposons,  pour  exemple,  qu'il 
ne  restât  plus  qu'un  seul  homme  de  tout  le 
genre  humain  :  cet  homme  n'aurait  aucun  be- 
soin de  nom  propre;  le  nom  commun  d'homme 
lui  suffirait,  parce  qu'il  ne  courrait  plus  ris- 
que d'être  confondu  avec  personne.  Mais  ce 
nom  ne  cesserait  point  pour  cela  d'être  com- 
mun ;  car  il  indicjuerait  toujours  un  individu, 
non  par  sa  propre  individualité,  mais  par 
l'humanité  qu'il  possède.  11  est  vrai  que  cette 
qualité,  il  la  possède  seul,  puisijue  les  autres 
hommes  ne  sont  plus  ;  mais  une  infinité  d'in- 
dividus pourraient  également  la  posséder,  cA 
u'ors-  le  môme  oim  leur  devrait  être  a[)i)li- 


rsVCIlOLOGlE.  C.EN  120 

que  :  or,  c'est  précisément  ce  qui  constitue  ;a 
nature  du  nom  commun. 

El  ceci,  qu'on  le  remarque  bien,  n'est  plus 
une  simple  conjecture,  ni  le  fruit  de  l'imagi- 
nation, comme  le  tableau  que  Smith  nous  a 
tracé  :  c'e.st  un  fait  réel  que  nous  lisons  dans 
les  saintes  Ecritures,  lesquelles  nous  parlenf 
d'un  tenq)s  où  il  n'y  eut  qu'un  seul  honune 
sur  la  terre  ,  et  nous  apprennent  cpie  cet 
honnne  ne  reçut  pas  de  nom  projire,  dont  il 
n'avait  d'ailleurs  aucun  besoin,  mais  que  le 
nom  conunun  d'homme  lui  fut  inqiosé,  piiis- 
(jue,  en  hébreu,  Adam  signifie  homme.  Pour 
nous  assurer  que  ce  nom  était  véritable- 
ment un  nom  commun,  nous  n'avons  qu'à 
en  considérer  L'origine  ;  il  venait  du  mot 
terre,  élément  dont  les  Livres  saints  nous 
enseignent  (jue  riionmie  a  été  conqiosé ,  et 
devait  signifier  «  un  être  formé  de  lerre.  »  l.a 
première  })ersonne  qui  ail  reçu  un  nom  ne 
fut  donc  pas  désignée  par  un  mot  pris  de 
son  individualité,  mais  par  un  mot  tiré 
d'une  qualité  commune  h  tous  les  honimcs 
qui  devaient  lui  succéder  :  or,  d'après  la  doc- 
trine que  nous  avons  ex[)Osée,  cette  circons- 
tance en  faisait  un  nom  conunun. 

Loin  de  recourir  à  un  sauvage  imaginaire, 
et  de  se  perdre  à  former  des  hypothèses  sui- 
vant une  méthode  anliphil(jsoi)liique,  s'il  en 
fut  jamais,  j'aurais  désiré  (\uc  nos  philoso- 
phes, comme  leur  sagacité  donnait  lieu  de 
l'attendre,  eussent  au  moins  consulté  les  mo- 
numents de  l'antiquité  où  sont  consignés  les 
faits  réels  et  véritables. 

La  coimaissance  de  ces  faits  aurait  suscité 
dans  leur  esprit  des  doutes  sur  la  valeur  de 
cette  assertion,  qui  paraît  si  incontestable  au 
|)reniier  abord  :  '(  Les  noms  |)ro[)res  ont  été 
inventés  avant  les  noms  conumms.  » 

Ce  sont  précisément  ces  i)i()[)ositions  revê- 
tues d'une  apparence  d'évidence  qui  cachent 
et  recèlent  les  erreurs  les  i)Ius  pernicieuses; 
et  il  est  d'autant  plus  dillicile  de  pénétrer 
jusqu'à  elles,  que  cet  asile  est  plus  sûr.  Car 
cette  fausse  évidence  fait  admettre  sans  dé- 
fiance ces  sortes  de  propositions,  même  par 
des  honnues  d'ailleurs  circonspects,  parmi 
lesquels  on  s'accorde  à  ranger  Dugakî-Ste- 
Mart.  11  est  très -facile  alors  de  se  croire  dis- 
pensé de  l'étude  attentive  et  pénible  des 
faits. 

Si,  connue  je  l'ai  dit,  nos  illustres  philo- 
sophes avaient  considéré  ce  qui  avait  véri- 
tablement lieu  lorsque  les  |»remiers  honmics 
imposaient  des  noms,  ils  auraient  reconnu  à 
n'en  plus  douter,  que  les  noms  de  la  date  la 
plus  reculée  n'étaient  jamais  arbitraires , 
comme  le  sont  les  noms  propres,  c'est-à- 
dire  (ju'ils  n'exprimaient  jamais  l'individua- 
lité de  la  chose,  mais  en  désignaient  tou- 
jours une  qualité  qui  pouvait  être  couHnune 
à  d'autres.  Caïn  signifiait  possession,  chose 
acquise,  possédée  :  Adam  lui  imposa  ce  n(jm 
en  disant  :  Avec  l'aide  de  Dieu,  j'ai  possédé 
(/Hclfjue  chose  de  nouveau.  [Gin.  iv  ,  1.) 
Il  est  évident  que  ce  nom  est  conunun  , 
jniis(pi'il  convient  également  à  tout  ce  qu'on 
<!cquiert  ou  qui  vient  à  tomb(;i'  en  noire  nos 
S!.ssio:}    Abel  veut   dire  lanlié ;   Eve,  cnose 


127 


G  EN 


DICTIONNAIJIE  DE  PHILOSOPHIE. 


G  EN 


m 


virante:  Selh,  éire  substitué;  Enoch,  dédié  ; 
Lamech,  pauvre,  humilié.  Or  tous  ces  mois 
sont  des  noms  communs.  H  en  faut  dire  au- 
tant de  tous  lt!s  noms  h(H)rt'Ux  de  personnes 
ou  de  choses  ;  car  ils  sont  tous  formés  de  ma- 
nière que  l'individu  est  désigné  par  une  qua- 
lité commune,  d'où  il  résulte  que  ce  sont  de 
véritables  noms  communs  (17). 

On  peut  faire  la  même  observation  sur  les 
noms  grecs  et  sur  les  noms  de  l'antiquité 
tout  entière.  On  peut  même  dire  avec  raison 
que  l'antiquité  n'a  point  connu  de  procédé 
l  our  créer  des  noms  véril-iblement  propres, 
c'est-h-dire  des  noms  n'indiquant  pas  une 
•  îu^ilité  commune,  mais  désignant  l'individua- 
iîlé  même  de  l'objet,  des  noms,  en  un  mot, 
tels  que  sont  maintenant  dans  les  langues 
modernes  :  Pierre,  Paul,  etc.;  comme  le  sont 

(l")  Le  plus  îiniieii  J<>fiiiiipni  que  fotiinissi! 
IMii>li>ir«  lelrttivpiiionl  à  rmiposiiioii  des  noms, 
esi  le  célèlire  passade  île  l:i  Genèse  (chup.  ii),  où  il 
est  rapporté  (prAdaiii  irtipo>-a  leur  nom  à  ions  les 
iinioMiix  sortis  «1rs  n  aiiis  de  Dien.  lùisniie  l'Iiis- 
loi  ien  sa(  ré  ajoute  :  Omne  enim,  qnod  vocavit  Adnm 
nninia'  riveiilii,  ipsum  nonien  ejus.  En^èlte,  expli- 
(|ii:inl  ce  passage,  dit  <i"«  Moïse  vonliji  faire  en- 
leuilie  par  ces  paroles  ipie  les  noms  imposes  par 
Adam  aux  animaux  exprimaient  leur  nature  :  Cnm 
ail,  ipsiiui  erat  nonieu  ejiis,  </«if/  aliud  quant  npoel- 
Idtionfs  uii  tiatiira  posiulnbnl,  indiias  esse  sujinfical  ? 
{l'rivp.  evang.,  lih.  xi,  cap.  (5.)  Or  ces  noms  impo- 
sés, après  la  création,  aux  dilférenles  cspc<  es  d'a- 
nimaux, de  manière  à  exprimer  leur  nature,  ne 
sont-ce  pas  là  vérilalilemenl  des  noms  connnuns? 
Voili  donc  le  dociimcni  le  plus  ancien  et  le  plus 
sacré  que  nous  ayons  stir  la  première  formation 
du  langage,  qui  nous  en-cigne  exitressémenl  que 
les  prcniiers  noms  donnés  aiix  objets  n'ont  pas  été 
des  noms  pmpres,  mais  des  noms  communs.  L'ojii- 
iiioo  d'Eiische  .s'accorde  merveilieusemeiu  avec  les 
Iradiiions  licliiaï  pios,  el  se  trouve  parfaitement 
c<;nlorme  au  seolim  iit  des  rabltins.  Si  l'on  était 
curieux  d'eu  \oir  le  recueil,  on  iraiiraii  qu'à  lire 
Jean  Buxtorf  le  (ils  (Disseit.  pliilolotiico-tlieoloçi.  «, 
§  "24),  on  Jules  Barlolocci  [Bibiiotli.  maguor.  rabb. 
t.  1),  ou  tout  autre  écrivain  de  ce  genre. 

Mais  les  antiquités  hébraïques  ne  sont  pas  les 
seule»  qui  nous  attestent  qtie  les  noms  les  plus  an- 
ciens, les  noms  primitifs,  ont  été  des  noms  com- 
viuHi,  c'est  à  dire  exprimant  la  nature  on  les  qua- 
lités, et  non  l'individualité  des  objets  nontmés  ; 
c'est  le  seniiment  de  tonte  l'antiquité,  et  le  carac- 
lère  de  toutes  les  langues  anciennes.  Si  le  temps 
ne  me  manqu.ni  ici,  il  me  serait  facile  d'eniasser 
les  preuves  de  celte  assertion.  Il  me  suftii  d'obser- 
ver que  le  Cralile  de  Platon  est,  en  substance, 
consacré  à  'lémonirer  que  les  noms  ont  éié  primi- 
tivemeiil  imposés  aux  clioses,  non  par  des  caprices, 
iiixiis  par  la  raison  ;  que  qu:.nil  on  doit  en  imposer 
«l«:  nouveaux,  il  faut,  à  l'exeiiqile  de  ceux  qui  les 
premiers  ont  nommé  les  objets,  cberc  lier  des  noms 
qui  expriment  les  qualités  el  la  naliiie  des  objets 
que  l'on  veut  désigner;  enlin,  que  quand  on  est 
contraint  (l'employer  les  noms  déjà  imposés,  il  faut 
les  employer  avec  tonte  la  propriété  nécessaire  pour 
qu'ils  loirespondenl  exaciement  à  leur  «igmli- 
«ation. 

C'e>t  en  grande  partie  cette  idée,  (|ue  les  noms 
les  plus  anciens  éiaienl  communs,  c'esl-à-dire  in- 
diquaient les  qu(iliic$  commiiites,  les  espèces,  les 
easences  (ce  (|iii  est  la  même  ciiose),  qui  a  donné 
naissance  à  l'opinion,  universellement  répandue 
riiez  les  anciens,  «[ue  tonte  la  sagesse  consistait 
tlaus  la  science  des  i.ouib  ;  qu'on  devait  les  consci  - 


aussi  les  mots  :  Italie,  Ffance,  Angleterre, 
etc.,  Adige ,  Tibre,  Pô,  etc.  Ces  noms  ne  sont 
eux-mêmes  devenus  véritablement  propres 
que  du  moment  où  leurs  étymologies  ont  été 
perdues,  ou  bien  depuis  qu'on  n'y  a  plus 
fait  attention  en  les  proférant. 

D'ailleurs,  ces  noms  propres  des  langues 
modernes,  que  l'antiquité  nous  a  transmis, 
sont  eux-mêmes  une  preuve  de  ce  que  j'a- 
vance :  en  elfet,  ce  qui  nous  reste  de  leurs 
étymologies  montre  évidemment  que,  dans 
l'antiquilé,  ils  avaient  tous  une  signification 
spéciale,  et  que  ce  n'étaient  point  des  sons 
arbitraires  (18)  ;  en  d'autres  termes  :  l'anti- 
quité avait  désigné  ces  personnes,  ces  pays, 
ces  fleuves  particuliers,  par  des  noms  com- 
muns, c'esl-à-dire  par  des  noms  qui  les  dé- 
terminaient, non.au  moyen  de  leurs  parlicu- 

ver  religieusement  cl  sans  aliëration,  puis  les  trans- 
niclre  à  sis  enfanis  comme  on  les  avait  reçus  de 
.ses  pères,  ainsi  qu'un  bérilage  précieux  et  sacré, 
qui  renfermait,  avec  le  dépôt  de  la  religion  et  du 
savoir,  le  secret  de  la  félicité  humaine. 

Telle  a  élé  aussi  la  source  des  supcrsliiinns  re- 
latives à  l'emploi  de  certains  mots  :  car  ,  ce  n-s- 
pecl  qu'on  avait  pour  les  noms,  cette  importance 
que  leur  allacbaienl  les  vieillards  en  ordonnant 
de  les  garder  intacls  el  de  les  iransuieltre  à  la  pos- 
térité, dnniièrenl  lieu  dans  la  suiie  à  une  vénéri- 
lion  aveugle  et  confuse;  ceci  amena  des  excès, 
comme  il  arrive  à  toutes  les  choses  dont  la  passion 
s'empare,  et  celte  vénération  excessive  pour  les 
anciens  noms  fournit  à  rimagination  l'occasion  de 
s'égarer  à  son  aise  en  produisant  des  résultats  ca- 
pricieux et  inallendiis. 

(18)  On  voit  par  celle  observation  que  les  anciens 
se  trouvaient  dans  des  circonstances  beaucoup  plus 
favorables  que  nous,  pour  juger  de  la  priorité  des 
noms  communs  sur  les  noms  propres. 

Arisioie  fait  cette  observation  dans  le  livre  i. 
cliap.  t.  des  Choses  physiques.  Il  y  reiiiarque  clai- 
rement que  rtiomme  invenle  d'abord  des  noms 
communs,  et  ensuite  des  noms  propres. 

Il  est  singulier  de  voir  qu'Arislole  appuie  son 
opinion  sur  un  l'ail  (|iii  se  rapproche  de  très-près 
de  celui  que  Siriih  allègue,  préci.'éii'enl  pour  •lé- 
monirer le  contraire.  Taiii  il  e.st  vrai  que  les  faits, 
quand  ils  ne  sont  pas  accompagnés  d'un  jngenienl 
(boit  et  sain  dans  celui  qui  s'en  prévaiil,  sont  iin- 
piissmls  •■>  conduire  par  eux-mêmes  à  la  vérité,  et 
sont  ni("'in»  '.«nc  occasion  d'abus  et  d'erreur. 

Suiiih  vous  dit  :  i  Le  sauvage  applique  le  nom 
qu'il  a  donné  à  sa  caverne  à  toutes  les  cavernes 
(pi'il  voit;  donc  il  a  d'abord  inventé  le  nom  propre, 
el  ensuite  il  l'a  leiidu  commun.  • 

Arisioie  vous  dit  à  son  tour  :  «  L'enfant  appelle 
du  nom  de  pèiy  lous  les  bommes  qu'il  voit,  tant 
qu'il  n'a  pas  encore  appris  à  discerner  son  père 
des  antres  hommes;  donc  le  nom  (pi'il  doiim;  à  son 
père  est,  pour  lui,  un  nom  coiniiiun  ;  il  ne  res- 
iieindra  la  signilicalion  de  ce  iioui  commun  cl  ne 
l'emploiera  uniquement  pour  désigner  son  père, 
que  quand  il  se  sera  aperçu  des  dilférences,  et,  par 
conséquent,  de  l'erreur  (lu'il  commet  en  prenant  un 
homme  quelcomiue  pour  son  père.  Donc  son  esprit 
procède  du  général  au  particulier  ,  du  genre  aux 
diUéieiices  qui  lui  font  connaître  l'espèce,  n 

Je  ne  veux  rien  décider  sur  la  valeur  de  celle  ob- 
servation, qui  suppose  que  l'enfant  connaît  ,  dans 
son  père,  ["homme  avant  le  père.  M.iis  je  m'en  sers 
pour  prouver  (|ue  l'opinion  d'Arislote  sur  l'inven- 
tion des  noms  est  «ju'ou  désigne  les  choses  rt'aboid 
par  des  expressions  plus  générales,  ensuite  par  de» 
expressions  qui  le  soûl  beaucoup  luoins. 


120  G  EN  PSVCnOLOOIE. 

larilés  iiulisiiluolles,  iiKiis  au  moyen  de  trait-: 
(aracltW-islitiues  coinimins  à  i)lusiouis  Otres 
(ie  la  niômc  espèce. 

Art.  IX.  —  Si'plièiite  ineraciitude  :  —  //  ignore  que 
lions  les  objets  (xléiieurs  il  est  plus  facile  de 
coiiiiniire  ce  qui  en  coiinnun  à  plusieurs  que  ce 
qui  est  nulividuel. 


G  EN 


îr.o 


L'étiuie  de  l'antiquité  nous  démontre  ainsi 
que  l'invention  des  noms  communs  est  d'une 
date  t'oit  antérieure  h  celle  des  noms  pro- 
V)res  ;  (jue  les  langues  anciennes  employaient 
ordinairement  des  noms  communs  ,  môme 
quand  il  leur  fallait  désigner  des  objets  par- 
ticuliers; et  (ju'il  n'y  a  de  noms  véritable- 
ment propres  que  dans  les  langues  mo- 
dernes. 

Si,  prenant  ce  fait  pour  point  de  départ, 
nous  examinons  plus  à  fond  la  nature  de  la 
chose,  nous  verrons  que  cette  marche  de 
l'esprit  dans  la  forme  du  langage,  qui  paraît 
étrange  au  premier  abord  ,  est  ceoendant 
très-naturelle,  et  qu'elle  est  môme  la  seule 
qu'il  lui  filt  possible  de  suivre.  En  effet,  il 
nous  faut  une  plus  grande  force  d'abstrac- 
tion pour  caractériser  et  pour  nommer  l'in- 
dividualité môme  des  êtres,  que  pour  appli- 
quer notre  attention  à  leurs  qualités  commu- 
nes et  pour  iniposer  un  nom  qui  les  exprime 
au  moyen  de  ces  qualités.  Il  est  môme  natu- 
rel et  nécessaire  que  le  premier  besoin  des 
hommes  soil  de  désigner  les  objets  [)ar  leurs 
qualités  communes  les  plus  générales.  La 
nécessité  de  les  déterminer  par  (l»;s  (pialilés 
plus  spéciales  doit  se  manifester  ensuite, 
c'est-à-dire  quand  il  arrive  que,  sans  cette 
spécification,  on  les  confondrait  ensemble, 
et  que  cette  confusion  serait  nuisible  ou  in- 
commode. Les  honnnes  ,  instruits  par  une 
longue  expérience  et  un  long  usage  des  cho- 
ses, éprouvent  la  nécessité  de  les  distinguer 
entre  elles  par  i  ne  classilication  de  plus  en 
plus  déterminée  ,  et  les  indiquent  par  des 
noms  beaucoup  moins  communs.  Enfm,  dans 
un  étal  de  société  déj5  f(Ml  avancé,  on  ressent 
le  besoin  de  désigner  les  individus  eux-mê- 
mes par  des  noms  jn-opies;  en  sorte  que  ces 
noms  sont  les  derniers  (lui  sont  inventés  cl 
appliqués,  et  que  leur  lormalion  couij)lètc 
et  perfectionne  le  langage. 

De  là  vient  qu'il  n'y  a  pas  une  seule  chose 
qui  n'ail  un  nom  commun  ;  que  toutes  n'ont 
pas  celui  du  genre  auquel  elles  appartien- 
nent ;  qu'un  plus  petit  nombre  ont  celui  de 
leur  espèce;  et  enfin,  qu'il  n'y  a  pas  la  mil- 
lième partie  des  objets  extérieurs  iiui  s(»ienl 
appelés  d'un  nom  propre.  Encore  celle  (|uan- 
tité  si  limitée  n'cxiste-l-elle  que  dans  les 
langues  modernes. 
De  là  il  résulte  aussi  que  les  illustres  plijlo- 

sophesdonlnous  parlons.abandonnantl  étude 
des  faits  pour  suivre  leurs  spéculations  hv- 
nothétiques,  ont,  en  traçant  la  marche  "de 
l'esprit  humain  dans  la  formation  du  langage 
et  des  [)ensées,  commencé  précisément  par 
«)ù  ils  auraient  dii  finir.  Ils  ont  suppo.sé  que 
«•e  qui  est  réellement  un  des  derniers  pas  de 
l'esprit  humain  dans  la  formation  du  langage 
étaii  au  contraire  son  premier  pas  :  ils  ont 


cru  que  sa  première  opération  était  l'imposi- 
tion des  noms  propres,  tandis  qu'il  ne  l'exé- 
cute qu'après  toutes  les  autres,  f'ela  suppose, 
en  effet,  une  culture  sociale  déjà  fort  avan- 
cée, si  avancée  que,  dans  les  langues  mo- 
dernes de  l'Europe,  malgré  leur  perfection 
()rodigieuse,  malgré  le  développement  heu- 
reux qu'elles  ont  pris,  favorisées  pendant  des 
siècles  par  l'infiuence  du  christianisme,  les 
noms  propres  laissent  voir  encore  leur  ori- 
gine et  leur  état  primitif  de  noms  coui' 
m  uns. 


Ai.T.  \    —  llniiihne  iiiexaclilude  ;  - 
/.  X  iidiiis  loiifiiniis  pu  suent  à  l'état 
p  '  en 


—  Il  i<innre  que 
de  noms  pro- 


Quand  donc  Smith  prononce  avec  tant 
d'assurance  que  la  caverne,  la  source  et  l'ar- 
bre particuliers  dont  son  sauvage  eut  la  pre- 
mière coiuiaissance,  furent  sans  doute  les 
j>remiers  objets  qu'il  désigna  par  des  noms 
propres  ;  (juand  il  ajoute  que  ces  noms  de- 
vinrent des  noms  communs  après  que 
l'homme  les  eut  apuliciués  h  plusieurs  objets 
du  môme  genre,  il  alfirme  précisément  le 
contraire  de  ce  qui  arrive.  Il  aliirnie  que  tous 
les  noms  qui  sont  aujourd'hui  communs  pour 
nous,  ont  été  des  noms  i)ropies  à  l'origine  ; 
tandis  que  tous  les  noms  projjres  que  nous 
avons  maintenant  ont  d'abord  été  des  noms 
comn)uns. 

Si  Smith  avait  eu  l'idée  exacte  et  précise 
de  ce  qui  constitue  les  noms  propres  et  les 
noms  communs,  il  ne  serait  [)as  toml)é  dans 
cetle.erreur.  Il  croyait,  ce  (jui  semble  vrai 
au  premier  abord,  que  le  nom  propre  est 
celui  qui  n'est  ajtpliqué  (ju'à  un  st-ul  objet  ; 
que  le  nom  commun  est  celui  ipii  est  ap[)li- 
(|ué  à  |)lusieurs  objets.  D'après  celte  notion, 
il  prenait  ce   (]ui  n'est  (lu'une  qualité  acci- 
(lenlelle  des  noii'S  propres  et  des  noms  co.'ii- 
muns,  pour  ce  qui  en  constitue  proprement 
la  nature.  Il  est  vrai  quil  arrive  ordinaire- 
ment que  le  nom  conmnm  s'applique  à  j)lu- 
sieurs  objets,  et  le  nom  propre  à  un  seul  ob- 
jet, mais  cela  n'a  lieu  (lu'accidentellement. 
Comme  nous  l'avons  dit,  le  contraire   n'est 
pas  impossible,  et  môme  on  voit  parfois  un 
nom  commun   ne  s'a{)[)liquer  qu'à   un   seul 
objet,  sans  cesser  «l'être  coujmun  ;d'un  autre 
côté,  le  nom  propre   s'applique    parfois  à 
plusieurs  objets  sans  cesser  d'ôlre  propre. 
C'est  que,  au  fond,  le  nom  propre  et  aussi 
le  nom  commun  ne  s'appliquent  jamais  qu'à 
un  seul  individu  à  la  fois.  Il  n'y  a  entre  eux 
que  cette  ut)ique  différence  :  quand  l'individu 
est  appelé  par  le  nom  commun,  il  est  indi- 
(|ué    d'après   une    certaine   qualité    qui    se 
trouve  ou  peut  se  trouver  dans  plusieurs  au- 
tres objets;  quand  il  est  a|)[)elé  par  un  nom 
propre,  il  est  alors  désigné  dans  son  indivi- 
dualité môme,  c'est-à-dire  en  ce  qu'il  a  de 
])Jopie  et  d'incommunicable  à  quelque  autre 
être  que  ce  soit 

Au  lieu  donc  de  dire  que  les  noms  pro- 
jires  ont  passé  à  l'étal  de  noms  communs,  il 
iaut  dire  qu'on  a  pris  des  noms  communs 
|)0ur  les  faire  servir  de  noms  propres,  en  les 
employant  pour  exprimer  l'individualité  des 


131  OEN  DICTIONNAIRE  DE  PIULOSOPIIIE 

ol)jets ,   qui   d'abord    nY;tail   pns   oxptiméo, 
mais  soii>- entendue. 

Pour  ôclaircir  ce  point,  il  nous  faut  remar- 


OKN 


r5 


f|ucr  (ju'un  nom  commun,  indiquant  un  ob 
jet  par  le  moyen  d'une  (jualilé  qui  lui  est 
commune  (19)  avec  d'autres,  ne  détermine 
pas  cet  objet  d'une   manière  assez   précise 

(19)  On  parle  lonjoiirs  «le  l'olijet  en  innt  que 
lions  U;  concevons;  car,  comme,  je  l'ai  déjà  dit, 
l'ohjt'i  en  lui-même  ne  possède  rien  (pii  lui  soii 
commun  avec  d'aulres,  puisque  ce  qui  est  commun 
dans  noire  iuielligence  csi  imlividualisé  dans  l'ob- 
jol  même  el  lui  apparlienl  en  propre. 

(20)  Avaiii  même  que  le  nom  commun  .de- 
vienne un  nom  propre  par  i'cffel  d'une  couvenlion, 
il  s'emploie  souvent  pour  iii(li(|n(;r  îles  individus. 
Dans  ce  cas,  on  supplée  orditiairemeul  à  ce  que  l'i 
iionj  a  de  vague  el  d'indélerminé,  par  les  circons- 
lances  qui  accompnguenl  le  discours  de  celui  qui  le 
prononce.  Ainsi,  un  liouinu*  vient  à  passer  el  se 
trouve  seul  dans  la  rue;  voulant  lui  adresser  la  pa- 
role, je  crie  après  lui  :  0  homme,  écouiez-mui!  A 
cette  Toix,  il  s'arrête  et  se  retourne  vers  moi,  s'ap- 
pliqn:int  à  lui-même  le  nom  commun  homme  qu'il 
m'a  entendu  prononcer  ;  cl  il  ne  peiil  se  tromper  en 
se  faisant  celle  application,  puiscju'il  n'y  a  per- 
>onne  que  lui  dans  la  rue.  S'il  se  trouvait  avec 
d'aulres  liomuns,  il  pourrait  se  faire  qu'à  mon  ap- 
pel, ô  homme!  plusieurs  se  retournassenl  eu  même 
temps  vers  moi  ,  précisément  parce  que  le  nom 
leur  esl  comunni  à  tous.  Mais  alors,  je  détermine- 
rais aussitôt  celui  que  j'aurais  en  vue,  par  le  geste, 
par  la  simple  direction  de  la  voix,  ou  par  d'aulres 
signes  qui  me  permettraient  d'indiquer  l'individu 
auquel  je  voudrais  restreindre  le  nom  commun  que 
j'emploierais. 

Or,  los  premiers  noms  donnés  aux  choses  ont  dû 
eue  counniins  en  eux-mêmes,  mais  ceux  qui  s'en 
servaient  devaient  les  employer  el  les  cousidéier 
comme  des  noms  propres;  c'est-à-dire  qu'eu  réa- 
lité le  nom  exprimait  seulement  une  qualité  com- 
mune, mais  on  comcvait  toujours  l'exislence  de 
l'individu  auquel  apparlenail  l.i  qualité,  et  Ton  rat- 
lacliail  tacitement  par  li  penséi'  cette  (jualiié  nié  ue 
à  l'individu  auquel  elle  était  inlimemeni  unir,  (^'l'st 
que  tlaiis  son  premier  état,  el  (pian  I  il  n'a  pas  en- 
core l'iiabiiude  de  marcher  au  milieu  des  abstrac- 
tions, notre  esprit  s'attache  toujours  à  la  réalité 
des  ohjeis. 

Je  Irrai  voir,  dans  ce  même  ouvrage,  l'ordre  des 
i'Ict-s  siu-  Ifsijuelles  re>prit  liumain  arréie  ses  ré- 
flexu)us.  Voiii  quel  esl  cet  ordre  :  1"  Avant  tout, 
l'esprit  haruain  a  l'idée  de  l'èire  en  général;  mais 
il  n'y  rédéiliit  et  n'y  lait  attention  (pi'après  avoir 
examii.é  toutes  les  autres  idées;  ce  n'esi  donc  point 
par  elle  que  couunence  la  série  des  idées  rélléchies  ; 
2"  il  ac(|uieri  ensuite  les  idées,  ou  plutôt  les  per- 
ri'ptioos  des  individus  au  moyen  des  sens,  el  ces 
idées  soûl  composées  de  notions  coiunmnes  ,  de 
quelque  chose  de  propre  ou  d'individuel.  Ce  sont 
les  premières  idées  auxquelles  raiienliou  de  l'homme 
s'arréle  et  doui  elle  s'occupe  ;  3»  ce  n'est  qu'après 
cela  que  couiMiciici-ni  les  abstractions  ,  au  moyen 
desquelles  l'aiitmlion,  abaiidounanl  les  traits  carac- 
téristiques des  ohjcts  particuliers,  s'attache  aux 
scides  iM)lions  communes. 

Or,  l'honune  ne  traduit  par  des  mois  que  les 
iilées  sur  lesquelles  ralieutiou  se  replie,  el  non 
point  les  idées  qui  n'occupent  et  u'exercenl  aucu- 
nement celte  faculté.  Les  premières  idées  qui  soni 
nommées  sont  donc  des  idées  applicpiées  à  desimii- 
\idus.  Voilà,  ce  me  semble,  ce  ((ui  a  induit  Smith  en 
»  rieur.  Il  concluait  de  cette  remarque  fortjusle  que 
les  premiers  mois  devaient  être  des  noms  propres; 
or  cela  esl    couiraire  à  l'uistoiro  ,  el  ,  par  con- 


pour  le  distinguer  el  l'isoliM-  de  tou.s  ceuxqitt 
l)0s.sèdenl  la  même  (jualilé  :  donc,  par  sa  na- 
ture, ce  nom  n'est  pas  un  nom  propre,  c'est- 
îi-dire  n'est  pas  le  nom  d'un  objet  unique  et 
déterminé.  Il  ne  devient  un  nom  propre  (ju'au 
moyen  d'uneconvention  tacite  (20)  ;  ou,  pour 
mieux  dire,  au  moven  d'une  convention  ex- 

séqueni,  aussi  à  la  raison.  11  n'avait  pas  observé  la 
nature  des  idéi'S  appliquées  à  des  individus;  il 
avail  cruquec'étaieni  des  idées  simples,  qui  fixaient 
la  pensée  sur  l'individnalité  même.  Or  ces  iilécs, 
ou  perce|>tions,  sont,  au  contraire,  composées  do 
notions  communes  et  de  ce  qu'il  y  a  de  propre  dans 
l'objet,  comme  on  le  démontre  dans  tout  le  cours 
de  cet  ouvrage.  Or,  nous  disons  que,  quoique  les 
premières  idéc;s  auxquelles  on  applique  d^s  noms 
ne  soient  pas  des  idées  simples,  mais  que  ce  soient 
des  idées  jointes  à  un  objel  concret,  le  nom  donne 
à  un  pareil  objet  se  rapporte  toujours  priucipale- 
nieiii  aux  <l|^ililés  communes  qui  se  rcncontrciil 
dans  «elle  s^thèse.  Ces  noms  sont  donc  pins  spé- 
cialement drs.noms  commins,  que  rinientioii  do 
celui  qui  les  emploie  et  les  circonstances  extérieu- 
res rendent  propres  à  nommer  des  choses  indivi- 
duelles. 

Si  les  premières  idées  nommées  sont  (tes  ii'ées 
individualisées,  les  secondes  sont  des  abslractious, 
c'est-à-dire  ce  sont  les  idées  des  notions  communes 
comprises  dans  les  iilées  appliquées  à  des  imlivi- 
diis.  Séparer  ces  notions  communes,  les  considérer 
<lans  cet  éial  d'isolement,  et  enfin  les  nommer,  telle 
e>i  la  suite  des  opérations  de  l'esprit  humain. 

Nous  avons  dit  que  les  idées  individualisées  sont 
exprimées  par  des  noms  (|ui  se  rapporlenl  à  c*t 
qu'elles  ont  de  commun.  Les  noms  ainsi  donnés 
n'indiquent  des  individus  que  par  ce  qui  esl  sous- 
entendu  dans  l'esprit  de  celui  qui  s'en  sert  el  qui 
ne  les  enq)l()ie  pas  sans  les  rapporter,  par  h  pen- 
sée, à  des  individus,  .\insi,  la  pensée  commence 
par  reiiiarquer  dans  les  individus  des  (lualités  com- 
munes; mais  il  s'agit  ensuite  de  voir  le  commun 
ivolémeut,  sans  qu'il  se  rapporte  à  aucune  indivi- 
dualité, et  de  le  uonnuer  en  cet  état. 

D.ï  là  les  deux  questions  :  Comment  l'esprit  peut- 
il  faire  les  premières  abstraclions,  el  comment  peut- 
il  fixer  ces  abstractions  par  des  7ioms? 

Pour  parler  d'abord  de  cette  seconde  question, 
il  esl  évident  qu'eu  supposant  dans  l'esprit  Immaiii 
la  faculté  d'abslraire  en  exercice,  c'est-à-dire  en 
supposant  la  première  question  résolue,  il  est  aise 
de  concevoir  comment  il  peut  appliquer  des  noms 
aux  abstractions  déjà  conçues. 

11  peut  les  fixer,  soit  par  des  noms  communs, 
comme  homme,  animai,  etc.,  soit  aussi  par  des 
subslanlifs  indiquant  des  abstractions,  coiinne /im- 
manilé.,  uuimalilé,  etc. 

Quant  aux  noms  communs,  il  les  possède  déjà  ; 
tout  se  reluit  à  savoir,  par  rapporta  eux,  de  quelle 
manière  il  commence  à  les  employer  comme  des 
noms  purement  communs,  sans  les  rapporter  à  îles 
individus  déterminés.  Savoir  comment  l'espril  peut 
le  faire,  c'est  savoir  commenl  il  s'élève  à  ses  premiè- 
res ab»lra<  lions.  Le  problème  dépend  doue  entiére- 
meutdela  première  des  deux  questions  proposées. 

Quant  aux  noms  iudiipiant  des  abslractious,  il 
n'est  pas  plus  dillicile  «le  les  invcuier,  qn;iiiil  on 
suppose  (jne  l'esprit  est  parvenu  à  icJléeliir  sur  les 
(pialinis  abstraites  des  ehoses  en  les  considérant 
séparémenl  el  en  les  isolant  des  qualiiés  propres 
et  individuelles  ;  car  1  homme  |ieut  iir.mmer  une 
idée  quefconque,  pourvu  que.  au  moyeu  île  la  le- 
ll.-xioii,il  lixe  son  allenlion  sur  elle.  Tout  dépend 
donc  de  l.i  première  (|uestiou  ;  «  Commeiii  l'csprii  liu- 
main peut- il  s'ébver  aux  premières  a'.tstraclions?  » 

Or,  mon  opinion  sur  celle  niaHère  a  été  exposée 


m 


0E\ 


rsvcin 


niini(''C  par  le  f.jil  uu'miio,  cl  p;u'  laquelle  les 
liitimnes  emploient,  pour  désigner  un  èt:o 
parlieulier,  ce  nom  qui  était  conunun  de  sa 
natm-e.  Ainsi  donc,  un  nom  connuun  est  sus- 
ceptible de  nommer  un  imlividu  ;  mais  cette 
aptitude  à  indiquer  et  à  nonnuer  l'indiviilu 
n'est  pas  exprimée  par  le  nom  même  ;  elle 
demeure  sous-entendue  et  cachée  dans  l'es- 
prit de  ceux  qui  emploient  ce  nom  particu- 
lier poiu'  indi(]uer  l'objet.  De  \h  cette  consé- 
quence, que  l'individualité  ne  s'exprime  pas 
directement,  mais  qu'on  la  sous-entend  dans 
l'usage  des  noms  communs,  quand  ces  noms 
s'appliquent  h  des  individus.  Ce  fait  a  lieu 
précisément  h  cause  de  la  dillkulté  que  l'es- 
}>rit  humain  rencontre  quand  il  veut,  au 
njoyen  de  l'abstraction,  fixer  sa  pensée  isolé- 
nielit  sur  une  individualité:  or,  cette  abstrac- 
tion est  un(;  des  dernières  que  l'esprit  exé- 
cute; c'est  aussi  une  des  plus  dilliciles. 

Résumons-nous.  Le  premier  pas  que  fait 
l'esprit  Immain  vers  la  connaissance  de  l'in- 
dividualité, c'est  de  la  percevoir  accompagnée 
et  enveloppée  de  toutes  les  autres  (lualilés 
connnunes  des  choses,  et  de  l'entrevoir  au 
moyen  de  l'intelligiMice,  mais  d'une  manière 
moins  nette  qu'il  ne  saisit  les  (|ualilés  com- 
munes :  d'où  il  résulte  que  l'esprit  désigne 
irabord|)ardes  noms  les  ipialités  connnunes, 
ai  (ju'il  se  sert  ensuite  de  ces  noms  pourin- 
diquerl'individualité.  Cependant ,  alors  même, 
il  n'a  pas  encore  de  cette  individualité  une 
idée  nette  et  distincte;  par  conséquent,  il 
ne  sainviit  encore  l'exprimer  elle-même, elle 
seult!,  par  un  nom  propre.  C'est,  connue  nous 
l'avons  dit,  une  chose  si  diiïicile,  que  les 
langues  modernes  commencent  seules  à  en 
fournir  des  exenqtles. 

Donc,  si  nous  voulons  revenir  h  notre  sau- 
vage; si  nous  désirons  lui  faire  inventer  des 
noms  pour  sa  caverne,  son  arbre  et  sa  fon- 
taine, nous  devons  diie  ([u'il  est  plus  vrai- 
semblable qu'il  procédera  dans  son  travail  de 
!a  manière  suivante  : 

D'abord,  il  remarquera,  dans  sa  caverne, 
dans  son  aibre,  dans  sa  fontaine,  quelqu'une 
des  qualités  les  plus  appar'cntes,  et  qui  font 
sur  ses  sens  une  inq)ression  plus  vive  et  p'us 
prompte.  Dans  sa  caverne,  par  exemple,  la 
(jualilé  d'être  creuse  ;  dans  son  arbre,  la  qua- 
lité d'être  noueux,  dur,  ou  bien  de  sortir  de 
la  terre  et  de  former  une  cime  majestueuse 
au-dessus  de  sa  tête;  dans  sa  source,  la  qua- 
lité d'être  profonde  ou  celle  de  faire  jaillir 
l'eau,  ou  toute  autre  de  ce  genre.  Puis,  fixant 
son  attention  sur  ces  qualités  communes,  il 
inventera  des  noms  vé'ilablemenl  connnuns, 
(|ui  seront,  dans  S(jn  esprit, éqinvalents  à  ces 
j)ro[)OsiîioTiS  :   ce  qui  est  creux;  ce  qui  est 

d:uis  le  Saggio  sut  coufm'i  délia  raiiione  umana 
(Essai  sur  les  limites  de  la  rainon  humaine),  Opnscoli 
filosofici,  I,  62.  J'y  .li  ilémonué  nue,  pour  s'élever 
à  ces  aiisiraclions,  riioiiMiieavMii  Itesoiu  d'eue  aidé 
de  fitiel(|ue  sii;ne  exléritiir  (le  limsiig'')  désigiiiinl 
exclusivemenl  la  cliusc  alislraile.  J'ai  dii  .tiissi  que 
ce  signe  devait  f  ire  propre  à  exciier,  à  aiiirer  l'ai- 
leiiliuii,  Cl  à  la  coii('«iitrcr  sur  la  sente  t|iialilé  alis- 
iraite  qu'il  exprime.  J'<  ii  ai  dcdiiii  l.i  «-(Micliisioa 
qu'il  élail  iinpossible  a  riiomiue  d'inventer  par  iiii- 


H.OCIE.  OEN  134 

,  (/;'/•  ;    ce  qui   est    clerc,  profond    ou  saillis 
sanl. 

Après  cela,  il  prendra  ces  noms  comn)mis 
pour  in(li(juer  sa  caverne  particulière,  son 
arbre  particulier,  sa  fontaine  particulière; 
car  l'usage  du  nom  commun  est  d'être,  aussi 
bien  (]ue  le  nom  propre,  appliqué  h  des  ob- 
jets individuels,  et  il  ne  ditVère  de  ce  dernier 
(lue  parce  qu'il  peut  être  ap[)liqué  également 
à  tous  les  objets  qui  possèdent  les  qualités 
(ju'il  traduit  et  qu'il  désigne.  Cette  propriété, 
(jui  le  rendrait  naturellement  susceptible  de 
désigner  plusieurs  objets,  est  restreinte  et 
limitée  par  l'attention  de  celui  qui  l'emploie, 
et  par  les  circonstances  dans  lesquelles  il 
r(Mn|)loie. 

Je  v(Hix  donc  bien  supi)oser  avec  Smith, 
puisqu'il  nous  engage  dansées  suppositions, 
(|ue,  dans  le  principe,  le  sauvage  ne  connaît 
(ju'une  seule  caverne,  (pi'un  seul  arbre, 
(|u'une  seule  fontaine.  Or,  cela  posé,  il  ne 
peut  appliquer  les  noms  inventés  par  lui 
qu'à  celte  caverne,  à  celarljre,  h  cette  fon- 
taine, seuls  objets  de  celte  nature  qu'il  con- 
naisse. Mais,  quand  il  vient  à  découvrird'au- 
tres  cavernes,  d'autres  arbres,  d'autres  fon- 
taines, je  dis  qu'il  s'ajXM-i^oit  innnédialement 
(|ue  ce  qui  est  creux,  ce  qui  est  dur,  ce  (]iii 
est  jaillissant,  n'est  pas  une  chose  cpii  soit 
uni(]ue  au  monde  ;  mais  cpril  y  a  une  nml- 
titude  de  ces  choses  creuses,  de  ces  choses 
dures,  de  ces  choses  jaillissantes;  que,  par 
consé(|uenl,  les  noms  qu'il  a  trouvés  |)our 
exprimer  une  chose  h  laipielle  ces  diverses 
|)ropriélés  conviennent,  «iésignent  déjà  par 
eux-mêmes  et  expriment  cliacime  de  ces  ca- 
vernes, chacim  de  ces  arbres,  chacime  de 
ces  fontaines,  aussi  bien  (pie  k's  premieis 
objets  de  ce  genre  qu'il  a  comius 

Notre  sauvage  apidi(pierait  donc  ses  noms 
communs,  et  ce  serait  im  second  progrès,  à 
plusieurs  cavernes,  à  plusieurs  arbres,  h  plu- 
sieurs fontaines:  ainsi,  le  nom  qui  était  com- 
mun à  l'origine  ne  subirait  d'putre  change- 
ment (]ue  celui  d'être  employé  réelhunenl 
poirr  nonmier  plusieurs  objets,  tons  pris 
d'ailleurs  particulièreiiient,  tandis qued'aboid 
il  était  employé  pour  un  seul. 

Mais,  quand  notre  sauvage  éprouverait  le 
besoin  de  distinguer  sâ  caverne  de  toutes  les 
autres,  il  ferait  un  troisième  progrès;  toute- 
fois, ce  ne  serait  pas  encore  alors  qu'il  in- 
v(;nterait  les  noms  pr0[)res.  Car  il  distingue- 
rait probablement  les  diverses  cavernes  (lésa 
forêt  [)ar  (juclque  addition,  par  les  pronoms 
possessifs  mon,  ton,  son,  je  suppose,  en 
disant  :  ma  caverne,  ta  caverne ,  sa  caver- 
ne,  etc.   (21).  De  quelque  manière   que   sa 

même  im  langage  complei  ci  en  lapport   av.c  ses 
besoins. 

(21)  Qu'on  interroge  les  laiis.  D.ms  les  lan^in-s 
nncieiincs,  on  trouve  une  nidiiiiuile  de  noms  véi  i- 
tabiemcnl  composés  du  nom  commun  et  du  |)rononi 
possessif  aflixe;  en  licltren,  par  exemple,  6'«JVii  si- 
gnifie <  ma  maîtresse  ;  >  el  il  faut  en  dh'e  anianl 
d'une  inriiiiic  d'uiilres  ,  termines  par  la  lettre  i, 
indice  du  pronom  possessif  bjoh. 


135  GEN  DICTIONNAIRE  DE  PIllLOSOPllIE 

lilirase  fùlconslruite,  elle  le  serailloujoursde 


G  EN 


rc> 


iL'lle  sorte  qvrclle  indi(iuerail  la  caverne  à  lui 
a|)|)artenant,  ou  la  caverne  appartenant  h 
relui  avec  leipiel  il  parlerait,  ou  la  caverne 
ap|)arlenant  à  un  troisième. 

Ainsi  donc,  avant  d'arriver  à  l'invention 
des  noms  véritablement  propres, il  aurait  en- 
core (lu  chemin  à  faire.  Il  faudrait  qu'il  ces- 
sât d'Otre  sauvage,  qu'il  entrât  dans  une  so- 
ciclé  ;  (pie  la  société  née  dans  ses  bois,  d'a- 
bord restreinte  et  domestique,  prît  de  l'ex- 
tension, dépouillât  sa  rudesse  par  une  culture 
avancée,  et  qu'enlin  elle  atteignit  un  état  de 
parfait  développement,  c'est-k-dire  ce  degré 
de  civilisation  où  les  hommes  se  trouvent  ca- 
pables des  abstractions  les  plus  subtiles,  les 
})lus  ardues,  et  peuvent  les  saisir,  les  fixer 
par  la  pensc^e.  C  est  alors  que  se  forment  et 
se  multiplient  les  besoins  factices  ;  c'est  alors 
qu'on  sent  les  besoins  moraux  se  développer, 
se  ramifier  et  devenir  plus  irritables.  En 
effet,  ce  sont  ])rincipalement  ces  besoins  qui 
poussent  les  hommes  à  distinguer  perpé- 
tuellement et  à  l'infini  les  choses  entre 
elles  (22),  à  partager  les  classes  plus  géné- 
rales en  classes  moins  étenduos,  h.  discerner 
les  espèces  par  des  caractères  déplus  en  plus 
rapprochés  des  variations  individuelles.  On 
arrive  ainsi  à  classer  les  objets  de  toutes  les 
manières  possibles ,  d'après  des  principes 
tantôt  nécessaires,  tantôt  arbitraires,  et  enfin 

(22)  Diigiilil-Slewarl  .i  rapporlé  ,  comme  un  .nr- 
jîuiiteiil  en  f.tveiir  <le  1;»  «locirine  de  Sinilli,iiiie  (ilt- 
.•icrvalioii  <lii  capilairie  Cook,  laquelle  serl  merveil- 
leiisentcnl  à  prouver  le  contraire.  Trcs-pro|tre  à 
conliniier  la  doctrine  (|iie  j'expose,  elle  est  aussi  un 
exemple  île  !;i  gramie  dilTérence  qu'il  y  a  entre  allé- 
guer (les  faits  et  eu  tirer  des  conséquences  lé^ji- 
liuies. 

Sniiili  et  Slewart  prétendent  que  le  sauvage  in- 
venierail  d'abord  les  noms  propres  ;  (|u'ii  les  ri-n- 
drail  ensuite  communs  eu  les  app!ii|uant  à  plusieurs 
choses  semljlaldes,  et  que  ces  nom^^,  appliqiuîs  à 
plusieurs  choses  seniidaldes  ,  tiendraient  lieu  d'es» 
pèces  tl  de  genres  :  ils  iracenl  ainsi  la  march'^  que 
les  liommes  ont  Miivie  pour  arriver  à  la  foriuaiiun 
des  genres  et  des  espèces. 

Voici  l'observaiiou  i;ue  fil  le  c.ipilaine  Cook  , 
abordé  à  la  petite  île  de  Walecoo,  qu'il  visiia  eu 
allant  de  la  Nouvelle-Zélaniie  aux  îles  des  Amis. 
I  Les  lial)ilauts  de  «elle  île,  dit-il,  n'osaient  ap- 
procher de  nos  vaches  el  de  nos  chevaux,  et  hp.  se 
faisaient  aucinie  idé  ;  de  la  nature  de  ces  animaux. 
Mais  les  moulons  cl  les  chèvres  n'ciaieni  pas  an- 
dessus  de  leur  portée  :  ils  nous  tirent  entendre 
qu'ils  savaient  bien  que  c'étaient  des  oiseaux.  > 
—  Apres  ce  récit,  le  voyageur  ajoute  :  «  Il  sem- 
Itlera  peul-êiie  iucroy.ihic  (|ue  l'ignorance  puisse 
coiiiineiin:  une  pareille  méprise  ,  puisque  ni  le 
monion,  ni  la  «lièvre  ne  ressemblent  aiKunemenl  à 
un  animal  ailé.  Mais  il  faut  observer  que  ces  peu- 
ples ne  connaissent  d'aulies  animaux  terrestres  que 
le  cochon,  le  chien  el  les  oiseaux.  Ils  voyaient  fort 
bien  que  nos  chèvres  el  nos  moulons  étaient  cntiè- 
remenl  diirérents  des  deux  premières  classes  ,  qui 
leur  étaient  connues;  el  ils  en  concluaient  qu'ils 
appartenaienl  à  la  troisième  ,  dan»  la(|Melle  ils 
savaient  qu'il  y  a  une  grande  variété  d'espè- 
ces, t 

Four  moi,  j'.iime  mieux  croire  que  notre  voya- 
geur, peu  iusirnil  de  la  langue  de  ces  insulaires, 
aura  in. il  enleiulu  ce  (|u'ils  lui  disaicnl  ;  cl  je  ne 


à  déterminer  les  individus  eux-mômcs  par 
des  noms  fiui  désignent  exclusivement  leur 
individualité.  Cette  opération  est  la  plus  dé- 
licate, c'est  la  dernière  dans  cette  série  de 
|)rogrès  vers  la  formation  complète  du  lan- 
gage :  elle  est  le  résultat,  non  pas  des  be- 
soins de  l'homme  isolé,  mais  des  besoins  de 
l'homme  en  qui  le  principe  de  la  sociabilité 
est  entièrement  développé. 

.^RT.  XI.  —  Neuvième  inexuctilude  :  —  Dans  le 
passage  de  Smilli  par  lequel  on  veut  expliquer  les 
idées  abstraites,  on  ne  trouve  point  rexiâication 
de  leur  origine. 

Jusqu'ici  nous  n'avons  fait  que  considérer 
les  dévelo|>pcments  de  la  langue  qu'on  sup- 
poserait être  formée  par  l'homme  ;  nous 
avons  examiné  seulement  le  résultat  exté- 
rieur du  travail  de  l'esprit  qui  établirait  cette 
langue  :  nous  n'avons  pas  encore  pénétré 
dans  l'esprit  même;  nous  n'avons  pas  reclier- 
ché  quel  est  ce  travail  mystérieux,  et  quelles 
facultés  doivent  concourir  pour  que  l'on 
puisse  obtenir  ce  résultat  extérieur,  qui  est 
le  langage.  Si  nous  avions  déterminé  les  fa- 
cultés nécessaires  à  un  semblable  travail ,  si 
nous  avions  démontré  leur  existence  en 
nous,  alors  seulement  les  développements 
décrits  ci-dessus  dans  la  formation  de  cette 
langue  seraient  expliqués,  parce  qu'on  leur 
aurait   indiqué  une  raison  suffisante,  parce 

saurais  me  persuader  que  ces  liomnK^s,  qui  étaient 
pourvus  de  sens,  u'aieiil  pas  vu  que  les  moulons  et 
les  chèvres  avaient  plus  de  ressemblance  avec  les 
cochons  et  les  chiens  qu'avec  les  oiseaux. 

Mais,  puisque  M.  Slewart  ne  fait  pas  difficulté  d'a- 
jouter foi  à  ce  récil,  je  me  contenterai  d'observer 
qu'il  est  si  loin  de  prouver  le  passage  des  noms 
propres  aux  noms  communs,  qu'on  n'y  parle  que  de 
noms  communs.  Ces  insulaires  avaient  des  noms 
d'espèce,  el  poinl  de  noms  individuels  pour  les  ani- 
maux, el  ils  appliquaient  leurs  noms  d'espèce  aux 
animaux  qui  pouvaient  être  rapprochés  de  ces  es- 
pèces déjà  connues  par  quelque  analogie.  En  ap- 
pliquant un  nom  commun  à  plusieurs  individus,  ou 
n'en  étend  pas  la  signilicalion.  Mais  supposons  en- 
core que  ces  insulaires  eussent  étendu  la  significa- 
tion du  mol  oiseaux,  l'exiension  serait  d'une  es- 
pèce de  choses  moins  éiendne  à  une  classe  plus 
èiendue  ;  mais  elle  serait  toujours  d'espèce  à  es- 
pèce, el  non  pas  d'individu  à  espèce;  or,  c'est  là 
que  gît  la  ditlicullé  <|n'il  s'agit  d'expliquer,  el  c'est 
en  vain  que,  pour  celle  explication,  on  allègue  le 
récit  dont  il  est  (|nestioii. 

D'ailleurs,  quand  un  mot  est  consacré  par  l'usnge 
pour  désigner  une  espèce  de  choses,  si  quelqu'un 
l'emploie  pour  déhigner  un  objelqui  n'esl  pas  com- 
pris dans  celle  espèce,  il  est  plus  exact  de  dire  qu'il 
se  méprend  sur  la  signilicalion  de  ce  mol,  ou  bien 
(|u'it  se  trompe  dans  le  jugement  qu'il  poile  snr 
Tobjoi  auquel  il  l'applique,  en  faisant  entrer  cet  ob- 
jet dans  une  espèce  de  choses  à  laquelle  il  n'ap- 
partient pas,  que  de  prétendre  que  le  mot  lui-inèine 
a  reçu  plus  d'extension  dans  sa  significalioii.  Ainsi, 
(|u'en  voyant  un  clianieau  je  dise  :  c'est  un  cheAal  ; 
on  ^eiiiira  que  je  me  méprends  sur  l'espèce  de  l'a 
niinal,  ou  sur  la  valeur  du  mol  cheval;  mais  on  ne 
croira  jamais  que  ce  mot  a  reçu  une  significatioii 
plus  étendue.  Cette  signilicatiun,  il  ne  la  peut  rece- 
voir tant  que  l'usage  commun  de'»  hommes  ne  s'ao 
corde  pas  pour  ta  lui  imposer. 


13^ 


GEN 


PSYCHOLOGIE. 


GEN 


Î38 


qu'on  aurait  assigné  les  causes  qui  peuvent 
les  produire. 

La  plupart  des  hommes  sont  satisfaits 
pourvu  que  la  marche  de  l'esprit  soit  hien 
tracée  dans  ses  résultats  extérieurs,  parce 
qu'ils  s'en  tiennent  à  la  série  des  faits  exté- 
rieurs; et  Ste^vart  lui-même,  voulant  expli- 
quer la  manière  dont  l'homme  forme  les  gen- 
res et  les  espèces,  se  contente  de  ce  qu'il  y 
a  dans  le  passage  de  Smith,  et  dit  que  cette 
explicnlion  lui  paraît  aussi  simple  que  satis- 
faisante. 

Or,  je  consens  à  admettre,  pour  un  mo- 
ment, que  tout  ce  que  Smith  nous  dit,  dans 
ce  morceau,  est  vrai,  et  que  l'homme  passe 
véritablement  des  noms  propres  aux  noms 
communs  et  appellatifs.  Mais  alors  même, 
j'avoue  que  je  ne  vois  pas  comment  on  pour- 
ra trouver,  dans  le  passage  de  Smith,  une 
explication  quelconque  de  la  manière  dont 
l'esprit  humain  forme  ces  classes  d'objets 
qu'il  nomme  ensuite  genres  et  espèces.  On 
a  beau  me  dire  que  l'homme  passe  des  noms 
propres  aux  noms  communs,  cela  ne  m'ap- 
prend pas  ce  qui  accompagne  cette  opération 
dans  son  esprit.  On  ne  découvre  point  par 
là  l'opération  intérieure  qui  correspond,  dans 
son  esprit,  à  ce  passage  d'un  nom  k  l'autre. 
On  ne  recherche  point  quelles  facultés  cette 
môme  opération  suppose,  ni  quelles  sont  les 
difficultés  <iui,  d'après  Stewart  lui-môme,  ont 
fait  regarder  à  quelques  philosophes  la  for- 
mation des  genres  et  des  espèces  comme  un 
des  plus  impénétrables  problèmes  de  la  mé- 
taphysique. 

Art.  XII.  —  Dixième  inexactitude  :  —  Smillt  ili»- 
timnle  iirlificieHwment  la  difficulté  qu'on  rencon- 
tre en  coulanl  expliquer  Coriyine  des  idées  abs- 
traites. 

Considérez  premièrement  la  manière  dont 
Smith  recouvre  en  quelque  sorte  d'un  voile, 
se  cache  à  lui-même,  et  dérobe  à  la  vue  de 
ses  lecteurs  le^  difficultés  qui  se  présentent 
quand  il  s'agit  d'expliquer  la  formation  des 
genres  et  des  espèces,  ou  des  idées  abstraites 
et  générales. 

Il  y  parvient  en  insinuant  à  ses  lecteurs  des 
idées  inexactes  ;  car  l'inexactitude  des  idées 
fait  dévier  l'esprit  et  l'empôche  de  saisir  le 
véritable  nœud  de  la  question. 

D'abord,  il  suppose  que  les  noms  communs 
ne  désignent  qu'une  collection  d'individus. 
J'ai  déjà  démontré  qu'ils  ne  désignent  pas  de 
collection,  mais  qu'ils  s'appliquent  à  chacun 
des  individus  d'une  collection  ou  d'une  es- 
pèce donnée. 

Ensuite,  le  mot  collection,  mis  à  la 
place  du  mot  espèce,  ])résente  une  autre  em- 
bûche. Une  collection  d'individus  renferme 
toujours  un  nombre  déterminé,  ou  au  moins 
fini,  d'individus.  Au  contraire,  le  mot  espèce 
n  mdique  pas  un  nombre  déterminé,  mais 
tous  les  individus  possibles  pourvus  du  ca- 
ractère ou  de  la  qualité  qui  détermine  l'espèce. 
Cette  différence  est  d'une  grande  importance 
pour  notre  question,  et  voici  comment  : 

S'il  s'agit  d'expliquer  comment  l'homme, 
après  avoir  imposé  un  nom  à  un  objet,  donne 

DiCTIONN.    DE    Pnir.OSOPHIE.    I. 


ce  môme  nom  à  cinq  autres  oojets,  et  si  l'on 
suppose  que,  par  ce  nom,  il  ne  veut  indiiiuer 
qu'un  seul  objet  h  la  fois,  sans  considérer  la 
ressemblance  qu'ils  ont  les  uns  avec  les 
autres,  il  n'est  pas  nécessaire  d'admettre  dans 
l'homme  d'autres  facultés  que  celle-ci:  1" 
La  faculté  de  percevoir  chacun  des  objets  en 
particulier;  2°  la  faculté  d'appliquer  h  chacun 
d'eux  un  signe  arbitraire.  Ici.  il  a  observé 
cinq  objets,  et  il  aurait  pu  les  désigner  par 
cinq  signes;  mais,  les  signes  étant  indépen- 
dants entre  eux,  comme  le  sont  aussi  les 
objets,  au  lieu  de  prendre  cinq  signes  divers, 
il  a  pu  répéter  cina  fois  le  môme  signe,  qui, 
de  cette  sorte,  désigne  chacun  des  cinq 
objets. 

Si,  au  contraire,  il  s'agit  d'expliquer  com- 
ment un  nom  propre  a  passé  à  l'état  de  nom 
commun,  ou,  en  général,  comment  l'homme 
a  pu  inventer  les  noms  communs,  le  pro- 
blème revient  alors  à  cet  autre  :  De  quelle 
manière  rhommc  a-t-il  pu  nommer  les  ohjr't.t 
au  moyen  d'une  de  leurs  qualités  communes  ? 
Pour  répondre  à  cette  question,  il  faut  sup- 
poser dans  l'homme  les  facultés  suivantes: 
]*La  faculté  de  concevoir  les  objets  indivi- 
duellement; 2°  celle  de  fixer  son  attention 
sur  les  qualités  communes,  ou  de  se  former 
des  idées  abstraites  ;  3°  celle  de  considérer 
les  objets  en  tant  qu'ils  sont  doués  de  ces 
qualités  communes;  4°  enfin,  la  faculté  d'ex- 
primer par  des  sons,  après  les  avoir  connues, 
les  trois  choses  précéclentes,  c'tst-à-dire  Itis 
individus  considérés  dans  leur  individualité, 
les  qualités  communes  à  plusieurs  individus, 
et  les  individus  considérés  comme  possédant 
ces  qualités  communes.  C'est  cette  dernière 
manière  de  nommer  les  individus  qui  cor- 
respond à  l'invention  des  noms  communs. 

Quand  donc  l'homme  forme  un  nom  com- 
mun, il  n'impose  point  un  nom  propre  h  un 
nombre  déterminé  d'individus  ;  mais  il  dési- 
gne par  un  seul  nom  tous  les  individus  qui 
ont  une  qualité  commune. 

Il  n'examine  pas  combien  il  y  a  d'indivi- 
dus qui  possèdent  cette  qualité  commune, 
parce  qu'il  impose  le  nom,  en  général,  à 
tous  ceux  qui  ont  cette  qualité,  quel  qu'en 
soit  le  nombre,  ou,  pour  mieux  dire,  h  tous 
ceux  qui  la  peuvent  avoir,  et  le  nombre  en 
est  toujours  infini.  Au  contraire,  quand  il 
impose  un  nom  propre  à  plusieurs  individus, 
il  lui  faut  connaître,  l'un  après  l'autre,  tous 
les  individus  auxquels  il  impose  le  nom  en 
ftarticulier.  Dans  ce  dernier  cas.  on  ne  peut 
dire  qu'un  objet  individuel  qui  n'est  point 
présenta  celui  qui  impose  le  nom,  est  dési- 
gné par  ce  nom.  Au  contraire,  le  nom  com- 
mun embrasse  tous  les  objets  semblables, 
même  ceux  qui  ne  sont  pas  individuellement 
présents  b  l'esprit  de  celui  qui  invente  le  nom; 
même  ceux  qui  sont  purement  possibles,  et 
qui  n'existeront  jamais.  Ainsi,  par  exemple, 
un  père  a  imposé  le  nom  de  Pierre  à  neuf 
enfants  qui  lui  sont  nés  successivement;  il 
ne  résulte  pas  de  là  que  le  dixième  fils,  qui 
vient  ensuite,  ait  déjà  le  nom  de  Pierre; 
pour  que  cela  ait  lieu,  il  lui  faut  prendre  à 
cet  égard  un  nouveau  parti;  mais  il   dépenl 


139  GEN  DICTIONNAIRE 

de  lui  de  répéter  ce  nom  ou  d'en  clioisir  un 
autre,  et  la  uiOine  chose  a  lieu  à  la  naissance 
de  chacun  de  ses  iils;  car  il  peut  im[)oser  à 
chacun  le  nom  de  Paul,  ou  d'Antoine,  ou 
d'André,  ou  tout  autre  qu'il  aimera  mieux. 
Au  contraire,  que  quelqu'un  invente  un  nom 
commun,  le  nom  homme,  par  exemple:  il 
ne  désigne  point,  par  cette  dénomination,  un 
seul  homme,  ou  seulement  les  hommes  qu'il 
connaît  et  qu'il  a  particulièrement  intention 
de  nommer:  il  désigne  directement  et  par 
eux-mêmes  tous  ceux  qui  ont  ou  qui  peu- 
vent avoir  Vhiunanilé,  c'est-à-dire  les  pro- 
priétés communes  dont  l'ensemble  constitue 
l'être  humain,  «t  pour  cela,  il  ne  faut  pas 
plusieurs  actes  de  l'esprit,  il  n'en  faut  qu'un: 
la  seule  imposition  du  nom  suffît.  En  effet, 
cette  imposition  d'un  nom  est  un  acte  de  la 
pensée  par  lequel  on  dit  tacitement  et  en 
général  :  Chacun  de  ceux  qui  ont  ces  quali- 
tés, je  l'appelle  homme. 

Pour  arrêter  cette  imposition  d'un  nom 
commun,  il  faut  donc  une  idée  générale  et 
abstraite,  c'est-à-dire  une  idée  qui  n'est  pas 
déterminée  à  un  nombre  particulier  d'appli- 
cations, comme  l'est  celle  qu'on  emploie 
pour  l'imposition  des  noms  propres. 

Concluons.  Si  l'on  prétend  qu'un  nom  pro- 
pre est  devenu  commun  parce  qu'il  a  été  suc- 
cessivement appliqué  à  plusieurs  individus, 
je  distinguerai  de  la  soite:  —  Ou  ce  nom, 
appliqué  à  plusieurs  individus,  a  été  rendu 
j)ropre  à  chacun,  et  alors  on  n'a  pas  formé 
par  là  un  nom  commun,  et,  par  conséquent, 
la  formation  des  noms  communs  n'est  pas 
encore  expliquée;  —  ou  bien,  le  nom  pro- 
pre, en  s'appliquant  à  plusieurs  individus,  a 
changé  de  signilication,  et,  au  lieu  de  dési- 
.^ner  l'individu  même,  comme  il  le  faisait 
d'abord,  il  a  été  pris  dans  une  acception  pro- 
pre à  en  indiquer  l'espèce,  c'est-à-dire  à 
indiquer  les  individus  au  moyen  d'une  de 
leurs  qualités  comiimnes.  Alors,  il  reste  à 
expliquer  comment  cette  transition  s'est  faite; 
comment  l'esprit  humain  a  changé  l'idée 
([u'il  avait  d'abord  attachée  à  ce  mot;  com- 
ment à  l'idée  d'individu  est  venue  se  substi- 
tuer l'idée  d'une  qualité  commune  à  une  mul- 
titude d'individus;  et,  par  conséquent,  il 
faut  dire  comment  l'esprit  a  pu  trouver  cette 
qualité  commune  ;  il  faut  dire  quelle  est 
cette  qualité  perçue  ou  nommée  par  l'esprit: 
en  un  mot,  on  voit  reparaître  tous  ces  an- 
ciens problèmes  de  la  métaphysique,  que 
l'élégant  récit  de  Smith  et  de  Stewart  cou- 
vrait bien,  à  la  vérité,  d'un  voile,  et  dérobait 
H  l'attention  des  jeunes  lecteurs,  mais  qui, 

(25^  Nos  philosophes  ne  se  donneiil  point  la  peine 
»ie  prouver  ceUe  asserlion  ;  ils  la  supposent  admise 
par  leurs  iecleurs.  Voici  quel  esl  leur  raisonne- 
lueiil  :  Le  nom  commun  en  celui  qui  t'applique  à 
plusieurs  individus.  Donc,  pour  inventer  un  nom 
commun,  il  suffit  d'imposer  un  nom  propre  à  plu- 
sieurs individus  :  c'est  ce  qui  arrive  à  chaque  ins- 
lani.  La  première  supposilion  esl  celle  sur  laquelle 
ils  passent  comme  si  elle  était  certaine  :  le  reste 
csl  tout  prouvé,  si  la  majeure  est  certaine.  Avec 
telle  méllioile,  on  peut  aller  forl  loin  ;  on  peut  arri- 
ver où  Ton  voudra.  —  Voulez-vous  prouver  quelque 


DE  PIIILO.SOPIHE. 


GEN 


140 


considérés  en  eux-mêmes,  n'en  étaient  pas 
moins  nécessaires  à  l'explication  des  idées, 
ni  moins  dilliciles  à  manicir  et  à  résoudre 
d'une  manière  satisfaisante. 

De  là  on  peut  conclure  qu'il  esl  impossible 
d'expliquer  la    formation   des    noms    com- 
muns, et  de  rendre  raison  des  idées  de  genre 
et  d'espèce,  si  l'on  suppose  qu'il  n'y  a   pas 
dans  l'homme  une  faculté  qui  ail  un  autre 
offîce  que  celui  de  percevoir  les  individus. 
Néanmoins,  Smilh   et  Stewart  se  bornent  à 
mentionner  ici  la  faculté  perceptive,  dans  le 
but  de  persuader  que  les  noms  propres  se 
changent  d'eux-mêmes  en  noms  communs, 
quand  on  les  applique  successivement  à  un 
certain  nombre  d'individus.  Les  noms  com- 
muns ne  représenteraient  ainsi  qu'une  pure 
collection  d'individus,  dont  je  ne  saurais  dire 
ïe  nombre;  car  j'ignore  s'il  suffît  de  deux,  ou 
de  trois,  ou  de  quatre,  ou  bien  s'il  en  faut 
davantage,  altendu   que   ces  écrivains  n'en 
parlent  pas;  et  en  cela,  ils  font  bien;  car  Je 
nom  commun  est  de  lui-même  applicable  à 
tous   les  individus  possibles   d'une    espèce 
donnée,  sans  aucun  nombre  délerminé,  puis- 
que les  individus  d'une  espèce  donnée,  c'est- 
à-dire  pourvus  d'une  qualité  donnée,  peu- 
vent toujours  être  multipliés   indéfiniment, 
sans  qu'on  puisse  poser  des  bornes  à  la  pos- 
sibilité de  cette  augmentation. 

Et  afin  de  mieux  comprendre  encore  com- 
bien est  fausse  la  supposilion  (23)  sur  laquelle 
Smilh  s'est  aj)puyé  quand  il  a  déclaré  qu'un 
nom  propre  devient  un  nom  commun  aussi- 
tôt qu'on  l'applique  à  plusieurs  individus, 
observez  quelle  absurdité  il  s'ensuivrait.  Si 
ra[)plicalion  d'un  nom  propre  à  plusieurs 
individus  en  fait  un  nom  commun,  chaijue 
fois  qu'on  l'appliquera  à  un  nouvel  individu 
auquel  il  n'avait  pas  encore  été  appliqué,  il 
deviendra  plus  commun:  c'est  comme  si  l'on 
disait  qu'il  désignera  une  espèce  de  choses 
plus  étendue;  or,  ici  l'absurdité  saute  aux 
yeux.  Ainsi,  quand  le  nom  de  Pierre  aura 
été  imposé  à  deux  enfants,  ce  nom,  d'après 
Smith,  sera  devenu  un  nom  commun;  quand 
il  aura  été  imposé  à  trois  ou  à  quatre,  il 
deviendra  plus  commun  encore;  s'il  l'est  à 
cinq,  six,  sept,  et  ainsi  de  suite,  il  le  devien- 
dra toujours  davantage. 

Il  est  certain  que,  si  l'on  veut  abuser  de 
la  signification  du  terme  nojn  commun,  la 
chose  peut  être  comme  on  l'affirme.  On  peut 
fort  bien,  en  un  sens,  appeler  commun  le 
nom  propre  qui  s'applique  à  une  collection 
d'individus  pris  séparément,  c'est-à-dire  à 
trois,  à  quatre  ou  à  plusieurs  autres  indivi- 

élrange  théorie?  Ayez  soin  d'établir  tout  d'.ihonl 
une  proposition  qui  renlerme  implicitement  celle 
théorie;  puis  déelarez-la  chose  certaine,  ou  Itien, 
supposez-la  admise  ;  enhu,  si  vous  l'aimez  mieux, 
sous-cniendez-la  dans  vo(re  raisonnement;  après 
cela,  anaiysez-la  ;  tirez  expressément  de  cette  piv 
mièic  donnée  votre  docirine,  qui  en  ressort  de  lotî- 
tes parts,  et,  de  la  sorie,  vo;is  aurez  (acilenieiit  (!é- 
moniré  votre  thèse,  pnisipu',  ('es  le  conimeucement, 
vous  avez  adroitemonl  fait  supposer  vraiceipiM  vous 
imponail  de  prouver.  Le  proi  édé  esl  commode. 


141 


G  EN 


PSYCHOLOGIE. 


GEN 


142 


dus  qui  se  trouvent  avoir  en  nuMne  temps  le 
nom  de  Pierre  ;  mais  alors  ce  nom  n'est  pas 
commun,  dans  le  même  sens  que  s'il  dé^i^ne 
une  espèce  ou  un  genre  de  choses;  c'est 
néanmoins  en  ce  dernier  sens  que  le  pren- 
nent les  grammairiens,  et  que  nous  !e  pre- 
nons ici,  puisque  nous  voulons  expliquer  la 
manière  dont  se  forment  les  idées  d'esjpèce  et 
de  genre.  Dans  la  première  signification,  le 
nom  commun  devient  certainement  d'autant 
plus  commun  qu'il  y  a  plus  d'individus  aux- 
quels i\  est  successivement  appliqué  ;  mais, 
pris  dans  la  signification  que  nous  lui  don- 
nons dans  notre  raisonnement,  le  nom  com- 
mun est  commun  dès  le  principe,  et  on  ne  le 
rend  pas  plus  commun  en  l'appliquant  à  un 
plus  grand  nombre  d'individus;  paree  que, 
de  sa  nature,  il  appartient  à  tous  les  indivi- 
dus possibles  de  cette  espèce,  et  qu'il  n'a  ni 
plus  ni  moins  d'extension.  Qu'on  prenne 
pour  exemple  le  nom  hojyime  ;  qu'on  l'appli- 
que successivement  à  un,  deux,  trois,  dix, 
cent,  mille  hommes  ;  signifie-t-il  pour  c«;la 
autre  chose  que  ce  qui  est  compris  dans 
l'idée  d'un  homme  ?  Devient-il  pour  cela  plus 
commun  qu'il  ne  l'était  auparavant?  Dès 
l'origine,  il  désignait,  non  pas  une  collection 
huiilée,  mais  tous  les  hommes  qui  sont,  et  qui 
seront  ou  qui  peuvent  jamais  être,  en  pre- 
nant chacun  d'eux  en  particulier.  H  conti- 
nuera toujours  de  désigner  tous  les  êtres  alix- 
quels  l'humaniié  convient,  dans  quelque 
lieu,  dans  quelque  temps  qu'ils  soient,  ne 
fu>sent-ils  que  dans  nos  conceptions. 

Du  génie  des  pliilosophes,  j'en  appelle  au 
bon  siîDS  de  tout  homme.  Car  les  premiers, 
engagés  dans  un  système,  refusent  de  voir 
ce  qui  frap|)e  les  yeux  de  tous,  parce  qu'un 
aveu  ingénu  les  amènerait  à  une  conséquence 
qu'ils  redoutent  et  qui  serait  le  renversement 
de  leurs  opinions.  Mais  toute  personne,  môme 
un  esprit  vulgaire,  peut,  h  l'aide  du  bon  sens, 
prononcer  sur  une  matière  qui  est  de  son 
droit  et  ne  passe  point  sa  portée,  je  veux  dire, 
sur  la  signiiication  attachée  aux  paroles. 
Cette  signification  n'est  pas  la  propriété  des 
philosophes;  heureusement,  elle  ne  saurait 
être  altérée  tout  d'un  coup  par  leurs  subti- 
htés.  Je  prends  le  mot  homme  (il  en  serait  de 
même  de  tout  autre  nom  commun),  et  je  de- 
mande: par  le  mot  homme,  désigne-l-on  un 
nombre  déterminé  d'individus,  ou  bien  cette 
expression  a-t-elle  une  valeur  telle  qu'on 
puisse  l'appliquer  à  un  nombre  indéterminé 
et  indéhni  d'individus,  à  tous  les  êtres  qui 
ont  rhumanité  et  même  que  l'on  conçoit 
comme  pouvant  lavoir? 

Or,  si  le  nom  commun,  pris  dans  le  sens 
que  l'usage  lui  accorde,  renferme  l'idée  de  la 
possibilité  de  plusieurs  autres  individus,  il 
reste  à  expliquer  ce  'qu'est  cette  possibilité 
indéterminée  qui  affecte  les  noms  communs; 
il  reste  à  dire  comment  nous  nous  trouvons 
en  possession  d'une  idée  de  ce  genre,  qui 
étend  la  signification  du  mot  aussi  loin  que 
s'étend  la  notion  de  possibilité. 

Maintenant,  c'est  un  fait,  que  nous  atta- 
chons à  la  signiiication  des  noms  communs 
l'idée  de  la  i)Os.-ibililé  des  individus  de  l'es- 


pèce que  le  nom  exprime;  or,  celte  idée  de 
possibilité  est  une  itiée  générale,  c'est  même 
la  plus  générale  de  toutes  les  idées  ;  elle  est 
indépendante  des  individus:  c'est  elle  qui 
nous  rend  propres  à  en  concevoir  un  nom- 
bre toujours  plus  grand. 

Imaginons  des  êtres  privés  de  la  puissance 
de  concevoir  cette  possibilité  dont  nous  par- 
lons, et  qui,  par  conséquent,  ne  seraient 
capables  de  percevoir  qu'un  nombre  donné 
d'individus.  Dans  celte  espèce  particulière 
d'êtres,  nous  pourrons  imaginer  une  grada- 
tion très-étendue,  suivant  leur  faculté  de  per- 
cevoir ;  car  nous  pourrons  supposer  que 
quelipies-uns  ne  seraient  capables  de  perce- 
voir qu(^  cinq  individus  ;  d'auti-es  parvien- 
draient à  dix,  mais  n'iraient  pas  jilus  loin; 
ceux-ci  iraient  h  cent  ;  ceux-là  à  mille,  d'au- 
tres à  des  millions,  et  ainsi  de  suite.  Néan- 
moins, tous  seraient  destinés  à  percevoir  un 
nombre  déterminé  d'individus  existants,  mais 
aucun  ne  serait  capable  de  s'élever  à  la  pos- 
sibilité d'en  concevoir  d'autres  au  delà  de  ce 
nombre.  Or,  à  cette  espèce  d'êtres,  compa- 
rons l'intelligence  humaine.  L'homme  ne  per- 
çoit [las  seulement  un  nombre  déterminé 
d'individus  existants;  que  ce  nombre  soit 
cinq,  dix,  cent,  mille,  etc.  Au  nombre  d'in- 
dividus qu'il  perçoit,  il  sait  toujours,  ce  qui 
est  bien  plus,  ajouter,  par  une  propriété 
naturelle  de  son  intelligence,  l'idée  de  tous 
les  individus  possibles.  Ainsi,  cette  es|)èc(ï 
d'êtres  que  nous  avons  imaginée  ne  pourrait 
jamais  inventer  que  des  noms  propres  ; 
l'homme,  au  contraire,  peut  inventer  des 
noms  communs,  parce  qu'il  peut  penser,  en 
général,  même  aux  individus  purement  possi- 
bles. Si  cette  espèce  d'êtres  voulait  désigner 
par  un  seul  nom  chacun  des  individus  du 
nombre  déterminé  (pi'cdle  connaît,  elle  le 
pourrait;  mais  par  là  elle  n'aurait  fait  qu'ap- 
pliquer un  notivpropreà  plusieurs  individus: 
elle  n'aurait  formé  aucun  nom  commun. 
L'homme,  au  contraire,  peut  former  un  nom 
commun,  [virce  qu'il  peut  donner  un  nom  à 
des  êtres  qu'il  reconnaît  doués  d'une  qua- 
lité commune.  Il  jxjut  leur  imposer  ce  nom, 
1°  parce  qu'il  a  la  faculté  de  tixer  son  atten- 
tion sur  une  qualité  de  l'individu  qui  est  telle 
que  d'autres  individus  peuvent  aussi  la  possé- 
der; 2°  parce  qu'il  a  la  faculté  de  connaître 
cette  possibilité,  c'est-à-dire  la  possibilité 
que  cette  (jualité  soit  possédée  par  d'autres 
individus  indéterminés,  quant  au  nombre, 
quant  au  lieu,  quant  au  temps. 

Le  nom  commun  implique  donc  les  idées 
suivantes  :  1»  L'idée  d'une  qualité  ;  2"  l'idée 
de  l'aptitude  qu'a  cette  qualité  d'être  possé- 
dée par  un  individu;  3°  l'idée  de  la  possibi- 
lité que  cette  qualité  soit  possédée  par  un 
nombre  indéterminé  d'individus.  Toutes  ces 
idées  sont  comprises  dans  l'idée  d'espèce  et 
de  genre  qui  est  supposée  par  le  nom  com- 
mun; carie  nom  commun  exprime  l'espèce 
ou  le  genre  qui  sont  caractérisés  par  une 
qualité  qu'on  sait  pouvoir  être  commune  à 
un  nombre  indéfini  d'individus. 

Que  nous  reste-t-il  à  dire,  si  ce  n'est  que 
le  raisonnement  de  Smith  ne  rend  aucune- 


143  GEN  DICTIONNAIRE 

ment  raison  de  la  manière  dont  l'iiommc  se 
forme  les  idées  des  genres  et  des  espèces? 
Uéduite  h  son  expression  la  plus  simple  et  la 
plus  claire,  son  explication  revient  à  ceci: 
L'homme  rend  les  noms  propres  communs,  en 
les  appliquant  successivement  à  plusieurs 
individus.  Ces  noms,  appliques  à  plusieurs 
individus,  sont  ce  qui  forme,  dans  son  esprit, 
les  espèces  et  les  genres. 

Il  y  a  du  faux  dans  le  fait  môme;  cepen- 
dant nous  accordons  le  fait,  et  nous  répon- 
dons: La  simple  application  d  un  nom  pi'O- 
pre  à  plusieurs  individus  n'est  pas  ce  qui  fait 
de  ce  mol  un  nom  commun.  Pour  passer  à 
l'état  de  nom  commun,  il  faut  qu'il  change 
de  valeur  ;  c'est-à-dire,  il  faut  qu'il  cesse  de 
désigner  les  individus  par  ce  qui  forme  leur 
individualité,  et  qu'il  commence  à  les  indi- 
<[uer  par  quelqu'une  de  leurs  qualités  com- 
nmnes.  Pour  cela,  il  faut  une  opération  inté- 
rieure de  l'esprit,  car  il  n'y  a  que  l'esprit  qui 
puisse  changer  la  signification  d'un  mot. 
Mais  l'esprit  ne  peut  changer  la  signification 
de  ce  nom  qu'à  deux  conditions  :  1"  En  l'em- 
ployant pour  indiquer  une  qualité  commune, 
tandis  qu'il  indiquait  d'abord  l'individualité; 
2°  en  attachant  à  celte  qualité  l'idée  qu'elle 
peut  être  possédée  indéfiniment  par  des  in- 
dividus divers. 

Ce  n'est  donc  pas  le  nom  commun  qui  tient 
la  place  de  ces  idées  dans  notre  esprit  :  ce 
sont  ces  idées  qui  donnent  au  nom  sa  valeur; 
ou  bien  encore,  c'est  par  ces  idées  que  l'es- 
prit transforme  le  nom,  de  propre  qu'il  était 
d'abord,  en  nom  commun. 

Après  donc  avoir  dit  que  l'homme  emploie 
d'abord  les  noms  propres,  et  que  ces  noms 
deviennent  ensuite  communs,  on  n'a  pas  en- 
core expliqué  comment  la  pensée  forme  les 
genres  et  les  espèces  ;  car  les  noms  ne 
deviennent  communs  que  par  un  acte  de 
l'esprit  qui  les  prend  pour  désigner  une  chose 
dont  il  a  l'idée  :  il  ne  peut  donc  inventer  des 
noms  communs  sans  avoir  préalablement 
classé  intellectuellement  les  objets  ea  genres 
et  en  espèces. 

Art.  XIII.  —  Quelle  forme  prend,  dans  les  raison' 
nements  de  Smiili  et  de  Stewarl,  la  difficidté  que 
nous  avons  proposée. 

Si  tout  ce  que  nous  avons  dit  jusqu'ici  est 
vrai,  la  théorie  de  Smith  et  de  Stewart  laisse 
subsistertout  entière,  Jjien  loin  delà  détruire, 
la  difficulté  que  nous  avons  proposée  en  com- 
mençant. 

Maintenant  que  nous  recherchons  de  quelle 
manière  l'esprit  forme  ses  idées  générales,  ou 
les  idées  de  genre  et  d'espèce,  voici  sous  quel 
aspect  cette  difficulté  se  présente.  L'homme 
ne  peut  former  un  genre  ou  une  espèce  sans 
avoir  l'idée  d'une  qualité  commune,  et  il  ne 
peut  se  former  l'idée  d'une  qualité  commune 
sans  un  jugement.  Mais  un  jugement  suppose 
l'idée  d'une  qualité  commune,  l'idée  d'une 
de  ces  classes  qu'on  appelle  genres  ou  es- 
pèces. Comment  donc  est-il  possible  que 
nous  formions  un  premier  jugement,  si  tou- 
tes les  idées  des  qualités  communes,  ou,  ce 
qui  revient  au  même,  toutes  les  idées  géné- 


DEPIIILOSOPIIIE.  GEN  U4 

raies,  sont  acquises,  et  s'il  n'y  en  a  aucune 
d'innée  dans  notre  esprit  ? 

AuT.  XIV.  —  Le  système  des  nominaux  ne  satisfait 
pas  à  la  dif/icullé. 

Comme  tous  les  nominaux,  Smith  et  Ste- 
wart n'ont  pas  manqué  de  nier  l'existence  des 
idées  générales,  et  de  soutenir  que  ces  idées 
générales  ne  sont  que  des  mots.  C'est  qu'ils 
ne  savaient  comment  débrouiller  ce  chaos, 
c'est  qu  ils  ne  savaient  dire  ce  que  pouvaient 
ôtre  ces  mystérieuses  idées  sinon  des  mots, 
et  qu'ils  ignoraient  comment  l'esprit  peut  les 
former  pour  son  usage. 

Tant  il  est  vrai  que  quand  on  veut  expli- 
quer la  formation  des  idées  générales,  on 
donne  toujours  tête  baissée  dans  la  difficulté 
que  nous  avons  présentée!  Beaucoup  de  phi- 
losophes modernes,  ne  voyant  pas  le  moyen 
de  sortir  de  cette  espèce  de  labyrinthe  de  la 
philosophie,  ont  essayé  de  se  persuader  à 
eux-mêmes  que  ce  n'était  qu'une  chimère  ; 
et,  dès  lors,  comme  dit  Stewart,  «  ce  que  les 
anciens  (pauvres  gens  1)  ont  regardé  comme 
un  des  plus  difficiles  problèmes  (!«-  Ja'nréta- 
physique,  avait  une  soluli<3n  facile  :  celle  que 
Smith  a  donnée.  » 

Mais  on  a  beau  échapper  ainsi  à  la  difli- 
culté,  ce  n'est  pas  la  vaincre  ;  parce  que  les 
mois  nepourront  jamais  tenir  lieu  des  choses, 
ni  Jes  noms  communs  suppléer  aux  idées  gé- 
nérales. Il  y  a  plus:  l'esprit  humain  ne  peut 
former  un  terme  général,  ou  un  nom  com- 
mun, s'il  n'a  préalablement  en  lui  l'idée  gé- 
nérale qui  correspond  à  ce  nom. 

Ceci  paraît  entièrement  manifeste.  Mais 
qu'y  a-t-il  de  si  manifeste  que  les  philoso- 
phes ne  nient  ouvertement,  quand  leur  bon 
plaisir  l'ordonne? 

Comme  le  nombre  des  nominaux  se  multi- 
plie aujourd'hui;  comme  ils  s'applaudissent 
d'avoir  inventé  un  moyen  si  facile  d'échap- 
per à  une  difficulté  fort  grave,  on  ne  trou- 
vera pas  mauvais  que  j'ajoute  ici  quelques  dé- 
veloppements pour  démontrer  plus  claire- 
ment que  les  raisons  dont  Stewart  veut  ap- 
puyer son  opinion,  ne  sont  que  des  raisons 
captieuses,  qui  toutes  reposent  sur  une  pé- 
tition de  principe. 

Art.  XV.  —  Cause  de  la  méprise  de  Slewurl. 

On  chercherait  en  vain,  dans  des  mots  qui 
n'ont  absolument  aucune  signification,  autre 
chose  que  des  sons,  et  des  sons  inutiles:  ils 
ne  peuvent  servir  de  moyen  ni  d'instrument 
au  discours  :  cette  proposition  paraît  claire 
comme  le  jour. 

Or  les  termes  généraux,  ou  lesnomscom- 
muns,  ne  désignent  point  des  individus  dé- 
terminés :  donc  il  faut  qu'ils  n'expriment 
rien,  ou  qu'ils  expriment  des  idées  géné- 
rales. 

Cette  seule  raison  aurait  pu  faire  voir  h 
Stewart  qu'il  est  absolument  impossible  de 
supposer  qu'il  n'existe  pas  d'idées  générales; 
que  les  simples  sons  de  la  voix  en  tiennent 
lieu,  en  sorte  que  ce  qu'on  appelle  commu- 
nément une  idée  générale,  ne  serait  rien 
autre  chose  qu'un  mot.  Cet  argument  est  si 
simple  et  si  concluant,  qu'on  a  peiueà  com- 


145  OEN  rSYCHOI 

l^rendre  commenlil  a  échappé  au  professeur 

écossais.  . 

Si  nous  recherchons  par  conjectures  la 
cause  de  celle  singularilé,  la  voici,  ce  nous 
semble.  Il  trouva  une  façon  de  parler  qui  lui 
permettait  de  décrire  Tusage  que  nous  faisons 
des  termes  généraux,  sans  prononcer  une 
seule  fois  ces  expressions  :  genre,  espèce, 
idées  générales.  Etant  ainsi  parvenu  à  élimi- 
ner ces  mots  du  discours,  il  en  vint  à  croire 
qu'il  avait  pareillement  réussi  à  rendre  su- 
uerilues  et  inutiles  les  idées  que  l'on  attache 
a  ces  mots. 

Voici  comment  il  explique  l'usage  des  ter- 
mes généraux:  «  Quand  nous  parlons  de  con- 
cevoir ou  de  comprendre  une  proposition  gé- 
nérale, nous  voulons  tout  simj)lemenl  dire 
que,  par  l'habitude  de  la  langue,  nous  sa- 
vons qu'il  est  possible  de  substituer,  à  notre 
gré,  au\  termes  généraux  de  la  proposition, 
les  noms  de  certains  individus  que  ces  ter- 
mes désignent.  »  [Eléments  de  la  phUosophic 
de  l'esprit  humain,  chap.  4,  sact.  3.1  Voici, 
je  pense,  ce  qu'il  voulait  dire  :  U  n'est  pas  né- 
cessaire qu'aux  mots  nous  ayons  attaché 
des  idées  générales  :  il  suflit  que  nous 
avons  contracté  l'habitude  de  leur  substituer 
lès  individus  dont  il  s'agit.  Par  conséquent, 
pour  expliquer  la  manière  dont  nous  formons 
les  raisonnements  généraux,  il  suûit,  1"  que 
nous  sachions  concevoir  des  individus;  2"  que 
nous  ayons  des  mots  auxquels  nous  soyons 
habitués  à  substituer ,  à  notre  gré,  certams 
individus.  Voilà  comment,  suivant  lui,  les 
mots  tiennent  lieu  des  prétendues  idées  gé- 
nérales. 

AnT.  XVI.  —  Pétition  de  principe  qui  se  trouve  dans 
le  sif.ilème  de  Slewarl. 

Mais,  comme  je  l'ai  déjà  dit,  ce  raisonne- 
ment renferme  une  pétition  de  principe.  Et 
voici  comment  je  le  démontre  :  De  quelle 
manière  pouvez-vous  contracter  une  habi- 
tude de  ce  genre  ?  D'où  tirez-vous  l'ha- 
bitude de  substituer  à  un  terme  général 
tlonné,  non  pas  un  individu  quelconque, mais 
certains  individus  désignés  et  déterminés 
par  ce  terme?  Ainsi,  par  exemple,  jamais  au 
mot  homme  vous  ne  substituez  des  objets 
désignés  par  le  nom  d'animaux,  ni  de  pierres, 
mais  toujours  et  uniquement  des  individus 
de  l'espèce  humaine.  D'oii  vient  que  votre 
habitude  d'employer  le  mot  homme  a  pour 
objet  cette  classe  de  choses  et  non  d'autics? 
Serait-ce  qu'une  vertu  intrinsèque  du  mol 
matériel  ne  vous  permettrait  de  l'appliquer 
qu'à  certains  individus  déterminés  ?  Non; 
car,  entre  le  mol  matériellement  pris  et  les 
individus  qu'il  exprime,  il  n'y  a  aucune  con- 
nexion nécessaire.  Le  mot  n'est  qu'un  pur 
son  ;  il  nous  rappelle  bien  souvent  à  la 
mémoire  des  choses  qui  ne  sont  pas  des  sons, 
<!t  qui  n'ont  rien  de  commun  avec  les  sons. 
Je  serais  curieux  de  savoir  quelle  relation  a 
le  son  qui  constitue  le  mot  homme  avec  l'être 
qu'il  désigne.  Un  tel  rapport  ne  peut  être  que 
celui  que  notre  esprit  établit  entre  le  mot  et 
la  chose. 

Ce  raiipori  est  arbitraire,  direz-vous.  Nous 


.OGIE.  GEN  146 

sommes  d'accord  jusqu'à  un  certain  point.  Si 
l'on  trouvait  bon  de  désigner  les  animaux  en 
général  par  le  mot  homme,  et  si  une  société 
quelconque  convenait  de  lui  donner  cette  si- 
gnification, les  membres  de  cette  société  s'en- 
tendraient entre  eux  en  employant  le  mot 
homme  pour  exprimer  ce  que  nous  appelons 
animal,  comme  nous  nous  entendons  eu 
l'employant  dans  un  sens  plus  restreint. 

C'est  "donc  arbitrairement    qu'on    établit 
qu'à  un  nom  commun  donné  on  peut  substi- 
tuer certains  individus,  et  non  d'autres,  mais 
ceux-là    seulement  auxquels  il   s'applique. 
C'est  ici  que  gît  la  dillkulté.  Je  demande  : 
De  quelle  manière  un  choix  arbitraire  peut-il 
établir  que  l'on  puisse  substituer  à  un  terme 
général  ces  individus-ci  plutôt  que  ceux-là  ; 
qu'on   n'en   puisse  substituer  aucun   autre, 
mais  ceux-là  seulement?  Sera-ce  en  déter- 
minant et  en  assignant  à  ce  terme  un  nom- 
bre fixe  d'individus?  Cela  pourrait  être,  sans 
doute,  si  Ton  convenait  d'avance  (^ue  trois 
hommes,  Pierre,  Paul,   André,  seront  appe- 
lés i)ar  un  nom  tel  qu'on  ne  pourra  lui  sub- 
stituer qu'un  de  ces  trois  individus.   Toute- 
fois, ou  ce  nom  ne  serait  pas  un  nom  géné- 
ral, mais  simplement  un  nom  propre,  puis- 
qu'il donnerait  à  chacun  des  trois  individus 
un  nom  entièrement  arbitraire;  ou  bien,  si 
c'était  un  nom  commun,  si,  par  exemple,  on 
convenait  qu'on  dût  entendre  un  de  ces  trois 
hommes  quand  nous  dirons  l'ami,   ce   nom 
serait  pris  au  lieu  du  nom  propre  par  une 
convention;   et,  en  ce   cas,  on  aurait  deux 
choses  à  expliquer,  au  lieu  d'une,  savoir:  l" 
comment  est-il  nom  commun  ;   2"  comment 
pcul-on  l'employer  à  la  place  d'un  nom  pro- 
pre? En  un  mot,  il  s'agit  d'indiquer  la  maniè- 
re dont  l'esprit  humain  attache  certains  indi- 
vidus à  l'un  de    ces  noms   qui  s'appellent 
noms  communs.  Et  celle  ditTiculté,  quelque 
supposition  que  l'on  fasse,  on  ne  peut  jamais 
l'éviter.  Comme  nous  l'avons  dit  plus  haut, 
il  ne  s'agit  point  de  substituer  aux  noms  com- 
muns certains  individus  comptés  et  détermi- 
nés d'avance. 

Si  c'était  là  toute  la  question,  nous  n'au- 
rions besoin  que  d'une  association  d'idées  ou 
d'une  simple  réminiscence,  qui  réveillerait  en 
nous  la  mémoire  d'un  de  ces  deux,  trois, 
cinq  ou  dix  individus,  quand  le  son  que  nous 
ayons  choisi  pour  les  désigner  viendrait  frap- 
per notre  oreille.  C'est  tout  le  contraire  dans 
les  noms  communs;  car  il  ne  s'agit  jilus  de 
leur  substituer,  dans  notre  esprit,  un  indivi- 
du qui  nous  est  connu,  que  nous  avons  spé- 
cialement distingué  et  remarqué,  un  individu 
que  nous  avons  préalablement  choisi  dans 
un  nombre  déterminé  de  choses  connues: 
il  s'agit  de  substituer  au  terme  général 
un  individu  pris  dans  un  nombre  indéfini  de 
choses  qui  ne  sont  connues  par  aucune  expé- 
rience; un  individu  pris,  non-seulement  parmi 
des  individus  existants,  mais  encore  parmi  des 
individus  possibles. 

Ainsi,  au  terme  général  de  cheval,  il  n'est 
pas  nécessaire  que  nous  substituionsdes  che- 
vaux que  nous  avons  vus,  ni  même  un  des 
chevaux  qui  existent  ;  nous  pouvons  subsli- 


in 


0E\ 


DICIIUNNAIHË  DE  riULOSOI'IIIE. 


GEN 


tuer,    si  cela  nous    plail,    un    cheval    qui 
n'existo     pas,    et    que     noln»    imagination 
compose  avec  les  formes  des  chevaux   que 
nous  voyons.  Mais,  quand  inùmc  nous  serions 
forcés  de  substituer  au  mot  cfirral  un  des  che- 
vaux existants,  ne    serait-il   pas    indifférent 
de  lui    substituer  l'un  ou  l'autre?  Or,  si  c'est 
indifférent,  pourquoi  est-ce  inditférent?  Serait- 
ce  que  nous  aurions  vu,  l'un  après  l'autre  et 
individuellement,  tous  les  chevaux  qui  exis- 
tent, et  (pie  nous  aurions  fait,   relativement 
à  chacun  d'eux,  la  convention  particulière  de 
l'appeler  c/teua/?  Personne  n'oserait  le  sou- 
tenir. Nous  aurions  eu  fort  à  faire  pour  im- 
poser un  nom  à  tant  d'animaux;  et  les  autres 
hommes  n'auraienteu  ni  le  tem[)s  ni  la  patience 
de  former  avec  nous  tant  de  conventions,  vu 
surtout  que  le  mot  cheval  n'est  pas  le  seul 
qui  leur  soit    nécessaire,  mais  que  le  langage 
humain  exige  une  multitude  innombrable  de 
mots  pq'H-  désigner  les  différentes  es|)èces  de 
choses.  El  il  serait  par  trop  ennuyeux  d'être 
obligé  de  nommer  les  individus  un  à  un,  afin 
de  pouvoir  obtenir  un  nom  commun,  dont  le 
son,  sitôt  qu'il  viendrait  à  retentir,  nous  per- 
mettrait de  lui  substituer,  dans  notre  esprit,  un 
de  ces  individus.  Et  puis,  ce  serait  une  terri- 
ble chose  que  de  ne  point  pouvoir  imposer 
Jes  premiers  noms  à   de  nouveaux  individus 
qui  viendraient  à  se  former  ou  à  naître  :  les 
hommes  ne  pourraient  plus  faire  autre  chose 
sur    la    terre  aue  d'imposer  des  noms  aux 
objets  individuels,  dont  ce  ne  serait  pas  une 
petite  besogne  de  faire  un  parfait  inventaire. 
D'oiiil  faut  conclure  que  les  noms  communs 
ne  se  forment  pas  de  cette   manière,  et  que 
l'esprit  humain  n'y  attache  point  un  nombre 
donné  d'individus  passés  en  revue  l'un  après 
l'autre  ;  mais  qu'il  y  attache  une  espèce  d'in- 
dividus, c'est-à-dire  tous  les  individus  possi- 
bles qui  ont  une  qualité  commune.  Par  con- 
séquent, quand  on  emploie  un  nom  commun, 
des  individus  lui  sont  substitués,   mais  1°  ce 
n'est  point  au  hasard,  parce  qu'il  n'y  aurait 
plus  alors  de  distinction  d'espèce  et  de  genre; 
2°  ce  n'(  si  point  par  des  conventions  relatives 
à  des  individus  particuliers,  ce  qui    serait  à 
n'en  pas  finir. 

Les  individus  sont  substitués  au  nom  com- 
mun 1°  d'après  la  teneur  d'une  règle  générale 
(pii  consiste  à  voir  si  les  individus  possè- 
dent la  qualité  commune  à  laquelle  le  nom 
commun  se  rapporte  ;  2°  et  non-seulement 
des  individus  connus  ou  des  individus  exis- 
tants, mais  des  individus  purement  possibles, 
c'est-à-dire,  tout  individu  que  l'on  peut  con- 
cevoir pourvu  de  celte  qualité  commune. 

De  là  vient  qu'au  simple  aspect  de  cet  in- 
dividu, quoiqu'il  ne  nous  fût  nullement  con- 
nu auparavant,  nous  voyons  sur-le-champ 
qu'il  a  son  nom  établi  et  fixé  par  les  hommes 
avant  même  qu'ilait  existé,  parce  qu'il  possède 
la  qualité  commune  qui  le  met  au  nombre 
des  individus  auxquels  ce  nom  a  été  ap- 
pliqué. 

C  est  donc  inutilement  que  Stewart  recourt 
à  l'habitude  de  substituer  des  individus  à  un 


US 


terme  général;  car  l'habitude  desubslituer  à 
ces  termes  certains  objets  donnés  ne  saurait 
s'étendre  aux  choses  purement  possibles 
et  à  celles  qui  ne  sont  pas  encore  individuel- 
lement connues,  et  que  l'esprit  de  l'homme 
peut  atteindre. 

C'est  pourquoi,  quand  Stcwart  assure  qu'il 
n  est  poml  besoin  des  idées  générales,  et  qu'il 
nous  suffit  de  savoir  substituer  des  individus 
donnés  aux  noms  communs  qui  sont  proférés, 
il  se  met  directement  en  opposition  avec  lui- 
môme;  car  i.1  affirme  ce  qu'il  a  nié.  En  effet 
savoir  substituer  des  individus  donnés   aux 
noms  communs,  c'est  la  même  chose  qu'avoir 
des  idées  générales;    car  on  ne  peut  faire 
cette  substitution  sansavoir  ces'sortes  d'idées- 
sans  elles,  en  effet,  on  ne  saurait  quels  sontj 
de  tous  les  individus,  ceux  que  l'on  doit  sub- 
stituer aux  noms  communs.  Il  faut  donc  que 
l'esprit  dislingue  d'abord  les  espèces  et    les 
genres  des  individus,  pour  qu'il  puisse    en- 
suite substituer  à  un  terme  donné  les  indivi- 
dus de  cette  espèce  donnée  et  non  d'autres, 
et  à  un  second  terme,  des  individus   d'une 
autre  espèce.  11  faut  encore  des  idées  géné- 
rales pour  que  l'esprit  j)uisse  distinguer  les 
individus  de  diverses  espèces  comme  appar- 
tenant à  l'une  plutôt  qu'à  l'autre,  et  qu'il  sa- 
che exécuter  cette  opération  avant  môme  de 
savoir  les  nommer;  car  il  ne  pourra   savoir 
comment  ils  s'appellent  avant  de  connaître 
l'espèce  à  laquelle;  ils  appartiennent  Une  fleur 
est  cachée  sous  Iherbe  .je  ne  puis  pas  encore 
lui  appliqu(îr  le  mol  fleur;  mais  sitôt  qu'elle 
ni 'apparaît  je-  la  vois,  et  je  sais  qu'elle  ajjpar- 
tient  à  cette  espèce  de  choses  qu'on  appelle 
fleurs. 

Art.  XVII.  —  AtUre  méprise  de  Steivart. 

Stewart  tombe  dans  une  méprise  sembla- 
ble à   celle  que  nous  venons  de   signaler, 
quand  il  expose  sa  pensée  de  celte  autre  ma- 
nière: «  En  considérant  sous  ce  point  de  vue 
le  procédé  de  la  généralisation,    on  voit,  au 
premier  coup  d'œil,   que  Vidée,  considérée 
^ar  les  anciens  philosophes  comme  faisant 
'essence  d'un  individu,  n'est  autre  chose  que 
a  qualité    particulière  (ou  la   collection  de 
qualités)  par  laquelle  il  ressemble  aux  autres 
individus  de  la  même  classe,  et  en  vertu  de 
laquelle  le  nom  générique  lui  est  appliqué. 
C'est   parce  qu'il  possède  cette  qualité,  que 
l'individu  porte  le  nom  du  genre;  et,   par 
conséquent,  c'est  cette  qualité   qu'on  peut 
dire  lui  être  essentielle  dans  la  classification, 
qui  le  fait  comprendre  sous  un  certain  genre 
I)arliculier.  Mais,  comme  toute  classification 
est  à  un  certain  point  arbitraire,  on  ne  peut 
conclure  de  tout  ceci,  que  celle  qualité  géné- 
rique soit  plus  essentielle  à  l'existence  d'un 
individu  que  beaucoup  d'autres  qualités  ré- 
putées accidentelles.  En  d'autres  termes,  et 
pour  parler  le  langage  delà  philosophie  mo- 
derne (24),  cette  qualité  constitue  sonessence 
nominale,  et  non  pas  son  essence  réelle.  » 
[Eléments     de    la    philosophie     de    l'esprit 
humain,  ch.  4,  sect.  2.) 


(24)  Pduvre  pliilosdp'iic  luoilcmc,  si  c'est  là  sou  iaiii;;ig('.  ! 


J49  GEN  PSYCHOLOGIE 

Quand  on  examine  ce  passage,  on  y  décou- 
vre aisément  le  style  d'un  homme  incertain  de 
ce  (ju'il  avance,  et  qui  marche  en  tâtonnant  ; 


GEX 


15» 


saveur,  etc.,  tous  noms  abstraits,  exprimont 
aussi  queliiue  chose  de  réel  ;  ce  ne  sont  donc 
pas  de  purs  mots;  ils  ont  donc  quelque  chose 
qui  leur  correspond  réellement,  c'est-à-dire 
ces  qualités,  quoiqu'elles  soient  dans  les 
pu  ver  d'un  raisonnement  rempli  d'à  peu  près  corps.  Si  les  mots  abstraits,  comme  la  couleur, 
pour  donner  au  lecteur   le  moyen  de  croire     la  saveur,  etc.,  des  corps,  ne  sont  pas  de  purs 


d'un  homme  qui,  ne  voyant  pas  clairement 
la  preuve  de  son  système,    cherche  à  i'ap- 


qu  11  y  a  quelque  connexion  entre  les  idées, 
iurs  n'ième  qu'il  n'en  existe  pas. 

Arrêtons-nous  aux  dernières  paroles  de  ce 
passage.  Je  remarque  que  ces  expressions  : 
Cette  qualité  constitue  son  essence  nominak 
et  non  son  essence  réelle,  Supposent  qu'il  y 
a  deux  essences  au  lieu  d'une,  et  que,  par 
eonséquent,  Stewart  admet  plus  qu'il  ne  veut 
nier. 

Mais  je  ne  serai  pas  trop  subtil,  ni  trop  exi- 
geant sur  l'emploi  des  mots.  Je  demanderai 
si,  par  essence'^  nominale,  il  entend  un  mot, 
comme  il  le  semble  d'après  la  manière  dont 
il  s'exprime  en  d'autres  endroits,  et  à  en 
juger  par  le  but  qu'il  se  propose,  puisqu'il 
veut  prouver  que  les  idées  générales  n'exis- 
tent pas. 

Si  par  l'expression  essence  nominale,  il 
n'entend  pas  un  simple  mot,  mais  quel(|ue 
chose  de  réel,  tout  son  raisonnement  tombe, 
parce    qu'alors  les  termes    généraux  expri- 


sons, mais  qu  lis  expriment  quelque  chose 
de  réel,  il  en  résulte  que  les  noms  communs 
et  appellatifs,  comme  seraient  coloré,  savou- 
reux, etc.,  corps,  homme,  etc.,  expriment 
aussi  quehjue  chose  de  réel  :  en  etï'et,  ce  ne 
sont  que  des  noms  signifiant  ce  qui  a  la  cou- 
leur, —  ce  qui  a  la  saveur,  —  ce  qui  a  la  cor- 
poréité , —  ce  qui  a  V humanité  ,  etc.  Les 
noms  communs  ne  sont  donc  {)as  simplement 
des  mots  privés  de  tout  objet  réel  qui  leur 
corresponde;  au  contraire,  d'après  les  prin- 
cipes ni  finies  de  Stewart,  ils  expriment  tjuel- 
que  chose  de  réel. 


Art.  XVill. 
wurl,  et 
sauce  (le 
proposée. 


—  On  signale  d'autres  méprises  de  Sle- 
t'oa  démunire  de  plus  en  plus  rinsufi- 
son   système  pour   résoudre  la  difficulié 


Stewart  peut  nous  répondre  ici  :  Je  ne  puis 
contester  (jue  les  noms  abstraits  et  les  noms. 


meraient  quelque  chose  de  réel,  et  ne  seraient  comnmns  n'indiquent  quelque  chose  de  réel; 

pas  simplement  des  mots.  et  si  j'ai  paru  le   nier  quelque  part,  ce   n'est 

Or,  c'est  ce  qu'il  avoue  lui-même  dans  le  qu'une    inexactitude    d'expression  :  mais  je 

passage  que  nous   avons  rapporté.  En  elFet,  soutiens  que  ce  quelque  chose  de  réel  (ju'ils 

il  appelle  essence  nominale'une  qualité  réel-  indiquent  est  uniquement  la  qualité  parlicu- 

lement  possédée  par  l'individu,  et  il  ajoute  :  Hère,  ou  la  collection  de  qualités,  par  laquelle 

C'est   parce  qu'il  possède  cette    qualité,  que  iw  individu  ressemble   à  d'autres  individus  : 

l'individu  porte  le  nom  du  genre.  Si  cette  qua-  donc  ce  n'est  rien  de  général  :  c'est  une  chose 

lité  n'était  rien,  l'individu  ne  pourrait  la  pos-  toute  particulière;  cette   qualité   n'est    que 

séder,  ni  recevoir  d'elle  le  nom  du  genre.  De  dans  les  individus;  et  étant  dans  les  individus, 

)lus,    Stewart  lui-même   accorde  à    l'esprit  elle  est  toujours  individuelle. 

lumain  la  faculté  de  concevoir  une  qualité  Je  me  garderai  bien  de  reproduire  la  ques- 

d'un  individu  sans  penser  à  celles  qui  entrent  tion  que  faisait  Platon,  lorsqu'il  demandait  si 

d'ailleurs  dans  la  formation  de  ce   môme  in-  les  qualités  abstraites  avaient  hors  de  l'esprit 

dividu.   Voici  le  passage  :  «  La  classification  une  existence  distincte  des  objets  eux-mêmes, 

de  différents  objets  suppose  la  faculté  de  faire  Cette  question  ne  nous  touche   pas  pour    le 


l, 


attention  à  quelques-unes  de  leurs  qualités 
sans  faire  attention  à  toutes  les  autres.  » 
{Eléments  de  la  philosophie  de  l'esprit  humain, 
chap.  4,  sect.  1.) 

Il  admet  donc  1°  que  chacune  des  qualités 
des  individus  est  quelque  chose  de  réel  ; 
2"  que  nous  avons  la  faculté  de  les  considérer 
seules  et,  par  conséquent,  séparées  des  indi- 
vidus mômes;  car,  les  considérer  seules,  c'est 
tout  uniment  les  considérer  enfaisantabstrac- 
lion  de  tout  ce  avec  quoi  elles  coexistent  ; 
3°  que  notre  esprit,  quand  il-  considère  ces 
qualités  seules  et  isolées,  a  un  objet  réel  sur 
lequel  son  action  s'exerce,  parce  que  ces  qua- 
lités sont  réelles. 

Considérons  les  Qualités  des  corps  :  ces 
qualités  sont  la  couleur,  la  saveur,  l'odeur, 
la  sonorité,  l'étendue,  la  dureté, la  fluidité,  etc. 
Or  ,  sans  entrer  ici  dans  la  question  de 
l'existence  des  corps,  et  en  les  supposant  réels, 
comme  le  fait  Stewart  lui-même,  autant  nous 


moment.  J'accorde  sans  peine  à  Stewart  qu(î 
les  qualités  dont  nous  parlons  n'ont  d'exis- 
tence hors  de  notre  esprit  que  dans  les  indi- 
vidus eux-mêmes.  Mais  il  m'accorde  à  son 
tour  que  notre  esprit  peut  les  considérer  et  les 
considère  en  faisant  abstraction  des  objets 
où  elles  se  trouvent,  et  comme  si  elles  exis- 
taient seules  :  c'est  un  fait  sur  lequel  il  ne 
peut  s'élever  aucun  doute. 

Or,  de  là  je  conclus  :  Si  notre  esprit  consi- 
dère les  qualités  en  les  séparant  des  objets 
oij  elles  se  rencontrent,  il  a  pourtant  un  objet 
propre,  immédiat  et  général,  auquel  su  rap- 
porte son  attention;  car,  une  qualité  séparée 
de  tout  sujet  individuel  est  un  objet  général 
de  la  pensée,  indépendamment  du  mot  qui 
l'exprima?. 

Si  je  parviens  à  démontrer  celte  dernière 
assertion,  les  conséquences  suivantes  ressor- 
tiront,  jepense,  de  ladémonstration:  1°  Notre 
esprit  peut  avoir  un  objet   général.   2"  A  cet 


avons  de  qualités  réelles,  autant  nous  avons     objet  général  il  peut  imposer  un  nom.  3°  Par 


d'objets  réels  de  notre  pensée,  selon  les  prin- 
cipes mômes  de  Stewart.  Donc  les  noms  de 
ces  qualités,  c'est-à-dire  les  mois  de  couleur, 


conséquent,  il  y  a  des  noms  qui  expriment 
des  idées  générales,  et  qui  ne  sont  pas  des 
Hiots  vides  de  sens,  ni  des  paroles  auxquelles 


151 


GE.\ 


DFr.TlOXNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


GEN 


I52 


une  aveugle  liabitudo  nous  fait  sublituer  cer- 
lains  individus. 

Quand  je  dis  qu'une  qualité  considérée  de 
la  uianicre  dont  notre  esprit  peut  la  considé- 
rer, c'est-à-dire  en  faisant  abstraction  d'une 
existence  réelle,  est  générale,  je  ne  veux  dire 
autre  chose  sinon  que  je  puis  la  concevoir 
dans  un  nombre  indéfini  d'individus.  Ces 
expressions  :  Nous  pouvons  la  concevoir  dans 
tm  nombre  indéfini  d'individus;  elle  est  géné- 
rale ;  elle  est  commune,  sont  des  expressions 
synonymes  quand  on  les  prend  dans  le  sens 
que  les  métaphysiciens  ont  habitude  de  leur 
donner  en  les  employant. 

Toute  qualité  générale  peut  <^tre  particula- 
risée ;  ce  qui  veut  dire  tout  simplement  qu'on 
ne  la  conçoit  plus  comme  étant  commune  à 
plusieurs  objets  individuels,  mais  qu'on  la 
pense  comme  adhérente  h.  un  objet,  et  propre 
h  lui  seul.  L'individualité  de  l'être  auquel  elle 
s'applique  est  cequi  rend  particulière  la  qualité 
commune.  Ainsi,  tant  que  les  qualités  ne  sont 
|)as  conçues  par  nous  comme  existant  dans 
un  individu  déterminé,  elles  demeurent  com- 
munes; c'est-à-dire,  nous  les  concevons  de 
telle  manière  que  nous  pouvons,  à  notre  gré, 
les  imaginer  attachées  à  tel  objet  individuel 
ou  à  tel  autre,  tant  (jue  nous  ne  les  avons 
pas  unies  à  un  individu.  Si,  au  contraire, 
elles  sont  unies  à  un  individu,  elles  sont  indi- 
vidualisées  par  lui,  et,  dès  lors,  elles  sont 
appelées  particulières;  ainsi,  la  blancheur, 
la  grandeur,  etc.,  d'un  corps,  ne  sont  pas 
la  blancheur,  la  grandeur  d'un  autre  corps. 

'l  me  semble  donc  avoir  établi  les  deux 
assertions  suivantes  :  Une  qualité  n'est  parti- 
culière que  parce  qu'elle  existe  réellement 
dans  un  individu  ;  et,  notre  esprit,  comme  il 
a  été  dit,  possède  la  faculté  de  considérer 
une  qualité  sans  la  considérer  comme  jointe 
à  un  objet  individuel  auquel  elle  appartienne 
(cequi  est  accordé  par  Stewart  lui-même). 
De  ces  prémisses,  je  tire  la  conclusion  sui- 
vante]: Donc  notre  esprit  a  la  faculté  delà  con- 
sidérer comme  purement  possible,  sans  même 
penser  qu'elle  a  une  existence  réelle  dans 
quelque  individu,  ce  que  le  docteur  Reid 
appelle  simple  appréhension,  et  ce  que  Je 
professeur  Stewart  semble  nommer  concep- 
tion. Si  cela  est  incontestable;  si  notre  esprit 
peut  penser  à  la  blancheur,  non  pas  comme 
à  une  chose  réellement  existante,  mais  com- 
me à  une  qualité  simplement  possible,  je  dis 
qu'alors  l'objet  de  notre  esprit  est  général, 
dans  le  sens  que  les  métaphysiciens  donnent 
à  ce  mot.  Cette  blancheur,  en  etlet,  n'est 
pas  attachée  à  un  individu  :  c'est  une  blan- 
cheur que  nous  concevons  de  telle  manière, 
qu'elle  |)eul  être  reçue  par  un  nombre  indé- 
tini  d'individus;  en  sorte  que  si  nous  avions 
la  faculté  de  créer,  nous  pourrions  réaliser 
cette  blancheur,  d'après  l'idée  que  nous  en 
avons,  dans  un  nombre  indéfini  de  corps, 
tous  de  couleur  blanche. 

Par  conséquent,  cette  blancheur,  conçue 
dans  notre  esprit,  n'est  pas  simplement  un 
nom,  comme  Stewart  semble  le  prétendre; 
ce  n'est  même  aucune  de  ces  blancheurs  que 
nous  avons  vues  exister  réellement  dans  les 


corpsbiancsquisont  tombés  sous  nos  regards. 
Ce  n'est  aucune  de  cas  blancheurs  réelle- 
ment existantes  dans  les  corps  blancs  que 
nous  avons  vues;  car  toutes  ces  blancheurs 
étaient  des  blancheurs  particulières  :  or, 
comme  nous  l'avons  dit,  les  blancheurs  par- 
ticulières sont  dans  l'indiv'du  de  telle  ma- 
nière qu'an  ne  peut  les  transporter  d'un  indi- 
vidu à  l'autre;  ou,  pour  mieux  dire,  elles  y 
adhèrent  de  telle  manière  qu'on  ne  peut  le?" 
rendre  communes  à  plusieurs  individus , 
même  par  la  pensée. 

En  effet,  comment  pourrais-je  concevoir 
un  moyen  de  transporter  la  blancheur  d'un 
corps  blanc  à  un  autre  corps  blanc,  sans  pri- 
ver le  premier  de  sa  blancheur?  Ou  le  corps 
blanc  dont  nous  parlons  n'a  de  blanc  que  la 
surface,  tout  le  reste  étant  d'une  autre  cou- 
leur; ou  bien  il  est  entièrement  blanc,  comme 
le  plâtre,  lequel,  étant  friable,  laisse,  par  le 
frottement,  sa  propre  blancheur  sur  les  objets 
que  l'on  met  en  contact  avec  lui.  Or,  que  l'on 
considère  la  ditîéreoce  qu'il  y  a  entre  rendre 
les  corps  blancs  au  moyen  de  cette  blancheur 
réellement  existante  dans  un  individu,  et  les 
rendi-e  blancs  par  l'idée  de  la  blancheur  gé- 
nérale, qui  est,  comme  je  l'afilrme,  exclusive- 
ment dans  notre  esprit. 

1°  En  premier  lieu,  un  corps,  quelque 
blanc  qu'il  soit,  ne  peut  communiquer  sa 
blancheur  à  un  autre,  s'il  n'est  pas  friable,  et 
si  ses  parties  intégrantes  sont  si  dures  qu'on 
ne  puisse  opérer  facilement  la  désagrégation 
de  ces  molécules  blanches  qui  vont  couvrir 
d'une  couche  blanche  la  surface  du  corps 
qu'il  s'agit  de  colorer.  Mais  supposons  un  es- 
prit qui,  ayant  la  puissance  de  créer,  crée  des 
corps  pourvus  de  la  blancheur  :  quand  il  leur 
donne  cette  qualité,  il  ne  la  tire  que  de  l'idée 
du  blanc  qu'il  a  présente  en  lui,  laquelle  idée 
n'a  pas  besoin  d'être  friable,  ni  d'avoir  d'au- 
tre qualité  pour  être  communiquée  aux  corps. 

2"  Si  le  corps  blanc  qui  doit  communiquer 
de  sa  blancheur  à  un  autre  n'a  qu'un  peu  de 
blanc  à  sa  superficie,  il  se  dépouillera  lui- 
môme  de  cette  couche  légère  pour  en  revêtir 
le  corps  étranger.  Au  contraire,  que  l'esprit 
intelligent  dont  nous  parlons  puisse  créer  en 
un  instant  des  corps  blancs  tels  qu'il  les  con- 
çoit possibles,  cela  ne  diminue  ni  ne  détruit 
la  notion  de  la  blancheur  générale  qu'il  .i 
en  lui. 

3°  Lors  même  que  le  corps  colorant  est 
friable  et  entièrement  blanc,  comme  le  plâtre, 
il  ne  peut  rendre  blanc  un  corps  étranger 
sans  perdre  une  légère  couche  de  matière, 
qui,  détachée  de  lui,  va  revêtir  cet  autre  corps 
qu'elle  blanchit  par  son  contact.  Par  la  perte 
de  cette  couche  légère,  il  arrive  que  le  corps 
colorant,  quoiqu'il  demeure  toujours  blanc 
aux  yeux  de  ceux  qui  !e  voient,  ne  leur  pré- 
sente plus  cependant  la  môme  blancheur  qu'il 
offrait  d'abord;  caria  surface  blanche  que  les 
yeux  voyaient  auparavant  a  passé  sur  un  autre 
corps,  et  le  corps  qui  l'a  perdue  a  découvert 
une  nouvelle  surface,  blanche  comme  la  pre- 
mière, mais  qui  n'est  i)ourtant  pas  la  pre- 
K?ièro. 

D'où  l'on  peut  tirer  cette  conséquence. 


153 


GEN 


PSYCHOLOGIE. 


GEN 


154 


qu'on  ne  s'exprime  pas  avec  une  exactitude 
rigoureuse  en  disant  que  la  blancheur  réelle- 
iiiL-nt  existante  dans  un  individu  se  communi- 
que à  un  autre.  En  etlet,  quand  un  cor[)s  blanc 
blanchit  un  autre  corps  i)ar  son  contact,  ce 
n'est  point  une  même  blancheur  qui  se  com- 
munique à  deux  corps,  ni  une  blancheur  qui 
passe  d'un  corps  à  un  autre;  mais  le  premier 
corps  étant  un  agrégat  d'une  intinité  de  par- 
celles, ou  de  molécu'es  blanches,  ces  molé- 
cules se  détachent,  ou  sont  ôtées  de  la  sur- 
face du  premier  corps,  et  vont  se  fixer  à  la 
surface  du  second.  C'est  ainsi  qu'elles  le  blan- 
chissent, en  emportant  leur  blancheur  avec 
elles,  sans  la  communiquer  :  ce  sont  elles  qui 
changent  de  place  ;  ce  n'est  pas  un  corps  qui 
change  de  couleur,  comme  l'apparence  le  fe- 
rait croire. 

D'où  il  est  manifeste  que  la  blancheur  réel- 
lement existante  dans  les  individus  est  telle- 
ment particulière  en  eux,  qu'elle  est  absolu- 
ment incommunicable  ;  et  bien  que  les  corps 
qui  la  possèdent  puissent  être  broyés,  [)ulvé- 
risés;  bien  que  la  poussière  qui  s'en  détache 
et  s'en  sépare  puisse  changer  de  place ,  il  n'ar- 
rive jamais  que  la  blanclieur  passe  seule  d'un 
corps  à  l'autre. 

Mais  si  nous  nous  formons  l'idée  d'un  es- 
prit capable  de  créer  des  corps  blancs,  nous 
ue  pouvons  le  concevoir  agissant  de  telle  ma- 
nière qu'il  enlève  aux  corps  leur  blancheur, 
qu'il  la  râpe,  pour  ainsi  dire,  atin  de  la  com- 
muniquer à  d'autres  corps  qu'il  veut  pro- 
duire; car  cette  blancheur  particulière  est  in- 
communicable. Nous  ne  pourrons  concevoir 
cet  esprit  sans  penser  qu'il  donnera  l'exis- 
tence à  ces  blancheurs  particulières  d'après 
le  modèle  de  la  blancheur  générale,  (pi'il 
contemple  dans  son  intelligence. 

4'  Entin,  quand  même  on  supposerait  qu'un 
corps  blanc  communiquerait  sa  blancheur  à 
un  autre,  il  ne  pourrait  la  communiquer  à  un 
nombre  infini  de  corps.  En  etftit,  par  celle 
communication  de  lui-môme,  il  irait  en  dimi- 
nuantdeplusenplus,et,chaquefois  qu'il  blan- 
chirait un  corps,  il  perdrait  une  légère  couche 
de  sa  substance,  jusqu'à  ce  qu'il  s'évanouit 
lui-même  entièrement. 

Au  contraire,  nous  pouvons  concevoir  un 


sans  qu'il  soit  besoin  qu'il  ail  en  Iui-mên)e 
l'idée  de  la  blanclieur;  qu'il  lui  sullit  d'avoir 
la  force  créatrice  :  car  la  force  créatrice  ne  le 
détermine  pas  à  créer  des  corps  plutôt  d'une 
couleur  que  d'une  autre,  et  même  on  ne  peul 
la  concevoir  déterminée  à  rien  créer,  si  son 
intelligence  ne  lui  présente  les  objets  qu'elle 
créera. 

On  pourrait  aussi  nous  objecter  que,  quand 
nous  partons  de  l'hypothèse  d'un  être  créa- 
teur, nous  ne  sommes  plus  en  état  de  raison- 
ner, parce  que  l'idée  de  la  création  excède  la 
mesure  de  nos  conceptions,  et  passe  les  forces 
de  notre  pensée;  mais  celte  objection  n'au- 
rait pas  plus  de  valeur.  En  etlet,  je  n'ai  intro- 
duit l'idée  d'un  esprit  créateur  (ju'atin  de  ren- 
dre la  chose  plus  évidente,  et  non  pour  que 
cette  supposition  me  fournît  un  argument.  Il 
me  ôudit  de  recourir  à  rexem|)le  d'un  honnne 
qui  imagine  des  corps  blancs,  autant  qu'il 
veut  en  imaginer.  Je  puis  demander  égale- 
ment si  la  blancheur  imaginée  par  lui  est  la 
blancheur  (ju'il  voit  dans  les  individus  ;  il  me 
semble  évidtmt  (|ue  non,  comme  il  est  évident 
que  cette  blancheur  ne  serait  point  celle  qu'un 
être  créateur  connnum(]uerait  aux  corps  for- 
més par  lui.  La  blancheur  que  l'on  voit  dans 
les  individus  en  est  inséparable  :  elle  est  d'une 
nature  individuelle  et  incommunicable;  mais 
la  blancheur  que  nous  donnons,  par  notre 
imagination,  à  des  corps  possibles,  est  indéfi- 
niment communicable. 

L'homme  sait  qu'il  perçoit  la  blancheur  des 
cor[)s  blancs,  cha(pie  fois  qu'il  les  voit,  et  il 
comprend  que  celle  blancheur  inhérente  à 
ces  cor()s  en  est  inséparable.  En  môme  temps 
il  sent  en  lui-même,  il  a  conscience  qu'il  peul 
imaginer  bien  d'autres  corps  semblables  à  ceux 
qu'il  a  vus,  c'est-à-dire  blancs  connue  eux 
Ceci  fournit  une  preuve  évidente  de  la  diffé- 
rence de  ces  deux  blancheurs. 

Sup[)osons  un  homme  dont  l'imagination 
reverrait,  rangés  devant  elle,  tous  les  cor{)s 
blancs  qu'il  a  vus  dans  sa  vie.  A  tous  ces  cor|)s 
blancs  qu'il  a  vus,  cet  homme  ne  pourrait-il 
pas  ajouter,  par  son  imagination ,  tout  autant 
de  corps  possibles,  en  se  les  figurant  blancs 
comme  les  premiers?  Or,  je  demande  si  la 
blancheur  de  ces  corps  qu'il  imagine  et  qu'il 

^,>r.^.^.:»   ..i,s..«/.^  >.  4^..,.  ^....^  ,,..':!  ..  „.'...n„„.„..  1 


esprit  capable  de  créer  une  infinité  de  cor[»s  conçoit  ajoutés  à  tous  ceux  qu'il  a  réellement 

blancs,  sans  que  la  blancheur  qu'il  conçoit  vus,  est  la  blancheur  des  corps  qu'il  a  vus, 

lui-même  dimmue  jamais  en  lui,  sans  qu'elle  O'i  si  c'est  une  autre  blancheur?  Ce  ne  peut 

devienne  moins  susceptible  d'èlre  toujours  être  la  blancheur  des  corps  qu'il  a  vus,  parce 

de  nouveau  réalisable  en  une  multitude  in-  qu'elle  est  individuelle;  et  nous  avons  sup- 

oombrable  d'autres  corps.  Or    la  possibilité  I)Osé  que  tous  les  corps  qu'il  a  vus  sont  déjà 

d'une  pareille  conception  tient  à  celte  qualité  i)résents  au  regard  intérieur  de  cet  homme, 

de  la  blancheur  que  notre  intel'igence  per-  Donc,  outre  la  blancheur  que  nous  avons  vue, 

çoit  d'une  manière  générale.  notre  espril  peut,  à  l'infini,  concevoir  de  la 

Donc   la  qualité  de  la  blancheur  qui  fait  blancheur,  et  de  la  blancheur  qui  n'est  pas 

•  lu'un  esprit,  conçu  comme  doué  d'une  force  réelle,  mais  qui  est  seulement  imaginaire  et 

créatrice,  peut  la  réaliser  dans  un  nombre  pensée;  car  nous  ne  parlons  ici,  il  faut  bien 

indéfini  de  corps  blancs,  n'est  pas  la  qualité  le  remarquer,  que  de  l'objet  de  la  pensée, 
particulière  attachée  à  un  individu  :  car,  du         Si  notre  esprit  était  borné  à  concevoir  ou  à 

moment  qu'on  ia  considère  comme  attachée  se  rappeler  la  blancheur  (ju'il  a  vue  dans  les 

à  un  individu,  elle  est,  de  sa  nature,  incom-  corps,  il  n'aurait,  on  peut  le  dire,  d'autre  fa- 


municable  aux  autres  individus 

El  qu'on  ne  vienne  pas  dire  qu'un  esprit, 
conçu  comme  doué  de  la  faculté  de  créer, 
4onne  la  blancheur  aux  coros  créés  par  lui, 


cullé,  outre  le  sens,  que  la  réminiscence  des 
images  sensibles  :  mais,  outre  la  réminiscence, 
il  a,  de  l'aveu  de  tous,  la  conception  et  l'ima- 
gination; et,  [lour  m'arrôter  à  cette  dernière, 


m  GEN  DICTIONNAIRE 

il  a  la  faculté  de  multiplier  en  lui-niômc,  à  son 
gré,  une  infinité  d'ûlres  semblables  à  ceux 
qu'il  connaît.  C'est  de  ces  facultés  qu'il  faut 
rendre  raison;  mais  on  l'essayerait  en  vain, 
si  l'on  suppose ,  avec  Stewart ,  que  notre  esprit 
est  dépourvu  d'idées  générales,  c'est-à-aire 
d'idées  qui  représentent  des  qualités  sépa- 
rées des  individus,  et  si  on  lui  refuse  la  fa- 
culté de  pouvoir  attribuer  ces  qualités  à  un 

(25)  GalUippi  H  De  Géramln  ont  clierclié,  après 
h's  observations  de  Reid,  à  conibmtre  les  idées 
prises  (l:ins  le  sens  «pie  les  anciens  leur  donnaient, 
c'est-à-dire  conune  des  représentations  des  oltjeis.  Us 
onldilque,  en  admettant  celle  dérinilion  ilcs  idées, 
il  ne  resterait  aucun  moyen  d'en  connaître  la  vé- 
rité, c'esl-à-dire  la  conformité  entre  l'idée  et  l'ob- 
jet représenté,  et  que,  par  conséquent,  le  scepti- 
cisme serait  inévitable.  «  Les  idées  sont  vraies,  dit 
Galhippi,  non  parce  qu'elles  sont  d'accord  avec  les 
objets,  mais  parce  qu'elles  agissent  inimédiaiemcnl 
sur  les  objets  et  les  saisissent. —  M.  Ue  Gérando 
soutient  que»  dans  les  vérités  premières,  les  idées 
investissent  et  saisissent  immédialemeni  les  ohjels  : 
je  lui  accorde  celle  doctrine.  »  {Criiica  délia  co- 
tiosceiiaa,  t.  1,  p.  58,  51.) 

Les  scolasiiques  (je  l'ai  dit  plus  Iiaul)  avaient 
vu  la  difficulté,  et  avaient  cru  que  l'idée  n'était 
point  Tohjel  de  notre  pensée,  mais  seulenieni  le 
moyen  par  lequel  noire  esprit  concevait  l'objet; 
mais,  comme  je  l'ai  prouvé,  la  solution  des  sco- 
lasiiques, prise  dans  son  sens  naturel,  ne  faisait 
que  reculer  d'un  pas  la  dillicullé,  sans  la  vaincre. 
On  peut  dire  la  même  chose  de  la  théorie  de  Gal- 
Inppi  et  des  autres  que  j'ai  indiqués. 

Tout  étrange  que  paraisse  cette  phrase  :  Lea  idées 
saisiisenl  et  invesiissent  les  objets  exlérieurs,  je  ne 
voudrais  pas  la  rejeter,  si  je  la  trouvais  néces- 
saire. 

Mais  je  fais  observer  qu'il  ne  sulfit  point  de  sa- 
voir si  les  idées  investissent  et  saisissent  les  objets 
eux-mêmes  ,  comme  parient  nos  philosophes  ;  il 
faut  savoir,  de  plus,  si  cela  n'est  qu'accidentel  pour 
quelques  idées,  ou  si  c'est  ce  qui  constitue  la  na- 
ture même  des  idées. 

S'il  est  essentiel  aux  idées  de  saisir  et  d'investir 
les  objets  réellement  existants,  on  devra  le  dire  de 
toutes  les  idées  :  car,  une  chose  étant  donnée,  elle 
ne  peut  manquer  jamais  de  ce  qui  lui  est  essentiel, 
puisque  ce  qui  lui  est  essentiel  est  ce  qui  lorine  la 
chose  même. 

Mais  si  l'idée  ,  en  saisissant  son  objet  réelle- 
ment existant,  en  s'en  cnipirani,  suhit  une  modi- 
fication ipii  ne  lui  est  qu'accidentelle,  on  revient 
alors  à  la  question  précédente.  Kn  ellet,  il  eil  né- 
cessaire d'exposer  \°  ce  (pie  c'est  que  l'idée; 
2°  comment  il  se  fait  qu'elle  saisit  l'ohjei  existani, 
et  qu'elle  s'en  empare,  puisqu'elle  peut  exister  sans 
lui,  pui.qu;  cela  ne  lui  est  (praccidenlel. 

Or,  je  soiiiiens  que  les  idées  que  nous  avons, 
nous  autres  hommes  ,  et  je  ne  parle  (|ue  de  celles- 
là  ,  ne  peuvent  être  telles  que  toutes  saisissent 
et  enveloppent  leur  objet  réellement  existani,  et 
que  leur  union  avec  cet  objet  leur  soit  essentielle, 
de  manière  à  ce  qu'elles  ne  puissent  être  sans 
elle. 

Pour  le  prouver,  je  me  sers  de  .ous  les  argu- 
ments par  lesquels  on  démontre  que  notre  idée  est 
distincte  et  indépendante  de  la  chose  réelle  :  par 
exemple,  le  blanc  que  je  conçois  est  distinct  et  in- 
dépendant du  blanc  réel  d'un  mur;  et  non-seule- 
ment l'idée  de  blancheur  en  général,  mais  encore 
l'idée  de  blancheur  applicjuée  à  un  iniir  particulier, 
esi  disiiiicie  du  mur  blanc  réel  et  subsislaut. 

Saint  Aiiijnsliii  établit  d'une  nianière  analogue 
celte  disliiiciion  entre  l'idée  et  la  chose  réelle  cou- 


DE  PIIILOSOPlilE.  GEN  156 

nombre  indéfini  d'individus  possibles,  c  est-à- 
dire  propres  à  être  conçus  par  la  pensée  (25). 
Or,  si  notre  esprit  peut  concevoir  la  blan- 
cheur isolée  comme  possible  dans  un  nom- 
bre indéfini  d'individus  possibles;  s'il  n'est 
pas  obligé  ne  concevoir  l'individu  déterminé 
dans  lequel  elle  devrait  exister;  et  si,  par 
conséquent,  cette  blancheur  possible  n'est 
pas  la  blancheur  existante  dans  chacun  des 

çue  par  mon  idéi;.  Il  remarque  qu«  si  mon  idée  en- 
veloppait et  saisissait  h  chose,  il  en  résulterait 
nécessairemcut  que  la  chose  ne  pourrait  (dianger 
sans  «|ue  l'idée  que  j'ai  de  la  chose  chans^cài  éga- 
lement. Ainsi,  j'aime  Paul  parce  que  je  le  crois, 
veriueux  :  il  pourrait  changer  sans  que  je  le  susse 
el  devenir  niéchanl,  et  moi  je  continuerais  de  l'ai- 
mer comme  auparavant.  J'aime  donc  Paul  tel  qu'il 
est  conçu  dans  mon  esprit,  et  non  Paul  tel  qu'il  est 
réellement  existant;  ou  bien,  ce  qui  est  la  même 
chose,  j'aime  ce  Paul  de  la  manière  qu'il  est  dans 
mon  idée,  et  non  comme  il  est  en  lui-môme.  Ce 
n'est  donc  pas  lui-même  que  mon  idée  saisit  et  en- 
veloppe :  s'il  était  toujours  dans  mon  idée  tel  qu'il 
est  en  lui-même,  je  ne  l'aimerais  plus  à  causa  de 
sa  vertu,  puisqu'il  est  devenu  réellenienl  vicieux. 
De  même,  je  puis  changer  l'idée  que  j'ai  d'un 
homme,  (inoiqu'il  n'éprouve  aucun  changement  ;  je 
puis  croire  que  c'est  un  misérable,  tandis  (ju\inpa-  • 
ravanl  je  le  considérais  coinnie  un  modèle.  En  ce 
cas,  in  illo  liomine  iiiliil  mntatum  est  ;  —  ni  mente 
aulem  inen  mvtniit  est  nlifiue  ipsa  exislimaiio,  quai 
de  illo  ailler  seliabebai,  et  aliter  liabel  (De  Trinitate, 
I.  IX,  c.  0).  En  un  mot,  si  nos  idées  enveloppaient 
et  saisissaient  l'oiijet  réellement  exislanl,  elles  au- 
raient avec  lui  une  conformiié  nécessaire;  en  ce 
cas,  nous  serions  infaillibles,  et,  pour  éviter  re- 
cueil du  scepticisme,  nous  irions  nous  jeter  dans 
l'excès  opposé,  en  douant  d'infaillibilité  l'intelli- 
gence humaine. 

Voici  donc  ce  qu'on  peut  dire  de  nos  idées:  elles 
n'enveloppent  pas,  elles  ne  saisissent  pas  en  lui- 
même  l'objet  réellement  existani  ;  seulement,  nous 
croyons  l'envelopper,  le  saisir  par  elles  ,  lorsque 
nou's  les  rapportons  au  moyen  des  sensations  à  des 
êtres  réellement  existants.  Pour  être  ensuite  cer- 
tains que  nous  ne  nous  trompons  pas  en  le  croyaiH, 
il  nous  faut  une  démonstration  ou  un  raisonne- 
ment. Je  tâcherai  de  déterminer  ailleurs  quel  est 
ce  raisonnement. 

Ici,  je  n'ajouterai  qu'une  réflexion  pour  éclaircir 
la  question  (pie  nous  traitons.  Je  demande  :  «  Quand 
nous  rapporions  nos  idées  à  des  choses  léellenRiit 
existantes,  c'est-à-dire  (luand  rioiis  croyons  (jne 
notre  idée  enveloppe  el  saisit  quelque  ciiose  de 
réellement  exislanl  ,  celte  croyance  est-elle  une 
chose  qui  apparlienne  à  I  idée?  est-ce  un  élénienl 
qui  entre  dans  la  lorination  de  l'idée  même?  » 

Ailleurs,  je  m'cirorcerai  de  démontrer  que  l'idée 
esl  entièrement  distincte  de  la  croyame  qu'il  existe 
un  être  réel  correspondant  à  l'idée;  de  manière  que 
l'idée  est  parfaite  et  entière,  même  sans  ceiie 
croyance.  Celle  croyance  n'ajoute  rien  à  l'idée  de 
la  chose  ;  elle  ajoute  seulement  à  l'esprit  une 
croyance,  qui  n'est  point  une  idée  ;  de  sorte  (pic 
l'esprit  parvient  à  la  connaissance  de  l'existence 
réelle  d'un  objet  par  on  acte  essentiellement  dilfc- 
rent  de  celui  par  lequel  il  en  acipiieri  l'idée.  Il  ar- 
rive ainsi  que  l'esprit  inteHi!.;eni  a  deux  opcralions 
essentielleuicnl  distincies  :  r  celle  par  laquelle  il 
acquiert  l'idée  d'une  chose;  2°  celle  par  laquelle  il 
a  \\  croyance  qu'à  celle  idée  de  la  chose  corres- 
pond iinecliose  existant  réellement  el  en  clle-niCiiie. 
Cette  dittinction  des  deux  opéraiioiis  principales  de 
rinlclligonce  est  d'une  souveraine  importance. 


157 


GEN 


PSYCHOLOGIE. 


GEN 


158 


individus  que  nous  avons  vus  (en  effet,  d'a- 
près la  détinition,  c'est  une  blancheur  con- 
(,ue  en  écartant  de  notre  pensée  les  individus 
auxquels  elle  appartient  réellement),  je 
prétends  que  cotte  blancheur  n'est  pas  sim- 
plement un  pur  nom.  Ce  que  j'ai  déj^  dit 
rtUilivement  aux  noms  communs  semble 
bien  suflire  pour  démontrer  cette  vérité; 
néanmoins,  il  ne  me  parait  pas  inutile  de  la 
prouver  ici  de  nouveau,  puisque  la  philoso- 
phie moderne  incline  si  fort  vers  le  nomi- 
nalisme.  *■■ 

Si  la  blancheur  conçue  uar  l'intelligence, 
et  qui  n'existe  dans  aucun  aes  êtres  que  nous 
avons  vus,  était  un  pur  nom,  pas  autre  chose, 
toutes  les  fois  que  par  la  pensée  nous  imagi- 
nons des  corps  blancs  sans  les  nommer,  nous 
ne  ferions  absolument  rien  :  et  cependant, 
qui  pourra  «e  persuader  que  notre  esprit, 
quand  il  imagine  des  choses  qu'il  n'a  jamais 
vues  individuellement,  qu'il  n'a  ni  senties  ni 
nommées,  n'exécute  aucune  aclion?  Quel  est 
l'homme  qui,  par  des  pensées  douces,  mais 
vaines  et  chimériques,  ne  s'est  quelquefois 
consolé  dans  ses  peines? Qui  n'aime  à  se  ber- 
cer parfois  dans  le  vague  des  rûves  (iu"<i  nos 
heures  les  plus  délicieuses,  et  en  plein  état 
de  veille,  la  merveilleuse  puissance  de  l'ima- 
gination intellectuelle  sait  dérouler  devant 
nous?  Qui  persuadera  à  l'amant  que  ses  illu- 
sions de  chaque  jour  ne  sont  pas  môme  de 
chères  illusions;  qu'elles  n'ont  aucune  sorte 
de  réalité  ;  qu'elles  n'existent  pas  njéme 
dans  son  esprit  ni  dans  son  cœur?  Qui  per- 
suadera au  poëte  que,  quand  il  n'exprime  pas 
dans  ses  vers  les  objets  individuels  qu'il  a 
vus,  touchés  et  palpés,  ses  beaux  chants  sont 
des  paroles  vides  et  perdues?  Si  ces  paroles, 
qui  ne  désignent  point  des  objets  individuels 
réellement  existants,  sont  de  vains  sons  qui 
ne  signifient  rien,  comment  se  fait-il  donc 
que,  quand  le  poëte  est  sublime,  il  charme 
I>ar  son  art  ses  contemporains  et  la  posté- 
rité enthousiasmée,  et  qu'il  ait  seul  le  don 
d'inventer  ces  sons  magi(îues  et  si  puissants, 

(26)  On  voil  par  là  ipie  le  nomiiialhme  frappe 
ritiiinanilé  d'une  siériiiié  liésolaiiie  :  il  déclare  cs- 
seiiliellenicnl  vaines  loiiics  les  scitiices  morales  el 
iiiélaphysi(|ues,  qui  reposent  sur  des  principes  gé- 
néraux. Mais  quelle  esl  la  science  à  laquelle  il  ne 
faille  point  de  principes  généraux  ?  Toula  science 
est  impossible  dans  le  nommalisine  ;  lonie  noble 
enireprise,  loiii  bien  social  sont  enipêcbés  par  ce 
sysiénie,  qui  les  détiare  absurdes  et  cliiniériijue.-s. 
Tant  sont  étendues  les  conséquences  de  certaines 
tloclrines  qui,  considérées  en  eiles-inèines  ,  senj- 
blenl  de  purs  jeux  de  l'esprit  réservés  à  quelques 
rêveurs  sortis  du  monde  réel  par  leurs  subiiliiés. 
Héias!  non,  ils  n'en  sont  pas  sortis!  Personm;  ne 
peut  sortir  du  monde  réel,  relativement  au  résul- 
tat de  ses  pensées.  Celte  erreur  qu'on  insinue  d;Mis 
une  tliéorie  altstraite  en  apparence  el  puremenl 
spéculative,  donnez-lui  du  temps,  et  vous  la  verrez 
«lescendre  dans  la  pratique,  se  développer  avec  ses 
conséquences,  s'inlilirer  dans  les  jilfaires  de  la  vie 
bnnianie,  dans  l'ordre  social  ;  el,  à  votre  surprise, 
elle  bouleversera  l'un  ,  corrompra  l'autre,  .■■éinera 
partout  des  maux,  parce  qu'elle  passera  partout. 
Partie  du  faite  des  inielligences,  de  l'esprit  des 
mélapliysiciens  d'élite,  elle  aboutira  à  des  résultats 
piaiiques  qui  rcndioni  plus  iunères  les  sueurs  du 


qui  pourtant  ne  signifient  rien?  Mais  d'où 
lui  viennent-ils,  ces  sons''  Quel  bon  génie  les 
lui  inspire?  Quel  esiirit  excite  machinale- 
ment ses  lèvres  à  les  proférer?  Avant  de  pro- 
noncer ces  paroles,  n'a-t-il  donc  aucune 
idée,  aucune  pensée,  aucune  image  présente 
à  son  esprit,  quand  il  abandonne  le  monde 
sensible,  quand  il  élève  son  vol  par  delh 
les  bornes  étroites  des  choses  individuelles, 
et  qu'il  s'égare  dans  les  champs  sans  bornes 
d'une  imagination  dont  la  fécondité  ne  tarit 
jamais?  Enfin,  que  répondrait  un  homme 
remarquable  par  des  découvertes  originales, 
et  des  inventions  nouvelles,  5  un  philoso|)ho 
qui  lui  dirait  crûment  :  Sache  ipie  tu  ne 
peux  concevoir  rien  autre  chose  que  les 
individus  qui  existent  déj.^  ;  en  vain  tu  médi- 
tes quelque  belle  et  nouvelle  invention,  (piel- 
que  écrit  original,  quelque  entreprise  géné- 
reuse pour  servir  l'humanité  :  (piand  tu  pen- 
ses à  ces  choses  qui  n'existent  pas  encore, 
tu  ressembles  h  l'itliot  qui  ne  fait  rien,  et  qui 
ne  pense  à  rien  ;  quand  tu  parles  de  ces 
choses,  tu  joues  le  rôle  d'un  charlatan,  et 
moins  que  cela  encore,  parce  que  tes  pa- 
roles ne  sont  que  de  vains  sons,  pareils  au 
bruit  de  plusieurs  pierres  frappées  les  unes 
contre  les  autres  :  elles  n'expriment  rien 
d'existant,  aucun  individu  en  j)arliculiei^ ,  et 
j)ourtant,  nous  n'avons  l'idée  que  des  indi- 
vidus particuliers. 

Quand  on  suppose  que  l'homme  n'a  pas 
1  idée  de  chacune  des  qualités  des  êtres, 
s'il  ne  les  considère  dans  les  individus  qu'iJ 
connaît,  et  que  ces  (pialités,  considérées 
hors  des  individus  et  simplement  comme 
possibles,  ne  sont  que  de  vains  mots,  comme 
le  veut  StCNvart,  on  rejette  el  l'on  détruit,  à 
son  insu  el  sans  le  vouloir,  tous  les  arts  el 
toutes  les  sciences  :  on  n'a  plus  de  raison 
qui  puisse  expliquer  l'imagination  intellec- 
tuelle. L'homme  raisonnable  de  ces  philoso- 
phes ne  saurait  avoir  que  la  pauvre  réminis- 
cence des  choses  qu'il  a  vues  (2G)  :  il  no 
peut  imaginer  des  êtres  possibles.  Ainsi  se 

villageois  illettré,  et  plus  dur-;  les  travaux  de  l'ar- 
tisan; sur  sa  roule  elle  laissera  partout  ses  liaces, 
la  sonilliMC  et  la  conuplion. 

Le  noiiinia/isnie  moderne  lire  son  origine  du  nia- 
lériaiisnie.  Les  noriiitaitx  ont  l<»iijonrs  été,  géné- 
ralement parlant,  des  matérialistes,  liobbes  a  sou- 
lemi  le  noniinalisme  avec  force.  Après  Ilobbes, 
ceux  qui  ont  nié  l'existence  dos  idées  abstraile> 
avec  le  plus  de  fureur  sont  :  La  Meiirie  [L'homme 
maclihie),  llelvéïius  (L'Iiomme,  l.  I,  sect.  2,  cliap.  5), 
l'auienr  i\»  Système  de  lu  nature  (cbap.  lU),  et  lei 
autres  de  la  même  trempe. 

Locke,  au  contraire,  fait  reposer  la  diiïérence 
entre  l'iiomme  et  la  bêle,  précisément  sur  la  fa- 
culté (|u'a  le  premier  de  faire  des  abstractions. 
(Liv.  Il,  cliap.  il,  §  10.) 

La  raison  qui  porta  Locke  à  admettre  les  abs- 
tractions et  les  idées  générales,  esl  aussi  celle  oui 
a  porté  les  matérialistes  à  les  nier  :  c'est  qu'elles 
consliluent  la  grande  diiïérence  qu'il  y  a  entre 
riiomme  et  la  béte.  Les  matérialistes  voulaient  les 
rejeter  ;  Locke  les  reconnaissail  et  avait  au  moins 
Pmiention  de  les  établir. 

Ne  donnez  à  l'iiomme  que  la  faculté  de  percevoir 
les  individus  sensibles,  il  ne  lui  resle  plus  que  les 
sens  ;  car  ce  sont  les  sens  qui  président  à  la  pcr- 


159 


GEN 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


GEN 


160 


tarirait  pour  lui  la  source  de  toute  opération 
humaine  et  raisonnable;  car  l'honinio  n'agit 
d'une  façon  intelligente  et  morale  que  par 
la  puissance  de  faire  et  d'obtenir  des  biens 
futurs  et  possibles.  Mais,  pour  imaginer  des 
choses  possibles,  il  faut  préalablement  avoir 
dans  res()rit  leurs  qualités  considérées  com- 
me possibles,  c'est-à-dire  comme  des  qua- 
lités auxquelles  peuvent  participer  des  Ctres 
ou  des  actions  qui  n'ont  encore  aucune  exis- 
tence et  sont  dans  la  pensée  à  un  état  entiè- 
rement indéfini. 

Art.  XIX.  —  Le  nominnlisme   de  Stewart  découle 
des  principes  de  Reid. 

Ce  que  j'ai  fait  observer  jusqu'ici  a  une 
valeur  spéciale  comme  objection  contre  le 
système  de  Stewart,  par  la  raison  que  cet 
écrivain  suit  les  principes  du  docteur  Reid 
sur  la  nature  des  idées. 

Reid  nie  l'existence  des  idées  considérées 
comme  un  certain  intermédiaire  entre  les 
objets  de  l'esprit  et  l'esprit  lui-même.  Locke 
distinguait,  comme  les  anciens,  l'idée  d'avec 
la  chose  :  il  considérait  la  première,  et  non 
la  seconde,  comme  le  terme  prochain  de 
1  intelligence;  mais  Reid  a  prétendu  qu'il 
n'existait  rien  entre  l'objet  perçu  et  l'esprit 


qui  perçoit,  et  c'est  aussi  l'opinion  de 
Stewart.  ^ 

Or,  en  ce  qui  regarde  les  individus,  l'ob- 
jet perçu  existe  véritablement,  parce  que  les 
individus  eux-mêmes  existent  :  mais,  par 
rapport  aux  idées  générales,  ces  idées  n'ayant 
pas  d'existence  hors  de  l'esprit,  il  n'y  avait, 
dans  le  système  de  Reid,  aucun  moyen  de 
les  expliquer.  Dès  lors,  Stewart  a  pris  le 
parti  de  les  nier  entièrement,  prétendant 
que  ce  ne  sont  que  de  purs  noms  (27), 

Je  ne  m'arrêterai  pas  ici  à  examiner  si  le 
système  de  Reid  est  vrai  ou  faux  en  cet 
endroit,  j'en  ai  déjà  parlé  plus  haut  ;  je  n'exa- 
minerai pas  non  plus  si  Stewart  l'a  bieu 
compris,  et  si  c'est  une  conséquence  néces- 
saire de  cette  doctrine  de  ne  point  admettre- 
les  idées  générales,  et  de  supposer,  au  con- 
traire, que  ce  sont  de  purs  noms. 

Il  me  suflit  de  faire  observer  que  Stewart 
a  cru  que  cette  obligation  lui  était  imposée 

Ëar  les  exigences  et  la  nature  du  système, 
n  effet,  c'est  pour  avoir  admis  d'abord  le 
principe  qu'il  n'existe  pas  d'idées  intermé- 
diaires entre  les  objets  réellement  existants 
hors  de  nous  et  nous  qui  les  percevons,  qu'il 
a  ensuite  été  conduit  à  nier  entièrement 
l'existence  des  idées  générales,  parce  qu'ea 


ceplion  des  individus  :  dès  lors  la  nùsoii  ii'e<;l  plus. 
Quel  (jue  soil  le  principe  des  sens  corporels.  Ion- 
jours  est-il  tel  qu'il  doit  cesser  p:ir  la  dissoiulioii 
<le  l'organe  inaiériel  :  de  là  Vunus  inlerilns  hominis 
el  jumenlorum. 

Siewari  n'a  certainement  pas  vu  celle  étroite 
connexion  entre  [euominalisme,  système  si  abstraii, 
si  théorique,  el  le  iiialéiia!isnie,syslènie  si  pratique; 
aiurernenl  il  n'eût  point  été  nominal.  J'aime  à  le 
croire  ainsi;  j'aime  à  lui  faire  l'honneur  peu  flat- 
lenr  de  le  regarder  celle  fois  comme  un  lionune 
d'une  pénétration  médiocre,  comme  un  homme  ([ui 
n*a  pas  calculé  les  coiiséquences  de  ses  principes  : 
en  elfet,  c'est  dans  ce  «as-ci  lui  faire  honr.eur. 

lïn  général  je  dirai  qu'il  y  a  aujourd'hui  en  phi- 
losophie des  écrivains  qu'il  faudrait  chercher  à 
dissuader  d'écrire  contre  le  scepticisme,  ce  der- 
nier résultat  du  matérialisme;  ils  auraient  du  moins 
besoin  de  sages  conseils  qui  les  missent  à  même 
«l'en  parler  un  peu  mieux.  Les  meilleurs  de  ces 
conseds  se  puiseraient  dans  l'élude  respectueuse  et 
réfléchie  «les  farauds  maîtres  <|ue  l'I^glise  possède 
sur  loutes  ces  matières  ;  l'élude  de  ses  Pères  et  de 
^es  docteurs. 

(27)  Stewart,  parlant  de  l'opinion  du  docteur 
Reid  sur  \ts  universuiix,  s'exprime  ainsi  :  <  Je  dirai 
(Vancliemenl,  qu'en  cette  malière,  il  ne  me  semble 
pas  s'être  exprimé  d'une  manière  aussi  claire,  aussi 
satisfaisante,  «lu'il  a  comume  de  le  faire.  >  (Elé- 
tnenis  de  la  philosopliie  de  l'esprit  humain,  chap.  4, 
sect.  3.) 

11  me  semble,  en  outre,  à  moi,  qu'il  esl  d^STicilc 
(le  concilier,  sur  ce  sujet,  le  «locieur  Ueid  avec  lui- 
même.  A  coup  sûr,  quand  Stewart  lâche  «le  devi- 
ner quelle  était  sur  cela  l'opinion  de  cet  excellent 
philosophe,  il  se  trouve  fort  embarrassé  pour  la 
rendre  conforme  à  ses  principes  sur  les  idées.  Voici 
le  passage  où  le  «i«>cieur  Ueid  expose  son  opinion 
sur  les  nuiversaiix  :  i  Une  chose  universelle  n'est 
Tobjel  «l'aucun  des  sens  extérieurs  :  elle  ne  peut 
donc  pas  être  imaginée.  Mais  elle  peut  être  conçue 
distinctement.  Quand  Pope  dil  :  L'élude  qui  con- 
fteni  à  rtiomme,  c'est  riiomme  ;  '^a  con«;ois  claire- 
ment sa  pensée,  «(uoique  mon  imaginaiion   ne  me 


présouie  ni  un  homme  hlinc  ni  nii  homme  noir,  ni 

im   homme  bien  lait  ni  un   homme  mal  fait Je 

puis  concevoir,  mais  non  imaginer  une  proposition 
ou  une  démonstration.  Je  puis  concevoir  et  ne  puis 
imaginer  l'enlemlemeut,  la  volonté,  la  vertu,  le 
vice  et  tous  les  auribuls  île  l'esprit.  De  même,  je 
puis  concev«)ir  les  universaux,  mais  je  ne  puis  les 
imaginer.  »  En  inlerpréiant  ce  passage  dans  le  sens 
le  plus  iialnrel,  il  eu  résulterait  que  le  docieur 
Ueid  reconnaissait  les  universaux  pour  un  objet 
de  la  pensée,  et  non  pour  de  purs  noms.  Mais  cela 
contredirait  sa  théorie  des  idées,  piiisqti'il  a  nié 
que  notre  pensée  ail  des  objets  distincts  d'elle  el 
(lisiincts  des  choses  extérieures.  Aussi,  Sttiwart  se 
tourmente  fort,  avec  beaucoup  d'adresse,  a  vr:vl 
dire,  pour  donner  à  ce  passage  de  Ueid  un  sensqur 
le  concilie  avec  les  aiilres  endroits  du  même  au- 
teur ;  mais  il  me  semble  que  son  inlerprétatioii  ne 
peut  aucunement  satisfaire  ses  lecteurs.  La  voici  : 
«  Il  paraît,  dit-il,  que,  par  cette  expression,  conce- 
voir les  universaux,  le  «locieur  Ueid  n'entend  rien 
autie  chose  que  comprendre  le  sens  «les  pruposi- 
tions  où  il  se  trouve  des  termes  généraux.  »  Mais, 
pour  voir  que  cette  interprétation  ne  traduit  pas  la 
pensée  de  Reid,  il  suflit  d'observer  «pie,  dans  les 
lignes  que  nous  venons  «le  transcrire,  il  distingue 
entre  concevoir  une  proposition  el  concevoir  les 
universaux,  el  dil  que  comme  nous  concevons  les 
propositions,  de  même  nous  concevons  aussi  les 
universaux.  D'ailleurs,  nous  avons  déjà  montré  que 
les  termes  généraux  ne  pourraient  nous  être  «l'au- 
ciiii  usage,  si  nous  n'y  attachions  de  véritables  idées 
générales.  11  est  «lonc  nécessaire  de  trouver  un 
meilleur  moyeu  de  concilier  la  théorie  du  docteur 
Reid  sur  les  universaux  avec  la  théorie  du  même 
philosophe  sur  les  idées,  ou  de  convenir  que  l'une 
ou  l'anire  de  ces  théories  esl  fausse.  D'ailleurs,  il 
me  semble  évident  qu'on  ne  peut  former  nue  théo- 
rie vraie  sur  les  idées,  avant  d'avoir  résolu  le  pro- 
blème «pie  piésenlenl  les  universaux,  et  qui  a  tant 
ofciipé  tous  les  philos(tid»es  «le  l'aiitiquiié  :  ccttii 
«d)scrvatioii  doit  pour  le  moins  faire  douter  de  la 
théorie  du  docteur  Ueid. 


161 


GEX 


rSYCnOLOGIE. 


GEN 


162 


ces  conccplions  générales  l'esprit  n'a  aucun 
objet  extérieur  réellement  existant. 

Qr,  voici  ce  que  j'ai  prouvé  :  1"  les  noms 
ne  suÛisent  pas  pour  explieiuer  l'acte  par 
lequel  l'esprit  imagine  des  élrt^s  possibles, 
et  en  si  grand  nombre  qu'ils  surpassent  tous 
les  individus  que  nous  percevons  par  les 
sens  ;  2*  les  idées  des  qualités,  perçues  dans 
les  individus  eux-méuies  en  tant  qu'elles  leur 
sont  inhérenles,  ne  sauraient  non  plus  suf- 
lire  ;  3"  il  faut,  de  plus,  que  noire  esprit 
perçoive  ces  qualités  en  soi,  c'est-à-dire 
qu'il  les  pense  comme  détacbées  des  indi- 
vidus, et,  par  conséquent,  comme  purement 
possibles.  Donc,  il  est  manifeste  que  le  sys- 
tème de  Stewart  est  défectueux  et  insufiisant, 
puisque  par  lui  on  ne  peut  rendre  raison  de 
cette  dernière  manière  de  concevoir,  qui  est 
celle  par  laquelle  les  idées  générales  se  for- 
ment et  nous  sont  présentes. 

AnT.  XX.  —  En  expliquant  comment  on  perçoit  la 
similitude  des  objets,  la  même  difficulté  se  pré- 
sente sous  un  nouvel  aspect. 

J'ai  encore  plusieurs  réflexions  à  faire  sur 
le  passage  de  Stewart  ci-dessus  rapporté. 

Et  d'abord,  je  prie  le  lecteur  de  laire  atten- 
tion à  cette  phrase,  dans  laquelle  il  définit  ce 
qu'il  entend  par  l'essence  d'un  individu. 
«  L'essence  d'un  individu,  selon  ses  paroles, 
n'est  rien  autre  chose  que  la  qualité  particu- 
lière par  laquelle  il  ressemble  à  d'autres 
individus  de  la  môme  classe,  et  en  vertu  de 
laquelle  son  nom  générique  lui  est  ap- 
pliqué. » 

Ce  qu'il  y  a  de  singulier  en  ce  passage, 
c'est  que  personne  ne  peut  trouver  Stewart 
en  défaut  par  rapport  à  cette  définition,  et  je 
suis  bien  sûr  que  Platon  lui-même  n'au- 
rait rien  à  y  ajouter.  Cela  veut  dire  que  le 
passage  de  Stewart  n'aborde  pas  même  la 
question  dont  nous  traitons  ici. 

Il  est  vrai  que,  dans  ce  passage,  il  ne  lui 
arrive  pas  de  prononcer  les  termes  univer- 
saux,  idées  générales,  ni  autres  semblables; 
mais  ce  queje  prétends,  c'est  que  ce  même 
passage  renferme  le  sens  de  ces  expressions 
si  adroitement  évitées,  et  que,  par  consé- 
quent, en  les  écartant,  on  n'a  point  éliminé 
les  universaux  de  la  science  métaphysique  ; 
on  a  simplement  évité  de  les  exprimer  par 
leur  propre  nom. 

Et  afin  de  faire  voir  s'il  en  est  ainsi,  je  prie 
le  lecteur  de  me  dire  ce  qu'il  croit  que  signi- 
fie cette  phrase  de  notre  philosophie  :  la  qua- 
lité par  laquelle  un  individu  ressemble  à 
d'autres  individus. 

Peut-être  me  répondra-t-il  qu'il  n'est  pas 
nécessaire  de  rechercher  quelle  est  la  res- 
semblance qu'une  chose  a  avec  une  autre  : 
tout  le  monde  entend  cette  expression,  que 
tel  objet  individuel  ressemble  a  un  autre.  Et 
moi  aussi,  je  crois  que  tout  le  inonde   l'en- 

'2^)  Si  l'on  répondail  :  Les  détacher  mentale- 
ment, ce  n'est  pas  les  déiacher  réellement;  par  con- 
séquent, on  raisonne  à  faux;  te  ser:iil  une  preuve 
qu'on  n'a  pas  enlcndu  l:i  qnosiioii  dont  il  s'ugil. 
.Nous  p;»rlons  des  opér:ilions  de  l'espril  luniiain,   de 


tend;  c'est  pourquoi  je  pense  qu'il  est  facile 
d'en  donner  la  définition. 

Quand  on  dit:  deux  ou  plusieurs  individus 
se  ressemblent,  tout  le  monde  entend  quel- 
cpie  chose  de  moins  que  quand  on  dit:  deux 
uu  plusieurs  individus  sont  égaux.  En  ell'et, 
on  ne  peut  dire  que  deux  individus  sont 
égaux  s'ils  ne  sont  égaux  dans  toutes  leurs 
parties  et  qualités  ;  au  contraire,  pour  qu'ils 
soient  semblables,  il  suflit  qu'ils  soient  égaux 
en  quelque  qualité  particulière.  Il  n'y  a  donc 
pas  de  ressemblance  entre  plusieurs  objets, 
si  ces  objets  n'ont,  sous  aucun  rapport,  quel- 
que qualité  égale  et  commune.  Or,  je  ne 
veux  pas  m'arrôter  ici  pour  chercher  la  con- 
séquence que  je  pourrais  en  déduire  sur  la 
nature  de  cette  qualité  égale  ou  comaïune; 
j'observe  seulement  que  je  ne  puis  jamais 
connaître  la  ressemblance  ou  l'égalité  de 
plusieurs  objets,  si  je  n'ai,  dans  mon  esprit, 
que  l'idée  individuelle  de  ces  objets,  ou 
l'idée  de  leurs  qualités  individuelles.  Et  en 
effet,  en  tant  qu'elles  sont  individuelles, 
c'est-à-dire  attachées  à  l'individu,  les  quali- 
tés de  deux  objets  ne  peuvent  en  aucune 
manière  être  comparées  entre  elles;  car,  les 
qualités  qui  sont  dans  un  individu  occupent 
un  lieu  ditïérent  du  lieu  qu'occupent  celles 
qui  affectent  un  autre  individu  :  or,  tant  que 
les  deux  choses  qui  doivent  être  comparées 
se  trouvent  en  un  lieu  différent,  elles  ne  peu- 
vent jamais  être  mises  en  contact.  Pour  con- 
fronter ensemble  plusieurs  choses  ou  qualités 
afin  de  découvrir  ce  en  quoi  elles  sont  égales, 
ce  en  quoi  elles  sont  inégales,  il  faut  un 
esprit  intelligent  qui  n'ait  pas  seulement  la 
faculté  de  les  percevoir  individuellement, 
mais  qui  ait  aussi  la  faculté  de  les  détacher 
mentalement  (28j  des  objets  individuels,  de 
les  unir  ensemble  et  de  saisir  ainsi  ce  qu'elles 
ont  en  elles  de  commun,  et  ce  cju'elles  ont 
en  elles  de  propre. 

Le  géomètre  veut  savoir  si  deux  triangles 
sont  égaux  :  il  s'imagine  les  superposer  l'un 
à  l'autre  pour  observer  s'ils  coïncident  par- 
faitement. De  même,  le  menuisier  super- 
pose une  planche  à  l'autre,  quand  il  a  be- 
soin de  voir  si  deux  i)lanches  sont  de  la 
même  grandeur.  Mais  l'opération  du  menui- 
sier est  tout  autre  que  celle  du  géomètre.  Ce 
qu'il  faut  remarquer,  c'est  qu'il  ne  servirait 
de  rien  au  premier  de  superposer  ces  deux 
planches  en  les  faisant  tout  simplement  ad- 
hérer étroitement  l'une  à  l'autre  :  par  cette 
seule  superposition  matérielle,  il  ne  saurait 
pas  si  les  deux  planches  sont  égales,  s'il  ne 
possédait  d'ailleurs  en  lui-même  un  esprit 
intelligent,  capable  de  les  concevoir  comme 
se  pénéirant  réciproquement,  c'est-à-dire, 
comme  occupant  toutes  deux  le  même  es- 
pace. Si  l'e-spril  veut  comparer  deux  hgnes, 
il  doit  mettre  l'une  à  la  place  de  l'autre  ;  s'il 
veut  comparer  deux  surfaces,  il  doit  les  ima- 

ce  qni  arrive  dans  l'inlelligi'nce.el  non  tlece  qui  arrive 
hors  d'-  lie.  Dans  rinlclligence,  déiacher  cl  unir  signi- 
Jienl  <:oneevoir  partie  par  pariie  ,  ou  hien,  conce- 
voir dans  son  euseuible  robiel  auquel  on  pense. 


1G3 


OEN 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


G  EN 


161 


^iner  l'une  dans  l'autro;  s'il  veut  comparer 
tieux  solides,  il  faut  qu'il  les  conçoive  entiè- 
lenient  pénétrés  l'un  par  l'autre  :  c'est  ainsi 
(ju'il  voit  s'ils  sont  égaux  ou  inégaux,  lequel 
est  le  plus  grand,  lequel  est  le  plus  petit. 
Quoique  deux  solides  soient  rapprochés  et 
cohérents,  ils  demeurent  toujours  l'un  hors 
(le  l'autre,  et,  par  conséquent,  on  ne  les 
compare  pas  véritablement  en  eux-mêmes. 
Chacun  existe  en  lui-même,  et  n'a  aucun 
rapport  à  l'existence  de  l'autre. 

On  me  dira  peut-être  :  Si  le  menuisier,  en 
approchant  deux  solides  ensemble  pour  voi." 
lequel  est  le  plus  grand,  n'obtient,  hors  de 
son  intelligence,  aucune  comparaison,  pour- 
quoi donc  les  rapproche-t-ii  ?  Je  réponds 
qu'il  les  rapproche,  non  pour  avoir  une  com- 
paraison hors  de  son  intelligence ,  mais 
f)our  aider  par  cet  acte  extérieur  son  intel- 
ligence, et  je  dirai  aussi  son  imagination,  à 
faire  la  véritable  comparaison  entre  eux.  H 
semble  que  sur  cela  il  ne  puisse  pas  y  avoir 
«le  doute  pour  celui  qui  s'applique  à  con- 
naître comment  s'exécute  le  rapprochement 
que  l'esprii  fait  de  deux  ou  de  plusieurs 
choses. 

Seulement,  je  dois  faire  remarquer  que  ce 
(jue  je  dis,  au  moyen  d'un  exemple,  des 
corps  et  de  l'étendue,  doit  se  dire  également 
de  doux  choses  individuelles  quelles  qu'elles 
soient.  Deux  individus  ne  peuvent  jamais  être 
mêlés  ensemble;  ils  ont,  comme  individus, 
deux  existences  séparée*  et  indépendantes. 
On  peut  donc  l'affirmer  :  s'il  n'y  avait  que 
des  individus,  on  ne  pourrait  jamais  les  con- 
fronter, car  ils  ne  pourraient  jamais  être  dans 
un  môme  lieu,  ou,  pour  parler  plus  géné- 
ralement, dans  une  même  existence^ 

Que  faut-il  donc  pour  que  l'intelligence 
puisse  confronter  deux  ou  plusieurs  indivi- 
jus,et  reconnaître  en  quoi  ils  sont  inégaux, 
en  quoi  ils  sont  semblables,  en  quoi  ils  sont 
dissemblables?  Selon  Stewart,  et,  avant  lui, 
selon  Reid,  l'esprit  n'a  que  des  idées  pure- 
ment individuelles,  idées  qui  ne  sont  pas 
distinctes  des  individus  mêmes.  Mais  les  idées 
individuelles  ne  .suffisent  pas  pour  former 
une  comparaison  ,  pas  plus  que  les  indivi- 
dus, dont  ces  idées  ne  diffèrent  point  sous  le 
rapport  de  la  distinction  et  de  l'indépendance 
entre  elles.  En  effet,  l'idée  d'une  qualité 
cesserait  d'être  individuelle  si  cette  qualité, 
que  nous  concevons,  pouvait  être,  en  vertu 
de  notre  pensée,  transportée  d'un  individu  à 
l'autre  ;  car  une  qualité  est  particulière  ou 
individuelle  à  celte  condition  seulement 
qu'elle  soit  conçue  comme  inhérente  à  un 
individu.  Ainsi,  comme  il  ne  se  fait  pas  de 
comparaison  entre  deux  individus  si  l'esprit 
n'est  là  pour  les  comparer  ensemble ,  de 
même,  il  est  impossible  de  comparer  entre 
elles  deux  idées  individuelles,  dont  l'une  ne 
peut  jamais  (précisément  à  cause  de  l'hypo- 
thèse qu'elles  sont  purement  individuelles) 
être  confondue  et-  identiûée  avec  l'autre. 
Donc  ,  pour  trouver  que  ces  deux  individus 
sont  semblables  ou  sont  dissemblables,  il  est 
absolument  nécessaire  que,  outre  les  idées 
individuelles,  l'esprit  ail  aussi  des  idées  s<i- 


nérales  :  et  voici  comment  la  chose  a   lieu. 

H  s'agit,  je  suppose,  de  connaître  la  res- 
semblance de  deux  parois  blanches  ;  mais 
la  nuance  de  l'une  est  plus  marquée  que  celle 
de  l'autre. 

Ni  les  parois  elles-mêmes  ni  la  blancheur 
individuelle  des  parois  ne  peuvent  être , 
comme  nous  l'avons  dit,  transportées  l'une 
dans  l'autre;  et  si  cela  était  possible,  de  ces 
deux  blancheurs,  il  en  résulterait  une  troi- 
sième, qui  ne  donnerait  pas  encore  le  moyen 
de  comparer  les  deux  premières,  ce  qui  est 
le  but  qu'on  se  propose.  L'idée  de  la  blan- 
cheur individuelle  d'une  paroi  ne  peut  même 
être  comparée  avec  l'idée  de  la  blancheur 
individuelle  de  l'autre  paroi  sans  un  secours 
intermédiaire  :  en  effet,  quand  je  dis  blan- 
cheur individuelle,  j'entends  une  blancheur 
qui  a  une  existence  tellement  propre  qu'elle 
ne  peut  sortir  d'elle-même  ni  être  transpor- 
tée dans  une  autre,  ni  en  recevoir  aucune 
autre  en  elle-même  :  elle  est  étrangère  à 
tout  autre  nuance  ,  et  il  n'en  est  pas  qu'elle 
n'exclue  totalement.  Il  faut  donc  que  ce  qui 
rend  possible,  dans  notre  esprit,  le  rappro- 
chement des  deux  blancheurs  dont  nous 
parlons,  soit  une  puissance  par  laquelle  nous 
avons  une  notion  de  la  blancheur  en  géné- 
ral. Ce  ne  peut  pas  être  la  simple  vue  d'une 
blancheur  existante  et  individuelle.  En  effet, 
si  l'on  suppose  que  nous  sommes  suscepti- 
bles de  nous  former  et  d'avoir  une  notion 
générale  de  la  blancheur,  nous  pourrons 
immédiatement  comparer  avec  elle  les  blan- 
cheurs individuelles  perçues  par  les  sens,  et 
apprécier  le  degré  auquel  ces  blancheurs 
participent  à  la  notion  du  blanc. 

En  effet,  supposons  que  nous  ayons  formé 
dans  notre  esprit  (peu  importe  ici  la  ma- 
nière) l'idée  d'une  blancheur  générale,  c'est- 
à-dire  d'une  blancheur,  non  point  réalisée 
dans  un  individu  existant,  mais  qui  soit 
seule,  isolée,  de  sorte  que  nous  la  considé- 
rions comme  pouvant  être  réalisée  dans  un 
nombre  inflni  d'individus,  parce  que  n'étant 
affectée  à  aucun  ,  nous  sommes  libres  de  la 
joindre,  de  l'attacher,  moyennant  les  actes 
de  notre  pensée  ,  à  ceux  que  nous  vou- 
drons ,  et  autant  de  fois  que  nous  le  vou- 
drons. 

Une  idée  de  ce  genre,  qui  n'est  point 
enchaînée  par  une  détermination  indivi- 
duelle dans  notre  esprit,  est,  de  sa  nature, 
un  type,  un  exemplaire,  une  règle  par  la- 
quelle nous  jugeons  sur-le-champ  de  la  res- 
semblance des  individus  qui  passent  devant 
nos  yeux  ;  el  voici  de  quelle  manière  :  je  sup- 
pose que  nous  ayons  en  nous  celte  idée 
générale;  à  l'aspect  d'une  paroi  blanche, 
nous  avons  dans  notre  esprit  î"  la  perception 
de  la  blancheur  de  cette  paroi  ;  2°  l'idée  gé- 
nérale de  la  blancheur  possible.  Alors  nous 
comparons  cette  seconde  blancheur  avec  la 
première  ,  et  ainsi  nous  la  jugeons.  Celte 
comparaison  est  possible;  car,  par  cela 
même  qu'elle  n'est  restreinte  à  aucun  indi- 
vidu, l'idée  générale  de  la  blancheur  peut 
être  conçue  par  nous  dans  tous  les  indivi- 
dus possibles  ;  par  conséquent,  dans  celui  dunt 


16c 


GEN 


PSYCHOLOGIE. 


GEN 


1C6 


nous  voulons  juger  la  blanciiour.  De  celto 
manière,  ïa  blancheur  individuelle  perçue  et 
la  blancheur  gc^nérale  se  pénètrent  dans  no- 
tre esprit,  c'est-à-dire ,  elles  s'y  trouvent 
ensemble,  sans  se  confondre  ;  car,  il  est  im- 
possible que  ce  qui  est  général  se  confonde 
avec  ce  qui  est  particulier;  mais,  ce  qui  est 
particulier  sera  compris  dans  le  général,  et 
on  peut  l'y  voir  sans  qu'il  perde  cependant 
sa  détermination,  qui  le  rend  particulier. 

Maintenant,  si  nous  portons  un  jugement 
semblable  sur  une  autre  paroi,  nous  avons 
deux  parois  individuelles,  toutes  deux  jugées 
blanches  à  un  certain  degré. 

Après  cela  ,  au  moyen  de  l'axiome  : 
«  Deux  choses  semblables  à  une  troisième 
sont  semblables  entre  elles ,  »  nous  décou- 
vrons la  ressemblance  des  deux  parois  blan- 
ches. 

Donc,  pour  trouver  que  deux  ou  plusieurs 
individus  se  ressemblent ,  il  faut  supposer 
qu'il  y  a,  dans  notre  esprit,  un  type  ,  ou 
exemplaire  commun,  de  la  qualité  en  vertu 
de  laquelle  ces  individus  sont  semblables  : 
or  ce  type,  ou  exemplaire,  n'est  autre  chose 
que  la  qualité  même  considérée  par  notre 
esprit  en  dehors  de  tous  les  individus,  et, 
par  conséquent,  d'une  manière  générale.  Ce 
n'est,  en  un  mot,  que  cette  qualité  môme  ; 
mais  elle  ne  se  présente  plus  à  notre  pen- 
sée comme  existant  réellement,  elle  s'y  pré- 
sente comme  pouvant  ôtrc  reçue  par  un 
nombre  indétini  d'individus. 

Si  quekpi'un  pense  que  celte  manière  d'ex- 
pliquer comment  l'iiomme  découvre  les  res- 
semblances des  choses  laisse  encore  h  dési- 
rer, je  serai  bien  aise  qu'il  propose  lui-môme 
une  autre  explication  plus  satisfaisante. 

Mais  il  me  semblera  toujours  étrange  que, 
dans  un  raisonnement  où  il  s'agit  do  recher- 
clier  ce  que  c'est  qu'une  idée  générale  et 
comment  l'esprit  se  la  forme,  on  se  contente 
de  dire  que  c'est  tout  simplement  la  qualité 
ynr  ticulicre  par  laquelle  un  individu  ressem- 
li'.e  à  d'autres  individus  de  la  même  classe, 
en  montrant  ainsi  que  l'on  regarde  comme 
inutile  et  superflu  d'expliquer  la  manière 
dont  les  ressemblances  des  individus  sont 
connues.  S'il  est  inutile  de  rendre  raison  de 
la  manière  dont  l'esprit  connaît  les  ressem- 
blances et  les  dissemblances,  il  est  pareille- 
ment inutile  de  marcher  à  la  recherche  des 
idées  générales;  car  ce  ne  sont  point  deux 
questions;  c'est  une  seule  question  exprimée 
sous  une  double  forme.  Pour  moi,  comme 
je  l'ai  dit  déjà,  je  ne  conçois  pas  la  possi- 
bilité d'un  jugement  sur  l'égalité  ou  la  res- 
semblance de  deux  objets,  sans  une  mesure 


maine  I  Y  a-t-il  quelque  chose  qu'elle  ne 
puisse  parfaitement  comiirendre  ,  quelque 
chose  de  mystérieux?  elle  le  nie  sans  façons; 
elle  déclare  que  c'est  une  chimère,  un  rôvo 
de  la  grossière  anli((uité;  ou  du  moins  elle 
le  déclare  inexplicable,  chaque  philosophe 
mesurant  le  génie  de  l'homme  d'après  les 
forces  de  son  propre  génie  ;  et  telle  est  l'ex- 
trême modestie  dont  cette  philosophie  ose 
se  prévaloir. 

Mais,  quoi  qu'on  puisse  penser  relativement 
aux  écrivains  de  telle  ou  telle  époque,  ce 
sera  toujours  un  devoir  poiu"  le  véritable  ami 
de  la  sagesse  tie  ne  point  nier  l'existence 
d'une- chose  qui  est  solidement  prouvée,  et 
cela  par  le  seul  motif  qu'il  ne  la  comprend 
pas.  Il  s'imposera  l'obligation  de  confesser 
ingénument  qu'il  ne  comprend  pas  encore 
la  nature,  plutôt  que  de  déclarer  qu'elle  n'est 
intelligible  à  aucun  mortel,  et  (pie,  par  con- 
sé<iuent,  elle  ne  doit  point  être  l'objet  des 
investigations  humaines. 

Anr.  XXI.  —  En  expliquant  comment  on  peut  cla$- 
ser  les  individus,  la  même  difficulté  revient. 

Que  l'on  me  permette  encore  une  obser- 
vation sur  le  passage  de  Stewart  que  nous 
venons  d'examiner.  Il  y  ajoute  lui-môme  les 
paroles  suivantes:  «  Cette  (pialité  que  l'on 
peut  dire  essentielle  à  l'individu  dans  la 
classification,  est  donc  celle  qui  le  fait  com- 
prendre sous  un  certain  genre  paiticulier. 
Mais,  connue  toute  cl.issilication  est  à  un 
certain  point  arbitraire,  on  ne  peut  en  con- 
clure que  celte  qualité  généricjue  soit  plus 
essentielle  à  l'existence  de  l'individu  (lu'une 
multitude   d'autres  qualités   accidentelles.  » 

Quand  on  s'engage  à  rendre  raison  de 
quelque  fait  sur  lequel  des  discussions  très- 
graves  se  sont  élevées,  on  doit,  ce  me  sem- 
ble, ne  se  permettre  l'usage  (l'aucun  ternu; 
équivoque  et  capable  de  faire  naître  du  doute 
ou  de  l'incertitude;  mais  il  faut  s'appliquer 
avec  un  soin  tout  particulier  à  soumettre  à 
un  examen  rigoureux  toutes  les  idées  qui 
sont  attachées  aux. expressions  que  l'on  em- 
ploie. Or  il  semble  incontestable  que  Stewart 
n'a  pas  examiné  l'idée  qui  correspond  à  ces 
mots,  classification  en  un  genre,  qu'il  em- 
ploie ici  ;  car,  s'il  l'avait  examinée,  il  aurait 
lacilement  vu  que  cette  classification  ne  se 
fait  qu'au  moyen  d'une  idée  conmunie,  c'est- 
à-dire  au  moyen  de  cette  qualité  par  laquelle 
les  individus  se  ressemblent  entre  eux,  pré- 
cisément parce  qu'elle  leur  est  commune. 
Donc  (de  même  que  (juand  il  emploie  le  n)ot 
ressemblance),  Stewart  tombe  ici,  par  rap- 
port à  l'emploi  du  mot  classification,    dans 


commune;  mesure  qui,  par  cela  môme  qu'elle      1  erreur  logique  qu  on  appelle  cercle  vick^ux  : 


e.st  commune,  ne  peut  être  individuelle,  mais 
générale. 

Si  ces  mesures,  si  ces  qualités  communes, 
si  ces  universaux  (car  ces  termes  sont  syno- 
nymes dans  notre  raisonnement)  ne  peuvent 
ôtit  parfaitement  compris;  s'ils  ont  en  eux 
quelque  chose  de  mystérieux  et  de  caché,  en 
losullera-t-il  qu'on  doive  les  nier  sans  dé- 
tour? Hélas  !  Telle  est  trop  souvent  la  ten- 
dance présomptueuse  de  la  uhilosoDhie  liu- 


pour  donner  raison  d'un  fait,  il  prend  ce 
fait  même  comme  expliqué  ;  il  suppose  qu'il 
n'est  pas  difficile  de  classer  les  objets,  et  de 
trouver  leurs  ressemblances,  et  c'est  préc  - 
sèment  cette  difficulté  qu'il  voulait  vaincre  ; 
en  un  mot,  Stewart  a  défini  une  chose  par 
elle-môiue.  idem  per  idem. 

AitT.  XXII.  —  Incertitude  que  trnliiasenl  tes  expres- 
sions employées  par  Siewurl. 

Cette  façon  de  s'exprimer  n'est  pas  moins 


167 


GEN 


DICTIONNAIRE  DE  PllILOSOPniE. 


GEN 


168 


singulière  :  comme  toute  classification  est  à 
un  crrldin  point  arbitraire.  Esl-ce  là  lo  lan- 
gage exact  de  la  philosophie? 

Je  répondrai  :  Quand  vous  dites  que  toute 
classification  est  ai'hitiairc  jus(]u'à  un  certain 
|)oint,    vous    avouez  manifestement   qu'elle 
n'est   point  arbitraire  en  tout.  N'étiez-vous 
donc  pas    dans   l'obligation  d'examiner  ce 
iju'il  y  a  d'arbitraire  dans  les  classifications 
dont  nous  parlons  et  ce  qui  n'est  point  arbi- 
traire? En  omettant  cette  recherche,    vous 
donnez  à  votre  lecteur  le  droit  de  soupçon- 
ner que  ce  qui  n'est  point  arbitraire  dans  la 
classification  est  précisément  l'élément  auquel 
se  rattache  le  nœud  de  la  question,  et  la  dif- 
ficulté sur  laquelle  vous  glissez  si  légèrement. 
Il  vous  fera  remarquer  que  les  classifications 
des  choses  ne  se  formant,  comme  vous   le 
dites,  que  d'après  quelques  qualités  par  les- 
quelles  elles    sont  semblables,  ou,  comme 
d'autres  s'expriment,  d'après  quelques-unes 
de  leurs  qualités  communes  (façons  de  par- 
ler analogues),  il  faut  nécessairement  conve- 
nir que  toutes  ces  classifications  .  appelées 
genres  et  espèces,  ne  sont  pas  arbitraires, 
ne  sont  pas  de  purs  noms,  mais  que  ce  sont 
des  qualités  réellement  existantes  dans   les 
individus.  Pour  peu  que  vous  conveniez  que, 
[)0ur  former  ces  classes   d'individus  possi- 
bles appelées  genres  et  espèces,  il  y  a  quel- 
que  chose  qui  n'est  point  arbitraire,    mais 
qui  est  nécessaire  et  réel,  cet  aveu,  échappé 
de  vos  lèvres,   est  plus  que  suflisant  pour 
amener  tout  homme  intelligent  à  douter  de 
tout  votre  système,  et  à  trouver,  en  raison- 
nant en  lui-même,  les  moyens  de  le  détruire. 

Art.   XXIII,   —  Slewart   confond  ensemble    deux 
questions  distinctes. 

Enfin,  j'observe  que,  dans  les  courtes  lignes 
transcrites  plus  haut,  Stewart  envelopiie  et 
confond  ensemble  deux  questions  tout  à  fait 
distinctes. 

En  voici  une  :  Existe-t-il  dans  l'esprit 
humain  des  idées  générales;  ce  qui  revient 
à  demander:  l'homme  pense-t-il  à  des  qua- 
lités communes  des  choses  comme  purement 
possibles? 

Voici  la  seconde  :  Que  sont,  hors  de  l'es- 

f)rit  humain,  ces  idées  générales,  ou  ces  qua- 
ités  communes  des  choses? 

Ces  deux  questions  ne  doivent  point  être 
confondues,  ni  mêlées  l'une  avec  l'autre  de 
manière  à  n'en  former  qu'une  ;  et  même  la 
seconde  doit  se  subdiviser  en  plusieurs  autres, 
comme  je  le  dirai  ci-après. 

11  est  tout  à  fait  inutile,  pour  le  sujet  qui 
nous  occupe,  de  rechercher  si  une  qualité 
commune  existe,  hors  de  l'intelligence,  à  son 
état  de  qualité  commune,  conuiie  Platon 
l'affirme,  ou  si  celte  qualité  est  ce  qui  forme 
l'essence  des  choses. 

Nous  sommes  tous  d'accord  sur  cette  se- 
conde question  :  hors  de  l'esprit,  la  qualité 
commune,  ou  générale,  n'a  point  d'existence 


isolée  et  par  elle-même;  elle  n'existe  réel- 
lement qu'en  tant  qu'elle  est  individuelle, 
c'esl-à-dire,  qu'elle  est  réalisée,  dans  les 
individus  auxquels  elle  appartient.  Mais 
alors,  il  nous  faut  donner  la  solution  de  la 
première  question,  et  savoir  si  la  qualité 
commune  existe  dans  notre  esprit,  si  c'est 
un  objet  de  notre  pensée. 

Cette  dernière  recherche  doit  assurément 
amener  un  résultat  évident  et  facile  aux  yeux 
de  tout  homme  qui  n'aura  pas  l'esprit  préoc- 
cupé des  subtilités  dont  la  question  a  été 
compliquée  par  certains  philosophes.  On 
dirait  que  ces  écrivains,  trop  confiants  dans 
leur  talent,  ont  fabriqué  des  toiles  d'araignée 
pour  y  prendre  les  hommes  plutôt  que  la 
vérité. 

Le  bon  sens  est  très -suffisant  pour  nous 
amener  h  reconnaître  que  les  qualités  des 
choses  sont  des  objets  de  notre  pensée,  non- 
seulement  en  tant  qu'elles  sont  individuelles, 
mais  encore  en  tant  qu'elles  sont  communes. 
Quand  on  daigne  rétléchir  un  peu  sur  soi- 
même,  on  ne  tarde  pas  à  voir  1"  que  notre 
esprit  peut  connaître  ces  qualités  en  tant 
qu'elles  résident  dans  tel  ou  tel  objet ,  ce 
qui  est  connaître  les  qualités  individuelles  ; 
2°  qu'il  peut  les  considérer,  abstraction  faite  de 
l'objet  dans  lequel  il  les  voit  et  les  perçoit 
d'abord,  ce  qui  est  les  concevoir  comme  com- 
munes; 3°  que,  par  conséquent,  il  peut  voir 
que  certaines  qualités  sont  simultanément 
affectées  à  plusieurs  objets,  et  qu'elles  pour- 
raient l'être,  de  la  même  manière,  à  un  nom- 
bre infini  d'objets  possibles.  S'il  n'en  était 
ainsi,  il  serait  impossible  que  je  pensasse  ceci 
maintenant,  et  que  je  l'exprimasse  par  des 
paroles. 

Art.  XXIY. —  Slewart  ignore,  tout  en  les  censurant, 
les  doctrines  des  anciens  philosophes  sur  la  for- 
mation des  genres  et  des  espèces. 

Je  ne  veux  point  passer  outre,  sans  avoir 
fait  observer  que  lautr3  question  sur  les 
qualités  communes  considérées  comme  essen- 
ces des  choses,  est  introduite  par  Stewart 
dans  son  raisonnement  sans  le  moindre  be- 
soin. Plusieurs  autres  philosophes  ont  fait  de 
même  (29)  ;  ils  confondent  cette  question  pla- 
tonique avec  celle  que  nous  traitons:  et,  ce 
qui  est  plus  grave,  ils  exposent  encore  d'une 
manière  fausse  et  très-inexacte  la  question 
môme  qu'ils  ont  ainsi  substituée  à  celle  qui 
devrait  exclusivement  les  occuper. 

Je  voudrais  que  Stewart  me  fît  le  plaisir 
de  me  dire  où.  il  a  vu  que  les  anciens  philo- 
sophes faisaient  consister  l'essence  des  cho- 
ses dans  leurs  qualités  communes  et  géné- 
rales. Je  trouve,  au  contraire,  qu'eux  aussi 
distinguaient  les  qualités  communes,  et  re- 
connaissaient qu'il  y  en  a  d'essentielles  aux 
choses  mêmes,  et  d'autres  qui  leur  sont 
seulement  accidentelles.  Je  trouve  encore 
qu'ils  formaient  les  genres  elles  espèces  tant 
au  moyen  des  unes  qu'au  moyen  des  autres. 


(20)  On  pciii  gt'iiéiali'.ineiU  adresser  ce  rcproclie  denl  l;>  fccnnile,  cl  jcllenl  sur  la  première  Talisiir- 
aiix  philosoplics  rnoilerncs.  Ne  sactiMiil  conimeiit  dilé  el  le  riiiiciile  ([ii'on  voii  ressortir  de  ccrlaiiies 
résoudre   la   première  de  ces  qiicslioiis,  ils   alior-       soliilimi?  [(roposécs  pour  la  lésoiidre. 


169 


GEN 


rSYCIIOLOGTE. 


GEN 


170 


El  en  effet,  toute  qualité  commune,  soit  es- 
sentielle, soit  accidentelle,  peut  servir  de 
base  à  la  formation  d'un  genre  ou  d'une 
espèce.  Quand  je  dis  :  l'espèce  des  hommes, 
je  prends  pour  base  de  cette  espèce  une  qua- 
lité commune  essentielle,  l'humanité.  Mais  si 
je  dis:  l'espèce  des  hommes  blancs,  et  l'es- 
pèce des  hommes  noirs;  ou  si,  comme  le 
fait  Arislote,  je  classe  les  animaux  parle  nom-     y  ait  quelque  chose  au  dehors  de  lui.  C'est 


tielles,  ont  une  existence  qui  leur   est  pro 
pre,  au  moins  comme  objets  de  noire  esprit. 

Art.  XXV.  —  Sicwart  n'entend  pas  la  question  agi- 
tée entre  les  réulisles,  les  conceptualistes  et  les  no- 
minaux. 

Stewart  ne  conçoit  pas  que   notre   esprit 
puisse  avoir  en  lui  un  objet  réel,   sans  qu'il 


'  bre  des  pattes",  je  prends,  pour  base  de  ces 
espèces,  une  qualité  accidentelle,  c'est-à- 
dire  la  couleur  blanche  et  noire,  et  le  nom- 
bre des  pattes.  Pour  moi,  je  crois  que  cette 
double  manière  de  former  les  genres  et  les 
espèces  a  toujours  été  distincte.  Je  crois  aussi 
que  la  propriété  de  constituer  la  véritable 
essence  des  individus  n'a  jamais  été  attribuée 
qu'aux  genres  et  aux  espèces  formés  de  la 
première  manière,  c'est-à-dire  basés  sur  une 
qualité  essentielle  (30).  Au  contraire,  les  gen- 
res et  les  espèces  formés  de  la  seconde  ma 


pourquoi,  après  avoir  exposé  les  opinions 
des  deux  écoles,  des  réalistes  et  des  nomi- 
naux, en  se  déclarant  pour  ces  derniers,  il 
vient  à  parler  de  la  secte  intermédiaire  des 
conceptualistes,  et  il  avoue  naïvement  qu'il 
ne  peut  s'en  former  une  idée  claii-e.  Aussi, 
il  conjecture,  ou  j)lut(jt  il  devine  leur  théorie. 
Il  ne  saurait  la  trouver  que  dans  deux 
propositions  qu'il  formule  ainsi  qu'il  suit  : 
«  La  manière  confuse  et  inexacte  dont  ils 
(les  conceptualistes)  s'expriment,  fait  qu'il 
est  fort  diflicile  de  saisir  leur  opinion.  Ce- 


nière,  c'est-à-dire  ayant  pour  base  une  qua-  pendant,  je  penche  à  croire  qu'elle  revenait 

lité  accidentelle,  n'ont  jamais   été  regardés  a  adopter  les  deux   propositions  suivantes. 

comme  contenant  la   véritable   essence  des  Premièrement:  nous  n'avons  aucune  raison 

individus,  mais  seulement  comme  caraciéri-  de  croire  à  l'existence  de  essences,  ou  idées 

sant  leur  essence  en  tant  qu'ils  appartenaient  universelles  (32),   que  l'on  prétend  corres- 

à  cette  espèce  accidentelhi  et  arbitraire.  pondre  aux  termes  généraux  Secondement: 

Les  espèces  formées  de  cette  seconde  ma-  l'esprit  a  le  pouvoir  de  raisonner  sur  les 

nière  pourraient,  en  un  certain  sens  (ccpen-  genres  ou  classes  d'individus  sans  l'emploi  du 

dant  cela  môme  serait  im[)ropre),  ôtre  appe-  hn'^a'^e.  ï>  [Eléments  de  la  philosophie  de  l'es 


lées  nominales  (31).  Mais  Stewart  ne  pourra 
jamais  donner  proprement  le  nom  d'espèces 
nominales  à  celles  qui  sont  classiliées  de  la 
première  manière.  La  seconde  manière  de 
olassifier  a  quelque  chose  d'arbitraire  ;   car. 


prit  humain,  chap.  4,  sect.  3.)  Puis,  il 
ajoute  immédiatement  :  «  En  ell'et.  je  ne  sais 
quelle  autre  hypothèse  on  pourrait  imaginer 
sur  ce  sujet,  dès  que  l'on  s'écarte  des  deux 
sectes  fameuses  (les  réalistes  et  les  nomi- 


quand  il  s'agit  de  former  des  espèces  ayant  naux)  dont  jusqu'ici  je  me  suis  exclusivement 
pour  fondement  des  qualités  communes  ac-  occupé.  Nous  savons  que  les  conceptualistes 
cidentelles,    il   peut   déi)endre   de   moi    de     s'accordaient  avec  les    nominaux   en    niant 


prendre  l'une  ou  l'autre  de  ces  qualités  acci- 
dentelles. Mais,  dans  la  classiticalion  des 
espèces  fondées  sur  une  qualité  essentielle, 
il  n'y  a  rien  d'arbitraire  ;  car,  l'essence  de  la 
chose  étant  uni(iue,  je  ne   puis  que   m'en 


l'existence  des  universaux.  Sur  quoi  donc 
supposerons-nous  (jue  leur  opinion  did'érait 
de  la  doctrine  de  ces  derniers,  si  ce  n'est 
par  rapport  à  la  nécessité  du  langage  consi- 
déré comme  instrument  de  la   pensée,  pour 


prévaloir  pour  former  le  genre,  ou  abandon-     suivre  toute  espèce  de  méditation  ou  de  rai- 
ner l'idée  d'une  pareille  classification.  sonnement  relatifs  à  des  objets  généraux?  )> 
J'ai  dit  cependant  que  celte  dénomination     [Ibid.) 


ne  pourrait  être  imposée  avec  une  rigoureuse 
propriété  de  langage;  car,  en  appelant  cette 
qualité  essence  nominale,  on  pourrait  croire 
que  ce  n'est  qu'un  pur  nom,  ce  que  nous 
avons  démontré  ôtre  faux,  puisque  les  quali- 
tés communes,  soit  accidentelles,  soit  esseu- 

(30)  De  ceue  manière,  c'est  l'essence  delà  chose 
0«ii  forme  le  genre  on  l'espèce,  el  non  le  genre  ou 
l'espèce  qni  Torme  l'esseme.  L'idée  du  genre  on  de 
l'espèce  nous  fail  penser  à  une  collection  d'objets  , 
l)ien  que  ce  puisse  n'être  que  des  objets  possibles 
et  que  leur  coileciioii  soit  indéterminée  et  indéli- 
nie  ;  i'ebsence  de  la  cbose  est  cnticrenieut  simple 
et  une. 

(31)  Ce  serait  proprement  que  l'on  appellerait 
esaence  nominale,  celle  où  le  nom  seul  lormeraii  le 
genre  :  par  exemple  <  le  genre  des  l'ierres,  des 
V.nûi,  etc.;  »  genre  qui  aurait  pour  base  le  nom 
seul  de  la  chose.  Que  l'on  compare  celle  es- 
sence nominale  avec  les  aiures  essences,  ce  genre 
avec  les  autres  genres,  et  l'eu  verra  combien  ceUe 
même  essence  diffère  de  toutes  les  autres  essen- 
ces, combien  ce  genre  dillère  de  tous  les  autres 
licuies  ;  on  compremira  ainsi  que  toutes  ces  choses 

DitTIONN.  DE  PniLosoriiiE.  L 


Nous  observons  au  contraire  que  les  con- 
ceptualistes étaient  d'accord  avec  les  nomi- 
naux en  niant  l'existence  des  essences  univer- 
selles :  mais  qu'ils  ne  s'accordaient  pas  avec 
eux  pour  nier  l'existence  des  idées  univer- 
selles (33). 

ne  peuvent  être  confondues,  comme  Stewart  s'ef- 
force de  le  faire. 

(3'2)  Ici,  cfs  expressions  :  essences  el  idées  uni- 
verselles, sont  prises  comme  synonymes  ;  niais  les 
essences  sont  dans  les  choses,  tandis  (pie  les  idées 
universelles  sont  dans  l'^'sprit.  On  conlond  donc  en- 
core ici  les  deux  questions  :  «  Exisle-t-il  un  ()bjel 
général  de  notre  pen^ée  ;  »  el  •  cet  objiH  général 
est-il  hors  de  nous.  »  Ji;  ii'examintî  pas  poni  le  mo- 
ment léiroite  allinilé,  qu'd  y  a  entre  les  deuN  *|ues- 
tions;  je  me  borne  a  ilire  qu'après  les  avoii  o»»- 
fondnes  en  une  seule,  il  était  léellemenl  impossi- 
ble de  ne  pas  eoiil'ondre  ensiiile  les  conceptualistes 
avec  les  réalistes,  el,  par  conséquent,  de  ne  pa» 
parler  des  premiers  d'une  manière  obscure  cl  con- 
luse. 

(r)3)  Le  lecteur  attentif  s'apercevra  facilement 
(in'cii    regardant  le   système  d»-s   noniiuaux  comme 


DICTIONNAIRE  DE  PIIILOSOPIIIE. 


171  OEN 

En  d'autres  lornios,  ils  admettaient  que 
notre  esprit  avait  bien,  h  la  vérité,  des  con- 
ce|)lions  universelles,  mais  ils  soutenaient 
que  ces  conceptions,  ou  ces  idées,  n'avaient 
pas  d'existence  réelle  hors  de  notre  esprit: 
en  un  mot,  c'étaient,  d'après  eux,  des  idées 
fabriciuées  par  l'intelligence  h  l'occasion  dt:s 
perceptions  particulières  provenant  des  ob- 
jets qui  affectaient  les  sens. 

Dans  ce  système,  l'esprit  avait  1°  les  per- 
ceptions particulières  ;  2°  la  faculté  de  tra- 
vailler sur  les  perceptions  particulières,  cl  de 
leur  imprimer  une  nouvelle  forme  qui  les 
rendait  générales. 

Notre  esprit  n'a-t-il  pas  la  [missance  d'exé- 
cuter quelques  opérations  sur  ses  idées  et  de 
faire  changer  leur  forme  (34)?  Toutes  les 
idoles  de  l'imagination  ne  sont-elles  pas  de 
purs  fruits  de  l'activité  de  notre  esprit,  qui 

irès-cioigiié  de  la  vérité,  je  ne  m'allnclicpas  davan- 
tage an  sysième  des  conceptitalisles.  Je  ne  veux  pas 
non  plus  me  dire  réaliste;  car  ce  lernie,  aussi  l)ieii 
(|ue  ceux  de  nominaux  ei  de  conceptualistes  ,  n'ex- 
prime pas  des  opinions  Irancliées  et  précises,  mais 
piulôl  trois  corps  de  diverses  doctrines.  Et  en  eflct, 
d'après  Jean  de  Salisbuiy,  les  réalistes  se  parta- 
geaient en  six  classes  différentes  ;  les  conceptna- 
listos  et  les  nominaux  avaient  aussi  leurs  subdivi- 
sions. Prendre  un  nom  si  indéterminé,  ce  serait 
donc  ne  rien  faire,  ou  plutôt,  ce  serait  se  l'aire 
membre  d'une  setie  et  se  jeter  dans  un  parti  sans 
connaissance  de  cause.  C'est  ponrcpioi,  suivant  la 
remarque  que  j'ai  faite  ailleurs,  l'Iiisloire  de  1;»  pbi- 
losopbie  n'allcindia  jamais  à  sa  perfection,  si  l'on 
ne  commence  par  classer  les  systèmes  pliilosoplii- 
ques  en  décrivimt  exactement  les  opinittns,  et  non 
pas  en  exposant  le  nom  de  leurs  auteurs  on  des 
sectes,  (iranune)ito  di  Itttera  siilla  dassificaiione 
(le  sistemi  (iloso/ici,  etc.,  dans  les  Opuscoli  jiloio- 
fici,  vol.  Il,  p.  495  et  suiv.) 

Mais,  pour  imliquer  brièvement  en  qnei  sens  je 
dis  que  je  n'adhère  point  aux  conceplualtsles  ,  je 
dois  faire  observer  que  ce  nom  peut  très-bien  s'ap- 
pliquer à  ceux  qui  par  les  universaux  entendent  une 
conception  inleUecluelle,  et  soutiennent  que,  hors 
de  l'esprit,  il  n'existe  rien  de  ce  que  l'esprit  pense 
au  moyen  de  celte  conception.  Or  cela  est  fort  éloi- 
gné de  mon  opinion. 

Je  prends  une  idée  universelle  ou  générale  et  je 
ra  soumets  à  l'analyse.  Cette  analyse  me  donne  deux 
éléments,  dans  les(iuels  mon  idée  peut  se  résou- 
dre. Ce  sont  :  1°  la  qualité  conçue  ;  'i"  runiversaliic 
de  cette  qualité,  que  saint  Tliomas  d'Ai|uiu  dislin- 
gue aussi  et  appelle  inlentio  uni  ver  sali  tain. 

Je  dis  (ju  à  l'idée  de  I-jl  qualité  il  correspond,  dans 
la  chose  individuelle,  une  réalité  :  à  l'universalité 
de  ridcc  do  la  qualité,  je  dis  que,  dans  la  chose,  il 
ne  correspond  rien  de  léel;  mais  que  celle  univer- 
«rt/j/éesi  simplement  un  produit  de  mou  inlelli^euce. 

Vuniiersalilé  n'est  point  la  qualité  pensée;  c'est 
nu  modi;  qu'elle  lire  de  mon  intelligence  :  il  est 
nécessaire,  de  bien  remarquer  celte  disiinclion. 

M.iiniLMiaiil,  comment  se  fait-il  que  la  qualité 
pertsée  soit  universelle  en  moi  ?  l£lle  l'esi  en  ver'.u 
d'une  puissante  que  possède  mon  esprii.  Quand 
mon  e  piil  a  peiçu  une  qualité  quclcon(|iii; ,  il  a  le 
pouvoir  de  la  répéter  dans  un  nombre  iinlélini  tl'in 
•Uvidus,  au  moyen  il'acles  de  sa  pensée,  par  h.s- 
»|uels  il  conçoit  celte  qualité  exisianl  successive- 
mcnl  ou  simultanément  dans  un  nombre  indéiini 
ti'individus.  Celte  puissance  résulte  de  deux  princi- 
T'OS,  1»  de  l'idée  du  possible  inhérente  à  l'esprit; 
"l"  de  la  possibilité  de  répéter  les  aclcs  de  l'esprit  en 
général. 


GEN 


172 


n'ont,  comme  telles,  c'est-h-dire  sous  celte 
forme,  aucune  réniilé  hors  de  lui?  Ne  soni- 
ce  pas  des  résultats  qu'il  obtient  par  les  opé- 
rations sur  les  sensations  et  sur  les  idées  des 
choses  sensibles? 

AnT.  XXVI.  —  Siewart  confond  la  question  sur  la 
nécessité  du  langaije  avec  la  question  sur  fexis- 
lence  des  iiiées  individuelles. 

En  opposition  à  ce  que  nous  venons  d'ob- 
server, Slewart  regarde  la  question  sur  la 
néctîssilé  du  langage  comme  une  chose  es- 
sentielle pour  caractériser  les  opinions  des 
trois  sectes  dont  nous  parlons,  les  réalistes, 
les  conceptualistes  et  les  nominaux.  11  re- 
garde cette  question  comme  une  ]iartie  es- 
sentielle de  celle  dont  la  solution  divisait  ces 
philosophes,  et  il  suppose  que  les  réalistes 
sont  contraints,  par  leur  système,  de  croire 

Or  celle  puissance  de  répéter  ces  actes  de  la 
pensée,  et,  par  conséquent,  d'imaginer  la  qualité 
répétée  indéliniment,  est  une  propriété  et  une  fa- 
cidié  (lui  appartient  uniquement  à  l'esprit.  C'est 
donc  l'e.spril  qui,  au  moyen  de  celle  faculté,  ajoute 
à  la  qualité  qu'il  perçoit  le  caractère  de  Vuniver- 
salité;  car  cette  universalité  ne  signifie  rien  autre 
clio^  que  c  la  possibilité  qu'a  une  qualité  d'être 
conçue  par  nous  dans  un  nombre  indéiini  d'indi- 
vidus. > 

,  Ce  (|ui  ne  se  rencontre  exclusivement  que  dans 
l'intelligence,  c'est  donc  Vuuiversaliié  des  idées  in- 
dividuelles, et  non  les  idées  elles-mêmes  ;  car,  en 
tant  (|ue  les  idées  expriment  des  qualités,  elles  ont 
qiiehiue  chose  qui  leur  correspond  réellenienl  dans 
les  individus, 

Vuniversfiliié  dérive  donc  de  la  relation  que  les 
chos(;s  réelles  ont  avec  l'intelligence,  ei  c'est  l'in- 
telligence qui  la  produit;  or,  comme  il  y  a  beau- 
coup de  ces  choses  réelles  qui  ont  la  méuie  reîa- 
tioii,  c'esl-à-dire  qui  sont  des  réi)étilions  de  la 
même  idée,  de  là  vient  qu'on  dit  qu'elles  sont  sem- 
blables. Le  fondenieiil  de  la  ressemblance  que  les 
choses  ont  entre  elles,  ne  consisie  donc  que  dans 
l'idenlité  de  l'idée  à  laquelle  les  choses  se  rappor- 
tent :  c'est  donc  aussi  deJ'entendemenl  (|ue  ce  fon- 
dement dérive.  Au  reste,  je  m'étendrai  plus  au  long 
sur  tout  ceci  quand  j'exposerai  ma  théorie. 

Mais  il  est  une  remar(|iie  que  je  ne  puis  ni'ahs- 
tenir  de  faire  ici.  Si  De  Gérando  avait  bien  consi- 
déré la  difl'éience  qu'il  y  a  entre  reconnaître  que 
les  îrf^es  M?jùersW/es  son l  de  pures  conceptions  in- 
tellectuelles, et  admettre  qu'il  n'y  a  que  ['univer- 
salité des  idées  qui  dérive  de  l'espril,  tandis  que 
les  idées  elles-mêmes,  par  rapport  aux  qualités 
qu'elles  expriment,  mit  dans  les  choses  un  fonde- 
ment réel  ;  si,  dis-je,  De  Gérando  avait  bien  consi- 
déré celle  difTéreiice,  il  n'aurait  pas  dit  que  saint 
Thomas  est  un  véritable  conceplualisle  {llisl.  com- 
parée, etc.,  2«  éd.,  t.  IV,  p.  498)  ;  lui  attlibuani 
ainsi  un  lilre  qu'il  prétend  convenir  égalemcnl  à 
0(  kam  {ibid.,  p.  582),  qui  me  paraît  pourtant  Ion 
éloigné  des  idées  philosophiques  du  docteur  d'A- 
qiiin. 

(5i)  11  est  absurde  de  dire  qu'une  sensation  se 
Iraiislorrne  ;  cela  est  impossible,  parce  qu'elle  est 
simple  et  parliculière;  et,  pour  se  iranslormer,  il 
f.iudiait  d'abord  qu'elle  s'auéanlii.  Au  contraire,  l.t 
pensée  a  un  objet,,  ou  une  idée  pourvue  d'élémeiiis 
généraux  el  particuliers.  Eu  taiii  que  l'idée  esi  gé- 
nérale, elle  peut  se  déterminer  el  se  particulariser 
de  diOérenies  manières,  el  cela  peul  s'exprimer  eu 
disant  qu'elle  prend  une  autre  furmc. 


173 


G  EN 


PSYCHOLOGIE. 


GEN 


174 


que  l'usage  des  mots  n'est  point  nécessaire 
pour  concevoir  les  universaux.  Après  avoir 
dit  que  la  ditrérence  entre  les  objets  indivi- 
duels et  les  genres  par  rapport  à  l"eniploidu 
langage,  consiste  en  ce  que  nous  pouvons 
raisonner  sur  les  premiers  sans  le  langage, 


les  universaux.  Les  nominaux  doivent  croire 
que  le  langage  est  nécessaire  pour  qu'il 
puisse  exister  des  universaux  :  ils  soutiennent, 
en  eilet,  que  les  universaux  ne  sont  rien  que 
des  mots.  Au  contraire,  si  les  conceptuaiisles 
et  les  réalistes  le  regardent  comme  néces- 


landis  que  nous  ne  le  pouvons  pas  sur  les  saire, cela  ne  provient  pas  de  ce  qu'ils  croient 
seconds,  il  ajoute  :  «  Cette  observation  est  que  les  mots  tieiuient  la  place  des  idées, 
d'autant  [)lus  importante  qu'elle  touche,  si  mais  de  ce  qu'ils  les  considèrent  comme  des 
je  ne  me  trompe,  à  une  circonstance  qui  a  moyens  nécessaires  pour  éveiller  l'atlention 
contribué  à  écarter  les  réalistes  de  la  vérité,  de  "notre  esprit,  qui  resterait  inerte  de  lui- 
lis  ont  cru  que,  comme  les  mots  ne  sont  pas  même,  et  pour  tixcr  celte  attention  sur  les 
nécessaires  pour  penser  aux  individus,  ils  ne      propriétés  communes  des  objets  (35),  ce  qui 

porte  la  pensée  à  exécuter  sur  nos  percep- 
tions les  opérations  au  moyen  desipielles  ces 
perceptions  deviennent  universelles  dans 
notre  entendement. 

Art.  XWIL  —  Autre  péiiiiun  de  princijie .  —  Sle- 
wnrt  voulntii  expliquer  comnieui  riiiielligeiice  se 
forme  des  idées  de  genre  et  d'espèce^  commence  par 
supposer  ces  idées  déjà  formées. 

J'ai  attendu  jusqu'ici  pour  placer,  à  la  fin 
de  ces  observations  sur  la  doctiine  deStewart 
relativement  aux  universaux,  le  passage  le 
plus  fort  que  cet  auteur  ait  écrit  en  faveur 
de  sa  cause.  Mon  dessein  a  été  en  cela  que 
l'on  fût  à  même  d'en  mieux  sentir  la  force, 
et  aussi  celle  de  la  réfutation  que  je  veux  en 
faire.  Les  notions  qui  ont  été  exposées  dans 
l'examen  de  plusieurs  textes  de  notre  phi- 
losophe devront  servir  à  guider  le  lecteur. 

Dans  le  morceau  suivant,  Slewart  met  en 
jeu  toutes  ses  ressources,  afin  d'cxpli(juer 
comment  l'homme  peut  raisonner  sur  les  vé- 
rités générales  avec  le  seul  secours  des  mots, 
sans  qu'à  ces  mots  il  attache  des  idées.  Quoi- 
que ce  morceau  soit  un  peu  long,  je  le  trans- 
crirai tout  entier,  afin  qu'on  ne  puisse  pas 
me  soupçonner  de  travestir  les  opinions  de 
son  auteur.  Selon  lui,  voici  lès  moyens  de 
s'élever  aux  vérités  générales  :  «  On  voit 
clairement  qu'il  y  a  deux  manières  de  par- 
venir aux  idées  générales.  L'attention  peut 
s'arrêter  sur  un  seul  individu,  en  ayant  soin 
de  ne  faire  entrer  dans  nos  raisonnements 
que  les  circonstances  conmiunes  ôu  genre. 
Ou  bien,  mettant  de  côté  les  choses  n)êmes, 
on  peut  employer  uniquement  les  termes 
généraux  que  le  langage  nous  fournit.  » 

Il  croit  donc  que  nous  pouvons  raisonner 
sur  les  vérités  générales  en  nous  arrêtant 
sinq)lement  sur  les  individus  ou  sur  les  mots. 


pour  pt 

l'étaient  pas  non  plus  pour  penser  aux  uni- 
versaux.» {Elcmcuts  de  ta  philosophie  de  ies- 
priC  humain,  ch.  4,  sect.  2.) 

Mais  que  l'on  me  permette  une  observa- 
tion :  la  question  sur  la  nécessité  du  langage 
est  tout  à  fait  en  dehors  de  celle  qui  parta- 
geait ces  trois  écoles  de  philosophes  ;  et  en 
confondant  ces  questions,  on  ne  peut  man- 
quer de  rendre  la  question  principale  extrê- 
mement dillicile  et  inextricable. 

Moi,  qui  n'ai  point  du  tout  envie  d'être 
nominal,  je  suis  d'ailleurs  fermement  con- 
vaincu de  la  nécessité  des  mots,  pour  que 
l'homme  soit  porté  à  rélléchir  sur  les  univer- 
saux; et  c'est,  je  crois,  ce  que  je  suis  par- 
venu à  démontrer  dans  VEssai  sur  les  bornes 
de  la  raison  humaine  [Saggio  sui  confini del- 
ta nmana  ragione  ;  dans  les  Opuscoli  filoso- 
fici,\o\.  Lpag.  62et  suiv.). 

Il  y  a  une  grande  dilférence  entre  sup- 
poser que  les  universaux  sont  de  purs  noms 
auxquels  il  ne  correspond  ni  choses  ni  idées, 
et  admettre  que  ce  sont  des  choses  réelle- 
ment existantes  en  elles-mêmes,  ou  au 
moins  des  idées  existant  dans  notre  esprit,  bien 
que  nous  ne  puissions  connaître  ces  choses 
ou  acquérir  ces  idées  pour  la  première  fois 
sans  le  secours  du  langage  articulé. 

Ceux  qui  ont  suivi  la  première  opinion, 
aussi  bien  que  ceux  qui  se  sont  attachés  à 
l'une  ou  à  l'autre  de  ces  dernières,  c'est-à- 
dire  les  nominaux, aussi  bien  que  les  réalistes 
et  les  conceptualistes,  peuvent  reconnaître 
Je  langage  comme  nécessaire  pour  que 
l'homme  parvienne  à  concevoir  les  univer- 
saux. Sur  ce  point,  il  n'y  a  qu'une  seule  dif- 
férence entre  eux.  Les  nominaux  doivent 
croire  que  le  langage  est  nécessaire;  les  deux 
autres  écoles  peuvent  simplement  le  croire. 


c'est-à-dire  qu'elles  n'y  sont  pas  contraintes      H   continue  ensuite  à  développer  son  idée 
en  vertu  de  l'opinion  qu'elles  professent  sur      «  Dans  le  premier  cas.comiiie  notre  attention 


(ôd)  Si  la  qnesiion  de  la  nécessite  du  langage  est 
Hiie  lois  neUt  iiienl  séparée  de  la  qnesiion  de  la  ria- 
lure  des  universaux,  il  ne  sera  pas  aussi  dillicile 
que  Suw.irl  l'ail  setnblaiil  de  le  croire;  de  couiiaiire 
l'opinion  lie  Lock-;  sur  ceue  nialière.  Siewart  ac- 
ruse  Locke  d'avoir  employé  des  expressions  étran- 
ges et  peu  usitées  en  ceue  nialière,  cl  .i';»voir  donné 
par  là  occasion  de  lui  alliil)iirr  des  opinions  con- 
iradiiloires.  Ln  accordant  le  f;iil  sur  l.(|uel  cis 
inculpalions  reposenl,  je  ne  pense  pas  (ju'il  y  ail 
(le  conlradiclion  là  où  Sli-Wiirl  en  sii.'na|i;  nue.  Il 
Uonve  conlradicloire  q,u<;  Locke,  après  avoir  dé- 
claré en  cerlains  endroiis  que  le  langage  n'csi  pas 
indispensalde  aux  Ojjéralions  do  liniuHij; -nce  ,  m; 
soil  pas  lé.ili.iie.    Lo.ko  iidnici  (juc  It  s  idé  s  uni- 


verselles son!  quelque  chose  dans  l'esprit  de  ceux 
qui  les  conçoivent,  ''l  celle  opinion  esl  loui  à  f^it 
indépendante  de  la  doclrine  sur  la  néccssilé  du  lan- 
gage ;  car  on  peut  sonlcnir  (jne  les  nidversaux  sont 
(les  objets  de  renleiideinenl  {Enlia  rationis),  et  ad- 
meilre  indilTéremincnl  on  que  le  langage  esl  néces- 
saire, ou  que  le  langage  n'est  pas  nécessaire  à  l'es- 
pril  pour  qu'il  se  forme  ces  ohjtis,  c'esl-à-dire  ces 
idées  d'une  nature  toute  particulière.  Ce  qu'on  a 
droit  de  dire,  à  mon  avis,  relativement  à  Lo(ke, 
c'egi  (iii'il  n'a  aperçu  le  fond  d'aucune  de  ces  deux 
«ineslions,  et  que  le  ridicule  qu'ont  jeté  sur  sa  plii- 
losopliie  noria,  Martin  Sirilder,  el  plusieurs  au- 
1res,  n'esl  pa$  dénué  de  tout  londcmcnl. 


175 


GEN 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


G  EN 


176 


Ht  s'ari\Hequ'aux  circonstances  par  lesquelles 
le  sujet  (le  nos  raisonnements  ressemble  à 
tous  ics  autres  individus  du  genre,  tout  ce 
que  nous  démontrons  être  vrai  de  ce  sujet, 
ne  peut  manquer  d'ôtre  vrai  de  tous  les  in- 
dividus doués  de  la  qualité  commune  (36) 
qu'on  a  seule  considérée.  Dans  le  second  cas, 
comme  le  sujet  de  nos  raisonnements  est  ex- 
primé par  un  mot  générique  qui  s'applique 
également  à  une  multitude  d'individus,  la 
conclusion  que  nous  en  lirons  doit  avoir  la 
môme  étendue,  et  s'appliquer  à  tout  ce  qui 
est  compris  sous  le  nom  du  sujet  en  ques- 
tion.» (Â7<^men<s  de /o  philosophie  de  l'esprit 
humain,  ch.  4,  sect.  2.) 

Ici,  je  voudrais  interrompre  un  peu  Ste- 
wart  dans  son  raisonnement  pour  lui  deman- 
der quel  but  il  se  propose. 

Il  me  répondra  qu'il  cherche  à  rendre  rai- 
son des  vérités  générales,  ou,  en  d'autres 
termes,  qu'il  cherche  à  expliquer  la  forma- 
tion des  genres  et  des  espèces.  Or,  en  ce  cas, 
je  ne  puis  m'empôcher  de  rappeler  un  peu 
son  attention  sur  les  expressions  suivantes 
employées  dans  son  raisonnement  :  Les 
circonstances  communes  au  genr.e  ;  —  les  cir- 
constances par  lesquelles  le  sujet  de  nos  rai- 
sonnements ressemble  aux  individus  du 
genre.  Ces  deux  expressions,  pour  ne  par- 
ler que  de  celles-K'i,  supposent  certainement 
que  les  genres  sont  déjà  formés  et  que  nous 
en  faisons  usage.  Comment  donc  introduit-il 
les  genres  et  les  espèces  déjà  formés  dans  un 
raisonnement  dont  le  but  est  précisément 
d'expliquer  la  formation  des  genres  et  des 
espèces  ?  N'y  a-t-il  pas  encore  ici  une  évi- 
dente pétition  de  principe? 

Art.  XXYllI.  —  Nouvelle  péliiion  de  principe  :  — 
Slewarl,  dans  le  raibonnewent  même  pur  lequel  il 
veut  prouver  que  les  idées  générales  ne  seul  que  de 
purs  noms,  suppose  qu'elles  vnl  une  ceriaiue  réa- 
lité. 

Mais  passons  sur  cette  observation.  —  Ste- 
wart  poursuit  :  «  Le  premier  de  ces  deux 
procédés  ressemble  à  celui  des  géomètres, 
qui,  dans  leurs  raisonnements  les  plus  géné- 
laux,  fixent  leur  attention  sur  une  figure  par- 
ticulière. Le  second  procédé  ressemble  à  ce- 
lui des  algébristes,  qui  exécutent  toutes  leurs 
opérations  à  l'aide  de  leurs  symboles.  » 

Nous  n'avons  rien  à  opposer  à  ce  fait  :  l'ex- 
périence le  confirme.  Mais  il  reste  à  voir 
pourtant  si  ce  fait,  tout  réel  qu'il  est,  per- 
met de  conclure  que  les  universaux  doivent 
être  regardés  comme  de  purs  noms,  ou  si  ce 
n'est  point  plutôt  le  contraire  qu'il  faut  dire. 
La  légitimité  de  ce  doute  sera  rendue  mani- 
feste par  la  seule  exposition  de  la  théorie  de 
notre  auteur. 

L'observation  queStewarl  lui-même  ajoute 
parra[)porl  aux  deux  méthodes  qu'il  établit 
pour  parvenir  aux  vérités  générales,  me  pa- 
rait aussi  belle  et  ingénieuse  que  propre  à 
éclaircir  le  sujet.  «  Ces  deux  méthodes  de 
parvenir  aux  vérités  générales,  dit-il,  repo- 

(56)  Mais  si  celle  qualité  coiniiiune  n'est  qu'un 
itiot  ! 

(57)  El  loui  cela  n'es'.-il  rien?  Toul  le  nœud  de 


sent  sur  les  mômes  principes,  et  diffèrent 
moins  l'une  de  l'autre  qu'elles  ne  le  semblent 
au  premier  aspect.  Quand  nous  faisons  une 
suite  de  raisonnements  généraux  en  fixant 
notre  attention  sur  un  individu  particulier 
d'un  certain  genre,  cet  individu  doit  ôtrc 
considéré  conune  un  simple  signe,  ou  comme 
une  représentation  de  la  (|ualité  constitutive 
de  ce  môme  genre.  Il  ne  di Itère  des  autres 
signes  que  par  un  certain  caractère  de  res- 
semblance (37)  avec  la  chose  signifiée.  Les 
lignes  droites  employées  dans  le  cinquième 
livre  d'Euclide  pour  désigner  certaines  gran- 
deurs en  général,  ne  diffèrent  de  l'expres- 
sion algébrique  de  ces  môuics  gi^andcurs, 
que  comme  l'écriture  qui  peint  les  objets 
diffère  de  celle  qui  se  sert  de  caractères  ar- 
bitraires. » 

Rien  de  plus  vrai:  cette  belle  observation 
réduit  à  une  seule  les  deux  manières  de  par- 
venir aux  vérités  générales.  L'esprit  humain 
s'élève  aux  vérités  générales  au  moyen  des 
signes  :  or  ce  sont  ces  signes  qui  peuvent 
être  de  deux  espèces  ;  car,  il  y  a  des  signes 
qui  ont  de  la  ressemblance  avec  la  chose  si- 
gnifiée ;  il  y  a  des  signes  qui  n'ont  aucune 
ressemblance  avec  elle,  et  qui  sont  réelle- 
ment arbitraires  :  la  peinture  qui  retrace  les 
choses,  est  de  la  nature  des  premiers  :  les 
lettres  de  notre  alphabet  sont  des  signes  de 
la  seconde  espèce;  la  géométrie,  qui  emploie 
les  figures,  a  des  signes  qui  ressemblent  à 
la  chose  signifiée  ;  l'algèbre,  qui  emploie  les 
lettres,  a  des  signes  privés  de  toute  ressem- 
blance avec  la  chose  désignée. 

Or,  je  dis  que  l'usage  môme  de  ces  .signes 
suppose  l'existence  des  idées  générales:  tant 
il  s'en  faut  qu'ils  sufiiseul  par  eux  seuls, 
comme  le  piélend  Slewart,  pour  expliquer 
nos  raisonnemenls  sur  les  vérités  générales. 

Slewart  emjiloie  celte  phrase,  que  ces  si- 
gnes nous  font  parvenir  aux  vérités  géné- 
rales: or,  si  ces  vérités  n'étaient  rien,  ou  si 
elles  ne  différaient  pas  des  signes  mômes, 
quel  sens  aurait  une  semblable  façon  d3 
s'exprimer?  Elle  équivaudrait  à  cette  autre: 
moyennant  les  signes,  nous  parvenons  aux 
signes;  et  encore  faudrait-il  ajouter  que  ce 
n'est  pas  à  d'autres  signes,  mais  à  ceux-là 
mêmes  dont  nous  wows  serrons. Quelle  étrange 
es[)èce  de  philosophie  serait  celle-là?  Quelle 
véiilé  impojlanle  renfermerait  une  pareille 
proposition? En  effet,  je  demande  à  Stewart, 
et  à  quiconque  a  du  jugement  :  le  seul  mot 
signe  ne  fait-il  pas  recourir  sur-le-champ 
notre  entendement  à  la  chose  signifiée?  Quel- 
qu'un peut-il  concevoir  ce  qu'exprime  le 
mol  signe,  ou  le  mot  chose  signifiée,  sans 
concevoir  en  môme  temps  l'idée  de  ces 
deux  choses  comme  de  deux  choses  corré- 
htives,  dont  l'une  entraîne  nécessairement 
l'autre? 

Akt.  XXIX.  —  Les  signes  ne  suffisent  pas  pour  ex- 
pliquer les  idées  générales. 

Les  signes  ne  suffisent  donc  pas  pour  ex- 

la  question  consiste  précisément  à  ex|tli(|uer  (c 
qn'esl  ce  carMClère  do  lesseniblancc.  Voyez  ci-dcs- 
sus  l'arlicle  XX. 


177 


GEN 


PSYCHOLOGIE. 


GEN 


178 


pliquer  commenl  on  parvient  aux  vérités  gé- 
nérales, si  l'on  ne  suppose  que  ces  vérités 
générales  sont  quelque  chose  de  réel. 

On  aurait  beau  dire  que  ces  signes  con- 
duisent noire  esprit  à  penser  aux  individus, 
cela  ne  sulllrait  pas  encore  :  je  l'ai  démontré 
(art.  XVII. 

Et  en  effet,  quand  on  me  dit  qu'un  signe 
doit  appeler  mon  attention  sur  un  individu 


ou  deux  ani^les  droits,  il  n'emploie  ce  trian- 
gle individuel  que  comme  un  pur  signe  au 
moyen  duquel  il  se  facilite  le  raisonnement 
absliait;  et  la  démonstration  qu'il  donne  ne 
regarde  pas  ce  triangle  individuel  plutôt 
qu'un  aiiire:elle  regarde  tous  les  triangles 
en  général.  Ce  n'est  donc  pas  cet  individu 
particulier  qui  est  l'objet  de  ses  pensées; 
car  cet  individu  n'est  qu'un  signe,  un  exem- 
flxe  ei 'déterminé,  je  comprends  que,  pour     pie,  en  un  mot,un  moyen  d'aider  sa  pensée 


il  y  a  donc  quelque  autre  chose  à  quoi  il 
pense,  et  ce  quelque  chose,  c'est  la  vérité 
générale  qu'il  se  propose  de  découvrir,  et 
qu'il  découvre  avec  le  secours  des  signes, 
mais  qui  est  d'une  nature  toute  dillérenle  de 
celle  des  signes. 

Stewart  s'approche  si  près  de  la  vérité  et 
l'évite  si  adroitement  que  l'on  croit  voir  le 
conducteur  de  char  qu'Horace  nous  peint 
rasant  la  borne,  et  la  tournant  sans  la  tou- 
cher. Et  assurément,  le  sy>tème  du  philo- 
sophe écossais  n'aurait  pas  touché  la  borne 
sans  tomber  en  poussière.  11  reconnaît  que 
les  individus  n'enlrenl  pour  rien  dans  les 
raisonnements  généraux;  que  s'ils  v  sont 
introduits,  ils  ne  font  bien  souvent  qu  entra- 
ver et  embarrasser  la  marche  de  ces  mômes 
raisonnements;  et  tout  cela,  il  le  dit  dans 
la  leçon  môme  de  son  ouvrage  où  il  traite 
des  univcrsaux  :  peui-il  montrer  plus  mani- 
festement qu'il  ne  s'aperçoit  pas  que  ce  seul 
fait  est  suflisanl  pour  faire  crouler  sa  théorie 
de  fond  en  comble?  «  En  ce  dernier  cas  (ce 
sont  ses  paroles  :  il  parle  du  cas  où  l'on  em- 
ploie des  signes  arhilraircs  i)our  faciliter  les 
raisonneuHMils,  comme  fait  l'algébriste),  en 
ce  dernier  cas,  il  peut  souvent  arriver,  par 
l'effet  de  quelque  association  d'idées,  qu'un 
mol  général  rappelle  l'attention  sur  un  des 
individus  auxquels  il  s'applique.  Mais,  loin 
que  cela  soit  nécessaire  pour  la  force  du  rai- 
sonnement, c'est  toujours,  au  contraire,  une 
circonstance  qui  lend  à  nous  égarer.  »  {Elé- 
ments de  la  philosophie  de  l'esprit  humain, 
ch.  4,  sect.  2.)  Et  il  fait  la  môme  observa- 
tion lorsqu'il  a  lieu  de  rap}>eler  son  opinion 
sur  les  universaux  :  «  Quand  donc  nous  rai- 
sonnons sur  les  classes  ou  sur  les  genres,  les 
objets  de  nos  pensées  sont  de  simples  signes. 
Ou,  si  quelquefois  le  mot  générique  nous 
rappelle  desindividus  à  l'esprit,  cette  circons- 
tance doit  être  considérée  comme  l'effetd'une 
association  accidentelle,  et  contribue  plutôt 
à[troubler  le  raisonnement  qu'à  le  faciliter.  » 
{Ibid.  sect.  3.) 

Quand  un  auteur   s'est  engagé  dans  une 
fausse   doctrine,  on  ne  saurait  croire  sous 
combien  de  contradictions  il  est  forcé  de  se 
,,^  ,  couvrir,  sur  combien  d'inexactidudes  il  lui 

J  écart  et  abandonnés,  ou  bien  ce  ne  sont  plus     faut  passer,  pour  donner  quelque  chose  de 
.        „  „...  „.,!„„.  î.  __:  spécieux  à  ses  raisonnements:  et  plus  l'écri- 

vain est  habile,  plus  il  peut  mener  loin  son 
erreur.  C'est  alors  qu'il  est  important  d'obser- 
ver attentivement  ses  égarements,  et  de  cher- 
cher la  trace  qu'il  laisse  au  sein  des  replis 
sinueux  de  sou  vaste  labyrinthe,  afin  de  nous 
familiariser  ainsi  avec  ces  périls.  C'est  pour 
cela  que  je  prends  la  liberté  de  signaler  en- 


cela,  il  me  faut  simplement  concevoir  deux 
choses  :  le  signe  et  la  chose  signifiée.  Mais 
quand  on  me  dit  qu'un  signe  doit  me  por- 
ter à  penser  à  un  individu,  non  plus  isolé, 
non  plus  déterminé,  mais  à  un  individu 
quelconque  d'un  genre  donné  ou  d'une 
espèce  donnée,  abstraction  faite  de  tous  ceux 
qui  sont  en  dehors  de  ce  genre  ou  de  cette 
espèce ,  je  ne  puis  plus  comprendre  com- 
ment cela  se  fait,  si  je  ne  conçois  trois 
choses:  1°  le  signe;  2°  l'individu  signifié; 
3*  quelque  chose  qui  me  fasse  connaître  de 
quel  genre  ou  de  quelle  espèce  est  cet  indi- 
vidu auquel  je  dois  penser.  Or  c'est  préci- 
sément là  l'idée  du  genre  et  de  l'espèce  aux- 
quels appartient  cet  individu  désigné  parce 
signe. 

Il  y  a  plus  :  par  les  mots  ou,  pour  parler 
plus  généralement,  parles  signes  qui  m'ex- 
priment les  universaux,  je  fais  deux  choses. 

Par  ces  signes,  je  suis  d'abord  amené  et 
excité  à  concevoir  un  individu  quelconcjue 
du  genre  donné  ou  del'espècedonnée.  Ainsi, 
avec  le  mot  homme,  qui  m'indique  un  indi- 
vidu de  l'espèce  humaine,  je  puis,  par  ma 
pensée,  parvenir  à  concevoir  un  homme  par- 
ticulier, quel  qu'il  soit,  réel  ou  imaginaire  : 
c'est-à-dire,  je  puis  appliquer  le  mot  homme 
à  l'individu  quelconque  qu'il  nie  plaira  de 
choisir  entre  les  hommes  particuliers. 

C'est  le  premier  avantage  que  je  retire  des 
termes  généraux;  c'est  le  premier  pas  que 
fait  l'esprit,  et  ce  pas  consiste  à  descendre 
de  l'espèce  à  l'individu.  Or,  ce  que  j'ai  dit 
précédemment  démontre  assez  que  je  ne  puis 
faire  ce  premier  usage  des  termes  généraux 
avec  une  seule  et  unique  idée,  avec  l'idée  des 
individus  ;  mais  qu'il  me  faut  deux  idées, 
l'idée  des  individus  et  l'idée  de  l'espèce  à 
laquelle  ils  appartiennent,  et  que,  par  con- 
séquent, cette  idée  de  l'espèce  ne  peut  être 
un  simple  nom.  C'est  ce  qu'on  démontre  en- 
core en  considérant  le  second  usage  que 
nous  faisons  des  termes  généraux. 

Le  second  usage  des  termes  généraux,  c'est 
de  former  des  théories,  oude  raisonner  d'une 
manière  abstraite  et  générale,  sans  descen- 
dre aux  individus. 

Quand  on  fait  cet  usage  des  termes  géné- 
raux, les  individus    sont   entièrement   mis  à 


que  des  signes  qui  aident  à  raisonner;  mais 
ils  ne  constituent  jamais  la  matii-re  sur  la- 
quelle on  raisonne.  Stewart  en  a  ciié  un 
exemple  :  c'est  l'usage  que  les  géomètres  font 
des  figures.  Quand  le  géomètre  trace  un  trian- 
gle sur  son  tableau  afin  de  démontrer  une 
proposition  générale,  par  exemple,  que  les 
trois  angles  pris  ensemble  forment  ISUdegrés, 


179 


GEN 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


GEN 


180 


core  une  singulière  méprise  dans  un  raison- 
neuienl  de  Siewart. 

AnT.  XXX.  —  Autre  méinise  dans  ta  manière  de 
raisonner  qu'emploie  Slewari. 

Il  soutient  que  l'objet  de  notre  pensée  ne 
peut  être  que  des  individus,  et  que  ce  que  nous 
appelons  idées  générales  consiste  uniquement 
en  de  purs  mots  ou  signes.  Puis  il  se  joropose 
h  lui-uiôine  la  difiiculté  :  Comment,  cela  posé, 
des  raisonnements  généraux  deviennent- ils 
possibles  ?  Pour  s'en  débarrasser,  il  s'assujettit 
à  prouver  l'étrange  proposition  :  que  nous 
pouvons  raisonner  avec  des  mots  sans  avoir 
aucun  égard  aux  choses  que  ces  mots  expri- 
ment. 

C'est  qu'en  effet  celte  proposition  devient 
nécessaire,  si  sa  théorie  est  vraie.  Car,  puis- 
que, dans  les  niisonnements  généraux,  on  ne 
l'ait  point  usage  de  mots  qui  expriuienl  des 
individus,  il  l'allait  prétendre  l'une  de  ces 
deuic  choses  :  ou  que  les  termes  généraux 
ne  signifient  rien,  ou  qu'il  y  a  quelque  chose 
de  général ,  objet  de  nos  pensées  exprimé 
par  ces  termes.  Cette  seconde  hypothèse  étant 
rejetée,  on  se  trouvait  dans  l'obligation  de 
défendre  la  première. 

Et  pour  la  démontrer  par  un  exemple,  il 
fallait,  ce  me  semble,  prendre  un  raisonne- 
ment général,  et  aux  termes  dont  il  se  com- 
pose substituer  d'autres  termes  généraux  au 
hasard,  puis  voir  si,  en  cet  état,  il  avait  en- 
core un  sens.  En  etfet,si  les  termes  généraux 
dont  un  raisonnement  se  compose,  ne  sont 
que  des  signes  auxquels  nous  n'attachons  au- 
cun sens,  comme  le  prétend  Stewart,  il  doit 
être  tout  à  fait  inditférent  d'employer  ces 
signes  plutôt  que  d'autres,  puisque  nous  ne 
faisons  aucune  attention  à  la  relation  qu'ils 
peuvent  avoir  avec  les  choses  signifiées. 

Mais  Siewart  ne  le  fait  pas,  parce  qu'il 
n'aurait  pas  pu  le  faire.  Or,  comment  s'avise- 
t-iJ  de  raisonner?  Voici  le  procédé  qu'il 
suit;  et  je  orie  tout  homme  de  sens  de  me 
dke  s'il  est  logique.  Il  prend  un  raisonne- 
ment particulier;  il  en  élimine  les  noms  des 
individus,  ou  bien  il  leur  substitue  d'autres 
noms  ou  signes  d'individus  :  puis,  il  vous 
dit  :  «  Or,  voyez,  j'ai  changé  ces  noms,  et  le 
raisonnement  conserve  toujours  le  sens  qu'il 
flv^it  d'abord.  «D'oiî  il  conclut  :«  Donc  on 
l)èut  raisonner  en  employant  de  purs  signes, 
sans  leur  attacher  aucune  valeur.  »  Celle 
conséquence  est-elle  juste?    * 

La  seule  conséquence  jusw  qu'on  puisse 
tirer,  c'est  que,  dans  un  raisonnement  parti- 
culier, les  noms  des  individus  nommés  peuvent 
èu-e  changés,  si  bon  nous  semble,  et  qu'on  peut 
aussi  leur  substituer  des  noms  communs  :  l'ex- 
pédient de  Stewarl  ne  prouve  rien  autre  chose. 
Mais  voici  l'exemple  qu'il  donne  :  «  Si  le 
juge  ne  connaît  des  parties  que  leurs  relations 
au  procès,  s'il  ignore  leurs  noms,  et  qu'il  les 
désigne  par  les  lettres  de  l'alphabet  ou  par 
les  noms  fictifs  de  Tilius,  Caius,  Sempromus, 
il  est  nécessairement  impartial.  Ainsi,  dans 
une  -.uite  de  r.-iisonncments,  nous  courons 
moiijs  risque   de  violer  les  règles  de  la  logi- 


que, quand  notre  attention  s  arrête  sur  de 
simples  signes;  car  l'imagination  n'e\erce 
plus  d'inlluence  sur  le  jugement,  en  nous 
od'ranl  des  objets  individuels,  et  ne  vient  pas 
nous  séduire  par  quelque  association  acci- 
dentelle. >>  [Eléments  de  la  philosophie  de 
l'esprit  humain,  chap.  4,  scct.  2.) 

Ce  que  nous  nions  à  Siewart,  c'est,  pre- 
mièrement, que  notre  attention  s'arrête,  dai^s 
le  cas  qu'il    propose,  sur  de  simples  signes. 

Nous  concevons  que  les  parties  qui  parais- 
sent devant  un  juge  peuvent  lui  être  désignées 
par  des  noms  vrais  ainsi  que  par  des  noms 
fictifs,  ou  par  les  lettres  de  l'alphabet;  mais, 
(|u'esl-ce  à  dire?  Qu'il  s'agit  ici  de  noms 
arbitraires,  tels  que  sont  les  noms  propres,  et 
(ju'il  est  très-inditférent  d'employer  l'un  plutôt 
(juc  l'autre.  Cette  indifférence  tombe  sur  les 
signes  et  non  sur  les  idées,  ce  qui  prouve 
que  la  pensée  du  juge  se  reporte  et  s'arrête 
sur  l'idée  exprimée,  sans  s'occuper  du  signe 
même;  ou  plutôt,  peu  lui  importe  le  signe: 
il  est  tiès-indiO'érenl  pour  lui  qu'il  soit  ciian- 
gé,  pourvu  qu'en  le  changeant  on  ne  change 
pas  aussi  l'idée,  et,  par  conséquent,  pourvu 
qu'on  substitue  au  premier  signe  un  second 
signe  susceptible  de  représenter  l'idée  dont 
il  a  besoin.  Et  cela  devient  plus  facile  pour  les 
noms  propres  ;  car,  n'ayant  qu'une  connexion 
tout  arbitraire  avec,  la  chose  nommée,  celte 
chose  peut  être  désignée  par  telle  expression 
ou  par  telle  autre,  à  volonté  ;  par  une  lettre, 
par  une  syllabe,  par  un  mot  de  plusieurs  syl- 
labes, par  un  signe  quelconque.  Mais  il  n'en 
est  pas  ainsi  pour  les  noms  communs,  ou 
termes  généraux;  du  moins,  le  même  fait  n'a 
pas  lieu  avec  autant  d'étendue  :  cependant^ 
il  arrivera  quelquefois  que  l'on  pourra  trouver 
un  synonyme,  c'est-à-dire  un  mot  qui  expri- 
me la  même  notion  commune.  C'est  ce  qui 
prouve  que,  dans  les  raisonnements,  on 
peut  fort  bien  substituer  un  signe  à  l'autre, 
pourvu  toutefois  que  l'on  conserve  les  idées; 
car  les  raisonnements  reposent  sur  les  idées 
et  non  pas  sur  les  signes  ;  et  les  signes  ne  sont 
utiles  qu'en  tant  qu'ils  expriment  et  rappel- 
lent les  idées.  11  s'en  faut  donc  de  beaucoup 
que  l'on  puisse  raisonner  avec  de  simples 
signes  sans  y  attacher  aucune  idée.  Au  con- 
traire, les  signes  sont  susceptibles  d'arbitraire, 
tandis  que,  dans  les  idées,  il  ne  peut  y  avoir 
aucun  arbitraire.  Les  signes  peuvent  être 
changés,  pourvu  que  l'on  conserve  les  idées. 
L'exemple  de  Stewart  prouve  donc  justement 
le  contraire  de  ce  qu'il  voulait  démontrer. 

C'est  ce  qui  deviendra  plus  manifeste  à  me- 
sure que  l'on  considérera  plus  attentivement 
cet  exemple.  S'il  n'est  pas  nécessaire  que  le 
juge  sache  les  véritables  noms  des  parties, 
c'est  tout  simplement  parce  qu'il  ne  lui  est 
point  nécessaire  de  connaître  les  individus 
mêmes,  ni  leurs  relations  particulières  et 
étrangères  à  leur  cause:  il  lui  suffit  de  connaî- 
tre ce  qui  a  rapport  à  la  cause  agitée  devant 
lui.  Le  véritable  nom  les  fait  connaître  com- 
me individus  ;  leur  nom  fictif,  ou  les  lettres 
de  l'alphabet  avec  lesquelles  on  les  désigne, 
les  font  connaître  comme  appartenant  à  un 
genre  de  choses,  c'est-à-dire,  comme  dr^shom- 


181 


GEN 


PSYCHOLOGIE. 


GEN 


182 


vies  ayant  entre  euxtes  relations  qui  résultent 
de  la  cause  dont  il  est  question,  eC  rien  de 
phis.Vonr  les  connaître  sous  ce  dernier  point 
lie  vue,  le  juge  doilavoir  dos  idées  générales 
et  abstraites  ;  caries  relations  d'un  individu 
avec  un  autre  ne  sont  que  des  idées  géné- 
rales et  en  dehors  de  l'individualité.  Les 
hommes  qui  ont  toiles  relations,  plutôt  que 
telles  autres,  appartiennent  donc  à  ce  que 


Art.  XXXL  —  Vonrlmion  :  —  Les  philosophes 
l'cussais,  seiilanl  leur  iiupnissance  à  voiucn  la 
(iifficnUé  proposée,  ont  (nil  de  vains  efforts  pour 
réliiiiiner  de  la  philosophie. 

Malgré  leur  art  et  leur  talent,  il  est  donc 
Impossible  aux  philosophes  écossais  de  dé- 
truiie  l'existence  des  idées  générales;  idées 
dont  on  ne  pourrait  parler  d'ailleurs,  et  dont 


l'on  peut  nommer  une  espèce  accidentelle  for-  on  n'aurait  parlé  jamais,  si  elles  n'existaient 

niée  par  ces  momos  relations.  Ainsi,  la  sub-  pas.  Ainsi  donc,  cette  école  ne  peut  se  féliciter 

stitution  des  noms  lictifs  aux  véritables  noms  d'avoir  éliminé,  connue  elle  en  a  la  conviction 

des  parties  n'a  produit   d'autre   'changement  flatteuse,  un  problème  qui,  de  l'aveu  de  Stc- 

dans  l'idée  du  juge,  que  la  substitution  d'une  wart,  a  toujours  été  regardé  comme  un  des 

idée  générique  à  une  idée  individuelle.  Or,  plus  difficiles  de  la  métaphysique.  Pour  nous 

le  poser  encore,  réduit  à  son    expression  la 


qu'est-ce  que  Stewart  veut  prouver  par  son 
exemple?  Que  l'on  n'a  pas  besoin  des  idées 
de  genre  ?  On  ne  pouvait  donner  une  nicil 
leure  démonstration  du  contraire.  11  se  pro 
posait  d'établir  (ju'on  peut  faire  un  raisonne 
nient  sans  idées  générales  ;  au  lieu  de  cela,  ses 


plus  sim|)le,  ce  problème  de  l'origine  des 
idées  générales  se  funiiule  ainsi  :  «  L'enten- 
dement humain  ne  peut  se  former  des  idées 
générales  sans  un  jugement.  Mais  il  ne  peut 
former  un  jugement  sans  avoir  préalablement 


tlorts  aboutissent  à  démontrerque  l'on  peut     des  idées  générales.  11  est  donc  nécessaire d'ad- 


faire  un  raisonnement  sans  idées  individue 
les,  et  seulement  avec   des  idées   générales. 
Voilà  le  résultat  de  sa  méprise. 

Les  individus  ne  sont  donc  pas  les  seuls  ob- 
jets de  la  pensée  humaine,  et  les  signes  ne 
|)euvent  tenir  lieu  des  idées  générales.  Pour 
raisonner,  l'entendement  a  encore  plus  besoin 
de  ces  dernières  idées  ({ue  des  idées  individuiîl- 
los.  Car  on  peut  former  un  raisonnement  où 
l'onforaitabstractiontotaledesindividus,  com- 
me dans  l'exemple  allégué  par  Stewart  (38j; 


mettre  dans  riiommc  quelque  idée  générale 
innée,  et,  par  consétjuent,  préexistante  à 
tous  ses  jugements';  ou  bien,  si  l'on  ne  veut 
rien  reconnaître  d'inné,  il  faut  trouver  une 
autre  manière  de  résoudre  cette  difficulté.  » 
Dans  les  deux  cas,  il  faut  qu'une  vraie 
philosophie  résolve  le  problème  :  et  rexameii 
au(iuel  nous  avons  soumis  jusqu'ici  les  systè- 
mes où  l'on  veut  rendre  raison  des  opéi'alions 
de  l'esprit  sans  admettre  rien  ou  presque  rien 
(39)  d'inné  en  lui,  démontre  qu'ils  ne  j)euvenl 


mais  il  est  impossible  de  concevoir  comment^     fancluîr  le  nœud  de  la  question,  et  que  leurs 
sans  les  idées  générales,  on  formerait  un  rai-     f  "^^'T  ".  H"  °"^  ^"^^  ^^^^^  suffisamment  senti 


sonnement  quelconque:  en  ellet,  lors  môme 
qu  un  raisonnement  roule  sur  de  simples  indi- 
vidus, ou  ne  peut  s'empêcher  de  les  considé- 
rer comme  doués  de  qualités  communes  ou  de 
communes  relations. 


la  difficulté. 


Yoy 


GENERATION    INTELLECTUELLE. 
Langage,  §  IIL 

GENRES,   ESPÈCES.  Voy  Langage,  §    V. 


(38)  Une  aiilre  cause  qui  sembla,  avoir  jeté  Ste- 
warl  dans  l'crrcuc  relalivcineni  à  rexisleiice  des 
idées  tiénéralcs,  c'est  qu'il  n'a  pas  observé  que  It'S 
relaiions,  on  ra|)pnrls  des  choses,  se  résolvent  en 
anlanl  d'idées  générales  ei  sonl  te  l'on.len)enl  des 
noms  coniniuns  aussi  bien  que  C3  qu'un  appelle 
qualilés  communes.  En  elfet,  un  nom  connnnn  dési- 
gne nn  être  lanl  par  une  qualité  commune  que  par 
une  de  ses  rtlalions.  Ainsi,  quand  je  prononcK  le 
nom  connnun  homme,  je  désigne  l'individu  d'un 
genre  (jui  esl  formé  par  la  qualité  coninmne  huniu- 
iiilé  :  quand  au  contraire,  je  dis  fils,  je  désigne 
l'individu  du  genre  formé  par  la  reiaiion  de  filia- 
.'iw»,  commune  aussi  à  beaucoup  u'individus.  IJonc, 
concevoir  un  rapport,  c'est  avoir  une  idée  géné- 
rale, c'esl-à-dire  une  de  ces  idées  (pii  formenl  les 
genres  et  qui  donnent  lieu  aux  nonio  «ommuns.  Si 
Sicvvarl  avait  lail  celle  remarque,  il  n'aurait  pas 
cru  avoir  démonlié  la  non-exisli-nce  des  idées  gé- 
inirale>,  en  leur  subsiiluanl  les  idées  de  rapport,  il 
n'aurait  pas  cru  avoir  démonlié  (lu'un  raisonne- 
ineui  |ieiu  être  compris  sans  i(!ées  générales,  et 
seuieuienl  au  moyen  des  idées  de  rapport.  Voici 
ses  paroles  :  «  Il  suit  de  ce  que  nous  avons  dit,  que 
l'asscnlimeul  domié  à  la  contlusinn  d'irn  syllogisme 
ne  résulte  poini  de  l'examen  des  notions  exprimées 
dans  les  propositions  dont  il  se  compose,  mais  uni- 
quement des  rapports  (jui  unissent  entre  eux  les 
niots  qui  les  expriment,  t  Le  fait  esl  (|ue  duns  nn 
syllogisme  (c'est  ce  qui  est  adiuis  des  di;ux  cy;és  cl 


qui  prouve  précisément  la  né(essité  des  idées  eë- 
néralos),  la  cimchision  n'est  qu'nn  cas  particulier 
d'un  axiome  général  (et  non  pas  de  simples  signes, 
par  conséquent),  que  fon  peut  énoncer  ainsi  :  Ce 
qui  esl  vrai  universellement  d'un  certain  signe,  est 
vrai  de  tous  les  individus  que  l'on  peut  désigner  par 
ce  signe  :  il  ne  s'agit  nullement  du  signe  dans  le 
syllogisme,  mais  toujours  de  la  cliose  désignée.  — 
El  voici  l'étrange  conséquence  que  Siew.irt  lire  de 
ces  principes:  «  Kii  admetlanl  donc  que  l'ensemble 
du  raisonnement  puisse  toujours  so  résoudre  eu 
une  suite  de  syllogismes,  il  résulte  que  celle  opc- 
raii(Mi  de  l'intelligence  ne  fournil  aucun  argument 
en  faveur  de  l'existence  de  (pielque  cliose  qui  cor- 
responde aux  termes  généraux,  et  tjui  soil  distinui 
d' s  individus  auxquels  ces  ternies  sonl  applica- 
bles, i  (Eléments  de  la  philosophie  de  l'esprit  humain, 
rhap.  4,  sect.  2.) 

(59)  Je  dis  presque  rien,  car  l'école  ccossai«o, 
en  adnielianl  que  l'Iiounne  parvient  à  la  connais- 
sance des  corps,  non  p;irce  que  les  sensations  eu 
piésenteul  l'image,  mais  au  moyen  d'une  sort»; 
il'inspirali(m  on  faiulié  d'un  genre  tout  particulier 
par  laquelle  riiomme  perçoit  le  corps  à  l'occasion 
des  sensations  ;  l'école  écossaise,  dis-je ,  rei  onnaîl 
par  cela  nêuie,  en  lait  de  choses  innées,  nu  peu 
plus  que  le  système  de  Loïke  ou  de  Coudillac.  Elle 
reconnaît  une  puissance  nouvelle  et  particulière, 
(Iuoi(juc  obscure  el  loulc  mystérieuse. 


183 


GOU 


DTCTIONNAIUE  DE  nilLOSOrilIE. 


GOU 


18i 


GOUT  (Sens  du).  —  C'est  h  ce  «;cns  que 
nous  devons  la  notion  des  saveurs. 

Dans  le  langage  physiologique,  on  désigne 
sous  le  nom  de  saveur,  tanlùt  la  sensation 
jiarticulière  qui  résulte  de  l'action  des  corps 
sapidos  sur  l'organe  du  goût,  tantôt  la  qua- 
lité inhérente  et  propre  à  ces  corps  cux- 
mômes.  En  choisissant  la  dernière  désigna- 
tion,  nous  reconnaissons  néatunoins  que  la 
saveur  n'est,  dans  cette  classe  de  corps, 
qu'une  manière  d'être  relative,  une  qualité 
perceptible,  et  qu'elle  n'existe  réellement 
(jue  par  le  rapport  qui  s'établit  entre  les  sub- 
stances sapides  et  l'organe  apte  à  en  rece- 
voir l'impression. 

C'est  en  vain  qu'on  s'est  efforcé  de  décou- 
vrir la  cause  intime  de  la  sapidité  et  de  ses 
diverses  nuances;  on  n'a  produit  que  des 
hj'polhèses  sans  fondement.  Bellini,  Rob, 
lîoule,  etc.,  s'expliquent  la  diversité  des  sa- 
veurs par  les  formes  différentes  des  molé- 
cules des  corps  sapides  ;  d'autres,  pour  rendre 
compte  de  la  qualité  propre  h  ces  derniers,  y 
admettent  un  principe  spécial  qui  leur  est  in- 
timement uni,  etc.  Mieux  vaut  avouer  notre 
ignorance  que  d'émettre  des  ex[)licalions  fon- 
dées sur  des  erreurs,  ou  recueillies  dans  les 
ténèbres. 

Du  reste,  les  saveurs  naturelles  ou  artifi- 
cielles sont  tellement  diversifiées,  et  se  com- 
Iiinent  de  tant  de  manières,  qu'elles  se  jouent 
(I(îs  oiforts  de  classifications  auxquels  elles 
«mt  donné  lieu.  Faut-il  rappeler  que  Galien 
divisait  les  saveurs  en  austères,  acerbes,  amè- 
res,  salées,  âi-res,  acides,  douces  et  grasses; 
que  Jîoiirhaave  les  distinguait  en  primitives, 
<omme  l'acide,  le  doux,  l'amer,  le  salé,  l'Acre, 
l'alcalin,  le  spiritueux,  l'acerbe,  l'aromatique, 
et  en  composées,  c'est-à-dire  résultant  de  la 
combinaison  des  saveurs  primitives  ;  que 
Linné,  les  opposant  entre  elles,  les  paila- 
geait  en  salées  et  visqueuses,  sèches  et  aqueu- 
.ses  ,  styptiques  et  grasses ,  Acres  et  douces  ; 
que  Ilàller  admettait  l'acide,  le  doux,  l'amer, 
le  salé,  le  spiritueux,  puis  l'acerbe,  l'austère, 
l'urineux,  l'aromatique,  le  nauséeux  et  le 
putride? 

Une  distinction,  établie  instinctivement  par 
les  animaux  eux-mêmes,  est  celle  qui  divise 
les  saveurs  en  agréables  et  désagréables  ;  elle 
semble  être  aussi  la  plus  importante,  car  les 
corps  dont  la  saveur  déplaît  sont  le  plus  sou- 
vent nuisibles  à  l'économie,  et  ceux  qui  plai- 
sent au  goût  sont,  en  général,  utiles  à  la 
nutrition.  Mais  les  considérations  suivantes 
l)Ourronl  servir  à  démontrer  qu'il  ne  saurait 
y  avoir  rien  de  fixe,  rien  d'absolu  dans  une 
pareille  distinction. 

Bien  des  influences  diverses  peuvent  modi- 
fier la  gustation,  et  par  suite  nos  idées  sur 
les  saveurs.  Et  d'abord,  qui  ne  sait  (|ue  telle 
saveur  qui  plaît  à  une  es[>èce  animale,  h  un 
individu,  est  repoussante  pour  une  autre  es- 
pèce, pour  un  autre  individu?  Ajoutons  que 
l'habitude,  l'âge,  la  maladie,  l'état,  de  vacuité 
ou  de  plénitude  de  l'estomac,  etc.,  peuvent 
singulièrement  changer  les  appétences  (.e 
notre  goût. 


Les  Siamois  et  les  habitants  du  Bengal^ 
mangent,  dit-on,  avec  délices  des  œufs  cou- 
vés et  5  moitié  pourris;  les  Esquimaux  boi- 
vent do  l'huile  de  phoque  de  préféreïice  à 
l'eau  pure  répandue  en  abondance  autour 
d'eux;  les  Espagnols,  les  habitants  du  midi 
de  la  France  font  un  grand  usage  de  l'ail ,  de 
l'oignon,  et  les  mangent  avec  plaisir  à  l'état 
de  crudité,  quoique  les  saveurs  de  ces  sub- 
stances crues  déplaisent  h  un  fort  grand  nom- 
bre de  personnes;  il  est,  au  contraire,  des 
individus  qui  repoussent  les  saveurs  alcooli- 
ques et  sucrées,  bien  qu'elles  soient  trouvées 
généralement  agréables,  etc.  «  L'imagination, 
dit  Lecat  {Traité  des  sensations,  l.  Il,  p.  228, 
Paris,  \1G1),  entre  pour  sa  part  dans  la  sensa- 
tion du  goût  aussi  bien  que  dans  toutes  les 
autres.  Pourquoi  est-ce  que  je  haïssais  jadis 
l'amertume  du  café,  et  qu'elle  fait  aujour- 
d'hui mes  délices?  Pourquoi  la  première  huî- 
tre (|ue  j'ai  avalée  m'a-t-elle  fait  autant  d'hor- 
reur qu'une  médecine,  et  qu'insensiblement 
ce  mets  est  devenu  un  de  mes  plus  friands 
ragoûts?  Cependant  l'action  du  café  et  des 
huîtres  sur  mes  organes  n'a  pas  changé.... 
Tout  le  changement  est  donc  du  côté  de 
l'Ame,  (jui  ne  se  forme  plus  les  mêmes  idées 
à  l'occasion  des  mêmes  impressions.  Il  n'y  a 
donc  pas  d'idées  attachées  essentiellement  à 
telles  ou  telles  impressions,  au  moins  il  n'y 
en  a  pas  que  l'Ame  ne  puisse  changer.  De  là 
viennent  ces  goûts  de  mode,  ces  ragoûts  ché- 
ris dans  un  pays,  détestés  dans  d'autres;  de 
là  vient  enfin  qu'on  s'accoutume  au  désagréa- 
ble, et  qu'on  le  métamorphose  quelquefois 
en  un  objet  de  plaisir.  ^>  C'est  ainsi  que  l'ha- 
bitude, selon  son  degré,  fait  juger  tour  à  tour 
agréable  ou  désagréable  une  saveur,  qui,  pri- 
mitivement, avait  déplu,  ou  avait  été  recher- 
chée. 

Tandis  nue  la  faim  donne  un  grand  prix  à 
la  saveur  de  certains  aliments,  la  satiété  rend 
la  même  saveur  presque  insupportable.  Un 
mets  estimé,  qui,  par  une  circonstance  quel- 
conque, a  provo(|uô  une  indigestion,  répu- 
gne, pendant  un  certain  temps,  au  sens  du 
goût. 

Les  aliments  les  plus  délicats  sont  sans  sa- 
veur, terreux  ou  amers,  quand  l'estomac  est 
malade  :  un  dégoût  insurmontable,  une  répu- 
gnance invincible  s'opposent  à  ce  que  cer- 
tains d'entre  eux  soient  ingérés;  et  les  impres- 
sions que  produisaient  naguère  sur  l'organe 
gustatif  les  substances  soumises  à  son  explo-i 
ration  ont  entièrement  changé  de  nature.  '. 
L'encéphale  et  les  nerfs  sensoriaux  ont  de- 
meuré ce  qu'ils  étaient;  mais  la  langue  s'est 
couverte  d'un  enduit  muqueux  ou  bilieux,  et 
tout  produit  sur  elle  une  impression  fade  ou 
amère.  C'est  ainsi  que,  par  ses  aberrations, 
le  goût  témoigne  de  la  solidarité  intime  qui 
existe  entre  lui  et  l'organe  principal  de 
la  digestion  :  aussi  son  retour  à  l'état  nor- 
mal est-i;  comme  un  gage  de  la  convale- 
scence. 

On  connaît  la  singulière  tendance  de  cer- 
tains enfants,  de  filles  chloroticiues,  ou  de 
femmes  enceintes  à  se  nourrir  d'aliments  iu- 


185  GOU 

usités,  et  de  substances  plus  ou  moins  dôgoiV 
tantes.  Baudelccque  cite  de  curieux,  exemples 
de  femmes  qui,  dès  le  moment  où  elles  avaient 
conçu,  prenaientdudégoût  pour  certains  ali- 
ments qu'elles  aimaient  beaucouo  aupara- 
vant. 

Telle  saveur,  qui,  dans  un  Age  de  la  vie, 
paraissait  agréable,  ne  l'est  plus  dans  un  au- 
tre; recherchée  dans  l'enfance,  elle  offusque 
le  sens  du  vieillard.  L'enfant  préfère  les  sub- 
stances douces  et  peu  sapides;  l'homme  mûr, 
surtout  le  vieillard,  recherchent  les  mets  for- 
tement savoureux,  ou  de  haut  goiU. 

Il  n'est  pas  aussi  facile  qu'on  pourrait  ".e 
croire  de  préciser  le  siège  du  goût.  Quand 
une  substance  sapide  est  introduite  dans  la 
bouche,  l'impression  spéciale  qu'elle  y  déter- 
mine semble  se  faire  sentir  indistinctement 
dans  toutes  les  parties  de  cette  cavité,  tant 
est  grande  la  mobilité  de  la  langue,  tant  est 
rapide  la  ditfusion  de  la  salive  imprégnée  des 
molécules  sapides.  Et  pourtant,  tous  les  points 
de  la  muqueuse  buccale  ne  jouissent  pas  de 
Ja  faculté  d'être  impressionnés  par  les  sa- 
veurs, comme  chacun  peut  le  reconnaître  sur 
soi-même,  en  prenant  les  précautions  conve- 
nables. C'est  à  l'aide  de  ces  précautions,  qui 
consistent  à  isoler  complètement  chaque  partie 


PSYl^IIOLOGIE. 


GOU 


186 


langue,  en  l'engageant  dans  î  n  sac  de  par- 
chemin très-souple  et  ramolli ,  ont  conclu  de 
leurs  expériences  :  Pque  les  lèvres,  la  partie 
interne  des  joues,  la  voûte  palatine,  les  pi- 
liers du  voile  du  palais,  la  face  dorsale  et  la 
face  inférieure  de  la  langue,  sur  le  pha- 
rynx, sont  tout  à  fait  étrangers  5  la  percep- 
tion des  saveurs;  2°  que  l'exercice  du  sens 
du  goût  n'a  lieu  que  dans  la  partie  posté- 
rieure et  profonde  de  la  langue ,  au  del<i  d'une 
ligne  courbe  à  concavité  antérieure,  passant 
par  le  trou  borgne,  et  joignant  les  deux  bords 
(le  l'organe  en  avant  des  piliers;  sur  les  bords 
de  la  langue,  dans  toute  leur  épaisseur,  et  sur 
une  surface  d'environ  deux  lignes,  qui  les  pro- 
longe et  les  unit  h  la  face  dorsale;  sur  sa 
pointe,  avec  un  prolongement  de  quatre  ,\ 
cinq  lignes  sur  la  face  dorsale,  et  d'ime  <> 
deiix  sur  la  face  inférieure;  enfin,  sur  une 
l)etile  surface  du  voile  du  palais,  située  à  peu 
près  au  centre  de  sa  face  antérieure. 

Ainsi,  d'après  ces  deux  derniers  expéri- 
mentateurs, si  l'on  excepte  le  point  qu'ils  in- 
diquent sur  le  voile  du  palais,  la  langue  est  le 
s»<^ge  unique  du  goût,  et  encore  toutes  ses 
parties  ne  concourent-elles  pas  «^  l'exercice 
de  ce  sens.  Au  contraire,  pourVernière  [Mcm. 
vt  rec.  cit.),  le  champ  des  surfaces  gustatri- 


de  la  bouche  dont  on  veut  apprécier  la  pro-  ces,  beaucoup  moins  restreint,  s'étend  h  d'au- 

priété  gustative,  que,  de  nos  jours,  i)lusieurs  très  organes,  tels  que  le  pharynx  et  le  voile 

expérimentateurs  se  sont  applifpiés à  reclier-  du  palais  avec  ses  piliers;  aussi  cet  auteur 

cher  le  véritable  siège  du  goût.  Mais,  comme  f<iit-il  observer  (pie  l'organe  du  goût,  pris 

cela  arrive  trop  souvent  en  phvsiologie,  pour-  <lans  son  ensemble,  se  présente  sous  la  forme 

(juoi  faut -il  qu'on  ne  trouve  pas  dans  les  ré-  d'un  c(>ne,  dont  le  sommet  est  sur  la  pointe 

sullats  qu'ils  annoncent  toute  la  concordance  de  la  langue,  et  la  base  vers  le  pharynx  ;  d'où 


désii-able? 

En  se  servant  d'une  petite  éponge  attachée 
?»  l'extrénulé  d'une  mince  tige  de  baleine, 
])Our  porter  plus  commodément  la  substance 
savoureuse  sur  chaque  endroit  qu'il  voulait 
explorer,  Ant.  Vernière  [Sur  le  sens  du  goût, 
dans  le  Journ.  des  progrès,  etc.,  t.  III,  p.  208, 
et  t.  IV,  p.  211);  ISS"!)  aflirmc  avoir  trouvé 
constamment  insensible  aux  saveurs  la  niem- 
J)rane  muqueuse  de  la  voûte  palatine  (poition 
osseuse),  des  gencives,  des  joues,  des  lèvres, 
de  la  région  moyenne  et  dorsale  de  la  langue, 
tandis  qu'il  ainait  reconnu  la  sensibilité  gus- 
tative dans  la  nujqueuse  qui  recouvre  les 
glandes  sublinguales,  la  face  inbMieure,  la 
jioinle,  les  bords  eA  la  base  de  la  langue,  les 
î)ilicrset  les  deux  faces  du  voile  du  palais  (40), 
les  amygdales ,  et  enfui  le  pharynx  lui- 
même. 

Trois  années  après  la  publication  du  tra- 
vail de  Vernière,  J.  Guyot  et  Adniyrault  [Mé- 
moire sur  le  siège  du  goût  chez  l'homme,  Paris, 
18.30.  —  Extr.  du  Bulletin  des  se.  méd.  de 
Férussac,  t.  XXt,  p.  18),  ayant  isolé  des  par- 
lies  environnantes  la  partie  antérieure  de  la 

(40)  En  parlnnl  de  I.t  liioUc,  Yernièro  dit  qu'elle 
ne  lui  :(  p:>s  semltté  être  plus  sPiisil)lo  aux  .saveurs 
(|ue  les  antres  parlies  dn  voile  dn  pulais. 

(il)  ?)E  Ju^sicii,  snr  la  manière  dont  une  fille 
sans  lanj^ue  s'aciimiie  îles  lonclions  qui  dépcndenl 
de  cei  organe.  Mcm.  de  IWcail.  des  ne,  171<S,  p.  0. 
—  RjLANO,  de  Sanniur,  A'jlossosloitio'jritphie.   — 


il  résulte  qu'au  fur  et  à  mesure  que  l'aliment 
avance,  il  doit  développer  des  sensations  plus 
étendues  et  plus  vives,  qui,  suivant  leur  na- 
ture, excitent  à  le  rejeter,  ou  h  en  opérer  la 
dé.;lutition.  Puisfiue,  d'ailleurs,  les  .sensations 
sai)ides  peuvent  encore  se  développer  en  l'ab- 
sence de  la  langue,  cela  tend  à  prouver  que, 
en  effet,  cet  organe  n'est  j)as  le  seul  déposi- 
taire du  goût  (41). 

«  J'ai  reproduit  sur  moi-même,  et  sur  un 
assez  grand  nombre  d'autres  personnes,  dit 
RI.  Longet,  les  expériences  de  Vernière,  de 
J.  Guyot  et  AdmyrauU,  avec  toutes  les  pré- 
cautions indiquées  par  leurs  auteurs.  Voici, 
en  peu  de  mots,  les  résultats  de  m(;s  recher- 
ches. Ces  résultats  concordent  généralement 
avec  ceux  de  Vernière;  seulement  1"  je  ne 
crois  devoir  admettre  la  sensibilité  gustative 
ni  pour  la  mu(pieuse  qui  revêt  la  face  supé- 
rieure du  voile  du  palais,  ni  pour  celle  qui 
recouvre  les  glandes  sublinguales  et  la  face 
inférieure;  de  la  larjgue;  2°  je  ne  regarde  pas 
comme  absolument  dépourvue  de  ce  mode 
de  sensibilité  la  région  supérieure  et  moyenne 
de  la  langue. 

Hmi  LAT-SAVAniN,  riitjsiol.  du  goût,  l.  I,  p.  75.  5* 
cdi".,  i'aiis,  1838,  etc. 

Noin.  Il  me  semble  pourtant  jnsie  de  faire  ob- 
server que  jamais  i'aldiilion  de  la  langue,  quand 
elle  a  (jié  l'ouvrage  des  hommes,  ne  s'est  étemine 
liii'n  avani,  cl  que  toujours  on  a  laissé  une  partie  de 
sa  base  d'ailleurs  bi  sensible  aux  saveurs. 


IS^  GOU  DICTIONNAIRE 

«  J'ai  essavt'  d'c'lablir  la  topographie  du 
sens  ài.1  goilt  chez  quelques  animaux  supé- 
rieurs (chiens,  moutons,  lapins),  en  me  ser- 
vant le  {/lus  ordinairement  d'une  décoction 
aqueuse  très-concentrée  de  coloquinte  :  les 
signes  de  dégoût  se  sont  manifestés  seule- 
ment lorsque  cette  substance  a  été  mise  en 
contact  avec  la  langue  ou  l'arrièrc-bouche. 
La  difliculté,  en  expérimentant  sur  le  palais, 
les  gencives,  les  joues  et  les  lèvres,  consiste 
à  fixer  la  langue.  Quant  aux  mâchoires,  on  les 
maintient  facilement  écartées,  à  l'aide  d'un 
morceau  de  bois  ou  de  liège  arc -bouté  entre 
les  dents. 

«  En  résumé,  nos  propres  expériences  ten- 
dent toutes  à  établir  que  l'impressionabilité 
aux  saveurs  se  rencontre  exclusivement  dans 
les  points  où  le  glosso-pharyngien  et  le  ra- 
meau lingual  du  trijumeau  distribuent  leurs 
lilets  (i2j.  » 

Depuis  la  publication  de  leur  premier  mé- 
moire, qui  avait  seulement  pour  but  de  dé- 
terminer le  siège  du  goût  et  de  fixer  les  li- 
mites dans  lesquelles  ce  sens  s'exerce,  J.  Guyot 
et  Admyrault  [Arcli.  yénér.  de  méd.,  2'  série, 
t.  XIII,  p.  51  ;  1837)  ont  poussé  plus  loin  leurs 
investigations.  Ils  se  .sont  demandé  :  1°  si  les 
surfaces  gustatives  perçoivent  les  saveurs  avec 
la  même  énergie  dans  toute  leur  étendue;  2°  si 
ces  surfaces  perçoivent  indifféremment  toutes 
les  saveurs;  3°  si  un  corps  sapide  donne  dans 
toute  l'étendue  de  l'organe  du  goût  une  sa- 
veur identique. 

Ces  expérimentateurs  résolvent  la  première 
question  par  la  négative,  et  ils  assignent  aux 
diverses  parties  gustatives  le  rang  suivant, 
fondé  sur  leur  degré  de  finesse  et  d'aptitude  à 
être  impressionnées  par  les  saveurs  :  la  base 
ou  partie  postérieure  de  la  langue;  sa  pointe, 
ses  bords;  le  voile  du  palais. 

Quant  à  la  seconde  question,  ils  avancent 
que  certains  corps  sapides  (et  de  ce  nombre 
sont  le  lait,  le  beurre,  l'huile,  le  pain,  les 
viandes  et  une  grande  quantité  de  substances 
surtout  alimentaires)  ne  font  éprouver  à  la 
partie  antérieure  de  la  langue  qu'une  impres- 
sion de  tact,  et  que  c'est  seulement  en  arrière 
que  leur  saveur  caractéristique  se  manifeste. 
Mais  il  m'a  toujours  semblé  qu'en  prenant 
le  soin  de  se  pincer  le  nez  ,  tout  en  mâ- 
chant ou  avalant  ces  substances,  elles  parais- 
saient insipides,  et  gu'on  avait  dû  confon- 
dre leur  arôme  spécial  avec  leur  prétendue 
saveur.  On  pourrait  penser,  disent  J.  Guyol 
e,t  Admyrault,  que  le  défaut  d'action  de  ces 
corps  sapides  sur  les  parties  antérieures  de 
la  bouche  tient  à  leur  peu  de  sapidité  ou  au 
peu  de  finesse  du  sens  dans  ces  parties.  La 
solution  de  la  troisième  question  prouverait, 
d'après  eux,  qu'il  n'en  est  pas  toujours  ainsi. 
Un  très-grand  nombre  de  corps,  disent-ils, 
et  particulièrement  les  sels,  présentent  ce  fait 
très -remarquable,  que  la  sensation  produite 


DE  PHILOSOPHIE. 


GOU 


188 


par  eux  sur  les  parties  antérieures  de  la  lan- 
gue est  entièrement  différente  de  celle  qu'ils 
donnent  à  la  partie  postérieure.;  ainsi  l'acétate 
de  potasse  solide,  d'une  acidité  brûlante  h  la 
partie  antérieure  de  la  bouche,  est  amer,  fade 
et  nauséeux  à  la  partie  postérieure  où  il  n'est 
plus  du  tout  acide  ni  piquant.  L'hydrochlo- 
rate  de  potasse  simplement  frais  cl  salé  en 
avant,  devient  douceâtre  en  arrière.  Le  ni- 
trate de  potasse,  frais  et  piquant  en  avant, 
est  en  arrière  légèrement  amer  et  fade.  L'alun 
très-peu  sapide  quand  il  est  solide,  est  frais, 
acide  et  styptique  lorsqu'il  est  broyé  en 
avant  delà  bouche,  tandis  qu'il  donneen  ar- 
rière une  saveur  douceâtre  sans  la  moindre 
acidité.  Le  sulfate  de  soude  est  fraîcheraerit 
salé  en  avant  et  fraîchement  amer  en  arrière. 
L'acétate  de  plomb,  frais,  piquant,  styptique 
en  avant,  est  exclusivement  sucré  en  ar- 
rière, etc. 

Du  reste,  les  saveurs  acides  sont  en  général 
mieux  a[)préciées  par  la  pointe  et  par  les 
bords  de  la  langue;  les  saveurs  basiques  sont 
mieux  reconnues  par  la  base  de  cet  organe 
et  le  plus  grand  nombre  des  corps  sans  aci- 
dité et  sans  alcalinité  donnent  une  saveur 
unique.  Toutefois  il  ne  faudrait  pas  allei-  trop 
loin  dans  cette  voie,  et  croire  que  tous  les 
sels  font  sentir  leur  saveur  acide,  salée,  pi- 
quante, styptique,  à  la  pointe,  et  leur  saveur 
an)ère,  métallique,  basique  à  la  partie  posté- 
rieure de  la  langue;  car  il  existe  en  effet  un 
grand  nombre  d'exceptions  :  ainsi  l'ijydro- 
chlorate  de  soude  a  une  saveur  unique;  en 
goûtant  l'acétate  de  plomb  avec  la  base  de 
ma  langue,  je  perçois  une  saveur  styptique 
ti'ès-prononcée,  et  pas  seulement,  comme  ou 
le  dit,  une  saveur  sucrée,  etc.  Toutes  ces 
généralités  ne  doivent  donc  ôtre  adoptées  que 
comme  un  point  de  vue  sur  lequel  W.  Horrt 
(Uiiber  denGeschmacIissinn  desMenschen,  ein 
Beitrag  zur  Phi/sioL,  etc.  Heidelberg  ;  1825), 
un  des  premiers ,  a  fixé  l'attention  des 
physiologistes:  c'est  en  essayant  une  foule 
de  substances  qu'il  est  arrivé  à  reconnaître 
que  les  unes  donnaient  une  même  saveur 
dans  toutes  les  régions  de  l'organe  gustatif, 
et  que  les  autres  en  déterminaient  une  fort 
différente  suivant  leur  application  au  som- 
met ou  à  la  base  de  la  langue. 

Si,  comme  nous  l'avons  établi  plus  haut, 
la  langue  est  l'instrument  principal  du  goût, 
d'autres  parties,  comme  les  glandes  salivai- 
rcs  et  les  cryptes  mucipares,  le  palais,  les 
dents,  les  joues  et  les  lèvres  concourent  au 
mécanisme  de  la  gustation. 

Les  corps  solides  ne  sont  sapides  qu'au- 
tant que  leurs  molécules  sont  mises  en  rap- 
port avec  la  salive  et  les  humeurs  fol  Meuleu- 
ses qui  lubrifient  la  bouche;  dans  l'état  dt; 
sécheresse  de  notre  langue,  la  saveur  des 
corps  solides  n'est  point  perçue.  La  tritura- 
tion et,  par   conséquent,  l'intervention  des 


(42)  Dedrou  (T/jcjse  )Hrtu<?Hr/i/c,  août  1841),  ayaiil      liié  g'islalive  de   rollc   parlic,    sensil)Hilé  qui  fsl 
Prit  (!es  (ilels  du  ylussopliaryiigieii  qui  imieiil  à      loin 'd'y  cxisler  d'inie    manière  aussi   appréciabl'e 

portion  l)0riZ0nl;ili<  du    vilil<<  ihi   nalMl:     Il  <^^l    iior-         ......   ,1  ....    I...-    ..;i;..r.: 


déc 

la  portion  horizonlaio  du  voile  dii°pa!;iis  il  est  per- 
rns  de  croire  que  ces  filcis  piésidcni  à  la  seiisibi- 


(inc  dans  les  piliers. 


139                          GOU                          PSYCHOLOGIE.  GOU                         190 

dents  sont  nécessaires  à  d'autres  substances  une  sensation  très-vive,  d'autant  plus  pro- 

pour  développer    leur  sapidité.    Pour   bien  noncée  qu'il  offre  plus    de   mollesse  et    de 

sentir  la  qualité  et  l'intensité  d'une  saveur,  points  de  contact,  et  où  il  laisse  une  inques- 

il  importe,  comme  on  le  constate  facilenient  sion  plus  ou    moins   durable,   qu'augmente; 

sur    soi-même,    de    presser   le  corps  solide  encore,  couime  on  le  sait,  l'odeur  qui  dansia 

contre  le  point  sur  lequel   on  veut  expéi-i-  plupart  des  cas  s'exhale  des  alinu;nls. 

menter.  Or,    la  voûte   palatine,   en    agissant  11  y  aurait  eu    beaucoup  d'inconvénients, 

d'une  manière  purement  mécanique,    l'ouï-  dit  Vernière  (/îfc.  c/^,  p.2i2),  à  ce  (|ue,  chez 


nit  à  la  langue  une  surface  solide  et  rugueuse 
contre  laquelle  cet  organe  multiplie  ses  points 
de  contact  avec  la  substance  savoureuse. 
C'est  bien  à  tort  que,  dans  tous  ces  cas,  nous 
rapportons  au  palais  la  moitié  de  l'impres- 
sion gustative;  car  les  choses  se  passent 
absolument  de  la  môn)e  manière  quand  on  a 
recouvert  le  palais  avec  une  pellicule  imper- 
méable et  insipide,   tandis  que,   si  la  pelli- 


l'honmie,  les  [)rincipales  jouissances  du  goût 
eussent  leur  siège  dutis  la  bouche  :  avec  une 
telle  disposition,  nous  aurions  pu  manger 
sans  cesse  en  rejetant  toujours  ce  que  nous 
venons  de  mâcher.  Mais  ce  sens  étant  ce 
qu'il  est,  nous  somaies  intéressés  à  avaler, 
parce  que  ce  sont  surtout  les  impressions 
qui  ont  leur  siège  dans  l'arrière-bouche  que 
nous  aimons  h  nous  procurer,  outre  (jue  la 
cule  est  appliquée  sur  la  langue  et  qu'on  y  résistance  à  l'instinct  qui  nous  |)orte  h  ava- 
dépose  le  corps  sapide,  on  a  beau  ensuite  la  1er  (44),  aqueluue  chose  de  fatigant  et  de  i)é- 
porler  vers  le  palais    et  répéter  les  frotte-     nible. 

ments,  on  ne  perçoit  aucune  saveur.  Quant  Pour  qu'une  perception  sapide  ait  lieu 
aux  lèvres  et  aux  joues,  évidemment  elles  d'une  manière  complète,  il  inqiorte  que  la 
concourent  h  retenir  dans  la  bouche  les  substance  savoureuse  ne  glisse  pas  troj)  rapi- 
corps  sapides  durant  le  temps  nécessaire  à  dément  sur  la  surface  gustatrice;  cette  sub- 
leur impression  sur  l'organe  du  goût;  aussi,  stance  fût-elle  môme  liquide,  il  faut  qu'elle 
dans  les  hémiplégies  faciales,  voii-on  ,  peu-  coule  en  nap[)e  dans  la  bouche  avec  une  cer- 
dant  la  mastication,  les  aliments  sortir  par  la  taine  lenteur  et  (pi'elle  y  soit  retenue  assez 
commissure  labiale  paralysée  ou  s'accumuler  de  temps  pour  donner  lieu  h  resi)ècc  d'imbi- 
entre  les  arcades  dentaires  et  les  joues](43).     bilion  nécessaire  à  l'exercice  du  sens.  Aussi 


«  Nul  doute  que  les  organes  du  goût,  ceux 
de  la  préhension,  de  la  mastication  et  de  la 
déglutition,  ne  soient  dans  le  rapport  de  si- 
tuation le  j)lus  favorable  à  l'exercice  de  la 
fonction  gustative.»  En  effet,  comme  le  font 


le  gourmet,  qui  déguste  des  vins  ou  des 
li(pieurs,  segarde-t-il  bien  de  les  avaler  avec 
précipitation  ;  par  raj)plication  répétée  delà 
langue  à  la  voûte  [)alatine  il  force  ces  llui- 
des  à  se  répandre  à  plusieurs    reprises,  sur 


remarquer  J.  Guyot  et  Admyrault  (Mém.  et     les  bords  et    la    pointe  de  l'organe,  et   re 


rec.cit.,  pag.  22  ),  les  corps  à  peine  humec 
tés  par  le  contact  des  lèvres,  sont  appréciés 
par  l'extrémité  de  la  langue,  qui,  n'ayant 
point  pourl'aider  dans  cette  fonction  lesVes- 
sourcesde  ses  autres  parties,  jouit  d'une  ex- 
trême sensibilité.  L'aliment,  introduit  entre 


nouvelle  ainsi  les  mômes  sensations  :  alors 
les  saveurs,  qui  avaient  échappé  à  son  atten- 
tion pendant  les  premiers  contacts,  Unis- 
sent ])ar  être  perçues  aux  contacts  suivants. 
«  Je  suis  loin,  dit  M.  Longet,  de  regarder 
comme   démontrée    la    part    directe   qu'on 


les  arcades  dentaires,  est  écrasé  par  elles,     accorde  aux  pa|)illes  linguales  danslagusla- 


et  ses  parties  les  plus  ténues,  mêlées  à  la 
salive,  tombent  sans  cesse  en  dedans  et  en 
dehors  de  ces  arcades  ;  la  première  partie 
est  immédiatement  regue  par  les  bords  de  la 
langue,  et  entretient  Ja  sensation  pendant 
tout  le  temps  que  dure  la  mastication  :  lors- 
qu'elle a  cessé,  la  seconde  est  également 
rejetée  sur  ces  bords  par  la  contraction  des 
joues,  et  vient  produire  une  saveur  analogue. 
Mais  bientôt  toutes  les  portions  d'aliments 
réduites  en  pulpe,  réunies  sur  la  face  dor- 
sale de  la  langue,  sont  pressées  contre  la  voûte 
palatine  par  cet  organe,  et  les  sucs  exprimés 
vont  encore  se  rendre  naturellement  sur  les 
bords.  Enfln  le  bol  alimentaire,  poussé  vers 
l'arrière-bouche,  se  trouve  d'abord  pressé  par 
la  part  e  sensible  du  voile  du  palais  et  glisse 


lion  ;  j'en  dis  autant  du  mouvement  qui  leur 
serait  im[)rimé  par  le  tissu  musculaire  sous- 
mufiueux  qu'on  suppose  être  animé  par  la 
corde  du  tympan.  Peut-être,  au  moyen  de 
l'espèce  de  gazon  épais  qu'elles  forment  par 
leur  réunion,  n'ont-cïlles  d'autre  usage  fdu 
moins  les  coni(iuesou  filiformes)  que  d'em- 
pêcher, h  la  surface  de  la  muqueuse  senso- 
riale,  le  glissement  trop  rapide  des  fluides 
inq)régnés  de  saveurs.  On  sait  que  l'extré- 
mité libre  et  les  bords  de  la  langue  sont  en 
partie  dépourvus  de  papilles,  et  que  pour- 
tant, dans  ces  mômes  i)oints  non  pa|)illaires, 
la  sensibilité  gustative  est  exquise;  il  en  est 
de  même  de  la  portion  horizontale ,  des 
)iliers  du  voile  du  palais,  et  de  la  base  de  la 
angue    où   se  rencontrent  de    nombreuses 


ensuite  sur  la  base  de  la  langue,  où  il  produit     glandules,  mais  peu  ou  point  de  papilles  (45). 

(43)  I.cs  niêines  oiiservalions  f|iie  nous  venons  ile 
faire  rcliuivenienl  à  une  (irciemJiie  sensibiliu;  giis- 
lalîve  du  palais,  s'apitliquenl  aux  lèvres  el  aux 
joues.  Il  esl  d'ailleurs  aisé  de  concevoir  (ju'on  ail 
cm  ces  deux  derniers  organes  inipivssionnaldes 
aux  saveurs,  <|uand  on  songe  à  |j  rapidi'ié  avec  la- 
gu  Jle,  pour  dcj^usur,  la  langue  se  ;^lisso  ciure  les 
levre»,  el  à  la  silualion  des  joues  rel:iliven)cnt 
Cu>  LorJi  (ic   la   l.niguo  sur   iesiiucis  celles-ci,  en 


se  conlraclanl,  exprinieni  le  suc  des  aliments  cl  ac- 
crois>eMi  ainsi  la  sensaiion. 

(ii)  C'esl  ce  que  Gertiy  appelle  sensibilité  de  la 
déijliUilion. —  l'Iiijsiol.  philos,  des  sensulious,  elc, 
p.' 71,  Paris,  lUii. 

(i5)  Les  papilles,  dites  calecifornies,  sont  pla- 
cées au  devanl  de  ces  gl.mdules  el  tlisposces  sui- 
vant doux  lignes  obliques  réunies  on  Y  ou\crl  eu 
avuuU 


191                        GOU              DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE.              GOU                    192 

Celte  base  passe  néanmoins  pour  ôlre  la  par-  roclie.  sa[)hir,  glace)  ;  2°  cor|)S  qui  agissent 

tie  la  plus  impressionnable  aux  saveurs,  celle  sur  le  tact  de  la  langue  et  sur  l'odorat  (mé- 

où  elles  persistent  le  plus,  tandis  que  la  face  taux  odorants,  tels  queétain,)  etc.  ;  3"  corps 

dorsale  de  la  langue,  hérissée  de  milliers  de  qui  mettent  en  exercice  le  tact  de  la  langue 

papilles  coniques  et  filiformes,   est  réputée  et  le   goût  (sucre   candi ,  chlorure  de    so- 

rebelle  à  l'action  des  corps  sapides.  Les  papil-  dium    pur;;  4"  corps    qui   intluencenl  h   la 

les  longiformes,  qui  sont  accumulées  au  bout  fois  le  tact  de  la  langue,  le  goût  et  l'odorat 

libre  de  la  langue,  ont  été  surtout  regardées  (iiuiles  volatiles,  pastilles  de  menthe,  de  cho- 

comme  gustatives  :  elles  me  paraissent  bien  colat). 

plutôt  être  des  organes  tactiles  ;   car,  à  la  Depuis     les     recherches    de     Chevreul  . 


pointe  de  la  langue  ,  entre  la  portion  re- 
couverte de  ces  papilles  et  celle  qui  ne 
l'est  pas,  je  trouve,  sous  le  rapport  de  la 
délicatesse  du  tact,  une  différence  énorme 
que  je  ne  constate  point  relativement  au 
goût.  » 

Si  dans  le  but  de  nous  éclairer  sur  certai- 
nes qualités  sensibles  des  corps,  le  goût  et 
l'odorat  combinent  bien  souvent  leur  action, 
ils  peuvent  aussi  agir  isolément.  Des  expé- 
riences fort  simples,  et  faciles^  répéter  sur 
soi-même,  démontrent  que,  parmi  les  sen- 
sations produites  par  des  corps  sapides  ap- 
pliqués sur  la  langue  ,  il  en  est  qu'on  rap- 
porte à  tort  à  cet  organe,  puisqu'en  réalité 


Ant.  Vernière  {Itec.  c«f.  t.IV,p.  222;  1827) 
s'est  appliqué  à  démontrer  que  beaucoup 
d'impressions  réputées  sapides  sont  uni- 
quement tactiles  ;  que,  par  exemple  ,  les 
impressions  d'Acreté,  d'irritation  ou  d'as- 
tringence,  diffèrent  essentiellement  des  sa- 
veurs. 

Du  reste,  quoique  la  sensibilité  tactile  et 
la  sensibilité  gustative  soient  dans  un  rap- 
port assez  exact,  et  que  les  parties  qui  jouis- 
sent d'un  goût  plus  vif,  soient  aussi  douées 
d'un  tact  })lus  délicat,  ces  deux  modes  de 
sentir  n'en  sont  pas  moins  parfaitement  dis- 
tincts, comme  tend  à  l'établir  la  pathologie 
bien  mieux  que  l'expérimentation  :  en  effet, 


\ 


elles  appartiennent  à  la  membrane  pituitaire  ]^  science  possède  aujourd'hui  plusieurs  ob- 

ou  oH'active  :  de  ce  nombre  sont  les  sensa-  servations  de  lésion  de  la  sensibilité  tactile 

tions  dues  au  fumet   {flavour   des  Anglais),  ^j^  j^  langue  avec  conservation  du  goût  (En- 

c'est-à-dire  aux  odeurs  qui  peuvent  se  ma-  cyclographie  des  se.  méd.,  1836,  l"  liv.;  Gaz. 

nifester  pendant  l'exercice  même  du  goût.  ^^^^  ^^  p^ris^  p.  484;  18401.  Cette  particu- 

Aussi,  pour  les  faire   cesser  immédiatement,  ja,.jté  rend  probable,  dans  les  nerfs  glosso- 

sufiit-il  dempécher  l'expiration  de  1  air  par  pharvngien   et  lingual,   l'existence  de  filets 

ene/  en  pinçant  cet  organe  entre  les  doigts,  spéciaux  pour  les  saveurs,  et  d'autres  filets 


Quand  on  n'a  point    encore  accompli  soi- 
même  l'expérience,  on  ne    saurait  se  faire 
une  idée  des  difterences  exlrèmes  qui  exis- 
tent entre  les  sensations  dues   à  une  sub- 
stance sapide    et   odorante,  suivant  que   le 
passage  de  l'air  expiré  par  les  fosses  nasales 
est  libre  ou  interrompu.  Vos  yeux  et  vos  na- 
rines étant  fermés,  faites  déposer   successi- 
vement sur  votre  langue  diverses  espèces  de 
confitures,  par  exemple,  puis   des   crèmes 
aromatisées  l'une  avec  la  vanille,  l'autre  avec 
le  café,  etc.,  et  vous  ne  percevrez  dans  tous 
ces  cas,  qu'une  saveur  douce  et  sucrée,  sans 
pouvoir  jamais   discerner  les  diverses    sub- 
stances  employées.   Le    défaut  de    coopé- 
ration    de    l'odorat    rendant    une  pareille 
distinction  impossible,  il    ne  faut  donc  pas 
s'étonner  de  ce  que  le  goût  ait  paru  à  cer- 
tains observateurs  avoir  un  rôle  plus  limité 
qu'on  ne  le  suppose  généralement;  à  d'autres 
un  effet  combiné  que  produit  l'action  de  la 
langue  en  s'associant  avec  celle  de  l'appareil 
olfactif;  à  d'autres  enfin  de  ne  former  avec 
l'oùorat  qu'un  seul  et  même  sens. 
Toutefois  les  expériences  de  Chevreul  (Des 


pour  les  impressions  sapides. 

Sous  le  rapport  du  développement  et  de  la 
délicatesse  du  goût,  assurément  il  existe  de 
bien   grandes  différences  entre  les  individus 
de  notre  espèce.  «  De  deux  convives  assis  aa 
môme  banquet,   dit  Brillai  Savarin  {Physiol. 
du  goiU,  t.  I,  p.  77,  5'  édit. ,  Paris  1838), 
l'un  est  délicieusement    affecté,    tandis  que 
l'autre  a  l'air  de  ne  manger  que  comme  con- 
traint :  c'est  que  ce  dernier  a  la  langue  fai- 
blement outillée,  et  que  l'empire  de  la  saveur 
a  aussi  se.s  aveugles  et  ses  sourds.  »  D'ail- 
leurs, nul  doute  que  le  goût  ne  puisse  être 
singulièrement  perfectionné  par  l'exercice  : 
le  cuisinier  habile   apprécie  des  saveurs  qui 
échappent  au  vulgaire,  et  va  jusqu'à  en  ana- 
lyser plusieurs  à  la  fois;   les  dégustateurs  de 
profession  ne  se  méprennent  guère  sur  les 
qualités   de    vins  soumis  à  leur  examen,  re- 
connaissent ceux  de  chaque  territoire  d'une 
contrée,    et  désignent  la  propriété  particu- 
lière qui  les  a  fournis,  aussi    bien  que  l'an- 
née de  leur  récolte.  Mais  le  goût  peut  aussi 
s'affaiblir  par  l'impression  trop  prolongée  ou 
tro])  souvent  répétée  des  corps  vivement  sa- 


différcntes  manières  dont  tes  corps  agissent      pides  :  c'est  ce  qui  a  lieu  chez  les  personnes 


sur  l'organe  du  goiit,  dans  le  Joiirn.dephysiol 
cxpérim.  t.  IV,  p.  127  ;  1824  ) ,  en  isolant 
l'impression  gustative  de  l'impression  olfac- 
tive, ont  permis  d'établir  la  séparation  de 
ces  deux  sens. 

Chevreul  a  divisé  les  corps  en  quatre 
classes,  suivant  l'impression  qu'ils  produi- 
sent dans  la  bouche  :  1"  corps  qui  n'agissent 
que    sur  le  tact  de   la   langue   (cristal  de 


qui  font  un  usage  habituel  de  liqueurs  fortes 
ou  d'aliments  de  haut  goût  et  qui  sont  obligés 
de  ranimer  sans  cesse  leur  faculté  gustative 
par  des  impressions  toujours  nouvelles  et 
d'une  croissante  intensiié. 

Plusieurs  physiologistes  admettent  que 
l'état  de  société  influe  notablement  sur  la  fi- 
nesse du  goût,  tant  chez  l'homme  que  chez 
les  animaux.  Ainsi  les  sauvages  qui  se  font 


^Q3  OOU  PSYCHOLOGIE, 

kur  propre  tVlucalion,  elqui  le  [)lus  souvonl  t;èrc  ni;i 
sans  autre  guide  qu'eux-niénies,  sont  obli- 
gés de  choisie  leurs  aliments,  auraient,  tlit- 
on,  le  goût  beaucoup  plus  dévelo|)pé  ijuc 
l'homme  civilisé.  D'un  autre  côté,  on  rap- 
porte que  les  animaux  herbivores  ,  élevés 
dans  les  hautes  montagnes,  ne  paissent  ja- 
mais les  plantes  vénéneuses  qui  s'y  trouvent 
en  abondance  ;  tandis  que  si  l'on  y  conduit 
desanimaui  dovicstiques  de  la  i)laine.  ceu\- 
ci  sont  très-sujets  à  s'empoisonner.  Quant  h 
nous,  nous  croyons  que  dans  ces  divers 
comptes,  on  a 'rapporté  à  l'interveniion  du 
goût  ce  qui  doit  être  mis  sur  le  compte  de 
l'odorat. 

Le  goût  est  facilement  développé  dans  l'en- 
fance :  ainsi  les  tout  jeunes  enfimts,  quoi- 
qu'ils préfèrent  les  substances  douces  et  su- 
crées, boivent  et  mangent  la  plupart  des  ali- 
ments qu'on  leur  présente,  les  plus  grossiers 
comme  les  plus  délicats;  ils  goûtent  si  mal  et 
se  trompent  si  bien  sur  les  saveurs,  qu'en  se 
bornant  à  changer  l'aspect  des  choses  qu'ils 
refusaient  d'abord,  on  les  leur  fait  avaler 
souvent  avec  facilité.  Quoique  le  goût  [)renne 
une  Irès-rapide  extension  à  mesure  qu'on 
avance  dans  la  vie,  d'autres  sensations  ont 
encore  trop  d'activité  pour  qu'il  puisse  deve- 
nir l'objet  d'une  occupation  spéciale  pour  le 
jeune  homme,  et,  dans  la  vivacité  de  son 
gppétit  et  de  ses  préoccupations,  on  voit  ce- 
lui-ci se  montrer  indilférent  à  la  recherche 
des  mets.  11  n'en  est  pas  de  même  dans  l'tlge 
iTiûr  ;  c'est  alors  que  naissent  les  gaslrono- 
liies,  dont  le  plus  souvent  les  dispositions 
particulières  vont  se  perfectionnatit  avec 
l'âge  pour  ne  s'éteindre  qu'avec  la  vie  C'est 


(îOU 
ou  ne  larde  pas  à 


194 
être  vomie  ;  par- 
fois même  il  sullit  (pfelle  soit  applitjuée  à 
la  surface   gusialive  pour  déterminer  déjà  le 
vomissement,  et    les  maladies   de   l'estomac 
)ervcrtissent  le  goût,  comme  pour  avertir 
"individu    que    la   chylilication    ne   saïuait 
s'accomplir  convenablement. 

Assurément,  si  on  le  compare  à  la  vue,  à 
l'ouïe  et  au  toucher-,  lo  goût  fournit  relative- 
menl  peu  de  matériaux  à  l'intelligence,  quoi- 
qu'il puisse  donner  quelques  notions  utiles 
sur  la  conqiosition  chimi(iue  des  corps. 

Ce  sens  maïuiue  de  mémoire,  et  il  nous 
faut  l'iujpression  actuelle  d'un  corps  sapide 
pour  nous  rappeler  que  sa  saveur  nous  était 
déjà  connue  :  aussi,  (juand  en  rêve  nous  as- 
sistons à  un  repas,  nous  voyons  les  mets 
sans  en  savourer  le  goût. 

En  esquissant  l'histoire  comparée  du  goût, 
chez  l'homme  et  les  animaux,  il  importe  de 
se  rappeler  que  ce  sens  a  pour  siège  non- 
seulement  la  langue,  mais  aussi  la  gorge,  aliii 
de  ne  pas  aller  conclure  (lue,  si  chez  beau- 
coup d'entre  eux  la  langue  n'est  point  dis- 
posée pour  le  goût,  celui-ci  man([ue  néces- 
saiiement  ;  il  faut  encore  savoir  que  cet  or- 
gane ne  sert  |ias  seulement  à  la  gustation, 
mais  à  la  mastication,  à  la  déglutition  et, 
chez  certains  animaux,  à  la  préhension  des 
aliments  aussi  bien  (ju'à  un  toucher  fort  dé- 
licat, [lour  ne  pas  se  croire  suflisamnient  au- 
torisé h  juger  de  la  délicatesse  de  leur  goût 
par  l'étendue  de  leur  langue,  le  volume  con- 
sidérable des  nerfs  qu'elle  reçoit,  le  dévelop- 
l)ement  des  papilles  ou  la  tinesse  de  l'épi- 
derme. 
Quand  j'examine   la  langue  de  l'homme, 


qu'en  etl'et  le  goût  survit  h  la  perte  de  tous     que  je  tiens  conq)te  de  son  tissu  llexible,  de 
les  penchants,  de  tous  les  sentiments,  de  tous  '  ^-     -^  -^^    . 

les  plaisirs  ;  c'est  le  dernier  ami  tidèle  à  la 
vieillesse  de  l'homme.     , 

Le  goût,  puissamment  aidé  par  l'odorat,  est 
pour  nous  un  moyen  de  choisir,  ])arm.i  les 
diverses  substances  que  la  nature  nous  pré- 
sente, celles  qui  sont  propres  5  nous  servir 
d'aliuients.  Combiné  avec  l'appétit ,  qui  dé- 
signe la  quantité  des  matériaux  réparateurs 
que  l'organisme  réclame,  le  goût,  en  rendant 
la  mastication  agréable,  nous  invite  par  le 
plaisir  à  réparer  les  pertes  continuelles  que 
fait  notre  économie.  Toutefois  quand  l'appétit 
est  très-vif,   c'est  lui  d'abord  que  nous  son- 


ses  mouvements  faciles  et  variés,  de  sa  surface 
étendue,  de  son  cnvelopi)e  tine  et  humide, 
enlin  de  ses  nerfs  gros  et  nonibreux,  j'avoue 
me  sentir  porté  à  admettre  que  le  goût  ne 
doit  être  chez  aucun  animal  plus  parfait  que 
chez  l'homme  :  si  d'ailleurs,  i)lus  inva- 
riable ment  et  plus  sûrement  que  lui,  les 
animaux  font  choix  de  la  nourriture  la 
mieux  a[)propriée  à  leurs  besoins,  tout  nie 
fait  croiie,  je  l'ai  dit,  que  leur  guide  tidèle  , 
dans  ce  cas,  est  bien  jjlutôl  l'odorat  que  le 
BOût. 

La  langue  des  singes  et  des  chiens  offre  les 
plus  grandes  analogies  avec  la  nôtre  ;  seule- 


geons  à  satisfaire,  sans  guère  nous  occuper  ment  elle  est  plus  mince.  Dans  beaucoup  do 

de  la  saveur  de  nos  aliments;  mais,  lorsque  carnassiers,  notamment  des  genres /jj/épmo  et 

le  premier  cri  de  l'estomac  est  apaisé  ,  les  /"e/Zs,  un  certain  nombre  de  papilles  coniques, 

jouissances  du  goût  seules  nous  captivent  et  beaucoup  plus  saillantes  que  les  autres,  se 

nous  mangeons  dans  l'unique  but  de  nous  les  revêtent  d'un  étui  corné,  pointu  et  recourbé 

procurer.  Aussi,  pour[)révenir  les  excès  de  la  en  arrière  :  évidemment  étrangères  au  goût, 

gloutonnerie,  importait-il,  dès   que  les  ali-  elles  ont  paiu  avoir  pour  usage  de  déchirer 

ments  sont  ingérés  en  quantité  suffisante,  que  la  proie  en  la  léchant  pour  en  faire  sortir  le 

nous  fussions  avertis  par  une  sensation  nou-  lluide  sanguin.  La  moitié  postérieure  de  la 

velledenous  arrêter  :  cette  sensation,  qui  est  langue  et  l'intérieur  des  joues  des  ruminants 

cc.lle  de  la  satiété  ou  bientôt  même  du  dé-  sont  aussi  recouverts  de  grosses  papilles  cor- 


goût,  est  comme  une  sentinelle  vigilante  pré- 
posée à  la  garde  des  voies  digestives,  et  dont 
]1  est  toujours  sage  d'écouter  la  voix.  Les  re- 
lations intimes  de  l'estomac  et  de  l'organe  du 
goût  ne  sauraient  d'ailleurs  être  méconnues: 
la  substance  qui  répugne  à  ce  dernier  se  di- 


nées,  dirigées  en  ariière  en  forme  de  grif- 
fes et  probablement  destinées  à  favoriser  la 
déglutition  ;  ce  qui,  du  reste,  n'empêche  pas 
les  esj)aces  inter-pai)illairesde  la  base  de  la 
langue  de  concourir  à  la  gustation.  Les  ron- 
geurs, dont  la  nourriture  consiste  en  racines 


,,.                     GOU              DICTIONNAIRE   DE  PHILOSOPHIE.  GOU                     196 

Z.U  .corcc.  plus  ou  n^oins  .cche.  ont  une  ^e^rane  ^^^l^t^,^^^^ 

ZU  cIo.U  le  If SunieiU  csl  a  y  a  pa^^  Sbîemenl  la  goûtent,    ont   une  langue 

in^vmo  rcv(^Ul  sur  les  cotes   d  espèces  a  e,  ^j      ,^     ^0,,^  ei  couverte  de  papilles  nom- 

Ics  dentelées,  comme  chc/   >e   Porc  ^^)'c ,  '^j  ^^  g,,  ^e  môme  des  lé/ards  qui 

tandis  (pie  les  espèces  q     se  "O"'"^^^;;;^^^!:  n.Achentet  écrasent  les  insectes  dont  ils  .e 

friiiu  ooinme  les  écureuil»,  ou  ne  suosi-ii  ...      , ,.i.„,  inc   K.otMPiPnc; 


'■'■""  nniniTs  crvoicV  aies  comme  k-s  rats, 
Xem  une  langùe-Uuc'cl  dépourvue  do 

nrndurtions  cornées. 

^  De  B  àinville  ^Principes  d'anatonue  compa- 
rée v  m)  suppose  que  lemiheu  dans  lequel 
^'^':.i      *      1,:.  .^Vi^r  nup  (uies  moditica- 


macneniei  ucraiM.iii  i^^  ,,,.^^^'^^   ---- 
nourrissent.  La  langue,  chez    es   batraciens 
anoures,  est  très-extensible;  ils  s  eu  servent 
surtout  i)0ur  saisir  leurs  aliments. 

L'organe  et  le  sens  du  goût  sont  supposés, 
ôtre  à  leur  minimum  chez  les  poissons.  Ces 

1  .._:„.„  ...,«  lo  ,^lQ/>a  Hr>lfl  IflllQ-lie  D  US  SOUVCnt 


rce,  p.  247)  suppose  que  le  ">       '  ^«"J^^Vt  ca-  derniers  ont  la  place  delà  langue  plus  souvent 

vit  rinhnal  doit  apporter  f^^^^flf^^^^^^  armée  de  petites  dents  pointues,  et  crochues, 
tiens  à  l'organe  du  goût,  et  que  'ÇS  espèces  ^  ^^^^^.^  ^^ 

aquatiques  sont  moins  parfaite  ,  sous  et  rap  proi  ^^^^^^    gustative.   On    sait    qu  il 

Dorl    que  celles  qm  vivent  dans  '  air.  Les  umo  gi^i^  jes  cyprins,  un  organe  mo- 

[.apiile's  linguales,  qui./a  la  venté,  pour  aient  ^-f  c,  au  [.^^lai^_,^  ph/slologistes  ont  présenté 

le 'rapporter  tout  «"^^j/^^en  ^^^  a  ^^^^'^^^'^^t  com.nc  un  appareil  de  gustation;    mais   ce 
tactile  qu  à  la  sensibilité  gustative,  comujL  -.neore  là  qu  une  hvpothese. 

cenrà^disparaître^chez  les  phoques   p^^^^^  "  ¥iisqu'  le  se2s  du  g^it  existe  indubita- 

n'exister  plus  ou  a  peine  chez  les  ^<^taccs  ^^    i    ^       ,      j^     ,l  d,s  animaux  articu- 

dont  la  langue,  petite    g.''«^^;^^2  „our  dScer-  lés    1  est  donc  permis  d'admettre  son  organe: 

assez  défavorablement  disposée  pour  discer  les,  u_t  ^^i  sangsues  aiment  la  saveur  du 

lier  les  saveurs  ■  •     >        'J"  l'onn  cnpr<^p    et  nu  elles 


on  sait  que  le»  saiio=>"^-' """^' .       •^n,,, 

lier  les  saveurs.  JgJ^  du  sang  ou  de  l'eau  sucrée,  et  qu  elles 

7  P  -oût  semble  Être  plus  ou  moins  obtus        ■  '  ^^^  pu,s  volontiers  la  peau  de,  1  homme 

nhe7  ifs  oiseaux  :  leur  langue  est,  en  gêné-  \^\^,,^  elle  est  humectée  de  ces  liquides    L 

2  \''  r.nnnrvi^e  de  tissu  musculairc,  sèche  et  ,,^^,,1,3  commune  préfère  les  alimen  s  sucré 


rhez  les  oiseaux:  leur  langue  est,  en  gêné-  ^^^g^j  ^le  est  humectée  de  ces  l 

VT  dépourvue  de  tissu  musculaire,  sèche  et  \^^^^^^^^  commune  préfère  les  alin 

rar\ilÏÏneuse.  La  plupart  paraissent  avaler  >^  ^^^,s  i,s  autres  ;  telle  chenille  n 

feir    aUments  sansMes  déguster  :  tels  sont  j,  j^  feuille  de  tel  arbre    e 

leurs  di  ai^ ^îcpaiiT    nsectivores  et  ^..,,\^«  ,i,^nniant  ainsi  la   spécia 


piirs    alimeuis  sans   i^j   y^^r:,^^--- 

SS  •  qufla  rnSnljùsqu^  un  certain 
notai  comâe  lesperroquels.onl.la  langue 
Kf,  f  èliarnue  plus  épaisse,  el  la  peau  qui 
à  re  "ouv™  plus  molle  el  même  pourvue  de 
papilles   celles-ci  me  semblent  «re  plulol  en 

S^^TroiUui'd^clSl'^uf^n'ou'r^! 

""o.r;'J!i\',\™J$'rr,î;^::"^firâu 

une 


i  ment  s  sucrés 
h  tous  les  auires;  lenc  k^h^l,,,,^  ne  se  nourril 
que  de  la  feuille  de  tel  arbre    etc  ;  chaque 
esnècc  dénotant  a  nsi  la  spécialité  de  son 
goS   II  paraît  probable  à  de  Blainville  (Ou.. 
Ht  i).  226)   que  l'organe  de  ce  sens  se  trouve 
h  la  partie  inférieure  de  la  cavité  bucca  e. 
En  etfet,   on  trouve,   suivant  lui,   dans    es 
orthoptères,  c'est-à-dire   dans    les   insectes 
hexapodes  qui   paraissent  jouir  dune  plus 
grande  finesse  de  goût,  une  espèce  de  renHe- 
ment  qu'il  croit  6tre  lingual    De  B lainville 

"  ^      ^^    i,^,,r.nnl^»    phflrnii   fit    snon- 


coq 

vers  .^  1-- ■.       .  ., 

SS'^l'XreTifSl^ryexerëice  du  .ou 
S\%£icVrnée£_aussiépa,s    auss,  US^^^^ 


seraient  les  vrais  organes  de  la  gusta  ion 
Mais  dit  Dugès  [Ouv.  cit.,  t.  I,  p.  l4/j,  m 
'ï'^'Yv.iV,i7ô7né  cTt'aussi  épais,  aussi  Usse  fi^p  '  osition,  ni  leur  structure,  ne  permet  ent 
""^^A  i.nS  dessous  à  toute  la  portion  j^Jo^ter  une  pareille  hypothèse  ;  les  palpes 
"".n^ée  en^fer  le  flèZ  chez  la  plupart  des  ^,i'°c'rustacés,^des  arachnides,  des  insectes. 
!:,?"p'f  ofseaux    qui  ne  peuvent  goûter   les     ^^^^^^  ^,,,  Je  la  bouche,  durs,  c^ornés^,  ai-h- 

eur  s 
intervalles,  ou  uitn  uvjmi'u^v-^  ^-^  i -  8" 

En  général  la  langue  des  «Pldes  es  moms  ^e  m»"  re  pas  cm  ^  ^^j,^^ 

mince  et  moins  siiche  que  celle  Jcs  oiseaux  .  raiem  se                     ^^  humidilé  ;  ils  servent 

c  fest  très-protraclile  et  J0"™f  „'"';  ^^I  f^aiper.à'conduire  même  les  aliments,  mais 

S^Sn'tuflV^rtl-és^^ni^quf    ne  V^l^l^^^t'^^'^^^^r^s- 

^;SjeSe°rglo2,S;,fnS^S     ^  IrSî^^ftifflfu  taS 
do  fgoùter,  el,  ,.ar  conséquen  ,    i    ".s  1  or-     a  d  «^     ^^_^_,^  ^^  p,,yMogie.)- Voy.VK,.- 


197 


HOM 


PSYCnOLOGIE. 


HOM 


198 


H 


de 


HARMONIE  PREETABLIE.    Voy.   rEUCEP 

TIOX    KXTERIiaRE. 

LHOMME  DE  LA   NATURE    (Wi'^toire 
quelques  individus  isolés  ou  séqiicstre's). 

S'il  sp  trouve  un  hoinmo  qui  ne  puisse 
vivre  en  soci'lé  ou  qui  priHendo  n'a- 
voir hesoiu  que  de  ses  propres  ns- 
sources,  ne  le  regardez  pas  coni<ne 
faisant  partie  de  la  cité;  c'est  une 
bête  sau\age  ou  un  dieu. 

(Aristote.) 

Pour  donner  une  idée  de  ce  que  serdit 
l'houîme  isolé  dès  l'enfance  et  séquestré 
de  la  société,  nous  rapporterons  ici  l'his- 
toire authentique  de  quelques  individus  qui 
ont  été  ainsi  séparés  -de  leurs  semblables 
presque  au  sortir  du  berceau. 

Les  loups  qui  abondent  dans  les  forêts  d(^s 
royaumes  d'Oude  et  de  Né[)aul  (Inde)  enlè- 
vent souvent  des  enfants  dans  les  villages, 
et  le  petit  cajitif  ne  succombe  pas  toujours 
sous  la  dent  de  son  ravisseur.  Il  est  nombre 
d'exemples  d'enfants  élevés  par  une  louve  au 
milieu  d'une  portée  de  louveteaux  dont  ils 
ont  pris ,  [)auvre  humanité  I  toutes  les  habi- 
tudes. 

Un  ofïicier  du  service  de  la  compagnie  me 
racontait,  au  sujet  de  ces  Homulus  indiens, 
l'histoire  suivante,  que  je  livrerai  au  lecteur 
sans  commentaire  : 

«  Daas  le  village  de  Cliuprah,  situé  à  l'est 
de  Sultanpore,  vivaient  un  homme,  sa  femme 
et  letTc  eiilânt,  Agé  de  trois  ans.  En  mars 
1843,  l.a  famille  sortit  un  matin  pour  aller 
vaquer  aux  travaux  des  champs.  L'enfant 
avait  alors  au  genou  droit  une  large  cicatrice 
provenant  dune  brûlure  (|u'il  s'était  faite  en 
tombant  dans  le  feu  quelques  mois  aupara- 
vant. Pendant  que  ses  parents  travaillaient 
la  terre,  l'enfant  se  roulait  sur  l'herbe  à  quel- 
que distance,  lorsqu'un  loup  bondit  sur  lui 
de  la  jungle  voisine,  le  saisit  par  les  reins  et 
l'emporte  au  galop,  malgré  les  cris  et  les 
poursuites  du  père  et  de  la  mère.  Des  recher- 
ches faites  le  lendemain  et  les  jours  suivants, 
sous  la  direction  du  père,  par  ses  amis  et  ses 
voisins,  furent  sans  résultat,  et  l'on  dut  re- 
noncer à  toute  espérance  de  trouver  vestige 
de  l'enfant  enlevé. 

«  Six  ans  s'étaient  écoulés  sans  que  la 
mère,  qui  avait  perdu  son  mari  dans  Tinler- 
valle,  eût  entendu  parler  de  son  enfant  :  l'on 
était  .alors  au  mois  de  février  1849.  Deux  ci- 
payes  venus  en  congé  à  la  ville  de  Singra- 
rnow,  peudistante  de  Chuprah,  quittèrent  un 
beau  matin  leur  domicile  pour  aller  se  pro- 
mener sur  les  bords  de  la  petite  rivière  qui 
traverse  la  ville.  Assis  au  bord  de  l'eau  ils  sa- 
vouraient la  brise  du  matin,  lorsqu'ils  virent, 
5  leur  grand  élonnement,  trois  petits  loups 
en  compagnie  d'un  jeune  garçon  qui,  sortis 
prudemment  de  la  jungle,  s'avancèrent  vers 
la  rivière,  où  ils  commencèrent  à  étancher 
leur  soif.  Les  cipayes,  remis  de  leur  première 

(40  II  (tisali  que  s'il  n'eûl  tenu  qu'à  lui, 
cei.e  (les  liuiiiines. 


stupeur,  se  lancèrent  à  la  poursuite  de  la  pe- 
tite troupe,  et  parvinrent  h  saisir  l'entant  au 
moment  où  il  s'introduisait  dans  un  antre 
où  les  trois  louveteaux  l'avaient  précédé.  11 
tenta  d'abord  de  se  détendre  à  coups  de 
dents  contre  ses  canteui's;  mais  ces  der- 
niers l'amarrèrent  solid(>ment  et  l'emmenè- 
rent h  leur  logis,  où  pendant  vingt  joints  ils  le 
nourrirent  de  viande  crue  et  de  gibier.  Troti- 
vant  alors  les  frais  de  table  de  leur  hôte  trop 
élevés,  ils  se  décidèrent  à  le  conduire  au 
bazar  de  Kholepoor,  où  des  persotuies  cha- 
ritables avaient  promis  de  se  charger  de 
son  entretien. 

«  Un    cultivateur  de  Chuprah,   qui   vit  le 
jetme  garçon  au  bazar,   raconta,  à  son   re- 
tour dans  le  village,  les  détails  de    la  cap- 
ture des  deux  cipayes,   et  l'histoire    arriva 
ainsi  jusqu'il  la  veuve.  Celte  dernière  ne  ]iei- 
dit  point  de  temps  pour  se  rendre  au  bazar, 
et  là  reconnut  siu-  le  corps  du  jeune  garçon, 
non-seulement  la  cicatrice  au  genou  droit  et 
celle   des  dents  de  la  louve  sur  les    reins, 
mais  encore  à  la  cuisse  un  signe  avec  lequel 
son  fds  était  venu  au  monde.  Convaincue  de 
l'identité  de  la  pauvre  créature,  elle  la  ramena 
avec  elle  au  village,  où  tous  ses  voisins  n'hé- 
sitèrent pas  h   la  reconnaître   pom-  son  lils. 
Pendant  plusieiu's   mois  ,   la  mère  chercha, 
)ar  des  soins  assidus  «h  ramener  l'enfant  »\  des 
jabitudes  humaines    :  mais   ses  elforts   ne 
furent   couronnés  d'aueun  succès,    si    bien 
que,   dégoûtée,  elle  se  décida  h  l'abandon- 
ner <i  la  charité  publiqtie.  L'enfant  fut  alors 
recueilli  (par  les  domestiques  de  l'oflicier  (|ui 
me  racontait  cette  étrange  histoire),  et  ceux- 
ci  le  traitaient  comme  ils  eussent  pu  traiter 
un  chien  mal  apprivoisé.  Il  vécut  ainsi  envi- 
ron un  an,  son  corps  exhalait  une  odeur  sau- 
vage fort  désagréaiale  ;  ses  coudes  et  ses  ge- 
noux   étaient  endurcis  comme  de  la  corne, 
sans  doute  par  suite  de  l'habitude   de  mar- 
cher à  quatre  pattes  qu'il  avait  contractée  au 
milieu  des  louveteaux,  ses  compagnons  d'en- 
fance. Toutes  les  nuits  il  se  rendait  dans  les 
jungles  voisines   et   ne  manquait  jamais  de 
prendre  sa  part  des  charognes  qu  il|  [)Ouvait 
rencontrer  sur  son  chemin.  11  marchait  gé- 
néralement sur  ses  deux  jambes,  mais  pre- 
nait sa  nourriture  à  quatre  pattes  en  compa- 
gnie d'un  chien  paria  avec  lecjuel  il  entrete- 
nait des  relations  d'intimité.  Jamais    on  ne 
le  vit  rire  ou  on  ne  l'entendit  parler.  Il  mou- 
rut presque   subitement   a[)rès    avoir  avalé 
une  grande  quantité  d'eau.»  (E.  de  Valbezen, 
Les  Anglais  et  l'Inde,  2'  édit.,  p.  309.) 

Camerarius  [Uorœ  subcecivœ)  rapporte 
qu'un  jeune  hotnme  fut  trouvé,  en  1544, 
dans  la  liesse,  au  milieu  des  loups  qui 
l'avaient  enlevé  à  l'âge  de  trois  ans.  11  mar- 
chait et  courait  h  quatre  pieds.  An)ené  h  la 
cour  du  prince  Henri,  landgrave  de  liesse,  ce. 
sauvage  a[)prit  h  parler  (46).  II  avait  oublié  la 
plupart  des  habitudes  naturelles  et  des  sen- 

il  scrail  rclouriié  dans  la    sociéic  des  loups,  qu'il  préféraii  à 


109 


IIOM 


DICTIONNAIRE  DE  IMIILOSDIMIIE 


IIOM 


200 


salions  qu'il  avait  éprouvées  dans  l'élal  sau- 

"^'^Lc'mômc  auteur  parle  d'un  autre  sauvage^ 
trouvé  près  de  13amberg,et  (jui  avait  douze  ans 
environ.  Il  le  vit  lui-môme  couru-  à  quatre 
pieds  avec  une  agilité  étonnante.U  mettait  les 
chiens  en  fuite  h  coups  de  dents.  11  avait  été 
trouvé  parmi  des  bœufs.  Ses  membres  étaient 
d'une  souplesse  extraordinaire. 

Un  autre  sauvage  auquel  on  donna  le  nom 
de  Joseph  Ursin,  fut  trouvé  ,  en   1661,  vers 
l'âge  de  neuf  ans,  dans  les  forôls  de  la  Lilhua- 
iiie  :  «  Tous  ses  sens,  dit  Moréri,  étaient  telle- 
ment abrutis,  et  il  était  si  dénué  d  esprit  et  de 
raison,  qu'il  semblait  n'avoir  rien  de  1  homme 
nue  le  corps.  Toutes    ses   inclinations    te- 
naient entièrement  de  la  bête.  «  Il  marchait 
sur  ses  pieds  et  sur  ses  mams  a  la  manière 
des  ours,  au  milieu  desquels  on  le  prit  ^I  oy. 
l'art   Ours  dans  le  Dict.  d'fiist.   nal.  de  Dé- 
Icrville,  p.  455);  il  mangeait  la  chair  crue  et 
suçait   la  sève  des   arbres  dont  il  déchirait 
l'écorce  avec  ses  ongles  {Voy.  lltst.  nat  Po- 
loniœ,  par   le  Jésuite  Rzaczinsky  ,  p.  355). 
C'est  ce  jeune  homme  qui  donna  heu  aux  ob- 
servations consignées  dans  les  Mémoires  de 
V Académie    des    sciences.    (  Voy.    ces   Mé- 
moires.) ,  .  .         -t     j 

Connor,  médecin   anglais    qui  avait    de- 
meuré en  Pologne,  vit  à  Varsovie   en  1694, 
un  enfant  qui  avait  été  pris,  vers  1  âge  de  dix 
ans,  au  milieu  d'une  troupe  d  ours  dans  les 
mômes  forêts  de  la  Lithuanie  ou  Joseph  Ur- 
sin avait  été  rencontré  trente-sept  ans  aupa- 
ravant i  tYa«<;.    inédic,  léna,  1706,  p.  U3). 
Lorsqu'on  l'atteignit,  il  poussait  des  hurle- 
ments à  la  manière  des  ours  et  marchait  a 
quatre  i)ieds.  Ce  ne  fut  qu'à  force  de  soins 
qu'on  put  l'apprivoiser,  lui  ai)prendre  à  se 
tenir  debout  et  à  prononcer  quelques  mots. 
Quand  il  sut  parler,  on  l'interrogea  sur  sa  vie 
précédente  ;  mais  il  en  avait  perdu  la  mémoire 
et  ne  savait  pas  plus  ce  qui  lui  était  arrivé,  dit 
Connor,  r/MC  nous  ne  savons  cequi  nous  arrive 
au  berceau.  Il  essaya  plusieurs  fois  de  fuir  la 
société  humaine  pour  reprendre  son  ancien 

genre  de  vie.  _  ,   . 

Un  médecin  hollandais,  Tulpius,  rapporte 
iObserv.  méd.,  liv.  iv,  chap.  10)  l'histoire 
d'un  ieune  homme  trouvé  dans  un  désert 
d'Irlande,  au  miUeu  d'un  troupeau  de  mou- 
tons sauvages.  Il  avait  la  bouche  fort  grande, 
le  front  aplati,  abaissé,  le  sommet  de  la  tête 
très  rentlé,  comme  celui  des  béliers,  et  il  s  en 
servait  pour  frapper  à  la  manière  de  ces  ani- 
maux Son  cri  ressemblait  au  bêlement  des 
brebis.  La  conformation  de  sa  glottr^  qui 
était  très-large,    lui  facilitait  ce  cri.  Il  mar- 


chait  à  quatre  pieds,  sautant  déroche  en 
roche  avec  une  merveilleuse  agilité  Sa  nour- 
riture ordinaire  était  du  foin  et  delherije, 
qu'il  savait  distinguer  à  l'odorat  sans  se  trom- 
per Sa  taille  était  svelte  et  maigre,  sa  poi- 
trine   fort    rentrée,    sa  physionomie   assez 


agréable.  On  l'amena  vers  la  fm  du  dix-sep- 
tième siècle  à  Amsterdam  ;  il  n'avait  alor« 
qu3  seize  ans  et  conservait  toujours  le  dé- 
sir (le  reprendre  son  ancienne  manière  de 
vivre. 

Boërhaave  avait  coutume  de  rapi)eler,  dans 
ses  leçons  de  médecine,  l'histoire  d'un  jeuno 
homm'e  égaré  à  l'âge  de  cin(|  ans,  par  ses  pa- 
rents, pendant  une  guerre,  uans  une  forêt  où 
il  vécut  sauvage  jusqu'à  vingt  et  un  ans.  On  le 
nomma  depuis  Jean  de  Liège.  11  se  nourris- 
sait d'herbes  agrestes,  de  fruits  et  de  raci- 
nes sauvages,  qu'il  savait  très-lien  découvrir 
par  l'odorat,  et  dont  il  distinguait  les.  quali- 
tés avec  une  finesse  étonnante.  11  distinguait 
de  très-loin,  également  par  l'olfaction,  la 
femme  qui  lui  servait  de  garde.  11  perdit  peu 
à  peu  dans  la  société  cette  finesse  de  1  odo- 
rat. 11  aspirait  toujours  à  retourner  dans  les 

champs  et  les  bois.  ,        .  -. 

Un  journal,  publié  à  Breslaw,  fait  mention 
d'un  garçon  de  treize  ans,  pris  dans  le  Ha- 
novre, près  de  Ilameln,  en  1734.  Il  avait  lair 
égaré  et  le  caractère  extrêmement  farouche. 
Son  nez  était  épaté,   sa  chevelure  frisée   e' 
courte,  sa  taille  svelte  et  petite.  Quand  on 
l'irritait,  il  poussait  des  cris   semblables  au 
bésavement  (47).  Il  refusa  d'abord  toute  autre 
nourriture   que  des  fruits,  qu'il    choisissait 
et  flairait.   Il  mangeait  plus  que  deux  hom- 
mes   Son  ouïe  était  singulièrement  fine  et 
exercée.   Il  faisait  souvent  des  sauts  tres- 
prestes,  des  gestes  singuhers,  et  il  baisait  la 
terre  Le  roi  d'Angleterre  lavant  fait  venir  a 
Londres,  on  lui  donna  quelque  éducation, 
mais  il  mourut  trois  ans  après   avoir  été 
inis  {Breslauer  Sammlung  ,\.y    supp.    I  er- 

such  35).  , 

On  a  aussi  trouvé  des  femmes  sauvages  dans 
les  forêts.  Le  journal  de  Breslaw  où  nous 
avons  puisé  l'histoire  précédente  donne  la 
notice  d'une  jeune  fille  trouvée,  en  17 17,  dans 
une  forêt  montueuse  (province  dOver-\ssel, 
en  Hollande). Elle  pouvait  avoir  dix-neutans 
marchait  sur  deux  pieds,  courait  for  vite 
et  vivait  d'herbes,  de  racines  et  de  femliages. 
Elle  faisait  entendre  un  bégayement  mintel- 
ligible.  Elle  regretta     d'abord  son   premier 

genre  de  vie.  ,  t^-  ,• 

M.Sigaud-Lafond  cite,  dans  son  Diction- 
naire des  merveilles  de  la  nature  1  histoire 
d'une  autre  fille  trouvée,  en  1767  dans  It 
comté  de  Hont  (basse-Hongrie)  Elle  était 
nue,  grande,  robuste,  et  paraissait  avoir  dix- 
huit  ans.  Sa  peau  était  brune,  son  regard 
elfaré,  son  caractère  plein  de  rudesse  Elle 
ne  voulait  manger  que  de  .l'V,ch«\'-^^C''^î^' 
qu'elle  dévorait  avec  un.i  avidité  extraordi- 
naire, ainsi  que  des  racines  sauvages  et  des 

'Th^Sr^us  célèbre  de  ce  genre  est 
celle  de  mademoiselle  Leblanc,  racontée  par 
Mnfinele  fils  pour /aire  connaître,  nous  oii-n, 
K"mlno^  tous  tant  une  nous  som- 


(47)  i  Les  indiVulns  que  nous  nommons  s.'.nvn-      ;'é>'fl/;i;P"^^^?,f,,*''\"' ^  P^y'»"'"- 

..  p\uce  qn'ilsonl  Clé  trouves  erranis.epnis  leur      '='"\'''  /«^i?",  i''";.  *  remenl  diie,  2-  édil.) 
„,\u,-^  .!:,.<;  Ips  foièis.  ne  nonvp.ii  i.oinl  avoir  -le       g.e  .   De  la  \ie  pioi  ic 


entante  dans  les   foréis.  ne  ponvp.il  i.oinl  avoir  -le 
vgix  (ils  n'oal  que  des    cri.->),  J'inlcili|iencc  ne  so 


2ni 


HOM 


rsYcnoT.ooiE. 


IluM 


20ÎJ 


mes,  si  nom  avions  été, comme  elle,  privés  en      loups  (50),  preiulrc  les  lièvres  à  la  course, 
naissant  de  toute  société.  boire  leur  sang  et  dévorer  leur  chair.  «  La 

En  1731,  un  ôtre  à  forme  humaine,  pressé     manière  dont  elle  courait  après  les  lièvres. 


par  la  soif,  entra  dans  le  village  de  Sogny,  h 
quelques  lieues  de  ChAlons.  Il  avait  h  la 
ludin  un  oiUon  court  et  gros  par  le  bout, 
comme  une  masse.  Les  paysans  lAclièrcnt 
contre  lui  un  dogue  dont  le  collier  était 
armé  de  pointes  de  fer.  Cet  être  inconnu 
attendit  le  dogue  et,  d'un  coup  de  bûlon, 
retendit  mort  sur  la  place.  Ensuite  il  re- 
gagna la  campagne  et  disparut  dans  la  forêt 
voisine.  Peu  de  jours  après,  les  domestiques 
du  château  de  Sogny  aperçurent  pendant 
la  nuit,  dans  le  jardin,  sur  un  pommier 
chargé  de  fruits,  une  espèce  de  fantôme;  ils 
s'approchèrent  en  silence  alin  d'environner 
l'arbre,  mais  le  fantôme  sauta  sur  un  pom- 
mier voisin,  et  de  là  de  branche  en  branche, 
hors  du  jardin,  se  sauvant  dans  le  bois  au 
sommet  d'un  arbre  très-élevé.  Le  seigneur 
de  Sogny  accourut  avec  ses  domestiques  et 
des  paysans,  et  l'on  reconnut  sur  l'arbre  un 


dit  Racine,  est  surprenante  ;  »  elle  a  donné 
des  exemples  de  sa  façon  de  courir.  11  ne 
paraissait  presque  point  de  mouvements 
dans  SCS  pieds  et  aucun  dans  son  corps  ;  ce 
n'était  point  courir,  mais  glisser...  Cette 
môme  agilité  qu'elle  avait  sur  la  terre,  elle 
l'avait  dans  l'eau,  oià  elle  allait  chercher  les 
poissons,  qui  étaient  pour  elle  des  mets 
très-friands.  Elle  restait  longtemps  plongée; 
l'eau  paraissait  être  son  élément.  Sa  force 
était  si  grande,  qu'elle  dit  à  Racine  avoir 
repoussé  si.\  hommes  qui  voulaient  entrer 
dans  sa  chambre,  en  renversant  sa  porte 
siK-  eux. 

«  Lorsque,  peu  à  peu  apprivoisée,  elle  eut 
appris  notre  langue  (51),  après  avoir  répété 
quelle  ignorait  d'oii  elle  venait,  n'ayant 
jamais  vu  que  des  forêts  où  elle  avait  vécu 
avec  une  compagne  de  son  âge,  elle  raconta 
comment  elle  l'avait  perdue,  ce  qu'elle  m'a 


être  semblable  à  une  jeune  lîlle  h  peau  très-  raconté  dans  la  suite  de  la  même  façon.  Tou- 

brune  et  à  longs  cheveux  (loltants.  On  cerna  tes  deux  nageant  dans  une  rivière  (la  Marne 

l'arbre  où  la  jeune    tille  restait  ta|)ie  dans  le  sans  doute),  entendirent  un  bruit  qui  les  obli- 

plus  épais  du  feuillage.  Après  l'avoir  gardée  gea  de  plonger.  C'était  un  chasseur  qui,  de 

à  vue  pendant  tjuelque  temps,  on  |)ensa  que  'o'"»  ayant  cru  voir  deux  poules  d'eau,  avait 

la  faim  et  la  soif  la  feraient  sortir  de  sa  re-  |iré  sur   elles.  Elles  poussèrent  leur  voyage 


traite.  La  dame  du  lieu  fit  placer  au  pied  de 
l'arbre  un  seau  plein  d'eau  (48).  .Après  quel- 
que hésitation,  la  jeune  fille  descendit  et 
s'approcha  du  seau  pour  boire.  Elle  avalait 
l'eau  en  plongeant  le  nientonjusqu'à  la  bou- 
che. On  la  siiisit,  mais  ce  ne  fut  pas  sans  de 
grandes  résistances  de  sa  part.  Elle  avait  les 
ongles  des  pieds  et  des  mains  très-longs  cl 
très-durs.  Ses  doigts  étaient  singulièrement 
nerveux.  Ses  pouces  étaient  surtout  très-forts 
et  démesurément  allongés.  Arrivée  au  châ- 
teau, son  premier  mouvement  fut  de  sejeter 
sur  des  volailles  crues  que  le  cuisinier  prépa- 
rait (49). 

Tel  avait  été  jusque-là  l'abaissement  de  ses 
facultés  intellectuelles,  que,  quoiqu'elle  fût 


beaucoup  plus  loin  ;  et  sortant  de  la  rivière 
pour  entrer  dans  un  bois,  elles  trouvèrent 
un  chapelet,  qu'il  fallut  se  disputer,  parce 
que  toutes  deux  voulaient  s'en  faire  un  bra- 
celet. Notre  sauvage  ayant  reçu  un  coup  sur 
le  bras  répondit  à  sa  compagne  par  un  coup 
sur  la  tête,  malheureusement  si  violent,  que, 
suivant  son  expression,  elle  la  fit  rouge.  Aus- 
sitôt, par  ce  mouvement  de  la  nature  qui  nous 
porte  à  secourir  nos  semblables  (52),  elle  va 
chercher  un  chêne  et  monte  jusqu'au  haut, 
espérant,  m'a-t-elle  dit,  trouver  une  gomme 
propre  à  guérir  le  mal  qu'elle  avait  fait. 
J'ignore  quelle  connaisance  elle  avait  de  ce 
remède.  L'ayant  trouvé,  elle  retourne  à  l'en- 
droit où  elle  avait  laissé  sa  compagne:  elle 


âgée  de  dix-sept  à  dix-nuit  ans  lorsqu'on     n'y  était  plus  et  ne  l'a  jamais  revue  (53).  » 


s'empara  d'elle,  elle  ne  put  se  rappeler  que 
peu  de  chose  de  son  premier  état,  quand  on 
l'interrogea  après  qu'elle  eut  été  instruite  et 
qu'elle  eut  appris  à  parler.  Mais  si  son  intel- 
ligence était  restée  inerte,  son  corps  avait 
acquis  des  facultés  inconnues  dans  l'état 
social.  Elle  savait  pousser  de  la  gorge  un  cri 
elfrayanl,  imiter  le  cri  de  quelques  animaux, 
grimper  aux  arbres  avec  une  agilité  merveil- 
leuse et  sauter  d'un  arbre  à  l'autre,  tuer  les 


Un  autre  sauvage,  de  onze  à  douze  ans, 
aperçu  d'abord  dans  les  bois  de  la  Canne 
(Tarn),  puis  dans  les  environs  de  Saint-Cer- 
nin  (Ave^ron),  où  il  fut  pris  en  1798,  a  été 
l'objet  d  explorations  faites  avec  une  rare 
sagacité  d'esprit  par  le  docteur  Itard,  méde- 
cin de  l'institution  impériale  des  Sourds- 
muets  à  Paris.  «  Ce  malheureux  enfant,  dit 
M.  Morel,  oiïrait  l'alfligeant  spectacle  de  la 
dégradation  humaine.  La  grossièreté  de  ses 


(iB)  Racine  parle  d'une  anguille  qi^on  lui  aurail 
nioiilrce  pour  l'aiiirer.  Celle  circonsiatice  de  l'an- 
guille est  assez  bizarre  pour  ([u'on  puisse  soupçon- 
ner quel(iue  erreur  de  la  pari  de  ta  jeune  sau- 
vage. 

(49)  Elle  ne  (orda  pas  à  tomber  dangereusement 
malade;  elle  ne  pouvait  trouver  de  soulagement 
qu'en  su(;.inl  du  sang  cliaud  qui  glissait  dans  ses 
veines  comme  une  sorte  de  baume.  Ses  ongles  et 
SCS  dénis  lombèrent  à  mesure  qu'elle  s'accoutuma 
à  noire  nourriture.  La  leulalion  de  retourner  dans 
les  bois  pour  y  vivre  seule  la  prenait  souvent,  et  la 
plus  violente  de  ces  lenialions  clail  celle  de  boire 

DiniûNN.  DE  Philosophie.  L 


le  sang  de  quelque  animal  vivant. 

(50)  Elle  se  servait  pour  cela  d'un  b&lon  qu'elle 
portait  à  une  espèce  de  ceinture,  et  qu'elle  a  de- 
puis a|)pelé  son  boutoir. 

(51)  Extrait  de  la  notice  publiée  par  L.  Ractiie 
dans  son  poème  de  la  Religion. 

(5!2)  On  voit  bien  qu'ici  comme  dans  plusieurs 
autres  cas,  Racine  prête  ses  sentiments  el  ses  idées 
à  la  pauvre  sauvage. 

(53)  De  Cliâlons,  mademoiselle  Leblanc  fui  con- 
duite à  Paris,  où  elle  voulait  se  faire  religieuse; 
mais  sa  faible  santé  l'empêcli.i  d'exécuter  celle  ré- 
solution. Elle  csl  morte  à  Paris  vers  1780. 

7 


203 


HOfM 


DICTIONNAIRE  DE  PIIIIOSOPHIE. 


IIOM 


204 


sens,  SCS  appétits,  ses  instincts  brutaux,  son 
inditrércnce  pour  les  objets  étrangers  à  la 
satisfaction  de  ses  besoins,  ses  habitudes  sau- 
vages, sa  profonde  aversion  pour  la  société 
•et  ses  ouvrages,  son  amour  de  l'indépen- 
dance, l'abrutissement  de  son  intelligence, 
le  son  monotone  et  guttural  de  sa  voix,  tout, 
jusqu'à  sa  marche  précipitée  et  au  balance- 
ment de  son  corps,  tout  attestait  la  longue  et 
délétère  influence  d'une  vie  errante  et  soli- 
taire.» (A^o/tce  biographique  sur  M. 'Itard^ 
dans  les  Annales  de  l'éducation  des  sourds- 
muets.) 

«  Etranger  à  celte  opération  réfléchie  qui 
est  la  première  source  de  nos  idées,  il  ne 
donnait  deVattcntion,  dit  M.  Itard,  à  aucun 
objet,  parce  qu'aucun  objet  ne  faisait  sijrses 
sens  une  impression  durable.  Ses  yeux 
voyaient  et  ne  regardaient  point;  ses  oreilles 
entendaient  et  n'écoutaient  jamais  ;  ei  l'or- 
gane du  toucher,  restreint  à  l'opération  mé- 
canique de  l'appréhension  des  corps,  n'avait 
jamais  été  employé  à  en  constater  les  formes 
et  l'existence.»  [Rapport  au  ministre  de  l'in- 
iérieur.) 

Le  sauvage  de  l'Aveyron,  dont  le  déve- 
loppement fut  assez  remarquable  par  rapport 
à  son  point  de  départ,  ne  franchit  pourtant 
pas  les  premiers  degrés  de  la  civilisation,  et 
tinit  par  rester  stationnaire  (54).  Il  mourut  à 
Paris,  en  1828.  Il  n'était  point  idiot,  comme 
l'ont  prétendu  quelques  auteurs  systémati- 
ques, Gall,  etc.;  Virey,  observateur  judi- 
cieux, qui  a  vu  et  examiné  plusieurs  fois  ce 
sauvage  et  en  a  fait  le  sujet  d'une  dissertation 
qu'il  a  publiée  à  la  fin  de  son  Histoire  natu- 
relle du  genre  humain,  dit  qu'on  ne  peut  pas 
h  regarder  comme  imbécile  (55). 

Nous  venons  de  voir  un  jeune  sauvage  sur- 
pris dans  les  bois,  sautant  d'arbre  en  arbre, 
vivant  nu,  de  la  vie  d'un  singe  plutôt  que 
d'un  homme,  n'articulant  aucun  son  que  des 
cris  imités  des  animaux  qu'il  avait  entendus, 
dont  l'intelligence  reste  profondément  dégra- 
dée au  milieu  de  cette  vie  errante  et  de  cette 
liberté  absolue.  Nous  pouvons  citer  un  autre 
malheureux  enfant  qui,  pendant  douze  ans,  a 
été,  au  contraire,  retenu  dans  une  coutrainte 
et  une  captivité  absolue  au  fond  d'un  cachot 
où  un  homme  dont  il  ne  voyait  jamais  la 
figure  lui  apportait  chaque  jour  du  pain  et 
une  cniche  d'eau.  Ce  jeune  homme  fut  trouvé 

(54)  M.  Morel,  ouvrage  cilé.  —  On  lira  avec  un 
vif  iniérèl  les  deui  Mémoires  publiés  par  M.  Iiard, 
le  pieniier  inlitulé  :  De  réducation  d'un  homme 
sauvage  ou  des  pTemiers  développements  physiques  el 
moraux  du  jeune  sauvage  de  rAveyron  (1801).  Le 
«ecoiid  porte  le  lilre  de  :  Rapport  au  ministre  de 
l'intérieur  sur  les  nouveaux  développements  du  sau- 
vage defAveyron  (1807).  Nous  eii  donnons  de  longs 
extraits  plus  loin. 

(55)  Nous  ajouterons  quelques  détails  physiolo- 
giques sur  ce  jeune  Aveyronais.  Quand  on  le  prit, 
«nJui  présenta  des  pommes  de  terre  qu'il  mangea 
crues  ainsi  que  des  châtaignes  et  des  glands,  reje- 
tant toute  autre  nourriture,  telle  que  viande,  pain, 
pommes,  etc.;  il  rejetait  aussi  le  sucre,  le  sel,  etc.; 
il  flairait  toutes  les  nourritures  qu''on  lui  offrait, 
avant  de  les  goûter.  11  se  tenait  presque  tout  le 
jour  accroupi,  mangeant  contiiiuellcment  et  ainiunt 


au  mois  de  mai  1828,  h  l'entrée  d'une  des 
portes  de  la  ville  de  Nuremberg,  dans  une 
attitude  immobile.  Il  ne  parlait  pas,  mais  il 
pleurait.  Il  tenait  en  maifi  une  lettre  adres- 
sée à  un  officier  du  régiment  des  chevau- 
légers  en  garnison  dans  la  ville.  Celle  lettre 
annonçait  que,  depuis  l'âge  de  quatre  ans 
jusqu'à  celui  de  seize,  le  porteur  avait  été 
renfermé  dans  un  cachot,  qu'il  avait  été  bap- 
tisé, que  son  nom  était  Gaspar  Hauser,  et 
qu'il  était  destiné  à  entrer  dans  le  régiment 
des  chevau-légers.  «  Jamais,  lit-on  dans  une 
lettre  adressée  au  rédacteur  du  Glob^,  le 
15  novembre  1829,  jamais  il  n'y  eut  table 
rase  comme  celle  de  son  esprit  et  de  son  âme 
à  seize  ans. 

«...  Jusqu'à  présent,  dit  M.  Feuerbach  (56), 
c'est-à-dire  peu  de  temps  après  qu'il  fut  sorti 
de  son  cachot,  rien  n'existait  pour  lui  que  ce 
qu'il  pouvait  voir,  ouïr,  sentir,  flairer  ou 
goûter,  et  son  esprit,  si  vif  et  bientôt  si  spé- 
culatif, n'acceptait  encore  rien  de  ce  qui 
échappe  aux  sens  ou  qui  ne  pouvait  lui  être 
rendu  sensible.  » 

Après  avoir  reçu  un  développement  intel- 
lectuel très-remarquable,  l'infortuné  Gaspar 
fut  assassiné  en  plein  midi  au  jardin  botani- 
que de  la  ville  de  Nuremberg  (1832), 

Gaspar  Hauser  présenta  des  particularités 
physiologiques  qui  méritent  d'être  remar- 
quées. 

Sa  physionomie  était,  au  sortir  de  son 
cachot,  très-commune  et  sans  expression; 
les  parties  inférieures  de  sa  figure  s'étendaient 
un  peu  en  avant.  Ses  yeux  avaient  l'expres- 
sion d'une  torpeur  animale.  La  partie  gauche 
de  sa  figure  était  notablement  retirée  et  tor- 
due. Mais  cette  conformation  de  sa  figure 
changea  tout  à  fait  dans  le  laps  de  quelques 
mois  ;  son  regard  devint  vif  el  expressif,  les 
parties  inférieures  el  saillantes  de  la  figure 
rentrèrent  tellement,  qu'il  était  difficile  de  le 
reconnaître.  Il  montrait  la  plus  grande  hor- 
reur pour  toute  espèce  d'aliments,  excepté 
pour  le  pain  et  l'eau.  Sa  salive  était  terne  et 
tellement  collante,  qu'il  s'en  servait  pour 
attacher  des  images  à  la  muraille  ;  lorsqu'on 
voulait  les  en  arracher,  c'était  ordinairement 
le  papier  ou  la  chaux  qui  cédaient. 

Sa  vue  ne  connaissait,  pour  ainsi  parler,  ni 
jour  ni  nuit;  il  marchait  pendant  les  ténè- 
bres avec  la  même  assurance  que  pendant  le 

à  dormir  ensuite.  En  se  couclianl,  il  se  lilotiissait  en 
boule  et  se  berçait  pour  s''aider  à  dormir.  Il  était 
très-rpaigre  quand  on  le  prit  ;  il  devint  fort  gras. 
11  ne  craignait  nullement  lo  grand  froid  ni  l'extrême 
chaleur.  Quand  il  suait,  il  se  paiseniMit  la  peau  de 
poussière,  car  il  n'aimaii  pas  l'Iiuniidiit.  Ses  mains 
n'étaient  point  callenses,  mais  il  avait  de  grands 
ongles,  et  SCS  doigts  étaient  d'une  flexibilité  élon- 
n;inle.  Ses  choveux  blonds  lui  couvraient  presque 
tout  le  visage.  Il  n'avait  aucune  idée  de  pudeur  ;  il 
ne  songeait  qu'à  lui  el  ne  sentait  que  lui  seul  :  c'é- 
tait un  parfait  égoïste. 

(56)  L'ouvrage  de  M.  Feuerbach  '^sl  intitulé  : 
Kaspar  Hauser  ,  Beispiel  eines  \  erbrecbeus  am 
Seeienleben  des  Meiucheu,  Ansbacli,  1852.  Cet  écri» 
est  |il  in  d'iniéiél  au  point  de  vue  physiologique  el 
psychologique. 


1 


205 


HOM 


PSYCHOLOGIE. 


HOM 


2C6 


jour.  En  pleine  nuit,  il  pouvait  distinguer 
les  couleurs  même  foncées,  le  vert,  le  bleu, 
etc.  Son  ouïe  était  aussi  d'une  subtilité  mer- 
veilleuse. Son  odorat  fut  la  cause  que  toute 
sa  vie  ne  fut  plus  qu'un  tourment.  Ce  qui 
nous  paraît,  h  nous,  sans  odeur,  était  loin  de 
l'être  pour  lui.  Il  pouvait  distinguer  de  loin, 
même  lorsqu'il  ne  les  voyait  pas,  les  diffé- 
rentes sortes  d'arbres. 

Quant  à  la  susceptibilité  des  organes  du 
toucher,  surtout  pour  les  irritations  galvani- 
ques, elle  était  étonnante.  Lorsqu'on  diri- 
geait vers  lui  le  pôle  nord  de  la  barre  ai- 
mantée, il  ressentait  qu'un  courant  d'air  par- 
tait de  lui;  si  c'était  le  pôle  sud,  il  disait 
qu'on  soufflait  sur  lui.  Pendant  ces  expé- 
riences, la  sueur  lui  venait  au  front  et  il  se 
sentait  agité.  Un  jour,  entré  dans  une  bouti- 
que d'ouvrages  de  laiton,  il  se  hâta  d'en 
sortir,  en  criant  qu'il  était  tiré  par  tout  le 
corps  et  de  tous  les  côtés. 

On  a,  en  outre,  observé  en  lui,  à  un  degré 
supérieur,  le  magnétisme  animal. 

Nous  venons  de  voir,  dans  les  divers  récils 
qui  précèdent,  I  histoire  de  V homme  de  la 
nature  non  moins  cher  à  la  philosophie  de 
notre  temps  qu'à  celle  du  siècle  dernier.  C'est 
à  l'école  de  J.-J.  Rousseau  qu'appartiennent 
aujourd'hui  la  plupart  des  zoologues,  anthro- 
pologues, ethnographes  et  philosophes  de  la 
France,  de  l'Allemagne,  etc.  Tous  partent  de 
\  homme  de  la  nature,  idéal  éternel  des  doc- 
trines philosophiques  et  sociales  modernes. 
Toutefois  il  faut  convenir  que  les  faits  sont 
bien  peu  favorables  au  système.  En  effet,  si 
l'homme,  comme  on  le  prétend,  avait  com- 
mencé par  Vétat  de  nature,  on  ne  comprend 
pas  comment  il  en  eût  pu  sortir.  Tous  les 
individus,  isolés  au  fond  des  bois,  dans  la 
compagnie  des  animaux,  dont  nous  venons 
de  lire  Ihistoire,  ont  regretté  leur  premier 
genre  de  vie,  et  nous  n'en  avons  vu  aucun 
chercher  à  améliorer  son  abjecte  condition. 
Tous,  au  contraire,  en  sont  très-satisfaits  et 
désirent  y  rentrer  après  avoir  été  violemment 
introduits  dans  la  société  humaine  (57). 

Non-seulement  l'âme  était  descendue  au 
dernier  terme  de  la  dégradation,  mais  le 
corps  lui-même  tendait  à  changer  de  formes 
et  de  proportions.  La  station  droite  devenait 
horizontale  à  la  manière  des  quadrupèdes.  La 
conformation  de  plusieurs  parties  de  la  tête 
et  de  la  poitrine  se  rapprochait  de  celle  des 
moutons  au  milieu  desquels  il  vivait,  dans 
l'enfant  irlandais  décrit  par  Tulpius.  Nous 
avons  remarqué  la  longueur  des  pouces  chez 
la  sauvage  de  Sogny,  chez  tous,  la  longueur 
et  la  dureté  des  ongles,  la  force  des  dents 
qui  permettait  aux  uns  de  dévorer  la  chair 
crue,  aux  autres  de  broyer  le  foin,  les  feuil- 
les, les  écorces  d'arbre,  ou  de  mettre  en 
fuite,  en  les  mordant,  les  animaux  les  plus 
féroces.  La  plupart  ont  les  cris  des  animaux 
au  milieu  desquels  ils  vivent  ou  des  cris  plus 
effrayants  encore.  Tout,  dans  leurs  habitu- 
des, se  rapporte  au  corps,  à  sa  nourriture, 


à  sa  conservation,  à  la  satisfaction  de  ses  be- 
soins les  plus  grossiers;  aussi  développent-ils 
des  facultés  que  à  priori  on  ne  croirait  pas 
l'homme  capable  d'acquérir.  Ils  courent, 
grimpent,  sautent,  avec  une  prodigieuse 
légèreté,  ou  nagent,  plongent,  pèchent  avec 
la  main,  prennent  à  la  course  les  animaux  les 
plus  agiles,  abattent  d'un  seul  coup  les  ani- 
maux féroces.  (La  sauvage  de  Sogny  et  sa 
compagne.)  La  plupart  des  sens,  l'ouïe,  la 
vue,  l'odorat  surtout,  ont  une  finesse  extrê- 
me. Chez  plusieurs,  l'odorat  sert  à  distin- 
guer, avec  l'infaillibilité  de  l'instinct  des  ani- 
maux, les  plantes  qui  leur  conviennent. 

Toutefois,  on  n'est  pas  peu  embarrassé 
pour  expliquer  comment  à  l'origine  le  corps 
peut  s'accoutumer  à  un  régime  si  étrange  et 
prendre  les  habitudes  d'une  hygiène  si  anor- 
male. La  transition  à  un  état  si  en  dehors  des 
conditions  ordinaires,  a  dû  être  préparée  par 
une  première  enfance  probablement  fort 
misérable,  vagabonde,  accoutumée  déjà  aux 
privations,  aux  souffrances  de  toutes  sortes. 
Il  semble  qu'un  enfant  même  de  sept  à  huit 
ans,  élevé  jusqu'à  cet  âge  chez  des  parents 
qui  auraient  pu  lui  procurer  la  nourriture,  le 
vêtement  et  un  toit,  périrait  infailliblement 
s'il  était  jeté  tout  à  coup  au  milieu  de  nos 
forêts  si  stériles  en  fruits  comestibles.  II  ne 
tarderait  pas  à  être  victime  de  la  faim,  de  la 
nudité,  des  dures  intempéries  de  nos  climats 
et  de  mille  dangers  contre  lesauels  il  serait 
sans  ressource. 

Quant  à  ceux  de  ces  individus  qui  vivaient 
en  société  avec  des  animaux  féroces  qui  les 
avaient  adoptés,  c'est  une  difficulté  de  plus  à 
résoudre. 

Nous  terminerons  ce  que  nous  avions  à  dire 
sur  Vhomme  de  la  nature  par  quehjues  remar- 
ques sur  l'opinion  d'un  nuteur  récent  qui 
voit  dans  certains  actes  de  mademoiselle 
Leblanc  des  actes  raisonnes,  des  sentiments 
du  cœur,  la  réflexion  et  le  calcul  de  la  pen- 
sée (le  P.  Chastel,  De  la  valeur  delà  raison). 
Il  se  fonde  d'abord  sur  ce  qu'ayant  été  ques- 
tionnée par  signes  pour  savoir  où  elle  était 
née,  elle  montra  un  arbre.  J'avoue  que  je 
serais  singulièrement  embarrassé  si  j'avais 
à  faire  comprendre  par  signes  cette  question 
à  une  personne  ordinaire  :  Où  étes-vous  née? 
mais  mon  embarras  serait  extrême  si  je 
m'adressais  à  une  pauvre  sauvage  intellec- 
tuellement aussi  dénuée  que  celle  dont  nous 
parlons,  et  je  craindrais  fort  de  n'avoir  point 
été  compris.  Quel  est  le  signe  ou  quels  sont 
les  signes  naturels  qu'on  pourrait  employer 
dans  une  [)areille  circonstance  ?  La  question 
qu'on  lui  adressait  était  assez  complexe,  et  je 
ne  vois  pas  comment  elle  peut  être  exprimée 
par  des  «igines  naturels.  11  y  a  tout  lieu  de| 
croire  que  notre  sauvage  ne  comprit  rien 
aux  gestes  qu'on  faisait  devant  elle.  Ce  qui 
confirme  cette  supposition,  c'est  que,  plus 
tard,  quand  elle  sut  parler,  elle  dit  à  M.  Val- 
mont  de  Bomare  qui  la  vit  et  l'interrogea  en 
1765,  que  ses  parents  cultivaient  la  terre  et 


(r»7)   Aucune  société  barbare  ou  sauvage 
caiciir.  Il  eu  csl  de  inéiiic  de  Tin  lividu. 


n'esl    sorlie  de  son  élal  par  elle-même   cl  sans  un  cdu- 


207 


IlOM 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


HOM 


2C8 


qu'elle  allait  souvent  ramasser  des  herbes  sur 
le  bord  de  la  mer  pour  engraisser  leur  ter- 
rain. Ainsi  la  précision  du  sa  réponse  aux 
gens  de  Sogny  est  tout  h  fait  chimérique. 

Le  môme  duleur  voit  les  sentiments  du 
cœur  et  un  calcul  de  la  pensée  dans  l'action 
d'aller  chercher  au  haut  d'un  chône  un 
remède  propre  à  guérir  la  plaie  qu'elle  avait 
faite  à  sa  compagne  (58).  Ce  fait  est  fort  obscur 
dans  l'histoire  de  notre  sauvage.  Qu'était-ce 
que  ce  remède?  Racine  parle  d'une  gomme.., 
qui  est-ce  qui  connaît  la  gomme  du  chône  et 
sa  propriété  sanguisorbe?  Le  fan  mélangé  au 
charbon  pulvérisé  est  très-utile  pour  panser 
les  plaies,  mais  on  ne  prétendra  pas  sans 
doute  que  le  calcul  de  la  pensée  de  la  jeune 
sauvage  allait  jusque-là.  Il  est  très-vraisem- 
blable que  ses  souvenirs  étaient  bien  confus 
sur  ce  point.  En  effet,  elle  dit  h  M.  Valmont 
de  Bomare  que,«  voyant  saigner  sa  compagne, 
elle  courut  chercher  des  grenouilles,  en  écor- 
cha  une,  lui  colla  la  peau  sur  le  front  et 
banda  la  plaie  avec  une  lanière  d'écorce 
d'arbre  qu'elle  avait  arrachée  avec  ses  ongles. 
La  blessée  prit  le  chemin  de  la  rivière  et 
disparut  sans  qu'on  ait  su  depuis  ce  qu'elle 
est  devenue.»  Elle  dit,  au  contraire,  à  Racine 
qu'étant  retournée  à  l'endroit  où  elle  avait 
laissé  sa  compagne,  elle  ne  l'y  trouva  plus... 
Que  croire,  que  penser  au  milieu  de  toutes 
ces  contradictions  (59]? 

Les  lois  qui  régissent  l'homme  sont  unes  et 
invariablement  les  mêmes  dans  les  mêmes 
conditions  d'existence.  C'est  en  vain  que  nos 
systèmes  essayent  de  les  faire  fléchir,  et  de 
chercher  dans  l'individu  isolé  ce  qui  ne  peut 
se  trouver  que  dans  l'individu  social.  L'hom- 
me intelligent  et  moral  ne  se  développera 
jamais  spontanément  et  sans  le  secours  d'une 
puissance  et  d'une  direction  externes,  parce 
qu'il  n'a  point  en  lui-même  la  raison  de  son 
développement.  Dans  l'isolement  et  sans 
aucune  parole  d'instruction,  la  nature  psy- 
chique restera  inerte  en  lui  et  sans  manifes- 
tation, c'est-à-dire  sans  réaction,  parce  qu'elle 
ne  recevra  point  d'action  qui  lui  convienne, 
d'excitation  qui  réveille  et  vivifie  le  germe  qui 
dort  en  elle.  L'homme  physique  seul  se 
développera  en  raison  des  intluences  qui  le 
pénètrent,  mais  l'intelligence  et  la  volonté 

(.^8)  Suivant  Racine,  c'était  en  lui  dispiiiant  un 
chapelet  qu'elle  avait  fait  ceue  plaie  à  sa  compa- 
gne; suivant  l'aulfur  de  VHomme  de  la  nature 
(1.  1",  p.  235,  à  la  note),  c'élait  en  lui  disputant 
un  lapin. 

(59)  Si  la  sauvage  de  Sogny  avait  eu  des  idées 
comme  celles  qu'on  lui  suppose,  il  semble  qu'elle 
aurait  pensé  à  se  rapprocher  de  ses  seinliialjies,  à 
implorer  leur  assistance.  Dans  ses  courses  vaga- 
bondes, elle  avait  eu  mainte  occasion  de  voir  d'au- 
ires  hommes,  leurs  habiiaiiuns,  les  produits  de 
leur  indusirif,  et pourlani jamais  elle  n'a  le  désir 
ou  la  curiosité  de  se  mettre  en  rapport  avec  eux. 
Tout  en  elle  se  meut  sous  l'impulsion  de  l'orga- 
nisme et  de  ses  plus  grossiers  iiislincls.  L'hommo, 
par  le  côté  inalériel  de  son  èire,  résumant  en  lui 
les  éires  inférieurs,  en  a  toutes  les  propriétés  égoïs- 
tes :  il  jouit  comme  un  animal,  il  absorbe  comme 
lia  végétal,  il  s'isole  comme  un  minéral. 


demeureront  ensevelies  dans  les  instincts  de 
l'animalité. 

Cette  question  de  l'homme  de  la  nalure  c.'^t 
trop  importante  pour  que  nous  n'y  insistions 
pas  en  reproduisant  ici  un  document  extrê- 
mement remarquable,  rédigé  d'après  les  faits 
et  les  expériences  que  le  célèbre  médecin 
Itard  avait  recueillis  pendant  les  quatre  ou 
cinq  années  qu'il  consacra  à  l'éducation  du 
sauvage  de  l'Aveyron  dont  nous  avons  parlé 
plus  haut.  Voici  le  rapport  fju'il  adressa  à 
son  excellence  le  ministre  de  l'intérieur. 

«  Monseigneur, 

«  Vous  parler  du  sauvage  de  l'Aveyron, 
c'est  reproduire  un  nom  qui  n'inspire  plus 
maintenant  aucune  espèce  d'intérêt ,  c'est 
rappeler  un  être  oublié  par  ceux  qui  n'ont 
fait  que  le  voir,  et  dédaigné  par  ceux  qui 
ont  cru  le  juger.  Pour  moi,  qui  me  suis  borné 
jusqu'à  présent  à  l'observer,  et  h  lui  pro- 
diguer mes  soins,  fort  indifférent  à  l'oubli 
des  uns  et  au  dédain  des  autres,  étayé  sur 
cinq  années  d'observations  journalières,  je 
viens  faire  à  Votre  Excellence  le  rapport 
qu'elle  attend  de  moi,  lui  raconter  ce  que  j'ai 
vu  et  ce  que  j'ai  fait,  exposer  l'état  actuel  de 
ce  jeune  homme,  les  voies  longues  et  diffi- 
ciles par  lesquelles  il  y  a  été  conduit,  et  les 
obstacles  qu'il  a  franchis,  comme  ceux  qu'il 
n'a  pu  surmonter.  Si  tous  ces  détails,  Mon- 
seigneur, vous  paraissaient  peu  dignes  de 
votre  attention,  et  bien  au-dessous  de  l'idée 
avantageuse  que  vous  en  avez  conçue,  Votf£- 
Excellence  voudrait  bien,  pour  mon  excuse, 
être  intimement  persuadée  que,  sans  l'ordre 
formel  que  j'ai  reçu  d'elle,  j'eusse  enveloppé 
d'un  profond  silence,  et  condamné  à  un  éter- 
nel oubli,  des  travaux  dont  le  résultat  offre 
bien  moins  l'histoire  des  progrès  de  l'élève, 
que  celle  des  non-succès  de  l'instituteur. 
Mais,  en  me  jugeant  ainsi  moi-même  avec 
impartialhé,  je  crois  néanmoins  qu'abstrac- 
tion faite  du  but  auquel  je  visais  dans  la  tâche 
que  je  me  suis  volontairement  imposée,  et 
considérant  cette  entreprise  sous  un  point  de 
vue  plus  généra],  vous  ne  verrez  pas  sans 
quelque  satisfaction.  Monseigneur,  dans  les 
diverses  expériences  que  j'ai  tentées,  dans 
les  nombreuses  observations  que  j'ai  recueil- 

«  L'homme  privé  dws  sa  naissance  du  commerce 
de  ses  semblables  et  de  l'usage  de  tous  les  signes 
que  ce  commerce  nous  conduit  à  instituer,  ne  s'é- 
lève point  au-dessus  du  cercle  étroit  dans  lequel 
végète  la  brute  que  nous  vouons  au  mépris,  et  à 
laqiiclle  nous  daignons  à  peine  accorder  quelque 
portion  de  notre  intelligence.  On  connaît  l'histoire 
du  jeune  homme  trouvé  dans  les  forêts  de  la  Li- 
Ihuanie,  qui  donna  lieu  aux  observations  consi- 
gnées dans  les  Mémoires  de  l'Académie  des  scit  ri- 
ces.  On  connaît  celle  de  la  sauvage  chamjienoisp. 
On  sait  qu'ils  ne  différaient  en  rien  des  animaux 
au  milieu  desquels  ils  s'étaient  trouvés  jusqu'aiuts 
exilés.  Ils  avaient  leurs  penchants,  leurs  habitudes, 
leur  industrie  ;  rien  en  eux  n'annonçait  la  présence 
de  celte  raison  qui  rédéciiii,  qui  combine,  qui  rè- 
gle toutes  iios  l'acultés,  et  fait  de  Thomme  un  être 
pensant.  »  (Ue  Gérando,  Des  signes  et  de  l'art  de 
penser^  l.  I,  Intrud.,  p.  i.) 


m 


HOM 


PSYCHOLOGIE. 


IIOM 


210 


lies,  une  collcclion  de  faits  propres  5  éclairer 
l'histoire  de  la  philosophie  inodicalo,  l'étude 
de  l'homme  incivilisé,  et  la  direction  de  cer- 
taines éducations  privées. 

«  Pour  apprécier  l'état  actuel  du  jeune 
sauvage  de  l'Aveyron,  il  serait  nécessaire  de 
rappeler  son  état  passé.  Ce  jeune  homme, 
pour  être  iugé  sainement,  ne  doit  être  com- 
I>aré  qu'à  lui-même.  Rapproché  d'un  adoles- 
cent du  môme  âge,  il  n'est  plus  qu'un  être 
disgracié,  rebut  de  la  nature,  comme  il  le  fut 
de  la  société.  Mais  si  l'on  se  borne  aux  deux 
termes  de  comparaison  qu'offrent  l'état  passé 
cl  l'état  présent  du  jeune  Victor,  on  est 
étonné  de  l'espace  immense  qui  les  sépare  ; 
et  l'on  peut  mettre  en  question  si  Victor  ne 
diffère  pas  plus  du  sauvage  de  l'Aveyron 
arrivant  à  Paris,  qu'il  ne  diffère  des  autres 
individus  de  son  âge  et  de  son  espèce. 

«  Je  ne  vous  retracerai  pas,  Monseigneur, 
le  tableau  hideux  de  cet  homme  animal, 
tel  qu'il  était  au  sortir  de  ses  forêts.  Dans  un 
opuscule  que  j'ai  fait  imprimer  il  y  a  quel- 
ques années,  et  dont  j'ai  l'honneur  de  vous 
offrir  un  exemplaire,  j'ai  dépeint  cet  être 
extraordinaire  d'après  les  traits  mômes  que 
je  puisai  dans  un  rapport  fait  par  un  méde- 
cin célèbre  à  une  société  savante.  Je  rappel- 
lerai seulement  ici  que  la  commission  dont 
ce  médecin  fut  le  rapporteur,  après  un  long 
examen  et  des  tentatives  nombreuses,  ne  put 
parvenir  à  fixer  un  moment  l'attention  de  cet 
enfant,  et  chercha  en  vain  à  démêler,  dans 
ses  actions  et  ses  déterminations,  quelque 
acte  d'intelligence,  ou  quelque  témoignage 
de  sensibilité.  Etranger  à  cette  opération 
réfléchie  qui  est  la  première  source  de  nos 
idées,  il  ne  donnait  de  Valtention  à  aucun 
ebjet,  parce  qu'aucun  objet  ne  faisait  sur  ses 
sens  nulle  impression  durable.  Ses  yeux 
voyaient  et  ne  regardaient  point,  ses  oreil- 
les entendaient  et  n'écoulaient  jamais  ;  et 
l'organe  du  toucher,  restreint  à  ro[)ération 
mécanique  de  l'appréhension  des  corps,  n'a- 
vait jamais  été  employé  à  en  constater  les 
formes  et  l'existence.  Tel  était  enfin  l'état 
des  facultés  physiques  et  morales  de  cet 
enfant,  qu'il  se  trouvait  placé  non-seulement 
au  dernier  rang  de  son  espèce,  mais  encore 
au  dernier  échelon  des  animaux,  et  qu'on 
peut  dire  en  quelque  sorte  qu'il  ne  différait 
d'une  plante  qu'en  ce  qu'il  avait,    de  plus 

gu'elle,  la  faculté  de  se  riiouvoir  et  de  crier, 
ntre  cette  existence  moins  qu'animale  et 
l'état  actuel  du  jeune  Victor,  il  y  a  une  diffé- 
rence jirodigieuse,  et  qui  paraîtrait  bien  plus 
tranchée  si,  supprimant  tout  intermédiaire, 
je  me  bornais  à  rapprocher  vivement  les  deux 
termes  de  la  comparaison.  Mais,  persuadé 
qu'il  s'agit  bien  moins  de  faire  constater  ce 
tableau  que  de  le  rendre  fidèle  et  complet, 
j'apporterai  tous  mes  soins  à  exposer  suc- 
cinctement les  changements  survenus  dans 
l'état  du  jeune  sauvage;  et,  pour  mettre  plus 
d'ordre  et  d'intérêt  dans  l'énuméralion  des 
faits,  je  les  rapporterai  en  trois  séries  dis- 
tinctes, relatives  au  triple  développement 
des  fonctions  des  sens,  des  fonclioijs  ia'cilec- 
tuelles,  et  des  facultés  aflcctivcs. 


l'*  Série.  —  Développement  des  fonclioiis  des  sens. 

«  I.  On  doit  aux  travaux  de  Locke  et  de 
Condillac  d'avoir  apprécié  l'influence  puis- 
sante qu'a,  sur  la  formation  et  le  développe- 
ment de  nos  idées,  l'action  isolée  et  sinjul- 
tanée  de  nos  sens.  L'abus  qu'on  a  fait  de 
cette  découverte  n'en  détruit  ni  la  vérité,  ni 
les  applications  pratiques  qu'on  peut  en  faire 
h  un  système  d'éducation  médicale.  C'est 
d'après  ces  principes  que,  lorsque  j'eus  rem- 
pli les  vues  principales  que  je  m'étais  d'abord 
proposées,  et  que  j'ai  exposées  dans  mon 
premier  ouvrage,  je  mis  tous  mes  soins  à 
exercer  et  à  développer  séparément  les  orga- 
nes des  sens  du  jeune  Victor. 

«  n.  Comme  de  tous  les  sens  l'ouïe  est  celui 
qui  concourt  le  plus  particulièrement  au  déve- 
loppement de  nos  facultés  intellectuelles,  je 
mis  en  jeu  toutes  les  ressources  imaginables 
pour  tirer  de  leur  long  engourdissement  les 
oreilles  de  notre  sauvage.  Je  me  persuadai 
que,  pour  faire  l'éducation  de  ce  sens,  il  fal- 
lait en  quelque  sorte  l'isoler,  et  que  n'ayant 
à  ma  disposition,  dans  tout  le  système  de  son 
organisation,  qu'une  dose  très-modique  de 
sensibilité,  je  devais  la  concentrer  sur  le  sens 
que  je  voulais  mettre  en  jeu,  en  paralysant 
artificiellement  celui  de  la  vue,  par  lequel  se 
dépense  la  plus  grande  partie  de  celte  sensi- 
bilité. En  conséquence,  je  couvris  d'un  ban- 
deau épais  les  yeux  de  Victor,  et  fis  retentir 
à  ses  oreilles  les  sons  les  plus  forts  et  les 
plus  dissemblables.  Mon  dessein  n'était  pas 
seulement  de  les  lui  faire  entendre,  mais 
encore  de  les  lui  faire  écouter.  Afin  d'obtenir 
ce  résultat,  dès  que  j'avais  rendu  un  son,  j'en- 
gageais Victor  h  en  produire  un  pareil,  en 
faisant  retentir  le  même  corps  sonore,  et  à 
frap[)er  sur  un  autre  dès  que  son  oreille 
l'avertissait  que  je  venais  de  changer  d'in- 
strument. Mes  premiers  essais  eurent  pour 
but  de  lui  faire  distinguer  le  son  d'une  cloche 
et  celui  d'un  tambour:  et  de  même  qu'un 
an  auparavant  j'avais  conduit  Victor  de  la 
grossière  comparaison  de  deux  morceaux  de 
carton,  diversement  colorés  et  figurés,  à  la 
distinction  des  lettres  et  des  mots,  j'avais 
tout  lieu  de  croire  que  l'oreille,  suivant  la 
môme  progression  d'attention  que  le  sens  de 
la  vue,  en  viendrait  bientôt  à  distinguer  les 
sons  les  plus  analogues,  cl  les  diU'érents 
tons  de  l'organe  vocal,  ou  la  parole.  Je  m'at- 
tachai en  conséquence  à  renare  les  sons  pro- 
gressivement moins  disparates,  plus  compli- 
qués et  plus  rapprochés.  Bientôt  je  ne  me 
contentai  pas  d'exiger  qu'il  distinguât  le  son 
d'un  tambour  et  celui  d'une  cloche,  mais 
encore  la  différence  de  son  que  produisait  le 
choc  de  la  baguette,  frappant  ou  sur  la  peau, 
ou  sur  le  cercle,  ou  sur  le  corps  du  tambour, 
sur  le  timbre  d'une  pendule,  ou  sur  une  pello 
à  feu  très-sonore. 

«  IIL  J'adaptai  ensuite  cette  méthode  com- 
parative à  la  perception  des  sons  d'un  instru- 
ment à  vent,  qui,  plus  analogues  à  ceux  de 
la  voix,  formaient  ledernicr  degré  de  l'écUelle 
au  moyen  de  laquelle  j'espérais  conduire 
mon  élève  à  l'audition  des  différentes  intona-  '• 


ill 


IIOM 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


HOM 


212 


lions  du  laryrnc.  Le  succès  répondit  à  mon 
attente  ;  et  dès  que  je  vins  à  frapper  l'oreille 
de  notre  sauvage  du  son  de  ma  voix,  je  trou- 
vai l'ouïe  sensible  aux  intonations  les  plus 
faibles, 

«  IV.  Dans  ces  dernières  expériences,  je 
ne  devais  point  exiger,  comme  dans  les  pré- 
cédentes, que  l'élève  répétât  les  sons  qu'il 
l)ercevait.  Ce  double  travail,  en  partageant 
son  attention,  eût  été  hors  du  plan  que  je 
m'étais  proposé,  qui  était  de  faire  séparément 
l'éducation  de  chacun  de  ses  organes.  Je  me 
bornai  donc  à  exiger  la  simple  perception 
des  sons.  Pour  être  sûr  de  ce  résultat,  je 
plaçais  mon  élève  vis-à-vis  de  moi,  les  yeux 
bandés,  les  poings  fermés,  et  je  lui  faisais 
étendre  un  doigt  toutes  les  fois  que  je  ren- 
dais un  son.  Ce  moyen  d'épreuve  fut  bientôt 
compris;  à  peine  le  son  avait-il  frappé  l'o- 
reille, que  le  doigt  était  levé  avec  une  sorte 
d'impétuosité,  et  souvent  môme  avec  des 
démonstrations  de  joie,  qui  ne  permettaient 
pas  de  douter  du  goût  que  l'élève  prenait  à 
ces  bizarres  leçons.  En  effet,  soit  qu'il  trou- 
vât un  véritable  plaisir  à  entendre  le  son  de 
la  voix  humaine,  soit  qu'il  eût  enfin  sur- 
monté l'ennui  d'être  privé  de  la  lumière  pen- 
dant des  heures  entières,  plus  d'une  fois  je 
l'ai  vu,  dans  l'intervalle  de  ces  sortes  d'exer- 
cices, venir  à  moi,  son  bandeau  à  la  main, 
se  l'appliquer  sur  les  yeux,  et  trépigner  de 
foie  lorsqu'au  sentait  mes  mains  le  lui  nouer 
jortement  derrière  la  tête.  Ce  ne  fut  que 
dans  ces  dernières  expériences  que  se  mani- 
festèrent ces  témoignages  de  contentement. 
Je  m'en  applaudis  d'abord  ;  et,  loin  de  les 
réprimer,  je  les  excitai  même,  sans  penser 
que  je  me  préparais  là  un  obstacle  qui  allait 
bientôt  interrompre  la  série  de  ces  expérien- 
ces utiles,  et  annuler  des  résultats  si  pénible- 
ment obtenus. 

«  V.  Après  m'être  bien  assuré,  par  le  mode 
d'expérience  que  je  viens  d'indiquer,  que 
tous  les  sons  de  la  voix,  quel  que  fût  leur 
degré  d'intensité,  étaient  perçus  par  Victor, 
je  m'atfachai  à  les  lui  faire  comparer.  H  ne 
s'agissait  plus  ici  de  compter  simplement 
les  sons  de  la  voix,  mais  d'en  saisir  les  diffé- 
rences, et  d'apprécier  toutes  ces  modifica- 
tions et  variétés  de  tons  dont  se  compose 
la  musique  de  la  parole.  Entre  ce  travail  et 
le  précédent,  il  y  avait  une  distance  prodi- 
gieuse, pour  un  être  dont  le  développement 
tenait  à  des  efforts  gradués,  et  qui  ne  mar- 
chait vers  la  civilisation  que  parce  que  je  l'y 
conduisais  par  une  route  insensible.  En  abor- 
dant la  dilTiculté  qui  se  présentait  ici,  je  m'ar- 
mai plus  que  jamais  de  patience  et  de  dou- 
ceur, encouragé  d'ailleurs  par  l'espoir  qu'une 
fois  cet  obstacle  franchi,  tout  était  fait  pour 
le  sens  de  l'ouïe.  Nous  débutâmes  par  la 
comparaison  des  voyelles ,  et  nous  fîmes 
encore  servir  la  main  à  nous  assurer  du  ré- 
sultat de  nos  expériences.  Chacun  des  cinq 
doigts  fut  désigné  pour  être  le  signe  d'une 
des  cinq  voyelles,  et  en  constater  la  percep- 
tion distincte.  Ainsi  le  pouce  représentait 
l'A,  et  devait  se  lever  dans  la  prononciation 
de  cstle  voyelle  ;  l'index  était  le  signe  de  l'E, 


le  doigt  du  milieu  celui  de  l'I,  et  ainsi  de 
suite. 

«  VI.  Ce  ne  fut  pas  sans  peine  et  sans 
beaucoup  de  longueurs  que  je  parvins  à  lui 
donner  l'idée  distincte  des  voyelles.  La  pre- 
mière qu'il  distingua  nettement  fut  l'O  ;  ce 
fut  ensuite  la  voyelle  A.  Les  trois  autres  offri- 
rent plus  de  difficultés,  et  furent  pendant 
longtemps  confondues  entre  elles  ;  à  la  fin 
cependant  l'oreille  commença  à  les  perce- 
voir distinctement.  Ce  fut  alors  que  reparu- 
rent, dans  toute  leur  vivacité,  ces  démonstra- 
tions de  joie  dont  j'ai  déjà  parlé,  et  qu'avaient 
momentanément  interrompues  nos  nouvelles 
expériences.  Mais  comme  celles-ci  exigeaient 
de  la  part  de  l'élève  une  attention  bien  plus 
soutenue,  des  comparaisons  délicates,  des 
jugements  répétés,  il  arriva  que  ces  accès  de 
joie,  qui  jusqu'alors  n'avaient  fait  qu'égayer 
nos  leçons,  vinrent  à  la  fin  les  troubler.  Dans 
ces  moments  tous  les  sons  étaient  confondus, 
et  les  doigts  indistinctement  levés,  souvint 
même  tous  à  la  fois,  avec  une  impétuosité 
désordonnée  et  des  éclats  de  rire  vraiment 
impatientants.  Pour  réprimer  cette  gaieté 
importune,  j'essayai  de  rendre  l'usage  de  la 
vue  à  mon  trop  joyeux  élève,  et  de  poursui- 
vre ainsi  nos  expériences,  en  l'intimidant 
par  une  figure  sévère  et  même  un  peu  mena- 
çante. Dès  lors  plus  de  joie,  mais  en  même 
temps  distractions  continuelles  du  sens  de 
l'ouïe,  en  raison  de  l'occupation  que  four- 
nissaient à  celui  de  la  vue  tous  les  objets  qui 
l'entouraient.  Le  moindre  dérangement  dans 
la  disposition  des  meubles  ou  dans  ses  vête- 
ments, le  plus  léger  mouvement  des  person- 
nes qui  étaient  autour  de  lui,  un  changement 
un  peu  brusque  dans  la  lumière  solaire,  tout 
attirait  ses  regards,  tout  était,  pour  lui,  le 
motif  d'un  déplacement.  Je  reportai  le  ban- 
deau sur  les  yeux,  et  les  éclats  de  rire  recom- 
mencèrent, je  m'attachai  alors  à  l'intimider 
par  mes  manières,  puisque  je  ne  pouvais  pas 
le  contenir  par  mes  regards.  Je  m'armai  d'une 
des  baguettes  du  tambour  qui  servait  à  nos 
expériences,  et  lui  en  donnais  de  petits 
coups  sur  les  doigts  lorsqu'il  se  trompait.  Il 
prit  cette  correction  pour  une  plaisanterie, 
et  sa  joie  n'en  fut  que  plus  bruyante.  Je  crus 
devoir,  pour  \e  détromper,  rendre  la  correc- 
tion un  peu  plus  sensible.  Je  fus  compris,  et 
cène  fut  pas  sans  un  mélange  de  peine  et  de 
plaisir  que  je  vis,  dans  la  physionomie  assoin- 
brie  de  ce  jeune  homme,  combien  le  senti- 
ment de  l'injure  l'emportait  sur  la  douleur 
du  coup.  Des  pleurs  sortirent  de  dessous  son 
bandeau,  je  me  hâtai  de  l'enlever;  mais,  soit 
embarras  ou  crainte,  soit  préoccupation  pro- 
fonde des  sens  intérieurs,  quoique  débar- 
rassé de  ce  bandeau,  il  persista  à  tenir  les 
yeux  fermés.  Je  ne  puis  rendre  l'expression 
douloureuse  que  donnaient  à  sa  physiono- 
mie ses  deux  paupières  ainsi  rapprochées,  à 
travers  lesquelles  s'échappaient  de  temps  en 
temps  quelque*  larmes.  Oh  I  combien  dans 
ce  moment,  comme  dans  beaucoup  d'autres, 
prêt  à  renoncer  à  la  tâche  que  je  m'étais 
imposée,  et  regardant  comme  perdu  le  temps 
(|ue  j'y  donnais,  ai-je  regretté  d'avoir  connu 


i 


2:3 


noM 


PSYCtIOLOGIE. 


riGîî 


2ti 


cet  enfant,  et  condamné  hautement  la  stérile 
et  inhumaine  curiosité  des  hommes  qui,  les 
premiers,  l'arrachèrent  à  une  vie  innocente 
et  heureuse  I 

a  VII.  Cette  scène  mit  fin  à  la  bruyante 
gaieté  de  mon  élève.  Mais  je  n'eus  pas  lieu  de 
m'applaudir  du  succès,  et  je  n'avais  paré  à  un 
inconvénient  que  pour  tomber  dans  un  au- 
tre. Un  sentiment  de  crainte  prit  la  place  de 
cette  gaieté  folle,  et  nos  exercices  en  furent 
plus  troublés  encore.  Lorsque  j'avais  émis  un 
son,  il  me  fallait  attendre  plus  d'un  quart 
d'heure  le  signal  convenu;  et,  lors  môme 
qu'il  était  fait  avec  justesse,  c'est  avec  une 
lenteur,  avec  une  incertitude  telles,  que  si, 
par  hasard,  je  venais  à  faire  le  moindre  bruit 
ou  le  plus  léger  mouvement,  Victor,  etfarou- 
ché,  refermait  subitement  le  doigt,  dans  la 
la  crainte  de  s'être  mépris,  et  en  levait  un 
autre  avec  la  même  ardeur  et  la  même  cir- 
conspection. Je  ne  désespérai  point  encore, 
et  je  me  flattai  que  le  temps,  beaucoup  de 
douceur,  et  des  manières  encourageantes, 
pourraient  dissiper  cette  fâcheuse  et  exces- 
sive timidité.  Je  l'espérai  en  vain,  et  tout  fut 
inutile.  Ainsi  s'évanouirent  les  brillantes  espé- 
rances, fondées,  avec  quelque  raison  peut- 
être,  sur  une  chaîne  non  interrompue  d'ex- 
périences utiles  autant  qu'intéressantes.  Plu- 
sieurs fois  depuis  ce  temps-là, et  à  des  époques 
Irèséloignées,  j'ai  tenté  le§  mêmes  épreuves, 
et  je  me  suis  vu  forcé  d'y  renoncer  de  nou- 
veau, arrêté  par  le  même  obstacle. 

«  yiU.  Néanmoins,  cette  série  d'expérien- 
ces faites  sur  le  sens  de  l'ouie  n'a  pas  été  tout 
à  fait  inutile.  Victor  lui  est  redevable  d'enten- 
dre distinctement  quelques  mots  d'une  seule 
syllabe,  et  de  distinguer  surtout  avec  beau- 
coup de  précision,  parmi  les  différentes  in- 
tonations du  langage,  celles  qui  sont  l'expres- 
sion du  reproche,  de  la  colère,  de  la  tristesse, 
du  mépris,  de  l'amitié,  alors  même  que  ces 
divers  mouvements  de  l'âme  ne  sont  accom- 
pagnés d'aucun  jeu  de  la  physionomie,  ni  de 
ces  pantomimes  naturelles  qui  en  constituent 
le  caractère  extérieur. 

«  IX.  Affligé  plutôt  que  découragé  du  peu 
de  succès  obtenu  sur  le  sens  de  l'ouïe,  je  me 
déterminai  à  donner  tous  mes  soins  à  celui 
de  la  vue.  Mes  premiers  travaux  l'avaient 
déjà  beaucoup  amélioré,  et  avaient  tellement 
contribué  à  lui  donner  de  la  fixité  et  de  l'at- 
tention, qu'à  l'époque  de  mon  premier  rap- 
port,, mon  élève  était  parvenu  à  distinguer 
les  lettres  en  métal,  et  à  les  placer  dans  un 
ordre  convenable,  pour  en  former  quelques 
mots.  De  ce  point-là  à  la  perception  distincte 
des  signes  écrits  et  au  mécanisme  même  de 
l'écriture,  il  y  avait  bien  loin  encore;  mais 
heureusement  toutes  ces  difficultés  se  trou- 
vaient en  quelque  sorte  sur  le  môme  plan  ; 
aussi  furent-elles  facilement  surmontées.  Au 
bout  de  quelques  mois,  mon  élève  savait  lire 
et  écrire  passablement  une  série  de  mots, 
dont  plusieurs  différaient  assez  peu  entre  eux 
pour  être  aisément  confondus  par  un  œil  in- 
attentif. Mais  cette  lecture  était  tout  intuitive  ; 
Victor  lisait  les  mots  sans  les  prononcer,  et 
sans  en  connaître  même  la  signification.  Pour 


peu  que  l'on  fasse  attention  à  ce  mode  do 
lecture,  le  seul  qui  fût  praticable  envers  un 
être  de  cette  nature,  on  ne  manquera  pas  de 
demander  comment  j'étais  sûr  que  des  mots 
non  prononcés,  et  auxquels  il  n'attachait  en- 
core aucun  sens,  étaient  lus  assez  distincte- 
ment pour  n'être  pas  confondus  les  uns  avec 
les  autres.  Rien  de  si  simple  cependant  que 
le  procédé  que  j'employais  pour  en  avoir  la 
certitude.  Tous  les  mots  soumis  à  la  lecture 
étaient  également  écrits  sur  deux  tableaux; 
j'en  prenais  un,  et  faisais  tenir  l'autre  à  Vic- 
tor ;  puis,  parcourant  successivement,  avec  la 
bout  du  doigt,  tous  les  mots  connus  dans  celui 
des  deux  tableaux  que  j'avais  entre  mes 
mains.j'exigeais  qu'il  me  montrât,  dans  l'autre 
tableau,  le  double  de  chaque  mot  que  je  lui 
désignais.  J'avais  eu  soin  de  suivre  un  ordre 
tout  à  fait  différent  dans  l'arrangement  de  ces 
mots,  de  telle  sorte  que  la  place  que  l'un 
d'eux  occupait  dans  un  tableau  ne  donnât  au- 
cun indice  de  celle  que  son  pareil  tenait  dans 
l'autre.  De  là,  la  nécessité  d'étudier  en  quel- 
que sorte  la  physionomie  particulière  de  tous 
ces  signes,  pour  les  reconnaître  du  premier 
coup  d'oeil. 

«  X.  Lorsque  l'élève,  trompé  par  l'appa- 
rence d'un  mot,  le  désignait  à  la  place  d'un 
autre,  je  lui  faisais  rectifier  son  erreur,  sans 
la  lui  indiquer,  mais  seulement  en  l'engageant 
à  épeler.  Epeler  était,  pour  nous,  comparer 
intuitivement,  et  l'un  après  l'autre,  toutes  les 
lettres  qui  entrent  dans  la  composition  de 
deux  mots.  Cet  examen,  véritablement  ana- 
lytique, se  faisait  d'une  manière  très-rapide  ; 
je  touchais,  avec  l'extrémité  d'un  poinçon,  la 
première  lettre  d'un  des  deux  mots  qu'il  fal- 
lait comparer  ;  Victor  en  faisait  autant  sur  la 
première  lettre  de  l'autre  mot  ;  nous  passions 
de  même  à  la  seconde  ;  et  nous  continuions 
ainsi,  jusqu'à  ce  que  Victor,  cherchant  tou- 
jours à  trouver  dans  son  mol  les  lettres  que 
je  lui  montrais  dans  le  mien,  parvînt  à  ren- 
contrer celle  qui  commençait  à  établir  la  dif- 
férence des  deux  mots. 

«  XI.  Bientôt  il  ne  fut  plus  nécessaire  de 
recourir  à  un  examen  aussi  détaillé  pour  lui 
faire  rectifier  ses  méprises.  Il  me  suflTisait 
alors  de  fixer  un  instant  ses  yeux  sur  le  mot 
qu'il  prenait  pour  un  autre,  pour  lui  en  faire 
sentir  la  différence  :  et  je  puis  dire  que  l'er- 
reur était  réparée  presque  aussitôt  qu'indi- 
quée. Ainsi  fut  exercé  et  perfectionné  ce  sens 
impoitant,  dont  l'insignifiante  mobilité  avait 
fait  échouer  les  premières  tentatives  qu'on 
avait  faites  pour  le  fixer,  et  fait  naître  les  pre- 
miers soupçons  d'idiotisme. 

«  XII.  Ayant  ainsi  déterminé  l'éducation  da 
sens  de  la  vue,  je  m'occupai  de  celle  du  tou- 
cher. Quoique  éloigné  de  partager  l'opinion 
de  Buffon  et  de  Condillac  sur  le  rôle  im- 
portant qu'ils  font  jouer  à  ce  sens,  je  ne  re- 
gardai pas  comme  perdus  les  soins  que  je 
pouvais  donner  au  toucher,  ni  sans  intérêt 
les  observations  que  pouvait  me  fournir  le 
développement  de  ce  sens.  On  a  vu,  dans 
mon  premier  mémoire,  que  cet  organe,  pri- 
mitivement borné  à  la  mécanique  appréhen- 
sion des  corps,  avait  dû  à  l'effet  puissant  des 


215 

bains  chauds 


IIOM 


1(3  recouvrement  de  quelques- 
unes  de  ses  l'acullés,  celle  entre  autres  de 
percevoir  le  froid  et  le  chaud,  le  rude  et  le 
j)oli  des  corps.  Mais  si  l'on  fait  attention  à  la 
nature  de  ces  deux  espèces  de  sensations,  on 
verra  qu'elles  sont  communes  à  la  peau  qui 
recouvre  toutes  nos  parties.  L'organe  du  tou- 
cher, n'ayant  fait  que  recevoir  sa  part  de  la 
sensibilité  que  j'avais  réveillée  dans  tout  le 
système  cutané,  ne  percevait  jusque-là  que 
comme  une  portion  ne  ce  système,  puisqu'il 
n'en  différait  par  aucune  fonction  qui  lui  fût 
particulière. 

«  Xni.  Mes  premières  expériences  confir- 
mèrent la  justesse  de  cet  aperçu.  Je  mis  au 
fond  d'un   vase   opaque,  dont  l'embouchure 

Couvait  à  peine  permettre  l'introduction  du 
ras,  des  marrons  cuits  encore  chauds  et 
des  marrons  de  la  même  grosseur  à  peu 
près,  mais  crus  et  froids.  Une  des  mains  de 
mon  élèv«  était  dans  le  vase,  et  l'autre  dehors, 
ouTerle  sur  ses  genoux.  Je  mis  sur  celle-ci 
un  marron  chaud,  et  demandai  à  Victor  de 
m'en  retirer  un  pareil  du  fond  du  vase;  il  me 
l'amena  en  effet.  Je  lui  en  présentai  un  froid  ; 
celui  qu'il  retira  de  l'intérieur  du  vase  le  fut 
aussi.  Je  répétai  plusieurs  fois  cette  expé- 
rience, et  toujours  avec  le  même  succès.  Il  n'en 
fut  pas  de  même  lorsqu'au  lieu  de  faire  com- 
parer à  l'élève  la  température  des  corps,  je 
voulus,  par  la  même  moyen  d'exploration, 
le  faire  juger  de  leur  configuration.  Là  com- 
mençaient les  fonctions  exclusives  du  tact, 
et  ce*  sens  était  encore  neuf.  Je  mis  dans  le 
vase  des  châtaignes  et  des  glands  ;  et  iors- 
qu'en  présentant  l'un  ou  l'autre  de  ces  fruits 
à  Victor,  je  voulus  exiger  de  lui  qu'il  m'en 
amenât  un  pareil  du  fond  du  vase,  ce  fut  un 
gland  pour  une  châtaigne,  ou  une  châtaigne 
pour  un  gland.  Il  fallait  donc  mettre  ce  sens, 
comme  tous  les  autres,  dans  l'exercice  de  ses 
fonctions,  et  y  procéder  dans  le  même  ordre. 
A  cet  effet ,  je  l'exerçai  à  comparer  des 
corps  très-disparates  entre  eux   non-seule 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 

des  corps 


IIO]\I 


2Î6 


soumis  à  l'examen  du 


de  forme 
toucher. 

«  XV.  Restait  à  m'occuper  des  sens  du  goût 
et  de  l'odorat.  Ce  dernier  était  d'une  délica- 
tesse qui  le  mettait  au-dessus  de  tout  p<>-rf6c- 
tionnement.  On  sait  que,  longtemps  après 
son  entrée  dans  la  société,  ce  jeune  sauvage 
conservait  encore  l'habitude  de  flairer  tout  ce 
qu'on  lui  présentait,  et  môme  les  corps  que 
nous  regardons  comme  inodores.  Dans  les 
promenades  à  la  campagne,  que  je  faisais 
souvent  avec  lui  pendant  les  premiers  mois 
de  son  séjour  à  Paris,  je  l'ai  vu  maintes  fois 
s'arrêter,  se  détourner  môme,  pour  ramas- 
ser des  cailloux,  des  morceaux  de  bois  des- 
séchés, qu'il  ne  rejetait  qu'après  les  avoir 
fréquemment  portés  à  son  nez,  et  souvent 
avec  tous  les  témoignages  extérieurs  d'une 
véritable  satisfaction.  Un  soir  qu'il  s'était  éga- 
ré dans  la  rue  d'Enfer,  et  qu'il  ne  fut  retrouvé 
qu'à  l'entrée  de  la  nuit,  par  sa  gouvernante, 
ce  ne  fut  qu'après  lui  avoir  flairé  les  mains 
et  les  bras  à  deux  ou  trois  reprises,  qu'il  se 
décida  à  la  suivre,  et  qu'il  laissa  éclater  la 
joie  qu'il  éprouvait  de  l'avoir  retrouvée.  La 
civilisation  ne  pouvait  donc  rien  ajouter  à  la 
délicatesse  de  l'odorat.  Beaucoup  plus  lié 
d'ailleurs  à  l'exercice  des  fonctions  digeslives 
qu'au  développement  des  facultés  intellec- 
tuelles, il  se  trouvait,  par  cette  raison,  hors  de 
mon  plan  d'instruction.  —  Il  semble  que,  rat- 
taché en  général  aux  mêmes  usages,  le  sens 
du  goût,  comme  celui  de  l'odorat,  devait  être 
également  étranger  à  mon  but.  Je  ne  le  pen- 
sai point  ainsi;  et,  considérant  le  sens  du 
goût,  non  sous  le  point  de  vue  des  fonctions 
très-limitées  que  lui  a  assignées  la  nature, 
mais  sous  le  rapport  des  jouissances  aussi  va- 
riées que  nombreuses  dont  la  civilisation  l'a 
rendu  l'organe,  il  dut  me  paraître  avantageux 
de  le  développer,  ou  plutôt  de  le  pervertir.  Je 
crois  inutile  d'énumérer  ici  tous  les  expé- 
dients auxquels  j'eus  recours  pour  atteindre 
ce  but,  et  au  moyen  desquels  je  parvins,  en 
ment  par  leur  forme,  mais  encore  par  leur  vo-     très-peu  de  temps,  à  éveiller  le  goût  de  notre 


lume,  comme  une  pierre  et  un  marron,  un 
sou  et  une  clef.  Ce  ne  fut  pas  sans  peine  que 
je  réussis  à  faire  distinguer  ces  objets  par  le 
tact.  Dès  qu'ils  cessèrent  d'être  confondiis,  je 
les  remplaçai  par  d'autres  moins  dissembla- 
bles, comme  une  pomme,  une  noix  et  de  pe- 
tits cailloux.  Je  soumis  ensuite  à  cet  examen 
manuel  les  marrons  et  les  glands,  et  cette 
comparaison  ne  fut  plus  qu'un  jeu  pour  l'élève. 
J'en  vins  au  point  de  lui  faire  distinguer  de 
la  même  manière  les  lettres  en  métal  les 
plus  analogues  par  leurs  formes,  telles  que 
le  B  etl'R,  l'I  et  le  J,  le  C  et  le  G. 

«  XIV.  Cette  espèce  d'exercice,  dont  je  ne 
m'étais  pas  promis,  ainsi  (lue  je  l'ai  déjà  dit, 
beaucoup  de  succès,  ne  contribua  pas  peu 
néanmoins  à  augmenter  la  susceptibilité  d'at- 
tention de  notre  jeune  élève.  J'ai  eu  occasion, 
dans  la  suite,  de  voir  sa  faible  intelligence  aux 
prises  avec  des  difficultés  bien  plus  embar- 
ras.santes,  et  jamais  je  ne  l'ai  vu  prendre  cet 
air  sérieux,  calme  et  méditatif,  qui  se  répan- 
dait sur  tous  les  traits  de  sa  physionomie 
lorsqu'il  s'agissait  de  décider  de  la  différence 


sauvage 


pour  une  foule  de  mets  qu  il  avait 
jusqu'alors  constamment  dédaignés.  Néan- 
moins, au  milieu  des  nouvelles  acquisitions  de 
ce  sens,  Victor  ne  témoigna  aucune  de  ces 
préférences  avides  qui  constituent  !a  gour- 
mandise. Bien  ditîérent  de  ces  hommes  qu'on 
a  nommés  sauvages,  et  qui,  dans  un  demi- 
degré  de  civilisation,  présentent  tous  les  vices 
des  grandes  sociétés  sans  en  offrir  les  avan- 
tages, Victor,  en  s'habituant  à  de  nouveaux 
mets,  est  resté  indifférent  à  la  boisson  des  li- 
queurs fortes  ;  et  cette  indifférence  s'est  chan- 
gée en  aversion,  à  la  suite  d'une  méprise  dont 
l'effet  et  les  circonstances  méritent  peut-être 
d'être  rapportés.  Victor  dînait  avec  moi  en 
ville.  A  la  fin  <lu  repas,  il  prit  de  son  propre 
mouvement  une  carafe  qui  contenait  une  li- 
queur des  plus  fortes,  mais  qui,  n'ayant  m 
couleur  ni  odeur,  ressemblait  parfaitement  à 
de  l'eau.  Notre  sauvage  la  prit  pour  telle,  s'en 
versa  un  demi-verre,  et,  pressé  sans  doute 
par  la  soif,  en  avala  brusquement  près  de 
la  moitié,  avant  que  l'ardeur,  produite  dans 
l'estomac  par  ce  liquide,  l'avertit  de  la  méprise. 


217 


IIOM 


PSYCHOLOGIE. 


Mais,  rejetant  tout  à  coup  le  verre  et  la 
liqueur,  il  se  lève  furieux,  ne  lait  qu'un  saut 
de  sa  place  à  la  porte  de  la  chambre,  et  se 
met  à  hurler  et  h*  courir  dans  les  cc^ridors  et 
l'escalier  de  la  maison,  revenant  sans  cesse 
sur  ses  pas,  pour  reconnnencer  le  môme  cir- 
cuit ;  semblable  à  un  animal  profondément 
blessé,  qui  cherche,  dans  la  rapidité  de  sa 
course,  non  pas.  comme  le  disent  les  poètes, 
à  fuir  le  trait  (jui  le  déchire,  mais  à  distraire, 
par  de  grands  mouvements,  une  douleur 
au  soulagement  de  laquelle  il  ne  peut  ap- 
peler, comme  l'homme,  une  main  bienfai- 
sante. 

«  XVI.  Cependant ,  malgré  son  aversion 
pour  les  liqueurs,  Victor  a  pris  quehjue  goût 
pour  le  vin,  satîs  qu'il  paraisse  néanmoins  en 
sentir  vivement  la  privation  quand  on  ne  lui 
en  donne  pas.  Je  crois  même  (ju'il  a  toujours 
conservé  pour  l'eau  une  préférence  marquée. 
La  manière  dont  il  la  boit  semble  annoncer 
qu'il  y  trouve  un  plaisir  des  plus  vifs,  mais 
qui  tient  sans  doute  h  quelque  autre  cause 
qu'aux  jouissances  de  l'organe  du  goût.  Pres- 
que toujours,  h  la  fin  de  son  dîner,  alors  mê- 
me qu'il  n'est  plus  pressé  par  la  soif,  on  le 
voit,  avec  l'air  d'un  gourmet  qui  apprête  son 
verre  pour  une  liqueur  exquise,  remplir  le 
sien  d  eau  |)ure,  la  prendre  par  gorgées,  et 
l'avaler  goutte  à  goutte.  Mais  ce  qui  ajoute 
beaucoup  d'intérêt  à  cette  scène,  c'est  le  lieu 
où  elle  se  passe.  C'est  près  de  la  fenêtre,  de- 
bout, les  yeux  tournés  vers  la  campagne,  que 
vient  se  placer  notre  buveur  ;  comme  si, 
dans  ce  moment  de  délectation,  cet  enfant 
de  la  nature  cherchait  à  réunir  les  deux  uni- 
ques biens  (jui  aient  survécu  h  la  perte  de 
sa  liberté,  la  boisson  d'une  eau  liuq)ide,  et 
la  vue  du  soleil  et  du  la  camjjagne. 


nences, 
vante. 
Il"  Série 


II  \M  218 

qui  font  la   matière  de  la  série  sui- 


—   Développement  des  fondions  inlellec- 
luelles. 

«  XVIII.  Quoique  présentés  à  part,  les  faits 
dont  se  compose  la  série  que  nous  venons  de 
parcourir  se  lient,  sous  beaucoup  de  rap- 
ports, h  ceux  qui  vont  faire  la  matière  de  cel- 
e-ci.  Car  telle  est,  Monseigneur,  la  con- 
nexion intime  qui  unit  l'homme  physique  à 
l'homme  intellectuel,  que,  quoique  leurs  do- 
maines respectifs  paraissent  et  soient  en  ef- 
fet très-distincts,  tout  se  confond  dans  les  li- 
mites })ar  lesquelles  s'entre-touchent  ces  deux 
ordres  de  fonctions.  Leur  développement  est 
sinmltané,  et  leur  inlluence  est  réciproque. 
Ainsi,  pendant  que  ie  bornais  mes  etforts  à 
mettre  en  exercice  les  sens  de  notre  sauvage, 
l'esprit  prenait  sa  part  des  soins  exclusive- 
ment donnés  à  l'éducation  de  ces  organes,  et 
suivait  le  même  ordre  de  développement.  On 
concjoit,  en  ell'et,  qu'en  instruisant  les  sens  à 
percevoir  et  à  distinguer  de  nouveaux  objets, 
jeforgais  l'attention  à  s'y  arrêter,  le  jugement 
«^  les  comparer,  et  la  mémoire  à  les  retenir. 
Ainsi  rien  n'était  indilférenl  dans  ces  exerci- 
ces ;  tout  allait  h  l'esprit,  tout  mettait  enjeu 
les  facultés  de  l'intelligence,  et  les  préparait 
au  grand  œuvre  de  la  communication  des 
idées.  Déjà  je  m'étais  assuré  (lu'elle  était 
possible,  en  obtenant  de  l'élève  (lu'il  désignât 
l'objet  de  ses  besoins  au  moyen  de  lettres 
arrangées  de  manière  h  donner  le  mot  de  la 
chose  qu'il  désirait.  J'ai  rendu  conq)le,  dans 
mon  opuscule  sur  cet  onfanl,  de  ce  premier 
pas  fait  dans  la  connaissance  des  signes  écrits; 
et  je  n'ai  pas  craint  de  le  signaler  comme  une 
époque  importante  de  son  éducation,  comme 
le  succès  le  plus  doux  et  le  plus  brillant  qu'on 
ait  jamais  obtenu  sur  un  être  tombé,  comme 


«  XVII.  Ainsi  s'opéra  le  perfectionnement     celui-ci,  dans  le  dernier  degré  de  l  abrutisse 

ment.  Mais  des  observations  subsé'|uentes, 

en  m'éclairant  sur  la  nature  de  ce  résultat, 
vinrent  bientôt  atfaiblir  les  espérances  que 
j'en  avais  connues.  Je  remarquai  (jue  Victor, 
au  lieu  de  reproduire  certains  mots  avec  les- 
quels je  l'avais  familiarisé,  pour  demander 
les  objets  qu'ils  exprimaient,  et  manilester  lo 
désir  ou  le  besoin  cpi'il  en  éprouvait,  ny 
avait  recours  que  dans  certains  moments,  et 
toujours  â  la  vue  de  l'objet  désiré.  Ainsi,  par 
exemple,  quelque  vif  (juc  fût  son  goût  pour 
le  lait ,  ce  n'était  qu'au  moment  où  il  avait 
coutume  d'en  prendre,  et  h  l'instant  môme 
où  il  voyait  (|u'on  allait  lui  en  présenter,  que 
le  mot  de  cet  aliment  préféré  était  émis,  ou 
plutôt  formé  selon  la  manière  convenue. 
Pour  éclaircir  le  soupçon  que  m'inspira  cetlo 
sorte  de  réserve,  j'essayai  de  relarder  l'heuro 
de  son  déjeuner,  et  ce  fut  en  vain  que  j'atten- 
dis de  l'élève  la  satisfaction  écrite  de  ses  be- 
soins, quoique  devenus  plus  urgents.  Ce  ne 
fut  que  lorsque  la  tasse  parut,  que  le  mot 
lait  fut  formé.  J'eus  recours  à  une  autro 
épreuve  :  au  lieu  de  son  déjeuner,  et  sans 
donner  à  ce  procédé  aucune  apparence  de 
chAtiment,  j'enlevai  la  tasse  qui  contenait 
le  lait,  et  l'enfermai  dans  une  armoire.  Si  le 
mol  (ait  eût  été  pour  Victor  le  signe  distinct 


des  sens.  Tous,  à  Texception  de  celui  de 
l'ouïe,  sortant  de  leur  longue  hébétude,  s'ou- 
vrirent à  des  perceptions  nouvelles,  et  j)or- 
lèrentdans  l'âme  du  jeune  sauvage  une  loule 
d'idées  jus(|u'alors  inconnues.  Mais  ces  idées 
ne  laissaient  dans  son  cerveau  qu'une 
trace  fugitive  :  pour  les  y  fixer,  il  fallait  y 
graver  leurs  signes  respectifs,  ou,  pour  mieux 
dire,  la  valeur  de  ces  signes.  Victor  les  con- 
naissait déjà,  parcfî  que  j'avais  fait  marcher 
de  front  la  perception  des  objets  et  de  leurs 
qualités  sensibles  avec  la  lecture  des  mots 
qui  les  représentaient,  sans  chercher  néan- 
moins à  en  déterminer  le  sens.  Victor,  ins- 
truit à  distinguer  par  le  loucher  uu  corps 
rond  d'avec  un  corps  a[)lali  ;  par  les  yeux,  du 
papier  rouge  d'avec  du  papier  blanc  ;  par  le 
goût,  une  liqueur  acide  d'avec  une  liqueur 
douce,  avait  en  môme  temps  appris  à  distin- 
guer les  uns  des  autres  les  noms  qui  expri- 
ment ces  ditférentes  perceptions,  mais  sans 
connaître  la  valeur  représentative  de  ces  si- 
gnes. Cette  connaissance  n'étant  plus  du  do- 
maine des  sens  externes,  il  fallait  recourir 
aux  facultés  de  l'esprit,  et  lui  demander  comp- 
te, si  je  i)uis  ra'exprimer  ainsi,  des  idées  que 
lui  avaient  fournies  ces  sens.  C'est  ce  qui  de- 
vint l'objet  d'une  nouvelle  branche  d'expé- 


S19 


TK^M 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


IlOM 


m 


de  la  chose  et  de  l'expression  du  besoin  qu'il 
en  avait,  nul  doute  qu'après  cette  privation 
subite,  le  besoin  continuant  à  se  faire  sentir, 
le  mol  lait  n'eût  été  de  suite  reproduit.  Il  ne 
le  fut  point  ;  et  j'en  conclus  que  la  formation 
de  ce  signe,  au  lieu  d'être  pour  l'élève  l'ex- 
pression de  ses  besoins,  n'était  qu'une  sorte 
d'exercice  préliminaire,  dont  il  faisait  machi- 
nalement précéder  la  satisfaction  de  ses  ap- 
pétits. 11  fallait  donc  revenir  sur  nos  pas,  et 
travailler  sur  de  nouveaux  frais.  Je  m'y  ré- 
signai courageusement,  persuadé  que  si  ie 
n'avais  pas  été  compris  par  mon  élève,  la 
faute  en  était  h  moi  plutôt  qu'à  lui.  En  réflé- 
chissant, en  effet,  sur  les  causes  qui  pouvaient 
donner  lieu  à  cette  acception  défectueuse  des 
signes  écrits,  je  reconnus  n'avoir  pas  apporté, 
dans  ces  premiers  exemples  de  renonciation 
des  idées,  l'extrême  simplicité  que  j'avais 
mise  dans  le  début  de  mes  autres  moyens 
d'instruction,  et  qui  en  avait  assuré  le  succès. 
Ainsi,  quoique  le  mol  laU  ne  soit  pour  nous 
qu'un  signe  simple,  il  pouvait  être  pour  Vic- 
tor l'expression  confuse  de  ce  liquide  alimen- 
taire, du  vase  qui  le  contenait,  el  du  désir 
dont  il  était  l'objet. 

«  XIX.  Plusieurs  autres  signes  avec  les- 
quels je  l'avais  familiarisé  présentaient,  quant 
à  leur  application,  le  même  défaut  de  préci- 
sion. Un  vice  encore  plus  notable  tenait  à  no- 
tre procédé  d'énoncialion.  Elle  se  faisait, 
comme  je  l'ai  déjà  dit,  en  disposant,  sur  une 
môme  ligne  et  dans  un  ordre  convenable, 
des  lettres  métalliques,  de  manière  à  donner 
Je  nom  de  chaque  objet.  Mais  ce  rapport  qui 
existait  entre  la  chose  et  le  mot  n'était  point 
assez  immédiat  pour  être  complètement  saisi 
par  l'élève.  Il  fallait,  pour  faire  disparaître 
celte  dilficulté,  établir,  entre  chaque  objet  et 
son  signe,  une  liaison  plus  directe,  el  une 
sorte  d'identité  qui  les  fixât  simultanément 
dans  la  mémoire  ;  il  fallait  encore  que  les  ob- 
jets admis  les  premiers  à  cette  nouvelle  mé- 
thode d'énoncialion  fussent  réduits  à  leur  plus 
grande  simplicité,  afin  que  leurs  signes  ne 
pussent  porter,  en  aucune  manière,  sur  leurs 
accessoires.  En  conséquence  de  ce  plan,  je 
disposai  sur  les  tablettes  d'une  bibliothèque 
plusieurs  objets  simples,  tels  qu'une  plume, 
une  clef,  un  couteau,  une  boîte,  etc.,  placés 
immédiatement  sur  une  carte  oii  était  tracé 
leur  nom.  Ces  noms  n'étaient  pas  nouveaux 
pour  l'élève;  il  les  connaissait  déjà,  et  avait 
ap[)ris  à  les  distinguer  les  uns  des  autres, 
d'après  le  mode  de  lecture  que  j'ai  indiqué 
plus  haut. 

«  XX.  Il  ne  s'agissait  donc  plus  que  de  fa- 
miliariser ses  yeux  avec  l'apposition  respec- 
tive de  ciiacun  de  ces  noms  au-dessous  de 
l'objet  qu'il  représentait.  Cette  disposition  fut 
bientôt  saisie  ;  et  j'en  eus  la  preuve,  lorsque, 
déplaçant  tous  ces  objets,  et  replaçant  d'abord 
les  étiquettes  dans  un  autre  ordre,  je  vis  l'élève 
remettre  soigneusement  chaque  chose  sur  son 
nom.  Je  diversifiai  mes  épreuves,  el  celle  di- 
versité me  donna  lieu  de  faire  plusieurs  ob- 
servations relatives  au  degré  d'impression  que 
faisait  ,  sur  le  sensorium  de  notre  sauvage, 
1  image  de  ces  signes  écrits.  Ainsi,  lorsque, 


laissant  tous  ces  objets  dans  l'un  des  coins 
de  la  chambre,  et  emportant  dans  un  auti*e 
toutes  les  étiquettes,  je  voulais,  en  les  mon- 
trant successivement  à  Victor  ,  l'engager  à 
m'aller  quérir  chaque  objet  dont  je  lui  mon- 
trais le  mol  écrit ,  il  fallait ,  pour  qu'il  pût 
m'apporter  la  chose  ,  qu'il  ne  perdît  pas  do 
vue,  un  seul  instant,  les  caractères  qui  ser- 
vaient à  la  désigner.  S'il  s'éloignait  assez 
pour  ne  plus  être  à  portée  de  lire  l'étiquette  ; 
si,  après  la  lui  avoir  bien  montrée,  je  la  cou- 
vrais de  ma  main  ,  aussitôt  l'image  du  mot 
échappait  à  l'élève,  qui,  prenant  un  air  d'in- 
quiétude et  d'anxiété,  saisissait  au  hasard  le 
premier  objet  qui  lui   tombait  sous  la  main. 

«XXÎ.  Le  résultat  de  celte  expérience  était 
peu  encourageant ,  et  il  m'eût  en  effet  com- 
plètement découragé,  si  je  ne  me  fusse  aper- 
çu, en  la  répétant  fréquemment,  que  la  du- 
rée de  l'impression  devenait  insensiblement 
beaucoup  moins  courte  dans  le  cerveau  de 
mon  élève.  Bientôt  il  ne  lui  fallut  plus  que 
jeter  rapidement  les  yeux  sur  le  mol  que  je 
lui  désignais ,  pour  aller ,  sans  hâte  comme 
sans  méprise,  me  chercher  l'objet  demandé. 
Au  bout  de  quelque  temps,  je  pus  faire  l'ex- 
périence plus  en  grand ,  en  l'envoyant  de 
mon  appartement  dans  sa  chambre,  pour  y 
chercher  de  même  un  objet  quelconque  dont 
je  lui  montrais  le  nom.  La  durée  de  la  per- 
ception se  trouva  d'abord  beaucoup  plus 
courte  que  la  durée  du  trajet  ;  mais  Victor, 
par  un  acte  d'intelligence  bien  digne  de  re- 
marque ,  chercha  et  trouva  dans  l'agilité  de 
ses  jambes  un  moyen  sûr  de  rendre  la  durée 
de  l'impression  plus  longue  que  celle  de  la 
course.  Dès  qu'il  avait  bien  lu,  il  partait 
comme  un  trait;  et  je  le  voyais  revenir,  un 
instant  après  ,  tenant  à  la  maia  l'objet  de- 
mandé. Plus  d'une  fois  cependant ,  le  sou- 
venir du  mol  lui  échappait;  je  l'entendais 
alors  s'arrêter  dans  sa  course,  el  reprendre 
le  chemin  de  mon  appartement ,  où  il  arri- 
vait d'un  air  timide  el  confus.  Quelquefois  il 
lui  suffisait  de  jeterles  yeux  sur  la  collection 
entière  des  noms,  pour  reconnaître  el  rete- 
nir celui  qui  lui  était  échappé  ;  d'autres  fois, 
l'image  du  nom  s'était  tellement  etfacée  de 
sa  mémoire,  qu'il  fallait  que  je  le  lui  mon- 
trasse de  nouveau  :  ce  qu'il  exigeait  de  moi, 
en  prenant  ma  main  et  me  faisant  promener 
mon  doigt  indicateur  sur  toute  celle  série  de 
noms  ,  jusqu'à  ce  que  je  lui  eusse  désigné 
celui  qu'il  avait  oublié. 

«  XXII.  Cet  exercice  fut  suivi  d'un  autre, 
qui ,  offrant  plus  de  travail  à  la  mémoire, 
contribua  plus  puissamment  à  la  déveiopper. 
Jusque  -  là  je  m'étais  borné  à  demander  un 
seul  objet  à  la  fois;  j'en  demandai  d'abord 
deux  ,  puis  trois  ,  et  puis  ensuite  quatre,  en 
désignant  un  pareil  nombre  de  signes  à 
l'élève  ,  qui,  sentant  la  difiTiculté  de  les  rete- 
nir tous  ,  ne  cessait  de  les  parcourir  avec 
une  attention  avide,  jusqu'à  ce  que  je  les  déro- 
basse tout  à  fait  à  ses  yeux.  Dès  lors,  plus  de 
délai  ni  d'incertitude  ;  il  prenait  à  la  hâte  le 
chemin  de  sa  chambre,  d'où  il  rapportait  les 
objets  demandés.  Arrivé  chez  moi,  son  pre- 
mier soin,  avant  de  me  les  donner,  était  de 


221 


HOM 


PSYCHOLOGIE. 


HOM 


222 


reporter  avec  vivacité  ses  yeux  sur  la  liste, 
de  la  confronter  avec  les  objets  dont  il  était 
porteur ,  et  qu'il  ne  me  remettait  qu'.après 
s'être  assuré ,  par  cette  épreuve ,  qu'il  n'y 
avait  ni  omission  ni  méprise.  Cette  dernière 
expérience  donna  d'abord  des  résultats  très- 
variables  ;  mais,  à  la  fin,  les  difficultés  qu'elle 
présentait  furent  surmontées  à  leur  tour, 
i.'élève,  alors  sûr  de  sa  mémoire,  dédaignant 
l'avantage  que  lui  donnait  l'agilité  de  ses 
jambes,  se  livrait  paisiblement  à  cet  exercice, 
s'arrêtait  souvent  dans  le  corridor,  mettait  la 
tête  à  la  fenêtre  qui  est  à  l'une  des  extrémi- 
tés, saluait,  de  quelques  cris  aigus  ,  le  spec- 
tacle de  la  campagne  qui  se  déploie  de  ce 
côté  dans  un  magnifique  lointain  ,  reprenait 
le  chemin  de  sa  chambre,  y  faisait  sa  petite 
cargaison  ,  renouvelait  son  hommage  aux 
beautés  toujours  regrettées  de  la  nature,  et 
rentrait  chez  moi  bien  assuré  de  l'exacti- 
tude de  son  message. 

«  XXni.  C'est  ainsi  que,  rétablie  dans  toute 
la  latitude  de  ses  fonctions,  la  mémoire  par- 
vint à  retenir  les  signes  de  la  pensée,  tandis 
que,  d'un  autre  côté,  l'intelligence  en  saisis- 
sait toute  la  valeur.  Telle  fut  du  moins  la 
conclusion  que  je  crus  devoir  tirer  des  faits 
précédents,  lorsque  je  vis  Victor  se  servir  à 
chaque  instant,  soit  dans  nos  exercices  ,  soit 
spontanément,  des  différents  mots  dont  je  lui 
avais  appris  le  sens,  nous  demander  les  di- 
vers objets  dont  ils  étaient  la  représentation, 
montrant  ou  donnant  la  chose  lorsqu'on  lui 
faisait  Mre  le  mol,  ou  indiquant  le  mot  lors- 
qu'on lui  présentait  la  chose.  Qui  pourrait 
croire  que  cette  double  épreuve  ne  fût  pas 
j)lus  que  suffisante  pour  m'assurer  qu'à  la 
tin  j'étais  arrivé  au  point  pour  lequel  il 
m'avait  fallu  retourner  sur  mes  pas  et  faire 
un  si  grand  détour?  Ce  qui  m'arriva  à  cette 
ép(>que  me  fit  croire,  un  moment,  que  j'en 
étais  plus  éloigné  que  jamais. 

«  XXIV.  Un  jour  que  j'avais  amené  Victor 
chez  moi ,  et  que  je  l'envoyais,  comme  de 
coutume,  me  quérir  dans  sa  chambre  plu- 
sieurs objets  que  je  lui  désignais  sur  son  ca- 
talogue, je  m'avisai  de  fermer  ma  porte  à 
double  tour,  et  de  retirer  la  clef  de  la  ser- 
rure ,  sans  qu'il  s'en  aperçût.  Cela  fait ,  je 
revins  dans  mon  cabinet  ,  où  il  était,  et, 
déroulant  son  catalogue  ,  je  lui  demandai 
quelques-uns  des  objets  dont  les  noms  s'y 
trouvaient  écrits ,  avec  l'attention  de  n'en 
désigner  aucun  qui  ne  fût  pareillement  dans 
mon  appartement.  Il  partit  de  suite  ;  mais, 
ayant  trouvé  la  porte  fermée  ,  et  cherché 
vainement  la  clef  de  tous  côtés,  it  vint  au- 
j)rès  de  moi,  prit  ma  main  ,  et  me  condui- 
sit jusqu'à  la  porte  d'entrée,  comme  pour  me 
faire  voir  qu'elle  ne  pouvait  s'ouvrir.  Je  fei- 
gnis d'en  être  surpris  ,  de  chercher  la  clef 
partout,  et  môme  de  me  donner  beaucoup  de 
mouvetneni  pour  ouvrir  la  porte  de  force  ;  en- 
tin,  renonçant  à  ces  vaines  tentatives,  je  ra- 
menai Victor  dans  mon  cabinet,  et  lui  mon- 
trant de  nouveau  les  mêmes  mots,  je  l'invi- 
tai, par  signes,  à  voir  autour  de  lui  s'il  ne  se 
I)résenterait  point  de  pareils  objets.  Les  mots 
désignés  étaient  bâlon,  soufflet,  brosse, verre. 


couteau.  Tous  cestobjels  se  trouvaient  placés 
isolément  dans  mon  cabinet,  mais  de  manière 
cependant  h  être  facilement  a[)erçus;  Victor 
les  vit,  et  ne  toucha  à  aucun.  Je  ne  réussis  pair 
mieux  à  les  lui  faire  reconnaître  en  les  ras- 
semblant sur  une  table  ,  et  ce  fut  inutilement 
que  je  les  demandai  l'un  après  l'autre,  en  lui 
en  montrant  successivement  les    noms.  Jo 
pris  un  autre  moyen  :  je  découpai  avec  des 
ciseaux  les  noms  des  objets ,  qui ,  convertis 
ainsi   en  de  simples  étiquettes,  furent  mis 
dans   les  mains  de  Victor  ;  et ,  le  ramenant 
par  là  aux  premiers  essais  de  ce  procédé,  je 
l'engageai  à  mettre  sur  chaque  chose  le  nom 
qui  servait  à  la  désigner.  Ce  fut  en  vain;  et 
j'eus  rinexprimable  déplaisir    de  voir  mon 
élève  méconnaître  tous  ecs  objets  ,  ou  plutôt 
les  rapports  qui  les  liaient  à  leurs  signes,  et, 
avec  un  air  stupéfait  qui  ne  peut  se  décrire, 
promener  ses  regards  insignifiants  sur  tous 
ces  caractères,  redevenus  pour  lui  inintelligi- 
bles. Je  me  sentais  défaillir  d'impatience  et 
de  découragement.  J'allai  m'asseoir  à  l'extré- 
mité  de   la  chambre ,   et  considérant  avec 
amertume  cet  être  infortun-i ,   que  la  bizar- 
rerie de  son  sort  réduisait  à  la  triste  alterna- 
tive, ou  d'être  relégué,  comme  un  véritable 
idiot,  dans  quelques-uns  de  nos  hospices,  ou 
d'acheter  par  des  peines  inouïes   un    peu 
d'instruction  inutile  encore  à  son  l)onh€ur, 
«  Malheureux,  »  lui  dis-je,  comme  s'il  eût  pu 
m'entendre,  et  avec  un  véritable  serrement 
de  cœur,  «  puisque  mes  peines  sont  perdues 
et  tes  elVorts  infructueux  ,  reprends ,  avec  le 
chemin  de  tes  forêts,  le  goût  de  ta  vie  primi- 
tive ;  ou,  si  tes  nouveaux  besoins  te  mettent 
dans  la  dépendance  de   la  société  ,  expie  le 
malheur  de  lui  être  inutile ,  et  va  mourir  à 
Bicêtre ,   de  misère  et  d'ennui  !  »  Si  j'avais 
moins  connu  la  portée  de  l'intelligence  do 
mon  élève,  j'aurais  pu  croire  que  j'avais  été 
pleinement  compris;  car  à  peine  eus-ie  ache- 
vé ces  mots  ,  que  je  vis,  comme  ceja  arrive 
dans  ses  chagrins  lès  plus  vifs,  sa  poitrine  se 
soulever  avec  bruit,  ses  yeux  se  fermer ,  et 
un  ruisseau  de  larmes  s'échapperjà  travers  ses 
paupières  rapprochées. 

«  XXV.  J'avais  souvent  remarqué  que  de 
pareilles  émotions  ,  quand  elles  allaient  jus- 
qu'aux larmes,  formaient  une  espèce  de  crise 
salutaire,  qui  développait  subitement  l'intel- 
ligence, et  la  rendait  apte  à  surmonter,  im- 
médiatement après,  telle  difficulté  qui  avait 
paru  insurmontable  quelques  instants  aupa- 
ravant. J'avais  aussi  observé  que  si,  dans  le 
fort  de  cette  émotion,  je  quittais  tout  à  coup 
le  ton  des  reproches  pour  y  substituer  des 
manières  caressantes  et  quelques  mots  d'ami- 
tié et  d'encouragement,  j'obtenais  alors  un 
surcroît  d'émotion ,  qui  doublait  l'effet  que 
j'en  attendais.  L'occasion  était  favorable,  et 
je  me  hâtai  d'en  profiter.  Je  me  rapprochai 
de  Victor;  je  lui  fis  entendre  des  paroles 
afleclueuses,  que  je  prononçai  dans  des  ter- 
mes propres  à  lui  en  faire  saisir  le  sens,  et  oue 
j'accompagnai  de  témoignages  d'amitié  plus 
intelligibles  encore.  Ses  j)leurs  redoublèrent, 
accompagnés  de  soupirs  et  de  sanglots  ;  tan- 
dis cme,  redoublant  moi-même  de  caresses, 


223 


je  portais 

faisais,  si  ..     . 

jusqu'à  la  dernière  fibre  sensible  de  l'homme 

moral.  Quand  toul  cet  exciteraent  fut  cnliè- 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE.  HOM  -2i 

plus   haut  point,   et      d'établir  l'idcnlilô  des  ol>jets,  en  démontrant 


HOiM 

l'émotion  au  plus  haut  point 

je  puis  m'ex[)riraer  ainsi ,   frémir 


à  l'élève  l'identité  de  leurs  usages  ou  de  leurs 
propriétés  ;  c'était  de  lui  faire  voir  quel  es 
qualités  communes  valent  le  môme  num  h  des 


rement  calmé,  je  replaçai  les  mômes  objets     chosc§  en  apparence  ditlérentes  ;  en  un  mot^ 

sous  les  yeux  de  Victor,  et  l'engageai  à  me      .      •-  _-  ^„ 

les  désigner  l'un  après  l'autre,  au  fur  et  à  me- 
sure que  je  lui  en  montrai  successivement 
les  noms.  Je  commençai  par  lui  demander 
le  livre;  il  le  regarda  d'abord  assez  long- 
temps ,  fit  un  mouvement  pour  y  porter  la 
main,  en  cherchant  à  surprendre  dans  mes 


yeux   (juclque  signe  d'approbation  ou  d'im- 
probation  ,  qui  fixât  ses  incertitudes.  Je  me 
tins  sur  mes  gardes,  et  ma  physionomie  fut 
muette.  Réduit  donc  à  son  propre  jugement, 
il  en  conclut  que  ce  n'était  point  là  l'objet 
demandé  ,  et  ses  yeux  allèrent  cherchant  de 
tous  côtés  dans  la  chambre,  ne  s'arrôlant  ce- 
j)endant  que  sur  les  livres  qui  étaient  dissé- 
mitiéssur  la  table  et  la  cheminée.  Cette  espèce 
de  revue  fut  pour  moi  un  trait  de  lumière. 
J'ouvris  de  suite  une  armoire  qui  était  pleine 
de  livres,   et  j'en  tirai  une  douzaine  ,  parmi 
lesquels  j'eus  l'attention  d'en  faire  entrer  un 
qui  ne  pouvait  qu'ôtre  exactement  semblable 
à  celui  que  Victor  avait  laissé  dans  sa  cham- 
bre ,  puisque  c'était  un  volume  du  même 
ouvrage  :  le  voir  ,  y  porter  brusquement  la 
main,  me  le  présenter  d'un  air  radieux  ,  ne 
fut  pour  Victor  que  l'affaire  d'un  moment. 

«  XXVI.  Je  bornai  là  cette  épreuve  ;  le  ré- 
sultat suffisait  pour  me  redonner  des  espé- 
rances que  j'avais  trop  légèrement  abandon- 
nées, et  pour  m'éclairer  sur  la  nature  des 
difficultés  qu'avait  fait  naître  celte  expérience. 
Il  était  évident  que  mon  élève,  loin  d'avoir 
conçu  une  fausse  idée  delà  valeur  des  signes, 
en  faisait  seulement  une  application  trop  ri- 
goureuse. 11  avait  pris  mes  leçons  à  la  lettre; 
et  de  ce  que  je  m'étais  borné  à  lui  donner 
la   nomenclature   des  objets  contenus   dans 
sa  chambre,  il  s'était  persuadé  que  ces  objets 
étaient  les  seuls  auxquels  elle  fût  applicable. 
Ainsi ,   tout  livre  qui  n'était  pas  celui  qu'il 
avait  dans  sa  chambre,   n'était  pas  un  livre 
pour  Victor  ;  et,  pour  ([u'il  pût  se  décider  à 
lui  donner  le  môme  nom,  il  fîdiait  qu'une 
ressemblance  parfaite  établît  entre  l'un    et 
l'autre  une  identité  visible.   Bien  différent, 
dans  l'application  des  mots,  des  enfants  qui, 
commençant  à   parler ,  doiment  aux  noms 
individuels  la  valeur  des  noms  génériques,  il 
se  bornait  à  prendre  les  noms  génériques 
dans  le  sens  restreint  des  noms  individuels. 
D'où  pouvait  venir  cette  étrange  différence? 
Elle  tenait,  si  je  ne  me  trompe,  à  une  saga- 
cité d'observation  visuelle ,   résultat   néces- 
saire de  l'éducation  particulière  donnée  au 
sens  de  la  vue.  J'avais  tellement  exercé  cet 
organe  à  saisir,  par  des  comparaisons  ana- 
lytiques, les  qualités  apparentes  des  corps  et 
leurs  différences  de  dimension  ,  de  couleur, 
de  conformation,  qu'entre  deux  corps  iden- 
tiques il  se  trouvait  toujours,  pour  des  yeux 
ainsi  exercés,   quelques  points  de   dissem- 
blance   qui  faisaient  croire  à  une  différence 
essentielle.  L'origine  de  l'erreur  ainsi  déter- 
minée, il  devenait  facile  d'y  remédier  ;  c'était 


il  s'agissait  ilê  lui  apprendre  à  considérer  les 
objets  non  plus  sous  le  rapport  de  leur  difié- 
rence,  mais  d'après  leurs  points  de  contact. 

«  XXVH.    Cette   nouvelle   étude    fut  une 
espèce  d'introduction  à  l'art  des  rapproche- 
ments. L'élève  s'y  livra  d'al>ord  avec  si  peu 
de  réserve,  qu'il  pensa  s'égarer  de  nouveau, 
en  attachant   la  même  idée    et  donnant  la 
môme  nom  à  des  objets  qui  n'avaient  d  au- 
tres rapports  entre  eux  que  Tanajogie  de 
leurs  formes  ou  de  leurs  usages.  C'est  ainsi 
que,  sous  le  nom  de  livre,  il  désigna  indis- 
tinctement une  main  de  papier,  un  cahier, 
un  journal,  un   registre,  une  brochure  ;  quô 
tout  morceau  de  bois  étroit  et  long  lut  ap- 
pelé bâton;  que   tantôt  il   donnait  le  nom 
de  brosse  au  balai,  et  celui  de  balai  à  la  brosse  ; 
et  que  bientôt,  si  je  n'avais  réprimé  cet  abus 
des  rapprochements  ,j'aurais  vu  Victor  se  bor- 
ner à   l'usage  d'un  petit  nombre  de  signes, 
qu'il  eût  appliqués,  sans  distinction  ,   a  une 
foule   d'objets  tout  à  fait  différents ,  et  qui 
n'ont  de  commun  entre  eux   que  quelques- 
unes  des  qualités   ou    propriétés  générales 
des  corps.  . 

«  XXVm.  Au  milieu  de  ces  méprises,   ou 
plutôt  de  ces  oscillations  d'une  intelligence 
tendant  sans  cesse  au  repos,  et  sans   cesse 
mue  par  des  moyens  artificiels  ,  je  crus  voir 
se  développer  une  de  ces  facultés  caractéri- 
stiques de  l'homme,  et  de  l'homme  pensant, 
la  faculté  d'inventer.  En  considérant  les  cho- 
ses sous  le  point  de  vue  de  leur  analogie  ou 
de  leurs  qualités  communes,  Victor  en  con- 
clut que,  puisqu'il  y  avait  entre  divers  ob- 
jets ressemblance  de  formes,  il  devait  y  avoir, 
dans  quelques  circonstances,  identité  d  usage 
et  de  fonctions.  Sans  doute  la  conséquence 
était  un  peu  hasardée  :  mais  elle  donnait  lieu 
à  des  jugements  qui,  lors  môme  qu'ils  se  trou- 
vaient évidemment  défectueux,   devenaient 
pour  lui  autant  de  nouveaux  moyens  d  in- 
struction. Je  me  souviens  qu'un  jour,  ou  je 
lui  demandai  par  écrit  un  couteau,  il  se  con- 
tenta, après   en  avoir  cherché  un  pendant 
quelque  temps,  de  me  présenter  un   rasoir 
qu'il  alla  quérir  dans  une  chambre  voisine. 
Je  feignis  de  m'en  accommoder;  et  quand  sa 
leçon  fut  finie,  je  lui  donnai  à  goûter,  comme 
à  'l'ordinaire ,  et  j'exigeai  qu'il  coupât  son 
pain,  au  lieu  de  le  diviser  avec  ses  doigts, 
selon  son  usage.  A  cet  effet,  je  lui  rendis  e 
rasoir  qu'il  m'avait  donné    sous  le  nom  de 
couteau.  11  se  montra  conséquent,  et  voulut 
en  faire  le  môme  usage  ;  mais  le  peu  de  fixi- 
té de  la  lame  l'en  empêcha.  Je  ne  crus  pas 
la  leçon  complète  ;  je  pris  le  rasoir  ,  et  le  fis 
servir,  en  la  présence  môme  de  Victor,  a  son 
véritable  usage.  Dès  lors  cet  instrument  n  elait 
plus  et  ne  devait  plus  être  à  ses  yeux  un 
couteau.  Il  me  lardait  de  m'en  assurer.  Je  re- 
pris son  cahier,  je  montrai  le  mot  couteau, 
et  l'élève  me  montra  de  suite  celui  qu'il  te- 
nait dans  sa  main,  et  qu«  je  lui  avais  donne 


225  IIOM 

A  l'inslant  où  il  n'avait  pu  se  servir  du  rasoir. 
Pour  que  ce  résultat  lût  complet,  il  nie  restait 
à  taire  la  contre -épreuve  ;  il  fallait  que,  met- 
tant le  cahier  entre  les  mains  de  l'élève ,  et 
Mouchant  de  mon  côté  le  rasoir,  Victor  ne 
m'indiquât  aucun  mol,  attendu  qu'il  ignorait 
encore  celui  de  cet  instrument  ;  c'est  aussi  ce 
qui  arriva. 


PSYCHOLOGIE.  IIOM 

générale.  11  est  en  effet 


226 


digne 


de  remarque 
que,  dès  ce  moment,  disparurent  spontané- 
ment une  foule  d'habitudes  routinières  que 
l'élève  avait  contractées  dans  sa  manière  de 
vaquer  aux  jjetites  occupations  qu'on  lui 
avait  prescrites.  Tout  en  s'abstenant  sévère- 
ment de  faire  des  rapprochements  forcés  et 
de  tirer  des  conséquences  éloignées,  on  peut 


«XXIX.  D'autres  fois,  les  remplacements     du  moins,  je  pense,  soupçonner  que  la  nou- 


dont  il  s'avisait  supposaient  des  rapproclie 
ments  comparatifs  beaucoup  plus  bizarres. 
Je  me  rappelle  que,  dînant  un  jour  en  ville,  et 
voulant  recevoir  une  cuillerée  de  lentilles 
qu'on  lui  présentait,  au  moment  où  il  n'y 
avait  plus  d  assiettes  ni  de  plats  sur  la  table, 
il  s'avisa  d'aller  prendre  sur  la  cheminée,  et 
d'avancer,  ainsi  qu'il  l'eût  fait  d'une  assiette, 
un  petit  dessin  sous  verre,  de  forme  circu- 
laire, entouré  d'un  cadre  dont  le  rebord  uni 
el  saillant  ne  ressemblait  pas  mal  à  celui  d'une 
assiette. 

»  XXX.  Mais  très-souvent   ses  expédients 
étaient  plus  heureux,  mieux  trouvés,  et  méri- 
taient, à  plus  juste  titre,  le  nom  d'invention. 
Je  ne  cranis  pas  de  donner  ce  nom  à  la  ma- 
nière dont  il  se  pourvut  un  jour  d'un  porte- 
crayon.  Une  seule  fois,  dans  mon  cabinet, 
je  lui  avais  fait  faire  usage  de  cet  instrument, 
pour  lixer  un  j)etit  morceau  de  craie  qu'il 
ne  pouvait  tenir  du  bout  de  ses  doigts.  Peu  de 
jours  après,  la   môme  difficulté  se  présenta  ; 
mais  \'ictor  élcùtdans  sa  chambre,  et  il  n'avait 
pas  là  de  porte-crayon  |)our  tenir  sa  craie. 
Je  le  donne  à  l'homme  le  plus  industrieux  et 
le  plus  inventif,  de  dire  ou  plutôt  de  faire  ce 
qu'il  fil  pour  s'en   procurer  un.  Il   prit  un 
ustensile  de  rôtisseur,  employé  dans  les  bon- 
nes cuisines,  autant  (jue  superllu  dans  celle 
d'un  pauvre  sauvage,  et  qui,  pour  celle  rai- 
son, restait  oublié  et  rongé  de  rouille  au  fond 
d'une   petite  armoire  :   une    lardoire    enfin. 
Tel  fuU'instrument  qu'il  prit  pour  remplacer 
celui  qui  lui  manquait,  cl  qu'il  sut,  par  une  se- 
conde inspiration  d'une  imagination  vraiment 
créatrice,  convertir  en  un   véritable   porte- 
crayon,  en  remplaçant  les  coulants  j)ar  quel- 
ques tours  de  fil.  Pardonnez,  Monseigneur, 
l'importance  que  je  mets  à  ce  fait.  11  faut 
avoir  éprouvé  toutes  les  angoisses  d'une   in- 
struction aussi  lente  et  aussi  pénible  ;  il  faut 
avoir  suivi  et  dirigé  cet  homme-plante  dans 
ses  laborieux  développements,  depuis  le  pre- 
mier acte  de  l'attention  jusqu'à  cette  pre- 
mière étincelle   de   l'imagination,   pour  se 
faire  une  idée  de  la  joie  que  j'en  ressentis, 
el  me  trouver  pardonnable  de  produire  en- 
core en  ce  moment,  avec  une  sorte  d'osten- 
tation, un  fait  aussi  simple  et  aussi  ordinaire. 
Ce  qui  ajoutait  encore  à  l'inaportance  de  ce 
résultat,  considéré  comme  une  preuve   du 
mieux  actuel,  et  comme  une  garantie  d'une 
amélioration  future,   c'est  qu  au  lieu  de  se 
présenter  avec  un  isolement  oui  eût  pu  le 
faire  regarder  comme  accidentel,  il  se  grou 


velle  manière  d'envisager  les  choses,  fiiisant 
naître  l'idée  d'en  faire  de  nouvelles  applica- 
tions, dut  nécessairement  forcer  l'élève  à 
sortir  du  cercle  uniforme  de  ces  habitudes  en 
quelque  sorte  automatiques. 

«  XXXI.  Bien  convaincu  enfin  que  j'avais 
complètement  établi  dans  l'esprit  de  Victor 
le  rapport  des  objets  avec  leurs  signes,  il  ne 
me  restait  plus  qu'à' en  augmenter  successive- 
ment le  nombre.  Si  l'on  a  bien  saisi    le  pro- 
cédé par  lequel  j'étais  parvenu  à  établir  la 
valeur  des  premiers  signes,  on  aura  dû  pré- 
voir que  ce  procédé  ne  pouvait  s'appliquer 
qu'aux  objets  circonscrits  et  de  peu  de  vo- 
lume, et  qu'on  ne  pouvait  étiqueter  de  même 
un  lit,  une  chambre,  un  arbre,  une  personne, 
ainsi  que  les  parties  constituantes  et  insépa- 
rables d'un  tout.  Je  ne  trouvai  aucune  dilli- 
cullé  à  faire  comprendre  le  sens  de  ces  nou- 
veaux mots,  quoique  je  ne  pusse  les  lier  visi- 
blement   aux  objets    qu'ils   rc[)résentaienl, 
comme  dans  les  expériences  précédentes.  Il 
me  suffisait,  ])Our  être   compris,  d'indiquer 
du  doigt  le  mot  nouveau,  et  de  montrer  de 
l'autre  main  l'objet  auquel  le  mot  se  rap{)or- 
tail.  J'eus  un  peu  plus  de  peine  à  faire  en- 
tendre la  nomenctalure  dos  parties  qui  en- 
trent dans   la  composition   d'un  tout.  Ainsi, 
le  mots  doigt,  77uun,  avant-bras,  ne   purent, 
pendant   longUmips,  offrir   à  l'élève  aucun 
sens  distinct.  Cette  confusion  dans  l'altribu- 
tion  des  signes  tenait  évidemment  à  ce    que 
l'élève  n'avait  point  encore   compris  que  les 
parties  d'un  corps,  considérées  sé|)arément, 
formaient  à  leur  tour  des   objets    dislincls, 
qui  avaient  leur  nom  particulier.  Pour  lui  en 
donner  l'idée,  je  pris  un  livre  relié,  j'en  ar- 
rachai les  couvertures,  el  j'en  détachai  plu- 
sieurs feuillets.   A  mesure  que  je  donnais  à 
Victor  chacune  de  ces  parties  séparées,  j'en 
écrivais  le  nom  sur  la   planche  noire  ;  puis, 
reprenant  dans  sa  main  ces  divers  débris,  je 
m'en  faisais  à  mon  tour  indiquer  les   noms. 
Quand  ils  se  furent  bien  gravés  dans  sa  mé- 
moire, je  remis  à  leur  place  les  parties  sépa- 
rées, el,  lui  en  redemandant  les  noms,  il  me 
les  désigna  comme   auparavant  ;  puis,  sans 
fui  en  présenter  aucun  en  particulier,  et  lui 
montrant  le  livre  en  lolalilé,  je  lui  en  deman- 
dai le  nom  :  il   m'indiqua   du  doigt  le  mot 
livre. 

«  XXXII.  11  n'en  fallut  pas  davantage  pour 
lui  rendre  familière  la  nomenclature  des  di- 
verses parties  des  corps  composés  ;  et  pour 
que,  dans  les  démonstrations  que  je  lui  en 


pait  avec  une  foule  d'autres  moins  piquants  faisais,  il  ne  confondît  pas  les  noms  propres  à 

ians  doule,  mais  qui,  venus  à  la  même  éi)o-  chacune  des  parties  avec  le  nom  général  de 

que  elémanésévidemmentdelaraùiue  source,  l'objet,  j'avais  soin,  en  montrant  les  preniiè- 

s'otfiaienl  aux  yeux  d'un  observateur  alten-  res,  de  les  loucher  chacune  immédiatement, 

lifcomme  des  résultats  divers  d'une  impulsion  et  je  me  contentais,  pour  l'application  du 


227 


IIOM 


DICTIONNAIRE  DE  niILOSOPIIIE. 


HOM 


223 


nom  général,  d'indiquer  la  cnose  vaguement, 
sans  y  loucher. 

«  XXXIII.  De  celte  démonstration,  je  passai 
Ai  celle  des  qualités  des  corps.  J'entrais  ici 
dans  le  champ  des  abstractions,  et  j'y  entrais 
avec  la  crainte  de  ne  pouvoir  y  pénétrer,  ou 
de  m'y  voir  bientôt  arrêté  par  des  difficultés 
insurmontables.  Il  ne  s'en  présenta  aucune  ; 
et  ma  première  démonstration  fut  saisie 
d'emblée,  quoiqu'elle  portât  sur  l'une  des 
qualités  les  plus  abstraites  des  corps,  celle 
de  l'étendue.  Je  pris  deux  livres  reliés  de 
même,  mais  de  format  différent  ;  l'un  était 
un  in-18,  l'autre  un  in-S"  :  je  louchai  le  pre- 
mier ;  Victor  ouvrit  son  cahier,  et  désigna  du 
doigt  le  mot  livre  :  je  touchai  le  second,  et 
l'élève  indiqua  de  nouveau  le  môme  mot.  Je 
recommençai  plusieurs  fois,  et  toujours  avec 
le  même  résultat.  Je  pris  ensuite  le  plus  pe- 
tit livre,  et,  le  présentant  à  Victor,  je  lui  fis 
étendre  sa  main  h  plat  sur  la  couverture  :  elle 
on  était  presque  entièrement  couverte  ;  je 
l'engageai  alors  à  faire  la  même  chose  sur  le 
volume  in-8"  ;  sa  main  en  couvrait  à  peine  la 
moitié.  Pour  qu'il  ne  pût  se  méprendre  sur 
mon  intention,  je  lui  montrai  la  partie  qui  res- 
tait à  découvert,  et  l'engageai  à  allonger  les 
doigts  vers  cet  endroit  :  ce  qu'il  ne  put  faire 
sans  découvrir  une  portion  égale  à  celle  qu'il 
recouvrait.  Après  cette  expérience,  qui  dé- 
montrait à  mon  élève,  d'une  manière  si  pal- 
pable, la  différence  d'étsndue  de  ces  deux 
objets,  j'en  demandai  de  nouveau  le  nom. 
Victor  hésita  ;  il  sentit  que  le  même  nom  ne 
pouvait  plus  s'appliquer  indistinctement  à 
deux  choses  qu'il  venait  de  trouver  si  iné- 
gales. C'était  là  où  je  l'attendais.  J'écrivis 
alors  sur  deux  cartes  le  mot  livre,  et  j'en  dé- 
posai une  sur  chaque  livre.  J'écrivis  ensuite 
sur  une  troisième  le  mot  grand,  et  le  mot 
petit  sur  une  quatrième  ;  je  les  plaçai  à  côté 
des  premières,  l'une  sur  le  volume  in-8°,  et 
l'autre  sur  le  volume  in-18.  Après  avoir  fait 
remarquer  cette  disposition  à  Victor,  je  repris 
les  étiquettes,  les  mêlai  pendant  quelque 
temps  et  les  lui  donnai  ensuite  pour  être  re- 
placées. Elles  le  furent  convenablement. 

«  XXXIV.  Avais-je  été  compris?  le  sens 
respectif  des  mots  grand  et  petit  avait-il  été 
saisi  ?  Pour  en  avoir  la  certitude  et  la  preuve 
complète,  voici  comment  je  m'y  pris.  Je  me 
lis  apporter  deux  clous  de  longueur  inégale  ; 
je  les  fis  comparer  à  peu  près  de  la  même 
manière  que  je  l'avais  fait  pour  les  livres. 
Puis  ayant  écrit  sur  deux  cartes  le  mot  clou, 
je  les  lui  présentai,  sans  y  ajouter  les  deux 
adjectifs  grand  et  petit  ;  espérant  que,  si  ma 
leçon  précédente  avait  été  bien  saisie,  il  ap- 
pliquerait aux  clous  les  mêmes  signes  de 
grandeur  relative  qui  lui  avaient  servi  à  éta- 
blir la  dilférence  de  dimension  des  deux  li- 
vres. C'est  ce  qu'il  fit  avec  une  promptitude 
qui  rendit  la  preuve  plus  concluante  encore. 
Tel  fut  le  procédé  par  lequel  je  lui  donnai 
l'idée  des  qualités  d'étendue.  Je  l'employai 
avec  le  même  succès  pour  rendre  inteUi- 
gibles  les  signes  qui  représentent  les  autres 
qualités  sensibles  des  corps,  comme  celles  de 
couleur,  de  pesanteur,  de  résistance,  etc. 


«  XXXV.  Après  l'explication  de  l'adjectif, 
vint  celle  du  verbe.  Pour  le  faire  compren- 
dre h  l'élève,  je  n'eus  qu'à  soumettre  un  ob- 
jet dont  il  connaissait  le  nom  à  plusieurs 
sortes  d'actions  que  je  désignais,  h  mesure 
que  je  les  exécutais,  par  l'infinitif  du  verbe 
qui  exprime  cette  action.  Je  prenais  une  clef, 
sar  exemple  ;  j'en  écrivais  le  nom  sur  une 
blanche  noire  ;  puis,  la  touchant,  \a  jetant, 
a  ramassant,  la  portant  aux  lèvres,  la  re- 
mettant h  sa  place,  etc.,  j'écrivais,  en  même 
temps  que  j'exécutais  chacune  de  ces  actions, 
sur  une  colonne,  à  côté  du  mot  clef,  les  ver- 
bes, toucher,  jeter,  ramasser,  baiser,  repla- 
cer, etc.  Je  substituais  ensuite  au  mol  clef  le 
nom  d'un  autre  objet,  que  je  soumettais  aux 
mêmes  actions,  pendant  queje  montrais  avec 
le  doigt  les  verbes  déjà  écrits.  11  arrivait  sou- 
vent qu'en  remplaçant  ainsi  au  hasard  un 
objet  par  un  autre,  pour  le  rendre  le  régime 
des  mêmes  verbes,  il  y  avait,  entre  eux  et  la 
nature  de  l'objet,  une  telle  incompatibilité, 
que  l'action  demandée  devenait  ou  bizarre 
ou  impossible.  L'embarras  oiî  se  trouvait 
alors  l'élève  tournait  presque  toujours  à  son 
avantage,  autant  qu'à  ma  propre  satisfaction, 
en  nous  fournissant,  à  lui  l'occasion  d'exer- 
cer son  discernement,  et  à  moi  celle  de  re- 
cueillir de  nouvelles  preuves  de  son  intelli- 
gence. Un  jour,  par  exemple,  que,  par  suite 
des  changements  successifs  du  régime  d'^s 
verbes,  je  me  trouvais  avoir  ces  étranges  as- 
sociations de  mots,  déchirer  pierre,  couper 
tasse,  m-anger  balai,  il  se  tira  fort  bien  d'em- 
barras, en  changeant  les  deux  actions  indi- 
quées par  les  deux  premiers  verbes,  en  deux 
autres  moins  incompatibles  avec  la  nature  de 
leur  régime.  En  conséquence,  il  prit  un  mar- 
teau pour  rompre  la  pierre,  et  laissa  tomber 
la  tasse  pour  la  casser.  Parvenu  au  troisième 
verbe,  et  ne  pouvant  lui  trouver  de  rempla- 
çant, il  en  chercha  un  au  régime,  prit  un 
morceau  de  pain  et  le  mangea. 

«  XXXVI.  Réduits  à  nous  traîner  pénible- 
ment et  par  des  circuits  infinis  dans  l'étude 
de  ces  difficultés  grammaticales,  nous  faisions 
marcher  de  front,  comme  un  moyen  d'in- 
struction auxiliaire  et  de  diversion  indispen- 
sable, l'exercice  de  l'écriture.  Le  début  de  ce 
travail  m'offrit  des  difficultés  sans  nombre, 
auxquelles  je  m'étais  attendu.  L'écriture  est 
un  exercice  d'imitation,  et  l'imitation  était 
à  naître  chez  notre  sauvage.  Ainsi,  lorsque 
je  lui  donnai,  pour  la  première  fois,  un  mor- 
ceau de  craie  que  je  disposai  convenablement 
au  bout  de  ses  doigts,  je  ne  pus  obtenir  au- 
cune ligne,  aucun  trait,  qui  supposât  dans 
l'élève  l'intention  d'imiter  ce  qu'il  me  voyait 
faire.  Il  fallait  donc  ici  rétrograder  encore,  et 
chercher  à  tirer  de  leur  inertie  les  facultés 
imitatives,  en  les  soumettant,  comme  toutes 
les  autres,  à  une  sorte  d'éducation  graduelle. 
Je  procédai  à  l'exécution  de  ce  pian,  en  exer- 
çant Victor  à  des  actes  d'une  imitation  gros- 
sière, comme  de  lever  les  bras,  d'avancer  le 
pied,  de  s'asseoir,  de  se  lever  en  même  temps 
que  moi,  puis  d'ouvrir  la  main,  de  la  fermer, 
et  de  répéter  avec  ses  doigts  une  foule  de 
mouvements,  d'abord  simples,  puis  combinés, 


CA 


29 


HOM 


PSYCHOLOGIE. 


HOM 


230 


que  j'exécutais  devant  lui.  Tarmai  ensuite  sa 
main,  de  même  que  la  mienne,  d'une  longue 
baguette  taillée  en  pointe,  que  je  lui  faisais 
tenir  comme  une  plume  à  écrire,  dans  la 
double  intention  de  donner  plus  de  force  et 
d'aplomb  à  ses  doigts,  par  la  difliculté  de  te- 
nir en  équilibre  ce  simulacre  de  plume,  et 
de  lui  rendre  visibles  et  par  conséquent  sus- 
ceptibles d'imitation  jusqu'aux  moindres  mou- 
vements de  la  baguette. 


a  (I 
développe- 


ne  pas  assujettir  l'imitation  au 
ment  progressif  des  autres  facultés,  et 
rendre,  dès  son  début,  aussi  active  que  fé- 
conde. Mais  celle  faculté  imitative,  dont  l'in- 
fluence se  répand  sur  toute  la  vie,  varie  dans 
son  application,  selon  la  diversité  des  Zlges, 
et  n'est  employée  à  l'apprentissage  de  la 
parole  que  dans  la  plus  tendre  enfance  ; 
plus  tard,  elle  préside  à  d'autres  fonc- 
tions, et  abandonne,  pour  ainsi  dire,  l'ins- 
trument vocal  ;  de  telle  sorte  qu'un  jeune 
enfant,  un  adolescent  même,  quittant  son 
pays  natal,  en  perd  très-promptement   les 


langage,  mais  jamais  ces 


du  libre  usage  de  toutes  ses  facultés  intellec- 
tuelles. 

«  XXXIX.  De  tous  les  phénomènes  que  pré- 
sentent à  l'observateur  les  premiers  déve- 
loppements de  l'enfant,  le  plus  étonnant 
peut-être  est  la  facilité  aveclaquelle  il  apprend 
à  jMrler  ;  et  lorsqu'on  pense  que  la  parole, 
qui  est  sans  contredit  l'acte  le  plus  admirable 
de  l'imitation,  en  est  aussi  le  premier  résul- 
tat, on  sent  redoubler  son  admiration  pour 
«XXXVII.  Ainsi  disposés  par  des  exercices  celte  intelligence  suprême  dont  l'homme  e«)t 
préliminaires,  nous  nous  mîmes  à  la  planche  le  chef-d'œuvre,  et  qui,  voulant  faire  de  la  pa- 
noire,  munis  chacun  d'un  morceau  de  craie  ;  rôle  le  principal  moteur  de  l'éducation,  a  dû 
et,  plaçant  nos  deux  mains  à  la  même  hau- 
teur, je  cçmmençai  par  descendre  lentement 
et  verticalement  vers  la  base  du  tableau.  L'é- 
lève en  flt  autant,  en  suivant  exactement  la 
même  direction,  partageant  son  attention  en- 
tre sa  ligne  et  la  mienne,  et  portant  sans  re- 
lâche ses  regards  de  l'une  à  l'autre,  comme 
s'il  eût  voulu  en  coJlalionner  successivement 
tous  les  points.  Le  résultat  de  notre  compo- 
sition fut  deux  lignes  exactement  jMirallèles. 
Mes  leçons  subséquentes  ne  furent  qu'un  dé- 
veloppement du  môme  procédé  :  je  n'en  \\av- 
lerai  pas.  Je  dirai  seulement  que  le  résultat 
fut  tel,  qu'au  bout  de  quelques  mois  Victor 
sut  copier  les  mots  dont  il  connaissait  déjà 
la  valeur,  bientôt  après  les  reproduire  de  mé- 
moire, et  se  servir  enfin  de  son  écriture,  tout 
informe  qu'elle  était  et  qu'elle  est  restée, 
pour  exprimer  ses  besoins,  solliciter  les 
moyens  de  les  satisfaire,  et  saisir  par  la  même 
voie  l'expression  des  besoins  ou  de  la  volonté 
des  autres, 

«  XXXVIII.  En  considérant  mes  expériences 
comme  un  véritable  cours  d'imilati(jn,  je  crus 
devoir  ne  pas  le  borner  à  des  actes  d'une 
imitation  manuelle.  J'y  lis  entrer  plusieurs 
procédés  qui  n'avaient  aucun  rapport  au  mé- 
canisme de  l'écriture,  mais  dont  l'elfet  était 
beaucoup  plus  propre  àexercer  l'intelligence. 
Tel  est  entre  autres  celui-ci  :  je  traçais  sur 
une  planche  noire  deux  cercles  à  peu  près 
égaux,  l'un  vis-à-vis  de  moi,  et  l'autre  en 
face  de  Victor.  Je  disposais,  sur  six  ou  huit 
points  de  la  circonférence  de  ces  cercles, 
six  ou  huit  lettres  de  l'alphabet,  les  mêmes 
dans  les  deux  cercles,  mais  placées  diverse- 
ment. Je  traçais  ensuite  dans  l'un  des  cercles 
plusieurs  lignes  qui  allaient  aboutir  aux  lettres 
placées  sur  sa  circonférence  ;  Victor  en  fai- 
sait autant  sur  l'autre  cercle.  Mais,  par  une 
suite  de  la  différente  disposition  des  lettres, 
il  arrivait  que  l'imitation  la  plus  exacte  don- 
nait néanmoins  une  figure  toute  différente 
de  celle  que  je  lui  offrais  pour  modèle.  Delà, 
l'idée  d'une  imitation  toute  particulière,  dans 
laquelle  il  s'agissait,  non  de  copier  servile- 
ment une  forme  donnée,  mais  d'en  reproduire 
l'esprit  et  la  manière,  sans  être  arrêté  par  la 
différence  du  résultat.  Ce  n'était  plus  ici  une 
répétition  routinière  de  ce  que  l'élève  voyait 
faire,  et  telle  qu'on  pourrait  l'obtenir,  jusqu'à 
un  certain  point,  de  quelques  animaux  imi- 
tateurs, mais  une  imitation  intelligente  et  rai- 
sonnée,  variable  dans  ses  procédés  comme 
dans  ses  applications,  et  telle,  en  un  mot, 
qu'on  a  droit  de  l'attendre  de  l'homme  doué 


manières,  le  ton,  le 

intonations  de  voix  qui  constituent  ce  qu'on 
a])|)elle  l'accent.  Il  résulte  de  cette  vérité  phy- 
siologique qu'en  réveillant  l'imitation  dans  ce 
jeune  sauvage,  parvenu  déjà  à  son  adoles- 
cence, j'ai  dû  nj'attendre  à  ne  trouver  dans 
l'orga.'ic  de  la  voix  aucune  disposition  à  met- 
tre à  profit  ce  développement  des  facultés 
imitatives,  en  supposant  même  que  je  n'eusse 
pas  rencontré  un  second  obstacle  dans  la 
stupeur  opiniâtre  du  sens  de  l'ouïe.  Sous  ce 
dernier  ra})port,  Victor  pouvait  être  considéré 
comme  un  sourd-muet,  quoique  bien  infé- 
rieur encore  à  cette  classe  d'êtres,  essentielle- 
ment observateurs  et  imitateurs. 

«  XL.  Néanmoins,  je  n'ai  eru  devoir  m'ar- 
rêter  à  cette  différence,  ni  renoncer  à  l'es- 
poir de  le  faire  parler,  et  à  tous  les  avanta- 
ges que  je  m'en  promettais,  qu'après  avoir 
tenté,  pour  parvenir  à  cet  heureux  résultat, 
le  dernier  moyen  qui  me  restait  :  c'était  de 
'usage  de  la  parole,  non  plus 
"'ouïe,  puisqu'il  s'y  refusait, 
mais  par  celui  de  la  vue.  Il  s'agissait  donc, 
dans  cette  dernière  tentative,  d'exercer  les 
yeux  à  saisir  le  mécanisme  de  l'articulation 
des  sons,  et  la  voix  à  les  répéter,  par  une 
heureuse  application  de  toutes  les  forces  réu- 
nies de  l'attention  et  de  l'imitation.  Pendant 
plus  d'un  an,  tous  mestravaux,  tous  nos  exer- 
cices tendirent  à  ce  but.  Pour  suivre  pareille- 
ment ici  la  méthode  des  gradations  insensi- 
bles, je  fis  précéder  l'étude  de  l'articulation 
visible  des  sons,  par  l'imitation  un  peu  plus 
facile  des  mouvements  des  muscles  de  la 
face,  en  commençant  par  ceux  qui  étaient  le 
plus  apparents.  Ainsi  voilà  l'instituteur  et  l'é- 
lève en  face  l'un  de  l'autre,  grimaçant  à  qui 
mieux  mieux,  c'est-à-dire  imprimant  aux 
muscles  des  yeux,  du  front,  de  labouche,  des 
mouvements  de  toute  espèce  ;  concentrant 
peu  à  peu  leurs  expériences  sur  les  muscles 
des  lèvres,  et,  après  avoir  insisté  longtemps 


le  conduire  à 
par  le  sens  de 


231 


IIOM 


DICTIONNAIRE  DE  riIILOSOnilE. 


IIOM 


2.Î2 


sur  l'i^tudc  (les  niouvenicnls  do  celle  parlie 
criarnuc  de  l'organe  de  la  parctle,  souinellanl 
enfin  la  langue  aux  mômes  exercices,  mais 
beaucoup  plus  diversiliés  et  plus  longtem[)S 
conlinués. 

«  XLI.  Ainsi  préparé,  l'organe  de  la  parole 
me  paraissait  devoir  se  prêter  sans  peine  à 
l'imitation  des  sons  articulés,  et  je  regardais 
ce  résultat  comme  aussi  procham  qu'infail- 
lible. Mon  espérance  fut  entièrement  déçu(î, 
et  tout  ce  que,  je  pus  obtenir  de  celte  longue 
série  de  soins  se  réduisit  h  l'émission  de 
quelques  monosyllabes  informes,  tantôt  aigus, 
tantôt  graves,  et  beaucoup  njoins  nets  encore 
que  ceux  que  j'avais  obtenus  dans  mes  pre- 
miers essais.  Je  lins  bon  néanmoins,  et  luttai, 
pendant  longtemps  encore,  contre  l'opiniû- 
Ireté  de  l'organe,  jusqu'à  ce  qu'enfui^  voyant 
la  continuité  de  mes  soins  et  la  succession 
du  temps  n'opérer  aucun  cbangement,  je  me 
résignai  à  terminer  là  mes  dernières  tenta- 
tives en  faveur  de  la  parole,  et  j'abandonnai 
mon  élève  à  un  mutisme  incurable. 

III*    Série.  —   Développemenl    des   facultés    affec- 
tives. 

«  XLIl.  Vous  avez  vu,  Monseigneur,  la  ci- 
vilisation, rappelant  de  leur  profond  engour- 
dissement les  lacullés  intellectuelles  de  notre 
sauvage,  en  déterminer  d'abord  l'application 
aux  objets  de  ses  besoins,  et  étendre  ensuite 
le  sphère  de  ses  idées  au  delà  de  son  existence 
animale.  Votre  Excellence  va  voir,  dans  le 
même  ordre  de  développement,  les  facultés 
atîectives,  éveillées  d'abord  par  le  sentiment 
du  besoin  et  l'instinct  de  la  conservation, 
donner  ensuite  naissance  à  des  affections 
moins  intéressées,  à  des  mouvements  plus 
expansifs,  et  à  quelques-uns  de  ces  senti- 
ments généreux  qui  font  la  gloire  et  le  bon- 
heur du  cœur  humain. 

«  XLllI.  A  son  entrée  dans  la  société,  Vic- 
tor, insensible  à  tous  les  soins  qu'on  prit 
d'abord  de  lui,  et  confondant  l'empressement 
de  la  curiosité  avec  l'intérêt  de  la  bienveil- 
lance, ne  donna  pendant  longtemps  aucun 
témoignage  d'attention  à  la  personne  qui  le 
soignait.  S'en  rapprochant  quand  il  y  était 
forcé  parle  besoin,  et  s'en  éloignant  dès  qu'il 
se  trouvait  satisfait,  il  ne  voyait  en  elle  que 
la  main  qui  le  nourrissait,  et  dans  cette  main 
autre  chose  que  ce  qu'elle  contenait.  Ainsi, 
sous  le  rapport  de  son  existence  morale, 
Victor  était  un  enfant  dans  les  premiers  jours 
de  sa  vie,  lequel  passe  du  sein  de  sa  mère 
à  celui  de  sa  nourrice,  et  de  celle-ci  à  une 
autre,  sans  y  trouver  d'autre  différence  que 
celle  de  la  quantité  ou  de  la  qualité  du  liquide 
qui  lui  sert  d'aliment.  Ce  fut  avec  la  même 
indifférence  que  noire  sauvage,  au  sortir  de 
ses  forêts,  vit  changer  à  diverses  reprises  les 
personnes  commises  à  sa  garde,  et  qu'après 
avoir  été  accueilli,  soigné  et  conduit  à  Paris 
par  un  pauvre  paysan  de  l'Aveyron,  qui  lui 
prodigua  tous  les  témoignages  d'une  ten- 
ilresse  paternelle,  il  s'en  vil  séparer  tout  à 
<;oup  sans  peine  ni  regret. 

«  XLIV.  Livré,  pendant  les  trois  premiers 
mois  de  son  entrée  à^l'institution,   aux  im- 


portunités  des  curieux  oisifs  de  la  capitale, 
et  de  ceux  qui,  sous  le  titre  spécieux  d'ob- 
servateurs, ne  l'obsédaient  pas  moins;  errant 
dans  les  corridoi-s  et  le  jardin  de  la  maison 
par  le  temps  le  plus  rigoureux  de  l'année, 
croupissantdans  une  saletédégoûlanle,  éprou- 
vant souvent  le  besoin  de  la  faim,  il  se  vit 
tout  à  coup  soigné,  chéri,  caressé  par  une 
surveillante  pleine  de  douceur,  de  bonté  et 
d'intelligence,  sans  que  ce  changement  parût 
réveiller  dans  son  cœur  le  plus  faible  senti- 
ment de  reconnaissance.  Pour  peu  que  l'on 
y  rélléchisse,  on  n'en  sera  point  étonné. 
Que  pouvaient  en  effet  les  manières  les  plus 
caressantes,  les  soins  les  [)lus  affectueux,  sur 
un  être  aussi  impassible?  Et  que  lui  impoi- 
tait  d'être  bien  vêtu,  bien  chauffé,  commodé- 
ment logé  et  couché  mollement,  à  lui  qui, 
endurci  aux  intempéries  des  saisons,  insen- 
sible aux  avantages  de  la  vie  sociale,  ne  con- 
naissait d'autre  bien  que  sa  liberté,  et  ne 
voyait  qu'une  [)rison  dans  le  logement  le  plus 
commode?  Pour  exciter  la  reconnaissance, 
il  fallait  des  bienfaits  d'une  autre  espèce,  et 
de  nature  à  être  appréciés  par  l'être  extraor- 
dinaire qui  en  était  l'objet;  et,  pour  cela, 
condescendre  à  ses  goûts,  le  rendre  heureux 
à  sa  manière.  Je  m'allachai  fidèlement  à  cette 
idée,  comme  à  l'indication  principale  du 
traitement  moral  de  cet  enfant.  J'ai  fait  con- 
naître quels  en  avaient  été  les  premiers  succès. 
J'ai  dit,  dans  mon  premier  rapport,  comment 
j'étais  parvenu  à  lui  faire  aimer  sa  gouver- 
nante, et  à  lui  rendre  la  vie  sociale  suppor- 
table. Mais  son  attachement,  tout  vif  qu'il 
paraissait,  pouvait  encore  n'être  considéré 
que  comme  un  calcul  d'égoïsme.  J'eus  lieu 
de  le  soupçonner,  quand  jem'aperçus  qu'après 
plusieurs  heures  et  même  quelques  jours 
d'absence,  Victor  revenait  à  celle  qui  le  soi- 
gnait, avec  des  démonstrations  d'amitié,  dont 
la  vivacité  avait  pour  mesure  bien  moins  la 
longueur  de  l'absence  que  les  avantages  réels 
qu'il  trouvait  à  son  lelour,  et  les  privations 
qu'il  avait  éprouvées  durant  cette  séparation. 
Non  moins  intéressé  dans  ses  caresses,  il  les 
fit  d'abord  servir  à  manifester  ses  désirs,  bien 
plus  qu'à  témoigner  sa  reconnaissance  ; 
(le  manière  que,  si  on  1  obsei'vait  avec  soin 
à  l'issue  d'un  repas  copieux,  Victor  offrait 
lafïligeant  spectacle  d'un  être  que  rien  de  ce 
qui  l'environne  n'intéresse,  dès  l'instant  que 
tous  ses  désirs  sont  satisfaits.  Cependant  la 
multiplicité  toujours  croissante  de  ses  besoins, 
rendant  de  plus  en  plus  nombreux  ses  rap- 
ports avec  nous  et  nos  soins  envers  lui,  ce 
cœur  endurci  s'ouvrit  enfin  à  des  sentiments 
non  équivoques  de  reconnaissance  et  d'amitié 
Parmi  les  traits  nombreux  que  je  puis  citer 
comme  autant  de  preuves  de  ce  changement 
favorable,  je  me  contenterai  de  rapporter  les 
deux  suivants. 

«  XLV.  La  dernière  fois  qu'entraîné  pai 
d'anciennes  réminiscences  el  sa  passion  poui 
la  liberté  des  champs,  notre  sauvage  s'évade 
de  la  maison,  il  se  dirigea  du  côté  de  Senlis 
et  gagna  la  forêt,  d'où  il  ne  larda  pas  à  sortir, 
chassé  sans  doute  par  la  faim  et  l'impossibi- 
lité de  pouvoir  désormais  se  suffire  à  lui- 


533 


HO.M 


PSYCHOLOGIE. 


HOM 


234 


môme.  S'élant  rapproché  des  campagnes  voi-      la  morosité  profonde  dans  laquelle  tombe  mon 


smes,  il  tomba  entre  les  mains  de  la  gendar- 
merie, qui  l'arrôta  comme  un  vagabond,  et 
le  garda  comme  tel  pendant  plus  de  quinze 
jouVs.  Reconnu  au  bout  de  ce  temps,  et  ra- 
mené à  Paris,  il  fut  conduit  au  Temple,  où 
madame  Guérin,  sa  surveillante,  se  présenta 
pour  le  réclamer.   Nombre  de  curieux  s'y 


jeune  élève  toutes  les  fois  que,  dans  le  cours 
de  nos  leçons,  apiès  avoir  lutté  en  vain,  avec 
toutes  les  forces  de  son  attention,  contre 
quelque  difliculté  nouvelle,  il  se  voit  dans 
l'impossibilité  de  la  surmonter.  C'est  alors 
que,  pénétré  du  sentiment  de  son  imf)uis- 
sance,  et  toucbé  jieut-être  de  l'inutilité  de 


étaient  rassemblés  pour  être  témoins  de  cette  mes  efforts,  je  l'ai  vu  mouiller  de  ses  pleurs 
entrevue,  qui  fut  vraimt'nt  touchante.  A  peine  ces  caractères  inintelligibles  pour  lui,  sans 
Victor  eut-il   aperçu  sa   gouvernante,  qu'il     qu'aucun  mot  de  reproche,  aucune  menace, 

pâlit  et  perdit  un  moment  connaissance  ;  mais,  '  "         '      "* 

se  sentant  embrassé,  caressé  par  madame 
Guérin,  il  se  ranima  subitement,  et,  mani- 
festant sa  joie  par  des  cris  aigus,  par  le  serre- 
ment convulsif  de  ses  mains  et  les  traits  épa- 
nouis d'une  ligure  radieuse,  il  se  montra,  aux 
yeux  de  tous  les  assistants,  bien  moins  conmie 
un  fugitif  qui  rentrait  forcément  sous  la  sur- 
veillance de  sa  garde,  que  comme  un  lils  af- 
fectueux qui,  de  son  propre  mouvement, 
viendrait  se  jeter  dans  les  bras  de  celle  qui 
lui  donna  le  jour. 


aucun    chûlimenl ,    eussent    provoqué    ses 
larmes. 

«  XLIX.  La  civilisation,  en  multipliant  ses 
aircctions  tiistcs,  a  dû  nécessairenjunl  aussi 
augmenter  ses  jouissances.  Je  ne  parlerai 
point  de  celles  qui  naissent  de  la  satisfaction 
de  SCS  nouveaux,  besoins.  Ouoi(]u'elles  aient 
puissamment  concouru  au  développement 
des  facultés  aiïectives,  elles  sont,  si  je  jnns 
le  dire,  si  animales,  qu'elles  ne  peuvent  ôtre 
admises  connue  preuves  directes  de  la  sen- 
sibilité du  cœur.  Mais  je  citerai  commes  telles 


«  XLVL  II  ne  montra  pas  moins  de  scnsi-     le  zèle  qu'il  met,  et  le  plaisir  qu'il  trouve,  à 


bilité  dans  sa  première  entrevue  avec  moi 
Ce  fut  le  lendemain  matin  du  môme  jour. 
Victor  était  encore  au  lit.  Dès  qu'il  me  vit 
paraître,  il  se  mit  avec  vivacité  sur  son  séant, 
en  avançant  la  tête  et  me  tendant  les  bras. 
Mais  voyant  qu'au  lieu  de  m'approcher,  je 
restais  deboiV,  immobile  vis-à-vis  de  lui, 
avec  un  maintien  froid  et  une  (igure  mécon- 
tente, il  se  replongea  dans  le  lit,  s'envelop[)a 


obliger  les  personnes  qu'il  alfectionne,  et 
inénie  h  prévenir  leurs  désirs,  dans  les  j)etits 
services  qu'il  est  à  portée  de  leur  rendre. 
C'est  ce  qu'on  remarque,  surtout  dans  ses 
rapports  avec  madame  Guérin.  Je  désignerai 
encore,  comme  le  sentiment  d'une  ûme  civi- 
lisée, la  satisfaction  qui  se  peint  sur  tous  ses 
traits,  et  qui  souvent  môme  s'annonce  par  de 
grands  éclats  de  rire,   lorsque,   arrôlé  dans 


de  ses  couvertures,  et  se  mit  à  pleurer.  J'aug-  nos  leçons  par  quehjue  difliculté,  il  vient  il 
montai  l'émotion  par  mes  reproches,"  pro-  bout  de  la  surmonter  par  ses  propres  forces, 
nonces  d'un  ton  haut  et  menaçant  :  les  pleurs  ou  lorsque,  content  de  ses  faibles  progrès, 
redoublèrent,  accompagnés  de  longs  et  pro-  je  lui  témoigne  ma  satisfaction  par  des  éloges 
fonds  sanglots.  Quand  j'eus  porté  au  dernier  et  des  encouragements.  Ce  n'est  pas  seule- 
point  l'excitement  des  facultés  affectives,  j'ai-  nient  dans  ses  exercices  qu'il  se  montre  scn- 
lai  m'asseoir  sur  le  lit  de  mon  pauvre  repen-  slble  au  plaisir  de  bien  faire,  mais  encore 
tant.  C'était  toujours  là  le  signal  du  pardon,  dans  les  moindres  occupations  domestiques 
Victor  m'entendit,  lit  les  premières  avances  dont  il  est  'hargé,  surtout  si  ces  occupations 
de  la  réconciliation,  et  tout  fut  oublié.  sont  de  nature  à  exiger  un  grand  développe- 
«  XLVII.  Assez  près  de  la  môme  époque,  ment  des  forces  musculaires.   Lorsque,  par 


le  mari  de  madame  Guérin  tomba  malade, 
et  fut  soigné  hors  de  la  maison,  sans  que 
Victor  en  fût  instruit.   Celui-ci  ayant,  dans 


exemple,  on  l'occupe  à  scier  du  bois,  on  le 
voit,  à  mesure  que  la  scie  pénètre  profondé- 
ment, redoubler  d'ardeur  et  d'efforts,   et  se 


ses  petites  attributions  domestiques,  celle  de     livrer,  au  moment  où  la  division  va  s'achever, 

■    '    '  '  '    ^  '" '■■  '■ — '• à  des  mouvements  de  joie  si  extraordinaires, 

que  l'on  serait  tenté  de  les  rapporter  à  un 
délire  maniaque,  s'ils  ne  s'expli(iuaient  na- 
turellement, d'un  côté,  par  le  besoin  di,i 
mouvement  dans  un  ôtre  si  actif,  et,  de  l'autre, 
jiar  la  nature  de  cette  occupation,  fini,  en  lui 
présentant  à  la  fois  un  exercice  salutaire,  un 
mécanisme  qui  l'amuse,  et  un  résultat  qui 
intéresse  ses  besoins,  lui  offre  d'une  manière 
bien  évidente  la  réunion  de  ce  qui  plaît  à  ce 
qui  est  utile. 

«  L.  Mais,  en  môme  temps  que  l'âme  de 
notre  sauvage  s'ouvre  à  quelques-unes  des 
jouissances  de  l'homme  civilisé,  elle  ne  con- 
tinue pas  moins  de  se  montrer  sensible  à 


couvrir  la  table  à  l'heure  du  dîner,  continua 
d'y  placer  le  couvert  de  M.  Guérin  ;  et, 
quoique  chaque  jour  on  le  lui  fît  ôter,  il  ne 
manquait  pas  de  le  replacer  le  lendemain. 
La  maladie  eut  une  issue  fâcheuse  ;  M.  Guérin 
y  succomba  ;  et,  le  jour  même  où  il  mourut, 
son  couvert  fut  encore  remis  à  table.  On 
devine  l'effet  que  dut  faire  sur  madame  Guérin 
une  attention  aussi  déchirante  pour  elle. 
Témoin  de  celte  scène  de  douleur,  Victor 
comprit  qu'il  en  était  la  cause  ;  et,  soit  qu'il 
se  bornât  à  penser  qu'il  avait  mal  agi,  soit 
que,  pénétrant  à  fond  le  motif  du  désespoir 
de  sa  gouvernante,  il  sentit  combien  était 
inutile  et  déplacé    le  soin    qu'il  venait  de 


prendre,  de  son  propre  mouvement  il  ôta  le     celles  de  sa  vie  primitive.  C'est  toujours  la 


couvert,  le  reporta  tristement  dans  l'armoire, 
et  jamais  plus  ne  le  remit. 

«  XLVllI.  Voilà  une  aflection  triste,  qui  est 
entièrement  du  domaine  de  l'homme  civilisé. 
Mais  une  autre  qui  ne  l'est  pas  moins,  c'est 

DiCTIONN.    DE   FlULOSOrHIE.   I. 


môme  passion  pour  la  campagne,  la  môme 
extase  à  la  vue  d'un  beau  clair  de  lune,  d'un 
champ  couvert  de  neige,  et  les  mômes  trans- 
ports au  bruit  d'un  vent  orageux.  Sa  passion 
pour  la    liberté  des  champs  se  trouve  à  la 

8 


535 


HOM 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOMIIE. 


noM 


236 


vérité  tempérée  par  les  affeclions  sociales,  et 
à  demi  satisfaite  par  de  fréquentes  prome- 
nades en  plein  air;  mais  ce  n'est  encore 
qu'une  passion  mal  éteinte,  et  il  ne  faut,  pour 
la  rallumer,  qu'une  belle  soirée  d'été,  que  la 
vue  d'un  bois  fortement  ombragé,  ou  l'inter- 
ruption momentanée  de  ses  proiucnades  jour- 
nalières. Telle  fut  la  cause  de  sa  dernière  éva- 
sion. Madame  Guérin,  retenue  dans  son  lit 
par  des  douleurs  rhumatismales,  ne  put,  pen- 
dant quinze  jours  que  dura  sa  maladie,  con- 
duire son  élève  à  la  promenade.  11  supporta 
patiemment  cette  privation,  dont  il  voyait 
évidemment  la  cause.  Mais,  dès  que  sa  gou- 
vernante quitta  le  lit,  il  fit  éclater  une  joie 
qui  devint  plus  vive  encore  lorsque,  au  bout 
de  quelques  jours,  il  vit  madame  Guérin  se 
disposer  à  sortir  par  un  très-beau  temps;  nul 
doute  que  ce  ne  fût  pour  aller  se  promener, 
ei  le  voilà  tout  prêt  à  suivre  sa  conductrice. 
Elle  sortit,  et  ne  l'emmena  point.  11  dissimula 
son  mécontentement  ;  et  lorsqu'à  l'heure  du 
dîner  on  l'envoya  à  la  (iuisine  pour  y  chercher 
des  plats,  il  saisit  le  moment  où  la  porte 
cochere  de  la  cour  se  trouvait  ouverte  pour 
laisser  entrer  une  voiture,  se  glissa  par  der- 
rière, et,  se  précipitant  dans  la  rue,  gagna 
rapidement  la  barrière  d'Enfer. 

«  LI.  Les  changements  opérés  par  la  civili- 
sation dans  l'âme  de  ce  jeune  homme  ne  se 
sont  par  bornés  à  éveiller  en  elle  des  affec- 
tions et  des  jouissances  inconnues,  ils  y  ont 
fait  naître  aussi  quelques-uns  de  ces  senti- 
ments qui  constituent  ce  que  nous  avons 
appelé  la  droiture  du  cœur  ;  tel  est  le  senti- 
ment intérieur  de  la  justice.  Notre  sauvage 
en  était  si  peu  susceptible  au  sortir  de  ses 
forêts,  que,  longtemps  après  encore,  il  fallait 
user  de  beaucoup  de  surveillance  pour  l'em- 
pêcher de  se  livrer  à  son  insatiable  rapacité. 
On  devine  bien  cependant  que,  n'éprouvant 
alors  qu'un  unique  besoin,  celui  de  la  faim, 
le  but  de  toutes  ses  rapines  se  trouvait  ren- 
fermé dans  le  petit  nombre  d'objets  alimen- 
taires qui  étaient  de  son  goût.  Dans  les  com- 
mencements, il  les  prenait  plutôt  qu'il  ne  les 
dérobait  ;  et  c'était  avec  un  naturel,  une 
aisance,  une  simplicité,  qui  avaient  quelque 
chose  de  touchant,  et  retraçaient  à  l'âme  le 
rêve  de  ces  temps  primitifs,  où  l'idée  de  la 
propriété  était  encore  à  poindre  dans  le  cer- 
veau de  l'homme.  Pour  réprimer  ce  penchant 
naturel  au  vol,  j'usai  de  quelques  châtiments 
appliqués  en  flagrant  délit.  J'en  obtins  ce  que 
la  société  obtient  ordinairement  de  l'apfiareil 
effrayant  des  peines  aflliclives,  une  modifi- 
cation de  vice,  plutôt  qu'une  véritable  cor- 
rection ;  ainsi  Victor  déroba  avec  subtilité  ce 
que  jusque-là  il  s'était  contenté  de  voler  ou- 
vertement. Je  crus  devoir  essayer  d'un  autre 
moyen  de  correction  ;  et,  pour  lui  faire  sentir 
plus  vivement  l'inconvenance  de  ses  rapines, 
nous  usâmes  envers  lui  du  droit  de  repré- 
sailles. Ainsi,  tantôt  victime  de  la  loi  du  plus 
fort,  il  voyait  arracher  de  ses  mains,  et  manger 
devant  ses  yeux,  un  fruit  longtemps  convoité, 
et  qui  souvent  n'avait  été  que  la  juste  récom- 
pense de  sa  docilité  ;  tantôt,  dépouillé  d'une 
manière  plus  subtile  que  vi-olente,  il  retrou- 


vait ses  poches  vides  des  petites  provisions 
qu'il  y  avait  mises  en  réserve  un  instant  au- 
paravant. 

«  LU.  Ces  derniers  moyens  de  répression 
eurent  le  succès  que  j'en  avais  attendu,  et 
mirent  un  terme  à  la  rapacité  de  mon  élève. 
Celte  correction  ne  s'offrit  pas  cependant  à 
mon  esprit  comme  la  preuvre  certaine  que 
j'avais  inspiré  à  mon  élève  le  sentiment  in- 
térieur de  la  justice.  Je  sentis  parfaitement 
que,  malgré  le  soin  que  j'avais  pris  de  donner 
à  nos  procédés  toutes  les  formes  d'un  vol 
injuste  et  manifeste,  il  n'était  pas  sûr  que 
Victor  y  eût  vu  quelque  chose  de  plus  que 
la  punition  de  ses  propres  méfaits  ;  et,  dès 
lors,  il  se  trouvait  corrigé  par  la  crainte  do 
quelques  nouvelles  privations,  et  non  par  le 
sentiment  désintéressé  de  l'ordre  moral.  Pour 
éclaircir  ce  doute,  et  avoir  un  résultat  moins 
équivoque,  je  crus  devoir  mettre  le  cœur  de 
mon  élève  à  l'épreuve  d'une  autre  espèce 
d'injustice  qui,  n'ayant  aucun  rapport  avec 
la  nature  de  la  faute,  ne  parût  pas  en  être  le 
châtiment  mérité,  et  fût  par  là  aussi  odieuse 
que  révoltante.  Je  choisis,  pour  cette  expé- 
rience vraiment  pénible,  un  jour  où,  tenant 
depuis  plus  de  deux  heures  Victor  occupé  à 
nos  procédés  d'instruction,  et  satisfait  égale- 
ment de  sa  docilité  et  de  son  intelligence,  je 
n'avais  que  des  éloges  et  des  récompenses  à 
lui  prodiguer.  11  s'y  attendait  sans  doute,  à 
en  juger  par  l'air  content  de  lui  qui  se  peignait 
sur  tous  ses  traits,  comme  dans  toutes  les 
attitudes  de  son  corps.  Mais  quel  ne  fut  pas 
son  étonnement  de  voir  qu'au  lieu  des  récom- 
penses accoutumées,  qu'au  lieu  de  ces  ma- 
nières caressantes  auxquelles  il  avait  tant  de 
droit  de  s'attendre,  et  qu'il  ne  recevait  jamais 
sans  les  plus  vives  démonstrations  de  joie, 
prenant  tout  à  coup  une  figure  sévère  et  me- 
naçante, effaçant,  avec  tous  les  signes  exté- 
rieurs du  mécontentement,  ce  que  je  venais 
de  louer  et  d'applaudir,  dispersant  dans  tous 
les  coins  de  sa  chambre  ses  cahiers  et  ses 
cartons,  et  le  saisissant  enfin  lui-môme  par 
le  bras,  je  l'entraînais  avec  violence  ver3  un 
cabinet  noir  qui,  dans  les  commencements 
de  son  séjour  à  Paris,  lui  avait  quelquefois 
servi  de  prison  !  Il  se  laissa  conduire  avec 
résignation  jusque  près  du  seuil  de  la  porte. 
Là,  sortant  tout  à  coup  de  son  obéissance 
accoutumée,  s'arc-boutant  par  les  pieds  et 
par  les  mains  contre  les  montants  de  la  porte, 
il  m'opposa  une  résistance  des  plus  vigou- 
reuses, et  qui  me  flatta  d'autant  plus  qu'elle 
était  toute  nouvelle  pour  lui,  et  que  jamais, 
prêt  à  subir  une  pareille  punition,  alors  qu  elle 
était  méritée, il  n'avait  démenti  un  seul  instant 
sa  soumission  par  l'hésitation  la  plus  légère. 
J'insistai  néanmoins,  pour  voir  jusqu'à  quel 
point  il  porterait  sa  résistance  ;  et,  faisant 
usage  de  toutes  mes  forces,  je  voulus  l'enlever 
de  terre,  pour  l'entraîner  dans  le  cabinet. 
Cette  dernière  tentative  excita  toute  sa  fureur. 
Outré  d'indignation,  rouge  de  colère,  il  se 
débattait  dans  mes  bras  avec  une  violence 
qui  rendit  pendant  quelques  minutes  mes 
efi'orts  infructueux;  mais  enfin,  se  sentant 
près  de  ployer  sous  la  loi  du  plus  fort,  il  eut 


237  nOM  PSYCHOLOGIE.  HOM  238 

recovirs  à  la  dernière  ressource  du  faible  ;  il  préférence.  Au  lieu  de  cet  élan  expansif  qui 
se  jeta  sur  ma  main,  et  y  laissa  la  trace  pro-  nrécipite  un  sexe  vers  un  autre,  je  n'ai  vu  en 
fonde  de  ses  dénis.  Qu'il  m'eût  été  doux  en  lui  qu'une  sorte  d'instinct  aveugle  et  faible- 
ce  moment  de  pouvoir  me  faire  entendre  de  ment  prononcé  ,  qui,  à  la  vérité,  lui  rend  la 
icon  élève,  cl  de  lui  dire  jusqu'à  quel  point  société  des  femmes  préférable  à  celle  des 


la  douleur  même  de  sa  morsure  remplissait 
mon  âme  de  satisfaction,  et  me  dédomma- 
geait de  toutes  mes  peines  !  Pouvais-je  m'en 
réjouir  faiblement?  Celait  un  acte  de  ven- 
geance bien  légitime  ;  c'était,  une  preuve  in- 
contestable que  le  sentiment  du  juste  et  de 
l'injuste,  celte  base  éternelle  de  l'ordre  social, 
n'était  plus  étranger  au  cœur  de  mon  élève. 
En  lui  donnant  ce  sentiment,  ou  plutôl  en  en 
j)rovoquant  le  développement.je  venais  d'éle- 
ver Ihomme  sauvage  à  toute   la  hauteur  de 


hommes ,  mais  sans  que  son  cœur  prenne 
aucune  part  à  cette  aislinction.  C'est  ainsi 
que,  dans  une  réunion  de  femmes ,  je  l'ai  vu 
plusieurs  fois  cherchant  auprès  d'une  d'entre 
elles  un  soulagement  à  ses  anxiétés,  s'asseoir 
à  côté  d'elle,  lui  pincer  doucement  la  main, 
les  bras  et  les  genoux,  et  continuer  ainsi 
jusqu'à  ce  que,  sentant  ses  désirs  inquiets 
s'accroître,  au  lieu  de  se  calmer,  par  .ses  bi- 
zarres caresses,  et  n'entrevoyant  aucun  terme 


à  ses  pénibles  émotions,  il  changeait  tout  h 
l'homme  moral,  parle  plus  tranché  de  ses  coup  de  manières,  repoussait  avec  humeur 
caractères  et  la  plus  noble  de  ses  attributions,  celle  qu'il  avait  recherchée  avec  une  sorte 
«  LUI.  En  parfanldes  facultés  intellectuell''s  d'empressement,  et  s'adressait  de  suite  h  une 
de  notre  sauvage,  je  n'ai  point  dissimulé  autre,  avec  laquelle  il  se  comportait  de  la 
les  obstacles  qui  avaient  arrêté  le  développe- 
ment de  (]U(>l(iues-unes  d'enlre  elles,  et  je 
me  suis  fait  un  devoir  de  marquer  exacte- 
ment toutes  les  lacunes  de  son  intelligence. 
Fidèle  au  même  plan,  dans  Ihistoire  des  af- 
fections de  ce  jeune  homme,  je  dévoilerai  la" 
partie  brute  de  son  cœur  avec  la  même  fidé- 
lité que  j'en  ai  fait  voir  la  |)artie  civilisée. 
Je  ne  le  tairai  point,  quoique  devenu  sensible 
l  la   reconnaissance   et  h  l'amitié,  quoiqu'il 

Çaraisse  sentir  vivement  le  plaisir  d'être  utile, 
ictor  est  resté  essentiellenient  égoïste.  Plein 
d'em])ressemenl  et  de  cordialité  quand  les  ser- 
vices qu'on  exige  de  lui  ne  se  trouvent  jias 
en  opposition  avec  ses  besoins,  il  est  étranger 
h  cette  obligeance  qui  ne  calcule  ni  les  pri- 
vations ni  les  sacrifices  ;  et  le  doux  sentiment 


même  manière.  Un  jour  cependant,  il  poussa 
ses  enlrepiises  un  peu  j)lus  loin.  Après  avoir 
d'abord  employé  les  mômes  caresses,  il  prit 
la  (lame  par  les  deux  mains,  et  l'entraîna, 
sans  y  mettre  pourtant  de  violence ,  dans  lu 
fond  d'une  alcôve.  Là,  fort  embarrassé  de  sa 
contenance,  otfrant,  dans  ses  manières  et 
dans  l'expression  exlraordinaire  de  .sa  |)hy- 
sionomie,  un  mélange  indicible  de  gaieté  et 
de  tristesse,  de  hardiesse  et  d  inccrliludo,  il 
sollicita  à  plusieurs  reprises  les  caresses  de 
la  dame  en  lui  présentant  ses  joues,  tourna 
autour  d'elle  lentement  et  d'un  air  méditatif, 
et  tinil  enfin  par  s'élancer  sur  ses  é()aules, 
en  la  serrant  étroitement  au  cou.  Ce  fut  là 
tout,  et  ces  démonstrations  amoureuses  fini- 
icnt,  comme  toutes  les  autres,  par  un  mon- 


de !a  pitié  est  encore  à  naître  chez  lui.  Si,  vemonl  de  dépit  qui  lui  fil  lepousser  l'objet 

dans  ses  rapports  avec  sa  gouvernante,  on  l'a  de  ses  éphémères  inclinations, 

vu  quelquefois  partager  sa  tristesse,  ce  n'était  «   LV.  Quoique,  depuis  celte  époque,  ce 

là  qu'un  acte  d'imitation  analogue  à  celui  qui  malheureux  jeune  homme  n'ait  pas  été  moin.'> 

arrache  des  pleurs  au  jeune  enfant  qui  voit  tourmenté  par  l'etTervescence  de  ses  organes, 

pleurer  sa  mère  ou  sa   nourrice.  Pour  corn-  il  a  cessé  néanmoins  de  chercher,  dans  de.s 

jiatir  aux  maux  d'autrui,  il  faut  les  avoir  con-  caresses  impuissantes  ,  un  souIagen)enl  à  ses 

nus,  ou   du   moins   en   emprunter   l'idée  de  désirs  inquiets.  Mais  cette  résignation,  au  lieu 

notre  imagination  ;  ce  qu'on  ne  peut  attendre  d'apporter  quelque  adoucissemejit  à  sa  situa- 

d'un très-jeune  enfant, ou  d'un  être  tel  que  Vie-  lion,   n'a  servi  qu'à  l'exaspérer,  et  à  faire 


tor.  étranger  à  toutes  les  peines  et  privations 
dont  se  composent  nos  soutfrances  morales 

«  LIV.  Mais  ce  qui,  dans  le  système  atfectif 
de  ce  jeune  homme,  paraît  plus  étonnant  en- 
core et  au-dessus  de  loute  exj)lication,  c'est 
son  indifférence  pour  les  lerames,  au  milieu 
des  mouvements  impétueux  d'une  puberté 
très-prononcée.  Aspirant  moi-même  aj)rès 
celle  époque,  comme  après  une  source  de 
sensations  nouvelles  pour  mon  élève  et  d'ob- 
servations allrayanlcs  pour  moi ,  épiant  avec 
soin  tous  les  phénomènes  avant-coureurs  de 
cette  crise  morale,  j'attendais  chaque  jour 
qu'un  souffle  de  ce  sentiment  universel  qui 


trouver  à  cet  infortuné  un  motif  de  désespou' 
dans  un  besoin  impérieux  ,  cju'il  n'espère 
plus  satisfaire.  Aussi  lorsque,  malgré  le  se- 
couj-s  des  bains,  d'un  réginje  cdmanl  el  d'un 
violent  exeicice,  cet  organe  des  sens  vient  à 
éclater  de  nouveau,  il  se  l'ail  de  suite  un  chan- 
gement total  dans  le  caractère  naturellement 
doux  de  ce  jeune  homme;  el,  passant  S(it)i- 
lement  de  la  tristesse  à  l'anxiété,  el  de  l'an- 
xiété h  la  fureur,  il  prend  du  dégoût  pour 
ses  jouissances  les  plus  vives,  soupire,  vei-se 
(les  pleurs,  pousse  clés  cris  aigus,  déchire  ses 
vêlements  ,  s'emporte  quelquefois  au  point 
d'égratigncr  et  de  mordre  sa  gouvernante. 


meut  el  multiplie  tous  les  êlres,  vînt  animer  Mais  alors  même  qu'il  cède  à  unefureui  avcu- 

relui-ci  et  agrandir  son   existence  niorale.  gle  qu'il  ne  peut  maîtriser,  il  en  témoigne 

J'ai  vu  arriver  ou  plutôt  éclater  cette  pubei-lé  un  véritable  repentir,  et  demande  à  baiser  le 

tant  désirée  ,  el  noire  jeune  sauvage  se  con-  bras  ou  la  main  qu'il  vient  de  mordre.  Dans 

pumer  de  désirs  d'une  violence  extrême  et  cetélal,  le  pou's  est  élevé,  la  figure  vultueuse; 

d'une  elTrayartte  continuité,  sans  pressentir  quelquefois  même  on  voit  le  sang  s'échapp,er 

quel  en  était  le  but ,  et  sans  éprouver  pour  par  le  nez  et  par  les  oreilles  :  ce  qui  met  fin 

aucune  femme  le  ph.is   faible  sentiment  de  à  l'excès ,  et  en   éloigne  pour  longtemps  la 


m  IlOM  DICTIONNAIllE  DE  PlilLOSOl'lIIE 

rôcitlive ,  surtout  si   riiémonagic  est  abon- 


IIOM 


zm 


«lante.  En  partant  de  cette  observation ,  j'ai 
dû,  pour  remédier  à  cet  état ,  ne  pouvant 
ou  n'osant  faire  mieux ,  tenter  l'usage  de 
la  saignée,  mais  non  sans  beaucoup  de  ré- 
serve ,  persuadé  qu'il  ne  fallait  qu'attiédir 
l'effervescence  vitale,  et  non  point  lé- 
leindre.  Mais,  je  dois  le  dire,  si  j'ai  obtenu 
un  peu  de  calme  par  l'emploi  de  ce  moyen 
et  de  beaucoup  d'autres  qu'il  serait  fort  inu- 
tile d'énumérer  ici,  cet  etfct  n'a  été  que  pas- 
sager, et  il  est  résulté,  de  celte  continuité  de 
désirs  violents  autant  qu'inuéleiininés,  un 
état  habituel  d'inquiétude  et  de  soulfrance, 
qui  a  continuellement  entravé  la  marche  de 
celle  laborieuse  éducation. 

«  LVI.  Telle  a  été  cette  épo^pie  crili(iue, 
qui  promettait  tant ,  et  qui  eût  sans  doute 
rempli  toutes  les  espérances   que  nous    y 
avions  attachées,  si,  au  lieu  de  concentrer 
toute  son  aclivilé  sur  les  sens,  elle  eût  animé 
du  même  feu  le  système  moral ,  et  porté  dans 
ce  cœur  engourdi  le  tlambeau  des  passions. 
Je  ne  me  dissimulerai  pas  néanmoins,  à  pré- 
sent que  j'y  ai  profondément  rétléchi ,  qu'en 
comptant  sur  ce  mode  de  développement  des 
phénomènes  de  la  puberté,  c'était  mal  à  pro- 
pos que  j'avais  dans  ma  pensée  assimilé  mon 
élève  à  un  adolescent  ordinaire ,  chez  lequel 
l'amour  des  femmes  précède  assez  souvent, 
ou  du  moins  accompagne   toujours  l'excite- 
raenl  des  parties  fécondantes.  Cet  accord  de 
nos  besoins  et  de  nos  goûts  ne  pouvait   se 
rencontrer  chez  un  être  à  qui  l'éducation  n'a- 
vait point  apprise  distinguer  un  homme  d'a- 
vec une  femme,  et  qui  ne  devait  qu'aux  seuh  s 
inspirations  de  l'instinct  d'enlrevoir  celle  dif- 
férence, sans  en  faire  l'application  à  sa  situa- 
tion présente.  Aussi  ne  doutai-je  j)oiiit  que 
si  l'on  eût  osé  dévoiler  à  ce  jeune  homme  le 
secret  de  ses  inquiétudes  et  le  but  de  ses 
désirs,  on  en  eût  retiré  un  avantage  incal- 
culable. Mais  ,  d'un  autre  côté,  en  su[»posanl 
qu'il  m'eût  été  permis- de  tenter  une  pareille 
expérience ,    n'avais-je    pas   à   craindre    de 
faire  connaître  à  noire   sauvage  un  besoin 
qu'il   eût   cherché  à    satisfaire  aussi   libre- 
ment que   les  autres,  et  qui  l'eût  conduit 
à  des  actes  d'une  indécence  révoltante?  J'ai 
dû  m'arrôter,  intimidé  par  la  crainte  d'un 
pareil  résultat,  et  me  résigner  à  \oir,  comm^ 
dans  maintes  autres  circonstances,  mes  espé- 
rances s'évanouir  devant  un  obstacle  imprévu. 
«  Telle   est ,   Monseigneur,   l'histoire  des 
changements  survenus  dans  le  système  des 
facultés  affectives  du  sauvage  de  l'Aveyron. 
Celte  section  termine  nécessairement  tous  les 
faits  relatifs  au  développement  de  mon  élève 
pendant  l'espace  de  quatre  années.  Cn  grand 
nombre  de  ces  faits  déposent  en  faveur  de  sa 
perfeclibU'ilé  ,  tandis  que  d'autres  semblent 
l'infirmer.   Je  me  suis  fait  un  devoir  de  les 
présenter  sans  distinction,  les  uns  comme  les 
autres ,  et  de  raconter  avec  la  même  vérité 
mes  revers  comme  mes  succès.  Cette  éton- 
nante  variété   dans   les   résultats  rend,   en 
quelque   façon,  incertaine   l'opinion  qu'on 
peut  se  former  de  ce  jeune  homme,  et  jette 
une  sorte  ded'ésaccord  dans  les  conséquences 


de 


ui  se  présentent  5  la  suite  des  faits  exposés 
dans  ce  mémoiie.  Ainsi,  en  rapprochant  ceux 
qui  se  trouvent  disséminés  dans  les  paragra- 
phes VI,  Vll.XVm,  XX,  XLI,  LIlIelLlV,  on 
ne  peut  s'emnécher  <ren  conclure,  1°  que, 
par  suite  de  la  nullité  presque  absolue  des 
organes  de  l'ouïe  et  de  la  parole,  l'éducation 
de  ce  jeune  homme  est  encore  et  doit  être  à 
jamais  incomplète  ;  2"  que,  par  une  suite  de 
leur  longue  inaction ,  les  facultés  intellec- 
tuelles se  développent  dune  manière  lente  et 
pénible  ;  et  que  ce  développement ,  qui,  dans 
les  enfants  élevés  en  civilisation,  est  le  fruit 
naturel  du  temps  et  des  circonstances,  est  ici 
le  résultat  lent  et  laborieux  d'une  éducation 
tout  agissante,  dont  les  moyens  les  plus  puis- 
sants s'usent  à  obtenir  les  plus  petits  effets; 
3"  que  les  facultés  affectives,  soilanl  avec  la 
môme  lenteur  de  leur  long  engourdissement, 
se  trouvent  subordonnées,  dans  leur  appli- 
cation, à  un  profond  sentiment  d'égoisme,  cl 
(|ue  la  puberté,  au  lieu  de  leur  avoir  impvimé 
un  grand  mouvement  d'expansion,  semble  ne 
s'être  fortement  prononcée  que  pour  prouver 
que ,  s'il  existe  dans  l'homme  une  relation 
entre  les  besoins  de  ses  sens  et  les  affections 
de  son  cœur,  cet  accord   sympathique  est , 
comme  la  plupail  des  passions  grandes  vt 
généreuses,  l'heureux  fruit  de  son  éducation. 
«  Mais  si  l'on  récapitule  les  changements 
heureux  survenus   dans  l'étal  de  ce  jeune 
honnne  ,  et  particulièremenl  les  faits  consi- 
gnés dans  les  paragraphes  IX,  X,  XI,  X!I, 
XIV,  XXI,  XXV,  XXVIIl,  XXX,  XXXI,  XXXll, 
XXXllI,  XXXIV,   XXXV,  XXXVll,  XXXVlll, 
XLIV,  XLV,  XLVI,  XLVII    et  XLIX,   on  no 
peut  manquer  d'envisager  son  éducation  sous 
un  point  de  vue  plus  favorable,  et  d'admettre  , 
comme  conclusions  rigoureusement  justes  , 
1°  que  le  perfectionnement  de  la  vue  et  du 
loucher,  et  les  nouvelles  jouissances  du  sens 
du  goût,  en  multipliant  les   sensations  et  les 
idées  de  notre  sauvage ,   onl  puissammei  l 
contribué  au  développement  des  facultés  in- 
tellectuelles ;  2°  qu'en  considérant  ce  déve- 
loppement dans  toute  son  étendue,  on  trouve, 
entre  autres  changements  heureux,  la  coi:- 
naissance  de  la  valeur  conventionnelle  d(  s 
signes  de  la  pensée,   l'application  de  celle 
connaissance  à  la  désignation  des  objets  et  à 
renonciation  de  leurs  qualités  el  de  leurs 
actions,  d'où  l'étendue  cfes  relations  de  J'é- 
lève avec  les  personnes  qui  l'environnent  , 
la  faculté  de  leur  exprimer  ses  besoins,  d'en 
recevoir  des  ordres,   el  de  faire  avec    elles 
un  libre  et  continuel  échange  de  pensées  ; 
3°  que ,  malgré  son    goût  immodéré   pour 
la   liberté  des   champs  et   son  indifférence 
pour    la  plupart  des  jouissances  de  la    vie 
sociale,  Victor  se  montre  reconnais^int  des 
soins  qu'on   prend  de  lui,  susceptible  d'une 
amitié   caressante,    sensible    au    plaisir  de 
bien    faire,    honteux   de  ses   méprises,  et 
repentant  de  ses  emportements;  4"  et  qu'en- 
fin. Monseigneur,  sous  quelque  point  de  vue 
qu'on  envisage  cette  longue  expérience  ,  soit 
qu'on  la  considère  comme  l'éducation  mé- 
thodique d'un  homme  sauvage,  soit  qu'on  s& 
L'orne  à  la  regarder  comme  le  traitement  phy» 


f 


îtl 


INX 


rSYCllOLOGIE. 


IXN 


542 


siquo  cl  moral  d'un  de  ces  êtres  disgraciés 
j>ar  la  nature,  rejetés  par  la  société  et  aban- 
doiinéi;  i)ar  la  médecine,  les  soins  qu'on  a 
l>ris  de  lui,  ceux  qu'on  lui  doit  encore,  les 
changements  qui  sont  survenus,  ceux  qu'on 


teurs,  et  à  la  proteclion  du  gouvernement.  >• 
—  Voy.  Sauvages. 

HOMME    DÉPOURVU     DE    LA    PAROLE.      YoiJ. 

note  VI  h  la  fin  du  volume. 

HOMME  PRIMITIF  de  la  philosophie  ra- 


peut  espérer,  la  voix  de  l'humanité,  l'intérêt  tionaliste.  Voy.  Langage,  §  XXIV. 

qu'ins[)irc  un  abandon  aussi  absolu  et  une  IIUMBOLDT  (G.  de),  quelques-unes  de  ses 

de>linéc  aussi  bizarre,  tout  recommande  ce  idées  sur  l'origine  des  langues,  sur  leur  na- 

jeune  homme  extraordinaire  à  l'attention  des  ture  organique  ;  le  chinois  comparé  aux  autres 

sa\ants,  à  la  sollicitude  de  nos  administra-  langues.  Voy.  Langage,  §  XXI. 


1 


IDEALISME  de  Rerkcley  et  de  Hume.  Voy. 
Peuception  extérieure. 

IDÉES.  —  Idées  innées.  Voy.  Perception 
extérieure.  —  Idées  générales.  Voy.  Géné- 
rales ^Idées). 

IDEES     ABSTRAITES     ET      GÉNÉRALES.       Voy. 

iiule  V  <h  la  fin  du  volume,  cl  les  mois 
Abstraites   et  Générales. 

IDEES,  nouvelles  considérations  sur  leur 
origine.  Voy.  Langage,  SU'.  —  Fausses  théo- 
lies.  —  Ne  sont  [)as  innées  Ibid. —  Ne  vien- 
nent pas  de  la  sensation.  Ibid.  — Idées  sim- 
ples   Voy.  Langage,  î5  V.  —  Complexes.  Jbid. 

INNEES  (Idées). 

§  I. 

«  L  Une  idée  qui  se  trouverait  déjà  dans 
Pesprit  de  l'homme  au  moment  de  sa  nais- 
sance, comme  s'il  l'avait  acquise  antérieure- 
ment h  cette  époque,  ou  comme  si  Dieu  la 
lui  avait  direcleinent  su,j:gérée  en  le  créant, 
c'e^t-à-dire  en  créant  l'âme  dont  il  l'a  doué, 
^i  elle  a  été  créée;  voilà,  sans  doute,  ce  f|ue 
aérait  une  idée  innée  ;  et  plusieurs  philo- 
so;ihes  prétendent  qu'en  ellel  il  existe  dans 
l'àuie  de  telles  idées. 

u  Mais  avant  d'examiner  plus  parliculièrc- 
inenl  celle  question,  qui  n'a  pas  pour  moi  la 
même  importance  que  j»our  eux,  je  veux  l'aire 
voir  d'abord  ce  que  le  vulgaire  ,  sans  s'en 
apercevoir,  entend  par  ces  mots  d'idées  in- 
nées, de  sentiments  innés,  et  analyser,  sous 
(6  rapport,  la  pensée  du  coinmun  des 
i;ommes. 

«  Toute  idée  est  un  phénomène ,  et  tout 
phénomène  implique  deux  causes  :  l'une  ef- 
/icii'iUe,  ([ui  se  trouve  le  ])Ius  ordinairement 
hors  de  la  substance  qui  subit  la  modification 
(juc  nous  appelons  phénomène;  l'autre  con- 
dilionnelle ,  qui  existe  toujours  dans  cette 
substance  même,  dont  elle  est  une  des  pro- 
liriétés  constituantes. 

«  Je  prouverai  qu'il  n'y  a  rien  dans  l'âme 
qui  lui  soit  inné,  ou  qui  s'y  trouve  naturel- 
lement, que  ses  propriétés,  tant  actives  que 
j>assives  ,  et  qu'il  ne  s'y  passe  aucun  pht'no- 
mène,  du  moins  aucun  de  ceux  que  nous  ap- 
pelons idées,  sensations  et  sentiments,  avant 
que  quelque  cause  extérieure  ail  pu  agir  sur 
elle. 

«  Mais  comme  les  phénomènes  de  l'àmc 
eiistent,  si  l'on  peut  ainsi  dire,  en  puissance 
dans  leurs  causes  conditionnelles,  ijui  sont 
innées,  c'esl-à-dirc  dans  les  propriétés  de 
l'âme,  puisqu'ils  ne  sont,  en  quelque  sorte, 
c^ue  CCS  propriétés  cllcï-mêmcs  en  tant  qu'elles 


se  manifestent  aciuellement  par  l'action 
d'une  cause  efiiciente;  de  même  qu'une  ma- 
ladie à  laquelle  un  homme  est  sujet  existo 
en  puissance,  ou  virtuellement,  dans  cer- 
taines disjiosilions  particulières  de  ses  or- 
ganes ;  et  de  même  encore  que  les  vibrations 
d'une  cloche  existent  en  puissance  dans  l'é- 
lasticité de  celle  cloche  :  on  peut  dire,  en  cd 
sens,  que  toutes  nos  idées,  et  toutes  nos  sen- 
sations même,  nous  sont  naturelles  ou  in- 
nées; comme  on  peut  le  dire  de  telles  ma- 
ladies chez  certains  individus.  Et,  en  cil'et, 
aucune  de  nos  sensations  ,  par  exemple,  ne 
nous  vient  du  dehors,  quoiqu'elles  aient 
toutes  leur  cause  eiïiciente,  ou  productrice, 
dans  les  objets  e.xlérieurs,  c'est-à-dire  dans 
l'action  de  ces  objets  sur  nos  sens  :  donc  elles 
existent  virtuellement  en  nous. 

«  De  j)lus,  comme ,  d'une  part,  les  pro- 
priétés de  l'fime  ditïèrentles  unes  des  autres 
dans  le  ))Ius  et  le  moins,  ou  dans  leur  degré 
d'intensité;  cl  nue,  d'une  aulie  part,  chaque 
propriété  est  plus  prononcée,  ou  j)lus  par- 
laite,  chez  (juelques  hommes  que  chez  tous, 
les  autres ,  on  peut  dire,  jusqu'à  certain  point,, 
de  ces  propriétés,  et  par  suite,  des  idées  dont 
elles  sont  les  causes  conditionnelles,  et  en 
tant  que  ces  idées  existent  viilucllement 
dans  ces  causes,  ou  dans  ces  i)ropiiétés, 
que  les  unes  sont  innées  chez  tous  les  hom- 
mes, et  que  les  autres  sont  innées  seulement 
chez  quelques-uns  d'entre  eux  :  ce  qui  veut 
dire,  que  les  premières  sont  j/tus  particu- 
lièrement innées,  plus  naturelles  au  genre 
immain,  que  toutes  les  autres  idées;  cl  qu» 
celles-ci  sont  plus  pariicnliîrcmcnt  iruiées, 
plus  naturelles  à  quelques  hommes  qu'à  tous 
les  autres. 

«  Voilà  dans  (luel  sens  nous  disons,  vul- 
gairement jtarlanl,  que  cei'taines  idées  en  gé- 
néral nous  sont  innées;  (jue  tel  ou  tel  sen- 
timent est  imié  chez  tel  ou  tel  individu,  ou^ 
qu'il  lui  est  naturel;  que  telle  maladie  est 
naturelle  à  telle  famille,  ({u'elle  est  innée  chez 
elle  :  et  il  est  clair,  quoiqu'oir  n'y  fasse  guère; 
attention,  qu'au  fond  ce  n'esi  point  le  senti- 
ment, ou  l'idée,  ou  la  maladie,  ({ui  sont  in- 
nés, ou  naturels,  car  ce  ne  sont  là  que  des 
phénomènes,  qui  ne  |)euvenl  naître  que  par 
l'action  de  causes  elncienles;  et  qu'il  n'y  a  de 
naturel ,  ou  d'inné  en  nous,  <jue  le  sens  plus 
ou  moins  parlait,  <j[ue  la  propriété  ùiiVi^mii 
et  la  disposition  du  corps,  (jui  sont  les  causes 
conditionnelles  de  ces  phénomènes. 

«  Ainsi ,  quand  nous  dirons  ([ue  telle  ni6.- 


1U3 


IXN 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


INN 


244 


ladic,  que  la  gouttti  par  exemple,  est  nalu- 
ralle  h  telle  famille,  (lu'elle  est  imitée  chez 
elle,  il  est  évident  que  ce  n'est  point  directe- 
ment de  la  goutte  elle-mônie  que  nous  en- 
tendons paiTer,  d'aulnnt  que  personne  nt; 
vient  au  monde  avec  la  goutte ,  mais  seule- 
ment de  sa  cause  conditionnelle,  laciuelle 
réside  ,  en  général ,  dans  l'organisation  ,  et, 
plus  particulièrement,  dans  quelque  dispo- 
sition vicieuse  du  corps;  ce  qui  fait  que  cer- 
tains hommes  sont  plus  sujets  que  d'autres  j^i 
éprouver  cette  maladie,  quoiqu'ils  en  soient 
tous  susceptibles.  Quant  à  sa  cause  efficiente 
ou  productrice,  elle  peut  être  de  diverse 
nature  et  tout  h  fait  inconnue.  Supposons 
qu'elle  consiste  uniquement  en  l'abus,  ou 
môme  l'usage  modéré  de's  liijueurs  fortes  : 
il  est  certain  que  si  l'un  des  membres  de 
cette  famille  de  goutteux  s'abstient  absolu- 
ment de  boire  de  ces  liqueurs,  il  n'aura  ja- 
mais la  goutte,  quoiqu'il  porte  en  soi  la  cause 
conditionnelle  de  cette  maladie;  il  ne  l'aura 
pas  plus  que  celui  qui  ferait  usage  de  pa- 
reilles li(jueurs,  mais  qui  seiait  autrement 
constitué  :  car  les  mêmes  causes  ellicientes 
ne  produisent  les  mômes  etfets  que  sous  les 
mômes  conditions.  Ainsi  donc,  puisiiuc  cette 
maladie,  ou  ce  phénomène,  dépend  d'une 
cause  efficiente  qui  nous  est  étrangère,  tout 
aussi  bien  que  de  sa  cause  conditionnelle  , 
laquelle  seule  réside  en  nous,  h  titre  de  pro- 
priété ou  de  manière  d'ôtre,  il  n"y  a  de  na- 
turel ou  d'inné  en  nous  que  cette  seule  cause, 
ou  cette  propriété  elle-même. 

«  C'est  la  môme  chose  pour  les  propriétés 
et  les  phénomènes  de  l'âme.  Que  l'on  tasse, 
en  présence  de  plusieurs  personnes,  le  récit 
d'une  mauvaise  action,  d'une  action  souve- 
rainement injuste;  la  plupart  seront  ])éné- 
trées  d'un  sentiment  d'indignation,  d'un  sen- 
timent pénible,  quel  qu'il  soit,  et  que  j'a[)- 
pelle  sentiment  moral,  sentiment  du  juste  et 
de  l'injuste,  ou  du  bien  et  du  mal.  Quelques- 
unes  peul-ôtre  entendront  ce  récit  avec  plus 
ou  moins  d'indifférence,  quoique  Vidée  de 
cette  action  ,  ou  la  cause  productrice  de  ce 
sentiment,  soit  la  même  pour  toutes.  Qu"en 
devra-t-on  inférer?  C'est  que  chez  les  j)r(;- 
mières  la  canse  conditionnelle  de  ce  senti- 
ment, c'est-à-dire  le  sens  du  juste  et  de  lin- 
juste,  ou  le  sens  moral  propiemenl  dit ,  sera 
plus  prononcé  ou  plus  [)arfait  que  chez  les 
autres.  Mais  comme,  dans  une  pareille  cir- 
constance, tout  homme,  à  très-peu  d'excep- 
tions près ,  éprouverait  un  sentiment  de  la 
môme  nature,  avec  la  seule  ditférence  du 
plus  au  moins,  et  un  sentiment  contraire  ,  à 
la  vue,  au  récit,  à  l'idée  réalisée  d'une  bonne 
action;  nous  disons  que  le  sentiment  du 
juste  et  de  l'injuste ,  le  sentiment  moval  est 
naturel  à  l'homme,  en  un  mot  qu'il  c^t  iiuié, 
quoiqu'il  n'y  ait  d'inné  que  le  sens  moral, 
(jui  en  est  la  cause  conditionnelle;  proi)riélé 
purement  affective,  dans  laquelle  ce  senti- 
ment existe  en  puissance,  de  môme  que  Vidée 
<lu  juste  et  de  l'injuste  existe  en  puissance, 
ou  virtuellement,  dans  telle  ou  telle  propiiété 
intellectuelle. 

«  Quand  donc,  vulgairement  parlant,  nous 


disons  qu'il  y  a  des  idées  innées  chez  ioun 
les  hommes,' ce  qui  s'entend  principalement 
des  notions  du  sens  commun,  ou  de  ces 
rapports  sitnpies  et  généraux  que  tous  les 
hommes,  sans  exception,  saisissent  et  aper- 
çoivent du  premier  coup  d'œil,  sans  avoir 
besoin  d'y  rélléchir  un  m()ment;  il  paraît 
évident  que  cela  ne  s'applique  point  aux 
idées  elles-mêmes,  mais  seulement  à  leur 
cause  conditionnelle,  (|ui  est  le  jugement  ou 
telle  autre  i)ropriété  passive  de  l'intelligence, 
en  tant  qu'elle  ne  considère  que  ces  idées  ou 
raj)[)orls  simples  dont  nous  parlons. 

«  II.  J'ai  justifié  ces  expressions  |)opulaires 
d'idées  innées,  de  sentiments  naturels,  en 
faisant  voir  comment  il  fallait  les  interpréter, 
et  en  quel  sens  elles  étaient  vraies.  Mainte- 
nant, après  avoir  considéré  les  idées  dan.s 
leurs  causes  conditionnelles,  où  elles  n'exi- 
stent ([u'en  puissance,  c'est-à-dire,  où  elles 
ji'existent  réellement  pas,  nous  devons  les 
considérer  en  elles-mêmes,  et  voir  si,  en 
prenant  le  mot  d'idée  dans  cette  accc|)tiou 
[)ropie  et  directe,  nous  sommes  fontîés  à 
admettre  des  idées  innées,  et  si  l'existence 
de  pareilles  idées  serait  possible. 

«  Mais  d'abord,  y  a-t-il  quelques  philosophes 
qui  aient  admis  de  telles  idées,  et  prétendu 
qu'elles  pouvaient  exister;  ou,  en  il'autres 
termes,  parnnles  philosophes  qui  ont,  ou  (]ui 
paraissent  avoir  embrassé  celte  doctrine  , 
(juelques-uns  ont-ils  réellement  voulu  parler 
des  idées  elles-mômes,  des  idées  proprement 
dites? 

«  Cette  question  est  assez  embarrassante. 
Car  il  est  à  remarquer  d'abord,  qu'un  ^rand 
nombre  de  philosophes,  pour  ne  pas  dire  le 
plus  grand  nombre,  soit  qu'ils  ai(;nl  adopté 
ou  rejeté  cette  hypothèse  des  idées  innées, 
n'ont  eu  qu'une  idée  confuse  de  ce  mol 
d'inné,  et  surtout  de  celui  d'idée,  puisqu'ils 
(int  confondu,  par  le  fait,  si  ce  n'est  dans 
leurs  définitions,  les  phénomènes  de  l'âme 
avec  ses  propriétés,  qui  néanmoins  en  sont 
aussi  disliticles,  que  la  mollesse  de  la  cire 
est  distincte  des  divers  changements  de  forme 
qu'elle  peut  recevoir  en  vertu  de  cette  pro- 
)riété  passive  :  en  second  lieu,  qu'ils  n'ont 
las  poussé  l'analyse  de  l'esprit  humain  assez 
oin,  pour  remonter  jusqu'à  la  première  cause 
de  chacune  de  nos  idées;  cause  qui  existe 
hors  de  nous,  quoique  beaucoup  d'idées  aient 
immédiatement  leurs  causes  efficientes  dans 
l'âme,  mais  sans  qu'elles  y  soient  elles-mêmes 
innées;  car  ces  causes  ne  sont  jamais  que 
des  idées  antérieurement  acquises,  ou  des 
rapports  entre  ces  idées,  et  non  des  pro- 
liriétés  constituantes  de  l'âme  :  enfin,  qu'ils 
n'onl  fait  dé|)endre  chaque  idée  que  d'une 
seule  cause,  avec  laquelle  ils  l'ont  môme  con- 
fondue, à  savoir,  tantôt  de  Ja  cause  eflTi- 
cienle,  tantôt  de  la  cause  conditionnelle, 
et  tantôt  de  l'attention  ou  de  la  réflexion; 
quoique,  d'une  part,  l'attention  ni  la  réflexion 
ne  puissent  produire  aucune  idée,  mais  seu- 
lement nous  la  faire  découvrir  ou  apercevoir, 
et  que,  de  l'autre,  toute  idée,  quelle  qu'elle 
soit,  ait  toujours  deux  causes;  l'une  condi- 
tionnelle, qui  est  dans  l'âme  cl  inhérente  à 


245                         INM                           PSYCHOLOGIE.  INN                        246 

l'âiue,  comme  étant  une  des  propriétés  qui  ment  très-improprement  ;  tnais  que   dans  le 

la  constituent  ;  l'autre  efficiente,  qui  peut  être  fond  ils  croient  la  même  chose  que  ceux  qui 

immédiatement  et  actuellement  "dans  l'âme,  nient  quil  y  en  ait  :  car  je  ne  pensipas  </«? 

sans  y  être  inhérente,  mais  qui  est  toujours  personne  ait  jamais  nié  que  l'âme  ne  fût  ca- 

originairemenl  hors  de  l'àme;  ce  qui  est  aussi  pable  de  connaître  plusieurs  vérités.    C'est 

vrai  pour  les  idées  les  plus  générales  et  les  cette  capacité ,  dit-on,  qui  est  innée,  et  c'est 


plus  abstraites,  que  pour  celles  des  choses 
sensibles.  Ainsi,  quand  une  idée,  comme  celle 
d'un  objet  matériel ,  a  immédiatement  sa 
cause  elBcienle  hors  de  nous,  ils  l'ont  fait 
dépendre  de  cette  seule  cause,  et  l'ont  même 
jusqu'à  un  certain  point  confondue  avec  celte 
cause,  en  disant  quune  telle  idée  nous  venait 
du  dehors,  ce  qui  est  au  moins  inexact;  car 
l'idée  se  forme  en  nous,  par  l'action  de  la 
cause  elTiciente ,  qui  demeure  iiors  de  nous, 
de  même  que  les  vibrations  d'une  cloche  ne 
lui  viennent  point  du  dehors,  mais  s'effec- 
tuent en  elle,  par  l'action  de  la  cause  exté- 
rieure qui  les  produit,  c'est-à-dire  par  le  choc 
d'un  corps  étranger.  Quand,  au  contraire, 
une  idée  n'a  pas  immédiatement  ou  évideni- 
inent  sa  cause  productrice  hors  de  l'ûme,  ils 
l'attribuent  à  sa  seule  cause  conditionnelle, 
si  ce  n'est  à  l'attention  ou  à  la  réllexion,  et 
ils  croient,  en   général,   qu'elle  est  innée, 


la  connaissance  de  telle  on  telle  vérité  qu'on 
doit  appeler  acquise.  Mais  si  c'est  là  tout  ce 
qu'on  prétend,  à  quoi  bon  s'échauffer  à  sou- 
tenir qu'il  y  a  certaines  maximes  innées  ?  Et 
s'il  y  a  des  vérités  qui  puissent  être  imprimées 
dans  l'entendement ,  sans  qu'il  les  aperçoive, 
je  ne  vois  pas  comment  elles  peuvent  différer, 
par  rapport  à  leur  origine  ,  de  toute  autre 
vérité  que  l'esprit  est  capable  de  connaître.  Il 
faut ,  ou  que  toutes  soient  innées,  ou  qu'elles 
viennent  toutes  d'ailleurs  dans  l'âme.  C'est 
en  vain  qu'on  prétend  les  distinguer  à  cet 
égard. 

1  Tous  ceux  qui  voudront  prendre  la  peine 
de  réfléchir  sur  les  opérations  de  Ventende- 
ment ,  trouveront  que  le  consentement  que 
l'esprit  donne  sans  peine  à  certaines  vérités, 
ne  dépend  en  aucune  manière  ni  de  l'impres- 
sion naturelle  qui  en  a  été  faite  dans  l'âme, 
ni  de  l'usage  de  la  l'aison;  mais  d'une  faculté 


comme  ils  l'afTirmenl  du  moins  pour  quelques      de  l'esprit  humain,  qui  est  tout  à  fait  diffé- 
idées   particulières,  ce  qui  n'est  pas  moins      rente  de  ces  deux  choses. 


inexact;  car,  quoique  toute  idée  se  forme 
en  nous,  il  n'y  a  d'inné  en  nous,  il  n'y  a 
d'inhérent  à  la  nature  de  l'âme,  que  ses  pro- 
priétés ;  les  unes  passives,  en  vertu  desquelles 
elle  perçoit  ou  conçoit  les  idées  que  des 
causes  efficientes  produisent  en  elle,  en  fai- 
sant passer  de  la  puissance  à  l'acte  ces  pro- 
priétés passives  ;  les  autres  actives,  qui  nous 
font  apercevoir  ces  idées,  mais  ne  les  en- 
gendrent pas.  Indépendamment  de  ces  fa- 
cultés, il  y  a  donc  dans  toute  idée  trois  choses 
à  considérer  :  la  cause  ellicientc,  soit  exté- 
rieure, soit  intérieure,  mais  non  pas  innée,  qui 
.la  produit;  la  cause  conditionnelle,  ou  la 
propriété  passive  de  l'àme  en  vertu  de  la- 
quelle elle  est  produite;  et  enfin,  l'idée  elle- 
même,  soit  qu'elle  se  montre  actuellement 
à  l'esprit,  soit  qu'elle  existe  dans  la  mé- 
moire à  titre  de  connaissance.  Or  les  philo- 
sophes dont  je  parle  ne  reconnaissent  que 
l'idée  et  une  cause  quelconque  dont  elle  dé- 
pend; encore  ne  distinguent-ils  pas  toujours 
ces  deux  choses,  qui  aux  yeux  de  la  plupart 
u'en  font  qu'une;  ce  qui  leur  fait  soutenir 
avec  obstination,  et  les  entraîne  en  effet  dans 
la  nécessité  de  soutenir  qu'il  y  a  des  idées 
innées  et  des  idées  acquises,  et  d'établir  ainsi 
entre  les  idées  une  distinction  qui  n'existe 
point;  car,  suivant  le  sens  qu'il  leur  plaira 
de  donner  aux  mots,  on  pourra  dire,  ou  qu'il 
n'y  a  poml  d'idées  innées,  ou  qu'elles  le  sont 
toutes;  et  non-seulement  toutes  les  idées, 
mais  encore  toutes  les  sensations. 

<f  Si  par  ces  impressions  naturelles  qu'on 
soutient  être  dans  l'dme,  on  entend  la  capa- 
cité que  l'âme  a  de  connaître  certaines  véri- 
tés ,  il  s'ensuivra  ,  dit  Locke ,  que  toutes  les 
vérités  qu'un  homme  vient  à  connaître  ,  sont 
autant  de  vérités  innées.  Et  ainsi,  celle  grande 
question  se  réduira  uniquement  à  dire  ,  t/ur 
ceux  qui  parlent  de  principes  innés,  s'oxpri- 


«  Fort  bien,  répond  Leibnitz  ;  mais  ce  n'est 
pas  tme  faculté  nue  ,  qui  consiste  dans  une 
simple  possibilité  de  les  entendre  :  c'est  une 
disposition,  une  aptitude,  une  préformation, 
qui  détermine  notre  âme,  qui  fait  que  ces 
vérités  en  peuvent  être  tirées,  tout  comme  il  y 
a  de  la  différence  entre  les  figures  qu'on  donne 
à  la  pierre  ou  au  marbre  indifféremment, 
et  entre  celles  que  ses  veines  marquent  déjà 
ou  sont  disposées  à  marquer,  si  l'on  veut  en 
profiter. 

«  Cependant,  il  ne  paraît  guère  vraisem- 
blable que  la  capacité,  ou  propriété  de  l'âme 
en  vertu  de  laquelle  nous  concevons  telle 
vérité ,  ne  soit  pas  la  même  que  celle  par 
laquelle  nous  concevons  telle  autre  vérité. 
Comment  l'une  ne  serait-elle  qu'une  simple 
possibilité  d'entendre,  et  l'autre  quelque  chose 
de  {)lus  que  celte  possibilité,  surtout  si  c'est 
à  cette  dernière  que  l'on  attribue  la  connais- 
sance des  vérités  les  plus  simples?  Ou  bien, 
comment  telles  vérités  pourraient-elles,  et 
sans  y  être  innées  ,  exister  seules  en  puis- 
sance ,  ou  virtuellement  ,  à  l'exclusion  de 
toutes  les  autres  ,  dans  une  même  faculté  ? 
Cela  serait  incompréhensible  ;  car  une  pro- 
priét<^,  quelle  qu'elle  soit,  n'étant  elle-m.ôme 
qu'un  phénomène  en  puissance  ,  tous  les 
phénomènes  qui  dérivent  d'un-e  même  pro 
priété  existent  également  en  puissance  dans 
(<ctte  propriété. 

«  La  distinclion  que  fait  Leibnitz,  du  moins 
s'il  n'admet  pas  d'idées  innées  dans  le  sens 
propre  du  mot,  paraît  donc  chimérique.  Eu 
tout  cas,  elle  est  fort  subtile  et  ne  peut  s'en- 
tendre qu'à  raid(î  d'une  comparaison.  Mais, 
outre  qu'une  comparaison  ne  j)rouvc  rien  , 
celle  qu'il  proposé  n'est  pas  juste;  parce 
qu'une  idée,  de  qu!}lque  manière  qu'on  l'en- 
visage, n'est  qu'une  modification  de  l'âme, 
tandis  que  la  statue,  ou  la  ligure  que  l'on 


m 


INN 


DlCTIONNAIllE  DE  PHILOSOPHIE. 


rxiv 


248 


peut  tirer  d'un  bloc  do  marbre  ,  soit  que  tributs ,  ou  de  rapports  :  c'est  ainsi  que  la 
«;ctte  figure  s'y  trouve  ou  non  dessinée  par  craie  et  la  neige  appartiennent  5  la  classe, 
avance  ,  n'est  pas  plus  une  modification  de  ou  à  l'espèce  des  corps  blancs  ;  la  craie  et  le 
ce  bloc  de  marbre,  que  les  autres  morceaux  charbon,  à  celle  des  corps  fragiles;  la  craie 
qu'on  en  a  détachés.  et  le  marbre,  à  celle  des  substances  calcaires. 
«  Descartes  comparait  les  idées  aux  diver-  «  Platon  et,  d'après  lui,  la  plupart  des  niè- 
ces ûgures  que  peut  recevoir  un  morceau  de  taphysiciens  modernes,  rangent  pnncii)ale- 
cire  en  vertu  de  sa  mollesse,  figures  qui  sont  ment  parmi  les  idées  innées,  celles  des  vérités 
bien  évidemment  des  modifications  succès-  universelles  et  nécessaires,  que  Doscarles  ap- 


sivesde  la  substance  qui  les  reçoit,  mais  sup- 
posent l'action  d'une  cause  extérieure,  d'une 
cause  efficiente.  Or,  de  même  que  ces  figures 
ne  sont  pas  innées,  ne  préexistent  pas  dans 
In  cire,  n'y  sont  pas  tracées,  ébauchées,  in 


pelait  vérités  éternelles, eiquï,  en  tant  qu'elles 
existent  actuellement  dans  l'intelligence , 
sont ,  comme  toutes  les  vérités  ,  des  juge- 
ments ,  qui  supposent  toujours  deux  termes 
et  un  verbe  qui  les  lie,  à  savoir  :  un  sujet. 


diquées,  d'une  manière  quelconque  (car  on  qui  est  toujours  ici  une  idée  générale  ;  un 
conçoit  que  cela  ne  serait  pas  possible,  puis-  attribut,  qui  est  toujours  essentiel  et  lui  ap- 
auc  ces  figures  ne  sont  que  des  changements     parlient  ainsi  nécessairement  ;  enfin  un  verbe. 


e  forme  dans  la  cire  entière)  :  de  môme  les 
idées  ne  f)réexislent  en  aucune  manière  dans 
l'âme ,  dont  elles  ne  sont  pareillement  que 
des  modifications,  quoique  nous  ne  sachions 
pas  en  quoi  elles  consistent,  parce  que  nous 
ignorons  quelle  est  la  nature  de  l'âme. 

Celte  comparasion  n'est  pourtant  pas  en- 
tièrement exacte  ;  car  si ,  d'un  côlé,  comme 
chacun  le  conçoit,  elle  est  inconciliable  avec 
la  doctrine  des  idées  innées;  d'un  autre,  elle 
ne  l'est  pas  moins,  et  par  les  mômes  raisons, 
avec  la  propriété  en  vertu  de  laquelle  les 
idées  acquises  restent  ensuite  tracées  dans 
l'Ame,  comme  le  seraient  à  l'avance  les  idées 
innées,  s'il  y  en  avait  de  telles. 

«  Platon  regardait  comme  véritablement 
innées ,  ou  considérait  comme  des  connais- 
sances a  prjor/,  préexistant  dans  la  mémoire, 
sous  la  môme  forme,  et  de  la  même  manière 


qui  afiirmo  le  rapport  de  l'attribut  au  sujet. 
■Tel  est  ce  jugement,  ou  celte  vérité  :  la 
partie  est  moins  grande  que  le  tout.  C'est  un 
attribut  essentiel  d'une  partie  quelconciue 
d'un  tout  considéré  sous  le  rapport  de  ses 
dimensions,  d'être  moins  grande  que  le  tout; 
car  le  mot  partie ,  ou  fraction,  signifie  une 
chose  qui  ne  diffère  du  tout  (quant  à  sa 
grandeur)  ,  qu'en  cela  seul  qu'elle  est  plus 
petite  que  le  lout  :  il  serait  donc  contradic- 
toire qu'aucune  des  parties  d'un  tout ,  qui 
toutes  ensemble  sont  égales  au  tout ,  fût  à 
elle  seule  aussi  grande  ou  plus  grande  que 
le  tout.  Par  conséquent ,  le  jugement;  ^^ue 
nous  avons  énoncé  est  une  vérité  éternelle  ^ 
universelle  et  nécessaire.  Cessort(isde  vérités 
sont  en  très-grand  nombre  :  toutes  les  pro- 
positions des  mathématiques,  qui,  en  dernière 
analyse,  ne  sont  que  des  transformations, 
que  si  nous  les  avions  acquises,  non  les  idées     ou  plutôt  des  conséquences  des  vérités  les 


de  rien  d'individuel  ,  auxquelles  il  ne  don 
nait  môme  pas  le  nom  d'idées;  mais  celles 
des  genres  et  des  espèces,  et  surtout  les  idées 
les  plus  universelles  des  choses  ,  c'est-à-dire 
celles  précisément  qui  nous  semblent  résulter 
de  la  comparaison  du  plus  grand  nombre 
d'objets  ,  telles  que  les  idées  d'homme,  de 
singe,  de  rossignol,  ou  de  prunier,  de  rosier, 
d'ortie;  celles  i)!us  générales  d'animal  et  de 
plante:  celle  plus  générale  encore  d'être. 
Ainsi  l'idée  de  l'homme  en  général  serait 
innée,  suivant  Platon  ,  tandis  que  le  vulgaire 
croit,  et  que  je  crois  avec  lui,  que  nous  l'a- 
vons ac^iu'sc,  en  considérant  dans  les  hommes 
que  n/Dus  connaissons,  soit  par  nous-mêmes, 
soit  sur  le  rapport  d'aulrui,  ce  qu'ils  ont  tous 
de  commun  ,  laissant  à  part  les  différences 
caractéristiques  qui  les  distinguent  les  uns 
des  autres,  et  en  généralisant  cette  idée, 
c'est-à-dire  ,  en  l'appliquant  aux  hommes 
que  nous  ne  connaissons  pas  ,  ou  qui  vien- 
dront après  nous ,  comme  à  ceux  que  nous 
connaissons,  et  qui  ont  paru  jusqu'à  présent 
sur  la  terre.  Nous  pensons  aussi  que  les  noms 
des  genres  et  des  espèces  ne  sont ,.  comme 
on  dit,  que  des  dénominations  extérieures. 


plus  simples  ,  sont  toutes  ,  comme  celles-ci, 
des  vérités  nécessaires.  Sont-elles  donc  toutes 
innées?  Dans  ce  cas  ,  tout  homme  serait  ma- 
thématicien ,  et  le  serait  plus  que  Descartes, 
Leibnilz  et  Newton  môme  ,  si  ce  n'était  que 
sa  mémoire  est  en  défaut. 

«  Mais,  laissant  de  côté  ces  vérités  ou  ces 
jugements  a  priori ,  sur  lesquels  nous  re- 
viendrons ,  et  sans  nous  occuper  davan- 
tage des  différentes  interprétations  qu'on  a 
données  ou  que  l'on  pourrait  donner  à  ces 
mois  d'idée  ou  de  principe  inné  ,  voyons  si 
une  simple  idée  ,  en  prenant  ce  ternie  dans 
son  sens  propre  et  direct,  pourrait  se  trou- 
ver dans  l'esprit  de  l'homme  avant  qu'il 
fût  né. 

§  II. 

«  I.  Si  telle  ou  telle  idée  était  innée,  ou  se 
trouvait  naturellement  en  nous,  sans  (lu'il  fût 
besoin  d'aucune  cause  efficiente  pour  la  pro- 
duire ,  il  s'ensuivrait  nécessairement  que , 
quand  elle  se  présenterait  à  notre  esprit  pour 
la  première  fois ,  elle  ne  serait  plus  qu'une 
idée  renouvelée  ,  un  souvenir.  Mais',  comme 
ce  souvenir   ne  serait   certainement    jioint 


dont  la  nature  des  choses  ne  dépend  point,  accompagné  de  réminiscence,  car  personne 

mais  qui,  au  contraire,  dérivent  elles-mêmes  ne  se  rappelle  que  telle  idée  qui  l'airecte  ac- 

du  point  de   vue  sous  lequel  nous  envisa-  tuellement  l'avait  déjà  affecté  avant  qu'il  fût 

geons  les  choses;  en  sorte  qu'un  môme  objet  né,  et  que  par  conséquent  nous  n'aurions 

peut  être  rangé  dans  autant  de  classes  d'êtres  point  de  preuve  directe  qu'en  effet  cette  idée 

différentes  qu'il  a  de  points  de  vue,  ou  d'at-  ne  fût  qu'un  souvenir,  il  faudrait  le  prouver 


2i9 


IN.V 


PSYCIIÛlAXilE. 


IX.Y 


2ria 


d'ailleurs  ,  si  l'on  voulait  âlre  eu  droit  de  la 
ro^jjarder  comme  telle. 

«  C'est  à  quoi  l'on  parvieiuhait  peut-ôtre, 
si  l'on  pouvait  démonlror,  ou  qu'il  y  a  des 
idées  sans  cause  efficiente,  ou  que  nous  n'a- 
vons aucun  moyen  de  les  acquérir, cl  qu'elles 
.«ii»nl  telles,  que  jamais  elles  ne  se  présente- 
raient à  notre  esprit,  si  elles  ne  s'y  trou- 
vaient pas  naturellement  ;  ce  qui  entraînerait 
encore  la  supposition  qu'elles  n'ont  point  , 
qii'elles  ne  peuvent  point  avoir  de  cause 
elficiente  ou  productrice  :  car  si  elles  en 
avaient  une,  cette  cause  pourrait  agir  edica- 
coment  sur  nous  pour  produire  ces  idées , 
puisque  nous  avons  d'ailleurs  en  nous  leurs 
causes  conditionnelles,  ou  les  conditions  de 
leur  eiislence  ;  et  alors,  étant  démontré  que 
nous  pourrions  les  acquérir  comme  toutes 
les  autres,  ce  serait  faire  une  hypothèse  gra- 
tuite que  de  supposer  qu'elles  sont  innées. 
Or,  pai-  une  analyse  exacte  et  l'igoureuse  de 
l'entendement ,  on  se  convaincra  qu'il  n'y  a 
point  d'idée ,  quelque  générale  et  abstraite 
qu'elle  soit,  qui ,  connue  tout  autre  phéno- 
mène ,  n'ait  une  cause  producli  ice  ou  efii- 
ciente. 

«  .Admettons  qu'il  y  a  des  idées  sans  cause; 
comment  ces  idées  pourront-elles  jamais  se 
représenter  à  la  mémoire?  Tout  souvenir 
n'a-l-il  pas  lui-inéme  une  cause  ,  soil  dans 
une  autie  idée,  soit  dans  un  signe  (luelcon- 
que  ayant  quelque  rap[)ort  avec  l objet  de 
ce  souvenir,  avec /a  cause  e/'ficienfe  de  l'idée 
qu'il  rappelle?  Or,  cette  idée  n'ayant  point 
de  cause,  n'ayant  point  d'objet,  il  n'est  donc 
aucun  signe  qui  puisse  la  rappeler;  et  con- 
séquemrnent,  jamais  une  telle  idée  ne  se  re- 
présentera devant  l'esprit.  La  vue  d'un  simple 
anneau  sulTira  pour  me  remettre  en  mémoire 
le  souvenir  d'une  personne  (|ui  me  l'avait 
donné,  parce  qu'il  y  aura  du  moins  un  rap- 
port de  circonstance  entre  cet  anneau  el 
cette  personne,  qui  es'  l'objet  de  mon  sou- 
venir, qui  est  la  cause  efficiente  de  l'idée  que 
j'ai  d'elle.  Mais  si  cette  idée  était  innée  en 
moi,  sans  que  j'eusse  jamais  vu  celte  per- 
sonne, ou  sans  qu'elle  existât,  il  m'est  im- 
possible de  concevoir  qu'aucune  autre  idée, 
qu'aucun  signe,  pût  jamais  la  rappeler  à  ma 
mémoire,  ou  la  représenter,  une  prcmièie 
fois,  h  mon  imagination. 

«  il  est  vrai  que  ce  ne  sont  point  les  idées 
d'aucunes  choses  sensibles  que  l'on  nous 
donne  conmie  innées;  que  ce  sont  principa- 
lement, au  contraire,  des  idées  très-générales 
«t  tres-abstraites,  telles  que  celles  de  temps, 
d'espace,  de  substance  et  de  cause  en  géné- 
ral (  sans  parler  des  jugements  dans  lesquels 
entrent  ces  idées,  et  des  axiomes  de  géomé- 
trie, des  vérités  mathématiques  )  :  mais  cela 
ne  détruit  par  la  force  de  mon  argumenl  ; 
c'est  seulement  pour  le  rendre  plus  sensible, 
(pie  je  l'ai  appuyé  dunexemple  tiré4ies  choses 
sensibles.  *' 

«  Ainsi  donc ,  ou  tel  fait  parliculier  ne 
suffira  pas  pour  rappeler  à  la  mémoire  une 
idée  générale  et  abstraite  ou  toute  autre  idée 
qui  serait  innée;  ou  ,  s'il  peut  la  rappeler,  il 
suffira  pour  produire  lui-môme  cette  idée  ; 


et  dans  ce  cas  l'idée  innéo  sera  superflue.. 

«  Mais,  diia-t-on,  il  est  beaucoup  d'idées 
générales  et  abstraites  qui  se  trouvent  actuel- 
lement dans  l'esprit,  sans  qu'on  se  rappelle 
le  moins  du  monde  les  avoir  janiais acquises; 
et  peut-être  se  croira-t-on,  par  \h,  autorisé 
à  conclure  qu'elles  sont  innées.  Je  répon- 
drai, premièiement,  que  celle  conclusion  ne 
vaudrait  rien,  el,  en  second  lieu,  qu'il  est 
tiès-facile  d'expliquer  pourquoi  nous  ne  pou- 
vons nous  rappeler  ni  quand  ni  comment 
certaines  idées  se  sont  introduites  dans  notre 
entendement.  D'abord  il  est  des  idées,  des 
ra|)ports  si  simples,  que  nous  en  sommes 
allectés  comme  malgré  nous,  sans  que  nous 
ayons  besoin  pour  cela  du  moindre  degré 
d'aitention,  et  ces  idées  se  reproduisent  si 
fié(piemment,  que  nous  en  sommes,  pour 
ainsi  dire,  assaillis,  en  naissant  au  milieu 
d'elles,  de  sorte  qu'il  n'est  pas  surprenant 
que  nous  ne  nous  souvenions  ni  à  quelle 
époque,  ni  de  quelle  manièi-e  elles  sont  en- 
trées dans  notre  esprit.  Il  en  est  d'autres, 
au  contraire,  qui,  d'abord  plus  ou  moins 
obscures  ou  confuses,  ne  deviennent  claires 
ou  distinctes  qu'h  mesure  que  nous  sommes 
plus  capables  d'altention  et  de  réflexion, 
ou  que  nous  faisons  un  plus  fréquent  usage 
de  ces  facultés;  et  quoique  en  général  elles 
ne  se  placent  dans  la  mémoire  que  lors- 
(|u'elles  sont  toutes  faites,  elles  entrent  dans 
l'entendement  ou  la  conception  d'une  ma- 
nière-insensible et  inaperçue. 

«  On  dira  i)eut-ôtre  qu'il  est  impossible  que 
certaines  idées  aient  pour  premières  causes 
celles  que  nous  leur  attribuons,  parce  que, 
en  effet,  elles  n'ont  avec  ces  causes  aucune 
ressemblance  ou  conformité.  Mais,  c|uoiquc 
le  principe  soit  vrai,  on  n'en  peut  rien  con- 
clure :  car,  puis(pi'uiie  idée  dépend  de  sa 
cause  conditionnelle  aussi  bien  que  de  sa 
cause  efficiente,  il  est  de  toute  raison  qu'elle 
ne  ressemble  pas,  du  moins  entièrement,  h 
cette  dernière  cause;  comme  on  le  conçoit 
mieux  par  l'exemple  de  nos  sensations  et  des 
j)hénomènes  {)liysiques,  qui  certainement  ne 
ressemblent  en  aucune  manière  à  leurs  causes 
extérieures:  qu'ya-t-il  en  effet  de  commun 
entre  les  vibrations  d'une  cloche  et  le  choo 
du  marteau  qui  la  met  en  jeu,  entre  la  dou- 
leur que  nous  éprouvons  par  la  piqûre  d'une 
aiguille  et  l'action  de  ce  corps  aigu  sur  nos 
organes  matériels? 

a  Ne  dites  donc  pas  que  Vidée  et  le  senti- 
ment livL  iuslQ  et  de  l'injuste,  par  exemple, 
ne  peuvent  pas  avoir  leur  première  cause 
dans  telle  ou  telle  action  volontaire  dont  on 
nous  parle  ou  qui  se  passe  sous  nos  yeux, 
en  alléguant  que  la  vue  el  l'ouïe  ne  donnent 
que  des  mouvements  et  des  sons,  (jui  ne 
f)euvent  avoir  aucune  analogie  avec  ces  [)hé- 
nomènes  de  l'âme.  Kemarque/  bien,  d'abord, 
que  toutes  les  causes  extérieures  produisent 
dans  l'âme  des  idées,  en  verlu  de  Venlende- 
ment,  comme  des  sensations,  en  vertu  de  la 
sensibilité  phj/s)//uc ,  el  que  ces  sensations 
elles-mêmes  n'ont  pas  la  uKjindre  conformité 
ou  resseml)lance  avec  ces  causes  efficientes; 
sccondeuKMil,  que  ce?  idée?  peuvent  en  ré- 


251 


1\X 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


INN 


25i 


veiller  d'autres,  en  vertu  de  la  mémoire, 
(juoique  le  plus  souvent  elles  n'aient  pas  avec 
elles  la  moindre  analogie  ;  en  troisième  lieu, 
que  toutes  celles  qui  nous  affectent  actuelle- 
ment peuvent  avoir  entre  elles  ei  avec  nous, 
nvec  notre  nature  morale,  certains  rapports 
de  convenance  ou  de  disconvenance,  que 
nous  apercevons  en  vertu  (h\  jugement  :  telle 
est  l'idée  du  juste  et  de  l'injuste;  et  qu'enfin, 
(lu  moment  où  nous  jugeons,  ou  avons  jugé 
que  telle  action  est  juste  ou  injuste,  bonne 
ou  mauvaise,  nous  éprouvons,  en  vertu  du 
sens  moral,  un  sentiment  agréable  ou  pé- 
nible, que  j'appelle  sentiment  moral. 

«  Ce  qui  vient  d'être  dit  peut  s'appliquer 
à  toute  espèce  de  relation,  à  toute  idée  re- 
lative, à  toute  idée  ou  sentiment  de  rapport. 
Or  il  ne  peut  y  avoir  actuellemment  en  nous 
que  :  1*  des  sensations  et  des  idées  directes, 
évidemment  acquises;  2°  des  idées  de  rap- 
port, qui  ont  dû  se  former  en  nous  (car  elles 
ont  leurs  causes  efficientes  dans  d'autres 
idées  antérieurement  acquises,  et  leurs  causes 
conditionnelles  dans  la  conception,  le  juge- 
ment, la  faculté  d'abstraire  et  de  généraliser 
nos  idées,  etc.);  et  3"  des  sentiments,  qui, 
de  quelque  nature  qu'ils  soient,  ont  toujours 
des  idées  de  rapport  pour  causes  produc- 
trices. 

«  Dans  la  classe  des  idées  de  rapport  rentre 
évidemment  l'idée  de  causalité,  c'est-à-dire 
l'idée  de  cette  dépendance  qui  se  trouve 
entre  deux  phénomènes  dont  l'un  suppose 
la  préexistence  de  l'autre.  Et  ce  qui  prou- 
verait que  cette  idée  n'est  point  innée,  c'est 
que,  quand  elle  le  serait,  et  quand  de  plus 
nous  saurions  en  naissant  qu'un  phénomène 
a  toujours  une  cause,  c'est-à-dire,  que  son 
apparjlion  est  liée  d'une  manière  quelconque 
à  l'existence  de  quelque  autre  chose,  nous 
n'en  serions  pas  plus  avancés.  Car,  comme 
nous  apercevons  une  grande  quantité  de  phé- 
nomènes qui  coexistent  ou  se  succèdent  im- 
médiatement, sans  qu'ils  dépendent  les  uns 
des  autres,  nous  devons  toujours  recourir  à 
l'observation  pour  savoir  si  tel  phénomène, 
soit  physique,  soit  intellectuel,  dépend  ou 
non  de  tel  autre  phénomène.  Mais  si  l'ob- 
servation peut,  et  peut  seule,  nous  le  faire 
connaîti'e,  pourquoi  ne  i)0urrait-elle  pas 
nous  donner  l'idée  même  de  celte  dépen- 
dance; pourquoi  chercherions-nous  ailleiu-s 
(jue  dans  l'observation  la  cause  efficiente  de 
cette  idée? 

«  Quant  à  ce  que  les  philosophes  nom- 
ment avec  tant  d'emphase  vérités  éternelles, 
universelles  et  nécessaires  en  tant  qu'elles 
existent  dans  l'entendement  à  titre  de  phé- 
nomènes intellectuels,  c'est-à-dire  d'idées, 
ou  plutôt  de  jugements,  elles  consistent  à 
concevoir  les  rapports  qui  se  trouvent  entre 
certaines  choses  et  leurs  attributs  essentiels, 
comme,  par  exemple,  que  tout  triangle  a  trois 
côtés  et  trois  angles;  ce  qui  signilie,  que 
l'i'dee  d'un  triangle,  quel  qu'il  soit,  csi  néces- 
sairement liée,  dans  l'esprit  de  tous  les 
hommes,  et  lésera  toujours,  à  l'idée  de  trois 
lignes  formant  trois  angles  entre  elles  deux 
à  deux  :  ce  qui  n'est  pas  surprenant,  puisque 


ce  sont  là  les  attributs  qui  constituent  le 
triangle,  et  que  concevoir  une  chose,  ou  en 
avoir  l'idée,  se  la  représenter,  c'est  conce- 
voir ou  se  représenter  les  attributs  essentiels 
qui  constituent  cette  même  chose  ;  comme, 
réciproquement,  avoir  l'idée  de  ces  attributs 
essentiels,  ou  se  les  représenter,  c'est  conce- 
voir la  chose  même  qu'ils  constituent.  Ainsi, 
en  dernière  analyse,  l'opinion  de  ceux  qui 
regardent  une  telle  vérité  comme  innée,  et  no 
])(juvant  pas  ne  pas  l'être,  se  réduit  à  soutenir, 
et  ils  soutiennent  en  effet,  que  :  sans  une 
impression  innée,  il  me  serait  impossible 
de  savoir,  de  juger,  que  tout  triangle  est 
un  triangle;  que  cela  est  vrai  de  ceux  que  je 
n'ai  pus  rus  ou  qui  ne  se  sont  jamais  présen- 
tés à  mon  esprit,  comme  de  ceux  que  j'ai  pu 
voir  ou  imaginer;  que  cela  doit  être  vrai  aux 
yeux  de  tous  les  hommes;  enfin,  que  cela  a 
toujours  été  et  sera  toujours  vrai. 

«  On  range  parmi  les  notions  innées,  à 
litre  de  vérités  universelles  et  nécessaires, 
les  axiomes  de  la  géométrie,  comme,  par 
exemple,  que  deux  quantités  égales  à  une 
troisième  sont  égales  entre  elles,  et  avant 
tout  celui-ci,  que  le  même  est  le  même,  que 
a  égale  a,  qu'un  triangle  est  un  triangle.  Mais 
sij'ai  besoin  d'une  notion  innée  pour  juger 
qu'une  chose  ne  diffère  point  d'elle-même, 
ou  qu'elle  n'est  pas  une  autre  chose,  à  quoi 
me  servira  le  sens  commun,  ce  premier 
degré  de  jugement  commun  à  tous  les 
hommes  ;  à  quoi  me  serviront  mes  facultés 
intellectuelles,  ou,  pour  mieux  dire,  que  sont 
ces  facultés;  en  quoi  donc   consistent-elles? 

«  Après  avoir  démontré  qu'une  idée  innée 
est  une  chose  impossible,  il  serait  superflu 
de  m'attacher  à  faire  voir,  pour  chaque  idée 
particulière  considérée,  par  les  partisans  de 
cette  doctrine,  comme  innée,  quelle  ne  l'est 
point.  D'ailleurs,  à  l'égard  de  beaucoup  d'i- 
dées, nous  ne  saurions  dire,  j'en  conviens, 
comment  elles  se  sont  formées  :  mais  con- 
clure de  là  qu'elles  sont  innées,  ne  serait-ce 
point  imiter  le  physicien  qui  aurait  recours 
à  Dieu  et  aux  miracles  pour  se  rendre  compte 
d'un  phénomène  dont  on  n'aurait  pas  encore 
trouvé  Id  raison?  Une  idée  innée  serait  en 
elfet  un  véritable  miracle,  ou  un  phénomène 
produit  directement  par  la  volonté  de  Dieu, 
sans  cause  intermédiaire. 

-  Il  est  des  choses  si  simples,  qu'elles  n'ont, 
pour  ainsi  dire,  qu'un  seul  attribut,  qui  alors 
ne  peut  être  qu'un  attribut  ej-sentiel  ;  en 
sorte  qu'on  ne  saurait,  sans  les  détruire,  en 
rien  retrancher;  qu'on  ne  saurait  y  rien 
ajouter,  sans  qu'elles  devinssent  des  choses 
toutes  différentes  :  telles  sont  les  vérités  pre- 
mières des  mathématiques,  et  par  suite,  toutes 
les  conséquences  qui  en  dérivent.  Il  n'y  a 
donc  pas  deux  manières  de  concevoir  ce.s 
choses  ou  d'en  juger.  Elles  sont  donc  néces- 
sairement les  mômes  dans  tous  les  temps  et 
pour  tous  les  hommes,  qui  d'ailleurs  ne  les 
aperçoivent  pas  à  travers  leurs  organes  maté- 
riels,* et  qui  les  conçoivent  ou  en  jugent 
tous  en  vertu  d'une  qualité  qui  elle-même  ne 
diffère  point  d'un  individu  à  l'autre  quant  à 
sa  nature,  ni  même  quant  à  son  intensité  et 


2r.3 


IXN 


PSYC1I0L<X1IE. 


INN 


254 


à  son  étendue,  si  on  la  considère  en  de(ià  chaîne,  on  arrivera  toujours  à  des  idées  pri- 
de  certaines  limites,  qui  sont  celles  du  sens  mitives  qui  auront  leur  cause  cfliciente  dans 
commun.  Nous  n'avons  donc  pas  besoin,  pour  les  objets  extéiieurs,  physiques  ou  moraux, 
expliauercel  assentiment  que  nous  donnons  ou  dans  les  rapports  qu'ils  ont  entre  eux  ou 
s.^ns  hésiter  aux  vérités  nécessaires,  d'avoir  avec  nous.  Ce  qui  suppose  d'ailleurs  que  ces 
recours  aux  principes  innés,  aux  njiraclcs,  rapports,  qui  no  sont  point  des  réalités, 
ni  surtout  de  faire  intervenir  la  Divinité,  sous  aj^issent,  en  quelque  sorte,  î-ur  l'entende- 
le  nom  de  raison  impersonnelle,  comme  le  ment,  comme  les  objets  matériels  agissent 
font  quelques  métaphysiciens.  sur  nos  sens.  Autrement,  toute  idée  de  rap- 
«  La  raison  impersonnelle,  disent-ils,  n'est  port,  telle  que  celles  de  coexistence,  de  suc- 
pas  une  qualité  qui  nous  soit  propre;   c'est  cession,  de  vitesse,  de  dépendance,    set  ait 


une  qualité  divine,  une  et  identique  pour 
tous  les  hommes,  par  laquelle  et  dans  laquelle 
ils  voient  toutes  les  vérités  universelles  et 
nécessaires. 

«  Celte  doctrine,  ou  cette  rêverie  absurde, 
qu'on  ne  peut  soutenir  que  par  des  paralo- 
gism(!s  ou  du  galimatias,  est  une  variante 
de  la  vision  on  Dieu  du  P.  Malcbranche, 
appliquée  à  un  certain  ordre  d'idées.  C'est 
un  premier  pas  vers  le  panthéisme,  et  qui 
|)araitmème  conduire  tout  droit   à  l'anéan- 


innée  :  car,  par  exemple,  nous  voyons  bien 
des  phénomènes  qui  se  succèdent,  mais  nous 
no  saurions  voir  la  succession  elle-même, 
qui  n'a  rien  de  réel  hors  de  nous,  quoiquo 
nous  la  concevions  ])arfaitcment,  ou  ([uenous 
en  ayons  une  idée  fort  claire. 

«  Je  n'ai  |)as  répondu  ,  du  moins  directe- 
ment, je  le  sais  bien,  à  la  question  pro|»osée  ; 
car  il  s'agit  de  savoir  si  une  idée  peut  avoir 
originairement  sa  cause  enicicnlc ,  non  dans 
une  autre  idée  acquise,  dans  un  autre  pliéno- 


tissement  du  moi  individuel,  de  la  person-     mène,  mais  dans  quelque  principe,  dans  (juel- 


nalité  :  car  si,  dans  ce  qui  nous  appartient, 
dans  ce  qui  nous  est  personnel,  il  n'y  a  rien 
que  de  variable  et  de  contingent,  il  ne 
saurait  y  avoir  d'indestructible,  à  ce  qu'il 
semble,  que  le  moi  impersonnel,  c'est-à-dire 
Dieu.  Je  regarde  comme  possible  tout  ce  qui 
n'implique  |)as  contradiction  dans  mon  es- 
prit, mèn)eles  cho.ses  les  plus  incompréhen- 


quo  chose  qui  soit  inhérent  à  l'âme  môme, 
c'est-h-dire  dans  quelqu'une  de  ses  propriétés, 
soit  actives,  soit  passives. 

«  Les  propriétés  passives  de  l'Ame  sont, 
comme  je  l'ai  dit,  les  causes  condilionuclles 
de  toutes  nos  idées,  qui  s'y  trouvent  en  puis- 
sance, ou  virtuellement.  Mais  il  n'est  aucune 
idée  connue  dont  on  puisse  trouver  la  cause 


sibles  à  raon  intelligence,  telles  que  l'union  cfficienle  dans  l'une  ou  l'autre  de  ses  proprié- 

et  l'influence  mutuelle  de  l'Ame  et  du  corps,  tés  passives;  à  moins  qu'elle  n'ait  passé  de 

Mais  dans  l'hypothèse  d'une  raison  imj)er-  la  puissance  à  l'acte,  sous  l'inlluenco  d'une 

sonnelle,  on  ne  saurait  échapper  aux  con-  autre  cause,  auquel  cas  elle  no  sera  plus  pro- 

tradictions,  soit  que  l'on  n'admette  en  nous  priélé  ,  mais  [ihénomène  ,  mais  idée,  et  idée 

qu'un  seul  être  immatériel,  qui  voit  toujours  acquise;  laquelle,  si  elle  n'est  pas  celle-ir". 

certaines  choses  tellesqu'ellessont,  et  d'autres  même  que  l'on  considère,  pourra  la  produire, 

(juelquefois  autrement  qu'elles  ne  sont,  soit  connue  je  l'ai  dit  plus  haut. 


<iue  l'on  en  veuille  deux,  l'un  qui  fort  sou- 
vent se  trompe  dans  ses  raisonnements, 
l'autre  qui  ne  j)eul  se  tromper  lorsqu'il 
al!irme  ou  conçoit  certaines  idées  ou  vérités 
nécessaires.  D'un  côté,   la  raison  imperson- 


«  En  général  les  phénomènes  seuls  peuvent 
être  causes  elficientes  d'autres  phénomènes; 
et  comme  un  phéni)mène  n'est  qu'une  pro- 
priété en  acte  ,  de  même  qu'une  prO[)riélé 
est  un  phénomène  en  puissance,  il  s'ensuit 
nelle  et  l'unité  de  la  substance  pimsanle  se-  fju'une  propriété  ne  peut  êlre  cause  produc- 
raient  inconciliables  et  contradictoires  entre  trice  ou  efliciente  ,  qu'autant  qu'elle  est  ac- 
elles;  et  d'un  autre,  il  impliquerait  contra-  tuellement  en  jeu  ,  en  action,  et  que  par  là 
diction  ou  que  l'âme  humaine  fit  aucun  rai-  elle  manifeste  S(»n  existence.  Si  donc  il  y  avait 
sonnement  suivi  sans  s'appuyer  sur  certains  des  idées  qui  eussent  naturellement  leur 
])rincipes  ou  axiomes,  ou  qu'elle  s'appuyât  cause  efliciente  ou  productrice  dans  cer- 
sur  ces  princi()es,  s'ils  ne  sont  point  en  elle     taines  propriétés  passives  de  l'âme,  il  faudrait 


et  qu'elle  ne  puisse  les  concevoir 

«  II.  Tout  en  m'accordant  qu'il  n'y  a  point 
d'idée  sans  cause  efficiente,  on  pourrait  de- 
mander s'il  n'y  en  a  pas  au  moins  quelques- 
unes  qui  aient  leur  cause  dans  l'âûie  même. 


que  Dieu  les  eût  mises  en  jeu  en  les  créant; 
et  dans  ce  cas,  comme  si  elles  étaient  actives 
par  elles-mêmes,  elles  n'auraient  pas  discon- 
tinué d'agir,  de  se  manifester,  de  se  présen- 
ter à  l'esprit  sous  leurs  foinies  phénomé- 


«  Sans  doute  plusieurs  idées,  et  mômelo     nales,  ou  d'idées:  ce  qui  n'est  point.   H  faut 
plus  grand  nombre,  ont  pour  causes  produc-     donc  que  ces  propriétés  ,  pour  être  causes 


triées  d'autres  idées  antérieurement  acquises, 
les  unes  plus  tôt,  les  autres  plus  tard  :  telles 
sont,  et  ces  idées  composées,  et  ces  idées  de 
rapport,  et  ces  idées  déduites,  dont  les  causes 
conditionnelles  sont  l'imagination,  le  juge 


productrices,  soient  elles-mêmes  mises  en 
évidence  par  des  causes  extérieures,  par  des 
causes  qu'elles  ne  renferment  point  en  elles  : 
et  ainsi ,  quand  elles  pourraient  être  causes 
immédiates    de    quelques   idées,    celles-ci. 


ment,  la  raison  :  ces  idées,  dis-je ,  et  une  in-     quant  à  leur  existence,  dépendraient  toujours 


fmilé  d'autres,  peuvent  avoir  leur  cause  pro 
ductrice  immédiate  dans  des  idées  plus 
.«-impies,  celles-ci  dans  d'autres,  ces  dernières 
dans  d'autres  encore  :  mais,  en  remontant 
ainsi  jusqu'aux  [)rcniiers  anneaux  de  cette 


de  ces  causes  étrangères,  et  par  conséquent 
ne  seraient  point  innées. 

«  Quant  aux  propriétés  actives  de  l'âme, 
bien  (|ue  sans  leur  intervention  nous  ne  puis- 
avoir  l'idée  distincte  da 


sions,  a 


la  rigueur 


2.') 


K) 


INN 


DICTIO.NXAIRE  DE  riIlLOSOPlUE. 


IX.V 


sre 


quoi  que  ce  puisse  ùtre  au  luoiîde,  il  est  cer- 
tain ((uo,  par  ellos-inôaies,  elk'S  ne  i)euvent 
protiuire  ou  engendrer  aucune  idée  ;  elles  ne 
font  que  nous  les  montrer,  nous  les  faire  aper- 
cevoir, comme  le  soleil  rend  les  objets  visi- 
bles sans  leur  donner  rexislence.  D ailleurs, 
supposé  que  l'attention,  ou  la  rôllexion,  put 
produire  ou  toutes  nos  idées  ou  seulement 
<iuel(iues-unes,  elle  ne  le  pourrait  faire  sans 
se  porter  sur  un  objet  quelconque,  sans  ({ue 
l'Ame  considérât  cet  objet  avec  attention  ;  or 
cet  objet  ne  pouriail  être,  ou  qu'une  chose 
extérieure,  sinon  matérielle,  ou  qu'une  idée 
antérieurement  acciuise.  Une  idée  produite 
par  l'attention  ne  pourrait  donc  pasétr-e  con- 
sidérée comme  innée,  ou  indé[)endante  de 
l'action  des  objets  extérieurs  sur  notre  âme. 
On  peut  bien  admettre  que  l'attention  met  en 
jeu  les  propriétés  passives  de  l'âme,  eu  leur 
donnant,  si  je  puis  ainsi  dire,  plus  d'inten- 
sité, en  les  rendant  plus  capables  de  passer 
de  la  puissance  à  l'acte.  Mais,  l'attention  ne 
différant  jamais  d'elle-même,  quant  5  sa  na- 
ture, si  elle  était  cause  efficiente,  elle  ne 
pourrait  produire  qu'un  seul  effet  en  agis- 
sant sur  une  môme  propriété  passive,  c'est-à- 
(iii-e  que  celle-ci,  sous  l'influence  de  cette 
seule  cause,  ne  pourrait  jamais  se  manifester 
que  sous  une  môme  forme,  ne  pourrait  don- 
i)er  lieu  qu'à  un  seul  et  môme  phénomène. 


ment  en  exercice,  sans  que  l'action  de  cotl« 
faculté  soit  jamais  suspendue  ;  ou  cette  action 
l)eut  ôtre  intcri-ompue  et  ne  s'exerce  que 
par  intervalle.  Dans  ce  dernier  cas,  l'-hne  ne 
pourra  ôtre  attentive,  ne  pourra  agir  ou  ôtro 
déterminée  à  agir,  ni,  à  plus  forte  raison,  s'a- 
peicevoir  qu'elle  agit,  cpi'elle  est  attentive, 
que  par  une  cause  (jui  ne  saurait  être  qu'une 
sensation,  un  sentiment  ou  une  idée  acquise. 
Dans  l'autre  cas,  c'est-h-diro  si  l'attention,  si 
l'activité  de  l'Ame  est  toujours  en  exercice, 
et  ne  fasse  que  se  porter  d'un  objet  sur  un, 
autre  ou  se  paitag<',r  également  entre  tout  ce 
qui  [leut  agir  sur  l'Ame,  il  faudra  toujours  et 
ava:it  tout,  pour  que  nous  i)uissions  remar- 
quer que  nous  sommes  attentifs,  et  par  con- 
séquent,  pour  avoir  Vidée  de  l'attention, 
connue  faculté,  ou  que  celle-ci  soit  excité» 
par  un  objet,  par  une  idée  quelconque,  do 
préférence  à  toute  autre,  ou  qu'elle  se  porte 
d'elle-même  sur  cel  objet .  sur  celte  idée  qui 
ne  pourra  ôtre  qu'une  idée  acquise.  D'oii  il 
suit  que  l'idée  môme  de  l'attention  dépend 
d'une  cause  qu'elle  ne  renferme  point  en  elle, 
et  qui  n'est  pas  non  i)lus  inhérente  à  l'Ame. 
«  Enfin ,  en  supposant  môme  qu'une  idée 
pût  avoir  originairement  sa  cause  efficiente 
dans  l'Ame,  nous  pourrions  encore  objecter 
que,  la  cause  étant  inséparable  de  l'effet,  si 
la  cause  n'était  pas  elle-mônie  un  effet  pro 


«  Si  quelques  idées  pouvaient  avoir  leurs     doit  par  une  autre  cause,  l'idée  produite  par 


causes  efficientes  dans  les  propriétés  de 
l'Ame,  ce  seraient  surtout  celles  iiue  nous 
avons  de  ces  propriétés  elles-mêmes.  11  sem- 
ble en  effet  que  l'idée  que  j'ai  de  l'imagina- 
tion, par  exemple,  doive  avoir  pour  cause 
eiRciente  l'imagination,  comme  ridé<;  que 
j'ai  de  tel  objet  particulier  a  pour  cause  ce 
môme  objet.  Oui,  Vidée  que  j'ai  de  l'imagina- 
tion a  pour  cause  productrice  l'imaginavion, 
mais  l'imagination  en  acte,  l'imagination  qui 
se  manifeste  d'une  manière  ou  d'une  autre, 
l'imagination  mise  enjeu,  en  action,  par  une 
cause  quelconque ,  de  laquelle  ,  par  consé- 
quent, dépend  cette  idée. 

«  Comme  nous  ne  connaissons  les  pro- 
l)riétés,  soit  de  l'Ame,  soit  des  autres  sub- 
siances,  que  par  les  pliénomènes  qui  les  ré- 
\ôlent,  et  qui  ne  sont  eux-mêmes  que  ces 


cette  cause  [)ermf^nente  devrait  être,  à  ce 
qu'il  semble,  continuellement  [)résente  à  l'es- 
prit, ce  qui  n'a  lieu  |)Our  aucune  idée. 

«  On  repondra  peut-être  à  cette  objection 
en  faisant  observer  qu'il  faut  absolument, 
pour  qu'une  idée  soit  présente  <i  l'esprit, 
c'est-à-dire  i)0ur  ({ue  Vesnrit  l'apcrçoivu 
actuellement,  cjuil  la  rerfarae ,  ou  que  l'at- 
tention s'y  porte  ,  et  qu'ainsi  l'on  pourrait 
sup|)Oser  que  cette  idée  existe  réellement 
dans  l'Ame  avec  sa  cause  efficiente,  quoi- 
qu'elle ne  soit  aperçue  que  lorsque  Tatlen- 
tion  se  dirige  vers  elle  :  de  môme  que  l'im- 
pression constante  (pie  produirait  sur  la  vue 
un  objet  toujours  présent  à  nos  yeux,  ne  se- 
rait sentie,  ne  serait  aperçue- qu'autant  que 
l'altenlion  se  concentrerait  sur  la  smsation 
produite  par  cet  objet.  Mais  cette  hypothèse, 
propriétés  en  acte,  il  s'ensuit  que  les  idées     supposé  qu'elle  ne  f)résentAt  rien  de  conlia- 


(|ue  j'ai,  par  exemple,  de  l'imagination  ou  de 
l'entendement  et  de  la  sensibilité  physique, 
s*^-  réduisent  aux  idées  que  j'ai  de  l'idée  elle- 
même  et  de  la  sensation  en  général ,  ou  se 
déduisent  de  ces  idées,  qu'il  me  faut  avoir 
d'abord  :  or  ces  phénomènes  ont,  en  dernier 
résultat,  comme  je  l'ai  démontré,  leurs  cau- 
ses efficientes  hors  de  notre  Ame.  Nous  ne 
pouvons  donc  connaître  ces  phénomènes,  et 
par  suite,  les  propriétés  passives  de  l'Ame  qui 
en  sont  les  causes  conditionnelles,  qu'après 
«voir  été  en  relation  avec  le  monde  ex<é- 
rieur. 

«  Quant  à  l'idée  que  nous  avons  de  l'atten- 
tion, je  veux  dire  de  la  faculté  d'être  attentif, 
on  pourrait  soutenir  avec  un  peu  plus  de 
vraisemblance,  qu'elle  a  sa  première  cause 
dans  l'attention  elle-même.  Mais,  de  deux 
choses  l'une;  ou  l'attention  est  continuelle- 


dictoire,  ne  résoudrait  point  la  diflicullé;  car 
il  faudi'ait  toujours  une  cause  i)Our  déterminer 
l'attention  à  se  porter  sur  une  idée  qui  exis- 
terait actuellement  sans  être  aperçue,  comme 
il  en  faudrait  une  i)Our  la  produire  si  elle 
n'existait  pas;  et  cette  cause,  qui  pour  la  pre- 
mière fois  réveillei'ait  une  telle  idée,  pour- 
rait-elle êti'e  une  autre  chose  que  celle-là 
môme  dont  nous  avons  l'idée,  et  que  nous 
considérons  comme  sa  cause  productrice? 
En  tout  cas,  on  ne  saurait  imagin(!r  quelles 
I)Ourraient  ôtre  les  diverses  propriétés  de 
l'Ame,  ou  les  causes  productrices  qui  feraient 
ainsi  passer  incessamment  de  la  puissance  à 
l'acte  les  propriétés  dans  lesquelles  les  idées 
existent  en  puissance,  cl  qui  en  sont  les 
causes  conditioimelles  :  car  il  est  impossible 
qu'une  même  propriété  soit  tout  à  la  fois  la 
cause  conditionnelle  et   la   cause   cfficicute 


INN  rSYCIlOLOGIE. 

,  et  bien  moins  encore  de     idées   innées 


2S7 

d'une  même  idée 
plusieurs  idées  ditVérenles. 

«  Nous  pouvons  donc  conclure  de  tout  ce 
(lui  précède  :  1°  que  toute  idée,  soit  aclucllc- 
inent  présente  à  l'esprit,  ou  comme  idée  pre- 
mière ou  comme  souvenir,  soit  en  dépôt  dans 
la  mémoire,  suppose  une  cause  elficiente  ou 
productrice  ;  2°  que  toute  cause  efficiente  est 
un  phénomène,  ou  une  propriété  en  acte, 
c'est-à-dire  mise  en  évidence  par  une  autre 
cause;  et  3°  qu'une  idée  peut  avoir  sa  cause 
irnméiiiale  dans  une  autre  idée,  dans  un  autre 
phénomène  de  l'Ame,  mais  que  toute  idée , 
toute  connaissance  a  eu  orii^inairomcnt  sa 
cause  productrice  hors  de  l'Ame,  de  même 
(luelles  ont  toutes  indistinctement  leur  cause 
conditionnelle  dans  l'Ame.  D'où  il  résulte 
éviden)ment  qu'il  n'y  a  aucune  idée  propre- 
ment dite  (jui  soit  innée,  pas  même  celles  de 
nos  propres  focultés.  D'ailleurs ,  cpiand  ces 
dernières  seraient  innées,  attendu  que  nos 
facultés  le  sont  elles-mêmes,  qu'elles  se  trou- 
vent naturellement  en  nous,  ce  qu'on  ne 
peut  dire  d'aucune  autre  chose,  on  n'en  pour- 
rait nullement  inférer  que  toute  autre  idée 
innée  fût  possible,  et  la  doctrine  des  idées 


INN 


m 


innées  en  gênerai  n'en  serait  pas  moins  ab-     tion 

surde- 

«  Je  suppose  maintenant,  contre  mon  opi- 
nion, qu'il  existe  des  idées  innées,  et  je  de- 
mande ce  que  l'on  peut  inférer  de  là  en  fa- 
veur de  la  spiritualité  de  l'Ame?  Car  je  n'i- 
magine pas  qu'on  puisse  avoir  un  autre  but 
en  soutenant  celle  doctrine;  si  ce  n'est  pcut- 
f'tre  de  i)rouver  d'autant  mieux  l'existence 
de  Dieu  par  les  causes  tinales,  à  cpioi  j'avoue 
qu'elle  pourrait  contribuer  :  mais  hors  de  là, 
elle  ne  [)rouvc  rien,  et  me  parait  même  plus 
nuisible  (pie  utile. 

«  Car  si  l'on  peut  démontrer  a  priori,  sans 
avoir  recours  aux  idées  innées,  et  jiar  les 
seules  propriétés  et  facultés  de  lAme  ,  c'est- 
à-dire  ,  en  eil'et,  par  tout  ce  qui  la  constitue, 
qu'elle  est  immatérielle;  qu'importe  alors 
(jue  telles  idées  soient  innées  ou  acquises, 
)>uisque,  dans  l'un  et  l'autre  cas,  elles  seront 
évidemment  des  modilicalions  de  celte  sub- 
stance innnatérielle;  et  comment  l'existence 


,  et  il  a  parfaitement  raison 
quand  il  avance  qu'une  idée  n'est  innée 
(ju'en  ce  sens,  qu'elle  existe  virtuellement 
dans  l'intelligence.  Toutefois  sa  doctrine  no 
paraît  pas,  au  fond,  différer  beaucoup  do 
celle  des  autres  partisans  des  idées  innées, 
puisqu'à  cet  égard  il  partage  môme  le  S(!n- 
timent  de  Platon,  à  cela  près  qu'il  ne  croit 
pas  comme  lui,  qu'une  idée  innée  (jui  so 
montre  à  l'esprit  pour  la  première  f(»is  n« 
soit  qu'une  réminiscence.  D'une  part,  Leibnitz 
établit  une  distinction  entre  les  idées  innées 
et  les  idées  acquises  :  or  il  est  évident  que 
cette  distinction  serait  tout  à  fait  chimérique, 
si  par  ivnc  il  n'tîutendail  (lue  ce  qui  existe 
en  puissance,  ou  d'une  nitrliière  virtuelle,  et 
si,  connue  il  le  dit  lui-même,  nous  n'en  avions 
pas  moins  besoin  d'apprendre  ce  qui  existe 
en  nous  de  cette  manière  :  car  toute  idée, 
sans  exception  ,  est  innée  en  ce  sens,  qu'elle 
se  trouve  viiluellemcnt  dans  l'intelligence; 
et  toute  idée  est  ac(jnise  (  comme  il  semble 
en  convenir^,  en  ce  qu'il  faut  toujours  une 
cause  elTiciente  pour  la  faire  passer,  une  pre- 
mière fois,  de  la  puissance  à  l'acte.  Mais, 
d'une  autre  part,  il  ne  fait  aucune  distinc- 
(cxcei)te  quant  à  leur  origine,  où  préci- 


de  quehjues  idées  innées  pourrait-elle  corro- 
borer la  preuve  de  cette  immatérialité?  11 
m'est  impossible  de  l'apercevoir. 

«  Si,  au  contraire,  on  ne  pouvait  pas  dé- 
montrer, par  ses  facultés  et  i)ar  les  causes 
conditionnelles  de  ses  idées,  ni  d'aucune 
autre  manière,  que  l'Ame  existe  comme  sub- 
stance immatérielle,  ce  qui  su|)poserail  que 
Dieu  a  pu  donner  à  la  matière  la  faculté  de 
penser  et  celle  d'acquérir  des  idées;  com- 
ment prouverait-on  que  Dieu  n'a  pas  j)u  don-     propositions  de  la  géométrie  ,'  soit  iiar  nous 


sèment  il  n'y  en  a  point)  entre  une  idée  innée 
ou   virtuelle   que  nous  n'avons   pas  encore 
entrevue,  et  une  idée  acciuise  qui  n'est  pas 
actuellement  présente  à  la  mémoire.  Or  il  y 
a  une  très-grande  ditférence  entre  une  idée 
qui  ne  s'est  jamais  piésentée  à  l'esprit,  fic- 
elle môme  innée  dans  le  sens  propre  du  mot, 
et  une  idée  qui  ne  s'y  présente  pas  actuel- 
lement ,  mais  qui  s'y  est  déjà  présentée  ;  et 
il  en  est  de  même  des  jugements  et  de  toutes 
nos  connaissances,  puistiuc  celles-ci  n'exigent 
lilus  aucun  ctl'ort  (Je  notre  ])arl  pour  se  re- 
présenter à  notre  esjirit ,  et  que  d'ailleurs 
elles  sont  toujours  accompagnées  de  rémi- 
niscence;  tandis   que,   de  l'aveu   môme  de 
Leibnitz,  il  en  est  tout  autrement  des  connais- 
sances ou  des  notions  innées,  dans  quelque 
sens  que  l'on  prenne  ce  dernier  ternie.  Par 
exemple,  il  est  certain,  comme  il  le  dit,  que 
toutes  les  [)ro|)Ositions  de  la  géométrie  exis- 
tent en  nous  virtuellement;  car,  bien  que 
nous  ne  puissions  porter  aucun  jugement 
que  sur  des  idées,  et  que  toute  idée   nous 
vienne,  directement  ou  indirectement,    de 
l'expérience,  comme  d'une  cause  [)roduclrice, 
piochaine  ou  éloignée,  le  jugement  lui-même 
est  indépendant  de   toute   expérience,    du 
moins  quant  à  son   existence ,   si  ce  n'est 
quant  à  son  exercice  ;  et,  éclairés  ])ar  l'atten- 
tion ou  la  réllexion,  nous  trouvons  en  nous 
toutes  les  vérités  mathématiques,  toutes  les 


ner  à  la  matière  des  idées  toutes  faites,  qui 
n'exigeraient  point  l'action  de  nos  facultés  ; 
car  les  idées  innées  seraient  pour  l'homme 
ce  que  l'instinct  est  }tour  la  brute ,  môme 
quand  ces  idées  seraient  autres  que  les  véri- 
tés universelles  et  nécessaires? 

§111. 

«  Leibnitz,  dont  je  vais  rapporter  quelques 
extraits,  a  dit  d'excellentes  choses  sur  les 


mômes,  soit  à  l'aide  d'un  maître  qui  nous  di- 
rige dans  celte  recherche.  l'A  une  fois  que 
ces  propositions,  ou  conceptions,  se  sont 
présentées  à  noti-e  esprit ,  qu'elles  ont  passé 
une  première  fois  de  la  puissance  à  lacté, 
bien  que  la  plujtart  du  temjis  nous  n'y  pen- 
sions pas,  nous  disons  alors,  et  à  bon  droit, 
que  nous  savons  la  géométrie. 

11  j  a  donc  une  tiès-grande  différence  ?n- 
tie  une   connaissance  acqui-e,   et  une   con- 


259 


INN 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


INN 


160 


naissance  qui  ne  se  trouve  en  nous  que  vir- 
tuellement: tandis  qu'au  contraire,  il  n'y  en  a 
aucune,  quant  h  l'origine,  entre  telle  connais- 
sance virtuelle  et  telle  autre,  par  exemple, 
cnire  une  vérité  nécessaire  et  une  vérité  con- 
tingente, comme  je  le  ferai  voir  clans  un  itis- 
tant.  Je  laisserai  d'abord  parler  Leibnitz. 

«  /.'  s'agit  de  savoir  si  l'âitic  en  elle-même  est 
vide  entièrement  comme  ces  tablettes  où  l'on  n'a 
encore  rien  écrit  (tabula  rasa),  selon  Aristote 
€t  r auteur  de  ï'Essh'i  (Locke),  p<  si  tout  ce  qui 
y  est  tracé  vient  uniquement  des  sens  et  de  l'ex- 
périence i60),  ou  si  l'âme  contient  originaire- 
ment les  principes  de  plusieurs  notions  et 
doctrines  et  que  les  objets  externes  réveillent 
seulement  dans  les  occasions,  comme  je  le  crois 
avec  Platon  et  même  avec  l'école  (61).  Les 
stoïciens  appelaient  ces  principes  no\ionscon\- 
raunes,  prolepses,  c'est-à-dire  des  nssomptions 
fondamentales,  ou  ce  qu'on  prend  pour  accordé 
par  avance{i)î).  Les  matJiématiciens  les  op/jc- 
/aî>7i/ notions  communes' -/.ctvàrÈvvo'a:). /.csp/ij- 
losophcs  modernesleur  donnent  d'nulres  beaux 
noms,  et  Jules  Scaligcr  particulièrement  les 
nommait  semina  eeternitatis  ;  item  Zopira, 
comme  voxdant  dire  des  feux  vivants,  des 
traits  lumineux  cachés  au  dedans  de  vous,  que 
ta  rencontre  des  sens  et  des  objets  externes 
fait  paraUre  comme  des  étincelles  que  le  choc 
fait  sortir  du  fusil  (63)  ;  et  ce  n'est  pas   sans 

(60)  Rien  de  loiU  ce  (|iii  esi  iracc  dans  l'àme  ne 
vieil»  uniquement  des  sens  et  de  l'expérience,  pas 
jKènie  nds  premières  idées,  el  à  plus  forie  raison 
nos  jiigenieiils,  i|ni  supposent,  n()n-se^len),^nl  des 
iiiées  (|i)i  en  sont  la  inaiière,  niais  eiiroie  la  fa- 
cullé  de  juger,  q'ii  exisiail  en  nous  a  priori,  c'esi- 
à-dire  avant  lonle  expérience.  L'àme  par  elh'- 
tnême  esl  vide  de  tontes  sensations  et  de  Kiiues 
idées  proprement  dites;  mais  elle  esl  par  elh- 
niéme  louie  remplie,  on  pour  mieux  dire  l'oruié'  do 
sensations,  d'idées  el  de  connaissances  viriuellcs, 
c'est-à-dire  de  propriétés  et  de  faculiés  ,  dans  les- 
quelles ces  connaissances,  ces  idées  et  ces  sensa- 
tions existent  en  puissance,  connue  la  force  du  res- 
sort non  tendu,  dans  la  dureté  et  l'élasticiié  de  l'a- 
cier. Quand  on  compare  l'àme  à  mie  table  rase, 
c'est  par  opposition  à  la  doctrine  de  l'iatoii,  qui 
veut  que  l'àme  naisse  avec  des  connaissances  tou- 
tes laiies,  et  (jne  celles  de  ces  coiuinaissanres  qui  se 
présentent  un«s  première  lois  à  l'esprit  ne  soient  déjà 
plus  que  des  souvenirs  (^vec  ou  sans  réminiscence). 

(61)  L'àme  contient  originairenieul  les  principes 
de  luules  les  notions  el  dotlrims;  car  cis  prin- 
cipes ne  sont  autres  que  nos  facultés  elles-mêmes, 
d^ns  lesquelles  toutes  nos  idées  et  notions  existent 
<  r.  puissance.  Les  objets  extérieurs  peuvent  indif- 
léremnieut,  dans  certaines  occasions  ,  les  réveiller 
toutes,  pourvu  qu'elles  se  soient  déjà  maniléstées, 
ou  montrées  une  première  fois  a  notre  es|)ril  ;  dans 
le  cas  contraire,  les  objets  exlériL-urs  ne  peuvent 
pasiiidifféremnient  les  faire  naître,  ou  les  faire  pas- 
ser de  la  puissance  à  l'acte.  11  n'y  a,  à  cet  égaid, 
aucune  dilférence  entre  les  idées  acquises  [et  celles 
que  l'on  croit  être  innées. 

(0:2)  Ces  notions  communes,  ou  ce  que  Ton  prend 
pour  accordé  par  avance,  sont  des  contcjilioiis, 
«lotit  les  couceptious  contraires  seraieni  contra- 
dictoires, ou  impli(|ueraient  conlradiclioii  dans  no- 
tre esprit  ;  ce  sont  des  vériiés  iiécess:iires,  qui  ii'oiil 
pas  besoin  d'èire  vérifiées  par  rexpérience.  Ces 
vérités  existent  virtuellemeiii  en  nous,  cl  elles  se 
présenieul  à  notre  esprit  comme  résultat  de  notre 
iacuUéde  juger  ou  de  raisonner.  Touielo;s,  elles  ne 


raison  qu'on  croit  que  ces  éclats  marquen! 
quelque  chose  de  divin  et  d'éternel,  qui  paraît 
surtout  dans  les  vérités  nécessaires.  D'où  naît 
une  autre  question,  savoir  si  toutes  les  vérités 
dépendent  de  l'expérience,  c'est-a-dire  de  l'in- 
duction et  des  exemples,  ou  s'il  y  en  a  qui  ont 
encore  nn  autre  fondement.  Car  si  quelques 
événements  peuvent  être  prévus  avant  toute 
épreuve  qu'on  en  ait  faite,  il  est  manifeste  que 
nous  y  contribuons  en  quelque  chose  de  notre 
part.  Les  sens,  quoique  nécessaires  pour  toutes 
nos  connaissances  actuelles,  ne  sont  point  suf- 
fisants pour  nous  les  donner  toutes,  puisque 
les  sens  ne  donnent  jamais  que  des  exemples, 
c'est-a-dire  des  vérités  particulières  et  indi- 
viduelles (64).  Or  tous  les  exemples  qui  confir- 
ment taie  vérité  générale,  de  quelque  nombre 
qu'ils  soient,  ne  suffisent  pas  pour  établir  la 
nécessité  universelle  de  cette  même  vérité,  car 
il  ne  suit  pas  que  ce   qui  est    arrivé  arrivera 

toujours  de  même D'où  il  parait  que  les 

vérités  nécessaires,  telles  qu'unies  trouve  dans 
les  mathématiques  pures,  d  particulièrement 
dans  l'arithmétique  et  dans  la  géo)nétrie, 
doivent  avoir  des  principes  dont  la  preuve  ne 
dépende  point  des  exemples,  ni  par  consé- 
quent du  témoignage  des  sens,  quoique  sans 
les  sens  on  ne  se  serait  jamais  avisé  d'y  pen- 
ser (65)...  Par  conséquent  leur  preuve  ne  petit 
venir  c/ue  des  principes  internes  qu'on  appelle 

peuvent  se  manifester  clairement  el  distinctement, 
du  moins  une  première  fois,  (j"e  pir  des  causs 
cfllicientes  ou  prodiiciriees,  qui  les  metlenl  en  évi- 
tlenre  :  ces  causes,  ce  sont  les  choses  ou  1rs  idées 
que  l'espril  contemple  et  entre  lesquelles  il  aper- 
çoit certains  rapports  nécessaires.  Une  fois  tes  vé- 
rités acquises  de  cette  manière,  toutes  sortes  d'i- 
dées ou  de  circonstances  qui  n'ont  aucune  analo- 
gie avec  leurs  causes  productrices,  peuvent  les  ré- 
veiller, comme  il  arrive  pour  toutes  les  autres 
connaissances  acquises,  el  nous  en  faisons,  comme 
à  notre  insu,  de  fréquentes  applications  ;  car  dans 
un  grand  nombre  de  cas,  s-ans  élre  exprimées, 
elles  sont  sous-entendues  ;  sans  èire  vues  claire- 
ment et  distinctenieiit,  elles  sont  du  moins  aperçues 
confuséinenl  :  c'esl  là  un  fait  que  je  suis  loin  de 
vouloir  nier,  el  qui  est  iiiconlesiable. 

(03)  Celle  comparaison  revient  à  celle  que  j'ai 
faite  moi-même,  mais  que  j'ai  appliquée  indistinc- 
lemenl  à  toutes  nos  idées,  et  même  à  nos  sensa- 
tions, en  disant  que  nos  Sensations,  aussi  bien  que 
nos  idées,  existaient  dans  Tâuie  comme  les  vibra- 
lions  d'une  cloche  de  verre,  dans  la  cloche,  quoi- 
que nos  sensations  ne  puissent  se  manifester  que 
par  l'action  des  objets  extérieurs  ,  comme  les  vi- 
hralions  de  la  cloche,  que  par  le  choc  du  marteau. 
Les  vérités  nécessaires  peuvent  nous  éblouir  par 
leur  éclat,  et  elles  dilïèreiil  beaucoup,  quant  à  leur 
espèce,  des  vérités  coulingenles  (ou  qui  paraissent 
telles  à  nos  yeux)  ;  mais  il  ne  s'ensuit  pas  qu'elles 
eu  dilTèreni  quant  à  leur  origine. 

(64)  Cela  est  vrai,  el  même  j'ajouterai  que  c'est 
à  peine  si  l'on  peut  dOHuer  le  nom  de  jugement  à 
ces  propositions  qui  ne  font  qu'énoncer  des  faits 
particuliers  et  actuels,  comme  par  exemple  :  cet 
iiomine  souffre,  l'air  de  celle  chambre  esl  fioid. 
Les  sens,  d'ailleurs,  ne  sont  j.i//i(i/s  suflisants  pour 
nous  donner  une  connaissance  (lu.lconque;  car  ce 
n'est  point  par  les  sens  que  nous  saisissons  les  rap- 
ports qui  existent  entre  les  choses,  encore  motnSj 
que  nous  aliirmous  ces  laj  poils. 

(65)  Celle  doctrine  est  iiès-saine.  Mais,  de  ce 
que,  parmi  nos  conceptions,  les  unes  sont  des  rap- 


SGI 


1>'X                             PSYCHOLOGIE.  I\.V                                26i 

I  vcs  II  est  vrai  qu'il  ne  faut  point  s'ima-  commencement  du  second  et  dans  la  suite,  que 
nlner  uuon  puisse  lire  dans  l'dme  ces  éler-  les  idées  qui  n'ont  point  leur  origine  dans  la 
nelles  lois  delà  raison  ù  livre  ouvert,  comme  sensation  viennent  de  la  réflexion.  Or  la  ré- 
l'édit  du  préteur  se  lit  sur  son  album,  sans  flexion  n  est  autre  chose  qu'une  attention  à  ce 
neine  et  sans  recherche;  mais  c'est  assez  qu'on  qui  est  en  nous,  et  tes  sens  ne  nous  donnent 
les  naisse  découvrir  en  nous  à  force  d'atten-  pointée  que  nous  portons  déjà  avec  nous, 
tion  à  auoi  les  occasions  sont  fournies  parles  Cela  étant,  peut-on  nier  qu'il  y  ait  beaucoup 
«en/  Le  succès  des  expériences  sert  de  confir-  d'inné  en  notre  esprit,  puisque  nous  sommes 
mation  à'ia  raison  à  peu  près  comme  les  preu-  innés  à  nous-mêmes,  pour  ainsi  dire;  et 
res  servent  dans  l'arithmétique,  pour  mieux  qu'il  ij  ait  en  nous  élre,  unilé,  substance, du- 
Mter  l'erreur  dn  calcul  quand  le  raisonnement  rée,  clmngonient,  action,  perception,  plaisir, 
e^tlono  (t)G>  C'est  aussi  en  quoi  les  connais-  et  mille  autres  objets  de  nos  idées  inlellectuel- 
sances  des  hommes  et  celles  des  bêtes  sont  diffé-  les  ?  Ces  mêmes  objets  étant  immédiats  et  tou- 
renies  J  es  bêles  sont  purement  empiriques  et  jours  , présents  à  notre  entendement  {quoi- 
np  font  aue<e  renier  sur  les  exemples;  car,  au-  qu'ils  ne  sauraient  être  toujours  aperçus,  à 
tant  au  on  In  peut  jwjer,  elles  n'arrivent  ja-  cause  de  nos  distractions  et  de  nos  be- 
rnais à  former  des  propositions  nécessaires,  au  soins],  pourquoi  s  étonner  que  nous  dtstom; 
lieu  nue  les  hommes  sont  capables  de  sciences  que  ces  idées  nous  sont  innées,  avec  tout  ce  qui 
démonstratives  ;  en  quoi  la  faculté  que  les  bé-  en  dépend?  Je  me  suis  servi  aussi  de  la  campâ- 
tes ont  de  faire  des  consécutions  est   quelque  ra/son  d'unej)ierre  demarbrequia  des  veine, 

chose   d'inférieur   à  la   raison  qui  est  dans        '  ""  ~   '  '""" ""   '' '"""   '""' 

les  hommes  {&li ^«  raison  est  seule  ca- 
pable d'établir  des  règles  sûres  et  de  suppléer 
à  ce  qui  manque  à  celles  qui  ne  l'étaient  point, 
en  y  faisant  des  exceptions,  et  de  trouver  en 


plutôt  que  d'une  pierre  de  marbre  tout  unie 
ou  de  tablettes  vides,  c'est-â-dire  de  ce  qui 
s'appelle  tabula  rasa  chezles philosophes;  car  si 
l'dme  ressemblait  à  ces  tablettes  vides,  les  vé- 

en  V  laisani  ues  eji,,pu^n.,..  »c    ., ...         rites  seraient  en  nous  comme  la  figure  d'Jlcr- 

find's  liaisons  certaines  dans  la  force  des  culc  est  dans  un  marbre  quand  te  marbre  est 
conscmienccs  nécessaires,  ce  qui  donne  souvent  tout  à  fait  indifférent  à  recevoir  ou  celte  fi- 
le moyen  de  prévoir  l'événement  sans  avoir  gme  ou  quelque  autre.  Mais  s'il  y  avait  de 
besoin  d'expérimenter  les  liaisons  sensibles  "'■"'"'  w.,,.c /.  ,,>..•.•«  n. .;.,.,„■,.,.... c,„.f  in  fi 
des  images,  où  les  bétes  sont  réduites;  de  sor- 
te que  ce  qui  justifie  les  principes  internes 
des  vérités  nécessaires  distingue  encore  l'hom- 
me de  la  béte. 


veines  dans  la  pierre  qui  marquassent  la  fi- 
gure d' Hercule  pré férablement  à  d'autres  figu- 
res, cette  pierre  y  serait  plus  déterminée  et 
Hercule  y  serait  comme  inné  en  quelque  fa- 
çon (68),  quoiqu'il  fallût  du  travail  pour  dé- 
couvrir as  veines  et  pour  les  nettoyer  par  la 
ti  Peut-être  que  notre  habile  auteur  [Locke)  polissure,  en  retranchant  ce  qui  les  empêche 
ne  s'éloignerapas  entièrement  de  mon  senti-  de  paraître.  C'est  ainsi  que  les  vérités  et  les 
ment.  Car,  après  avoir  employé  tout  son  pre-  idéesnous  sont  innées,  co7nme  des  inclinations, 
mier  livre  ù  rejeter  les  lumières  innées  prises  des  dispositions,  des  habitudes  ou  dis  virtua- 
dans  un  certain  sens,  il   avoue  pourtant,  au      Uiés   naturelles,    et   non    comme  des  actions, 


pnris,  (les  jiigcincnis,  des  vérilés  nécessaires,  lan- 
«lis  (|'i'il  n'en  est  pas  ainsi  des  aiiires,  il  ne  s'cn- 
fuii  pas  ri-onreusenieni  ipie  les  premières  soient 
innées  ci  les  :inires  non. 

(66)  11  n'y  a  anciine  (li(ïérenc^■  fondanienlale  en- 
tre opérer  sur  des  nombres  ahslraits,  sur  des  eues 
iin,Tgin:iirts  (pie  nous  nons  repiésenloiis  ,  on  sur 
(ies  "choses  sensibles  que  nous  pouvons  coinpier; 
»-;ir,  en  délinilive,  nous  n'opérons  iaiu:iih  liue  sur 
nos  iilé'S. 

(07)  Bien  que  les  liéies  soier.l  peui-cire  capables 
de  saisir  (|nelqnes  rapports  siinpb's,  à  propreuienl 
p.iiler  elles  m:  jngeiil  pas  ;  el  (junique  leur  inia};i- 
nalion  leur  n-pnisenie  lel  ou  i<jI  f:>il  cumme  de- 
vani  venir  à  la  suiie  de  l<I  autre  (|iii  existe  acluel- 
l.inenl,  pane  que  cela  est  ('.éjà  arrivé  ainsi  plu- 
sitiurs  lois,  elles  ne  liieni  point  de  com  lusiou;, 
elles  ne  raisonnent  point.  Eiîes  soi.l  incapables  de 
«oiiipanr,  et,  à  plus  lortc  raison,  '!.'  généraliser 
(ies  niées.  ^ou-seld^•nll•nI  elles  n'ari  ivenl  jamais  à 
Inrnier  des  propositions  générales,  néiessaircs  on 
conliugcnles  ;  mais  elles  ne  forment  aucune  pro- 
position; elles  n'aniniiciil  pas,  ne  supposent  pas, 
ru  nu  mol,  ne  conçoivent  pas  «pie  telle  on  telle 
«•liose  tsi.  el  elles  eonçoiveni  bien  moins  encore, 
qne  teil--  cbo.-e  pourrait  être  ou  ne  pourrait  pas 
être  anlremenl  (lu'elle  n'est.  11  ne  s'agit  pas  d'ail 
leurs  de  complu er  l'Iiomme  à  la  béie,  maisdeconi- 
))arer  l'Iiomme  à  lui  même,  non  dans  ses  divers  al- 
iribuis,  mais  dans  les  diiïeienles  circonsian(  es  où 
il  f  i:'.  usage  des  mêmes  aliribuls  :  car,  quoiqu'il  y 
an  une  dilîéreiicc  tiés-iiolable,  par  exemple,  cuire 


la  sensibilité  physique,  la  sensibilité  morale  el  l'eii- 
tendeim-nt  en  général  ,  je  ne  pense  pas  qu'il  y  ail 
aucune  dinéreiue  essentielle  en  le  la  laculié  iiite'- 
IfCiuelle,  quelle  qn'elle  soit,  par  I  'quelle  il  conçoit 
telle  vérité,  nu  proposition  générale,  el  celle  par 
laquelle  il  conçoit  telle  autre  vérité,  riiuc  de  ces 
vérilés  fùt-elle  nécessaire,  et  l'aiilic  non;  el  il  n'y 
en  a  coriaineiiieul  aiicnne  entre  la  faculté  par  la- 
(piell(;  il  couçoit  telle  vérih';  (ouiim;  nécessaire  ,  on 
la  iioiessité  de  telle  pioposilion  en  da  telle  cmisé- 
(inence,  et  celle  par  laiiuelle  il  ciMiçoit  telle  autre 
vérité  cotnine  contingeiile,  ou  telle  conséquence 
coîiiine  fausse. 

(b8j  (leiic  coinpar.ilson  serait  tiès-honue  pour 
distinguer  l'àmc  (jni  n'a  encore  rien  app:is  d- l'âme 
qui  a  dos  (  onniissanccs  ac(piises  ,  connaissances 
qui  sont  en  c/Tel  comme  des  traces,  que  des  cir- 
coiistauees  (liveiscs  peuvent  remeilr.;  en  évidence, 
une  fois  (|u'ellcs  existent ,' mais  qui  n'ont  p'i  être 
produites  dans  l'âme  (|ne  par  des  eauses  elliciente.s. 
Senleinent  C(da  supi)os(;  (jue  l'âme  humaine  est 
apte  à  les  reievoir,  «  l  surloni  ;»  les  conserver, 
tandis  (|n'il  iren  est  p.H  de  mêine  de  l'âme  des 
iiêtes.  C'est  ainsi  que  la  cire  peut  recevoir  et  con- 
server l'enipreiiite  du  c  icliet  ,  taudis  (jue  la  icsiiMi 
élastique  ne  le  peut  pas,  et  (lu'une  cloche  d'airain 
peut  reeevi)lr  mais  non  conserver  des  mouvemenis 
vibratoires,  tandis  (pi'oii  ne  saurait  communiipi.T 
de  pareils  mouvem.'iils  à  une  cloche  de  ploinl), 
parce  ([n'ils  n'existent  pas  en  die  viriucllemt.nl,  ou 
en  puissance. 


5C3 


IX  X 


DICTiOXNAmK 


quoique  ers  lirtunliti's  soient  toujours  arcom- 
pnguéesde  quelques  actions  souvent  insevsiUcs 
qui  y  répondent. 

«...  Dans  ce  sens  on  doit  dire  que  toute 
l'arithmétique  et  toute  la  (/éoinétrie  sont 
innées  et  sont  en  nous  d'une  manière  virtuelle, 
en  sorte  qu'on  les  ij  peut  trouver  en  consi- 
dérant attentivement  et  rangeant  ce  qu'on  a 
déjà  dans  l'esprit,  sans  se  servir  d'aucune 
vérité  apprise  par  {'expérience  ou  par  la  tra- 
dition d'uutrui,  comme  Platon  l'a  montré  dans 
un  dialogue  où  il  introduit  Socrate  menant 
un  enfant  à  des  vérités  abstruses  par  les  seu- 
les interrogations,  sans  lui  rien  apprendre. 
On  peut  donc  se  former  ces  sciences  dans 
son  cabinet  et  même  à  yeux  clos,  sans  appren- 
dre par  la  vue  ni  même  par  l'attouchement 
les  vérités  dont  on  a  besoin;  quoiqu'il  soit 
vrai  qu'on  n'envisagerait  pas  les  idées  dont 
il  s'agit,  si  l'on  n'avait  jamais  rien  vu  ni  tou- 
ché. Car  c'est  par  une  admirable  économie 
ée  la  nature,  que  noxis  ne  saurions  avoir  des 
pensées  abstraites  qui  n'aient  point  besoin  de 
quelque  chose  de  sensible;,  quand  ce  ne  seraient 
ijue  des  caractères  tels  que  sont  les  figures 
des  lettres  et  Us  sons,  quoiqu'il  n'y  ait  au- 
cune connexion  nécessaire  entre  tels  caractè- 
res arbitraires  et  telles  pensées.  Mais  cela 
n'empêche  point  que  l'esprit  ne  prenne  les 
vérités  nécessaires  de  chez  soi.  On  voit  aussi 
quelquefois  combien  il  peut  aller  loin  sans 
<iucun  aide,  par  une  logique  et  une  arithmé- 
tique purement  naturelles...  Il  y  a  des  prin- 
cipes innés  qui  sont  communs  et  fort  aisés  à 
tous  ;  il  y  a  des  théorèmes  qu'on  découvre 
<iussi  d'abord  et  qui  composent  des  sciences 
naturelles,  qui  sont  ])lns  étendues  dans  i'un 
que  dans  l'autre.  Enfin  dans  un  sens  plus 
ample,  qu'il  est  bon  d'employer  pour  avoir 
des  notions  plus  compréhensibles  elplus  déter- 
minées, toutes  les  vérités  qu'on  peut  tirer  des 
connaissances  innées  pri)nitives  se  peuvent 
encore  appeler  innées,  parce  que  l'esprit  les 
peut  tirer  de  son  propre  fonds,  quoiqu'C  sou- 
vent ce  ne  soit  pas  une  chose  aisée.  Mais  si 
quelqu'un  donne  un  autre  sens  aux  paroles, 
je  ne  veux  point  disputer  des  mots. 

« Si  on  peut  dire  qu'une  chose  est   dans 

l'âme,  quoique  l'âme  ne  soit  pas  encore  con- 
nue, cène  peut  être,  dit-on,  qu'à  cause  qu'elle 
a  la  capacité  ou  la  faculté  de  la  connaitre. 

«  Mais  pourquoi  cela  ne  pourroit-il  avoir 
encore  une  autre  cause,  telle  que  serait  cclle- 

(69)  Ici,  on  le  voil,  mnl-ic  oo  qui  |iiécèilc,  Lcii)- 
nilz  semble  bien  atlmetlre  îles  coniutissiiiicos  innées, 
«lans  le  sens  propre  du  moi  :  in:\is  ce  qui  snil  iiu- 
médiaienienl  affaiblii  de  nouveau  celle  epi- 
nion. 

(7U)  Celle  possibiiilé  esl  quelque  cliose  de  liès- 
rcel  :  une  lacullé  nue  n'esi  ricu  ou  impTuiue  coti- 
Iradiclion,  el  ce  que  Leibniiz  dit,  à  cci  »'gaid,  de 
cenaincs  lacullés,  on  piui  le  dire  de  louics. 

(71)  Cela  est  certain,  mais  peut  s'appliquer  in- 
difféieniiuenl  à  louies  nos  ronceplious. 

(72)  Celle  disposition  à  les  approuver,  el  qui  esl 
Lieu  réelle,  esl  une  i)ropriéié  de  l'àme,  el  connue 
lelle ,  esl  ceriainenieni  innée,  soil  qu'elle  entre 
coniuic  élémcnl  dans  la  faculté  de  juger,  soii  qu'un 
la  eOlibidcre  connue  une  iaïuUc  ù  pari.  Si,  par  la 


DE  PIIÏLOSOPlllK.  IXN  m 

ci,  que  l'âme  peut  avoir  cette  chose  en  elle 
sans  qu'on  s'en  soit  aperçu?  car  puisqu'une 
connaissance  acquise  y  peut  être  cachée  par 
la  mémoire,  jiourquoi  la  nature  ne  pourrait- 
elle  pas  y  avoir  aussi  caché  quelque  connais- 
sance originale  (()9)?  Faut-il  que  tout  ce  qui 
est  naturel  aune  substance  qui  se  connaît,  s'y 
naisse   d'abord  actuellement  ?   Une    sub- 


coni 


stance  telle  que  notre  âme  ne  peut  et  ne  doit 
pas  avoir  plusieurs  propriétés  et  affections 
qu'il  est  impossible  d'envisager  tout  d'abord 
et  tout  à  la  fois  ?.... 

«  Ceux,  dit-on,  qui  voudront  prendre  la 
peine  de  réfléchir  sur  les  opérations  de  l'en- 
tendement trouveront  que  le  consentement  qm 
l'esprit  donne  sans  peine  à  certaines  vérités 
dépend  de  la  faculté  de  l'esprit  humain. 

«  Fort  bien,  mais  c'est  ce  rapport  particu- 
lier de  l'esprit  luimain  à  ces  vérités  qui  rend 
l'exercice  de  la  faculté  aisé  et  naturel  à  leur 
égard  el  qui  fait  qu'on  les  appelle  innées.  Ce 
n'est  donc  pas  une  facxdté  nue  qui  consiste 
dans  la  seule  possibilité  de  les  entendre  (70j: 
c'est  une  disposition,  une  aptitude,  une  pré- 
formation  qui  détermine  notre  âme  et  qui 
fait  qu'elles  en  pcuveiit  être  tirées  ;  tout  com- 
me il  y  a  de  la  différence  entre  les  figures 
qu'on  donne  à  la  pierre  ou  au  marbre  indif- 
féremment, et  entre  celles  que  ses  veines  mar- 
qunit  déjà  ou  sont  disposées  à  marquer  si  l'ou- 
vrier en  profite. 

«  Si,  dit-on,  l'esprit  acquiesce  si  prompte- 
ment  à  certaines  vérités,  cela  ne  peut- il  point 
vetiir  de  la  considération  même  de  la  nature 
des  choses,  qui  ne  lui  permet  pas  d'en  juger 
autrement.,  plutôt  que  de  ce  que  ces  proposi- 
tions sont  gravées  naturellement  dans  l'es- 
pi-it  ? 

«  L'un  et  Vautre  est  vrai.  La  nature  des 
choses  et  la  nature  de  l'esprit  y  concou- 
r<nt....  (71).  J'ai  répondu  à  l'objection  qui 
voulait  que  lorsqu'on  dit  que  les  notions 
innées  sont  im]>licilement  dans  l'esprit,  cela 
doit  signifier  seulement  qu'il  a  la  faculté'  de 
les  connaître;  car  j'ai  fait  remarquer  qu'outre 
cela  il  a  la  faculté  de  les  trouver  en  soi  el  la 
disposition  à  les  approuver  quand  il  y  pense 
comme  il  faut  (72). 

«  Je  ne  fais  point  la  supposition  que  ceux 
à  qui  on  propose  ces  maximes  générales  pour 
la  première  fois  n'apprennent  rien  de  nou- 
veau; car  je  demeure  d'accord  que  nous  appre- 
nons les   idées  et   les  vérités   innées,  soit  en 

réd 'xion,  n(uis  pouvons  lirer  de  noire  esprit  p'n- 
sieurs  vcrilés,  nous  en  lirons  aussi,  ci  par  le  inèuie 
nuyen,  beautoup  d'crreuis.  Si  ,  d'une  part,  nous 
avons  la  fai  idié  i"  de  ccnuaitre  louîes  véiiiés.  lani 
conlingei  les  que  nécessaires,  et  2°  de  dislinpner 
1rs  unes  des  autres;  d'une  autre  p:  il.  nous  avons 
aussi  la  facnllé  de  foriner  toutes  sortes  de  ju^e- 
meuls,  dont  les  nus  nous  seinbleiil  vrais,  et  les  :iu- 
Ires  seiileuieiit  proiiables.  L'expérience  peut  venir 
ensuite  ou  conlirmer  ou  déuuiiiir  nos  assertions  : 
mais,  en  loul  cas,  i-i  l'expcrieuce  nous  prévi<Mii 
quelquelois,  souvent  aussi  nous  devançons  l'expé- 
rience ;  sans  cela  loiile  snpposilion,  loule  conp-e- 
luro  st'rail  impossilile ,  et  par  cela  même  nmi.^ 
n'.iurions  pas  non  plus  la  possibililtt  de  imiiu 
liomp<.'r. 


265 


INN 


PSYCHOLOGIE. 


l.\N 


266 


pt-enant  garde  à  leur  source,  soit  en  les  véri- 
fiant par  l'expérience.  Et  je  lie  saurais  ad- 
mettre cette  proposition  :  Tout  ce  qu'on  ap- 
prend n'est  pas  inné.  Les  vérités  des  nombres 
sont  en  nous,  et  on  ne  laisse  pas  de  les 
apprendre. 

<<  Peut-on  dire  que  les  sciences  les  plus 
difficiles  et  les  plus  profondes  sont  innées? 

«  Leur  connaissance  actuelle  ne  l'est  point, 
mais  bien  ce  qu'on  peut  appeler  la  connais- 
sance virtuelle;  comme  la  figure  tracée  par 
les  veines  du  marbre  est  dans  le  marbre  avant 
qu'on  les  découvre  en  travaillant  (73). 

«  Ceux  qui  supposent  qu'au  commencement 
l'âme  est  une  table  rase,  vide  de  tous  caractè- 
res et  sans  aucune  idée,  demandent  comment 
elle  vient  à  recevoir  des  idées  et  par  quel 
moyen  elle  en-acquiert  cette  prodigieuse  quan- 
tité. A.Cfla  ils  répondent  en  un  seul  mot  :  de 
i^îpérience. 

«  Cette  table  rase  dont  on  parle  tant  n'est, 
à  mon  avis,  qu'une  fiction  que  la  nature  ne 
souffre  point  et  qui  n'est  fondée  que  dans  les 
notions  incomplètes  des  philosophes...  Ceux 
qui  parlent  tant  de  cette  table  rase,  après  lui 
avoir  ôté  les  idées,  ne  sauraient  dire  ce  qui 
lui  reste...  {li).  On  me  répondra  peut-être  que 
cette  table  rase  des  philosophes  veut  dire  que 
l  âme  n'a  naturellement  et  originairement  (jue 
des  facultés  nues.  Mais  les  facultés  sans  qnel- 

?ue  acte,  en  un  mot,  les  pures  puissances  de 
école,  ne  sont  aussi  que  des  fictions  que  la 
nature  ne  connaît  point  et  qu'on  n'obtient 
qu'en  faisant  des  abstractions...  L'expérience 
est  nécessaire,  je  l'avoue,  afin  que  l'âme  soit 
àéterviinée  à  telles  ou  telles  pensées,  et  afin 
quelle  prenne  garde  aux  idées  qui  sont  en 
nous;  mais  le  moyen  que  l'expérience  et  les 
sens  puissent  donner  des  idées?  L'âme  a-t-elle 
des  fenêtres  ?  rcssemble-t-elle  à  des  tablet- 
tes ?  est-elle  comme  de  la    cire  (75)?   //   est 

(73)  Encore  une  fois,  nos  connaissances  acquises 
non  aciuellenienl  présenle'^  à  l'esprit ,  sont  aussi 
roinnie  Iracées  dans  la  mémoire,  on  pour  mieux 
dire  dans  l'âme.  Y  a-l-il  donc  dans  l'àme  des  con- 
naissances proprement  dites  qui  y  soient  innées? 
et  s'iln'y  en  a  pas,  comme  on  en  convient,  quelle 
différence  y  a-l-il  donc  entre  nos  connaissances, 
entre  nos  idées,  comparées  cuire  elles?  Toutes 
n>xistcHt-eIies  pas  virlnellcmeni,  on  en  puissance, 
dans  les  propriétés  de  ràinc? 

(74)  11  lui  reste  ^es  propriétés,  dans  lesquelles 
toutes  les  idées  indisiinciemenl,  comme  les  sensa- 
tions, existent  virtut-Uenienl,  ou  en  puissance,  et 
pourront  toujours  passer  de  la  puissance  à  l'acte 
par  rinflucnce  de  certaines  causes. 

(75)  Ne  serait-ce  pas  nous  qui  serions  en  droit 
de  taire  à  Leilmiiz  cette  <|uesiion,  reiaiivemenl  aux 
idées  qu'il  considère  comme  n'étant  pas  innées,  ou 
comme  n'exislant  pas  viriuellemeni  dans  l'àme? 

(7G)  Cette  assertion  est  irés-lausse  en  file-même, 
et,  en  la  souienani,Leibniiz  se  trouve  fort  injuste  ; 
d'autant  plus  que  lui-même  compare  l'àme,  en  tant 
qu'elle  a  des  idées  innées,  à  uu  Idoc  de  marbre 
dans  le(]ucl  telle  ou  telle  ligure  qu'on  en  pourrait 
lirer  serait  dessinée  à  l'avance.  IVrsonne  n'a  ja- 
mais soutenu  que  l'àme  ressemble  à  des  tablettes 
ou  à  de  la  cire,  pas  plus  que  Leibniiz  ne  prétend 
qu'elle  ressemble  à  du  marbre.  Mais  que  l'on  com- 
pare l'àme  à  de  la  cire,  en  ce  <|u'elle  parait  suscep- 
tible de  recevoir  toutes  sortes    de  nuidilicalions, 

DicTioNN.  DE  Philosophie.  J. 


visible  que  tous  ceux  qui  pensent  ainsi  de 
l'âme  la  rendent  corporelle  dans  le  fond  (76). 
On  m'opposera  cet  axiome  reçu  parmi  les 
philosophes  :  qu'il  n'est  rien  dans  l'âme  qui 
ne  vienne  des  sens  ;  mais  il  faut  excepter 
l'âme  même  et  ses  affections  :  Niliil  est  in  in- 
tellectu  quod  non  fuerit  in  sensu  ;  excipe,  nisi 
ipse  inlellectus  (77). 

'<  En  voilà  assez  pour  faire  connaître  et 
apprécier  la  doctrine  de  Leibnitz  sur  les  idées 
innées.  Elle  me  paraîtmanquer  de  précision, 
ce  qui  provient,  je  crois,  de  ce  qu'il  confond, 
comme  tant  d'autres  philosophes,  les  idées 
avec  leurs  causes  conditionnelles,  c'est-à-dire 
avec  les  propriétés  intellectuelles  mais  passi- 
ves de  l'âme,  dans  lesquelles  elles  existent 
d'abord  en  puissance,  et  ensuite  d'une  ma- 
nière plus  formelle  quand  elles  se  sont  une 
fois  présentées  à  l'esprit.  La  distinction  qu'il 
établit  entre  les  vérités  de  fait,  toutes  parti- 
culières, ou  môme  générales,  mais  contin- 
gentes, el  les  vérités  nécessaires,  n'en  est  pas 
moins  juste  et  très-assurée. 

«  Maintenant,  il  s'agirait  de  savoir  si  la 
même  distinction  existe  entre  ces  vérités 
quanta  leur  origine,  ou  à  la  manière  dont 
elles  se  sont  introduites  ou  formées  dans 
notre  esprit.  Voyons  donc  si,  sous  ce  rap- 
port, il  y  a  quelque  ditlérence  entre  ces  deux 
propositions,  dont  l'une  exprime  une  vérité 
contingente  (peut-être  môme  une  erreur),  et 
l'autre  une  vérité  nécessaire  :  l'ous  les  corps 
sont  pesants  ;  une  partie  d'un  tout  n'est  ja- 
mais aiissi  grande  que  le  tout,  ou  le  tout  est 
toujours  plus  grand  qu'aucune  de  ses  par- 
ties. 

«  Je  dirai  d'abord  comment  il  faut  enten- 
dre que  nos  idées  nous  viennent  originaire- 
ment de  l'expérience  sensible. 

«  Toutes  les  idées  simples  qui  entrent  dans 
la  composition  de  nos  pensées  sont  également 

non  pas  indifïérennnenl,  mais  selon  ses  propriélés 
et  les  causes  qui  peuvent  agir  sur  elle,  ou  qu'un 
la  compare  à  des  tablettes  sur  lesquelles  il  n'y 
avait  d'abord  rien  d'écrit;  et  que  ces  comparaisons, 
dont  il  faut  bien  se  garder  d'ailleurs  de  confon- 
dre les  termes,  soient  justes  ou  non  (et  il  faut 
avouer  qu'elles  ne  le  sont  pas),  on  n'en  pourra  ja- 
mais rien  inférer  relaiivennnt  à  l'essence  de  l'âme. 
El  quand  il  serait  démontré  que  nos  première.^  idées 
causes  productrices  de  inuies  l(;s  anin-s,  ne  pour- 
raient nous  cire  données  que  par  l'intermédiaire 
des  sens,  qui  sont,  en  tout  cas,  des  propriélés  de 
l'àme,  il  ne  s'ensuivrait  pas  que  la  substance  de 
l'àme  serait  matérielle  ;  de  inêiiie  que  son  imnia- 
térialiié  ne  serait  pas  démontrée  par  cela  sent 
qu'elle  aurait  des  idées  innées. 

(77)  Quand  on  dit  (à  tort  ou  à  raison)  que  tout 
ce  qui  est  dans  l'àuie,  ou  dans  l'inleliigence,  y  est 
entre  par  les  sens,  on  eniend  parler,  non  des  pro- 
priétés ou  faciillés  qui  la  consliliienl,  mais  seule- 
ment des  choses  qu'elle  pt'iil  acquérir  et  qui  n'y 
sont  pas  inbérenies,  c'est  à-dire  des  connaissances 
qui  sont  gravées  dans  la  mémoire  et  des  idées  qui 
sont  actuellement  présentes  à  rc>prit,  ou  des  plié- 
nomènes  inlellectueis  (|ui  se  ni:inifestent  en  lui:  de 
niciiie  que,  quand  on  dit  (|uc  tout  ce  qui  est  dans 
une  maison  y  est  eniré  par  la  porte,  ou  |)ar  la  fe- 
nêtre, on  n'enlend  parier  que  des  meubles  et  au- 
tres choses  transportables  qui  s'y  trouvent,  cl  non 
des  murs  oui  furnient  celte  ntaison. 


267 


INN 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE 


TNN 


2G8 


innées,  on  ce  sens  quo  loutes,  indistincte- 
ment, existent  virtuellement  dans  les  pro- 
priétés de  l'âme;  car  une  idée  actuelle  n'est 
qu'un  phénomène,  et  un  phénomène  n'est 
qu'une  propriété  qui  se  manifeste  actuelle- 
ment d'une  manière  ou  d'une  autre ,  n'est 
qu'une  propriété  en  acte  :  mais,  comme  une 
propriété  ne  peut  pas  se  manifester,  comme 
un  phénomène  ne  saurait  passer  de  la  puis- 
sance à  l'acte  sans  une  cause  efficiente,  toute 
idée  a  donc  une  cause  ;  or  il  est  impossible 
de  trouver  la  cause  de  nos  premières  idées 
ailleurs  que  dans  la  considération  des  choses 
sensibles,  des  objets  extérieurs;  d'où  il  suit 
que  toutes  nos  idées,  considérées  dans  leurs 
causes  efficientes  ou  productrices,  et  même 
que  tous  nos  jugements  et  nos  raisonnements 
dérivent  originairement  des  sens,  c'est-à-dire 
ont  leurs  premières  causes  dans  l'action  des 
objets  extérieurs  sur  l'entendement  par  l'in- 
termédiaire des  sens,  quoique  tous  soient  in- 
nés, si  on  les  considère  dans  leurs  causes 
conditionnelles.  Prenons  pour  exemple  le 
syllogisme.  Il  y  a,  dans  tout  syllogisme,  trois 
propositions  :  la  majeure,  la  mineure,  et  la 
conséquence;  celle-ci  est  un  résultat  de  la 
faculté  de  raisonner  en  exercice,  c'est  cette 
faculté  en  acte,  ou  en  tant  qu'elle  se  mani- 
feste actuellement  d'une  ou  d'autre  façon.  Or 
toute  conséquence  suppose  nécessairement 
deux  autres  propositions,  c'est-à-dire  une 
majeure  et  une  mineure,  d'où  elle  ressort,  en 
quelque  sorte,  comme  un  effet  de  sa  cause  : 
niais  ces  deux  propositions,  qui  sont  deux 
jugements  ou  deux  résultats  de  la  faculté 
de  juger  actuellement  en  fonction ,  sup- 
posent, à  leur  tour,  chacun  deux  termes, 
c'est-à-dire  deux  idées;  et  ces  idées,  en  der- 
nière analyse,  quoiqu'elles  existassent  primi- 
tivement dans  l'âme  en  puissance,  ne  se  se- 
raient jamais  montrées  à  l'esprit,  et,  par  suite, 
ne  se  seraient  jamais  gravées  dans  la  mémoire, 
n'auraient  jamais  existé  dans  l'âme  à  titre  de 
connaissances,  sans  l'action  des  objets  maté- 
riels sur  les  sens. 

«  Les  idées  simples  sont  de  deux  sortes  : 
les  idées  directes  ou  absolues,  et  les  idées  ré- 
fléchies ou  relatives.  Les  premières  sont,  par 
exemple,  les  idées  de  matière,  ou  de  résis- 
tance, de  mouvement,  d'étendue,  ou  d'espace, 
de  durée,  ou  de  temps,  de  chaleur,  de  lu- 
mière, de  son,  de  saveur,  d'odeur,  etc.  Les 
autres,  que  l'on  nomme  idées  de  rapport, 
sont  celles,  par  exemple,  d'absolu  et  de  relatif, 
d'infini  et  de  fini,  de  vitesse  et  de  lenteur,  de 
grandeur  et  de  petitesse,  d'égalité  et  de  difl'é- 
rence,  de  même  et  de  divers,  d'unité  et  de 
pluralité,  de  tout  et  de  partie,  de  cause  et 
d'effet,  etc. 

«  Par  l'assemblage  ou  par  le  rapproche- 
ment et  la  com[)araison  de  plusieurs  idées 
simples,  il  se  forme  en  nous,  ou  du  moins  il 
j)Ourrait  s'y  former  des  idées,  ou  plus  com- 
l>osées,  ou,  si  je  puis  ainsi  dire,  plus  intellec- 
tuelles; et,  quoique  nous  fussions  obligés  de 
consulter  encore  ici  l'expérience  pour  savoir 
s'il  y  aurait  hors  de  nous  des  objets  conformes 
à  telles  ou  telles  de  ces  idées,  à  la  rigueur  on 
pourrait  soutenir  que  l'expérience  ne  serait 


l 


lus  nécessaire  pour  les  produire,  ou  nous 
es  faire  concevoir, 

«  Quant  5  nos  jugements,  par  lesquels  nous 
affirmons  toujours,  du  moins  mentalement, 
comme  certain  ou  comme  possible,  un  rap- 
port perçu,  un  rapport  de  convenance  ou  de 
disconvenance,  un  rapport  de  telle  ou  telle 
nature  entre  un  sujet  et  un  attribut,  ou  plus 
généralement  entre  deux  idées,  tous,  il  est 
vrai,  supposent  ces  deux  termes;  et  à  cet 
égard  il  n'y  a  aucune  différence  d'un  juge- 
ment à  l'autre  :  car  il  importe  peu  que  ces 
deux  termes  soient  des  idées  simples  ou  com- 
posées, des  idées  directes  ou  des  idées  de 
rapport,  des  idées  concrètes  ou  abstraites, 
des  idées  sensibles  ou  intellectuelles,  puisque 
toutes,  en  dernière  analyse,  supposent  l'ex- 
périence sensible,  en  sorte  que,  dans  ce  sens, 
tous  nos  jugements  sont  empiriques. 

«  Mais  comme  ce  ne  sont  point  les  sens  qui 
comparent,  même  les  êtres  matériels;  comme 
ce  n'est  point  l'expérience  qui  nous  fait  saisir 
ou  concevoir  les  rapports  qui  existent  entre 
les  choses;  que  ce  n'est  point  dans  l'expé- 
rience qu'il  feut  chercher,  ni  l'origine  de  ce 
penchant  que  nous  avons  tous  à  généraliser 
nos  idées,  ni  la  faculté  même  de  généraliser; 
que  ce  n'est  point  d'elle  que  dérive  l'idée 
qu'exprime  le  mot  est,  non  plus  que  celle 
qu'on  attache  au  mot  conséquemment ;  en  un 
mol,  comme  la  faculté  de  juger,  avec  tout  ce 
qui  s'y  rapporte,  ou  y  entre  conuiie  élément, 
appartient  tout  entière  à  l'esprit,  ei  qu'elle  y 
est  véritablement  innée,  puisqu'elle  est  une 
des  facultés  qui  la  constituent,  tous  nos  juge- 
ments, résultats  de  l'action  de  celte  faculté, 
ne  dérivent  que  d'elle  seule,  aucun  ne  vient 
de  l'expérience,  quoique  tous  la  supposent. 
Nos  idées  particulières  devancent  nos  pre- 
miers jugements,  dont  elles  peuvent  être  con- 
sidérées, en  tant  qu'elles  les  réveillent,  ou  les 
font  passer  de  la  puissance  à  l'acte,  comme 
les  causes  efficientes  (quelques-uns  diront, 
comme  les  causes  occasionnelles,  mot  vide  de 
sens,  s'il  ne  signifie  pas  cause  efficiente  indi- 
recte) :  mais  la  généralisation  de  nos  idées, 
ou  plutôt  de  nos  jugements,  devance  toute 
expérience  postérieure  à  ces  premières  Idées. 
Dans  beaucoup  de  cas,  nous  avons  ensuite 
besoin  de  consulter  l'expérience  pour  savoir 
si  nos  jugements  sont  fondés  en  raison,  ou 
s'ils  ne  le  sont  pas;  mais  il  ne  faut  pas  croire 
pour  cela  que  nos  jugements  eux-mêmes 
soient  fondés  sur  l'expérience  :  car,  qu'ils  ne 
soient  que  problématiques,  ou  qu'ils  soient 
certains,  ou  même  nécessaires,  ce  qui  dépend 
de  la  nature  des  choses  dont  nous  jugeons, 
ou  plutôt  des  rapports  que  nous  considérons 
en  elles,  le  procédé  de  l'esprit  reste  le  même, 
ainsi  que  l'instrument,  je  veux  dire  la  faculté, 
dont  il  se  sert. 

«  Prenons  maintenant  pour  exemple  ces 
deux  propositions,  que  nous  voulons  com- 
parer entre  elles  :  Tout  corps  est  pesant;  Un 
tout  est  plus  grand  qu'une  de  ses  parties,  et 
voyons  d'abord  quelle  est,  dans  chacun  de 
ces  jugements,  la  part  de  l'expérience,  et  si 
l'une  égale  l'autre. 

«  Pour  pouvoir  affirmer  ou  supposer  que 


2C9 


INN 


PSYCHOLOGIE. 


INN 


270 


toul  corps  est  pesant,  qu'un  tout  est  plus  petite  que  l'unitii,  ou  l'unité  plus  petite  que 

grand  qu'une  de  ses  parties,  il  me  faut  d'abord  le.  nombre.  Je  n'ai  donc  pas  besoin  de  con- 

avoir  les  idées  de  corps  et  de  pesanteur,  de  sulter  l'expérience  pour  être  certain  que  cette 

tout  et  de  partie.  Or  ces  idées,  c'est  l'expé-  proposition  générale,  La  partie  est  plus  petite 

rience  qui  les  donne,  c'est-à-dire  que  l'expé-  que  le  tout,  ou,  Le  tout  est  plusgrand  qu'une 

rience  est  ici  nécessaire  pour  que  ces  idées  de  ses  parties,  non-seulement  est  vraie,  mais 

se  montrent  une  première  fois  à  l'esprit.  Je  qu'elle  l'est  nécessairement,  qu'elle  ne  pour- 

ne  puis  avoir  l'idée  de  corps,  ou  plus  généra-  rait  pas  ne  pas  l'être. 


lement  de  matière,  que  par  une  résistance 
étrangère  à  mes  efforts,  ni  l'idée  de  pesan- 
teur, qu'en  considérant  un  corps  pesant.  Je 
ne  puis  avoir  les  idées  de  tout  et  de  partie 
(qui  ne  peuvent  se  présenter  l'une  sans  l'au 


«  Au  contraire,  comme  l'idée  de  pesanteur 
n'est  pas  renfermée  dans  celle  de  corps  :  car, 
si  je  ne  conçois  pas  la  pesanteur  sans  corps, 
je  conçois  fort  bien  le  corps  sans  la  pesan- 
teur, il  s'ensuit  que  les  corps  ne  sont  pas 

„< : >     1^  .     '.-i •• 


tre,  parce  que  ce  sont  là  des  idées  relatives),     nécessairement  pesants;  qu'il  ne  serait  pas 


sans  voir  ou  sans  me  figurer  une  chose  queî- 
contjue  divisée  en  plusieurs  parties,  ou  une 
chose  que  j'avais  déjà  vue  dans  son  entier  et 
dontonaurait  retranché  une  partie,  ou  bien, 
entin,  celte  partie  séparée  de  la  chose  dont 
j'avais  déjà  l'idée.  Voilà  à  peu  près  tout  ce 
que  l'expérience  peut  m'apprendre,  ou  faire 
jaillir  de  mon  esprit  ;  mais,  pour  accorder  à 
l'expérience  tout  ce  qu'elle  pourrait  se  croire 
en  droit  de  réclamer,  ajoutons  que  l'expé- 
rience seule  pourra  m'apprendre  que  tel  corps 


contradictoire  en  soi,  ou  du  moins  qu'il  n'im- 
pliquerait pas  contradiction  dans  mon  esprit 
qu'ils  ne  le  fussent  pas;  et  ainsi,  pour  être 
certain  qu'en  effet  tous  les  corps  sont  pe- 
sants, comme  je  le  conçois  et  comme  j'en  ai 
préjugé,  je  devrais  consulter  l'expérience  :  ce 
qui,  du  reste,  est  impossible;  car,  outre  que 
je  ne  peux  pas  peser  tous  les  corps  de  la  na- 
ture, lien  ne  m'assure  que  ceux  qui  sont  au- 
jourd'hui pesants  le  seront  toujours,  le  seront 
éternellement;  et,  quand  il  serait  démontré 


particulier  que  j'ai  actuellement  sous  les  yeux,  que  tous  les  corps  sont  pesants,  et  qu'ils  lo 

et  supposé  que  ce  soit  le  premier,  est  pesant,  seront  toujours,  il  ne  s'ensuivrait  pas  encore 

ou  que  la  pesanteur  est  un  attribut  de  ce  qu'ils  le  seraient  nécessairement,  puis(ju'ils 

corps;  l'expérience  m'apprendra  aussi,  de  la  pourraient  sans  contradiction  ne  l'ôtre  pas, 

même  façon,  que,  par  exemple,  un  segment  du  moins,  autant  que  j'en  puis  juger,  ne  sa- 

de  cercle  n'a  pas  autant  d'étendue,  ou  est  chant  pas  quelle  peut  être  la  raison  de  la  pe- 

plus  petit  que  le  cercle  dont  il  fait  partie,  et  sauteur,  et  ne  pouvant  la  déduire,  par  le  rai- 

que  j  ai  sous  les  yeux,  ou  que  mon  imagina-  sonnement,  d'aucune  de  mes  connaissances, 

tion  se  représente,  ce  qui  est  la  même  chose.  «  Maintenant,  comme  les  vérités  mathéma- 

On  voit  donc  qu'ici  la  part  de  l'expérience  est  tiques,  qui  sont  toutes,  sans  contredit,  des 

exactement  la  même  des  deux  côtés;  or  l'ex-  vérités  nécessaires,  et,  par  suite,  universelles, 

périence  ne  saurait  aller  plus  loin;  elle  ne  sont  toutes  également  fondées  sur  le  principe 

pourrait  que  se  répéter  sur  des  choses  difl'é-  de  contradiction,  qui  est  inné,  et  non  sur 

renies.  l'expérience,  dit-on,  ce  qui  est  vrai  en  un 

«  Maintenant,  il  est  Je  la  dernière  évidence  sens,  on  en  conclut  que  ces  vérités  sont  elles- 

que  tous  les  jugements  ultérieurs  que  je  por-  mômes  innées,  tandis  que  les  vérités  contin- 

terai,  que  toutes  les  réflexions  que  je  pourrai  gentes  ne  le  sont  pas. 

faire  sur  ces  idées  de  corps  et  de  pesanteur,  «  Mais  celle  distinction  est  chimérique  : 
de  toul  et  de  parlie,  comme  aussi  toutes  les  car,  d'un  côté,  tous  les  jugements  ou  propo- 
conclusions  que  je  tirerai  de  ces  réflexions,  sitions  qui  expriment  des  vérités,  soil  cou- 
de ces  jugements,  ne  dériveront  que  de  mon  tingenles,  soil  nécessaires,  supposent  éga- 
esprit,  ne  seront  que  des  résultats  de  l'action  lement  deux  termes,  deux  idées,  qui  peuvent 
de  mes  facultés,  en  sorte  qu'il  est  pareille-  être  plus  ou  moins  concrètes  et  particulières, 
ment  impossible  que,  sous  ce  rapport,  tout  ne  plus  ou  moins  abstraites  et  générales,  plus  ou 
soit  pas  égal  de  part  et  d'autre.  moins  intellectuelles,  mais  qui,  toutes,  en 

«  Et  d'abord,  par  le  penchant  naturel  que  dernière  analyse,  dérivent  de  l'expérience, 

nous  avons  tous  à  généraliser  nos  idées,  nos  comme  un  effet  dérive  de  sa  cause  j)remière, 

jugements,  je  concevrai,  d'une  manière  con-  quelque  éloignée  qu'elle  soit;  et,  d'un  autre 

fuse  d'abord,  je  jugerai  provisoirement,  à  tort  côlé,  outre  que  le  jugement  lui-même  est 

ou  à  raison,  et  comme  malgré  moi,  sans  avoir  inné,  comme  le  sont  toutes  nos  facultés,  les 

pour  cela  aucunement  besoin  de  l'expérience ,  vérités  contingentes  sont,  d'une  manière,  fon- 

que  tout  corps  est  pesant,  que  la  parlie  en  dées  sur  le  principe  de  contradiction  tout 


général  est  plus  petite  que  le  tout;  et,  si  je 
in'arrèlais  là,  j'aurais  deux  propositions  éga- 
lement incertaines  :  mais  la  moindre  réflexion 
me  fera  bientôt  reconnaître  une  ditTérence  de 
nature,  non  d'origine,  entre  ces  deux  juge- 
ments. 

«  En  effet,  comme  l'idée  de  partie  entraîne 
l'idée  d'une  chose  plus  petite;  que  cette  der- 
nière idée  est,  en  quelque  sorte,  renfermée 
dans  la  première,  il  serait  contradictoire  que 
la  partie  ne  fût  pas  plus  petite  que  le  tout, 
ûii  qu'une  fraction  quelconque  ne  fût  pas  plus 


comme  les  vérités  nécessaires;  car,  si  une 
vérité  est  nécessaire  parce  que  le  contrairo 
impliquerait  contradiction ,  une  vérité  n'est 
contingente  que  parce  que  le  contraire  n'im- 
jiliquerait  pas  contradiction  dans  notre  es- 
])ril;  on  n'en  saurait  donner  d'autre  raison  : 
en  sorte  que,  soit  qu'on  regarde  le  principe 
de  contradiction,  ou  comme  une  faculté  |)arli- 
culière,  ou  comme  un  élément  de  la  faculté 
de  juger,  ou  comme  une  notion  commune, 
je  suis  obligé  d'avoir  recours  à  ce  principe 
pour  concevoir  que  telle  chose  n'imi)liqucraij 


271 


INN 


DICTIONNAIRE  DE  PIIILOSOPIIIE. 


INN 


272 


)as  coniradiclion,  tout  aussi  bien  que  pour 
,  uger  que  telle  autre  serait  contradictoire;  et 

a  niônie  faculté,  ou  Je  môme  principe,  qui 
me  fait  comprendre  que  telle  vérité  est  né- 
cessaire, me  fait  aussi  concevoir  que  telle  au- 
tre ne  l'est  pas;  et  ce  serait  une  erreur  de 
penser  que  cette  dernière  conception  est 
londéc  sur  l'expérience;  car,  à  couj)  sûr,  ce 
n'est  point  l'expérience  qui  m'a  appris,  par 
exemple,  que  la  matière  pourrait  n'être  pas 
I)esante,  que  cela  du  moins  n'impliquerait 
pas  contradiction  dans  mon  esprit,  puisqu'au 
contraire  ma  conception  est  ici  en  opposi- 
tion directe  avec  l'expérience.  Il  n'y  a  donc 
aucune  dilîérence  de  nature,  ou  despèce;  il 
n'y  en  a  aucune  d'origine  entre  ces  deux  au- 
tres jugemimls  :  La  partie  est  plus  petite  que 
le  tout;  Tous  les  corps  sont  pesants.  Si  nos 
jugements  renferment  ou  expriment,  tantôt 
des  vérités  nécessaires,  tantôt  des  vérités 
contingentes,  cela  tient,  d'une  part,  à  la  na- 
ture môme  des  choses,  et,  de  l'autre,  à  la  fa- 
culté dont  nous  sommes  doués  de  concevoir 
les  choses,  ou  du  moins  certaines  choses, 
telles  qu'elles  sont,  et  en  môme  temps  de 
Douvoir  ou  de  ne  pouvoir  pas  les  concevoir 
autrement,  suivant  qu'elles  pourraient  être 
en  effet,  ou  ne  pourraient  pas  être  elles- 
mêmes  différentes  de  ce  qu'elles  sont.  Qu'est- 
ce  qu'une  vérité  nécessaire,  en  tant  qu'elle 
existe  dans  notre  esprit?  C'est  la  conception 
d'une  chose  qui,  par  sa  nature,  ne  saurait 
être,  sans  contradiction,  autrement  qu'elle 
n'est,  ou  qu'elle  ne  se  présente  à  nous.  Qu'est- 
ce  qu'une  vérité  contingente?  C'est  la  con- 
ception d'une  chose  qui  pourrait,  sans  contra- 
diction, ne  pas  être  telle  qu'elle  est.  Pourquoi 
donc  une  vérité  nécessaire,  pourquoi  telle 
conception,  serait-elle  innée  plutôt  que  toute 
autre?  »  (Gruyer,  Des  causes  conditionnelles 
et  productrices  des  idées,  etc.) 

«  La  théorie  des  idées  innées,  dit  l'auteur 
du  Compendium  philosophiœ  ad  usum  semi- 
nariorum,  enseigne  que,  parmi  nos  idées,  il 
en  est  qui  ne  sont  pas  une  acquisition  de  no- 
tre esprit  ni  une  production  de  l'exercice  de 
ses  facultés,  mais  qui  se  trouvent  comme  em- 
preintes dans  notre  âme  et  que  nous  appor- 
tons en  naissant;  de  là  le  nom  d'idées  innées 
qu'on  leur  donne.  Dans  cette  doctrine,  notre 
âme  n'est  pas  une  table  rase  à  l'instant  de  sa 
création,  comme  le  veulent  les  sensualisles, 
mais  elle  possède  déjà  des  idées,  qui  ne  man- 
queront pas  de  se  développer  et  de  se  repro- 
duire des  qu'elles  seront  excitées  et  comme 
réveillées  par  l'activité  intellectuelle.  Or,  ces 
idées,  innées  et  empreintes  dans  l'âme,  ce 
sont  les  idées  rationnelles,  c'est-à-dire  l'idée 
de  l'être,  de  l'infini,  du  vrai,  du  bien,  du 
beau,  etc.,  dont  l'origine  se  trouve  par  là 
même  assignée. 

«  Quant  à  la  manière  dont  ces  idées  exis- 
tent en  nous  avant  l'usage  de  la  raison,  c'est 
un  point  sur  lequel  les  partisans  des  idées 
innées  ne  sont  pas  d'accord.  Suivant  les  uns, 
ces  idées  sont  actuelles  dès  le  premier  ins- 
tant de  notre  existence,  c'est-à-dire  qu'elles 
sont  dès  lors  perçues  par  notre  âme,  mais 
d'une  perception  sourde  et  confuse,  qui  ne 


produit  aucune  connaissance  distincte.  Sui- 
vant d'autres,  ces  idées  ne  sont  pas  actuel/es, 
mais  seulement  habituelles  :  notre  esprit  ne 
les  perçoit  pas;  elles  restent  ensevelies  au 
tond  de  notre  âme,  à  peu  près  comme  les 
connaissances  déposées  dans  notre  mémoire, 
auxquelles  nous  ne  pensons  pas  actuellement  ; 
elles  ne  deviennent  actuelles  que  lorsque  la 
raison  se  développe  et  que  l'attention  de  l'es- 
prit se  dirige  vers  elles.  Suivant  d'autres,  en- 
lin,  les  idées  innées  ne  sont  que  des  dispo- 
sitions à  avoir  certaines  idées  ;  dispositions 
qui,  étant  naturelles  à  notre  âme  et  nées  avec 
elle,  peuvent  s'appeler  innées.  Celte  derniè- 
re interprétation  des  idées  innées  se  rappro- 
che beaucoup  de  la  table  rase  des  sensualis- 
tes,  qui,  la  plupart  du  moins,  ne  refusent  pas 
d'admettre  qu'il  n'y  ait  en  nous  des  facultés 
et  des  dispositions  naturelles  à  avoir  telles  ou 
telles  idées. 

«  Parmi  les  partisans  des  idées  innées,  les 
plus  célèbres  dans  les  temps  modernes  sont 
Descartes  et  Leibnitz.  Il  nous  suffit  de  remar- 
quer ici  que  le  langage  de  Leibnitz  est  beau- 
coup plus  exprès  et  plus  formel  que  celui  de 
Descartes.  Ce  dernier,  tout  en  déclarant  qu'il 
y  a  en  nous  des  idées  innées,  varie  dans  les 
explications  qu'il  en  donne,  et  souvent  il  sem- 
ble n'entendre  par  là  que  la  faculté  ou  la 
disposition  naturelle  à  avoir  certaines  idées. 
Quant  à  Leibnitz,  il  expose  clairement  sa  pen- 
sée :  il  compare  les  idées  innées  aux  veines 
qui  existent  dans  le  marbre  et  que  l'ouvrier 
met  à  découvert,  mais  qu'il  ne  produit  pas. 
Suivant  lui,  les  idées  innées  ne  sont  pas  de 
simples  facultés  naturelles,  mais  des  connais- 
sances qui  se  trouvent  déjà  toutes  formées  et 
empreintes  dans  notre  âme  :  il  ne  s'agit  que 
de  les  découviir  et  de  les  produire  à  la  lumiè- 
re ;  et  c'est  par  l'exercice  de  l'attention  et  de 
la  réflexion  que  notre  esprit  les  découvre  en 
lui-même  et  se  les  rend  distinctes. 

«  Disons  maintenant  en  peu  de  mots  ce 
qu'il  faut  penser  de  la  doctrine  des  idées  in- 
nées, entendue  principalement  comme  elle 
vient  d'être  expliquée  d'après  Leibnitz. 

«  1"  Rien  ne  démontre  l'impossibilité  des 
idées  innées.  Tout  ce  que  Locke  et  les  autres 
sensualistesont  dit,  pour  établir  qu'il  ne  sau- 
rait y  avoir  en  nous  des  idées  dont  nous  n'a- 
vons pas  connaissance,  n'a  aucune  solidité  et 
ne  mérite  pas  d'être  réfuté.  Ils  prétendent 
que  si  ces  sortes  d'idées  existaient  dans  notre 
âme,  nous  les  y  apercevrions.  Pour  que  cette 
raison  fût  valable,  il  faudrait  montrer  que 
nous  apercevons  tout  ce  qui  est  dans  notre 
âme  ;  ce  qu'ils  ne  font  pas.  —  Non-seulement 
on  ne  prouve  pas  l'impossibilité  des  idées  in- 
nées; mais  l'explication  du  fait  de  la  mémoi- 
re, donnée  par  quelques  philosophes,  pour- 
rait être  apportée  en  preuve  de  leur  possibi- 
lité. Leibnitz  et  plusieurs  autres  philosophes 
supposent  que  les  choses  que  nous  avons  ap- 
prises et  auxquelles  nous  cessons  de  penser, 
demeurent  cependant  dans  notre  âme  sans 
que  nous  les  apercevions;  et  que  ces  connais- 
sances, qui  sont  comme  ensevelies  dans  le 
fond   de  notre   âme,  redeviennent  actuelles 


273 


INN 


PSYCHOLOGIE. 


INN 


§ti 


lorsque  noire  altenlion  s'y  anplique.  Or,  rien     te  dans  l'esprit  que  la  faculté  de  sentir;  qu 

nisidere  les  idées  in-     dis-je  ?  l'esprit  n'est  rien  ;  ce  que  l'on  appell 


n'enipéche  qu'on  ne  considère  les  idées  in-  dis-je  ?  l'esprit  n'est  rien  ;  ce  que  l'on  appelle 

nées  comme  étant  à  peu  près  de  même  nature  développement  intellectuel  appartient    à  la 

que  les  connaissances  conservées  dans  lamé-  matière. 

n)oire,  et  qu'on  n'admette  que  ces  idées  de-         «  Les  sensualistes  ne  vont  pas  si  loin  ;  s'ils 

viennent  réflexes  lorsque  l'altention  de  notre  nient  les  idées  innées,  ils  n'accordent  pas  à 

esprit  se  trouve  attirée  vers  elles.  la  matière  la  faculté  de  penser,  llsreconnais- 

«  2- La  théorie  des  idées  innées  paraît  être  sent  l'existence  de  l'esprit;  mais  cet  esprit 

en  harmonie  avec  les  enseignements  de  la  foi,  n'a   que  des  facultés  sensitivcs,  il  doit  tout 

sur  l'état  de  l'âme  humaine  à  l'instant  dosa  aux  sensations;  nos  connaissance*  ne  peuvent 

création.  La  foi  nous  enseigne,  1"  que  l'hom-  être  que  des  sensations  transformées, 
me  a  été  créé  à  l'image  et  à  la  ressemblance         «  Il  est  des  adversaires  des  idées  innées  qui 

de  Dieu;  ce  qui  doit  s'entendre,  non  du  corps  ne  sont  ni  matérialistes,  ni  sensualistes  ;  les 

humain,  mais  de  l'âme  humaine,  Dieu  n'é-  scolastiques,   i)ar  exemple,  qui,  d'une  part, 

tant   pas  corporel.  Or,  pour  que  notre  âme,  défendent  ce  principe  :  Il  n'est    rien  dans 

dès  l'instant  de  sa  création,  soit  une  image  des  l'intelligence  qui  n'ait  été  dans  les  sons  ;  et, 

perfections  divines,  il   ne  suflit  pas  qu'elle  d'autre  part,  combattent  le  matérialisme  et  le 

ait  la  faculté  nue  de  penser,  mais  il  faut  que  sensualisme.  Les    scolastiques  auraient   été 

cette  faculté  soit  déjà  en  acte  ;  car,  en  Dieu,  il  peut-être  bien  près  de  s'entendre  avec  les  par- 

n'y  a  aucune  faculté  nue,  mais  toutes  les  puis-  tisans  des  idées  innées,  si  l'on  eût  bien  posé 

sances  y  sont  en  acte,  ou  plutôt  Dieu  est  un  la  question  des  formes  accidentelles,  conipa- 

acte    pur,    suivant   le    langage  de    l'école,  rant  l'entendement  à  une  toile  couverte  de  fi- 

L'âme  humaine  sera  donc,  à  plus  juste  titre,  gures.   Les  défenseurs  des  idées   innées  di- 

créée  à  l'image  et  à  la  ressemblance  de  Dieu,  saient  :  Les  figures  préexistent  sur  la  toile; 

si   dès  l'instant  de  sa  création  elle  possède,  levez  le  voile  qui  les  couvre,  elles  s'offrent  h 

outre   la  faculté   de  penser,   des  idées  déjà  vos    regards.   Cette  aflirmation  ttop  absolue 

toutes  formées.  —  2°  La  foi  nous  enseigne  contrarie  ouvertement  l'expérience;  en  effet, 

encore  que  l'homme  apporte  en  naissant  la  l'ex[)érience  atteste  :    1°  que  l'entendement 

tache  du   péché  originel,  dont  son  âme  est  doit  ôtrc   éveillé  par  les  sensations;   2"  quo 

purifiée  dans  les  eaux  du  baptême,  en  même  nous  éprouvons  h  penser  une  véiitablc  fati- 


temps  qu'elley  est  ornée  des  vertus  infuses  de 
foi,  d'espérance,  de  charité  et  des  autres  dons 
de  l'Esprit-Saint.  Or  cette  tache  originelle,  ces 
vertus  infuses,  ces  dons  du  Saint-Esprit  su|)- 
poseiit  un  caractère  imprimé  dans  noire  âme 
avant  l'usage  de  la  raison,  et  par  conséquent, 
supposent  quelque  chose  (jui  ressemble  à 
l'empreinte  des  idées  innées. 

«  3°  Quoique  la  théorie  des  idées  innées 
n'offre  rien  d'impossible,  (jue  [)lusieurscon 


gue  ;   le  travail  intellectuel  est  comme   uno 
sorte  d'infantement  d'idées. 

a.  La  toile  est  vide,  disaient  les  adversaires 
des  idées  innées.  Vous  en  avez  ta  preuve  dans 
l'effort  continuel  de  iurtiste  pour  la  couvrir 
de  figures.  Mais  suit-il  de  là  que,  dans  leur 
0|)iiiion,  rien  ne  |)réexistât  h  l'expérience? 
Prétendaient-ils  (pie  l'honmie  tout  entier  fût 
l'œuvre  de  l'instruction  et  de  l'éducation? 
Notre  monde  intérieur  n'était-il  à  leurs  yeux 


sidéralions  la  rendent  même  assez  plausil)le,      (pi'une  suite  d'impressions?  subordonnaient- 


elle  n'est  ce|)endant  qu'une  pure  hypothèse 
et  nulIcTuent  une  doctrine  certaine.  Pour 
(ju'elle  fiU  certaine,  il  faudrait,  ou  (Qu'elle 
s'appuyât  sur  des  faits  certains,  ou  qu'elle  fût 
le  seul  moyen  de  rendre  raison  des  idées  ra- 
tionnelles. Oi-,  d'une  part,  on  ne  produit  au- 
cun fait  qui  démontre  la  réalité  des  idées  in 


Ils  à  la  sensation  l'ordre  intellectuel  tout  en- 
tier? Non,  sans  doute;  car  ils  admettaient: 
1°  une  activité  interne,  s'aidanlde  l'expérien- 
ce sensible  dont  elle  recevait  l'impulsion  ; 
2"  ils  reconnaissaient  la  nécessité  des  pre- 
miers j)riiicipes  intellectuels  et  moraux  ; 
3"  ils  admettaient  une  lumière  intérieure,  la- 


nées;  et  d'autre  part,  cette  théorie  n'est  pas  (juelle  nous  fait  reconnaître    ces  principes 

le  seul  moyen  de  rendre  raison  de  l'existence  lorsqu'ils  s'offrent  à  nous,  et  nous  pousse  d'une 

des  conceptions  rationnel'es,  qui  peuvent  éga-  manière  invincible  à  leur  donner  notre  assen- 

lement  s'explicjuer  par  la  vision  de  ces  idées  liment.  Signatum  est  super  nos  lumen  vultus 

en  Dieu.  La  théorie  des  idées  innées  ne  doit  lui.  Domine  {Psnl.  iv,  7).  Cette  parole  du  Pro- 


donc  être  considérée  que  comme  une  hypo- 
thèse plus  ou  moins  probable,  et  non  comme 
une  doctrine  certaine ,  incontestable,  qui 
puisse  servir  à  établir  d'autres  vérités,  et  en- 
core moins  servir  de  base  à  l'édifice  de  nos 
connaissances.  )f  (  Traité  élémentaire  de  Psy- 
chologie intellectuelle,  etc.) 

Nous  donnerons  encore  l'opinion  de  Bal- 
mès  sur  les  idées  innées. 

«  Les  différences,  dit  lialmès,  sont  profon- 
des entre  les  adversaires  des  idées  innées. 
Le  matérialiste  se  lève  et  dit:  L'homme  doit 
tout  aux  sens;  les  richesses  de  son  inlelligun 


pliete  éclate  à  chaque  page  de  leurs  œuvres. 
«  Selon  saint  Thomas,  les  premiers  princi- 
j)es,  tant  s[)é(;ulalifs  que  pralicjues,  nous  sont 
communiqués  naturellement  :  Oportct  igitur 
naturalitcr  nobis  cssc  indita,  sicut  prinripia 
spcculabilium,  ita  et  principia  opcrubilium 
(|).  i,q.  79,  art.  12).  En  un  autre  endroit,  le 
saint  docteur  demande  si  l'âme  connaît  les 
êtres  immatériels  dans  les  raisons  éternelles 
(m  rutionibus  œlernis).  La  lumière  intellec- 
tuelle qui  nous  éclaire,  dit-il,  est  une  ressem- 
blance comiiiuni(]uée  de  la  lumière  incréée 
dans  laquelle  sont  contenues  les  raisons  éter- 


ce  sont  le  produit  de  l'organisme  qui  va  se  nelles  : /psu»»  enim  lumen  inteUectuule,guod 
perfectionnant  comme  ces  machines  que  lu-  est  in  nobis,  nihil  est  aliud  quam  muedam 
sage  assouplit  et  régularise.  Rien  ne  préexis-     participala  simililudoluminis  increali,  in  quo 


275 


INN 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


INN' 


276 


contincnlur  rationes  œtcrnœ  (part,  i,  jj.  84, 
a  ri.  f)). 

«  Ainsi  les  scolastiquos  reconnaissent 
qu'il  existe  en  nous  autre  chose  que  des  con- 
naissances expérimentales;  en  cela  ils  sont 
d'accord  avec  les  défenseurs  des  idées  innées. 
Pour  les  premiers,  la  lumière  intellectuelle 
est  insuflisante,  si  l'on  fait  abstraction  des 
formes  ou  espèces  dans  lesquelles  elle  se  ré- 
lléchit.  Pour  les  seconds,  les  idées  sont  enve- 
loppées dans  cette  lumière.  Les  uns  distin- 
guent entre  la  lumière  et  les  couleurs,  les 
autres  font  sortir  les  couleurs  de  la  lu- 
mière. 

«  Cette  question,  si  chaudemell  agitée  dans 
les  écoles,  offrirait  moins  de  dillicultés  si 
elle  était  nettement  posée.  Il  s'agirait  de  spé- 
cifier les  phénomènes  internes  auxquels  on 
donne  le  nom  d'idées,  et  de  définir  avec  pré- 
cision le  qualificatif  inné. 

«  Dans  le  système  aue  nous  venons  d'ex- 
poser, voici  le  relevé  des  phénomènes  de  no- 
tre intelligence  :  représentations  sensibles, 
action  intellectuelle  sur  ces  représentations, 
ou  idées  géométriques  ;  idées  intellectuelles 
pures,  intuitives  et  non  intuitives  ;  idées  gé- 
nérales déterminées  et  indéterminées.  Exem- 
ple d'une  représentation  sensible  :  l'image 
d'un  triangle  particulier.  Exemple  d'une  idée 
relative  à  l'ordre  sensible  ou  géométrique  : 
l'acte  intellectuel  en  vertu  duquel  je  perçois 
la  nature  du  triangle  en  général.  Exemple 
d'une  idée  pure  et  intuitive  :  la  connaissance 
d'un  acte  de  mon  entendement  ou  de  ma  vo- 
lonté. Exemple  d'une  idée  générale  détermi- 
née :  l'intelligence,  la  volonté  conçue  en  gé- 
néral. Exemple  d'une  idée  générale  indéter- 
minée :  la  substance. 

«  Ce  qui  est  inné  n'a  pas  de  commence- 
ment dans  l'intelligence  ;  l'esprit  le  possède, 
non  par  un  travail  qui  lui  soit  propre,  non 
en  vertu  d'impressions  venues  du  dehors, 
mais  par  un  don  immédiat  du  Créateur.  Ce 
qui  est  inné  est  le  contraire  de  ce  qui  est  ac- 
quis. Demander  s'il  existe  des  idées  innées, 
c'est  demander  si,  avant  de  recevoir  des  im- 
pressions, avant  d'exercer  un  acte  quelcon- 
que, noire  esprit  possède  des  idées. 

«  Les  représentations  sensibles  ne  peuvent 
être  innées.  L'expérience  atteste  que  les  re- 
présentations sont  liées  h  certaines  impres- 
sions organiques,  et  qu'une  fois  les  organes 
en  mouvement,  nous  ne  pouvons  point  ne  pas 
éprouver  ces  impressions.  Ce  fait  appartient 
à  toutes  les  sensations,  tant  actuelles  que  de 
souvenir.  Impossible  d'établir,  soit  a  priori, 
soit  par  l'expérience,  que  la  représentation 
sen.«ible  préexiste  aux  impressions  organi- 
ques. 

«  Mais  comment  le  corps  peut-il  transmettre 
des  impressions  à  l'esprit?  Observons  d'abord 
que  cette  difTiculté  est  étrangère  à  la  ques- 
tion des  idées  innées  ;  fût-elle  insoluble,  nous 
pouvons  en  appeler  aux  causes  occasionnel- 
les, système  qui  laisse  de  côté  la  communica- 
tion physique  du  corps  avec  res[)ril.  Or,  dans 
cette  hypothèse,  les  idées  ne  préexistent  pas; 
clle.s  se  produisent  en  présence  ou  à  l'occa- 
sion des  alTeclions  organiques. 


«  Les  idées  relatives  aux  représentations 
sensibles  ne  sont  point  des  formes  de  l'enten- 
dement, mais  des  actes  de  l'entendement, 
s'exerçant  sur  ces  représentations.  Dire  que 
ces  idées  sont  innées,  c'est  aller  contre  l'ex- 
périence et  méconnaître  leur  nature.  Tout 
acte  implique  un  objet  ;  or  l'objet  de  ces  ac- 
tes est  la  représentation  sensible,  laquelle  re- 
lève des  impressions  organiques.  Donc,  ou 
le  mot  inné  appliqué  à  ces  idées  est  un  mot 
vide  de  sens,  ou  il  ne  peut  signifier  autre 
chose  que  la  préexistence  de  l'activité  ac- 
tuelle se  développant  en  présence  des  intui- 
tions sensibles. 

«  Ne  peuvent  également  être  innées  les 
idées  intuitives  en  dehors  de  l'ordre  sensible, 
par  exemple,  celles  qui  naissent  de  nos  ré- 
flexions sur  les  actes  de  volonté  et  d'intelli- 
gence. L'idée,  ou  ce  qui  en  lient  lieu,  n'est 
ici  que  l'acte  même  qui  nous  apparaît  dans  la 
conscience.  Prétendre  que  ce  sont  des  idées 
innées,  c'est  dire  que  ces  actes  existaient  avant 
d'exister. 

«  L'argument  conserve  sa  force  alors  même 
que  la  perception  s'appliquerait  à  des  actes 
passés.  Comment  se  souviendrait-on  de  ces 
actes  s'ils  n'avaient  préexisté?  Ils  nous  appar- 
tiennent; donc  ils  n'ont  pas  été  avant  que 
nous  les  ayons  produits. 

«  Il  suit  de  là  que  nulle  idée  intuitive  n'est 
innée,  l'intuition  supposant  un  objet  ofl'ert  à 
la  faculté  qui  perçoit. 

«  On  appelle  idées  générales  déterminées 
celles  qui  ont  rapport  à  une  intuition  ;  donc 
elles  ne  peuvent  préexistera  l'intuition;  mais 
l'intuition  implique  un  acte  intellectuel,  donc 
ces  idées  ne  peuvent  être  innées. 

«  Restent  en  dernier  lieu  les  idées  géné- 
rales indéterminées,  en  vertu  desquelles  notre 
esprit  perçoit  les  objets  sous  un  seul  aspect, 
mais  d'un  point  de  vue  général.  C'est  un  des 
caractères  de  l'intelligence  de  percevoir  celte 
sorte  de  généralité  ;  mais  qu'est-il  besoin  de 
considérer  ces  idées  comme  des  formes 
préexistant  dans  notre  esprit,  comme  des 
formes  distinctes  des  actes  mêmes  par  les- 
quels l'esprit  exerce  sa  faculté  de  percevoir? 
Sur  quoi  pourrions-nous  établirque  ces  idées 
sont  innées,  qu'elles  sont  antérieures  à  toute 
activité?  Je  ne  le  saurais  dire. 

«  Au  lieu  de  nous  lancer  en  des  supposi- 
tions de  ce  genre,  ne  serait-il  pas  j)lus  sage, 
plus  conforme  à  la  vérité,  de  reconnaître 
dans  l'âme  humaine  une  activité  innée,  acti- 
vité soumise  à  des  lois  qu'elle  tient  du  Créa- 
teur? Admettez  que  les  idées  soient  distinc- 
tes de  la  perception,  qu'est-il  besoin  de  les 
supposer  préexistantes  ?  Il  est  vrai  que,  dans 
ce  cas,  il  faudrait  reconnaître  à  l'esprit  la 
faculté  de  produire  les  espèces  représentati- 
ves ;  mais  on  n'échappe  point  è  celle  néces- 
sité en  identifiant  les  perceptions  avec  les 
idées.  Les  perceptions  germent,  pour  ainsi 
dire,  du  fond  de  notre  âme,  comme  les 
Heurs  sur  la  plante  ;  elles  apparaissent  et 
disparaissent  comme  elles;  ainsi,  quoi  qu'il 
en  soit,  il  nous  faut  admettre  une  force  inté- 
rieure qui,  certaines  conditions  posées,  pro- 
duit ce  qui  n'existait  j)as.  Hors  de  là,  im|)0s- 


277 


INN 


PSYCHOLOGIE. 


INN 


278 


sible  de  nous  faire  une  idée  de  ce  qu'est  l'ac- 
tivité. 

«  On  [ïeul  résumer  comme  suit  la  doctrine 
que  nous  venons  d'émettre  sur  les  idées 
innées: 

«  1°  Il  existe  en  nous  des  facultés  sensiti- 
ves  qui  se  développent  en  vertu  ou  à  l'occa- 
sion des  impressions  organi(]ues. 

1  t  Toutes  nos  sensations  sont  assujetties 
aux  lois  de  l'organisme. 

«  3°  Les  représentations  sensibles  internes 
doivent  leurs  éléments  aux  sensations. 

o  4°  Dire  que  les  représentations  sensibles 
préexistent  aux  impressions  organiques,  c'est 
aller  contre  l'expérience. 

«  5°  Les  idées  géométiiques,  c'est-à-dire 
celles  qui  ont  rapport  à  des  intuitions  sensi- 
bles, ne  sont  pas  innées  ;  actes  de  l'entende- 
nient,  qui  agit  sur  les  matériaux  offerts  par 
les  sens. 

«  6°  Les  idées  intuitives  de  l'ordre  intel- 
lectuel pur  ne  sont  pas  innées;  actes  d'en- 
tendement ou  de  volonté  otferts  à  notre  per- 
ception dans  la  conscience  réflexe. 

«  7°  Les  idées  générales  déterminées  ne 
sont  pas  innées  ;  représentations  d'intuition 
qui  impliquent  un  acte  intellectuel. 

«  8°  Il  est  faux  que  les  idées  générales 
indéterminées  soient  innées;  elles  semblent 
être  des  actes  de  la  faculté  de  percevoir 
appliquée  aux  objets  sous  un  point  de  vue 
général. 

<t  9°  Ce  qui  est  inné  dans  notre  esprit,  c'est 
l'activité  sensilive  et  l'activité  intêllecluelle; 
mais  ces  deux  activités  ont  besoin,  pour  se 
mettre  en  mouvement,  d'être  sollicitées  par 
un  objet. 

'<  10"  Celte  activité  débute  par  les  affections 
organiques,  et,  bien  qu'elle  franchisse  la 
sphère  de  la  sensibilité,  elle  demeure  plus  ou 
moins  sonmise  aux  conditions  que  l'union  de 
l'âme  avec  le  corps  lui  impose. 

«  1 1°  11  est  des  conditions  a  priori  de  l'ac- 
tivité intellectuelle  complètement  indépen- 
dantes de  la  sensibilité  :  l'esprit  les  applique 
à  toutes  choses,  quelles  que  soient  les  impres- 
sions qu'il  en  reroit. 

«  Parmi  ces  conditions  figure  au  premier 
rang  le  principe  de  contradiction. 

«  12"  Donc  il  existe  dans  notre  intelligence 
quelque  chose  d'absolu,  une  chose  a  priori 
qui  demeurerait  inaltérable  alors  môme  que 
les  impressions  que  nous  recevons  des  ôtres, 
alors  môme  que  nos  rapports  avec  les  ôtres 
subiraient  un  changement  radical.  »  {Philo- 
sophie fondamentale,  t.  II,  p.  322.) 

Pour  nous,  aucune  idée  n'est  innée  ;  il  n'y 
a  d'inné  que  la  capacité,  le  pouvoir  de  pro- 
duire ou  la  faculté.  Dieu  a  mis  dans  notre 

(78)  lies  idées  dcpoices  dans  noire  âme  y  scroni- 
«'lles  on  nombre  iiiliui?On  ne  pciu  le  dire  ;  ce  sé- 
rail égiiler  l'homme  à  Dieu.  Elles  y  scronl  donc  en 
H<)ml)re  fini  ei  liiniié.  M:tis  alors  loiilcs  les  inlclli- 
gcnccs  devraient  être  égales.  Dieu  ferail-il  ici  ac- 
cepiion  des  personnes,  donnant  plus  d'idées  à  ce- 
lui-ci, moins  à  celui-là?  Direz-vons  que  ces  idées 
ne  sont  que  des  germes  (jui  ont  liesnin  d'une  action 
(écondiinie  pour  ;tppcler  et  hO développer?  Des  ger- 
mes d'idées,  des  embryons  d'idées Coinnieiitse 


ûme,  en  la  créant,  une  force,  une  vertu  ou 
puissance  qui  est  la  cause  ou  le  jirincipe  de 
nos  pensées.  Ces  capacités  ou  facultés  se 
développent,  entrent  en  exercice  selon  leur 
nature  et  les  lois  qui  leur  sont  propres;  en 
sorte  que  toutes  nos  pensées  sont  les  eifets 
ou  les  résultats  du  développement  de  nos 
facultés. 

La  théorie  de  l'innéité  des  idées  nous 
paraît  conduire  à  de  graves  erreurs.  En  effet, 
si  Dieu  a  mis  en  nous  les  idées  au  momenl 
où  il  nous  a  créés,  il  faut  admettre  ou  qu'elles 
ont  précédé  dans  notre  âme  les  facultés  ou 
qu'elles  sont  simultanées  avec  elles.  Dans  l'un 
et  l'autre  cas,  à  quoi  bon  les  facultés?  A  quoi 
bon  l'intelligence  si  les  idées  ne  sont  pas  le 
résultat  de  son  développement?  Nos  idées 
seraient  donc  des  effets  sans  cause  ;  ou  bien 
leur  unique  cause,  leur  cause  nécessaire, 
serait  Dieu,  et  nous  tombons  dans  le  pan- 
théisme et  le  fatalisme.  En  effet,  qu^  devient 
la  liberté  humaine  si  toutes  nos  pensées  ont 
été  gravées  originairement  daiis  notre  âmet 
Dieu  sera  donc  l'auteur  de  nos  mauvaises 
comme  de  nos  bonnes  pensées?  Nous  voilà 
obligés  de  nier  l'activité  du  moi,  toute  vo- 
lonté, toute  personnalité  dans  les  combinai- 
sons de  notre  raison. 

Si  nos  idées  sont  innées,  qu'avons-nous 
besoin  d'observer,  d'étudier,  de  consulter  les 
savants  et  leurs  livres,  de  recourir  h  l'expé- 
rience et  de  consumer  notre  vie  dans  des 
veilles  laborieuses  ?  N'avons-nous  pas  la 
science  infuse,  et  à  quoi  i)eut  nous  servir 
l'enseignement,  sinon  à  nous  apprendre  ce 
que  nous  savons  déià  et  ce  que  nous  tenons 
de  Dieu  môme  (78)? 

Non,  non;  la  nenséc  humaine,  avec  tous 
les  éléments  qui  la  composent,  n'existe  pas  a 
priori,  toute  formée  dans  l'ûme  de  chacun  de 
nous,  dès  le  moment  de  notre  création.  Mais 
l'âme  a  reçu  de  Dieu,  en  naissant,  des  facul- 
tés qui  se 'développent  selon  les  lois  immua- 
bles de  la  nature  humaine  et  produisent  tous 
les  phénomènes  de  la  pensée.  Le  partage  de 
l'humanité  est  l'ignorance  originelle;  l'en- 
fanl  qui  vient  de  naître  à  la  lumière  est 
sans  idées,  sans  connaissances;  il  n'a  ni  la 
notion  de  Dieu,  ni  la  notion  du  devoir,  ni  la 
notion  du  juste  et  de  l'injuste,  ni  la  notion 
du  temps  ni  celle  de  l'espace,  ni  celle  de 
cause  ni  môme  la  notion  de  l'être;  mais, 
doué  de  la  faculté  de  connaître,  il  acfiuiert 
des  idées  et  des  connaissances,  dès  que  son 
intelligence,  mise  enjeu  parles  causes  exté- 
rieures et  par  l'activité  qui  est  propre  à  l'es- 
prit de  l'homme,  se  trouve  dans  les  condi- 
tions convenables  pour  en  acquérir  (79).  Il 
est  bien  probable  que  Descartes  lui-môme  n  a 

rendre  compte  de  In  naime  de  lels  êtres  auxquels 
on  ne  craint  p.is  (ra|)pliquer  les  dénominations 
tMTiprunlées  au  règne  organique?  N'cst-ou  poini 
dupe  de  son  imagiiiaiion,  et  n'esl-cc  point  établir  de 
fanlasliques  analogies?  Qu'esl-<c,  dans  l'âme,  qii« 
des  idées  embryonnaires  dont  l'àme  n'a  pas  cons- 
cience? ISe  solit-elles  pas  ncani  pour  elle?Cello 
liypollièse  ne  repose  donc  que  sur  une  airirmalioii 
toute  gratuite,  sur  une  eiiiité  cliiinéiiiiuc. 
(79)  Si  les  idées  étaient  innées,  elle;  licraicnl  aW 


«y  LAN  DICTIONNAIHE  DE  PIIlLOSOPIirEr 

jamais   compris  autrement  les  idées   innées. 


AN 


2S0 


Voici  ses  paroles:  «  Lors(iucj'ai  dit  que  l'idée 
de  Dieu  est  innée,  je  n'ai  jamais  entendu 
autre  chose  que  ce  que  mon  adversaire 
entend,  savoir,  que  la  nature  a  mis  en  nous 
uni'  faculté  par  laquelle  nous  pouvons  con- 
naître Dieu:  mais  je  n'ai  jamais  écrit  ni 
pensé  que  telles  idées  fussent  actuelles   ou 


qu'elles  fussent  je  ne  sais  quelles  espèces  dis- 
tinctes de  la  faculté  même  que  nous  avons  de 
penser;  et  môme  je  dirai  plus  :  qu'il  n'y  a 
personne  qui  soit  si  éloigné  que  moi  de  tout 
ce  fatras  d'entités  scolastiques.  » 

INSENSIBILITÉ  du  sauvage  dans  les  tour- 
ments. Yoy.  Sauvage. 


JUGEMENT,  chez  l'enfant,  qu'est-ce.  Voy.     au  moyen  des  mots  selon  l'abbé  Sicard.  Voy. 
Langage,  §  I.  —Jugement,  sa  décomposition     note  VII,  à  la  fin  du  volume. 


LANGAGE  {physiologie:  psychologie;  lan- 
gues, leur  organisme  et  leur  rôle:  origine  du 
tangage:  examen  critique  des  systèmes). 

Homo  factus  est  in  animam  loqueiitem. 

(Gen.  Il,  7,  Faraphr.  clialdaïqne.) 

Homo  animal  ralionale,  quia  oratioiiale. 

(HOBBES.) 

Un  membre  de  l'Institut  de  France,  jeune 
encore,  mais  déjà  fameux  par  les  erreurs  et 
les  paradoxes  qu'il  a  entassés  dans  ses  écrits, 
a  tracé  les  lignes  suivantes,  qui  suffiraient 
seules  pour  nous  donner  une  idée  des  étranges 
théories  que  leur  auteur  a  embrassées  sur 
les  origines  de  l'humanité  : 

«  Si  l'état  primitif  de  l'humanité,  dit-il,  a 
disparu  sans  laisser  de  traces,   les  phéno- 
mènes qui  le  caractérisaient  ont  encore  chez 
nous  leurs  analogues.  Chaque  individu  par- 
courant à  son  tour  la  ligne  qu'a  suivie  l'hu- 
manité tout  entière,  la  série  des  développe- 
ments de  l'esprit  humain  dans  son  ensemble 
répond  d'une  manière  générale  au  progrès 
de  la  raison  individuelle.  De  plus,  la  marche 
de    l'humanité    n'est  pas   simultanée    dans 
toutes  ses  parties  :  tandis  que  par  les  races 
nobles  elle  s'diève  à  de  sublimes  hauteurs , 
par  les  races  inférieures  elle  se  traîne  encore 
dans  les  humbles  régions  qui  furent  son  ber- 
ceau. Telle  est  l'inégalité  de  son  mouvement, 
3ue  l'on  peut,  à  chaque  moment,  retrouver 
ans  les   différentes  contrées  habitées   par 
i'homme   les  âges  divers  que  nous   voyons 
échelonnés  dans  son  histoire.  Les  races ,  les 
climats,  mille  causes  de  déchéance  ou  d'en- 
noblissement font  exister  à  la  fois  dans  l'es- 
l)èce  humaine  les  mêmes  variétés  qui  se  mon- 
trent comme  successives  dans  la  suite  de  ses 
révolutions.  Les  phénomènes  qui  signalèrent 
le  réveil  de  la   conscience  se  reproduisent 
ainsi  dans  l'éternelle  enfance  des  races  non 
perfectibles ,  restées  comme  des  témoins  de 
ce  qui  se  passa  aux  premiers  jours.  Certes, 
il  ne  faut  pas  dire  absolument  que  le  sauvage 
soit  l'homme  primitif  :  l'enfance  des  diverses 
races  humaines  dut  être  fort  différente;  les 


misérables  êtres  dont  le  Papou  et  îe  Boschi- 
man  sont  les  héritiers  ressemblèrent  peu, 
sans  doute ,  aux  graves  pasteurs  qui  furent 
ies  pères  de  la  race  religieuse  des  Sémites, 
aux  vigoureux  ancêtres  de  la  race  essentiel- 
lement morale  et  philosophique  des  peuples 
indo-européens.  Mais  l'enfance ,  quelle  que 
soit  la  variété  des  caractères  individuels ,  a 
toujours  des  traits  communs.  —  L'enfant  et 
le  sauvage  seront  donc  les  deux  grands  ob- 
jets d'étude  de  celui  qui  voudra  construire 
scientifiquement  la  théorie  des  premiers  âges 
de  l'humanité.  »  (Ernest  Renan,  De  l'origine 
du  langage,  p.  66-68.) 

Nous  allons  donc  étudier  d'abord  l'enfant 
physiologiquement  et  psychologiquement,  et 
voir  ce  qu'il  apporte  avec  lui,  ce  qu'il  reçoit 
de  sa  mère,  et  ce  qu'il  deviendrait  s'il  était 
aljandonné  à  lui-même  ;  à  cette  étude  se  rat- 
tachera ce  que  nous  avons  à  dire  sur  le  rAle 
du  langage  dans  l'évolution  de  l'intelligence 
Immaine  ;  nous  passerons  ensuite  à  la  ques- 
tion de  l'origine  du  langage,  et  nous  termi- 
nerons par  l'histoire  de  l'homme  sauvage  et 
de  l'homme  de  la  nature. 

L'enfance  embrasse  les  sept  premières  an- 
nées de  la  vie ,  et  s'annonce  par  le  moins 
haut  degré  possible  de  pérennité  et  d'indi- 
vidualité :  l'enfant  ne  présente  le  caractère 
de  l'espèce  que  dans  ses  traits  les  plus  géné- 
raux; il  n'acquiert  ostensiblement  que  fort 
peu  de  chose  qu'il  conserve  pendant  le  reste 
de  sa  vie;  mais    il  mûrit  le  germe  de  sa  fu- 
ture individualité  dans  un  bourgeon  qui  n'est 
point  encore  développé.  Sa  physionomie,  sa 
mémoire,  etc.,  prennent  moins  des  traits  ar- 
rêtés qu'une  direction  générale  calculée  en 
vue  des   âges  subséquents.    Nous   trouvons 
l'expression  symbolique  de  ce  rapport  dans 
l'apparition  des  dents  de  lait,  qui  sont  des 
organes  transitoires  propres  exclusivement  5 
l'enfance,  et  pendant  la  durée  des(juelles  se 
développent,  dans'les  profondeurs  de    l'é- 
conomie ,  celles    qui  doivent  Jes  remplacer 
pour  le  reste  de  la  vie. 


iniili.tnces  el  non  successives;  elles  ne  naîtraient  nous  csl  enseigné  ;  elles  ne  semienl  que  des  rénii- 
pas,  rlles  ne  se  «lévelopperaienl  pas  à  l'itccasion  niscences,  el  l'inlelligcnce,  inslniile  dès  le  priniipe, 
dâs  ut)jcls  (|iii  s'olTrcnl  à  nous  ou  du  langage  qui      devrait  se  borner  à  se  iouvenir  el  à  se  reconnaître. 


281 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


282 


Lonftuice  se  partage  en  deux  portions  dis- 
tinctes, la  première  et  la  seconde  enfance. 

§  L  Première  enfance.  —  Dévetoppetr.eut  pliijùolo- 
giqiie. 

Un  homme  vient  .nu  monde.  Ses  yeux,  ses 
oreilles,  ses  lèvres,  tous  ses  sens  sont 
fermés.  Il  n"a  aucune  idée  dn  néant  qui 
le  rejeUc,  ni  de  l'être  où  il  arrive  ;  H 
s'ignore  lui-même  et  loul  le  reste  avec 
lui.  Laissez-le  tel  quo  la  nalure  vient  de 
l'ébaudier,  laissez-le  \h  nu  et  muet  , 
plulùL  mort  que  vivant  ;  il  vivra  sans  le 
savoir,  liôie  informe  de  la  création, 
âme  perdue  dans  riiiipuissance  de  se 
trouver  elle-même.  Ses  yeux  s'ouvri- 
ront sans  qu'on  y  lise  une  pensée,  et 
son  cœur  battra  sans  qu'on  y  sente  une 
venu. 

(Lacoudairs.) 

La  première  enfance  comprend  les  neuf 
premiers  mois  de  la  \ie.  Au  moment  de  la 
naissance  et  de  l'éclosion,  l'organisme  com- 
mence à  jouir  de  l'existence  manifeste  et 
indépendante  ;  c'est  seulement  alors  qu'il  y  a 
réellement  vie.  Aussi  ne  datons-nous  notre 
vie  que  du  moment  de  notre  naissance ,  et 
nous  donnons-nous  pour  plus  jeunes  que 
nous  ne  le  sommes  réellement ,  en  laissant 
hors  de  compte  notre  vie  embryonnaire,  (|ui 
n'était  qu'une  vie  occulte  et  une  simple  pré- 
paration h  la  vie  réelle.  Lorsque  le  nouvel 
être  se  sépare  de  sa  mère  et  secoue  ses  en- 
veloppes ,  la  vie  plastique  prend  une  nou- 
velle direction,  et  se  tourne  en  dedans  ;  la 
respiration,  qui  avait  eu  lieu  jus((u'alors  à  la 
périi»hérie  de  l'œuf,  se  retire  dans  les  pou- 
mons, et  l'absorption  des  substances  nutri- 
tives passe  de  la  peau  au  canal  intestinal.  En 
même  temps  la  vie  animale  se  développe  ; 
les  organes  sensoriels  s'ouvrent  au  monde, 
absorbent  ce  qui  doit  servir  d'aliment  (i  la 
sensation,  et  commencent  leurs  fonctions  pro- 
pres, tandis  qu'ils  n'avaient  fait  jusqu'alors 
que  vivre  d'une  vie  purement  végétative,  dont 
l'unique  résultat  était  de  les  produire  et  de 
les  nourrir  ;  mais  les  mouvements  volontaires, 
qui  n'avaient  guère  été  encore  ({u'une  simple 
convulsion  indiquant  seulement  une  force 
éloignée  ,  comme  utie  faible  lueur  qui  pointe 
il  l'horizon  annonce  ra[)proche  de  la  clarté 
du  jour,  sont  déterminés  maintenant  par  la 
prévision  d'un  but,  et  soumettent  les  direc- 
tions principales  de  la  vie  plastique  ii  leur 
puissance  ,  de  sorte  que  la  respiration  et  l'in- 
gestion des  aliments  cessent  de  s'exécuter 
d'une  manière  purement  végétative  (par  le 
placenta  et  la  peau),  et  sont  désormais  dé- 
terminées par  la  sensibilité  et  la  volonté.  Le 
caractère  général  de  la  métamorphose  (jue 
la  vie  subit  au  moment  de  la  naissance  con- 
siste en  ce  que  l'intérieur  devient  dominant, 
en  ce  que  cette  prédominance  de  l'intérieur 
mène  à  l'acquisition  de  la  spontanéité. 

Jusqu'à  la  mort  il  ne  s'opère  point  de  mé- 
tamorphose qui  soit  aussi  soudaine  et  qui 
entraîne  daus^si  graves  conséquences  que 
celle  dont  la  naissance  et  l'éclosion  sont  ac- 
compagnées. Pour  employer  les  expressions 
de  Doellinger  [Natiirlehre  des  menschlichm 
Orgnnismus ,  p.  324),  des  fonctions  loul  à 
fait  nouvelles  s'établissent  d'une  manière  su- 


bite dans  les  trois  sphères  du  corps,  la  léte  , 
la  poitrine  et  l'abdomen,  et  {)eu  d'heures  suf- 
fisent pour  que  la  vie  prenne  de  nouvelles 
directions  ,  acquière  de  nouveaux  rapi)orts; 
il  se  fait  là  un  saut,  tandis  qu'avant  et  après, 
la  vie  coule  tranquillement  et  passe  d'un  de- 
gré à  l'autre  par  d'insensibles  transitions. 
Mais  ces  deux  circonslmces  ne  sont,  chez 
aucun  animal,  aussi  intimement  unies  en- 
semble, ni  par  conséquent  entourées  de  tant 
d'orages,  que  chez  les  mammifères  :  c'est  donc 
la  précisément  où  la  vie  animale  doit  arriver 
à  son  plus  haut  degré,  que  le  passage  de  la  vie 
végétative  à  la  vie  animale  s'opère  avec  le 
})lus  de  précipitation. 

Cependant  il  n'y  a  là  de  saut  qu'en  appa- 
rence, car  ce  que  la  naissance  et  l'éclosion 
accomplissent ,  le  travail  du  développement 
l'avait  préparé.  L'embryon  était  déjà  indé- 
pendant ,  puisqu'il  formait  ses  matériaux  et 
ses  organes  par  une  force  qui  lui  appartenait 
en  propre;  il  avait  en  lui  une  vie  morale, 
mais  latente  et  ne  se  manifestant  que  peu  à 
peu  ;  l'activité  du  placenta  et  de  la  peau  di- 
minuait vers  la  fin  de  la  vie  embryonnaire, 
tandis  que  les  poumons  et  le  canal  intestinal 
se  développaient  et  devenaient  aptes  à  rem- 
plir leurs  fonctions  ;  la  sensibilité  générale, 
ce  tronc  commun  de  toute  activité  sensorielle, 
agissait,  quoique  tous  les  sens  spéciaux  som- 
meillassent encore  ;  les  membres,  les  organes 
de  la  respiration  et  ceux  de  la  nutrition  exé- 
cutaient déjà  des  mouvements  involontaires , 
à  la  vérité  sans  but  immédiat ,  mais  qui  les 
préparaient  à  déployer  un  jour  une  activité 
tendant  à  des  buts  déterminés.  La  naissanc» 
et  l'éclosion  n'ont  donc  rien  infusé  d'étranger 
dans  la  vie  ;  il  n'y  a  eu  (jue  progression  dans 
une  route  déjà  suivie  précédemment ,  mani- 
festation de  ce  qui  jusqu'alors  s'était  opéré- 
dans  l'ombre,  réalisation  d'une  tendance  qui; 
existait  depuis  l'origine. 

La  première  enfance  n'est  également  qu'une 
préparation  ,  un  préludt;,  une  transition  in- 
sensible aux  périodes  suivantes  de  la  vie. 
Les  changements  que  la  première  respiration 
détermine  ne  s'elfectuent  pas  d'une  manièro 
subite  et  dans  toute  leur  étendue  à  la  fois; 
leur  extension,  leur  intensité,  leur  pérennité 
croissent  par  degrés;  c'est  peu  à  peu  seule- 
ment que  les  sens  entrent  en  action  ,  que  la 
volonté  étend  sa  domination  ,  que  la  digestion 
se  fortifie,  que  la  respiration  s'assujettit  à  un 
rhythme  plus  fixe,  et  que  l'enfant  marche  à 
l'indépendance. 

Ce  <|ui  caractérise  la  première  enfance,  c'est 
que  le  nouvel  être  ayant  l>esoin  de  secours  , 
i  se  trouve  par  cela  môme  sous  la  dépens 
dance  de  sa  mère.  Si,  pour  approfondir  cette 
circonstance ,  nous  portons  nos  regards  sur 
l'ensemble  du  règne  animal ,  nous  trouvons, 
que  le  degré  de  développement  auquel  le 
nouvel  ôtre  se  trouve  après  sa  naissance  ou 
son  éclosion ,  varie  beaucoup  ,  suivant  que 
l'œil  est  ouvert  ou  fermé ,  la  peau  nue  ou 
couverte  de  son  enveloppe  normale,  la  loco- 
motivité  et  la  faculté  digestive  plus  ou  moins 
imparfaites.  Ce  qui  est  une  naissance  à  termo 
i)Our  tel  animal,  serait  un  avorlement  pour  teî 


233 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  PITILOSOPIIIE. 


LAN 


m 


outre.  Il  n'y  a  point  toujours  Iiarnionie  entre 
CCS  diverses  circonstances;  ainsi,  par  ex(niiple, 
la  souris  et  le  hamster  viennent  au  monde 
nus,  mais  armés  de  dents,  au  lieu  que  les  car- 
nassiers naissent  aveugles  et  sans  dents,  mais 
couverts  de  poils.  Le  volume  du  corps  ne 
signilie  rien  ici  :  les  petits  de  l'uria  et  du  pin- 
gouin sont  déjà  gros  au  sortir  de  l'œuf,  en 
proportion  du  développement  qu'ils  doivent 
acquérir  plus  tard  ;  mais  il  leur  est  impossible 
de  se  mouvoir  et  de  chercher  leur  nourriture, 
tandis  que  ceux  des  plongeons  et  des  poules 
d'eau,  })roportionnellement  plus  petits,  sont 
déjà  en  mesure  de  se  mouvoir  et  de  chercher 
leur  nourriture  (Fabek  Ueber  da^  Leben  der 
Vœgel,  p.  174|.  Le  nouveau-né,  dans  l'espèce 
humaine,  est  à  maturité  sous  le  point  de  vue 
de  l'organisation  matérielle ,  mais  il  est  en- 
core fort  peu  avancé  eu  égard  à  la  force  vi- 
vante ;  l'œil  est  ouvert  et  la  peau  développée, 
mais  la  faculté  de  voir  sommeille  encore,  celle 
de  produire  de  la  chaleur  est  insuffisante,  et 
celle  de  se  déplacer  n'existe  point. 

L'homme  fait  un  plus  long  séjour  dans  le 
sein  maternel,  projiortionnellement  à  sa  taille, 
qu'aucun  autre  animal,  et,  à  raison  de  son 
développement  plus  élevé  ,  il  y  subit  une 
incubation  {)lus  parfaite;  cependant,  envi- 
visagésousle  rapport  de  la  maturité,  et  notam- 
ment de  la  vie  animale,  il  est,  au  moment  de 
sa  naissance ,  fort  au-dessous  de  la  plupart 
des  animaux.  Nous  voyons  donc  qu'il  ne  s'a- 
git pas  seulement  de  là  durée  et  de  la  perfec- 
tion de  l'incubation,  mais  ([ue  chaque  espèce 
suit,  dans  son  développement,  un  type  par- 
ticulier, dont  on  ne  saurait  trouver  1a  cause 
dans  l'organisation ,  et  dont  le  sens  ne  s'é- 
claircit  un  peu  que  sous  le  point  de  vue  té- 
léologique. 

Pour  continuer  après  la  naissance  et  l'éclo- 
sion,  la  vie  animale  a  besoin  d'air,  de  nour- 
riture, de  chaleur  et  d'abritement,  choses  qui 
toutes  étaient  nécessaires  aussi  à  la  vie  em- 
bryonnaire. Maintenant,  comme  par  le  passé, 
le  monde  du  dehors  fournit  les  conditions 
extérieures  de  la  vie;  mais  l'air  est  la  seule 
chose  que  tous  les  animaux  sans  exception 
puissent  s'approprier  d'eux-mêmes  après  la 
naissance  et  l'éclosion  ;  l'aptitude  à  se  pro- 
curer les  autres  conditions  varie  autant  qu'il 
y  a  de  degrés  de  développement  à  cette  épo- 
que. Mais,  entre  l'organisme  maternel  et  son 
produit  règne  une  harmonie  en  vertu  de  la- 
quelle ce  dernier  obtient,  maintenant  encore, 
comme  jadis,  tout  ce  que  ses  besoins  exigent. 

Après  que  l'animal  est  tombé,  par  la  nais- 
sance et  l'éclosion ,  sous  la  dépendance  im- 
médiate du  monde  extérieur  ;  après  qu'eu 
respirant  il  a  spontanément  satisfait  à  son 
premier  besoin  et  s'est  mis  en  rapport  direct 
avec  l'univers  en  f?énéral  ;  enfin,  après  qu'il  a 
acquis  sa  chaleur  vitale  par  une  activité  pro- 
pre, mais  cei)endant  végétale,  et  avec  le  con- 
cours de  sa  mère  ou  des  choses  du  dehors  , 
un  autre  besoin  s'éveille  en  lui ,  celui  de  la 
nourriture,  celui  d'introduire  au  dedans  de 
lui-même  certains  produits  de  la  nature.  Pour 
satisfaire  à  ce  besoin,  il  est  d'abord  aidé  par 
sa  mère,  qui,  bien  que  devenue  déjà  pour 


lui  un  objet  extérieur,  n'en  est  pas  moins 
encore  le  chaînon  intermédiaire  qui  l'unit  au 
monde  du  dehors.  Mais  la  coopération  de  la 
mère  varie  beaucoup  chez  les  animaux.  Elle 
est  en  raison  directe  du  rang  que  l'espèce 
occupe  dans  l'échelle  animale,  et  inverse  du 
degré  de  développement  que  le  petit  a  acquis 
au  moment  de  sa  naissance. 

Vie  animale.  —  La  vie  plastique  conserve 
la  prédominance  chez  l'eniant  à  la  mamelle, 
mais  elle  est  refoulée  peu  à  peu  par  la  vie 
animale  qui  se  développe. 

C'est  moins  le  côté  actif  de  la  vie  animale 
que  son  côté  passif  qui  se  développe,  et 
moins  la  faculté  de  réagir  sur  les  impressions 
que  celle  de*les  recevoir.  Le  système  nerveux 
a  bien  acquis  un  degré  considérable  de  dé- 
veloppement pendant  la  vie  embryonnaire  ; 
mais  la  simplicité  et  l'uniformité  des  impres- 
sions lui  ont  donné  peu  d'occasions  de  s'exer- 
cer :  sa  vitalité  était  presque  exclusivement 
tournée  vers  la  formation,  et  sa  réceptivité 
pour  les  excitations  peut  être  comparée , 
lors  de  la  naissance ,  à  un  trésor  encore  in- 
tact. Mais,  après  la  venue  au  monde ,  son 
activité  est  mise  en  jeu  par  les  impressions 
du  dehors,  et  de  plus  elle  est  exaltée  par  la 
respiration  ;  pour  la  première  fois  alors  un 
sang  vermeil  et  animé  par  l'intluence  immé- 
diate de  l'atmosphère,  arrive  aux  organes  de 
la  sensibilité ,  dont  il  accroît  la  vitalité  ,  par 
son  antagonisme  plus  vivant,  comme  nous 
voyons  des  animaux,  entre  autres  les  ophi- 
diens ,  être  fort  peu  affectés  par  le  galva- 
nisme avant  la  première  respiration,  tandis 
que ,  quand  ils  ont  commencé  à  respirer,  cet 
agent  exerce  sur  eux  une  action  puissante 
(Heriioldt,  Commentation  ueber  das  Leben, 
p.  74.).  Les  effets  mécaniques,  ceux  même 
de  la  respiration ,  ne  sont  point  sans  in- 
fluence :  et  tandis  que,  pendant  la  vie  em- 
bryonnaire, les  mouvements  peu  énergiques 
du  cœur  n'envoyaient  qu'une  espèce  de  flot 
tremblotant  baigner  le  cerveau,  ces  mêmes 
mouvements,  rendus  plus  vifs  par  la  respi- 
ration, lui  font  parvenir  une  onde  qui  le  sou- 
lève et  le  laisse  ensuite  retomber;  l'excitation 
que  produisent  les  cris  arrachés  à  l'enfant 
par  la  douleur  du  part  et  l'impression  du 
nouveau  milieu,  paraît  même  destinée  à  tirer 
le  cerveau  de  sa  léthargie,  en  lançant  vers  lui 
un  jet  de  sang  plus  abondant,  tandis  que  le 
cœur  gauche,  auquel  alflue  un  sang  devenu 
vermeil,  se  contracte  avec  plus  d'énergie. 
Dès  lors,  en  effet,  l'encéphale  exécute  un 
mouvement  dont  le  rhythme  est  régulier  et 
coïncide  avec  celui  du  système  vasculaire  :  il 
s'élève  pendant  la  diastole  des  artères,  et  s'a- 
baisse pendant  leur  systole  ,  ce  dont  on  [)eut 
aisément  se  convaincre  en  posant  la  main  sur 
la  grande  fontanelle.  Mais  ce  mouvement  a 
encore  un  résultat  mécanique  ;  car  il  rétablit 
la  forme  normale  de  la  tête ,  qui  avait  été 
violemment  changée  pendant  la  parturilion. 

Comme  l'activité  plastique  se  déploie  sur- 
tout dans  le  système  de  la  sensibilité ,  pour 
lui  faire  acquérir  les  forces  nécessaires  à  lac- 
complissement  de  ses  fonctions  spéciales,  le 
sang  se  porte  avec  force  h  la  tête,  afin  de  par- 


285 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


achever  le  développement  du  cerveau ,  des 
organes  sensoriels  et  des  dents,  ce  qui  dégé- 
nère fréquemment  en  un  état  inflamnijitoire 
des  membranes  cérébrales  plastiques  (h'ydro- 
pisie  des  ventricules  ) ,  des  paupières  et  du 
conduit  auditif  (olorrhée). 

La  sensibilité  est  aussi  plus  particulière- 
ment tournée  vers  la  matière  ;  les  organes 
sensoriels  ont  d'abord  peu  d'impressionnabi- 
lité  h  l'égard  de  leurs  stimulants  dynaniques, 
et  cette  faculté  ne  se  développe  en  eus.  que 
peu  à  peu.  Le  nerf  grand  sympathique  a 
encore  la  prépondérance;  il  est  proportion- 
nellement plus  fernie  et  plus  dense  que  les 
autres  nerfs  (Mende,  Handbuch  der  gerichtli- 
chen  Medicin,  t.  IV,  p.  49),  et  il  n'y  a  que 
les  changements  de  la  vie  végétale,  en  par- 
ticulier les  aifections  des  organes  digestifs, 
qui  exercent  une  forte  influence  sur  la  sen- 
sibilité. 

11  résulte  de  là  que  les  organes  centraux  de 
la  vie  animale  n'ont  point  encore  acquis  la 
domination  à  lacjuelle  ils  sont  destinés,  et 
vers  la  conquôle  de  laquelle  ils  marchent 
seulement  d'une  raan-ière'  graduelle.  Le  cer- 
veau est  encore  très-volumineux,  de  manière 
(pie  la  proportion  de  son  poids,  comparé  à 
celui  du  corps  entier,  est  de  1 :  8.  tandis  que, 
chez  l'adulte,  elle  n'est  que  de  1  :  40  ou  50  ; 
car  l'accroissement  est  une  manifestation 
matérielle  de  la  \ie  qui  se  retire  sur  l'ar- 
rière-pian,  lorsque  la  direction  dynani- 
que  intérieure  devient  plus  prononcée.  Le 
lissu  mou  de  cet  organe  acquiert  peu  à  peu 
plus  de  consistance;  la  différence  entre  les 
substances  grise  et  blanche  se  marque  davan- 
tage, et  la  substance  jaunâtre  qui  les  sépare 
l'une  de  l'autre  s'efface  de  plus  en  plus.  A 
l'époque  de  la  naissance,  le  tronc  cérébral  est 
encore  grisûlre  ;  bientôt  les  pyramides  blan- 
chissent, j)uis  les  olives,  au  bout  de  trois 
mois  le  pont,  après  le  sixième  mois  les  cuisses 
du  cerveau  et  les  éminences  médullaires 
(Meckel,  Manuel  d'anat.,  t.  IV).  La  prépon- 
dérance du  cerveau  proprement  dit  sur  le 
cervelet ,  qui  distingue  l'organisation  hu- 
maine de  celle  des  anmiaux,  est  encore  plus 
grande  à  cette  époque  que  chez  l'adulte  :  en 
effet,  le  cervelet,  qui  s'est  formé  plus  tard, 
n'a  pas  encore  pris,  à  beaucoup  près,  tout 
son  développement ,  et  la  proportion  de  son 
volume  à  celui  du  cerveau  est  de  1  :  14,  tan- 
dis qu'elle  n'est  que  de  l  :  10  chez  l'adulte. 

La  domination  des  points  centraux  n'étant 
pas  encore  établie,  et  d'un  autre  côté  la  sen- 
sibilité étant  fort  en  émoi  dans  ce  qui  con- 
cerne son  rôle  passif,  il  s'ensuit  une  prédis- 
position particulière  aux  affections  dites  ner- 
veuses, spasmes,  convulsions,  coliques,  trisme 
des  mâchoires,  distorsion  des  yeux,  réveil 
en  sursaut,  etc. 

La  vie  morale  de  l'enfant  à  la  mamelle  se 
caractérise  aussi  par  la  prédominance  de  l'acti- 
vité périphérique  et  de  la  réceptivité  ;  les 
facultés  sensorielles  se  développent  peu  à  peu, 
et  les  impressions  extérieures  éveillentle  sen- 
timent de  soi-même,  .\ussi.  l'individualité 
morale  est-elle  d'abord  fort  peu  prononcée, 


LAN  280 

et  n'en  voit-on  paraître  que  par  degrés  des, 
traces  évidentes. 

La  vie  morale  ne  peut  pomt  encore  sup- 
porter longlemps  le  conllit  avec  les  objets  du 
dehors  ;  elle  fait  de  fréquents  retours  vers  la 
vie  d'isolement  qui  dominait  pendant  la  vie 
embryonnaire.  L'enfant  se  fatigue  bientôt 
d'exercer  ses  sens,  et  tombe  dans  le  sommeil. 
PeniJant  les  premiers  jours  il  ne  reste  éveillé 
qu'environ  une  heure  par  jour  :  durant  les 
semaines  qui  suivent,  des  quarts  d'heure  de 
sommeil  alternent  avec  des  demi-heures  ou 
des  heures  entières  de  veille;  vers  le  sixième 
mois,  il  reste  éveillé  huit  heures  par  Ijour,  et 
en  consacre  seize  à  dormir.  Les  alternatives 
de  veille  et  de  sommeil  ne  dépendent  encore 
que  de  l'état  individuel,  et  n'ont  aucun  rap- 
port avec  celui  de  la  nature,  ou  avec  la  suc- 
cession du  jour  et  de  la  nuit.  Du  reste,  l'en- 
fant nouveau-né  dort  d'autant  plus  longtemps, 
qu'il  est  venu  au  monde  h.  une  époque  plus 
éloignée  du  terme  de  sa  maturité.  Beaucoup 
d'enfants  venus  avant  terme  ne  dorment 
presque  pas,  et  gémissent  continuellement  : 
mais  cet  effet  tient  uniquement  à  ce  que,  pro- 
duisant peu  de  chaleur, ils  sont  douloureuse- 
ment affectés  par  le  froid  quand  on  ne  les 
soigne  pas  autrement  que  des  enfants  venus 
à  terme  [Addition  de  Hayn). 

Les  jurisconsultes  romains  ne  considéraient 
pas  l'embryon  comme  un  être  moral,  pos- 
sédant des  droits,  et  envers  lequel  on  pût 
commettre  des  délits;  ils  ne  voyaient  en  lui 
qu'une  partie  du  corps  maternel,  et  n'admet- 
taient l'enfant  à  la  jouissance  des  droits  de 
l'homme  qu'après  qu'il  s'était  séparé  de  sa 
mère  et  que  la  respiration  l'avait  animé  en 
le  faisant  participer  à  l'âme  du  monde.  Ces 
déterminations  peuvent  être  bonnes  en  pra- 
tique, mais  elles  ne  sont  pas  fondées,  scien- 
tifiquement parlant.  L'd/ne  n'est  point  un 
étranger  qui  monte  sur  un  vaisseau  équipé 
pour  lui,  quand  ce  navire  sort  du  port  à 
pleines  voiles.  Elle  existe  primordialement, 
comme  point  unitaire  de  la  vie,  et  l'on  ne 
peut  pas  plus  la  comprendre  séparée  du  corps, 
qu'il  n'est  possible  de  concevoir  un  centre 
sans  périphérie,  ou  une  péripiiérie  sans 
centre.  Mais,  au  début,  elle  est  enveloppée 
dans  le  corps  matériel,  et  elle  ne  devient  un 
être  particulier  que  par  l'effet  d'un  dévelop- 
pement qui  se  manifeste  pendantla  première 
enfance. 

Pour  que  l'âme  puisse  se  réaliser  et  se 
développer  comme  force  spéciale,  il  faut 
qu'elle  brise  ses  liens  et  qu'elle  se  dégage  de 
la  vie  malérielle.  Or  elle  n'a  pas  ce  pouvoir 
par  elle-même;  elle  ne  l'acquiert  qu'avec  le 
secours  du  monde  extérieur  exerçant  une 
vive  stimulation  sur  le  sentiment  de  l'exis- 
tence. Sa  séparation  s'opère  donc  pendant 
et  après  la  naissance  et  léclosion.En  effet, 
la  vie  tend  à  se  maintenir  d'une  manière 
uniforme  dans  la  route  qu'elle  parcourt,  et  à 
rester  toujours  semblable  à  elle-même  dans 
sa  progression  graduelle;  mais  la  naissance 
de  l'homme  n'est  point  un  développement 
calme,  c'est  au  contraire  une  précipitatiou 
violente  dans  un    monde  nouveau,  qui,  ao 


£87 


LAX 


DICTIONNAIRE  DE  PIIILOSOPIIIE. 


LAN 


2SS 


premier  niomciit  Je  son  contact,  agit  comme 
une  chose  totalement  étrangère,  et  porte  le 
trouble  dans  la  marche  qu'avait  suivie  la  vie 
jusqu'alors;  c'est  une  scission  instantanée 
entre  le  monde  et  l'organisme,  qui  en  entraîne 
une  non  moins  instantanée  entre  l'âme  et 
le  corps.  Car  si  l'âme  n'avait  été  jusqu'alors 
qu'un  sentiment  obscur  d'existence  maté- 
rielle, ce  sentiment,  de  môme  que  toute  vie 
quelconque,  avait  pour  type  primordial 
l'unité  et  l'harmonie  du  multiple  :  or  quand, 
au  moment  de  la  naissance,  le  monde  exté- 
rieur fait  brusquement  irruption,  il  donne 
lieu  à  un  sentiment  nouveau,  celui  de  l'exis- 
tence s'éloignant  de  son  type;  le  sentiment 
de  la  vie,  comme  côté  idéal  de  celte  même 
vie,  se  trouve  en  conflit  avec  la  réalité,  ou 
avec  l'existence  matérielle,  et  de  là  vient  qu'il 
s'établit  une  scission  dans  la  vie,  la  cause 
se  sépare  du  phénomène,  l'âme  s'oppose  au 
corps,  et  par  conséquent  cette  âme  sort  de 
son  sommeil  léthargique.  Mais  le  nouveau 
rapport  dans  lequel  l'organisme  se  trouve 
placé  à  la  naissance  n'est  étranger  que  par 
sa  nouveauté,  et  comparativement  à  l'état  qui 
le  précédait;  en  lui-même  il  correspond  par- 
faitement h  la  vie  de  cet  organisme,  et  l'em- 
bryon y  était  tout  préparé  :  la  brusque  méta- 
morphose qui  éveille  l'âme  ne  produit  donc 
qu'un  trouble  momentané  dans  la  vie,  et  en 
effet,  quand  le  part  dure  trop  longtemps,  ce 
trouble  devient  mortel. 

L'harmonie  avec  le  monde  extérieur  ne 
tftrde  pas  à  se  manifester.  Dès  que  l'enfant  a 
triomphé  des  étreintes  du  part  et  de  l'orage 
qu'excite  en  lui  la  première  impression  du 
monde  extérieur,  dès  que  les  soins  de  sa 
mère  lui  ont  procuré  une  couche  molle  et 
chaude,  il  se  calme  et  retombe  dans  l'état 
embryonnaire;  l'âme,  que  le  danger  avait 
éveillée,  mais  que  l'harmonie  des  nouveaux 
rapports  extérieurs  avec  la  vie  satisfait,  se 
replonge  dans  la  vie  matérielle,  et  laisse  le 
soin  du  conflit  avec  le  monde  extérieur  à  la 
fonction  toute  végétale  delà  respiration.  Le 
nouveau-né  ne  manifeste  son  bien-être  que 
par  le  sommeil;  toutes  les  fois  qu'il  s'éveille, 
c'est  qu'il  éprouve  une  sensation  doulou- 
reuse, et  il  le  témoigne  par  un  cri  plaintif, 
car  il  n'y  a  que  le  besoin  de  nourriture  qui 
puisse  le  tirer  de  son  assoupissement. 

Ce  sentiment  douloureux  de  la  faim,  ou 
plutôt  de  la  soif,  est  également  nouveau;  car, 
en  se  séparant  de  sa  mère  et  quittant  l'œuf, 
l'enfant  a  cessé  de  jouir  d'une  nutrition  végé- 
tale non  interrompue,  et  son  corps  n'est  plus 
continuellement  mouillé  par  un  liquide  ali- 
bile;  il  s'est  fait  une  pause  dans  la  nutrition, 
et  l'air  qui  entre  et  sort  pendant  le  sommeil 
occasionne  une  sécheresse  désagréable  delà 
bouche;  de  la  naît  donc,  entre  le  sentiment 
et  l'existence ,  un  nouvel  antagonisme,  qui 
amène  la  cessation  du  sommeil,  de  ce  retour 
à  la  vie  embryonnaire. 

Déjà,  par  avance,  le  sein  maternel  s'est 
rempli  de  lait  pour  apaiser  cette  douleur; 
mais  la  manière  dont  le  phénomène  a  lieu 
réunit  toutes  les  conditions  requises  pour 
stimuler  et  exalter  le  sentiment  de  la  vie. 


Ce  n'est  plus,  comme  après  la  naissance,  l'e- 
loignement  d'impressions  pénibles  et  dés- 
ordonnées qui  procure  du  calme  ;  c'est  une 
action  j)osilive,  une  action  bienfaisante.  Le 
sein  mou  et  chaud  sur  lequel  repose  mainte- 
nant la  face  du  nouveau-né,  fournit  une 
liqueur  chaude,  douce,  sucrée  et  nourrissante, 
qui  humecte  la  bouche  devenue  sèche, et  qui, 
parvenue  dans  l'estomac,  {)roduit  le  senti- 
ment agréable  de  la  satiété.  C'est  la  première 
jouissance  de  la  vie  que  procure  le  monde 
extérieur,  et  elle  a  pour  condition  une  pri- 
vation antérieure,  qui  ne  s'était  jamais  fait 
sentir  pendant  la  vie  embryonnaire.  Mais  cette 
jouissance  est  en  môme  temps  active  :  ce 
n'est  qu'en  exerçant  ses  propres  muscles 
que  le  nouveau-né  se  procure  le  liquide  répa- 
rateur, et  en  l'attirant  avidement  à  lui,  il  a, 
pour  la  première  fois,  le  sentiment  obscur  d'un 
déploiement  de  force  suivi  d'un  résultat. 
Ainsi,  sur  le  sein  de  sa  mère, il  sent  le  monde 
comme  une  chose  extérieure,  qui  vient  avec 
bienveillance  au-devant  de  lui,  et  en  môme 
temps  il  se  sent  lui-même  comme  être  agis- 
sant. Satisfait  delà  jouissance  et  fatigué  de 
la  succion,  il  retombe  dans  l'assoupissement, 
pour  n'en  plus  sortir  que  quand  le  besoin  de 
nourriture  reparaîtra. 

A  force  de  répéter  la  jouissance  et  d'exer- 
cer sa  force,  il  s'accoutume  peu  à  peu  au 
monde  extérieur  qui  lui  procure  l'une  et 
assure  l'effet  de  l'autre;  le  sommeil  devient 
plus  court,  et  les  organes  des  sens,  éveillés 
à  leur  tour,  reçoivent  alors  des  impressions. 
Ici  le  monde  extérieur  continue  ce  que  la 
mère  avait  commencé  dans  la  parturition  e* 
l'allaitement:  il  procure  à  l'enfant  des  impres- 
sions qui  chatouillent  agréablement  en  lui 
le  sentiment  de  l'existence,  en  même  temps 
qu'ils  lui  fournissent  des  moyens  variés  d'exer- 
cer ses  forces.  Tandis  qu'il  agit  ainsi,  l'âme 
se  dégage  de  plus  en  plus  de  la  vie  maté- 
rielle, et  devient  assez  libre  pour  pouvoir  se 
développer  désormais  conformément  à  son 
essence. 

Le  caractère  moral  de  la  première  enfance 
consiste   donc  en  ce   que  la  vie,  d'une  ou 
indifférente  qu'elle   était,  se  scinde  ou  se 
déploie  en   vie  morale  et  vie  matérielle,  el 
en  ce  que  l'âme  s'éveille  par  l'effet  de  l'anta- 
gonisme  qui  s'établit  entre   elle  et  le  corps. 
Au  moyen  de  cet  antagonisme,  l'âme  com- 
mence à  prendre  possession  du  corps,  et  à 
étendre  sa  domination  sur  lui.  Ainsi  les  mus- 
cles, qui  d'abord  agissaient  sans  conscience, 
se  soumettent  peu  à  peu  à  la  volonté  ;  les 
organes  sensoriels,  qui  avaient  été  jusqu'alors 
inactifs,  s'appliquent  par  degrés  au  rôle  qu'ils 
doivent  jouer;  les   glandes   lacrymales,  qui 
sécrétaient   dès  l'origine,  passent  plus  tard 
aux  ordres  du  sentiment.  De  cette  manière, 
la  diminution   de  besoin    matériel  devient 
de  plus  en  plus  restreinte,  à  mesure  que  les 
relations  de  l'âme  avec  le  monde  extérieur, 
d'abord  purement  passives,  mais  bientôt  acti- 
ves aussi,  deviennent  elles-mêmes  plus  libres. 
L'âme  commence  à  s'approprier  le  monde  ; 
elle  reste  faible,  à    la  vérité,  el  s'en   tient 
uniquement  à  l'apparence  extérieure  de  l'exis» 


28? 


LAN 


PSYCnOLOOlE. 


LAN 


290 


stence  matérielle,  au   prissent  immédiat,  en      plus  réunis  ;   le    plaisir    que    l'imagination 


un  mot  à  un  horizon  fort  borné;  cependant 
on  voit  déjà  percer,  à  travers  ces  formes 
grossières,  une  autre  forme  plus  relevée,  l'in- 
telligence et  le  sentiment,  de  sorte  que,  mal- 
gré la  ressemblance  du  nouveau-né  avec 
l'animal, le  caractère  distinctif  de  l'humanité 
se  révèle  paitout  en  lui. 

Le  développement  moral  marche  avec  une 
rapidité  extrême  pendant  cette  courte  pé- 
riode, qui  renferme  en  elle  le  fond  de  toute 
la  vie  subséquente.  Il  y  a  autant  de  distance, 
sous  le  point  de  vue  moral,  entre  le  nou- 
veau-né et  l'enfant  de  neuf  mois,  qu'on  en 
trouve,  sous  le  rapport  du  physique,  entre 


trouve  à  les  exercer,  devient  plus  vif;  l'en- 
fant laisse  échapper  les  premiers  sons  libres, 
qui  sont  l'expression  du  plaisir  et  de  la  force 
vitale. 

Au  sixième  mois,  il  déploie  déjà  beaucoup 
d'activité,  et  il  est  vivement  attiré  par  la  na- 
ture et  par  l'homme. 

Au  septième  mois,  il  commence  à  témoi- 
gner l'accroissement  de  sa  force  intérieure, 
en  cherchant  de  lui-même  à  s'occuper  :  il 
essaye  déjà  de  se  tenir  debout  ;  les  sons  qu'il 
fait  entendre  sont  plus  déterminés  et  expri- 
ment déjà  l'état  de  son  moral. 

Au  huitième  mois,  il  commence  à  imiter 


l'embryon  et  l'enfant  qui  vient  de  naître.  Nulle     les  sons  qu'il  a  entendus 


autre  période  de  la  vie  n'amène  de  si  grandes 
métamorphoses,  et  ne  fait  faire  des  progrès 
aussi  marqués  au  développement  des  facultés 
qui  se  rattachentà  l'âme. 

Pour  pouvoir  assigner  une  règle  générale 
à  la  série  de  ces  développements,  il  faudrait 
posséder  un  grand  nombre  d'observations 
semblables  à  celles  qu'ont  réunies  Dietrich 
Tiedemann  {Hessische  lieitrcrije  sur  Gclehr- 
samkeit  undKunst,  t.  II,  p.  313-334,486-502) 
et  Schwarz  (Erziehungslehre,  t.  III,  p.  313- 
341),  et  dont  les  premières  présentent  d'au- 
tant plus  d'intérêt  qu'elles  ont  eu  pour  objet 
un  homme  auquel  la  physiologie  doit  beau- 
coup, Frédéric  Tiedemann.  Cependant  nous 
croyons  que  les  déterminations  suivantes 
correspondent  à  peu  près  au  type  normal. 

Pendant  les  quatre  premières  semaines 
règne  la  réceptivité  d'un  ordre  subalterne, 
savoir  la  sensibilité  générale  et  le  besoin 
matériel;  la  succion  est  le  seul  mouvement 
libre,  le  seul  qui  tende  à  un  but  déterminé, 
et  qui  atteigne  à  ce  but;  les  autres  mouve- 
ments musculaires  ne  consistent  qu'en  des 
extensions,  des  flexions  et  autres  ébats  sans 
volonté,  ou  du  moins  «ans  but. 

Au  second  mois  lunaire,  se  déploie  une 
réceptivité  supérieure  à  la  précédente  ;  les 
sens  reçoivent  des  impressions  plus  déter- 
minées,* et  l'âme  crée  les  premières  imagos 
du  monde  extérieur;  certains  objets  com- 
mencent à  faire  plaisir  à  l'enfant,  qui  par 
suite  les  désire,  et  le  désir  se  reflète  à  son 
tour  dans  le  mouvement;  tout  s'éclaircil  de 
cette  manière,  la  sensation  devient  idée,  le 
sentiment  de  la  vie  se  transforme  en  plaisir 
procuré  par  un  autre  mode  d'existence,  et 
Je  mouvement  acquiert  de  la  signiticalion. 

Durant  le  troisième  mois,  les  idées  acquises 


Au  neuvième  mois,  il  arrive  à  comprendre 
des  mots  liés  les  uns  avec  les  autres,  et  à  se 
faire  une  idée  des  rapports  entre  les  hommes. 

Au  dixième,  enfin,  il  devient  comnmni- 
catif,  exprimant  ainsi  non-seulement  une 
plénitude  de  force  qui  ne  peut  plus  demeu- 
rer cachée,  mais  encore  un  commencement 
de  commerce  intelligent  avec  les  hommes. 

Sens.  —  Si  maintenant  nous  passons  t^i 
revue  les  diverses  facultés  morales  les  unes 
après  les  autres,  nous  remar([uons  d'abord 
que  le  monde,  en  vertu  de  son  harmonie 
avec  la  vie  du  nouveau-né,  lui  offie  non-seu- 
lement les  substances  nécessaires  à  la  forma- 
tion de  son  corps  (lait  et  air),  mais  encore  des 
phénomènes  reçus  par  ses  sens,  qui  servent 
de  stimulant  et  de  matériaux  pour  son  dé- 
veloppement moral.  Mais  lui-même  est  pré- 
paré d'avance  à  cela,  puis(|ue,  dès  la  vie  em- 
bryonnaire, l'unité  qui  lie  tous  les  membres 
de  l'organisme  s'est  manifestée  comme  phé- 
nomène particulier  de  la  vie,  et  que  par  con- 
séquent le  sentiment  de  l'unité  de  la  vie 
dans  tous  les  points  de  l'organisme,  ou 
la  sensibilité  générale  icœnœsthesis),  s'est 
éveillé. 

Ce  sentiment  prédomine  d'abord,  et  c'est 
par  toute  la  surface  que  les  impressions  du 
monde  extérieur  sont  reçues.  Peu  à  peu  les 
développements  supérieurs  de  la  sensibilité 
générale,  ou  les  sens,  entrent  en  action,  non, 
comme  le  disent  certains  psychologistes,F.-A. 
Cams  (Psychologie,  t.  II,  p.  4(5),  par  exemple, 
suivant  l'ordre  du  rang  qu'ils  occupent  dans 
la  vie,  mais  par  une  succession  d'antago- 
nismes. 

Il  n'y  a  d'abord,  et  pendant  quelque  temps, 
que  les  deux  pôlts  extrêmes  de  la  vie  senso- 
rielle, le  sens  de  la  vue  et  celui  du  toucher 


par  les  sens  se  lient   en  une  première  expé-     qui  s'exercent;  le  premier,  actif,  tourné  vers 
_;  !..    _i-;„:-   ^.  i,    jx_i_:„:_    --xix       .     j^  lumièrc    ct  agi>sanl  à  dislaucc,  cmbrassc 

les  choses  comme  un  tout  et  mène  à  l'intui- 
tion du  monde;  le  second,  passif,  enchaîné 
aux  objets  voisins,  et  dirigé  uniquement  vers 
les  spécialités,  a  pour  objet  l'impénétrabilité, 
c'est-à-dire  l'expression  la  [)lus  pure  de  la 
matérialité. Mais  les  sens  de  la  lumière  et  de 
Timpénétrabilité,  réunis  ensemble,  donnent 
l'intuition  la  plus  immédiate  de  l'existence 
extérieure  elle-même,  tandis  que  les  autres 
sens  se  rapportent  davantage  aux  particula- 
rités de  l'existence  et  aux  qualités  des  choses. 
Immédiatement  après  se  développent  les 


nence;  le  plaisir  et  le  déplaisir  s'élèvent 
jus(|u'au  degré  qui  constitue  les  premières 
affections,  le  mouvement  devient  plus  libre, 
et  la  volonté  témoigne  sa  première  prise  de 
possession  du  monde  par  la  faculté  qu'a 
l'enfant  de  saisir  les  objets  extérieurs.  C'est 
le  moment  oCi  il  commence  à  empoigner,  à 
comprendre,  à  sentir. 

Au  quatrième  mois,  l'horizon  s'agrandit, 
et  l'imagination  s'éveille,  tant  sous  le  rapport 
du  i»laisir  esthétique,  que  sous  celui  du  plai- 
sir que  l'enfant  trouve  à  remuer  les  objets. 

Au  cinquième  mois,  les  divers  sens  sont 


^91 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  l'IIILOSOPIIIE. 


LAN 


292 


deux  sens  intermédiaires  de  la  série,  celui 
<le  l'ouïe  el  celui  du  goût,  tous  deux  appar- 
tenant à  la  sphère  du  cervelet,  tous  deux 
aussi  dirigés  vers  les  qualités  intérieures  des 
choses  et  les  proportions  des  activités. 

Enfin,  les  sens  qui  restent  le  plus  long- 
temps sans  se  développer,  sont  ceux  de 
l'odorat  et  du  palper,  qui  sont  également 
antagonistes,  puisque  le  premier  s'exerce  sur 
des  choses  vaporeuses  et  donne  des  percep- 
tions les  plus  indéterminées  de  toutes,  tandis 
que  le  second  a  pour  objet  les  corps  solides 
el  procure  les  plus  nettes  de  toutes  les  per- 
ceptions. La  cavité  nasale  demeure  trop  peu 
développée,  chez  l'enfant  à  la  mamelle,  pour 
qu'elle  puisse  donner  des  perceptions  aussi 
nettes  que  celles  des  autres  organes  senso- 
riels :  à  peine  d'ailleurs  les  perceptions  four- 
nies par  l'odorat  sont-elles  un  besoin  pour 
l'enfant  qui  telte,  d'un  côté,  parce  qu'elles 
ne  pourraient  guère  contribuer  à  étendre 
son  savoir  ;  d'un  autre  coté,  i)arce  qu'elles 
lui  seraient  inutiles,  attendu  qu'il  n'est  pas 
en  son  pouvoir  de  changer  de  lieu  et  d'exé- 
cuter les  mouvements  auxquels  ce  sens  le 
solliciterait.  S'il  est  vrai  que  des  enfants  nés 
aveugles  sentent  la  cuiller  pleine  d'un  ali- 
ment prépaie  au  lait  (Osiander,  Ilandbuch 
dcr  Entbindungskunsl,  t.  1,  p.  685],  ce  phé- 
nomène ne  peut  sans  doute  avoir  lieu  que 
dans  les  derniers  mois  de  la  première  en- 
fance, et  il  se  rattache  en  partie  à  ce  que 
l'absence  d'un  sens  est  compensée  par  le 
développement  plus  grand  d'un  autre,  de 
même  que  l'étal  de  cécité  dans  lequel  nais- 
sent les  animaux  de  proie  paraît  être  la  cause 
de  l'éducation  et  de  la  perfection  qu'acquiert 
chez  eux  le  sens  de  l'odorat. 

Mais  le  sens  du  palper  (ou  le  côté  actif  du 
sens  de  toucher)  ne  se  développe  pas  tant 
que  l'enfant  n'a  point  la  faculté  de  multi- 
plier, par  des  mouvements  libres,  ses  points 
de  contact  avec  les  corps  extérieurs.  Au  com- 
mencement de  la  première  enfance,  les  doigts 
sont  encore  inactifs,  et  la  plupart  du  temps 
fermés;  mais  les  lèvres,  qui  entrent  les  pre- 


plus  que  comme  organe  aérien  peu  de  temps 
après  la  naissance,  épociue  à  laquelle  la  res- 
piration et  l'éternumcnt  expulsent  les  mu- 
cosités qui  l'obstruent;  mais  sa  partie  mo- 
bile et  cartilagineuse  demeure  petite,  conijoa- 
rativemenlàsa  base,  pendant  toute  la  durée 
de  la  vie  embryonnaire. 

Le  nouveau-né  ouvre  les  yeux  dès  qu'il  a 
fait  une  inspiration  profonde  et  commencé  à 
(lier.  Suivant  llitgen  [Gemeinsamc  Zeitschrift 
fur  Geburtskundc,  t.  I,  p.  543),  il  les  ouvre 
déjh  pendant  le  part,  lorsqu'il  n'y  a  encore 
que  la  tête  qui  soit  sortie;  les  enfants  nés 
avant  le  terme  ou  débiles  ouvrent  les  yeux 
plus  tard.  La  pupille  s'est  ouverte  à  la  lumière 
dès  la  vie  embryonnaire  ;  au  bout  de  quelques 
jours,  elle  s'agrandit,  surtout  après  quefen- 
fant  a  teté.:  en  général,  elle  a  plus  de  lar- 
geur, proportion  gardée,  que  chez  l'adulte; 
car  l'iris  est  si  étroit  encore,  que  son  cercle 
vasculaire  interne,  sur  lequel  se  sont  retirés 
les  vaisseaux  de  la  membrane  pupillaire, 
occupe  le  bord  interne  de  l'iris,  tandis  que, 
chez  l'adulte,  on  le  trouve  sur  sa  face  anté- 
rieure; f)eu  à  peu  la  pupille  se  rétrécit,  sur- 
tout quand  la  vue  acquiert  plus  de  portée. 
Pendant  la  première  semaine,  la  cornée 
transparente,  l'humeur  aqueuse,  le  cristallin 
et  le  corps  vitré  deviennent  plus  limpides 
et  plus  accessibles  à  la  lumière  qu'ils  ne  l'é- 
taient durant  la  vie  embryonnaire;  la  tache 
jaune  se  prononce  à  la  rétine;  enfin,  comme 
l'humeur  aqueuse,  dont  la  quantité  augmente 
dans  les  deux  chambres,  rend  la  cornée  plus 
convexe,  et  repousse  le  cristallin  en  arrière, 
l'œil  devient  plus  apte  à  voir  dans  l'air, 
tandis  que,  pendant  la  vie  embryonnaire,  il 
se  rapprochait  davantage  de  la  disposition 
qu'il  allecte  chez  les  animaux  aquatiques. 
D'après  les  observations  d'Ammon,  la  rétine 
devient  peu  à  peu  plus  mince  et  plus  lisse  : 
son  bord  cesse  peu  à  peu  de  se  renverser  en 
arrière,  et  se  soude  avec  le  bord  antérieur  de 
la  capsule  cristalline  et  de  la  couronne  ci- 
liaire;  des  plis  il  ne  reste  presque  plus  que 
'e  grand  pli  transversal,  dans  lequel  se  trouve 


micres  en  contact  avec  d'autres  corps  parle     la  plupart  du  temps  le  trou  central,  qui  est 


fait  de  l'action  musculaire,  sont  alors  les  seuls 
organes  du  palper  :  quand  plus  tard  l'enfant 
à  la  mamelle  saisit  les  corps,  il  ne  fait  que 
les  prendre  de  sa  main  entière,  et  s'il  les  porte 
à  ses  lèvres,  ce  n'est  guère  que  pour  les 
examiner. 

Les  organes  sensoriels  sont  même  d'abord 
garantis  des  impressions  par  des  dispositions 
matérielles,  et  ils  ne  s'ouvrent  que  peu  5  peu. 

Celui  de  tous  qui  se  trouve  le  moins  dans 
ce  cas  est  la  peau;  car,  en  sa  qualité  d'or- 
gane du  toucher,  elle  est,  par  son  essence 
môme,  exposée  dès  l'origine  aux  impressions 
du  dehors,  dont  la  violence  peut  à  peine 
être  modérée  par  le  vernis  caséeux  qui 
l'enduit. 

Parmi  les  autres  organes  sensoriels,  c'est 
la  bouche  qui  s'ouvre  la  première;  elle  le 
fait  dès  la  vie  embryonnaire,  mais  elle  n'a 
d'abord  d'autre  usage  tlue  d'admettre  l'air  et 
la  nourriture. 

Le  nez,  fortemeot  aplati,  ne  s'ouvre  non 


probablement  le  débris  d'une  plus  grande 
fente,  oblitérée  en  partie  dès  la  vie  embryon- 
naire; la  tache  jaune  se  produit  au  cinquième 
mois,  par  une  sécrétion  de  vaisseaux  parti- 
culiers allant  de  la  choroïde  à  la  rétine;  le 
pigment  de  la  choroïde  et  la  sclérotique 
sont  encore  minces  et  délicats. 

Chez  le  nouveau-né,  les  oreilles  sont  ap- 
pliquées immédiatement  à  la  tête,  dont  elles 
ne  commencent  à  se  détacher  que  plus  tard. 
La  respiration  et  l'éternument  débarrassent 
peu  à  peu  la  caisse  tympanique  du  mucus 
qu'elle  contient,  et  qui  s'échappe  par  la 
trompe  d'Euslache;  plus  lard  seulement  dis- 
paraît le  bouchon  gélatineux  qui  couvre  la 
surface  extérieure  de  la  membrane  du  tym- 
pan. Au  troisième  mois,  le  cadre  tympanal 
se  soude  complètement  avec  le  rocher,  et  sa 
partie  inférieure,  qui  s'élargit,  forme  la  base 
du  conduit  auditif  osseux,  tandis  que  l'oreille 
externe  marche  avec  lenteur  dans  son  déve- 
loppement. 


I 


293  LAN  PSYCIIOI 

Les  organes  du  palper  sont  ceux  qui  de- 
meurent inertes  le  plus  longtenips. 

Les  sens  n'agissent  d'abord  que  comme  or- 
ganes du  sens  fondamental,  c'est-à-dire  de 
la  sensibilité  générale  :  les  afïcctions  qu'ils 
t^prouvent  de  la  part  des  objets  ne  font  naître 
qu'une  modification  dans  1q  sentiment  de 
l'existence,  qu'une  simple  sensation  subjec- 
tive, qui  ne  se  rapporte  à  rien.  L'enfant  à  la 
mamelle  se  comporte  d'abord  d'une  manière 
lurement  passive;  dans  l'état  où  l'a  placé 
e  monde  extérieur,  il  ne  sent  que  sa  propre 
existence,  sans  pouvoir  la  distinguer  de 
l'existence  extérieure  qui  l'a  mis  dans  cet 
état.  C'est  l'inverse  du  rêve;  celui  qui  rêve 
prend  le  subjectif  pour  l'objectif,  tandis  que 
l'enfant  nouveau-né  n'aperçoit  que  le  sub- 
jectif dans  l'objectif. 

En  effet,  pendant  les  premiers  jours,  il  ne 
voit  point  encore,  et  ne  fait  que  jouir  de  l'ex- 
citation bienfaisante  de  la  lumière;  aussi  son 
œil  ne  reflète-t-il  aucun  rayon  de  vie  morale; 
il  manque  de  toute  expression  d'activité  in- 
tellectuelle, paraît  dépourvu  d'intelligence, 
ne  s'attache  point  aux  objets  extérieurs,  et  ne 
se  détourne  pas  quand  un  corps  prend  sa 
direction  vers  lui  en  ligne  droite.  11  n'est  ani- 
mé que  par  le  besoin  de  la  lumière.  Peu  de 
temps  après  la  naissance,  comme  aussichaque 
fois  qu'il  s'éveille,  le  nouveau-né,  s'il  est 
tranquille,  cherche  la  lumière,  d'abord  en 
tournant  la  tète,  puis  en  dirigeant  ses  yeux 
vers  elle.  Cette  pailicularité  le  dislingue  de 
tous  les  animaux  nouvellement  nés;  il  peut 
môme  regarder  le  soleil  sans  en  être  aveuglé, 
car  l'aveuglement  n'est  qu'un  trouble  de  la 
vue,  et  il  ne  saurait  avoir  lieu  quand  celle-ci 
n'existe  point  encore.  D'un  autre  coté,  la 
longueur  du  sommeil  garantit  l'œil  du  danger 
de  la  surexcitation. Par  consé(iuent,  si  Osiander 
(Mende,  loc.  cit.,  t.  IV,  p.  26)  a  été  trop  loin 
en  disant  que  toute  clarté  qu'un  adulte  peut 
su[)portcr  convient  à  un  enfant  nouveau-né, 
il  n'est  pas  moins  contraire  à  la  nature  d'en- 
fermer celui-ci  dans  l'obscurité;  car  une  lu- 
mière modérée  et  uniforme  est  un  besoin  pour 
lui,  et  ne  peut  exercer  qu'une  action  salu- 
taire sur  son  organisme,  attendu  que  l'homme 
naît  pour  la  lumière  et  non  pour  les  ténèbres. 
Si  d'ailleurs,  comme  Portai  dit  l'avoir  sou- 
vent observé,  les  débris  de  la  membrane  pu- 
pillaire  ne  s'etiacent  complètement  que  six  à 
huit  jours  après  la  naissance,  ils  ne  troublent 
loint  la  fonction  de  l'œil  à  cette  époque, 
iuisqu'ils  n'affaiblissent  pas  l'impression  de 
a  lumière;  le  seul  effet  de  leur  présence 
serait  de  rendre  la  vue  confuse,  si  elle  avait 
déjà  lieu. 

Le  sens  du  toucher  est  aj;réablemcnt  sti- 
mulé par  les  choses  molles  et  souples.  L'en- 
fant nouveau-né  se  trouve  bien  dans  un  bain 
chaud,  au  sortir  duquel  on  le  place  dans  du 
linge  sec.  Bientôt  aussi  sa  peau  devient  sen- 
sible à  l'action  des  matières  qu'il  rejette  de 
son  corps,  de  manière  qu'il  se  réveille  chaque 
fois  qu'il  a  sali  ses  langes. 

D'abord  il  n'entend  point,  et  les  ondes  so- 
nores ne  font  que  l'ébranler  :  aussi  un  fort 
bruit  lui  cause-t-il  des  tressaillements,  oen- 


,OGIE.  LAN  2:4 

tlant  le  sommeil  comme  pendant  la  veille. 
La  sensibilité  générale  est  mémo  assez  ob- 
tuse sous  ce  rapport,  car  il  faut  un  bruit  con- 
sidérable pour  interrompre  le  sommeil  de 
l'enfant  pendant  la  première  semaine  et 
jusque  dans  le  cours  de  la  troisième.  S'il 
cherche  la  lumière,  qui  le  réjouit,  le  son  vient 
à  sa  rencontre  sans  qu'il  le  désire,  et  n'agit 
sur  son  oreille  qu'en  y  portant  le  trouble.  Ce 
n'est  qu'à  la  fin  du  premier  mois,  ou  même 
vers  le  milieu  du  second,  que  les  sons  com- 
mencent à  l'affecter  d'une  manière  agréable; 
alors  de  douces  paroles  et  le  chant  apaisent 
aisément  ses  pleurs  et  l'endorment.  Mais, 
tandis  que,  vivant  au  sein  de  la  lumière  et 
attiré  par  les  objets  visibles,  il  arrive  à  des 
intuitions  déterminées  |  ar  le  moyen  de  la 
vue,  dans  l'exercice  de  laquelle  il  se  com- 
porte d'une  manière  active,  son  ouie  demeure 
bornée,  jusque  vers  le  troisième  mois,  au 
sentiment  général  du  son. 

Pendant  les  premières  semaines  le  senti- 
ment général  de  l'organe  du  goiit  est  encore 
fort  obtus  :  le  nouveau-né  avale  tous  les  li- 
quidts  qu'on  lui  présente,  l'infusion  de  ca- 
momille ou  la  teinture  de  rhubarbe,  comme 
le  lait;  sa  bouche  n'est  encore  qu'un  simple 
organe  de  succion,  et  il  n'y  a  ni  niouveiueiit 
musculaire  qui  multiplie  le  contact  de  la 
nourriture  avec  la  membrane  muqueuse,  ni 
salive  qui  se  môle  à  cette  nourriture  pour  eu 
commencer  la  digestion.  H  n'y  a  point  en- 
core de  choix,  puisque  la  nutrition  est  con- 
liéc  au  sein  maternel.  A  la  fin  du  i)remier 
mois,  l'enfant  commence  à  témoigner  de  la 
répugnance  pour  les  médicaments;  la  sensi- 
bilité de  sa  langue  est  affectée  désagréable- 
ment par  les  substances  âpres,  amères,  salées 
et  acides;  cependant  il  prend  encore  indis- 
tinctement tous  les  liquides  doux  et  sucrés, 
comme  l'eau  de  gruau,  l'eau  panée,  l'infusion 
de  fenouil,  etc. 

C'est  au  second  mois  seulement  que  se  ma- 
nifeste la  sensibilité  générale  de  l'odorat. 
L'enfant  commence  alors  h  ôtre  affecté  d'une 
manière  agréable  par  l'atmosphère  de  sa 
mère  ou  de  sa  nourrice,  dont  il  a  contracté 
l'habitude  ;  car  la  femme  qui  le  soigne  par- 
vient plus  aisément  que  toute  autre  per- 
sonne à  l'apaiser  dans  l'obscurité  sans  avoir 
besoin  de  lui  parler.  Un  enfant  de  cinq  se- 
maines ne  pr-enait  volontiers  que  le  sein  de 
sa  nourrice,  dont  la  transpiration  exhalait  une 
mauvaise  odeur;  il  saisissait  avec  difficulté 
celui  de  toute  autr-e  femme,  et  se  mettait  à 
crier  dès  que  la  nourrice  s'approchait  de  lui 
ou  le  prenait  dans  son  lit.' 

Facultés  intcUectuetlfs.  —  La  connaissance 
commence  par  la  perception,  c'est-à-dire  par 
la  faculté  de  distinguer  sa  propre  existence 
de  toute  autre,  et  par  la  notion  de  l'existence 
objective  eu  généi'al.  Pendant  quelque  temps, 
le  sentiment  de  soi-mômc  n'est  qu'affecté  par 
les  imi)ressionssensorielles;  mais  le  moment 
arrive  peu  à  peu  où  à  l'affection  se  joint 
aussi  une  réaction.  Si  les  impressions  senso- 
rielles n'avaient  d'abord  qu'à  mettre  en  mou- 
vement un  milieu  pénôtrable  et  sans  résis- 
tance, qui  se  comportait  à  leur  égard  d'une 


295 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  PIIlLOSOPniE. 


LAN 


296 


niani(irc  i)uroment  passive,  il  y  a  niainlonant 
un  fond  impéniUrahle  qui  t)rise  ratlection 
sensorielle.  Ce  fond  opposant  de  la  résis- 
tance, l'impression  reste  davantage  à  la  sur- 
face, de  sorte  que  l'enfant  parvient  à  se  dis- 
tinguer, comme  chose  une  et  permanente, 
des  divers  changements  que  subit  son  état, 
c'est-h-dire  de  ses  sensations.  Il  s'aperçoit 
alors  que  ces  sensations  ne  sont  point  sorties 
de  lui,  mais  qu'elles  ont  pénétré  en  lui,  que 
j)ar  conséquent  il  y  a  une  existence  étran- 
gère, quelque  chose  d'objectif,  qui  a  déter- 
miné ia  sensation,  en  élevant  un  obstacle  au 
devant  de  sa  vie.  Cette  percej)tion  le  rap- 
proche de  la  vérité,  mais  faiblement  encore  ; 
car  elle  se  borne  à  fiiire  reconnaître  l'exis- 
tence d'un  monde  extérieur,  sans  procurer 
aucune  notion  de  ses  particularités.  Quand 
des  aveugles  de  naissance  recouvrent  la  vue 
h  r.lgede  raison,  ils  ne  voient  que  les  cou- 
leurs, et  croient  d'abord  avoir  dans  les  yeux 
une  surface  bariolée.  L'enfant  nouveau-né 
doit  apercevoir  ainsi  le  monde  :  il  doit  voir 
les  choses,  sans  en  distinguer  les  parties. 

Ce  chaos  s'éclaircit  peu  à  peu  loi-sque  l'en- 
fant commence  à  analyser  et  à  distinguer,  et 
qu'il  manifeste  ce  penchant  à  l'examen  par 
Ja  fixation  de  son  activité  sensorielle  sur  un 
objet  déterminé,  c'est-h-dire  par  l'attention. 
D'abord  il  s'occupe  des  choses  visibles;  de 
la  masse  colorée  qui  rencontre  son  œil,  se 
détachent  les  corps,  comme  autant  d'objets 
distincts.  Mais  ces  corps  se  détachent  ainsi 
par  le  mouvement;  c'est  parce  qu'il  y  en 
a  qui  se  meuvent  dans  l'espace  et  d'autres 
qui  gardent  le  repos,  que  tous  paraissent  dis- 
tincts les  uns  des  autres.  Aussi  l'enfant  ne 
remarque-t-il  d'abord  que  les  corps  qui  se 
meuvent;  tandis  qu'ils  parcourent  l'espace, 
son  œil  s'attache  à  eux,  ou  se  meut  dans  la 
môme  direction;  les  muscles  oculaires  sont 
les  organes  de  l'attention,  et  en  faisant  con- 
verger vers  l'objet  qui  fixe  la  vue  les  axes 
des  yeux,  jusqu'alors  situés  parallèlement 
l'un  à  l'autre,  ils  établissent  l'unité  de  ces 
organes  par  rapport  aux  connaissances  qui 
peuvent  être  acquises  avec  leur  secours.  C'est 
ainsi  qu'au  commencement  du  second  mois 
l'enfant  commence  à  regarder,  dirige  spon- 
tanément son  œil  vers  les  objets,  et  apprend 
à  connaître  les  formes. 

L'attention  ne  se  jjorte  sur  le  son  qu'au 
troisième  ou  au  quatrième  mois. 

Dès  que  l'enlanl  a  saisi  des  détails,  Vasso- 
ciation  des  sens  lui  fait  connaître  la  subs- 
lantialitédes  choses,  c'est-à-dire  lui  apprend 
que  ce  qu'il  voit  est  un  corps,  un  objet  rem- 
plissant un  certain  espace.  11  s'aperçoit  que 
des  sensations  ditférentes  peuvent  être  pro- 
duites, dans  ses  divers  sens,  par  un  seul  et 
même  objet.  C'est  sur  le  sein  de  sa  mère  qu'il 
acquiert  cette  première  expérience  :  il  sent 
la  chaleur,  la  mollesse,  la  douce  résistance 
de  ce  sein,  sur  lequel  pose  sa  face;  il  aper- 
çoit le  mamelon  rougeâtre  au  milieu  d'une 
surface  blanche  ;  il  le  sent  entre  ses  lèvres 
comme  un  corps  qu'il  peut  embrasser;  le 
lait  qui  en  découle  excite  agréablement  ses 
organes  dégustatifs.  Comme  ces  sensations  se 


rattachent  les  unes  aux  autres,  l'enfant  ap- 
prend que  c'est  le  même  sein  qui  agit  à  la 
fois  sur  son  toucher,  son  odorat  et  son  goût, 
qu'en  conséquence  un  môme  objet  l'allecte 
simultanément  de  plusieurs  côtés,  et  que,  par 
suite  un  seul  sens  est  insuffisant  pour  bien 
sentir  cet  objet.  Aussi  cherche-t-il  h  le  con- 
naître en  y  appliquant  plusieurs  sens.  Il  veut 
loucher  le  corps  qui  a  tlatté  son  œil  ;  il  saisit 
ce  corps  et  le  porte  h  ses  lèvres,   parce  que 
c'est  avec  elles  qu'il  a  senti  pour  la  première 
fois,  et  parce  qu'elles  restent  longtemps  en- 
core ses  organes  de   j)alper  proprement  dit. 
Plus  lard,  à  peu  près   au   quatrième  mois, 
il  veut  voir  ce  qu'il  a  entendu;  plus  tard  en- 
core, il  reconnaît  les  parties  de  son  propre 
corps,  et  ramène  ainsi,  par  l'intuition  senso- 
rielle, l'unité  dans  sa  sensibilité  générale.  Au 
cinquième  mois  environ,  lorsqu'il  est  étendu 
sur  son  lit,  on  le  voit  contempler  souvent  ses 
jambes   avec    beaucoup  d'attention,    tanrlis 
qu'il  les  remue;  il  examine  moins  ses  mains, 
parce  qu'il  les  a  toujours  sous  les  yeux,  et 
qu'habitué  à  les  voir,  il  les  considère  comme 
des  annexes  qui  se  conçoivent  d'eux-mêmes. 
Les  progrès  et  l'association  de  l'analyse  et 
de  la  synthèse  mènent  h  Vidée.  L'analyse  fait 
saisir  les  ditTérents  traits  d'une  chose  recon- 
nue, savoir  d'abord,  pour  les  objets  visibles, 
l'illumination,  la  couleur,  la  forme  et  le  vo- 
lume ;  puis  plus  tard,  pour  le  son,  le  timbre, 
l'intensité,  le  ton,  la  vitesse.  La  synthèse,  au 
contraire,  réunit  les  diverses  activités  senso- 
rielles en  une  seule  unité  intérieure  :  si  la 
concentration  des  sens  sur  une  chose  exté- 
rieure avait  fait  connaître  d'abord  l'unité  de 
l'objet ,  celle  des  sensations  dans  l'intérieur 
produit  l'unité  du  sujet.  Le  résultat  commun 
de  ces  deux  actes  est  de  ramener  les  divers 
phénomènes  extérieurs  à  l'existence  intérieure 
et  unique.  L'idée  qui  découle  de  là  est  une 
image  des  objets  atlectant  les  sens,  que  l'ac- 
tivité spontanée  du  sujet  créé  dans  son  pro- 
pre intérieur,  et  qui  embrasse,  comme  unité, 
es  divers  caractères  de  ces  objets.  L'enfant  à 
a  mamelle  entre  dans  ce  domaine  sans  s'y 
avancer  bien  loin  ;  il  connaît  plutôt  ce  que 
les  choses  ont  de  commun  entre  elles  et  leurs 
contours;  ses  idées  n'acquièrent  ni  une  en- 
tière précision  ,  parce  qu'elles  n'embrassent 
point  encore  complètement  tout  l'ensemble 
descaractères,  ni  une  parfaite  clarté,  parce  que 
la  sensation  prédomine  encore  sur  le  moi. 

L'enfant  vivait  d'abord  tout  entier  dans  le 
présent  ;  sa  sensation  avait  la  môme  durée 
que  l'atiection  des  sens  ;  il  se  réjouissait  de 
l'existence  d'un  corps  placé  devant  lui ,  et  à 
l'instant  même  où  ce  corps  cessait  d'être  sous 
ses  yeux,  il  s'etfaçait  aussi  de  son  âme.  Mais, 
dès  que  l'aurore  de  la  faculté  qui  procure  les 
idées  commence  à  poindre,  l'impression  de- 
vient plus  durable  ,  et  l'âme  porte  aussi  son 
regard  sur  le  passé  immédiat.  L'enfant  de- 
mande l'objet  qui  lui  a  été  agréable  quand 
cet  objet  est  éloigné  du  cercle  de  sa  vue,  ou 
bien  il  reste  dans  l'état  d'excitation  qui  lui  a 
été  procuré  par  lui.  En  effet,  par  l'idée,  l'âme 
prend  possession  du  vrai,  puisqu'elle  a  poussé 
la  perception  jusqu'à  l'extrémité  :  elle  s'em- 


2-37 


LAN 


paie  ilts  choses  ,  elle  se  les  représonlc  ,  elle 
s'en  l'orme  une  image,  en  un  mol  elle  en  fait 
une  propriété  (jui  lui  reste,  après  que  ces 
choses  ont  cessé  li'alTecter  les  sens.  C'est  ainsi 
que  se  développe  la  mémoire.  Quand  l'enfant 
a  connu  une  chose,  il  la  reconnaît,  c'est-à-dire 
(jue,  dès  qu'elle  alfecte  de  nouveau  ses  sens, 
elle  éveille  l'idée  de  l'ensemble  de  ses  qua- 
lités ,  dont  elle  n'informe  cependant  point 
encore  les  sens  en  ce  moment,  et  l'enfant 
manifeste  dès  lors  les  mômes  sensations  qu(i 
celles  qu'avait  précédemment  produites  en 
lui  cette  môme  chose.  Il  reconnaît  d'abord  le 
sein  maternel ,  de  manière  qu'à  son  seul  as- 
pect il  se  réjouit  de  la  nourriture  qu'il  va  y 
puiser  ;  au  troisième  mois,  il  apprend  à  rccoii* 
naître  les  personnes  ,  les  ustensiles  et  autres 
objets  visibles  ;  au  cinquième  r  il  reconnaît 
aussi  les  sons,  particulièrement  la  voix.  Mais 
comme  ses  idées  manquent  de  netteté,  il  lui 
arrive  souvent  d'ôtre  induit  en  erreur  par  des 
analogies  générales. 

Les  premiers  débuts  de  Vimagiiiation  ont 
lieu  pendant  le  sommeil.  Dans  l'étal  de  veille 
l'âme  est  entièrement  occupée  du  présent  et 
(le  la  réalité  ;  mais,  dans  celui  de  sommeil, 
où  elle  est  isolée  ,  par  rapport  au  monde 
extérieur,  elle  ouvre  le  trésor  du  monde  in- 
térieur, et  appelle  les  images  du  passé  :  les 
idées  d'objets  qui,  autrefois,  ont  agi  sur  les 
sens  et  causé  de  vives  impressions,  apparai>- 
sent  en  songe  sous  la  forme  d'intuitions  sen- 
sorielles. Mais  l'imagination  commence  à  l'é- 


PSYCnOLOGIE.  LAN  29^ 

pourvu  du  signe  ou  parlant,  et  si  l'on  vont 
désigner  cette  mémo  cause  dans  l'enfant,  on 
devra  l'appeler  jitgcmcht  par  sensation  ou 
jugement  par  instinct  ,  ou  encore  ,  comme 
l'appelle  Rosmini,  discernement  instinctif. 

L'enfant  n'acquiert  non  plus  que  les  pre- 
miers éléments  des  rapports  de  durée  ,  car 
il  ne  saisit  encore  que  les  événements  sim- 
ples, une  succession  immédiate  de  change- 
ments. Nul  honmie  ne  conserve  aucun  sou- 
venir de  sa  première  enfance,  quelque  chose 
frappante  qui  se  soit  alors  passée  sous  ses 
yeux.  En  cliet,  l'enfant  à  la  mamelle  vit  uni- 
quement dans  la  représentation  des  phéno- 
mènes sensibles ,  tels  qu'ils  se  tiennent  im- 
médiatement les  uns  aux  autres  ,  sans  en 
a[)ercevoir  ni  les  relations  ni  les  conséquen- 
ces ;  mais  le  sensible,  tout  nu,  sans  connexion 
avec  un  monde  idéal,  est  tto])  impuissant" 
pour  laisser  une  impression  durable.  L'Ame 
forme  l'arrière-plan  de  l'émotion  des  sens, 
mais  ce  n'est  encore  qu'une  surface  sur  la- 
quelle les  objets  se  peignent.  Elle  n'a  point 
assez  de  profondeur  pour  les  admettre  en 
elle-mCme  ,  ou ,  pour  employer  une  autre, 
image,  la  mollesse  du  cerveau  ne  lui  permet 
pas  de  conserver  les  impressions,  manière  do 
parler  à  l'égard  de  laquelle  il  faut  bien  se 
garder  de  croire  cependant  qu'elle  exprime 
la  véritable  cause  de  l'oubli,  et  que  celui*cl 
tienne  à  une  circonstance  purement  inéca- 
ni(pie. 

Peu  de  temps  après  que  la  mémoire  est 


poque  où  se  re{)résente  la  première  jouissance  éveillée,  on  voit  se  développer  aussi  iVxpé 

qu'a  ollerle  le  monde  extérieur;  dès  le  (jua-  rience  ou  la  connaissance  de  la  causalité. 

triènie  mois,  l'erilant  rêve  quelquefois  du  sein  Lorsque  l'enfant  a  entrevu  deux  phénomènes 

maternel  ,  en   exécutant  les  mouvements  de  sinuiltanément  ou  immédiatement  l'un  après 

ia  succion  avec  l'expression  du  plaisir.  Lors-  l'autre  ,  les  idées  de  ces  deux  phénomènes 

que,  pendant  les  premiers  mois,  il  contracte  s'associent  de  telle  sorte,  que  l'impression 

les  traits  de  son  visage  et  sourit  en  dormant,  sensorielle,  qui  rappelle  l'une  d'elles,  éveille 

c'est  un  jeu  de  muscles  déterminé  par  I  in-  en  môme  temps  l'autre,  et  il  admet  dès  Jors 


Uuence  de  l'action  nerveuse,  et  dont  la  cause 
se  rattache  fréquemment  à  une  irritation 
morbide  des  neris  grands  sympathiques  ; 
l'ange ,  que  les  préjugés  populaires  disent 
alors  avoir  embrassé  l'enfant ,  est  donc  sou- 
vent un  ange  de  mort.  Les  brusques  réveils 


que  le  retour  du  premier  phénomène  doit 
Ctre  suivi  de  celui  du  second.  Cette  exj>éricnce 
se  borne  d'abord  à  des  sensations  ,  notam- 
ment 5  celles  qui  ont  lieu  pendant  la  nutri- 
trion  ;  l'enfant,  à  l'aspect  du  sein  maternel 
ou  du  biberon,  se  réjouit  de  ce  que  sa  faim 


en  sursaut  ne  dépendent  non  plus,  à  cet  Age,     va  être  apaisée  ;  dès  qu'il  a  passé  le  second 


que  de  circonstances  purement  organiques. 
L'enfant,  dépourvu  du  signe,  est-il  cajjable 
de  l'opération  intellectuelle  qu'on  appelle 
jugement  ?  11  est  évidemment  incapable  du  ju- 
gement proprement  dit,  du  jugement  (jui  nie 
ou  adirme  un  prédicat  de  son  sujet,  parce 
que  l'ôtre  intelligent ,  qui  l'a  conçu  ,  a  l'idée 
(le  l'un  et  de  l'autre.  Dans  l'appréhension  de 
l'objet  sensible,  l'enfant  sent  cet  objet  agréa- 
ble ou  pénible ,  et  par  suite  il  le  recherche 
ou  le  repousse,  et  semble  ainsi  Vaffirmerhon 


mois,  il  connaît  les  pré|)aratifs  de  l'allaite- 
ment, et  commenceà  se  calmer  (piand  la  mère 
le  prend  sur  elle;  au  quatrième  mois  ,  il  se 
tourne  vers  la  mamelle,  môme  avant  fiu'elle 
soit  découverte  ;  au  scqitième,  quand  il  con- 
naît déjà  |)lusieurs  personnes  par  lesquelles 
il  se  laisse  volontiers  norter.  sa  mère  est  la 
seule  entre  les  bras  de  laquelle  il  veuille  res- 
ter dbs  qu'il  éprouve  le  besoin  de  teler  [Ues- 
sische  Ueilrœgc  znr  Gelehrsamkcil  und  Kunst, 
t.  H,  p.  486).  Dès  le  troisième  mois  ,  il  ap- 


ou  mauvais  ;  mais  ce  n'est  pas  là  juger^  c'est     prend  ce  qu'il  peut  ou  non  obtenir  par  des 


sentir,  c'est  éprouver  un  mouvement  instinc 
tif ,  et  rien  de  plus.  Cette  sensation,  ce 
mouvement,  portent  sans  doute  l'enfant  aux 
mômes  actes  auxtjuels  l'homme  est  conduit 
par  le  jugement  de  la  raison.  Mais  l'identité 
des  résultais  ne  saurait  démontrer  ici  l'iden- 
tité de  cause  prochaine  qui  le,s  a  produit-^. 
Le  mol  jngomcnt  convient  donc  seulement 
pour    iudiiiucr  cette    cause  dans   l'homme 

Dif.TioNN.  DE  rinLosopiin:.  I. 


cris  ;  s'il  remanjue  qu'on  soit  empnissé  d(i 
prévenir  ses  vœux  et  de  chercher  tout  ce  qui 
est  capable  de  le  calmer,  il  crie  avec  intention 
et  avec  l'expression  de  la  colère  ;  s'aperçoit- 
il,  au  contraire  ,  qu'on  ne  fait  plus  attention 
à  ses  cris  après  avoir  satisfait  ses  besoins 
réels,  il  y  renonce,  comme  à  une  chose  qui 
ne  peut  lui  ôtre  utile. 

L'analogie  se  rallie  chez  lui  aux  premières 

10 


^9 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  PIIILOSOPIIIE. 


LAN 


300 


observations.  Quand  il  a  reconnu  plusieurs 
caractères  dans  une  chose,  el  qu'ensuite  il  en 
découvre  quelques-uns    dans    une   seconde 
cliose,  il  suppose  aussi  l'existence  des  autres. 
C'est  encore  en  ce  qui  concerne  la  nutrition 
-que  cette  faculté  se  déploie  d'abord.  L'enfant 
.  s  e^t  accoutumé  à  voir,  puis  à  sentir,  ensuite 
à  goûter  le  sein  maternel  ;  aussi  cherche-t-il 
à  mettre  dans  sa  bouclie  tous  les  objets  qui 
flattent  sa  vue,  su|)posant  qu'ils  seront  égale- 
luent  agréables  à  sentir  et  à  goûter.  Il  a  ap- 
pris à  connaître  la  situation  dans  laquelle  sa 
„inère  le  met  pour  lui  donner  à  tctcr,  et  il 
clierclie  le  sein  alors  môme  que  c'est  le  père 
qui  le  prend  ainsi  sur  ses  bras.  Peu  à  peu 
seulement,  à  mesure  que  les  idées  prennent 
plus  de  précision  ,  et  que  les  particularités 
■des  choses  sont  mieux  saisies,  l'analogie  de- 
, 'vient  plus  restreinte  et  plus  exacte. 

Pendant  qu'il  aj)er(;oituneconnexion  entre 
.les  phénomènes  qui  se  succèdent  dans  le 
■  temps  ,  il  apprend  à  connaître,  par  ses  pro- 
pres mouvements ,  ce  que  c'est  qu'agir  ou 
produire  un  phénomène.  A  la  vérité  ,  il  a 
occasion  de  remarquer  qu'il  agit  avec  sa  vo- 
lonté sur  son  propre  corps  ,  puisqu'il  peut 
crier,  teter  ou  se  remuer  plus  ou  moins  long- 
temps et  avec  plus  ou  moins  de  force;  mais 
il  est  encore  fort  éloigné  de  réfléchir  sur  lui- 
môme  :  tourné  seulement  vers  le  monde  ex- 
térieur, il  n'acquiert  la  notion  de  ce  que  c'est 
qu'agir  qu'à  l'aide  des  mouvements  qu'il  dé- 
termine dans  des  corps  étrangers. 

Sa  première  compréhension  est  uniquement 

l'œuvre  de  la  sympathie  ,  elle  se  rapporte  à 

^'expression  généraledes  aflections  humaines, 

.  à  la  mine,  au  ton  de  la  voix,  et  mène  à  l'imi- 

,  Ration.  En  ellet  ,  les  modiflcations  de  ce  qui 

jjeut  frapper  la  vue  et  l'ouïe,  chez  l'homme, 

f»roduisent  sympathiquement ,  dans  l'âme  de 
'enfant ,  la  disposition  intérieure  qui  lésa 
;fait  naître.  Plus  tard  ,  il  peut  associer  deux 
idées  produites  par  des  sensations  simulta- 
nées, et  il  arrive  h  comprendre  réellement  , 
•c'est-à-dire  à  reconnaître  la  signification  des 

...signes.  Mais  ce  résultat  tient  surtout  à  l'as- 
-sociation  des  deux  sens  supérieurs  ,  celui  de 

.  la  vue  et  de  l'ouïe,  parce  qu'ils  sont  antago- 
nistes l'un  à  l'égard  de  l'autre ,  et  forment 
•ainsi  un  tout  dans  lequel  le  rôle  de  signe  appar- 
tient aux  choses  susceptibles  d'agir  sur  l'o- 
reille, et  celui  de  choses  désignées  à  celles 

•  gui  sont  visibles.  En  efl'et,  la  lumière  appa- 
raît à  la  surface,  occupe  l'esprit ,  et,  en  sé- 
parant les  choses,  procure  des  intuitions  dé- 
terminées de  l'existence  ;  le  son,  au  contraire, 
vient  de  la  profondeur,  et  pénètre  dans  la 
profondeur;  il  désigne  plus  la  qualité  que 
lies  choses  elles-mêmes  ,  plus  l'activité  que 
l'existence,  et  éveille  des  sentiments  plus  obs- 
curs. Aussi  l'enfant  apprend-il  à  embrasser 
les  objets  visibles  dans  son  esprit,  c'est-à-dire 

(80)  «  Le  son  ne  nous  fail  apercevoir  ni  un  élal 
ou  corps,  ni  une  qualité  de  l'objet  :  il  n'est  donc  ni 
l'un  ni  l'aulre.  La  niémoire  le  reliojil  et  le  repro- 
•c'iiii  coninie  J'irnage  ;  ci,  coninie  l'image,  il  exciie 
les  alleclions  de  la  force  inlelligenlc,  qui  le  rend 
connue  les  corps  rcflnliisscnl  la  Imnicrc.  Il  trexisie 


à  les  connaître  ,  tandis  qu'à  l'égard  des  sons, 
connue  il  les  reçoit  dans  le  sentiment  el  non 
dans  l'esprit ,  il  apprend  à  les  considérer, 
non  comme  des  choses  indépendantes,  mais 
comme  des  caractères  indicateurs.  A-t-il  sou- 
vent entendu  un  certain  bruit  à  la  vue  d'un 
objet,  à  la  perception  d'une  propriété  ou  d'un 
événement,  ce  son,  lorsqu'il  se  fait  entendre 
de  nouveau  ,  rappelle  l'idée  ({ui  jadis  s'était 
formée  simultanément  avec  lui.  Cette  asso- 
ciation d'une  idée  venant  de  la  vue  à  uno 
perception  acquise  par  l'oreille,  lui  apprend 
à  comprendre  des  mots  ,  qui  sont  d'abord 
pour  lui  des  signes  d'objets  visibles,  des  noms 
de  choses  et  de  personnes.  Ce  phénomène  a 
déjà  lieu  en  partie  au  quatrième  mois ,  car 
alors,  quand  on  nomme  un  objet  h  l'enfant, 
il  tourne  les  yeux  vers  lui.  Plus  tard  il  ap- 
prend à  connaître  la  signification  des  verbes 
et  des  adjectifs  ,  mais  d'abord  sous  le  point 
de  vue  subjectif,  ou  en  tant  que  les  événe- 
ments et  les  qualités  affectent  vivement  sa 
sensibilité.  Le  discours  est  inintelligible  pour 
lui;  il  ne  comprend  que  le  ton,  ou  l'expres- 
sion générale,  et  quelques  mots  isolés  ,  lors- 
que l'interlocuteur  appuie  fortement  dessus. 

Du  reste,  le  cercle  de  ses  sensations,  et  par 
conséquent  aussi  de  ses  idées,  est  encore  fort 
borné  ;  la  convexité  considérable  de  la  cor- 
née et  la  forme  ronde  du  cristallin  le  rendent 
myope  ;  jusqu'au  quatrième  mois  ,  il  ne  re- 
marque que  ce  qui  l'entoure  de  très-près  ; 
plus  tard  il  aperçoit  aussi  les  objets  un  peu 
plus  éloignés.  La  membrane  du  tympan  est 
d'abord  presque  au  niveau  de  la  peau,  attendu 
qu'il  n'y  a  point  encore  de  conduit  auditif 
osseux,  ce  qui  fait  que  sonjoreille  est  particu- 
lièrement sensible  aux  oscillations  de  l'air, 
et  peu  apte  à  percevoir  le  timbre  des  sons; 
peu  à  peu  seulement  le  développement  du 
canal  osseux ,  de  l'apophyse  mastoide  et  du 
diploé  des  os  de  la  tète  augmente  la  force  du 
son  ,  au  moyen  des  vibrations  qu'éprouvent 
les  os  de  la  tète  ,  en  sorte  que  'enfant  par- 
vient à  entendre  des  sons  plus  é  oignes. 

Nous  venons  de  parler  du  son  ;  qu'est-ce 
que  ce  phénomène  l  quelle  est  sa  nature  (80)  ? 

Le  son,  lorsqu'on  fait  abstraction  des  eUets 
immenses  qui  résultent  de  son  union  avec 
la  pensée,  est  de  toutes  les  sensations  la  plus 
indiflérente  ,  tandis  qu'elle  devient  la  plus 
importante  par  les  efl'els  que  nous  lui  fai- 
sons produire.  Elle  est  diflérente  ,  par  sa 
nature,  de  toutes  les  autres  sensations.  Les 
autres  sensations  se  rapportent  à  l'organe 
qui  a  reçu  l'impression,  ou  à  l'objet  qui  l'a 
j)roduile,  ou  à  l'un  et  à  l'autre  en  môme 
temps,  et  elles  sont  destinées  à  nous  instruire, 
les  unes  de  l'état  de  l'organe,  les  autres  des 
qualités  de  l'oljjet  qui  les  produit. 

Il  n'en  est  nullement  ainsi  du  son;  il  ne  se 
rapporte  ni  à  l'organe  qui  a  été  ébranlé,  ni  à 

qnç  pour  elle,  et  sans  elle  il  n'est  que  le  nioiive- 
nieiil  insensible  d'un  fliiitle  élastique.  La  pensée  le 
revél  et  en  fail  son  corps,  pour  lui  servir  d'ànie. 
Quel  nom  lui  donner?  >  (Le  .comte  de  Redkrn, 
CvHsidér.  sur  la  nature  de  l'Iiomme  en  soi-même, 
t.  I.) 


M  LAN  PSYCHOLOGIE 

l'ail-  qui  a  pioduil  toi  ébraiilomcnt,  ni  au  cor|»s 
que  nous «[ipelons sonore,  uniqueniont  parce 
que  nous  a[)prenons  d'ailleurs  que  c'est  lui 
qui  produit  l'ébranlement  de  l'air,  cause  im- 
médiate de  l'iitipression  reçue  par  l'organe, 


LAN  nôl 

l<5moigne   l'élcinnante   variété    dc>s  langues, 
d'un  nombre  incroyable  de  manières  dillé- 
rentes  par  la  diversité  des  articulations.  Voy. 
ift  note  I,  à  la  fin  du  volume. 
L'homme  exerce  sans  doute  une  grande 


cl  de  la  sensation  qui  en  est  la  suite.  Ainsi,  influence  sur  tous  les  objets  de  la  nature;  il 

elle  ne  nous  apprend   rien,  ni  de  l'état  de  en  est  plusieurs  auxquels  il  })eut  à  volonté 

l'organe,   puisqu'elle  ne   s'y  rapporte  pas,  faire  subir  une  grande  variété  de  modilica- 

hi  du  corps  qui  l'a  produite,  puisque  nous  ne  lions,  mais  il  y  a  l'infini  entre  l'espèce  d'em- 


pourons  regarder  le  son  comme  une  qualité 
du  corps  sonore;  et  ce  n'est  que  par  le  rai- 
sonnement que  nous  sommes  portés  à  lui 
supposer  la  propriété  de  le  produire.  Le  son 
osl  une  espèce  de  création  étrangère  à  nous 
et  à  tous  les  corps  de  la  nature.  Ce  n'est  point 
un  corps ,  ni  rien  qui  y  ressemble  ;  ce  n'en 
est  pas  non  plus  une  qualité.  C'est  un  phé- 
tiomène  impossible  à  définir,  impossible  à 
fclasser,  qu'on  ne  peut  analyser,  puisqu'il 
n'a  pas  de  parties.  Nous  savons  seulement 
que  deux  choses  sont  nécessaires  pour  le 
former  :  la  vibration  du  corps  sonore,  et  l'o- 
reille capable  de  l'entendre.  Supprimez  l'un 
ou  l'autre ,  et  le  son  n'existe  plus.  Poui-  peu 
qu'on  y  fasse  attention,  on  reconnaît  qu'en 


j)ii'e  (ju'il  exerce  sur  ces  objets  div(ir9,  et  ce- 
lui qu'il  exerce  réellement  sur  le  soii.  Le  soii 
parait  ôtre  sa  propre  création  ;  sans  autre 
mstrument  que  l'organe  vocal,  il  le  produit 
et  le  modifie  à  son  gré.  On  dirait  qu'il  le 
recèle  en  lui-môme  avec  toutes  ses  modifica- 
tions, pour  l'en  tirer  à  volonté;  et  il  le  pro- 
duit en  effet,  on  pourrait  dire,  comme  Dieu 
produisit  la  lunnère;  et  les  modifications 
qu'il  lui  fait  subir  se  convertissent  en  une  vé- 
ritable lumière  ^ui  éclaire  l'intelligence  : 
production  merveilleuse  qui  ne  ressemble  h 
rien  de  ce  que  nous  connaissons,  qui  n'a  au- 
cune analogie  avec  les  modilications  de  la 
matière,  ni  de  rapport  avec  quoi  que  ce  soit* 
si  ce  n'est  celui  dont  il  se  trouve  révolu  dans 


l'absence  de  l'oreille  qui  entend,  quelle  que  l'homme,  où  il  est  devenu,  modifié  par  l'ar- 
soit  la  vibration  de  l'air,  il  n'y  aura  que  de  ticulation,  le  signe,  l'expression,  le  corps  de 
l'air  qui  change  de  place  avec  plus  ou  moins     la  pensée. 

de  rapidité,  mais  là  on  ne  trouvera  rien  qui^  Si,  en  étudiant  le  son  dans  «on  esscnde.  On 
soit  son  ou  bruit  (81).  Il  faut  absolument  une  le  trouve  dilférent  de  toutes  les  modifications 
oreille  pour  apprécier  la  vibration,  qui  pro-  jnalérielles,  il  ne  faut  point  s'en  étonner, 
duit  alors  une  sensation  dans  l'être  qui  en-  Quoique  produit  par  un  mouvement  matériel, 
tend,  et  l'excite  par  là  à  porter  son  atten-  il  est  destiné  à  devenir  une  modification  tout 
tion  sur  les  objets  dont  il  est  entouré.  à  fait  intellectuelle  ,  à  faire  partie  de  l'inlel- 

De  tous  les  êtres  capables  d'entendre  les  ligence  humaine,  connue  le  cor|)S  fait  partie 
sons,  il  en  est  peu  (jui  ne  soient  doués  de  la  de  l'homme;  aussi,  si  l'on  considère  la  parole 
faculté  d'en  produire  quelques-uns  :  mais,  comme  signe  delà  pensée,  il  faut  reconnaître 
parmi  ceux-ci,  aucun  ne  la  possède  à  un  de-  que  ce  signe  est  dill'érent  de  tous  les  autres; 
gré  aussi  étendu  et  aussi  varié  que  l'homme,  il  est  ce  qu'on  pourrait  appeler  la  partie  ma- 
l.orsque  l'éducation  et  l'habitude  ont  donné     térielle  de  l'intelligence,  connue  le  corps  est 

'i. 
changent 


Lorsque  I  éducation  et  i  nauiiudc  ont  uonne     leneiie  ae  i  intelligence,  comme  le 
h  son  organe  toute  la  flexibilité  dont  il  est     la  partie  matérielle  de  l'homme  (82) 
susceptible,  il  peut  le  modifier,  ainsi  que  le         Facultés  morales. —  LcssentimenCs* 


(81)  Le  son  n'esl  p.is,  tomme  on  l'a  trop  rc- 
pcic,  un  simple  phénomène  de  inouvenienl,  une  vî- 
braliun  imprimée  à  l'air  ou  à  un  autre  nuide;|c.tr, 
outre  les  qualilés  de  ion,  de  force  el  de  durée,  il  y 
n  dans  le  son  une  propriélé  consiammenl  en  rap- 
port avec  la  nature  intime  de  l'être  qui  le  produit, 
el  ceue  propriélé,  qu*on  appelle  JJmtrc,  ne  saurait 
trouver  sa  raison  dans  une  cause  purement  méca- 
iiii|ne,  dans  un  mouvement  qui  ne  peut  que,  après 
tout,  engendrer  du  mouvemeni.  On  est  donc  forcé- 
ment conduit  à  considérer  le  son  comme  un  fluide 
spécial,  i-omme  quelque  chose  de  positif  et  de  subs- 
tantiel, dégagé  du  corps  sonore  par  le  moyen  dos 
vibrations.  Les  ondulations  de  l'air,  comme  les  mou- 
vements des  autres  milieux  à  travers  lesquels  le 
son  se  transmet,  ne  peuvent  être  également  que 
des  conditions  de  sa  propagation  dans  l'espace  ; 
elles  ne  peuvent  être  te  son  lui-même,  ou,  si 
vuus  aimez  mieux,  la  cause  essentielle  du  plié- 
iiouiène  que  nous  nommons  ainsi.  Quelques  savants 
ont  supposé  que  le  fluide  sonore  est  identique  au 
(laide  lumineux.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  certain 
que  chaque  corps  ayant  une  forme  intime  spéci- 
lique,  le  son,  en  tant  que  perçu,  doit  avoir  une 
relation  immédiate  à  cette  forme  et  la  manifester 
à  sa  manière.  (Cf.  Chwée  ,  Lexicologie  indo-euro- 
péenne, p.  2.) 

i  L'analogie  qui  subsiste  entre  le  son  el  la  lu- 
luicitf  a  été  découverte  par  une  (iérie  de  rapports 


qui  ne  permettent  pas  de  douter  de  leur  initHic 
coïncidence  dans  un  pliénoméne  commun,  le  mou- 
vement vibratoire  d'un  milieu  élastique.  >  (J.  IIi:k>)- 
CiiELL,  Disc,  sur  Vélniié  de  la  philoso})liie  tiiir  , 
p.  tlO-294.  —  Cf.  La  MicN.t.vis,  Es'iuiisc  d'une  phi- 
losophie, I.  X,  cliiip.  6.) 

Comme  le  son,  par  ses  diversités,  manifeste  la 
forme  distinctive  du  corps  d'où  il  émane,  <le  même, 
devenu  parole,  c'est-à-dire  ,  modifié  selon  les  lois 
de  la  nature  humaine,  il  manifeste  la  forme  in- 
time de  riiomme,  son  intelligence. 

(82)  Par  cela  même  que  le  son  n'est  pas  destiné 
à  manifester  l'étendue,  il  est  le  moyen  propre  de  la 
mauirestation  de  l'intelligenrc  h  l'état  plus  élevé 
dont  le  caractère  spécial  est  l'unité  de  ror;>anisnm 
et  l'unité  de  la  vie,  lesquelles  ext  luent  l'idée  de  l'e- 
tendue. 

<  Quelque  admirable  que  nous  paraisse  la  struc- 
ture de  l'œil,  il  y  a  de  boimes  raisons  de  penser 
que  le  sens  do  l'ouïe  est  un  appareil  d'une  compli- 
cation et  d'une  perfection  organique  encore  plus 
grande,  occupant  le  plus  haut  rang  dans  la  série 
des  organes  des  sens  :  et  sans  rapporte^  les  expli- 
cations que  dunneiil  à  ce  sujet  Ici:  anatomisles  nto- 
dernes,  nous  ferons  remar<|uer  que  lu  sens  de  la 
vue  est  moins  parfait  cliez  l'iiumme  que  chez  des 
espèces  qui  s'éloignent  beaucoup  de  rtiomme  et  qui 
occupent  inconiestabienient  nu  rang  inférieur  dans 
la  âérie  animale;  lanJiï  une  l'auuarcil  de  l'audiltun 


303 


LAN 


DTCTIONMAIRE  DE  PIULOSOPIIIE. 


LAN 


304 


icndant  la  première  enfance,  sous  le  rap- 
K)rt  de  leurs  ohjets,  qui,  d'abord  simples  et 
imilés,  deviennent  peu  à  peu  plus  nombreux, 
plu*  diversifiés  et  plus  complexes. 

L'enfant  h  la  mamelle  est  d'abord  un  être 
obtus,  (juc  rien  ne  réjouit  ;  il  n'y  a  que  des 
impressions  désagréables  qui  puissent  l'éveil- 
ler. Pendant  les  premières  semaines,  il  n'é- 
prouve que  des  besoins  matériels;  la  nour- 
riture, la  chaleur,  une  couche  molle  et  le 
4'epos  lui  sont  nécessaires;  tout  le  reste  lui 
est  indiiïércnl,  et  môme  la  satisfaction  de  ces 
besoins  ne  produit  pas  tant  en  lui  une  exci- 
tation joyeuse  qu'un  calme  agréable,  que  ses 
traits  expriment  cependant  d'une  manière  plus 
prononcée  peu  avant  la  fin  du  premier  mois. 

Pendant  la  seconde  période,  son  domaine 
s'étend;  il  devient  sensuel,  c'est-à-dire  que 
ce  qui  stimule  ses  sens  lui  fait  plaisir,  les  im- 
pressions sur  les  organes  sensoriels  acqué- 
rant pour  lui  une  signification ,  qui  ne  se 
développe  toutefois  que  d'une  manière  pro- 
gressive. 

D'abord  il  n'est  frappé  que  de  ce  qui  est 
agréable  pour  la  sensibilité  générale  de  ses 
organes  sensoriels.  Dès  la  fin  du  premier 
mois,  il  devient  attentif  à  des  choses  qui  n'ont 
'point  trait  au  maintien  de  son  existence  ma- 
térielle, lorsqu'elles  sont  luisantes,  brillantes, 
■colorées,  et  surtout  douées  de  couleurs  claires, 
telles  que  le  jaune  ou  le  rouge;  au  second 
jnois,  son  attention  est  plus  marquée,  et  ses 
xegards  s'arrêtent  déjà  plus  longtemps  sur 
Jes  oJjjets  qui  possèdent  ces  qualités;  mais 
Jes  formes  lui  sont  encore  indifférentes.  Pen- 
•dant  quelque  temps,  le  son  ne  fait  que  le 
troubler  et  l'effrayer;  ensuite  il  y  trouve  du 
plaisir,  surtout  quand  les  tons  sont  doux  et 
.appartiennent  au  mode  mineur. 

Plus  tard  ,  des  mouvements  variés  et  vifs 
'deviennent  intéressants  pour  lui.  Son  regard 
«'arrête  «ur  les  objets  qui  se  meuvent,  et  au 
second  ou  troisième  mois,  il  sourit  quand  on 
sautille  devant  lui,  qu'alternativement  on  se 
rap[)roche  et  s'éloigne  de  lui  avec  rapidité , 
<ju'on  change  de  mine  à  son  égard  ,  qu'on  le 
fait  sauter,  t;tc.  Il  prend  de  l'intérêt  à  tout  ce 
^ui  vit,  au  changement  des  impressions  senso- 
rielles, et  quand  celte  faculté  est  plus  déve- 
loppée, il  témoigne  par  de  petits  cris  l'allé- 
gresse qu'elle  lui  cause.  Mais  le  premier  jeu 
qui  le  réjouisse  est  celui  qui  consiste  à  se  ca- 
cher et  à  se  montrer  ensuite  tout  d'un  coup, 
à  s'avancer  vers  lui  d'un  air  menaçant  et  à 
le  chatouiller  d'une  manière  agréable ,  etc., 
en  un  mot,  à  mettre  son  âme  dans  un  état 
de  tension  qui  se  rés(mt  par  une  harmonie,  à 
lui  montrer  un  sérieux  apparent  qui  fait  place 
au  rire.  C'est  ainsi  que  la  joie  se  glisse  dans 
la  vie,  lorsque  la  sensibilité  générale  ne  do- 
mine pas  elle  seule,  et  que  l'activité  sensorielle 
a  fait  naître  un  libre  contlit  entre  l'intérieur 
et  le  monde  extérieur  ;  car  la  partie  maté- 
rielle de  l'organisme  était  trop  pauvre  pour 


louvoir  l'exciter.  Mais,  en  môme  temps  que 
es  cris  de  joie,  paraissent  les  [)k'urs,  (|ui  sont 
'expression  du  chagrin  et  aussi  de  la  colère. 
Peu  à  peu,  surtout  à  partir  du  cintjuièmo 
mois,  occuper  ses  sens  devient  un  besoin 
pour  l'enfant;  il  se  montre  avide  de  sensa- 
tions, il  exige  un  aliment  pour  sa  vie  inté- 
rieure, qui,  n'ayant  encore  rien  qui  la  rem- 
plisse en  elle-même,  a  besoin  que  le  monde 
extérieur  l'excite  et  lui  fournisse  des  maté- 
riaux d'idées.  C'est  le  premier  germe  du  dé- 
sir desavoir,  la  joie  produite  par  la  connais- 
sance de  ce  qui  n'a  point  de  rapport  immé- 
diat avec  lui,  et  ne  fait  que  mettre  en  jeu  ses 
forces  intérieures.  Aussi  éprouve-t-il  de  la 
satisfaction  lorsqu'on  le  met  à  la  fenêtre, 
quand  on  le  porte  dans  la  rue  ou  au  grand 
air,  et  demande-t-il  qu'on  lui  donne  ce  plai- 
sir; en  lui  procurant  cette  distraction,  on 
l'apaise,  s'il  criait,  parce  qu'une  diversité 
d'objets  agit  alors  sur  ses  sens.  Si  ses  impres- 
sions sensorielles  ne  sont  pas  variées,  il 
témoigne  de  l'ennui  par  son  agitation  et  ses 
cris  ;  le  moindre  changement  dans  ce  qui 
l'entoure  .sullit  pour  le  ramener  à  la  tran- 
quillité. 

Bientôt  Vkabitude  exerce  son  empire  sur 
lui,  et  c'est  alors  que  commence  l'éducation. 
La  loi  de  l'habitude  est  la  pérennité;  elle  fait 
donc  contre-poids  au  besoin  de  s'occuper,  et 
empêche  les  forces  de  se  dissiper  dans  une 
variété  continuelle.  L'habitude  est  la  mé- 
moire du  sentiment;  l'enfant  aime  ce  qu'il 
connaît  déjà,  il  le  revoit  avec  plaisir,  il  se  sent 
à  son  aise  quand  on  l'y  ramène.  Pour  que  la 
variété  et  la  diversité  des  objets  lui  plaisent, 
il  faut  que  l'habitude  lui  serve  de  ponit  d'ap- 
pui; ainsi,  par  exemple,  il  aime  à  se  trouver 
dans  une  rue  fréquentée,  mais  à  la  seule  con- 
dition d'être  sur  les  bras  de  sa  nourrice.  11  se 
complaît  à  jouer  avec  les  hommes,  mais  seule- 
ment avec  ceux  qu'il  connaît  déjà.  Ce  qui  lui 
était  pénible  d'ab(jrd  lui  devient  peu  à  peu 
supportable,  et  ce  qui  ne  lui  était  qu'agréable 
en  premier  lieu  finit  par  devenir  un  besoin 
pour  lui;  ainsi  il  contracte  l'habitude  d'être 
nettoyé  et  habillé,  et  il  veut  que  pour  l'en- 
dormir on  le  berce  ou  on  lui  fasse  entendre 
une  chanson. 

Enfin  s'éveillent  chez  lui  des  sentiments 
moraux  par  rapport  à  d'autres  hommes,  et 
le  fondement  en  est  un  sentiment  qui  l'attire 
primordialemenl  vers  son  semblable. 

Les  premières  semaines  sont  à  peine  écou- 
lées, que  déjà  il  manifeste  ce  sentiment. 
Lorsqu'il  veille  encore,  après  être  rassasié, 
il  se  plaît  à  être  auprès  d'un  être  humain , 
jusqu'à  ce  que  le  sommeil  s'empare  de  nou- 
veau de  lui;  peu  à  peu  il  l'exige,  et  son 
agitation  ne  cesse  que  quand  on  le  tient, 
qu'on  le  porte,  ou  même  seulement  qu'on 
s'assied  sur  son  lit.  Sans  doute  la  chaleur 
humaine  lui  plaît,  et  ses  sens  sont  agréable- 
ment stimulés  quand  on  s'occupe   de  lui; 


aUcinl  s;i  |)crreclion  chez  riioninic,  où  il  cloil  ôlre  iiilellocliieiles.  >  (Cournot,  iiisperlcnr  général  do 

on  r:<i>i»ari  a\ec  l:i  faculié  lic  proiliiirc  «les  voix  ai-  rmsiniciion  |nil>|i(|(]e,  Ks$ai  sur  lc$  lomlcnienti  de 

liciilées,  (in  nianièie  à  iléieniiiner  la  ronnalioii  du  nos  comuiissanccs,  l,  1,  p.  205.) 
i.iiig:ige,  coiulilioii  organique  de  loulcs  nos  facuilcs 


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PSYCHOLOGIE 


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mais  laT«iuso  i)ro[)remenl  ilik)  esl  ^Jus  pro- 
Ibndo,  puisque,  nuMiie  danS  un  lit  chaud,  il 
souhaite  le  conlact  d'un  iMre  de  son  espèce, 
et  devient  tranquille  aussitôt  qu'une  créature 
humaine  le  prend  sur  son  sein.  Cet  instinct 
fait  que  l'aclivité  de  ses  sens  se  déploie  prin- 
cipalement sous  le  point  de  vue  social  ;  avant 
de  faire  attention  h  aucun  autre  objet,  il  re- 
marque qu'on  s'est  éloigné  de  son  lit,  et  ne 
reprend  le  calme  que  quand  on  se  rapproche 
de  lui.  L'ouïe  joue  ici  le  i)remier  rôle.  La 
voii  humaine  devient  de  très-bonne  heure 
agréable  h  l'enfant,  et  elle  fixe  son  attention 
bien  avant  tout  autre  bruit;  il  apprend  à  sai- 
sir le  sens  général  du  discours  avant  d'en 
comprendre  aucune  partie,  de  sorte  qu'un 
lien  étroit  l'attache  bientôt  5  la  société  :  sui- 
vant que  la  parole  est  faible  ou  forte,  haute 
ou  basse,  rapide  ou  lente,  douce  ou  rude,  elle 
l'agite  ou  Je  calme,  lui  inspire  de  la  crainte 
ou  de  la  joie;  aussi  parvient-on,  dès  le  troi- 
sième mois,  à  ra|w»iser  par  des  paroles 
douces,  et  plus  lard  à  le  faire  tenir  en  repos 
par  des  menaces.  Il  ne  tarde  pas  non  plus  h 
témoigner  que  la  forme  humaine  lui  plaît 
quand  elle  lui  présente  les  dehors  de  l'ami- 
lié;  il  aime  à  fuer  ses  yeux  sur  ceux  des  per- 
sonnes qui  l'entourent,  une  mine  riante  et 
des  mouvements  badins  l'attirent ,  surtout 
quand  ils  sont  mariés  avec  la  voix,  et  il  ap- 
f)rend  de  bonne  heure  h  comprendre  les 
gestes  bienveillants  ou  malveillants;  sa  svni- 
palhie  primordiale,  sans  nul  besoin  de  l'édu- 
cation, lui  révèle  le  sens  qu'il  doit  y  attacher. 
C'est  donc  l'homme  qui,  le  premier,  lui  ouvre 
le  sanctuaire  de  la  joie,  comme  celui  de  la 
jouissance  physique. 

Si  l'enfant  n'est  d'abord  attiré  que  par 
l'homme  en  général,  c'est  la  personnalité  qui 
l'allire  au  troisième  mois.  11  reconnaît  les 
trails  des  personnes  qui  l'entourent  et  le 
soignent  journellement,  (jui  lui  procurent  de 
quoi  satisfaire  ses  besoins  matériels  et  exer- 
cer ses  sens,  qui,  |»ar  leurs  gestes  et  leur 
voix,  excitent  en  lui  des  sensations  agréables. 
Enchaîné  à  elles  par  les  liens  de  l'habitude, 
et  attendant  de  leur  part  de  nouvelles  jouis- 
sances, il  aime  sa  nourrice,  il  a  plus  d'amour 
encore  nour  sa  gouvernante,  dont  l'une  lui 
fournit  les  moyens  de  subsistance,  et  dont 
l'autre  stinmie  sa  vie  intérieure;  il  consacre 
son  amour  tout  entier  à  sa  mère,  quand 
celle-ci,  obéissant  à  la  voix  de  la  nature,  ne 
se  contente  pas  de  l'allaiter,  mais  lui  pro- 
digue encore  tous  les  soins  qui  lui  sont  né- 
cessaires. De  môme  que  l'amour  de  sa  mère 
lui  a  été  donné  par  la  nature,  comme  condi- 
tion extérieure  de  son  développement,  et  de 
même  qu'à  chaque  disposition  du  monde 
extérieur  correspond  harmoniquement  une 
force  intérieure  de  sa  vie,  de  même  aussi  son 
amour  va  au-devant  de  celui  de  sa  mère,  et 
ne  prend  pas  sa  source  uniquement  dans 
l'habitude  ou  le  besoin  matériel  ;  car  plus  lard 
aussi  il  se  manifeste  avec  son  caractère  dis- 
tinct, qui  annonce  bien  que  la  cause  en  doit 
être  plus  profonde.  L'amour,  ou  la  propen- 
sion vers  le  genre  humain  dirigée  vers  des 
personnes  déterminées ,  et  par  cela  même 


exaltée  à  un  j)Ius  Uaut  degré,  se  ptMle  même 
sur  ceux  qui  ne  contribuent  chi  rien  à  la  sa- 
tisfaction de*  l>osoins  matériels.  L'enfant  h 
la  mamelle  est  surtout  attiré  i)ar  les  enfants'; 
il  esl  plus  rapproché  d'eux,  et  reconnaît  plus 
immédiaicment  en  eux  ses  semblables;  quoi- 
qu'ils    n'exécutent    que   des    mouvements 
simples    devant    lui,    quoiqu'ils  n'occupent 
)as  ses  sens  d'une  manière  aussi  variée,  à 
jcaucoup  près,  que  les  adultes,  cependant 
eur  aspect  lui  cause  une  joie  bien  plus  vive, 
qui  s'exhale  en  cris  lorsqu'il  parvient  à  jouer 
avec  eux. 

Après  avoir  appris  h  connaître  les  person- 
nes qui  l'entourent  habituellement,  il  com- 
mence à  craindre  les  personnes  étrangères  ; 
il  les  regarde  avec  défiance,  et  ce  n'est 
qu'après  les  avoir  observées  de  loin,  pendant 
quelque  teinps,  qu'il  leur  permet  de  s'appro- 
cher peu  h  peu  ;  plus  elles  arrivent  auprès 
de  lui  d'une  manière  subite  et  inattendue, 
plus  elles  l'épouvantent,  et  il  témoigne  sa 
frayeur  par  des  cris  perçants.  Mais  en  cela 
il  y  a  déjà  un  choix  reposant  sur  des  sen- 
timents vagues  de  syra[)athie  et  d'antipathie  ; 
la  vue  de  certaines  personnes  agit  agréable- 
ment sur  l'enfant,  qui  s'avance  vers  elles  avec 
confiance  ;  d'autres ,  malgré  leurs  manières 
insinuantes  ,  le  repoussent  et  lui  inspirent 
de  l'aversion. 

Quand  le  cercle  de  ses  idées  est  un  peu 
étendu,  l'action  se  manifeste  aussi  en  lui 
comme  participation  au  sort  d'aulrui  :  si  l'on 
feint  de  battre  sa  gouvernante,  et  qu'elle- 
même  fasse  semblant  de  pleurer,  il  verse  des 
larmes  avec  elle,  et  si  elle  pleure  après  avoir 
été  battue  pour  lui ,  il  cherche  h  l'apaiser 
par  ses  caresses. 

Vers  la  fin  de  celte  période  se  manifeste 
aussi  un  soupçon  ou  un  vague  nrcssenliment 
du  droit.  L'enfant  s'agite  quamlsa  mère  don- 
ne le  sein  à  un  enfant  étranger,  et,  quelque 
exempt  qu'il  soit  lui-même  de  besoin,  il  n'eu 
cherche  pas  moins  à  écarter  cet  intrus,  pour 
maintenir  son  droit  {Ucssische  Beitrœge,  lora. 
II,  p.  486).  Il  commence  aussi  à  avoir  le  sen- 
timent de  la  manière  dont  on  le  traite,  phé- 
nomène par  rapport  auquel  l'habitude  joue 
d'ailleurs  un  grand  rôle;  s'il  s'ai)crçoit  qu'on 
lui  cède  toujours  par  faiblesse ,  il  persiste 
dans  ses  exigences  jusqu'à  ce  qu'on  lui  ait 
donné  satisfaction ,  et  des  qu'alors  on  lui  re- 
fuse quelque  chose,  il  s'emporte  comme  si 
l'on  commettait  une  injustice  à  son  égard  ; 
en  revanche,  il  sait  reconnaître  l'uniformité, 
la  légitimité  et  la  nécessité  lorsqu'on  le  traite 
convenablement. 

Les  désirs  se  rapportent  d'abord  à  possé- 
der, puis  à  agir,  c'est-à-dire  qu'ils  ont  pour 
direction,  dans  l'origine,  la  réceptivité ,  et 
plus  tard  la  réaction. 

Comme  le  nouveau  -  né  ne  demande  au 
monde  extérieur  que  des  substances,  qu'il 
introduit  au  dedans  de  son  coi-ps  pour  eu 
créer  son  sang,  de  même  l'enfant  à  la  ma- 
melle désire,  au  bout  de  quchiuc  temps,  des 
impressions  sensorielles,  avec  lesquelles  il 
puisse  se  former  des  idées-:  il  veut  s'assimi- 
ler les  choses  par  ja  sensation,  et  se  les  in- 


3Û7 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


LAN 


ri' 


rut()oicr  |)iir  la  représentation.  Celte  ten- 
dance s'exj)iinie  do  manière  h  frapper  les 
sens.  D'abord  l'enfant  est  attiré  par  les  objets 
a^n'^febres  et  repoussé  par  les  objets  désagréa- 
bles ;  il  voit  une  chose  qui  le  ilatte,  et  cher- 
che à  s'en  rapprocher,  à  se  réunir  avec  elle  ; 
il  eiï  aperçoit  une  qui  lui  répugne,  et  s'en 
détourne  ou  la  fuit.  C'est  ainsi  que  la  sym- 
jialhie  et  l'antipathie  se  manifestent  pour  la 
première  fois  à  la  lin  du  second  mois.  Au 
«Quatrième  mois,  l'enfant,  ayant  appris  à  con-^ 
naître  la  force  de  ses  membres  et  à  en  faire 
usage  ,  cherche  à  s'emparer  des  choses  ;  il 
étend  les  bras  vers  elles  ,  et  témoigne  ainsi 
son  désir  ;  il  repousse  ce  qui  lui  est  dés- 
a.^réable;  tout  ce  qui  lui  plaît,  il  veut  l'avoir, 
ijuoiiiu'il  ne  sache  qu'en  faire  ;  son  unique 
but  est  d'exercer  ses  sens.  Aussi  ne  lui  suf- 
lit-il  pas  do  voir,  et  veut-il  encore  saisir,  tou» 
iher,  goûter  ;  il  veut  prendre  possession  du 
monde ,  et  il  ferait  volontiers  descendre  le 
soleil  du  firmament. 

Ensuite,  il  veut  aussi  agir.  Les  change- 
ments susceptibles  de  frapper  la  vue  et  l'ouïe 
(ju'il  produit,  reflètent  sa  vie  intérieure ,  et 
cette  image  de  sa  forcj  exalte  en  lui  le  sen- 
timent de  la  vie  ;  son  pouvoir  lui  apparaît 
sous  une  forme  sensible  ,  et  il  se  complaît 
dans  l'intuition  de  l'image  qui  le  reproduit. 
C'est  en  cela  que  consistent  ses  jeux,  dont 
l'unique  but  est  de  faire  qu'il  se  sente  lui- 
même.  A  dater  du  quatrième  mois,  il  met  les 
choses  en  mouvement,  et  il  éprouve  du  plaisir 
quand  il  peut  renverser  les  jouets  qu'on  place 
devant  lui,  ou  tirer  les  cheveux  de  la  per- 
sonne qui  l'approche.  Il  est  bien  plus  joyeux 
encore  lorsque  le  mouvement  qu'il  imprime 
aux  choses  produit  du  bruit,  et  son  bonheur 
est  de  pouvoir  frap[)er  sur  la  table  de  manière 
à  la  l'aire  résonner.  C'est  ainsi  que ,  vers  le 
septième  mois ,  il  apprend  à  s'amuser  seul 
pendant  quelque  temps. 

A-tTÎl  appris  qu'il  agit  sur  les  hommes 
comme  cause  déterminante,  il  les  fait  servir 
d'instruments  à  ses  caprices,  et  domine  ceux 
(jui  l'entourent.  Le  premier  sentiment  de  son 
influence  sur  un  adulte  faible  est  trop  sédui- 
sant pour  ne  pas  s'emparer  bientôt  de  toutes 
ses  facultés. ,  quoique  l'empire  qu'il  exerce 
ainsi  lui  procure  bien  moins  de  plaisir  que 
la  libre  disposition  de  corps  inertes,  sur  les- 
quels son  action  se  manifeste  par  des  résul- 
tats qui  frapperil  plus  iœmédialeiuenl  ses 
sens. 

lin  vertu  de  la  sympathie  avec  le  genre 
humain,  l'inslinct  d'agir  prend  aussi  les  for- 
mes de  l'instinct  d'imitation.  Celui-ci  se  ma- 
nifeste d'abord  involontairement  dans  les 
mouvements  qui  sont  au  pouvoir  dp  l'enfant, 
qu'on  voit,  par  exemple ,  quand  quelqu'un 
boit  devant  lui ,  exécuter  des  mouvements 
analogues  avec  sa  bouche  {Ibid.,  t.  II,  pag. 
330);  plus  tard,  il  imite  volonlairement  les 
mouvements  des  membres. 

Si  nous  portons  nos  regards  sur  Vétat  mo- 
ral en  général,  nous  remarquons  ce  qui  suit  ; 

L'enlant  à  la  mamelle  ne  désire  d'abord 
rien  autre  chose  que  ce  qui  peut  satisfaire 
Ses  besoins  matériels.  Quand  il  commcuee 


à  trouver  du  plaisir  aux  injpressions  senso- 
rielles, il  n'accueille  ces  dernières  qu'autant 
qu'elles  se  présentent  d'elles-mômes  à  lui. 
Ensuite  il  désire  les  choses  qu'il  aperçoit  à 
distance.  Plus  tard  seulement  il  arrive  à  sen- 
tir que  des  objets  absents  lui  manquent,  à 
les  chercher  et  à  les  désirer.  L'état  dans  lequel 
le  met  la  satisfaction  de  ses  désirs  est  d'abord 
du  calme,  puis  du  plaisir,  enfin  de  la  joie. 

Il  est  d'abord  dans  l'impuissance  absolue 
de  rien  faire  pour  l'accomplissement  de  ses 
désirs  ;  ceux-ci  doivent  donc  réagir  sur  son 
moral,  et  par  conséquent  devenir  passifs,  ou 
prendre  !a  forme  d'émotions.  Quoiqu'il  ap-= 
prenne  plus  tard  à  s'emparer  de  certaines 
choses  et  à  les  changer  lui-même  de  place,  sa 
sphère  d'action  est  toujours  si  bornée,  qu'il 
demeure  dépendant  d'autrui ,  de  sorte  que 
ses  désirs  conservent  en  général  le  caractère 
d'affections. 

Les  premières  érpotions  qu'il  éprouve  sont 
désagréable?  et  excitantes.  Elles  reposent  sur 
l'absence  d'une  impression  agréable  et  la 
présence  d'une  impression  pénible ,  état  au- 
quel l'instinct  de  la  vie  cherche  h  se  sous- 
traire par  la  réaction,  c'est-à-dire  par  la  force 
motrice.  Mais  les  mouvements  qu'il  occasionne 
n'ont  point  encore  de  but  déterminé  ;  ils  sont 
vagues  et  généraux ,  ils  n'expriment  que 
l'état  de  l'âme ,  et  ils  consistent  principale- 
ment en  cris,  parce  que  la  vie  des  organes 
pectoraux  a  des  relations  plus  intimes  que 
toute  autre  avec  les  sentiments  et  les  désirs. 
Le  nouveau-né  doit  donc  crier  lorsqu'il  sent 
le  besoin  de  nourriture,  que  quelque  chose 
comprime  ou  salit  sa  peau,  qu'on  le  dérange 
d'une  situation  calme  et  commode  pour  le 
nettoyer  ou  l'habiller,  qu'on  le  touche  do 
manière  à  l'afl'ecter  désagréablement ,  etc. 
Cette  expression  nécessaire  et  involontaire 
du  malaise  ou  de  la  douleur  est  la  seule  ré-, 
action  qu'il  puisse  exercer  contre  l'action 
hostile  du  monde  extérieur;  mais  c'est  en 
môme  temps  un  appel  au  secours.  L'affectiou 
trouve  ici  son  but,  en  ce  sens  qu'à  l'être  fai- 
ble il  a  été  donné  une  mère  dont  l'empres^ 
sèment  à  le  secourir  correspond  à  son  be- 
soin. 

Un  désir  accompagné  d'une  émotion  de 
l'àme  se  manifeste  d'une  manière  violente  ou 
passionnée.  Aussi  le  nouveau-né  témoigne- 
t-il  une  violence  sans  bornes  dans  tous  ses 
désirs.  Le  premier  retour  de  la  soif,  deux 
heures  après  avoir  teté  assez  pour  apaiser 
complètement  son  besoin,  les  attouchements 
les  i)lus  ménagés  tandis  qu'on  l'habille  ou  le 
nettoie,  le  mettent  hors  de  lui,  lui  arrachent 
des  cris  aussi  perçants  que  si  sa  vie  était  en 
danger,  et  font  battre  son  cœur  avec  force. 
Mais  sa  constitution  ne  permet  pas  que  cette 
violence  soit  de  durée.  La  prédominance  de 
la  réceptivité  sensible  fait  que  tout  produit 
une  impression  très-vive  sur  son  corps  ;  mais 
l'activité  de  son  âme  est  encore  dirigée  tout 
entière  et  sans  partage  vers  l'existence  ma- 
térielle ,  et  le  sentiment  vague ,  obscur,  qui 
naît  de  cette  dernière,  est  partout  orageux, 
impérieux,  lyrannique  ;  le  nouveau-né  ignore 
ce  qm  lui  manque,  parce  qu'il  ne  se  dist.iu- 


309 


LAIV 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


m 


giie  pas  neUeiuoiit  du  moniJc  extérieur ,  ou 
n'aperçoit  que  ce  qui  lui  est  étranger ,  sans 
en  avoir  une  idée  claire  ;  il  est  donc  saisi 
d'un  sentiment  indéterminé  de  peine.  Il  con- 
naît bien  moins  encore  le  but  des  opérations 
qu'on  exécute  sur  lui,  et  loin  de  là  même 
il  ne  voit  en  elles  qu'une  violence  qu'on  lui 
impose ,  il  ne  crie  donc  pas  plus  sous  le 
couteau  d'une  meurtrière  que  sous  la  main 
empressée  d'une  tendre  mère.  Nul  animal, 
après  sa  naissance,  n'est  aussi  impatient  et 
ne  désire  avec  tant  de  passion  que  l'homme; 
lui  seul  trouve  les  bornes  de  sa  vie  insuppor- 
tables, parce  qu'il  est  doué  d'une  force  supé- 
lieure  et  appelé  à  jouir  de  la  liberté. 

Peu  h  peu  la  violence  s'apaise  ;  mais  la  mo- 
dération vient  par  la  connaissance  des  bor- 
nes nécessaires ,  qui  est  elle-même  un  fruit 
de  l'expérience.  L'enfant  a  éprouvé  que, 
cjuand  il  crie  pour  avoir  de  la  nourriture, 
v*;a  mère  le  prend,  le  pose  sur  son  sein ,  et 
lui  olfre  le  mamelon  ;  comme  on  est  toujours 
venu  à  son  secours,  mais  seulement  au  bout 
d'un  certain  laps  de  temps,  il  compte  désor- 
mais sur  cette  assistance.  Ayant  un  pressen- 
timent vague  des  bornes  du  temps,  il  com- 
monce  à  se  soumettre  à  cette  loi,  et  n'exige 
ulus  qu'on  satisfasse  instantanément  à  ses 
besoins;  il  se  calme  dès  qu'il  voit  qu'on  le 
tire  de  son  berceau,  parce  qu'il  sait  que  c'est 
là  le  préliminaire  du  secours  qu'il  réclame  et 
qu'il  va  recevoir. 

Si,  plus  tard ,  des  idées  déterminées  sou- 
lèvent des  désii-s  qui  le  sont  aussi,  il  exige 
avec  vivacité  les  cnosos  qui  lui  plaisent  et 
qu'il  aperçoit  ;  mais  il  ne  demanae  pas  avec 
autant  de  violence,  d'un  côté ,  parce  que  le 
besoin  d'un  objet  qui  se  rapporte  aux  sens 
n'est  point  si  impérieux  en  soi  qu'un  besoin 
rclalir  au  corps,  et  d'un  autre  côté,  parce  que 
l'âme ,  ayant  acquis  des  idées  plus  nettes,  a 
déjà  pris  aussi  un  peu  plus  de  calme.  L'en- 
fant ne  tarde  pas  non  plus  à  sentir  les  bor- 
nes d'espace,  quand  il  ne  peut  point  atteindre 
aux  objets  qui  sont  éloignés  de  lui. 

Mais  ici  il  s'aperçoit  bientôt  qu'attentif  à 
prévenir  ses  moindres  désirs,  on  le  porte  ofx 
il  veut  être  ,  on  lui  donne  ce  qu'il  cherche 
à  avoir;  dès  lors  il  reconnaît  l'empire  de  sa 
volonté  sur  les  bornes  de  l'espace  ,  et  il  se 
procure  |)ar  ses  cris  ce  que  la  brièveté  de 
ses  membres  ne  lui  permet  pas  d'atteindre. 
Cependant  il  arrive  insensiblement  à  une  épo- 
que où  il  doit  connaître  des  bornes  supérieu- 
res à  celles  du  temps  et  de  l'espace.  Comme 
on  lui  procure  sans  précipitation  tout  ce  qui 
peut  lui  Être  nécessaire  ,  et  qu'en  agissant 
ainsi  on  fortifie  en  lui  le  sentiment  du  bien 
qu'on  lui  veut  et  de  l'intérêt  qu'on  luijjorte, 
mais  qu'on  ne  rapproche  pas  de  lui  ce  qui  ne 
saurait  lui  être  utile,  et  qu'on  ne  fait  point  at- 
tention aux  cris  qu'il  jette  pour  l'obtenir,  l'im- 
j)ossibilité  d'arriver  à  le  posséder  devient 
évidente  pour  lui,  et  alors  il  soupçonne  une 
loi  de  la  nécessite,  il  apprend  à  se  maîtriser 
lui-môme,  il  se  soumet  à  l'ordre ,  et  il  fait 
un  pas  de  plus  dans  l'ordre  moral,  attendu 
que  le  germe  de  la  liberté  commence  à  se 
développer  en  lui.  C'est  en  s'empressant  trop 


de  satisÉStii'C  5  tou6  ses  caprices  qu  on  l'habi- 
tue à  des  désirs  impérieux;  en  lui  reAjsant 
ce  qu'on  était  dans  l'usage  de  lui  accorder, 
ou  lui  retirant  ce  qu'on  lui  avait  déjà  donnéf, 
on  lui  apprend  à  opf)Oser  à  l'inconséquence 
une  fougueuse  opiniâtreté  d'humeur;  en  cher- 
chant à  triompher  de  lui  d'une  autre  manière, 
on  le  porte  à  l'entêtement  ;  mais  on  ne  peut 
mieux  lui  enseigner  à  vouloir  tout  emporter 
de  vive  force  qu'en  finissant  par  lui  céder. 
Alors  tout  pouvoir  de  se  restreindre  lui- 
môme  lui  devient  étranger,  il  contracte  l'ha- 
bitude de  ces  désirs  mous  et  sans  force  réac- 
tionnaire, qui  étaient  conformes  à  sa  nature 
pendant  la  première  période  et  eu  égard  à 
l'existence  matérielle,  mais  qui  ne  sont  plus 
ici  qu'un  arrêt  de  développement,  et  il  de- 
meure soumis  à  un  goût  désordonné  pour 
une  liberté  de  bas  aloi ,  qui  est  elle-môme 
l'esclave  de  la  sensualité. 

Comme  aucun  mouvement  violent  ne  peut 
se  calmer  tout  à  coup,  il  faut  aussi  que  l'orago 
des  afTeclions  chez  l'enfant  à  la  mamelle 
s'apaise  par  degrés.  Quelque  chose  l'a-t-il 
contrarié,  ne  fût-ce  môme  que  le  soin  qu'il 
a  fallu  prendre  de  lui  nettoyer  la  figure  ,  il 
témoigne  encore  pendant  quelque  temps  sa 
mauvaise  humeur  par  des  cris  :  peu  à  peu 
il  apprend  à  se  tranquilliser  plus  vite,  lors- 
qu'on l'abandonne  à  lui-même  sans  atta- 
cher d'importance  à  ce  retentissement  de  ses 
sensations.  Mais  l'affection  qui  est  née  de 
ce  qu'un  désir  n'a  point  été  exaucé,  ne  trouve 
sa  limite  naturelle  que  dans  la  lassitude,  et 
laisse,  dans  le  souvenir  de  son  insuccès,  une 
salutaire  expérience  qui  portera  fruit  un 
jour. 

Sous  le  rapport  du  mouvement  l'homme 
est,  après  sa  naissance,  moins  avantagé  qu'au- 
cun animal  quelconque.  Il  est  faible  à  cause 
du  tiéveloppement  incomplet  de  ses  organes 
locomoteurs;  car  ses  muscles  sont  encore 
pâles,  minces  et  mous,  ses  tendons  rougeâ- 
tres  et  ternes,  ses  os  en  grande  partie  carti- 
lagineux. Mais  ce  qui  contribue  plus  encortj 
à  le  rendre  faible,  c'est  le  défaut  de  volonté. 
Les  premiers  mouvements  sont  sans  but,  pro- 
voqués uniquement  par  l'état  d'excitation  du. 
système  nerveux  et  l'influence  que  ce  système 
exerce  sur  les  muscles,  dont  la  haute  irrita- 
bilité s'accompagne  par  conséquent  aussi, 
d'une  prédisfiosition  aux  spasmes.  Dans  les, 
premiers  moments,  le  corps  du  nouveau-né- 
est  facile  à  mouvoir  et  sans  soutien  ;  la  force- 
musculaire  oppose  rarement  quelque  résis- 
tance lorsqu'on  ouvre  les  yeux  ou  la  bouche,, 
(pj'on  allonge  les  doigts,  etc.  Le  système 
musculaire  plastique  développe  plus  tôt  son 
activité,  et  s'accroît,  proportion  gardée,  da- 
vantage ;  les  mouvements  des  organes  res- 
piratoires, du  rectum  et  de  la  vessie ,  sont 
les  premiers  qui  s'exécutent  en  vue  d'un  but 
déterminé,  et,  de  même  que  les  battements 
du  cœur,  ils  ne  tardent  pas  à  se  régulariser, 
à  se  renouveler  moins  fréquemment.  Quant 
aux  muscles  soumis  à  la  volonté,  leurs  pre- 
miers mouvements  n'ont  aucun  but,  dans 
l'action  de  respirer ,  dans  celle  de  crier  et 
d'ouvrir  les  paupières.   L'éveil  de  la  force 


?n 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  l'HILOSOlMIiE. 


LAN 


.-HS 


molrice  lil)re  ,  ou  la  piiso  de  possession  de 
t'.luK',  maifhc  de  haut  on  bas;  l'organe  cen- 
Iral,  depuis  la  moelle  allongi^e  jusqu'au  com- 
iiieDcoMienl  de  la  portion  tlioracique  de  la 
moelle  épinièro,  harmanise d'abord  les  mou- 
vements des  paupières,  des  muscles,  des  mA- 
clioires ,  de  la  langue  ,  des  lèvres,  du  dia- 
phragme et  des  muscles  costaux  ;  bienlAt ,  à 
cette  action,  s'associe  celle  du  tronc  cérébral 
sur  lesi  autres  muscles  de  l'œil  j)endant  que 
les  membres  se  meuvent  sans  but  et  d'une 
manière  purement  rhythmique.  Plus  lard,  les 
membres  supérieurs  entrent  au  service  de 
l'ûme,  et  tandis  qu'ils  sont  déjà  fort  avancés 
dans  l'exercice  de  leurs  fonctions,  les  metn- 
Itres  |)el viens  se  tiennent  bien  loin  encore 
en  arrière  d'eux. 

La  voix  parait  plus  tôt  chez  l'homme  que 
chez  les  animaux.  Elle  est  d'abord  beaucoup 
p!us  forte,  proportion  gardée,  que  chez  ces 
derniers,  tant  pour  stimuler  l'amour  mater- 
nel, que  pour  l'éveiller,  s'il  sommeillait  en- 
core; car  la  voix  est  un  appel  au  cœur  maternel, 
iiui  agit  bien  plus  puissamment  que  la  vue. 

Elle  n'est  d'abord  qu'un  simple  cri,  que  la 
douleur  du  part  et  le  premier  contact  du  mon- 
de occasionne  chez  le  nouveau-né,  mais  qui 
dilate  les  poumons,  rend  la  respiration  plus 
complète,  et  donne  plus  de  portée  aux  effets 
de  cette  fonction.  Ce  cri  reparaît  ensuite  à 
chaque  peine  ou  déplaisir,  par  exemple,  tou- 
tes les  fois  (jue  le  sommeil  vient  à  ôlre  trou- 
blé. Ainsi  a-t -on  remarqué,  dans  les  hospices 
d'enfîints  trouvés,  que  quand  un  nourrisson 
éveille  les  autres  |)ar  ses  cris,  tous  se  mettent 
à  crier  à  la  fois  (Béclard,  dans  Archives  gé- 
nérales, t.  XII,  p.  489),  phénomène  sur  la 
production  duquel  il  serait  possible  aussi  que 
fa  sympathie  exer(;at  de  l'influence.  Entin 
l'enfant  apprend  qu'on  vient  à  son  secours 
lorsqu'il  jette  des  cris,  et  dès  lors  il  crie 
vTvec  intention ,  d'abord  comme  s'il  pou- 
vait se  soulager  lui^môme  en  agissant  ainsi, 
et  peu  <i  neu  dans  la  vue  d'appeler  l'interven- 
tion cju'il  a  appris  à  reconnaître  La  force 
du  premier  cri  indique  le  tiegré  de  maturité 
et  de  vitalité.  Les  enfants  faibles  et  noji  h 
terme  ne  font  eiUendre  que  des  es[)èces  de 
grognements.  La  violence  et  la  fréquence  des 
cris  annoncent  en  outre  la  disposition  indi^ 
viduefle;  car  Béclard  assure  que  les  enfants 
d'un  tempérament  vif  crient  à  lue-tête  dès 
leur  naissance.  La  première  fois  que  l'enfant 
crie,  son  visage  devient  rouge,  le  mouvement 
respiratoire  s'accélère,  la  bouche  s'ouvre,  les 
yeux  se  fern\ent,  les  paupières  se  gonflent,  il 
se  forme  trois  ou  quatre  rides  perpendiculai-s 
res  à  la  racine  du  nez,  d'autres  se  dessinent 
aussi  au  front,  et  le  bout  de  la  langue  s'app'i- 
(|ue  au  palais;  quelquefois  le  cri  n'éclate  qu'à 
la  suite  de  violents  eflorls  respiratoires.  Pen- 
dant les  premiers  jours,  le  passage  de  l'air  à  tra-r 
vers  la  glotte,  dans  les  inspirations  profondeSj 
détermine  un  bruit  que  l'on  peut  considérer 
coiiune  une  sorte  de  hoquet.  Ce  bruit  tient, 
suivant  Joerg  {L'eber  dus  Leben  des  Kindes, 
l>.  8D),  à  ce  que  la  glotte  n'est  point  encore 
convenablement  dilatée,  peut-être  aussi  à  ce 
1}  10  la  sOcrélion  qui  s'y  (qière  n'est  ik{<  en- 


core assez  abondante  ;  mais  il  dépend  surtout 
de  ce  que  les  muscles  de  la  glolte  n'ont  pas 
encore  actiuis  le  plein  et  libre  exercice  de 
leur  activité  spontanée,  de  sorie  qM'ils  cè- 
dent d'une  manière  pour  ainsi  dire  passive  h 
l'effort  de  l'air.  Au  reste,  Billard  [Traite  des 
maladies  des  enfants  nonveau-nés  et  à  la  ma^ 
melte,  Paris,  1837, in-8,  p.  49  ;  —  voy.  aussi 
F.-L.-F.  Valleix,  Clinique  des  maladies  des 
enfants  nouveau-nés,  Paris,  1838,  in-8,  p.  11 
et  suiv.)  fait  observer  que  ce  bruit  est  moins 
soutenu  et  plus  aigre  que  le  cri  })ropremeut 
dit,  qu'il  ressemble  tantôt  à  celui  d'un  souf- 
flet, tantôt  au  cri  d'un  jeune  coq,  ou  au  sonde 
la  voix  pendant  le  croup,  qu'il  semble  être 
en  raison  inverse  de  la  faculté  de  crier,  qu'il 
se  manifeste  quand  l'enfant  est  las  de  jeter 
des  cris,  et  qu'il  peut  survenir  aussi  sans  (jue 
l'air  parvienne  dans  les  poumons  eux-mêmes, 
de  sorte  qu'un  nouveau -né  peut  mourir 
après  avoir  crié,  et  sans  cependant  avoir 
respiré. 

Au  troisième  mois,  l'enfant  commence  h 
pleurer;  aux  cris  qu'il  jette  se  joint  un  chau" 
gement  dans  les  i  rails  de  la  face  ;  les  coins  do 
la  bouche  sont  tirés  vers  le  bas,  le  front  so 
plisse,  les  paupières  clignotent,  et  les  yeux 
versent  des  larmes.  Ce  phénomène  tient  à  ce 
que  l'âme  est  devenue  susceptible  d'alîliclion, 
qu'elle  a  acquis  de  l'influence  sur  les  mus- 
cles de  la  face  et  sur  la  sécrétion  des  larmes, 
déjà  lort  abondante  auparavant,  de  sorte  que 
celle  sécrétion  a  acquis,  comme  le  mouve- 
ment, une  signification  morale.  L'enfant  com- 
mence par  prendre  un  air  pleureur,  puis  il 
crie,  et  enfin  il  verse  des  larmes. 

La  mine  toujours  refrognée  du  nouveau-né 
s'éclaircit  vers  la  fin  du  premier  mois,  et  fait 
place  à  l'expression  de  la  satisfaction  lorsque 
l'enfant  est  rassasié  et  calme.  Au  second  mois, 
celui-ci  essaye  de  rire,  non  pas  quand  ses 
besoins  matériels  sont  satisfaits,  mais  quand 
on  le  fait  sautiller.  Au  troisième  mois,  il  sou- 
rit, la  bouche  demi-ouverte.  A  quatre  mois,  il 
pousse  des  rires  bruyants  et  des  cris  de  joie. 

Les  sons  sortent  d'abord  involontairement 
de  sa  poitrine,  lorsqu'il  éprouve  une  vive  sen- 
sation qui  le  remue  avec  force  au  dedans, 
ïiientôt  sa  volonté  prend  possession  de  la 
voix,  et  il  commence  à  balbutier  dès  qu'il 
éprouve  du  plaisir  à  manifester  sa  force  par 
des  démonstrations  qui  puissent  frapper  son 
oreille.  C'est  de  cette  manière  qu'au  troisième 
mois,  et  plus  encore  au  cinquième,  il  joue 
avec  ses  organes  vocaux  dans  les  moments 
de  calme  et  de  satisfaction,  et  fait  entendre 
dies  sons  confus,  qui  sont  le  prélude  de  la  pa« 
rôle.  Après  cet  exercice  préliminaire,  il  émet, 
involontairement  encore,  des  sons  plus  dé- 
terminés, des  exclamations,  lorsqu'il  aperçoit 
<|uelque  chose  de  nouveau  et  qui  le  flatte. 
Vers  le  huitième  mois  à  peu  près,  l'instinct 
de  l'imitation  entreen  jeu  aussi  sous  ce  rap- 
port i  l'enfant  regarde  avec  attention  les  lè- 
vres de  sa  mère  qu.^nd  elle  lui  parle,  et  s'il 
(intend  un  mot  facile  à  prononcer,  il  remue 
les  lèvres  en  essayant  de  le  prononcer  lui- 
même  à  voix  basse  {Uessische  Beitrœgc,i.  II, 
p.  332).  Entin,  sur  la   lin  de  cette  période, 


3J3 


LAN 


le  besoin  <le  communitjucr  avec  les  autres 
s'éveille  en  lui,  il  balbutie  et  se  crée  une  es- 
nèce  de  langage,  à  l'aide  duquelil  paivioiil 
a  se  faire  comprendre. 

Les  premiers  sons  que  l'enfant  produit  in- 
volontairement, et  lorsqu'il  crie ,  sont  les 
voyelles  aiguës  ;  a,  en  ouvrant  également 
toutes  les  parties  de  l'organe  vocal  ;  puis  ai, 
e,  I,  en  rapprochant  la  langue  du  palais.  Les 
voyelles  graves,  celles  qui  se  forment  avec  les 
lèvres,  o,  eu,  ou,  u,  lui  demeurent  étrangères. 
Les  consonnes  sont  davantage  le  produit  do 
la  spontanéité.  En  criant,  il  ouvre  la  bouche, 
applique  la  langue  à  la  partie  postérieure  du 
palais,  et  produit  les  sons  k  et  q,  puis  les  lè- 
vres agissent  et  forment,  en  se  fermant,  le  b, 
le  p,  ['m,  le  v  :  la  pointe  de  la  langue  produit 
aussi  Ï'I  et  l'n,  en  s'appliquant  au  palais.  Mais 
l'enfant  ne  sait  point  encore  pronoacer  le  d 
et  le  l,  qui  exigent  que  le  nez  se  ferme,  ni  IV, 


PSYCHOLOGIE.  L\M  Sîf 

dant  les  trois  premières  semaines,  djû  «î  fraji- 
per  ou  gratter  avec  assez  de  force  pour  se 
causer  une  douleur  qui  le  fait  crier. 

Vers  la  tin  du  second  mois,  il  étend  les  bras 
vers  les  choses  qui  lui  plaisent;  mais,  comme 
il  ne  peut  rien  saisir,  ce  n'est  là  qu'un  sym- 
bole de  désir.  Au  troisième  mois  encore  il  no 
saisit  que  les  objets  rapprochés  de  lui;  mais 
ce  mouvement  est  en  partie  automatique,  car 
les  doigts  fléchis  ne  tardent  pas  à  s'étendro 
et  à  laisser  échapper  ce  qu'ils  avaient  empoi- 
gné. En  reprenant  de  nouveau  l'objet,  il  ap- 
prend peu  à  peu  à  le  tenir  plus  solidement, 
et  il  acquiert  ainsi,  au  quatrième  mois,  la  fa- 
culté de  saisir  et  de  mouvoir  les  corps  étran- 
gers, qu'il  porte  surtout  h  sa  bouche.  Cepen- 
dant ces  mouvements  continuent  pendant 
quelque  temps  d'ùtrc  vagues^et  mal  assurés. 
Même  au  cinquième  mois,  l'enfant  a  encore 
le  coup   d'œil  si  peu  juste,  qu'il  lui  arrivo 


qui  dépend  des  mouvements  du  voile  palatin,     quelquefois  de  ne  rencontrer  un  objet  qu'a- 
ni  Vf,  l's  et  le  ch,  qui  exigent  la  présence  des     près  beaucoup  d'essais  inutiles,  et  de  tAton- 

ner  plus  d'une  fois  avant  de  donner  h  ses 
doigts  la  situation  nécessaire  pour  les  saisir. 
Au  sixième  mois  môme,  il  lui  arrive  parfois, 


dents 

Chez  le  nouveau-né  les  membres  fléchis- 
sent aisément,  et  se  meuvent  d'une  manière 
aulonialique,  les  pectoraux  vers  la  face,  les 
abdominaux  vers  le  ventre,  en  sens  inverse. 
Dans  ces  divers  mouvements  les  membres  ho- 
monymes suivent  orjdinairement,  mais  non 
toujours,  la  même  direction.  Les  bras  se  meu- 
vent f)lus  librement  et  plus  vivement  que  les 
iaïubes.  Les  doigts  alternativement  s'écartent 
et  se  rapprochent,  s'allongent  et  se  ferment. 
IJ  n'est  pas  rare  (jue  les  orteils  exécutent  le 
premier  mouvement  d'opposition  ou  de 
pince  iGuKTZ,  Der  Leicknam  des  Menschen, 
p.  59). 

Pendant  les  premiers  mois,  ces  mouve- 
ments n'expriment  que  le  bien-être:  à  dater 


CJi  voulant  porter  quelque  chose  h  sa  bou- 
che, de  ne  pas  pouvoir  la  rencontrer  sur-le- 
champ. 

Vers  la  fin  de  cette  période  les  membres 
supérieurs  lui  servent  aussi  pour  la  gesticula- 
tion. 11  montre  les  objets  (jui  lui  paraissent 
nouveaux  et  frappants,  alin  de  diriger  sur 
eux  l'attention  des  autres  ou  ceux  dont  on  lui 
fait  connaître  les  noms,  afin  de  prouver  qu'il 
comprend,  et  il  jette  ses  bras  autour  du  cou 
de  sa  mère  pour  exprimer  son  amour  et  son 
attachement. 

Le  nouveau-né  ne  peut  se  tenir  debout. 
D'un  côté,  ses  muscles  extenseurs  sont  moins 


du  troisième  mois,  leur  vivacité  plus  grande     développés  et  moins   actifs  ({ue  les  fléchis- 


aniionce  celle  des  désirs  et  la  joie  que  l'en 
f;nit  commence  à  ressentir,  h  partir  du  qua- 
trième, comme  l'activité  musculaire  en  géné- 
ral a  pris  plus  d'énergie,  les  membres  sont 
continuellement  en  mouvement  durant  l'état 
tle  veille. 

Les  mains  du  nouveau-né  reposent  sur  sa 
poitrine,  souvent  aussi  sur  ses  yeux,  surtout 
pendant  le  sommeil  ;  elles  sont  la  plupart  du 
temps  formées;  mais,  peu  à  peu,  elles  s'ou- 
vrent, et  restent  de  plus  en  plus  longtemps 
ouvertes.  Lorsqu'un  corps  étranger  vient  à 
s  y  jilacer  par  hasard,  elles  se  ferment  et  le 
saisissent  involontairement,  mais  ne  le  retien- 
nent pas  longtemps.  Elles  ont  une  tendance 
])articulière  à  se  porter  vers  la  face,  et  c'est 
dans  celte  direction  qu'a  lieu  d'abord  le  mou- 
veuienl  volontaire.  Certains  enfants  s'intro- 


seurs,  et  les  apophyses  épineuses  de  la  co- 
lonne vertébrale  ne  sont  point  encore  déve- 
loppées. D'un  autre  côté,  la  colonne  verté- 
brale n'a  point  encore  pris  la  double  courbure 
en  S  :  elle  est  droite,  et  les  corps  des  vertè- 
bres lombaires  n'ont  pas  assez  de  force  pour 
présenter  une  base  solide  de  sustentation. 

Il  ne  se  couche  que  sur  le  dos,  qui  j)résente 
la  surface  la  plus  large,  tandis  que  tous  les 
animaux  restent  couchés  sur  le  ventre,  ou 
quand  ils  ont  acquis  plus  de  développement, 
sur  le  côté.  Le  décubilus  sur  le  dos  est  l'atti- 
tude de  l'impuissance;  mais  il  permet  à  l'œil 
humain  de  se  diriger  vers  le  haut,  et  le  bras 
de  la  mère  supplée  à  l'insuffisance  des  forces 
de  l'enfant.  Celui-ci,  pendant  les  premières 
semaines  demeure  couché,  les  cuisses  et  les 
jambes  fléchie^,  les  genoux  ramenés  vers  lo 
duisentpar  hasard  un  doigt  dans  la  bouche,  ventre  et  placés  en  dehors,  les  pieds  tournés 
et  quand  cet  événement  est  arrivé  une  ibis,     en  dedans  et  dirigés  vers  les  parties  génitales 


ils  teltent  fréquemment  le  même  doigt.  Le 
nouveau-né  se  frotte  aussi  le  nez  ou  toute  au- 
tre région  du  visage,  lorsqu'il  y  éprouve  des 
démangeaisons,  mais  d'une  manière  mal- 
adroite et  avec  le  poing  fermé.  Comme  il  n'est 
I)as  encore  complètement  maître  de  ses  raem 


De  cette  manière  il  peut  allonger  et  fléchir  ses 
membres,  mais  il  lui  est  impossible  de  chan- 
ger de  position,  ni  de  rester  droit,  quand  on 
le  met  sur  ses  pieds. 

Peu  à  peu  il  s'étend.  A  la  fin  du  premier 
mois,  la  tète  se  redresse  d'abord,  attendu  que 


bres,  et  que  le  mouvement  n'est  pas  encore,  le  développement  des  muscles  de  la  nuque 
chez  lui,  en  harmonie  parfaite  avec  la  sensi-  j)récède  celui  des  muscles  du  dos,  et  que  le 
bihlé  générale,  il  lui  arrive  quelquefois,  peu-      ligament  cervical  jouit  déjà  d'une  assez  grande 


315 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  PlIlLOSOPIirE. 


LAN 


3tô 


I 


soIi(lii(5  l\  C(5(tc  époque.  Au  second  mois, 
l'enfant  jiriMère  une  situation  intermédiaire 
entre  la  position  couchée  et  la  position  assise, 
parce  (ju'il  y  trouve  assez  de  points  d'appui 
pour  son  dos,  et  qu'il  peut  ainsi  non-seule- 
inonl  re.^arder  en  toute  liberté  autour  de  lui  ; 
mais  encore  se  ployer  en  avant  vers  les  cho- 
ses (\u\  lui  plaisent.  Ensuite  les  muscles  du 
<Ios,  (}ui  d'abord  étaient  pAles,  deviennent 
plus  rouges,  et  enfin  l'enfant  apprend  à  se  te- 
nir le  tronc  droit.  A  quatre  mois,  il  peut  res- 
ter sur  une  chaise,  quand  on  le  soutient  un 
I)eu;  h  six  mois,  il  est  en  état  de  rester  assis 
par  terre  sans  soutien. 

Les  membres  inférieurs  ne  peuvent  servir 
h.  porter  le  corps;  car  le  bassm  est  étroit  et 
fort  oblique,  le  ventre  fait  saillie  en  avant,  les 
(îavités  cotyloidcs  sont  cartilagineuses,  le  fé- 
mur est  droit,  son  col  est  court  et  cartilagi- 
neux, la  rotule  n'a  point  pris  tout  son  déve- 
loppement, et  le  pied  est  moins  développé 
(jue  la  main,  outre  qu'en  général  les  fléchis- 
seurs l'emportent  sur  les  extenseurs,  de  sorte 
«ju'on  ne  peut  étendre  la  jambe  sans  em- 
ployer une  certaine  force.  Aussi  les  membres 
|>elvicns  n'exécutent-ils  que  des  mouvements 
automatiques  pendant  les  premies  mois,  et, 
par  exemple,  ils  s'allongent  lorsque  l'enfant 
vide  ses  intestins.  Ensuite  ils  lui  servent  d'ap- 
)ui  (]uand  il  se  tient  assis,  mais  plutôt  par 
eur  forme  et  leur  masse  que  par  leur  activi- 
té musculaire.  Enfin  l'enfant  en  fait  usage 
quand  il  commence  à  changer  de  place,  mais 
il  ne  les  emploie  encore  que  comme  auxiliai- 
res. En  eifet,  après  avoir  appris  à  mouvoir 
son  tronc  dans  des  directions  diverses,  tan- 
dis qu'il  est  assis  sans  nul  soutien,  il  com- 
inencc  U  se  traîner,  c'est-à-dire  qu'il  apprend 
à  se  Uéchir  en  avant,  à  étendre  ses  bras,  et  à 
s'en  servir  pour  tirera  lui  le  bassin,  à  la  suite 
duquel  viennent  les  pieds  et  les  jambes  éten- 
dus sur  le  sol.  C'est  là  le  premier  mode  de 
locomotion  de  l'homme  :  ni  à  cette  époque, 
ni  à  aucune  autre,  il  n'est  destiné  à  ramper, 
car  il  doit  relever  la  tête  :  aussi  l'enfant  lui- 
niôme  témoigne-t-il  de  la  joie  quand  on  le 
lient  droit,  de  manière  que  ses  pieds  touchent 
LU  sol,  quoiqu'il  ne  puisse  pas  encore  pren- 
dre de  lui-même  ni  conserver  cette  attitu- 
de. 

Vie  végéto-animale.  —  La  nutrition  éprou- 
ve des  changements  considérables,  non-seu- 
lement par  le  fait  de  la  naissance,  mais 
encore  pendant  le  cours  de  la  première 
enfance. 

La  modalité  du  besoin  est  toute  particu- 
lière pendant  la  première  enfance.  La  faim  et 
la  soif  ne  sont  point  encore  distinctes  l'une 
de  l'autre,  de  même  que  le  lait  contient, 
sous  forme  liquide,  des  parties  soHdes  qui  se 
séparent  aisément.  Comme  la  bouche  se  des- 
sèche promptement,  parce  que  la  sécrétion 
salivaire  est  peu  abondante,  et  comme  aussi 
l'enfant  ne  prend  que  de  la  nourriture  li- 
(|uide,  le  sentiment  du  besoin  ressemble 
davantage  h  la  soif.  En  effet,  la  voix  de  l'en- 
fant qui  n'a  pas  reçu  le  sein  depuis  long- 
l'-ir.p?,  est  rauque,  et  clic  s'éclaircit  prompte- 


ment après  qu'il  a  teté  (Joerg,  Uebtr  dn& 
Lebcn  des  Kindes,  p.  98). 

L'instinet  de  la  nutrition,  pendant  la  pre- 
mière enfance,  correspond  à  l'organisation 
maternelle.  Respirer  et  crier,  tel  a  été  le  pre- 
mier acte  d'animalité  i)ar  lequel  il  s'est  mi» 
en  rapport  avec  le  monde  :  chercher  la  cha- 
leur et  la  nourriture  auprès  de  sa  mère,  est  le 
second.  D'abord  il  tette  tout  ce  qu'on  lui  met 
dans  la  bouche,  un  doigt,  par  exemple,  et 
surtout  le  pouce ,  sans  rien  chercher  de 
déterminé  ;  quelquefois  même  il  lui  arrive 
de  le  faire  lorsque  sa  tête  et  ses  bras  seuls 
sont  dégagés,  le  bas- ventre  se  trouvant  encore 
dans  les  voies  génitales  (Osiander,  Hand- 
buch  der  Entbindungs-Kunst,  t.  I,  p.  679). 
Ensuite  il  cherche,  de  la  tôte  et  de  la  bou- 
che, mais  sans  choix,  et  saisit  de  ses  lèvres 
tout  ce  qu'il  rencontre.  Le  poulain  cherche 
et  trouve,  une  demi-heure  après  la  parturi- 
tion,  le  mamelon  de  sa  mère,  qui  cependant 
est  petit  et  caché  ;  les  animaux  nés  aveugles 
trouvent  également  la  tétine  de  leur  mère, 
qui  leur  en  facilite  la  recherche  par  l'attitude 
qu'elle  prend;  mais  celle-ci  demeure  pas- 
sive, quant  à  la  succion.  L'enfant  qui  vient 
de  naître  a  moins  d'instinct,  et  l'amour  ma- 
ternel lui  est  plus  nécessaire  :  il  faut  que  sa 
mère  lui  mette  le  manjelon  dans  la  bouche. 

Chez  les  mammifères,  le  passage  de  l'état 
embryonnaire  à  la  vie  indépendante  s'opère 
non  pas  peu  à  peu,  mais  d'une  manière  sou- 
daine. Le  contenu  de  la  vésicule  ombilicale 
est  épuisé  depuis  longtemps  à  l'époque  de  la 
naissance,  et  la  vésicule  elle-même  n'existe 
plus,  de  sorte  qu'il  y  a  nécessité,  dèsle  prin- 
cipe, que  l'activité  "animale  puise  à  l'exté- 
rieur des  matériaux  pour  la  nutrition.  Aussi 
l'enfant  nouveau-né  n'a  pas  plutôt  dormi 
environ  six  heures,  pour  se  remettre  des 
fatigues  du  part,  que  la  soif  le  réveille,  et  la 
mère,  de  son  côté,  se  trouve  alors  assez  re- 
posée pour  pouvoir  lui  présenter  le  sein. 
Mais  l'allaitement  est  la  forme  la  moins  élevée 
du  mode  animal  de  la  nutrition;  il  se  rap- 
proche de  l'absorption  végétale,  qui  elle- 
même  confine  de  près  à  l'hygroscopicité. 
Ce  rapport  s'observe  surtout  chez  les  têtards 
des  batraciens  et  les  petits  des  marsupiaux, 
dont  la  bouche  n'est  qu'une  simple  ventouse, 
constamment  appliquée  ici  à  la  tétine,  là  au 
nidamentum.  L'enfant  qui  vient  de  naître  ne 
peut  exécuter  aucun  mouvement  de  mastica- 
tion, car  l'articulation  de  sa  mâchoire  n'est 
pas  disposée  de  manière  à  permettre  d'éner- 
giques mouvements,  ni  le  rebord  alvéolaire 
susceptible  de  supporter  un  elfort  mécanique 
considérable  ;  en  outre,  la  salive  manque 
pendant  les  deux  premiers  mois,  et  elle  coule 
encore  fort  peu  abondamment  durant  les 
mois  qui  suivent,  les  glandes  salivaires  étant 
grêles  et  peu  dévelop[)ées.  La  nourriture  ne 
peut  donc  point  être  préparée  pour  la  diges- 
tion dans  la  cavité  orale,  elle  ne  peut  que 
traverser  cette  cavité  ;  et  comme  la  mère  pro- 
duit d'avance  un  liquide  nourricier,  facile  à 
assimiler,  qui  n'a  pas  besoin  de  préparation 
préliminaire,  de  même  aussi  la  bouche  du 
fœtus  est  conformée  en  organe  de  succion  et 


3h7  LAN 

de  pa«^s<îgo.  En  ofTot,  elle  est  larp,  mais  le 
pende  développeinenl  du  palais  osseux  la 
rend  courle ,  et  l'absence  des  dents  lait 
qu'elle  a  peu  d'élévalion;  les  lèvres  sont 
donc  proportionnellement  plus  longues  qu'à 
une  épot]ue  subst^quente,  ce  qui  les  rend 
surtout  |>ropres  à  embrasser  le  mamelon  ;  la 
langue,  le  voi^e  du  palais  et  la  luette  ont 
aussi  des  dimensions  déjh  considérables,  et 
ipii  leur  permettent  de  parlici[>er  aux  mou- 
vements de  la  succion.  Pendant  cette  der- 
nière, les  lèvres  s'appliquent  h  la  base  du 
mamelon  ;  la  langue  i>rend  la  forme  d'une 
gouttière,  embrasse  ce  mamelon  en  dessous, 
et  le  presse  en  haut  contre  le  palais  ;  tout 
étant  ainsi  disposé,  l'enfant  attire  le  mamelon 
dans  sa  bouche,  comme  s'il  voulait  l'avaler 
Hauvey,  loc.  cit.,  p.  269),  et  il  en  exprime 
•  lait,  tant  en  faisant  le  vide  au  moyen  do 
inspiration,  et  par  le  môme  mécanisu)e  que 
(  elui  suivant  lequel  agit  une  pompe  appliquée 
à  la  glande  mammaire,  qu'en  imprimant  à 
ses  organes  de  succion  un  mouvement  de 
dehors  en  dedans,  qui  chasse  le  lait  de  la  base 
du  mamelon  vers  le  sommet,  comme  celui 
qu'on  exécute  avec  la  main  lorsqu'il  est  ques- 
tion de  traire  une  vache.  Les  deux  mouve- 
ments, celui  de  succion  et  celui  de  i)ression, 
agissent  de  concert  l'un  avec  l'autre  ;  cepen- 
dant l'aspiration  peut  être  suppléée  par  le 
mouvement  des  organes  de  succion,  comme 
l'a  démontré  Petit  {Uist.  de  l'Acad.  des  se, 
1735,  p.  49).  Les  lèvres  se  u)euvent  par  ondu- 
lations, parcourent  le  mamelon  de  la  base 
aii  sommet,  puis  remontent  vers  la  base,  tan- 
dis ([ue  les  mâchoires  fermées  retiennent  ce 
mamelon  ;  la  pointe  de  la  langue  se  porte 
ensuite  d'avant  en  arrière,  et  propage  ainsi 
l>éristalliquement  la  pression  de  la  base,  en- 
tourée par  les  lèvres,  vers  le  sommet,  tandis 
•  pie  sa  [)ropre  base  chasse  le  lait  dans  le 
pharynx.  En  cas  de  scission  du  palais,  la  suc- 
cion est  didîcile,  ou  môme  totalement  impos- 
sible, tant  j)arce  que  le  mamelon  ne  peut 
point  ôtre  pressi'  contre  la  voOte  palatine, 
(jue  parce  que  l'air  passe  du  nez  dans  la  bou- 
che, de  sorte  qu'il  est  injpossible  à  l'eid'ant 
défaire  le  vide  dans  cette  dernière  pendant 
l'inspiration. 

L'enfant  apporte  au  monde  la  faculté  de 
leler;  mais  il  la  |)erfectionne  par  l'exercice, 
de  manière  que  peu  à  peu  il  tette  d'une  ma- 
nière à  la  fois  et  p.lus  forte  et  plus  continue; 
si  on  lui  doime  à  boire  seulement  pendant 
liop  longtemps,  il  désapprend  la  succion,  et 
.s'y  prend  fort  maladroitement  pour  l'accom- 
plir lorsciue  ensuite  on  lui  présente  le  sein, 
(^e  n'est  que  quand  la  mamelle  fournil  une 
grande  quantité  de  lait  qu'il  en  laisse  échap- 
per de  sa  bouche;  le  liquide  vient-il  môme 
trop  abondamment,  de  manière  à  le  mettre 
en  danger  de  suffoquer,  il  quitte  le  mamelon. 
En  elfet,  l'écoulement  du  lait  ne  dépend  pas 
des  seuls  etforts  de  l'enfant;  l'organisme  ma- 
t'îrnel  y  contribue  aussi  par  une  activité 
vitale  harmonique.  Dès  que  1'-  nfant  saisit  le 
mamelon,  la  glande  mammaire  entre  en  tur- 
j-yescence,  ses  conduits  lactifèrcs  se  dilatent 
et  s'ouvrent,  et  11  s'étabJit  une  congestion 


PSYCIliMAr.lE. 


LAN 


318 


qui  augmente  la  sécrétion  :  aus«i  le  tait  s'é- 
chappe-t-il  souvent  sous  la  forme  de  jet, 
lorsque  l'enfant  quitte  le  sein,  et  parfois 
môme  avant  qu'il  commence  à  teter. 

L'enfant  ne  peut  atteindre  au  mamelon,  si 
sa  mère  ne  le  tient  point.  Quelques  animaux 
laissent  leurs  petits  chercher  la  leline,  et  no 
font  (pie  prendre  une  attitude  qui  rende  cette 
recherche  plus  facile.  Ainsi  la  baleine  se  met 
sur  le  côté,  et  le  phoque  debout.  D'autres, 
surtout  parmi  ceux  qui  viennent  aveugles  au 
monde,  sont  couchés  sous  le  ventre  de  leur 
mère,  où  ils  trouvent  les  mamelons.  Ceux 
qui  naissent  plus  développés,  par  exemple, 
les  run)inant3,  se  suflisent  à  eux-mômes  pour 
cela,  et  la  mère  se  contente  de  rester  tran- 
quille pendant  qu'ils  lettent.  Suivant  Corse, 
le  jeune  éléphant  frotte  la  mameJle  en  tétant, 
afin  d'accroître  l'afflux  du  lait,  et  les  rumi- 
nants qui  tettent  longtemps ,  comme  les 
élans,  ploient  les  genoux  de  devant,  quand 
ils  sont  devenus  grands,  pour  pouvoir  attein- 
dre à  la  tétine;  ils  se  couchent  môme  sur  lo 
dos,  lorsqu'ils  ont  acquis  une  plus  haute 
taille. 

L'enfant  tette  d'abord  très-fréquemment, 
mais  peu  à  la  fois,  de  sorte  qu'au  total  il  no 
prend  pas  beaucoup  de  lait.  Pendant  les  pre- 
mières semaines,  d  demande  le  sein  toutes 
les  trois  ou  quatre  heures,  c'est-à-dire  cha- 
que fois  qu'il  se  réveille,  mais  il  ne  tarde  pas 
à  ôtre  rassasié  et  à  se  fatiguer  de  la  succion, 
qu'il  interrompt  même  quelquefois,  afin  do 
se  reposer.  Vers  la  lin  du  second  mois,  ii 
commence  h  teter  i)lus  rarement,  toutes  les 
six  heures  environ,  mais  avec  plus  de  forco 
et  |)lus  longtenqis  chariue  fois,  de  manièru 
(pi  il  prend  davantage  de  lait.  Entin,  vers  la 
lin  de  cette  période,  il  n'est  plus  aussi  avidu 
du  sein,  et  accueille  déjà  volontiers  une  autre 
nourriture. 

A  ces  vicissitudes  en  correspondent  do 
semblables  dans  la  quantité  de  la  sécrétion  du 
lait.  Cette  quantité  croît  jusqu'au  sixième 
mois  environ,  et  s'élève  peu  à  peu  à  deux 
livn.'s  ou  i)lus;  mais  elle  diminue  à  partir  du 
iiuilièmemois.  D'après  Parmentier  et  Deyeux, 
une  vache  donne,  au  moment  du  part,  vingt- 
quatre  livres  de  lait;  pendant  le  premier  mois, 
trente-deux;  dans  les  deux  mois  suivants, 
trente  et  une  ;  au  quatrième,  vingt-sept;  au 
cinciuième  et  au  sixième,  vingt-(|uatre. 

La  (junlilé  du  lait  change  aussi  [)endant  lo 
cours  de  la  période;  d'allaitement  ;  vers  le» 
derniers  tenq)s  de  l'allaitement,  le  lait  change 
de  qualité  :  le  beurre  devient  plus  parfait,  el 
se  sépare  en  plus  grande  abondance  à  l'étal 
de  pureté,  ainsi  que  Boysson  et  Parnienlier 
l'ont  constaté  chez  les  vaches.  Ce  qui  peut 
contribuer  à  amener  ce  résultat,  c'est  que 
peu  à  peu  l'enfant  tette  de  plus  en  plus 
rarement,  car  on  sait  (jue  les  vaches  qu'on 
Irait  souvent  donnent  à  la  vérité  une  i)lus 
grande  quantité  de  lait,  mais  que  la  propor- 
tion du  beurre  qu'elles  fournissent  n'aug- 
mente point,  el  l'expérience  a  également 
appris  que  le  lait  devient  aqueux  et  sans 
force  chez  les  femmes  qui  donnent  trop  fré- 
quemment le  iciu  à  leur  eul'ant.  D'ainès  une 


319 


LAN 


OICTIONNAIHE  DE  PlIlLOSOPIllK. 


LAN 


320 


niwilyso  <lo  l'ayoïi,  le  lail  des  Icniuios  con- 
liciit  iiuiins  (le  beurre,  de  IVoiiiago  et  de 
sucre  sept  mois  .'iprès  la  parluiiliuii  qu'au 
itdut  de  (jualre  mois  (Billaui),  loc.  cit., 
p.  :)%). 

l'eudaul  que  les  animaux  vivent  de  sub- 
stances assimilées  ou  sécrétées  par  leurs 
mères,  ils  prennent,  tantôt  plus  tôt  et  tantôt 
|)Ius  tard,  (i'aulrcs  aliments  encore.  Ainsi  les 
])igeonsne  vivent  que  pendant  trois  jours  des 
matériaux  seuls  que  dégorgent  les  parents, 
après  quoi  ils  prennent  en  même  tenq)s 
d'autres  aliments,  que  seuls  entin  ils  Unis- 
sent par  recevoir.  Le  cochon  d'Inde  broute 
l'herbe  dès  le  lendemain  de  sa  naissance, 
qu(ji(pi'il  lelte  pendant  une  nuinzaine  de 
jours.  Le  renne  commence,  au  bout  de  quel- 
ijues  jours,  à  manger  de  l'herbe  et  des 
lichens,  et  au  bout  de  trois  semaines  le  lait 
ne  suIJit  plus  à  la  nourriture  du  veau.  De 
même,  l'enfant  arrive  peu  à  peu  à  désirer  des 
aliments,  surtout  des  substances  molles,  pul- 
tacées,  farineuses,  parce  que  son  sens  du 
Koilt,  qui  se  développe  davantage,  exige  une 
plus  grande  vaiiété  de  clioses,  que  ses  forces 
digesdves  sont  en  état  d'élaborer  des  substan- 
ces plus  hétérogènes  et  solides,  et  que  le 
Jail  maternel  ne  lui  fournit  plus  une  nourri- 
ture suffisante. 

Pendant  l'allaitement,  l'estomac  se  déve- 
lop|)e.  Bernt  nous  apprend  que  la    premiè- 
re   respiration ,    en   abaissant  davantage  le 
diaphragme,  fait   passer    ce    viscère   d'une 
situation  perpendiculaire  h  une  autre   plus 
horizontale    {Si/stcmatisches  llandbuch  dcr 
f/crichtlichen    Àrzncilcundc,  p.  275).  Suivant 
<lunz  {Dcr  Lcichnam   des  Menschen,   p,  80), 
l'eslomac  du  nouveau-né  éprouve  un  change- 
ment tel,  après  avoir  admis  des  aliments,  que 
sa  f>lus  grande  largeur  se  trouve  portée  d'un 
jiouce  et  demi  à  un  pouce  et  dix  lignes,  sa 
hauteur  d'une  courbure  à  l'autre  de  six  lignes 
à  neuf,  tandis  que  la  dislance  d'un  orifice  h 
l'autre,  qui  était  d'abord  de  huit  lignes,  se 
réduit  à  six.  Chez  les   ruminants,  il    n'y  a 
d'abord  que  la  portion  pylorique,  ou  le  qua- 
trième estomac  (caillette),  qui  agisse,  et  elle 
-est   fort  grande;   mais  peu  à  peu  les  trois 
autres  estomacs,  ou  la  portion  cardiaque,  se 
développent.  L'intestin  qui,  pendant  la  vie 
embryonnaire,   sécrétait    ou   excrétait   plus 
(ju'il  ne   recevait,  devient  surtout  un  organe 
(1  ingestion  pendant  la  première  enfance;  les 
vaisseaux  lymphatiques  et  les  glandes  rnésen- 
lcnr|ues   grossissent,  la  dilférence  entre  le 
i;i"os  intestin   et  l'intestin  grêle  se  prononce 
davantage.    Le  mouvement  péristalti(iue,  ex- 
cité par  l'aflluence  d'une  quantité  plus  con- 
sidérable de  bile,  devient  plus  vif;  mais   il 
n'est  d'abord  ni  assez  fort  pour  pouvoir  éla- 
borer des  aliments  solides,  ni  parfaitement 
régulier,  de  sorte  que  le  lait  rellue  souvent 
de  l'estomac,  sans  que  l'enfant  éprouve   de 
nausées,  puis([u'il   recommence  aussitôt  à 
boire. 

Vie  végétative.  —  La  peau  du  nouveau-né 
ost  humide  et  glissante.  Les  mammifères 
IvJient  leurs  petits,  et  la  salive  paraît  ôtre  le 
l.i(iuide  qui  convient  le  mieux  pour  enlever 


le  vernis  adhérent  h  la  peau,  puisiiu'un  pio 
mier  bain  ne  suffit  pas  pour  en  débarrasser 
coinplélement  l'enfant. 

L'éclosion  fait    passer  la  i)oau  du   milieu 
a(pi(!ux,  dans  lequel  elle  se  plongeait,  au  sein 
de  l'air;  elle  se   trouve  donc  alors  soumise 
|)0ur  la  première  fois  5  la  pression  de  l'at- 
ujosphère.  L'alilux  du  sang  vers  la  peau,  (pii 
avait  lieu  pendant  la  vie  embryonnaire,  etijuo 
le  |)art  avait   accru  encore,   diminue    donc 
)ar  l'effet  de  cette  cause,  et  la  rougeur  dis- 
paraît en  quelques  jours,  de  môme   que  la 
joudlssuro  de  la  face  et  l'enflure  des  tégu- 
ments de   la  tôte,  qui  s'étaient  manifestées 
pendant  la  parturition,  commencent  à  s'etfa- 
cer  vingt-quatre  heures  déjà  après  la  nais- 
sance. En  second  lieu,  comme   la  peau  se 
trouve  maintenant  dans  un  milieu  sec,  elle 
commence  à  exhaler,  mais  moins  par  sa  pro- 
pre activité  que  [)ar  un  etfel  d'hygroscopi- 
cité,   attendu  que   l'air  attire  les    vapeurs 
aqueuses  et  dessèche  les  téguments  cutanés. 
Aussi  n'aperçoit-on  jamais  de  sueur  pendant 
les  premiers  mois,   et  l'enfant   peut  rester 
longtemps  nu  sans  se  refroidir,  tandis  qu'on 
le  lave  et  qu'on  l'habille,  parce  que  le  peu 
d'abondance  de  la  transpiration  commence  lo 
peu  d'activité  de  la  calorification.  En  outre, 
cet  organe  conserve  encore  pendant  quelque 
temps  son  ancienne  habitude  d'absorber  et 
de  sécréter  un  fluide  lubréfiant.  Cette  der- 
nière circonstance  explique  l'odeur  particu- 
lière que  répand  l'enfant  à  la  mamelle.  La 
substance  destinée  à  lubréfier  la  peau   s'ac- 
cumule avec   une   grande  facilité ,  surtout 
dans  les  parties  velues  du  corps,  et  y  pro- 
duit des  croûtes  en  se  desséchant.  11  résulte 
de  là,  comme  aussi,  d'après  Billard,  du  tra- 
vail incessant  de  la  mue,  quand  la  formation 
du  nouvel  épiderrae  a  lieu  avec  lenteur,  que 
la  peau  s'excorie  facilement  dans  les  endroits 
où  elle  est  plissée  ;  l'ophthalmie  qu'on  ob- 
serve fréquemment  pendant  les  deux  pre- 
miers mois,  a  son  siège  dans  les  glandes 
sébacées  des  paupières,  et  elle  s'accompagne 
de  l'excrétion  d'une  épaisse  chassie  jaunâtre. 
C'est  cette  diathèse  de  la  peau  qui  fait  qu'on 
rencontre  si  souvent  pendant  les  deux  pre- 
miers mois  la  miliaire,  l'érysipèle  et  le  pem- 
phigus,  et  pendant  le  second  semestre  de  la 
vie,  les  croûtes  delait,  qvmiid  la  nutrition  est 
trop    abondante,    ou   l'induration   du   tissu 
cellulaire,  lorsque  les  fonctions  de  la  peau 
viennent  à  ôlre  supprimées. 

Chez  plusieurs  animaux,  la  peau  n'acquiert 
qu'au  bout  d'un  laps  de  temjjs  plus  ou  moins 
long  après  l'éclosion,  la  couleur  qu'elle  doit 
conserver  désormais.  Les  coccinelles  et  les 
hydrophiles  ne  prennent  leur  pleine  et  en- 
tière coloration  que  douze  à  vingt-quatre 
heures  après  leur  sortie  de  la  chrysalide. 
Les  araignées  ne  se  colorent  qu'au  bout  de 
quelques  jours.  Chez  beaucoup  d'oiseaux,  le 
bec  et  les  pattes  ne  prennent  (ju'au  bout  de 
plusieurs  mois  les  couleurs  qu'ils  sont  desti- 
nés à  oflYir  dans  la  suite.  Tous  les  hommes 
naissent  d'un  rouge  clair,  et  du  troisième  au 
huitième  jour,  ils  acquièrenkia  teinte  de  leur 
race,  le  Caucasien  devenant  d'un  blanc  rou- 


321 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


352 


geâtre,  l'Anu^ricaiii  d'un  brun  rougcAtro.  le 
Nègre  noir  l'I  le  Malai  d"un  jaune  grisAlre. 
Camper  [Kleine  Schriften,  t.  1,  p.  44)  el 
Cassan  [lleusinger  Zeitschrifl  fur  die  orga- 
nische  Pfiysik,  l.  I,  p.  443)  assurciiit  que, 
chez  les  nègres,  il  se  forme,  peu  de  temps 
après  la  naissance,  des  demi-cercles  cendrés     avec  Je  cadre  du  tympan,  puis  avec  la  por- 


core.  Pendant  les  derniers  mois  de  la  pre- 
mière enfancft  ,  s'ossitient  la  lame  per|)endi- 
culaire  de  l'ethmoide,  avec  l'ajjoitliyse  rrif<t(t 
qolli ,  et  la  lame  criblée,  qui  se  soude  avec 
les  masses  latérales.  La  portion  squameuse 
du  temporal   se   soude   également,   d'abord 


à  la  racine    des 
bruns  ou  noirt'Jlres 
de  l'ombilic,  avec 
ligne   médiane  du 


ongles, 


oit:5,  puis  des  anneaux 
aulour  des  mamelons  et 
une  raie  foncée  sur  la 
ventre  ;  ensuite,  vers  le 
second  ou  troisième  jour,  le  scrotum  devient 
noir;  des  stries  noirâtres  descendent  des  ailes 
du  nez  aux  coins  de  la  bouche,  d'autres  pa- 
reilles se  développent  aux  genoux,  el  la 
région  frontale  devient  brunâtre;  mais,  au 
sixième  ou  huitième  jour,  la  })eau  entière 
est  noirAtre.  La  coloration  a  lieu  de  même 
iors(ju'on  n'ex}>ose  point  l'enfant  h  l'air,  et 
«ju'on  le  tient  emmailloté  :  elle  paraît  se  ma- 
nifester d'abord  dans  les  régions  où  il  y  a  le 
plus  de  glandes  sébacées,  dont  le  produit  a 
de  l'analogie  avec  le  pigment  caruonifère. 
Les  changemenls  qui  s'etfectuent  dans  le  foie 
semblent  prendre  part  à  cette  coloration  (83). 
La  couleur  des  cheveux  et  de  l'iris  est 
primordialement  noire  chez  le  Nègre.  Chez 
l'Européen,  les  cheveux  connnencent  par 
fttre  plus  ou  moins  blonds,  et  l'iris  d'un  bleu 
foncé;  leur  couleur  change  peu  |)endant  la 
première  enfance. 


tion  mastoïdienne,  et  enfin  avec  le  rocher. 
Les  portions  articulaires  de  l'occipital  com- 
mencent à  se  réunir  avec  la  portion  basi- 
laire,  puis  avec  la  portion  écailleuse.  Les 
bords  des  os  de  la  voûte  du  crAne  se  rappro- 
chent les  uns  des  autres,  de  sorte  qu'ils  ces- 
sent bientôt  d'être  mobiles,  et  que  la  grande 
fontanelle  devient  plus  petite,  sans  s'oblité- 
rer entièrement.  Les  libres  osseuses  rayon- 
nantes des  pariétaux  s'etVacenl  peu  5  peu,  el 
la  substance  osseuse  qui  se  dépose  entre  elles 
rend  la  surface  plus  lisse  :  les  sutures  com- 
mencent aussi  5  se  former  sur  le  bord  de 
ces  os.  Les  deux  moitiés  latérales  du  frontal 
se  réunissent  peu  à  peu  ensemble  dans  le  mi- 
lieu de  leur  hauteur;  il  n'y  a  point  encore  de 
sinus  frontaux  :  l'antre  d'IIighmore  demeure 
fort  petit.  Les  deux  moitiés  de  la  niAchoire 
inférieure  se  soudent  de  bas  en  haut.  On  voit 
paraître  lui  petit  point  d'ossilicalion  dans  les 
cornes  supérieures  de  l'hyoïde. 

Le  bord  alvéolaire  de  chaque  mâchoire  est 
une  gouttière  ouverte,  dont  le  fond  contient 
les  follicules  dentaires,  et  dont  lorilice  est 


F, 


Pendant  ([ue  les  muscles  deviennent  peu  à     clos  par  le  cartilage  gingival  ou  gencive  teni- 
'       "    ■      ■     '  poraire.  Kn  eflel,  la  gencive  permanente,  qui 

est  molle,  rouge  et  riche  en  vaisseaux,  et 
qui  tapisse  l'arc  dentaire  sur  ses  faces  per- 
pendiculaires ,  ne  s'étend  que  jusqu'au  bord 
de  cette  gouttière,  qui  est  couverte  jtar  le 
cartilage  gingival,  languette  dure,  blanchAlre 
el  un  [)eu  luisante.  Le  cartilage,  qui  est  légè- 
rement taillé  en  biseau  de  dehors  en  dedans, 
sert  à  retenir  le  mamelon,  et  Méckel  le  re- 
garde comme  l'analogue  du  bec  corné  des 
oiseaux  et  des  reptiles. 

Chez  le  nouveau-né,  toutes  les  dents  de 
lait  et  la  troisième  molaire  permanente  sont 
en  train  de  s'ossifier;  on  rencontre,  en  outre, 
les  follicules  des  incisives,  des  canines  et  des 
molaires  pt^rmanentes  ,  par  conséquent  vu 
tout  les  rudiments  des  vingt  dents  de  lait  el 
vertébrale 'acquiert  par  15  plus  de  solidité,  et     de  seize  dents  permanentes.  Pendant  la  pre- 


eu  plus  fermes,  plus  forts  et  plus  rouges, 
'ossification  fait  des  progrès  visibles.  Le  [)lios- 
phate  calcaire  contenu  dans  le  lait  y  est  em- 
ployé; aussi  ne  sort-il  j)oinl  par  là  v(jie  de 
l'urine. 

Dans  les  corps  des  vertèbres,  l'ossification 
s'est  étendue  en  haut  jusqu'à  la  première  cer- 
vicale, en  bas  jusqu'à  la  première  caudale  ,  et 
si  elle  n'avait  point  encore  paru  à  ces  deux 
extrémités,  elle  s'y  manifeste  dans  l'inter- 
Vfllle  qui  s'écoule  jusqu'au  cinquième  ou 
sixième  mois.  Les  arcs  continuent  de  s'ossi- 
fier, et,  pendant  la  première  enfance,  ils  se 
.soudent  ensemble  ,  dans  toutes  les  vertèbres 
dorsales  et  les  cinq  cervicales  inférieures, 
sur  la  ligne  médiane,  où  se  forimuit  peu  à 
peu   les  apophyses   épineuses.   La    colonne 


s'étend  davantage,  sans  cependant  olfrir  en 
core  la  forme  flexueuse  (ju'elle  ])résente  lors- 
qu'elle fait  saillie  d'arrière  en  avant  au  cou 
et  aux  londjes,  et  d'avant  en  arrière  au  dos 
et  au  bassin.  Les  arcs  de  la  jiremière  ver- 
tèbre cervicale  demeurent  cartilagineuses  ;  5 
la  seconde  vertèbre,  un  nouveau  point  d'os- 
sification se  développe  entre  eux  et  le  corps  ; 
eux-mêmes  no  font  que  se  rapprocher  l'un 
de  l'autre,  ce  qui  leur  arrive  également  aux 
vertèbres  lombairt^s  et  sacrées. 

A  la  le'te,  le  corps  du  sphénoïde  se  soude 
de  très-bonne  heure  avec  les  grandes  ailes  ; 
les  sinus  sphénf»ïdaux  n'existent  point  cn- 


mière  enfance,  les  incisives  de  remplacement 
s'ossifient ,  et  du  huitième  au  dixième  mois  , 
il  s'y  ajoute  les  follicules  de  la  première  et 
de  la  seconde  molaire,  en  sorte  (ju'à  la  fin  dt; 
cette  période,  les  uiAchoires  renferment  qua- 
rante-quatre germes  dentaires,  (jui  les  tumé- 
lient  considérablement.  Au  quatrième  mois 
on  trouve  le  rudiment  de  la  cfturonne  des  in- 
cisives internes  de  remplacement,  .sous  la 
forme  d'une  bandelette  peu  é[)aisse,  avec  un 
bord  aigu,  onduleux,  (jui  s'élève  en  trois 
pointes.  Au  sixième  mois,  l'incisive  externe 
a  la  môme  forme,  mais  l'interne  a  acquis  un 
peu  plus  de  hauteur.  La  troisième  molaire, 


(8'))  Nous  devons  donc  présniner  que,  qii.niKl  l;i 
rc.>ipir:iiion  conmiiMue  .î  s'ôutldir,  le  suiig  acqiiiei  i 
une  U'nd.ince  à  se  delta irast.er  de  soii  carbone  par 
!;i  peau,  aussi    Ijicn  que  par  le   loic,  e(  que  c'cbl  à 


cela  qu'on  doit  allriliiior  lanl  la  coloraliou  nor- 
male des  races  liuniaiucs  colortk'j  (|ue  la  jaunibbc 
des  notiveaiincs  de  la  race  bl.auiic. 


323  LAN 

dont  il  n'y  a ,  chez  lo  nouvcau-né ,  qu'une 
j)etile  pyrmii'.le  osseuse  de  formée,  consiste, 
au  (|'.Kitnèiue  mois,  dans  la  niAchoire  supé- 
rieure, (.1  trois  tubercules  encore  éloignés  les 
uns  des  autres,  et  dans  l'inférieure,  en  quatre 
ou  cinq  tubercules  analogues,  qui  sont  dispo- 
sés en  cercle,  et  envoient  de  leurs  bases  d'é- 
troites languettes  qui  les  unissent  ensemble  : 
nu  troisième  mois,  les  tubercules  forment 
ntie  couronne,  mais  ne  sont  j)oint  encore  en- 
tièrement réunis.  Les  follicules  des  dents  de 
lemplacement  sont  situés  entre  les  dents  do 
lait  et  la  paroi  postérieure  de  l'alvéole,  et  «re- 
posent innnédiatemenl  sur  cette  dernière; 
leur  connexion  se  rétrécit  peu  à  peu  en  un 
cordon,  et  alors  il  se  dévelo|)pe,  à  i)aitir  du 
fond  de  l'alvéole,  entre  les  dents  de  lait  et 
celles  de  remplacement,  une  cloison  osseuse, 
([ui  ne  laisse  qu'à  sa  partie  supérieure  une 
ouverture  pour  le  passage  du  cordon.  Dans 
la  mâchoire  inférieure,  les  dents  de  lait  con- 
tiennent une  branche  particulière  de  l'artère 
maxillaire,  qui  pénètre  dans  la  mâchoire,  au- 
dessous  de  l'artère  dentaire  permanente,  par 
un  trou  spécial,  traverse  l'os  au-dessous  de 
celte  dernière,  en  soit  par  un  autre  trou  par- 
ticulier, et  s'anastomose  au  dehors  avec  celle- 
ci.  (Serres,  Essai  sur  les  dents,  p.  17,  96. 
Ph.  Blandin,  Anatotnie  du  système  dentaire, 
183fsin-8%  iig.) 

Accroissement.  L'accroissement  de  l'enfant 
fournit  matière  à  d'importantes  considéra- 
tions. 

Jusqu'à  la  fin  du  neuvième  mois,  l'enfant 
croît  de  six  à  huit  pouces,  c'est-à-dire  que, 
de  dix-huit  à  vingt  pouces,  sa  longueur  ar- 
rive à  vingt-quatre  ou  vingt-six.  Son  poids 
augmente  de  dix  à  douze  livres,  c'est-à-dire 
que,  de  six  ou  sept,  il  s'élève  à  environ  dix- 
huit.  L'enfant  augmente  donc  plus  en  masse 
qu'en  étendue.  D'après  les  calculs  de  Quetelel, 
terme  moyen,  la  longueur  arrive,  pendant  la 
première  année  de  la  vie,  de  vingt  pouces  à 
vingt-six  et  demi  chez  les  g'arçons,  et  de  dix- 
neuf  à  vingt-six  et  un  tiers  chez  les  filles ,  le 
poids  s'élevant,  chez  les  premiers,  de  six  li- 
vres et  treize  onces  à  vingt  livres  sept  onces 
et  demie  ;  chez  les  dernières,  de  six  livres 
tiois  onces  et  demie  à  dix-huit  livres  et  qua- 
torze onzes.  Du  reste,  Quetelel  fait  remarquer 
(|ue  le  poids  diminue  pendant  les  premiers 
jours  qui  suivent  la  naissance ,  et  que  l'ac- 
croissement ne  commence  qu'après  l'écoule- 
ment de  la  première  semaine.  D'après  les 
observations  faites  sur  sept  enfants,  le  nou- 
veau-né perd  quatre  onces  et  demi  de  son 
poids  durant  les  quatre  premiers  jours  (84). 


DICTIONNAIRE  DE  PIIILOSOPIÏTE 


LAN  m 

§  II.  —  SixoNDK  FMANf.F..    —   Suite  du  dévclofipe- 
nieut  pliijsiuliKjiqne.  —  Evolution  intellectuelle. 

lleurcusf'mcntqiiolqupcliosevoillc  siirliii 
(l'cnfanl)!  I.a  provideiic»!  de  l.i  p::rolé 
le  couvre  de  ses  fécondes  ailes;  la 
parole  se  pendie  incessammem  veis 
lui,  le  rc^'arde,  le  louche,  W.  re- 
tourne ,  essaye ,  par  ses  frémisse  - 
tnciils,  d'éveiller  celte  âme  emlormic. 
Kl  cni;n,  après  des  jours  (|ui  oui  été 
des  siècles,  loui  à  coup,  de  cet  al)inie 
sourd  cl  insensible,  de  cet  en'ant  qui 
h  [»eine  a  faii  croire  par  un  sourire 
qu'il  cnieiidail  l'amour  qui  l'a  mis  au 
inonde  ,  la  parole  s'échappe  et  ré- 
pond. (Lacohdaihe.) 

La  seconde  enfance  ou  l'enfance  propre- 
ment dite  s'étend  jusqu'à  la  huitième  année. 
En  cherchant  à  la  désigner  d'après  un  carac- 
tère unique,  on  peut  dire  qu'elle  est  l'âpre  de 
la  vie  pendant  lecpiel  subsistent  les  dents  de 
lait.  Il  convi(;nt  encore  de  la  partager  en  trois 
périodes  :  l'une  qui  s'étend  depuis  le  dernier 
quart  de  la  première  année  jusqu'à  la  troi- 
sième, et  durant  le  cours  de  laquelle  se  dé- 
veloppent les  qualités  caractéristiques  de  cet 
âge  ;  la  seconde  pendant  laquelle  ces  qualités 
développées  subsistent;  enfin  la  troisième,  qui 
commence  à  l'âge  de  six  ou 
le  passage  à  l'âge  suivant. 


commence  à  l'âge  de  six  ou  sept  ans ,  el  fait 


me,  m 
,  el  fa 


L'intensité  de  la  vie,  qui  s'était  développée 
pendant  la  première  enfance,  augmente  alors, 
et  ses  progrès  sont  a[ipuyés  par  le  volume 
proporlionnellement  très-considérable  du 
cœur  et  du  cerveau.  Mais,  à  la  réceptivité, 
qui  avait  prédominé  jusqu'alors,  se  joint  une 
spontanéité  qui  s'éveille  peu  à  peu,  et  tandis 
que  l'âme  commence  ainsi  à  faire  peu  à  peu 
des  progrès  vers  une  certaine  dépendance,  il 
se  prononce  à  l'extérieur  une  liberté  plus 
grande  des  mouvements,  qui  caractérise  celte 
période  de  la  vie  ;  la  vie  acquiert  de  plus  en 
plus  la  faculté  de  se  maintenir  et  de  se  con- 
server par  elle-môme.  Le  froid,  l'abstinence 
des  aliments  et  le  repos  sont  supportés  plus 
longtemps,  el  le  chiffre  de  la  mortalité  dimi- 
nue d'année  en  année. 

Yie  végétale.  —  Si  nous  commençons  par 
le  côté  extérieur  de  la  vie,  dans  l'examen 
que  nous  avons  à  faire  de  ses  différentes  di- 
rections, nous  trouvons  d'abord  que  l'activité 
plastique  est  généralement  très-considérable 
et  fort  énergique.  La  digestion,  la  respiration, 
la  circulation  el  la  consommation  s'exéculent 
encore  d'une  manière  rapide,  mais  acquièrent 
aussi  plus  de  foi'ce,  attendu  que  l'irritabilité 
se  prononce  davantage  en  elles. 

La  respiration  diminue  un  peu  de  fré- 
quence et  augmente  de  profondeur;  l'enfant 
admet  une  plus  grande  quantité  d'air  dans  ses 
poumons,  el  la  paroi  du  bas-ventre  se  distend 
davantage  pendant  l'inspiration.  De  même 
aussi  le  besoin  de  respiration  devient  plus 
pressant,  el  il  semble  qu'un  air  pur  et  médio- 
crement sec  soil  plus  important  encore,  pour 
le  maintien  de  la  vie,  qu'à  un  âge  subséquent, 
puisque,  d'anrès  les  recherches  de  Villermé, 
[Annales  d'hygiène  publique  et  de  médecine 


(Si)  Ce  parBgiapliecsi  îe  rcbunié  des  lrav;ius  lies  plus  éaiiiienls  pliysiologislcs,  el  pariicuiièremenido 

Dui'dicll. 


325 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


m 


légale,  Paris,  t.  XII,  p.  31),  la  mortalité  parmi      iiicre  parfaite, met  oostacleau  (léveloppr<i;i'n* 


les  enfants  au-dessous  de  dix  ans,  dafis  les 
contrées  marécageuses,  n'est  jamais  pins 
considérable  qu'en  été,  époque  h  hKjuellc  les 
marais  se  dessèchent.  Comme  les  organes 
respiratoires  sont  alors  plus  vivants,  que  les 
nmscles  du  larynx  et  le  diaphragmi;  sont  plus 


du  système  musculaire,  et  laisse  la  prédomi- 
nance du  côté  de  l'abdomen  et  de  la  télé. 
Dans  les  scrofules  ,  qui  apparaissent  surtout 
à  l'époque  de  la  dentition,  l'irritabilité  man- 
que d'énergie;  mais  elle  a  beaucoup  de  viva- 
cité dans  ses  manifestations,  et  la  .sensibilité 


actifs,  mais  que  ces  organes  jouissent  encore     prédomine  d'une   manière   relative;   l'albu 


d'une  grande  irritabilité,  les  i)leurs,  lors- 
qu'ils sont  violents,  s'accompagnent  de  forts 
sanglots.  La  toux ,  qui  était  fort  rare  pen- 
dant la  première  année,  devitMit  fréquente, 
surtout  après  les  refroidissements,  et  la  co- 
queluche s'observe  spécialement  h  cette  épo- 
que de  la  vie. 

Le  sang  artériel  se  développe  davantage, 
et  devient  plus  vermeil,  en  môme  temps  que 
la  proportion  de  la  fibrine  y  augmente.  La 
calorilicalion  fait  également  des  progrès  tels, 
que  l'enfant  supporte  plus  aisément  le  froid 
extérieur.  La  frécjuence  du  pouls  diminue,  de 
sorte  qu'on  compte  par  minute  environ  40 
pulsations  h  deux  ans,  100  h  trois  ans,  et  86 
à  sept.  Les  maladies  fé!)rilcs  sont  communes, 
et  affectent  violemment  l'organisme  entier; 
il  n'est  pas  moins  fréquent  de  rencontrer  des 
inllamraations,  surtout  des  congestions  vers 
la  tète,  telles  ([ue  les  catharres,  les  ophthal- 
mies,  et  phlegmasies  de  l'oreille  interne,  qui 
se  propagent  facilement  au  cerveau.  Presipie 
toutes  les  fois  que  les  enfants  vieimcnt  à  élre 
atteints  de  la  lièvre,  on  remaniue  chez  eux 
un  état  d'irritation  de  l'organe  de  l'Ame,  qui 
s'annonce  par  le  parler  à  haute  voix  pendant 
le  sommeil,  la  brusquerie  dans  toutes  les 
manières,  et  souvent  le  délire.  Les  maladies 
intlanmiatoires  de  lencéphale  sont  plus  fré- 
quentes, surtout  à  l'âge  de  trois  ans,  qu'a- 
vant cette  époque  et  à  celle  de  la  juvémlité. 

Comme  la  plasticité  est  fort  abondante  et 
très-variée,  elle  prend  souvent  aussi  une  di- 
rection anormale.  La  grande  quantité  d'al- 
bumine tjui  existe  dans  toutes  les  sécrétions 
donne  lieu  à  la  production  d'ascarides  ver- 
miculaires  et  lombricaux,  de  môme  qu'à  celle 
de  la  vermine,  et  le  développement  de  ces 
parasites  est  tellement  normal  alors,  que  leur 
absence  annonce  un  état  morbide.  Les  exan- 
thèmes indammatoires,  tels  que  la  scarlatine, 
la  rougeole,  la  petite  vérole ,  la  varicelle, 
sont  également  au  })oint  culminant  de  leur 
règne,  et  il  n'est  pas  rare  non  plus  de  rencon- 
trer des  éruptions  cutanées  chroniques, 
comme  la  teigne,  les  croûtes  de  lait,  etc.  Les 
inflammations  se  terminent  facilement  et 
j)romptement  par  des  exsudations  anormales  ; 
ainsi  fa  fréquence  des  congestions  cérébrales 

et  l'étroitesse  de  la  trachée-artère,  jointe  h  la  période,  elle  contient  sensiblement  de  l'acide 
grande  irritabilité  de  ce  dernier  organe,  mul-  phosphorique  et  de  l'urée, 
liplient  à  cet  âge  de  la  vie  l'hydropisie  des  La  nutrition  devient  de  plus  en  plus  diffé- 
ventricules  du  cerveau  et  le  croup.  Les  scio-  rente  dans  les  divers  tissus  et  les  diverses  sub- 
fuies et  le  rachitisme  sont  aussi  des  maladies  stances  des  organes.  Certains  courants  de  sang 
j)ropres  à  la  seconde  enfance,  qui  dépendent  commencent  à  disparaître,  de  sorte  queladis- 
de  ce  qu'alors  l'irritabilité  ne  fait  pas  des     tinction  entre  le  parenchyme  proprement  dit 


mine  l'emporte  sur  les  aidres  matériaux  im- 
méiliats,  la  nutrition  et  la  sécrétion  devien- 
nent anormales,  les  glandes  lyn)|)alhi(|ues 
s'engorgent,  et  il  survient  dans  divei  s  organe«i 
des  inflammations  atoni(iuos  ,  avec  tendance 
h  la  décomposition  cl  à  la  suppuration.  Quant 
au  rachitisme,  il  a  pour  caractères  unv.  ossi- 
fication imparfaite,  un  défaut  de  sels  terreux, 
et  une  surabondance  des  parties  aqueuses, 
en  même  temps  que  l'iriiiabilité  est  dépourvue 
d'énergie  dans  ses  manifestations,  et  (pie  la 
vitalité  se  concentre  tout  entière  dans  la  sen- 
sibilité, ou  môme  il  lui  arrive  fréquemment 
de  baisser. 

Portons  maintenant  nos  regards  sur  les 
formations  en  particulier.  Les  secrctior.s,  (|ui 
étaient  douces  et  homogènes  chez  rend)ryon, 
prennent  peu  à  peu  leur  caractère  propre; 
des  difl'érences  j)lus  prononcées  s'établissent 
entre  elles,  en  même  t(;mps  que  leur  (juan- 
tité  s'accroît.  La  transpiration  cutanée  et 
l'exhalation  pulmonaire  augmentent;  l'enduit 
lubriflant  de  la  peau  devient  plus  abondant , 
mais  |)lus  huileux.  Les  pigments  se  dévelop- 
pent davantage.  11  en  est  de  même  pour  la 
couleur  particulière  de  la  peau,  qui,  chez  le 
Nègre,  n'acquiert  sa  teinte  noire  parfaite  au'à 
l'âge  de  six  ou  se[)t  ans.  En  général,  les  che- 
veux deviennent  un  peu  plus  clairs  après  la 
première  année,  mais  ils  prennent  une  teinte 
plus  foncée  pendant  la  troisième,  et  n'ac- 
quièrent celle  qu'ils  doivent  conserver  que 
vers  la  fin  de  la  période,  ou  môme  dans  le 
cours  de  la  suivante.  Le  pigment  noir  de  l'œil 
devient  plus  foncé ,  et  la  tache  jaune  de  la 
rétine  plus  claire.  La  quantité  de  la  salive 
diminue,  et  la  proportion  de  ses  principes 
salins  augmente.  Les  membranes  muqueuses 
sécrètent  davantage  de  mucus  ;  la  graisse 
sous-cutanée,  résidu  de  la  nutrition  qui  s'est 
faite  par  la  peau  durant  la  vie  embryonnaire, 
conserve  encore  la  prédominance,  mais  il  se 
dépose  peu  à  peu  plus  de  graisse  dans  ré[)i- 
ploon,  où,  dès  l'âge  précédent,  elle  avait 
commencé  h  s'accumuler  le  long  du  trajet 
des  vaisseaux.  La  moelle  des  os  se  forme 
dans  le  môme  temps.  La  bile  devient  plus 
amère.  L'urine  se  colore  davantage  dès  la  lin 
de  la  seconde  année,  et  vers  la  tin  de  cette 


I>rogrès  en  harmonie  avec  le  type  de  l'âge, 
mais  s'arrête  au  degré  qui  caractérise  la  pre- 
mière enfance,  de  manière  que  le  défaut  de 
ressort  rend  l'assimilation  incomplète,  em- 
pêche la  fibrine  de  se  déveloj»per  d'une  ma- 


el  le  sang  devient  de  plus  en  plus  prononcée. 
La  peau  acquiert  davantage  de  consistance. 
Les  muscles  deviennent  aussi  plus  fermes, 
surtout  ceux  qui  servent  à  la  mastication, 
de  sorte  que  les  joues  se  dessinent  mieux, 


:î27 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  PniLOSOPIÎIE. 


LAN 


m 


et  que  les  lèvres  ferment  des  bourrelets  plus 
MllIaiUs.  Eu  niônie  leuips,  les  extenseurs  se 
développent  davantage,  et  deviennent  plus 
aptes  h  faire  équilibre  aux  llécliisscurs.  Le 
cerveau  prend  j)lus  de  consistance,  et  reçoit 
moins  de  sang  dans  son  intérieur  ;  les  nerfs 
deviennent  aussi  plus  fermes  et  plus  blancs. 
Les  poumons,  jusqu'alors  d'un  jaune  rou- 
gcAlre,  acquièrent  une  teinte  plus  rouge,  et  la 
solidité  des  cartilages  augmente  dans  les  voies 
aériennes.  Le  trou  ovale  et  le  canal  artériel 
s'oblitèrent  complètement  ;  les  artères  devicn-  ^ 
nent  plus  amples,  et  les  veines  restent  fort 
étroites  jusqu'à  l'âge  de  cinq  ou  six  ans. 
(Mende,  ioc.  cjf.,  t.  iV,  p.  113.)  Les  lobules 
des  reins  se  confondent  de  plus  en  plus,  par 
un  dépôt  de  nouveau  parenchyme  entre  eux. 

A  l'égard  de  V ossification,  les  deux  points 
qui  représentaient  le  corps  de  la  seconde  ver- 
tèbre du  cou  se  soudent  pendant  la  troisième 
année,  et  le  supérieur  produit  l'apophyse 
odontoïde  ;  les  deux  parties  latérales  de  la 
■première  vertèbre  cervicale  se  soudent  plus 
tard  encore,  sur  la  ligne  médiane,  en  avant  ; 
les  corps  des  trois  vertèbres  sacrées  inférieures 
commencent  à  s'unir  ensemble  vers  la  troi- 
sième année,  ceux  de  la  seconde  à  quatre 
ans,  ceux  de  la  supérieure  à  cinq  ou  six  ans  ; 
dans  les  vertèbres  caudales  l'ossification  fait 
des  progrès  de  la  première  à  la  seconde. 
Les  arcs  se  soudent  avec  les  corps,  durant  la 
troisième  année,  aux  six  vertèbres  cervicales 
inférieures  ;  dans  la  cinquième,  à  la  seconde 
vertèbre  du  cou,  aux  nuit  dorsales  et  aux 
quatre  sacrées  inférieuscs  ;  dans  la  sixième, 
à  la  vertèbre  cervicale,  aux  quatre  dorsales 
supérieures,  aux  lombaires  et  à  la  première 
sacrée.  Les  moitiés  d'arc  se  réunissent  en- 
semble, vers  la  fin  de  la  troisième  année,  aux 
deux  vertèbres  cervicales  supérieures  et  à 
celles  du  dos  ;  les  apophyses  épineuses  se 
développent  dans  la  suite,  de  manière  qu'on 
peut  les  sentir  du  dehors.  Les  apophyses 
transverses  antérieures,  ou  côtes  cervicales, 
se  soudent,  de  la  troisième  à  la  sixième  an- 
née, avec  les  apophyses  transverses  propre- 
ment dites  des  vertèbres  du  cou.  Du  reste, 
la  colonne  vertébrale  s'arque  peu  à  peu,  les 
muscles  extenseurs  qui  se  rendent  de  la  par- 
lie  inférieure  du  cou  à  la  supérieure,  ou  de 
la  poitrine  à  la  tôte,  refoulant  les  vertèbres 
cervicales  en  avant;  tandis  que  les  muscles  qui 
niontent  du  bassin  au  dos,  produisent  le  môme 
etTet  sur  les  vertèbres  lombaires. 

A  cette  époque  de  la  vie  le  crûuc  est  en- 
core sans  diploé,  et  ses  protubérances  ne  se 
dévelopi)ent  que  peu.  Mais,  en  revanche,  il  se 
ferme;  à  deux  ans  la  grande  fontanelle  dis- 
paraît, et  à  trois  ans  il  se  forme  aux  bords 
des  os  des  dentelures  ou  des  sutures,  qui  sont 
d'abord  unies  d'une  manière  simple  et  assez 
lâche,  mais  qui,  vers  la  cinquième  année,  sont 
plus  multipliées  et  s'engrènent  davantage  les 
unes  dans  les  autres.  Les  sinus  sphénoidaux 
se  développent  ;  mais  ils  sont  encore  peu  con- 
sidérables. Le  canal  auditif  osseux  continue 
de  se  former,  surtout  à  la  paitie  inférieure, 
de  manière  que  le  trou  auditif  externe  n'est 
plus  aussi   oblique,  et  devient  perpendicu- 


laire. L'apophyse  slyloïde  s'ossifie  aussi  pen- 
dant la  troisième  aimée,  et  se  soude  avec  la 
portion  mastoïdienne,  tandis  (luo  le  canal 
par  lequel  elle  pénétrait  dans  la  caisse  du 
tympan  s'oblitère.  Les  parties  de  l'occipital 
se  soudent  ensemble  durant  la  seconde  et  la 
troisième  année.  Les  deux  moitiés  du  fron- 
tal se  soudent  également  à  deux  ans,  et  à  cin({ 
il  ne  reste  plus  aucune  trace  de  leur  suture. 
Les  sinus  irontaux  ne  se  développent  point 
encore.  La  partie  inférieure  de  la  lame  per- 
pendiculaire de  l'éthmoïde  s'ossifie,  et  sa 
larlic  supérieure  se  soude  avec  les  masses 
atérales.  L'antre  d'Highmore  acquiert  un  peu 
plus  d'ampleur. 

Accroissement.  —  De  tous  les  organes , 
celui  qui  prend  l'accroissement  le  plus  con- 
sidérable et  le  nlus  important,  à  ceite  époque 
de  la  vie,  est  le  cerveau.  Ce  développement 
s'annonce  déjà  en  partie  par  les  impressions 
de  la  face  interne  du  crâne  qui  correspon- 
dent aux  lobes  et  anfractuosités  de  l'encé- 
phale, et  par  les  sillons  destinés  à  loger  les 
artères  et  sinus  du  viscère.  La  masse  du  cer- 
veau, comparée  à  celle  du  rest(;  du  corps, 
est  beaucoup  plus  considérable  chez  le  nou- 
veau-né que  cnez  l'adulte  ;  elle  diminue  peu  à 
peu  d'une  manière  relative,  à  mesure  que 
celle  du  corps  augmente.  Ainsi  la  proportion 
entre  la  longueur  de  la  tète  et  celle  du  corps 
entier  est  de  1  :  4aumoment  de  la  naissance, 
de  1  :  450  au  bout  d'un  an,  de  1  :  5  au  bout 
de  deux  ans,  et  de  1  :  6  après  cinq  années. 
Mais  le  cerveau,  considéré  d'une  manière  ab- 
solue, acquiert  aussi,*  soit  dans  sa  totalité, 
soit  dans  ses  diverses  parties,  les  limi- 
tes de  son  accroissement  pendant  la  se- 
conde enfance,  ce  que  les  frères  Wenzel 
surtout  {De  peniliore  cerebri  structura,  p. 
254)  ont  démontré,  après  Sœmmering.  A  la 
naissance,  il  pesait  plus  de  trois  quarterons  ;. 
son  poids  est  d'environ  une  livre  et  demie  à 
deux  ans,  et  de  deux  livres  et  demie  au  moins 
à  sept  ans.  Les  frères  Wenzel  présument  que 
plus  tard  la  texture  intime  du  viscère  se  dé- 
veloppe encore  ;  mais  il  n'y  a  réellement  plus 
de  développement  quanta  ce  qui  concerne  la 
fibration  ou  la  substance,  et  nous  devons  par 
conséquent  reconnaître  que  soit  chez  l'em- 
bryon, soit  après  la  naissance,  le  développe- 
ment matériel  du  cerveau  précède  celui  de 
ses  fonctions,  de  même  que  l'œil  et  l'oreille 
sont  produits  de  très-bonne  heure,  mais  n'ac- 
quièrent que  plus  lard,  par  l'exercice,  l'apti- 
tude à  bien  saisir  et  distinguer  nettement  les 
objets  qui  sont  de  leur  ressort. 

La  moelle  épinière  paraît  acquérir  sa  force 
permanente  vers  l'âge  de  sept  ans  ;  du  moins, 
l'ampleur  du  canal  vertébial  n'augmente-t-ello 
plus  à  partir  de  cette  époque.  La  moelle  al- 
longée, qui  avait  six  lignes  de  large  chez  le 
nouveau-né, en  acquiert  neuf  à  unan,  et  douze 
à  deux  ans.  (Serres,  Anatomie  comparée  du 
cerveau.  Paris,  1827,  1. 1,  p.  10.  Lo»/.  aussi  F. 
Heuret,  Avatomie  comparée  du  système  ner- 
veux considéré  dans  ses  rapports  avec  l'in- 
telligence. Paris,  1839,  in-8,  et  atlas.) 

Si  nous  cherchons  à  nous  former  une  Idée 
générale  des  rapports  de  conformation  du 


323 


r.AN 


cerveau  et  du  cnlne,  qui  dépcnil  de  lui,  nous 
u'il   n  t'st  aucune  région   du 


reconnaissons  q 

corps  où  rindividualiie  s'exprime  à  un  si  haut 
degré,  où  la  proportion  des  diverses  parties, 
eu  t^gard  les  unes  aux  autres,  varie  autant,  et 
où,  par  conséquent,  il  soil  si  dillicile  d'établir 
une  règle  générale.  Mais  le  fait  qui  domine 
tous  les  autres,  et  qui  ressort  aussi  des  obser- 
vations de  Tenon  (Mém  des  savants  étran- 
gers, \.  l,  p.  227)  etdeWenzel  (loc.  cit.  pag. 
Î54),  c'est  que  la  longueur  est  ce  qui  aug- 
mente le  plus  pendant  l'enfance,  après  quoi 
vient  la  largeur  et  en  troisième  lieu  seulement 
la  hauteur.  Burdach  trouve  que  la  longueur 
est  de  quarante-deux  à  quarante-cinq  lignes 
chez  le  nouveau-né,  et  de  soixante-douze  à 
soixante-seize  chez  l'enfant  de  se|)t  ans  ;  la 
largeur,  de  trente-six  à  trente-huit  chez  l'un, 
et  de  cinquante-neuf  h  soixante-deux  chez 
l'autre  ;  la  hauteur,  de  trcnte-lrois  à  trenle- 
cinq  chez  le  j^remier,  et  de  cinquante-deux 
à  cin({uante-huit  chez  le  second.  C'est  aussi 
dans  sa  longueur  perpendiculaire  que  la  cir- 
conférence du  crAne  croît  le  plus  ;  le  pour- 
tour horizontal  s'acroît  moins,  et  moins  en- 
core la  circonférence,  mesurée  dans  le  sens 
de  la  largeur. 

Les  parties  du  cerveau  qui  se  développent 
le  plus,  pendant  la  seconde  enfance,  sont  le 
lobiis  caiidicis,  avec  ses  ganglions,  et  Vopcrcu- 
Ittm,  qui  l3  couvre  sur  le  côté  ;  tous  deux 
croissent  plusen  longuevu-qu'en  largcui-;  l'ac- 
croissement en  longueur  s'apprécie  par  des 
mesures  prises  d'avant  en  airière,  depuis  le 


PSYCHOLOGIE.  L.\N  330 

bosses  moyennes  de  la  base  du  crAnc,  influent 
assez  sur  la  situation  des  conduits  auditifs  «rx- 
ternes  :  ceux-ci,  chez  le  nouveau-né,  occu- 
pent plus  la  base  que  la  face  latérale,  de 
jnanière  que  l'espace  compris  entre  le  bord 
suj)érieur  externe  de  l'un  et  celui  de  l'autre, 
ne  dépasse  point  vingt-deux  lignes;  à  mesu- 
re que  la  jiyramide  du  rocher  s'accroît,  si- 


multanément avec  la  grande  aile  du  sphé- 
roïde, les  conduits  auditifs  se  trouvent  reje- 
tés |)lus  en  dciiors  ;  la  distance  du  bord  supé- 
rieur de  l'un  à  celui  de  l'autre  est  de  trente 
lignes  chez  l'enfant  d'un  an,  et  de  quarante 
chez  celui  de  sept  ans. 

Les  lobes  antérieurs  cl  postérieurs  mar- 
chent ensemble  quant  à  leur  développement 
en  largeur.  Pendant  la  seconde  enfance,  la 
dislance  d'une  bosse  frontale  à  l'autre  s'ac- 
croît de  vingt  lignes  h  trente,  et  celle  d'une 
bosse  pariétale  à  l'autre,  de  quatre  lignes  à 
soixante. 

Les  hémisphères  du  cerveau  et  ceux  du 
cervelet  se  développent  plus  que  le  tronc  céré- 
bral, de  manière  qu'ils  acciuièrent  la  prédo- 
minance sur  lui. 

A  la  partie  antéiicure  de  la  tète,  la  base  se 
développe  beau(  ou|)  moins  que  la  voûte  ;  si 
l'on  tire  une  ligne  de  la  base  du  vomerà  celle 
de  la  grande  aile  du  sphéroïde,  et  de  Ih  jus([u'à 
la  suture  frontale,  on  trouve  que  la  moitié  infé- 
rieure de  cet  arc  a  plus  de  neuf  lignes  chez  le 
nouveau-né,  treize  chez  l'enfant  d'un  an,  et 
quinze  chez  celui  de  sept,  de  sorte  qu'elle  ne 
s'accroît   pas  tout  à  fait  de  six  lignes,  tandis 


bord  (lostérieurdu  trou  auditif  jusqu'au  bord  que  la  moitié  supérieun;  a  d'abord  vingl-qua- 

antérieur  du  trou   occijùlcd.  L'accroissement  trc  lignes  et  demie,  puis  trente-trois,  et  enlin 

de  celte  région  est  encore  plus  sensible  dans  quarante-trois,  c'est-à-dire  qu'elle  augmenle 

le  sens  de  la    largeur  :  chez  le  nouveau-né  de  dix-huit  lignes  et  plus. 


la  plus  grande  largeur  du  crâne  est  donnée 
par  les  bosses  frontales  et  pariétales,  de  l'une 
a  l'autre  desquelles  le  crâne  se  porte  oblique- 
ment d'avant  '-n  arrière  et  de  dedans  en  de- 
hors ;  depuis  la  seconde  année,  jusqu'à  la 
septième,  les  alentours  des  bosses  se  déve- 
Io[)pent  davantage,  de  sorte  que  les  bosses 
elles-mêmes  font  moins  de  saillie,  et  qu'elles 
se  confondent,  pour  ainsi  dire,  avec  la  vous- 


sure générale. 


L'accroissement  en  largeur  est  plus  sen- 
sible encore  aux  lobes  inférieurs  du  cerveau, 
ceux    de    toUvS    qui    se   sont   développés   le 


A  la  région  moyenne  du  crâne  le  dévelo[)- 
pement  de  Ja  base  est  plus  considérable  que 
celui  des  lobes  antérieurs,  parce  que  les/o/u' 
caudicis,  avec  leurs  ganglions,  et  les  lobes  in- 
férieurs croissent  beaucoup  ;  mais  l'accroisse- 
menl  est  plus  considérable  encore  h  leur 
partie  convexe,  qui  correspond  aux  faces  la- 
térales de  ces  deux  lobes,  ainsi  qu'à  Vopercu- 
Itun  et  au  lobe  supérieur.  Si  l'on  tire  une  li- 
gne du  bord  antérieur  du  grand  trou  occipi- 
tal au  bord  supérieur,  externe  et  antérieur  du 
conduit  auditif,  et  de  là  au  vertex,  la  portion 
située  à  la  base  est  de  onze  lignes  chez  le 


[; 


(lus  tard  pendant  la  vie  embryonnaire.  Chez      nouveau-né,  quatorze  à  un  an,  et  vingt  à  sept 


e  nouveau-né  les  bosses  pariétales  re{)résen- 
tenl  la  plus  grande  largeur  du  crâne,  et  à 
partir  de  là,  les  os  pariétaux  se  dirigent  obli- 
(juemeiit  en  bas  et  en  dedans.  Chez  l'enfant 
d'un  an,  cotte  surface  est  moins  oblique;  elU; 
se  raf)proche  davantage  de  la  perpendiculai- 
re. Chez  celui  de  sept  ans,  la  plus  grande  lar- 
geur corres[)ond  au-dessous  des  bosses.  La 
plus  grande  largeur,  à  la  région  postérieure 
des  portions  squameuses  des  os  temporaux, 
s'élève,  jusqu'à  la  huitième  année,  de  trente- 
cinq  à  soixante  lignes,  et  croît  par  consé- 
quent de  vingt-cinq  lignes,  tandis  que  la  lar- 
g)ur,à  la  région  des  bosses  pariétales,  n'aug- 
mente que  de  vingt  à  vingt-deux  lignes.  L'ac- 
c  'oissemeiit  en  largeur  des  lobes  inférieurs, 
cl  l'élargissement,  (jui   en  est  la  suite,  des 

DicTioiNN'.  DK  rnux-soruiE.  L 


ans,  et  celle  qui  occupe  le  vertex  de  trente- 
cinq  lignes  d'abord,  puis  quarante-quatre,  en- 
fin cinquante-six  ;  la  région  moyenne  a  donc 
augmenté  d'environ  neuf  lignes  à  la  base  et 
d'environ  vingt  et  une  à  la  convexité. 

A  la  région  postérieure,  que  nous  désignons 
par  une  ligne  tirée  du  bord  postérieur  du 
trou  occipital  à  la  suture  sagittale, en  passant 
par  la  bosse  pariétale,  la  portion  située  au- 
dessous  de  cette  bosse  a  trente  lignes  chez  le 
nouveau-né,  quarante  à  un  an,  et  quaiante- 
neuf  à  sept,  tandis  que  celle  qui  est  placée 
au-dessus  de  la  bosse  en  a  successivement 
vingt-trois,  vingt-neuf  et  trente-six.  Ici  donc 
la  base  a  plus  augmenté  que  la  votite;  mais 
ce  phénomène  tient,  d'une  part,  à  ce  (jne 
nous  avons  été  obligés  de  prendre  la  bosse 

U 


331  LA.^ 

pnrifHalc  pour  [toiiil  (i\o,  cl  (incla  parlie  si- 
li'.éc  au-dussmis  conipreiid  li;s  lobOs  posté- 
rieurs du  cerveau  et  les  hémisphères  du  cer- 
velet, d'un  autre  côté,  .^  ce  que  ceux-ci  s'é- 
tendent jus(iu'à  la  base.  Du  reste,  la  prédomi- 
nance des  hémisphères  semble  plutôt,  pen- 


DICTIONNAIRE  DE  PIIILOSOPIITK.  LAN  332 

(luit  à  1  :  1,  i;{  pendant  la  sect^nde  enfance  ; 
car,  chez  l'enlanl  de  sept  ans,  l'aicado  den- 
taire a  trente-sept  lignes  h  la  mâchoire  infé- 
rieure et  (luarante-deux  à  la  su|)érieure.  La 
hauteur  de  celte  môme  arcade  s'élève  de  qua- 
tre lignes  à  six  ou  sept  pendant  la  [)remière 

'  ,'e 
et 
vitaie;car,  a  apresi'arem-uucnaieieieiiviaru-  a  uix  pour  la  supérieure,  en  la  mesurant  ue- 
net,  l'inllammation  des  membranes  plastiques  puis  le  bord  inférieur  de  l'orbite  jusqu'à  la 
du  cerveau  siège  plus  fréquemment  à  la  base  première  dent  molaire,  de  sorte  que,  sous  ce 
qu'à  la  voûte,  tandis  que  le  contraire  a  lieu  rapport,  la  mâchoire  du  haut  croit  plus  que 
chez  l'adulte.  celle  du  bas. 

Les  parties  inférieure  et  moyenne,  depuis  La  longueur  de  la  mâchoire,  prise  en  ligne 
le  menton  jusqu'à  la  racine  du  nez,  sont  plus  droite,  de  l'angle  au  menton,  est  portée  pen- 
grandes  ;  elles  ont  plus  de  hauteur,  à  l'épo-     dant  la  première  année  de  la  vie  de  quinze 


dant  la  première  enfance,  se  préparer  malé-  enfance  ;  jusqu'à  l'âge  de  sept  ans,  ellearrivt 
riellement  (lue  se  prononcer  d'une  manière  à  huit  lignes  pour  la  mâchoire  inférieure,  e 
vitale  ;  car,  d'après  Parent-Duchalelet  et  Marti-     à  dix  pour  la  supérieure,  en  la  mesurant  de- 


que  de  l'éruption  des  dents,  et  leur  largeur 
augmente  à  trois  ans,  lorsque  la  mâchoire 
acquiert  piUS  de  force.  Elles  deviennent  mô- 
me, surtout  dans  le  sexe  masculin,  beaucoup 
plus  considérables  que  la  partie  supérieure, 
ou  le  front ,  njais  elles  perdent  de  leurs  di- 
mensions relatives  à  partir  de  la  cinquième 
année,  époque  à  larpielle  le  front  se  déve- 
loppe davantage. 

Les  bosses  frontales  font  une  forte  saillie 
chez  l'enfant  et  au-dessous  d'elles  le  front 
descend  perpendiculairement ,  parce  qu'il 
n'existe  point  encore  de  sinus  frontaux,  quoi- 
que l'accroissement  des  lobes  antérieurs  du 


lignes  à  vingt  et  une  et  n'augmente  plus  que 
de  deux  lignes  durant  les  six  années  qui  sui- 
vent. Chez  le  nôuveau-né,  le  bord  inférieur 
de  la  mâchoire  du  bas  se  porte  obliquement 
de  dehors  en  dedans,  et  d'arrière  en  avant,  à 
partir  de  l'angle,  de  sorte  que  les  deux  moi- 
tiés se  réunissent  sous  un  angle  aigu  au  men- 
ton, et  qu'elles  y  produisent  une  arôte  sail- 
lante. Cependant,  comme  à  cette  é[)oque,  il 
n'y  a  que  les  faces  latérales  gonflées  par  les 
dents  ([ui  forment  un  arc,  le  bord  inférieur 
se  recourbe  aussi  en  arcade  dès  le  sixième 
mois,  de  manière  que  sa  (àrconférence  exté- 
rieure, mesurée  d'un  angle  à  l'autre,  arrive 


cerveau  soit  cause  qu'à  deux  ans  la  racine  du     de  trente-sept  lignes  à  quarante-sept,  tandis 


nez  s'enfonce  déjà  un  peu  au-dessous  du  ni- 
veau du  front.  Mais  pendant  que  la  partie  su- 
périeure de  la  ligne  faciale  acquiert  ainsi 
d'une  manière  complète  et  môme  un  peu 
exagérée,  le  caractère  propre  à  la  formation 
humaine,  la  partie  inférieure  est  plus  obli- 
(jue,  et  rappelle  davantage  la  forme  animale. 
En  elfet,  comme  les  mâchoires  renferment  les 
germes  plus  ou  moins  développés  tant  des 
dents  de  lait  que  de  celles  de  remplacement,  et 
qu'en  conséquence  leur  bord  alvéolaire  a 
presque  la  même  épaisseur  que  chez  l'adulte, 
l'arcade  dentaire,  qui  est  étroite,  s'avance  d'a- 
bord sous  la  forme  d'une  espèce  de  trompe, 
et  ne  s'atfaisse  que  peu  à  peu.  La  proportion 
entre  la  partie  saillante  de  la  mâchoire  et  la 
longueur  de  la  boîte  cérébrale  est  de  1 :  7  chez 
Je  nouveau-né,  4  :  12  chez  l'enfant  d'un  an, 
1  :  14  chez  celui  de  sept  ans 


que,  depuisle  septième  mois  jusqu'à  la  tin  delà 
septième  année,  elle  ne  croît  plus  que  de  cinq 
lignes  seulement.  La  région  correspondante 
à  la  canine  et  à  la  première  molaire  est  celle 
qui  devient  la  première  bombée  à  la  mâchoi- 
re inférieure;  mais  la  face  antérieure  de  celle- 
ci  prend  davantage  la  force  d'une  arcade 
lorsque  les  incisives  acquièrent  plus  de  déve- 
loppement. 

La  distance  du  bord  antérieur  de  la  mâ- 
choire supérieure  au  bord  postérieur  du  pa- 
lais est  de  douz6  lignes,  chez  le  nouveau-né  ; 
elle  est  déjà  de  quinze  à  un  an,  et  chez  l'en- 
fant de  sept  ans,  elle  ne  dépasse  pas  seize 
lignes.' 

A  la  mâchoire  supérieure,  la  largeur  de  la 
portion  palatine  est  portée  de  quatre  lignes  à 
six  chez  l'enfant  à  la  mamelle  ;  mais  elle  ne 
croît  plus  que  d'une  demi-ligne  jusqu'à  l'âge 


Le  nez  se  rapproche  davantage  de  la  forme     de  sept  ans,  et  le  rebord  dentaire  augmente 


qui  lui  estpro[)re,  et  devient  plus  grand  par 
l'allongement  de  ses  cartilages;  mais  la  pro- 
j)Orlion  entre  sa  longueur  et  la  hauteur  de  la 
tète  n'est  encore  que  de  1  :  5,  tandis  que, 
chez  l'adulte,  elle  est  de  1  :  4. 

Los  mâchoires  se  sont  développées  très-ra- 
pidement pendant  la  première  enfance,    et 


peu  ou  même  point  de  largeur  pendant  toute 
la  durée  de  l'enfance. 

La  branche  de  la  mâchoire  inférieure,  me- 
surée au-dessous  de  raf)ophyse  coronoïde, 
a  six  lignes  de  large  chez  le  nouveau-né, 
près  de  huit  à  un  an,  et  neuf  à  sept  ans. 
L'apophyse  coronoïde  monte  en  ligne  droite 


elles  ne  font  plus  ensuite  que  de  lents  progrès  chez  l'enfant,  de  sorte  que  son  bord  anté- 

jusqu'à  sept  ans.  Chez  l'enfant  à  la  mamelle,  rieur  s'élève  obliquement  du  rebord  dentaire, 

elles  ont  augmenté   de  largeur;  le  pourtour  sans  présenter  encore  d'échancrure.    L'apo- 

du  rebord  dentaire  est  arrivé  de  trente  lignes  physe   articulaire  est  d'abord  de  niveau  avec 

à  quarante   pour  la  mâchoire  supérieure,  et  le  rebord  dentaire,  et  se  dirige  horizontale- 

de  vingt-cinq  à  trente-cinq  pour  l'inférieure;  ment  en  arrière  ;  mais,  à  dater  de  la  troisiè- 

la  prédominance  de  la  mâchoire  d'en  .haut  me  année,  elle  se  rapproche  davantage  de  la 

sur  celle  d'en  bas  a  donc  diminué  un  peu,  situation  verticale,    de  même   que  la  cavité 

car  la  proportion  de  celle-ci  à  celle-là  était  glénoide,  qui  était  d'abord  plane,  se  creiiso 

de  1  :  1,  20  chez  le  nouveau-né,  et  elle  n'est  aussi  peu  à  peu.    L'apophyse  zygomqtique 

plus  maintenant  que  de  1  :  1,  14;  elle  se  ré-  s'arque  également  davantage,  de  sorte  que  la 


333 


LAN 


rsYCiioi.or.iE. 


LAN 


334 


fiisse  temporale  devient  plus  graiule,  et  que 
les  inuseles  maslicnteursaeciuiCM'enl  plus  d'es- 
pace pour  se  loi;er. 

Le  développement   considérable  que    les 
niAchoires  jirennent  pendant  la  première  en 


Il  s'exerce  ,\  changer  de  place  par  sa  propre 
force,  à  dominer  l'espace  par  sa  faculté  loco- 
motrice, (  t  la  marche  le  fait  entier  dans 
la  sphère  où  il  doit  vivre  désormais.  Mais  il 
est  encore  enchaîné  au  voisinage  de  sa  mère  ; 


fance  fait  que  ia  cavité  orale  est  devenue  plus      il  ne  peut   d'abord  courir  que  peu  de  temps, 


spacieuse  vers  la  fin  de  la  première  année, 
et  qu'elle  a  cessé  d'être  un  canal  de  succion  ; 
les  glandes  salivaires  se  sont  aussi  dévclop- 
{)ées  davantage,  et  le  pharynx  est  devenu  plus 
anq)le.  Le  [lalais,  qui,  cïiez  le  nouveau-né, 
avait  huit  lignes  de  large,  sur  huit  et  demi  de 
long,  en  a  douze  de  large  et  onze  de  long  au 
boui  d'une  année,  treize  de  large  et  douze 
de  long  h  sept  ans. 

Vie  animale,  —  Mouvement.  La  seconde 
enfance  dilfère  de  la  première  par  une  plus 
gi-ande  liberté  dans  la  force  locomotrice. 
Cet  accroissement  de  liberté,  auquel  contri- 
buent la  souplessi;  et  la  tlexibilité  du  corps 


et  demande  ensuite  à  être  porté  ;  il  a  besoin 
pendant  quelque  temps  de  guide  et  de  sou- 
tien, mais  la  surveillance  et  la  protection  lui 
sont  continuellement  nécessaires,  pai'ce  que 
sa  faiblesse  et  son  défaut  de  circonspection 
ne  lui  permettent  pas  de  se  garantir  des  dan- 
gers. 

Il  af)prend  enfin  h  parler,  h  peindre  ses 
idées  sous  une  forme  sensible,  qui  leur  cor- 
respond; dès  lors  aussi  il  entre  en  rappoil 
avec  son  espèce  sous  le  point  de  vue  Intel  - 
lectuel,  en  même  temps  (ju'il  devient  plus 
maître  de  ses  idées,  qui  sont  mieux  précisées, 
et  qu'il  ac(|uiert  la  faculté  de  penser.  Les  cris 


entier,  dépend  en  partie   du  développement      par  lesquels  il  ap|)elait  à  son  secours,  et  les 


progressif  des  muscles  et  des  os,  en  partie, 
et  surtout,  de  celui  de  la  vie  intérieure  et  de 
l'éveil  de  la  volonté.  Il  se  manifeste  |)aruiie 
activité  infatigable,  et  l'exercice  lui  fait  taire  de 
continuels  [)rogrès.  Ainsi  les  mouvements  ten 


gestes  qui  lui  servaient  à  exprimer  ses  dé- 
sirs, font  place  au  langage  qui  lui  donne  rang 
parmi  les  hommes,  et  qui  le  met  sur  la  même 
ligne  qu'eux.  Mais  c'est  de  sa  mère  qu'il  ap- 
prend les  formes  du  langage,  et  la  parole  lui 


dtmt  peu  à  [)eu  à  des  buts  bien  déterminés;  les      sert  moins  à  agir  sur  les  autres,  qu'à  se  per- 
niuscles  de  la  face  acquièrent  plus  de  vitalité,      feclionner  lui-môme. 


et  peignent  mieux  l'étal  de  l'Ame,  de  manière 
que  les  traits  deviennent  par  degrés  et  plus 
lixes  et  plus  expressifs.  La  volonté  picnd 
aussi  de  l'empire  sur  les  excrétions,  d'abord 
sur  celle  de  l'intestin,  puis  sur  celle  de  la  ves- 
sie urina  ire.  ^lais  ce  qu'il  y  a  surtout  ue  ea- 


L'enfanl  apprend  donc  à  dominer  la  matiè- 
re parla  mastication,  l'espace  par  la  marche, 
et  les  idées  sensorielles  par  la  parole.  Ces 
nouvelles  iacultés  lui  procurent  la  liberté,  les 
deux  premières  dans  le  monde  extérieur,  la 
dernière,  dans  le  m»onde  intérieur  et  par  rap- 
ractéristique,  c'est  l'apparition,  vers  la  (in  de  port  à  rcs|)èce.  Toutes  trois  ont  été  amenées 
lu  première  enfance,  de  trois  mouvements  peu  h  peu  par  la  première  enfance  ;  en  vi- 
nouveaux  qui  expriment  les  progrès  de  la  vaut  du  lait  maternel,  l'enfant  s'est  formé  à 
sjionlanéité.  digérer  une  nourriture  étrangère  ;  en  reposant 

En  passant  de  la  succion  ^  la  mastication,  sur  les  bras  de  sa  mère,  il  s'est  fortifié  pour 
l'enfant  com|)lète  sa  séparation  d'avec  le  la  marche;  en  profilant  des  impressions  sen- 
corps  maternel,  qui  avait  commencé  h  ré|)o-  sorielles  que  sa  mère  lui  a  procurées,  il  a  dé- 
que  du  part,  et  il  se  dégage  de  tout  ce  qui  veloppé  son  àme  de  manière  h  j)ouvoir  l'an- 
restaiten  lui  de  la  vie  embryonnaire.  Dès  lors  noncer  par  la  parole.  Mais  ces  trois  facultés 
il  trouve  sa  nourriture,  non  plus  dans  la  .sub-  n'expriment  que  le  côté  extérieur  d'activités 
slance  du  corps  de  sa  mère,  mais  dans  des  intéiieures  qui  répandent  leur  intluence  sur 
substances  hétérogènes.  11  entre  donc  en  l'être  tout  entier;  la  mastication  n'est  qu'une 
conllit  immédiat    avec  le  monde  extérieur,      révélation   extérieure  de  l'assimilation  et  de 


sous  le  [»oinl  de  vue  de  la  nulrilion,  et  il  exer- 
ce un  pouvoir  qui  lui  est  propre  sur  les  ma- 
tières alimentaires;  il  triomphe  de  leur  nature 
hétérogène  j)ar  la  mastication  et  l'insaliva- 
tion,  etse  les  approprie.  Mais  ce  n'est  i)as 
tout  d'un  coup  qu'a  lieu  son  émancipation  ; 
h  la  nutrition  innnédiate  pai-  lanière,  en  suc- 
cède d'abord  une  médiate;  les  aliments  qu'il 
reçoit  ont  été  choisis  et  préparés  par  la  sol- 
licitude maternelle,  et  il  a  besoin  pendant 
quelque  temps  qu'on  les  lui  présente;  la 
mère  prépare  la  nourriture  non  pas  d'une  ma- 
nière purement  végétale,  mais  [)ar  un  elfet 
de  sa  volonté,  et  cependant  c'est  toujours elie 
qui  continue  de  l'olfrir  à  l'enfant. 

L'enfant  com[)lète  aussi  celte  séparation  en 
passant  des  bras  de  sa  mère  sur  le  sol,  et  de- 
venant alors  habitant  de  la  terre  dans  racce[)- 


la  digestion  de  substances  étrangères,  (jui 
commencent  maintenant  dans  le  canal  alimen- 
taire ;  la  marche  est  l'expression  du  senti- 
ment intime  de  la  force  et  du  penchant  à  la 
spontanéité;  la  parole  est  la  manifestation 
d'idées  déterminées,  un  signe  annonçant  l'é- 
veil de  la  vie  intellectuelle.  La  conscience  et 
la  volonté  se  déploient  donc  alors,  avec  leur 
caractère  déterminant. 

La  mastication  ouvre  une  nouvelle  ère  pour 
la  vie  plastique,  la  marche  pour  les  désirs 
et  l(îs  actions,  la  parole  pour  la  pensée. 
Mais  toutes  trois  s'engrènent  pour  ainsi  dire 
l'une  dans  l'autre,  et  se  servent  muluelle- 
ment  de  soutien  :  la  mastication  a  lieu  par 
l'elfel  de  la  volonté,  et  dévelop[)e  le  sens  du 
goût;  la  marche  est  dirigée  par  la  connais- 
sance sensorielle,  dont   elle  favorise  les  pro- 


liun  rigoureuse  du  mot.  Il  entre  en  ra[)porl  grès;  la  jiarole  est  appelée  par  les  désirs,  et 

immédiat  av^c  la  terre,  se  la  soumet,  y  prend  leur  sert  de  moyen.  Aucune  de  ces  trois  fa- 

désormais  son  point  d'ap])ui,  et  témoigne  sa  cultes  ne  peut  donc  être  considérée  comme  la 

sir(7ntanéité  en  apprenant  h  se  tenir  debout,  cause  des  autres,  et  toutes  ensemble  consti- 


DICTTONNAIUE  DE  PIirLOSOPIIIE 


LAN 


356 


rS  LAN 

ièrc  molaire  se  trouvait  \)](fcéc  tout 
l'incisive  extérieure.  Enfin  toutes 
connes  d'une  niAehoire  arrivent  à  la 
hauteur  pour  former  la  surface  de 
té^airrisê  sur  le  cori)S  par  le  déveloi)penient  mastication,  quelque  dllférence  qu'il  y  ail 
d'un  caractère  plus  prononcé,  tant  au  moral  d'ailleurs  entre  les  diverses  dénis,  sous  le 
nu'au  pliysique,  puisque  les  maladies  elles-      pomt  de  vue  de  la  longueur 


Dès  que  la  dent  est  sortie,  l'émail,  aupa- 
ravant d'un  'blanc  mat  devient  brillant  et 
plus  solide.  La  racine  continue  de  croître,  et 
accjuiert  peu  à  peu  son  développement  com- 
plet. Ainsi  l'incisive  interne,  qui  avait  deu\ 
lignes  et  demie  de  long  à  la  naissance,  en  a 
trois  au  cinquième  mois,  quatre  au  septiè- 
me, et  six  ou  sept  à  sept-ans.  Mais  les  couron- 
nes commencent  de  bonne  heure  h  vieillir; 
dès  la  tin  de  la  seconde  année  le  sommet  tri- 


mômes  prennent  un  type  plus  iixe  quant  à 
leur  mode  et  à  leur  marche,  [lar  la  possibilité 
de  supporter  plus  longtemps  et  la  privation 
de  nourriture  ou  de  sommeil,  et  l'exercice 
de  l'activité  sensorielle  ou  du  mouvement 
musculaire,  enfin  par  cette  autre  circonstan- 
ce qif'il  n'est  plus  aussi  commun  que  les  ma- 
ladies portent  une  atteinte  rapide  et  pro- 
fonde à  la  force  vitale. 

Dentition.  —  Les  mâchoires  du  nouveau- 
né  sont  en  quelque  sorte  grosses  des  dents,  cuspide  des  incisives  est  remplacé  par  un 
(lui  se  sont  formées  et  ont  commencé  à  s'os-  bord  plane,  qui  s'émousse  de  plus  en  j)lus, 
sifier  pendant  la  vie  embryonnaire.  Durant  en  raison  de  l'usure  de  l'émail,  jusqu'à  ce  que 
la  première  enfance,  les  dents  continuent  de  celui-ci  disparaisse  entièrement,  à(|uatre  ans, 
se  développer,  et  vers  la  fin  de  cette  période,  sur  le  tranchant  de  la  couronne,  où  la  subs- 
au  neuvième  mois  environ,  commence  leur  tance  osseuse  mise  à  nu  partiil  sous  la  forme 
éruption,  qui  dure  jusqu'à  la  fin  de  la  seconde  d'une  strie  jaunâtre.  Vers  la  même  époque, 
année  où  au  milieu  de  la  troisième,  épo-  le  sommet  de  la  canine  a  perdu  aussi  sou 
que  à  laquelle  toutes  les  deiils  de  lait  exis-  émail  :  il  est  devenu  obtus,  et  l'on  y  aperçoit 
tent.  En  môme  temps,  les  cloisons  se  sont  un  petit  point  brunâtre  de  substance  osseuse, 
iplus  développées,  celles  surtout  qui  séparent  qui  s'agrandit  pendant  les  années  suivantes, 
les  secondes  molaires  des  troisièmes ,  et  et  se  convertit  en  une  surface  semi-lunaire 
qui  n'existent  qu'en  rudiment  à  la  nais-  (Prochaska,  Opéra  minora,  t.  Il,  p.  368). 
sance.  Cependant  les  dents  de  remplacement  se 

Chez  aucun  mammifère  l'éruption  des  dents  développent  de  plus  en  plus.  La  couronne  et 
n'a  lieu  si  lard,  ni  d'une  manière  aussi  lente,  les  corps  des  incisives  sont  formés  à  deux 
Les  lapins  naissent  avec  deux  dents,  et  ac-  ans;  la  couronne  de  la  canine  et  de  la  pre- 
quièrenl  les  autres  dans  l'espace  de  dix  jours,  mière  molaire  se  développe,  ainsi  que  le 
Chez  les  ruminants,  l'éruption  commence  corps  delà  troisième  molaire;  à  trois  ans, 
dès  avant  la  naissance,  et  pendant  les  pre-  la  couronne  de  la  seconde  molaire.  Pendant 
miers  jours  qui  la  suivent,  et  elle  est  ter- 
minée à  la  fin  du  premier  mois.  Les  soli- 
pèdes  sont  dans  le  môme  cas;  seulement  le 
travail  n'est  achevé  chez  eux  qu'au  quatriè- 
me mois.  Dans  les  chiens  et  les  chats,  il  dure  de  la  quatrième  molaire  s'ossifient,  et  lefolli 
depuis  la  première  semaine  jusqu'à  la  dixiè-      "•-''-  j-  '-   -- :■■■•"-  ^'    4i„„„.i„„„: 

me  ,  et  chez  l'éléphant  depuis  la  se- 
conde semaine  jusqu'à  la  fin  du  troisième 
mois  (E.  Rousseau,  Anatomie  comparée  du 
système  dentaire,  Paris,  1«27,  in-8,  fig.) 

On    a  des    exemples   d'enfants  venus   au 
monde  avec  une  ou  plusieurs  dents.  C'est  là 


la  quatrième  année,  se  forme  la  racine  des 
incisives  et  de  la  troisième  molaire,  la  cou- 
ronne de  la  canine  et  des  deux  molaires  an- 
térieures s'achève  à  peu  près,  les  tubercules 


cule  de  la  cinquième  paraît.  Alors  donc  il 
existe  trente-deux  dents,  savoir  :  vingt  per- 
cées, huit  en  travail  d'ossification  et  qua- 
tre encore  en  germes.  A  sept  ans,  les  inci- 
sives et  la  troisième  molaire  sont  parfaites, 
la  racine  de  la  canine  et  des  deux  premières 
molaires  commence  à  se  produire,  la  cou- 
iine  analogie  avec  les  animaux.  Il  arrive  plus  ronne  de  la  quatrième  molaire  est  dévelop- 
rarement  que  les  dents  ne  percent  pas,'  pée,  l'ossification  n'a  point  encore  commencé 
comme  dans  la  famille  des  mammifères  éden-     dans  la  cinquième. 

lés.  L'éruption  des  dents  signale  le  commence- 

Il  est  digne  de  remarque  que,  pendant  leur     ment  d'une  nouvelle  période  pour  la  diges- 
éruption,  les  dents  se  constituent  en  un  tout     lion. 

bien  coordonné.  D'abord  il  y  a  harmonie  en-  Le  lait  est  sécrété  en  moindre  quantité 
tre  les  deux  mâchoires  ;  quelques  jours  ou  vers  celte  époque,  et  il  subit  aussi  un  ehan- 
quelques  semaines  après  la  sortie  d'une  dent  gement  dans  ses  qualités;  il  est  donc  moins 
à  la  mâchoire  inférieure,  on  voit  paraître  la  propre  à  rassasier  l'enfant , 
dent  homonyme  à  la  mâchoire  supérieure. 
Le  môme  accord  règne  entre  les  deux  moi- 
tiés de  chaque  mâchoire;  quelques  jours 
après  l'éruption  d'une  dent  d'un  côté,  sort 
aussi  la  dent  correspondante  du  côté  opposé. 
En  outre,   les  dents  se  disposent  de  manière 


qui  accueille 
volontiers  une  autre  nourriture,  pour  laquelle 
il  prend  peu  à  peu  tant  de  goût ,  qu'il  finit 
par  se  déshabituer  du  sein.  11  demande  des 
aliments  variés,  car  le  lait  de  sa  mère,  quel- 
que agréable  qu'il  le  trouve  encore  ,  le  fa- 
tigue par  son  uniformité.  D'ailleurs,  ce  n'est 


à  former  une  série,  ainsi  l'accroissement  de  pas  seulement  de  boisson  qu'il  a  besoin,  et  il 

largeur  de  la  mâchoire  permet  à  la  canine  lui  faut  aussi  untj  nourriture  solide,  pour 

de  s'aligner  avec  les  autres,  quoique  son  ger-  mettre  en  jeu  la  puissance  musculaire  de  sou 

cie   fût  primordialement  hors  de  rang,  car  estomac,  qui  s'est  accrue.  Enfin  il  veut  voir 


337 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


3r,.^ 


te  qu'il  prend,  afin  d'accroître  sa  jouijisance, 
et  ce  n'est  plus  assez  pour  lui  de  tetcr  en 
aveugle  pour  obéir  aux  impulsions  sourdes  de 
la  sensibilité  générale.  L'intluence  qu'exerce 
à  cet  égard  le  sens  de  la  vue  est  bien  dé- 
montrée par  la  facilité  avec  laquelle ,  en 
noircissant  le  mamelon,  on  dégoûte  de  le 
prendre  l'enfant  qui  refuse  de  renoncer  au 
sein  ;  il  examine  longtemps  ce  mamelon  ainsi 
déguisé,  et  ne  le  demande  plus,  quelque 
abondante  nourriture  qu'il  y  ait  puisée  jus- 
qu'alors. 

Après  le  sevrage ,  le  lait  s'accumule  pen- 
dant quelques  jours  dans  les  conduits  lacti- 
fiïres,  puis  il  est  résorbé. 

En  cessant  de  teter,  l'enfant  commence  par 
ronger,  et  il  ne  se  met  à  mâcher  qu'après 
l'-éruption  des  dents  molaires.  Mais  la  masti- 
cation est  encore  faible  chez  lui,  parce  que 
les  dents  et  la  mâchoire  manquent  de  solidité, 
parce  que    les  muscles   masticateurs  n'ont 

f)oint  assez  d'énergie  :  aussi  n'y  a-t-il  que 
es  aliments  mous  qui  conviennent  à  cet 
âge. 

La  mastication  et  l'insalivation  d'un  côté  , 
la  variété  des  aliments  de  l'autre,  développent 
le  goût,  et  l'instinct  porte  l'enfant  h  préférer 
les  substances  douces  et  sucrées,  qui  con- 
viennent mieux  à  l'état  présent  de  sa  consti- 
tution. 

Marche.  —  Vers  la  fin  de  la  première  an- 
née, l'enfant  cherche  à  se  tenir  debout,  et  il 
éprouve  une  joie  visible  lorsque  la  tentative 
lui  réussit.  Mais  d'abord  il  perd  l'équilibre 
presque  sur-le-champ;  les  genoux  lléchis- 
sent ,  à  cause  de  la  faiblesse  et  du  défaut 
d'exercice  des  muscles  extenseurs,  de  sorte 
que  l'enfant  tombe  assis.  Il  n'apprend  donc  à 
rester  quelque  temps  debout  qu'en  se  tenant 
parles  mains  h  un  corps  solide. 

Dès  qu'il  a  appris  à  se  tenir  debout ,  sans 
aucun  but  extérieur,  il  cherche  à  changer  de 
place ,  soit  seulement  pour  mettre  en  jeu  la 
force  qu'il  sent  au  dedans  de  lui-môme,  soit 
pour  atteindre  à  un  objet  éloigné.  Déjà  il 
avait  commencé ,  sur  le  sein  de  sa  mère,  à 
tendre  involontairement  les  bras  vers  les 
objets  qu'il  souhaitait,  puis  il  avait  indiqué 
par  là  son  désir  d'être  porté  dans  tel  ou  tel 
lieu,  "et  plus  tard  il  avait  essayé  de  s'y  traîner 
lui-même.  Mais  le  changement  de  [)lace  qu'il 
tente  maintenant,  après  s'être  dressé  sur  ses 
jambes,  tient  à  un  rapport  organique  et  pri- 
mordial en  vertu  duquel  les  membres  des 
deux  côtés  du  corps  tendent  à  se  mouvoir 
alternativement,  et  en  ellet  l'enfant  remuait 
déjà  les  jambes  l'une  après  l'autre,  quand  il 
était  ou  couché  ou  assis.  Avant  de  se  lancer 
dans  l'océan  de  l'espace,  il  louvoie  sur  les 
côtes  ;  il  chemine  obliquement,  en  se  soute- 
nant alternativement  avec  ses  deux  mains. 
Pendant  ce  mouvement,  il  place  les  pieds  en 
dedans,  d'un  côié  parce  que  les  muscles  de 
la  face  interne  de  la  jambe  l'emportent  en- 
core en  énergie  sur  ceux  de  la  face  interne  , 
comme  durant  le  cours  de  la  vie  embryon- 
naire, et  de  l'autre ,  parce  que  le  bassin  est 
plus  incliné  qu'il  ne  doit  l'être  dans  la  suite. 

Le  premier  mouvement  libre  de  l'enfant, 


qui  a  lieu  au  commencement  de  la  seconde 
année,  consiste  non  point  à  marcher,  mais  à 
courir,  ou  plutôt  à  se  précipiter;  aussi  est-il 
fort  sujet  à  tomber  en  avant ,  ses  muscles 
extenseurs  venant  à  cesser  d'agir.  La  raison 
en  est  que  les  jambes  sont  plus  fléchies  pen- 
dant la  course  que  pendant  la  marche,  atten- 
du la  prédominance  dont  jouissent  encore 
les  muscles  fléchisseurs,  mais  surtout  que  les 
désirs  ont  une  vivacité  en  vertu  de  laquelle 
l'enfant  voudrait  être  arrivé  sur-le-champ  au 
but  :  il  se  précipite  vers  le  point  d'appui 
qu'il  attend,  parce  que  quelques  pas  suffisent 
pour  lui  faire  perdre  I'équilil)re ,  et  sa  pre- 
mière course  n'est  pour  ainsi  dire  qu'une 
chute  retardée  par  la  progression. 

A  la  fin  de  la  seconde  année  ou  au  com- 
mencement de  la  troisième ,  il  apprend  à 
marcher,  ses  muscles  extenseurs  ayant  acquis 
plus  de  force,  ses  rotuhîs  commonrant  h 
s'ossifier,  mais  surtout  la  précipitation  (]u'il 
mettait  d'abord  dans  tous  ses  mouvements 
ayant  fait  place  à  une  tenue  plus  posée.  Ce 
qui  prouve  que  la  circonspection  joue  ici  un 
rôle  plus  étendu  que  les  dispositions  pure- 
ment mécaniques,  c'est  que  la  i)elite  fille  d'un 
an  s'avance  seule  d'un  pas  sûr  lorsqu'elle  ne 
pense  point  à  la  marche  et  qu'elle  est  occu- 
pée tout  entière  de  la  poupée  qu'elle  tient 
dans  ses  mains  ;  s'imaginant  avoir  un  enfant 
devant  elle,  et  s'oubliant  ainsi  elle-même, 
elle  acquiert  par  là  une  démarche  moins 
chancelante.  Plus  l'enfant  a  la  conscience  de 
la  difficulté  du  marcher ,  et  plus  il  se  sou- 
vient des  dangers  de  la  chute,  moins  ses  pas 
sont  solides.  Mais  dès  qu'il  se  sent  ferme  sur 
ses  jambes,  il  veut  se  mouvoir  de  lui-môme, 
et  repousse  tout  secours  étranger  :  cependant 
il  lui  arrive  souvent  encore  de  faire  do  iaux 
pas,  soit  par  défaut  d'attention,  soit  parce 
qu'il  ne  sait  point  juger  les  effets  de  la  lu- 
mière et  de  l'ombre,  ni  apprécier  les  dis- 
tances. 

Parole.  —  Le  système  musculaire  soumis  à 
la  volonté  servait  tout  entier  à  la  manifesta- 
tion involontaire  de  l'état  intérieur  et  à  l'an- 
nonce symbolique  du  plaisir  ou  du  déplaisir, 
avant  d'arriver  à  la  réalisation  d'un  l)ut  ina- 
tériel  :  le  diaphragme  et  les  muscles  costaux 
seuls  avaient  commencé,  lors  de  la  première 
respiration,  à  exercer  leur  force  dans  l'inté- 
rêt d'un  but  mécanique;  mais,  dès  le  premier 
moment  de  leur  action,  ils  avaient  été  consa- 
crés aussi  à  l'expression  de  la  sensation.  La 
voix  était  l'explosion  sans  conscience  de  celte 
sensation,  la  réaction  organique  contre  un 
état  intérieur;  le  cri  n'était  que  la  simple 
manifestation  d'une  atteinte  portée  à  la  sensi- 
bilité générale;  la  joie  inspn-ée  par  l'activité 
sensorielle  produisait  le  rire;  une  sensation 
déterminée  s'était  peinte  ensuite  dans  des 
exclamations  déjà  plus  expressives.  Devenu 
attentif  à  son  propre  bruit,  l'enfant  avait  fini 
par  jouer  avec  ses  organes  vocaux ,  et  son 
bégayement  était  le  précurseur  de  la  parole 
articulée,  comme  l'agitation  vague  des  mem- 
bres était  celui  de  rai»lilude  h  saisir  des  corps 
étrangers  et  à  mouvoir  son  propre  corps. 

Les  organes  vocaux  sont  excn^és  depuis  h 


3o'3 


LAN 


DICTIOXNAIUE  DE  PIIILOSOPIIIE. 


LAN 


310 


naissance,  cl  l'exercice  les  a  leiuiiis plus  forts. 
I.a  cr)iii;eslioii  vei-s  la  bouche  ,  (jui  accom- 
j.aiiiiie  la  (leiitilion,  (iélerinine  les  organes  de 
la  parole  à  se  développer.  La  cavilé  orale 
s'(M;uil  agrandie,  la  langue  acquiert ,  i)ar  la 
mastication  coininencantc  ,  comme  elle  avait 
iail  auparavant,  mais  à  un  moindre  degré, 
j)ar  la  succion  ,  une  molilité  plus  libre ,  en 
môme  temps  que  les  progrès  de  l'ossilicalion 
de  l'hyoïde  lui  procurent  un  point  d'appui 
plus  solide.  Les  gencives  tiennent  les  deux 
mAchoires  écartées  l'une  de  l'autre,  et  les 
lèvres,  au  lieu  de  s'allonger  en  une  sorte  de 
trompe,  font  partie  des  parois  tendues  de  la 
bouche,  qui,  avec  les  dents  de  devant,  con- 
tribuenl  h  niodiiier  la  voix..  Voy.  la  note  II,  à 
la  lin  du  volume. 

Les  coïiditions  extérieures  de  Varticulation 
des  sons  existent  donc  désormais;  mais  celle 
arliculalion  elle-môme  est  le  fruit  d'un  em- 
])ire  absolu  acquis  sur  la  voix,  d'une  mo- 
dification variée  de  celle-ci  par  la  syn- 
thèse volontaire  des  éléments,  d'une  pro- 
duction de  sons  qui  se  laissent  résoudre 
en  parties  déterminées.  La  condition  inté- 
rieure est  l'existence  d'idées  précises,  laquelle 
suppose  à  son  tour  la  distinction  entre  le. 
sujet  et  l'objet.  Tant  que  l'activité  deTâme  se 
réduit  à  la  sensation,  il  n'y  a  non  plus  qu'une 
voix  inarticulée,  expression  générale  et  vague 
de  la  subjectivité;  la  voix  articulée,  au  con- 
traire, est  la  peinture  d'un  objet,  non  tel  qu'il 
nous  est  donné  par  le  monde  extérieur,  mais 
tel  qu'il  s'est  représenté  en  nous;  elle  repose 
donc  sur  l'intuition  d'une  image,  pai'  consé- 
quent sur  l'intuition  de  soi-même  ,  dont  elle 
est  le  retlet,  comme  la  voix  était  celui  de  la 
sensation.  Mais  cette  intuition  de  soi-même 
commence  à  la  fin  de  la  première  enfance, 
quelque  imparfaite  qu'elle  soit  encore  à  cette 
époque. 

Enfin  la  condilion  intermédiaire  est  la 
liaison  entre  une  idée  déterminée  et  des  sons 
également  déterminés.  L'enfant  à  la  mamelle 
a  appris  à  embrasser  les  différentes  activités 
sensorielles  dans  l'unité  de  la  re[)résenlalion 
ou  de  l'idée  :  maintenant,  l'enfant  qui  cher- 
che à  traduire  l'idée  dans  un  langage  phy- 
sique,  choisit  ce  qui  peut  frapper  l'oreille  , 
parce  que  c'est  sous  cette  foriue  que  son  ac- 
tivité propre  peut  le  rendre  de  la  manière  à 
la  fois  la  plus  libre  et  la  plus  précise,  et  (ju'en 
jouant  avec  ses  organes  vocaux  ,  en  prenant 
plaisir  à  faire  sortir  des  sons  de  lui-même,  il 
s'est  exercé  depuis  quelque  temps  déjà  à 
cette  faculté. 

Mais  la  parole  est  provoquée  tant  par  un 
penchant  individuel  qui  porte  à  manifester 
la  vie  intérieure  au  dehors  ,  que  par  la  sym- 
pathie avec  le  genre  humain.  De  même  que 
la  sensation  se  révélait  par  la  voix,  de  même 
aussi  toute  idée  nette  veut  se  traduire  par 
des  sons  déterminés  :  ce  qui  avait  pris  une 
forme  dans  l'intérieur,  à  l'occasion  d'impres- 
sions sensorielles,  tendji  se  relléter  sous  une 
forme  susceptible  de  frapper  les  sens.  Ainsi 
la  parole  émane  de  l'intérieur  par  l'effet  de 
la  réaction,  par  suite  de  l'antagonisme  et  de 
t'uilité  du  monde  physique  et  du  monde  in- 


tellectuel :  le  premier  mot  sort  (|uel(iuef()is, 
sous  l'inllucnce  de  l'alfection  ,  sans  avoir 
été  cherché  et  d'une  manière  involontaire 
(OuoiiMANN,  Jr/c/?rj  zur  (jatchichlc  derEnhiilcke- 
lumj  des  kindlkhcn  Allers,  p.  148)  :  l'alVection 
est  ici  l'accoucheur  de  la  parole ,  et  elle  fait 
apparaître  le  mot  qui  s'était  déjh  formé  dans 
lintérieur.  Mais  en  mèuKî  tem|)s  ,  agissent  la 
sympathie,  l'instinct  de  l'imitation  (;t  celui  de 
la  sociabilité;  l'enlant  connaît  sa  nature  spi- 
rituelle en  d'autres  ,  il  veut  leur  ressend)ler 
par  l'imitation  de  leurs  sons,  et  il  cheiche  «i 
se  rendre  semblable  à  eux  en  faisant  naître 
dans  leur  intéi-ieur  les  mêmes  idées  que  celles 
qui  existent  en  lui-même.  Si  la  parole  en 
elle-même  est  un  besoin  pour  lui  ,  il  sait  se 
])Iier  aux  formes  qu'il  trouve  admises  déjà,  il 
apprend  à  comprendre  la  langue  de  ceux  qui 
l'entourent ,  et  à  l'imiter  en  comparant  ses 
propres  sons  à  ceux  des  adultes.  Cependant 
il  ne  se  laisse  point  déterminer  à  cet  égard 
d'une  manière  absolue,  car  non-seulement  il 
modifie  les  mots  qu'il  entend  d'après  la  ca- 
pacité de  ses  organes  et  sa  propre  commodité, 
mais  encore  il  en  crée  de  sa  piopre  autorité. 

Le  langage  devient  pour  lui  un  moyen  de 
perfectionnement.  Il  est  l'œuvre  de  l'intelli- 
gence, tire  naissance  de  ce  qui  a  été  compris 
et  permet  de  se  faire  comprendre.  Il  est  le 
produit  de  la  liberté  ,  et  môme  un  dévelop- 
pement de  cette  même  liberté.  D'après  l'ex- 
pression de  Beckers  {Organism  dcr  Sprache, 
p.  2-5)  la  pensée  est  sans  bornes  par  elle- 
môme,  et  n'acquiert  une  signification  précise 
que  par  la  parole;  en  prenant  cori)3  dans 
les  mots,  elle  revêt  une  forme  s[)éciale  indi- 
vidualisée ,  de  sorte  que ,  sans  la  parole , 
l'homme  ne  jouirait  pas  de  la  vie  dans  toute 
sa  plénitude.  Les  mots  deviennent  des  chiffres 
par  la  combinaison  desquels  l'enfant  apprend 
à  avoir  ses  idées  sous  la  main  et  à  en  tirer  de 
nouveaux  résultats.  La  détermination  sponta- 
née en  parlant  n'est  d'abord  qu'un  type  de 
la  liberté,  une  réaction  organique  ;  la  pensée 
de  l'enfant  s'exhale  en  mots  sur-le-champ 
et  sans  choix,  et  comme  ses  idées  se  succè- 
dent rapidement ,  il  se  fait  aussi  remarquer 
par  la  volubilité  avec  laquelle  il  parle.  Peu 
à  peu  seulement  il  arrive  à  une  liberté 
d'un  ordre  plus  élevé,  c'est-à-dire  qu'il  ap- 
{)rend  à  réfléchir  s'il  doit  manifester  ou  taire 
sa  pensée,  à  savoir  quand  et  comment  il  doit 
parler. 

La  parole  a  pour  point  de  départ  ce  qui 
est  isolé  ou  particulier  ;  des  mois  seuls  valent 
tout  un  discours,  et  l'enfant  ne  les  prononce 
d'abord  que  par  pur  plaisir  de  parler,  sans  y 
attacher  d'autre  importance;  le  temps  seul 
lui  enseigne  à  s'en  servir  pour  exprimer  ce 
qu'il  désire.  Il  commence  par  des  monosyl- 
labes, et  ne  s'élève  pas  beaucoup  au  delà  des 
mots  disyllabiques.  Les  premiers  dont  il  se 
sert  désignent  les  objets  physiques,  et  sont 
des  substantifs  qu'il  emploie  au  nominatif  : 
ensuite  viennent  les  verbes  exprin)ant  une 
action  physique  ,  à  l'infinitif  (avoir,  pren- 
dre, etc.  ). 

Le  premier  acte  de  volonté  qu'il  fasse,  eu 
égai'd  à  la{jrononcialion,  consiste  à  mouvoir 


341 


LAN 


rSYClIOLOGIE. 


LAN 


342 


les  lèvres,  tandis  (jne  la  langue  et  le  voile  du 
râlais  contribuent  davantage  aux  cris  invo- 
lontaires ;  les  pi-eniiers  mots  sont  formés  de 
h,  de  p,  de  m,  de  v,  et  il  est  digne  de  remar- 
que que,  chez  la  plupart  des  peuples  de  la 
terre  Vin ,  la  première  et  la  plus  molle  des 
consonnes  labiales,  prédomine  dans  le  mol 
exprimant  l'idée  de  mère,  au  lieu  que ,  dans 
celui  qui  sert  à  rendre  l'idée  de  pcre,  il  y  a 
prédominance  du  p  et  du  6,  dont  la  pronon- 
ciation exige  plus  d'ell'orts,  du  t,  de  lyet  du 
r,  qu'on  ne  parvient  que  plus  tard  à  pro- 
noncer. 

A  ces  mots  labiaux  succèdent  ceux,  conte- 
nant les  sons  d,  t,  /,  n,  que  le  bout  de  la 
langue  produit  avec  la  partie  antérieure  du 
palais  ;  puis  Vf,  Vs  et  le  c,  qui  exigent  le  con- 
cours des  dents  ,  enfin  le  g,  le  k,  le  ch  des 
Allemands,  lej"  des  Espagnols,  l'r  etlesdiph- 
Ihongues,  qui  sont  formés  par  la  base  de 
la  langue  et  le  voile  du  palais.  Cependant 
l'individualité  fait  naître  une  multitude  de 
nuances  h  cet  égard  ;  car  on  trouve ,  par 
ex-emple ,  des  enfants  qui  prononcent  de 
bonne  heure  et  facilement  le  Â,  tandis  qu'ils 
ne  prononccîut  le  r  (}u'avec  peine  et  plus  tard. 

Les  consonnes  sont  unies  d'abord  avec  les 
sons  a,  ai,  e,  qui  exigent  qu'on  ouvre  la  bou- 
clie,  plus  tard  avec  o,  ou,  j,  pour  lesquels  il 
faut  rétrécir  la  cavité  orale,  plus  tard  encore 
avec  eu  et  u.  [Voy.  la  note  III  ,  h  la  fin  du 
volume.) 

Vers  la  fin  de  la  seconde  année,  ou  au 
commencement  de  la  troisième,  l'enfant  pro- 
nonce, dcîs  phrases  ,  c'est-à-dire  qu'il  ne  se 
borne  plus  à  exprimer  une  idée  ,  mais  peint 
une  pensée  en  liant  un  sujet  avec  un  attribut. 
Les  premières  phrases  sont  de  deux  mois,  un 
substantif  avec  l'infinitif  d'un  verbe,  ou  môme 
avec  un  adjectif  sans  verbe.  Plus  tard  ,  la 
phrase  embrasse  plusieurs  membres,  deux 
verbes  ou  deux  substantifs  étant  mis  en  rap- 
port l'un  avec  l'autre,  après  quoi  le  mode  de 
relation  vient  aussi  à  ôtie  exprimé  par  des 
adverbes  et  des  prépositions. 

Pendant  le  cours  de  la  troisième  année 
l'enfant  tient  des  discours  ,  c'est-à-dire  qu'il 
exprime  des  séries  de  pensées.  Dès  le  com- 
mencement de  cette  année ,  il  montre  de  la 


véritable  lumière  sur. e  problème  de  l'origine 
de  nos  idées  que  tout  le  fatras  des  philoso- 
pliies  surannées  qui  remplissent  nos  biblio- 
thèques. M""  Necker  a  pris  pour  épigraphe 
ces  vers  remarquables  de  Louis  Racine  : 

(  De  ma  faible  raison  je  fis  l'apprenlissage  , 
Frappé  (lu  son  des  nidis,  alieniif  aux  objets , 
JeivpHai  les  noms,  je  distinguai  les  Irails, 
Je  connus,  je  nommai,  je  caressai  mon  père...  » 

«  La  fin  de  la  seconde  année  est  remarquable 
chez  les  enfants  par  les  rapides  progrès  qu'ils 
font  ordinairement  dans  le  langage.  Tous  par- 
viennent à  s'énoncer  bien  ou  mal ,  mais  on 
remarque  entre  eux  de  grandes  diiîérences  ; 
déjà  l'inégale  distribution  des  dons  delà  na- 
ture se  fait  sentir.  L'art  de  parler  exigeant  le 
concours  de  plusieurs  facultés  morales  et 
physiques ,  s'il  en  est  une  qui  reste  en  ar- 
rière, celle-là  met  obstacle  à  l'avancement. 

«  En  ell'el,  pour  apprécier  les  sons ,  il  faut 
de  l'oreille  ;  pour  les  articuler ,  de  la  sou- 
plesse dans  le  gosier.  L'intelligence  est  indis- 
pensable pour  comprendre  les  mots,  et  la 
mémoire  pour  les  retenir.  Quand  de  tels 
dons  se  trouvent  réunis  à  un  degré  éminenl, 
ce  qui  est  rare  ,  l'enfant  parle  assez  bien  à 
deux  ans. 

«  Mais  comment  cet  enfant ,  si  infériciu- 
aux  animaux  du  môme  Age  sous  tant  de  rap- 
ports, réussit- il  à  se  mettre  en  possession 
du  beau  privilège  de  la  parole?  Quelle  marche 
suit-il  pour  y  parvenir?  Voilà  ce  que  j'aurais 
voulu  éclaircir  par  des  observations  exactes, 
et  je  n'ai  cpie  de  faibles  aperçus  à  donner. 
Le  sujet  est  loin  d'être  traité  ici  ,  mais  je 
l'aurai  du  moins  recommandé  à  l'attention 
des  mères.  Rien  ne  i)eut  être  plus  intéressant 
que  devoir  l'intelligence  sortir  peu  à  peu  du 
nuage  qui  l'enveloppait,  prendre  un  léger 
essor  chaque  fois  qu'elle  découvre  une  ex- 
pression nouvelle,  et  faire  servir  ses  premiers 
succès  à  en  obtenir  toujours  de  plus  grands.' 
L'enfant,  encore  étranger  dans  le  monde  des 
choses  qu'il  connaît  à  peine  ,  sent  bientôt  le 
besoin  d'entrer  dans  le  monde  des  mots  qui 
y  correspond  et  qui  fournira  bientôt  des  ins- 
truments à  sa  pensée.  Alors  conmience  i)0ur 
lui  une  existence  plus  intellectuelle  ,  une 
existence  oii  les  images  et  les  désirs  tumul- 


tendance  à  former  une  série  de  phrases  ;  mais  lueux  qu'elles  excitent  régnent  toujours,  mais 
sa  langue  est  encore  trop  pauvre  pour  |)0u- 
voir  réaliser  cette  intention.  Ensuite  il  pro- 
nonce, à  la  suite  les  uns  des  autres,  des  mots 
décousus,  entremêlés  d'une  foule  de  sons 
inintelligibles  ,  soit  parce  qu'il  y  a  dans  la 
série  de  ses  pensées  une  véritable  lacune. 


où  il  s'introduit  pourtant  un  élément  plus 
tranquille. 

«  Voici  les  faits  que  j'ai  pu  recueillir,  aidée 
du  secours  de  quelques  mères. 

«  U  y  a  des  mots  qui  se  détachent ,  dans  le 
jeune  esprit,  de  la  plirase  dont  ils  font  partie 


comblée  seulement  par  des  idées  confuses  ,      et  y  occupent  une  place  à  part.  De  ce  nombre 
soit  parce  que  l'expérience  lui  manque;  mais     sont  d'abord  les  noms  ou  les  signes  attachés 


il  n'en  est  pas  moins  content  de  lui-même,  il 
babille  avec  un  air  à  la  fois  satisfait  et  sé- 
rieux. Peu  à  peu  les  conjonctions  et  les  pro- 
noms entrent  dans  le  trésor  de  ses  ressources, 
et  de  cette  manière  la  faculté  de  i)arler  est 
complètement  développée  en  lui  à  l'ûge  de 
quatre  ou  cinq  ans. 

On  lira  avec  intérêt  un  chapitre  extrait  de 
V Education  progressive  par  M°'e  Necker  de 
Saussure  ,  et  intitulé  :  Comment  les  enfants 
apprennent  à  parler.  Ce  chapitre  jelle  plus  de 


aux  personnes  ou  aux  choses  qui  attirent 
l'attention  des  enfants.  Ils  en  répètent  volon- 
tiers ia  syllable  la  i)lus  marquante ,  ce  qui  a 
donné  l'idée  de  former  des  syllabes  redou- 
blées les  premiers  mots  qu'on  leur  apjirend. 
Ceux-ci  ne  sont  autre  chose  que  les  articula- 
tions dont  se  composait  le  ramage  naturel  de 
l'enfant  avant  qu'il  commençât  à  parler. 
Ainsi,  à  l'âge  de  sept  ou  huit  mois,  il  pro- 
nonçait conlinuellemenl  les  syllabes  pa,  ma, 
da  ,"mais  sans  y  attacher  de  sens.  Lorsqu'il 


343 


LAN 


DICTIONNAIUE  DE  PlI[LOSOriIlE. 


LAN 


344 


vient  à  les  nssocier  par  la  suite  à  l'idée  do 
certains  objets,  et  h  en  faire  ainsi  un  langage, 
c'est  (ju'on  a  pris  soin  de  iui  on  donner 
lexeniple;  mais  c'est  là  ce  qui  a  été  le  moins 
observé. 

«  11  paraît  sans  doute  assez  simple  que 
l'enfant  apprenne  h  nommer  les  objets  maté- 
riels, quand  on  les  lui  a  souvent  montrés  en 
])r()férant  certains  sons;  la  chose  réveille  en- 
Suite  l'idée  du  mot,  et  le  mot  celle  de  la  chose. 
Mais  il  est  plus  difficile  de  concevoir  com- 
ment il  attache  un  signe  à  ce  qui  n'existe 
{)as  corporellemcnt.  Les  actions,  par  exemple, 
toujours  exprimées  ou  supposées  par  les 
A'erbes,  les  actions  n'ont  point  dans  la  nature 
de  type  permanent,  elles  ne  tombent  pas  sous 
les  sens  de  l'enfant  quand  il  les  nomme,  et 
il  ne  dit  allez  que  dans  un  moment  oi'i  l'on 
n'allait  pas.  H  faut  qu'il  ait  au  dedans  de  lui 
l'idée  exprimée  par  le  verbe,  et  que  cette 
idée  ,  à  la  fois  nette  et  mobile  ,  s'applique 
successivement  à  tout  ce  qui  exécute  1  action. 
Or,  comment  a-t-il  conçu  une  notion  pareille, 
qui  semble  être  une  abstraction  du  genre  le 
plus  subtil  ?  Il  paraît  ([ue  ce  sont  les  gestes 
qui  la  lui  ont  donnée;  les  actions  sont  les 
objets  naturels  de  la  pantomime  qu'on  appelle 
môme  le  langage  d'action.  Sans  y  songer,  on 
gesticule  beaucoup  avec  les  enfants  ,  aussi 
sont-ils  grands  gesticulateurs  eux-mêmes. 
Quand  donc  un  certain  mot  a  toujours  ac- 
compagné certains  mouvements  ,  les  deux 
idées  se  lient  ensemble  dans  leur  tête. 

«  11  est  vrai  que  plusieurs  mots,  qui  sont 
des  verbes  pour  nous,  n'en  sont  pas  toujours 
pour  eux  :  ainsi  ()  boire,  c'est  de  l'eau  ou  du 
lait;  promener,  c'est  le  plein  air  ou  la  porte. 
Mais  quand  ils  commencent  à  vouloir  qu'on 
agisse  en  conséquence  de  ces  mois,  l'action 
prend  do  plus  en  plus  de  la  consistance  dans 
leur  esprit,  et  ils  finissent  par  y  attacher  véri- 
tablement un  signe. 

«  Il  est  à  remarquer  que  les  animaux  même 
comprennent  les  verbes,  en  tant  qu'ils  ex- 
])riment  une  action.  C'est  pour  l'ordinaire 
de  ces  mots  qu'on  se  sert  avec  les  chiens  et 
les  chevaux  quand  on  veut  s'en  faire  obéir, 
et  alors  on  les  emploie  naturellement  à  l'im- 
pératif. L'enfant,  ainsi  que  les  nègres,  ne 
fait  d'abord  usage  que  de  l'infinitif.  Comme 
il  ne  se  forme  aucune  idée  dos  temps,  et  qu'il 
ne  comprend  que  fort  lard  les  pronoms,  il  en 
est  réduit  à  ce  mode. 

«  Deux  mots  que  l'enfant  apprend  très^ 
prom[)tement,  les  particules  oui  et  non,  sont 
aussi  des  traductions  de  gestes.  Ils  désignent 
l'acte  matériel  de  repousser  ou  d'accueillir, 
et  deviennent  par  là  des  verbes,  ce  sont  velle 
et  nolle,  vouloir  et  ne  vouloir  pas.  Non  est 
surtout  fréquemment  employé  par  l'enfant  : 
il  exprime  en  paroles  sa  répugnance;  mais 
quand  la  chose  qu'on  lui  offre  lui  est  agréable, 
il  se  précipite  pour  la  saisir  avec  une  telle 
vivacité  que  le  mot  devient  inutile. 

«  Il  y  a  ensuite  quelques  adjectifs  qui  s'in- 
troduisent dans  sa  tête  :  ce   sont  ceux  (jui 


expriment  des  sensations  très-marquantes. 
Joli  est  bientôt  de  ce  nombre,  tant  est  grand 
chez  lui  le  besoin  de  témoigner  son  admira- 
tion. 

«  Il  emploie  d'abord  ces  divers  mots  sans 
les  lier  entre  eux,  mais  on  peut  aisément  ju- 
ger que  son  esprit  les  rassemble.  Ainsi  un 
enfant  qui  voyait  son  père  et  sa  mère  auprès 
du  feu,  ditaussitôt  (85),  papa, maman, chaud, 
en  laissant  de  côté  les  mots  intermédiaires, 
A  ce  degré  si  peu  avancé  de  développement, 
les  enfants  énoncent  à  tout  moment  des  ob- 
servations désintéressées,  sans  autre  motif 
que  le  plaisir  de  les  énoncer. 

«  En  y  rélléchissant,  on  s'aperçoit  que  ces 
trois  sortes  de  mots  prononcés  dans  le  pre- 
mier âge  avant  les  autres,  les  noms,  les  verbes 
et  les  atljectifs,  sont  véritablement  la  matière 
et  comme  le  corps  du  discours.  Us  expriment 
les  grands  intérêts  de  l'âme  dans  ce  monde, 
celui  de  distinguer  les  objets  extérieurs  par 
les  noms,  celui  de  définir  ses  propres  im- 
pressions parles  adjectifs,  et  enfin  d'énoncer 
ses  déterminations  par  les  verbes.  Il  y  a 
là  connaître,  sentir  et  vouloir.  C'est  tout 
l'homme, 

«  Ces  mots  ont  donc  de  l'importance  pour 
l'enfant;  mais  comment  arrive-t-il  qu'il  fi- 
nisse par  en  employer  d'autres,'  auxquels 
il  semble  difficile  qu'il  attache  un  sens?  Com- 
ment vient-il  à  comprendre  les  prépositions, 
les  conjonctions,  les  adverbes,  ces  termes 
sans  nombre  qui  sont  comme  des  instru- 
ments avec  lesquels  on  manie,  on  sépare,  on 
enchaîne,  on  modifie  de  mille  manières  les 
grandes  pièces  du  discours?  Quel  usage  fait-il 
de  ces  pour,  de  ces  avec,  de  ces  quoique,  de 
ces  comme,  de  ces  très,  dont  il  n'y  a  peut- 
être  pas  une  grande  personne  sur  dix  qui  sût 
définir  la  signification.  Il  les  emploie  fort  à 
propos  aussitôt  qu'il  les  a  retenus,  mais  c'est 
là  ce  qui  paraît  incompréhensible. 

«  Quelques  observations  me  portent  à 
croire  qu'il  ne  les  sépare  pas  de  la  phrase 
dont  ils  font  partie.  Cette  phrase  iHii  paraît 
un  seul  grand  mot  dont  son  admirable  sym- 
pathie lui  fait  deviner  le  sens,  un  mot  qu'il 
répète  distinctement,  s'il  a  l'oreille  juste  et 
le  gosier  flexible;  qu'il  estropie  ou  qu'il 
abrège,  s'il  en  est  autrement,  mais  toujours 
sans  le  décomposer.  Et  lors  même  qu'il  vient 
à  retrouver  les  mêmes  termes  dans  des 
phrases  différentes,  il  ne  les  reconnaît  pas 
de  sitôt.  Ces  mots  sont  pour  lui  ce  que  sont 
pour  nous  les  syllabes  que  nous  rencontrons 
partout  dans  les  discours,  sans  y  attacher  de 
sens.  Il  n'y  a  peut-être  que  la  lecture  qui 
nous  fasse  connaître  la  vraie  coupe  des  mots  : 
aussi  voit-on  les  gens  du  peuple,  qui  écrivent 
sans  avoir  beaucoup  lu,  lier  les  termes  entre 
eux  de  la  manière  la  plus  bizarre,  et  les  unir 
ensemble  ouïes  partager  au  hasard. 

«  Ainsi,  je  suppose  qu'on  dise  à  l'enfant, 
en  lui  tendant  la  main  :  Voulez-vous  venir 
au  jardin  avec  moi  ?  il  répétera  :  Oui,  oui, 
venir  au  jardin  avec  moi,  le  geste   et  le  mat 


(85)  «  Toiil  ce  qui  osl  en    Icllrcs    italiques  a  \éiil:ililcinciil  oîc    dil  par  des    ciiC.iiils,  à  l'àgc  d'un  an 
ou  (Je  dix  huit  mois,  i 


315 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


3;g 


jordin  ayant  suHî  à  son  intelligence.  Si,  au 
ontiaire,  on  lui  ciisail.cn  taisant  signe  de 
le  repousser  :  J'irai  au  jardin  sans  vous,  il 
répéterait  longtemps  en  se  lamentant  :  Pas 
sans  vous,  pas  sans  vous.  On  voit  par  ïk  que 
tout  en  comprenant  fort  bien  la  phrase 
entière,  il  n'attribue  pas  un  sens  à  chaciue 
mot. 

«  Ce  qui  s'embrouille  le  plus  dans  la  tète 
du  pauvre  enfant,  ce  sont  les  pronoms  :  moi 
et/e  surtout  restent  longtemps  pour  lui  dans 
le  nuage.  Comme  ces  mots  s'ajipliquenl  uni- 
quement à  celui  qui  les  prononce,  on  ne  les 
emploie  pas  quand  on  parle  de  lui  h.  l'enfant; 
il  les  voit  à  chaque  instant  changer  d'objet, 
sans  qu'il  en  soit  jamais  l'objet  lui-mùme  : 
delà  vient  qu'il  n'a  pas  l'idée  de  s'en  servir. 
Quand  il  veut  désigner  sa  propre  personne, 
il  se  consiilère  pour  ainsi  dire  du  dehors, 
et  parle  de  lui  comuie  d  un  autre  en  s'appe- 
lant  par  son  nom.  Donner  à  Albert,  mener 
Albert,  soWh.  les  expressions  dont  il  fait  usage. 
J'ai  entendu  un  enfant  qu'on  tutoyait  se  ser- 
vir toujours  du  pronom  ta  en  parlant  de  lui- 
même.  L'introduction  du  je  serait  curieuse  à 
observer. 

«  En  revanche,  ces  vestiges  du  langage 
animal  qu'on  a  conservés  dans  nos  idiomes, 
ces  cris  qu'on  a  reçus  dans  le  langage  hu- 
main sous    le  nom  d'interjections,   l'enfant 


bien  tracées  dans  leur  esprit,  et  comme  autant 
de  fidèles  tableaux  y  représentent  uniquement 
ces  personnes.  Les  noms  qu'ils  leur  donnent 
se  terminent  à  ces  individus.  Ainsi,  le  nom 
de  nourrice  et  de  maman  dont  se  servent  les 
enfants,  se  rapportent  uniquement  â  ces  per^ 
sonnes.  Quand  après  cela,  le  temps  et  une 
plus  grande  connaissance  du  monde,  leur  a 
fait  observer  qu'il  y  a  plusieurs  autres  êtres 
qui,  par  certains  communs  rapports  de  fi- 
gure et  d'autres  qualités,  ressemblent  à  leur 
père,  mère  et  autres  personnes  qu'ils  sont 
accoutumés  de  voir,  ils  forment  une  idée  à 
laquelle  ils  trouvent  que  totis  ces  êtres  parti- 
cipent également,  et  ils  lui  donnent  comme 
les  autres  le  710m  rf'honune.  Voilà  comment 
ils  viennent  à  avoir  un  nom  générique  et  une 
idée  générale.  En  quoi  ils  ne  forment  rien 
de  nouveau,  mais  séparant  seulement  de  l'idée 
complexe  de  Pierre,  de  Jacques,  de  Marie  et 
d' l'iisabeth,  ce  qui  était  particulier  à  chacun 
d  eux,  ils  ne  retiennent  que  ce  qui  leur  est 
commun  à  tous. 

«  Je  ne  nie  assurément  pas  que  cette  marche 
ne  soit  très-logi(iue,  et  je  n'ai  même  rien  h 
objecter  contre  le  point  de  départ  ;  l'enfant 
counncnce  par  donner  un  nom  à  un  objet 
particulier,  je  l'avoue,  mais  la  manière  dont 
il  passe  de  U\  à  l'idée  générale,  ne  me  paraît 
pas  avoir  été  indiijuée  h  Locke  par  l'observa- 


les  saisit  et   les  afiplique  à  merveille.  Janiais     tiftn.  Procéder  par  séparation,  i)ar  rctraiiche 


le  oh  !  de  l'étonnement  désagréable  n'est 
confondu  par  lui  avec  le  ah  !  du  plaisir,  ni 
avec  le  ô  sentimental  de  la  prière.  Que  de 
temps  s'écoulerait  avant  qu'on  pîtt  lui  expli- 
quer philosoi)hiquement  tout  cela  1  mais 
le  jeune  oiseau  a  compiis  le  chant  de  sa 
mère. 

«  Il  s'est  élevé  une  question  parmi  quel- 
ques métaphysiciens  de  la  lin  du  siècle  der- 
nier. Ils  se  sont  demandé  comment  il  se 
pouvait  que  l'enfant  apprît  à  se  servir  des 
noms  généri(iues.  Qu'il  attache  un  signe  à 
un  objet  déterminé,  cela  se  conçoit;  mais 
comment  vient-il  à  l'appli(iuer  à  toute  une 
clf"sse  d'êtres?  Comment  appelle-t-il  chien 
tous  les  chiens,  quelque  peu   ressemblants 


nient, c'est-à-dire  par  abstraction,  me  semble 
peu  conforme  h  l'esprit  de  l'enfant.  Quand 
il  s'exprimera  plus  facilement,  on  verra  par 
le  grand  noudjre  et  la  singularité  de  ces 
associations,  (|u'il  se  montre  plus  piès  d'être 
poêle  ([ii'analysle.L'exemiile  choisi  par  Locke 
es*  d'ailleurs  un  des  moins  propres  à  éclaircir 
la  question,  puisque  c'est  précisément  dans 
le  cas  cité  cpTun  enfant  aurait  le  plus  de 
peine  à  généraliser  ses  idées.  Les  individus 
avec  lesquels  il  vit,  jouent  un  tel  rôle  dans 
son  esprit;  il  les  voit  si  fort  à  part  des  autres, 
qu'il  ne  peut  consentir  h  les  ranger  sous  une 
même  dénomination.  Un  enfant  de  deux  ans 
serait  bien  étonné,  il  se  mtUtrait  5  rire  vrai- 
semblablement, si  on  lui  disait  que  son  père 


qu'ils  soient  au  premier  qu'il  a  entendu  nom-     est  un  homme.  Que  serait-ce  si  on  prétendait 


mer  ainsi?  Se  foi-me-t-il  des  idées  gêné 
raies?  sait-il  que  les  noms  d'espèce  s'ap- 
pliquent à  tous  les  individus  qui  réunissent 
certaines  qualités?  envisage-t-il  abstraite- 
ment ces  qualités  en  les  séparant  du  sujet 


avec  Locke  que  sa  mère  aussi  en  est  un? 
Un  homme,  pour  lui,  c'est  un  inconnu,  un 
passant  de  la  classe  pauvre.  Sans  doute 
il  s'aperçoit  que  ces  inconnus  ont  entre  eux 
un  (certain   rapport,  mais  l'idée  particulière 


qui  les  porte?  Ce  serait  bien  fort  pour  l'esprit  dont  parle  Locke  est  chez  lui  trop  forte  et  ne 

naissant.  peut  se  prêter  à  la  généralisation. 

«  Néanmoins,  c'est  là  ce  qu'ont  cru  de  pro-         «  Cependant   à  cet  âge   môme  et  plus  tôt 

fonds  penseurs;  mais  (juand  les  métaphysi-  encore,  les   enfants  emploient  beaucoup  de 

tiens  ont  daigné  s'occuper  des  jeunes  enfants,  termes  généraux  ;  mais  |)Ius  l'idée   de  l'objet 

ils   leur  ont,  selon  moi,  attribué    plus   de  qu'on  leur  a  coaimé  le  premier  a  été  vague, 


raisonnement  et  moins  de  divination  qu'ils 
n'en  ont.  Voici,  à  cet  égard,  l'opinion  de 
Locke  telle  ([ii'elle  est  citée  avec  approbation 
par  Condillac  {Essai  sur  l'origine  des  co/i- 
naissances  humaines,  iec,[.  b,Q.hap.  1")  : 

«  Les  idées,  dit-il,  que  les  enfants  se  forte 
des  personnes  avec  qui  ils  conversent,  sont 
semblables  aux  personnes  mêmes,  et  ne  sont 


plus  il  leur  est  devenu  facile  de  l'étendre  à 
d'autres  objets.  Ainsi,  les  chiens  et  les  che- 
vaux qu'ils  voient  de  loin  et  par  là  môme 
confusément,  forment  aisément  pour  eux 
une  espèce.  De  même,  lorsqu'ils  embrassent 
d'un  coup  d'oeil  plusieurs  objets  pareils, 
l'idée  particulièred'un  d'entre  eux  n'étant  pas 
si  nettement  terminée  dans  leur  esprit,  ils  la 


que  pcrticulières Les  idées  qu'ils  se  font      transportent  aisément  à  d'autres  semblables 

de   leur  nourrice  et  de  leur  mère  sont  fort     ou  seulement    peu   dilférents.  Ainsi,  j'ai  vu 


347 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


LAN 


348 


unciitanltjui  noiiiiuail  abricots  tous  les  fruits, 
les  prunes,  les  cerises,  les  groseilles,  les 
raisins,  ete.  ;  un  autre  qui  appelait  du  môaïc 
nom  deux  petites  filles  vôlues  de  môme. C'est 
là  un  simple  réveil  d'idées,  une  sensation 
plus  qu'un  jugement.  Il  y  a  ici  une  action 
presipie  matérielle  de  là  ressemblance.  On 
pourrait  supposer  que  l'enfant  se  trompe  et 
qu'il  croit  revoir  un  objet  déjà  connu,  mais 
il  est  plus  exact  de  dire  qu'il  ne  croit  rien  ;  il 
ne  prononce,  ni  que  l'objet  soit  diUerent,  ni 
qu'il  soit  le  même,  mais  l'acte  de  reconnaître 
est  produit  (80).  Ce  mouvement  prompt,  irré- 
lléciii,  presque  machinal,  qu'excite  l'identité 
de  l'image  que  l'on  conserve  avec  celle  de 
l'objet  que  l'on  voit,  est  ici  l'effet  d'une  simple 
analogie,  et  il  y  a  plutôt  erreur  qu'opération 
de  l'esprit.  Mais  quand  celle  opération  com- 
mence, quand  l'examen  a  lieu  véritablement, 
les  dilférences  sont  ai)préciées,et  chacun  des 
objets  divers  appelle  son  propre  signe. 

«  Les  premiers  naturalistes,  comme  on  sait, 
ont  procédé  de  même.  Ils  ont  d'abord  formé 
des  masses  confuses,  d'après  certains  rapports 
vaguement  conçus,  ou  ce  que  nous  appe- 
lons MM  air  de  famille.  Ainsi  ils  ont  classé 
ensemble,  sous  les  noms  de  singes  et  de  per- 
roquets, des  animaux  qu'on  a  ensuite  distri- 
bués en  différents  groupes.  A  mesure  qu'on 
a  mieux  observé,  les  divisions  et  subdivisions 
se  sont  multipliées. 

«  On  ne  doit  pas  non  plus  confondre,  ce 
me  semble,  avec  l'acte  véritable  de  la  géné- 
ralisation, l'eirct  que  la  pauvreté  de  la  langue 
produit  naturellement  chez  les  peuples  non 
civilisés.  Quand  il  y  a  fort  peu  de  mots  dans 
un  idiome ,  aucun  mot  ne  reste  borné  à  sa 
première  signification ,  et  l'on  donne  le  nom 
d'un  objet  connu  à  tout  objet  un  peu  ressem- 
blant qui  se  présente.  C'est  ainsi  qu'un  habi- 
tant des  îles  Pelew,  le  prince  Lee  Boo,  étant 
arrivé  à  Macao,  et  y  voyant  pour  la  première 
fois  un  cheval,  prononça  aussitôt  le  nom  de 
cliien,  animal  qu'il  connaissait  déjà.  Si  les 
perfections  confuses  de  l'enfant  ou  l'igno- 
rance du  sauvage  nous  les  faisaient  regarder 
comme  plus  enclins  à  généraliser  les  idées 
<iue  ne  le  sont  les  adultes  ou  les  hommes  d'un 
esprit  cultivé,  nous  démentirions  par  là  toute 
I  histoire  de  l'esprit  humain.  Qui  ne  sait  com- 
bien l'imagination  est  vive  et  la  tète  peu  ca- 
pable d'abstraction  dans  l'enfance  de  l'indi- 
vidu et  des  peu[)les? 

«  Ceci  s'applique  encore  à  ce  que  dit  un 
autre  métaphysicien,  Thomas  Reid  (Essai/  on 
the  intellectual  powers  of  man,  p.  110,  chap. 
5)  :  Si  l'on  demande  à  quel  âge  les  hommes 

(86)  t  Lors(|iie  ceci  a  éié  écrit  ,  je  ne  connriis- 
8;iis  |i;is  eiuort!  l'ouvrage  de  M.  RIniiie  IJiran,  iiili- 
in\é  Influence  de  Chabnude  sur  la  faculté  de  penser. 
L'auteur ,  qui  analyse  avec  une  grande  sagacité 
plusieurs  pliénouiènes  psychologiques,  y  exprinie, 
d  ms  le  langage  de  1.»  science,  les  niêoics  idées  que 
j'ai  énoncées.  Selon  lui,  une  (|ualiic  frappante  dans 
un  ol)jcl  peut  devenir  un  signe  d'habitude  qui  en- 
traîne ainsi  mécuniqnemeni  rappariliou  de  l'ensem- 
ble dci  qualités  ou  impressions  associées.  C'est,  dit- 
il^  dans  mie  note ,  sur  cet  effet  premier  des  siqnes 
d'habitude  qu'est  (ondée  la  conversation  prompte  el 


commencent  à  former  des  conceptWns  géné- 
rales, je  réponds  :  aussitôt  qu'un  enfant  peut 
dire,  avec  intelligence  de  la  chose,  qu'il  a 
deux  frères  ou  deux  sœurs.  Des  qu'il  se  sert 
du  pluriel,  il  doit  avoir  des  idées  générales, 
car  aucun  individu  ne  comporte  le  pluriel. 

«  Aucun  individu  considéré  isolément  ne 
comporte  le  pluriel  sans  doute;  mais  quand 
l'enfant  voit  deux  objets  à  la  fois,  l'impression 
qu'il  reçoit  n'est  point  la  même  que  lors(iu'il 
n'en  aperçoit  qu'un.  Ce  n'est  pas  s'élever  aux 
idées  générales  que  de  voir  deux  yeux  dans 
un  visage,  ou  plusieurs  soldats  dans  un  ba- 
taillon, c'est  reconnaître  la  parité  des  objets 
qu'on  embrasse  d'un  môme  coup  d'œil.  Or, 
comme  l'eifet  produit  sur  l'enfant  par  cette 
perception  composée  est  nouveau  pour  lui, 
il  a  besoin  d'une  manière  nouvelle  de  la  dé- 
signer, et  il  se  sert  alors  du  pluriel  (87). 

«  Que  les  noms  d'espèces ,  que  les  termes 
qui  expriment  le  pluriel ,  servent  par  la  suite 
à  l'enfant  à  saisir  les  véritables  idées  géné- 
rales, voilà  ce  qui  est  parfaitement  exact.  Le 
mol  [)rend  peu  à  peu  de  la  consistance  dans 
l'esprit,  il  devient  objet  à  son  tour,  et  l'atten- 
tion qui  se  porte  sur  l'expi-ession  remonte  par 
cet  échelon  aux  abstractions  proprement  dites. 

«  La  différence  entre  les  enfants  et  nous  , 
sous  ce  rapport,  me  semble  tenir  à  la  grande 
différence  de  notre  existence  morale  et  de  la 
leur.  Dans  leur  vie  toute  d'images,  toute 
d'impressions  et  de  désirs,  les  mots  tiennent 
ti'ès-peu  de  place;  l'enfant  s'en  sert,  mais 
sans  y  arrêter  son  esprit;  il  voit  toujours  la 
chose  môme ,  et  l'idée  en  conséquence  reste 
particulière  pour  lui.  Les  enfants  ont  une 
faculté  d'association  merveilleuse  :  tout  s'en- 
chaîne, tout  s'attire  réciproquement  dans  leur 
cerveau  ;  les  images  se  réveillent  les  unes  les 
autres,  et  entraînent  à  leur  suite  le  mot. 
Quand  ce  mot  passe  d'un  objet  à  un  autre, 
c'est  par  l'effet  d'un  rapport  moins  ap{)récié 
que  senti ,  et  l'enfant  ne  s'aperçoit  distincte- 
ment ni  de  l'analogie  ni  des  différences. 

«  Chez  ceux  qui  réfléchissent,  il  en  est 
autrement  :  les  termes  généraux  tels  que  ceux 
d'espèce  désignent  un  trait  de  ressemblance 
parfaitement  défini. Ils  réunissent,  comme  un 
faisceau,  le  souvenir  d'une  multitude  de  noms 
individuels,  et  deviennent  pour  leur  esprit 
un  moyen  de  manier  légèrement  une  grande 
masse  d'idées.  Ces  mots  offrent  ainsi  un  se- 
cours puissant  à  l'intelligence,  un  secours  qui 
a  ouvert  à  l'homme  l'entrée  des  sciences  et 
lui  a  soumis  le  monde  physique  et  moral. 
Mais  plus  les  mots  jouent  un  rôle  important 
dans  l'exercice  de  la  pensée ,  plus  les  images 

naturelle  des  noms  individuels  en  termes  généraux 
el  appellaiij's,  p.  55,  §  3  et  8.  > 

(8'7)  I  Ce  sont  là  les  idées  concrètes  de  Charles 
Bonnet,  celles  que  représentent  les  noms  collectifs 
troupeau,  ville,  peuple,  noms  qui  tous  répondent  à 
la  sensation  produite  par  des  objets  semblables  vus 
à  la  fois.  Ce  penseur  dit  qu'elles  sont,  ainsi  que  les 
idées  simples,  de  purs  résultats  de  l'action  des  ob- 
jets sur  les  sens,  et  (comme  tout  ce  qui  lient  aux 
lois  primitives  de  notre  cire)  absoluuienl  indépen- 
dantes de  toute  oi)éraiioii  de  l'esprit.  >  (Essai  ««rt- 
lijtique  sur  Ici  [acuités  de  l'âme,  §  201,  205,  21  i.) 


30 


LAN 


PSYCIIOI.OGIE. 


LAN 


3i:o 


leculeiil  au  loin,  el  plus  la  scène  est  décolo- 
rée. Le  moment  brillant  de  noire  existence 
est  celui  où  les  images  et  les  expressions  éga- 
lement abondantes  marchent  de  pair,  s'ap- 
pellent et  se  répondent  avec  facilité  en  olTrant 
une  heureuse  harmonie.  Quand  il  n'en  est 
})ius  ainsi,  quand  les  tableaux,  viennent  à  s'ef- 
facer et  les  sentiments  qu'ils  excitaient  à  se 
refroidir,  alors  les  mots  peuvent  régner  seuls, 
vains  simulacres  de  pensées  éteintes,  rei)ré- 
sentation  mensongère  qui  bientôt  ne  produit 
plus  même  d'illusion.  Tel  serait  l'effet  infail- 
lible de  l'âge,  si  l'on  n'entretenait  pas  dans 
l'âme  uu  foyer  de  vie  et  de  chaleur. 

«  Des  facultés  pliysiques  tout  aussi  remar- 
quables dans  leur  genre  que  des  facultés  mo- 
rales ,  contribuent  à  faciliter  à  l'enfant  l'a;)- 
prentissage  du  langage.  C'est  là  ce  que  met- 
tent dans  le  plus  grand  jour  les  belles  expé- 
riences sur  les  sourds-muets,  publiées  par 
jiar  M.  Itard ,  excellent  observateur  autant 
•  lue  médecin  liabile  [Trailé  des  maladies  de 
l'oreille  et  de  l'audition,  tom.  IT,  pag.  285. 
{Voy.  la  note  IV,  à  la  fin  du  volume).  Après 
avoir  donné  le  détail  de  ses  expériences,  ce 
savant  en  tire  la  conclusion  suivante  :  Ainsi , 
dit-il  ,  voilà  bien  constatée  celte  supériorité 
d'imitation  vocale  que  l'enfant  en  bas  âge  a 
sur  l'adolescent,  supériorité  fondée  sur  deux 
différences  bien  tranchées  et  bien  établies  par 
mes  propres  expériences,  dcsffuetles  il  résulte  : 

I  '  que  l'enfant  imite  de  son  propre  mouvement, 
tandis  que  chez  l'adolescent,  il  faut  que  l'i- 
mitation soit  provoquée  ;  'à"  que  l'enfant  n'a 
besoin  pour  parler  que  d'entendre,  lorsque, 
pour  remplir  la  même  fonction  ,  l'adolescent  a 
besoin  d'écouter  et  de  regarder. 

«  On  voit  ensuite  (p.  502)  quelles  diflicul- 
tés  M.  Itard  éprouva  quand  il  voulut  faire 
émettre  et  prolonger  des  sons  à  des  sourds- 
nmets  qui  avaient  déjà ,  grâce  à  lui ,  l'ouïe 
passablement  formée,  mais  qui  ne  savaient 
]»as  gouverner  leurs  poumons  et  leur  gosier. 

II  faut  lire  ces  curieux  détails  dans  le  livre 
môme,  pour  comprendre  ce  que  serait  l'art 
de  parler,  s'il  fallait  l'étudier  inélhodiipie- 
ment,  sans  avoir  eu  la  natuie  pour  maitre 
dans  le  premier  âge. 

«  Mais  avec  quel  plaisir,  quelle  étonnante 
rapidité,  l'enfant  n'avance-t-il  pas  dans  cette 
étude,  une  fois  qu'il  en  a  franchi  les  premiers 
l)as?  Tous  les  jours  il  se  sert  de  termes  nou- 
veaux, il  s'engage  dans  de  plus  longues 
}»hrases.  L'amusement  qu'il  trouve  à  parler 
est  intarissable.  Quand  il  voit  une  chose  qui 
l'intéresse,  il  répète  vingt  fois  qu'il  la  voit, 
avec  une  satisfaction  dont  nous  n'avons  pas 
1  idée.  Il  se  raconte  à  lui-môme  ce  qui  le 
f -appe  ;  le  pouvoir  qu'il  a  de  prolonger  ainsi 
son  impression  le  ravit;  ei  une  fierté  môlée 
de  joie  éclate  dans  ses  yeux.  Si  c'est  la  diffi- 
culté [d'articuler  les  sons  qui  l'arrôte ,  il  se 
tourmente,  devient  rouge ,  jusqu'à  ce  que  le 
mot  ait  pris  l'essor.  Au  commencement,  il  se 
contente  à  peu  de  frais,  mais  peu  à  peu  il  de- 
vient plus  difficile  ;  la  syllabe  accentuée,  qui 
d'abord  avait  excité  seule  son  attention  ,  est 
successivement  accompagnée  de  toutes  les 
autres,  il  se  corrige  de  iui-môiuc  et  ne  trouve 


jioinl  cet  air.usemcnt  à  estropier  les  mots  au- 
(|uel  les  enfants  ne  deviennent  (pie  trop  sen- 
sibles dans  la  suite  ;  la  satistaction  de  parler 
comme  les  grandes  personnes  lui  suffît. 

»  Le  plaisir  est  si  bien  le  mobile  plutôt  que 
le  besoin  de  l'enfant,  qu'il  fait  des  discours 
beaucoup  jilus  longs  dans  le  contentement 
que  dans  le  chagrin.  Il  devient  éloquent 
lorsqu'il  est  animé  par  la  gaieté  ou  par  l'es- 
pérance ;  mais  ,  quand  on  le  contrarie .  il  no 
sait  plus  que  murnuuer,  et  le  talent  chez  lui 
s'évanouit  avec  la  joie. 

«  Il  semble  donc  (ju'il  y  ait  une  dispensa- 
tion  particulière  de  la  Trovidence  pour  que 
l'enfant  puisse  apprendre  à   parler;  aussi  les 
dons  qu'il  a  reçus  ,  passagers  autant  que  re- 
marquables, on{  déjà  perdu  de  leur  vertu  pre- 
mière, quand  son  esprit  est  plus  développé. 
Les  enfants  de  cinq  à  six  ans  apprennent  peu 
de  mots.  On  voit,  quand  ils  conunencenl  à 
lire,  qu'ils  ne  comprennent  pas  une  foule  de 
termes  dont  on  s'est  fré(iuemment  servi  de- 
vant  eux  dans    la    conversation;    on    dirait 
qu'une  fois  qu'ils  ont  acquis  leur  petit  trésor 
de  mots  ,  ils  se  rei)oscnt  et  n'en  cherchent 
plus.  Ils  savent  donner  des  noms  à  la  ])ortiou 
de  1  univers  qui  les  intéresse,  ce  qui  reste  en 
dehors  les  inquiète  peu.  Une  sorte  d'instinct 
les  porte  môme  souvent  à  repousser  les  ac- 
quisitions nouvelles  qui  pourraient  troubler 
leur  joie   ou   leur  paix.    Us    sont  contents, 
l)Ourquoi  demanderaient-ils  davantage?  Leur 
bonheur  est  en  sûreté  comme  dans  l'enceinte 
d'une  île  enchantée,  et  les  flots  du  monde 
extérieur  grondent  inai)er(;us  autour  d'eux.  ^ 
«  La  facilité  à  s'exprimer,  qui  est  très-iné- 
gale chez  les  enfants  ,  n'est  point  générale- 
uient  proportionnée  à  la  mesure  de  leur  in- 
telligence. Souvent  une  élocution  agréable 
et  rapide  ne  i)rouve  autre  chose   que  le  ta- 
lent de  retenir   des    phrases    faites ,   tandis 
(lu'une  manière  de  parler  plus  laborieuse  et 
moins  régulière  dénote  un  travail  intérieur  et 
le  soin  de  confronter  l'expression    avec   la 
pensée.  Ce  dernier  cas  n'est  pas  celui  où.  il  y 
a  le  moins  à  espérer  de  l'avenir,  non  que  la 
mémoire  des  mots  ne  soit  en  elle-môme  une 
faculté  précieuse,  mais  parce  qu'elle  dispense 
souvent  de  la  condjinaison  des  idées  ceux  qui 
n'ont  pas  un  goût  particulier  pour  cet  exer- 
cice d'esprit. 

»  De  môme  qu'un  seul  signe  peut  scrvu- 
aux  enfants  à  désigner  plusieurs  objets,  un 
seul  objet  est  souvent  représenté  dans  leur 
esprit  par  différents  signes.  Aussi  appren- 
nent-ils les  langues  diverses  avec  une  extrême 
facilité.  Les  sons  s'enchaînent  dans  leur  sou- 
venir comme  les  images,  et  un  mot  entraî- 
nant à  sa  suite  tous  les  mots  dont  il  a  été 
accompagné ,  les  idiomes  ne  se  môlent  pas 
ensemble  dans  leurs  petits  discours.  11  n  y  a 
surtout  aucun  risque  de  contusion,  quand  la 
njôme  personne  s'adresse  toujours  à  1  entant 
dans  la  môme  langue.  Alors  l'idée  de  celle 
personne,  se  liant  dans  son  souvenir  a  celle 
d'une  certaine  manière  de  parler,  il  cnq^loie 
cette  manière  en  lui  répondant. 

«  C'est  là  sans  doute  un  moyen  commode 
de  faciliter  à  lenfanl  une  ac(iuisilion  jmpor- 


35! 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  PIIILOSOPIIIE. 


LAN 


352 


l.uito,  mais  je  ne  crois  pas  qu'il  en  résullût 
un  bien  grand  (16vclo[)pemenl  d'intelligence  ; 
(lu  n)(>insne  st'rail-il  i>as  comparable  à  celui 
(|ue  lait  obtenir  l'étude  régulière  d'une 
langue  :  il  est  douteux  que  la  connaissance 
purement  ])rati(pie  d'un  idiome  contribue 
neaucoup  h  former  l'esprit.  Ainsi  l'on  ne 
voit  pas  que  les  habitants  des  pays  frontières 
qui  savent  toujours  deux  langues  <i  la  fois, 
aient  l'esprit  plus  délié  (juelesautres  hommes. 
El  chez  ces  peuples  du  Nord,  où  les  enfants 
appreruienl  dès  le  berceau  à  s'ex[)rimer  dans 
plusieurs  idiomes,  les  génies  transcendants 
ne  semblent  pas  être  plus  abondants  qu'ail- 
leurs, quoicpi'il  y  règne  généralement  une 
facilité  de  compréhension  très-remarquable. 
Il  y  aurait  à  cet  égard  des  faits  intéressants 
à  observer  :  l'union  de  la  pensée  et  de  la 
parole  est  si  intime,  (pie  les  elfets  de  leur 
première  association  ne  sauraient  être  in- 
différents. L'influence  d'une  éducation  pohj- 
Çlolte  serait  en  conséquence  utile  à  étudier. 

«  Mais  l'habitude  de  jiarler  correctement 
la  langue  maternelle  sera  toujours  la  plus  es- 
sentielle pour  les  enfants.  Une  faute  qui, 
pour  ne  pas  être  grave,  n'en  est  pas  moins 
Irès-diflicile  à  réparer  en  éducation ,  c'est 
celle  de  négliger  à  cet  égard  l'emploi  des 
dons  si  particuliers  du  premier  âge.  Les  an- 
ciens n'avaient  pas  ce  tort  à  se  reprocher, 
et  les  soins  qu'ils  donnaient  dès  le  berceau  à 
renonciation  paraîtraient  actuellement  minu- 
tieux, pédantesques.  Mais  dans  les  pays  sur- 
tout où  la  prononciation  est  vicieuse  et  où 
les  locutions  le  sont  souvent,  des  soins  pa- 
leils  seraient  un  correctif  heureux  au  mau- 
vais elfet  de  l'exemple.  Il  ne  s'agit  pas  seu- 
lement ici  d'un  agrément;  ce  qui  tient  au 
])lus  puissant  n)oyen  d'influer  sur  l'imagina- 
tion ne  saurait  être  envisagé  comme  frivole. 
Le  langage  est  l'extérieur  de  l'âme,  et  quel 
empire  sur  le  bonheur  et  la  moralité  des 
autres  n'exerce-t-on  pas  par  ce  moyen?  » 

Activité  de  l'âme.  — Facultés  intellectuelles. 
—  Vers  la  fin  de  la  première  enfance,  l'âme 
commence  à  jouir  d'une  activité  et  d'une  mo- 
bilité plus  grandes.  L'enfant  ne  dort  plus  que 
trois  heures  par  jour  d'abord,  puis  une  seule, 
et  à  partir  de  la  cinquième  année  environ, 
il  ne  dort  plus  dans  la  journée,  se  contentant 
lie  dormir  neuf  ou  dix  heures  pendant  la 
nuit;  mais  le  sommeil  est  profond  et  facile; 
lorsque  la  fatigue  s'est  emparée  de  lui,  il 
s'endort  même  en  mangeant  et  en  marchant. 
Comme  les  notions  qui  naissent  de  la  sen- 
sibilité générale  sont  encore  si  confuses 
qu'en  cas  de  maladie,  il  ne  peut  point  pré- 
ciser le  siège  des  douleurs  qu'il  éprouve,  de 
même  il  n'est  pas  encore  arrivé  à  se  faire 
une  idée  nette  de  la  conscience,  et  il  suit 
l'impulsion  de  la  nature,  sans  réfléchir  sur 
lui-même.  Sa  connaissance  est  tournée  tout 
en  dehors,  et  dirigée  vers  les  objets  qui 
fraf)penl  ses  sens;  la  perception  et  la  mé- 
moire l'emportent  chez  lui  sur  les  autres 
facultés,  et  la  réceptivité  a  la  prédominance 
kur  la  spontanéité. 

La  perception  devient  plus  vivante;  les  im- 
pressions sont  ua>»agèrcs,  généralement  p-uf- 


lant,  mais  peu  h  peu  elles  acquièrent  plus 
de  durée.  L'attention  croit  aussi  un  peu  par 
degrés;  en  même  temps,  elle  se  reporte  des 
l)hénomènes  isolés  sur  les  événements,  et 
des  objets  sur  les  rapports,  d'abord  dans 
l'espace,  puis  dans  le  temps,  de  manière  que 
l'esprit  d'observation  se  dévelo|)pe.  L'enfant 
ne  s'occupe  d'abord  que  du  présent  et  des 
phénomènes  qui  agissent  actuellement  sur 
ses  sens;  il  ne  saisit  point  encore  un  récit, 
et  éprouve  de  l'ennui  en  l'écoutant.  Vers 
cinq  ans  seulement,  il  suit  avec  intérêt  la 
marche  des  faits  qu'on  lui  raconte,  et  il  a  la 
faculté  de  les  lier  dans  son  imagination,  parce 
que  la  parole,  dontil  jouit  pleinement,  four- 
nit un  point  d'apnui  intérieur  à  la  marche 
de  ses  idées.  Il  cnerche,  par  de  fréquentes 
questions  à  satisfaire  sa  curiosité,  qui  roule 
plus  sur  les  phénomènes  que  sur  leur  cause 
ou  leur  but.  De  cette  manière  il  accroît  la 
niasse  de  ses  connaissances,  et  se  trouve 
jtius  à  son  aise  dans  le  monde  ;  comme  il  y 
reçoit  plus  par  la  parole  que  par  l'intuition 
sensorielle  immédiate,  il  est  soustrait  jus- 
qu'à un  certain  point  à  l'esclavage  des  sens, 
et  le  commerce  qu'il  entretient  avec  des  êtres 
pensants  lui  apprend  à  pénétrer  plus  avant 
dans  son  propre  intérieur. 

La  mémoire  est  soutenue  par  la  parole, 
puisque  le  mot  donne  à  l'image  une  forme 
déterminée  et  par  cela  même  permanente. 
D'abord  elle  consiste  uniquement  à  recon- 
naître :  c'est  la  simple  conscience  qu'une  im- 
pression actuelle  ressemble  à  celle  qui  a  eu 
lieu  déjà  auparavant.  Plus  tard,  l'idée  anté- 
rieure est  rappelée  par  d'autres  idées  affines. 
Ainsi  la  mémoire  croît  avec  la  vivacité  et  la 
clarté  des  idées,  de  môme  qu'avec  la  faculté 
de  saisir  les  relations  des  choses;  c'est  pré- 
cisément l'idée  de  cette  relation,  dans  la 
pensée,  qui  unit  les  images  à  l'âme.  Au  total, 
l'enfant  oublie  facilement;  cependant  il  y  a 
quelques  impressions  qui  durent  toute  la  vie. 

A  mesure  que  l'activité  augmente,  Venten- 
(/piwenf  acquiert  aussi  davantage  de  sponta- 
néité, et  il  met  de  l'ordre  et  de  la  liaison 
dans  les  idées.  Il  s'élève  par  abstraction,  du 
particulier  au  général,  mais  s'arrête  encore 
surtout  à  ce  qui  frappe  les  sens,  à  la  réalité; 
ainsi,  à  quatre  et  cinq  ans,  l'enfant  a  des 
idées  de  nombres,  mais   en  tant  seulement 

au'il  les  rattache  à  des  objets.  La  puissance 
es  idées  s'annonce  déjà  par  cette  circons- 
tance que  l'enfant,  avant  d'arriver  à  distin- 
guer ['individu  de  l'espèce ,  emploie  les 
noms  propres  à  titre  de  noms  communs,  et 
donne  par  exemple  le  nom  du  chien  de  la 
maison  à  tous  les  chiens  qu'il  rencontre. 

Ce  qu'il  y  a  de  surprenant,  c'est  la  rapidité 
des  progrès  que  fait  l'enfant  dans  l'intelli- 
gence de  la  langue  et  l'acquisition  de  son 
propre  fonds  pour  parler.  Nous  pourrions 
même  dire  qu'un  homme  fait  mettrait  presque 
autant  de  temps  à  apprendre  un  idiome 
étranger,  par  l'usage  seulement,  qu'il  en 
faut  à  l'enfant  pour  se  mettre  en  possession 
de  la  languû  maternelle  et  {)ar  conséquent 
du  langage  en  général.  Sa  première  éduca- 
tion, sous  ce  rapport,  consiste  en  ce  qu'on 


3W 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


354 


iui  dise  le  nom  d'un  objet,  dans  le  niônie  nom,  et  parle  de  lui-iuênie  à  la  troisième 
temi>s  qu'on  le  lui  montre.  Mais  il  apprend  personne,  on  a  voulu  conclure  qu'il  n'avait 
à  connailre  les  noms  d'une  foule  d'objets  point  encore  une  conscience  nette,  qu'il  ne 
sans  qu'on  ait  pris  la  jieine  de  les  lui  en-  savait  pas  encore  bien  se  distinguer  des  choses 
seigner.  Si  ensuite  il  sait  apprécier,  d'après  extérieures.  Mais  il  y  a  longtemps  que  l'en- 
un  simple  son,  quel  est  le  mouvement  vi-  faut  possède  une  conscience  générale,  autre- 
sibie  qu'on  fait  en  limitant  (par  exemple  ment  il  ne  pourrait  [)oint  parler,  et  il  lui  est 
prendre,  donner,   aller),   cette  faculté  sup-     '  ■•  >-    j    •        •  •■' 

pose  déjà  un  certain  pouvoir  d'abstraction, 
car  elle  indique  une  distinction  établie  entre 
le  changement  et  la  substance  dans  laquelle 
s'opère  cette  mutation.  On  accompagne  en- 
suite ces  mots  de  gestes,  et  de  cette  manière 
l'enfant  conçoit  pour  la  première  fois  l'ex- 
pression subjective  {benu,  bon,  etc.),  c'est-à- 
dire  qu'il  apprend  à  connaître  les  mots  in- 
dicateurs des  qualités  des  choses,  d'après 
les  sensations  que  ces  qualités  produisent  en 
nous,  attendu  que  son  âme  se  |)iace,  par  un 
eU'el  syn)pathique  d'injaginalion,  dans  l'état 
ex|)rimé  par  les  gestes,  (ju'elle  déduit  cet 
état  de  la  qualité  de  l'objet,  et  qu'elle  prend 
le  son  dont  elle  a  été  frappée  en  même  temps 
pour  l'expression  de  cette  qualité  :  si  alors 
on  lui  re|)résente  physiquement  par  gestes 
descpialilés  objectives,  telles  (jue  celles  d'être 
grand,  petit,  éloigné,  prochain,  et  qu'en  môme 
temps  on  les  lui  nomme,  il  arrive  à  com- 
prendre par  abstraction,  en  séparant  l'at- 
tribut de  la  substance  (88).  Cependant  parmi 
les  mois  de  ce  genre,  il  en  est  fort  peu  qu'on 
enseigne  ainsi  à  l'eidant,  et  il  les  a[)pren(l 
pour  la  plupart  de  lui-même.  Mais  il  apprend 
aussi  des  mots  dont  la  signitication  n'est  point 
immédiatement  leprésentée  d'une  manièi-e 
sensible  et  ne  peut  être  saisie  que  par  la 
pensée,  des  mots  par  conséquent  dont  on 
ne  peut  donner  l'explication  qu'à  l'aide 
d'autres  mots  représentant  des  pensées.  C'est 
ainsi  qu'il  apprend  peu  à  peu  à  exprimer. 


iiupossible  de  jamais  se  mettre  en  idée  sur 
la  même  ligne  que  les  autres  choses.  Loin 
de  là,  toute  connaissance  quelconque  des 
choses  part  dj  la  conscience;  mais  l'enfant, 
quand  il  dit)e  ou  moi,  n'acquiert  point  une 
conscience  d'un  ordre  plus  relevé,  une  in- 
tuition claire  de  sa  nature  spirituelle  sous  le 
rapport  de  sa  généralité  ou  de  sa  particu- 
larité. Quand  il  se  désigne  par  son  propre 
nom,  c'est  qu'il  se  {)ose  manifestement  lui- 
même,  c'est  qu'il  n'a  pas  de  manière  plus 
simple  et  plus  naturelle  pour  se  distinguer 
soi-même  de  tout  autre.  Il  ne  peut  arriver 
que  tard  à  s'apercevoir  que  celui  qui  parle 
désigne  sa  [)ropre  personne  par  ye,  et  à  faire 
ra|i|»lication  de  cette  coutume  a  lui-môme. 
Du  reste,  il  y  a  beaucoup  de  ditlerences  à 
cet  égard;  j'ai  observé  des  enfants  qui, 
dès  r^Tge  de  deux  ans,  enqiloyaitnt  mon  et 
7nien  jiresque  toujours  à  i)ropos. 

Toutes  ces  connaissances,  l'enfant  les  ac- 
quiert en  quatre  ou  ciiK]  aimées,  par  le  seul 
commerce  avec  sa  mère  et  les  personnes  qui 
l'entourent;  il  i)eut  même  apprendre  dans 
ce  laps  de  temps,  non-seulement  la  langue  do 
sa  mère  et  le  patois  de  sa  bonne;,  maiseticore 
di'ux  ou  trois  idiomes  ditlérents,  revêtir  si- 
multanément une  seule  et  même  pensée  de 
formes  tout  à  fait  dilférentes,  et  les  exprimer 
dans  chacune  de  ces  langues,  sans  confondre 
l'une  avec  l'autre. 

D'après  cette  manière  dont  l'enfant  arrive 
ainsi  par  abstraction  à  i  onnailre  la  significa- 


sans  guide  proprement  dit,  des  idées  gêné-      tionde  la  plujjart  des  mots,  il  nous  est  facile 


raies,  telles  que  celles  de  chose,  d'être;  à  dé 
signer  le  nombre,  c'est-à-dire  à  distinguer 
une  chose  de  plusieurs,  à  faire  connaître 
s'il  conçoit  cette  chose  avec  une  autre,  ou 
cette  autre  avec  une  troisièine,  à  déterminer 
les  relations  variables  par  les  divers  cas, 
modes  et  temps,  et<-..  Il  lui  faut  être  depuis 
longtemps  familier  avec  le  nom  pour  con- 
naître le  pronom  qui  en  tient  lieu  ;  il  est  donc 
tout  naturel  que  l'enfant  désigne  d'abord  par 
son  nom  propre  chaque  sujet  dont  il  veut 


de  concevoir  en  ([uoi  consiste  le  langage  et 
comment  on  l'apprend.  La  langue  est  l'œuvre 
de  la  nature  humaine  intelligente,  œuvre 
dans  laquelle  l'âme  s'exprime  comme  être 
indépendant  et  dégagé  du  corps.  De  même 
que  le  principe  si)irituèl  de  la  vie  se  lie  à  un 
sup})ort  matériel  dans  la  génération,  se  ré- 
vèle comme  créateur  dans  cette  association, 
et  domie  à  la  matière  la  forme  d'un  corps 
organique,  afin  de  pouvoir,  par  cette  union 
avec  une  chose  finie,   se  représenter  comme 


parler,  et  qu'assez  tard  seulement  il  parvienne  individu,  de  même  aussi  le  langage  est  un 

à  employer,  dans  cette  vue,  des  désignations  mouvement  du  corps  organique  par  lequel 

difl'éreiites,  suivant  que  le  sujet  dont  il  parle  l'âme  se  révèle  inunédiatement  dans  la  sphère 

est  ou  lui-même,  ou  celui  à  qui  il  s'adresse,  des  objets    sensibles,   qui  prend  toutes  les 

ou  un  tiers.  De  ce  que,  pendant  les  trois  pre-  formes,  s'attache  à  toutes  les  excitations  de 

mières  années,  il  se  désigne  par  son  propre  l'existence  intérieure,  une  sorte  d'appareil 


(88)  «  Lorsque  l'eiifanl  cnleiul  donner  nue  même 
epilhcie,  celle  de  rouge,  par  exemple,  à  nue  Heur, 
à  nue  éloiïe,  anx  nnapes  colorés  par  le  soleil  coii- 
cliaiil,  l'envie  qu'il  a  de  comprendre  îe  sens  de  ce 
mol  l'oblige  à  comparer  ces  divers  objels,  e(  lui 
|jil  découxrir  en  quoi  ils  se  ressembleni.  C'est 
l'acie  par  lequel  il  conçoit  en  (|uoi  consiste» ccUe 
ressemlilance,  qui  laisse  dans  sa  mémoire  Tidcc 
générale  de  rouge,  qui  s'associe  à  ce  mol. 

«  D'autres  conceptions  de  même  nature  se  raji- 
porlcnt  aux  phénomènes   acuis.  Ainsi ,  quand  l'on- 


fanl  entend  prononcer  les  ntols  sentir,  désirer,  ju- 
ger, vouloir,  il  cherche  à  concevoir  ce  qu'il  y  a  de 
conimnn  dans  les  états  on  les  actes  de  la  pensée 
aux<|uels  il  entend  donner  le  même  nom  ;  et  de  là 
les  conceptions  que  plusieurs  psyclio^raplies  onl 
appelées  avec  raison  idées  réflexives,  en  prenant  le 
niot  réflexion  dans  le  sens  que  Loïke  lui  a  attribué. 
Il  en  esl  de  même  des  idées  des  rapports  sociaux, 
du  bien  et  du  mal  moral,  du  devoir,  etc.  *  (Am- 
rÈne,    lîssni  sur  la  iihilosopliie    des  science:-,  l'ié- 

laCO,   p.    LVII.) 


355 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


LAN 


356 


coiisislnnt  uiii(Hi(Miu'nt  en  aciivilr,  (jui  est 
iii(''|iiiis;iblc  cl  intiiii  dans  ses  pioduclioiis, 
et  ([ui  repose  sur  des  lois  simples,  éUsrnellcs, 
d'uiu;  applicalion  générale.  De  même  que 
le  c()r|)s,  le  langage  devient  un  point  d'ap- 
pui j)our  l'Ame;  les  activités  de  cette  der- 
nière se  représentent  désormais  sous  des 
formes  déleiminées,  le  torient  des  idées  est 
renfermé  dans  un  lit,  et  à  ce  chaos  lloltant 
succède  une  configuration  mi(Mi\  arrêtée: 
les  idées,  par  cela  même  <|u'el!es  sont  mieux 
frappées,  deviennent  plus  précises  et  plus 
claiies;  leur  persistance  plus  grande  rend 
l'Ame  plus  indéj)endante  des  sens,  et  le 
monde  intérieur  pi  us  puissant  contre  le  monde 
extérieiu";  or  les  idées  arrêtées  préparent  à 
la  pensée,  puiscju'on  peut  les  associer  en- 
sendile,  ou  les  résoudre  en  leurs  parties  : 
de  là,  toutes  les  opérations  intellectuelles, 
toutes  les  formes  de  la  pensée,  connue  ob- 
server, comparer,  généraliser,  induire,  clas- 
ser, déduire,  etc. 

(Qu'est-ce  qu'observer?  C'est  distinguer, 
composer  et  recomposer  les  éléments  d'un 
objet  pour  en  prendre  une  connaissance 
claire  et  distincte.  Or  il  ne  suflil  ()as  d'em- 
ln-asser  d'un  regard  fixe,  iiiunobde,  l'en- 
semble d'un  objet,  pour  s'en  former  une 
idée;  un  tel  acte  pourra  produire  une  im- 
pression vive,  mais  cette  im[)ression  ne  fera 
pas  connaître  l'objet  perçu.  Ce  n'est  pas 
\h  l'atlenlion.  Tout  acte  d'attention  renferme 
une  décomposition,  une  analyse,  une  abs- 
traction des  parties  ou  des  qualités  de  son 
objet.  Une  éternelle  attention  qui  ne  con- 
clurait i)as,  serait  un  miracle  de  patience, 
un  chef-d'œuvre  d'inutilité.  Mais,  pour  con- 
clure, il  faut  qu'une  idée  se  soit  produite  i)ar 
l'attention,  qu'un  mode,  un  élément  quel- 
conque, un  rapport,  ait  été  saisi  dans  l'objet 
soumis  à  l'activité  sensorielle.  Or,  comuient 
saisir  une  qualité  sans  analyser?  Comment 
analyser  sans  abstraire?  Comment  abstraire 
sans  le  signe  qui  nomme,  détermine  et  lixe 
le  mode  abstrait? 

Et  ({uand  vous  parviendriez  à  déterminer 
ces  éléments,  ces  parties  de  l'objet  que  vous 
étudiez,  si,  à  mesure  que  vous  les  observez, 
vous  ne  joignez  à  la  distinction  intellectuelle 
une  distinction  matérielle,  si  vous  ne  lesmar- 
vjuez  du  signe  qui  porte  avec  lui  la  lumière, 
l'ordre,  la  méthode  et  la  précision,  tout  re- 
tombera dans  l'obscurité,  la  confusion,  l'in- 

(89)  Le  langage  est  ceriainemenl  la  comiitioii  de 
loiiu;s  les  opcralioiis  complexes  el  peul-êlre  di; 
loiiies  les  opérations  simples  de  la  pensée.  •  (Cou- 
sin, Ctjurs  (le  1819,  i^'  partie,  p.  109.) 

«  Les  (.pérauoiis  inlellectiielies  deviennetU  im- 
possibles sans  le  secours  du  langage.  Quelle  que 
soil,  en  etlet,  celle  de  nos  irois  opérations  fonda- 
ineniaies  que  l'on  considère,  Tidée,  le  jugenieni,  le 
raisonnement  ont  égalemenl  hesoin  du  laiij;agt!.  » 
(.Iules  Simon,  Manuel  de  pliilosophie  à  rusnife  des  col- 
lèges, p.  2J74-278.) — Le  même  auteur  pose  ensuiie 
deux  laits  :  t  le  premier,  c'est  que  le  langage  na- 
turel est  absolument  impuissant  poiu- CNpi  imer  une 
idée  abstraite;  le  second,  c'est  que  le  plus  sim|)le 
développement  de  la  pensée  suppose  et  exige  de 
nombreuses  abstractions.  >  {Loc.  cil.) 

«  La  parole  accompagne  toujours  l'attention  pour 


déterminalion  et  ce  travail  de  Sisy|)h(>  sera 
sat)s  cesse  à  recommencer.  La  parole  es' 
donc  la  condition  de  toule  observation  pro- 
l)i-ement  dite. 

Comparer,  c'est  saisir  des  rapports,  noter 
des  ressendjlances  et  des  diirérences  entre  le« 
objets.  Mais  si  on  ne  peut  les  fixer  sous  ini 
signe  à  iTjesure  qu'on  les  découvre,  (|ue  retien- 
dra-t-on  de  la  vue  de  ces  rap|)orts?  Com- 
ment les  comparera-t-on  eux-mêmes  entre 
eux?  «  Sans  un  langage  quelconque,  la  com- 
paraison serait  vaine,  et  ses  résultats,  sans 
nom,  confus  et  fugitifs,  se  succéderaient  en 
nous  sans  y  laisser  aucune  trace.  »  [Traité 
de  Logique,  par  Duval-Jouve,  p.  204.) 

On  ne  ])eu\.  généraliser  (\u' on  n'ait  d'abord 
observé  et  comparé  ;  la  parole  est  donc  né- 
cessaire pour  la  généralisation,  puisqu'elle 
l'est  pourstîs  deux  antécédents.  Mais,  de  plus, 
l'idée  générale  et  les  princi])cs  généraux  ont 
en  eux-mêmes  quelque  chose  de  si  pure- 
ment intellectuel,  ils  sont  si  peu  percep- 
tibles dans  la  vue  des  réalités  individuelles, 
que,  si  on  ne  les  fixait  pas  sous  des  formules 
et  des  mots  s])éciaux,  ils  disparaîtraient  de 
l'esprit  immédiatement  après  y  être  entrés. 
Pour  la  formation  des  principes  généraux, 
la  parole  est  donc  indispensable. 

Ce  que  nous  venons  de  dire  de  la  parole, 
comme  moyen  de  s'élever  aux  généralités, 
s'applique  avec  la  même  justesse  à  la  déduc- 
tion. Cela  résulte  trop  évideiTiment  des  con- 
sidérations qui  pn^'cèdeut  pour  qu'il  soit  né- 
cessaire d'insister. 

Enfin,  comment  \a  classification  pourrait- 
elle  s'accomplir  si  l'on  ne  pouvait  distinguer 
par  des  noms  les  divers  groupes,  les  genres, 
les  espèces,  que  l'on  a  distingués  sur  la  vue 
de  leurs  qualités  communes?  Les  sciences 
de  classification  dépendent  tellement  des 
noms,  qu'elles  ont  reçu  de  cette  dépendance 
le  nom  de  sciences  de  nomenclature. 

Nous  ajouterons  que,  conaue  il  n'y  a  point 
de  connaissance  véritable  et  profitable  sans 
l'aide  de  la  mémoire,  et  que,  comme  la  mé- 
moire n'a  de  prise  sûre  et  durable  qu'au  moyen 
des  signes  qui  expriment  les  perceptions,  la 
parole  assure  la  conservation,  comme  elle 
assure  l'acquisition  des  connaissances.  Cela 
est  vrai  surtout  de  tout  ce  qui  est  rapports 
composés,  principes  généraux,  abstractions, 
lesquels  ne  peuvent  se  produire  ni  se  con- 
server qu'au  moyen  du  langage  (89) 

l'aider  dans  ses  travaux.  C'est  en  énonçant  succes- 
sivement les  parliiîs,  les  propriéiés,  les  qualités, 
les  rappoiis  sur  lesquels  l'atiention  s'exerce,  que 
nous  acquérons  une  véritable  connaissance  des 
objets. 

«  La  parole  accompagne  toujours  la  mémoire 
passive,  pour  rendre  plus  sensible  et  plus  disiiu<  t 
ce  qui  lui  est  coiilié.  C'est  elle  qui  l'y  gr.ive  d'une 
manière  profonde  et  l'y  conserve  en  en  ravivant  de 
temps  eu  temps  le  souvenir,  qui  s'cflace  presque 
toujours,  si  nous  négligeons  les  moyens  qu'elle 
nous  lournit. 

«  ^a  parole  accompagne  la  niéujoire  active,  pour 
en  rendre  le  jeu  plus  facile  et  plus  sûr.  C'est  elle 
qui  dirige  le  rayon  lumineux  que  !a  mémoire  ac- 
livc  promène  dans  la  cliambre  obscuie,  ou  pluiôl 
elle  est  elle-même  ce  rayon  lumineux  ([ui  éclaire  les 


Xù  LAN  T>iYCTI0LO(îTE 

Do  la  comparaison  étal)lic  entre  l'idée  parli- 
eulièro  qui  se  présente  actiielleniont  à  res|)iil 
et  une  idée  plus  générale,  formée  au|)ata- 
vant,  naît  \e  jugement.  L'enfant  a  donc  la  ma- 
tière du  jugement  dans  sa  mémoire  enrichie  ; 
il  saisit  facilement  les  analogies ,  et  comme 
il  ne  s'attache  qu'aux  surfaces,  il  devient 
Spirituel  ;  mais  son  impartialité  fait  aussi  que 
souvent  il  rencontre  juste,  et  par  conséquent 
il  est  naïf.  Il  fonde  son  jugement  sur  l'im- 
pression que  tont  les  choses  ;  de  mémo  qu'il 
a  la  vue  courte  au  physique,  de  même  aussi 
il  n'embrasse  rien  dans  sa  totalité,  ne  pèse 
point  les  motifs,  ne  calcule  pas  les  sviites,  et 
n'arrive  jamais  à  une  intuition  profonde  de 
l'essence  des  rapports. 

L'enfant,  surveillé  par  la  tendresse  de  ses 
parents,  n'a  ni  le  besoin  ni  le  |K)uvoir  de 
poursuivre  ce  qu'on  appelle  le  but  réel  de  la 
vie,  libre  de  la  contrainte  qu'impose  l'obliga- 
tion de  se  procurer  le  nécessaire,  il  enqiloie 
ses  jeunes  forces  h  des  jeux  qui  n'ont  en  ap- 
parence aucun  but,  mais  au  fond  desquels  se 
trouve  un  sens  de  haute  portée.  Le  jeu  est 
un  plaisir  sensuel,  mais  dans  lequel  l'esiirit 
domine  et  l'activité  spontanée  joue  un  lole 
créateur.  L'enfant  franchit  les  bornes  de  la 
réalité  en  se  figurant,  pendant  qu'il  joue,  ôtre 
antre  chose  que  ce  qu'il  est  en  effet,  et  rê- 
vant pour  lui  un  monde  qui  lui  est  totale- 
ment étranger ,  son  imagination  se  développe 
et    fait    naître    l'esprit    d'invention;    tandis 
(ju'il  s'efforce  d'atteindre  un  but  imaginaire, 
ses  forces  prennent  du  dévelopiiement;  en 
voyant  ce   qu'il   a    produit ,   il    acciuiert   la 
conscience  de  sa  pro[)re  force,  et  les  diverses 
émotions  qu'il  éprouve  impriment  un  éclat 
jilus  vif  htous  les  ressorts  de  la  vie  intérieure. 
D'abord  il  ne  joue  (pi'avec  des  choses,  et  ce 
jeu  lui  plaît  d'autant  mieux  que  lui-môme  l'a 
trouvé  ou  préparé,  ou  (ju'il  ressemble  si  peu 
h  ce  qu'il  représente  que  l'imagination  est 
contrainte  à  de  plus  grands  efforts  ;  ensuite 
il  joue  aussi  avec  d'autres  enfants,  et  ceux-ci 
ne  lui  servent  d'abord  que   d'instruments, 
jusqu'à  ce  qu'enfin  il  entre  véritablement  en 
rapfiort  avec  eux,  et  que  le  conflit  des  forces 
ouvre  devant  lui  un  plus  vaste  chanqi.  Son 
imagination  ne  lui  suggère  d'abord  que  des 
positions;  ensuite  elle  crée  des  événements, 
et  plus  ici  l'àme  est  remuée  par  les  alter- 
natives de  crainte  et  d'espérance,  de  douleur 
et  de  joie,  plus  le  jeu  cause  de  plaisir.  Bien- 
tôt aussi  son  imagination   vnut  s'exprimer 
dans  des  productions  extérieures ,  et  alors 


LAN 


?:3 


il  s'élève  par  degrés  d'une  sphère  restreiniu 
à  une  autre  |>lus  vaste,  (i'une  innt;llion  gros- 
sière h  une  invention  qui  témoigne  nlus  d'art  ; 
l'enfant  barbouille  d'abord,  puis  il  construit 
des  maisons,  établit  des  jardins,  enfin  il  dé- 
couvre des  îles  désertes .  les  défriche,  cl  or- 
ganise un  chimérique   état.  La  pensée  nue 
n'a  point  encore  accès  dans  son  Ame,  il  fîmt 
qu'elle  lui  arrive  en  images,  et  comme  revê- 
tue d'un  corps  vivant  :  aussi  aime-t-il  les  ré- 
cils figurés  et  faciles  h  saisir,  les  fables,  les 
contes.  Aussi  se  plaît-il  à  faire  reparaître  de- 
vant son  imagination  les  images  (pi'il  connaît 
déjà,    et  témoigne-t-il  du  mécontentement 
lorscju'on  vient  à  changer  la  moindre  })elite 
circonstance  dans  une  narration  qii'il  affec- 
tionne. Il  aime  l'extraordinaire,  le  merveil- 
leux, et  y  ajoute  foi  volontiers,  parce  qite 
son  intelligence  ne  lui  montre  pas  les  bornes 
du  i)ossible.  Lorsque  le  monde  visible  s'en- 
veloppe du  manteau  de  la  nuit ,  il  est  saisi 
du  sentiment  d'une  force  spirituelle,  senti- 
ment (jui,  sous  la  main  créatrice  de  l'imagi- 
nation, enfante  la  croyance  aux  revenanis, 
dont  la  crainte  le  poursuit  sans  môme  qu'elle 
ait   été   provoquée  par   aucun  récit.  Enfin 
l'enfant  raconte  ses  rêveries  comme  autant 
d'événements  réels,  parce  qu'elles  l'ont  ab- 
sorbé tout  entier,  et  en  cela  il   est  plutôt 
poëtc  que  menteur. 

Facultés  morales.  —  Le  caractère  porto 
l'empreinte  de  la  vivacité  et  de  la  gaieté  :  l'en- 
fant est  joyeux  de  sentir  qu'il  y  a  en  lui  un 
principe   d'activité,   et  que  sa  spontanéité 
fait  (;haque  jour  des  progrès.  Dans  les  mo- 
ments o\i  l'imaginalion  exerce  le  plus  d'em- 
pii'c,  par  exenqde  le  soir,  avant  de  se  mettro 
au  lit,  son  allégresse  va  juscju'à  l'extrava- 
gance. De  môme,  il  a  beau  se  faire  mal  en 
jouant,  sa  joie  n'en  est  point  troublée;  la 
prédominance  des  facultés  de  l'ûrne   sur  la 
sensibilité  générale  lui  apprend  à  braver  la 
douleur,  et  il  ne  s'amollit  (|ue  (|uand  on  le 
plaint  trop,  quand  on  attache  trop  d'impor- 
tance aux  maux  qu'il  s'est  attirés.  Le  cercle 
de  ses  relations  immédiates  s'agrandit  peu  à 
peu,  et  les  choses  pour  lesquelles  il  a  de  la 
réceptivité  font  sur  lui  une  impression  vive, 
mais  peu  durable.  Il  s'égaye  et  s'attriste  aisé- 
miuit,  et  les  émotions  se  succèdent  rapide- 
ment en  lui.  La  grande  réceptivité  dont  il  est 
doué  lui  donne  de  la  tendance  à  contracter 
des  habitudes,  et  lui  inspire  de  la  docilité. 
Le  sentiment  s'exprime  librement  dans  le  lan- 
gage, et  les  désirs  se  taisent. 


oltjeis  que  renferme  la  cliainl)re  obscure,  et  les  met 
à  noire  disposilion. 

•  C'esl  par  la  p;iro!e  que  nous  abslrayons,  que 
nous  généralisons,  que  nous  classons  les  èlres  ,  les 
qiiaiiiés  el  les  rapports;  or  l'inielligenoe  iiumaine 
ne  se  compose  que  d'abslraciions,  de  généraliiés  el 
de  classifications. 

t  Couimeul  la  vérité  s'élablil-elfe  dans  i'espril? 
N'est-ce  pas  par  le  jugement  et  les  afTirmaiiuns  ? 
Que  seraient  les  jugements  et  les  anirnialions  pro- 
noucécs  par  l'intelfigence,  si  elle  n'élaii  secondée 
par  la  paiole?  Us  resieraient  de  même  nature  que 
les  jugements  el  les  aflirmaiions  que  prononc(!ni 
es  animaux  sur  les  objets  qui  agissent  dirccteuu;ut 


sur  eux,  par  leurs  rapports  immédiats  à  leurs  be- 
soins. 

«  Nous  raisonnons,  mais  que  serait  le  raisonne- 
ment sans  la  parole?....  Il  est  donc  vrai  de  dire 
que  toutes  les  opérations  par  lesquelles  rinlelii- 
gence  se  forme  el  se  développe,  sont  faites  au 
moyen  de  la  parole,  qu'elles  ne  peuvent  se  faire 
sans  elle;  qu'ainsi  une  ois  reconnue  comme  faculté 
de  riiomme,  la  parole  doit  être  rangée  parmi  les 
facultés  intellectuelles  ;  et  toute  Ibéorie  des  laciil- 
tés  serait  intompièle,  si  elle  ne  comprenait  celle-là 
qui  féconde  tontes  les  autres.  *  ((^AUDAti-LAC.  Elu- 
des clém.  de  pliil.,  l.  Il,  p.  552.) 


359  LAN  DICTIONNAIRE 

Pondant  que  l'iMifaiil  ac(juicit  i)lns  de  li- 
berté dans  le  clioix  de  ses  aliments,  qu'il  ac- 
corde la  préférence  aux  choses  douces,  et 
qu'il  devient  plus  on  moins  friand,  le  plaisir 
que  lui  fait  éprouver  tout  ce  qui  a  l'apparence 
de  la  gaieté  et  do  la  vie,  tout  ce  qui  appar- 
tient ou  ressemble  ji  l'homme,  éveille  aussi 
en  lui  le  scntiuicnt  du  beau.  Seulement  il 
faut  que  le  beau  se  ï)résente  sous  les  formes 
les  plus  sinq)K'S,  qu'il  tombe  aisément  sous 
les  sens,  que  sa  signification  idéale  soit  mas- 
quée, cl  que,  borné  au  temps  ou  à  l'espace, 
il  soit  par  conséquent  facile  à  saisir.  Ainsi 
l'enfant  alVecliunne  les  imitations  en  petit, 
niais  la  beauté  d  un  paysage  ne  fait  point  en- 
core d'impression  sur  lui.  Les  chansonnettes. 
les  récits  rapides  lui  [)laisent,  tandis  (jue  les 
poèmes  d'une  certaine  étendue  et  d'un  style 
élevé  n'ont  |)oint  d'accès  dans  son  Ame.  11  a 
du  goût  d'abord  ])our  la  nature ,  |)uis  pour 
l'ordre,  et  n'aime  |)as  qu'on  dérange  les  ob- 
jets (|ui  lui  appartiennent.  Du  reste,  le  i)laisir 
que  le  beau  lui  inspire  n'est  point  encore 
j)ur  ni  dégagé  de  la  jouissance  sensuelle , 
car  il  veut  avoir  sur-le-champ  et  tenir  entre 
ses  mains  ce  qui  lui  plaît. 

En  effet,  l'égoïsme  l'emporte  encore  chez 
lui  sur  le  sentiment  moral.  Il  a  besoin  de  se 
fortifier  au  dedaiis  de  lui-même,  et  de  tout 
ra[)porter  à  soi,  avant  de  pouvoir  comprendre 
son  propre  moi  dans  des  relations  d'un  ordre 
plus  élevé.  Il  n'a  point  encore  de  sympathie 
générale,  il  tourmente  les  animaux,  et  se 
montre  d'autant  plus  dur  envers  eux  qu'ils 
ressemblent  moins  à  l'homme.  Voulant  avant 
tout  accomplir  sa  volonté,  parce  qu'il  n'est 
point  encore  en  état  d'apprécier  ce  qui  peut 
s'élever  contre  elle,  il  Oj)pose  son  caprice  h 
tous  les  obstacles  :  il  n'a  aucune  idée  des 
droits  d'autrui,  et  cherche  indistinctement  à 
se  procurer  tout  ce  qui  le  tlatle.  Marchant 
ainsi  d'un  pas  chancelant  sur  la  ligne  de  dé- 
marcation entre  le  bien  et  le  mai ,  il  a  été 
construit  par  la  nature  de  telle  sorte  que  sa 
dureté  devient  force  et  non  cruauté  ;  son  ca- 
price liberté  et  non  opiniâtreté;  son  désir  de 
posséder,  besoin  d'acquérir  et  non  avidité. 

Cou)me  rien  ne  parvient  à  sa  vie  intérieure 
que  sous  la  condition  de  revêtir  une  forme 
sensible ,  de  môme  la  loi  morale  se  person- 
nifie en  lui  sous  la  forme  de  ses  parents. 
L'enfant  a  goûté  les  premières  joies  de  la  vie 
sur  le  sein  maternel ,  les  attentions  de  sa 
mère  lui  ont  continuellement  procuré  des 
sensations  agréables,  et  il  a  pris  ])0ur  elle  un 
attachement  qui  devient  un  amour  intime  à 
mesure  que  son  âme  continue  de  se  dévelop- 
per. Mais ,  chez  son  père ,  il  reconnaît  la  sé- 
vérité et  le  |)OUVoir,ii  côté  de  la  bienveillance, 
et  il  se  sent  de  l'estime  pour  lui.  Or  l'amour 
lui  inspire  de  la  douceur,  et  l'estime  le  porte 
â  l'obéissance.  Poussé  déjà  par  son  obéis- 
sance à  l'imitation,  et  voulant  d'ailleurs  res- 
sembler à  sa  mère ,  qui  lui  fait  toujours  du 
bien,  il  fait  part  de  ce  qu'on  lui  doime  à  ses 
parents ,  moins  volontiers  à  ses  frères  ou 
sœurs,  se  réjouit  de  la  victoire  qu'il  vient  de 
remporter  sur  lui-même,  et  en  tire  vanité; 
mais  il  s'attend  en  revanche  à  des  éloges  et 


DE  PHILOSOPHIE. 


LAN 


.360 


h  des  caresses,  car  il  veut  foire  plaisir  et  voir 
d(;  la  leconnaissance  ,  et  goûter  ainsi  i)our  la 
première  fois  la  joie  du  bienfait.  Pour  ne 
pas  perdre  l'amour  de  sa  mère  et  ne  point 
encourir  les  réi)rimandes  de  son  père,  il  so 
soumet  à  leurs  commandements  ;  dès  qu'il  a 
connnis  une  faute,  sa  conscience  s'évuille  à 
leur  aspect,  et  une  lutte  a  lieu  en  lui  entre 
la  crainte  de  la  honte  et  du  châtiment  et  le 
besoin  de  se  débarrasser  du  poids  de  sa  faute 
par  un  aveu  sincère.  La  punition  elle-même 
exerce  une  intluence  salutaire  sur  son  senti- 
ment moral,  car  d'un  côté,  elle  lui  apparaît 
connue  la  suite  nécessaire  de  l'action  dont  il 
s'est  rendu  coupable,  comme  l'inévitable  effet 
de  l'exercice  de  la  justice,  et  d'un  autre  côié 
elle  se  njontre  à  ses  regards  adoucie  par 
l'amour,  qui  interpose  sa  médiation  entre  la 
faute  et  la  justice;  car  il  prétend  à  l'équité  et 
à  la  miséricorde,  et  se  révolte  quand  on  lui 
applique  le  droit  dans  toute  sa  rigueur;  le 
senliment  d'honneur,  qui  germe  en  lui,  veut 
aussi  qu'on  ne  le  blesse  pas,  et  il  ne  faut  pas 
que  le  châtiment  soit  connu  des  étrangers, 
bien  moins  encore  qu'il  ait  des  témoins. 

L'instinct  de  la  sociabilité,  dont  la  tendance 
immédiate  est  le  plaisir  sensuel,  a  pour  fon- 
dement un  sentiment  de  sympathie,  et  déve- 
loppe la  moralité.  La  parole  ayant  mis  l'en- 
fant en  rapport  avec  les  autres  hommes,  il 
peut  devoir  à  des  discours  de  la  joie  ou  de  la 
tristesse.  H  veut  plaire  et  être  aimé,  mais 
trouver  en  cela  une  jouissance  immédiate,  et 
les  jeux  solitaires  ne  le  flattent  plus  autant 
que  par  le  passé.  De  môme  qu'en  grandis- 
sant il  devient  timide  et  éprouve  une  certaine 
gêne  en  présence  des  étrangers  ,  comme  s'il 
sentait  sa  faiblesse,  et  craignait  de  la  laisser 
entrevoir,  de  même  aussi  il  montre  d'abord 
de  la  réserve  dans  la  société  des  autres  en- 
fants ,  mais  l'égoïsme  et  la  défiance  cèdent 
promptement  à  la  sympathie  et  au  plaisir,  et 
bientôt  commence  le  jeu ,  pendant  lequel 
s'organise  une  espèce  de  société.  Après  quel- 
ques courts  moments  de  concorde,  la  licence 
se  manifeste,  parce  que  chaque  force  suit  sa 
propre  direction;  chacun  veut  faire  sa  vo- 
lonté, avoir  ce  qu'il  y  a  de  mieux,  occuper  la 
première  place,  et  le  jeu  cesse,  parce  que  le 
plus  faible  s'éloigne.  Lors  d'une  nouvelle 
rencontre,  l'enfant  apprend  à  se  soumettre 
à  la  volonté  du  plus  fort,  ou  du  plus  habile, 
ou  de  la  majorité,  afin  de  ne  point  être  exclu 
du  jeu  ou  maltraité,  et  les  débals  qui  avaient 
lieu  [)récédemment  à  l'égard  de  la  possession 
ne  se  renouvellent  plus,  parce  qu'on  s'est 
aperçu  qu'il  n'y  a  que  celui  qui  a  vu,  saisi 
ou  possédé  une  chose  le  premier,  qui  ait  un 
droit  sur  elle.  De  ,cette  manière  l'égoïsme 
Ijouve  ses  bornes  dans  le  conflit  des  foi-ces. 

En  reconnaissant  ainsi  un  but  supérieur, 
l'enfant  a[)prend  à  se  soumettre  à  la  loi  de  la 
nécessité  ,  tandis  qu'il  avait  été  jusqu'alors 
totalement  dépourvu  d'empire  sur  lui-même. 
Il  s'était  d'abord  contenté  de  désirer-;  mais, 
quand  le  jugement  se  développe  en  lui,  il 
acquiert  la  volonté,  k  laquelle  la  conscience 
de  sa  propre  force,  notamment  la  faculté  de 
changer  de  lieu  et  celle  de  parler,  procurent 


361  LAN  PSYCHOLOGIE.  LAN  362 
à  la  fois  el  plus  d'tMeniJue  et  plus  de  pré-  appelée  à  gouverner  l'autre,  leur  est  propre, 
cision.  L'entant  apprend  à  déployer  ses  et  prouve  qu'il  y  a  en  eux  une  nature  supé- 
Ibrces  pour  atteindre  au  but,  quand  il  ren-  rieure.  Or,  quand  l'honime  coramenee  à  se 
contre  des  obstacles,  et  la  ruse  ne  lui  est  pas  développer,  la  nature  psychique  étant  en- 
non  plus  étrangère  lorsque  sa  force  ne  sullit  fermée  dans  la  nature  physique  ^  et  ne  pou- 
point,  ^'«nt  agir  qu'en  union  avec  elle,  tant  que 
Le  pencliant  h  agir  prédomine  chez  l'en-  l'âme,  dominée  par  les  besoins  du  corps,  en 
fant;  car  il  ne  s'agit  {)as  pour  lui  d'arriver  h  suit  aveuglément  les  impulsions  et  ne  reçoit 
un  résultat  immédiat,  mais  seulement  d'exor-  aucune  intluence  morale  qui  la  porte  à  se 
cer  ses  forces,  de  perfectionner  ses  sens,  sentir  en  olle-inôme,  il  n'y  a  point  de  raison 
d'enrichir  sa  mémoire,  de  développer  son  in-  {)OUr  qu'elle  se  dislingue  "de  l'autre  nature; 
lelligence,  et  d'accroître  l'évidence  du  senli-  il  y  a  unité  dans  le  développement  humain: 
ment  de  soi-même.  Aussi  a-l-il  pour  carac-  l'homme  n'est  pas  divisé  en  lui,  il  n'a  [)oint 
tère  une  continuelle  mobilité.  Dès  que  sa  conscience  de  lui,  comme  distinct  de  son 
force  musculaire  peut  lui  servir  à  changer  de  organisme.  C'est  l'innocence  ou  plutôt  l'igno- 
lieu,  il  se  met  à  sautiller  et  à  sauter,  négli-  rance  de  l'enfant,  qui  ne  connaît  d'autre  loi 
géant,  dans  les  transports  de  sa  joie,  de  ne  que  celle  de  l'instinct,  et  pour  le(|uel  il  n'y  a 


aj)i'arenie  a  ses  sens  i  énergie  q 
l'anime  ;  la  malice,  le  goût  de  la  destruction, 
le  plaisir  de  nuire  sont  également  des  moyens 
de  donner  un  corps  au  sentiment  de  la  force 
intérieure.  Le  penchant  à  créer  se  manifeste 
en  môme  temi)s  que  le  goût  pour  les  formes  : 
l'enfant,  qui  n'avait  fait  d'abord  que  gritTon- 
ner,  satisfait  tie  la  faculté  qu'il  témoignait 
ainsi  de  produire  des  choses  visibles ,  se 
met  ensuite  à  tiacer  des  figures,  à  esquisser 
des  tôtes  d'homme,  des  maisons,  des  arbres. 
Dès  que  ses  mouvements  ont  acquis  plus  d'a- 
plomb et  de  facilité,  il  devient  entreprenant; 
dépourvu  d'abord  de  prudence  ,  parce  qu'il 


par  quoi 

une  existence  se  distingue  extérieurement 
d'une  autre  ;  c'est  sa  forme,  sa  détermination 
dans  l'espace,  la  circonscription  de  son  déve*- 
lo[)pement.  La  personnalité  au  contraire  est 
toute  intérieure,  subjective.  Elle  réside  au 
foyer  de  l'existence  ;  elle  est  justement  ce  par 
(juoi  le  foyer  se  pose  comme  foyer,  en  so 
reconnaissant  comme  tel  par  opposition  à  ce 
qui  n'est  pas  lui.  La  mutilation  du  corps  d'un 
homme  entame  son  individu  ;  elle  ne  touche 
point  h  la  personnalité,  qui  subsiste  entière 
dans  la  conscience,  malgré  le  changement  de 
la  forme  extérieure.  La   conscience   se  con- 


ne  connaît  point  le  danger,  les  maux  qu'il     slitue  par  la  réllexion  du  moi  sur  lui-même, 
s'attire  lui  inspirent  peu  à  peu  de  la  circous-     se  distinguant  ainsi  du  non-moi  objectif  et 


pection.  Sa  curiosité  est  un  besoin  d'ac(iuérir 
de  nouvelles  idées,  et  son  instinct  imitateur, 
qui  naît  en  partie  du  besoin  d'activité,  en 
partie  aussi  de  la  sympathie,  le  conduit  à 
de  nouveaux  essais,  mulliplie  ses  progrès, 
fait  naître  enfin  chez  lui  le  sentiment  de 
l'honneur,  parce  qu'il  est  lier  d'accom[)lir 
un  travail  quelconque  ou  de  s'acquitter  d'une 
mission  dont  on  l'a  chargé. 

Dans  toute  créature  vivante  il  y  a  une  force 
centrale  qui  préside  à  son  développement,  et 
par  laquelle  elle  tend  à  se  constituer  en  forme 
individuelle,   distincte  de  toutes  les    autres 


môme  du  non-moi  sulyectif,  c'est-à-dire  de 
la  nature  physi(]ue  à  laquelle  l'âme  est  unie, 
et  du  corps  qui  en  est  l'enveloppe.  Comment 
se  fait  cette  distinction  des  deux  natures  si 
étroitement  unies  par  les  liens  de  la  vie? 
Question  que  l'expérience  peut  résoudre  et 
dont  la  solution  intéresse  gravement  l'art 
d'élever  et  de  former  les  hommes. 

Gardons-nous  de  croire  que  l'homme  intelli- 
gent et  moral  se  développe  spontanément  et 
sans  le  secours  d'une  puissance  et  d'une 
direction  externes.  Kiennesefaitdesoi-môme 
ou  dans  les  créatures,  et  cela  parce  qu'elles 


existences.  Mais  parmi  les  ôtres  qui  habitent     sont  créatures,  c'est-b-dire  n'ayant  point  en 


ce  monde,  les  uns  vivent  sans  savoir  qu'ils 
vivent  ni  comment  ils  vivent,  suivant  instinc- 
tivement les  lois  de  la  nature  sans  les  connaître, 
sans  pouvoir  en  combattre  ni  en  aider  l'appli- 
cation ;  tandis  que  d'autres  ont  la  puissance 


elles  le  principe  de  leur  être  ni  la  raison  de 
leur  développement.  Il  en  va  de  l'homme 
moral  comme  de  l'homme  physique  ;  il  dor- 
mirait éternellement  dans  son  germe,  sans 
une   excitation  qui  le  réveille  et  le  vivifie. 


de  se  regarder  eux-mêmes  en  môme  temps  Alors  seulement,  à  la  capacité  de  vivre  s'ajoute 

qu'ils  se  développent,  de  se  représenter  par  l'actualité  de  la  vie.  Supposez  qu'un  enfant 

la  réflexion  ce  qui  se  passe  en  eux,  etd'ajou-  ne  reçoive  aucune  parole  d'instruction,  ou 

ter  ou   d'opposer  l'intluence  de  leur  volonté  à  cause  de  l'occlusion  de  ses  sens,  ou  par  un 

et  de  leur  activité  à  l'action  des  lois  auxquelles  isolement  complet  de  ses  semblables  ;  qu'il 

ilssontsoumis.Danscesderniers,qu'onappelle  soit  perdu  dans  les  foVôts,  enfermé  dans  un(3 

agents  moraux,  ilyadeuxsphèresd'existence,  retraite  cachée,  ou  telleautre  hypothèse  que 

qui.se  mêlent  l'une  à  l'autre  sans  jamais  se  vous  voudrez;    la  nature  psychique  restera 


confondre,  comme  ces  fleuves  dont  on  dis 
tingue  toujours  les  eaux  dans  le  lac  qui  les 
reçoit.  L'existence  physique  leur  est  commune 
avec  les  ôtres  purement  physiques;  rexis,tencc 


inerte  en  lui,  latente,  sans  rayonnement,  sans 
manifestation,  c'est-à-dire  sans  réaction,  parce 
qu'elle  ne  recevra  point  d'action  qui  lui  con-^ 
vienne.  L'homme  physique  se  développera 
psychique.celledontfihtélligence  et  la  liberté'  seul,  en  raison  des  influences  terrestres  qui  le 
sont  "les  propriétés  essentielles,  et  qui  est     pénètrent;   et   rinle"i£çence   et   la   volohl^ 

DicTioKN.  DE  Philosophie,  i.  12 


.-ÎC.-)  LAN  DICTIONNAIRE  DE  riTTLOSOnilE 

(ioriKHiicioiil  enfouies  ilans  les  instincts  elles 
d(^sirs  de  l'animalité.  Tels  les  enfants  dans 
Icui-  premier  tv^c  ;  tels  certains  hommes  qui 
restent  enfants  toute  leur  vie,  jiar  défaut  de 
dévclo|)i)emenl    moral,   comme  les  idiots  et 


LAN 


364 


élrc  son  coopéraleur  cl  son  lepresentant. 
On  comprend  d'après  cela  l'importance  de 
la  première  éducation,  et  quelle  immense 
influence  elle  cx(;rce  sur  la  destinée  des 
hommes.    Heureux  celui  dont  le  cou  a  été 


les  crétins.  Tels  jusqu'à  un  certain  point  ceux     courbé  de  bonne  heure  par  la  discipline  !  dit 

'    '  '      ''        ' i~  .1X1        1 „„  1'.-  l'Ecriture.    Heureux    celui  qui   a  reçu  dans 

son  enfance  une  parole  d'autorité,  'posant 
devant  lui  le  bien  et  le  mal,  la  vie  et  la  mort , 
et  qui,  en  le  mettant  dans  la  nécessité  de 
choisir  entre  ces  termes  contraires,  a  excité 
le  développement  de  sa  liberté,  et  lui  a  donné 
par  elle  la  conscience  des  deux  natures  qui  le 
constituent,  et  ainsi  de  ce  qu'il  y  a  en  lui 
de  noble  et  d'ignoble,  de  céleste  et  de  terrestre, 
de  l'homme  inlérieui-  et  de  l'homme  extérieur, 
de  l'âme  et  du  corps.  Celui  qui  est  entré  de 
bonne  heure  en  lutte  avec  lui-môme,  et  qui 
dans  les  combats  continuels  qu'il  a  soutenus 
contre  les  puissances  de  la  nature  physi(iue, 


qui  s'abrutissent  par  la  débauche,  par  l'ivro 
gnerie,  par  l'habitude  des  vices  les  plus  hon- 
teux. Ils  en  viennent  à  perdre  la  conscience 
de  leur  âme,  et  c'est  ce  qui  explique  l'absence 
des  remoi'ds  dans  l'excès  du  crime.  Tels 
encore  nous  devenons  par  certaines  mala- 
dies, dans  le  sommeil,  par  l'âge,  quand  la 
caducité  nous  ramène  à  l'enfance.  Dans  tous 
ces  cas  la[)ersonnalité  n'existe  pas,  oudéfaille. 
1/homme  ne  se  connaît  point,  ne  se  possède 
point  lui-môme  ;  il  n'a  pas  la  présence  d'es- 
prit ni  le  gouvernement  de  sa  volonté,  et 
ainsi  sa  res|)onsabilité  est  nulle  nu  diminuée, 
parce  qu'il  n'est  plus  la  cause  intelligente  de 


ses  actes.  îl  fiiut  donc,  pour  faire  jjasser  de  a  eu  l'occasion  de  déployer  toutes  les  forces 

puissance  en  acte  la  nature  psychique,  une  de  son   Ame,  toutes  les  ressources   de  son 

stimulation  analogue,   o'esl-à-dire  une  in-  esprit,   celui-là  a  pu  acquérir  la  conscience 

lluence   intelligente  et  morale,  laquelle  ne  pleine  de  son  moi,  de  sa  personne,  de  sa  vraie 

peut  parvenii- à  l'âme  humaine  dans  son  état  nature,  en  l'expérimentant  dans  ce  qu'elle 

présent  que  [)ar  la  parole.  C'est  par  la  parole  a  de  plus  profond,  de  plus  vivant  et  de  plus 

de  son  semblable  que  l'enfant  apprend  à  se  digne.    Voy.  M.  l'abbé  Bautain,  Psychologie 


connaître  en  s'opposant  à  ce  qui  n'est  pas 
lui  ;  et  plus  la  ])remière  parole  qui  le  pé- 
nètre est  intelligente  et  mor'ale,  pleine  d'es- 
prit, de  sentiment,  d'âme,  plus  vivement  elle 
excitera  son  âme,  son  esprit,  toute  sa  nature 
psychique.  Une  fois  excitée,  cette  nature 
réagit  et  tend  à  se  poser  au  dehoi's  dans  ses 
facultés,  dans  sa  forme  spirituelle,  comme  la 
nature  physique  se  constitue  dans  la  forme 
matérielle  de  l'organisme. 

Or  il  arrive  un  moment  où  ces  deux  déve- 
loppements simultanés  se  heurtent  et  se  con- 
trarient ;  le  corps  denjandant  une  chose  et 
y  poussant  par  toute  la  force  de  l'instinct  ; 
l'âme  instruite  par  la  parole,  éclairée  par  une 
lumière  supérieure,  ne  voulant  pas  ce  que 
demande  le  corps  et  résistant  à  l'enlraine- 
ment  instinctif  ;  ou  si  elle  y  a  cédé,  sentant 
de  la  honte,  du  regret,  des  remords.  C'est 
par  celte  première  contradiction  entre  l'obli- 
gation morale  et  les  exigences  animales,  qu3 
l'âme  et  le  corps  commencent  à  se  distinguer, 
à  se  séparer,  et  que  la  personne  psychique 
s'oppose  à  l'individualité  physique.  Alors 
s'établit  cette  lutte  de  tous  les  instants  qui 
ne  (init  que  par  la  soumission  complète  de 
l'un  des  deux  antagonistes  :  tin  légitime  et 
honoral^le  quand  le  corps  est  dompté  et 
obéit  à  l'âme  en  serviteur  docile  ;  fin  ignomi- 


cœpérimentale,  t.  I. 

§  m.  —  No'ivellcx  considéraliuus  xnr  le  développe- 
menl  de  Cinlellkience.  —  tlole  psyrlioloçiique  du 
langage.  —  Coitlroverse. —  F^ouveaux  uperçiis.  — 
Cénéralion  iiitellecltielle. 

L'homme  vil  mainlcnanl;  il  pense,  il 
aime,  il  nomme  ceux  qu'il  aime,  il 
leur  rend  en  une  [laroie  loul  l'amour 
qu'il  en  a  reçu. 

(LacOudaiiie./ 

Nous  pouvons  presque  aussi  facilement 
imaginer  notre  âme  sans  aucun  corps, 
que  nos  pensées  sans  les  formes  de 
leur  expression  exléiieure. 

(Cardinal   NViseuan  ,  Disc,  sur  les 
rapports,  eic,  dise.  1.) 

Dans  l'homme  actuel  et  suivant  l'ordre  na- 
turel de  son  développement,  la  formation 
de  la  conscience  part  de  la  sensation  ou  de 
l'impression  des  objets  physiques  sur  le 
cor|)S,  les  organes  et  les  sens.  L'enfant  a  d'a- 
bord le  sentiment  vague  de  la  vie  et  du 
besoin  de  la  nourriture.  La  recevant  d'un 
autre  être,  dans  les  yeux  duquel  il  se  réflé- 
chit d'abord,  il  commence  à  pressentir  une 
distinction  entre  lui  et  sa  nourrice  ,  puis 
entre  lui  et  les  objets  qui  l'entourent. 
Obscure,  confuse  et  tout  instinctive  à  son 
origine,  la  conscience  se  détermine  graduelle- 
ment dans  l'enfant  par  les  sensations  répétées 
nieuse  et  déplorable  quand  l'âme  succombe     qu'il  éprouve  et  [lar  la  réaction  organique 


et  devient  la  servante  du  corps.  Dans  le  pre 
mier  cas  l'homme  est  fidèle  à  sa  destination, 
<jui  est  de  gouverner  la  terre  et  tout  ce  qui 
est  de  la  terre,  pour  la  mettre  en  harmonie 
avec  le  monde  supérieur  ei  la  relier  au  ciel. 
Dans  le  second,  il  se  dégrade  en  manquant 
à  sa  haute  nature  et  à  sa  vocation  ;  il  tombe 
sous  l'empire  de  la  fatalité  qu'il  devait  domi- 
ner ;  il  se  perd  et  perd  avec  lui  les  créatures 
qui   attendaient  de  lui  leur  réhabilitation  et 


qu'il  exerce.  Jusque-là  il  est  comme  identifié, 
fondu  avec  ce  qui  l'environne,  il  ne  sait  pas 
qu'il  existe  dans  le  monde,  distinct  du  monde. 
Il  se  voit  objectivement  ;  il  se  nomme  à  la 
troisième  personne.  11  n'y  a  encore  pour  lui 
ni  moi,  ni  non-moi. 

Quand  l'homme  entre  en  commerce  avec 
ses  semblables  par  la  parole,  il  reçoit  au 
moyen  du  langage  l'action  des  esprits  qui 
l'entourent,  et  il  réagit  vers  eux  par  le  môme 


leur  s«lut  ;  en  même  temps  qu'il  manque  à     moyen.  Par  là  il  acquiert  la  conscience  de  ce 
son  Créateur  qui  i'a  olacé  sur  la  terre  uour     qu'il  pense,  la  conscience  logique.  Il  réflé- 


3G5  LAN  PSYCHOLOGIE.  LAN*  MlG 

cïnl  sa  pensée  el  se  la  représente  en  lui-  qu'il  commence  à  comprendre  la  parole  et  à 

même,  puis  il  l'exprime  hors  tl»»  lui.  Il  se  parler  avec  inlelligence,  ce  qui  suppose  qu'il 

distingue,  lui  écoutant  de  lui  parlant,  el  de  s'est  réfléchi  lui-même  pour  se  regarder  au 

celui  qui  lui  parle.   Tl  discerne  l'action  du  dedans.  Il  faut  pour  cela  que  son  enlende- 

non-moi,  qui  vient  du  dehors,  de  sa  pro()re  ment  soit  déjà  posé;  car  celte  réflexion  no 

réaction  qui   sort  de  son  intérieur.  En  un  neul  avoir  lieu  que  dans  l'entendement.  Il  est 

mot,  il  se  pose  comme  un  être  intelligent ,  nien  diflicile  de  préciser  le  moment  où  ce 
])ensant  dans  sa  sphère  intellectuelle.  Il  se 
détermine  de  plus  en  plus  en  lui;  el  l'indivi- 
dualité, s'élevant  au  sentiment  de  l'unité  per- 
sonnelle ,  se  prononce  par  le  signe  de  la 
première  personne  jc  ou  »io/. 

Le  développement  de  la  conscience  se  fait  h  lui  i)ar  la  parole  ou  par  des  actes.  La  per- 

en  deux  temps  principaux,  dont  chacun  est  sonnalité  ,    la  volonté  jélléchie  d'un  autre 

marqué  par  un  caractère  |)arliculier.  Le  pre-  être  s'unposant  à  sa  personne,  à  sa  volonté, 

mior  se  résume  dans  le  sentiment  de  l'indi-  le  refoule  sur  lui,  et  lui  donne  par  ce  retour 

vidualité  ,  le  second  dans  la  conscience  de  au  dedans,   qui   provoque  la  réflexion,  la 

l'unité  personnelle.  L'enfant  se  connaît  d'à-  conscience  de  lui-même.  Ce  qui  est  constant, 


dégagement  de  l'homme  raisonnable  s'opère. 
Mais  comme  la  réaction  suppose  toujours 
une  action  analogue  (|ui  l'excite,  on  peut 
aflirmer  ({ue  le  moi  de  l'enfant  est  éveillé  par 
"opposition  d'un  antre  moi  qui  se  fait  sentir 


bord  comme  individu,  en  contact  et  en  0|)po- 
sition  avec  les  autres  individus  (lui  l'en- 
tourent. Le  premier  individu  dont  il  se  dis- 
tingue est  sa  mère  ou  la  personne  qui  lui  en 
lient  lieu.  Rien  n'est  plus  propre  ù  exciter 
son  dévelopi)emenl  que  l'action  incessante  et 
si  pénétianle  de  l'œil  d'une  mère.  Elle  couve 
pour  ainsi  dire  son  enfant  du  regnrd  ,  pour 
l'aire  éclore  en  lui,  par  la  chaleur  de  sa  ten- 
dresse, la  vie  de  l'Ame  el  la  réaction  de 
l'amour.  Elle  l'entoure  de  ses  bras,  le  presse 
sur  son  sein,  le  réchaulfe  de  son  haleine,  le 
couvre  de  ses  baisers;  elle  l'inonde  en  quel- 
que sorte  d'une  rosée,  d'une  pluie  d'alfection 
(|ui  fait  germer  la  semence  psychique.  Le 
premier  regard  de  l'enfant  se  fixe  sur  sa 
mère,  el  c'est  dans  l'œil  maternel  qu'il  se 
voit  en  objectivité  ou  se  réfléchit  pour  la  pre- 
mière fois.  Dès  lors  il  tend  à  se  distinguer  de 
plus  en  plus  des  objets  qui  l'environnent  et 
qui  sont  nécessaires  au  soutien  de  son  exis- 


c'esl  ({u'aussilôl  qu'il  a  saisi  son  moi,  l'ex- 
pression lui  est  donnée  pour  le  poser  au  de- 
hors, et  dès  lors  il  ne  parle  plus  de  lui 
comme  d'un  objet  ;  il  se  nomme  à  la  pre- 
mière personne;  il  s'appelle  moi.  Dès  ce 
moment  il  prend  en  main  le  gouvernement 
de  son  existence  cl  la  direction  de  ses  actes, 
autant  fpie  sa  faiblesse  el  son  ignorance  le 
lui  i»ermellent.  Ilien  ne  se  passe  plus  en  lui 
et  dans  sa  sphère,  que  son  moi  et  sa  volonté 
propre  n'y  interviennent,  el  si  on  le  laisse 
aller,  cette  volonté  propre  naissante,  ce  moi 
c»  peine  édos  va  s'exalter  au  point  de  domi- 
ner tout  ce  (jui  l'entoure,  de  faire  opposi- 
tion à  tout  et  de  n'en  souffrir  aucune. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  commence  à  penser  , 
dès  {ju'il  s'est  réfléchi  en  lui-même;  la  vie 
intellectuelle  s'établit;  il  se  pose  dans  le 
monde  intérieur  de  son  entendement,  où 
vient  se  représenter  tout  ce  qu'il  voit,  seul  el 
é|)rouve.  Ce  monde,  qui  est  proi)remenl  la 


lence;  c'est  toujours  le  besoin  qui  amène     sphère  de  sa  raison,  devient  pour  lui  un  in- 


ceite  distinction,  el  elle  se  tranche  et  se 
l)récise  davantage  à  mesure  que  les  besoins 
se  multiplient.  Alors  aussi  conmience  le  va  et 
vient,  l'acte  el  le  réacle  continuel  entre  lui 
el  ce  qui  l'entoure;  éprouvant  l'action  des 
objets  dans  toute  la  périphérie  de  son  corps, 
el  pouvant  réagir  p.r  ses  membres  et  ses 
muscles  vers  tous  les  points,  il  ai)prend,  par 


termédiaire  entre  le  monde  piiysique  qui 
aflccte  ses  sens,  et  le  monde  supérieur  avec 
lequel  son  intelligence  et  son  âme  commu- 
niqueront plus  lard.  L'enfant  le  constitue  par 
la  réflexion  active  de  son  esprit;  el  tout  ce 
(jui  y  paraît  et  s'y  dévelojjpe  ne  i)rend 
d'existence  rationnelle  que  par  des  signes 
abstraits,  instruments  nécessaires  de  l'exer- 


la  continuité  des  impressions  reçues  et  des  cice  de  la  raison.  Nos  pensées,  nos  réflexions 

réactions  organiques ,  à   reconnaître  l'élen-  t^t  toutes  les  opérations  qu'elles  supposent, 

due  de  son  corps,  el  acquiert  ainsi  la  notion  se  fonl  à  l'aide  des  signes  du  langage.  C'est 

!•       ,    j_    • :..,i: . .:,!.. ..i:ix  ., «;    i' c ■ i_    l     i 


encore  vague  el  confuse  de  son  individualité. 
H  ne  se  connaît  jusqu'à  ce  moment  que  j)ar 
le  dehors,  par  sa  forme  extérieure,  à  peu  près 
comme  on  se  voit  dans  un  miroir.  C'est  pour- 
quoi, quand  il  commence  à  parler  de  lui,  il 
emploie  la  t'roisième  personne  el  se  nomme 
]»ar  son  nom ,  comme  s  il  s'agissait  d'un 
autre,  parce  qu'il  n'a  point  encore  fait  l'acte 
de  réflexion  qui  peut  saisir  le  moi  au  de- 
dans. 11  se  passe  probablement  dans  l'animal 
quelque  chose  d'analogue,  puisqu'il  distingue 
son  individu  de  tout  autre 


pourquoi  l'enfant  parle  avant  de  penser;  car 
cesl  seulement  (mi  entendant  parler  (lu'ilac- 
(|uierl  par  l'ouie  les  signes  nécessaires  à  la 
formation  et  à  l'expression  de  sa  pensée. 

Penser,  c'est  d'abord  représenter  par  des 
signes  ce  que  nous  sentons ,  ce  que  nous 
concevons,  comme,  avant  de  calculer,  il  faut 
établir  la  numération,  ou  déterminer  la  va- 
leur des  nombres  par  des  chitlres;  puis  on 
cherche  les  rapports  des  nombres  en  combi- 
nant leurs  signes.  Ainsi,  après  avoir  nommé 
es  conceptions,  nous  tâchons  d'en  percevoir 

bi- 


Mais  ce  qui  ne  se  trouve  point  dans  la  bêle,  et  d'en  démontrer  les  rapports  par  la  coml 

et  ce  qui  ne  peut  s'y  trouver,  parce  qu'elle  naison  des  mots  qui  les  expriment.  Il  n'est 

est  incapable  de  réfléchir  aclivement  et  par  point  facile  d'arriver  à  la  conscience  com- 

conséquenl  de    penser,    c'est    le   sentiment  jilète  de  sa  pensée.  La  plupart  des  hommes 

delà  personnalité,  la  conscience  de  l'unité  ne  savent  ce  cju'ils  pensent;  c'est  pourquoi 

personnelle.  L'enfanl  ne  l'acquiert  que  lors-  si  peu  savent  ce  qu'Us  disent.  Pour  bien  st) 


atj-)              i.A.N             Dictionnaire  de  philosophie.  lan              368 

couinroiulro,  il  laul  commencer  par  se  parler  savoir,   (ju'uii   objet   est  avec  telle  ou  telle 

à  soi-môme.  La  pensc'-e  ,  si  ahslrailc  (lu'ell'.'  (junlild. 

soit,  n'est  jamais  (ju'uiie  parole  intérieure.  Or  La   perce|)lion    est    \m  fait    éminennnent 

c'est  quand  l'entant  devient  capable   de  se  simple  et   indécomposable  dans  sa    produc- 

parler  ainsi  au  dedans  el  d'objectiver  parla  tion;  il  a  lieu  dans  sa  totalité  ou  il  n'a  pas 

réilexion  ce  qu'il  sent,  conçoit  et  veut,  qu'il  lieu.  Un  objet  ne  se  montre  pas  sans   une 

acquiert  la  conscience  du  moi  et  de  sa  pcr-  qualité,  ni  une  qualité  sans  un  objet,  et  tel 

sonne.  Plus  il  pense  et  parle,  plus  ce  senti-  est  le  rapport  qui  unit  la  qualité  à  l'objet,  que 


ment  devient  net  et  (irofond.  Il  distingue 
très-bien  ce  qu'on  lui  dit  de  ce  qu'il  dit, 
quand  il  parle  et  quand  il  écoule.  Il  sent  le 
travail  de  son  esprit  pour  réagir  vers  la  parole 
(jui  lui  est  adressée  ;  et  la  conscience  de  son 
moi  se  détermine  et  s'affermit  ;i  mesure  que 
cette  réaction  est  plus  vive  et  plus  réj)é- 
tée. 
Le  moi ,   ayant  constnence  de  lui-môme. 


on  voit  l'objet  et  la  qualité  qui  le  rend  évi- 
dent, ou  qu'on  ne  voit  rien  du  tout.  Ainsi, 
comme  fait,  la  perception  ne  se  produit  pas 
à  demi,  et  ne  résulte  pas  d'éléments  qui  se 
réunissent  successivement  pour  la  constituer. 
Mais  si,  dans  sa  production  et  dans  ce  qu'il 
a  (l'objectif,  ce  fait  est  indécomposable,  il 
n'en  est  plus  de  même  après  sa  production  et 
dans  ce  qu'il  a  de  purement  subjectif.  L'être 


est  la  condition  nécessaire  de  la  persoimalilé     intelligent  voit  l'objet  et  voit  la  qualité  indi 
humaine  ;  car  il  faut  que  l'homme  se  connaisse     visiblement  unis  dans  leur  rapport  ;  mais  par 


et  connaisse  ce  qui  l'atfecte,  pour  pouvoir 
xigir  librement ,  et  décider  ainsi  par  son 
choix  la  direction  de  sa  vie.  Le  moi,  source 
de  toutes  les  misères  de  l'humanité,  quand  il 
va  jusfiu'h  l'égoisrae,  est  donc  aussi  le  fon- 
dement de  sa  grandeur,  et  il  n'esljamais  plus 
beau  et  ne  déploie  plus  de  force  ou  une 
vertu  plus  élevée ,  que  quand  il  s'applique  à 
se  maintenir  dans  les  bornes  du  devoir,  à 
s'abaisser  devant  la  loi,  à  faire  abnégation  de 
lui-même.  C'est  h  ce  but  que  doit  le  mener 
l'éducation  morale.  Elle  commence  son  œuvre 


suite  d'un  pouvoir  dont  il  est  doué,  il  peut 
concevoir  la  séparation  de  l'objet  de  la  qua- 
lité; il  peut  au  moins  ne  s'attacher  qu'à  la 
vue  de  la  qualité',  ne  conserver  que  la  vue  de 
la  qualité  sans  la  vue  de  Vobjet,  ou  récipro- 
quement. Or,  cette  vue  isolée  d'un  objet  ou 
d'une  qualité  nécessairement  unis  dans  le 
fait  réel  et  total  de  la  perception,  c'est  l'idée 
abstraite,  c'est  l'abstraction. 

Ainsi,  par  exemple,  je  ne  vois  pas  un  objet 
avant  et  sans  une  couleur,  ni  une  couleur 
sans  et  avant  un  objet,  je  vois  nécessairement 


aussitôt  que  le  moi  est  ])Osé,  luttant  sans  cesse     l'un  et  l'autre  simultanément  et  unis;   mais 
contre  les  mauvais  penchants  de  la  nature     je  puis  négliger  la  vue   de  l'objet  pour  ne 


inférieure,  contre  les  tentations  grossières,  et 
surtout  contre  la  tendance  originellement 
vicieuse,  qui  est  dans  chaciue  homme  depuis 
la  cliute  du  premier  homme  ,  à  faire  de  son 
moi  le  centre  du  monde ,  comme  il  est  le 
centre  de  son  individualité,  et  à  tout  rappor 


m'altacherqu'à  la  vue  de  la  couleur,  ou  réci- 
proquement: voir  un  objet  et  sa  couleur  est 
une  perception;  ïdi  vue  isolée  de  l'objet  ou 
celle  de  la  couleur  est  Vidée  abstraite. 

Ainsi,  dans  toute  perception,  il  y  a  trois 
idées  que   l'on  peut  isoler,  l'idée  de  Vobjet, 


ter  à  soi,  pour  tout  absorber  et  dominer.  Ici     l'idéede  la  ^'(a/jYe  et  l'idée  du  rapport  (jui  les 
est  la  raison  profonde  des  lois  divines  et  hu-     unit 


maines  et  des  institutions  qui  en  ressortent , 
pour  diriger  et  contenir  dans  la  ligne  du  de- 
voir, de  la  justice  et  du  bien  le  moi  de  l'indi- 
vidu et  du  genre. 

Rentrons  dans  l'étude  analytique  des  phé- 
nomènes intellectuels  et  de  leur  générateur 
.primitif  et  nécessaire,  le  langage. 

Dans  sa  plus  grande  généralité  el  par  con- 
séquent dans  sa  plus  grande  simplicité,  une 
connaissance  ou  perception  consiste  à  vuir, 


Et  si,  pour  saisir  mieux  encore  les  rela- 
tions de  la  perception  el  de  l'idée,  nous  les 
considérons  dans  leur  expression  par  la 
parole,  nous  trouverons  que  la  perception 
s'exprime  par  la  proposition,  et  Vidée,  par  le 
mot.  La  connaissance  ou  perception  est  un 
fait  intellectuel  entier  el  complet;  l'idée  est 
encore  un  fait  intellectuel,  elle  est  encore  de 
la  connaissance,  mais  une  connaissance  in- 
complète,   brisée  et   décomposée   (90).  De 


ou  à  s'apercevoir,  ou  à  comprendre,   ou  à     même  la  proposition  est  seule  une  expres- 

(90)  Une  idée  pure  ne  sérail  jamais  qu'un  pro- 
duit iiicoiiiplel  <ie  l'iiiielligeiice.  Que  qiieiqu'im 
prononce  devant  nous  le  mot  homme.  Ce  mol  ex- 
prime une  idée,  mais  n'offre  pas  un  sens  coniplel. 
Car  que  veni-on  nous  faire  enlendre  ?  qu'on  pense 
à  Vhomme,  qu'on  le  connaît,  qu'où  l'étudié,  qu'on 
l'aime,  qu'on  le  liail,  qu'on  l'eslime,  qu'on  le 
plainl,  etc.?  Ce  mol  est  susceptible  de  mille  iiiter- 
prétalions.  Cependant  nous  avons  pris  pour  exem- 
ple nn  substantif,  c'est-à-dire  la  seule  espèce  de 
mois  qui  semble  exprimer  une  idée  entière.  Car 
ion  les  les  autres  espèces  de  mots,  à  l'exception  du 
verbe,  qui  peut  à  lui  seul  traduire  un  juj^cment, 
)nq>liqueul  toujours  un  rapport  à  quelque  cliose 
qu'ils  ne  font  pas  connaître  et  n'expriment  par  con- 
séquent que  des  fragn>enls  de  pensée.  Aucun  mol 
n'exisie  pour  soi  el  ne  se  suffit  à  lui-même.  Chaque 
espèce  de  mots  est,  par  su  nature,  Ucsiinée  à  for- 


mer un  élément  dans  une  combinaison  ,  el  celle 
combinaison,  unique  objet  du  langage,  n'est  aiMre 
(|ne  la  proposilioii,  qui  .seule  forme  .un  tout  dans 
rintclligence.  Puisque  l'idée  n'<  st  en  soi  que  le  ré- 
siillal  d'une  abslraclion  psychologique,  elle  ne  s'of-; 
fre  point  à  nous  comme  un  objet  immédiat  d'ana- 
lyse; puisque  dans  sa  réalité  elle  est  inséparable 
(lu  jugement  qui  lui  communi(|ue,  avec  le  complé- 
ment de  son  existence,  la  forme  cl  le  caractère 
dont  elle  est  revêtue;  elle  n'esi  point  intelligible  eu 
elle-même  ,  elle  ne  l'est  que  dans  le  jugement,  et 
c'est  dans  le  jugement  que  nous  devons  essayer  de 
saisir  la  nature,  d'apprécier  l'élemlue  de  noire  con- 
naissance. 

Ces  considérations  nous  fournissent  un  nouvel 
argument  contre  la  possibilité  de  l'inventioji  du 
langage. 

Dans  lous  nos  jugements  le  sujet  csl  nécessaire- 


309 


LAN 


rSYCIlOLOGIE. 


LAN 


370 


sioii  complète;  le  mot  est  encore  une  expres- 
sion, mais  si  incomplète,  qu'ainsi  isolé  il  ne 
représente  rien  de  réel.  Et  comme  on  ne 
parle  pas  sans  parler  d'une  chose  et  de  ses 
qualités,  on  ne  connaît  pas  sans  connaître 
•une  chose  et  ses  qualités  ;  avec  cette  diiïé- 
rence  toutefois  que,  quand  on  parle,  les 
paroles  se  succèdent  suivant  tel  ou  tel  ordre, 
tandis  que,  quand  on  connaît,  on  ne  con- 
naît pas  d'al)ord  l'objet  et  puis  la  qualité, 
mais  dun  seul  et  môme  coup  l'objet  et  la 
qualité,  unis  dans  leur  étroit  rapport.  Tout 
est  siniuUané  dans  le  fait  de  connaître,  et  si, 
dans  le  langage,  l'on  exprime  l'objet  et  la 
qualité  par  un  terme  et  puis  par  un  autre 


que  la  plante  a  existé.  Ainsi  en  est-il  du  l'idée 
par  rapport  à  la  perception  qui  la  conte- 
nait. 

La  perception,  répétons-le,  peut  seule  ré- 
sulter de  l'-évidence  :  l'idée  ne  résulte  de 
l'évidence  qu'en  ce  qu'elle  se  trouve  dans  la 
perception.  Les  idées  n'existent  pas  d'abord 
et  par  elles-mêmes,  ainsi  fragmentées  et 
incomplètes,  devant  constituer  la  perception 
par  leur  rapprochement.  On  ne  peut  donc 
pas  dire  qu'on  acquiert  directement  des  idées, 
mais  on  acquiert  des  connaissances,  des  per- 
ceptions, et  de  ces  perceptions  on  dégage 
les  idées  par  un  travail  d'analyse  plus  ou 
moins  difficile,  selon  la  clarté  de  la  percep- 


terme,  ce  n'e*t  pas  pour  noter  par  la  place     tion  totale.  Par  exemple,  on  n'acquiert   pas 
des  termes  la  place  relative  dans  la  peroep-     d'abord  et  isolément  l'idée  de  cause,  mais  par 


tion  de  l'objet  et  de  sa  qualité,  leur  anté 
riorité  et  leur  postériorité  :  c'est  tout  simple- 
ment pour   noter    leur    distinction  et  leur 
relation. 
La   perception  résulte  de  l'évidence  des 


la  conscience  on  se  voit  être  cause,  on  se 
connaît  comme  cause,  et  de  cette  connais- 
sance totale  l'être  intelligent  sépare  la  con- 
naissance partielle  et  fragmentée  qui  est 
l'idée  de  cause.  C'est  en  ce  sens  seulement 


objets;  l'idée  résulte  du  pouvoir  qu'a  l'être  qu'on  peut  dire  qu'on  acquiert  des  idées,  et 

intelligent  de  décomposer  ses  perceptions,  qu'on  peut  rechercher  quelle  est  l'origine  de 

Les  objets  se  montrant  dans  l'unité  concrè'e  nos  idées.  L'origine  d'une,  idée  est  dans  lo 

de  leur  existence,  ne  déterminent  point  des  fait  total  de  connaissance  qui  la  renfermait 

idées,  mais  des  perceptions.  A  la  perception  j)0ur  la  première  fois,  et  dans  l'acte  ou   les 

répond  un  objet  réel,  une  réalité  évidente  ;  à  actes  de  décomposition,   d'abstraction,  qui 

l'idée  pure  et  isolée  ne  répond  aucune  réalité  l'en  ont  séparée. 

ainsi  isolée.  Ainsi,  à  la  perception  (]ue  ce  Nous  avons  dit  tout  à  l'heure  que  l'idée  se 
papier  est  blanc,  répond  comme  réalité  dégageait  de  la  perception,  ou  la  modalité  de 
objective  ce  papier  blanc;  à  l'idée  isolée  de  la  substance,  par  un  travail  d'analyse.  Appro- 
papier  ou  à  celle  de  qualité  blanc  ne  répond  fondissons  ce  qui  se  passe  dans  cette  opéra- 
rien  de  tel,  car  ce  papier  ne  peut  ni  exister  tion. 

ni  se  rendre  évident  et  se  montrer,  sans  être  Ua|)pclons  d'abord  que  nos  premières  j)er- 

et  se  montrer  blanc,  ou  gris,   ou  rude,   ou  ceptions  ou  idées  sensibles  sont  nécessairc- 

i/oHo:,  ou  avec  une  qualité  quelconque,   sans  ment  composées,  puisqu'elles  ont  toujours 

quoi  on  serait  forcé  d'admettre  des  objets  pour  objet  des  substances   revêtues  de  plu- 


sans qualités,  ou  des  qualités  sans  objets; 
des  qualités  (jui  n'appartiendraient  à  rien,  ou 
des  objets  qui  ne  seraient  rien.  On  ne  com- 
pose donc  point  les  perceptions  de  la  réalité 
avec  des  idées,   i)uisque  les  objets  ne  déter- 


sieurs  qualités.  11  en  est  do  même  de  nos 
premières  idéjs  intellectuelles,  lesquelles 
nous  représentent  toujours  ou  le  concours 
simultané  de  plusieurs  opérations  pour  un  but 
commun,  ou  une  tendance  de  chacune  d'cl- 


minent  point  des  idées,  mais  des  perceptions;      les,  prise  isolément,  vers  jilusieurs  lins  dif- 


niais  en   décomposant  ces  perceptions,   on 
trouva  l'idée  et  on  la  dégage. 

L'idée  est  donc  moins  un  clément  qu'un 
fragment  de  perception.  Un  élément  peut 
exister  d'abord  seul  et  indépendamment  de 


férentes.  Entin  la  conscience  non  plus  ne 
peut  nous  donner  dès  l'abord  aucune  idéo 
sinq)le  sur  les  faits  intérieuis.  Il  suit  de  là 
qu'avant  le  travail  de  l'esprit  secondé  par  les 
signes,  la  i)ensée,  nécessairement  complexe, 


la  totalité  qu'il  concourt  à  former;  un  frag-  demeure  entière  et  en  quel(]ue  sotte  indivise 

ment  suppose,  au  contraire,  un  tout  préala-  dans  notre  esprit.  Comme  tous  les  éléments 

blement  existant,   et  ne  peut  être    que   le  qui  la   composent   ont  pris  simultanément 

résultat  de    la  décomposition  de    ce  tout,  naissance,  tous  aussi  ils  se  retracent  à  la  fois 

L'eau,  le  carbone,  etc.,  qui  sont  les  éléments  dans  la  conscience,  qui  ne  regoit  de  l'enseni- 

dune  plante,  existent  avant  elle  et  sans  elle:  ble  qu'une  im[)ression  vague  et  confuse, 
la  tige,  les  feuilles,  les  fleurs,  etc.,  en  sont         Cette  complexité,  cette  espèce  de  chaos  de 

des  fragments,  et  n'ont  pu  exister  qu'autant  la  pensée  primitive  ne  peut  se  débrouiller 


ineiil  conçu  roinme  une  substance.  Aucun  mode, 
considéré  dans  la  substance  dont  il  dépend,  ne 
pciii  être  l'objet  de  l'allirniatiou.  Pour  cpie  les  mo- 
des, qui  dans  nos  premiers  jugements  figurent 
comme  attributs ,  puissent  fournir  des  sujets  à  de 
nouveaux  jugements,  il  faut  (jue  l'esprit,  les  conce- 
vant à  part  et  les  détacliant  par  la  pensée  des  su- 
jets auxquels  ils  appartiennent,  les  élève  à  la  condi- 
tion de  substances  abstraites.  De  là  la  nécessiic 
des  substantifs  abstraits.  La  formation  de  cette  se- 
conde classe  de  substantifs  a  prodigicuisemenl 
étendu  le  CCI  de  de  nos  tonnaissaticcs.  oans  elle. 


Tbomnie  demeurerait  renferme  dans  ranslyse  de 
clia(|ue  objet  individuel  ;  il  deviendrait  incapable 
de  concevoir  celle  multitude  inlinic  de  relations 
qu'il  établit  entre  les  substances;  car  toute  rela- 
lion  entre  deux  substances  est  fondée  sur  la  simi- 
litude ou  sur  la  différence  que  la  comparaison  per- 
met d'apercevoir  entre  leurs  modes;  et  l'un  ne 
comprend  pas  comment  l'iiomme  parviendrait  à 
discerner  la  similitude  ou  la  différence  qui  existe 
entre  les  modes,  s'il  ne  pouvait  poser  abstraite- 
ment les  modes  comnii;  siijcis  de  ses  juge- 
ni'jiils. 


ri 


LAN 


DICTIONNAIIIE  DE  PIIILOSOnilE. 


LAN 


372 


que  p.ir  raïuilysc.  Or  (|ii(;l  sera  rinstruincnt 
de  cotte  analyse?  Les  sens?  Examinons.  Les 
sens,  nous  l'avons  vu,  sont  des  machines  h 
abstraclions.  C'est  par  leur  secours  que  l'en- 
fant apprend  à  discerner  les  objets  avant 
l'emploi  des  signes.  Cette  distinction  repose 
évidemment  sur  une  sorte  d'analyse,  puis- 
que, pour  distinguer  les  objets  les  uns  des 
autres,  il  faut  avoir  saisi  entre  eux  des  difl'é- 
rences  de  couleur,  de  son,  d'odeur,  de 
saveur,  d'étendue,  déforme,  de  solidité,  etc. 
Mais  signalons  ici,  sous  le  rapport  de  la  pen- 
sée, entre  l'iiomme  qui  a  l'usage  du  signe  et 
celui  qui  en  est  dépourvu,  une  dilférencequi 
n'a  pas  été  assez  remarquée:  c'est  que  l'hom- 
nje,  avant  le  langage,  ne  pense  aux  qualités 
ou  modes  qu'il  a  saisis  dans  les  objets  ((u'en 
rappelant  à  sa  mémoire  les  objets  mêmes  ([ui 
ont  alfecté  ses  sens.  Les  choses  mômes  se 
présentent  à  son  esprit,  et  non  les  termes  qui 
en  sont  les  signes;  il  ne  pense  que  par  ima- 
ges; penser,  pour  lui,  c'est  revoir,  c'est 
éprouver  les  sensations  qne  l'objet  réel  aurait 
excitées.  Tout  se  passe  dans  sa  tôte  en  ta- 
bleaux ou  plutôt  en  scènes  animées  où  la  vie 
se  reproduit  partiellement.  Il  faut  donc  re- 
connaître dans  l'enfant,  dans  l'homme,  avant 
le  langage,  le  pouvoir  de  distinguer  les  di- 
verses parties  d'une  impression  reçue;  mais, 
nous  le  répétons,  ces  détails  ne  subsisteront 
dans  son  esprit  qu'identifiés  à  tel  ou  tel  objet 
<jui  les  supporte.  Ainsi  il  aura  dans  l'esprit 
l'image  d'un  objet  ou  blanc,  ou  chaud,  ou 
rond,  etc.,  déterminé,  jamais  l'idée  de  blan- 
cheur, de  chaleur,  de  rondeur,  etc.,  et  ainsi 
de  mille  autres  idées  de  modes  ou  de  rap- 
ports (91). 


11  importe  donc  d'établir  plusieurs  espèces 
de  distinctions    entre   les    idées   sensibles  : 
1"  elles  peuvent  être  distinctes,  parce  que  l'a- 
nalyse en  a  décomposé   les    éléments,  parce 
(]ue   la  comparaison   a  fait  ressortir,   parmi 
les  rapports   particuliers    qui  les    unissent, 
les  différences   précises  qui    les  séparent  ; 
2°  les  idées  sensibles  peuvent  être  distinctes 
dans  un  de  leurs  éléments,  en  raison  de  la 
prédominance  qu'un  sens  donne  toujours  à 
ses  inqiressions  ;  3°  enfin  une  idée  sensible 
peut  être  distincte  dans  son    ensemble,  en 
raison  de  la  vivacité  de  l'impression  qu'elle 
fait  sur  la  conscience  ;  l'ûme  alors  embrasse 
l'objet  d'un  seul  regard  sans  qu'elle  en   ait 
démêlé  les  (lualités  diverses  ou  saisi  les  dé- 
tails; mais  l'image  qu'elle  en  a  conservée  est 
si  vive,  qu'elle  ne  le  confond   avec   aucun 
autre,  et  elle  le  reconnaît  partout  où  elle  le 
letrouve.   Il  y  a  dans  tous  les  esprits^  un 
grand  nombre  de  ces  idées-images  qui  n'ont 
jamais  été  analysées,  et  dont  chacune  dans 
son  ensemble  se  détache   nettement  sur  le 
fond  de  la  conscience.  Or,  si  nous  observons 
ce  qui  se  passe  dans  les  animaujt,  il  nous 
paraîtra  évident  que,  pour  établir  une  dis- 
tinction entre  leurs  idées,  ils  n'ont  point  re- 
cours à  l'analyse  de  leurs  éléments:  leurs 
moyens  de  découqiosition  sont  trop  bornés, 
et  il  leur  serait  d'ailleurs  impossible  de  con- 
server les  résultats  d'un  travail  analytique. 
Chaque  idée  forme  en   eux  un  tableau  dont 
la  couleur  générale  est  nette  et  tranchée,  ou 
dont  un  seul   point  est  vivement  éclairé,  et, 
c'est  ainsi  qu'ils  parviennent  à  distinguer  les 
objets   qui   les  intéressent  (92).   L'analogie, 
nous  autorise  à  croire  qu'il  en  est  de  môme 


(91)  »  Snns  l'usage  dos  signes  ,  riil  Diig:)l(!-Sle- 
warl,  tomes  nos  pensées  se  scrMienl  bornées  aux 
indiviilns.  »  {Elém.  de  lu  phil.  de  resprii  humain, 
l.  l,  p.  14-1.)  — A  p:irl  (|uelqiies  délnils  pon  exacis, 
railleur  de  farlicle  Parole,  dans  V Encyclopédie  du 
XIX»  siècle,  trace  de  la  situation  inleitecluelie  de 
l'hoinine  dépourvu  du  signe,  un  laldeau  qui  peut 
aider  à  faire  comprendre  tout  ce  que  la  pensée  doit 
au  langage. 

i  II  n'est  pas,  dit-il ,  dilticiie  de  s'expliquer  ce 
gingulier  élat  de  langueur  intellectuelle  du  muel, 
non  du  muet  à  qui  l'abbé  de  l'Epée  a  révélé  un 
langMge  syudjoliqne  ,  Iraduclion  (idéte  du  langage 
>ocat,  mais  du  muet  attandonné  à  la  seule  naïuie, 
loi  que  nous  le  supposons,  du  muet  qui  ne  peut  ni 
parler,  ni  lire,  ni  voir  en  lui-même,  sous  quelque 
«.iiiblème  connu,  sa  propre  pensée.  Les  choses  qu'A 
a  vues,  les  événements  dont  il  a  été  lémoin,  les 
iiiipressions  qu'il  a  ressenties,  il  les  retrouve  ai- 
sément dans  sa  mémoire,  mais  il  les  retrou\e  sous 
leur  première  forme,  plus  ou  moins  aft'aiblie  par 
!e  temps;  il  se  souvient  dos  lieux  qu'il  a  habités  et 
los  revoit  tels  qu'il  les  a  laisses,  des  personnes 
qu'il  a  aimées  ou  redoutées,  des  émotions  qu'il  a 
éprouvées  prés  d'elles.  Mais,  pour  lui,  l'idée  de 
paysage  ou  celle  de  maison  se  coiiloiid  avec  la  vue 
iiilérieure  de  telle  maison  ou  de  lel  paysage  ;  le 
nom  de  lel  homme,  ceux  de  sa  mère  et  de  ses  frè- 
res, sont  identiques  à  la  vue  iniéneuie  de  la  per- 
sonne de  sa  mère  ou  de  celle  de  ses  amis;ritlée 
des  hommes,  en  t;,éiiéial,  se  préseule  sous  l'aspect 
d'une  mulliiude  dispersée  ou  assemblée  ;  l'idée  de 
Joie,  de  chagrin,  de  justice  n'est  que  le  ressenli- 
uicni  plus  ou  moins  profond  des  sentimcriis  qu'il  a 


éprouvés  dans  lel  ou  lel  niomenl  de  sa  vie.  Les 

idées  abstraites,  il  les  a  donc,  mais  elles  se  présen- 
tenl  à  lui  sous  une  forme  concrète,  (qu'est-ce  (pie 
des  idées  abstraites  sous  une  forme  concrète?)  et 
toujours  environnées  du  cortège  nungetix  des  phé- 
noipènes  circonstanciels  sous  lesquels  il  les  a  une 
fois  perçues.  11  ne  peut  les  en  dégager  pour  les  re- 
vêtir d'une  forme  plus  pure  qui  lui  pennetle  de  les 
contempler  en  elles-mêmes,  ou  qui  s'approprie  ai- 
sément à  toutes  les  hypothèses  sous  lesquelles  se 
rencontrerait  la  même  idée.  Il  est  donc  obligé, 
pour  penser,  de  remuer  en  quelque  façon  d'imiiieii- 
ses  machines  qui  laligueiit  bientôt  sa  lète  et  répan- 
dent sur  ses  conceplions  loule  sorte  d'embarras  el 
de  ténèbres.  De  là  l'impossibiliié  et  le  dégoùi^  de 
louic  œuvre  mentale  qui  exigerait  un  peu  d'Iia» 
leiiio.  t  —  (Vo(/.  l'ail.  boi;ui)s-MuETS.) 

(92)  <  Les  animaux,  ditCuvier,  restent  toujours  à 
l'état  où  est  l'entant  lorsqu'il  ne  peut  pas  encore 
parler,  c'est-à-dire  qu'ils  apprennent  bien  à  connaî- 
tre, jusipi'à  un  certain  point ,  les  objets  qui  leur 
soni^uiiles  ou  nuisibles,  à  se  conduire  d'après  celle 
connaissance,  mais  qu'ils  ne  viennent  jamais  jus- 
qu'à posséder  et  à  pouvoir  manier  des  idées  géné- 
rales par  te  moyen  des  signes,  qui  sont  rinslrii- 
ment  nécessaire  pour  conduire  jusqu'au  raisonne- 
ment de  l'homme.  »  {Hist.  des  sciences  nalur.,  t.  V, 
!..  175.) 

i  Ou  prétend  que  l'abstr.iction  est  une  pieroga- 
live  des  hommes  et  des  esprits  raisonnables,  et  que 
les  bêles  en  sont  tout  à  fait  desliiuées.  Une  bêle, 
par  exemple,  éprouve  la  même  sensation  de  l'e;»u 
(haudc  que  nous  ;  mais  elle  ne  saurait  séparer  l'i- 
dée de  la  chdl'  ur  «.'t  l'idée  de  l'eau  même...  C'est  ce 


m 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


374; 


de  rhomiwe  privé  des  moyens  d'analyse  que 
lui  fournil  la  parole  ;  toutes  ses  idées  ne 
sont  que  des  images  et  il  ne  saisit  que  des 
ensembles.  (Voy.  la  note  V,  à  la  On  du  vol.) 
Pour  aller  au  delà  d'un  sentiment  général  et 
en  quelque  sorte  synihetique  de  dilférence 
entre  les  choses,  il  faut  étudier  séparément 
les  qualités  qui  leur  appartiennent,  et  com- 
parer ces  qualités  entre  elles.  Or  la  compa- 
raison des  qualités  ne  produit  aucun  résultat 
net  et  précis,  tant  que  l'on  n'est  pas  parvenu 
à  les  détacher  de  leurs  sujets  (93).  Nous  ne 
pouvons  donc  apprécier  quelle  serait,  sans 
le  secours  du  langage,  l'étendue  possible  de 
notre  connaissance,  qu'en  déterminant  jus- 
qu'à quel  point  l'honune  sérail  encore  capa- 
ble d'opérer  dans  les  substances  l'abstraction 
des  modes. 

Avant  d'entrer  dans  cet  examen,  qu'il  nous 
soit  permis  d'insister  sur  cette  merveilleuse 
propriété  du  langage  d'être  la  vivante  ana- 
lyse de  tous  les  éléments  de  la  pensée.  Aux 
prises  avec  des  ensembles  de  phénomènes  et 
de  propriétés,  l'homme  initié  au  langage 
commence  par  donner  un  nom  à  tous  ces 
ensembles,  dont  il  prend  une  connaissance 
vague,  superficielle,  générale;  puis,  toujours 
à  l'aide  de  la  parole,  il  revient  sur  eux, 
cherche  à  en  démêler  les  parties,  attribue  à 
chacun  d'eux  les  propriétés  qui  lui  convien- 
nent, rejette  celles  qu'un  aperçu  incomplet 
lui  ottrait  à  tort,  enûn  prend  possession  des 
objets  ou  des  faits  autant  qu'il   lui  est  donné 

Ri)uvoir  qui  disiiiigne  riionimectes  hèles,  el  l'élève 
liroprenieiil  un  clci^rc  <lii  raisoum'iiieiil  juiquel  les 
Lcies  ne  :•  iiraieiil  j.im:iis  ;iiieiiulre.  »  (Eller,  Lel- 
ires  à  une  piincesse  d'Allemagne  ,  w  partie  ;  iel- 
ire  3-2'.) 

(95)  «  C'est  principaleniciil  à  la  possession  ex- 
clusive de  la  facullé  (Vabslraciion  cl  des  auues  fa- 
cultés liées  à  l'usage  des  signes  généraux,  que  no- 
ire espère  doit  sa  supérionic  sur  les  auiiuaux.  » 
(I>ug\i.u-Ste\vart,  Klémenls  de  In  pliilus.  de  l'es- 
prit liitmain,  i.  Il,  p.  8i.)  —  Lotke  csl  du  iiièmc 
seuliiiiL'iil,  liv.  Il,  th.  11. 

i  Je  cruis,  dii-il,  cire  en  droii  de  supposer  que 
la  puissance  de  (ornier  des  ahsliaclioiis  ii'appar- 
lienl  poiiit  aux  hèles,  ei  que  celle  lacullé  de  lur- 
iiier  des  idées  générales  est  ce  <iwi  met  une  par- 
faite tiisliiiclion  cuire  rhoiniue  et  les  hruies,  ex- 
cellente qualité  qu'elles  ne  sauraient  acquérir  en 
aucune  manière  par  le  secours  de  leurs  facullés. 
Car  il  est  évident  que  nous  n'ohservons  dans  les 
bOlos  ancnnes  preuves  qui  nous  puissent  faire  con- 
naiirc  (|n'elles  se  servent  de  signes  généraux  |)0ur 
désigner  des  idées  universelles;  el  puisqu'elles 
n'ont  point  l'usage  des  n.ois  ni  d'aucuns  autres  si- 
gnes généranx,  nous  avons  raison  de  penser  qu'el- 
les n'ont  poini  la  lacullé  de  faire  des  ahslraciions 
ou  de   former  des  idées  générales.   > 

('J4)  Enlever  le  verbe  de  la  piirase,  c'est  oier  le 
soleil  du  inonde;  il  n'y  a  plus  qu'obscurilé,  mon. 
Pour  comprendre  une  proposition,  pour  l'explniuoi', 
le  sujet  ne  sullil  pas:  il  faut  le  verbe,  qui  est  la  lu- 
mière. C'esi  lui  qui  fait  sortir  des  cnlrailles  du 
substantif  les  puissances,  les  qualiiés  el  les  rap- 
ports qu'd  conlienl,  comme  c'est  par  lui  que  l'exis- 
iciice,  une  fois  constituée,  réagit  sur  la  subslance, 
et  rellue  pour  ainsi  dire  par  sa  racine  vers  son 
centre,  puur  s'y  repo>cr  el  s'y  fonder.  C'est  le  terme 
inyNiérienx  delà  proposition". 

Le  1'.  Cliasicl ,  iou|ouis  plein  de  bonne  volonlc 


de  le  faire,  en  se  iCs  représentaiil  dans  leur 
totalité  et  dans  Tes  parties  qui  les  composent. 

Ce  beau  travail ,  s'il  était  partout  et  tou- 
jours habilement  et  consciencieusement  ef- 
fectué, serait  assurément  le  dernier  degré 
aucjuel  pût  atteindre  la  perfectibilité  humaine. 
Là  où  dans  les  sciences  exactes  l'homme  s'est 
posé  ce  but  et  l'a  poursuivi  avec  persévé^ 
rance,  il  a  obtenu  des  résultats  prodigieux. 
Il  faut  donc  (pie  le  travail  analyti(|ue  par  le- 
quel nous  manions  les  éléments  de  notre 
pensée,  c'est-à-dire  les  phénomènes  et  les 
l)arlies  distinctes  qui  les  constituent,  ait 
quelque  chose  de  coiuplet  et  de  réel,  puis- 
qu'il nous  mène  ([uelquefois  à  cette  vérité 
relative  vers  laquelle  nous  convergeons  avec 
eHort.  Or  ce  travail  est  le  fruit  de  l'analyse 
dite  grammaticale ,  el  celte  analyse  est  d(V 
l»uis  l'origine  de  l'homme  le  seul  procédé 
dont  l'intelligence  fasse  emploi  pour  se  con- 
duire au  milieu  des  faits  infinis  dont  la  vie  in- 
dividuelle et  l'existence  sociale  sont  semées. 

Dégager,  autant  que  possible,  d'un  phéno- 
mène la  substance  (le  sujet),  qui  en  est 
comme  le  fond;  détacher,  pour  l'observer  à 
part,  la  propriété  {Vattribut)  plus  ou  moins 
engagée  dans  celte  subslance  ;  prononcer 
(le  verbe  substantif)  que  telle  propriété 
appartient  ou  n'appartient  pas  à  telle  subs- 
tance (94)  :  voilà  le  degré  le  plus  élevé  de 
l'analyse,  au([U(;l  aboutissent  nos  raisonne- 
ments les  plus  divers. 

N.OU  coulenJ.  d'oITrir  ces  trois  phases  de  la 

contre  M.  de  Honald,  ayant  lu  dans  la  LéijislulioH 
primitive  (t.  H,  p.  200)  ces  mois  ;  «  On  ne  peut 
parler  sans  verbe,  »  s'en  alla  inicrroger  quelques 
linguistes  de  la  capitale  |H)ur  savoir  si  c'était  vrai, 
lies  sinologues  lui  répondiient  que  le  <  liinois  n'a, 
pas  de  conjugaison,  mais  que  les  différences  de. 
temps,  de  nombres  et  de  personnes  se  mnrquenl  pur 
autcnl  de  particules  ujonlt'cs  nu  mol  principal  (De  lu 
valeur  de  la  raison  ,  p.  5ll2)  ;  c'est-à-dire  (jue  les 
verbes  chinois  ne  sont  pas  à  llexioii  comme  ceux 
des  langues  indo-européennes,  par  exemple.  Mais 
où  donc  M.  de  Conald  a-t-il  dit  (|u'il  n'y  avait  de 
Verbes  que  ceux  qui  se  conjuguent  sur  Xûw  ou 
fliHo.' La  belle  et  digne  ressource,  contre  un  homme 
du  méiile  de  M.  de  LSonald,  de  confondre,  pour  lu 
faire  paraître  en  défaut,  le  verbe  avec  la  conjugai- 
son dont  il  ne  parle  pas!  Lli  !  (|u'importe  ici  la  con- 
jugaison quand  on  ne  parle  que  de  verbe''  Eh  bien  ! 
oui  ou  non,  el  sans  faux- fuyant,  les  Chinois  ont-ils 
le  verbe  dans  leur  langue?...  Question  vraiment 
puérile!  Sans  doute  ils  ont  le  verbe,  et  son  rôle  a 
tant  d'imporlance  pour  eux  dans  le  discours  qu'ils 
lui  donnent  la  désignation  de  mot  vivant.  Deman- 
dez plulôt  à  M.  Dazin,  professeur  de  chinois  au  col- 
lège de  b' rance. 

Croyez-vous  qu'au  fond  il  y  ait  tant  de  dilTércnco 
entre  la  forme  d'un  verbe  chinois  el  celle  d'un 
verbe  latin,  par  exemple  ?  Les  Cliitiois,  dites-vous, 
forment  leur  verbe  en  ajoutant  des  particules  au  mot 
principal  pour  marijuer  le  temps,  le  nombre,  la  per- 
sonne; n'est-ce  pas  ce  que  l'ont  aussi  les  langues  À 
llcxion? 

Ain  —  0        ou  bien  je  —  aime 

Am  —  as  tu  —  aimes 

Am  —  at,elc  il  — aime,  etc. 

Un  des  plus  célèbres  philologues  de  notre  cpo-- 
que,  Bupp,  a  démontré  que  toutes  les  désinences 
sont  dérivées  de  mois  autrefois  signihcalils  par  eiix- 
uicincs,  mais  qui,  en  s'altachant  à  un  autre  moi 


575  I^AN  DICTIONNAIRE  DE  riIILOSOPIIIK.  LAN  376 

pc/sée  d'une  ninnière  distincte,  riioinmc s'est  Telles  sont,  avec  les  diiïérences  qui  ré- 
.<|t|»r()prié  des  instruments  i)articuliers  qui  sullenl  du  ^oûl  et  des  habitudes  des  peuples, 
viennent  au  secours  de  son  intellif^ence,  et  les  bases  sur  lesquelles  reposent  toutes  les 
permettent  de  pénùtrer  dans  une  analyse     langues.  Le  langage  est  donc  par  essence  un 

-  '-"  '"" '  -  ' •"  '""  "*^''' " — "     instrument  d'analyse.  La  pensée  n'est  point 

un  phénomène  simple,  elle  est  au  contraire 
infiniment  complexe  :  point  de  pensée  qui  ne 


jilus  intime  et  plus  prompte  des  phénomènes 
et  de  leurs  propriétés  :  il  établit  les  rapports 
qui  se  remarquent  entre  les  idées  qu'if  dis- 
tingue, et,  les  caractérisant,  spécialise  de 
i)lus  en  plus  l'objet  de  son  attention  ;  comme 
la  substance  peut  être  considérée  comme  telle 
(  le  substantif)  ou  au  point  de  vue  de  ses  pro- 
priétés {\Vadjectif),  il  différencie  exactement 
ces  deux  circonstances  de  l'observation  ;  il 
note  également  les  dilTérenls  genres  de  su- 
bordination que  les  idées  ont  entre  elles  (la 
préposition,  la  conjonction,  les  cas,  \cs  temps 
du  verbe  substantif),  et  déjà  il  jouit  de  tous 
les  matériaux  nécessaires  pour  se  livrer  sans 
obstacle  à  ses  recherches. 


renferme  un  grand  nombre  d(;  jugements,  de 
perceptions  et  d'autres  opérations  intellec- 
tuelles; ces  perceptions  ne  seraient  jamais 
saisies  distinctement  par  la  conscience,  parce 
qu'elles  existent  simultanément,  que  l'intel- 
ligence ne  distingue  un  tout  com[)lexe  qu'à 
la  condition  de  l'analyse  et  de  la  décompo- 
sition de  ses  parties,  et  que  le  langage  rend 
successif  ce  qui  est  simultané  dans  la  con- 
science. Les  paroles  prononcées  les  unes 
après  les  autres  représentent  chacune  un  des 
éléments  de  la  pensée,  et  à  mesure  que  nous 


Mais,  armé  désormais  des  instruments  puis-     prononçons  ces  paroles,  chacun  de  ces  élé 


sants  qui  divisent  les  pensées  les  plus  com- 
plexes et  les  réduisent  à  leurs  plus  simples 
éléments,  il  ne  s'ariôte  pas  encore  dans  celte 
voie  :  il  simplifie  son  travail  pour  le  rendre 
plus  expéditif;  il  réunit  la  propriété  au  mot 
qui  affirme  son  existence  (  le  verbe  adjectif) 
et  son  rapport  à  la  substance  ;  il  modifie  même 


ments  vient  s'offrir  à  l'attention  de  la  con- 
science, qui  les  perçoit  et  les  saisit  mieux, 
parce  qu'ils  sont  isolés  et  distincts  des  autres 
éléments.  Ainsi,  penser,  c'est  combiner  des 
notions;  mais  point  de  combinaisons  sans 
composition  et  décomposition  ,  et  point  de 
composition    et  de  décomposition  sans    le 


cette  propriété  ainsi  resserrée  par  des  mots     langage.  La  pensée,  en  effet,  séparée  du  lan 


qui  en  restreignent  encore  la  signification 
(l'adverbe).  Enfin  il  évite  les  redites  (le  pré- 
nom), emprunte  la  substance  ou  la  propriété 
contenue  dans  son  nouveau  verbe  (le  parti- 
cipe), et  au  besoin  exprime  encore  certaines 
nuances  plus  délicates  de  la  pensée  (la  par- 
ticule). 

U^veiin  (lon)inant,  s'y  sont,  à  l.i  longue  ,  subordon- 
ii'^s  enoliliiéranl  leur  son  ei  li'iir  sens.  Voy.  Snns- 
kridsche  conjiujatioiis  Syiièine,  clc,  el  autres  oii- 
vrngps. 

Fabre  (l'Oiivct  avait  déjà  remarqué  {Langue  lié- 
trnique  resiUnée)  que  le  verbe  bébreu  éiait  à  pro- 
prenieiU  parler  invariable,  el  que  l'on  formait  les 
lemps  personnels,  savoir,  le  fniur  et  le  passé  (puis- 
que Tliébreu  n'a  pas  de  préseiil)  eu  y  accolant 
quelques  formes  de  prônons;  le  verbe  exprime 
alors  les  deux  temps  par  sa  position  relalivenn'ui 
au  pronom  ,  savoir  :  antériorilé  ou  passé  lorsqu'il 
est  devant  lui,  et  postériorité  ou  fulitr  lorsqu'il 
vient  après.  Ainsi  du  verbe  pliâl,  faire,  ikfi- 
kitif;  pliùl-tin  (faire-moi),  je  lis,  prétérit  ;  a- 
pliâl  (inoi-faire),  je  ferai,  futur.  —  Cbez  les  naui- 
rels  du  Sénégal,  les  veibes,  comme  tous  les  autres 
mots,  sont  absolument  invariables.  Par  eux-mê- 
mes ils  ne  marquent  ni  lemps,  ni  modes,  ni  per- 
sonnes ;  ils  les  indiquent  à  l'aide  d'autres  n)ois(|ui 
vienneni  successivement  s'y  juxtaposer,  el  ajouter 
au  sens  fondamental  du  verbe  le  sens  particulier 
qu'ils  expriment.  Ainsi,  de  I'infinitif  def  (faire), 
les Gbiolofs  tirent  successivement  rft'/'-«a  (faire-moi), 
je  fais,  présent;  def-on-na  (faire-jadis-inoi),je  lis, 
rnÉTÉRiT  ;  de~na  def  (nn  jour  moi-laire),  je  ferai, 
futur;  de-na-kon-dej  (im  jour  moi-condilionnelle- 
meni-faire),  je  ferais,  conditionnel,  etc.  (Voy.  Re 
vue  enc\jclo\}..,  t.  XLII,  p.  758. j 

(95)  L'évolution  de  l'inielligence  bumaineà  l'aide 
du  langage  peut  nous  aider  à  comprendre,  au 
moins  jusqu'à  un  certain  point,  l'évolution  de  l'in- 
ielligence divine.  Une  liante  contemplalion  nous 
f?il  entrevoir  Comment ,  dans  ^les  prolondeurs  de 
rintelligence  divine,  se  forme,  émerge,  pour  ainsi 
dire,  une  notion  infinie,  illimilée  ;  comment  encore, 
è  Taiiie  d'une  activité  oui  lui  est  propre,  celle  iu- 


gage  ou  de  l'art,  est  quelque  chose  d'infini, 
de  vague,  d'insaisissable  ;  la  parole  lui  donne 
une  forme,  elle  la  limite,  elle  lui  donne  le 
caractère  de  fini,  elle  la  met  au  monde,  si  l'on 
peut  ainsi  parler  (95).  Il  faut  que  la  pensée 
soit  réfléchie  et  en  quelque  sorte  condensée 
par  l'art,  pour  être  saisissable.  La  lumière 

lelligence  ne  cesse  d'imposer  a  cette  notion  pre- 
mière (les  limitations,  des  déterminations  nouvel- 
les.   Or  nous   ne  satirions  tenter   de    nous  rendre 
conipie  de    la    façon  dont    nous   exprimons   notre 
propre  pensée  par  le  lanî;.'*ge  sans  apercevoir  que 
les    cboses   ont    lieu   absolument  de   même.  INous 
voyiuis  sous  toutes  les  formes  que  peut  revêtir  la 
pensée  qu'il  s'agit  toujours  d'une   notion   plus  ou 
moins  générale,  à  laquelle  nous  faisons  subir  une 
nouvelle  limilalion,  détermination.  Nous  le  faisons 
au  moyen  du  verbe,  qui  réunit,  met  eu  contact  les 
deux  termes  de  la  proposition,   base  el  fondement 
do  tout  langage.  Le  verbe  est  ainsi  l'expression  de 
celte  activité  iniellecliielle  qui  nonspeniiet  défaire 
sortir  de  nouvelles  notions  de  celles  ijue  nous  pos- 
sédons déjà  à  tel  moment  donné.  Nous  ropntilui- 
sons  ainsi  dans  le  domaine  du  (ihi  celle  suprême 
■activité  au  moyen  de  laquelle  Dieu  engendre  éier- 
nellement  dans  la    notion  de  l'être  en  soi  les  no- 
tions des  êtres  el  des  choses  déterminées.  Le  verbe 
de  riiomme  devient  l'écbo  du   Verbe  supiéjne,  du 
Verbe  de  Dieu.  Mais,  tandis  qtie  nos  propres  paro- 
Jes  frappent  l'air    d'un  vain    son  bientôt   évanoui, 
'la  parole  de  Dieu,  on  raison  de  ce  mystère  de  la 
création    pour  nous    insondable,   prend  corps   et 
consistance,  elle  devient  visible  et  durable.  Sup- 
posons que  toute  proposition  émise  dans  le  langage 
Humain,  par  cela  même  qu'elle  a  éié  émise,  re- 
çoive une  existence  réelle,  objective  ;  supposons 
ju'elle  se  matérialise,  en  quelque   sorte,  aussitôt 
(|ne  prononcée,    el  peut-être  pourrons-nous  nous 
faire  une  idée,  bien    qu'allaiblie,  de  la  façon  dont 
les  choses  se  passent  dans  les  prolondeurs  de  l'es- 
sence   divine  :  car    le    langage   de  Dieu    c'est  le 
monde;  la  création,  c'est  l'ensemble  des  proposi- 
tions (|ui,  par  suite  de  son  incessante  activité;  se 
forment     da.-is    rintelligoiue    de   Dieu  ,     €t    qui 


377  LAN  PSYCHOLOGIE. 

pure  n'éc'aire  point,  la  lumière  réfléchie  est      raître,  la  substance 
seule  visible;  île  mOnie ,  la  pensée  pure  est 
liien  réelle,  mais  insaisissable  ;  la  pensée  ré* 
tléchie,  c'est-à-dire  renvoyée  à  l'esprit  pai- 
le  langage,  est  aussi  seule  saisissable  (96). 

Pour  rendre  ces  considérations  évidentes , 
analysons  le  rôle  psychologique  du  langage 
dans  la  formation  même  de  la  pensée  et  des 
jugements  humains. 


LAN 

et  le  mode, 


378 
se  nomme 


relation  ou  rapport. 

Aucune  réalité  ne  peut  subsister  sans  ces 
trois  éléments  qu'elle  assemble  et  harmonise 
en  soi.  Substance,  qualité,  rapport,  voilà 
l'èlre,  voilà  le  mode;  notion  de  la  substance, 
notion  de  la  qualité,  notion  du  rapport,  voilà 
l'idée;  le  signe,  c'est  le  sujet,  le  verbe  et 
l'attribut;  le  sujet  qui  figure   la  substance, 


Pour  la  perception  concrète,  le  monde  est      l'attribut  qui  figure  le.  phénomène,  le  verbe 


double  :  l'esprit  et  la  matière;  pour  Ja  per- 
ception abstraite,  il  est  triple,  toute  réalité 
s'otlVant  à  nous  sous  trois  aspects  divers. 

Il  y  a  d'abord  l'élément  extérieur,  superfi- 
ciel, qui  n'est  pas,  mais  qui  fait  que  ce  ([ui 
est,  paraît  ;  avec  lui  et  par  lui  les  choses  se 
manifestent,  se  colorent,  se  limitent,  se  dis- 
tinguent, s'opposent;  essentiellement  mobile 
et  variabe,  on  peut  le  comparer  au  Protée  de 
la  fable,  qui  sans  cesse  se  transforme  et  sans 
cesse  échappe  à  toutes  les  chaînes  qui  le 
voudraient  fixer  :  c'est  le  phénomène,  l'acci- 
dent, le  mode,  la  qualité,  tous  mots  syno- 
nymes. 

Au-dessous  du  phénomène  on  de  ce  qui 
paraît,  à  une  profondeur  où  la  raison  seule 
peut  descendre,  se  cache  et  s'enveloppe  dans 
son  unité,  son  identité  et  son  indivisibilité, 
un  élément  qui  n'ajiparaît  pas,  mais  sans  le- 
(juel  l'apparence  ne  serait  (piillusion  et  men- 
songe; il  est  la  base  sur  latiuelle  s'appuie  le 
monde  phénoménal,  variable,  mulli|)le;  tout 
ce  qui  est,  n'est  (ju'en  lui,  avec  lui  et  [)ar  lui, 
ou  plutôt  n'est  que  lui  :  c'est  l'être,  c'est  la 
substance. 

Le  phénomène  et  la  substance  sont  indis- 
solublement unis  dans  la  nature;  ils  forment 
un  tout  indivisil)le  ;  le  lien  ((ui  les  rap[)roche, 
le  médiateur  |)ar  lequel  se  tiennent  et  se  con- 
certent l'unité  et  la  variété,  l'être  et  le  jia- 

sanl  parlées    dans   le   monde  ans-ilôl  que  pensées. 

(  PitMi  a  son  langaçie  exléiienr,  dil  AI.  llti<>oiiiii 
(Ontologie,  l.  I,  p. -2!i:2)  ;  uon-sculemciil  il  p:iilo  sa 
pHHséeeMeni|irunlanl  le  i.ing^ge sensible  dcriioinine, 
ntais  il  l'écrit  en  caracléres  tliiniljles  ;  il  récril 
ti.ins  ce  grand  livre  qui  est  le  monde,  i 

Aussi,  lonles  les  reiij^ions  et  loi)l(;s  les  philoso- 
pliies  ont-elles,  comme  à  l'envi,  rendu  iiomniajje  à 
celle  faciilié  créaliice  de  la  parole.  L'Inde,  la 
l*erse,  l*ydiaj,'ore  et  Platon,  sous  des  fornies  dilTé- 
reiiles,  l'oîil  é|;aleinenl  confessée,  lùdin,  n'y  ;i-i-il 
pas  lin  livre  qui  dél)ule  ainsi  :  Au  commencement 
était  ta  parole,  el  la  garnie  élaii  en  Dieu  ,  cl  la  pa- 
role élan  Dieu,  ht  elle  élart  an  commencement  avec 
Dieu.  Toutes  cltoses  ont  clé  failes  par  elle,  el  sans 
elle  rien  de  ce  ijui  a  été  [ail  neùl  élé  faii.  [Joan.  i, 
1  feq.) 

(9G)  «  C'est  à  l'.ibsiraction,  dit  Reid,  que  i'enlen- 
deinenl  Imniain  doit  ses  notions  les  plus  simples  el 
les  plus  (li->lincii;s.  Les  objets  les  plus  simples  que 
nous  présentent  le  sens  sont  complexes  et  indis- 
liiicls,  laiil  que  raiislr;iclioii  ne  les  a  pas  résolus 
dans  leurs  éléiiienls;  et  l'on  peut  en  dire  anl;iiil 
des  objets  «le  la  mémoire  et  de  la  conscience. 

<  Les  noiions  complexes  les  plus  distinctes  sont 
celtes  que  reniendemenl  liiNmème  compose  eu 
(•ondjinjiit  les  notions  simples  qu'il  a  acquises  par 
r.ibsti  action. 


I  Sans  les  facultés  d'abstraire  et  de  généraliser 
sprit   linmain  n'aurait  point  invcnlé  d(;s   moilio- 


J'esp 

des  de  classifuaiion 

i{-î::eb  cl  eu  csocces. 


qui  figure  l'union  de  l'un  et  de  l'autre  dans 
ime  même  existence.  Le  signe  artificiel  se 
pose  logiquement  à  priori,  c'est-à-dire  qu'il 
va  du  sujet  à  l'attribut  en  passant  par  le  verbe  ; 
le  signe  naturel,  au  contraire,  va  du  dehors 
au  dedans,  de  la  circonférence  au  centre  ;  il 
im[)ose  à  la  raison  le  mode  à  posteriori,  tan- 
dis (|ue  le  signe  artificiel  la  place  à  priori. 
Ainsi,  constitué  dans  le  iiiodc.fi  posteriori  de 
la  connaissance  par  sa  nature  relative  et  con- 
tingente, l'homme  est  placé  à  priori  \)ar  \o 
langage,  qui  lui  révèle  l'universel,  l'abstrait, 
le  nécessaire,  etc.,  et  voilà  la  vraie  fonction 
du  signe  :  il  fait  passer  la  raison  humaine  de 
la  puissance  à  l'acte. 

Api)rot'ondissons  cette  merveilleuse  pro- 
priété du  langage,  et  voyons  comment  il 
oj>èrc. 

On  sait  que,  pour  exprimer  les  modes, 
nous  employons  deux  espèces  de  mots.  Les 
ims,  appelés  adjectifs,  nous  les  montrent 
dans  une  relation  de  dépendance  à  cpielque 
sujet  exprimé  ou  sous-entendu.  Tels  sont  les 
mots  blanc,  solide,  liquide,  pesant,  sonore, 
etc.,  etc.  Les  autres,  comme  blancheur,  soli- 
dité, liquidité,  pesanteur,  son,  etc.,  sont  des 
substantifs  abstraits  (pii  nous  font  voir  les 
modes  en  eux-mêmes,  indépendamment  de 
tout  stijet,  et  ((ui  les  élèvent  au  rang  des  subs- 
tances ('ôl].i  Nous  concevons  donc  les  modes 

«  Sans  les  mêmes  facultés,  il  sérail  incapable  do 
délinir;  car  les  individus  ne  sont  pas  susceptibles 
de  délinilions,  les  univorsaux  seuls  eu  conipor- 
tent. 

<  Sans  noiions  abstraites  et  générales,  il  n'y 
aurait  ni  raisonnement  ni  langage. 

(  Les  animaux  ne  se  nionlraiil  point  capables 
de  disiingiier  les  divers  ailribuls  d'un  inêine  su- 
jet, de  classer  les  choses  eu  genres  et  en  espèces, 
d(!  définir,  de  raisonner,  de  commuui(|uer  leurs 
pensées  par  des  signes  artiliciels,  comme  le  font 
les  hommes,  il  y  a  lieu  de  croire,  avec  Locke,  qu'ils 
sont  jirivés  de  la  faculté  d'abstraire  el  de  ^^énéra- 
liser,  et  (pie  c'est  une  diirérence  spécidque  cuire 
eux  ei  l'espèce  humaine.  »  (  Essai  V.  cliap.  5, 
p.  340.) 

«  Sans  la  lumière  préalable  de  la  généralité  su- 
périeure, la  {iénéralilé  inléiieiiie  ou  imlividnalité 
resleraii,  pour  l'esprit  ainsi  disposé,  d'une  obscu- 
rité impénétrable  :  une  lleur  est  là  sous  mes  yeux; 
botaniste,  je  ne  suis  satisfait  qn'auianl  que  je  me 
représente  le  genre  au(iuel  elle  se  raliaclie;  c'est  le 
Vicjamon  des  Alpes  de  Décandolle,  le  'liudwlrnm 
alpinum  de  Linné!  »  (Cn.VRM.i  ,  Essai  sur  le  lan- 
gage, p.  201.) 

('J7)  Dans  les  langues  sémitiques,  il  n'y  a  pas,  à 
proprement  parler,  (le  noms  abstraits;  en  hébreu, 
les  mots  cpii  y  correspondent  sont  tous,  ou  des  siibs- 
lanlifs  pluriels,  ou  des  adjcclifs  féminins.  Ainsi  la 
vie  se  traduit  en  hébreu  par  un  mol  qui  signifie  lil- 
loralemenl  les  vivaiiis,  'eux  (|iii  respirent,  cliaiim; 
Vieillesse  cl  virmiM;é,  par  zÀcniin  el    bcloulim,  le* 


nn  lu 


379 


LAN 


DIfjTlON.NAIllE  DE  PHILOSOPHIE. 


LAN 


380 


sous  deux  points  do  vue  opposés  ;  el  cepen- 
dant nii  seul  de  ces  points  de  vue  nous  esl 
donné  |)<ir  la  nature.  Toujours,  en  ellel,  la 
nature  nous  présente  les  modes  engagés  dans 
la  substance  :  la  blancheur  dans  le  lait,  la 
liquidité  dans  l'eau,  la  pesanteur  dans  le 
corps,  etc.  Le  sujet  et  la  qualité  sont  donc 
])artoul  inséparables.  Mais  alors,  par  (]uel 
edort  d'analyse  l'esprit  poqrra-t-il  séparer 
deux  conceptions  qui  lui  arrivent  toujours 
unies,  et  qui  font  partie  d'un  seul  et  môme 
tout?  Comment  abstraire  le  mode  de  la  sub- 
stance? Les  objets  eux-mômes  ne  peuvent 
nous  conduire  à  l'abstraction  ;  ils  n'y  sont 
qu'un  obstacle,  puisqu'ils  nous  présentent 
toujours  le  mode  dans  une  dépendance  né- 
cessaire. Oi-"iiid  mon  attention  se  jiorte  sur 
ce  papier,  j'en  distingue  sans  doute  la  blan- 
cheur, mais  je  ne  déplace  pas  cette  modifi- 
cation ;  elle  demeure  liée  à  la  substance,  et 
je  ne  l'aj)erçois  que  comme  partie  dans  un 
tout.  Si  nous  nous  rejetons  sur  l'idée,  nous 
n'obtiendrons  pas  plus  de  succès.  En  effet, 
nous  ne  pouvons  concevoir  ni  mode  sans  sub- 
stance, ni  substance  sans  mode,  parce  qu'une 
substance  sans  mode  et  un  mode  sans  sub- 
stance impliquent  contradiction.  Le  mode 
et  le  sujet  ne  sont  réels,  ne  sont  possibles 
qu'ensemble  ;  ils  se  servent  de  comjjlémcnt 
l'un  à  l'autre,  ou  plutôt  ils  ne  font  réellement 
qu'un,  et  constituent  comme  deux  faces  cor- 
rélatives d'une  indivisible  unité  (9iJ).  Mais 
si  toute  séparation  réelle  du  mode  et  de  la 
substance  est  absolument  impossible  dans  la 
pensée  comme  dans  la  nature,  qu'expriment 
donc  les  substantifs  abstraits?  Ilsn'ex[)riment 
qu'une  .ipparence,  et  l'abstraction  des  modes 
ne  doit  être  considérée  que  comme  un  phé- 
nomène artificiel  produit  par  l'emploi  suc- 
cessif et  distinct  des  signes  du  langage 

vieux  cl  los  vicrgos;  divinité  ou  Dieu  \r.\Y  FJoltim., 
les  (oils  ou  Icis  foici's  ;  justice,  |);>r  isedcquli,  le 
jiisle,  eic.  D'un  cô:é,  c'est  la  collection  prise  pour 
désigner  la  qualiiéconinuine  à  loiitos  les  (lariies  du 
groupe  ;  <!e  raulre,  c'est  la  personnilicnlion  do  ceUo, 
<jualiié.  Ce  dernier  procéJé  p;ir.i)l  avoir  cié  suivi 
cxclusiventeni  par  les  hmgiies  indo-germaniques, 
dans  lesquelles  les  noms  ahsUails  sont  loriiiés  gé- 
néralement de  deux  radicaux,  l'un  qui  exprime 
l'idée  paili(ulicre  caillée  sous  rahsliaclion  ;  l'aii- 
Ire,  qui  sert  pour  ainsi  dire  à  réaliser  celle  iiiée  : 
rirgiii  iins,  jnstilia ,  benevol-enlia,  vir-tns,  senec- 
lus,  forl-iiiiilo,  muiime-ludo,  etc. 

Les  noms  abslrails  ne  sont  pas  sculemenl  signes 
de  séries  liii;if|ues  ;  ils  servent  encore  à  designer 
des  colleilioiis  Piaiureiles,  des  (pialiiés,  proi)ricté.s 
inodifiea(ions,  des  principes,  des  causes,  des  indi- 
vidus. La  philologie  nous  apprend  même  que  loiit 
lioui  absuail  n'eut  dans  l'origine  qu'une  signiliia- 
lion  parliculicre,  et  (|ue  c'est  par  extension  ou  ac- 
commodation qu'il  est  devenu  signe  d'abstraction 
Ci  de  série.  Vertu  est  synonyme  de  lorce  ;  on  T'Mn 
ploie  dans  ce  srns  lorsqu'on  dit,  par  exemple  :  lie- 
mette  sain  vertu.  Alors  il  repiésenle  une  idée  p;ii- 
liculiére  ;  mais  le>  moialisies  oui  j)ris  le  nom  de 
vertu  pour  désigner  tout  eiïorl  (pie  l'Iiomme  f.iil  sur 
lui-mcnic,  en  lésisiani  à  la  fougue  de  ses  pen- 
<  liaïUs  ;  la  venu,  dans  ce  sens,  iiidi(iue  um;  série 
logique.  Le  pro(  cdé  |>ar  leiiuel  le  signe  rciirésenla- 
iif  d'une  iiléo  siuqile  devient  signe  de  série  logique, 
ic  nouime  rjénéniUsalioii.  Lu  série  lo^i'^uc  cousii- 


Si  maintenant  nous  examinons  la  nature 
des  jugements  humains,  nous  trouverons 
qu'ils  ont  tous  j)0ur  objet  d'unir  un  mode  à 
une  substance  ou  de  l'en  séparer.  Toute  idée 
de  mode  implitiue  un  rapport,  et,  dans  la 
réalité  intellectuelle,  on  ne  pourrait  dégager 
le  rajjport  de  l'idée  môme,  sans  détruire 
celle-ci.  Il  y  a  dans  toute  idée  de  mode, 
môme  le  plus  simple,  deux  éléments  insépa- 
rables, l'impression  produite  par  son  objet, 
et  la  conception  d'un  rapport  quelconque 
qui  la  détermine.  Or,  pour  percevoir  ce 
)ni)port,  il  fautavoircomparéses  deux  termes. 
Mais  pour  comparer  les  deux  termes,  dont 
le  })remier  est  une  idée  de  substance,  le 
second  une  idée  de  mode,  il  est  nécessaire 
préalablement  que  chacune  de  ces  idées  soit 
isolée,  posée  à  part  dans  notre  esprit,  et 
mise  en  face  de  1  autre.  Or,  avant  le  signe  qui 
l'abstrait,  le  mode  se  montre  toujours  engagé 
dans  la  substance,  et  les  canceptions  de  ces. 
deux  éléments  corrélatifs  forment  dans  la 
conscience  un  tout  indivisible  ;  il  suit  de  là 
que,  sans  l'usage  du  signe,  aucune  comparai- 
son ne  peut  avoir  lieu,  el  que,  par  consé- 
quent, les  trois  parties  du  jugement,  sujet, 
attribut  et  rapport,  n'apparaissent  plus  iso- 
lées, mais  forment  dans  la  pensée  une  seule 
el  unique  conception;  et  si,  dans  cette  con- 
ception ,  on  peut  apercevoir  trois  faces  ou 
trois  points  de  vue  distincts,  il  est  impossible 
d'en  considérer  un  seul  ailleurs  que  dans  le 
tout  indivisible  où  il  est  compris,  linfin,  sans 
le  langage,  les  parties  du  jugement  ne  se 
I)résenteraienl  pas  non  plus  dans  un  ordre 
successif;  la  succession,  en  effet,  n'est  pas 
dans  la  pensée  dont  les  éléments  sont  cor- 
rélatifs et  par  conséquent  simultanés  ;  elle 
est  uniqueinent  dans  les  termes  de  la  propo- 
sition qui  expiime  les  parties  du  jugement, 

lue  nue  partie  considcralile  du  langage  humain,  el, 
sans  elle,  le  dis<ours  sérail  impossible. 

(98)  «  Qiiand  je  vois  la  |)leine  lune,  et  que  je  fixe 
mon  aUenlion  nuitiuemenl  sur  son  coniour,  je  lorme. 
l'idée  de  la  rondeur,  mais  je  ne  saurais  dire  que  la 
rondeur  existe  par  elle-même.  La  lune  est  bien 
ronde,  mais  la  ligure  ronde  n'existe  pas  séparé- 
nieiil  hors  de  la  lune.  Il  en  est  de  même  de  toutes  les 
autres  ligures;  et  quand  je  vois  une  table  triangu- 
laire ou  carrée,  je  puis  avoir  l'idée  d'un  liiangle  ou 
d'un  carré,  (|uoiqu'une  telle  figu'e  n'existe  jamais 
|)ar  clle-mcuie  ou  sépirémeiil  d'un  objel  réel  doué 
de  cette  ligure...  Quand  je  vois  un  poirier,  un  ce- 
risier, un  sapin,  etc.,  toutes  ces  idées  sont  dillé- 
reiites;  mais  cepeudanl  j'y  reniarqne  plusieurs  cho- 
ses qui  leur  sont  comnmnes,  comme  le  irouc,  les 
branches,  les  racines  ;  je  m'arrête  uniqueuujut  à 
ces  choses  que  les  dilTereules  idées  ont  de  com- 
mun, el  je  nomme  un  arbre  l'objet  auquel  ces  (|ua- 
lilés  conviennent.  Ainsi,  l'idée  de  l'arbre  que  je  me 
suis  l'orniée  de  celte  l'açou  est  une  notion  générale, 
et  compiend  les  idées  sensibles  du  poirier,  du  pom- 
mier, el  en  général  de  loul  arbre  qui  existe  ac- 
lucllemenl.Or  Varbre  (\\n  répond  à  mon  idée  géné- 
rale de  l'arbre  n'cxisle  nulle  |)arl;  il  n'est  pas 
poirier,  car  alors  les  pummiers  en  seraient  exclus  ; 
en  un  mol,  il  n'exisie  que  dans  mou  àme,  il  n'esl 
qu'une  idée,  mais  une  idée  qui  se  réalise  dans 
nue  infinité  d'obiels.  >  (Eulkr,  op.  cil.  ,  u«  pari. , 
Icilre  ^2.) 


:^31 


LAN 


non  dans  l'oi'L're  où  l'esprit  les  forme,  mais 
dans  l'ordre  où  il  les  distingue. 

Les  con-^idt^ralions  que  nous  avons  pn^sen- 
toes  sur  la  simultanéité  et  i'imiivisibilité  des 
éléraenls  qui  conslituent  le  jugement  dans 
l'esprit  luunain,  et  sur  l'impossibilité,  sans 
le  signe,  d'abstiaire  le  mode  de  la  substance, 
sont  applicables  à  toutes  les  hypothèses  que 
Ton  pourrait  adoptei"  sur  la  formation  de 
nos  jugements.  Hefusera-l-on  d'admettre 
que  le  jugement  soit  un  résultat  de  la  com- 
paraison ? 

Le  jugement  sera  alors,  ou  une  perception 
analytique  des  qualités  contenues  dans  un 
sujet  soumis  à  l'observation,  ou  une  con- 
ception immédiate  et  synlhéliinie  de  rapport, 
suggérée  par  l'instinct  rationel.  Dans  le  pre- 
mier cas,  c'C'Sl-;\-dire  quand  le  jugement  se 
forme  par  l'analyse  des  qualités  que  l'on 
observe  dans  un  suiet  donné,  les  modes, 
d'après  la  nature  même  de  l'opération,  de- 
meurent engagés  dans  la  substance,  et  l'in- 
divisibilité des  parties  du  jugement  est  un 
fait  nécessaire.  Dans  le  second  cas,  quand  le 
jugement  est  un  jnoduit  innuédiat  de  l'instinct, 
l'idenlitication  et  la  simultanéité  des  parties 
qui  le  constituent  sont  nécessairement  im- 
pliqu'^es  dans  l'origine  même  qu'on  lui 
assigne  (99).  Ainsi,  dans  quelque  hypothèse 
({u'on  se  place,  dès  que  l'on  fait  abstraction 
(lu  langage,  on  trouve  toujours  dans  le  juge- 
ment une  conception  simple,  dont  les  fices 
sont  réellement  inséparables  et  se  montrent 
sinndtanément.  «  Le  lion  n'a  jamais  posé  ici 
l'idée  du  moi,  l<ï,  l'idée  de  la  force,  et  entre 
ces  deux  idées  la  notion  du  rapport  qui  les 
unit  ;  jamais  il  n'a  dit  en  lui-même,  successi- 
vement et  en  séparant  ces  trois  choses  ,  Je 
suis  fort  ;  il  les  a  senties  dans  une  concep- 
tion simple,  qui  est  un(;  dans  sa  nature  et 
triple  dans  ses  aspects  (100).  » 

En  supposant  d'ailleurs  que  le  modo  pût 
CM  réalité  être  conçu  indépendamment  tie  la 
substance,  on  ne  j)ourrait  l'abstraire  sans  le 
généraliser.  Tant  que  nous  nous  r-eprésen- 
tons  le  nioile  dans  un  objet  déterminé,  il 
reste  individuel  dans  notre  pensée,  nous  le 
concevons  nécessairement  dans  la  substance 
«iu'il  détermine,   et  l'idée  de  mode  est  alors 


(99)  Nous  devons  même  aller  plus  loi',  el  rcooii- 
iiaîire  que  l'acte  du  JiigcineiiL  iM.->liii(;iil  semljl(!  ne 
.>iiibir  qu'à  regrelies  iiinûilicaiions  <|iie  le  liing.ige  a 
f  oulume  d'iiilrodnirc  ditns  l.i  pensée.  L'expérience 
di^monirc  qu'il  esi  rare  <|uc,  (lans  \.\  piaiicpio,  les 
iiispiralions  du  sens  cuniniun  nons  |)ié->enlenl  dis- 
linciemeninn  sujet,  nn  auribnl  ci  un  rapport;  elles 
ont  peine  à  se  laisser  traduire  en  propositions,  el 
une  tendance  naturelle  les  ramène  toujours  à  la 
lorme  du  senliment. 

nOO)  Voy.  Laiîomiclikp.e,  Leçom  de  philosopliie, 
I.  il,  5'  Itçiin.  —  Nciiis  It'ious  renianjner  que  si 
Ions  nos  raisonnements  roidenl  ici  sur  la  sidjslaïKc 
cl  le  mode,  e'esl  (jne  Ions  les  objets  de  noire  pensée 
sont  conçus  sous  le  double  poinl  de  vue  du  sujet  el 
de  rallribul,  cl  par  conbé(iuenl  de  la  substance  el 
dti  mode.  Cette  corrélation  cuire  dans  tons  nos  jii- 
^emenis  el  en  détermine  uuivcrsellemcnl  la  lomn;. 

«  Aucun  jugemcnl.  dil  M.  Goiirju,  ne  peut  sub- 
sister dans  l'esprii  s'il  ii'esl  exprinié.  Lu  sorte  (pie, 
sans  le  lai'g.tgo,  la  raison  serait  une  lorce  rétluiie 


rSYCilOLOC.lE.  LAN  3S2 

tellement  engagée  dans  celle  de  substance, 
qu'il  y  aurait  folie  ^  vouloir  se  rappeler  l'un 
sans  l'autre. 

Or,  quand  la  nature  n'oiTre  h  nos  yeux(|UO 
des  modes  particuliers,  toujours  indissoluble- 
ment attachés  à  quelque  sujet,  de  bonne  foi, 
peut-on  croire  (|ue,  sans  le  secours  de  la 
parole,  on  parviendrait  à  leur  ôter  ce  qu'ils 
ont  de  déterminé  dans  cha(juc  être,  pour  ne 
plus  voir  que  ce  qu'ils  ont  de  commun? 
Tour  rendre  la  difliculté  plus  sensible,  pre- 
nons un  exemple  et  voyons  ce  qu'aurait  à 
faire,  pour  former  la  "notion  générale  do 
blancheur,  un  homme  dépourvu  du  signe. 
Etant  domiées,  je  suppose,  les  idées  de  pa- 
j)ier,  de  lait,  de  toile,  etc.,  il  lui  faudrait 
isoler  cha((uo  couleur  parliculère  du  sujet 
auquel  elle  appartient  et  d(!S  autres  qualités 
([ui  sont  unies  avec  elle  dans  le  même  sujet  ; 
après  cette  première  abstraction,  contrariée 
à  la  fois  par  les  objets  et  par  la  nature  de  la 
j)ensée,  il  devrait  comparer  entre  elles  les 
diverses  rouleurs,  pour  saisir  ce  qu'elles  ont 
de  semblable  et  de  différent,  enlin  concentrer 
exclusivement  sa  réflexion  sur  les  ressem- 
blances qui  les  unissent.  Nul  doute  que  cette 
suite  d'efforts  pénibles,  combattus  par  un 
concotn-s  de  causes  intérieures  et  extérieures, 
ne  fût  au-dessus  de  l'homme  que  nous  suppo- 
sons, dont  la  faiblesse  ne  serait  pas  secontJée 
parla  puissance  de  la  parole  ^lÙl). 

Mais,  si  nous  approfontlissons  un  peu  les 
choses,  trouverons-nous  que  tious  sommes 
réellement  londés  »>  dire  que  le  langage  (tpèrc 
dans  notre  pensée  de  véritables  abstractions? 
Les  concepts  généraux,  n)ême  chez  l'hommo 
en  possession  de  la  parole,  ont-ils  bien  uixi 
existence  propre?  Sont-ils  réelleiTient  indé- 
|)(}ndanls  des  idées  individuelles  auxquelles 
ils  servent  de  lien?  Pour  éclaircir  ces  ques- 
tions, il  importe  de  se  rendre  bien  compte 
de  ce  qu'on  appelle  notion  fjcnc'rale.  On  i)eut 
la  définir  une  collection  de  ressemi)laiu;es, 
perçues  entre  plusieurs  substances  ou  quali- 
tés déterminées,  par  consé(|uent  un  rapport, 
un  point  de  vue  |)ris  entre  des  individualités. 
Or,  peut-on  concevoir  une  relation,  sans  con- 
cevoir en  même  ten)|)s  des  termes  entre  les- 
({uels  elle  existe  ?  Do  ce  que  le  mode  el  la 

à  l'inaction,  i  —  Voij.  !a  note  VI,  à  l'a  fin  «u  vo- 
lume. 

(toi)  Nous  avons  d(!Jà  fail  voir  à  la  fin  du  para- 
graplie  deuxième  l'indispensable  nécessiic  des  si- 
giii-s  pour  (pie  la  mémoire  puisse  conserver  les 
idée.-.  Nous  répéterons  ici  que  la  mcnn)ire,  sans  lo 
langage,  n'aurait  aucune  piise  sur  l'idée  générale; 
car,  d.ins  celte  liypo'lièse,  l'idée  générale  n'existe 
qu'à  la  condition  d'être  rérllemenl  abstraite.  Or 
nue  idée  alistraite  ne  peut  se  lier  à  nos  antres  con- 
naissances sans  perdre  anssiiol  sou  caractère;  elUî 
n'est  abstraite  qu'aiitani  que  l'ellorl  qui  l'a  crééi; 
la  relient  dans  l'isolement.  Par  conscquenl,  dès  (pie 
l'espril  ce.^se^ail  d'agir  pour  la  conserver  pré>enlc, 
elle  di>paraiirait  sans  Kilour,  ou  viendrait  de  nou- 
veau se  fondre  dans  les  idées  individuelles  d'oti  elle 
aurail  été  tirée.  Le  langage  est  donc  nn  sujiporl 
nécessaire  aux  notions  générales;  sans  lui,  elles 
n'auraienl  dans  l'espril  ni  consistance  ni  fixité,  cl 
l'Iiouiiiic  scr.'.il  incapable  de  les  conserver. 


3^ 


L.W 


DICTIONNAIRE 


substance  sont  corrélaliis  cl  ne  peuvent  sub- 
sister l'un  sans  l'autre  inônic  dans  la  pensée, 
ne  s'ensuit-il  pas  que  le  langage  n'abstrait 
réellement  pas  le  mode  de  son  sujet,  et  qu'en 
exprimant  par  un  terme  à  part  chacune  des 
faces  d'une  conceplion  essentiellement  indi- 
visible, il  éclaire  successivement  chacune 
d'elles  sans  les  isoler  ;  qu'enfin  il  se  borne 
à  distiibuer  la  lumière  de  telle  soile  que 
(■harpie  élément  de  l'idée  la  reçoit  à  son  tour, 
tandis  que  l'autre  demeure  dans  l'ombre, 
sans  cesser  pourtant  d'être  présent  à  la  coq- 
science  ?  Puisque  tout  rappoil  suftpose  né- 
cessairement au  moins  deux  termes  entre 
lesquels  il  est  conçu,  l'idée  générale,  qui 
n'est  qu'un  rapport,  ne  peut  donc  pas  être 
conçue  par  elle-même  et  indépendamment 
de  toute  idée  individuelle.  Ce  qui  imj)lique 
contradiction  dans  les  termes  ne  saurait 
être  conçu  par  notre  esprit  ;  toute  réalité  est 
nécessairement  déterminée,  et  il  est  impos- 
sible que  l'indéterminé  soit  conçu  comme 
un  tout  complet.  D'où  nous  concluons  que 
l'idée  générale, ne  représentant  que  des  qua- 
lités indéterminées,  n'est  possible  qu'autant 
3ue  nous  en  concevons  l'objet  comme  partie 
'un  tout  déterminé,  et  qu'ainsi  elle  est  liée 
à  une  conceplion  au  moins  confuse  de  ce 
tout,  dont  elle  représente  une  partie  (102). 

«  C'est  en  s'appuyant  sur  l'observation  des 
objets  particuliers  qu'on  peut  s'élever  gra- 
duellement à  la  formation  d'idées  générales 
exemptes  d'arbitraire,  et  correspondant  aux 
propriétés  réelles  des  choses,  non  à  des  ob- 
jets de  pure  imagination.  ))  (  Javauy,  De  la 
certitude  [ouvrage  couronné  j)ar  l'Institut J, 
p.  211.) 

les  raisonnements  sont  basés  sur  les  faits, 
ainsi  qu'il  est  facile  de  s'en  convaincre,  en  se 
rendant  com[)te  du  procédé  suivi  dans  l'étude 
des  sciences.  Qu'un  homme  se  propose  d'élu- 

(102)  Le  raraclère  dislinclif  de  loiiles  les  langues 
ii)i!o-eiiiopcenncs,c'esl  ce  fjiie  G.  de  llumboldl  ;i|)- 
pidle  flexioitssiiin,  c'esl -à-dire,  ceue  liaiiie  faculté 
iiiigiiisii()ue  (|iii  tend  à  inar(|iiei'  d:ins  un  mol,  sans 
eu  luiser  rmiiié,  iioii-senlenieiil  le  sens  propre,  in- 
dividuel, niais  le  rappoit  à  une  classe,  à  une  calé- 
gciiie.  Ce  n'est  pas  que  chacune  des  langues  qui  se 
l».iilent  sur  la  terre  ne  cherche,  à  sa  manière,  à 
réaliser,  à  syndioliser  ce  besoin  qu'a  notre  esprit 
de  toujours  ramener  à  un  genre,  à  une  catégorie 
l'objet  qu'il  examine.  Alais  nulle  part  on  ne  trouve 
nue  flexion  aussi  ncilcnicut  dclerminéc  (|ue  dans  la 
famille  indo-européenne.  A  une  racine  qui  marque 
un  objet  individuel,  elle  sait  attacher  intimement 
un  élémeni  qui  siguilie  l'espèce;  ce  n'est  pas  une 
simple  juxtaposition  mécanique,  extérieure,  super- 
ficielle, comme  on  en  trouve  dans  les  langues  océa- 
niennes. C'esl  essentiellement  une  combinaison  or- 
ganique, iniime,  une  pénétration  mutuelle  des  deux 
éléments  qui  la  coordonnent  pour  former  une  nniic 
lexicale  vivante,  symbolisée  par  l'accent  unique  de 
chaque  mot.  Ou  dirait  que  ceux  qui  parlent  ces 
langues  si  linemenl  nuancées  savent  que,  dans  le 
nioi  comme  dans  le  non-moi,  toute  idée  gci  craie 
se  perçoit  par  une  individualiié,  et  lou:e  individua- 
lité, à  son  tour,  ne  se  comprend  que  par  son  rap- 
port avec  l'espèce.  Cette  puissance  de  iransfonticr 
une  racine  en  suffixe,  de  faire  qu'un  mot  ne  serre 
jdus,  dans  sa  fusion  avec  un  autre,  (ju'à  en  inii- 
<juer  les  apparlenauccs  et  dépendances,  Uumbokit  y 


DE  PIIILOSOriHE.  LAN  384 

dier  l'analomie,  il  cherchera  un  fondement  à 
toutes  ses  conceptions  dans  l'observation  d'un 
sujet  individuel.  Veut-il  ,  par  exemple,  se 
former  une  idée  générale  de  l'organisation  du 
corps  humain?  11  fixe  son  attention  sur  les 
qualités  que  lui  présenterait  également  tout 
autre  sujet  de  même  espèce,  et,  concentrant 
son  esprit  sur  des  points  de  vue  partiels,  il 
fait  de  l'individu  qu'il  observe  le  type  du 
genre.  On  procède  de  la  même  manière  dans 
toutes  les  sciences  physiques  et  naturelles. 
Jamais  les  définitions  ne  sont  intelligibles  par 
elles-mêmes  :  on  ne  parvient  à  les  compren- 
dre qu'en  les  appliquant  à  quelque  modèle  que 
l'on  imagine  ou  que  l'on  a  sous  les  yeux.  Les 
choses  se  passent  de  même  encore  quaiîd  on 
aborde  l'élude  de  soi-même;  les  phénomènes 
ne  se  conçoivent  point  immédiatement  sous 
un  point  de  vue  général  :  la  réflexion  se  con- 
centre sur  des  souvenirs,  sur  les  impressions 
que  les  ditférents  actes  individuels  de  la. 
lensée  ont  laissées  dans  la  conscience.  Enfin 
a  même  nécessité  de  fonder  les  concepts  ou, 
raisonnements  généraux  sur  quelque  con-» 
cept  ou  type  individuel ,  se  manifeste  plus 
clairement  encore  en  géométrie.  A-t-on  à 
démontrer  un  théorème  ,  on  n'y  parvient 
qu'à  l'aide  d'une  figure  particulière  et  déter- 
minée. En  résumé,  quelle  que  soit  la  science 
que  l'on  étudie,  on  ne  peut,  dans  le  principe, 
comprendre  ni  les  définitions  ni  les  raison- 
nements sans  le  secours  de  modèles  ou  exem- 
ples individuels ,  qui  servent  de  fondement 
ou  de  support  aux  concepts  généraux  que 
nousformons.  L'objet  qui  occupe  l'esprit  dans 
ses  méditations  générales  ou  scientifiques  est 
donc  toujours  ou  un  individu  réel,  considéré 
comme  type  du  genre  ,  ou  une  idée  indivi- 
duelle, que  l'on  envisage  sous  certains  points 
de  vue  partiels  ,  et  dont  l'application  est  gé- 
néralisée parle  langage  (103). 

voit  le  plus  bel  exemple  linguistique  de  l'esprit  do- 
minant la  matière,  du  sens  Iranslonnant  le  son. 

(103)  c  On  ne  niera  pas,  je  suppose,  que  celui 
qui  commence  à  étudier  la  géométrie,  considère  les 
ligures  comme  des  objets  individuels,  et  unique- 
ment conmie  des  objets  individuels.  Lorsqu'il  lit, 
par  exemple,  la  déuionsiration  de  l'égaliié  des  trois 
angles  à  tieux  angles  droits,  il  ne  pense  qu'au  trian- 
gle qu'il  voit  tracé  sous  ses  yeux.  Dieu  plus,  sou 
attention  est  tellement  absorbée  par  cette  figure 
particulière,  (pie  ce  n'est  pas  sans  (|uelque  difTiculié 
qu'il  parvient  d'abord  à  ap|diquer  la  démonstratiou 
à  des  triangles  d'une  autre  «espèce,  ou  même  encore 
à  ce  premier  triangle  placé  dans  une  position  ren- 
versée. C'est  pour  redresser  cette  pente  naturelle 
de  l'esprit,  qu'un  maître  intelligent,  lorsqu'il  est 
assuré  que  l'élève  comprend  parfaitement  la  force 
*le  ladémonstraiion,  appliquée  au  triangle  parlicur 
lier  choisi  par  Luclidc,  varie  la  figure  de  plusieurs, 
manières,  afin  de  lui  faire  voir  (|ue  la  même  dé- 
nionstraiion,  exprimée  dans  les  moines  termes,  est 
également  applicable  à  toutes.  C'est  ainsi  qu'il  ar- 
live  peu  à  peu  à  coutprendre  la  nature  du  raison- 
nement gcnér.il,  et  que  son  esprit  se  met  iusensi- 
blement  en  possession  de  ce  principe  logique,  que, 
lorsqu'une  proposition  mathématique  coruienl  dans 
sou  énoncé  un  certain  nombre  des  attributs  de  la 
ligure  (|ui  sert  d'exemple,  la  même  proposition  est. 
vraie  à  l'égard  de  toutes  les  a,utres  ligures  ayant  les 
mèuics  attributs,  quelque  différentes  qu'elles  puis- 


385  T.  AN  VS\r.\ 

On  (;onvienl*dc  la  iiocessilé  où  nous  som- 
mes d'appuyer,  clans  nos  premières  éludes, 
nos  conceptions  générales  sur  des  idées  indi- 
viduelles, mais  on  veut  ipraprès  un  long 
exercice  de  notre  intelligence  aux  générali- 
sations, la  nécessité  d'éclaiier  l'abstrait  par  le 
concret  cesse  de  se  faire  sentir. 

L'objection  accorde  donc  qu'au  moment  où 
Mous  abordons  pour  la  première  fois  l'étude 
des  sciences,  on  ne  peut  coMi[)rendre  l'abs- 
trait que  par  le  concret.  Nous  ne  disons  pas 
autre  chose.  Mais  nous  soutenons,  de  plus, 
qu'en  tout  genre  et  dans  toute  hypothèse,  le 
raisonnement  ne  paraît  devenir  indépendant 
des  idées  individuelles  que  quand  une  fré- 
quente répétition  l'a  tourné  en  habitude. 
D'où  lui  vient  alors  ce  caractère  apparent  de 
généralité  pure  et  abstraite?  On  n'en  saurait 
chercher  la  raison  ailleurs  que  dans  l'habi- 
tude ,  qui  nous  permet  de  détourner  noire 
attention  des  idées,  pour  la  concentrer  sur 
des  combinaisons  de    signes  qui   nous  sont 

seul  êirc  d'ailleurs  par  leurs  p.niliculariiës  propres 
et  «lislinciives. 

«  Le  c;(lcul  nlgéljrifjue,  appliqué  à  l.i  "éomélrie, 
place  celle  lliéorie  sons  un  jour  pins  vif  encore. 
Ce  calcul,  eu  ell'fi,  préseme  quelquefois  </'i(/i  coup 
ri'œj/,  (lil  Hallry,  tous  les  cas  possibles  </'«//  problèwe, 
el  embrasse  souvent,  danx  l'énoncé  d'un  seul  iliéo- 
rème  général,  toute  une  science  qui,  développée  en 
propositions  et  démontrée  à  la  manière  des  anciens, 
pourrait  fournir  lu  matière  d^tn  traité.  ... 

(  Si  dans  celle  discussion  je  prends  mes  exem- 
ples dans  les  mailiémaiiques,  c'e>l  parce  que,  à 
l'époque  de  la  vie  où  l'on  aborde  celle  élude,  Tes- 
pril  a  acquis  un  dei^ié  sullisanl  de  inaliirilé  pour 
êire  eu  élal  de  rénéchir  sur  les  phases  de  ses  pio- 
^ics;  tandis  que,  dans  les  conclusions  géuérahs 
auxquelles  nous  sonunes  airiNCS  el  lialulnés  dès 
l'enfance,  il  nous  esl  lonl  à  fail  impossible  de  cons- 
laier  par  l'observaiion  directe  quel  esl  le  procédé 
que  noire  pensée  a  priinilivemenl  suivi  dans  leur 
acquisition.  Sous  ce  poinl  de  vue,  les  pas  mal  as- 
surés el  incertains  du  géonicire  débutanl,  olfre  au 
logicien  un  pliénomène  parliculièremenl  intéressant 
et  instruclif,  pour  éclairer  l'origine  el  le  dévelop- 
pement de  nos  (acuités  rationnelles.  La  véril;iblc 
théorie  du  raisonnement,  el  surloul  du  raisonne- 
ment général,  peut  ici  être  claiiemenl  déterminée 
par  tout  observateur  allenlir,  et  peut  ensuite  être 
appli(piéc  avec  coniiance  à  toutes  les  autres  bmn- 
«bes  de  la  connaissance  humaine,  i  (Dugald-Sti;- 
WART,  OUI»,  cit.,  t.  H,  p.  79,  81,  82.) 

(104)  C'est  à  la  faveur  de  l'emploi  des  lettres  de 
l'alphabet  dans  l'algèbre  que  Leibnitz  et  Berkeley 
ont  si  bien  réussi  à  faire  comprendre  remploi  du 
langage  comme  insliument  de  la  pensée. 

(105)  Il  n'est  pas  vraisemblable,  en  ellel,  qu'un 
savant  qui  improvise  allacbc  acluellemcni  à  tous 
les  mots  qu'il  prononce  un  sens  d'une  précision 
rigoureuse.  Voulez-vous  une  preuve  de  l'obscurité 
actuelle  de  ses  idées?  arrèlez-le  sur  un  mot  quel- 
conque, et  demandez-lui  de  le  définir  :  il  sera  forcé 
de  rélléchir  un  moment  avant  de  vous  répondre,  el 
pour  trouver  les  élémenls  de  sa  définiiion,  il  lui 
faudra  les  chercher.  Du  resie,  ce  que  nous  disons 
du  savant,  nous  pouvons  le  dire  do  tout  homme  (|ui 
a  l'usage  et  l'iiabitude  de  la  parole.  Il  y  a  bien  peu 
d'hommes  qui  observent  avec  assez  de  soin  les  di- 
vers emplois  des  mots,  pour  déterminer  avec  pré- 
cision tous  les  éléments  de  leur  signilioalion.  Quand 
on  esl  parvenu  à  saisir  les  principales  idées  élé- 
mentaires, comprises  dans  une  idée  complexe,  on 
*'en  tient  pour  le  reste  à  un   senlimciil  vaijue,  et 


lOLOGlK.  LAN  3S{; 

devenues  familières.  Quand  nous  nous  occu- 
pons de  matières,  (|ui  sont  depuis  longlem[)s 
l'objel  de  nos  éludes,  nous  cessons  d'éveiller 
dislincten;ent  les  idées  et  de  chercher  leurs 
rappels  en  elles-mêmes  :  nous  nous  laissons 
conduire  par  les  nombreuses  liaisons,  précé- 
demment établies  entre  les  signes  ;  et  le  lan- 
gage ordinaire  devient  pour  le  savant  ce  que 
les  caractères  algébri(iues  sont  i)0ur  le  ma- 
thématicien (104).  Assurément,  quand  nous 
parlons,  quand  nous  improvisons,  nous  n'at- 
tachons j)as  actuellement  à  tous  les  mots  que 
nous  prononçons  un  sens  distinct  et  pré- 
cis (105).  Puiscjue,  dans  nos  raisonnoinents 
habituels,  les  idées  ne  sont  pas  actuellement 
distinctes  pour  la  conscience,  nous  n'aper- 
cevons pas  non  plus  acluellement  les  rap- 
ports qui  les  unissent.  Notre  esprit  se  renferme 
donc  alors  dans  des  jcombinaisons  verbales, 
auxquelles  il  attribue  jiar  habiUule  le  carac- 
tère de  ia  vérité;  c'est  là  un  fait  d'expérien- 
ce (lOG).  Ainsi  donc  nous  croyons  qu'il  reste 

connne  l'usage  nous  apprend  à  faire  des  noms  d'i- 
dées complexes  une  apjdication  habituellement 
juste,  on  linit  par  s'imaginer  (|ue  ces  idées  sont 
aussi  précises  que  les  notions  des  substances  et  des 
modes  simples.  Souvent  même  les  noms  de  ceux- 
ci  ne  sont  pas  les  moins  dilliciles  à  définir.  Qu'une 
personne  sans  instruction  vous  dise  en  parlant  du 
certains  objets  :  J'en  connais  le  nombre.  In  forme  et 
la  couleur.  Si  vous  lui  dt-maiulcz  ce  qu'elle  entend 
par  nombre,  forme  et  couleur,  il  lui  sera  inipossi- 
l)le  de  vous  en  donner  la  déliniiion  ,  et  pourtant  il 
est  incontestable  que  (elii!  personne  se  comprenait 
bien  el  que  vous  l'avez  bien  comprise  vous-même, 
l'our  le  commun  des  hommes,  nombre,  c'est  un, 
deux,  trois,  etc.;  forme,  c'est  ce  <|ui  est  carré, 
rond,  cylimlrifiue,  etc.;  couleur,  c'est  le  blanc,  le 
le  noir,  le  vert,  le  jaune,  le  rouge,  etc.  <  Le  lan- 
gage, dit  le  profond  linguiste  Lasseii,  n'exprime 
jamais  adéquatement,  complètement  l'objet,  mais.so 
borne  à  rendre  le  caraclère  saillanl  ou  ce  (|ui  lui 
paraît  tel.  L'éiymologie  a  pour  but  de  retrouver  ce 
point  de  vue.  Partout  la  notation,  l'expression  n'eal 
que  partielle. 

t  Quand  nous  raisonnons,  la  rapidité  de  la  parole 
ne  nous  permet  pas  toujours  d'aller  jusqu'aux  cho- 
ses; nous  n'y  allons  que  lorsque  nous  en  sentons 
le  besoin.  L'algébriste  opère  sur  les  signes  jusqu'au 
moment  où,  arrivé  à  son  équation  linale,  il  de- 
mande aux  signes  les  idées  dont  ils  sont  tléposi- 
taires.  »  (Sapiiaky,  professeur  de  philosophie  au 
collège  de  Uourbon  :  L'école  éclectique  el  l'école 
française,  p.  217.) 

(lUG)  C'est  dans  le  sens  que  nous  venons  d'ex- 
pliquer qu'il  est  vrai  de  dire  que  les  mots  sont  les 
idées  el  que  les  idées  sont  les  mots.  Certains  esprits 
supcrliciels  se  sont  beaucou|t  récriés  contre  ces 
expressions;  ils  n'ont  pas  su  distinguer  entre 
l'homme  (|ui  a  l'habiludede  l'emploi  des  signes  dont 
il  a  acquis  depuis  nue  parfaite  intelligence,  et  ce- 
lui à  qui  pour  la  première  lois  on  ensi;igne  siniul- 
tanément  les  signes  el  les  idées.  I*ar  nécessiié,  par 
haliilude,  l'idée  s'incarne  dans  le  mot,  s'incorpore 
au  mol  ,  (le  sorte  que  pour  l'esprit  alors  le  mot 
c'est  ton  e  l'idée,  et  combiner  des  mots  c'est  réel- 
lement combiner  des  idées,  aussi  bien  lorsqu'on 
pense  sa  parole  que  lorsqu'on  parle  sa  pensée. 
«  L'aclion  exercée  sur  la  pensée  humaine  par  le  lan- 
gage, dil  M.  Ampère,  se  loriilie  tellement  par  l'Iia- 
biinde,  que  le  signe  huit  par  se  confondre  simplé- 
teincnt  avec  l'idée.  »  {Essai  sur  la  philos,  des  scien- 
ces, t.  H,  p.  81.) 

Comparés  aux  autres  systèmes  de  signes,  cl  eu 


387  I^AN  Dir,Tk)N-NAIRE 

démoiitiM-  (pie  k-s  concopls  gjnùraux  sont 
toujours  liés  dans  noire  j)enste  h  quelque 
i(l(?e  iiiilividuelle,  puis([uc  tout  'pisonnemont 
(jui  cosse  de  s'ap|>uyer  sur  des  types  ou  sur 
des  exemples  paiticuliers,  revôl.  un  caractère 
en  ([uehiue  sorte  algébrique,  et  se  renferme 
dans  des  combinaisons  rapides  de  signes  as- 
sociés par  l'habitude.  C'est  dans  ce  dernier 
sens  que  Dugald-Slewart  a  dit:  «  Lorstjuc 
nous  raisonnons  sur  les  classes  ou  genres, 
les  objets  de  notre  attention  sont  de  simples 
signes;  ou  si,  en  quelque  cas,  le  mot  géné- 
lique  nous  rappelle  des  individus,  cotte,  cir- 
constance doit  être  regard6(î  conune  l'elFet 
d'une  association  accidentelle,  et  elle  a  [jlulôt 
l)our  résultat  de  troubler  le  raisonnement  que 
de  le  faciliter.»  [Elém.  de  la  philos,  de  l'esprit 
humain,  t.  l,  p.  144.  ) 

Des  considérations  développées  dans  ce 
cliapilre  nous  sommes  en  droit  de  conclure 
que  riionnne  dépourvu  du  signe  ne  pourrait 
jamais  dégager  le  mode  de  la  substance.  Par 
conséquent ,  il  ne  pourrait  jamais  s'élever  ni 
à  l'alistraction  ni  à  la  généralisation.  L'abstrac- 
tion, en  effet,  e^t  un  |)rocédé  de  l'esprit  qui 
considère  la  ([ualilé  indépendamment  et  hors 
de  la  substance  à  laquelle  elle  appartient.  Or 
le  signe,  nous  l'avons  montré,  est  absolument 
indis[)ensable  à  la  formation  et  à  la  conser- 
vation, dans  l'esprit,  de  l'idée  abstraite ,  cl 
supprimer  les  noms  qui  expriment  les  qua- 
lités des  objets  et  les  fixent  dans  notre  esprit, 
c'est  anéantir  l'idée  abstraite.  Ainsi  ,  sup- 
primer les  mots  couleur,  son,  forme,  fujure, 
durée  y  étendue,  sensation,  idée,  jugement, 
faculté,    etc.,   etc.,  c'est  supprimer  autant 


DE  PlIILOSOPITIE.  L.\N  388 

d'idées  abstraites,  c'est  supprimer  presque 
tout  le  dictionnaire  ,  c'esl-h-dire  à  peu  près 
toute  la  langue  (107).  En  effet,  tous  les  mots 
d'une  langue,  h  l'exception  des  noms  propres, 
désignent  des  points  de  vue  considérés  d'une 
manière  abstraite.  La  diversité  des  points 
de  vue  produit  la  diversité  des  espèces  de 
mots  (108.) 

Les  langues  ne  seraient  môme  possibles  à 
aucun  degré  sans  l'abstraction.  Le  langage, 
en  eil'et,  se  compose  de  propositions,  et  toute 
proposition  exprime  au  moins  trois  choses 
séparément  :  le  sujet  dont  on  parle,  sa  ma- 
nière d'être  et  le  lien  de  l'un  à  l'autre  ;  toute 
proposition  repose  donc  sur  trois  abstractions 
au  moins. 

A  la  suppression  des  mots  qui  expriment 
l'abstraction,  il  faut  joindie  celle  de  tous  les 
niots  ({ui  expiiment  les  idées  générales.  Car 
toute  idée  générale  est  une  idée  abstraite, 
quoique  la  réciproque  ne  puisse  se  dire; 
l'idée  générale  est  la  connaissance  d'une 
classe  d'êtres  réunis  ensemble  par  un  attri- 
but commun.  Or  les  êtres  ne  nous  sont  con- 
nus que  par  leurs  qualités  ;  les  idées  que 
nous  en  avons  ne  sont  autre  chose  que  la 
réunion  des  idées  l'eprésentatives  de  leurs 
qualités.  L'idée  générale  se  compose  donc 
de  j)erceptions  on  d'idées  représentatives  de 
qualité  communes  à  tous  les  individus  de  la 
même  classe,  de  la  même  famille,  du  même 
genre,  sans  en  renfermer  aucune  de  celles 
qui  leur  sont  personnelles  ou  propres.  Or, 
classer  des  substances ,  classer  des  modes, 
ne  peut  se  faire  qu'au  moyen  de  noms  com- 
muns (109). 


piirliculipr  aux  signes  oculaires,  les  signes  vociux 
présenieiil  jilnsieiirs  ;iv;iniages  initp|)iéciables,  ils 
inipliqueni  deux  éléinenls  esseiuiellenienl  disliiicis, 
l'.irliculalion  ei  le  son.  Ces  tieiix  élénienis  sonl 
léellenienl  sépar;ibles  dans  l'emploi  de  la  parole; 
(|uaiid  nous  rélléiliissons,  la  parole  iniérieine  dont 
nous  nous  servons  ne  conserve  |)lus  que  les  ariicu- 
l;ilions;  en  se  dépouillanl  du  son,  elle  oie  loute 
prise  à  riniaginaiion,el  donne  aux  signes  un  carac- 
tère de  spirilualité  presque  égal  à  celui  qui  appar- 
lienl  à  la  pensée.  Dans  l'exercice  des  facullés  ana- 
lytiques el  ralionnelles,  nous  yiensons  donc  les  si- 
gnes vocaux  ;  nous  ne  sommes  obligés  ni  de  les 
produiie  exiérieuremenl,  ni  même  de  les  imaginer. 
Il  n'en  esl  pas  ainsi  dos  signes  oculaires;  en  eux 
loul  s'adresse  au  sens.  Pour  les  concevoir  neUe- 
menl,  on  esl  souvent  lorcé  de  les  réaliser  ;  il  laul 
toujours  au  moins  un  elïort  actuel  d'imagination 
pour  en  réveiller  distinctement  l'idée.  Quand  nous 
les  employons,  une  paitie  de  notre  activité  est 
donc,  en  quelque  sorte,  détournée  au  profit  de  Pi- 
niaginalion  ;  el  l'eUbrl  que  le  rappel  ou  la  répéti- 
tion du  signe  exige  de  nous,  all:iihlii  la  puissance 
d'analyse  et  de  raisonnement  qui  s'ajiplique  aux 
objets. 

«  Une  fois  que  la  pensée  s'esl  incorporée  dans  la 
parole,  le  sentiment  de  la  petisée  et  celui  de  la  pa- 
role ?e  londent  l'un  dans  l'autre,  au  point  de  ne 
pouvuir  plus,  non-seulemenl  se  séparer,  niais  même 
se  distinguer.  La  parole  est  pensée,  le  sentiment  de 
la  parole  esl  seniimenl  de  la  pensée,  cl  nous  ne 
pouvons  avoir  d'autre  seniimenl  de  la  pensée  que 
celui  que  nous  avons  de  la  parole.  Kl  remarquez 
bien  que  c'est  vrai,  non-seulement  des  idées  abs- 
traites Cl  générales,  mais  même  des  idées  indi\i- 


duelles,  lorsriue  leur  objet  a  été  nommé.  »  (Car- 
DAtLLAC,  Etudes  éléni.  de  phiL,  l.  Il,  c.  10,  p.  58G.) 
(1U7)  i  Les  abstractions  l'ont  la  beauté  de  nos 
langues,  et  nous  rapprocbenl  des  esprits  céleste.*, 
qui  s'entendent  par  intuition.  *  (Duponceau,  Mé- 
moire sur  le  système  des  langties  américaines  , 
\K  52.  ) 

(108)  «  Le  vocabulaire  d'une  langue  esl  un  ré- 
pertoire d'idées  abstraites.  La  combinaison  l.i  plus 
simple  des  termes  du  discours,  la  proposition,  esl 
formée  d'idées  abstraites.  Le  sujet,  le  verbe  el  l'ai- 
iribut  sonl  trois  termes  abstraits,  un  seul  cas  ex- 
cepté, lorscpie  le  sujet  est  un  nom  propre.  Un  or- 
dre particulier  de  sciences  porte  le  nom  de  scien- 
ces abstraites,  mais  elles  le  sont  louies.  L'individu, 
rélre  concret,  n'y  figure  que  dans  son  r.-^pporl  avec 
son  genre  ou  son  e.'^pèce,  ou  avec  sa  loi.'»  Voy.  la 
spirituelle  el  intéressante  bçon  de  Laromiguièra 
sur  les  idées  abstraites  {Leçons  de  pliil.)  —  Voy. 
l'ail.  CÉMiuALEs  (Idées). 

(109)  Le  P.  Ventura  a  admis,  sur  l'idée  géné- 
rale, la  théorie  scolastiqne  de  iHiiietlecl  agissanl. 
Un  babile  critique,  M.  U.  Maynard,  rédacteur  d'une 
(le  ros  meilleures  Revîtes,  a  exposé  el  combattu  eu 
queli|U("s  mois,  avec  la  netteté  et  bi  précision  qui 
le  distinguent,  celle  ibéo'ie  du  cé:<';bro  tliéalin. 

c  L'àme  Iiumaine  n'est  d'abord  qu'une  table  rase, 
où  il  n'y  a  rien  d'écrit,  elle  n'a  d'inné  que  la  fa- 
culté active  appelée  inlelleci  agissant.  Or,  voici 
comment  elle  arrive  à  la  plénitude  de  son  dévelop- 
pement el  de  sa  vie.  Les  sens  lui  transmettent  les 
images  matérielles  des  choses  sensibles  sous  la 
forme  (|ui  leur  est  propre,  c'est-à-dire  sous  une 
forme  singulière,  pailicutière,  indivi'.lnelle.  Mais  le 
propre  de  l'ciiteiuicmenl  éianl  de  ne  soir  que  l'ii- 


3S9 


LAX 


PSYCIIDLOOIE. 


LAN 


300 


Tous  les  noms  communs,  homme  ,  çu///- 
vateur ,  mecunicieu  ,  animal,  arbre,  pierre, 
et  mille  autres,  expi-imciit  des  idées  géné- 
rales. Mais  l'homme  dépourvu  du  signe  n'a 
pas  de  noms  communs  à  sa  disposition  : 
il  ne  peut  donc  avoir  d'idées  générales. 
Ainsi,  point  d'idées  abstraites,  point  d'idées 
générales,  pour  l'homme  privé  du  langage. 
Or  telle  est  cependant  la  nature  de  l'esprit 
humain,  qu'il  n'y  a ,  à  proprement  parler, 
de  vérité  pour  lui  que  dans  les  généralités  ; 
les  individus ,  comme  les  faits  individuels, 
ne  l'intéressent  qu'autant  qu'ils  sont  l'objet 
ou  la  matière  d'observations,  a(in  d'y  décou- 
vrir les  vérités  générales  qu'ils  renfenncnt, 
ou  bien  les  termes  d'application  des  vérités 
générales  dont  ils  font  partie.  Toutes  les 
sciences  se  composent  de  vérités  générales 
et  des  rapports  que  ces  vérités  ont  entre  el- 
les; et  l'intelligence  ne  se  nourrit  que  de 
vérités  générales  (  110) ,  dont  la  possession 
donne  à  l'homme  un  rang  si  distingué  dans 


la  création.  Ain>i  on  iioit  comprendre  cpie 
tous  les  travaux  de  la  raison  se  bornent  à 
cette  double  o|)ération  :  tirer  des  faits  indivi- 
duels les  vérités  générales  qu'ils  contiennent, 
et  trouver,  dans  ces  vérités,  les  vérités  moins 
générales  qui  en  font  partie.  C'est  dans  ce 
cercle  étroit  dont  la  raison  ne  peut  sortir,  et 
]iar  cette  doul)le  opération  sans  cesse  répé- 
tée, qu'elle  donne  à  l'intelligence  tout  le  dé- 
veloppement que  celle-ci  peut  recevoir.  Ces 
deux  oj)érations  sont  le  jugement  et  le  rai- 
sonnement, ce  (pii  suppose  que  l'office  de 
la  raison  se  borne  à  juger  et  h  raisonner. 
Mais,  sans  abstraction  et  sans  généralisation, 
il  n'y  a  ni  jugement  i)ropiement  dit  ni  rai- 
st)miement  (111  ).  Donc,  faute  du  signe  ou 
du  langage,  l'homme  ne  pouvant  s'élever  ;\ 
l'abstraction  et  h  la  généralisation,  ne  peut 
non  plus  former  aucun  jugement,  aucun  rai- 
sonnement, et  ne  peut  par  conséquent  con- 
stituer sa  raison. 
Sans  le  signe ,  point  d'idées  abstraites  ni 


niversel,\e  général,  Vabslrnii,  il  niétninorpliose  los 
données  lics  sens  en  nne  concoplion  coiirornie  à  sa 
italnre  :  de  là  les  idées  que  l'âme  (lép()^e  en   elle- 
même.  De  ces  i  lées  r:un;issées  ptMulanl  le  premier 
âge  de  la  vie,  el  formées  par  la   veilu   de  l'inlel- 
lecl  agissant,  qui  n'esl  qu'un  itllel  de  la  lumière 
divine,  résulte  la  raison  ou  l'âme  raisonnable.  l'our 
se  fitrmcr  ces  idées  générales,  l'âme  n'.i  nul  besoin 
du  langage   ni  de  la  révélalion  sociale.   .Mais  \l  en 
esl  autrement  pour  les   connaissimces,  qu'on   a  en 
lori  de  confondre  avec  les  idées,  telles  que  les  con- 
naissances de  Dieu,  de  l'àmc,  des  devoirs,  des  pei- 
nes  et  des  réc(»m|»enses  futures.   Ici  l'Itomnie  ne 
peut,  par  ses  propres  ell'orls  ei  privé  du  secours  de 
la  parole  divine  ou   sociale,  oblenir  aucune  notion 
d'une   manière   pron)ple,  claire,   pure,  certaine  cl 
parfaite.  Telle  esl    la  théorie  du    V.   Ventura  ,   ou 
plutôt  de  saint  Thomas  et  des  scolastiques,  au  su- 
jet de  l'origine   des    idées.  —  A»  premier  abortl  , 
celte  théorie,  en  elle-même,   dans  ses  développe- 
ments et  dans  ses  applications,   parait  séduisante, 
plus  propre  ipie  loute  autre  à  lépondre  aux  dilTi- 
cuilés  presque  insolubles  des  divers  systèmes,  et 
tîurloul  à  terminer  la  lutte  des  rationalistiîs  et  des 
iraditionalisies.  Mais,   en   réllécliissani  davantage, 
un  reconnaît  bientôt  qu'elle  est  plus  spécieuse  qoe 
solide,  ei  qu'elle  se  brise  contre  de  véritables  im- 
possibdités.  Sans  douie  la  conception  générale  esl 
le  mode  propre  de  l'esprit,  le  londeucnt  de   loutc 
raison,   la  condition   essentielle   d<!   lonte  science  ; 
mais  est-il  viai  que  Viniellecl  ayissanl  y  arrive  par 
une   opérallon    inslinctive  ,  aussi  naïuiclle,  aussi 
inslantanco  (jne  la  vision  l'est  à  Pieil,  que  l'est  au 
corps  la  respiration  (p.  ti^)'!  K^t-il  vr.ii  ([ue  ,  'pour 
se  former  une  idée  générale,  l'âme  n'ail  besoin  ni 
du    langage,  ni   de  l'éducation   sociale?  Qu'esl-ce 
qu'une   idée   générale?  C'est   le  résultat  des  deux 
opérations  de   l'esprit  connues  sous   le  nom  d'abs- 
Iraciion    el  de  généralisation  ;   or  ces   opérations 
présupiiosenl  l'observation    lente  et   aiieniivc  des 
individus,  la  comparaison  des  modes  el  des  (|uali- 
lés  qui  les  r.ipprochenl  ou  les  distinguent,  c'est-à- 
dire  qui   les  réunissenl  dans  un   genre,    dans  une 
classe,  ou  leur  laisse  leur   être    propre  el   séparé. 
C^roil-on  que  tout  cela   se  lasse   aussi  facilcmenl, 
aussi  promjilement  que   l'objet   physique  se  peint 
sur  la  létine  de  l'œil,  el«iue  l'air  almospliérique  esl 
décomposé  p.ir  les  poumons  [ibid.)"!  Ce  n'est  (jn'a- 
près  avoir  saisi,  peiçn,  analysé,  comparé  les  rap- 
ports des  êtres,  que   l'àme  abstrait  les,caracièies 
communs  el  les  lé.inil  dans  une  idée  générale.    Or 


ces  ihux  opérations  nous  semltleni  itiipossibles  .sans 
les  signes,  sans  le  langage.  Séparés  de  la  snbsiance, 
les  modes  n'onl  plus  de  supporl  (|ue  le  mol,  ne 
peuvent  |dus  que  par  lui  être  letenus  par  la  mé- 
moire. Vodâ  ce  qu'a  rigoureusement  démontié 
M.  Jehan  (de  Saint-Clavien)  dans  son  livre  du 
Linifiiuje,  dont  nous  rendions  cmnpie  il  y  a  quelque 
temps.  »  [liibliugriqiliie  calliolujHe,  décembre  JSij7, 
p.  4Gi.) 

(110)  (  Non-seulement  tonl  langage,  mais 
toute  proposition  serait  impossible  sans  les  lermeti 
généraux  ;  ces  termes  formenl  le  fond  des  langues, 
et  seuls  leur  comniuni(|uent  celte  inappiéciable 
propriété  d'exprimer  sans  ellort  el  avec  rapidité 
toutes  les  vérités  de  l'expérience  el  tontes  les  dé- 
couveries  de  la  S(  ience.  >  (lti:ii),  ICsnai,  v.  c.  1.) 

(111)  t  Les  idées  générales  de  toute  espèce,  les 
idées  abstraites,  les  idées  composées,  les  opinions, 
les  croyances,  les  vérités  intrllectuclles  el  morales 
de  tout  ordre  ne  peuvent  se  former,  s'éiablir  el  se 
conserver  qu'au  moyen  des  mois  auxquels  elles 
sont  attachées.  »  (Caudaillao,  Lludes  élément,  ite 
])hU.,  I.  Il,  p.  27i  el  paasim.) 

15.  Hoc  unuin  me  maie  Itabel,  quod  iiuiKfKum  a 
me  ullain  veiiialem  agnonci,  iiiueuiii,  prubari  anim- 
adverlo,  nisi  vocabulis  vel  utiis  iiynis  in  uitiutu 
adliibiiis. 

<  A.  Imo  si  cliarncleres  abessenl,  uinuiiunn  quid- 
ijuam  disliiule  loyitaretnns,  net/ne  riiliocinaremnr.  p 
(LilIrnitz,  Uial.  de  coniiex.  inler  tes  et  verba,  Œnv. 
pbil.,  éil.  Uaspe.) 

<  A  et  Lt.  tombenl  (r.iccord  sur  ce  point,  que, 
sans  les  signes  ou  les  caraclères,  nous  ne  poiii- 
rions  penser  distiiieiein<'iit,  raisonner,  etc.  Il  s'en- 
suit <{ne  ,  pour  les  (i|éiations  de  l'esprit,  si  peu 
qu'elles  soient  conjploxcs,  |)oui-  le  mouvement  et  la 
netteté  de  la  pensée,  les  signes  sensibles  sont  né- 
cessaires, nous  le  reconnaissons.  »  {De  la  valeur 
de  lu  ruiaou,  par  le  P.  CiiAsriii.,  p.  17'J.) 

<  Les  mêmes  facultés  qui,  sans  l'usage  des  si- 
gnes, ne  se  seraient  pas  élevées  au-ilessus  de  la 
contemplation  des  individus,  se  trouvent  par  leur 
secours  en  étal  de  saisir  sans  peine  des  ihéorémes 
généraux,  que  les  clforls  réunis  de  t<tiis  les  hom- 
mes, appliqués  aux  cas  particuliers,  n'auiaieiil  ja- 
mais pu  aUeindre.  L'accroissement  de  force  qui 
résulte  pour  l'homme  de  l'invenlion  des  ma.  bines 
n'esl  qu'une  faible  image  de  raccroissement  de  ca- 
pacilé  qu'il  doit  à  l'emploi  du  langage.  >  (OuGALU- 
bTiiWAiiT,  iHémeiili  de  la  jihilot>ophiu  de  l'espril  liU' 
main,  t.  I,  u.  l(iU,) 


S91  LAN  DICTIONNAIRE 

d'idées  gôiiéralos,  point  de  jujj;oiiient  ni  de 
raisonnement,  ajoutons  point  de  principes 
(le  raison,  dits  encore  ()rincii)es  ai)S0iUS,  ])rin- 
cipes  de  sens  comnjun,  vérités  nécessaires, 
principes  premiers,  piincipes  ou  vérités  de 
raison,  etc.  En  etlet  ces  principes  ou  idées  et 
vérités  nécessaires,  universelles,  ne  peuvent 
aussi  se  développer  dans  notre  esprit  qu'à 
l'aide  du  langage.  Elles  existent  d'abord  daiis 
notre  intelligence  à  l'étal  concret,  envelop- 
pées dans  les  notions  sensibles  et  dans  nos 
jugements  particuliers.  Pour  les  en  dégager, 
pour  les  concevoir  sous  leur  forme  abstraite 
et  pure,  il  laut  un  signe  qui  facilite  cette 
Oj)ération  de  la  pensée  et  en  iixe  le  résul- 
tat :  sans  cela  l'esprit  retomberait  bientôt  sur 
lui-même ,  épuisé  par  l'elfort  infructueux 
(ju'il  aurait  fait  pour  saisir  l'idée  dans  son 
abstraction  et  son  universalité.  Il  resterait 
donc  enchaîné  dans  les  liens  du  inonde  sen- 
sible. Jamais  il  ne  s'élèverait  à  l'intelligence 
claire  et  distincte  des  idées  et  des  axiomes  de 
Ja  raison.  —  Voy.  la  note  VII,  à  la  (in  du 
vol. 

Réponse  à  tiuelques  objcciloiis. 

Objection.  -  Pour  ôtre  exprimés,  les  genres 
doivent  exister  ou  dans  les  choses  ou  dans 
l'esprit.  Or  ils  n'existent  pas  dans  les  choses, 
on  l'a  démontré  contre  les  réalistes:  donc 
ils  existent  dans  l'esprit,  et  sont  de  purs  con- 
cepts de  l'entendement. 

Réponse.  — Les  genres,  nous  le  reconnais- 
sons, ont  une  existence  dans  l'espiit  humain,  et 
les  mois  qui  les  ex|)riment  ont  un  sens  ;  ils 
expriment  une  conce[)tion  réelle,  mais  cette 
conception  n'est  ni  isolée  ni  indépendante, 
elle  n'est  qu'un  point  de  vue  pris  dans  quel- 
que idée  individuelle. Pour  que  l'objection  eût 
quelque  valeur,  il  faudrait  faire  voir  que,  si 
les  genres  n'existent  pas  dans  les  choses,  ils 
doivent  avoir  dans  l'esprit  une  existence  à 
part,  isolée,  indépendante.  Mais  la  disjonctive 
ainsi  posée  deviendrait  fausse  :  car  il  est  évi- 
dent que  l'on  peut  exprimer  des  conceptions 
partielles,  pourvu  qu'elles  soient  distinctes. 
Sans  cela,  il  eût  été  impossible  de  nommer  les 
diverses  qualités  perçues  dans  un  môme  ob- 
jet puisqu'en  les  percevant  ainsi,  on  ne  les 
a  pas  encore  détachées  de  leur  substance.  La 
question  se  réduit  h  savoir  non  si  les  genres 
sont  des  conceptions  réelles,  mais  si  ces  con- 
ceptions sont  ou  ne  sont  ])as  réellement  abs- 
traites. 

«  Quoique  les  idées  abstraites  et  générales 
n'aient  pas  d'objet  réel  dans  la  nature;  quoi- 
qu'elles ne  soient  jamais  senties  indépendam- 


DE  PHILOSOPHIE. 


LAN 


392 


ment  de  la  parole;  quoique,  lorsqu'elles  soRt 
rendues  sensibles  parla  parole,. eseiitiinent  se 
fonde  et  se  dissinude  dans  celui  de  la  j)arole, 
loin  d'être  de  pures  dénominations,  comme 
le  prétend  Condillac  elles  sont  au  contraire 
une  modification  réelle  de  l'âme  humaine, 'mo- 
dification vraiment  constitutive  de  l'intelli- 
gence. "  {Cawumllac,  Etudes  élémentaires  de 
philosophie,  t.JI.  c.  X,  p.  388.) 

Objection. — Admettre  que  le  savant  n'est  di- 
rigéuans  ses  raisonnements  que  pardes asso- 
ciations de  signes,  c'est  rendre  la  véiité  pu- 
rement nominale. 

Réponse.  —  Quand  l'algébriste  transforme 
des  équations  pour  les  résoudre,  il  n'attache 
actuellement  aucune  idée  aux  caractères 
dont  il  fait  usage.  En  conclurez-vous  que  la 
vérité  algébrique  est  tout  entière  dans  les  let- 
tres? tion,  sans  doute.  Vous  n'ignorez  pas  que 
les  premières  équations  traduisent  les  idées 
de  rapport  contenues  dans  l'énoncé  du  pro- 
blème, et  que  la  légitimité  des  transformations 
a  été antéiieurement démontrée.  L'algébriste 
sait  bien  que  les  combinaisons  de  termes 
qu'il  forme,  suivant  des  règles  qui  lui  sont 
familières,  correspondenlà  des  rapports  réels: 
il  n'a  pas  créé  sa  langue  sans  idées:  mais 
uand  il  a  contracté  l'habitude  de  s'en  servir, 

se  laisse  guider  par  elle  avec   confiance; 

croit  avec  raison  h  son  infaillibilité.  Sans 
oute  il  n'y  a  de  vérité  que  dans  les  idées 
(112),  mais  il  ne  s'ensuit  pas  que  le  sa- 
vant soit  toujours  obligé  de  raisonner  sur 
les  idées  mêmes,  et  qu'il  ne  puisse  pas  se 
renfermer  dans  des  combinaisons  verbales 
dont  il  a  précédemnrent  constaté  la  va- 
leur (113). 

Objection. —  La  conscience  atteste  l'exis- 
tence en  nous  de  conceptions  purement  abs- 
traites. Nous  pouvons  parler  de  Vhomme,  par 
exemple,  de  la  vertu,  du  vice,  sans  nous  re- 
présenter un  homme  petit  ou  grand,  blano 
ou  noir,  sans  voir  dans  la  vertu  un  acte  de 
prudence  ou  de  courage,  dans  le  vice  un  acte 
de  témérité  ou  de  lâcheté,  etc. 

Réponse.  —  La  conscience  ne  nous  révèle 
distinctement  que  ce  qui  est  distinct  dans 
notre  esprit.  Toute  idée  confuse  est  pour  elle 
comme  si  elle  n'était  pas.  Aucune  proposition 
négative  ne  peut  donc  être  vérifiée  par  son 
seul  témoignage,  car  on  peut  nier  l'existence 
d'un  phénomène  uniquement  parce  qu'il  est 
confus.  Or,  dans  le  débat  qui  nous  occupe, 
le  témoignage  de  la  conscience  n'est-il  pas 
négatif?  Votre  raisonnement  aboutit  à  ceci: 
«  Aucune  conception  individuelle  ne  me 
paraît  jointe  à  mes  idées  générales  quand  je 


(112)  f  La  question  sur  h  nécessité  du  langage 
est  loiil  à  fait  en  deliors  de  celle  qui  parrageaii  les 
trois  écoles  de  pliiiosophes  {réalistes,  itomirtau.T  et 
coticeplualisles).  Moi  qui  n'ai  point  du  loul  envie 
d'être  nominai,  je  suis  d'ailleurs  feiinenienl  con- 
vaincu de  la  nécessité  des  mots,  pour  que  l'Iiornme 
soit  porté  à  rénécliir  sur  les  universaux  ;  et  c'est, 
je  crois,  ce  (|U(;  je  suis  parvenu  à  démontrer  dans 
V Essai  sur  les  bornes  de  Ui  raison  humaine.  »  (Vol.  I, 
pp.  (52  et  suiv.) 

«  Il  y  a  une  grande  différence  entre  supposer  que 
les  universaux  sont  de  purs  noms  auxipiels  il  ne 


correspond  ni  clioses  ni  idées,  et  admettre  que  ce 
sont  des  choses  réellement  existantes  en  elles- 
mêmes,  ou  au  moins  des  idées  existant  dans  notre 
esprit,  bien  que  nous  ne  puissions  connaître  ces 
choses  ou  acquérir  ces  idées  pour  la  preniière  fois 
sans  le  secours  du  langage  articulé.  »  (RosMtNi, 
Nonv.  essai  sur  roritjine  des  idées,  p.  146.) 

(H5)  «  Quelle  que  soit  la  science  dont  on  s'oc- 
cupe, le  jirocédé  de  l'esprit  <|ui  raisoinie  est  tou- 
jours parfaitemeiii  analogue  aux  opérations  de  l'al- 
gèbre. >  ^Dugald-Stewart,  Éléin.  de  la  pliil.  de 
respril  fiHiuaiii,  t.  I,  p.  lâti.) 


393 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


nst 


prononce  les  mots  de  vertu  et  de  vice.  Donc 
ces  idét^  générales  sont  de  pures  abstrac- 
tions. »  Mais  que  l'idée  générale  soit  abstrai- 
te, comme  vous  le  prétendez,  ou  qu'elle 
demeure  liée  à  quelque  idée  individuelle, 
comme  nous  l'avons  soutenu,  dans  les  deux 
cas  !e  fait  reste  le  même  aux  yeux  de  la 
conscience.  Car,  dans  notre  hypothèse,  quand, 
en  raison  de  l'habitude,  l'esprit  se  concentre 
exclusivement  sur  un  point  de  vue  général, 
pris  dans  une  idée  individuelle,  l'élément 
général  de  noire  conception  se  détache  avec 
clarté  sur  le  fond  de  la  conscience,  l'élément 
individuel  s'efface  et  demeure  dans  l'ombre, 
et  notre  intelligence  se  persuade  qu'il  a  cessé 
d'exister  j>aixîe  qu'il  ne  lui  offre  plus  que 
quelques  traits  confus. 

Objection.  —  L'homme  est  surtout  frappé 
des  ressemblances  qui  existent  entre  les 
«bjets,  et  les  différences  échappent  à  son 
premier  examen  ;  comment  pourrait-il  être  si 
pénible  pour  l'esprit  d'écarter  ces  dernières 
qui  s'effacent  d'elles-mêmes?  Qwauû  j'ob- 
serve la  blancheur  du  lait,  du  papier,  de  la 
toile,  ne  suis-je  pas  à  peu  près  identique- 
ment affecté?  Ai-je  beaucoup  à  retrancher 
<ie  mes  idées  individuelles  pour  en  former 
une  qui  soit  applicable  tout  à  la  fois  à  la 
toile,  au  lait,  au  papier?  Ces  généralisations 
faciles  ne'  paraissent  pas  môme  hors  de  la 
portée  des  animaux. 

Réponse.  —  La  ressemblance  et  la  diffé- 
rence sont  deux  idées  corrélatives  qui  ne 
vont  pas  l'une  sans  l'autre.  Si  l'on  n'aper- 
çoit aucune  différence  entre  deui  objets,  il 
n'est  pas  juste  dédire  qu'on  ait  aperçu  leur 
ressemblance  :  on  les  a  confondus.  L'enfant 
qui  est  identiquement  atl'ecté  par  la  blan- 
cheur du  lait,  du  papier,  de  la  toile,  n'a  pas 
pour  cela  une  notion  générale  de  la  blan- 
cheur :  il  confond  entre  elles  les  nuances 
diverses  que  la  couleur  lui  présente  dans  ces 
trois  objets;  et  ces  trois  idées  individuelles 
n'en  font  qu'une,  parce  qu'il  n'en  a  pas 
encore  démêlé  les  différences.  On  va  jusqu'à 
avancer  que  les  animaux  mêmes  s'élèvent 
quelquefois  jusqu'à  la  généralisation,  et  l'on 
dte  le  chien  de  chasse  qui  annonce,  dit-on, 
5  son  maître,  par  des  signes  déterminés,  l'es- 
pèce de  gibier  qu'il  poursuit.  A  ce  compte, 
un  enfant  de  deux  jours  conçoit,  d'une  ma- 
nière abstraite,  la  douleur  et  ses  diverses 
espèces  ;  car  il  ne  se  méprend  jamais  dans 
l'emploi  des  signes  propres  à  manifester  ce 

(114)  (Quand  un  singe  va  sans  nésiler  d^ine 
noix  à  l'aiilre,  peiise-l-on  qu'il  ail  l'idée  générale 
«le  celle  sorie  «le  finit  ?  iNon,  sans  tlonio  :  mais  la 
vue  (le  Tune  de  ces  nuix  rappelle  à  sa  nténioire  les 
seniaiions  qu'il  a  reçues  de  l'aulre;  et  .ses  yeux 
nittdiliéà  d'une  cerlaine  manière  aimoiicenl  à  son 
};<'ùl  la  inoilificaliou  qu'il  va  recevoir,  i  (J.-J.  Uous- 
SEAL,  lUisCOurs  sur  roiigitie  et  les  fondeinents,  elc.) 
115)  (  On  esi  porte  d'ordinaire  à  supposer  que 
les  premiers  essais  de  la  parole  sonl  contemporains 
«le  l'élude  du  langage,  tandis  que,  en  réalité,  ces 
essais  ne  sonl  que  la  conséquence  des  progrès  déjà 
faits  silencieuseineiii  par  l'enfanl  dans  l'inlerpré- 
laiiun  des  mois;  el  longlemps  avant  qu'il  parle,  il  a 
déjà  surmonté  une  loule  de  di(limr.é>  logiques  qui 

DiCTioNN.  DE  Philosophie.  L 


sentiment.  N'est-il  pas  évident  qu'ici  l'anima! 
et  l'enfant  sont,  dans  la  production  des  signes, 
entraînés  par  leur  instinct,  qu'ils  sont  sous 
l'empire  d'idées  individuelles  fortement  asso- 
ciées et  qui  se  réveillent  instantanément  les 
unes  les  autres?  Tous  les  jours  nous  agissons 
encore  en  vertu  de  ces  fausses  apparences  de 
généralisation  ;  et  notre  raison,  d'accord 
avec  la  conscience,  nous  assure  que  c'est  l'in- 
stinct qui  nous  dirige 

Objection.  —  Voyez  l'acte  de  la  pensée 
dans  l'enfant.  A  peine  a-t-il  appris  le  mol 
ur6ir€  et  sa  signification,  qu'on  le  voit  aus- 
sitôt généraliser  ce  mot  et  le  répéter  en  pré- 
sence de  tous  les  arbres  qu'il  rencontre.  D'où 
vient  à  l'i-nfant  cette  lacilit<S  de  généralisa- 
tion, si  elle  n'est  pas  le  résultat  d'une  faculté 
spéciale  qui  agit  par  elle-même  et  indépen- 
damment de  la  parole? 

Réponse.  —  11  suffit  de  confondre  deux 
objets  pour  leur  donner  le  même  nom.  Quand 
l'enfant,  après  avoir  appliqué  le  nom  d'ar- 
bre à  un  pommier,  l'emploie  ensuite  pour 
désigner  un  poirier  ou  un  cerisier,  il  n'a  pas, 
pour  cela,  l'idée  générale  d'arbre;  mais,  en 
raison  de  la  ressemblance  des  deux  objets,  le 
second  réveille  vivement  le  souvenir  du  pre- 
mier, et  le  souvenir  du  premier  appelle  à  sa 
suite  le  nom  qui  y  est  associé  (114).  D'ail- 
leurs, longtemps  avant  d'articuler  des  sons 
et  de  les  employer  extérieurement  comme 
signes,  l'enfont  en  retient  un  certain  nombre 
gravés  dans  son  esprit.  Quand  il  commence  à 
se  faire  entendre,  il  possède  déjà,  depuis 
plusieurs  mois,  quelques  éléments  de  la 
parole.  Les  longs  efforts  qu'il  fait  pour  arti- 
culer les  sons  prouvent  assez  que  ces  sons 
ont  déjà  pour  lui  un  caractère  significatif  tt 
qu'il  en  connaît  l'usage.  Or  cette  parole 
intérieure,  dont  il  ne  pouvait  encore  se  ser- 
vir pour  communiquer  sa  pensée,  en  secon- 
dait en  lui  les  progrès  et  préparait  l'œuvre 
que  vous  regardez  à  tort  comme  immé- 
diate (115). 

Objection.  —  Un  homme  privé  du  langage, 
un  sourd-muet,  par  exemple,  distingue  dans 
un  morceau  de  cire,  qui  prend  entre  ses  mains 
des  formes  diverses,  l'identité  de  la  substance 
et  la  variété  des  modifications  ;  il  a  donc  l'idée 
générale  de  la  substance  et  du  mode. 

Réponse.  —  Ce  raisonnement  n'est  qu'une 

Kétition  de  principe.  Si  cet  homme  n'a  d'a- 
ord  qu'une   idée  individuelle  du  morceau 
de  cire  qu'il  tient  dans  sa  main,  il  ne  conçoit 

emharrasseni  si  fort  les  grammairiens.  >  (Dugali»- 
Stewakt,  Eléments,  elc,  l.  II,  p.  363.) 

<  L'enfanl  penl  bien,  à  la  vérité,  donner  le  nom 
de  père  à  un  individu  semblable  à  la  personne  qu'où 
lui  a  appris  à  appeler  ainsi,  mais  c'est  par  erienr 
cl  non  par  dessein;  c'est  parce  qu'il  conlond  les 
deux  personnes  en  une,  cl  non  parce  (|u'il  pcrçoii 
nue  ressemblance  entre  «dles,  lout  en  les  connais- 
sant différentes.  »  (D'  Wdliaui  Macee.  Discours  et 
dissertaliom,  etc.,  l.  Il,  p.  05,  etc.,  3'  édil.  ) 

«  A  vrai  dire,  il  n'y  a  là  ni  généralité,  ni  indi- 
vidualité; il  n'y  faut  voir  <jue  la  maiière  première 
el  commune  dont  plus  lard,  en  la  soumeltanl  à  des 
conditions  diverses,  nous  formerons  et  le  général 
el  l'individuel.»  (Charma,  Hssai/ar  le  laïuj.  p.  ÎIG.) 

13 


395 


LAN 


DICTIONXAIRE  DK  PIIILOSOPIIIK. 


LaX 


3»6 


pas  la  division  des  modes  de  la  cire  en  deux 
classes,  dont  lune  renfermerait  des  qualités 
essentielles,  l'autre  de  simples  accidents.  Tous 
;  les  modes  d'une  substance,  quand  on  la  con- 
sidère dans  son  individualité,  sont  essentiels. 
Qu'un  seul  de  ces  modes  vienne  à  changer, 
la  substance  cesse  évidemmenld'ôtrc  la  môme. 
Prétendre  que,  pour  l'homme  dont  on  parle, 
la  substance  de  la  cire  n'a  pas  changé  en 
changeant  de  forme,  c'est  supposer  qu'il  n'a- 
v^iit  pas  compris  la  forme  dans  son  idée  de 
la  cire  ;  c'est  lui  prêtera  l'avance  une  notion 
abstraite  et  générale,  sans  s'expliquer  d'où 
elle  peut  lui  être  venue. 

Objection.  — M.  Charma  :  «  A  chaque  ins- 
tant, le  mot  que  mon  idée  appelle  lui  échappe  ; 
l'idée  est  là  qui  attend  son  symbole  ;  ce  sym- 
bole ne  lui  est  donc  pas  indissolublement 
uni.  »  {Essaisur  le  langage,  p.  134.  —  C'est  un 
des  rationalistes  éclecti(jues  (]ui  soutiennent 
l'invention    humaine   du    langage.) 

M.  l'abbé  Maret  :  «  L'homme  a  souvent  des 
id^es  dont  il  n'a  pas,  dont  il  cherche  l'ex- 
pression. Il  a  donc  des  idées  sans  mois.  » 
(Philosoplûe  et  religion,  p.  331.  —  Voy.  la 
note  VIII,  à  la  fin  du  volume. )J 

Le  P.  Chastel  :  «  Il  arrive  à  tout  homme  d'a- 
voir une  conception,  une  idée  claire,  précise 
et  fortement  sentie,  et  de  chercher  une  ex- 
pression qui  lui  convient  (116).  » 

Réponse .  —  «  Ceci  repose  sur  une  confu- 
sion. Sans  doute  avant  le  mol  propre  on  peut 
avoir  l'idée  vague  ;  mais  c'est  au  moyen  d'au- 
tres mots,  d'expressions  générales  qui  sont 
au  mot  propre  ce  que  l'idée  vague  est  à  l'idée 


l)récise,  de  sorte  que  le  rap{)ort  entre  lo  mol 
et  l'idée  se  soutient  constamment.  Posé  ce 
principe,  tout  s'enchaîne  parfaitement.  L'idée 
ne  s'acquiert  et  ne  se  rappelle  qu'au  moyen 
du  mot,  parce  que,  dans  l'état  présent  de 
l'existence  humaine,  il  y  a  inie  liaison  aussi 
intime  entre  la  pensée  et  le  langage  qu'entni 
l'âme  et  le  corps.  Rien  ne  m'(;mpùche  donc 
de  chercher  une  idée  dont  je  n'ai  aucune 
connaissance  ;  il  suffît  pour  cela  que  j'en 
sente  non  la  présence,  comme  on  le  dil,  mais 
l'absence.  Cette  absence,  je  la  sens  })ar  d'au- 
tres idées  qui  ont  ra[>portàcellequejecl)erchc 
et  qui  m'y  conduisent,  parce  qu'elles  ne  sa- 
tisfont pas  mon  esprit,  et  l'excitent  par  là 
même  à  pousser  au  delà  son  activité.  On  a 
donc,  si  l'on  veut,  une  notion  négative  de 
l'idée  qu'on  recherche  ;  celte  notion  né- 
gative se  forme  des  idées  voisines,  grâce 
auxquelles  on  fait  pour  ainsi  dire  le  tour  de 
celle  qu'on  ignore  ;  on  voit  ainsi  le  nœud 
avant  le  dénoûmenl,  le  problème  avant  la 
solution,  et  on  ne  possède  cette  notion  néga- 
tive qu'au  moyen  de  mots  qui  y  sont  pro- 
portionnés, de  pe'rjp/irascs,  car  ce  mot  cxpli' 
que  tout.  C'est  précisément  ce  que  M.  de  Ro- 
nald, dans  le  passage  incriminé  (117),  entend 
par  ce  qui  précède  et  ce  qui  doit  suivre  ;  c'est 
le  texte  idéal.  Voilà  ces  caractères  distinctifs, 
cette  connaissance  antérieure  qui  sert  do 
terme  de  comparaison  dans  la  recherche  de 
l'idée  et  du  mol;  car,  encore  une  fois,  il  n'y 
a  pas  de  recherche  du  mot  seul  ni  de  l'idée 
seule;  ce  qui  est  réel,  c'est  qu'à  laide  de 
l'idée  négative  et  des  expressions  qui  y  cor- 
respondent, l'esprit  trouve  l'idée  précise,  en 


(H6)  De  la  valeur  de  la  raison,  |».  lOI.  — 
M.  l'abbé  Bensa  {Le  vrai  point  de  la  quesiiou  entre 
tradrlionulistes  et  seiiti-rationnUtles,  p.  24)  el  le 
P.  Venlura  (Les  semi-péluçiieui  de  la  jjhilosoiiltie, 
p.  245)  ont  cru  devoir  relever  une  noie  île  la 
page  105  du  livre  du  V.  Cliaslel  {De  ta  valeur  de  la 
raison)  dans  Liquelie  le  grave  pliilosO|)lie  s'esl 
ninusé  à  btoôer  avec  une  licence  peu  conuiiuiie 
une  anecdote  qu'il  lonail  de  nous,  eidonl  il  a  cru 
devoir  égayer  un  niouienl  les  aritlilës  de  sa  cou- 
irovorse.  Vue  Revue  iiniversilaire  s'esl  emparée  de 
ceUe  plaisanterie  du  P.  Chaslel  et  l'a  couronnée 
parce  trait  grotesque  :  <  Le  tradilionaiisine  est  un 
système  qu'une  femme  rélnie  en  dix  mots,  i  En 
lisant  celte  boutade  digne  d'un  écolier  universitaire 
en  gogiielte,  le  P.  Cliasiel  a  dû  s'applaudir  de  son 
originale  invenli(ui,  et  il  aura  sans  doute  trouvé  là 
dedans  une  conipensalion  aux  duretés  que  ladile 
Hevue  ne  lui  ménage  gnère. 

Voici  du  reste  en  quoi  consistait  primitivement 
cetle  anecdote  qui  a  l'ait  tant  de  chemin.  Ku  1853, 
un  soir  que  j'étais  allé  laire  une  visite  à  M.  l'abbé 
Cliassay,  qui  demeurait  alors  chez  M.  de  Lalotir- 
du-Pin,  rue  de  l'Universiié,  à  Paris,  la  conversa  • 
lion  tomba  sur  Je  rôle  du  langage  dans  révolution 
(le  l'inlelligence.  Ce  fut  à  ce  sujet  que  M.  l'abbé 
Cliassay  me  raconta  que  le  soir  précédent,  dans  une 
léunioii  de  personnes  distinguées  et  instruites  dont 
il  faisait  partie,  on  avait  agité  celte  mèuie  ques- 
lion,  qu'on  avait  été  généralement  d'avis  qu'il  y 
avait  impossibilité  de  penser  aux  choses  snprasen- 
«iblcs  sans  les  mots  ;  qu'une  dame  &eule,  plutôt 
dans  le  Lut  d'alimenter  le  débat  que  par  convic- 
tion, avait  exprimé  un  sentiment  opposé,  mais  que 
Il  ayant  pu   l'appuyer  d'aucune  bonne  raibon,  ccl 


incident  n'avait  pas  ou  de  suite.  Tout  le  beau  rsif- 
sonnement  auquel  cette  dame  se  livre  dans  la  noie 
du  P.  Chaslel,  comme  tout  le  dialogue  qui  pré- 
cède, est  une  création  (autastiqiie  de  ringénieux 
auteur.  Du  reste  il  a  clé  assez  mal  inspiré  dans 
cetle  circonstance.  Puisqu'il  se  décidait  à  prêter 
son  sel  et  ses  arguments  à  une  dame  du  faubourg 
Saint-Germain,  il  aurait  été  convenable  de  lui  sup- 
poser un  peu  plus  de  tact  et  de  prudence;  dès  lors 
surtout  qu'il  lui  faisait  parler  philosophie,  tradi- 
tionalisme et  mélaphysiqne,  il  n'aurait  poiiil  dû 
lui  faire  avancer  qu'on' peut  avoir  une  idée  abstraiie 
sans  le  mot  qui  l'exprime,  comme  celle  d'éionne- 
nent,  par  exemple,  qu'il  lui  semble  avoir,  dil-elli', 
sans  le  mol,  au  moment  même  où  elle  le  prononce  ; 
distraction  peu  excusable  qu'aurait  pu  relever  lo 
pins  mince  bachelier  présent,  en  lui  citant  ses  élé- 
ments de  psychologie. 

Lst-il  nécessaire  d'ajouier  que  dans  la  discussion 
qui  eut  lieu  dans  le  salon  de  M.  de  Latour-du-Pin, 
il  ne  fut  nullement  question  de  traditionalisme  ? 

(117)  Voici  ce  passage  incriminé  dont  parle 
M.  liurion  : 

«  Que  cherche  notre  esprit  quand  il  cherche  tine 
pensée?  Le  mot  qui  l'exprime,  et  pas  autre  chose. 
Je  veux  représenler  une  certaine  disposition  de 
l'esprit  dans  la  recherche  de  la  vérilé  :  habileté, 
curiosité,  pénétration,  finesse  se  présentent  à  moi. 
La  pensée  qu'ils  expriment  n'est  pas  celle  que  je 
cherche,  parce  qu'elle  ne  s'accorde  pas  avec  ce  qui 
précède  ei  ce  qui  dotl  suivre  ;  je  les  rejette.  Saga- 
cité, s'ollre  à  mon  esprit.  Ma  pensée  esl  trouvée, 
elle  n'aiiendail  que  sou  expression.  >  {Léyisl.  prim., 
t.  1,  p.  24<>.  —  lieclterclies  philos.,  t.  1 ,  p.  5/4, 
édit.  I82.").i 


007 


L\\ 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


393 


même   temps  que  le  mot  propre  et  par  le 
moyen  du  mot  propre  (118).  » 

Objection.  -—  «  Les  idées  prée:jistent  aux 
mots  danslesprit . . .  Les  idées  sont  indépen- 
dantes des  mots  et  de  la  parole  chez  les  en- 


l'onfant  se  donnera  lui-même  l'idée  par  sa 
propre  activité  indépendamment  du  signe  ; 
cela  est  au-dessus  de  ses  forces  ;  nous  avons 
démontré,  dans  les  paragraphes  précédents, 
"impossibilité  de  former  et  de  conserver  les 


fants  eux-mêmes.  »  (M.  l'abbé  Maret,  Philo-     idées   abstraites,    générales  et  universelles, 


Sophie  et  religion,  t.  1,  p.  332  et  passim^ 
Le  P.  Chastel,  De  la  valeur  de  la  raison, 
p.  98,  231  et  passim.  —  Voy.  la  note  IX  à  la  fin 
de  \x>lume.)  «  On  peut  croire  qu'il  n'est 
jx»int  d'objet  auquel  il  ne  soit  possible  de 
penser,  sans  penser  en  même  temps  au  nom 
qu'il  porte  dans  nos  langues  (119).  » 


sans  le  signe  qui  les  détermine  et  les  fixe  dans 
l'esprit. 

«  Privées  de  signes,  ces  idées  (les  idées  abs- 
traites, générales  et  universelles  absolues)  ne 
se  dégageront  et  ne  s'éclairciront  jamais. 
L'induction  et  la  déduction,  qui  les  suppo- 
sent, seront  impossibles  ;  la  réilexiun  demeu- 


Réponse.  —  Admettre  que  l'enfant  aurait  rera  frappée  de  paralysie.  La  science,  fille  de 
l'idée,  l'idée  pure,  suprasensibie,  avant  le  si-  la  réfiexion,  ne  pourra  naître,  car  elle  s'appuie 
gne,  c'est  admettre  ou  qu'il  se  serait  fait  l'idée  sur  les  idées  absolues  et  n'admet  (lue  des 
par  sa  propre  activité  indépendamment  du  idées  générales.  Et  voilà  l'état  où  l'absenco 
signe,  ou  qu'on  la  lui  aurait  donnée  sans  lui  des  signes  analyticjues  réduirait  l'intelli- 
donner  en  même  temps  le  signe.  {Or  ni  l'un     gence  (120)  !  » 

ni  l'autre  n'est  possible.  D'abord  on  n'a  pu  Puisque  l'idée  précède,  dit-on,  nécessaire- 
Uii  donner  l'idée  sans  lui  donner  en  même  ment  le  mot,  crée  le  mot,  existe  indépendante 
temps  le  signe  ;  cela  est  évident,  puisqu'on     du  mot,  n'est-il  pas  étrange  que  l'homme  ne 

puisse  penser  abstraitement,  réfléchir,  obser- 
ver, comparer,  jug.-r,  raisonner,  sans  les  mots? 

liiTc  naisseiil  on  hii  siimiliancmenl  el  à  la  môme 
occasion.  »  Il  esl  possible  aussi  que  ce  ne  soil  rien 
de  loul  cela  el  (pie  les  choses  se  passent  loul  an- 
iremenl.  Que  devienl  l'arginncni  de  la  page  253 
considéré  du  point  de  vue  de  la  page  17?...  lelum 
imbelle  sine  ictu.  Nous  disons,  nous,  que  l'enfant  ne 
recevra  pas  Cidée  abstraite,  générale,  du  seul  spec- 
tacle des  clioses  sensibles.  L'enfant  voit  un  clieval 
blanc,  un  mur  blanc,  nu  drapeau  blanc,  une  série 
aussi  longue  que  vous  voudiez  ii'objets  blancs  ;  il 
ne  voit  cl  ne  perU  voir  que  des  individus  blancs, 
parce  que  le  mode  reste  pour  lui  engage  dans  la 
substance,  et  que  faute  d'un  signe,  le  blanc,  la  blau- 
cheur,  il  ne  peut  l'en  dégager  vour  l'absu-aire  et  lo 
généraliser.  It  n'aura  donc  pas  l'idée  al)straile,  gé- 
nérale, de  blancUeur,  parce  (|U  ;  la  blancheur  en  gé- 
néral  n'existe  nulle  part  que  dans  le  signe,  expres- 
sion d'un  point  de  vue  commun,  d'un  mode  siibs- 
lantifié,  persounilié,  en  quelque  sorie,  el  consi.léré 
indépendamment  de  tout  objet  blanc  ilélerminé.  c  II 
est  évident,  dit  M.  Thurot,  que  ce  n'est  qu'à  l'aide 
des  signes  que  nous  avons  des  idérs  ou  générales 
ou  abstraites;  que  même  elles  ne  sont  telles  qu'aii- 
lani  que  nous  les  considéioiis  dans  les  signes  qui 
nous  les  représentent;  qu'eiilin  ce  ne  sont  p;is  vë 
ritableineni  les  idées  qui  sont  générales  ,  niais  qu'il 
n'y  a  que  les  signes,  c'est-à-dire,  ici,  It-s  mots,  qui 
soient  généraux,  p.irce  que  les  mêmes  mots  peu- 
venl,  en  elfel,  s'appliquer  à  une  inliniic  d'objets 
léelleinenl  dillerr-nis.  >  {De  Centendemenl  el  de  la 
raison,  t.  I",  p.  173.)  Le  mot  blancheur,  par  exem- 
ple, peiii  s'appliquer  à  tons  les  olijeis  blancs,  quel- 
(jue  tlinéieiiis  qu'ils  soient  ir;iill.;iirs. 

«  Supposons,  dit  un  autre  auteur,  que  nous 
n'ayons  aucun  signe,  aucun  moi,  pour  indiquer  les 
qualités  dos  choses,  p;ir  exempi,;  la  couleur  bleue  : 
nous  ne  pourrons  penser  à  cette  couleur  qu'à  la 
condition  de  nous  représenter  un  corps  bleu  déu-r- 
niiiié  que  nous  aurons  vu,  ei,  si  nous  en  avons  vu 
plusieurs,  nous  ne  pourrons  penser  à  la  coul.ui 
1)1' ue,  en  général,  qu'eu  parcourant  pyr  riiiiagiii;i- 
i.on  ces  dilfereiits  corps  ;  car  l'idée  de  leur  res- 
semblance ne  sera  pas  d'une  f.icile  lonnalion,  pré- 
cisément parce  qu'on  manquera  du  mot  ressent- 
blat\re  ;  ensuite  on  parviendrait  à  la  lornier,  (iiie,  si 
l'on  manque  de  signes  pour  la  fixer,  ['usage  abs- 
liait  en  iieviciu  impossiub-.  >  (Tissot,  Anthropolo- 
gie spéculative  générale,  t.  l,  p.  2(j7.)  Tout  ceci  esl 
ciémciitaire. 


ne  peut  communiquer  avec  lui  que  par  un 
langage  quelconque.  On  ne  peut  pas  dire  que 

(118)  \'oy.  la  réponse  que  M.  l'abbé  lierion  a  faite 
à  M.  de  Clialembert  dans  sou  Essai  pliilosoph.  sur 
Itt  droits  de  la  raison,  p.  194. 

(119)  Le  P.  Chastel,  op.  cit.,  p.  104.  —  Voici 
comment  le  P.  Chastel  essaye  de  prouver  son  asser- 
tion. «  Lorsque  vous  vous  représentez  l'élerniié 
comme  une  durée  dont  vous  n'apercevez  ni  le  com- 
niencemeni  ni  la  fin,  rimmensiié  comme  une  éien- 
diie  sans  limites,  la  justice  inliiiic  bt  l'infinie  mi>é- 
ricorile  sons  les  traits  d'un  visage  iinplacalde  ou 
plein  de  mansuétude,  est-ce  que  vous  pensez  alors 
aux  mots  latins  ou  français,  aux  termes  qui  vous 
ont  peut-être  appris  ces  choses?  »  Le  P,  Chastel  au 
lieu  de  penser  avec  le  mot  peut  penser  ave<;  sa  dé- 
/iniiion  ;  tout  le  monde  est  de  cette  force;  une  du- 
rée dont  on  n'aperçuil  ni  le  commencement  ni  la 
lin,  «'est  l'élerniié. 

(120)  M.  Aug.  Thiel,  professeur  de  pbilosopliie 
au  collège  royal  de  Metz,  Programme  d'un  cours 
élémentaire  de  philosophie,  n*  partie,  p.  97. 

<  Tant  que  l'homme  n'a  pas  l'usage  de  quelques 
signes  d'institution  ou  d'un  langage  artificiel  (|uel- 
conque,  toutes  les  perceptions  «ju'it  peut  avoir  à 
l'occasion  des  objets  restent  conlomiues  ou  coiis- 
lammeiit  unies  avec  ces  objets  ;  en  sorte  que,  mai- 
gré  la  laculié  qu'il  a  de  ne  les  recevoir  qu'une  à  une 
par  les  organes  de  ses  sens,  il  ne  peut  jamais  dé- 
composer ou  analyser,  dans  le  sens  ordinaire  de  ce 
mot,  c'est-à-dire,  ici,  faire  aucune  abstraction.  Mais 
du  moment  où  il  aperçoit  ces  mêmes  perceptions 
ilans  un  signe  qiielcoiii|ue,  il  les  sépare,  par  sa 
pensée,  de  l'oljjet  ampiel  il  était  accoiilumé  à  les 
joindre,  parce  qu'alors  it  les  en  voit  réellement  sé- 
parées, dans  le  signe  (|ui  les  lui  représente.  »  (Tiiu- 
iuiT,  De  renlendement  et  delà  raison,  t.  1,  p.  164.) 
Il  y  a  uiianimué  d'opinion  sur  ce  point  entre  tous 
les  pliilosopiies.  Mous  devons  cependant  eu  excep- 
ter te  P.  Chastel,  qui  soutient  que  l'enlant  peut  re- 
cevoir l'idée  abstraite,  générale,  du  seul  spectacle 
des  choses  sensibles  et  de  ses  propres  sensations,  in- 
dépendamment du  signe.  (Ue  la  valeur  de  la  rai- 
son, p.  229«-253.)  En  cet  endroit  de  sou  livrt,  il  en 
fait  un  argument  qu'il  croit  un  coup  mortel  pour  la 
théorie  qu'il  combat,  il  esl  vrai  qu'à  la  page  17  du 
même  livre,  l'argument  se  léiluit  à  une  simple  pos- 
sibilité :  <  il  est  possible  qu'il  (l'enfani)  commence 
à  penser  en  recevant  de  la  sensalion  l'idée  particu- 
lière et  en  s'élevanl  de  là  aux  idées  générales;  il 
est  possible  que  l'idce  générale  el  l'idée  particu- 


399 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  PIlILOSOnilK. 


LAN 


m 


V<nm]vio[,  lorsqu'il  pcnso,  ik^  prend -il  pas, 
lie  laisse-t-il  pas,  indiH\;ri.'iiiQft;nl,  les  mots  ? 
On  ne  dira  pas  quo  cela  vient  de  l'IiabVude 
(|u'il  a  contractée  de  ne  penser  qu'au  moyen 
du  langage,  car  on  conviendra  bien  sans 
doute  que  ce  doit  être  aussi  une  habitude  de 
l'esprit  que  l'idée  i)récède  le  mot,  puisque 
c'est,  dit-on,  une  nécessité  qu'il  en  soit  ainsi. 
Et  puis  le  sourd-muet  est  là,  lequel  n'a  point 
du  tout  l'habitude  de  penser  au  moyen  de  la 
parole.  Loin  de  lui  servir,  le  langage  ne  de- 
vrait-il pas  contrarier,  embarrasser,  surchar- 
ger notre  esiirit  ?  Si  c'est  le  contraire  qui 
arrive,  n'est-ce  |)oint  parce  que  la  pensée  abs- 
traite, la  réflexion,  la  comparaison,  le  juge- 
ment, le  raisonnement,  constituent  un  ait. 
dont  le  langage  est  l'instrument  nécessaire  ? 

Il  faut  convenir  qu'il  y  a  bien  peu  de  phi- 
losophie à  supposer  et  à  soutenir  que  la  pen- 
sée peut  exister  réellement  dans  l'esprit  in- 
dépendamment do  la  parole,  lorsqu'on  voit 
toutes  les  pensées  se  communiquer,  se  trans- 
mettre et  se  recevoir  par  le  moyen  du  lan- 
gage ou  des  signes  sensibles  qui  le  traduisent. 

On  ne  réfléchit  pas  assez  à  la  nature,  au 
rôle  du  langage.  Qu'exprime-t-il  sinon  des 
modalités,  des  abstractions,  des  généralisa- 
lions,  des  relations  ou  rapports  pris  entre  les 
objets  soit  du  monde  physique,  soit  du  monde 
intellectuel  et  moral.  Or,  ces  relations  innom- 
brables, exprimées  par  le  langage,  ne  corres- 
pondent à  aucune  réalité  qui  soit  exclusive- 
ment leur  objet;  elles  ne  sont  que  des  points 
de  vue  sous  lesquels  l'intelligence  considère 
plusieurs  choses  k  la  fois  :  elles  ont  hors  de 
nous  une  occasion,  un  fondentient,  elles  n'ont 
pas  d'objet  proprement  dit.  Que  seraient-elles 
donc  dans  l'esprit  sans  le  signe  qui  les  sup- 
porte ?  Ce  que  serait  l'algèbre  pour  le  mathé- 
maticien sans  les  caractères  algébriques. 

Pour  convertir  des  impressions  diverses  et 
séparées  en  une  impression  unique,  il  faut 
que  l'activité  intervienne  et  qu'elle  constitue 
l'unité.  Cela  se  conçoit  comme  d'autant  plus 
nécessaire  ou  plus  démontré,  que  l'acte  seul 
est  un  et  simultané,  et,  par  suite,  seul  ca- 
pable de  produire  le  phénomène  d'unification 

(121)  Les  adjeclifs  et  les  noms  abslraits  de  rap'j 
ports  seinltleni  préier  aux  objets  des  caraclères 
qui  n'appariieniieiit  à  aucun  d'eux  pris  isoiénienl  ; 
ainsi,  Végalilé  de  deux  choses  n'est  ni  à  celle-ci  ni 
à  celle-là;  elle  esi  entre  les  deux.  Il  en  est  de  niôuie 
des  adjeclifs  de  nombre  ;  trois,  par  exemple,  ex- 
prime, non  pas  une  rjuanlilé  propre  à  ciiacun  des 
iibjels  comptés,  car  cii:M|iie  objet  est  un,  mais  ce 
qui  résulte  pour  eux  de  leur  union. 

(122)  A  ridée,  à  la  vue  simple  et  abstraite  de  la 
ilillérence  entre  A  et  B,  ne  répond  pas  un  être , 
un  objet  spécial,  qui  soit  la  différence  entre  Tobjei 
A  et  l'objet  \i,  et  par  conséquent  un  troisième  ob- 
jet. Car  il  s'ensuivrait  que,  comme  cet  objet  serait 
lui-même  diiléreul  des  deux  autres  ,  il  faudrait  in- 
tercaler entre  lui  et  chacun  des  deux  un  nouvel  ob- 
jet-diQerence,  et  ainsi  indériniment,  ce  qui  est  ab- 
^u^de.  Par  la  même  raison,  à  l'idée  de  ressem- 
blance entre  deux  objets  ne  répond  pas  un  troi- 
sième objet  réel,  distinct  des  deux  autres,  et  qui 
soit  leur  ressemblance,  mais  seulement  une  qualité 
commune,  qui  est,  dans  chaque  objet ,  indivisible- 
monl  unie  à  chaque  objet,  .\insi  rhumanité  n'existe 
4UC  dans  les  individus  el  par  les  individus  hommes  ; 


dont  il  s'agit.  Mais  comment  l'acte  unifiant 
aura-t-il  lieu  ?  Il  n'aura  lieu  que  par  sa 
transformation  en  un  signe  que  la  mémoire 
|)uisse  garder.  Sans  le  signe  pas  d'unification. 
L'enfant  verra,  |)ar  exemple,  deux  bâtons, 
vingt  bâtons,  un  nombre  indéterminé  de  bâ- 
tons d'égale  longueur  ;  c'est  une  multiple 
sensation  :  mais  il  faut  faire  sortir  de  cette 
multiple  sensation  l'unité  de  rapport  qui 
existe  entre  ces  sensations  ;  celte  unité  se 
constitue  par  le  signe  <^galiié  qui  se  traduit 
ainsi  pour  l'enfant  :  Toutes  les  fois  que  deux 
ou  un  plus  grand  nombre  de  bâtons  sont 
ainsi  de  même  longueur,  cela  s'appelle  éga- 
lité (121) .  L'idée  est  donc  l'ellet  d'un  acte  de 
l'esprit  donnant  à  des  impressions  cérébrales 
multiples  et  diverses  la  valeur  de  l'unité  au 
moyen  du  signe  qui  unifie,  en  le  nommant, 
un  groupe  doané  d'impressions. 

Toute  idée  relative  ou  toute  relation  est 
produite  par  la  comparaison,  ou  suppose  au 
moins  la  conception  de  deux  objets  réels. 
Soient,  par  exemple,  A  et  B ,  deux  objets 
dont  j'ai  les  idées  et  que  je  compare:  j'ac- 
quiers une  troisième  idée,  C,  qui  est  le  raii- 
port  perçu  entre  les  premières  :  on  demande 
où  est  l'objet  de  l'idée  C?  Est-il  dans  A  ex- 
clusivement? Non,  sans  doute;  car  s'il  était 
dans  A  tout  seul,  l'attention  suffirait  pour  l'y 
découvrir  :  il  serait  inutile  de  rapprocher 
entre  eux  A  et  B  et  de  les  comparer.  On  ferait 
voir  par  une  raison  semblable  que  C  ne  peut 
être  exclusivement  contenu  dans  B.  Soutien- 
dra-t-on  que  C  est  une  réalité  complexe,  qui 
se  partage  entre  A  et  B,  ou  un  troisième  ob- 
jet, qui  consiste  dans  la  réunion  des  deux 
autres  ?  Mais  l'hypothèse  d'une  réalité  qui  se 
partage  et  qui  n'est  entière  dans  aucun  objet, 
est  trop  absurde  pour  qu'il  soit  nécessaire 
de  s'y  arrêter.  Quant  à  la  réunion  de  A  et  de 
B,  elle  n'est  ici  qu'une  juxtaposition,  qui  ne 
peut  créer  aucune  réalité  distincte  des  deux 
objets  réunis.  Les  relations  ne  correspondent 
donc  à  aucune  réalité,  qui  soit  exclusivement 
leur  objet.  Le  raisonnement  que  nous  venons 
de  faire  est  d'une  exactitude  mathéma- 
tique (122). 

mais  en  retour,  les  individus  ne  se  ressemblent  el 
ne  forment  un  genre  que  par  runité  de  riiumaniié, 
de  ce  caractère  commun  <|ui  est  en  chacun  d'eux, 
el  qui,  abstrait  et  considéré  isolément  par  Têtre 
intelligent,  devient  l'objet  de  l'idée  générale.'  Voici 
donc  la  réponse  à  faire  à  la  troisième  question  du 
problème  de  Porphyre  :  Les  genres  sont-ils  séparés 
des  objets  sensibles  ou  en  font-ils  partie?  Distincts 
oui,  niais  non  séparés  :  séparabies  peut-être,  mais 
non  dans  les  limites  de  ce  monde  et  de  la  réalité 
actuelle. 

11  en  est  des  lois  comme  des  genres,  puisque, 
comme  les  genres,  elles  sont  l'objet  des  perceptions 
générales.  En  effet,  la  perct-plion  d'une  loi,  c'est  la 
perception  d'une  ou  de  plusieurs  circonstances  né- 
cessaires à  la  production  d'un  fait;  c'est  la  percep- 
tion de  la  manière  constante  et  générale  dont  un 
fait  a  lieu.  Et  cette  manière  générale,  cette  condi- 
tion générale,  n'est  pas  un  objet  général,  un  être 
général  qui  existe  en  dehors  des  faits  qu'il  accom- 
pagne el  dans  lesquels  il  a.  été  perçu,  el  réponde 
ainsi  isolé  à  l'idée  générale  isolée  :  exemple  :  La 
vUeste  croit  comme  le  carré  det  temps. 

Enlin  il  en  est  des  lois  que  donne  la  généralisa- 


401 


LAN 


Maintenant  voici  les  dinicultés  qui  se  pré- 
sentent pour  Ihonime  ou  pour  l'enlanl  dé- 
pourvu du  signe. 

1"  Etant  données  plusieurs  idées  indivi- 
duelles non  iiummées,  étalilir  entre  elles  une 
comparaison  qui  permette  de  distinguer  ce 
qu'elles  ont  de  semblable  et  de  différent(123), 
ressemblances  et  différences  qui  sont  autant 
de  modes  également  non  nommés.  Première 
difficulté,  et  elle  est  grande  ou  plutôt  invin- 
cible sans  les  signes  ;  car  il  s'agit  de  retenir 
en  mémo  temps  sous  le  regard  de  l'attention 
j^lusieurs  substances  et  ]ilusieurs  modes,  puis 
d'isoler,  pour  les  considérer  à  part  (toujours 


PSYCHOLOGIE.  LAN  102 

(rèlre  réellement  abstraite.  Or  une  idée  abs- 
traite, ainsi  que  nous  l'avons  vu  précédem- 
ment, ne  peut  se  lier  à  nos  autres  connais- 
sances sans  perdre  aussitôt  son  caractère  ; 
elle  n'est  abstraite  qu'autant  que  l'elfort  qui 
l'a  créée,  la  Tetient  dans  l'isolement.  Par 
conséquent,  dès  ((ne  l'esprit,  privé  du  secours 
du  signe,  cesserait  d'agir  pour  la  conserver 
présente,  elle  disparaîtrait  sans  retour,  ou 
viendrait  de  nouveau  se  fondre  dans  les  idées 
individuelles  d'où  elle  aurait  été  tirée  (124). 
Si  les  diflicultés  sont  telles  quand  il  s'agit 
d'opérer  sans  le  signe  l'abstraction  et  la  gé- 
néralisation dans  le  domaine  des  choses  sen- 


sans  le  signe),  chaque  mode  particulier  du     sibles,  que  seront-elles  si  vous  vous  transpor- 


sujet  auquel  il  appartient  et  des  autres  qua- 
lités (aussi  non  nommées)  qui  sont  unies  avec 
lui  dans  le  même  sujet.  Or,  «  sans  un  langage 
quelconiiue,  nous  dit  un  habile  logicien  déjà 
cité,  la  comparaison  serait  vaine,  et  ses  ré- 
sultats, sans  nom,  confus  et  fugitifs,  se  suc- 
céderaient en  nous  sans  y  laisser  aucune 
trace.  (DuvAL-JoLVE,  Traité  de  logique,  p.  204.) 
2'  Après  avoir  fait  cette  abstraction,  con- 
trariée h  la  fois  par  les  objets  dans  lesquels 
les  modes  divers  restent  engagés,  et  par  la 


tez  au  milieu  des  phénomènes  qui  s'accom- 
l)iissent  au  sein  du  moi,  dans  le  monde  des 
idées  pures,  si  vous  entreprenez  d'étudier  les 
facultés  et  les  affections  de  l'âme,  les  opéra- 
tions de  l'esprit,  nos  rapports  moraux  avec 
Dieu  et  avec  nos  semblables  (125)  ? 

M.  l'abbé  Maret  dit  quelciue  part  :  «  La 
perception  du  monde  sensible,  la  connais- 
sance qui  s'acquieit  à  l'occasion  des  sensa- 
tions, serait  bien  vague,  bien  fugitive,  bien 
stérile,  si  nous  n'avions  pas   le  pouvoir  do 


nature  de  la  pensée  qui,  dépourvue  du  signe,  donner  un  nom  à  chaque  objet  de  la  nature.  » 
voit  toujours  les  modes  engagés  dans  les  sub-  {Philosophie  et  religion,  p. '2.1^.)  Si  la  con- 
stances comparées,  il  faudrait  concentrer  ex- 
clusivement l'attention  sur  les  ressemblances 
qui  imissent  les  idées  individuelles  que  l'on 
considère,  el  se  placer  par  ce  moyen  sous  un 
point  de  vue  à  la  fois  partiel  el  commun  : 
partiel,  puisqu'il  exclut  les  ditférences;  com- 
mun, puisqu'il  se  retrouve  également  dans 
toutes  les  idées  ou  dans  tous  les  objets  com- 
parés. Deuxième  didiculté  véritablement  in- 
surmontable, car  ce  point  de  vue  est  une 
idée  générale  sur  laquelle  la  mémoire  ne  peut 
av(nr  aucune  prise  sans  le  langage.  L'idée 
générale  en  effet  n'existe  qu'à    la   condition 

saiion  absolue  comme  ilcà  lois  que  donne  l:i  ;;ciié- 
rnlisatioii  comparjlive. 

(125)  Des  oltjt'is  dont  01)  ne  saisirait  pas  les  dif- 
férences se  confondraient  dans  Pespril. 

(lii)  f  Tonte  idée  générale  est  porenu-nt  inlt-l- 
Icc.liieile  ;  pour  peu  que  rinia<{inMlioii  s'en  nièli*,  Pi- 
dée  devieni  aussitôt  particulière.  Essayez  de  vous 
tracer  l'image 


d'nn  arhre  eu  génénd,  vous  n'en 
viendrez  jamais  à  bout  :  maigre  vous  il  laiidra  le 
voir  petit  ou  ^rand,  rare  ou  touffu,  clair  ou  foncé; 
el  s*i!  dépendait  de  vous  de  n'y  voir  que  ce  qui  se 
trouve  en  tout  arbre,  cette  image  ne  ressemblerait 
plus  à  nu  arbre.  Les  êtres  al)slraits  se  voient  de 
même  <mi  ne  se  conçoivent  que  par  le  discours,  i 
(.).-J,  UoussExu,  Disc,  sur  Coriyine  el  les  fond,  de 
ritiégalité,  etc.) 

(125)  I  Non-seulement,  dit  Reid,  nous  classons 
les  substances,  nous  classons  aussi  les  qualités,  les 
relations,  les  actions,  les  adeclioiis ,  les  passions; 
toutes  clioses,  en  un  mot.  >  {Essai  V,c.  1.) 

(I2G)  Le  P.  Cliastel  n'a  aucune  sympalliie  pour 
cette  opinion.  «  Se  comprend-on,  dil-il,  quand  ou 
se  livre  à  ces  beaux  raisonnements?  Quoi  donc?  y 
aurait-il  dans  l'ànie,  en  attendant  le  mot  ou  le  si- 
gne, une  pensée  vague,  ([ui  ne  semit  déiermince  à 
rien,  jusqu'à  ce  que  le  mol  vienne  l'appliiiuer  a  un 
oiijet  propre?  Mais  (|u'est-clle  donc  cette  pensée 
indéterminée,  celte  pensée  sansol)jet,  ou  celle  pen- 
sée ayant  un  objet  dont  le  caractère,  la  forme  cl 
retendue  restent  ignores?  Comment  ne  voit-on  pas, 
au  contraire,  que  iicccssaircuieiii,  csbeiuiellcnieni, 


naissance  qui  s'acquiert  à  l'occasion  des  sen- 
sations est  stérile  à  ce  point  sans  le  langage, 
que  serait  pour  l'homme,  dépourvu  du  signe, 
le  monde  rationnel  et  suprasensible  ? 

Le  même  écrivain  dit  ailleurs  :  «  11  est 
évident  (|ue  les  mois  et  le  langage  sont  né- 
cessaires h  la  distinction,  à  la  clarté  et  à  la 
persistance  des  idées  ;  qu'ils  aident  à  la  ré- 
llexion  et  en  sont  peut-être  la  condition  essen- 
tielle. Une  idée  sans  expression  serait  vague, 
confuse,  fugitive,  el  laisserait  à  peine  une 
faible  trace  dans  l'esprit  (126).  Tout  le  monde 
convient  (pie  les  mois  sont  nécessaires  aux. 

l'esprit  doit  conn.iîire  el  distinguer  l'objet  de  sa 
pensée,  doit  avoir  présente  la  forme  (b;  sa  pensée, 
avant  de  lui  :ippli(|ucr  le  mot  qu'il  lui  destine?  > 
(Oj).  cil.  p.  98.)  Je  laisse  à  M.  l'abbé  Maret  le  soin 
de  faire  enlemire  r.iison  au  I*.  Cliastel  sur  ce  point, 
s'il  esl  possible. 

Le  P.  Cbasiel  attaque  la  tbéoric  de  M.  de  Bouatd 
et  croit  la  comprendre;  M.  l'abbé  Maret  l'allaque  et 
la  reproduit.  Ces  nouvelles  attaques  de  que!(|ues 
meudjres  du  clergé  contre  l'auteur  de  la  Léyislation 
piimilive  ne  sont  qu'un  éclio  inalbeiireiix  de,  la  cri- 
ti(pie  du  même  auiciu-  faite  avec  lanl  de  légèreié 
par  l'école  éclecti(|ue,  et  eu  particulier  par  MM.  Da- 
miron.  {Essai  sur  ritisioire  de  In  ]iliil.  ,  ari. 
Dii  BoNALD,  et  J.  Simon  {lleiue  des  deux  mondes, 
aoùl  1811.  )  Aucune  de  ces  ciitiqiies  n'a  de  portée, 
parce  qu'aucune  ne  louclic  an  point  principal  et  ne, 
va  au  fond  de  la  question.  M.  de  Cbalambcrl  n'.i 
pas  été  moins  impuissant  dans  ses  articles  publics 
dans  le  Correspondant  (t.  XXIII);  ce  ne  sont  que 
méprises  et  coulradictions.  Voyez-en  la  rél'ulaiion 
dans  l'excellent  livre  de  M.  l'abbé  Berion,  Essai 
))liiloso\)ltique  sur  tes  droits  de  la  raison.  Au  reste, 
M.  de  Bunald,  comme  le  dil  ce  dernier  auteur,  esl 
mieux  vengé  par  les  contradictions  de  ses  adver- 
saires que  par  le  zèle  de  ses  partisans.  La  valeur 
éprouvée  de  ses  écrits  rend  impiiissaiilcs  des  atta- 
ques qui  ne  nuiront  qu'à  leurs  auteurs,  cl  sa  gloire, 
(pii  augmente  tous  les  jours,  nous  lévèlc  eu  lui, 
comme  le  disait  naguère  une  bouche  vénérable,  le 
I  ère  de  la  génération  bien  pensante. 


403 


LAN 


UICTIÛNNAIRE  DE  PIIILOSOPIIIE. 


LAN 


404 


opérations  un  peu  compliquées  de  la  pensée, 
à  la  comparaison,  au  jugement,  au  raisonne- 
ment. »  (Philosophie  et  religion,  p.  332.) 

Il  ajoute  un  peu  plus  loin  :  u  II  n'y  a  pas 
de  vie  intellectuelle,  morale,  sociale,  un  peu 
formée  et  développée,  suffisamment  formée 
et  développée,  pour  que  l'homme  ait  la  con- 
science de  lui-môme  et  de  sa  destinée,  sans 
l'usage  mental  et  extérieur  de  la  parole,  sans 
que  l'homme  se  parle  à  lui-même  et  parle 
aux  autres,  sans  qu'il  pense  sa  parole  et  parle 
sa  pensée  (127).  La  parole,  à  cause  de  la 
double  nature  de  l'homme,  est  nécessaire  à 
la  vie  intellectuelle,  morale  et  sociale.  » 
(Philosophie  et  religion,  p.  133.) 

Le  P.  Chastel  lui-môme  a  été  dans  le  vrai 
sur  la  question,  au  moins  l'e&pace  d'un  quart 
d'heure.  Ecoutez: 

«  Lorsqu'il  s'agit  d'abstraire  les  qualités 
diverses  des  choses,  de  les  considérer  à  part 
et  indépendamment  des  objets  perçus  ;  de 
comparer  ces  objets,  de  recueillir  leurs  res- 
semblances et  leurs  différences,  leurs  innom- 
brables rapports  et  tous  les  phénomènes  de 
cause  et  d'effet  ;  lorsqu'il  s'agit  de  combiner 
à  l'infini  ces  rapports  et  ces  phénomènes  et 
de  former  d'une  manière  quelconque  des 
idées  abstraites,  générales,  insensibles  ;  lors- 
qu'il s'agit  surtout  do  conserver  et  de  fixer 
sous  le  regard  de  l'esprit  des  idées  si  mobiles 
et  si  fugitives  ;  de  les  préciser  et  de  les  classer, 
pour  empêcher  qu  elles  ne  s'effacent ,  ou 
qu'elles  ne  se  confondent  ;  pour  être  en  état 
de  les  rappeler  à  volonté,  de  manière  que 
chacune  d'elles  se  présente  toujours  la  même 

(127)  M.  P;ibbé  Marel  a  éié  plus  lieureiix  que  le 
P.  Cliaslel  ;  il  paraît  avoir  compris  le  célèlire  axiome 
de  M.  de  Donald  :  L'homme  pense  sa  parole  avant  de 
parler  sa  pensée.  Le  P.  Chasii'l,  pour  le  coinpren- 
<!re,  a  fait  trois  efforls,  essayé  trois  coiniiicniaires, 
sans  aucun  succès  :  ter  cecidere  mnnus. 

Le  premier  commenlaiie  le  cDuduil  à  trouver  que 
c'est  à  peu  près  une  vérité  ({  In  Palisse.  Toutefois 
<  el  abontissemenl  Télonne.  i  Nous  aimons  mieux» 
tlil-il,  avouer  que  nous  ne  comprenons  pas.  » 

Le  deuxième  commentaire  le  mène,  non  à  soup- 
çonner que  cet  axionie  est  une  mijilificalion,  mais  à 
•lire  ^/h'i7  esty  pour  Lui  personnellement,  une  énigme 
impénétrable. 

Lnlin  le  troisième  commentaire  lui  fait  découvrir 
dans  le  même  axiome  une  chose  que  les  partisans  du 
fijsième  ne  disent  pas,  ce  dont  il  les  félicite;  mais 
comme  celle  tiécouvertc  n'explique  rien,  leuraxiome, 
iiil-il  une  lioisiè:ne  fuis,  reste  pour  nous  incompré- 
heubi'.ile.  >    [De  la  valeur  de  la  raison,  p.  91,  1)2.) 

Il  est  vrai  que,  six  lignes  après  ce  lucide  com- 
mentaire, le  P.  Cliaslel  cite  quatre  passages  dans 
lesquels  M.  de  Uonald  explique  lui-même  son  axiome 
avec  la  plus  parfaite  clarté.  «  Nous  ne  pouvons  pen- 
ser, dii-il,  s;ius  parler  en  nous-mêmes,  c'est  à-dire 
sans  i.tiaclnr  des  paroles  à  nos  pensées;  vérité 
fondamentale  de  fêtre  social,  que  j'ai  rendue  d'une 
manière  abrégée  lorsque  j'ai  dit  :  que  Cêtre  intelli- 
gent pensait  sa  parole  avant  de  parler  sa  pensée.  * 
(t"s4«j  sur  les  lois  de  l'ordre  social,  p.  250.  —  Du 
Divorce,  80.  —  Léyisl.  prim.  I,  p.  525,  55.  — Prin- 
cipe const.  delà  soc,  p.  38.)  Aprè>  cela,  le  P.  Clias- 
I  lel  n'en  continue  pas  moins  de  douter  que  Vaxiome 
ait  un  sens  réel. 

M.  de  Bonald  a  beau  faire,  il  est  toujours  singu- 
lièiemcnl  apocalypli(iue  pour  le  P.  Cbastcl.  —  Yoy. 
j)lus  bas  §  X. 


et  sous  le  même  aspect  ;  alors  on  sent  de 
quel  secours,  de  quelle  nécessité  sont  les 
mots  et  les  expressions.  Sans  un  signe  parti- 
culier, attaché  à  chaque  idée  pour  la  néier- 
miner  el  la  caractériser,  tout  ce  monde  d'idées 
subtiles,  légères,  indécises,  flotterait  dans 
l'esprit,  tourbillonnerait,  s'évanouirait  comme 
les  atomes  dans  l'espace.  »  {De  la  valeur  d» 
la  raison,  p.  95.) 

Etait-ce  la  [jcine  de  tant  se  fâcher  contre 
les  idées  vagues,  confuses,  fugitives,  indéter- 
minées, avant  le  signe,  pour  en  venir  h  dire 
soi-même  quelque  chose  de  })lus  fort?  Que 
serait  l'homme,  nous  le  demandons,  dans 
l'esprit  duquel,  faute  du  langage,  les  idées 
flotteraient,  tourbillonneraient,  s'évanoui- 
raient comme  des  atomes  dans  V espace  ?  Son 
intelligence  pourrait-elle  se  développer,  sa 
raison  se  former  ?  Etait-ce  la  peine  de  pour- 
suivre à  travers  un  gros  volume  lliomme  de 
génie  qui  a  dit  à  son  siècle  de  si  profondes 
vérités,  qui  a  tiré  tant  d'intelligences  des 
routes  perdues  (128),  pour  aboutir  finalement 
à  la  consécration  de  sa  doctrine  par  un  si 
solennel  aveu? 

Objection.  —  Quoi  que  vous  puissiez  dire, 
vous  êtes  forcé  de  convenir  que  le  mot  ne 
donne  pas,  ne  peut  pas  donner  l'idée,  mais 
que  l'idée  est  attachée  au  mot  par  l'enfant, 
par  l'individu  qui  apprend  à  parler. 

Réponse.  —  v  L'expression  et  l'idée  doivent 
se  développer  simultanément  dans  l'esprit; 
l'une  ne  peut  y  être  que  par  l'autre  et  avec 
l'autre  (129).  »  Tel  est  le  fait  reconnu  par 
toute  la  |)hilosophie  moderne.   L'enfant,  lo 

(128)  Lacordaire,  parlant  de  M.  de  Donald,  Cott" 
sidérations  sur  le  système  philosophique  de  M.  de  la 
iiennuis.  p.  138  :  —  «  Personne  ne  peul  meure  en 
doute  l'élévation,  la  loyauté,  la  noblesse  de  son  ca- 
ractère (lie  51.  de  Donald)  :  le  malbeur  même  et 
r.xil  ii'oni  pu  ébranler  un  instant  son  allacbemeni 
profon.!  à  l'Eglise  el  aux  principes  éternels  de  loule 
soeiéié  :  .ses  liantes  facultés,  ses  méditations,  ses 
éludes,  il  a  tout  consacré  avec  un  admirable  désin- 
lércssen.ent  à  la  défense  de  l'ordre  social;  el  l'on 
peut  dire  sans  exagération  que  sa  vie  entière  n'a 
été  qu'un  long  combat  contre  les  ennemis  de  l'E- 
glise el  de  la  société.  El  pourlani,  voilà  que  des 
rangs  mèuies  de  ses  frères  dans  la  foi  parient  les 
plus  sévères  accusations  et  les  plus  violentes  atta- 
ques contre  lui.  Yoilà  que  dos  cbréiieus,  unissant 
leur  voix  à  celle  du  rationalisme,  poursuivent  la 
mémoire  de  l'illustre  pbilosoplie  par  l'ironie  el  le 
sarcasme,  et  livrent  son  nom  à  la  risée  et  au  mé- 
pris public.  C'esi  même  au  nom  de  la  foi  que  l'on 
lléirii  un  frère,  el  l'on  a  vu  un  écrivain  cailiolique 
accoler  une  prière  avec  l'accusation  la  plus  vio- 
lente, et  invoquer  avec  emphase  les  lumières  de 
l'Esprii  de  Dieu  sur  un  travail  oïl  ses  amis  mômes 
n'ont  pu  voir  ([u'une  mordante  satire.  »  (M.  l'abbé 
LoN.VY,  profess.  de  pliilos,  à  Sainl-Trond  (Belgi- 
q."c)i  Quelques  vues  sur  la  philosophie  de  M.  de  Do- 
nald.)—  Yoy.  aussi  nu  excellent  ouvrage  qui  vient 
de  paraître,  publié  par  le  même  auteur,  ayant  pour 
litre  :  Dissertations  philosophiques.  Paris ,  chez 
Douniol.  —  Voy.  la  noie  X,  à  la  lin  du  volume. 

(129)  Nous  empruntons  ces  paroles  à  la  page  173 
d'un  livre  plein  d'inlérél,  intitulé  :  L'instruction  det 
sourds-mueis  mise  à  la  portée  des  instituteurs  primai- 
res et  des  parents.  Ce  iMémoire,  qui  a  remporté  la 
médaille  d'or  au  concours  de  la  Société  centrale  des 
sourds-mucis  à  Paris,  eu  1853,  osi  du  célèbre  ubbé 


405 


LAN 


rSVCHOLOGIE. 


l.v\ 


406 


iourd-muet,  ne  se  donnont  puint  l'idée  sépa- 
rément du  signe;  ils  reçoivent  l'un  avec  l'au- 
tre. Us  ne  se  donnent  pas  le  signe,  cela  est 
évident.  Us  ne  se  donnent  pas  l'idée  sépa- 
rément du  signe,  car  nous  avons  démontré 


esprit.  Ces  scènes  variées,  cette  suite  d'objets, 
ces  exercices  auxquels  l'enfant  prend  goût, 
n'ont  rien  de  commun  avec  une  idée  abstraite 
ou  générale. 
Mais  qu'une  mère  dise  à  son  enfant  et  lui  ré- 


qu'elle   ne  peut   pas  subsister  dans  l'esprit  pète  toutes  lesfois  qu'il  sort  pour  se  promener: 

sans  le  signe  (130).  A  la  promenade  !  allons  à  la  promenade  !  le 

Va  enfant  qui  sort  tous  les  jours  pour  se  mot  promenade,  dont  l'énoncé  est  suivi  d'un 

promener  avec  sa  mèrea-t-il  l'idée  exprimée  ensemble  d'actes  qu'il  aime,  lui  donne  une 

par  le  mot  promenade  ?  Nous  répondons  qu'il  idée  nouvelle,  l'idée  promenade.  Je  dis  que 

ne  l'a  pas,  1°  avant  que  ce  mot  ait  été  pro-  cette  idée  est  nouvelle.  En  effet,  sortir,  mar- 

noncé  devant  lui  ;   2"  avant  que  l'enfant  ait  cher,  courir,  aller,  venir,  s'amuser  dans   la 

attaché  à  ce  mot  l'idée  qu'il  exprime.  cour,  dans  le  jardin,  constituait  un  ensemble 

Se  promener,  pour  un  enfant,  c'est  sortir,  d'actes  que  l'enfant  ne  pouvait  se  rappeler 

c'est  marcher,  aller  de  côté  et  d'autre,   c'est  que  successivement  et  sous  une  suite  d'ima 


courir,  c'estvoirunesuiled'objels  variés,  jouir 
plus  pleinement  de  l'air  et  delà  lumière,  etc 
L'enfant  sait  ou  plutôt  sent    tout  cela;  il  y 
peut  songer  et  il  y  songe  :  mais  c'est  une  suite 


ges  ;  le  mot  promenade  a  synthétisé  tous  ces 
actes,  tous  ce^  mouvements!  Tous  ces  actes 
successifs  et  divers  sont  maintenant  compris 
sous  un  seul  mot,  la  promenade,  qui  en  formo 


de  mouvements,  c'est  un  tableau,  un  ensemble     comme  le  nœud  et  les  fond  dans  une  parfaite 
d'objets  sensibles  qui  se  représentent  à  son     unité  (131).  Promenade  veut  dire  maintenant, 


Carton,  (lirerlciir  de  l'insliiiilinn  des  Sonrds-Miiets, 
cliiMioiiie  de  la  calhédrale  de  Unigos  et  de  l'égliso 
iiiéiro|toliiaiiie  de  P.iris.  rlievalier  de  l'ordre  d«; 
Léopold,  ineinl)rede  l'Académie  royale  de  Bruxelles 
el  docleiir  en  plidosopliic  cl  lellres  de  lUiiiversilé 
de  Loiivain,  cic. 

(130;  M.  l'abbé  Marol  préseiile  sur  le  sujet  qui 
lions  occupe,  une  liicorie  qu'il  croit  appuyée  sur  un 
fnil  incotiiestab'.e  et  «  qu'on  peut,  dii.il,  délier  (outc 
criiiiine  do  jauiais  ébranler.  C»;  Tait  esl  que  l'enfaiil 
a  d'aboid  des  idées  sans  niols  el  des  mois  sans 
idées;  c'est  que,  dans  l'enfant,  l'iiléi'  piéièle  le 
mol.  >  [Ledre  à  M.  Ubngfis,  dans  la  Ilei-ue  de  Lou- 
rain,  mai  1857.  —  l'Iiiloiopliie  el  religion,  le- 
çon \'y.) 

L'eiijant  a  des  idées  sans  wo(s...  Des  idéi*s-iina- 
ges,  oui;  des  idées  proprentenl  dites,  c'esl-à-ilire 
suprasensibles,  abstraites,  générales,  des  idées  ré- 
flexes, nous  venons  de  démontrer  qu'il  n'a  point, 
qu'il  ne  peut  avoir  sans  b*  signe  de  lelb'S  idées. 

Daun  r^ufinit  fidée  précède  le  mol...  L'idée-image, 
oui  ;  l'idée  génér;de,  jam;tis.  L'enfant  peut  en  effet 
avoir  sans  le  mol  des  idées  sensibles;  mais,  si  l'idée 
générale  précétiait  le  mot  cliei  l'enfani,  le  mol  ne 
serait  pas  néiessaire  à  la  conception  de  l'idée,  qui 
pourrait  ainsi  subsister  dans  l'espril  indépenlain- 
inenl  du  signe.  On  serait  logi(|ueuient  forcé  d'ad- 
nifllreque  l'enfant,  le  sourd-muet,  peuvent  former, 
développer  leur  inlelligencc  sans  le  secours  du  si- 
jjne,  arriver  par  eux-mêmes  à  la  connaissance  pro- 
piemenl  dite  des  vérités  de  l'ordre  inieliccinel,  et 
constiiuer  ainsi  leur  raison  indépendammenl  de 
loul  enseignement  cl  par  leur  propre  lorce  ou  ac- 
tivité persomielle.  Un  fait  d'expérience,  perpéiuel, 
nniversel,  dément  cette  ibéorie.  M.  l'alibé  .Maret  l'a 
compris,  el  il  se  bàle  d'admettre  la  nécessité  de  la 
parole  pour  la  parfaile  clarté,  la  par[inle  dislinclion, 
ta  periisiame  des  idées.  In  lé/lexion.  (Reçue  de 
Louvaiii,  mai  1857,  p.  28?.)  Il  fallait  bien  se  rési- 
gner à  celle  restriction  sous  peine  de  tomber  dans 
l'absurde.  Mais  M.  Maret  i»'a  évité  un  écneil  que 
pour  aller  se  heurter  contre  un  autre.  En  effet,  il 
veut  toujours  des  i  'ées  avant  le  langage,  des  idées, 
il  esl  vrai,  sans  clurié,  sans  di.linciwii,  sans  persis- 
tance, irréfléchies  (ubi  supra).  Qu'est-ce  que  ces 
idées  crépusculaires,  moitié  jour  moitié  nuit,  ces 
êtres  à  formes  indécises,  ces  vagues  fantômes,  sans 
persistance,  qui  passent  el  repassent  dans  la  nuil 
de  rentendeineiii,  où  ils  disparaissent  pour  renaî- 
tre non  moins  insaisissables,  non  moins  vaporeux? 
Tous  ces  avoriements  de  la  pensée  pourront-ils, 
oui  ou  non,  constituer  un  élre  intelbgenl,  raisonna- 
ble, imîépeiidainiuenl  du  langag.>?  b'ils  ue  le  peu- 


vent, roromc  vous  le  reconnaissez,  qnc  gagnez- 
vous  à  celte  évocati(m  d'idées  stériles,  impuissantes 
à  éelore,  et  n'en  faul-il  pas  toujours  'revenir  à  la 
tliéorie  de  rilliistre  auteur  dont  vous  paraissez  vou- 
loir vous  séparer  anjourd'lmi  ?  Celle  lliéorie  dè$ 
lors  ne  subsiste-l-elle  pas  toute  entière,  et  les  mo- 
(liTuaiions  que  vous  prétendez  y  apporter  ne  sont- 
elies  pas  tout  à  fait  illusoires? 

Maintenant,  que  l'activité  de  Tenfanl  ait  sa  pan 
el  concoure  ù  l'acouisiiion  du  langage  et  de  l'id«ii 
qu'il  représente,  qu'il  conslilue,  rien  de  plus  vrai. 
Qui  s'est  jamais  avisé  de  nier  qu'il  y  ail  dans  l'en- 
fani des  facultés,  un  principe  actif?  La  question 
esl  de  savoir  si  ce  principe  actif  peut  par  Ini-méme, 
seul,  cl  indépendainmenl  de  loule  condition  de 
langage,  de  direction  et  d'enseignement,  dévelop- 
per dans  riiomme  l'intelligence  el  former  la  raison. 
S'il  ne  le  peut,  el  il  ne  le  peut,  rien  de  pins  incon- 
leslabie,  que  servent  a  M.  Maret  tontes  ses  idées 
confuses,  irréfléchies,  non  persistantes  [ibid.,  p.  285)» 
qui  resteront  éiernellement  à  cet  étal  d'embryon 
informe,  si  la  parole  ne  vient  leur  donner  la  lu- 
mière et  la  vie? 

(131)  Les  langues  sont 'pleines  de  mots  sembla- 
bles sans  lesquels  les  idées  ne  se  généraliseraient 
jamais  ;  ces  mots  sont  la  synthèse  de  plusieurs 
choses,  qualités  ou  actions,  comme  homme,  ani- 
mal, meuble,  plante,  travail,  el  toute  l'innombrable 
série  des  termes  généraux. 

«  Les  enfants,  ayant  le  plus  grand  intérêt  à  com- 
prendre el  à  être  compris,  déploient  pour  atteindre 
ce  double  bul  tout  ce  qu'ils  oui  d'activité  et  d'iii- 
lelligence;  el  ce  travail  do  comprendre  et  d'êiie 
compris  n'esl  autre  que  celui  de  former  des  no- 
tions abstraites. 

«  Comme  tous  les  mots  d'une  langue,  à  l'excep- 
tion des  noms  propres,  sont  des  termes  généraux,  à 
mesure  que  l'enfimt  acquiert  riiilelligence  de  ces 
termes,  il  acquiert  des  notions  générales...  Il  ap- 
prend la  signilicaliou  du  plus  grand  nombre  de  ces 
lermes,  en  observant  dans  quelles  occasions  ce;ix 
qui  les  enlouraient,  en  faisaient  usage. 

t  Quoi  !  dit  Berkeley,  deux  enfants  ne  pourront 
causer  hochets  el  bonbons,  s'ils  n'ont  rassemblé  c^ 
comparé  d'innombrables  similitudes;  s'ils  n'en  on,t 
extrait,  par  l'abstraction,  des  idées  génératef.  ;  e( 
's'ils  n'ont  attaché  ces  idées  à  tous  les  noms  dotit  il^ 
se  servent  ? 

<  J'en  demande  pardon  à  Berkeley  ;  niais,  quelque 
étrange  que  cel.i  lui  paraisse,  il  est  évident  que 
deux  enfants,  qui  s'enlreiieiineiil  de  liocheis  el  de 
bonbons  el  qui  s'entendent,  altacheiil  le  mémesetis 
aux  termes  généraux  qu'ils  cmploieni,  el  les  coni- 


4C7                   LAN                 DICTIONNAIUE  DE  riIILOSOPlIIE.  LAN                  408 

liourrenfant,  sortir,  uuuchor, courir,  s'amusor  (iiiaiilé  commune  aux  objets  qu'on  y  range, 
librement  au  deliors.  C'est  une  idée  nouvelle  11  faut  donc,  pour  former  un  jugement,  en 
encore  en  ce  sens  qu'elle  est  commune  ou  avoir  acquis  les  éléments  qui  sont  le  sujet 
générale,  et  que  Tidée  promenade  s'applique  (idée  toujours  en  soi  abstraite  ou  générale, 
h  la  promenade  d'aujourd'hui  comme  à  tou-  excepté  quand  il  est  un  nom  projire),  et  l'a/- 
tes  les  promenades  passées,  comme  à  toutes  tribut  ou  prédicat  (autre  idée  générale  ou 
les  promenades  futures;  enfin  elle  est  nou-  universelle).  Mais  l'enfant  peut-il  acquéri-r 
velle  en  ce  sens  qu'elle  embrasse  toutes  les  les  éléments  du  jugement  sans  juger?  Il  le 
promenades  possibles,  c'est-à-dire  qu'elle  est  peut  sans  doute  (132).  Dans  cette  acquisition, 
universelle,  ce  à  quoi  sans  doute  l'enfant  ne  il  est  d'abord  passif;  il  reçoit  l'impression; 
songe  pas  et  ne  songera  peut-être  jamais.  puis  actif  ou  attentif  à  quelque  degré,  il  dis- 
Mais  le  mot  promenade  serait  vainement  cerne;  il  discerne  instinctivement  d'après 
prononcé  devant  l'enfant  si  la  mère,  après  l'effet  produit  en  lui  par  l'impression  ;  le  mot 
l'avoir  prononcé,  ne  faisait  accomplir  à  son  est  prononcé  en  même  temps  que  l'impres- 
enfanl  l'ensemble  des  exercices  qu'il  rappelle  sion  est  éprouvée.  L'objet  qui  a  produit 
et  qui  lui  en  donnent  l'intelligence.  Faites  les  l'impression  est  multiple  dans  sa  nature  ou 
exercices  de  la  promenade  et  ne  prononcez  ses  modes;  l'impression  elle-même  est  fugi- 
jamais  le  mot,  jamais  l'enfant  n'aura  l'idée  tive;  le  mot  au  contraire  est  simple  et  un,  il 
que  ce  mot  exprime  ;  nous  l'avons  prouvé,  a  de  plus  quelque  chose  de  vivant  dans  sa 
Prononcez  le  mot,  mais  n'en  donnez  jamais  modulation,  parce  qu'il  émane  d'un  être  vi- 
la  signification,  en  mettant  l'enfant  en  pré-  vant  qui  lui  communique  de  sa  vie  ;  il  re- 
sence  des  choses,  des  actes,  en  l'accompa-  tentit  donc  au  fond  de  l'âme  comme  un 
gnant  de  gestes  et  autres  signes  naturels,  ou  appel  sympathique;  bientôt  l'enfant,  auquel 
môme  en  l'expliquant  par  la  parole  si  l'enfant  les  circonstances  l'ont  interprété,  le  saisit  et 
])arle  déjà  et  est  suffisamment  développé  pour  y  fixe  l'impression,  l'idée,  l'image,  longtemps 
comprendre  votre  explication  verbale,  et  ja-  même  avant  de  pouvoir  l'articuler  lui-même, 
mais  le  mot  ne  sera  pour  lui  qu'un  vain  son.  Le  signe  devient  quelque  chose  d'extérieup 
Dans  la  réalité  pratique,  la  connaissance  et  de  perceptible  aux  sens,  sur  quoi  l'alten- 
humaine  ne  se  produit  jamais  à  l'état  d'idée  tion  se  porte,  qu'elle  saisit,  qu'elle  retrouve 
pure.  L'idée  pure  n'est  qu'une  abstraction  «i  volonté,  et  qui  toujours  lui  rappelle  l'idée 
psychologique  et  qui  n'est  point  intelligible  en  ou  l'image. 

elle-même,  mais  seulement  dans  le  jugement  Grâce  à  l'expression,  l'esprit  regarde  l'idée 

qui  la  complète  par  l'expression  ou  affirmation  et  la  considère  hors  de  lui,  dans  le  signe,  et 

d'un  attribut.  Quel  que  soit  donc  le  moment  portant  à  diverses  reprises  son  attention  de 

où  l'enfant  connaît,  il  juge,  mais  il  ne  peut  l'idée  sur  le   signe  et  du  signe  sur  l'idée,  il 

juger  sans  avoir  dans  l'esprit  une  notion  sus-  donne  à  celle-ci  la  précision  et  la  fixité  de  ce- 

ceptible  de  devenir  commune  :  car  juger,  lui-là  (133).  C'est  l'idée  réfléchie, 

c'est  ranger  dans  une  certaine  classe  d'objets  Ce  qui  vient  de  l'enfant,  ce  qui  se  produit 

ce  qui  ne  peut  s'opérer  qu'au  moyen  d'une  instinctivement  chez  lui  et  va  s'éclaircissant 

prennenl  par  consci]iiPnl  ;  ils  ont  donc  des  coneep-  oaiil  êlre  révélés  de  Tnn  à  i  autre  de  m.nnière  <pie 
lions  générales.  >  (Keid,  (Essai  V,  c.  6,  p.  "lo'J.)  l'un  d'eux  voil  dans  la  conscience  de  son  adversaire, 
La  vérilé  est  que  les  tnfanls  eniploienl  des  1er-  connue    il    voil  dans   la    sienne   par   le    sens    in- 
nies généraux  pour   exprimer  des  idées  pour  eux  lime? 

d'abord  pariiculiéres  ei  individuelles,  lesquelles  de-  La  pensée,  sous  quelque  point  de  vue  qu'on  la 

vieiineiii  ensuite  générales  et  universelles.  considère,  esl  inlransmissilde  ;  ni  la  lecture,  ni  les 

(152)  <  Entendre  les  termes,  est  chose  qui  pré-  leçons  orales,  ne  transmeuem  réellement  la  pensée 
«ède  naturellement  les  assembler  :  autreineni  on  ne  de  celui  qui  écrit  ou  qui  parie;  dans  ces  deux  cas, 
saii  ce  qu'on  assemble,  i  (Bossiiet,  Conn.  de  Dieu  l'art  ou  le  langage  ne  peut  servir  qu'à  réveiller  dies 
et  de  soi-même,  cb.  1",  §  13.)  pensées  si  elles  existent,   ou    à  nielire   celui   qui 

(153)  Le  fait  de  l'incorporation  des  idées  aux  si-  écoute  ou  quilil  dans  le  cas  de  se  faire  Ini-méiiie 
gnes  est  complexe,  et  se  compose  de  trois  faits  bieu  des  pensées  par  son  propre  travail  intellectuel, 
distincts  :  Si  les  idées  ne  peuvent  passer  d'un  esprit  dans 

1»  Perception  d'un  fait  extérieur,  tel  que  mouve-  un  autre,  ni  être  représentées  par  des  sons  et  irans- 

iv.ent ,  geste,   cri,   son    articulé,   image,  figure,  portées  par  des  mois,  toute  comninnicaiioo  entre 

ieUre,  eic;  deux  êtres  intelligents  est  donc  impossii)le  ;  c'csi-à- 

2"  Conception  d'une  idée  ou  d'un  pensée  ,  dor»t  ce  dire  le  langage,  si  on  le  considère  comme  l'un  des 

fait  extérieur  est    l'indice  ou   le  sigae  représen-  deux  moyens  que  no»is  venons  d'examiner,  est  donc 

talif;  impossible  ?  La  solution  de  celle  question  est  dans 

3°  Jugement  qui  rapporte  cette  idée  ou  pensée  à  Vassociaiion  des  idées.  N'est-ce  pas  en  parlant  du 

l'élre  en  qui  le  fait  indicateur  a  été  perçu.  phénomène  de  l'association   des   idées  qu'on  a  pu 

Le  problème  du  langage  dans  son  rapport  avec  la  faire  une  des  plus  grandes  découvertes  des  temps 
pensée  est  compris  tout  entier  dans  le  second  de  modernes,  l'invention  du  langage  pour  les  sourds- 
ces  laits.  Toaie  la  question  est  de  savoir  comment  niuels  cl  les  aveugles?  En  vertu  de  l'association, 
le  lait  extérieur  perçu  devient  primitivcn^ent  un  si-  non  plus  des  idées,  mais  des  impressions,  n'est-oi» 
gnc  d'idées.  Entre  deux  interlocuteurs  (ju'y  a-t-il  pas  parvenu  à  soumctlre  dos  êtres  dépourvus  d'in- 
autre  chose  que  des  sons  produits,  ou  do  l'air  mo-  telligence  à  une  discipline  qui  leur  donne  toute 
difié  alternativement  par  l'un  et  par  l'autre  ?  et  l'apparence  de  rinlelligence? 
comment  peut-on  comprendre  qu'au  moyeu  de  ces  «  Les  enfants,  dit  Mme  Neiker,  ont  une  faculié 
Tuodifications  de  l'air  qui  vont  et  viennent  de  l'un  d'association  merveilleuse  :  lout  s'enchaîne,  loui 
à  l'autre,  les  faits  psychologiques  qui  sont  rcnfer-  s'atiire  réciproquemenl  dans  leur  cerveau  ;  les 
mes  dans  la  conscience,  faits  qui  no  peuvent  d'au-  images  se  réveillent  les  unes  les  autres,  et  entraî- 
cunc  manière  tomber  sous  les  sens,  peuvent  ciocu-  «i-ul  à  leur  suiie  le  mol.  Quand  ce  mot  passe  d'un 


409 


LAN 


peu  a  peu,  c'est  le  travail  intellectuel  du  ju- 
gement et  de  son  analyse.  Grflce  h  ce  travail 
l'oterne  et  spontané,  qui  ne  peut  lui  être  en- 
seigné d'aucune  manière,  il  reçoit  comme 
analytiques  les  signes  qu'il  perçoit,  et  les  em- 
ploie comme  tels.  La  perception  et  l'usage 
d'abord  instinctif  de  ces  signes  secondent  et 
activent  ce  travail,  mais  h  la  condition  que  la 
faculté  qui  l'opère,  existe  et  s'exerce.  Aussi, 
jusqu'à  un  certain  moment,  c'est  en  vain  que 
les  sons  frappent  l'oreille  de  l'enfant.  Sa  fai- 
ble intelligence  sommeille  encore  ;  dès  qu'elle 
s'éveillera,  son  regard,  son  sourire  le  diront 
à  sa  mère;  sa  bouche  bégayera  quelques 
mots,  puis  d'autres  encore,  et  il  viendra  enfin 
à  exprimer  analytiquement  sa  pensée  en  re- 
produisant ces  mots  avec  intention;  alors  il 
parlera.  Pour  bien  juger  de  ce  qu'il  met  du 


PSYCHOLOGIE.  LAN  410 

peu  et  à  la  suite  d'expériences  répelées,  ces 
mots  prennent  de  l'extension,  ils  se  généra- 
lisent, et  l'idée  avec  eux  ;  il  y  a  le  chocolat  de 
maman,  celui  de  bon  papa,  celui  de  l'oncle 
ou  de  la  tante,  celui  du  monsieur  ou  de  la 
dame  qui  viennent  faire  visite,  celui  d'hier, 
celui  d'aujourd'hui,  etc.  Si,  au  moment  oCi 
il  le  mange,  ou  seulement  en  le  lui  rappelant 
par  son  nom,  vous  lui  dites,  vous  lui  répé- 
tez :  bon!  le  chocolat  ;  le  chocolat  est  bon  !  il 
finira  par  répéter  ces  mots  à  sou  tour  et  par 
les  appliquer  parfaitement 

^on.' voilà  le  terme,  général,  le  prédicat 
universel  :  mais  l'idée  y  est-elle  ?Boh  n'ex- 
prime d'abord  pour  l'enfant  que  la  sensation 
agréable,  particulière,  qu'il  énrouve  au  mo- 
ment où  il  mange  du  chocolat;  mais  cette 
sensation,  il  l'éprouve  aussi  en  mangeant  du 


sien  dans  ce  travail,  placez  à  ses  côtés  un  sucre,  des  gâteaux,  des  fruits,  etc.  On  répé- 

des  animaux  qui  montrent  le  plus  d'intelli-  tera  le  mot  bon  dans  toutes  ces  circonstances 

genre;  prenez-le  parmi  ceux  que  l'instinct  et  dans  bien  d'autres;  l'enfant  le  comprendra 

d'imitation  pousse  à  répéter  les  mots  de  la  et  l'appliquera  lui-môme,  et  le  signe  et  l'idée 

langue  humaine;  faites  que  ses  oreilles  soient  se  généraliseront  en  môme  temps.  Tout  ce 

frappées  des  mômes  sons  que  celles  de  l'en-  qui  tlattera  ses  goûts,  ses  sens,  tout  ce  qui  lui 

fant,  et  vovez  si  jamais,  en  les  reproduisant,  procurera  du  plaisir,  sera  bon  ;  papa  est  bon  ! 

il  viendra  à  en  faire  l'usage  analytique,   ra-  niainan  eslbonne  !  delà  h  bonté  il  n'y  aqu'uu 


tionnel  et  volontaire  qu'en  fait,  avec  tant 
d'aisance,  de  naïveté  et  de  grâce,  cet  enfant 
après  quelques  années.  A  quoi  tient  celte 
ditférence?  à  ce  qu'il  y  a  chez  l'enfant  un 
principe  qui  n'est  paschez  les  animaux;  à 
ce  que  l'analyse  mentale  du  jugement  n'a  ja- 
mais lieu  chez  ces  derniers,  tandis  qu'elle 
commence  à  s'opérer  d'elle-même  dans 
l'homme  enfant -^134),  et  n'attend,   pour  se 


pas  facile,  et  voilà  l'idée  abstraite  et  le  sub- 
stantif abstrait  qui  paraissent  à  la  fois  dans 
l'esprit  naturellement  et  sans  effort,  et  tous  y 
entreront  et  s'y  fixeront  par  un  procédé  ana- 
logue, c'est-à-dire  par  le  mol  prononcé  et 
répété,  mais  prononcé  et  répété  en  présencedes 
objets,  des  faits,  des  iihénomènes,  des  actes, 
des  analogies,  des  rapports,  ou  l)ienaccompa- 
gné    d'une   explication  verbale,    si    l'enfant 


compléter  et  s'achever,   que  le  secours  des  P'ii'e  déjà  par  ])ropositions  (135). 

signes  analvtiques.  ^I^''^  remanpiez  bien  ici  connuent  les  cho- 

L'image/ l'idée  sont  d'abord  particulières  ses  se  passent.  Sans  le  mot  chocolat,  l'enfant 

pour  l'enfant  :  le  chocolat  c'est  celui  qu'il  a  naura  jamais  dans    l'esprit    (lu'uiie    image, 

dans  la  main,  le  lait  c'est  celui  qu'il  boit,  la  f^^'lo  d'un  morceau  ou  d'une  pastille,  etc.,  de 

table  c'esi  celle  devant  laquelle  on  l'assied,  la  cliocolat  ;  il  ne  pourra  sortir  du  particulier, 

four  c'est  celle  où  il  se  promène.  Mais  peu  à  "'    générahser  ;  il   ne  pourra    jamais,    par 


objet  à  nn  antre,  c'est  p;>r  l'effet  d'un  rapport 
moins  apprécié  qnesenli,  et  l'enfant  ne  s'aperçoit 
(lisiincienient  ni  de  l'analogie  ni  de  la  différence.  » 
{De  réducation  progressive,  t.  I.) 

(I3i)  I  Ce  travail  interne,  c'est  l'œnvre  de  la  rai- 
son qui  fonsiiiiic  l'inielligeiice  humaine;  ce  se- 
cours éiranger  qu'il  réclame,  c'est  celui  de  mois 
prononcés  par  une  bouche  liiimaine,  ou  d'aiures 
signes  analyiiques  perçus,  qui,  en  isolant  les  idées 
clémentMires  du  jugement ,  facilitent  l'analyse  et 
amènent  graduellement  l'esprit  à  remplacer  l'ex- 
pression synllièlique  par  l'expression  analytique, 
i'inierjeciion  par  la  proposiiinn. 

t  La  parole  n'est  donc  que  l'acte  même  de  la  rai- 
sou  manifesté  par  des  mots.  Sans  la  raison  ,  point 
de  jugement,  point  d'analyse  de  la  pensée,  point 
d'expression  analytique,  point  de  parole.  Sans  la 
parole,  la  raison  s'îtrrête  dans  son  exercice  ;  la  pen- 
sée, à  peine  conçue,  languit  et  meurt;  c'est  un 
germe  fécondé  qui  péril  faute  d'air  et  de  nourri- 
ture ;  c'est  un  fruit  qui  avorte  en  naissant.  Néces- 
saires l'une  à  l'autre,  la  raison  ne  peut  se  passer 
de  la  parole,  ni  la  parole  naître  sans  l:i  raison.  » 
—  )Thiel,  proless.  <le  philos,  au  collège  impérial 
de  Metz  ;  Programme  d'un  cours  élém.  de  philos., 
t.  Il,  p.  94.) 

(155)  Ln  père  conversait  un  jonr  avec  mic  autre 
personne  et  reiilrelenitii  de  ses  enfants,  deux  petits 
garçons  qui  li'aniusaiciil  à  cÔ!c  do  lui. 


«  Cliancs,  vint  à  dire  le  père,  a  plus  de  candeur 
que  Georges.»  Celui-ci,  qui  n'avait  pas  paru  faire 
aiientiou  à  la  conversation,  saisit  pourtant  ces  pa- 
roles, et  les  comprenant  ù  sa  manière,  il  s'en  va 
tiouver  sa  bonne.  <  Ma  bonne  !...  ma  bonne!...  ré- 
I  élail-il,  je  veux  de  la  candeur  !  Donnez-moi  de  la 
•  aiideur...  papa  dit  que  Charles  en  a  plusque  moi...» 
De  la  candeur!...  disait  la  bonne,  de  la  candeur!... 
qu'est-ce  qu'il  demanda?...  laissez-moi  tranquille!... 
je  n'ai  pas  de  candeur  à  vous  donner...  >  Comme 
le  petit  bonhomme  insistait  :  i  Je  vous  dis  qnejo 
n'ai  pas  de  candeur...,  allez  demander  cela  à  votre 
mauiau...  »  Georges  rencontre  sa  mère  :  <  Maman, 
lui  dit-il,  ma  bonne  n'a  pas  de  candeur...,  j'en 
veiiv...,  j'en  veux  autant  (|ue  Charles.  >  La  mère 
sourit.  «  Mon  petit  Georges,  lui  dit-rlle,  un  enfant 
qui  écoute  bien  et  fait  tout  ce  qu'on  lui  dit,  qui  no 
ment  jamais,  qui  est  bien  docile,  bleu  gentil,  a  de  la 
candeur...,  c'est  cela  qui  s'appelle  île  la  candeur.  » 
«  Ah  !  dit  Georges,  je  croyais  que  c'était  du  catidL 
(espèce  de  sucre),  j'aime  iiueux  du  candi.»  Et  il  s'en 
alla  jouer. 

La  (léliniiion  de  la  caiidenr  par  la  mère  de  Geor- 
ges n'est  probablement  pas  conforme  à  celle  du 
Dictionnaire  de  l'Académie;  mais  il  importe  peu 
ici,  où  nous  n'avons  voulu  prouver  qu'une  chose  : 
la  nécessiic  d'un  enseignement  pour  l'intelligence 
du  mot,  toutes  les  fois  que  la  sensation  elle-uiêms 
n'explique  pas  le  mol. 


411 


LAN 


DlCTlOXNAlilE  DE  PllILOSOrUlE. 


LAN 


m 


exemple,  ovoir  Vidée  exprimée  par  le  mot 
chocolat  dans  ce  jugement  :  J'aime  le  cho- 
colat, c'est-à-dire  qu'il  n'atteindra  jamais  le 
général,  l'universel.  De  même,  sans  le  mot 
(>on,  il  n'aura  jamais  l'idée  exprimée  par  ce 
mot.  Ainsi,  en  mangeant  du  cliocolat,  il 
éprouvera  une  sensation  agréable;  en  man- 
geant du  sucre,  une  autre  sensation  agréable; 
en  niangeant  des  cerises,  encore  une  sensa- 
tion agréable  ;  de  môme,  en  buvant  du  lait, 
en  mangeant  des  gâteaux,  etc.,  ce  seront  au- 
tant de  sensations  agréables,  mais  isolées, 
déterminées,  particulières,  où  rien  d'abstrait, 
rien  de  général  ne  se  montre  pour  l'esprit. 
C'est  qu'en  ciret  la  généralisation  n'est  déter- 
minée que  par  le  signe  qui  exprime  l'idée 
commune  à  chacune  des  friandises  qu'il  re- 
cherche, qui  la  déclara  appartenir  à  la  classe 
des  objets  bons.  On  lui  a  dit  et  répété  :  Le 
sucre  est  bon,  le  chocolat  est  bon,  le  lait  est 
bon,  le  gâteau  est  bon,  etc.  ;  la  sensation 
agréable,  quoique  diverse,  qu'il  éprouvait  en 
mangeant  du  chocolat,  du  sucre,  etc.,  a  fixé 
le  sens  du  mot  bon  dans  son  esprit,  et  il  l'ap- 
pliquera bientôt  de  lui-même  à  tout  ce  qui 
flattera  son  goût. 

On  voit,  par  ce  qui  précède,  qu'il  n'a  point 
été  nécessaire  qu'avant  d'énoncer  le  juge- 
ment :  Le  sucre  est  bon,  l'enfant  ait  eu  dans 
l'esprit  l'idée  générale  exprimée  par  le  pré- 
di«3at  bon.  Le  mot  bon,  appliqué  à  l'objet 
nommé  de  sa  friandise,  n'a  exprimé  d'abord 
pour  lui  qu'une  jouissance  particulière  du 
goût.  Cette  jouissance  se  répète  à  propos  de 
dix,  de  vingt  autres  substances  alimentaires, 

(I3G)  Leçons  de  philos.,  par  M.  ral)bé  Noirot, 
p.  87.  —  Ndiis  ferons  ici  à  rft  sujet  une  oiiserva- 
ii(ni  qui  va  à  IVnconlre  «le  certaines  lliéories  onlo- 
loyicpies  qui  nous  |)arai>siMiX  peu  fondées.  Quel  que 
soil  l'objel  qui  se  présente  pour  la  première  fois  à 
nos  moyens  de  connaîiie,  nous  le  saisissons  eu 
nias<e  el  non  successivement  ou  par  la  rmlion  suc- 
cessive (le  loul  ce  que  nous  pouvons  y  découvrir. 
Plus  (arti,  sans  doute,  nous  en  distinguerons  les 
éléments,  nous  en  alisirairons  les  propriétés  et  les 
.jn:u)ifesl;itious;  mais  nous  n'opérerons  ainsi  qu'après 
l'avoir  préalablomenl  connu  synlliéiiqiiemenl,  sans 
en  clislinguer  les  points  de  vue  divers.  Mous  n'a- 
vons donc  pas  d\ibord  l'idée  de  pbénouièoes  (qua- 
lités ou  modes)  distincte  de  et  Ile  de  substance,  et 
l'itlée  de  rapport  distincte  des  idées  de  pliénoniènc 
et  de  subslaiife  ;  nous  n;  Composons  pas  la  pre- 
mière CDiinaissaiiCrt  que  nous  avons  d'un  être  des 
trois  idét'S  qu'on  prétend  trouver  dans  le  principe 
<le  la  snbslanre  :  nous  connaissons  l'être  Ici  qu'il 
nous  frappe  d'abord,  el  nous  le  connaissons  par 
notre  seule  f.icnllé  de  connaiiie,  sans  qu'il  soil  au- 
cunement besoin  de  recourir  à  d'autres  moyens  ,  à 
d'autres  conditions.  Ainsi  l'enfant,  dans  le  cori)s 
qui  s'odre  à  lui,  ne  saisil  pas  d'abord  pour  la  pre- 
mière lois  le  phénomène  qui  le  frappe,  puis  la  siibs- 
l;ince  cacliée  sous  ce  pliciioniéiie,  en  vertu  d'une 
piéiendiie  conct'plion  de  la  nécessité  de  raliaclier 
tout  |)liéiionième  à  sa  substance,  et  dont  son  esprit 
srrait  muni  à  l'avance;  il  voit,  il  connaît  ce  corps 
étendu,  coloré,  formé  de  leile  ou  telle  manière;  il 
ii'<  n  distingue  ni  l'ctemlu",  ni  la  lonne,  ni  la  cou- 
leur, ni  la  substance  ;  il  |>eiçoil  directement  le  corps 
i<-l  qu'il  se  montre,  c'est-à-dire  d'une  manière  con- 
crète' el  toute  synlliéiique. 

(157)  f  II  faut,  avant  que  l'enfant  prononce  un 
«i-ul  mol,  qurt  son  oreille  soil  mille  cl  iiiill'i  fois 


et  autant  de'fois  l'enfant  les   qt.ialitiera   bons. 

«  Nflus  appelons  rivière,  dit  M.  Charma, 
le  courant  d'eau  qui  passe  au  pied  de  notre 
village.  Tant  que  notre  existence  sédentaire 
nous  laisse  ignorer  les  courants  de  môme  na- 
ture qui  baignent  d'autres  terres,  ce  nom  est 
et  demeure  le  nom  propre  du  phénomène 
particulier  auquel  nous  l'appliquons  ;  si  nous 
l'opposons ,  par  des  coiuparaisons  que  le 
temps  i)rovoque,  à  ce  lac,  h  ce  torrent,  h  co 
ruisseau  qai  ont  aussi  reçu  de  nous  leurs  dé- 
nominations spéciales,  son  caractère  indivi- 
duel se  marque  et  se  prononce  de  plus  en 
plus.  Cependant  nos  relations,  en  s'étendant, 
amènent  à  notre  connaissance  d'autres  phé- 
nomènesdu  même  ordre;  nous  voyonsbienen 
quoi  ces  phénomènes  diffèrent  ;  mais  leurs  res- 
semblances seules  nous  intéressent  et  nous 
préoccupent;  nous'les  appelons  tous  sans  hé- 
siter du  nom  qui,  jusque-là,  avaitdésigné  plus 
expressément  l'un  d'entre  eux  ;  d'individuel 
qu'il  était,  lequalificatif  est  devenu  général.» 
{Essai  sur  le  langage,  p.  96.) 

«  Ainsi,  à  leur  origine,  toutes  nos  idées 
sont  individuelles  ;  puis  elles  deviennent  in- 
finiment générales,  et  les  noms  prennent  la 
môme  extension  (136).  » 

Ici  nous  nous  trouvons  en  présence  d'une 
grande  loi  providentielle,  la  nécessité  d'un 
principe  éducateur  qui  pénètre  de  sa  vie 
notre  vie,  la  féconde,  la  développe  et  nous 
conduit  à  l'âge  de  raison  :  vérité  simple,  vul- 
gaire, mais  base  de  la  plus  haute  philosophie 
et  point  de  départ  de  toute  la  science  do 
l'homme  (137). 

frappée  du  même  son,  el,  avaiil  qu'il  puisse  rap- 
pliquer el  le  prononcer  à  propos,  il  faut  encore 
mille  et  nulle  fois  lui  piésenler  la  même  combi- 
naison du  mol  et  de  l'objet  auquel  il  a  rapport  : 
l'éducation  ,  qui  seule  peut  développer  son  àine, 
veut  donc  cire  suivie  longiemps  et  toujours  soute- 
nue; si  elle  cessait,  je  ne  dis  pas  à  deux  mois, 
comme  celle  dos  animaux  ,  mais  même  à  un  an 
(l'iige,  l'âme  de  l'enfant  qui  n'aurait  rien  reçu  se- 
rait sans  exercice,  el,  faute  de  moiivemenl  commu- 
niqué ,  demeurerait  inaclive  comme  Celle  de  l'im- 
béoile,  à  laiiiielle  le  défaut  des  organes  empêcbe 
(pie  rien  ne  soit  transmis;  el  à  plus  forte  raison, 
si  reniant  était  né  dans  l'élat  de  pure  nature,  s'.ii 
n'avait 'pour  instituteur  que  sa  aière  bottentole,  et 
qu'à  deux  mois  d'âge  il  fût  assez  formé  de  corps 
pour  se  passer  de  ses  soins  el  s'en  séparer  pour 
toujours,  cet  enfant  ne  seraiiil  pas  au-dessous  de 
l'imbécile,  el,  quant  à  IVxlériejir,  tout  à  fait  de  pair 
avec  les  animaux?  >  (Blffo.n,  Uist.  nadir,  des  qua^ 
drupèdea  ;  nomenclalure  des  singes,  t.  Vlll,  édit.d.e 
Uapet,  1818.) —  Buffon  n'est  ici  que  l'inierprèle  du 
sens  co  nnuin,  el  d'un  fait  d'expérience  universelle. 
Le  grand  naturaliste  que  nous  venons  de  citer 
dit  que  l'enfanl,^  séparé  de  sa  mère  à  deux  mois 
d'âge,  s'il  était  assez  formé  de  corps  pour  se  passer 
de  ses  soins,  serait,  quanta  l'extérieur,  loul  à  fait 
de  pair  avec  les  animaux.  Celle  dernière  observa- 
tion n'est  pas  une  assertion  jetée  là  comme  par 
hasard  el  à  la  légère  ;  elle  a  au  contraire  sa  preuve 
dans  de  nombreux  faits,  et  de  hautes  considéra- 
lions  physiologiques  sur  les  races  humaines  la  dé- 
montreni  invinciblement.  Il  est  prouvé  en  effi;t  que 
la  société  arrache  l'homme  non-seulemeni  à  la  dé- 
gradalion  morale,  mais  aussi  à  la  dégradation  phy- 
sique qui  lend  à  rentraîner;  elle  le  replace  sur  son 
équilibre  et  luj  rend  sa  valeur.  Dès  qu'il  entre  en 


413 


LAN 


PSYCl 


Nous  voici  donc  arrivés  à  la  solution  pra- 
liijue  de  ces  grands  problèmes  psychulo- 
gi(]iies  que  nous  avons  agités  jus(]u'ici. 

Rien  de  plus  évident,  rien  de  plus  incon- 
lestable;  l'ouie  ne  donne  pas  l'intelligence 
de  la  langue  ;  les  mots,  soit  parlés,  soit  écrits, 
n'ont  jiar  eux-mônies  aucune  signification, 
lis  sont  de  leur  nature  muets  comme  la  corde 
qui  n'est  pas  touchée  par  l'archet  ;  mais 
(ju'un  altiste  habile  saisisse  l'archet  et  presse 
la  corde  sonore,  et  des  notes  mélodieuses 
vont  en  jaillir  ;  de  môme  ,  qu'une  mère  s'em- 
pare du  signe,  en  applique  le  son  en  présence 
de  son  enfant,  et  le  mot  va  recevoir  une  âme 
et  l'idée  un  corps ,  et  la  pensée  va  naître  et 
se  développer  en  une  riche  et  vivante  florai- 
son (138). 

Ecoutons  un  homme  d'une  longue  expé- 
rience en  ces  matières  :  «  Renfermez,  dit-il, 

rllc  il  prospcro,  il  relrouve  son  san};,  ses  muscles, 
Sun  ccrvoiiii  ei  sa  l»e;iiilé.  Il  scmlile  en  qnel<|no 
sorie  (|ni-  la  société  iiislilli;  lians  son  sein  un  suc 
spéiial  pour  l'accroissonienl  de  la  plante  iinmaine. 
«  Il  faut,  ilii  nn  profond  pliysiologisl'',  appli(|iier  au 
dévt'loppeinenl  de  l'org-nic  du  moral  humain,  les 
ménies  lois  qui  régissent  le  doveloppemeril  des  au- 
Ires  orçianes.  Ces  lois  sont  bien  simples;  la  vie  ne 
se  maintient  que  par  deux  choses  :  1°  par  un  sup- 
port, (|ui  est  l'organisalion  ;  2°  par  un  stintulus, 
ou  piiuiipe  exlérieur  d'adion.  Tout  organe  a  son 
stimulus  spécial;  celui  qui  en  est  privé  est  exposé 
à  térir  :  l'esloinac  a  les  aiiinenls;  les  poumons, 
l'air  almosphérique.  Le  cerveau  sortirait  de  la  loi 
«onimuiie  des  organes,  s'il  n'avait  son  siiniuîtts 
spécial.  Pour  lui,  ce  stimulus  csi  dans  ce  qui  l'as 
I relut  à  la  pratique  de  ses  manirestaiions  inlellec- 
iitelf-s  et  morales  :  c'e^-l  l'enàeignemenl,  c'est  la 
société.  Si  ces  uiodi(i<  atours  sont  absents,  le  cer- 
viMii  reste  dans  l'étal  d'infériorité  oij  nous  le  voyons 
1  liez  les  sauvages.  On  ne  peut  pas  se  rendre  compte 
aulrenient  de  la  perfertihilité  de  ce  sublime  organe. 
Le  cerveau  humain  ix'rd  sa  pré|i<>ndérance  physio- 
logique, el  subit  un  véritable  retrait  à  mesure  que 
baisse  l'action  de  ses  inodilicaieurs  naturels,  abso- 
iuinenl  comme  tout  org:me  sc  (l(;gr;ide  par  le  défaut 
iiu  i^limuliis  enlreicnani  sa  bux  tion.  Lors(|ne  l'en- 
céphale ne  fonctionne  plus  dans  le  sens  de  la  vie 
morale  el  de  relation,  au  lieu  d'éire  Vorgaiie-roi, 
comme  l'ont  nommé  justement  quelques  pliysiolo- 
gisies,  il  tombe  sous  l'assujettissement  des  imprcs- 
bions  organiques  qui  naissent  des  vis  ères  inlé- 
rieurs.  La  piiysiologie,  lorte  précisémenldes  travaux 
des  médeems  matérialistes  eux-mêmes,  déioulc  avec 
ampleur  la  raison  el  les  preuves  de  ce  lait,  qui  est 
le  plus  sérieux  de  la  nature  humaine.  Tant  ijuc 
subsiste  Tordre  physiologique,  que  le  cerveau  se 
développe  par  le  travail  de  la  pensée,  par  l'exer- 
«:He  de»  devoirs  et  des  oldigations  sociales,  la  se- 
«oiisse  piodiiile  par  les  im()ressions  viscérales  est 
laiblemenl  ressentie  ;  il  n'y  a  pas  empiélemeiil  des 
viscères  sur  !e  cerveau,  et  coii.-é.iuemmeut  sur  la 
volonté.  Mais  lorsque  le  cerveau  est  faible,  coinine 
chez  le  sauvage,  comme  chez  tous  les  liommes  li- 
vrés aux  basinsiincts,  la  léaclion  des  surfaces  in- 
lernes,  et  en  particulier  du  sens  alimentaire  el  ilu 
sens  géiiilal,  s'exerce  sur  lui  d'une  manière  tyran- 
nique.  La  liberlé  morale,  sans  périr  tout  à  fait,  de- 
meure comme  éloullee  sous  le  poids  des  besoins  des 
sens  internes;  rien  ne  lait  plus  équilibre,  et  rani- 
mai remporte.  Ces  considérations  nous  lonl  con- 
clure que,  selon  Texpressiuii  de  saint  Thomas, 
riiuinme  est  un  êire  csseniiellemcnt  perfectible,  el 
qu'il  est  perfectible  sculcnienl  à  la  condition  de 
l'ciai  social,  i 


lOLOGlE.  -  L.\N  iU 

une  mère  avec  son  enlan't  dans  u.ne  chambre, 
mais  en  les  séparant  par  une  mince  cloison, 
une  toile  opaque  ;  que,  dans  celte  position, 
la  mère  répèle  du  matin  au  soir  et  pendant 
des  années  tous  les  mots  de  la  langue  ;  l'en- 
fant imitera  le  son  qu'il  entend ,  mais  il  ne 
saura  pas  quelle  idée  ce  son  rappelle  ,  ni 
quelle  pensée  il  réveille  dans  l'âme  de  sa 
mère. 

('  Déchirez  le  voile;  6tez  la  cloison;  mettez 
la  mère  en  présence  de  son  enfant;  ciu'il  la 
voie  ,  et  la  mère ,  sous  l'impulsion  ue  son 
cœur,  aura  bien  vite  associé  le  substantif  à  la 
substance,  le  verbe  à  l'action  et  la  qualité  à 
un  adjectif.  S'il  s'agit  d'un  objet,  ellt;  le  nom- 
mera et  le  montrera,  elle  le  touchera,  le  ma- 
niera et  le  fera  toucher  ou  manier  par  l'en- 
fant ;  s'il  s'agit  d'un  verbe,  en  disant  le  mot 
elle  fera  l'action  ,  fera  répéter  le  mot  et  l'ac- 

Or,  si  c'est  dans  la  sociéié  que  l'homme  voit  son 
sang  se  purifier,  sa  poilrine  s'élargir,  ses  muselés 
se  Tonifier,  son  cerveau  se  développer,  son  visage 
sVmbellir  el  son  espèce  se  multiplier,  il  apparaît 
de  plus  en  plus  (|ue  la  sociéié  doit  être  ,  au  milieu 
du  temps,  la  condiiion  de  l'exisltiice  de  riiomme, 
comme  être  doué  d'un  corps. 

On  trouvera  plus  loin  une  série  de  fails  positifs 
qui  confirment  de  tout  point  les  considération» 
piécédt'iues.  Voir  aussi  dans  notre  Pirtionudire  de 
Linguistique  plusieurs  arti<  les  relilifs  aux  nègres 
océaniens  cl  aux  nègres  africains,  aux  saiivag -s  do 
rAiii3rii|ue,  etc. 

(158)  M.  l'abbé  Bensa,  qui  .i  cru  devoir  aban- 
donner la  théorie  de  M.  de  Honald  sur  le  rôle  du 
langage,  pour  embrasser  celle  de  Viniellect  agis- 
sant, renouvelée  des  scolasliques  par  son  compa- 
iiiolele  P.  Veninra,  trouvera  ici,  j'espère,  une  so- 
lution satisfaisanle  aux  dillicullés  qu'il  expose,  par- 
liculièiemenl  à  la  page  27  de  son  opuscule  :  Le  vrai 
}'oi)it  de  vue,  tic, 

I  L'esprit  humain  ,  selon  vous,  nous  dil-il,  lire 
les  idées  d%la  parole  où  elles  soiil  (onltnues.  »  — 
Nous  ne  disons  |)oiiil  tin  tout  que  r<  spril  lire  les 
idées  de  la  parole  seule  et  in<lépeiidaiiimcnt  (ba 
cireonstances  et  d'un  enseignement  qui  rinlerprè- 
leni. 

«  Or,  cela  est  absolument,  métapliysiqu  inee.i 
impossible.  »  —  Nous  le  croyons  comme  vous  dans 
le  sens  cpie  nous  venons  île  dire. 

«  Parce  (jne  l'esprit  ne  peut  acquérir  une  idée  en 
la  tirant  irnn  mot  qui  la  renferme,  s'il  ne  com- 
prend pas  piéalableiiicnl  le  sens  de  ce  mol.  »  — 
D'accord. 

«  Car  si  l'.sprit  ne  connaît  pas  le  s  ns  du  mol, 
ce  mol  ne  peut  absolumeiil  rien  dire  à  l'esprit,  i  — 
C'est  évidi  ni. 

«  Or,  coiiiiaîlre  1^  S'us  d'un  mol,  c'est  avoir  l'i- 
dée représentée  parce  mot.   »- —  Sans  ilouie. 

t  Donc  l'esi'ril  ne  peut  tirer  d'un  mol  une  idéj 
qu'aiiiaiit  que  l'esprit  a  déjà  celte  même  idée.  » 

Si  l'esprit  a  déjà  l'idée  avaiil  de  la  tirer  du  mot, 
il  ne  la  lire  donc  pas  du  mol  ;  le  mol  lui  est  donc 
inutile  pour  l'acquisition  de  l'idée  •,  les  idées  snh- 
sislenl  donc  dans  l'esprit  indépi  ndammenl  des 
mots;  nous  nous  formons  donc  nécessairement, 
sans  aucun  secours  de  mots,  nos  idées  générales  cl 
nos  idées  abstraites.  . . 

Une  fois  qu'on  a  saisi  la  véritable  nature  des 
idées  ex  le  rôle  véritable  du  langage,  on  comprend 
loiil  ce  qu'il  y  a  d'erroné  dans  une  pareille  ihéorie. 
C'est  toujours  le  même  point  de  vue  iiicomplel ,  qui 
ne  considère  dans  la  parole  que  son  côté  malcrici 
cl  extérieur. 


415  LAN  DICTIONNAIRE 

tiun.ot  les  répétera  avec  Tenfanl;  parexeinplo  : 
Ouvrez  la  porte  ;  l'enfanl  om^re  la  porte  ; 
allons  ouvrir  la  [lorle  ;  l'enfanl  sait  déjà  ou- 
vrir la  porte,  etc.;  puis  elle  dira  et  fera  l'ac- 
tion opposée,  ou  contraire.  —  Fermez  — 
n'ouvrez  pas  la  porte,  il  ne  faut  pas  ouvrir  \a 
porte  ;  il  faut  la  fermer  ;  et  par  le  contraste 
elle  exprimera  pins  vivement  encore  la  sij^ni- 
tîcation  du  mot.  Elle  met  ensuite  les  mots 
dans  toutes  les  positions  syntaxiques  [)os- 
sibles ,  et ,  conformément  aux  vœux  de  la 
Providence,  elle  les  répète,  les  répètu  mille 
fois  et  se  sent  heureuse  de  pouvoir  parler. 
Ces  incessantes  répétitions  impriment  [)ro- 
fondément  dans  la  mémoire  de  l'enfant,  le 
son  ,  le  mot  parlé,  ainsi  que  l'idée  que  ses 
gestes  y  ont  attachée. 

«  La  mère  ne  garnit  pas  seulement  la  mé- 
moire de  mots  et  de  phrases ,  elle  forme  en 
même  temps  le  jugement  de  l'enfant.  Elle  fait 
remarquer  la  qualité  des  objets,  leur  forme, 
leur  usage  ou  leur  utilité;  et  sa  physionomie, 
le  son  de  sa  voix  manifestent  un  attrait,  une 
répulsion,  un  goût,  une  envie  ou  une  aver- 
sion ;  s'il  s'agit  d'une  action ,  elle  exprime 
l'idée  qu'elle  s'en  forme;  elle  l'approuve  ou 
la  désapprouve ,  et  elle  prononce  le  juge- 
ment qu'elle  en  porte,  par  les  traits  de  sa 
figure,  par  une  récompense,  par  une  répul- 
sion, par  une  douleur  feinte  ou  réelle,  par  sa 
joie,  par  le  bonheur  que  la  chose  lui  inspire, 
par  l'horreur  qu'elle  en  conçoit,  et  elle  rend 
tout  cela  sensible;  car  toute  la  mère  devient 
alors  explication;  c'est  une  partie  de  sa  mis- 
sion providentielle.  Ainsi  se  fait  l'association 
du  mot  et  de  l'idée,  et  si,  au  lieu  de  pronon- 
cer le  mot,  elle  l'écrivait  et  le  montrait  sur 
un  tableau  ou  sur  une  ardoise  ;  si  elle  entou- 
rait le  mot  écrit  de  toute  la  pantomime  qui 
lui  a  servi  pour  faire  comprendip  la  valeur 
du  mot  parlé,  à  la  vue  du  mot  écrit ,  l'enfant 
se  souviendrait  de  celle  pantomime  et  de 
l'objet,  de  la  qualité  ou  de  l'action  qu'il  est 
destiné  à  exprimer,  aussi  bien  que  le  son  les 
lui  rappelle.  Avant  cette  association,  le  mot 
écrit  n'était  qu'une  réunion  de  lettres  sans 
vie,  le  mot  parlé  n'était  qu'un  bruit;  mais 
dès  que  la  convention  entre  la  mère  et  l'en- 
fanl a  été  établie,  le  mot,  soit  écrit,  soit 
parlé,  a  reçu  une  âme  qui  est  l'idée  associée 
nu  mot  ;  il  vit,  il  est  devenu  un  instrument  au 
moyen  dequel  deux  intelligences  peuvent  se 
mettre  en  contact ,  se  rappeler  leurs  souve- 
nirs ,  se  communiquer  leurs  conceptions , 
leurs  sentiments,  leurs  idées. 

«  Dieu  a  mis  dans  l'Ame  de  la  mère  des  in- 
clinations en  rapport  avec  les  faits  qu'elle 
doit  poser  pour  élever  son  enfant  dans  la 
connaissance  et  la  pratique  de  sa  langue  cl 

(139)  M,  l':)bl)ô  Cap.tûn,  dans  l'ouvr.ige  cilé  , 
p.  175.  —  Nous  lisons  (l:ms  un  Mémoire  du  niêin« 
aiiiciir  couronné  par  Cacudémie  de  Bruxelles  (l.  XIX 
«les  Mémoires  couronnés)  :  «  Lorsque  nous  nous 
examinons  el  que  nous  essayons  de  donner  une 
dale  à  l'acquisilion  des  notions  morales  el  iiUeliec- 
luelles,  notre  mémoire  est  impuissanlo  à  eu  fixpr 
«ne  :  elles  se  irouvaienl  en  nous  au  mornenl  où  la 
mémoire  a  commencé  son  aciion  ;  il  Si'uihle  que  ces 
noiioiis  nous  aionl  accoiniiagucs  à  noue  ciiirôe  dans 


DE  PIIILOSOPHIE. 


LAN 


4!f) 


pour  dévelopiier  son  intelligence  i.^  moyen 
de  la  langue  ;  mais  la  mère  ne  raisonne  pas 
ses  actions,  el  c'est  un  bonheur;  une  mère 
qui  voudrait  suivre  une  méthode,  et  faire  sa- 
vamment ce  qu'elle  fait  d'instinct,  perdrait  son 
génie  maternel  et  n'obtiendrait  pas  le  succès 
qu'obtiennent  toutes  celles  qui  se  contentent 
d'ôtre  mères. 

«  Il  n'y  a  pas  une  seule  mère  cependant 
qui  sache  de  (juoi  dé[)endenl  essentiellement 
l'enseignement  el  l'intelligence  de  la  langue 
maternelle,  toutes  pourtant  réussissent  à  l'en- 
seigner. A  l'âge  de  trois  ans  el  souvent  plus 
tôt,  l'enfant  parle,  raisonne,  converse  avec 
ses  semblables,  emploie  les  mots  abstraits  et 
les  applique  sans  se  tromper.  (M.  l'abbé  Car- 
ton, dans  l'ouvrage  cité,  p.  57.) 

«  Tout  cet  enseignement  se  donne  sans([ue 
la  mère  se  soucie  de  la  langue,  de  ses  lois  ou 
de  son  élégance.  Dans  le  cours  de  ses  rela- 
tions avec  l'enfant,  elle  sème  des  mots  qu'elle 
anime  en  y  attachant  une  idée,  et  ces  mois 
restent  comme  des  jalons  ou  comme  des 
phares,  qui  jempôchent  l'enfant  de  s'éga- 
rer  

«Elle  ne  s'adresse  d'ailleurs  jamais  h  l'in- 
telligence de  l'enfanl  sans  y  intéresser  tout 
son  être,  son  cœur,  sa  volonté,  son  imagina- 
tion ;  elle  sait  qu'il  faut  développer  toutes  ses 
facultés  à  la  fois,  qu'il  doit  y  avoir  harmonie 
entre  ses  sentiments ,  ses  habitudes  et  ses 
idées;  que  ce  n'est  pas  un  corps,  que  ce 
n'est  pas  une  âme  qu'elle  dresse  ,  comme  le 
dit  Montaigne ,  mais  que  c'est  un  homme 
qu'elle  forme. 

«  Il  y  a  plus  encore  :  la  mère  n'enseigne 
pas  la  langue,  elle  n'enseigne  que  des  idées; 
elle  s'adresse  directement  à  la  raison  de  son 
enfant  el  ne  se  méfie  pas  de  son  activité  ;  elle 
a  foi  dans  son  intelligence  el  raisonne  avec 
lui  comme  s'il  la  comprenait;  elle  agit  et  le 
fait  agir  en  même  temps;  elle  lui  fait  prendre 
des  conclusions  et  les  exécute  pour  lui  ;  l'en- 
fant vit  de  la  vie  de  sa  mère  ;  il  comprend 
avec  la  pensée  de  sa  mère  ;  toute  son  intel- 
ligence paraît  être  comme  une  bouture  de 
l'intelligence  de  sa  mère,  el  toute  l'activité 
maternelle  ne  semble  destinée  qu'à  la  déta- 
cher, peu  à  peu,  de  sa  souche.  Quel  être 
qu'une  mère  1  et  quelle  esi  notre  pitoyable 
présomption  de  vouloir  nous  comparer  à  elle 
dans  notre  art  !  Sous  cette  protection  et  cette 
direction,  le  mouvement  de  l'enfant  devient 
marche  el  course;  son  agitation,  les  agita- 
lions  de  son  âme ,  ses  sensations ,  ses  pas- 
sions se  transforment  en  actions  morales,  en 
pensées  justes  el  nobles,  en  une  volonté,  et 
deviennent  de  l'intelligence,  de  la  science  et 
de  la  foi  (139).» 

la  vie,  ou  qu'elles  soient  lunées  en  nous:  maison 
a  fait  justice  de  cette  opinion.  Un  seul  fait  «rail- 
leurs aurait  suflTi  pour  renverser  complètement  celle 
tliéorie  :  c'est  l'iguorance  des  sourds-muets  de 
naissance;  c'est  le  vide  que  l'on  peut  constater  dans 
leur  intelligence  avant  qu'ils  aient  é'é  mis  en  rap- 
port avec  les  noiions  ou  les  lra<lilions  sociales 
(p.  A).  I  —  Suivant  M.  ruybonnicux ,  professeur  à 
i'insliiiMion  impériale  des  sourds-'nuels  de  Paris, 
«  30,C0iJ  de  nos  coiiciioyens  souflient  de  celle  in- 


417 


LAN 


rSYCnOLOGIE. 


LAN 


{18 


Vne  loi  générale  eisl  constatée  jusqu'à  l'évi- 
dence dans  le  monde  des  réalités  corporelles  : 
c'est  la  loi  de  génération,  sans  laquelle  au- 
cun être  organique  et  vivant  ne  peut  recevoir 
l'existence.  Le  concours  de  deux  (^Ires  est 
reconnu  indispensable  à  la  production  d'un 
Iroisiènie. 

Il  existe,  dans  le  monde  des  intelligences, 
une  loi  non  moins  certaine  :  c'est  la  loi  de 
génération  intellectuelle ,  en  dehors  de  la- 
quelle nulle  substance  pensante  ne  parvient 
à  la  vie  intelligente  qui  convient  à  sa  nature. 
On  n'a  découvert  nulle  part ,  en  dehors  de 
l'humanité ,  un  être  semblable  à  l'homme, 
qui  put  dire  :  «  Je  tiens  mon  existence  de 
moi-môme;  je  ne  l'ai  pas  reçue  de  la  loi 
commune.  Deux  créatures  humaines  concou- 
rent vulgairement  à  la  pr-oduction  d'une  troi- 
sième ,  voilà  la  loi  de  tous  ;  mais  je  suis  à 
moi-même  ma  loi ,  nul  autre  que  moi  n'a 
contribué  au  phénomène  de  ma  produc- 
tion. » 

Or,  depuis  six  mille  ans  que  le  monde 
existe,  on  ne  Nil  aucun  homme  en  dehors  de 
l'humanité  qui  pût  dire  :  «  L'enseignement 
social  est  nécessaire  au  développement  pri- 
mitif de  l'intelligence ,  puisque  partout  où 
l'homme  est  soumis  h  l'influence  de  la  so- 
ciété, il  arrive  à  l'usage  de  la  raison,  et  qu'il 
n'y  arrive  jamais  s'il  est  soustrait  à  tout  en- 
seignement. C'est  ainsi  que  les  choses  se  pas- 
sent aujourd'hui  sous  nos  yeux  et  dans  tout 
l'univers  ;  c'est  ainsi  qu'elles  se  sont  passées 
toujours  dans  tous  les  temps  et  dans  tous  les 
lieux.  Tout  homme  qui  a  l'usage  de  la  raison 
y  est  parvenu  sous  l'influence  d'une  raison 
déjà  formée.  Yoità  le  fait  ;  rien  au  monde  de 
plus  positif,  de  plus  universel,  de  plus  con- 
stant que  ce  fait.  Eh  bien  1  moi  seul  je  me 
suis  soustrait  à  la  loi  universelle;  seul  et  par 
moi-même  j'ai  formé  ,  développé  ma  raison  ; 
seul  et  par  moi-niême,  sans  le  secours  de  la 
})arole  ni  d'aucun  enseignement  social  ,  je 
suis  parvenu  à  la  connaissance  des  vérités  de 
l'ordre  intellectuel  et  moral.» 

Aussi  longtemps  que  cet  homme  excep- 
tionnel sera  introuvable,  on  aura  le  droit  de 
conclure  avec  le  plus  haut  degré  de  certi- 
tude, que  l'enseignement  social  est  une  loi  de 
la  raison,  la  loi  première  du  dévelop[)ement 
des  idées  (140i.  Se  pourrait-il  qu'un  fait  qui 
jamais  ne  se  dément,  n'impliquât  aucune  né- 
cessité, aucune  loi  naturelle?  Peut-on  croit e 
que  l'homnie  ne  soit  pas  dans  sa  véritable 
nature,  lorsqu'il  naît  dans  la  société ,  lors- 
qu'il est  élevé,  inslr^uit  par  la  société  et  con- 
duit par  ses  enseignements  à  l'usage  de  la 
r-aison  ? 

En  terminant ,  nous  rappellerons  sur  la 
question  qui  vient  de  nous  occuper ,  les 
éloquentes  paroles  d'un  illustre  et  pro- 
fond génie,  une  des  gloires  de  la  chaii'e  ca- 

firniilé  cniflle  (la  surdi-mnlilé)  qui,  en  iinmobili- 
saiil,  eu  quLlqiif  soire,  |is  latnlios  morales,  seiii- 
lile  comJamiicr  riioinine,  ceue  créalure  Jaite  à  l'i- 
inage  de  Ditii,  à  ii'èlre  qu'un  être  nialériel,  desiiué 
à  se  mouvoir,  à  souffrir  ei  à  mourir,  sans  avoir 
v(;cu.  >  (Uapiiorl  lail  par  M.  Puyl)onnieux  sur  le 
Mémoire  de    il.  l'ablié  Carion  :  L'instruction  des 


tholique  :  «  Vers  la  (in  du  siècle  dernier,  un 
prêtr^e  français ,  touché  du  malheur  de  ces 
)auvres  créatures  qui  naissent  privées  de  la 
larole,  parce   qu'elles  naissent   pi-ivées  de 
'ouïe,  circonstance  qui  atteste  encore  l'é- 
troite liaison  du  mystère  de  la  parole  avec  le 
mystère  d'un   enseignement   préalable;    un 
prêtre,  dis-je,  louché  du  sort  des  sourds- 
muets,  consacra  sa  vie  à  les  tirer  de  leur  dou- 
loureuse solitude,  en  cherchant  une  expres- 
sion de  la  pensée  qui  pût  aller  jusqu  à   la 
leur,  et  arracher  de  leur  poitrine,  si  long- 
temps fermée,  le  secret  de  leur  état  intérieur. 
Il  y  parvint.  La  char-ité,  plus  ingénieuse  que 
l'irifortune ,   eut   ce    bonheur    d'ouvrir   les 
issues  que  la  nature  tenait  fermées ,  et  de 
verser  en  des  âmes  obscures  et  captives  la 
lumière  ineffable  quoique   imparfaite  de  la 
parole.  Le  bienfait  était  grand,  la  récompense 
le  fut  davantage.  Dès|qu*on  put  pénétrer  dans 
ces  intelligences  inconnues,    l'investigation 
n'y  découvrit  r-ienqui  ressemblât  à  une  idée, 
je  ne  dis  pas  seulement  à  une  idée  morale  et 
religieuse,  mais  à  une  idée  métaphysique. 
Tout  y  était  image  de  ce  qui  tombe  sous  les 
sens,  rien  de  ce  qui  tombe  de  plus  haut  dans 
l'esprit.  La  sensation  y  était  pi'ise  au  flagrant 
délit  d'impuissance  ;  que  dis-je,  la  sensation? 
l'intelligence  elle-même  ,  quoique  douée  de 
la  semence  idéale  de  la  vérité,  quoique  assis- 
tée de  la  l'évélation  du  monde  sensible,  l'in- 
telligence appai'aissait  dans  les  soui'ds-nuicts 
à  l'état  de  stérilité.  Des  honimes  déjà  nulrs 
d'âge,  nés  dans  notre  civilisation,  (jui  ne  l'a- 
vaient jamais  quittée ,  qui  avaient  assisté  à 
toutes  les  scènes  de  la  vie  de  famille  et  de  la 
vie  publique,  qui  avaient  vu  nos  temples,  nos 
piètres,  nos  cérémonies  :  ces  hommes,  in- 
terrogés sur  le  travail  intime  de  leurs  con- 
victions,  ne  savaient  l'ien  de  Dieu,  rien  de 
l'âme,  rien  de  la  loi  morale,  rien  de  l'ordre 
métaphysique  ,    rien  d'aircun  des  princi[)es 
généraux  de  l'esprit  humain.   Ils   étaient  à 
l'état  purement  instinctif.  L'expérience  a  été 
répétée  cent  fois,  cent  fois  elle  a  donné  les 
mômes  résultats;   c'est  à  peine  si,  dans  la 
multitude  des  documents  publiés  jusqu'à  ce 
jour,  on  apei'çoit  quehiues  df»utes  ou  quel- 
ques dissidences  sur  un  fait  aussi  capital,  qui 
est  la  plus  grande  découverte  psychologique 
dont  puisse  se  vanter  l'histoire  delà  j)hiloso- 
phie.  Quoi  donc  !  la  pensée  avait-elle  reçu 
dans  la  parole  un  auxiliaire  si  indispensable, 
(juc,  sans  son  secours ,  l'honrme  était  con- 
(îanuré  à  ne  point  sortir  du  règne  des  sensa- 
tions ?  La  parole  était-elle,  pour  toutes  les 
opérations  de  l'intelligerrcc,  le  point  ou  le 
moyen  de  jonction  entre  l'âme  et  le  corps? 
Noire  double  nature  exigeait-elle  cette  sorte 
d'incarnation  de  ce  qu'il  y  a  de  plus  imma- 
tériel au  monde,  ou  bien  Dieu  avait-il  voulu 
nous  faire  comprendre   la  dépendance  do 

sourds-mueîs  mite  à  la  {wrtée,  (  le,  dont  nous  avous 
déjà  pailé.) 

(140)  i  Je  trois  avec  Ballanche,  dit  un  raliona- 
\\>l'i  i|ui  sourient  Torigine  Inimaine  du  langage, 
que  riiomnie,  s'il  cr.iii  seul ,  serait  un  être  incnni- 
plci,  sans  but,  sans  l'arulics,  sons  avenir.  >  (Cuarma, 
E^sai  sur  le  lanqaqe,  o.  182.) 


DTCTIONNAIRE  DK  riITLOSOPIIIE.         '       LAN  420 

rendant  incapable  de  se     tenre  morale  et  sociale  de  rhoninic  et  de 
extérieure  de  l'ensei-      l'hyyiène  perfectible  ou  progressive. 

«  l>'hoii)nie  ne  vit  pas  seulement  des  choses 
matérielles,   il  vit  aussi  des   choses  de 


419  LA?Ï 

notre  esprit  en  le 
féconder  sans  l'action 
gncnicnt  oral  ?.. 

«  Toujours  csl-il  que  1e  fait  est  incontes- 
table, et  que  la  parole  est  le  moteur  primitif 
et  nécessaire  de  nos  idées  ,  comme  le  soleil , 
en  agitant  par  son  action  la  vaste  étendue  de 
l'air ,  y  produit  la  scintillation  brillante  qui 
éclaire  nos  yeux. 

«  11  suit  de  Ih  que  la  doctrine  catholique 
est  dans  le  vrai  lorscfu'elle  nous  montre  Dieu 
enseignant  le  premier  honnne,  soit  en  taisant 
jaillir  la  vérité  de  son  intelligence  par  la  per- 
cussion du  verbe,  soit  en  lui  annonçant  des 
mystères  qui  surpassaient  les  foices  de  l'ordre 
purement  idéal.   Kn  elïel,  puisque  l'homme 
ne  pense  et  ne  [)arle  qu'a|)rcs  avoir  entendu 
pailer,  et  ([ue,  d'une  autre  part ,   les  géné- 
rations humaines  viennent  aboutir  h  Dieu  , 
leur  créateur,  il  s'ensuit  que  le  branle  pre- 
mier de  la  pai'ole  et  de  la  [)ensée  remonte  à 
l'heure   de   la  création   et  a   été   donné    h 
l'homme,   (jui  ne  possédait  rien,  par  celui 
qui  j)ossédait  tout  et  qui  voulait  lui  tout  cnm- 
muniquer.  Une  fois  ce  mouvement  imprimé, 
la  vie  intellectuelle  a   commencé  pour    le 
genre  humain,  et  ne  s'est  plus  arrêtée  de[)uis. 
La  parole  divine,  immortalisée  sur  les  lèvres 
de  l'homme,  s'est  répandue  comme  un  fleuve 
intarissable  et  divisé  en  mille  rameaux  à  tra- 
vers les  vicissitudes  des  nations  ;  et  conser- 
vant sa  force  aussi  bien  que  son  unité  dans 
le  mélange  infmi  des  idiomes  et  des  dia- 
lectes, elle  perpétue  au  sein  même  de  l'er- 
reur les  idées   génératrices  qui  constituent 
le  fonds  populaire  de  la  raison  et  de  la  reli- 
gion. Si  la  liberté  humaine  en  vicie  l'ensei- 
gnement, ce  n'est  que  d'une  manière  limitée; 
ses  etlbrts   n'atteignent   i)as  jusqu'aux  der- 
nières profondeurs  de  la  vérité.  La  parole, 
par  cela  seul  qu'elle  est  prononcée  ,  porte 
dans  son  essence  une  lumière  qui  saisit  l'âme 
et  se  rend  complice,  sinon  pour  tout,  du 
moins  pour  h  s  principes  fondamentaux  sans 
les(|uels   l'homme    s'évanouit    tout    entier. 
Ainsi,  Dieu,  par  l'effusion  de  son  Verbe  con- 
tinué dans  le  nôtre,  ne  cesse  de  promulguer 
l'évangile  de  la  raison  ,  et  tout  homme,  quoi 
qu'il  fasse,  est  l'organe  et  le  missionnaire  de 
cet  évangile.  Dieu  parhi  en  nous  malgré  nous; 
la  bouche  qui  le  blasphème  contient  encore 
la  vérité,  l'apostat  qui  le  renie  fait  encore 
un  acte  de  foi,  le  sceptique  qui  se  rit  de  tout 
se  sert  de  mots  qui  ailirment  tout.  »  (Lacor- 
DAiRE,  Conférences  de  Notre-Dame,  49*  conf. 
—  Voy.  la  note  XI,  à  la  fin  du  volume.) 

Appendice  au  §  \\\. 

Un  illustre  médecin ,  M.  le  D.  Cruveilhier, 
dans  un  de  ses  meilleurs  ouvrages,  a  publié 
un  chapitre  d'un  haut  intérêt  sur  les  condi- 
tions d' existence  morale  et  sociale  de  Vhomme. 
Nous  croyons  faire  plaisir  à  nos  lecteurs  en 
le  reproduisant  ici. 

«  J'ai  hâte ,  dit  le  savant  et  religieux  mé- 
decin ,  d'aborder,  dans  les  quelques  pages 
qui  me  restent,  la  question  fondamentale  et 
généralement  ignorée,  des  conditions  d'exis- 


es,  n  vit  aussi  des  ciioses  de  les- 
jM-it,  il  sent  et  i)arle  en  même  temps  qu'il 
s'assimile  et  se  meut,  et  la  pensée  dont  il 
a  conscience ,  et  (jue  révèlent  son  regard  et 
ses  traits,  est  un  des  éléments  nécessaires  do 
son  existence  physique.  Ces  conditions  mé- 
ritent donc  d'être  connues. 

«  Impôt  lance  de  la  question.  —  11  n'est 
personne  qui  ne  sache  que  l'organisme  et  la 
pensée  sont  solidaires,  que  l'esprit  gagne  îi  la 
santé  du  corps  et  à  l'énergie  de  ses  fonctions  ; 
qui  ne  sait  que  toute  dégradation  physique 
s'accompagne  tôt  ou  tard  d'une  déchéance 
intellectuelle  et  morale?  ce  sont  là  des  asser- 
tions vulgaires,  presque  banales,  sur  lesquel- 
les il  est  inutile  d'insister,  quoiqu'on  n'en 
tienne  pas  toujours  comj)te  dans  la  pratique; 
mais  ce  qu'on  ignore  en  général ,  c'est  la 
véritable  part  d'inlluence  que  la  pensée  exerce 
sur  la  constitution  et  l'énergie  physiques  de 
l'individu,  et  ce  fait,  trop  longtemps  mé- 
connu, est  capital  en  hygiène. 

«  Qui  ne  voit ,  en  etlet,  que  si  la  constitu- 
tion physique  de  l'homme  était  dans  un 
rapport  constant  avec  son  organisation  in- 
tellectuelle et  morale,  de  telle  sorte  qu'à  une 
âme  virile  correspondît  une  grande  énergie 
de  résistance  vitale ,  l'hygiène  conservatrice 
et  progressive  aurait  une  base  nouvelle  et  un 
point  d'appui  emprunté  à  l'homme  lui-môme, 
à  sa  volonté  libre,  et  indépendante  à  certains 
égards  de  l'action  variable  des  milieux? 

«  Or  rien  n'est  |)lus  certain  ni  mieux  dé- 
montré que  cette  intime  relation  de  l'orga- 
nisme et  de  la  pensée,  et  plusieurs  ordres  de 
faits,  d'observation  vulgaire  ou  scientifique, 
ne  permettent  pas  d'en  contester  la  réalité. 
«  Tout  développement  nous  étant  interdit, 
nous  nous  en  tiendrons  au  témoignage  sui- 
vant ,  que  nous  emjjruntons  à  la  science  mo- 
derne. 

«  De  Vinfluence  de  la  pensée  sur  le  cer- 
venu.  —  11  paraît  vrai,  dit  à  cet  égard  M.  Gra- 
tiolel ,  que  Vexcrcice  accroît  le  volume  du 
cerveau  en  même  temps  qu'il  en  améliore  la 
forme.  Le  crâne  des  hommes  distingués  par 
l'esprit  et  par  les  mœurs  ,  celui  des  artistes 
habiles,  de  ceux  qui  pensent  et  imaginent 
beaucoup,  est  en  général  plus  grand  et  surtout 
plus  beau  que  le  crâne  des  hommes  qu'on  ra- 
masse parini  la  populace.  Rien  n'est  plus  rare 
qu'un  beau  crâne  dans  les  amphithéâtres  d'a- 
natomie  ,  car  ce  n'est  pas  parmi  les  parias  de 
la  civilisation  moderne  que  se  plaît  la  beauté, 
cette  expression  virante  de  la  vertu  et  de  l'in- 
telligence. Jléciproquement ,  au  grand  déve- 
loppement de  la  vertèbre  frontale  correspon- 
dent une  plus  grande  rectitude  du  profil  de  la 
face  et  en  même  temps  une  réduction  relative 
des  os  qui  la  composent ,  et  le  peu  de  saillie 
de  la  face,  exprimant  un  plus  grand  dévelop- 
pement du  crâne,  est  un  signe  de  beauté  ;  car 
ta  beauté  n'est  rien  autre  chose  que  la  per- 
fection rendue  intelligible  par  la  forme. 

«  Cette  influence  de  la  pensée  sur  le  cer- 
veau s'explique  d'ailleurs  parce  fait,  confirmé 


421 


LAN 


rSVCIIOLOGIE- 


LAN 


par  toules  les  lois  de  la  pliysiologie,  quo  tout 
organe  entre  en  exercice  et  se  développe 
«ous  l'influence  de  son  stimulant  spécial  : 
le  poumon  sous  l'intluence  de  l'air  atmosphé- 
rique; l'œil,  de  la  lumière;  l'estomac,  de  l'a- 
liment, et  le  cerveau,  de  la  pensée. 

0  L'arlère  carotide  interne  ,  dit  à  ce  sujet 
un  des  plus  profonds  anatomistes  de  notre 
siècle,  M. Geoffroy  Saint-Hilaire,  qui  alimente 
h  cerveau,  est  un  rameau  oblique  de  l'artère 
carotide  primitive.  Pour  que  le  sang  dévie  de 
sa  ligne  d'ascension  et  vienne  en  plus  grande 
partie  sur  un  rameau  latéral ,  il  faut  que  ce 
résultat  dépende  d'un  événement  étranger  à 
l'organisation,  et  j'ajoute,  sans  la  moindre 
hésitation,  que  ,  dans  le  cas  qui  nous  occupe, 
il  n'y  a  point  à  douter  que  cela  ne  dépende 
des  travaux  de  l'intellect. 

«  La  preuve  que  j'avais  à  faire  me  paraît 
désormais  complète.  J'ajouterai  seulement 
que  le  cerveau,  mû  par  la  pensée,  s'accroît 
sans  cesse  jusqu'à  la  vieillesse  chez  l'homme 
que  préoccupent  le  mouvement  des  idées  et 
les  choses  de  l'espiit,  tandis  qu'il  subit  un 
mouvement  de  retrait  chez  celui  dont  l'unie 
est  penchée  sui-  les  choses  de  la  matière  ; 


422 
et 


l'instrument  de  sa  conservation  physique 
de  sa  perfectibilité. 

«  Des  conditions  de  la  pensée ,  et  de  la 
nécessité  d'une  fécondation  intellectuelle  et 
morale.  —  La  première  condition  de  la  pen- 
sée ,  c'est  que  l'organe  par  lequel  elle  se 
manifeste,  et  en  dehors  duquel  elle  n'existe- 
rait pas,  soit  normalement  conformé  et  sain  ; 
qui  ne  sait  qu'une  conformation  vicieuse  du 
cerveau  et  les  altérations  passagères  ou  du- 
rables de  cet  organe  empêchent  et  troublent 
les  manifestations  de  la  pensée? 

«  La  plupart  des  idiots,  que  caractérise  une 
conformation  vicieuse  et  irrégulière  du  crâne 
et  du  cerveau,  ne  pensent  pas  ou  pensent 
peu,  et  chez  l'enfant  régulièrement  constitué, 
l'évolution  de  la  pensée  doit  ôtre  subordon- 
née à  l'évolution  naturelle  du  cerveau 

«  II  est  parfaitement  acquis,  du  reste,  que 
le  cerveau  resterait  à  l'état  d'aptitude  s'il  n'é- 
tait primitivement  stimulé  par  la  pensée  ,  et 
que  la  pensée  elle-même,  quel  que  soit  l'élat 
des  organes,  ne  se  manifeste  au  début  que 
sous  l'influence  d'une  sorte  d'incubation 
intellectuelle  et  morale. 

«  L'enfant  auquel  a  manciué,  dxins  des  cii 


mais  est-il  aussi  certain  que  cette  action,  qui     constances  malheureuses,  exceptionnelles,  la 


s'exerce  sur  le  cerveau,  s'exerce  aussi  sur  l'or 
ganisme? 

«  Le  fait  n'est  pas  douteux,  nous  venons 
de  le  voir,  en  ce  qui  concerne  l'expression 
du  visage  et-  de  la  physionomie  ,  et  ne  l'est 
pas  davantage  s'il  s'agit  du  plus  ou  moins  de 
vigueur  de  la  constitution. 

«  J'ai  toujours  pensé,  a  dit  à  cet  égard  un 
savant  illustre,  Sœmmering,  que  la  culture 
des  facultés  intellectuelles  augmentait  la  vita- 
lité des  organes  ainsi  que  leur  résistance. 
Maine  de  Biran  a  dit  après   lui  :  L'exercice 


double  et  salutaire  influence  du  sentiment 
maternel,  uni  à  l'action  nécessaire  pour  faire 
éclore  en  lui  la  parole,  reste  nmet,  et  ce  muet 
d'un  nouveau  genre,  qu'on  a  souvent  con- 
fondu avec  le  sourd-muet  de  naissance,  replié 
sur  lui-même  ,  conuTie  ce  dernier,  avant  que 
l'éducation  ait  provoqué  l'éclosion  de  ses  fa- 
cultés ,  laisse  tomber  comme  lui  sa  tôle,  (pii 
lléchit  sur  sa  poitrine,  sans  développement 
et  sans  souffle,  et  se  dégrade  peu  h  peu  si  l'é- 
ducation ne  vient  pas  stimuler  en  lui  la  pen- 


sée qui  sommeille,  et  développer  par  elle  ses 
habituel  des  hautes  facultés  amoindrit  la  part     facultés  physiques  et  morales. 
de  ta  mort  et  fait  participer  l'organisme  à  la  «  Nouvelle  preuve  de  l'indue 


fie,  à  la  jeunesse  éternelle  de  l'dme 

«  L'expérience  démontre  non  moins  clai- 
rement que  l'énergie  de  la  résistance  vitale, 
soit  qu'on  compare  des  nations  ou  des  races 
entre  elles,  soit  qu'on  compare  entre  eux  des 
individus,  est  toujours  en  raison  de  l'organi- 
sation intellectuelle  et  morale  et  de  l'énergie 
de  volonté  de  chacun  d'eux.  Qui  ne  sait  qu'au     développer,  réclament  l'uidispensable  coud 


illuence  de  la  pen- 
sée sur  l'organisme,  et  de  la  nécessité  d'une 
fécondation  intellectuelle  et  morale  pour  la 
faire  éclore. 

«  Ainsi,  la  pensée,  qui  a  le  cerveau  pour 
instrument,  met  cet  organe  en  exercice ,  et 
l'homme,  en  tant  qu'être  pensant,  peut  être  . 
assimilé  à  l'œuf  ou  à  la  graine  qui ,  pour  se 


milieu  des  mille  vicissitudes  de  la  vie  ou  des 
intempéries  qui  nous  menacent ,  les  âmes 
fortement  trempées  résistent  avec  succès , 
alors  que  les  pusillanimes  succombent?  Mille 
exemples ,  qui  s'appliquent  aussi  bien  aux 
peuples  qu'aux  individus,  attestent,  en  etfet, 
que  la  langueur,  l'inertie  et  la  passiveté  de 
l'âme*  laissent  la  vie  organique  exposée  sans 
défense  à  tous  les  accidents  extérieurs  de  la 
vie,  et  que  l'absence  de  volonté  et  l'abandon 
de  soi-même  sont  des  causes  aussi  redouta- 
bles qu'infaillibles  de  dégradation  physique 
et  de  mort. 

«  Concluons  de  tout  ce  qui  précède  que 
l'hygiène,  qu'il  s'agisse  de  la  conservation  ou 
de  l'amélioration  de  l'organisme,  doit  tenir 
un-très  grand  compte  delà  pensée  et  de  l'é- 
nergie morale  que  doublent  les  obstacles,  et 
que  1  homme  trouve  à  certains  égards  en  lui- 
même  et  dans  sa  volonté  sponuinée  et  hbre 


tion  de  la  chaleur,  de  la  lumière  et  de  l'hu- 
midité. Il  est,  comme  cette  dernière,  en  cU'ei, 
une  force  en  puissance  ,  qui  biise  son  enve- 
loppe dans  l'atmosphère  naturelle  de  la  pen- 
sée, des  sentiments  et  de  l'idée,  et  qui  res- 
terait en  dehors  d'elle,  abîmée  dans  une  luiit 
profonde  ou  éternellement  voilée. 

«  Je  ne  sais ,  pour  mon  compte  ,  ce  que 
pourrait  être  un  homme  qui  aurait  été  privé, 
dès  son  enfance,  de  tout  enseignement.  Cet 
homme  injpossibic  n'aurait  jamais  pu  vivre, 
sans  doute,  et  n'a  jamais  existé  en  fait;  mais 
ce  qu'on  peut  affirmer,  c'est  que  l'organisme 
individuel,  comme  force,  est  d'autant  plus 
accompli  que  l'homme  s'élève  plus  haut  dans 
l'échelle  sociale  et  accroît  davantage  la  sphère 
d'action  de  ses  facultés;  c'est  que  la  dégra 


dation  intellectuelle  et 
amène  nécessairement 
que.  Et  combien  cette 


morale  de  l'individu 
sa  déchéance  physi-- 
déchéance  n'est-elle 


423 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  PIIILOSOPIIIE. 


LAN 


m 


pas  manifeste  dans  ces  tristes  sjiéciniens  de     nlique  spécialement  l'emprisonnement  cel- 
l'espèce  humaine  que  recèle  la  lange  de  nos     lulaire  ;  cet  argument  ne  saurait  être  de  mise 
cités,  et  que  les  vices  ont  pénétrés  jusqu'à  la 
moelle  1  Combien  n'cst-elie  pas  visible,  sur- 
tout, dans   l'éliolement  ])hysique,  digne  de 
j)itié,  que  nous   olFrent  certaines  peuplades 
sauvages  de  l'ancien  et  du  nouveau  monde  1 
«  Ce  que  l'on  peut  affirmer,  en  outre,  c'est 


aujourd'hui ,  et  les  faits  ont  prouvé  que  la 
terrible  inducnce  de  lu  solitudeabsolue  s'exer- 
ce dans  une  sphère  sans  limites,  et  que  la 
force  morale  la  plus  grande  ne  saurait  en 
conjurer  les  etfets. 

«  J'ai  connu,  pour  mon  compte  ,  et  m'ho- 


que  la  dépendance  de  l'homme  k  l'égard  de     nore  de  compter  parmi  mes  amis  plusieurs 
•  ,.,...  , ,,. .  :..!,/....,,.  >. hommes  d'élite,  que  nos  luttes  intestines  et 

le  malheur  des  temps  ont  conduits  à  Mazas. 
Tous  ont  plus  ou  moins  gravement  souffert 
de  leur  réclusion  absolue  ,  et  quelques-uns 
ont  failli  payer  de  leur  santé  et  de  leur  vie 
le  régime  de  la  cellule. 

«  La  science  ,  d'ailleurs  ,  par  l'organe  de 


la  société  est  tellement  inhérente  à  sa  nature, 
que  l'homme  privé  de  la  société  de  ses  sem- 
blables se  dégrade  et  meurt. 

«  Ve  la  vec-essité  pour  l'homme  de  vivre 
dans  la  sociét-é  de  ses  semblables  ,  et  des  in- 
convénients graves  de  l'isolement  absolu.  — 
La  vie  intellectuelle  et  morale,  qui  touche  de 


si  près  à  la  vie  physique,  n'est,  comme  cette     l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques, 


dernière  ,  qu'une  incessante  assimilation  et 

au'un  continuel  échange  de  sentiments  et 
'idées ,  et ,  de  même  qu'en  tant  qu'orga- 
nisme ,  l'homme  meurt  d'inanition  ,  s'il  est 
f)rivé  d'aliments  ou  étouffe  dans  le  vide, 
'homme  moraJ  étouffe  dans  le  vide  de  ses 
sentiments  et  de  ses  pensées ,  et  se  dégrade 
ou  meurt  dans  la  solitude. 

«  On  a  dit  à  ce  sujet  que  le  savant  et  le 
penseur,  préoccupés  de  leurs  abstractions  et 
de  leurs  travaux,  recherchent  parfois  cette 
solitude  et  s'y  complaisent  ;  mais  entre  la 
solitude  volontaire ,  que  tempèrent  la  con- 
templation de  la  nature  et  les  relations  de 
famille  et  d'amitié  ,  et  la  solitude  absolue,  il 
y  a  un  abîme.  L'expérience  prouve  assez  clai- 
rement, du  reste,  qu'à  ce  terrible  jeu  de 
l'isolement  absolu  ,  tel  que  le  réalise  ,  par 
exemple,  l'emprisonnement  cellulaire,  les 
organisations  les  plus  fortes  sont  bien  vite 
ébranlées. 

«  Le  lecteur  en  jugera  par  les  chiffres  sui- 
vants, qui  furent  produits  à  l'occasion  de  la 


non  moins  que  l'expérience  et  la  raison,  s'é- 
lèvent hautement  contre  un  pareil  système, 
et  nous  souhaitons  ardemment  que  le  temps 
et  l'action  légale  effacent  de  notre  sol  ces 
tristes  monuments  ,  qui  rappellent,  dans  un 
siècle  humain  et  doux,  la  barbarie  d'un  au- 
tre âge. 

«  De  Véducalion  et  de  ses  conditions  néces- 
saires au  point  de  vue  de  l'hygiène  et  de  la 
santé.  —  Ce  n'est  point  ici  le  lieu  d'insister 
sur  ce  que  devrait  être  l'éducation  au  sujet 
de  laquelle  un  grand  philosophe  ,  Leibnitz, 
a  pu  dire,  comme  autrefois  Archimède  d'un 
point  d'appui  :  «  Donnez-moi  l'éducation,  et 
je  transformerai  le  monde.  »  Il  est  évident 
que  l'idée  lumineuse  de  la  fonction  de  l'homme 
étant  donnée,  elle  doit  avoir  pour  but  d'or- 
ganiser la  pensée  à  ce  point  de  vue  suprême, 
de  développer  en  outre  les  facultés  et  les 
aptitudes  individuelles,  et  de  mettre  l'homme 
en  possession  de  lui-même,  afin  qu'il  puisse 
vouloir  avec  énergie  ce  qui  est  conforme  à  sa 
loi,  et  agir  librement  en  vue  de  sa  réalisation. 


discussion  que  souleva,  en  d'autres  temps,  le  Mais  ce  sont  là  des  considérations  que  je  ne 

j)r()jet  (les établissements  cellulairesen  France,  puis   qu'indiquer.    Je    me  bornerai  donc   à 

«  Il  fut  alors  établi  qu'en  1838,  14  détenus  dire  qu'au  point  de  vue  de  la  santé  et  de  l'hy- 

sur  386  avaient  été  frappés  d'aliénation  men-  giène  ,  l'éducation  doit  subordonner  les  im- 

tale  dans  les  pénitenciers  cellulaires  de  Pen-  pulsions  de  la  sensation  à  la  direction  su- 

sylvanie,  qui  ont  servi  plus  tard  de  modèle  prême  de  la  pensée,  et  s'appliquer  en  outre 

aux   nôtres,   c'est-à-dire  1   sur  27;  18  sur  à  développer  le  principe  de  volonté  qui  est 


387  en   1839,  c'est-à-dire  1  sur  21,  et  26  sur 
434  en  1840,  c'est-à-dire  1  sur  16. 

«  Dans  cette  môme  année  1840,  le  péni- 
tencier de  New-Jersey  compta  12  cas  de  fo- 
lie sur  152,  un  peu  plus  de  1  sur  11,  tandis 


l'instrument  privilégié  de  la  double  conser- 
vation de  l'être  humain. 

«  Les  philosophes  et  les  moralistes  avaient 
déjà  bien  des  fois  proclamé  que  l'homme  ne 
devait  point  se  faire  l'esclave  des  sens.  La 


que,  dans  les  établissements  non  cellulaires,     science  moderne  ne  dit  pas  autre  chose,  et 
la  folie  est  à  peine  de  1  sur  40  ou  50.  son  témoignage  mérite  d'être  ici  invoqué 

«  Elle  prouve,  en  etfet,  à  cet  égard,  que 


peme 

«  Le  Titnes,  à  son  tour,  examinant  la  ques- 
tion de  mortalité  dans  les  pénitenciers  cellu- 
laires établis  en  Angleterre,  démontra,  après 
une  enquête  approfondie,  que,  dans  les  éta- 
blissements ordinaires,  la  proportion  des  dé- 
cès à  celle  des  détenus  avait  été,  en  1840  et 
1841,  de  1  sur  45,  et  dans  les  cellulaires,  de 
1  sur  23,  c'est-à-dire  du  double. 

«  La  mortalité  est,  en  moyenne,  de  5  pour 
100  dans  les  cellules  de  Philadelphie  ,  et  de 


le  cerveau,  organe  cenlnil  ,  est  placé  entre 
deux  ordres  de  stimulations  dont  les*  unes 
viennent  de  l'extérieur  par  les  sens  ou  des 
organes  externes,  et  les  autres  de  la  pensée, 
qu'anime  et  féconde  la  volonté.  Or,  tant  que 
subsiste  l'ordre  physiologique,  c'est-à-dire 
tant  que  chaque  organe  agit  sous  l'influence 
de  son  stimulant  spécial,  et  le  cerveau  parti- 
culièrement sous  l'influence  de  la  volonté. 


2  pour  100  dans  les  prisons  non  cellulaires,  l'impression  qui  part  des  viscères  est  faible- 

«  On  a  dit  à  ce  sujet  que  celte  proportion  ment  ressentie  par  le  cerveau,  qui  y  répond 

des  aliénations  et  des   décès  était  due  aux  pour  satisfaire  les  besoins  (lu'elle  indique  ; 

mauvaises  conditions  piiysiques  et  morales  mais,  lorsque  la  volonté  est  faible,  la  réaction 

des  malfaiteurs  liangereux  ,  auxque.     s'ap-  des  viscères,  et  en  particulier  des  sens  ali- 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


416 


453  LAN 

mcnlaiie  et  génital,  empiètent  sur  le  cerveau  elle  le  hideux  cortège  du  cancer,  au  suicide 
et  s'exercent  sur  cet  organe  d'une  manière  et  de  la  folie,  qui  ravagent  dans  d*(inormes 
tvrannique.  proportions  les  sociétés  modernes,  et  dé- 
'  «  Aloi^  la  liberté  morale,  sans  périr  tout  à  gradent  l'organisme  beaucoup  plus  sûre- 
fait,  demeure  comme  étnutfée  sous  le  poids  ment  que  la  misère  et  que  la  faim, 
des  impulsions  instinctives  ou  émotives,  «  Mais,  de  tous  les  dangers  que  peuvent 
l'harmonie  des  organes  et  des  fonctions  est  courir  le  corps  et  l'âme  d'un  peuple,  il  n'en 


troublée,  et  l'homme,  devenu  l'esclave  de  ses 
instincts,  tombe  de  chute  en  chute  et  d'ex- 
cès en  excès  dans  la  plus  triste  dégrada- 
lion. 

«  Ce  n'est  pas  impunément  en  elTet  que 
l'homme  fait  prédominer  en  lui  le  principe 
sens\tif  et  individuel,  et  par  cela  seul  il  court 
facilement  à  la  ruine  de  ses  instinct?  supé- 
rieurs et  à  un  égoïsmc  immense  qui  les  rem- 
place. 

«  La  prédominance  de  la  sensation,  a  dit 
Lamennais,  obscurcit  les  idées,  dérobe  <i 
1 
su 


esprit  l'idée  du  vrai  et  le  fixe  pour  ainsi  dire 
jr  le  variable,  et  la  lumière   intérieure  s'é- 


teint comme  une  lami)e  au  milieu  des  va- 
peurs épaisses. 

«  Les  hommes  de  plaisir  sont  incapables 
d'ellorts soutenus,  et  ils  apportent  à  l'élude, 
louteis  les  fois  qu  ils  s'y  livrent,  une  mobilité 
excessive,  qu'expli(jiie  la  passivité  du  leur 
esprit.  Cependant,  l'habitude  et  le  goiit  des 
voluptés  sensuelles  pervertissent  peu  à  peu 
.eur  sensibilité  morale  et  physique,  et  condui- 
sent insensiblement  à  la  maladie  !  Les  exem- 
ples que  nous  pouriions  citer  sont  innom- 
brables, mais  trop  peu  d'espace  nous  reste 
pour  qu'il  nous  suit  possible  d'insister  sur  ce 
sujet. 

«  Des  conséquences  d'une  éducation  vicieu- 
se et  d'un  milieu  social  corrompu  sur  la  con- 
stution  physique  de  l'individu.  —  S'il  est  per-     sujet,  que  le  climat  contribue  à  rendre  les  ha 


est  pas  de  plus  redoutable  et  de  plus  perfide 
peut-être  que  le  despotisme  et  la  tyrannie, 
qui  sont  exactement,  à  l'égard  de  la  vie  intel- 
lectuelle et  morale,  ce  que  serait  pour  les 
membres  délicats  de  l'enfant  l'étroite  f)rison 
de  bandelettes  inamovibles. 

«  La  pensée,  comme  le  corps  qui  se  déve- 
loppe et  se  conserve  par  l'exercice  et  s'étiole 
dans   l'immobilité  ,    vit    essentiellement    de 
spontanéité,  d'initiative  et  de  liberté,'  et  la 
)ensée,  étoulfée  ou  comprimée,  laisse  bientôt 
'Ame  sans  énergie  et  sans  force,  et  soumise  à 
'affreux  supplice  d'une    déchéance  qui  s'i- 
gnore et  d'une  volonté  qui  s'abandonne,  au 
grand  détriment  de  la  dignité  humaine  et  de 
l'organisme. 

«  Les  exemples  se  pressent  ici  en  foule 
sous  ma  plume,  et  je  n  aurais  cpi'à  puiser  j.u 
hasard  dans  l'histoire  ancienne  et  moderne 
pour  y  trouver  des  {)reuves  éclatantes  de  la 
désastreuse  iniluence  de  l'asservissement  in- 
tellectuel et  moral,  et  de  l'esclavage  sur  la 
détérioration  des  races  et  leur  très-prompt 
abâtardissement.  Je  me  bornerai  à  citer  ici 
l'observation  d'une  tiès-ancienne autorité  mé- 
dicale, qui  constate  que,  di\jh  ciiK]  siècles 
avant  notre  ère,  les  elfets  du  despotisme  sur 
l'organisme  physique  étaient  appréciés  et 
connus. 

<<  Il  est  vraibVmblable,  dit  llippocratc  h  ce 


mis  de  considérer  comme  une  vérité  démon- 
trée que  la  pensée  s'incarne  en  quelque  sorte 
dans  le  cerveau,  et  que  l'oiganisme  se  façon- 
ne sur  le  modèle  de  cet  organe,  il  est  aisé  de 
concevoir  que  tout  enseignement  qui  tend  di- 
ri'ctement  ou  indirectement,  dans  un  âge  où. 
l'homme  est  incapable  de  discuter  ses  im- 
pressions et  de  réagir  contre  elles,  h  modiher 
le  plan  de  l'organisalion  régulière  de  la  pen- 
sée, et  d'intervertir  ses  rappoits  naturels 
avec  l'organisme,  tend,  par  cela  même,  à 
détruire  l'harmonie  de  notre  être  fihysique 
et  h  briser  son  unité. 

«  C'est  ainsi  qu'une  éducation  qui  dévelop- 
pe certaines  qualités  brillantes  de  l'intelli- 
gence et  la  sensibilité,  comme  il  est  malheu- 
reusement d'usage  aujourd'hui,  au  détriment 
du  jugement,  de  l'initiative  et  de  la  volonté, 
prépare  des  générations  impressionnables, 
mobiles,  sans  consistance  et  sans  fixité, 
qu'entraînent  et  dominent  bientôt  leurs  im- 
pressions sentimentales  et  nerveuses,  et  ipje 
moissonnent  à  la  fleur  de  l'âge  ces  maladies 
ataviques  et  malignes  qui  font  l'étonnement 
et  le  désespoir  de  la  médecine  contempo- 
raine. 

«  C'est  ainsi,  encore,  qu'une  société  livrée 
à  l'aïuour  du  luxe  et  des  jouissances,  au  culte 
des  voluptés  et  des  passions  égoïstes,  inocule 
fatalement  une  lèpre  fétide,  qui  s'infiltre  peu 
h  peu  dans  le  corps  social,    traînant  après 

DlCTI0^^■.  de  Philosopiiif..  I. 


bitants  de  l'Asie  timides,  lâches  et  débiles: 
mais  leur  débilité  physique  et  morale  tient  sur- 
tout aux  gouvernements  despotiques  qui  les 
régissent.  Il  est,  en  effet,  dans  la  nature  des 
choses  que  l'indépendance  et  la  liberté  aug- 
mentent l'énergie  morale  et  physique  des  peu- 
ples, et  que  le  despotisme,  au  contraire^  éner- 
ve l'âme  et  affaiblisse  le  corps. 

«  Mais  alors,  pourrait-on  se  demander, 
comment  se  fait-il  que  l'homme,  qui  naît  à 
peine  à  la  liberté,  ait  pu  supporter,  sans  en 
être  brisé,  tant  de  siècles  de  violence  et 
d'oppression,  et  résister  à  leur  infiuence  fa- 
tale? 

«  Par  la  raison  très-simple,  répond  l'histoi- 
re, que  la  violence  et  l'oppression  qui  cour- 
bent les  fronts  et  dégradent  les  faibles  et  les 
passifs  (c'est-h-dire  la  masse)  exaltent  l'éner- 
gie morale  et  physique  des  âmes  viriles  qui, 
dès  lors,  incarnent  en  elklj,  pour  ainsi  dire, 
pour  le  faire  ensuite  rayonner  au  dehors,  le 
principe  (lu  salut  individuel  et  de  la  conser- 
valion  sociale. 

«  Par  la  raison  très- simple  encore,  répond 
la  science,  que  l'homme  trouve  en  lui-môme, 
en  vertu  de  son  oiganisaton  et  de  sa  volonté 
spontanée  et  libre,  la  possibilité  de  résisjler 
aux  influences  délétères  des  milieux,  et  k". 
moyen  de  sa  perfectibilité  morale  cl  physi- 
que. 

A  De   la  perfectibilité  de  l'homme.  -     Plu- 

U 


i2l  LAN 

sieurs  iiliilosopljcs,  el  très-récoiiiincnt  encore 
un  grand  poiHo,  '|ui  fut  aussi  un  grand  ci- 
toyen, M.  de  Lamartine,  ont  nié  que  l'houjuie 
fût  perfectible,  parce  qu'il  ne  paraît  pas  (|ue, 
depuis  quatre  mille  ans,  c'est-h-dire  de  Moïse 
et  des  Pliaraons  jusqu'à  nous,  l'homme  ait 
acquis  un  sens  nouveau,  des  membres  plus 
souples,  une  taille  plus  haute,  une  vilalilé 
plus  grande,  qu'il  pense  mieuv  (p-i'au  ten)[)s 
d'Homère  ou  de  Platon,  ou  qu'il  soit  plus 
vigoureux  qu'on  ne  l'était  à  Home  on  à 
Sparte. 

«  J'accepte  volontiers  l'objection,  et  si  la 
porfectibililé  n'existait  réellement  qu'h  la 
condilion  d'une  modilicalion  radicale  de  la 
forme  cl  des  caractères  essentiels  de  l'orga- 
nisme, s'il  fallait,  en  un  mot,  que,  pour  pro- 
gresser, l'honnne  changcAt  de  nature  etces- 
sAt  d'être  homme,  il  n'y  aurait  point  à  hé- 
siter, et  le  |)rogrcs  ne  serait  qu'une  chi- 
mère. 

«  Mais  que  devient  l'argument,  je  le  de- 
mande, si  l'idée  qu'on  doit  se  faire  de  la 
perfectibilité  physiologique  est  toute  dillé- 
rento  et  se  fonde  sur  une  autre  base  ? 

«  Or,  l'idée  de  perfeclibililé  ne  repose  ni 
sur  l'accroissiMnent  de  la  durée  de  la  vie,  qui 
se  rattache  aux  lois  générales  de  l'organisa- 
tion animale,  et  n'a  pas  varié  depuis  le  com- 
mencement des  siècles;  elle  Jie  Aient  pas 
davantage  à  l'accroissement  de  la  vigueur  et 
de  la  force  musculaire,  ou  à  la  perfection  de 
tel  ou  tel  sens.  Autant  vaudrait  affirmer  que 
le  saltimbanque  qui  assouplit  ses  membres  et 
l'athlète  qui  développe  ses  muscles,  ou  le 
peau-rouge,  qui  entend  et  voit  à  des  dislan- 
ces surprenantes,  sont,  par  le  fait  môme,  .su- 
périeurs à  l'homme  civilisé,  ([ui  ne  possède 
pas  ces  avantages.  Une  pareille  asseriion  ne 
sera  jamais  prise  au  sérieux. 

«  Mais  l'idée  de  la  perfectibilité  se  fonde 
sur  ce  fait,  désormais  acquis,  que  la  pensée 
agit  sur  le  cerveau  et  s'incarne  en  lui,  pour 
ainsi  dire,  et  que  ce  viscère  est  d'autant  mieux 
organisé,  et  plus  fortement  constitué,  que  la 
pensée  et  le  sentiment  sont  plus  dévelop- 
pés, et  que  l'homme  j)Ossède  mieux  la  loi  de 
ses  rapports  et  de  sa  fonction. 

«  A  ce  point  de  vue,  et  s'il  est  acquis, 
d'une  part,  que  le  sentiment  et  la  'pensée 
moditient  l'organe  cérébral,  et,  par  le  cer- 
veau, le  reste  de  l'économie;  s'il  est  démon- 
tré de  l'autre  ([ue  le  progrès  des  sentiments 
et  des  idées  est  incessant,  que  l'homme  mo- 
derne se  nourrit  de  plus  vastes  pensées,  de 
sentiments  plus  purs  et  plus  vrais,  qu'il  vit 
d'une  vie  plus  large,  et  porte  en  lui  plus 
d'humanité,  qu'il  est  plus  homme,  enfin,  il 
est  imj)0ssible  qu'en  vertu  de  la  solidarité 
commune  qui  existe  entre  l'organisme  et  la 
pensée,  il  est  impossible,  disons- nous,  que 
le  progrès  n'existe  pas  pour  le  cerveau  et 
l'organisme,  comme  il  existe  dans  le  domaine 
du  sentiment  el  do  l'idée. 

«  De  [a  nature  et  des  conditions  de  la  per- 
fectibilité humaine.  —  Il  est  assez  difficile, 
sans  doute,  de  préciser,  dans  l'état  actuel  de 
la  science,  la  nature  intime  de  la  modifica- 
tion spéciale  que  subit,  sous  l'in  luei.cc  de  la 


DICTIO.NNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


LAN 


428 


volonté  humaine  et  de  l'idée,  la  subslanco 
cérébrale,  el  la  connaissance  du  mode  sp<';- 
cial  de  déveloi)pemenl  du  tissu  nerveux  est 
encore  trop  peu  avancée  pour  qu'an  puisse 
hasarder  une  explication;  mais  on  peut,  du 
nioins,  conclure  avec  certitude  que  lacullure 
intellectuelle  a  pour  eiïel  : 

«  1°  D'accroître  le  volume  du  cerveau  et 
d'améliorer  sa  forme,  ainsi  que  celle  de  la 
face  et  du  crilîie  ; 

«  2"  D'augmenter  l'imprcssionnabilité  de  la 
fibre  nerveuse  cérébrale,  ainsi  que  le  font 
supposer  le  peu  d'entendement  et  les  facultés 
obtuses  des  races  inféiieures,  auxquelles  il  se- 
rait aussi  impossible  de  faire  comprendre 
plusieurs  de  nos  idées  les  plus  vulgaiies,  qu'à 
nos  paysans  la  métaj)hysi(pie  de  Kanl  et  de 
Hegel  ; 

«  3°  D'accroître  la  puissance  d'action  et  la 
tonicité  de  cet  organe  ; 

«  4°  D'harmoniser  dans  un  suprême  équili- 
bre les  «louvements  divers  dont  il  est  le  siè- 
ge, pour  adapter  de  plus  en  plus  le  cerveau 
K  la  fonction  supérieure  de  l'homme  ; 

«  5°  Enfin,  de  rayonner  sur  l'organisme  par 
l'intermédiaire  du  cerveau,  pour  accroître  sa 
puissance  d'action  el  son  énergie  de  résis- 
tance vitale. 

«  Il  résulte,  en  outre,  de  ce  qui  a  été  dit 
précédemment,  que  si  l'inlluence  physique 
des  milieux,  de  môme  que  celle  de  l'éducation 
proprement  dite,  el  de  l'enseignement  so- 
cial qui  agit  sur  l'individu  par  les  institutions 
et  les  lois,  par  la  science,  i)ar  les  mœurs  el 
les  beaux-arts,  peuvent  être  et  doivent  être, 
dans  nos  sociétés  modernes,  fondées  sur  le 
dévouement  absolu  du  pouvoir  à  la  cause  de 
t-ous.  un  instrument  d'amélioration  physique, 
intellectuelle  et  morale,  la  peifectibiîilé  hu- 
maine a  son  point  de  départ  et  sa  racine  dans 
l'homme  lui-même  el  dans  son  énergie  de 
volonté. 

«  Je  voudrais  pouvoir  dire  aussi  que  la  per- 
fectibilité de  riiomme,  qui  est  toujours  rela- 
tive à  son  état  antérieur  ou  à  celui  de  ses  as- 
cendants, peut  être  physiquement  préparée 
ou  conservé(;  par  des  mariages  bien  ordon- 
nés et  conformes  aux  lois  de  la  physiologie, 
que  l'hérédité  tient  une  large  place  dans  les 
phénomènes  du  perfectionnement  ou  de  la 
dégradation  des  individus  ou  des  races,  que 
la  (juestion  du  mariage  est  une  question  fon- 
damentale en  hygiène;  mais  je  dois  prendre 
congé  du  lecteur. 

«  Je  n'insisterai  donc  pas,  quoi  qu'il  m'en 
coûte;  mais  je  tiens,  du  moins,  à  ce  qu'il  sa- 
che que  les  faits  énoncés  dans  ce  petit  livre 
(et  je  n'ai  l'ien  avancé  qui  ne  fût  strictement 
conforme  aux  données  rigoureuses  de  la 
science),  concluent  à  prouver  : 

«  Que  si  la  hberté,  qui  paraît  n'avoir  d'au- 
tre objet  que  des  satisfactions  morales,  est 
l'instrument  le  plus  sûr  des  progrès  matériels, 
l'énergie  de  la  pensée  et  de  la  volonté,  diri- 
gées dans  le  sens  de  la  justice  et  du  droit,  en 
vue  de  l'amélioration  physique,  intellectuelle 
et  morale  du  plus  grand  nombre,  est  le  plus 
sûr    instrument    de    la    conservation  de  la 


429  I.W  rSYr.HOI.OGIE. 

santô  cl  ili-  i'améli'oralion  phvsiiiue  de  l'hom- 


I.AN 


iâO 


me. 
«  Et  celte  conclusion  me  suffît. 

^  IV,  —  Df  roriginc  des  idées,  des  lUéories  invenlées 
à  ce  sujet  et  île  leur  fausseit'.  Les  idées  ue  smit 
pas  innées,  elles  ne  viennent  pus  de  la  sensa- 
tion 

«  Les  théories  imaginées  pour  expliquer, 
non  pas  seulenK'nlles  opérations  de  l'enten- 
dement, mais  l'origine,  la  source,  la  forma- 
tion de  l'idée,  de  nos  connaissances  premiè- 
res, sont  si  fausses,  si  opposées  è  la  percep- 
tion claire  de  la  vérité;  elles  sont,  de  plus,  si 
fortement  invétérées  dans  les  esprits  parj'ha- 
tiitude  et  la  routine  des  écoles,  que  nous  avons 
cru  nécessaire  de  traiter  cette  grave  question. 
D'autre  part,  l'origine  des  idées,  surtout  de 
certaines  idées  fondamentales,  telles  que  li- 
dée  de  Dieu,  par  exemple,  la  source  premiè- 
re d'oij  elles  émanent  et  le  moyen  par  lequel 
elles  nous  sont  communiquées,  ont  une  telle 
importance  par  rapport  à  la  vérité,  à  la  cer- 
titude et  à  la  démonstration  des  doctrines 
dont  ces  idées  forment  la  base  ;  celte  origine, 
cette  source,  ce  moyen  sont  tellement  liés  au 
caractère  propre  de  ces  doctrines  ;  ils  en  font 
logiment  si  bien  une  œuvre  humaine  ou  une 
œuvre  divine;  ils  constituent  ou  anéantissent 
si  franchement  le  rationalisme  ;  il  font  telle- 
ment du  christianisme  une.  vérité  ou  une  er- 
reur, selon  qu'eux-mêmes  sont  vrais  ou  faux, 
conformes  ou  opposés  à  la  nature  des  choses, 
qu'il  nous  a  paru  indispensable  de  nous  ar- 
rêter un  instant  sur  cet  important  sujet.  Tout 
ce  que  nous  en  dirons  ici  aura  donc  moins 
pour  objet  d'indiquer  de  nouveau  lorigine  de 
nos  idées,  que  de  montrer  très-brievcment 
l'erreur  des  théories  dangereuses  enseignées 
jusqu'à  ce  jour. 

«  Ces  théories  se  réduisent,  comme  on  sait, 
h  deux,  principales,  dont  toutes  les  autres  ne 
sont  que  des  modifications.  L'une  fait  naître 
de  la  sensation  toutes  nos  idées,  et  aboutit 
au  matérialisme.  L'autre  admet  des  idées  in- 
nées, qu'elle  donne  pour  principe  de  la  con- 
naissance de  l'homme,  et  conduit  à  une  idéa- 
lisme non  moins  dangereux. 

«  Nous  n'entrerons  pas  dans  le  détail  îles 
raille  questions  que  soulèvent  ces  divers  sys- 
tèmes, ni  dans  celui  des  thèses  qu'ont  pro- 
voquées la  nature,  la  formation  et  la  délini- 
lion  de  l'idée.  Nous  nous  garderons  bien  plus 
encore  de  vouloir  expliquer  les  opérations 
de  l'entendement  qui,  quoi  que  l'on  dise  et 
quoique  l'on  fasse,  demeureront  toujours  un 
mystère  impénétrable  aux  regards  de  l'hoiii- 
me,  auquel  elles  ne  se  manifestent,  comme 
tout  ce  qui  tient  à  l'essence  des  choses,  quo 
par  leurs  effets. 

«  Nous  nous  bornerons  donc  à  montrer  que 
les  partisans  des  idées  nées  de  la  sensation  et 
ceux  des  idées  innées  sont  également  dans 
l'erreur.  Nous  prouverons  que  nulle  idée  ne 
naît  ni  ne  peut  naître  de  la  sensation,  qu'au- 
cune idée  n'est  ni  ne  saurait  être  innée,  et 
que  cette  grande  question  de  l'origine  des 
idées  n'a  pasété  généralemtmt  comprise. 
«  Et  d'a.)0rd,  ce  qui  <.'st  digne  de  lemar- 


que  et  même  d  élonnemenl,  c'est  que,  dans 
Jes  systèmes  qu'on  a  imaginés  ou  adoptés 
pour  expliquer  l'origine  des  idées,"  on  ait 
constamment  placé  l'homme  en  dehors  de  la 
réalité.  On  l'a,  en  effet,  complètement  isolé 
du  milieu  moral  dans  lequel  il  vit,  et  dans 
lequel  seulement  il  peut  agir  et  développer 
son  intelligence.  On  n'a,  par  conséquent,  te- 
nu aucun  compte  des  faits,  si  visibles  pour- 
tant, et  d'une  perception,  dune  appréeiation 
si  faciles.  Il  semble  que,  par  une  contradiction 
étrange,  inexplicable,  on  se  soit  complu  h 
séparer  l'homme,  en  ce  qui  concerne  l'exer- 
cice et  le  produit  de  ses  facultés  inlellec- 
luelles,  de  tout  contact  avec  le  monde  vivant 
de  la  parole,  de  lidée,  de  la  pensée,  pour 
ne  le  montrer  en  rapport  qu'avec  le  monde 
muet  et  mort  de  la  sensation,  et  faire  dériver 
ses  idées  du  monde  le  plus  étranger  à  l'i- 
dée ,  du  monde  inerte  des  formes  maté- 
rielles. 

«  Les  partisans  du  sensualisme,  de  l'idée 
née  de  la  sensation  ont  dit  :  La  sensation 
est  le  principe  et  la  source  de  toute  connais- 
sance; c'est  elle  qui  éveille  rinlelligence, 
qui  lui  révèle  son  existence  et  lui  manifeste 
les  choses  par  l'idée  qu'elle  lui  en  donne. 
L'enfant  éprouve  d'abord  des  besoins  ;  ces 
besoins  ou  sensations  premières  éveillent  en 
lui  des  désirs,  qui  sont  déjà  des  idées  con- 
fuses ou  indéterminées  de  choses  nécessaires 
à  leur  salisfaclion.  Ces  désirs  attirent  l'atten- 
tion de  l'enfant  à  l'extérieur;  ils  étendent  sa 
vie  hors  de  lui  et  le  portent  à  rechercher  Ie« 
choses  nécessaires  à  la  satisfaction  des  be- 
soins qu'il  éprouve.  La  tradition  de  ces 
choses-là  lui  en  donne  l'idée,  et  par  suite 
l'idée  générale  des  choses  et  des  moyens 
propres  à  satisfaire  ses  besoins.  Un  objet 
frappe  ses  sens  ou  l'un  de  ses  sens  :  voilà 
une  sensation.  Cette  sensation  lui  plaît  ou 
lui  déi)lait,  l'affecte  agréablement  ou  désa- 
gréablement ;  elle  atlue  son  attention,  qui 
se  porte  vers  l'objet  qui  l'a  causée  ;  de  là 
pour  l'enfant  l'idée  de  cet  objet,  et  ainsi  des 
autres,  .\insi  l'enfant,  constamment  affecté 
et  attiré  hors  de  lui  par  les  objets  extérieurs, 
voit,  remarque,  observe,  compare  et  forme 
ou  acquiert,  au  moyen  de  ses  sensations  et 
des  facultés  qu'elles  mettent  en  exercice, 
toutes  ses  connaissances.  Tel  est,  en  résumé, 
le  système  des  idées  nées  de  la  sensation. 
Il  nous  semble  que,  d'«près  celte  théorie,  la 
bêle,  qui,  elle  aussi,  éprouve  des  besoins,  et 
se  trouve  agiéablement  ou  désagréablement 
atfectée  par  les  objets  qui  frappent  ses  sens, 
devrait  avoir  des  idées  et  des  connaissances 
aussi  étendues  (jue  celles  de  l'homme.  Celte 
seule  réllexion  ne  serait-elle  pas  déjà  une 
certaine  démonstration  de  l'erreur  du  sen- 
sualisme? 

«  Les  partisans  de  l'idée  innée  ont  dit  h 
leur  tour  :  Toute  intelligence  créée  apporte 
avec  elle  les  idées  au  moins  premières,  fon- 
damentales de  l'ordre  intcllecluel,  et  sans 
lesquelles  nulle  connaissance,  nulle  idée 
complexe,  secondaire,  individuelle  ne  serait 
possible  pour  l'homme.  Ces  idées,  qui  existent 
sans  que  l'esprit  eu    ait  conscience  d'abord, 


431 


L\N 


DtCTIO>'XAlRE  DE  PHILOSOPHIE. 


LAN 


m 


sunl  peirues  à  mesure  que  l'intelligence  se  connaissance,  à  ce  développement  intet- 
roplie  sur  elle-même  ;  elles  se  révèlent  sur-  lecluel,  il  est  évident  que  la  révélation  eût 
loul  à  l'occasion  des  choses  ou  des  circon-  été  inutile,  ou  du  moins  n'eût  pas  été  né- 
stances  qui  les  font  remarquer,  et  dans  l'ordre  cessaire.  Si  la  révélation  n'a  pas  été  néces- 
que    suit  généralement    le    développement  saire,  c'est-à-dire  si  l'humanité  fût  arrivée 


intellectuel  de  l'homme.  Donc  nous  appor- 
tons en  naissant  toute  idée  qui  n'appartient 
pas  à  l'ordre  des  idées  logiques,  c'est-à-dire 
A  l'ordre  des  idées  déduites  ou  combinées  au 
moyen  des  idées  principales  et  innées.  Tel 
est,"  en  résumé,  le  langage  que  tiennent  les 
])artis8ns  des  idées  innées. 

<<  Toutes  les  différences,  toutes  les  nuances 
(jui  peuvent  distinguer  les  divers  systèmes     idées  ne  sont  pas  moins  faux  que  dangereux 
émis  jusqu'à  ce  jour  sur  l'origine  des  idées;     Cependant,  si  nous  les  rejetons,  ce  n'est  pas 
tout  ce  qui  a  été  dit,  depuis  les  espèces  im-     uniquement  à  cause  de  leur  opposition  radi 


sans  elle  à  la  connaissance  et  à  la  civilisa- 
tion, pourquoi  cette  révélation  aurait-elle 
«xisléT 

«  Ces  considérations  doivent  avoir  leur 
importance  au\  yeux  de  tout  chrétien.  Elles 
sudiraient,  à  elles  seules,  pour  persuader 
tout  homme  qui  croit  à  la  vérité  du  christia- 
nisme, que    ces  systèmes  sur    l'origine  des 


l)rrsses  et  expresses  jusqu'au  senliment-sen- 
s<itio)i,avi  senliment-rapport,e[c.,  d'un  côté; 
et  de  l'autre,  depuis  les  idées  éternelles,  ty- 
piques, jusqu'à  la  vision  en  Dieu  et  à  l'espèce 
d'inventaire  de  l'intelligence  par  elle-même, 
n'empêchent  pas  ces  opinions  de  rentrer 
dans  l'un  ou  dans  l'autre  des  deux  systèmes 
[)rincipaux  que  nous  avons  signalés. 

«  Partisans  de  l'un  ou  de  l'autre  système, 
de  l'idée  née  de  la  sensation  ou  de  l'idée 
•innée  ;  partisans  de  l'idée  individuelle  comme 


cale  à  l'idée  chrétienne,  au  fait  de  la  révéla- 
tion primitive  et  nécessaire;  c'est  parce  qu'ils 
sont  essentiellement  faux  et  contraires  à  la 
nature  des  choses. 

«  Et  d'abord,  nulle  idée  ne  naît,  nulle  idée 
Tîe  saurait  naître  soit  de  la  sensation,  soit  à 
l'occasion  de  la  sensation.  Sans  doute,  c'est 
au  moyen  des  sens  que  nous  communiquons 
avec  ce  qui  est  hors  de  nous,  et  sans  les  sens 
nous  ne  saurions,  dans  l'état  actuel  de  notre 
nature,  entrer  en  communication  avec  n'im- 


principe  de  l'idée  générale,  ou  de  l'idée  gé-      porte  quels  êtres.  Mais  il  y  a  ici-bas  deux 


nérale  comme  principe  de  l'idée  individuelle  ; 
toujours  au  fond  réalistes  ou  nominaux  ; 
tous  sont  donc  d'accord  sur  ce  point  :  que 
l'homme  se  donne  ou  se  forme  à  lui-même 
«es  connaissances;  tous  supposent  ou   en- 


mondes,  comme  il  y  a  dans  l'homme  deux 
vies  :  i!  y  a  le  monde  matériel  et  sensible,  et 
le  monde  intellectuel  et  moral;  il  y  a  pour 
l'homme  Ja  vie  corporelle,  animale  ou  sen- 
sitive  etlavje  spirituelle  oumorale.Au  moyen 


seignent  que  l'homme  grandit  ainsi,  de  par     des  sens  proprement  dits,  des   sens  seuls, 


sa  propre  nature,  sous  l'action  sinmltanée 
de  ses  sens  et  de  ses  facultés,  en  science  et 
en  sagesse. 

«  Ni  les  uns,  ni  les  autres  n'ont  donc  senti, 
vu,  compris  la  source  réelle,  unique  de  l'i- 
dée, ni  tenu  compte  des  soins,  de  l'action, 
de  l'influence,  de  l'enseignement  non  moins 
inévitables  que  nécessaires  de  la  famille.  Ni 
les  uns  ni  les  autres  n'ont  eu  la  pensée,  n'ont 
perçu  cette  vérité,  que,  pour  l'enfant,  la  con- 
naissance est  essentiellement  traditionnelle; 
qu'il  n'obtient  les  éléments  fondamentaux  ou 
constitutifs  de  la  science,  l'idée,  la  notion, 
le  langage,  que  par  tradition,  enseignement, 
et  au  moyen  de  la  parole.  Ni  les  uns  ni  les 
autres  n'ont  su  que  toutes  idées,  toutes  no- 
tions premières  acquises  supposent  toujours 
une  intelligence-mère  qui  les  a  communi- 
quées. 

«  L'un  et  l'autre  de  ces  systèmes  sont 
donc  également  hostiles  à  l'idée  chrétienne. 


nous  entrons  en  possession  de  la  vie  corpo- 
relle ou  animale,  de  la  vie  des  appétits,  des 
jouissances  ou  des  besoins  charnels  ;  nous 
entretenon?  et  alimentons  cette  vie,  nous 
satisfaisons  ces  appétits  et  ces  besoins,  et 
nous  sommes  mis  en  une  certaine  communica- 
tion avec  le  monde  extérieur.  Mais,  entre 
éprouver  et  satisfaire  des  appétits,  des  be- 
soins corporels  ;  entre  vivre  de  la  vie  ani- 
male, sensitive;  entre  percevoir  d'une  cer- 
taine manière  le  monde  extérieur,  matériel, 
et  avoir  des  idées,  la  connaissance,  la  vie 
intellectuelle,  il  y  a  toute  la  différence  de 
l'homme  moral  à  la  bête,  il  y  a  l'infini. 

«  Sentir  et  connaître,  voir  et  remarquer; — 
user,  posséder,  jouir  et  juger,  contempler, 
admirer: — être  aft'ecté  d'une  manière  ou 
<i'uiie  autre  par  les  sens  ou  par  l'action  des 
choses  extérieures,  éprouver  ou  satisfaire 
des  besoins  et  avoir  des  idées,  raisonner, 
sont  donc  des  choses  essentiellement  diffé- 


En  effet,  ils  sont  d'accord  pour  déclarer  que     rentes  et  parfaitement  indépendantes. 


l'homme,  acquérant  naturellement  ses  idées, 
ses  connaissances, arriverait  à  l'acquisition  de 
ces  idées,  de  ces  connaissances  par  le  seul 
fait  de  son  existence,  lors  même  qu'il  ne 
verrait,  n'entendrait  aucun  être  raisonnable. 
Donc  ils  affirment  également  que  nul  ensei- 
gnement primitif,  nulle  révélation  positive 
n'a  précédé  la  connaissance  dans  l'huma- 
nité, n"a  présidé  au  développement  intellec- 
tuel du  premier  homme.  Ils  l'affirment, 
puisfiue,  lu  premier  homme  et  tous  ceux 
qui  1  ont  suivi  pouvant,  au  moyen  de  la  sen- 
«ilion  ou  des  idl°s  innées,  arriver  à  cette 


«  Certes,  s'il  y  avait  entre  ces  choses  une 
identité  réelle  ;  si  elles  se  tenaient  tellement 
que  les  unes  dussent  nécessairement  naître 
des  autres  ou  les  suivre;  s'il  suffisait  de 
voir  et  de  sentir  pour  recevoir  des  idées, 
arriver  à  la  connaissance  et  entrer  en  parti- 
cipation de  la  vie  intellectuelle,  les  animaux 
auraient  ces  idées,  cette  connaissance,  cette 
vie  raisonnable.  Ils  les  auraient,  ils  en  joui- 
raient, car,  comme  l'homme,  ils  sentent, 
voient  et  entendent  ;  comme  l'homme,  ils 
é[»rouvent  des  besoins,  satisfont,  assouvissent 
leurs  ap[>élits,  leurs   passions,  souffrent   et 


m 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


43i 


jouissent  dans  leur  Olre; connue  Ilionnne, 
ils  voient*ies  œuvres  de  la  création,  les  beau- 
lés  et  les  merveilles  de  la  nature.  Cepen- 
dant, loin  de  s'élever  h  la  connaissance  du 
preiuier  Etre,  de  Dieu,  ils  n'ont  aucune  con- 
naissance proprement  dite,  aucune  idée.  Ils 
n'ont  pas  même  l'idée  de  la  mort,  qu'ils 
fuient  souvent  sans  la  connaître,  car  la  mère 
ne  distingue  pas  entre  l'étal  vivant  et  l'état 
inanimé  de  ses  petits,  et  ils  demeurent  per- 
pétuellement dans  l'abrutissement,  dans  la 
solitude,  dans  l'isolement  de  la  bète. 

p  Eh  bien  !  ce  que  peuvent  les  sens  et 
les  sensations  pour  les  ôtres  inférieurs  à 
l'homme,  ils  le  peuvent,  toute  proportion 
gardée,  pour  l'homme  lui-môme  et  rien  de 
plus.  Avec  eux  et  eux  seuls,  nous  aurions  la 


conque.  Mais  entre  sentir  et  avoir  consciGncc, 
entre  sentir  ses  sensations  et  savoir  qu'on 
éprouve  des  sensations,  il  y  a  une  diiTérence. 
L'être  mis  en  possession  de  la  vie  intellec- 
tuelle peut  avoir  conscience  des  sensations 
diverses  qu'il  éprouve  ;  il  peut  distinguer 
entre  ces  sensations,  entre  leurs  effets  et 
leurs  causes  conune  il  distingue  un  arbre 
d'un  autre  arbre.  Il  le  i)eut,  parce  qu'il  est 
élevé  à  une  vie  bien  supérieure  à  la  vie  sen- 
sible. Mais  cette  vie  intellectuelle,  il  ne  l'a 
point  reçue  des  sensations,  puisque  sans  elle 
ses  sensations  seraient  senties  et  non  connues. 
Les  sensations  peuvent  être  l'occasion,  elles 
peuvent  devenir,  si  l'on  veut,  l'objet,  la  ma- 
tière de  réflexions,  de  raisonnements.  Mais, 
pour  qu'il  en  soit  ainsi,  il  faut  avoir  préala- 


vie    animale,    instinctive,   corporelle;  nous     i^lement  les  idées,  sans  lesquelles  on  ne  sau 


éprouverions  la  faim  et  la  soif  ;  nous  savou- 
rerions ce  ({ui  apaise  l'une  et  étanche  l'autre, 
luais  sans  aucune  idée  de  la  douleur  ni  de  la 
jouissance.  Avec  les  sens  et  les  sensations, 
nous  verrions  le  monde  extérieur,  les  plantes 
et  les  arbres,  |)ar  exemple;  mais  nous  ver- 
rions, et  ce  serait  tout  :  nous  ne  distinguerions 


rait  ni  raisonner  ni  réfléchir. 

«  Idées  et  sensations  apjiartiennent  donc 
à  des  ordres  non-seulement  distincts,  mais 
essentiellement  différents.  Les  sensations 
appartiennent  au  monde  matériel  et  sensible  ; 
les  idées  ap[)artieiment  au  monde  intellec- 
tuel et  moral,  qui  nous  les  communique,  et 


pas  entre  la  bruyère  et  rbyso|>e,  entre  le     d'où  seulement  elles  peuvent  originairement 
cèdre  et  le  cypiès.  *  ■     ..  .       . 

«  Nos  sens  ne  nous  mettent  en  rapport  par 
eux-mêmes  qu'avec  le  monde  sensible,  le 
monde  matériel.  Nous  raisonnons  ici  dans 
l'hypothèse  du  sensualisme,  d'après  laquelle 
l'homme,  entièrement  isolé  du  monde  mo- 
ral, privé  de  toute  communication  avec  des 
êtres  intelligents,  arriverait,  au  moyen  de 
ses  sensations, .non-seulement  à  la  vie  inlel- 


rious  venu*.  Or  comment  entrons-nous  en 
rapport,  sommes-nous  mis  en,  communica- 
tion avec  le  monde  inlellecluel  ou  moral, 
avec  le  monde  de  l'idée,  qui  diffère  tant  du 
monde  inerte,  immobile  et  muet  des  corps? 
Sans  doute,  dans  l'état  présent  des  choses, 
durant  celte  vie  terrestre  et  mortelle,  les  sens 
nous  sont  nécessaires,  mais  seulement  pour 
j)roduire  et  pour  saisir  le  signe  au  moyen  du- 


did 


Lpetuelle,à  la  |)Ossession  d'un  certain  nombre     (juel  s'établit  ce   rapport   et    s'opère  celte 
'"  '      '  connnunication.  Et  ce  signe,  ({u'on  peut  ap- 

peler intellectuel  parce  t|u'il  j)art  d'une  intel- 
ligence et  d'une  vohuité,  et  qu'il  représenfi; 
et  tiansmet  une  idée,  une  pensée,  quel  est-il  ? 
La  parole.  C'est  donc  par  la  parole  et  non  par 
les  sensations  que  nous  sonunes  mis  en  rap- 
port, en  conmmnication  av(îc  ce  monde  in- 
tellectuel et  moral,  auquel  seulement  appar- 
tient et  du([uel  vient  toute  idée,  toute  con- 
naissance. 

«  Mais  si,  comme  le  veut  le  sensualisme, 
le  monde  intellectuel  n'avait  pas  originaire- 
ment existé  pour  Ihumanité,  (|ui  alors  aurait 
été  abandonnée  à  ses  sensations  et  privée  d(; 


lees  et  à  l'invention  du  langage,  mais 
encore  h  l'acciuisition  de  toutes  les  connais- 
sances trouvées.  Or  que  recevons-nous,  cpie 
pouvons-nous  recevoir  du  monde  matériel  ? 
Des  impiessions,  rien  (|ue  des  impressions. 
Si  donc  le  monde  nioral,  le  monde  intellec- 
tuel n'existait  pas,  ou  si  nous  en  étions  telle- 
ment séparés  qu'il  n'existât  point  pour  nous, 
nous  ne  serions  en  rapport  qu'avec  le  monde 
sensible  et  matériel,  et  nous  ne  recevrions 
i\ue  des  impressions  sensibles.  Mais  des  im- 
pressions ne  sont  pas  des  idées,  et  il  est  clair 
(jue  jamais  elle  ne  sauraient  devenir  ni  pro- 
duire des  idées.  Et  comment  des  impressions, 
des  sensations  produites  par  ce  monde  maté- 
riel ol  muet,  qui  est  l'antipode  de  la  pensée, 
qui  en  est  l'épouvante  et  l'horreur  quand 
elle  se  compare  à  lui,  pourraient-elles  deve- 
uir  des  idées?  Cela  est  si  impossible,  qu'il 
suffit  d'y  réfféchirpour  le  comprendre. 

«  En  effet,  entre  une  sensation  et  une  idée, 
il  y  a  toute  la  tlifféieuGe  d'une  pierre  à  une 
âme,  de  la  matière  à  l'intelligence,  de  la  sen- 
sibilité physique  à  la  pensée.  Une  sensation, 
c'est  purement  et  simplement  la  partie  maté- 
riellement sensible  de  notre  être  {)lus  ou 
moins  aU'ectée,  mais  ee  n'est  pas,  cela  ne 
piut  être  ni  devenir  une  idée, caria  sensation 
demeure  sensation. 

«On  dira  que  l'être  sensible  a  conscience 
«>e  la  senstUion  qu'il  éprouve.  L'être  sen- 
sible, évidemment,  sent  ses  sensations,  c'est- 
à-dire  qu'il   éprouve    une  sensation   quel- 


tout  langage,  rien  évidemment  n'aurait  pu  la 
mettre  en  rapport  avec  lui,  et  très-certaine- 
ment elle  n'aurait  pu  le  créer.  Le  système  du 
sensualisme,  de  quelque  manière  qu'on  l'en- 
tende ou  qu'on  le  modifie  :  qu'on  l'appelle 
Aristote,  Locke,  Condillac  ou  Laromiguière, 
est  donc  radicalement  faux.  Les  sensations 
ne  sont  donc  ni  la  source  ni  l'origne  de  nos 
idées. 

«  Au  reste,  en  admettant  même  l'hypothèse 
si  fausse,  si  absurde  du  sensualisme,  la 
presque  totalité  de  nos  idées,  toutes  celles 
surtout  qui  sont  de  l'ordre  inlellecluel  et 
inoral,  ne  sauraient  être  attribuées  aux  sen- 
sations. Pour  les  expliquer,  il  faudrait  donc 
leur  trouver  une  autre  origine,  et  les  attri- 
buer, en  se  plaçant  en  dehors  du  vrai,  au 
système  des  idées  innées.  Mais,  en  un  sens, 
la  théorie  des  idées  innées  s'éloigne  plus  er- 


43; 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


LAN 


i?,% 


core  lie  la  vérité  que  le  sensualisme.  Le  sen- 
;^ualisme  du  moins  admet  que,  pour  l'homme, 
toute  idée,  toute  connaissance  est  acquise. 
Il  déclare  que  l'homme  ne  possède  qu'après 
aroir  trouvé  ou  reçu;  qu'il  ne  connaît  qu'a- 
près avoir  vu,  entendu,  senti,  qu'après  avoir 
appris,  en  un  mot.  Dans  l'hypothèse  de  l'idée 
innée,  on  admet,  au  contraire,  que  l'idée,  la 
connaissance  i)eut  exister  dans  l'homme  à 
l'état  latent,  inconnu  et  sans  avoir  été 
acquise.  On  enseigne  que  l'homme  peut  con- 
naître sans  avoir  vu,  appris,  ce  qui  est  radi- 
calement contraire  à  la  nature  ou  à  l'essence 
des  choses. 

«  Il  y  a  donc  contradiction  dans  les  termes 
quand  on  dit  :  idée  innée.  Que  serait,  en  eflet, 
pour  l'intelligence  créée  ou  tirée  du  néant, 
une  idée  innée?  Outre  que  ce  serait  une 
perception,  une  forme  substantielle  qui  ren- 
drait l'éducation  inutile  et  donnerait  fatale- 
ment à  tous  les  hommes  les  mômes  impres- 
sions et  les  mômes  convictions,  ce  serait  un 
effet  sans  cause,  un  reflet  sans  type,  une  no- 
tion sans  objet.  Apporter  en  naissant  des 
idées  innées  ou  nées  avec  nous,  ce  serait 
avoir  l'idée  ou  la  connaissance  d'un  être,  d'un 
objet,  d'une  vérité,  avant  d'avoir  vu  cet  être, 
cet  objet,  cette  vérité  ;  ce  serait  connaître  les 
choses  avant  d'en  avoir  entendu  parler,  avant 
d'y  avoir  jamais  pensé  avant  môme  d'avoir 
pensé  à  n'importe  quoi,  avant  d'avoir  vu  ou 
connu  un  seul  ôtre,  un  seul  objet,  une  seule 
vérité.  Cela  est-il  possible?  Est-il  possible, 
par  exemple,  d'avoir  l'idée  des  formes  et  des 
substances  soit  des  plantes,  des  arbres,  des 
astres,  d'une  montre ,  d'une  maison  avant 
d'avoir  vu  des  plantes,  des  arbres,  le  ciel,  une 
montre,  une  maison,  ou  avant  d'en  avoir  en- 
tendu parler  ?  Que  serait-ce  donc  des  idées  de 
Dieu,  d'Etre  parfait,  éternel,  de  ciéateur,  de 
créature,  d'infini,  de  fini,  d'absolu,  de  relatif, 
de  nécessaire,  de  contingent,  et  généralement 
de  tout  ce  qui  rentre  dans  l'ordre  le  plus 
élevé  des  connaissances  métaphysiques?  Com- 
ment avoir,  posséder  ces  idées,  ces  connais- 
sances avant  môme  d'être  entré  en  participa- 
tion de  la  vie  intellectuelle?  Comment  con- 
naître avant  d'avoir  fait  une  seule  fois  usage 
de  ses  facultés,  avant  d'avoir  ouvert  les  yeux, 
entendu  un  son,  tressailli  sous  l'impression 
d'un  attouchement,  d'une  sensation?  Et  que 
seraient  des  idées,  des  connaissances  qui  ne 
seraient  point  perçues  par  l'esprit;  des  idées, 
des  cot)naissances  dans  une  intelligence  qui 
ne  jouirait  encore  d'aucune  idée,  d'aucune 
connaissance ,  qui  n'aurait  pas  môme  con- 
science d'elle-même  ?  Ne  serait-ce  pas  à  la  fois 
connaître  et  ne  pas  connaître,  tout  savoir  et 
tout  ignorer,  tout  posséder  et  se  trouver  dans 
une  indigence  absolue?  Mais  autant  vaudrait 
dire  qu'avant  d'exister,  d'être  tirée  du  néant, 
l'intelligence  possédait  déjà  ces  connais- 
sances, ces  idées. 

«  Dira-t-on,  pour  expliquer  ou  soutenir 
une  pareille  impossibilité,  que  Dieu  est  tout- 
puissant?  Mais  avec  un  pareil  mot,  pris  dans 
un  sens  absolu  et  sans  aucune  distinction, 
.';ans  difcernemcnt aucun,  queyrouvcrait-on? 
Oulriî  o;u'on  ne  prouverait  rien ,  si  ce  n'est 


l'absence  de  toute  sagesse,  de  tout  jugement, 
il  faudrait  dire  avec  Locke  :  que  c'est  mé- 
connaître et  oulragtir  la  toute-puissance  di- 
vine, que  d'affirmer  en  Dieu  ou  de  la  part  de 
Dieu  l'impossibilité  de  faire  sentir  et  penser 
la  matière.  Et  puis,  d'après  la  théorie  des 
idées  innées,  on  est  forcé  d'admettre  que 
l'esprit  n'entre  en  possession  de  ces  idées 
nées  avec  lui  et  qu'il  jjossédait  sans  le  savoir, 
de  ces  connaissances  qui  étaient  en  lui  avant 
qu'il  connût,  qu'à  mesure  que  la  vue  ou  la 
perception,  le  contact  des  choses  du  monde 
extérieur  éveille  en  lui  ces  idées.  En  consé- 
quence, il  faut  admettre  que  l'homme,  qui 
apporte  tout  en  naissant,  est  pourtant  dans 
la  nécessité  de  tout  recevoir  comme  s'il  était 
né  dans  un  absolu  dénûment.  Mais  alors  c'est 
retomber  doublement  dans  le  sensualisme;  et 
à  quoi  bon  recourir  à  un  système  d'une  im- 
possibilité radicale,  d'une  fausseté  évidente , 
pour  abouti]'  en  définitive  à  la  sensation, 
cause  eflîciente  ou  occasionnelle  de  l'idée? 

«  Admettre  les  idées  innées,  c'est  évidem- 
ment confondre  les  facultés  intellectuelles 
avec  les  idées,  les  notions,  les  connaissances 
acquises  au  moyen  de  ces  facultés  ;  c'est  se 
placer  dans  un  idéalisme  absolu  et  complète- 
ment indépendant  des  lois  qui  régissent  les 
êtres  et  les  choses  dont  on  veut  déterminer 
les  rap|)orls  et  les  phénomènes;  c'est  mé- 
connaître la  nature  et  l'essence  de  la  connais- 
sance et  des  intelligences  créées;  c'est  igno- 
rer tous  les  faits  relatifs  à  la  première  éduca- 
tion de  l'homme,  ou  n'en  tenir  aucun  compte. 
Nulle  idée  n'est  ni  ne  saurait  être  innée,  par 
cette  raison  toute  simple  et  bien  claire,  bien 
certaine  :  que  le  propre,  l'essence  de  l'idée, 
de  la  connaissance,  dans  ses  rapports  avec 
l'intelligence  humaine,  est  d'être  acquise; 
que  l'intelligence  de  l'homme  ne  possède  d'i- 
dées, de  connaissances  que  celles  qu'il  a  re- 
çues, trouvées,  apprises. 

«  La  théorie  des  idées  innées  n'est-donc  pas 
moins  fausse,  moins  erronée  que  celle  qui 
fait  naître  l'idée  de  la  sensation.  L'un  et 
J'autre  système  a  négligé  les  faits  pour  se  jeter 
dans  des  spéculations  sans  appui  et  sans  bases. 
Il  semble  qu'ils  aient  pris  à  tâche  d'expliquer 
les  choses  de  manière  a  faire  disparaître  toute 
])eiisée  (i'interv«ntion  divine  ou  de  révélation 
primitive.  Et,  de  fait,  tous  les  chercheurs  de 
systèmes  n'ont  guère  eu  d'autre  but.  Tous  se 
sont  assez  complu  dans  cette  pensée  d'or- 
gueil ,  que  l'humanité  tient  d'elle-même  ce 
qui  fait  sa  grandeur  et  sa  gloire.  De  là  tous 
ces  systèmes  pour  combattre  et  repousser  la 
nécessité  de  l'action  divine,  et  pour  tout  fon- 
der sur  un  naturalisme  d'autant  plus  dange- 
reux que  souvent  il  était  assez  habilement 
déguisé. 

«  D'où  et  comment  nous  viennent  donc  les 
idées?  Quelle  est  leur  origine,  leur  source 
véritable,  puisqu'elles  ne  sont  point  innées  et 
qu'elles  ne  viennent  point  de  la  sensation?  Les 
idées  nous  viennent  exclusivement  du  monde 
intellectuel  ou  moral,  et  elles  ont  pour  nous 
leur  origine  dans  le  signe  qui  les  représente 
et  les  transmet,  dans  le  langage,  dans  la  oa- 
rolc. 


437 


L\N 


«  Lhoiiiiiie,  à  fa  fois  coi'ps  el  esprit,  i:,nl 
avec  ses  fiicullés  physiques  et  ses  faculk's 
spirituelles,  avec  ses  sens  et  son  intelligence. 
Son  corps  et  son  ànie  propres  à  la  double 
vie  dont  il  doit  vivre  dans  l'unité  d'une  seule 
personnalité,  voilà  ce  qu'il  apporte,  et  il  n'ap- 
porte que  cela.  Comme  qui  n'a  jamais  rien 
vu,  rien  entendu,  rien  appris,  il  naît  dans 
l'ignorance  absolue  de  toutes  choses;  seule- 
ment il  naît  apte  à  voir,  à  entendre ,  à  ap- 
prendre. 

«  Mais  comment  apprendra-t-il  et  d'où  re- 
cevra-l-il  la  connaissance?  Apprendra-t-il  au 
moyen  de  ses  facultés  physiques,  de  ses  sens, 
ou  au  moyen  de  ses  facultés  intellectuelles, 
de  son  esprit?  La  connaissance  lui  viendia- 
t-elle  du  monde  matériel  ou  du  mondt  moral, 
du  monde  extérieur,  du  monde  des  appa- 
rences et  des  formes  ,  ou  du  monde  de  la  pen- 
sée? Apprendra-t-il  seul,  de  lui-même,  ou 
par  le  secouis,  l'intermédiaire  nécessaire,  in 


rsYcHOLotar.  LAN  m 

monde  nH)ia1  se  niaujfesle  à  l'homme  non 
plus  en  s'adressanl  à  ses  sens,  ni  au  moyeu 
de  cette  forme  muette,  immobile,  matérielle 
et  morte  du  monde  extérieur,  mais  en  s'a- 
dressant  directement  à  son  intelligence,  et  au 
moyen  du  signe  représentatif  de  l'idée,  de  la 
pensée,  au  moyen  de  la  parole.  Et  c'est  l'in- 
lini  qui  existe  entre  ce  signe  et  la  cause 
extérieure  de  nos  sensations,  qu'il  importe  do 
connaître  et  de  comprendre,  si  l'on  veut  en- 
tendre quelque  chose  à  la  mystérieuse  com- 
munication des  âmes. 

«  Le  signe  ou  la  forme  extérieure  de  la 
pensée,  de  l'idée,  la  parole,  quel  que  soit  l'i- 
diome dans  lequel  elle  est  formulée,  n'est  en 
soi  ni  indilféi-ente  ni  insignifiante  (141)  comme 
l'as(HH;t  ou  la  vision  des  choses  extérieures, 
des  arbi'es  d'une  forôt,  ou  comme  l'audition 
du  vent  ({ui  bruit  et  de  la  tempête  qui  mugit 
à  travers  les  arbres.  Elle  ne  s'adresse  point 
aux  sens,  bien  que  les  sens  soient  nécessaires 


«iispensable  d'un  être  intelligent  qui  devra,  à  l'Ame  qui  l'exprime  el  à  celle  qui  la  perçoit, 

par  les  idées  [)remières  qu'il  versera  volon-  Elle  s'adresse  directement  à   l'intelligence, 

tairement  dans  son  âme,  lui  communiquer  la  car  elle  est  le  signe  employé  par  une  intel- 

vie  intellectuelle?  ligence  qui  parle  à  une  autre  intelligence,  et 

«  Il  apprendra  au  moyen   de  son  intelli-  qui  veut   lui  communi(îuer   une  idée,  une 

gence  ou  de  ses  facultés  spirituelles,  tout  en  pensée,  une  connaissance,  un  désir.  La  parole 

se  servant  des  sens  qui  lui  seront  nécessaires,  est  donc  essentiellement  intelligible,  signi- 

II  recevra  du  monde  spirituel  de  la  pensée  ficative,  et  comme  spirituellement  active  ou 

l'idée,  la  connaissance,   par  l'intermédiaire  vivante.  Expression  parfaite  de  la  nature  hu- 

indispensable  d'un  être  intelligent.  Ses  sens  maine,  à  lafois  matérielle  et  spirituelle,  verbe 

'e  mettent  extérieurement  et  matériellement  devenu  sensible,  elle  a  un  corps  el  un  sens, 

en   rapport  avec   le  monde  des  corps.   Ce  et  ne  se  conçoit  que  dans  cette  unité  indivi- 

monde  physique,  l'antipode  du  monde  mo-  sible. 

lal,  ne  lui  donne  c|ue  des  sensations  ou  des  «  L'idée,  considérée  dans  son  origine  ou 

impressions  sensibles,  parce  qu'il  ne  lui  ma-  dans  ses  rapports  primitifs  avec  l'être  qui 

nifeste  que  des  apparences  et  des  formes  commence  à  la  recevoir,  vient  donc  toujours 

matérielles,  et  qu'il   ne  lui  parle  point,  ne  d'un  être  intelligent  (jui  la  possède,  et  d'une 

rappelle  point,  ne  lui  dit  rien.  Il  ne  s'adresse  volonté  formelle  ([ui  la  donne.  Voilà  pourquoi 

qu'à  ses  sens,  à  la  partie  sensitive  de  son  les  formes  du  monde  extérieur,   (jui  s'ex- 

Ctre,  et  non  à  son  intelligence.  Et  encore,  ces  priment  ou   se  manifestent  nécessairement , 

f.pparences  d  un  monde  qui  n'exprime  rien,  qui  ne  partent  f)oint  d'un  agent  libre  et  vo- 

et  qui  n'est  guère  en  soi  qu'un  triste  suaire  de  lontaire,  et  (|ui  n'ont  par  elles-mêmes  aucune 


Jti  mort,  n'atlectent-elles  les  sens  de  l'homme 
que  par  accident,  sans  dessein,  qu'avec 
une  indifférence  absolue,  ci  dans  le  cas  seule- 
ment où  les  sens  vont  se  heurter  contre  elles. 
iïais  les  sens  ne  perçoivent,  ne  connaissent, 
ne  raisonnent  point.  Voilà  pouniuoi  la  sen- 
sation demeure  sensation,  ne  sort  point  de 


espèce  de  signilication,  ne  peuvent  que  totn- 
ber  sous  nos  sens,  que  produire  ou  occasion- 
ner des  sensations,  des  impressions  phy- 
siques, et  non  des  idées. 

«  Sans  doute  ces  formes,  ces  impressions 
sensibles  nous  sont  nécessaires  (juand  nous 
voulons  connaître  le  monde,  les  variétés  et 


la  partie  ni  de  la  vie  sensible  ou  animale  de     les  qualités  des  corps,  absolument  comme 
1  homme,  et  n'a  aucun  rapport  avec  l'idée  en     les  sens  nous  sont  nécessaires  pour  saisir  et 


ce  sens,  que  de  sensation  elle  devienne  idée. 
«  Le  monde  matériel  n'affecte,  n'intéresse, 
ne  meut  donc  en  rien  par  lui-môme  les  fa- 
cultés intellectuelles  de  l'homme.  Si  celui-ci 
en  restait  là,  ii  aurait,  il  recevrait  des  sensa- 
tions ,  des  impressions,  mais  il  n'aurait  rien 


produire  le  signe  de  la  pensée;  mais  la  con- 
naissance et  les  idées  précèdent  toujours  en 
nous  cette  étude  du  monde  des  apparences 
ou  des  formes,  el  ce  n'est  point  de  ces  der- 
nières que  nous  les  avons  reçues. 
Les  idées  n'ont  donc  pas  d'autre  origine 


de  plus,  et,  comme  la  bête,  il  serait  privé  d'i-  pour  l'homme  que  le  langage  ou  l'enseigne- 

dées,  il  ne  vivrait  que  de  la  vie  corporelle.  ment.    La    connaissance    dans    l'humanité 

«  Les  facultés  intellectuelles  de  l'homme  prouve   donc   avec    certitude    l'Intelligence 

le  mettent  en  rap[)ort,  en  communication  avec  éternelle,  ou  l'existence  de  ce  monde  invisi- 

le  monde   moral ,  le  monde  des  idées.  Ce  ble  de  l'Esprit,  source  unii^ue  et  première  de 


(141)  Nous  ne  picioinJons  pns  aUriiiiier  an  signe, 
si:rioiii  en  ce  (in'il  :i  de  viii!;il)le,  la  vciiu  pioiiie 
ei  iiiliéreiiie  (le  Iransinelire  Tiilée.  Nons  ne  voulons 
pas  davanl.ij>e  expliquer  le  niyslère  de  la  irans- 
Miission  de  l'idée  au  moyen  du  langage.  Nous  disons 
seulement  ijue  l'idée  est  communi  |iice  à  nue  miel 


ligence  par  nno/anlrc  inlelligenco  qui  la  possèile  ; 
(|ne  le  langage  esl  le  moyen  exclusif,  ailnlraire  .si 
l'on  vent,  le  canal  ,  l.i  condilion  sine  (jun  non  de  h 
iransmission.  Qnani  à  l'idiome,  il  est  évidemmenl 
hidiQéreni  on  soi  ;  mais  la  pari'k,  !»■  Lmgago  csl 
iicccbsaiic. 


m 


LAN 


MCTlONiNAlIlE  DE  PIlILOSOriIIE. 


LAN 


410 


l"idée  dfliis  l'être  humai».  L'nomme,  ainsi  que 
le  prétendent  les  partisans  de  systèmes  erro- 
nés, ne  forme  donc  pas  lui-mômc  ses  idées 
nu  moyen  de  réflexions  occasionnées  parles 
sensations  qu'il  éprouve  ;  mais  il  reçoit  ces 
idées  de  ceux  qui  les  lui  transmettent  par  le 
Jangage*,  qui  forment  son  éducation  première 
et  l'initient  par  la  parole  à  la  vie  intellec- 
tuelle. 

«  Voyez  l'enfant  dans  toutes  les  conditions 
sociales  sans  aucune  exception  :  n'est-il  pas 
soumis  h  la  même  loi?  En  est-il  un,  un  seul, 
([ui  reçoive  ses  idées  par  des  moyens  diffé- 
rents? Or,  que  se  passe-t-il?  l'enfant  naît 
dans  une  ignorance  et  dans  une  impuissance 
absolues.  De  lui-même,  il  ne  peut  que  pleu- 
rer et  gémir,  que  manifester  la  douleur,  la 
souffrance  par  des  cris  inarticulés.  Il  'n'a  pas 
même  en  naissant,  comme  les  animaux,  l'in- 
stinct que  donne  à  ceux-ci  la  nature.  Inca- 
pable d'un  seul  mouvement  conservateur,  il 
mourrait  dans  les  convulsions,  si  un  être 
raisonnable  ne  lui  donnait  ce  qui  lui  est  né- 
cessaire. Et  ce  qu'on  lui  donne,  il  ne  peut  ni 
le  chercher  ni  le  demander  :  il  ne  peut  même 
l'accepter  sans  l'être  raisonnable  qui  supplée, 
par  une  action  intelligente,  à  celle  absence 
complète  d'instinct  qui  caractérise  l'enfant. 

«  L'enfant  est  donc,  même  en  ce  qui  con- 
cerne la  satisfaction  de  ses  besoins  pure- 
ment physiques,  le  fruit  de  l'éducation,  de 
l'instruction.  Il  est  si  dépourvu  d'instinct  ; 
tout,  dans  son  corps,  doit  tellement  servir 
d'instrument  à  une  intellig«^nce;  il  est  telle- 
ment fait  pour  vivre  d'une  vie  exclusivement 
raisonnable,  qu'il  faut  qu'on  lui  apprenne 
toiH  :  même  à  regarder,  à  toucher,  à  mar- 
clier.  La  nature  lui  refuse  même  ce  qu'elle 
(îonne  à  tous  les  animaux:  l'instinct,  le  pres- 
sentiment du  danger,  la  crainte  et  la  terreur 
irrétléchies  de  la  mort,  car,  jusqu'à  ce  qu'il 
ait  appris  h  lesconnaître,  il  n'évite  les  écueils 
(ju'autant  qu'on  veille  sur  lui  et  qu'on  l'en 
préserve. 

«  Si  l'homme  est  privé,  en  naissant,  de  ces 
instincts  et  de  celle  puissance  de  locomotion, 
de  mouvement  auxquels  les  animaux  doi- 
vent leur  existence  et  leur  conservation,  ce 
n'est  pas  sans  une  nécessité  relative,  sans 
une  condition  indispensable  à  la  réalisation 
du  but  que  s'est  proposé  son  auteur.  Si,  dans 
l'enfant,  tout  doit  être  le  résultai  de  l'in- 
struction,  de  connaissances  acquises,  ce 
n'est  pas  sans  raison.  Si,  par  exemple,  l'en- 
fant était  capable  en  naissant  de  vivre  instinc- 
tivement, de  pourvoir  naturellement  à  ses 
besoins,  à  sa  conservation,  il  échapperait  à 
cette  action  si  prolongée  et  si  incessante  des 
êtres  intelligents  qui  l'instruisent  par  la 
parole  et  l'enseignement.  Il  deviendrait  dès 
lors  à  peu  près  impossible  de  le  former  à  la 
vie  raisonnable,  à  la  vie  de  la  pensée  et  de 
l'intelligence,  en  un  mot  à  la  connaissan- 


ce (142).  Par  la  môme  raison,  ces  liens  appe- 
lés liens  du  sang,  et  qui  j)ourtant  sont  beau- 
coup plus  moraux  que  physiques;  cet  atta- 
chement si  doux  pour  les  parents  qui  con- 
stituent la  principale  base  de  la  famille  et  de 
la  société,  n'existeraient  pas.  L'homme,  com- 
me élranger  à  l'homme,  vivrait  sur  la  terre 
isolé ,  vagabond ,  barbare  et  féroce  comme 
l'être  qui  n'aime  que  soi.  Aussi  la  vie  de 
l'intelligence  et  de  l'amour,  la  connaissance 
et  l'afTection  précèdent-elles  chez,  l'enfant  la 
vie  active  de  l'instinct  et  du  corps.  Ce  que 
l'on  cultive  d'abord,  c'est  son  intelligence;  ce 
à  quoi  l'on  s'adresse,  ce  sont  ses  facultés 
intellectuelles.  Longtemps  avant  qu'il  soit 
capable  d'un  seul  acte  naturel,  volontaire  et 
libre;  longtemps  avant  qu'il  soit  capable  d'un 
seul  mouvement  utile  et  d'une  seule  réflexion, 
il  est  initié  à  la  vie  intellectuelle,  il  possède 
des  idées,  (les  idées  d'où  et  comment  lui 
viennent-elles?  Nous  l'avons  dit,  elles  lui 
viciment  du  monde  intellectuel,  par  l'inter- 
médiaire des  êtres  iiilelligenls  qui  l'entou- 
rent, et  qui  les  lui  communiquent  au  moyen 
de  la  parole. 

«  La  parole  est  la  clef  et  la  lumière  des 
âmes.  C'est  elle  qui  leur  montre  les  réalités 
du  monde  intelligible,  et  qui  les  éclaire  sur 
tout  ce  qui  forme  l'objet  de  la  vérité  ou  de  la 
connaissance.  C'est  elle  aussi,  et  elle  seule, 
(]ui  ouvre  l'intelligence.  Tant  qu'on  n'a 
point,  d'une  manière  ou  d'une  autre,  parlé  à 
l'enfant,  son  intelligence  demeure  fermée  et 
SCS  facultés,  inaclives.  Le  premier  objet  et  lo 
premier  moyen  de  l'éducation  de  l'enfant, 
c'est  donc  la  parole.  Ce  qu'on  lui  enseigne 
d'abord,  c'est  le  langage,  qu'on  lui  rend  pra- 
tiquement intelligible  par  le  geste,  l'action, 
les  signes  et  la  démonstration  dont  on  l'ac- 
compagne. Ce  qu'on  lui  apprend  primordia- 
lement  du  langage,  c'est  ce  qui  est  nécessaire 
pour  le  genre  et  le  degré  d'insti-uclion  dont 
il  est  capable  :  ce  sont  les  noms,  et  parmi 
ceux-ci,  celui  de  père  ;  ce  sont  certains  ad- 
jectifs et  les  verbes,  et  parmi  ces  derniers, 
l'impératif  seulement.  Plus  lard  et  avec  le 
temps,  l'enfant  complète  ces  premières  ébau- 
ches; il  remplit  toutes  ces  lacunes,  tous  ces 
vides;  il  apprend  toutes  les  autres  parties  du 
discours,  tout  ce  qui  est  nécessaire  pour  con- 
verser et  raisonner.  Par  le  langage,  l'enfant 
reçoit  les  idées  des  choses,  de  leurs  qualités, 
de  leur  état  actif  ou  passif.  Ces  idées  n'ont 
pas  pour  lui  d'autre  origine. 

«  Aussi  tout  ce  que  l'enfant  connai:  d'êtres 
et  d'objets,  il  ne  les  a  connus  qu'après  en 
avoir  appris  le  nom.  Il  ne  les  a  même  remar- 
qués à  l'origine  qu'après  qu'on  les  lui  a  eu 
montrés.  Et  quand,  étant  capable  de  remar- 
quer parce  qu'il  aura  été  formé  par  l'ensei- 
gnement à  l'observation ,  il  verra  un  objet 
nouveau  pour  lui,  ce  qu'il  demandera  d'a- 
bord, ce  sera  le  nom  de  cet  objet.  11  n'y  a 


(li2)  C'est  pourquoi  le  système  (rciiiic;ition  de  était  pourlanl  ou  du  moins  paraissait  être  si  plein 
Rousseau,  exposé  dans  sou  Kmj/e  ,  est  si  absurde.  de  charmes  et   de  poésie  pour   ce   pauvre  Jean- 
Ce  système,  s'il  élail  ap|iiicable,  ne  pourrait  réus-  Jacques,  qui  n'était  pas  moins  fou  de  folies  et  d'or- 
sir  qu'à  former  rbomme-bélc,  le  sauvage  tel  qu'il  gucil  que  de  nudités  et  de  luxure, 
u'a  jamais  existé  dans  riiunianitc,  et  dont  l'idéal 


ai 


lAX 


rSYCllOJ.OGlE. 


LAN 


442 


pas  eu  lui  une  niéa,  une  iiulion,   une  ton-  tes.  C'était  plus  facile  et  plus  agréable  que 

naissance  (ju'il  tienne  de  lui-uït'me,  qui  ne  de  s'astreindre  à    l'étude  souvent   sèche  et 

lui  ait  été  donnée,  qu'il  n'ait  reçue  par  l'en-  aride  des  faits  du  monde  réel.  De  cette  ma- 

seigneniont.  Mon  Dieu!   il  n'est  pas  jusqu'à  nière,  on  s'épargnait  bien  du  temps,  bien  des 

ses  manières,  à  son  maintien,  à  son  accent,  recherches  difficiles,  beaucoup  de  méditations 


à  ses  ridicules  même  qu'il  n'ait  copiés  chez 
les  êtres  avec  lesquels  il  vil,  tant  il  est  vrai 
qu'en  toutes  choses  il  n'est,  dans  sa  vie  mo- 
rale et  intellectuelle,  que  le  produit  de  l'en- 
seignement et  de  l'imitation.  L'enfant  reçoit 
donc  les  idées  par  le  langage,  par  les  noms, 
par  les  mots  qui  les  rei)résentent,  (lui  les 
contiennent  et  les  transmettent. 

«  Sans  doute,  pour  beaucoup  de  choses, 
l'enfant  ne  possède  les  idées  qu'à  l'étal  de 
mots,  c'est-à-dire  sans  en  avoir  une  notion 
nette  et  complète.  Cette  notion  lui  est  donnée 
plus  tard  par  les  explications  que  nécessite 
son  instruction  et  qui  la  constituent.  La 
réfleiion  lui  apporte  aussi,  sous  ce  rapport, 
son  riche  tribut.  En  vérité,  il  faut  ignorer 
complètement  les  difficultés  qu'éprouvent 
ceux  qui  sont  chargés  de  l'éducation  morale 
et  religieuse  de  l'enfance,  même  adulte, 
pour  lui  donner  l'intelligence  ou  la  notion 
claire  et  précise  des  choses  ;  il  faut  ignorer 


et  d'observations  fatigantes;  on  évitait  beau- 
coup de  difficultés  embarrassantes  ;  on  s'af- 
franchissait des  lois  sévères  de  la  logique;  on 
se  passait  au  besoin  de  pénétration  et  de 
jugement,  et  môme  de  raison  et  de  génie;  on 
raillait  la  vertu  et  la  foi  ;  on  se  posait  en  bel 
esprit,  et  l'on  arrivait  vite  à  la  gloire  dts 
fabricateurs  de  systèmes.  Mais  aussi  l'on  ne 
faisait  qu'un  roman  ;  on  ne  créait  qu'un 
monde  imaginaire  ;  on  ne  peignait  que  des 
fictions;  et  souvent  assez  peu  poétiques.  Au 
lieu  d'avoir  rendu  un  conq)le  fidèle  du  monde 
réel  et  vrai,  on  n'avait  fait,  à  la  fin  d'une  si 
belle  tâche,  que  payer  un  tribul  aux  passions 
lâchement  servies  èl  honteusement  gloriliéesl 
Beaucoup  d'hommes  ont  procédé  ainsi,  ont 
suivi  celte  voie  facile  du  mensonge  et  do 
l'ignorance,  ont  raisonné  sans  s'inquiéter  des 
faits,  qui  |)ourtani  ofiVcnt  à  la  science  la  pre- 
mière base  et  les  éléments  philosophiques 
les  meilleurs.  Aussi  n'ont-ils  abouti  (]u'à  de 


que  généralement  les  hommes  ne  savent  que  vaines  spéculations,  et  n'ont-ils  réussi  qu'à 
des  mots,  et  qu'il  est  exUèmement  difficile  rehdie  la  vérité  [»lus  obsciu-e,  la  vertu  plus 
de  saisir  l'intelligence  de  la  jeunesse,  et  de  difficile  et  plus  rare,  et  à  entraîner  les  esprits 
la  fixer  de  telle  sorte,  qu'elle  s'appli{|ue  à  la  dans  les  ténèbres  au  sein  desquelles  ils  s'é- 
coniemplation  ou  à  l'élude  des  choses  intel-  taient  eux-mêmes  perdus.  Que  Dieu  ail  pitié 
ligibles;  il  faut  surtout  n'avoir  jamais  vu  les  de  leur  âme  I  mais,  les  infortunés,  que  peu- 
faits:  ces  soins,  ces  peines,  ces  sollicitudes,  vent-ils,  tels  qu'ils  ont  vécu,  espérer  de  ses 
ce  dévouement  quotidiens,  perpétuels,  cette  miséricordes? 

parole,  cette  instruction  incessante  des  pa-  «  Les  idées,  à  l'origine  des  choses  humai' 

rents  à  l'égard  de  leurs  enfants  pendant  de  nés,  n'ont  donc  j)as  eu  d'autre  source  pour 

longues    et   nombreuses  années;    il    faut,  l'homme  (pie  Dieu  ou  la  parole  divine.  F0715 


disons-nous,  ignorer  loutes  ces  difficultés, 
tous  ces  actes  ou  n'en  tenir  aucun  compte, 
pour  s'imaginer  que  les  idées,  la  connaissance 
naissent  dans  l'homme  natureUemcnl  de  l'ac- 
tion fatale,  silencieuse,  insignifiante,  maté- 
rielle, des  choses  extérieures  sur  les  organes, 
ou  plutôt  de  la  chute,  de  ces  choses  cl  de 
leurs  formes  sous  ses  sens. 

«  La  nature  cependant  el  la  Providence 
elle-même  nous  disaient  assez  haut  et  nous 
répétaient  assez  souvent  que  ce  qui  fait 
l'homme,  c'ei>t  l'éducation,  et  que  tout  en  lui 
est  le  résultai  de  l'enseignement.  En  clfet,  la 
nature  et  la  Providence  nous  ont  toujours 
montré,   parmi   tous   les  êtres  organiques. 


sapientiœ  Verbum^Dei  in  cxcehis  {Eccli. 
I,  5).  De;iuis,  l'homme  ou  la  parole  humaine 
a  été,  pour  tout  ce  qui  est  né  de  la  femme, 
la  source  de  l'idée  ou  de  la  connaissance. 
C'est  là  une  vérité  que  démontrent  el  procla- 
ment assez  haut  les  conditions  dans  lesquel 
les  Ihomme  naît,  et  les  faits  sous  l'action  des 
(juels  son  âme  s'ouvre  et  s'initie  à  la  vif 
intellectuelle. 

«  Le  vrai,  ou  la  réalité  en  ce  qui  concerne 
l'origine  des  idées,  des  notions  qui  consti- 
tuent la  connaissance  humaine ,  est  dono 
aussi  une  condamnation  de  ce  naluialismo 
impie  sur  lequel  une  fausse  sagesse  a  pré- 
tendu fonder  tout  ce  qui  distingue  l'homnTe 


homme  seul  privé,  à  sa  naissance,  d'instinct     de  la  bête.  Elle  est  de  plus  une  preuve  nou- 


el  de  mouvements  conservateurs;  toujours 
elles  nous  l'ont  montré,  de  tous  les  êtres 
vivants,  seul  incapable  de  ces  actes  sans  les- 
(luels  l'être  périrait  infailliblement,  s'il  n'était 
nourri  et  protégé  par  une  main  secourable  et 
jntelligenle.  N'était-ce  donc  pas  assez  nous 
dire  qne  l'homme  n'est  point  l'enfant  de  la 
nature? 

«  Mais  si  haut  que  parlent  les  faits,  encore 
faut-il,  pour  les  entendre,  les  observer  et 
leur  prêter  une  oreille  atlenlive.il  était  donc 
plus  commode  et  aussi  plus  attrayant,  pour 
expliquer  les  choses  et  surtout  pour  les  ex- 
pliquer dans  le  sens  d'une  idée  préconçue, 
de  suivre  l'imagination,  de  se  lancer  dans  le 
chami)  l'hie  de  ses  voies  idéales  et  briil:"i- 


velle  de  la  nécessité  de  cette  révélation  pri- 
mitive, que  nous  avons  donnée  pour  source 
unique  et  première  du  langage  et  des  con- 
naissances de  i'homme.  »  (J.  Bonnetat, 
Etudes  sur  la  philosofihie,  son  identité  do 
principe  avec  le  catholicisme.) 

§  V.  —  Des  mots  dans  leurs  rapports  avec  les 
cli'ises.  (K\lr;iil  de  r/Js.vai  philosophique  iur  l'en- 
teiiclenieiii  hniiiaiu,  par  Locke,  livre  m,  uaduc- 
lioii  tl(;  Co«.TE.) 

I.  —  Des  mois  ou  du  langnge  eu  général. 
1.  L'homme  a  des  orç/anes  propres  à  former 
des  sons  articulés.  —  Dieu  ayant  fait  l'homme 
pour  être  une  créature  sociable,  non  seule- 
ment lui  a  inspiré  le  désir,  cl  l'a  mis  dans  la 
nécessité  de  vivre  avec  ceux  de  son  esp.èce 


îi^                   LAN                   DlCTlU.NNAllîE  DE  riIlLOSOrJllE.  LAN                    441 

mais  de  plus  lui  a  donné  la  faculté  de  parler,  mots  suivants  :  wiayinn-,  comprrnàic,  s'aHa 

n«ur  que  ce  lût  le  yrand   instrument  et  lo  cher,  concevoir,  insliller,  dégoûler,  Irouhlc, 

len  commun  de  celte  sociélé.  C'est  pourquoi  tratu/uillUé,  etc.,  sont  tous  empruntés  de? 

I  homme  a  nalureliement  ses  organes  façon-  ()i)éralions  de  choses  sensibles,  et  appliqués 

uii^  de    (elle  manière  qu'ils  sont  propres  à  h  certains  modes  de  pens(>r.  Le  u  ai  esprit, 

des  sons  articules,  que  nous  a|)pelons  dans  sa  première  si-ni(icalion.  c'est  le  souf- 


former 

des  mots.  Mais  cela  ne  suffisait  pas  pour  faire 
le  lan|,Mge  :  car  on  peut  di-esser  les  perro- 
auels  et  plusieurs  autres  oiseaux  à  former 


des  sons  articulés  et  assez  distincts;  cepen- 
dant ces  animaux  ne  sont  nullement  capa- 
bles de  langage. 

2.  Afin  de  se  servir  de  ces  sons  pour  être 
signes  de  ses  idées.  —  11  était  donc  néces- 
saire, qu'outr-c  les  sons  articulés,  l'homme 
lilt  capable  de  se  servir  de  ers  sons  comme  de 


fh,  et  celui  d'ange  signitie  messager;  et  je  no 
doute  point  que,  si  nous  pouvions  conduire 
tous  les  mots  jusqu'à  leur  source,  nous  ne 
trouvassions  que,  dans  toutes  les  langues,  les 
mots  qu'on  emploie  pour  signifier  des  choses 
qui  ne  tombent  pas  sous  les  sens,  ont  tiré 
leur  premièr'e  or'igino  d'idées  sensibles.  D'où 
nous  pouvons  eonjeclurer'  quelle  sorte  de 
notions  avaient  ceux  qui,  les  premiers,  par- 
lèr-ent  ces  langues-15,  d'où  elles  leur  venaierl 


signes  de  conceptions  intérieures,  et  de  les  dans  l'esprit,  et  comment  la  nature  suggérai 
établir  comme  autant  de  marques  des  idées  inopinément  aux  hommes  l'origine  et  le  prin- 
que  nous  avons  dans  l'esprit,  afin  que,  parla,      cipe  de  toutes  leurs  connaissances,  par  les 


elles  pussent  être  manifestées  aux  autres,  eî 
qu'ainsi  les  hommes  pussent  s'cntre-commu- 
niquer  les  pensées  qu'ils  ont  dans  l'esprit. 
3.  Les  mots  servent  aussi  de  signes  géné- 
raux. —  Mais  cela  ne  su  (lisait  point  encore 
pour  rendre  les  mots  aussi  utiles  qu'ils  doi- 
vent étr-e.  Ce  n'est  pas  assez  pour  la  perfec- 
tion du  langage  que  les  sons  puissent  devenir 
signes  des  idées,  à  moins  qu'on  ne  puisse  se 


noms  mômes  qu'ils  donnaient  aux  choses; 
puisque,  pour  trouver  des  noms  qui  pussent 
faire  connaître  aux  autres  les  opérations  qu'ils 
sentaient  en  eux-mêmes,  on  quelque  autre 
idée  qui  ne  tomMt  ()as  sous  les  sens,  ils  fu- 
rent obligés  d'emprunter  des  mots,  des  idées 
de  sensation  le*  plus  connues,  atin  de  faire, 
concevoir  par  là  plus  aisément  les  opérations 
qu'ils  éprouvaient  en  eux-mêmes,  et  qui  ne 
pouvaient  être  représentées  par  des  appa- 


servir  de  CCS  signes,  en  sorte  qu'ils  cornpren-  1^°^^  •  .     ■-. 

nent  plusieurs  choses  particulières*  car  la  '"^"f^es  sensibles  et  extérieures.  Apres  avoir 

multiplication  des  mots  en  aurait  confondu  ^'"^^  trouvé  des  noms  connus,  et  dont  ils 

l'usage,  s'il  eût  fallu  un  nom  distinct  pour  convenaient  mutuellement  pour  signifier  ces 

désigner  chaque  chose  partici:lière.  Afin  de  opérations  intérieures  de  l'esprit,  ils  pou- 

'         '  '  vaient  sans  peine  faire   connaître   par  des 


remédiera  cet  inconvénient,  le  langage  a  été 
encore  perfectionné  par  l'usage  des  termes 
généraux,  par  où  un  seul  mot  est  devenu  le 
signe  d'une  multitude  d'existences  particu- 
lières, excellent  usage  des  sons,  qui  a  été 
uniquement  produit  par  la  difîér-ence  des 
idées,  dont  ils  sont  devenus  les  signes;  les 
noms  à  qui  l'on  fait  signifier  des  idées  géné- 
rales devenant  généraux  ,  et  ceux  qui  expri- 
ment des  idées  particulières  demeurant  i)aF- 
ticuliers. 

4.  Outre  ces  noms,  qui  signifient  des  idées, 
Il  y  a  d  autres  mots  que  les  hommes  em- 
jdoient,  non  pour  signifier  quelque  idée,  mais 
le  manque  ou  l'absence  d'une  certaine  idée 
simple  ou  complexe,  ou  de  toutes  les  idées 


ensemble,  comme  sont  les  mots  rien,  igno- 
rance et  stérilité.  On  ne  peut  pas  dire  que 
tous  ces  mots  négatifs  ou  privatifs  n'appar-     „,„nrp.,  . 
tiennent  pi-opr-ement  à  aucune  idée,  ou  ne     ^inf  rni  r 
signifient  aucune  idée;  car,  en  ce  cas  là,  ce     1  nliïïre 
seraieiit  des  sons  qui  ne  signifieraient  abso-     IZfrllZl 
Jument  rien;  mais  ils  se  rapportent  à  des 
Idées  positives,  et  en  désignent  l'absence. 

5.  Une  autre  chose  qui  nous  peut  appro- 
cher un  peu  plus  de  l'origine  de  toutes  nos 
notions  et  connaissances,  c'est  d'observer 
combien  les  mois  dont  nous  nous  servons 
déi'endent  des  idées  sensibles,  et  comment 
eux  qu'on  emploie  pour  signifier  des  actions 
et  des  notions  tout  à  fait  éloignées  des  sens 
tirent  leur  or-igine  de  ces  mêmes  idées  sensi- 
|)ies,  d  ou  ils  sont  transférés  à  des  significa- 
tions plus  abstruses  pour  exprimer  des  idées 
qii  ne  tombent  point  sous  les  sens.  Ain^i  les 


mois  toutes  leurs  autres  idées,  puisqu'elles 
ne  pouvaient  consister  qu'en  des  pei'cep- 
tions  extérieures  et  sensibles,  ou  en  des  opé- 
rations intérieures  de  leur  esprit  sur  ces  per- 
ceptions; car,  comme  il  a  été  prouvé,  nous 
n'avons  absolument  aucune  idée  qui  ne  vienne 
originairement  des  objets  sensibles  et  exté- 
rieurs, ou  des  opérations  intérieures  de  l'es- 
prit, que  nous  sentons,  et  dont  nous  sommes 
intérieurement  convaincus  en  nous-mêmes. 

6.  Division  générale  de  ce  troisième  livre.— 
Mais  pour  mieux  comprendre  quel  est  l'usage 
et  la  for-ce  du  langage,  en  tant  qu'il  sert  h 
l'instruction  et  à  la  connaissance,  il  est  à  pro- 
pos de  voir,  en  premier  lieu,  à  quoi  c'est  que 
les  noms  sont  immédiatement  appliqués  daiis 
l'usage  qu'on  fait  du  langage. 

Et  puisque  tous  les  noms  (excepté  les  noms 
propr'es)  sont  généraux,  et  qu'ils  ne  signi- 
en  particulier  telle  ou  telle  chose 
mais  les  espèces  des  choses,  il 
sera  nécessaire  de  considérer,  en  second  lien, 
ce  que  c'est  que  les  espèces  et  les  genres  d(  s 
choses,  en  quoi  ils  consistent,  et  comment  Us 
viennent  à  être  formés^  Après  avoir  examiné 
ces  choses  comme  il  faut,  nous  serons  mieux 
en  état  de  découvrir  le  véritable  usage  des 
mots,  les  perfections  et  les  imperfections  na- 
turelles du  langage,  et  les  remèdes  qu'il  faut 
employer  pour  éviter,  dans  la  signification 
des  mots,  l'obscurité  ou  l'incertitude,,  sans 
quoi  il  est  impossible  de  discourir  nettement 
ou  avec  ordre  de  la  connaissance  des  choses 
qui,  rq.ulant  ^ur  des  propositions  pour  l'ordi- 
naire universelles,  a  plus  de  liaison  avec  les 


415 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


ac 


mots  qu'on  n'est  peut-ôtre  porté  à  se  l'iuia- 
b^iner. 

Ces  considénitioiis  feront  donc  le  sujet  des 
chapitres  suivants. 

H.  —  De  lit  siijiiificjMioii  (!es  iiinls. 

1.  Les  mots  sont  des  signes  sensibles  né- 
cessaires aux  hommes  pour  s'entre-comniuni- 
(jiier  leurs  pensées.  —  Quoique  l'homme  ait 
une  grande  diversité  de  pensées,  qui  sont 
tell(!S  (|ue  les  autres  hommes  en  peuvent  re- 
cueillir, aussi  bien  que  lui,  beaucoup  de  plai- 
sir et  il'utilité,  elles  sont  pourtant  toutes  ren- 
fermées dans  son  esprit,  invisibles,  cachées 
aux  autres,  et  ne  sauraient  paraître  d'elles- 
mêmes.  Comme  on  ne  saurait  jouir  des  avan- 
(ages  et  des  commodités  de  la  société,  sans 
une  communication  de  pensées,  il  était  né- 
cessaire que  IhOMime  inventât  quelques  si- 
gnes extérieurs  el  sensible  s  par  lesquels  ces 
idées  invisibles,  dont  ses  pensées  sont  com- 
posées, pussent  èlre  nianilestées  aux  autres. 
Rien  n'était  plus  propre  pour  cet  etl'et,  soit  à 
l'égard  de  la  fécondité  ou  de  la  |)rom[)litude, 
que  ces  sons  articulés  ipiil  se  trouve  capable 
de  former  avec  tant  de  facilité  et  de  variété. 
Nous  voyons  par  là  cmnment  les  mots  (|ui 
étaient  si  bien  adaptés  à  cette  (in  ,  par  la  na- 
ture, viennent  à  être  employés  parles  hommes 
I)Our  être  signes  de  leurs  idées,  et  non  [)ar 
aucune  liaison  naturelle  qu'il  y  ail  entre  cer- 
tains sons  articulés  et  cei'taines  idées  (car,  en 
ce  cas  là,  il  n'y  aurait  qu'une  langue  parmi 
les  hommes),  mais  par  une  institution  arbi- 
traire en  vertu  de  laipielle.  un  tel  mot  a  été 
fait  volontairement  le  signe  d'une  telle  idée. 
Ainsi,  l'usage  des  mots  consiste  à  être  des 
marques  sensibles  des  idées,  el  les  idées  qu'on 
désigne  par  les  mots  sont  ce  qu'ils  signifient 
proprement  el  inimédiatemenl. 

2.  Ils  sont  des  signes  sensibles  des  idées  de 
celui  gui  s'en  sert.  —  Connue  les  hommes  se 
servent  de  ces  sigiK^s  ,  ou  pour  enregistrer,  si 
j'ose  ainsi  dire,  leurs  propres  pensées  afin  de 
soulager  leur  mémoire,  ou  pour  produire 
leurs  idées  et  les  exposer  aux  yeux  des  autres 
hommes,  les  mots  ne  sigiufient  autre  chose 
dans  leur  première  et  immédiate  signilication, 
(juc  les  idées  qui  sont  dans  i'espiit  de  celui 
qui  s'en  sert,  quelque  imparfaitement  ou  né- 
gligemment que  ces  idées  soient  dédiiites  des 
choses  (|u'on  suppose  qu'elles  représentent. 
Lorsqu'un  homme  parle  à  un  autre,  c'est  afin 
de  pouvoir  être  entendu  ;  et  le  but  du  lan- 
gage est  que  ces  sons  ou  marques  puissent 
faire  connaître  les  idées  de  celui  qui  parle, 
à  ceux  qui  l'écoutent.  Par  conséquent ,  c'est 
des  idées  de  celui  qui  parle  (jue  les  mots  sont 
des  signes,  el  personne  ne  peut  les  ap|)li- 
quer  immédiatement  comme  signes  à  aucune 
autre  chose  qu'aux  idées  qu'il  a  lui-môme 
dans  l'esprit  :  car  en  user  autrement,  ce  se- 
rait les  rendre  signes  de  nos  propres  concep- 
tions, et  les  appliquer  cependant  à  d'autres 
idées;  c'est-à-dire  faire  qu'en  même  temps 
ils  fussent  et  ne  fussent  pas  des  signes  de  nos 
idées ,  et  par  cela  même  qu'ils  ne  signifiassent 
c^^Teciivement  rien  du  tout.  Comme  les  mots 
sont  des  signes  volontaires  par  rapport  à  celui 


qui  s'en  sert,  ils  ne  sauraient  être  di^s  signes 
volontaires  qu'il  emploie  pour  désigner  des 
choses  qu'il  ne  connaît  point.  Ce  serait  vou- 
loir les  rendre  signes  de  rien  ,  de  vains  sons 
destitués  de  toute  signifi.calion.  Un  homme  no 
peut  pas  faire  que  ses  mots  soient  signes, 
ou  des  (jualilés  qui  sont  dans  les  choses  ,  ou 
des  conce|)lions  qui  se  trouvent  dans  l'esprit 
d'une  autre  personne,  s'il  n'a  lui-même  au- 
cune idée  de  ces  (pialités  el  de  ces  conce- 
})tions.  Jusqu'à  ce  qu'il  ait  quelques  idées  de 
son  propre  fonds,  il  ne  saurait  supposer  que 
certaines  idées  correspondent  aux  concep- 
tions d'une  autre  personne,  ni  se  servir  d'au- 
cuns signes  j)our  les  exprimer,  car  alors  ce 
seraient  des  signes  de  ce  qu'il  ne  connaîtrait 
nas,  c'est-à-dire  des  signes  d'un  rien.  ^Liis 
lorsqu'il  se  re|)réseute  à  lui-même  les  idées 
des  autres  hommes  par  celles  qu'il  a  lui-même, 
s'il  consent  de  leur  donner  les  mêmes  noms 
que  les  autres  hommes  leur  donnent,  c'est 
toujours  à  ses  propres  idées  qu'il  donne  ces 
noms  ,  aux  idées  qu'il  a  et  non  à  celles  qu'il 
n'a  pas. 

3.  Cela  est  si  nécessaire  dans  le  langage, 
qu'à  cet  égard  l'homme  habile  el  l'ignorant, 
le  savant  et  l'idiol  se  servent  des  mots  de  la 
même  manière,  lors(iu'ils  y  attachent  quelque 
signilication.  Je  veux  dire  (jue  les  mots  signi- 
fient dans  la  bouche  de  chacpie  homiiuî  les 
idées  qu  il  a  dans  l'esprit  et  qu'il  voudrait 
exprimer  par  ces  mots-là.  Ainsi ,  un  enfant 
n'ayanl  remarqué  daris  le  métal  qu'il  entend 
nommer  or,  lien  autre  chose  qu'une  brillante 
couleur  jaum; ,  applique  seulement  le  mol 
d'or  à  l'idée  (;u'il  a  de  celle  couleur  el  à  nulle 
autre  chose  :  c'est  pourcjuoi  il  dorme  le  nom 
d'or  à  celle  même  couleur  qu'il  voit  dans  la 
queue  d'un  paon.  \h\  autre  (pii  a  mieux  ob- 
servé ce  métal,  ajoute  à  la  couleur  jaune  une 
grande  pesanteur;  el  alors  le  mol  d'or  si- 
gnifie dans  sa  bouche  une  idée  complexe  d'un 
jaunebrillant,el  d'une  substance  foi'l  pesante. 
Un  troisième  ajoute  à  ces  qualités  la  fusibilité, 
et  dès-là  ce  nom  signifie  à  son  égar-d  un  corps 
brillant ,  jaune  ,  fusible  et  fort  pesant.  Un 
autre  ajoute  la  malléabilité.  Chacune  de  ces 
per-sonnes  se  servent  égalerrrent  du  mot  d'or, 
lorsqu  ils  ont  occasion  d  exprimer  l'idée  à  la- 
quelle ils  l'appliquent  ;  mais  il  est  évident 
qu'aucun  d'eux  ne  peut  l'appliquer  qu'à  sa 
pi'0()re  idée  ,  el  qu'il  ne  saurait  le  rendi  e 
signe  d'une  idée  complexe  qu'il  n'a  pas  dans 
l'espr-it. 

4.  iMais  encore  que  les  mots,  considéi;és 
dans  l'usage  (iu'en  font  les  homnres,  ne  puis- 
seiit  signifier-  pr'o[)r'ement  et  immédialement 
rien  autre  chose  que  les  idées  qui  sont  dans 
l'esprit  de  celui  (jui  parle,  cependant  les 
hommes  leur-atliibuenl  dans  Icui's  pensées  un 
secret  rap[)oil  à  deux  autres  choses. 

Prerrrièrement,  iLi  supposent  que  les  motg 
dont  ils  se  servent  snnt  signes  des  idccig 
qui  se  trouvent  aussi  dans  l'esprit  des  autrcg 
hommes  avec  qui  ils  s'entretiennent.  Car  au.. 
Iremenl  ils  |iar'leraient  en  vain  et  ne  pour, 
raient  èlr-e  entendus  ,  si  les  sons  qu'ils  appli- 
quent à  une  idée ,  étaient  attachés  à  nu^. 
autre  idée  par  celui  qui  les  écoule,  ce  q^i 


■117 


LAN 


DlCnOXXAlUE  blL  PlllLOS(jrUIE. 


LAX 


m 


serait  parler  deus  langues.  Mais  dans  celle 
occasion  ,  les  hommes  ne  s'arrôtent  pas  ordi- 
nairement à  examiner  si  l'idée  qu'ils  ont  dans 
l'esprit,  est  la  môme  que  celle  qui  est  dans 
l'esprit  de  ceux  avec  qui  ils  s'entretiennent. 
Ils  s'iniaginent  qu'il  leur  sufiit  d'employer  le 
mot  dans  le  sens  qu'il  a  communément  dans 
la  langue  qu'ils  parlent,  ce  qu'ils  croient  faire  : 
et  dans  ce  cas  ils  supposent  que  ITdée  dont 
ils  le  font  signe,  est  précisénîcnt  la  même  (|uo 
les  habiles  gens  du  pays  attachent  à  ce 
nora-là. 

5.  En  second  lieu,  parce  que  les  hommes 
seraient  fâchés  qu'on  crût  qu'ils  parlent  sim- 
plement de  ce  qu'ils  imaginent ,  mais  qu'ils 
veulent  aussi  qu  on  s'imagine  (ju'ils  parlent 
des  choses  selon  ce  qu'elles  sont  réellement 
en  elles-mêmes ,  ils  supposent  souvent  à 
cause  de  cela  ,  que  leurs  i)aro[€s  signijient 
aussi  la  réalité  des  choses.  Mais  comme  ceci 
se  rapporte  plus  particulièrement  aux  subs- 
tances et  à  leurs  noms,  ainsi  que  ce  que  nous 
venons  de  dire  dans  le  paragraphe  précédent 
se  rappoite  peut-être  aux  idées  simples  et 
aux  modes,  nous  parlerons  plus  au  long  de 
ces  deux  différents  moyens  d'appliquer  les 
mots  ,  lorsque  nous  traiterons  en  particulier 
des  noms  des  modes  mixtes  et  des  substances. 
Cependant  permetlez-moi  de  dire  ici  en  pas- 
sant que  c'est  pervertir  l'usage  des  mots,  et 
embarrasser  leur  signification  d'une  obscu- 
rité et  d'une  confusion  inévitable,  que  de 
leur  faire  tenir  lieu  d'aucune  autre  chose  que 
des  idées  que  nous  avons  dans  l'esprit. 

6.  11  faut  considérer  encore  à  l'égard  des 
mots,  premièrement  qu'étant  immédiatement 
les  signes  des  idées  des  hommes,  et  par  ce 
ce  moyen  les  instruments  dont  ils  se  servent 
pour  s'entre-communiquer  leurs  conceptions , 
el  exprimer  l'un  à  l'autre  les  pensées  qu'ils 
ont  dans  l'esprit,  il  se  fait,  par  un  constant 
usage,  une  telle  connexion  entre -certains 
sons,  et  les  idées  désignées  par  ces  sons-là, 
que  les  noms  qu'on  entend,  excitent  dans 
1  esprit  certaines  idées  avec  presque  autant 
de  promptitude  et  de  facilité,  que  si  les 
ob;ets  propres  à  les  produire,  affectaient  ac- 
tuellement les  sens.  C'est  ce  qui  arrive  évi- 
demment à  l'égard  de  toutes  les  qualités  sen- 
sibles les  plus  communes ,  et  de  toutes  les 
substances  qui  se  présentent  souvent  et  fami- 
lièrement à  nous. 

7.  On  se  sert  souvent  de  mots  auxquels  on 
n'attache  aucune  signification.  —  Il  faut  re- 
marquer, en  second  lieu ,  que ,  quoique  les 
mots  ne  signifient  proprement  et  immédia- 
tement que  les  idées  de  celui  qui  parle,  ce- 
pendant parce  que,  par  un  usage  qui  nous 
devient  familier  dès  le  berceau,  nous  appre- 
nons très-parfaitement  certains  sons  articulés 
qui  nous  viennent  promptement  sur  la  langue, 
el  que  nous  pouvcms  rappeler  à  toui  moment, 
mais  dont  nous  ne  prenons  pas  toujours  la 
|)eine  d'examiner  ou  de  fixer  exactement  la 
signification,  il  arrive  souvent  que  les  hommes 
appliquent  davantage  leurs  pensées  aux  mots 
qu'aux  choses,  lors  même  qu'ils  voudraient 
sappliquer  à  considérer  attentivement  les 
choses  en  elles-mêmes.  Et  parce  qu'on  a  aj)- 


pris  la  plupart  de  ces  mots,  avant  que  do 
connaître  les  idées  qu'ils  signifient,  il  y  a  non- 
seulement  des  enfants,  mais  des  hommes  faits, 
qui  parlent  souvent  conune  des  perroquets, 
se  servant  de  plusieurs  mots  par  la  seule  rai- 
son qu'ils  onl  appris  ces  sons  et  qu'ils  se  sont 
fait  une  habitude  de  les  prononcer.  Du  reste, 
tant  que  les  mots  ont  quelque  signification , 
il  y  a  jusque-là  une  constante  liaison  entre 
le  son  el  l'idée,  et  une  marque  que  l'un  tient 
lieu  de  l'autre.  Mais  si  l'on  n'en  fait  pas  cet- 
usage  ,  ce  ne  sont  plus  que  de  vains  sons  qui 
ne  signifient  rien. 

8.  La  signification  des  mots  est  parfaitement 
arbitraire.  —  Les  mots ,  par  un  long  et  fa- 
milier usage,  excitent,  comme  nous  venons 
de  le  dire,  certaines  idées  dans  l'esprit,  si 
règlement ,  et  avec  tant  de  promptitude,  que 
les  hommes  sont  portés  à  supposer  qu'il  y  a 
une  liaison  naturelle  entre  ces  deux  choses. 
Mais  que  les  mots  ne  signifient  autre  chose 
que  les  idées  particulières  des  hommes,  el 
cela  par  une  institution  tout  à  fait  arbitraire, 
c'est  ce  qui  paraît  évidemment  en  ce  qu'ils 
n'excitent  pas  toujours  dans  l'esprit  des  autres 
(  lors  même  qu'ils  parlent  le  même  langage  ) 
les  mômes  idées  dont  nous  supposons  qu'ils 
sont  les  signes.  Et  chacun  a  une  si  inviolable 
liberté  de  faire  signifier  aux  mots  telles  idées 
qu'il  veut,  que  personne  n'a  le  pouvoir  de 
faire  que  d'autres  aient  da4is  l'esprit  les 
mêmes  idées  qu'il  a  lui-même  quand  il  se 
sert  des  mêmes  mots.  C'est  pourquoi  Auguste 
lui-même,  élevé  à  ce  haut  degré  de  puissance 
qui  le  rendait  maître  du  monde,  recormut 
qu'il  n'était  pas  en  son  pouvoir  de  faire  un 
nouveau  mot  latin;  ce  qui  voulait  dire  qu'il 
ne  pouvait  pas  étalilir,  par  sa  pure  volonté , 
de  quelle  idée  un  certain  son  devrait  être  le 
signe  dans  la  bouche  et  dans  le  langage  ordi- 
naire de  ses  sujets.  A  la  vérité  ,  clans  toutes 
les  langues,  l'usage  approprie  par  un  con- 
sentement tacite,  certains  sons  à  certaines 
idées,  et  limite  de  telle  sorte  la  signification 
de  ce  son ,  que  quiconque  ne  l'applique  pas 
justement  à  la  même  idée  ,  parle  impropre- 
ment ;  à  quoi  j'ajoute  qu'à  moins  que  les  mots 
dont  un  homme  se  sert,  n'excitent  dans  l'es- 
prit de  celui  qui  l'écoute,  les  mêmes  idées 
qu'il  leur  fait  signifier  en  parlant ,  il  ne  parle 
pas  d'une  manière  intelligible.  Mais  quelle 
que  soit  la  conséquence  que  produit  1  usage 
qu'un  homme  fait  des  mots  dans  un  sens 
différent  de  celui  qu'ils  ont  généralement, 
ou  de  celui  qu'y  attache  en  particulier  la  |)er- 
sonne  à  qui  il  adresse  son  discours,  il  est 
certain  que  par  rapport  à  celui  qui  s'en  sert, 
leur  signification  est  bornée  aux  idées  qu'il 
a  dans  l'esprit ,  et  qu'ils  ne  peuvent  être 
signes  d'aucune  autre  chose. 

III.  —  Des  lerines  généraux. 

1.  La  plus  grande  partie  des  mois  sont  gé- 
néraux. —  tout  ce  qui  existe ,  étant  des 
choses  particulières,  on  y»ourrail  peut-êlre 
s'imaginer,  qu'il  faudrait  que  les  mots  qui 
doivent  être  conformes  aux  choses,  fussent 
aussi  particuliers  par  rapport  à  leur  significa- 
tion. Nous  voyons  pourtant  que  c'est  tout  le 


4(0 


I.\N 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


4L0 


contraire,  rac  la  plus  grande  partie  des  mots 
qui  coQi posent  les  diverses  langues  du  monde, 
sont  des  termes  généraux  :  ce  qui  n'est  pas 
arrivé  par  négligence  ou  par  hasard ,  mais 
par  raison  et  par  nécessité. 

2.  7/  est  impossible  que  chaque  chose  parti- 
culière ait  un  nom  particulier  et  distinct.  — 
Premièrement,  il  est  impossible  que  chaque 
chose  particulière  pût  avoir  un  nom  particu- 
lier et  distinct.  Car  la  signification  et  l'usage 
des  mots  dépendant  de  la  connexion  que 
l'esprit  met  entre  ses  idées  et  les  sons  qu'il 
■emploie  pour  en  être  les  signes,  il  est  néces- 
saire, qu'en  appliquant  les  noms  aux  choses, 
l'esprit  ait  des  idées  distinctes  des  choses  ,  et 
qu'il  retienne  aussi  le  nom  particulier  qui 
appartient  à  chacune  avec  l'adaptation  parti- 
culière qui  en  est  faite  à  celte  idée.  Or  il  est 
au-dessus  de  la  capacité  humaine  de  former 
et  de  retenir  des  idées  distinctes  de  toutes 
les  choses  particulières  qui  se  présentent  à 
nous.  Il  n'est  pas  possible  que  chaque  oi- 
seau, chaque  béte  que  nous  voyons,  que 
chaque  arbre  et  chaque  plante  qui  frappent 
nos  sens ,  trouvent  place  dans  le  plus  vaste 
entendement.  Si  l'on  a  regardé  comme  un 
exemple  d'une  mémoire  prodigieuse ,  que 
certains  généraux  aient  pu  ap  peler  chaque 
roldat  de  leur  armée  par  son  propre  nom,  il 
est  aisé  de  voir  la  raison  pourquoi  les  hom- 
mes n'ont  jamais  tenté  de  doiuier  des  noms 
è  chaque  brebis  dont  un   troupeau  est  com- 


espèces  sous  des  non)s généraux.  Ces  espèces 
sont  alors  renfermées  dans  certaines  bornes 
avec  les  noms  qui  leur  appartiennent,  et  nci 
se  multiplient  pas  chaque  moment  au-delà 
de  ce  que  l'esprit  est  capable  de  retenir,  ou 
que  l'usage  le  requiert.  C'est  pour  cela  que 
les  hommes  se  sont  arrêtés  pour  l'ordinaire  à 
ces  conceptions  générales,  mais  non  pas 
pourtant  jusqu'à  s'abstenir  de  distin,i;uer  les 
choses  particulières  par  des  noms  distincts, 
lorsque  la  nécessité  l'exige.  C'est  pourquoi 
dans  leur  propre  es[ȏce  avec  qui  ils  ont  le 
plus  à  faire  ,  et  qui  leur  fournit  souvent  des 
occasions  de  faire  mention  de  personnes 
particulières,  ils  se  servent  de  noms  pro- 
pres, chaque  individu  distinct  étant  désigné 
par  une  particulière  et  di^tincte  dénomina- 
tion. 

5.  .4  quoi  c'est  quon  a  donné  des  «o»?u 
propres.  —  Outre  le.^  personnes,  on  a  donné 
communément  des  noms  particuliers  aux 
pays,  aux  villes,  aux  rivières,  aux  montagnes, 
et  à  d'autres  telles  distinctions  de  lieu  :  et 
cela  par  la  même  raison,  je  veux  dire,  h  cause 
que  les  hommes  ont  souvent  occasion  de  les 
désigner  en  particulier,  et  de  les  mettre,  pour 
ainsi  dire  ,  devant  les  jeux  des  autres  dans 
les  entretiens  qu'ils  ont  avec  eux.  El  je  suis 
j)ersuadé  que,  si  nous  étions  obligés  de  faire 
mention  de  chevaux  i)articuliers  aussi  souvent 
que  nous  avons  occasion  de  parler  de  diffé- 
rents hommes  en  particulier,  nous  aurions 


posé,  ou  à  chaque  corbeau  qui  vole  sur  leurs     pour  désigner  les  chevaux  des  noms  propres. 


têtes ,  et  moins  encore  de  désigner  par  un 
nom  particulier  chaque  feuille  des  plantes 
qu'ils  voient ,  ou  chaque  grain  de  sable  qui 
se  trouve  sur  leur  chemin. 

3.  Cela  serait  inutile.  —  En  second  lieu, 
si  cela  pouvait  se  faire,  il  serait  pourtant  imi- 
tile,  parce  qu'il  ne  servirait  point  à  la  fin 
nrincipale  du  langage.  C'est  en  vain  que  les 
nommes  entasseraient  des  noms  de  choses 
particulières,  cela  ne  leur  serait  d'aucun 
usage  pour  s'entre-communiquer  leurs  pen- 
sées. Les  hommes  n'apprennent  des  mots  et 
ae  s'en  servent  dans  leurs  entretiens  avec  les 
autres  hommes ,  que  pour  pouvoir  être  en 


(jui  nous  seraient  aussi  familiers,  que  ceux 
dont  nous  nous  servons  pour  désigner  les 
hommes;  que  le  moi  de  Bucéphale,  |)ar  exem- 
ple, serait  d'un  usage  aussi  conmmn  (|ue  ce- 
lui û' Alexandre.  Aussi  voyons-nous  que  les 
maquignons  donnent  des  noms  propres  à 
leurs  chevaux  aussi  communément  ipi'à  leurs 
valets  pour  pouvoir  les  connaître  et  les  dis- 
tinguer les  uns  des  autres,  parce  qu'ils  ont 
souvent  occasion  de  parler  de  tel  ou  tel  che- 
val particulier,  lorsqu'il  est  éloigné  de  leur 
vue. 

6.  Comment  se  font  les  termes  généraux.  — 
Une  autre  chose  qu'il  faut  considérer  après 


tendus;  ce  qui  ne  se  peut  faire  que  lorsque,      cela,  c'est,  comment  se  font  les  termes  géné- 
»ar  l'usage  ou  par  un  mutuel  consentement,     raux.  Car  tout  ce  qui  existe,  étant  particulier, 

comment  est-ce  que  nous  avons  des  termes 
généraux,  et  où  trouvons-nous  ces  natures 
universelles  que  ces  termes  signifient?  Les 
mots  deviennent  généraux  lorsqu'ils  sont  ins- 
titués signes  d'idées  générales ,  et  les  idées 
deviennent  générales  lorsqu'on  en  sé()ai  e  les 
circonstances  du  temps,  du  lieu  et  de  toute 
autre  idée  qui  peut  les  déterminer  à  telle  ou 
telle  existence  particulière.  Par  cette  sorte 
d'abstraction  elles  sont  rendues  capables  de 


les  sons  que  je  forme  par  les  organes  de  la 
voix  excitent  dans  l'esprit  d'un  autre  qui  l'é- 
coute ,  1  idée  que  j'y  attache  en  moi-même 
lorsque  je  le  prononce.  Or  c'est  ce  qu'on  ne 
pourrait  faire  par  des  noms  appliqués  à 
des  choses  particulières ,  dont  les  idées  se 
trouvant  uniquement  dans  mon  esprit ,  les 
noms  que  je  leur  donnerais,  ne  pourraient 
être  intelligibles  h  une  autre  personne  qui 
ne  connaîtrait  pas  précisément  toutes  les 
mêmes  choses  qui  sont  venues  à  ma  connais-     représenter  également  plusieurs  choses  indi- 


sance. 

4.  Mais  en  troisième  lieu,  supposé  que  cela 
pût  se  faire  (  ce  que  je  ne  crois  pas  ) ,  cepen- 
dTïnt  im  nom  distinct  pour  chaque  chose  par- 
ticulière ne  serait  pas  d'un  grand  usage  pour 
l'avancement  de  nos  connaissances ,  qui,  bien 
que  fondées  sur  des  choses  particulières,  s'é- 
tendent par  des  vues  générales  qu'on  ne  peut 
former  qu'en  réduisant  les  choses  à  certaines 


viduelles,  dont  chacune  étant  en  elle-même 
conforme  à  celte  idée  abstraite,  est  par-là  de 
cette  espèce  de  choses,  comme  on  parle. 

7.  Mais  pour  expliquer  ceci  un  peu  plus 
distinctement,  il  ne  sera  peut-être  pas  hors 
de  propos  de  considérer  nos  notions  et  les 
noms  que  nous  leur  donnons  dès  leur  ori- 
gine, et  d'observer  par  quels  degrés  nous 
venons  à  former  et  à  étendre  nos  idées  de- 


4!,l                  l,\\                  DICTIONN.VIRK  T)E  PHlLOSOrilIK.  LAN                 452 

puis  noire  prcinièic  enfance.  Il   est  loiil  vi-  (inil  i\  de  Vhotnmc,  et  qn'il  me  dise  ensuite 

sible  que  les  idées  que  les  enfants  se  font  des  en  quoi  elle  diflère  de  l'idée  qu'il  a  de  Pierre 

personnes  avec  qui  ils  conversent  (  pour  nous  et  de  Paul,  ou  en  quoi  son  idée  de  cheval  est 

arrêter  à  cet  exemple  )  sont  semblables  aux  dillérente  de  celle  qu'il  a  de  Bucéphale,  si  ce 

personnes  mômes,  et  ne  sont  que  particu-  n'est  dans  l'éloignement  de  quelque  chose 

lières.  Les  idées  qu'ils  ont  de  leur  nourrice  qui  est  particulier  à  chacun  des  individus,  et 

et  de  leur  mère,  sont  fort  bien  tracées  dans  dans  la  conservation  d'autant  de  particulières 

leur  esprit,  et  comme  autant  de  fidèles  la-  idées  complexes  qu'il  trouve  convenir  à  plii- 

bleaux  y  représentent  uni(|uemenl  ces  iiidi-  sieurs  existences  particulières.  De  même  en 

vidus.  Les  noms  qu'ils  leur  donnent  d'abord,  ôtant,  des  idées  complexes  signiliées  par  les 

se  terminent  aussi  à  ces  individus  :  ainsi  les  noms  d'homme  et  de  cheval,  les  seules  idées 

noms  de  nourrice  et  maman,  dont  se  servent  particulières  en  quoi  ils  ditfèrent,  en  ne  re- 

les  enfants,  se  rapportent  uni(|uement  à  ces  tenant  rpie  celles  dans  lesquelles  ils  convien- 

personnes.  Quand  après  cela  le  temps  et  une  nent,  (;t  en  faisant  de  ces  idées  une  nou- 

plus  grande  connaissance  du  monde  leur  a  vclle  et  distincte  idée  complexe,  h   laquelle 

fait  observer  (ju'il  y  a  plusieurs  autres  êtres,  on  donne  le  nom  d'animal,  on  a  un  terme 

qui,  par  certains  communs  rapports  de  figure  plus  général ,  qui  avec  l'homme  comprend 

et  de  [dusieurs  autres  (jualités,  ressemblent  à  plusieurs  autres  créatures.  Otez,  après  cela, 

leur  père,  h  leur  mère,   et  aux  autres  per-  de  l'idée  d'animal  le  sentiment  et  le  mouve- 

sonnes  qu'ils  ont  accoutumé  de    voir,    ils  ment  spontané;  dès  là  l'idée  complexe  qui 

forment  une  iJée  à  laquelle  ils  tiouvent  que  reste,  composée  d'idées  simples  de  corps,  de 

tous  ces  êtres  p.irticuliers  participent  égale-  vie  et  fie  nutrition,  devient  une  idée  encore 

ment,  et  ils  lui  donnent  comme  les  autres  le  plus  généiale,   qu'on  dé-^igne  par  le  ternu; 

nom  d'homme ,  par  exemple.  Voilà  comment  vivant  qui  est  d'ime  plus  grande  étendue.  Et 

ils  viennent  à  avoir  un  nom  général  et  une  pour   ne  pas  nous  arrêter   plus  longtemps 

idée  générale.  En  quoi  ils  ne  forment  rien  sur  ce  point  qui  est  si  évident  par  lui-même, 

de  nouveau,  mais  écartant  seulement  de  l'idée  c'est  par  la  même  voie  que  l'esprit  vient  à  se 

complexe  qu'ils  avaient  de  Pierre  et  de  Jac-  former  l'idée  de  corps,  de  substance,  et  enfin 

ques,  de  Marie  et  d'Elisabeth,  ce  qui  est  par-  d'être,  de  chose,  et  de  tels  autres  termes  uni- 

ticulier  à  chacun  d'eux,  i's  ne  retiennent  que  versels  qui  s'appliquent  à  quelque  idée  que 

ce  qui  leur  est  commun  à  tous.  ce  soit  que  nous  ayons  dans  l'esprit.  En  un 

8.  Par  le  même  moyen  qu'ils  acquièrent  mot  tout  ce  mystère  des  genres  et  des  espèces 
le  nom  et  l'idée  générale  d'homme,  il  acquiè-  dont  on  fait  tant  de  bruit  dans  les  écoles, 
rent  aisément  des  noms  et  des  notions  plus  mais  qui  hors  de  là  est  avec  raison,  si  peu 
générales.  Car  venant  à  observer  que  plu-  considéré;  tout  ce  mystère,  dis-je,  se  réduit 
sieurs  choses  qui  difTèrent  de  l'idée  qu'ils  uniquement  à  la  formation  d'idées  abstraites, 
ont  de  Vhomme,  et  qui  ne  sauraient  par  con-  plus  ou  moins  étendues  auxquelles  on  donne 
séquent  être  comprises  sous  ce  nom,  ont  certains  noms.  Sur  quoi  ce  qu'il  y  a  de  cer- 
pourtant  certaines  qualités  en  quoi  elles  con-  tain  et  d'invariable ,  c'est  que  chaque  term(; 
viennent  avec  l'homme;  ils  se  forment  une  plus  général  signifie  une  certaine  idée  qui 
autre  idée  plus  générale  en  retenant  seule-  n'est  qu'une  partie  de  quelqu'une  de  celles 
ment  ces  qualités  et  les  réunissant  dans  une  qui  sont  contenues  sous  elle. 

autre  idée,  et  en  donnant  un  nom  à  cette  10.  Pourquoi  on  se  sert  ordinairement  du 

idée,  ils  font  un  terme  d'une  compréhension  genre  dans  les  définitions.  —  Nous  pouvons 

plus  étendue.  Or  cette  nouvelle  idée  ne  se  voir  par  là  quelle  est  la  raison  pourquoi  en 

fait  point  par  aucune  nouvelle  addition,  mais  définissant  les  mots,  ce  qui  n'est  autre  chose 

seulement  comme  la  précédente  ,  en  ôtant  la  que  faire  connaître  leur  signification,  nous 

figure  et  quelques 'autres  propriétés  désignées  nous  servons  du  r/enrp,  ou  du  terme  général 

l)ar  le  mot  d'/jo?nme;  et  en  retenant  seulement  le  plus  prochain  sous  lequel  est  compris  le 

un  corps ,  accompagné  de  vie,  de  sentiment  mot  que  nous  voulons  définir.   On  ne  fait 

et  de  motion  spontanée,  ce  qui  est  compris  point  cela    par  nécessité,   mais   seulement 

sous<':,  nom  d'animal.  pour  s'épargner  la  peine  de  compter  les  dif- 

9.  Les  natures  générales  ne  sont  autre  chose  férentes  idées  simples  que  le  prochain  terme 
que  des  idées  abstraites.  —  Que  ce  soit  là  It;  général  signifie,  ou  quelquefois  peut-être 
moyen  par  où  les  hommes  forment  première-  pour  s'épargner  la  honte  de  ne  pouvoir  faire 
nient  les  idées  générales  et  les  noms  généraux  celte  énumération.  Mais  quoique  la  voie  la 
qu'ils  leur  donnent,  c'est,  je  crois,  une  chose  plus  courte  de  définir  soit  par  le  moyen  du 
si  évidente  quil  ne  faut  pour  la  prouver  que  genre  et  de  la  différence ,  comme  parlent  les 
considérer  ce  que  nous  faisons  nous-mêmes,  logiciens,  on  peut  douter,  à  mon  avis,  qu'elle 
eu  ce  que  les  autres  font,  et  quelle  est  la  soit  la  meilleure.  Une  chose  du  moins,  dont 
route  ordinaire  que  leur  esprit  prend  pour  je  suis  assuré,  c'est  qu'elle  n'est  pas  l'unique, 
arriver  à  la  connaissance.  Que  si  1  on  se  figure  ni  par  conséquent  absolument  nécessaire, 
que  les  natures  ou  noti.-.ns  générales  sont  Car  définir,  n'étant  autre  chose  que  faire  con- 
autre  chose  que  de  telles  idées  abstraites  et  naître  à  un  autre  par  des  paroles  quelle  est 
partiales  d'autres  idées  plus  complexes  qui  l'idée  qu'emporte  le  mot  qu'on  définit,  la 
ont  été  premièrement  déduites  de  quelque  meilleure  définition  consiste. à  faire  le  dé- 
existence particulière,  on  sera,  je  pense,  bien  nombrement  de  ces  idées  simples  qui  sont 
en  peine  de  savoir  oiî  les  trouver.  Car  que  renfermées  dans  la  signification  du  terme 
quelqu'un  réfléchisse  en  soi-même  sur  l'idée  défini  ;  et  si  au  lieu  d'un  tel  dénombrement 


m 


\.\\ 


PSVCIIOLOOIE. 


LAN 


451 


les  lioinmes  se  sont  aocuUunt'S  à  >c  servir  thi 
prochain  ternie  gcWiéral,  ce  n'a  !)as  clr  par 
nécessité,  ou  pour  une  plus  grande  clarté  , 
mais  pour  abréger.  Car  je  ne  doule  point 
(|ue,  si  quelqu'un  désirait  de  connaître  quelle 
icfce  est  signiliée  par  le  mot  homme,  cl  «lu'on 
lui  dît  qu'un  homme  est  une  substance  so- 
lide, étendue,  qui  a  de  la  vie,  du  senliniimt, 
un  mouvement  spontané,  et  la  faculté  de 
raisonner,  je  ne  doute  pas  qu'il  n'entendît 
ciussi  bien  le  sens  de  ce  mot  homme,  et  que 
l'idée  qu'il  signifie  ne  lui  fût  pour  le  moins 
aussi  clairement  connue,  que  lorsqu'on  le 
déiinit  un  anitnal  raisonnable,  ce  qui  par  les 
différentes  détinitions  d'animal,  de  vivant,  et 
de  corps,  se  réduit  à  ces  autres  idées  dont  on 
vient  de  voir  le  dénombrement.  Dans  l'expli- 
cation du  mot  homme,  je  me  suis  attaché, 
en  cet  endroit,  à  la  détinition  qu'on  en  donne 
ordinairement  dans  les  écoles,  qui,  quoi- 
qu'elle ne  soit  peut-être  pas  la  plus  exacte, 
sert  pourtant  assez  bien  à  mon  présent  des- 
sein. On  peut  voir  j)ar  cet  exemple,  ce  qui  a 
«lonné  occasion  à  cette  règle,  (ju'une  </<'/'«{- 
tion  doit  être  composée  de  genre  et  de  difj'é- 
rence  :  et  cela  sulTit  pour  montrer  le  peu  de 
nécessité  dune  telle  règle,  ou  le  peu  d'avan- 
tage qu'il  y  a  à  l'observer  exactement.  Car  les 
définitions  n'étant,  comme  il  a  élé  dit,  que 
l'explication  d'un  mot  par  plusieurs  autres, 
en  sorte  qu'on  puisse;  connaître  certrinemeut 
le  sens  ou  l'idée  qu'il  signifie,  les  langues 
ne  sont  pas  toujours  formées  selon  les  règles 
de  la  logique,  de  sorte  que  la  signification 
de  chaque  terme  puisse  être  exactement  et 
clairement  exprimée  par  deux  autres  termes. 
L'expérience  nous  fait  voir  sufiisanimenl  le 
contraire  :  ou  bien  ceux  qui  ont  fait  celte 
règle  ont  eu  tort  de  nous  avoir  donné  si  peu 
de  définitions  ([ui  y  .soient  conformes.  Mais 
nous  parlerons  plus  au  long  des  définitions 
dans  le  chapitre  suivant. 

11.  Ce  qu'on  appelle  général  et  universel, 
est  un  ouvrage  de  l'entendement.  — Pour  re- 
touiner  aux  termes  généraux,  il  s'ensuit  évi- 
demment de  ce  que  nous  venons  de  dire, 
que  ce  qu'on  ap|)clle  général  et  universel 
n'appartient  pas  à  l'existence  réelle  des  cho- 
ses, mais  que  c'est  un  outrage  de  l'entende- 
ment qu'il  fait  pf»ur  son  propre  usage,  et  qui 
se  rapporte  uniquement  aux  sigfies,  soit  que 
ce  soient  des  mots  ou  des  idées.  Les  niuls 
sont  généraux,  comme  il  a  été  dit,  lorscju'on 
les  emploie  pour  être  signes  d'idées  géné- 
rales, ce  qui  fait  qu'ils  peuvent  être  indill'é- 
remment  appliqués  à  plusieurs  choses  par- 
ticulières :  et  les  idées  sont  générales,  lors- 
qu'elles sont  formées  pour  être  des  représen- 
tations de  plusieurs  choses  particulières. 
Mais  l'universafité  n'appartient  pas  aux  choses 
mômes  qui  sont  toutes  particulières  dans 
leur  existence,  sans  en  excepter  les  mots  et 
les  idées  dont  la  signification  est  générale. 
Lors  donc  que  nous  laissons  h  part  les  (143) 
particuliers ,  les  généraux  qui  restent,  ne 
sont  que  do  simples  productions  de  notre 
esprit,  dont  la  nature  générale  n'est  autre 


chose  que  la  capacité  que  l'entendement  leur 
communique,  de  signifier  ou  de  représen- 
tenter  jtlusieurs  particuliers.  Car  la  signifi- 
cation qu'ils  ont,  n'est  qu'une  relation,  (pii 
leur  est  attribuée  par  l'esprit  île  l'homme. 

12.  Les  idées  abstraites  sont  les  cssencfs 
des  genres  et  des  espèces.  —  .\insi,  ce  qu'il 
faut  considérer  immédiatement  après,  c'est 
quelle  sorte  de  signification  appartient  aux 
mots  généraux.  Car  il  est  évident  qu'ils  ne 
signifient  pas  simplement  une  seule  chose 
particulière,  puisqu'en  ce  cas-là  cène  se- 
raient pas  des  termes  généraux,  mais  des 
noms  propres.  D'autre  part  il  n'est  pas 
moins  évident  qu'ils  ne  signifient  pas  unepiu- 
ralilé  de  choses,  car  si  cela  était ,  homme  et 
hommes  signifieraient  la  même  chose  ;  et  la 
distinction  de  nombres,  coivine  parlent  les 
grammairiens,  serait  superflue  et  inutile.  Ainsi, 
ce  que  les  ternies  généraux  signilienl,  c'est 
une  espèce  particulière  de  choses  ;  et  cha  • 
cuti  de  ces  termes  arquierl  cette  signification, 
en  devenant  signe  d'une  idée  abstraite  que 
nous  avons  dans  l'esprit  ;  et  à  mesure  tpic, 
les  choses  existantes  se  trouvent  conformes 
à  cette  idée,  elles  viennent  à  êtres  rangées 
sous  cette  dénomination,  ou  ce  qui  est  la 
même  chose,  à  être  de  cette  espèce.  D'où  il 
paraît  clairement  que  les  essences  de  clnupie 
espèce  de  choses  ne  sont  qua  ces  idées  ab- 
straites. Car  puisque  avoir  l'essence  d'une 
espèce,  c'est  avoir  ce  qui  fait  qu'une  chose 
est  de  celle  espèce  ;  et  puisque  la  conformité 
h  l'idée  h  laquelle  le  nom  spécifique  est  al- 
taché,  est  ce  (pii  donne  droit  à  ce  nom  de  dé- 
signer cette  idée  ;  il  s'ensuit  nécessairement 
de  là,  qu'avoir  cette  essence,  et  avoir  celte 
conformité,  c'est  une  seule  et  même  chose  ; 
parce  (ju'être  d'une  telle  espèce,  et  avoir 
droit  au  nom  de  celte  espèce,  est  une  seule 
et  même  chose.  Ainsi  par  exemple,  c'est  la 
même  chose  d'êlre  homme  ou  de  l'espèce 
d'homme,  et -d'avoir  droit  au  nom  d'homme  : 
comme  être  homme,  ou  de  l'espèce  d'homme, 
et  avoir  l'essence  d'homme,  est  une  seule  et 
même  cliose.  Or,  comme  rien  ne  peut  être 
homme,  ou  avoir  droit  au  nom  d'homme  que 
ce  (jui  a  de  la  conformité  avec  l'idée  abstraite 
que  le  nom  d'homme  signifie  ,  et  qu'aucune 
chose  ne  peut  être  un  homme  ou  avoir  droit 
à  l'espèce  d'homme,  que  ce  qui  a  l'essence 
de  cette  espèce,  il  s'ensuit  t^ue  l'idée  ab- 
straite que  ce  nom  emporte ,  el  l'essence 
de  cette  espèce,  n'est  qu'une  seule  et  même 
chose.  Par  où  il  est  aisé  de  voir  que  les  es- 
sences des  espèces  des  choses,  et  par  consé- 
quent la  réduction  des  choses  en  espèces, 
est  un  ouvrage  de  l'entendement  qui  forme 
lui-même  ces  idées  générales  par  abstrac- 
tion. 

13.  Les  espèces  sont  l'ouvrage  de  l'enten- 
dement ,  mais  elles  sont  fondées  sur  la  res- 
semblance des  choses.  —  Je  ne  voudrais  pas 
qu'on  s'imaginât  ici ,  que  j'oublie,  et  moins 
encore  que  je  nie  que  la  nature  dans  la  pro- 
duction des  choses  en  fait  plusieurs  sembla- 
bles. Rien  n'est  plus  ordinaire  surtout  dans 


(It5)  Mois,  idéi's  ou  clioscs. 


4:)f. 


].\\ 


k'S  races  des  animaux  ,  et  dans  toutes  les 
clio?es  (lui  se  perpétuent  par  semence.  Ce- 
pendant,  je  crois  pouvoir  dire  que  la  ré- 
duction de  ces  choses  en  espèces  sous 
certaines  dénominations ,"  et  l'ouvrage  de 
l'enlendement  qui  prend  occasion  de  la 
resseinijlance  qu'il  remarque  entre  elles  de 
former  des  idées  abstraites  et  générales, 
et  de  les  fixer  dans  l'esprit  sous  certains 
noms  qui  sont  attachés  à  ces  idées  dont  ils 
sont  comme  autant  de  modèles,  de  sorte  qu'à 
mesur*^  que  les  choses  particulières  actuel- 
lement existantes  se  trouvent  conformes  à 
tels  ou  tels  modèles ,  elles  viennent  à  être 
d'une  telle  espèce,  à  avoir  une  telle  déno- 
mination, ou  à  ôlre  rangées  sous  une  telle 
classe.  Car  lorsque  nous  disons ,  c'est  un 
homme,  c'est  un  cheval,  c'est  justice,  c'est 
cruauté,  c'est  une  montre,  c'est  une  bouteille  ; 
que  faisons-nous  par  là  que  ranger  ces  cho- 
ses sous  diiïérents  noms  spécifiques  en  tant 
qu'elles  conviennent  aux  idées  abstraites  dont 
nous  avons  établi  que  ces  noms  seraient  les 
signes?  Et  que  sont  les  essences  de  ces  espè- 
ces ,  distinguées  et  désignées  par  certains 
noms,  sinon  ces  idées  abstraites  ,  qui  sont 
comme  des  liens  par  oiî  les  choses  parti- 
culières actuellementexistantes  sont  attachées 
aux  noms  sous  lesquels  ellrs  sont  rangées? 
En  ed'el,  lorsque  les  termes  généraux  ont 
quelque  liaison  avec  des  êtres  particuliers, 
ces  idées  abstraites  sont  comme  un  milieu 
qui  unit  ces  êtres  ensemble  ;  de  sorte  que 
les  essences  des  espèces,  selon  que  nous  les 
distinguons,  et  les  désignons  par  des  noms, 


DICTIOXNAIRK  DE  PHILOSOPHIE.  LAN  456 

veni  dill'érentes  collections  d'iilées  simples  ; 
et  qu'ainsi  ce  qui  est  ararjcfi  dans  l'esprit  d'un 
homme,  ne  l'est  pas  dans  l'esprit  d'un  autre. 
Bien  plus  dans  les  substances  dont  les  idées 
abstraites  semblent  être  tiré<3s  des  choses 
mômes,  on  ne  peut  pas  dire  que  ces  idées 
soient  constamment  les  mômes  ,  non  pas 
môme  dans  l'espèce  qui  nous  est  la  plus  fa- 
milière, et  que  nous  connaissons  de  la  manière 
la  plus  intime  :  puisqu'on  a  douté  plusieurs 
fois  si  le  fruit  qu'une  femme  a  mis  au  monde 
était  homme,  jusqu'à  disputer  si  l'on  devait 
le  nourrir  et  le  baptiser  :  ce  qui  ne  pourrait 
être,  si  l'idée  abstraite  ou  l'essence  h  laquelle 
appartient  le  nom  d'homme,  était  l'ouvrage 
de  la  nature,  et  non  une  diverse  et  incertaine 
collection  d'idées  simples  que  l'entendement 
unit  ensemble,  et  à  laquelle  il  attache  un  nom, 
après  l'avoir  rendue  générale  par  voie  d'ab- 
straction. De  sorte  que  dans  le  fond  chaque 
idée  distincte  formée  par  abstraction  est  une 
essence  distincte  ;  et  les  noms  qui  signifient 
de  telles  idées  distinctes  sont  des  noms  de 
choses  essentiellement  différcîutes.  Ainsi,  un 
cercle  difïere  aussi  essentiellement  d'un  ovale, 
qu'une  brebis  d'une  chèvre;  et  la  pluie  est 
aussi  essentiellement  différente  de  la  neige, 
que  l'eau  diffère  delà  terre;  puisqu'il  est 
impossible  que  l'idée  abstraite  qui  est  l'es- 
sence de  l'une  ,  soit  ainsi  communiquée  à 
l'autre.  Et  ainsi  deux  idées  abstraites  qui 
diffèrent  entre  elles  par  quelque  endroit  et  qui 
sont  désignées  par  deux  noms  distincts,  con- 
stituent deux  sortes  ou  espèces  distinctes, 
lesquelles  sont  aussi   essentiellement  ditfé- 


ne  sont,  et  ne  peuvent  être  autre  chose  que      rentes,  que  les  deux  idées  les  plus  opposées 
ces  idées  précises    et   abstraites   que   nous      du  monde. 


avons  dans  l'esprit.  C'est  pourquoi,  si  les 
essences,  supposées  réelles,  des  substances, 
sont  différentes  de  nos  idées  abstraites,  elles 
ne  sauraient  être  les  essences  des  espèces 
sous  lesquelles  nous  les  rangeons.  Car  deux 
espèces  peuvent  être  avec  autant  de  fonde- 
ment une  seule  espèce,  que  deux  différentes 
essences  peuvent  être  l'essence  d'une  seule 
espèce  :  et  je  voudrais  bien  qu'on  me  dît 
quelles  sont  les  altérations  qui  peuvent  ou 
ne  peuvent  pas  être  faites  dans  un  cheval, 
ou  dans  le  plomb,  sans  que  l'une  ou  l'autre 
de  ces  choses  soit  d'une  autre  espèce.  Si 
nous  déterminons  les  espèces  de  ces  choses 
par  nos  idées  abstraites ,  il  est  aisé  de  ré- 
soudre cette  question  ;  mais  quiconque  vou- 
dra se  borner  en  cette  occasion  à  des  essen- 
ces supposées  réelles,  sera,  je  m'assure,  tout 


15.  Jl  y  a  une  essence  réelle,  et  une  essence 
nominale.  —  Mais  parce  qu'il  y  a  des  gens 
qui  croient,  et  non  sans  raison,  que  les  es- 
sences des  choses  nous  sont  entièrement  in- 
connues, il  ne  sera  pas  hors  de  propos  de 
considérer  les  différentes  significations  du 
mot  essence. 

Premièrement ,  Tessence  peut  se  prendre 
pour  la  propre  existence  de  chaque  chose. 
Ainsi  dans  les  substances  en  général,  la  con- 
stitution réelle ,  intérieure  et  inconnue  des 
choses  ,  d'où  dépendent  les  qualités  qu'on 
y  peut  découvrir,  peut  être  appelée  leur  es- 
sence. C'est  la  propre  et  originaire  significa- 
tion de  ce  mot,  comme  il  païaît  par  sa  for- 
mation ,  le  terme  d'essence  (144)  signifiant 
proprement  ïélre  dans  sa  première  dénota- 
tion. Et  c'est  dans  ce  sens  que  nous   l'em- 


à  fait  désorienté,  et  ne  pourra  jamais  connaître      ployons  encore  quand  nous  parlons  de  l'es 


quand  une  chose  cesse  précisément  d'être  de 
l'espèce  d'un  cheval  ,  ou  de  l'espèce  du 
plomb. 

14.  Chaque  idée  abstraite  distincte  est  une 
essence  distincte.  —  Personne,  au  reste,  ne 
sera  surpris  de  m'entendre  dire,  que  ces  es- 
sences ou  idées  abstraites  qui  sont  les  mesures 
des  noms  et  les  bornes  des  espèces,  soient 
l'ouvrage  de  l'entendement,  si  l'on  considère 
qu'il  y  a  du  moins  des  idées  complexes  qui 


sence  des  choses  particulières  sans  leur  don- 
ner aucun  nom. 

En  second  lieu ,  la  doctrine  des  écoles 
s'étant  fort  exercée  sur  le  genre  et  Vespèce 
qui  y  ont  été  le  sujet  de  bien  des  mois,  le 
mot  d'essence  a  presque  perdu  sa  première 
signification,  et  au  lieu  de  désigner  la  consti- 
tution réelle  des  choses ,  il  a  presque  été 
entièrement  appliqué  à  la  constitution  artifi- 
cielle du  genre  et  de  l'espèce.  Il  est  vrai  qu'on 


dans  l'espnl  de  diverses  personnes  sont  sou-      suppose  ordinairement  une  constitution  réelle 
(lil)  .ib  eue,  etnenlia. 


457 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


4?,S 


de  l'espèce  de  chaque  chose,  et  il  est  hors  pre  à  avancer  aucune  partie  de  nos  connais- 

de  doute  qu'il  doit  y  avoir  quelque  constitu-  sauces,  que  cela  suffirait  seul  pour  nous  la 

lion  réelle,  d'oii  cliàque  amas  d'idées  simples  faire  rejeter,  et  nous  obliger  à  nous  con- 

coej:istanies  doit  dépendre.  Mais  comme  il  tenter  de  ces  essences  des  espèces  des  choses, 

est  évident  que  les  choses  ne  sont  rangées  en  que  nous  sommes  capables  de  concevoir  ,  et 

sortes  ou  espèces,  sous  certains  noms,  qu'en  qu'on  trouvera,  après  y  avoir  bien  pensé. 


tant  qu'elles  conviennent  avec  certaines  idées 
abstraites,  auxquelles  nous  avons  attaché  ces 
noms-là,  Vessence  de  chaque  genre  ou  espèce 
vient  ainsi  à  n'être  autre  chose  que  l'idée 
abstraite  signitiée  par  le  lom  général  ou  spé- 
cifique. Et  nous  trouver,  as  que  c'est  là  ce 
qu'emporte  le   mot  d'il  sence  selon  l'usage 


n'être  autre  chose  que  ces  idées  abstraites  cl 
complexes  auxquelles  nous  avons  attaché 
certains  noms  généraux. 

18.  L'essence  réelle  et  nominale  ;  la  même 
dans  les  idées  simples  et  dans  les  modes  :  dif- 
férente dan^  les  substances.  —  Les  essences 
étantainsi  distinguées  ennominales  eiréelles. 


le  plus  ordinaire  qu'oa.  en  fait.  Il  ne  serait     nous  pouvons  remarquer,  outre  cela, que  6?a«5 
'    ^  1       ./  ■  -I  les  espèces  des  idées   simples  et   des   modes, 

elles  sont  toujours  les  mêmes ,  mais  que  dans 
les  substances  elles  sont  toujours  entièrement 
diirérenles.  Ainsi,  une  figure  qui  termine  un 
espace  par  trois  lignes,  c'est  l'essence  d'un 
triangle,  tant  réelle  que  nominale  ;  car  c'est 
non-seulement  l'idée  abstraite  à  laquelle  le 
nom  général  est  attaché,  mais  l'essence  ou 
l'être  propre  de  la  chose  même,  le  véritable 
fondement  d'où  procèdent  toutes  ses  pro- 
priétés, et  auquel  elles  sont  inséparablement 
attachées.  Mais  il  en  est  tout  autrement  à 
l'égard  de  cette  portion  de  matière  qui  com- 
pose l'anneau  que  j'ai  au  doigt,  dans  laquelle 
ces  deux  essences  sont  visiblement  dilféren- 
tes.  Car  c'est  de  la  constitution  réelle  de  ses 
parties  insensibles  que  dépendent  toutes  ces 
propriétés  de  couleur,  de  pesanteur,  de 
fusibilité,  de  fixité,  etc.,  qu'on  y  peut  obser- 
ver. Et  cette  constitution  nous  est  inconnue. 


pas  mal,  à  mon  avis,  de  désigner  ces  deux 
sortes  d'essences  par  deux  noms  ditférents, 
et  d'appeler  la  première  essence  réelle,  et 
l'autre  essence  nominale. 

16.  Il  y  a  une  constante  liaison  entre  le 
nom  et  l'essence  nominale.  —  Il  y  a  une  si 
étroite  liaison  entre  l'essence  nominale  et  le 
nom,  qu'on  ne  peut  attribuer  le  nom  d'au- 
cune sorte  de  choses  à  aucun  être  parti- 
culier qu'à  ct^lui  qui  a  cette  essence,  par  où 
il  répond  à  cette  idée  abstraite  dont  le  nom 
est  le  signe. 

17.  La  supposition  que  les  espèces  sont 
distinguées  par  leurs  essences  réelles  est 
inutile.  —  A  l'égard  des  essences  réelles 
<les  substances  corporelles,  pour  ne  parler 
que  de  celles-là,  il  y  a  deux  opinions,  si  je 
ne  me  trompe.  L'une  est  de  ceux  qui,  se  ser- 
vant du  mot  essence  sans  savoir  ce  que  c'est, 
supposent  un  certain  nombre  de  ces  essen- 


ces, selon  lesquelles  toutes  les  choses  natu-      de  sorte  que,  n'en  ayant    point  d'idée,  nous 


relies  sont  formées ,  auxquelles  chacune 
d'elles  participe  exaclenjent,  par  où  elles 
viennent  à  être  de  telle  ou  de  telle  espèce. 
L'autre  opinion,  qui  est  beaucoup  plus  rai- 
sonnable, est  de  ceux  ({ui  reconnaissent  (jue 
toutes  les  choses  naturelles  ont  une  certaine 
conslitulion  réelle,  mais  inconnue,  de  leurs 
parties  insensibles,  d'où  découlent  c€s  qua- 
lités sensibles  qui  nous  servent  à  distinguer 
ces  choses  l'une  de  lautre,  selon  que  nous 
avons  occasion  de  les  distinguer  en  certaines 
sortes ,  sous  de  communes  dénominations. 
La  première  de  ces  opinions,  qui  suppose 
ces  essences  comme  autant  de  moules  où 
sont  jetées  toutes  les  choses  naturelles  qui 
existent  et  auxquelles  elles  ont  également 
part,  a,  je  pen->e,  fort  embrouillé  la  connais- 
sance des  choses  naturelles.  Les  fréquentes 
productions  de  monstres  dans  toutes  les 
espèces  d'animaux  ,  la  naissance  des  imbé- 
ciles, et  d'autres  suites  étranges  des  enfan- 
tements forment  des  difficultés  qu'il  n'est 
pas  possible  d'accorder  avec  cette  hypothèse  : 
puisqu'il  est  aussi  impossible  que  deux  cho- 
ses qui  participent  exactement  à  la  môme 
essence  réelle  aient  ditférentes  propriétés, 
qu'il  est  impossible  que  deux  figures  parti- 
cipant à  la  même  essence  réelle  d'un  cercle 
aient  différentes  propriét'^s.  Mais  quand  il 
n'y  aurait  point  d'autre  raison  contre  une 
telle  hypothèse,  cette  supposition  d'essences 


n'avons  point  de  nom  qui  en  soit  le  signe. 
Cependant  c'est  sa  couleur,  son  poids,  sa  fu- 
sibilité et  sa  fixité,  etc.,  qui  le  font  être  de 
l'or,  ou  qui  lui  donnent  droit  à  ce  nom,  qui 
est  pour  cet  effet  son  essence  nominale  :  puis- 
que rien  ne  peut  avoir  le  nom  d'or  que  ce 
qui  a  cette  conformité  de  qualités  avec  l'idée 
complexe  et  abstraite  à  laquelle  ce  nom  est 
altaché.  Mais  comme  cette  distinction  d'essen- 
ces appartient  principalement  aux  substan- 
ces, nous  aurons  occasion  d'en  parler  plus 
au  long,  quand  nous  traiterons  des  noms  des 
substances. 

19.  Essences  ingénérablesef  incorruptibles. 
—  Une  autre  chose  qui  peut  faire  voir  encore 
que  ces  idées  abstraites,  désignées  par  cer- 
tains noms,  sont  les  essences  <jue  nous  con- 
cevons dans  les  choses,  c'est  ce  qu'on  a  accou- 
tumé de  dire,  qu'elles  sont  ingénérables  et 
incorruptibles  :  ce  qui  ne  peut  être  véritable 
des  constitutions  réelles  des  choses,  qui  coin- 
mencent  et  périssent  avec  elles.  Toutes  les 
choses  qui  existent,  excepté  leur  auteur,  sont 
sujettes  au  |changemenl,  et  surtout  telles 
qui  sont  de  notre  connaissance,  et  que  nous 
avonsréduitesàcertainesespècessousdesnoms 

distincts.  Ainsi,  ce  qui  hier  était  herbe,  est 

demain  la  chair  d'une  brebis,  et  peu  de  jours 

après  fait  partie  d'un  homme.  Dans  tous  ces 

changements  et  autres  semblables,  l'essence 

réelle  des  choses,   c'est-à-dire,  la  constitu- 

qu'on  ne  saurait  connaître,  et  qu'on  regarde     tion  d'où  dépendent  leurs  difl'érentes  proprié- 

pourtant  comme  ce  qui  distingue  les  espèces      tés,  est  détruite  et  périt  avec  elles.   Mais  les 

dès  choses,  est  si  fort  inutile  et  si  peu  pro-      essences  étant  prises  pour  des  idées  établies 

DicnoNN.  OE  rnn.osopniE.  1.  15 


450  LAN 

dans  l'esprit  avec  ceiluins  noms  (lui  leur  onl 
él6  donnés,  sont  supposées  rester  conslam- 
naent  les  mêmes,  à  quelques  changements  que 
soient  exposées  les  substances  particulières. 
Car  quoi  qu'il  arrive  d' Alexandre  et  de  Bucé- 
phiile,  les  idées  auxquelles  on  a  attaché  les 
noms  d'honwie  et  de  cheval  sont  toujours 
sup[)Osées  demeurer  les  mômes  ;  et  par  con- 
séquent les  essences  de  ces  espèces  sont  con- 
servées dans  leur  entier,  quelques  change- 
ments qui  arrivent  à  aucun  individu,  ou  mf-rae 
à  tous  les  individus  de  ces  espèces.  C'est 
ainsi,  dis-je,  (|ue  l'essence  d'une  espèce  reste 
en  sûreté  et  dans  son  entier,  sans  l'existé;  ce 
même  d'un  seul  individu  de  cette  espèce. 
Car,  bien  qu'il  n'y  eût  présentement  aucun 
cercle  dans  le  monde  (comme  [)cut-étre  cette 
ligure  n'existe  nulle  part  tracée  exactement], 
cependant  l'idée  qui  est  attachée  à  ce  nom 
ne  cesserait  pas  d'être  ce  qu'elle  est,  et  de 
servir  comme  de  modèle  pour  déterminer 
quelles  des  ligures  particulières  (pii  se  pré- 
sentent à  nous,  onl  ou  n'ont  pas  droit  à  ce 
nom  de  cercle,  et  pour  faire  voir  par  le 
môme  moyen  laquelle  de  ces  figures  serait 
(le  celle  espèce,  dès  là  qu'elle  aurait  cette 
essence.  De  même,  quand  il  n'y  aurait  pré- 
sentement, ou  n'y  aurait  jamais  eu  dans  la 
nature  aucune  bête  telle  que  la  licorne,  ni 
aucun  poisson  tel  que  la  sirène,  cependant  si 
l'on  suppose  que  ces  noms  signifient  des 
idées  complexes  et  abstraites  qui  ne  renfer- 
ment aucune  impossibilité,  l'essence  d'une 
sirène  est  aussi  intelligible  que  celle  d'un 
homme  ;  et  l'idée  d'une  licorne  est  aussi  cer- 
taine, aussi  constante  et  aussi  permanente 
Qjc  celle  d'un  cheval.  D'où  il  suit  évi- 
demment que  les  essences  ne  sont  autre 
chose  que  des  idées  abstraites,  par  cela  même 
qu'on  dit  qu'elles  sont  immuables;  que  cette 
doctrine  de  l'immutabilité  des  essences  est 
fondée  sur  la  relation  qui  est  établie  entre 
ces  idées  abstraites  et  certains  sons  consi- 
dérés comme  signes  de  ces  idées,  et  qu'elle 
sera  toujours  véritable,  pendant  que  le  même 
nom  peut  avoir  la  même  signification. 

20.  Récapitulation.  —  Pour  conclure,  voici 
en  peu  de  mots  ce  que  j'ai  voulu  dire  sur  cette 
matière  :  c'est  que  tout  ce  qu'on  nous  dé- 
bite à  grand  bruit  sur  les  genres,  sur  les  espè- 
ces et  sur  leurs  essences,  n'emporte  dans  le 
fond  autre  chose  que  ceci,  savoir,  que  les 
hommes  venant  à  former  des  idées  abstraites 
et  à  les  fixer  dans  leur  esprit  avec  des  noms 
qu'ils  leur  assignent,  se  rendent  par  là  ca- 
pables de  considérer  les  choses  et  d'en  dis- 
courir, comme  si  elles  étaient  assemblées, 
pour  ainsi  dire,  en  divers  faisceaux,  afin  de 
pouvoir  plus  commodément,  plus  prompte- 
ment  et  })lus  facilement  s'entre-communiquer 
leurs  pensées,  et  avancer  dans  la  connais- 
sance des  choses,  où  ils  ne  pourraient  faire 
que  des  progrès  fort  lents,  si  leurs  mots  et 
leujs  pensées  étaient  entièrement  bornés 
à  des  choses  particulières. 

IV.  —  Des  noms  des  idées  simples. 

1.  Les  noms  des  idées  simples  des  modes 
et  des  substances  ont   chacun  quelque  chose 


DICÏION.NAIRE  DE   PIULOSOPIIIE.  LAN  460 

de    particulier.    —  Onoil^ie    les    mois  ne 


signifient  rien  immédiatement  que  les  idées 
qui  sont  dans  l'espritde  celui  qui  parle,  comme 
je  l'ai  déjà  montré,  cependant,  après  avoir 
fait  une  revue  plus  exacte,  nous  trouverons 
(|ue  les  noms  des  idées  simples,  des  modes 
7nixtcs  (sous  lesquels  je  comprends  aussi  les 
relations)  et  des  substances,  ont  cliacun  quel- 
que chose  de  particulier,  par  où  ils  dilfèrent 
les  uns  des  autres. 

2.  Les  noms  simples  et  des  substances  don- 
nent à  entendre  iine  existence  réelle.  —  Et 
premièrement,  les  noms  des  idées  simples  et 
des  substances  mar(juent,  outre  les  idées 
abstraites  qu'ils  signifient  immédiatement, 
quelque  existence  réelle,  d'où  leur  patron 
original  a  été  tiré.  Mais  les  noms  des  modes 
mixtes  se  terminent  à  l'idée  qui  est  dans  l'es- 
prit, et  ne  portent  pas  nos  pensées  plus  avant, 
comme  nous  v(Trons  dans  lo  §  suivant- 

3.  Les  noms  des  idées  simples  et  des  modes 
signifient  toujours  l'essence  réelle  et  nominale. 
—  En  second  lieu,  les  noms  des  idées  simples 
etdes  modes  signifient  toujours  Vessence  réelle 
de  leurs  espèces  aussi  bien  que  la  nominale. 
Mais  les  noms  des  substances  liaturellcs  ne 
signifient  que  rarement,  pour  ne  pas  dire 
jamais,  auti-e  chose  que  l'essence  nominale 
de  leurs  espèces,  comme  on  verra  dans  le 
paragraphe  6,  ci-dessous,  où  nous  traitons 
des  no7ns  des  sub.stances  en  particulier. 

4.  Les  noms  des  idées  simples  ne  peuvent 
être  définis.  —  En  troisième  lieu,  les  noms 
des  idées  simples  ne  peuvent  être  définis,  et 
ceux  de  toutes  les  idées  complexes  peuvent 
l'être.  Jusqu'ici  personne,  que  je  sache,  n'a 
remarqué  quels  sont  les  termes  qui  peuvent 
ou  ne  peuvent  pas  être  définis  ;  etje  suis  tenté 
de  croire  (ju'il  s'élève  souvent  de  gi'andes  dis- 
putes, et  qu'il  s'introduit  bien  du  galimatias 
dans  les  discours  des  hommes  pour  ne  pas 
songer  à  cela,  les  uns  demandant  qu'on  leur 
définisse  des  termes  qui  ne  peuvent  être  dé- 
finis, et  d'autres  croyant  devoir  se  contenter 
d'une  explication  qu  on  leur  donne  d'un  mot 
par  un  autre  plus  général,  et  pai-  ce  qui  en 
restreint  le  sens,  ou,  pour  parler  en  termes 
de  l'art,  jiarun^enre  et  une  différence,  quoi- 
que souvent  ceux  qui  ont  oui  cette  détiniiion 
faite  selon  les  règles,  n'aient  pas  une  connais- 
sance plus  claire  du  sens  de  ce  mot  qu'ils 
n'en  avaient  auparavant.  Je  crois  du  moins 
qu'il  ne  sera  pas  tout  à  fait  hors  de  propos 
de  montrer  en  cet  endroit  quels  mots  peu- 
vent être  définis  et  qu'ils  ne  sauraient  l'être, 
et  en  quoi  consiste  une  bonne  définition,  ce 
qui  servira  peut-être  si  fort  à  faire  connaîtie 
la  nature  de  ces  signes  de  nos  idées,  qu'il 
vaut  la  peine  d'être  examiné  plus  particu- 
lièrement qu'il  ne  l'a  été  jusqu'ici.  \ 

5.  Si  tous  pouvaient  être  définis,  cela  irait 
à  l'infini.  —  Je  ne  m'arrêterai  pas  ici  à  prou- 
ver que  tous  les  modes  ne  peuvent  être  dé- 
finis, })ar  la  raison  tirée  du  progrès  à  l'infini, 
où  nous  nous  engagerions  visiblement  si  nous 
reconnaissions  que  tous  les  mots  peuvent  être 
définis.  Car  où  s  arrêter,  s'il  fallait  définir  les. 
mots  d'une  définition  par  d'autres  mois? 
Mais  je  montrerai  parla  nature  de  nos  idées, 


4(1 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


m 


et  I  ar  la  s'gnificalion  de  nos  paroles,  pour- 
(|uoi  certains  noms  peuvent  être  définis,  et 
{•ourquoi  d'autres  ne  sauraienU'ôlre,  et  quels 
lis  sont. 

6.  Ce  que  c'est  qu'utie  définition.  — On  con- 
vient, je  pense,  que,  détlnir  »V.<t^  autre  cfwse 


lait  faire  connaître  a   une  autre   personne 
lorsqu'il  prononçait  ce  mot-là  (145). 

9.  :\os  philosophes  modernes  qui  ont  tAclio 
de  se  défaiie  du  jargon  des  écoles  et  de  par- 
ler intelligiblement,  n'ont  pas  mieux  réussi 
à  définir  les  idées  simples,  par  l'explication 
que  faire  connaître  le  sens  d'un  mot  par  le  qu'ils  nous  donnent  de  leurs  causes  ou  par 
moyen  de  plusieurs  autres  mots  qui  ne  soient  quelque  autre  voie  que  ce  soit.  Ainsi  les  par- 
j)as  synonymes.  Or,  comme  le  sens  des  mois  lisans  des  atomes,  qui  définissent  le  mouvc- 
n'est  antre  chose  que  les  idées  mômes  dont  ment,  un  passage  d'un  lieu  dans  un  autre, 
ils  sont  établis  les  signes  par  celui  qui  les  ne  font  autre  chose  que  mettre  un  mot  syno' 
emploie,  la  signification  d'un  mot  est  connue,  n.vme  h  la  place  d'un  autre,  ('ar  (|u'est-c 
Ou  le  mot  est  défini  dès  que  l'idée  dont  il  est 
rendu  signe,  et  à  laquelle  il  est  attaché  dans 
l'esprit  de  celui  qui  parle,  est,  pour  ainsi  dire, 
représentée  et  connue  exposée  aux  yeux 
d'une  autre  personne  par  le  moyen  d'autres 
termes,  et  que  par  là  la  signification  en  est 
déterminée.  C'est  là  le  seul  usage  et  l'unique 
fin  des  définitions,  et  ]>ar  conséquent  l'uniqutî 


ce 

qu  un  passaqe  suion  un  mouvement  ?  Et  si 
on  leur  demandait  <e  que  c'est  (jue/ms.ta^f, 
comment  le  pourraient-ils  mieux  définir  que 
par  le  terme  de  mouvement?  En  elfct,  dire 
nu'ij»  passaqe  est  un  mouvement  d'un  lieu 
aans  un  autre,  n'est-ce  pas  s'exprimer  pour 
le  moins  d'une  manière  aussi  propre  et  aussi 
significative  que  de  dire,  le  mouvement  est 


règle  par  où  l'on  j)eutjuger  si  une  détinilion      nn    passage  d'un   lieu  dans  im  autre?  C'esl 
est  bonne  ou  mauvaise.  traduire  et    non  pas  définir,   que  de  mettre 

7.  Les  idées  simples  ne  peuvent  être  de'p-  ainsi  deux  nwls  de  la  même  signification  l'un 
uies.  —  Cela  posé,  je  dis  que  les  noms  des  à  la  place  de  l'autre.  A  la  vérité,  quand  l'un 
idées  simples  re  peuvent  point  être  dé-  est  mieux  entendu  que  l'autre,  cela  peut  ser- 
finis,  et  que  ce  sont  les  seuls  qui  ne  puissent  vir  à  faire  connaître  quelle  idée  est  signifiée 
l'être.  En  voici  la  raison.  C'est  que  les  dill'é- 
rents  termes  d'une  définition  signifiant  ditlé- 
rcntes  idées,  ils  ne  sauraient  en  aucune  nia- 
iiicre  représenter  une  idée  qui  n'a  aucune 
composition.  Et  par  couséquent  une  délini- 
tion,  qui  n'est  proprement  autre  chose 
que  l'explication    du  sens  d'un  mot  par  le 


signi  . 
l)ar  le  terme  inconnu  :  mais  il  s'en  faut  pour- 
tant beaucoup  que  ce  soit  une  définition,  h 
moins  (pie  nous  ne  disions  que  chaque  mot 
fraïK-ais  (|u'on  trouve  dans  un  dictionnaire 
est  la  définition  du  mot  latin  qui  lui  répond, 
et  (|ue  le  mot  de  mouvement  est  une  défini- 
lion  de  celui  de  motus.  Que  si  l'on  examine 
liioyen  de  plusieurs  autres  mots  qui  ne  signi-  bien  la  définition  que  les  cartésiens  nous 
fient  point  la  même  chose,  ne  peut  avoir  lieu     donnent  du  mouvement,  quand  ils  disent  que 


dans  les  noms  des  idées  simples 

8.  Exemple  tiré  du  mouvement.  —  Ces  cé- 
lèbres vétilles  dont  on  fait  tant  de  bruit  dans 
les  écoles,  sont  venues  de  ce  qu'on  na  pas 
pris  garde  à  cette  ditlérence  qui  se  tr(>uve 
dans  nos  idées  et  dans  les  noms  dont  nous 


c'est  l'application  successive  des  parties  de 
In  surface  d'un  corps  aux  parties  d'un  autre 
corps,  on  trouvera  qu'elle  n'est  pas  meil- 
leure. 

10.  Autre  exemple  tiré  de  la  lumière. 

L'acte  de    transparent,   en  tant  que  transpa- 


nous  servons   pour  les  exprimer,  comme  il  vent,   est   une  autre  définition  que  les  péri 

est  aisé  de  voir  dans  les  définitions  qu'ils  nous  patéticiens  ont  prétendu  donner  d'une  idée 

donnent  de  quelque  peu  d'idées  simples.  Car  simple,  qui  n'est  pas  dans  le  fond  plus  ab- 

les  plus  grands  maîtres   de   l'art  de  définir  surde  que  celle  qu'ils  nous  donnent  du  mou- 


ont  été  contraints  d'en  laisser  la  plus  grande 
partie  sans  les  définir,  par  la  seule  impossi- 
bilité qu'ils  y  ont  trouvée.  Le  moyen,  par 
exemple,  que.  l'esprit  de  l'homme  pût  inven- 
ter un  plus  fin  galimatias,  que  celui  qui  est 
renfermé  dans  celte  définition  :  L'acte  d'un 
être  en  puissance,  en  tant  qu'il  est  en  puis- 
sance ?  Un  homme  raisonnable,  à  qui  elle  ne 


vement,  mais  qui  paraît  plus  visiblement 
inutile,  et  ne  signifie  absolument  rien  ;  parce 
(jue  l'expérience  convaincra  aisément  qui- 
conque y  fera  réflexion,  qu'elle  ne  peut  faire 
entendre  à  un  aveugle  le  mot  de  lumière,  dont 
on  veut  qu'elle  soit  l'explication.  La  défini- 
tion du  mouvement  ne  paraît  pas  d'abord  si 
frivole,  parce  qu'on  ne  i)eut  pas  la  mettre  à 


SI 


serait  pas  connue  d'avance  par    son  extrême  cette  épreuve.  Car  cette  idée  simple  s'intro 

absurdité,  qui  l'a   rendue  si  fameuse,  serait  duisant  dans  l'esprit  par  l'attouchement  auss 

sans  doute   fort  embarrassé    de  conjecturer  bien    que   par  la   vue,    il  est  impossible  de 

quel  mot  on  pourrait  supposer  qu'on  ait  voulu  ciler   (jnelqu'un    qui  n'ait  point  eu  d'autre 

expliquer   par  là.  Si,  par  exemple,  Cicéron  moyen  d'acquérir  l'idée  du  mouvement  que 

etit  demandé  à  un  Flamand   ce  que   c'était  par  la  simple  définition  de  ce  mot.  Ceux  qui 

que  beweginge,  et  que  le  Flamand  lui  en  eût  disent  que  la   lumière  est  un  grand  nombre 

donné  celte  explication  en  latin,  estactus  en-  de  petits  globules  qui  frappent  vivement  le 

tis  in  potrntia  quatenus  inpotcntia,  je  de-  fond  de  l'œil,  parlent  plus  intelligiblement 

mande  si  l'An  pourrait  se  figurer  que  Cicéron  qu'on  ne  parle  sur  ce  sujet  dans  les  écoles  : 

eût  entendu  par  ces  paroles  ce  que  signifiait  mais  que  ces  mots  soient  entendus  avec  la 

le  mol  de   /^ctce^in^e,  ou  qu'il  eût  môme  pu  dernière  évidence,    ils  ne  sauraient  pourtant 

conjecturer  quelle  était  l'idée  qu'un  Flamand  jamais  faire  que   l'idée  signifiée  par  le  mot 

avait  ordinairement  dans  l'esprit,  et  qu'il  vou-  de    lumière  soit   plus   connue  à  un  hommu 


(l4o)  yiii  siijnifie  en  fla!»:niil  ce  que  nous  nj.pelons  moHveiuenl  en  fiMiiçais. 


4o:î 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


LAN 


m 


(lui  no  l'enlentl  pas  auparavant,  que  si  on 
lui  disait  que  la  lumière  n'est  autre  chose 
qu'un  amas  de  petites  balles  que  des  fées 
poussent  tout  le  jour  avec  des  raquettes 
ciMilre  le  front  de  certains  hommes,  pendant 
qu'elles  négligent  de  rendre  le  môme  service 
à  d'autres.  Car,  supposé  que  rex])lication  cle 
la  chose  soit  véritable,  cette  idée  de  la 
cause  de  la  lumière  aurait  beau  nous  être 
connue  avec  toute  l'exactitude  possible,  elle 
ne  servirait  non  plus  à  nous  donner  l'idée  de 
la  lumière  môme,  en  tant  que  c'est  une  per- 
ception particulière  qui  est  en  nous,  (jue 
l'idée  de  la  (igure  et  du  mouvement  d'une 
é|)ingle  nous  pourrait  donner  l'idée  de  la 
douleur  qu'une  épingle  est  cai)able  de  pro- 
duire en  nous.  Car  dans  toutes  les  idées  sim- 
j)les  qui  nous  viennent  par  un  seul  sens,  la 
cause  de  la  sensation  et  la  sensation  elle-même 
sont  deux  idées,  et  qui  sont  si  différentes  et 
si  éloignées  l'une  de  l'autre,  que  deux  idées 
ne  sauraient  l'être  davantage.  C'est  pourquoi 
les  globules  de  Descartes  auraient  beau 
frapper  la  rétine  d'un  homme  que  la  maladie 
nommée  gutta  screna  aurait  rendu  aveugle, 
jamais  il  n'aurait  par  ce  moyen  aucune  idée 
de  lumière  ni  de  quoi  que  ce  soit  d'appro- 
chant, encore  qu'il  comprît  ri  merveille  ce 
que  sont  ces  petits  globules,  et  ce  que  c'est 
(jue  frapper  un  autre  corps.  Pour  cet  effet 
les  cartésiens,  qui  ontfort  bien  compris  cela, 
distinguent  exactement  entre  celte  lumière 
(jui  est  la  cause  de  la  sensation  qui  s'excite 
en  nous  à  la  vue  d'un  objet,  et  entre  l'idée 
qui  est  produite  en  nous  par  cette  cause,  et 
qui  est  proprement  la  lumière. 

11.  On  continue  d'expliquer  pourquoi  les 
idées  simples  ne  peuvent  être  définies.  —  Les 
idées  simples  ne  nous  viennent,  comme  on 
a  déjà  vu,  que  par  le  moyen  des  impressions 
(jue  les  objets  font  sur  notre  esprit,  par  les 
organes  appropriés  à  chaque  espèce.  Si  nous 
ne  les  recevons  pas  de  celle  manière,  tous 
les  mots  qu'on  emploierait  pour  expliquer 
ou  définir  quelqu'un  des  noms  qu'on  donne 
à  ces  idées,  ne  pourraient  jamais  produire  en 
nous  Vidée  que  ce  nom  signifie.  Car  les  mots 
n'étant  que  des  sons,  ils  ne  peuvent  exciter 
d'autre  idée  simple  en  nous  que  celle  de 
ces  sons  mêmes,  ni  nous  faire  avoir  aucune 
idée  qu'en  vertu  de  la  liaison  volontaire 
(ju'on  reconnaît  être  entie  eux  et  ces  idées 
simples  dont  ils  ont  été  établis  signes  par 
l'usage  ordinaire.  Que  celui  qui  pense  au- 
trement sur  cette  matière,  éprouve  s'il  trou- 
vera des  mots  qui  puissent  lui  donner  le 
goût  des  ananas,  et  lui  faire  avoir  la  vraie  idée 
de  l'exquise  saveur  de  ce  fruit.  Que  si  on  lui 
dit  que  ce  goût  approche  de  quelque  autre 
goût,  dont  il  a  déjà  l'idée  dans  sa  mémoire 
où  elle  a  été  inqjrimée  par  des  objets  sen- 
sibles qui  ne  sont  pas  inconnus  à  son  palais, 
il  peut  approcher  de  ce  goût  en  lui-même 
selon  ce  degré  de  ressemblance.  Mais  ce 
n'est  pas  nous  faire  avoir  cette  idée  par  le 
moyen  d'une  définition.  C'est  seulement 
exciter  en  nous  d'autres  idées  simples  par 
leurs  noms  connus  ;  ce  qui  sera  toujours  fort 
différent  du  vérilable  goût  de  ce  fruit.  Il  en 


est  de  môme  à  l'égard  de  la  lumière,  des  cou- 
leurs et  de  toutes  les  autres  idées  simples  ; 
car  la  signification  des  sons  n'est  pas  natu- 
relje,  mais  imposée  par  une  institution  arbi- 
traire. C'est  pourquoi  il  n'y  a  aucune  défi- 
nition de  la  lumière  ou  de  la  rougeur  qui  soit 
plus  capable  d'exciter  en  nous  aucune  de  ces 
idées,  que  le  son  du  mot  lumière  ou  rougeur 
pourrait  le  faire  par  lui-même.  Car  espérer 
de  produire  une  idée  de  lumière  ou  de  cou- 
leur par  un  son,  de  quelque  manière  qu'il 
soit  formé,  c'est  se  figurerqueles  sons  pour- 
ront être  vus  ou  que  les  couleurs  pourront 
être  ouïes  ,  et  attribuer  aux  oreilles  la  fonc- 
tion de  tous  les  autres  sens  :  ce  qui  est  au- 
tant que  si  l'on  disait  que  nous  pouvons 
goûter,  flairer  et  voir  par  le  moyen  des 
oreilles  ;  espèce  de  philosophie  qui  ne  peut 
convenir  qu'à  Sancho  Pança,  qui  avait  la 
faculté  de  voir  Dulcinée  par  ouï-dire.  Soit 
donc  conclu  que  quiconque  n'a  pas  déjà 
reçu  dans  son  esprit,  parla  porte  naturelle, 
l'idée  simple  qui  est  signifiée  par  un  certain 
mot,  ne  saurait  jamais  venir  à  connaître  la 
signification  de  ce  mot  par  le  moyen  d'autres 
mots  ou  sons,  quels  qu'ils  puissent  être,  de 
quelque  manière  qu'ils  soient  joints  ensemble 
par  aucunes  règles  de  définition  qu'on  puisse 
jamais  imaginer.  Le  seul  moyen  de  la  faire 
connaître,  c'est  de  frapper  ses' sens  par  l'ob- 
jet qui  leur  est  propre,  et  de  produire  ainsi 
en  lui  l'idée  dont  il  a  déjà  appris  le  nom. 
Un  homme  aveugle  qui  aimait  l'étude,  s'étant 
fort  tourmenté  la  tête  sur  le  sujet  des  objets 
visibles,  et  ayant  consulté  ses  livres  et  ses 
amis  pour  pouvoir  comprendre  les  mots  de 
lumière  et  de  con/eur  qu'il  rencontrait  souvent 
dans  son  chemin,  dit  un  jour,  avec  une  ex- 
trême confiance,  qu'il  comprenait  enfin  ce 
que  signifiait  Vécarlate.  Sur  quoi  son  ami  lui 
ayant  demandé  ce  que  c'était  que  Técarlate, 
c'est,  répondit-il,  quelque  chose  de  semblable 
au  son  de  la  trompette.  Quiconque  pi'étendra 
découvrir  ce  qu'emporte  le  nom  de  quel- 
que autre  idée  simple  par  le  seul  moyen  d'une 
définition ,  ou  par  d'autres  termes  qu'on 
peut  employer  pour  l'expliquer,  se  trouvera 
justement  dans  le  cas  de  cet  aveugle. 

12.  Le  contraire  parait  dans  les  idées 
complexes  par  les  exemples  d'une  statue  et  de 
l'arc-en-ciel.  —  Il  en  est  tout  autrement  à  l'é- 
gard des  idées  complexes.  Comme  elles  sont 
composées  de  plusieurs  idées  simples,  les 
mots  qui  signifient  les  différentes  idées  qui  en- 
trent dans  cette  composition  peuvent  impri- 
mer dans  l'esprit  des  idées  complexes  qui  n'y 
avaient  jamais  été,  et  en  rendre  parla  les 
noms  intelligibles.  C'est  dans  de  telles  collec- 
tions d'idées,  désignées  par  un  seul  nom, 
qu'a  lieu  la  définition  ou  l'explication  d'un 
mot  par  plusieurs  autres,  et  qu'elle  peut 
nous  faire  entendre  les  noms  de  certaines 
choses  qui  n'étaient  jamais  tombées  sous  nos 
sens,  et  nous  engager  à  former  des  idées 
conformes  à  celles  que  les  autres  hommes 
ont  dans  l'esprit  lorsqu'ils  se  servent  de  ces 
noms-là  ;  pourvu  que  nul  des  termes  de  la 
définition  ne  signifie  aucune  idée  simple, 
(lue  celui  à  qui  on  la  propose  n'ait   encore 


iôi 


LAN 


jamais  eue  dans  l'esprit.  Ainsi,  le  mot  de 
statue  peut  bien  être  expliqué  à  un  aveugle 
par  d'autres  mots,  mais  non  par  celui  de 
peinture,  ses  sens  lui  ayant  fourni  l'idée  de 
la  ligure,  et  non  celle  des  couleurs  qu'on  ne 
saurait  pour  cet  effet  exciter  en  lui  par  le 
secours  des  mots.  C'est  ce  qui  fit  gagner  le 
prix  au  peintre  sur  le  statuaire.  Etant  venus 
a  disputer  de  l'excellence  de  leur  art,  le 
statuaire  prétendit  que  la  sculpture  devait 
être  préférée  à  cause  qu'elle  s'étendait  plus 
loin,  et  que  ceux-là  même  qui  étaient  privés 
de  la  vue  pouvaient  encore  s'apercevoir  de 
son  excellence.  Le  peintre  convint  de  s'en 
rapporter  au  jugement  d'un  aveugle.  Celui-ci 
étant  conduit  où  était  la  statue  du  sculpteur 
et  le  tableau  du  peintre,  on  lui  présenta  pre- 
mièrement la  statue,  dont  il  parcourut  avec 
ses  mains  tous  les  traits  du  visage  et  la  forme 
du  corps,  et,  plein  d'admiration,  il  exalta 
l'adresse  de  l'ouvrier.  Mais  étant  conduit 
aupiès  du  tableau,  on  lui  dit,  à  mesure  qu'il 
étendait  la  main  dessus,  que  tantôt  il  touchait 
la  tôle,  tantôt  le  front,  les  yeux,  le  nez,  etc., 
à  mesure  que  sa  main  se  mouvait  sur  les 
différentes  parties  de  la  peinture  qui  avait 
été  tirée  sur  la  toile,  sans  qu'il  y  trouvât  la 
moindre  distinction,  sur  quoi  il  s'écria  que 
ce  devrait  être  sans  contredit  un  ouvrage 
tout  à  fait  admirable  et  divin,  puisqu'il  pou- 
vait leur  représenter  toutes  ces  parties  où 
il  n'en  pouvait  ni  sentir  ni  apercevoir  la 
moindre  trace. 

13.  Celui  qui  se  servirait  du  mot  arc-en- 
ciel,  en  parlant  à  une  personne  qui  coiniai- 
Irail  toutes  les  couleurs  dont  il  est  composé, 
mais  qui  n'aurait  pourtant  jamais  vu  ce 
phénomène,  définirait  si  bien  ce  mi)t  en  re- 
présentant la  figure,  la  grandeur,  la  position 
et  l'arrangement  des  couleurs,  qu'il  j)0urrait 
le  lui  faire  tout  à  fait  bien  comprendre. 
Mais  quelque  exacte  et  parfaite  que  fût  cette 
définition,  elle  ne  ferait  jamais  entendre  à 
un  aveugle  ce  que  c'est  que  l'arc-en-ciel, 
parce  que  plusieurs  des  idées  simples  qui 
forment  celle  idée  complexe,  étant  de  telle 
nature  qu'elles  ne  lui  ont  jamais  élé  connues 
par  sensation  et  par  expérience,  il  n'y  a 
point  de  paroles  qui  puissent  les  exciter  dans 
son  esprit. 

14.  Quand  les  noms  des  idées  complexes 
peuvent  être  rendus  intelligibles  par  le  secours 


rSYClIOLOGIE.  LAN  466 

entendre  le  sens  de  ce  mot  par  le  moyen 
d'un  autre  qui  signifie  la  même  idée  et  au- 
quel il  est  accoutumé.  Mais  il  n'y  a  absolu- 
ment aucun  cas  où  le  nom  d'aucune  idée 
simple  puisse  être  défini. 

15.  Les  nomsdes  idées  simples  sontles  moins 
douteux.  —  En  quatrième  lieu  ,  quoiqu'on 
ne  puisse  point  faire  concevoir  la  significa- 
tion précise  'des  noms  des  idées  simples  en 
les  définissant,  cela  n'empêche  pourtant  pas 
qu'en  général  ils  ne  soient  moins  douteux 
et  moins  incertains  que  ceux  des  modes  mixtes 
et  des  substances.  Car  comme  ils  ne  signifient 
qu'une  simple  perception,  les  hommes  pour 
l'ordinaire  s'accordent  facilement  et  parfai- 
tement sur  leur  signification;  et  ainsi  l'on 
n'y  trouve  pas  grand  sujet  de  se  méprendre, 
ou  de  disputer.  Celui  qui  sait  une  fois  que  la 
blancheur  est  le  nom  de  la  couleur  qu'il  a 
observée  dans  la  neige  ou  dans  le  lait ,  ne 
I)ourra  guère  se  tromper  dans  l'application 
de  ce  mot,  tandis  qu'il  conserve  cette  idée 
dans  l'esprit;  et  s'il  vient  à  la  perdre  en- 
tièrement, il  n'est  plus  sujet  à  n'en  pas 
prendre  le  vrai  sens,  mais  il  aperçoit  qu'il 
n'entend  absolument  point.  Il  n'y  a,  dans  ce 
cas,  ni  multiplicité  d'idées  simples  qu'il  faille 
joindre  ensemble,  ce  qui  rend  douteux  les 
noms  des  modes  mixtes,  ni  une  essence,  sup- 
posée réelle,  mais  inconnue,  accompagnée 
de  propriétés  qui  en  dépendent  et  dont  le 
juste  nombre  n'en  est  pas  moins  inconnu,  ce 
qui  met  de  l'obscurité  dans  les  noms  des 
substances.  Aucontrairedansles  idées  simples 
toute  la  signification  du  nom  est  connue 
tout  à  la  fois  et  n'est  point  composée  de  par- 
ties, de  sorte  qu'en  mettant  un  plus  grand 
ou  un  plus  petit  nombre  de  parties,  l'idée 
puisse  varier,  et  que  la  signification  du  nom 
qu'on  lui  donne  puisse  être  par  conséquent 
obscure  et  incertame. 

16.  Les  idées  simples  ont  très-peu  de  sub- 
ordination dans  ce  que  les  logiciensnomment  : 
«  Linea  prœdicamentatis.  »  —  On  peut  obser- 
ver, en  cinquième  lieu,  touchant  les  idéiîs 
simples  et  leurs  noms,  (Qu'ils  n'ont  que  très- 
peu  de  subordination  dansée  que  les  Logi- 
ciens appellent  linea  prœdicamenlalis,  depuis 
la  dernière  espèce,  species  infima,  jusqu'au 
genre  su|)rême,  genus  supremum.  Et  la  rai- 
son, c'est  que  la  dernière  espèce  n'étant 
qu'une  seule  idée  simple,  on    n'en  peut  rien 


des  mots.  —  Comme  les  idées  simples  ne  nous  relranchcîr  pour  faire  que  ce  qui  la  distingue 
viennent  que  de  l'expérience  par  le  moyen  des  autres  étant  ôté,  elle  puisse  conveniravec 
des  objets  qui  sont  propres  à  produire  ces     (jui^lque  autre  chose  [)ar  une  idée   qui  leur 


j)erceptions  en  nous  ,  dès  que  notre  esprit 
a  acquis  [)ar  ce  moyen  une  certaine  quantité 
de  ces  idées,  avec  la  connaissance  des  noms 
qu'on  leur  donne,  nous  sommes  en  état  de 
définir,  et  d'entendre,  à  la  faveur  des  défi- 


soil  commune  à  toutes  deux,  et  qui,  n'ayant 
qu'un  nom,  soit  le  genre  des  deux  autres  : 
par  exemple,  on  ne  peut  rien  retrancher  des 
idées  du  blanc  et  du  rouge  pour  faire  qu'elles 
conviennent  dans  une  comnmne  apparence, 


nitions,  les  noms  des  idées  complexes  qui     et  ({u'ainsi  elles  aient  un  seul    nom  général. 


sont  composées  de  ces  idées  simples.  Mais 
lorsqu'un  terme  signifie  une  idée  simple 
(ju'un  homme  n'a  point  eue  encore  dans  l'es- 
prit, il  est  im[)0ssible  de  lui  en  faire  com- 
prendre le  sens  })ar  des  paroles.  Au  con- 
traire, si  un  terme  signifie  une  idée  ((u'un 
l;on)nje  connaît  déjà,  mais  sans  savoir  (juc 
ce  terme  en  soit  le  signe,  on  peut  lui  fan-e 


comme  lorsque  la  facilité  de  raisonner  étant 
retranchée  de  l'idée  complexe  d'homme,  la 
fait  convenir  avec  celle  de  béte,  dans  l'idée 
et  la  dénomination  plus  générale  d'animal. 
C'est  pour  cela  que,  lorsque  les  hommes 
souhaitant  d'éviter  de  longues  et  ennuyeuses 
ùiumiéralions,  ont  voulu  comprendre  le  blanc 
et  le  rouge,  et  plusieurs  autres  semblable* 


4(>7  L4N  DICTIONNAIRE  DE 

idtk^s  simples  sous  un  seul  nom  gi^néral,  ils 
ont  t'tié  oblij^és  de  le  faire  par  un  mot  qui 
exprime  uniquement  le  moyen  par  où  elles 
.s'introduisent  dans  l'esprit.  Car  lorsciue  le 
blanc,  le  rouge  ci  le  jaune  sont  tous  com- 
pris sous  le  genre  ou  le  nom  de  couleur, 
cela  ne  désigne  autre  chose  que  ces  idées  en 
lant  qu'elles  sont  produites  dans  l'esprit  uni- 
quement par  la  vue,  et  qu'elles  n'y  entrent 
«iu'à  travers  les  yeux.  Et  quand  on  veut 
former  un  terme  encore  plus  général  qui 
comprenne  les  couleurs,  les  sons  et  sem- 
])lables  idées  simples,  on  se  sert  d'un  mot 
(|ui  signilie  toutes  ces  sortes  d'idées  qui  ne 
viennent  dans  l'esprit  que  par  un  seul  sens; 
et  ainsi  sous  le  terme  général  de  qualité,  pris 
dans  le  sens  qu'on  lui  donne  ordinairement, 
on  comprend  les  couleurs,  les  sons,  les  goûts, 
les  odeurs  et  les  qualités  tactiles,  pour  les 
distinguer  de  l'étendue,  du  nombre,  du  mou- 
vement, du  plaisir  et  de  la  douleur  qui 
agissent  sur  l'esprit  et  y  introduisent  leurs 
idées  par  plus  d'un  sens. 

17.  Les  noms  des  idées  simples  emportent 
des  idées  qui  ne  sont  nullement  arbitraires.  — 
En  sixième  lieu,  une  différence  qu'il  y  a  entre 
les  noms  des  idées  simples,  des  substances 
et  des  modes  mixtes,  c'est  que  ceux  des  modes 
mixtes  désignent  des  idées  parfaitement  arbi- 
traires, qyïil  n'en  est  pas  tout  à  fait  de  même 
(le  ceux  de  substances ,  puisqu'ils  se  rapportent 
à  un  modèle,  quoique  d'une  manière  un  peu 
vague;  et  enfin  q\ieles  noms  des  idées  simples 
sont  entièrement  pris  de  l'existence  des  choses 
et  ne  sont  nullement  arbitraires.  Nous  ver- 
rons dans  les  paragraphes  suivants  quelle  dif- 
férence naît  de  là  dans  la  signification  des 
noms  de  ces  trois  sortes  d'idées. 

Quant  aux  noms  de  modes  simples,  ils 
ne  diffèrent  pas  beaucoup  de  ceux  des  idées 
simples. 

V.  —  Dis   noms  des  modes  mixtes,  cl  des   rela- 
tions. 

-.  Les  noms  des  modes  mixtes  signifient  des 
idées  abstraites  comme  les  autres  noms  géné- 
raux. —  Les  noms  des  modes  mixtes  étant 
généraux,  ils  signifient,  comme  il  a  été  dit, 
des  espèces  de  choses  dont  chacune  a  son 
essence  particulière.  Et  les  essences  de  ces 
espèces  ne  sont  que  des  idées  abstraites, 
auxquelles  on  a  attaché  certains  noms.  Jus- 
que-là les  noms  et  les  essences  des  modes 
mixtes  n'ont  rien  qui  ne  leur  soit  commun 
avec  d'autres  idées  :  mais  si  nous  les  exa- 
minons de  plus  près,  nous  y  trouverons 
fiuelque  chose  de  particulier  qui  peut-être 
mérite  bien  que  nous  y  fassions  attention. 

2.  Les  idées  qu'ils  signifient  sont  formées 
par  l'entendement.  —  La  première  chose  ((ue 
je  remarque,  c'est  que  les  idées  abstraites, 
ou,  si  vous  voulez,  les  essences  des  ditt'érentes 
espèces  de  modes  mixtes,  sont  formées  par 
l'entendement,  en  quoi  elles  diffèrent  de 
celles  des  idées  simples;  car  pour  ces  der- 
nières l'esprit  n'en  saurait  produire  aucune; 
il  reçoit  seulement  celles  qui  lui  sont  offertes 
par  l'existence  réelle  des  chos'js  qui  agissent 
sur  lui. 


PHILOSOPHIE. 


LAN 


m 


3.  Elles  sont  formées  arbitrairement  et 
sans  modèles.  —  Je  remarque,  après  cela, 
que  les  essences  des  espèces  de  modes  mixtes 
sont  non-seulement  formées  par  l'entende- 
ment, mais  qu'elles  sont  formées  d'une  ma- 
nière purement  arbitraire,  sans  modèle  ou 
rapport  à  aucune  existence  réelle  :  en  quoi 
elles  diffèrent  de  celles  des  substances  qui 
supposent  quelque  être  réel,  d'où  elles  sont, 
tirées,  et  au{|uel  elles  sont  confxDri^es.  Mais 
dans  les  idées  complexes,  que  l'esprit  se 
forme  des  modes  mixtes,  il  prend  la  liberté 
de  ne  pas  suivre  exactement  l'existence  des 
choses.  Il  assemble  et  retient  certaines  com- 
binaisons d'idées,  comme  autant  d'idées  spé- 
cifiques et  distinctes,  pendant  qu'il  en  laisse 
à  quartier  d'autres  qui  se  présentent  aussi 
souvent  dans  la  nature,  et  qui  sont  au-si 
clairement  suggérées  par  les  choses  exlé- 
l'ieures,  sans  les  désigner  par  des  noms  ou 
des  spécifications  distinctes.  L'esprit  ne  se 
propose  pas  non  plus  dans  les  idéçs  des 
modes  mixtes,  comme  dans  les  idées  com^ 
plexes  des  substances,  de  les  examiner  par 
rapport  à  l'existence  réelle  des  chrtses,  ou 
de  les  vérifier  par  des  modèles  qui  existent 
dans  la  nature,  composés  de  telles  idées  par- 
ticulières. Par  exemple,  si  un  homme  veut 
savoir  si  son  idée  deVadultère  ou  de  V  inceste 
est  exacte,  ira-t-il  la  chercher  parmi  les 
choses  actuellement  existantes?  Ou  bien, 
est-ce  qu'une  telle  idée  est  véritable,  parce 
r[ue  quelqu'un  a  été  témoin  de  l'action  qu'elle 
Suppose?  Nullement.  Il  sullit  pour  cela  que 
les  hommes  aient  réuni  une  telle  collection 
dans  une  seule  idée  complexe,  qui  dès  là 
devient  modèle,  original  et  idée  spécifique, 
soit  qu'une  telle  a(;tion  ait  été  commise  ou  non. 

4.  Comment  cela.  —  Pour  bien  comprendre 
ceci,  il  nous  faut  voir  en  quoi  consiste  la 
formation  de  ces  sortes  d'idées  complexes. 
Ce  n'est  pas  à  faire  quelque  nouvelle  idée, 
niais  à  joindre  ensemble  celles  que  l'esprit 
a  déjà.  Et  dans  celte  occasion,  l'esprit  fait 
ces  trois  choses;  premièrement,  il  choisit 
un  certain  nombre  d'idées;  en  second  lieu, 
il  met  une  certaine  liaison  entre  elles,  et  les 
réunit  dans  une  seule  idée;  enfin  il  les  Mo 
ensemble  par  un  seul  nom.  Si  nous  exami- 
nons comment  l'esprit  agit,  quelle  liberté 
il  prend  en  cela,  nous  verrons  sans  peine 
comment  les  essences  des  espèces  des  modes 
mixtes  sont  un  ouvrage  de  l'esprit;  et  que 
par  conséquent  les  espèces  mêmes  sont  de 
l'invention  des  hommes. 

5.  Il  paraît  évidemment  qu'elles  sont  arbi- 
traires en  ce  que  l'idée  d'un  mode  mixte  est 
souvent  avant  l'existence  de  la  chose  qu'elle 
représente.  —  Quiconque  considérera  qu'on 
peut  former  cette  sorte  d'idées  complexes,  les 
abstraire,  leur  donner  des  noms,  et  qu'ainsi 
l'on  peut  constituer  une  espèce  distincte 
avant  qu'aucun  individu  de  cette  espèce  ail 
iamais  existé  ;  quiconque,  dis-je,fera  réflexion 
sur  tout  cela,  ne  pourra  douter  que  ces  idées 
de  modes  mixtes  ne  soient  faites  par  une 
combinaison  volontaire  d'idées  réunies  dans 
l'esprit.  Qui  ne  voit,  i)ar  exemple,  que  les 
hommes  ueuvenl  former  en  eux-mêmes  k'i. 


460 


LAN 


idées  de  sacrilège  ou  û'aduUère,  elleur  don- 
ner des  noms,  en  sorte  que  par  là  ces  es- 
Eèces  de  modes  mixtes  pourraient  être  éta- 
lies  avant  que  ces  choses  aient  été  com- 
mises, et  tju'on  en  pourrait  discourir  aussi 
bien,  et  découvrir  sur  leur  sujet  des  vérités 
aussi  certaines,  pendant  qu'elles  n'existeraient 
que  dans  l'entendement,  qu'on  saurait  le 
faire  à  présent  qu'elles  n'ont  que  trop  sou- 
vent une  existence  réelle?  D'où  il  paraît  évi- 
demment que  les  espèces  des  modes  mixtes 
sont  un  ouvrage  de  l'entendement,  où  ils  ont 
une  existence  aussi  propre  à  tous  les  usages 
qu'on  en  peut  tirer  pour  l'avancement  de  la 
vérité,  que  lorsqu'ils  existent  réellement.  Et 
l'on  ne  peut  doulerque  les  législateurs  n'aient 
souvent  fait  des  lois  sur  des  espèces  d'ac- 
tions qui  n'étaient  que  des  ouvrages  de  leur 
entendement,  c'est-à-dire,  des  êtres  qui 
n'existaient  que  dans  leur  esprit.  Je  ne  crois 
pas  non  plus  que  personne  nie  ({ue    la   ré- 


PSYCIIOLOGIE.  LAN  47C 

sont  combinés  avec  la  môme  action  aussi 
bien  que  le  père  et  la  mère,  tous  étant  éga- 
lement compris  dans  la  môme  espèce,  comme 
dans  celle  qu'on  nomme  inceste.  C'est  ainsi 
que  dans  les  modes  mixtes  l'esprit  réunit  ar- 
bitrairement en  idées  com[)lexes  telles  idées 
simples  qu'il  trouve  à  propos;  pendant  que 
d'autres  qui  ont  en  elles-mêmes  autant  de 
liaison  ensemble,  sont  laissées  désunies,  sans 
ôtre  jamais  combinées  en  une  seule  idée, 
parce  qu'on  n'a  pas  besoin  d'en  parler  sous 
une  seule  dénomination.  11  est,  dis-je,  évi- 
dent que  l'esprit  réunit  par  une  libre  déter- 
mination de  sa  volonté  un  certain  nombre 
d'idées  qui  en  elles-mêmes  n'ont  pas  plus  du 
liaison  ensemble  que  les  autres  dont  il  né- 
glige de  former  de  semblables  combinaisons. 
Et  si  cela  n'était  ainsi,  d'où  vient  qu'on  fait 
attention  à  cette  partie  des  armes  par  où 
commence  la  blessure,  pour  constituer  cette 
espèce   d'action    distincte    de  toute    autre, 


5wrrecfjoH  ne  fiit  une  espèce  de  mode  mixte,      qu'on   appelle   en   anglais    stabbing    (146), 


qui  existait  dans    l'esprit  avant  que  d'avoir 
hors  de  là  une  existence  réelle. 

6.  Exemples  tirés  du  meurtre,  de  l'in- 
ceste, etc.  —  Pour  voir  avec  quelle  liberté 
ces  essences  des  modes  mixtes  sont  formées 
dans  l'esprit  des  liommes,  il  ne  faut  que  jeter 
les  yeux  sur  la  plupart  de  celles  qui  nous 
sont  connues.  Un  peu  de  réflexion  que  nous 
ferons  sur  leur  nature  nous   convaincra  (pie 


pendant  (]u'on  ne  prend  garde  ni  à  la  tigure 
ni  à  la  matière  de  l'arme  même?  Je  ne  dis 
pas  que  cela  se  fasse  sans  raison;  nous  ver- 
rons le  contraire  tout  à  l'heure.  Je  dis  seu- 
lement que  cela  se  fait  par  un  libre  choix 
de  l'esprit  qui  va  parla  à  ses  tins;  et  qu'ainsi 
les  espèces  des  modes  mixtes  sont  l'ouvrage 
de  l'entendement.  Et  il  est  visible  que  dans 
la  formation  de  la  plupart  de  ces  idées  l'es- 


c'est  l'esprit  qui  combine  en  une  seule  idée  prit  n'en  cherche  [)as   les  modèles  dans  la 

complexe  ditl'érentes  idées  disperses  et  indé-  nature,  et  qu'il  ne  rapporte  pas  ces  idées  à 

pendantes  les  unes  des  autres,  et  qui  par  le  l'existence  réelle  des  choses,  mais  assemble 

nom  commun  qu'il  leur  donne,  les   fait  ôtre  celles  qui  peuvent  le  mieux  servir  à  son  des- 

l'eïsence  d'une    certaine   espèce,    sans   se  sein,   sans  s'obliger  à  une  juste  et  précise 


régler  en  cela  sur  aucune  liaison  qu'elles 
.•tient  dans  la  nature.  Car  comment  l'idée  d'un 
homme  a-t-elle  une  plus  grande  liaison  dans 
la  nature  que  celle  d'une  brebis  avec  l'idée 


imitation  d'aucune  chose    réellement  exis- 
tante. 

7.  Mais  quoique  ces  idées  complexes  ou 
essences  des  modes  mixtes  dépendent  de  l'os^ 
de  tuer,  pour  que  celle-ci  jointe  à  celle  d'un  prit  qui  les  forme  avec  une  grande  liberté  , 
homme  devienne  l'espèce  particulière  d'une  elles  ne  sont  pourtant  pas  formées  au  hasard, 
action  signifiée  par  le  mot  de  meurtre,  et  et  entassées  ensemble  sans  aucune  raison, 
non  quand  elle  est  jointe  avec  l'idée  d'une  Encore  qu'elles  ne  soient  pas  toujours  copiées 
brebis.  Ou  bien,  quelle  plus  grande  union  d'après  nature  ,  elles  sont  toujours  pro|)or- 
l'idce  de  la  relation  de  père  a-l-elle,  dans  tionnées  à  la  fin  pour  laquelle  on  forme  des 
la  nature,  avec  celle  de  tuer,q\ie  cette  der-  idées  abstraites;  et  quoique  ce  soient  des 
nière  idée  n'en  a  avec  celle  de  fils  ou  de  voi-  combinaisons  composées  d'idées  qui  sont  na- 
A-m,  pour  que  cesdeux  premières  idées  soient  turellement  assez  désunies  et  (jui  ont  entre 
combinées  dans  une  seule  idée  complexe,  elles  aussi  peu  de  liaison  que  plusieurs  autres 
qui  devient  par  là  l'essence  de  cette  espèce  que  l'esprit  ne  combine  jamais  dans  une 
distincte  qu'on  nomme  parricide,  tandis  que  seule  idée,  elles  sont  pourtant  toujours  unies 
les  autres  ne  constituent  point  d'espèce  dis-  i)our  la  commodité  de  l'enlrclien,  qui  est  la 
tincte?  Mais  quoiqu'on  ait  fait  de  l'action  de  principale  lin  du  langage.  L'usage  du  langage 
tuer  son  père  ou  sa  mère  une  espèce  dis-  est  de  marcjuer  par  des  sons  courts  d'une 
tincte  de  celle  de  tuer  son  fils  ou  sa  fille,  manière  facile  et  prompte  des  conceptions 
cependant,  en  d'autres  cas,  le  fils  et  la  fille     générales,  (jui    non-seulement    renferment 


(U6)  Rien  ne  prouve  mieux  le  raisoiineiiiPiil  de 
Li.cke  sur  ces  sortes  d'idées  qu'il  iiouinie  modes 
mixtes,  (\iic  rim|)ossil)iHuM|u'il  y  a  de  traduire  en 
traiiÇiiis  ce  mol  de  sinbbiiig,  dont  l'usage  est  fondé 
sur  une  loi  d'Angleterre,  par  l.iquelle  celui  qui  lue 
un  homme  eu  le  l'rappanl  d'es'oc,  esl  condamné  .i 
la  mort  sans  espérance  de  pardon,  au  lieu  que  ceux 
i[\i\  tuent  en  Ir.ippaul  du  iranclianl  de  l'épée  peu- 
Aenl  oblenir  grâce.  La  loi  ayaiil  considéré  dillé- 
remment  ces  deux  aciions,  on  a  élé  oblij;é  de  faire 
de  <  el  acle  de  luer  en  frappant  iCesloc  une  espè.  e 
lariiculière,  ei  Je  la  designer  par  ce  mol,  de  siub- 


')i)ig.    Le  terme   français  qui  en  appiodie  le  plus 
i^st  celui  de  poujnuriler  ;  mais  il  n'cxpiinie  jias  itic- 


siynilit 


bi 
est 

cisénieul  la  mê  ne  idée.  Car  poUjiturder 
senleinenl  blitsser ,  tuer  avec  un  poiçinayd ,  so)•/^ 
d'arme  pour  frapper  de  la  pointe,  plus  courte  quune 
épée  :  au  lieu  que  le  mol  anglais  stab  signilie  luc.r 
en  frappant  de  la  pointe  d'une  arme  propre  à  cela. 
De  sorte  que  la  seule  chose  qui  consliiue  celle 
e.-pèce  d'action,  c'esl  de  tuer  de  la  pointe  d'une 
arme,  courte  ou  longue,  il  n'importe;  ce  qu'iiu  ne 
peut  exprimer  en  français  par  un  seul  mol,  si  JO  liO 
me  trompe.  (A'tU'  du  iruduileur  } 


471 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


LAN 


4';2 


quantité  de  choses  particulières  ,  mais  aussi 
une  grande  variété  d'idées  indépendantes  , 
assemblées  dans  une  seule  idée  complexe. 
C'est  pourquoi,  dans  la  formation  des  diffé- 
rentes espèces  de  modes  mixtes,  les  hommes 
n'ont  eu  égard  qu'à  ces  combinaisons  dont 
ils  ont  occasion  de  s'entretenir  ensemble.  Ce 
sont  celles-là  <lont  ils  ont  formé  des  idées 
complexes  distinctes,  et  auxquelles  ils  ont 
donné  des  noms,  pendant  qu'ils  en  laissent 
(i'autres  détachées  qui  ont  une  liaison  aussi 
étroite  dans  la  nature,  sans  songer  le  moins 
du  monde  à  les  réunir.  Car  pour  ne  parler 
que  des  actions  humaines ,  s'ils  voulaient 
former  des  idées  distinctes  et  abstraites  de 
toutes  les  variétés  qu'on  y  peut  remarquer, 
le  nombre  de  ces  idées  irait  à  l'inlini;  et  la 
mémoire  serait  non-seulement  confondue  par 
cette  grande  abondance  ,  mais  accablée  sans 
nécessité.  Il  suffit  que  les  hommes  forment 
et  désignent  par  des  noms  particuliers  autant 
d  idées  complexes  de  modes  mixtes  ,  qu'ils 
trouvent  qu'ils  ont  besoin  d'en  nommer  dans 
le  cours  ordinaire  des  affaires.  S'ils  joignent 
à  l'idée  de  tuer,  celle  de  père  ou  de  mère, 
et  qu'ainsi  ils  en  fassent  une  espèce  distincte 
<!u  meurtre  de  son  enfant  ou  de  son  voisin  , 
c'est  à  cause  de  la  différente  atrocité  du 
crime,  et  du  supplice  qui  doit  être  infligé  à 
celui  qui  tue  son  père  ou  sa  mère,  différent 
lie  celui  qu'on  doit  faire  souffrir  à  celui  qui 
lue  son  enfant  ou  son  voisin.  Et  c'est  pour 
cela  aussi  qu'on  a  trouvé  nécessaire  de  le  dé- 
signer par  un  nom  distinct,  ce  qui  est  la  fin 
fju'on  se  propose  en  faisant  cette  combinai- 
son particulière.  Mais  quoique  les  idées  de 
mère  et  de  fille  soient  traitées  si  différem- 
ment par  rapport  à  l'idée  de  tuer,  que  l'une 
y  est  jointe  pour  former  une  idée  distincte  et 
abstraite,  désignée  par  un  nom  particulier, 
et  pour  constituer  par  le  môme  moyen  une 
espèce  distincte,  tandis  que  l'autre  n'entre 
point  dans  une  telle  combinaison  avec  l'idée 
de  meurtre;  cependant  ces  deux  idées  de 
mère  et  de  fille  considérées  par  rapport  à  un 
commerce  illicite  sont  également  renfermées 
sous  Yinceste,  et  cela  encore  pour  la  commo- 
dité d'exprimer  par  un  même  nom  et  de  ran- 
ger sous  une  seule  espèce  ces  conjonctions 
impures  qui  ont  quelque  chose  de  plus  in- 
fime que  les  autres  ;  ce  qu'on  fait  pour  évi- 
ter des  circonstances  choquantes,  ou  des 
flescriptions  qui  rendraient  le  discours  en- 
nuycDX. 

8.  Autre  preuve  que  les  idées  des  modes 
mixtes  se  forment  arbitrairement ,  tirée  de  ce 
que  plusieurs  mots  d'une  langue  ne  peuvent 
être  traduits  dans  une  autre.  —  Il  ne  faut 
qu'avoir  une  médiocre  connaissance  de  diffé- 
rentes langues  pour  être  convaincu  sans 
peine  de  la  vérité  de  ce  que  je  viens  de  dire, 
que  les  hommes  forment  arbitrairement  di- 
verses espèces  des  modes  mixtes;  car  rien 
nest  plus  ordinaire  que  de  trouver  quantité 
de  mots  dans  une  langue  auxquels  il  n'y  en  a 
aucun  dans  une  autre  langue  qui  leur  réponde. 


Ce  qui  montre  évidemment  que  ceux  d'un 
même  pays  ont  eu  besoin,  en  conséquence  de 
leurs  coutumes  et  de  leur  manière  de  vivre, 
de  former  plusieurs  idées  complexes  ,  et  de 
leur  donner  des  noms  que  d'autres  n'ont 
jamais  réunis  en  idées  spécifiques.  Ce  qui 
n'aurait  pu  arriver  de  la  sorte,  si  ces  espèces 
étaient  un  constant  ouvrage  de  la  nature  et  non 
des  combinaisons  formées  et  abstraites  par 
l'esprit  pour  la  commodité  de  l'entretien , 
après  qu'on  les  a  désignées  par  des  noms 
distincts.  Ainsi  l'on  aurait  bien  de  la  peine  à 
trouver  en  italien  ou  en  espagnol ,  qui  sont 
deux  langues  fort  abondantes ,  des  mots  cpii 
répondissent  aux  termes  de  notre  jurispru- 
dence qui  ne  sont  pas  de  vains  sons  :  moins 
encore  pourrait-on,  à  mon  avis,  traduire  ces 
termes  en  langue  caraïbe  ou  dans  les  langues 
qu'on  parle  parmi  les  Iroquois  et  les  Kiristi- 
nous.  Il  n'y  a  point  de  mots  dans  d'autres 
langues  qui  répondent  au  mot  versura  usité 
parmi  les  Romains ,  ni  à  celui  de  corban  , 
dont  se  servent  les  Juifs.  Il  est  aisé  d'en  voir 
la  raison  par  ce  que  nous  venons  de  dire. 
Bien  plus,  si  nous  voulons  examiner  la 
chose  d'un  peu  de  près,  et  comparer  exacte- 
ment diverses  langues,  nous  trouverons  que, 
quoiqu'elles  aient  des  mots  qu'on  suppose 
dans  les  (147)  traductions  et  dans  les  diction- 
naires se  répondre  l'un  à  l'autre,  à  peine  y 
en  a-t-il  un  entre  dix  parmi  les  noms  des 
idées  complexes,  et  surtout,  des  modes  mixtes, 
qui  signifie  précisément  la  même  idée  que  le 
mot  par  lequel  il  est  traduit  dans  les  diction- 
naires. Il  n'y  a  point  d'idées  plus  communes 
et  moins  composées  que  celles  des  mesures, 
du  temps,  de  l'étendue  et  du  poids.  On  rend 
hardiment  en  français  les  mots  latins  hora, 
pes  et  libra  par  ceux  d'/ieitre,  de  pied  et  de 
livre  :  cependant  il  est  évident  que  les  idées 
qu'un  Romain  attachait  à  ces  mots  latins 
étaient  fort  différentes  de  celles  qu'un  Fran- 
çais exprime  par  ces  mots  français.  Et  qui 
que  ce  fût  des  deux  qui  viendrait  à  se  servir 
des  mesures  que  l'autre  désigne  par  des  noms 
usités  dans  sa  langue,  se  méprendrait  infail- 
liblement dans  son  calcul ,  s'il  les  regardait 
comme  les  mêmes  que  celles  qu'il  exprime 
dans  la  sienne.  Les  preuves  en  sont  trop 
sensibles  pour  qu'on  puisse  le  révoquer  en 
doute,  et  c'est  ce  que  nous  verrons  beaucoup 
mieux  dans  les  noms  des  idées  plus  abstraites 
et  plus  composées,  telles  que  sont  la  plus 
grande  partie  de  celles  qui  composent  les 
discours  de  morale  :  car  si  l'on  vient  à  com- 
parer exactement  les  noms  de  ces  idées  avec 
ceux  par  lesquels  ils  sont  rendus  dans  d'autres 
langues,  on  en  trouvera  fort  peu  qui  corres- 
pondent exactement  dans  toute  l'étendue  de 
leurs  significations. 

9.  On  a  formé  des  espèces  de  modes  mixtes 
pour  s'entretenir  commodément.  —  La  raison 
pourquoi  j'examine  ceci  d'une  manière  si 
particulière  ,  c'est  afin  que  nous  ne  nous 
trompions  point  sur  les  genres,  les  espèces 
et  leurs  essences ,  comme  si   c'étaient  des 


/U7)  Sans  .illcr  pins  loin  ,  celle  Irailiiciion   en 
esl  une  preuve,  coiiiiiie  on  peul  lu   voir  par  quel- 


ques remarques  que  j'ai  été  obligé  de  faire  pour  en 
avertir  le  lecteur. 


ir.\                         LAN                            PSYCHOLOGIE.  LAN                          471 

ilioses  formées  régulièrement  et  coiisUini-  ilos  choses  réelles  el  fondées  dans  la    na- 

ineiil  par  la  nature,  et  qui  eussent  une  exis-  turc. 

tence  réelle  dans  les  choses  mêmes;  puis-  \i    Conformément  h   cela,   nous  voyons 

qu'il  paraît,  après  un  examen  un  peu  plus  q„e  les  hommes  imaginent   et    considèrent 

exact,  que  ce  n'est  qu  un  artifice  dont  l'esprit  rarement  aucune  autre  idée  complexe  comme, 

s'est  avisé  pour  exprimer  plus  aisément  les  une  espè.-e  parti,  ulière  de  modes  mixtes,  que 

collections  d  idées  dont  il  avait  souvent  oc-  celles  qui  sont  distinguées  par  certains  noms, 

casion  de  s'entretenir,  par  un  seul  terme  gé-  parce  que  ces  modes  n'étant  formés  i)ar  les 

néral,  sous  lequel  diverses  choses  particu-  Jinnmics  que  pour  recevoir  une  certaine  dé- 

iieres  peuvent  être  comprises,  autant  qu'elles  nomination,  l'on  ne  prend  point  de  connais- 

conviennent  avec  cette  idée  abstraite.  Que  si  s^nce  d'aucune  telle  espèce,  l'on  ne  suppose 

la  sigmtication  douteuse  du  mot  espèce  fait  p.^s  môme  qu'elle  existe,  à  moins  qu'on  n'y 

que  certaines  gens  sont  choquées  de  m'en-  attache  un  nom  qui  soit  comme  un  si'j;iie 

tendre  dire  que  les  espèces  des  modes  mixtes  qu'on  a  combiné  plusieurs  idées  détachéer, 

sont   formées  par  l'entendement ,  je   crois  en  une  seule  ,  et  que  par  ce  nom  on  assure 

pourtant  que  personne  ne  peut  mer  que  ce  une  union  durable  h  ces  parties  qui  autre- 

ne  soit  l'esprit  qui  forme  ces  idées  complexes  ^ent  cesseraient  d'être  jointes  dès  que  l'es- 

et  abstraites  auxquelles  les  noms  spécihques  prjt  laisserait  h  quartier  cette  idée  abstraite, 

ont  été  attachés.  Et  s'il  est  vrai,  comme  il  et  discontinuerait  d'y  penser  actuellement, 

lest    certainement,  que  l'esprit  forme   ces  Mais  quand  une  fois  on  y  a  attaché  un  nom 

modèles  pour  réduire  les  choses  en  espèces,  dans  lequel  les  parties  de  cette  idée  complexe 

et  leur  donner  des  noms,  je  laisse  à  penser  ont  une  union  déterminée  et  permanente, 

qui  c  est  qui  fixe  les  limites  de  chaque  sorte  alors  l'essence  est,  pour  ainsi  dire,  établie,  et 

ou  espèce  ,  car  ces  deux  mots  sont  chez  moi  Pespèce  est  considérée  comme  complète.  Car 

lout  a  tait  synonymes.  dans  quelle  vue  la  mémoire  se  chargerait- 

iO.  Dans  les  modes   mixtes,  c'est  le  nom  ^"^  ^^  belles  compositions,  à  moins  que  co 

qui  lie  ensemble  la  combinaisan  de  diverses  "^  f"^'  P''*''  ^'O'*^  d'abstraction  pour  les  rendre 

idées  et  en  fait  une  espèce.  —  L'étroit  rap-  gt'nérales;  et  pourquoi  les  rendrait-on  géné- 

port  qu'il  y  a  entre  les  espèces,  les  essences  et  ""'''es  si  ce  n'était  pour  avoir  des  noms  gén.é- 

leurs  noms  généraux,   du   moins   dans   les  ^^^^  ^^0"^  O"    V^^  se  servir  commodément 

modes  mixtes,  paraîtra  encore  davantage,  si  «''Tis  les  entretiens  que  l'on  aurait  avec  les 

nous  considérons  que  c'est  le  nom  qui  semble  '■'nt''cs  hommes?  Ainsi  nous  voyons  ou'on  ne 

préserver  ces  essences  et  leur  assurer  une  regarde  pas  comme  deux  espèces  d'actions 

lerpétuelle  durée.  Car  l'esprit  avant  mis  de  fhstinctes  de  tuer  un  homme  avec  une  épée  ou 

a  liaison  entre  les  parties  détachées  de  ces  '^^'^^  "i^  hache;  mais  si  la  pointe  de  l'épée 

idées  complexes  ,  cette  union  (lui  n'a  aucun  ^'"^''^  '^  première  dans  le  corps,  on  regarde 

fondement  particulier  dans  la  nature,  cesse-  ^^la  comme  une  espèce  distincte  dans   les 

rait,  s'il  n'y  avait  quelque  chose  qui  la  main-  ''^ux   où   cette  action   a  un    nom  distinct, 

tînt,  et  qui  empêchât  que  ces  parties  ne  se  Rf^mme  en  Angleterre  (148).  Mais  dans  un 

dispersassent.  Ainsi,  quoique  ce  soit  l'esprit  '^^^^^^  P^y^  ^^  ''  '^^t  arrivé  que  celle  action 

qui  forme  cette  combinaison,  c'est  le  nom  "'*■*  P'"*^  ^^^  spécifiée  sous  un  nom  particulier, 

qui  est,  pour  ainsi  dire,  le  nœud  qui  les  tient  ^"^  "^  P^^se  pas  pour  une  espèce  distincte, 

élroitemenl  liés  ensemble.  Quelle  prodigieuse  '^^  ''^^^6,  quoique  dans  les  espèces  des  subs- 

variété  de  différentes    idées  le    mot   latin,  tances  corporelles,  ce  soit  l'esprit  qui  forme 

triumphusy  ne  joint-il  pas  ensemble,  et  nous  ''essence  nominale  ,  cependant  parce  que  les 

présente  comme  une  espèce  unique  I  Si  ce  ^f^^*^^  n"i  sont  combinées ,  sont  supposées 

nom  n'eût  jamais  été  inventé  ou  eCit  été  en-  ^'''e  unies  dans  la  nature,  soit  que  l'esprit.les 

tièrement  perdu,  nous  aurions  pu  sans  doute  Joigne  ensemble  ou   non,   on   les  regarde 

avoir  des  descriptions  de  ce  qui  se  passait  comme    des    espèces   distinctes  ,    sans    que 

dans  cette  solennité.   Mais  je  crois  pourtant  ''esprit  y  inter[)Ose  son  opération,  soit  f)ar 

que  ce  qui  tient  ces  différentes  parties  jointes  ^'O'^  d'abstraction  ,  ou  en  donnant  un  nom 

ensemble  dans  l'unité  d'une  idée  complexe ,  ^  Vidée  complexe  qui  constitue  cette  es- 

c'est  ce  môme  mot  qu'on  y  a  attaché  ,  sans  sence. 

lequel  on  ne  regarderait  non  plus  lesdiffé-  12.  Nous  ne  considérons  point  les  oriyi- 

rentes  parties  de  cette  solennité  comme  fai-  naux  des  modes  mixtes  au  delà  de  l'esprit , 

sant  une  seule  chose,  qu'aucun  autre  spec-  ce  qui  prouve  encore  qu'ils  sont  l'ouvrage  de 

tacle  qui,  n'ayant  paru  qu'une  fois,  n'a  ja-  l'entendement.  —  Une  autre  remarque  qu'on 

's 
es 


saire  à  l'essence  des  modes  mixtes  dépend  de     ment  plutôt  que  par  la  nature,  c'est  que  leurs 
I  esprit;  et  combien  la  continuation  et  la  dé-     noms  conduisent   nos  pensées  à  ce   qui  est 


terminalion  de  cette  unité  dépend  du  nom  dans  l'esprit,  et  point  au  delà.  Lorsque  nous 

qui  lui  est  attaché  dans  l'usage  ordinaire  :  je  parlons  de  justice  et  de  reconnaissance,  nous  . 

laisse,  dis-je,  examiner  cela  à  ceux  qui   re-  ne  représentons  aucune  chose  existante  que 

gardent  les  essences  et  les  espèces  comme  nous  songions  à  concevoir;  mais  nos  pensées 

(I  i8)  Où  on  la  nomme  slubbinrj.  Voyez  ci-dessus,  co  <itii  a  éic  dil  sur  lc  mol-là 


475  LAN  DICTIONNAIRE  Dl 

se  terminent  aux  idées  abstraites  de  ces  ver- 
tus, et  ne  vont  [)as  plus  loin,  comme  elles 
font  quand  nous  parlons  d'un  cheval  ou  du 
fer,  dont  nous  ne  considérons  pas  lus  idées 
spécifiques  comme  existant  purement  dans 
J'csprit,  mais  dans  les  choses  mêmes  (jui 
nous  fournissent  les  patrons  originaux  de  ces 
idées.  Au  contraire  ,  dans  les  modes  mixtes, 
ou  du  moins  dans  les  plus  considérables,  qui 
sont  les  ôlres  de  morale  ,  nous  considérons 
les  modèles  originaux  comme  existant  dans 
l'esprit,  et  c'est  il  ces  modèles  que  nous  avons 
égard  pour  distinguer  cliac[ue  être  particu- 
Jihr  par  des  noms  distincts.  De  là  vient,  à  mon 
avis  ,  qu'on  donne  aux  essences  des  espèces 
des  modes  mixtes  le  nom  plus  particulier  de 
notion  (149),  comme  si  elles  appartenaient 
à  l'entendement  d'une  manière  plus  particu- 
lière que  les  autres  idées. 

13.  La  raison  pourquoi  ils  sont  si  compo- 
pose's,  c'est  parce  qu'ils  sont  formes  par  l'en- 
tendement sans  modèle.  —  Nous  pouvons 
aussi  apprendre  par  là ,  pourquoi  les  idées 
complexes  des  modes  mixtes  sont  communé- 
ment plus  composées  que  celles  des  substances 
natur elles.  C'qs\,  parce  que  l'entendement,  qui 
en  les  formant  par  lui-même  sans  aucun 
rapport  à  un  original  préexistant,  s'attache 
uniquement  à  son  but,  et  à  la  commodité 
d'exprimer  en  abrégé  les  idées  qu'il  voudrait 
faire  connaître  à  une  autre  personne  ,  réunit 
souvent  avec  une  extrême  liberté  dans  une 
seule  idée  abstraite  des  choses  qui  n'ont  au- 
cune liaison  dans  la  naluro  :  et  par  là  il 
assemble  sous  un  seul  terme  une  grande  va- 
riété d'idées  diversement  composées.  Pre- 
nons par  exemple  le  mot  de  procession; 
(luel  mélange  d'idées  indépendantes,  de  per- 
sonnes, d'habits,  de  tapisseries,  d'ordre,  de 
mouvements,  de  sons,  etc.,  ne  renferme-t-il 
pas  dans  cette  idée  complexe  que  l'esprit  de 
l'homme  a  formée  arbitrairement  pour  l'ex- 
jirimer  par  ce  nom-là  ?  Au  lieu  que  les  idées 
complexes  qui  constituent  les  espèces  des 
substances  ,  ne  sont  ordinairement  compo- 
sées que  d'un  petit  nombre  d'idées  simples; 
et  dans  les  dilférentes  espèces  d'animaux , 
l'esprit  se  cont(;ntc  ordinairement  de  ces  deux 
idées,  la  fir/ureolla  voix,  pour  constituer 
toute  leur  essence  nominale. 

14.  Les  noms  de  modes  mixtes  signifient 
toujours  leurs  essences  réelles.  —  Une  autre 
chose  que  nous  i)ouvons  remarquer  à  propos 
de  ce  (pie  je  viens  de  dire,  c'est  que  les  noms 
des  modes  mixtes  signifient  toujours  les  es- 
sences réelles  de  leurs  espèces  lorsqu'ils  ont 
une  signification  déterminée.  Car  ces  idées 
abstraites  étant  une  production  de  l'esprit,  et 
n'ayant  aucun  rapport  à  l'existence  réelle  des 
choses,  on  ne  peut  supposer  qu'aucune  autre 
chose  soit  signiliée  par  ce  nom  ,  que  la  seule 
idée  complexe  que  l'esprit  a  formée  lui-même, 
et  qui  est  tout  ce  qu'il  a  voulu  exprimer  par 
ce  nom-là  :  et  c'est  delà  aussi  (jue  dépendent 
toutes  les  propriétés  de  celte  espèce,  et  d'où 
elles  découlent  uniquement.  Par  conséquent, 


L  PJliLOSOPlUE. 


LAN 


476 


<lans  les  modes  mixtes  ,  l'essence  réelle  et 
nominale  n'est  qu'une  seule  et  môme  chose. 
Nous  verrons  ailleurs  de  quelle  importance 
cela  est  pour  la  connaissance  certaine  des 
vérités  générales. 

15.  Pourquoi  l'on  apprend  d'ordinaire 
leurs  tioms  avant  les  idées  qu'ils  renferment. 
—  Ceci  nous  peut  encore  faire  voir  la  raison 
pourquoi  l'on  vient  à  apprendre  lu  plupart 
des  noms  des  modes  mixtes,  avant  que  de  con- 
naître parfaitement  les  idées  qu'ils  signifient. 
C'est  que  n'y  ayant  point  d'espèces  de  ces 
modes  dont  on  prenne  ordinairement  con- 
naissance, sinon  de  celles  qui  ont  des  noms; 
et  ces  espèces  ou  plutôt  leurs  essences  étant 
des  idées  complexes  et  abstraites ,  formées 
arbitrairement  par  l'esprit,  il  est  h  propos, 
pour  ne  pas  dire  nécessaire,  de  connaître  les 
noms  avant  que  de  s'appliquer  à  former  ces 
idées  complexes;  à  moins  qu'un  homme  ne 
veuille  se  remplir  la  tête  d'une  foule  d'idées 
complexes  et  abstraites,  auxquelles  les  autres 
hommes  n'ont  attaché  aucun  nom,  et  qui  lui 
sont  si  inutiles  à  liîi-même,  (piil  n'a  autre  cho- 
se à  faire,  après  les  avoir  formées,  que  de  les 
laissera  l'abandon  et  les  oublier  entièrement. 
J'avoue  que  dans  les  commencements  des 
langues,  il  était  nécessaire  qu'on  eût  l'idée 
avant  que  de  lui  donner  un  certain  nom  ;  et 
il  en  est  de  même  encore  aujourd'hui ,  lors- 
que l'esprit,  venant  à  faire  une  nouvelle  idée 
complexe  et  la  réunissant  en  une  seule  par 
un  nouveau  nom  qu'il  lui  donne  ,  il  invente 
pour  cet  effet  un  nouveau  mot.  Mais  cela  no 
regarde  point  les  langues  établies  qui  en  gé- 
néral sont  fort  bien  pourvues  de  ces  idées 
que  les  honuiies  ont  souvent  occasion  d'avoir 
dans  l'esprit  et  de  communiquer  aux  autres. 
Etc'est  sur  ces  sortes  d'idées  que  je  demande 
s'il  n'est  pas  ordinaire  que  les  enfants  ap- 
prennent les  noms  des  modes  mixtes  avant 
qu'ils  en  aient  les  idées  dans  l'esprit?  De 
mille  personnes  à  peine  y  en  a-t-il  une  qui 
forme  l'idée  abstraite  de  gloire  ou  d'ambition, 
avant  que  d'en  avoir  oui  les  noms.  Je  con- 
viens qu'il  en  est  tout  autrement  à  l'égard 
des  idées  simples  et  des  substances  ;  car 
comme  elles  ont  une  existence  et  une  liaison 
réelle  dans  la  nature,  on  accpiert  l'idée  avant 
le  nom,  ou  le  nom  avant  l'idée  comme  il  se 
rencontre. 

16.  Pourquoi  je  m'étends  si  fort  sur  ce  su- 
jet. —  Ce  que  je  viens  de  dire  des  modes 
mixtes  peut  être  aussi  appliqué  aux  relations, 
sans  y  changer  grand'chose;  et  parce  que 
chacun  peut  s'en  apercevoir  de  lui-môme, 
je  m'épargnerai  le  soin  d'étendre  davantage 
cet  article,  et  surtout  à  cause  que  ce  que  j'ai 
dit  sur  les  mots  dans  ce  troisième  livre  pa- 
raîtra peut-être  à  quelques-uns  beaucoup 
plus  long  que  ne  méritait  un  sujet  de  si  pe- 
tite importance.  J'avoue  qu'on  aurait  pu  le 
renfermer  dans  un  plus  petit  espace  ;  mais 
j'ai  été  bien  aise  d'arrêter  mon  lecteur  sur 
une  matière  qui  me  paraît  nouvelle,  et  un 
peu  éloignée  de  la  route  ordinaire  (je  suis 


(l-iO)  On  (lii,  la  notion  de  la  justice,  de  la  teiiiréiance  ;  mais 
d  une  pteïie,  de. 


un 


ne  tlii  [lo'.n'.,  la  luliun  d'un   cheval, 


177 


LAN 


PSVCllOLOOIE. 


LAN 


ns 


du  moins  assuré  que  je  n'y  avais  point  encore 
pensé  quand  je  commençai  h  écrire  cet  ou- 
rrage),  afin  qu'en  l'examinant  à  fond,  et  en 
la  tournant  de  tous   côtés,    (juchiue    partie 
[luisse  frapper  çà  ou  Ih  l'esprit  des  lecteurs, 
et  donntM"  occasion  aux  f)Ius  opiniâtres  ou 
aux  plus  négligents  de  rétlécliir  sur  un  dés- 
ordre   général   dont    on  ne   s'aperçoit    pas 
beaucoup,  quoiqu'il  soit  d'une  extrême  con- 
séquence. Si  l'on   considère  le  bruit  qu'on 
fait  au  sujet  iies  essences  des  choses,  et  com- 
l)ien  on  embrouille  toutes  sortes  de  sciences, 
de  discours   et  de   conversations  par  le  peu 
d'exactitude  et  d'ordre  qu'on  emploie  dans 
l'usage  et  l'application   des  mots,  on  jugera 
l>eut-tMre  qui;  c'est  une  chose  bien  digne  de 
nos  soins  d'approfondir    entièrement   cette 
matière,  et  de  la  mettre  dans  tout  son  jour. 
Ainsi  j'espère  qu'on  m'excusera  de  ce   que 
j'ai  traité  au  long  un  sujet  (jui  mérite  d'au- 
fant  plus  à  mon  avis  d'être  inculqué  et  re- 
battu, que  les  fautes  qu'on  commet  ordinai- 
rement dans  ce  genre   apportent  non-seule- 
ment les  plus  grands  obstacles  à  la  vraie  con- 
naissance, mais  sont  si  respectées  (lu'elles  pas- 
sent pour  des  fruits  de  cette  même  connaissan- 
ce. Les  hommes  s'apercevraient  souvent  (pie 
danscesopinions  dontils  font  tant  lesliers,  ily 
a  bien  peu  déraison  et  de  vérité,  ou  i)eut-êlrc 
qu'il  n'y  en  a  absolument  point,  s'ils   vou- 
laient porter  lour  esprit  au  del<i   de  certains 
sons  qui  sont  h  la  mode,  et  considérer  (juel- 
les  idées  sont  ou  ne  sont  pas  comprises  sous 
des  termes  dont  ils  se  munissent  h  toutes  tins 
et  en  toutes  rencontres,  et  (pi'ils  emploient 
avec  tant  de  confiance  pour  ex[)liquer  toutes 
sortes  de  matières.  Pour  moi  je  croirai  avoir 
rendu  quehiue  service  à  la  vérité,  à  la  paix  et 
à  la  véritable  S(Mcnce,   si,  en  m' étendant  un 
peu  sur  ce  sujet,  je  puis  engager  les  hommes 
à  rélléchir  sur  l'usage  qu'ils  font  des   mots 
en  parlant,  et  leur  donner  occasion  de  soup- 
çonner que  puisqu'il  arrive  souvent  à  d'au- 
tres d'employer  dans  leurs  discours  et  dans 
leurs  écrits  de  fort  bons  mots,  autorisés  par 
1  usage,  dans  un  sens  fort  incertain,    et  (jui 
se  réduit  à  très-peu  de  chose  ou  même  à  rien 
du   tout,  ils    |)ourraiont   bien  tomber    aussi 
dans    le    même   inconvénient.    D'où   il  suit 
évidemment  qu'ils  ont  giandc  raison  de  s'ob- 
server exactement   eux-mêmes    sur  ces  ma- 
tières, et  d'être  bien  aises  que  d'autres  s'ap- 
l)liquent  à  les  examiner.  C'est  sur  ce  fonde- 
ment que  je  vais  continuer  de  proposer  ce 
qui  me  reste  à  dire  sur  cet  article. 

M.  —  Des  noms  des  substances. 

.  Les  noms  communs  des  substances  em- 
portent l'idée  des  sortes.  —  Les  noms  com- 
muns des  sul)>tances  emportent,  aussi  bien 
que  les  autres  termes  généraux,  l'idée  géné- 
rale de  sorte,  ce  qui  ne  veut  dire  autre  chose 
sinon  que  ces  noms-là  sont  faits  signes  de 
telles  ou  telles  idées  complexes,  dans  les- 
quelles plusieurs  substances  particulières 
conviennent  ou  peuvent  convenir,  et  en  vertu 
de  quoi  elles  sont  capables  d'être  comprises 
sous  une  commune  conception,  et  signifiées 
par  un  seul  nom.  Je  dis  qu'elles  couvicnaeul 


ou  peuvent  convenir  :  car,  par  exemple, 
quoiqu'il  n'y  ait  ([u'un  seul  soleil  dans  le 
monde,  rependant  l'idée  en  étant  formée 
i)ar  abstraction  de  telle  manière  que  d'autres 
substances  (sui)posé  qu'il  y  en  eût  plusieurs 
autres)  pussent  chacune  y  participer  égale- 
ment, cette  idée  est  aussi  bien  une  sorte  ou 
espèce  que  s'il  y  avait  autant  de  soleils  qu'il 
y  a  d'étoiles.  Et  ce  n'est  pas  sans  fondement 
que  certaines  gens  pensent  qu'il  y  a  véritable- 
ment autant  de  soleils:  et  que  par  rapport  h 
une  personne  qui  serait  placée  h  une  juste 
distance,  chaque  étoile  tixe  répondrait  en 
ell'et  à  l'idée  signifiée  par  le  mol  de  soleil  : 
.ce  qui,  pour  le  dire  en  passant,  nous  peut 
faire  voir  combien  les  sortes,  ou  si  vous  vou- 
lez, les  {/enrcs  et  les  espèces  des  choses  (car 
ces  deux  derniers  mots,  dont  on  fait  tant  de 
bruit  dans  les  écoles,  ne  signilient  autre  chose 
chez  moi  (jue  ce  qu'on  entend  en  français  par 
le  mot  de  sorte)  dépendent  des  collections 
d'idées  que  les  hommes  ont  faites,  et  nulle- 
ment de  la  nalure  réelle  des  choses,  puis- 
(pi'il  n'est  pas  impossible  que  dans  la  plus 
gi-ande  exactitude  du  langage,  ce  (^ui  à  l'é- 
gard d'iuie  certaine  personne  est  une  étoile, 
ne  puisse  être  un  soleil  h  l'égard  d'une  autre. 

'2.  L'essence  de  chaque  sorte,  c'est  l'idée 
abstraite.  —  La  mesure  et  les  bornes  de  cha- 
que espèce  ou  sorte,  par  où  elle  est  érigée  en 
une  telle  espèce  particulière  et  distinguée 
des  autres,  c'est  ce  que  nous  appelons  son 
essence  ;  (jui  n'est  autre  chose  que  l'idée  abs- 
traite h  laciuclle  le  nom  est  attaché;  de  sorte 
que  chaque  chose  contenue  dans  cette  idée 
est  essentielle  h  cette  espèce.  Quoique  ce  soit 
là  toute  l'essence  des  substances  naturelles 
qui  nous  est  connue,  et  par  où  nous  distin- 
guons ces  substances  en  dilférentes  espèces, 
je  la  nomme  pourtant  essence  nominale,  pour 
la  distinguer  de  la  constitution  réelle  des 
substances,  d'où  dépendent  toutes  les  idées 
qui  entrent  dans  Vessence  nominale  et  toutes 
les  pro|iriétés  de  cha(|ue  espèce  :  lac[uello 
constitution,  réelle  quoicpie  inconnue,  peut 
ôiro  a[)pelée  pour  cet  efi'ct  Vessence  réelle, 
comme  il  a  été  dit.  Par  excmf)le,  Vessence 
nominale  de  l'or,  c'est  cette  idée  complexe 
que  le  mot  or  signifie,  comme  vous  diriez  un 
corps  jaune,  d'une  certaine  |)esantcur,  mal- 
léable, fusible,  ei  tixe.  Mais  Vcssoicc  réelle, 
c'est  la  constitution  des  parties  insensibles 
de  ce  corps,  de  laf|uelle  ces(iualilés  et  toutes 
les  autres  propriétés  de  l'or  dépendent.  Il 
est  aisé  de  voir  d'un  coup  d'œil  combien  ces 
deux  choses  sont  ditlérentes,  quoiqu'on  leur 
donne  à  toutes  deux  le  nom  (Vessence. 

3.  Différence  entre  l'essence  réelle  et  l'rs- 
sence  nominale.  —  Car  encore  (pj'un  corps 
d'une  certaine  forme,  accompa;.;iié  de  seiiii- 
ment,  de  raison,  et  de  motion  voloiitaiie, 
constitue  peul-êire  l'idée  complexe  à  la- 
quelle moi  et  d'auln;s  altaclions  le  nom 
d/iu/nme;  et  qu'ainsi  ce  suit  l'essence  nominale 
de  l'espèce  que  nous  désignons  par  ce  nom- 
là;  cependant  personne  ne  dira  jamais  que 
cette  idée  complexe  est  l'essence  réelle  et  la 
source  de  toutes  les  opérations  qu'on  peut 
trouver  dans  chatiue  individu  de  cette  espèce. 


479 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


LAN 


483 


Le  fondement  de  toutes  ces  qualités  qui  en- 
trimtdaiis  l'idéecomplexeque  nous  en  avons 
est  tout  aulio  cliose  ;  si  nous  connaissions 
cette  constitution  de  \  homme,  d'où  découlent 
ses  facultés  de  mouvoir,  de  senlii-,  de  raison- 
ner, et  ses  autres  puissances,  et  d'où  dépend 
sa  figure  si  régulière,  comme  peul-ôtre  les 
anges  la  connaissent,  et  comme  la  connaît 
certainement  Celui  qui  en  est  l'auteur,  nous 
aurions  une  idée  de  son  essence  tout  à  fait 
ditférente  de  celle  qui  est  présentement  ren- 
fermée dans  notre  définition  de  celte  espèce, 
en  quoi  elle  consiste;  et  l'idée  (jue  nous  au- 
rions de  cha(jue  homme  individuel  serait 
aussi  dilférentti  de  celle  que  nous  avons  à 
présent,  que  l'idée  de  celui  qui  connaît  tous 
les  ressorts,  toutes  les  roues  et  tous  les  mou- 
vements particuliers  de  chaque  pièce  de  la 
fameuse  horloge  de  Strasbourg^  est'  diffé- 
rente de  celle  qu'en  a  un  paysan  grossier  qui 
voit  simplement  le  mouvement  de  l'aiguille, 
qui  entend  le  son  du  timbre,  et  qui  n'ob- 
serve que  les  parties  extérieures  de  l'horloge. 
4.  Rien  n'est  essentiel  aux  individus.  — 
Ce  qui  fait  voir  que  l'essence  se  rapporte  aux 
espèces,  dans  l'usage  ordinaire  qu'on  fait  de 
ce  mot,  et  qu'on  ne  la  considère  dans  les 
êtres  particuliers  qu'en  tant  qu'ils  sont  ran- 
gés sous  certaines  espèces,  c'est  qu'ôlées  les 
idées  abstraites  par  où  nous  réduisons  les  in- 
dividus à  certaines  sortes  et  les  rangeons  sous 
de  communes  dénominations,  rien  n'est  plus 
regardé  comme  leur  éianl  essentiel.  Nous 
n'avons  point  de  notion  de  l'un  sans  l'autre, 
ce  qui  montre  évidemment  leur  relation.  Il 
est  nécessaire  que  je  sois  ce  que  je  suis. 
Dieu  et  la  nature  m'ont  ainsi  fait,  mais  je  n'ai 
rienciui  me  soit  essentiel.  Un  accident  ou  une 
maladie  [)eut  apporter  de  graiids  change- 
ments à  mon  teint  ou  à  ma  taille  :  une  lièvre 
ou  une  chute  peut  m'ôter  entièrement  la  rai- 
son ou  la  mémoire,  ou  toutes  deux  ensemble; 
et  une  apoplexie  peut  me  réduire  à  n'avoir  ni 
sentiment,  ni  entendement,  ni  vie.  D'autres 
créaturesde  la  même  forme  que  moi  peuvent 
être  faitesavec  un  plus  grand  ou  un  plus  pe- 
tit nombre  de  facultés  ([ue  je  n'en  ai,  avec 
des  facultés  plus  excellentes  ou  pires  que 
celles  dont  je  suis  doué;  et  d'autres  créa- 
tures peuvent  avoir  de  la  raison  et  du  senti- 
ment dans  une  forme  et  dans  un  corps  fort 
différent  du  mien.  Nulle  de  ces  choses  n'est 
essentielle  cl  aucun  individu,  à  celui-ci  ou  à 
celui-là,  jusqu'à  ce  que  l'esprit  le  rapporte  à 
([uelque  sorte  ou  espèce  de  chose  :  mais  l'es- 
pèce n'est  pas  plutôt  formée  qu'on  trouve 
quelque  chose  d'essentiel  par  rapport  à  l'idée 
abstraite  de  cette  espèce.  Que  chacun  prenne 
la  peine  d'examiner  ses  propres  pensées,  et 
il  verra,  je  m'assure,  que  dès  qu'il  suppose 
(fuehjue  chose  d'essentiel,  ou  qu'il  en  parle, 
la  considération  de  quelque  espèce  ou  de 
<!  lehjue  idée  complexe,  signifiée  par  quel- 
«|ue  nom  général,  se  présente  à  son  esprit; 
et  c'est  par  rapport  à  cela  qu'on  dit  que  telle 
ou  telle  qualité  est  essentielle.  De  sorte  que, 
si  l'on  me  demande  s'il  est  essentiel  à  moi 
oi:  à  quelque  autre  être  particulier  et  cor- 
porel d'avoir  de  la  raison,  je  répondrai  ([ue 


non,  et  que  cela  n'est  non  plus  essentiel  qu'il 
est  essentiel  à  ce,tte  chose  blanche  sur  quoi 
j'écris,  «lu'on  y  trace  des  mots  dessus.  Mais 
si  cet  être  particulier  doit  être  compté  parmi 
cette  espèce  qu'on  appelle  homme  et  avoir 
le  nom  d'homme,  dès  lors  la  raison  luh  est 
essentielle,  supposé  que  la  raison  fasse  partie 
de  l'idée  complexe  qui  est  signifiée  par  le 
nom  Aliomme,  comme  il  est  essentiel  à  la 
chose  sur  quoi  j'écris  de  contenir  des  mots, 
si  je  lui  veux  donner  le  nom  de  traité  et  le 
ranger  sous  celle  espèce.  De  sorte  que  :e 
qu'on  appelle  essentiel  et  non  essentiel  se 
rapporte  uniquement  à  nos  idées  abstraites 
et  aux  noms  qu'on  leur  donne  :  ce  qui  ne 
veut  dire  autre  chose,  sinon  que  toute  chose 
[)articulière  qui  n'a  pas  en  elle-même  les 
qualités  qui  sont  contenues  dans  l'idée  abs- 
traite qu'un  terme  général  signifie  ,  ne  peut 
être  rangée  sous  cette  espèce  ni  être  ap|)elée 
de  ce  nom,  puisque  cette  idée  abstraite  est 
la  véritable  essence  de  cette  espèce. 

5.  Cela  posé,  si  l'idée  du  corps  est,  comme 
veulent  quelques-uns,  une  simple  étendue, 
ou  le  pur  espace,  alors  la  solidité  n'est  pas 
essentielle  au  corps.  Si  d'autres  établissent 
que  l'idée  à  laquelle  ils  donnent  le  nom  de 
corps  emporte  solidité  et  étendue,  en  ce  cas 
la  solidité  est  essentielle  au  corps.  Par  consé- 
quent ce  qui  fait  partie  de  l'idée  complexe 
que  lé  nom  signifie,  est  la  chose,  et  la  seule 
chose  qu'il  faut  considérer  comme  essentielle, 
et  sans  laquelle  nulle  chose  particulière  ne 
peut  être  rangée  sous  cette  espèce,  ni  être 
désignée  par  ce  nom-là.  Si  l'on  trouvait  une 
partie  de  matière  qui  eût  toutes  les  autres 
qualités  (|ui  se  rencontrent  dans  le  fer,  ex- 
cepté celle  d'être  attiiée  i)ar  l'aimant  et  d'en 
recevoir  une  direction  particulière,  qui  est- 
ce  qui  s'aviserait  de  mettre  en  question  s'il 
manquerait  à  celte  portion  de  matière  quel- 
que chose  d'essentiel  ?  Qui  ne  voit  plutôt  l'ab- 
surdité qu'il  y  aurait  de  demander  s'il  man- 
querait quelque  chose  d'essentiel  à  une  chose 
réellement  existante?  Ou  bien,  pourrait-on 
demander  si  cela  serait,  ou  non,  une  différen- 
ce essentielle  ou  spécifiijue,  puisque  nous 
n'avons  d'autre  mesure  de  ce  qui  constitue 
l'essence  ou  l'espèce  des  choses,  que  nos 
idées  abstraites  :  et  que,  parler  de  différences 
spécifiques  dans  la  nature,  sans  rapport  à  des 
idées  générales  et  à  des  noms  généraux,  c'est 
parler  inintelligiblement  ?  Car  je  voudrais 
bien  vous  demander  ce  qui  suffit  pour  faire 
une  différence  essentielle  dans  la  nature  en- 
tre deux  êtres  particuliers,  sans  qu'on  ait 
égard  à  quelque  idée  abstraite  qu'on  considère 
comme  l'essence  et  le  patron  d'une  espèce. 
Si  l'on  ne  fait  absolument  point  d'attention  à 
tous  ces  modèles,  on  trouvera  sans  doute  que 
toutes  les  qualités  des  êtres  particuliers,  con- 
sidérés en  eux-mêmes,  leur  sont  également 
essentielles  ;  et  dans  chaque  individu  chaque 
chose  lui  sera  essentielle,  ou  plutôt  rien  du 
tout  ne  lui  sera  essentiel.  Car,  quoiqu'on 
puisse  demander  raisonnablement  s'il  est  es- 
sentiel au  fer  d'être  attiré  par  l'aimant,  je 
crois  pourtant  que  c'est  une  chose  absurde  et 
frivole    de   dcm^'^ider  si  cela  est  essentiel  à 


43Î  LAN 

cette  portion  particulière  de  matière  dont  je 
me  sers  pour  tailler  ma  plume,  s-msla  consi- 
dérer sous  le  nom  de  fer,  ou  comme  étant 
d'une  certaine  espèce.  Et  si  nos  idées  abs- 
traites auxquelles  on  a  attaché  certains  noms 
sont  les  bornes  des  espèces,  comme  nous 
avons  déjà  dit,  rien  ne  peut  être  essentiel  que 
ce  qui  est  renfermé  dans  ces  idées. 

6.  A  la  vérité,  j'ai    souvent  fait   mention 
d'une  essence  réelle,  qui  dans  les  substances 


PSYCHOLOGIE.  LAN  482 

nous,  c'est  un  cheval,  c'est  une  mule,  c'est 
un  animal,  c'est  un  arbre?  Comment  une  cho- 
se particulière  vient-elle  à  être  de  telle  ou 
telle  espèce,  si  ce  n'est  à  cause  qu'elle  a 
celte  essence  nominale,  ou,  ce  qui  revient 
au  même,  parce  qu'elle  convient  avec  l'idée 
abstraite  à  laquelle  ce  nom  est  attaché?  Je 
souhaite  seulement  que  chacun  prenne  Ja 
peine  de  rélléchir  sur  ses  propres  pensées 
Jorsqu  il  entend  tels  et  tels  noms  de  substan- 


...  ,       .  ,',  '  .      --..  .-.«wv.v,o  jvioijuii  cuicuu  leis  ti  les  noms  ae  substan 

est  distincte  des  idées  abstraites  qu'on  s'en  ces,  ou  qu'il  en  parle   lui-môme,  pour  sS 

fai  .  etque  je  nomme  leurs  essences  nvmi-  voir  quelles  sortes  d'essences  ils  signifient 
«a/r5.  E   par  cette  essence  réelle,  j'entends  la         8.  dr,  que  les  espèces  des  choses  n?  o  eni 

constitution  réelle  de  chaque  chose  qui  est  le  à  notre  égard  que  leur  réduction  à  des  noms 

fondement  de  toutes  les  propriétés,  qui  sont  distincts,  selon  les  idées  complexes  nue  no  s 

combinées  et  qu  on  trouve  coexister  constam-  en  avons,  et  non  pas  selon  les  essences  pré 


ment  avec  l'essence  nominale;  cette  consti- 
tution particulière  que  chaque  chose  a  en 
elle-même  sans  aucun  rapport  à  rien  qui  lui 
soit  extérieur.  Mais  l'essence,  prise  même 
en  ce  sens-là,  se  rapporte  à  une  certaine  sor- 
te, et  suppose  une  espèce  :  car  comme  c'est 
la  conslit'ition  réelle  d'où  dépendent  les  pro- 
priétés ,  elle  suppose  nécessairement  une 
sorte  de  choses,  puisque  les  pro|)riétés  appar- 
tiennent seulement  aux  espèces,  et  non  aux 


cises,  distinctes  et  réelles  qui  sont  dans  les 
choses,  c'est  ce  qui  parait  évidemment  de  ce 
que  nous  trouvons  que  quantité  d'individus 
rangés  sous  une  seule  espèce,  désignés  par 
un  nom  commun,  et  qu'on  considère  par 
conséquent  comme  d'une  seule  espèce,  ont 
pourtant  des  (jualités  dépendantes  de  leurs 
constitutions  réelles,  f)ar  oii  ils  sont  autant 
ditlérents  iun  de  l'autre  qu'ils  le  sont  d'au- 
tres individus  dont  on  compte  qu'ils  ditrèrent 


individus.  Supposez    par  excuu.le,  que  ï»:     i^V,'  ;„';,„:,"  .''eï    o  '"      o       v^n.S 
gence  nominale  de   Or  soit  (  Atrp  un  pr.mc      rfoi..,  L... .•   _  _^_^_  M"  ""f'-'>^-H  î>ans 


gence  nominale  de  l'or  soit  d'être  un  corps 
d'une  telle  couleur,  d'une  telle  pesanteur, 
malléable  et  fusible,  son  essence  réelle  est  là 
disposition  des  parties  de  matière  d'où  dé- 
pendent ces  qualités  et  leur  union,  comme 


peine  tous  ceux  qui  examinent  les  corps  na- 
turels :  et  en  particulier  les  chimistes  ont 
souvent  occasion  d'en  être  convaincus  par 
de  fâcheuses  expériences,  cherchant  quel- 
quefois en  vain  dans  un  morceau  de  soufre 


elle  est  aussi  le  fondement  de  ce  que  ce  corps     d'antimoine  ou  de  vitriol,  les  mêmes  qualités 

f '£^"".\.1''^?J.f/!A' ::r.(^;  ^.^^:^  «"."-^^^  P--^-      ^l^'»'^  ^m  trouvées  dans 'd'ïulres  pa?ties  de 

ces  minéraux.  Quoique  ce  soient  des  corps 


priétés  qui  accompagnent  cetfe  idée  com- 
plexe. Voilà  des  essences  et  des  propriétés, 
mais  toutes  fondées  sur  la  supposition  d'une 
espèce  ou  d'une  idée  générale  et  abstraite 
qu'on  considère  comme  immuable  :  car  il  n'y 
a  point  de  particule  individuelle  de  matière, 
à  hKjuelle  aucune  de  ces  qualités  soit  si  fort 
atla(hée,  qu'elle  lui  soit  essentielle  ou  en  soit 
inséparable.  Ce  qui  est  essentiel  à  une  cer- 
taine portion  de  matière,  lui  appartient  com- 
me une  condition  par  où  elle  est  de  telle  ou 
telle  espèce;  mais  cessez  de   la  considérer 
comme  rangée  sous  la  dénuMiination  d'une  cer- 
taine idée  abstraite,  dès  lors  il  n'y  a  plus  rien 
qui  lui  soit  nécessairement  att/iché,  rien  qui 
en  soit  inséparable.  11  est  vrai  qu'à  l'égard  des 
essences  réelles  des  substances,  nous  suj)po- 
sons  seulement  leur  existence  sans  connaître 
précisément  ce  qu'elles  sont.  Mais  ce  qui  les 
lie  toujours  à  certaines  espèces,  c'esl  l'essence 
nominale  dont  on   suppose  qu'elles  sont  la 
ca-iSe  elle  fondement. 

1  .L'essence nominale  détermine  Vespèce.  — 
Il  faut  examiner  après  cela  par  quelle  de  ces 
deux  essences  on  réduit  les  substances  à  telles 


e  Ja  même  espèce,  qui  ont  la  même  essince 
nominale   sous   le   même    nom,    ce|)endont 
après  un  rigoureux  examen  il  paraît  dans  l'un 
des   qualités   si  diiïérentcs   de  celles  qui   se 
rencontrent  dans   l'autre,    qu'ils    trompent 
1  attente   cl   le  travail  des  chimistes  les  plus 
exacts.   Mais  si  les  choses  étaient  distinguées 
en  espèces  selon  leurs  essences  réelles,  il  se- 
rait aussi  impossible  de  trouver  différentes 
propriétés  dans  deux  substances  individuelles 
de  la  môme  espèce,   qu'il   l'est  de  trouver 
ditlérenles    propriétés   dans  deux    cercles  , 
ou     dans  deux    triangles    équilatères.   C'c^t 
proprement   l'essence     qui    à    notre   égard 
détermine     chaque     chose     particulière    à 
telle  ou  t(!l!e  classe,  ou  ce  qui  revient  au  mê- 
me, à  tel  ou  tel  nom  général  ;  et  elle  ne  peut 
être  autre    chose   que   l'idée   abstraite  à  la- 
quelle   le    nom    est  attaché.   D'où    il   suit 
que  dans  le  fond  celte  essence  n'a  pas  tant 
de  rapport  à  l'existence  des  choses  parlicu- 
leres,   qu  à    leurs    dénominations    généra- 
les. 

9.  Ce  n'est  pas  l'essence  réelle  qui  détermine 


et  telles  esnèces   11  p^t  ivlioninZ'   7  r  ■  ^°*  '  essence  réelle  qui  détermin 

ressente   nïnMe-  car  cV.t   p.^ip  '/f^  ^'^'     '  "^"'''  ^"^"^"^  '''''  ''''''''  «^^'^  '-"^  '"^^« 


maniue  de  l'espèce.  Il  est  donc  impossible 
que  les  espèces  des  choses  que  nous  ran- 
geons sous  des  noms  généraux  soient  déter- 
minées par  autre  chose  que  par  cette  idée 
dont  le  nom  est  établi  pour  signe  :  et  c'est  là 
ce  que  nous  appelons  essence  nominale,  com- 
me  on    l'a  déjà  montré.  Pourquoi  disons- 


conséquent  leur  donner  des  dénominations 
(ce  qui  est  le  but  de  cette  réduction}  en  ver- 
tu de  leurs  essences  réelles,  parce  que  ces  es- 
sences nous  sont  inconnues.  Nos  facultés  ne 
nous  conduisent  point,  pour  la  connaissance 
et  la  distinction  des  substances,  au  delà  d'une 
collection  des  idées  sensibles  que  nous  y  ob- 


4S3  LAN  Dir.TIONXAIRE  DE  rilILOSOPIIlE 

servons  nctuellcmont,     laquelle    collection, 
(]iioique  taile  avec  la   |)lus  viande  exacliUide 


LAN 


48  i 


dont  nous  soyons  capables,  est  pourtant  plus 
t'-!(>ign6e  de  la  véritable  constitution  intérieure 
d'où  ces  qualités  découlent,  (jue  l'idée  (lu'un 
paysan  a  de  l'horloge  de  Strasbourg  n'est 
éloignée  d'cMre  conlornie  à  l'artitice  intérieur 
de  celle  admirable  machine,  dont  le  paysan 
ne  voit  (jue  la  ligure  elles  mouvements  exté- 
rieurs. 11  n'y  a  point  de  plante  ou  d'animal 
si  pou  considérable  ,  qui  ne  confonde 
J  entendement  de  la  plus  vaste  capacité. 
Quoi([ue  l'usage  ordinaire  des  choses  qui  sont 
autour  de  nous  élouiïe  l'admiration  qu'elles 
nous  causeraient  autrement,  cela  ne  guérit 
pourtant  point  notre  ignorance.  Dès  que  nous 
venons  à  examiner  les  pierres  que  nous  fou- 
lons aux  pieds,  ou  le  fer  que  nous  manions 
tous  lesjours,  nous  sonuues  convaincus  que 
nous  n'en  connaissons  point  la  constitution 
intérieure,  ei  que  nous  ne  saurions  rendre 
raison  des  Jiirérenles  qualités  que  nous  y 
découvrons.  11  est  évident  que  cette  constitu- 
tion intérieure  d'où  dépendent  les  qualités 
des  pierres  et  du  fer,  nous  est  absolument  in- 
connue, (^ar  pour  ne  parler  que  des  plus 
gi-ossières  et  des  plus  connnunes  que  nous  y 
pouvons  observer,  quelle  est  la  contexl.ure 
des  parties,  l'essence  réelle  qui  rend  le  plomb 
et  l'antimoine  fusibles,  et  qui  empêche  que 
le  bois  et  les  pierres  ne  se  fondent  point? 
Ou'est-c>^  qui  fait  que  le  plomb  elle  fer  sont 
malléables,  et  que  l'antimoine  et  les  pierres 
ne  le  sont  pa.s?  Cependant  quelle  inlinie  dis- 
tance n'y  a-t-il  pas  de  ces  qualités  aux  ar- 
rangements subtils  et  aux  inconcevables  es- 
sences réelles  des  plantes  et  des  animaux? 
C'est  ce  que  tout  le  monde  reconnaît  sans 
peiné.  L'artifice  que  Dieu,  cet  êlre  tout  sage 
et  tout-puissant,  a  employé  dans  le  grand  ou- 
vrage de  l'univers  et  dans  chacune  de  ses 
parties,  surpasse  davantage  la  capacité  et  la 
compréhension  de  l'iiomme  le  plus  curieux 
et  le  plus  pénétrant,  que  la  plus  grande  sub- 
tilité de  l'esprit  le  plus  ingénieux  ne  surpasse 
les  conceptions  du  plus  ignorant  et  du  plus 
grossier  des  hommes.  C'est  donc  en  vain  que 
nous  prétendons  réduire  les  choses  h  certai- 
nes espèces  et  les  ranger  en  diverses  classes 
sous  certains  noms,  en  vertu  de  leurs  essen- 
ces réelles,  que  nous  sommes  si  éloignés  de 
l>ouvoir  découvrir  ou  comprendre.  Un  aveu- 
gle peut  aussitôt  réduire  les  choses  en  espè- 
ces par  le  moyen  de  leurs  couleurs;  et  celui 
quia  perdu  l'odorat  peut  aussi  bien  distinguer 
un  lis  et  une  rose  par  leur  odeur  que  par 
ces  constitutions  intérieures  qu'il  ne  connaît 
pas.  Celui  qui  croit  pouvoir  distinguer  les 
brebis  et  les  chèvres  par  leurs  essences  réelles, 
qui  lui  sont  inconnues,  peut  tout  aussi  bien 
exercer  sa  péîiétration  sur  les  espèces  qu'on 
nomme  Casoar,  Cassiouarij  et  Querechinihio, 
et  déterminer,  à  la  faveur  de  leurs  essences 
réelles  et  intériein^es,  les  bornes  de  leurs 
espèces,  sans  connaître  les  idées  complexes 
des  qualités  sensibles  que  chacun  de  ces 
noms  signifie  dans  les  pays  où  l'oji  trouve 
ces  animaux-là. 

10.  Ce  n'est   pas  plus  les  formes  substan- 


tielles, que  nous  connaissons  encore  tnoins.  — 
Ainsi,  ceux  à  (jui  on  a  enseigné  que  les  difl'é- 
rentes  espèces  de  substances  avaient  leurs 
formes  substantielles,  distinctes  et  intérieu- 
res, et  que  c'étaient  ces  formes  qui  font  la 
distinction  des  substances  en  leurs  vrais  gen- 
res el  leurs  véritables  espèces,  ontété  encore 
plus  éloignés  du  droit  chemin,  puisque  ))ar 
là  ils  ont  applicjué  leur  esprit  à  de  vaines  re- 
cherches sur  des  formes  substantielles  entiè- 
rement inintelligibles,  et  dont  à  peine  avons- 
nous  (luelque  obscure  ou  confuse  conception 
en  général. 

11.  Parles  idées  que  nous  avons  des  es- 
prits il  paraît  encore  que  c'est  pur  /'essence 
nominale //uc  7J01/S  distinguons  les  espèces.  — 
Que  la  distinction  que  nous  faisons  des  sub- 
stances naturelles  en  espèces  particulières 
consiste  dans  des  essences  nominales  établies 
par  l'esprit,  et  nullement  dans  les  essences 
réelles  qu'on  peut  trouver  dans  les  choses 
mômes,  c'est  ce  (jui  paraît  encore  bien  claire- 
ment [)ai'  les  idées  (jue  nous  avons  des  esprits. 
Car  notre  entendement  n'acquérant  les  idées 
qu  il  attribue  aux  esprits  ([ue  par  les  ré- 
tiexions  qu'il  fait  sur  ses  propres  opérations, 
il  n'a  ou  ne  peut  avoir  d'autre  notion  d'un 
esjJHt  qu'en  attribuant  toutes  les  opérations 
qu'il  trouve  en  lui-même,  à  une  sorte  d'être, 
sans  aucun  égard  à  la  matière.  L'idée  môme 
la  plus  parfaite  que  nous  ayons  de  Dieu  n'est 
qu'une  attribution  des  mômes  idées  simples 
qui  nous  sont  venues  en  rétléchissant  sur  ce 
que  nous  trouvons  en  nous-mêmes,  et  dont 
nous  concevons  que  la  possession  nous  com- 
ii!uni(]ue  plus  de  perfection  que  nous  n'en  au- 
rions si  nous  en  étions  privés  ;  ce  n'est,  dis- 
je,  autre  chose  qu'une  attribution  de  ces 
idées  simples  à  cet  Elre  suprême,  dans  un 
degré  illimité.  Ainsi,  après  avoir  acquis  par 
la  réflexion  que  nous  faisons  sur  nous-mê- 
mes l'idée  d'existence,  de  connaissance,  de 
puissance  et  de  plaisir,  de  chacune  des  |uelle.s 
nous  jugeons  qu'il  vaut  mieux  jouir  que  d'en 
être  privé,  et  que  nous  sommes  d'ai.tant  plus 
heureux  que  nous  les  possédons  dans  un 
plus  haut  degré,  nous  joignons  toutes  ces 
choses  ensemble  en  attachant  l'infinité  à  cha- 
cune en  particulier,  et  par  là  nous  avons  l'i- 
dée con)plexe  d'un  être  éternel,  omniscient, 
tout-puissant,  infiniment  sage  et  infiniment 
lieureux.  Or,  quoiqu'on  nous  dise  qu'il  y  a 
différentes  espèces  d'anges,  nous  ne  savons 
pourtant  comment  nous  en  former  diverses 
idées  spécifiques;  non  que  nous  soyons  ])r6- 
venus  de  la  pensée  qu'il  est  impossible  qu'il 
y  ait  plus  d'une  espèce  d'esprits,  mais  parce 
que,  n'ayant  et  ne  pouvant  avoir  a'autres  idées 
simples,  applicables  à  tels  êtres,  que  ce  peljt 
nombre  que  nous  tirons  de  nous-mêmes  et 
des  actions  de  notre  propre  esprit,  lorsque 
nous  pensons,  que  nous  ressentons  du  plai- 
sir et  que  nous  remuons  différentes  parties 
de  notre  corps,  nous  ne  saurions  autrement 
distinguer  dans  nos  conceptions  différenies 
sortes  d'esprits,  l'une  de  l'autre,  qu'en  leur 
attribuant  dans  un  plus  haut  ou  plus  bas  de- 
gré ces  opérations  et  ces  puissances  que  nous 
trouvons  en  nous-mêmes  :  et  ainsi  nous  ue 


4G5 


LAN 


ï'SYCIIOl.OGTE. 


pouvons  poinl  avoir  des  idées  sptVifiquos  des 
esprils,  qui  soient  lorl  distinctes  ;  Dieu  seul 
excepté,    à  qui  nous  attribuons  la  durée  et 
toutes  ces  autres  idées  dans  un  dei:i;ré  intini, 
au  lieu  que  nous  les   attribuons  aux  autres 
esprits  avec  limitation.  Et  autant  que  je  puis 
concevoir  la  chose,  il  me  semble  (pie  dans 
nos  idées  nous  ne  mettons  aucune  diilérence 
entre  Dieu  et  les  esprits  par  aucun  nombre 
d'idées  simples  que  nous  ayons  de  l'un  et  non 
des  autres,  excejMé  celle  de  l'inlinité.  Comme 
toutes  les  idées  particulières  d'existence,  de 
connaissances,  de  volonté,  de  puissance,  de 
mouvement,  etc.,  procèdent  des  opérations  de 
notre  esprit,  nous  les  attribuons  toutes  à  tou- 
tes sortes  d'esprits,  avec   la  seule  dillorence 
de  dfcgrés  jusqu'au  plus  haut  que  nous  puis- 
sions imaginer,  et  même  jusqu'à  l'infinité, 
lorsque   nous   voulons  nous  foimor,    autant 
qu'il  est  en  notre  pouvoir,  une  idée  du  pre- 
mier être,  qui  cependant  est  toujours  intini- 
ment  plus  éloigné,  par  l'excellence  réelle  de 
sa  nature,  du  plus  élevé  et  du  plus  parfait  de 
tous  les  Etres  créés,    que   le  plus  excellent 
homme,  ou  plutôt  que  l'ange  et  le  séraphin 
le  plus  pur  est    éloi,.;né  de  la  partie  de  ma- 
tière la  plus  contemptible,  et  qui  par  con- 
séquent doit  être  infiniment  au-dessus  de  ce 
que  notre  entendement  borné  peut  concevoir 
de  lui. 

12.  Jl   est  probable  qxiil  y    a  un   nombre 
innombrable  d'espèces  d'cspriis.  —  Il  n'est  ni 
impossible  de  concevoir,  ni  contre  la  raison 
(}u'il  puisse  y  avoir  plusieurs   espèces  d'es- 
jH-its,  autant  ditrérenles  l'une  de  l'autre  par 
des  })ropriétés  distinctes  dont  nous  n'avons 
aucune  idée,  (lue  les  espèces  de  choses  sen- 
sibles sont  distingiiées  l'une  de  l'autre  par 
des  (jualilés  (jue  nous  connaissons  et    que 
nous  y  observons  actuellement.   Sur  ([uoi  il 
me  semble   (|uon  peut  conclure  probable- 
ment de  ce  que  dans  tout  le  monde  visible  et 
corporel  nous  ne  remarquons  aucun    vide, 
(ju'il  devrait  y  avoir  plus  d  espèces  de  croaw- 
les  intelligentes  au-dessus  de  nous  qu'il  n'v 
en  a  de  sensibles  et  de  matérielles  au-dessous. 
En  efl'el.en  commenyant  depuis  nous  jus- 
([u'aux   choses    les  plus   basses,  c'est  une 
descente  qui  se  fait  par  de  fort  petits  degrés, 
et  par  une  suite   continuée  de   choses  qui 
dans  cha(|ue  éloignement  dilTèrent  fort  peu 
J  une  de  l'autre.  Il  y  a  des  poissons  qui  ont 
des  ailes  et  auxquels  l'air  n'est  pas  étranger, 
t.'l  il  y  a  des  oiseaux  qui  habitent  dans  l'eau] 
qui  ont  le  sang  froid  comme  les  poissons,  et 
tlont  la  chair   leur  ressemble  si  fort  par  le 
goût,  qu'on  permet  aux  scrupuleux  d'en  man- 
ger durant  les  jours  maigres.  Il  y  a  des  ani- 
maux qui  approchent  si  fort  de  l'espèce  des 
oiseaux  et  des  quadrupèdes,  qu'ils  tiennent  le 


L.\N 


^86 


milieu  entre  deux.  Les  am|)hibies  tiennent  é 


sa- 


lement des  bêtes  terrestres  et  des  aquatiques 
Les  veaux  marins  vivent  sur  la  terre  et  dans  la 
mer;  et  les  marsouins  ont  le  sang  chaud  et 
les  entrailles  d'un  cochon,  pour  ne  pas  parler 
oe  ce  qu'on  rapporte  des  sirènes  ou  des 
hommes  marins.  Il  y  a  des  bêtes  qui  sem- 
Ment  avoir  autant  de  connaissance  et  <le  raison 
c;ue  quelques  animaux  qu'on  appelle   hom- 


mes, et  il  y  a  une  si  grande  proximité  entre 
les  animaux  et  les  végétaux,  que  si  vous  pre- 
nez le  plus  imparfait  de  l'un  et  le  plus  pariait 
de  l'autre,  à  peine  remarquerez-vous  aucune 
ditlérence   considérable  entre  eux.  Et    ainsi, 
jusqu'à  ce  que  nous  arrivions  aux  plus  bas- 
ses et  moins  organisées  parties  de  matière, 
nous  trouverons  partout    que  les  difl'érentes 
esi)èces  sont  liées  ensemble,  et  ne  diflèrent 
que  par  des    degrés  presque  insensibles.  Et 
lorsque  nous  considérons  la  puissance  et  la 
sagesse  infinie  de  l'auteur  de  toutes  choses, 
nous    avons  sujet  de   penser  que  cest  une 
chose  conforme  à  la  somptueuse  harmonie  de 
l'univers,  et  au  grand  dessein   aussi  bien  qu'à 
la  bonté  infinie  de  ce   souverain  architecte, 
que  les  dill'ércntes  espèces  de  créatures  s'élè- 
vent aussi  peu  à  peu  depuis  nous  vers  son  inli- 
nie  perfection,  comme  nous  voyons  qu'ils  voi.t 
depuis  nous   en  descendant  par  des  degrés 
pres(jue  insensibles.  Et  cela  une   fois  admis 
comme  probable,  nous  avons  raison  de  nous 
persuader  qu'il  y  a  beaucoup  f)lus  d'espèces 
de  créatures  au-dessus  de  nous   qu'il  n'y  en 
a  au-dessous  ;  parce  que  nous  sommes  beau- 
coup {)lus  éloignés  en  degrés  de  perfection 
de  l'être  infini   de  Dieu,  que  du  plus  bas  état 
de  l'être  et  de  ce  qui  ajiproche  le  plus  près 
du  néant.  Cependant  nous  n'avons  nulle  idée 
claire  et  distincte  de  toutes  ces  dillérentes 
espèces,  pour  les  raisons  qui  ont  été  propo- 
sées ci-dessus. 

13.  Il  puraU  par  l'eau  et   par  la  glace  que 
c'est  l'essence    nominale    qui   constilue   l'es- 
pèce. —  Mais,  pour  revenir  aux  espèces   des 
substances  corj.orelles ,    si  je  demandais  à 
quelqu'un  si  la  glace  et  l'eau  s'ont  deux  diver- 
ses espèces  de  choses,  je  ne  doute  pas  (ju'il 
ne  me  répondît  qu'oui,  et  l'on   ne   peut  nier 
qu'il   n'eiU   raison.  Mais  si  un  Anglais  élevé 
à     la    Jamaïque   oij    il     n'aurait     peut-être 
jamais  vu  de  glace  ni  ouï  dire  qu'il  y  eut  rien 
de  pareil  dans  le  monde,  arrivant  en  Angle- 
terre   pendant    l'hiver,   trouvait  l'eau   qu'il 
aurait  mise  sur  le  soir  dans  un  bassin,  gelée 
le  malin  en  gr.-iiide  partie,  et  que,  ne  sadiant 
pas  le  nom  particulier  qu'eWe  a  dans  cet  état, 
il   l'appelât   de  ïeau  durcie,  je  demande  si 
ce  serait  à  son  égard  une   nouvelle  espèce 
différente  de  l'eau,  et  je  crois  qu'on   me  ré- 
pondra que  dans  ce  cas-là  ce  ne  serait  non 
plus  une  nouvelle  esj)èce  à   l'égard   de  cet 
Anglais,  qu'un  suc  de  viande  qui  se  congèle 
quand  il  est  froid  est  une  espèce  distincte  de 
cette  même   gelée  quand  elle  est  chaude  et 
fiuide  ;  ou  que  l'or  liquide  dans  le  creuset  est 
une  espèce  distincte  de  l'or  qui  (;st   en   con- 
sistance dans  les  mains   de  louvrier.  Si  cela 
est  ainsi,  il  est  évident  que  nos  espèces   dis- 
tinctes ne  sont  que  des  amas  diclincts  d'idées 
complexes    auxquels    nous    attachons    des 
noms  distincts.  Il  est  vrai  que  chaciue   sub- 
stance qui   existe  a  sa  constitution  ])ailicu- 
lière,  d'où  dépendent  les  qualités  sensibles  cl 
les  puissances  que  nous  y  remarquons  :  mais 
la  réduction  que  nous  faisons  des  (  hoses  en 
espèces,  qui  n'emporte  autre  chose  que  leur 
arrangement  sous  d(^s   espèces  particulières 
désignées  pa'' cerlains  non;s  dis'incts,   ceUe 


487                 LAN                  DICTIONNAIRE  DE  PIIILOlbOriIIE.  LAN                 i88 

réduclion,  dis-jo,  se  rapporte  uniqueinent  (ni'a|)iès  avoir  formé  d(!S  idées  complexes 
a'ix  idées  que  nous  en  avons  :  el  (juoique  enlieremenl  [tarfaites  des  propriétés  des  cho- 
cela  suflise  pour  les  distinguer  si  bien  par  ses  qui  découleraient  de  leurs  ditrérentes 
des  noms,  que  nous  puissions  en  discourir  essences  réelles,  nous  les  distinguassions  par 
lorsqu'elles  ne  sont  pas  devant  nous,  cepen-  là  en  espèces.  Mais  c'est  encore  ce  qu'on  ne 
dant'si  nous  supposons  que  cette  distinction  saurait  l'aire:  car  comme  l'essence  réelle  nous 
est  fondée  sur  leur  constitution  réelle  et  inlé-  est  inconnue,  il  nous  est  impossible  de  con- 
rieure,  et  que  la  nature  distingue  les  choses  naître  toutes  les  propriétés  (jui  en  dérivent, 
qui  existent  en  autant  d'espèces  par  leurs  et  qui  y  sont  si  intimemel  unies,  que  lune 
essences  réelles,  de  la  môme  manière  que  d'elles  n'y  étant  plus,  nous  puissions  certai- 
nous  les  distinguons  nous-mêmes  en  espèces  nement  conclure  que  cette  essence  n'y  est 
par  telles  et  telles  dénominations,  nous  ris-  pas,  et  que  par  conséquent  la  cliose  n'appar- 
querons  de  tomber  dans  de  glandes méjnises.  tient  point  à  cette  espèce.  Nous  ne  pouvons 
15.  Difficultés  contre  le  sentiment  (/ui  cta-  jamais  connaître  quel  est  précisément  le  nom- 
hlit  un  certain  nombre  déterminé  d'essences  bre  des  propriétés  qui  dépendent  de  l'essence 
réelles.  —  Pour  pouvoii'  distinguer  les  êtres  réelle  de  l'or,  de  sorte  que  l'une  de  ces  pro- 
substantiels en  espèces  selon  la  sui)|)osilion  priétés  venant  à  manquer  dans  tel  ou  tel 
ordinaire  qu'il  y  a  certaines  essoices  ou  sujet,  l'essence  réelle  de  l'or  et  par  consé- 
/'ormes  pr-écises  des  choses,  par  où  tous  les  quent  l'or  ne  fût  point  dans  ce  sujet,  à  moins 
jridividus  existants  sont  distingués  naturelle-  que  nous  ne  connussions  l'essence  de  l'or 
ruent  en  espèces,  voici  des  conditions  qu'il  lui-même,  pour  pouvoir  par  là  déterminer 
faut   rem[»lir  nécessairement.  cette   espèce.  Il  faut  supposer  qu'ici  par  le 

15.  Premièiemenl,  on  doit  être  assuré  que  mot  d'or,  je  désigne  une  pièce  particulière 
la  nature  se  proi)Ose  toujours,  dans  la  i)io-  de  matière  comme  la  dernière  guinée  (150) 
duction  des  choses,  de  les  l'aire  partici[ji^r  à  qui  a  été  frappée  en  Angleterre.  Car  si  ce 
certaines  essences  réglées  et  établies,  qui  mut  était  pris  ici  dans  sa  signillcation  ordi- 
<](Mvent  être  les  modèles  de  toutes  les  choses  naire  pour  l'idée  complexe  que  moi  ou  quel- 
à  produire.  Cela  proposé  ainsi  crûmeiit,  que  autre  appelons  or ,  c'est-à-dire,  j)oup 
connue  on  a  accoutumé  de  faire,  aurait  be-  1  essence  nominale  de  l'or,  ce  serait  un  vrai 
soin  d'une  explication  plus  précise  avant  galimatias;  tant  il  est  difficile  défaire  A^oir 
(pi'on  pût  le  recevoir  avec  un  entier  consen-  la  ditlérente  signification  des  mots  et  leur 
Icraent.  iinperfection,   loisque  nous  ne  pouvons  le 

16.  Il  serait  nécessaire,  en  second  lieu,  de  faire  par  le  secours  même  des  mots, 
savoir  si  la  nature  parvient  toujours  à  cette  20.  De  tout  cela  il  s'ensuit  évidemmont  que 
essence  qu'elle  a  en  vue  dans  la  production  les  distinctions  que  nous  faisons  des  substan- 
des  choses.  Les  naissances  irrégulières  et  ces  en  espèces,  par  différentes  dénominations, 
monstrueuses  qu'on  a  observées  en  différentes  ne  sont  nullement  fondées  sur  leurs  essences 
espèces  d'anmiaux,  nous  donneront  toujours  réelles,  et  que  nous  ne  saurions  prétendre 
sujet  de  douter  de  l'un  de  ces  articles,  ou  de  les  ranger  et  les  réduire  exactement  à  cer- 
tous  les  deux  ensemble.                               ♦  taines  espèces  en  conséquence  de  leurs  dif- 

17.  Il  faut  déterminer,  en  troisième  lieu,  si  férences  essentielles  et  intérieures. 

ces   êtres  que  nous  appelons   des  monstres  21.    Mais  elles  renferment  telle  collection 

sont  réellement  une  espèce  distincte  selon  la  qui  est  signifiée  par  le  nom  que  nous  leur  don- 

nolion  scolaslique  du  mol  d'espèce,  puis-  nous.  —  Mais  puisque  nous  avons  besoin  de 

ou  il  est  certain  que  chaque  chose  qui   existe  termes  généraux,  comme  il  a  été  remarqué 

a  sa  constitution  particulière;  car  nous  trou-  ci-dessus,  quoique  nous  ne  connais.sions  pas 

vous  que  quelques-uns  de  ces  monstres  n'ont  les  essences  réelles  des  choses  ,  tout  ce  que 

que  peu  ou  point  de  ces  qualités  qu'on  sup-  nous  pouvons   faire,   c'est  d'assembler  tel 

pose  résulter  de  l'essence  de   celte  espèce  nombre  d'idées  simples   que  nous  trouvons 

d'où  elles  tirent  leur  origine,  et  à  laquelle  il  par  expérience  unies  ensemble  dans  lescho- 

semble  qu'elles  appartiennent  en  vertu   de  ses  existantes,  et  d'en  faire  une  seule  idée 

leur  naissance.  complexe.  Bien  que  ce  ne  soit  point  là  l'es- 

18.  Il  faut,  en  quatrième  lieu,  que  les  es-  sence  réelle  d'aucune  substance  qui  existe, 
sences  réelles  da  ces  choses  que  nous  distin-  c'est  pourtant  l'essence  spécifique  h  laquelle 
guons  en  espèces  et  auxquelles  nous  donnons  ap|)artient  le  nom  que  nous  avons  attaché  à 
des  noms  après  les  avoir  ainsi  distinguées,  cette  idée  complexe,  de  sorte  qu'on  p.eut 
nous  soient  connues;  c'est-à-dire  que  nous  prendre  l'un  pour  l'autre  ;  par  où  nous  pou- 
devons  en  avoir  des  idées.  Mais  comme  nous  vons  enfin  éprouver  la  vérité  de  ces  essences 
sommes  dans  l'ignorance  sur  ces  quatre  arti-  nominales.  Par  exemple,  il  y  a  des  gens  qui 
des,  les  essences  réelles  des  choses  ne  nous  disent  que  l'étendue  est  l'essence  du'  corps. 
servent  de  rien  à  distinguer  les  substances  en  S'il  est  ainsi,  comme  nous  ne  pouvons  jamais 
espèces.  nous   tromper  en   mettant   l'essence  d'une 

19.  Nos  essences  nominales  des  substances  chose  pour  la  chose  même,  mettons  dans  le 
ne  font  pas  de  parfaites  collections  de  toutes  discours  Vétendue  pour  le  corps,  et  quand 
leurs  propriétés.  —  En  cinquième  lieu,  le  nous  voulons  dire  que  le  corps  se  meut, 
seul  moyen  qu'on  pourrait  imaginer  pour  disons  que  l'étendue  se  meut,  el  voyons  com- 
l'éclaircissement  de  cette  question,  ce  serait  ment  cela'ira.  Quiconque  dirait  qu'une  éten- 

(IdO)  Monnaie  d'or  qui  a   cours  en  AnjjtelL'iri'. 


^^^  LAN  PSYCIIOI.OGIE  i.aN 

due  met  en  mouvement  une  autre  ûlonduo     créatures    rsl   spâirumcmnit 
par   vo.e  dunpuls.on,  montrerait  .ullis.un-     nous  est  absoluf„enrnnpoSbh:-de^;;inôn 

dre,  ]Hiis(]ue   '   "  '     ' 


ment  l'absurdité  d'une  telle  notion.  1 


490 
différente,   il 


1.  L'ssL'tive 


nulle 


d'une  chose  est  m.^"'r-.nnn."rr';,"  '^  ""T"";^  ^"■^-'  l.'^'i^'P'e  nuiic  partie  de  celte  constitu- 
ridée  cS)lexè  '  ?on,m'X,?  r  i  "'''  ^''"''  -°"  '"^^r.eure  n'entre  dans  notre  idée  spéci- 
ûrcerta    '  nom-?    '    -n-  fT  ^''     ^"'""'•"  seulement  nous  avons  raison  de  pen- 

un  certam  nom  .  ot  (km,  les  substances,  ser  que  là  où  les  facultés  ou  la  ligure  exté- 
rieure sont  SI  différentes,  la  constitution  inté- 
rieure n'est  pas  exactement  la  même.  Mais 
c  est  en  vaui  ([ue  nous  rccliorclierions  quelle 
eslladistuiction  que  la  ditlérence  spécilique 
met  dans  la  constitution  réelle  et  intérieure, 
tandis  que  nos  mesures  des  espèces  ne  scl'ont  ' 
comme  elles  sont  à  })réseni,  que  les  idées 
abstraites  que  nous  connaissons,  et  non  la 
conslitulion  intérieure,  qui  ne  fait  point  par- 
tic  de  ces  idées.  La  dill'érenee  de  poil  sur  la 
peau  doit-elle  être  une  marque  d'une  dillé- 
rente   constitution   intérieure    et  spécilique 


un   certain    nom  ;  et 

outre  les  dillérentes   idées   sini|)les    qui   les 
composent,  il  y  a  une  iiJée  confuse  de  subs- 
tance ou  d'un  soutien  inconnu  et  d'une  cause 
de  leur  union,  (|ui  en  îaU  toujours  une    par- 
tie. C  est  pourquoi  l'essence  du  corps  n'est 
pas  la  pure  étendue,  mais  une  chose  étendue 
^(solide  (151);   de  sorte  que   dire  qu'une 
chose  étendue  et  solide  en  remue  ou  pousse 
une  autre,  c'est  autant   que   si  l'on  disait 
qu  uncor()s  remue  ou  pousse  un  autre  corps. 
I-a   première  de  ces  expressions   est  autant 
inte  hgible  que  la  dernière.  De  même,  quand 
on  dit  qu  un  animal  raisonnable  est    caj)able 
de   conversation,   c'est   autant    que    si  l'on 
disait  (junn  homme  en    est  capable.   Mais 
personne  ne  s'avisera  (h;  dire  que  la  raison- 
ita'jiltie  il:r2}  est  capable  de   conversation, 
jarce  qu  elle  ne  constitue  pas  toute  l'essence 
a  laquelle  nous  donnons  le  nom  d'homme. 

2:2.  Les  idées  abstroites  que  nous  formons 
des    substances  sont  les   mesures  des   espèces 
par  rapport  à  nous.  Exemple  dans  l'idée  que 
nous  aïons  de  l'homme.  —  Il  y  a  des  créa- 
tures dans  le    monde    qui  ont    une  forme 
pareille  à  la    nôtre,   mais  qui  sont    velues, 
et  n  ont  point  l'usage  de  la  parole  et  de  la  rai- 
son  11  y  a  parmi  nous  des  indjéciles  (lui  ont 
parloitement  la  même  forme  que  nous,  mais 
qui  sont  destitués  de  raison,  et  quelques-uns 
a  entre  eux  qui  n'ont  point  aussi  l'usage  de  la 
parole.  Il  y  a  des  créatures,  h  ce  qu'on    dit 
qui,  avec  l'usage  de  la  parole,  de  la  raison,' 
et  une  forme  semblable  en  toute  autre  chose 
a  la  nôtre,  ont  des  queues  velues  ;  je   m'en 
rai)porteù  ceux  qui  nous  le  racontent,  mais 
au  moins  ne  parait-il  pas  contradictoire  qu'il 
y  ait  de  telles  créatures.  Il  y  en  a  d'amres 


un  magot,   lors(|u  ils 


j,     .   I  »i  ■   —  •'    ^'     "    vinmiLs      y,^s    i;auvres    iniioiailis.     OUI     S<in's   ni'P  ondro 


entre  un   imbécile  et 

conviennent  d'ailleurs  par  la  forme  cl  par  le 
manque  de  raison  et  de  langage?  Le  défaut 
de  raison  et  de  langage  ne  nous  doit-il  pas 
servir  d'un  s-gne  de  différentes  constituîions 
et  d'espèces  réelles  entre  un  imbécile  et  un 
homme  raisonnable?  Et  ainsi  du  reste,  si  nous 
})rétendons  que  la  distinction  des  espèces  soit 
justement  établie  sur  la  forme  réelle  et  la 
constitution  intérieure  des  choses  .... 


24.  Enfin  il  est  évident  que  c'est  des  col- 
lections que  les  hommes  font  eux-mêmes  des 
qualités  sensibles. qu'ils  comi)osent  les  essen- 
ces des  dilférenles  sortes  Je  substances 
dont  ils  ont  des  idées,  et  ijue  la  piupa.t  ne 
songent  en  aucune  manière  ù  leur  structure 
intérieure  et  réelle,  quand  ils  les  réduisent 
a  telles  ou  telles  espèces  :  moins  encoi-e 
aucun  d'eux  a-t-il  jamais  pensé  à  certaines 
formes  substantielles,  si  vous  en  exceptez 
ceux  qui  dans  ce  seul  endroit  du  monde  ont 
appris  le  langage  de  nos  écoles.  Cependant 
ces  pauvres  ignorants,    qui,  sans  prétendre 


très  dont  les  femelles  en  ont.  Si  l'on  demaiidc 
SI  toutes  ces  créatures  sont  hommes  ou  non 
SI  elles  sont  d*esi)èce  humaine,  il  est  visible 
que  cette  question  se  rapporte  uniquement  à 
i  essence  nominale:  car  entre  ces  créatures-là 
celles  a  qui  convient  la  déliiiition  du  mot 
homme,  ou  l'idée  complexe  signitiée  par  ce 
nom,  sont  hommes:  et  les  autres  ne  le  soi'l 


barrasser  l'esprit  des  formes  substantielles, 
seconlentjnt  de  connaître  les  choses  une  à 
une  par  leurs  qualités  sensibles,  sont  sou- 
vent mieux  instruits  de  leurs  différences, 
peuvent  les  distinguer  plus  exactement  pour 
leur  usage,  et  connaissent  mieux  ce  ([u'on 
l)eut  faire  de  chacune  en  particulier,  ([ue  ces 
docteurs  subtils  qui  s'appli(pient  si  fort  à  en 


point  à  qui  cette  idée  complexe  ne  cÔ;.v.;u  pénS:^?  ^S?      c^K^     ^l'ira^^c  l^u  2 

upr>  â"  ^l'  ;i;'ouTJe'  l'nf .  ""  'r"r  T^r^'  '^  ^"^'^^^  ^'^«^^  de  Vus  caché  t 

cor^s  itution     n\r  Ion  demande  si   la  déplus  essentiel  que  ces  ([ualités sensibles, 

constitution    intérieure   de    ces   dillérentes  que  tout  le  monde  y  peut  voir  sans  peine. 


^lol)  Cesl  ainsi  que  renlondent  les  cuiésiens 
La  chose  que  nous  concevons  étendue  en  lonaueur 
largeur  el  profondeur,  est  ce  que  nous  nommons  un 
corps, âxi  Kol.auid.ns  sa  Physique  {ch^n.%  an   i) 
Lors  donc  que  les  CMnésiens   sonii.-nneni  que  l'é- 
tendue esl  I  essent  e  du  corps,  ils  ne  prétendent  affir- 
mer auire  cliose  de  leienduepar  rapport  au  coros 
que  ce  que  Locke  dil  ailleurs  de  la  solidiié  par  r;m- 
|.orl  au  corps,  que  </e  loules  Us  idées  c'est  celle  nui 
Vmmi  ta  plus  essentielle  el  la  plus  élroHemenl  unie 
^.«  ro,p»         (le  sorte  que  Cesprii  la  reqarde  co,„me 
t»séparablemenl  attachée  au  corps,  oii  qu^il  soil,  el 
de  quelque  uiantere  qu'il  ioil  modifié. 

DicTiONN.  DE  Philosophie,  I 


(132)  On  ricnllé  de  raisonner.  Quoique  (es  sortes 
de  mois  soieiil  inconnus  dans  le  monde,  l'on  doit 
en  permeilrs  l'usage,  ce  me  semble,  dans  un  ou- 
vrage comme  celui-ci.  Je  prends  d'avance  celle 
liberté,  et  je  serai  souvenl  obligé  de  la  prendre  dans 
la  suite  de  ce  travail,  où  l'auteur  n'aiirail  pu 
f.iire  |conn;îire  la  meilleure  partie  de  ses  pen- 
sé.-s,  s'il  u'eùl  invenlé  de  nouveaux  termes  pour 
potivoir  exprimer  des  conceptions  tontes  nouvelles. 
Qui  ne  voit  (jue  je  ne  puis  me  dispenser  de  l'inii- 
ler  en  cela  ?  C'est  une  libellé  (ju'onl  prise  HoliauU, 
le  P.  Malebrancbe,  cl  que  messieurs  de  l'.\ca(!émje 
royale  des  sciences  itrenijcnl  tous  les  jouis. 


431  LAN  OICTTON.NAIRE  DH 

25.  Les  essences  spécifiques  sont  fuites  par 
t'rsprit.  —  Mais,  supposé  que  les  essences 
réelles  des  substances  pussent  ôlre  décou- 
vertes par  ceux  qui  s'appliqueraient  soigneu- 
sement à  cette  recherche,  nous  ne  saurions 
pourtant  croire  raisonnablement  qu'en  ran- 
geant les  choses  sous  des  noms  généraux,  on 
se  soit  réglé  par  ces  constitutions  réelles  et 
intérieures,  ou  par  aucune  autre  chose  que 
par  leurs  apparences  qui  se  présentent  natu- 
rellement ;  i)uisque  dans  tous  les  pays  les 
langues  ont  été  formées  longtemps  avant  les 
sciences.  Ce  ne  sont  pas  des  philosophes, 
des  logiciens  ou  telles  autres  gens,  qui,  après 
s'être  bien  tourmentés  h  ])enser  aux  formes 
et  aux  essences  des  choses,  ont  formé  les 
noms  généraux  qui  sont  en  usage  parmi  les 
diirérentes  nations  :  mais  plutôt  dans  toutes 
les  langues,  la  plupart  de  ces  termes  d'une 
extension  plus  ou  moins  grande  ont  tiré 
leur  origine  et  leur  signification  du  peuple 
ignorant  et  sans  lettres,  (]uia  réduit  les  cho- 
ses à  certaines  espèces,  et  leur  a  donné  des 
noms  en  vertu  des  qualités  sensibles  qu'il  y 
rencontrait,  pour  .pouvoir  les  désigner  aux 
autres  lorsqu'elles  n'étaient  par  présentes, 
soit  qu'ils  eussent  besoin  de  parler  d'une 
espèce,  ou  d'une  seule  chose  en  particu- 
lier. 

26.  C'est  pour  cela  qu'elles  sont  fort  diver- 
ses et  incertaines.—  Puis  donc  qu'il  est  évident 
que  nous  rangeons  les  substances  sous  diffé- 
rentes espèces  et  sous  diverses  dénomina- 
tions selon  leurs  essences  nominales,  cl  non 
selon  leurs  essences  réelles;  ce  qu'il  faut  con- 
sidérer ensuite,  c'est  comment  et  par  qui 
ces  essences  viennent  à  être  faites.  Pour  ce 
qui  est  de  ce  dernier  point,  il  est  visible  que 
c'esll'esprit  qui  est  l'auteur  de  ces  essences, 
et  uon  la  nature  ;  i)arce  que,  si  c'était  un 
ouvrage  de  la  nature,  elles  ne  pourraient  |)oint 
fitresi  ditférenles  en  différentes  i)ersonnes, 
comme  il  est  visible  qu'elles  sont.  Car  si 
nous  [trenons  la  peine  de  l'examiner,  nous 
ne  trouvei'ons  point  que  l'essence  nominale 
d'aucune  espèce  de  substances  soit  la  môme 
dans  tous  les  hommes,  non  pas  môme  celles 
qu'ils  connaissent  de  la  manière  la  plus  in- 
time. Il  ne  serait  peut-être  pas  possible  que 
l'idée  abstraite  à  la([uelle  on  a  donné  le  nom 
d'homme  fût  différente  en  différents  hommes, 
si  elle  était  formée  par  la  nature,  et  qu'à 
l'un  elle  fût  un  animal  raisonnable,  et  à 
l'autre  un  animal  sans  plume,  à  deux  pieds 
avec  de  larges  ongles.  Celui  qui  attache  le 
nom  d'homme  à  une  idée  complexe,  composée 
de  sentiment  et  de  motion  volontaire,  jointe 
à  un  corps  d'une  telle  forme,  a  par  ce  moyen 
une  certaine  essence  de  l'espèce  qu'il  appelle 
Homme  ;  et  celui  qui,  après  un  plus  profond 
examen,  y  ajoute  la  raisonnai) ilité,  a  une 
autre  essence  de  l'espèce  à  laquelle  il  donne 
le  môme  nom  d'homme  ;  de  sorte  qu'à  l'égard 
de  l'un  d'eux,  le  même  individu  sera  par  là 
un  véritable  homme  qui  ne  l'est  point  à 
l'égard  de  l'autre.  Je  ne  pense  pas  qu'il  se 
trouve  à  peine  une  seule  personne  qui  con- 
vienne que  cette  stature  droite,  si  connue, 
sjii  la  différence  essentielle  de  l'espèce  qu'il 


]»1IIL0.S0PIIIE. 


LAN 


492 


désigne  par  le  nom  d'honnne.  Cependant  il 
est  visible  (ju'il  y  a  bien  des  gens  qui  déter- 
minent })lulôt  les  espèces  des  animaux  par 
leur  forme  extérieui  e  que  par  leur  naissance, 
puisqu'on  a  mis  en  question  plus  d'une  fois 
si  certains  fœtus  humains  devaient  être  admis  . 
au  baptême  ou  non,  par  la  seule  raison  que 
leur  configuration  extérieure  différait  de  la 
forme  ordinaire  des  enfants,  sans  qu'on  sût 
s'ils  n'étaient  point  aussi  capables  de  raison 
que  des  enfants  jetés  dans  un  autre  moule, 
donl  il  s'en  trouve  quelques-uns  qui,  quoi(iuc 
d'une  forme  approuvée,  ne  sont  jamais  ca- 
pables de  faire  voir,  durant  toute  leur  vie, 
autant  de  raison  qu'il  en  paraît  dans  un  singi; 
ou  un  éléphant,  et  qui  ne  donnent  jamais 
aucune  marque  d'être  conduits  par  une  Ame 
raisonnable.  D'où  il  paraît  évidemment  que  !a 
forme  extérieure  qu'on  a  seulement  trouvé 
à  dire,  et  non  la  faculté  de  raisonner,  dont 
personne  ne  i)eut  savoir  si  elle  devait  man- 
quer dans  son  temps,  a  été  rendue  essen- 
tielle à  res|>èce  humaine.  Et  dans  ces  occa- 
sions les  théologiens  et  les  jurisconsultes  le>} 
plus  habiles,  sont  obligés  de  renoncer  à  leur 
définition  d'animal  raisonnable,  et  de  mettre 
à  la  i)lacc  quelque  auli-e  essence  de  l'espèce 
humaine.  Ménage  nous  fournit  (Menagiana, 
l.  I,  pag.  278)  l'exemple  d'un  certain  abbé 
de  Saint-Martin  qui  mérite  d'êlre  rapporté 
ici.  «  Quand  cet  abbé  de  Saint-Martin,  dit-il, 
vint  au  monde,  il  avait  si  peu  la  figure  d'un 
homme  qu'il  ressemblait  plutôt  à  un  -monstre. 
On  fut  quelque  temps  à  délibérer  si  on  le 
baptiserait.  Cependant  il  fut  baptisé,  et  on  le 
déclara  homme  par  provision,  »  c'fst-à-dire 
jusqu'à  ce  que  le  temps  eût  fait.connaître  ce 
qu'il  était  :  «  11  était  si  disgracié  de  la  nature 
qu'on  l'a  appelé  toute  sa  vie  l'abbé  Malotron. 
11  était  de  Caen.  »  Voilà  un  enfant  qui  fut 
fort  près  d'être  exclu  de  l'espèce  humaine 
simplement  à  cause  de  sa  forme.  Il  échappa 
à  toute  peine  tel  qu'il  était.;  et  il  est  certain 
qu'une  figure  un  peu  plus  contrefaite  l'en 
aurait  privé  pour  jamais  et  l'aurait  fait  périr 
comme  un  être  qui  ne  devait  point  passer 
pour  un  homme.  Cependant  on  ne  saurait 
donner  aucune  raison  pourquoi  une  Ame 
raisonnable  n'aurait  pu  loger  en  lui,  si  les  traits 
de  son  visage  eussent  été  un  peu  plus  alté- 
rés; pourquoi  un  visage  un  peu  i)lus  long, 
ou  un  nez  plus  plat,  ou  une  bouche  plus 
fendue  n'auraient  pu  subsister,  aussi  bien 
que  le  reste  de  sa  figure  irrégulière,  avec  une 
âme  et  des  qualités  qui  le  rendirent  capable, 
tout  contrefait  qu'il  était,  d'avoir  une  dignité 
dans  l'EglisC' 

27.  Pour  cet  effet,  je  serais  bien  aise  de 
savoir  en  quoi  consistent  les  bornes  précises 
et  invariables  de  cette  espèce.  Il  est  évident 
à  quiconque  prend  la  peine  de  l'examiner, 
que  la  nature  n'a  fait,  ni  établi  rien  de  sem- 
blable parmi  les  hommes.  On  ne  peut  s'em- 
pêcher de  voir  que  l'essence  réelle  de  telle 
ou  telle  sorte  de  substances  nous  est  incon- 
nue ;  et  de  là  vient  que  nous  sommes  si  indé- 
terminés à  l'égard  des  essences  nominales 
que  nousforrnons  nous-mêmes,  que  si  l'on 
interrogeait  diverses  personnes  sur  certains 


m 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


m 


fit'Uis  qui  sont  difformes  en  venant  nu  monde,      complexe  qu'e.iC  soit,  et  en  second  lieu,  que 


pour  savoir  s'ils  les  croient  hommes,  il  est 
hors  de  doute  qu'on  en  recevrait  dilléiiMites 
rt^ponses;  ce  qui  ne  pourrait  arriver  si  les 
ossonces  nominales  par  où  nous  limitons  et 
distinguons  les  espèces  des  substances,  n'é- 


Jes  idées  particulières  ainsi  unies  soient 
exactement  les  mômes,  sans  qu'il  y  en  ait  ni 
plus  ni  moins.  Pour  la  première  de  ces  choses, 
lorsque  l'espi'it  forme  ses  idées  complexes 
des  substances,  il  suit  uniquement  la  nature. 


talent   point  formées  par  les  hommes  avec  et  ne  joint  ensemble  aucunes  idées  qu'il  ne 

quelque  li!)erté,  mais  qu'elles  fussent  exacte-  suppose  unie?  dans  la  nature.  Personne  n'allie 

ment  copiées   d'après   des   bornes   piécises  le    bêlement  d'une  brebis  à   une    tlgure  de 

que  la  nature  eût  établies,  et  par  lesquelles  cheval,  ni  la  couleur  du  plomba  la  pesanteur 

elle    eiit  distingué  toutes  les  substances  en  et  à  la  fixité  de  l'or  pour  en  faire  des  idées 

certaines  espèces.  Qui  voudrait, par  exemple,  com[)lexes  de   quelques    substances  réelles, 

entreprendre  de  déterminer  de  quelle  espèce  à  moins  qu'il  ne  veuille  se  renjplir  la  tête  de 


était  ce  monstre  dont  parle  Licetus  (liv.  i, 
chap.  3),  qui  avait  la  tète  d'un  honune  et  le 
corps  d'un  pourceau,  ou  ces  autres  qui  sur 
des  corps  d'hommes  avaient  des  tôtes  de  bê- 
tes, comme  de  chiens.de  chevaux,  etc.?  Si 
quelqu'une  de  ces  créatures  eût  été  conser- 
vée en  vie  et  eût  pu  parler,  la  dilliculté  au- 
rait été  encore  plus  i,MaiKle.  Si  le  haut  du 
corps  jusqu'au  milieu  eût  été  de  (igure  hu- 
maine, et  que  tout  le  reste  eût  représenté 
un  pourceau,  am-ait-cc  été  un  meurtre  de 
s'en  défaire?  Ou  bien  aurait-il  fallu  consulter 
l'évèque  pour  savoir  si  un  tel  être  était  assez 
homme  pour  devoir  être  présenté  sur  les 
fonts,  ou  non,  comme  j'ai  oui  dire  que  cela 
est  arrivé  en  France  il  y  a  quelques  années 
da.qsun  cas  à  peu  près  send)lable?  Tant  les 
bornes  des  espèces  des  animaux  sont  incer- 
taines par  ra[tport  à  nous,  qui  n'en  pouvons 
juger  (jue  par  les  idées  complexes  que  nous 
rassi.'mblons  nous-mêmes;  et  tant  nous  som- 
nies  éloignés  de  connaître  ceilainement  ce 
que  c'est  qu'un  homme.  Ce  qui  n'empêchera 
peut-être  pas  qu'on  ne  regarde  comme  une 
^ranile  ignorance  d'avoir  aucun  doute  là- 
dessus.  Quoi  qu'il  en  soit,  je  pense  êti-e  en 
d'huit  de  dire  que,  tant  s'en  faut  que  les  bor- 
nes certaines  de  cette  espèce  soient  déternii- 
riées,  et  que  le  nombre  précis  des  idées 
simples  qui  en  constituent  l'essence  nomi- 
nale soit  lixé  et  parfaitement  connu,  qu'on 
peut  encore  former  des  doutes  fort  impor- 
tants sur  cela;  et  je   crois   qu'aucune  détini 


jpli 
clumeres,  et  embarr<<isser  ses  discours  de 
mots  in;nt(illigibles.  Mais  les  hommes  obser- 
vant certiiines  qualités  qui  toujours  existent 
et  sont  unies  ensemble,  en  ont  tiié  des 
copies  d'a|)rès  nature,  et  de  ces  idées  ainsi 
unies  en  ont  formé  leurs  idées  complexes  des 
sub>tances.  Car  encore  que  les  hommes 
puis.sent  faire  telles  idées  complexes  qu'ils 
veulent  et  leur  doiuier  tels  noms  qu'ils  jugent 
à  piopos,  il  faut  pourtant  que  lorsqu'ils 
parlent  des  choses  réellement  existantes, 
ils  conforment  jusqu'à  un  certain  degré  leurs 
idées  aux  choses  dont  ils  veulent  j)ar!er,  s'ils 
souhaitent  d'être  entendus.  Autrement,  le 
langage  des  hommes  serait  tout  à  fait  sem- 
blable h  celui  d(î  Babel,  et  les  mots  dont 
chaipie  particulier  se  servirait,  n'étant  intel- 
ligibles qu'à  lui-même,  ils  ne  seraient  plus 
d'aucun  usage  poui-  la  conversation  et  })oiir 
les  atfairc^s  ordinaires  de  la  vie,  si  les  idées 
qu'ils  désignent  ne  répondaient  en  quelque 
manière  aux  communes  apparences  e*.  oon- 
fojmités  des  substances,  considérées  comme- 
réellement  existaï)tes. 

20.  Quoiqu'elles  soient  fort  imparfaites.  — 
En  second  heu, quoique  l'esprit  de  l'homme, 
en  formant  ses  idées  complexes  des  subs- 
tances, n'en  réunisse  jamais  qui  n'existent 
ou  ne  soient  supposées  exister  ensemble,  et 
qu'ainsi  il  fonde  véritablement  celte  union 
sur  la  nature  même  des  choses,  cependant 
le  nombre  d'idées  qu'il  combine  dépend  de 
la  différente  application,  industrie  ou  fantai- 


tion  qu'on  ait  donnéejusqu'icidu  mot  Aomm?,     sie  de  celui  qui  forme    cette  espèce  de  combi 


ni  aucune  description  qu'on  ait  faite  de  ceth; 
espèce  d'animal,  ne  sont  assez  parfaites  ni 
assez  exactes  pour  contenter  ime  personne 
de  bon  sens  qui  approfondit  un  peu  les 
choses,  moins  encore  pour  être  reçue  avec 
un  consentement  général,  de  sorte  que  par- 
tout les  hommes  voulussent  s'y  tenir  pour 
la  décision  des  cas  concernant  les  produc- 
tions qui  pourraient  arriver,  et  pour  déter 


naison.  En  général  les  hommes  se  contentent 
de  quelque  peu  de  qualités  sensibles  qui  se 
présentent  sans  aucune  peine  ;  et  souvent, 
pour  ne  pas  dire  toujours,  ils  en  omettent 
d'aulres  qui  ne  sont  ni  moins  importante.^, 
ni  moins  fortement  unies  que  celles  qu'ils 
prennent.  Il  y  a  deux  sortes  de  substances 
sensibles  :  l'une  des  corps  organisés  qui  sont 
perpétués  par  semence,  et  dans  ces  subs- 


miner  s'il  faudrait  conserver  ces  j)roductions     tances  la  forme  extérieure  est  la  qualité  sur 


en  vie,  ou  leur  donner  ^a  mort,  leur  accorder 
ou  leur  refuser  le  baptême. 

28.  Les  essences  nominales  des  substances 
ne  sont  pas  formées  si  arbitrairement  que 
celles  des  modes  mixtes.  —  Mais  quoique  ces 
essences  nominales  des  S'jbstances  soient 
formées  par  l'esprit,  elles  ne  sont  j)Ourtant 
pas  formées  si  arbitrairement  que  celles  des 
modes  mixtes.  Pour  faire  une  essence  nomi- 


laquelle  nous  nous  réglons  le  plus,  c'est  la 
partie  la  plus  caractéristique  qui  nous  porte 
à  en  déterminer  l'espèce.  C'est  pourquoi 
dans  les  végétaux  et  dans  les  animaux,  une 
substance  étendue  et  solide  d'une  telle  ou 
telle  figure  sert  ordinairement  à  cela  :  car 
quelque  estime  que  certaines  gens  fassent 
de  la  délinition  d'animal  raisonnable  pour 
désigner  l'homme,   cependant    si  l'on  tiou^ 


nale  il  faut  premièrement  que  les  idées  dont  vait  une  créature  qui  eût  la  faculté  de  parler 
elle  est  composée  aient  une  telle  union,  et  l'usage  de  la  raison,  mais  qui  ne  partici- 
qu'elles  ne  forment    qu'une  idée,  quelque     ])ût  point  à  la  figure  ordinaire  de  l'hommu. 


495 


LAN 


DICTIONNAIRE  Dlî  T'UILOSOPillE. 


LAN 


m 


ellt»  aurait  beau  ôtre  un  animal  raisonn(iljl(>, 
i'uii  aurait,  jo  crois,  bien  de  la  peine  h  la 
reconnaître  pour  un  homme.  Et  si  l'Anesse  de 
Balaam  eût  discouru  toute  sa  vie  aussi  rai- 
sonnablement qu'elle  fil  une  fois  avec  son 
maître,  je  doute  que  personne  l'eût  jugée 
digne  du  nom  d'homme  ou  reconnue  de  la 
n'iême  espèce  que  lui-raôme.  Comme  c'est 
sur  la  figure  qu'on  se  règle  le  plus  souvent 
pourd6t(Mminer  l'espèce  des  végétaux  et  des 
animaux,  de  même  à  l'égard  de  la  plu[)art 
des  corps  qui  ne  sont  pas  produits  |)ar  se- 
mence, c'est  à  la  couleur  qu'on  s'attaclie  le 
j)lus.  Ainsi,  là  où  nous  trouvons  la  couleur  de 
l'or,  nous  sommes  [)ortés  à  nous  figurer  que 
toutes  les  auti-es  qualités  comprises  dans 
notre  idée  complexes  y  sont  aussi;  de  sorte 
que  nous  prenons  communément  ces  deux 
qualités  qui  se  présentent  d'abord  à  nous,  la 


que  les  formes  dont  on  a  tant  parlé  dans  les 
écoles,  ne  sont  que  +'le  jnires  chimères  qui  ne 
servent  en  aucune  manière  h  nous  faire  entrer 
dans  la  connaissance  de  la  nature  spécificjue 
des  choses.  Et  (jui  considérera  combien  il 
s'en  faut  que  les  noms  des  substances  aient 
des  significations  sur  lesciuelles  tous  ceut 
qui  les  emploient  soient  jjarfaitement  d'ac- 
cord, aura  sujet  d'en  conclure,  qu'encore 
qu'on  suppose  (jue  toutes  les  essences  nomi- 
nales des  substances  soient  copiées  d'a{)rès 
nature,  elles  sont  pourtant  toutes  ou  la  plu- 
part très-imparfaites,  puisque  l'amas  de  ces 
idées  complexes  est  fort  différent  en  diffé- 
rentes personnes,  et  qu'ainsi  ces  bornes  des 
espèces  sont  telles  qu'elles  sont  établies  par 
les  hommes,  et  non  par  la  nature,  si  tant  est 
qu'il  y  ait  dans  la  nature  de  telles  bornes 
fixes  et  délei-minées.  Il  est  vrai  que  plusieurs 


li^'ure  et  la  couleur,  pour  des  idées  si  propres     substances  particulières  sont  formées  de  telle 


h  désigner  différentes  espèces,  que,  voyant 
un  bon  tableau,  nous  disons  aussitôt.  C'est 
lin  lion,  c'est  une  rose,  c'est  une  coupe  d'or 
t>u  (l'argent  ;  et  cela  seulement  à  cause  des 
diverses  figures  et  couleurs  représentées  à 
l'œil  par  le  moyen  du  pinceau. 


sorte  par  la  nature,  quelles  ont  de  la  ressem- 
blance et  de  la  conformité  entre  elles,  et  que 
c'est  ]h  un  fondement  sufiisantpour  les  ranger 
sous  certaines  espèces.  Mais  cette  réduction 
que  nous  faisons  des  choses  en  espèces  dé- 
terminées, n'étant  destinées  qu'à  leur  donner 


30.  Elles  peuvent  pourtant  servir  pour  ta      des  noms  généraux  et  à  les  comprendre  sous 


conversation  ordinaire.  —  Mais  quoique  cela 
soit  assez  propre  à  donner  des  conceptions 
grossières  et  confuses  des  choses,  et  à  four- 
nir des  expressions  et  des  pensées  inexactes , 
cependant  il  s'en  faut  bien  que  les  hommes 
conviennent  du  nombre  précis  des  idées  sim- 
ples ou  des  qualités  qui  appartiennent  à  une 
(elle  espèce  de  choses  et  qui  sont  désignées 
par  le  nom  qu'on  lui  donne.  Et  il  n'y  a  pas 
sujet  d'en  être  surpris,  puisqu'il  faut  beau- 
coup de  temps,  de  peine,  d'adresse,  une 
exacte  recherche  et  un  long  examen  pour 
trouver  quelles  sont  ces  idées  simples  qui 
sont  constamment  et  inséparablement  unies 
dans  la  nature,  qui  se  rencontrent  toujours 
ensemble  dans  le  même  sujet,  et  combien  il 
y  en  a.  La  plupart  des  hommes  n'ayant  ni  le 
temps  ni  l'inclination  ou  l'adresse  qu'il  faut 
pourporter  sur  cela  leurs  vuesjusqu'àquelque 
degré  tant  soit  peu  raisonnable,  se  contentent 
de  la  connaissance  de  quelques  apparences 
communes,  extérieures  et  en  fort  petit  nom- 
bre, par  oii  ils  puissent  les  distinguer  aisé- 
ment, et  les  réduire  à  certaifies  espèces  pour 
l'usage  ordinaire  de  la  vie  ;  et  ainsi,  sans  un 
plus  ample  examen,   ils  leur  donnent  des 


ces  noms,  je  ne  saurais  voir  comment  en 
vertu  de  cette  réduction  on  peut  dire  propre- 
ment que  la  nature  fixe  les  bornes  des  espèces 
des  choses.  Ou  si  elle  le  fait,  il  est  du  moins 
visible  que  les  limites  que  nous  assignons 
aux  espèces  ne  sont  pas  exactement  con- 
formes à  celles  qui  ont  été  établies  par  la 
nature.  Car  dans  le  besoin  que  nous  avons 
de  noms  généraux  pour  l'usage  présent,  nous 
ne  nous  mettons  point  en  peine  de  découvrir 
j)arfailement  toutes  ces  qualités,  qui  nous 
feraient  njieux  connaître  leurs  différences  et 
leurs  conformités  les  plus  essentielles:  mais 
nous  les  distinguons  nous-mêmes  en  espèces, 
en  vertu  de  certaines  apparences  qui  frappent 
les  yeux  de  tout  le  monde,  afin  de  pouvoir 
par  des  noms  généraux  communiquer  plus 
aisément  aux  autres  ce  que  nous  en  pensons. 
Car  comme  nous  ne  connaissons  aucune  subs- 
tance que  par  le  moyen  des  idées  simples 
qui  y  sont  unies,  et  que  nous  observons  ])lu- 
sieurs  choses  particulières  qui  conviennent 
avec  d'autres  par  plusieurs  de  ces  idées  sim- 
ples, nous  formons  de  cet  amas  d'idées  notre 
idée  spécifique,  et  lui  donnons  un  nom  gé- 
néral, afin  que  lorsque  nous  voulons  enre- 


noms,  ou  se  servent,  pour  les  désigner,  des     gistrer,  pour  ainsi  dire,  nos  propres  pensées. 


noms  qui  sont  déjà  en  usage.  Or,  quoique 
dans  la  conversation  ordinaire  ces  noms  pas- 
sent assez  aisémentpour  des  signes  de  quelque 
peu  de  qualités  communes  qui  coexistent 
ensemble,  il  s'en  faut  pourtant  beaucoup  que 
ces  noms  comprennent  dans  une  signification 
déterminée  un  nombre  précis  d'idées  simples, 
et  encore  moins  toutes  celles  qui  sont  réelle- 
ment unies  dans  la  nature.   Malgré  tout  le 


et  discourir  avec  les  autres  hommes,  nous 
puissions  désigner  par  un  son  couit  tous  les 
individus  qui  conviennent  dans  cette  idée 
complexe,  sans  faire  une  énumération  des 
idées  simples  dont  elle  est  composée,  pour 
éviter  par  là  de  perdre  du  temps  et  d'user  nos 
poumons  à  fau'e  de  vaines  et  ennuyeuses 
descriptions  ;  ce  que  nous  voyons  que  sont 
obligés  de  faire  tous  ceux  qui  veulent  parlei- 


bruit  ([u'on  a  fait  sur  le  genre  et  l'espèce,  et      de  quelque  nouvelle  espèce   de  choses  qui 
lïialgré  tant  de  discours  qu'on  a  débités  sur     n'ont  point  encore  de  nom 


les  dilférences  spécifiques,  quiconque  con- 
sidérera combien  peu  de  mots  il  y  a  dont 
îious  ayons  des  définitions  fixes  et  déter- 
minées, sera  sans  doute  en  droit  de  penser 


31.  Les  essences  des  espèces  sont  fort  diffé- 
rentes sous  unmêmc  nom. —  Mais  quoique  ces 
espèces  de  substances  puissent  assez  bien 
passer  dans  la  conversation  ordinaire,  il  est 


437 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


49S 


évident  que  l'idée  complexe  dans  laquelle  on  nom  de  mêlai.  D'où  il  paraît  évidemmenl, 
remarque  que  plusieui'S  individus  cou-  que,  lorsque  les  hommes  forment  leurs  idées 
viennent,  est  formée  différemment  par  diffé-      génc'rùjues  des  substances,  ils  ne  suivent  pati 


renies  personnes,  plus  exactement  par  les 
uns,  et  moins  exactement  par  les  autres,  quel- 
ques-uns y  comprenant  un  plus  grand,  et 
d'autres  un  plus  petit  nombre  de  qualités  ; 
ce  qui  montre  visiblement  que  c'est  un  ou- 
vrage de  l'esprit.  Un  jaune  éclatant  constiiue 
l'or  à  l'égard  des  enfants,  d'autres  y  ajoutent 
la  pesanteur,  la  malléabilité  et  la  fusibilité, 
et  d'autres  encore,  d'autres  qualités  qu'ils 
trouvent  aussi  constamment  jointes  à  cette 
couleur  jaune  que  sa  pesanteur  ou  sa  fusi- 
bilité. Car  parmi  toutes  ces  qualités  et  autres 


exactement  les  modèles  qui  leur  sont  pro- 
posés par  la  nature  ;  puisqu'on  ne  saurait 
trouver  aucun  corps  qui  renferme  simplement 
la  malléabilité  et  la  fusibilité  sans  d'autres 
qualités  qui  en  soient  aussi  inséparables  que 
celles-là.  Mais  comme  les  hommes,  en  for- 
mant leurs  idées  générales,  cherchent  plutôt 
la  conmiodilé  du  langage  et  le  moyen  de 
s'exprimer  promptement ,  par  des  signes 
courts  et  d'une  certaine  étendue,  que  de  dé- 
couvrir la  vraie  et  précise  nature  des  choses, 
telles  qu'elles  sont  en  elles-mêmes,  ils  se 


semblables,  l'une  a  autant  de  droit  que  l'autre  sont  ])rincipalement  proposé,  dans  la  forma- 

de   foire  partie  de   l'idée  complexe  de  cette  tion  de  leurs  idées  abstraites,  cette  tin,  qui 

substance,  oh  elles  sont  toutes  réunies  en-  consiste  à  faire  provision  de  noms  généraux, 

s  unb'e.  C'est  pourquoi  didérentes  personnes,  «U  de  difl'érente  étendue.   De  sorte  que  dans 


omettant  dans  ce  sujet,  ou  y  taisant  entrer 
plusieurs  idées  simples,  selon  leurs  ditfé- 
r^Mite  a[)plication  ou  adresse  à  l'examiner,  se 
font  par  là  diverses  essences  de  l'or,  les- 
quelles doivent  être,  par  conséquent,  uno 
production  de  leur  esprit,  et  non  de  la  nature. 
32.  Plus  nos  idées  sont  générales,  plus  elles 
sunt  incumjjlètes.  —  Si  le  nombre  des  idées 
sim[)!es  (|ui  conq»osent  l'essence  nominale  de 
la  plus  basse  espèce,  ou  la  première  dislri- 


cette  matière  des  genres  et  des  espèces,  lo 
genre  ou  l'idée  la  plus  étendue  n'est  autro 
chose  qu'une  conception  partiale  de  ce  qui  esi 
dans  les  espèces,  et  l'espèce  n'est  auti-e  chos'», 
(ju'une  idée  partiale  de  ce  qui  est  dans  chaCjMo 
individu.  Si  donc  ([uelqu'un  s'imagine  qu  un 
homme,  un  cheval,  un  animal,  une  plante-, 
etc.,  sont  distingués  par  des  essences  réelles- 
formées  par  la  nature,  il  doit  se  figurer  la  na- 
ture bien  libérale  de  ces  essences  réelles,  si 


bulion  des  individus  en  espèces,  dépend  de  elle  en  produit  une  pour  le  corps,  une  autre 
resi)rit  de  l'homme  qui  assemble  diversement  pour  l'animal,  et  l'autre  pour  un  cheval,  el 
ces  iilées,  i!  est  bien  plus  évident  qu'il  en  est  qu'il  conmiunique  libéralement  toutes  ces 
de  même  dans  les  classes  les  plus  étendues  essences  à  Bncéphale.  Mais  si  nous  considé- 
qu'on  a()pelle  genres  en  terme  de  logique,  rons  exactement  ce  qui  arrive  dans  la  fornia- 
En  elfel,  ce  ne  sont  que  des  idées  qu'on  rend  tiun  de  tous  ces  genres  et  de  toutes  ces  espe- 
imparfaites  à  dessein  ;  car  qui  ne  voit  du  ces,  nous  trouverons  qu'û  ne  fait  rien  de  nou- 
nreujier  coup  d'œil  que  diverses  ([ualités  que  veau,  mais  que  ces  genres  et  ces  espèces  ne 
l'on  peut  trouver  clans  les  choses  mêmes,  sont  autre  chose  que  des  signes  plus  ou  moins 
sont  exclues  exprès  des  idées  génériques?  étendus,  par  où  nous  pouvons  exprimer  en- 
Comme  l'esprit,  pour  former  des  idées  gêné-  i)eu  de  mots  un  grand  nombre  de  choses  nar- 
râtes qui  puissent  comprendre  divers  êtres  ticulières,  en  tant  qu'elles  conviennent  datiti 
particuliers,  en  exclut  le  temps,  le  lieu  et  les  des  conceptions  plus  ou  moins  générales  que 
aulies  circonstances  qui  ne  peuvent  êU'e  corn-  nous  avons  formées  dans  cette  vue.  Et  dans- 
niunes  à  plusieurs  individus  ;  ainsi,  pour  foi-  tout  cela  nous  pouvons  observer  que  le  terme 
mer  des  idées  encore  plus  généi-ales,  et  qui  le  plus  général  est  toujours  le  nom  d'une 
comprennent  dilférentes  espèces,  l'esprit  en  idée  moins  complexe,  et  que  chaque  genre 


exclut  les  qualités  qui  distinguent  ces  espèces 
les  unes  des  autres,  et  ne  renferme  dans  cette 
nouvelle  combinaison  d'idées  que  celles  qui 
sont  communes  à  différentes  espèces.  La  même 
commodité  (jui  a  porté  les  hommes  à  désigner 


n'est  qu'une  conception  partiale  de  respèc(i 
qu'il  comprend  sous  lui.  De  sorte  que  si  ces 
idées  générales  et  abstraites  i)assenl  pour 
complètes,  ce  ne  peut  être  ([ue  par  rapport 
à  une  certaine  relation  établie  entre  elles  el 


par  un  seul  nom  les  diverses  pièces  de  cette     certains  noms  qu'on  emploie  pour  les  dési- 
niatière  jaune  qui  vient  de  la  Guinée   ou  du     gner,  et  non  à  l'égard   d'aucune  chose  cîxis- 


Pérou,  les  engage  aussi  à  inventer  un  seul 
nom  qui  puisse  comprendre  l'or,  l'argent  et 
quelques  autres  corps  de  différentes  sortes: 
ce  qu'on  fait  en  omettan-t  les  qualités  qui 
iom  particulières  à  chaque  espèce,   el  rete- 


lante,  en  tant  que  formée  par  la  nature. 

33.  Tout  cela  est  adapté  à  la  fin  du  langage. 
—  Ceci  est  adapté  à  la  véritable  fin  du  langage, 
qui  doit  être  de  connnuniquer  nos  notions 
l)ar  le  chemin  le  plus  court  et  le  plus  facile 


liant  une  idée  coruplexe,  formée  de  celles  qui  qu'on  puisse  trouver.  Car  par  ce  moyiiu,  celui 

sont  communes  à  toutes  ces   espèces.   Ainsi  qui  veut  discourir  des  choses  en  tant  ([u'elles 

le  nom  de  métal  leur  étant  assigné,  voilà  un  conviennent  dans  l'idée  complexe  d'étendue 

genre  établi,  dont  l'essence  n'est  autre  chose  et  de  solidité,  n'a  besoin  que  du  mot  de  corps 

qu'une  idée  abstraite  (jui,  contenant   seule-  pour  désigner  tout  cela.  Celui  qui  à  des  idées 

ment  la  malléabilité  el  la  fusibilité  avec  cer-  en   veut  joindre  d'autres  signifiées  par  les. 

tains  degrés   de   pesanteur  el  de  fixité,   en  mots  de  vie,  de  sentiment  el  de  mouvement 

quoi  quelques   corps  de  différentes  espèces  spontané,   n'a  besoin  ({ue  d'employer  le  mol 

cnnvienncnt,   laisse   à  part  la  couleur  et  les  d'animal  pour  signider  tout  ce  qui  participe 

autres  ([ualités  particulières  à  l'or,  à  l'argent  el  à  ces  idées;   el  celui  qui  a  formé  une  idée 

aui  autres  sortes  de  cor])s  corai)ri3es  sous  le  complexe  d'un  corps  accompagné  de  vie,  da 


499 


LAI^T 


DICTIONNAÏUE  DE  PlIlLOSUl'IllE. 


LAN 


5^0 


sentiinenl  eltte  mouvement,  auquel  est  jointe 
)a  faculté  de  raisonner  avec  ane  cei'taiue 
ligure,  n'a  besoin  que  de  ce  petit  mot  homme 
pour  exprimer  toutes  les  idées  particulières 
qui  répondent  à  cette  idée  complexe.  Tel  est 
le  véritable  usage  du  genre  et  de  l'espèce,  et 
c'est  ce  que  les  hommes  font,  sans  songer  en 
aucune  manière  aux  essences  l'éctles,  ou  formes 
substantielles,  qui  ne  font  point  partie  de  nos 
coimaissances  quand  nous  pensons  à  ces 
choses,  ni  de  la  signification  des  mots  dont 
nous  nous  servons  en  nous  entretenant  avec 
les  autres  hommes. 

34.  Exemple  dans  les  cassioicari/$.  —  Si  je 
veux  parler  à  quelqu'un  d'une  espèce  d'oi- 
seaux que  j'ai  vus  depuis  peu  dans  le  parc  de 
Saint-James,  de  trois  ou  (juatre  pieds  de 
haut,  dont  la  peau  est  couverte  de  quelque 
nhose  qui  tient  le  milieu  entre  la  plume  et 
le  poil,  d'un  brun  obscur,  sans  ailes,  mais 
qui  au  lieu  d'ailes  a  deux,  ou  trois  petites 
branches  semblables  à  des  branches  de  genêt 
qui  lui  descendent  au  bas  du  corps,  avec  de 
longues  et  grosses  jambes ,  des  pieds  armés 
seulement  de  trois  griffes,  et  sans  queue,  je 
dois  faii-e  celle  description  par  où  je  puis  me 
faire  entendre  aux  autres.  Mais  (juand  on 
m'a  dit  que  cassiowary  {casoftr),es\  le  nom  de 
cet  animal,  je  puis  alors  me  servir  de  ce  mot 
j)our  désigner  dans  le  discours  toutes  mes 
idées  complexes  comprises  dans  la  descrip- 
tion qu'on  vient  de  voir,  quoi(iu'en  veitude 
ce  mot,  qui  est  présentement  devenu  un  nom 
spécifique,  je  ne  connaisse  pas  mieux  la 
constitution  ou  l'essence  réelle  de  cette  sorte 
d'animaux  que  je  la  connaissais  auparavant , 
et  que  selon  toutes  les  apparences  j'eusse 
autant  de  connaissance  de  la  nature  de  cette 
espèce  d'oiseaux  avant  que  d'en  avoir  appris 
le  nom,  que  plusieurs  Français  en  ont  des 
cygnes  ou  des  hérons,  qui  sont  des  noms  spe- 
cifiçiues  ,  fort  connus  ,  de  certaines  sortes 
d'oiseaux  assez  communs  en  France. 

35.  Ce  sont  les  hommes  qui  déterminent  les 
espèces  des  choses.  —  11  pai'aît  par  ce  que  je 
y'iensde  àive,quece  sont  les  hommes  qui  forment 
les  espèces  des  choses.  Car  comme  ce  ne  sont 
que  les  différentes  essences  qui  constituent 
les  différentes  espèces,  il  est  évident  que  ceux 
qui  forment  ces  idées  abstraites  qui  consti- 
tuent les  essences  nominales ,  forment  par 
même  moyen  les  espèces.  Si  l'on  trouvait  un 
corps  (jui  eût  toutes  les  autres  qualités  de  l'or, 
excepté  la  malléabilité  ,  on  mettrait  sans 
doute  en  question  s'il  serait  de  l'or  ou  non, 
c'est-à-dire  s'il  serait  de  cette  espèce.  Et  cela 
ne  pourrait  être  déterminé  que  par  l'idée 
abstraite  à  laiiuelle  chacun  en  particulier 
attache  le  nom  ù'or,  en  sorte  que  ce  corps 
là  serait  de  véritable  or,  et  appartiendrait  à 
cotte  espèce  par  rapport  à  celui  qui  ne  ren- 
ferme pas  la  malléabilité  dans  l'essence  no- 
minale qu'il  désigne  par  le  mol  d'or;  et  au 
♦  ontraire  il  ne  serait  pas  de  l'or  véritable  ou 
de  cette  espèce  à  l'égard  de  celui  qui  ren- 
ferme la  malléabilité  dans  l'idée  spécifique 
qu'il  a  de  l'or.  Qui  est-ce  ,  je  vous  prie,  qui 
lait  ces  diverses  e5[)èccs,  même  sous  un  seul 
et  même  nom,  sinon  ceux  qui  forment  deux 


dilférentes  idées  abstraites,  qui  ne  sont  pas 
exactement  composées  de  la  même  collection 
de  qualités?  El  qu'on  ne  dise  pas  que  c'est 
une  pure  su|)positi()n  d'imaginer  qu'il  puisse 
exister  un  corps,  dans  letjuel,  exce|)lé  la  mal- 
léabilité, l'on  puisse  trouver  les  autres  qua- 
lités ordinaires  de  l'or;  puisqu'il  est  certain 
que  l'or  lui-môme  est  quelquefois  si  aigre 
(  comme  parlent  les  artisans)  qu'il  ne  peut 
non  plus  résister  au  marteau  que  le  vetre.  Ce 
que  nous  avons  dit  que  l'un  renferme  la  mal- 
léabilité dans  l'idée  complexe  à  latiuelle  il 
attache  le  nom  d'or,  et  que  l'autre  l'omet,  on 
peut  le  dire  de  sa  pesanteur  particulière,  de 
sa  fixité  et  de  plusieurs  autres  semblables 
qualités  ;  car  quoi  que  ce  soil  qu'on  exclue 
ou  qu'on  admette,  c'est  toujours  l'idée  com- 
plexe à  laquelle  le  nom  est  attaché  qui  cons- 
titue l'espèce  ;  et  dès  là  qu'une  portion  par- 
ticulière de  matière  répond  à  cette  idée,  le 
nom  de  l'espèce  lui  convient  véritablement , 
et  elle  est  de  cette  espèce  ;  c'est  de  l'or  vé- 
l'itable,  c'est  un  parfait  métal.  Il  est  visible 
que  cette  détermination  des  espèces  dépend 
de  l'esprit  de  l'homme  qui  forme  telle  idée 
complexe. 

36.  La  nature  fait  la  ressemblances  des 
choses.  —  Voici  donc  en  un  mot  tout  le 
mystère.  La  nature  produit  plusieurs  choses 
particulières  qui  conviennent  entre  elles  en 
plusieurs  qualités  sensibles,  et  probablement 
aussi  par  leur  forme  et  constitution  inté- 
rieure :  mais  ce  n'est  pas  celte  essence  réelle 
qui  les  distingue  en  espèces  ;  ce  sont  les 
hommes,  qui  prenant  occasion  des  qualités 
qu'ils  trouvent  unies  dans  les  choses  parti- 
culières, auxquelles  ils  remarquent  que  plu- 
sieurs individus  participent  également ,  les 
réduisent  en  espèces  par  rapport  aux  noms 
qu'ils  leur  donnent,  afin  d'avoir  la  commo- 
dité de  se  servir  de  signes  d'une  certaine 
étendue,  sous  lesquels  les  individus  viennent 
à  être  rangés  comme  sous  autant  d'étendards, 
selon  qu'ils  sont  conformes  à  telle  ou  telle 
idée  abstraite  :  de  sorte  que  celui-ci  esl  du 
régiment  bleu,  celui-là  du  régiment  rouge  ; 
ceci  est  un  homme,  cela  un  singe  :  c'est  là  , 
dis-je,  à  quoi  se  réduit,  à  mon  avis,  tout  ce 
qui  concerne  le  genre  et  l'espèce. 

37.  Je  ne  dis  pas  que  dans  la  constante 
)roduction  des  êtres  particuliers  ,  la  nature 
es  fasse  toujours  nouveaux  et  difl'érents.  Elle 

les  fait,  au  contraire  ,  fort  semblables  l'un  à 
l'autre;  ce  qui,  je  crois,  n'empêche  pourtant 
pas  qu'il  ne  soit  vrai  que  les  bornes  des  es- 
pèces sont  établies  par  les  hommes  ,  puisque 
les  essences  de^  espèces  qu'on  distingue  par 
différents  noms  sont  formées  par  les  hommes, 
comme  il  a  été  prouvé,  et  qu'elles  sont  rare- 
ment conformes  à  la  nature  intérieure  des 
choses  d'otj  elles  sont  déduites.  Et  par  con- 
séquent nous  pouvons  dire  avec  vérité  que 
cette  réduction  des  choses,  en  certaines  es- 
pèces, est  l'ouvrage  de  l'iionmie. 

38.  Chaque  idée  abstraite  est  une  essence.-^ 
Une  chose  qui,  je  m'assure,  paraîtra  fort 
étrange  dans  cette  doctrine,  c'est  qu'il  sui- 
vra de  ce  f|u'on  vient  de  dire,  que  chaque 
idée   ubiilrailc  qui  a  un  certain  nom    forme 


501  LAN 

une  espèce  distincte.  Mais  que  fauo  à  cela,  si 
la  vérité  le  veut  ainsi? '\ir  il  faut  que  cela 
reste  de  celte  manière,  jusqu'à  ce  que  ciuel- 
qu'un  nous  puisse  montrcf  les  espèces  des 
choses,  limitées  et  distinguées  i)ar  quel- 
(jue  autre  marque,  cl  nous  faire  voir  que  les 
termes  généraux  ne  signitient  pas  nos  idées 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


502 


que  ce  nom  ne  comprend  pas  différentes  es- 
f)èces  sous  lui  en  (lualilé  de  terme  générique, 
il  n'y  a  entre  elles  ni  différence  essentielle, 
ni  spécilîque.  Mais  si  quelqu'un  veut  faire  do 
plus  petites  divisions  fondées  sur  les  di-ffé- 
rences  qu'il  connaît  dans  la  configuration 
intérieure  des  montres  ,  et  donner  des  noms 
abstraites ,  mais  quelque  chose  qui  en  est  à  ces  idées  complexes,  formées  sur  ces  pré- 
différent. Je  voudrais  bien  savoir  pourquoi  cisions ,  il  peut  le  faire;  et  en  ce  cas-là  ce 
un  bichon  et  un  lévrier  ne  sont  pas  des  es-  seront  tout  autant  de  nouvelles  espèces  à 
pèces  aussi  distinctes  qu'un  épagneul  et  un  l'égard  de  ceux  qui  ont  ces  idées  et  qui  leur 
éléphant.  Nous  n'avons  pas  autrement  l'idée     assignent  des  noms  particuliers  :  de  sorte 


qu'en  vertu  de  ces  différences  ils  peuvent 
distinguer  les  montres  en  toutes  ces  diverses 
espèces  ;  et  alors  le  mot  de  montre  sera  un 
terme  générique.  Cependant  ce  ne  seraient 
pas  des  espèces  distinctes  par  rapport  à  des 
gens  qui  n'étant  point  horlogers  ignoreraient 
la  composition  intérieure  des  montres,  et 
n'en  auraient  point  d'autre  idée  que  comme 
d'une  machine  d'une  certaine  forme  exté- 
rieure, d'une  telle  grosseur,  qui  marqiie  les 
heures  par  le  moyen  d'une  aiguille.  Tous  ces 
autres  noms  ne  seraient  à  leur  égard  qu'au- 
tant de  termes  synonymes  pour  exprimer  la 
même  idée,  et  ne  signifieraient  auti'e  chose 
uu'une  montre.  11  en  est  justement  de  même 
dans  les  choses  naturelles.  Il  n'y  a  personne, 
je  m'assure ,  (jui  doute  que  les  loues  ou  les 
ressorts  (si j'ose  m'exprimer  ainsi)  qui  agis- 
sent intérieurement  dans  un  honnue  raison- 
nable et  dans  un  imbécile  ne  soient  différents, 
de  môme  qu'il  y  a  de  la  différence  entre  la 
forme  d'un  singe  et  celle  d'un  imbécile. 
Mais  de  savoir  si  l'une  de  ces  diil'érences,  ou 
toutes  deux  sont  essentielles  ou  spécih(iues, 
nous  ne  saurions  le  connaître  (pie  par  la 
conformité  ou  non  conformité  (ju'iin  imbé- 
cile et  un  singe  ont  avec  l'idée  conq)lexe  qui 
est  signifiée  par  le  mot  homme  ;  car  c'est 
unicpiement  par  là  qu'on  peut  déterminer  si 
l'un  de  ces  êtres  est  homme:  s'ils  le  sont  tous 
deux,  ou  s'ils  ne  le  sont  ni  l'un  ni  l'autre. 
40.  Les  espèces  des  choses  artificielles  sont 
qu'elles  ne  sont  qu'une  espèce  par  rapport  à  moins  confuses  que  celles  des  naturelles. — 11  est 
l'horloger,  tandis  qu'il  n'a  riu'un  seul  nom  aisé  de  voir  par  tout  ce  que  nous  venons  de 
pour  les  désigner.  Car  qu'est-ce  qui  sullit  dire,  la  raison  pourtjuoi  dans  les  espèces  de 
dans  la  disposition  intérieure  pour  faire  une  choses  artificielles  il  y  a  en  général  moins  do 
nouvelle  espèce?  11  y  a  des  montres  à  ({uatre  confusion  et  d'incertitude  (|ue  dans  celles  des 
roues,  et  d'autres  à  cinq,  est-ce  là  une  dif-  choses  naturelles.  C'est  qu'une  ihose  artifi- 
férence  spécifique  par  rapporta  l'ouvrier?  cielleétant  un  ouvrage  d'iiomme  que  l'artisan 
Quelques-unes  ont  des  cordes  et  des  fusées,  s'est  i)roposé  défaire,  et  dont  par  conséquent 
et  d'autres  n'en  ont  point  :  quelques-unes  l'idée  lui  est  fort  connue,  on  siq)pose  que  le 
ont  le  balancier  libre ,  et  d'autres  conduits  nom  de  la  chose  n'em{)orte  point  d'autre  idée 
par  un  ressort  fait  en  ligne  spirale,  et  d'autres  ni  d'autre  essence  que  ce  (|ui  peut  être  cer- 
par  des  soies  de  pourceau.  Quelqu'une  de  tainement  connu  et  ([u'il  n'est  [»as  fort  mal- 
ces  choses  ou  toutes  ensemble  suflisent-el  les  aisé  de  comprendre.  Car  l'idée  ou  l'essence 
pour  faire  une  différence  spécifique  à  l'égard  des  différentes  sortes  de  choses  artificielles 
de  l'ouvrier  qui  connaît  chacune  de  ces  dif-  ne  consistant  pour  la  plui)art  que  dans  une 
férences  en  particulier,  et  plusieurs  autres  certaine  figure  déterminée  des 'parties  sen- 
qui  se  trouvent  dans  la  constitution  intérieure  sibles,  et  quelquefois  dans  le  mouvement  qui 
des  montres?  11  est  certain  que  chacune  de  en  dépend  (ce  que  l'artisan  opère  sur  la 
ces  choses  diffère  réellement  du  reste  ;  mais  matière  selon  qu'il  le  trouve  nécessaire  à  la 
desavoir  si  c'est  une  différence  essentielle  et  fin  (|u'il  se  propose),  il  n'est  pas  au-dessus 
spécifique,  ou  non,  c'est  une  question  dont  de  la  portée  de  nos  facultés  de  nous  en  for- 
la  décision  dépend  uniquement  de  l'idée  mer  une  certaine  idée;  et  par  là  de  fixer  la 
complexe  à  lai^uelh;  le  nom  de  montre  est  signification  des  noms  ([ui  distinguent  les  dif- 
appliqué.  Tandis  ({uc  toutes  ces  choses  cou-  férentes  t3si)èces  des  choses  artificielles,  avec 
viennent  dans  l'idée  que  ce  nom  signifie,  et      moins  d'incertitude  ,  d'obscurité  et  d'é(iui- 


(li  la  différente  essence  d'un  éléphant  et 
<l'un  épagneul  ,  que  nous  en  avons  de  la  dif- 
férente essence  d'un  bichon  et  d'un  lévrier; 
car  toute  la  différence  essentielle  par  où 
nous  connaissons  ces  animaux  ,  et  les  distin- 
guons les  uns  des  autres,  consiste  unique- 
ment dans  le  différent  amas  d'idées  simples 
auquel  nous  avons  donné  ces  différents 
noms. 

39.  La  formation  des  genres  et  des  espèces 
se  rapporte  aux  noms  généraux.  —  Outre 
l'exemple  de  la  glace  el  de  l'eau  que  nous 
avons  rapporté  ci-dessus,  en  voici  un  fort 
familier  par  où  il  sera  aisé  de  voir  combien 
la  formation  des  genres  et  des  espèces  a  du 
rapport  aux  noms  généraux,  et  combien  les 
noms  généraux  sont  nécessaires,  si  ce  n'est 
pour  donner  l'existence  à  une  espèce,  du 
moins  pour  la  rendre  complète ,  et  la  faire 
passer  pour  telle.  Une  montre  qui  ne  mar- 
que que  les  heures,  et  une  montre  sonnante 
ne  sont  ([u'une  seule  espèce  à  l'égard  de  ceux 
qui  n'ont  qu'un  nom  pour  les  désigner:  mais 
à  l'égard  de  celui  qui  a  le  nom  de  montre 
pour  désigner  la  première,  et  celui  d'horloge 
|)0ur  signifier  la  dernière  ,  avec  les  différentes 
idées  complexes  auxcpielles  ces  noms  a[)par- 
liennent,  ce  sont,  par  raj^purt  à  lui,  des  es- 
pèces ditférentes.  On  dira  peut-être  (jue  la 
disposition  intérieure  est  différente  dans  ces 
deux  machines  dont  un  hoilogera  une  idée  fort 
distincte.  Qu'importe?  Il  est  [)ourtanl  visible 


503 


LA.V 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


LAN 


504 


voque  (}M0  nous  ne  pouvons  le  faire  h  réj^ard 
.les  choses  naturelles,  dont  les dillerences  et 
Jes  opérations  dépendent  d'un  mécanisme 
(|ue  nous  ne  saurions  découvrir. 

il.  Les  choses  ai-tificiclles  sont  de  diverses 
espèces  distinctes.  —  J'espère  (|u'on  n'aura 
pas  de  peine  à  me  pardonner  la  pensée  où 
je  suis,  que  les  choses  artificielles  sont  de 
diverses  espèces  distinctes ,  aussi  bien  que 
les  naturelles,  puisque  je  les  trouve  rangées 
/lussi  nettement  et  aussi  distinctement  en  dif- 
t'érenU's  sortes  par  le  moyen  de  dill'érentcs 
idées  abstraitiîs,  et  des  noms  généraux  (pi'on 
leui-  assigne,  lescjucls  sont  aussi  distincts  l'un 
de  l'auli-e  ([ue  ceux  (ju'on  donne  aux  subs- 
tances naturelles.  Car  pourquoi  ne  croirions- 
nous  pas  qu'une  montre  et  un  pistolet  sont 
deux  espèces  distinctes  l'une  de  l'autre,  aussi 
bien  (ju'un  cheval  et  un  chien,  puisqu'elles 
sont  représentées  à  notre  es[)rit  [)ar  des  idées 
distinctes,  et  aux  autres  hommes  jjar  des  dé- 
nominatons  distinctes? 

42.  Les  seules  uuhstances  ont  des  noms 
propres.  —  Il  faut  de  plus  remarfiuer.  à  l'é- 
gard des  substances,  quede  toutes  les  diverses 
sortes  d'idées  que  nous  avons,  ce  sont  les 
seules  qvii  aient  des  noms  i^roprcs,  par  où 
l'on  ne  désigne  qu'une  seule  chose  particu- 
lière. Et  cela  [)arce  que,  dans  les  idées  sim- 
ples, dans  les  modes  et  dans  les  relations  il 
arrive  rarement  que  les  hoanues  aient  occa- 
sion de  faire  souvent  mention  d'aucune  telle 
idée  individuelle  et  particulière  lorsqu'elle 
est  absente.  Outre  que  la  plus  grande  partie 
des  modes  mixtes  étant  des  actions  qui  péris- 
sent dès  leur  naissance  ,  elles  ne  sont  pas 
capables  d'une  longue  durée  ,  ainsi  que  les 
sulislances  (jui  sont  des  agents  et  dans  les 
quelles  les  idées  simples  qui  forment  les 
idées  com[)lexes,  désignées  par  un  nom  parti- 
culier, subsistent  longtemps  unies  ensemble. 

53.  Difficulté  quil  y  a  à  traiter  des  mots. 
—  Je  suis  obligé  de  demander  pardon  à  mon 
lecteur  pour  avoir  discouru  si  longtemps  sur 
ce  sujet,  et  peut  être  avec  quelque  obscurité. 
Mais  je  le  prie  en  môme  temps  de  considérer 
combien  il  est  difficile  de  faire  entrer  une 
autre  personne  pai-  le  secours  des  paroles 
dans  l'examen  des  choses  mêmes  ,  lorsqu'on 
vien>,  à  les  dépouiller  de  ces  différences  spé- 
cifiques que  nous  avons  accoutumé  de  leur 
attribuer.  Si  je  ne  nomme  pas  ces  choses,  je 
ne  dis  rien  ;  et  si  je  les  nomme,  je  les  range 
par  là  sous  quelque  espèce  particulière,  et 
je  suggère  à  l'esprit  l'oidinaire  idée  abstraite 
de  cette  espèce-là  ,  par  où  je  traverse  mon 
propre  dessein.  Cai-  de  parler  d'un  homme  el 
de  renoncer  en  même  temps  à  la  significa- 
tion du  nom  d'homme,  qui  est  l'idée  complexe 
qu'on  y  attaclie  conimunénient ,  et  de  prier 
lelecteur  de  considérer  r/io»ime  comme  il  est 
en  lui-même  et  selon  qu'il  est  distingué 
réellement  des  autres  par  sa  constitution  inté- 
lieure  ou  essence  réelle,  c'est-à-dire  par 
quelque  chose  qu'il  ne  connaît  pas ,  c'est , 
re  semble  ,  un  vrai  ibadinage.  Et  ce[)endant 
c'est  ce  (jue  ne  peut  se  dispenser  <Je  faire 
quiconque  veut  parler  des  essences  ou  es- 
pèces, supposées  réelles,  et  tant  qu'on  les 


cioit  formées  j)ar  la  nature;  quand  ce  ne 
serait  que  pour  faire  entendre  (ju'une  telle 
chose  ,  signifiée  par  les  noms  généraux  dont 
on  se  sert  pour  désigner  les  subslaïues  , 
n'existe  nulle  part.  Mais  parce  qu'il  est  diffi- 
cile de  conduire  l'esijrit  de  cette  manière,  en 
se  servant  des  noms  connus  et  familiers,  j)er- 
mettez-moi  de  pro[)Oser  encore  un  exen)ple 
(pu  fasse  connaître  i)lus  claiiement  les  dille- 
rentes  vues  sous  lesquelles  l'esprit  considèic 
les  noms  et  les  idées  s|)écifiques,  et  de  mon- 
trer connnent  les  idées  conq)lexes  des  modes 
ont  quel(]uefois  du  rapport  à  des  orchctijpes 
(pii  sont  dans  l'esprit  de  quelque  autre  être 
intelligent,  ou,  ce  qui  est  la  même  chose  , 
à  la  signification  que  d'autres  attachent  aux 
noms  dont  on  se  sert  communément  pour 
désigner  ces  modes  ;  et  comment  ils  ne  se 
rap[)ortent  quelquefois  à  aucun  archétype. 
Permettez-moi  aussi  de  faire  voir  comment 
l'esprit  rapporte  toujours  ses  idées  des  subs- 
tances ,  ou  aux  substances  mômes ,  ou  à  la 
signification  de  leurs  noms,  comme  à  des 
archétypes;  et  d'expliquer  nettement  quelle 
est  la  nature  des  espèces  ou  de  la  réduction 
des  choses  en  espèces,  selon  que  nous  la 
conipienonset  que  nous  la  mettons  en  usage  ; 
et  ((uelle  est  la  nature  des  essences  qui  ap- 
partiennent à  ces  espèces,  ce  qui  peut-être 
contribue  beaucoup  plus  qu'on  ne  croit  d'a- 
bord à  découvrir  quelle  est  l'étendue  el  la 
certitude  de  nos  connaissances. 

44.  Exemple  de  modes  mixtes  dans  les 
mots  Innncah  et  niouph.  —  Supposons  Adam 
dans  l'état  d'un  homme  fait,  doué  d'un  esprit 
solide,  mais  dans  un  pays  étranger,  environné 
de  choses  qui  lui  sont  toutes  nouvelles  et 
inconnues,  sans  autres  facultés,  pour  en  ac- 
quérir la  connaissance,  que  celles  qu'un 
homme  de  cet  âge  a  présentement.  Il  voit 
Lamech  plus  triste  qu'à  l'ordinaire,  el  il  se 
figure  que  cela  vient  du  soupçon  qu'il  a 
conçu  que  sa  femme  Adah,  qu'il  aime  pas- 
sionnément, n'ait  trop  d'amitié  pour  un  autre 
homme.  Adam  communii|ue  ces  pensées-là 
à  Eve,  et  lui  recommande  de  prendre  gaide 
qu'Adah  ne  fasse  quelque  folie,  et  dans  cet 
entretien  qu'il  a  avec  Eve,  il  se  sert  de  ces 
deux  mots  nouveaux  kinneah  et  niouph.  Il 
paraît  dans  la  suite  qu'Adam  s'est  trompé; 
car  il  trouve  que  la  mélancolie  de  Lamech 
vient  d'avoir  tué  un  homme.  Cependant  les 
deux  mots  kinneah  et  niouph  ne  perdent 
point  leurs  significations  distinctes  ,  le  pre-' 
mier  signifiant  le  soupçon  qu'un  mari  a  de 
l'infidélité  de  sa  femme,  et  l'autre  l'acte  par 
lequel  une  femme  connnet  cette  infidélité.  Il 
est  évident  que  voilà  deux  différentes  idées 
complexes  de  modes  mixtes,  désignées  \h\v 
des  noms  particuli(!is,  deux  espèces  distinctes 
d'actions  essentiellement  ditî'érentes.  Cela 
étant ,  je  demande  en  quoi  consistaient  les 
essences  de  ces  deux  espèces  distinctes  d'ac- 
tions. Il  est  visible  qu'elles  consistaient  dans 
une  combinaison  précise  d'idées  simples,  dif- 
férente dans  l'une  et  dans  l'autre.  Mais  l'idétî 
complexe  qu'Adam  avait  dans  l'esprit  (!t  qu'i. 
nomme  kinneah,  était-elle  complète  ou  non  ? 
Il   est  évident  qu'elle  était  complète  :  car 


5'Jo 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


L.VN 


506 


étant  une  combinaison  d'idées  simples  qu'il 
avait  assemblées  volontairement  sans  rapport 
à  aucun  archétype,  sans  avoir  égard  à  au- 
cune chose  qu'il  piît  pour  modèle  d'une  telle 
combinaison  ,  l'ayant  formée  lui-même  ]iar 
abstraction  et  lui  ayant  donné  le  nom  de 
kinneah  pour  exprimer  en  abrégé  aux  autres 
hommes  par  ce  seul  son  toutes  les  idées 
simples  contenues  et  unies  dans  cette  idée 
comp'exe,  il  suit  nécessairement  de  là  que 
c'était  une  idée  complète.  Comme  cette 
combinaison  avait  été  foiniée  par  un  pur 
etfet  de  sa  volonté,  elle  renfermait  tout  ce 
qu'il  avait  dessein  qu'elle  renfermût,  et  par 
consécpient  elle  ne  pouvait  qu'être  parfaite 
et  complèU;,  })uis(]u'on  ne  pouvait  sup|)0ser 
qu'elle  se  rapportât  à  aucun  autre  archétype 
(Ju'elle  dût  re[)résenter. 

45.  Ces  mots  kinneah  et  niouph  furent  in- 
troduits [)ar  degrés  dans  l'usage  ordinaire,  et 
alors  le  cas  fut  un  peu  dittérenl.  Les  enfants 
d'Adam  avaient  les  mûmes  facultés,  et  par 
conséquent  le  môme  pouvoir  (ju'il  avait, 
d'assembler  dans  leur  esprit  telles  idées  com- 
plexes de  modes  tnixtes  qu'ils  trouvaient  h 
propos ,  d'en  former  des  abstractions ,  et 
d'instituer  te'^^  sons  qu'ils  voulaient  pour  les 
désigner.  .Niais  parce  que  l'usage  des  noms 
consiste  à  faire  connaître  aux  autres  les  idées 
f|ue  nous  avons  dans  l'esprit,  on  ne  |)eut  en 
venir  là  que  lorsque  le  même  signe  signifie 
la  même  idé(!  dans  i'es[)rit  de  deux  per- 
sonnes qui  veulent  s'entre -conmiuni(iuer 
leurs  pensées  et  discourir  ensemble.  Ainsi 
ceux  d'entre  les  enfants  d'Adam  qui  trouvè- 
rent ces  deux  mots,  kinneah  ut  niouph,  reçus 
dans  l'usage  ordinaire,  ne  pouvaient  pas  les 
[irendre  |)0ur  de  vains  sons  qui  ne  signi- 
fiaient rien,  mais  ils  devaient  conclure  né- 
cessairement qu'ils  signifiaient  (pielque 
chose,  certaines  idées  déterminées  des  idées 
abstraites,  puisque  c'étaient  des  noms  géné- 
raux; lesquelles  idées  abstraites  étaient  des 
essences  de  certaines  espèces  distinguées  de 
toute  autre  par  ces  noms-là.  Si  donc  ils 
voulaient  se  servir  de  ces  mots  comme  de 
noms  d'espèces  déjà  établies  et  reconnues 
d'un  commun  consentement,  ils  étaient  obli- 
gés de  conformer  les  idées  (ju'ils  formaient 
en  eux-mêmes  comme  signiliées  [)ar  ces 
nom>-îà  aux  idées  qu'elles  signifiaient  dans 
l'esprit  lies  autres  hommes,  comme  à  leurs 
véritables  modèles.  Et  dans  ce  cas,  les  idées 
qu'ils  se  formaient  de  ces  modes  complexes 
étaient  sans  doute  sujettes  à  être  incom- 
plètes, parce  qu'il  peut  arriver  facilement 
que  ces  sortes  d'idées  et  surtout  celles  qui 


homme  avec  qui  je  m'entretiens  de  ces 
choses, (]u'il  était  impossible, dans  le  commen- 
cement du  langage, de  savoir  ce  (jue  kinneah 
et  niouph  signiliaient  dans  l'esprit  d'un  autre 
homme  sans  en  avoir  entendu  l'explication, 
puis(iue  ce  sont  des  signes  arbitraires  dans 

I  esprit  de  chaque  pcr>onne  en  particulier. 

46.  Exemple  des  substances  dans  le  mot 
zahab.  —  Considérons  présentement  de  la 
même  manière  les  noms  des  substances,  dans 
la  première  apî)licalion  (jui  en  l'ut  f;»ite.  \j\\ 
des  enfants  d'Adam  courant  çà  et  là  sur  des 
montagn-  s  découvre  par  hasard  une  subs- 
tance éclatante  (|ui  lui  frappe  agréablement 
la  vue.  Il  la  porte  à  Adam,  qui,  après  l'avoir 
considérée,  trouve  ((u'elle  e^t  dure,  d'un 
jaune  fort  iSrillant  et  d'une  extrême  pesan- 
teur. Ce  sont  peut-être  là  toutes  les  (jualités 
qu'il  y  remanpie  d'abord  :  ei  formant  par 
absirattion  une  idée  complexe,  com[»oséo 
d'une  substance  (jui  a  cette  particulière  cou- 
leur jaune,  et  une  très-gramie  pesanteur 
})ar  rap[)ort  à  sa  masse,  il  lui  donne  le  nom 
de  zahab,  pour  désigner  ])ar  ce  mot  toutes 
les  substances  (|ui  ont  ces  qualités  sensibles. 

II  est  évident  (pie  dans  ce  cas  Adam  agit  d'une 
tout  autre  manière  qu'il  n'a  fait  en  formant 
des  idées  de  jnodes  mixtes  auxquelles  il  a 
donné  les  noms  de  kinneah  et  niouph.  Car 
dans  ce  dernier  cas  il  joignit  ensemble, 
par  le  seul  secours  de  son  imagination,  des 
idées  (jui  n'éiaient  point  prises  de  l'existence 
d'aucune  chose,  et  leur  donna  des  noms  qui 
pussent  servir  à  désigner  tout  ce  qui  se  trou- 
verait conforme  à  ces  idées  abstraites  qu'il 
avait  formées,  sans  considérer  si  aucune  telle 
chose  existait  ou  non.  Là  le  modèle  était 
purement  de  son  invention.  Mais  lorsqu'il  se 
forme  une  idée  de  cette  nouvelle  substance, 
il  suit  un  chemin  tout  opposé,  car  il  y  a  en 
cette  occasion  un  modèle  formé  par  la  na- 
ture :  de  sorte  que  voulant  se  le  rfqirésenter 
à  lui-même  jiar  l'idée  cpi'il  en  a  lors  mêmo^ 
(|ue  ce  modèle  est  absent,  il  ne  fait  entrer 
dans  son  idée  couqdexe  nulle  idée  simple 
dont  la  perception  ne  lui  vienne  de  la  chose 
même.  Il  a  soin  que  son  idée  soit  conforme 
à  cet  archétype  ,  et  veut  (jue  le  nom  exprime 
une  idée  (pii  ait  une  telle  conformité. 

47.  Cette  |)ortion  île  matière  (pi'Adam  dé- 
signa ainsi  par  le  ternie  de  zahab,  étant  en- 
tièrement ditférente  de  toute  autre  qu'il  eut 
vue  auparavant,  il  ne  se  trouvera,  je  crois, 
[)ersonne  qui  nie  qu'elle  ne  constitue  une 
es|)èce  distincte  qui  a  son  essence  particu- 
lière, et  que  le  mot  de  zahab  ne  soit  le  signe 
de  cette  espèce,  et  un  nom  qui  appartient  à 


sont  composées  de  comliinaisons  de  quantité  toutes  les  choses  (|ui  participent  à  cette  es- 
d'idées,  ne  répondent  pas  exactement  aux  sence.  Or  il  est  visible  qu'en  cette  occasion 
idées  qui  sont  dans  l'esprit  des  autres  l'essence  qu'Adam  désigna  par  le  nom  de  za- 
hommes  qui  se  servent  des  niômiis  noms,  hnb  ne  comprenait  autre  chose  qu'un  corps 
5Iais  à  cela  il  y  a  pour  l'ordinaire  un  remède  dur,  brillant,  jaune  et  fort  pesant.  Mais  la 
tout  i)rêt,  ([ui  est  de  prier  celui  qui  se  sert  curiosité  naturelle  à  l'esprit  de  l'homme,  qui 
d'un  mot  que  nous  n'entendons  pas,  de  nous  ne  saurait  se  contenter  de  la  connaissance  de 


e.i  dire  la  signification  ;  car  il  est  aussi  im- 
possible de  savoir  certainement  ce  que  les 
mots  de  jalousie  et  d'adultère,  qui,  je  crois, 
répondent  aux  mots  hébreux  kinneah  et 
niouph,   signilient  ,dans  l'esprit  d'un  autre 


ces  qualités  superficielles ,  engage  Adam  à 
considérer  cette  matière  de  plus  près.  Pour 
cet  ell'et,  il  lu  frappe  avec  un  caillou  pour 
voir  ce  qu'on  y  peut  découvrir  en  dedans.  Il 
trouve  qu'elle  cède  aux  coups,  mais  qu'elUi 


507 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


LAN 


508 


n'est  pas  aisétuciil  divisée  en  morceaux  ,  et 
(|u'elle  se  plie  sans  se  ronipie.  La  iJuctililô 
no  doil-elle  pas,  après  cela,  être  ajoutée  à  son 
idée  précédente,  et  faire  pailie  de  l'essence 
de  l'espèce  qu'il  désigne  par  le  ternie  de 
zahab't  De  plus  particulières  expériences  y 
découvrent  la  fusibilité  et  la  lixité.  Ces  der- 
nières propriétés  ne  doivent-ijlles  pas  entrer 
aussi  dans  l'idée  complexe  qu'emporte  le 
mot  de  zahah,  par  la  môme  raison  (|uc  toutes 
les  autres  y  ont  été  admises?  Si  l'on  dit  mu) 
non,  comment  fera-l-on  voir  que  l'une  doit 
être  préférée  à  l'autre?  Que  s'il  faut  admettre 
celles-là  ,  dès  lors  toute  a.itre  |)ropriété  que 
de  nouvelles  observations  feiont  connaître 
dans  cette  matière ,  doit  par  la  même  laison 
faire  parue  de  ce  qui  constitue  cetle  idée 
complexe,  signifiée  par  le  mot  de  zahah,  et 
ùtre  par  consé(iuent  l'essence  de  l'esiièce  qui 
est  désignée  par  ce  nom-là  :  et  comme  ces 
propriétés  sont  infinies,  il  est  évident  qu'une 
idée  formée  de  cette  manière  sur  un  tel  ar- 
chétype sera  toujours  incomplète. 

48.  Les  idées  des  substances  sont  impar- 
faites, et  à  cause  de  cela,  diverses.  — Mais 
ce  n'est  pas  tout  :  il  suivrait  encore  de  là 
que  les  noms  des  substances  auraient  non- 
seulement  différentes  significations  dans  la 
bouche  de  diverses  personnes  (  ce  qui  est  ef- 
fectivement), mais  qu'on  le  supi)oserait  ainsi, 
ce  qui  répandrait  une  grande  confusion  dans 
le  langage.  Car  si  chaque  qualité  que  chacun 
découvrirait  dans  quelque  matière  que  ce 
fût  était  supposée  faire  une  partie  nécessaire 
de  l'idée  complexe  signifiée  par  le  nom  com- 
mun qui  lui  est  donné,  il  suivrait  nécessai- 
rement de  là  que  les  hommes  doivent  sup- 
poser que  le  mfme  mot  signifie  différentes 
choses  en  différentes  personnes  ,  puis(iu'on 
ne  peut  douter  que  diverses  personnes  ne 
puissent  avoir  découvert  plusieurs  qualités 
dans  des  substances  de  la  même  dénomina- 
tion, que  d'autres  ne  connaissent  en  aucune 
manière. 

49.  Pour  fixer  leur  espèce,  on  suppose  une 
essence  réelle.  —  Pour  éviter  cet  inconvé- 
nient, certaines  gens  ont  supposé  une  es- 
sence réelle,  attachée  à  chaque  espèce  d'oiî 
découlent  toutes  ces  propriétés;  et  ils  pré- 
tendent que  les  noms  dont  ils  se  servent  pour 
désigner  les  espèces  signifient  ces  sortes 
d'essences.  Mais  comme  ils  n'ont  aucune 
idée  de  celte  essence  réelle  dans  les  subs- 
tances, et  que  leurs  paroles  ne  signifient  que 
les  idées  qu'ils  ont  dans  l'esprit,  cet  expé- 
dient n'aboutit  à  autre  chose  qu'à  mettre  le 
nom  ou  le  son  à  la  place  de  la  chose  qui  a 
cette  essence  réelle,  sans  savoir  ce  que  c'est 
que  cette  essence  :  et  c'est  là  effectivement 
ce  que  font  les  hommes  quand  ils  parlent 
des  espèces  des  choses,  en  supposant  qu'elles 
sont  établies  par  nature,  et  distinguées  par 
leurs  essences  réelles. 

50.  Cette  supposition  n'est  d'aucun  usage. 
—  Et  pour  cet  effet,  quand  nous  disons  que 
tout  or  est  fixé,  examinons  ce  qu'emporte 
cette  affirmation.  Ou  cela  veut  dire  ([uc  la 
fixité  est  une  partie  de  la  définition,  une 
partie  de  l'essence  nominale  que  le  mot  or 


signifie  ;  et  par  conséquent  celle  allirmalion, 
tout  or  est  fixe,  ne  contient  autre  chose  (|uu 
la  signification  du  ferme  iïor.  Ou  bien  cela 
signifie  quij  la  fixité  ne  faisait  pas  partie  de 
la  définition  du  mot  or,  c"est  une  propriété 
(le  celte  substance  même;  au(]uel  cas  il  est 
visible  (pie  le  mol  or  tient  la  place  d'une 
substance  qui  a  l'essence  réelle  li'une  espèce 
de  chos(^s  formée  par  la  nature  :  substitution 
(pii  donne  à  ce  mol  une  signification  si  con- 
fuse et  si  incertaine,  qu'encore  que  cette 
proposition,  l'or  est  fixe,  soit  en  ce  sei:s  une 
aHirmalion  de  quelcjue  chose  de  réel,  c'est 
pourtant  une  vérité  qui  nous  échaj)pera 
toujours  dans  l'application  particulière  que 
nous  en  voudrons  faire;  et  ainsi  elle  est  in- 
certaine et  n'a  aucun  usage  réel.  Mais  quel- 
que vrai  qu'il  soit  que  tout  or,  c'est-à-dire 
loul  ce  (|ui  a  l'essence  réelle  de  l'or,  est  fixé, 
à  ([uoi  sert  cela,  puisqu'à  prendre  la  chose 
en  ce  sens,  nous  ignorons  ce  que  c'est  qui 
est  ou  n'est  pas  or?  Car  si  nous  ne  connais- 
sons pas  l'essence  réelle  de  l'or,  il  est  im- 
possible que  nous  connai>-sions  quelle  par- 
ticule de  matière  a  cette  essence,  et  par  con- 
sé(iuent  si  telle  particule  de  matière  est  vé- 
ritable or,  ou  non. 

51.  Conclusion.  —  Pour  conclure  :  la  môme 
libellé  qu'Adam  eut  au  commencement  de 
foi'raer  telles  idées  complexes  de  modes 
mixtes  qu'il  voulait,  sans  suiire  aucun  autre 
modèle  (|ue  ses  propres  pensées ,  tous  les 
hommes  l'ont  eue  depuis  ce  temps-là,  et  la 
même  nécessité  qui  fut  imposée  à  Adam  de 
conformer  ses  idées  des  sul)slaiices  aux  choses, 
extérieures,  s'il  ne  voulait  point  se  tromper 
volontairement  lui-môme,  cette  môme  néces- 
sité a  été  depuis  imposée  à  tous  les  hommes. 
De  même  la  liberté  qu'Adam  avait  d'attacher 
un  nouveau  nom  à  quelque  idée  que  ce  fût, 
chacun  l'a  encore  aujourd'hui,  et  surtout  ceux 
qui  font  une  langue,  si  l'on  peut  imaginer  de 
telles  personnes;  nous  avons,  dis-je,  aujour- 
d'hui ce  même  droit,  mais  avec  celle  diffé- 
rence, que  dans  les  lieux  où  les  hommes 
unis  en  société  ont  déjà  une  langue  établie 
parmi  eux,  il  ne  faut  changer  la  signification 
des  mots  qu'avec  beaucoup  de  circonspection 
et  le  moins  qu'on  peut,  parce  que  les  hommes 
étant  déjà  pourvus  de  noms  pour  désigner 
leurs  idées,  el  l'usage  ordinaire  ayant  appro- 
prié des  noms  connus  à  certaines  idées,  ce 
serait  une  chose  fort  ridicule  que  d'affecter 
de  leur  donner  ufi  sens  différent  de  celui 
qu'il?  ont  déj'i.  Celui  qui  a  de  nouvelles  no- 
tions se  hasardera  peut-être  quelquefois  de 
faire  de  nouveaux  termes  pour  les  exprimer; 
mais  on  regarde  cela  comme  une  espèce  de 
hardiesse,  el  il  esi  incertain  si  jamais  l'usage 
ordinaire  les  autorisera.  Mais  dans  les  entre- 
tiens (pie  nous  avons  avec  les  autres  hommes, 
il  faut  nécessairement  faire  en  sorte  que  les 
idées  que  nous  désignons  par  les  mots  ordi- 
naires d'une  langue  soient  conformes  aux 
idées  qui  sont  exprimées  par  ces  raots-là 
dans  leur  signification  propre  et  connue,  ce 
((ue  j'ai  d(ijà  expliqué  au  long;  ou  bien  il 
faut  faire  connaître  distinclcm.enl  le  nouveau 
sens  que  nous  leur  donno'is. 


509 


Vil 


LAN 

—  Des  parlicules. 


1.  Les  particules  lient  les  parties  des  pro- 

Î)ositions  ou  les  propositions  entières.  —  Outre 
es  mots  qui  servent  à  nommer  les  idées 
(lu'onadansresprii,  il  yenaun  grand  nombre 
a'autres,  qu'on  emploie  poursignitier  la  con- 
nexion (jne  l'esprit  met  entre  les  idées  ou  les 
1)roposilions  qui  composent  le  discours, 
-orsque  l'esprit  communique  ses  pensées  aux 
autres  il  n'a  pas  seulement  besoin  de  signes 
(jui  marquent  les  idées  qui  se  présentent  alors 
à  lui,  mais  d'autres  encore  pour  désigner  ou 
faire  connaître  quelque  action  particulière 
qu'il  fait  lui-même,  et  qui  dans  ce  temps-là 
se  rapporte  h  ces  idées.  C'est  ce  qu'il  peut 
faire  en  diverses  manières  :  Cela  est,  cela  ncst 
pas ,  sont  les  signes  généraux  dont  l'esprit  se 
sert  en  affirmant  ou  en  niant.  Mais,  outre 
l'affirmation  et  la  négation,  sans  (juoi  il  n'y 
a  ni  vérité  ni  fausseté  dans  les  paroles,  lors(]ue 
l'espril  veut  faire  connaître  ses  pensées  aux 
autres,  il  lie  non-seulement  les  parties  des 
oropositions,  mais  des  sentences  entières 
l'une  à  l'autre  dans  toutes  leurs  dilférentes 
relations  et  dépendances,  afin  d'en  faire  un 
discours  suivi. 

2.  C'est  dans  le  bon  usage  des  particules 
que  consiste  l'art  de  bien  parler.  —  Or  ces 
mots  par  lesquels  l'esprit  exprime  cette  liaison 
qu'il  donne  aux  diUerenles  alliiniations  ou 
négations,  pour  en  faire  un  raisonnement 
continué,  ou  une  narration  suivie ,  on  les 
appelle  en  général  des  particules  :  et  c'est  de 
la  juste  application  qu'on  en  fait  que  dépend 
principalement  la  clailé  et  la  beauté  du  style. 
Pour  qu'un  homme  pense  bien,  il  ne  suffit 
pas  qu'il  ait  des  idées  claires  et  distinctes  en 
lui-même,  ni  qu'il  observe  la  convenance 
ou  la  disconvenance  qu'il  y  a  entre  quelques- 
unes  de  ces  idées,  il  doit  encoie  lier  ses  pen- 
sées, et  remarquer  la  dépendance  que  ses 
raisonnements  ont  l'un  avec  l'autre.  Et  pour 
bien  exprimer  ces  sortes  de  pensées,  ran- 
gées méthodiquement,  et  enchaînées  l'une  à 
l'autre  par  des  raisoimements  suivis,  il  lui 
faut  des  termes  (jui  montrent  la  connexion, 
ja  restriction ,  la  distinction,  Vopposition, 
Vemphase,  etc.,  qu'il  met  dans  chaque  [)artie 
respective  de  son  discour».  Que  si  Ion  vient 
à  se  méprendre  dans  rap[)licalion  de  ces 
j)articules,  on  embarrasse  celui  qui  écoute, 
Lien  loin  de  l'instruire.  Voilà  pourquoi  ces 
mots,  qui  par  eux-mêmes,  ne  sont  })oint  ef- 
fectivemeul  le  nom  d'aucune  idée,  sont  d'un 
usage  si  constant  et  si  indispensable  dans  la 
langue,  et  servent  si  fort  aux  hommes  pour  se 
bien  exprimer. 

3.  Les  particules  servent  à  montrer  quel 
rapport  l'esprit  met  entre  ses  pensées.  —  Celte 
partie  de  la  grammaire  qui  traite  des  i»arti- 
cule.>  a  peut-être  été  aussi  négligi';e  que 
quelijues  autres  ont  été  cultivées  avec  trop 
d'exactitude.  11   est  aisé  d'écrire  l'un  après 


rSYCllOLOGlE.  LAN  510 

l'autre  des  cas  et  des  genres,  des  modes  et  des 
temps,  des  gérondifs  et  des  supins.  C'est  à 
quoi  l'on  s'est  attaché  avec  grand  soin;  et 
dans  cpiehjues  langues  on  a  aussi  rangé  les 
particules  sous  diticrents  chefs  avec  une  ex- 
trême apparence  d'exactitude.  Mais  quoique 
l''s  prépositions,  les  conjonctions,  etc.,  soicMit 
des  noms  fort  connus  (fans  la  granunaire,  et 
que  les  particules  qu'on  renferme  sous  ces 
titres  soient  rangées  exactement  sous  des 
subdivisions  distinctes  ;  cependant  qui  voudra 
montrer  le  véritable  usage  des  particules, 
leur  force  et  toute  l'étendue  de  leurs  signili-i 
cations,  ne  doit  pas  se  borner  à  parcourir  ces 
catalogues  :  il  faut  qu'il  prenne  un  jieu  jjIus 
de  peine,  qu'il  rétléchisse  sur  ses  propres 
pensées,  et  qu'il  observe  avec  la  dernière 
exactitude  les  dillérentes  formes  (juc  *on 
es])rit  prend  en  discourant. 

4.  Et  pour  ex[)li(|uer  ces  mots,  il  ne  suffit 
pas  de  les  rendre,  connue  on  fait  oi'dinaire- 
ment  dans  les  dictionnaires  [lar  des  mots 
dime  autre  langue  qui  a|)prochent  le  pUis 
de  leur  signification;  car  pour  l'ordinaire  il 
est  aussi  malaisé  do.  comprendre  dans  une 
langue  que  dans  l'autre  ce  qu'on  entend  j)ré- 
cisément  par  ces  mots-là.  Ce  sont  tout  autant 
de  marques  de  quelque  action  de  l'esprit  ou 
de  quelque  chose  qu'il  veut  donner  à  cyilcndre  : 
ainsi,  pour  bien  comprendre  ce  (ju'ils  signi- 
fient, il  faut  considérer  avec  soin  les  ditl'é- 
rentesvues,  postures,  situations,  tours,  limi- 
tations, excei)tions  et  autres  pensées  de 
l'esprit,  (jue  nous  ne  [)Ouv()ns  exprimer  faute 
de  noms,  ou  parce  que  ceux  f|'.;e  nous  avons 
sont  très-imparfaits,  li  y  a  une  grande  variété 
de  ces  sortes  de  [)ensées,  et  (\u\  sur[)assent 
de  beaucoup  le  nombre  des  particules  que 
la  |)lupart  des  langues  fournissent  pour  les 
cx|)rimer.  C'est  pouniuoi  l'on  ne  doit  pas  être 
surpris  (pie  la  plupart  de  ces  particules  aient 
des  significations  dillérentes,  et  quelquefois 
prcsfjue  op|)osées.  Dans  la  langue  hébraïque 
il  y  a  une  particule  qui  n'est  composée  que 
d'une  seule  lettre,  mais  dont  on  compte,  s'il 
m'en  souvient  bien,  soixante-dix,  ou  certai- 
nement plus  de  significations  ditférentes. 

5.  Exemple  tiré  de  la  parlicide  mais.  — 
Mais  (152)  est  une  des  i)articules  les  plus 
communes  dans  notre  langue,  et  après  avoir 
dit  que  c'est  une  conjonction  discrétivc  qui 
répond  au  scd  des  Latins,  on  pense  l'avoir 
suffisamment  expliquée.  Cependant  il  me 
semble  ([u'ellc  donne  à  entendre  divers  rap- 
ports (|ue  l'esijfit  attribue  à  dillérentes  pro- 
positions ou  parties  de  propositions  qu'il  joint 
j)ar  ce  monosyllabe. 

1°  Cette  particule  sert  à  marquer  contra- 
riété, exception,  ditférence  :  //  est  fort  hon- 
nête homme ,  mais  il  est  trop  prompt.  Vous 
pouvez  faire  un  tel  marché,  mais  prenez  garde 
qubn  ne  vous  trompe.  Elle  n'est  pas  si  belle 
qu'une  telle,  mais  enfin  elle  est  jolie. 


(152)  En  anglais  but.  Noire  mais  ne  répoiii!  point 
exaclenicnl  à  ce  mol  anglais,  comme  il  pirail  vi- 
siljlemenl  par  les  divers  rapports  <|iie  l'auleur  rc- 
iri.irque  dans  celle  particule,  dont  il  y  en  a  quel- 
ques-uns qui  ne  sauraient  être  appliqués  à  noire 


mais.  Comme  je  ne  pouvais  traduire  ces  exemples 
en  notre  langue,  j'en  ai  misd'aiilresà  la  place,  que 
j'ai  lire  en  partie  du  Oiclionnaire  de  l'Académie 
Iranvaise.  (.Vofc  du  imducleur.) 


m  LAN  DICTIONNAIRE  DE 

5*  Kilo  sert  h  remire  raison  de  (luelquo 
cliuse  dont  on  se  veut  excuser.  Il  est  vrai,  je 
i'ai  battu,  mais  j'en  avais  sujet. 

3"  Mais  pour  ne  pas  parler  davantage  sur 
ce  sujet  :  exemple  où  eelle  particule  sert  à 
faire  entendre  (]uc  lespril  s'ari'ôte  dans  le 
chemin  où  il  allait,  avant  que  d'ôtre  arrivé  au 
bout. 

4°  Vous  priez  Dieu,  mais  ce  n'est  pas  qu'il 
veuille  vous  amener  à  la  connaissance  de  la 
vraie  religion,  nxis  qu'il  vous  confirme  dans 
la  vôtre  (153).  Le  premier  de  ces  inais  désigne 
une  su|)posili()n  dans  res[»ril,  de  (]ueli(ue 
chose  qui  est  autrement  (pi'eile  ne  déviait 
ôtre,  et  le  second  fait  voir  (]ue  l'esprit  met 
une  opposition  directe  enti-e  ce  ([ui  suit  et 
ce  qui  précède. 

5"  Mais  sert  quelquefois  de  transition  pour 
revenir  h  un  sujet  (154),  ou  pour  quitter  celui 
dont  on  parlait  :  Mais  revenons  à  ce  que  nous 
disions  tantôt. 

Mais  laissons  Chapelain  pour  la  deinière  fois. 
(BoiLEAU,  Satire  iX,  vers  212.) 

6.  On  n'a  touche  cette  matière  que  fort  lé- 
gèrement. —  A  ces  significalions  du  mol  de 
mais,  i'cn  pourrais  ajouter  sans  doute  plu- 
sieurs autres,  si  je  me  faisais  une  affaire  d'exa- 
miner cette  particule  dans  toute  son  étendue, 
et  la  considérer  dans  tous  les  lieux  où  elle 
|)eut  se  rencontrer.  Si  quelqu'un  voulait 
prendre  cette  peine,  je  doute  que  dans  tous 
les  sens  (]u'on  lui  donne  elle  pût  mériter  le 
titre  de  discrétive ,  par  où  les  grammairiens 
la  désignent  ordinairement.  Mais  je  n'ai  pas 
dessein  de  donner  une  explication  complète 
de  cette  espèce  de  signes.  Les  exemples  que 
je  viens  de  proposer  sur  celte  particule  pour- 
ront donner  occasion  de  réfléchir  sur  l'usage 
et  sur  la  force  que  ces  mots  ont  dans  le  dis- 
cours, et  nous  conduire  à  la  considération 
de  plusieurs  actions  que  noire  esprit  a  tiouvé 
le  moyen  de  faire  sentir  aux  autres  par  le 
secours  de  ces  particules,  dont  quelques-unes 
renferment  constamment  le  sens  d'une  pro- 
l)Osition  entière,  et  d'autres  ne  le  renferment 
que  lorsqu'elles  sont  construites  d'une  cer- 
taine manière. 

VIII.  —  Des  lernirs  al)«lrails  et  coiicrels. 

1.  Les  termes  abstraits  ne  peuvent  être  af- 
firmés l'un  de  l'autre,  et  pourquoi.  — Les 
mots  communs  des  langues,  et  l'usage  ordi- 
naire que  nous  en  faisons,  auraient  pu  nous 
fournir  des  lumières  pour  connaître  la  na- 
ture de  nos  idées,  si  l'on  eût  pris  la  peine 
de  les  considérer  avec  attention.  L'esprit, 
comme  nous  avons  fait  voir,  a  la  puissance 
d'abstraire  ses  idées,  qui  par  là  deviennenl 

(153)  Cel  exemple  est  dans  l'anglais.  Nos  puristes 
ItlàiniTonl  pent-éire  denx  mais  dans  une  iiièine  pé- 
riode, mais  ce  n'est  pas  de  (juoi  il  s'agil.  Il  sudit 
(lu'on  voie  par  là  que  resi)rii  ni;ir(ine  par  une  seule 
parlicule  deux  rapports  fort  dill'érenls  :  et  je  ne 
sais  même  si,  malgré  les  règles  scrupideuses  do 
nos  grammairiens  ,  il  n'est  pas  nécessaire  d'em- 
ployer quehiuelois  ces  deux  mais,  pour  marquer 
plus  viveniont  et  plus  nette-nenl  ce  ([u'ort  a  dans 
l'esprit.  Cela  soit  dit  sans  décider. 
(lo4)  Une  chose  digne   de    ren)ar(|ue,  c'est  que 


piiiLosornîE. 


LAN 


512 


autant  d'essences  générales  par  où  les  choses 
sont  distinguées  en  es[)èces.Oi',  chaque  idée 
abstraite  étant  distincte,  en  soile  que  de  deux 
l'une  ne  peut  jamais  être  l'aulre,  l'esprit  doit 
apercevoir  par  sa  connaissance   intuitive  la 
dilférence  qu'il  y  a  entre  elles;  et  parconsé- 
([uenl,  dans  des  propositions,  deux  de  ces 
idées  ne  peuvent  jamais  être  affirmées  l'une 
de  l'autre.  C'est  ce  (|ue  nous  voyons  dans  1  u- 
sage  ordinaire  des  langues,  qui  ne  permet  pas 
que  deux  termes  absti'aits,  ou  deux  noms  d'i- 
dées abstraites  soient  affirmés  l'un  de  l'autre. 
Car  quelque,  affinité    qu'il    paraisse  y   avoir 
entre  eux,  et  (juclque  certain  ((u'il  soit,  par 
exemple,  qu,'un  homme  est  un  animal,  qu'il 
est  raisonnable,  qu'il  est  blanc,  etc.,  cepen- 
dant chacun  voit  d'abord  la  fausseté  de  ces 
[•ropositions  :  L'humanité  est  animalité,    ou 
raisonnabilité,  ou  blancheur.  Cela  est  d'une 
aussi  grande  évidence  qu'aucune  des  maximes 
le  plus  généralement  reçues.  Toutes  nos  af- 
firmations roulent  donc  uniquement  sur  des 
idées  concrètes  :  ce    qui    est  afîirmer   non 
([u'une  idée  abstraite  est  une  autre  idée,  mais 
qu'une  idée  abstraite  est  jointe  à  une  autre 
idée.  Ces  idées  absti-ailes  peuvent  être  de  toute 
espèce  dans  les  substances,  mais  dans  tout 
le  reste  elles  ne  sont  guère  autre  chose  que 
des  idées  de  relations.   D'ailleurs,    dans  les 
substances,  les  plus  ordinaires  sont  des  idées 
de  puissance;  par  exemple.  Un  homme  est 
blanc,  signifie  que  la  chose  qui  a  l'essence 
d'un    homme  a  aussi  en  elle   l'essence  de 
blancheur,  qui  n'est  autre  chose  qu'un  pou- 
voir de  produire  l'idée  de  blancheur  dans  une 
personne  dont  les  yeux  peuvent  discerner 
les  objets  ordinaires  :  ou,  Un  homme  est  rai- 
sonnable, veut  dire  que  la  môme  chose  qui  a 
l'essence  d'un  homme  a  aussi  en  elle  l'es- 
sence de  raisonnabilité ,  c'est-à-dire  la  puis- 
sance de  raisonner. 

2.  Ils  montrent  la  différence  de  nos  idées. 
—  Cette  distinction  des  noms  fait  voir  aussi 
la  différence  de  nos  idées,  car  si  nous  y  pre- 
nons garde,  nous  trouverons  que  nos  idées 
simples  ont  toutes  des  noms  abtraits  aussi 
bien  que  de  concrets,  dont  l'un  (  pour  parler 
en  grammairien  )  est  un  substantif,  et  l'autre 
un  adjectif,  comme  blancheur,  blanc ,  dou- 
ceur, doux.  Il  en  est  de  même  à  l'égard  de 
nos  idées  des  modes  et  des  relations ,  comme 
justice ,  juste,  égalité,  égal  ;  mais  avec  cette 
seule  différence,  que  quelques  uns  des  noms 
concrets  des  relations,  surtout  ceux  qui  con- 
cernent l'homme,  sont  substantifs,  comme 
paternité ,  père;  de  quoi  il  ne  serait  pas  dif- 
ficile de  rendre  raison.  Quant  à  nos  idées  de 
substances,   elles   n'ont  que  peu  de  noms 

les  Lilins  se  servaient  quelquefois  de  nam  en  ce 
sens-là.  A^rtm  quid  ego  dicam  de  paire  ?  dit  Té- 
r^nce  (Andr.,  ad.  i,sc.  vi,  v.  18).  FI  ne  faut  que 
voir  l'endroit  pour  éirc  convaincu  i|u'on  ne  le  peut 
mieux  traduire  eu  Irançiis  (|ue  par  ces  paroles  : 
Mais  que  dirai-je  de  mon  père?  Ce  qui,  pour  le 
dire  eu  passant,  prouve  d'une  manière  plus  sensi- 
ble ce  (|U(;  vient  de  dire  Locke,  qu'il  ne  faut  pas 
«lierclier  dans  les  dictionnaires  la  signilicalion  do 
ces  particules  ,  mais  dans  la  disposition  d'esprit  où 
se  trouve  celui  qui  s'en  sert. 


513 


LAN 


PSYCHOLOGIE 


LAN 


514 


abstraits,  ou  plutôt  elles  n'en  ont  absolument         2.  Tout  mot  peut  scivir  à  enregistrer  nos 

point.  Car  quoique  les  écoles  c'ienl  introduit  pensées. — Quant  au  premier  de  ces  usages, 

les  noms  d'animalité,  {.Vhumanité,  de  corpo-  qui   est  d'enregistrer  nos  propres    pensées 

réité,  et  queliiues  autres;  ce  n'est  rien  en  i)our    aider  notre   mémoire,   qui  nous  fait, 

comparaison  de  ce  nombre  infini  de  noms  de  pour  ainsi  dire,  parler  à  nous-même  ,  lou- 

subslances    auxquels  les  scolastiques  n'ont  tes  sortes  de  paroles,  quelles  qu'elles  soient, 

jamais  été  assez  ridicules  pour  joindre  des  peuvent  servir  à  cela.  Car  puisque  les  sons 

noms  abstraits,  et  le  petit  nombre  qu'ils  ont  sont  des  signes  arbitraires  et  indifférents  do 

forgé,  et  qu'ils  ont  mis  dans  la  bouche  de  quelque  idée  que  ce  soit,  un  homme  peut  em 
leurs  écoliers,  n'a  jamais  pu  entrer  dans  lu- 
sage  ordinaire,  ni  ùtre  autorisé  dans  le  monde. 
D'où  l'on  peut  au  moins  conclunî,  ce  me 
semble,  que  tous  les  hommes  reconnaissent 
])ar  là  qu'ils  n'ont  point  l'idée  des  essences 

réelles  des  substances,  puisqu'ils  n'ont  point  quer  d'en  comprendre  le  sens,  en"  (|uoi  con- 


ployer  tels  mots  qu'il  veut  pour  exj)rimer  à 
lui-môme  ses  [)roprcs  idées,  et  ces  mots  n'au- 
ront jamais  aucune  imperfection,  s'il  se  seit 
toujours  du  mcMue  signe  pour  désigner  la 
môme  idée  ;  car  en  ce  cas  il  ne  peut  man- 


de noms  dans  leurs  langues  pour  les  expri 
mer,  dont  ils  n'auraient  pas  manqué  sans 
doute  de  se  i)Ourvoir,  si  le  sentiment  par  le- 
(juel  ils  sont  intérieurement  convaincus  (|ue 
ces  essences  leur  sont  inconnues,  ne  les  eût 
détournés  d'une  si  frivole  entreprise.  Ainsi, 
([uoiqu'ils  aient  assez  d'idées  pour  distinguer 
l'or  d'avec  une  pierre,  et  le  métal  d'avec  le 
bois,  ils  n'oseraient  pourtant  se  servir  des 
mots  nureitas:  saxeitas ,  vietalleitas  lignci- 
tas  (155),  et  de  tels  autres  noms,  par  où  ils 
jirétendraient  exprimin*  les  essences  réelles 
de  ces  substances  dont  ils  seraient  convain- 
cus qu'ils  n'ont  aucune  idée.  Et  en  effet,  ce 
ne  fut  que  la  docliine  des  formes  suOstan- 
tielles,  et  la  confiance  téméi-aire  de  certaines 
personnes  destituées  d'une  connaissance 
qu'ils  prétendaient  avoir,  qui  firent  prennè- 
rement  fabriquer  et  ensuite  inlroduiie  les 
mots    d'animalité    et   d'humanité ,   et  auties 


siste  le  véritable  usage  et  la  perfection  du 
langage. 

3.  Il  y  a  une  double  communication  par 
paroles:  l'une  est  civile,  et  l'autre  philosophi- 
que.—  En  second  lieu,  pour  la  communi- 
cation qui  se  fait  entre  les  hommes  par  le 
moyen  de  paroles,  les  mots  ont  aussi  un  dou- 
bl(!  usage  :  l'un  est  civil,  et  l'autre  philoso- 
phique. 

Premièrement,  par  Vusage  civil  j'entends 
cette  communication  de  pensées  et  d'idées 
par  le  secours  des  mots,  autant  qu'elle  peut 
servir  h  la  conversation  et  au  commerce  qui 
regarde  les  affaires  et  les  commodités  onli- 
naires  de  la  vie  civile,  dans  les  diU'érentes 
sociétés  qui  lient  les  hommes  les  uni!  ai'.x 
autres. 

En  second  lieu,  par  Vusage  philosophique 
des  mots,  j'entends  l'usage  qu'on  en  dolî  faire 
j)Our  donner  des  notions  précises  des  choses. 


semblables,  qui  cependant  n'allèrent  pas  bien  et  pour  exprimer  en  propositions   générales 

loin  de  leurs  écoles,  et  n'ont  jamais  pu  être  des  vérités  certaines  et  indubitables  sur  les- 

de  mise  parmi  les  gens  raisoimables.  Je  sais  quelles  l'esprit   peut   s'appuyer,  et  dont  il 

bien  (jue  le  mot  humanitas  était  en  usage  peut  être  satisfait  dans  la  recherche  de  la  vé- 

parmi  les  Romains,  mais  dans  un  sens  bien  f'^^à.   Ces   deux  usages  sont  fort  (iislincls,  et 

différent;   car  il   ne   signifiait   |)as  l'essence  l'on  peut  S(!  passer   dans  l'un  de  beaucoup 

abstraite  d'aucune  substance.  C'était  le  nom  moins  d'exactitude  que  dans  l'autre,  connue 


abstrait  d'un  mode ,  son  concret  étant  huma- 
7ius  et  non  |»as  homo  (156). 

IX.  —  De  riniperfeclion  des  mois. 

1.  Nous  nous  servons  des  mots  pour  enre- 
gistrer nos  propres  pensées  et  pour  les  cotn- 
muniquer  aux  autres.  —  Il  est  aisé  de  voir  par 
ce  qui  a  été  dit  dans  les  paragraphes  [)récé- 
dents,  quelle  imperfection  il  y  a  dans  le 
langage,  et  comment  la  nature"  môme  des 
mots  fait  qu'il  est  presque  inévitable  (]ue  plu- 
sieurs d'entre  eux  n'aient  une  signification 
douteuse  et  incertaine.  Pour  découvrir  en 
quoi  consiste  la  perfection  et  l'imperfection 
des  mots,  il  est  nécessaire,  en  premier  lieu, 
d'en  considérer  l'usage  et  la  fin  ;  car  selon 
qu'ils  sont  plus  ou  moins  proportionnés  à 
cette  fin,  ils  sont  plus  ou  moins  parfaits.  Dans 
la  première  partie  de  ce  discours  nous  avons 
souvent  parlé  j)ar  occasion  d'un  dou6/e  usage 
qu'ont  les  mots,  l"  L'un  est  d'enregistrer, 
pour  ainsi  dire  nos  propres  pensées;  2"  l'au- 
tre de  communiquer  nos  pensées  aux  autres. 

(155)  Ces  mois,  qui  soiii  loiil  à  fuie  l)arl)ares  on 
latin  ,  parailraienl  do  1j  ilcriiièie  exlravaganee 
eu  rrynçyis. 


nous  verrons  dans  la  suite. 

4.  L'imperfection  de  mots  c'est  l'ambiguïtr 
de  leurs  significations:  —  La  principale  lin  du 
langage,    dans   la    conununication    que   les 
honuncs  font  de  leurs  pensées  les  uns  aux  au- 
tres, étant  d'être  entendu,  les  mots  ne  sau- 
raient bien  servir  à  celle  fin  dans  le  discours 
civil  ou  philosophique,  lorsqu'un  moi  n'excite 
pas   dans  l'esprit  celui  qui  écoute   la  mùuiv. 
idée   qu'il  signifie  dans  l'esprit  de  celui  (jui 
parle.  Or,  puis(juc  les  sons  n'ont  aucune  liai- 
son naturelle  avec  nos  idées,  mais  rprils  tirent 
tous  leur  signification  de   l'injjiosition  arbi- 
traire des  hommes,  ce  qu'il  y  a  de  douteux 
et    d'incertain   dans    leur   signification  (en 
quoi  consiste  l'imperfection  dont  nous  pai- 
lons  présentement)   vient    plutôt    des  idées 
qu'ils  signifient  que  d'aucune  capacité  qu'un 
son  ait  plutôt  qu'un    autre  de  signifier  au- 
cune idée  ;  car  à  cet  égard  ils  sont  tous  éga- 
lement parfaits. 

Par  conséquent,   ce  qui  fait    que  certains 
mots  ont  une  signification  plus  douteuse  et 

(I5G)  C'est  ainsi  qu'en  fiaiiç:iis,  liVinmaiii  nou^ 
avons  lait  humanitiK 


15 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


LAN 


51G 


})lus  inccrlainc   que  d'autres,  r'ost  la  diiïé- 
rence  des  idées  qu'ils  signilienl. 

5.  Qurttes sont  les  causes  de  leur  imperfec' 
tion.  —  Comme  les  mots  ne  signilienl  rien 
nalurellcmont,  il  faut  que  ceux  qui  veulent 
s'enlre-communi(iiier  leurs  pensées,  et  lier  un 
discours  intelligible  avec  d'autres  personnes 
en  quehiuc  langue  que  ce  soit,  apprennent 
et  retiennent  l'idée  que  chaque  mot  signilie  ; 
ce  qui  est  fort  dillicile  à  faire  dans  les  cas 
suivants. 

1°  Lorsque  les  idées  que  les  mots  signi- 
fient sont  extrômiMiicnt  complexes,  et  com- 
posées d'un  grand  nonibie  d'idées  jointes 
ensemble. 

2"  Lorsque  les  idées  que  ces  mots  signi- 
lienl n  oui  point  de  liaison  naturelle  les 
uns  avec  les  autres,  de  sorte  cju'il  n'y  a  dans 
la  nalure  aucune  mesure  fixe,  ni  aucun  mo- 
dèle poui"  les  rectifier  el  les  combiner. 

3°  Lorsque  la  signification  d'un  mol  se  rap- 
porte à  un  modèle  qu'il  n'est  pas  aisé  de 
connaître. 

4°  Lorsque  la  signification  d'un  mol,  et 
l'essence  réelle  de  la  chose,  ne  sont  pas  exac- 
tement les  mômes. 

Ce  sont  là  des  diiïicultés  attachées  à  la 
signification  de  plusieurs  mots  qui  sont  in- 
telligibles. Pour  les  mots  qui  sont  tout  h  fait 
inintelligibles,  comme  les  noms  qui  signifient 
quelque  idée  simple  qu'on  ne  peulconnaîtr»^, 
feule  d'organes  ou  des  facultés  propres  à  nous 
Cil  donner  la  connaissance,  tels  que  sont  les 
noms  des  couleur-s  à  1  égaid  d'un  aveugle, 
ou  les  sons  à  l'égard  d  un  sourd,  il  n'esl 
[)as  nécessaire  d'eu  parleren  cet  endroit. 

Dans  tous  ces  cas,  dis-je,  nous  trouverons 
de  l'imperfeclion  dans  les  mots,  ce  que  j'ex- 
pliquerai plus  au  long  en  considérant  les 
mots  dans  leur  application  particulière  aux 
différentes  sortes  d'idées  que  nous  avons  dans 
l'esprit  :  car,  si  nous  y  prenons  garde,  nous 
trouverons  que  les  noms  de  modes  mixtes 
sont  les  plus  sujets  à  être  douteux  et  impar- 
faits dans  leurs  significations  pour  les  deux 
premières  raisons;  et  les  noms  t/es  substances 
pour  les  deux  dernières. 

6.  Les  noms  des  modes  inixles  sont  dou- 
teux.—ie  dis  premièrement  que  les  noms 
des  modes  mixtes  sont  la  plupart  sujets  à  une 
grande  incertitude,  et  à  une  grande  obscu- 
rité dans  leurs  significations. 

En  premier  lieu,  à  cause  de  rextrômc  com- 
position de  ces  sortes  d'idées  complexes. 
Pour  faire  que  les  modes  servent  au  but  d  un 
entretien  mutuel, il  faut,  comme  il  a  été  dit, 
qu'ils  excitent  exactement  la  môme  idée 
dans  celui  qui  écoute,  que  celle  qu'ils  signi- 
fient dans  l'esprit  de  celui  qui  parle.  Sans 
quoi  les  hommes  qui  parlent  ensemble  ne 
font  que  se  remplir  la  tête  de  vains  sons,  sans 
pouvoir  se  communiquer  par  là  leurs  pen- 
sées, et  se  peindre,  pour  ainsi  dire,  leurs 
idées  les  uns  aux  autres,  ce  qui  est  le  but  du 


discours  et  du  langage.  Mais  lorsqu'un  mol 
signifie  une  idée  fort  complexe,  composée 
de  différentes  parties  qui  sont  composées 
elles-mêmes  de  plusieurs  autres,  il  n'est  pas 
facile  aux  hommes  de  former  et  de  retenir 
celte  idée  avec  une  telle  exactitude  qu'ils  fas- 
sent signifier  au  nom  qu'on  lui  donne  dans 
l'usage  ordinaire,  la  même  idée  précise,  sans 
la  moindre  variation.  De  là  vient  que  les 
noms  des  idées  fort  complexes,  comme  sont 
pour  la  plupart  les  termes  de  morale,  ont 
rarement  la  môme  signification  précise  dans 
l'esprit  de  deux  différentes  personnes,  parce 
que  l'idée  complexe  d'un  homme  convient 
raiemenl  avec  celle  d'un  autre,  el  qu'elle 
dillei'c  souvent  de  celle  qu'il  a  lui-même  en 
divers  temps,  de  celle,  par  exemple,  qu'il 
avait  hier  el  qu'il  aura  demain. 

7.  En  second  lieu,  Icsnoms  des  modes  mj'a'- 
frs  sont  foi t  é({uivoques,    parce   qu'ils  n'ont, 
pour  la  i)lupart,  aucun  modèle  dans  la  nature, 
sur  letiuel  les  hommes   puissent   en  rectifier 
et  régler  la  signification.   Ce  sont  des  amas 
d'idées  mises   ensemble,   comme   il   plaît  à 
l'esprit,  qui   les  forme   par    rapport  au  but 
qu'il  se  propose  dans  le   discours  et  à  se; 
propres  notions,  par  oiî  il  n'a  pas  en  vue  de 
copier  aucune  chose  qui  existe  actuellement , 
mais  de  nommer  et  de  ranger  les  choses  selon 
qu'elles  se  trouvent  conformes  aux  archéty- 
})es  ou  modèles  qu'il  a  faits  lui-môme.  Celui 
qui  le   premier  a  mis  en  usage    les   mots 
brusquer,  déhrutaliser,  dépicquer  {\b^),  etc., 
a  joint  ensemble,  comme  il  l'a  jugé  à  propos, 
les  idées  qu'il  a  fait  signifier  à  ces  mots  :  et 
ce  qui  arrive  à  l'égard  de  quelques  nouveaux 
noms  de  modes  qui  commencent   pi'ésente- 
ment  à  ôlre  introduits  dans  une  langue,  est 
arrivé  à  l'égard  des  vieux  mots  de  celte  es- 
pèce, lorsqu'ils  ont  commencé  d'être  mis  en 
usage.  Il  en  est  de  ces  derniers  comme  des 
premiers.  D'où  il  suit  que  les  noms    qui  si- 
gnifient des  collections  d'idées  que  l'esprit 
forme  à  plaisir,  doivent  être  nécessairement 
d'une  signification  douteuse,  lorsque  ces  col- 
lections ne  peuvent  se  trouver  nulle  par  con- 
stamment unies  dans  la  nature,  et  qu'on  ne 
peut  montrer   aucuns  modèles   par  où  l'on 
puisse  les  rectifier.  Ainsi,  l'on  ne  saurait  ja- 
mais  connaître  par  les  choses    mômes   ce 
qu'emporte  le  mot  de   meurtre  ou  de  sacri- 
lège, etc.  Il  y  a  plusieurs  parties  de  ces  idées 
com|)lexes  qui  ne  paraissent  point  dans  l'ac- 
tion même  :  l'intention  de  l'esprit,  ou  le  rap- 
port aux  choses  saintes,  qui  font  partie  du 
meurtre  ou  dusacrile'ge,  n'ont  pas  une  liaison 
nécessaire  avec  l'action  extérieure  et  visible 
de  celui  qui  commet  l'un  ou   laulre  de  ces 
crimes  :  el  l'action  de  tirer  à  soi  la  détente 
du  mousquet  par  où  l'on  commet  un  meurtre, 
et  qui  est  j)eut-êtrela  seule  action  visible,  n'a 
point  de  liaison  naturelle   avec    les  autres 
idées  qui   composent  celle  idée  complexe, 
nommée  meurtre,  lesquelles  tirent  unique- 
ment leur  union  et  leur  combinaison  de  len- 
tendement  qui  les   assemble  sous  un    seul 


(i58)  Ce  sont  des  lerincs  nouveaux  dans  la   laii- 
giie;  el  p:ir  cela  nicine  qu'ils  ne  sont   pas  foil  en 


nsage,   ils  n'en  sont   pcui-êire  que  pin-  propres  à 
faire  scnlir  le  ryisonnenienl  de  L'ickc  en  coi  endroit. 


,17 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


518 


nom.  Mciis  ooirime  il  fait  cet  assemblage  sans 
règle  ou  modèle,  il  faut  nécessairement  que 
la  signilication  du  nom  qui  désigne  de  telles 
collections  arbitiaiies  se  trouve  souvent  dif- 
férente dans  l'esprit  de  différentes  personnes 
qui  ont  h  peine  aucun  modèle  fixe  sur  le- 
quel ils  règlent  eux-mêmes  leurs  notions  dans 
CCS  sortes  d'idées  arbitraires. 

8.  La  propriété  du  langage  ne  suffit  pas 
pour  remédier  à  cet  inconvénient.  —  L'on  peut 
supposer  h  la  vérité  que  l'usage  commun  qui 
règle  la  pro[)riétô  du  langage  nous  est  de 
quel(]ue  secours  en  celte  rencontre  pour 
tixer  la  signiHcation  des  mots  ;  et  l'on  ne  peut 
nier  qu'il  ne  la  fixe  jusqu'h  un  certain  point. 
Il  est,  dis-je,  hors  de  doute  que  l'usage  com- 
mun règle  assez  bien  le  sens  des  mots  pour  la 
conversation  ordinaire.  Mais  comme  personne 
n'a  droit  d'élahlir  la  signification  précise  des 
mots,  ni  île  déterminera  quelles  idées  chacun 
doit  les  attacher,  lusage  ordinaire  ne  suffit 
pas  pour  nous  autoriser  à  les  adapter  h  des 
(liscciurs  |)hilosophi(jues  ;  car  à  peiney  a-l-il 
un  nom  d'aucune  idée  fort  complexe  (pour 
ne  pas  parler  ties  autres)  qui  dans  l'usage 
ordinaire  n'ait  une  sigiiilicalion  fort  vague, 
et  (jui,  sans  devenir  impropie,  ne  puisse 
étr<.' fait  signe  d'idées  fort  différentes.  D'ail- 
leurs, la  legle  et  la  mesure  de  la  propriété 
des  termes  n'étant  déteiminéc  nulle  part, 
fin  a  souvent  occasion  de  disputer  si,  suivant 
la  j)ropriété  du  langage,  on  })eut  employer  un 
mot  d  une  telle  ou  telle  manière.  Et  de  tout 
Kela  il  suit  fort  visiblement  que  les  noms 
(le  ces  sortes  d'idées  fort  conqilexes  sont  na- 
turellement sujets  à  celle  imperfection  d'a- 
voir un  signification  douteuse  et  inceitaine; 
et  que,  même  dans  l'esprit  de  ceux  qui  dési- 
rent sincèrement  de  s'entendre  l'un  l'autre, 
ils  ne  signifient  pas  toujours  la  même  idée 
dans  celui  ([ui  parle  et  dans  celui  qui  écoule. 
Quoique  les  noms  de  gloire  et  de  gratitude 
soient  les  mômes  dans  la  bouche  de  tout  Fran- 
çais qui  parle  la  langue  de  son  pays,  cepen- 
dant l'idée  complexe  que  chacun  a  dans 
l'esprit,  ou  qu'il  prétend  signiliei-  par  l'un 
deces  noms,  est  apparemment  fort  difi'érente 
dans  l'usage  qu'(!n  fontbiendes  gensqui par- 
lent cette  môme  langue. 

9.  La  manière  dont  on  apprend  les  noms 
des  modes  mixtes  contribue  encore  à  leur  in- 
certitude. —  D'ailleurs,  la  manière  dont  on 
apprend  ordinairement  les  noms  des  modes 
mixtes  ne  contribue  pas  peu  à  rendre  leur 
signification  douteuse.  Car  si  nous  prenons 
la  peine  de  considérer  comment  les  enfants 
apprennent  les  langues,  nous  trouverons  que, 
pour  leur  faire  entendre  ce  que  signifient 
les  noms  des  idées  simples  et  des  substances, 
on  leur  montre  ordinairemont  la  chose  dont 
on  veut  qvi'ils  aient  lidée,  et  qu'on  leur  dit 
plusieurs  fois  le  nom  qui  en  est  le  signe,  blanc, 
doux,  lait,  sucre,  chien,  chat,  etc.  Mais  pour 
ce  qui  est  des  modes  mixtes,  et  surtout  les 
plus  importants,  je  veux  dire  ceux  qui  ex[)ri- 
rnent  des  idées  de  morale,  d'ordinaire  les  en- 
fants apprennent  premièrement  les  sons,  et 
j)Our  savoir  ensuite  quelles  idées  c  nrjjlexes 
sont  signifiées  par  ces  sons-l\  ou  ils  en  sunt 


redevables  à  d'autres  qui  les  leur  expliquent, 
ou  (ce  qui  arrive  le  i)lus  souvent)  on  s'en  re- 
met à  leur  sagacité  et  à  leurs  propres  obser- 
vations. Et  comme  ils  ne  s'appliquent  pas 
beaucoup  à  rechercher  la  véritable  et  précise 
signification  des  noms,  il  arrive  que  ces  ter- 
mes de  morale  ne  sont  guère  autre  chose 
(jue  de  simples  sons  dans  la  bouche  de  la 
plupart  des  hommes;  ou  s'ils  ont  (pielque 
signification,  c'est  pour  l'ordinaire  une  si- 
gnification fort  vague  et  fort  indéterminée, 
et  par  conséquent  très  obscure  et  très-con- 
fuse. Ceux-là  môme  (jui  ont  été  les  plus  exacts 
h  déterminer  le  sens  (ju'ils  donnent  h  leui-s 
notions,  ont  pourtant  bien  de  la  peine  à  évi- 
ter linconvénient  de  leur  laire  signilier  des 
idées  complexes  dilférenles  de  celles  que 
d'autres  personnes  habiles  attachent  à  ces 
mômes  noms.  Où  trouver,  par  exemple,  un 
discours  de  controverse,  ou  un  entretien  fa- 
milier sur  ['honneur,  la  foi,  la  grâce,  la  reli- 
gion, VEglisc,  cUi.,  oCi  il  ne  soit  pas  facile  lu 
i-emaïquer  les  dilférentes  notions  que  les 
honnnes  ont  de  ces  choses;  ce  (|ui  ne  veut 
dir-e  autre  chose,  sinon  (ju'ils  m;  convien- 
nent point  sur  la  signification  de  ces  mots, 
cl  ((ue  les  idées  complexes  (pi'ils  ont  dans 
res[)ril  et  qu  ils  leur  font  signilier,  ne  som 
pas  les  mômes  ;  de  sorte  que  toutes  les  dis- 
putes qui  suivent  de  là  ne  roulent  en  elfet 
(lue  sirr  la  signification  d'un  son.  Aussi  voyons- 
irous,  en  conséquence  de  cela,  (ju'il  n'y  a 
[)oint  de  fin  aux  interpi  étalions  des  lois  di- 
vines ou  humaines  :  uir  comriienlairci  produit 
un  autre  c(unmentaire  :  une  (explication  four- 
nit la  matière  à  de  nouvelles  explications; 
et  l'on  ne  cesse  jamais  de  limiter-,  de  dislin- 
guer,  et  de  chairger  la  signification  de  ces 
termes  de  morale.  Comnre  les  hommes  for- 
ment eux-mômes  ces  idées,  ils  peuvent  les 
multiplier  à  linliiri,  pai'ce(|ue  tju'ils  ont  tou- 
jours le  pouvoir  de  les  former".  Combien  y 
a-t-il  de  gens  qui,  foil  salisfails  à  la  première 
leclure,  de  la  manière  dont  ils  entendaient  un 
texte  de  lEcritui-e  ou  une  certaine  clause 
dans  le  Code,  en  ont  tout  à  fait  perdu  lin- 
telligence  en  considérant  les  commentateurs, 
dont  les  ex[)licalions  n'ont  sei-vi  qu'à  leur 
faire  avoir  des  doutes,  ou  à  augmenter-  ceux 
qu'ils  avaient  (h'jà,  et  à  répandi-e  des  ténèbr-es 
sur  le  passag(J  en  question  1  Je  ne  dis  pas  cela 
pour  donner  à  entendre  que  je  croie  les 
commentaires  inutiles  ,  irrais  seuhiment  pour- 
faire  voir  combien  les  noms  des  modes  mixtes 
sontnalur-ellement  incertains  dans  la  boirche 
môme  de  ce-ux  (jui  voulaient  et  pouvaient 
parler  aussi  clairement  (jue  la  langue  était  ca- 
pable d'exprimer  leurs  pensées. 

10.  (7 est  ce  qui  rend  les  anciens  auteurs 
inévitablement  obscurs.  —  11  serait  inutile  de 
faire  remar-quer  quelle  obscurité  doit  avoir 
été  inévitablement  répandue  par  ce  moyerr 
dans  les  écrits  des  hommes  qui  ont  vécu  dans 
des  temps  reculés  et  en  dilfér-enls  pays.  Car 
le  grand  nombr-e  de  volumes  (|ue  de  savants 
hommes  ont  écrits  pour  éclaircir  ces  ouvra- 
g(  s,  ne  prouve  (jue  trop  quelle  pénétration, 
(ju(.'i!e  force  de  raisonnement  t:A  nécessaire 
pour  (lécou\rii-  le  véritable  sens  des  anciens 


DICTIONNAIRE  DE  PniLOSOl'IlIE. 


519  LAN 

ailleurs.  Mais  comme  il  n'v  a  point  d'eu- 
vraLîcs  dont  il  inipoilo  extnMiicinenl  que 
jioùs  nous  mettions  fort  en  peine  de  péné- 
trer le  sens,  excepté  ceux  (jui  contiennent 
ou  des  vérités  que  nous  devons  croire,  ou 
des  lois  auxquelles  nous  devons  obéir,  et  (pie 
nous  ne  pouvons  mal  ex})li(|uer  ou  trans- 
gresser sans  tomber  dans  de  fâcheux  incon- 
vénients, nous  sommes  en  droit  de  ne  [as 
nous  tourmenter  be3ucou|)  à  pénétrer  le  sons 
{[ils  autres  auteurs  qui  n'écrivent  qui'  leurs 
Iiropres  opinions  ;  car  nous  ne  sommes  pas 
plus  obligés  lie  nous  instruire  de  ces  0j)i- 
nions,  qu'ils  le  sont  de  savoir  les  nôtres. 
Connue  notre  bonheur  ou  notre  malheur  ne 
dépend  point  de  leurs  décrets,  nous  pouvons 
ignorer  leurs  notions  sans  courir  aucun  dan- 
ger. Si  donc  en  lisant  leurs  écrits  nous  voyons 
qu'ils  n'emploient  j)os  les  mots  avec  toute  la 
clarté  et  la  netteté  requise,  nous  jiouvons  fort 
bien  les  mettre  à  quartier  sans  leur  faire  au- 
cun tort,  et  dire  en  nous-mômes  : 

Pourquoi  se  fatiguer  à  pouvoir  le  comprendre, 
Si  lu  ne  veux  le  fiiire  fiilendre  (159)? 

11.  Si  la  signification  des  noms  des  modes 
mixtes  est  incertaine,  parce  qu'il  n'y  a  point 
de  modèles  réels,  existants  dans  la  nature , 
auxquels  ces  idées  puissent  être  rapportées, 
et  [)ar  où  elies  puissent  être  réglées,  les  noms 
des  substances  sont  équivoques  par  une  rai- 
son toute  contraire,  je  veux  dire  h  cause  que 
les  idées  (]u"ils  signifient  sont  supposées  con- 
formes h  la  réalité  des  choses,  et  ([nUllcs  sont 
rapportées  à  des  modèles  formés  par  la  nature. 
Dans  nos  idées  des  substances  nous  n'avons 
pas  la  liberté,  comme  dans  des  modes  mixtes, 
de  faire  telles  combinaisons  que  nous  jugeons 
à  propos ,  pour  être  des  signes  caractéris- 
tiques par  lesipiels  nous  puissions  ranger  et 
nommer  les  choses.  Dans  les  idées  des  subs- 
tances nous  sommes  obligés  de  suivre  la  na- 
ture, de  conformer  nos  idées  complexes  à 
des  existences  réelles,  et  de  régler  la  signifi- 
cation de  leurs  noms  sur  les  choses  mêmes, 
si  nous  voulons  que  les  noms  que  nous  leur 
donnons  en  soient  des  signes ,  et  servent  à 
les  exprimer.  A  la  vérité,  nous  avons  en  cette 
occasion  des  modèles  à  suivre,  mais  des  mo- 
dèles qui  rendront  la  signification  de  leurs 
noms  fort  incertaine;  car  les  noms  doivent 
flvoir  un  sens  fort  incertain  et  fort  divers  , 
lorsque  les  idées  qu'ils  signifient  se  rappor- 
tent à  des  modèles  hors  de  nous  ,  qu'on  ne 
peut  absolument  point  connaître ,  ou  qu'on 
ne  peut  connaître  que  d'une  manière  impar- 
faite et  incertaine. 

12.  Les  noms  des  substatices  se  rapportent 
premièrement  à  des  essences  réelles  qui  ne 
peuvent  être  connues,  secondement  à  des  qua- 
lités qui  coexistent  dans  les  substances  et 
qu'un  ne  connaît  qu'imparfaitement.  —  Les 
noms  des  substances  ont  dans  l'usage  ordi- 
naire un  double  rappoit,  comme  on  l'a  déjà 
montré. 

Premièrement ,  on  suppose  quelquefois 
qu'ils   signifient  la    cojistitution  réelle   des 


LAN 


520 


choses,  et  qu'ainsi  leui-  signification  s'accorde 
avec  cette  constitution,  d'où  découlent  toutes 
leurs  propriétés,  et  à  (pioi  elles  aboutissent 
toutes.  Mais  cette  constitution  réelle  ,  ou 
(comme  on  ra|)pelle  communément)  cette 
essence  nous  étant  entièrement  inconnue, 
tout  son  qu'on  enqiloie  pour  l'exprimer  doit 
être  fort  incertain  dans  cet  usage,  de  sorte 
qu'il  nous  sei-a  im[)ossible  ,  par  exemfde,  de 
savoir  quelles  choses  sont  ou  doivent  être 
ap[)elées  cheval  ou  antimoine ,  si  nous  em- 
ployons ces  mots  pour  signifier  des  essences 
réelles,  dont  nous  n'avons  absolument  au- 
cune idée.  Comme  dans  cette  su|)i)osition  l'orr 
rappoi-te  les  noms  des  substances  à  des  mo- 
dèles (pii  ne  peuvent  êli-e  connus ,  leui's 
significations  ne  sauraient  être  réglées  et  dé- 
ter'rninées  par  ces  modèles. 

13.  En  second  lieu,  ce  que  les  noms  des 
substances  signifient  immédiatement,  n'étant 
autre    chose    que    les   idées    simples   qu'on 
trouve  coexister  dans    les  substances  ,   ces 
idées,  en  tant  que  réunies  dans  les  dillcrentes 
espèces  des  choses ,  sont  les  véritables  mo- 
dèles auxquels  leurs  noms  se  rapportent ,  et 
par  lesquels  on  peut  le  mieux  rectifier  leurs 
significations.  Mais  c'est  à  quoi  ces  arché- 
tyi)es  ne  serviront  poui"tant  pas  si  bien,  qu'ils 
puissent  exempter  ces  noms  d'avoir  des  signi- 
fications fort  différentes  et  fort  incertaines; 
jiarce  que  ces  idées  simples  qui  coexistc-nt  et 
sont  unies  dans  le  même  sujet,  étant  en  très- 
gr-and  nombre,  et  ayant  tous  un  égal  droit 
d'entrer  dans  l'idée  complexe  et  spécifique 
que  le  nom  spécifi(jue  doit  désigner ,  il  ar- 
live  qu'encor'c  que  les  hommes  aient  dessein 
de  considérer  le  même  sujet,  ils  s'en  forment 
pourtarrt  des  idées  fort  différentes  :  ce  qui 
fait  que  le  nom  qu'ils  emploient  [)Our  l'ex- 
primer  a  infailliblement  dilférenles  signifi- 
cations en  différentes  personnes.  Les  qualités 
qui  composent  ces  idées  complexes  ,  étant 
pour  la  ])lup;irt   des  puissances  par  rappor-t 
aux  changements  qu'elles  sont  capables   de 
[)roduire  dans  les  autres  corps,  ou  de  rece- 
voir des  autres  corps,  sont  presque  infinies. 
Qui  considérera  combien  de  divers  change- 
ments est  capable  de  recevoir  l'un  des  plus 
bas  métaux  quel  qu'il  soit,  seulement  par  la 
différente  application  du  feu,  et  combien  plus 
il  en  reçoit  entre  les  mains  d'un  chimiste  par 
l'application    d'autres    corps ,    ne   trouvera 
nullement  étrange  de  m'enîendre  dire  qu'il 
n'est  pas  aisé  de  rassembler  les  propriétés 
de  quelque  sorte  de  corps  que  ce  soit,  et  de 
les  connaître  exactement  par  les  différentes 
recherches  où  nos  facultés  peuvent  nous  con- 
duire. Comme  donc  ces  propriétés  sont  du 
moins  en  si  grand  nombre  que  nul  homme 
ne  peut  en  connaître  le  nombre  précis  et  dé- 
fini, diverses  personnes  font  différentes  dé- 
couvertes selon  la  diversité   qui   se  trouve 
dans  l'habitude  ,  l'attention   et  les  moyens 
qu'elles  emi)loient  à  manier  les  corps  qui  en 
sont  le  sujet  :  et  par  conséquent  ces  per- 
sonnes ne  peuvent  qu'avoir  différentes  idées 
de  la  même  substance,  et  rendi^e  la  signifi- 


(159)  I  Si  non  vis  inlelligi,  di'bcs  iiogligi.  » 


r.21  LAN  rSYCnOLOGIE.  LAN  522 

ration  de  son  nom  commune,  fort  diverse  et      dans  leur  signification  vulgaire  par  quelques 
••orl  incertaine.  Caries  idées  complexes  des      qualités  qui    se  présentent   d'elles-mêmes 


substances  étant  conqiosées  d'idées  simples 
qu'on  su[ipose  coexister  dans  la  nature,  cha- 
cun a  droit  de  renfermer  dans  son  idée  com- 
plexe les  qualités  qu'il  a  trouvées  jointes 
ensemble.  En  effet,  quoique  dans  la  subs- 
tance que  nous  nommons  or,  l'un  se  con- 
tente d'y  comprendre  la  couleur  et  la  pesan- 
teur; un  autre  se  figure  que  la  capacité  d'être 
dissous  dans  Veou  régale  doit  être  <iu£si  né- 
cessairement jointe  h  cette  couleur  ,  dans 
ridée  qu'il  a  de  l'or  ;  un  troisième  croit  être 
en  droit  d'y  faire  entrer  La  fusibilité,  parce 
que  la  capacité  d'êlre  dissous  daus  Veau  ré- 
gale est  aussi  une  qualité  aussi  constamment 
unie  à  la  couleur  et  à  la  pesanteur  de  l'or, 


(comme  par  la  figure  extéi'ieure,  dans  les 
choses  qui  viennent  par  une  propagation 
séminale  et  connue ,  et  dans  la  plupart  des 
autres  substances  })ar  la  couleur  jointe  à 
quelques  autres  qualités  sensibles),  ces  noms, 
dis -je,  sont  assez  bons  pour  désigner  les 
choses  dont  les  hommes  veulent  entretenir 
les  autres  :  aussi  conçoit- on  d'ordinaire  assez 
bien  quelles  substances  sont  signifiées  par  le 
mot  or  ou  pomme,  pour  pouvoir  les  distinguer 
l'une  de  l'autre.  Mais  dans  des  recherches  et 
des  controverses  philosophicjues ,  où  il  faut 
établir  des  vérités  générales  et  tirer  des  con- 
sé(]uences  de  certaines  positions  détermi- 
nées, on  trouvera  dans  ce  cas  que  la  signifi- 


que  la  fusibilité  ou  ({uelque  autre  qu.ilité  que  cation  précise  des  noms  des  substances  n'est 
ce  soit  :  d'autres  y  mettent  la  ductilité ,  la  pas  seulement  bien  établie,  mais  qu'il  est 
fixité,  etc.,  selon  qu'ils  ont  appris  par  tradi-  même  bien  difficilequ'ellelesoit.  Par  exemple, 
lion  ou  par  expérience  que  ces  jiropriétés  se  celui  qui  fera  entrer  dans  son  idée  com- 
rencontrenl  dans  cette  substance.  Oui  de  tous  plexe  de  l'or  la  malléabilité,  ou  un  certain 
ceux-là  a  établi  la  vraie  signification  du  mot  degré  de  fixité ,  peut  faire  des  propositions 
or,  ou  (jui  choisira-t-on  pour  la  déterminer?  touchant  l'or,  et  en  déduire  des  conséquences 
Chacun  a  son  modèle  dans  la  nature ,  auquel  qui  découleront  véritablement  et  clairemcMit 
il  en  appelle  ;  et  c'est  avec  raison  (lu'il  croit  de  cette  signification  particulière  du  mot  or, 
avoir  autant  de  droit  de  renfermer  dans  son  mais  qui  sont  telles  jiourtant  qu'un  autre 
idée  complexe  signifiée  par  le  mot  or,  les  homme  ne  peut  jamais  être  obligé  d'admettre, 
qualités  (}U8  rexf)érience  lui  a  fait  voir  en-  ni  être  convaincu  de  leur  vérité,  s'il  ne  re- 
semble, qu'un  autre  qui  n'a  pas  si  bien  cxa-  garde  poinlla  malléabilité,  ou  le  même  degré 
miné  la  chose  en  a  de  les  exclure  de  son  de  fixité ,  comme  une  partie  de  celte  idée 


idée,  ou  un  troisième  d'y  en  mettre  d'autres 
qu'il  y  a  trouvées  après  de  nouvelles  expé- 
riences. Car  l'union  naturelle  de  ces  (pialités 
étant  un  véritable  fondement  pour  les  unir 
dans  une  seule  idée  com|)lexe,  l'on  n'a  aucun 
sujet  de  dire  que  l'une  de  ces  (|ualilés  doive 
êtie  admise  ou  rejetéc  plutôt  que  l'autre. 
D'où  il  s'ensuivra  toujours  inévitablement 
que  les  idées  conqilexes  des  substances  se- 
ront fort  diirérentcs  dans  l'esprit  des  gens  qui 
se  servent  des  mêmes  noms  pour  les  expri- 
mer, et  que  la  signification  de  ces  noms  sei<i, 
l)ar  conséquent,  fort  incertaine. 


conq)lcxe  que  le  mot  or  signifie  dans  le  sens 
qu'il  renq)loie. 

16.  Exemple  remarquable  sur  cela. —  C'est 
là  une  inqierfection  naturelle  et  presque 
inévitablement  attachée  h  presque  tous  les 
noms  des  substances  dans  toutes  sortes  do 
langues  :  ce  que  les  hommes  reconnaîtront 
sans  peine  toutes  les  fois  que,  renonçant  aux 
notions  confuses  ou  indéterminées,  ils  vien- 
dront à  des  recherches  plus  exactes  et  plus 
j)récises,  car  alors  ils  verront  combien  ces 
mots  sont  douteux  et  obscurs  dans  leur  si- 
gnification gui,  dans  l'usage  ordinaire,  parais- 


14.  Outre  cela  ,  à  peine  y  a-t-il  une  chose     sait  fort  claire  et  fort  ex{)resse.  Je  me  trouvai 
existante  qui  par   quelqu'une  de  ses  idées     un  jour  dans  une  assemblée  de  médecins  ha 


simples  n'ait  de  la  convenance  avec  un  plus 
grand  ou  un  plus  petit  nombre  d'autres  êtres 
particuliers.  Qui  déterminera,  dans  ce  cas  , 
«juelles  sont  les  idées  (jui  doivent  constituer 
la  collection  i)récise  ([ui  est  signifiée  par  Je 


biles  et  pleins  d'esprit,  où  l'on  vint  à  exami- 
ner par  hasard  si  (juelque  liqueur  passait 
à  travers  les  filaments  des  nerfs  :  les  senti- 
ments furent  partagés ,  et  la  dis[)ute  dura 
assez  longtemps,  chacun  i»rop(»sanl  de  i)ait 


nom  spécifique?  Ou  qui  a  droit  de  définir  et  d'autre  dilférents  arguments  |)Our  a|)puycr 

quelles  qualités  communes  et  visibles  doivent  son  opinion.  Comme  je   me  suis  mis  dans 

être  exclues  de  la  signification  du  nom  de  l'esprit  depuis  longtemps  (ju'il  pourrait  bien 

quelque  substance  ,  ou  quelles  plus  secrètes  être  que  la  plus  grande  partie   des  disputes 

et  plus  paiticulièros  y  doivent  entrer?  Toutes  roulent  plutôt  sur  la  siguilication  des  mots  que 

chosesqui,  considérées  ensemble,  ne  raan-  sur  une  différence  réelle  qui  se  trouve  dans 

quent  guère,  ou   i)lutôl  jamais,  de  produite  la  manière  de  concevoir  les  choses,  je  m'avi- 

dans  les  noms  des  substances  cette  variété  et  sai  de  demander  à  ces  Messieurs,  qu'avant 


celte  ambiguïté  de  signification  qui  cause 
tant  d'incertitude,  de  disputes  et  d'erreurs, 
lorsqu'on  vient  à  les  employer  à  un  usage 
philosophique. 

15.  Malgré  cette  impcrferlion  ,  ces  noms 
peuvent  servir  dans  la  conversation  ordi- 
naire, mais  non  pas  dans  des  discours  phi- 
losophiques. —  A  la  vérité,  dans  le  commerce 
civil  et  dans  la  conversation  ordinaire ,  -les 
noms  généraux  des  substances ,  déterm.inés 

DlCTlONN.    DE   PhU^OSOPHIE.    L 


que  de  pousser  plus  loin  celle  dispute,  ils 
voulussent  |)remièrement  examiner  et  établir 
entre  eux  ce  que  signifiait  le  mot  liqueur.  Us 
furent  d'abonl  un  peu  surpris  de  celte  pro- 
position; et  s'ils  eussent  été  moins  ])olis,  ils 
l'auraient  peut-être  regardée  avec  mépris 
comme  frivole  et  extravagante,  puisqu'il  n'y 
avait  personne  dans  cette  assemblée  qui  ne 
crût  entendre  parfaitement  ce  que  signifiait 
le  mot  de  liqueur,  qui,  je  crois,  n'est  pas 

17 


523 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOrilIE. 


LAN 


524 


elTeolivcnicnl  un  des  noms  tlt-s  substances  le 
plus  onihaimssé.  Quoi  qu'il  cnsoil,  ils  eurent 
la  complaisance  de  ctVlcr  à  mes  instances; 
et  ils  Irouvèrenl  enlin,  après  avoir  examiné 
la  chose,  que  la  siynilicalion  de  ce  mot  n'é- 
tait pas  si  délermiiiée  ni  si  certaine  qu'ils 
l'avaient  toujouis  ciu  jus(ju'alors,  et  qu'au 
contraire  chacun  d'eux  le  faisait  siync  d'une 
dideienle  idée  com|)lexe.  Us  vir(;nl  par  \h 
que  le  fort  de  leurdisj)ule  roulait  sur  la  signi- 
lication  de  ce  terme,  el  c^i'ils  convenaient 
tous  à  [)eu  près  de  la  même  chose,  savoir 
que  quehiue  matière  lluide  el  subtile  passait 
à  travers  les  conduits  des  nerfs,  (luoiqu'il  ne 
fût  pas  si  facile  de  déterminer  si  cette  ma- 
tière devait  porter  le  nom  de  liqueur  ou  non, 
ce  qui  bien  considéré  par  chacun  d'eux  fut 
jugé  indigne  d'être  un  sujet  de  dispute. 

17.  Exemple  tiré  du  mot  or.  —  J'aurai 
peut-être  occasion  de  faire  remarquer  ailleurs 
q-.ie  c'est  de  là  que  dépend  la  [)lus  grande 
partie  des  disputes  oii  les  honnnes  s'eiîgagent 
avec  tant  de  chaleur.  Contentons-nous  de 
considérer  un  i»eu  plus  exactement  l'exemple 
du  mot  or  que  nous  avons  proposé  ci-dessus. 
et  nous  verrons  combien  il  est  difllicile  d'en 
déterminer  précisément  la  signitication.  Je 
crois  que  tout  le  monde  s'accorde  à  lui  faire 
signilicr  un  corps  d'un  certain  jaune  brillant; 
et  conune  c'est  l'idée  à  laquelle  les  enfants 
ont  attaché  ce  nom-là,  l'endroit  de  la  queue 
d'un  paon  qui  a  cette  couleur  jaune,  est  pro- 
prement or  à  leur  égard.  D'autres  trouvant 
la  fusibilité  jointe  à  cette  couleur  jaune  dans 
certaines  parties  de  matière ,  en  font  une 
idée  complexe  à  laquelle  i!s  donnent  le  nom 
d'or  pour  désigner  une  sorte  de  substance, 
et  par  là  excluent  du  privilège  d'être  or  tous 
ces  corps  d'un  jaune  brillant  que  le  feu  peut 
réduire  en  cendres,  el  n'admettent  dans  cette 
(:S[)èce,  ou  ne  comprennent  sous  le  nomd'or 
q-jè  les  substances  qui,  ayant  celle  couleur 
jaune,  sont  fondues  par  le  feu,  au  lieu  d'être 
réduites  en  cendres.  Un  autre  par  la  môme 
raison  ajoute  la  pesanteur,  qui,  étant  une  qua- 
lité aussi  étroitement  unie  à  celte  couleur 
que  la  fusibilité,  a  un  égal  droit,  selon  lui, 
d'être  jointe  à  l'idée  de  celte  substance ,  el 
d'être  renfermée  dans  le  nom  qu'on  lui 
donne;  d'où  il  conclut  que  l'autre  idée  qui 
ne  contient  qu'un  corps  d'une  telle  couleur 
et  d'une  telle  fusibilité  est  imparfaite;  el 
ainsi  de  tout  le  l'esle  :  en  quoi  personne  ne 
peut  donner  aucune  raison  pourquoi  quel- 
ques-unes des  qualités  inséparables  qui  sont 
toujours  unies  clans  la  nature,  devraient  en- 
trer dans  l'essence  nominale,  et  d'autres  en 
devraient  être  exclues;  ou  pourquoi  le  mol 
or^  qui  signilie  celte  sorte  de  corps  dont  est 
composé  l'anneau  (jue  j'ai  au  doigt,  devrait 
déterminer  cette  espèce  par  sa  couleur,  par 
son  poids  el  par  sa  fusibilité  |)lulôl  que  par  sa 
couhiur,  par  son  poids  et  par  sa  capacité  d'être 
dissous  dans  Veau  régale;  puisque  cette  der- 
nière propriété  d'être  dissous  dans  cette  li- 
queur en  est  aussi  inséparable  que  la  propiiélé 
d'être  fondu  par  le  feu  :  propriétés  qui  ne 
sont  toutes  deux  qu'un  rapport  que  celte 
substance  a  avec  deux  autres  corps  qui  ont 


la  puissance  d'opérer  dilTércmmcnl  sur  elle. 
Car  de  (]uol  droit  la  fusibilité  vient-elle  à  être 
I)arlie  de  l'essence  signifiée  par  le  mol  or  ^ 
l)en(lanl  que  cette  capacité  d'être  dissous 
dans  l'eau  régale  n'en  est  qu'une  propriété? 
Ou  bien,  i)Our(iuoi  sa  couleur  fail-(dle  jiartie 
de  son  essence,  tandis  que  sa  malléabilité 
n'est  regardée  que  comme  une  pro[)riélé?  Je 
veux  dire  par  là  que,  toutes  ces  choses  n'é- 
tant que  des  i)rO|  riétés  (lui  dépendent  de  la 
constitution  réelle  de  ce  corps,  el  ces  pro- 
I  riétés  n'étant  autre  chose  que  des  puissam  es 
actives  ou  passives  par  ia|)port  à  d'autres 
corj)s,  i)ersonne  n'a  le  droit  de  (ixer  la  signi- 
lication  du  nml  or,  en  tant  qu'il  se  rapporte 
à  un  lel  cor). s  existant  dans  la  nature;  per- 
soiuie,  dis-je,  ne  peut  la  fixer  à  une  certaine 
collection  d'idées  qu'on  peut  trouver  dans  ce 
corps,  plutôt  qu'à  une  autre.  D'où  il  suit 
que  la  signification  de  ce  mol  doit  être  né- 
cessairement fort  incertaine,  puisque  diflé- 
rentes  personnes  obsei'venl  ditîérentes  pio- 
priélés  dans  la  même  substance,  comme  il  a 
élé  dit;  el  je  crois  pouvoir  ajouter  que  per- 
sonne ne  les  découvre  toutes.  Ce  qui  faii  (pie 
nous  n'avons  que  des  descriptions  fort  im- 
parfaites des  choses  ,  et  que  la  signification 
des  mois  est  très-incertaine. 

18.  Les  noms  des  idées  simples  sont  les 
moins  douteux.  —  De  tout  ce  qu'on  vient  de 
dire,  il  est  aisé  de  conclure  ce  (|ui  a  élé  re- 
marqué ci-dessus ,  Que  les  noms  des  idées 
simples  sont  le  jnoins  sujets  à  équivoque  ,  el 
cela  pour  les  raisons  suivantes.  La  première, 
parce  que  chacune  des  idées  qu'ils  signifient 
n'étant  qu'une  sim|)le  perception ,  on  les 
forme  plus  aisément,  el  on  les  conserve  plus 
distmclement  que  celles  qui  sont  plus  com- 
plexes; el  par  conséquent  elles  sont  moms 
sujettes  à  cette  incertitude  qui  accompagne 
ordinairement  les  idées  com|)lexes  des  subs- 
tances el  des  modes  mixtes,  dans  lesquelles 
on  ne  convient  pas  si  facilement  du  nombre 
précis  des  idées  simples  dont  elles  sont  com- 
posées, qu'on  ne  retient  |)asnon  i)lus  si  bien. 
La  seconde  raison  pouiquoi  l'on  est  moins 
sujet  à  se  méprendre  dans  les  noms  des  idées 
simples,  c'est  qu'ils  ne  se  rapportent  à  nulle 
autre  essence  qu'à  la  peiception  même  que 
les  choses  produisent  en  nous  et  que  ces  noms 
signifient  immédiatemenl  ;  lequel  rappo.t  ';st 
au  contraii'e  la  véritable  cause  pour([uoi  la 
signification  des  noms  des  substances  est 
naturellement  si  perplexe,  el  donne  occasion 
à  tant  de  disputes.  Ceux  qui  n'abusent  pas 
des  teinies  pour  tromper  les  autres  ou  pour 
se  tromper  eux-mêmes,  se  méprennent  rare- 
ment, dans  une  langue  qui  leui- est  connue, 
sur  l'usage  et  la  signification  des  noms  des 
idées  sim|)les.  Blanc,  doux,  jaune,  amer,  soiit 
des  mois  dont  le  sens  se  jjresenle  si  naturel- 
lement, que  quiconque  l'ignore  et  veut  s'en 
instruire  le  comprend  aussitôt  d'une  manière 
l)récise ,  ou  ra|)erçoit  sans  beaucoup  de 
peine.  Mais  il  n'est  pas  si  aisé  de  savuir  (juclle 
collection  d'idées  simples  esl  désignée  au 
juste  par  les  termes  de  modestie  ou  de  fru- 
galité, selon  qu'ils  sont  employés  par  une 
autre  personne.  El  cpioitjue  nous  soyons  por- 


525 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


526 


tés  à  cioire  que  nous  comprenons  assez  bien 
ce  (]u'on  entend  par  or  ou  par/'er,  cependant 
il  s'en  faut  bien  que  nous  connaissions  exac- 
tement l'iilée  complexe  dont  d'autres  hommes 
se  servent  [)0ur  en  ôtre  les  signes;  c'est  fort 
rarement ,  à  ii.on  avis  ,  qu'ils  signifient  jirù- 
cisément   la    même  collection  d'idées  dans 


sance.qui,  roulant  uniquement  sur  la  vérité, 
est  toujours  renfermée  dans  des  propositions 
Et  quoiqu'elle  se  termine  aux  choses,  je  m"a- 
perçus  que  c'était  principalement  par  l'inven- 
tion des  mots,  qui  par  celte  raison  me  sem- 
blaient à  peine  capables  d'ôtre  sé[)arés  de  noe 
connaissances  générales.  H  est  du  moins  cer- 


l'esprit  de  celui  qui  parle,  et  de  celui  qui  tain  qu'ils  s'interposent  dételle  manière  entro 

écoule.  Ce    qui    ne    peut  que  produire  des  noire  esprit  et  la  vérité  que  l'entendement 

mécomi)tes  et  des  disputes  .lorsque  ces  mots  veut  conlen)i)ler  et  comprendre,  que,  sem- 

sont  employés    dans    des   discours   où   les  blàbles  au  milieu  par  où  passent  les  rayon? 

hommes  font  des  propositions  générales,  et  des  objets  visibles,  ils  répandent  souvent  des 

voudraient  établir  dans  leur  esprit  des  vérités  nuages  sur  nos  yeux,  et  imposent  à  notre  en- 

universellos  ,  et  considérer  les  consé(iuences  tendement   par  le  moyen  de  ce   qu'ils  ont 

qui  en  découlent.  d'obscur  et  de  confus.  Si  nous  considérons 

19.  Apres  les  ncms  des  idées  simples,  ceux  que  la  plupart  des  illusions  que  les  hommes 

des  modes  simples  sont,  parla  même  règle,  se  font  à  eux-mêmes  aussi  bien  qu'aux  autres, 

ie  moins  sujets  à  être  ambi(/us,  et  surtout  ceux  que  la  plupîrt  des  méprises  ([ui  se  trouvent 

des   tik'urcs  et   des  nombres  dont  on  a  des  dans  leurs   notions    et  dans  leurs   disputes 


idées  si  claires  et  si  distinctes.  Car  qui  jamais 
a  mal  pris  le  sens  de  sept  ou  d'un  triangle, 
s'il  a  eu  dessein  de  compreiidie  ce  que  c'est? 
Et  en  général  on  peut  dire  (ju'en  chaque 
espèce  les  noms  des  idées  les  moins  compo- 
sées sont  les  moins  douteux. 


viennent  des  muts  et  de  leur  signilication  in- 
certaine ou  mal  entendue  ,  nous  aurons  tout 
sujet  de  croire  que  ce  défaut  n'est  pas  un  i)elit 
obstacle  à  la  vraie  et  solide  connaissance. 
D'où  je  conclus  qu'il  est  d'autant  plus  né- 
cessaire   que    nous    soyons    soigneusement 


20.  Les  noms  les  plus  douteux  sont  ceux      avertis,  que,  bien  loin  qu'on  ail  n.'gardé  cela 


des  modes  mixtes /'o?^  complexes,  et  des  subs- 
tances. —  C'est  {)Ourciuoi  les  modes  mixtes 
qui  ne  sont  composés  que  d'un  petit  nombre 
d'idées  simples  les  plus  communes  ont  ordi- 
nairement des  noms  dont  la  signilication  n'est 
pas  fort  incertaine.  Mais  les  noms  de  modes 
viixtes  (jui  contiennent  un  grand  nomlire 
d'idées  simples  ,  ont  communément  des  si- 
gnifications fort  douteuses  et  fort  indétermi- 
nées, comii  e  nous  l'avons  déjà  montré.  Les 


comme  un  inconvénient,  l'art  d'augmenter 
cet  inconvénient  a  fait  la  plus  considérable 
l)artie  de  l'étude  des  hommes,  et  a  passé  pour 
érudition  et  pour  subtilité  d'esprit,  comme; 
nous  le  verrons  dans  le  chapitre  suivant. 
Mais  je  suis  '.enté  de  croire  (pie,  si  l'on  exa- 
minait plus  à  fond  les  impeiteclions  du  lan- 
gage considéré  comme  l'insliunienl  de  nos 
connaissances,  la  plus  grande  partie  des  dis- 
putes tomberaient  d'elies-mùmes  ,  et  (]ue  le 


noms  des  suhsiances  qu'on  attache  à  des  idées      chemin  de  la  cormaissance,  et  peut-être  de  la 


qui  ne  sont  ni  des  essences  réelles  ni  des  re- 
présentations exactes  des  modèles  aux- 
quels elles  se  rapportent  ,  sont  encore  su- 
jets à  une  plus  grande  incertitude  ,  surtout 
quand  nous  les  em])loyons  à  un  usage  philo- 
sophique. 


paix,  serait  beaucoup  plus  ouvert  aux  hom- 
mes qu'il  n'est  encore. 

22.  Cette  incertitude  des  mots  nous  devrait 
apprendre  à  être  modérés ,  quand  il  siujit 
d  itnposer  aux  autres  le  sens  que  nous  attri- 
buons aux  anciens  auteurs.  —  Une  cho^e  au 


21.  Pourquoi  l'on  rejette  cette  imperfection      moins  dont  je  suisassuré,  c'est  que  dans  loutes 
sur  les  mots.  —  Comme  la  plus  grande  con-      les  langues  la  signilication  des  mots  (lép(3n- 


fusion  qui  se  trouve  dans  les  n  inis  des  subs 
tances  procède  pour  l'ordinaire  du  défaut 
de  connaissance  et  de  l'incapacité  où  nous 
sommes  de  découvrir  leurs  constilutions 
réelles, on  pourra  s'étonner,  avec  quelque  ap- 
parence de  raison,  que  j'attache  cette  impor 


dant  exti'êmement  des  pensées,  des  notions 
et  des  idées  de  celui  qui  les  emploie,  elle 
doit  êtr-e  inévitablement  très-incertaine  dans 
l'esprit  de  bien  des  gens  du  même  pays  et 
qui  parlent  la  même  langue.  Cela  est  si  visible 
dans  les  auteurs  grecs,  que  quiconque  j)ren- 


fection  aux  mots,  plutôt  que  de  la  mettre  sur  dra  la  i)eine  de  feuilleter  leurs  éci'its,  trou 

le  compte  de  notre  entendement.   Et  cette  vera  dans  presciue  chacun  d'eux  un  langage 

objection  paraît  si  juste,   que  je   me  cr'ois  dillerent,  quoiqu'il  voie  partout  les  mêmes 

obligé  de  dire  pourquoi  j'ai  suivi  cette  mé-  mots.  Que  si  à  cette  diiïiculté  naturelle  qui  se 

thode.  J'avoue  donc  que,  lorsque  je  commen-  rencontre  dans  chaque  pays  ,  nous  ajoutons 

çai  cet  ouvrage,  et  longtemps  après,  il  ne  celles  que  doit   produire   la   ditlérence   des 

me  vint  nullement  dans  l'esprit  qu'il  fût  né-  pays,  et  l'éloignement  des  temi)S  dans  les 


cessaire  de  faire  aucune  réllexion  sur  les 
mots  pour  traiter  cette  matière.  Mais  quand 
j'eus  parcouru  l'origine  et  la  composition  de 
nos  idées,  et  que  je  commençai  à  examiner 
l'étendue  et  la  certitude  de  nos  connaissances, 
je  ti-ouvai  qu'elles  ont  une  liaison  si  étroite 
avec  nos  paroles,  qu'à  moins  qu'on  n'eût 
considéré  aupar-avant  avec  exactitude  quelle 
est  la  force  des  mots,  et  comment  ils  signi- 
fieii-l  les  choses,  on  ne  saurait  guère  [)at  1er 
clairement  cl  raisonnablement  de  la  connais- 


quels  ceux  qui  ont  parlé  et  écrit  ont  eu  dillé- 
rentes  notions  ,  divers  tempéraments  ,  ditl'é- 
renles  coutumes,  allusions  et  ligures  de  lan- 
gage, etc.,  chacune  des{iuelles  chos(îs  avait 
quelque  iniluencesur  la  signilication  desinols, 
quoii^ue  présentement  elies  nous  soient  tout 
à  fait  inconnues;  la  raison  nous  obligera  à 
avoir  de  l'indulgence  et  de  la  charité  les  uns 
pour  les  autres  à  l'égard  des  inter[)rélations 
ou  des  faux  sens  que  les  urîs  ou  les  autres 
donnent  à  ces  anciens  écrits,  puisque  encore 


r.'> 


i27 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  PIlILOSuriIIE. 


LAN 


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(ju'jl  nous  imporle  beaucoup  de  les  l)ien  en- 
tendre, ils  renferment  d'inévitables  diflicultés, 
attachées  au  langage  ,  qui,  excepté  les  noms 
des  idées  simples  cl  quelques  autres  fort 
communs ,  ne  saurait  faire  connaître  d'une 
manière  claire  et  déterminée  le  sens  et  l'in- 
tention de  celui  qui  parle,  h  celui  qui  écoute, 
sans  de  continuelles  définitions  des  termes. 
Et  dans  les  discours  de  religion,  de  droit  et 
de  morale,  où  les  matières  sont  d'une  })!us 
haute  importance,  on  trouvera  aussi  de  plus 
grandes  cfifficullés  (160). 

§  VI.  —  Là  parole  esl  rinsttument  fiincipal  du  déve- 
loppement des  facultés  de  l'àme.  —  La  r«j.>o»i  hu- 
maine reçoit  un  corps  dans  la  parole.  —  Notre 
pensée  dans  l'état  préicnl  s'appuie  sur  les  signes 
sensibles. 

....  «  Au-dessus  de  la  sphère  obscure  des 
pensées  sourdes,  des  désirs  vagues  et  des 
mouvements  instinctifs,  Dieu  veut  développer 
en  moi  la  raison  et  la  liberté;  car  il  faut  que 
la  Trinité  créée,  son  image  se  forme  tout 
entière  en  moi. 

«  Or  la  sphère  obscure  des  instincts,  ma 
racine,  mon  commencement,  se  forme  en  moi 
sans  moi.  Mais  il  faut  que  j'agisse  aussi,  et 
(jue  j'achève  avec  lui,  et  par  lui.  La  raison  et 
la  liberté  ne  sauraient  vivre  en  moi  sans  moi. 
Je  ne  puis  être  raisonnable  sans  le  .savoir,  ni 
libre  sans  le  vouloir.  C'est  à  moi  maintenant 
de  veiller  et  d'agir,  de  suivre,  par  mon  effort, 
ce  qui  esl  commencé,  de  puiser  la  sève  dans 
ma  source  ,  de  l'élever,  de  la  distribuer.  C'est 
à  moi,  suivant  le  sens  profond  du  mol  évan- 
gélique,  c'est  h  moi  maintenant  de  faire  valoir 
le  talent  que  Dieu  me  confie. 

«  Mais  ici  même.  Dieu  ne  me  laisse  jias 
seul  :  non-seulement  il  me  donne  tout  mon 
commencement,  et  cet  attrait  du  désirable  et 
de  l'intelligible  qui  ne  cesse  de  pousser  et  <\ 
l'intelligence  et  à  l'amour  ;  non-seulement  il 
commence  le  développement  de  ces  deux 
choses  par  la  puissante  excitation  de  la  na- 
ture visible ,  au  sein  de  laquelle  il  me  crée; 
non-seulement  il  ne  cesse  de  me  vivifier  par 
sa  parole  continuée,  qui  m'exhorte  sans  cesse 
à  croître  à  son  image,  c'est-à-dire  à  produire 
mon  verbe  et  mon  amour;  mais,  pour  la  par- 
lie  même  du  travail  qu'il  me  laisse,  il  me 
donne,  pour  m'aider,  un  instrument,  ou  plu- 
tôt un  organe  ,  dont  l'homme  ne  connaît  pas 
encore  toute  la  valeur. 

«  Dieu  fait  ici  pour  mon  âme  ce  qu'il  avait 
fait  pour  mon  corps.  Pour  m'apprendre  à 
passer  de  la  vie  sourde,  impersonnelle,  à  la 
vie  claire,  active  et  personnelle,  il  m'offre 
d'avance  la  forme  le  plan,  le  point  d'appui, 
l'instrument  principal  de  la  vie  personnelle. 

«  Dans  mon  corps ,  la  sphère  centrale  qui 
nourrit  tout,  comme  racine  et  comme  source, 
est  séparée  de  l'autre  sphère  qui  perçoit  et 
agit,  par  un  réseau  puissant,  réseau  plus  so- 
lide que  la  pierre,  qui  donne  au  corps  entier 
sa  forme;  réseau  mobile  et  articulé  ,  merveil- 
leux mécanisme  qui  permet  et  appuie  le  mou- 


vement ,  en  même  temps  qu'il  en  déterminu 
les  formes  générales  et  les  limites  extrêmes. 
Cette  forme,  ce  mécanisme,  qui  est  de  pierre, 
qui  est  comme  quelque  chose  d'étranger  au 
corps,  qui  est  plutôt  le  contenant  du  corps 
que  le  corps  môme,  c'est  le  squelette. 

«  Eh  bien ,  Dieu  fait  à  l'âme  un  don  cor- 
respondant. 11  lui  donne  quelque  chose  qui 
est  comme  étranger  à  l'âme  et  à  l'esprit,  qui 
n'est  point  sa  substance,  qui  est  comme  uii 
revêtement,  un  contenant,  une  armure,  un  ré- 
seau, un  instrument,  quelque  cliose  qui  sépare 
les  deux  sphères,  la  sphère  de  la  vie  sourde 
et  celle  de  la  vie  claire;  qui  est  le  point  d'ap- 
pui de  la  vie  claire;  qui  détermine  sa  forme 
générale,  mais  qui  est  en  môme  temps  flexi- 
ble, mobile,  articulé,  pour  appuyer  les  mou- 
vements de  la  raison,  tout  en  déterminant  les 
formes  générales  de  ces  mouvements.  El  ce 
squelette  de  la  pensée,  c'est  la  parole. 

«  Il  y  a  dans  l'âme  une  foule  d'éclairs,  et 
aussi  une  foule  d'émotions,  qui  la  t;aversent, 
l'illuminent  et  la  meuvent  avec  une  telle  ra- 
pidité, qu'elle  en  perd  facilement  le  sou- 
venir. La  parole  fixe  ces  éclairs  et  ces  émo- 
tions, et  les  tourne  en  lumière  continue,  ou 
en  états  de  l'âme,  si  la  volonté  s'y  applique. 

«  Avant  donc  d'analyser  lestrois  puissances 
de  l'âme,  avant  surtout  d'étudier  en  détail 
l'intelligence  et  la  raison,  et  puis  la  volonté, 
la  liberté,  l'amour,  il  nous  faut  parler  am- 
plement de  ce  grand  don  que  Dieu  fait  à 
chaque  homme  venant  en  ce  monde;  la  pa- 
role, cet  organe  qui  aide  l'âme  à  développer 
son  verbe  et  son  amour,  à  partir  de  la  source 
implicite  :  la  parole,  ce  moyen  de  communi- 
cation avec  notre  famille  humaine;  la  parole, 
cette  forme  de  notre  verbe,  cet  organe  de 
son  mouvement  et  de  son  action,  cette  es- 
pèce de  monde  intérieur,  intermédiaire  entre 
je  monde  extérieur  et  l'ârne  même,  monde 
intérieur  déjà  formé  à  l'image  de  l'esprit  hu- 
main, et  à  l'image  de  la  nature,  dès  lors  aussi 
à  l'image  de  Dieu  I 

«  Nous  abordcms  un  sujet  très-nouveau, 
très-inconnu.  Entrons-y  avec  modestie,  avec 
souplesse  d'esprit,  avec  cette  docilité  iiitel- 
lecluelle,  et  ce  désir  du  vrai,  qui  demanda) 
et  obtient,  qui  cherche  et  trouve. 

«  Pourquoi  y  a-t-il  des  mots  et  un  langage 
articulé?  Pourquoi  la  raison  humaine  a-t-elle 
un  corps?  C'est  une  question  analogue  à 
cette  autre  ;  Pourquoi  y  a-t-il  de  la  matière? 

«  La  matière,  dit  saint  Thomas  d'Aquin, 
sert  à  l'esprit  comme  appui,  comme  signe  et 
comme  excitation  {subveniendo,  illuminando, 
continendo).  Dans  tout  cet  univers,  œuvre  et 
parole  de  Dieu,  où  l'esprit  est  le  sens,  et  la 
matière  le  signe,  la  matière  manifeste,  con- 
tient, soutient  le  sens,  et  sert  à  Dieu  comme 
^l'instrument  et  de  moyen  d'éducation  pour 
développer  l'esprit,  l'esprit  qui  n'élait  pas, 
e1  qui  n'est  d'abord  qu'en  puissance.  L'es- 
prit dans  l'enfance,  dit  saint  Paul,  en  par- 
lant de  la  loi,  est  d'abord  soumis  en  esclave 
aux   éléments   visibles  de    ce   monde,   ses 


{'GO)  Observation. —  Le    lecteur   iiiielligcul  rectifiera  facilement  ce  qu'il  y  a  çà  cl  là  d'eiroiié  dans 
ce  tur.eux  i»ar;giaplie. 


529 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


5;:o 


luU'uis  et  ses  excitaleuis  {Galat,  i^',  1-G).  Il 
est  soumis  à  ces  tuteurs  jusqu'au  temps 
marqué  par  le  Père  ;  puis  il  domine  ces  élé- 
ments qui  l'ont  élevé. 

«  Tout  cela  est  applicable  au  corps  de  la 
pensée,  à  la  parole.  Evitons  bien  ici  les  abs- 


'<  D'où  nous  devons  tirer  aussitôt  uneim- 
()ortante  conclusion.  C'est  (jue  l'un  des  niotil's 
j)rovidenliels  de  l'existence  du  langage,  ce 
corps  de  la  raison  commune,  est  celui-ci  : 
La  raison  de  l'humanité  a  un  corps,  afin  de 
s'imposer  d'abord    pl'jsiquement,    nécessai- 


Iractions.  Voyons  la  vie  telle  qu'elle  est  sous     remcnU,  avant  tout  développement    de    la 


nos  yeux.  Conmienl  se  développe  la  raison 
dans  cliacjue  homme  venant  en  ce  monde? 
Elle  se  développe  sous  l'intluence  de  la  parole. 
Voilà  le  l'ait. 

«  Comment  cet  esprit  se  développe-t-il 
sous  l'influence  physique  du  son  des  mots, 
ou  par  la  vue  des  signes?  Voilà  le  mystère. 

«  C'est  à  peu  de  chose  près  le    mystère 


liberté  et  de  l'originalité  de  chaque  esprit  ; 
de  même  que  la  liberté  des  mouvements 
propres  du  corps  de  l'homme  est  limitée  et 
dirigée  juir  la  nature  et  la  constitution  de 
ses  organes  et  de  ses  sens.  11  en  doit  être 
ainsi,  si  le  but  de  Dieu,  dans  l'œuvre  de  la 
création,  est  d'unir  tous  les  honunes  dans 
une  même  société  et  dans  un  môme   esprit. 


de    la  génération.  Comment  l'homme,  en     Qu'on  se  représente  en  etïet,  par  une  étrange 


etl'et,  se  développe-t-il  dans  le  sein  de  sa 
mère,  sous  l'influence  de  conditions  et  d'im- 
pressions physiques? 

«  On  comp'rend  que,  dans  aucun  des  deux 
cas,  la  matière  n'agit  seule.  Outre  celte  ma- 
tière, ce  signe,  cette  sensation,  il  y  a,  pour 
éveiller  la  vie  de  rhonnne,  ou  celle  de  sa 


supposition,  chaque  âme,  venant  en  ce 
monde,  douée  de  la  puissance  de  se  créer  gm 
liberté  son  propre  corps.  Quelles  formes  bi- 
zarres et  chétives!  Que  de  monstres,  et  en 
tout  cas,  quelle  insaisissable  et  irré(luctib!e 
diversité!  De  même,  que  deviendrait  l'esprit 
humain,  si  chaque  esprit  se  créait  sa  parole? 


pensée,  il  y  a  l'homme  déjà  vis-ant.  De  plus,  Voici  que  l'égoïsme,  la  petitesse,   la   partia- 

il  y  a  Dieu.   Néanmoins,  nous  le    voyons,  lité  des  esprits  nous  divisent  à  ce  point,  que 

l'éveil  de  la  pensée,  l'éveil  de  l'homme  en-  bien  difTicilement  deux  honuiies  parviennent 

lier  est   attaché  à  la  présence  de  cette  ma-  à  s'entendre  entièrement,  malgrécetteénorme 

tière,  de  ce  signe,  de  cette  sensation.  puissance  d'union  et  de  communaulé  déposée 

«  Dans  le  fait  donc,  la  raison  de  chaque  dans  le  cor|)s  universel  de  la  parole  lumiaine, 

homme  s'éveille  par  la  donnée  de  la  parole,  et  imposée  d'abord  à   tous.  Que   deviendrait 

telle  qu'elle  existe  dans  l'humanité.  La  forme  l'humanité  si  chaque  Jiomn)e   pouvait   librc- 

de  la  raison  est  d'abord  imposée  du  dehors  ment  créer  le  corps  de   sa  pensée!  Malgré 

à  chaque  homme,  et  entre  en  lui  parles  sens  les  formes  comnumes  nécessaires  qui,   dans 

et  par  la  mémoire.  ces  langages   individuels,  résulteraient  des 

'«  Comment  l'esprit,   raisonnable  en  puis-  lois  essentielles  de  la  pensée  et  de  la  raison, 

sance,  s'empare-t-ilde  ce  signe  sensible  pour  l'humanité  ne  serait  qu'une  poussière  d'ês- 

passer  de  la  |)uissance  à  l'acte?  Comment  se  i)rits-nains,   et  resterait  éternellement  bien 


fait  la  première  conception  dusens  d'un  mot? 
Là  môme  est  le  mystère. 

«  Sous  l'influence  de  Dieu  qui  parle  inté- 
rieurement dans  la  lumière  de  la  raison  (161), 
et  au  dehors  dans  le  spectacle  de  la  natui-e; 
sous  l'influence  de  l'homme  qui  parle;  sous 
rinfluence  enfin  du  son  qui  frappe  l'oreille, 
l'âme  de  l'homme  nouveau-né  donne,  en 
elle,  la  vie  et  l'esprit  à  un  mot.  Tout  est  fait. 


au-dessous  des  derniers  degrés  de  l'état 
sauvage,  tel  qu'il  est  sous  nos  yeux. 

«  Mais  cette  sup[)Osition  elle-même  est  im- 
possible. Loin  de  créer  son  corps,  la  pensée 
de  chaciue  homme  ne  s'éveille  d'abord,  na 
se  développe  ensuite,  ne  se  maintient  en 
acte  que  par  ce  corps.  C'est  ce  que  nous 
allons  étudier  de  plus  près. 

«  Il  est  clair  d'abord  que,  sans  le  secours  de 


Cette  vie  demeure  dans  l'âme  et  se  développe,  la  parole,  chaque  honnne  serait  privé  de  la 

sous  l'influence  renouvelée  de  la  parole  sur-  pensée  d'autrui.  Cela  seul  réduirait    à   peu 

venant  du  dehors.  Nous  le  voyons  sans  le  près  à  rien  la  pensée  de  chacun.  Réduisez 

comprendre.  chaque  homme  à  lui-môme,  pour  le  déve- 

«  Et  voici  ce  que  nous  voyons  encore,  dans  lonpement  et  le  soutien  de  sa  vie  corpo- 

cet  étrange  et  merveilleux   spectacle.  C'est  relie,  vous  ne  comprenez  plus,  ni  qu'il  puisse 

que  la  forme  de  la  raison  commune  est  d'à-  commencer  à  vivre,  ni  môme,  en   su[)posant 

bord  donnée  du  dehors  à  chacun.  Une  sorte  qu'il  ait  pu  commencer,  qu'il  puisse  conti- 

de  raison  toute  faite  est  imposée  d'abord  à  tuer.  N'en  est-il  pas  de  môme  |)Our  la  pen- 

la  raison  individuelle  qui  cherche  à  naître  ;  sée?  Et,  de  plus,  la  pensée  est-elle  possible 

une  forme  de  pensée   fixe,  arrêtée,  néces-  sans  la  parole,   dans  l'intérieur  de  chatiue 

saire,  que  cet  esprit  ne   changera    pus,  pas  esprit? 

plus  (|u'il  ne  changera  sa  constitution  cor-  «  Il  y  a  beaucoup  de  vrai  dans  celte  com- 

porelle,  s'offre  comme  pointd'appui,  comme  paraison  hardie  de  M.  de  Donald  :  Les  mota 

milieu,  comme  aliment,    comme   vêtement,  sont  à  notre  esprit  ce  que  le   tain  est   à   une 


comme  instrument,  comme  modèle  et  comme 
plan,  à  celte  force  pensante  qui  veut  agir: 
le  langage  s'offre  à  l'esprit  venant  en  ce 
monde,  comme  le  monde  physique  s'offre  au 
corps. 


glace.  Sans  le  tain  nos  yeux  ne  verraient  j)as 
dans  le  verre  les  images  des  objets;  ils  ne  s'y 
verraient  pas  eux-mêmes.  Sans  lesmots, notre 
esprit  n'apercevrait  pas  lui-même;  et  l'idée, 
quoique  présente,  passerait-  en  quelque  sorte 


(IGI)  Qitod  aiujiiid scialur  ,  est  ex  tumine    lulionis,  divinilus  iiUerius   iiulilo,  quo    i>  sut 

Dtcs.  S.  Tiioin.,  Vcrit.  q.  ii,  ait.  l. 


IS  I-CQL-.Tl  R 


5C1 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


LAN 


532 


ù  travers  l'esprit  sans  laisser  de  trace,  comme 
sans  le  tain  qui  la  retient,  l'image  des  objets 
traverserait  le  verre  sans  s'y  re fléchir.  » 
[liecherches  philos,  cliap.  8.)  Belle  image 
enipruiUée  à  sainl  Fran(;ois  de  Sales,  qui 
nous  montre,  dans  le  monde  divin  de  la  loi 
la  plus  li;iute  raison  de  la  nécessité  do  la 
l)arole.  Le  Verbe,  dil-il,  est  la  lumière  du 
Tiionde,  et  c'est  par  lui  que  nous  devons 
être  éclairés.  Méditons  donc  le  Verbe  fait 
lioiiHiie  dans  ses  paroles  et  ses  actions  ;  car, 
croyez-moi,  nous  ne  saurions  aller  à  Dieu  le 
Père  que  par  celte  porte  :  car  tout  ainsi 
que  la  glace  d'un  miroir  ne  saurait  arrêter 
notre  vue,  si  elle  n'était  enduite  d'étain  ou  de 
plomb  par  derrière,  aussi  la  Divinité  ne 
pourrait  être  bien  contemplée  par  nous,  en 
<e  bas  monde,  si  elle  ne  se  fût  jointe  à  l'hu- 
inanilé  sacrée  du  Sauveur.  [Introd.  à  la  vie 
dévote,  ir  part.,  cli.  1".)  Ainsi  la  pensée 
])ure,  sans  le  signe  sensible  des  mots,  nous 
.«serait  comme  imperceptible,  liossuet  dit  la 
même  cbose.  Il  se  demande,  comme  chose 
douteuse,  s'il  peut  y  avoir  en  cette  vie  un  pur 
acte  d'intelligence  dégagé  de  toute  image  sen- 
sible. Il  n'est  pas  incroyable,  répond-il,  que 
cela  puisse  être,  durant  certains  moments, 
dans  les  esprits  élevés  à  une  haute  contem- 
plation     Mais  cet  état  est  fort  rare,   et  il 

faut  parler  ici  de  ce  qui  est  ordinaire  à  l'en- 
tendement. Or,  l'expérience  fait  voir  qu'il  se 
mêle  toujours,  ou  presque  toujours,  à  ces 
opérations  quelque  chose  de  sensible,  dont 
même  il  se  sert  pour  s'élever  aux  objets  les  plus 
intellectuels.  »  {Connaissance  de  Dieu  et  de 
soi-même,  chap.  3.) 

«  Ceci  rentra  dans  celle  importante  asser- 
tion de  saint  Thomas  d'Aquin  (l",  qu8RSt.84, 
a.  7  c),  que,  dans  l'état  présent,  l'homme 
ne  peut  rien  concevoir  sans  s'appuyer  sur 
«luelque  signe  ou  quelque  image. 

«  C'est  un  fait  d'observation  quotidienne  que 
Jes  mois,  dans  l'esprit,  fixent,  arrêtent,  ras- 
semblent, portent  et  conduisent  la  pensée, 
l'essayez  devoir  votre  esprit,  vos  iilées;  re- 
gardez bien  :  tant  qu'il  n'y  a  pas  de  mots 
S0U5  ce  regard  intellectuel,  vous  n'apercevez 
rien,  et  dès  que  vous  voyez,  il  y  a  des  mots. 

«  Il  en  est  ainsi  habituelleraent,  mais  en 
est-il  ainsi  nécessairement.  Est-il  donc  abso- 
lument vrai  qu'en  aucun  cas  on  ne  peut 
penser  sans  parler?  Nous  l'ignorons.  Peut- 
être  est-il  certains  moments,  certains  étals 
de  l'àme,  oi!i l'acte  pur  d'intelligence  est  pos- 
sible sans  la  parole.  Peut-être,  quand  le 
Verbe  de  Dieu  lui-môme  réside  surnature!- 
Jemenl  dans  nos  âmes,  peut-être  donne-l-il 
alors  parfois  à  notre  faible  verbe  une  con- 
sistance, une  sorte  de  subsistance  qui  le  rend 
capable  devoir  et  d'être  vu. 

«  Quoi  qu'il  en  soit,  avant  d'entrer  plus 
l)rofondéraent  dans  le  détail  et  l'étude  ré- 
gulière de  ce  sujet  si  vaste  et  si  nouveau,  il 
nous  paraît  utile  d'en  parler  encore  i)ar  voie 
«le  digression  libre. 

«  Le  mot  esl,  pour  la  pensée,  ce  que  le 
corps  est  pour  notre  ûme.  Bossuet  disait  du 
corps  :  Soutien  nécessaire,  ami  dangereux, 
avec  lequel  je  ne  puis   avoir  ni  guerre,   ni 


paix,  parce  qu'à  chaque   instant  n  faut  s'ac- 
corder, et  à  chaque  instant  il  faut  rompre. 

{Ubi  supra.) 

«  On  peut  en  dire  autant  des  mots.  Pas 
d'éducation  de  l'esprit  sans  la  parole.  D'or- 
dinaire, la  pensée,  la  raison  iw  se  dévelop- 
pent pas  plus  sans  la  donnée  extérieure  du 
langage,  que  l'âme  sans  le  corps.  Le  langage 
est  donnéd'abord.  Les  mots,  prononcés  par 
un  autre  (}ui  pense  pour  nous,  frappent  d'a- 
bord nos  oreilles  matériellement.  Peu  à  peu 
l'esprit  s'y  prend,  s'y  attache  et  s'y  déve- 
io])pe. 

«  Quand  un  esprit  est  destiné  à  un  degré 
plus  ou  moins  grand  de  développement  ori- 
ginal, il  doit  passer  par  la  crise  des  mots  et 
par  la  guerre  contre  la  parole  articulée.  H 
vient  un  temps  oià  il  repousse  les  mots, 
les  froisse,  les  brise,  s'en  dégage,  varie  leur 
sens,  les  emploie  dans  le  sens  qu'il  veut,  en 
rejette  les  données,  les  nie,  se  fait  sceptique 
à  leur  égard..  Jusqu'ici  il  n'a  rien  gagné. 
C'est  un  etfort  vers  la  liberté,  mais  un  effort 
manqué  n'est  rien.  11  faut,  sous  l'influence 
de  la  vie,  reconstruire  ces  débiis,  édifier  tous 
ces  éléments  en  un  vivant  et  utile  méca- 
nisme, ou  plutôt  il  ne  faut  rien  briser  dans 
ce  roide  système  de  pensée.  Il  ne  faut  point 
rejeter  cette  sorte  de  i-aison  toute  faite  que 
nous  a  donnée  le  langage,  mais  il  faut  tout 
analyser,  et  refaire  la  synthèse  du  tout  sous 
l'influence  actuelle  delà  vie.  11  en  faut  péné- 
trer renseml)le  et  chaque  déta^il  ;  et  j'ajoute 
qu'il  en  faut  être  pénétré  de  telle  manière,, 
que  l'ensemble  de  notre  parole  articulée  et 
intérieure  soit  entièrement  conforme  à  la  vie 
de  notre  pensée,  se  déploie,  se  meuve  avec 
elle,  soit  tlexible  par  elle.  Il  faut,  d'un  outre 
côté,  que  notre  pensée  vivante  en  soit  telle- 
ment pénétrée  à  notre  tour,  que  la  forme 
totale  et  complète  du  langage  humain  soit 
en  nous.  II  faut  que  la  parole  articulée,  et 
tous  ses  éléments,  tous  ses  détails  et  tous 
ses  mots,  fassent  tellement  partie  de  notre 
esprit,  que  tout  cela  soit  souple  sous  tous 
nos  mouvements,  et  que  tout  cela  vive,  se 
nouri'isse,  se  colore  et  s'imprègne  de  l'âme 
et  de  la  pensée.  Il  faut  que  l'esprit,  h  son 
tour,  ayant  su  s'abslenirde  donner  une  forme 
arbitraire  à  sa  parole,  en  la  façonnant  de 
main  d'homme,  l'ait  laissée  librement  croître 
en  lui,  par  l'opération  intérieure  de  la  vie, 
selon  sa  nature  [)ropre  et  la  nature  des  choses, 
et  sur  un  plan  inconnu  à  lui-môme.  Alors, 
appuyé  sur  ce  merveilleux  mécanisme  d'une 
force  énorme  et  d'une  incomparable  déli- 
catesse, il  marche,  bondit,  s'élance,  plane, 
e4  debout  :  merveilles  auxquelles  il  n'at- 
teindra jamais,  s'il  n'est  maître  de  sa  parole, 
s'il  ne  s'est  incarné  dans  les  mots,  si  la  pa- 
role ne  s'est  transformée  en  lui,  et  ne  s'y 
est  d'ailleurs  développée  dans  sa  forme 
parfaite  et  dans  la  plénitude  de  ses  lois 
pro[»res. 

«  Seulement,  et  comme  on  le  voit,  il  y  a 
deux  degrés  de  l'assimilation  de  la  parole  à 
la  pensée.  Il  y  a  des  esprits  en  qui  l'opéra- 
tion esl  imparfaite.  Les  mots  leur  sont  des 
instrument-,  des  membres  dont  ils  disposent; 


S-Ti 


LAT 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


534 


ils  onl  pénétré  leurs  mots  de  leur  vie  propre, 
donné  h  reiiscnihle  de  leur  parole  une  ibrine 
vivante,  mobile  cl  naturelle.  Mais  ce  n'est  pas 
Jn  forme  entière  de  la  parole  humaine,  la 
pleine  stature  de  l'homme,  l'esprit  humain 
total;  tout  n'est  pas  développé;  beaucoup 
trop  de  parties  sont  restées  im|)liciles.  De 
l>lus,  la  parole  n'est  bien  pénétrée  par  la  vie 
(luedu  côté  qui  reganlc  l'individu.  Ces  es- 
prits occupent  le  centre  de  leur  parole,  qui 
est  leur  enveloppe,  cuirasse,  armure  mobile, 
par  consé(]uent  encore  un  peu  cO(iuille  ;  (jui 
prend  sans  doute  leurs  mouvements,  etretlète 
assez  bien  de  la  lumière  qui  vient  d'eux, 
mais  non  pas  celle  (pii  arrive  du  dehors  :    ils 


atteindre  le  but  de  sa  nature  morale.  ICveillées 
[)ar  le  s|)ectacle  de  l'univers,  mises  enjeu 
par  une  énergie  purement  intérieure  et  indé- 
pendante de  toute  action  sociale,  ses  facul- 
tés natives  se  développent  d'elles-mêmes; 
elles  s'élèvent  [)ar  un  progrès  spontané  et 
continu  à  la  connaissance  de  toutes  les  véri- 
tés qui  sont  faites  i)Our  l'honane.  Aucun 
lionune  ne  p(;ut  nous  a[)prendre  que  ce  que 
nous  aurions  i)u  coimailre  sans  lui  et  par 
nous-mêmes  ;  nous  n'avons  pas  besoin  do 
maîtres  ;  chacun  de  nous  est  son  maître  a 
lui-même  ;  chacun  de  nous  commence  sa 
propre  éducation  intellectuelle,  préside  à 
ses  développements,  et  la  conduit  Ji  sa  per- 


voient  clair  en  eux-mêmes,  dans  leurs  propres  fection  naturelle,  sans  dépendre  à  cet  ellet 
j)ensées,  mais  très-peu  hors  d'eux-mêmes,  d'aucune  instruction  extérieure.  Les  secours 
très-[»eu  dans   la   pensée   d'autiui,  très-peu     de  la  société  peuvent  être  utiles  en  ce  qu'ils 


dans  la  pensée  universelle  :  ils  se  voient  et 
se  mirent  dans  les  mots,  mais  ils  ne  savent 
pas  y  voir  Dieu,  ni  l'honmie  entier. 

«  Viennent,  au-dessus  de  ce  degré,  ceux 
qui  ont  jiénétré  leur  parole  de  pari  en  part, 
(les  deux  côtés,  du  côté  qui  nous  regarde 
iious-mêaies,  et  du  côté  qui  regarde  ce  qui 
n'est  pas  nous  ;  qui  ont  laissé  se  développer 
en  eux  leur  parole,  non  pas  seulement  selon 
leur  vie  propre,  mais  selon  la  vie  de  l'en- 
semble, de  l'Ame  entière,  de  toute  l'huma- 
nité, de  tout  l'universel  de  Dieu. 

«  Tous  les  hommes  d'esprit  incrédules,  ipii 
jiensent  et  parlent  pertinemment,  dont  la  rai- 
son est  constituée,  qui  ont  une  tôle,  donl 
l'avis  compte  pour  un,  (pii  vuienl  clair  dans      {Emile,  livre   iv  ;  OEuvros,  tome  IX,  p.  Ht), 


hâlenl  ou  étendent  l'exercice  de  nos  facultés 
natives,  mais  ils  ne  sont  pas  indis[)ensables  ; 
l'enseignement  n'esl  pas  une  nécessité,  une 
loi  de  notre  nature  morale  ;  <\  cet  égard  notre 
raison  jouit  d'une  indé[)endan(;e  illimitée. 
Quand  je  serais  né  dans  une  ilc  désc7't(',  dit 
J.-J.  Rousseau,  quand  je  iiourais  point  vu 
d'autre  homme  que  moi,...  si  j'exerce  ma 
raison,  si  je  (a  cultive,  si  j'use  bien  des 
facultés  immédiates  que  Dieu  iiie  donne,  j'ap- 
prendrais de  moi-même  à  le  connatlre,  à 
l'aimer,  à  aimer  ses  œuvres,  à  vouloir  le  bien 
qu'il  veut,  et  à  remplir,  pour  lui  plaire,  tous 
mes  devoirs  sur  la  terre.  Qu'est-ce  nue  tout 
le  savoir  des  hommes  m'apprendra  de  plut 


leur  propre  pensée,  sont  dans  le  degré  qui 
précède;  il  n'y  a,  dans  le  plus  haut  degré, 
«)ue  les  âmes  ramenées  à  Dieu,  les  âmes  vé- 
l'itablement  poéli(jues,  el  qui  ont  de  l'amour; 
âmes  dans  lesquelles  on  }>eul  dire,  selon  le 
mot  de  Joubert,  (|ue  non-seulement  il  y  fait 
clair,  mais  encore  (pi'il  y  fait  chaud. 

«  Dans  ce  degré,  les  mots  sont  entièrement 
domptés.  Toute  la  parole  humaine  est  |)éné- 
Irie  de  part  en  part;  les  mots  sont  transpa 


éd.  de  Genève.)  I'ourrait-(m  formuler  avec 
plus  de  neitelé  l'esprit  général  el  l(?s  prin- 
cipes du  rationalisme?  El  ne  comprend-on 
pas  à  l'instant  M.  Cousin  résumant  les  idées 
de  toute  l'école  dans  ces  mots  si  signilicalifs  : 
La  philosophie  est  la  lumière  de  toutes  les 
lumières,  l'autorité  des  autorités  ?  {Cours 
d'IIist.  de  la  Phil.  Introduction,  1"  leçon.) 
i  Or,  comment  renverser  ce  système  ?  Telle 
est  la  (Question  que  nous  nous  somnn's  pro- 


rents;ji  travers  eux  i)asse  la  pensée   pour     posée.  Est-ce  ((ue  la  raison  de  chafjue  homme 
sortir;  à  travers  eux  passe,   pour  entrer,  la     est  réellement  el  {)ar  nature  indépendante  de 


pensée  d'autrui,  celle  de  l'humanité,  celle  de 
Dieu,  comme  l'œil  laisse  passer  le  regard  el 
entrer  la  lumière.  Les  mots  sont  devenus  des 
foyers  el  des  réflecteurs  de  lumière,  non- 
seulement  |)our  la  lumière  qui  est  en  nous, 
mais  encore  pour  la  lumière  d'autrui.  La  i)a- 
role  s'esl  développée  h  la  fois  selon  la  vie 
individuelle,  el  selon  la  vie  universelle.  Klle 
est  devenue  un  conducteur  en  qui  Tespril  in- 
dividuel, l'esprit  du  gem-e  humain,  et  l'esprit 
de  Dieu  communiquent.  »  {De  la  connais- 
sance de  l'âme,  par  A.  GnATUY,  prêtre  de 
l'Oral,  de  l'Immaculée  -  Conception  ,  l.  I, 
p.  114  el  suiv.    Voy.  encore  les  admirables 


toute  instruction  sociale,  cormiie  l'allirme  le 
rationalisme  ;  ou  bien  l'enseigncmenl  social 
enlre-l-il  pour  (juehiuc  chose  dans  la  for- 
mation de  la  raison,  est-il  la  condition  né- 
cessaire de  son  dévelo[)pement  primitif  ? 
Avons-nous  besoin  d'un  maître  cpii  nt)us  con- 
duise â  Vusnge  de  la  raison,  ou  bien  la  na- 
ture nous  a-t-cUe  alfranchis  de  toute  tutelle, 
et, comme  l'assure  Rousseau,  est-ce  de  nous- 
mêmes  que  nous  apprenons  tout  ce  que  nous 
devons  savoir?  Voilà  ce  que  nous  nous  som- 
mes demandé  avant  tout  :  c'est  ce  problème 
quw  nous  avons  [)Osé  en  premier  lieu,  et  que 
notis  avons  tâché  de  résoudre,  5  l'aide,  f)en- 


chapitres  qui   suivent   celui  qu'on   vient  de     soils-nous,  des  seuls  procédés  véritablement 


lire.) 

§  Vil.  —  Est-ce  la  raison  qui  forme  /«  langage,  ou 
le  laugaye  qui  forme  la  raison  ? 

«  Parlant  de  la  raison,  le  rationalisme  se 


philosophiques. 

M  Nos  lecteurs  connaissent  toute  notre 
pensée  sur  ce  grave  sujet.  Nous  a; i mettons, 
leb*  idées  innées  avec  Descartes,  qui  dans  les 
ten'jps  modernes  a  été  regardé  comme  le  f)a- 


renferme  dans  la  raison.  D'après  lui,  chaque  trori,  quelquefois  même  comme  l'inventeur 
fomme  trouve  en  lui-même,  dans  son  propi'C  du  i  système  des  idées  ir.nées.  Nous  les  ad- 
fonds,  tout  ce  f|ui  lui   est  nécessaire  pour     mcilons  surtout  avec   Leibnitz,  qui,  selon 


"^T» 

*»'>»i 


LAN 


Oijy) 


nous,  a  dit  le  dornicr  mot  de.  la  science  sur 
Vinnéité  des  vérités  de  principe.  Nous  ne 
plaçons  donc  pas  tm  dehors  de  l'iioinnie  le 
principe  de  sa  vie  intellectuelle  et  morale  ; 
i?ous  ne  réduisons  pas  sa  raison  h  n'ôlre 
(|u'une  capacité  vide,  nu'une  faculté  inerte 
et  passive,  puisque  nous  reconnaissons  que 
la  raison  porte  en  elle-même  et  dans  son 
j)ropre  fonds  le  principe  et  la  cause  inyma- 
ncnte  de  tous  ses  actes,  paisque  nous  décla- 
rons formellement  que  toute  action  jiarl  du 
fonds  môme  de  l'être  qui  agit.  Mais,ap|)uyés 
sur  l'analogie  la  plus  com[)lète  et  sur  des 
faits  généraux  et  constants,  nous  affirmons 
(jue  la  raison,  qui  porte  en  elle  le  principe 
et  la  cause  de  tous  ses  actes,  dans  les  idéres 
et  l'énergie  qu'elle  a  reçues  du  Créateur,  ne 
porte  pas  dans  son  fonds  toutes  les  condi- 
tions de  son  développement.  Nous  disons 
t|ue  dans  son  exercice  elle  est,  comme  toutes 
les  forces,  soumise  à  une  loi  dilférente  d'elle- 
même,  et  que,  pour  arriver  à  la  perfection 
qui  est  le  but  de  sft  nature,  elle  dépend  de 
l'instruction  sociale.  La  nécessité  de  l'en- 
seignement social  comme  condition  du  déve- 
loppement de  la  raison,  et  l'impossibilité 
naturelle  [)Our  toute  intelligence  huniaine 
de  mettre  en  jeu  et  d'exercer  ses  facultés 
natives  sans  être  placée  sous  l'influence  d'une 
intelligence  déjà  foi'raée,  voilà  la  doctrine  à 
laquelle  nous  tenons  avant  tout,  nous  pour- 
rions dire,  uniquement.  Nous  attachons  à 
cette  doctrine  une  souveraine  importance,  et 
comme  [)hilosoi)he,  jiarce  qu'elle  nous  paraît 
jeter  un  grand  jour  sur  la  nature  et  la  science 
de  la  raison,  et  comme  chrétien,  parce  que, 
si  elle  est  fondée,  elle  fera  à  jamais  dispa- 
raître les  systèmes  aussi  arbitraires  qu'auda- 
cieux du  rationalisme,  et  qu'elle  amènera 
inévitablement  la  ruine  du  rationalisme  lui- 
môme,  du  moins  tel  qu'il  se  formule  au- 
jourd'hui dans  la  science.  Et  qu'on  ne  croie 
pas  que  nous  exagérons;  car,  comme  nous 
aurons  un  jour  l'occasion  de  le  montrer  en 
détail,  l'école  rationaliste  reconnaît  d'une 
part  que  son  principe  fondamental  n'est 
autre  que  la  pleine  et  entière  indépendance 
de  la  raison,  et  d'autre  part,  comme  elle  ne 
manque  jamais  de  se  donner  pour  la  raison 
et  la  philosophie  elle-même,  elle  avoue  que, 
si  la  dépendance  originaire  de  la  raison  à 
l'égard  de  la  société  est  démontrée,  c'en  est 
fait  à  la  fois  de  toute  philosophie  et  de  toute 
raison. 

«  Nous  croyons  donc  que  tout  homme 
qui  arrive  à  l'usage  de  la  raison  doit  ce  résul- 
tat non  pas  h  sa  raison  seule,  mais  aussi  aux 
rapports  que  la  société  établit  entre  son  in- 
telligence native  et  d'autres  intelligences  déjà 
formées  par  le  plein  exercice  de  leurs  facul- 
tés ;  et  tous  les  faits  nous  prouvent  que  l'im- 
possibilité d'être  mis  en  contact  avec  d'autres 
intelligences  par  le  moyen  de  l'enseignement 
retient  l'individu  dans  une  perpétuelle 
enfance. 

«  Mais  à  ce  propos  on  peut  soulever  cette 
seconde  question  :  Par  quels  moyens  natu- 
rels la  l'aison  de  l'enfant  est-elie  mise  eu 
ranoort  avec  la  société?  Comment  la  société 


DICTlONNAlllE  DE  PHILOSOPHIE.  LAN 

communique-t-elle    avec   l'individu  ?   Est-ce 


par  le  moyen  des  cris  inarticulés,  ou  bien 
|)ar  le  moyen  du  geste,  ou  bien  par  la  parole 
proprement  dite,  ou  bien  par  tous  ces  moyens 
réunis  ;  ou  bien  enfin  suffit-il,  pour  être  con- 
duit à  l'usage  de  la  raison  et  de  la  parole, 
de  voir  un  visage  humain  ?  Opinion  du  reste 
qui  exclut  formellement  la  nécessité  de  l'édu- 
calion  sociale. 

«  Evidemment  ceci  est  une  nouvelle  ques- 
tion, distincte  au  moins  de  celle  autre  :  L'en- 
seignement social  lui-même  est-il  nécessaire 
à  la  raison  de  l'individu  ?  Demander  si  l'in- 
struction sociale  est  nécessaire,  ou  bien  quel* 
sont  les  moyens  nécessaires,  c'est-à-dire, 
naturels  de  l'instruction  sociale,  cesontassu- 
i-ément  des  questions  différentes.  Quant  à 
nous,  la  question  une  fois  posée  de  celte 
manière,  nous  croirions  avoir  tout  gagné 
contre  le  rationalisme,  si  nous  parvenions 
à  bien  établir  la  nécessité  de  l'enseignement 
social  pour  la  première  formation  de  la  rai- 
son, et  nous  serions  assez  indill'érent  sur  la 
nature  et  la  valeur  relative  des  moyens  que 
la-  société  emploie  pour  éveiller  la  raison 
naissante  de  l'enfant.  C'est  à  tel  point  que, 
si  cette  dernière  question  a  i)0ur  nous  quel- 
que intérêt,  ce  n'est  que  pour  autant  qu'elle 
se  rattache  à  la  première  ou  qu'elle  se  con- 
fond avec  elle. 

«  Cependant,  comme  ce  problème  a  son 
importance,  surtout  comme  il  a  souvent  été 
mal  proposé,  nous  dirons  quelle  est  notre 
opinion  à  ce  sujet,  et  nous  exposerons  briève- 
ment nos  idées  sur  le  fond  de  la  question, 
sans  vouloir  nous  dissimuler  à  nous-même 
ou  cacher  à  nos  lecteurs  les  difficultés  de 
détail  qu'elle  présente  encore  aujourd'hui. 

«  Voici  donc  comme  nous  croyons  pouvoir 
poser  la  question  :  En  principe ,  la  raison 
forme  -  t  -  elle  le  langage  ,  ou  le  langage 
forme-t-il  la  raison  ? 

«  C'est,  comme  on  le  voit,  une  question 
d'origine  que  nous  proposons  ;•  c'est  une 
question  rigoureusement  générale  ;  c'est,  en 
un  mot,  une  question  de  principe.  Otez  tout 
langage  articulé,  prejiez  l'homme  au  moment 
où  jamais  il  n'a  entendu  la  parole,  avant 
qu'il  en  soupçonne  même  l'existence  :  est-ce 
que  sa  raison  créera  la  langue  ?  Est-ce  que 
sa  raison  sera  formée  indépendamment  de 
tout  langage  préalablement  enlcndu.  et, 
dans  cette  hy[)othèse,  créera-t-elle  spon- 
tanément la  langue,  expression  naturelle  de 
la  raison? 

«  11  y  a  deux  solutions  possibles  à  ce 
problème,  et,  ce  nous  semble,  il  n'y  en  a  que 
deux.  On  peut  dire  qu'en  principe  général 
c'est  la  raison,  la  raison  formée,  en  plein 
exercice,  qui  précède  la  parole,  et  que,  par 
conséquent,  c'est  la  raison  qui  crée  la  langue. 
Ou  bien  l'on  peut  soutenir  qu'avant  d'avoir 
entendu  parler,  l'homme  n'a  pas  l'usage  de 
sa  raison,  et  qu'ainsi,  bien  loin  que  la  raison 
crée  la  langue,  la  raison  ne  se  forme,  ne  se 
développe  que  sous  l'intluence  de  la  langue. 
En  un  mot  :  la  raison  crée  la  parole  ;  la  parole 
forme  la  raison  :  telles  sont,  lorsqu'on  se 
place  au  point  de  vue  général,  les  deux  seules 


LA.V 


PSÏ'CIIOLOGIE. 


LAN 


5^S 


réponses  à  donner  au  problème  proposé  plus 
Iiaut. 

«  Si  la  raison  crée  la  parole,  qu'est-ce  qui 
Ibrme  la  raison  ?  Voilà  ce  qu'il  laul  se  de- 
wiander  avant  tout.  Et  ici  encore  on  ne  peut 
donner  que  deux  réponses  contraires.  On 
doit  reconnaître  que  la  raison  ne  se  forme 
que  sousl'inttuence  de  renseignement  social  : 
c'est  la  thèse  que  nous  avons  soutenue;  ou 
bien  il  faut  aflirmer  que  la  raison  se  forme 
elle-même  par  une  impulsion  purement  in- 
térieure et  spontanée,  sans  qu'elle  dépende 
en  aucune  manière  de  l'instruction  sociale  : 
€'est  la  thèse  de  Rousseau  et  de  la  plupart 
rfes  rationalistes.  Mais  quant  à  ceux  qui  dé- 
fendent celte  dernière  opinion,  nous  les  en- 
gagerons, au  nom  de  la  science  et  de  la 
vérité,  à  sortir  entin  de  la  voie  des  hypothèses 
et  des  afln-malions  gratuites.  Nous  leur  de- 
manderons des  preuves,  des  preuves  de  fait  ; 
nous  leur  demanderons  surtout  qu'ils  expli- 
quent clairement  les  faits  nombreux  et  con- 
stants qui  prouvent  que  l'homme,  avant  toute 
éducation  sociale,  n'est  jamais  qu'un  grand 
enfant. 

«  Si,  contrairement  à  celte  dernière  hypo 


Mais  enfin  celui  qui  invente  un  mol,  que  ce 
soit  un  sauvage  ou  un  iiomme  civilisé,  a-l-il 
ou  n'a-t-il  pas,  au  moment  qu'il  invente  des 
mots,  une  langue  qu'il  parle  depuis  son  en- 
fance ?  A-t-il  ou  n'a-t-ii  pas  une  raison  for- 
mée, assez  du  moins  pour  qu'il  soit  homme, 
pour  qu'il  soit  un  être  moral  ?  Voilà  la  ques- 
tion. Et  d'oii  a-t-il  l'usage  de  sa  raison?  Et 
d'où  a-t-il  sa  langue  ?  C'est  à  cela  qu'il  faut 
répondre.  Car  personne  ne  conteste  qu'un 
homme  qui  jouit  de  la  raison  et  qui  parle 
peut  inventer  des  mots  nouveaux,  dont  au 
reste  il  trouve  le  type  et  le  modèle  dans  la 
langue  môme  qui  lui  est  familière.  Nous  vo}  ons 

3ue  cela  se  fait  tous  les  juurs,  sans  qu'aucun 
e  nous  songe  à  dire  que  ceux  qui  inventent 
ces  n)ots  ont  inventé  leur  langue.  Si  donc, 
pour  résoudre  la  question  de  l'origine  pre- 
njière  de  la  raison  et  de  la  parole,  on  s'obs- 
tine à  prendre  pour  exemple  un  homme  qui 
déjà  jouit  de  la  laison  et  qui  parle  une  lan- 
gue, sans  vouloir  s'enquérir  conmienl  il  est 
parvenu  au  premier  usage  de  la  raison  et  de 
ia  parole,  on  se  condanme  à  ne  jamais  faire 
un  seul  pas  dans  la  question.  Et  si,  pour  dé- 
montrer que  l'instruction  sociale  n'est  nulle- 


thèse,  l'on  soutient  qu'en  principe  général  ment  indispensable  pour  le  développement 
le  langage  forme  la  raison,  n'est-il  pas  évi-  iirimilif  de  la  raison  et  de  la  faculté  de  par- 
dent  que  l'on  se  place  toujours  hors  de  la  ler,  on  ciioisit  un  honmieélevé  dans  la  société, 
thèse,  lorsque,  pour  combattre  cette  opinion,  et  parlant  la  langue  de  la  société  où  il  est  né. 


qui  est  la  nôtre,  on  nous  oppose  un  homme 
sauvage,  qui,  quoique  sauvage,  vit  pourtant 
en  société,  et  (|ui  parle  une  langue,  celle  de 
ia  société  où  il  vit,  et  qu'il  a  apprise  au  ber- 
ceau ?  C'est  précisément  comme  quand  il 
s'agit   de  l'oiigine  île   nos    connaissances  : 


on  renverse  toutes  les  lois  d'une  discussion 
scientifique,  et  l'on  abuse  étrangement  de  la 
logique  et  du  raisonnement. 

«  Tout  le  monde  voit  du  premier  coup  d'œil 

que  la  question  de  la  fornialion  de  la  raison, 

présentée  de  cette  manière,   se  confondrait, 

pour  prouver  que  la  raison  ne  dépend  en     pour  ainsi  dire,  avec  la  (juestion  de  l'origine 


aucune  façon  de  l'enseignement  social,  on 
nous  cite  Socrate,  Platon  et  d'autres,  comme 
si  la  voix  de  leur  mère  n'avait  pas  retenti  à 
leurs  oreilles  dès  leur  plus  tendre  enfance, 
et  comme  si  la  société  n'avait  pas,  par  une 
instruction  de  tous  les  instants,  fécondé  les 
germes  natifs  déposés  dans  leur  intelligence! 


de  nos  connaissances.  C'est  môme  pour  cela 
que  De  Ronald  s'est  tant  occupé  du  langage; 
et  de  son  origine.  Son  but  constant  a  été 
toujours  de  démontrer  contre  le  rationalisme 
la  dépendance  de  la  raison  à  l'égard  de  l'en- 
seignement social  dans  l'acciuisition  de  ses- 
premières  connaissances  morales.  Or,  remar- 


N'esl-ce  pas  cette  manière  de  procéder  qui  (piant  que  la  société  parle  surtout  pour  ensei- 

éternise  les  discussions,  parce  que,  détour-  gner,  il  s'est  attaché  à  prouver  la  nécessité  de 

nant  toujours  l'esprit  de  l'objet  môme  qu'il  la  parole  pour  penser.  En  elîet,  on  ne  sau- 

s'agit  de  considérer,  elle  l'empêche  de  jamais  rail  le  dire  tro|)  clairement,  il  est  impossible 

voir  clair  dans  la  question,  et  l'égaré  dans  le  de  résoudre  f)hilosophiquemenl  le  problème 

champ  sans  limites  des  hypothèses?  Ce  qu'il  de  la  formation  originaire  du  langage,  sans 

faudrait  prouver  d'abord,  c'est  que  le  sau-  résoudre  en  môme  temps  celui  de  la  forma- 


vage,  qu'on  prend  pour  exemple,  a  développé 
spontanément  sa  raison,  sans  aucun  secours 
tîe  l'enseignement  social.  Ce  ([u'il  faudrait 
prouver  ensuite,  c'est  que  ce  sauvage  avec 
sa  raison  ainsi  formée  S()ontanément  a  créé  la 
langue  dont  il  se  sert,  sans  l'avoir  entendue 
d'avance,  sans  l'avoir  apprise,  et  sans  avoir 


tion  de  la  raison  ;  [juiscjue,  connue  nous 
l'avons  prouvé,  si  en  principe  la  raison  crée 
la  langue,  il  faut  de  toute  nécessité  soutenir 
que  la  raison  se  forme  elle-même  si)onlané- 
ment,  et  qu'au  contraire,  si  la  raison  pour 
entrer  en  exercice  dépend  de  l'enseignement 
social,  il  est  démontré  que  la  raison  ne  crée 


jamais  entendu  les  hommes  se  parler.  Or  ici     pas  la  langue  ;  car  la  société  parle  à  l'individir 


nous  ne  craignons  pas  d'afhrmer  que  jamais 
on  n'entreprendra  de  prouver  celte  thèse, 
parce  qu'elle  ne  peut  se  prouver  et  que  ceci 
est  évident. 

«  On  nous  dira  que  le  sauvage  ouloul  autre 
homme  peut  pourtant  inventer  et  invente  en 
effet  des  mots  nouveaux,  des  expressions  in- 
cormues  et  inusitées  jusque-là.  Soit:  nous  ne 
vouloîis  nullement  le  contester.  Ce[)en(laiit, 
disons-le,  le  sauvage  n'invente  pas,  il  oublie. 


avant  que  l'individu  ait    aucun  usag<i  de  sa 
raison,  ni  aucune  idée  du  langage. 

«  Nous  sommes  ainsi  amenés  tout  natu- 
rellement à  celle  dernière  question  :  Si  le 
langage  forme  la  raison,  qui  est-ce  qui  crée 
la  langue  ?  Si  les  faits  prouvent  qu'il  n'y  a 
aucun  usage  de  la  raison  là  où  il  n'y  a  pas  de 
langage  articulé,  quel  est  l'auteur  de  la  j)re- 
mière  i)arole  par  lacpiellea  élé  formée  a  pre- 
mière raison  ?  Quel  est  le  véritable  créateur 


Tk-^D 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


LAN 


540 


(Jela  preniièic  laiigjc  ?  l)icu,Dicu  seul  ;voiIîi 
rimi(|ue  ii^ponsc  possible  h  cctli;  ((iicslioii. 
El  l'ciiil-il  s'en  «Homier  ?  N'csl-ce  pas  ici 
une  (jueslion  d'origine  ?  et  quand  il  s'a- 
git d'oiMgin(!s,  csl-il  possible  de  lien  expli- 
quer sans  Dieu  ?  Est-ce  (|ue  Dieu  n'est  pas 
en  lôte  de  tout?  Les  rationalistes  eux-niônies 
ont-ils  le  moyen  d'expliquer  le  monde,  son 
evistence  et  ses  lois,  sans  remonter  jusqu'au 
suprùme  Auteur  de  l'univers  ?  Connaissent- 
ils  le  secret  d'expliquer  l'homme  physique  et 
moial  sans  l'intervention  du  Créateur  ?  Mais 
les  philosophes  chrétiens  surtout,  comment 
{)0uiraient-ils  écarter  Dieu  de  la  question 
qui  nous  occupe  ?  Et  après  avoir  affirmé, 
comme  ils  le  doivent  et  comme  ils  le  font 
unanimement,  que  l'homme  est  sorti  parfait 
de  mains  de  Dieu,  c'est-ji-dire,  jouissant  du 
plein  usage  de  sa  raison  et  parlant  une  lan- 
gue conforme  à  la  perfection  de  sa  nature, 
comment  pourront-ils  contester  que  Dieu 
soit  le  premier  auteur  du  langage,  comme  il 
est  le  premier  auteur  de  la  raison,  et  comment 
se  hasarderont-ils  à  affirmer  en  principe  géné- 
ral que  c'est  l'homme  (jui  a  créé  sa  langue  et 
(jui  a  formé  sa  raison  ? 

«  Jus(|u'à  présent  nous  n'avons  guère  fait 
que  préparer  le  terrain  :  il  nous  reste  main- 
tenant à  bdtir  ;  c'est-à-dire,  il  nous  faut  prou- 
ver (ju'en  principe  c'est  le  langage  qui  forme 
la  raison,  et  par  conséquent  (pi'il  n'y  a  pas 
«l'usage  de  la  raison  la  oi^i  Ion  n'a  pas  pu 
apprendre  la  langue.  Ici  nous  serons  fidèle 
h  la  méthode  que  nous  avons  suivie,  parce 
(|ue  c'est  la  seule  fertile  en  résultats  positifs, 
nous  avons  prestiue  dit,  palpables.  Nous  cite- 
rons des  faits,  des  faits  avérés,  incontestables, 
et  nous  en  tirerons  les  conséquences  ijui  s'en- 
suivent rigoureusement. 

«  Nous  pourrions  d'abord  rappeler  un  fait, 
le  plus  constant  et  le  plus  général  de  tous, 
celui  que  nous  avons  déji^  exposé  assez  lon- 
guement, et  qui  suffirait  pour  convaincre  les 
hoinmes  rélléchis  ;  nous  pourrions  montrer 
l'homme  naissant  dans  la  société  de  ses  sem- 
blables, et  dès  son  berceau  entendant  retentir 
à  ses  oreilles  la  voix  de  sa  mère,  qui  lui 
apprend  cette  langue  que  le  bon  sens  du 
genre  humain  a  appelée  langue  maternelle. 
Mais  nous  laissons  cette  preuve  assez  claire 
d'elle-nK^me,  et  nous  nous  bornons  aux  seuls 
faits  qui  prouvent  que  tout  homme  qui  n'en- 
tend pas  parler  ne  [larle  point. 

«  Le  Père  Jérôme  Xavier,  neveu  de  l'apôtre 
des  Indes  [c'était  le  fils  de  son  frère),  qui  en 
1594  se  trouvait  en  qualité  de  missionnaire 
dans  l'empire  du  grand  Mogol,  avait  con- 
tracté des  rapports  assez  intimes  avec  le  fier 
empereur  Akebar  :  c'est  ainsi  que  le  prince  se 
faisait  nommer  lui-même,  et  ce  nom  signifie 
«  qui  n'est  inférieur  à  personne.  »  Le  mission- 
naire rapporte  que,  dans  une  des  conversations 
familières  qu'il  eut  avec  le  monarque,  et  où 
il  ne  manquait  pas  de  le  porter  à  embrasser 
la  vraie  religion,  ce  prince,  pour  s'excuser  en 
quelque  sorte,  et  laiprouvcr  qu'il  n'était  point 
indifférent  pour  une  démarche  de  cette  impor- 
tance, lui  raconta  de  sa  propre  bouche  cette 


anecdote  remarquable  et  curieuse  :  «  //  y  avait 
déjà  un  cerldin  nombre  d'années  qu'il  fit  réu- 
nir des  enfants  qui  ét'iinit  encore  à  la  mamelle 
et  dans  le  plus  tendre  âge  au  nombre  de  trente  ; 
il  les  confia  à  des  nourrices,  ù  qui  il  fit  dé- 
fense, sous  peine  de  la  vie,  dar-ticulcr  jamais 
en  leur  présence  une  seule  syllabe  :  il  les  fit 
confiner  dans  un  appartement  isolé.  Pour  s'as- 
surer davantage  de  l'exécution  de  ses  ordres, 
et  prendre  encore  de  plus  grandes  précautions, 
le  despote  confia  la  surveillance  des  nourrices 
mêmes  à  des  gardes  a  f (idées,  qu'il  obligea  au 
même  silence  et  sous  la  même  peine.  Son  in- 
tention et  son  but  étaient  de  choisir  et  de  re- 
garder comme  véritable  la  religion  du  peuple 
dont  ces  enfants  parleraient  le  langage.  Ils- 
étaient  déjà  parvenus  à  l'âge  où  l'enfance 
touche  à  la  jeunesse,  et  où  1rs  facultés  et  les 
organes  de  l'homme  ont  acquis  pour  l'ordi- 
naire leur  parfait  développement  :  quelle  fut 
la  surprise  du  monarque  !  il  questionne  ces 
enfants  ;  pas  une  syllabe  de  réponse.  Il  renou- 
velle les  interrogations  à  plusieurs  reprises  : 
il  s'aperçoit  à  leur  air  slupide  qu'ils  n'ont 
pas  même  l'idée  de  la  parole,  bien  loin  de 
comprendre  ou  de  parler  un  langage.  Toute 
l'expression  de  leur  pensée,  pour  ainsi  dire 
toute  matérielle,  se  réduit  à  quelques  gestes 
informes,  qui  n'étaient  qu'une  imitation  gros- 
sière de  ceux  de  leurs  nourrices,  et  qui  se 
bornaient  à  demander  les  besoins  de  la  vie 
animale.  »  C'est  le  judicieux  et  savant  Père 
Jouvency  qui  rapporte  cette  anecdote  dans  la 
cinquième  partie  de  l'Histoire  de  la  Compa- 
gnie de  Jésus,  liv.  xviii,  n"  !  4  :  c'est  seulement 
de  cette  cinquième  partie  qu'il  est  l'auteur  : 
elle  est  écrite  avec  une  clarté,  une  élégance, 
une  pureté  de  style  rares  parmi  les  modernes 
latinistes,  et  surtout  avec  les  précautions  de 
la  critique  la  plus  sévère  et  la  plus  éclairée 
et  sur  les  documents  les  plus  indubitables.  » 
( Vrindts,  Nouvel  essai  sur  la  certitude,  chap. 
6,  p.  38  et  suiv.) 

«  Que  manque-t-il  h  ce  fait  ?  Est-il  con- 
trouvé  ?  Est-il  exagéré  dansses  circonstances 
par  quelque  philosophe  ami  des  doctrines  que 
nous  défendons?  Est-il  peu  concluant?  Ou 
plutôt  par  ce  seul  fait  la  question  n'est-elle 
|)as  décidée  ?  Ici  en  effet  se  trouvent  réunies 
toutes  les  circonstances  voulues  [lour  dé- 
montrer la  nécessité  de  l'éducation  d'abord, 
et  ensuite  l'impossibilité  naturelle  d'avoir  une 
langue  avant  d'avoir  entendu  parler.  Ces  en- 
fants étaient  au  noujbre  de  trente,  bien  con- 
stitués, et  vivant  en  société,  si  la  société  était 
une  simple  juxtaposition  d'individus  humains 
et  non  pas  une  réunion  d'intelligences  :  il  y 
avait  là  sans  doute  assez  de  faces  humaines 
pour  provoquer  dans  ces  individus  le  déve- 
loppement de  leur  raison  et  l'exercice  de  leur 
faculté  de  [)arler,  si  la  vue  seule  d'un  visage 
humain  suffisait  à  cet  effet.  Et  pourtant  ils 
ne  i)arlaienl  |)as,  ils  n'avaient  pas  l'idée  dit 
langage,  et  toute  l'expression  de  leur  pensée, 
pour  ainsi  dire  toute  matérielle,  se  réduisait 
à  quelques  gestes  informes,  qni  n'étaient  qu'une 
imitation  grossière  de  ceux  de  leurs  nourrices^ 
et  qui  se  bornaient  à  demander  les  besoins  de 
la  vie  animale.  Aussi,  nous  le  demandons  à 


541 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


542 


tout  homme  de  bonne  foi,  un  pliilosoplie  qui  malheureux  prisonnier,  il  était  résilia  p(;u 
aurait  connaisance  de  ce  fait  pourrait-il  se  près  muet.  Aussi,  lors(iu'il  fut  interrogé  les 
résoudre  à  n'en  tenir  aucun  compte  dans  ses     premiers  jours  de  sa  délivrance,  pour  toute 


recherches  sur  la  formation  de  la  raison  et 
dû  la  parole  ?  Et  s'il  se  hasardait  à  passer 
outre,  ne  s'exposerait-il  pas  à  contredire  la 
nature,  dont  les  faits  sont  la  voie  la  plus  claire 
et  la  moins  suspecte? 

«  Un  second  lait  non  moins  décisif  est  celui 
que  nous  fournit  l'histoire  de  Mlle  Leblanc. 
Comme  nous  avons  rapporté  ailleurs  les  prin- 


réponse,  il  pleurait:  seulement  il  prononçait 
quelques  mots  isolés  qu'il  avait  appris  depuis 
peu  de  son  gardien,  et  qu'il  reflétait  au 
hasard  à  toutes  les  questions  qui  lui  étaient 
adressées.  Tel  était  G.  lïauser  h  l'âge  de 
seize  ans.  Mais  n'oublions  pas  qu'à  peine 
entré  dans  la  société,  il  en  apprit  la  langue 
avec   une    facilité    extraordinaire,    et    qu'il 


cipales  circonstances  de  ce  fait,   nous  nous     donna  les  preuves  les  moins  équivoques  d'un 


bonerons  à  quelques  observations  qu'il  est 
important  de  ne  pas  perdre  de  vue.  Remar- 
([uons  d'abord  que  Mlle  Leblanc  était  dans 
toute  la  force  de  l'âge,  parfaitement  consti- 
tuée, et  que  tous  les  organes  des  sens  avaient 
chez  elle  cette  vigueur  et  cette  subtilité  que 
l'on  retrouve  chez  tous  les  sauvases.  Du  côté 


esprit    distingué  et  d'une  intelligence  peu 
commune. 

«  Nous  pourrions  multiplier  nos  citations, 
mais  il  nous  paraît  que  ces  faits  sont  plus 
que  suflisants.  A[)pu)é  sur  une  expérience 
qui  n'a  jamais  été  démentie ,  nous  nous 
croyons  autorisé  à  conclure  que  i'homme  ne 


des  organes  rien  ne  lui  manquait  donc  de  ce     parle  que  parce  qu'il  a  entendu  parler,  et  que 


qu'il  faut  pour  articuler  des  paroles.  En  se 
cond  lieu,  elle  avait  naturellement  de  l'esprit; 
car  après  son  instruction,  (|ui  fut  conduite 
assez  rapidement,  elle  montra  une  intelli- 
gence plus  qu'ordinaire.  Rien  ne  lui  man- 
quait  donc  du  côté  de  ses  facultés  intellec 


tout  individu  qui  n'a  pas" entendu  parler  ne 
parle  pas  ;  ou  bien  en  principe  ce  n'est  pas 
la  raison  qui  crée  la  langue,  mais  c'est  la  lan- 
gue qui  forme  la  raison.  Après  cela,  qu'on 
nous  oppose  une  foule  d'arguments  si)écieux 
qui  semblent  prouver  la  possibilité  logique 


tuelles.  En  troisième  lieu,  elle  avait  une  com-     de  créer  la  langue;  que,  se  }>la(;ant  en  dehors 


lia.;ne  ;  rien  ne  s'opposait  donc  h  ce  qu'il 
s'établît  entre  ces  deux  sauvages  une  com- 
munication à  l'aide  du  langage  articulé  :  même 
si  la  vue  d'un  visage  humain  suffît  pour  ins- 
pirer l'idée  du  langage  et  conduire  à  l'exer- 
cice de  la  faculté  naturelle  de  parliT,  il  semble 
que  nos  deux  sauvages  auraient  dû  nécessaire- 
ment avoir  l'usage  de  la  parole.  Enlin,  ctc'esl 
ce  qui  doit  |)eut-ôlre  frapper  le  plus  les 
hommes  réfléchis,  elle  formait  un  cri  effrayant 
de  la  gorge,  et  elle  savait  imiter  le  cri  de 
(|uelques  animaux  ;  elle  connaissait  donc  la 
\aleur  et  les  combinaisons  des  sons.  Cepen- 
dant elle  ne  savait  pas  en  articuler  un  seul, 
elle  ne  [)arlait  pas.    Mais,  sitôt  qu'elle  entend 


de  tous  les  faits  et  de  toute  observation  })0S- 
sibksl'on  construise  des  hypothèses  plus  ou 
moins  ingénieuses  sur  l'origine  du  langage; 
que  l'on  se  rattache  aux  opinions  également 
hypothétiques  de  Condillac,  ou  de  Rousseau, 
ou  de  Damiron,  ou  de  De  Gérando,  ou  de  tout 
autre,  nous  nous  bornerons  toujours  à  dire: 
Répondez  d'abord  aux  faits;  expliquez-nous 
les  faits;  surtout  montrez-nous  un  homme, 
un  seul,  ce  n'est  pas  trop,  qui,  sans  avoir 
jamais  entendu  parler,  ait  un  langage  articulé, 
un  honime  qui  ail  une  langue  qu'il  n'a  pas 
apprise  ;  et  alors  nous  modifierons  nos  rai- 
sonnements, et  nous  reviendrons  sur  nos  pas, 
pour  soumettre  nos  preuves  à  un  nouvid 
les  homnifs  se  parler,  elle  a  bientôt  appris  la     examen  plus  rigoureux  que  jamais.  Mais  s'il 


manière  d'exprimer  comme  eux  ses  pensées 
N'est-il  donc  pas  évident,  comme  le  dit  en- 
core L.  Racine,  tjue  l'histoire  de  Mlle  Leblanc 
vous  fait  connaître  l'état  oii  nous  serions  tous 
tant  que  nous  sommes,  si  nous  avions  été  comme 
elle  privés  en  naissant  de  toute  société  (162) 


vous  est  absolument  impossible  de  nous 
montrer  un  tel  homme,  parce  qu'il  n'existe 
pas  et  n'a  jamais  existé,  et  si,  pour  prouver 
que  l'homme  n'apprend  pourtant  pas  à  par- 
ler, vous  nous  opposez  un  sauvage  (|ui  dès 
son  berceau  a  appris  la  langue  de  sa  mère, 


«  Encore  un  mot  sur  Gaspar  Hauser,  l'en-     celte  langue  qu'elle-même  a  apprise  de  ses 


faut  de  Nuremberg.  11  paraît  qu'il  avait  quatre 
ans  lorsqu'il  fut  renfermé  dans  son  cachot; 
il  en  avait  seize  lorsqu'il  fut  rendu  à  la 
société  de  ses  semblables.  Un  homme  le  ser- 
vait dans  sa  prison;  mais  toujours  il  gardait 
un  profond  silence.  Ce  n'est  que  quand  ses 
bourreaux  furent  décidés  à  mettre  lin  à  sa 
captivité,  que  cet  homme  commença  à  par- 
ler à  son  prisonnier.  Cette  parole  humaine 
fut  pour  le  pauvre  enfant  une  espèce  de 
révélation  d'un  monde  inconnu.  Le  son  de 
cette  voix  s'imprima  avec  tant  de  force  dans 
son  oreille,  qu'il  aurait  reconnu  la  voix  de 
son  gardien  entre  mille  autres:  ainsi  i'assu- 
rait-il  lui-même  plus  tard.  Comme  probable- 
ment on   avait  hâte  de  se   débarrasser  du 

(I'i2)  Racine  i<  i  ne  fjil  qu'obéir  :ni  bon  sens  na- 
turel en  refusjnl  lio  v<jm'  une  société  liumatiic  daiii 


pères,  comme  ceux-ci  l'ont  a[)prise  de  leurs 
ancêtres,  nous  répondrons  toujours,  et  évi- 
demmentavec  justice,  que  vous  ne  touchez 
pas  à  la  question,  et  que,  contre  toutes  les 
lois  de  la  logique,  vous  commencez  par  sup- 
poser l'existence  du  fait  même  dont  vous 
voulez  avec  nous  rechercher  la  cause  et  l'ex- 
plication. 

«  C'est  donc  la  société  qui  préside  aux  pre- 
miers développements  de  la  raison  dans  l'in- 
dividu; c'est  l'éducation  sociale  qui  éveille 
l'intelligence,  et  c'est  elle  encore  qui  nous 
conduit  tous  à  l'usage  de  la  parole.  Rour  [)ou- 
voir  parler  el  jouir  ^de  sa  raison,  les  ■>  iées 
innées,  les  facultés  natives  ne  sulFisent  jas  ; 
il  faut  de  plus  un  maître;   et  ce  maître  qui 


r«spccc    lie    comninnauié    de 
Mlle  Leblanc  cl  bu  tump.iijne. 


vie   qui    avuil   uni 


5i3 


I.VN 


DlCTlONNAiUE  DE  PIIILOSOIMIIE. 


L\\ 


Mi 


nous  iiisliuil,  ce  moniteur  qui  nous  guide, 
c'r.si  la  société.  Mais  ([u'il  nous  soit  permis 
(le  bien  expliquer  nos  idées  sur  l'enseigne- 
ment social  que  nous  regardons  comme  l'in- 
dispensable condition  du  développement 
originaire  de  l'intelligence.  En  ctlet  certai- 
nes personnes  se  forment  sur  cette  matière 
des  opinions  tellement  singulières,  elles  nous 
en  attribuent  de  si  étranges,  et  elles  traves- 
tissent si  complètement  nos  doctrines,  qu'il 
faut  bien  nous  résigner  à  donner  sur  tout 
cela  des  éclaircissements  fastidieux  pour  les 
bons  esprits.  Quand  on  parle  de  l'éducation 
sociale  et  de  sa  nécessité  pour  l'usage  de  la 
raison  et  de  la  parole,  faut-il  peut-être  se 
figurer  la  société  comme  un  })édagogue  placé 
«'i  côté  de  son  élève,  et  procédant  dans  son 
enseignement  pas  à  pas,  avec  méthode  et 
comme  par  système?  Faut-il  se  représenter 
la  mère  exerçant  de  propos  délibéré  son 
enfant  à  prononcer  des  syllabes,  des  mots, 
des  phrases,  comme  on  l'a  fait  pour  nous 
lorsque  nous  avons  été  placés  sur  les  bancs? 
Faut-il  se  la  représenter  encore  expliquant 
plus  tard  à  son  enfant  et  l'une  après  l'autre 
les  grandes  vérités  de  l'ordre  moral,  et  les 
imprimant  une  à  une  dans  son  esprit,  comme 
on  le  fait,  par  exemple,  dans  l'explication 
méthodique  d'une  science  ou  du  catéchisme? 
Enfin,  quand  il  s'agit  du  premier  homme  et 
de  son  instruction,  est-il  nécessaire  d'imagi- 
ner Dieu  parlant  extérieurement  à  sa  créatu- 
re, et  l'instruisant  lentement  et,  pour  ainsi 
dire,  par  degrés?  Qu'on  nous  pardonne  ces 
questions:  toutes  naïves  qu'elles  paraissent, 
elles  sonldevermes  nécessaires,  et  saint  Au- 
gustin lui-môme,  que  nous  ne  faisons  guère 
que  copier  dans  tout  ceci,  s'est  cru  obligé 
d'y  répondre  (163).  Or  la  réponse  est  sim- 
ple ;  car  la  société  n'est  pas  un  maître  d/éco- 
le,  et  si  elle  est  notre  premier  piécep'leur, 
saint  Augustin  nous  avertit  qu'elle  n'a  pas  la 
même  méthode  que  ceux  qu'on  nous  donne 
plus  tard.  L'éducation  sociale  commence  à 
notre  berceau,  et  n'a  d'autre  méthode  que 
l'impulsion  de  la  nature  humaine  et  les  habi- 
tudes qui  en  découlent  spontanément.  Elle 
est,  pour  ainsi  dire,  ce  qu'est  pour  chacun 
de  nous  un  commerce  intime  et  continuel 
avec  une  personne  instruite  et  vertueuse,  ou 
ignorante  et  dépravée  :  elle  consiste  princi- 
palement dans  l'exemple,  ou  plutôt  elle  est 

(tOô)  Nous  cilons  en  entier  ce  passage  .tdniira- 
liie.  (|iu;  nous  avons  renoncé  à  ira(Jiiire,  crainie  tie 
le  gâier. 

i  Non  enim  cram  inf.ms  qui  non  farer,  sec!  jam 
pnerlo|uens  eraui.  Et  luemini  hoc;  el  umle  loqui 
didicerim  post  adverti.  Non  eiiiin  docebant  me  ma- 
jores lioinines,  pr;ebenies  niilii  verba  cerio  aliquo 
ordine  docnin:e,  siciil  paulo  posl  liueras  ;  sed  ego 
ipse  niente  qnam  dedisli  uiilii,  Dens  meus,  cuin 
geiiiiiiljus  el  vocibus  variis,  ei  variis  incnibrornni 
molibiis  edere  veliein  sensa  corJis  niei,  ni  volun- 
laii  nie;e  parerelur  ;  nec  valerem  quai  volebam  om- 
nia,  nec  qnibus  volebam  oninibiis,  prsesonabani  me- 
inoria;  cum  ipsi  appellabanl  rem  aliquan),  el  cuni 
secundum  eain  voceni  corpus  ad  aiiquid  inovebanl, 
videbani  el  lonebam  iioc  ab  eis  vocari  rem  illani, 
quod  sonabanl,  cum  cain  velienl  oslcndcrc.  Hoc 
.  auicm  eos  vclle  ex  molu  corporis  apcricbaïur,  lan- 


l'enseinble  des  diiïérentes  inlluences  (jue  ce 
commerce  exerce  sur  tout  notre  être.  A  peine 
entré  dans  la  vie,  l'enfant  j)asse  dans  les 
bras  de  sa  mère,  qui  le  couvre  de  caresses, 
(lui  lui  parle  sa  langue,  et  qui  cherche  à 
communiquer  avec  lui  par  tous  les  moytms 
qu'inspirent  la  tendresse  et  l'industrie  d'une 
mère.  L'enfant  voit,  il  entend,  il  sent,  comme 
le  comi)orte  sa  faible  et  délicate  nature. 
Insensiulement  tout  se  développe  en  lui  :  il 
devient  plus  capable  d'attention  ;  il  voit 
mieux,  il  entend  plus  distinctement,  il  sent 
d'une  manière  moins  vague  et  moins  con- 
fuse, el  alors  aussi  ses  rapports  avec  ceux 
qui  l'entourent  se  multiplient  et  deviennent 
plus  intelligents.  Plus  en  état  de  profiter  de 
tout  ce  qu'il  sent,  son  intelligence,  qu'il 
lient  de  Dieu  et  qui  s'éveille  de  plus  en  plus, 
lui  permet  de  remarquer  bientôt  comment 
les  personnes  au  milieu  desquelles  il  grandit 
désignent  par  des  mots  les  objets  qui  fi-ap- 
penl  ses  yeux,  el  lui-même  s'exerce  à  bé- 
gayer d'abord  et  à  prononcer  ensuite  d'une 
manière  plus  ferme  les  expressions  qu'a  con- 
servées sa  mémoire.  C'est  le  grand  [)as  qui 
déjà  l'introduit  dans  la  société  humaine. 
Excitée  et  soutenue  par  les  mômes  moyens 
extérieurs,  son  intelligence  native  s'élève 
plus  haut  encore.  H  voit,  par  exemple,  il 
entend  prier;  il  remarque  sur  les  traits  de  sa 
mère  une  expression  inaccoutumée  ;  il  pense 
à  ce  qui  le  frapi)e,  car  sa  pensée  s'étend  cha- 
que jour;  il  interroge  avec  toute  la  curiosité 
de  l'enfance,  el  insensiblement  il  apprend  à 
connaître,  comme  le  peut  sa  raison  naissante, 
un  Maître  placé  au-dessus  des  hommes  et  de 
tous  les  objets  qui  l'entourent.  Invenimus 
autan,  Domine,  hommes  rogantes  te;  et  didi- 
cimusab  eis,  sentienles  le,  ut  poteramus,  esse 
magnum  aliquem,  qui  posses,  etiam  nonappa- 
rens  sensibus  nos'ris.  exaudire  nos  et  subve- 
nire  nobis.  Nam  puer  cœpi  rogare  te  auxilium 
et  refugium  mrum  ;  et  in  tuam  invocationem 
rumpebam'  nodos  linguœ  meœ  ;  et  rogabam  te 
parvus,  nonparvo  a/fectu,  ne  înschola  vapu- 
larem.  (S.  August.  toc.  cit.)  Voilh  l'opinion  de 
saint  Augustin,  et  voilà  la  nature!  C'est  bien 
ainsi  en  elfet  que  nous  avons  appris  à  parler; 
conduits  par  notre  raison  et  par  les  lois  natu- 
relles qui  la  gouvernent,  sans  le  vouloir  et  sans 
le  savoir,  nous  avons  appris  la  langue  de  notre 
mère,  qui  nous  l'a  enseignée  sans  réfiexion 

quain  verbis  naUiralibus  onininm  genlinm,  qiiîP 
(miiiI  vnliu  el  iinlu  ocnlorutn,  caelcrorunique  nieui- 
Itiomni  aciu  ,  et  sonllii  vocis  indicanie  niïeclionem 
animi  ,  in  peiendis  ,  habendis.  njiciendis,  (ugien- 
disve  rébus,  lia  veri»a  in  variis  senlenliis  ,  locis 
suis  posila  cl  crebro  audila  ,  quarnni  rcrum  signa 
esseul  ,  paulalini  coiligeb;iiii,  nieasqiie  volunlalcs 
edomilo  in  eis  signis  ore,  per  lucc  enuntial)aui.  Sic 
ciiin  bis  inier  quos  eram  voluntaUini  enunlianda- 
rum  signa  coninuinicavi,  el  viiae  bnniana;  proceilo- 
sam  socielaleai  allius  ingiessus  snni ,  pendons  ex 
paienluin  anctorii;>lc  nuimpie  majoriun.  >  (S.  x\u- 
GusT.  Cotifess.,  lil).  I,  cap.  8.) 

Celle  docirine  de  saint  Augustin  est  précisément 
la  noue  ;  nous  ne  saurions  exprimer  avec  plus  (Je 
netielé  noire  propre  opinion  sur  la  formation  du 
l.ini,'agc  dans  l'individu. 


lÂl 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


M 


et  sans  dessein,  comme  elle  l'avait  apprise 
elle-même.  Cest  ainsi  que  peu  ù  peu  et  par 
degrés  nous  avons  appris  h  connaître  Dieu, 
à  nous  connaître  nous-mêmes  et  les  devoirs 
de  notre  nature  morale ,  parce  que  nous 
avons  vécu  au  milieu  de  ceux  qui  connais 


générales,  comme  nous  le  démonirorons  en 
traitant  de  la  raison.  D'autres,  appréciant 
mieux  Je  caractère  de  la  parole,  [)arnissent 
lui  accorder,  et  h  elle  seule,  le  pouvoir  de 
créer,  pour  ainsi  dire,  les  idées,  du  moins  les 
idées  intellectuelles,  et  de  les  introduire  dans 


saient  tout' cela,  et  que  leurs  paroles,  leurs     l'esprit;    quoiqu'il  semble    évident   que  la 


actions,  toute  leur  conduiie  éveillant  et  exci 
tant  noire  intelligence,  l'ont  aidée  h  mettre 
en  jeu  les  adnnrabks  puissances  qu'elle  a 
re(;ues  du  Créateur.  Et  si  l'on  veut  remonter 
jusqu'au  premier  père  du  genre  humain,  dans 
l'intention  de  rechercher  si  ce  que  nousappe- 
lons  la  loi  de  la  raison  se  letrouve  au  berctau 


parole  n'est  rien  pour  rintelligence,  (ju'au- 
tant  (qu'elle  estdéji^  attachée  à  la  pensée,  ce 
qui  suppose  la  j)ensée  antérieiueh  la  parole, 
n  Personne  ne  doute  que  la  })arole  ne  soit 
un  signe  de  la  pensée  ;  mais  ce  signe  est  d'une 
nature  toute  |)arliculière.  Il  a  des  caractères 
pro[)res  (ju'il  est  nécessaire  d'assigner,  i)Our 


de  la  raison,  nous  dirons  avec  De  lionald,  et,     apprécier  exactement  la  |)arole,  lors  même 


croyons-nous ,  conformément  à  nos  Livres 
saints:  Soit  que  l'homme  ait  été  créé  parlant, 
soit  que  la  connaissance  du  langage  lui  ait 
été  inspirée  postérieurement  à  sa  naissance, 
il  a  eu  des  paroles  aussitôt  que  des  pensées, 
et  des  pensées  aussitôt  que  des  paroles  ;  et  ces 
pensées,  émanées  de  l'Intelligence  suprême 
avec  la  parole,  n'ont  pu  être  que  des  pensées 
d'ordre,  de  vérité,  de  raison,  et  de  toutes  les 
connaissances  nécessaires  ù  l'homme  et  à  la 
société.  »  {Hecherches  philos.  cha|).  2,  \).  11(5, 
éd.  de  Gand.)  —  M.  l'abbé  Lo^AY,  curé  de 
Liège  (Belgique). 

§  VIII.  —  iSature  du  lien  qui  unit  la  ■parole  à  la 
pensée. 

«  De  tous  les  rajiports  qui  peuvent  unir 
ensemble  deux  choses  distinctes  et  dilléien- 
tes,  il  n'en  est  pas  de  plus  familier  atout  le 
monde  que  celui  cpii  unit  la  parole  à  la  pen- 
sée. Il  s'établit  dès  l'enfance,  et  nous  en  fai- 
sons un  usage  continuel.  Ce  rapport  sert 
non-seulement  à  manifester  la  pensée,  mais 
encore  à  toutes  les  opérations  de  l'esprit  ;  <;l 
il  entre  tellement  dans  nos  habitudes,  qu'on 
s'attache  peu  à  s'en  rendre  compte;  aussi 
est-il,  en  général,  un  de  ceux  qui  sont  le 
moins  bien  exactement  appréciés.  Ce  qu'en 
ont  dit  la  plupart  des  métaphysiciens,  est  ou 
erroné  ou  incomplet. 

«  Les  uns  se  bornent  à  présenter  la  parole 
comme  signe  de  la  pensée,  fonction  qu'elle 
remplit  ellectivement  ;  mais  toute  théorie 
qui  s'arrête  là  est  nécessairement  incon)- 
plèle;  car  lcsra[)ports  de  la  parole  à  la  pen- 
sée sont  bien  i)lus  étendus,  plus  importants, 
et  surtout  plus  intimes,  que  ceux  du  signe  en 
général  à  la  chose  signihée. 

«  Les  autres,  et  notamment  Condillac  {Lan- 
gue des  calculs),  veulent  que  tous  les  mots 
exprimant  des  idées  générales  ne  soient  que 
de  pures  dénominations,  sous  lesquelles  il  ne 


qu'elle  ne  serait  considérée  que  comme  signe. 

«  De  plus  la  parole  est  autre  chose  que  le 
signe  de  la  pensée.  Elle  en  est  l'expression, 
elle  en  est  le  corps,  ce  qui  la  distingue  plus 
spécialement  encore  d(!  tous  les  signes  :  et  ce 
n'est  qu'en  la  considérani  sous  ce  double 
})oint  de  vue ,  et  surtout  sous  le  dernier, 
qu'on  pourra  l'apprécier,  et  se  rendre  con)|)te 
de  tous  les  phénomènes  de  l'intelligence,  dans 
lesquels  elle  joue  un  si  grand  rôle. 

«  En  considérant  la  parole  comme  i'ignc 
de  la  pensée,  on  trouvera  que  ce  signe  e.^t 
d'une  espèce  toute  particulière.  Ses  caractè- 
res pro[)res  sont  tels  ,  (ju'il  remplace  tous 
les  autres,  et  qu'il  ne  peut  être  remplacé. 

«  En  parlant  des  signes  de  la  pensée,  les 
métaphysiciens  les  distinguent  en  signes  na- 
turels et  arliliciels  ,  et  ils  placent  la  parole 
parmi  ces  derniers,  (^est  à  la  faculté  dont 
l'honmie  est  doué,  d'attacher  des  idées,  non 
pas  spécialement  à  la  parole ,  mais  ci  des 
signes  artiliciels  de  quelque  espèce  qu'jls 
soient,  qu'ils  attribuent  sa  supériorité  sur  les 
animaux.  S'il  en  était  ainsi,  on  pourrait  en 
inférer  que  si  l'homme  se  sert  plus  généra- 
lement (le  la  parole  [lour  en  faire  le  signe 
de  la  pensée  ,  c'est  uniquement  parce  (ju'il 
a  trouvé  cet  usage  tout  établi  et  très-com- 
mode ;  car  d'ailleurs,  il  aurait  [lus'en  [lasser, 
en  y  substituant  un  système  de  signes  de  son 
choix.  Or,  dans  cette  manière  de  ranger  la 
parole  parmi  les  signes  artificiels,  sans  en 
faire  une  classe  à  paît,  il  y  a  sinon  eireur, 
(lu  moins  observation  bien  im[)arfaite. 

«  l"Un  signe  artificiel,  autre  (|ue  la  parole, 
sera  toujours  loin  d'arriver  à  ce  degré  de  pré- 
cision au(]uel  s'élève  celle-ci,  lorsqu'on  a 
contracté  l'habitude  de  s'en  servir.  La  parole, 
en  etfet,  se  compose  d'un  très-petit  nombre 
d'éléments,  susceptibles  d'un  nombre  infini 
de  combinaisons,  tout'^s  faciles  à  distinguer  ; 
tandis  que  dans  les  autres  signes,  la  multi- 


se  trouverait  point  d'idées  [iropn.'nient  dites  ;  filicité  des  éléments  ne  peut  qu'entraîner  la 

ce  qui  réduirait  tout  le  travail   de  l'esprit  h  confusion. 

n'opérer  que  sur  des  mots,  à  peu  près  comme  «  On  n'opposera  pas  sans  doute  la  piéci- 

l'algébriste  n'opère  que  sur  des  signes  dont  sion  de  l'écriture  ;  car,  comme  nous  le  ver 

il  néglige  la  valeur  ;  car  toutes  les  opérations  rons  plus  tard,  si  elle  est  signe  de  la  pensée 

de  l'esprit,  roulant  sur  des  idées  générales,  c'est  parce  qu'elle  est  signe  ou  copie  de  la 


ne  peuvent  se  faire  qu'au  moyen  de  déno- 
minations générales;  et  dès  lors,  toute  vérité 
deviendra  purement  nominale,  puisqu'elle  se 
trouvera  réduite  à  des  rapports  de  signes,  et 
non  d'idées;  il  n'y  a  de  vérité  proprement 
dite,  pour  l'esprit  humain,   que  les  vérités 


parole  ;  parole  proprement  dite  ,  tr.msmise 
par  les  yeux,  comme  la  parole  articulée  tst 
transmise  par  les  oreilles. 

«  On  n'o[)pfisera  pas  non  plus  la  pantomi- 
me ;  car,  à  quelque  degré  de  perfection  que 
cet  art  ;e  soit  élevé,  qui  oserait  aflirmei'  que 


547  LAN 

parmi  le  grand  nombre  de  lén)oins  de  ce 
genre  de  spec^tacle,  il  s'en  trouvera  doux  qui 
s'accordent  parfaitement  sur  la  traduction  de 
ce  qu'on  a  voulu  dire?  Peut -on  ,  on  ellet, 
j)ar  le  langage  d'action  exprimer  toutes  les 
idées  possibles ,  avec  leurs  nuances  ,  leurs 
inodilications,  les  combinaisons  dont  elles 
sont  susceptibles,  ettouslesrap[)Orls  qu'elles 
peuvent  avoir  entre  elles  ?  et  si  cet  art  enlin 
u  acquis  quelque  degn-é  de  précision,  n'est- 
ce  pas  toujours  à  la  jjarole  qu'il  doit  rappor- 
ter ses  succès? 

«  2"  La  [larole  accompagnée  de  toutes  les 
connaissances  qui  la  rendent  propre  à  de- 
venir signe  de  toutes  les  idées,  est  toujours 
h  notre  disposition.  C'est  un  signe  que  nous 
créons,  que  nous  moditions  à  volonté,  et  que 
nous  pouvons  rendre  sensible  à  tous  les  ins- 
tants. 

«  3°  Dans  le  repos  de  tous  les  organes,  en 
l'absence  de  tout  objet  extérieur,  dans  le  si- 
lence de  la  réflexion,  de  la  méditation,  la  pa- 
role nous  sert  à  nous  entretenir  avec  nous- 
niôme,  comme  nous  le  veiions  en  traitant 
de  la  parole  intérieure.  Que!  autre  signe  pour- 
rait la  remplacer  et  produire  le  môme  etlel? 

«  4°  La  parole  est-elle  bien  un  signe  arti- 
ficiel de  la  pensée?  N'en  est-elle  pas,  au  con- 
traire, le  signe  naturel,  comme  le  cri  est  le 
signe  de  la  douleur,  et  le  rire,  de  la  joie  ;  en 
un  mot,  comme  tout  ce  que  les  métaphysi- 
ciens appellent  signes  naturels?  Mais  alin 
d'éviter  toute  équivoque ,  tâchons  de  nous 
entendre  sur  le  mol  naturel  que  nous  oppo- 
sons à  artificiel. 

«Par  naturel,  ou  nature  dune  être,  on 
entend  la  manière  dont  il  est  formé,  la  ma- 
nière dont  il  est  est  né,  natus ,  car  c'est  là 
l'étymologie  du  mot.  Mais  il  est  un  grand 
nombre  d'êtres,  tous  ceux  dont  la  destinée  est 
de  recevoir  un  plus  ou  moins  grand  dévelop- 
pement, qui  ne  portent,  en  naissant,  qu'une 
[)artie  de  ce  qui,  dans  la  suite ,  doit  constituer 
leur  nature,  Le  reste  y  est  en  germe  pour 
se  développer,  dans  les  circonstances  par  où 
il  doit  passer.  Mais  si,  parmi  ces  circonstan- 
ces, il  s'en  trouve  qui  contrarient  plus  ou 
moins  ce  développement,  l'ètie  sera  privé 
d'une  portion  de  ce  qui  devrait  constituer  sa 
nature.  Ainsi,  dès  sa  naissance  un  arbre  porte 
en  lui  tout  ce  qui  est  nécessaire  à  la  produc- 
tion d'un  fruit,  c'est  là  sa  nature;  mais  si  le 
sol,  la  température  de  l'atmosphère,  contra- 
rient cette  nature,  si  le  caprice  lui  retranche 
constamment  les  branches  à  fruit,  pour  ne 
laisser  pousser  que  le  bois,  il  manquera  né- 
cessairement d'une  partie  de  ce  qui  constitue 
un  arbre  do  son  espèce.  De  môme  à  la  nature 
de  l'homme  appartient,  non -seulement  tout 
ce  qui  lésulterait  en  lui  du  développement 
de  son  corps,  tel  qu'il  aurait  eu  lieu  s'il  eût 
^écu  isolément,  mais  encore  tout  ce  qui  ré- 
sulte du  développement  de  son  intelligence, 
tel  qu'il  s'opère  dans  la  société  de  ses  sem- 
blables, oij  il  doit  remplir  sa  destination. 
Supposez  l'homme  j)rivé  de  cette  société,  et 
de  tout  ce  qui  en  dérive  nécessairement,  il 
manquera  d'une  portion  de  ce  qui  constitue 
sa  nature  ;  ce  ne  sera  plus  l'homme,  l'animal 


DICTIONNAIRE  DE  PIIILO.SOPIIIE. 


LAN 


548 


raisonnable,  l'intelligence  servie  par  dos  or- 
ganes ;  car  comment  qu'on  veuille  le  défini r, 
toujours  est-il  (jue  l'intelligence  fait  partie  de 
sa  nature  ;  qu'il  ne  serait  plus  l'homme  s'il 
en  était  [)rivé  :  et  comme  l'intelligence  ne  se 
d<jveloppe  que  dans  la  société,  et  au  moyen 
de  la  parole,  il  s'ensuit  que  l'étal  social  est 
l'état  naturel  de  l'homme,  et  que  la  parole, 
lien  indispensable  de  l'ordre  social,  hors  du- 
quel l'individu  ne  peut  se  développer  et  de- 
venir homme  ,  lui  est  également  naturelle  ; 
non  qu'il  la  possède,  ou  qu'il  puisse  la  pos- 
séder sans  l'apprendre  ;  mais  parce  .|ue,doué 
des  moyens  de  rap[)rendrc  avec  facilité,  pré- 
disposé à  s'en  servir  pour  former  son  inte'- 
ligence,  qui  ne  j)eut  se  développer  que  par 
ce  moyen,  s'il  n'en  faille  signe  de  la  pensée, 
il  est  privé  d'une  partie  de  ce  qui  conslilue 
l'homme,  et  sa  nature  est  altérée. 

«  La  parole,  signe,  ex|)ression  et  corps  de 
la  pensée,  est  une  des  lois  fondamentales 
de  la  nature  de  l'homme.  Comment  confon- 
dre un  signe  de  cette  importance ,  avec  co 
qu'on  a[)pelle  signe  artificiel?  Entre  la  pa- 
role et  tous  les  autres  signes  possibles  de 
la  pensée,  il  y  a  l'infini,  [)arce  qu'il  y  a  une 
ditrérence  réelle  de  nature.  Connue  signe,  la 
parole,  et  la  parole  seule  fait  tellement  partie 
de  la  natuj'e  de  Ihomme,  qu'on  pourrait  tout 
aussi  bien  ra[)peler  animal  parlant,  ([u'ani- 
mal  raisonnable  ;  car  nous  verrons  bientôt 
que  la  parole  manifeste  la  raison,  comme  le 
corps  manifeste  l'âme.  Nous  n'avons  pas 
besoin  d'avertir,  je  pense,  que  par  le  mot 
parole  nous  n'entendons  pas  seulement  l'ar- 
ticulation, mais  l'articulation  exj»ression  de 
la  pensée. 

«  Nous  devons  ajouter  que  la  parole,  com- 
me signe  de  la  pensée,  se  distingue  des  autres 
signes  appelés  naturels,  en  ce  qu'il  ne  peul 
être  contrefait.  Suivant  la  manière  dont  on 
veut  paraître  afi'ecté,  on  peul  contrefaire  les 
signes  de  la  joie  ou  de  la  douleur;  mais  si 
on  exprime  des  opinions  ou  des  croyances 
qu'on  n'a  pas,  on  ne  peul  au  moins  exprimer 
des  idées,  de  quelque  nature  qu'elles  soient, 
qu'autant  qu'elles  sont  actuellement  présen- 
tes à  l'esprit.  La  parole  est  un  signe  certain 
d'intelligence,  et  de  l'intelligence  actuelle  de 
ce  qu'on  dit.  Si  elle  ne  remplit  cette  condi- 
tion, elle  cesse  d'avoir  un  sens,  ce  n'est  plus 
la  parole  expression  de  la  pensée,  et  moyen 
de  communication  entre  les  hommes. 

«  Nous  avons  ajouté  qu'elle  élait  plus  que 
le  signe  de  la  pensée,  qu'elle  en  était  l'ex- 
pression et  le  corps. 

«  V expression:  qu'un  orateur  nous  attache, 
nous  charme,  nous  éclaire,  nous  entraine 
par  ses  discours,  on  dit  qu'il  s'exprime  avec 
facilité,  avec  clarté,  avec  précision,  avec  élé- 
gance, etc.,  etc.  On  dit  :  une  expression  bien 
choisie,  une  expression  heureuse,  une  idée 
bien  exprimée.  Dans  celle  façon  de  parler, 
la  parole  est-elle  seulement  considérée  comme 
signe  de  la  pensée  ? 

«  Un  signe  proprement  dit  indique  la 
chose  signifiée,  mais  il  ne  la  porte  pas  avec 
lui,  il  ne  la  montre  pas.  La  fumée  est  signe 
de  feu,  elle  en  indique  l'existence.  L'odeur 


549 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


550 


est  signe  ilo  I.i  proximité  d'un  corps  oilorant, 
le  son,  d'un  corps  sotiore  ;  mais  ni  la  fumiSe, 
ni  l'odour,  ni  le  son  no  nionlrent  les  corps 
donl  ils  sont  une  émanalion.  La  j)arole,  non- 
seulement  indicpie  la  pensée,  mais  elle  la 
tire,  pnur  ainsi  dire,  de  l'inléiieur  de  celui 
(|ui  parle,  pour  la  manifester  au  dehors,  la 
montrer  et  nous  en  rendre  j^articifiants. 
C'est  ce  (iuindit]ue  le  mot  exprimer,  tirer 
de,  en  pressant,  niellre  au  dehors,  produire. 
«  Il  semble  que  la  i)arole  est  en  nous,  oiî 
elle  s'iinprèçine  de  la  i)ensée,  et  en  sort,  l'em- 
])ortant  tout  entière  avec  elle,  atin  qu'elle 
soit  saisie  par  tous  ceux  qui  l'entendent. 
Eiïot  admirable  (|ue  la  parole  seule  peut 
l)roduire  ,  parce  qu'elle  est  le  corps  de  la 
pensée  ;  quoiqu'elle  soit  de  nature  ditTérente, 
elle  devient ,  par  l'union  qu'elle  contracte 
avec  elle,  ce  que,  dans  l'homme,  le  corps  est 
à  l'âme.  C'est  l'union  de  la  pensée  à  la  j)a- 
role,  moditicalion  d'une  nature  dill'érente, 
qui  constitue   j'intelligence,  comme  l'union 


tence  propre  et  indépendante,  pour  les  faire 
jouir  d'une  existence  commune.  Elles  ne  font 
plus  alors  qu'une  seule  modilication,  com- 
4)0sée  de  deux  parties  insé[)arables,  nue  nous 
ne  pouvons  même  plus  distinguer  l'une  de 
l'autre.  Cette  union  donne  la  vie  à  une  modi- 
fication matérielle  et  inerte  de  sa  nature,  et 
un  corps  sensible  et  pour  ainsi  dire  palpable 
à  une  modification  purement  intellictuelle  ; 
car,  privée  de  ce  corjjs  dont  elle  se  revêt,  la 
pensée,  non-s<>ulement  ne  pourrait  ôlre  saisie 
par  les  si'ns,  mais  elle  échapperait  au  senti- 
ment lui-même. 

«  Si  nous  comparons  l'union  de  la  pensée 
h  la  parole,  h  l'union  de  l'ilnje  avec  le  corps, 
j)hénon)ènes  aussi  mystérieux  et  aussi  admi- 
rables l'un  que  l'autre,  nous  serons  frappés 
de  la  parfaite  analogie,  de  la  ressemblance 
absolue  (pii  se  trouve  entre  eux  ;  et  si  nous 
écoutons  le  sentiment  qui  acconqiagne  tou- 
jours, soit  l'émission,  soit  l'audition  de  la  pa- 
lole,  il  nous  sera  facile  d'y  trouver  une  no- 


de  l'âme  avec  le  corps,  substance  également     tion  exacte  et  précise  du  caractère  propre  de 


de  nature  dillérente,  constitue  l'homme 
C'est  sous  ce  dernier  point  de  vue  que  nous 
allons  examiner  la  parole.  De  tous  ceux 
(ju'elle  présente  à  l'observation,  c'est  sans 
(louie  le  [)lus  mystérieux  ;  mais  c'est  aussi 
Je  plus  admirable,  le  plus  propre  à  nous 
dévoiler  la  nature  du  langage,  ses  caractères 
spéciti(.|ues,  surtout  le  rùle  important  cpi'il 
joue,  et  les  fonctions  diverses  qu'il  reuiplit 
dans  l'intelligence  humaine. 

«  Nous  avons  ilit  et  démontré  (|ue  1  honuue 
est  un  conq)Osé  de  deux  substances  de  na- 
ture dillérente,  l'Ame  et  le  corps.  Et  cette 
ditlerence  est  telle,  (pie  nous  ne  pouvons 
saisir  aucune  analogie,  ciucun  rapport  de  na- 
ture entre  les  modilieations  de  l'une  et  les 
inoditicatioîis  de  l'autre.  (Cependant elles  sont 
unies,  par  un  lien,  h  la  vérité  inconq)réhen- 
sible,  mais  de  la  réalité  duquel  il  ne  nous  est 
pas  possib'e  de  douter.  Si  d'une  pai  t  la  raison 
nous  démontre  la  diversité  et  l'opposition  de 
leur  nature,  de  l'autre  le  senti[nent  nous 
j)rouve  l'iniimité  de  leur  luiion.  L'ellet  prin- 
cipal de  cette  union,  dont  tous  les  autres 
ellets  ne  sont  que  des  conséquences,  est  de 
fondre  ces  deux  substances  dans  une  existence 
tellement  commune,  que  nous  ne  saurions, 
non-seulement  les  diviser,  mais  njôme  les 
distinguer. 

«  Or, en  y  faisant  attention,  nous  trouverons 
qu'il  enestderinlelligencederhommeconnnc 
de  l'homme  lui-même.  L'intelligence  se  com- 


la  i)arole,  et  le  moyen  de  nous  rendre  compte 
de  tous  les  phénomènes  de  l'intelligencii. 

«  1°  L'essence  constitutive  de  l'homme  con- 
siste dans  l'union  de  l'âme  avec  le  corps  ;  l'es- 
sence lonstitutive  de  l'intelligence  consiste 
dans  l'union  de  la  pensée  avec  la  parole.  La 
vérité  de  cette  assertion  seia  mieux  sentie , 
lors(|ue,  en  étudiant  les  effets  de  celte  union, 
nous  verrons  que  l'intelligence  sans  j»arole 
serait  et  demeureiail  nulle. 

«  2"  L'union  de  l'àme  avec  le  corps  est  in- 
dissoluble tant  que  dure  la  vie.  L'union  de  la 
})ensée  avec  la  parole  est  aussi  indissoluble  : 
car  la  parole  ne  j)eut  se  présenter  (luaccom- 
pagnée  de  la  pensée,  et  la  pensée  ne  peut 
nous  être  sensible  sans  la  parole  à  laiiuelle 
elle  est  attachée. 

«  3°  C'est  l'union  de  l'Ame  avec  le  corps  qui 
fait  la  vie  de  ce  dernier,  c'est  la  pensée  qui 
doiHie  la  vie  à  la  parole  :  la  séparation  de 
l'Ame  entraîne  la  mort  du  corps;  la  parole, 
séparée  de  la  pensée,  n'est  plus  cpi'un  son, 
une  sensation  pure,  une  modification  morte, 
c'est-à-dire  sans  vie  intellectuelle 

«  4°  L'Ame  participe  h  tout  C(!  qui  est  du 
corps,  le  corps  h  tout  ce  qui  est  de  l'Ame;  de 
même  la  pensée  [participe  h  tout  ce  qui  est 
de  la  parole  qui  rex[)rime,  et  la  parole  à  tout 
ce  qui  est  de  la  pensée  (lui  l'anime. 

«  5°  Les  modifications  de  l'Aine  ont  leur 
principe  dans  les  modifications  du  corps,  et 
îes  mouvements  du  corps  dans  la  volonté  de 
pose  de  deux  modifications  de  nature  opposée,  l'Ame;  de  môme  les  modifications  de  la  pensée 
entre  lesquelles  nous  ne  trouvons  rien  de  com-  ont  leur  principe  dans  l'emploi  de  la  parole, 
mun,  (jui  ne  nous  présentent  aucune  analogie  ;  et  les  mouvements  de  la  parole  dans  les  mou- 
et  cependant,  une  fois  que  l'habitude  les  a  vements  de  la  pensée.  Toute  modification  de 
unies,  le  lien  qui  les  attache  l'une  à  l'auuc      la  parole  en  apporte  nécessairement  dans  la 


devient  en  tout  semblable  à  celui  qui  unit 
l'âme  et  le  corps,  et  produit  exactement  les 
mêmes  elfets. 

«  Par  l'union  de  la  pensée  à  la  parole,  deux 
modilieations  de  nature  diiïérente  sont  fon- 
dues en  une  seule  et  même  modification.  La 


)ensée,  et  toute  modification  de  la  pensée  en 
nécessite  une  dans  la  parole. 

«  6°  Le  corps  est  la  seule  manifestation 
possible  de  l'Ame,  et  la  parole  est  la  seule 
man'festation  possible  de  la  pensée. 

«  L'Ame  et  la  pensée  n'ont  rien  de  sensible  : 


l)':;nsée  se  fond  dans  la  parole,  la  parole  s'im-  ni  l'une  ni  l'autre  ne  peuvent  agir  sur  les  or- 
])règne  de  la  pensée,  et  le  résultat  de  cette  ganes  de  nos  sendjlables,  ni  par  conséquent 
fusion  les  prive  l'une  et  l'autre  d'une  exis-      leur  être  manifestées,  qu'autant  qu'elles  soin 


551  LAN  DICTIONNAIRE  DE  PinLOSOPIllE.  LAN  irû 

réunies  à  quelque  chose  de  malùriel  que  les  parole  que  nous  sentons  la  pcns(';e.  Le  senti- 
organes  puissent  saisir.  C'est  sous  ce  point  de  mont  de  la  pensée  et  celui  de  la  parole  sont 
vue  particulier  que  beaucoup  de  m6ta|)li}si-  leliemenl  fondus  l'un  dans  l'autre,  que  le 
ciens  se  sont  contentés  de  considérer  la  pa-  sentiment  de  la  pensée  est,  en  môme  temps, 
rôle;  aussi  nous  nous  permettrons  de  faire  le  sentiment  de  la  ])arole,  et  réciproquement, 
quehjues  observations  à  cet  égard.  L'un  et  l'autre  ne  sont  qu'un  sentiment  uni- 

«  D'abord  la  parole  n'est  pas  le  seul  moyen  que;  et,  si  dans  ce  sentiment  unique  nous  en 

par  lequel  nous  puissions  communiquer  avec  reconnaissons  deux  ,  ce  n'est  pas  parce  que 

nos  semblables,  el  leur  manifester  notre  pcn-  nous  pouvons  les  distinguer,  c'est  que  nous 

sée.  11  est,  en  etfel,  un  certain  nombre  d'idées  le  trouvons,  quoique  unique,  destiné  h  nous 

que  nous  manifestons  sans  elle;  mais  il  faut  aveitir  de  deux  modifications  de  nature  dide- 

i'emar([uer  que  ces  idées  sont  en  très-petit  rente;  d'où  il  résulte  que  ces  deux  modifica- 

nombre,  les  moins  importantes  pour  l'intelli-  tions,uniescn  nous  par  un  sentiment  commun, 

gence,  el  la  manifestation  en  est  toujours  ini-  ne  sont  (pi'une  seule  et  même  modification, 

parfaite.  tjue  la  pensée  est  réellement  dans  la  parole, 

«  En  second  lieu,  ce  n'est  pas  dans  la  pa-  et  que  la  parole  est  proprement  pensée, 
rôle  que  se  trouve  le  premier  moyen  de  ma-  «  C'est  sans  doute  l'analogie  de  celte  dou- 
nifeslation  de  la  pensée;  il  faut  que  quelque  ble  union  qui  se  trouve  dans  l'homme  entre 
autre  le  précède,  sans  quoi  nous  n'appren-  l'ârae  et  le  corps  d'une  part,  el  la  pensée  et 
drions  jamais  à  parler,  c'est-à-dire  à  attacher  la  parole  de  l'autre,  (jui  a  inspiré  h  un  écri- 
la  pensée  à  la  parole.  Cette  assertion,  évi-  vain  de  notre  époque  (Portalis,  De  l'tisa(/e 
dente  par  elle-même,  a  été  rendue  plus  sen-  et  de  Valus  de  l'esprit  philosophique)  l'ex- 
sible  encore  par  ce  que  nous  avons  dit  de  la  pression  ingénieuse  par  laquelle  il  caracté- 
manière  dont  nous  entrons  en  possession  du  rise  si  bien  la  parole,  lorsqu'il  dit  :  qu'elle  est 
langage  :  mais  la  parole  une  fois  acquise,  une  véritable  incarna^/on  de /a  pensée.  La  pa- 
tous  les  autres  moyens  de  manifestation  de  la  rôle,  en  effet,  est  la  partie  matérielle,  et  pouj- 
pensée  disparaissent,  ils  sont  négligés,  nous  ainsi  dire  charnelle  de  l'intelligence,  comme 
ne  nous  en  servons  plus,  ou,  si  nous  les  em-  le  corps  est  la  partie  matérielle  et  charnelle 
ployons  par  hasard,  ce  n'est  plus  que  comme  de  l'homme.  Au  moment  de  sa  création,  l'âme, 
traduction  delà  parole,  et  quelquefois  comme  est  incarnée  par  son  union  avec  le  corps,  et 
ses  auxiliaires,  par  exemple,  lorsque  nous  la  pensée  à  sa  formation  est  en  quelque  sorle 
ajoutons  le  geste  pour  peindre  plus  vivement  incarnée  par  sa  fusion  dans  la  parole, 
les  objets  sensibles,  ou  que  nous  modifions  «  Nous  voyons  là  une  dernière  analogie  qui 
le  ton  pour  mieux  exprimer  les  affections  du  n'est  pas  moins  réelle,  quoique  nous  ne  puis- 
cœur.  En  analysant  les  fonctions  diverses  que  sions  pas  rigoureusement  la  démontrer,  puis- 
la  parole  remplit,  dès  qu'une  fois  elle  est  que  nous  ne  savons  rien  de  l'état  de  l'âme 
devenue  signe,  expression  el  corps  de  la  avant  son  union  avec  le  corps;  mais  en  ad- 
pensée,  nous  aurons  à  faire  quelques  obser-  mettant  ce  qu'il  y  a  de  plus  probable,  et 
valions  de  la  plus  haute  importance  sur  ce  qu'une  saine  philosophie  ne  peut  s'empêcher 
n»oyen  de  manifestation  de  la  pensée,  el  sur  de  regarder  comme  certain,  c'est-à-dire  que 
les  effets  qu'elle  produit.  Continuons  notre  l'âme  est  créée  au  moment  où  les  organes 
parallèle.  sont  assez  développés  [lour  remplir  les  fonc- 

«  7°  C'est  par  le  corps  que  l'âme  se  mani-  lions  qui  doivent  lui  donner  le  sentiment  de 

fesle  à  elle-même,  et  elle  ne  se  sent  que  par  son  existence,  el  qu'elle  est  unie  au  corps  au 

les  divers  sentiments  qui  lui  viennent  du  moment  de  sa  création  :  Creorjdo  m/tmd»ajr, 

corps;  c'est  par  la  parole  que  la  pensée  se  infundendo  creatur,  comme  a  dit  saint  Tho- 

nianifeste  à  l'intelligence,  et  c'est  du  senti-  mas,  parlant  alors  en  philosophe  el  non  en 

ment  de  la  parole  que  le  sentiment  de  la  théologien,  pour  peu  qu'on  y  fasse  attention, 

pensée  vient  à  l'âme.  Ceci  paraît  un  double  on  reconnaîtra  qu'il  en  est  absolument  de 

jiaradoxe;  mais  ce  n'en  est  pas  moins  une  même  de  la  pensée  s'unissant  à  la  parole  Ce 

vérité,  que  nous  reconnaîtrons  si  nous  nous  n'est  peut-être  pas  rigoureusemerit  vrai  de 

examinons  avec  attention.  toute  pensée  sans  distinction  :  il  faut  exce[tter, 

«  L'âme  se  sent  par  le  corps  et  dans  le  en  effet,  les  premières  idées  nécessaires  à 
corps;  c'est  au  corps  qu'elle  rapporte  tous  l'acquisition  de  la  parole;  il  faut  excepter 
les  senlimenls  qu'elle  éprouve,  et  c'est  au  encore  un  assez  grand  nombre  d'idées  sen- 
cùrps  tout  entier  qu'est  rapporté  le  sentiment  sibles,  que  forme  l'attention  avant  que  nous 
d'existence  lui-même.  Il  est  tellement  fondu  leur  ayons  donné  les  noms  qui  doivent  les 
dans  le  sentiment  d'existence  du  corps,  que  fixer  dans  l'esprit;  mais,  à  cela  près,  il  est  vrai 
ces  deux  sentiments  n'en  font  qu'un,  que  de  dire  que  toutes  les  idées  intellectuelles, 
nous  ne  saurions  diviser,  el  dans  lequel  il  toutes  les  opinions,  toutes  les  croyances,  dont 
nous  est  impossible  de  distinguer  deux  élé-  la  réunion  constitue  l'intelligence  et  en  dé- 
ments différents.  Si  la  raison  le  reconnaît  termine  le  développement,  s'attachent  à  la 
comme  double,  c'est  parce  qu'il  nous  avertit  parole  qui  les  exprime  dès  le  moment  où 
de  deux  existences  distinctes  en  soi,  mais  elles  sont  formées,  el  où  les  mots  eux-mêmes, 
fondues  en  une  seule  ,  comme  nous  l'avons  élaborés  par  le  travail  qui  les  a  formées,  sont 
reconnu  el  constaté,  en  parlant  de  l'union  de  prêts  à  les  recevoir,  à  s'en  pénétrer,  et  à  en 
J'âme  avec  le  corps,  de  la  nature  et  des  effets  devenir  l'expression  et  le  corps,  en  telle  sorte 
de  cette  union.  que  l'on  peut  également  dire  d'elles  :  For- 

«  De  même,  c'est  par  la  parole  el  dans  la  mando  infunduntur,  infundendo  formantur. 


55-'^  LAN 

«  Cette  union  de  deux  modifications  de  na- 
ture ditïérente,  et  par  laquelle  chacune  parti- 
cipe à  la  nature  de  l'autre,  est  sans  doute  un 
pliénomène  inexplicable;  mais  la  réalité  en 
est  si  clairement  démontrée  par  le  sentiment, 
(juil  est  impossible  de  la  contester.  Nous  re- 
marquerons cependant  qu'il  ne  faut  pas  s'é- 
tonner que  la  modification  principale  de 
l'homme,  que  la  j)ropriété  qui  fait  le  fond 
de  son  essence,  et  qui,  à  elle  seule,  le  dis- 
tingue de  tous  les  êtres  qui  nous  sont  connus, 
participe  à  la  nature  de  l'être  auquel  elle  ap- 
partient, et  nous  présente  le  même  mystère. 

u  Ce  n'est  que  par  l'union  des  deux  sub- 
stances, fondues  en  une  existence  commune, 
qui  constituent  l'homme,  que  nous  pouvons 
expliquer  tous  les  phénomènes  qu'il  pré- 
sente à  nos  observations  et  en  rendre  raison. 
C'est  par  ce  moven  qu'on  ccmiprend  les  mo- 
difications qu'il  éprouve,  les  eti'ets  qu'il  pro- 
duit, l'intluence  que  l'organisation  exerce  sur 
l'âme,  et  celle  que  l'âme,  à  son  tour,  exerce 
sur  l'organisation. 

n  De  même  celte  union  de  la  pensée  à  la 
parole,  fondues  par  là  en  une  seule  modifi- 
cation ,  nous  fournit  le  moyen  d'expliquer 
l'intelligence,  et  de  rendre  raison  de  tous  les 
phénomènes  qu'on  observe  en  elle.  Elle  sert 
encore  à  explicjuer  l'intluence  immense  de  la 
parole  sur  la  pensée,  et  de  la  pensée  sur  la 
parole.  11  faut  croire  que  c'est  pour  avoir  né- 
gligé de  les  considérer  l'une  et  l'autre  sous 
ce  point  de  vue,  que  les  manières  diverses 
dont  on  a  parlé  de  l'intelligence  man([uent 
souvent  de  vérité  et  de  clarté.  »  (Caudaillac, 
Etudes  élém.  de  philos.) 

§  IX.  —  Influence  de  la  parole  sur  la  formation,  le 
développement  et  l'usurje  de  la  >iiémoiie. 

«  Ce  que  nous  avons  dit  de  la  nature  du 
rapport  qui  s'établit  entre  la  pensée  et  la  pa- 
role, prouve  évidemment  ({ue  les  fonctions 
(|ue  la  parole  doit  remphr  relativement  à 
1  intelligence,  ne  se  bornent  pas  à  la  manifes- 
tation extérieure  de  la  pensée,  et  que,  dans 
les  mouvements  de  celle-ci,  elle  joue  un  rôle 
très-important.  Et  comme  l'intelligence  tout 
entière  se  trouve  dans  la  mémoire;  que  les 
vérités,  les  connaissances  acquises  ne  con- 
stituent l'intelligence  de  celui  qui  les  possè- 
de qu'autant  qu'elles  sont  gravées  dans  sa 


PS\CllULU(jlfi.  LAN  554 

nous  trouvons  que  la  parole  fournit  un  se- 
cours immense  à  la  mémoire,  et  que  pour 
un  grand  nombre  d'idées,  et  les  plus  impor- 
tantes surtout,  elle  lui  est  absolument  néces- 
saire. 

«  La  mémoire  passive,  qui  n'est  que  l'in- 
telligence considérée  sous  un  point  de  vue 
]iartieulier,  nous  est  donnée  pour  nous  diri- 
ger dans  nos  jugements  et  dans  nos  actes 
ultérieurs.  Klle  remjtlil  cette  tâche  au  moyen 
des  vérités  qu'elle  conserve.  11  fallait  j)0ur 
cela  que  toutes  les  ciiconstances  qui  appel- 
lent, pour  ainsi  dire,  ces  jugements  et  ces 
actes,  réveillassent  en  nous  simultanément 
toutes  les  idées  qui  nous  sont  nécessaires  pour 
nous  déterminer.  C'est  en  elfet  ce  qui  arrive. 
Nous  avons  vu  que  toutes  les  circonstances 
de  la  vie  tendent  5  réveiller  ou  ^  nous  ren- 
dre présentes  un  nombre  infini  d'idées,  dont 
la  plus  grande  partie  ne  nous  est  pas  sensi- 
ble. Mais  afin  (juc,  dans  cet  état  d'inaper- 
çues, et  ne  faisant  pas  conscience  d'elles- 
mêmes,  elles  produisent  l'ctret  auquel  elles 
sont  destinées,  il  faut  qu'elles  soient  'distinc- 
tes, précises  et  déterminées.  Or,  elles  ne  peu- 
vent être  réveillées  en  nous  avec  ces  (juali- 
tés,  qu'autant  qu'elles  se  sont  gravées  dans 
la  mémoire  avec  ces  mêmes  qualités,  établie;? 
et  conservées  dans  ses  habitudes.  Si  elles  eu 
sont  privées  lorsqu'elles  s'y  établissent,  ou 
qu'elles  s'eiTacent  pendant  que  les  idées 
qu'elles  accom]i3gnaienl  sont  conservées,  ces 
idées  en  seront  nécessairement  privées  lors- 
que les  divers  mouvements  de  la  i)ensée  les 
reproduiront. 

«  U  faut,  [)Our  établir  dans  la  mémoire  les 
idées  que  nous  formons,  une  attention  sou- 
tenue et  souvent  répétée.  Elles  s'y  conser- 
vent si,  de  tem[)S  en  temps,  nous  nous  en  oc- 
cupons spécialement,  ce  qui  suppose  qu'elles 
nous  sont  rendues  sensibles.  Or,  il  est  évi- 
dent qu'en  attachant  à  la  parole  les  idées 
(ju'on  pourrait  absolument  former,  et  même 
rappeler  sans  elle  d'une  manière  sensible, 
li'lles  que  les  idées  des  objets  qui  nous  en- 
tourent, nous  les  reproduirons  toujours,  ainsi 
que  leur  souvenir,  d'une  manière  plus  exac- 
te, plus  précise  et  plus  distincte,  au  moyen 
du  nom  que  nous  aurons  donné  aux  objets 
qu'elles  représentent.  Qui  n'a  maintes  fois 
remarqué,  par  une  expérience  qui  se  renou- 
velle  à  chaque  instant,  avec  quelle  facilité 


mémoire,  c'est  dans  l'inlluence  que  !a  parole     nous  rappelons  le  sciuvenir  distinct  et  précis 


exerce  sur  la  mémoire  qu'il  faut  |  cher- 
cher celle  qu'elle  exerce  sur  l'intelligence. 
«  Nous  avons  considéré  la  mémoire  sous 
deux  points  de  vue  :  comme  passive,  avons- 
nous  dit,  elle  est  la  collection  de  toutes  les 
connaissances  qui  lui  sont  confiées,  et  suscep- 
tibles d'être  rappelées  par  toute  espèce  de 
circonstances;  et  comme  active,  elle  est  le 
pouvoir  dont  nous  sommes  doués  de  puiser 
à  volonté  dans  le  dépôt  des  connaissances 
que  la  mémoire  passive  nous  conserve,  et  de 
choisir  parmi  toutes  les  idées  qui  nous  sont 
présentées,  et  par  conséquent  à  notre  dispo- 
sition, celles  dont  il  nous  plaît  de  nous  oc- 
cuper spécialement,  et  dans  l'ordre  qui  nous 
convient.  Or,  sous  ce  double  point  de  vue, 

DlCTlONN.    DE  PhILOSOPIUP.    i. 


des  objets  auxquels  nous  avons  donné  un 
nom,  tandis  que  nous  ne  rappelons  qu'avec 
peine,  et  toujours  d'une  manière  confuse, 
ceux  que  nous  n'avons  pas  nommés?  De  là, 
sans  doute,  l'empressement  que  nous  met- 
tons à  demander  le  nom  des  choses  qui  nous 
intéressent ,  cl  cette  indifférence  marquée 
pour  le  nom  de  celles  qui  ne  nous  intéressent 
pas.  Et  par  la  même  raison  encore,  si  parmi 
plusieurs  objets  rangés  sous  une  dénomina- 
tion commune,  il  en  est  un  qui  nous  intéresse 
par  ses  qualités  indi\iduelles,  nous  nous  em- 
pressons de  le  distinguer  des  autres  en  lui 
donnant  un  nom  propre  ;  tandis  que  nous 
nous  contentons  d'un  nom  conimun  pour 
ceux  aue  nous  ne  considérons  que  par  les 

18 


555 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


LAN 


556 


rapports  généraux  qui  les  rangonl  dans  leur  menl?  Ne  faut-il  pas  que  les  termes,  entre 

classe.  lesquels  le  rapport  constitutif  de  la  vérité  est 

Or,  si  uQus  prenons  ces  précautions  pour  afliruié,  nous  soient  rendus  présents,  et  sé- 
conserver  les  idées  des  objets  qui  nous  sont  parés  l'un  de  l'autre?  et  peuvent-ils  se  prè- 
les plus  familiers,  qui  agissent  sur  nous  le  plus  senler  et  être  rendus  sensibles  dans  cet  état, 
lVé(|uemment,  pour  les  abstractions  qu'on  sans  le  secours  de  la  parole  qui  les  distingue, 
l'ait  le  plus  facilement,  telles  que  celles  des  lorsque  la  nature  de  l'objet  et  l'affirmation 
sons,  des  couleurs,  etc.,  pour  les  rapports  clle-mftme  tendent  à  les  confondre?  11  est 
les  plus  simples  et  les  plus  immédiats;  à  plus  évident  que  les  idées  de  celte  espèce  ne 
forte  raison  faut-il  les  prendre  pour  les  ob-  peuvent  se  former,  s'introduire  et  se  gra- 
jels  qui  nous  sont  moins  familiers,  tels  que  ver  dans  la  mémoire  qu'au  moyen  de  la  pa- 
ies   abstractions  difficiles,    les   rapports  les  rôle. 

plus  composés  et  les  plus  éloignés  ;  et  pour  «  Il  est  évident  encore  que  la  parole  est  né- 

ceux-ci,  ce  serait  une  erreur  de  croire  qu'on  cessaire  pour  les  y  conserver  ;  car  l'expérien- 

peut  les  rappeler  par  le  souvenir  seul,  puis-  ce  nous  démontre  que  toutes  les  idées,  celles 

i|ue  souvent  la  vue  môme  des  termes  ne  nous  mêmes  qui  paraissent  y  être  gravées  le  plus 

les  découvre  pas  immédiatement.  profondément,  qui  y  sont  le  plus  fréquem- 

De  tout  ce  que  nous  venons  défaire  remar-  ment  et  le  plus  constamment  réveillées  par 
([uer,  nous  pouvons  conclure  que,  s'il  est  toutes  les  circonstances,  et  semblent  exercer 
môme  quelques  idées  qui  peuvent  absolu-  ia  plus  grande  iniluence  sur  la  direction  de 
ment  se  former,  s'établir  et  se  conserver  dans  notre  conduite,  s'eOacenl  peu  à  peu  de  1  es- 
la  mémoire,  et  être  rappelées  sans  le  secours  prit,  y  perdent  leur  précision,  finissent  même 
•  le  la  parole,  ces  mêmes  idées  seront  formées  par  disparaître  tout  à  lait,  si  la  parole  ne  vient 
jdus  facilement,    plus   solidement   établies,  de  temps  en  temps  les  rendre  sensibles.  Si 


mieux  conservées,  et  rappelées  d'une  manière 
plus  distincte  et  plus  précise,  si  au  moment 
(le  leur  formation  nous  les  avons  revêtues  de 
la  parole;  car  alors,  en  passant  dans  les  habi- 
tudes de  la  mémoire,  elles  s'y  conserveront 


dans  cet  état  de  choses  nous  continuons  h 
agir  de  la  même  manière,  ce  n'est  plus,  pour 
ainsi  dire,  que  machinalement  et  sous  la  di- 
rection de  l'habitude  :  nous  faisons,  parce 
que  nous  avons  fait,  sans  savoir  ce  que  nous 


avec  toutes  ces  qualités,  pour  se  reproduire  aurions  à   répondre  si  on  nous  demandait 

de  même  toutes  les  fois  ([u'elles  seront  ren-  pourquoi  nous   faisons.    Or,  d'après  ce  que 

dues  sensibles  par  les  divers  mouvements  de  nous  avons  dit  du  rapport  existant  entre   la 

la  pensée.  pensée  et  lo  parole,   et  de  la  nature  du  hen 

«  Mais  s'il  est  des  idôcs  qui  puissent  se  for-  qui  les  unit  en  les  fondant  l'une  dans  l'autre, 

mer  sans  la  parole,  s'établir  dans  la  mémoire,  il  est  clair  que  les  idées  ne  peuvent  être  ren- 


s'y  conserver  et  se  reproduire  distinctement; 
il  en  est  un  bien  plus  grand  nombre,  et  les 
plus  importantes  surtout,  qui  ne  peuvent  se 
former  sans  elle;  telles  sont,  les  idées  géné- 
rales de  toute  espèce,  les  idées  abstraites,  les 
idées  composées,  leso[)inions,  les  croyances, 
les  vérités.  Les  unes  et  les  autres  ne  peuvent 


dues  sensibles  que  par  la  parole  ;  qu'elles  ne 
peuvent  être  conservées  dans  la  mémoire, 
avec  le  degré  de  précision  et  d'exactitude 
que  la  parole  leur  a  donné  en  les  formant, 
que  par  la  parole  qui  les  y  a  introduites. 

«  Cela  posé,  nous  conclurons  que  toute  la 
force,  toute  l'étendue  de  l'a  mémoire  passive 


se  former,   s'établir  et  se  conserver  qu'au  résulte  du  secours  que  la   parole  lui  fournit 

moyen  des  mots   auxquels    elles  sont  atta-  par  son  union  avec  la  pensée  ;  qu'elle  se  for- 

chées.   Si   nous  classons  les  êtres,  si  nous  me,  se  développe,   s'agrandit  et   produit  les 

faisons   des  nomenclatures,  quel  qu'en  soit  effets  auxquels  elle  est  destinée,  au  moyen 

l'objet,  nous  donnons  des  noms  aux  genres  du  secours  que  lui  donne  la  parole;  que  si 


et  aux  espèces,  et  par  conséquent  nous  atta- 
chons à  ces  noms  les  idées  représentatives  de 
ces  genres  et  de  ces  espèces.  Si  vous  effacez 
!e>  noms  communs,  toutes  les  sciences  de  no- 
menclature s'évanouissent.  Si  le   botaniste, 


elle  en  était  privée,  elle  se  bornerait  néces- 
sairement au  souvenir  très-imparfait  des  ob- 
jets sensibles  les  plus  familiers,  de  leurs  rap- 
ports les  plus  simples  et  particulièrement  de 
ceux  qui  seraient  relatifs  aux  premiers  be- 


par  exemple,  perd  le  souvenir  des  noms  des  soins;  car  il  est  probable  que  tous  les  autres 

classes,  genres,  espèces,  familles  et  variétés,  nous  échapperaient.  Et  si  on  compare  ce  que 

toute  sa  science  lui  échappe  et  ne  lui  laisse  serait  une  mémoire  ainsi  formée  à  ce  qu'elle 

(îu'un  chaos,  dans  lequel  il  lui  est  impossible  devient  par  le  secours  de  la  parole,  on  com- 

de  se  reconnaître.   Il  en   est  de  même  de  prendra  combien  est  immense  tout  ce  que  la 


toutes  les  sciences  de  la  même  nature. 

«  Que  deviennent  les  abstractions  si  on  ef- 
face les  noms  donnés  aux  qualités  et  aux  rap- 
ports abstraits?  Ne  seront-elles  pas  dans  l'es- 
prit, si  tant  est  qu'.elles  puissent  s'y  établir  et 
s'y  fixer,  une  véritable  fantasmagorie,  où  on 
ne  trouvera  rien  de  constant,  de  précis  et  de 
déterminé?  Que  deviennent  les  idées  intel- 


mémoire  passive,  ou  l'intelligence  reçoit  de 
celte  incorporation  de  la  pensée  dans  ia  pa- 
role. De  tout  ce  que  nous  venons  de  dire,  il 
suit  encore,  et  par  une  conséquence  néces- 
saire, que  c'est  aussi  dans  la  parole  que  se 
trouve  toute  la  puissance  de  la  mémoire  ac- 
tive. 

«  Dans  l'analyse  que  nous  avons  faile  de  la 


lecluelles  et  morales  dépouillées  de  la  parole  mémoire  active,  nous  avons  trouvé,  qu'il  était 

qui  leur  donne  un  corps?  Que  deviennent  toujours  en  notre  pouvoir  de  choisir  à  volon- 

surtout  les  opinions,  les  croyances,  les  véri-  té,  parmi  la  foule  immense  d'idées  habituelles, 

lés,  s<èparées  des  propositions  qui  les  expri-  constamment  entretenues  présentes  à  l'esprit 


557 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


558 


par  toutes  les  circonstances  du  moment,  celles 
dont  il  nous  plaisait  de  nous  occuper  plus 
spécialement,  et  cela  en  les  rendant  plus 
distinctement  sensibles  par  une  attention 
particulière.  Or,  pour  nous  convaincre  que 
cet  effet  n'est  produit  que  par  l'artifice  de  la 
parole,  recherchons  quelles  sont  les  fins  di- 
verses vers  lesquelles  nous  tendons  par  ce 
travail,  les  opérations  que  nous  avons  à  faire 
pour  atteindre  ces  fins,  et  la  manière  dont 
nous  faisons  ces  opérations. 

«  Nous  éprouvons  le  besoin  de  confirmer  et 
d'entretenir  dans  les  habitudes  de  la  mémoire 
toutes  les  idées  et  les  connaissances  aue  'nous 
avons  acquises  ; 

«  De  décomposer  nos  idées  pour  en  vérifier 
les  éléments,  et  particulièrement  pour  dé- 
couvrir ceux  qui  servent  de  fondement  aux 
rapports  que  nous  sentons,  ou  que  nous 
voyons  ; 

«  De  réunir  en  une  seule  conception  un 
pins  ou  moins  grand  nombre  d'idées,  et  par- 
ticulièrement lorsque  nous  voyons  ou  que 
nous  sentons  entre  elles  certains  rapports  ; 

«  De  mieux  préciser  ou  de  vérifier  nos 
idées,  nos  opinions  et  nos  croyances  ; 

«  De  constater  la  légitimité  de  ces  opinions, 
de  ces  croyances  ; 

«  De  parvenir  à  de  nouvelles  vérités,  que 
nous  font  pressentir  celles  que  nous  possé- 
dons déjà; 

«  Enfin,  nous  sentons  le  besoin  de  vérifier 


sont  les  éléments  de  ces  raisonnements,  (>t 
les  principes  des  vérités  qui  s'en  déduisLiil. 
Et  tous  les  jugements,  sans  distinction,  qui  no 
sont  pas  ainsi  expriiués  ])ar  des  propositions, 
nous  échappent. 

«  Les  vérités  elles-mêmes,  déduites  de  ces 
raisonnements,  rendus  sensibles  par  les  pro- 
positions, nous  échappent  également  si  elles 
ne  sont  prononcées. 

«  Enfin,  dans  la  vérification  des  divers  mo- 
tifs qui  ont  inlUié  sur  nos  déterminations  et 
nos  actes,  tous  ceux  que  nous  négligeons  d'é- 
noncer par  la  parole  nous  échappent,  et  ne 
peuvent  entrer  dans  le  compte  que  nous 
voulons  nous  rendre  de  la  délibération. 

«  Ainsi,  dans  notre  état  actuel,  et  d'après 
les  habitudes  que  nous  avons  contractées,  co 
n'est  qu'au  moyen  de  la  parole  que  s'exécu- 
tent les  diverses  opérations  qui  constituent  la 
réilexion,  la  méditation,  en  un  mot  tous  les 
travaux  de  l'esprit.  De  plus,  l'expérience 
prouve  de  la  manière  la  plus  évidente,  que 
l'usage  de  la  parole  n'est  pas  le  résultat  uni- 
que.de  l'habitude.  Le  secours  que  nous  en  re- 
tirons est  tellement  nécessaire,  que  les  di- 
verses opérations  que  nous  venons  d'indi- 
quer nous  seraient  impossibles  si  nous  en 
étions  privés. 

«  Pour  nous  convaincre  de  cette  vérité, 
essayons  défaire  quel(|ues-unes  de  ces  opé- 
rations sans  employer  la  parole,  et  nous  ver- 
rons bientôt  qu'il  n'est  aucun  effort  d'attcn- 


et  de  constater  les  motifs  souvent  inaperçus      tion  (jui  puisse  nous  en  rendre  capables 


de  nos  actes  divers. 

«  Pour  satisfaire  h  tous  ces  besoins  qui  se 
renouvellent  à  tous  les  instants,  pour  soute- 
nir sans  relâche  l'activité  de  l'intelligence, 
qui  est  tout  entière  dans  l'exercice  de  la  mé- 
moin-  active,  nous  analysons,  nous  compa- 
rons pour  affirmer,  •  nous  raisonnons,  nous 
délibérons.  Or,  le  sentiment  nous  fait  connaî- 
tre que  toutes  ces  opérations  s'exécutent  au 
moyen  de  la  parole;  et  l'expérience  nous  dé- 
montre que  nous  ne  pouvons  les  exécuter 
que  par  elle. 

«  Interrogeons  le  sentiment,  et  suivons 
avec  exactitude  tous  les  travaux  de  l'esprit 
dans  la  réflexion,  la  méditation,  l'étude; 
nous  trouverons  qu'une  idée  ne  nous  est  ja 


«  C'est  une  suite  nécessaire  de  la  nature  de 
l'intelligence,  qui  se  compo'se  de  la  réunion 
de  deux  modifications  fondues  en  une  seule, 
la  pensée  et  la  parole,  comme  l'être  auquel 
elle  appartient  se  compose  de  la  réunion  de 
deux  substances,  fondues  en  une  existence 
commune,  l'âme  et  le  corps. 

«  Ainsi,  on  peut  conclure  de  ce  qui  pré- 
cède, que  l'intelligence  humaine  resterait 
renfermée  dans  d'étroites  limites,  si  elle  était 
privée  des  moyens  que  la  parole  lui  fournit 
j)0ur  se  développer  et  s'agrandir;  que  c'est 
uniquement  par  la  parole  que  nous  ajoutons 
de  nouvelles  idées  à  celles  que  nous  possé- 
dons déjà;  et  que,  de  môme  qu'elle  a  été 
notre  premier  moyen  d'instruction,  lorsque 


mais  sensible  qu'accompagnée  du  sentiment  nous  nous  formions  à  son  usage,  elle  est  cn- 
de  la  parole.  Dans  l'analyse,  nous  ne  saisis-  core,et  surtout  depuis  qu'elle  nous  est  deve- 
sons  que  les  éléments  que  nous  nommons,  et      nue  familière,  notre  unique  moyen  d'acqué- 


dans  l'ordre  suivant  lequel  nous  les  nom 
mons.  Il  en  est  de  môme  des  éléments  (juc 
nous  faisons  entrer  dans  la  composition; 
et  les  compositions  elles-mêmes  ne  sont 
fixées  dans  notre  esprit  qu'autant  qu'elles  sont 
nommées. 

a  Nos  jugements,  nos  opinions,  nos 
croyances,  en  un  mol  toutes  les  vérités  que 
nous  avons  admises  ne  nous  sont  sensibles, 
et  nous  ne  pouvons  nous  en  rendre  compte, 
que  par  l'énoncé  des  propositions  qui  les  ex- 
priment. 

«  Nous  ne  revenons  sur  les  raisonnements 
qui  nous  ont  conduits  à  ces  vérités,  nous  ne 
faisons  de  nouveaux  raisonnements  pour  par- 
venir à  de  nouvelles  vérités,  qu'en  énonçant 
par  autant  de  oroDOsitions  les  jugements  qui 


rir  de  nouvelles  connaissances. 

«  Ce  n'est,  en  effet,  qu'en  formant  de  nou- 
velles idées,  en  les  confiant  à  la  mémoire 
que  nous  nous  instruisons.  Or,  que  nous  re- 
cevions de  nos  semblables  ces  nouvelles 
idées,  que  nous  les  prenions  dans  des  leçons 
écrites,  ou  que  nous  les  tirions  de  notre  pro- 
pic  fonds,  il  est  évident  que  ce  ne  peut  être 
qu'au  moyen  de  la  parole. 

«  D'abord,  ce  n'estque  par  la  parole  ciue 
les  leçons  peuvent  nous  être  données;  et  elles 
ne  peuvent  nous  instruire  qu'autant  que  nous 
répétons,  au  moy.en  de  la  parole,  les  opéra- 
tions qui  nous  sont  indiquées.  Ce  n'est  que 
par  la  parole  que  nous  confions  h  la  mémoire 
les  idées  qui  nous  sont  enseignées,  surtout 
si  nous  vouions  leur  donner  le  degré  de  clar- 


.'9 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


LAN 


560 


\6  et  (le  précision  qui  leur  est  nécessaire 
jiourdevcnir  véritablesconnaissances. Ce  n'est 
encore  que  par  la  parole  qu'elles  s'y  con- 
servent; la  parole  est  donc  absolument  né- 
cessaire h  ce  genre  d'instruction. 

«  Elle  l'est  également  à  l'instruction  que 
nous  tirons  de  notre  propre  fonds. 

«  Par  notre  travail  personnel,  nous  ne  pou- 
vons acquérir  de  nouvelles  idées,  ou  ajouter 
aux  connaissances  que  nous  avons  déjci,  que 
de  deux  manières:  ou  par  l'observation  d'ob- 
jets que  nous  ne  connaissons  pas,  ou  que 
nous  connaissons  mal,  ou  bien  par  la  ré- 
llexion  sur  des  connaissances  que  nous  pos- 
sédons déjà,  dont  l'élude  spéciale  nous  dé- 
couvre entre  elles  des  rapports  que  nous 
n'avions  pas  aperçus,  et  dans  les  vérités  que 
nous  connaissons,  des  conséquences  que 
nous  n'avions  pas  déduites,  parce  qu'elles  ne 
s'étaient  pas  présentées  à  nous.  Or,  d'après 
ce  que  nous  avons  établi,  il  est  évident  que, 
de  ces  deux  opérations  de  nature  ditlerente, 
la  première  serait  sans  résultat  utile,  et  la 
seconde  ira{)0ssible,  si  elles  étaient  l'une  cl 
l'autre  privées  du  secours  de  la  parole. 

«  La  première  serait  sans  résultat  utile.  Que 
j'arrive,  dit  un  métaphysicien  moderne  dans 
un  ouvrage  dont  j'ai  oublié  le  titre,  et  dans 
.equel  il  combat  la  doctrine  que  nous  cher- 
chons à  établir  :  que  j'arrive  dans  un  pays  où 
je  trouve  des  arbres  et  des  animaux  incon- 
nus, aurai-je  besoin  d'en  savoir  le  nom  pour 
les  observer,  les  distinguer  les  uns  des  autres, 
tt  de  tous  ceux  que  je  connais  déjà?  Non,  sans 
doute  ;  mais  si,  à  mesure  que  vous  les  obser- 
vez, vous  ne  les  nommez  pas  ;  si,  à  mesure 
que  vous  les  analysez,  pour  en  connaître  les 
qualités,  les  propriétés,  les  formes  et  les 
lappoi'ts  divers  qui  les  constituent,  vous  ne 
nommez  ni  qualités,  ni  propriétés, ni  formes, 
ni  rapports;  si,  à  mesure  que  vous  observez 
des  ressemblances  et  dfs  différences,  vous 
ne  les  classez  pas;  si  vous  ne  nonmiez  ni  les 
genres  ni  les  espèces,  que  pensez-vous  rete- 
nir de  toutes  vos  observations?  Tout  au  plus 
un  souvenir  bien  vague  et  bien  confus  d'une 
foule  d'objets  qui  ne  ressemblent  en  rien  à 
ceux  que  vous  c(mnaissez  déjà,  et  vous 
ne  pourrez  rendre  compte,  ni  à  vous,  ni 
aux  autres,  de  ce  que  vous  aurez  vu  et  ob- 
servé. 

«  Si  le  souvenir  des  objets  qui  vous  sont 
connus  n'est  à  votre  disposition,  comme  vous 
ne  pouvez  en  douter,  que  parce  qu'ils  sont 
nommés,  et  que  de  leur  nom  vous  avez  fait 
l'expression  de  l'idée  qui  les  représente  dans 
votre  esprit,  vous  ne  pourrez  que  par  une 
opération  semblable  tirer  de  vos  nouvelles 
observations  la  connaissance  des  choses  qui 
en  auront  été  l'objet.  Ce  n'est  que  par  ce 
moyen  que  vous  en  graverez  dans  la  mé- 
moire, avec  leur  nom,  un  souvenir  assez 
distinct,  assez  précis,  pour  être  considéré 
comme  une  véritable  connaissance. 

«  Ainsi,  l'observation  elle-même,  celle  de 
toutes  les  opérations  intellectuelles  qui  paraît 
la  plus  indépendante  de  la  parole,  qui  seule 
peut  s'effectuer  sans  elle,  ne  saurait  cepen- 
dant produire  de  résultat  utile^  d'idée  pro- 


prement dite,  de  connaissance  réelle,  qu'au- 
tant qu'elle  est  aidée  de  la  parole. 

"  La  nécessité  absolue  delà  parole  au  dé- 
veloppement progressif  de  l'intelligence,  h 
la  formation  de  nouvelles  idées,  de  nouvelles 
connaissances,  à  la  découverte  de  nouvelles 
vérités,  est  bien  plus  sensible  encore,  lors- 
qu'on l'applique  aux  travaux  de  l'esprit  seul, 
à  la  réflexion,  à  la  méditation  source  si  fé- 
conde d'instruction,  pour  ceux  qui  en  ont 
pris  l'habitude,  et  véritable  cause  de  la  supé- 
riorité de  certains  es[)rits. 

«  Tout  ce  que  nous  avons  dit  prouve  évi- 
demment, que  la  réflexion  et  la  méditation  ne 
sont  autre  chose  que  l'emploi  soutenu,  et 
plus  ou  moins  bien  dirigé,  de  la  mémoire 
active,  qui  non-seulement  ne  peu'*,  être  dirigée 
d'une  manière  régulière  et  utile,  mais  même 
entrer  en  exercice  sans  le  secours  de  la  pa- 
role. 

«  Ainsi,  diriger  nos  souvenirs;  parmi  cette 
foule  d'idées  que,  par  suite  de  l'habitude, 
nos  circonstances  réveillent  en  nous,  et  tien- 
nent continuellement  à  notre  disposition, 
choisir  celles  dont  nous  voulons  nous  occu- 
per; les  analyser,  les  combiner,  les  enchaî- 
ner, les  déduire  les  unes  des  autres,  réfléchir, 
méditer;  rien  de  tout  cela  ne  peut  se  faire 
qu'au  moyen  delà  parole;  car,  qu'est  ce  que 
réfléchir,  méditer,  si  ce  n'fst  se  ])arlerà  soi- 
même?  iit  comme  nous  ne  pouvons  parler  à 
nossemblables  qu'au  moyen  de  la  parole,  ce 
n'est  de  même  qu'au  moyen  de  la  parole 
que  nous  pouvons  nous  parler  à  nous-mêmes. 
C'est  par  la  j)arole  extérieure  que  nous  ren- 
dons compte  de  nos  idées  à  nos  semblables, 
et  c'est  par  la  parole  intérieure  que  nous 
nous  en  rendons  compte  à  nous-mêmes.  Pri- 
vez-nous des  moyens  d'articuler,  et  nous 
sommes  incapables  de  manifester  nos  senti- 
ments, nos  allections,  nos  idées,  nos  opinions, 
nos  croyances,  nos  pensées  de  toute  espèce. 
Privés  de  la  parole  intérieure,  nous  ne  pou- 
vons ni  réfléchir,  ni  méditer.  De  même  encore 
que,  par  la  parole  extérieure,  nous  exerçons 
une  espèce  d'empire  absolu  sur  les  idées  de 
nos  semblables,  puisque,  par  ce  moyen,  nous 
pouvons,  à  volonté,  les  réveiller  en  eux,  dans 
l'ordre  qu'il  nous  plaît;  par  la  parole  inté- 
rieure, nous  exerçons  le  même  empire  sur 
les  nôtres,  que  nous  nous  rendons  sensibles 
à  volonté,  et  dans  l'ordre  qu'ils  nous  plaît 
de  choisir.  Ceci  nous  conduit  à  examiner 
l'empire  que  nous  exerçons  sur  nos  idées,  la 
manière  dont  nous  l'exerçons,  et  en  particu- 
lier la  nature  de  cette  arme,  qui  devient  si 
puissante  dans  la  main  de  ceux  qui  savent 
s'en  servir,  je  veux  dire  la  parole  intérieure.  » 
(Cardaillac,  op.  cit.) 

§  X.  —  Empire  que  la  parole  nous  donne  sur  nos 
idées.  —  Parole  intérieure. 

(1  L'homme,  dit  un  de  nos  plus  judicieux 
mélaphysiciens  (l'auteur  des  Leçons  de  phi- 
losophie),ne  peut  rien  sur  ses  sensations,  sur 
ses  sentiments,  qu'il  reçoit  passivement.  11 
ne  peut  ni  se  les  donner,  indépendatrunenl 
des  circonstances  auxquelles  ils  sont  attachés 
par  les  lois  de  son  être,  ni   s'y    soustraire 


561 


LAN 


PSYCîIOLOGlE. 


LVN 


562 


lorsque   ces  lois  les  produisent.  Il  ne  peut  prouve,  en  effet,  que  nous  sommes  à  peu  près 

que  les  modifier;  encore    n'est-ce   pas    en  dénués  du  [)ouvoir  de  rai)i)eler  à  volonté  le 

agissant  directement  sur  eux,  mais  bien  sur  souvenir  de  nos  sensations, et  si  nousy  réus- 

les  circonstances  (jui  les  produisent;  tandis  sissons  (|uel((uefois, c'est  toujours  avec  etîort 

qu'il  exerce  un   empire  à  peu  près  absolu  et  d'une  manièi-e  fort  imparfaite.  Or,  la  pa- 


sur  ses  idées  :  il  les  appelle,  il  les  écarte,  il 
les  analyse  et  les  combine  suivant  le  besoin 
et  comme  il  lui  plaît, 

«  Ce  pouvoir,  si  nécessaire  au  développe- 
ment de  l'intelligence,  et  que  nous  exerçons 
sans  interruption,  est  une  suite  de  la  nature 
de  la  mémoire  active,  car  il  n'est  que  l'em- 
ploi continuel  de  cette  faculté.  Mais,  du  se- 
cours immense  que  la  mémoire  active  retire 
de  la  parole,  puisque  ce  n'est  que  par  elle 
qu'elle  peut  s'exercer,  il  suit  évidemment 
que  c'est  à  la  parole  seule  que  l'homme  doit 
l'empire  qu'il  exerce  sur  ses  idées.  Et  c'est 
ainsi  que  l'entend  le  métaphysicien  qui  nous 
fournit  cette  réflexion,  lorsqu'il  dit  :  l^oute 
la  force  de  l'intelligence  réside  dans  l'artifice 
du  langage. 

0  Or,  jxtur  l)-en  apprécier  la  nature  de  l'in- 
telligence,des  facultés  qui  la  forment,  et  des 


rôle  intérieure  n'est  que  le  souvenir  de  la 
sensation  que  produit  la  parole  extérieure. 
Comment  se  fait-il,  qu'en  oi)position  avec 
les  souvenirs  de  toutes  nos  autres  sensations, 
il  soit  toujours  clair,  exact,  précis  et  déter- 
miné, et  surtout,  qu'il  soit  autant  à  notre 
disposition  (jue  la  parole  extérieure,  effet  do 
l'empire  absolu  que  nous  exerçons  sur  nos 
organes  locomoteurs? 

«  Il  est  fort  important  d'examiner  ces 
questions  :  la  solution  de  la  première  nous 
fei-a  mieux  comprendre  la  nature  de  la  mé- 
moire, véritable  richesse  de  l'intelligence,  et 
celle  de  ses  habitudes;  en  quoi  consiste  lo 
savoir  réel,  et  la  diiférencc  nnportante,  qui 
en  général  n'est  pas  assez  remarquée,  enli-o 
savoir  et  comprendre.  La  seconde  nous  don- 
nera le  véritable  sens  do  cette  expression, 
si  souvent  employée  par  les  métaphysiciens, 


opérations  qui  servent  à  son  développement,     se  parler  à  soi-même;  expression    dont  tout 


il  ne  sudit  pas  de  savoir  que  ces  opérations 
ne  lui  sont  possibles  qu'au  moyen  de  la  pa- 
role,il  faut  savoir  encore  comment  elles  sont 
exécutées  par  la  parole;  connuent  le  pou- 
voir que    nous  avons  d'articuler   des  mots 


e  monde  se  sert,  mais  dont  on  ne  se  fait  pas 
toujours  une  idée  très-exacte.  Nous  poserons 
donc  ainsi  la  première  question  :  quelle  est 
la  cause  qui  nous  dirige  dans  le  choix  de  la 
série  d'articulations    que  nous  sommes  obli- 


devetius  expression  et  corps  de  la  pensée,     gés  de  prononcer  pour  réveiller  en  nous,  et 


est  pour  nous  un  moyen  de  faire  subir  à  nos 
idées  toutes  les  combinaisons  et  transforma- 
tions dont  nous  avons  besoin;  et  ce  n'est 
que  par  là  que  cette  observation  peut  être 
utile. 

«  Un  esprit  peu  rélléchi,  en  considérant  la 
facilité  avec  laquelle  nous  articulons  des  mots 

f>our  exprimer  nos  pensées,  ne  doit  rien  voir 
à  qui  ne  lui  paraisse  simple  et  naturel  ;  ce- 
pendant, si  on  examine  ce  phénomène  avec 
attention  pour  s'en  rendre  un  compte  exact, 
on  y  trouve  quelque  chose  d'incompréhen- 
sible, on  dirait  môme  de  contradictoire. 

«  Nous  disons,  en  elfet,  rpie  nous  ne  pou- 
vons rendre  nos  idées  sensibles  qu'au  moyen 
de  la  parole;  mais  une  idée  spéciale  n'est  pas 
réveillée  par  toute  esf)èce  d'articulation,  il 
faut   faire   un  choix,  n'articuler  que  le  mot 


rendre  sensible  à  nous  et  aux  autres,  une  série 
d'idées  déternjinée? 

«  Pour  répondre  à  celte  question,  nous 
remarquerons  d'abord  :  que  l'homme,  ayant 
une  fois  acquis  la  parole  dont  il  se  sert  pour 
tous  les  travaux  de  l'esprit,  est  doué  de  ce 
qu'on  pourrait  appeler  deux  espèces  de  mé- 
moire, car  elles  paraissent  de  nature  dilfé- 
renle,  savoir  :  la  mémoire  des  mots,  et  la 
mémoire  des  choses,  ou  mieux  des  idée»:. 
Comme  il  n'est  personne  qui  ne  soit  pourvu 
de  ces  deux  espèces  de  mémoire  dans  di- 
verses pro{)ortions,  il  n'est  personne  non 
plus  (jui  ne  com[)renne  cette  distinction  : 
l'une  est  uniquement  mémoire,  elle  peut 
même  souvent  être  séparé(i  du  savoir;  l'autre 
est  en  môme  temps  et  mémoire  et  savoir. 

«  Personne  n'ignore  ce  qu'on  entend  par 


qui  l'exprime,  et  pour  rendre  sensible  une     apprendre  par  cœur  :  c'est  entendre,  lire,  re 


série  d'idées,  il  faut  émettre  une  série  déter- 
minée de  sons.  Or,  qui  nous  dirige  dans  ce 
choix?  il  semble  que  cène  peut  être  que  les 
idées;  ainsi  ce  sont  elles  qui  dirigent  l'arti- 
culation, tandis  que,  dans  notre  théorie,  c'est 
l'ordre  de  la  parole  qui  semble  devoir  diriger 
le  mouvement  des  idées. 

«D'une  autre  part,  si,  comme  c'est  assez 
évident,  nous  n'avons  aucun  pouvoir  sur  nos 
sen-ations.  puisqu'elles  ne  sauraient  ôlre 
produites  que  par  l'ébranlement  de  l'organe 


lire  et  répéter  plus  ou  moins  souvent  une 
série  de  mots,  une  pièce  de  vers  ou  un  dis- 
cours, afin  de  les  graver  dans  sa  mémoire  de 
manière  à  les  réciter  avec  facilité,  dans  le 
môme  ordre  qu'on  les  a  appris.  Il  est  évident 
que  dans  celle  série  de  mois,  et  ^)ar  suite  du 
l'habiludc  qu'une  frécjuenle  répélilion  a  éta- 
blie, chaque  mota[)i)elle,  et  dans  le  souvenir-, 
et  dans  l'organe,  le  mot  qui  le  suit,  et  ainsi 
successivement  jusqu'à  la  fin. 

«  On  conçoit  encore  que  cette  mémoire 


qui  leur  est  propre  (et  cet  él)ranlement  ne     peut  s'exer-cer  tout  aussi  bien  sur  une  série 


dépend  pas  de  notre  volonté;  car  en  vain 
voudrai-je  voir,  si  je  suis  dans  les  ténèbres, 
entendre,  si  rien  n'agite  l'air  autour  de 
moi,  etc.),  nous  ne  pouvons  pas  en  avoir 
non  plus  sur  le  souvenir  de  nos  sensations, 
puisque  ce  souvenir  résulte  d'un  mouvement 


analogue 


du  môme 


organe. 


L'expér-ionce 


de  mots  que  l'on  ne  comprend  pas,  que  su;- 
une  séiie  (]uo  l'on  comprend.  Dans  le  premier 
cas,  cette  mémoire  n'a()[)orte  rien  dans  l'in- 
telligence, tandis  que,  dans  le  second  ,  elle 
lui  fournit  ou  r-appclle  toutes  les  idées  ex- 
prinrées"" dans  le  discours.  Il  est  de  fait  qu'on 
peut  ai)prendrc  de  la  sorte  une  série  de  mots 


563  LAN  DICTIONNAIRE  DE 

dont  on  n'a  aucune  intelligenco;  et  il  est  de 
fait  aussi  que  l'intelligence  de  ce  qu'on  étudie 
en  fiiciiite  l'acquisition.  On  conserve,  on  rap- 
pelle ,  on  redit  plus  exactement,  par  la  mé- 
moire des  mots,  ce  que  l'on  comprend  que 
ce  que  l'on  ne  comprend  pas. 

«  Il  est  bon  do  faire  ici  une  réflexion ,  h  la 
vérité  étrangère  à  notre  sujet,  mais  fort  utile, 
dans  son  application,  à  ceux  qui  sont  obligés 
de  réciter  en  public.  Je  dis  réciter,  car  elle 
n'a  pas  de  rapport  à  l'improvisation.  C'est 
([u'en  étudiant  pour  dire  en  public  ,  il  faut 
apprendre  de  manière  à  n'avoir  jamais  be- 
soin de  l'intelligence  des  mots  pour  les  rap- 
peler. L'attention,  alors  adVanchie  de  ce  tra- 
vail, se  porte  sur  la  manière  de  les  prononcer, 
et  le  débit  prend  le  caractère  qui  convient 
aux  idées  qu(i  l'on  exprime.  Dans  l'usage  que 
nous  faisons  de  cette  espèce  de  uiémoire,  on 
voit  que  ce  sont  les  mots  ([ui  nous  condui- 
sent aux  idées,  et  que  l'ordre  des  mots  déjà 
déterminé,  détermine  celui  des  idées  qu'ils 
rappellent. 

«  Mais  il  en  est  tout  autrement  de  la  mé- 
moire des  idées.  Ce  sont  les  idées  qui  rappel- 
lent les  mots,  et  l'ordre  qu'elles  observent 
<iéterminc  celui  dans  lequel  les  mots  se 
succèdent  dans  le  discours.  C'est  là  ce  qui 
restera  réellement  incom[)réliensible  ,  tant 
qu'on  ne  se  sera  pas  fait  une  idée  exacte  des 
habitudes  actives  ,  et  de  leurs  effets  merveil- 
leux; ou  qu'on  négligera  d'en  faire  l'appli- 
cation aux  habitudes  actives  de  la  mémoire, 
qui  sont  tout  à  fait  de  même  nature. 

<(  Si  nous  rappelons  ce  qui  a  été  dit  de  la 
nature  des  habitudes  actives,  de  la  manière 
dont  elles  se  forment,  et  des  effets  qu'elles 
produisent,  nons  trouverons  entre  elles  et  les 
habitudes  actives  de  la  mémoire  une  parfaite 
parité,  et  on  sera  obligé  de  convenir  que,  si 
l'accroissement  prodigieux  des  forces  et  de 
S'adresse  physiques  de  l'homme  résulte  des 
premières,  c'est  dans  les  dernières  que  se 
trouve  toute  la  force  de  l'intelligence. 

«  Nous  avons  reconnu  que  la  fréquente 
répétition  des  mêmes  actes  forme,  établit  et 
conserve  les  habitudes  actives. 

«  C'est  aussi  en  nous  occupant  fréquem- 
ment des  mômes  idées,  que  se  forment,  s'é- 
tablissent et  se  conservent  les  habitudes  de 
Ja  mémoire. 

«  Mais  ce  qu'il  importe  d'examiner,  ce 
sont  les  effets  qu'elles  produisent  lorsqu'elles 
sont  une  fois  confirmées.  Ils  se  montrent  à 
découvert  dans  tous  les  mouvements  des  or- 
ganes locomoteurs,  et  dans  la  manière  dont 
ils  remplissent  leur  destination.  La  volonté 
les  met  en  mouvement ,  et  sans  avoir  besoin 
de  s'en  occuper  davantage,  ce  mouvement 
prend  et  suit  les  diverses  directions  succes- 
sives nécessaires  aux  diverses  parties  succes- 
sives des  efl'ets  qu'elle  veut  produire.  L'atten- 
tion paraît  abandonner,  non-seulement  ces 
directions  diverses,  mais  aussi  les  diverses 
parties  successives  des  effets,  en  telle  sorte, 
tpj'un  acte  léger  d'attention  suffit  pour  coor- 
donner avec  elles  les  directions  succcessives 
du  mouvement.  C'est  une  expérience  de  tous 
les  instants;  nous  la   constatons  dans  tous 


PHILOSOPHIE.  LAN  564 

nos  actes;  car  les  mouvements  divers  des 
organes  locomoteurs  se  passent  sous  nos 
y(!ux,  et  nous  voyons  en  môme  temps  les 
effets  qu'ils  produisent. 

«  Il  en  est  de  môme  du  mouvement  de 
l'organe  vocal;  il  prononce  et  articule  dans 
un  ordre  déterminé  les  mots  qui  expriment 
l(;s  idées,  soit  que  nous  voulions  les  commu- 
ni([uer  aux  autres,  ou  nous  les  rendre  sensibles 
h  nous-mômes.  Tout  notre  travail  consiste  à 
donner  à  cet  organe,  dès  l'origine,  les  habi- 
tudes nécessaires  à  l'articulation  ;  ces  habi- 
tudes une  fois  contractées,  la  volonté  seule 
d'articuler  un  mot  ou  une  série  de  mots  im- 
primera la  direction  nécessaire  ;  mais  lorsque 
le  langage  est  devenu  expression  et  corps 
de  la  pensée,  il  suffit  de  la  volonté  d'exprimer 
pour  les  autres,  ou  de  nous  rendre  sensibles 
à  nous-mômes  une  série  d'idées;  et  comme 
ces  idées  nous  sont  présentes  et  d'une  ma- 
nière distincte,  quoique  non  sensibles,  par 
le  plus  léger  acte  d'attention,  joint  à  la  vo- 
lonté de  les  exprimer,  le  mouvement  qu'elle 
imprime  à  l'organe  vocal  se  coordonne,  dans 
les  directions  successives  qu'il  prend,  avec 
l'ordre  dans  lequel  nous  voulons  les  expri- 
mer ;  et  l'on  voit  qu'il  y  a  parité  absolue 
entre  les  habitudes  actives  physiques,  et  les 
habitudes  actives  de  la  mémoire.  A.  la  vérité 
nous  ne  sentons  pas  distinctement  les  idées 
que  nous  voulons  exprimer;  nous  n'en  sen- 
tons ni  le  détail,  ni  l'ordre  dans  lequel  elk.; 
se  trouvent  dans  notre  esprit,  ni  celui  dans 
lequel  nous  voulons  les  manifester.  Mais 
nous  ne  sentons  pas  davantage  les  idées  par- 
tielles de  l'effet  que  nous  voulons  produire, 
ni  l'ordre  dans  lequel  les  diverses  parties  de 
l'effet  doivent  se  succéder. 

«  Suivons  cette  comparaison,  des  effets  à 
produire  au  moyen  des  organes  locomoteurs, 
et  que  nous  produisons  avec  tant  de  facilité, 
de  précision  et  d'exactitude,  et  des  effets  que 
nous  produisons  pareillement,  au  moyen  de 
l'organe  vocal,  pour  exprimer  nos  idées. 

«  Voulons-nous  produire  un  acte  ;  nous 
n'en  avons  que  l'idée  totale,  composée  d'un 
nombre  plus  ou  moins  considérable  d'idées 
élémentaires,  qui  ne  sont  senties  que  comme 
une  masse  dans  laquelle  rien  n'est  démêlé 
ni  distinct;  quant  aux  minutieuses  idées  de 
détail,  relatives  aux  mouvements  successifs 
propres  à  le  produire,  nous  ne  les  sentons 
pas  distinctement,  nous  ne  sentons  que  la 
volonté  de  l'exécuter;  ce  qui  suppose  celle 
d'en  produire  successivement  les  diverses 
parties ,  et  dans  un  ordre  déterminé  dont 
nous  n'avons  pas  non  plus  le  sentiment  dis- 
tinct. 

«  Si  nous  ne  pouvons  douter,  que  les  idées 
partielles  de  l'effet  que  nous  voulons  pro- 
duire ,  ne  nous  soient  réellement  présentes 
et  distinctes,  quoique  non  senties,  et  que  ce 
ne  soient  elles  qui,  dans  cet  état  de  non 
senties,  dirigent  les  mouvements  successifs 
qui  se  coordonnent  avec  elles;  nous  ne  pou- 
vons pas  douter  non  plus,  que  les  idées  que 
nous  voulons  exprimer  ne  nous  soient  pré- 
sentes, quoique  non  senties,  qu'elles  ne  soient 
distinctes  dans  cet  état  d'inaperçues,  et  que 


6C5 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


566 


ce  ne  s  Meut  elles  qui,  dans  cet  tHal,  dirigent     tend,  disserte,  discute  et  prononce  tout  à  la 


les  mouvements  de  l'organe  vocal  destinés  à 
les  rendre  sensibles  par  l'arliculalion  des 
mots  qui  en  sont  le  corps  ;  mouvements  qui 
se  coordonnent  avec  elles,  comme  les  mou- 
vements de  la  main  se  coordonnent  avec  les 
idées  relatives  au  détail  des  effets  que  nous 
voulons  produire.  Nous  faisons  sur  l'organe 


fois,  est  d'autant  plus  important,  que,  si  c  est 
à  la  parole  que  nous  devons  les  effets  pro- 
digieux dont  nous  venons  de  parler,  et  que 
nous  avons  démontré  n'être  produits  que  par 
elle,  ce  n'est  qu'à  ce  phénomène  intérieur, 
seul  moyen  do  réffexion  et  de  méditation, 
que  nous  pouvons  les  rapporter.  C'est  elle 


vocal,  qui  se  promène,  si  je  puis  ainsi  m'ex-  qui  établit,  qui  confirme  et  conserve  en  nous 
primer,  sur  les  diverses  articulations,  ce  que  les  connaissances  que  nos  semblables  nous 
fait  la  volonté  du  musicien  sur  la  main,  qui  donnent  au  moyen  de  la  parole  extérieure, 
se  promène  sur  les  touches  du  clavier  de      C'est  par  elle  que   nous  faisons  subir   aux 

idées  qu'elle  conserve ,  toutes  les  modifica- 


promene 
son  instrument 


«  On  conçoit  alors  qu'en  opposition  avec  tions  qui  les  rendent  si  fécondes;  ([ue  nous 
la  mémoire  des  mots  ,  dans  l'exercice  de  la-  ajoutons  journellement  au  développement 
quelle    les  mots  appellent  et  réveillent  les     de  l'intelligence;  et  que  nous  nous  instrui 


idées  ;  dans  la  mémoire  des  choses ,  ce  sont 
les  idées  déjà  présentes  à  l'esprit  qui  appel- 
lent les  mots,  et  qui,  en  les  appelant,  reçoi- 
vent le  caractère  de  dominantes  et  vivement 
sensibles,  qu'elles  n'ont  point  en  l'absence 
de  la  parole  qui  seule  peut  les  leur  donner. 
«  On  conçoit  aussi  nue,  dans  l'exercice  de 
la  mémoire  des  mots,  l'ordre  des  idées  rendu 
sensible  par  la  parole  reste  toujours  le  même. 


sons  nous-mêmes,   comme  nos  semblables 
nous  instruisent  par  la  parole  extérieure. 

«  Pour  se  faire  une  idée  précise  de  ce  phé- 
nomène nous  demanderons,  1"  en  quoi  con- 
siste cette  parole  intérieure?  2"  si  elle  est  h 
notre  disposition,  et  jusqu'à  quel  point? 
3"  comment  nous  entrons  en  possession  du 
pouvoir  que  nous  exerçons  sur  elle,  et  com- 
ment certains  individus  étendent  ce  pouvoir, 


parce  que  l'ordre  des  mots  qui  les  expriment  de  manière  à  le  rendre  à  peu  près  égal  à  ce- 

et  les  rendent  sensibles  est  toujours  le  même  ;  lui  qu'ils  exercent  sur  la  parole  extérieure? 

tandis  que,  dans  l'usage  et  dans  l'exercice  4°  enfin,  comment  l'organe  qui    le  produit 

de  la  mémoire  des  choses  et  des  idées,  l'ordre  n'étant  en  aucune  manière  scms  la  dépen- 

dans  lequel  elles  se  reproduisent  est  variable,  dance  delà  volonté,  nous  nous  en  seivons 

Ces  idées  qui  appellent  les  mots  étant  plus  cependant  avec  la  même  facilité  que  de  Ifli 

nombreuses  et  leurs  combinaisons  fort  mulli-  parole  extérieure? 


pliées,  peuvent  être  présentées  de  mille  ma- 
nières différentes,  parmi  lesquelles  nous 
choisissons  l'ordre  qui  nous  parait  le  plus 
propre  à  faire  ressortir  les  rapports  dont 
nous  avons  besoin. 

«  Celle  manière  de  considérer  le  jeu  de  la 
parole  dans  les  divers  exercices  de  la  mé- 


:<  Remarquons  d'abord  que  tout  ce  aue 
nous  avons  dit  jusqu'ici  de  la  parole  articuléo 
et  surtout  du  secours  immense  iprelle  four- 
nit à  la  mémoire  tajit  active  que  passive  , 
serait  inintelligible  et  même  cesserait  d'être 
vrai,  si  on  n'entendait  aussi  bien  la  parole 
iniérieure  que  la  parole  extérieure.  Tout  co 


moire  active;  cet  empire  absolu  qu'elle  nous      qu'ont  dit  les  métaphysiciens  des  effets  du 


donne  le  moyen  d'exercer  sur  toutes  no 
iilées,  car  elle  est  toujours  à  notre  disposi- 
tion ;  l'emploi  que  nous  en  faisons,  et  dans 
lequel  nous  sommes  dirigés  par  les  idées 
qu'elle  est  destinée  à  nous  rendre  sensibles, 


langage,  lors  même  qu'ils  ne  le  considèrent 
que  comme  signe  de  la  pensée,  s'étend  aussi 
à  la  parole  intérieure,  et  n'est  intelligible 
qu'autant  qu'on  lui  en  fait  l'application. 
Aussi  c'est  avec  raison  qu'on  s'étonne  qu'ils 


nous  met  à  même  de  comprendre  toute  la  aient  parlé  avec  si  peu  de  détail  de  ce  point 
vérité  de  ce  vers  de  Boileau  :  de  vue  important,  qui  présente  tant  de  mer- 
Ce  que  l'on  conçoit  bien,  etc.  '^^.^'^^^  ^^^^'^^  5  exciter  la  curiosité  et  l'ad- 
'  miralion  ;    car    I  homme   n  est  jamais   plus 
«  Elle  nous  met  à  même  encore  d'appré-  admirable  que   dans  ce  colloque  solitaire  , 
cier  exactement  le  sens  du  mot  savoir,  qu'on  dont  la  parole  iniérieure  est  le  seul  inslru- 
confond  trop  souvent  avec  le  mot  comprendre,  ment. 

quoique  la   différence  en  soit  très-grande;  «  C'est  pour  éviter  ce  reproche  que  nous 

mais  avant  de  faire  les  réflexions  importantes  allons  traiter  les  questions  auxquelles  donne 

qu'appellent  ces  deux  points  de  vue,  arrê-  lieu  ce  phénomène,  qui  tient  une  si  grande 

tons-nous  un  moment  à  la  parole  intérieure,  place  dans  la  vie  de  l'homme,  par  le  rôle 

et  recherchons  comment,  n'étant  que  le  sou-  qu'il  joue  dans  tous  les  mouvements  de  la 

venir  d'une  sensation,  elle  est  cependant  à  pensée.  Nous  nous  demanderons  d'abord,  en 

notre  disposition  ,  tout  aussi  bien  que  la  pa-  quoi    consiste   cette  parole  iniérieure    que 

rôle  extérieure,  qui,  étant  un  acte  de  la  vo-  nous  entendons  si  distinctement,  lorsqu'une 

lonte,  est  par  conséquent  une  de  ces  modi-  cause,  quelle  qu'elle  soit,  réveille  en  nous  le 

fications  qui,  par  leur  nature,  sont  sous  notre  sentiment  de  la  pensée  qui  y  est  attachée,  et 

dépendance  absolue.  dont  nous  nous  servons,  surtout  pour  nous 

•    «  La  parole  intérieure  est  un  phénomène  parler  à  nous  mêmes,  sans  le  secours  de  l'or- 

qui  a  lieu  dans  l'isolement ,  la  retraite  et  la  gane  vocal  ;  et  nous  répondrons  qu'elle  n'est 

solitude  la  plus  profonde,  dans  le  silence  que  le  souvenir  delà  parole  articulée,  que 

absolu  de  a  nature  entière.  Ce  colloque  mys-  nous  avons  entendue,  et  qui  s' 

térieux,  dans  lequel  l'homme,   auditeur  et  la  mémoire  de  manière  à  ooi 

orateuj-  en  même  temps,  uarle  ,  écoute,  en-  oelée 


est  gravée  dans 
pouvoir  être  rap-^ 


567  LAN  DICTIONNAIRE 

«  Mais' ce  souvenir  de  la  parole  articulée  , 
en  ce  qu'il  présente  de  spécial  entre  tous  les 
souvenirs,  donne  lieu  h  plusieurs  remarques. 
I.a  première,  c'est  que  lous  les  souvenirs, 
m(^me  celui  des  choses  (lui  sont  le  plus  fami- 
lières, ont  toujours  quelque  chose  de  vague, 
d'obscur  et  d'indéterminé.  Quel  est  celui  dont 
l'imagination  est  assez  puissante  pour ,  en 
l'absence  d'un  ami .  se  représenter  sa  ligure 
d'une  manière  aussi  exacte  et  aussi  rigou- 
reuse que  s'il  était  présent ,  bien  qu'il  ne 
l>asse  pas  un  jour  sans  le  voir  ?  Et  si  nous 
choisissons  un  exemple  plus  simple  encore, 
(}ui  peut  sç  représenter  une  couleur  dune 
manière  aussi  exacte  et  aussi  distincte  que 
lorsqu'elle  est  sous  les  yeux?  Le  souvenir  de 
la  parolo,  au  conirair(î,  est  aussi  exact,  aussi 
précis  et  aussi  rigoureusement  déterminé  , 
que  peut  l'être  la  sensation  elle-même  lors- 
que nous  l'entendons.  Deux  articulations  , 
quelque  analogues  qu'elles  soient ,  ne  se 
confondent  pas  plus  dans  le  souvenir  que 
dans  la  sensation  môme.  On  pourrait  dire 
plus  ;  le  souvenir  est  souvent  plus  distinct 
que  la  sensation,  et  nous  aide  quelquefois  à 
la  distinguer  elle  même. 

a  Ce  souvenir  accompagne  toujours  la  sen- 
sation, et  ce  n'est  même  que  par  là  que  la 
parole  est  intelligible  pour  nous. 

«  n  faut  remarquer  encore  que,  quoiqu.e  le 
son  soit  seul  susceptible  d'être  modifié  par 
l'articulation,  le  souvenir  de  la  modification 
se  produit  en  nous  indépendamment  du  sou- 
venir du  son  ;  aussi  n'est-ce  que  dans  l'arti- 
culation que  réside  toute  la  puissance  de  la 
parole;  le  son,  n'en  étant  que  le  véhicule, 
est  à  l'articulation  ce  que  la  substance  est 
aux  qualités,  seule  chose  que  nous  connais- 
sions" dans  les  corps;  avec  cette  différence 
que,  malgré  leur  existence  réelle,  les  sub- 
stances nous  sont  inconnues,  tandis  que  le 
son  nous  est  connu  par  la  sensation. 

«  Mais  dans  le  souvenir  qui  constitue  la 
parole  intérieure,  le  son  qui  en  est  la  sub- 
stance a  disparu,  il  ne  reste  plus  que  l'arti- 
culaiion ,  capable  de  jiroduire  à  elle  seule 
tous  les  effets  auxquels  elle  est  destinée. 

«  Les  effets  de  la  parole  intérieure  sont 
aussi  merveilleux  ,  et  identiquement  les 
mêmes  que  ceux  de  la  parole  émise  et  por- 
tée par  le  son.  Elle  participe  aux  mômes 
caractères,  et  reniplit  les  mômes  fonctions. 
Expression  de  la  pensée  ,  elle  la  tire  ,  pour 
ainsi  dire,  du  saRcluaire  obscur  de  l'intelli- 
gence, où  elle  était  confondue  dans  la  foule 
de  toutes  les  pensées  qui  la  composent,  pour 
la  porter  à  la  surface,  et  nous  la  rendre  sen- 
sible en  lui  donnant  un  corps  qui  en  est  l'ex- 
pression ,  sans  lequel  elle  échapperait  au 
sentiment  ,  et  resterait  aussi  voilée  pour 
nous,  qu'elle  le  serait  pour  nos  semblables  , 
si  nous  n'avions  le  son  articulé  pour  l'émettre 
au  dehors,  lui  un  mot ,  tout  ce  que  nous 
avons  dit  de  la  parole  articulée  peut  se  dire, 
et  peut-être  à  meilleur  droit,  de  ce  souvenir 
constitutif  de  la  parole  intérieure.  C'est  sur- 
tout celle-ci  qui  fournit  à  la  mémoire,  tant 
active  que  passive ,  les  secours  immenses 
qu'elle  rei^oil  de  la  parole. 


DE  PHILOSOPHIE. 


LAN 


568 


«  La  seule  différence  que  nous  trouvons 
entre  la  parole  prononcée  et  la  parole  inté- 
rieure, c'est  que  l'une  est  produite  avec  le 
son,  et  que  l'autre  niarche  sans  lui.  La  pre- 
inière  agit  sur  l'organe  extérieur,  par  l'effet 
d'une  cause  étrangère;  la  seconde  se  produit 
dans  le  repos  de  l'organe,  et  par  l'ébianle- 
ment  seul  de  l'organe  intérieur.  Le  sentiment 
de  celle-ci,  moins  vif,  moins  fort,  mais  tou- 
jours aussi  distinct,  réclame  cependant,  afin 
de  produire  ses  effets ,  un  plus  grand  effort 
d'attention  ,  pour  nous  isoler  des  causes  qui 
courraient  facilement  nous  distraire.  A  cela 
Drés,  il  est  rigoureusement  vrai  de  dire  que 
e  caractère,  la  nature ,  les  effets  de  la  pa- 
role intérieure  sont  idenliquemeni  les  mômes, 
et  chez  beaucoup  d'individus,  plus  étendus 
encore  que  ceux  de  la  parole  prononcée. 

«  En  second  lieu,  dans  le  souvenir  de  la 
parole  intérieure  nous  sommes,  comme  dans 
l'usage  de  la  parole  extérieure,  tantôt  passifs, 
car  nous  entendons  sans  parler,  tantôt  actifs 
et  passifs  en  même  temps ,  c'est  à-dire  que 
n()us  parlons  et  que  nous  entendons  tout  à  la 
fois  ;  mais  jamais  nous  ne  sommes  unique- 
ment actifs,  car  jamais  nous  ne  parlons  sans 
entendre.  C'est  de  la  preuve  de  ce  fait  que 
résultera  la  réponse  à  la  seconde  question 
que  nous  nous  sommes  faite  sur  la  parole 
intérieure,  savoir  :  si  elle  est  aussi  bien  à 
noire  disposition,  et  de  la  môme  manière, 
que  la  parole  extérieure,  qui  étant  un  véri- 
table acte  de  nous,  effet  d'un  mouvement  vo- 
lontaire de  l'organe  vocal ,  reste  sous  la  dé- 
pendance entière  de  la  volonté. 

«  Nous  disons  :  qu'il  nous  arrive  quelque- 
fois d'être  purement  passifs  dans  l'usage  de 
la  parole  intérieure. 

«  1°  Lorsque  nous  entendons  et  surtout 
lorsque  nous  écoutons  les  autres  parler  ,  à  la 
sensation  qu'ils  produisent  en  nous,  se  joint 
le  souvenir  des  mômes  paroles,  déjà  enten- 
dues et  devenues  pour  nous  expression,  corps 
de  pensée  ;  souvenir  ou  parole  intérieure  si 
ingénieusement  appelée  l'écho  de  la  parole 
extérieure,  par  lequel  seul  nous  recevons 
l'instruction. 

«  2"  Lorsque  nous  lisons,  les  caractères 
divers  que  nous  parcourons  des  yeux  ne 
portent  pas  avec  eux  l'idée  du  son;  mais  ils 
sont  pour  l'esprit  une  espèce  de  représenta- 
tion de  l'articulation,  qui  en  réveille  le  sou- 
venir aussi  distinct  que  si  les  mots  étaient 
distinctement  prononcés.  De  là  l'expression, 
parler  aux  yeux.  L'écriture  n'est  que  la  pa- 
role mise  sous  les  yeux;  ce  qui  est  vrai  uni- 
quement parce  qu'elle  réveille  et  fait  entensire 
la  parole  intérieure  qui  nous  instruit.  Ainsi 
dans  la  lecture  la  parole  intérieure  est  reçue 
passivement. 

«  3°  Nous  sommes  encore  passifs  dans 
l'usage  de  la  y)arole  intérieure,  toutes  les  fois 
qu'indépendaniment  de  notre  volonté  ,  les 
circonstances  ou  les  idées  qui  nous  occupent 
actuellement  éveillent  en  nous  d'autres  idées 
assez  vivement  pour  qu'elles  nous  soient 
distinctement  sensibles,  et  par  conséquent , 
accompagnées  du  sentiment  de  la  parole  qui 
en  fait  le  corps.  A  qui  n'arrive-t-il  pas  d'être 


r.69  LAN 

poursuivi,  obsédé  môme  par  des  idées  qu'au- 
cun etTort  ne  peut  repousser,  et  qui  se  pré- 
sentent toujours  accompagnées  de  leur  ex- 
pression intérieure. 

«  Dans  celte  circonstance  et  dans  une 
intînité  d'autres  nous  sommes  purement  au- 
diteurs, sans  qu'il  y  ait  à  notre  portée  d'autre 
orateur  que  les  causes  extéiieures  ou  inté- 
rieures qui  réveillent  les  idées  malgré  nous. 

«  En  disant  qu'alors  nous  sommes  pure- 
ment passifs,  je  ne  prétends  pas  nier  l'acti- 
vité réelle  qui  résulte  de  la  circonstance,  ni 


PSYCHOLOGIE.  LAN  570 

qu'ils  ont  lu.  Ce  phénomène  ne  s'opère  pas 
dans  tous  avec  la  môme  facilité,  il  en  est  qui 
ne  l'exécutent  que  fort  lentement  ;  mais 
combien  en  est-il  à  qui  cette  lenteur  môme 
ne  suffit  pas,  qui  sont  obligés  de  prononcer 
du  bout  des  lèvres,  et  souvent  môme  d'arti- 
culer à  haute  voix  ?  ce  qui  provient  unique- 
ment de  ce  que  les  premiers  entendent  dis- 
tinctement la  parole  intérieure  sans  secours 
étranger,  et  que  les  autres  n'ont  pas  la  même 
facilité. 
«  Et  cela  ne  doit  pas  étonner;  une  diffé- 


l'atlention  que  nous  donnons  à  cette  parole  rence  jiareille  se  trouve  dans  les  effets  que 
qui  vient  spontanément ,  pour  la  fixer ,  la  produit  la  parole  CAtérieure.  Les  uns  la 
rendre  plus  distincte,  et  plus  instructive  ,  ni  suivent  et  la  comprennent  avec  fitcilité,  quel- 
les efforts  que  nous  faisons  quelquefois  pour  que  rapide  qu'elle  soit;  d'autres  ne  peuvent 
la  repousser  ou  l'étouffer  et  la  réduire  au  ni  la  comprendre  ni  la  suivre  qu'autant 
silence;  je  ne  veux  parler  que  de  la  parole  qu'elle  est  émise  très-posément.  Tout  cela 
intérieure  elle-même  ,  que  nous  entendons  lient  aux  qualités  de  l'esprit,  et  aux  différents 
sans  avoir  rien  fait  pour  la  produire.  degrés  de  pénétration  qui  en  dérivent ,  et 
«  S'il  est  des  circonstances  dans  lesquelles  surtout  à  l'habitude  contractée  de  donner  une 
nous  sommes  purement  passifs  dans  la  parole  attention  soutenue  aux  objets  dont  on  en- 
intérieure  ,  il  en  est  un  grand  nombre  dans  tend  parler.  Quant  h  la  faculté  de  réfléchir. 


lesquelles  nous  sommes  tout  à  fait  actifs.  Il 
est  des  idées  que  nous  voulons  non  seule- 
ment rendre  sensibles  et  distinctes,  mais  que 
nous  voulons  analyser,  comparer,  combiner, 
afin  d'en  déduire  les  conséquences  qu'elles 
présentent;  c'est  en  cela  que  consiste  préci- 
sément toute  la  mémoire  active,  c'est  ce  qu'on 


de  méditer,  de  se  parler  à  soi-môme,  les  dif- 
férences sont  plus  faciles  h  saisir,  elles  sont 
beaucoup  plus  considérîibles  et  beaucoup  plus 
importantes. 

«  Parmi  tous  ceux  qui  écrivent ,  il  en  est 
qui,  inhabiles  h  se  dicter  h  eux-mômes ,  au 
moyen  de  la  parole  intérieure,  procédé  le 
plus  ordinaire,  et  qui   devient  une  preuve 


appelle  se  parler  à  soi-même.   Expression 

pleine  de  vérité,  qu'on  comprend  facilement,  irréfragable  du  pouvoir  réel  que  nous  exer 

pour  peu  que  l'on  examine  ce  qui  se  passe  çons  sur  elle;  il  en  est,  dis-je,  qui  sont  obli- 

en  nous,  toutes  les  fois  que  l'esprit  s'occupe  gés  de  prononcer  tout  haut  ce  qu'ils  veulent 

sérieusement  d'un  objet.  C'est  le  moyen  par  écrire.  Nous  voyons  des  esprits  légers  et  su- 

lequel  nous  dirigeons  h  volonté  le  cours  de  perficicls,  à  qui  il  est  inq)ossible  de  soutenir 

nos  idées,  et  c'est  là  ce  qui  constitue  propre-  quelques  instants  ce  colloque  intérieur,  se 

ment  la  réflexion,  la  méditation;  car  penser,  détourner  sans  sujet  de  ce  (jui  paraît  devoir 

réiléchir,  méditer,  se  parler  à  soi-même,  les  occuper  sérieusement,  et  réclamer  le  [)lus 


sont  identiquement  la  môme  chose, 

«  Or ,  qui  ne  reconnaît  en  soi  ce  pouvoir 
de  donner  à  ses  idées,  par  le  moyen  de  la 
parole  intérieure  mentalement  prononcée, 
un  cours  utile  et  instructif.  La  seule  preuve 
que  nous  puissions  donner  de  ce  pouvoir  en 
nous,  c'est  que  nous  en  usons  et  que  nous  en 
sentons  l'exercice.  Ainsi  concluons  que,  par- 
mi les  pro[)riétés  constitutives  de  l'homme , 
se  trouve  le  pouvoir  de  prononcer  mentale- 
ment et  pour  lui  seul ,  quand  il  lui  [)!ait,  Ja 
parole  intérieure,  et  de  l'entendre,  comme  il 
a  la  propriété  d'entendre  la  parole  pronon- 
cée, et  la  faculté  d'articuler  pour  manifester 
sa  pensée  à  sus  semblables. 


impérieusement  leur  attention.  11  en  est  en- 
core qui,  voulant,  je  ne  dis  pas  réfléchir, 
mais  s'occuper  mentalement  d'un  objet  quel 
qu'il  soit,  ne  savent  se  rien  dire  si  (jnelque 
circonstance  extérieure  ne  leur  parle,  c'est- 
à-dii'e  ne  vient  réveiller  en  eux  quelque 
pensée  ;  tandis  que  d'autres ,  doués  d'une 
puissance  de  réflexion  extraordinaire,  passent 
des  heures  entières  à  se  rendre  compte  de 
leurs  idées.  C'est  que  la  parole  intérieure  est 
pour  eux  un  instrument,  dont  ils  se  servent 
avec  autant  de  facilité  que  l'orateur  le  plus 
exercé  se  sert  de  la  parole  prononcée  à  haute 
voix. 
«  L'usage  actif  de  la  parole  intérieure  est 


«  Nous  remarquerons  cependant  que .  si     un  talent  ^ussi  précieux  que  celui  de  la  pa 
ce  double  pouvoir  de  prononcer  et  d'entendre      rôle  extérieure.  L'un  est  môme  le  principe  de 


la  parole  intérieure  est  commun  à  tous,  tout 
le  monde  ne  le  possède  pas  à  beaucoup  près 
également.  D'abord,  pour  ce  qui  regarde  la 
faculté  d'entendre  ,  ou  plutôt  d'écouter  la 
parole  intérieure,  et  d'en  saisir  la  significa- 
tion, les  différences  sont  immenses.  Un  seul 
exemple  va  nous  les  faire  sentir. 

«  La  lecture  est  uniquement  destinée  <i 
nous  faire  entendre  la  parole  intérieure.  11 
est  un  grand  nombre  d'individus  qui  se  con- 
tentent de  parcourir  des  yeux  les  pages  d'un 
livre,  et  c'est  assez  pour  !a  réveiller  en  eux, 
et  leur  faire  comprendre  le  sens  de  tout  ce 


l'autre;  car  il  me  paraît  bien  dillicile  de  sa- 
voir parler  à  ses  semblables,  si  l'on  ne  sait  se 
parler  à  soi-môme  ;  ^n  sorte  que  s'il  est  vrai 
de  dire,  que  c'est  par  un  travail  soutenu  et 
bien  dirigé  que  se  forme  le  talent  de  la  pa- 
role, fiunt  oratores;  c'est  aussi  par  le  travail 
et  l'habitude  la  méditation,  que  se  formera  et 
se  développera  le  talent  précieux  de  la  pa- 
role intérieure,  véritable  cause  de  tout  le  dé- 
veloppement de  l'intelligence  humaine,  et 
qui  donne  à  ceux  qui  le  possèdent  une  si 
grande  influence  sur  leurs  semblables,  par 
l'empire  qu'ils  exercent  sur  leurs  idées.  Nous 


571 


LAN 


DICTIONNAIRE   DE  PHILOSOPHIE. 


LAN 


572 


verrons  quelle  est  la  source  de  cet  empire , 
lorsque  nous  aurons  étudiù  les  autres  elTets 
de  la  parole ,  et  que  nous  aurons  montré 
comment  la  parole  intérieure  contribue  à 
.njouter  sans  cesse,  et  par  notre  seul  travail  , 
de  nouvelles  idées  à  celles  que  nous  avons 
acquises  ou  formées  sous  la  direction  de  nos 
maîtres;  mais  auparavant  il  faut  que  nous 
répondions  à  la  troisième  question  que  nous 
nous  sommes  faite  sur  la  parole  intérieure. 

«  Comment  entrons-nous  en  possession  du 
pouvoir  que  nous  exerçons  sur  la  parole  in- 
térieure ? 

«  Ce  qui  précède  nous  fournit  le  moyen  de 
répondre  à  celte  question.  Si  c'est  de  la  dif- 
férence du  travail,  et  de  l'habitude  acquise  de 
réflécliir,  que  résultent  les  dilférences  re- 
marquées dans  le  pouvoir  qu'exercent  les 
divers  individus  sur  la  parole  intérieure,  il 
est  évident  que  c'est  par  le  travail  que  nous 
l'acquérons.  Les  efforts  que  nous  faisons  dès 
l'origine  pour  rappeler  les  mots,  nous  don- 
nent un  empire  réel  et  sur  ces  mots  et  sur 
l'organe  qui  les  prononce;  car  nous  ne  pou- 
vons les  prononcer  qu'autant  que  le  souvenir 
en  est  présent.  Si  la  parole  intérieure  que 
nous  entendons  lorsqu'on  nous  parle,  n'est 
autre  chose  que  la  sensation  des  mots  pro- 
noncés, ou  une  espèce  de  contre-coup  de 
l'iiction  d'autrui,  les  paroles  que  nous  pro- 
nonçons nous-mêmes  ne  sont  que  l'écho  de 
la  parole  intérieure  qui  nous  est  présente. 
Ainsi,  en  faisant  des  efforts  pour  exprimer 
nos  idées  aux  autres,  nous  en  faisons  égale- 
ment pour  en  trouver  l'expression  dans  nos 
souvenirs  ;  et,  pour  peu  que  nous  y  joignions 
l'habitude  de  nous  abstenir  de  la  proférer 
lorsque  nous  l'aurons  trouvée,  nous  pren- 
drons celle  de  nous  parler  intérieurement  à 
nous-mêmes,  de  réfléchir,  de  méditer  ;  et  la 
fréquente  répétition  augmentera  cette  puis- 
sance, comme  nous  avons  vu  qu'elle  aug- 
mente la  force  et  l'adresse,  dans  tout  ce  qui 
est  soumis  à  l'empire  de  la  volonté. 

«  On  voit  encore  comment  l'habitude  de 
dire  pour  les  autres  ce  que  l'on  s'est  dit  sou- 
vent à  soi-même,  et  de  plusieurs  manières 
différentes,  donne  la  facilité  d'improviser  ;  et 
comment  l'art  oratoire  a  son  principe  dans 
l'art  de  réfléchir,  l'art  de  parler  dans  celui 
de  penser,  et  l'art  de  parler  aux  autres  dans 
l'art  de  se  parler  à  soi-même  ;  car  on  ne  sau- 
rait trop  le  répéter  à  la  jeunesse  :  penser, 
réfléchir,  méditer,  se  parler  à  'soi-même, 
sont  identiquement  la  môme  cho«e  ;  de  Jà 
l'empire  de  la  parole. 

«  Ce  que  nous  venons  de  dire  nous  met  à 
même  d'ap()récier  la  différence  qu'il  y  a  entre 
la  réflexion  et  la  rêverie  ;  différence  qu'il  est 
bon  de  noter,  car  il  est  bien  des  gens  qui 
croient  réfléchir  profondément,  tandis  qu'ils 
ne  font  que  s'abandonner  à  la  rêverie. 

«  Dans  la  rêverie ,  état  à  peu  près  pure- 
ment passif,  l'ame  écoutant  à  peine  la  parole 
intérieure,  que  toutes  les  circonstances  ré- 
veillent continuellement, l'entend  cependant, 
mais  sans  faire  le  moindre  effort  pour  en 
déterminer  l'objet,  ou  en  diriger  la  marche, 
s'aliandonnant  cnlièrcment    soit  au  hasard 


des  phénomènes  extérieurs,  soit  à  l'influence 
des  liaisons  de  toute  espèce,  déjà  formées 
entre  les  idées.  La  réflexion,  au  «lontraire, 
est  un  état  actif.  Tant  qu'elle  dure,  l'âme  fait 
effort,  non-seulement  pour  se  parler  à  elle- 
même,  mais  pour  maintenir  son  attention  à 
tout  ce  qu'elle  se  dit,  afin  de  n'être  pas  dé- 
tournée, par  tout  ce  qui  se  présente,  du  but 
qu'elle  se  propose  d'atteindre  ;  donnant  à 
toutes  les  idées  qui  doivent  l'y  conduire  une 
attention  suffisante  pour  en  saisir  les  nuances, 
en  développer  les  éléments,  en  apprécier  les 
rapports.  De  ce  travail,  elle  recueille  une 
abondante  moisson  d'idées  nouvelles,  de  rap- 
ports jusque-là  négligés,  d'aperçus  qui  lui 
avaient  échappé,  ou  qu'elle  avait  mal  appré- 
ciés, de  conséquences  qu'elle  n'avait  pas  dé- 
duites ;  elle  reconnaît,  en  un  mot,  et  aug^ 
mente  le  dépôt  de  toutes  les  connaissances 
qu'elle  possède. 

«  Enfin,  nous  avons  demandé  par  quel 
moyen  nous  exerçons  le  pouvoir  que  nous 
avons  sur  la  parole  intérieure,  et  comment 
il  se  fait  que  cette  parole  intérieure,  qui 
n'est  que  le  souvenir  d'une  sensation,  soit 
cependant  à  notre  disposition  ;  tandis  qu'eu 
général,  le  souvenir  des  sensations  est  pro- 
duit par  l'ébranlement  d'un  organe  qui  se 
dérobe  à  l'empire  de  la  volonté. 

«  Commençons  par  observer  que,  quand 
bien  même  nous  ne  pourrions  pas  répondre 
à  cette  question,  le  fait  de  l'empire  réel,  et 
toujours  proportionné  à  l'habitude,  sur  la 
parole  intérieure,  n'en  serait  pas  moins  dé- 
montré par  le  sentimer:;t  et  par  l'expérience  ; 
et  tout  inexplicable  qu'il  serait,  il  n'en  fau- 
drait pas  moins  l'admettre  tel  qu'il  nous  est 
révélé,  comme  seul  moyen  de  nous  rendre 
compte  de  tous  les  phénomènes  de  l'esprit 
humain,  et  des  immenses  effets  qu'il  y  pro- 
duit ;  car  c'est  lui  qui  est  la  véritable  cause 
du  développement  que  l'intelligence  est  sus- 
ceptible de  recevoir  ;  et  nous  ajouterions 
alors,  qu'il  est  bien  plus  important  de  déter- 
miner d'une  manière  précise,  et  l'usage  que 
nous  devons  en  faire,  et  la  manière  dont 
nous  devons  en  diriger  l'emploi, que  desavoir 
par  quel  moyen  nous  l'exerçons. 

«  II  ne  nous  paraît  cependant  pas  à  beau- 
coup près  inexplicable  ;  et  nous  en  trouve- 
rons une  explication  satisfaisante  dans  les 
principes  que  nous  avons  établis,  tant  sur 
la  manière  dont  les  souvenirs  se  reproduisent 
en  nous,  que  sur  celle  dont  les  phénomènes 
de  l'homme  se  lient  les  uns  aux  autres  par 
une  coexistence  fréquente. 

«  Nous  avons  dit  que  le  cerveau  est  l'or- 
gane de  la  pensée,  et  en  particulier  du  sou- 
venir. Nous  devons  avoir  compris  comment 
un  ébranlement  dans  le  cerveau,  analogue 
au  souvenir  à  reproduire,  est  nécessaire  h 
cette  reproduction  ;  mais  puisque  le  souve- 
nir n'est  autre  chose  qu'une  copie  exacte, 
avec  quelques  dift'érences  caractéristiques, 
de  la  modification  qu'il  rappelle,  l'ébranle- 
ment (jui  le  produit  ne  doit  être  qu'une  copie 
exacte,  avec  quelques  différences  caractéris- 
tiques, de  l'ébranlement  qui  a  produit  la 
modification  rappelée.  Or,  si  nous  sommes 


573 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


574 


doués  du  pouvoir  d'agir  directement  sur  l'or-     meure  dans  un  repos  absolu,  tandis  que,  dans 


gane  de  la  parole  extérieure,  et  d'y  produire 
à  volonté  les  mouvements  nécessaires  à  sa 
production,  nous  serons  conduits  à  recon- 
naître que  nous  ai^issons  indirectement  sur 
l'organe  de  la  parole  intérieure,  qui  n'est  que 
le  souvenir  de  la  parole  extérieure 


le  second,  nous  éprouvons  le  plus  souvent 
une  espèce  de  frémissement,  de  mouvement 
intérieur  presque  imperceptible,  mais  ana- 
logue à  celui  qui  serait  nécessaire  pour  pro- 
duire au  dehors  les  paroles  que  nous  ne  vou- 
lons prononcer  qu'intérieurement  pour  nous 


«  L'organe  vocal  est  sous  la  dépendance  de  seuls  (164).   Ce  qui  suppose  que  la  volonté 

la  volonté,  et  c'est  en  agissant  à  son  origine,  exerce  sur  l'origine  de  cet  organe  une  action 

qui  est  placée  dans  le  cerveau,  qu'elle  le  met  propre  à  produire  le  souvenir,  et  suffit  pour 

en   mouvement  pour  prononcer  la  parole,  que  nous  entendions  distinctement  cette  ar- 

Mais  nous   ne   parlons  jamais  à  haute  voix  liculation  ,    quoiqu'elle    ne    soit   prononcée 

sans  nous  entendre  parler,  sans  éprouver  la  qu'intérieurement.  Nous  voyons  par'Ià  com- 

sensation  des  mots  que  nous  prononçons,  ment,  bien  ditTérent  des  autres  souvenirs,  le 


eiïet  d'un  ébranlement  produit  dans  le  cer- 
veau ou  à  l'extrémité  intérieure  de  l'organe 
de  l'ouie  ;  d'où  il  résulte  que  le  mouvement 
propre  à  produire  la  parole  ne  s'etrectue  ja- 
mais dans  le  cerveau,  qu'il  ne  soit  accom- 
pagné de  l'ébranlement  de  la  partie  propre 
à  produire  la  sensation  ;  ce  qui  lie  l'un  à 
l'autre  ces  deux  mouvements,  en  telle  sorte 
cjue  l'un  ne  peut  plus  se  produire  sans  pro 


souvenir  de  la  parole  est  toujours  à  notro 
disposition,  et  par  ce  moyen  nous  donne  le 
pouvoir  de  réfléchir,  de  méditer,  de  nous 
parler  à  nous-mêmes. 

«  Cela  nous  montre  encore,  que  so  narler 
à  soi-même  ou  parler  à  ses  semblables  ne 
sont  qu'un  seul  et  même  acte,  puisque  l'un 
et  l'autre  résultent  d'une  action  tout  à  fait 
semblable  sur  l'organe,  et  qu'il  n'y  a  de  dif- 


duire  l'autre.  Ainsi,  en  supposant  qu'il  nous      férence  que  dans  l'énergie  du  mouvement. 


arriverait  de  parler  ayant  les  oreilles  parfaite- 
ment bouchées,  quoique  nous  n'entendissions 
pas  les  sons  émis,  le  mouvement  intérieur 
suffirait  pour  produire  le  souvenir  des  arti- 
culations prononcées. 

«  Or,  si  nous  modérons  l'action  de  la  vo- 
lonté, qui  se  porte  sur  l'origine  de  l'organe 
vocal,  de  telle  manière  que  le  mouvement,  se 
bornant  à  la  partie  qui  est  au  cerveau,  n'abou- 
tisse pas  jusqu'à  l'organe  de  la  voix,  le  son 
ne  sera  pas  produit,  mais  le  souv(;nir  en  sera 
réveillé  par  la  liaison  établie  entre  les  deux 
mouvements  ;  et  on  conçoit  ((ue,  quoique  l'or- 
gane de  cette  espèce  de  souvenir  ne  soit  pas 
sous  la  dépendance  directe  de  la  volonté,  elle 
peut  agir  etficacement  sur  lui,  par  l'intermé- 
diaire de  l'organe  vocal,  ou  de  son  origine, 
sur  lesquels  elle  exerce  un  empire  direct  et 
absolu. 

«  Deux  observations  paraissent  confirmer 
cette  explication.  La  première,  c'est  qu'il 
nous  arrive  souvent  de  parler  sans  produire 
de  son.  Tout  se  passe  dans  le  mouvement  des 
lèvres  et  de  la  langue,  sans  y  faire  intervenir 
l'air,  et  cependant  nous  nous  entendons  très- 
distinctement  ;  ce  qui  suppose  que  le  mou- 
vement imprimé  volontairement  à  l'organe 
vocal  suffit  pour  réveiller  le  souvenir  que 
ces  paroles  doivent  produire. 

«  La  seconde,  c'est  que,  pour  peu  que  nous 
fassions  attention  à  ce  qui  se  passe  en  nous, 
et  particulièrement  dans  l'organe  vocal,  lors- 
que nous  entendons  parler,  ou  que  nous  nous 
livrons  passivement  à  nos  souvenirs,  et  à  ce 
qui  s'y  passe  lorsque  nuus  dirigeons  ces  sou- 
venirs en  nous  parlant  à  nous-mêmes,  et  que 
nous  comparions  ces  deux  états,  nous  trou- 
verons que,  dans  le  premier,  l'organe  de- 

(164)  Les  liommes  slndioiix,  Iiabilués  à  la  mé.ii- 
lalion,  auront  sans  doulc  «le  l:\  peine  à  se  remire 
coiTipie  de  ceue  espèce  de  frémissenieiu  insensilile 
de  l'organe  vocal.  L'Iiabiiudc,  en  effei ,  lend  à  le 
diminuer  el  (inil  par  le  fjire  disparaître  enlicrc- 
menl;  mais  ((u'ils  s'écoiitenl  avec  attention,  el  ils  le 
retrouveroni  iiccessaireiiicut  finelquefois ,  sut  tout 


qui,  dans  un  cas,  se  borne  à  l'origine  de 
l'organe,  et  dans  l'autre,  se  porte  sur  l'organe 
lui-même. 

«  De  celte  identité  entre  deux  actes  si  dif- 
férents en  apparence  résulte  un  avantage  in- 
appréciable. En  effet,  pour  instruire  les  autres 
et  leur  apprendre  ce  que  nous  savons,  il  faut 
préalablement  nous  en  rendre  compte  à  nous- 
mêmes  ;  et  si,  pour  nous  rendre  ce  cotiipte, 
il  fallait  agir  autrement  que  pour  parler  aux 
autres,  l'attention  se  divisant  sur  ces  deux 
actes  perdrait  nécessairement  de  son  énergie, 
et  l'un  et  l'autre  se  feraient  mal.  D'où  il  suit 
que,  pour  bien  parler  aux  autres,  il  faut 
s'être  fort  souvent  parlé  h  soi-même,  el  avoir, 
par  ce  moyen,  contracté  l'habitude  de  se 
parler  avec  facilité  ;  car  ces  deux  actes  n'étant 
(}u'un  seul  et  même  acte,  distingués  unique- 
ment par  le  degré  d'énergie  avec  lequel  la 
volonté  agit  sur  l'organe  vocal,  parler  aux 
autres  n'étant  autre  chose  que  se  parler  tout 
haut  à  soi-même,  les  habitudes  de  l'un  de 
ces  actes  se  porteront  en  entier  sur  l'autre, 
et  cela  avec  toute  leur  influence. 

«  C'est  ainsi  que,  par  l'habitude  de  réflé- 
chir, de  méditer,  l'on  acquiert  cette  facilité 
qui  donne  à  l'homme  supérieur  l'empire  qu'il 
exerce  sur  les  idées,  les  opinions  et  les 
croyances  de  ses  semblables.  De  ce  rapport 
de  la  parole  intérieure  à  la  parole  extérieure, 
de  cette  identité  entre  l'acte  de  se  parler  à 
soi-même  et  celui  de  parler-  à  ses  sembla- 
bles, découlent  un  grand  nombre  d'observa- 
tions très-importantes  sur  le  rapport  de  l'art 
de  penser  à  l'art  de  parler,  observations  qui 
démontrent  que  les  principes  de  l'art  de 
parler  doivent  se  trouver  dans  les  règles  de 
l'art  de  penser.  »  (Cardaillac.) 

lorsqu'ils  s'occuperont  d'objets  qui  leur  sont  moins 
familiers,  ou  bien  lorsqu'ils  scnlironl  le  besoin  de 
se  rendre  plus  vivement  sensibles  leurs  idées,  el 
it;s  expressions  dont  ils  les  révèlent  ;  ce  qui  suffît 
pour  constater  la  vérité  de  l'observation,  el  légili- 
iticr  la  coiiscqueuce  que  nous  en  lirons. 


975 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


LAN 


576 


§  Xf.  —  La  parole  ssl  une  vérllable  faculté  intellec- 
luelle. 

«  Plusieurs  fois,  dans  lo  cours  de  cet  ou- 
vrage, nous  avons  eu  occasion  de  remarquer 
les  avantages  de  l'esprit  de  système.  Cet 
esprit  tend,  dans  l'élude  d'un  objet,  à  rame- 
ner, autant  que  possible,  5  l'unité  ses  diverses 
parties, qui,  s'engendranl  les  unes  les  autres, 
sont  et  demeurent  dans  une  dépendance  mu- 
tuelle. C'est  par  lui  que  les  cimséquences  se 
lient  aux  principes  dans  l'ordre  le  plus  con- 
venable, et  que  les  principes  se  réduisent  à 
une  idée-mère,  dont  toutes  les  autres  ne  sont 
que  des  dérivations  ou  des  points  de  vue 
différents.  C'est  de  cet  esprit  que  les  sciences 
auxquelles  il  s'applique,  et  dont  il  a  dirigé 
Ja  formation  et  le  développement,  reçoivent 
le  degré  de  perfection  dont  elles  sont  suscep- 
tibles. 

o  Cependant,  malgré  tous  les  avantages  qui 
en  résultent,  il  ne  faut  pas  le  |(Ousser  au 
delà  de  ce  que  comporte  la  sagacité  de  l'es- 
prit humain,  qui  souvent  ne  peut  môme  aper- 
cevoir l'unité  \h  où  elle  est  réellement,  parce 
que  les  rapports  qui  la  constituent  lui  sont 
voilés  par  les  appar(^ncos. 

«  11  ne  faut  pas  le  pousser  non  plus  au 
delà  de  ce  que  permet  la  nature  des  objets 
qu'on  étudie,  si  on  ne  veut  s'exposer  à  con- 
fondre ce  qu'il  faudrait  distinguer,  à  négliger 
ce  dont  il  faudrait  tenir  compte,  ou  enfin  à 
ne  donner  que  des  explications  tout  à  fait 
arbitraires. 

«  Nous  avons  remarqué  que,  parmi  les 
métaphysiciens  modernes,  il  en  était  quel- 
ques-uns qui,  séduits  par  les  avantages  de 
cet  esprit  d'unité,  étaient  tombés  dans  l'er- 
reur pour  en  avoir  exagéré  l'application. 
Nous  avons  vu  comment  l'auteur  de  l'Essai 
sur  V indifférence  a  compromis  sa  doctrine 
sur  la  certitude,  en  voulant  ne  lui  reconnaîti-e 
qu'un  fondement  unique,  tandis  qu'il  eût  été 
plus  raisonnable  de  reconnaître  que  des 
"Vérités  qui  ne  sont  pas  de  môme  ordre,  doi- 
vent découler  de  sources  et  reposer  sur  des 
bases  différentes. 

a  Ainsi,  les  péripatéticiens  en  ont  abusé, 
en  ne  voulant  reconnaître  qu'une  seule  ori- 
gine à  des  idées  qui  sont  d'une  nature  diffé- 
rente, tandis  que  l'étude  de  l'intelligence 
nous  force  à  reconnaître  qu'elles  en  ont 
plusieurs. 

«  C'est  en  abuser  encore  lorsque,  après 
avoir  confondu  en  une  seule  et  môme  chose 
les  idées,  termes  de  nos  jugements  et  maté- 
riaux dont  se  compose  la  vérité,  avec  ces 
mêmes  jugements  et  la  vérité  qui  en  résulte, 
on  veut  chercher  le  principe  de  cette  vérité 
flans  le  même  phénomène  oii  on  a  trouvé 
l'origine  des  idées. 

«  Ainsi,  Condillac  a  outré  cet  esprit  de 
système,  lorsqu'il  a  voulu  réduire  toutes  les 


qui ,  trouva  nt  dans  l'homme  deux  étals  distincts 
par  nature,  l'activité  et  la  passivité,  a  dé- 
montré qu'on  ne  pouvait  trouver  dans  l'un 
le  principe  et  l'origine  de  l'autre.  [Leçons  de 
philosophie.) 

«  Mais  cet  auteur  lui-même,  en  voulant 
rectifier  le  système  de  Condillac  etdéveloi)per 
la  nature  des  facultés,  n'est-il  pas  resté  trop 
étroitement  enlacé  dans  cet  esprit  d'unité, 
lorsqu'il  afiirmeque  lesfacullés intellectuelles 
de  l'homme,  qu'il  réduit  à  l'attention,  à  la 
comparaison  et  au  raisonnement,  ont  toutes 
leur  principe  et  leur  origine  dans  l'attention, 
et  ne  sont  que  des  emplois  divers  de  cette 
faculté  ?  que  les  facultés  morales  ne  sont 
qu'une  direction  spéciale  des  facultés  in- 
tellectuelles ?  ce  qui,  en  dernière  analyse, 
réduit  toutes  les  facultés  de  l'homme  à  l'atten- 
tion, aux  emplois  divers  qu'il  en  fait,  et  aux 
différentes  directions  qu'il  lui  donne. 

«  Pour  nous,  dans  l'étude  d'un  objet  aussi 
compliqué  que  l'homme,  nous  pensons  qu'il 
faut  être  sobre  de  cet  esprit  d'unité.  Qu'il 
faut  se  garder  surtout  d'y  ramener  des  phé- 
nomènes qui,  quoique  toujours  unis,  mêlés 
et  enchaînés  les  uns  aux  autres,  sont  cepen- 
dant de  nature  tellement  différente,  qu'on 
ne  peut  s'empêcher  de  les  distinguer. 

«  Ainsi,  nous  avons  vu  que  l'attention  et 
la  mémoire  active,  quoique  s'accompagnant 
toujours  et  ne  pouvant  se  passer  l'une  de 
l'autre,  ni  s'exercer  l'une  sans  le  secours  de 
l'autre,  doivent  être  regardées  comme  deux 
facultés  distinctes  et  de  nature  différente, 
puisque  la  notion  précise  de  l'une  ne  suffit 
pas  pour  nous  donner  une  notion  exacte  de 
l'autre. 

«  Nous  ajoutons  que  la  parole,  dont  nous 
avons  étudié  les  merveilleux  effets,  est  dans 
l'homme  une  faculté  proprement  dite  ;  et 
quoiqu'elle  fasse  partie  de  ce  que  nous  avons 
appelé  nos  facultés  physiques,  qu'elle  soit 
une  branche  de  cette  force  locomotrice  qui 
les  constitue,  et  qu'elle  paraisse  par  là  ne  se 
ra{)porler  qu'au  mouvement  de  nos  membres, 
et  par  leur  moyen  à  la  modification  de  ce 
qui  nous  entoure,  elle  doit  cependant  être 
rangée  au  nombre  des  facultés  intellectuelles; 
mais  faculté  spéciale,  distinguée  des  autres 
par  des  caractères  qui  lui  sont  propres,  et 
pour  une  destination  toute  particulière. 
Quoique  dans  son  exercice  elle  soit  mêlée  à 
toutes  les  autres  fVicultés  dont  elle  est  un 
instrument  nécessaire,  il  faut  l'en  séparer 
soigneusement,  pour  l'étudier  en  elle-même, 
parce  qu'il  est  impossible  de  se  faire  des 
autres  facultés,  ainsi  que  de  l'être  qui  en  est 
doué,  une  notion  exacte,  si  nous  n'appré- 
cions la  nature  et  les  effets  de  celle  qui  les 
féconde  touies. 

«  Nous  disons  donc  que  la  parole  est  une 
véritable  faculté.  Rappelant  pour  le  prouver 


facultés  de  l'homme  à  la  propriété  de  sentir  ;  la  notion  de  ce  qui  constitue  proprement  une 
prétendant  que  toutes  ses  facultés,  quelque 
variées  qu'elles  soient,  ne  sont  que  des  mo- 
difications les  unes  des  autres,  et  toutes,  des 
modifications  de  la  propriété  de  sentir.  Il  a 
été  victorieusement  réfuté  par  un  des  plus 
éclairés  et  des  dIus  judicieux  de  ses  disciules. 


faculté,  nous  ne  répéterons  pas  ce  que  nous 
avons  dit  de  la  nécessité  de  distinguer 
soigneusement  dans  les  êtres,  pour  bien 
apprécier  les  choses,  leur  état  actif  et  leur 
état  passif,  l'activité  proprement  dite,  de 
celle  qui,  n'étant  qu'apparente,  est  une  véri- 


577                          LAN                          PSYCHOLOGIE.  LAN                          678 

lable   passivelé  ;  de  ne  pas  confondre  non  livilé  de  l'âme  sur  l'organe  vocul  va  plus  loin, 

plus   les    ôlres    qui    produisent    des  effets,  En  parlant,  nous   imprimons  sans  doute  à 

comme  instruments  dans  la  main  de  la  cause,  l'air  un  mouvement  dont  nous  ne  connaissons 

avec  ceux  qui   sont   cause  vérilable,  parce  que  fort  imparfaitement  la  nature,  mais  ce 

qu'ils  sont  .doués  de  force,   de  puissance;  n'est  pas  là  le  but  réel  de  l'acte.  Nous  faisons 

d'où  il  résulte  que  la  notion  précise  qui  cou-  plus  :   nous  produisons,   nous  créons  pour 

stitue  une  faculté,  c'est  le  pouvoir  d'agir.  ainsi  dire  le  son,  phénomène  d'une  nature  dif- 

«  Le  pouvoir  d'agir  nous  est  manifesté  par  férente  du  mouvement,  ou  de  la  vibration  de 

nos  actes  qui   ne  sont   que   l'emploi,   que  l'air  dont  il  est  l'etTet.  Il  y  a  donc  une  diffé- 

l'exercice  de  nos  facultés.  Des  actes  de  même  rence  dénature  facile  à  saisir,  et  fort  im- 

nature,   destinés  à  produire  des  effets  ana-  portante  à  remarquer,  entre  les  etfets  de  la 

logues,  quoique  divers  entre  eux,  ne  suppo-  force   locomotrice  que  nous  exenjons    sur 

sent  pas  des  facultés  diverses  ;  mais  si  les  toutes  les  parties  mobiles  du  corps,   et  ceux 

actes  sont  de  nature  différente,  et  produisent  que  cette  force  produit  au  moyen  de  l'organe 

des  etfels    différents ,    ils    manifestent   des  vocal  ;  d'où  il  suit  qu'en  considérant  la  na- 

facultés  distinctes  qu'il  faut  étudier   sépa-  rôle  comme  une  branche  de  nos  facultés  pny- 

rément.  siques,  nous  sommes  forcés  de  la  reconnaître 

«  Or,  si  nous  considérons  la  parole  sous  comme  une  faculté  spéciale  qu'on  doit  distin- 

ce  point  de  vue,  nous  trouverons  qu'elle  est  guer  des  autres. 

une  faculté  d'une  nature  qui  lui  est  propre,  «  3°  Le  but  de   tous  les  mouvements  du 

et  qui  la  distingue  de  toutes  les  autres  ;  qu'elle  corps  est  de  modifier  la  matière,  en  déplaçant 

doit  être  rangée  au  nombre  des  facultés  in-  ses  parties  d'une  manière  ou  d'une  autre.  Le 

tellecluelles,  quoique,  sousun  certain  rapport,  but  de  la  parole  est  uniquement  d'agir  sur 

elle  soit  une  de  nos  facultés  physiques  ;  enfin  l'intelligence  de  ceux  qui  nous  écoutent,  soit 

que  c'est  elle  qui  féconde  toutes  les  autres;  en   leur  rappelant  les  idées  qu'ils  ont  déjà, 

car,  sans  le  secours  qu'elle  leur  donne,  elles  soit  en  ex[)riraant  devant  eux  des  vérités  qui 

resteraient  inactives  ou  stériles,  et  l'intelli-  doivent  exercer  quelque  inlluence,  ou  su- 

gence  humaine  n'acquerrait  jamais  ce  degré  leurs  opinions  ou  sur  leur  conduite, 

de    développement  qui  élève  l'homme  au-  «  4°  Les  eti'ets  de   là  force  locomotrice 

dessus  de  tous  les  ôtres  de  la  création.  agissant  sur  la  matière,    ne  se  manifestent 

«  La  parole  est  un  acte  réel,  un  mouvement  que  dans  les  corps  qu'elle  modifie.  Les  mo- 
de l'organe  vocal  déterminé  par  la  volonté,  difications  peuvent  être  plus  ou  moins  im- 
Nous  parlons,  parce  que  nous  voulons  parler,  portantes,  plus  ou  moins  sensibles  ;  mais  si 
comme  nous  remuons  nos  membres,  i)arce  elles  ne  se  montrent  pas  au  dehors,  si  nous 
que  nous  voulons  les  remuer  ;  et  si  nous  ne  Jes  voyons  pas,  si  nous  ne  pouvons  pas 
avons  reconnu  que  les  mouvements  volon-  les  saisir  par  quelqu'un  de  nos  sens,  elles 
làires  sont  la  véritable  manifestation  de  l'ac-  sont  pour  nous  absolument  comme  si  elles 
livité  de  l'âme,  de  la  puissance  locomotrice,  n'étaient  pas.  La  faculté  de  parler,  au  con- 
çu un  mol  de  ses  facultés  physiques,  ainsi  traire,  peut  s'exercer,  et  s'exerce,  en  etfet, 
appelées  parce  qu'elles  s'exercent  sur  la  ma-  sans  lien  produire  au  dehors.  Son  action, 
tière,  il  faut  en  conclure  que  l'acte  de  la  quoique  bornée  à  l'origine  de  l'organe  vocal, 
parole  est  la  manifestation  évidente  d'une  a  son  contie-coiip  uniquement  dans  l'inté- 
làcuité  cause  réelle  de  cet  acte,  rieur  ;  effet  puissant,  par  lequel  l'âme  se  mo- 

«  Ainsi  considérée,  elle  fait  partie  des  fa-  difie  constamment  sans   l'intermédiaire  des 

cultes  physiques;  mais  parmi  celles-ci,  elle  sens  (parole  intérieure).  Qui  ne  reconnaît  là 

est  une  espèce  à  part;  elle  a  des  caractères  une  faculté  didérenle  de  toutes  nos  facultés 

spéciaux  qui  la  distinguent  de  la  faculté  loco-  physiques  et  locomotrices  ? 

motrice  en  général  ;  et  par  l'emploi  que  nous  «  Il  devait  en   être   ainsi  ;  et  cela  parce 

en  faisons,  elle  est  encore  distinguée  de  toutes  qu'elle  est  destinée  à  entrer  dans  un  rapport 

les  autres.  plus  intime   avec  l'intelligence,   pour  être, 

«  1°  Elle  a  un  organe  particulier  qui  ne  non-seulement  dirigée  par  elle,  comme  tou- 
peut  servir  qu'à  elle  seule,  nul  autre  ne  peut  tes  les  autres  facultés,  mais  pour  la  former, 
le  remplacer  ;  il  ne  reçoit  aucun  secours  des  la  développer  et  la  diriger  à  son  tour;  en 
autres  organes  du  mouvement,  et  ne  peut  combiner,  élaborer,  perfectionner  les  élé- 
leur  en  fournir  aucun;  et  parmi  ceux  (|ui  ments  ;  et  lui  fournir  une  de  ses  parties  con- 
sonl  soumis  à  l'action  de  la  volonté,  cet  stitutives,  cette  portion  matérielle  qui,  par 
organe  fait  classe  à  part  ;  aussi  les  physio-  son  union  à  la  pensée,  en  devient  partie  inté- 
logistes  ne  les  confondent-ils  jamais;  lors-  grante.  D'où  nous  devons  conclure  que,  quoi- 
qu'ils parlent  des  organes  dont  l'exercice  est  que  la  faculté  de  parler  soit  une  branche  de 
soumis  à  l'action  de  la  volonté,  ils  ont  soin  nos  facultés  physiques,  de  l'empiie  (jue  la 
de  les  désigner  séparément  ;  ainsi  liichal  dit  volonté  exerce  sur  l'appareil  des  organes  lo- 
toujours  :  les  organes  locomoteurs  et  l'organe  comoteurs,  elle  n'est  pas  moins  réellement 
vocal.  une  faculté  intellecluelle. 

M  2°  Les  effets  que  produit  la  volonté  par  «  Que  sont,  en  effet,  nos  facultés  intellec- 

l'organe  vocal  sont  d'une  nature  différente  tuelles,  et  comment  se  distinguent-elles  de 

de  ceux  qu'elle  produit  par  les  autres  organes,  nos  facultés  physiques?  Celles-ci  s'exercent 

L'usage  de  ces  derniers  se  borne  à  déplacer  au  dehors;  elles  ont  pour  objet  de  modifier 

les  corps,  et  à  leur  faire  subir  des  modifications  le  corps,  le  nôtre  môme  ;  celles-là  s'exercent 

durables  ou  passagères.  L'vxercice  de  l'ac-  au  dedans  de  nous,  et  ont  pour  objet  de  mo- 


579 


LAN 


DICTIONNAIRE    DE  IPIIILOSOPHIE. 


LAN 


580 


«lifier  l'intelligence,  d'agir  sur  nos  idées,  d'é- 
tablir et  de  conserver  dans  l'esprit  des  opi- 
nions, des  croyances,  des  doctrines  ,  des 
vérités  de  toute  espèce  ;  en  un  mot,  de  for- 
mer, de  développer,  d'agrandir  et  de  perfec- 
lionner  l'intelligence. 

«  Or,  quel  est,  dans  l'homme,  le  phéno- 
mène qui  contribue  plus  puissamment  que  Ja 
paroltî  à  produire  tous  ces  eifets;  el  hors  de 
la  à  quoi  peut-elle  lui  servir? 

«  La  parole  accompagne  toujours  l'atten- 
tion pour  l'aider  dans  ses  travaux.  C'est  en 
énonçant  successivement  les  parties,  les  pro- 
priétés, les  qualités,  les  rapports  sur  lesquels 
l'attention  s'exerce,  que  nous  acquérons  une 
véritable  connaissance  des  objets. 

«<  La  parole  accompagne  toujours  la  mé- 
moire passive,  pour  rendre  plus  sensible  et 
f)lus  distinct  ce  qui  lui  est  confié.  C'est  elle  qui 
l'y  grave  d'une  manière  profonde,  et  l'y  con- 
serve en  en  ravivant  de  temps  en  temps  le  sou- 
venir, qui  s'etface  presque  toujours,  si  nous 
négligeons  les  moyens  qu'elle  nous  fournit. 

«  La  parohî  accompagne  toujours  la  mé- 
moire active,  pour  en  rendre  le  jeu  plus  facile 
et  plus  sûr.  C'est  elle  qui  dirige  le  rayon  lu- 
mineux que  la  mémoire  active  promène  dans 
la  chambre  obscure,  ou  plutôt  elle  est  elle- 
môme  ce  rayon  lumineux,  qui  éclaire  les 
objets  que  renferme  la  chambre  obscure,  et 
les  met  à  notre  disposition. 

«  C'est  par  le  moyen  de  la  parole  que  nous 
abstrayons,  que  nous  généralisons,  que  nous 
classons  les  êtres,  les  qualités  el  les  rapports: 
or  l'intelligence  humaine  ne  se  compose  que 
d'abstractions,  de  généralités  et  de  classifi- 
cations. 

«  Comment  la  vérîlés'établit-elle  dans  l'es- 
prit? n'est-ce  pas  par  le  jugement  et  les  affir- 
mations? Que  seraient  les  jugements  et  les  af- 
firmations prononcés  par  l'intelligence,  si  elle 
n'était  secondée  par  la  parole?  Ils  resteraient 
de  même  nature  que  les  jugements  et  les  affir- 
mations que  prononcent  les  animaux  sur  les 
objets  qui  agissent  directement  sur  eux,  par 
leurs  rapports  immédiats  à  leurs  besoins.  Ce 
ne  sont  pas  des  opérations  de  cette  espèce 
qui,  conune  nous  le  verrons  bientôt,  forment 
la  vérité  dont  se  compose  l'intelligence,  et  à 
proprement  parler  ce  ne  sont  pas  là  des  ju- 
gements. 

«  Nous  raisonnons,  mais  que  serait  le  rai- 
sonnement sans  la  parole?  Nous  répondrons 
à  cette  question  en  traitant  de  la  raison,  du 
jugement  et  du  raisonnement  ;  mais  nous 
sentons  déjà  que  la  parole  nous  est  néces- 
saire pour  raisonner.  Il  est  donc  vrai  de  dire 
que  toutes  les  opérations  par  lesquelles  l'in- 
telligence se  forme  et  se  développe,  sont  fai- 
tes au  moyen  de  la  parole,  qu'elles  ne  peu- 
vent se  faire  sans  elle;  qu'ainsi,  une  fois 
reconnue  comme  faculté  de  l'homme,  la  pa- 
role doit  être  rangée  parmi  les  facultés  in- 
tellectuelles; et  toute  théorie  des  facultés 
serait  incomplète,  si  elle  ne  comprenait  celle- 
là,  qui  féconde  toutes  les  autres. 

«  On  est  assez  porté  à  confondre  les  phé- 
nomènes qui  ne  peuvent  se  produire  séparé- 
ment, et  qui,  par  conséquent,  sont  toujours 


simultanés  ;  el  on  croit  en  avoir  rendu  compte 
parce  qu'on  en  a  énoncé  la  partie  princi- 
j)ale,  et  dans  laquelle  toutes  les  autres  pa- 
raissent fondues.  Ainsi,  ne  trouvant  jamais 
l'attention  qu'accompagnée  de  la  [)arole, 
auxiliaire  indispensable,  pour  on  recueillir 
les  fruits  et  en  constater  les  ell'ets;  la  mé- 
moire, qu'accompagnée  delà  jjarole,  sans 
laquelle,  restreinte  à  un  petit  nombre  d'objets, 
elleresteraittoujours  passive;  le  jugement  elle 
raisonnement,  qu'accompagnés  de  la  parole, 
dans  laquelle  ilssont  tellement  fondus,  qu'on 
a  donné  également  le  nom  de  raisonnement 
et  à  l'ensemble  des  propositions  qui  l'énon- 
cent, et  à  l'acte  de  l'esijrit  qui  le  constitue; 
il  est  résulté  de  là  qu'après  avoir  parlé  de 
l'attention,  de  la  mémoire,  du  jugement  et 
du  raisonnement,  on  n'a  considéré  la  parole 
que  comme  une  dépendance  de  ces  facultés 
diverses. 

«  Quelques  métaphysiciens  ont  reconnu 
dans  l'homme  la  faculté  d'attacher  des  idées 
à  des  signes  de  son  choix  ;  c'est  môme  à  cette 
faculté  qu'ils  attribuent  sa  supériorité  sur  les 
animaux  ;  dans  ces  derniers  temps  surtout, 
on  s'est  beaucoup  occupé  de  la  formation 
des  signes,  de  leur  liaison  avec  la  pensée,  de 
leur  nécessité,  de  leur  influence,  etc.  Eli  qui 
pourrait  méconnaître  la  puissance  des  signes  I 
Mais  ne  pourrait-on  pas  demander  à  ceux 
qui  en  ont  parlé,  ainsi  que  de  la  faculté  qu'a 
l'homme  d'attacher  des  idées  à  des  signes 
qu'il  invente,  pourquoi,  faisant  ex  professa 
l'analyse  raisonnée  des  facultés  intellectuel- 
les, prétendant  tirer  de  cette  analyse  un  sys- 
tème coin[)let  et  méthodique  de  ces  facultés, 
ils  n'y  ontpasfaitentrer celle-là?  ou  bien, s'ils 
l'ont  regardée  comme  une  branche  ou  un  em- 
ploi des  facultés  qu'ils  énoncent,  pourquoi 
ne  pas  montrer  la  manière  dont  celles  qu'ils 
reconnaissent  pour  telles,  produisent  par  leur 
exercice  ce  phénomène  spécial  dont  tout  le 
monde  avoue  l'importance?  On  ne  saurait 
donc  admettre  comme  complète  une  théorie 
qui  ne  dit  rien  d'un  phénomène  sans  lequel 
les  facultés  qu'ils  décrivent  ne  peuvent  pro- 
duire les  effets  qu'ils  leur  attribuent. 

«  Déplus,  le  lien  qui  s'établit  entre  la  pen- 
sée et  la  i)arole,  ou  bien  entre  la  pensée  et 
les  signes  en  général,  pour  nous  servir  de 
leurs  expressions,  est-il  bien  une  faculté? 
Ne  serait-il  pas  plus  vrai  de  dire  que,  dans 
l'origine,  ce  lien  se  forme  en  nous  et  à  notre 
insu;  souvent  aussi  malgré  nous,  dans  un 
âge  plus  avancé  ;  et  cela  parsuite  de  noire  na- 
ture, qui  a  voulu  que  tous  les  phénomènes  qui 
coexistent  en  nous,  s'y  liassent  plus  ou  moins 
fortement,  alin  que  les  uns  servissent  à  nous 
rappeler  les  autres?  Lorsque  l'usage  de  nos 
facultés  nous  a  appris  à  nous  servir  de  cette 
liaison,  l'usage  de  ces  mêmes  facultés  la  fa- 
cilite et  la  dirige;  mais  il  ne  l'établit  pas.  Ce 
serait  donc  fort  improprement  qu'on  range- 
rait au  nombre  des  facultés  intellectuelles  ce 
pouvoir  de  lier  les  idées  à  des  signes;  celte 
liaison  est,  nous  le  répétons,  une  suite  de 
notre  nature,  l'effet  de  circonstances  el  de 
l'usage  de  toutes  les  facultés,  y  compris  la 
parole  elle-même. 


581 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


582 


tt  L«  parole,  comme  faculté,  est  bien  autre 
cliose  que  le  pouvoir  de  lier  des  idées  à  des 
signes.  Elle  produit,  elle  crée,  [pour  ainsi 
dire,  des  signes  d'une  nature  spéciale  et  par- 
ticulière, auxquels  rien  ne  pourrait  sup- 
j)léer,  si  la  nature  nous  avait  refusé  le  pou- 
voir de  les  ])roduire,  et  si  l'exemple  de  nos 
semblables  ne  nous  apprenait  à  user  de  ce 
pouvoir.  El  ces  signes  sont  tels,  qu'ils  se 
fondent  avec  la  pensée  en  une  existence  com- 
mune, au  point  d'en  être  non-seulement 
l'expression,  mais  de  devenir  eux-mêmes 
pensée  réelle  dans  toute  la  force  du  mot 
(165). 

«  Ainsi  la  faculté  de  parler  ne  consiste  pas 
proprement  à  lier   des  idées  à  des 


signes, 


§  XU.  —  Opinions  des  savants,  des  philoioplies,  des 
linguistes,  des  pliiloloyues,  etc.  ,  sur  le  rôle  du  /an- 
gnge  dans  révolution  de  Vinielligence  humaine. 

Dcus ,  ille   princeps   parensque    renim  , 
iiullo  magis  hommem  distiiixit  a  csetcns 
animalibiis  quam  riiccndi  facultale. 
(QtiNTiLiEN,  Inst.  orat..,  lib.  »,  cap.  1.) 

Nous  avons  rapproché  ici  les  .sentiments 
de  quel({ues  auteurs  sur  la  question  qui  vient 
de  nous  occuper.  Il  est  inutile  d'avertir  que 
tous  les  écrivains  philosophes  dont  nous  ci- 
tons l'autorité,  ne  traitent  pas  la  question  du 
langage  avec  une  égale  rigueur.  Il  en  est  qui 
approchent  au  plus  près  de  la  vérité  ;  d'autres 
qui  n'en  ont  que  comme  un  pressentiment  et 
dont  les  aperçus  sont  incomplets;   mais  lo 


porams,  ont  compris  le  problème  et  lo  discu- 
tent avec  une  supériorité  remarquable. 

Parmi  les  auteurs  qui  vont  passer  sous  nos 
yeux,  il  en  est  plusieurs  qui  abordent  la  ques- 
tion de  l'origine  du  langage  et-(}ui  la  triiitent 
avec  une  telle  puissance  de  raisonnement 
qu'on  est  forcé  d'admettre  que  le  langage  est 
d'institution  divine.  Nous  pouvons  à  cet  égard 
nous  prévaloir  des  plus  grands  noms  dans  les 
sciences  philologiques  et  ethnologiques. 

»r.  AMÉDI^.E  JACQUES» 

Professeur  de  pliiiosopliie  au  collège  Louis-le-GranJ. 


mais  bien  h  donner  à  la  pensée  un  corps,  sans     plus  grand  nombre  ,  et  surtout  nos  contem» 
lequel  elle  ne  pourrait  ni  se  produire,  ni  se  "  '  '    '  '"  •'     ■■ 

développer.  Bien  plus,  ce  corps  la  rend  sen- 
sible pour  nous  et  manifeste  pour  les  autres, 
et  nous  donne  en  même  temps  le  moyen  de 
lui  faire  subir  toutes  les  modifications  dont 
l'usage  et  l'application  des  autres  facultés  la 
rend  susceptible. 

«  Cette  manière  d'expliquer  l'usage  que 
nous  faisons  des  signes  de  la  pensée  est,  ce 
me  semble,  beaucoup  plus  analogue  à  la  na- 
ture de  ces  signes  eux-mêmes,  et  h  celle  de 
l'intelligence  qui  les  emploie,  et  plus  propre 
à  rendre  raison  de  l'intluence  immense  que 
la  parole  exerce  sur  tous  les  mouvements  de 
la  pensée.  Ainsi  nous  continuerons  à  regar- 
der la  parole  comme  faculté  proprement 
dite,  à  la  vérité  distincte  des  autres,  mais  qui 
n'en  est  pas  moins  une  faculté  intellectuelle, 
quoiqu'elle  s'exerce  au  moyen  d'un  organe 
moteur  soumis  à  la  volonté. 

«  Cela  confirme  ce  que  nous  avons  dit  du 
vice  de  la  distinction  des  facultés,  en  facultés 
de  l'entendement  et  facultés  de  la  volonté  ; 
car,  s'il  est  vrai  de  dire  que,  dans  un  grand 
nombre  de  circonstances,  nous  sommes  at- 
lentils,  parce  que  nous  voulons  donner  notre 
attention  ;  que  nous  rappelons  certaines 
idées,  parce  que  nous  voulons  les  rappeler; 


Professeur  à 


M.    JULES    SIMON, 

l'Ecole  normale  cl 
icUres  de  Paris. 


à  la  Facullc  des 


M.    EMILE    SAISSET, 

Professeur  à  l'Ecole  normale  et  au  collège  Henri  IV. 

....  «  Les  opérations  intellectuelles  un 
peu  compliquées  devieimenl  impossibles  sans 
le  secours  de  la  parole;  quelle  que  soit ,  en 


ellet,  celle  de  nos  trcjis  opérations  fondamen- 
tales que  l'on  considère,  l'idée,  le  jugement, 
le  raisonnement,  ont  égaleujent  besoin  du 
langage.  Toutes  nos  idées  ne  sont  pas  des 
idées  singulières;  car  si  nous  ne  concevions 
que  des  individus,  non-seulement  il  nous  f.iu- 
drait  acquérir  longuement  et  péniblement 
toutes  nos  idées,  non-seulement  la  mémoire 
vérité   est  surtout   bien  plus      perdrait  les  anciennes  idées  à  mesure  que 

confierions  de 


que  nous  comparons,  que  nous  jugeons,  que 


nous  raisonnons,  parce  que  nous  voulons 
comparer,  juger  et  raisonner  ;  il  est  aussi 
vrai,  et  celte 

sensible,  que  nous  parlons,  parce  que  nous 
vouions  parler;  et  si,  comme  nous  croyons 
l'avoir  démontré,  parler  est  une  faculté  de 
l'entendement,  il  s'ensuit  évidemment  que 
les  facultés  de  l'entendement  sont  sous  la 
dépendance  de  la  volonté. 

«  Cela  confirme  encore  ce  que  nous  avons 
dit  du  vice  de  la  division  des  facultés  en 
facultés  intellectuelles  et  facultés  morales; 
car,  si  par  facultés  morales  on  entend  celles 
par  lesquelles  nous  faisons  le  bien  et  le  mal 
moral,  en  est-il  une,  comme  l'a  si  judicieu- 
sement remarqué  le  bon  Ésope,  qui  soit  plus 
propre  à  faire  l'un  et  lautre?  Nos  facultés 
mtellectuelles  sont  donc  morales,  tout  aussi 
bien  et  à  tout  aussi  Ijuste  titre  que  nos  fa- 
cultés physiques  »  (C.\rdaill.4C.) 

(165)  Nous  verrons,  en  parlant  de  l'écriuire  , 
cocnaienl  ceUe  lliéoric  peut  s'appliquer,  en  son  en- 
tier, aux  sourds-uibcis  ;  el  coimuent,  quoique  pri- 


nous  lui  en  coniienons  de  nouvelles ,  mais 
les  idées  singulières  n'auraient  elles-n)êmes 
aucune  précision  ,  aucune  netteté.  En  etlet , 
aucune  idée  n'est  claire  dans  notre  esprit  si 
elle  n'est  distincte,  ou  distincte  si  elle  n'est 
définie,  ou  tout  au  moins  si  elle  n'emporte 
avec  soi  les  éléments  de  sa  définition.  Or, 
toute  définition  se  fait  par  le  genre  et  la  dif- 
férence, et  suppose,  par  conséquent,  la  clas- 
sification, qui  sufjpose  h  son  tour  des  termes 
généraux.  Outre  qu'il  faut  définir  une  idée 
pour  la  rendre  claire,  il  faut  aussi  en  étudier 
la  compréhension,  pour  la  connaître  d'abord, 
et  aussi  pour  voir  si  elle  ne  contient  pas  de 
contradiction.  Mais  les  prédicats  d'une  idée , 
ses  caractères ,  dont  l'ensemble  constitue  sa 
compréhension,  pris  séparément,  sont  des 
vés  de  la  parole  qu'ils  n'iiiiL'nder.l  pas ,  nous  leur 
donnons  les  moyens  d'y  suppléer,  par  l'usage  d'une 
facul'.é  loul  à  luii  analoîrue. 


583  LAN  DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 

idées  abstraites  cl  communes.  Nous  concluons 
qu'on  ne  peut  se  passer  des  universau-s,  parce 
qu'ils  sont  nécessaires  en  eux-mômes,  et  parce 
que  sans  eux  les  idées  singulières  manquent 
de  précision  et  de  netteté.  Comment  s'en- 
gendrent les  universaux ,  nous  le  savons , 
nous  l'avons  précédemment  exposé;  l'esprit 
compare  plusieurs  idées  singulières,  il  l'ail 
abstraction  de  ce  qui  est  particulier  à  cha- 
cune, et  forme  de  la  partie  commune  qui  lui 
reste  une  idée  générale  ou  supérieure  ()ui 
contient  les  idées  singulières  à  l'aide  des- 
quelles on  l'a  formée.  L'idée  générale,  5  son 
tour,  soutient  un  double  rapport,  l'un  avec 
les  idées  inférieures  qu'elle  contient,  l'autre 
avec  l'idée  supérieure  ou  plus  générale  dans 
laquelle  elle  esl  conleime.  Elle-même,  par 
conséquent,  a  besoin  d'être  éclaircie  par  l'é- 
tude de  sa  compréhension;  et  elle  peut  l'être, 
en  outre,  par  la  détermination  exacte  de  son 
extension,  c'est-à-dire  de  la  quantité  des  in- 
dividus qu'elle  contient. 

«  L'acquisition  d'idées  générales  d'une  part, 
et  de  l'autre  la  connaissance  des  rapports  de 
coordination  et  de  subordination  des  idées 
sont  donc  les  deux  conditions  nécessaires 
pour  que  nos  conceptions  embrassent  la  to- 
talité des  objets  que  nous  avons  besoin  de 
concevoir,  et  pour  qu'elles  soient  nettes  et 
bien  déterminées.  Supposons  maintenant  que 
nous  soyons  réduits,  pour  chaque  idée ,  à 
faire  toutes  ces  comparaisons,  ces  abstrac- 
tions, ces  généralisations  :  ce  sera  un  long  et 
diliicile  travail  que  d'acquérir  une  seule  idée 
précise.  De  plus,  dans  la  durée  de  ces  opé- 
rations si  complexes,  comment  n'oublierions 
nous  pas  les  bases  d'oii  nous  sommes  partis  à 
mesure  que  nous  nous  élèverons  plus  haut? 
Comment  serons-nous  certains  de  donner 
toujours  à  la  môme  idée  la  même  compréhen- 
sion ,  la  môme  extension.  Le  langage  lève 
toutes  ces  diflicultés.  De  même  qu'un  géo- 
mètre qui  veut  lever  un  plan  pose  des  jalons 
de  distance  en  dislance,  et  proportionne  ainsi 
les  objets  à  ce  qu'il  peut  embrasser  d'un  coup 
d'œil ,  l'esprit  attache  un  mol  à  chaque  évo- 
lution régulière  de  sa  pensée,  el  par  ce  se- 
cours ,  monte  ou  descend  l'échelle  de  la  gé- 
néralisation ,  abandonne  une  idée  pour  un 
temps,  y  revient  ensuite  sans  courir  le  risque 
de  comprendre  dans  une  même  unité  tantôt 
une  compréhension  plus  large,  et  tantôt  une 
compréhension  plus  étroite.  Les  mots  une 
fois  construits,  lui  suggèrent  par  leurs  rap- 
ports constants  les  éléments  de  la  détinilion. 
La  pensée  ,  matérialisée  en  quelque  sorte 
dans  l'expression,  reste  fixe  et  ne  dépend 
plus  des  variations  de  la  mémoire;  et  le  sou- 
venir d'un  mot  rappelant  invariablement  une 
série  d'idées,  et  môme  les  rapports  de  coor- 
dination de  ces  idées  ,  le  nombre  des  0|>éra- 
lions  intellectuelles  diminue  dans  une  pro- 
portion considérable. 

«  Il  en  esl  de  même  du  jugement  el  du  rai- 
sonnement. Notre  vie  se  passe  à  afiirmer  des 
existences,  à  tirer  des  conséquences.  Le  lan- 
gage est  là  un  élément  indispensable,  car  il 


nous    donne 
termes  fixes; 


pour    nos 

il  détermine 


des 
aussi  d'une  façon 


comparaisons 


LAN  5S4 

précise  les  rapports  d'un  terme  général  avec 
les  idées  particulières  qu'il  exprime.  Mais  en 
outre ,  qui  pourrait  suflire  à  répéter  tous  \e^ 
jugements  et  tous  les  raisonnements  pour 
chaque  terme  individuel?  Ce  qui  est  vrai  de 
l'idée  supérieure  étant  nécessairement  vrai 
de  toutes  les  idées  inféiieures,  l'opéi-alion 
faite  sur  les  termes  généraux  me  dispense  de 
toutes  les  autres.  Ainsi,  en  mathématiques, 
tous  les  rapports  étant  réduits  à  un  certain 
nombre  de  rapports  possibles,  })lus  les  termes 
dont  je  me  sers  sont  abstraits ,  plus  ils  me 
permettent  de  réunir  dans  un  seul  calcul  un 
grand  nombre  d'opérations  diverses.  »  {Ma- 
nuel de  philosophie,  p.  274  el  suiv.) 

«  Le  langage  naturel  esl  absolument  im- 
puissant pour  exprimer  une  idée  abstraite; 
le  plus  simple  développement  de  la  pensée 
suppose  et  exige  de  nombreuses  abstrac- 
tions. «  {Ibid.,  p.  278). 

Les  auteurs  du  Manuel,  après  avoir  cité 
un  fragment  de  M.  Cousin  sur  la  part  que 
l'activité  de  l'âme  a  dû  avoir  dans  l'institution 
des  signes,  en  supposant  le  langage  d'inven- 
tion humaine,  ajoutent  ces  paroles  Irès-signi- 
ficalives  dans  la  bouche  de  ces  philosophes 
si  ardents  défenseurs  des  prérogatives  de  la 
raison  : 

«  Que  conclurons-nous?  que  les  hommes 
ne  sont  pas  nés  pour  la  société  ?  qu'ils  n'ont 
pas  toujours  été  en  société  ?  Qu'ils  n'ont 
pas  toujours  parlé?  qu'ils  ont  inventé  le  lan- 
gage? Nous  ne  concluons  rien  de  tout  cela. 
Nous  ne  concluons  même  pas  qu'ils  soient 
capables  de  l'inventer.  »  [Ibid.,  p.  273.) 

Ancillon. 

«  La  pensée  a  aussi  peu  précédé  le  signe 
que  le  signe  a  précédé  la  pensée.  L'une  ne 
peut  pas  exister  sans  l'autre.  Les  représen- 
tations individuelles  el  particulières  peuvent 
avoir  lieu  indépendamment  des  lermes  qui 
les  expriment  ;  mais  les  idées  générales  sont 
impossibles  à  concevoir  el  à  former  sans  les 
signes  qui  seuls  réunissent  leurs  traits  épars, 
fixent  leur  vague  existence  el  leur  donnent 
de  la  réalité.  »  {Essais  de  philosophie,  de  po- 
litique et  de  litt.,{.  I,  p.  73.) 

UN  AUTEUR  ANONYME.     (XVUI'    SlècIe). 

«  Ceux  qui  pensent  que  les  langues  sont 
d'institution  humaine,  el  qu'elles  doivent  leur 
origine  à  certaines  conventions  arbitraires 
que  les  hommes  ont  faites  de  donner  certains 
noms  aux  choses,  n'ont  jamais  considéré  avec 
attention  ce  qu'ils  avancent.  Car  il  faut  déjà 
j)arler  et  êlre  entendu,  pour  convenir  de 
quelque  point  arbitraire;  il  faut  (jue  le  son 
ft»rmé  par  un  homme  soit  joint  dans  l'esprit 
d'un  autre  à  certaine  idée;  il  faut,  en  un 
mol,  que  le  commerce  soit  établi  par  la  pa- 
role, pour  attribuer  des  significations  nou- 
velles à  des  mots  nouveaux.  —  Sans  cela  les 
hommes  seraient  tous  muets  les  uns  à  l'égard 
des  autres,  el  n'auraient  de  commun  que  les 
cris  généraux  qui  marquent  les  passions  et 
les  mouvements  violents,  el  qui  servent  à 
unir  les  hommes  par  l'institution  du  Créateur, 
el  non  par  un  établissement  arbitraire.  —  De- 
puis même  que  les  langues  sont  établies ,  un 


>S5 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


586 


Arabe  ne  pourra  convenir  avec  un  Allemand 
d'appeler  les  choses  d'une  telle  ou  telle  ma- 
nière, si  l'un  des  deu\  n'entend  l'autre,  et  ce- 
pendant tous  les  mois  de  part  et  d'autre  sont 
trouvés,  et  il  ne  s'agit  que  de  les  faire  accepter 
à  celui  qui  en  ignore  le  sens.  C'est  une  chose 
fort  simple  et  fort  naturelle  que  les  princi[ies 
du  discours.  Mais  jamais  on  ne  serait  par- 
venu h  les  trouver  et  à  les  mettre  en  usage , 
si  Dieu  n'avait  pré[)aré  un  langage  à  l'honime 
pour  lui  donner  le  moyen  de  s'expliquer  par 
la  parole.  »  {Explication  de  la  Genèse,  in- 12; 
Paris,  1732,  tome  11,  p.  347.) 

SAINT  THOMAS  d'aQUIN,  DOCTEim  ANGELIQUE. 

(Extrait  du  livie  De  Magistro.) 

II'  objection. —  La  science  n'est  autre  chose 
que  l'image  des  choses  dans  l'âme;  car  on 
détinit  la  science  un  rapport  de  ressemblance 
entre  l'esprit  et  l'objet.  Mais  un  homme  ne 
peut  graver  dans  l'âme  d'un  autre  l'image  et 
la  ressemblance  des  choses.  Il  devrait  opérer 
au  fond  de  son  être;  ce  que  Dieu  seul  peut 
faire.  Donc  un  homme  ne  peut  en  instruire 
un  autre. 

Réponse.  —  Les  idées  intellectuelles  {formas 
intelligibiles)  qui  constituent  la  science  ac- 
(piise  par  l'enseignement  sont  gravées  dans 
l'esprit  de  l'élève  ,  immédiatement  par  son 
intellect  même,  et  médialemenl  par  celui  qui 
l'enseigne.  C'est-h-dire  que  le  maître  propose 
extéiieurement  les  signes  des  choses  à  con- 
naître; et  par  là  rinlellecl  reçoit  les  idées 
inlellectuelfes  de  ces  choses  qu'il  grave  dans 
la  capacité  dont  il  est  pourvu  (  intcKectiis 
agens  dvscribit  in  intellectu  possibili).  Ainsi, 
couinic  moyen  d'acquérir  la  science,  les  pa- 
roles du  maître,  entendues  ou  lues,  sont 
pour  l'intellect  de  l'élève  ce  que  sont  toutes 
les  autres  choses  extérieures  sensibles  :  c'est 
par  les  unes  comn)e  par  les  autres  que  l'in- 
lellecl  reçoit  les  idées  intellectuelles,  quoi(]ue 
les  parole»  du  maître  soient  plus  propres  à 
produire  la  science  que  tout  autre  objet  exté- 
rieur sensible ,  parce  qu'elles  sont  des  signes 
d'idées  intellectuelles. 

XIV'  objection.  —  La  science  demande 
deux  choses  :  une  lumière  intellectuelle  et 
une  imagi;  dans  res|)rit.  Mais  ni  l'un  ni  l'autre 
n(î  peut  être  produit  par  l'homme.  Il  faudrait 
pour  cela  que  l'homme  pût  créer  véritable- 
ment ;  car  des  formes  sinq)les  ,  comme  celles 
dont  il  s'agit,  ne  semblent  pouvoir  être  pro- 
duites que  par  une  vraie  création.  Donc 
l'homme  ne  peut  produire  la  science,  ni  par 
conséquent  instruire. 

Réponse.  —  Ce  n'est  pas  l'enseignement 
extérieur  de  l'homme  qui  porte  la  lumière 
dans  l'intellect;  mais  il  est  dans  un  sens  la 
cause  de  l'image  intellectuelle,  en  tant  qu'il 
nous  ))ropose  des  signes  d'idées  intellec- 
tuelles ,  et  par  le  moyen  de  ces  signes  l'in- 
tellect reçoit  les  idées  qu'il  grave  au  fond  de 
lui-même. 

M.  BAI-LANCHE. 

«  On  leur  prête  (aux  partisans  de  la  révéla- 

DlCriON.N.    DE  Pini.OSOPHIE.   I 


tion  du  langage)  la  conception,  j'oserai  dire 
ridicule,  d'admettre  que  la  parole  ait  été  en- 
seignée à  l'homme  par  des  notions  gramnia- 
ticales  sur  les  diversfs  parties  du  discours  : 
Dieu  aurait  été  un  [)édagogue,  et  l'homme  un 
marmot . . . 

«  Les  loisqui  furent  traditionnellesavant  d'ô- 
tre  écrites;  les  préceptes  religieux  ou  moraux, 
les  connaissances  primitives,  sources  des  tra- 
ditions ;  les  formes  de  l'intelligence  humaine, 
l'intuition  des  vérités  nécessaires,  la  faculté 
de  pénétrer  l'essence  des  êtres  et  des  choses 
pour  imposer  les  noms,  l'insuillation  divine 
pour  imprimer  le  mouvement  à  la  sensation 
et  à  la  pensée  :  c'est  dans  tout  cela  que  j'avais 
cherché  les  éléments  de  la  parole;  c'est  cet 
ensemble  que  j'avais  signalé  comme  la  révé- 
lation du  langage.  »(/nsf//uf  <onssocm/f  s,  addit. 
au  chap.  10,  p.  366.) 

JACQUES  BAI.MÈS. 

«  Pendant  que  nous  parlons,  nous  pensons  ; 
pendant  que  nous  pensons,  nous  parlons 
une  parole  intérieure  :  la  parole  est  le  fil 
conducteur  de  l'intelligence  dans  le  labyrinthe 
des  idées. 

«  Le  signe  suit  l'idée  ;  il  semble  nécessaire 
à  l'idée. 

«  La  nécessité  de  la  parole  se  fait  sentir 
alors  que  l'imagination  ne  iieut  re[)résenter 
les  objets  d'une  manière  clislincte,  et  qu'il 
faut  combiner  plusieurs  idées.  Par  exem[)le, 
il  nous  serait  impossible  de  raisonner  sur  le 
polygone,  si  n- us  n'attachions  cette  idée  à 
un  mot. 

«  L'esprit  humain  ne  parvient  que  par  lo 
travail  à  voir  dans  les  idées  ce  que  ces  idées 
contiennent.  De  là,  pour  lui,  la  nécessité  de 
concevoir  sous  des  formes  non-seulement 
distinctes,  mais  différentes,  les  choses  môme 
les  plus  simples  ;  et  par  une  correspondance 
merveilleuse,  la  faculté  de  décomposer  ce 
qu'(jlle  conçoit,  et  démultiplier,  dans  l'ordre 
des  idées,  ce  qui  en  réalité  est  un  ;  faculté 
stérile,  toutefois,  si  l'intelligence,  en  passant 
d'une  idée  à  l'autre,  n'avait  le  moyen  d'en- 
chaîner ces  idées  et  de  se  souvenir. 

«  Ce  moyen,  l'entendement  le  possède  dans 
les  signes  écrits,  parlés  ou  pensés  ;  signes 
mystérieux,  qui  non-seulement  expriment 
une  idée,  mais  sont  quelquefois  le  résumé 
d'une  longue  suite  d'idées,  et  de  l'expérience 
des  siècles. 

«  Nous  pouvons  apprendre  sans  être  en- 
seignés, mais  nous  ne  pourrions  apiirendre 
si  l'enseignement  n'eût  présidé  au  développe- 
ment primitif  de  notre  intelligence.  »  (/■'/<«- 
tosophie  fondant.,  t.  I,  p.  97  et  214  ;  t.  H,  p. 
314  et  320). 

BARCHOU    DE  PENHOEN  (le    barOll),  MEMBRE    DE   l'iNS- 

titi;t. 

«  Si  l'homme  se  sait,  s'il  se  comprend,  s'il 
parcourt  les  diverses  phases  d'une  évolution 
intellectuelle  au  bout  de  laquelle  il  s'apparaît 

19 


1^1 


LAN 


Dir.TIONNAIRE  DE  PlTlLOSOnilE. 


LAN 


m 


lians  tonte  la  grandeur  cic  sa  nature,  c'est 
grâce  h  Id  parole.  S'il  arrive  h  la  connaissance, 
«t  par  suite,  jusqu'à  un  certain  point,  h  la 
possession  du  monde  matériel,  c'est  encore 
grAce  à  la  parole.  Nous  enfantons  le  monde, 
nous  nous  enfantons  nous-mônies,  par  la 
vertu  de  notre  propre  verbe.  »  {Essai  d'une 
philosophie  de  l  Histoire,  1. 1,  p.  59.) 

M.  BAl'TAIN. 

M.  l'abbé  Bautain,  dans  ses  admirables 
'Ouvrages  philosophiques,  proclame  h  chaque 
.page  la  nécessité  du  langage  pour  la  consti- 
=  tution  <le  l'intelligence  et  de  la  raison  hu- 
•in-aine. 

«  L'idée  de  l'être  est  la  prémisse  absolue 
-<iu  jugement  ;  les  axiomes  sont  les  conditions 
nécessaires  de  l'acte  de  la  pensée  ;  les  signes 
■du  langage  en  sont  les  moyensindis.pensables. 
Le  but  de  la  raison  est  de  connaître  les  ob- 
jets qui  coexistent  dans  l'espace,  et  les  faits 
^physiques  et  moraux  qui  advienncnl  dans  le 
Hemps.  Les  uns  et  les  autres  se  réfléchissent 
en  images  dans  l'entendement,  et  la  faiictioji 
principale  de  la  raison,  la  pensée,  consiste, 
soit  à  lier  ces  images  en  saisissant  leurs  rap- 
ports naturels  ou  en  établissant  entre  elles  des 
relations  arbitraires,   soit  à  considérer  des 
faits  dans  leurs  causes  et  leurs  résultats.  Or, 
la  raison  ne  pouvant  opérer  immédiatement 
sur  les  choses  elles-mêmes,  ni  produire  au 
•dehors  leurs  types   formés  dans  l'cntende- 
mefrt,  il  lui  faut  des  caractères  matériels  pour 
représenter  ces  types   spirituels,  il  lui  faut 
des  sigxies  pour  exprimer  non-seulement  les 
•objets  et  leurs  propriétés,    mais  encore   les 
rapports  et  les  relations   de  ces  choses  entre 
elles. 

«  Nous  pensons  en  nous,  dans  notre  enten- 
dement, les  choses  qui  existent  hors  de  nous  ; 
donc  la  pensée  ne  porte  point  immédiatement 
sur  l'objet  extérieur,  mais  sur  quelque  chose 
qui  le  représente,  image  ou  signe.  Les  images 
ne  suffisent  pas  à  la  pensée,  parce  qu'elles 
sont  particulières,  individuelles.  La  pensée, 
;au  contraire,  tend  toujours  à  généraliser, 
rramenanl  la  multiplicité  à  l'unité,  réduisant 
le  concret  à  l'abstrait,  afin  qu'un  seul  juge- 
ment embrasse  tous  les  individus  d'un  genre 
ou  d'une  espèce.  Ainsi  seulement  elle  acquiert 
toute  sa  force,  t^ute  son  efficacité,  et  peut 
contribuer  à  la  formation  de  la  connaissance 
et  delà  science. 

«  Que  sera-ce  si  nous  voulons  exprimer  les 
rapports  généraux  des  choses  ?  Un  rapport, 
jnêmele  plus  simple,  est  toujours  abstrait  ; 
.c'est  pourquoi  il  lui  faut  un  signe  analogue 
in  sa  nature.  Puis  les  propriétés,  les  qualités, 
Jes  forces  intellectuelles  et  morales,  tous 
f;es  faits  métaphysiques,  qui  ne  tombent  point 
sous  l'observation  des  sens,  et  que  nous  sai- 
sissons par  le  sentiment  intime,  par  la  con- 
science, par  l'aperception  de  l'intelligence, 
comment  la  pensée  les  appréhendcra-t-elle 
uour  les  considérer,  les  comparer,  les  classer, 
les  combiner,  les  exprimer  ? 

«  La  parole  humaine  est  comme  l'homme, 
dont  elle  est  l'expression  ou  le  symbole  : 
elle  porte  en   elle  deux  natures,    la  nature 


,j)hysique  dans  sa  lornw,  la  nature  psychique 
ou   intelligible    dans  son    es[»rit.    l'àr  celte 
double  nature  elle  sert  d'intermédiaire  entre 
les  deux  mondes  qu'elle  doit  unir,  le  monde 
terrestre  et  le  monde  céleste.  La  nécessité  de 
la  parole  ressort  doive  de  la  constitution  môme 
de  l'homme.  Son  ûme,  enveloppée  d-ans  la 
chair,  ne  peut  communiquer  immédiatement 
avec  les  âmes,  ni  avec  les  choses  de  l'âme. 
Son  intelligence,  son  esprit,  ne  voient  point 
directement   les  choses  intelligibles,    spiri- 
tuelles.   La  vérité,  la  lumière,  ne  pénètrent 
en  lui  qu'à  travers  son  enveloppe  organique, 
et  par  conséquent  il  faut  qu'elles  revêtent 
une  forme  analogue  au  milieu  qu'elles  doivent 
traverser,  comme  le  rayon  du  soleil  est  né- 
cessairement moditié  par  l'atmosphère  avant 
d'arriver  à  la  terre.  Sans  le  ministère  de  la 
parole  il  n'y  a  pour  l'humanité  ni  développe- 
ment intellectuel  ni  développement   moral. 
C'est  la   parole  de  Dieu  qui  a  excité   dans 
l'origine  l'âme  et  l'intelligence  de  l'homme. 
La  parole  humaine,  organe  de  la  parole  divine 
et  répandant  sur  la  tè.  re  et  à  travers  les  siècles 
la  vérité  et  la  lumière  descendues  d'en  haut, 
a  continué  dans  tous  les  temps  l'œuvre  de 
l'instruction  et  de  l'éducation  du  genre  hu- 
main ;  ear  il  est  impossible  à  notre  esprit  do 
communiquer  avec  un  esprit  divin,   céleste 
ou  humain,  sans  l'intermé^diaire  de  la  parole, 
sans  une  foi-me  quelconque  de  langage.  Or 
la  plus  pure  de  toutes  les  formes  matérielles, 
la  plus  subtile,  la   plus  analogue  à  l'esprit, 
c'est  le  langage  oral,  c'est  le  discours.  Donc, 
s'il  y  a  jamais  eu  une  communication  entre 
Dieu  et  l'homme,  elle  a  dû  se  faire  par  la 
parole,  par  le  discours  ;  et  ainsi  la  nécessité 
d'une  révélation  primitive  objective  ressort 
encore  de  la  constitution  de  l'homme  et  de 
son  rapport  avec  son  principe.  Le  récit  de  la 
Genèse,  qui  nous  atteste  la  réalité  de  cette 
communication  entre   Dieu  et  l'homme  dès 
l'origine,  est  donc  })leinement  confirmé  par 
l'observation  psychologique.  »   {Psychologie 
expérimenlateyXAl,  p.  196-201.^ 

BE.VIZÉE. 

«  C'est  du  langage  que  la  raison  emprunte 
immédiatement  les  lumières  qui  font  sa  gloi- 
re; c'est  en  quelque  sorte  dans  le  langage 
qu'elle  a  sa  source.  »  {Grammaire  aénéralt, 
Préface.) 

M.   l'aBDÉ  BEIITON. 

"  Pour  les  notions  intellectuelles,  il  est  im- 
possible d'établir  (ju'elles  aient  un  caractère 
d'actualité  et  de  perceptibilité  avant  l'acqui- 
sition delà  parole.  »  {Essai  philosophique  sur 
tes  droits  de  la  raison,  p.  187.) 

u.  l'.vbdé  b.  bili.kisc. 

«  La  parole,  a-l-on  dit  avec  raison, 

est  un  instrument  de  progrès  qui  met  l'hom- 
me dans  la  voie  de  tous  les  arts  et  de  toutes 
les  sciences.  On  ne  peut  donc  disconvenir, 
en  principe,  qu'il  ne  fut  bien  plus  facile  à 
des  barbares  qui  parleraient,  de  s'élever  à  la 
civilisation,  qu'à  une  horde  sauvage  qui  ne 
parlerait  pas,  de  s'élever  à  la  parole.  L'histoiie 


bÔO  LAN  PSYCHOLOGIE 

neaiunnins  n'a  jnniais  nommé  un  soiif  peuple 
qui,  uième  avec  le  langage,  se  soit  civilisé 
Jui-môme,  tandis  qu'elle  en  nomme  une  inti- 
nité  qui  croupissent  depuis  des  siècles  dans 
la  même  ignorance  et  le  môme  abrutisse- 
ment. Les  habitants  des  côtes  que  Ncarquc  vi- 
sita il  y  a  deux  tniUe  ans,  dit  Benjamin  Con- 
stant, au  rapport  de  M.  de  Carné,  ont  été  re- 


LAX  59(; 

BL\NC  SAINT- BONNET. 

«  Il  ne    peut  pas  plus  y  avoir  de  pensée 


sans  ses  paroles  que  de  figure  sans  ses  limi- 
tes. »  {De  l'unité  spirituelle,  t.  III,  p.  1170.) 
—  Voy.  plus  loin,  Origine  du  langage. 


trouves  par  nos  voyageurs  modernes  tels  que 
'es  observait  l'amiral  d'Alexandre.  Il  en  est 
de  même  des  sauvages  décrits  dans  l'antiquité 
pur  Agatharchide,  et  de  nos  jours  par  le  che- 
valier Bruce,  entourées  de  nations  civilisées, 
ces  hordes  sont  demeurées  dans  leur  abrutisse- 
ment. Le  besoin  ne  les  a  pas  instruites,  la  mi- 
sère ne  les  a  pas  éclairées.  Il  y  a  i)lus,  c'est 
que  les  sauvages  dédaignent,  repoussent  mô- 
me la  civilisation  quand  on  la  leur  présente. 
Jamais,  dit   Virey,    l'exemple  des  colons  des 


M.    I.E    DOCTKUR   IILXUD. 

«  Sans  la  parole,  la  pensée  serait  nulle, 
l'intelligence  muette  ne  pourrait  rien  pro- 
duire, comme  elle  ne  pourrait  rien  manifester. 
C'est  par  la  parole  intérieure  que  l'honmie 
pense  ;  c'est  en  se  représentant  à  lui-niônie 
les  objets  au  moyen  des  niots  (ju'il  conçoit  des 
idées,  comme  c'est  par  ces  mots  qu'il'les  ex- 
|)rime  ;  de  sorte  que  c'est  avec  une  grande 
vérité  que  l'on  a  dit  qu'il  pensait  sa  parole 
comme  i1  parlait  sa  pensée. 

«  La  parole  ne  crée  point,  mais  elle  fixe 
les     idées,    que   l'intelligence   combine    au 


£tats-i'nis  n'a  tenté  le  Uuron  ind''pendant,  le     moyen  des  expressions  qui  les  représentent. 


féroce  îraquois.  Les  jeunes  sauvpgcs,  élevés 
même  dans  les  villes  civilisées,  retournent 
avec  joie  à  leur  antique  existence  au  milieu 
des  bois,  dans  cette  délicieuse  insouciance  qui 
abjure  tout  travail  de  l'esprit  et  du  corps. 
Tels  sont  quelques-uns  des  faits  en  présence 
desijuels  nous  concluons  que  le  mutisme  n'a 
pu  èlie  la  condition  première  de  l'humanité, 
et  (|ue  si  l'homme  était  né  bote  sauvage,  comme 
le  voulaient  les  philosophes  du  dernier  siècle, 
il  ne  serait  jamais  devenu  VHomme. 
«  C'est  d'ailleurs  ce  que  l'expérience  tend 


Cette  union  des  idées  avec  la  parole,  qui  est 
telle  qu'elles  se  produ  sent  mutuellement,  est 
un  mystère  im[)énétiable.  La  pensée  n'est 
pas  la  parole,  mais,  sans  elle,  elle  ne  pour- 
rait naître  et  paraître  au  dehors.  A  son  tour, 
la  parole  n'est  pas  la  pensée;  mais,  sans  celle- 
ci,  elle  ne  pourrait  se  former  :  la  parole  sé- 
pare, dans  notre  esprit,  les  idées  les  unes  des 
autres,  et  en  fait  dis[»araître  la  confusion, 
comme  les  lignes  qui  terminent  la  surface  des 
corps,  et  qui  les  limitent,  nous  font  distin- 
guer tout  ce  qui  nous  entoure.  C'est  une  sorte 


n  prouver  d'une  manière  plus  directe  encore,     de  miroir  qui  réfléchit  fidèlement,  et  a  nous 


et  par  l'exemple  de  plusieurs  malheureux 
fiitants  trouvés  dans  les  bois  où  ils  avaient 
grandi  solitaires,  après  y  avoir  été  abandonnés 
«les  leur  bas  âge,  et  par  l'exemple  de  plusieurs 
sourds  et  muets,  élevés  dans  la  société,  mais 
privés  de  toute  instruction  :  on  sait  que  ni 
les  uns  ni  les  autres  n'ont  jamais  olfert  le 
momdre  indice  de  moralité.  Herder  a  dit  des 
di;riiiris  qu'on  en  a  vu  qui  ont  égorgé  leur 
frère  parce  qu'ils  avaient  vu  égorger  un  porc, 
et  qui,  sans  frémir,  lui  ont  arraché  les  en- 
tratlles  pour  mieux  imiter  ce  qui  s'était  passé 
sous  leurs  yeux.  Preuve  effroyable,  a-t-il 
ajouté,  de  ce  que  peuvent  d'eux-mêmes  l'en- 
tendement si  frêle  de  l'homme  et  les  sentiments 
de  l'espèce,  .\ussi  concIut-il,  tout  rationaliste 
qu'il  est,  i|ue  le  cerveau,  les  sens  et  les  mains 
nous  .auraient  été  inutiles,  même  avec  l'atti- 
tude droite,  si  le  Créateur  ne  nous  eût  accordé, 
pour  les  mettre  en  œuvre,  le  don  céleste  de  la 
parole.  C'est  aussi  la  conclusion  de  Fichte, 
autre  rationaliste  allemand,  mais  i«lus  illus- 
tre encore  que  Ilcrder.  Qui  a  instruit  les 
premiers  /tommes  ?  demande  ce  disciple  de 
Kant;  car  nous  avons  prouvé,  dit-il,  que  tout 
homme  a  besoin  d'enseignement.  Aucun  hom- 
me n'a  pu  les  instruire,  puisquon  parle  des 
premiers  hommes.    Il   faut  donc  qu'ils  aient 


môme  et  aux  autres,  tout  ce  (]ui  se  passe  au 
dedans  de  nous.  C'est  une  lumière  vive  qui 
éclaire  subitement  notre  âme,  et  qui  lui  fait 
concevoir  tout  à  coup  et  ce  qu'elle  sent  et  ce 
qu'elle  pense.  Si  les  mots  nous  manquent,  il 
n'y  a  qu'obscurité  dans  notre  esprit  ;  on  le 
voit  lorsque  la  mémoire  est  infidèle.  Enfin, 
les  idées  générales,  collectives,  abstraites,  si 
importantes  pour  les  relations  sociales,  sont 
encore  un  produit  de  la  parole;  et  jamais 
nous  ne  pourrions  les  comprendre  sans  cette 
jM-écieuse  faculté,  puisque,  ne  recevant  par 
nos  sens  que  des  impressions  dont  nous  ne 
pourrions  rien  généraliser  ni  abstraire,  nous 
ne  penserions  que  des  individualités. 

n  II  est  donc  évident  que,  sans  le  langage 
articulé,  l'homme  ne  concevrait,  comme  les 
animaux,  que  des  images,  n'éprouverait  que 
des  sensations,  et  ne  produirait  au  dedans  de 
lui  aucune  idée.  Tel  serait  le  soit  de  (;es  in- 
fortunés qui,  se  trouvant  privés  en  naissant 
du  sens  de  l'ouïe,  ne  peuvent  afiprendre  h 
parler,  s'ils  ne  recevaient,  par  l'éducation,  le 
langage  du  geste,  qui  supplée  celui  des  mots 
qui  leur  manquent.  Telle  est  la  destinée  dé- 
})lorable  des  idiots,  qui,  iiiférieurs  aux  brutes, 
parce  qu'ils  n'ont  pas  comme  elles  l'instinct, 
ne  con(;oivent  aucune  idée  parce  qu'ils   ne 


été  instruits  par  quelque  être  intelligent  qui     parlent  point,  ou  sont  privés  de  la   [)arole 


n'était  pas  homme,  jusqu'au  moment  où  ils 
pouvaient  s'instruire  réciproquement  eux-mê- 
mes. .\insi  le  récit  de  Moïse,  qui  fait  descen- 
dre une  révélation  sur  le  berceau  du  premier 
homme,  nous  parait  la  solution  la  plus  ra- 
tionnelle du  grand  problème  de  l'o-cinc  du 
langage.  » 


[)arce  qu'ils  ne  peuvent  penser  ;  qui  ne  tien- 
nent leur  existence  que  par  les  soins  de 
leurs  semblables,  et  montrent  ce  que  devient 
l'homme  lorsqu'il  ne  peut  exercer  sa  (lus 
f)récieuse  faculté.  »  {Traité  de  physiologie 
philosophique,  t.  II,  p.  276,  etc.) 

Dans  un  autre  endroit,   le   savant  doclcuf 


591 


LAN 


DICTIONNAIRE 


combat  ninsi  l'opinion  de  ceux  qui  admettent 
l'invention  Immaine  du  langage. 

«  L'jiomme  ne  peut  rien  ajouter  à  sa  natu- 
re; i!  ne  peut  créer  ce  qui  lui  est  nécessaire; 
il  ne  peut  que  le  mnditier.  Cette  proposition 
est  incontestable  ;  car,  pour  créer  ce  qui  lui 
csl  nccessairc,  il  faudrait  évidemment  qu'il  en 
fût  privé  ;  et  s'il  en  était  privé,  il  ne  pourrait 
point  être,  puisqu'un  être  n'est  qu'autant 
qu'il  possède  ce  dont  il  a  besoin  pour  exister. 
Dr  la  parole  est  nécessaire  à  l'homme,  car 
sans  elle  il  ne  pourrait  penser,  et  sans  pen- 
sée il  ne  pourrait  entretenir  son  existence. 
Donc,  d'après  cette  seule  considération,  il  est 
évident  qu'il  n'a  pu  créer  son  langage  arti- 
culé (166). 

«  Mais  en  voici  une  autre  preuve  plus  con- 
vaincante encore  s'il  est  possible.  Pour  créer 
une  langue,  il  faut  nécessairement  concevoir 
des  idées  générales,  abstraites,  collectives. 
Car  comment,  i)ar  exemple,  inventer  un 
substantif  sans  avoir  auparavant  l'idée  de 
l'objet  qu'il  représente,  un  adjectif  sans  con- 
cevoir des  qualités,  un  verbe  sans  connaître 
l'action  que  ce  mot  exprime,  un  adverbe^  nne 
pre'position,  s&ns  comprendre  les  rapports  de 
cette  action  qu'ils  représentent,  et  môme  une 
expression  quelconque  sans  avoir  auparavant 
l'iaée  du  mot  expression.  De  plus,  il  faut  né- 
cessairement communiquer  la  langue  que 
l'on  crée,  la  faire  comprendre  aux  autres, 
convenir  avec  eux  de  la  valeur  des  mois,  en 
convenir  avec  soi-même.  Mais,  pour  avoir 
CES  idées,  pour  établir  cette  communication 
mutuelle,  ces  conventions  réciproques,  la 
parole  est  absolument  nécessaire  ;  car  sans 
elle  nous  ne  pouvons  penser,  nous  entendre 
nous-même,  nous  faire  comprendre  aux  au- 
tres, et  comprendre  les  idées  qu'ils  nous 
communiquent  :  don.;  la  création  d'une  lan- 
gue quelconque  suppose  évidemment  un 
langage  articulé  préexistant  :  donc  incontes- 
tablement l'homme  n'a  pu  inventer  cette  ex- 
pression merveilleuse  ;  donc  elle  lui  a  été 
donnée...  Mais  à  quelle  époque  l'a-t-il  re- 
çue?..., Au  moment  même  où  il  a  commencé 
d'être,  car  il  n'a  pu  exister  avant  de  la  possé- 
der, puisqu'il  n'a  pu  être  sans  penser,  et  qu'il 
n'a  pu  penser  sans  parler  ;  û'où  il  faut  né- 
cessairement conclure  qu'il  a  été  créé  par- 
lant (167). 

«  Remarquez  encore  que,  si  l'homme  avait 
créé  lui-même  son  langage,  il  se  serait  écoulé 
nécessairement  un  certain  temps  pendant  le- 
quel il  n'aurait  point  parlé.  Mais  alors  com- 


DE  PHILOSOPHIE.  LAN  5f)2 

ment  se  seraient  établies  l'éducation  des  en- 
fants, la  coimaissance  des  devoirs  réciproques 
et  toutes  les  relations  sociales  sans  lesquelles 
il  ne  saurait  exister?  N'est-il  pas  évident  que 
le  langage  d'action,  ou  geste,  qui  se  borne  à 
l'expression  des  mouvements  de  l'âme,  et 
qui  ne  seit  à  celle  des  idées  (]ue  lorsiiu'il  est 
secondé  par  la  |)arole,  n'aurait  pu  lui  suiïire, 
et  qu'il  n'aurait  pu  être  par  cela  seul  qu'il 
n'aurait  pu  parler  ?  D'où  il  faut  encore  con- 
clure qu'il  a  toujours  possédé  la  parole,  et 
que»  comme  il  n'a  pu  êire  en  son  pouvoir  de 
se  la  donner  à  lui-même,  une  puissance  su- 
périeure l'en  a  doué. 

«  De  plus,  faisons  observer  que  l'homme,, 
existant  primitivement  sans  langage,  comme 
on  l'a  supposé,  n'aurait  jamais  pu  sentir  la 
nécessité  d'une  langue,  et  [)ar  conséquent 
l'inventer.  Semblable  alors  aux  animaux,  sa- 
tisfaisant, comme  eux,  ses  besoins,  il  n'aurait 
jamais  été  tenté  de  sortir  de  l'état  où  il  se 
trouvait,  et  il  serait  re>té,  comme  eux  ,  dans 
un  éternel  mutisme.  Il  n'aurait  jamais  {)u 
changer  sa  situation  primitive,  car  un  être 
quelconque  ne  sort  pas  de  l'état  qui  le  cons- 
titue ce  qu'il  est,  de  son  essence,  de  sa  na- 
ture, sans  cesser  d'exister. 

«  D'ailleurs,  l'homme  vivant  isolé,  puisqu'il 
était  sans  parole,  une  langue  inventée  par  un 
individu  n'aurait  jamais  pu  être  transmise  au 
reste  de  l'espèce,  qui  n'aurait  pu  la  comj)ren- 
dre  ;  car,  pour  qu'une  langue  soit  intelligi- 
ble, il  faut  avoir  des  termes  de  comparaiso» 
déjà  formés.  Mais,  en  supposant  que  l'ex- 
pression d'un  objet  physique  et  frappant  les 
sens  eût  pu  être  établie,  comprise,  projtagée 
parmi  les  individus  à  l'aide  du  geste  (ce  qui 
ne  se  peut,  puisque,  pour  inventer  une  ex- 
pression quelconque,  il  faut  avoir  nécessai- 
rement l'idée  de  l'objet  qu'elle  représente, 
et  pour  avoir  cette  idée  il  îaxii  parler) ,  il  se- 
ra toujours  reconnu  impossible  de  créer  des 
expressions  pour  des  objets  qui  ne  frappent 
point  les  sens,  qui  sont  des  généralités,  des 
abstractions,  telles  que  celles  de  matière, û' or- 
dre, de  mode,  de  figure^  de  mouvement,  de 
verbe,  de  temps,  d'aoriste^  de  syntaxe,  etc., 
et  de  les  faire  entendre  aux  autres. 

«  Enlin,  la  parole  entretient  l'existence  du 
corps  social,  par  les  idées  générales  et  col- 
lectives qu'elle  lui  fait  concevoir,  et  qu'elle 
seule  peut  donner.  Ces  idées  générales  éta- 
bli.>>sent  nos  relations  réciproques,  et  sans 
elles  nous  ne  pourrions  connaître  que  des 
individualités,   qui    ne  pourraient  sullire  à 


(JOC)  L'homme  par  sa  nalure  et  ses  destinées, 
ne  p'iii  exisier  sans  penser  au  moyen  de  la  parole. 
Si,  comme  les  nnim;iux,  il  ne  pensait  que  par  des 
sensations  el  des.  insages,  son  inieliigence  ne  pour- 
rait se  développer  convenablement,  et  se  nietiie  en 
rapport  avec  son  mode  naturel  d'exiatcncc.  Elle  ne 
lui  sntlirait  donc  point,  et  puisqu'il  n'a  pas  comme 
t'ux  rinslincl  ,  il  est  évident  qu'il  ne  pourrait 
êlre. 

Puis  donc  que  l'Iiomnie  ne  peut  pas  penser  sans 
parole,  dire  qu'il  a  inventé  sa  parole,  c'est  dire 
qu'il  a  inventé  sa  pen^e .  Mais  pour  inventer  la 
pensée,  ne  faut- il  pas  une  pensée  préexisianie  ,  car 
t'Uiuiueul  inventer  sans  venser  ?  Il  est  donc  évideul 


que  la  création  de  I»  parole  ne  lui  appartient  point, 
à  moins  qu'il  n'ait  créé  sa  pensée,  c'est-à-dire  qu'il 
se  soit  créé  lui-même,  ce  que  vraisemblableinem 
personne  ne  supposera. 

(167)  On  peut  démontrer  la  création  de  l'homme 
par  le  raisonnement  snivani.  L'Iiomme  n'a  pu  exis- 
ter avant  de  posséder  la  parole,  car  il  n'a  \)u  êire 
s-aus  penser,  et  il  n'a  pu  penser  sans  parler.  Mais  s:» 
parole  lui  a  été  donnée,  ul  on  ne  peut  la  concevoir 
isolée  de  l'être  qui  ilevail  l'extfrcer»  Donc,  puisqu'il 
n'a  pu  être  avant  de  l'avoir  rrtiwc,  (|u'elle  a  éié 
créée,  et  qu'il  a  dû  ixisier  avec  eUe,  il  est  cvideui 
qu'il  a  lui-même  éié  créé. 


593 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


b94 


l'existence  de  l'espèce.  Or  riiominc  a  toujours  objets  incorpoi-els  oui  ne  font  pouit  image, 

vécu  en  société,  donc  il  a  toujours  possédé  et  ne  peuvent  qu'à  l'aide  du  discours  ôtre  la 

la  parole.  matière  et  la  forme  du    raisonnement.  Mais, 

«  Ce  merveilleux  langage  est,  selon  l'ex-  de  toutes  les  combinaisons  ou  compositions 

pression  d'un  profond  penseur  de  nos  jours,  d'idées  ou  de  rapports,  la  plus  vaste,  la  plus 

comme  la  vie:  nous  en  jouissons  sans  con-  coinpliquée,  la  plus  intellectuelle,  et,  si  l'on 


naître  ce  qu'il  est.  Bien  loin  d'avoir  pu  l'in- 
venter, nous  ne  pouvons  le  comprendre.  11 
est  la  lumière  du  monde  moral,  le  lien  de  la 
société  par  les  lois  qu'il  rend  générales,  et 
par  les  idées  qu'il  exprime  ;  en  un  mot,  il 
règle  l'Iioiiime,  en  môme  temps  qu'il  expli- 
que l'univers  (168). 

H.   DE  BO.NALD. 

Nous  renvoyons  aux  ouvrages  de  ce  reli- 


peut  le  dire,  la  plus  déliée,  est  précisément 
le  langage  qui  renferme  toutes  les  idées  et 
tous  leurs  rapports,  et  qui  est  l'instrument 
nécessaire  de  toute  réflexion,  de  toute  com- 
paraison, de  tout  jugement.  C'était  donc  le 
moyen  de  toute  invention  qu'il  fallait  com- 
mencer par  inventer  ;  et  connue  la  pensée 
n'est  qu'une  parole  intérieure,  et  la  parole 
une  pensée  rendue  extérieure  et  sensible,  il 
fallait,  de  toute  nécessité,  que  l'inventeur  du 
gieuxet  profond  génie,  ouvrages  que  tout  le     langage  pensât,  inventât  l'expression  de  sa 
monde  a  lus  et  que  l'on  ne  peut  trop  raédi-     pensée,    lorsque,  faute  d'expression,  il   ne 
1er.  Nous  en  extrairons  le  seul  passage  sui-     pouvait  avoir  môme  la  pensée  de  l'invention. 


vant  : 

«....  Plîilosopbcs,  essayez  de  rétlécliir,  de 
comparer,  de  juger,  sans  avoir  préscjils  et 
sensibles  à  l'esprit  aucun  mol,  aucune  paro- 
le... Que  se  passe-t-il  dans  votre  esprit,  et 
qu'y  voyez-vous?  Rien,  absolument  rien;  et 
vous  ne  pouvez  pas  plus  percevoir  vos  pro- 
pres pensées,  lorsqu'elles  s'appliquent  à  des 
objets  incorporels,  comparer  les  unes  avec 


«  Familiarisés,  dès  le  berceau,  avec  le  lan- 
gage, que  nous  entendons  avant  de  pouvoir 
l'écouter,  que  nous  répétons  avant  de  pou- 
voir le  comj)rendre,  que  nous  parlons  sans 
cesse  ou  avec  nons-môme  ou  avec  les  autres, 
nous  ne  faisons  pas  plus  d'attention  à  cet 
art  merveilleux,  devenu  j)Our  l'honmie  sa 
l)ropre  nature,  qu'au  jeu  de  nos  j)Oumons 
ou  à  la  circulation  de  notre  sang.  La  j)aroIe 
les  autres,  et  juger  entre  elles,  sans  des  ex-     est  pour  nous  comme  la  vie,  dont  nous  jouis- 


pressions  qui  vous  les  représentent,  que  vous 
ne  pouvez  voir  vos  propres  yeux,  et  pronon- 
cer sur  leur  forme  et  leur  couleur,  sans  un 
corps  qui  en  réfléchisse  l'image. 

«  Et,  en  effet,  ce  ne  sont  pas  ici  des  objets 
f)liysiques,  des  objets  particuliers  ou  com- 
posés de  parties  qu'on  peut  voir  et  toucher, 
et  dont  il  suffit  de  se  retracer  la  figure,  0{)é- 
ration  de  la  faculté  d'imaginer  qui  s'exécute 
dans  la  brute  comme  dans  l'homme:  ce  sont 
des  relations  de  convenance,  d'utilité,  de 
nécessité;  ce  sont  des  idées  morales,  sociales 
ou  générales,  des  idées  de  rap[)orts  de  cho- 
ses et  de  personnes,  d'où  dériveront  bientôt 
des  lois  et  des  devoirs;  ce  sont  môme  des 
rapports  intellectuels  entre  des  êtres  physi- 


sons  sans  connaître  ce  qu'elle  est  et  sans 
réfléchir  à  ce  qui  l'entretient.  Et  cependant 
lôtre,  la  société,  le  temps,  l'univers,  tout 
entre  dans  cette  magnifique  composition  : 
l'être,  avec  toutes  ses  modifications  et  toutes 
ses  qualités;  la  société,  avec  ses  personnes, 
leur  rang,  leur  nombre  et  leur  sexe;  le  temps^ 
avec  le  jiassé,  le  présent  et  le  futur;  l'uni- 
vers enfin,  avec  tout  ce  qu'il  renferme.  Tout 
ce  que  la  langue  nomme  est  ou  peut  être  ; 
seuls,  le  néant  et  l'impossible  n'ont  [las  de 
nom.  Lumière  du  monde  moral  iiui  éclaire 
tout  homme  venant  en  ce  monde,  lien  de  la 
société,  vie  des  intelligences,  dépôt  de  toutes 
les  vérités,  de  toutes  les  lois,  de  tous  les 
événements,  la  parole  règle  l'homme,  or- 


ques ou  entre  ces  êtres  et  l'homme,  rapports  donne  la  société,  explique  l'univers.  Tous 

qui  deviennent  l'objet  de  tous    les  arts  et  les  jours  elle   tire   l'esprit  de    l'homme  du 

même  des  plus  hautes  sciences  ;  ce  sont,  en  néant,  comme,  aux  premiers  jours  du  monde, 

un  mot,  des  vérités  et  non  simplement  des  une  parole  féconde  tira   l'univers  du  chaos; 

faits  qu'il  faut    exprimer,    c'est-à-dire   des  elle   est  le  plus  profond   mystère  de  notre 


(IC8)  ill  c«i  impossil)le  à  f'Iioniiiie  de  produire 
d'aunes  sous  vocaux  on  arliciilés  que  ceux  qui  ré- 
snlleut  des  coinliin:»isoiis  réci|iror|»es  des  voyelles 
ei  des  consonnes  connues;  si  donc  il  a  iuvenié  la 
parole,  pourquoi  ne  peut-il  pas  créer  aujourd'iiui 
des  sons  nouveaux,  coumie  au  temps  où  il  invenla 
ce  précieux  lang,tge?  Kt  s'il  ne  peut  former  de  nou- 
veaux éléments  dans  celle  lonaion  expressive,  n'csi- 
il  pas  évident  qu'il  n\i  pu  le  faire  à  aucune  épo(|ue, 
M  iine,  par  consécjueui,  la  créiliou  de  la  paroi.'  ne 
lui  appartient  point? 

«  bira-i-ou  (|ue  cela  dépend  de  son  orj,'ani?aiiou, 
«lonl  les  mouvements  se  trouvent  renfermés  dans 
certaines  limites?  Vaine  objection  !  D\il)()rd  on  ne 
peut  ilélerminer  les  bornes  des  mouvements  des  or- 
ganes de  la  parole,  que  Ton  conçoit  pouvoir  être 
inliiiis.  llemarciuez  ensuite  que  celte  expression 
n'est  point ,  dans  son  essence  ,  un  objci  maiériej  , 
puisque  nous  nous  parions  à  nous-mcme  Inicrieu- 
icuicui,  et  que  nous  pensons  notre  parole,  bien 


que  nous  n'articulions  aucun  son.  C'est  donc  l'es- 
prit qui  parle  au  dedans  de  nous,  et  nous  n'em- 
ployons nos  organes  que  pour  manifester  au  dehors 
noire  pensée.  Mais  puisque  cette  expression  appar- 
tient essentieUement  à  l'èire  spirituel,  il  demeure 
évident  que  c'est  à  lui  qu'il  faut  en  attriliuer  lu» 
bornes.  D'où  il  faut  nécessairemeiii  conclure  qu  elles 
lienuenl  à  sa  nature,  (|u'elles  ont,  par  consé- 
(inenl,  toujours  exi^té,  el  que  la  parole  est  aujour- 
d'hui dans  ses  éléments  ce  (ju'elle  était  au  comiiKîu- 
ceinent  des  choses. 

4  Remarquez,  relativement  à  la  nalure  spirituelle 
de  la  parole,  une  pieuve  maidlesie  que  nous  eu 
olTie  l'enfant  qui  béj^aye.  Il  disiinj^ue,  en  elTet,  aux 
jnols  qu'il  entend,  liirii  <|n'il  ne  puisse  les  pronon- 
cer, les  oltjeis  ([u'ils  tlésignenl;  et  sa  parole,  im- 
parfaite au  dehors  à  cause  de  l'impeiieciioii  de  ses 
oiganes,  est  évidemment  parfaite  au  dedans,  puis- 
qii  elle  lui  fait  rtxonnaJtre  avec  exactitude  tous  les 
tjbjeib  qu'elle  représetitc.  »  (Id.,  ibid.,  p.  280-290.) 


K5  LAN  DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 

èlre,  et,  loin  d'avoir  pu  rinvcnlcr,  l'honimo 
Uf  ])riit  pas  môme  la  coaiprciidre.  " 

«  Coramenl  des  hommes,  dont  l'entcnde- 
menl  était,  avant  le  langage,  le  livre  fermé  de 
sept  sceaux,  avaient-ils  pu  découvrir  qu'au 
ujoyen  d'un  petit  nombre  d'articulations  de 
la  voix,  simples  ou  composées  (voyelles  ou 
consonnes),  la  langue  pouvait  exprimer  tou- 
tes les  pensées  qui  s'élèvent  dans  le  cœur  de 
l'homme,  tous  les  objets  que  la  nature  ou  la 
société  lui  présentent,  tous  les  accidents  du 
monde  physique,  toutes  les  idées  de  la  mo- 
rale, tous  les  événements  de  la  société,  les 
êtres  et  leurs  rapports,  l'homme  et  son  action 


LAN 


'M 


nom  ou  signe  parliculicr  cha(jup  année  d'un 
siècle,  cl)a(|ue  mois  de  l'année,  chaque  jour 
de  la  semaine,  chaque  heure  du  jour,  sous 
peine  de  confondre  dans  notre  souvenir  les 
temps  môme  les  plus  récemment  écoulés?  Le 
temps,  pour  l'homme  civilisé,  toujours  agité 
de  regrets  ou  de  désirs,  le  temps  n'est  jamais 
qu'au  passé  et  au  futur,  et  de  là  vient  que, 
dans  les  langues  des  peuples  les  plus  cultivés, 
les  modes  de  ces  deux  temps  sont  extrême- 
ment multipliés  :  pour  l'homme  brut  et  tel 
qu'on  le  suppose  sans  souvenir,  sans  pré- 
voyance, et  dont  la  vie  n'est  qu'un  jour,  un 
moment,  un  besoin,  le  temps  ne  peut  être 


Je  temps  et  ses  modes?  Je  veux  ciu'un  bruit,  qu'au  présent;  pour  lui,  le  passé  n'est  plus, 
un  son,  puissent  ajoutera  une  langue  déjà  1  avenir  n'est  pas,  et  les  idées  ou  les  expres- 
sions d'/»'er  et  de  Jcma/n  sont  aussi  éloignées 
de  son  esprit  qu'étrangères  à  ses  habitudes. 
«  Cette  philosophie  du  langage,  de  toutes 
les  sciences  peut-être  la  plus  difficile,  et  dont 
les  motifs  déliés  échappent  si  aisément  à 
l'attention  de  ceux  qui  en  font  leur  unique 
élude,  aurait-elle  pu  se  présenter  à  l'esprit 
d'hommes  sans  asile  constant,  sans  subsis- 
tance assurée,  satisfaits  de  trouver  chaque 
jour  à  soutenir,  contre  les  besoins  du  moment, 
une  existence  précaire ,  d'hommes  placés 
dans  un  élat  de  dénûment  absolu  et  de  la 
plus  profonde  ignorance  ?  Et  n'est-il  pas 
ridicule  de  faire  de  ces  êtres  dont  on  peut 
dire  que  l'entendement  (^tail  aveugle,  sourd 
et  muet,  autant  de  Descartes  et  de  Newtons, 
qui,  riches  de  toutes  les  connaissances  des 
siècles  antérieurs,  au  sein  de  l'abondance  et 
du  loisir,  entourés  de  secours,  et  disposant 
à  volonté  de  langues  toutes  formées  et  des 
moyens  d'en  fixer  les  expressions  par  l'écri- 
ture, ne  faisaient  au  fond  que  féconder  des 
germes  préexistants,  et  développer  des  véri- 
tés dont  les  éléments  étaient  connus?  Il  y 
avait  dans  le  monde  de  la  géométrie  avant 
Newton  et  de  la  philosophie  avant  Descartes; 
mais,  avant  le  langage,  il  n'y  avait  rien,  abso- 
lument rien  que  les  corps  et  leurs  images, 
puisque  le  langage  est  l'instrument  néces- 
saire de  toute  opération  intellectuelle,  et  le 
moyen  de  toute  existence  morale.  Tel  qu(i  la 
matière,  que  les  Livres  sainls  nous  repiésen- 
tent  informe  et  nue,  inanis  et  rncua,  avant  la 
parole  féconde  cpii  la  tira  du  chaos,  l'esprit 
aussi,  avant  d'avoir  entendu  la  parole,  est 
vide  et  nu;  ou  tel  encore  <iue  les  corps  dont 
aucun,  j)as  même  le  nôtre,  n'existe  à  nos 
yeux  avant  la  lumière  qui  vient  nous  mon- 
trer leur  forme,  leur  couleur,  le  litu  qu'ils 
occupent,  leurs  rapports  avec  les  corps  envi- 
ronnants, etc.;  ainsi,  l'esprit  n'existe  ni  pour 
les  autres,  ni  pour  lui-môme,  avant  la  con- 
naissance de  la  parole  qui  vient  lui  révéler 
l'existence  du  monde  intellectuel,  et  lui  ap- 
prendre ses  propres  pensées.  »  [Recherches 
sur  les  premiers  objets  des  connaissances  mo- 
rales, 1. 1,  p.  147  et  suiv.,  édil.  de  1826.) 


formée  un  mot  énonciatif  de  la  substance  ou 
de  la  qualité,  qui  rappelle  môme,  par  l'imi- 
tation, l'objet  que  l'on  veut  exprimer  :  cette 
onomatopée  rentre  dans  la  classe  des  sensa- 
tions plutôt  que  dans  celle  des  idées  ;  elle 
appartient  moins  à  l'intelligence  qu'à  l'imagi- 
nation, et  l'on  parle  avec  une  exactitude  tout 
à  fait  philosophique,  lorsqu'on  dit  d'un  pa- 
reil mot,  qu't7  fait  image.  Encore  faut-il 
observer  que  l'homme,  en  quelque  sorte,  a 
reçu  ces  mots  tout  faits  de  l'objet  qu'il  repré- 
sentent, et  ne  les  a  pas  inventés.  La  nature 
ihysique  a  son  langage,  et  celui-là  aussi, 
'honnue  ne  fait  que  le  répéter.  Ainsi  le  bruit 
e  plus  éclatant  et  le  plus  majestueux,  celui 
du  tonnerre,  a  été  ré[)été  dans  toutes  les 
langues  par  un  mot  (jui  fait  image,  t'\  qui 
imite,  autant  qu'il  est  possible  à  la  voix  arti- 
culée, l'objet  qu'il  veut  exprimer. 

«  Mais  comment  expliquer  la  formation  du 
verbe,  parole  })ar  excellence,  puisque  les 
Grecs  et  les  Latins  ont  donné  son  nom  à  la 
parole  même? 

«  L'homme  n'a  pas  besoin  de  parler  pour 
agir,  mais  il  en  a  besoin  pour  exprimer  qu'il 
a  agi,  ou  qu'il  agira;  qu'il  a  agi  dans  un 
passé  plus  ou  moins  reculé;  qu'il  agira  dans 
un  futur  plus  ou  moins  éloigne  ;  qu'il  a  agi  ou 
qu'il  agira  de  telle  ou  telle  manière.  Com- 
ment aurait-il  imaginé  de  désigner ,  avec 
quelques  mouvements  de  la  langue  et  des 
lèvres,  quelquefois  avec  une  seule,  articula- 
tion de  la  voix,  tous  les  états  de  l'homme 
moral  et  physique,  la  nature,  le  temps,  le 
mode  de  son  action  faite  ou  reçue,  indiquée, 
conunandée.  Unie,  passée,  présente  ou  fu- 
ture, sans  aucune  expression  préalable  qui 
put  aider  à  retrouver  sa  propre  pensée  dans 
les  infinies  combinaisons  qu'aurait  deman- 
dées 1  invention  laborieustî  du  langage,  si 
cette  invention  eût  été  possible?  Et  le  temps. 
Je  temps  si  unifoi  me  dans  une  vie  tout  ani- 
male et  tous  les  jours  uniquement  occupée 
des  mômes  besoins;  le  temps,  dont  le  som- 
meil, qui  remplit  la  vie  de  l'homme  sauvage, 
cllace  si  promjMement  la  trace  ,  comment 
l'iiomme,  dans  l'état  brut  où  on  le  suppose, 
aurait-il  pu,  sans  au(  un  signe,  en  distinguer 
les  ditl'érentes  époques,  les  rap[)eler  ou  les 
prévenir,  lorsque  nous-mômes,  dans  une  vie 
si  remplie  d'événements,  et  dont  les  jours 
inciuiets  ressemblent  si  peu  les  uns  aux 
autres,  H'jus  avons  besoin  de  marquer  d'un 


bon.m;t  (ch.vrles). 

«  L'orang-outang  ne  parle  point,  il  ne  pen- 
se donc  point;  car  pour  pensej-,  il  faut  par- 
ler. »  [Contemplation  de  la  vat.,  mi'  pailie, 

eh.  47.) 


%1 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


598- 


«  >0j  idoes  le>  plus  abstraites  oui  une  ori-  leurspfière  est  immobile.  L'homme  accumule 
gine  corporelle...  Nous  n'avons  ces  idées  lout  le  passé  au  profit  de  l'avenir.  L'individu, 
qu'à  l'aide  des  signes  qui  les  représentent,  et  ne  fait  pas  un  progrès  qui  ne  s'ajoute  au; 
ces  signes  sont  ligures,  sons,  mouvements,  fonds  commun.  Or,  que  seraient  ces  acqui- 
corjwi.  w  {Essai  analytique  sur  l'âme,  ch.  4.)      sitions  sans  le  langage  qiii  les  conserve  et  les 

transm(.'l?Ellesn'trvisleraientméme  pas  (169]. 

Otez  le  langage  à  l'homme,  toutes  les  facultés 


BOS>tET. 

«  Il  faut  reconnaître  qu'on  n'entend  point 
sans  imaginer  ni  sans  avoir  senti;  car  il  est 
vrai  que,  par  un  certain  accord  entre  toutes 
les  parties  qui  composent  l'homme,  l'Ame 
n'agit  pas,  c'est-à-dire  ne  nense  et  ne  con- 
naît pas  sans  le  corps,  ni  la  partie  intellec- 
tuelle sans  la  partie  sensitive. 

« Nous  ne  pensons  jamais  ou  presque 

jamais  à  quelque  objet  ipie  ce  soit,  que  le 
nom  dont  nous  l'aiipelons  ne  nous  revienne, 
ce  qui  manjue  la  liaison  des  choses  ({ui  i'ra[)- 
pent  nos  sens,  telles (lue  sont  les  noms,  avec 
nos  opérations  intellectuelles. 

«  On  met  en  question  s'il  peut  y  avoir  en 
cette  vie  un  pur  acte  d'intelligence  dégagé 
de  toute  image  sensible,  et  il    n'est  pas  in 


sont  inertes ,  il  n'existe  qu'un  animal  plus 
misérable  que  les  autres  ,  car  il  est  plus  im- 
puissant h  sa  naissance,  et  cette  comparaison 
de  son  impuissance  et  de  ses  destinées  esl 
un  puissant  argument  en  faveur  de  la  soli- 
darité  de  l'espèce.  »  (  Civilisation  primitive. 
p.  236.) 

M.  Eusèbe  de  Salles,  déraoiitranl  la  néces- 
sité d'une  révélation  primitive,  proclame  que 
l'intervention  du  Dieu  créateur  est  seule  adé- 
quate à  la  grandeur  de  l'itntiative  première. 

«  A  quoi,  dit-il,  ont  abouti  tous  ks  etforts 
pour  l'expliquer  par  d'autres  moyens?  recu- 
ler le  problème  dans  la  nuit  des  temps,  parmi 
des  hommes  préadamiles,  est-ce  le  résoudre? 
Ravaler   ces    hommes  à    la    condition    des 


eroyftbie  que  cela  puisse  être,  durant  de  cer-     brutes,  est-ce  ex[)liquer  leur  intelligence  (piasi 
tains  moments,  dans  les  esprits  élevés  à  une     divine?  Marier  ces  singes  à  des  anges  ,  esl-co: 


haute  contemplation,  et  exercés  durant  un 
très-long  temps  à  se  mettre  au-dessus  des 
Sens;  mais  cet  état  est  fort  rare,  et  il  faut 
parler  ici  de  ce  qui  est  oïdinaire  à  l'enten- 
dement. »  (Traite'  de  la  connaiss.  de  Dieu  et 
de  soi-même,  ch.  3,  §  14.) 

«  Sans  nous  égarer,  avec  Platon,  dans  ces 
siècles  inlinis  où  il  met  les  ûmes  en  des  états 
si  iNzarres  que  nous  réfuterons  ailleurs,  il 
suflTirait  de  concevoir  que  Dieu  e'i  nous  créant 


exclure  l'intervention  céleste?  «  (Histoire  gé- 
nérale des  races  huviainest  etc.,  p.  330.) 

Ces  observations,  parfaitement  justes,  vont 
directement  à  l'adresse  du  livre  d'ailleurs 
fort  remarquabledeM.de  Brotonne, riche  in- 
telligence que  le  rationalisme  a  trop  souvent: 
égarée. 


M.  nuciicz. 


M.  Bûchez,  après  avoir  traité  la  question 


a  mis  en  nous  certaines  idées  primitives  où  de  l'origine   de    l'homme  organique ,    s'ei- 

luit  la  lunnère  de  son  éternelle  vérité,  et  que  prime  ainsi  en  parlant  de  sa  création  spiri- 

ces  idées  se  réveillent  par  les  sens,  par  l'ex-  tuelle  ou  intellectuelle  : 
périence  et  {>ar  l'instruction   que  nous  rece-         «  L'honune  étant ,  ainsi  que  nous  venons, 

vous  les  uns  des  autres.  «  [Logique,  chap.  37.)  de  le  montrer,  seul  de  son  es|»ècc  et  mis  au 

«  La  liaison  des  termes  avec   les  idées  fait  monde  adultti,  complet  organiquement  cl  en^ 


qu'on  ne  les  considère  (lue  comme  un  seul 
tout  dans  le  discours  ;  l'idée  est  considérée 
comme  l'âme,  et  le  terme  comme  le  corps. 

«  Les  termes,  dans  le  discours,  sont  sup- 
posés pour  les  choses  munies  ;  et  ce  qu  on 
drl  ies  termes,  on  le  dit  des  choses.  »  [Ibid., 
èhap.  63.) 

M.   DE  ItRUTONMi:. 

Nous  ne  prétendons  pas  ranger  M.  de  Bro- 
tonne parmi  les  savants  (jui  admettent  l'ins- 
titution divine  du  langage.  'l'o-itefois ,  voici 
un  aveu  précieux.  Ce  sera,  si  l'on  veut ,  une 
contradiction;  mais  nous  n'en  serons  point 
surpris.  Nous  verrons  M  Cousin  signaler 
une  semb'ablK  inconsé(]uence  dans  Herder  ; 
plus  loin  M.  Cousin  lui-môme  nous  en  olfrlra 
un  exemple  remarquable. 

«  L'intelligence  et  le  langage,  dil  M.  de 
Brotonne  ,  man  henl  de  front.  Les  animaux 
ne  peuvent  ni  inventer  ni  généraliser.  Si  Ion 
observe  quehjuefois  en  eux  certains  phéno- 
mènes qui  ressemblent  à  l'expérience  et  à 
la  mémoire,  il  n'en  résulte  rien  pourl'ospècc- 

069)  Vous  (|iii  rejclfï  le  d(tii  tlivir,  Ou  !ait^;igo, 
prenez  ganlf.  Si  ricii  HC.petil  (Hrc  acquis  sans  lo 
Ijiigagciiui  tonieri'é  cl  liansinct,'(^oiinuai\.  le  l.iu- 


outre  nécessairement  doué  de  l'Ame  destinée 
à  constituer  la  substance  de  sa  personalité  et 
le  principe  de  son  activité,  l'homme  n'avail 
pas  encore  lout  ce  qui  lui  (Hait  nécessairo 
pour  se  conserver  et  pour  vivre.  Il  fallait 
encore  qu'il  pût  distinguer  le  bien  du  mal, 
qu'il  sût  agir  ou  s'abstenir  lorsqu'il  était 
convenable  ;  il  fallait  qu'il  pûl  avoir  des 
idées;  il  fallait  qu'il  sût  penser  et  raison- 
ner, etc.  Or,  on  est  inca|)able  de  rien  distin- 
guer si  l'on  ne  possède  pas  un  principe  de 
distinction;  on  n'agit  point  sans  but,  et  on 
ne  s'abstient  pas  sans  motifs;  on  n'a  point 
d'idées,  si  l'on  ne  porte  pas  (les  ju^emc  nts, 
et  l'on  ne  porte  pas  de  jugemetits,  si  l'on  no 
possède poHit  de  princi[)e  d'affirmation  ;  enfin, 
on  ne  pense  ni  on  ne  raisoinie  sans  signes, 
c'est-à-dire  lorsque  l'homme  ne  possède  point 
un  langage.  Il  fallait  (jue  l'honnne  possédât 
toutes  ces  facultés,  et  pour  (lu'il  les  possé- 
dât, il  fallait  qu'il  les  re(;ût  1  Or,  comment 
de  tout  temps  l'homme  a-t-il  acquis  le  pou- 
voir de  faire  toutes  ces  choses?  Par  une  voie 
unique  et  qui  ne  varie  pas,  par  la  voie  iné- 


gngc  6o.ra-l-il  liii-incnie  acquis,  cunscrvé  cl  trans- 
mis par  ["animal  ilonl  vous  allez  parler  toul  à 
i'Ucurc? 


rti 


^'^  \ 


599  LAN  DICTIONNAIRE 

vitable  de  renseignement  1  Que  si  renseigne- 
ment lui  manque,  toutes  ces  facull(^s  lui  font 
également  défaut.  Voilà  ce  que  l'expérience 
nous  apprend.  L'homme  a  donc  reçu  un 
enseignement  primilif,  et  c'est  ce  que  nous 
appelons  sa  création  inlelleciuelle. 

«  On  a  prétendu  que  l'homme,  abandonné 
à  lui-môme,  avait  pu  vivre  pendant  longtemps 
en  obéissant,  comme  les  animaux,  aux  lois  de 
son  simple  instinct.  Celte  opinion  est  erro- 
née ;  en  effet,  l'homme  est  de  tous  les  êtres 
vivants  celui  qui  a  le  moins  d'instincts.  Il  n'en 
possède  qu'un  seul  qui  ail  les  caractères  de 
ceux  qu'on  rencontre  chez  les  bôles;  mais 
cet  instinct  ne  peut  servir  que  dans  la  nre- 
juière  enfance  ;  c'est  celui  qui  lui  fait  cher- 
cher le  sein  de  la  n)ère  et  lui  fait  faire  le 
travail  très-compliqué  de  la  succion  et  de  la 
déglutition.  Quant  à  tout  le  reste  de  ce  (|ue 
les  animaux  font  saijs  l'avoir  appris,  l'homme 
est  obligé  de  rajtprendre;  il  apprend  à  !iiar- 
cher,  h  voir,  à  entendre  ,  etc.  En  un  mot. 
Je  développement  de  tout  ce  qui ,  chez  lui, 
doit  être  soumis  à  l'empire  de  la  volonté, 
est  subordojiné  à  la  nécessité  de  l'instruction. 
Voilh  pncore  ce  que  nous  montre  l'expérience 
de  tous  les  jours.  Il  a  donc  fallu  que  le 
couple  primitif,  et  né  adulte,  reçût  au  moins 
celte  première  instruction,  sans  laquelle  on 
ne  sait  user  rri  de  ses  membres  ni  de  ses 
sens  (170).  Mais  a-t-il  pu  acquérir  par  lui 
seul  les  principes  des  autres  connaissances 
qui  le  distinguent?  Des  matérialistes  répon- 
dent que  l'homme ,  pendant  la  durée  de  sa 
vie  instinctive,  a  recueilli  des  sensations,  les 
a  comparées  ou  a  senti  des  comparaisons , 
et  enfin  qu'il  a  formé  ou  encore  senti  des  abs- 
tractions. Les  éclectiques  disent  que  l'homme, 
aussitôt  qu'il  eut  senti  le  non-moi ,  eut  la 
révélation  du  moi  et  d'un  rapport  entre  ce 
moi  et  ce  non-moi  ;  ils  ajoutent  ensuite  qu'en 
réfléchissant  sur  ses  sensations,  il  a  découvert 
ie  général  dans  le  particulier,  c'est-h -dire  les 
absolus  qui  forment  le  fondement  de  la  rai- 
son, etc.  Nous  ferons  d'abord  remanjuerque 
ces  explications  sont  beaucoup  moins  claires, 
moins  naturelles  et  moins  simples  que  le 
thème,  posé  par  nous  tout  h  l'heure,  d'un 
simple  enseignement  donné  à  nos  premiers 
)iarents,  de  la  môme  manière  dont  ils  nous 
l'ont  transmis  eux-mêmes.  En  outre,  elles 
sont,  l'une  et  l'autre,  fondamentalement 
contraires  à  l'expérience.  Il  est  un  fait  qui 
est  aujourd'hui  démontré  en  philosophie , 
c'est  que  l'homme  ne  peut  penser  sans  signes, 
ou  sans  une  parole  quelconque.  Les  obser- 
vations recueillies  auprès  des  sourds  et  muets 
de  naissance  et  restés  {>endant  longtemps 
sans  instruction  ,  ont  mis  ce  fait  hors  «le 

(170)  On  |>eiit  comparer  l'Iionime  primilif  sor- 
tant :i(liil:e  des  mains  du  Créateur,  aux  aveugles 
adidies  quuin'  douijie  calaracle  (ongéiiiale  empé- 
diait  de  voir,  el  aux  .sourds  et  mn*jis  égaleaienl 
:ululies  qu*iiii  épaississcinenl  de  la  meud)rane  du 
tympan  euipéi  li:iil  d'entendre  ,  avcu^^les  el  sourds 
dont  une  opéraiion  vient  d'ouvrir,  loul  d'un  coup, 
ks  y»'ux  à  la  lumière  el  l'oreille  aux  vibrations  de 
l'air.  Il  se  pat^sc  un  grand  nombre  de  jours  avant 
que  les  uns  piiibscui  distinguer  des  sons  ou  enieii- 


DE  PITILOSOPIIIE. 


LAN 


600 


doute.  Or,  d'où  l'homme  a-t-il  reçu  le  lan- 
gageHI  l'a  inventé,  disent  les  matérialistes 
et  les  éclectiques,  en  nommant  ses  sensations 
au  fur  et  à  mesure  qu'il  en  sentait  le  besoin. 
Il  l'a  donc  trouvé  ,  selon  eux  ,  après  avoir 
senti  el  parce  qu'il  avait  senti.  Or,  sentir,  c'est 
avoir  une  idée  ;  sentir,  c'est  établir  une  dis- 
tinction, c'est  porter  un  jugement.  Comment 
l'homme  aurait-il  pu  avoir  une  idée  s'il  ne 
pensait  pas ,  c'est-à-dire  sans  un  langage  ? 
Comment  aurait-il  pu  établir  une  distinction 
ou  prononcer  un  jugement  sans  un  principe 
de  distinction  et  d'affirmation  positivement 
formulé  ,  c'est-à-dire  représenté  par  des 
signes  ? 

«  Ainsi  les  antagonistes  de  l'enseignement 
primitif  donné  à  l'homme  tournent  dans  un 
cercle  d'impossibilités  manifestes  ,  ou  de 
propositions  contredites  par  l'expérience.  » 
{Introduction  à  la  science  de  l'histoire,  t.  II, 
p.  227.) 

M.  Bûchez',  dans  son  Cours  de  philosophie 
aupoint  de  vue  du  catholicisme  et  du  progrès, 
soutient,  avec  la  supériorité  de  science  et  de 
talent  qu'on  lui  connaît,  la  nécessité  du  lan- 
gage pour  la  constitution  de  la  raison.  Nous 
ne  citerons  que  le  passage  suivant  : 

«  il  est  à  observer  que,  toutes  les  fois  que 
nous  n'avons  point  un  mot  pour  exprimer 
une  idée,  celle-ci  reste  vague,  obscure  :  nous 
ne  la  possédons  point  réellement,  il  faut  en 
excepter  seulement  celles  qui  se  rapportent 
directement  à  nos  besoins  de  conservation  , 
la  faim,  la  soif,  le  soiiiineil,  etc.  Il  est  certain 
qu'il  est  une  catégorie  entière  d'idées  que 
nous  ne  possédons  nullement  si  nous  n'avons 
le  mot.  Telles  sont  celles  qui  se  rapportent 
à  d'autres  existences  que  celles  des  choses 
physiques.  Par  contre,  il  est  aussi  à  observer 
que,  lorsque  nous  n'avons  que  le  mot,  même 
lorsqu'il  s'agit  d'existences  métaphysiques, 
nous  n'avons  point  l'idée,  h  moins  que  nous 
ne  possédions  urie  certaine  succession  de 
mots  qui  expriment  un  certain  rapport.  Ainsi 
le  mot  Dieu  ne  suffit  pas  pour  donner  l'idée 
de  Dieu,  à  moins  que  nous  ne  sachions  une 
certaine  suite  de  mots  qui  nous  ap|)rennenl 
quels  sont  les  rapports  de  Dieu  avec  les  autres 
êtres.  Il  faut  remarquer  encore  qi^e,  toutes 
les  fois  que  la  loi  des  rapports  change  ,  la 
nomenclature  ou  la  syntaxe  est  modifiée 
d'une  manière  analogue.  Ainsi  il  n'y  a  pas 
d'exemple  de  système  nouveau  de  civilisation 
d'idées  qui  n'ait  engendré  une  langue  nou- 
velle. 

«  Nous  nous  empressons  d'iirriver  aux 
observations  par  lesquelles  il  est  démontré 
que  tout  mot,  en  même  temps  qu'il  exprime 

dre;  il  est  nécessaire  que  les  uns  cl  les  autres  fas- 
sent l'édiicailoii  de  leurs  nouveaux  sens  ;  el  cepen- 
dant ces  liommi's  oni,  les  uns  el  les  autres  ,  une  in- 
telligence déjà  forti  ce  ;  ils  possèdent  le  langage  dos 
signes  ;  ils  ont  des  iitées.  Que  l'on  juge  à  (|neî  point 
il  clail  impossible  ipie  riiomme  primilif,  ilépourvn 
de  toute  idée,  pùi  seul  et  s;ins  guide  se  donner  iï 
liii-n  ème  celle  ëincaiion,  cl  vivre  en  allcudant 
qu'elle  fût  achevée. 


60 1 


L\.V 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


602 


une  i'iée  ,  représente  aussi  l'afllnnalion  d'un 
rapport. 

«  On  peut  se  borner  ici  à  saisir  les  aspects 
généraux  ,   laissant  à  chacun  le  soin  de  les 
niuitijilier  et  d'en  trouver  les  développements. 
Un  travail  de  détail  ou  seulement  un  peu  ap- 
profondi entraînerait  à  des  longueurs  inter- 
minables. Lorsqu'on  aurait  écrit  la  matière 
de    plusieurs    gros    dictionnaires  ,   on     se 
trouverait   n'avoir   pas    encore    tini.    Con- 
tentons- nous  donc  des  généralités,  choisis- 
sons les  principales  classes  de  mots  ,  et  n'es- 
savons  pas    plus  que   d'indiquer  le  carac- 
tère du  principal  des  rapports  qu'ils  expri- 
ment ;  car  tout  le  monde,  sans  se  livrer  à 
un  autre  examen  ,   admettra  que  ce  qui  est 
Nrai  sous  uti  aspect  l'est  pour  tous  les  autres. 
Les  classes  de  mots  dont  nous  allons  parler 
sont  les  verbes,  les  adjectifs,  les  substantifs 
et  les  conjonctions.  Or,  tous  les  verbes,  sauf 
le  verbe  être,  expriment  le  rapport  de  cau>e 
à  effet,  d'activiié  à  passivité,  etc.  Tous  les 
adjectifs  expriment  le  rapport  de  substance 
à  accident,   d'absolu  à  relatif,  etc.  Tous  les 
substaïUifs  ex|)riment  le  rapport  d'être  à  non 
ôtre  ,  de    créature   à  créateui',    de    plus  à 
moins,  etc.  Les  conjonctions  comme  le  nom, 
comme  l'emploi  l'indiquent  (e/,  car,  donc,  en 
e/l'et,  etc.),  expriment  les  rapports  de  suc- 
cessivité,  etc.  Nous  ne  pousserons  pas  plus 
loin  celte  énuraération.Elle  est  extrêmement 
incomplète,  mais  de  cela  môme  il  en  résulte 
luie  preuve  plus  grande  que  toute  idée  ou 
toute  afllrraation  ne  peut  exister  que  du  point 
de  vue  d'une  base  a'affirmalion.  En  ce  sens 
i!  est  vrai  de  dire  que  toute  idée  est  une  pro- 
position, selon  le  sens  qu'en  philosophie  et 
en  grammaire  générale   on  attache   aujour- 
d'hui à  ce  nom.  Ainsi  aimer,  aimant,  suppose 
un  rapport  entre  quelqu'un  (\u\  est  le  sujet 
ayant  pour  attribut  d'aimer,  et  quelqu'un  ou 
quelquechose  qui  est  aimé.  Ainsi  le  mol  chaise 
exprime  un  sujet  dont  l'attribut  est  d'avoir 
été   créé    f)Our  s'asseoir.    Ainsi  le   mot   bon 
exprime  qu'il  existe  un  sujet  dont  l'attribut 
est  d'être  jugé  tel  vis-à-vis  d'une  certaine 
Joi ,  etc.  Ces   remarques   pourront  paraître 
puériles  5  quelqueslecteurs;  mais  les  hommes 
qui   réfléchiront  verront  que  c'est  dans  les 
recherches  de  ce  genre  que  réside  le  moyen 
de  former  la  véritable  anatomie  de  la  pensée 
humaine.  Quant  h  nous  ,  nous  ne  nous  y  ar- 
rêterons pas  davantage,  persuadé  que  nous  en 
avons  assez  dit  pour   que    les  hommes  de 
bonne  foi  se  rangent  à   notre  avis.   (T.  l. 
p.  236.)  ^ 

«  Il  faut,  avant  que  l'enfant  prononce  un 
seul  mol,  que  son  oreille  soit  mille  et  mille 
fois  frappée  du  môme  son,  et,  avant  qu'il 
puisse  l'appliquer  et  le  prononcer  à  propos, 
il  faut  encore  mille  et  niille  fois  lui  présenter 
la  môme  combinaison  du  mot  et  de  l'objet 
auquel  il  a  rapport  :  l'éducation  ,  qui  seule 
peut  développer  son  âme,  veut  donc  être 
suivie  longtemps  et  toujours  soutenue;  si 
elle  cessait,  je  ne  dis  pas  à  deux  mois,  conune 
celJcdcs  animaux,  mais  mêmeàun  an  d'â-:e. 


l'ame  de  l'enfant  qui  n'aurait  rien  reçu  sr.rait 
sans  exercice,  et,  faute  de  mouvement  com- 
muniqué ,  demeurerait  inactive  comme  celle 
de  l'imbécile,  h  laquelle  le  défaut  des  or- 
ganes empêche  que  rien  ne  soit  transmis  ; 
et  à  plus  forte  raison,  si  l'enfant  était  né  dans 
l'état  de  pure  nature,  s'il  n'avait  pour  insti- 
tuteur que  sa  mère  holtcntote,  et  qu'à  deux 
mois  d'Age  il  fût  assez  formé  de  corps  pour 
se  passer  de  ses  soins  et  s'en  séparer  pour 
toujours, cetenfant  ne  serait-il  pas  au-dessous 
de  l'imbécile,  et,  quant  à  l'extérieur,  tout  à 
fait  de  pair  avec  les  animaux?  Mais,  dans  ce 
même  état  de  nature,  la  première  éducation, 
l'éducation  de  nécessité,  exige  autant  de  temps 
que  dans  l'état  civil ,  parce  que  dans  tous 
deux  l'enfant  est  également  faible,  également 
lent  à  croître  ;  que  ,  par  consé(|uent  ,  il  a 
besoin  de  secours  pendant  un  temps  égal; 
qu'enlin  il  périrait  s'il  était  abandonné  avant 
l'âge  de  trois  ans.  Or  celle  habitude  néces- 
saire ,  continuelle  et  comnmne  entre  lanière 
et  l'enfant  pendant  un  si  longtemps ,  suflit 
pour  qu'elle  lui  communique  tout  ce  qu'elle 
possède. 

«  Ainsi  cet  état  de  pure  nature  où  l'on 
suppose  l'homme  sans  pensée,  sans  parole, 
est  un  état  idéal,  imaginaire,  qui  n'a  jamais 
existé;  la  nécessité  de  la  longue  habilude 
des  parents  à  l'enfant  produit  la  société  au 
milieu  du  désert;  la  famille  s'entend  et  par 
signes  et  par  sons,  et  ce  premier  rayon  d  in- 
telligence, entretenu,  cultivé,  conmiuni(iué, 
a  fait  ensuite  éclore  tous  les  germes  de  la 
pensée  :  comme  l'habitude  n'a  pu  s'exercer, 
se  soutenir  si  longtemps,  sans  produire  dos 
signes  mutuels  et  des  sons  réciprotjues,  ces 
signes  ou  ces  sons,  toujours  répétés  et  gravés 
peu  à  peu  dans  la  mémoire  de  l'enfant ,  de- 
viennent des  exprc.<^sions  constantes;  quel- 
que courte  qu'en  soit  la  liste  ,  c'est  une 
langue  qui  deviendra  bientôt  plus  étendue  , 
si  la  famille  augmente ,  et  qui  toujours 
suivra  dans  sa  marche  tous  les  progrès 
de  la  société.  Dès  qu'elle  commence  à  se 
former,  l'éducation  de  l'enfant  n'est  plus  une 
éducation  purement  individuelle,  j)uisquc  ses 
parents  lui  communiquent  non-seulement  ce 
qu'ils  tiennent  de  la  nature,  mais  encore  ce 
qu'ils  ont  reçu  de  leurs  aïeux  et  de  la  société 
dont  ils  foni'partie  :  ce  n'est  })lus  une  com- 
munication faite  par  des  individus  isolés,  qui, 
comme  dans  les  animaux  ,  se  bornerait  à 
transmettre  leurs  simples  facultés;  c'est  une 
institution  à  laciuelle  l'espèce  entière  a  part , 
et  dont  le  produit  fait  la  base  el  le  lien  de 
la  société.  »  {Histoire  nalur.  des  quadrupè- 
des; nomenclature  des  singes,  t.  VIII,  édil.  de 
Rapet,  1818.  ) 

«  Un  empire,  un  monarque,  dit-il  encore, 
une  famille,  un  père,  voilà  les  deux  extrêmes 
de  la  société!  Ces  extrêmes  sont  aussi  le.s 
limites  de  la  nature;  si  elles  s'étendaient  au 
delà,  n'aurait-on  pas  trouvé,  en  parcourant 
toutes  les  solitudes  du  globe  ,  des  animaux 
humains,  privés  de  la  parole,  sourds  à  la  voix 
comme  aux  signes,  les  mâles  et  les  femelles 
dispersés,  les  petits  abandonnés,  >;  etc.? 
{Discotcrs sur  les  anininua: carnassiers.) 


003 


LAN 


DICTIONNAIHE  DE  IMIII^OSOIMIIE. 


LAN 


CiH 


CAUA.MS. 


«  Sans  sii^nes,  il  n'existe  pas  de  pensées.  » 
[Rapport  du  piiysique  et  du  moral,  eU;.) 

C\RD.ilLLAC, 

Prrtft'ssoiir  (lo,  {iliilosopliic  :tii  (•ollé;»«  »I«*  Boiirltoii, 
à  l'iiiicit'iitie  Ecule  iioriiiale  el  à  la  Facullc  des 
le  lires,  tic- 

«  Il  est  hors  de  doute,  el  d'ailleurs  nous 
aurons  occasion  de  le  démonlrer ,  que  si 
l'homme,  comme  l'animal,  qui  se  sc^pare  de 
sa  mère  aussitôt  qu'il  n'a  plus  besoin  de  son 
laitel  de  ses  soins,  se  développait  agrandis- 
sait dans  un  isolement  absolu,  et  hors  de  la 
société  pour  laquelle  il  est  fait,  nous  ne  re- 
trouverions plus  en  lui  le  môme  être.  Etran- 
ger à  l'ordre  moral,  il  resterait,  comme  la 


sont  réunis  dans  v.ne  même  étable,  ils  sont 
conduits  dans  les  mômes  pâturages,  el 
cependant  on  ne  saurait  dire  (ju'ils  forrHcnl 
entre  eu\  ce  que  nous  appelons  une  société. 
A  ienneni  ensuite  les  secours  mutuels  que  sa 
prêtent  les  individus  qui  habitent  ensemble;, 
ils  peuvent  bien  être  considérés  comme  le 
jrincipe  du  lien  qui  constitue  la  société,  mais 
e  besoin,  à  lui  seul,  serait  incapable  de  la 
'ormer  et  de  la  consolider;  car  du  m  ment 
où  le  besoin  cesserait,  la  société  sérail  dis- 
soute. Le  laiMe  chercherait  sans  doute  h 
s'attacher  au  fort;  mais  celui-ci,  le  considérant 
comme  unfardeau,  le  repousserait  sans  cesse^ 
el  la  société  ne  se  formerait  pas. 

«  Il  est  des  animaux  qui  vivent  ensemble, 
non  par  habitude  ou  par  contrainte,  comme 
ceux  (jue  nous  réunissons  dans  nos  basses- 


brute,  relégué  dans  l'ordre  physique  et  ma-      cours,  mais  par  besoin,  tels  que  les  castors,. 


lériel.  Ce  ne  serait  plus  cette  intelligimce  su- 
blime qui,  s'élevant  au-dessus  des  impres- 
sions des  sens  el  des  premiers  besoins  de 
la  vie,  embrasse  la  création  tout  entière  el 
parvient  jusqu'à  son  auteur.  Ce  ne  serait 
plus  ce  cœur  sensible  et  aimant  qui  étend 
et  agrandit  son  existence  en  la  partageant 
avec  ses  semblables.  Ce  ne  serait  plus  ce  roi 
(!e  la  création,  qui,  par  le  développement  de 
son  intelligence,  de  son  industrie  el  de  ses 
forces,  domine,  pour  ainsi  dire,  la  nature 
enlière,  dont  il  semble  soumettre  les  éléments 
à  ses  lois,  pour  en  faire  les  instruments  el 
les  agents  de  sa  volonté  ;  en  un  mol,  ce  ne  se- 
rait [)lus  l'homme. 

«  C'est  la  société,  c'est  l'éducation  qu'il  y 
reçoit,  qui  fait  l'homme  ce  qu'il  est.  Ainsi, 
pour  le  connaître  el  l'apprécier  exactement, 
et  surtout  pour  rendre  celle  connaissance 
utile,  il  faut  faire  la  part  de  la  nature  et 
celle  de  l'éducation  sociale  ;  distinguer  et 
séparer  ce  qu'il  se  doit  à  lui-môme  de  ce 
qu'il  doit  à  la  société,  dans  laquelle  il  se  for- 
me, se  développe  et  se  fortifie,  et  montrer 
comment,  par  les  secours  qu'il  en  reçoit,  cet 
être  si  petit,  si  faible,  si  borné  en  lui-même, 
devient  une  espèce  de  prodige,  qui  de  jour 
en  jour  voit  croître  Àidéfmimenl  sa  force  et 


es  abeilles,  les  fourrais,  etc.  Par  ces  réunions 
ils  nous  présentent  bien  une  espèce  d'imago 
delà  .«-ociété,  mais  elle  est  si  imparfaite,  que 
l'on  voit  évidemment  que  la  société  humaine 
porte  sur  des  rapports  d'une  tout  autre  nature. 

«  On  n'a  pas  besoin  de  réflexions  bien  j)ro- 
fondes  pour  reconnaître  et  constater  le  véri- 
table rapport  qui  unit  tous  les  hommes  en 
une  seule  famille,  en  fait  comme  un  seul 
corps,  et  parla  devient  le  principe  constitutif 
de  l'ordre  social.  Qui  ne  voit,  en  efl'el,  que  ce 
rapport  consiste  dans  la  communauté  de  sen- 
timents, d'atfeclions,  d'idées,  d'opinions,  de 
croyances,  etc.,  et  que  celle  communauté  ne 
peut  résulter  que  de  la  communication  des  es- 
prits, opérée  par  la  manifestation  réciproque 
de  sentiments,  de  connaissances,  en  un  mot 
de  pensées  de  toute  espèce? 

«Or  la  pensée, avectoutes  ses  modifications 
el  toutes  ses  variétés,  phénomène  intérieur 
pour  celui  qui  l'éprouve, n'a  rien  par  elle-même 
qui  puisse  faire  impression  sur  nos  sembla- 
bles ;  de  sa  nature  elle  est  incommunicable  ; 
el  si  l'homme  n'étaii  doué  de  la  faculté,  d'at- 
tacher à  la  pensée  des  signes  qui,  en  lui  don- 
nant, pour  ainsi  dire,  un  corps,  la  rendent 
sensible  et  propre  à  être  exactement  ap- 
préciée, il  serait  aussi  étranger  à  ses  sembla- 


sa  puissance,  par  de   nouvelles  découvertes  blés  que  les  animaux  le  sont  entre  eux  sous 

et  le  développement  progressif  des  arts  et  de  le  rapport  de  leurs  sensations.  Ce  sont  donc 

l'industrie.  les  signes  attachés  à  la  pensée  qui   lui  four- 

«  Pour  étudier  l'homme  sous  ce  point  de  nissenlle  moyen  de  communiquer  ses  sen- 

vue,  le  seul  véritablement  important,  il  faut  liments  el  ses  connaissances,  el  d  entrer  dans 

considérer  comment  cette  foule  immense  d'ô-  celteespèce  de  communauté  constitutive  de  la 

très,  ayant  chacun  une  existence  individuelle,  société  humaine. 

font  par  leur  réunion  une  famille,  dont  les  «  Ce  point  de  vue  suOit  pour    nous  laire 

diveis  individus  ne  sont  plus  que  les  mem-  comprendre  l'importance    des    signes  de  la 

bres,  d'où  il  résulte  que  chacun  est  moins  ce  pensée.  Il  n'est  pas  de  métaphysicien  qui  ne 

qu'il  est  par  lui-même  que  ce  qu'il  est  coin-  s'en  soit  occupé.   On  a  conimencé   d  abord 

me  membre  de  la  famille,  ou  comme  partie  par  rechercher  la  nature   du  signe  en  géné- 

du  tout  appelé  la  société  dans  laquelle  son  «al,  puis  ses  diverses  espèces,  et  enfin  quelles 

existence  propre  est  moins  intéressante  par  sont  les  choses   qui  peuvent  devenir  signe 

elle-même,  el  par  rapport  h  rindivi(lu,|qu'elle  de  la  pensée 


ne  l'est  par  ses   rapports  avec  le  tout  dont 
il  fait  partie. 

«  Cherchons  d'abord  ce  qui  constitue  la  so- 
ciété. Le  premier  fait  qui  se  présente  à 
l'observateur,  c'est  la  cohabitalion.  Mais  pou- 
vons-nous dire  que  vivre  ensemble  constitue 
la  société?  Les  mouluus  d'un  même  troupeau 


«  Celte  marche  que  suivent  la  plupart  d'en- 
tre eux  ne  nous  paraît  ni  la  plus  naturelle, 
ni  la  plus  propre  à  nous  éclairer  sur  la  nature 
el  les  effets  des  signes  divers  de  la  pensée. 
.\u  lieu  de  rechercher  ce  qui  peut  el  doit 
résulter  de  la  nature  de  l'homme,  de  celle  de 
Ui  pensée,  cl  du  signe  cji  général,  no  vau- 


6fi5 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


LAX 


C06 


dans  l'économie  inlellcctiielle  de  l'homnio; 
le  pouvoir,  presque  magique,  qu'elle  exerce 
sur  la  pensée,  qu'elle  crée  en  quelque  sorte, 
et  que  seule  elle  est  ca})ablc  de  développer. 
Aussi  l'étude  des  langues,  et  l'examen  de 
toutes  les  questions  philosophiques  aux- 
quelles elle  peut  donner  lieu ,  occupent  le 
premier  rang  dans  les  travaux  de  tous  les 
métaphysiciens,  quelles  que  soient  d'ailleurs 
leurs  oj)itiions  sur  les  vérités  et  les  doctrines 


paroi 
bien 


drail-il  pas  mieux  examiner  ce  qui  est,  étu- 
dier l'homme  tel  que  nous  le  trouvons,  vivant 
en  société,  et  communiquant  avec  ses  sem- 
blables au  moyen  de  la  parole  ;  observer 
tous  les  usages  qu'il  peut  faire  de  ce  signe, 
alin  d'en  apprécier  exactement  la  nature  et 
le  caractère  ;  préciser  les  fonctions  qu'il  rem- 
plit, les  secours  qu'il  fournit  à  l'intelligence  ; 
et  s'élever  ensuite,  si  on  le  juge  nécessaire, 
.^  des  considérations  plus  générales  pour  ap- 
précier les  autres  signes,  en  recherchant  en  que  les  langues  expriment, 
quoi  ils  peuvent  être  utiles,  s'ils  ont  pré-  <  Conime  on  trouve  les  langues  déposi- 

cédé  la  parole,  s'il  pourraient  y  suppléer,  etc.?     taires  de  toutes  les  doctrines,  on  voudrait  leur 

en  demander  les  principes  et  les  preuves. 

«  C'est  dnvs  la  struclure  et  le  génie  des 
langues  qu'il  faut  spécialement  étudier  le  gé- 
nie, le  caractère  et  les  mœurs  des  peuples  gui 
les  ont  parlées. 

«  C'est  dans  ce  que  les  langues  diverses  ont 
de  cojnmun  qu'il  faut  chercher  les  vérités 
fondamentales  de  l'ordre  moral,  et  les  prin- 
cipes qui  servent  à  les  démontrer. 

M  C'est  dans  les  langues  ,  unique  moyen  de 
tradition  et  de  témoignage  ,  qu'il  faut  cher- 
cher le  fondement  de  toute  certitude,  qui  n'en 
a  et  ne  peut  en  avoir  que  dans  l'autorité  uni- 
verselle, manifestée  par  ta  parole. 

«  C'est  dans  la  parole  qu'il  faut  chercher 


Il  sera  bien  plus  facile  alors  de  .se  rendre 
un  compte  exact  de  tous  ces  divers  phé- 
nomènes, parce  que  la  parole,  signe  de  tou- 
tes nos  pensées,  et  à  peu  près  le  seul  dont 
nous  nous  servions,  nous  aura  fourni  les  don- 
nées propres  à  résoudre  lesiiucstions  qu'on 
peut  laire,  et  sur  le  signe  de  la  pensée,  et 
général.    C'est    donc 'de   la 


î^ur 


le  signe  en 


parole  comme  signe,  expression  et  corps  de 
la  pensée,  que  nous  allons  nous  occuper. 

«  L'habitude  de  la  parole  contractée  dès 
noire  enfance,  nous  en  a  rendu  l'usage  si  fa- 
milier, qu'elle  paraît  nous  être  naturelle.  Par- 
tout et  dans  tout  les  temps,  les  hommes  se 
sont  servis  de  la  parole  dans  le   mônje  but, 


les  individus,  mais  dans  la  société,  or)  elles 
sont  conservées  et  transmises  par  la  parole. 
«  La  parole  bien  comprise ,  surtout  tors- 
qu'rtle  esi  devenue  vulgaire,  renferme  tou- 
jours la  vérité,  et  par  conséquent  en  fournil 
la  preuve. 

«  On  a  fait  de  profondes  recherches  sur 
l'origine  des  langues;  on  a  traité  avec  le  plus 
granil  intérêt,  et  connue  renCei  niant  des  con- 
sé«iuences  graves,  la  (lueslion  de  savoir  si 
les  langues  ont  |)u  ôlre  invenlées,  ou  si  elles 
ont  été  transmises  par  une  tradition  non  in- 
terrom[)ue,  de|)iiis  les  premiers  auteurs  du 
genre  humain,  aux(iuels  la  |)arolc  avait  été 
immédiatement  i-évélée  ;  et  cette  question 
agite  vivement  les  esprits. 

«  Un  de  nos  professeurs  distingués,  substi- 
tituant,  non  sans  succès  ,  l'étude  du  langage 
à  celle  des  idées ,  (|u'il  définit  le  sens  des 
mof.«,  explique  bien  plus  clairement  les  règles 
de  la  logique  par  les  rajiports  que  les  mois 
re(;oivent  de  la  manière  dont  ils  sont  em- 
ployés dans  le  discours,  argument,  raisonne- 
ment ,  que  par  le  rapport  des  idées  elles- 
mêmes  ;  car  ces  iap[)orts  ne  sauraient  être 
ap[)réciés  tant  que  les  idées  ne  sont  pas  ex- 
primées. 

«  Bull'on  a  dit  :  Le  style  est  tout  l'honirne. 

Tout  le    monde  a   admis  cette   proposition 

comme  un  principe  plein  de  vérité.  Le  style, 

en  etl'et,  manifeste  l'ordre  et  le  mouvement 

«  Tout  le  monde,  à  beaucoup  près,  n'a  pas     de  la  pensée  ;  et  c'est  dans  l'ordre  et  le  mou- 

admis  l'ensemble  des  doctrines  de  Condillac.      vemcntdela  pensée  que  consiste  la  force  de 

Des  esprits  d'un  ordre  supérieur  les  ont  mo-      l'intelligence. 

ditiées;  un  grand  nombre  d'écrivains  les  ont  «  Rousseau  a  dit  que  l'esprit  ne  marche 
combattues  avec  talent;  mais  chacun  s'ac-  qu'à  l'aide  du  discours.  En  effet,  sans  la  pa- 
corde  h  reconnoitre  l'importance  dp  la  parole      rôle,  ou  ne  conroil  ni  analyse,  ni  série  de 


lé,  l'erreur,  et  le  mensonge.  C'est  dans  la 
parole  que  l'intelligence  se  peint,  se  leflète 
tout  entière  ;  aussi  ce  n'est  que  dans  la 
parole  que  nous  pouvons  l'étudier  avec 
succès. 

«  Cet  aperçu  général,  (jue  nous  ne  faisons 
qu'indiquer,  parce  (ju'il  se  reproduira  dans 
nos  observations  sur  ce  précieux  insliument 
de  l'intelligence,  suffit,  sans  doute,  pour  nous 
faire  sentir  combien  l'étude  en  est  impor- 
tante. Au  reste,  cette  importance  n'a  jamais 
été  mieux  sentie  qu'elle  ne  l'est  de  nos  jours  ; 
car  aujourd'hui  toute  la  philosophie,  ou  du 
moins  le  principe  de  toute  philosophie , 
semble  se  trouver  dans  les  questions  auv- 
quelles  la  parole  donne  lieu. 

n  Condillac,  qui  a  très-bien  fait  sentir,  ((uoi- 
quc  peut-être  il  l'ait  un  peu  exagérée  ,  la 
puissance  de  la  parole,  a  élé  conduit,  par  ses 
recherches,  à  ces  deux  conclusions  :  (jue  les 
langues  sont  autant  de  méthodes  analytiques; 
et  qu'une  bonne  logique  se  réduit  à  une 
langue  bien  faite.  Quels  que  soient  les  re- 
proches dont  sa  doctrine  est  susceptible,  le 
fonds  de  vérité  (|ue  renferment  ces  deux  pro- 
positions, (pu  en  sont  les  conséquences  prin- 
ci|)ales,  a  fait  reconnaître,  partons  les  bons 
esprits,  l'influence  constante  de  la  parole  sur 
la  marche  ,  le  développement  et  la  direction 
esprit  humain. 


de 


607  LAN 

déductions ,  ni  passaije  régulier  de  vérilé  à 
vérité,  ni  abstraction ,  ni  raisonnement ,  en 
un  mot,  aucune  des  opérations  de  l'esprit  ; 
et  c'est,  en  partie,  dans  la  faculté  dont 
l'homme  est  doué  d'attacher  des  idées  à  des 
signes  artificiels,  et  particulièrement  à  la  pa- 
role, que  se  trouve  le  principe  de  sa  suoério- 
rité  sur  les  animaux. 

«  Cherchons  donc  à  découvrir  quelle  est  la 
nature  de  la  parole ,  à  déterminer  le  degré 
d'influence  qu'elle  exerce  sur  la  formation  el 
le  développement  de  l'intelligence  :  ne  crai- 
gnons pas  de  l'exagérer,  car  toute  la  force  de 
1  intelligence  est  dans  l'artifice  du  langage. 
Mais  en  reconnaissant  les  secours  innnenses 
que  nous  en  retirons  ,  tâchons  de  nous  pré- 
munir contre  ses  inconvénients;  car  plus  une 
arme  est  puissante,  plus  son  imperfection, 
el  surtout  le  mauvais  usage  qu'on  en  fait,  peut 
entraîner  de  dangers.  » 

M.  l'aBUÉ  C.-.nT'fN. 

Voy.  les  eitxilions  que  nous  avons  faites  de 
ses  écrits,  §  111. 

cii.vnMA. 

«  Sans  le  langage ,  toutes  nos  idées  géné- 
rales, toutes  nos  idées  abstraites  ,  réduites  à 
leur  propre  essence,  s'évanouiraient,  se  dis- 
perseraient aussitôt  que  l'esprit  les  perdrait 
de  vue ,  et  il  nous  faudrait  sans  cesse  les  re- 
faire. La  langue,  en  les  incarnant,  les  fixe  et 
les  solidifie;  grâce  à  elle,  l'abstraction,  la  gé- 
néralité ,  pures  conceptions,  prennent  un 
corps,  sesubstantifient,  el  vivent  par  là  d'une 
existence  indépendante.  »  [Essai  sur  te  lan- 
gage, p.  174.) 

LF.  I>.  CKASTEL. 

Voy.  ci-dessus  §  III,  col.  403. 

CONDILLAC. 

tf  Qu'est-ce,  au  fond,  que  la  réalité  qu'une 
idée  générale  et  abstraite  a  dans  notre  es- 
prit ?  Ce  n'est  qu'un  nom;  ou,  si  elle  est 
(|uel(iue  autre  chose,  elle  cesse  nécessaire- 
ment d'être  abstraite  et  générale. 

«  Les  idées  abstraites  el  générales  ne  sont 
donc  que  des  dénominations.  »  (  Logique  de 

CONDILLAC.) 

«  Si  vous  croyez  que  les  noms  vous  soient 
inutiles,  arrachez-les  de  votre  mémoire,  et 
essayez  de  réfléchir  sur  les  lois  civiles  et  mo- 
rales, sur  les  vertus  et  les  vices,  enfin,  sur 
toutes  les  actions  humaines,  vous  reconnaî- 
trez votre  erreur.  »  (Id.,  Art.  de  penser.) 

Condillac  regarde  le  langage  comme  un  don 
fait  à  l'homme  par  le  Créateur  : 

«  Adam  et  Eve,  dit-il,  ne  durent  pas  a  l'ex- 
périence l'exercice  des  opérations  de  leur 
âme;  en  sortant  des  mains  de  Dieu,  ils  furent, 
par  un  secours  extraordinaire,  en  état  de  ré- 
fléchir et  de.«e  communiquer  leurs  pensées.» 
(  Essai  sur  l'origine  des  connaissances  hu- 
maines, II'  partie,  p.  182.) 

Puis  aussitôt  il  commence  un  roman  : 

«  Mais  je  suppose  ,  ajoute-t-il,  que,  quel- 
que temps  après  le  déluge,  deux  enfants  de 
l'un  et  de  l'autre  sexe  aient  été  égarés  dans 


DICnONNAlUE  DE  PHILOSOPHIE.  LAN 


COS 


des  déserts  avant  qu'ils  connussent  l'usage 
d'aucun  signe.  La  question  est  de  savoir  com- 
ment cette  nation  naissante  s'est  fait  une 
langue.  »  (Ibid.) 

Singulière  hypothèse  I  Faire  une  langue  qui 
est  faite  I  Puisque  la  parole  a  été  donnée,  de 
votre  propre  aveu,  pourquoi  vous  ingénier  à 
faire  voir  comment  on  l'a  pu  trouver  ?  Si  le 
langage  artificiel  avait  été  une  chose  trou- 
vable,  un  trésor  du  hasard,  pouicpioi  n'avoir 
pas  laissé  le  soin  delà  découverte  à  Adam  et  à 
Eve,  et  l'avoir  réservé  au  jeune  couple  égaré  ? 
Et  si  le  premier  homme  ne  trouva  point, 
n'eut  môme  pas  la  peine  de  chercher  la  pa- 
role ,  pourquoi  deux  enfants  échappés  au 
grand  naufrage  du  genre  humain  auraient- 
ils,  malgré  la  décadence  intellectuelle,  eu 
plus  d'esprit  que  leur  aïeul,  et  se  seraient-ils 
formé  à  eux  une  langue  qu'il  avait  fallu  lui 
donnera  lui?...  Mais  il  est  inutile  de  s'arrêter 
à  réfuter  de  semblables  inventions. 

Nous  verrons  plus  loin  la  théorie  de  celle 
invenlion  du  langage  par  Condillac 

BENJAMIN  CONSTANT. 

«  On  a  recherché  l'origine  de  la  religion , 
comme  on  a  recherché  l'origine  de  la  société 
et  l'origine  du  langage.  L'erreur  a  été  la 
même  dans  toutes  ces  recherches.  On  a  com- 
mencé par  supposer  que  l'hoiiime  avait  existé 
sans  société,  sans  langage,  sans  religion... 
Mais  celle  supposition  impliquait  qu'il  pou- 
vait se  passer  de  toutes  ces  choses ,  puisqu'il 
avait  pu  exister  sans  elles.  En  partant  de  ce 
principe  on  devait  s'égarer.  La  société,  le  lan- 
gage et  la  religion  sont  inhérents  à  l'homme  ; 
leur  assigner  d'autres  causes  que  5a  nature  , 
c'est  se  tromper  volontairement.  [De  la  reli- 
gion, par  Benjamin  Constant,  1. 1,  liv.  i,  chap.  8, 
p.  lGi-163 

«  Tous  J  .'S  systèmes  religieux  el  politiques 
des  philosophes  du  dix-huitième  siècle  par- 
tent de  l'hypothèse  d'une  race  réduite  pri- 
niilivement  à  la  condition  de  brutes  err.«it 
dans  les  forêts  et  s'y  disputant  le  fruit  des 
chênes  et  la  chair  des  animaux. 

«  Mais  si  tel  était  l'état  naturel  de  l'homme, 
par  quel  moyen  l'homme  en  serait-il  sorti  ? 
Invocjuer  le  hasard ,  c'est  prendre  pour  une 
cause  un  mot  vide  de  sens  ;  le  hasard  ne 
triomphe  point  de  la  nature;  le  hasard  n'a 
j)oint  civilisé  des  espèces  inférieures  qui , 
dans  l'hypothèse  de  nos  philosofihes,  auraient 
dû  rencontrer  aussi  des  chances  heureuses. 

«  La  civilisation  par  les  étrangers  laisse 
subsister  le  problème  intact.  Vous  me  mon- 
trez des  maîtres  instruisant  des  élèves,  mais 
vous  ne  nie  dites  i)as  qui  a  instruit  les  maîtres  : 
c'est  une  chaîne  suspendue  en  l'air.  Il  y  a 
plus,  les  sauvages  re[)Oussent  la  civilisation 
quand  elle  leur  est  présentée.  Plus  l'homme 
est  voisin  de  l'état  sauvage,  plus  il  est  sla- 
tionnaire.  Les  hordes  errantes  que  nous  avons 
découvertes,  clair-semées  aux  extrémités  du 
monde,  n'ont  pas  fait  un  seul  pas  vers  la  ci- 
vilisation. Les  habitants  des  côtes  que  Néarque 
a  visitées  sont  encore  aujourd'hui  ce  qu'ils 
étaient  il  y  a  deux  mille  ans... 

«  11  en  est  de  mémo  des  sauvages  décrits 


609  LAN 

dans  rantiquilé  par  Agalharchide  ,  et 
jours,  par  le  chevalier  Bruce,  etc.  »  (lo 
p.  l'iT,  ctc  ) 

COURSOT, 

Recleiir  de  l'Acailt^uiie  de  Dijon. 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


CIO 


de  nos 
,  ibid., 


lui  qui  a  dit  ailleurs  cjua,  «  si  l'école  Ihéolo- 
gique  prt^lend  que  Dieu  seul  a  pu  inventer  le 
langage,  c'est  alin  d'aliaisser  l'esprit  humain.  » 
[Fragments  philosof)h.,  {.  U,  p.  73.) 


Le  lecteur  ne 
ce  que  le  père 


sera  pas  tâché  de  connaître 
de   l'éclectisme   moderne  a 


«  C'est  la  loi  fondamentale  de  l'esprit  liu-     î>'Ouvé  de  plus  fort  en  faveur  de  l'invention 

^ ""  '■' ' — "-^e.  Rien  n  est  plus  propre 


mani ,  qu'il  ne  puisse  s'élevei-  à  la  conception 
de  l'intelligence  qu'en  s'appuyant  sur  des 
signes  sensibles. 

«  Le  langage  est  la  condition  organicpie 
du  développement  de  toutes  nos  facultés  in- 
tellectuelles. »  [Essai  sur  les  fondemeuls  de 
nos  connaissances,  1. 1,  p.  203,  et  t.  II,  p.  12.) 

COUnT   Dt"  CÉBELIN. 

«  La  parole  I  Le  sujet  ne  peut  être  plus 
beau  !  C'est  la  parole,  cet  art  par  lequel  nos 
connaissances  ne  sont  pas  ««mplemenl  bor- 
nées à  celles  des  corj>s  dont  l'univers  est 
rempli,  mais  par  lequel  l'âme  d'un  homme 
se  montie  à  découvert  à  celle  d'un  autre,  cet 
art  qui  est  la  base  de  la  lumière  et  de  l'ins- 
truction, l'àme  de  la  société,  sans  lequel  l'uni- 
vers ne  serait  qu'un  vaste  désert ,  qu'un  as- 
semblage d'êtres  muets,  isolés,  incapables  de 
perfection,  sans  leipiel  il  n'y  aurait  point  de 
conespondanee  dune  famille  à  «ne  autre 
famille,  d'une  nation  à  une  autre  nation, 
d'un  siècle  à  un  autie  siècle;  art  qui  enlra 
nécessairement  dans  le  plan  de  la  Providence 
pour  faire  l'apanage  distinctif  de  l'homme, 
et  pour  rendre  complète  l'oeuvre  de  la  création. 
C'est  par  lui  que  les  hommes  se  soutiennent, 
se  consolent  et  s'encouragent,  qu'ils  peignent 
ce  que  l'univers  renferme  de  i)lus  indivi- 
sible, qu'ils  s'élèvent  juscpi'h  la  connaissance 
d'une  première  Cause  qui  leur  parle  par  ses 
ouvrages,  comme  ils  se  parlent  eux-mêmes 
par  les  tableaux  du  langage. 

«  Un  art  aussi  vaste  dans  ses  effets,  aussi 
lié  avec  noire  existence,  aussi  csst  ntiel  pour 
notre  bonheur,  aurait-il  été  livré  au  hasard? 
Aurait-il  absolument  dépendu  de  l'industrie 
humaine?  Celui  qui  créa  l'homme,  el  le  créa 
avec  les  organes  nécessaires  pour  pai  1er,  au- 
rait, si  on  ose  le  dire,  manqué  son  but,  s'il 
n'eût  pas  établi  entre  l'homme  et  l'instrument 
vocal  une  correspondance  si  intime  et  si 
prompte ,  qu'il  se  [)rêlât  à  l'instant  aux  be- 
soins de  ceux  auxquels  il  fut  donné,  s'il  n'a- 
vait pas  rendu  les  hommes  capables  de  parler, 
même  sans  etlort  et  sans  peine  ,  par  un  effet 
de  leur  nature  et  des  désirs  qui  en  sont  la 
suite.  »  [Le  Monde  primitif,  eic;  Discours 
prélim.,  t.I,  p.  17,  et  Grammaire,  in-4"!) 

H.  COCsIN. 

«  Le  langage  est  certainement  la  condition 
de  toutes  les  opérations  complexes  et  peut- 
être  de  toutes  les  opérations  simples  de.  la 
pensée.  »  [Cours  de  1819,  i"  partie,  p.  109.) 

Après  cela,  il  semblerait  qu'il  était  de 
ri;,'Ut;ur  de  conclure,  avec  M.  deBonald,  qu'il 
eût  fallu  posséder  le.  langage  pour  être  en 
état  de  l'inventer;  mais  une  pareille  codcjîs- 
sion  aurait  compromis  la  cause  du  raliona- 


humaine  du  langa; 

à  donner  une  idée  de  la  faiblesse  des  argu- 
ments auxquels  on  est  réduit  pour  soutenir 
une  cause  désespérée.  Des  phrases  arro- 
gantes, des  allirmations  tranchantes,  l'allure 
dun  homme  qui  se  sent  vaincu  et  qui  s'ef- 
force de  se  donnei'  un  air  de  triomphe,  c'est 
à  quoi  se  réduit,  pour  la  forme  et  pour  le 
fond,  l'argumentation  suivante  : 

«  Que  d'al'surdités  n'a-t-on  pas  entas<iéos 
sur  la  question  du  langage  et  des  signes! 
L'école  théologique,  poyr  abaisser  l'esprit 
humain,  prétend  (lueDieu  seul  a  pu  inventer 
le  langage!  Mais  la  difficulté  n'est  pas  d'avoir 
des  signes;  les  sons,  les  gestes,  notre  visage, 
tout  notre  corps,  exjiriment  nos  sentiments 
instinctivement,  et  souvent  même  h  notre 
insu;  voilà  les  données  primitives  du  langage, 
les  signes  naturels  que  Dii'u  n'a  laits  (]ue 
conmie  il  a  fait  toutes  choses.  Maintenant, 
pour  convertir  ces  signes  naturels  en  véri- 
tables signes  et  instituer  le  langage,  iU'aut 
une  autre  condition,  il  faut  qu'au  lieu  de 
faire  de  nouveau  tel  geste,  de  pousser  tel 
son  instinctivement  comme  la  première  fois, 
ayant  remarqué  nous-mêmes  que  d'ordinaire 
ces  mouvements  extérieurs  accomi>agnent 
tel  ou  tel  mouvument  de  l'Ame,  nous  les  ré- 
pétions volontairement,  avec  l'intention  de 
leur  faire  exprimer  le  même  sentiment.  La 
répétition  volontaire  d'im  geste  ou  d'un  son 
produit  d'abord  par  instinct  et  sans  inten- 
tion, telle  est  l'institution  du  signe,  propre- 
ment dit,  du  langage.  Cette  répétition  volon- 
taire est  la  convention  primitive  sans  laquelle 
toute  convention  ultérieure  avec  les  autres 
hommes  est  impossible;  or  il  est  absurde 
d'employer  Dieu  pour  faire  cette  convention 
première  à  notre  place  :  il  est  évident  que 
nous  seuls  pouvons  faire  celle-là.  L'institu- 
tion du  langage  par  Dieu  recule  donc  et  dé- 
place la  difficulté  et  ne  la  résout  pas.  Des 
signes  inventés  par  Dieu  seraient  pour  nous, 
non  des  signes,  mais  des  choses  qu'il  s'agirait 
ensuite  pour  nous  d'élever  à  l'état  de  signes, 
en  y  attachant  telle  ou  telle  signification.  Le 
langage  est  une  institution  de  la  volonté 
travaillant  sur  l'instinct  et  la  nature.  Mais 
ôtez  la  volonté,  il  n'y  a  plus  de  répétition 
libre  possible  d'aucun  signe  naturel,  il  n'y 
a  plus  devrais  signes  possibles,  et  la  sensi- 
bilité toute  seule  n'explique  pas  plus  le  lan- 
gage que  l'intervention  de  Dieu.  Enfin,  ôiez 
la  volonté,  c'est-à-dire  le  sentiment  de  la 
personnalité,  la  racine  du  je  est  enlevée,  il 
n'y  a  plus  de  verbe,  expression  de  l'action 
el  de  1  existence  :  il  n'est  pas  plus  au  pouvoir 
de  Dieu  qu'il  n'appartient  au  sens  et  à  l'ima- 
gination de  nous  en  suggérer  la  moindre 
idée.  »  [Fragm.  phil.,  l.  II,  p.  734,  3'  édit.) 

Voici  comment  ce  passage  a  été  réfuté  e» 


iisme  ;  M.  Cousin  s'est  bien  gardé  delà  faire,      quelques  mots  par  M.  Roux-l.avergne 


(Il  LAN 

«  Nous  aurions  h  présenter  Ih-dessus  de 
numbrcuses  observations.  Il  nous  suffira  de 
l'aire  remarquer,  en  premier  lieu,  que  le 
chef  de  l'éclectisme  prête  {gratuitement  à  Vé- 
cole  Ihéologique  des  motifs  imaginaires,  et 
qu'après  l'nvovr  calomniée,  il  ne  cite,  ni  par 
conséquent  ne  réfuie,  aucune  des  raisons 
sur  les(iuelles  elle  appuie  l'opinion  qui 
émeut  si  fort  la  bile  de  M.  Cousin.  Nous  de- 
manderons, en  second  lieu,  de  quel  crime 
cette  école  est  coupable  pour  avoir  montré  à 
l'homme  les  limites  vraies  et  infranchissables 
de  sa  puissances  intellectuelle.  Et,  s'il  y  puise, 
comme  il  le  doit,  une  leçon  d'humilité,  ne 
faut-il  pas  remercier  ceux  qui  lui  ont  mé- 
nagé un  remède,  très-nécessaire  assurément, 
à  la  superbe  dont  il  est  si  malheureusement 
alîligéf  L'école  que  l'on  gourmande  d'une 
façon  si  magistrale,  enseigne  :  1°  que  la  so- 
ciété humaine  et  son  imlispensable  instru- 
ment, le  langage  articulé,  sont  l'œuvre  de 
Dieu;  2°  que  la  parole  est  aussi  l'instrument 
nécessaire  de  la  raison  individuelle.  Et  parce 
(|ue  l'homme  ne  pouirait  inventer  la  parole 
sans  jouir  du  plein  exercice  de  sa  raison, 
l'école  théologique  tire  de  là  une  preuve 
nouvelle  et  irréfutable  qu'il  n'est  pas  l'au- 
teur de  la  parole.  En  attribuant  cette  inven- 
tion à  l'homme,  M-  Cousin  se  range  parmi 
ceux  qui  font  précéder  la  société  par  l'étal  de 
nature.  Il  ne  pouvait  donc  pas  se  dispenser, 
en  proposant  son  avis  sur  les  signes,  de  dis- 
cuter contradictoirement,  dans  ses  princi- 
paux arguments,  la  thèse  de  l'école  théolo- 
gique. 

«  Avant  de  trancher  la  question,  il  devait  en 
outre  appliquer  mieux  qu'il  ne  l'a  fait  le  prin- 
cipe du  caractère  essentiel  des  idées.  Le 
signe  est-il,  oui  ou  non,  un  de  ces  carac- 
tères, leur  caractère  commun  et  indéfectible 
dans  l'état  actuel  de  notre  nature?  Voilà  ce 
qu'il  impoi  tait  de  décider. 

«  Mais  voyons  sa  théorie.  D'après  M.  Cou- 
sin, le  langage  vient  de  Dieu,  en  ce  que  les 
signes  naturels  et  les  instruments  des  signes 
artiticiels  en  viennent;  il  est  aussi  d'inven- 
tion humaine,  parce  que  c'est  l'homme  qui 
a  fécondé  par  la  réflexion  les  moyens  qu'il 
tenait  de  Dieu.  Nous  résumerons  très-exacte- 
ment sa  pensée  en  disant  que  l'invention  du 
langage  n'est  autre  chose  que  la  répétition 
volontaire  des  signes  spontanés,  en  d'autres 
termes,  que  la  transformation  des  signes 
spontanés  en  signes  réfléchis. 

«  Par  signes  spontanés,  M.  Cousin  entend 
les  signes  naturels.  Or  ces  signes  ne  sont 
autre  chose  que  les  phénomènes  sous  les- 
quels nous  apparaissent  les  réalités  concrètes, 
et  des  trois  conditions  nécessaires  pour  que 
les  trois  éléments  de  la  notion  complète  de 
ces  réalités  soient  déterminées,  les  signes 
naturels  n'en  remplissent  qu'une,  puisqu'ils 
n'e!spriment  que  l'attribut.  D'ailleurs,  com- 
ment les  signes  naturels  pourraient-ils  être 
transformés  en  signes  réfléchis,  si  notre  raison 
ne  pouvait  s'exercer?  Or  il  est  manifeste 
qu'elle  ne  le  peut  qu'à  la  condition  de  con- 
naître l'universel  et  l'abslrait,  et  qu'elle  ne 

Valise  celle  condition  qu'à  l'aide  des  signes 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE 


LAN 


612 


artificiels  qui  en  doivent  déleriuiiK'r  l'idée. 
L'existence  des  signes  artificiels  précède 
donc  en  nous  tout  acte  de  réflexion;  d'où 
il  suit  qu'ils  ne  peuvent  pas  être  une  trans- 
formation des  signes  naturels  ou  spontanés, 
et  que  ces  derniers,  au  contraire,  |)Our  avoir 
une  valeur,  doivent  être  interj)rétés  à  la  lu- 
mière des  signes  artificiels  ou  réfléchis.  .Nous 
concluons  de  là  que  le  langage  est  d'origine 
divine,  non-seulement  quant  aux  signes  na- 
turels et  aux  instruments  organitjues  des 
signes  artificiels,  mais  encore  quanta  la  créa- 
tion immédiate  de  ces  signes. 

«  Le  caractère  le  plus  général  et  le  plus 
extérieur  des  idées  est  donc  la  nécessité  du 
signe.  Après  celui-là  s'ofirent  immédiatement 
les  deux  caractères  signalés  par  Platon,  par 
Aristote,  par  saint  Thomas,  par  les  scolas- 
tiques  avant  de  l'être  par  Leibnitz  et  par 
M.  Cousin,  savoir  le  particulier  et  l'universel, 
le  c(tntingent  et  le  nécessaire,  etc.,  etc.  Nous 
admettons  cette  distinction,  et  selon  que  les 
idées  sont  marquées  de  l'un  ou  de  l'autre 
caractère,  nous  les  rapportons  à  des  sources 
différentes  :  les  particulières  et  les  contin- 
gentes à  l'expérience,  les  universelles  et  les 
nécessaires  à  la  raison.  Nous  pensons  aussi 
avec  saint  Thomas,  suivi  en  cela  par  M.  Cousin, 
que  la  connaissance  humaine  débute  par  le 
contingent  et  par  l'expérience,  et  que  la 
raison  termine  l'œuvre  en  dégageant  le  né- 
cessaire du  contingent,  l'universel  du  parti- 
culier. 

«  Le  langage  étant  donné,  la  connaissance 
huniaine  a  trois  sources  :  l'expérience ,  la 
raison  et  la  foi. 

«  L'expérience  est  double.  Elle  n'est  autre 
chose  que  notre  faculté  de  connaître,  perce- 
vant, d'une  part,  le  monde  extérieur  à  l'aide 
de  nos  cinq  sens,  et,  de  l'autre,  les  phéno- 
mènes qui  nous  révèlent  notre  âme  à  l'aide 
de  la  conscience. 

«  Tout  ce  qui  est  visible  pour  nous  dans 
les  faits  extérieurs  et  intérieurs  compose  le 
domaine  de  notre  double  expérience.  Mais 
nous  ne  voyons  pas  seulement  les  faits;  nous 
voyons  aussi  la  nature,  les  rapports,  les  lois 
des  faits,  en  d'autres  termes,  toutes  les  vérités 
qu'ils  impliquent  et  qu'ils  supposent.  C'est 
là  la  fonction  de  la  raison. 

«  La  raison  entend  le  vrai,  comme  dit 
Bossuet.  Or,  dans  les  vérités  qu'elle  nous  dé- 
couvre, aussi  bien  que  dans  les  faits  que 
l'expérience  aperçoit,  il  y  a  des  choses  que 
nous  voyons,  et  des  choses  que  nous  ne 
voyons  pas. 

«  L'expérience  et  la  raison  ont  pour  objet 
les  éléments  visibles  de  notre  coniiaissance. 
Les  éléments  invisibles  qui  peuvent  s'y  ren- 
contrer sont  les  objets  de  la  foi.  L'expérience 
et  la  raison  sont  fondées  sur  l'évidence  de 
la  perception  intuitive;  la  foi  s'a[)puie  sur 
l'autorité  du  témoignage.  »  {De  la  philosophie 
de  l'histoire^  p.  254.) 

CUVIEfl   (LE  B\noN  G.). 

«  Celte  disposition  à  exprimer  une  idée 
très-générale  par  un  signe  commun  est  ce 


cr, 


LAN 


qui  caractiMisc  l'espèce  lumiaiiie,  et  ce  qui 
ost  le  germe  de  toutes  ses  facultés  intellec- 
tuelles; car  ce  n'est  qu'au  moyen  des  idées 
fïénérales,  exprimées  par  des  signes  qu'elle 
lait  des  jugements,  des  raisonnements,  et 
toutes  les  autres  opérations  purement  in- 
tellectuelles. »  [Hist.  des  sciences  naturelles, 
t,  V,  p.  166.)  —  Yoy.  encore  ci-dessus, 
§  m,  note  92. 

CAMinO.N, 

Professeur  de  pliilosopliie  à  i'Ecolc  normale  ,  etc. 

n  Que  l'homme  ne  puisse  avoir  des  idées, 
de  véritables  idées  sans  mots,  rien  de  plus 
constant.  »  {Essai  sur  l'histoire  de  la  philoso- 
phie eu  France,  au  xix'  siècle.) 

M.  DE  CÉRANDO. 

«  L'homme  privé,  dès  sa  naissance,  du 
commerce  de  ses  semblables  et  de  l'usage  de 
tous  les  signes  que  ce  commerce  r.ous  con- 
duit à  instituer,  ne  s'élève  point  au-dessus 
du  cercle  étroit  dans  lequel  végète  la  brute 
que  nous  vouons  au  mépris,  et  h  laf|uclle 
nous  daignons  à  peine  accorder  quehiuc  por- 
tion de  notre  intelligence.  On  connaît  l'iiis- 
toire  du  jeune  homme  trouvé  dans  les  forêts 
de  la  Lithuanie,  qui  donna  lieu  aux  observa- 
tions consignées  dans  les  Mémoires  de  l'Aca- 
iléiiiie  des  sciences.  On  connaît  celle  de  la 
sauvage  chanq)enoise.  On  sait  qu'ils  ne  dif- 
féraient en  rien  des  animaux  au  milieu  des- 
quels ils  s'étaient  trouvés  jusqu'alors  exilés. 
Ils  avaient  leurs  penchants,  leurs  habitudes, 
leur  industrie;  rien  en  eux  n'annomjait  la 
présence  de  cette  raison  qui  rélléchit,  qui 
combine,  qui  règle  toutes  nos  facultés ,  et 
fait  de  l'homme  un  être  pensant.  Quel  est 
donc  cet  art  admirable  à  la  présence  duquel 
l'homme  s'éveille  et  commence  à  6tre  lui- 
même,  les  sociétés  naissent  et  se  forment, 
l'industrie  prend  son  essor,  tous  les  prodiges 
de  la  raison  se  manifestent,  et  dont  la  puis- 
sante influence  était  attendue  pour  féconder 
le  vaste  champ  oij  sont  déposés  tous  les 
germes  des  facultés  humaines? 

«  11  est  impossible  de  méditer  quehpies 
instants  avec  attention  ce  grand  et  étonnant 
problème  :  L'homme  élevé  par  l'usage  des 
signes  à  la  dignité  d'homme,  sans  s'aperce- 
voir (ju'il  doit  renfermer  les  plus  précieuses 
et  les  plus  importantes  données  pour  la  so- 
lution des  problèmes  qui  composent  l'étude 
de  l'intelligence  humaine.  »  {Des  signes  et  de 
iart  de  penser,  \.  I,  Jntroduct.,  ]).  1  ;  Paris, 
an  VIll:  ouvrage  devenu  rare  et  cher.) 

«  Quelles  que  soient  les  facultés  que 
l'homme  tenait  déjà  des  bienfaits  de  la  nature, 
ces  facultés,  sans  le  secours  du  langage,  se- 
raient en  nous  oisives  et  impuissantt^s  ;  elles 
ne  pourraient  pas  davantage  engendrer  la 
pensée,  riue  le  beau  génie  de  Lavoisier  n'eût 
su  renouveler  la  face  de  la  cliimie  s'il  se  fût 
trouvé  dépourvu  d'instruments  et  de  ma- 
chines. »  Id.  ibid.,  p.  7.) 

«  Sans  le  langage,  la  réflexion  serait*  tou- 
jours stérile;  c'est   lui    qui    détermine  son 


psvr.iioLor.iE.  lan  614 

activité  et   ses  progrès.  »   (In.   ibid.,  t.  Il, 

}).  250.) 

DÉMOCR.TE, 

{De  uaima  iiumana  ) 
langue  est  la  mère  du  langage  et  la  messa- 


gère de  l'âme.  » 

H.  M.  II.   DESCII\MPS. 

«  L'homme,  hors  de  la  société,  n'aurait  ni 
sa\oir,  ni  parole  ;  il  serait  une  brute.  «  {Mé- 
thude  naturelle  d'Lthnologie,  1'  livraison.) 

PESTLTT    DE  TIl.VCï. 

«  Sans  les  signes,  nous  ne  penserions 
presque  pas.  »  [Idéologie,  ch.  17. 

DUC.ILD-STEWART. 

«  Il  résulte  de  l'exposé  que  j'ai  fait  ci-des- 
sus des  théories  le  plus  communément  reçues 
sur  la  perception ,  que  la  })Iupart  des  philo- 
sophes ont  supposé  certaines  images  ou  es- 
pèces transmises  à  l'Ame  par  les  sens,  au  nioyen 
desi|uel  les  nous  avons  la  perception  des  objets 
extérieurs.  J'ai  tAclié  de  faire  voir  que  cette 
opinion  est  le  résultat  de  quelques  préjugés, 
suggérés  naturellement  par  les  phénomènes 
du  monde  matériel.  La  môme  suite  de  pen- 
sées a  conduit  ce  philosophes  à  supposer 
que,  dans  toutes  les  autres  opérations  de 
l'esprit,  il  y  a  certaines  idées,  distinctes  do 
l'esprit  lui-môme,  qui  sont  en  lui,  et  que  ce 
sont  ces  idées  qu'il  faut  considérer  comme 
les  vrais  objets  de  nos  pensées.  Lorsque  je 
me  rappelle  la  figure  d'un  ami  absent,  par 
exem|)le,  on  suppose  que  l'objet  de  ma  pen- 
sée est  l'idée  de  cet  ami,  que  j'ai  reçue;  par 
les  sens  et  que  j'ai  retenue  à  l'aide  de  la 
mémoire.  Lorsque,  par  un  eflort  d'invention 
poétique,  je  forme  une  combinaison  imagi- 
naire, on  suppose  de  même  que  les  parties 
que  je  combine  existaient  dans  mon  esprit, 
et  ont  fourni  à  l'imagination  ses  matériaux. 
Le  docteur  Reid  a  le  premier  fait  remarquer 
que  toutes  ces  notions  sont  hypothétiques, 
qu'il  est  impossible  de  prnduire  le  moindre 
argument  en  leur  faveur;  enfin,  ()ue,  lors 
niénie  qu'on  les  admettrait  comme  vraies, 
elles  ne  contribueraient  point  h  rendre  les 
phénomènes  de  cette  classe  plus  intelligibles. 
En  consé(|uence  des  principes  posés  par  ce 
philosophe,  nous  n'avons  aucune  raison  de 
croire  que,  dans  aucune  des  opérations 
actuelles ,  il  existe  dans  l'esprit  un  objet 
distinct  de  l'esprit  lui-même.  Toutes  les  ex- 
pressions usitées  qui  impliquent  cette  sup- 
position doivent  êtie  regardées  comme  de 
vaines  eirconloculions,  qui  ne  servent  qu'à 
déguiser  à  nos  yeux  l'histoire  réelle  des 
phénomènes  de  l'intelligence. 

«  Dans  tous  les  anciens  systèmes  de  méta- 
physique, on  pose  en  principe,  sans  doute 
par  analogie  avec  la  perception,  qu'aucun 
acte  de  la  pensée  ne  peut  avoir  lieu  sans  un 
objet  réellement  existant  et'distincl  de  l'être 
pensant.  En  conséquence  il  s'olfrait  naturel- 
lement, dans  ces  systèmes,  une  question  uui 


(Ah 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


LAN 


G16 


paraissait  ibrl  curieuse.  Quel  est,  se  doinan- 
dait-on  ,  l'objet  immédiat  de  rallention.  lors- 
que nous  sommes  occupés  d'une  spéculation 
générale?  En  d'autres  termes,  quelle  est  la 
nature  de  l'idée  qui  correspond  à  un  terme 
général?  Lorsque  je  pense  à  un  objet  parti- 
culier dont  j'ai  eu  précédemment  la  percep- 
tion, à  un  ami ,  à  une  certaine  montagne,  à 
un  arbre  particulier;  je  conçois  ce  qu'on  en- 
tend par  l'image  ou  la  représentation  de  cet 
objet,  et',  en  conséquence,  l'explication  de 
cet  acte  de  la  pensée  que  j'ai  appelé  concep- 
tion, semble  dériver  de  la  théorie  des  idées, 
sinon  d'une  manière  satisfaisante,  du  moins 
d'une  manière  à  peu  près  intelligible.  Mais 
comment  rendre  compte,  d'après  les  mômes 
principes,  de  l'objet  de  ma  pensée,  quand 
j'emploie  les  mots  d'ami,  de  montagne, 
d'arbre,  comme  termes  généraux?  Chaque 
chose  dont  j'ai  eu  la  perception  était  mani- 
festement individuelle.  Ainsi  l'idée  que  dé- 
signe un  mot  général  (  s'il  existe  de  telles 
idées)  ne  peut  être  la  copie  d'un  original  que 
j'ai  observé.  Ce  sont  là  des  propositions  non- 
seulement  évidentes  de  soi ,  mais  encore 
presque  identiques 

«  J'ai  expliqué  ci-dessus  comment  les  mots, 
qui  dans  l'origine  étaient  des  noms  propres, 
devinrent  insensiblement  des  noms  appel- 
latifs,  et  comment,  en  consécjuence  de  cette 
extension  de  leur  sens  primitif,  toutes  les 
fois  qu'on  les  appliqua  aux  individus,  îTs  n'ex- 
primèrent que  les  qualités  communes  à  tout 
un  genre.  Maintenant,  il  est  manifeste  que , 
par  rapport  aux  individus  d'un  même  genre, 
il  existe  deux  classes  de  vérités.  L'une  ren- 
ferme les  vérités  particulières  qui  se  rap- 
portent à  chaque  individu  pris  à  part,  et  qui 
résultent  de  l'observation  des  qualités  propres 
et  distinctives  de  cet  individu.  L'autre  classe 
comprend  les  vérités  générales,  déduites  de 
.a  considération  des  qualités  communes,  qui 
appartiennent  également  à  tous  les  individus 
de  ce  genre.  Ces  vérités  peuvent  commodé- 
ment s'exprimer  à  l'aide  des  termes  géné- 
raux ,  en  formant  des  propositions  qui  com- 
prennent autant  de  vérités  particulières  qu'il 
y  a  d'individus  compris  sous  le  terme  général. 
On  voit  d'ailleurs  clairement  qu'il  y  a  deux 
manières  de  parvenir  à  ces  vérités  générales. 
L'attention  peut  se  fixer  sur  un  seul  individu, 
en  ayant  soin  de  ne  faire  entrer  dans  tous 
DOS  raisonnements  que  les  circonstances 
communes  au  genre,  ou  bien,  mettant  de  côté 
les  choses  mêmes,  on  peut  employer  unique- 
ment les  termes  généraux  que  le  langage 
nous  fournit.  Par  l'un  ou  l'autre  de  ces  pro- 
cédés, on  arrive  nécessairement  à  des  con- 
clusions générales.  Dans   le   premier    cas, 

(171)  Ces  deux  iiiélliodes  «if.  parvenir  aux  véiiiés 
générales  soiil  fondées  sur  les  mêmes  principes, 
et  sont  au  fond  bien  moins  diiïéienles  (piVlles  ne 
le  paraissent  au  premier  coup  d'œil.  Q'iand  nous 
faisons  une  suite  de  raisonnemenls  gcnciaiix,  en 
fixant  notre  attention  sur  un  individu  pailiculier 
dii  genre,  cet  individu  doit  êlre  considéré  comme 
un  simple  signe  ou  contnie  une  repiésenialMin  de  la 
qualité  comititulrve  du  genre.  11  ne  diflère  de  tout 


èOmme  notre  attention  ne  s'arrête  qu'aux 
circonstances  par  lesquelles  le  sujet  de  nos 
raisonnements  ressemble  h  tous  les  autres  in- 
dividus du  genre,  tout  ce  que  nous  démon- 
trons être  vrai  de  ce  sujet  ne  peut  manquer 
d'être  vrai  de  tous  les  individus  doués  de  la 
qualité  commune  qu'on  a  seule  envisagée. 
Dans  le  second  cas,  comme  le  sujet  de  nos 
raisonnements  est  exprimé  par  un  mot  géné- 
rique qui  s'applique  également  à  une  multi- 
tude d'individus ,  la  conclusion  que  nous  en 
tirons  doit  avoir  la  même  étendue,  et  s'ap- 
pliquer à  tout  ce  qui  est  compris  sous  fe. 
nom  du  sujet  en  question.  Le  premier  de 
ces  procédés  est  analogue  à  la  prati(|ue  des 
géomètres,  qui,  dans  leurs  raisonnements  les 
plus  généraux,  dirigent  leur  attention  sur  une 
ligure  particulière.  Le  second  pi'océdé  res- 
semble h  celui  des  algébristes,  qui  exécutent 
toutes  leurs  opérations  à  l'aide  de  leurs  sym- 
boles (171).  Dans  ce  dernier  cas,  il  peut  ar- 
river souvent,  par  l'effet  de  quelque  associa- 
lion  d'idées,  qu'un  mot  général  appelle  un 
des  individus  auxquels  il  s'applique  ;  mais, 
loin  que  cela  soit  nécessaire  pour  l'exactitude 
du  raisonnement,  c'est  toujours  au  contraire 
une  circonstance  qui  tend  à  nous  égarer.  Il 
faut  néanmoins  excepter  quelques  cas,  où  il 
est  à  propos  de  prévenir  par  ce  moyen  de 
certains  abus  des  termes  généraux.  Dans  tous 
les  autres,  on  peut  comparer  l'esprit  qui  rai- 
sonne à  un  juge  appelé  à  prononcer  entre 
des  parties.  Si  le  juge  ne  connaît  des  parties 
que  leurs  relations  au  procès;  s'il  ignore 
leurs  noms,  s'il  les  désigne  par  les  lettres  do 
l'alphabet,  ou  par  les  noms  fictifs  de  Titius, 
Caius,  Serapronius,  il  est  nécessairement  im- 
partial. Ainsi,  dans  une  suite  de  raisonne- 
ments, nous  courons  moins  de  risque  de  vio- 
ler les  règles  de  la  logique,  lorsque  notre  at- 
tention se  fixera  sur  de  simples  signes, et  que 
l'imagination,  en  nous  offrant  des  objets  in- 
dividuels, ne  viendra  point  nous  séduire  par 
quelques  associations  accidentelles.... 

«  J'ajoute  que,  quoiqu'en  raisonnant  swr  les 
individus  nous  puissions  nous  contenter  de 
fixer  notre  attention  sur  les  objets  eux-mêmes, 
sans  faire  aucun  emploi  du  langage,  toutefois 
nous  pouvons  aussi  parvenir  au  même  but 
en  substituant  à  l'objet  des  mots,  ou  toute 
autre  espèce  de  signes  arbitraires.  La  d'ilfé- 
rence  qu'il  y  a  à  cet  égard  entre  les  indivi- 
dus et  les  genres,  quant  à  l'emploi  du  langage 
dans  les  raisonnements  qui  se  rapportent  aux 
uns  ou  aux  autres,  c'est  que,  pour  les  indivi- 
dus, nous  pouvons  presque  entièrement  à 
notre  choix  nous  servir  ou  nous  passer  de 
mots,  tandis  que  pour  les  genres  les  mots 
sont  indispensables.  Celte  remarque  a  d'au- 
tant plus  d'importance,  qu'elle  touche,  si  je 

autre  signe  que  p.ir  un  certain  caraclèie  de  res- 
semblance avec  la  cliose  signiliiie.  Les  lignes  droi- 
tes, employées  au  cinquième  livre  tl'Ëuciide  pour 
désigner  certaines  grandeurs  en  général,  ne  ditlè- 
reni  tie  l'expression  algébrique  deces  nicmes  gran- 
(jinrs  que  commue  l'écriture  qui  peint  les  objets  dif 
fère  de  celle  où  l'uu  emploie  des  caractères  arbi- 
traires. 


617 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


61S 


ue  me  trompe,  à  une  circonstance  qui  a  con- 
tribué à  égarer  les  réalistes.  Us  ont  cru  que, 
comme  les  mots  ne  sont  pas  nécessaires  pour 
penser  aux  individus,  ils  ne  devaient  pas 
l'être  non  plus  pour  penser  aux|universaux... 
«  Il  n'y  a  que  deux  voies  ouvertes  à  l'en- 
tendement pour  penser  des  généralités,  dont 
l'une  consiste  à  employer  les  termes  géné- 
riques, l'autre  à  choisir  un  individu  de  la 


prends  dans  celte  classe  de  raisonnements 
tous  ceux  qui  ne  roulent  pas  uni(iuement  sur 
les  individus,  quelle  que  soit  d'ailleurs  l'é- 
tendue du  champ  qu'ils  embrassent.  Ainsi, 
selon  que  les  mots  employés  dans  de  tels 
raisonnements  seront  dune  signilication  plus 
ou  moins  étendue,  nos  conclusions  seront 
plus  ou  moins  générales.  Mais  celte  circons- 
tance purement  accidentelle  n'intlue  en  rien 


donc  poser  en  principe  que,  dans  tous  les 
cas  sans  exception  où  nous  étendons  nos 
suéculationsau  delà  des  individus,  le  langage 
n'est  pas  seulement  pour  nous  un  utile  se- 
cours, mais  qu'il  est  le  seul  instrument  dont 

nous  puissions  nous  servir 

«  L'analogie  de  ces  opérations  avec  celles 
de   l'algèbre  peut  servir  h  les  faire  mieUt 


classe  pour  en  faire  le  représentant  du  reste;      sur  la  nature  du  procédé  intellectuel.  On  peut 

et  ces  deux  méthodes  sont  au  fond  si  voi-      -"""-  ""   """ ''"""  '^^  '  " 

sines,  que  nous  sommes  autorisés  à  établir 
comme  un  principe  que,  sans  l'usage  des 
signes,  toutes  nos  pensées  se  seraient  bor- 
nées aux  individus.  Lors  donc  que  nous  rai- 
sonnons sur  les  classes  ou  genres,  les  objets 
de  noire  attention  sont  de  simples  signes,  ou 
si,  en  quelque  cas,  le  mot  générique  nous  _ 

rappelledesindividus,  cette  circonstance  doit     comprendre.  La  difiérence  entre  les  procé 
élrere^-ardée  comme  l'effet  d'une  association      dés  de  cet  art  et  ceux  du  simple  raisonne 
accidentelle,  et  elle  a  plulAt  pour  résultat  de      ment  est  moindre  qu'on  ne  le  suppose.  Elle 
troubler    \e  raisonnement  que  de  le  laci-     consiste  uniquement,  si  je  ne  me  trompe,  en 

ce  que  le  langage  de  l'algèbre  lui  est  exclu- 
sivement propre,  et  que  nous  n'y  associons 
point  (le  notions  particulières;  c'est  pour  cela 
que  l'utilité  des  signes  comme  instruments 
de  la  pensée  y  est  bien  plus  évidente  que 
dans  les  spéculations  faites  à  l'aide  des  mois, 
qui  éveillent  continuellement  des  souvenirs... 
«  Quand  le  célèbre  Viète  lit  voir  aux  algé- 
bristes  qu'en  substituant  des  lettres  de  l'al- 
phabet aux  quantités  connues,  chaque  solu- 
tion do  problème  deviendrait  une  vérité  gé- 
nérale, il  n'accrut  point  la  difficulté  des  rai- 
sonnements algébriques.  Il  ne  fit  qu'élendro 
la  signification  des  termes  dans  les(piels  ils 
étaient  con(;us.  Que  si,  en  enseignant  celte 
science,  on  a  reconnu  qu'il  est  utile  aux  com- 
mençants de  s'exercer  à  résoudre  les  pro- 
blèmes avec  des  nombres  particuliers  avant 
de  passer  à  l'arithmétique  générale,  ce  n'est 
pas  que  le  premier  de  ces  procédés  soit  plus 


liler 

«  Si  l'on  demande  ultérieurement  :  N'au- 
rait-il pas  été  possible,  que  la  Divinité  nous 
eût  rendus  capables  de  raisonner  sur  les 
classes  d'objets,  sans  l'emploi  des  signes?  je 
ne  tenterai  point  de  répondre  à  cette  ques- 
tion. Tout  ce  que  nous  pouvons  dire,  c'est 
que  l'homme  actuel  n'est  pas  fait  ainsi.  Mais 
supposons  qu'il  fût  tel,  il  ne  s'ensuivrait  pas 
nécessairement  qu'il  existe  dans  un  genre 
quelque  chose  de  distinct  des  individus  qui 
le  composent.  Car  nous  savons  très-bien  que 
la  faculté  dont  nous  jouissons  de  penser  aux 
individus  sans  l'usage  des  signes,  ne  dépend 
en  aucune  façon  de  l'existence  ou  de  la  non- 
existence  de  ces  individus,  au  moment  oiî 
notre  pensée  s'en  occupe.... 

«  Quoi  qu'il  en  soit,  ce  serait  une  entre- 
prise vaine,  dans  des  recherches  de  cette  na- 
ture, de  nous  livrera  des  questions  de  simple 
possibilité.  Il  sera  plus  utile  de  faire  remar-     simple  que  le  second;  c'est  parce  que  le  but 


<iuer  les  avantages  que  nous  tirons  de  notre 
constitution  actuelle,  et  qui  me  paraissent 
très-grands  et  vraiment  admirables  ;  car, 
pour  faciliter  l'échange  des  acquisitions  in- 
tellectuelles entre  les  hommes,  elle  leur  im- 
pose 1«  nécessité  d'employer  dans  leurs  mé- 
ditations solitaires  le  môme  instrument  de 
pensée  que  dans  leurs  communications  mu- 
tuelles.... 

«  En  général,  on  peut  remarquer  que  dans 
tous  les  cas  où  nos  pensées  se  rapportent 
aux  objets  ou  aux  événements  purement  in- 
dividuels, dont  nous  avons  un  souvenir  pré- 
sent et  distinct,  nous  ne  sommes  point  forcés 
d'employer  des  mots.  Souvent  néanmoins  il 
arrive  qu'en  considérant  des  sujets  particu- 
liers, nous  faisons  des  raisonnements  où  se 
trouvent  comprises  des  notions  foit  géné- 
rales. Dans  ces  cas-là,  nous  pouvons  bien 
concevoir,  sans  faire  usage  des  mots,  les 
objets  sur  lesquels  nous  raisonnons;  mais 
nous  sommes  forcés  de  recourir  au  langage 
pour  suivre  les  rétlexions  qu'ils  nous  sug- 
gèrent. Si  le  sujet  même  de  nos  raisonne- 
locnls  est  général,  les  mots  sont  les  seuls 
objets  qui   occupent  nos  [)ensées.  Je  com- 

DlCTIONN.  DE  PhilosopiIii:.  L 


ou  l'utilité  en  est  plus  évidente;  c'est  aussi 
parce  qu'on  réussit  plus  aisément  par  des 
exemples  que  par  des  paroles  h  faire  com- 
prendre la  différence  d'un  résultat  particulier 
à  un  théorème  général.... 

Si  la  doctrine  que  je  viens  d'exposer  est 
vraie,  elle  présente  l'utilité  du  langage  sous 
un  aspect  admirable  et  frappant.  Les  môiiK.'S 
facultés  qui ,  sans  l'usage  des  signes,  ne  se 
seraient  pas  élevées  au-dessus  de  la  contem- 
plation des  individus,  se  trouvent  par  leur 
secours  en  état  de  saisir  sans  peine  des  théo- 
rèmes généraux,  que  les  elforts  réunis  de 
tous  les  hommes,  appliqués  aux  cas  particu- 
liers, n'auraient  jamais  pu  atteindre.  L'ac- 
croissement de  force,  qui  résulte  pour 
l'homme  de  l'invention  des  machines,  n'est 
qu'une  faible  image  de  l'accroissement  diî 
capacité  qu'il  doit  à  l'emploi  du  langage.  C'est 
sans  doute  le  sentiment  de  cet  accroissement 
de  capacité  (|ui  est  la  princi|'ale  source  du 
plaisir  que  nous  procure  la  découverte  d'un 
théorème  général.  Une  telle  découverte  nous 
donne  à  l'instant  l'empire  absolu  sur  un 
nombre  infini  de  vérités  particulières,  et 
coramuni(iuc  à  l'esprit  le  sentiment  de  ss 

20 


619 


].AN 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


LAN 


Ibrcc ,  scnlinicnt  analogue  à  celui  qu'on 
•'■prouve  en  voyant  les  grands  efïels  physiques 
produits  à  notre  gré  par  les  inventions  mé- 
t:aniques.  »  {Eléments  de  la  philosophie  de 
l'esprit  humain,  t.  I.) 

DUVAL-JOIVE. 

«  Sans  la  parole,  l'homme  aurait  la  faculté 
de  connaître,  qui  lui  est  commune  avec  les 
animaux,  mais  il  serait  privé  de  la  faculté  de 
savoir,  qui  lui  est  exclusivement  propre  et 
qu'il  doit  à  la  parole.  »  (  Traité  de  logique, 
p.  205.  ) 

G\TIEN  ARNOULT. 

«  I-a  conservation  de  nos  idées  par  le  lan- 
gage parlé  est  d'abord  une  conséquence  de 
leur  formation  par  lui.  Seules,  laissées  à 
elles-mêmes  et  non  formées,  nos  idées  sont 
indécises,  flottant  en  quelque  sorte  dans 
notre  esprit,  à  l'étal  de  vapeur,  impossible 
à  retenir  en  des  limites.  Les  mots,  justement 
dits  termes,  leur  donnent  ces  limites  ou  ce 
terme;  ils  les  terminent  ou  déterminent  :  cl 
en  les  déterminant,  ils  les  rendent  moins  mo- 
bilesj  plus  faciles  à  fixer  dans  la  vie  de  la 
mémoire.  —  Ensuite  le  langage,  en  donnant 
comme  un  corps  aux  idées  par  les  mots, 
unit  ensemble  ces  mots  et  ces  idées;  il  les 
lie  ou  associe  (ians  notre  esprit  :  et  suivant 
les  lois  de  l'association ,  cette  sorte  d'hymen 
devient  un  principe  de  durée.  —  Enfin,  les 
mots  étant  par  \mir  nature  destinés  à  être 
fréquemment  lépétés,  et  ne  pouvant  être 
répétés  sans  faire  une  impression  sur  notre 
organe  et  notre  esprit,  ils  réveillent  fré- 
quemment les  idées  auxquelles  ils  sont  asso- 
ci"és;  et  par  ce  réveil,  ils  les  empêchent  de 
s'endormir  ou  de  mourir  dans  l'oubli.  » 
[Cours  de  Log.,  p.  14.4.) 

LE  D'   GERD\. 

«  Le  langage  est  le  levier  de  l'intehigence. 
C'est  dans  les  choses  intellectuelles  l'appui 
(ju'Archimède  demandait  dans  les  choses 
physiques  ])0ur  soulever  le  monde;  c'est  le 
microscope  qui  nous  montre  les  infiniment 
petits;  c'est  le  télescope  qui  nous  découvre 
les  infiniment  grands  des  profondeurs  de 
l'immensité,  et  nous  en  révèle  les  mystères... 

«  Je  n'abandonnerai  point  ce  sujet  sans  faire 
observer  que  celle  grande  découverte  philoso- 
phiquedel'influencedu  langage  sur  l'esprilhu- 
main  appartienlà  Condillac.etpar  conséquent 
à  cette  illustre  école  française  que  nous  avons 
aujourd'hui  l'ingratitude  de  dédaigner  et  de 
j)lacer  à  la  queue  des  philosophies  étran- 
gères. Je  respecte  et  j'honore  les  convic- 
tions, mais,  en  grâce,  qu'on  nous  montre 
dans  ces  philoso[)hies  une  découverte  philo- 
ithique  de  taille  à  se  mesurer  avec  celle  de 
l'analyse  et  avec  celle  de  l'influence  du  lan- 
gage, et  alors  nous  nous  empresserons  de 
Jour  payer  le  tribut  d'admiration  qui  leur  est 
dA.  »  [Physiologie  philosophique  des  sensa- 
tions et  de  l'intelligence,  p.  237.  ) 

GIBON, 

Professeur  de  philosophie  au   collège  Saint-Louis. 

«  Si  l'on  en  croit  un  grand  nombre  de  phi- 
losophes, nos  premiers  parents  ont  reçu  de 


Dieu  même,  avec  des  idées  toutes  {ailes,  un 
langage  propre  à  les  exprimer;  les  langues, 
dans  leur  première  origine,  ne  sont  pas  l'œu- 
vre de  l'homme;  elles  sont  un  don  de  la  Pro- 
viden(;e.  Bien  loin  de  songer  à  contredire  les 
philosophes  religieux  sur  le  point  de  fait , 
nous  sommes  disposé  à  reconnaître  avec  eux 
que  nous  tenons  le  langage  de  Dieu  même. 
On  peut  appuyer  celte  opinion  sur  des  con- 
sidérations métaphysiques  et  morales  qui  ne 
sont  dépourvues  ni  d'importance  ui  de 
force.  »  [Cours  de  philosophie,  t.  I,  p.   156.) 

Et  ailleurs  : 

«  L'homme  s'attacherait  peu  aux  détails  s'i> 
était  })rivé  des  moyens  d'analyse  que  lui  four- 
nit la  parole.  L'analogie  nous  porte  k  ci'oiro 
c|ue  toutes  ses  idées  ne  seraient  que  des 
images,  et  qu'il  rie  saisirait  que  des  ensem- 
bles. »  (Id.,  ibid.',  p.  164.  ) 

GIOBERTl. 

«  La  pensée  se  replie  sur  elle-même  et  se 
redouble,  pour  ainsi  dire,  dans  la  réflexion, 
au  moyen  des  signes  :  les  signes  sonl  l'instru- 
ment dont  l'esprit  se  sert  pour  recomposer 
le  travail  intuitif,  ou  plutôt,  pour  reproduire 
intellectuellement  le  type  idéal.  C'est  ce  que 
nos  bons  anciens  appelaient  repenser,  expres- 
sion pleine  de  justesse  et  d'une  délicatesse 
exquise,  que  nous  avons  remplacée  bien 
moins  heureusement  par  notre  mot  réfléchir. 
Les  signes  sont  comme  les  couleurs  dont 
nous  nous  servons  pour  tracer  et  peindre 
le  dessin  de  la  pensée  :  et  c'est  pour  cela 
que  le  langage  est  nécessaire  aux  idées  ré- 
tléchies.  Aussi  le  langage,  qui  n'est  pas  un 
assemblage  de  paroles  mortes,  mais  une  com- 
position organique  et  vitale,  doit  être  parlé 
et  animé  par  une  voix  vivante.  En  consé- 
quence, la  parole  intérieure  dont  l'esprit  se 
sert  pour  converser  avec  lui-même,  a  besoin 
de  la  parole  extérieure  et  de  la  conversation 
des  hommes.  Le  langage,  quelque  groseier 
et  défectueux  qu'il  soit ,  renferme  le  verbe  ; 
et  comme  le  verbe  exprime  l'idée,  ou  du 
moins  qu'il  en  contient  le  germe ,  ainsi  que 
nous  le  montrerons  plus  tard,  il  s'ensuit  que 
'l'intellect,  muni  de  cet  instrument,  peut  éla- 
borer sa  propre  connaissance,  et  par  un  tra- 
vail plus  ou  moins  long,  plus  ou  moins  diffi- 
cile, développer  le  germe  intellectuel,  en 
découvrir  les  rapports  intrinsèques  et  extrin- 
sèques, et  acquérir  successivement  la  somme 
des  vérités  rationnelles.  Ce  travail  réflexif  de 
la  pensée  est  la  philosophie,  qu'on  peut  en 
conséquence  définir  :  le  développement  suc- 
cessif de  la  première  notion  idéale. 

«  Ce  n'est  point  ici  le  lieu  de  faire  une  re- 
cherche complète  sur  l'union  mystérieuse  de 
la  pensée  avec  le  langage.  Je  me  borne  à  faire 
remarquer  que  la  parole  est  nécessaire  pour 
repenser  l'idée ,  parce  qu'elle  est  né- 
cessaire pour  la  déterminer.  L'idée  est  uni- 
verselle, immense,  infinie;  elle  est  interne  et 
externe  à  l'esprit;  elle  l'enveloppe  de  toutes 
parts,  elle  le  pénètre  intimement;  elle  s'unit 
à  lui  par  l'acte  de  création,  comme  substance 
et  cause  première,  et  de  la  manière  inexpli- 
cable et  mystérieuse  dont  l'Etre  imi)règne 


621 


LAN 


loutoà  SCS  créations.  11  n'y  a  donc  aucune  i>ro- 
i)orlion  outre  la  nalure  "finie  de  l'esprit,  el 
."objet  idéal,  d'où  proviennent  la  lumière  in- 
tellectuelle et  la  connaissance.  Aussi,  dans  Ja 
première  intuition,  la  connaissance  est  vague, 
indéterminée,  confuse;  elle  est  dispersée  et 
éparpillée  au  point  qu'il  est  impossible  à  l'es- 

Erit  de  s'en  saisir  ,  de  se  l'approprier  vérita- 
lemenl,  et  d'en  avoir  une  conscience  dis- 
tincte. Dans  cette  période  de  la  connais- 
sance, Vidée  absorbe  l'esprit  et  le  domine, 
el  l'esprit  n'a  pas  la  force  de  résister  à  cet 
empire;  il  ne  peut  appréhender  ni  s'identi- 
fier l'idée.  La  seconde  intuition  ,  c'est-à-dire, 
la  réflexion ,  éclaircit  l'idée  en  la  déterminant, 
et  la  détermine  en  la  faisant  une,  c'est-à- 
dire,  en  lui  communiquant  cette  unité  finie 
qui  est  propre  non  à  l'idée,  mais  à  l'esprit 
créé.  De  cette  sorte  les  rayons  de  la  lumière 
idéale  convergent  en  un  seul  fover,  el  pro-  1 
duisent  par  cette  convergence  la  lucidité  et 
la  précision  propres  à  l'acte  réfléchi.  Mais 
comment  un  objet  infini  peut-il  être  déter- 
miné, et  comment  peut-il  être  tout  ensemble 


PSY(:ilOI.r.OIE.  LAN  C2Î 

Kmpédocle.  à  la  hauteur  du  vol  éléaliqiie; 
l'autre  marchera  leire  à  terre  et  ira  donner 
tantôt  plus,  tantôt  moins ,  sur  les  écueils  où 
se  sont  brisés  les  philosoi)hes  naturalistes 
d'Apollonie,  d'Abdère  et  de  Milet 

«  L'histoire,  la  foi  et  la  raison  s'accordent 
à  démontrer  que  le 'père  du  genre  humain 
fut  créé  de  Dieu  avec  le  don  de  la  parole. 
La  parole  primitive,  divine  qu'elle  était,  fut 
parfaite  et  dut  exprimer  intégralement  l'idée. 
Les  autres  langues  plus  ou  moins  altérées  par 
les  hommes  sont  imparfaites,  parce  que  l'in- 
vention humaine  y  est  pour  beaucoup  ;  mais 
il  n'en  était  pas  de  même  de  l'idiome  primi- 
tif :  c'était  une  invention  de  l'idée,  une  pro 
duction  de  l'idée  elle-môme.  L'idiome  primi- 
tif fut  une  révélation,  et  la  révélation  divine 
est  le  verbe  de  l'idée,  c'est-à-dire,  Vidée 
parlante  et  s'exprimant  elle-même.  Ici  donc 
"a  chose  exprimée  engendre  sa  propre  ex- 
pression, el  sans  doute  elle  fut  exacte  et 
parfaitement  exacte,  cette  expression  qu'a- 
vait créée  lui-même  l'objet  exprimé.  Il  y  a  une 
différence  immense  entre  le  principe  parlant 


connu  en  tant  qu'infini?  Cela  se  fait  par  l'u-     et  la  chose  parlée;  l'un  est  humani,  l'autre 
e  de  l'idée  avec  la  parole.  La     est  divine.  C'est  dans  cette  différence  que  se 


nion  admirable  ue  l'idée  avec  la  pan 
parole  limite  et  circonscrit  l'idée,  en  concen- 
trant l'esprit  sur  elle-même,  comme  sur  une 
forme  limitée  au  moyen  de  laquelle  il  perçoit 
réflexivement  l'infini  idéal;  ainsi  l'œil  de  l'as- 
tronome contemple  facilement  et  à  loisir  les 
mondes  célestes  à  travers  un  petit  cristal. 
Cependant  c'est  en  elle-même  que  l'idée  est 
repensée,  c'est  dans  sa  propre  infinité  qu'elle 
est  vue,  quoique  la  vision  s'en  fasse  d'une 
manière  finie,  parle  signe  qui  revêt  et  cir- 
conscrit son  objet.  La  parole  est  en  un  mot 
comme  un  cadre  étroit  dans  le(|uel  l'idée  illi- 
mitée se  restreint  pour  ainsi  parler,  el  se 
proportionne  à  la  force  limitée  de  la  con- 
naissance réflexe.  Avec  un  peu  d'attention 
chacun  peut  faire  sur  soi-même  l'expérience 
de  ce  fait  inte^lecluel,  qu'il  est  impossible 
d'expliquer,  diflicile  d'exprimer,  mais  qui  est 


que 

trouve  la  cause  de  l'imperfection  idéale  de 
tous  les  langages  qui  ont  succédé  à  la  langue 
primitive. 

«  La  parole,  étant  le  principe  qui  déter- 
mine l'idée,  est  aussi  la  condition  nécessaire 
de  l'évidence  et  de  la  certitude  réflexes.  L'i- 
dée engendre  l'une  et  l'autre;  elle  est  leur 
commun  fondement,  conmie  nous  l'avons  re- 
marqué tout  à  l'heure  ;  mais  comme  les  con- 
cepts idéaux  ne  peuvent  être  repensés  sans 
leur  forme,  c'est  aussi  de  cette  forme  (lue  dé- 
pendent leur  clarté  el  leur  certitude.  Or  la 
)arole  est  une  révélation;  d'où  il  suit  que 
évidence  el  la  certitude  de  l'idée  dé()endent 
indirectement  de  l'autorité  lévélatrice,  et 
qu'il  est  impossible  de  les  obtenir  sans  son 
concours.  Ainsi  se  combinent  les  deux  opi- 
nions contraires,  dont  l'une  affirme  el  l'autre 
nie  la  nécessité  de  la  révélation  pour  obtenir 
une  certitude  rationnelle.  —  L'idée  se  fait 


aussi  clair  el  aussi  indubitable  que  tout  autre 

phénomène  psychologique.  _.  

«  La  ujarcne  el  les  progrès  de  la  philosoj)hie  certaine  par  elle-même,  en  vertu  de  sa  propi  <; 

ni  subordonnés  à   son  })rincipe,  et  sont  évidence;  mais  comme  elle  ne  peut  être  re- 


sont 

plus  ou  moins  parfaits,  selon  qu'il  est  lui- 
même  plus  ou  moins  parfait.  Si  le  germe  idéal 
fourni  par  la  parole  a  atteint  sa  maturité,  s'il 
renferme  actualisés  tous  les  éléments  inté- 
grants de  l'idée ,  la  philosophie  acquerra 
dans  sa  marche  une  profondeur  el  une  célé- 
rité incroyables.  Que  le  principe  soit  impar- 
fait, au  contraire,  en  d'autres  termes,  que  les 
éléments  intelligibles  et  intégrants  de  l'idée 

n'y  soient  renfermés  que  potentiellement, sans  n'est  pas  le  principe,  mais  la  simple  condition 
être  actualisés,  el  la  philosophie  sera  dans  sa  de  la  lumière  rationnelle,  dans  l'ordre  de  la 
marche,  lourde,  pesante,  prête  à  tomber  cl      réflexion. 

à  dévier  à  chaque  pas.  Supposons,  par  «  La  parole,  comme  tout  signe,  est  un  sen- 
exemple ,  que  deux  génies  philosophiques  sible.  Si  donc  elle  est  nécessaire  pour  qu'on 
d'un  mérite  égal  partent,  en  philosophant,  puisse  repenser  l'idée,  il  s'ensuit  que  le  sen- 
l'un  de  l'idée  telle  qu'on   la  trouve  dans  la        '  '  ' 

formule  pélasgico-orienlale  si  mûre  des  py- 
thagoriciens, l'autre  du  concept  idéal  encore 


pensée  sans  la  parole  qui  la  révèle,  celle-ci 
est  l'inslrumenl,  non  la  base,  de  la  certitude 
que  nous  en  avons.  Outre  qu'elle  manifeste 
sa  propre  réalité  en  resplendissant  à  l'intui- 
tion réflexe,  l'idée  démontre  encore  la  vérité 
de  la  révélation  elle-même;  d'un  autre  côté, 
sans  la  révélation,  l'idée  ne  pourrait  resplen- 
dir à  l'esprit  repensant.  Y  a-l-il  ici  un  cercle 
vicieux?  Non  ;  parce  que  la  parole  révélée 


brut,  tel  qu'on  le  trouve  dans  les  plus  anciens 
maîtres  de  l'école  ionique.  Qu'arrivera-t-il  ? 
Le    premier  s'élancera  d'un  bond,  comme 


-ible  est  nécessaire  pour  qu'on  puisse  réflé- 
chir et  connaître  dislinclemenl  rinlelligibio. 
Ce  fait  est  en  harmonie  avec  la  nature  de 
l'homme,  être  inixle ,  composé  de  corps  ei 
d'âme,  el  il  détruit  ce  faux  spiriiuali?me  qui 
voudrait  considérer  les  organes  el  les  sons 


m 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  PIIILOSOPlïIfi. 


LAN 


C24 


lomnie  un  accessoire  et  un  accident  de  noire 
nature.  Spiritualisme  déraisonnable  el  con- 
traire aux  données  de  la  révélation,  qui  nous 
représente  le  renouvellement  des  organes 
couinie  nécessaire  à  l'état  parfait  et  immor- 
tel de  la  nature  humaine.  Or,  si  la  parole  est 
un  sensible,  il  faut  que  la  révélation  soit  sen- 
sible et  extérieure,  et  par  contre-coup,  que 
celle-ci  soit  revêtue  d'une  forme  liistorique. 
Aussi  une  révélation  intérieure  qui  consiste- 
rait dans  de  purs  concepts ,  telle  que  plu- 
sieurs l'ont  imaginée,  répugne,  soit  qu'on  la 
dise  surnaturelle  ;  elle  serait  contradictoire 
h  la  nature  de  l'homme  el  impuissante  à 
produire  son  effet.  » 

M.   p.  CLÉMENT  GOIIRJU, 

Professeur  de  philosophie   au  collège  de  Rennes. 

«  Des  signes  et  du  langage  dans  leurs  rap- 
ports avec  la  pensée.  — D'où  vient  la  pa- 
role? Les  hommes  ont-ils  parlé  primitive- 
ment, ou  n'onl-ils  eu  que  le  langage  d'action? 
Si  l'homme  a  parlé  primitivement,  le  langage 
a-l-il  été  la  création  de  l'homme  ou  a-t-il 
été  enseigné  à  l'homme? 

«  Ces  questions  ne  présentent  aucune  dif- 
ficulté en  fait;  l'homme  a  parlé  dès  l'ori- 
gine, et  il  a  reçu  la  parole  (172). 

«  Mais  on  peut  traiter  la  question  théori- 
quement et  demander  :  L'homme  aurait-il 
pu  inventer  la  parole? Ici  il  y  a  divergence 
entre  les  philosophes.  Rousseau  a  dit  :  La 
parole  me  semble  nécessaire  pour  inventer  la 
parole;  et  M.  de  Bonald, parlant  dans  le  même 
sens,  a  dit  :  Lhomme  pense  sa  parole  avant 
de  parler  sa  pensée.  Les  rationalistes  ont 
très-bien  établi  que  l'enfant  n'apprend  à  par- 
ler que  par  le  concours  des  sens,  de  l'activité 
et  de  la  raison,  puisqu'il  faut  qu'il  entende 
les  mots,  qu'il  y  fasse  attention,  et  qu'il  y 
attache  le  sens.  En  sorte  que  les  sensualistes 
sont  dans  l'impossibilité  d'expliquer  non- 
seulement  comment  l'homme  a  pu  inventer 
la  parole,  mais  même  comment  il  peut  ap- 
prendre à  parler.  Quant  aux  rationalistes  mê- 
mes, ils  disent  vrai  en  affirmant  que  le  lan- 
gage ne  crée  point  nos  facultés;  mais  ils 
auraient  tort  d'en  conclure,  comme  plusieurs 
le  font,  que  nos  facultés  créent  le  langage. 

«  L'invention  de  l'écriture  paraît  aussi 
merveilleuse  que  celle  de  la  parole.  Si  l'al- 
phabet est  d'invention  humaine,  il  est  sans 
contredit  la  plus  prodigieuse  découverte  de 
l'homme,  et  celle  qui  a  le  plus  influé  sur  ses 
destinées  (173). 

«  Nous  allons  chercher  maintenant  quelle 
est  l'influence  du  langage  sur  la  pensée. 

«  Rien  n'est  plus  faux  en  général  que  les 
idées  que  l'on  se  forme  du  langage.  On  s'i- 
magine que  le  langage  a  surtout  pour  objet 
de  transmettre   la  pensée.  Or  la  pensée  est 

(172)  El  la  même  chose  se  répèle  sans  disconii- 
niiiié  (le  ^énéralioii  en  génération.  Chacun  de  nous 
a  reçu  la  parole. 

(173)  Voici  les  deux  principales  raisons  qu'on  a 
données  conlre  rinvenlion  de  Talpiiahel  par 
rhonnne.  La  première,  c'est  que  cette  invention 
suppose  la  décomposition  du  langage  en  ses  éié- 
uients,  et  que  cette  décomposiliou  ne  paraît  elle- 


essenliellement  intransmissible.  Ni  la  lecture 
ni  .le  discours  ne  transmettent  réellement  la 
pensée  de  celui  qui  écrit  ou  qui  parle.  Dans 
ces  deux  cas,  l'art  ne  peut  servir  qu'hréveiller 
des  pensées,  ou  à  mettre  celui  qui  écoute  ou 
qui  lità  même  de  le  faire  par  un  travail  intel- 
lectuel. Lorsqu'on  écoute  ou  qu'on  \\i  passi- 
vement, c'est-à-dire  sans  idées  ou  sans  atten- 
tion, le  résultat  se  borne  à  une  suite  de 
perception  de  formes  el  de  sons. 

«  Nous  considérons  donc  la  parole  sous. 
un  autre  point  de  vue,  c'est7à-dire  comme 
un  moyen  :  1°  d'acquérir  des  idées,  2°  de  les 
conserver,  3°  de  les  révéler  là  où  elles  exis- 
tent, 4°  de  les  analyser. 

«  Nous  disons  d'abord  que  le  langage  est 
un  moyen  absolument  nécessaire  pour  l'ac- 
quisilion  et  pour  la  conservation  des  idées. 
Cette  vérité  est  incontestable  et  facile  à  saisir 
si  l'on  en  faill'application  aux  idées  intellec- 
tuelles, abstraites,  rationnelles,  à  toutes  les 
idées  en  un  mot  qui  ne  sont  pas  acquises 
immédiatement  par  lessens.Si  l'on  essaye  de 
combiner  les  idées  de  cette  sorte  en  les  sé- 
parant des  mots  qui  les  expriment,  on  s'a- 
perçoit que  cette  tentative  est  tout  à  fait  im- 
puissante. Si  nous  perdions  le  souvenir  de 
ces  mots,  les  idées  dont  ils  sont  le  corps  dis- 
paraîtraient à  l'instant.  C'est  pour  cette  raison 
que  le  mot  Xdyoç  signifiait  chez  les  Grecs 
pensée  et  discours. 

«  Une  autre  preuve  de  cette  même  vérité, 
qui  est  àla  portée  de  tous  les  hommes  et  d'ex- 
périence journalière,  c'est  que  l'esprit,  lors- 
qu'il se  borne  à  la  méditation  et  à  la  réflexion, 
ne  va  jamais  aussi  loin  que  lorsqu'il  emploie 
l'écriture  ou  la  parole.  On  ne  parle  pas  seule- 
ment pour  dire  ce  quonpense,  mais  pour  arri- 
ver à  la  conscience  de  sa  pensée.  De  là  l'in- 
iluence  du  discours  sur  celui  même  quiparle» 
la  plus  grande  clarté  des  idées  à  la  suite  des 
discussions,  commechez  l'artiste  une  concep- 
tion plus  vive  de  son  œuvre  à  mesure  qu  il 
l'exécute. 

«  La  pensée  séparée  du  langage  et  de  toute 
expression  est  quelque  chose  de  vague,  d'in- 
saisissable; la  parole,  les  signes  lui  donnent 
une  forme,  la  limitent,  lui  donnent  le  carac- 
tère propre  à  notre  nature  sensible  :  ils  la 
mettent  au  jour,  si  l'on  peut  ainsi  parler,  car 
de  même  que  la  lumière  réfléchie  par  les 
corps  opaques  est  seule  visible,  de  même 
aussi  la  pensée  réfléchie,  c'est-à-dire  ren- 
voyée à  l'esprit  par  le  langage,  frappe  seule 
l'œil  de  l'intelligence. 

'(  Considérée  sous  un  troisième  point  de 
vue,  ou  comme  moyen  de  révéler  la  pensée, 
la  parole  et  toute  expression  de  la  pensée 
nous  apparaissent  comme  remplissant  une 
fonction  sociale  éminemment  grande.  Les 
artistes,  les  poêles,  les  littérateurs,  en  créant 

même  possible  qu'à  l'aide  de  l'alphabet.  La  se- 
conde, c'est  que  les  hommes  sacliani  lire  ont  tou- 
jours été  en  minoriié,  cl  que  cependant ,  dans  la 
masse  des  autres,  et  même  parmi  ceux  qui  savent 
que  l'écriture  existe,  l'histoire  ne  mentionne  aucun 
individu  qui  se  soit  jamais  avisé  d'inventer  quelque 
chose  d'auuloguc  à  i'alphabei. 


C55  LAN  PSYCHOLOGIE. 

tles  formes  à  la  pensée,  créent  en  un  sens  la 
pensée  elle-môme,  parce  qu'ils  mettent  le  vul- 
gaire en  état  d'arriver  à  la  conscience  de  ses 
propres  idées.  De  là  la  puissance  du  dis- 
cours, sous  toutes  ses  formes,  delà  tribune, 
des  livres,  dos  journaux. 

«  Enfin  le  langage  peut  être  encore  consi- 
déré comme  une  méthode  analytique.  C'est 
l'instrument  avec  lequel  l'esprit  décompose 
sa  pensée.  Penser,  c'est  combiner  des  no- 
tions; point  de  combinaison  sans  composi- 
tion et  décomposition  ;  point  de  composition 
et  de  décomposition  sans  le  langage.   Con- 


LAN 


C2(> 


(lillac  a  dit  qu'une  science  n'était  qu'une 
langue  bien  faite.  Cette  expression  est  parfai- 
tement juste,  si  l'on  entend  par  là  que  la 
langue  est  l'instrument  nécessaire  pour  toutes 
les  opérations  de  l'esprit,  et  que  ces  opéra- 
tions s'exécutent  bien  ou  mal,  selon  que  l'ins- 
trument est  plus  ou  moins  parfait.  »  [Cours 
de  philosophie  élémentaire,  page  274,  etc.  ; 
3*  édit.  dédiée  à  M.  ï'aUbé  Noikot,  profes- 
seur de  philosophie  au  collège  royal  de  Lyon, 
et  revue,  pour  l'orthodoxie  catholique,  par 
M.  l'abbé  Darboy.) 

II.VI.LER. 

Ita  consuevit  anitna  signis  uti,  ut  viera  per 
signa  cogitet,  et  sonorum  vestigia  soin  om- 
nium rerum  reprœsentationcs  animœofferant, 
rarioribus  e.cemplis  exceptis,  quando  affectus 
atiquis  imaginem  ipsam  revoc^t.. 

HARRI!». 

«  Les  mots  ne  sont  les  signes,  ni  des  ob- 
jets extérieurs  individuels,  ni  des  idées  parti- 
culières ;  il  n'est  pas  de  leur  essence  de  re- 
présenter autre  chose  que  les  idées  géné- 
rales.» [Hermès  ou  Recherches  philosophiques 
sur  la  grammaire  universelle,  traduit  de  l'an- 
glais par  Thuuot.  Londres,  1752.) 

lltRUlIB. 

« L'histoire  de  l'espèce  humaine  pré- 
sente un  grand  nombre  d'accidents  et  d'évé- 
nements qu'il  m'est  impossible  de  comprendre 
sans  le  concours  d'une  influence  supérieure  : 
par  exemple,  il  me  paraît  inexplicable  que 
l'homme  ait  pu  commencer  la  carrière  du 
perfectionnement  et  inventer  le  langage  et 
la  première  science,  sans  un  guide  supé- 
rieur... On  ne  peut  nier  qu'une  économie 
divine  ait  régné  sur  l'espèce  humaine  depuis 
son  origine  pour  diriger  sa  course  dans  les 
voies  les  plus  sûres.  »  [Idées  sur  la  philos, 
de  l'hist.  de  l'humanité,  t.  L  liv.  v,  p.  299.) 

M.  Cousin  reproche  à  Herder  d'avoir  eu 
recours  à  des  >«  explications  mystiques ,  au 
lieu  de  rapporter  le  langage  à  l'énergie  de 
l'esprit  humain.  Comme  Rousseau,  dit-il,  et, 
depuis,  M.  Donald,  Herder  résout  le  problème 
par  le  Deus  ex  machina.  Le  langage,  suivant 
lui,  est  d'institution  divine;  cela  peut  être, 
mais  ce  n'est  pas  moins  un  contre-sens  dans 
l'ouvrage  de  Herder,  oiî  tout  est  expliqué  hu- 
mainement. Si  Dieu  intervient  dans  cette  dif- 
licullé,  il  faut  le  faire  intervenir  dans  d'autres 
dillicultés  qui  ne  sont  pas  moins  grandes,  et 
o'er»  est  fait  de  l'idée  fondamentale  du  livre.» 
Cours  de  1828  om  Inlrod.àl'hist.  de  la  Philos., 
11*  leroD,  p.  29.) 


Que  Heràer  soit  ici  inconséquent,  cela  peut 
être  ;  mais  ne  vaut-il  pas  mieux  admettre  une 
vérité  par  inconséquence  que  d'être  perpé- 
tuellement dans  létaux  par  amour  de  la  lo- 
gique ? 

Donnons  encore  quelques  extraits  du  cé- 
lèbre philosophe  allemand. 

«Si  les  hommes,  dit-il,  dispersés  sur  la 
terre  comme  les  animaux,  avaient  dû  établir 
d'eux-mêmes  et  sans  secours  la  forme  inté- 
rieure de  l'humanité,  nous  trouverions  en- 
core des  nations  sans  langage,  sans  raison, 
sans  religion,  sans  morale,  car  ce  que  l'homme 
a  été,  l'homme  l'est  encore;  mais  aucuue 
histoire,  aucune  expérience  ne  nous  per- 
met de  croire  que  1  nonnne  vive  nulle  part 
comme  l'orang-outang.  Les  fables  antiques 
(fue  Diodore  et  Pline  racontent  de  ces  mons- 
tres humains  privés  de  tous  sentiments  por- 
tent avec  elles  un  caractère  évident  de  faus- 
seté. 11  en  est  de  même  des  récits  des  poètes 
qui,  jaloux  de  relever  là  gloire  de  leurs  Or- 
phées  et  de  leurs  Cadmus,  exagèrent  la  gros- 
sièreté des  empires  naissants  de  l'antiquité; 
les  temps  où  ils  ont  vécu  et  le  but  de  leurs 
ouvrages  diminuent  également  l'autorité  de 
leur  témoignage.  En  suivant  les  analogies  du 
climat,  il  paraît  évident  qu'aucune  nation  eu- 
ropéenne, surtout  aucune  tribu  de  la  Grèce, 
n'a  été  dans  un  étal  si  abject  que  les  Nou~ 
veaux-Zélandais  ou  que  les  Pocherais  de  la 
terre  de  Feu  ;  encore  dans  Ja  dégradation 
même  de  ces  peuplades,  retrouve-l-on  des 
traces  d'humanité ,  de  raison  et  du  langage.» 
[Herder,  Idée  s  sur  la  philosophie  de  l'histoire, 
t.  H,  liv.  IX,  ch.  5,  p.  210.) 

«  Si,  comme  nous  l'avons  vu,  les  qualités 
les  plus  ditolinguées  de  l'homme,  heureuses 
capacités  (ju'il  apporte  en  naissant,  ne  s'ac- 
(juièrent  et  ne  se  transmettent,  à  proprement 
parler,  que  par  la  puissance  de  l'éducation, 
du  langage,  de  la  tradition  et  de  l'art,  non- 
seulement  les  premiers  germes  de  cette  hu- 
manité devaient  sortir  d'une  même  origine, 
mais  il  fallait  encore  qu'elles  fussent  artili- 
ciellement  combinées  dès  le  principe  pour 
que  le  genre  humain  fût  ce  qu  il  est.  Un  en- 
fant abandonné  et  laissé  h  lui-même  pendant 
des  années  ne  peut  manquer  de  périr  ou  de 
dégénérer.  Comment  donc  l'espèce  humaine 
aurait-elle  pu  se  suffire  à  elle-même  dans 
ses  premiers  débuts?  Une  fois  accoutumé  à 
vivre  de  la  même  manière  que  l'orang-ou- 
tang, jamais  Ihonnne  n'aurait  travaillé  à  se 
vaincre,  ni  appris  à  s'élever  de  la  condition 
muette  et  dégradée  de  l'animal  aux  prodi- 
ges de  la  raison  et  de  la  parole  humaine.  Si 
la  Divinité  voulait  que  Ihomme  exerçât  son 
intelligence  et  son  cœur,  il  fallait  qu'elle  lui 
(lonnût  l'une  et  l'autre;  dès  le  premier  mo- 
ment de  son  existence,  l'éducation,  l'art,  la 
culture  lui  étaient  indispensables;  ainsi,  le 
caractère  intime  de  l'humanité  porte  témoi- 
gnage de  la  vérité  de  celle  ancienne  philoso- 
phie de  notre  histoire.  »  (fn.  Idées,  etc.,  tome 
H,  liv.  X,  ch.  8,  p.  278.) 

«  El  l'animal  humain, s'il  eût  été  pendant  des 
siècles  de  siècles  dans  l'élat  abjecl  ([u'on  lui 
prcte,elque,par  des  i»ro[<orlions  entièrement 


r27  LAN  UICTIONXAIIIE 

dillén.'iites,  il  eût  rec^u  la  forme  quadrupède 
dans  le  sein  de  sa  nière,  comment  eût-il 
abandonné  cet  état  de  son  ])ropre  mouve- 
ment, et  se  fût-il  élevé  h  l'attitude  droite,  de 
la  condition  de  l'animal  qui  le  courbait  vors 
la  terre?  Comment  eût-il  [)U  s'élever  5  Tdtat 
d'homme ,  et ,  avant  qu'il  fût  homme, 
inventer  la  parole  humaine?  Si  l'homme  eût 
commencé  par  marcher  sur  les  pieds  et  sur 
les  mains, assurémentil  n'aurait  pointchangé; 
et  il  n'y  a  que  le  prodige  d'une  seconde  créa- 
tion qui  eût  fait  de  lui  ce  qu'il  est  mainte- 
nant, et  ce  que  son  histoire  et  l'expérience 
nous  attestent  h  chaque  pas. 

«  Pouniuoi  donc  embrasserions-nous  des 
jiaradoxes  dénués  de  preuves,  et  même  en- 
tièrement contracHctoires,  quand  la  consti- 
tution de  l'homme,  l'histoire  de  son  espèce 
et  toute  l'analogie  de  l'organisation  terres- 
tre, nous  conduisent  à  d'autres  résultats.  » 
(Herder,  Idées,  etc.,  t.  I,  liv.  ni,  ch.  6.) 

HObBES. 

Homo  animal  rationale,  quia  orationalc. 

G,  DE  nuMBOtnr. 

-Le  célèbre  Guillaume  de  Humboldt ,  qui 
avait  concentré  toutes  les  forcés  de  son  génie 
dans  l'étude  comparative  des  langues  sous 
leurs  rapports  grammaticaux,  philosophiques 
et  historiques,  el  qui  joignait  la  plus  vaste 
érudition  à  l'intuition  la  plus  pénétrante,  n'a 
jamais  pu  concevoir  la  formation  humaine  et 
progressive  du  langage.  Voici  textuellement 
sa  pensée  : 

«  La  parole,  d'après  mon  entière  crtnvic- 
tion,  doit  être  considérée  comme  inhérente 
à  l'homme  ;  car  si  on  la  considèj-e  comme 
l'œuvre  de  son  intellect  dans  la  simplicité  de 
sa  connaissance  native,  c'est  absolument  inex- 
plicable, i'iulôt  que  de  renoncer,  dans  l'ex- 
})licalion  de  l'origine  des  langues,  à  l'inlluence 
d'une  Cause  puissante  et  première,  et  de  leur 
assigner  à  toutes  une  marche  uniforme  et 
mécanique  qui  les  traînerait  pas  à  pas  depuis 
le  commencement  le  plus  grossier  jusqu'à 
leur  perfectionnement,  j'embrasserais  l'opi- 
nion de  ceux  qui  rapportent  l'origine  des  lan- 
gues à  une  révélation  immédiate  de  la  Divi- 
nité. »  (  Lettre  à  M.  Abel  Itémusat,  etc.  Pa- 
ris, 1827,  p.  13.) 

«  Sans  le  langage ,  point  de  conception 
achevée  ,  point  d'objet  pour  l'âme,  car  aucun 
objet  extérieur  n'obtient  de  réalité  pour  elle 
qu'au  moyen  de  la  conception.  Or,  dans  la 
formation  et  dans  l'emploi  du  langage  on 
voit  toujours  passernécessai rement  toute  la 
nature  de  la  perception  subjective  des  objets.  » 
(Dans  Stecher,  Analyse  des  doctrines  de  G. 
de  Humboldt,  p.  26  ) 

«  De  quelque  manière  qu'on  le  prenne, 
l'homme  ne  vit,  ne  se  meut  que  par  le  lan- 
gage. »  (Id.,  ibid..  p.  23.) 

M.    P.   KER«TEN. 

«  La  raison  n'existe  jamais  sans  langage,  si 
l'ôire  qui  en  est  doué  se  trouve  dans  la  so- 
ciété de  son  semblable;  et  d'un  autre  côté, 
le  langage  est  imnossible  sans  la  raison;  il 


DE  PIIILOSOriliE.  LAN  628 

commence  avec  elle,  il  disparaît  avec  elle.  • 

kLAPAOTU. 

(Ail.  Langues  dans  VEnctfclop.  moderne.)    ' 

«  Sans  langage ,  l'homme  serait  placé  au 
môme  degié  nue  les  animaux,  et  ne  suivrait 
que  les  impulsions  confuses  de  sa  pensée. 
Penser  et  j)arler  sont  donc,  d'après  leur  ori- 
gine ,  une  môme  chose;  car  sans  parole  on 
ne  peut  penser,  el  sans  penser  on  ne  peut 
parler.  » 

M.  Léon  Vaïsse,  dans  une  note,  commente 
amsi  ce  passage  :  «  Dans  l'exercice  de  la  pen- 
sée, notre  intelligence  n'opère  pas  directe- 
ment sur  les  idées  ;  elle  opère  seulement  sur 
les  signes  qui  les  représentent.  Or,  comme  il 
est  parfaitement  démontré  qu'un  sourd-muet 
peut  pensci-  sans  ôtre  en  état  de  parler,  ii 
s'ensuit  que  ce  qui  est  indispensable  à  1  act« 
intellectuel ,  ce  n'est  pas  précisément  la  pa 
rôle  ,  mais  c'est  un  ordre  quelconque  de  va- 
leurs significatives.  » 

L.vivoMicniÈnE. 
Voy.  ses  Leçons  de  philosophie,  passim 

M.  L.VURKNTIE. 

Philosophe  ,  littérateur,  historien  ,  publi- 
cisle  d'un  ordre  supérieur,  M.  Laurentie , 
dans  son  Introduction  à  la  philosophie,  prend 
pour  point  de  départ  les  doctrines  de  M.  de^ 
Bonald. 

«  La  société  perpétue  la  vérité  par  la  tradi- 
tion... La  société  développe  l'intelligence  ,  et 
sans  la  société  l'homme  serait  sans  idées. 
Ajoutons  que  la  parole  est  l'instrument  donné 
à  l'homme  pour  mettre  sa  raison  en  commu- 
nication avec  la  raison  d'autrui  :  instrument 
mystérieux,  que  l'homme  n'a  point  fait,, 
comme  il  l'imagine,  mais  qui  a  été  pour  lui 
une  première  révélation,  et  le  commencement 
de  toutes  les  autres.  L'homme,  en  effet,  ne 
parle  que  parce  qu'il  a  d'abord  entendu  par- 
ler :  or,  comme  la  paroJe  n'est  autre  chose 
que  l'expression  de  la  pensée,  il  est  rigoureux 
de  dire  que  l'homme  ne  parle  que  parce  (;u'il 
est  en  société  ;  c'est  une  autre  raison  d'assu- 
rer que  c'est  encore  par  la  société  qu'il  a  des 
pensées. 

«  Voilàles  fondementsdenotre philosophie; 
nous  ne  savons  si  l'on  en  découvre  déjà  les 
conséquences,  mais  elles  seront  infinies.  Par 
elles,  et  par  elles  seules,  nous  expliquerons, 
la  raison  humaine,  l'origine  des  connais- 
sances, la  source  de  l'intelligence,  et  bien 
plus  encore  ,  par  elles  nous  remonterons 
jusqu'à  l'inlerprétation  des  mystères  qui,  aux 
yeux  de  toute  autre  philosophie,  voilent  éga- 
lement la  naissance  de  l'homme  physique  et 
la  naissance  de  l'homme  intellectuel.  »  (  7n- 
trod.  à  la  philosophie,  p.  62.) 

LEIBNITZ. 

fi.  Cogitationes  fieripossunt  sinevocabulis. 

A.  At  non  sine  aliis  signis.  Tenta,  quœso,  an 
ullum  arithmeticwn  calculum  instituere possis 
sine  signis  numeralibus?  (Cum  Deus  calcuhu 
cl  cogitationem  exercet,  fitmundus.) 

B.  Vnlde  me  perturbas,  ncquc  cnim  puta^ 


fi.^J 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


6;îo 


hain  characleres   vel  signa  ad  ruliocinandum 
lam  necessaria  esse. 

A.  Ergo  reritates  arilhmeticœ  aligna  signa 
seu  characteres  snpponunt  ? 

B.  Fatendum  est. 

A.  Ergo  pendent  ab  hoininum  arbitrio? 

B.  Videris  me  quasi  prœstigiis  quibusdam 
circumvenire. 

A.  Xon  mea  hœc  sunt ,  sed  ingeniosi  admo- 
dum  seriploris. 

B.  Adeone  qHisquam  a  bona  mente  disccdere 
potest,  u(  sibi  persuadeat  veritatem  esse  arbi- 
trariam  et  a  nominibus  penderc,  cum  tamen 
cnnstet  eamdem  esse  Grœcoruvi ,  Latinorum , 
Germanorum,  geomelriam. 

A.  Becteais,  interea  difficultati  satisfacien- 
diim  est. 

B.  Hoc  iinum  me  maie  habet,  quoa  nunquam 
a  me  ullam  veritatem  agnosci,  inveniri,  pro- 
bari  animadverto,  7iisi  vocabidis  tel  aliis  si- 
ynis  in  animo  adhibitis. 

A.  Imo,  si  characteres  abessent ,  nunquam 
qiiidquam  distincte  cogitaremus  ,  neque  ratio- 
cinaremur. 

B.  At  quando  figuras  geomelriœ  inspicimus, 
^lepe  ex  accurata  corum  meditatione  veritates 
truimus. 

A.  Ita  est  ;  sed  sciendum  etiam  has  figuras 
habendas  pro  characteribus ,  neque  cnim  cir- 
culus  in  cnarta  descriptus  verus  est  circulas , 
neque  id  opus  est,  sed  sufficit  eum  a  nobis  pro 
circula  haberi. 

B.  Habet  tamen  similitudinrm  quamdam 
cum  circula,  eaque  certe  arbilraria  non  est. 

A.  Fateor,  ideoque  utilissimœ  characterum 
."funt  figurée.  Sed  quam  similitudinem  esse  pu- 
tas  inter  denarium  et  characterem  10? 

B.  Est  aliqua  relatio  seu  ordo  in  characte- 
ribus ,  qui  in  rébus,  imprimis  si  characteres 
stnt  bene  inventi. 

A.  Esto  :  sed  qaam  similitudinem  cum  ré- 
bus habent  ipsa  prima  elementa,  verbi  gratia 
O  cum  nihilo,  tel  A  cum  linea?  Cogeris  ergo 
admittere  saltem  in  his  elemenlis  nulla  opus 
esse  similitudine.  Exempli  causa  in  lucis  aut 
lereiidi  voeabulo,  tametsi  compositutn  Lucifer 
retationem  ad  lucis  et  ferendi  vocabula  habeut 
respondentcm,  quam  habet  rcs  Lucitero  5/- 
gnifxcata,  ad  rem  vocabulis  lucis  et  lerendi 
tignifîcatam  ? 

B.  Hoc  tamen  animadverto  ,  si  characteres 
adratiocinandnm  adhiberi  possint ,  in  illis 
atiquem  esse  situm  complexum  ordinem,  qui 
rébus  convenit ,  si  non  in  singulis  vociuus 
{quanquam  et  hoc  melius  foret).  Saltem  in 
eadem  conjunctione  et  flexu,  et  hune  ordinem 
variatutn  quidem  in  omnibus  linguis,  quodam- 
modo  respondere.  Alqut  hoc  mihi  spem  facit 
cxeundi  e  difficultate.  Nam  etsi  characteres 
sint  arbitrarii,  eorum  tamen  usus  et  connexio 
habet  quiddam  quod  non  est  arbitrarium  , 
scilicet  proportionem  quaw.dam  inter  charac- 
teres et  res  et  diversorum  characterum  ,  eas- 
dem  res  exprimentium  relationes  inter  se.  Et 
hœc  proportio  site  relatio  est  fundamentum 
veritatin.  Efficit  enim  ut  sive  hos  sive  alios 
characteres  adhibeamus ,  idem  semper  sive 
(eqaivalens  scii  proporlionc  rcspondens  prod- 


cat,    tametsi  forte  aliquos  semper  characterts 
adhiberi  necesse  sit  ad  cogitandum. 

A.  Euge  :  prœclare  admodwn  te  expediisti. 
Idque  confirmât  calcidus  analyticus  arithme- 
ticusve.  Nam  in  numeris  eodem  semper  modo 
*'cs  succedet,  sive  denaria,  sive,  ut  quidam  fc- 
cere,  duodenaria  progressione  utaris,  et  post 
ea  quod  diverso  modo  calculis  explicasti ,  in 
granulis ,  aliave  materia  numerabili  exsegiifi- 
ris:  semper  enim  idem  provenit.  {Dial.  de  con- 
nex.  inter  res  et  verba.  —  OEuv.  phil.,  éd. 
Raspe,  p.  509,  etc.) 

Ailleurs  il  appelle  les  langues  le  Miroir 
de  l'entendement. 

I.OCKE,  WOLF,   DESCAK'fES,  ETC. 

«  Quoique  la  vérité  se  termine  aux  choses  , 
je  m'aperçus  que  c'était  principalement  par 
l'intervention  des  mots,  qui,  par  cette  raison, 
?ne  semblaient  à  peine  capables  d'être  séparés 
de  nos  connaissances  générales.  »  (Locke,  Essai 
sur  l'entendement  humain,  p.  396,  in-4\) 

«  Comme  toute  notre  connaissance  se  réduit 
uniquement  à  des  vérités  particulières  ou  gé- 
nérales, il  est  évident  que ,  quoi  qu'on  puis'i" 
faire  pour  parvenir  à  l  intelligence  des  vérités 
particulières,  l'on  ne  saurait  jamais  faire  bien 
entendre  les  vérités  générales,  et  rarement  la 
comprendre  soi-tnéme ,  si  ce  ncst  en  tant 
qu'elles  sont  conçues  et  exprimées  en  paroles, 
[ibid.,  liv.  IV,  chap.  4.) 

«  On  peut  observer  ici  avec  quelle  lenteur 
l'esprit  s'élève  à  !a  connaissance  do  la  vérité. 
Locke  nie  fournit  un  exemple  qui  tne  parait 
curieux. 

«  Quoique  la  nécessité  des  signes  |)our  les 
idées  des  nombres  ne  lui  ait  pas  échappé,  il 
n'en  parle  pas  cependant  comme  un  homme 
bien  assuré  de  ce  qu'il  avance.  Sans  les  signes, 
dit-il,  avec  lesquels  nous  distinguons  chaque 
collection  d'unité ,  à  peine  pouvons-nous 
faire  usage  des  nombres,  surtout  dans  les 
combinaisonc  fort  composées.  (Liv.  n,  chap. 
16,  §  5.) 

«  Il  s'est  aperçu  (^ue  les  noms  étaient  né- 
cessaires pour  les  idées  archétypes,  mais  il 
n'eu  a  pas  saisi  la  vraie  raison  :  L'esprit,  dit- 
il  ,  ayant  mis  de  la  liaison  entre  les  parties 
détachées  de  ces  idées  complexes,  cette  union, 
qui  n'a  aucun  fondement  particulier  dans  la 
nature,  cesserait,  s'il  n'y  avait  quelque  choso 
qui  la  maintint.  (Liv.  m,  chap.  5,  ^  10.) 

Ce  raisonnement  devait,  comme  il  l'a  fait, 
l'empôcher  de  voir  la  nécessité  des  signes 
pour  les  notions  d(;s  substances  :  car  ces  no- 
tions ayant  un  fondement  dans  la  nature , 
c'était  une  conséquence  que  la  réunion  de 
leurs  idées  simples  se  conservât  dans  l'esprit 
sans  le  secours  des  mots. 

Il  faut  bien  peu  de  chose  pour  arrêter  les 
plus  grands  génies  dans  leurs  progrès  :  il 
sudit,  comme  on  le  voit  ici,  d'une  légère  mé- 
prise qui  leur  échappe  dans  le  moment  même 
qu'ils  défendent  la  vérité.  Voil;»  (  e  qui  a  em- 
poché Locke  de  découvrir  combien  les  signes 
sont  nécessaires  à  l'exercice  des  opérations 
de  l'âme.  Il  suppose  ([ue  l'esprit  fait  des  pro- 
positions mentales  dans  lesquelhîs  il  joint  ou 
irpare  les  idées  sans  rinterveiilion  des  mois.. 


631 


LAN 


DICT ION i\ AIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


LAN 


632 


(  Liv.  IV,  cliap.  5,  §  3,  4,  5.)  Il  prétend  mOme 
que  la  meilleure  voie  pour  arriver  à  des  con- 
naissances serait  de  considérer  les  idées  en 
elles-mômes;  mais  il  remarque  qu'on  le  fait 
fort  rarement,  tant,  dit-il,  la  coutume  d'ein- 
])loyer  des  sons  pour  des  idées  a  jjrévalu 
parnii  nous.  (Liv.  iv,  chap.  5,  ^  1.)  Après  ce 
(|uej'ai  dit,  il  est  inutile  que  je  m'arrôle  à 
faire  voir  combien  tout  cela  est  peu  exact. 

«  M.  Wolf  remarque  qu'il  est  bien  diflicile 
que  la  raison  ail  quelque  exercice  dans  un 
homme  qui  n'a  pas  l'usage  des  signes  d'insti- 
tution. Il  en  donne  pour  exemple  les  deux 
faits  que  je  viens  de  rapporter  [Psychol.  ra- 
tion. §  461),  mais  il  ne  les  explique  pas. 
D'ailleurs  il  n'a  point  connu  l'absolue  néces- 
sité des  signes,  non  plus  que  la  manière  dont 
ils  concourent  aux  progrès  des  opérations  de 
l'âme. 

«  Quant  aux  cartésiens  et  aux  malebran- 
ohistes,  ils  ont  été  aussi  éloignés  de  cette  dé- 
couverte qu'on  peut  l'être.  Comment  soup- 
çonner la  nécessité  des  signes,  lorsqu'on 
pense  avec  Descurtes  que  les  idées  sont  in- 
nées, ou  avec  Malcbranche  que  nous  voyons 
toutes  choses  en  Dieu  ?  »  (Condillac.) 

M.   MALLET, 

Professeur  de  plillosopliie  au  collège  Saini-Loiiis. 

«  La  parole  soutient  avec  la  pensée  un  dou- 
ble rapport:  elle  en  reçoit  l'action,  et.  reçue, 
elle  la  lui  renvoie.  Je  rn'explique.  En  tant  que 
signe  (et  c'est  de  tous  le  plus  complet  et  le 
plus  lucide),  la  parole  participe  de  tous  les 
caractères  de  la  pensée:  claire  et  distincte 
(|uand  la  pensée  s'aperçoit  clairement  et 
distinctement  elle-même  ;  embarrassée  et 
obscure  quand  la  pensée  n'a  d'elle-même 
qu'une  conscience  vague  et  confuse  ;  se  traî- 
nant en  périphrases  et  circonlocutions  quand 
la  pensée  n'a  rien  de  bien  fixement  arrêté  ; 
précise,  au  contraire,  quand  la  pensée  pos- 
sède en  elle-même  la  précision.  Et  non-seu- 
lement la  parole  a  la  propriété  de  réfléchir 
tous  les  caractères  de  la  pensée,  mais  encore 
de  la  suivre  parallèlement  dans  les  divers 
degrés  de  son  développement.  De  quels 
mots,  en  effet,  se  compose  le  premier  lan- 
gage de  l'enfant?  N'est-ce  pas  de  mots  qui 
désignent  des  objets  sensibles?  Et  pourquoi, 
sinon  parce  que  les  idées  des  objets  sensibles 
sont  les  seules  qui  existent  encore  dans  sa 
jeune  intelligence?  Les  choses  qu'il  conçoit 
.'iont  les  seules  qu'il  nomme,  et  ce  sont  les 
choses  de  l'ordre  matériel.  Ultérieurement, 
il  est  vrai,  vous  saisirez  dans  le  langage  de 
cet  enfant  quelques  termes  exprimant,  soit 
des  opérations  ou  des  états  de  l'âme,  soit  des 
vérités  de  l'ordre  mathématique  ou  moral  ; 
mais  pourquoi  encore,  sinon  parce  que  son 
intelligence,  devenue  plus  forte  et  accrue  par 
le  progrès  des  années  et  par  son  propre  exer- 
cice, a  commencé  de  s'ouvrir  à  la  conception 
de3  choses  de  l'ordre  psychologique  et  de 
l'ordre  métaphysique?  A'insi  identité  de  ca- 
ractère et  parallélisme  de  développement, 
telle  nous  concevons  l'action  que  la  parole 
reçoit  de  la  pensée. 

«  L'action    qu'elle    lui  renvoie    n'est    ni 


moins  évidente  ni  moins  incontestable.  Et, 
ici  encore,  c'est  à  l'expérience  que  nous  en 
appelons.  N'est-il  pas  vrai  que  les  occasions 
où  nous  nous  sentons  penser  avec  le  plus  de 
lucidité  sont  celles  où  la  parole  articulée  ou 
mentale  intervient  dans  la  formation  de  notre 
pensée?  Nous  n'hésitons  pas  à  affirmer  que 
c'est  là  un  phénomène  psychologique  en 
dehors  de  toute  contestation,  et  que  chacun 
aura  pu  mille  fois  remarquer  en  soi-même. 
Or,  commuent  ce  fait  s'opère-t-il,  et  où  a-t-il 
sa  cause,  sinon  dans  le  travail  de  décompo- 
sition et  d'analyse  que  la  parole  mentale 
exerce  sur  la  pensée?  Une  pensée,  au  moment 
où  elle  surgit  dans  l'esprit,  est  le  plus  sou- 
vent synthétique,  et  partant  obscure  et  con- 
fuse. Tous  les  éléments  de  cette  pensée 
coexistent  implicitement  les  uns  aux  autres, 
dans  une  profonde  et  ténébreuse  complexité. 
L'office  de  la  parole  mentale,  en  cette  occa- 
sion, est  de  dégager  ces  éléments  les  uns 
d'avec  les  autres,  de  les  ordonner  entre  eux, 
suivant  leurs  relations  chronologiques  ou 
logiques,  les  uns  à  titre  d'antécédents  ou  de 
principes,  les  autres  de  conséquents  ou  de 
déductions  ;  de  telle  sorte  qu'au  pêle-mêle 
qui  constituait  leur  état  antérieur  et  primitif 
succède  une  distribution  régulière.  La  parole 
est  donc  pour  la  pensée  un  instrumentde  divi- 
sion, une  méthode  d'analyse,  et,  à  ce  titre,  un 
moyen  de  lucidité.  La  parole  n'est  donc  pas, 
pour  la  pensée,  un  simple  interprète,  elle 
lui  est  encore  un  puissant  auxiliaire,  en  ce 
qu'elle  contribue  efficacement  à  sa  forma- 
tion, et  nous  pourrions  ajouter  à  sa  conser- 
vation et  à  son  rappel,  puisqu'il  est  d'expé- 
rience pour  chacun  de  nous  que  les  idées 
dont  le  souvenir  nous  est  tout  à  la  fois  le 
plus  fidèle  elle  plus  complet,  sont  celles  à  la 
naissance  desquelles  a  présidé  la  parole  arti- 
culée ou  mentale...  Sans  la  parole,  il  no 
saurait  y  avoir  de  pensée  nette,  distincte, 
achevée;  parce  que,  sans  elle,  il  ne  saurait 
y  avoir  de  pensée  parfaitement  analytique.  » 
{Etudes  philosophiques ,  ouvrage  couronné 
par  l'Académie  française,  t.  I,  p.  225  et 
suiv.)  * 

('  Il  en  est  de  notre  intelligence  en  parti- 
culier comme  de  notre  être  en  général.  Nous 
sommes  un  composé  de  corps  et  d'esprit; 
mais  l'esprit  serait  incapable  d'action  sur  le 
monde  matériel,  s'il  n'était  aidé  des  organes 
corporels;  de  môme,  la  pensée  serait  sans 
puissance  aucune  hors  du  domaine  de  la 
conscience,  si  elle  n'était  exprimée  par  la 
parole.  La  parole  est  donc  l'élément  maté- 
riel de  l'intelligence,  comme  le  corps  est 
l'élément  matériel  de  l'homme  ;  et,  pour 
nous  servir  de  l'heureuse  expression  de 
M.  Portails,  la  parole  est  une  véritable  incar- 
nation de  la  pensée. 

«  Mais  les  relations  que  soutient  la  parole 
avec  la  pensée  ne  se  bornent  pas  à  un  simple 
rôle  d'interprète. 

«  La  parole  ne  sert  pas  seulement  à  la 
manifestation  de  la  pensée,  elle  contribue 
encore  à  son  perfectionnement,  en  ce  sens 
qu'il  n'y  a  pas  pour  l'esprit  de  pensée  vrai- 
ment nette  et  distincte  qu'à  la  condition  de 


633 


LAN 


la  parole  articulée  ou  mentale.  L'intelligence 
et  le  langage  peuvent  se  comparer  à  deux 


réagir 


ressorts  qui  ne  cessent  d'agir  et  de 
l'un  sur  lautre.  Le  langage  devient  plus  pré- 
cis à  mesure  que  l'intelligence  conçoit  d'une 
manière  plus  distincte,  et  celle-ci  à  son  tour 
se  développe  à  mesure  que  le  langage  lui 
fournit  plus  d'instruments  d'analyse. 

«  La  parole  est  pour  la  pensée  un  moyen 
de  décomposition.  Mais  l'analyse  a  bien  des 
degrés.  Or  la  pensée  nous  semble  pouvoir, 
originairement,  passer  de  l'état  de  pure  syn- 
thèse et  d'entière  complexité  à  un  faible 
commencement  et  à  un  premier  degré  d'a- 
nalyse. Mais  si  la  pensée  ne  doit  qu'à  elle- 
même  et  à  ses  seuls  efforts  sa  première  éman- 
cipation et  son  premier  affranchissement  des 
liens  de  la  synthèse,  c'est  h  la  parole  qu'elle 
est  redevable  de  ses  progrès  ultérieurs  dans 
la  voie  de  l'analyse  et  de  la  lucidité.  Et  ici  le 
témoignage  de  l'expérience  personnelle  de 
chacun  de  nous  peut  être  invoqué.  Les  cir- 
constances où  nous  nous  sentons  penser  avec 
le  plus  de  netteté  et  de  précision  sont  celles 
où,  dans  l'opération  de  la  pensée,  est  inter- 
venu le  langage  mental;  c'est  un  fait  que 
nous  ne  pensons  jamais  plus  clairement  (pie 
quand    nous  nous  parlons   à  nous-mêmes. 


PSYCHOLOGIE.  L\N  634 

nous  avons  données  du  même  autour  et  la 
discussion  qui  les  accompagne. 

M.   l'abbé  MAUPIED. 


Otez  ce  langage  mental,  et  les  opérations  de 
la  pensée  n'ont  plus  rien  que  de  complexe  et 
de  confus.  Essayez,  sans  le  secours  de  la 
parole,  d'abstraire,  de  généraliser,  de  raison- 
ner; la  possibilité  d'une  semblable  opération 
peut  à  peine  se  concevoir,  ou  du  moins  on 
j:'aboutirait  qu'à  des  abstractions  didicilc- 
ment  saisissables  h  l'esprit,  à  des  généralisa-      comme  l'Ame  s'élançant  au  dehors,'pour  aller 


Dans  un  savani  ouvrage  où  M.  l'abbe  Mau- 
pied  aborde  et  résout  les  plus  importants 
problèmes  de  la  science,  nous  trouvons  les 
passages  suivants  : 

«  L'organe  de  la  parole,  qui  est  aussi  l'or- 
gane de  la  respiration ,  c'est-à-dire  de  la 
principale  fonction  de  la  vie  organique,  de 
celle  qui  fournit  la  pAture  de  vie,  de  cette 
fonction  qui  apparaît  la  première  et  disparaît 
la  dernière,  sans  laquelle  il  n'y  a  point  de 
vie  animale  ;  cet  organe  s'élève,  dans  l'hom- 
me seul,  jusqu'à  produire  la  parole,  qui  n'est 
las  simplement  un  son  porté  dans  l'enve- 
oppe  de  la  voix,  dans  son  sein  et  l'animant, 
une  voix,  que  les  animaux  produisent  aussi, 
mais  qui  est  la  i)ensée,  le  verbe  revêtu  de 
son,  le  verbe  qui  paît  du  sentiment,  du  sens 
intime,  par  la  volonté,  qui  est  la  pensée  et  la 
substance  de  l'être  pensant,  se  manifestant  à 
l'extérieur,  se  sensibilisant  au  moyen  de  l'air, 
pour  être  perçu  avec  le  son,  son  enveloppe 
sensible,  par  l'organe  de  l'ouïe.  Le  verbe,  qui 
perdant  au  delà  de  l'organe  son  enveloppe 
sensible,  vient  nu,  dans  sa  substance  simple, 
toucher  le  sens  intime,  le  sentiment,  la  subs- 
tance de  l'esprit  qui  écoute,  qui  perçoit 
l'autre  esprit  venant  à  lui  à  travers  la  parole, 
le  saisit  et  l'embrasse,  s'identifie  et  se  fond 
avec  lui  pour  ne  faire  plus  qu'un. 

«  L'ûme,  dit  saint  Denis  d'Alexandrie,  est 
comme  la  parole  en  repos,  et  la  parole  est 


tions  vagues,  à  des  raisonnements  dénués  de 
lucidité,  en  un  mot,  à  des  résultats  confor- 
mes en  tout  point  à  ceux  de  la  pensée  nais- 
sante, alors  qu'elle  n'a  point  encore  la 
parole  pour  auxiliaire,  et  ce  que  nous  disons 
ici  de  la  faculté  de  penser  dans  la  triple  opé- 
ration de  l'abstraction,  de  la  généralisation, 
du  raisonnement,  nous  le  dirons  également 
de  la  faculté  de  mémoire.  Les  idées  dont  nous 
nous  souvenons  le  plus  aisément  et  tout  à  la 
fois  le  plus  fidèlement  sont  celles  dans  la  for- 
mation desquelles  le  langage  articulé  ou 
mental  est  intervenu  ;  le  moindre  retour  sur 
nous-mêmes  suffira  pour  nous  en  convaincre. 
11  n'est  donc  pas  une  seule  des  opérations  de 
la  pensée  sur  laquelle  la  parole  n'exerce  une 
puissante  action.  »  (Id.,  ibid.,  p.  275.J 

M.   L'aBBÊ    MABET. 

«  De  nos  jours  d'illustres  philosophes  ont 
remarqué  que  les  idées  intelligibles  ne  nous 
étaient  perceptibles  à  nous-mêmes,  et  n'é- 
taient transmissibles  aux  autres  qu'au  moyen 
du  langage  et  de  la  parole.  »  (Le  Correspon- 
dant, l.  X,  p.  \%.) 

«  Le  développement  de  l'idée  dans  l'hom- 
me est  un  fait  entièrement  identique  à  celui 
du  développement  de  la  parole  elle-même: 
l'une  suit  l'autre,  comme  l'ombre  suit  le 
corps.  »  (Id.,  ibid.) 

Voy.  plus  haut,  §  III,  d'autres  citations  que 


s  unw  à  une  autre  ûme.  (D.  AiiiKy.,  De  sent. 
Dionysii,  p.  1G6.) 

«  Le  sens  de  l'ouïe  et  l'organe  de  la  parole 
dépendent  donc  l'un  de  l'autre  ;  la  parole 
réveille  l'ouïe,  et  l'ouïe  fait  surgir  la  parole. 
Si  la  parole  est  muette,  l'ouïe  est  sourde;  si 
l'ouïe  est  sourde,  la  parole  ne  naîtra  jamais. 
Ces  deux  organes  sont  faits  et  disposés  l'un 
pour  l'autre,  placés  l'un  près  de  l'autre,  et 
«ommuniquent  ensemble.  L'un  est  la  porte 
de  sortie,  l'autre,  la  porte  d'entrée  par  les- 
quelles les  âmes  s'unissent  et  s'embrassent. 
Ils  sont  le  quelque  chose  de  sensible  qui 
301'te  l'être  spirituel  à  son  semblable,  et 
iermet  à  tous  deux  de  se  sentir,  d'adhérer 
'un  à  l'autre,  parce  qu'ils  sont  l'un  pour 
l'autre.  Cette  adhésion,  qui  les  fait  senlii-, 
marcher  ensemble,  dans  la  même  direction, 
vers  le  même  but,  est  ce  qu'on  appelle  i)er- 
suasion,  laquelle  incline  l'âme  vers  tout  ce 
qui  est  vrai,  tout  ce  qui  est  beau,  tout  ce  qui 
est  bien,  pour  le  réaliser  en  elle-même.  » 
(Dieu,  l'homme  et  le  monde,  etc.,  t.  II,  pag. 
248.) 

Et  ailleurs: 

«  A  l'origine,  il  n'y  avait  que  Dieu,  les 
anges  et  le  premier  homme;  nous  sommes 
donc  obligés  d'admettre  (jue  l'homme  a  été 
créé  pensant  et  parlant,  ou  bien  que  Dieu 
s'est  révélé  à  lui  directement  ou  par  les  anges, 
afin  de  donner  la  parole  à  son  âme,  la  vie  à 
ton  sentiment  et  l'exercice  à  son  intelligence. 


6"' 


JO 


LAN  DICTIONNAIRE  DE 

n  On  a  soutenu  (|ue  riioinuie  avait  invente'; 
son  langage,  et,  par  conséquent,  (]u'il  créait 
soséiléeset  ses  pcn<ées.  Cette;  opinion  dé- 
truisant la  comparaison  logique,  base  de 
toutes  connaissances,  brise  'es  rapports  né- 
cessaires de  riwinnie  avec  Dieu  et  avec  les 
créatures,  et  conduit  au  scepticisme;  elle  est 
d'ailleurs  diamétralement  opposée  aux  faits 
«pii  nous  prouvent  que  chaque  individu 
reçoit  les  principes  de  sa  langue  de  la  société 
t)ans  laquelle  il  l'ait  sa  première  éducation.  » 
{Dieu,  l'homme  et  le  monde,  etc.,  t.  H,  p.  331.) 

«...  La  science  n'appartient  point  à  l'indi- 
vidu ;  elle  est  la  possession  de  la  société  ; 
chaque  individu  peut  y  puiser  et  y  ajouter; 
mais  la  société  seule  possède  le  tout  et  le 
conserve.  Voil.'i  pourquoi  l'éducation  dans 
l'homme  n'est  plus  celle  de  l'individu,  mais 
bien  de  l'espèce  ;  la  société  n'acquiert  pas 
seulenient  pour  le  présent,  mais  plus  encore 
pour  l'avenir:  il  y  a  ici  véritablement  éduca- 
lion,  parce  qu'il  y  a  science  et  transmission 
de  cette  science.  L'individu  n'apporte  point 
la  science  en  naissant  ;  il  nait  seulement  avec 
une  intelligence  susceptible  de  la  recevoir; 
mais  si  elle  ne  lui  est  enseignée,  jamais  il  ne 
la  possédera;  il  faut  qu'il  en  reçoive  du  de- 
hors les  premiers  éléments,  et  à  leur  aide  il 
pourra  marcher  plus  avant  et  en  ajouter  de 
nouveaux;  ce  qui  prouve  deux  choses:  que 
son  intelligence  est  active  par  elle-même, 
mais  qu'elle  a  besoin,  pour  entrer  en  activité, 
d'être  excitée  par  |une  cause  ipii  n'est  pas 
en  elle.  De  là  la  nécessité  d'instruments 
organiques,  à  l'aide  desquels  les  intelligen- 
ces puissent  se  communiquer.  Le  langage  est 
le  premier  de  ces  instruments,  et  il  ne  peut 
exister  sans  une  société.  Les  animaux  n'ont 
pas  de  langage,  ils  n'ont  que  des  cris,  ex- 
pressions de  leurs  passions  et  de  leurs  be- 
soins. Mais  l'homme  seul  possède  un  lan- 
gage articulé  et  formulé,  parce  que  son 
intelligence  est  active  et  pensante:  or,  en 
dehors  de  la  société,  J'horame  ne  parlerait 
pas  ;  son  intelligence  ne  se  manifesterait  pas; 
(Mre  isolé  dans  le  monde,  le  présent  serait 
tout  pour  lui  ;  sa  conservation  individuelle 
l'absorberait  tout  entier.  Les  intelligences 
ont  besoin  de  leurs  semblables,  elles  se  ma- 
nifestent les  unes  par  les  autres,  elles  ont 
besoin  de  comprendre  et  d'être  comprises. 
Un  être  intelligent  sans  une  société  qui 
puisse  alimenter  sa  vie  intellectuelle,  serait 
un  être  absurde,  parce  qu'il  serait  sans  but 
et  qu'il  serait  doué  de  facultés  qu'il  ne  pour- 
rait jamais  exercer...  Le  caractère  essentiel 
et  distinclif  de  l'homme,  son  intelligence, 
fait  donc  de  lui  un  être  nécessairement 
social  et  qui  ne  {)eut  se  développer  que  dans 
la  société.  »  {Ibid.,  p.  308.) 

«  L'homme  est  un  être  social  ;  il  ne  peut 
«e  développer  physi(iuement,  intellectuelle- 
ment, que  dans  la  société;  c'est  là,  en  elfet, 
que  ses  besoins  sont  plus  complètement  satis- 
faits, que  les  puissances  de  son  âme  obtien- 
nent leur  complet  exercice  :  là  uniquement 
sa  nature  s'embellit,  tout  son  être  se  perfec- 
ticmnc;  la  société  est  donc  l'étal  normal  de 
l'homme,    puis(ju"ellc   lui  fournit   seule  les 


PHILOSOPHIE. 


LAN 


CM 


moyens  de  développer  toute  sa  nature.  En 
dehors  d'elle,  l'être  moral  et  intellectuel  t-t 
presque  nul,  et  l'être  phvsique  isolé  ne  lar- 
derait pas  à  i)érir.  »  {lOid.,  p.  316.^ 

M.  l'abbé  U.  MAVNABI). 

Cité  sur  la  nécessité  du  signe,  §  MI,  col.  402. 
l'abbé  millot.» 
(Hiitoire  philosophique  de  l'Iiomme.) 

«  Si  nous  nous  attachions  à  .suivre  servile- 
ment les  traces  des  philosophes  qui  ont 
jusqu'à  présent  traité  de  l'homme,  nous  ne 
serions  embarrassés  que  de  savoir  comment 
les  premiers  hommes  s'y  prirent  pour  se  com- 
muniquer leurs  sentiments  et  leurs  idées. 
Car  pour  les  idées  mômes,  leur  préexistence 
ne  fait  aucune  diflTiculté  chez  les  philosophes. 
Ils  les  croient  tous  si  fort  inséparables  de 
l'humanité,  que  je  n'en  connais  aucun  qui 
ail  seulement  mis  en  question  s'il  était  possible 
ou  non  de  concevoir  une  société  d'hommes 
léduilsaux  simples  perceptions,  et  aux  ex- 
pressions purement  relatives  à  ces  percep- 
tions, telles,  à  peu  près,  que  la  nature  les  a 
inspirées  à  toutes  les  autres  espèces  d'êtres 
animés.  Tous  ces  philosophes,  au  contraire, 
ceux  même  qui  ne  croient  point  aux  idées 
iimées,  se  sont  accordés  à  entamer  l'examen 
au  développement  des  facultés  humaines  par 
la  supposition  des  idées,  et  ne  se  sont  appli- 
qués qu'à  chercher  d<is  conjectures  sur  la 
formation  des  langues. 

«  M.  l'abbé  de  Condillacqui,  sans  contredit, 
est  après  Locke  celui  qui  a  vu  le  plus  clair 
dans  cette  matière,  a  été  lui-même  séduit  par 
l'amas  des  connaissances  dont  il  recherchait 
l'origine.  Il  a  cru  trouver  celle  du  langage 
dans  le  sentiment  même,  qui,  de  toutes  les 
modifications  de  l'âme,  est,  dans  l'état  de  na- 
ture, le  plus  incommiinicable.  11  suppose 
deux  enfants  (Section  première  de  la  seconde 
partie,  p.  5  et  suiv.)  de  l'un  et  de  l'autre  sexe 
réunis  par  It*  hasard,  et  privés  l'un  et  l'autre 
de  toute  espèce  de  connaissance,  et  de  tous 
les  moyens  de  se  communiquer  mutuellement 
leurs  sensations.  Il  veut  que  dans  le  commerce 
réciproque  de  ces  deux  enfants  l'exercice  de 
leurs  perceptions  et  de  la  réminiscence  occa- 
sionnée par  la  fréquente  répétition  de  ces  per- 
ceptions et  des  circonstances  qui  les  accom- 
pagnaient, leur  ait  lait  attacher  aux  cris  de 
chaque  passion  les  perceptions  dont  ils  étaient 
les  signes  naturels,  et  qu'ils  aient  accom- 
pagné ordinairement  ces  cris  de  quelque 
mouvement,  de  quelque  geste  ou  de  quelque 
action  dont  l'expression  était  encore  plus 
sensible.  Par  exemple,  dil-il,  celui  qui  souf- 
frait parce  qu'il  était  privé  d'un  objet  que  ses 
besoins  lui  rendaient  nécessaire,  ne  s'en  tenait 
pas  à  pousser  des  cris,  il  faisait  des  efforts 
pour  l'obtenir,  il  agitait  sa  tête,  ses  bras  et 
toutes  les  parties  de  so7i  corps.  L'autre,  ému 
pur  ce  spectacle,  fixait  les  yeux  sur  le  même 
objet,  et  sentant  passer  dans  son  âme  des  sen- 
timents dont  il  n'était  pas  encore  capable  de 
se  rendre  raison,  «7  souffrait  de  voir  souffrir 
ce  misérable.   Des  ce  moment,  ajftute  M.  de 


637 


LAN 


(;ondillac,  il  se  sent  intéressé  ù  le  soulager,  et 
il  ubc'it  à  cette  impression  autant  qu'il  lui  est 
possible. 

«  Que  de  données  dans  ce  seul  exemple  ! 
Il  faut  d'abord  supposer  que  dans  la  position 
de  ces  deux  entants,  c'est-à-dire,  dans  l'état 
rie  pure  nature,  il  y  avait  des  besoins  d'une 
espèce  à  occasionner  des  douleurs  et  des 
cris,  lorsque  ces  enfants  ne  pouvaient  pas 
les  satisfaire.  Il  faut  supposer  ensuite  que 
celui  des  deux  enfants  qui  éprouva  le  pre- 
mier ces  douleurs  et  poussa  ces  cris,  sut 
trouver,  sans  aucun  exemple,  sans  aucune 
institution,  les  gestes,  les  mouvements  et  les 
signes  propres  à  exprimer  son  état,  et  à  in- 
diquer l'objet  dont  il  avait  besoin,  et  qu'il 
connût  que  tout  cela  était  propre  h  émou- 
voir son  caraaiade,  et  à  déterminer  ses  se- 
cours. Il  faut  encore  supposer  que  ce  dernier 
qui  n'avait  jamais  éprouvé  les  mêmes  dou- 
leurs, ni  poussé  les  mômes  cris,  ni  fait  les 
mômes  gestes,  les  mômes  mouvements,  les 
mômes  signes,  devina  sans  autre  guide  que 
l'instinct,  que  tout  ce  qu'il  voyait  signitiait 
que  son  cauiarade  souffrait.  Il  iaul  supposer 
enûn  que  les  soutTrances  de  celui-ci,  et  tout 
ce  oui  lesinaiquait,  retentirent  dans  le  cœur 
de  l'auS-e,  et  allèrent  y  exciter,  ou  plutôt  y 
créer,  un  sentiment  de  compassion  qui  Te 
détermina  à  donner  du  secours  5  son  com- 
pagnon. 

«  Sans  toutes  ces  suppositions  inadmissi- 
bles, on  voit  que  l'exemple  proposé  par 
M.  l'abbé  de  Condillac  ne  peut  pas  lui-môme 
être  supposé.  Mais  ce  qui  répugne  le  plus 
dans  cet  exemple,  c'est  cette  compassion  que 
ce  philosophe  veut  faire  naître  dans  le  cœur 
d'un  enfant  qui  n'a  aucune  idée  des  souffran- 
ces en  général,  et  qui  n'a  jamais  en  particu- 
lier éprouvé  celles  qu'occasionne  le  besoin 
de  nourriture,  le  seul  qu'on  puisse  supposer 
dans  l'état  d'enfance  et  de  nature.  Il  n'est 
que  trop  vrai  que  nous  ne  pouvons  compatir 
naturellement  qu'aux  maux  que  nous  avons 
soufierts,  et  que  si,  dans  l'état  de  société 
civilisée,  nous  nous  intéressons  à  la  situation 
des  personnes  livrées  à  des  espèces  de  dou- 
leurs que  nous  n'avons  jamais  éprouvées, 
c'est  par  analogie,  et  par  la  notion  générale 
que  nous  avons  de  la  douleur.  Et  quant  au 


PSYCHOLOGIE.  LAN  638 

aux  curieuses  el  savantes  observations  qu'il 
nous  a  données  sur  la  déclamation  et  les 
gestes  des  anciens,  sur  la  musique,  la  proso- 


die, et  sur  l'origine  de  la  poésie.. Mais  comme 
c'est  sur  le  langage  d'action  (|u'il  fonde  l'ori- 
gine de  la  parole,  il  est  toujours  constant 
{jue  c'est  sur  des  connaissances  impossibles 
à  concevoir  dans  l'état  de  pure  nature,  et  sur 
un  sentiment  de  compassion  encore  plus 
incroyable,  qu'il  bûtit  tout  l'éditice  de  la  loi- 
mation  des  langues. 

«  Il  est  aisé  de  sentir  qu'en  admettant 
sans  examen  ces  principes  arbitraires,  vous 
ôtes  rapidement  conduits  où  l'auteur  veut 
vous  mener,  et  qu'a[)rès  avoir  perdu  ces 
principes  de  vue,  tout  ce  que  vous  dit  un 
philosoplic  ingénieux  et  mélhodicjue  vous 
parait  de  la  dernière  évideïice.  C'est  ce  qui 
arrive  particuliènmienl  en  lisant  ce  que 
M.  l'abbé  de  Condillac  dit  sur  la  formation 
des  mots.  (Seconde  partie,  chap.  9.)  Mais 
encore  ne  peut-il  point,  dans  cet  article, 
s'empôcher  de  donner  dans  l'erreur  commune 
à  tous  les  philosophes,  ciui  veulent  ipie  l'in- 
vention du  langage  soit  le  fruit  de  conven- 
tions faites  entre  les  hommes.  Pour  com- 
prendre, dil-il,  conwient  les  hommes  con- 
vinrent entre  eux'jlu  sens  des  premiers  mots 
(/uils  voulurent  mettre  en  usage,  il  suffit,  elt:. 
Je  n'irai  pas  plus  avant  dans  l'examen  des 
opinions  de  M.  de  Condillac.  Je  marcherais 
trop  vite  si  je  le  suivais.  Il  est  parti  des  con- 
naissances qu'il  avait  et  de  celles  de  ses  lec- 
teurs. Pour  moi,  je  |)rctends  ne  suivre  que 
la  marche  de  la  nature,  qui  sûrement  n'a  pas 
été  aussi  vite  que  la  font  aller  tous  les 
[thilosophes. 

«  .M.  Rousseau  paraissait  d'abord  avoir 
senti  combien  il  était  peu  naturel  d'attribuer 
la  formation  des  langues  ù  une  invention  ré- 
fléchie et  au  consentement  raisoimé  des  pre- 
miers hommes.  Il  observe  très-bien  (page  49 
de  son  Discours  sur  l'inégalité,  etc.)  que,  *» 
tes  hommes  ont  eu  besoin  de  la  parole  pour 
apprendre  à  penser,  ils  ont  eu  bien  plus  besoin 
encore  de  savoir  penser  pour  trouver  l'art  de 
la  parole.  Mais  il  se  fait  tout  de  suite  des  dif- 
ficultés qui  le  portent  à  dire  qu'à  peine 
peut-on  trouver  des  conjectures  supportables 
sur  la  naissance    de  cet  art  de  communiquer 


fond  même  de  ce  sentiment  de  comparaison,  ses  pensées  et  d'établir  un  commerce  entre  les 
c'est,  comme  tous  le:>  philosophes  ne  peuvent  esprits.  Ensn'ûa  il  tombe  dans  le  sentiment 
s'empôcher  d'en  convenir,  un  retour  sur  de  M.  l'abbé  de  Condillac,  et  trouve,  comme 
nous-mêmes  qui  nous  met  par  notre  amour 
propre  à  la  place  de  ceux  de  nos  semblables 
que  nous  voyons  souffrir,  lorsque  ces  sem- 
blables nous  sont  chers,  et  dans  la  proportion 
où  ils  nous  sont  chers.  Ce  que  je  viens  de 
dire  ici  suffit  pour  faire  voir  quels  éclaircis- 
sements on  peut  attendre  sur  l'origine  du 
langage  d'un  philosophe  qui  place  celle  ori- 
gine dans  un  sentiment  de  compassion  et 
d'intérêt,  qu'il  crée  pour  ainsi  dire  avant  le 
temps,  et  de  son  autorité,  el  qui  ne  peut  être 
que  le  fruit  de  plusieurs  circonstances  au 
delà  de  l'état  de  nature. 

«  11  est  vrai  que  M.  de  Condillac  paraît 
n'avoir  posé  ce  fondement  que  pour  en  ve- 
nir au  langage  d'action,  et  arriver  par  degrés 


ce  philosophe,  le  premier  langage  de  l'homme 
dans  le  cri  de  la  nature.  El  tout  ce  (|u'il  dit 
là-dessus  est  très-bon  pour  la  situation  mili- 
tante où  il  a  voulu  supposer  le  premier  étal 
de  société.  Enfin  il  revient  au  commun  sen- 
timent des  philosophes,  et  veut  (jue  les 
hommes,  après  avoir  exprimé  les  objets  vi- 
sibles et  mobiles  par  des  gestes,  et  ceux  qui 
frappent  l'ouie  par  des  sons  imitatifs,  se 
soient  enfin  avisés  de  substituer  à  ce  langage 
les  articulations  de  la  voix,  qui,  sans  avoir 
le  même  rapport  avec  certaines  idées,  so7il 
plus  propres  à  tes  représenter  toutes  comme 
signes  institués;  substitution,  ajoute  ce  phi- 
losophe, </u«  ne  peut  se  fairç  que  n'uN  commi  n 
CONSENTEMENT,  Cl  d'one   manière  assez  diffi' 


6;19  LAN 

vile  à  prdtiquerpour  des  honwies  dont  les  or- 
ganes grossiers  n'avaient  encore  aucun  exer- 
cice, et  plus  difficile  encore  à  concevoir  en 
elle-même,  puisque  cet  accord  unanime  dut 
être  motive,  et  que  la  parole  paraît  avoir  été 
fort  nécessaire  pour  établir  i usage  de  la  pa- 
role. 

«  Dans  ce  passage,  M.  Rousseau  enchérit 
encore  sur  l'opinion  de  M.  l'abbé  de  Condil- 
Jac  par  rapport  à  la  convention  que  ce  der- 
nier a  supposée  nécessaire  pour  l'invention 
du  langage,  puisque  M.  Rousseau  n'admet 
pas  seulement  celte  convention,  mais  qu'il 
veut  encore  qu'elle  ait  été  motivée  et  faite 
dans  un  seul  âge  d'hommes.  Je  dis  dans  un 
seul  Age  d'hommes,  parce  qu'en  supposant 
avec  cet  auteur  que  le  défaut  d'exercice  eût 
rendu  grossiers  les  organes  de  la  parole  chez 
les  premiers  hommes  adultes,  cette  grossiè- 
reté n'aurait  pas  passé  jusqu'à  leurs  enfants, 
qui,  aussi  bien  disposés  par  la  nature  que  le 
sont  h.'s  nôtres,  auraient,  par  la  douceur  et 
la  llexibilité  de  leurs  organes,  corrigé  ce 
qu'il  y  aurait  eu  de  dur  dans  le  langage  de 
convention  qu'ils  auraient  entendu  et  appris. 
La  grossièreté  des  orgaïKîs  ne  pouvait  donc 
être  un  obstacle  à  la  formation  des  langues, 
que  pour  les  individus  mômes  qui  convinrent 
de  son  invention,  et  cette  invention  fut  donc 
elle-même  l'ouvrage  d'un  seul  âge  d'homme. 
Mais  au  fond  M.  Rousseau  n'était  pas  bien 
persuadé  de  la  réalité  du  consentement  rai- 
sonné et  motivé  des  premiers  inventeurs  du 
langage.  Il  en  revient,  comme  nous  venons 
de  voir,  à  dire  que  ta  parole  paraît  avoir  été 
fort  nécessaire  pour  établir  l'usage  de  la  pa- 
role. 

«  Il  aurait  été  bien  à  désirer  qu'un  homme 
aussi  habile  à  développer  les  principes  qu'il 
se  fait  ou  qu'il  adopte  eût  voulu  faire  de 
cette  dernière  proposition  la  base  de  ses  re- 
cherches sur  la  formation  du  langage,  et 
qu'il  eût  poussé  ces  recherches  aussi  loin 
que  la  matière  l'exigerait  :  on  aurait  eu 
quelque  chose  de  plus  lumineux  et  de  plus 
approfondi  de  tout  ce  qui  a  été  dit  jusqu'à 
présent.  Mais  ici,  comme  dans  bien  d'autres 
endroits  de  ses  ouvrages,  M.  Rousseau  a 
abandonné  le  chemin  que  lui  indiquaient 
ses  propres  lumières,  pour  suivre  les  routes 
battues. 

«  Au  reste,  les  deux  philosophes  dont  je 
viens  de  parler  ne  sont  pas  ceux  qui  me 
paraissent  avoir  le  plus  donné  dans  l'opinion 
que  le  langage  est  le  fruit  d'une  convention, 
et  conséquemment  le  résultat  d'idées  anté- 
rieures à  son  institution.  On  voit  même,  en 
les  lisant  avec  une  certaine  attenti(3n,  qu'ils 
ne  posent  ce  fondement  que  d'une  main 
tremblante,  et  qu'ils  voudraient  avoir  pu 
trouver  quelque  chose  de  plus  solide.  Mais 
voici  un  célèbre  géomètre,  bien  moins  cir- 
conspect et  bien  plus  décidé  que  MM.  de 
Condillac  et  Rousseau  :  c'est  feu  M.  de  Mau- 
pertuis.  11  ne  s'est  pas  seulement  persuadé 
qu  un  être  tel  que  l'homme,  ca[)able  de  par- 
venir aux  sublimes  spéculations  et  aux  pro- 
fondes découvertes  de  la  géométrie,  devait 
être  doué  du  talent  de  penser  avant  que  de 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


LAN 


640 


parler:  il  a  cru  encore  que  cet  être  pouvait 
se  faire  arbitrairement  un  plan  d'idées  toutes 
différentes  des  nôtres.  Voici  ses  paroles  :  On 
trouve  des  langues,  surtout  chez  les  peuples 
fort  éloignés,  qui  semblent  avoir  été  formées 
sur  des  plans  d'idées  si  différentes  des  vô- 
tres, qu'on  ne  peut  presque  pas  traduire  dans 
nos  langues  ce  qui  a  été  une  fois  exprimé  dans 
celles-là.  Ce  serait,  ajoute  cet  auteur,  de  la 
comparaison  de  ces  langues  avec  les  autres, 
qu'un  esprit  philosophique  pourrait  tirer 
beaucoup  d'utilité.  {OEuvresde  Maupertuis  ; 
Lyon,  1756,  t.  I",  art.  2  des  Réflexions  phi- 
losophiques sur  l'origine  des  langues.) 

«  Assurément,  si  M.  de  Maupertuis  eût  eu 
cet  esprit  philosophique  dont  il  pai-le,  il 
n'aurait  jamais  pensé  que  la  difficulté  de 
rendre  dans  les  langues  connues  le  sens 
d'expressions  totalement  étrangères  à  ces 
langues  supposât  des  plans  d'idées  différen- 
tes des  nôtres.  Il  aurait  vu,  au  contraire,  que 
rien  n'est  plus  éloigné  de  la  simple  raison 
que  cette  imagination  d'un  plan  d'idées  an- 
térieur à  l'invention  du  langage;  et  la  con- 
naissance des  langues  que  nous  avons  ap- 
prises par  les  ouvrages  des  anciens  les  plus 
savants  et  les  plus  éloquents  l'aurait  con- 
vaincu qu'il  n'y  a  jamais  eu,  dans  quelque 
temps  et  chez  quelque  peuple  que  ce  soit, 
d'autres  idées  que  celles  que  peuvent  avoir 
tous  les  hommes,  parce  qu'elles  sont  toutes 
l'effet  de  la  même  organisation  et  le  résultat 
des  mêmes  perceptions,  ou  du  moins  l'effet 
de  la  môme  faculté  de  percevoir.  H  aurait 
vu  que,  s'il  se  trouve  dans  toutes  les  langues 
des  mots  et  des  phrases  en  quelque  sorte 
intraductibles  dans  toute  autre  langue,  cette 
difficulté  ne  vient  point  de  la  singularité 
réelle  des  idées  exprimées,  ni  de  ce  qu'elles 
sont  si  absolument  particulières  aux  hommes 
qui  se  sont  servis  de  ces  expressions,  qu'elles 
deviennent  incommunicables  à  toute  autre 
espèce  d'hommes,  mais  de  ce  que  ces  idées, 
par  leur  analogie  au  génie  de  ces  hommes 
et  à  celui  de  leur  langue,  ou  à  des  opinions 
et  à  des  usages  qui  nous  sont  inconnus,  ne 
peuvent  nous  être  communiquées  faute  de 
véhicules  nécessaires  pour  les  faire  passer 
dans  notre  intelligence.  En  un  mot,  avec  un 
peu  de  philosophie,  M.  de  Maupertuis  au- 
rait reconnu  que,  ne  pouvant  y  avoir  des 
hommes  qui  eussent  d'autres  sens,  d'autres 
facultés  que  les  nôtres,  il  ne  pouvait  non 
plus  y  en  avoir  qui  eussent  des  idées  étran- 
gères' et  supérieures  à  ces  sens  et  à  ces  fa- 
cultés: ce  qu'il  faudrait  cependant  supposer 
pour  attendre  des  lumières,  telles  que  M.  de 
Maupertuis  les  désirait,  de  la  comparaison 
entre  elles  des  langues  les  plus  étrangères, 
et  de  la  comparaison  de  ces  mêmes  langues 
avec  les  langues  connues. 

«  Je  suis  très-éloigné  de  croire  qu'après 
la  simple  invention  des  signes,  les  idées  des 
premiers  inventeurs  se  soient  bientôt  com- 
binées les  unes  avec  les  autres  {Loc.  cit., 
art.  4)  ;  qu'elles  se  soient  en  même  temps 
multipliées,  et  qu'on  ait  aussi  multiplié  les 
mots,  souvent  même  au  delà  des  idées.  H 
est  visible  qu'ici  xM.  de  Mauuerluis  met  û'u 


Cil 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


642 


bord  les  effets  avant  les  causes,  cl  qu'ensuite 
il  avance  une  proposition  fausse,  en  disant 
que  les  inventeurs  du  langage  ont  souvent 
multiplié  les  mots  au  delà  des  idées. 

«  Il  est  en  etl'et  certain  que  l'esprit  hu- 
main n'a  jamais  pu  connaître  et  combiner  que 
des  objets  tixes  et  déterminés,  ou  des  modi- 
fications de  ces  objets.  Il   est  aussi  certain 


et  pour  ne  pas  les  confondre  les  unes  avec 
les  autres. 

«  Les  philosophes,  surtout,  ne  s'imagine- 
ront jamais  qu'il  puisse  naître  dans  notre 
esprit  des  idées  indépendantes  des  mots,  ni 
que  les  premiers  mots  que  nous  apprenons 
ne  servent  qu'à  exprimer  les  préjugés  de 
ceux  qui  nous  environnent  dans  notre  enfanre. 


qu'il  n'y  a  que  les  mots  qui  puissent  distin-  Ils  verront,  au  contraire,  que  ces  mots  leur 
guer,  fixer  et  déterminer  les  idées,  ainsi  que  ont  été  extrêmement  utiles  pour  dénommer 
leurs  modifications,  de  sorte  que,  supposer  successivement  et  proportionnément  à  leurs 
la  combinaison  et  la  multiplication  des  idées  besoins,  les  choses  et  leurs  qualités,  rl'une 
avant  l'invention  des  mots  qui  les  font  distin-  manière  à  les  fixer  et  à  les  attacher  dans  leur 
guer,  qui  les  fixent  et  les  déterminent,  c'est  cerveau,  en  sorte  que,  se  rappelant  les  mots 
mettre  l'effet  avant  la  cause;  c'est  avoir  une  à  propos  du  besoin  qu'ils  avaient  des  choses, 
opinion  que  le  seul  respect  qu'on  doit  à  la  ils  pouvaient  se  servir  des  uns  pour  se  pro- 
mémoire d'un  homme  célèbre  empêche  de  curer  les  autres.  D'ailleurs,  ces  philosophes 
qualifier  comme  elle  le  mériterait.  savent   très-bien  que  ce  n'est  pas  dans  les 

«  Et  quant  à  cette  autre   opinion  où  était  mots,  et  surtout  dans  ceux  que  nous  appre- 

M.  de  Maupertuis  que,  dans  l'invention   du  nons   dans   l'enfance,    que  se  trouvent  les 

langage,  on  a  multiplié  les  mots  au  delà  des  préjugés,  mais  dans  les  jugements  abstraits 

idées,  elle  n'est  pas  moins  extraordinaire,  à  que  nous  portons  des  choses   lorsque,  après 

moins  que  cet  auteur  n'ait  voulu  parler  des  avoir  appris  une  infinité  de  mots,  et  multi- 

mots  ou   particules    qui,    n'exprimant   par  plié  nos  idées  par  leur  moyen,  nous  venons 

elles-mêmes  aucune  idée,  servent  seulement  à  combiner  ces  idées,   et  à  nous  faire  des 

à  lier  les  mots  ou  les  propositions  qui  ex-  règles  et  des  principes  sur  des  choses  qui 

priment  les  idées.  Mais  ce  n'est  pas  dans  la  n'ont  d'autre  modèle  sensible  que  nos  pro- 

prejpière  invention  du    langage  qu'on  peut  près  idées,  et  qui  sont  au-dessus,  comme  au 

supposer  ces  particules;  et  en  tout  cas,  M.  delà  de  nos  besoins  naturels, 
de  Maupertuis    aurait   toujours    abusé  des         «  Mais  M.  de  Maupertuis  était  bien  éloi- 

termes.  gné  de  penser  que  nous  eussions  besoin  de 

«  C'est  quelque  chose  de  bien  curieux  que  mots  pour  former  des  idées  ;  et  comme  si  ce 
d'entendre  cet  auteur  se  plaindre  de  ce  que  n'avait  pas  été  assez  de  ce  que  nous  venons 
à  peine  nous  sommes  nés  (Jbid.),  que  nous  de  rapporter  de  son  opinion  sur  celle  partie, 
entendons  répéter  tme  infinité  de  mots  qui  il  va  jus(ju'à  s'imaginer  qu'un  homme  à  qui 
expriment  plutôt  les  préjugés  de  ceux  qui  le  sommeil  aurait  fait  oublier  toutes  ses  per- 
noiis  environnent  que  les  premières  idées  qui  ceptions  et  tous  les  raisonnements  qu'il  avait 
naissent  dans  notre  esprit;  que  nous  retenons  faits,  mais  qui  aurait  conservé  les  facultés 
ces  mots;  que  nous  leur  attachons  des  idées  d'apercevoir  et  de  raisonner,  viendrait  de 
confuses,  et  que  voilà  notre  provision  faite  lui-même  facilement  à  bout  de  fixer  et  de 
pour  le  reste  de  notre  vie,  sans  que  te  plus  distinguer  ses  idées  par  des  signes.  Et  voici 
souvent  nous  nous  soyons  avisés  a'approfon-  comment  cet  honmie  s'y  [)*rendrait  :  suppo- 
dir  la  vraie  valeur  de  ces  mots,  ni  la  sxireté  sons  que  sa  [)remière  perception  eût  été,  par 
des  connaissances  quils  peuvent  nous  procu-  exemple,  celle  qu'il  éprouvait  lorsqu'il  disait  : 
rer,  ou  nous  faire  croire  que  nous  possédons.  Je  vois  un  arbre  ;  qu'ensuite  il  eût  la  même 
Ces  inconvénients  furent  sans  doute  bien  fâ-  perception  qu'il  avait  lorsqu'il  disait  :  Je  vois 
cheux.  pour  un  homme  comme  M.  de  Mau-  un  cheval.  Dès  que  cet  homme,  dit  M.  de  Mau- 
pertuis, qui  sans  cela  n'aurait  pas  perdu  to-  pertuis,  recevrait  ces  perceptions,  il  verrait 
talement  le  souvenir  de  ses  premières  idées,  aussitôt  que  l'une  n'est  pas  l'autre,  et  il  chcr- 
de  iétonnement  que  lui  causa  la  vue  des  objets  cherait  a  les  distinguer.  Et  comme  il  n'aurait 
lorsqu'il  ouvrit  les  jeux  pour  la  première  pas  de  langage  formé,  il  les  distinguerait  par 
fo)s,  et  des  premiers  jugements  qu'il  porta  quelques  marques,  et  pourrait  se  contenter 
dans  cet  âge  où  son  âme,  plus  vide  d'idées,  de  ces  expressions  A  et  B  pour  les  mêmes 
lui  aurait  été  plus  facile  à  connaître  qu'elle  choses  qu'il  entendait  lorsqu'il  disait  :  Je  vois 
ne  l'était  lorsqu'il  écrivait  toutes  ces  belles  un  arbre,  je  vois  un  cheval.  Recevant  ensuite 
choses,  parce  qu'elle  était,  pour  ainsi  dire,  de  nouvelles  perceptions,  il  pourrait  les  dis- 
plus elle-même,  etc.  (Loc.  cit.,  ari.  &.)  Mais  tinguer  toutes  de  la  même  sorte,  et  lorsqu'il 
pour  tout  autre  être  raisonnable,  le  malheur  dirait,  par  exemple  ,  li,  il  entendrait  la 
n'est  pas  si  grand.  Les  hommes  de  cette  der-  même  chose  qu'il  entendait  lorsqu'il  disait  : 
nière  espèce,  qui  assurément  ne  comptent  Je  vois  la  mer. 

point  avoir  été  philosophes  dès  en  ouvrant         «  Cet  auteur  ingénieux,  mais  qui,  comme 

es  jeux,  sont  fort  contents  qu'on  ait  accéléré  bien   d'autres,    ne  voyait   point   clair  dans 

le  développement  de  leurs  facultés,  en  leur  celle  matière,  a  cru  qu'en  sauvant  la  faculté 

apprenant  des  mots  qui,  sans  expliquer  l'es-  de  raisonner  de  l'oubli  de  toutes  les  autres 

sence  inconnue  des  choses,  leur  donnaient  connaissances,  il  n'y  avait  rien  de  plus  na- 

par  degrés  assez  de  connaissances  sur  l'exis-  turel  que  les  opérations  qu'il  fait  faire  à  son 

tence  de   ces  choses,  sur  leurs  modifications  homme.  Mais  il  aurait  été  bien  embarrassé  si 

et  sur  leurs  rapports  avec  eux,  pour  en  faire  quelqu'un  lui  eût  demandé  ce  qu'il  entendait 

usage  suivant    leurs  besoins  et  leurs  goûts,  par  celte  faculté  de  raisonner.  Obligé  d'ap- 


fl41 


LAN 


DICTFONNAIHK  DK  PlIll.OSOPlIIE. 


I.A\ 


m 


proiondir  les  termes,  pcul-ôtii;  auiail  -  il 
reconnu,  nialgriHui-mOme,  que  si,  dans 
l'usage  ordinaire  des  philosophes,  ces  ter- 
mes cxprimaitMil'  l'attention,  la  réflexion  el 
iejugenienl,  dans  l'exacte  vérité  ils  ne  signi- 
fiaient que  la  puissance  passive  d'acquérir 
ces  qualités  par  le  moyen  du  langage.  Alors 
M.  de  Mauperluis  aurait  senti  que  son  homme 
hypothétique,  ayant  oublié  toutes  ses  percep- 
tions, tous  ses  raisonnements,  il  avait  aussi 
perdu  la  faculté  active  de  former  un  dessein, 
tel  que  celui  de  vouloir  distinguer  ses  per- 
ceptions par  des  marques  quelconques.  Il 
aurait  ensuite  reconnu  la  distance  immense 
<ju'il  y  a  entre  les  simples  perceptions  d'un 
arbre,  d'un  cheval  et  de  la  mer,  et  cette 
opération  de  l'esprit  et  du  langage  par  la- 
quelle on  dit,  JE  VOIS  un  arbre,  je  vois  un 
CHEVAL,  JE  VOIS  LA  MER.  Il  aurait  vu,  en  un 
mot,  que  la  supposition  d'un  homme  qui, 
après  avoir  perdu  tous  les  moyens  de  fixer  et 
de  distinguer  ses  idées,  chercherait  à  dési- 
grivîr  et  à  arrangerses  premières  perceptions, 
n'est  guère  moins  plaisante  que  cette  polis- 
sonnerie de  parade  où  Arlequin  feignant 
d'être  mort  d'un  coup  de  fusil,  et  continuant 
cependant  de  parler,  répond  à  celui  qui  le 
lui  fait  remarquer,  qu'avant  de  mourir  il 
s'est  réservé  l'usage  de  la  parole. 

«  Mais,  après  tout,  que  pouvait-on  atten- 
dre sur  cette  matière,  d'un  observateur  qui 
était    inquiet    d%    savoir  si  les    différences 
extrêmes  {Lettre  sur  les  progrès  des  sciences, 
tome  II,  page  378)  qu'on  trouve  aujourd'hui 
dans  les  manières  de  s'exprimer,  viennent 
des  altérations  que  chaque  père  de  famille 
a  introduites  dans  une   langue  d'abord  com- 
mune h  tous,  ou  si  ces  manières  de  s'exprimer 
ont  d'abord  été  différentes?  qui  croyait  qu'on 
pourvait  trouver   de    grandes   lumières  sur 
cette  question  dans  la  langue  que  se  feraient 
deux  ou  trois  enfants  élevés  ensemble  dès 
le  plus  bas  âge,  sans  aucun  commerce  avec 
les  autres  hommes,  quelque  bornée  que  fût 
cette   langue  ;    qui   regardait   comme   une 
chose  très  essentielle  d'observer  si  cette  nou- 
velle langue  ressemblerait  à  quelqu'une  de 
celles   qu'on  parle  aujourd'hui,    et  de  voir 
avec  laquelle  de  ces  langues  elle  aurait  le  plus 
de  conformité  ;  qui  désirait  encore  que  l'on 
formât  plusieurs  sociétés  pareilles  d'enfants 
de  différentes  nations  dont  les  pères  parlassent 
les  langues  les  plus  dilférentes,  ])arce  qu'à 
son   avis  la  naissance  est  déjà  une  espèce 
d'éducation  ;  qui  entin  portait  l'aveuglement 
sur  cette  matière  au  point  de  s'imaginer  que 
cette  expérience  ne  se  bornerait  pas  à  nous 
instruire   sur    l'origine   des    langues,    mais 
qu'elle  pourrait  encore  nous  apprendre  bien 
d'autres  choses  sur  lorigine  des  idées  mômes, 
el  sur  les  notions  fondamentales  de  l'esprit 
humain.  Ce  géomètre  ne  s'apercevait  pas  de 
ce  que  peut  voir   tout  homme  éclairé  des 
simples  lumières  du  bon  sens,  que  le  langage 
est  une  chose  purement   accidentelle,    tant 


pour  le   fond    que   pour  la  diversité  ;  que. 
sans  recourir  h  des  expériences  à  peu  près 
impossibles,  il  y  a  dans  la  différence  extrême 
qui  se  trouve  entre  les  langues  des  peuples 
qui  ne  se  sont  jamais  connus,  qui  n'ont  jamais 
eu  les  moindres  rapports  ensemble,  la  preuve 
la  plus  complète  de  l'inutilité  de  ces  expé- 
riences, puisque  l'on  peut  faire,  dans  la  com- 
paraison  de   ces    langues,    des    recheréhes 
beaucoup  plus  étendues  que  celles  qu'offri- 
rait le   langage  tiouvé   par  deux    ou  trois 
enfants  isolés,  ou  par  plusieurs  sociétés  de 
deux  ou  trois  enfants  de  cette  espèce.  Il  ne 
fallait  pas  moins  que  l'opinion  très-singulière 
où  était  M.  de  Maupertuis  qu'il  était  possible 
de  trouver  des  idées  indépendantes  de  toute 
espèce  de  langage,  et  absolument  étrangères 
à  toutes  nos  connaissances,  pour  le  porter  h 
s'imaginer  que  des  langages  tout  fraîchement 
inventés,  et  entièrement  différents  de  tous  les 
langages  connus  ou  possibles  à  connaître, 
lui  fourniraient  des  idées  de  celte  espèce.  Il 
ne  s'aperçoit  pas  que  s'il  eûi  pu  y  avoir  de 
ces  sortes  d'idées,  on  n'aurait  jamais  pu  les 
lui  communiquer,  faute  de  moyens  propres  ; 
attendu  que  [lourque  nous  puissions  recevoir 
une  nouvelle  idée  quelconque,  il  faut  qu'elle 
entre  dans  notre  cerveau  par  analogie  a^^ec 
les  idées  que  nous  avons  déjà,  et  par  des 
termes  équivalents  à  ceux  dans  lesquels  cette 
idée  nous  est  présentée.  Mais  dès  là  qu'une 
idée  aura  de  l'analogie  avec  nos  autres  idées, 
et  que  nous  pourrons  la  fixer  par  des  termes 
équivalents  à  ceux  dans  lesquels  elle  aura  été 
originairement  conçue*,  elle  cessera  d'être 
de  l'espèce  de  celles  que  M.  de  Maupertuis 
voulait  que  l'on   cherchât  par  des  moyens 
aussi  bizarres  que  difficiles  à  mettre  en  pra- 
tique. Les  philosophes,  qui  n'ont  pas  même 
besoin  de  l'être  pour  sentir  toute  l'illusion 
des  vues  deM.  de  Maupertuis,  ne  s'amuseront 
jamais  à  chercher  dans  la  comparaison  des 
langues  les  plus  étrangères,  et,  si  l'on  veut, 
les  plus  originelles,  des  idées  indépendantes 
de  tout    langage  :  et,  loin   de  croire  qu'on 
puisse  trouver  de  telles  idées  dans  certaines 
langues  existantes  ou  à  exister,  ils  seront  en 
état  d'affirmer,  sans  sortir  de  leur  cabinet, 
qu'essentiellement  parlant,   il  n'y  a  qu'une 
sorte  de  langage,  puisqu'on  quelque  langue 
que  ce  soit    on  ne  peut  exprimer  que  ce 
(|u'on  voit  et   ce   qu'on  sent,  et  cela  dans 
retendue  bornée  de  nos  facultés,  qui  sont, 
pour  le  fond,  les  mêmes  dansions  les  hommes 
organisés  selon  les  lois  générales  de  la  na- 
ture ;  de  sorte  qu'absolument  parlant,  c'est 
la  chose  du  monde  la   plus  inutile  que  de 
chercher  à   pénétrer  le    sens   des  langues 
diflerenles  de  la  nôtre  ;  et  que,  quand  la  vie 
d'un  homme  suffirait    pour    les   apprendre; 
toutes   (174),   tant  de  langues  réunies  dans 
notre  cerveau  ne  nous  offriraient  pas  plus  de 
connaissances  réelles  el  utiles,  que  celles  que 
nous  pouvons    facilement    acquérir   par  le 
mo^en    de    noire    langue    maternelle.    Les 


^i74)  31  l'on  fail  allcnlion  que  ce  n'esl  pas  .uix      phiques,  on  conviendra  facilenienl  de  la  vériié  de  ce 
Iionunes  qui  ont  sn  nn  jdus  grand  jioinlire  de  hni-       q,,^  jg  ^\^^  jcj^ 
gués  que  nous  devons  le  iilus  de  liiu.ièM.-s  pliiloso- 


C45 


LAN 


recherclics  proposées  par  M.  tielM.uipt'rtuis 
sont  donc  de  pures  visions,  eV  l'on  peut 
hardiment  les  mettre  dans  la  classe  que 
mérite  celle  autre  idée  où  était  ce  géomètre, 
que  peut-élre  on  ferait  bien  des  découvertes 
sur  cette  merveilleuse  union  de  l'âme  et  du 
corps,  si  l'on  osait,  comnic  il  le  désirait 
humainement,  en  aller  chercher  les  liens 
dans  le  cerveau  d'un  criminel  vivant  (175). 

n  On  me  reprochera  peut-être  d'avoir 
perdu  trop  de  temps  à  combattre  les  chimères 
de  M.  de  Maupertuis.  Mais  on  ne  trouvera 
pas  ce  temps  tout  h  fait  mal  employé,  si  l'on 
prend  la  peine  de  faire  attention  que  ces 
chimères  n'en  sont  pas  pour  tout  le  monde  ; 


rsYr.IlOL(X"ilK.  LAN  f)16 

pi'it  avec  lui-m('mc?  Et  si  cela  est,  comment 
a-t-on  pu  penser,  si  on  ne  savait  déjh  parler? 
l.a  parole  aurait  donc  précédé  la  pensée? 
Mais  nous  venons  de  voir  que  l'invention  de 
la  parole  est  inexplicable  elle-raôme  sans  le 
secours  et  la  préexistence  de  la  pensée  ;— cer- 
cle fatal  dans  lequel  l'humanité  aurait  été 
enfermée,  d'où  on  ne  conçoit  pas  qu'elle  au- 
rait pu  sortir  autrement  que  comme  l'enfant 
en  sort  tous  les  jours,  en  recevant  tout  à  la 
fois  la  parole  et  le  mouvement  de  la  pensée 
d'une  autorité  amie,  antérieure  à  lui. 

«  Cette  conséquence  est  inévitable,  s'il  est 
vrai  que  la  pensée,  sans  le  secours  de  laquelle 
on  ne  peut  concevoir  l'invention  de  la  pa- 


uued'ailleurs,  quelles  que  soient  les  opinions     rôle,  ne  peut  se  concevoir  elle-iuôme  sans 
d'un  homme  célèbre,  elles  méritent  les  hon-     '  "  '"'"^"  """^ 

neurs  de  la  critique  ;  et  qu'enfin  les  raisons 
([ue  j'ai  employées  contre  cet  auteur  ser- 
viront toujours.si  elles  sont  bonnes,  à  établir 
les  principes  de  ce  que  j'ai  à  dire  sur  la  for- 
mation du  langage 


le  secours  d'une  parole  préexistante  ou  seu- 
lement coexistante. 

«Tout dépend  donc  de  ce  point;  c'est  lui 
qu'il  importe  de  bien  éprouver. 

«  Or  les  impressions  que  les  objets  sen- 
sibles font  sur  nous  ne  laissent  dans  notre 


«  .M.  l'abbé  Pluche,  dans  sa  Mécanique  des  esprit  que  des  images,  des  sensations.   Par 

tttngttes,  pense  que  la  parole  a  été  donnée  h  l'opération  de  la  pensée,  nous  nous  donnons 

l'homme  pour  exprimer  ses  pensées.  Il  met  ensuite    conscience  de  ces  images,  de  ces 

donc,  comme  M.  de  Maupertuis,  les  pensées  sensations;  nous  rélléchissons  sur  elles,  nous 

avant  la   parole.   Mais,    plus   circonspect  et  les  comparons,  les  analysons,  les  qualihons; 

moins  cuiieux  que  ce  géomètre,  il  prévient  nous  en  déduisons  les  conséquences athrma- 

toutes   les  dinicultés  en  disant  que  ce  n'est  tives  ou  négatives,  nous  délibérons   sur  le 


tout  enfui,  et  nous  iirononçons.  YoWh  le 
mécanisme  de  la  pensée.  Mais,  pour  rétléchir, 
pour  analyser,  pour  déduire,  pour  délibérer, 
pour  conclure,  pour  penser,  en  un  mot,  il 
faut  bien  nécessairement  que  l'intelligence 
ait  à  son  propre  service  un  vocabulaire  pour 


aucun  homme,  mais  Dieu  seul  qui  a  été  notre 
premier  maître  de  langue.  Et  il  a  raison, 
pour  moi  et  pour  bien  d'autres.  L'autorité 
sur  laquelle  sa  proposition  est  appuyée  est 
trop  certaine  et  trop  respectable  pour  qu'on 
puisse  la  révoipier  en  doute.  »  .     , 

Nousnedoutonspasquelelecleurnetrouve,     appeler,  dill'érencier  et  retenir  devant  elle 
comme  nous,  cet    article  fort  remarquable     les  sujet.s  et  les  éléments  si  divers  de  ses  opé 
pour  un  auteur  du  xvm' siècle. 

MO.M.iIGNE. 

«  L'ou'ie  et  le  parler  se  tiennent  ensemble 
d'une  cousture  naturelle  :  en  façon,  que  ce 
que  nous  parlons,  il  faut  que  nous  le  par- 
lions premièrement  à  nous,  et  que  nous  le 
facions  sonner  au  dedans  à  nos  oreilles, 
auant  que  de  l'enuoyer  aux  étrangères.  « 
(Essais  de  Michel  de  Montaigne,  livre  ii  , 
I).  400  11604J.) 

M.  Al  GUSTE  NICOLAS. 

«  L'origine  de  la  parole  humaine  est  ab- 
solument inexplicable  sans  une  jiremière 
révélation. 

«  Fixons  notre  attention  sur  ce  point  inté- 
ressant. 

«  Qu'est-ce  que  la  par(»Ie?  C'est  évidem- 
ment l'expression  sensible  et  comme  le  corps 
de  la  pensée.  La  pensée  doit  donc  [iréexister 
h  la  parole.  Il  faut  savoir  déjà  penser  pour 
pouvoir  parler  ;  en  un  mot,  ceux  qui  ont 
jiarlé  les  premiers,  s'ils  ont  été  les  inventeurs 
de  leur  parole,  n'ont  pu  l'être  qu'à  l'aide  et 
à  l'impulsion  de  la  pensée.  Ceci  est  incon- 
testable. 

«  Mais  cette  pensée,  qui  a  dû  présider  à 
l'invention  de  la  parole,  qu'est-elle  elle- 
même,  sinon  une  parole  intérieure  de  l'es- 


rations.  La  pensée  est  un  compte  rendu  dô 
l'esprit  à  lui-même.  Dans  l'action  do  la  pen- 
sée il  semble  que  nous  dédoublons  nos  fa- 
cultés, pour  faire  fonctionner  chacune  dans 
la  sphère  de  son  attribution,  que  nous  les 
convoquons  pour  entrer  en  conseil  privé 
avec  nous-mêmes;  mais  pour  cela  il  faut 
qu'elles  se  correspondent  par  d(!s  signes  in- 
térit!ur.s  et  convenus,  comme  nous  le  faisons 
au  dehors  avec  les  autrtis  hommes,  sans  quoi 
elles  demeureraient  dans  une  inertie  per|)é- 
tuellc;  et  ce  cpii  fait  qu'il  n'y  a  pas  de  pen- 
sée sans  monologue,  c'est  que  le  monologue, 
en  ce  cas,  n'est  qu'un  colloque  entre  nos 
facultés.  Aussi,  dans  la  j)réoccupaliWi  de  la 
[tensée,  nous  nous  surprenons  quelquefois 
nous  parlant  au  pluriel,  ou  bien  à  la  troi- 
sième personne,  comme  s'il  y  avait  en  nous 
plusieurs  individualités.  Mystérieux  abime 
de  l'âme  où  nous  sentons  à  la  fois  la  sim- 
plicité de  sa  nature  dans  la  diversité  de  ses 
facultés,  et  la  diversité  de  ses  facultés  dans  la 
simplicité  de  sa  nature,  et  qui,  par  c<itte 
analogie  avec  ce  que  la  religion  nous  en- 
seigne de  la  trinité  des  i)ersonnes  en  un  seul 
Dieu,  semble  vérifier  cette  grande  parole 
du  Créateur  dans  la  Genèse  :  «  Faisons 
l'homme  à  notre  image  et  à  notre  ressem- 
blance! >' 


,  ^'^.^L^'* '^„''«''^'l-on  pas  de   haiitaric  M.  de  Mauperiuis ,    si    on  ne  lui    eftl  pas  connu  un    caiaclcre 
ion  uiucrenl  ?  *^ 


647 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  IMIILOSOPIIIE. 


LAN 


m 


«  Mais  ramenons  celte  considération,  trop 
hardie  peut-être  pour  le  moment,  à  des  pro- 
portions {)lus  simj)ics.  Toujours  est-il,  —  et 
c'est  un  fait  qui  tombe  sous  notre  regard  in- 
terne et  que  nous  pouvons  véritier  à  chaque 
instant,  — (ju'ii  eslimi)ossil)lede  nous  rendre 
compte  d'une  seule  idée,  sans  le  secours  de 
cette  parole  intérieure  dont  je  viens  de  par- 
ler. Descartes  a  beau  faire  table  rase  dans  son 
cnlendement,  et  vouloir  se  persuader  qu'il 
a  vidé  son  esprit  de  tout  ce  qu'il  avait  appris 
pour  ne  devoir  plus  ses  connaissances  qu'à 
lui-même,  son  premier  acte  d'indépendance 
et  de  découverte  après  cela,  Je  pense,  donc 
je  suis,  n'est  qu'un  emprunt  fait  à  la  parole 
de  sa  nourrice,  sans  laquelle  il  n  aurait 
jamais  su  se  donner  conscience  de  la  pensée 
ni  de  ièlre. 

«  C'est  là  ce  qui  faisait  proférer  à  M.  de 
Bonald  ce  célèbre  axiome,  qu'ï7  faiitptnscr  sa 
parole  avant  de  parler  sa  pensée  (176);  à 
Platon,  que  la  pensée  est  le  discours  que  Tes- 
]irit  se  tient  à  lui-même  (Plato,  in  Theœt., 
Op.,  t. Il,  p.  150-151)  ;  voilà  pourquoi  encore 
les  Hébreux  avaient  donné  à  l'homme  le  nom 
û' âme  parlante;  pourquoi  le  X^yoç  des  Grecs 
voulait  dire  inditïeremment  parole  ou  pensée. 
Chez  les  Latins  aussi,  l'action  del'intelligence, 
intellUjere  int^s  légère,  ne  signifiait  autre 
chose  que  l'action  de  l'âme  lisant  en  elle- 
même  l'expression  de  sa  pensée.  Et  enfin, 
dans  la  langue  éminemment  philosophique 
de  l'Evangile,  la  pensée  éternelle  et  par  es- 
sence, d'où  dérive  la  lumière  qui  éclaire 
tout  homme  aux  portes  de  ce  monde,  est  ap- 
pelée la  parole,  rien  que  la  parole,  le  verbe; 
comme  si  la  pensée  était  si  essentiellement 
)arlante,  quela  plus  haute  expression  de  sa 
puissance  fût  de  s'absorber  entièrement  dans 
a  parole,  et  d'être  plutôt  parole  que  pensée. 
Au  surplus,  une  expérience  vulgaire  va  ache- 
ver de  rendre  celle  vérité  palpable  pour  tout 
le  monde  :  quand  nous  parlons  dans  une 
langue  étrangère,  qu'arrive-t-il?  C'est  que 
avant  d'exprimer  au  dehors  notre  pensée  dans 
cette  langue  étrangère,  nous  nous  la  formu- 
lons à  nous-mêmes  dans  notre  langue  ma- 
ternelle, puis  nous  la  traduisons  dans  l'autre. 
Avec  quelle  rapidité  que  cela  se  fasse,  le  phé- 
nomène de  ce  double  langage  successif  a 
toujours  lieu.  On  pense  en  français,  je  sup- 
pose, et  on  parle  en  anglais  :  preuve  évidente 
de  la  nécessité  d'une  parole  pour  le  mou- 
vement de  la  pensée. 

«  N'insistons  plus  sur  ce  fait,  et  concluons 
qu'il  a  fallu  savoir  s'adresser  la  parole  pour 
l)ouvoir  penser,  comme  il  a  fallu  savoir  pen- 
ser pour  pouvoir  adresser  la  parole  aux 
autres  :  cercle  vicieux,  comme  nous  le  disions, 
duquel  le  genre  humain  ne  serait  jamais 
sorti,  et  qui  implique  nécessairement  pour 
l'homme  le  fait  primitif  de  l'audition  d'une 
parole  suprême  dont  les  premières  pensées 
ont  dû  être  les  échos.  Si  la  pensée  a  dû  pré- 
céder la  parole  et  a  été  nécessaire  pour  son 
invention,  de  son  côté,  la  pensée  a  eu  besoin, 


pour  débuter  elle-même,  d'une  parole  toute 
faite,  sans  laquelle  elle  n'aurait  jamais  fait  un 
pas,  et  qui  a  été  pour  elle  comme  un  premier 
moule  dans  lequel  elle  s'est  formée,  pour 
mouler  ensuite  elle-même  le  langage  exté- 
rieur et  sensible  qui  devait  lui  servir  d'ex- 
pression. 

«  J.-J.  Rousseau,  cet  intraitable  déiste  qui 
s'est  tant  efforcé  de  faire  la  part  de  Dieu  aussi 
petite,  aussi  nulle  que  possible  dans  les  des- 
tinées de  la  raison  humaine,  et  pour  qui  le 
mo\,  révélation  élail  comme  un  blasphème  à 
la  nature,  a  été  conduit  cependant,  par  la 
force  de  la  logique  toute  seule,  à  confesser 
que  l'origine  du  langage  est  inexplicable  sans 
une  première  révélation.  Dans  son  célèbre 
discours  sur  l'origine  et  les  fondements  de 
l'inégalité  parmi  les  hommes,  il  pose  ainsi  le 
problème  et  son  insolubilité  naturelle  :  Si 
les  hommes  ont  eu  besoin  de  la  parole  pour 
apprendre  à  penser,  ils  ont  eu  bien  plus  be- 
soin encore  de  savoir  penser  pour  trouver 
iart  de  la  parole  :  et  quand  on  comprendrait 
comment  les  sons  de  la  voix  ont  été  pris  pour 
les  interprètes  conventionnels  de  nos  idées,  il 
resterait  toujours  à  savoir  quels  ont  pu  être 
les  interprètes  mêmes  de  cette  convention 
pour  les  idées  qui,  n'ayant  point  un  objet  sen- 
sible, ne  pourraient  s'indiquer  ni  par  le  geste 
ni  par  la  voix  ;  de  sorte  «  qu'à  peine  peut- on 
former  des  conjectures  supportables  »  sur  la 
naissance  de  cet  art  de  communiquer  ses  pen- 
sées et  d'établir  un  commerce  entre  les  es- 
prits. 

«  Celle  opinion  de  Rousseau  est  d'autant 
plus  remarquable,  qu'elle  est  tout  à  fait  dés- 
intéressée, car  elle  ne  rentrait  nullement 
dans  le  système  (le  son  discours;  et  la  réserve 
vraiment  philosophique  qui  la  distingue  con- 
traste avec  l'habitude  et  le  besoin,  pour  cet 
esprit  inventif,  de  se  rendre  raison  de  tout. 
Ici  il  confesse  que  l'origine  du  langage  est 
humainement  inconcevable.  Il  ne  lui  con- 
venait pas  d'aller  plus  loin ,  il  se  serait  perdu 
dans  l'opinion  de  son  temps,  et  il  aurait  com- 
promis la  position  hardie  et  paradoxale  qu'il 
prenait  dans  son  discours,  s'il  se  fût  oublié 
jusqu'à  laisser  sortir  de  sa  plume  cette  vérité 
de  catéchisme,  qu'au  commencement  le  Créa- 
teur a  parlé  à  sa  créature.  Cependant  c'est 
bien  là  le  fond  de  la  pensée  de  Rousseau; 
car,  dans  un  autre  éciit  plus  modeste  qu'il 
publia  plus  tard,  sur  l'origine  des  langues, 
se  retrouvant  en  face  du  même  problème,  il 
osa  émettre  la  vraie  solution,  en  se  cachant 
toutefois  encore  sous  la  robe  du  P.  Lami  : 
Dans  toutes  les  langues,  dit-il,  les  exclamations 
les  plus  vives  sont  inarticulées;  les  gémissements 
sont  de  simples  voix;  les  muets,  c'est-à-dire 
les  sourds,  ne  poussent  que  des  sons  inarticulés: 
Le  P.  Lami  ne  conçoit  pas  même  que  les 
hommes  en  eussent  pu  jamais  inventer  d'autres, 
si  Dieu  ne  leur  eût  expressément  appris  àpar- 
ler.  »  {Essai  sur  l'origine  des  langues,  chap.  4.) 
«  11  n'y  a  pas,  en  effet,  d'autre  issue  à  ce  laby- 
rinthe de  l'origine  de  la  parole  :  il  n'y  en  a 


(170))  Lo  grand  nom  de  M.  de  Bonald  appelle  ioi 
un  iribui  d'honneur  el  de  louange  ;  la  docliino  <iuc 


j'expose  n'a  éic  neUenienl  précisée  et  popularisée 
que  p:ir  lui. 


r4i 


LAN 


PSYCHOLOGIE- 


LAN 


6r.o 


l)as  daulrc  non  plus,  comme  nous  l'avons      tenl-ils  les  mî^racs  aujourd'hui ,  landis  que 


vu,  à  celui  de  rorigine  de  la  vérité  sur  la 
terre.  Quelques  tours  ou  détours  qu'on  fasse, 
il  faut  toujours  en  venir  là.  Ces  deux  pro- 
blèmes rentrent  même  jusqu'à  un  certain 
point  l'un  dans  l'autre  pour  désespérer  l'es 


l'organe  humain  était  alors  incomplet,  mé- 
connaissable, elsemontie  si  supérieur  main- 
tenant ?  Selon  vous  aussi,  l'iionnue  ne  serait 
donc  au-dessus  de  la  bote  qu'après  avoir  été 
au-dessous  d'elle  ;  qu'en  dites- vous,  monsieur 


prit  humain  lorsqu'il  ne  veut  pas  accepter  la     Nodier?  qu'en  diles-vous,  homme  d'esprit,  de 
clef  que  lui  présente  la  foi  pour  en   sortir,      bon  sens  et  de  bonne  foi  ? 


qui  est  aussi  celle  que  lui  présente  en  déli- 
nitive  la  pure  raison.  » 

cil.  NODIER. 

Le  brillant  Ch.  Nodier,  dans  ses  Notions  de 
linguistique,  a  cru  devoir  aborder,  lui  aussi, 
la  question  de  l'origine  du  langage,  mais  après 
avoir  avoué  hautement  qu'il  croyait  que  la 
parole  avait  été  donnée  à  l'houinie  (177). 
Nous  laisserons  à  l'éloquent  auteur  du  TÛ- 
hlcau  de  l'univers,  M.  Daniélo,  le  soin  de  lui 
réjiondre. 

Cil.  Nodier  suppose  que  le  langage  du  pre- 
mier homme  a  dû  être  comme  celui  des  ani- 
maux, qui  ne  rencontrent  que  par  hasard  dans      étrange,  »  par  la  puissance  de  la  pensée,  aux 


«  Suivons  notre  examen  : 

«  Comme  ce  langage  imparfait  ,  continue 
l'auteur,  n'exprime  d'abord  que  l'élan  d'un 
désir,  l'instinct  d'un  appétit,  le  besoin,  l'épou- 
vante ou  la  colère,  il  s'est  conservé  chez  tous 
les  peuples  dans  la  simplicité  naturelle  de  ses 
premiers  éléments,  sous  le  nom  d'exclamation 
et  d'interjection ,  et  il  est  resté  immobile  et 
universel  à  travers  lotîtes  les  révolutions  des 
idiomes  et  des  dictionnaires,  pour  marquer  le 
passage  de  l'état  de  simple  animation  à  l'état 
d'intelligence.  En  effet,  dès  cette  première 
époque ,  et  sans  autres  ressources  que  la 
voyelle  ou   le  cri,  l'homme  s'éleva,   «  chose 


leurs  meuglements,  dans  leurs  mugissements , 
dans  leurs  bêlements,  dans  leurs  roucoule- 
ments, dans  leurs  sifflements ,  des  conson- 
vances  mal  articulées. 

«  C'est  ce  que  je  nie,  répond  M.  Daniélo, 
par  la  très-sinq)le  raison  (pie  les  organes  de 
ia  voix  de  l'homme  et  des  animaux  dillerenl, 
jiar  la  raison  cpie  le  hautbois  ne  donne  pas  le 
même  son  que  la  trompette,  la  tlùte  (jue  le 
cornet  à  bouquin  ,  et  la  clarinette  que  la 
grosse  caisse.  Il  faut  respecter  la  nature. 

«  Vous  l'avez  dit  vous-même  et  dans  un 
style  fait  pour  orner  la  vérité,  bien  mieux 
que  pour  embellir  le  tombeau  d'erreurs  ca- 
duques. 

«  Outre  sa  construction  sublime  (  de  l'or- 
g;uie  de  la  voixj  et  ù  jamais  désespérante  pour 
tous  les  facteurs  d'un  instrument  à  touches, 
à  cordes  et  à  veut  ,  l'homme  avait  dans  les 
poumons  im  soufflet  intelligent  et  sensible  , 
dans  ses  lèvres  un  limbe  épanoui ,  mobile, 
extensible  ,  rétractile,  qui  jette  le  son,   qui 


idées  d'admiration  ,  de  vénération  ,  de  pres- 
vience  contemplative,  de  spiritualisme,  d'ado- 
ration et  de  culte  ,  qui  impriment  setdes  à 
son  espèce  le  sceau  dune  grande  destinée. 

«  Chose  étrange,  en  vérité,  que  de  si  bas 
l'homme  ait  pu  tout  à  coup  monter  si  haut^? 
Condillac  va  moins  vite ,  et  Dupuis  nous 
donntî  des  siècles  pour  nous  créer  toutes  ces 
abstractions  chimériques  de  conscience ,  de 
prescience,  de  spiritualisme,  d'adoration  et 
do  culte,  qui,  selon  lui,  toujours  logique, 
toujours  conséquent  à  lui-même,  sont  un 
fléau  de  notre  espèce,  puisqu'ils  sont  un  abus 
de  nos  facultés ,  facultés  uniquement  maté- 
rielles. 

«  Continuons  : 

«  Je  le  répète  ,  l'homme  était  déjà  parvenu 
iusqu'à  Dieu  avant  de  sortir  de  cet  âge  d'en- 
fance sociale  qu'on  pourrait  appeler  «  l'âge 
de  la  voyelle.  »  C'est  avec  de  simples  voyelles 
qu'ils  composa  ce  grand  nom,  et  c'est  ainsi 
que  ce  nom  subsiste   encore  dans   toutes  les 


l'assouplit,  qui  le  contraint,  qui  le  voile,  qui      tangues  de  la  première  origine  où  il  est  écrit 
l'éteint;  dans  sa  langue,  un  marteau  souple,      et  proféré. 


flexible,  onduleux,  qui  se  replie,  qui  s'accour- 
lit,  qui  s'étend,  qui  se  meut  it  qui  .s'inter- 
pose entre  ses  valves,  selon  qu'il  convient  de 
retenir  ou  d'épancher  la  voix,  qui  attaque  ses 
touches  avec  âpre  té  oh  qui  les  effleure  avec 
mollesse  ;  dans  ses  dents  ,  un  clavier  ferme  , 
aigu,  strident  ;  à  son  palais,  un  tympan  grave 
et  sonore. 
«  Puisque  l'homme  est  doué  d'un  organe 


«  La  société  dans  ses  langues  a  exprimé  sa 
première  perception  avec  les  premiers  instru- 
ments de  son  langage,  des  cris  d'amour,  d'en- 
thousiasme et  de  joie. 

«  Et  quel  pouvait  donc  être  le  sujet  de  l'en- 
thousiasme et  de  la  joie,  deux  sentiments 
très-moraux  et  très-allinés ,  dans  un  être  si 
stupide  et  si  matériel  ? 

«  Voilà  l'homme  et  ses  premières  acquisi- 


vocal  si  riche  et  si  varié,  qui  le  met  au-dessus      lions,  ajoute  l'auteur  ;  reconnaissez  sa  nature 
(ie  toute  comparaison  et  même  de  toute  imi-      et  sa  destinée. 
talion  mécanique ,  le  mécanicien  fùl-il   un 
grand  artiste  au  milieu  d'um;  grande  civili- 


sation, pourquoi  voudiions-nous  le  rabaisser 
au  niveau  des  meuglements ,  des  bêlements? 
etc.  Pourquoi  surtout  ces  bêlements  d'ani- 
maux étaient-ils  déjà  complets  alors,  et  res- 

(1"7)  «  Ji;  crois  fennemt'ii!  que  la  pirole  :i  é;é 
doiiiictt  à  l'Iiomiiio,  coiiiiiio  je  le  crois  de  loines  les 
lit»  iiliés  que  ia  Lro;ilii)n  a  réparties  eniri',  loiiics  les 
créaliires,  p;ircc  que   aucune  créalure  ne  peut  se 

DiCTIOISN.    DE   PniLO.ÇOFHIE.   L 


«  A  CCS  traits,  c'est  diflicile. 

u  11  continue  : 

«  Nous  avons  pris  l'homme  au  premier  jour 
de  la  vie  intelligente  :  il  ne  fait  encore  que 
vagir,  et  cependant  déjà  le  monde  est  à  lui, 
car  il  a  compris  Dieu. 

donner  dos  f;iciill6>  à  elieinême.  Tout  ce  que  le? 
eues  possèdent,  ils  Poni  r^çii  selon  leur  nature  ei 
U'ur  destination.  »  (Notions  élémenlaires  de  linyuis- 
titj'ie.) 

21 


651  LAN  DICTIONNAIRE 

«  Pdtir  Mil  (It^biM,  c'est  liicn  fort  I 

«  M;iis  laissons  aller  le  penseur,  c'est  son 
génie  (lui  réclame  contre  sa  métaph.ysi(iue, 
c'est  sa  bonne  loi ,  c'est  son  besoin  de  vé- 
rité (jui  l'cntraîi'ie  à  travers  toutes  ces  coutra- 
ilictions. 

«  Dieu  était  le  plus  primitif  de  tous  les 
mots  ;  il  a  précédé  jusqu'au  nom  de  père ,  ce 
qui  le  reporte  étymologiquement  à  un  âge  de 
la  parole  où  l'homme,  nouvellement  arrivé  au 
milieu  de  la  création,  ne  s'était  connu  d'autre 
père  que  Dieu  lui-même.  Il  est  contemporain 
du  premier  cri  qui  représente  la  pensée,  de  la 
première  exclamation  admirative  qui  se  soit 
exhalée  d'un  cœur  d'homme  à  la  vue  de  la  na- 
ture, des  premières  plaintes  de  la  douleur  qui 
se  réfugie  dans  une  miséricorde  suprême;  et, 
afin  que  vous  n'en  puissiez  pas  douter,  il  s'est 
conservé  sous  cette  forme  originelle  dans  la 
langue  de  tous  les  peuples,  interjection  im- 
mense, qui  embrasse  tous  les  sentiments,  qui 
contient  toutes  les  idées  !  Pythagore  lui-même, 
Pythagore ,  entendez-vous  ?  qui  était  la  sa- 
gesse humaine  tout  entière  (  c'est  beaucoup 
trop  dire),  Pythagore,  presque  divin,  ne  se 
croyait  pas  digne  de  nommer  Dieu  ! 

«  Presque  toutes  ces  dernières  paroles 
sont,  en  elles-mêmes,  aussi  vraies  qu'elles 
sont  belles  et  louables;  mais  elles  ne  sont  que 
plus  contradictoires  avec  tout  le  reste  du  sys- 
tème. Le  système,  en  effet,  ne  fait  venir  le 
cri  que  bien  longtemps  après  la  sensation,  la 
pensée  que  bien  longtemps  après  le  cri,  le 
mot  que  bien  longtemps  après  la  pensée,  et 
par  conséquent  le  nom  et  l'idée  de  Dieu,  qui 
est  le  plus  grand  des  noms  et  la  plus  haute 
:les  idées,  que  bien  longtemps  après  toutes 
les  autres  idées  et  tous  les  autres  noms.  On 
croirait  d'aboid  que  ce  sont  là  autant  d'ef- 
forts pour  rapi)cler  au  vrai  chemin  un  bon 
esprit  fourvoyé  par  niégaide  ou  par  distrac- 
tion; mais  il  faut  bientôt  renoncer  à  cette 
espérance  ,  surtout  quand  on  a  lu  ce  qui 
suit  : 

«  Je  vous  propose  de  venir  chercher  nos 
premiers  enseignements  près  du  berceau  de 
l'enfant  qui  essaye  la  première  consonne; 
elle  va  «  bondir  de  sa  bouche  aux  baisers 
d'une  mère.))  Le  bambin,  le  poupon,  le  mar- 
mot a  trouvé  «  les  trois  labiales  ;  »  //  bée,  il 
baye,  il  balbutie,  il  bégaye,  il  babille,  il  bla- 
tère,  il  bêle,  il  bavarde,  il  braille,  il  boude, 
il  bougonne  sur  une  babiole,  sur  une  baga- 
telle, sur  une  billevesée,  sur  xme  bêtise,  sur  un 
bébé,  sur  un  bonbon,  sur  un  bobo,  sur  le  bil- 
boquet pendu  à  l'étalage  du  bimbelotier.  Il 
nomme  sa  mère ,  son  père  avec  des  mimolo- 
gismes  caressants;  et  quoiqu'il  n'ait  encore 
découvert  que  la  simple  touche  des  lèvres  , 
l'âme  se  meut  déjà  dans  les  mots  qu'il  module 
au  hasard.  Ce  Cadmus  au  maillot  vient  d'en- 
trevoir un  mystère  aussi  grand  à  lui  seul  que 
tout  l'e  reste  de  la  création.  Il  parle  sa  pen- 
sée. Cet  enfant ,  c'est  l'homme  à  l'origine  de 
lu  première  langue  de  l'homme.  C'est  ainsi 
que  les  langues  se  sont  faites,  s'il  y  a  quelque 
chose  de  clairement  démontré  dans  leur  his- 
toire. 

«  Je  croirais  volonticis  h  ce  mode  de  for- 


DE  rniLosoriiiE. 


LAN 


652 


mation  îles  langues,  si  l'on  me  prouvait  que 
le  genrï  humain  ,  ou  du  moins  le  premier 
honmie,  a  été  créé  enfant,  et  non  pas  homme 
adulte,  jouissant  de  tous  ses  membres,  de 
tous  ses  organes,  de  toutes  ses  facultés.  Mais 
en  fut-il  bien  ainsi ,  et  notre  premier  père 
sortit-il  enfant  des  mains  du  Créateur?  Dans 
cette  hypothèse,  où  était  alors  la  mère  aux 
baisers  de  laquelle  devait  bondir  la  première 
consonne  de  sa  bouche  de  bambin  ?  Direz- 
vous  qu'il  peut  s'en  passer?  Mais  d'où  vient 
alors  que  jamais  il  ne  s'en  passe,  et  que,  hé- 
las I  il  mourrait  bien  avant  d'avoir  trouvé  les 
trois  labiales,  si,  quand  il  est  déposé  ou  dé- 
laissé sur  la  rue ,  la  charité  du  public  ne  lui 
venait  en  aide  ?  Dircz-vous  que  cette  mère 
institutrice,  ce  sera  Dieu  môme  ou  ses  messa- 
gers? Alors  vous  montez  dans  un  système  qui 
n'est  plus  le  vôtre,  et  votre  Cadmus  au  mail- 
lot n'aura  plus  besoin  de  chercher  ni  de 
trouver  les  labiales  ;  elles  lui  seront  soufflées 
mille  et  mille  fois,  par  une  nourrice,  vous  le 
savez,  bavarde  plus  encore  que  son  nourris- 
son; il  en  saura  donc  plus  qu'il  n'en  pourra 
dire,  et  ses  organes,  comme  ceux  de  tous  les 
enfants,  seront  en  retard  sur  son  instruction  ; 
encore  une  fois,  il  n'aura  donc  rien  trouvé  , 
il  aura  reçu  tout. 

«  Mais  si  vous  supposez  le  premier  homme 
venu  au  monde  grand  et  muni  de  tous  ses 
membres,  de  tous  ses  organes  bien  dévelop- 
pés, ce  qui  est  l'hypothèse  la  plus  générale; 
et  si,  dans  cet  état,  vous  lui  refusez  la  parole 
franche  et  nette,  si  vous  l'assimilez  à  un  pou- 
pon, à  un  marmot  qui,  vu  la  faibless'e  de  ses 
organes,  ne  peut  que  béer,  bayer  ou  bégayer 
encore ,  vous  sortez  de  la  nature  ,  et  vous 
comparez  deux  êtres  nullement  identiques  et 
nullement  comparables.  L'homme,  vous  dis- 
je,  ne  peut  arriver  muet,  pas  plus  qu'il  ne 
peut  arriver  enfant  jusqu'à  l'âge  viril  ;  pour- 
quoi donc  vouloir  comparer  les  efforts  de 
l'enfant  de  nos  jours  pour  parler  sa  pensée 
aux  efforts  de  l'homme  primitif  ?  Les  deux 
sujets  et  les  deux  suppositions  différant  si 
fort,  les  eff'ets  et  leurs  résultats  ne  peuvent  se 
ressembler. 

«  C'est  la  manie,  ou  plutôt  la  nécessité  des 
partisans  de  ce  système  de  ne  jamais  prendre 
les  choses  comme  la  nature  les  donne,  de  les 
arracher  violemment  de  leur  place,  de  les 
transplanter  dans  des  conditions  où  elles  ne 
peuvent  être,  et  d'en  faire  là  le  sujet  de  leurs 
hypothèses  arbitraiies  et  antinaturelles,  aussi 
bien  qu'antivraies,  et  antivraies  parce  qu'elles 
sont  antinalurclles.  Au  reste,  il  ont  raison  , 
et  ils  y  sont  contraints;  car,  pour  faire  des 
systèmes  contre  nature,  mieux  vaut  sortir  au 
préalable  de  la  nature. 

«  Comment  pouvoir  autrement  supposer 
des  enfants  abandonnés,  comme  ceux  de  Con- 
diilac  ?  Est-ce  ainsi  que  naissent  les  hommes, 
ainsi  que  se  fondent  les  colonies  et  les  peuples? 
Quelle  métropole,  quelle  famille  avez-vous 
vue  aller  déposer  ses  enfants  au  désert  ?  Ren- 
trez donc  dans  la  nature,  renfermez -vous 
dans  ce  qui  est ,  dans  le  possible;  et  bientôt, 
mieux  que  nous  ,  vous  aurez  fait  justice  de 
tous  vos  systèmes,  et  vous  vous  serez  délivrés 


653 


LAN 


de  tous  les  tourments  qu'ils  vous  donnent. 

«  Pour  ce  qui  est  de  la  révtMation  primi- 
tive, je  sais  que  l'honuiie  étant  donné, 
l'homme  a  dû  parler  sans  ctl'orts  cl  sans 
peine  tout  aussi  bien  que  l'oiseau  voler  et 
chanter  sans  douleur ,  aussitôt  que  l'Age  a 
sullisamment  façonné  les  organes  de  l'un,  les 
ailes  et  le  gosier  de  l'autre;  mais  ce  que  je 
sais  aussi,  c'est  que  l'homme  ne  sachant  rien 
qu'on  ne  lui  ait  appris,  ou  qu'il  n'ait  tiré  par 
induction  de  ce  qu'il  savait,  les  commence- 
ments de  son  langage,  de  ses  idées,  de  ses 
sciences,  sont  pour  moi  autant  de  mystères 
si  on  lui  refuse  une  première  nourrice,  une 
nourrice  créatrice  et  institutrice  en  même 
temps.  Or,  que  ma  mère  ait  été  la  mienne,  je 
le  sais;  mais  qui  l'a  été  de  l'aïeul  de  tous  les 
aieux  et  uu  père  de  tous  les  pères? 

«  Le  hasard  ?  —  Bêtise  qui  ne  satisfait  per- 
sonne, pas  môme  ceux  qui  nous  la  jettent. 
Pourquoi  le  hasard,  s'il  se  joue  de  la  nature, 


rSYCHOLOGIE.  LAN  C5i 

s'adresse  h  elle-même ,  >.<5yov  &v  ;.ùtt]  T:^b<;  aùVf.v 
f,  ^uxîi^'î^^PX^'^'m  sur  les  objets  qu'elle  con- 
sidère... 11  me  paraît  que  l'Ame,  quand  elle 
pense,  ne  fait  autre  chose  que  s'entretenir 
avec  elle-même,  interrogeant  et  répondant, 
alîirmant  et  niant,  cpàr/.oujx  xal  où  9à3y.ouaa  ;... 
Ainsi  juger,  selon  moi,  c'est  parler,  et  le  ju- 
gement est  un  discours  prononcé,  >-(5tov  è.ût,- 
i^tivov,  non  à  un  autre  ni  de  vive  voix,  mais 
en  silence  et  ji  soi-même.  » 
I-'ap-iu';  pluciie, 

«  Ce  n'est  point  l'art  qui  nous  a  donné  un 
[loumon  et  un  entendement.  Ce  n'est  pas 
non  plus  l'industrie  humaine  qui  nous  a 
jjourvus  de  la  parole.  11  n'y  avait  encore 
ni  logique  ni  grammaire,  que  chaque  peuple, 
chaque  société  avait  reçu  de  la  nature  l'u- 
sage de  la  parole,  et  conséciuennnent  toutes 
les  pièces  qui  sont  essentielles  à  la  parole 
pour  peindre  la  pensée. 

«  Ce  n'est  tlonc  aucun  homme,  mais  Dieu 


n'a-t-il  pas  aussi  civilisé  le  sauvage,  blanchi     ^eul  qui  a  été  noire  premier  maître  de  lan- 
les  noirs,  noirci  les  blancs,  rendu  philosophes  ...  

les  éléphants,  les  loups  poêles,  fait  parler  les 
arbres  et  danser  les  rochers  ? 

«  Pourquoi  vo\ons-nous  que  tout  en  ce 
monde  suit  des  lois  fixes  et  d'exactes  pro- 
l)orlions?  Pourquoi  parlons-nous  de  la  par- 
faite symétrie  des  choses  et  de  la  grande  har- 
monie de  l'univers  ?  Dans  ce  cas,  il  n'y  a  plus 


gue.  C'est  lui  qui  a  porlé  l'intelligence  hu- 
maine à  attacher  ses  pensées  et  ses  désiirsà 
des  sons  qui  s'envolent,  mais  qui  les  rendent 
sensibles  connue  eux.  C'est  Dieu  qui  a  mon- 
tré à  l'homme  l'art  de  mellre  ces  sons  dans 
un  ordre  capable  de  lui  rendre  sa  pensée 
présente  à  lui-même,  et  intelligible  aux  au- 
tres. C'est  Dieu  qui  lui  a  montré  à  l'aire  en- 


d'harmonie,  tout  est  brisé  ,  tout  est  détruit ,     s^iiç  g^x  mômes  sons  de  très-légers  change 


tout  tlolte  ,  rien  ne  marche;  plus  de  but ,  et 
partant  plus  de  principe.  » 

M.   l'aBCÉ  NOIROT. 

«  Sans  un  système  de  signes  quelconques 
point  d'idées  possibles.  Celte  proposition  , 
qui  paraît  un  paradoxe,  est  une  des  plus  im- 
portantes découvertes  de  la  philosophie  mo- 
derne, et  toutes  les  écoles  sont  d'accord  sur 
ce  point.  »  {Leçons  de  philosophie  professées 
au  lycée  de  Lyon,  page  182.) 

I.F.    RLV.    I'.    PCRR<:NE. 

Cum  loquimur  de  facultate  qua  pollet  hu- 
mana  ralio,  Deum  cognoscendi  ejusqiie  ex- 
sistentiam  demonslrandi,  eain  sigiuficcnnus 
salis  exercitam  atque  evolutam,  quod  fit  ope 
societatis  atque  adminiculorum  quœ  in  socic- 
tnte  rcperiuntur,  quœque  certe  sibi  compa- 
rare  haad  potest  qui  extra  cœterorum  homi- 
num.  consortium  nutritur  et  adolescit.  Qui  in 
silvis  natus  esset,  illius txercitii  et  evolutio- 
nis  defeclu,  non  modo  Dei  notitiam,  ut  libe- 
raliter  etiain  adversariis  demus,  sed  neque 
cœterarum  rerum  ad  vitœ  cultuin  spectan- 
lium  cognitionem  et  usum  acquireret,  quos 
nemo  tamen  dicet  per  solatn  rationem  obtineri 
iionpossc.  [Dzlocis  theoL,  part,  m,  §1,  ad.  2; 
t.  111,  col.  1288,  édit.  MiGNE.) 

PLATO.N. 

«  Pour  moi  je  regarde  comme  une  vérité 
évidimte  qu3  les  mots  n'ont  pu  être  imposés 
primitivement  aux  choses  que  par  une  puis- 
sance au-dessus  de  l'homme,  el  de  là  vient 
qu'ils  sont  si  justes.  »  — Oî;j.a'.  y.ï^  xb-j  àl-rifiéiza. 
Tôv  Xéyov  Tkîplio'Jxojv  eivac,...  iojtc  àvaYxaïov  elvai 
aJTà  dpeù),-  ?y£-v.  {In  Crat.,  Op.  t.  II,  p.  .U3.) 

Il  fait  dire  à  Socrale  dans  le  Tliéétète  ': 
«  J'entends  par  penser  un  discours  que  l'âme 


ments  pour  ramener  les  mêmes  objets  sous 
des  aspects  nouveaux  et  dans  des  situations 
ditférentes.  Un  grand  trait  de  la  divinité  des 
leçons  qui  nous  sont  communes  à  tous,  c'est 
que  tant  de  nations,  dans  la  nécessité  perpé- 
tuelle de  parler  de  tout,  non-seulement  fas- 
sent usage  de  ces  huit  instruments  du  dis- 
cours, cl  n'en  em[)loienl  point  d'autres,  mais 
s'en  servent  avant  de  les  connaître  et  de 
savoir  comme  il  les  faut  ranger.  La  plupart 
des  hommes  passent  leurs  jours  sans  se  dou- 
ter seulement  de  la  dilférence  qui  se  trouve 
entre  un  nom  et  un  verbe  ;  sans  savoir  si  ce 
qu'ils  disent  est  de  la  prose  plutôt  que  des  vers. 

«  11  est  encore  bien  étonnant  qu'il  ne  se 
trouve  communément  aucun  lien  naturel, 
aucune  conformité  entre  les  sons  ou  les  in- 
tlexions,  et  les  choses  signifiées;  que  cepen- 
dant, par  le  simple  arrangement  de  ces  signes, 
arrangement  inconnu  pour  l'ordinaire  à  celui 
qui  parle  el  à  ceux  qui  écoutent,  on  puisse 
faire  entendre  avec  précision  ce  qui  est  de- 
vant nous,  ut  ce  qu'on  montie  au  doigt;  ce 
qui  est  absent  et  reculé  dans  le  passé  ou  dans 
l'avenir;  ce  qui  est  même  tellement  intel- 
lectuel, qu'on  ne  peut  lui  donner  la  ressem- 
blance d'aucune  hgure  qui  l'amène  sous  les 
yeux. 

«  L'œuvre  de  Dieu  se  reconnaît  là  :  et  de 
môme  que  c'est  sa  volonté  notoire,  el  non 
aucune  législation  humaine,  qui  a  réglé  par- 
tout la  différence  des  animaux,  la  conformité 
de  chaque  espèce,  l'uniformité  des  rapports 
de  nos  sens,  le  mariage,  la  propagation  du 
genre  humain,  les  devou's  mutuels  de  la  so- 
ciété, les  diverses  facultés  de  les  acquit- 
ter, le  produit  annuel  de  l'agriculture,  la 
docilité  des  animaux  domestiques,  et  les  sup- 


rr>5  LAN 

jiorts  naUircIs  (lui,  eu  se  ronouvelâul  tous 
lesjotirs,  [>orpi'tuenl  la  société;  Dieu  ne  se 
nioiitre  i)as  moins  (lans  le  présent  qu'il  nous 
a  fait  h  tous  de  l'intelligence  et  de  la  parole 
par  laquelle,  sans  en  connaître  l'ordre  ellar- 
lilice,  nous  nous  communiquons  sûrement 
nos  pensées.  Otez-vous  au  genre  humain  oti 
la  pensée  ou  la  parole?  Les  hommes  comme 
les  bôles  seront  sans  intérêt  et  sans  lien  :  ce 
sera  la  môme  solitude. 

«  La  première  conséquence  et  le  premier 
profit  que  nous  pouvons  tirer  ici  du  présent 
de  la  parole,  est  de  sentir  que  le  dessein  de 
(2elui  à  qui  nous  la  devons  a  été  d(;  rendre 
l'homme  déi)endant  du  secours  de  ses  sem- 
blables, et  de  le  mettre  en  état  de  les  servir 
réciproquement.»  {La  Mécanique  des  langues, 
pages  4  et  12.  Paris,  1751.) 

M.   RATTlEn, 

Professeur  de  pliilo.sopliie  à  l'érole  de  Poiil-ie-V(»y. 

Son  excellent  Cours  complet  de  philosophie 
a  poufbase  les  principes  de  M.  de  Bonald,  qu'il 
développe  avec  une  nouvelle  force  d'argu- 
mentation. 

«  Il  nous  est  impossible  actuellement  de 
penser  sans  parole.  Le  langage  pour  nous 
n'est  pas  simplement  signe,  mais  phénomène 
de  l'acte  intellectuel.  Nous  ne  pouvons  par- 
ler notre  pensée  sans  avoir  d'abord  pensé 
notre  parole.  L'idée  nese  présente  nettement 
à  nous  qu'avec  le  mol  signe  de  l'idée  :  elle 
n'est  claire,  distincte,  saisissable  qu'à  cette 
condition.  Tant  que  nous  n'avons  pas  le  mol, 
tant  que  le  signe  verbal  n'est  pas  venu,  en 
se  présentant  à  nous,  déterminer  la  forme  de 
notre  idée,  cette  idée  est  si  vague,  si  voilée, 
si  obscure,  qu'on  peut  dire  qu'il  n'y  a  pas 
proprement  acte  intellectuel.  L'idée  est  telle- 
ment dépendante  du  terme  qui  la  représente, 
elle  est  si  fugitive,  si  indécise,  tant  qu'elle 


DICTIONNAIRE  DE  nnLO.^OPIIIE.  LAN  656 

pense.  En  un  mol,  point  de  pensée  dislincte- 
mentperçue  par  la  conscience  sans  forme  delà 
pensée, cl  la  forme  de  la  pensée,  ce  qui  la  révèle 
à  notre  esprit,  c'est  le  terme,  c'est  la  parole.  » 

M.  L'Aniilî  RECEVEUR, 

Professeur  à  l;i  Sorlxinne. 
«  L'abstraction  est  le  procédé  le  plus  ordi- 
naire el  le  plus  indispensable  de  l'intelligence 
humaine;  car  il  n'esl  presque  pas  une  chose, 
pas  une  idée  dont  nous  puissions  saisir  à  la 
fois  toutes  les  qualités,  tous  les  éléments,  tous 
les  rapports...  L'es])rit  humain  ne  peut  mar- 
cher qu'à  laide  de  celte  faculté  ;  sans  l'abs- 
traction ,  il  serait  arrêté  dès  son  début;  il 
n'aurait  que  des  perceptions  vagues  el  con- 
fuses, parce  qu'il  ne  lui  est  pas  possible  de 
tout  embrasser,  el  qu'il  ne  distinguerait  rien. 
En  effet,  nous  ne  saurions  fixer  notre  atten- 
tion sur  une  foule  d'objets  à  la  fois,  ni  saisir 
on  même  temps  tous  leurs  rapports ,  dès  quMls 
sont  un  peu  nombreux  :  r'est  là  un  fait  que  la 
plus  simple  réflexion  peut  constater.  Nous 
avons  besoin,  pour  les  concevoir  nettement, 
de  les  envisager  à  part,  et  de  faire  successi- 
vement un  grand  nombre  d'opérations  intel- 
lectuelles :  ce  n'est  que  par  ce  moyen  quo 
nous  pouvons  découvrir  dans  chaque  objet 
toutes  ses  propriétés,  tous  ses  rapports,  et 
former  avec  ces  éléments  la  notion  générale 
qui  les  résume.  Or,  tel  est  le  but  et  l'effet  de 
l'abstraction;  et,  de  son  côté;  le  terme  abs- 
trait devient  indispensable  pour  fixer  ce  ré- 
sultat :  car  les  opérations  diverses,  les  ana- 
lyses el  les  rapprochements  successifs  d'oii 
résulte  l'idée  abstraite  dans  sa  forme  synthé- 
tique, ne  peuvent  se  faire  simultanément,  ni, 
une  fois  faits,  se  représenter  à  l'attention  tout 
ensemble  avec  netteté  et  sans  confusion  ;  nous 
ne  pourrions  surtout  nous  en  servir  pour  es- 
sayer d'autres  combinaisons  et  faire  de  nou- 


n'a  pas  été  fixée  dans  notre  esprit  el  comme 
dessinée  par  l'image  du  mot  qui  en  est  l'ex- 
pression, qu'elle  échappe  à  la  réflexion  elle- 
même,  el  reste  comme  perdue  dans  les  ténè- 
bres de  la  conscience.  Oue  chacun  de  nous 
s'observe  el  s'étudie  :  n'est-il  pas  vrai  que, 
soil  que  nous  conversions  avec  nos  sembla- 
bles, soit  que   nous  nous  entretenions  avec 


veaux  rapprochements,  si  la  pensée  devait  se 
porter  toujours  sur  ces  détails  et  ces  éléments, 
])lus  que  suffisants  pour  l'absorber  tout  en- 
tière. Il  faut  donc  qu'un  signe  ou  un  mot 
vienne  fixer  el  représenter  le  résultat  de  toutes 
ces  opérations  successives,  et  soulager  ainsi 
la  mémoire,  qui  n'a  plus  à  s'arrêter  sur  cha- 
cune d'elles,  quand  l'esprit  humain  doit  partir 


nous-mênie,  notre    pensée  ne  marche  qu'à     ^le  ces  notions  plus  ou  moms  générales  pour 
l'aide  des  mois,  el  Qu'elle  s'arrête  aussitôt     s  élever  à  d  autres  combmaisons.  Au  moyen 

^  des  mots  abstraits,  nos  raisonnements  peu- 

vent embrasser  des  classes  entières  d'objets 
el  de  phénomènes,  el  donner  des  résultats* 


que  les  signes  cessentdenous  être  présentés? 
La  [»ensée  el  la  parole  sont  tellement  insé- 
parables, que,  dans  les  fortes  préoccupations 
d'esprit,  il  nous  arrive  quelquefois  de  penser 
tout  haul.  Nous  avons  connu  des  personnes 
chez  qui  ces  conversations  intérieures,  ces  a 
parte  indiscrets,  étaient  en  quelque  sorte  ha- 
bituels. Or,  quelle  différence  y  a-t-il  entre 
penser  tout  bas  et  penser  tout  haul?  C'est 
(^uil  y  a  plus  de  réfiexion  dans  le  premier 
cas,  etde  spontanéité  dans  l'autre.  Celui  qui 
})ense  tout  bas  est  plus  maître  de  lui-même  ; 
celui  qui  pense  tout  haul  oublie  qu'il  peut 
avoir  des  témoins,  et  laisse  échapper  son  se- 
cret sans  s'en  douter.  Mais  l'un  et  l'autre 
pensent  avec  des  mots.  Seulement  l'un  se 
contente  de  les  penser,  l'autre  les  articule 
comme  il  les  pense,   et  à  mesure  qu'il  les 


généraux  qui  s'appliquent  à  un  grand  nombre 
de  cas,  el  renferment  une  foule  de  vérités 


particulières.  » 
Abstraction.) 


Encvcl.  du  XIX'  siècle,  art. 


KEID. 


«  Le  langage  sert  à  penser  aussi  bien  qu'à 
communiquer  ses  pensées. 

<■'  Le  signe  est  tellement  associé  avec  la 
chose  signifiée,  que  celle-ci  ne  s'offre  point 
à  l'esprit  sans  l'autre.  »  {Essai  V,  p.  198.) 

«  Sans  le  langage,  le  genre  humain  ne  se 
perfectionnerait  pas,  et  différerait  à  peine  de 
la  brute.  »  {Rech.  sur  l'entend,  hum.,  p.  88.) 

REMl-VALADE. 

«  La  parole  n'esl  pas  seulement  l'interprète 


657 


LAN 


rSYCHOLOGIE. 


LAN 


658 


de  la  pensée,  elle  en  est  aussi  rinstruuient. 
En  la  rendant  sensible  imur  les  autres,  elle  la 
rend  plus  saisissable  pour  nous-nièine,  et  en 
facilite  les  combinaisons  h  tel  point,  qu'il  est 
presque  vrai  de  dire  que  nous  ne  pensons 
qu'à  l'aide  des  mots.  »  —  M.  Rerai-Valade  est 
professeur  à  l'institution  impériale  des  sourds- 
nmets  de  Paris.  Voyez  ses  Etudes  sur  la  Lexi- 
cologie,  et  sa  Grammaire  du  langage  naturel 
des  signes,  p.  195. 

RIV.VHOL. 

«  La  parole  remet  la  pensée  en  sensation. 
«  La  parole  est  la  pensée  extérieure,  et  la 
pensée  est  la  parole  intérieure. 

«  L'homme  qui  parle  est  l'homme  qui  pense 
tout  haut.  »  {Maximes,  pensées,  etc.,  chez 
Didier,  1852.) 

l'abbé  rosmixi  serb.vti. 
lus  haut,  §  III,  col.  391,  sur  la  néces- 


Voi/. 
site  du 
quérir 


nius 

langage  pour  que  nous  puissions  ac- 
les  idées 'oes  universaux. 

nOUCEMONT  (f.  de). 

«  L'intelligence  ne  peut  concevoir  une  idée 
sans  le  secours  des  mots.  »  {Le  peuple  pri- 
mitif, t.  I,  p.  12.) 

J.-J.   ROUSSEAU. 

J.-J.  Rousseau,  dans  son  Discours  sur  l'ori- 
gine et  les  fondements  de  l'inégalité  parmi  tes 


cliers,  elle  les  nourrissait  ensuite  pour  le  leurî 
sitôt  qu'ils  avaient  la  force  de  chercher  leur 
pâture,  ils  ne  tardaient  pas  à  quitter  la  mère 
elle-môme;  cl,  comme  il  n'y  avait  presque 
point  d'autre  moyen  de  se  retrouver  que  de 
ne  pas  se  perdre  de  vue,  ils  en  étaient  bientôt 
au  point  de  ne  se  pas  môme  reconnaître  les 
uns  les  autres.  Remarquez  encore  que,  l'en- 
fant ayant  tous  ses  besoins  à  expliquer,  et 
par  conséquent  plus  de  choses  à  dire  à  la 
mère,  que  la  mère  à  l'enfant,  c'est  lui  qui 
doit  faire  les  plus  grands  frais  de  l'invention, 
et  que  la  langue  qu'il  emploie  doit  être  en 
grande  partie  son  propre  ouvrage;  ce  qui 
multiplie  autant  les  langues  qu'il  y  a  d'indi- 
vidus pour  les  parler,  à  quoi  contribue  en- 
core la  vie  errante  et  vagabonde,  qui  ne  laisse 
à  aucun  idiome  le  temps  de  prendre  de  la 
consistance  :  car,  de  dire  que  la  mère  dicte  k 
l'enfant  les  mots  dont  il  devra  se  servir  pour 
lui  demander  telle  ou  telle  chose,  cela  montre 
bien  comment  on  enseigne  des  langues  déjà 
formées,  mais  cela  n'apprend  point  comment 
elles  se  forment. 

«  Supposons  celte  première  difficulté  vain- 
cue; franchissons  pour  un  moment  l'espace 
immense  qui  dut  se  trouver  entre  le  pur  étal 
de  nature  et  le  besoin  des  langues;  et  cher- 
chons, en  les  supposant  nécessaires,  com- 
ment elles    purent   commencer  à  s'établir. 


hommes,  a  pris  pour  base  de  ses  recherches      Nouvelle  difficulté,  pire  encore  que  la  précé- 


cette  sup[)osilion  humiliante  de  l'homme  né 
sauvage,  et  sans  autre  liaison  avec  les  indi- 
vidus môme  de  son  espèce,  que  celle  qu'il 
avait  avec  les  brutes,  une  simple  cohabitation 
dans  les  mômes  forêts.  Quel  parti  a-t-il  tiré 
de  cette  chimériciue  hypothèse,  pour  expli- 
quer le  fait  (le  l'origine  des  langues?  Il  y  a 
trouvé  les  difficultés  les  [ilus  grandes,  et  il  est 
contraint  à  la  fin  de  les  avouer  insolubles. 

«  La  première  qui  se  présente,  dit-il,  est 
d'imaginer  comment  les  langues  purent  de- 
venir nécessaires  :  car  les  hommes  n'ayant 
nulle  correspondance  entre  eux,  ni  aucun 
besoin  d'en  avoir,  on  ne  conçoit  ni  la  néces- 
sité de  cette  invention,  ni  sa  possibilité,  si 
elle  ne  fut  pas  indisfiensable.  Je  dirais  bien, 
comme  beaucoup  d'autres,  que  les  langues 
sont  nées  dans  le  commerce  domestique  des 
pères,  des  inères  et  des  enfants;  mais,  outre 
que  cela  ne  résoudrait  point  les  objections, 
ce  serait  commettre  la  faute  de  ceux  qui,  rai- 
sonnant sur  l'état  de  nature,  y  transportent 
des  idées  prises  dans  la  société,  voient  tou- 
jours la  famille  rassemblée  dans  une  môme 
habitation,  et  ses  membres  gai-dant  entre  eux 
une  union  aussi  intime  et  aussi  permanente 
que  parmi  nous,  où  tant  d'inlérôls  communs 
les  réunissent,  au  lieu  que,  dans  cet  état  pri- 
mitif, n'ayant  ni  maisons,  ni  cabanes,  ni  pro- 
priété d'aucune  espèce,  chacun  se  logeait  au 
hasard,  et  souvent  pour  une  seule  nuit;  les 


dente  :  car  si  les  hommes  ont  eu  besoin  de 
ia  parole  pour  apprendre  à  penser,  ils  ont  eu 
besoin  encore  de  savoir  penser  pour  trouver 
l'art  de  la  parole;  et  quand  on  comprendrait 
comment  les  sons  de  la  voix  ont  été  pris  pour 
interprètes  conventionnels  de  nos  idées,  il 
resterait  toujours  à  savoir  quels  ont  pu  être 
les  interprètes  mômes  de  cette  convention 
pour  les  idées  qui,  n'ayant  point  un  objet 
sensible,  ne  pouvaient  s'indiquer  ni  [)ar  le 
geste  ni  par  la  voix,  de  sorte  qu'à  peine  peut- 
on  former  des  conjectures  supportables  sur  la 
naissance  de  cet  art  de  communiquer  ses 
pensées  et  d'établir  un  commerce  avec  les 
esprits. 

«  Le  premier  langage  de  l'homme,  le  lan- 
gage le  |)lus  universel,  le  plus  énergique,  et 
le  seul  dont  il  eut  besoin  avant  (ju'il  fallût 
persuader  des  hommes  assemblés,  est  le  cri 
de  la  nature.  Comme  ce  cri  n'était  arraché 
que  par  une  sorte  d'instinct,  dans  les  occa- 
sions pressantes,  pour  implorer  du  secours 
dans  les  grands  dangers  ou  du  soulagement 
dans  les  maux  violents,  il  n'était  pas  d'un 
grand  usage  dans  le  cours  ordinaire  de  la  vie 
où  régnent  des  sentiments  plus  modérés. 
Quand  les  idées  des  hommes  commencèrent  à 
s'étendre  et  à  se  multiplier,  et  qu'il  s'établit 
entre  eux  une  communication  plus  étroite, 
ils  cherchèrent  des  signes  plus  nombreux  et 
un  langage  plus  étendu;  ils  multiplièrent  les 
mâles  et  les  femelles  s'unissaient  fortuitement,      inflex'ions  de  la  voix,  et  y  joignirent  les  gestes, 


selon  la  rencontre,  l'occasion  et  le  désir,  sans 
que  la  parole  fût  un  interprète  fort  néces- 
saire des  choses  qu'ils  avaient  à  se  dire.  Ils  se 
quittaient  avec  la  môme  facilité.  La  mère  al- 
laitait d'abord  ses  enfants  pour  son  propre 
Desoin,  puis,  riiabitudc  les  lui  ayaut  icndus 


qui,  par  leur  nature,  sont  plus  expressifs,  el 
dont  le  sens  dépend  moins  d'une  détermina- 
tion antérieure.  Ils  exprimaient  donc  les  ob- 
jets visibles  et  mobiles  par  des  gestes,  el  ceux 
(jui, happent  l'ouïe  par  des  sons  imitalifs  : 
mais  comme  le  geste  n'indique  guère  que  les 


m 


LA\ 


blCTIONNAlUE  DE  PHILOSOPHIE. 


LAN 


660 


jojets  pr('senrs  ou  faciles  à  tlécrirc,  et  les  ac- 
tions visil)ies,  qu'il  n'est  pas  d'un  usage  uni- 
versel ,  puisque  l'obscurité  ou  riiiterposition 
d'un  corps  te  rendent  inutile ,  et  qu'il  exige 
l'attention  plutôt  qu'il  ne  l'excite,  on  s'avisa 
enfin  de  lui  substituer  les  articulations  de  la 
Voix,  qui,  sans  avoir  le  même  rapport  avec 
ccilaines  idées,,  sont  plus  propres  à  les  repré- 
senter toutes  comme  signes  institués,  substi- 
tution qui  ne  put  se  faire  que  d'un  commun 
consentement  et  d'une  manière  assez  difficile 
à  pratiquer  pour  des  hommes  dont  les  or- 
ganes grossiers-  n'avaient  encore  aucun  exer- 
cice, et  t>lus  difficile  encore  à  concevoir  en 
elle-même,  puisque  cet  accord  unanime  dut 
é'tre  motivé,  et  que  la  parole  paraît  avoir  été 
l'oit  nécessaire  pour  établir  l'usage  de  la  pa- 
role. 

«  On  doit  juger  que  les  premiers  mots  dont 
Jes  hommes  firent  usage  eurent  dans  leurs  es- 
prits une  signification  beaucoup  plus  étendue 
que  n'ont  ceux  qu'on  emploie  dans  les  lan- 
gues déjà  formées,  et,  qu'ignorant  la  division 
du  discours  en  ses  parties,  ils  donnèrent  d'a- 
bord à  chaque  mot  le  sens  d'une  proposition 
entière.  Quaiid  ils  commencèrent  à  distinguer 
le  sujet  d'avec  l'attribut,  et  le  verbe  d'avec  le 
nom ,  ce  qui  ne  fut  pas  un  médiocre  effort  de 
génie,  les  substantifs  ne  furent  d'abord  qu'au- 
tant de  noms  propres,  l'infinitif  fat  le  seul 
temps  des  verbes,  et,  à  l'égard  des  adjectifs, 
];\  notion  ne  s'en  dut  développer  que  fort  dif- 
ficilement, parce  que  tout  adjectif  est  un  mot 
abstrait,  et  que  les  abstractions  sont  des  opé- 
rations pénibles  et  peu  naturelles. 

«  Chaque  objet  reçut  d'abord  un  nom  par- 
ticulier, sans  égard  aux  genres  et  aux  espèces, 
(jue  ces  premiers  instituteurs  n'étaient  pas  en 
état  de  distinguer;  et  tous  les  individus  se 
])résentèrent  isolés  à  leur  esprit,  comme  ils  he 
font  dans  le  tableau  de  la  nature.  Si  un  chêne 
s'appelait  .4,  un  autre  chêne  s'appelait  B.  de 
sorte  que,  plus  les  connaissances  étaient  bor- 
nées, et  plus  le  dictionnaire  devint  étendu. 
L'embarras  de  toute  cette  nomenclature  ne 
put  êti'C  levé  facilement;  car,  pour  ranger  les 
êtres  sous  des  dénominations  communes  et 
génériques,  il  en  fallait  connaître  les  pro- 
priétés et  les  différences  ;  il  fallait  des  obser- 
vations et  des  définitions,  c'est-à-dire  de 
l'histoire  naturelle  et  de  la  métaphysique , 
])eaucoup  plus  que  les  hommes  de  ce'temps- 
là  n'en  pouvaient  avoir. 

«  D'ailleurs,  les  idées  générales  ne  i)euvent 
s'introduire  dans  l'esprit  qu'à  l'aide  des  mots, 
et  l'entendement  ne  les  saisit  que  par  des 
])ropositions.  C'était  une  des  raisons  pour- 
quoi les  animaux  ne  sauraient  se  former  do 
telles  idées,  ni  jamais  acquérir  la  perfectibilité 
qui  en  dépend.  Quand  un  singe  va  sans  hésiter 
d'une  noix  à  l'autre,  pense-t-on  qu'il  ait  l'idée 
générale  de  cette  sorte  de  fruit,  et  qu'il  com- 
pare son  archétype  à  ce*  deux  individus? 
Non ,  sans  doute ,  mais  la  vue  de  l'une  de  ces 
noix  rappelle  à  sa  mémoire  les  sensations 
qu'il  a  reçues  de  l'autre,  et  ses  yeux,  modi- 
tiés  d'une  certaine  manière,  annoncent  à  son 
goût  la  modifi  alion  qu'il  va  recevoir.  Joute 
idée   générale  est  pin-ement  intellectuelle  ; 


pour  peu  que  l'imagination  s'en  mêle,  l'idée 
devient  aussitôt  particulière.  Essayez  do  vous 
tracer  l'image  d'un  arbre  en  général,  vous 
n'en  viendrez  jamais  à  bout,  malgré  vous  il 
faudra  le  voir  petit  ou  grand ,  rare  ou  touffu, 
clair  ou  foncé;  et,  s'il  dépendait  de  vous  de 
n'y  voir  que  ce  qui  se  trouve  en  tout  arbre, 
cette  image  ne  ressemblerait  plus  à  un  arbre. 
Les  êtres  purement  abstraits  se  voient  de 
même,  ou  ne  se  conçoivent  que  par  le  dis- 
cours. La  définition  seule  du  triangle  vous  en 
donne  la  véritable  idée  :  sitôt  que  vous  en  fi- 
gurez un  dans  votre  esprit,  c'est  un  tel  trian- 
gle, et  non  pas  un  autre,  et  vous  ne  pouvez 
éviter  d.'en  rendre  les  lignes  sensibles,  ou  le 
plan  coloré.  Il  faut  donc  énoncer  des  propo- 
sitions ;  il  faut  donc  parler  pour  avoir  des  idées 
générales  :  car  sitôt  que  l'imagination  s'arrête, 
l'esprit  ne  marche  plus  qu'à  l'aide  du  discours. 
Si  donc  les  premiers  inventeurs  n'ont  pu  don- 
ner des  noms  qu'aux  idées  qu'ils  avaient  déjà, 
il  s'ensuit  que  les  premiers  Substantifs  n'ont 
pu  jamais  être  que  des  noms  propres. 

«  Mais  lorsque,  par  des  moyens  que  je  ne 
conçois  pas,  nos  nouveaux  grammairiens 
commencèrent  à  étendre  leurs  idées  et  à  gé- 
néraliser leurs  mots,  l'ignorance  des  inven- 
teurs dut  assujettir  celte  méthode  à  des  bornes 
fort  étroites;  et  comme  ils  avaient  d'abord 
trop  multiplié  les  noms  des  individus,  faute 
de  connaître  les  genres  et  les  espèces,  ils 
firent  ensuite  trop  d'espèces  et  de  genres, 
faute  d'avoir  considéré  les  êtres  par  toutes 
leurs  différences.  Pour  pousser  les  divisions 
assez  loin,  il  eût  fallu  plus  d'expérience  et 
de  lumière  qu'ils  n'en  pouvaient  avoir,  et 
plus  de  recherches  et  de  travail  qu'ils  n'y  en 
voulaient  employer.  Or,  si  même  aujourd'hui 
l'on  découvre  chaque  jour  de  nouvelles  es- 
pèces qui  avaient  échappé  jusqu'ici  à  toutes 
nos  observations,  qu'on  pense  combien  il  dut 
s'en  dérobera  des  hommes  qui  ne  jugeaient 
des  choses  que  sur  le  premier  aspect  !  Quant 
aux  classes  primitives  et  aux  notions  les  plus 
générales,  il  est  superflu  d'ajouter  qu'elles 
durent  leur  échapper  encore  :  comment,  par 
exemple,  auraient-ils  imaginé  ou  entendu  les 
mots  de  matière,  d'esprit,  de  substance,  de 
mode,  de  figure,  de  mouvement,  puisque  nos 
philosophes  qui  s'en  servent  depuis  si  long- 
temps ont  bien  de  la  peine  à  les  entendre 
eux-mêmes,  et  que  les  idées  qu'on  attache 
à  ces  mots  étant  purement  métaphysique;, 
ils  n'en  trouvaient  aucun  modèle  dans  la 
nature  ?  » 

Après  s'être  étendu,  comme  on  vient  de  le 
voir,  sur  les  premiers  obstacles  qui  s'opposent 
à  l'institution  conventionnelle  des  langues, 
Rousseau  se  fait  un  terme  de  comparaison 
de  l'invention  des  seuls  substantifs  physiques, 
qui  font  la  partie  de  la  langue  la  plus  facile  à 
trouver  pour  juger  du  chemin  qui  lui  reste 
à  faire  jusqu'au  terme  où  elle  pourra  expri- 
mer toutes  les  pensées  des  hommes,  prendre 
une  forme  constante,  être  parlée  en  publie, 
et  influer  sur  la  société  :  il  invite  le  lecteur  à 
réfléchir  sur  ce  qu'il  a  fallu  de  temps  et  de 
connaissances  pour  trouver  les  nombres  qui 
supposent  les  méditations  philosophiques  les 


m 


LAN 


rsVCHOLOGlE.  LAN  662 

si  ce  n'osl  dans  l'acte  par  lequel  elle  saisit  le 
concret  et  l'abstrait,  la  forme  naturelle  et  la 
forme  artiticicUe  ;  d'où  nous  concluons  que 
l'une  et  l'autre  forme  préexistent  à  l'opération 
rationnelle. 

«  Pour  connaître  le  caractère  ou  la  loi  de 
la  forme,  tant  de  la  naturelle  que  de  l'arlifi- 
cielle,  il  faut  d'abord  nous  rendre  compte 


plus  profondes  et  l'abstraction  la  plus  méta- 
physique, la  plus  pénible  et  la  moins  na- 
turelle ;  les  autres  mots  abstraits,  les  aoristes 
et  tous  les  temps  des  verbes,  les  particules, 
la  syntaxe  ;  lier  les  propositions,  les  raisonne- 
ments, et  former  toute  la  logique  du  discours  : 
après  quoi  voici  comme  il  conclut  : 

«  Quant  à  moi,  etfrayé  des  difTicultés  qui 
se  multiplient,  et  convaincu  de  l'impossibilité     de  la  notion  que  nous  avons  du  concret  et  de 
presque  démontrée  que  la  langues  aient  pu     l'abstrait. 

naître  et  s'établir  par  des  moyens  purement  «  Un  être  réel,  quel  qu'il  soit,  nous  est 
humains ,  je  laisse  à  qui  voudra  l'entre-  donné  dans  des  phénomènes  ou  attributs  qui 
prendre  la  discussion  de  ce  difficile  problème:  l'enveloppent  de  toutes  parts.  Ces  attributs 
Lequel'  a  été  le  plus  nécessaire,  de  la  société  supposent  la  substance  dont  ils  sont  la  forme 
déjà  liée  à  l'institution  des  langues,  ou  des     extérieure  et  le  lien  qui  les  nuit  l'un  à  l'autre 


langues  déjà  inventées,  à  l'établissement  de  la 
société?  o 

M.  ROVX-LAVERCNE. 

'<  Si  nous  cherchons  à  saisir  le  fait  intel- 
lectuel par  la  forma  sr»us  laquelle  il  nous  ap- 
j)araît  nécessairement,  nous  nous  convain- 
crons'aussitôt  que  cette  pro[)Osition  :  Tout  fait 
intellectuel  est  une  idée  inséparable  d'un  signe, 
est  une  vérité  d'expérience.  Nous  voulons 
dire  par  Ih  qu'il  n'y  a  pas,  qu'il  ne  saurait  y 
avoir  d'idée  sans  une  détermination  quel- 
conque qui  la  distingue  de  îoutre  autre,  et  en 
lixe  le  sens  et  le  caractère. 

«  Le  premier  problème  qui  se  présente 
dans  la  voie  qui  conduit  à  la  théorie  de  la 
connaissance  lîumaine  est  donc  celui  du 
signe.  Cette  question  se  divise  en  trois  autres  : 
le  caractè're  du  signe,  la  fonction  du  signe, 
l'origine  du  signe. 

«  Avant  de  songer  à  découvrir  le  caractère 
essentiel  du  signe,  il  faut  d'abord  en  observer 
et  en  constater  les  formes  qui  tombent  sous 
notre  expérience.  A  ce  point  de  vue,  une 
différence  immédiate  nous  apparaît  qui  sé- 
pare les  signes  en  formes  naturelles  ou  con- 
crètes, et  en  formes  artificielles  ou  abstraites. 

«  Tout  phénomène  particulier  est  signe 
d'idée  à  l'égard  de  l'être  qu'il  manifeste  ;  c'est 
ce  que  nous  appelons  la  forme  naturelle,  et 
ce  qui  a  fait  dire  h.  un  philologue  :  La  nature 
se  nomme.  Mais  il  n'y  a  pas  de  forme  natu- 
relle pour  l'universel,  ni  pour  l'abstrait,  quel 
qu'il  soit.  L'un  et  l'autre  cependant  ne  peu- 
vent être  conçus  par  la  raison  qu'à  la  con- 
dition d'être  déterminés  par  une  forme  pro- 
pre ;  et  comme  ils  n'ont  point  de  formes  na- 
turelles, il  faut  qu'ils  soient  constitués  et  po- 
sés par  des  formes  artiticielles. 

«  Remarquons,  avant  d'aller  plus  loin,  que 
le  particulier,  que  la  sphère  entière  de  l'ex- 
périence qui  le  donne  ne  sont  pas  toute  la 
connaissance  humaine.  Il  y  a  plus  :  l'expé- 
rience, en  nous  donnant  Te  particulier,  ne 
fait  autre  chose  que  susciter  la  raison,  et  la 
mettre  dans  le  cas  d'apercevoir  l'universel  et 
1  abstrait.  Or,  ainsi  que  nous  venons  de  le 
prouver,  cotte  perception  est  impossible  si 
runivorsel  abstrait  n'est  point  revêtu  des 
formes  ariificieiles  qui  le  déterminent,  en  un 
mol  s'il  n'est  pas  nommé.  Remarquons  enfin 
que,  placée  entre  le  concret  et  l'abstrait,  la 
raison  ne  peut  pas  concevoir  l'un  sans  l'autre, 
ni   par  conséquent  s'apercevoir  elle-même. 


dans" une  même  existence.  Tels  sont  les  trois 
éléments  essentiels  qui  entrent  nécessaire- 
ment dans  la  notion  d'un  être  réel  ou  d'un 
concret  quelconque.  Or,  de  ces  trois  élé- 
ments, la  forme  naturelle  en  exprime  un  seul, 
l'attribut  ;  de  sorte  que  les  êtres  qu'elle  ma- 
nifeste peuvent  être  comparés  à  des  sphères 
pleines  dont  nous  ne  voyons  que  la  circon- 
férence, et  dont  le  rayon  et  le  centre  sont 
invisibles  pour  nous. 

«  La  forme  naturelle  ne  suffit  donc  pas  à 
nous  manifester  l'être  ;  car,  des  trois  éléments 
qui  en  composent  la  notion,  elle  n'en  ligure 
qu'un.  Or  nous  avons  vu  que  ce  fjui  n'était 
pas  actuellement  pourvu  d'une  déttMinin-?- 
tion  [)r()j)re,  individuelle,  n'existait  pas  pour 
l'homme. 

«  La  forme  artificielle,  c'est  le  langage  ar- 
ticulé. Le  langage  sert  à  exprimer  tant  lo 
concret  que  l'abstrait,  mais  seul  il  |)eut  ex- 
primer l'abstrait.  Et  parce  que,  s'il  n'y  avait 
l)our  nous  ni  universel  ni  abstrait,  il  n'y  aurait 
l)as  de  raison,  il  s'ensuit  qu'il  n'y  aurait  pas 
de  raison  sans  langage. 

«  Il  n'y  a  pas  de  langage  humain,  depuis 
les  patois  sauvages  jusqu'aux  langues  les  plus 
partaites,  qui  ne  soit  constitué  parla  syntaxe 
de  la  proposition,  caractère  essentiel,  loi  ab- 
solue du  signe  articulé.  Ce  signe  est  un  fait 
que  nous  pouvons  observer  et  analyser,  et 
qui  nous  présente,  invariablement  l'expres- 
sion des  trois  éléments  que  renferme  la  no- 
tion d'existence.  Il  se  compose,  en  etîet,  de 
trois  mots  qui  se  supposent  entre  eux  comme 
les  membres  d'un  môme  tout,  et  dont  lo 
système  a  dû  nécessairement  être  donné  tout 
d'une  pièce.  Ces  trois  mots  sont  h;  sujet,  lo 
verbe  et  l'altribut  :  le  sujet  qui  figure  la  sub- 
stance, l'attribut  qui  figure  le  phénomène,  lo 
verbe  qui  figure  l'union  de  l'un  et  de  l'autre 
dans  une  même  existence.  Le  signe  artificiel 
se  pose  logiquement  a  priori ,  c'est-à-dire 
qu'il  va  du  sujet  à  l'attribut  en  passant  par  le 
verbe  ;  le  signe  natui'el  au  contraire  va  du 
dehors  au  dedans,  de  la  circonférence  au 
centre.  Or  si,  comme  nous  l'avons  dit,  la  rai- 
son est  placée  entre  le  concret  et  l'abstrait, 
c'est-à-dire  entre  les  signes  respectifs  de  l'un 
oX  de  l'autre,  il  est  clair  que  le  signe  natureJ 
lui  impose  le  mode  a  posteriori,  tandis  quu  le 
signe  artificiel  la  place  a  priori. 

«  Le  signe  naturel  n'est  donc  un  vrai  sign<î 
qu'à  la  condition  d'être  transformé  en  signr- 
artificiel,  et  c'est  en  ce  dernier  seul  que  nous 


6C3 


LAN 


devons  chercher  le  caractère  cl  la  loi  du  signe. 
Cette  question  se  tr  uve  résolue  dans  ce  qui 
jrécôde.  La  loi  du  signe  est  la  syntaxe  de  la 
)ronosition,  et  cette   loi  répond  au  plan  de 
'idée,  comme  l'idée  est  rigoureusement  con- 
forme au  plan  de  l'ôtre.  L'être,  c'est  la  sub- 
stance, la  vie,  la  forme  ;  l'idée,  c'est  la  notion 
de  la  substance,  la  notion  de  la  vie,  la  notion 
de  la  forme;  le  signe,  c'est  le  sujet,  le  verbe 
J'atlribut.      . 

«  La  fonction  du  signe  est  aussi  indiquée 
par  ce  qui  précède.  Le  signe  a  pour  fonction  : 
1°  de  nous  manifester  à  nous-mômcs  directe- 
ment l'existence  abstraite,  indirectement  l'exi- 
stence concrète  ;  2  '  de  manifester  aux  autres 
toutes  nos  pensées.  Constitué  dans  le  mode 
a  posteriori  de  la  connaissance  par  sa  nature 
relative  et  contingente,  l'homme  est  placé 
a  priori  par  le  langage  qui  lui  révèle  l'uni- 
versel, l'abstrait,  le  nécessaire,  etc.,  et  voilà 
la  vraie  fonction  du  langage.  Il  est  l'instru- 
ment indispensable  sans  lequel  la  raison  hu- 
maine ne  passerait  jamais  de  la  puissance 
à  l'acte. 

«  L'origine  du  signe  est  également  un  co- 
rollaire évident  de  nos  prémisses,  car  s'il  n'y 
a  pas  de  raison  pour  nous  sans  l'universel  et 
l'abstrait,  ni  d'abstrait  sans  détermmation,  ni 
de  détermination  sans  signe  artificiel,  il  est 
mille  fois  démontré  que  l'homme  ne  peut 
agir  rationnellement  sans  le  signe  artificiel. 
Or,  comme  l'invention  du  signe  artificiel  serait 
nécessairement  un  acte  rationnel,  il  s'ensuit 
que  cette  invention  était  impossible  îl  l'homme. 
Celui-là  seul  qui  connaît  a  priori,  ou  pour 
mieux  dire  dont  la  connaissance  embrasse  si- 
multanément, l'a  priori  et  l'a  posteriori,  le 
dehors  et  le  dedans;  celui-là  seul  qui  con- 
naît sans  signes  a  dû  créer  le  signe  artificiel, 
et  le  donner  aux  intelligences  dont  la  loi  est 
d'aller  du  signe  à  la  chose  signifiée.  Dieu  a 
donc  été  nécessairement  l'éducateur  de  la 
race  humaine. 

«<  La  nécessité,  la  loi,  l'origine  du  signe 
un-2  fois  démontrées,  il  s'agit  maintenant  de 
chercher  la  théorie  de  l'idée. 

«  Nous  entendons  par  idée  une  notion 
ayant  pour  essence  d'être  inséparable  d'un 
signe,  au  même  sens  el  avec  îa  même  riguear 
<4u'une  substance  est  insépai^abie  d'an  phé- 
nomène. 

«  11  est  nécessaire,  en  effet,  quun  être, 
quel  qu'il  soit,  déploie  dans  ses  actes  toute 
son  essence,  et  s'y  révèle  sous  autant  de 
marques  distinctes  qu'il  y  a  en  elle  d'éléments 
constitutifs.  C'est  ce  que  l'Ecole  exprimait  en 
disant  :  Operari  sequitur  adcssc  ipsique  pro- 
portionatur.  Il  s'ensuit  que  la  nature  humaine 
ayant  deux  principes  essentiels,  l'àme  ef  le 
eorps,  l'intellect  humain  ne  peut  agir  qu'à  la 
condition  de  former  chacune  de  ses  opéra- 
tions à  l'image  de  l'essence  à  laquelle  il  ap- 
partient ;  d'y  exprimer  à  la  fois  l'âme  et  le 
corps,  l'esprit  et  la  matière.  Le  signe  artiticiel 
lui  est,  sous  ce  rapport,  d'une  convenance 
souveraine,  car  il  se  compose  de  parties  sans 
autre  lien  entre  elles  que  l'ordre  môme  oii 
elles  sont  disposées,  ce  qui  lui  donne  le  double 
caractère  spirituel  et  corporel  qui  se  doit  rcn- 


DICTIONNAIKE  DE  PHILOSOPHIE.  LAN  664 

contrer   dans    toutes   les  manifestations  de 


notre  nature.  »  {De  la  philosophie  de  l'histoire, 
pag.  255  et  suiv.) 

M.   EUSÈBE  DE  SALLES. 

»  La  révélation  divine  se  fit  pour  l'homme 
cnlicr,  c'est-à-dire  ])Our  son  entendement 
comme  pour  sa  physiologie.  L'homme  se 
réveilla  sachant  marcher  debout,  connaissant 
sa  nourriture  et  les  éléments  au  milieu  des- 
quels il  devait  vivre,  connaissant  les  grandes 
lois  du  dehors  comme  celles  du  dedans,  les 
lois  de  la  matière  l'-t  celles  de  l'esjirit,  l'ob- 
servation, l'induction,  le  raisonnement,  et 
par  conséquent  une  langue,  condition  indis- 
pensable de  l'éducabilité  et  de  l'éducation 
déjà  parfaite  de  son  intelligence.  Cette  lan- 
gue pouvait  encore  être  assez  bornée  ;  mais 
elle  dut  renfermer  les  éléments  de  la  gram- 
maire et  le  plan  d'après  lequel  le  dictionnaire 
allait  commencer  son  évolution  dès  que 
l'homme  jetterait  les  bases  pratiques  delà 
vie  humaine,  instruirait  sa  famille  et  com- 
mencerait l'inventaire  et  l'asservissement  de 
la  nature  qui  l'entoure.  Sa  postérité,  fût-elle 
dégradée  jusqu'à  l'état  sauvage,  jjourra  tout 
oublier,  excepté  cependant  celte  pièce  essen- 
tielle de  l'héritage,  une  langue,  déjà  sans 
doute  remaniée  plusieurs  fois,  mais  tradition 
la  plus  large  et  la  plus  directe  du  monde 
primitif,  u  {Histoire  générale  des  races  humai- 
nes, page  330.) 

«  11  faut  n'avoir  jamais  analysé  une  lan- 
gue, n'avoir  jamais  remarqué  la  complication 
de  plus  en  plus  large,  de  plus  en  plus  savante, 
des  langues  ses  aïeules,  la  fusion  curieuse 
des  langues  les  unes  dans  les  autres,  pour 
écouter  sérieusement  les  rêves  de  Court  de 
Gébelin,  (|ui  tire  mille  languesdiverses  el  pri- 
mitives des  onomatopées  et  des  exclamations 
passionnées  des  hommes  primitifs  I  Desmou- 
linS;  qui  lut  patiemment  ce  livre,  ne  connut 
pas  sans  doute  l'édition  oùLanjuinais,  requis 
d'-ijouler  quelques  notes,  foudroya  au  nom 
du  bon  sens  les  folles  suppositions  de  l'au- 
teur. 

('.  L'homme  créé  sans  langage  eût  été  le 
plus  misérable  des  animaux  :  un  premier 
homme,  une  première  famille  réduits  à  l'in- 
slinctdes  brutes  auraient  été  plus  disgraciés 
qu'elles.  A-t-on  bien  rétléchi  au  temps  qu'exi- 
gerait l'invention  d'une  industrie  et  d'un  lan- 
gage ?  Coiiuiieiit  les  troisième  et  quatrième 
générations  seraient-elles  arrivées  au  milieu 
des  périls  et  de  la  faiblesse  de  la  seconde 
et  de  la  première  ?  Et  celle-ci  comment 
pa.ssa-t-elle  sa  longue  et  débile  enfonce  sans 
parents  protecteurs  ?  Comment  fut-elle  en- 
gendrée sans  père  ni  mère  de  son  espèce? 
Il  ne  faut  pas  se  lasser  de  le  demander.  Le 
rationalisme  explique  sans  doute  ce  miracle, 
car  il  l'accepte  implicitement.  »  {Ibid.,  p.  3G.) 

SAPUAUY , 

l'rofesscur  de  pîiilosopliii!  an  collège  de  Bourbon. 

«  Sans  le  secours  des  signes,  toutes  les  par- 
ties de  la  pensée,  toutes  les  parties  de  l'objet 
qu'elle    embrasse    existent   simultanément, 


CCS                             LAN                          PSYCHOLOGIE.  LAN                           6G6 

forment  un  lout  indivisible.  Comment  dans  nommé  en  Dieu  et  désigné  de  toute  éternité, 

un  jugement  serait-il   possible  alors  de  dé-  ce  nom  contient  en   lui-môme  l'idée   essen- 

môler^le  sujet,  l'attribut,  le   rapport  qui  les  lielle  de  son  être   le  plus  intime,  la  clef  de 

unit  ou  l'opposition  qui  les  sépare?  Or,    les  son  existence,  la  puissance  décisive  de  l'être 

signes  en  se  succédant  se  distribuent  néces-  ou  du  non-ètre  ;  c'est  ainsi  qu'il  est  employé 

sairement  dans  un  certain  ordre  ;  ilfaut  donc  dai'.s  le  discours  sacré,  où  il  est  en  outre, 

que  la  même  distribution  s'applique  à  la  peu-  d;ins  un  sens  plus  haut  et   plus  saint,  uni  à 

sée.  »  {L'Ecole  éclectique  et  l'école  française.)  l'idée  du  verbe.  D  après  ce  sens  plus  profond, 

,  ^  cette  narration  montre  et  signitie,  comme  je 

FRLDhRic  sciiLEGEL.  j.^^l  ^j^ij^^  remarqué,  qu'avec  le  langage  confié. 

Dans  l'ouvrage  qui  tourna  pour  la  première  communi(iué  et    parlé    immédiatement    par 

fois  sur  lui  les  regards  de  l'Eurooe  (son  petit  Dieu  à  l'homme    et  [)ar   le    langage  môme. 

Traité,  publié  en  180S   sur  la  langue  et  sur  l'homme  fut   installé  comme  le  gouverneur 

la  sagesse  des  Indiens),   il  déclare  franche--  et  le  roi  de  la  nature,  ou  plus  rigoureusement 

ment  son  opinion  sur  l'unité   originaire  de  encore,  comme  le  député  do  Dieu  au  sein  de 

toutes  les  langues.  Il  rejette  avec  indignation  cette  création  terrestre,  fonction  sublune  qui 

l'idée  que  le  Tangage  serait  une  invention  de  fut  sa  destination  originelle.  » 
l'homme  dans  un  état  sauvage  et   inculte, 

amenée  à   une    perfection    graduelle  par  le  schleicher. 

travail  ou  l'expérience  de  générations  succès-  «  L'activité  de  l'esprit,  en  se   manifestant 

sives.  Il  le  considère  au  contraire  comme  un  sous  les  formes  de  la  pensée,  a  besoin  de  la 

tout  indivisible  avec  ses  racines  et  sa  structure,  langue,  absolument  connue  l'esprit  a  besoin 

sa  prononciation  et  ses  caractères  écrits.  Ju  corps  ;  on  ne  peut  penser  que  par  et  dans 

Ses  études  postérieures  n'ont  rien  changé  une  langue.  »  Les  Langues  de  l'Juirove  mo- 
à  cette  opinion,  comme  on  le  voit  par  son  derne,  trad.de  l'allem.  par  KwiiRotCK,  p.  6.) 
dernier  chef-d'œuvre  (178).  Dans  sa  philo- 
sophie du  langage,  il  considère  la  |)arole  l'abbé  sicabd. 
comme  un  don  particulier  à  l'homme,  et  par  „  x^^ng  ^st  la  magie  des  sons  articulés  et 
conséquent  unique  dans  son  origine.  Nous  je  leur  combinaison  :  l'homme,  privé  de  ce 
en  citerons  le  passage  suivant  :  „j    .^.„  j,,  communication,  fût  resté  l'homme 

«  Avec  nos  sens  et  nos  organes  actuels  il  ,i^  i-,  „.^mre.  Des  signes  d'instinct  l'auraient 

nous  est  impossible  de  nous  lormer  I  idée  la  i^^^^^  presiiue  dans  la  classe  des  animaux.  » 

plus  éloignée  de  cette  langue  (pie  le  premier  rElément  de   Grammaire  gén.,  Introduction, 

nomme  possédait  avant  d  avoir  perdu  sa  |)uis-  ;,   j,j  ^ 

sance,  sa  i)erfection  et  sa  dignité  originelles  :  "  ,,  ,.  ..^  .,  ... 
lout  comme  il  nous  serait  impossible  de  rai-  ".'^«"^  1  adjectif,  il  ne  peut  y  avoir  de  pro- 
sonner sur  cette  parole  mystérieuse  à  l'aide  POsHion  par  conséquent  point  de  phrase, 
dela(iuelle  les  esprits  immortels  envoient  par  conséquent  point  de  langage;  car  n  ex- 
leurs pensées  sur  les  ailes  de  la  lumière  à  Ira-  P"™^'^  V,1h  'lïT'  ^''  """  '  '''''' 
vers  l'espace  immense  des  deux  :  de  môme  P'T'h'r.  )^[lbid.,  p.  J4.j  ,  .  . 
encore  (jue  nous  se  saurions  concevoir  ces  "  *'  "  ^'  ,«  P«s  une  seule  pensée  qui  puisse 
mots  inetfables  pour  des  ôtres  créés  qui  sont  ^^  1'''=^^'^''  *^"  ''^'■'\^-  }^  ^^^  ^^"s  ?*-^^*^  I  exprès^ 
proférés  dans  l'intérieur  impénétrable  de  la  ^'^'^  nécessaire  de  la  parole  Pouvait-on  lui 
Divinité,  làoù,  d'après  l'expressionde l'hymne  en  refuser  le  nom  puis(iui  ne  saurait  y  en 
sacré,  i'abune  appelle  l'abîme  ;  c'est-h-dire  «voir  sans  lui?  «  /i;u/  p.  201.) 
que  la  plénitude  de  l'amour  divin  appelle  la  ,  «  ^«  P^/'.^.'^l^^s  un  don  de  la  iia  ure,  quant 
majesté  éternelle.  Lorsque  de  ces  liauteurs  f  '«  possibilité  et  a  I  extrôme  facilité  que  les 
inaccessibles  nous  redescendons  à  nous-mô-  '"-""'"^'S  ont  de  parler;  ce  n  est  pas  dire 
mes,  et  au  premier  homme,  tel  qu'il  était  «^^^^  ^""  <'•''?  '^"^  ',''  "^"'"'*^  ',  ;i"'»"^  ""^  P''^" 
réellement,  la  narration  simple  et  naïve  de  ce  '"'^'''^  éléments  du  langage  réduits  en  propo- 
livrequi  contient  notre  histoire  primitive,  fi^'^"^  simples;  car  jamais ,  non  jamais, 
et  nous  montre  Dieu  apprenant  à  l'homme  à  ^  ^'""'"'^'  /I'"  "^  serait jias  venu  au  monde 
I)arler,  cette  narration  dis-je,  à  nous  arrêter  «''^'^  ""  '^"^^'^^  ^^^'^  ^"'^  •  ^'^'^  ^P' ^'"  "'^"^ 
même  au  sens  le  plus  simi)le,  sera  en  accord  ^^'^'^  "P'  preuners  parents,  ne  serait  parvenu 
parfait  avec  ce  que  nous  sentons  naturelle-  \  inventer  de  soi-môme  les  premières  formes 
ment.  Comment  en  effet  pourrait-il  en  être  ^^'^  v\]J^^^-  «  [Ibid-  p.  134.) 
autrement,  ou  comment  une  autre  impression  „  Le  même  auteur  n  en  a  pas  moins  dit  dans 
serait-elle  possible,  quand  nous  considérons  ^  Introduction  du  môme  ouvrage,  page  x  : 
le  rôle  que  Dieu  y  joue,  celui  d'un  père,  pour  !  )?"  ^^'^'^  ^'^?!  T^  ^'^^  premières  langues 
ainsi  dire,  qui  apprend  à  son  fils  les  pre-  o^  <^^le  le  produit  du  hasard  auquel  ne  présida 
miers  rudiments  du  langage?  Mais  sous  ce  ^"^""  genre  d  analyse.  » 


sens  si  simple  est  cachée  comme  dans  tout  s,„,„^,  (,,  «oexEun  hemm). 

ce  livre  mystérieux   une  autre  signihcation 

beaucoup  plus  profonde.  Le  nom  de  chaque  «  Une  pensée  n'existe  (pie  virtuellement 

chose  et  de  chaque  être   vivant,  tel  qu'il  est  tant  qu'elle  n'est  i)as  formulée  dans  le  lan- 

(178)  Philosopltisclie  vcrlesnngen ,  elc. ,  t830.  —      .nppcié  C(!t  ouvrage  le  Cuciiea  Dox  el  oruliu   de  te- 
bailleur  ex|iir;i   en    écrivuiii   la    diviémc  liçon  ;  lo       ijeaii  génie, 
dtrnier  moi  de  sou  iiianuscril  lui  ubcr,  muis.  On  a 


6C7 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE 


gage.  »  (  La  logique  subjective  de  Ilegel  ;  lle- 
liiarques,  p.  137.) 

TERTULLIEN. 

Quodcunque  cogitaveris ,  sermo  est;  quod- 
cunque  senseris ,  ratio  est.  Loquaris  illud  in 
aniino  necessc  est  :  et  dam  loqueris,  collocu- 
torem  pateris  sermonem,  in  quo  inest  hœc  ipsa 
ratio  qua,  cumeo  cogitons,  loqueris,  per  quani 
loquens,  cogitas.  Ita,  secundus  quodammodo 
in  te  est  sermo,  per  quem  loqueris  cogitando, 
et  per  quem  cogitas  loquendo.  (  Au  coinmen- 
•enient  du  livre  Contre  Praxéas,  chap.  5.) 

M.   AUG.  THIEL, 

Professeur  de  pliilosopliie  au  collège  de  Melz. 

Voq.  son  sentiment  sur  le  rôle  du  signe  au 
§  m,"  col.  398  et  409. 

TfSSOT, 

Professeur  de  pliilosopliie  à   la  Facnllé  des  leUres 
de  Dijon. 

«  Nous  ne  sortons  de  la  perception  ,  nous 
ne  nous  élevons  à  la  généralisation,  nous  ne 
jugeons  môme  ,  à  proprement  parler,  ou  en 
matière  abstraite,  que  parle  moyen  des  signes 
ou  du  langage. 

«  Supposons,  en  effet,  que  nous  n'ayons 
aucun  signe  ,  aucun  mot,  pour  indiquer  les 
qualités  des  choses,  par  exemple,  la  couleur 
l)leue  :  nous  ne  pourrons  penser  à  celte  cou- 
leur qu'à  la  condition  de  nous  représenter 
un  corps  bleu  déterminé  que  nous  aurons 
vu,  et,  si  nous  en  avons  vu  plusieurs,  nous 
ne  pourrons  penser  à  la  couleur  bleue,  en 
général  ,  qu'en  parcourant  par  l'imagination 
ces  différents  corps;  car  l'idée  de  leur  res- 
semblance ne  sera  pas  d'une  facile  formation, 
précisément  parce  qu'on  manquera  du  mot 
ressemblance  ;  ensuite  ,  on  parviendrait  à  la 
former,  que,  si  l'on  manque  de  signes  pour 
la  fixer,  Vusage  abstrait  endevient  impossible. 
Nous  voyons  même  que,  dans  notre  langage 
actuel ,  toutes  les  fois  que  nous  n'avons  pas 
de  nom  propre  pour  indiquer  une  qualité, 
nous  sommes  obligés  de  nous  servir  du  nom 
de  la  chose  qui  présente  cette  qualité  et  d'en 
faire  une  idée  complexe.  C'est  ainsi  que  nous 
disons  jaune  d'ocre  ,  vert  de  mer,  odeur  de 
citron,  odeur  de  rose,  etc. 

«  Notre  embarras  n'est  pourtant  pas  aussi 
grand  ici  qu'il  le  serait  si  nous  n'avions  pas 
déjà  des  mots  pour  exprimer  les  idées  géné- 
rales de  jaune  et  d'ocre,  de  vert  et  de  mer, 
de  saveur  et  de  citron ,  etc.  Nous  serions 
obligés  ,  sans  ce  secours  ,  de  penser  à  telle 
couleur  jaune  déterminée ,  à  tel  morceau 
d'ocre,  et  ainsi  de  suite,  d'abstraire  ces  qua- 
lités, de  les  comparer,  etc.;  toutes  opérations 
qui  surchargeraient  la  mémoire  et  l'imagi- 
nation ,  et  ne  permettraient  pas  à  la  pensée 
de  faire  des  combinaisons  rapides  ,  pro- 
fondes et  compliquées,  comme  elle  le  fait 
avec  les  signes  de  ces  abstractions.  Et  comme 
elle  n'aurait  pas  de  signes  pour  enregistrer 
ces  résultats  ,  pour  leur  donner  une  sorte 
d'existence  isolée,  ils  disparaîtraient  aussitôt 
que  la  pensée  cesserait  de  s'y  appliquer  ; 


riILLOSOPlIIE.  LAN  GG8 

tout  retomberait  a  l'instant  dans  Tabstrait; 
cl  si  l'on  voulait  retrouver  les  abstractions 
qu'on  aurait  faites  auparavant  et  les  résultats 
de  leurs  combinaisons,  à  supposer  toutefois 
qu'on  pût.,  sans  langage  ,  avoir  encore  quel- 
(|ue  idée,  quelque  souvenir  imparfait  de  ces 
abstractions,  de  ces  résultats,  il  faudrait, 
pour  y  parvenir,  passer  par  les  mômes  opé- 
rations que  la  première  fois.  Sans  doute  quh 
force  de  répéter  cette  opération  ,  elle  s'ac- 
complirait plus  facilement;  mais  elle  serait 
longue  encore,  si  on  la  compare  à  la  rapidité 
avec  laquelle  elle  s'accomplit  maintenant.  Et 
si  la  difliculté  était  si  grande  pour  la  combi- 
naison des  idées  sensibles  ,  combien  ne  le 
serait-elle  pas  davantage  encore  pour  les 
idées  rationnelles  pures!  Qu'on  prenne  la 
première  proposition  venue  ,  par  exemple 
celle  que  nous  venons  d'écrire,  et  qu'on  se 
demande  s'il  serait  possible,  sans  signes, 
d'en  concevoir  nettement,  rapidement  ,  et 
facilement  les  idées.  On  s'apercevra  peut-être 
alors  que  ces  idées  seraient  comme  en  bloc  , 
dans  un  état  de  synthèse  que  le  langage  sert 
à  résoudre,  à  analyser.  »  (Anthropologie  spé- 
culative générale,  1. 1,  p.  2ô7,  etc.) 

TIIUROT. 

Voy.  §  III,  ci-dessus,  les  extraits  que  nous 
avons  donnés  de  son  ouvrage  intitulé  :  De 
ientendement  et  de  la  raison. 

M.  l'abbé  g.  g.  ubagus  , 

Docteur  en   théologie,   professeur  de  pliilosopliie  à 
rijnivorsilé  catholique  de  Louvain,  elc. 

Nécessité  de  V enseignement  pour  acquérir 
la  connaissance  des  principes  de  l'ordre  mo- 
ral. —  ....  «  Dans  l'état  actuel  de  notre 
nature,  l'enseignement  social  est  une  loi  na- 
turelle ,  une  condition  tellement  nécessaire, 
que,  sans  un  miracle  ,  l'homme  ne  peut  que 
par  son  secours  parvenir  à  la  connaissance 
explicite  des  vérités  de  l'ordre  métaphysique 
et  moral. 

«  Aucune  loi  naturelle  ne  se  prouve  que 
par  des  faits;  elles  se  constatent  toutes  par 
ladouble  épreuve  des  faits  qu'on  peut  appeler 
l^osilifs  et  négatifs,  de  la  manière  suivante  : 
Lorsqu'un  phénomène  se  produit  toujours 
sous  l'inlluence  d'un  fait  déterminé  ,  et  qu'il 
ne  se  produit  jamais  en  l'absence  de  ce  fait, 
celui-ci  est  certainement  une  condition  na- 
turelle et  nécessaire  du  phénomène.  Or  il  en 
est  ainsi  de  l'enseignement.  En  effet  :  1"  Tout 
homme  susceptible  d'instruction  peut  ac- 
quérir la  connaissance  des  vérités  de  l'ordre 
moral,  et  tous  ceux  qui  sont  parvenus  à  cette 
connaissance  y  sont  parvenus  à  l'aide  de 
l'enseignement.  Par  contre  : 

«  2°  Tous  les  hommes  qui  ont  été  privés 
de  tout  enseignement  sont  restés  dans  la 
complète  ignorance  de  ces  vérités  ,  aussi 
longtemps  que  l'instruction  leur  a  manqué. 

«  Tels  sont  tous  les  mal  heureux  qui  onl^été 
isolés  ou  séquestrés  dès  leur  enfance,  quelle 
que  fût  d'ailleurs  leur  aptitude  à  apprendre 
et  à  concevoir. 

«  Tels  sont  encore  tous  les  sourds-muets 
de  naissance  qui  n'ont  pas  encore  reçu  une 


669 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


070 


instruclion  adaptée  à  lour  élal  dt^plorable , 
bien  que  leurs  facultés  inlellecluelles  soient 
semblables  à  celles  des  autres  hommes. 

«  Ces  preuves  sudlsent,  elles  sont  décisives. 
Nous  ajouterons  toutefois  les  faits  suivants, 
qui  en  sont  de  nouvelles  confirmations. 

«  1°  L'homme  n'exerce  sa  pensée  sur  les 
objets  (jui  ne  tombent  sous  les  sens  qu'à 
l'aide  des  mots.  Or  les  mots  sont  appris. 

«  2°  Tous  les  hommes  ont  d'abord  les 
croyances  vraies  ou  fausses  des  personnes 
qui  les  entourent,  de  la  société  au  milieu  de 
laquelle  ils  vivent  ;  ce  n'est  que  plus  tard 
que  quelques-uns  s'écartent  en  bien  ou  en 
mal  de  celte  règle. 

«  3"  Le  développement  intellectuel  de  l'in- 
dividu comme  de  la  société,  sauvage,  barbare 
ou  civilisée,  estgénéralementenraison directe 
de  l'état  de  l'enseignement. 

«  4°  Toute  vie  finie,  bien  que  son  principe 
soit  intérieur,  ne  se  développe  que  sous  l'in- 
fluence des  conditions  extérieures.  Cela  est 
vrai  de  la  vie  végétative  et  de  la  vie  scnsitive, 
comme  de  la  vie  intellectuelle.il  en  est  même 
ainsi  de  la  vie  de  la  foi. 

«  h"  Admettre,  non  pas  la  possibilité  abs- 
traite, mais  la  réalité  du  développement  pu- 
rement spontané  des  facultés  morales  de 
l'homme ,  c'est  retomber  dans  l'état  de 
nature  rôvé  par  la  philosophie  du  wni'  siècle. 
Or  l'existence  de  cet- étal  est  démentie  par 
l'histoire  sacrée  et  profane ,  elle  répugne  à 
)a  dignité  de  l'homme  et  à  la  bonté  de  Dieu  , 
elle  est  en  opposition  avec  l'expérience 
universelle. 

«  Des  nombreuses  conséquences  qui  dé- 


dans notre  cœur;  donc  nous  pouvons  les 
connaître  par  la  lumière  naturelie  de  la  rai- 
son, par  la  voix  de  la  conscience,  par  l'étude 
de  notre  cœur  ou  du  magnifique  spectacle  de 
la  nature;  donc  l'enseignement  ne  nous  est 
pas  nécessaire  pour  les  connaître.  On  ajoute 
encore  :  5"  qu'à  l'appui  des  faits  que  nous 
avons  aUégués,  il  est  impossible  de  citer 
autre  chose  que  quelques  exemi)les  d'hom- 
mes naturellement  imbéciles  et  manquant  do 
fticullés  intellectuelles.  Enfin  6"  on  dit  qu'il 
y  a  des  sourds-muets  à  qui  ces  vérités  sont 
connues,  quoiqu'ils  n'aient  jamais  fréquenté 
d'école. 

«  Voici  notre  réponse  à  ces  objections  : 
•  «  1"  Il  est  vrai  que  ces  vérités  sont  objec- 
tivement évidentes  en  elles-mômcs  ;  mais  leur 
évidence  objective  seule  ne  sufiit  pas  pour 
qu'elles  nous  soient  aussi  évidentes  subjec- 
tivement. L'homme  dont  la  raison  est  assez 
développée  en  sent  l'évidence,  dès  qu'elles 
lui  sont  convenablement  proposées  ;  mais 
l'homme  privé  de  tout  enseignement  est  in- 
capable de  se  les  démontrer. 

«  2°  Si  par  le  mot  naturellement  connue.s, 
on  veut  dire  que  ces  vérités  nous  sont  con- 
nues d'une  manière  absolument  spontanée, 
sans  aucun  secours  étranger,  soit  actuel,  soit 
antérieur,  on  a  tort  ;  mais  on  a  raison  si  l'on 
veut  dire  qu'elles  nous  sont  connues  facile- 
ment, communément,  à  l'aide  des  moyens 
naturels  ou  appropiiés  à  notre  nature,  (pi'elles 
sont  connues  à  tout  homme  qui  se  trouve 
dans  son  état  naturel,  dans  l'état  social,  et 
qui  est  doué  de  facultés  intellectuelles  sufli- 
sammenl  développées.  Rien  de  plus  naturel 


coulent  de  ces  preuves  ,  nous  n'indiquerons  à  l'homme,  par  exemple,  que  la  i)arole;  ce- 

que  celles-ci  :  pendant  jamais  il  ne  j)arle,  dans  le  sens  pro- 

«  1°  La  première  des  lois  naturelles   de  pre  du  mot,  s'il  n'a  appris  à  parler.  Rien  de 

notre  raison,  une  condition  indispensable  de  plus  naturel   dans  les  êtres  vivants  que  le 

son  développement,  c'est  d'apprendre  et  de  développement  d(î  leur  vie  innée  et  latente. 


crou-e ,  puisque  sans  l'enseignement  per- 
sonne ne  parvienlà  la  connaissancedes  vérités 
de  l'ordre  moral,  n'arrive  au  plein  usage  de 
la  raison. 

«  2°  Comme  tout  homme  a  besoin  d'être 
enseigné,  et  que  le  premier  homme  n'a  pu 
èlre  instruit  par  aucun  autre  honmie,  l'éveil 
de  la  raison  du  premier  homme  doit  néces- 
sairement être  attribué  à  l'enseignement  di- 
vin, à  la  révélation  primitive,  cause,  origine 
et  source  de  l'enseignement  social,  qui  n'est 
qu'un  moyen,  un  écho  répété  à  travers  les 
siècles,  et  qui  doit  avoir  une  cause  anté- 
rieure. 


et  cependant  ni  végétal  ni  animal  ne  mani- 
feste, ne  déploie  ses  forces  vitales  que  sous 
l'inHuence  de  conditions  extérieures.  Donc 
on  ne  peut  pas  dire  que  ce  qui  est  naturel  se 
développe  d'une  manière  purement  spon- 
tanée. 

'»  Il  est  très-vrai  que  ces  vérités  ne  peuvent 
être  ignorées  par  aucun  homme  jouissant  du 
plein  usage  de  sa  raison  ;  mais  les  faits  cités 
plus  haut  prouvent  que  l'iiomine  privé  de 
toute  instruction  reste  toujours  enfant.  11  est 
vrai  encore  (pie  l'homme  sauvage,  membre 
d'une  société  de  ces  honnnes  qu'on  appelle  sau- 
vages, mais  qu'on  devrait  [dulôl  nommer  bar- 


«  3°  Puisque  la  raison  ne  s'éveille  que  sous     bares  et  incultes,  ne  peut  com})létcmentigno- 


l'action  combinée  de  l'instruction  et  de  la 
foi,  la  fausseté  du  dogme  fondamental  du 
rationalisme,  de  l'indépendance  originaire 
de  ia  raison,  se  trouve  constatée  par  le  fait, 
delà  manière  la  plus  évidente. 

«  On  fait  contre  ces  conclusions  les  objec- 
tions suivantes  ;  Les  vérités  métaphysiques, 
du  moins  les  principes  fondamentaux  de  la 
morale,  sont  :  V  des  vérités  évidentes  par 
elles-mêmes;  2°  elles  sont  connues  naturelle- 
ment; 3°  elles  ne  sont  ni  ne  peuvent  être 
ignoréespar  personne,  pas  même  par  l'homme 
tauvago;  i'  elles  nous  >ont  innées  et  gravées 


rer  cesvérités,  puisqu'il  n'est  pas  piivede  tout 
enseignement;  mais  il  n'en  est  pas  de  môme 
de  l'homme  sauvage  qui,  dès  son  enfance, 
a  été  isolé  ou  privé  de  tout  commerce  intel- 
lectuel avec  d'autres  hommes  plus  ou  moins 
instruits. 

«  4"  Elles  sont  innées  en  ce  sens  que  l'en- 
seignement ne  leur  sert  que  comme  la  lu- 
mière que  l'on  introduit  dans  une  chambre 
obscure,  pour  y  reconnaître  les  objets  qui 
s'y  trouvaient  déjà,  mais  qui  y  étaient  imper- 
ceptibles jusqu'alors-.  Elles  sont  encore  m- 
nées  en  ce  sens  que,  quand  on   en  coimeit 


C71  LAN 

(juciques-unes,  le  raisonnement  seul  suffît 
|)Oui'  en  découvrir  d'autres.  Cependant  elles 
ne  sont  pas  innées  dans  ce  sens,  que  nous 
pouvons  en  connaître  môme  les  |)remières 
sans  aucune  instruction  préalable.  Nous  pou- 
vons donc  les  connaître  par  les  lumières 
d'une  raison  éclairée  et  cultivéeet  par  la  voix 
d'une  conscience  bien  formée  ;  mais  notre 
laison  ne  s'éclaire  et  notre  conscience  ne  se 
l'orme  qu'à  l'aide  de  l'enseignement.  Nous 
pouvons  encore  les  lire  au  fond  de  notre 
cœur  et  dans  le  spectacle  de  la  nature;  mais 
ce  sont  \h  deux  livres  qui  sont  indéchiffrables 
pour  nous,  jusqu'à  ce  que  l'éducation,  les  le- 
çons de  nos  maîtres,  l'exemple  de  nos  con- 
citoyens, nous  apprennent  à  en  démêler  les 
caractères. 

«  5"  De  nombreux  exemples  prouvent  que 
celte  assertion  est  gi-atuile  et  fausse,  enire 
autres  celui  de  la  tille  sauvage  de  Soigny, 
près  de  Châlons-sur-Marne.  à  laquelle  on  a 
donné  le  nom  de  Leblanc;  celui  du  sourd- 
muet  de  Chartres,  dont  parlent  les  mémoires 
de  l'Académie  des  sciences  de  Paris  de  l'an 
1703;  celui  de  Sintenis,  l'auteur  deSisleron; 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE.  LAN  672 

qu'il  se  conforme  aux  lois  de  sa  nature.  Or 
une  de  ces  lois,  de  ces  conditions,  est  (]u'il 
soit  d'abord  aidé  par  l'instruction  d'autrui, 
sinon  il  restera  toujours  enfant  sous  le  rap- 
port intellectuel. 

«  Les  faits  prouvent  que  l'homme  ne  par- 
vient jamais  de  lui  seul  à  parler.  11  n'y  a 
aucune  ressemblance  entre  le  langage  des 
signes  et  la  parole  ou  le  langage  proprement 
dit;  les  cris  et  les  signes  naturels  manifes- 
tent nos  images  et  nos  sensations,  les  mots 
expriment  nos  notions  et  nos  idées  des  véi-i- 
tés  morales.  L'homme  n'acquiert  qu'au 
moyen  de  l'inslruclion  la  connaissance  de 
ces  idées  sans  lesquelles  il  n'a  ni  le  besoin 
ni  le  pouvoir  de  parler.  L'objection  attribue 
à  l'homme  muet  et  à  demi  sauvage  ce  que 
les  plussavanls  philosophes  n'ont  pu  réaliser. 

'(  On  dit  encore  que  recourir  à  l'interven- 
tion divine  pour  la  formation  de  la  raison  et 
l'institution  du  langage,  c'est  nier  la  puis- 
sance et  l'activité  naturelle  de  l'esprit  hu- 
main. 

«  Recourir  à  l'intervention  divine,  c'est 
seulement  nier  que  la  puissance  et  Taclivité 


celui  de  Gaspard //au5er,  surnommé  l'enfant     de  l'esprit  humain  soient  infinies,   absolues 


de  Nuremberg,  et  en  général  celui  de  tous 
les  sourds-muets  qui  sont  parvenus,  à  l'aide 
d'une  instruction  méthodique,  au  plein  dé- 
veloppement de  leur  raison.  De  feller,  en 
parlant  d'êtres  semblables,  fait  cette  observa- 
tion très-sage  :  Leur  raison  est  devenue  sem- 
blable à  une  semence  jetée  dans  une  terre  in- 
culte. Ils  ont  montré  de  rintelligence  dès  que 
leur  âme  a  pu  se  développer;  or  rien  ne  se 
montre  où  il  n'y  a  rien. 

-<  6°  Il  n'y  a  aucune  preuve  que  jamais  un 
sourd-muet  soit  parvenu  à  la  connaissance 
des  vérités  de  l'ordre  moral  sans  une  instruc- 
tion méthodique;  mais  cela  fût-il  prouvé  à 
l'évidence,  il  ne  s'ensuivrait  nullement  qu'il 
est  possible  d'arriver  à  cette  connaissance 
sans  aucun  enseignement.  L'enseignement 
méthodique  et  classique,  et  l'enseignement 
social  ne  sont  pas  tout  à  fait  la  même  chose. 

«  On  cite  en  faveur  de  Véiat  de  nature  les 
annales  de  presque  tous  les  anciens  peuples 
qui  nous  représentent  ces  peuples  comme 
sortant  originairement  de  l'état  sauvage. 

«  Le  fait  est  que  ces  annales  contiennent 
deux  espèces  de  traditions  :  les  unes,  con- 
cernant l'origine  du  genre  humain,  nous  ré- 


el indépendantes  de  toute  condition.  Toute 
intelligence  créée  est  limitée,  et  sou  activité 
dépend  de  certaines  conditions  ;  donc,  en 
montrant  la  nécessité  de  l'intervention  di- 
vine, nous  ne  faisons  qu'expliquer  une  des 
conditions  primitives  de  l'activité  de  notre 
esprit. 

«  Mais,  ajoute-t-on,  la  philosophie  ne  doit 
pas  sortir  de  l'ordre  naturel,  elle  ne  doit  re- 
chercher que  les  causes  naturelles  des  choses. 

«  Lorsqu'il  s'agit  des  origines,  le  naturel  et 
l'extraordinaire  sont  l'ordre  naturel  lui- 
même,  c'est-à-dire  l'ordre  nécessaire  et  seul 
confoi-me  à  la  nature  des  choses  qui  com- 
mencent. L'origine  du  monde  et  du  premier 
homme,  aussi  bien  que  l'origine  de  l'intelli- 
gence humaine,  doivent  nécessairement  êlre 
attribuées  à  une  cause  extraordinaire  au- 
jourd'hui. 

«  Mais,  continue-t-on,  on  ne  peut  conce- 
voir le  mode  de  cette  intervention  ou  révé- 
lation divine.  » 

«  L'impossibilité  de  concevoir  le  comment 
d'une  chose  dont  on  a  prouvé  la  réalité 
n'affaiblit  nullement  cette  démonstration. 
Nous  n'avons  aucun  motif  péremptoire  pour 


présentent  l'état  de  perfection,  de  puissance,     nierque  la  révélation  faite  au  premier  homme 


d'intelligence  et  de  bonheur  de  l'homme 
primitif;  les  autres ,  relatives  à  l'origine 
particulière  de  chaque  peuple,  nous  le  mon- 
trent comme  sortant  d'un  état  voisin  de  celui 
des  animaux,  et  constatent  ainsi  la  misère  de 
l'homme  dégénéré. 

«  On  dit  que  l'intelligence  de  l'homme  est 
perfectible  et  se  perfectionne  sans  cesse,  et 
que  par  conséquent,  1°  les  vérités  que  les  uns 
n'ont  pu  découvrir  peuvent  être  découvertes 
par  d'autres,  et  2"  que  les  mots  ont  pu  se 
former  graduellement,  le  langage  articulé 
n'étant  qu'un  perfectionnement  des  cris  in- 
stinctifs et  des  signes  naturels. 

«  Nous  répondons  :  1°  L'homme  est  per- 
fectible et  se  perfectionne  sans  cesse,  pourvu 


ait  été  purement  intérieure.  Cependant, 
comme  nous  voyons  tout  développement  in- 
tellectuel commencer  par  voie  d'enseigne- 
ment, en  admettant  que  l'homme  primitif  ait 
été  instruit  par  un  être  surhumain ,  d'une 
manière  analogue  à  celle  dont  un  homme  in- 
struit un  autre  homme,  nous  retrouvons  la 
loi  universelle  de  l'enseignement  à  l'origine 
même,  et  dans  cette  origine  ainsi  conçue, 
la  raison  première  de  celle  loi.  »  (  Précis  de 
logique,  p.  71.  ) 

M.   l'abbé  II.  DE  VARLOCIIEB. 

't  II  en  est  de  Vespèce  comme  de  l'individu, 
dit  M.  Cousin.  —  J'accepte  cette  analogie,  et 
j'en  conclus  qu'il  a  fallu  à  l'espèce  humaine 


073                            LAN                         PSYCHOLOGIE.  LAN                          074 

un  ciiï^eignement  liivin,  surnntiirel.  Voit-on  et  soutient  si  puissamment  notre  nclivilé? 
jamais  la  raison  individuelle  se  dévelojiper  «  Certes,  les  jieuples  dont  nous  connais- 
par  sa  propre  énergie,  sans  autre  ressource  sons  l'iiistoire  devraient  montrer  une  puis- 
que ses  idées  innées  et  le  spectacle  du  sance  de  spontanéité  bien  supérieure  à  celle 
monde? Navons-nous pas  besoin  (mémedans  de  ces  hommes  brûles,  que  la  philosophie  à 
l'ordre  naturel  le  plus  élémentaire)  d'un  en-  cru  voir  dans  ces  rôves  cosmogoniques,  im- 
seignemenl  moral  qui  nous  donne  le  langage,  provisant  la  syntaxe,  ou  se  livrant  à  des  Ira- 
condition  de  tout  progrès  intellectuel,  et  qui  vaux  séculaires,  pour  inventer  des  déclinai- 
éveille,  qui  féconue,  qui  dirige,  qui  fortifie  sons  et  des  conjugaisons.  Et  pourtant  l'ethno- 
toutes  nos  facultés,  qui  nous  rentie  en   un  graphie  n'a  pu  découvrir  un    seul    j)cuple 


mot  capables  d'atteindre  le  but  delà  vie? 
Supprimez  l'instruction  que  la  famille,  les 
sociétés  politiques,  les  corporations  savantes, 
l'Eglise  enfin,  nous  donnent  à  divers  degrés 


qui,  par  l'énergie  de  sa  spontanéité,  ait  fait 
faire  à  sa  langue  un  progrès  important.  C'est 
que  l'homme  reçoit  sa  langue,  au  lieu  de  la 


créer;  il  en  use  bien   ou  mal,   il  subit  ses 

et  dans  divers  ordres,  notre  esprit  demeurera  imperfections  et  profite  de  son  influence  plus 

dans  l'inertie  et  dans  la  stérilité.  ou  moins  féconde;  mais  il  ne  la  produit  pas 

«  Si  les  premiers  hommes  n'ont  reçu  au-  plus  qu'il  ne  produit  ses  facultés  spirituelles 

cun  enseignement  surnaturel   touchant  leur  et  ses  organes  corporels,  ou  le  climat  sous 

destinée  et  leurs  rapports  avec   Dieu,   s'ils  lequel  il  naît  et  l'air  qu'il  respire.  Supposer 

n'ont  pas  même  été  créés  aveclaconnaissance  qu'il  s'est  doté  lui-même  du  langage,  c'est 

infuse  d'une  langue  complète,  qui  fournit  h  donc  une  hypothèse  aussi  absurde  que  de 


leur  intelligence  la  première  condition  de 
tout  progrès,  il  s'ensuit  ({ue  le  genre  humain 
a  commencé  par  une  ignorance  plus  pro- 
fonde que  celle  des  Catres,  des  Ilottenlots, 
des  Endamènes  et  de  tous  les  sauvages  les 
plus  dégradés.  En  eiïet,  ces  sauvages,  étant 
en  possession  d'une  langue,  ont  déjh  lacon 


lui  attribuer  l'invention  de  la  lumière. 

«  Remarquez  d'ailleurs  que  le  besoin  de 
progrès  diminue  à  mesure  que  l'on  descend 
l'échelle  de  la  civilisation.  Le  sauvage  est 
e'ssentiellemcnt  stationnaire,  il  repousse 
môme  la  civilisation  quand  on  la  lui  {)ré- 
sente,  et  il  ne  faut  rien  moins  que  le  dévoue- 


dition  fondamentale  du  progrès;  et  d'ailleurs,      ment  héroïque  et  la  force  surnaturelle  de  nos 


missionnaires  pour  l'arracher  à  son  apathie 
(179).  Si  quelques  tribus  énergiques,  plutôt 
barbares  que  sauvages,  s'élèvent  à  la  civili- 
sation, c'est  toujours  sous  l'influence  de  races 
déjà  civilisées ,  ou  tout  au  moins  à  leur 
exemple.  Enfin  l'homme  primitif,  tel  que 
l'ont  imaginé  les  rationalistes,  eût  été  dé- 
pourvu de  tous  les  moyens  subjectifs  et  ob- 
plulAt,  dépourvue  de  la  force  et  de  l'instinct     jectifs  à  l'aide  desquels  les  nations  barbares 


au  sein  de  leur  abrutissement,  il  leur  reste 
encore  quelques  traditions,  soit  industrielles, 
soit  même  religieuses.  Mais  si  les  premiers 
hommes  eussent  été  jetés  sur  la  terre  sans 
nulle  connaissance  infuse,  et  qu'ils  eussent 
été  ensuite  abandonnés  à  eux-mêmes,  très- 
certainement  l'espèce  humaine  serait  encore 
plonjijée  dans  son 


Ignorance  primitive  ;   ou 


naturels  aux  animaux,  elle  eût  defiuis  long 
temps  disparu  de  la  surface  du  globe. 

«  Pour  taire  sortir  l'humanité  de  cette  abru- 
tissement originaire,  le  rationalisme  appelle 
à  son  secours  la  spontanéité  primitive.  Mais 
comment  des  esprits  sérieux  peuvent-ils  se 
jîayer  ainsi  de  vains  mots?  A-t-on  jamais  vu 
une  seule  intelligence  se  développer  sponta- 
nément, par  son  énergie  interne,  sans  qu'un 
enseignement  extérieur  l'eût  préalablement 
fécondée?  Est-ce  que  le  désir  d'un  état  plus 
parfait  ne  suppose  pas  la  connaissance  des 
avantages  qne  cet  état  peut  procurer?  Est-ce 
que  le  premier  homme  n'eût  pas  manqué  des 
excitations  innombrables  et  incessantes  par 
lesquelles  notre   société   civilisée  provoque 

(179)  En  observant  loule.s  les  langues  connues  , 
eu  cunipHr:nu  kiiis  inunnnienls  les  plus  anciens 
avec  les  plus  réoeuls,  on  reronnaîl  parloul  une 
inunobililé  snlistanlielle  (jui  démenl  les  tliéories  il- 
lusoires de  l'école  progressisie.  Que  l'on  rapproche 
pir  exeniple,  la  Genèse  el  les  derniers  pioplièles,  les 
plus  ancieiuios  inscriptions  écriles  en  hiéroglyphes 
sur  les  nionunienlségypliens  cl  les  lilurgies  copies, 
Homère  el  Froclns,  les  premiers  écrivains  laiins  et 
li-s  plus  nnodernes,  Dame  el  Manzoni,  Cliauccr  et 
l'-yron,  etc.,  nulle  pari  on  ne  trouve  que  la  sponta- 
néité de  Te'iprit  liuinain  ail  fait  surgir,  sous  les 
nuances  v. niées  et  plus  ou  moins  brillantes  des 
lormes  liltéraircs,  un  élément  nouveau  capable  d'en- 
richir le  syslème  grnmmalical  d'un  seul  pciipie  ; 
iiulle  part  celle  Taculic  mythique  n'a  produit,   au 


entrent  quelquefois  dans  la  carrière  du  per- 
fectionnement. Il  eût  eu  h  vaincie  des  difli- 
cultés  extérieures  infiniment  plus  redoutables 
et  plus  nombreuses,  en  môme  temps  que  ses 
ressources  intérieures  eusseiU  été  nulles,  ou 
à  peu  près  nulles.  Réduit  à  un  langage  in- 
stinctif, composé  de  cris  et  db  gestes,  com- 
ment se  serait-il  élevé  au-dessus  des  habi- 
tudes de  la  vie  animale?  Incapable  d'arriver 
à  une  idée  abstraite,  il  n'eût  pu  connaître  et 
désigner  à  ses  semblables  (jue  des  objets 
sensibles.  La  notion  d'un  état  supérieur  ou 
d'un  langage  plus  parfait  ne  lui  eût  donc  ja- 
mais apparu,  pour  l'attirer  et  le  diriger  dans 
les  routes  escarpées  du  progrès  (180). 
«  Chose  étrange  !  lorsque  des  panthéistesou 

grand  jour  de  l'histoire,  un  temps  ou  un  mode  pour 
combler  les  lacunes  de  la  conjugaison,  ou  une  lettre 
pour  compléter  l'alphabet.  Souvent  c'est  dans  les 
premiers  temps  qu'une,  langue  est  plus  parlaile  , 
ainsi  que  Grimm  l'a  démontré  pour  l'allemand  ,  on 
des  formes  grammaticales  très-piécieuses  ont  dis- 
paru. Enfin,  si  l'on  cherche  à  surprendre  les  causes 
mystérieuses  qui  amènent  à  de  longs  intervalles  le 
developpcmenl  d'une  langue  nouvelle,  on  reconnaît 
qu'elles  se  composent  toujours  d'une  midlilude  in- 
nomiirable  de  circonstances  extérieures  itulépendan- 
les  de  la  spontanéité  intellectuelle.  Parmi  (es  cau- 
ses, il  faut  mettre  en  première  ligne  la  fusion  des 
peuples  par  les  rai)port8  commerciaux ,  les  inva- 
sions, etc. 

(180)  Jj  ne  puis  pas  entrer  ici  dans  une  discus- 


675 


LAN 


DICTIONNAIR-E  DE  PHILOSOPHIE. 


LAN 


675 


môme  des  athées  d(5cn\ivrciU  dans  les  cn- 
tiailles  do  la  terre  des  dcM)ris  fossiles  de 
])lanles  lierl)acées,  de  polypes,  d'étoiles  de 
)iier,  do.  trilobites  ou  d'huîti-es,  ils  ne  s'avi- 
sent jamais  (le  penser  que  ces  plantes  ou  ces 
animaux  obscurs  ont  été  produits  dans  celte 
p()sitioM.  Le  bon  sens,  j)Ius  l'orl  que  leurs 
systèmes  destructifs  de  la  Providence,  leur 
persuade  tjue  les  débris  ont  été  jetés  dans 
celle  position  par  cpielque  catastro()he.  Mais 
s'ils  i-encontronl  des  tribus  sauva;^es  vivant 
de  la  vie  des  brutes  et  tombées,  pour  ainsi 
dire,  h  l'état  fossile,  ils  n'hésiteront  pas  à 
proclamsr  que  ces  êtres  déchus  oui  été  i)ro- 
duits  dans  cet  état,  et  que  c'est  !à  l'homme 
primitif  I  Us  se  garderaient  bien  de  sup[)0ser 
que  les  plus  humbles,  les  plus  chétifs  d'en- 
tre tous  les  êtres  organisés  ont  été  créés  en 
dehors  des  comlitions  nécessaires  à  leur  déve- 
Joppement  ;  et  ils  ne  reculeront  pas  devant 
une  assertion  seml)Ial)le,  quand  il  s'agira  de 
l'homme,  la  plus  sublime  de  toutes  les  créa- 
tures terrestres  1  »  {Etudes  critiques  sur  le 
rationalisme,  p.  270,  etc.) 

LE  U.  r.   VENTUUA. 

«  L'un  des  prétendus  philosophes  du  der- 
nier siècle  (Rousseau)  a  cependant  prononcé 
une  grande  et  importante  vérité,  lorsqu'il  a 
dit  :  Je  crois  que  la  parole  était  nécessaire 
pour  inventer  la  parole.  Et  comment,  en  etfet, 
les  hommes  auraient-ils  pu  s'entendre  ,  s'ac- 
corder, convenir  entre  eux  pour  l'invention 
de  la  parole,  sans  avoir  eu  préalablement  un 
moyen  de  communication  mutuelle  de  leurs 
pensées  et  de  leur  volonté  ,  c'est-à-dire  sans 
avoir  eu  la  parole? 

«  Or  je  crois  qu'on  peut  dire  avec  autant 
(le  raison  que  la  vérité  était  nécessaire  pour 
inventer  la  vérité;  car  l'homme  ne  peut  dé- 
couvrir aucune  vérilé  de  l'ordre  intellectuel 
et  moral,  sans  s'appuyer  sur  une  autre  vérité 
du  même  ordre  qu'il  n'a  pas  inventée,  mais 
qu'il  a  reçue.  Comme  ses  découvertes  dans 
l'ordre  physique  ne  sont  que  des  déductions, 
des  applications  de  faits  précédemment  con- 
nus; de  môme  les  vérités  qu'il  parvient  à 
formuler  dans  l'ordre  intellectuel  ne  sont  que 
des  déductions,  des  applications  de  vérités 
précédemment  révélées  (181). 

«  L'existence  de  Dieu  est  la  première,  la 
plus  importante  de  toutes  les  vérités;  et  ce- 

liim  npprofondie  pour  déinoiilrer  que  riiomme  n'eût 
jamais  ilécouverl  un  langage  le!  que  celui  cloni  il 
esl  en  possession  niainteuaui.  (leux  qui  voudronl 
éludiec  couiplélemenl  celle  question  devroni  niédi- 
ler,  outre  les  travaux  l)ien  connus  de  M.  deBouald, 
ce  que  raltiié  Rosmini  a  écrit  plus  réceinnienl  sur 
ce  sujet  dans  ses  Opuscoli  /j/oso/;c;.  (vol.  I,  p.  62.) 
(181)  Arisloie  a  reconnu  et  élal)!i  ce  principe, 
que  l'iiouiii.e  ne  peut  non  apprendre,  rien  savoir 
quà  l'aide  de  ce  qu'il  sait  déjà  :  Homo  iiiliil  potest 
(tiscere  uisi  per  id  quod  jum  scit.  c  Toute  doctrine, 
ajouie-l-ii,  loute  science  ralionnelle  se  l'onde  sur  une 
connaissance  précédeule.  Le  syllogisme  et  l'iuduc- 
lion  eux-mêmes  ne  reposent  que  sur  ces  connais- 
sances :  car  ils  ne  dérivent  (|ue  des  principes  éta- 
blis déjà  pour  tout  !e  monde  el  connus  par  tout  le 
monde  :  Omnis  doctriiia,  omnisque  rationalis  icien- 
liii  in  antecedenli  coguilione  fituduiur.  Syllogisnnis 


l 


lendant  si  Diqu  n'avait  daigné  par  une  révé- 
ation  immédiate  et  directe  se  dévoiler  lui- 
môme  à  l'homme,  s'il  n'avait,  dès  l'origine  du 
monde,  déposé  lui-même  dans  le  monde  la 
connaissance  de  sa  propre  existence,  il  est 
bien  douteux  qu'aucun  homme  eût  pu  jamais 
soupçonner  l'existence  d'un  Dieu. 

«  Dansrhyi)olhèse,  aussi  impie  que  stupide 
et  absurde,  que  Dieu  aurait  créé  l'homme 
sans  lui  avoir  rien  révélé  des  choses  immaté- 
rielles et  insensibles,  l'homme  n'aurait  aucune 
idée  de  la  substance  incorporelle  de  son 
propre  esprit  :  à  plus  forte  raison  il  n'aurait 
pu  se  former  l'idée  d'un  esprit  hors  de  lui, 
supérieur  à  lui,  infini,  éternel,  principe  de 
tout,  sans  f^rincipe  lui-même,  en  d'autres 
termes,  se  former  l'idée  de  Dieu. 

«  Sans  la  révélation  primitive,  qui,  en 
éclairant  l'intelligence  de  l'homme,  y  a  dé- 
posé les  vérités  premières,  les  premiers  prin- 
cipes, dont  l'habitude  constitue,  d'après  saint 
Thomas,  l'entendement,  la  raison  humaine 
[intellectusesthabitusprincipiorum),  l'hoiimie 
avec  sa  raison  el  son  entendement  d'enfant 
sans  entendement  ni  raison,  avec  sa  raison 
el  son  entendement,  à  l'état  de  puissance  seu- 
lement, et  non  pas  en  acte  (  in  potentia  et  non 
in  actu) ,  n'aurait  eu  ni  entendement  ni  rai- 
son; il  n'aurait  su  s'élever  aux  conceptions 
de  l'ordre  immatériel  et  invisible,  il  n'aurait 
pas  eu  même  l'idée  d'existence  de  cet  ordre 
de  choses;  il  aurait  été  plus  grossier,  plus 
stupide,  plus  idiot  que  ces  pauvres  êtres  hu- 
mains qu'on  rencontre  bien  souvent  dans  les 
forêts  mêmes  de  l'Europe  civilisée,  qui,  faute 
de  toute  instruction  ,  n'ont  aucune  idée  des 
choses  purement  intellectuelles,  et  auxquels 
il  est  si  difficile  d'en  donner,  lorsqu'ils  ont 
grandi  dans  une  com{)lète  ignorance  de  tous 
les  principes  et  de  toute  religion. 

«  11  est  vrai  que  les  anciens  philosophes 
ont  connu,  ainsi  que  l'atteste  saint  Paul,  l'u- 
nité et  l'éternité  de  Dieu,  par  la  considération 
des  mer-veilles  de  la  création.  Mais  saint  Tho- 
mas, dont  le  langage  est  si  exact  et  si  précis, 
remarque  que  cette  connaissance  fut  une 
connaissance  de  démonstration  et  non  pas 
d'invention;  c'est-à-dire  que  les  philosophes,  à 
l'aide  delà  lumièi-e  de  la  raison  naturelle,  par- 
vinrent à  se  rendre  compte,  à  se  démontrer 
les  principaux  attributs  de  Dieu,  mais  qu'ils 
ne  les  ont  pas  inventés,  qu'ils  ne  les  ont  pas 

et  inductio  twnnisi  liujus  modi  cognilioiiibus  uilun- 
liir  :  iiqtiidem  ex  priiicipiis  slatiiiis  pruficiscujunr, 
lanquam  omnibus  noiis  {Poster.  aiudecL,  lii).  i).  > 
Ainsi  riionune  ne  se  donne  la  vie  iiitellecluelle, 
consistant  dans  la  connaissannce  des  princi|)es  et 
des  vérités  premières,  pas  plus  qu'il  ne  se  donne  la 
vie  piiysique.  Il  a  r»  çu  ceiie  double  espèce  de  vie 
d'autres  hommes,  et  ceux-ci  d'autres  liomnies  à 
leur  tour,  jusqu'à  ce  qu'on  parvienne  à  celui  qui, 
en  créant  lliomme  ,  lui  a  donné  toute  vie  ,  toute 
raison,  toute  connaissance  et  toute  vérité.  C'est  là 
la  véritable  histoire  de  l'homine,  autant  comme  èlie 
physique  que  comme  êire  moral.  Tout  ce  qu'on  a 
pu  dire  ou  penser,  en  dehors  de  cette  histoire  véri- 
table, renfermée  dans  les  livres  saints,  aUcstée  par 
la  croyance  uiiiverrelie  du  monde,  ei  conlirméepar 
la  raison,  n'est  que  du  roman,  du  lève  uusbi  impie 
qu'absurde  et  ridicule. 


(j;7                             LAN                          PSYCHOLOGIE.  LAN                            678 

découverts.  Philosophi  de  Deo  inuUa  démon-  fonde  el  plus  imporlanlc,  la  r(5parUlion  entre 

sTRVTivE  PROBAVERUNT,  diu^j  fja<i<r(j/j /j<»u»c  Ics  pcupIcs  dcs  facultés  intellectuelles;  car 

rationis.                        '  '^   langage   est  évidemment  le    pouvoir  de 

«  En  étlet,  Platon,  par  l'existence  des  etlets  donner  un  corps  à  la  |)ensée,  et,  pour  ainsi 

particuliers/dénionl'ra  l'existence  d'une  cause  dire,  de  l'incarner;  aussi  nous  pouvons  pres- 

universelle.' Aristote,  [lar  Texistonce  du  mou-  que    au^^si  facilement  imaginer    notre    âtne 

vement  des  êtres  secondaires, démontra  l'exis-  sans  aucun  corps,  que  nos  p(Misées  saiis  les 

tence   d'un  moteur  premier.  Cicéron,    par  formes  de  leur  expression  extérieure  ;  et  par 

l'existence  de   l'ordre   universel ,   démontra  conséquent  ces  organes  des  conceptions  de 

l'existence  d'un  suprême  ordonnateur.  noire  esprit  doivent  à  leur  tour  modeler  et 

«  Les  philosophes  ne  sont  pas  nés  dans  les  modifier  ces  caractères  î)3rliculiers,  lellemeni 

forêts,   mais  dans  les  sociétés  civilisées  jiar  que  l'esprit  d'une  nation  doit  nécessairement 

l'intUiènce  plus  ou  moins  directe  de  la  vraie  correspondre  à  la  langue  qu'elle  possède.  » 

religion,  où  les  traditions  primitives,  les  '  ^■''-  ""  '  '  '""  '  '~ 
idées  de  Dieu,  de  l'âme,  des  devoirs,  quoique 
altérées  par  l'idolâtrie,  étaient  restées  debout 
dans  la  conscience  universelle.  Ces  traditions 
et  ces  idées,  les  philosophes  les  avaient  trou- 
vées partout,  hors  d'eux-mêmes,  et  en  eux- 
mêmes,  les  avant  apprises  dès  leur  enfance 

au  foyer  domestique.  Ce  fut  donc  M'aide  de  .         .  , 

ces   i'dées  qu'ils  ont  pu  se  former  d'autres  moyen  d'une  langue,  et  plus  une  langue  est 

idées  ;  ce  fut  à  l'aide  de  ces  vérités  qu'ils  con-  apte  à  exprimer  toutes  les  émotions,  tous  les 
nurent  d'autres  vérités;  ce  fut  à  l'aide  de  la 


{Disc,   stir  les  rapports  entre  la  science  et  la 
religion  révélée,  Disc,  i.) 

§  XIII.  —  Nuture  organique  des  langues. 

L'activité  de  l'esprit  a  besoin  d'une  langue 
lour  se  manifester  sous  les  formes  de  la 
)ensée ,  de  la  môme  manière  que  l'Ame  a 
jesoin  du  corps  :  on  ne  jieut   penser   qu'au 


vérité  révélée  (lu'ils  s'élevèrent  à  la  vérité  dé 
montrée:  multa  démonstrative  probaverunt. 
«  Mais  s'ils  avaient  pu  naître  et  grandir 


mouvements  de  l'àme,  plus  elle  se  rapproche 
de  la  perfection.  Elle  est,  au  contraite,  d'au- 
tant plus  imparfaite  que  son  expression  acous- 
tique reste  davantage  en  arrière  de  la  pensée 


dans  les  bois,  ou  dans  les  sociétés  (dont  on  et  n'en  peut  donner  que  des  abréviations, 
ne  saurait  du  reste  indiquer  une  seule)  tout         Penser,  c'est   mettre   les   conceptions  de 

à  fait  barbares  et  étrangères  à  toute  idée  in-  notre   esprit,   ses  notions,  dans  tel  rapport 

tellecluelle  et  religieuse;  malgré  la  grandeur  ou  telle  relation.  Toute  langue  se  décompose 

el  la  puissance  naturelle  de  leur  esprit,  'loin  donc  en  deux  éléments  :  les  notions  et  les 

d'avoir  pu  s'élever  h  de  si  hautes  conceptions  rapports.  Les  notions  ou  représentations  sont 

lanl  Dieu,  ils  n'auraient  pu  s'élever  jus-  comme  les  matériaux  de  la  langue,  les  rai)- 


touclK 


qu'à  l'homme  ;  ils  n'auraient  pas  été  môme     ports  entre  les  notions  constituent  sa  forme, 
des  hommes,  loin  d'avoir  pu  être  des  philo-     La    perfection   d'une  langue  consisterait    h 


sophes. 


exprimer    d'une 


«  Ah!  que  la  petitesse,  l'ineptie  de  l'orgueil     complète    el  ses  éléments   matériels   el  ses 
iilosophique  en  soit  choquée,   qu'elle  s'en      éléments  formels.  On  appelle   significations 


manière    acousliquement 

..,  ^ ^  _  .  ses 

philosophique  en  soit  choquée,   qu'elle  s'en      éléments  formels.  On  appelle   significations 

impatiente   et  en   frémisse   autant  qu'il   lui      les   notions    ou   re|)résentalions.    L'essence 

jlaira  :  elle  ne   parviendra  jamais  à  changer     d'une  langue  est  donc  basée  sur  la  manière 

.1  i-.-_j,i'i .  r,... ......      dont  elle  ex|)rime  «(•oi<,«^'7i/f»!pn/,  c'e?t-i^-dire 

par  un  mol,    les  signilicalions   el    les  rap- 
ports. 

La  signipcation,  exprimée   par   un  mol, 

s'api)elle  racine;  elle   peut  être   séparée  de 

tout  mot  (jui  exprime  le  rapport  :  ainsi  ^Tuit- 

pas  la  vériie  sans  que  la  veriie  lui     i&v,  je  frappais,  se  compose  d'abord  de  "^u- 

ait  été  connue.  L'homme  n'a  fias  |)lus  inventé      racine  et  mot  de  signification,  el  de  [ilusieurs 


a  nature  et  la  condition  de  l'homme.  Comme 
la  raison  suppose  la  raison,  el  la  i)arole  sup- 
pose la  parole,  de  même  la  vérité  suppose  la 
vérilé.  Comme  l'homme  ne  raisonne  pas  sans 
qu'on  ail  raisonné  devant  lui,  qu'il  ne  parle 
pas  sans  qu'on  lui  ait  parlé,  de  môme  il  ne 
démontre  pas  la  vérité  sans  que  la  vérité  lui 


la  vérité  qu'il  n'a  inventé  la  raison  et  la  pa- 
role ;  el  comme  la  raison  était  nécessaire 
pour  inventer  la  raison,  el  la  parole  pour  in- 
venter la  parole,  la  vérilé  a  été  toujours  né- 
cessaire pour  inventer  la  vérilé.  »  (  La  raison 
philosophique  et  la  raison  catholique,  2'  édit., 
p.  48  el  suiv.  ) 


MGR  LE  C.VRDI.NAL  WISEMAN. 


Après  avoir  signalé  la  vigueur  extraordi- 
naire de  l'esprit  humain  à  l'époque  de  la  dis- 


mots de  relation  :  e  — ,  exprimant  le  rap|)orl 
dupasse;  —  t  — ,  le  rapport  du  présent;  — 
ov,  ex[)rimanl  le  rapport  de  la  première  per- 
sonne du  singulier  ou  de  la  troisième  du  plu- 
riel. 

Ainsi  le  mot  est  un  produit  à  la  création 
duquel  ont  concouru  la  signification  el  la  re- 
lation. C'est  (le  l'expression  de  l'une  et  de 
l'autre  que  dépend  la  formation  du  mot,  puis 
la  construction  de  la  [)hrase,  enfin  le  caractère 
entier  de    l'idiome.    Une    racine   n'ajjparnîl 


persion  mentionnée  dans  la  Genèse,  U^'  Wi-  d'une  manière  bien  déterminée  que  par  l'ex 

seman  s'exprime  ainsi  :  pression  acoustique  de  la  relation;  c'est  de  la 

«  Nous  ne  devons  pas,  je  pense,  imaginer  sorte  qu'une  racine  doit  revêtir  ces  diverses 

que  la  divine  Providence,  en  distribuant  aux  ligures  a[)pelées  adjectif,  substantif,  verbe, 

différentes  familles  humaines  le  don  sacré  de  cas,  mode,  temps,  etc.,  et  servir  de  base  à  la 

la  parole ,  n'ait  eu  d'autre  but  que  la  disper-  déclinaison  et  à  la  conjugaison, 

sion  matérielle  de  la  race  humaine,   ou  la  La  signification  peut  se  trouver  exprimée 

production  des  formes  variées  du  langage;  il  phonéiiquemenl  sans  que  la  relation  le  soit. 

y  avait  là  sans  aucun  doute  une  fin  plus  pro-  Cette  dernière  reste  pourainsi  dire  latente,  elle 


C79 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  riîîEOSOPIlIE 


LAN 


G80 


est  alors  suppléée  par  quclquo  autre  mani- 
festation, par  la  place  (pion  lui  iail  (tceuper 
dans  la  phrase,  par  l'accenlualion  et  l'inlo- 
nalion,  par  le  geste,  etc.  Ces  moyens  dé- 
lournés  pour  exprimer  la  relation  entre  les 
signilications  s'observent  principalement  dans 
les  idiomes  mon()S)'llabi(|ues,  dans  la  langue 
chinoise,  par  exemple.  Une  langue  monosyl- 
labique ne  se  conipose  que  de  racines  expri- 
mant une  signilication    mais  ne   renfermant 


d'autres  fois  la  fusion  est  si  intime,  que  la  lan- 
gue agglomérante  se  rapproche  visiblement 
des  langues  delà  troisième  classe,  ou  langues 
à  llexion. 

Celte  classe  intermédiaire  des  langues, 
nous  parlons  des  langues  par  agglutination, 
compte  un  grand  nombre  d'individus,  ou 
plutôt  la  plus  grande  partie  des  langues  du 
genre  humain  appartient  à  cette  catégorie. 
Dans  ces  langues ,  le  mol  se  forme  par  des 


qu'implicitement  la  relation.  Ici  les  catégories  membres  qui  se  juxtaposent;  tel  est  le  '^,a- 

des  mots  ne  sont  pas  distinctes  par  des  sens  raclcre  tranché  qui  le»  distingue  des  idiomes 

acoustiijues  particuliers,  et  le  même  mot,  le  monosyllabitiucs.  Mais  ces  membres   ne  se 

ménie  son,  peut  représenter  un  substantif,  un  confondent  pas  encore  en  un  seul  organisme 

verbe,  une  [)arlicule,  un  nominatif,  un  génitif,  entier;  c'est  là  ce  qui  constitue  une  dill'érence 


un  lem[)s  présent,  ou  passé,  un  indicatif,  un 
subjonctif,  un  actif,  un  passif,  etc.  Les  dis- 
tinctions ne  se  fonl  qu'à  l'aide  de  la  place 
qu'on  donne  h  ce  mol  dans  la  phrase,  et  c'est 
ce  qui  lui  imprime  le  cachet  spécial  de  telle 
ou  telle  relation. 

Dans  les  langues  h  syllabes  simples,  h  ra- 
cines non  syllabiques,  la  simplicité,  l'unité 
de  Vidée  se  retlèle  dans  l'unité  du  son,  dans 
la  syllabe  unique;  le  mot  n'est  point  encore 
devenu  un  organisme,  une  multiplicité  de 
divers  membres  :  le  mol  n'est  ici  ([u'une  unité 
ferme  et  sèche  comme  un  cristal. 


fondamentale  entre  ces  langues  et  les  langues 
à  llexion.  Le  mot  n'est  encore  dans  les  premiè- 
res qu'un  composé  de  plusieurs  mots  conser- 
vant encor'e  chacun  une  sorte  d'individualité. 

Dans  la  première  classe,  nous  rencontrons 
l'unité  la  plus  rigoureuse,  mais  sans  l'expres- 
sion particulière  des  relations. 

Dans  la  deuxième  classe,  nous  rencontrons 
l'expression  souvent  Irès-explicile  des  rela- 
tions à  l'aide  des  mots  affixes,  mais  aux  dé- 
pens de  l'unité. 

Dans  la  troisième  classe,  enfin,  nous  trou- 
vons la  signification  et  la  relation  incorpo- 


On  remarque  cependant  une  transition  rées  dans  des  mots  particuliers,  et  cela  sans 
presque  insensible  entre  ce  principe  rigou-  déroger  à  l'unité.  Voilà  certainement  la 
reusement  unitaire  et  l'apposition  d'un  son     classe  la  plus  élevée,  la  plus  riche,  la  plus 


déterminant,  d'une  relation,  à  côté  du  son 
de  signification.  Ici,  on  choisit,  i)0ur  expri- 
mer la  relation  ,  soit  des  sons  ayant  une  si- 
gnification générale,  honwie ,  femme,  par 
exemple,  pour  désigner  le  sexe,  solides  ra- 
cines de    relation,   comme    des    pronoms'. 


féconde,  la  plus  flexible;  elle  seule  reflète, 
mieux  que  les  deux  précédentes,  les  mouve- 
ments de  l'âme  et  de  l'espril,  l'acte  de  la 
pensée,  dans  laquelle  il  y  a  fusion  complète 
de  la  signification  et  de  la  relation,  qui  se 
pénètrent  réciproquement.  Ce  qu'il  y  a  de 


c'est-à-dire  des  racines  qui  avaient  primitive-  grandiose  dans  ce  triple  développement,  c'est 

ment  une  signification  très-générale  ou  qui  (pie,  sur  le  premier  échelon,  nous  voyons 

l'ont  reçue  plus  tard.  Vidcntité  sans  différences,  l'idenlilé  pure  et 

Quand  ces  sortes  de  compositions  augmen-  sinqile  de  la  signification  et  de  la  relation  ; 

lent  en  nombre,  le  caractère  de  l'idiome  mo-  sur  le  deuxième  échelon,  nous  découvrons 

nosyllabique  se  transforme.  En  effet, quand  la  la  différenciationdG  \&  signification  d'avec  la 

»e/aa'on  s'exprime  par  des  mots  accolés' à  la  relation,  à  l'aide  de  mots  spécialement  af- 


fin  du  mot  de  la  signification  resté  immuable, 
le  signe  caractéristique  de  l'idiome  monosyl- 
labique disparait  :  le  mot  significatif  ne  ren- 
ferme plus  le  mot  relatif;  celui-ci  obtient  une 
exislence  à  pari.  Tous  ces  mots  de  relation 
avaient  été  à  l'origine  des  mots  de  significa- 
tion, plus  tard  ils  se  sont  altérés  el  ont  fini 
par  devenir  des  mots  de  relation.  C'est  ainsi 
(}ue  nous  arrivons  à  la  deuxième  grande 
classe  de  langues,  celles  des  langues  daj;y/o- 
mération  ou   d'agglutination,  qui  procèdent 


feclés  à  m.anifester  l'une  et  l'autre  ;  enfin,  sur 
le  troisième  échelon,  cette  ditférenciation, 
cette  séparation  se  reforme  de  nouveau  pour 
reconstituer  ïunité ,  mais  unité  infiniment 
su[)érieure  à  l'unité  de  l'idenlilé  primitive, 
puisque  cette  seconde  unité  est  le  résultat  de 
la  diflérencc  précédente.  Cette  seconde  unité 
n'est  plus  le  contraire  pur  et  simple  de  la 
ditférenciation  ;  elle  l'a  absorbée,  digérée, 
assimilée;  bref,  elle  agit  comme  le  vrai  orga- 
nisme vivant,  comme  l'animal.  Les  idiomes 


dans  leur  formation   par   voie   simplement     à /Zexjon  sont  donc  les  êtres  les  plus  parfaits 
mécanique.  Celle  classe,   à  laquelle  appar-      de  tout  le  règne  de  la  Parole;  dans  cesidioraes 


tiennent  presque  toutes  les  langues  améri- 
caines (1»2)  el  le  basque  en  Europe,  com- 
prend beaucoup  de  subdivisions,  selon  la 
manière  plus  ou  moins  intime  dont  les  mots 
de  relation  s'attachent  soit  à  la  racine,  c'est- 
à-dire  au  mot  de  signification,  soil  entre  eux. 


le  mot  est  devenu  Vunité  de  la  multiplicité 
des  membres  ou  des  organes,  c'est-à-dire  l'or- 
ganisme unitaire  el  multiplié  à  la  fois. 

C'est  l'étude  du  sanskrit  surtout  qui  a  mis 
en  évidence  ces  lois  curieuses  de  la  transfor- 
mation graduelle  des  langues,  au  début  :  dans 


Quelquefois  les  mots  alfixes  exisknl  encore     le  Nig-Vtda,   cette  langue  apparaît  avec  ce 
comme  s'ils  n'étaient  que  des  mois  isolés;     caractère  synthétique,  ces  expressions  com- 


(182)  Nous  disons  presque  toutes,  car  il  faut 
:ui  moins  cxcopler  le  guarani  du  Brésil  fl  Voilioini 
di:  Mcxiiiiic,  (jui  n'onl  pus  du  tout  ccuc  nalure/)o- 


Uj9tjnihéitfjne  on  de  langues  à  coinposiiioii  par  ajr- 
gUiiinatioii,  liièse  (jtic  Diiponcean  nous  Stnible  avoir 
irop  géiicralisce. 


rfil                               LAN                           PSYCHOLOGIE.  l.AX                               ('.52 

plexes  que  l'on  remarque  dans  les  langues  hrasse  toutes  les  langues,  soil  éteintes,  soit 
d'un  organisme  inlt'rievir.  Puis  vient  le  sans-  parlées  aujourd'hui  sur  le  globe.  Une  langue 
krit  des  grandes  épopées  de  l'Inde  ;  la  langue  cpii  n'appartiendrait  h  aucune  des  trois  gran- 
a  gagné  alors  plus  de  souplesse,  tout  en  con-  des  classes  que  nous  venons  de  mention- 
servant  cependant  encore  !a  roideur  de  ses  ner.  est-elle  possible?  Il  semble  que  la  nature 
premières  allures.  Bientôt  l'Cdificc  gramma-  de  l'esprit  humain  et  les  lois  de  la  pensée  ne 
tical  se  décompose:  le  pâli,  qui  correspond  à  permettent  pas  de  répondre  autrement  que 
son  premier  âge  d'altération,  est  empreint  par  la  négative. 

d'un  remarquable  esprit  d'analyse.  «  Les  lois  Ici  se  présente  naturellement  à  l'esprit,  sur 

qui  ont  présidé  à  la  formation  de  cette  lan-  la  nature  intime  du  langage  dans  ses  rapports 

gue,    dit  E.  Burnouf,  sont  celles   dont  on  avec  la  pensée,  une  foule  de  considérations 

retrouve  l'application  dans  d'autres  idiomes,  dont  nous   essayerons  de  développer  quel- 

à  des  époques  et  dans  des  contrées  très-di-  ques-unes,  renvoyant  à  VEssai  qui  suit  cette 

verses;  ces  lois  sont  générales,  parce  qu'elles  introduction,  des  développements  plus  com- 

sont  nécessaires.  Que  l'on   compare  en  effet  plets  sur  cette  matière. 

au  latin  les  langues  qui   en  sont  dérivées,  Dans  la  pleine  réalité,  si  tout  est  distinct, 

aux  anciens  dialectes  teutoniques  les  langues  rien  n'est  isolé.  Tout  ce  qui  vil.  se  meut  et  se 

de  la  même  origine,  au  grec  ancien  le  grec  déploie  dans  le  sens  d'un  organisme  et  avec 

moderne,  au  sanskrit  les  nombreux  dialectes  un  caractère  individuel  ;  mais  tout  se  touche 

po[)ulaires  de  l'Inde;  on  verra  se  développer  et  s'engrène  dans  le  monde;  quelque  libre- 

Ics  mêmes  principes,  s'appliquer  les  mêmes  ment  que  se   puisse  manifester  une  indivi- 

lois.  Les  inflexions  organiques  des  langues  dualité,. jamais  elle  ne  saurait  s'atfranchir  de 

mères  subsistent  en  partie,  mais  dans  un  état  cette   immense  solidarité  nui  enveloppe  la 

évident  d'altération.  Plus  généralement  elles  sphère  de  l'univers  créé.  Selon  que  i'mdivi- 

disparaissent  et  sont  remplacées,  les  cas  par  dualité  grandit,  les  rapports  s'élèvent,  et  se 

des   particules ,  les  temps   par  des  verbes  multiplient,  de   même  qu'à   la  personnalité 

auxiliaires.  Ces  procédés  varient  d'une  langue  humaine  se  njesure  le  vrai  progrès  social, 

à  l'autre,  mais  le  principe  demeure  le  même;  La  connaissance  d'un  être  implique  donc 

c'est  toujours  l'analyse,  soit  tju'une  langue  la  connaissance  des  rapports  qu'il   soutient 

synthétique  se  tiouve  tout  à  coup  parlée  par  avec  d'autres   êtres.  11  y  a   plus  :   dans   le 

des  l>arbares   qui,  n'en   comprenant  pas  la  monde  de  l'intelligence  la  même  solidarité 

structure,  en  suppriment  et  en    remplacent  existe  entre  les  idées.  En  eflet,  qui  connaît, 

les  inflexions,  soit  qu'abandonnée  à  son  pro-  cherche  et  arrive  à  désigner,  à  nommer  et  à 

pre  cours,  et   à  force  d'être   cultivée,   elle  définir,  et  dans  tous  ces  actes  se.  letrouve  un 

tende  à  décomposer  et  à  subdiviser  les  signes  même   procédé  :    rattacher   l'individuel    au 

représentatifs  des  idées  et  des  rapports  eux-  général. 

mêmes.  »  Il  va  de  soi  qu'il  en  doit  être  de  même  dans 
Le  prakril,  qui  représente  le  second  âge  le  langage,  naturelle  et  nécessaire  réverbéra- 
d'altération  de  la  langue  sanskrite,  est  soumis  tion  de  la  pensée.  Dans  toute  langue,  quel- 
aux  mêmes  analogies  ;  d'une  part  il  est  que  rudimentaire  qu'elle  soit,  il  y  a  une 
moins  riche,  de  l'autre  plus  simple  et  plus  désignation  des  choses  ou  des  idées,  et  une 
facile.  Enfin  le  kawi,  ancien  idiome  de  Java,  désignation  de  leurs  rapports.  (Tiedemann, 
est  une  corruption  du  sanskrit,  où  cette  lan-  System  dcr  Slotsclicn  Philosophie,  I,  166. 
gue  est  privée  de  ses  inflexions,  et  a  pris  —  Pott,  EtymoL,  Forschungen,  I,  149. 
en  échange  les  prépositions  et  les  verbes  —  Bindseil,  Physiologie  der  Stimm-und 
auxiliaires  des  dialectes  vulgaires  de  cette  île.  Sprachlante,  p.  13.)  Le  sens  plein  d'un  mot 
Ces  trois  langues  elles-mêmes,  formées  par  résulte  à  la  fois  de  la  notation  de  l'idée  et  de 
dérivation  du  sanskrit,  éprouvent  bientôt  le  l'indication  de  la  catégorie.  (Uumboldt,  Tcfter 
même  sort  que  leur  mère,  elles  deviennent  Verschiedenheit,  etc.,  §  li;  Entslehen  dcr 
à  leur  tour  langues  mortes ,  savantes  et  grammntischen  Formen  {Mémoires  de  l'Aca- 
sacrées,  le  [)ali  dans  l'île  de  Ceylan  et  l'Indo-  demie  de  5er/j«,  1822-1823.)  S'il  est  vrai  que 
Chine,  le  prâkrit  chez  la  secte  des  Djaïnas,  tout  mot  a  primitivement  et  foncièrement  un 
le  kawi  dans  les  îles  de  Java,  Bali  et  Madoura.  sens  matériel  et  concret,  c'est-h-dire  indivi- 
Alors  s'élèvent  dans  l'Inde  des  dialectes  plus  duel,  il  est  tout  aussi  vrai  que,  pour  la  pcn- 
(lopulaires  encore,  les  langues  gouri,  l'iiin-  sée,  le  mol,  dès  qu'il  existe  pour  elle,  côtoie 
doui,  le  bengali,  le  cachemirien,  le  dialecte  un  sens  abstrait  ou  général.  De  telle  sorte  que, 
de  Gouzerate,  le  mahratle,  et  les  autres  dans  le  monde  des  mots,  comme  dans  celui 
idiomes  vulgaires  de  l'Hindoustan,  dont  le  des  idées  et  celui  des  choses,  il  y  a  toujours 
système  est  beaucoup  moins  savant  (183).  à  un  certain  degré  un  entrelacement,  une 
Cette  triplicité  de  système,  qui  se  révèle  pénétration  mutuelle  de  l'individuel  et  du 
dans  l'expression  de  la  pensée  humaine  en  général.  Tout  ce  qui  est,  tout  ce  qu'on  pense, 
tant  qu'elle  se  manifeste  parla  parole,  em-  tout  ce  qu'on   nomme,  est  individuel,   et 

(l8ô)Lac»nsK(Ieceslransff>iin:ilions  sclroiivc  dans  mie   fois  fonrc  ;   c'esl  nn  èlre  vivant  el  lonjotir» 

la  cundiiiun  même  d'une  langue,  il;uis   la  manière  cié.ilenr.  La  pensée  liuniaiiie  s'élalïoro  avf'c  les  pri>- 

iJoni  elle  st^  modèle    snr  If  s  impressions  el  les  lie-  grès  de  l'inieliigenre,  ei   eei'e    pensée,  la  langue  i  n 

soins  <le  l'espril  ;   elle  lient  à  son   mode   même  de  est    la    manifestation.   Un   idiome   ne  sanrait  ilonr 

S^cnéralion.  «  Il  ne  faut  pas,  dit  G.   de  Humboldl,  deim urer  slaiionnaire,  il  inarclie,   il  se  développe, 

considérer  une   langue  comme  un  produit  mort  et  il  grandit  el  sc  forlilic,  il  vieillit  el  s'étiole  > 

DiCTIONN.    DE  l'nn.0SOPHIE.    I.  22 


m 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOriIlE. 


Lan 


684 


oepPMilanl  ne  se  conçoit  cl  ne  se  nomme  que 
par  la  catégorie.  C'est  que,  hors  Dieu,  il  n'y 
fi  rien  au  monde  qui  ait  en  soi  son  principe 
el  sa  Hn. 

Ce  besoin  de  marquer  à  chaque  mot  son 
rôle,  à  chaque  individu  sa  classe ,  donne 
naissance  aux  formes  grammaticales,  et  h  cet 
égard,  il  est  vrai  de  dire  que  toute  langue  a 
des  formes,  c'est-à-dire  un  système  plus  ou 
moins  développé  pour  indiquer  les  rapports 
et  les  catégories. 

Les  formes  grammaticales  sont  comme  des 
exposants  des  rapports  des  mots  avec  l'unité 
totale  delà  phrase.  (IIumboldt,  Lettre  ù  A. 
Rémusat  sur  la  nature  des  formes  gram- 
maticales ;  Paris,  1827.) 

Dans  le  vrai  sens  linguistique,  la  phrase 
n'est  pas  une  pure  juxtaposition  des  parties 
(lu  discours  qui  auraient  été  inventées  suc- 
cessivement, eii  raison  du  développement  des 
besoins  intellectuels.  Tout ,  dans  la  vie  des 
langues  (et  c'est  toujours  de  la  vie  qu'il  s'y 
agit],  tout  ce  qui  se  produit  dans  la  parole 
humaine,  se  range  par  unités  organiques.  Il 
V  a  l'unité  du  discours,  l'unité  de  la  période, 
l'unité  de  la  proposition,  l'unité  du  mot, 
l'unité  de  la  syllabe.  Chacune  de  ces  unités 
correspond  non  pas  à  une  pure  collection  ou 
agrégation ,  mais  à  un  organisme  vivant. 
(HuMBOLDT,  Ueber  Verschiedenheit,  §  15  et  17.) 

Le  mot  est  la  molécule  intégrante  de  la 
phrase  :  il  ne  se  comprend  complètement 
(|ue  par  elle.  La  phrase,  à  son  tour,  peut 
être  envisagée  comme  un  mot  à  la  seconde 
puissance.  (Pott,  Einleitung.) 

Dès  qu'un  mot  fonctionne,  il  a  pris  place 
dans  un  système  de  rapports  plus  ou  moins 
compliqués,  et  selon  qu'une  langue  a  plus 
ou  moins  de  force  expressive,  ces  rapports, 
comme  nous  l'avons  vu  plus  haut,  sont  plus 
ou  moins  explicitement  indiqués. 

Les  savants  ne  connaissent  pas  de  langue 
qui  pousse  plus  loin  à  cet  égard  la  richesse 
d'expression  et  de  notation  que  le  sanskrit .  La 
phrase  y  apparaît,  môme  aux  yeux,  comme 
un  tout  indissoluble,  un  agencement,  un 
engrenage;  et  c'est  avec  un  grand  sens  qu'on 
a  soutenu,  dans  ces  derniers  temps,  que  les 
nombreuses  lois  euphoniques  imposées  à  la 
rencontre  des  lettres  initiales  et  finales  des 
mots  correspondent  à  un  sentiment  profond 
de  l'unité  organique  de  la  phrase.  On  peut 
trouver  sans  doute  que  cette  minutieuse  nota- 
tion entrave  l'exercice  de  la  pensée,  l'appli- 
cation de  l'analyse.  Mais  il  nous  suffit  ici  de 
constater  le  fait  (184). 

Il  se  trouve  d'ailleurs,  ou  se  pressent  plus 
ou  moins  atténué  dans  tout  le  groupe  des 
langues  indo-européennes.  Et  il  est  impor- 
tant pour  la  philologie  comparée  de  rétu<iier 
ta  où  il  se  rencontre  dans  sa  plénitude,  parce 
qu'il  offre  la  vraie  base  d'interprétation  el 
d'appréciation  des  formes  grammaticales.  C'est 

,184)  Le  sanskrit  est  sans  doute  une  langue 
morte,  savante  et  de  lourd  ailirail  ,  mais  ce  n'est 
pas  une  langue  faciice,  conventionnelle  et  qui  n'au- 
rait j.imais  été  vivante,  parlée.  On  a  également  dil, 
mais  avec  aussi  peu  de  raison,  que  l:i  lan<,Mie  sa- 
vante des  Chinois  (\VeH-r;e),  est  le  produit  de  pures 


pour  avoir  méconnu  cette  vérité,  qu'il  a  ré- 
gné pendant  si  longtemps  tant  d'arbitraire 
dans  les  jugements  des  grammairiens.  On  no 
renme  rien  ^ans  pointd'appui. 

La  flexion  constitue  la  vraie  forme  gram- 
maticale. Elle  fléchit,  assouplit,  ajuste  les 
mots  dans  la  phrase.  Sans  elle,  il  y  a  encore 
phrase,  mais  plutôt  dans  la  pensée  que  dans 
l'expression  complète  et  véritable.  Son  carac- 
tère propre  est  d'être  abstraite,  générale, 
uniforme  et  immuable  dans  toute  une  série 
d'applications.  C'est  une  pure  expression  do 
rapport,  et  qui  |iarconsé(iuent  ne  se  conçoit 
réellement  que  dans  la  contexture  d'une 
phrase,  dans  un  ensemble  de  mots.  La  flexion 
forme  avec  le  mot,  non  pas  un  tout  composé, 
mais  un  tout  simple,  indivisible.  Ce  ne  sont 
pas  deux  éléments,  deux  idées  accolées, 
nouées  l'une  à  l'autre  :  c'est  une  subordina- 
tion, une  hiérarchie,  une  idée  développée, 
c'est-à-dire  déterminée  et  classée. 

L'étude  attentive  des  langues  prouve  quo 
la  flexion  domine  tout,  dès  qu'elle  se  montre. 
Ce  ne  peut  être  une  qualité  adventice  et 
fortuite  que  tel  ou  tel  génie,  telle  ou  telle 
convention  a  im  culée  à  un  idiome:  c'est  une 
|)ropriété  essentielle,  première,  et  qui,  sor- 
tant du  plus  profond  de  l'aptitude  linguis- 
tique d'une  nation,  ])réside  à  tous  ses  déve- 
lojjpements  ultérieurs  et  s'engrène  dans  l'or- 
ganisme total  de  la  langue  nationale.  Elle  se 
trouve  notamment  dans  la  plus  étroite  liai- 
son avec  deux  éléments  contradictoires  en 
apparence,  mais  au  fond  coopérant  organi- 
quement, V unité  lexicale  et  la  division  ana- 
lytique de  la  phrase.  D'un  coté  elle  rattache 
les  mots  les  uns  aux  autres  comme  unités 
individuelles,  mais  solidaires  ;  de  l'autre,  elle 
favorise  la  division  analytique  de  la  phrase 
et  la  liberté  de  sa  formation  ;  en  ce  que,  dans 
son  procédé  purement  grammatical,  elle 
pourvoit  les  mots  de  signes  caractéristiques 
qui  font  reconnaître  facilement  les  rapports 
des  parties  avec  le  tout.  Elle  aide  ainsi  éga- 
lement à  l'analyse  des  détails  et  à  la  con- 
ception synthétique.  Enfin,  ce  qui  est  plus 
importani  encore,  comme  elle  est  surtout 
l'expression  des  rapports  logiques  de  l'indi- 
viduel et  du  général,  elle  stimule  les  plus 
audacieux  élans  de  la  pensée  philosophique. 

Dans  le  tissu  [textus]  du  discours,  dans  la 
synthèse  linguistique  arrivée  à  son  point 
culminant,  la  flexion  répond  à  la  fois  à  une 
exigence  logique  et  à  une  exigence  d'eupho- 
nie ou  d'eurhythmie.  Comme  tout  penser 
consiste  à  isoler  et  à  unir,  à  décomposer  et  à 
reconstruire,  il  a  besoin  d'une  forme  intel- 
lectualisée qui  serve  à  indiquer  l'unité  des 
parties,  c'est-à-dire  des  mots,  et  l'unité  du 
tout,  c'est-à-dire  de  la  phrase.  Or  la  flexion 
répond  merveilleusement  à  ce  besoin,  en  ce 
qu'elle  n'a  pas  d'autre  rôle  que  d'y  répondre. 
D'un  autre    côté,  le  son  cherche  naturelle- 

coiuiiinaisonK  arlificielles  (Bazin,  Principes  généraux 
du  clihwis  vulgaire).  Or,  on  arrive  par  là  à  eeUe 
étrange  assertion  de  M.  Ampère  (De  la  Chine  et  des 
(ravnux  de  M.  Abel  Rémusal)  ,  qu'en  Chine  la  lan- 
gue écrite  a  préc^ié  la  langue  parlée  (le  chinois 
vulgairej  ! 


fiv^n                        LAN                              PSYCHOLOGIE.  LAN                    (586 

ment  h  mettre  ses  difîérenlcs  modifications  l'erreur  de  certains   linguistes  qui  oublient 

qui   entrent  en  contact,  dans   une    ordon-  que    toute  langue  a  son   principe   d'indivi- 

nance  qui  plaise   à  l'élocution  comme  à  l'o-  dualité,  et  s'imaginent  que  celle  qui  n'a  pas 

reille;    souvent  il   se   borne   à  aplanir  des  le  sens    de  flexion  en  germe  peut  l'acquérir 

ditTicultésde  prononciation,  ou  à  obéir  à  des  à  la  suite  de  développements  plus  ou  moins 

habitudes  organiques.  Quelquefois  il  va  plus  longs.  Non  :  qui  dit  langage,  dit   organisme, 

loin,  et,  en   fondant  intimement  la  flexion  et  l'organisme  ne  s'emprunte  pas. 

avec   le  radical,  il    cherche   et  arrive  à  for-  Un  troisième  moyen    démarquer   l'unité 

mer  des  sections  rhythmiques,  et  l'on  dirait  du  mot,  c'est  Vaccent.  On  peut  notamment 

qu'il  n'a  souci  que  d'un  plaisir  d'acoustique;  distinguer  dans  la  syllabe  trois  qualités  pho- 

mais,  h  bien  voir  les  choses,  il  y  a   là  une  néliques   (IIu.mbolut,  i'eber  Versckiedenheit, 

élaboration  du   son  par  le  sens  linguistique  S  1^-  —  Rapp,  Versuch  eincr  Physiologie  der 

interne   pour  faire   de    funité  acoustique  le  Sprache),   l'espèce    propre    de    ses  sons,  la 

symbole  delunité  d'une  idée  déterminée.  mesure  chronique   et    sa  tonalité.  Les  deux 

Le  son  contribue  à  indiquer  l'unité  lexi-  premières  sont  déterminées   par  leur  propre 


raie  par  la  pause,  par  les  mutations  sylla 
biques  internes  et  par  Vaccent.  La  pause  ne 
peut  servir  qu'à  indiquer  l'unité  extérieure; 
•'n  dedans  du  mot,  elle  détruirait  son  unité. 
Mais  dans  le  discours  agencé,  un  repos  de 
la  voix  à  la  fin  des  mots,  repos  fugitif  et  per- 
ceptible seulement  pour  l'oreille  exercée,  est 
naturel  pour  rendre  recomiaissatihis  les  élé- 
ments de  la  pensée,  tout  en  se  subordonnant 
aux  exigences  de  l'entrelacement  de  la 
phrase.  Les  langues  où  se  manifeste  un 
sentiment  juste  et  lin,  arrivent  à  concilier  l'in- 
dividualité de  chaque  mot  avec  l'agencement 
du    tout.  On   n'a    qu'à   voir  les  lois  eu})lio- 


iiature,  et  font,  pour  ainsi  dire,  sa  constitu- 
tion corporelle;  mais  le  ton,  le  ton  linguis- 
tique et  non  pas  métrique,  dépend  de  la 
liberté  du  parlant,  est  une  forme  qu'i'  lui 
connnunique,  et  ressemble  à  un  esprit  qu'il 
lui  aurait  insulUé.  Il  plane  au-dessus  du  dis- 
cours comme  un  principe  encore  |)lus  plein 
d'âme  que  la  langue  matérielle  même,  et  est 
l'expression  immédiate  de  la  valeur  que  lo 
])arlant  veut  imprimer  à  tout  ce  qu'il  énonce. 
Kn  soi,  toute  syllabe  est  capable  de  ton. 
Mais  comme  entre  plusieurs  une  seule  ob- 
tient réellement  le  ton,  par  là  même  cesse  la 
tonalité  de  celles  qui  l'accompagnent  immé- 


niques  qui  règlent  en  sanskrit  le  contact  des     dialement,  et  s'opère  la  subordination.  De  là 

moîs  entre  eux.  l'accent   lexical  qui    réalise    l'unité  vivante 

Quant  aux  mutations  syllabiques  internes,      d'un  mot.  Aucun  mot  véritable   ne  peut  être 


elles  contribuent  à  marquer  l'unité  du  mot 
en  ce  qu'elles  mettent  pour  ainsi  dire  en 
action  la  solidarité  intime  et  presque  la  pé- 
nétration mutuelle  des  syllabes  du  môme 
vocable.  Il  arrive  ainsi  que,  par  un  merveil- 
leux instinct,  à  la  fois  linguistique  et  eu- 
phoni(jue,  les  syllabes  ajoutées  au  radical 
conmie  signes  de  déterminations  accessoires, 
échangent  le  sens  réel  et  distinct  qu'elles 
ont  pu  avoir  d'abord  en  un  sens  symbolique. 
Mais  il  faut  bien  remarquer  que  tout  cela 
s'opère  par  spontanéité,  et  non  par  conven- 
tion proprement  dite.  Lors  même  que  la 
philologie    comparée    arriverait    un    jour, 


dénué  d'accent,  ni  ne  peut  en  avoir  plus  d'un 
principal  ;  car  il  se  morcellerait  et  devien- 
drait plusieurs.  On  conçoit  toutefois  qu'il 
puisse  y  avoir  des  accents  secondaires,  issus 
de  la  qualité  rhythmique  du  mot  ou  de  nuan- 
ces de  signification. 

Des  considérations  d'un  autre  ordre  se 
présentent  et  appellent  nos  méditations. 

On  s'attendrait  à  voir  dans  le  cours  des 
siècles  les  idiomes  s'élever  p.ir  degrés  de 
l'état  monosyllabique  à  l'étal  d  agglutination, 
pour  aboutir  enfin  à  l'état  de  flexion.  Or, 
c'est  tout  le  contraire  que  nous  observons  : 
plus  nous  remontons  le  courant  des  siècles, 


connue  elle  y  travaille  aujourd'hui,  à  retrou-      plus  nous  trouvons  Vidiome  développé  (185). 


ver  le  sens  primitif  et  individuel  de  toutes  les 
flexions  (syllabes  ou  lettres  qui  n'ont  plus 
qu'une  valeur  de  position),  on  ne  pourrait 
jamais  admettre  dans  les  langues  un  pur  dé- 
veloppement  mécanique.  Telle  est  toutefois 


(185)  Quand  on  arrête  sr»  pensée  où  s'anéic  \<i 
rliaiiip  tIfS  faiis  observables,  on  n'a  pas  de  peine 
à  (lécunvrir  qne  |)ius  les  langiie'>  sont  anciinnes  , 
plus  elles  sonl  riclies  d'iiarniotiie  iniiialivc,  vivantes 
(ie  poésie,  brillantes  de  pilioriS|ue,  cclalanics  de 
sonnriié.  Tout  y  est  ample  ,  abondant,  plein  de  suc 
ei  d'"  sève.  Faïu-ii  en  conclure  qin-,  dans  les  pre- 
miers leuips,  I  ha(|ue  son  liiigiiisiii|ne  avaii  son  sens 
particulier,  indépendaiii,  et  qu*^  dans  les  premiers 
agencenit-nls,  dans  les  procédés  originels,  il  n'était 
pas  une  ailicuialion  de  la  parole  qui  ne  corre>pon- 
itlt  à  une  articulation  de  la  pensée?  Depuis  long- 
temps le  débat  est  eiigai^é  sur  c*^ite  quesiinn  entre 
les  ni^:Ures  de  la  science,  ci  il  est  drmeuré  jusqu'à 
re  jour  sans  conclusion  déliuitive.  (Voy.  i,  GluMM, 
Deuitche  Crainmaiik)  ;  PoT  r  {EHjmolo'jische  For- 
fihinigen)  ;  V.  UoiP  {Sfiriichvergle.clien.len  hniiken 
v^cr  Oriwni'»   UeuHche  (jrammaiik ;  Ucilii»,  1SÔ6; 


Le  latin,  par  exemple,  est  plus  riche  en 
formas  que  les  idiomes  romanisés  d'aujour- 
d'hui ;  les  langues  modernes  de  l'Inde  qui 
dérivent  du  sanskrit  sont  tout  à  fait  dégéné- 
rées, quand  on  les  compare  à  la   perfection 

Vergleicliende  (Jrammatik  ;  Saiiskritisclw.  Coiijuga- 
iions-stjsieine,  etc.)  —  bopp  son'icnt  que  tonles  I  s 
désinences  sonl  ilériNéf*s  de  mots  .lulrefois  siguili- 
catil's  par  eux-niéuies,  niais(|ui,  en  s'altacliant  à  un 
aulre  mot  devenu  dominanl,  s'y  sonl  à  la  longue  $■»- 
Lordoiincs  en  oblilérant  leur  s(ui  et  it:nr  sens.  C'est 
encore  lui  qui  a  (  lierclié  à  expliquer  par  la  simple 
influence  mécanique  de  la  désinence  sur  la  racine, 
le  changt'ment  d:  voyell''  qui  se  reinarqui;,  du  plii- 
liei  au  singulier,  dans  certaines  conjugaisons  du 
gronpi;  iiido-onropéi'n.  Par  «xemple  en  français: 
je  liViis,  tu  liens,  il  lient,  nous  le:ions,  vous  ten*>>z  ; 
cil  sanskrit  :  vé  la,  vcila,  v^da,  viilima,  vida,  vidiis; 
en  gotliique,  vail,  voisi,  voit  ;  vitum,  \i;ulli,  vtlnni  ; 
en  allemand  :  icii  weiss,  du  wtissi,  cr  w«/ss  wir 
wissen  ,  rlir  wis>i,  sie  wjss«n  ;  en  grec  oToa,  n'n'i'x, 
o!5î,  rô,jL£v,  L'jTî,  fjajt. 


Ç87  I-'^.N  DICTIONNAIRE  DE 

sublime  de  leur  noble  mère,  et  le  chinois  de 
nos  jours  est  tout  aussi  monosyllabique  que 
celui  des  monuments  les  plus  anciens.  L'ex- 
périence démontre  que  dans  les  temps  histo- 
riques les  langues  déclinent,  et  nous  n'assis- 
tons jamais  à  la  naissance  dune  langue 
nouvelle.  En  voyant  aux  premiers  rayons 
de  l'histoire  la  langue  déjà  si  richement 
développée,  nous  en  inférons  avec  raison 
que  la  formation  de  la  langue  avait  eu  lieu 
avant  l'histoire.  Ici  se  présentent  les  hypo- 
thèses plus  ou  moins  incohérentes,  toutes 
insoutenables,  de  l'origine  humaine  du  lan- 
gage, que  nous  allons  discuter  tout  à  l'heure. 
Pour  nous,  le  langage  est  d'institution  di- 
vine, les  langues  seules  sont  l'ouvrage  de 
l'homme.  Nous  bornant  donc  à  constater 
des  faits,  nous  ferons  observer  qu'aussitôt 
que  l'histoire  prend  naissance,  nous  voyons 
la  langue  commencer  à  effacer  peu  à  peu 
ses  particularités  caractéristiques.  On  paraît 
donc  autorisé  à  reconnaître  comme  deux 
époques  distinctes  dans  l'histoire  des  idio- 
mes :  d'abord  l'histoire  de  leur  développe- 
ment, c'est  l'époque  anté-hislorique;  puis 
l'histoire  de  leur  décadence,  c'est  l'époque 
historique. 

Vouloir  remonter  plus  haut,  essayer  de  re- 
chercher les  lois  qui  ont  présidé  à  la  créa- 
tion des  sons  de  signification,  c'est  une  tâche 
qui  nous  paraît  au-dessus  des  données  de  la 
science.  Nous  nous  contentons  du  dévelop- 
pement de  la  langue,  ce  qui  constitue  ses 
forme»,  et  nous  supposons  la  matière,  la  sub- 
stance phonétique  ou  acoustique,  qui  sert 
pour  ainsi  dire  de  matière  prernière  à  ce  dé- 
veloppement; ce  sont,  en  d'autres  termes, 
les  racines  ou  les  sons  de  signification.  Com- 
ment cette  matière  première,  commune  à  tous 
les  idiomes,  comment  les  racines  ont-elles 
pris  origine? 

Cette  question  est  tf^ut|aussi  insoluble  scien- 
tifiquement que  la  question  relative  à  l'ori- 
gine d'un  organisme  quelconque.  On  peut 
bien  comprendre  le  rapport  général  entre  la 
langue  et  l'esprit,  mais  il  n'en  est  pas  de  même 
de  la  question  suivante  :  Pourquoi  cette 
racine  a-t-elle  cette  signification  particulière? 
C'est-à-dire  :  quel  est  le  rapport  qui  existe 
entre  la  signification  elle  son,  le  mot?  Le 
prob'ème  ne  nous  paraît  pas  pouvoir  se  ré- 
soudre autrement  qu'en  remontant  à  l'origine 
première  de  toutes  choses,  à  l'intervention 
du  Créateur. 

On  a  bien  essayé , il  est  vrai,  de  reconstruire 
répoque  primitive  ou  anté-historique  d'a- 
près l'essence  des  idiomes  existants.  On  a 
été  conduit,  par  la  dissection  qu'on  en  a  faite, 
à  supposer  que  le  monosijllabisme  avait  été 
l'élément  primaire,  que  V agglutination  était 
venue  ensuite,  et  en  dernier  lieu  la  flexion. 
On  a  prétendu  que  les  langues  monosyllabi- 
ques s'étaient  les  premières  arrêtées  dans 
leur  développement,  que  les  langues  aggluti- 
nantes s'étaient  développées  du  monosyl- 
labisme,  et  de  celui-ci  les  langues  à  tlexion. 
Tout  cela  n'est  qu'hypothèse  encore,  car  nulle 
part  nous  ne  voy  ons  ces  transformations  s'<;c- 
i'omplir.  Pourquoi  ces    arrêts   de  plusieurs 


riiiLosoriiiE. 


LAN 


C^i 


milliers  d'années  dnris  le  développement  des 
langues    monosyllabiques    (le  chinois,     pa.- 
exemple),  dans  celui  des  langues  par  aggluti- 
nation, comme  le  tatar,  le  lurk,  le  tinnois  et, 
le  plus  grand  nombre  des  langues  américai-: 
nés?  Pourquoi  aucune  de   ces  langues  n'a-' 
t-elle  pu  atteindre  au  degré  le  plus  élevé,  ce- 
lui de  lallexion?  Pourquoi  trouvons-nous  au 
contraire  les   langues    à    flexion  arrivées  à 
leur  développement  complet  dès  l'antiquité  la 
plus  reculée? 

S'il  est  difficile  de  constater,  dans  la  crois- 
sance des  langues,  une  marche  ascendante  et 
régulière,  il  n'en  est  pas  de  même  de  leur 
décroissance.  Plus  l'esprit  se  déploie  dans  le 
courant  de  l'histoire,  plus  il  semble  se  dé- 
rober au  son  ;  on  voit  les  flexions  s'affaisser, 
presque  s'effacer,  tout  luxe  disparaît;  les  élé- 
ments phonétiques,  qui  ne  sont  plus  sentis 
dans  leur  signification,  se  plient  aux  lois 
physiques  des  organes  phonétiques  et  acous- 
tiques. Ces  lois,  en  agissant  sur  l'organisme 
de  la  parole,  déterminent  des  assimilations 
et  des  décompositions  phonétiques  de  toute 
sorte.  L'expérience  démontre  que  l'histoire 
nationale  et  l'histoire  de  la  langue  sont  en 
rapport  inverse.  Voyez  les  nations  de  la  civi- 
lisation moderne;  toutes  ont  eu  unehistoire  po- 
litique et  sociale  fortement  agitée,  et  aucune, 
appartenant  à  la  grande  souche  indo-germa- 
nique, n'a  pu  conserver  la  perfection  primi- 
tive de  son  idiome.  N'oubliez  pas  non  plus 
que  toutes  ces  nations,  les  véritables  pionniers 
et  architectes  de  la  civilisation  humaine,  se 
sont  mise.s  en  contact  permanent  entre  elles; 
c'est  encore  là  un  moiif,  du  moins  accessoi- 
re, de  la  décroissance  des  idiomes  primitifs. 
Quelle  énorme  différence  entre  les  idiomes 
romans  ou  germani(iues,  surtout  l'idiome 
anglais  d'un  côté,  et  l'idiome  lithuanien  de 
l'autre  1  Ceux-là,  appartenant  à  des  nations 
profondément  et  depuis  longtemps  travail- 
lées en  tout  sens  par  les  luttes  de  l'esprit, 
ont  perdu  beaucoup  de  leur  richesse  primi- 
tive ;  tandis  que  l'idiome  des  Liibuaniens,  qui 
n'ont  eu  ni  une  histoire  ni  une  littérature 
riche  et  féconde,  s'est  maintenu  dans  son  ori- 
ginalité antique  et  naïve.  Les  langues  slaves, 
de  même,  se  montrent  à  l'observateur  comme 
des  langues  dont  les  possesseurs  n'ont  pas 
encore  achevé  leur  développement  politique 
et  social.    La  langue    norwégiennne,  telle 

Qu'elle  se  parle  aujourd'hui  dans  l'île  d'Islan- 
e,  ancienne  colonie  des  Norvégiens,  pos- 
sède encore  presque  toutes  les  richesses  de 
l'antique  langue  du  Nord  ;  tandis  que  cette 
langue  a  beaucoup  dégénéré  chez  les  Suédois, 
les  Danois,  et  même  chez  les  Norwégiens.du 
continent.  Pourquoi?  Parce  que  les  habitants 
de  l'Islande  restaient  étrangers  aux  mouve- 
ments de  l'Europe,  et  que  les  Suédois,  les 
Danois,  et  les  Norvégiens  proprement  dits,  ces 
trois  branches  du  grand  arbre  nord  landais, 
participaient  et  participent  constamment  à 
l'histoire  universelle  du  continent  européen. 
Les  grandes  époques,  celles  qu'on  pourrait 
appeler  les  cataclysmes  des  races  et  des  so- 
ciétés, sont  accompagnées  d'un  rapide  dé- 
croisseraent  des  idiomes  ;  la   migration  des 


683 


LA\ 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


(m 


peuples  Yers  l'empire  romain  était  suivie  finales,  si  abondantes  et  simultiples,  font  place 
d  une  dégénérescence  subite  des  langues  ro-  h  un  nombre  restreint  de  quelques  formes  pré- 
manes  et  germaniques.  pondérantes  ;  cette  analogie  monotone  des  ter- 
La  manière  dont  cet  affaissement  s'opère  minaisons  est  un  signe  caractéristique  de  la  dé- 
est  partout  la  même  au  fond,  parce  qu'il  existe  générescence:  hommp,  latin  homo;rose,  rosa; 


une  ressemblance  fondamentale  dans  la  na- 
ture de  toutes  les  nations  et,  par  conséquent, 
dans  leurs  organes,  phonéli(iues  et  acousti- 
ques. Ainsi,  il  y  a  des  mutations  qui  se  font 
dans  certaines  combinaisons  phonétiques 
chez  les  nations  les  plus  diverses,  absolument 
d'après  la  même  méthode;  on  voit  se  présen- 
ter peu  à  peu  les  mômes  changements  dans 
les  langues  tyiovosyllabiques,  dans  les  lan- 
gues d'agglutination,  et  dans  les  langues  de 
flexion.  C'est  là  quelque  chose  de  surprenant 
à  la  première  vue,  et  qui  ne  s'explique  par- 
faitement que  par  la  nature  physiologique 
des  organes  de  la  voix  humaine,  qui  sont 
identiques  partout  et  toujours. 

Un  fait  (jui  se  reproduit  dans  toutes  les 
Jangues  <^ui  marchent  avec  la  civilisation, 
c'est»  qu'elles  perdent  la  prosodie  de  leurs 


syllabes,  et  qu  elles  la  remplacent  par  l'ac- 

Ics  '. 
latin. 


cent  :  voyez  les  langues  latinisées  vis-à-vis  du 


Les  langues  d'une  organisation  supérieure, 
celles  de  flexion,  tendent  à  simplifier  leurs 
formes  granmiaticales.  Elles  coupent,  par 
exemple,  les  terminaisons  de  flexion,  les  cas  de 
di'^clinaison,  en  leur  substituant  des  préposi- 
tions; le  verbe  a  perdu  les  formes  des  temps 
et  des  modes,  il  les  remplace  par  des  verbes 
auxiliaires,  et  se  voit  obligé  J'y  ajouter  'es 
pronoms  personnels,  parce  que  les  terminai- 
sons personnelles  se  sont  elfacées  à  leur 
tour,  ou  que,  si  elles  restent  encore  debout, 
elles  ne  sont  plus  senties  par  l'oreille  comme 
telles.  De  celte  manière  se  trouve  presijue 
rompue  la  vieille  synthèse  qui  existait  entre 
ia  signification  et  la  relation  ;  ces  langues  se- 
:;ondaires  à  flexion  descendent  sur  le  deuxième 
plan,  celui  de  l'agglomération,  et  la  vraie 
llexion  ne  s'y  maintient  souvent  que  dans  le 
cas  où  le  radical  lui-môme  est  changé.  Ce 
qui  s'était  dit  par  un  seul  mot  ne  se  dit  plus 
iUie  par  plusieurs  :  en  latin  matri,  en  italien 
alla  [ad  la)  madré,  en  français  à  lamère;  — 
ainor,  io  sono  amato,  je  suis  aimé.  C'est  ce  qui      nuances  si  multiples  de  la  voix  et  de  l'oreille 


corne,  cornu;  latin  homines,  rosrc,  cornua, 
s'affaiblissent  en  français  jusqu'à  devenir 
hominps,  roses,  cornes,  c'est-à-dire,  que  la 
consonne  finale  s,  en  français,  a  chassé  par 
voie  d'analogie  toutes  les  autres  terminaisons 
si  variées  es,  œ,  a,  etc. 

Il  n'est  guère  probable  que  les  langues  à 
flexion  redescendent  jamais  à  l'état  d'agglu- 
tination, moins  encore  à  l'état  monosyllabi- 
que ;  mais  on  peut  afiTnmer  que  les  langues 
à  tlexion  qui  sont  tombées  en  ruines,  no 
[)ourront  jamais  se  relever  à  leur  hauteur  pri- 
mitive. Du  reste,  on  ne  saurait  admettre  que 
les  idiomes  monosyllabiques  et  agglutinants 
de  nosjours  sont  d'anciennes languesà  flexion 
retombées  à  l'état  d'enfance.  Ce  serait  suppo- 
ser ([ue  ces  peuples  auraient  eu  une  histoire 
de  la  pensée,  une  littérature  riche  et  puis- 
sante ,  dont  la  disparition  complète  serait 
inexplicable.  Quant  au  chinois  monosyllabi- 
que, on  en  possède  des  'monuments  de  la 
plus  haute  antiquité,  qui  sufllsenl  pour  dé- 
truire toute  idée  d'une  perfection  antérieure 
au  monosyllabisme,  cl  quant  aux  idiomes 
agglomérants,  ils  ne  proviendraient,  si  cette 
hypothèse  était  admissible, que  du  monosylla- 
bisme, mais  nullement  des  langues  à  flexion. 

On  s'est  demandé  quelle  était  la  cause  do 
cette  décadence  des  langues  à  flexion.  On  a 
cherché  cette  cause  au-dessus  de  toutes  les 
langues,  en  dehors  de  la  libre  volonlé  do 
l'homme.  L'histoire  sociale  d'une  nation,  sur- 
tout sa  littérature,  pourra  accélérer  la  déca- 
dence de  son  idiome,  mais  le  point  de  départ 
de  cette  décadence  existe  dans  la  nature  hu- 
maine. 

L'altération  continuelle  des  sons  se  montre 
clairement  dans  le  rapport  entre  l'écriture  et 
la  prononciation.  L'alphabet  d'une  langu« 
peut  nous  fournir  une  image  assez  nette  de 
la  prononciation  à  l'époque  où  il  y  fut  intro- 
duit, —  abstraction  faite  de  l'impossibilité 
matérielle  de  nous  représenter  chacune  des 


a  fait  donner  à  ces  langues  le  nom  de  lan- 
gues ana/yfiV/ues. 

^  Un  autre  signe  de  la  décadence  formelle, 
c'est  l'affaiblissement  du  pronom  démonstra- 
tif, et  plus  tard  encore  du  nom  de  nombre 
un,  au  point  que  l'un  et  l'autre  finissent  par 
devenir  l'article  :  en  latin  homo,  piscis,  sigi>i- 
fient  aussi  bien  un  homme,  un  poisson,  que 
/'homme,  le  poisson  ;  mais  dans  les  langues 
modernes  on  a,  en  allemand  :  der  Mann,  der 
Fisch,  ein  Mann,em  Fisch,  Thomme  [le,  la 
vient  de  ille,  illa,  comme  cet,  cette,  de  iste, 
ista)  et  le  poisson,  un  homme,  un  poisson. 
Quand  les  terminaisons  des  déclinaisons  du 
nom  ont  été  usées,  il  a  besoin  de  l'article.  De 
même  le  verbe,  quand  il  a  rejeté  ses  termi- 
naisons, ou  quand  elles  ne  sont  plus  senties 
comme  jadis,  ne  peut  se  passer  des  pronoms 
personnels.Ceux-ci  sont  pour  le  verbe  ce  que 
l'article  est  pour  le  nom.  Les  antiques  formes 


Or,  bientôt  après  l'établissement  de  cet  al- 
phabet, on  s'aperçoit  de  certaines  divergences 
entre  la  prononciation  et  l'écriture  du  môme 
mot.  Ces  divergences  vont  en  augmentant  ; 
les  sons  changent  de  plus  en  plus,  les  carac- 
tères alphabétiques  restent  unmuables  en 
montrant  une  époque  du  passé,  comme  l'ai- 
guille d'un  cadran  arrêté. 

§  XIV.  —  Les  langues,  inéqnles  entre  elles  ,  so>»i- 
eltes  dans  un  rapport  parfait  avec  le  mérite  relatif 
des  races  ? 

En  prenant  les  races  dans  leur  état  actuel, 
on  est  obligé  de  convenir  que  la  perfection 
des  idiomes  est  bien  loin  d'être  partout  pr(>- 
portionnelle  au  degré  de  civilisation.  À  ne 
considérer  que  les  langues  de  l'Europe  mo- 
derne, elles  sont  inégales  entre  elles,  et  les 
jtius  belles,  les  plus  riches  n'appartiennent 
pas  nécessairement  aux  peuples  les  plus  avan- 


601  LAX  DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 

c(5s.  Si  l'on  compare,  en  outre,  ces  langues  à 
plusieurs  de  celles  qui  ont  été  répandues  dans 
le  monde  h  différentes  époques,  on  les  voit 
sans  exception  rester  bien  en  arrière. 

Spectacle  plus  singulier,  dos  groupes  en- 
tiers de  nations  arrêtées  à  des  degrés  de  cul- 


L.AN 


692 


de  t'ho7Jime,  enfin,  il  commence  par  un  vé- 
ritable non-sens,  et  continue  infailliblement 
de  môme.  Il  n'y  a  pas  d'honune  idéal , 
l'homme  n'existe  pas,  et  si  jt;  suis  persuadé 
qu'on  ne  le  découvre  nulle  part,  c'est  surtout 
lorsqu'il  s'agit  de  langage.  Sur  ce  terrain,  je 
lure  plus  que  médiocre  sont  en  possession      connais  le  possesseur  de  la  langue  finnoise, 


de  langag(!S  dont  la  valeur  n'est  pas  niable. 
De  sorte  que  le  réseau  des  langues,  composé 
de  mailles  de  différents  prix,  semblerait  jeté 
PU  hasard  sur  l'humanité,  la  soie  et  l'or  cou- 
vrant parfois  de  misérables  êtres  incultes  et 
féroces;  la  laine,  le  chanvre  et  le  crin,  em- 
barrassant des  sociétés  inspirées,  savantes  et 
sages.  Heureusement,  ce  n'est  là  qu'une  ap- 
parence, et,  en  y  appliquant  la  doctrine  do 


celui  du  système  arian  ou  des  combinaisons 
sémitiques;  mais  Vhovwie  absolu,  je  ne  le 
connais  pas.  Ainsi,  je  ne  puis  pas  raisonner 
d'après  cette  idée,  que  tel  point  de  départ 
uni({ue  ait  conduit  l'humanité  dans  ses  créa- 
tions idiomatiques.  Il  y  a  eu  plusieurs  points 
de  départ,  parce  qu'il  y  avait  plusieurs  formes 
d'intelligence  et  de  sensibilité  (186). 
Passant  maintenant  h  la  seconde  opinion, 


a  diversité  des  races,  aidée  du  secours  de  je  ne  crois  pas  moins  à  sa  fausseté.  Suivant 

'histoire,  on  ne  tarde  pas  à  en  avoir  raison,  celte  doctrine  ,  il  n'y  aurait  eu  développe- 

de  manière  à    fortifier  encore  les   preuves  ment  que  dans  la  mesure  où  il  y  aurait  eu 

données  plus  haut  sur  l'inégalité  intellec-  nécessité.    Il    en    résulterait   que  les  races 

luelle  des  types  humains.  mâles  posséderaient  un  langage  plus  précis. 

Les  premiers  philologues  commirent  une  plus  abondant,  plus  riche  que  les  races  fe- 

double  erreur  :  la  première,  de  supposer  que,  melles,  et   comme,  en    outre,  les  b(feoins 


parallèlement  à  ce  que  racontent  les  unitaires 
de  l'identité  d'origine  de  tous  les  groupes, 
toutes  les  langues  se  trouvent  formées  sur  le 
môme  principe;  la  seconde,  d'assigner  l'in- 
vention du  langage  à  la  pure  influence  des 
besoins  matériels. 


matériels  s'adressent  à  des  objets  qui  tombent 
sous  les  sens  et  se  manifestent  surtout  par 
des  actes,  la  lexicologie  serait  la  partie  prin- 
cipale des  idiomes. 

Le  mécanisme  grammatical  et  la  syntaxe 
n'auraient  jamais  eu  occasion  de  dépasser 


Pour  les  langues,  le  doute  n'est  môme  pas  les  limites  des  combinaisons  les  plus  élémen- 
permis.  Il  y  a  diversité  complète  dans  les  taires  et  les  plus  simples.  Un  enchaînement 
modes  de  formation,  et,  bien  que  les  classi-  de  sons  bien  ou  mal  liés  suffit  toujours  pour 
ticalions  proposées  par  la  philologie  puissent  exprimer  un  besoin,  et  le  geste,  commentaire 
•Mre  encore  susceptibles  de  révision ,  on  ne  facile,  peut  suppléer  à  ce  que  l'expression 
s.'ïtirait  garder  une  seule  minute  l'idée  que  laisse  d'obscur  (  W.  de  Humboldt,  Ueber  die 
la  famille  altaïque,  l'ariane,  la  sémitique,  no  Katci-Sprache,  Einl.),  comme  le  savent  bien 
procèdent  pas  de  sources  parfaitement  étran-  les  Chinois.  Et  ce  n'est  pas  seulement  la  syn- 
gères  les  unes  aux  autres.  Tout  y  diffère.  La  thèse  du  langage  qui  serait  demeurée  dans 
lexicologie  a,  dans  ces  différents  "milieux  lin-  l'enfance.  Il  aurait  fallu  subir  un  autre  genre 
guistiques  ,  des  formes  parfaitement  caracté-  de  pauvreté  non  moins  sensible,  en  se  pas- 
risées  à  part.  La  modulation  de  la  voix  y  est  sant  d'harmonie,  de  nombre  et  de  rhythme. 
spéciale  :  ici  se  servant  surtout  des  lèvres  Q^i'iniporte,  en  effet,  le  mérite  mélodique  là 
pour  créer  les  sens;  là  les  rendant  par  la  oii  il  s'agit  seulement  d'obtenir  un  résultat 
contraction  de  la  gorge;  dans  un  autre  sys-  positif? Les  langues  auraient  été  l'assemblage 
lème,  les  produisant  par  l'émission  nasale  et  irréfléchi,  fortuit,  des  sons  indifféremment 
comme  du  haut  de  la  tôte.  La  composition  appliqués. 

(les  parties  du  discours  n'offre  pas  des  mar-  Cette  théorie  dispose  de  quelques  argu- 

ques  moins  distinctes  réunissant  ou  séparant  nients.  Le  chinois,    ange  d'une  race  mascu- 


les  nuances  de  la  pensée,  et  présentant,  sur- 
tout dans  les  flexions  des  substantifs  et  dans 
la  nature  du  verbe,  les  preuves  les  plusfrap 


line,  semble  d'abord   n'avoir   été  conçu  que 

dans  un  but  utilitaire.  Le  mot  ne  s'y  est  j^as 

élevé  au-dessus  du  son.  Il  est  resté  monosyl- 

panles  de  la  différence  fie  logique  et  de  sen-     labe.    Là  point  de  développements  lexicolo- 


sibililé  qui  existe  entre  les  catégories  hu 
raaines.  Que  résulte-t-il  de  là?  C'est  que  lors- 
que le  philosophe,  s'efforçant  de  se  rendre 
compte,  par  des  conjectures  purement  abs- 
traites, de  l'origine  des  langages.'débute  dans 
ce  travail  par  se  mettre  en  présence  de 
l'homme  idéalement  conçu,  de  l'homme  dé- 
pourvu de  tous  caractères  spéciaux  de  race, 

(186)  \\.  Giiillaiiine  de  MuinlioMl,  dans  un  drt  ses 
plus  luilianls  opuscules,  a  exprimé  d'une  ma- 
nière a(lniiral)le  la  parlie  essenlielle  de  coUe  vé- 
liié.  «  l'arinnl,  dit  ce  penseur  de  génie,  l'œuvro  du 
lftin|)s  s'uiiiidans  les  lauK'>8<'s  à  l'œuvre  de  l'origi- 
nalité naiiunaje,  el  ce  (\\\\  caraclérise  les  idiomes 
des  hordes  giicriiéres  de  rAméri(|ue  el  de  l'Asie 
i-tpicnirionale  n'a  pas  nécessairemcnl  apparlenn 
aux  races  priniilivcs  de  l'Inde  cl  de  la  Grèce.  11 


giques.  Pas  de  .racine  donnant  naissance  a 
des  familles  de  'dérivés.  Tous  les  mots  sont 
racines,  ils  ne  se  modifient  pas  par  eux- 
mêmes,  mais  entre  eux,  et  suivant  un  mode 
très-grossier  de  juxtaposition.  Là  se^  ren- 
contre une  simplicité  grammaticale  d'oij  il 
résulte  une  extrême  uniformité  dans  le  dis- 
cours,  et  qui  exclut,  pour  des  intelligences 

n'esl  pas  possi[)Ie  d'atlriljner  une  marche  parfaile- 
menl  pareille,  el  en  quelque  sorte  imposée  par  la 
nalure,  au  développement,  soit  d'une  langue  appar- 
icuaiil  à  une  iiaiion  prise  isolément,  soil  d'une  au- 
tre qui  aura  servi  à  plusieurs  peuples.  »  (W.  de 
IIl'mboldt'  ,  Veber  dus  Enlstehen  der  grawmnii- 
sclien  Fornien,  und  iltren  Einflusi  au(  die  Ideetienir 
wickcluiig.) 


CS3 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


LaX 


C':)l 


liabituées  aux  tonnes  riches,  variées,  abon-  sons  el  des  conditions  particulières  de  formes 

dantes,  aux  intarissables  combinaisons  d'i-  et  de  classes  pour  les  modifications  parlées  de 

diomes  plus  heureux,  jusqu'à  l'idée  raômo  la  pensée,  j'en  conclus  que,  môme  au  sein 

de  la  perfection  esthétique.  Il  faut  cependant  des  idiomes  des  races  masculines,  le  sentiment 

ajouter  que  rien  n'autorise  à  admettre  que  du  beau  et  de  la  logique,  l'étincelle  intellec- 

les  Chinois  eux-mêmes  éprouvent  cette  der-  tuelle  se  fait  encore  apercevoir,  el  préside 

nière  impression,  et,  par  conséquent,  puisque  donc  partout  à  l'origine  des  langages  ,  aussi 

leur  langage  a  un  but  de  beauté  pour  ceux  bien  que  le  besoin  matériel, 
«jui  le  parlent,  puisqu'il  e^t  soumis  à  cer-         Je  disais  tout  à  l'heure  que,  si  cette  der 


laines  règles  propres  à  favoriser  le  dévelop- 
pement mélodique  des  sons,  s'il  peut  être 
taxé,  au  point  de  vue  comparatif,  d'atteindre 
.\  ces  résultats  moins  bien  que  d'autres  lan- 
gues, on  n'est  pas  en  droit  de  méconnaître 
(jue,  lui  aussi,  les  poursuit.  Dès  lors  il  y  a 
dans  les  premiers  éléments  du  chinois  autre 
chose  el  plus  qu'un  simple  amoncellement 
d'articulations  ulililaires  (187). 

Néanmoins,  je  ne  repousse  pas  l'idée  d'at- 
tribuer aux  races  masculines  une  infériorité 
esthétique  assez  remarquée  il88)  qui  se  re- 
produirait dans  la  construction  de  leurs 
idiomes.  J'en  trouve  l'indice,  non-seulement 
dans  le  chinois  et  son  indigence  relative, 
mais  encore  dans  le  soin  avec  lequel  cer- 
taines races  modernes  de  l'Occident  ont  dé- 


nière  cause  avait  pu  régner  seule ,  un  fond 
d'articulations  formées  au  hasard  aurait  sufli 
aux  nécessités  humaines,  dans  les  premiers 
temps  de  l'existence  de  l'espèce.  Il  paraît 
établi  que  celte  hypothèse  n'est  pas  soute- 
nable. 

Les  sons  ne  se  sont  pas  appliqués  fortuite- 
ment à  des  idées.  Le  choix  en  a  été  dirigé 
par  la  reconnaissance  instinctive  d'un  certain 
rapport  logique  entre  des  bruits  e\térieui*s 
recueillis  par  l'oreille  de  l'homme  et  une  idée 
que  son  gosier  ou  sa  langue  voulait  rendre. 
Dans  le  dernier  siècle,  on  avait  été  frappé 
de  cette  vérité.  Par  malheur,  l'exagération 
étymologique,  dont  on  usait  alors,  s'en  em- 
para, et  l'on  ne  tarda  pas  à  se  heurter  contre 
des  résultats  tellement  absurdes,  qu'une  juste 


pouillé  le  latin  de  ses  plus  belles  facultés  impopularité  vint  les  frapper  et  en  faire  jus- 
rhythmiques,  et  le  gothique  de  sa  sonorité,  tice.  Pendant  longtemps,  ce  terrain,  si  folle- 
l>e  faible  mérite  de  nos  langues  actuelles,  ment  exploité  par  ses  premiers  explorateurs, 
même  les  plus  belles,  comparées  au  sanskrit,  a  effrayé  les  bons  es[)rils.  Maintenant,  on  y 
au  grec,  au  latin  même,  n'a  pas  besoin  d'être  revient,  et,  en  profilant  d(!s  sévères  leçons  do 
démontré,  et  concorde  parfaitement  avec  la  l'expérience  pour  se  montrer  prudent  et  re- 
médiocrité de  notre  civilisation  et  de  celle  du  tenu,  on  pourra  y  recueillir  des  observation» 
Céleste  Empire ,  en  matière  d'art  el  de  lilté-  tres-dignes  d'être  enregistrées.  Sans  pousser 
rature.  Cependant,  tout  en  admettant  que  des  remarques,  vraies  en  elles-mêmes ,  jus- 
cetle  différence  puisse  servir  avec  d'autres  qu'au  domaine  des  chimères,  on  peut  admet- 
traits,  à  caractériser  les  langues  des  races  tre,  en  ell'et,  qu(i  le  langage  primitif  a  su,  au- 
masculines,  comme  il  existe  pourtant  dans  tant  que  possible  ,  profiter  des  impressions 
ces  langues  un  sentiment  moindre  sans  de  l'ouie  pour  former  quelques  catégories  do 
doute,  cependant  puissant  encore  ,  de  l'eu-  mots,  et  que,  dans  la  création  des  autres,  il 
rhytlimie,  et  une  tendance  réelle  à  créer  et  à  a  été  guidé  par  Je  sentiment  de  rapports 
maintenir  des  lois  d'enchaînement  entre  les  mystérieux  entre  certaines  notions  de  nature 


(i87j  Je  serais  porté  à  croire  que  la  nature  mo- 
iinsylhibifiwe  du  cliinois  ne  coiislilue  pas  iiii  Citrac- 
lére  lin;;ui>li(|(ie  spécillqiie,  el,  iiiitlgié  ce  que  celle 
|)ailiciil.iriié  olFie  lie  s.iiilani,  elle  ne  me  p;iraîl  pas 
esseiiliclle.  Si  cela  élail,  le  ciiiiiois  serait  une  langue 
isolée,  el  se  laitaciierail  (oui  au  plus  aux  iilionies 
qui  peuvent  oU'rir  la  même  structure.  On  sait  qu'il 
n'en  est  rien.  Le  cliinois  fait  partie  du  sysiènie  la- 
lare  ou  fimwiis,  qui  possè<le  des  branches  p;irraile- 
nieiil  polysyll.tl)ii|nes.  Puis,  dans  des  groupe  s  de 
louii'  autre  oriyiin',  on  retrouve  des  spécimens  de 
la  niè:iie  nature.  Je  n'insisterai  pas  trop  sur  l'o- 
lliomi.  Cet  idiome  mexicain,  suivant  du  Pnnceau, 
pré>eiiie,  à  la  vériié,  les  traces  que  je  relève  ici 
«lans  le  chinois,  et  cepemlaiit  ,  placé  an  milieu  des 
dialectes  américains,  comme  le  chinois  parmi  les 
langues  taldres,  l'ollioini  u'hu  (ail  pas  moins  par- 
lie  de  leur  réseau.  (Voy.  Morton,  An  Inquiry  in  lo 
ihe  distinclive  cliaraclcriaiics  of  ihe  aboriyinnl  race  of 
Amenca,  P:i,la.li;l,)!ii  i,  i8i*  ;  Fr^y.  all^sl  PuKM.orr, 
llhlory  ol  the  coiiquest  o(  Mejicu,  l.  111,  p.  -i4.j.jCe 
qui  m'empêcherait  lialt-ichcr  à  ce  lait  toute  l'impor- 
lauce  qu'il  Semble  comporter,  c'est  qu'on  pouir.Mt 
alléguer  que  les  langues  amériiaines,  langues  ultra - 
polysyllabiques,  pniscjue  ,  seules  au  monde,  avec 
l'eiiskara.  elles  puiissenl  la  (aciillé  de  combiner  le-> 
sons  «;l  les  idées  jusqu'au  p!iiy>yiiiliclisme  ,  soroiil 
[lenl-éire  nu  jour  leconnnes  comme  ne  formant 
quuii    vaste  rameau   de  la  famille  lalaro,  cl  qu'eu 


conséquence  l'argument  que  j'en  tirerais  se  irouve- 
raii  corroborer  seulement  ce  que  j'ai  dit  de  la  pa- 
lenlé  du  chinois  avec  les  idionu-s  ambiants,  parenté 
(|ui  n<'  dément,  en  aucune  façon,  la  nature  p.irlicn- 
lière  de  la  langue  du  Céleste  Empire.  Je  trouve 
donc  un  exemple  plus  concluant  dans  le  copte, 
qu'on  supposera  diflicilement  allié  au  cbiiKtis.  Là, 
également,  tontes  les*"syllabes  sonl  des  racines,  et 
des  racines  qui  se  moiliiient  par  de  simpli;s  ailixe-. 
tellement  mobiles  ,  que,  même  pour  marquer  les 
temps  du  verbe,  la  |)articule  liétcrminanle  ne  reste 
jias  toujours  annexée  au  mot.  Par  exemple  :  liait 
veut  dire,  ordoinier;  a-liôu,  il  ordonna  ;  Moïse  or- 
donna se  dit  :  a  Moyses  lion.  (Voir  L.  Meiek's,  //<?■ 
hràisclies  Wnrzelivœrierbitili,  in-8";  Manheim,  iSiS.) 
Il  me  paraît  donc  que  le  monosyllabisme  peut  se 
présenter  chez  louics  les  familles  d'idiomes.  C'est 
une  sorte  d'inlirmité  déterminée  par  des  aceidcnis 
d'une  nature  encore  inconnue  ,  mais  point  i\n  irait 
sp;:ci(iiiue  propre  à  sép.trer  le  lan;^age  (|iii  en  est 
ii;vélu  du  reste  des  langages  liuinains,  en  lui  cons- 
litiiant  une  individualiié  S|)éci.ile. 

(188)  Gœthe  a  dit,  dans  son  romande  Wilhelm 
Meisler  :  «  Peu  d'Allemands,  el  penl-êlre  peu  d'hom- 
mes, dans  les  naii'):is  inodernes,  possè  leni  le  seii> 
d'un  cnseudile  esthétique.  Mon»  ne  savons  louer  el 
blâmer  que  par  moiceaux,  nous  ne  sommes  r^viî 
que  d"une  faç.ni  liag  inenta  ire.  > 


ft)5 


LAN 


DICTIOX.NAIHE  UE  »^HlLOSOPlllli. 


LAN 


696 


abstrait*  et  certains  bruits  parliruliers.  C'est 
ainsi,  par  exemple,  que  le  son  de  Vi  semble 
pioure  à  exprimer  la  dissolution  ;  celui  du 
te,  le  vague  physique  et  moral,  le  vont,  les 
vœux  ;  celui  de  \'m,  la  condition  de  la  mater- 
nité. (W.  DE  lIuMBOLDT  ,  Uehcr  die  Kawi- 
Sprnche,  Einleit. ,  p.  xcv.)  Celte  doctrine, 
contenue  dans  de  très -prudentes  limites, 
trouve  assez  fréquemment  son  application 
pour  qu'on  soit  contraint  de  lui  reconnaître 
(|uelque  réalité.  Mais,  certes,  on  ne  saurait 
«Ml  user  avec  trop  de  réserve,  sous  peine  de 
s'aventurer  dans  des  sentiers  sans  clarté,  oix 
le  bon  sens  se  fourvoie  bientôt. 

Ces  indications,  si  faibles  (ju'elles  soient, 
démontrent  que  Je  besoin  matériel  n'a  pas 
seul  présidé  à  la  formation  des  langages,  et 
que  les  hommes  y  ont  mis  en  jeu  leurs  plus 
belles  facultés.  Ils  n'ont  pas  appliqué  arbi- 
trairement les  sons  aux  choses  et  aux  idées. 
Ils  n'ont  procédé  en  cette  matière  qu'en  vertu 
d'un  ordre  préétabli  dont  ils  trouvaient  en 
eux-mêmes  la  révélation.  Dès  lors,  tel  de  ces 
premiers  langages,  si  rude,  si  pauvre  et  si 
grossier  qu'on  se  le  représente,  n'en  conte- 
nait pas  moins  tous  les  éléments  nécessaires 
pour  que  ses  rameaux  futurs  pussent  se  déve- 
lopper un  jour  dans  un  sens  logique,  raison- 
nable et  nécessaire. 

M.  Guillaume  de  Humboldt  a  remarqué, 
avec  sa  perspicacité  ordinaire,  que  chaque 
langue  existe  dans  une  grande  indépendance 
de  la  volonté  des  hommes  qui  la  parlent.  Se 
nouant  étroitement  à  leur  état  intellectuel, 
elle  est  tout  à  fait  au-dessus  de  la  puissance 
de  leurs  caprices,  et  il  n'est  pas  en  leur  pou- 
voir de  l'altérer  arbitrairement.  Des  essais 
dans  ce  genre  en  fournissent  de  curieux  té- 
moignages. 

J'en  lire  cette  conséquence,  que  le  fait  du 
langage  se  trouve  intimement  lié  à  la  forme 
de  l'intelligence  des  races,  et  dès  sa  première 
manifestation,  a  possédé ,  ne  fût-ce  qu'en 
germe,  les  moyens  nécessaires  de  répercuter 
les  traits  divers  de  cette  intelligence  à  ses 
différents  degrés. 

Mais.,  là  où  l'intelligence  des  races  a  ren- 
contré des  impasses  et  éprouvé  des  lacunes, 
la  langue  en  a  eu  aussi.  C'est  ce  que  démon- 
trent le  chinois,  le  sanskrit,  le  grec,  le 
groupe  sémitique.  J'ai  déjà  relevé,  pour  le 
chinois,  une  tendance  plus  particulièrement 
utilitaire  conforme  à  la  voie  où  chemine  l'es- 
])ril  de  la  variété.  La  plantureuse  abondance 
d'expressions  philosophiques  et  Ihéologiqucs 
du  sanskrit,  sa  richesse  et  sa  beauté  eurhyth- 
)niques  sont  encore  parallèles  au  génie  de  la 
nation.  H  en  est  de  môme  dans  le  grec,  tan- 
dis ([ue  le  défaut  de  précision  des  idiomes 
|)arlés  par  les  peuples  sémites  s'accorde  par- 

(189)  Le  iiiélidige  des  iiiiomes  ,  proporlioimel  ;ui 
iiiél:iii};e  (les  races  d^iiis  une  nation,  avaii  déjà  oié 
ol)servc  iorsiine  la  science  philologique  n'exisl;>ii , 
pour  ;iiii-,i  (lire ,  pas  encore.  J'en  citerai  le  lénioi- 
s^nage  <juc  voici  :  <  Ou  peut  poser  comme  une  rè- 
gle constante  <|u*à  proportion  du  nombre  des  étran- 
gers (jui  s'établiront  dans  un  pays  ,  les  mots  de  la 
langue  qu'ils  parlent  enlreronl  dans  le  langage  de 
ic  j>i)b-!à,  cl  p.tr  dcgrci?  s'y  ualuraliscioul ,  pour 


faitemurit    avec   le  naturel   de    ces  familles. 

Si,  quittant  les  hauteurs  un  peu  vaporeuses 
des  Ages  reculés,  nous  descendons  sur  des 
collines  historiques  plus  rapprochées  de  nos 
temps,  nous  assistons,  cette  fois ,  à  la  nais- 
sance môme  d'une  multitude  d'idiomes,  et  ce 
grand  phénomène  nous  fait  voir  plus  nette- 
ment encore  avec  quelle  lidélité  le  génie 
ethnique  se  mire  dans  les  langages. 

Aussitôt  qu'a  lieu  le  mélange  des  peuples, 
les  langues  respectives  subissent  une  révolu- 
tion, tantôt  lente,  tantôt  subite,  toujours 
inévitable.  Elles  s'altèrent,  et,  au  bout  de  peu 
de  temps,  meurent.  L'idiome  nouveau  oui 
les  remplace  est  un  compromis  entre  les 
types  disparus,  et  chaque  race  y  ap|)orte  une 
part  d'autant  plus  forte  qu'elle  a  fourni  plus 
d'individus  à  la  société  naissante.  (Pott,  Hn- 
cycl.v.  Ersch  und  Gruber  ;  Indo-  german. 
Sprachst.,  p.  74.)  C'est  ainsi  que,  dans  nos 
populations  occidentales,  depuis  le  xni'  siècle, 
les  dialectes  germaniques  ont  dû  céder,  non 
pas  devant  le  latin,  mais  devant  le  ro- 
man (189) ,  à  mesure  que  renaquit  la  puis- 
sance gallo-romaine.  Quant  au  celtique,  il 
n'avait  point  reculé  devant  la  civilisation  ita- 
lienne, c'est  devant  la  colonisation  qu'il  avait 
fui ,  et  encore  peut-on  dire  avec  vérité  (pi'il 
avait  remporté  en  fin  de  compte,  grâce  au 
nombre  de  ceux  qui  le  parlaient,  plus  qu'une 
demi-victoire,  puisqu'il  lui  avait  été  donné, 
quand  la  fusion  des  Galls,  des  Romains  et 
des  hommes  du  Nord  s'était  opérée  définiti- 
vement, de  préparer  à  la  langue  moderne  sa 
syntaxe,  d'éteindre  en  elle  les  accentuations 
rudes  venues  de  la  Germanie  et  les  plus  vives 
sonorités  apportées  de  la  Péninsule,  et  de 
faire  triompher  l'eurhylhmie  assez  terne 
qu'il  possédait  lui-même.  Le  développement 
graduel  de  notre  français  n'est  que  Feffet  de 
ce  travail  latent,  patient  et  sûr.  Les  causes 
qui  ont  dépouillé  l'allemand  moderne  des 
formes  assez  éclatantes  remarquées  dans  le 
gothique  de  l'évêque  Ulphilas,  ne  sont  pas 
autres,  non  plus,  que  la  présence  d'une 
épaisse  population  kymrique  sous  le  petit 
nombre  d'éléments  germaniques  demeurés 
au  delà  du  Rhin  (190),  après  les  grandesx'mi- 
gralions  qui  suivirent  le  v'  siècle  de  notre 
ère. 

Les  mélanges  de  peuples  présentant  sur 
chacjue  point  des  caractères  particuliers  issus 
du  quantum  des  éléments  ethniques,  les  ré- 
sultats linguistiques  sont  également  nuancés. 
On  peut  poser  en  thèse  générale  qu'aucun 
idiome  ne  demeure  pur  après  un  contact  in- 
time avec  un  idiome  différent;  que  même, 
lorsque  les  principes  respectifs  offrent  le  plus 
de  dissemblances,  l'altération  se  fait  au  moins 
sentir  dans  la  lexicologie;  que,  si  la  langue 


ainsi  dire,  et  deviendront  aussi  familiers  aux  liabi- 
lants  (jue  s'ils  élaieui  de  leur  cru.  (KAEMPFEn, 
Hhloire  du  Japon,  in -fol.;  la  Haye,  t7i29,  iiv.  i", 
p.  73.) 

(t90)  Keferstein  {Ansichten  ùber  die  Keltisclien 
Allerlhûmer,  Halle,  1846-1831  ;  Einteii.,  1.  xxxvin) 
prouve  que  l'allemand  n'fst  qu'une  langue  mélisse 
composée  de  celtique  et  de  gothique.  Griuim  ex- 
prime le  nièaïc  avis. 


697 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


L\.\ 


n.'s 


parasite  a  quelque  force,  elle  ne  manque 
pas  d'attaquer  le  inoded'eurliylhiiiie.eliuùuie 
les  côtt^s  les  plus  fiiibles  du  système  gramma- 
tical, d'où  il  résulte  que  lelangage  est  une 
des  parties  les  plus  délicates  et  les  plus  fra- 
giles de  l'iiidividualité  des  peuples.  On  aura 
donc  souvent  le  singulier  spectacle  dune 
langiie  noble  et  très-cultivée,  passant,  par  son 
union  avec  un  idiome  barbare,  à  une  sorte 
de  barbarie  relative,  se  dépouillant  |)ar  de- 
grés de  ses  plus  belles  facultés,  s'appauvris- 
sant  de  mots,  se  desséchant  de  formes,  et 
témoignant  ainsi  d'un  irrésistible  penchant 
à  s'assimiler,  de  plus  en  plus,  au  compagnon 
de  mérite  inférieur  que  l'accouplement  des 
races  lui  aura  donné.  C'est  ce  qui  est  arrivé 
au  valaque  et  au  rhélien ,  au  kawi  et  au  bir- 
man. L'un  et  l'autre  de  ces  derniers  idiomes 
sont  imprégnés  d'éléments  sanskrits,  et,  mal- 
gré la  noblesse  de  cette  alliance,  les  juges 
compétents  les  déclarent  inférieurs  en  mérite 
au  delaware.  (W.  de  Hu.mboldt,  Veber  die 
Katci-Sprache,  Einl.,  p,  xx\iv.  ) 

Issue  du  tronc  des  Lenni-Lénapes,  l'asso- 
ciation de  tribus  qui  parle  ce  dialecte  vaut 
primitivement  plus  que  les  deux  groupes 
jaunes  remorqués  par  la  civilisation  hindoue, 
et  si,  malgré  cette  prérogative,  elle  reste  au- 
dessous  d'eux,  c'est  que  les  Asiatiques  en 
question  vivent  sous  l'impression  des  inven- 
tions sociales  d'une  race  noble,  et  protitcnt 
de  ces  mérites,  tout  en  étant  peu  de  chose 
par  eux-mêmes.  Le  contact  sanskrit  a  sufTi 
j)Our  les  élever  assez  haut,  tandis  ([ue  les 
Lénapes,  que  rien  de  semblable  n'a  fécondés 
jam;iis,  n'ont  pu  monter,  en  civilisation,  au- 
dessus  de  la  valeur  qu'on  leur  voit.  C'est 
ainsi,  pour  me  servir  d'une  comparaison  fa- 
cile à  apprécier,  que  les  jeunes  mulâtres  éle- 
vés dans  les  collèges  de  Londres  et  de  Paris, 
peuvent,  tout  en  restant  mulâtres  et  très-mu- 
lâtres, présenter,  sous  certains  rapports,  une 
apparence  de  culture  plus  satisûiisante  que 
tels  habitants  de  l'Italie  méridionale  dont  la 
valeur  intime  est  incontestablement  plus 
grande.  11  faut  donc,  lorsqu'on  rencontre  un 
peuple  sauvage  en  possession  d'un  idiome 
supérieur  à  celui  de  nations  plus  civilisées, 
distinguer  soigneusement  si  la  civilisation  de 
ces  dernières  leur  appartient  en  propre,  ou 
si  elle  ne  provient  que  d'une  infiltration  de 
sang  étranger.  Dans  ce  dernier  cas,  l'imper- 
fection du  langage  primitif  et  l'abâtardisse- 
ment du  langage  importé  s'accordent  par- 
faitement avec  l'existence  d'un  certain  degré 
de  culture  sociale  (190*). 

J'ai  dit  ailleurs  que,  chaque  civilisation 
ayant  une  portée  particulière,  il  ne  fallait 
pas  s'étonner  si  le  sens  poétique  et  philoso- 
phique était  plus  développé  chez  les  Hindous 
sanscrits  et  chez  les  Grecs  que  chez  nous, 
tandis  que  l'esprit  pratique, critique  ,  érudit, 
dislingue  davantage  nos   sociétés.  Pris    en 

(190*)  C'est  celle  (lifférence  de  niveau  (jui,  se 
niariiuanl  emre  riitieiligeiice  du  coiiqiiéranlt'i  celle 
des  peuples  soumis,  a  doiiiic  cours,  au  débul  de» 
nouveaux  empires,  à  l'usage  des  langues  sacrées. 
Ou  eu  a  \u  d.uis  loules  les  parties  du'  monde.  Les 
L?yplieiis  avaiciil   la  leur,   les  liicas  du  Pérou  de 


niasse,  nous  sommes  doués  d'une  vertu  active 
plus  énergi(iue  que  h's  illustres  dominateurs 
de  l'Asie  méridionale  et  de  l'ilellade.  En  re- 
vanche, il  nous  faut  leur  céder  le  pas  sur  le 
terrain  du  beau,  et  il  est  dès  lors  naturel 
que  nos  idiomes  tiennent  l'humble  rang  de 
nos  esprits.  Un  essor  plus  puissant  vers  les 
sphères  idéales  se  reflète  naturellement  dans 
la  })arole,  dont  les  écrivains  de  l'Inde  et  de 
rionie  ont  fait  usage  ,  de  sorte  que  le  lan- 
gage, tout  en  étant,  je  le  crois,  je  l'admets. 
un  très-bon  critérium  de  l'élévation  généialti 
des  races,  l'est  pourtant,  d'une  manière  plus 
spéciale,  de  leur  élévation  esthétique,  et  il 
prend  surtout  ce  caractère  lorsqu'il  s'ap- 
plique à  la  comparaison  des  civilisations  res- 
pectives. 

Pour  ne  pas  laisser  ce  point  douteux,  je 
me  permettrai  de  discuter  une  opinion  émise 
par  M.  le  baron  Guillaume  de  Humboldt.  au 
sujet  de  la  supériorité  du  mexicain  sur  le 
péruvien  (1d.,  l'ebcr  die  Kmci-Spracho,  Einl., 
p.  xxxiv),  supériorité  évidente,  dit-il,  bien 
que  la  civilisation  des  Incas  ait  été  fort  au- 
dessus  de  celle  des  habitants  de  l'Analiuac. 

Les  mœurs  des  Péruviens  se  montraient , 
sans  doute,  plusdouces,  leurs  idées  religieuses 
aussi  inod'ensivos  qu'étaient  féroces  celles  des 
sujets  de  Montézuma,  Malgré  tout  cela,  l'en- 
semble de  leur  étal  social  était  loin  de  pré- 
senter autant  d'énergie  ,  autant  de  variété. 
Tandis  que  leur  despotisme,  assez  grossier, 
ne  réalisait  qu'une  sorte  de  communisme  hé- 
bétanl,  la  civilisation  aztèque  avait  essayé  des 
formes  de  gouvernement  très-raffinées.  L'état 
militaire  y  était  beaucoup  plus  vigoureux,  et, 
bien  quelles  deux  empires  ignorassent  égale- 
ment l'usage  de  l'écriture ,  il  semblerait  que 
la  poésie,  l'histoire  et  la  morale,  fort  cultivées 
au  moment  où  a|)parut  Cortez,  auraient  joué 
im  plus  grand  rôle  au  Mexicfue  qu'au  Pérou, 
dont  les  institutions  penchaient  vers  un  épi- 
curéismc  nonchalant,  peu  fiivorable  aux  tra- 
vaux de  l'intelligence.  II  devient  alors  tout 
simple  d'avoir  à  constater  la  supériorité  du 
peu{)le  le  plus  actif  sur  le  peuple  le  plus 
modeste. 

Au  reste,  l'opinion  de  M.  Guillaume  de 
Humboldt  est,  ici,  conséquente  h  la  manière 
dont  il  définit  la  civilisation.  Sans  renouveler 
la  controverse,  il  m'était  indispensable  de  ne 
pas  laisser  ce  point  dans  l'ombre  ;  car ,  si 
deux  civilisations  avaient  pu  se  développer 
jamais  parallèlement  à  des  langues  en  con- 
tradiction avec  leurs  mérites  respectifs,  il 
faudrait  abandonner  l'idée  de  toute  solidarité 
entre  la  valeur  des  idiomes  et  celle  des  in- 
telligences. Ce  fait  est  impossible  à  concéder 
dans  une  mesure  différente  de  ce  qne  j'ai  dit 
plus  haut  pour  le  sanskrit  et  le  grec  comparés 
à  l'anglais,  au  français,  à  l'allemand. 

D'ailleurs,  en  suivant  cette  voie,  ce  ne  se- 
rait pas  une  médiocre  dilficulté  que  de  déter- 

uièmc.(>ene  l:inguo  sacré'^,  oltjel  d'un  supprslitieiix 
respecl.  |iropriélé  exclusive  des  liiiules  classes  el 
souvenl  du  groupe  sacerdotal,  à  l'exclusiou  <le  lous 
les  autres,  est  toujours  la  preuve  la  plus  forte  que 
l'on  puisse  donner  de  l'existence  d'inie  race  étrau- 
l^crc  dominant  sur  le  st>l  où  on  la  trouve. 


C99 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


LAN 


70Q 


miiior  jjuiir  les  |)c)j)uIalions  In('»li^scs  les 
t;mses  de  l'élal  idioiiuitiqm;  nù  on  les  trouve. 
On  ne  possède  pas  toujours  ,  sur  la  tiuolilô 
des  mélanines  ou  sur  leur  qualité,  des  lumières 
su(n>anles  pour  [louvoir  en  examiner  le  tra- 
vail organisateur.  Cepcniianl  l'intluence  de 
ces  cau'^es  premières  persiste,  et  si  elle  n'est 
{)as  démas(]uée,  elle  peut  aisément  conduire 
h  des  conclusions  erronées.  Précisément 
I)arceque  le  rapport  de  l'idiome  à  la  race  est 
assez  étroit ,  il  se  conserve  beaucoup  plus 
loni,'temps  que  les  peuples  ne  gardent  leurs 
corps  d'Etat.  Il  se  fait  reconnaître  après  que 
]es  peuples  ont  changé  de  nom.  Seulement , 
s'aUérant  conm)e  leur  sang,  il  ne  disparaît,  il 
lie  meurt  qu'avec  la  dernière  parci.'lle  de  leur 
nationalité  (191).  Le  grec  moderne  est  dans  ce 
cas:  mutilé  autant  que  possible,  dépouillé  de 
la  meilleure  part  de  ses  richesses  grammati- 
cales, troublé  et  souillé  dans  sa  lexicologie, 
appauvri  même,  à  ce  qu'il  semble,  quant  au 
nombre  de  ses  sons,  il  n'en  a  pas  moins  con- 
servé son  empreinte  originelle  (lOl'^). C'est  en 
quelque  sorte,  dans  l'univers  intellcQtuel,  C(^, 
(ju'est,  sur  la  terre,  ce  Parthenon  si  dégradé, 
(  ui  après  avoir  servi  d'église  aux  popes,  puis, 
devenu  poudrière,  avoir  éclaté  en  mille  en- 
droits de  son  fronton  et  de  ses  colonnes,  sous 
les  boulets  vénitiens  de  Morosini,  présente 
encore  à  l'admiration  des  siècles  l'adorable 
modèle  de  la  grâce  sérieuse  et  de  la  majesté 
simple. 

Il  arrive  aussi  qu'une  parfaite  fidélité  à  la 
langue  des  aïeux  n'est  {)as  dans  le  caractère 
d'i  toutes  les  races.  C'est  encore  là  une  diffi- 
culté de  plus  quand  on  cherche  à  démêler,  à 
l'aide  de  la  philosophie,  soit  l'origine,  soit  le 
mérite  relatif  des  types  humains.  Non-seule- 
ment il  arrive  aux  idiomes  de  subir  des  alté- 
rations dont  il  n'est  pas  toujours  facile  de 
retrouver  la  cause  ethnique  :  il  se  rencontre 
encore  des  nations  qui,  pressées  par  le  con- 
tact des  langues  étrangères ,  abandonnent  la 
leur.  C'est  ce  qui  est  advenu,  après  les  con- 
quêtes d'Alexandre  ,  à  la  partie  éclairée  des 
po])ulations  de  l'Asie  occidentale,  telles  que 
les  Cariens ,  les  Cappadooiens  et  les  Armé- 
niens, et  c'est  ce  que  j'ai  signalé  aussi  pour 
nos  Gaulois.  Les  uns  et  les  autres  ont  ce- 
pendant inculqué  dans  des  langues  victo- 
rieuses un  principe  étranger  qui  les  a,  à  la 
tin,  transfigurées  à  leur  tour.  Mais,  tandis  que 
ces  peuples  irfaintenaient  encore ,  bien  que 

(191)  Une  o!)sei'vaiion  iiiiérpssanle,  c'est  de  voir, 
diins  les  l;ingnes  issues  d'une  langue  moyenne,  rer- 
t:nns  ilérivés  se  présenter  sons  une  forme  hien  plus 
r:ipprorliée  de  la  racine  prinùiivo  que  le  moi  d'où, 
rn  général,  on  les  suppose  formés,  ou  (pie  celui  qui, 
d:ins  la  langue  la  plus  voisine,  exprime  la  même 
idée.  .Ainsi  fuieur  :  ail.  wuih,  angl.  mad,  sanskrit 
vindn;  désiiî.  comme  expression  de  la  passion: 
ail.  befiierde,  fraiiçiis  rage,  sai:skril  ragn  ;  hevoip.  : 
ail.  pfiirlii,  angl.  dulij,  sanskrit  diiiia  ;  ruisseau  : 
al!,  riiine,  lai.  nivis.  sans'-ril  iirivt  ,  grec  pév). 
(  V^oii- Klaprotii,  Aiia  poliiglotia,  iii-i°.)  On  pour- 
rait induire  de  ce  lait  que  quelques  races,  après 
avoir  subi  un  «eriain  nombre  de  mélanges,  sont 
pariiellein. m  lanienées  à  une  pureté  plus  grande, 
à  une  vigueur  blanche  plus  proïKHicée  que  d'au- 
tics  qui  les  ont  dcvancces  dans  l'ordre  d  s  temps. 


d'une  manière  imparfaite,  leur  propre  instru- 
ment intellectuel  ;  que  d'autres  ,  beaucoup 
j)lus  tenaces  ,  tels  que  les  Basques,  les  Ber- 
bères de  l'Atlas,  les  likkliilis  de  l'Arabie  mé- 
ridionale, parlent  jusqu'à  nos  jours  comme 
parlaient  leurs  plus  anciens  parents,  il  est  des 
groupes,  les  Juifs,  par  exemple,  qui  semblent 
n'y  avoir  jamais  tenu  ,  et  cette  inditrérence 
éclate  dès  les  pnmiiers  pas  de  la  migration 
des  favoris  de  Dieu.  Tharé,  venant  d'Ur  des 
Chaldéens,  n'avait  certainement  pas  appris, 
dans  le  pays  de  sa  parenté,  la  langue  chana- 
néenne  ((ui  devint  nationale  pour  les  enfants 
d'Israël.  Ceux-ci  s'étaient  donc  dépouillés  de 
leur  i(Jiome  natif,  pour  en  accepter  ini  autre 
dill'érent,  et  qui.  subissant  quehiue  peu  ,  je 
le  veux  croire ,  l'inlluence  des  souvenirs  pre- 
miers, devint,  dans  leur  bouche,  un  dialecte 
particulier  de  cette  langue  très  -  ancienne  , 
mère  de  l'arabe  le  plus  ancien,  héritage  légi- 
time des  tribus  alliées,  de  fort  près,  aux 
Cliamites  noirs  (192).  Cette  langue,  les  Juifs 
ne  devaient  pas  s'y  montrer  plus  fidèles  qu'à 
la  preiTiière.  Au  retour  de  la  captivité,  les 
bandes  de  Zorobabel  l'avaient  oubliée  sur 
les  bords  des  fleuves  de  Babylone,  pendant 
leur  séjour,  pourtant  bien  court,  de  soixante 
et  dix  ans.  Le  patriotisme,  fort  contre  l'exil, 
avait  conservé  sa  chaleur  :  le  reste  avait  été 
abandonné  avec  une  bizarre  facilité  par  ce 
peujile  tout  h  la  fois  jaloux  de  lui-même  et 
cosmopolite  à  l'excès.  Dans  Jérusalem  re- 
construite, la  multitude  reparut,  parlant  un 
jargon  araméen  ou  chaldéen  qui  d'ailleurs 
n'était  peut-être  pas  sans  ressemblance  avec 
l'idiome  des  pères  d'Abiaham.  • 

Aux  temps  de  Jésus-Christ,  ce  dialecte  ré- 
sistait avec  peine  à  l'invasion  d'un  patois  grec 
qui,  de  tous  côtés,  pénétrait  l'intelligence 
juive;  ce  n'était  plus  guère  que  sous  ce  nou- 
veau costume ,  plus  ou  moins  élégant,  afli- 
chant  plus  ou  moins  de  prétentions  attiques, 
que  les  écrivains  juifs  d'alors  produisaient 
leurs  ouvrages.  Les  dernières  livres  cano- 
niques de  l'Ancien  Testament,  comme  les 
écrits  de  Philon  et  de  Josèphe,  sont  des 
œuvres  hellénistiques. 

Lorsque  la  destiuction  de  la  ville  sainte 
eut  dispersé  la  natio.'i  désormais  déshéritée 
des  bontés  de  l'Eternel,  l'Orient  ressaisit  l'in- 
telligence de  ses  fils.  La  culture  hébraïque 
rompit  avec  Athènes  comme  avec  Alexandrie, 
et  la  langue,  les  idées  du  Talmud,  les  ensei- 

(191*)  La  Grèce  antique,  qui  possédait  de  noin- 
hreiix  dialectes,  n'en  avait  cependant  pas  autant 
que  celle  du  xvi'  sied',  lorsque  Siméon  Kavasila 
en  comptait  soixanle  et  dix  ;  et,  remarque  à  rat- 
tacher ce  qui  va  suivre,  an  xiii*  siècle ,  on  parlait 
le  français  dans  tonte  l'Hellade  et  surtout  dans 
l'Aniqu'.  (IIeilhayi.r,  ciié  par  Pott,  Encycl.  v. 
Eiscli  n.  Cruber  :  Inilo-Gerinanischer  Sprachslamm, 
p.  73.) 

(192)  Les  Hébreux  eux-mêmes  ne  nommaient  pas 
leur  langue  Vliélreu,  ils  l'appelaient  trc^-jiislement  : 
lit  langue  de  Chanaan,  rendant  ainsi  hommage  à  la 
vérité.  (Isa.  xix,  IS.)  Voij.  à  ce  sujet  les  observa- 
lions  de  nœdiger  sur  la  gramniaire  hébraïque  de 
Géséniiis  ,  1(5'  édition,  Leipzig,  18.'jJ,  p.  7,  et 
passini. 


701  LAX  PSYCHOLOGIE.  LAN  702 

gnemeots  de  l'école  de  Tibériade  furent  de  nouveau  mélange ,  tout  donne  le  droit  de 
nouveau  sémitiques,  quelquefois  arabes  et  conclure  qu'un  peuple  nu  saurait  avoir  une 
souvent  cliananéens,  pour  employer  l'exprès-  langue  valant  mieux  que  lui-même,  h  moins 
sion  d'Isaie.  Je  parle  de  la  langue  désormais  de  raisons  spéciales.  Comme  on  ne  saurait 
sacrée,  de  celle  di.'s  rabbins,  de  la  religion  , 
de  celle  dès  lors  considérée  comme  natio- 
nale. Mais,  pour  le  connuerce  de  la  vie,  les 
Juifs  usèrent  des  idiomes  des  pays  où  ils  se 
trouvèrent  transportés.  Il  est  encore  à  noter 
que  partout  ces  exilés  se  firent  remarquer 
par  leur  accent  particulier.  Le  langage  (pi'ils 


pecu 
trop  insister  sur  ce  point,  jtj  vais  en  faire  res- 
sortir l'évidence  par  une  nouvelle  espèce  de 
démonstration. 

On  a  vu  déjà  que,  dans  une  nation  d'es- 
sence composite,  la  civilisation  n'existe  i)as 
pour  toutes  les  couches  successives.  Kii  môme 
temps  que  les  anciennes   causes   ethnipies 
avaient  adopté  et  appris  dès  la  première  en-      poursuivent  leur  travail  dans  le  bas  de  i'éehello 


fance  ne  réussit  jamais  h  assouplir  leur  or- 
gane vocal.  Cette  observation  confirmerait 
ce  que  dit  M.  Guillaume  de  Ilumboldt  d'un 
rapport  si  intime  de  la  race  avec  la  langue , 
qu'à  son  avis,  les  générations  ne  s'accou-* 
tumenl  pas  à  bien  prononcer  les  mots  que  ne 
savaient  pas  leurs  ancêtres  (103). 
Quoi  qu'il  en  soit,  voilà,  dans  les  Juifs,  une 


sociale,  elles  n'y  admettent,  elles  n'y  laissent 
pénétrer  que  faiblement,  et  d'une  façon  tout 
h  fait  transitoire,  les  influences  du  génie  na- 
tional dirigeant.  J'appli(iuais  naguère  ce 
principe  à  la  France,  et  je  disais  que  sur  ses 
trentc-sixmillionsd'liabitants,ily  en  avait  au 
moins  vingt  qui  ne  prenaient  qu'ime  part  for- 
cée, passive,  temporaire  ,  au  développement 


preuve  remarquable  de  celte  vérité,  qu'on  ne     civilisateur  de  l'Europe  moderne.  Excepté  la 


doit  pas  toujours,  à  première  vue,  établii-  une 
concordance  exacte  entre  une  race  et  la 
langue  dont  elle  est  en  possession ,  attendu 
que  cette  langue  peut  ne  pas  lui  appartenir 
originairement.   Après  les  Juifs  ,  je  pourrais 


Grande-Bretagne,  servie  par  une  plus  gi-ando 
unité  dans  ses  types,  conséciuence  de  son 
i>«olement  insulaire,  cette  triste  proportion 
est  plus  considérable  encore  sur  le  reste  du 
continent.  Puisqu'une  fois  déj.^  j'ai  choisi  la 


citer  encore  l'exemple  des  Tsiganes  et  de  bien  France  pour  exemple,  je  m'y  tiens,  et  crois 

d'autres  peuples  (194).  trouver  que  mon  opinion  sur  l'état  elhni(|ue 

On  voit  avec  quelle  prudence  il  convient  de  ce  pays,  et  celle  que  je  viens  d'exprimer 

d'user  de  l'aiTmilé  et  môme  de  la  similitude  à  l'instant  pour  toutes  les  races  en  général, 

des    langues  pour  conclure  à  l'identité  des  rpiant  à  la  parfaite  concordance  du  type  et  de 

races,   puisque  ,  non-seulement  des  nations  la  langue,  s'y  confirment  l'une  l'autre  d'une 

nombreuses  n'emploient  que  des  langages  manière  frappante. 

altérés  dont  les  i)rii)cipaux  éléments  n'ont  pas  Nous  savons  peu,  ou,  pour  mieux  dire  , 
été  f(tjrnis  par  elles,  témoins  la  plupart  des  nous  ne  savons  pas,  j)reuves  en  main,  par 
populations  de  l'Asie  occidentale,  et  prestjue  quelles  phases  le  celtique  et  le  latin  rus- 
toutes  celles  de  l'Europe  méridionale,  mais  tique  (195)  ont  d'abord  dû  passer  avant  de 
encore  que  plusieurs  autres  en  ont  adopté  de  se  rapprocher  et  de  finir  par  se  confondre, 
complètement  étrangers,  à  la  confection  des-  Saint  Jérôme  et  son  contemporain  Sulpicc 
quels  elles  n'ont  presque  pas  contribué.  Ce  Sévère  nousajjprennent  pourtant,  le  premier 
dernier  fait  est  sans  doute  i)lusrare,il  se  prc'--  dans  ses  Commentaires  sur  rE[)ître  de  saint 


sente  môme  comme  une  anomalie.  11  suffit 
ce{)endant  qu'il  puisse  avoir  lieu  pour  qu'on 
ait  à  se  tenir  en  garde  contre  un  genre  de 
preuves  qui  souffre  de  telles  déviations.  Toute 


Paul  aux  Galates,  le  second  dans  son  Dialogue 
sur  les  mérites  des  moines  d'Orient,  que,  de 
leur  temps,  on  parlait  au  moins  deux  langues 
vulgaires  dans  la  Gaule  :  le  celtique,  conservé 


fois,  puis(|ue  le  fait  est  anormal,  puisqu'il  ne  si|)ur  sur  lesborlsdu  Rhin,  que  le  langage  des 

se  rencontre  pas  aussi  fréquemment  que  son  Gallo-Grecs  ,  éloignés  de  la  mère-patrie  de- 

opposite ,  c'est-à-dire  la  conservation  sécu-  puis  six  cents  ans ,  y  ressemblait   de   tous 

laire  d'idiomes  nationaux  [)ar  de  très-faibles  points  (Sur.piTfi Severf,  Dial.  1  De  virt.  mo- 

groupes  humains;   puisque  l'on  voit    aussi  nach.  Orient.  ;  Elzevir.,  m-]2,  1CG5,  p.528, 

combien  les  langues  ressemblent  au  génie  not.);puisce  qu'on  a[)p(îlait  le  «/au/o/.?,  et  (jui, 

particulier  du  peuple  qui  les  crée,  et  com-  de  l'avis  d'un  commentateur,  ne  pouvait  être 

bien  elles  s'altèrent  justement  dans  la  mesure  qu'un  roman  déjà  altéré. Mais  ce  gaulois,  dif- 

où  le  sang  de  ce  peuple  se  modifie  ;  puisque  férenl  de  celui  qui  se  parlait  à  Trêves,  n'était 

le  rôle  qu'elles  jouent  dans  la  formation  de  pas  non  |)lus  la  langue  de  l'Ouest,  ni  celle  de 

leurs  dérivés  est  proportionnel  à  l'influence  l'Aquitaine.  Ce  dialecte  du  iV  siècle,  proba- 

numérique  de  la  race  qui  les  apporte  dans  le  blement  partagé  lui-môme  en  deux  grandes 


(i93)C'esl  aussi  le  senlimenl  de  M.  W.  Eilwauis 
(Ciiraaères  physiques  des  races  humaines,  p.  101  el 
pnssim). 

(194)  Il  est  encore  un  cas  qui  peut  se  préscnler, 
c'est  celui  où  une  populaiion  p«ile  deux  Linguos. 
Dasis  les  Grisous,  presque  lous  les  paysans  de  l'Iiii- 
gadint;  cniploieiil  avec  une  égule  facilité  le  roniauscli 
dans  leurs  r;ipi»orls  enlre  couipaiiioies,  rallemand 
quand  ils  s'adressent  à  des  étrangers.  En  Cour- 
lande,  il  est  un  district  où  les  paysans,  pour  s'en- 
tretenir entre  eux,  se  servent  de  i'esilionien  ,  dia- 
lecte finnois.  Avec  toute  aulre  personne,  il.s  par- 


lent cciton.  {Voy.  Pott,  Encycl.  v.  Ersch  und  Cru~ 
ber,  liido  Cermuiiischer  Spraihstanitn,  p.  104.) 

(105)  L:i  rouli'  n'élail  p:is  si  longue  ilii  latin  rns- 
lii|ue,  liiigua  rusiica  [iomaiioruin,  UncjHa  romaiia,  du 
roinan,  en  un  mot,  à  la  corinittion,  (|ue  de  la  lan- 
gue élég ml'',  dimi  les  formes  précises  el  cultivées 
piéseniaienlpliis  dt;  résisiance.  Il  est  aussi  à  remar- 
quer que,  cliai|ue  légioi.iiHJre  étranger  appoilaul 
dans  les  colonies  de  la  Giule  le  patois  de  ses  pro- 
vinces ,  l'avénfiuenl  d'un  di:ilccl8  général  el  mi- 
tuyi'ii  était  hàlc  mMi-sr.ulc.iiicnl  par  les  C';lles,  mais 
pur  les  cuiijraiitb  cux-u.cineb. 


7C3 


I.\N 


DICTIONNAIRE 


divisions,  ne  trouve  donc  de  place  que  dans 
le  centre  et  le  midi  de  la  Fiance  actuelle. 
C'est  à  cette  source  commune  qu'il  faut  re- 
[loiler  les  courants,  diiïéremment  latinisés, 
Liai  ont  formé  plus  tard,  avec  d'autres  mé- 
langes, et  dans  des  proportions  diverses,  la 
Imigue  d'oil  et  le  roman  [)ropremenl  dit.  Je 
parierai  d'abord  de  ce  dernier. 

Pour  lui  donner  naissance,  il  ne  s'agissait 
cpio  de  créer  une  altération  assez  facile  de  la 
terminologie  latine  ,  modifiée  par  un  certain 
nombi'e  d'idées  grammaticales  empruntées  au 
celtique  et  à  d'autres  langues  jadis  inconnues 
dans  l'ouest  de  l'Europe.  Les  colonies  impé- 
riales avaient  apporté  bon  nombre  d'éléments 
italiens,  africains,  asiali(iues.  Les  invasions 
bourguignonnes,  et,  surtout  les  gothiques, 
fournirent  un  nouvel  apport  doué  d'une 
glande  vivacité  d'harmonie,  de  sons  larges  et 
brillants.  Les  irruptions  sarrasines  en  ren- 
forcèrent la  puissance.  De  sorte  que  le  roman, 
se  distinguant  tout  à  fait  du  gaulois,  quant  à 
son  mode  d'eurhythmie ,  revêtit  bientôt  un 
cachet  très-spécial.  Sans  doute,  nous  ne  le 
trouvons  pas,  dans  la  formule  de  serment  des 
(ils  de  Louis  le  Débonnaire,  arrivé  à  sa  perfec- 
tion, comme  plus  tard,  dans  les  poésies  de 
llaimbaud  de  Vachères  ou  de  Bertrand  de 
Born.  Cependant  on  le  reconnaît  déjà  pour 
ce  qu'il  est;  ses  caractères  principaux  lui 
sont  acquis  ;  sa  direction  lui  est  nettement 
indiquée.  C'était  bien  dès  lors,  dans  ses  dif- 
férents dialectes,  limousin,  provençal,  auver- 
gnat, la  langue  d'une  population  aussi  mé- 
langée d'origine  qu'il  y  en  ait  jamais  eu  au 
monde.  Cette  langue  souple,  fine,  spirituelle, 
railleuse,  pleine  d'éclat,  mais  sans  profon- 
deur, sans  philosophie,  clinquant  et  non  pas 
or,  n'avait  pu,  dans  aucune  des  mines  opu- 
lentes qui  lui  avaient  été  ouvertes,  que  gla- 
ner à  la  surface.  Elle  était  sans  principes  sé- 
rieux :  elle  devait  rester  un  instrument  d'uni- 
verselle indid'érence,  partant  de  scepticisme 
et  de  moquerie.  Elle  ne  manqua  pas  à  cette 
vocation.  La  race  ne  tenait  à  rien  qu'aux 
niaisii-s  et  aux  brillantes  apparences.  Brave  à 
l'excès,  joyeuse  avec  autant  d'emportement, 
j)as3ionnée  sans  sujet  et  vive  sans  conviction, 
<;lle  eut  un  instrument  tout  propre  à  servir 
ses  tendances,  et  qui  d'ailleurs,  objet  de  l'ad- 
miration du  Dante,  ne  servit  jamais,  en  poé- 
sie ,  qu'à  rimer  des  satires ,  des  chansons 
d'amour,  des  défis  de  guerre,  et,  en  religion, 
i>  soutenir  des  hérésies  comme  celle  des 
tilbigeois,  manichéisme  licencieux,  dénué  de 
valeur  même  litléraii-e ,  dont  un  auteur  an- 
glais ,  peu  calholiqne ,  félicite  la  papauté 
d'avoir  délivré  le  moyen  ûge  (196).  Telle  fut 
jadis  la  langue  romane ,  telle  on  la  trouve 
cucoie  aujourd'hui.  Elle  est  jolie ,  non  pas 


DE  PHILOSOPHIE.  L\N  704 

belle,  et  il  sutlil  de  l'examinor  pour  voir  com- 
bien peu  elle  est  apte  à  servir  une.  grande 
civilisation. 

La  langue  d'oil  se  forma-t-elle  dans  des 
conditions  semblables?  L'examen  va  prouver 
que  non,  et,  de  quelque  manière  que  la  fu- 
sion des  éléments  celtique,  latin,  germanique, 
se  soit  faite  ,  ce  qu'on  ne  peut  parfaitement 
apprécier  (197),  faute  de  monuments  appar- 
tenant h  la  période  de  création ,  il  est  du 
moins  certain  qu'elle  naissait  d'un  antago- 
nisme décidé  entre  trois  idiomes  différents, 
et  que  le  produit  représenté  par  elle  devait 
être  pourvu  d'un  caractère  et  d'un  fond  d'é- 
nergie tout  à  fait  étranger  aux  nombreux 
compromis ,  aux  transactions  assez  molles 
.  d'où  était  sorti  le  roman.  Cette  langue  d'oil 
fut,  à  un  moment  de  sa  vie,  assez  rapprochée 
des  principes  germaniques.  On  y  découvre , 
dans  les  restes  écrits  parvenus  jusqu'à  nous  , 
un  des  meilleurs  caractères  des  langues 
arianes  :  c'est  le  pouvoir  limité,  il  est  vrai, 
moins  grand  que  dans  le  sanskrit,  le  grec  et 
l'allemand,  mais  considérable  encore,  de  for- 
mer des  mots  composés.  On  y  reconnaît, 
l)0ur  les  noms,  des  flexions  indiquées  par  des 
afïïxes,  et,  comme  conséquence,  une  facilité 
d'inversion  perdue  pour  nous ,  et  dont  la 
langue  française  du  xvi'  siècle  ayant  impar- 
faitement hérité,  ne  jouissait  qu'aux  dépens 
de  la  clarté  du  discours.  Sa  lexicologie  con- 
tenait également  de  nombreux  éléments  ap- 
portés par  la  race  franque  (198).  Ainsi ,  la 
langue  d'oil  débutait  par  être  presque  autant 
germanique  que  gauloise,  et  le  celtique  y 
apparaissait  au  second  plan,  comme  décidant 
I)eut-être  des  raisons  mélodiques  du  langage. 
Le  plus  bel  éloge  qu'on  puisse  en  faire  se 
trouve  dans  la  i-éussite  de  l'ingénieux  essai 
de  M.  Littré.  qui  a  pu  traduise  litéralemeni 
et  vers  pour  vers,  en  fiançais  du  xiii"  siècle, 
le  premier  chant  de  l'Iliade ,  tour  de  forcw 
impraticable  dans  notre  français  d'aujour- 
d'hui. {Revue  des  deux  mondes.) 

Cette  langue  ainsi  dessinée  appartenait 
évidemment  à  un  peuple  qui  faisait  grande- 
ment contraste  avec  les  habitants  du  sud  de 
la  Gaule.  Plus  profondément  attaché  aux  idées 
catholiques  ,  portant  dans  la  politique  des 
notions  vives  d'indépendance,  de  liberté,  de 
dignité,  et  dans  toutes  ses  institutions  une 
recherche  très-caractérisée  de  l'utile  ,  la  lit- 
térature populaire  de  cette  race  eut  pour 
mission  de  recueillir,  non  pas  les  fantaisies 
de  l'esprit  ou  du  cœur ,  les  boutades  d'un 
scepticisme  universel ,  mais  bien  les  annales 
nationales,  telles  qu'on  les  comprenait  alors 
et  qu'on  les  jugeait  vraies.  Nous  devons  à 
cette  glorieuse  disposition  de  la  nation  et  de 
la  langue  les  grandes  compositions  rimées. 


(196)  Macaulw,  Hislory  of  England,  t.  I,  p.  18, 
<^.l.  de  Piiris.  —  Les  .■albigeois  soiil  Poi^jel  d'une 
prédileoiioii  louie  spéciale  delà  p:tri  des  écrivains 
révol'ilioiiii:iires,  siirloiil  en  Alleni;igiie.  {Voir  à  ce 
«njei  le  poéinedeLenau,  Die  Albigenser.)  Cepeiidanl 
les  seciaires  du  L;inguedoc  se  lecruiaionl  surloul 
4laiis  les  classes  clievaieresqucs  et  clicz  les  digniuires 
^ccléàiaiiliques.  Mais  leurs  doctrines  ciaieni  anliso> 


claies  ;  c'est  de  quoi  leur  faire  beaucoup  par.lnnner. 

(197)  La  préface  de  la  CItaiison  di  Roland,  par 
M.  Génin,  contient,  à  ce  sujet ,  des  oitservaiions 
asst'z  curieuses.  (Chanson  de  Roland,  in-8°,  Impri- 
inerie  nalionale,  Paris,  1S51.) 

(198)  Consulter  le  Femina,  ciié  par  Uickeg,  daiiK 
son  Thésaurus  litlerahira;  seplenlrionalis,  oi  par 
lllislu'nc  liuéraiie  de  r'iancc,  l.  XVll,  p.  653. 


705  LAN  rSYCIlOI 

surloul  Gnrhi  le  Loherai»,  tt'inuiuiiage  itnié 
depuis,  de  la  prédoiniiiiince  du  nord.  Mal- 
heureusement ,  coaime  les  compilateurs  de 
ces  traditions  ,  et  môme  leurs  i)iemieis  au- 
teurs, avaient  avant  tout  l'jnlention  de  con- 
server des  faits  historiques  ou  de  servir  des 
passions  positives,  la  poésie  proprement 
«iite  ,  l'amour  de  la  forme  et  la  reclierche  du 
beau  ne  tiennent  pas  toujours  assez  de  place 
dans  leurs  grands  récils.  La  littérature  de  la 
langue  doil  eut,  avant  tout ,  la  prétention  d'être 
utilitaire,  t^'esl  ainsi  que  les  races,  le  langage 
et  les  écrits  se  trouvent  ici  en  accord  par- 
fait. 

Mais  il  était  naturel  que  l'élément  germa - 
nicjue,  beaucoup  moins  abondant  que  le  fond 
gaulois  et  cjue  la  mixture  romaine,  perdît  peu 
à  peu  du  terrain  dans  le  sang.  Kn  même 
temps  il  en  perdit  dans  la  langue,  et,  d'une 
pari,  le  celtique,  d'autre  part  le  latin  gagnè- 
rent à  mesure  qu'il  se  relira.  Celle  belle  et 
forle  langue,  dont  nous  ne  connaissons  guère 
que  l'apogée  ,  et  qui  se  serait  encore  per- 
fectionnée en  suivant  sa  voie ,  commenta  h 
déchoir  et  à  se  corrompre  vers  la  tin  du 
\ni'  siècle.  Au  xv',  ce  n'était  plus  qu'un 
patois  d'où  les  élémenls  germaniques  avaient 
presque  complètement  disparu.  Ce  qui  res- 
tait de  ce  trésor  dépensé  n'apparaissant  dé- 
sormais que  comme  une  anomalie  au  milieu 
des  progrès  du  celtique  et  du  latin,  n'otfrait 
plus  qu'un  aspect  illogique  et  barl)are.  Au 
XVI'  siècle  le  retour  des  éludes  classiques 
trouva  le  français  dans  ce  délabrement ,  ei 
voulut  s'en  emparer  pour  le  perfectionner 
dans  le  sens  des  langues  anciennes.  Tel  fut 
le  but  avoué  des  littérateurs  de  cette  belle 
époque.  Ils  ne  réussirent  guère  ,  et  le  xvn' 
siècle  ,  plus  sage  ,  ou  s'apercevant  qu'il  ne 
pouvait  maîtriser  la  puissance  irrésistible  des 
choses,  ne  s'occupa  qu'à  améliorer,  par  elle- 
même,  une  langue  qui  se  précipitait  chaque 
jour  davantage  vers  les  formes  les  plus  na- 
turelles à  la  race  prédonjinanle  ,  c'est-à-dire 
vers  celles  qui  avaient  autrefois  conslilué  la 
vie  grammaticale  du  celtique. 

Bien  que  la  langue  d'oil  d'abord  ,  la  fran- 
çaise ensuite  ,  aient  dû  à  la  simplicité  plus 
Kiande  des  mélanges  de  races  et  d'idiomes 
d'où  elles  sont  issues  un  plus  grand  caractère 
d'unité  que  le  roman,  elles  ont  eu  cependant 
des  dialectes  qui  ont  vécu  et  se  mainlicui- 
nent.  Ce  n'est  pas  trop  d'honneur  pour  ces 
formes  que  de  les  appeler  des  dialectes  et 
non  pas  des  patois.  Leur  raison  d'être  ne  se 
iiouve  pas  dans  la  corruption  du  type  domi- 
nant, dont  elles  onl  toujours  été  au  moins  les 
conteuq)oraines.  Elle  réside  dans  la  pro|)or- 
tion  dillérente  des  éléments  celtique,  roman 
el  germanique  qui  ont  constitué  ou  consti- 
tuent encore  notre  nationalité.  En  de(;à  de 
la  Seine,  le  dialecte  [)icard  est ,  par  l'eurhy- 

(199)  Il  est  loiiiefois  à  remar«iiier  que  r.iccenl 
vaiitJois  el  Siivoyard  a  quelque  tliose  de  inéridio- 
iiil  qui  rappelle  lorienieiil  la  colonie  d'Aveii- 
ticuin. 

(i-O)  Poil  exprime  Irès-bien  coninienl  les  dia- 
lectes soni  les  iiiodinc.'iliuiis  parlées  qui  inainlien- 
iieitl  l'accord  cuire  i'élal  de  couiposiiiou  du  sang 


.(MUE.  I.A\  706 

Ihmie  el  ia  lexicologie,  tout  près  du  flamand, 
dont  les  affinités  germaniiiues  sont  si  évi- 
dentes, qu'il  n'est  pas  besoin  de  les  relever. 
En  cela,  le  flamand  est  resté  fidèle  aux  pré- 
dilections de  la  langue  d'oil,  qui  put  à  un  cer- 
tain moment,  sans  cesser  d'être  elle-même, 
admellre  ,  dans  les  vers  d'un  poëme  ,  les 
formes  et  les  expiessions  presque  pures  du 
langage  parlé  à  Arras.  (  P.  Paris  ,  Gariu  le 
Loherain,  Préface.) 

A  mesure  qu'on  s'avance  au  delà  de  la 
Seine  el  en  deçà  de  la  Loire  ,  les  idiomes 
provinciaux  tiennent,  de  plus  en  plus  ,  de  la 
nature  celtique.  Dans  le  bourguignon  ,  dans 
les  dialectes  du  pays  de  Vaud  et  de  la  Savoie, 
la  lexicologie  même  ,  chose  bien  digne  de 
remarque,  en  a  gardé  de  nombreuses  traces, 
qui  ne  se  trouvent  pas  dans  le  frani^ais  ,  où 
généralement  le  latin  rustique  domine  (191)). 

Je  relevais  ailleurs  comment ,  à  dater  du 
XV  siècle  ,  i'infiuence  du  nord  de  la  France 
avait  cédé  devant  la  prépondérance  crois- 
sante des  races  d'oulre-Loire.  11  n'y  a  qu'à 
rapprocher  ce  que  je  dis  ici ,  touchant  lo 
langage  ,  de  ce  qu'alors  je  disais  du  sang , 
pour  voir  combien  est  serrée  la  relation  entre 
l'élément  physique  et  l'instrument  [)hoiié- 
tique  de  l'individualitéd'une  population  (200). 

Je  me  suis  un  peu  étendu  sur  un  fait  par- 
ticulier à  la  France.  Si  l'on  veut  le  généraliser 
à  toute  l'Europe,  on  ne  lui  trouver-a  guère  de 
démentis.  Partout  on  verra  que  les  modifi- 
cations el  les  changements  successifs  d'un 
idiome  ne  sont  pas,  comme  on  le  dit  commu- 
nément ,  l'ciHivre  des  siècles  :  s'il  en  était 
ainsi,  l'ekkhili,  le  berbère,  l'euskara  ,  le  bas- 
breton,  auraient  depuis  longtemps  disparu, 
et  ils  vivent.  Modifications  et  changements 
sont  amenés,  avec  un  parallélisme  bien  frap- 
pant, par  les  révolutions  survenues  dans  le 
sang  des  générations  successives. 

Je  ne  passerai  pas  non  plus  sous  silence 
un  détail  qui  doit  trouver  ici  son  explication. 
J'ai  dit  comment  certains  groupes  ethnicjues 
pouvaient,  sous  l'empire  d'une  aptitude  et  de 
nécessités  particulières,  renoncer  à  leur 
idiome  naturel  pour  e'n  accepter  un  qui  leur 
était  plus  ou  moins  étranger.  J'ai  cité  les  Juifs, 
j'ai  cité  lesParsis.il  existe  encore  des  exemples 
plus  singuliers  de  cet  abandon.  Nous  voyons 
des  peuples  sauvages  en  possession  de  lan- 
gages supérieurs  à  eux-mêmes  ,  el  c'est  l'A- 
mérique qui  nous  offre  ce  spectacle. 

Ce  continent  a  eu  celte  singulière  destinée, 
que  ses  po[)ulations  les  plus  actives  se  sont 
développées  pour  ainsi  dir-e  en  secret.  L'art 
de  l'écriture  a  fait  défaut  à  ses  civilisations. 
Les  temps  hislori(iues  n'y  commencent  que 
très-tard,  pour  rester  pres(jue  toujours  obs- 
curs. Le  sol  du  nouveau  monde  possède  un 
grand  nombre  de  tribus  qui ,  voisines  à  voi- 
sines, se  ressemblent  peu,  bien  qu'apparte- 

cl  celui  de  la  langue,  lorsqu'il  diî  :  <  Les  dialei  les 
sont  la  diversilé  dans  i'iiniië,  'les  sacrions  cliioina- 
liques  tie  l'un  primordial  el  à*-  la  lumièiv  unieolore,  » 
(PoTT,  Encycl.  v.  Ersch  uud  Gmber,  p.  CG.)  —  (>'e>l, 
sans  doute,  une  phraséolugic  obscure:  mais  ici  elle 
iiidiiiuc  assez  ce  qu'elle  cuicnd. 


707 


LAX 


DICTIONNAIRE  DE  niILOSÛPHlE. 


LAN 


708 


nniil  toulos  h  des  origines  communes  diver- 
Sfiiu'iit  c()ml)in(''os. 

M.  (l'Drbii^ny  nous  apprend  que,  dans 
l'Ani(5rii|ue  centrale,  le  groupe  qu'il  appelle 
rameau  chiqiiitécn  est  un  composé  de  na- 
tions compUint,  pour  la  plus  nonihreuse , 
environ  (juinze  nulle  âmes,  et  pour  celles  qui 
le  sont  le  moins,  entre  troiscenlseï  cin(piante 
membres  ,  et  que  toules  ces  .nations,  n)6me 
les  infiniment  petites,  possèdent  des  idiomes 
distincts.  Un  tel  état  de  choses  ne  peut  ré- 
sulter (jne  d'une  immense  anarchie  ethnique. 

Dans  cette  hypothèse,  je  ne  m'éionne  nul- 
lementde  voir  plusieurs  d'entre  ces  peuplades, 
comme  lesCliiquilos,  maîtresses  d'une  langue 
compliquée  et,  à  ce  qu'il  semble,  assez  sa- 
vante. Chez  ces  indigènes  ,  les  mots  dont 
l'homme  se  sert  ne  sunl  pas  toujours  les 
mômes  que  ceux  dont  use  la  iemme.  En  tous 
cas,  l'homme,  lorsqu'il  emploie  les  expres- 
sions de  la  femme,  en  modifie  les  désinences. 
Ceci  est  assurément  fort  rafilné.  Malheureu- 
sement, à  côté  de  ce  luxe  lexicologique ,  le 
système  de  numération  se  présente  restreint 
aux  nombres  les  plus  élémentaires.  Très- 
probablement  ,  dans  une  langue  en  apparence 
si  travaillée,  ce  trait  d'indigence  n'est  que 
retlel  de  l'injure  des  siècles,  servie  par  la 
barbarie  des  possesseurs  actuels.  On  se  rap- 
pelle involoniairement  ,  en  contemplant  de 
telles  bizarreries,  ces  palais  somptueux,  mer- 
veilles de  la  renaissance,  que  les  etiets  des 
révolutions  ont  adjugés  définitivement  à  de 
grossiers  villageois.  L'œil  y  admire  encore 
des  colonnettes  délicates,  des  rinceaux  élé- 
gants, des  porches  sculptés,  des  escaliers 
hardis,  des  arêtes  imposantes;  luxe  inutile  à 
la  misère  (jui  les  habite  ,  tandis  que  les  toits 
cievés  laissent  entrer  la  pluie,  que  les  plan- 
chers s'elfondrent,  et  quela.pariélaire  disjoint 
les  murs  qu'elle  envahit. 

Je  puis  établir  désormais  que  la  philologie, 
dans  ses  rapports  avec  la  nature  particulière 
des  races,  confirme  toutes  les  observations 
de  la  physiologie  et  de  l'histoire.  Seulement, 
ses  assertions  .se  font  remarquer  par  une  ex- 
trême délicatesse,  et  lorsqu'on  ne  peut  s'ap- 
puyer que  sur  elles,  rien  de  plus  hasardé  que 
de  s'en  contenter  pour  conclure.  Sans  doute, 
sans  nul  doute  ,  l'état  d'un  langage  répond  à 
l'état  intellectuel  du  groupe  qui  le  parle,  mais 
non  pas  toujours  à  sa  valeur  intime.  Pour 
obtenir  ce  rapport  ,  il  faut  considérer  uni- 
quement la  race  par  laquelle  et  pour  laquelle 
ce  langage  a  été  primitivement  créé.  Or  l'his- 
toire ne  paraît  nous  adresser,  à  part  la  famille 
noire  et  (jnelques  peu|)lades  jaunes,  qu'à  des 
races  quarlenaires  ,  tout  au  plus  En  consé- 
(juence,  elle  ne  nous  conduit  que  devant  des 
idiomes  dérivés ,  dont  on  ne  peut  préciser 
nettement  la  loi  de  formation  que  lorsque 
ces   idiomes  appartiennent  à  des  époques 


comparativement  récentes.  11  s'ensuit  que  des 
lé.suJials  ainsi  obtenus  ,  et  qui  ont  besoin 
constiuninent  de  la  confirmation  historique, 
ne  sauraient  fournir  une  classe  de  preuves 
bien  infaillibles.  A  mesure  qu'on  s'enfonce 
dans  i'anli(juité  et  que  là  lumière  vacille 
davantage,  les  ai'gumenls  philologi([ues  dé- 
viennent plus  hyf)olhéli(jut's  encoi'e.  Il  est 
fâcheux  de  s'y  v(.Mr  réduit,  lorsqu'on  chèrchi 
à  éclairer  la  marche  d'une  famille  humaine 
et  à  reconnaître  les  éléments  ethniques  qui 
qui  la  composent.  Nous  savons  que  le  sans- 
krit, le  zend  sont  des  langues  parentes.  C'est 
un  grand  point.  Quant  à  leur  racine  com- 
mune, rien  ne  nous  est  révélé.  De  mêaje  pour 
les  autres  langues  très-anciennes.  De  l'euskara, 
nous  ne  connaissons  rien  que  lui-même. 
Comme  il  n'a  pas,  jusqu'à  présent,  d'analogue, 
nous  ignorons  sa  généalogie  ,  nous  ignorons 
s'il  doit  être  considéré  comme  tout  à  fait  pri- 
mitif, ou  bien  s'il  ne  faut  voir  en  lui  qu'un 
dérivé.  Il  ne  saurait  donc  rien  nous  apprendre 
de  positif  sur  la  nature  simple  ou  comoosile 
du  groupe  qui  le  parle. 

En  matière  d'ethnologie  ,  il  est  bon  d'ac- 
cepter avec  gratitude  les  secours  philologi- 
ques. Pourtant  il  ne  faut  les  recevoir  que 
sous  réserve,  et,  autant  que  possible,  ne  rien 
fonder  sur  eux  seuls  (20 Ij. 

Cette  règle  est  commandée  par  une  néces- 
saire prudence.  Cependant  tous  les  fail-s  qui 
viennent  d'être  passés  en  revue  établissent 
que  l'identité  est  originairement  entière 
entre  le  mérite  intellectuel  d'une  race  et 
celui  de  sa  langue  naturelle  et  propre  ;  que 
les  langues  sont,  par  conséquent,  inégales  en 
valeur  et  en  portée  ,  dissemblables  dans  les 
formes  et  dans  le  fond,  comme  les  races;  que 
leurs  modifications  ne  proviennent  que  des 
mélanges  avec  d'autres  idiomes  ,  comme  les 
modifications  des  races;  que  leurs  qualités 
et  leurs  mérites  s'absorbent  et  disparaissent, 
absolument  comme  le  sang  des  races  ,  dans 
une  immersion  trop  considérable  d'éléments 
hétérogènes;  enfin  que  ,  lorsqu'une  langue 
de  caste  supérieure  se  trouve  chez  un  groupe 
humain  indigne  d'elle  ,  elle  ne  manque  pas 
de  dépérir  et  de  se  mutiler.  Si  donc  il  est 
souvent  difTicile  ,  dans  un  cas  particulier,  de 
conclure,  de  prime  abord  ,  de  la  valeur  de  la 
langue  à  celle  du  peuple  qui  s'en  sert,  il  n'en 
reste  pas  moins  incontestable  qu'en  principe 
on  le  peut  faire.  (M.  A.  de  Gobineau,  De  l  i- 
né  g  alité  des  races  humaines,  t.  I.  ) 

§  XV.  —  Coup  d'œil  sur  le  rôle  du  langiuje  dans 
fliuinauilé. 

La  grande  thèse  du  langage  et  de  la  pa- 
role ouvre  de  tous  eôtés  les  plus  magnifiques 
horizons,  et  présente  à  l'esprit  méditatif 
qui  l'approfondit  une  foule  d'harmonies 
d'un   ordre    supérieur.    Pour   le    prouver, 


(201)  On  ne  aoii  pas  perdre  de  vue  que  les  pré- 
raiiiioiis  iri  indiquées  ne  s*;ippliquehl  qu'à  la  déler- 
UMiialioii  de  la  généalogie  d'un  peuple,  el  non  |>;is 
d'une  fdinille  de  peuples.  Si  une  nation  change  quel- 
quefois d«  langue,  jamais  ce  fail  ne  s'esl  produit  et 
•u^  jiiuiiail  se  produire  pour  loul  un  l'aisceau  do  na- 


tionalités, etliniqueuienl  ideiuiques,  politiquernenl 
iudépendanies.  Les  Juifsont  abandonné  leur  idiouie ; 
renseuibie  des  nations  séiiiiliques  n'a  jamais  pu 
perdre  ses  dialettçs  natifs,  et  ne  sauraient  en  avoir 
d'autres. 


LAN 


rSYCHOLOGIE. 


7o'J 

nous  rtppelloroiis  ralteiition  du  Ucleur  sur 
le  rôle  des  mois,  dans  les  suciélés  humaines, 
aux  ditiérenles  phases  de  leur  existence  ,  au 
temps  de  leur  déclin  ou  de  leur  gloire,  et 
pour  cela  nous  ne  pouvons  mieux  faire  que 
d'emprunler  laulorité  de  deux  orateurs  ca- 
thohqucs  qui  portent  avec  une  haute  distinc- 
tion parmi  nous  le  sceptre  de  l'éloquence  : 

«  Un  homme  vient  au  monde.  Ses  yeux, 
ses  oreilles  ,  ses  lèvres  ,  tous  ses  sens  sf)iil 
iVrmés.  Il  n'a  aucune  idée  du  néant  qui  le 
rejette ,  ni  le  l'être  où  il  airive  ;  il  s'ignore 
iui-mème,et  tout  le  reste  avec  lui.  Laissez-le 
tfl  que  la  nature  vient  de  Tébaucher,  laisse/.- 
le  là  nu  et  muet ,  plutôt  mort  que  vivant  :  il 
vivra  sans  le  savoir,  hôte  informe  de  la  créa- 
tion, âmo  perdue  dans  l'impuissance  de  se 
trouver  elle-même.  Ses  yeux  s'ouvriront  sans 
qu'on  y  lise  une  pensée,  et  son  cœur  battra 
sans  qu'on  y  sente  i;ne  v(;rta.  Heureusement 

Quelque  chose  veille  sur  lui.  La  providence 
e  la  parole  le  couvre  de  ses  fécondes  ailes; 
la  parole  se  penche  incessannuent  vers  lui,  lo 
regar-de  ,  le  touche  ,  le  i  (tourne  ,  essaye  par 
ses  fréniissenieiits  d  éveiller  celle  âme  endor- 
mie, ht  enlin  ,  après  des  jours  qui  ont  été 
des  siècles  ,  tout  à  coup ,  de  cet  abime  sourd 
cl  insensible,  de  cet  enfant  (jui  à  peine  a  fait 
croire  par  un  sourire  qu'il  entendait  l'amour 
qui  l'a  mis  au  monde,  la  parole  s'échappe  et 
répond.  L'honune  vit  cette  fois;  il  pense, 
il  aime,  il  nonune  ceux  qu'il  aime  ,  il  leur 
rend  en  une  parole  tout  l'amour  qu'il  en  a 
reçu. 

"  Mais  ce  n'est  là  que  le  commencement 


LAN 


■10 


veuille  ,  quoi  i]u'il  fasse  ,  i)our  son  bonheur 
ou  son  malheur,  la  parole  aclièvera  son 
œuvre;  elle  en  fera  un  vase  de  foi  ou  d'in- 
croyance ,  une  victime  de  l'orgueil  ou  de  la 
'îharité,  un  esclave  des  sens  ou  du  devoir,  et 
si  la  liberté  lui  demeure  toujours  contre  le 
mal,  ce  sera  pourtant  à  la  condition  d'apfteler 
à  son  aide  une  meilleure  pai'ole  (]ue  la  [)arole 
([ui  l'aura  trompé. 

«  Voilà  l'histoire  de  l'homme  :  écoutez 
celle  d'un  peuple.  Un  peuple  est  assoupi  dans 
les  mœurs  de  la  barbaiie;  il  ne  connaît  pas 
môme  le  premier  de>  arts,  qui  est  d'assujettir 
la  terre  à  ses  besoins.  Comme  l'animal,  il  vit 
d'une  j)roie.  L'a-l-il  rencontrée,  il  dort  auprès 
du  feu  qui  le  chaulle,  ou  de  l'arbre  ([ui  le 
couvre,  jusqu'à  ce  que  la  faim  lui  commande 
de  disputer  aux  forèl^  et  au  hasard  son  in- 
certaine subsistance.  Il  n'a  point  de  patrie. 
Le  sol  môme  où  il  est  errant  n'a  reçu  de  son 
travail  aucune  consécration  ,  de  sa  puissance 
aucune  limite,  et  encore  iju'il  y  garde  les  os 
de  ses  ancôlres  ,  il  y  marche  sans  [lassé  et 
sans  avenir.  Vient-on  l'y  troubler,  il  s'y  dé- 
fendra comme  une  bête  fauve  dans  sa  tanière, 
mais  sans  pouvoir  faire  du  morceau  de  bois 
(|ui  lui  serviiade  défense  ni  une  épée  ni  un 
drapeau.  L'idée  lui  man(]ue  ,  et  avec  elle  la 
verlu,  le  [)rogrès,  l'histoire,  la  stabilité. 

«  Mais  voici   que  loul  change.    Ce  peuple 
s'assied,  il  dresse  sa  lente,  il  creuse  de-^  fossés, 
il    pose  des  gardes.  Il  a   (pielque  chose  de 
durable  cl  de  saint  à  garder.  Un  temple  lui 
ollre  sous  une   image   sensible  lé  Dieu  qui  a 
fait  le  inonde  ,  le  pèie   de  la  justice  et  I  ha- 
(le  l'homme.  Lui,  le  prédestiné  de  l'inlini,  ne      bitanl  des  Ames.  H  l'adore  en  esprit,  il  le  prio 
tonnait  encore  (]ue  le  sein  de  sa  mère,  son     avec  foi.  Le  soleil  ne  passe   plus  sur  sa   lèle 
berceau, sa  chambre, quelques  images  pendues     comme  un  feu  qui  s'éleinl  le  soir  et  se  rallume 


aux  murs  ,  tout  resfiace  que  l'a^il  embrasse 
dune  fenêtre;  une  heure  est  pour  lui  l'histoire, 
une  maison  l'univers,  une  caresse  la  (in  dei- 
nière  des  choses.  Il  faut  qu'il  sorte  de  cet 
étroit  horizon,  et  se  préi)aie  à  marquer  sa 
place  dans  cette  société  haletante  où  tous , 
ayant  les  mômes  droits  dans  les  mômes  de- 
voirs, vont  lui  disputer  la  gloire  de  vivre. 
Touti^  l'heure  il  descendra  l'escalier  [lalcrnel, 
il  paraîtra  dans  la  place  publique;  son  oreille 
entendra  le  fioissement  douloureux  des 
ambitions  (jui  se  lieui  lent  et  des  idées  qui  se 
repoussent ,  et  ,  comme  une  feuille  tombée 
dans  les  Ilots  d'une  mer  émue  ,  il  s  étonnera 
Ijour  la  première  fois  du  prix  que  coûte  la 
>ie  et  des  inytlères  qu'elle  contient.  Qui  les 
lui  expliquera  ?  Qui  l'introduira  bien  ou  mal 
dans  la  science  de  l'honmie ,  celte  .science 
dont  les  éléments  sont  le  passé  ,  le  présent, 
l'avenir,  la  l(;rre  et  le  ciel  ,  qui  touche  au 
néant  par  un  de  ses  pôles  ,  à  l'infini  j»ar 
Lauire?  Ce  sera  la  parole  encore  :  non  [dus 
la  parole  de  son  père  et  de  sa  mère  ,  mais 
une  parole  liasardeuse  ,  qui  étouffera  peut- 
filre  en  lui  les  germes  de  la  vérité,  qui  peut- 
P'.re  les  y  développera  ,  selon  l'esprit  des 
n:altres  qui  dirigeront  le  sien.  Car  il  auia 
des  maîtres;  il  ne  peut  se  soustraire  à  ce 
second  règne  de  la  parole  .sur  lui.  La  parole 
l'a  mis  au  monde  ;  la  ])arole  a  donné  l'éveil 
t\.  le  premier  cours  à  sa  pensée  :  quoi  qu'il 


au  matin  ,  mais  comme  la  grave  mesure  des 
âges,  apportant  à  chaque  jour  son  devoir,  à 
chaque  siècle  sa  durée.  11  en  conq)te  les  ré- 
volutions, et  distribue  sa  propre  histoire  dans 
le  cycle  où  toutes  les  nations  ont  renfermé 
la  leur.  Ce  i)cuple  vil  enfin  :  il  révèle  sa  i)ré- 
sence  par  des  hommes  (|ui  ont  un  nom  ,  i)ar 
des  actes  qui  ont  un  empire.  Mais  qui  l'a  lire 
de  sa  mon  antérieure?  qui  a  l'ail  d'une  peu- 
l)lade  barbare  une  société  régulière  et  civili- 
sée? Qui?  Eh  !  la  môme  puissance  (jui  a  fait 
l'homme  :  la  parole.  Orphée  est  descendu  des 
montagnes  de  la  ïhrace;  il  a  chanté,  el  la 
Grèce  est  sortie  touie  vivante  des  accents 
de  sa  lyre.  Un  missionnaire  a  paru  dans  des 
solitudes  avec  un  crucifix  pour  harpe  ;  il  a 
nornmé  Dieu,  eldes  sauvages  simples  jus(pi'à 
la  nudité  ont  couvert  de  feuilles  leur  pudeur 
naissante.  Les  enfants  ont  souri  à  l'homme  de 
la  parole,  el  les  mères  oui  cru  aux  lèvres  qui 
apportaient  à  leurs  fils  la  bénédiction  du 
grand  Esprit. 

«  Voulez-vous  d'autres  scènes  prises  aux 
sociétés  vieillies?  Un  peuple,  ajirès  avoir  tenu 
longtemps  avec  honneur  le  sceptre  de  sa 
destinée  ,  a  perdu  peu  à  peu  le  sens  des 
glandes  choses;  il  n'a  pas  su  croire,  ni  dé- 
libérer, ni  se  dévouer;  on  l'a  vu  accroupi  à 
un  comptoir,  pesant  des  écus  dans  une  ba- 
lance au  lieu  cl'y  peser  le  sort  du  monde  ,  et 
n'avant  plus  d'entrailles  que  pour  le  hiaiit  mo- 


711  LAN 

iiolono  ot  sol  lie  l'iiigenl.  Avec  rabaissement 
(lucarnclèreesl  venue  la  serviludc;  les  tyrans 
se  sont  jou('sde  ce  peuple  en  lui  imposant  des 
lois  dib'nes  de  ses  mœurs.  Ils  ont  trouvé  des 
complices  jusque  dans  les  traditions  de  la 
liberté,  et  le  forum,  la  tribune;,  le  sénat,  ont 
été  les  noms  dont  ils  ont  couvert  l'avilisse- 
menl  des  Ames  et  l'opprobre  de  leur  tyrannie. 
Mais  pendant  que  régnaient  la  corruption  et 
la  peur  sur  cette  tourbe  dégénérée  ;  pendant 
que  tout  se  taisait ,  excepté  le  mensonge  ,  la 
calomnie,  la  délation,  la  bassesse  de  cœur  et 
(res[)rit,  à  un  moment  qu'on  n'attendait  plus, 
il  s'est  l'ait  un  réveil  et  un  retour  :  Domiticn 
a  disparu,  Nerva  lui  a  succédé.  Qui  a  ainsi 
suspendu  le  cours  des  ruines?  Qui  a  ramené, 
ne  fût-ce  qu'un  jour,  des  noms  et  des  souve- 
nirs honnêtes  ?  ne  le  demandez  pas  ;  la  parole 
s'est  glissée  dans  les  interstices  de  la  tyrannie  ; 
elle  a  rencontré  çà  et  là ,  comme  dans  un 
champ  moissonné,  des  âmes  demeurées 
pures  de  leur  siècle,  et  semant  par  elle  le 
levain  de  la  force  antique ,  elle  a  ranimé  le 
sénat,  le  peuple,  le  forum,  les  dieux  éteints, 
la  majesté  tombée,  et  tous  ensemble,  res- 
suscitant en  un  même  jour,  il  ont  donné  aux 
vivants  et  aux  morts  une  sainte  et  dernière 
apparition  de  la  patrie. 

«  Au  delà  du  peuple,  il  n'y  a  plus  que  le 
genre  humain,  et  lui  peul-être  aussi  aura-t-il 
éprouvé  la  puissance  magi(jue  de  la  parole. 
Lui  peut-être  aussi,  plongé  dans  la  corruption 
et  la  servitude,  aura-t-il  une  fois,  dans  le 
coursde  la  longue  histoire,  connule  tressaille- 
ment divin  de  la  résurrection.  Si  vous  l'aviez 
oublié,  rappelez-vous  ce  qu'était  le  monde 
i\  l'aurore  des  temps  que  nous  disons  les 
nôtres.  Assistez  par  la  pensée  à  l'une  des 
fêtes  où  il  apportait  à  la  fois  ses  dieux  et  ses 
mœurs,  ses  idées  et  ses  joies.  Choisissez  le 
cirque  ou  l'amphithéâtre,  les  jeux  ou  les 
mystères,  telle  scène  antique  qu'il  vous  plaira. 
Regardez  :  tel  était  le  monde.  Ce  monde-là 
n'est  plus  ;  des  autels  chastes  convient  les 
générations  au  redressement  laborieux  de 
leurs  sens,  et  la  croix,  signe  de  mortification 
et  d'humilité,  au  lieu  de  donner  l'esclave  en 
spectacle  à  des  maîtres  cruels  et  dissolus, 


DICTIONNAIRE  DE  PIIILOSOPIIIE.  LAN  712 

pauvres  leur  place  et  hnu'  dignité.  Que  dirai-je 
(le  plus?  le  cœur  de  l'homme  est  encore 
faible  et  dévoré  des  passions,  et  cependant 
l'humanité  est  tiansfigurée  ;  elle  porte  au 
plus  profond  de  ses  «'.ntrailles  une  semence 
de  bien  contre  laquelle  aucun  crime  ne  peut 
prévaloir,  et  qui  condamne  au  mépris  de  tous 
les  mêmes  choses  qui  avaient  usurpé  dans 
l'ancien  monde  les  hommages  de  tous.  Qui  a 
fait  cela  ?  Encore  une  fois,  et  je  me  lasse  de 
le  répéter,  c'est  la  parole.  Un  homme  est 
venu  qui  s'est  dit  Dieu,  et  qui  a  dit  au  nom 
de  Dieu  :  Bienheureux  les  pauvres  I  Bien- 
heureux les  doux  !  Bienheureux  ceux  qui 
pleurent  !  Bienheureux  ceux  qui  ont  faim  et 
soif  de  la  justice  ?  Bienheureux  les  purs  de 
cœur  !  Bienheureux  ceux  qui  souffrent  per- 
sécution pour  la  justice  !  {Malth.  v,  .3-10.) 
11  a  dit  cela,  et  la  parole  qui  fait  l'homme, 
qui  fonde  la  civilisation,  qui  afiranchit  les 
peuples,  celte  même  parole  sur  les  lèvres 
du  Christ  a  donné  une  nouvelle  force  ou 
plutôt  une  nouvelle  naissance  à  l'humanité. 

«  11  est  manifeste  par  là  que  la  parole  est 
la  première  puissance  du  monde,  et  qu'elle 
est  la  cause  de  toutes  les  révolutions  heureuses 
ou  malheureuses  dont  l'enchaînement  com- 
pose l'histoire.  »  (Lacordaire,  56'  Confér.) 

Ecoutons  maintenant  un  illustre  prélat  : 

«  Il  ne  faut  pas  s'y  tromper. 

«  Il  y  a  dans  les  lettres  quelque  chose  de 
plus  grand,  de  plus  puissant  que  tout  cet 
éclat  qu'elles  jettent  autour  d'elles ,  que 
toute  cette  splendeur  dont  elles  illuminent 
la  terre  ; 

«  C'est  le  bon  sens  des  mots  ; 

«  Car,  pour  qui  sait  comprendre  la  pro- 
fonde et  mystérieuse  liaison  des  idées  et  des 
choses  avec  la  parole,  tout  l'ordre  et  toute 
la  sécurité  de  la  vie  humaine  ont  là  leur 
principe. 

«  Et,  pour  aller  jusqu'au  bout  de  ma  pensée 
et  la  dire  nettement,  l'alphabet  du  genre 
humain,  la  grammaire  d'un  enfant,  le  dic- 
tionnaire d'une  nation,  voilà  ce  qui,  bien  plus 
encore  que  les  belles  littératures,  me  pénètre 
d'un  sentiment  indéfinissable  de  respect  et 
de  reconnaissance  pour  Celui  qui  m'a  donné 


marche  devant  les  princes  pour  leur  enseigner     ces  lettres,  cette  parole,  cette  pensée. 


la  douceur,  devant  les  peuples  pour  leur 
donner  le  courage  d'une  vie  grave  et  pauvre. 
Le  sang  versé  n'appelle  plus  d'applaudisse- 
ments, si  ce  n'est  quand  on  le  donne  dans 
un  grand  et  volontaire  sacrifice  ;  la    chair, 


«  Aussi,  parmi  tous  les  titres  d'honneur  de 
l'Académie  française,  je  n'en  sais  point  de 
plus  relevé  que  d'être  la  gardienne  de  ces 
grandes  choses,  la  con.^ervatrice  fidèle,  non- 
seulement  de  la  littérature,  mais  de  la  gram- 


déshonorée  par  l'impudeur  de  l'âme,  nes'otfre     maire  et  du  dictionnaire  de  la  plus  intelligente 
plus  à  l'adoration  publique,  et  la  pureté  sans     nation  de  l'univers. 


tache  a  su  se  bâtir  au  milieu  des  grandes 
villes  des  retraites  qui  ne  sont  pas  même 
illustres,  tant  le  cœur  de  l'homme  s'est  élevé 
dans  l'intelligence  de  la  vertu. 

«  L'œil  ne  rencontre  plus  sur  le  front  des 
passants  des  traces  de  mutilations  ;  l'oreille 


«  Ce  ne  sera  pas  descendre,  Messieurs,  que 
de  considérer  ici  ces  modestes  mais  puissants 
éléments  des  lettres  ;  car  l'on  ne  descend 
pas  quand  on  ne  quitte  les  hauteurs  où  la 
lumièrerayonne,  que  pour  pénétrer  jusqu'aux 
vives  profondeurs  et  au  foyer  môme  d'où 
n'est  plus  frappée  du  bruit  abject  des  supplices     elle  jaillit,  et  pour  étudier  ce  fond  intime  des 


privés,  et  la  justice  publique  elle-même  n'appa 
raîl  que  rarement  aux  regards  respectés  des 
citoyens.  Une  rue  est  un  asile  où  se  rencon- 
trent des  créatures  qui  ont  toutes  en  elles- 
mêmes  le  signe  de  leurs  droits,  et  l'inégalité 
visible  des  conditions  n'y  enlève  point  aux 


choses,  cet  interiorarerum  dans  lequel  réside 
le  ferme  ])rincipe  de  leur  beauté,  et  où  se 
découvre  et  se  sent  cette  force  cachée  de  la 
main  de  Dieu  qui  soutient  tout. 

«  Je   ne  crains  pas   de   le  proclamer,  la 
grammaiie,  le  dictionnaire,  sont  à  la  littéra- 


îlb  LAN  PSYCHOLOGIE.  LAN  714 

lure  d'une  nation  ce  que  le  fondement,  avec  parente    nuiUij)licilé  de    ses  négations,  se 

ses  fortes  assises,  est  à  l'éditice.  Que  dis-je?  résume  en  un  mot  :   Y  a-t-il,  oui   ou  non, 

Dans  ce  vivant  et  immortel  éditice  des  lettres,  une  autorité  doctrinale  sur  la  terre? 
la  grammaire,  le  dictionnaire,  ne  sont  pas         «  Aujourd'lmi  les  querelles  sont  ailleurs; 

seulement  à  la  base,   ils  sont  au  centre,  ils  mais,  quel  que  soit  l'objet  dont  les  liommes 

sont  au  faîle  ;  ils  fortifient,  ils  portent  tout.  disputent,  je  le  maintiens  : 

«  Non,  je  ne  suis  pas  de  ceux  qui  comptent         «  La  paix   du  monde  est  dans  l'harmonie 

les  mots  pour  peu  de  chose.  des  mots,  desjdéeset  des  choses. 

«  Rien  n'est  petit  de  ce  qui  appartient  à         «  Et  voilà  pounjuoi  le  dictionnaire  d'une 

l'humanité  ot  lui  vient  de  Dieu.  nation  est  à  mes  yeux  une  si    grande  puis- 

«  Les  mots  sont  à  la  pensée  de  l'homme  sance! 
ce  que   le  regard  est  à  lame,  une  lumière,         «  Si  les  nations  de  la  terre  sont  aujourd'hui 

une'  physionomie.  si  étrangement  troublées  (203),  si  les  royaumes 

«  Ils   la   létléchissent,  ils   la  révèlent,  el  les  plus  })uissants  semblent  incliner  à  leur 

l'homme,  réduit  à  la  pensée  sans  la  parole  ruine  (204),  c'est  que  depuis  longtemps  déjà 

pour  l'exprimer,  aurait  perdu  une  partie  de  cette  harmoiiie  n'existe  plus, 
sa  puissance  et  de  sa  grandeur.  a  Leschoscslesplusimportantesau  bonheur 

«  La  parole  hi  la  pensée,  voilà  donc  les  et  à  la  sécurité  publique  sont  sans  accord 
deux  illustres  prérogatives  qui  constituent  entre  elles,  et  il  y  a  un  profond  dissenti- 
dans  l'homme  la  dignité  de  sa  nature  !  Voilà  ment  sur  les  idées  qui  les  rejirésenlent  et  sur 
les  deux  forces  par  lesquelles  il  s'empare  des  les  mots  qui  les  expriment.  Je  n'en  citerai 
choses,  les  exprime,  les  attire  à  lui  et  les  qu'un  exemple  : 

Possède.    La  pensée  n'y    suffit  pas  seule  ;         «  Ces  trois  grandes  forces  morales,  qui  se 

homme  ne  possède  réellement  que  ce  qu'il  nomment  dans  les  sociétés  humaines,  Vauto- 

a  bien  nommé.  rite,  la  liberté,  et  le  respect,  et  sans  lesquelles 

«  Les  choses  en  ce  monde  sont  le  grand  je  ne  sache  pas  une  société  possible,  ont  été 
intérêt  de  l'humanité  ;  après  les  choses,  les  jetées  dans  l'arène  des  disputes  publiques  : 
idées  qui  les  représentent  ;  après  les  idées,  d'un  bout  de  l'Europe  à  l'autre,  et,  on  peut  le 
les  mots  qui  les  expriment.  Mais  la  corrélation  dire,  dans  le  monde  entier,  c'est  une  que- 
est  si  étroite  ici,  et  le  lien  si  fort,  que  les  relie  sociale,  et  la  plus  ardente  qui  fut 
mots  peuvent  périr  ou  se   corrompre  sans  jamais. 

entraîner  et  sans  perdre  ou  corrompre  avec         «  Mais  à  quoi  précisément  tient  donc  toute 

eux  les  idées  et  les  choses.  cette  importance  des  mots?  Le  voici  : 

«  C'est  ce  qui  fait  à  mes  yeux  la  puissance,         '<  Il  y  a  providentiellement  dans  le  langage 

non-seulement  de  tout   homme   qui  parle,  de  toute  nation  une  certaine  somme   d'idées 

mais  d'un  enfant  qui  bégaye.  acquises,   didées  justes,   d'idées  certaines , 

«  Toutes  les  fois  qu'un  homme,  qu'un  en-  qui  font  sa  force  et  sa  richesse  intellectuelle, 

fant  a  parlé,  a  dit  un  jnot,  j'écoule,  je  regarde  et  nui,  rejirésentées  dans  le  commerce  des 

attentivement  :  à  moins  qu'il   n'ait  perdu  la  intelligences  pai- un  certain  nombre  de  mots, 

raison,  il  y  a  une  lumière  quelconque  dans  forment  sur  tout  sujet  donné   comme  le  ré- 

sa  parole.  sumé  du  bon  sens  public. 

«  On  dit  quelquefois:  Ce  sont  des  querelles         «  Or,  ces  mots,  qu'on   pourrait   presque 

de  mots,   et  on  dédaigne  ;  on  a  tort  ;  il  faut  appeler  la  monnaie  vive  et  courante  de  l'in- 

écouler  toujours  :  comme  s'il  pouvait  y  avoir  telligence,  sont  déposés  dans  le  dictionnaire 

entré  les  hommes  des  querelles  où  les  mots  national  avec  leur  valeur  la  plus  haute  et  la 

lussent  peu  de  chose  !  Comme  si  toutes  les  plus  pure,  ainsi  que  dans  un  trésor,  et  tout 

plus  grandes  révolutions  humaines,  bonnes  écrivain  qui,  commençant  un  livre,  fo.uillerait 

ou  mauvaises,  ne  s'étaient  i)as  accomplies  par  d'abord  avec  soin  dans  ce  grand  domaine  de 

la  puissance  des  mots,  c'est-à-dire  par  la  la  raison  publi(|ue,    y  trouverait  une  force 

puissance  des  idées  et  des  choses  que  les  inépuisable    d'iiJées   justes,    d'idées  fortes, 

mots  expriment  I  d'idées  fécon(l(>s,  d'où  il  ne  larderait  pas  à 

«  Non:  dans  le  genre  humain,  tel  que  Dieu  conclure  qu'approfondir  le  langage  humain 

l'a  fait,  les  grandes  (pierelles  de  mots  révè-  sur  une  question  quelconque,  est  toujours  de 

lent  toujours  le  combat  des  grandes  idées,  la  plus  haute  importance, 
et   sont  toujours  des  querelles  de  grandes         «  Mais  c'est  à  vous.  Messieurs,  qui  tous  ici 

choses.  avez  mis  la  main  à  la  grande  œuvre  du  dic- 

«  L'arianisme,  cette  immense  hérésie,  rou-  tionnaire  de  notre  langue,  c'estàvous  à  nous 

lait  tout  entière  sur  un  mot  :  c\j.oùg:o:.  le  Fils  dire  si  la  science  des  mots  mérite  tous  les 

de  Dieu,    le   Verbe,   est  -  il    Dieu,  oui  ou  mépris  que  le  bel  esprit  lui  envoie,  et  si  ces 

non  (202)  ?  mépris  ne  sont  pas  le  témoignage  le  plus 

«  Le  nestorianisme  ne  rejetait  qu'un  mot  :  ordinaire  de  l'irréflexion  et  de  la  légèreté. 
©soTôxoç.   Marie  est- elle  mère  de    Dieu,  oui         i  Pour  moi,  qui  n'ai  point  été  associé  jus- 

ou  non?  qu'ici  à  vos  travaux,    je    n'ai  point  attendu 

«  Le  protestantisme  lui-même,  malgré  l'ap-  d'avoir  cet  honneur  pour  rendre  hommage  à 

(202)  Oui  011  non  :  ce  snni  1.  s  deux  mniiosyllalies  ses  questions  on  on  se?  réponse';  :  <'t'sl  la  véiiîôou 

l'is  plus  coiiris  «le   la   |iarole   lininaine  :  mais  voyez  le  nuMipoiige  :  Esi,  est,  iVoîj,  iioi/.  {Mniih.  v.  57.) 
la  piiissanre  des   mots!  !a  roiisrieiire  de  i'Iioiiiiiie  (205)  Coulurbaia'  mmi  (jenies.  (/*s.  XLV,  47.) 

el  Jn  rliiéiicii  n'a  jamais  rien  en  de  plus  grave  en  (iU-i)  liiiHiuila  iiiiil  régna.  {Ibid.j 

DicTioNN.  DE  Philosophie.  I.  23 


715 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


LAN 


m 


00  qu'il  y  a  toujours  de  st^ricux  et  de  grand 
tlaus  le  dicliomiJiiro  d'une  nation.  L'œuvre 
peut  ôlre  plus  ou  moins  j)arfi)ite,  selon  la 
nation;  mais  à  quelque  degré  qu'elle  le  soit, 
«:'esl  toujours  la  raison  et  la  sagesse,  la  pen- 
sée et  la  parole  de  l'humanité. 

«  Sans  doute  le  dictionnaire  d'une  nation 
sauvage  est  indigent,  borné  çt  presque  sans 
idées  générales,  matériel  et  grossier,  presque 
sans  notions  spirituelles;  toutefois,  quand  on 
V  regarde  de  près,  on  y  découvre  souvent 
des  lumières  qui  étonnent.  Mais,  en  retour, 
comprend-on  tout  ce  qu'il  doit  y  avoir  d'é- 
lévation, de  force,  de  justesse,  de  grandeur, 
d'horizon,  de  richesse  intellectuelle  cnlin 
dans  le  dictionnaire  d'une  nation  civilisée  et 
chrétienne  coainie  la  France? 

«  Un  philosophe  l'omain  faisait  aux  gram- 
mairiens de  son  temps  l'insigne  honneur  de 
leur  dire  :  Grammatici  custodes  Latini  ser- 
monis.  (SÉNÈQUE,  vi,  488.)  Je  comprends 
dès  lors  aussi  que  la  première  gloire  de  l'A- 
cadémie française  soit  d'ùlre  la  gardienne  de 
notre  belle  langue;  car  si  le  style  est  l'homme, 
une  langue  est  la  forme  apparente  et  visible 
<le  l'esprit  d'un  peuple;  et  c'est  là  de  toutes 
les  propriétés,  de  toutes  les  grandeurs  natio- 
nales oelle  qu'un  peuple  doit  être  le  plus  fier 
et  le  plus  jaloux  de  conserver. 

«  On  sait  tout  ce  que  Fénelon  en  a  écrit 
dans  sa  belle  lettre  au  secrétaire  perpétuel. 

«  Oui,  il  est  grand,  l'honneur  de  veiller  sur 
un  tel  dépôt,  et  de  lui  conserver  son  inap- 
préciable intégrité!  C'est  garder  là  tout  en- 
semble la  pensée  et  la  raison  humaines  dans 
la  langue  nationale,  c'est-à-dire  tout  le  tra- 
vail de  l'esprit,  toute  l'œuvre  de  la  civilisa- 
tion en  France,  et  toute  cette  abondante  ri- 
chesse intellectuelle  amassée  pendant  des 
siècles,  et  mise  en  valeur  par  le  génie  fran- 
çais, avec  les  procédés  qui  le  distinguent. 

«  Oui,  il  est  beau,  ce  travail,  qui  va  recher- 
,/cher  dans  les  idées  vraies,  dans  les  idées 
.premières,  la  lumière  supérieure,  5  qui  seule 
^l  appartient  de  restituer  leur  sens  vérital>le 
aux  mots  dégénérés;  qui  repousse  avec  un 
scvin  persévérant  les  sens  étrangers,  les  signi- 
fications fausses,  les  formations  illégitimes, 
•et  ces  alliances  qu'il  est  permis  d'appeler 
adultères;  qui  rend  enlin  aux  idées  et  aux 
choses  leur  valeur  réelle,  en  les  dégageant 
fl'une  phraséologie  trompeuse,  et  écarte 
ainsi  la  corruption  et  la  barbfirie,  qui  n'en- 
trent .jamais  dans  le  langage  sans  annoncer 
c'.wx  sociétés  l'époque  de  leur  décadence. 

«  Oui,  Messieurs,  «'est  là  rendre  au  pays 
un  service  digne  de  quelque  reconnaissance! 
Pour  moi,  je  l'avoue,  toutes  les  fois  que,  po- 
sant la  main  sur  le  Dictionnaid^ede  l'Académie 
■française,  je  pense  à  toutes  les  idées  essen- 
tielles qui  sont  là  déposées,  à  toutes  les  no- 
tions vraies,  à  toutes  les  expressions  simples 
ou  grandes,  belles  ou  fortes,  à  tous  les  termes 
nécessaires  et  utiles  que  ce  livre  renferme; 
quand  je  vois  là  réunies  ces  précieuses  ar- 
chives de  la  pensée  et  de  l'intelligence  na- 
tionales, et,  comme  ramassée,  la  somme  im- 
mense de  savoir  dont  ce  livre  est  dépositaire, 
je  sens  en  moi  quelque  chose  qui  ressemble 


à  une  lespectueuso  et  patriotique  émotion. 

«  Et  je  ne  crois  pas  être  seul  à  sentir 
ainsi. 

«  A  qui  n'est-il  pas  arrivé  de  feuilleter, 
sans  dessein  arrêté,-  los  pages  d'un  diction- 
naire, et  de  se  trouver  attaché  à  cette  lecture 
par  une  sorte  d'attrait  indéfinissable?  Quel 
est  l'homme  mûr  qui  ne  s'est  pas  quelquefois 
demandé  compte  du  plaisir  étrange  qu  il 
éprouvait  à  se  promener  ainsi  comme  au 
hasard  dans  le  monde  des  mots  et  dés 
idées? 

«  C'est  que,  pour  un  esprit  réfléchi, 'par- 
courir le  dictionnaire  d'un  peuple,  c'est  i><'ir- 
courir  son  histoire,  ou,  ])our  parler  ju^le- 
ment,  c'est  parcourir  l'histoire,  les  annales 
de  l'esprit  humain  chez  ce  peuple.  Et  quelle 
liistoire  que  celle-là  !  Combien  a-t-elle  plua 
d'intérêt  que  celle  des  faits  communs  et  des 
révolutions  vulgaires  dont  se  compose  la  vie 
journalière  des  nations!  Ce  (ju'on  lit,  ce 
qu'on  apprend  là,  c'est  le  bon  sens  cachée 
c'est  le  sens  supérieur  du  langage  ;  c'est 
quelquefois  la  plus  haute,  la  |)lus  Ir;  nscen- 
dante  philosophie  ;  ce  sont  les  idées  primi- 
tives de  l'humanité,  avec  leurs  premières  et 
plus  ilkislres  généalogies,  avec  leuis  [ilus 
nobles  alliances ,  avec  leurs  conquêtes  ei 
leur  triomphes  :  liélas!  c'est  quelquefois  aussi 
l'histoire  de  leur  abaissement,  de  leur  défaite 
et  de  leur  chute! 

«  J'ai  besoin  de  m'expliqucr  ici,  et  de  dire 
ce  qui  ajoute,  pour  moi,  à  la  valeur  de  ce 
livr-e  unique  un  prix  singulier,  et  quelquefois 
un  intérêt  douloiM'eux. 

«  C'est  que  le  dictionnaire  n'est  pas  seule- 
ment le  dépositaire  de  la  pensée  et  de  la 
raison  humaine;  il  en  est  le  refuge,  il  peut 
en  être  le  sauveur  au  jour  du  péril. 

«  Car,  je  le  disais  tout  à  l'heure,  il  y  a  des 
jours  de  péril  pour  la  pensée,  pour  la  raison 
de  l'homme;  il  y  a  des  époques  de  vertige 
ovi  il  semble  que  la  tête  tourne  aux  nations  ; 
où  le  bon  sens  humain  se  trouble,  les  idées 
s'altèrentj  la  vérité  diminue,  les  mœurs  s'a- 
baissent sous  l'efiort  des  passions  conjurées; 
où  la  grande  maîtresse  d  eiVeur,  comme  dit 
Pascal,  triomphe;  où  le  langage  lui-même 
change;  où  l'on  essaye,  par  exemple,  de 
nommer  Dieu  le  mal,  la  propriété  le  vol,  le 
travail  un  droit,  l'autorité  une  tyrannie,  le 
respect  une  bassesse,  la  licence  liberté,  et  la 
liberté  chimère. 

Grâce  à  Dieu,  le  dictionnaire  ne  change 
pas  si  vite!  Ce  vieux  moniteur  de  la  sagesse 
humaine  s'attarde  heureusement  dans  une 
sorte  d'immutabilité.  Il  ne  peut  varier  chaque 
jour  ;  et  longtemps  encore  après  les  lévolu-^ 
tions,  il  demeure  là,  protestant  en  faveur  du 
droit  et  du  bon  sens  ! 

«  Pour  le  dire  simplement,  les  idées  justes 
d'une  nation  demeurent  dans  son  diction- 
naire, sans  altération  et  san's  trouble,  après 
même  qu'elles  ont  été  troublées  dans  le.s 
esprits;  elles  y  subsistent  longtemps  encore 
après  qu'elles  ont  été  bannies  du  langage,  où 
elles  gardent  leur  place  longtemps  même 
encore  après  r^u'elles  ont  été  bannies  dey 
mœurs. 


717 


LAN 


a  En  ferai-je  un  reproche  au  langage,  el 
l'accuserai-je  d'hypocrisie  parce  qu'il  reste 
meilleur  que  les 'mœurs!  Je  m'eu  garderai 
bien,  Messieurs.  J'aime  mieux  penser  que  s'il 
arrive  au  langage  d'ôlre  ainsi  meilleur  (pie  la  I 
conduite,  c'est  encore  un  hommage  qu'il  rend 
parla  aux  imprescriptibles  droits  de  la  vérilô 
et  de  la  vertu. 

«  Sans  doute,  il  est  triste  de  voir  les  idées, 
les  vertus,  les  principe^  l'aire  naufrage  ;  mais 
il  est  consolant  de  voir  les  mots  qui  les  expri- 
ment surnager;  car  entin,  les  mœurs  elles- 
mêmes  ne  subissent  une  altération  profonde 
et  humainement  irrémédiable,  que  quand  le 
langage  s'est  abaissé  jusqu'à  ne  savoir  plus 
exprimer  rien  de  bon  et  d'honnête,  lorsqu'il 
a  été  perverti  jusqu'à  nommer  le  mal  bien, 
et  le  bien  mal, 

«  Malheureusement  cela  n'a  pas  été  sans 
exemple. 

«  Mais  de  là  vient  aussi  que  ce  n'est  pas 
seulement  avec  charme,  c'est  quelquefois  avec 
une  tristesse  profonde  qu'un  observateur 
attentif,  qu'un  j»hilosophe  religieux  médite 
le  dictionnaire  de  sa  nation  :  et,  retrouvant 
là  les  den>ièrcs  traces  du  bon  sens,  du  sens 
élevé,  du  sens  hoiuiète  qui  a  dis|)aru  du 
monde;  constatant  les  ditlérences  piofondos 
survenues  entre  le  vieux  langage  et  les  nou- 
velles mœurs,  le  dissentiment  déplorable 
entre  ce  qui  est  et  ce  qui  fut,  l'abaissement 
des  esprits  et  des  cœurs,  la  dépravation  des 


PSYCHOLOGIE.  LAN  718 

«  Mais,  parmi  ces  mots  dépositaires  et  re- 
présentants do  l'idée,  chacun  à  son  rang  et 
pour  ainsi  dire  dans  sa  mesure  d'autorité,  il 
en  est  (pii  exercent  un  |)lus  haut  empiie  sur 
"es  esprits,  dont  l'action  est  plus  i)roroiulc 
dans  le  uionde  intellectuel,  el  dont  l'obscur- 
cissement ou  la  chute  a  nécessairement  un 
plus  grand,  un  })lus  funeste  retentissement: 
ce  sont  les  mots  supéiieurs,  ceux  que  l'idée 
a  élevés  à  sa  plus  haute  valeur,  en  les  péné- 
trant de  sa  plus  vive  himièie,  et  ipii  j)ar  là 
sont  devenus  pour  les  hommes  connue  la 
vérité  [)résente. 

«  Mais  qui  ne  le  sait?  Il  y  a  dans  le  mon- 


idées  et  des  choses,  il  pleure  sur  tant  de  rui- 
nes irréparables  dans  l'ordre  intellectuel  et 
moral,  et  s'attache  alors  à  ce  livre,  à  cette 
lettre  morte,  avec  une  sorte  d'amour  déses- 
péré. 

«  Il  y  a  cependant  un  plus  grand  mal  pos- 
sible, un  plus  grand  sujet  de  larmes;  c'est 
quand  la  justesse  et  la  probité  du  sens 
humain  ont  été  etl'acées  môme  du  langage, 
cl  que  la  dignité  et  toutes  les  vertus  perdues 
d'un  [)euplenese  retrouvent  môme  plus  dans 
son  dictionnaire. 

«  Oh  !  alois,  c'est  un  mal  peut-être  sans 
remède!  C'est  dans  une  nation  le  renverse- 
ment de  la  pensée,  de  la  raison  même,  et  la 
perte  des  derniers  débris  de  la  vérité  ? 

«  Comment  s'acconqilit  ce  fait  lamentable? 

«  Par  la  corruf)lion  ou  l'obscurcissement 
de  certains  mots:  cela  suffit  souvent  pour 
qu'on  voie  se  troubler  chez  un  peu|)le  les 
idées  les  plus  essentielles  à  l'ordre  et  à  la 
paix  du  monde. 

«  Toute  idée  est  une  puissance  qui  s'ap- 
puie sur  une  famille  plus  ou  moins  nom- 
breuse de  mots  analogues,  qu'elle  crée  à  son 
usage,  et  qu'elle  éclaire;  ou  plutôt  elle  se 
transforme  et  se  révèle  en  eux;  alors  ces 
mots  participent  à  sa  puissance,  expriment 
sa  valeur,  représentent  sa  force,  réfléchissent 
sa  lumière  à  divers  degrés  et  avec  des  nuan- 
ces diverses,  dans  la  société  et  dans  le  com- 
merce des  intelligences  humaines.  Tout  cela 
fait  cette  grande  chose  que  j'ai  appelée  le  bon 
sens  des  mots. 


de,  en  face  de  la  vérité  le  mensonge  et  rer- 
reur;  à  l'encontre  des  idées  vraies,  les  idées 
fausses. 

«  Si  la  vérité  se  manifeste  par  la  lumière 
des  idées  vraies  ,  le  mensonge  et  l'ern.'ur 
essayent  d'usurper  sa  place  et  de  s'intro- 
duire à  la  lueur  trompeuse  des  idées  fausses. 

«  L'idée  fausse,  l'erreur,  ce  qui  n'est  pas, 
se  trouve  naturellement  sans  lumière  et  sans 
nom  :  c'est  une  puissance  de  néant  essentiel- 
lement usurpatrice  dès  qu'elle  veut  paraître 
quelque  chose. 

«  Pauvre,  indigente,  stérile  par  elle-mêm|;, 
inaperçue,  elle  sent  le  besoin  de  s'emparer 
de  la  lumière,  de  l'inlluence,  et  des  mots  entiu 
qui  font  la  richesse  de  l'idée  vraie,  de  l'idée 
rivale  :  inféconde  et  isolée  par  son  impuis- 
sance naturelle,  il  faut  qu'elle  se  donne  une 
famille  et  connue  un  Etal  où  elle  règne,  par 
l'étendue  de  ses  alhnités,  et  de  là  puisse 
dominer  les  intelligences.  Pour  cela,  elle 
s'introduit  d'abord  dans  le  langage  ,  seul 
moyen,  pour  elle,  d'arriver  loi  ou  lard  à  en- 
vahir sûrement  les  esprits. 

«  L'histoire  en  fait  f(ji  ;  jamais  une  idée 
fausse  n'est  entrée  dans  le  monde,  si  ce 
n'est  par  usurpation  des  mots  justes  dont  elle 
s'empare  et  dont  elle  altère  plus  ou  moins  le 
sens.  Car,  dans  les  grandes  luttes  de  la  pen- 
sée humaine,  les  opinions,  les  partis  con- 
traires ont  leurs  mots,  connue  dans  les  luttes 
des  nations,  les  armées  ont  leurs  étendards. 

«  Mais  alors  il  se  passe  toujours  quelque 
chose  d'extraordinaire  elqui  appelle  l'atlcn- 
tion  de  tout  sérieux  observateur. 

«  Alors  il  s'établit,  en  apparence  dans  le 
langage  et  entre  les  mots,  mais,  réellement 
au  fond,  dans  les  idées  el  entre  les  choses, 
ces  chocs  terribles  qui  ne  sont,  à  vrai  dire, 
qu'une  des  phases  de  la  lutte  éternelle  entre 
le  vrai  et  le  faux,  entre  le  bien  el  le  mal  (205). 

«  Parfois  il  arrive  que  le  génie  fait  alliance 
avec  les  préjugés  et  les  passions  :  génie 
puissant  et  aventureux  des  {)Oètes,  emporté 
sur  les  ailes  de  l'imagination  dans  le  monde 
des  chimères:  génie  plus  [)rofond  et  plus 
dangereux  des  orateurs  el  des  philosoplies, 
égarés  par  de  faux  systèmes;  génie  j)erturba- 
teur,  hélas  !  de  l'air.bition  et  de  l'orgueil, 
trfunpé  dans  ses  espérances;  génie  sans  con- 
science, qui  met  ses  forces  au  service  de  l'er- 
reur el  combat  en  mercenaire  ! 


(205)  Bonum  vocaieruni  malum,  el  malum  bonum.  [ha.  v,  20.) 


719  LAN  DICTIONNAIRE 

«<  On  voit  alors  des  malentciulus,  des  divi- 
sions ell'royablcs,  et  c'est  une  nation  tout 
entière  qui  est  à  la  fois  témoin  du  combat, 
juge  du  camp  et  comballant  (206). 

«  Ne  désespérons  pas,  toulelbis  :  la  Provi- 
dence veille  toujours. 

flf  Souvent  les  idées  justes  paraissent  vain- 
cues dans  ce  combat:  on  serait  tenté  de  croire 
(ju'elles  ont  succombé  et  disparu  h  jamais 
avec  les  mots  qui  les  expriment;  mais  toutes 
les  fois  qu'il  est  question  d'une  chose  impor- 
tante à  l'humanité,  il  y  a  une  idée  supérieure, 
une  idée  souveraine  et  comme  maîtresse  de 
toutes  les  autres,  qui  résiste,  quelquefois 
réduite  à  laisser  passer  l'orage,  sans  rien 
faire  que  de  protester  contre  la  violence, 
mais  qui  triomphe  à  la  longue  par  la  vertu 
de  cette  mystérieuse  patience  qui  est  ici-bas 
le  partage  et  la  force  de  la  vérité  et  du  bon 
sens. 

«  Pour  résister,  l'idée  juste  s'appuie  sur 
le  bon  sens,  c'cst-à-dire  sur  le  sens  vrai  des 
mois,  des  idées  et  des  choses: c'est  là  qu'est 
sa  force  naturelle;  elle  n'en  a  pas  de  plus 
grande  parmi  les  hommes  ;  c'est  le  dernier 
retranchement  de  l'humanité  contre  le  men- 
songe et  l'erreur. 

«  Il  y  a  môme,  par  l'ordre  providentiel, 
certains  mots  où  l'empreinte  du  bon  sens 
est  si  forte,  qu'ils  résistent  à  tout  ;  et  de  là 
vient  la  persistance  singulière,  la  popularité 
constante  des  mots  de  bon  sens  entre  les 
hommes;  de  là  l'excellence  de  cette  parole 
de  Bossuet,  qui  appelle  le  bon  sens  le  maître 
de  la  vie  humaine. 

«  Au  milieu  des  plus  violentes  tempêtes 
des  opinions  déchaînées,  les  mois  de  bon 
sens,  si  on  parvient  à  les  faire  entendre,  dé- 
cident et  sauvent  tout  :  et  ce  qu'il  y  a  ici  de 
précieux,  c'est  que  ces  mots,  il  n'est  pas  be- 
soin de  science  pour  les  entendre;  Dieu  les 
a  faits  populaires,  parce  qu'il  les  a  destinés 
pour  être  le  salut  des  nations  aux  jours  du 
péril. 

«  C'est  ce  que  naguère  nous  avons  vu  nous- 
même;  et  c'a  été  un  beau  et  grand  spec- 
tacle 1 

«  Sans  doute,  l'intelligence  humaine,  bal- 
lottée à  tout  vent  de  doctrine,  peut  aller  se 
heurter  contre  mille  écueils.  Mais,  grâces 
soient  rendues  au  Ciel,  le  Créateur  n'a  pas 
voulu  qu'il  y  eut  pour  l'humanité  d'irré[)a- 
rables  naufrages,  et,  quelque  longue,  quelque 
affreuse  qu'ait  été  la  tourmente,  le  moment 
vient  oi;i  Dieu  sort  du  nuage  et  dit  à  l'erreur 
comme  à  la  mer  soulevée  :  Tuniraspas  phis 
loin.  {Job  XXXVIII,  11.) 

t<  Oui,  c'est  par  l'expresse  volonté  de  Dieu 
que  le  mal,  si  effroyable  qu'il  soit,  trouve 
toujours  devant  lui  des  barrières  qu'il  ne  lui 
est  pas  donné  de  franchir;  et  c'est  surtout 
au  siiin  des  sociétés  éclairées  de  la  lumière 
du  christianisme  que  cette  volonté  conser- 
vatrice s'est  manifestée,  en  y  déposant  une 
puissance  de  raison  supérieure,  devant  la- 
quelle la  déraison  la  plus  impudente  doit 
reculer  :  «  Malgré  le  règne  eilVéné   du  vice, 


DE  PHILOSOPHIE. 


LAN 


m 


dit  quelque  part  Fénelon,  la  vertu  est  encore^ 
nommée  vertu  !»lvt  cliez  nous,  malgré  la 
puissance  des  mots  usur[)és,  il  n'a  pas  été 
donné  à  la  démagogie  triomphante  d'établir 
ses  fausses  théories. 

«  Ainsi,  à  la  dillércnce  de  quelques  mots 
dont  l'idée  fausse  s'empare,  et  qui  sont  trop 
facilement  vaincus,  il  en  est  d'autres  (jui  ré- 
sistent avec  une  force  d'indomptable  éner- 
gie, et  que  le  faux  iit  parvient  jamais  à  en- 
vahir I 

«  Et,  lorsque  dans  les  mots  subalternes 
eux-mêmes,  la  vérité  et  le  bon  sens  ont  suc- 
combé, l'idée  juste  se  réfugie  alors  dans  un 
mot  supérieur  et  primordial,  où  elle  se  défend 
à  outrance. 

«  Certes,  y  eut -il  jamais  querelle  plug 
grave  que  celle  qui  s'agite  dans  le  monde 
entier  entre  l'autorité  et  la  liberté?  Or, croit- 
on  par  hasard  que  les  idées  soient  pour  peu 
de  chose  dans  cette  querelle,  et  que  les  mois 
n'y  signifient  rien?  Toute  l'histoire  de  l'Eu- 
rope, depuis  soixante  années,  est  là  pour 
ré|)ondre. 

«  Qui  oserait  dire  qu'à  ces  deux  grandes 
choses,  l'autorité  et  la  liberté,  leur  véritable 
sens  soit  aujourd'hui  restitué  dans  les  langues 
européennes? 

«  El  toutefois  que  deviendraient,  je  le  de- 
mande, les  sociétés  humaines,  le  jour  fatal 
où  l'autorité,  la  liberté  et  le  respect  dispa- 
raîtraient à  la  fois  de  la  terre  avec  le  vrai 
sens  des  mots  qui  les  expriment? 

«  Je  dois  redire  que  Dieu  ne  permet  guère 
de  pareilles  catastrophes  dans  l'humanité, 
ou  ne  les  permet  que  pour  un  temps,  et  pour 
châtier  les  nations  qui  ont  trahi  la  vérité  et 
la  justice. 

«  Tôt  ou  tard,  le  dictionnaire  finit  par  se  ré- 
concilier avec  le  bon  sens. 

«  Mais  ce  qu'il  faut  savoir,  c'est  que  ce 
n'est  jamais  sans  une  grande  souiliance,  au 
sein  de  l'humanité,  que  les  idées  sur  les- 
quelles la  société  repose  viennent  à  être 
troublées,  et  que  les  idées  fausses,  qui  leur 
sont  contraires,  usurpent  leur  place.  Pour 
que  l'idée  vraie  rentre  alors  dans  ses  droits, 
il  y  faut  parfois  l'intervention  du  Ciel  même, 
il  y  a  fallu  un  jour  une  Révélation,  un  Jésus- 
Christ,  des  apôtres  et  des  martyrs  :  le 
triomphe  de  la  vérité  est  à  ce  prix. 

«  Il  en  est  un  exemple  illustre  entre  tous. 

«  La  charité,  l'humilité,  la  miséricorde, 
l'humanité  môme,  après  quatre  mille  années 
de  bannissement,  ne  sont  rentrées  dans  le 
monde  que  par  cette  force  supérieure  qui  se 
nomme  le  témoignage  du  sang. 

«  Elles  avaient  été  bannies  de  la  terre  à  ce 
point,  que  l'idée  môme,  que  le  souvenir  en 
étaient  à  peu  près  effacés  dans  la  mémoire 
des  hommes  :  la  langue  humaine  ne  savait 
presque  plus  les  redire,  ou  les  blasphémait. 

«  La  miséricorde  était  une  faii)lesse.  un 
vice  de  cœur  :  Miscricordia  animi  vitium 
est,  disait  le  plus  sage  des  philosophes. 

((  llumilitas,  rhumilité,  était  synonyme  de 
bassesse  ;  Charitos,  ne  désignait  rien  de  plus 


(206)  An;e  illum  botium  et  inaluin,  viia  ei  mors.  {EcclL  xi,  14.) 


721 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


722 


que  l'amitié;  et  les  relations  (lue  niiimanilé, 
Hnmanitas,  établissait  entre  les  hununos, 
n'allaient  guère  au  delà  de  la  politesse  et  des 
bonnes  manières. 

«  Pour  les  restituer  au  monde,  ces  grandes 
idées,  ces  grandes  choses,  il  fallut  faire  vio- 
lence au  langage  humain,  et  donner  un  sens 
sublime  <i  des  mots  vulgaires;  mais  les  mots, 
les  liommes  elles  choses  résistèrent;  l'em- 
pire, l'univers,  tout  s'émut;  des  flots  de  sang 
coulèrent.  On  sait  ce  que  Néron,  ce  que 
Pierre  et  Paul  furent  dans  ce  combat,  et  à  qui 
demeura  la  victoire. 

«  Et  aujourd'hui,  les  dictionnaires  de 
toutes  les  nations  civilisées  redisent  avec  ces 
mots  vainqueurs  les  vertus  qu'ils  expriment. 

«  J'ai  dit,  Messieurs,  ce  (pi'est  à  mes  yeux 
le  Dictionnaire,  quelle  est,  dans  une  nation, 
dans  riiumanitè  tout  entière,  sa  souveraine 
importance,  ipiel  ordre  d'intérêts  supérieurs 
s'y  rattache,  enfin  (juel  grave  sujet  d'étude 
if  fournit  à  ceux  qui  y  portent  un  regard  in- 
telligent et  rétléchi. 

«  Jai  dit  [lar  là  même*  la  grandeur  de 
l'illustre  compagnie  qui  veut  bien  m'accueil- 
lir. 

«  Car,  il  faut  le  répéter  une  dernière  fois  : 
constater,  conserver,  rétablir  le  vrai  sens  des 
mots,  qu'est-ce  autre  chose  que  conserver  à 
une  nation  la  sagesse,  la  raison,  la  vérité,  en 
môme  temps  qu'on  lui  conserve  une  langue 
capable  et  digne  d'exprimer  convenablement 
toutes  l(;s  idées  que  comprennent  ces  gran- 
des choses? 

«  Telle  est  la  nn'ssion  de  l'Académie,  tel 
est  le  service  que  la  France  attend  et  reeoit 
d'elle,  telle  est  la  puissance  du  bon  sens  et  de 
ceux  qui  veillent  à  sa  garde. 

«  Et  quand  ce  bon  sens  s'élève  jusqu'au 
génie,  comme  dans  ces  écrivains  inunortels 
dont  vous  êtes.  Messieurs,  les  héritiers  et  les 
représentants,  il  faut  s'incliner  alors  devant 
le  don  de  Dieu,  qui  apparaît  en  son  éclat  le 
plus  beau,  et  avec  son  iniluence  la  plus  salu- 
taire. Car  c'est  avec  de  tels  hommes,  c'est 
avec  leurs  écrits  que  non-seulement  on  fait 
et  on  conserve  le  dictionnaire,  mais  (|u'on  le 
refait  au  besoin,  qu'on  rétablit  le  vrai  sens, 
le  bon  et  le  grand  sens  des  mots,  des  idées 
et  des  choses,  c'est-à-dire  ce  qui  importe 
le  plus  à  la  dignité  et  à  la  [)aix  des  socié- 
tés. 

'(  Indiquerai-je  encore  un  autre  bienfait,  le 
plus  signalé  de  tous  peut-être,  (^uc  ces  beaux 
génies  et  leurs  ouvrages  ai)[)orlenl  à  la  terre, 
après  que  l'orage  des  révolutions  a  passé  sur 
elle?  C'est  à  eux  qu'il  est  donné  quehjuefois 
de  rendre  à  des  intelligences  qu'avait  trou- 
blées le  bruit  de  la  tempête  la  précieuse  no- 
tion des  vertus  oubliées  el  des  vérités  perdues! 
Ils  ont  je  ne  sais  quoi  de  sublime  et  de  doux, 
et  comme  un  cbarEne  secret  pour  apaiser  les 
cœurs  longtemps  agités  par  la  violence  des 
passions  politiques.  En  vivant  dans  le  com- 
merce pacifi(iu(i,  el  oomme  dans  la  douce 
familiarité  de  ces  illustres  moils  : 

Illustres  animas,  magriiimque  in  nomcn  iluras  ; 

l'âme  semble  respirer  un  air  plus  vivifiant  et 


p|us  pur  :  elle  retrouve,  comme  dit  Bossuet, 
la" sérénité  dans  la  hauteur;  elle  pourrait  y 
chercher  au  besoin,  si  elle  lavait  perdue, 
la  force  de  rentrer  en  possession  d'elle-même, 
«  11  y  a  là  un  travail  élevé,  quelquefois 
même  un  travail  de  conscience,  auquel  on  so 
sent  incliné  h  rendre  hommage  :  el  mémo 
avec  des  efforts  partagés  el  des  résultats  im- 
parfaits, celte  élude  est  toujours  quelque 
chose  qui  mérite  la  sympathie  et  le  respect.  » 

Discours   de  réception    à 

,e.) 


^Mgr  DuPANi-oup,    l) 
i'Acadein ie  fra n ça isi 


§  XVt.  —  Filiniion  des  tangues.  —  Cs  que  fut  la 
lançiue  primiiive.  —  Aciivn  de  la  science,  action  du 
peuple,  action  du  temps.  —  Phases  et  âge  des 
langues.  —  Ohsenuilions  sur  les  théories  linguia- 
tiques  de  Court  de  GébcUn,  de  De  Brosses,  etc. 

Filiation  des  layigues.  —  Le  réseau  des 
peuples  européens,  grAce  aux  lumières  do 
i'hisloire  ancienne  el  de  la  civilisation  mo- 
derne, a  été  facile  à  démêler  malgré  l'enlrc- 
croisemenl  de  ses  fils. 

En  Asie  la  tûche  est  plus  ardue,  à  cause  do 
l'obscurité  des  matériaux,  même  pourl'épotiuo 
présente,  et  de  leur  complication  dans  tous 
les  temps.  Mais  la  physiologie  des  principales 
familles  de  langues  nous  servira  de  fanal  pour 
allVonter  les  écueils  et  les  ténèbres  du  reste 
du  monde  ;  après  quoi,  procédant  du  connu 
à  l'inconnu,  nous  pourrons  résumer  autant 
que  raconter,  atteindre  des  principes  eH 
même  temps  que  des  faits. 

De[)uis  (pie  Leibnilz  chercha  dans  l'analyse 
comparative  des  langues  la  vérilablc  généa- 
logiiî  du  genre  humain,  beaucoup  d'autres 
érudits  d'Allemagno  ont  montré  la  justesse 
de  la  méthoile  par  l'abondance  et  la  richesse 
de  ses  applications.  En  1806,  Fréd.  Schlegel 
el  Adelung  avaient  signalé  la  parenté  du 
sanskrit  avec  le  latin,  le  grec  et  l'allemand. 
Les  formes  grammaticales,  déclinaison,  con- 
jugaison el  syntaxe,  qui  sont  la  façon  du  lan- 
gage; les  racines  étymologi(|ues,  qui  en  sont 
l'élolfe,  se  retrouvent  dans  la  langue  indienne 
comme  un  douaire  oij  les  trois  héritiers 
auraient  [)uisé.  Mais  le  douaire  était  plus 
grand  encore  qu'on  ne  se  l'imaginait  d'abord  : 
les  formes  el  racines  des  langues  slaves  se 
sont  rapportées  au  sanskrit  avec  la  même 
exactitude  ;  et  enfin  les  idiomes  celtes  ont 
re|)roduil  ces  singulières  coaptations- 

Dugald-Stewart,  plus  habile  en  métapliy- 
sique  qu'en  [ihilologie,  s'est  opposé  aux  con- 
clusions obligées  d'un  pareil  rapprochement 
en  faisant  du  sanskrit  un  jargon  postérieur 
au  grec  el  au  lalin,  el  importé  d'Occident  en 
Ori(;iit  par  je  ne  sais  (|uelle  nation  ;  les  trente 
mille  Macédoniens  d'Alexandre,  ou  les  dix 
mille  Grecs  de  Xénophon,  je  suppose  ! 

La  conjugaison  grecque  semble  formée  par 
des  particules  et  des  verbes  auxiliaires  insen- 
siblement fondus  dans  la  racine.  Dans  le 
sanskrit,  les  flexions  tiennent  à  l'organisation 
primitive  de  la  langue.  Les  changements,  de 
conjugaisons  el  les  cas  des  noms  se  passent 
sur  la  racine  môme  :  la  structure  indienne 
est  donc  antérieure.  Plusieurs  formes  étran- 
gères au  latin,  au  grec,  et  qui  sont  dans  le 


72) 


LAN 


sanski  il,  se  reti'ouvcnl  dans  l'erse,  le  gallois, 
Je  Jtas-breton,  dans  le  slave,  dans  l'allemand, 
ou  piutùl  dans  les  patois  frisons  ou  dans  le 
goth  d'UlpInias,  Le  pol-pourri  aurait-il  roulé 
jus(}uc-là  pour  ramass(!r  ses  ingrédients  ? 
Le  lleuve  dos  langues  nurait-il  coulé  vers 
l'Oiicnt.  tandis  ([ue  le  fleuve  des  peuples  qui 
les  parlaient  courait  vers  l'Occident  ? 

Eiia(;cei)tant  la  seule  consé(]uence  logique, 
on  est  piéparé  à  rencontrer  le  grand  inter- 
valle de  rinde  à  l'Europe  occidentale,  rempli 
d'i'dionies  particii)ant  à  plus  forte  raison  de 
la  i)arenlé  des  points  extrc^mcs  La  ïhrace 
des  Slaves,  l'Ionie  des  Grecs  sont  séparées  de 
la  Haotriane  par  les  hauls  plateaux  de  l'Af- 
g'ianistan,  par  les  grandes  plainesde  la  Perso, 
])ar  les  montagnes  de  l'Arménie  et  de  la 
Géorgie.  Géorgien,  Arménien,  Ossète,  Alain, 
Pouscljlou-Afghan,  Persan  moderne,  P(!rse 
ancien,  c'est-à-dire  Zend  et  Pehivv,  sont 
Inngues  indo-germaniques,  proches  parentes 
du  sanskrit.  La  fraternité  des  langues  anti- 
ques dure  même  dans  les  procédés  par  les- 
(juels  elles  se  permutent  en  langues  nou- 
velles, se  brisent  en  idiomes,  se  dissolvent 
en  patois. 

«  Quand  un  sultan  patane  monta  sur  le 
trône  de  Delhi,  la  langue  brahmanique  se 
démembrait.  De  langue  vivante  et  osant  pro- 
duire des  mots  nouveaux,  elle  devenait  morte 
et  arrètéî;,  n'osant  plus  rien  produire.  Ce 
})el  idiome  perdait  la  richesse  de  ses  for- 
mes, se  dépouillant  de  ses  flexions  multiples 
<[ui  se  déveloi)pent  sur  le  l'adical  comme  les 
branches  sur  le  tronc,  et  font  jaillir  du  verbe 
comme  d'une  souche  inépuisable  toute  une 
gerbe  de  pittoresques  images.  De  langue 
vivante  procédant  avec  logique,  capable  de 
produire  des  composés  sans  nondjre,  l'idiome 
Jjrahmanique  se  faisait,  pour  ainsi  dire,  lan- 
gue morte,  prenant  les  mots  tels  quels,  loin 
de  la  racine, élaguant  les  terminaisons  gram- 
maticales, s'imposant  de  ne  plus  lien  créer 
j)ar  lui-même.  Chaque  province  altérait  à  sa 
façon  ce  langage  si  parfait.  Il  devenait  ru<le 
et  concis  chez  les  Rajpouts,  énergique,  mais 
sans  grâce,  chez  les  Mahrattes  ;  énervé  et 
adouci  au  Bengale;  plus  correct,  mais  sans  so- 
norité, dans  l'Indoustan  même.  »  (Tlieod. 
P.wii..} 

La  révolution  de  notre  moyen  Age  n'a  pas 
l)esoin  d'une  autre  formule  !  il  n'y  a  qu'à 
mettre  latin  à  la  place  de  brahmanique,  por- 
tugais à  la  place  de  raipout,  castillan  au  lieu 
de  niahratle,  italien,  irançais,  en  place  de 
bengali,  indouslani. 

Le  persan  moderne,  qui  accomplit  sa  trans- 
formation après  avoir  été  submergé  par  une 
conquête  et  par  une  langue  voisine,  se  trouve 
par  ce  fait  dans  la  position  de  l'anglais  issu 
«lu  saxon  après  une  con([uôte  française.  Les 
deux  langues  se  ressemblent  aussi  par  la  fa- 
brique très-simplillée  du  verbe  et  des  décli- 
naisons. Le  verbe  indoustani  lui-même  est 
tellement  [)laqué  d'auxiliaires  et  de  partici- 
j)es,  que  l'anglais  seul  peut  le  traduire  avec 
précision.  iGarcin  de  Tassv,  Rudiments  de  In 
irnifiuc  indoustani.)  L'anglais  aurait  assez 
d'adverbes  et  de  j)i-éposilion5,  outre  les  cinq 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE.  LAN  721 

articles  des  cas,  pour  reproduire  les  deux  da- 
tifs et  les  cinq  ablatifs  admis  par  quelques 
gi-ammairiens  décidés  h  retrouver  dans  des 
articles  post-tixes  les  neuf  flexions  de  la  décli- 
naison sanskrile. 


Celte  habitude  d'abréger  la  conjugaison 
par  des  auxiliaires  et  la  déclinaison  par  des 
articles  s'est  donc  retrouvée  aux  deux  bouts 
du  monde  dans  des  langues  déchues  par  la 
barbarie  ou  rénovées  par  le  principe  utili- 
taire. Le  sanskrit ,  d'où  sont  émanées  les 
mères  de  ces  langues,  y  a  révélé  le  secret  de 
formes  grammaticales  longtemps  acceptées 
comme  caprices  inexplicables.  La  racine  pri- 
mitive écourtée  dans  un  temps  du  verbe  ou 
dans  un  cas  du  nom  se  reconstruisait  dans 
un  autre  temps,  dans  un  autre  cas.  Ainsi  le 
nominatif  latin  déplias  occultait  deux  lettres 
dévoilées  ])ar  les  cas  obli(|ues  qui  rai)pellent 
déjà  la  forme  grecque  cicplianto,  où  le  latin 
enq)runta  ce  nom.  Le  grec  avait  puisé  plus 
immédiatement  à  la  source  indienne  aila- 
vanln.  L'auxiliaire  latin  esse,  fort  incohérent 
dans  ses  temps  divers,  se  reconstruit  régu- 
lièrement dans  les  deux  verbes  sanskrits  où 
il  fut  taillé.  La  même  irrégularité  se  retrouve 
dans  le  verbe  italien  andare.  Les  fragments 
vado  et  ses  dérivés  sont  les  débris  du  verbe 
iatin  vadere,  dont  le  verbe  moderne  andare 
envahit  la  moitié.  Better ,  comparatif  hétéro- 
clite de  good,  a  un  positif  régulier  dans  beh, 
zend  et  pehlvy. 

Je  liasse  à  l'analyse  du  groupe  sémétique. 
Le  trait  le  plus  frap[»anl  et  le  plus  général  de 
ces  langues  est  :  1°  l'uniformité  de  leurs  ra- 
dicaux, composés  de  trois  syllabes  ou  plutôt 
de  trois  lettres  selon  un  système  d'écriture  qui 
ne  flxe  que  les  consonnes  en  abondonnanl 
les  voyelles  à  la  tradition  ;  2"  la  fabrique 
du  verbe,  où  les  trois  radicales  persistant 
toujours,  mais  entremêlées  de  quelque  cré- 
ment ,  font  passer  l'action  par  toutes  les 
nuances  i)ossibles  ;  actif,  passif,  neutre,  réflé- 
chi, transitif,  intransitif,  réciprocité,  désir, 
rivalité. 

Los  Sémites  n'ont  pas  eu  le  monopole  de 
ces  langues  que  les  nations  de  Cham  eurent 
en  commun  avec  eux  pendant  qu'elles  habi- 
taient les  bords  de  l'océan  Indien,  de  la  mer 
Rouge  et  du  Nil.  Ce  que  le  déchitlVement 
des  hiéro.^lyphes  permet  d'ajouter  aux  ves- 
tiges de  l'ancien  égyptien  conservés  dans  le 
copte,  y  montre  une  afiinité  incontestable 
avec  le  vieil  araméen,  toutefois  avec  une 
indépendance  du  système  graphique  irilittéré. 
Ce  qui  prouvei-ait  que  cette  ingénieuse  mais 
gênante  discipline  fut  une  invention  compa- 
rativement tardive. 

L'Ethiopie,  fort  ancienne  colonie  chamite, 
a  conservé  jusqu'à  nos  jours  un  idiome  où 
l'on  a  cru  retrouver  tantôt  l'hébreu  des  aïeux, 
tantôt  l'arabe  des  neveux.  Les  deux  liypo- 
îhèses  sont  soutenables  comme  pour  Malte, 
où  Soldanis  croyait  parler  le  phénicien  , 
tandis  que  les  voyageurs  arrivant  d'iilgypte 
ou  de  Baibarie  reconnaissent  un  arabe  assez 
moderne. 

L'Arabe,  versé  depuis  mille  ans  sur  les 
Bei'bçrs  de  l'Atlas,  n'a  pas  avancé  au  même 


7:5 


LAN 


LAN 


726 


degré  l'assimilalioii  de  leur  idiome ,  forme 
1rès-aiUiL|ue  du  langage  de  Sem  ou  de  Cliain. 
Mais  à  l'Atlas,  couuue  chez  les  Fouis  du 
désert  africain,  comme  chez  les  Boukhares 
et  les  Ouigours  de  l'Asie  centrale ,  comme 
chez  les  Persans  Afghans,  Indous  convertis, 
chez  les  Turcs  d'Europe  et  dAnalolie,  la  lan- 
gue de  rislam  a  imposé  §on  système  gra- 
phique ,  ses  noms  d'action ,  ses  substantifs 
abstraits,  ou  ce  qui  comiiose  la  partie  méta- 
physique du  discours  ;  de  telle  sorte  que 
tûute  proposition  un  peu  étendue  et  un  peu 
velevée  a  besoin  tie  recourir  h  la  langue  phi- 
losophique et  sacrée.  (>e!a  suffît  pour  don- 
ner un  air  d'homogénéité  aux  idiomes  mu- 
sulmans. 

La  i)arenté  de  Sem  et  de  Japhet,  celle 
d'Elam  et  de  Magog, aïeux  conjmuns  des  Scy- 
thes ,  parenté  longtemps  reléguée  dans  les 
assertions  traditionnelles,  passent  à  l'état  de 
démonstration  par  la  parenté  des  langues. 
Le  copte,  sorte  de  cabinet  d'antiqiîités  où  le 
vieil  araméeu  domine,  otl're  pêle-mêle  bon 
nombre  de  vestiges  indiens. 

Toute  la  fabrique  des  pronoms  coptes 
s'est  retrouvée  dans  l'hébreu  et  s'est  recons- 
truite dans  le  sanskrit.  L'inventaire  des  raci- 
nes indiennes  communes  aux  langues  sémi- 
tiques va  grossissant  chaque  jour;  le  perse 
ancien  ou  peliivy  est  sémiticjue  par  les  mots, 
indo-européen  j)ar  la  grammaire.  Le  zend, 
;'.c<:epté  comme  la  souche  des  idiomes  sémi- 
tiques, tient  de  fort  près  au  pehlvy,  et,  par 
conséquent,  au  sanskrit.  (Wil.  Jones.)  Les 
Uexions  du  verbe  arabe  par  des  pronon's 
demi-latins  rappellent  la  conjugaison  grec- 
que par  des  particules;  le  moyen  de  la  con- 
jugaison grecque  rappelle  un  i)eu  les  formes 
et  tout  à  fait  la  " 
sémiticiues.  (Svlv.  deSacy.) 

Le  troisième  groupe  que  nous  devons  exa- 
miner 'se  ct)mpose  diî  langues  océaniennes 
dont  l'hydrographie,  plus  étendue  que  la  géo- 
graphie dos  langues  japhéliques,  semble, 
])arcela  môme,  deux  foisdiflicile  à  expliquer. 
La  prodigieuse  analogie  de  tous  les  idiomes 
répandus  dans  l'Océan  indo-africain  et  dans 
l'Océan  Paciliiiue  ,  vient  heureusement  à 
notre  secours,  et  met  hors  de  doute  des  com- 
munications actives  et  anciennes  :  la  mer 
devient  un  moyen  puissant  aussitôt  qu'un 
peu  d'industrie  a  levé  l'obstacle  qu'elle  op- 
posait aux  migrations.  Des  îles  de  Sandwich 
à  la  Nouvelle-Zélande  il  y  a  piès  de  dix- 
huit  cents  lieues,  et  les  idiomes  y  sont  fort 
ressemblants.  De  Madagascar  aux  îles  Phi- 
lippines il  y  a  presque  aussi  loin,  et  l'on  y 
parle  des  langues  sœurs.  De  Java  aux  Mai-- 
(juises  il  y  a  un  tiers  de  la  circonférence 
du  globe,  et  les  glossaires  y  sont  de  la  même 
famille. 

Ueland,  Cook,  Forster,  furent  les  premiers 
à  comparer  les  idiomes  océaniens  et  h  recon- 
naître leur  parenté  avec  le  madecasse ,  le 
malais,  le  javanais.  Ces  deux  derniers,  dans 
leur  forme  populaire,  sont  le  résumé  et  le 
moyeu  terme  de  toute  la  famille.  On  croirait 
]e  kawi  arrivé  par  mer,  lui  aussi,  et  colon 
réceiil  du  continent  asiatique.  Cependant  la 


signification  des  réfléchies 


est 


indigène  de  l'Asie.  On 


rSVCUOLOGlE. 

race  qui  le  parle 

sent  quel  avantage  avait  un  pareil  idiome 
pour  devenir  langue  franque  de  l'archipel 
indo-chinois,  surtout  quand  le  peuple  ma- 
lais joue,  dans  cet  océan,  le  rôle  mercantile 
des  anciens  Phéniciens. 

Après  que  Flacourt  eut  publié  le  vocabu- 
laire des  idiomes  de  Madagascar,  les  pre- 
miers savants  qui  y  tirent  des  emprunts 
crurent  retrouver  la  trace  du  trafic  et  du 
passage  récent  des  Malais.  JLais  l'intéiieur 
de  l'île  parle  les  idiomes  du  littoral,  cl  parmi 
eux  il  en  est  qui  reproduisent  le  tagala  de 
l'intérieur  des  Philippines.  Que  de  tenq)s 
])our  la  fusion  intérieure  du  langage  des 
colons,  en  siqiposant  que  ce  temps  n'eilt  pas 
suffî    pour    dianger  la   physionomie    de  ces 


colons    eux-niômes  !   L'idiome  kawi  ,   forme 

javanais,   ou, 
rognée  de  ses 


langue  san 


malais , 
krite 


moderne  de  l'ancien 
kawar,  est  la 
inflexions. 

En  proclamant  le  vieil  idiome  de  l'Inde 
comme  solidaire  des  trois  plus  gi-andes  fa- 
milles de  langues,  nous  ne  prétendons  pas 
tenir  la  langue  i)rimitive,  celte  herbe  im- 
mense, bananier  du  paradis  qui  habilla  '.u 
nudité  de  nos  premiers  [)arents,  ou  reçut  les 
premiers  essais  de  leur  pensée  1  La  plante  a 
durci  ;  ses  feuilles  sont  moins  larges,  mais 
plus  nombreuses  ;  les  rejetons  ont  })rospéré 
au  point  de  voiler  à  tout  jamais  la  tige- 
mère;  ils  ont  couru  si  loin  et  le  long  de  l'a- 
cines  si  cachées.  (]u'il  faut  un  effort  de 
l'esprit  pour  les  recoiuiaître.  Cet  effort  sera 
complet  seulement  le  jour  où  l'Australie, 
l'Afrique  centrale,  l'Amérique  du  Sud,  l'Asio 
du  Nord  et  de  l'Est  auront  été  étudiées  avec 
autant  de  soins  que  l'Europe,  l'Asie  centrale 
et  r.\méri(jue  du  Nord. 

Toutefois  ces  desiderata  de  la  philologie 
tiennent  déjà  aux  trois  familles  par  des 
liens  encourageants.  Les  langues  indo-chi- 
noises ont  beaucouj)  de    rap[)ort  avec    les 


langues 


chinoises  jiroprement  dit(;s,  (pu,  au 
Sud,  se  rattachent  au  kawi  par  le  bugis ,  le 
malaïa,  le  batta  et  le  tagala  ;  au  Nord  se  rat- 
tachent au  groupe  lailare  par  le  thibétain  et 
le  bouthya  ou  idiomeduboulan.  LesTarlares, 
sortis  delà  famille  ariane,  parlent  aussi  des 
langues  arianes,  mais  tombées  dans  le  laisser 
aller  de  lingua  f'rança  .  puis(]u'on  n'y  conju- 
gue pas  le  verbe.  Les  Tartares  basanés,  Ton- 
gous  et  Mongols,  ont  des  idiomes  fort  rappro- 
chés de  ceux  de  leurs  frères.  Le  groupe  de 
langues  ouralo-sibériennes  pénètre  en  Chine 
par  la  Corée,  et  en  Europe  par  les  idiomes 
slaves- finnois.  Ainsi  les  Kalmouks,  Vagouls, 
Ersdad,  Morduans,  Wotiaks  et  Tchermisses, 
parlent  la  langue  des  Hongrois,  des  Finnois, 
des  Lapons  et  surtout  des  Samoièdes.  (Pal- 
las,  De.smoulins  .) 

Les  langues  de  l'Afrique  sont  sémiti(pies 
au  Nord  par  le  Berber  ;  à  l'Est,  par  l'Amha- 
rique,  idiome  africain  avec  les  flexions  sé- 
mites. Le  galla,  le  samawli,  le  dankali,  dont 
nous  commençons  à  avoir  des  dictionnaires, 
les  idiomes  rôulana,  noubi,  tibbou,  twarik, 
dont  quelques  voyageurs  ont  entamé  le  dé- 
brouillemenl,  livreront  [)eut-ùtre  ces  ressem- 


727 


l.W 


DlCriONNAlUE  DE  PllILOSÛPh.'E. 


LAN 


728 


l)lancescisi<ili(iiics  espérées  dans  l'idiome  des 
i'ouls  et  réalisées  par  ceux  de  Madagascar. 

Les  langues  auiéricaines,  malgi-é  leui'  va- 
riété infinie,  cèdent  à  l'analyse  et  se  fondent 
dans  un  type  assez  uniforme  pour  affirmer 
déjà  l'unité  de  leur  émanation;  (juclpies- 
unes  tendent  au  monosyllabisme  indo-clii- 
nois,  mais  |)0urlai)t  on  retrouve  celle  fabri- 
que du  verbe  à  la  fois  sim[)le  par  le  procédé, 
compliquée  par  le  résultat,  puisiju'elle  varie 
les  nuances  de  l'action  i)ar  rinler[)osilion  de 
([uelquescrémenlsdans  la  racine.  Nous  avons 
déjà  expliqué  quelque  chose  de  pareil  à 
propos  des  langues  sémili(jues  ;  le  bas(|ue 
J'oIlVe  bien  |)lus  in  extenso,  puis(iue  la  môme 
racine   y  fournit    vingt-cin(]    conjugaisons. 

(\V.  IIu.MlUJLDT,   DeLIÎCLUSE,    Clc.) 

L'existence  d'une  langue  antérieure  aux 
idiomes  sémites  et  indous  est  fort  admissible, 
puiscjue  la  fraternité  suppose  la  communauté 
en  père  ou  mère.  Cette  mère,  plus  complexe 
que  les  deux  enfants  connus,  put  avoir  d'au- 
tres enfants  à  qui  elle  légua  la  fabrique  du 
verbe  avec  son  entière  complication.  L'in- 
duction permet  d'y  rapporter  les  Basques, 
j)récurseurs  des  Celtes  dans  l'Occident ,  et 
d'autres  nations  qui  errèrent  au  centre  de 
l'Asie  avant  de  trouver  passage  vers  la  grande 
île  américaine. 


priorité  absolue  ou  relative  d'une  langue  do 
Sem  ou  de  Japhet,et,  comme  toujours,  l'inso- 
lubilité de  la  question  tient  à  l'inexactitude 
des  termes  dans  lesquels  elle  est  i)Osée. 
Quelle  fut  la  langue  primitive?  On  ne  peut 
le  savoir,  puisque  les  annales  authentiques 
commencent  fort  tard  et  n'ont  pas  précisé 
la  langue  des  premières  traditions.  Mais  cette 
recherche  implique  l'existence  d'une  langue 
priniitive,  et  c'est  cela  môme  qui  est  le  véri- 
table sujet  de  la  controverse. 

Comme  toutes  les  propositions  relatives 
aux  causes  premières  se  tiennent  de  fort  prè?^ 
les  épicuriens  et  naturalistes  doivent  admettre 
Téternité  des  langues  comme  l'éternité  de  la 
matière.  Si  l'arrangement  de  la  matière 
homme  est  un  accident  récent,  une  trans- 
formation dernière  du  ver  perfectionné,  la 
parole  n'est  qu'une  fonction  fatale  comme  le 
chant  des  oiseaux  ;  seulement  elle  est  com- 
plexe en  proportion  de  l'organisation  de  son 
larynx  qui  varie  les  sons,  de  son  oreille  qui 
recueille  ceux  de  la  nature  ,  de  son  esprit 
et  de  ses  caprices  qui  mêlent  ce  double 
produit  en  combinaisons  infinies. 

Nous  allons  exposer  dans  toute  leur  naïveté 
les  prétentions  de  cette  école  résumées  dans 
le  livre  de  Desmoulins. 

"  Les  langues,  elfets  et  causes  de  l'inégalité 
Si  la  décadence  monosyllabique  avait  com-     des  aptitudes,  sont  l'œuvre  des  peuples  divers 


mencé  avant  l'émigration ,  une  civilisation 
fut  assez  vigoureuse  pour  limiter  cette  ten- 
dance, au  point  que  les  Ôgibbeways  dont  les 
souvenirs  remontent  assez  nettement  vers  la 
Sibérie,  les  Esquimaux  si  semblables  aux  Sa- 
moïèdes  par  les  traits ,  conjuguent  le  verbe 
par  agglutination  comme  la  grande  majorité 
des  Américains. 

Plusieurs  nations  de  l'Inde  méridionale: 
Tamouis,  Télingas  ,  Carnaties  ,  Mysoriens, 
Tulaviens,  Parbathyas,  ont  des  langues  qui 
ne  rentrent  pas  immédiatement  dans  le  sans- 
krit, mais  qui  se  rapportent  davantage  aux 
idiomes  tartares.  (Prichard.) 

Les  probabilités  qui  autorisent  tant  de 
coaptations,  les  pi-euves  qui  ont  commandé 
le  rapprochement  de  tant  de  peuples  séparés 
par  le  temps  ou  l'espace,  nous  les  devons 
au  zèle  des  voyageurs,  aux  lumières  des 
sociétés  savantes.  Que  les  uns  et  les  autres 
reçoivent  rex[)ression  de  notre  reconnais- 
sance. 

Ce  que  fut  la  langue  primitive.  —  Si  le 
problème  de  la  langue  primitive  est  insoluble, 
il  est  au  moins  fort  tentant  et  peut  bien 
excuser  l'illusion  des  chercheurs  de  cette 
quadrature  du  cercle  et  des  calculateurs  de 
cette  dernière  approximation.  La  formule  de 
Kennedy,  une  langue-mère  ou  aïeule  com- 
mune du  sanskrit  et  de  l'araraéen,  rappelle 
un  peu  la  physique  de  la  cosmogonie  indoue  : 
l'éléphant  ({ui  supporte  la  terre  s'appuie  sur 
une  tortue  portée  par  un  autre  éléphant 
appuyé  à  son  tour  par  la  môme  base  chélo- 
nienne,  laiiuelle  aussi  est  soutenue  par  les 
t  épaules  d'un  troisième  pachiderme  j^areil, 
etc.  La  querelle  s'est  agitée  longtcmips  entre 
le  système  éi"éphant  et  le  système  tortue.  Le 
système  mixte  de  Kennedy  implique  toujours 


et  l'œuvre  primitive.  La  diffusion  des  langues 
est  aussi  insoutenable  que  la  dispersion  des 
races.  Les  langues  et  les  races  se  sont  touchées 
sans  se  confondre.  L'aptitude  cérébrale  qui 
modifie  aujourd'hui  le  dictionnaire  et  la 
grammaire,  créa  d'abord  les  racines  et  formes 
grammaticales  par  l'effet  de  son  primitif 
exercice.  L'oreille  recueillit  les  bruits  exté- 
rieurs et  en  fit  les  onomatopées  ;  elle  enregistra 
les  exclamations  spontanées  des  passions. 
Ce  fonds,  modifié  par  le  caprice,  par  la  tradi- 
tion, donna  des  combinaisons  infinies  comme 
le  hasard.  Le  larynx,  organe  moins  complexe 
que  le  cerveau,  resserra  les  langues  dans  des 
alphabets  assez  bornés.  L'homme  a  fait  sa 
langue  comme  les  oiseaux  font  leur  chant, 
11  n'y  a  que  la  différence  du  simple  au  com- 
posé. 

«  Malgré  les  communications  opérées  entro 
les  races  par  les  conquêtes  et  les  migrations, 
les  variétés  de  linguistique  se  retrouvent 
encore  partout.  Beaucoup  de  coïncidences 
ont  été  remarquées  à  des  distances  qui 
excluaient  toute  idée  de  communication.  Les 
Boschimanes  ont  une  lettre  clafjuonte  qui  se 
retrouve  dans  les  tribus  circassiennes. 

«  Comment  les  iuq)or!ations  auraient-elles 
couvert  un  fonds  primitif  doublement  tenace 
et  par  la  routine  et  par  le  patriotisme?  Le 
fonds  a  duré  de  toute  éternité  chez  les  Bas- 
ques, les  Gaels ,  les  Bretons.  Luttes  do 
langues,  luttes  de  races;  il  y  a  toujours  eu 
des  autochtones  préexistant  aux  conquérants  ; 
les  masses  ne  se  sont  jamais  déplacées  ;  les 
con(]uérants  étaient  compai'ativement  peu 
nombreux.  Procope  conqite  à  peine  cinquante 
mille  Vandales  conquérants  de  l'Afrique  ;  |es 
Turcs  Ouigours ,  qui  faisaient  trembler 
Byzance  sous  Justin  11,  étaient  au  nombre  de 


1  i9  LAN 

200,000,  au  dire  de  leurs  ambassinleurs,  à 
qui  la  prudence  autant  que  l'orgueil  com- 
mandait de  grossir  les  objets  ;  les  armées  ont 
assez  de  peine  ii  arriver  à  un  terme  éloigné 
et  à  se  fixer  dans  un  pays  étranger  ;  les 
invasionsde  peuplesmeurent  enmasse comme 
des  sauterelles  ;  les  premières  croisades  nous 
^'ont  appris. 

«  De  très -minces  exceptions  n'infirment 
pas  cette  règle  générale.  Les  Kspagnols  ont 
exterminé  les  Guanches  aux  Canaries,  les 
Caraïbes  à  Saint-Domingue,  où  les  nègres 
ont  usé  de  représailles  envers  les  blancs. 
Chrétiens,  Nègres,  Caraïbes,  avaient  encore 
de  courtes  et  précises  traditions  de  déplace- 
ment ;  mais  que  de  peuples  envahis  étaient 
sans  traditions,  sans  aïeux  plus  sauvages, 
sans  pères  moins  dégradés  qu'eux-mêmes  ! 
Quelle  invasion  avait  peuplé  ces  îles  où  l'on 
a  surpris  des  sauvages  ne  connaissant  pas 
J'usage  du  feu?  Les  rivages  américains  où 
vivaient  des  tiibus  ne  sachant  pas  compter 
jusqu'à  six ,  apparemment  parce  qu'elles 
n'avaient  que  cinq  doigts  h  la  main  et 
n'avaient  pas  remarqué  que  leur  main  était 
double.  » 

Nous  avons,  par  anticipation,  répondu  h 
cette  dernièie  série  d'arguments  ;  quant  à 
l'origine  onomatopéique  du  langage,  soutenue 
parcourt  de  Gébelin,  et  encore  admise  par 
quehjues  Français  (Cam.  Dvtexl,  Kxplical ion 
des  htérogli/phcs),  elle  a  été  bravement  pré- 
cisée par  l'Anglais  Murray  en  neuf  mono- 
syllabes représentant  toute  sorte  de  coups  et 
desquels  il  dérive  toutes  les  langues  de  la 
terre,  différentes  de  forme  et  de  fond,  le 
hasard  ne  créant  que  des  individualités 
dépareillées. 

(Cependant  les  calculs  d'un  mathématicien 
(YouNG,  Transac.  of  the  roy.  Soc.)  établissent 
que  six  mots  pareils  dans  deux  langues 
appuient  |)ar  dix-sept  cents  chances  contre 
une  la  probabilité  qu'ils  sont  dérivés,  dans  l'un 
et  l'autre  cas,  de  quelque  langue-mère  ou 
introduits  par  connuunication.  Huit  mois 
pareils  donnent  près  de  dix  mille  chances 
contre  une,  c'est-à-dire  une  certitude  h  peu 
près  entière.  Que  serait-ce  lorscjne  les  mots 
et  racines  semblables  montent  à  plusieurs 
milliers  en  des  langues  sé|)arées  par  la  lon- 
gueur totale  de  la  chronologie  ou  par  la 
moitié  de  la  circonférence  du  globe  I 

L'argument  tiré  des  immigrations  est  sur- 
tout favorable  à  la  dispersion  des  langues 
rayonnant  d'un  tronc  commun.  11  ne  peut 
aider  le  système  de  la  génération  spontanée 
et  universelle  du  langage,  qu'en  faisant 
étouffer  entièrement  l'idiome  autochtone  par 
le  langage  importé  ;  ainsi  tout  devrait  être 
danoisdansl'anglaisaprèslaconquôtedanoise; 
tout  français  après  Guillaume.  En  ce  cas 
l'autochtone  se  présume,  mais  ne  se  prouve 
pas.  Si,  par  hasard,  on  en  découvre  des 
traces,  elles  ne  doivent  ressembler  h  rien  ; 
mais  l'anglo-saxon  est  goth,  le  celte  est 
sanskrit  I 

Comme  dernière  ressource,  pour  soutenir 
les  deux  originalités,  malgré  la  ressemblance, 
on  admet  la  simihludc  des  résultats  par  la 


PSYCHOLOGIE.  LAN  TCO 

similitude  des  organes  en  action  et  des  forces 
en  travail.  Cela  veut  dire  apparennuenl  quo 
les  alphabets  de  tous  les  peuples  sont  bornés 
à  une  quarantaine  de  sons,  et  que  la  gram- 
maire générale  peut  être  enfermée  en  une 
centaine  de  propositions.  Les  éléments  do 
l'instrument  nommé  kaléidoscope  n'étaient 
pas  si  nombreux,  cl  l'on  a  estimé  à  plusieurs 
millions  les  combinaisons  possibles  avant 
que  la  môme  se  reproduise  deux  fois  I  La 
génération  spontanée  et  multiple  des  langues 
ne  peut  donc  expli(|uer  ni  les  ressemblances, 
ni  les  dilférences  des  idiomes. 

Quand  les  (lueslions  montent  dans  les 
nuages  métaphysiques,  ily  a  des  chatoiem.cnts 
capables  de  mettre  en  contradiction  des  in- 
telligences aussi  énùnentes  par  leur  savoir 
que  par  leur  force.  Fréd.  Schlegel  commença 
par  croire  l'esiirit  humain  ouvrier  primitif  du 
langage,  et  finit  par  admettre  explicitement 
la  révélation  divine  du  langage.  Nous  trou- 
vons, comme  lui,  une  afiirmation  sur  bonnes 
preuves  bien  i)référable  à  des  discussions 
sans  fin  et  à  des  vagabondages  dans  un  laby- 
rinthe sans  issue-  Nos  bonnes  preuves  sont 
déjà  fournies  :  nous  avons  retiouvé  expéri- 
mentalement les  débris  d'une  langue  primi- 
tive dans  les  trois  grandes  familles  sémite, 
indoue,  océanienne.  Nous  pouvons  haidiment 
formuler  le  dogme  de  l'unité  de  l'espèce 
humaine  et  de  la  population  de  la  terre  par 
une  famille  graduellement  élargie.  Les  indi- 
vidus et  les  nations  ont  largement  usé  de  leur 
libre  initiative  en  cond)inant,  changeant, 
rénovant  selon  les  forces  et  les  caprices  de 
leur  esprit  ;  mais  ils  travaillaient  toujours  sur 
une  trame  première,  sur  un  patron  primordial 
et  traditionnel.  C'était  |)lus  que  le  vaisseau 
de  Thésée,  puisque  plusieurs  pièces  n'ont 
pas  été  altérées;  [)lus  que  la  gouttelette  de 


San 


o  » 


héritage 


materne!  préexistant  dans 
lœuf  avant  l'ébauche  du  poulet. (Isid.  Bourdon, 
Phi/s.  comp.)  Un  fait  non  moins  certain  et 
non  moins  admirable  ([ue  la  parenté  des 
langues  est  la  fabrique  de  :plus  en  plus, 
savante  et  compli((uée  de  ct;s  langues,  à 
mesure  ([u'on  en  remonte  la  généalogie. 
L'anglais  est  plus  simple  que  le  français  et 
l'allemand  ;  ceux-ci  |)lus  simples(|ue  le  latin, 
le  goth,  le  sanskrit.  L'aïeul  ou  les  aïeux 
inconnus  du  sanskrit  durent  être  plus  vastes^ 
plus  compréhensifs  1 

i\ous|)ouvons  raisonnerici  commellerschel 
remplissant  de  soleils  la  voie  lactée  explorée 
par  son  télescope:  i)lus  nous  approchons  de 
Dieu  et  plus  l'immensité  est  admissible  !  Ici 
elle  a  de  plus  l'avantage  de  se  trouver  à  la 
portée  de  l'intelligence  commune. 

Danstouslespaysfrontières,enpaysbasquc», 
en  Transylvanie,  àSmyrne,  à  Constantinople, 
les  familles  d'une  éducation  ordinaire  voient 
leurs  enfants  grandir  en  babillant  trois  ou 
quatre  langues.  Observons  les  classes  plus, 
élevées  où  le  fait  est  à  la  fois  plus  complexe 
et  plus  régulier.  La  Médie,  le  Pont,  n'ont  j)lus. 
de  Cyaxare  ou  de  Mithridate  ;  mais  les  Scythes 
du  Borysthène  apprêtent  leurs  enfants  pour 
le  voyage  et  [leut-être  pour  la  coni]uôte  du 
aioude.  Les  grands  seigneurs  au  maillot  sont 


731 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  PlllLOSOnilE. 


LAN 


732 


entourés  de  précepteurs  de  foutes  les  nations 
curopc'orHH'S  ;  les  piinccs  ont,  en  outre,  des 
secvileurs  cpii  doivent  toujours  s'expi-iine.r 
dans  leurs  langues  asiatiques. 

A  ciiK]  ans  le  jeune  i)oyard,  l'intéressant 
tzarévit/.  donne  au  slavon  les  quatorze  cas 
arméniens;  il  lAtonne,  d^ns  le  jiersan,  les 
vingt- cinq  formes  ))osilives  et  négatives  du 
verbe  inrc,  il  parle  allemand  au  valel  anglais, 
italien  au  français,  français  et  russe  h  tout  le 
Mionde.  A  dix  ans  il  fait  des  fautes  dans 
toutes  les  langues  ;  mais  il  les  a  délinilive- 
nient  classées  dans  des  cases  distinctes  de 
sa  mémoire.  A  dix-huit  ans  il  voyage,  et 
))ratii(ue  tour  h  tour  chaque  idiome  dans  son 
terroir;  il  les  pratiquera  tous  simultanément 
à  la  cour  s:uis  une  erreur  de  grammaire, 
sans  un  retard  de  mémoire,  sans  une  hésita- 
tion de  registre. 

Le  lour  de  force  n'est  pas  exceptionnel; 
il  se  leproduit  en  cent  villes,  en  mille  cliA- 
teaux;  les  individus  ne  sont  pas  choisis 
parmi  les  privilégiés  de  l'esprit;  à  cela  près 
du  talent  j)olyglolle,  la  i)lupart  seront  tout 
si  m  plemenide  grands  seigneurs  ou  des  princes. 
A  leur  place  tout  autre  enfant  ciM  été  aussi 
curieux,  aussi  admirable;  tout  autre  nous  eût 
offert  ce  toliu-bohu  déjà  sillonné  de  lumière 
et  de  vitalité,  cette  Babel  confuse  et  savante, 
ce  pêle-mèle  de  langues  amalgamées  main- 
tenant pour  se  diviser  et  se  préciserpluslard. 
Qu'on  appelle  d'un  nom  unique  ce  large 
trésor  avec  lequel  cet  être  jeune  et  naïf 
pourra  tenir  tôte  aux  représentants  de  plu- 
sieurs races,  et  l'on  aura  une  idée  approxi- 
mative du  langage  primitif,  cadre  virtuel  et 
matériel  de  toutes  les  langucïs  futures.  Avais-je 
lort  de  crier  à  l'immense  et  au  simple?  C  est 
un  enfant  de  nos  jours  (|ui  révèle,  en  le  renou- 
velant familièrement,  le  grand  phénomène 
rapporté  h  l'enfance  du  monde I 

Action  de  la  science,  action  du  peuple,  ac- 
tion du  temps.  —  Les  langues  ont  donc  roulé 
dans  le  torrent  des  Ages  comme  ces  blocs 
de  rochers  que  le  frottement  dégrossit  en 
cailloux,  émietle  en  graviers,  égruge  en 
sable;  et  de  môme  que  la  loupe  du  géologue 
ou  le  creuset  du  chimiste  signalent  dans  le 
moindre  grain  le  bloc  auquel  il  fut  agrégé, 
Ja  montagne  dont  il  fut  partie  intégrante; 
de  môme  le  philologue  remonte  à  la  vaste 
fabrique  des  idiomes  anciens  par  l'analyse 
des  phrases  et  des  mots  de  nos  idiomes  mo- 
dernes. 

La  décomposition  des  mots  en  leurs  racines 
est  l'opération  jjrincipale,  le  fond  de  cette 
science  qui  a  rendu  d'immenses  services  à 
J'h'''"i;.e,  malgré  les  sarcasmes  encourus  par 
ies  abtis  de  l'étymologie.  On  commence  à 
sentir  aujourd'hui  que  l'analyse  des  mots 
n'est  complète  (ju'en  rendant  compte  aussi 
des  flexions.  Celles-ci  faisant  partie  de  la 
forme,  la  grammaire  spéciale  de  chaque 
langue  ou  collection  de  ses  formes  a  dû  être 


étudiée  en    regard  des  autres  grammahes. 

Les  recherches  lexiques  ou  la  conq)araison 
des  langues  par  dictionnaires  et  racines  dé- 
pistent des  rapjioits  plus  nombreux  et  plu3 
distants.  Les  ressemblances  i)ar  grammaire 
constatent  une  parenté  plus  immédiate. 

Une  grannnaire  étrangère  ne  peut  api)a- 
raîlre  sans  un  fonds  de  mots  que  l'importa- 
teur inq)ose  comme  première  ajiplication  do 
sa  méthode  nouvelle.  On  expli(pie  de  celte 
façon  l'origine  des  langues  néo-latines  qui 
auraient  accepté  quelque  grammaire  germa- 
nique avec  une  bonne  provision  de  mots  tu- 
dcsipies.  Ceux-ci  abondent  elfectivcment 
paitout;  Schœll,qui  les  estime  à  un  cinquième 
de  la  langue  française,  n'a  eu  que  l'embarras 
du  choix  (207).  Le  Visigoth,  le  Bourguignojr^ 
le  Prison,  déclinaient  avec  des  articles,  fai- 
saient des  passifs  avec  des  auxiliaires.  Mais 
s'est-on  bien  assuré  que  ce  laisser  aller  ne 
préexistait  pas  déjà  dans  le  latin  rusti(]ue 
d'oii  l'anarchie  littéraire  et  politiquel'auraient 
transporté  d'abord  dans  la  langue  parlés 
par  la  bonne  comf)agnie,  et  par  degrés  dans 
le  roman  parlé  décrit. 

Il  suiïit  d'avoir  voyagé  en  Allemagne,  en 
Turquie,  en  Perse,  pour  voir  que  la  ])hrase 
longue  et  inversive  est  monopolisée  par  les 
savants  et  par  les  livres.  Le  peuple,  ou  plus 
généralement  la  parole  improvisée,  hache  le 
discours  et  roidit  la  phrase  vers  la  ligne 
droite.  Les  bai-bares  avaient  donc  déjh  des, 
intelligences  dans  les  places  et  surtout  dans. 
les  campagnes  latines. 

Une  ])i'éparation  préalable  par  la  gram- 
maii.'c,  par  l'accent  ou  parles  mots  eux-mêmes, 
est  une  condition  excellente  pour  l'adoption, 
d'une  langue  nouvelle.  La  Belgicpie,  où  le 
peuple  parle  flamand ,  aurait  parlé  hollan- 
dais si  la  politique  et  la  religion  n'eussent 
brisé  la  loi  de  Nassau.  Les  Kimrics  d'Albion, 
étaient  façonnés  pour  l'accenttudesque,  puis- 
qu'ils protionçaient6r(7a(7i  ce  qu'ils  écrivaient 
pridain.  Les'Kpirotes  Skipes  s'amalgament 
dans  la  famille  grecque;  les  Pélasges  s  hel- 
lénisèrent facilement  en  Grèce,  en  Asie  Mi- 
neure, en  Italie.  [Italia,  Niebuhr,  Hist.  ro- 
maine.) Le  gi-ec  ne  s'acclimata  que  superfi- 
ciellement sur  la  Syrie.  l'Egypte,  la  Cyré- 
naïque,  ùh.  des  patois  sémites  dormaient  pour 
se  réveiller  arabes. 

L'observation  du  passé  et  plus  encore  du 
présent  aide  un  peu  h  l'éclaircissement  du. 
problème  de  l'appai'ition  secondaire  des 
langues,  de  leur  diversité,  de  leur  renais- 
sance; problème  grave,  puisque  de  très- 
respectables  autorités  l'ont  relégué  parmi 
les  miracles,  au  moins  en  ce  qui  regarde  la 
cotifusion  première.  Pour  les  autres  confu- 
sions, les  seules  dont  nous  voulions  nous 
occuper  ici,  uti  etfet  très-prononcé  peut 
tenir  à  des  causes  fort  légères.  Quelques  va- 
riantes de  synonymes  et  d'accents  sulfisent 
pourempècher  les  Arabes  Maugrebins  d'êtro 


(207)  Mills  fiMiiçiis  lires  de  l'ail  iiiaiii!  :  alcue,  mar&on'in,  wéhnige,  mine,  pièce,  pisser,  quille,  rof- 
nuberije,  bigot,  briser,  cagni,  cingler,  cloche,  digue,  (1er,  rame,  rai,  renard,  riche,  rosse,  sabre,  séné- 
rôle, écharpe,  éclate,  éiicron,  escadre,  espiègle,  fa-  chai,  seuil,  soldat,  tourbe,  tà!er,  vague,  valise,  vai- 
Jaise,  (lacoH,  friche,  ijmon,  gorge,  guérir,  maréchal,  sal,  voguer. 


733 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


compris  en  Egvple,  Syrie  ou  Araljie.  Iléro- 
doie  traite  de  barbares  tous  les  débris  des 
idioiHes  pélasgiques.  Partout  où  une  capi- 
tale politique  ou  bien  une  littérature  ne 
centralise  pas  le  langage,  il  se  divisé  en  dia- 
lectes aussi   nombreux    que    les  principaux 


'LAN 
remaniement    semblable 


734 


Qu'un  remaniement  semblable  se  soil 
opéré  sur  l'anglo-saxon,  le  saxon,  le  danois, 
l'anglo-français,  il  n'est  pas  téméraire  de 
l'induire.  Notre  vieux  fiançais  servira  de 
témoignage    plus  positif  :  le   verbe 


le  verbe  y  a  pris 

les  pronoms  personnels  si  tard,  que  leur  sup- 

agrégats   de  peuples.  Et   si  rinditi'érence  ou     pression  est  encore  un  des  articles  de  la  poô- 

l'inimitié  sont  aidées  par  une  frontièie    na-     sie  voulant  représenter  les  époques  naïves  et 


pai 

turelle,  fleuve,  montagne  ou  bras  de  mer;  si 
la  nonchalance  des  climats  chauds  est  aidée 
jiar  une  ceinture  de  désert,  les  schismes  peu- 
vent devenir  plus  multipliés  et  plus  profonds. 
Ojia  compté  jusqu'à  1,200  dialectes  en  Amé- 
rique; le  continent  africain  est  [)lus  large  et 
plus    coupé.  Dans   la    petite  île  de  Tinior  il 


'p0( 

reculées;  enfin  la  |)lupart  des  patois  du  Midi 
déclinent  plusieurs  cas  sans  articles,  conju- 
guent le  verbe  nu  et  non  encore  armé  de 
tous  CCS  tenqis  troj)  noml)reux  dans  le  fran- 
çais, puisque  les  étrangers  ne  savent  pas  \iser 
de  nos  conditionnels,  et  que  les  Parisiens 
rejettent  l'imparfait  du  subjonctif.  L'adjectif 


y  a.  dit-on,  une  (|uarantaine  de  dialectes,  et     verbal  s'immobilise  en  un  paiticipe  absolu 


plusieurs  centaines  à  Bornéo! 

Notre  Europe,  avec  ses  langues  soi-disant 
fixées  par  la  littérature  et  par  la  presse,  ne 
peut  les  empocher  de  virer  de  prononciation 
tous  les  cent  ans,  et  d'orlhograjihe  tous  h>s 
deux  cents!  Qiii  peut  répondre  que  nos 
aïeux  de  quatre  ou  cinq  siècles,  réveillés  su- 
bitenient.ne  nous  paraîtraient  pas  aussi  sin- 
guliers par  le  langage  que  par  le  costume? 
En  tout  cas,  pour  l'accent,  aïeux  et  neveux 
risqueraient  fort  de  demeurer  totalement 
incompris. 

Les  sociétés  anciennes  trouvaient  un  mo- 
dérateur h  ce  frottement  dans  le  repos  des 
masses  et  dans  l'inlluence  des  lettrés,  qui 
étaient  en  nîème  temps  des  prêtres.  Les  aca- 
démies, au  contraire,  sanctionnent  les  faits 
accomplis  bien  plus  qu'elles  ne  les  préparent 
ou  ne  les  dirigent;  elles  sont  les  échos  au- 
tant et  plus  (jue  les  oracles  du  peuple.  Si  \h. 
même  où  un  idiome  est  abandonné  h  lui 
seul,  il  oscille  et  pivot(;,  il  tournoie,  h  plus 
forte  raison  sous  le  tiraillement  des  conquêtes,      serments.  Les  idées  et  l'art  d'ajuster  ces  idées 


La  démolition  représente  les  dtîgrés  de 
l'édification,  l'économie  explicpie  l'origine 
du  luxe. 

Dans  plusieurs  des  petites  Antilles,  il  s'est 
formé  (les  syncrétismes  pareils  h  la  langue 
franque d'Afrique.  A  Saint-Thomas,  hCura/do, 
l'anglais,  le  bas  allemand,  sont  mêlés  h  l'es- 
pagnol et  à  d'autres  idiomes  d'Europe  ou 
d'Améritjue,  déjàraboléspar  les  patois  créoles 
ou  nègres. 

L'indépendance  politique  est  la  seule  con* 
dition  (|ui  manque  pour  constituer  ces  jar- 
gons en  un  langage  officiel  d'abord,  régulier 
plus  tard.  Le  guarany  du  Paraguay  et  lechc- 
loki  de  l'Amérique  du  Nord  ont  bien  affiché 
et  réalisé  une  pareille  prétention,  et  Dieu 
sait  de  combien  de  débris  ils  étaient  formés. 

Ce  qui  a  signifié  ces  langues  au  monde 
américain,  ce  qui  imposait  l'idiome  roman 
à  la  Gaule  des  Carlovingiens,  c'était  l'ins- 
truction et  l'esprit  de  suite  des  hommes  ca- 
])ables  de  les   rédiger   eïi  manifestes  ou  en 


des  migrations,  des  littératures  et  des  frol- 
lements  internationaux. 

Phases  et  âge  des  langues.  —  Les  mots 
progrès  et  décadence  ont  aujourd'hui  des 
valeurs  si  contestées,  qu-il  faut  prudemment 
les  restreindre  h  l'acception  de  mouvement. 
Mais,  à  moins  de  nier  le  mouvement  lui- 
même,  il  me  semble  bien  difficile  d'accepter 
l'opinion    de  quelqut;s  savants  qui    croient 


les  langues   secondaires 


surgies 


de  t  ou  Les 


jMeces.  (Jos.  de  Maistue,  Nie.  Wiseman.)  Ce 
mysticisme  s'explique  ou  se  protège  par  un 
autre  :  il  ne  se  fait  plus  de  langues! 

Il  suflTit  de  regarder  autour  de  soi,  sinon 
pour  niercette  seconde  proposition,  au  moins 
pour  infirmer  la  première.  Toute  la  cote  mé- 
ridionale de  la  Méditerranée  parle  un  jargon 
appelé  petit  maure  ou  lingua  frança  :  les 
mots  sont  es[)agnols,  français,  italiens,  grecs, 
turcs,  arabes;  la  construction  est  directe,  le 
verbe  est  réduit  strictement  à  l'infinitif  pré- 
sent, déterminé  tout  au  plus[)ar  des  adverbes 
ou  des  pronoms  personnels.  Le  jour  (ju'une 
puissance  barbaresque  aura  adopté  cette 
langue  comme  moyen  et  symbole  d'une  civi- 
lisation quasi-euro{)éenne,  les  premiers  ef- 
forts de  ses  écrivains  donneront  au  verbe 
une  précision  plus  grande.  L'anglais  est  là 
))Our  montrer  comment  l'infinitif  peut  aisé- 
ment devenir  base  d'un  pareil  travail. 


sont  choses  plus  impoitanles  que  l'instru- 
ment, et  l'on  peut  dire  en  ce  sens  (]ue  l'ins- 
trument est  parfait  le  jour  que  (piehpi'un 
daigne  ou  sait  l'employé: .  ^L^is  combien  de 
temps  n'avail-il  pas  misa  mûrir  sourdement  ! 
quels  changements  ne  subira-t-il  pas  plus 
tard  ! 

Lorsque  dans  le  passé  on  voit  surgir  une 
langue,  instrument  d'un  nouvel  empire  ou 
conq)agne  d'un  grand  homme,  il  y  a  dans  ce 
fait  conq)lexe  une  j)ortée  providentielle  qui 
j)eut  com|)éter,  principalement  de  Possuet, 
de  Joseph  de  Maistre  ou  de  Wiseman,  théo- 
logiens. Des  observateurs  plus  humbles  au- 
ront le  droit  de  noter  (jue  les  forces  de  l'es- 
prit servent  de  levier  à  la  Providence  aussi 
Ijien  que  les  forces  de  la  jnatière,  et  que, 
par  exemple,  dans  telle  période  hisloiique 
donnée  dans  le  grand  événement  qui  lança 
sur  le  monde  la  nation  et  la  langue,  il  n'est 
pas  impossible  de  reconnaître  une  situation 
dont  les  éléments  furent  tous  pareils  à  ceux 
que  nous  voyons  rouler  sous  nos  yeux  dans 
les  pays  de  moyen  âge  et  de  renaissance. 

L'ouvrier  ne  peut  être  bien  orgueilleux  de 
sa  part  dans  ce  travail  ;  il  n'y  fournil  pas  les 
matériaux,  (juisont  les  mots;  pas  même  l'ou- 
tillage, c'est-à-dire  les  formes  granmiaticales  ; 
celles-ci  cl  ceux-là  sont,  nous  l'avons  déjà 
montré,  un  héritage  vieux  comme  le  moude. 


735 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


LAN 


(36 


Les  remaniements   d'une  ou  de  |)lusieurs  vét'i(|ue;  les  comparaisons  peuvent  se  faire 

langues  cl  un  idiome  nouveau  sont  l'œuvre  '  sur  des    langues  vivantes  ,  avec   le   cortège 

du  temps  et  des  hommes;  est-il  besoin  de  re-  précieux  de  l'accent  du  peuple  et  des  com- 

dire  combien  il  y  a  loin  de  Ih  à  une  création  mentaires  des  honnnes  instruits  (\u\  les  pra- 

première  et  de  toutes  pièces?  Donc  les  Ihéolo-  tiquent.  L'échelle  sanskrile,  base  iirincipale 

giens  ont  eu  quelque  droit  de  dire  (jue  l'hu-  des  travaux  les  plus  gloi'ieux  de  la  science 

manité   n'a    qu'une  seule    langue;   mais    ils  moderne,  est  aussi  le  critérium  de  la  certi- 

doivent  convenir  qu'elle  s'est  évoluée  et  s'é-  tude  pour  les  résultats  (juc  la  science  est  en 

volue  encore  dans  le  temps  et  l'espace  en  des  droit  d'attendre  dans  l'élude  com[)arative  des 

variétés  iniinies.  Le  procès  ne  subsistera  que  autres  langues.  On  cite  le  sanskrit  de  préfé- 

sur  la  proportion  relative     de    neuf  et  de  rence,  parce  que  sa  parenté  avec  les  langues 


vieux,  d'initiative  et  de  tradition  employées 
dans  chaque  variété  ou  idiome. 

L'initiative  par  les  onomatopées  est  une 
fraction  trop  minime  pour  la  mettre  en  ba- 
lance avec  la  masse  énorme   de  conveim  , 


de  l'Europe  rend  plus  intelligibles  et  les 
ra[)prochements  et  les  inductions  qu'on  en 
lire. 

Les  înots   représentant  les   premiers  be- 
soins de  la  vie,  les  relations  de  famille,  les 


c'est-à-dire  de  traditionnel  ,  qui  fait  le  fond  noms  de  nombre,  les  objets  de  la  nature  et 

des  langues.  Les  lettres  cla|)|»antes  des  Cir-  de  la  primitive  industrie,  forment  un  lexique 

cassiens,  Cafres  etlloltentols,  ne  sont  ([u'une  avec  lequel    on  a   mesuré  le:r  parentés  du 

variation   des  suintantes  slaves   et  sémites,  sanskrit;  Kennedy  a  compté  900  mots  de  cette 

ou   des  sifllantes  de    tous   les  pays.    Si  les  nature  communs^  au  sanskrit  et  aux  langue» 

bruits  naturels    ont   eu  une   intluence   plus  d'Europe.  Il  a  trouvé  dans  le  grec  208  mots 

large,  cet  élément  humain  sera  de  plus  belle  sanskrits  qui  se  rencontrent  dans  le  latin,  et 

impuissant    à  rendre  conq)1c  de  la  ressem-  dans  celui-ci  188  qui  ne  se  trouvent  pas  dans 

blance  des  langues.  Les  bruits  naturels  (208)  h  grec;  il  a  conclu  avec  raison  que  ces  deux 

les  plus  uniformes  partout,   sont  justement  grands  idiomes,  avant  de  se  copier  récipro- 

ce  ({ue  les  langues  ou  onomatopées  nalio-  queraent,  avaient  dû  sortir  d'un  troisième, 

iiales  représentent  avec  la   plus  incroyable  leur  comnmn  géniteur.  Je  cite  en  noie  (209) 

variété.  quelques  séries   qui  montreront  l'incroyable 

Les  mots  et  formes    grammaticales   sont  persistance  des  langues  à  travers  trois   ou 

employés  en  quantité  à  peu  près  égale,  tan-  quatre  mille  ans.  L'analyse  de  la  conjugaison 


tôt  en  petits  idiomes,  tantôt  en  langues  im 
menses.  Avec  de  pareilles  phases  il  est  bien 
dilTicile  de  contester  aux  dialectes  une  vie 
semblable  h  celle  des  empires  ou  des  inJivi- 
dus,  une  enfance,  une  mulurité,  une  mort. 
Nous  avons  vu  poindre  (jueliiues  idiomes 
qui  se  dégagent  de  h;urs  langues-patois  ; 
l'Europe  a  plusieurs  langues  qui,   après  la 


sanskrite  et  zcnd  a  livré  le  secret  des  Uexions 
du  verbe  dans  toutes  les  langues  qui  en  dé- 
rivent. 

La  faculté  d'assembler  des  mots  nouveaux 
en  agrégats  cohérents,  faculté  perdue  dans 
les  langues,  filles  indiennes  du  sanskrit,  dure 
encore  dans  l'allemand  et  le  grec.  Pendant 
que  l'anglais  juxtapose  deux  mots,   steam- 


sève  de  la  jeunesse  ,  sont  tourmentées  par      boal  ;  le  français  trois,  bateau  A  vapeur;  l'ai 


le  pléthore  de  l'ûge  mûr;  les  langues  de 
rAméri(|ue  succombent  et  meurent  par  mil- 
liers. 

Itôle  important  du  sanskrit.  —  Ses  phases 
sont  lentes,  puis(]ue  les  grands  dialectes  ont 
moyennement  duré  mille  ans,  et  que  l'a- 
gonie de  plusieurs  parcourt    l'échelle  chro 


emand  soude  deux  racines  saxones,  dampf- 
schi/f:  le  grec  met  en  fusion  deux  racines 
grt^cijucs,  almopleion  ou  atmopleskon.  Le 
français  savant  a  la  ressource  de  retluer  vers 
le  latin  ou  le  grec  pour  y  arranger  locomo^ 
tive  ou  pijroscaphe;  mais  la  langue  populaire 
ré|)ugne  h  ce   procédé  rationnel  et  pédant. 


noiogique  presque  entière.  Le  grec  s'est con-     Ellefail timidement dessubstantifscomplexes, 


serve  dans  un  faubourg  de  Palerme.  Wans 
leb  le  retrouva  représenté  h  Siout  par  un 
"»rûlre  copte  ,  malgré  la  loi  sarrasine  qui 
'avait  défendu  dep'uis  l'an  722.  Le  copte 
ui-mème  paraît  subsister  dans  quelques 
bourgades  voisines  de  Tripoli.   Le  celte  et  le 


ou  hardiment  des  qualificatifs,  verbes  et  sub- 
stantifs barbares,  re/?io7-(/wewr,  fixateur,  dis- 
tancer, chefferie. 

Les  vieux  idiomes  celtes  ont  encore  au- 
jourd'hui plus  de  vigueur  et  de  force;  ils 
agrègent  par   le  procédé    allemand,   grec, 


kymry  expirent  depuis  la  conquête  de  César,  sanskrit  (210).  Aussi  leurs  racines  sont-elles 

le  bas(iue  depuis  trois  mille  ans.  comme  des  médailles  vievges  du  frottement 

Les  expérimenlations  de  la  philologie  ne  et  de  la  rouille  où  l'exergue  laisse  déchitfrer 

sont  donc  pas  des  travaux  d'anatomie  cada-  encore  les  événements  du  passé.  Le  rappro- 


(208)  M.  E.  (le  Siiiles  a  donné  les  onomaiopéos 
irès-divt  rs«'S  tlu  cli;uU  ilii  toq,  dans  un  tnémoire 
sur  la  Iranscripiion  des  langues  orienlalos  en  ca- 
racières  européens.  On  penl  ironvcr  l.<  inèine  dis- 
parate dans  les  synonymes  des  ver!)es  roucouler, 
bêler,  caqueter ,  dans  les  diverses  lan|,'ni'S. 

(209)  Mois  sanskriis  anglais  cl  aileinaiids  :  pnder, 
mader,  suiiii,  dogitter,  broder,  n'uiii,  vid ,  linvn,  jn- 
luni,  eijnmaii,  browa,  nana,  bb,   lierti,  siura,   (jliaw. 

^loIs  san.'-kiils  j^rocs  :  a&ii,  os  ;  denta,  dont  ;  karu, 
mtiu  ;  uau,  lunire. 


Mots  sanskriis  l:ilins  :  pnder,  mader,  jnvnn,  geiiu, 
■ped,  jecnr  (jecur),  aglnii  (iqiiis) .  dliara  (terra),  ar' 
rivi  (.'(DHs),  nav  (navh),  sarpain  {serpens) ,  vidlmva 
(vid  lia). 

(21U)  Voici  des  mois  complexes  du  dialtCle  wcisli  : 
(tadien  zhié  dawat,  -AyMU  une  tendance  au  décoii- 
rai,'enicnl  ;  duro  stiughe  diga  stliuwl,  tendant  à  ame- 
ner nn  éial  de  sujétion.  Voiti  nu  mot  encore  plus 
long  du  dialecte  eiSi;  :  grnatg  fin  clinod  faind  dhufd 
scaiiié  egnch,  ayant  de  beaux  clicvcux  de  soie  rc» 
loinbaui  eu  boucles  coniounices. 


Vol  I-AN  rSYCIlOLOGIE. 

chei)ienl  suivant  nous  semble  parfaitement 
jastifR^,  quoique  d'une  hardiesse  heureuse- 
ment rare  parmi  la  gent  friande  d'étymo- 
logies. 

loly  en  irlandais  signifie  un  lit,  comme 
tyle,  en  \velsh,  une  couche,  un  lit  de  repos. 
Ces  mots  sont  identiqui  s  au  grec  talé,  lua- 
telas,  coussin.  Ils  viennent  tous  du  sanskrit 
tulika,  matelas,  lit,  subslanlif  dérivé  de  lula, 
un  des  noms  sanskrits  de  coton. 

Sardula,  un  des  noms  sanskrits  du  tigre  , 
prend  dans  ses  composés  la  signification  de 
fort,  grand,  prééminent,  connue  son  syno- 
nyme viagra,  et  comme  les  noms  du  lion  et 
de  l'éléphant.  En  irlandais  sarlulait  signifie 
fort. 

La  langue  celte  sort  donc  d'un  pays  où  il 
y  eut  tout  à  la  fois  le  tigre  et  le  coton. 

Quand  les.  voyageurs  du  dernier  siècle  eu- 
rent complé  plus  de  trois  mille  dialectes  dans 
le  monde  entier;  (piand  le  jiremier  examen 
sut  montré  d'énoinies  didéiences  entre  la 
plupart  lie  ces  dialectes  rapprochés  au  ha- 
sard, la  parenié  des  rares  humaines  put  sem- 
bler aussi  compromise  que  l'allinité  de  ces 
langues  et  leur  descendance  conunune  d'un 
langage  primitif.  Mais  le  classement  des 
idiomes  par  groupes  similaires,  la  parenié  de 
ces  groupes  entre  eux,  la  liaison,  la  fusion 


LAN 


738 


évidente  des  grandes  familles  les  unes  dans 
les  autres,  si  elles  ne  sont  pas  déjà  capables 
de  faire  cesser  la  perplexité ,  doiv(;nl  au 
moins  lever  toute  inquiétude  sur  le  résultat 
linal. 

Peu  de  mots  suiïiront  maintenant  pour 
montrer  le  secours  de  la  philologie  dans 
l'histoire  des  peuples.  Une  langue  est  la  tra- 
dition la  j)lus  liirge,  la  plus  complexe  du 
passé;  si  deux  nations  aujourd'hui  dillérenles 
d'apparence  physi(iuc  ollrent  leur  langue 
en  commun,  il  est  évident  que  ces  deux  na- 
tions eui«'nt  une  comnmnicalion  très-intime 
à  un  certain  moment  de  leur  histoire;  il  est 
possible  aussi  que  ces  deux  nations  soient 
émanées  d'un  tronc  iilentiquc. 

La  conquête  impose  l'idiome  du  vainqueur 
môme  quand  le  vainciueur  est  compaialivci- 
nient  peu  nombreux,  ce  qui  est  le  cas  le  plus 
ordinaire.  Mais  cet  idiome  ofll^iciel  ne  se  fond 
dans  le  langue  populaire  qu'à  la  condition 
«i'a «'oir  avec  elle  une  grande  lessemblarice. 
Le  chaldéen  adopté  pendant  la  captivité  par 
la  nation  juive  était  proche  parent  de  l'hé- 
breu ancien,  et  les  Juifs  formaient  la  minorité 
parmi  le  peuf)le  assyrien. 

Quand  le  vaincu  forme  une  nation  avec  un 
idion)e  distinct ,  celui-ci  reste;  mais  il  faut 
savoir  le  chercher  ailleurs  (lue  dans  la  langue 
littéraire  ou  ofiicielle.  Le  peuple  hongrois, 
bohème,  illyrien,  qui  apprend  un  peu  d'alle- 
iriand  ,  parie  mieux  ses  idiomes  nationaux 
slaves.  Il  un  est  de  même  dans  les  républifjues 
nègres  d'Iluili  et  de  Guyane,  oij  le  français, 
le  hollandais,  l'espagnol  ofliciel ,  peuvent 
être  la  langue  [)oiitique  ;  mais  où  le  peuple 


ces  patois  au  rang  de  la  langue  de  l'Etat , 
comme  cela  s'est  vu  pour  le  guarany. 

Cette  ténacité  ,  celte  durée  indéfinie  des 
langues  dont  nous  avons  cité  d'autres  exem- 
ples plus  curieux,  impose  donc  aux  partisans 
de  ran!ii|uité  primitive  et  de  la  muliiplicilé 
des  espèces  humaines,  la  nécessité  de  trou- 
ver |)aitout  une  langue  nationale  survivant  h 
côté  des  idiomes  inq)oi-1és.  Si  rien  de  pareil 
ne  se  l'elrouve  chez  des  peuples  dont  les 
langues  se  tondent  en  totalité  dans  celles  do 
l)euples  tr-ès-distants  par  le  tenqis  et  l'es- 
})ace ,  il  faut  bien  que  l'émigration  de  la 
langue  et  du  peuple  soit  un  fait  simultané. 
Et  si  ces  peuples  indiqués  par  la  communauté 
d'origine  géographique  et  linguistique  sont 
aujourd'hui  tr'ès-ditférents  d'a|)pai'ence,  for-ce 
est  aussi  d'admettre  que  le  lem))S  et  lexpa- 
tr'iation  ont  plus  profondément  et  plutôt  altér-é 
ces  apparences  ,  qu'ils  n'ont  altéré  les  tradi- 
tions et  les  langues. 

Les  idiomes  les  mieux  analysés  par  la 
science,  les  idiomes  de  l'Europe,  sont  pailés 
en  commun  par  deux  ou  trois  races  d'appa- 
rences tiès-drverses.  Les  naliorrs  tartares  et 
turques  di lièrent  beau(  oup  j)hysiquemenl  de 
la  iralion  mongcjle  propr'ement  dite,  et  pour- 
tant Icur's  idiomes  sont  de  la  môme  famille. 
Les  langues  our-aliennes  sont  répandues  par-- 
mi  les  peuples  de  livrées  très-variées;  et, 
enfin,  les  nations  basanées  de  l'Inde  parlent 
des  idionres  dérivés  du  sanskrit  aussi  bien 
que  toutes  les  langues  des  peuples  blancs  de 
l'Europe  moderne  et  de  l'Europe  antique. 
(Histoire  (/cncrale  des  races  humaines ,  par 
M.  Eusèbe  Er.  de  Salles.) 

ObservaUotis  sur  les  théories  linguistiques! 
(le  Court  de  Gcbcliu  ,  de  lirosses ,  etc.  — 
Moïse,  le  seul  historien  qui  lacorrte  l'or-igino 
de  la  diversité  des  langues,  nous  nronlr-e  le 
genre  humain  ,  avant  sa  dispersion,  parlant 
une  seule  langue  dans  la  plaine  de  Scnnaar. 
C'était,  sans  doute,  la  langue  primitive,  celle 
qu'ayait  reçue  du  Créateur  le  premier  couple 
de  la  famille  humaine,  et  qui  s'était  tr-ans- 
mise  aux  huit  personnes  sauvé(;s  du  déluge  ; 
mais  c'était  celte  langue,  altérée  dans  le  cours 
du  tem[)S,  et  enrichi(^  par  les  progrès  des 
idées  et  de  l'ordre  social.  Coirtre  les  desseins 
de  la  Pi  évidence,  qui  voulait  peuph  r  toute 
la  terre,  les  nombreux  descendants  de  cette 
famille  se  pressaient  dans  cette  plaine,  et  s'y 
bâtissaient  une  tour  (ju'ils  voulaient  élevt^r 
jus(|u'au  ciel,  pour  s'en  faire  »rn  [)oint  de  ral- 
liement. Dieu  confond  leur  langage  ,  unifjue 
jusqu'alor's;  ils  ne  s'entendent  plus  à  Babel, 
et  voilà  qu'rls  se  disper'sent  tout  à  fait  sur  le 
globe,  chaque  famille  principale  einporlanl 
son  idiome  particulier  provenu  par allératiori 
de  ce  langage  unique;  et  de  ces  idiomes  sont 
nées  ensuite  au  moins  la  plupart  des  langues 
connues,  et  toutes  iieut-ôtre,  sans  aucune  ex- 
ception. 

Ceux   qui,    dans  la  Bible,  cherchent  par- 
tout de  la  mythologie  ou  des  philosophé- 


noir  parlera  longtemps  des  patois  africains,  7nes  (211),  en  un  mol,  les  partisans  de  la  nou- 

el  finira,  si  l'élément  noir  domine,  par  élever  velle  exégèse  (212j  elles  francs  incr-édules, 

{"IW)  Dires  pliilosoiiliiriues  ,  liy|»oihè.ses  vr;ii(;s  ou  qiier  dos  pliéiiornénes. 

faiiàocs  invciilées  par  di.s  raisuiiiieurs  i)our  »'X[)ii-  (212)   txégcse  ,  explication,  inlcrpreialion.  Les 


739 


LAN 


DICTIONNAIUE  DE  niILOSOPIIIE. 


LAN 


740 


n^eltenl  celle  histoire.  Elle  n'a  rien  pour- 
tant qui  no  s'accorde  avec  tout  ce  que  l'on 
sait  des  langues  parlées  jadis  ou  maintenant 
sur  le  globe  terrestre. 

On  remarque,  en  comparant  ces  langues, 
particulièrement  celles  de  l'Europe,  de  la 
moitié  occidentale  de  l'Asie,  du  nord  et  de 
l'orient  de  l'Afrique,  et  même  certaines  lan- 
gues de  l'Amérique,  qu'elles  ont  entre  elles, 
dans  une  portion  plus  ou  moins  considérable 
de  leurs  mots ,  des  analogies  si  multipliées, 
si  frappantes,  qu'un  grand  nombre  de  philo- 
logues ont  cru  trouver  dans  quelques-unes  la 
langue  primitive,  et  dans  les  autres  des  dia- 
lectes de  celte  môme  langue  ;  et  qu'enfin  le 
président  de  Brosses  osait  afTirmer  que  toute 
langue  connue  est  dérivée  d'une  autre  [For- 
mation mécanique  des  langues,  l.  II,  ch.  10, 
§1);  autrement,  que  toutes  les  langues  se 
tiennent  les  unes  aux  autres  par  une  filiation 
infinie.  {Ibid.,  ch.  9,  in  fine.) 

On  a  vu,  dans  les  trois  derniers  siècles, 
la  plupart  des  savants  assigner  l'hébreu  pour 
langue  primitive,  pendant  que  d'autres  don- 
naient pour  telle,  ou  la  langue  de  leur  pays, 
ou  quelque  autre  langue  qu'ils  affection- 
naient. 

Beccan,  Hollandais,  était  pour  la  langue 
des  Bataves  ;  Webb,  pour  le  chinois;  Rea- 
ding,  pour  l'abyssinien;  Sternhielm  et  lludd- 
bek,  pour  le  suédois;  Sauaiaise  ,  Boxhorn, 
Cluvier,  pour  la  langue  scylhique  ;  Ei-ici ,  pour 
le  grec;  Hugo,  [)Our  le  latin;  les  Maronites, 
pour  le  syriaijue;  Le  Brigant,  et  beaucoup 
d'autres  avant  et  après  lui,  pour-  le  celtique; 
un  Flamand  de  notre  temps,  pour  la  langue 
flamande  ;  d'autres  aujourd'hui  seraient  pour 
le  sanskrit. 

Quant  aux  langues  qui  ont  moins  d'analo- 
gie avec  les  langues  les  plus  célèbres,  à  ces 
langues  qui  paraissent  ou  qui  paraîtraient 
ajDsolument  étrangères  aux  premières  ,  il  est 
probable  que  leur  affinité  originelle  s'est  effa- 
cée avec  le  temps,  par  toutes  les  causes  qui 
influencent  les  iirononciations,  comrne  le  cli- 
mat, les  aliments,  les  montagnes,  les*  plaines, 
les  villes,  les  modes,  les  additions,  les  retran- 
chements ,  les  mélathèses,  les  permutations 
de  voyelles  et  de  consonnes.  Qi^iand  on  a 
médité  sur  les  chances  de  toutes  ces  causes, 
multipliées  par  le  cours  des  âges  ,  on  est 
bien  moins  étonné  de  trouver  des  langues 
qui  ne  se  ressemblent  pas,  ou  qui  paraissent 
tout  à  fait  étrangères  les  unes  aux  autres , 
que  d'en  rencontrer  tant  et  tant  d'anciennes 
et  de  modernes  qui  se  rapprochent  par  beau- 
coup de  ressemblance  dans  leur  matériel  et 
dans  leur  structure. 

D'ailleurs,  il  n'y  a  rien  dans  le  récit  de 
Moïse  qui  oblige  à  soutenir  la  fraternité 
d'aucune  langue.  11  serait  permis  de  croii'e  , 
contre  l'apparence,  avec  le  doi  te  Hervas,  que 
l'événement  de  Babel  abolit  en  entier  la  lan- 


gue primitive,  établit  pour  tous  les  hommes 
des  langues  nouvelles,  totalement  différentes 
entre  elles,  et  qu'elles  furent  autant  de  langues 
primitives;  dans  ce  système,  la  ressem- 
blante des  langues,  ou  leur  dissemblance, 
n'a  rien  qui  intéresse  la  véracité  du  récit  mo- 
saiYiuc. 

Lorsqu'on  parle  de  langue  primitive,  il  est 
nécessaire  de  bien  faire  connaître  d'abord  ce 
qu'on  [)rétend  désigner  par  cette  langue. 
Voilà  ce  ,que  n'a  pas  fait  (iébelin ,  quoique 
dans  ses  ouvrages  il  se  soit  occupé  souvent 
de  langue  pi'imitive.  Cherchons  ce  qu'il  a 
entendu. 

Il  écrivit  après  que  le  président  de  Brosses 
eut  cherché  à  ex[)li(iuer  les  mots  ressem- 
blants dans  les  langues  diverses,  par  la  res- 
semblance d'organe  vocal  entre  les  hommes, 
et  par  certains  rapports  entre  les  noms  et  les 
objets.  Depuis  que  les  divers  auteurs  avaient 
soutenu  contre  J.-J.  Rousseau  l'invention 
purement  huiuaine  des  langues,  Gébelin  en- 
seigna que  toutes  les  langues  ne  sont  que  les 
dialectes  d'une  langue  primitive  quelconque; 
il  se  flattait  ouvertement  de  posséder  cette 
langue  primitive,  et  prétendait  en  consé- 
quence pouvoir  expliquer  tous  les  idiomes 
parlés  sur  la  terre.  Il  tenait  beaucoup  à  cette 
idée  qu'on  trouve  dans  quelques  anciens,  sa- 
voir, que  les  noms  sont  les  viaies  images  des 
choses.  Il  avance  que  la  parole  est  un  instinct. 
Il  dit  qu'il  y  a  entre  les  noms  et  les  objets  un 
juste  rapport  plus  ou  moins  étroit,  qui  obli- 
gea toits  les  hommes  à  recevoir  ces  noms  ,  et 
qui  les  empêcha  de  les  abandonner  ;  enfin  il 
affirme,  que  les  rapports  sont  nécessaires  entre 
les  noms  et  tes  idées.  Il  ajoute  que  la  langue 
primitive,  puisée  dans  la  nature ,  n'a  pu  s'u" 
néantir  en  aiicun  lieu;  que  toutes  les  langues 
en  sont  les  dialectes  ;  que  toutes  les  différe7ices 
entre  les  langues  se  réduisent  à  des  ditfé- 
rences  de  prononciation,  de  valeur,  de  com- 
position, d'arrangement;  enfin  qu'on  peut 
ramener  chaque  langue  à  la  primitive,  en 
rétablissant  chaque  mot  d'après  ces  ditl'é- 
l'ences. 

Avec  ces  données  on  peut  comprendre  ce 
qu'est  pour  Gébelin  la  langue  primitive. 

C'est  une  langue  naturelle  (|ue  les  hommes 
n'ont  [)oint  inventée,  que  Dieu  aussi  ne  leur 
a  pomt  donnée  })ar  une  intervention  spé- 
ciale ,  mais  qu'ils  avaient  prise  dans  la  na- 
ture ,  et  qui  reste  aujourd'hui  cachée  dans 
toutes  les  langues  connues ,  anciennes  et 
modernes,  à  laquelle  on  peut  les  ramener 
toutes;  enfin  que,  par  son  art  h  lui  on  peut 
y  retrouver  complète.  C'est  donc  une  langue 
naturelle,  nécessaire,  univei'selle,  impéris- 
sable. 

En  marquer  les  traces  est  une  tâche  bien 
difficile;  car  elle  n'exige  pas  moins,  dii-il, 
que  la  comparaison  du  plus  grand  nombre 
possible  de  langues. 


proleslaiils  parliculièrempnl  applifinenl  ci'  mol  nnx 
docrriiics  vraies  ou  fausses  par  lesciiicllis  tours  ddc- 
leurs  préiencienl  expliquer  l.i  |{il)le.  Leur  ancienne 
exégèse  était  lrès-réser»ée  en  cnniparaison  de  la 
nouvelle,  de  celle  de  Jiouc  icmps.  Celle-ci  rentre 


dans  le  sociiiianisnie  ;  elle  s'e.Torre  lie  changer  tous 
les  laits  sunialurels  de  la  Bible  on  nivlhoiot^ic  ou  .  ii 
pliilosnpliCMifS,  en  snrie  que  l-s  proJeseurà  éiablis 
poin-  enàei^ncr  la  révéliUoii  s'en  r.  inleiit  préciss- 
mcnt  les  buLverlisseurs  les  i>lu&  icniéraire». 


741  LAX  rsVCIIt 

Or  quelles  sont  les  langues  que  G(?beliii  a 
pu  comparer,  en  supposant  (ju'il  les  ait  toutes 
assez  c(!nnues  pour  bien  faire  celte  compa- 
raison imiispensalile  ? 

Hervas,  lom.  l",  in-i°,  page  6'J  de  son  Ca- 
talago  de  Ins  levguas,  prétendit  (jui.'  Gébelin 
ne  connaissait  pas  encore  la  cinquièuio  par- 
tie des  langues  du  momie;  et  cette  assertion 
ne  paraîtrait  pos  trop  hardie  à  ceux  qui 
prendraient  la  peine  de  couqiarcr  les  écrits 
de  notre  auteur  avec  ce  (ju'ont  [)ublié  ,  de- 
puis sa  mort,  sur  la  science  géi.érale  des 
langues,  Hervas  lui-même,  Adelung,  MM.  Va- 
ter,  Eicchoin,  ou  seulement  avec  la  seconde 
édition  du  grand  vocabulaire  polyglotte  , 
donné  à  Saint-Pétersbourg  en  1790  et  171)1, 
in-4°,  4  vol. 

A  bon  droit  l'on  récuserait  de  môme  et  Le 
Briganl  tl  les  autres  tiui  se  sont  égarés,  cha- 
cun en  sa  manière,  à  la  recherche  de  la  langue 
primitive. 

Quand  on  dit  (pie  les  mois  sont  les  imnges 
des  choses  ,  et  qu'il  y  a  un  rai)port  naturel , 
juste  et  néies^aire  entre  chaque  mot  et  l'idée 
qu'il  représente,  il  faut  d'abord  s'entendre. 
J'arle-t-on  des  mots  radicaux,  ou  seulement 
des  mots  dérivés  et  des  mots  composés  ? 

Si  l'on  borne  cette  théorie  aux  mots  dérivés 
et  aux  composés  ,  nous  comprendrons  qu'il 
<^st  utile  de  connaître  la  déjivation  et  la  com- 
position des  mots;  qu'ainsi  l'on  peut  décou- 
vrir des  vues  de  l'es})!  it  humain  plus  ou  moins 
anciennes,  toujours  curieuses,  toujours  utiles 
T^our  comprendre  ,  pour  exjjjiquer  les  pa- 
roles, pour  consei-ver  la  propriété  du  lan- 
gage, et  souvent  d'ailleurs  on  ne  peut  pas 
plus  exactes,  plus  philosoplii(iues,  plus  mo- 
rales. 

Tous  ces  précieux  avantages  subsisteraient, 
dans  la  supp(>sition  mémo  tiue  les  mots  pri- 
mitifs ou  radicaux  ne  fussent  dus  qu'au  choix 
ie  plus  arbitraire. 

\  oyons  donc  seulement  si  les  plus  simples 
radicaux  sont,  de  nécessité,  les  justes  images 
des  cTioses ,  s'ils  peuvent  avoir  en  toute 
langue,  et  aujourd'iiui  surtout ,  un  vrai  rap- 
port naturel  avec  l'idée  qu'ils  représentent. 

Il  n'y  a  rien  sans  cause;  donc  il  y  a  eu 
généralement  quehpie  motif,  quehjue  rap- 
port plus  ou  moins  éloigné ,  plus  ou  moins 
proche,  entre  le  signe  radical  ou  primitif  et 
la  chose  signiliée.  Voilà  ce  que  nous  accor- 
dons sans  didiculté. 

51ais  ,  premièrement,  ce  rapport  a  pu  être 
si  éloigné,  ou  si  singulier,  ou  si  fugitif,  que 
nous  soyons  forcés  de  le  regarder  comme 
arbitrane,  ou  nul,  ou  tout  à  fait  impercep- 
tible. 

En  second  lieu,  supposons  tous  les  radi- 
caux fondés  originairement  sur  de>  rapports 
naturels,  prochains,  exacts  et  peimanents; 
n'y  avait-il  pas  des  rapports  certains  pour 
détermiiier  le  choix  spécial  de  chaque  radi- 
cal? Oui,  sans  doute  :  la  richesse  de  la  na- 
ture est  immense  dans  sa  variété;  la  volonté 
est  capricieuse  dans  ses  déterminations;  les 
circonstances  qui  fixent  le  choix  sont  prescpie 
infinies.  Donc,  en  puisant  également  dans  la 
nature  leurs  idiomes  particuliers,  les  hommes 


M.OLJiE. 


LAN 


712 


auraient  très-na'urellemenl,  à  des  syllabes 
et  à  des  mots  identiques  ,  atlaehé  des  idées 
fort  diirérenles,  et  à  des  idées  identiques  les 
mots  les  plus  disparates,  les  plus  éloignés 
l'un  de  l'autre.  Admettons  néanmoins  qu'ils 
se  Itissenl  rencontrés  tout  à  la  fois,  et  pour 
le  choix  des  rapports,  et  pour  celui  des 
signes,  les  traces  d'un  accord  aussi  invrai- 
semblable n'auraient  pu  généralement  se  con- 
server dans  le  cours  des  siècles,  au  milieu 
des  altérations,  disons  mieux,  des  transfor- 
mations de  toute  espèce  que  nous  voyons 
s'être  faites  dans  les  mots,  soit  en  la  mémo 
langue  ,  soit  dans  le  passage  d'une  langue  h 
une  autre. 

Ainsi,  à  la  sevde  ouverture  d'un  grand  dic- 
tionnaire polyglotte  s'évanouit  tout  le  système 
de  Gébelin  siir  sa  langue  unique  ,  naturelle, 
nécessaire  et  impérissable.  11  n'y  a  pasjus- 
tpi'aux  tables  des  radicaux ,  laborieusement 
conq)Osées  par  lui-même  tout  exprès  pour 
établir  son  système,  (|ui  ne  tendent  à  le  ren- 
verser. Dans  ces  tables,  à  la  lin  de  chaq^uc 
volume  du  Momie  primitif,  comme  dans  les 
vocabulaires  polyglottes  et  dans  ceux  de 
chaque  idiome,  vous  trouverez  sans  cesse  des 
syllabes  et  des  radicaux  exactement  iden- 
tiques, servant  de  signes  à  des  idées  qui  n'ont 
rien  de  commun  entre  elles ,  et  toutes  les 
idées  les  plus  étrangères  les  unes  aux  autres 
exprimées  par  toute  espèce  d'assemblages  do 
syllabes  et  de  lettres. 

Cependant  on  est  forcé  de  convenir,  et 
c'est  une  véiité  que  nous  avons  déjà  signa- 
lée, qu'une  comparaison  attentive  et  savante 
du  matériel  et  de  la  structure  ilv.s  idiomes 
les  plus  célèbres  de  la  moitié  occidentale  do 
l'Asie,  d'une  partie  de  l'Afrique,  et  de  pres- 
que toute  l'Europe ,  manifeste  entre  ces 
idiomes  des  analogies  si  claires  et  si  nom- 
breuses, qu'il  en  résulte  une  évidence  morale 
d'identité  d'origine  ,  ou  pour  le  moins  d'an- 
ciennes communications  tiès-élroites  entre 
beaucoup  de  i)euples  de  ces  trois  parties  de 
notre  globe.  H  est  donc  pi#bable  (|ue  ces 
langues  ne  sont  que  des  dialectes  descendus 
plus  ou  moins  directement  d'une  langue  pri- 
mitive. On  ajjerçoil  (jue  l'Kurope  tient  de 
l'Asie  ses  langues  diverses  et  sa  population, 
coujme  elle  en  a  reçu  de  précieux  végé- 
taux ,  et  en  général  ses  0|)inions  et  ses 
sciences,  tant  vraies  (pie  fausses,  et  ses  arts 
et  ses  usages. 

Veut-on  supposer,  d'après  l'existence  et 
l'ancienneté  des  langues  qui  paraissent  le 
plus  étrangères  à  ces  idiomes  et  entre  elles, 
que  plusieurs  langues  primitives,  toutes  dif- 
férentes les  unes  des  autres,  ont  commencé 
à  la  dispersion  de  Babel ,  et  ont  demandé 
l'origine  à  beaucoup  de  langues  actuelles  "!  Je 
crois  que  dans  l'état  présent  de  nos  connais- 
sances on  ne  peut  solidement  ni  prouver,  ni 
réfuter  une  pareille  opinion;  il  me  semble 
qu'elle  sera  toujours,  ou  longlemi)S  du  moiiis, 
un  problème  irrésolu. 


m 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  niILOSOPIIIE. 


LAN 


7U' 


§  XVII.  —  Stiite  de  riiistoire  des  Imigites,  de  leur 
filiation  el  de  leur  analogie. 

Il  n'a  cxisli'  (qu'une  seule  langue  primitive.  — Les  lan- 
gues séiiiiliqurs  s'ccriveiii  de  droite  h  gauche. —  leurs 
caraclèrcs  soiil  en  griiéral  les  mêmes.  —  Les  opinions 
varient  sur  la  source,  el  sont  d'accoid  sur  l'unilé.  — 
Des  mots  et  de  leurs  combinaisons.  —  De  i'aniériorilé 
entre  riiéhreu  el  le  chaldéen.— Premier  coup  d'où!  sur 
les  langues  du  Nord.  —  Classilication  des  langues  par 
Lcibnitr..  —  Les  langues  japliétiennes  se  divisent  en 
si'ptenlriouale  et  méridionale.  —  Leurs  rapports.  — 
Les  langues  sont,  entre  elles,  comme  les  migrations. 

—  Le  celtique  antérieur  au  ludcsque.  —  Du  sanskrit. 

—  Analogue  el  antérieur  à  toutes  les  langues  de  l'A- 
sie. —  Au  grec  et  au  lalin.  —  A  de  l'aflinité  avec  tou- 
tes les  langues.  —  De  I'aniériorilé  entre  le  celtique 
et  le  sanskrit.  — Ces  deux  langues  n'en  sont  qu'une 
dans  l'origine.  —  Les  familles  du  midi  de  l'Inde,  de 
l'occidenl  de  l'Asie  ou  sémitiques,  du  nord  de  l'Asie 
ou  celtiques,  se  résument  juscpi'ici  en  trois  langues  : 
sanskrit,  celtique,  arabe  ou  clialdéen.  —  Hemarqucs  à 
ce  sujet.  —  Du  persan  et  de  l'arabe.  —  Du  zcnd.  — 
Il  s'écrit  de  droite  à  gauche.  —  Lezend  était  la  langue 
de  l'Arménie,  de  la  Géorgie,  de  l'Iran  proprement  dit, 
el  de  l'Aderbeidan.  —  Du  parsi  et  du  pelilvi;  ce  der- 
nier vient  du  zend.  —  Le  pelilvi  antérieur  au  jiarsi.  — 
Le  parsi,  comme  le  pelilvi,  vient  du  zend.  —  Le  pehivi 
était  parlé  aux  lieux  mêmes  où  élail  l'ancienne  Chaî- 
née. —  Toutes  les  langues  dont  nous  nous  sonunes 
entretenus  aboulissenl  an  celtique,  au  zend,  au  sans- 
krit. —  Le  zcnd  et  le  sanskrit  sont  la  même  langue. 

—  Le  zend,  le  sanskrit,  le  celtique,  sont  les  trois  pre- 
miers dialccles  de  la  langue  primitive. 

Toutes  les  langues  (Je  l'Inde,  de  la  Perse  et 
de  l'Europe,  considérées  quant  à  leur  subs- 
tance même ,  et  indépendamment  de  la 
phraséologie,  sont  originairement  idtînliques, 
c'est-à-dire  composées  des  mômes  racines 
primitives,  que  l'induence  du  climat,  la  pro- 
nonciation nationale,  les  combinaisons  logi- 
ques ont  nuancées  de  diverses  manières,  tan- 
tôt remplaçant  un  son  par  un  auti^e  son  ho- 
mogène, tantôt  étendant  une  idée  du  sens 
propre  au  sens  figuré,  ou  la  graduant  par 
une  dérivation  continue,  sans  que  les  élé- 
ments du  langage  en  soient  essentiellement 
altérés.  Celte  analogie  et  cette  ditîérence  sont 
communes  à  tous  les  idiomes  de  noire  systè- 
me ;  mais  il  existe  une  analogie  plus  parti- 
culière entre  ceux  qui  composent  chaque  fa- 
mile  et  qui  pré^ntentdes  sons  de  môme  de- 
gré, des  radicaux  secondaires  parfaitement 
semblables,  et  modifiés  seulement  par  les 
syllabes  qui  leur  servent  d'afïixes  ou  de  dé- 
sinences. Enfin,  les  langues  réunies  dans  cha- 
que rameau  se  rapprochent  dans  lettrs  dési- 
nences mêmes,  et  n'ollVent  plus  d'autre  dis- 
tinction entre  elles  que  celle  de  leurs  voyelles 
llnak's  et  de  leur  syntaxe  individuelle. 

Ces  considérations  précèdent,  dans  l'ou- 
vrage de  M.  Eïchhofî  {Parallcte  fies  langues 
de  l'Europe  et  l'Inde, in-i",  1836,  p.  32j, 
l'examen  des  langues  suivantes,  qui  résu- 
ment toutes  celles  dont  nous  avons  à  nous  oc- 
cuper : 

Langues  indiennes  ;  sansl<rit  on  in  lien. 
Langues  romanes  :  grec,  latin,  français. 
Langues  gerinani«|ues  :   gothique  ,    ulleinnnj  , 

angUiis. 
Langnes  slavonnes  :  liiliuanien,  russe. 
Langues  celti<jues  :  g:iëli(ini!,  cymre. 
Langues  |)ersaiies,  doiil  la  repiésenlallon  est  le 

zend. 

1!  conclut  à  l'identité  de  ces  divers  idiomes, 
dent  l'atohaî/et  a  été  celui   des   Phéniciens 


ou  des  Hébreux,  perpétué  et  modifié  chez  les 
Grecs,  les  Uomains,  les  Germains  et  les  Slaves. 

Examinons  cet  aperçu  général. 

Les  premiers  besoins  des  hommes  ont  dé- 
veloppé des  besoins  secondaires,  amené  l'ob- 
servation el  le  dénombiement  des  objets 
physiques  et  moraux;  enfin,  l'adoption  des 
sons  qui  en  réveillerait  l'idée.  Voilà,  selon 
l'opinion  la  plus  générale,  les  éléments  pri- 
mordiaux employés  par  degrés  pour  former 
la  nreinière  langue.  Les  mêmes  besoins  onl 
veillé  à  la  conservation  de  ces  éléments.  Tout 
publie  donc  que  les  idiomes  de  tous  les  pays 
sont  sortis  d'une  langue  matrice,  comme  tous 
les  animaux,  tous  les  végétaux  sont  sortis 
d'un  germe  indestructible,  qui  en  a  assuré  la 
perpéluité.  (Le  Riugant,  Observât,  sur  les 
langues,  Prospectus,  ]).  5.) 

S'il  était  possible  de  douter  qu'une  pre- 
mière langue  ait  été  la  source  féconde  de 
tant  de  sœurs  de  caractère  dilférent,  les  dou- 
tes résisteraient-ils  à  ces  innombrables  rap- 
ports, à  cet  air  de  famille,  qui  décèlent  une 
origine  commune? 

S'il  éiait  besoin  de  joindre  aux  citations 
que  nous  venons  de  faire  de  l'opinion  de  deux 
hommes  aussi  .savants,  de  nombreux  témoi- 
gnages, nous  n'aurions  que  l'embarras  du 
choix.  L'un  écrivait  à  une  époque  où  les  re- 
cherches sur  les  langues  n'avaient  pas  failles 
immenses  progrès  dont  les  ont  enrichis  les 
hommes  recommandables  qui,  de  nos  jours, 
se  sont  consacrés  à  cette  élude  ;  M.  Eichholf, 
venu  après  tous  le's  autres,  nous  offre,  dans 
son  savant  ouvrage,  un  résumé  de  leurs  opi- 
nions, la  doctrine  définitive  qui  peut  être 
établie  d'après  leurs  travaux  et  les  siens.  On 
ne  saurait  lui  reprocher,  comme  à  son  de- 
vancier, la  préoccupation  qui  j)résidait  à  son 
travail,  et  cette  monomanie  celtique  dont  se 
montrèrent  atteints  des  écrivains  fort  estima- 
bles d'ailleurs. 

A  l'exemple  de  ces  deux  auteurs  et  de  leurs 
devanciers,  notre  opinion  est  qu'une  seule 
langue  primitive  a  été  la  racine  de  toutes  les 
autres;  que  les  modifications  successives  leur 
ont  donné  celle  physionomie  qui  les  rend 
étrangères  l'une  à  l'autre  ;  mais  que  dans  tou- 
tes, à  différents  degrés,  suivant  l'éloigné- 
ment  des  familles  qui  les  parlent,  se  retrou- 
vent les  éléments  de  leur  unité. 

C'est  cette  origine  qu'il  convient  n'e  re- 
chercher, afin  de  voir  si  les  filiations  que  nous 
avons  déjà  eu  l'occasion  de  vérifier  se  retrou- 
vent, dans  le  langage,  être  les  mômes  mie  par 
les  croyances  el  les  monuments  historiques. 
Nouvelle  vérification  de  l'hypothèse  que  nous 
avons  établie.  Nous  suivrons  la  même  mar- 
che, examinant  d'abord  les  langues  orienta- 
les, les  langues  du  Nord  ou  scylhiques,  et 
les  langues  de  l'indouslan.  Notre  travail  dif- 
fère de  celui  des  linguistes,  en  ce  que  nous 
ne  nous  proposons  pas  de  faire  ressortir  les 
concordances  pour  démontrer  l'homogénéi- 
té, n)ais  le  degré  de  ces  concordances  pour 
établir  la  filiation. 

Nous  ne  répétons  pas  le  passage  que  nous 
avons  déjà  donné,  au  livi'C  consacré  aux  Ara- 
bes, el  qui  commente  le  savant  Mémoire  de 


7-55  LAX 

Degiiigoes  (Acad.  des  Inscript.,  t.  XXXVl, 
p.  113'  sur  les  langues  orientales  séniituiues. 
Avant  de  donner,  sur  les  langues  de  Tlnde, 
1  opinion  des  hommes  les  plus  compétents, 
nous  avons  h  faire  connaître,  sctus  un  as- 
pect plus  gthu^ral  que  nous  ne  l'avons  fait  jus- 
(pi'ici,  le  système  des  langues  qui  sont  en 
u-age  parmi  les  peuples  auxquels  nous  avons 
allril)ué  le  nom  général  d'Arabes. 

Toutes  ces  langues  Ibid.,  p.  114-115)  ont  un 
alphabet  formé  de  lettres  qui  s'écrivent  do 
droite  i^  gauche,  et  qui  portent  les  mêmes  dé- 
nominations. Les  Grecs,  qui  avaient  d'abord 
adopté  cette  méthode,  l'ont  changée  pour 
écrire  de  gauche  à  droite,  exemple  imité  par 
tous  les  peuples  de  l'Europe.  Cet  alphabet 
se  compose  de  vingt-deux  lettres,  qui  sont 
ronsonnt^s;  les  Arabes  en  ont  vingt-huit,  par- 
ce qu'ils  en  ont  distingué  quelques-unes  par 
la  prononciation  tantôt  douce,  tantôt  aspirée, 
hes  Grecs  et  les  Latins  ont  également  ajouté 
à  leur  alphabet,  à  mesure  que  le  besoin  de 
nouveaux  sons  se  fit  sentir.  La  forme  des 
lettres  est  ditl'érente  actuellement  :  le  carac- 
tère hébreu  est  très-carré  ;  celui  des  Arabes, 
trts-arrondi  et  lié  ;  le  syriaque  tient  le  milieu 
entre  les  deux.  Le  caractère  hébreu  actuel 
est,  suivant  l'opinion  de  plusieurs  savants, 
celui  dont  les  Chaldéens  se  servaient  et  que 
les  Juifs  ont  adopté  après  leur  captivité,  en 
•  piittant  le  caractère  samaritain,  dont  ils 
avaient  fait  usage  jusqu'alors. 

Les  Syriens  ont,  comme  les  Arabes,  un  ca- 
ractère ancien  et  un  moderne.  L'ancien  s'ap- 


PSYCHDLOGIE. 


LAN 


74« 


pelle  le  stranghélo. 


L'alphabet  phénicien  {Ibid.,  p.  118)  est 
composé  du  même  nombre  de  lettres  que  l'al- 
})habet  hébreu  ;  on  y  reconnaît  la  confor- 
mité avecles  anciennes  inscriptions  grecques. 
Au  reste,  ce  caractère  [)araît  olfrir  quehjues 
variétés,  suivant  les  localités  dans  lesquelles 
il  était  employé. 

Ce  caractère,  commun  aux  Phéniciens,  aux 
Hébreux,  aux  Arabes,  est  l'origine  de  celui 
de  toutes  les  nations  qui  sont  à  l'occident  de 
l'Asie.  Du  côté  de  l'orient,  il  a  été  en  usage 
dans  la  Perse  pendant  longtemps,  en  sorte 
([u'il  est  peut-ôtre  l'origine  de  toute  écri- 
ture, soit  directement  soit  indirectement. 

Il  n'est  pas  difiicile  de  reconnaître  ici  la 
trace  de  la  préoccupation  qui  fut  toujouis 
celle  de  Deguignes  [Ibid.,  p.  110).  Il  vou- 
lait tout  faire  venir  de  l'Egypte ,  et  il  va 
jusqu'à  vouloir  faire  descendre  les  caractères 
indiens  de  l'Egypte,  par  suite  des  conquêtes 
d'Alexandre.  Ce  système  a  été  combattu  et 
renversé,  et  il  serait  aujourd'hui  superllu  de 
le  combattre  de  nouveau.  Ce  qui  peut  rester 
de  sa  discussion,  c'est  que  les  caractères  gé- 
néraux des  langues  occidentales  de  l'Asie 
sont  etfectivement  les  mêmes;  que  l'alphabet 
de  ces  langues  s'est  répandu  chez  les  Tarta- 
res,  dans  la  Grèce  et  dans  les  Gaules  ;  que, 
s'il  est  vrai  que  les  Indiens  offrent  quelques 
preuves  du  séjour  des  Grecs,  cela  ne  prouve 
pas,  à  beaucoup  près,  qu'ils  aient  attendu 
cette  époque  pour  adopter  un  système  d'é- 
criture. 

Mous  allons  voir  tout  à  l'heure  que  le  chal- 

UîCTioNN.  DE  Philosophie.  L 


dé  en 
lieux 
tjue 
était 


et  le  pehivi,  suivant  W'ill.  Jones,  sont 
langues  qui  procèdent  l'une  de  l'autre  ; 
e  jjchlvi,  ancienne  langue  de  la  Perse, 
la  base  de  tous  les  dialectes  de  l'Iran, 
et  qu'il  était  lui-même,  ainsi  que  le  parsi, 
mais  antérieurement,  un  dialecte  du  zend. 
Ainsi  Deguignes,  en  nous  disant  que  le  ca- 
ractère commun  a  été  en  usage  dans  la  Perse, 
avoue,  virtuellement  du  moins,  que  le  pehivi 
appartenait  ù  cette  grande  f^nnille.  La  gé- 
néalogie du  pehivi  répondra  donc  pour  toutes 
les  auti-es,  et  les  considérations  qui  s'y  join- 
dront mettront  hors  de  doute  que  la  première 
langue  n'a  pu  être  celle  de  a  Syrie  ou  de 
l'Egypte.  Pour  que  cela  fût,  il  faudrait  d'ail- 
leurs que  toutes  les  traditions  conduisissent 
à  reconnaître  l'un  de  ces  deux  })ays  pour  lo 
berceau  du  genre  liumain,  et  rien  jusqu'à 
présent  n'a  pu  nous  faire  concevoir  celte 
idée. 

Nous  sommes  donc  en  droit  de  conclure, 
avec  Deguignes,  et  même  en  généralisant 
plus  que  lui,  puisque  nous  admettons  dans 
notre  série  un  plus  grand  nombre  d'idiomes 
qu'il  n'en  admet  dans  la  sienne,  que  les  mo- 
numents de  tous  les  peuples  nous  ramènent  à 
une  première  source  dans  laquelle  tous  Its 
hommes  ont  puisé. 

Sans  entrer  ici  dans  les  systèmes  qui  pla- 
cent cette  source  en  Syrie  ou  en  Egy()te  sui- 
vant quel(|ues-uns,  sans  adopter  ro|)inion 
des  autres,  qui  la  placent  dans  l'Inde,  nous 
ne  nous  rangerons  pas  davantage  à  l'avis  do 
tous  ceux  qui  vont  la  chercher  en  Ethiopie, 
dans  l'Iran,  dans  l'Arménie,  car  tous  ces  sys- 
tèmes ont  été  mis  en  avant;  nous  nous  bor- 
nons, pour  le  moment,  à  recueillir  un  fait 
général,  le  seul  qui  nous  intéresse  actuelle- 
ment :  la  nature  des  langues  annonce 
(pi'elles  sont  un  héritage  commun  d'une 
môme  origine  |)rimilive,  et  les  opinions  qui 
varient  sur  la  source  ne  varient  pas  sur  l'u- 
nité. 

Ainsi  nous  ne  trouvons  pas  de  divergences 
sur  ce  fait  général  de  la  fraternité  des  lan- 
gues sémitiques,  et  môme  de  quel(jues  peuples 
f[ui  ne  sont  pas  compris  sous  cette  dénomina- 
tion. Mais  ce  qui  existe  entre  les  nations  peut 
être  remarqué  aussi  à  l'occasion  des  langues  : 
elles  se  divisent  en  familles.  Celles  qui  sont 
parlées  par  des  peuples  rapprochés  conser- 
vent une  ressemblance  plus  frappante  ;  celles 
qui  sont  en  usage  parmi  des  familles  séparées 
j)ar  le  temps  et  res[)ace  renferment  des  dif- 
férences plus  nombreuses.  Ainsi  se  consti- 
tuent des  groupes  d'une  parenté  plus  étroite; 
mais  les  rameaux  éloignés  conservent  encore 
les  traits  reconnaissables  de  leur  origine. 
Nous  voyons,  dans  l'Europe  moderne,  des 
familles  de  langues  latines  ou  germaniques  ; 
c'est  de  la  même  manière  que,  dans  l'antiqui- 
té la  plus  haute,  nous  trouvons  la  famille 
sémitique!,  la  famille  iranienne,  scylhique 
ou  indoue.  Nous  chercherons  h  établir, 
comment  les  Iraniens  ou  Perses  seralla- 
chcnt  aux  Scythes  par  leur  langue,  comme 
nous  avons  vu  qu'ils  s'y  rattachaient  par 
l'histoire. 

En  général ,  lorsqu'on   examine    de  près 

24 


747 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  rilILOSUI'lIlE. 


LAN 


1{S 


tciii  les  caractères  dont  je  viens  de  parler, 
dit  Deguignes  (ilcad.  des  inscript.,  t.XXXN'I, 
|).  122),  on  a[)erçoit  qu'ils  partent  d'un  même 
l'ont.  C'est  un  seul  et  môme  caractère  que  tous 
hïs  peuples  ont  adopté,  mais  qui  a  soutlertles 
altérations  ({ue  le  temps  et  l'éloignement  ont 
dû  produire.  Cette  source,  pour  les  langues  sé- 
mitiques, est  l'arabe,  dans  lequel  se  retrouvent 
les  racines  de  toutes  les   langues  orientales. 

Nous  avons  vu,  au  livre  second,  toutes  les 
nations  de  l'Asie  occidentale  se  réunir  histo- 
riquement sous  cette  dénomination  d'Arabes, 
qui  les  résume  toutes;  nous  voyons  mainte- 
nant les  langues  que  ces  nations  ont  parlées 
se  résumer  de  môme  dans  la  langue  arabe  ; 
mais  nous  ne  nous  hûtons  pas  de  conclure. 
Après  avoir  parlé  des  lettres,  nous  devons 
suivre  ces  analogies  dans  les  mots  et  dans  les 
combinaisons  :  c'est  de  l'ensemble  de  ces 
rapports  que  doit  résulter  le  degré  d'ad- 
hésion que  l'on  accordera  à  ces  recher- 
ches. 

«  On  sait  que  dans  les  langues  sémitiques, 
dit  J.  Klaproth  {Mémoire  sur  les  langues 
sémitiques),  les  lettres  du  môme  organe  sont 
très -souvent  mises  les  unes  pour  les  autres. 
Ces  changements  sont  fréquents  en  hébreu, 
en  syriaque,  et  principalement  en  arabe. 
Comme  cette  dernière  langue  est  la  plus  riche, 
et  celle  dont  nous  connaissons  le  mieux  les 
j)rétendues  racines  de  trois  lettres,  et  comme 
dans  tous  les  idiomes  sémitiques  ces  racines 
ont  en  général  la  môme  signiiication,  je  me 
suis,  de  préférence,  attaché  à  l'arabe,  pour 
y  puiser  mes  exemples.  » 


dans  son  Mémoire  sur  les  langues  sémitiqua. 

Tous  ces  changements  dans  les  racines 
allèrent  assez  les  mots  pour  qu'ils  soient  re- 
gar-dés,  faute  d'examen,  comme  des  mots 
nouveaux  et  de  langues  différentes,  et  c'est  ce 
qui  explique  comment  il  est  possible  que  des 
peuples  de  môme  langue  ne  s'enlendent  pas. 

Le  peu  de  mots  qui  nous  restent  de  l'an- 
cienne langue  égyi)tienne  peut  ôli-e  mis  au 
nombre  des  racines  orientales  (Deguignks, 
Acad.  des  inscrip.,i.  XXXV,  j).  144).  Mais, 
d'api'ès  ce  que  l'on  peut  en  juger  par  ce  qui 
reste  de  ces  mots  et  par  la  langue  copte,  la 
marche  gr-armnalicale  delà  langue  égy])lienne 
s'écartait  davantage  du  type  général,  sans 
pourtant  que  l'on  soit  moins  fondé  pour  cela 
à  établir  les  mêmes  rapports  avec  les  autres 
langues.  En  effet,  on  ne  pourr-ait  se  fonder 
sur  rien  pour  établir  que  les  Kgyptiens,  err- 
tour-és  de  tous  les  peuples  qui  ont  incontes- 
tablement par'lé  la  même  langue,  fussent  les 
seuls  à  se  servir  d'une  autre.  Ajoutons  que 
non-seulement  ils  étaient  voisins,  mais  (|ue 
leur  mélange  avec  ces  peuples  est  hors  de 
doute  :  les  Phéniciens,  les  Eihiopiens,  les 
Hébreux,  les  Arabes  ont  liabilé  l'Egyjite.  La 
source  de  tous  les  langages  de  ces  peuples  a 
donc  été  la  même,  coujme  les  peuples  eux- 
mêmes,  que  l'histoir-e  nous  montre  conslaui- 
ment  môles.  Il  n'y  a  pas  de  raison  pour  éta- 
blir que  les  langages  soient  entr'e  eux  dar.s 
un  autr-e  rapport  que  les  peuples,  et  le  peu 
de  docurnenls  que  nous  possédons  atteste  au 
contraire  que  ces  rapports  étaient  les  mômes. 


Nous  trouvons,  dans  ce  passage 


de  Kla-     ^"  passage  de  saint  Jér-ôme  est  positif  à  cet 


prolh,  la  confirmation  de  ce  fait  important, 
tjue  les  racines  sémitiques  ont  en  général  la 
même  signification,  et  c'est  là,  suivant  De- 
girignes  {loc.  cit.,  p.  138),  qui  émet  la  môme 
o|)inion,  ce  qui  constitue  l'identité  de  ces 
langues. 

C'est  par  l'examen  de  ces  racines  que  s'ex- 
plique la  contradiction  qui  semblerait  résulter 
de  ce  que  certains  de  ces  peu[)les  ne  s'en- 
tendaient pas  les  uns  les  autres.  Les  frèr'es 
de  Joseph  se  font  des  reproches  entre  eux 
en  langue  hébraïque,  persuadés  que  Joseph 
ne  les  entendait  pas  {Genèse,  xlii,  23). 

C'est  une  règle  établie  et  généralement  re- 
connue, que  de  l'hébreu  au  syriaque,  ou  au 
chaldéen,  ou  à  larabe,  la  variété  consiste  dans 
les  voyelles,  et  non  dans  les  consonnes  r'adi- 
cales  ;  de  là  la  vai-iété  dans  les  sons  des  mots. 
De  plus,  un  mot  peutquelquefois  changer'  d'ac- 
ception ;  enfin,  la  prononciation  est  sujette 
à  varier  suivant  les  cantons.  11  y  a  bien  assez 
de  ces  causes  j)Our  amener  des  différences 
assez  grandes  pour  que  les  peuples  qui  par- 
l(Mit  une  langue  radicalement  la  môme  cessent 
(Je  s'entendre. 

Ce  n'est  pas  tout  pour-tant  :  ccrlaincs  lettres 
d'une  racine  se  changent  en  d'autr^es  lettres, 
cette  racine  conservant  toujours  sa  significa- 
tion. Ces  changements  arrivent  aux  lettres 
(|ui  sont  de  môme  oi-gane,  comme  vient  de 
le  dire  Klaproth.  Deguignes  (i6t(Z. ,  p.  142) 
en  rapporte  des  exemples  assez  nombreux; 
Klaprolh  adopte  ces  exemples,  et  les  répèle 


égard  :  «  Quand  nous  sommes  "en  Egypte, 
nous  ne  j)ouvons  parler  la  langue  hébraïque, 
mais  celle  de  Chanaan,  qui  tient  le  milieu 
entre  la  langue  d'Egypte  et  celle  des  Ilébr-eux, 
et  se  rapproclie  beaucoup  de  la  nôtre  (S. 
JÉRÔME,  Comm.  sur  Isaie,  iiv.  vu,  c.  19,  t.  IV, 
éd.  de  Rom.). 

La  langue  chananéenne  ou  phénicienne 
tenait  donc  le  milieu  entre  l'hébreu  et  l'é- 
gyptien, et  ce  rapport  est  bien  celui  que  nous 
avons  remarqué  entre  ces  peuples.  C'étaient 
les  Phéniciens  que  les  Hébreux  appelaient 
Chananéens  ;  et,  quoiqu'on  ne  puisse  pas 
rendr'e  un  compte  exact  de  leur  langue,  on 
a  j)u  reconnaître  qu'elle  était  composée  des 
mômes  r-acines  que  les  autr-es  langues  orien- 
tales, et  qu'elle  avait  les  formes  gr-ammati- 
cales  du  syriaque.  Malgré  les  altérations  que 
le  syriaque  a  subies,  ses  racines  existent  dans 
l'hébreu  ou  dans  l'ai-abe.  Ses  trois  dialectes 
(AssEMANi,  Bibl.  orient.,  1. 1,  p.  476)  étaient  : 
l'arménien,  que  l'on  employait  dans  la  Méso- 
potamie ;  le  dialecte  de  Palestine,  parlé  par 
les  habitants  de  Damas,  du  Liban  et  de  la 
Syrie  propre  ;  entin  le  chaldéen,  parlé  en 
Assyrie  el  dans  la  Babylonie. 

La  langue  arabe  est  celle  qui  a  subi  le  moins 
d'altération.  Elle  était  divisée  en  deux  dialec- 
tes pr-incipaux  :  celui  des  Hyémar'ites  ;  l'autre, 
celui  qu'employaient  les  descendants  d'Isinaël. 
Le  dialecte  hyénfiarite  était  celui  qui  se  rap- 
j)rochait  le  i)lus  du  syrien,  suivant  les  Or-ien- 
laux.  Il  en  devait  être  ainsi,  puisque  c'était 


749 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


750 


le  langage  de  l'ancienne  souche  arabe,  h  la- 
quelle s'étaient  réunis  plus  tard  les  descen- 
dants d'ismaël.  Ce  rapport  de  l'ancien  dialecte 
arabe  avec  le  syrien  appuie  tout  ce  que  nous 
avont  dit  de  l'origine  commune  des  Arabes  et 
des  Syriens  ou  Chaldéens,  famille  unique 
dont  là  souche  se  trouvait  entre  les  monta- 
gnes où  l'Euphrate  et  le  Tigre  prennent  leur 
source. 

L'éthiopien  se  rapproche  également  de 
l'arabe  ;  leurs  conjugaisons  sont  modiliéesde 
la  même  manière.  Quelques-uns  de  leurs  usa- 
ges grammaticaux  sont  ceux  des  Coptes,  et 
par  là  on  peut  présumer  qu'ils  se  rappro- 
chaient des  Egyptiens.  Cependant  les  rappro- 
chements les  plus  exacts  font  descendre  les 
Ethiopiens  des  Arabes  plutôt  que  des  Egyp- 
tiens (WoTTONius..  Dissert,  de  cojifits.  ling. 
Babylonica.  Dans  Ciumuerlayne,  Oratio  Do- 
minica,  etc.,  p.  58). 

Celui  qui  veut  étudier  la  langue  éthiopienne 
doit  être  exercé  dans  l'arabe  ;  car  la  parenté 
(le  ces  deux  langues  est  telle,  qu'apprendre 
ini  mot  arabe  c'est  apprendre  un  mot  éthio- 
pien {OcKLÉiLS,  Introd .  ad  ling .  orient. .,[)  \Q0). 

Les  pronoms,  la  construction  de  la  phrase, 
sont  les  mêmes  dans  les  langues  orientales 
(Deguignes,  .4 Cad.  des  inscrip.,  t.  XXXVI, 
j).  156j.  Les  Grecs  et  les  Latins  ont  emprunté 
une  partie  des  pronoms  orientaux  ;  mais  tout 
le  reste  du  système  grammatical  est  ditférent; 
aussi  leur  langage,  mêlé  de  beaucoup  d'orien- 
tal, ditlère-l-il  des  langues  de  l'Orient,  et  ne 
peut  plus  en  être  regardé  comme  un  dialecte. 
Ce  n'est  plus  qu'un  descendant  éloigné  qui 
a  contracté  des  alliances  étrangères. 

Le  temps  et  l'éloignement  ont  nécessaire- 
ment amené,  avec  des  besoins  et  des  circon- 
slances  nouvelles,  ces  moditications  ;  mais 
les  rapports  d'origine  ne  sont  pas  détruits 
;  our  cela,  et  on  ne  peut  les  méconnaître 
dans  toutes  ces  langues.  L'étude  et  l'expé- 
rience sont  là  pour  nous  l'apprendre,  et  l'opi- 
nion de  tant  de  savants  nommes  justifie  à 
chaque  pas  l'assertion  de  iMérian  : 

«  Il  n'y  a  eu  dans  l'origine  qu'une  seule 
langue  {De  l'élude  comp.  des  langues,  p.  3). 

Nous  venons  de  voir  que,  pour  les  langues 
dites  sémitiques,  les  modifications  apportées 
à  ce  langage  primitif  sont  de  même  nature, 
et  constituent  un  ensemble  qui  les  groupe  en 
une  seule  famille. 

Selden  [Proleg.  ad  tract.  De  dits  Syris,  cap. 
2)  comprend,  sous  le  nom  de  Syriens,  les 
mêmes  peuples  que  nous  désignons  ici  sous 
le  nom  d'Arabes.  Son  point  de  vue  n'était 
pas  le  même  ;  mais  il  n  en  reste  pas  moins 
que  son  avis  était  que  les  habitants  de  la  Ba* 
bylonie,  de  l'Assyrie,  de  la  Chaldée,  de  Cha- 
naan,  de  la  Phénicie,  de  la  Palestine,  de  l'Ara- 
bie, de  la  Perse,  etc.,  étaient  une  seule  nation 
primitive. 

U  est  difficile  de  dire  quelle  fut  la  plus 
ancienne  des  langues  hébraïque,  chaldéenne 
et  arabe.  Rien  n'indique,  dans  l'égalité  par- 
faite de  leurs  fondements,  que  l'une  soit 
dérivée  de  l'autre.  Le  syriaque  descend  du 
chaldéen,  et  fut  formé  après  la  captivité  de 
Bab)ione.  Je  suppose  que  Dieu,  en  confon- 


dant les  langues,  laissa  quelque  affinité  entre 
les  dialectes  de  ceux  qui  devaient  rester  voi- 
sins, afin  qu'ils  pussent  se  comprendre  encore 
et  continuer  les  rapports  nécessaires  (Wot- 
Toîiws,  De  confus,  ling.  Babylonica,  p.  59). 

Le  docteur  Wotton  n'oublie  qu'une  chose 
dans  sa  supposition,  c'est  que  l'intention 
divine  fut  précisément  d'empêcher  ces  rap- 
ports nécessaires.  Il  faut  donc  chercher  une 
autre  raison.  La  confusion  des  langues,  à 
Babel,  ne  put  être  et  ne  fut  qu'un  symbole 
explicatif  d'un  fait  dont  l'origine  était  incon- 
nue, explication  que  l'ignorance  des  causes 
réelles  ou  des  intérêts  d'un  autre  ordre  ren- 
daient nécessaire,  et  qui  était  analogue  au 
récit  de  l'origine  des  peuples,  attribuée  aux 
fils  de  Noé.  La  véritable  raison  est  la  disper- 
sion même  des  peuples  et  leur  éloignement 
du  centre  primitif  des  populations.  Moïse,  \)ar 
des  motifs  qui  ne  sont  pas  de  notre  sujet,  fit 
de  la  confusion  des  langues  la  cause  de  la 
dispersion,  tandis  que  cette  confusion  en  fut 
l'efiet.  Que  les  langues  hébraïque,  chaldéenne 
et  arabe,  soient  les  plus  anciennes  parmi  les 
langues  sémitiques,  c'est  ce  qui  [)arait  mieux 
établi.  Mais  les  Hébreux  sont,  de  l'aveu  môme 
de  Moïse,  une  branche  des  Chaldéens  ;  res- 
tent donc  les  Arabes  et  les  Chaldéens.  Nous 
ayons  établi  (Liv,  ii)  que  nous  les  considé- 
rions comme  le  même  peuple,  dont  une  par- 
tie resta  sur  le  beau  sol  de  la  Babylotne, 
tandis  que  l'autre  parvint  à  l'Arabie  ;  de  là 
les  deux  dialectes  reconnus  pour  ap{)artenir 
à  la  môme  langue,  et  confirmation  nouvelle 
de  cette  origine  des  Arabes  dont  nous  avons 
parlé  au  môme  livre.  L'un  n'est  pas  plus  an- 
cien que  l'autre.  Nous  pouvons  croire  que  la 
langue  dérive  du  pehlvi  et  du  zend,  et  par 
conséquent  n'est  point  étrangère  au  sanskrit, 
si  ces  deux  dernières  langues  sont  les  mêmes 
comme  le  pense  W.  Jones. 

Les  fils  de  Japhet  sétendirent  jusqu'aux 
pays  les  plus  éloignés  du  côté  du  Nord  et  do 
l'Occident,  et  leurs  dialectes,  venusde  l'Orient, 
s'accordaient  dans  leurs  bases  principales 
(WoTTONius,  ubi  supra). 

Junius,  dans  les  fragments  des  quatre 
Evangiles  trouvés  en  Allemagne  dans  un  vieux 
manuscrit,  et  écrits  manifestement  dans  un 
dialecte  teutonique,  fait  observer  et  prouve, 
par  de  nombreux  exemples  insérés  dans  son 
commentaire,  que  les  langues  grecque  et 
gothique  ne  sont  que  des  dialectes  provenanl 
d'une  même  langue  originelle.  Cette  langue 
se  répandit  dans  la  Germanie  et  la  Scandi- 
navie, et  enfin  dans  la  Belgique  et  l'Angle- 
terre. Nous  pouvons  étendre  cette  filiation  à 
la  langue  latine,  puisqu'elle  vient  en  partie 
du  grec,  ainsi  que  le  pensent  presque  tous 
les  érudits  qui  ont  examiné  la  (juestion. 

Les  colonies  de  la  famille  de  Japhet,  disper- 
sées dans  ces  régions,  ont-elles  eu,  dans 
l'origine,  une  seule  langue  divisée  en  dialec- 
tes divers,  comme  dans  les  contrées  voisines 
de  Chanaan  ?  Ces  dialectes,  séparés  par  un 
grand  nombre  de  points,  ont-ils  des  liens 
de  parenté  dans  leurs  fondements  communs? 
C'est  ce  qu'il  n'est  pas  facile  de  déterminer 
pour  une  si  grande   antiquité,    et  dans  la 


7M 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


LAN 


7r,2 


i: 


disette  de  ilocunients  historiques  où  nous 
sommes.  Les  langues  fenni(iue,  esclavonne 
et  hongroise,  paraissent  Être  originales,  et 
n'avoir  avccle  grec  et  le  teuton  aucune  allinité 
réelle  (WoTToNfi's,  tibi  supra).  Je  ne  d(/ciderai 
point  si  la  langue  des  Cantabres  el  l'ancien 
gaulois  (dont  l'idiome  breton,  hibernique  et 
armoricain  sont  des  dialectes)  sont  également 
originaux.  Il  reste  encore  les  langues  perse, 
chinoise,  des  Indes  orientales,  de  l'Africiue 
et  de  l'Améi-ique  ;  il  suffit  pour  moi  d'avoir 
prouvé  qu'il  y  eut,  sinon  plusieurs,  au  moins 
deux  languesïormées  à  la  contusion  de  Babel. 
Moïse  dit  expressément  qu'il  n'y  en  avait 
qu'une  avant  cette  é|)0(iue. 

Ce  que  le  docteur  Wotton  n'a  pas  osé  dire, 
Leibnilz  [Lettre àCliamberlayne,  dansVOratio 
DominicQ,  p.  22),  moins  timide  apparemment, 
nous  le  dit  :  il  regarde  le  celtique  et  le  teuton 
comme  deux  langues  très-rapprochées  l'une 
•le  l'autre,  el  les  langues  des  peuples  occi- 
dentaux comme  des  dialectes  d'une  langue 
primitive.  C'est  aussi,  jusqu'à  un  certain  point, 
l'opinion  de  Wotton,  puisqu'il  trouve  que 
deux  langues  sont  sorties  de  la  confusion  de 
Babel.  Ces  deux  langues  sont  probablement 
les  langues  sémitiques  et  japhétiennes. 

Moïse,  en  donnant  un  seul  langage  aux 
hommes  avant  le  déluge,  reconnaît  ainsi  im- 
plicitement le  fait  de  cette  unité  radicale, 
qui  était  une  tradition  de  son  époque.  Il  a 
revêtu  toutes  ces  traditions  d'une  forme  par- 
ticulière ;  mais  l'objet  de  l'histoire  est  pré- 
cisément d'arriver  à  la  vérité,  cachée  sous 
ces  formes.  Toutes  s'expli(juent  Tune  par 
l'autre,  et  sont  empruntées  aux  mêmes 
sources. 

Les  langues  de  l'Inde  et  l'ancien  langage  1 
de  la  Perse  ont  été  mieux  connus  depuis 
qu'ils  ne  l'étaient  à  l'époque  rfù  vivaient  les 
savants  que  nous  venons  de  nommer;  aussi, 
l'indécision  où  reste  Wotton  sur  l'origine  des 
langues  septentrionales  n'a-t-elle  pas  arrêté 
des  écrivains  plus  modernes.  Us  n'ont  pas 
hésité  à  les  rapporter  au  sanskrit,  ou,  plus 
exactement,  au  langage  primitif  dont  le  sans- 
krit est  lui-même  un  dialecte. 

Nous  avons  lié  immédiatement  ces  consi- 
dérations générales  sur  les  langues  du  Nord 
à  nos  observations  sur  l'identité  des  langues 
sémitiques,  pour  que  l'on  pût  mieux  embras- 
seur  leur  réunion  en  un  point  central  et 
primilif.  Les  systèmes  différents  qui  les  régis- 
SvMit  aujourd'hui  rendaient  nécessaire  de  ne 
jias  perdre  de  vue  ces  rapports  antérieurs 
avant  d'entrer  dans  un  examen  plus  détaillé 
(|ui  nous  conduira  définitivement  aux  résul- 
tats que  nous  avons  cru  devoir  eilleurer. 

Après  avoir  étudié  la  marche  de  ces  lan- 
gues, et  vu  comment  les  variétés  qui  les  sépa- 
lent  aujourd'hui  se  sont  établies  sur  des  raci- 
nes identiques,  il  faudrait  pouvoir  remonter 
à  ces  racines  mêmes,  qui  ont  dû  composer 
le  véritable  langage  primitif.  Mais  nous  ne 
trouvons  plus  un  seul  peuple  réduit  à  ce  lan- 
gage. Il  nous  faut  donc,  après  avoir  vu  que  tou- 
tes les  langues  sémitiques  ne  forment  qu'un 
groupe  et  h  quelle  souche  on  peut  les  ramener, 
ouérer  le  même  travail  «ur  les  autres  langues  ; 


quand  ce  rapprochement  sera  fait,  s'il  nous 
conduit  au  même  résultat,  nous  verrons  quels 
sont  les  rap[)orts  qui  lient  les  deux  groupes  , 
si  ces  rapports  existent,  et  nous  en  déduirons 
la  séparation  ou  l'aflinité.  Nous  sonnnes'dojà 
fixé  sur  ce  point,  que  toutes  les  langues  sémi- 
ti(|ues  se  réunissent  en  une  seule,  que  nous 
qualifions  de  langue  arabe,  parce  que  l'arabe 
est  rexj)ression  la  plus  générale  qui  les  coor- 
donne. Notre  étude  va  se  porter  maintenant 
sur  les  langues  japhétiennes,  ou,  plus  exacte- 
ment, sur  les  idiomes  des  peuples  septen- 
trionaux el  occidentaux.  Si  les  résultats  sont 
tels  que  nous  l'attendons,  nous  les  rattache- 
rons toutes  à  leur  berceau  commun,  et  nous 
verrons  s'il  est  le  môme  que  nous  ont  déji^ 
donné  l'histoire  et  les  opinions  religieuses  et 
phiIosophi(]ues. 

L'étude  des  langues  a  deux  objets:  celui  de 
communiquer  les  idées  avec  précision,  et 
celui  de  démêler  par  les  mots  l'origine  des 
leuples  qui  les  parlent  et  l'ancienneté  de 
eurs  coutumes.  C'est  le  second  point  de  vue 
qui  est  le  nôtre;  c'est  aux  philosopfiesqui  se 
sont  occupés  de  la  métaphysique  du  langage 
qu'appartient  le  premier. 

Le  fond  de  la  grammaire  est  le  même  dans 
toutes  les  langues;  mais  leur  forme  est  diffé- 
rente [Acad.  des  inscript.,  t.  XXIV,  p.  569). 

Leibnitz  faisait  deux  classes  des  principales 
langues  connues  ;  il  les  divisait  en  japhétien- 
nes et  en  araméennes.  Les  japhétiennes  sont 
celles  que  l'on  parle  dans  tout  le  Septen- 
trion ,  qui  comprend  toute  l'Europe  ;  les 
autres,  telles  que  l'hébraïque,  la  chaldéenne, 
l'arabe  et  la  syriaque,  sont  celles  qui  ont 
été  et  sont  encore  en  usage  dans  le  midi  de 
l'ancien  monde. 

Les  langues  japhétiennes  se  divisent  elles- 
mêmes  en  deux  branches,  septentrionale  et 
méridionale.  L(;s  langues  française,  espagno- 
le, italienne,  appartiennent  à  cette  dernière 
classe;  l'autre  comprend  tous  les  dialectes 
du  tudesque  el  de  l'esclavon,  que  nous  avons 
dérivés  du  sanskrit  (Liv.  m,  Des  Scliytcs,  art. 
Esclavon). 

Un  usage  général,  c'est  de  donner  aux 
jours  de  la  semaine  les  noms  des  planètes,  ou 
de  quelque  héros  fameux  de  l'histoire  ou  de 
la  mythologie.  Le  dimanche  est  le  jour  du 
soleil;  le  lundi,  celui  de  la  lune;  le  mardi, 
celui  de  Mars  dans  les  langues  où  le  latin 
s'est  mêlé,  ou  de  Tuiscon  dans  les  langues 
germaniques;  le  mercredi  est  le  jour  de  Mer- 
cure: c'est  le  jour  consacré  à  Odin  dans  les 
langues  du  Nord;  le  jeudi,  ou  jour  de  Jupi- 
ter, est,  dans  les  langues  teulonicpies,  le  jour 
du  tonnerre,  Donnerstag;  le  vendredi  est  le 
jour  de  Vénus,  Freytag  ou  Friday,  en  alle- 
mand et  en  anglais,  jour  de  Frigga  ouFreya, 
femme  d'Odin,  dont  certains  attributs  étaient 
ceux  devenus.  Les  Ooths  l'invoquaient  dans 
leurs  amours  Samedi,  jour  de  Saturne,  porte 
en  gaulois  le  nom  de  Sadurn. 

Ainsi,  les  peuples  de  langue  septentrionale, 
unis  entre  eux,  ont  encore,  parées  désigna- 
tions, des  rapports  bien  frappants  avec  ceux 
de  langue  méiidionale  sortis  de  môme  origine 
septentrionale. 


753 


LAN 


Une  observation  qui  confirme  singulière- 
ment l'unité  dos  peuples  du  Nord,  c'est  celle 
d'un  usage  qui  s'est  conservé  jusqu'à  nos 
jours.  Tous  les  peuples  celtes  sans  exception 
ont  cru  que  c'était  la  nuit  qui  enfantait  le 
jour;  on  pensait  dès  lors  devoir  préférer  la 
nuit  au  jour  pour  compter  le  temps.  Les 
Gaulois  observaient  cet  usage  du  temps  de 
César;  les  Germains  faisaient  la  même  chose 
du  temps  de  Tacite.  LaloiSalique  et  les  con- 
stitutions de  Charlemagne  emploient  la  même 
locution  (Keisler,  ^1»/.,  p.  197).  Les  senten- 
ces rendues  en  France  ordonnaient  souvent 
de  comparoir  dedans  14  nuits;  et  comme  le 
jour  était  censé  procéder  de  la  nuit,  on  dit 
ensuite  dans  15  jours.  Les  Anglais  disent 
encore  senight,  seren  night  (sept  nuit^)  pour 
une  semaine,  et  fortniijht  pour  deux  semai- 
nes, ou  14  nuits,  ou  15  jours  (Note  sur  la  G' 
fable  do  VEdda.  M.^llet,  26-27. in-4°). 

Le  nom  de  la  lune  est  masculin  eu  alle- 
mand. Cela  avait  lieu  autrefois  dans  presque 
tous  les  dialectes  de  la  langue  gotlnipie 
(Note  sur  la  6'  fable  de  VEdda.  Mallet,  -27). 
La  lune  est  aussi  une  divinité  mile  chez  les 
Indous. 

La  langue  tudesque  ou  germanique,  de 
n^ême  origine  que  le  celtique,  mais  dont 
Jes  phases  ne  furent  par  les  mômes,  s'établit 
dans  l'Occident  après  le  celtique.  Ce  dernier 
langage  était  celui  de  toute  la  Gaule  avant 
l'invasion  des  Romains.  Le  tudesque  ne  se 
mêla  ou  latin,  qui  avait  remplacé  lé  celtique, 
qu'à  l'époque  de  l'invasion  des  Francs,  peu- 
ple germanique. 

La  ([uestion  soigneusement  examinée,  dit 
Leibnitz  [Lettre  de  Chamberlayne,  Oratio 
Doininica),  la  langue  des  anciens  Gaulois  n'est 
pas  la  même  que  celledes  Germains;  mais  je 
trouve  qu'elle  enesltrès-rapprochée,  au  point 
qu'en  examinant  surtout  les  anciens  mots 
germaniques,  et  prenant  en  considération 
leur  origine,  on  pourrait  l'appeler  à  denii 
germanique.  Il  parait  en  effet  qu'une  seule 
grande  multitude,  venue  des  bords  duTanaïs 
et  de  la  Scythie,  se  répandit  dans  la  Gaule  et 
la  Germanie,  et  se  divisa  en  dialectes.  Ceux- 
ci,  par  la  distance  des  lieux  et  le  mélange 
des  peuples,  devinrent  des  langues  différen- 
tes; et  comme  une  partie  de  ces  émigrants 
pénétra  en  Grèce  par  la  Thracc  et  le  Danube, 
il  n'est  pas  étonnant  que  l'on  rencontre  beau- 


PSYCllOLOGIE.  LAN  754 

sont  peuplées  par  les  continents  qui  les  avoi- 
sinent,  on  concevra  pourquoi  les  anciens 
habitants  de  la  Bretagne,   que  l'on   appelle 


Gallois,  représentent  la  langue  des  anciens 
Germains  et  celle  des  anciens  Gaulois  limitro- 
phes de  l'Océan.  C'est  ainsi  que  les  Anglais 
d'aujourd'hui,  habitants  de  la  Bretagne,  nous 
rappellent  mieux  l'antique  langue  saxonne 
(|ue  les  Saxons  eux-mêmes.  On  voit  en  eifot 
(pie  ces  populations  ont  em|)orté  avec  elles 
h'ur  langage  primitif  et  l'ont  conservé,  tandis 
que  le  pcuitle  dont  ils  émanaient  a  subi,  jvir 
le  mélange  de  populations  nouvelles,  de  nom- 
breuses altérations. 

A  défaut  de  toutes  les  preuves  historiques, 
les  témoignages  qui  résultent  des  langues 
suivraient  pour  justifier  ce  que  nous  avons 
dit  des  caractères  les  plus  généraux  des  mi- 
grations. Il  n'y  a  pas  d'écoliei-  en  France  qui 
ne  sache  aujourd'hui  que  les  Germains  appe- 
lés Franks  vinrent,  sous  Clovis,  s'emparer  de 
la  Gaule,  qu'ils  nonnnèrenl  France;  en  d'au- 
tres termes,  que  l'invasion  germaninue  vint 
se  superposer  à  la  nation  celtique  nés  Gau- 
les. Il  ne  faut  pas  une  grande  connaissance 
de  l'histoire  pour  savoir  que  les  Goths  ou 
Germains  vinrent  s'emparer  de  l'Espagne, 
habitée  par  les  Celtes,  les  Ibères,  d'origine 
asiatique  septentrionale,  et  que  les  Germains 
formèrent  en  ce  pays  la  seconde  grande 
série  de  migrations,  comme  ils  l'avaient  for- 
mée en  France.  Qui  ne  sait  que  les  Saxons, 
les  Goths  de  Scandinavie,  en  d'autres  termes, 
des  peuples  germani(pies,  se  superposèrent, 
en  Angleterre,  à  des  peuples  celtiques,  qui, 
refoulés  [)ar  la  conquête,  se  réfugièrent  en 
Ecosse  et  en  Irlande,  où  nous  les  retrou- 
vons aujourd'hui,  comme  nous  les  voyons, 
en  France,  dans  la  Bretagne,  et  en  Espagne 
dans  les  montagnes  les  plus  occidentales  et 
méridionales  de  la  Péninsule? 

Ce  point  de  vue  tout  historique  ne  souffre 
qu'une  explication,  qui  nait  du  fait  de  la  do- 
mination romaine  en  Espagne  et  dans  les 
Gaules.  Le  séjour  des  Romains  donne  un 
caractère  latin  aux  langues  de  ces  pays  ;  tan- 
dis qu'en  Angleterre,  oi^  leur  dommation  fut 
toujours  contestée  et  ne  fut  jamais  répandue 
sur  toute  la  surface  du  pays,  le  caractère 
général  du  langage  est  toujours  resté  celli- 
(jue  et  germanique. 

Les  Franks,  ayant  cessé  de  parler  leur  lan- 


coup  de  choses  communes  entre  le  grec  et     gue  tudesque,  par-lèrent  la  langue  commune 


l'allemand 

Les  Celtes  (c'est-à-dire  les  Gaulois  et  les 
Ger-mains,  suivant  l'opinion  précédente)  ont 
peuplé  rilalie  avant  les  Grecs  ;  c'est  une 
chose  évidente  de  soi-même.  Les  peuples,  en 
effet,  se  propagent  facilement  par  lerr-e,  et 
plus  difficilement  et  plus  tard  par  la  mer-. 
Aussi  la  langue  latine  vient-elle  du  grec  et 
du  celtique.  Plus  cette  langue  celtique  est 
ancienne,  plus  je  la  crois  propre  à  éclairer 
les  origines  latines.  Nous  ne  considérons  pas 


aux  habitants  des  Gaules,  le  latin,  dégénéré 
par  l'alliance  du  celtique  et  de  quelques 
mots  conservés  de  leur  propre  langue  ;  c'est 
de  cette  triple  source  ([u'émane  la  langue  (}ue 
nous  parlons  aujourd'liui. 

Il  en  fut  de  même  en  Espagne:  les  Goths 

substituèrent  à  leur  langue  tudesque  le  laliri, 

que   les   peuples    de    la   Péninsule  avairnt 

adopté;  et  leur  position  plus  éloignée  de  la 

source  germanique  et  des  peuples  du  Nord 

dut  donner  à  leur  langue   un  caractèr-e  plus 

comme  un  léger  avantage  de  nous  rencontrer     latin  que  français,  ce  qui  a  effectivement  eu 

si   complètement,  dans   tout   ce   que    nous     lieu.  Les  langues  dites  lalines  se  rapprochent 

avons  dit  jusqu'ici,  avec  un  homme  tel    que     plus  ou  moins  de  cette   langue,   suivant  !a 

Leibnilz.  situaticm  (ju'ellcs  occupèrent  relativement  à 

Si  l'un  admet  que  les  Iles  et  les  péninsules      leur  origine. 


755 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  riIILOSOPIIIE. 


LAN 


756 


Le  tudosque  fut  la  langue  des  rois  de  la 
première  race  ;  le  testament  de  saint  Kemi  le 
prouve,  par  rapport  à  Clovis  (Bonamy,  Acad. 
des  Jnscr.,  p.  658,  t.  XXIV).  La  langue  de 
Cliarlemagne  était  également  ludesque.  Egin- 
hard  (Duchesne,  Uist.  Franc,  t.  II,  p.  103) 
nous  apprend  que  ce  prince  avait  commencé 
une  grammaire  de  sa  langue,  et  donné  des 
noms,  pris  de  celte  môme  langue,  aux  vents, 
aux  mois  ;  il  les  rapporte,  et  ces  noms  dé- 
montrent que  la  langue  de  Charlemagne  était 
le  tudesque.  C'était  aussi  celle  de  Louis  d'Ou- 
Ire-mer,  car  on  fut  obligé  de  lui  traduire  en 
cette  langue,  pour  les  lui  faire  entendre,  des 
lettres  du  Pape  Agapet  (Duchesne,  Frodourd, 
t.  H,  p.  613). 

Mais,  pendant  que  les  rois  parlaient  encore 
la  langue  tudesgue,  la  nation  déjà  parlait  ce 
mélange  qui  n'était  pas  encore  le  français, 
et  qui  porta  le  nom  de  langue  romane, 
comme  on  le  voit  par  les  serments  de  Char- 
les le  Chauve  et  Louis  de  Germanie,  en  842 
(Duchesne,  l'fcid., p.  374).  Si  nous  voyons,  en 
813,  les  évoques  obligés  de  faire  traduire  des 
livres  latins  en  tudesque,  c'est  que  les  vastes 
possessions  de  Charlemagne  avaient  amené 
a  sa  cour  une  multitude  d'habitants  de  Ger- 
manie, et  que  pour  eux  cette  traduction  était 
nécessaire.  La  cour,  sous  Charlemagne  et 
ses  successeurs  h  l'empire,  réunissait  des 
hommes  de  langues  différentes.  Mais  ces 
considérations  nous  éloignent  de  notre  sujet, 
qui  n'est  pas  aussi  spécial  ;  elles  étaient 
cependant  utiles,  car  elles  confirment  nos 
observations  sur  l'enchaînement  des  migra- 
tions. 

La  langue  celtique,  depuis  que  les  Gaules 
furent  conquises  par  les  Romains,  fut  encore 
en  usage  pendant  plusieurs  siècles.  Il  sub- 
siste encore  aujourd'hui,  dans  le  bas-breton, 
un  très-grand  nombre  de  mots  celtiques  ; 
c'est  un  fait  reconnu  par  tous  les  savants. 
D'autres  mots  celtiques  ont  totalement  péri 
dans  le  bas-breton,  et  ont  été  remplacés  par 
des  mots  tirés  du  latin  et  du  français.  (L'abbé 
Fesel,  Remarq.  sur  le  mot  Dunum.  Acad.  des 
inscr.,i.  XX,  p.  410.) 

Les  Scythes,  nation  vagabonde,  et  la  plus 
étendue  qu'il  y  ait  eu  sur  la  terre  ;  selon 
d'autres,  les  Phrygiens,  en  général,  les  des- 
cendants de  Japhet,  quels  qu'ils  soient,  ont 
répandu  dans  tout  l'Occident  une  langue 
qu'il  a  plu  à  quelques  savants  d'appeler  cel- 
tique. Selon  eux,  l'ancien  grec,  qui  est  la 
langue  des  Pélasges  et  celle  des  Aborigènes, 
dont  le  latin  est  formé,  sont  ses  premiers 
dialectes,  aussi  bien  que  le  teuton  primitif 
et  le  gaulois.  (Falconnet,  Acad.  des  Jnscr., 
t.  XX,  p.  9.) 

Tous  ces  témoignages  s'accordent  pour 
établir  que,  de  toutes  les  langues  septentrio- 
nales, le  celtique  est  la  plus  ancienne;  que  le 
teuton  en  est  très-rapproché,  et  en  dérive  ; 
que  les  peuples  refoulés  par  les  conquêtes 
successives  jusqu'aux  extrémités  des  pays 
qui  furent  envahis,  sont  précisément  ceux 
chez  lesquels  les  restes  de  la  langue  celtique 
se  retrouvent. 

Ainsi,  la  première  migration  septentrionale 


est  celtique  par  les  langues  comme  elle  l'est 
par  les  traditions  historiques.  C'est  donc  le 
celtique  qu'il  faut  rapprocher  des  langues  en 
usage  au  berceau  du  genre  humain,  pour  y 
chercher  des  ressemblances  qui  allestcnl 
l'identité  primitive. 

La  langue  celtique  est  une  langue  primi- 
tive entièrement  différente  de  la  germanicjue, 
dit  Schœll  {Tableau  des  Peuples,  p.  24).  Mais 
il  ne  nous  en  est  parvenu  aucun  monument 
complet,  et  nous  n'en  connaissons  que  des 
mots  isolés.  Cette  assertion  n'est  pas  exacte. 
Nous  montrerons  tout  à  l'heure,  dans  la  com- 
paraison du  sanskrit  et  du  celtique,  qu'il 
reste  des  monuments,  sinon  étendus,  au 
moins  suffisants  pour  être  d'un  certain  poids. 
Il  n'est  pas  exact  non  plus  de  dire  que  les 
langues  celtique  et  germanique  soient  entiè- 
rement différentes.  Appartenant  à  des  migra- 
tions différentes,  elles  ont  subi  quelque  alté- 
ration, sans  doute;  mais  cette  altération  est 
loin  d'être  fondamentale  :  elles  ont  au  con- 
traire de  nombreux  rapports  La  nature  de 
notre  travail  ne  nous  permet  pas  de  joindre 
ici  des  rapprochements  de  mots;  mais  nous 
avons  présenté  l'opinion  des  hommes  les  plus 
illustres  qui  les  avaient  faits. 

L'allemand  descend  de  la  langue  primitive, 
qui  fut  celle  de  la  première  génération  asiati- 
que ;  le  celliciue  est  plus  immédiatement  lié 
à  cette  première  génération.  Nous  avons  vu 
l'émigration  germanique  du  iV  siècb  (Liv. 
Hi,  Des  Scythes,  article  Des  Germains).  C'est 
au  point  de  départ  de  cette  migration  qu'il 
faut  chercher  les  sources  des  modifications. 
Or,  le  point  de  départ  était  les  environs  du 
Pont-Euxin,  oii  la  langue  de  la  Perse  était 
parlée.  On  trouve  effectivement,  en  allemand, 
beaucoup  de  mots  sortis  du  persan.  Le  per- 
san vient  du  zend,  comme  nous  le  montre- 
rons, et  nous  établirons  la  position  du  zend 
vis-à-vis  du  celtique  et  du  sanskrit. 

William  Jones  nous  a  dit,  dans  son  Mé- 
moire sur  les  dieux  de  la  Grèce,  de  ritalie  et 
de  VInde,  que  ces  peuples  avaient  eu  des 
croyances  communes,  ou  que  leurs  croyances 
émanaient  d'une  source  commune.  Le  grec, 
le  latin,  le  persan,  l'allemand,  nous  amènent 
à  la  môme  conclusion  sous  le  rapport  des 
langues.  Non-seulement  ces  langues  ont  un 
grand  nombre  de  racines  communes,  mais 
la  ressemblance  s'étend  même  à  des  parties 
essentielles  de  la  grammaire.  La  comparaison 
des  idiomes  conduit  à  un  résultat  qui  prouve 
que  la  langue  indienne  est  la  plus  ancienne 
de  ces  langues,  et  que  les  autres  en  sont 
dérivées.  (F.  Schlegel,  dans  Schœl,  Tableau 
des  peuples,  p.  119.) 

Schlegel  établit  d'abord  la  ressemblance 
des  racines,  et  l'appuie  de  nombreux  exem- 
ples La  comparaison  prouve  constamment 
que  la  forme  indienne  est  la  plus  ancienne. 
Souvent  les  formes  qui,  dans  les  langues 
dérivées  de  l'indien,  se  sont  beaucoup  éloi- 
gnées les  unes  des  autres,  se  retrouvent  dans 
lo  sanskrit  comme  dans  une  racine  commune. 
Des  racines,  Schlegel  passe  à  la  structure 
grammaticale,  et  établit  que  la  comparaison 
des  grammaires  assure  l'antériorité  au  sans- 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


7r>8 


krit.  Sans  entrer  dans  IVUiuie  des  exemples 
i]u"il  oile,  nous  rapporterons  quelques  résul- 
tats généraux. 

«  La  ditférence  principale,  dit-il,  entre  la 
grammaire  indienne  et  celle  des  langues  (jui 
en  dérivent,  consiste  en  ce  que  la  première 
est  plus  régulière,  })lus  uniforme  dans  la 
formation,  el  par  conséquent  à  la  fois  plus 
simple  et  plus  artificielle  que  les  langues 
grecque  et  latine.  Les  verbes  irréguliers  de 
l'indien  sont  beaucoup  moins  nombreux 
qu'en  grec  el  en  latin;  la  conjugaison  est  en 
général  plus  régulière.  (F.  Schlegel,  dans 
ScHŒL,  Tableau  des  peuples,  p.  155.) 

«  Ce  serait  aller  trop  loin  que  de  dire  que 
le  grec  et  le  latin  sont,  à  l'égard  de  leur  gram- 
maire, dans  les  mômes  rapports  qui  existent 
entre  le  latin  et  les  idiomes  qui  en  sont  nés  ; 
mais  il  est  incontestable  que  les  grammaires 
grecque  et  latine  contiennent  les  éléments  du 
passage  aux  granmiaires   modernes,    tandis 


la  mythologie  sanskrite.  On  trouve  la  môiiuj 
conformité  sur  les  sceaux  du  Boutan  et  du 
Thibel.  L'arrangement  des  lettres  qui  com- 
posent l'alphabet  sanskrit  est  une  preuve 
d'autant  plus  forte  en  faveur  de  notre  opi- 
nion, iju'il  ne  ressemble  en  rien  à  celui  des 
alphabets  connus  dans  les  autres  parties  du 
monde.  La  même  combinaison  extraordinaire 
se  retrouve  dans  les  autres  alphabets  usités 
depuis  l'Inde  jusqu'au  Pégu,  pour  des  lettres 
et  des  langues  qui  paraissent  absolument  iso- 
lées ;  mais  cet  ordre  identique  de  lettres  dé- 
montre leur  origine  commune.  » 

Nous  ne  chercherons  pas  à  excuser  la  lon- 
gueur de  celte  citation  et  de  celle  qui  va 
suivre  ;  elles  sont  tellement  adaptées  h  notre 
sujet,  que  nous  n'aurions  pu,  sans  les  affaiblir, 
en  supprimer  quelque  chose.  Il  sufiirait  de 
les  rapprocher  de  ce  que  nous  avons  em- 
prunté à  Deguignes  (litre  des  Arabes),  cl 
des  conclusions  conformes  des  recherches  sur 


que  l'iranuiable  uniformité  du  sanskrit  prouve     le  pâli  {Essai  sur  le  pâli,  par  Eug.  Burnouf), 
sa  haute  antiquité.  pour  avoir  un  aperçu  général  des  identités 


«  Les  changements  qui  se  font  dans  la  dé- 
clinaison el  la  conjugaison  ont  lieu  sur  la 
racine  même.  » 

L'antériorité  du  sanskrit  sur  les  langues 
grecque,  latine,  allemande  et  persane,  paraît 
donc  hors  de  doute  à  Schlegel  ;  mais  tout 
n'est  pas  là,  et  cette  filiation  est  insulTisante 
jtour  rendre  raison  des  rapports  de  langue 
entre  tous  les  peuples.  Le  sanskrit,  présenté 
comme  la  source  des  langues,  doit  conserver 
cet  avantage  exclusif.  C'est  ce  que  nous  ver- 
rons en  étendant  cette  recherche  aux  langues 
sur  lesquelles  Schlegel  ne  s'explique  pas. 

Les  cinq  nations  principales  (jui,  en  diiïé- 
rents  siècles,  se  sont  partagé  le  vaste  conti- 
nent de  l'Asie  el  les  îles  nombreuses  qui  en 
dépendent,  sont  :  les  Indiens,  les  Chinois,  les 
Tartares,  les  Arabes  el  les  Persans.  (3'  Disc, 
anniv.  par  Will.  Jones,  Cnlculta,  p.  50, 1. 1.) 
«  Le  sanskrit,  langue  de  la  plus  haute  anti- 
quité, dit  \\;\\\\Qà  yGrammaire  benyale) ,  est 
la  grande  source  de  la  littérature  indieime, 
et  le  père  de  tous  les  dialectes  qui  se  parlent 
depuis  le  golfe  Persique  jusqu'aux  mers  de 
la  Chine.  On  en  reconnaît  les  traces  dans 
presque  tous  les  cantons  de  l'Asie.  J'ai  été 
étonné  de  trouver  des  mots  sanskrits  qui 
avaient  la  plus  grande    ressemblance    avec 


qui  lient  entre  elles  les  langues  sémitiques, 
les  langues  indiennes,  par  conséquent  toute 
l'Asie,  sauf  la  partie  septentrionale,  dont  nous 
allons  bientôt  nous  occuper. 

«  La  langue  sanskrite  (Will.  Jones,  Cal- 
cutta, p.  508,  t.  I) ,  quelle  que  soit  son  an- 
tiquité, est  d'une  structure  admirable,  plus 
parfaite  que  le  grec,  plus  riche  que  le  latin, 
et  plus  raffinée  que  l'un  el  l'autre.  On  lui 
reconnaît  pourtant  plus  d'aftinilé  avec  ces 
deux  langues,  dans  les  racines  des  verbes  et 
dans  les  formes  grammaticales,  qu'on  ne 
pourrait  l'attendre  du  hasard.  Cette  affinité 
est  telle,  en  ctfet,  qu'un  nhilologiie  ne  pour- 
rait examiner  ces  trois  langues  sans  croire 
qu'elles  sont  sorties  d'une  source  commune 
qui,  peut-être,  n'existe  plus. 

«  Il  y  a  une  raison  semblable,  mais  qui  n'est 
pas  tout  à  fait  aussi  victorieuse,  pour  sup- 
poser (]ue  le  gothique  et  le  celtique,  bien 
qu'amalgamés  avec  un  idiome  très-ditlérent, 
ont  eu  Id  môme  origine  que  le  sanskrit, 
el  l'on  pourrait  ajouter  le  persan  à  celto 
famille.  » 

Nous  venons  de  voir,  dans  la  citation  de 
Ilahled,  que  l'arrangement  des  lettres  rap- 
prochait toutes  les  langues  de  l'Inde  et 
celle  du   Thibet.   William  Jones  ajoute  que 


d'autres  des  langues  persane,  arabe,  grecque     l'arrangement  des  sons  que   {)résentcnl    les 


et  latine.  Ces  mots  n'étaient  [)as  [turement 
techniques,  ni  de  ceux  que  la  communication 
des  arts  peut  avoir  trans[)ortés  d'un  pcu[)le 
chez  un  autre  ;  mais  ils  forment  quelquefois 
la  base  du  langage.  Ce  sont  des  monosylla- 
bes ou  des  noms  de  nombre,  ou  bien  ils  dé- 
signent des  objets  dont  on  a  dû  s'occuper  dès 
l'origine  de  la  civilisation.  La  ressemblance 
qu'on  remarque  sur  les  médailles  el  les  ins- 
criptions de  dilférents  districts  de  l'Asie,  la 
lumière  qu'elles  se  prêtent  mutuellement,  el 
leur  grandt  analogie  avec  le  grand  prototype  ; 
tout  cela  est  un  ample  sujet  pour  exercer  la 
curiosité  des  antiquaires.   Les  monnaies  de 


grammaires  chinoises  correspond ,  à  peu 
de  chose  près,  à  celui  qu'on  observe  dans 
le  Thibet,  el  diffère  à  peine  de  celui  que  les 
Indous  regardent  comme  l'invention  de  leurs 
dieux. 

Il  résulte  de  ces  considérations  rapides, 
dit  William  Jones  {loc.  cit.,  p.  51*J)  en 
terminant  son  discours,  que  les  Indous  ont 
eu,  depuis  un  temps  immémorial,  de  l'afli- 
nité  avec  les  anciens  Persans ,  les  Ethio- 
piens et  les  Egyptiens,  les  Phéniciens,  les 
Grecs  el  les  Etrus(iues,  les  Scythes  ou  Golhs 
el  les  Celtes,  les  Chinois,  les  Japonais  et  les 
Péruviens  ;  donc  nous  sommes  fondé  à  con- 


Kachmyr,  d'Acham,  de  Népal  et  de  plusieurs     dure  que  ces  nations  et  eux  sont  sortis  d'une 

autres  royaumes,  portent  toutes  des  inscrip-      région  centrale. 

lions  sanskriles,  el  offrent  des  allusions  avec         C'est  à  celte  conclusion,   et  à  déterminer 


T.") 


LAN 


DlCTlOiNNAIKE  DE  PHILOSOPHIE. 


LAN 


7'JO 


cctlc  léo'ioii  centrale  que  nous  avons  voulu 
arriver  ;  nous  la  cherchons  en  ce  niomcnl 
parle  moyen  des  langues,  comme  nous  l'avons 
cherchée  d'abord  i)ar  l'histoire,  et  ensuite 
nar  les  croyances  et  les  opinions.  Jusqu'ici 
la  concordance  ne  nous  a  [)as  manqué.  La 
tin  de  ce  livre  nous  montrera  si  les  langues 
ne  sont  pas  une  autorité  plus  positive  encore. 

Les  langues  sont  aujourd'hui  le  mur  de  sé- 
paration entre  les  peuples.  La  dilliculté  de 
remonter  à  leurs  sources  a  fait  imaginer  mille 
hypothèses,  qui  toutes  avaient  le  déi'aut  d'éta- 
Mii-  un  système  a  priori  ;  tandis  que  c'est  en 
cvaininant  les  rap[)orts  et  en  remonlarit  ])ar 
la  simplification  qu'il  faut,  en  général,  établir 
les  probabilités  qui  asseoient  une  opinion, 
(iclte  simpliticalion,  pour  les  langues,  c'est 
le  retour  aux  racines,  et  nous  voyons  les 
linguistes  établir-  aujourd'hui  sur  cette  base 
qu'il  n'y  a  qu'une  langue  primitive.  Ainsi, 
les  systèmes  phénicien,  hébreu,  celtique, 
arménien,  etc.,  ont  tous  le  défaut  d'être 
exclusifs,  de  combattre  pour  une  vanité  ridi- 
cule de  priorité,  et  non  dans  un  véritable 
intérêt  scientifique. 

Les  deux  opinions  qui  ont  été  défendues 
avec  le  plus  de  chaleur,  dans  cette  lutte  des 
amours-propres  nationaux,  sont  celles-ci  : 
les  uns,  se  fondant  sur  la  descendance  ap- 
parente des  langues,  et  joignant  à  ces  rap- 
ports d'autres  éléments  de  conviction  puisés 
dans  la  marche  de  la  civilisation,  ont  attri- 
bué à  l'Orient,  et  après  lui  à  l'Asie  occiden- 
tale et  méridionale,  la  civilisation  du  genre 
humain  et  la  population  du  globe. 

D'autres  ont  attribué  les  mêmes  effets  à 
l'Asie  septentrionale,  et  les  présentent  comme 
la  source  de  toute  population  ;  aucun  n'a 
semblé  croire  que  ces  deux  sources  avaient 
pu  couler  parallèlement  et  être  unies  à  leur 
départ.  Les  premiers  ont  inscrit  sur  leur  ban- 
nière le  mot  sanskrit,  les  autres  le  mot 
celtique.  Chacun,  exclusif  dans  son  opinion, 
ou,  ce  qu'il  est  plus  naturel  de  croire,  privé 
des  connaissances  que  les  travaux  modernes 
ont  rendues  plus  familières,  n'a  considéi'é 
qu'une  face  de  la  question  ;  il  est  plus  facile 
de  la  généraliser  aujourd'hui. 

C'est  avec  les  mots  de  la  langue  des  brahmes 
qu'il  était  nécessaire  de  comparer  les  sons  et 
la  signification  des  monosyllabes  celtiques 
(Le  Brigand,  Observations  sur  les  langues  an- 
ciennes et  modernes,  p.  9).  Ce  travail  a  été 
fait,  et,  quoique  Schlegel  nous  dise  que  le 
celte  a  une  moindre  analogie  avec  le  sanskrit 
que  l'allemand,  il  n'est  pas  défendu  d'appeler 
f  e  cette  décision,  peu  éclairée  peut-être,  car 
i  est  permis  de  croire  que  Schlegel  était  peu 
familier  avec  le  celtique. 

On  a  retrouvé,  dans  les  sons  celtiques,  le 
même  sens  que  dans  ceux  de  la  langue 
sanskrile  (Id.  ibid  ,  p.  10).  Il  ne  s'agit  pas 
ici  de  quelques  mots  détachés,  rapprochés 
avec  adresse  ;  ce  sont  des  pièces  entières 
prises  au  hasard  par  un  étranger  (Hahled)  qui 
n'avait  nullement  en  vue  la  comparaison  du 
Stinskrit  avec  toute  autre  langue.  C'est  de  celle 
épreuve  que  sont  sorties,  presque  sans  allé- 
ration,  deux  langues  qui  paraissent  n'en  for- 


mer qu'une  seule  :  le  sanskrit  et  le  celtique- 
Tout  le  monde  convient,  quelque  opinion 
que  l'on  professe  d'ailleurs  sur  la  priorité,  que 
le  sanskrit  est  une  des  langues  les  plus  an- 
ciennes et  les  moins  altérées.  Sa  ressemblance 
avec  la  langue  que  parlent  aujourd'hui  les 
Armoricams  est  donc  une  des  plus  fortes 
preuves  que  celle-ci,  au  moins  dans  ses  mots 
primitils,  est  restée  pure,  cl  réciproquement; 
car  une  telle  idenlilé,  après  tant  de  siècles  et 
h  de  SI  grandes  distances,  prouve  la  conser- 
vation intacte  de  l'une  et  de  l'autre. 

STANCE  RÉGULIÈnE  TIRÉE  DE  LA  PnÉFACE  QUE  M.  HAHLED  A  MISE 
A  LA  TÈTE  DU  COoE  UES  CEKTOUX,  PAGE  21. 

Sanskrit.  Celtique. 

Pecta  clie  reeiiewan  She-  Bé-lad-ké    rc-eii-van   Zé- 

tiooh  iroh 

Mala    slietiooli   reslieelee-  Mata  Zé-lmh  rai-zé- lé-né 

"6«,  Jiar-i-a    ro-na-v     été    Zé- 

Bharyaroopeweteeshetrooh  iroli 

Pooireh     shetroo     repun-  Potr  reti  Zé-lroh  raihout- 

deelh.  été. 

Traduction  française. 

Un  père  eiidetlé  est  l'en-  Père  qui  reste  trop  endeilé 

nemi  (de  son  ûls).  est  cruel. 

Une  mère  d'unt!  conduite  Mère  est  cruelle  qui  fait  ce 

scandaleuse  est  ennemie  qui  n'est  pas  la  loi. 

(de  son  lils). 

Une  femme  d'une  belle  fi-  Belle    femme   infidèle  est 

gure  est  ennemie  (de  son  cruelle. 

mari).  Fils  indocile  est   cruel    k 

Un  fils  ignorant  est  ennemi  ceux  qui  l'ont  fait  exis- 

(de  ses  parents).  1er. 

Un  autre  exemple  est  cité  dans  le  môme 
ouvrage  de  Hahled,  et  nous  y  renvoyons. 
Celui-ci  suffit  pour  justifier  l'étonnante  con- 
formité qui  existe  entre  les  deux  langues,  et 
pour  rendre  au  moins  fort  probable  i'opinion 
qui  en  fait  originairement  une  seule.  Nous 
observons  seulement  que  le  W  qui  se  voit 
dans  la  citation  sanskrite  est  une  lettre  em- 
pruntée à  l'alphabet  anglais,  et  qui  ne  peut 
représenter  un  vrai  son  de  la  langue  des 
brahmes.  Peut-être  M.  Hahled  a-t-il  voulu 
ainsi  approcher,  par  un  équivalent,  de  la  ()ro- 
nonciation  originaire  (Le  Brigand,  p.  60, 
ubi  supra). 

S'il  faut  convenir  qu'il  existe  une  langue 
primitive  (De  Brosses,  Disc,  prélim.  1. 1,  p.  16, 
Form.  des  langues),  organique,  physique  et 
nécessaire,  commune  à  tout  le  genre  humain, 
qu'aucun  peuple  du  monde  ne  connaît  ni  ne 
pratique  dans  sa  première  simplicité,  qui  fait 
le  premier  fond  du  langage  de  tous  les  pays  ; 
on  ne  peut  disconvenir  non  plus  qu'il  y  a  ici 
plus  que  ces  simples  analogies  de  radicaux 
monosyllabiques,  représentation  du  premier 
cri,  du  premier  besoin  de  l'homme  aux  pre- 
miers jours  de  la  création. 

Toutes  les  langues  doivent  être  considérées 
comme  des  langues  composées.  Les  nations 
se  sont  mêlées  à  la  suite  des  premières  mi- 
grations. C'est  à  la  seule  migration  que  l'on 
pourra  considérer  comme  la  première  qu'il 
faut  avoir  recours  pour  retrouver  avec  quel- 
que probabilité  l'élément  de  comparaison. 
En  ell'et,  le  mélange  même  des  langues  sup- 
pose toujours  au  moins  deux  langues  anté- 
rieures, dont  la  fusion  a  produit  la  langue 
nouvelle.  I!  est  certain,  d'après  cela,  que  ces 


761 


•LAN 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


7C.2 


langues  ne  devaient  ôtre  que  des  dialectes,  et 
remonter  h  une  iypc  principal.  En  etlel,  si 
on  les  supposait  toujours  dilVérentes  radicale- 
ment, on  arriverait  nécessairement  à  autant 
de  divisions  ou  de  langues  qu'il  y  aurait  eu 
d'hommes,  ce  qui  choque  la  raison  autant 
que  l'observation. 

Ainsi,  un  dialecte  suppose  une  société,  que 
des  rapports  plus  ou  moins  éloignés  lalta- 
chent  toujours  h  une  souche  primitive.  Plus 
les  rapports  sont  étroits,  |)lus  les  langues  qui 
les  offrent  se  rapprochent  de  leur  berceau 
commun.  La  question  est  de  savoir  si  cette 
souche  primitive  a  été  unique,  ou  si  l'on  peut 
remonter  à  plusieurs  souches  distinctes. 

Les  considérations  générales  que  nous  avons 
présentées  jusiju'ici  nous  ont  fait  trouver  trois 
so  rces  de   langues   comme    trois   tiges   de 


peuples  dansle  celtique,  le  sanskritct  l'arabe. 
La  comparaison  que  nous  venons  de  présen- 
ter de  deux  de  ces  sources  nous  [)ermet 
il'établir  commetrès-probable  que  ces  sources 
n'en  ont  réellement  l'orme  qu'une  seule.  Celte 
probabilité  deviendra  bien  ji!  us  grande  encore 
et  sera  une  ceititude,  autant  toutefois  qu'elle 
existe  dans  les  choses  humaines,  si  nous  trou- 
vons que  la  troisième  tige  des  populations  se 
rattache  aussi  par  les  langues  à  ces  deux  pre- 
mières; si  nous  sommes  ramené,  par  les  con- 
sidérations tirées  des  langues,  au  terrain 
commun,  que  nous  avons  reconnu  ôtre  la 
Perse  orientale. 

La  confusion  des  langues,  à  Babel,  ne  fut 
autre  chose  que  la  transposition,  l'interver- 
sion des  lettres  radicales,  l'addition  ou  la 
suppression  de  lettres  ou  voyelles  (Christ. 
Besoldus,  De  iwtura  popui,  p.  73,  in-i"). 

C'est  une  chose  positive  et  qu'il  faut  ad- 
mettre, sans  prétendre  entrer  d'ailleurs  dans 
la  (Question  de  révélation  ou  d'inspiration  des 
livres  sacrés,  que,  pour  les  peujiles  de  race 
arabe  ou  hébraïque ,  cette  confusion  des 
langues,  ou  le  commencement  des  dialectes, 
l)rend  sa  source  dans  les  plainesde  laChaldée. 
C'est  là  qu'est  1»^  point  de  départ  des  peuples 
dits  sémitiques;  c'est  là  qu'il  faut  toujours 
arriver  quand  on  remonte  l'échelle  despeu- 
)Ies  de  l'Asie  occidentale.  Ce  fut  l'origine  de 
'opinion  qui  attribuait  à  l'ancienne  angue 
iébraï(]ue  une  j)riorité  que  les  philologues 
et  les  linguistes  s'accordent  à  lui  refuser  au- 
jourd'hui. On  se  range  d'autant  [)ius  volon- 
tiers à  leur  avis,  qu'il  est  diiricile  de  croire 
que  les  Hébreux,  colonie  chaldéenne,  fussent 
restés  en  possession  exclusive  de  la  véritable 
langue,  tandis  que  les  Babyloniens  auraient 
oublié  la  langue  primitive  si  complètement, 
(  ue  les  Hébreux  captifs  furent  contraints 
d'apprendre  cette  nouvelle  langue  à  l'époque 
de  leur  captivité.  Nous  croyons  plus  probable 
que  les  altérations,  considérables  ou  non, 
doivent  plutôt  être  attribuées  à  la  colonie 
émigranle  qu'à  la  souche  primitive,  restée 
aux  mômes  lieux  et  dans  les  mômes  condi- 
tions. Il  est  de  règle  générale  que  c'est  par  les 
émigrations  que  les  races  et  les  langues  s'al- 
tèrent, comme  les  eaux  se  troublent  dans 
leur  cours  et  non  dans  leur  source.  Cette 
source,  pour  les  langues  sémitiques,  be  rap- 


porte à  l'arabe ,  dans  lequel  se  trouvent 
les  racines  de  toutes  les  langues  orientales. 
(Deguignrs,  Acad.,  t.  XXXVl,  p.  138.) 

Pour  les  langues  de  l'Inde,  c'est  le  sanskrit. 
Toutes  les  langues  de  l'Inde  peuvent  ôti'e 
considérées  comme  des  dérivés  du  sanskrit. 
Notre  mission  n'est  pas  de  donner  uni'  dé- 
monstration matérielle  de  ce  fait,  auquel  nos 
connaissances  ne  nous  pei-mettent  pas  d'at- 
teindre. Si  nous  nous  exprimons  sur  des 
langues  qui  nous  sont  inconnues,  c'est  qu'il 
faut  bien  admettre  les  résultats  des  travaux 
qui  sont  désormais  acquis  à  la  science,  et  qui 
nous  servent  lie  base.  Or,  nous  voyons,  dans 
V Essai  sur  le  pâli  (])nr  Eugène  Burnouf, 
chap.  2),  ouvrage  consciencieux  et  savant, 
auquel  s'ajoute  l'autorité  des  noms  des 
orientalistes  les  plus  célèbres  sur  les(iuels  il 
esl  ap|)uyé,  que  les  nombreux  traits  de  res- 
semblance qui  idenlitient  les  langues  de  l'Inde 
entre  elles  naissent  de  leur  origine  sanskriie; 
(pie  le  rapport  des  caractèi'cs  qui  les  ri,q)ré- 
sententne  vient  pas  de  ce  qu'ils  dérivent  l'un 
de  l'autre,  mais  de  leur  communauté  d'ori- 
gine, et  de  ce  qu'ils  sortent  du  sanskrit,  qui 
les  résume  {Jbicl.,  p.  69). 

Cette  conclusion  est  la  môme  que  celle  de 
Hahled. 

Les  langues  de  l'Europe  ancienne  sont  :  le 
celtique  (BuLLET,i)/e»i.s!<r  la  langue  celtique, 
t.  J,  p.  2),  le  teuton,  qui  est  l'ancien  ger- 
main, à  j)eu  de  chose  près;  l'esclavon,  l'ir- 
landais, l'écossais,  (]ui  se  parle  dans  les  mon- 
tagnes. Dans  la  plupart  de  ces  langues,  les 
mots  qui  désignent  les  choses  les  plus  com- 
munes, qui  qualilient  les  objets  (jui  furent 
d'abord  présents  à  la  vue  des  hommes,  sont 
absolument  les  mômes. 

De  ces  langues,  celle  qui  paraît, sans  s'éloi- 
gner de  la  source  commune,  se  rapprocher 
jilus  particulièrement  de  celles  que  Ion  parle 
encore  dans  la  Perse,  est  le  germain  ou  teu- 
ton. Mais  toutes  se  résument  pourtant  dans 
la  plus  ancienne,  qui  est  le  celtique;  les  dif- 
férences qui  peuvent  exister  se  rattachent  à 
la  Perse. 

Quelijucs  écrivains  sont  partis  de  ce  point 
pour  séparer  les  peuples  du  Nord  en  deux 
fractions  distinctes.  Noire  but,  dans  le  livre 
que  nous  avons  consacré  aux  peuples  scy- 
thiques  ou  celtiques,  a  été  de  prouver  que, 
quel  que  fût  le  degré  de  différence  (pii  se  re- 
marquAt  aujourd'hui  entre  ces  peu[)les,  l'u- 
nité jximitive  y  était  facilement  reconnais- 
sable.  Nous  avons  dit  que  la  première  migra- 
tion 'celli(|ue  qui  avait  peu[)lé  l'Occident 
aurait  pu,  devait  môme  paraître  s'éloigner 
davantage  dans  son  ensemble,  mais  non  dans 
les  choses  primitives,  du  type  originel.  Le 
temps  plus  long  qui  s'était  écoulé  depuis  la 
séparation  laissait  effectivement  plus  de  lati- 
tude aux  moditications.  Enfin  nous  avons  dit 
qu'il  y  avait  deux  phases  priiicii  aies  de  mi- 
grations :  la  migration  celtique  et  la  migra- 
tion germanique.  Les  langues  nous  offrent  la 
môme  remarque  à  faire,  et  nous  conduisent  à 
la  même  conclusion.  Les  partisans  de  la  sé- 
paration réelle  ont  donné  une  portée  trop 
grande  à  une  distinction   réelle,  mais    dont 


763 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  niILOSOPIIIE. 


LAN 


704 


les  causes,  une  fois  connues,  ne  dc^truiscnt  pas 
les  relations  en  y  établissant  des  degrés. 

L'analogie  de  l'allemand  avec  le  persan  est 
une  conséquence  de  la  double  migration.  Les 
Germains,  partis  plus  tard,  ont  participé 
plus  tard  aux  modifications  de  langue  qui  ont 
eu  lieu  au  berceau  conunun  ou  près  de  ce 
berceau;  les  Celtes,  émigrés  les  premiers, 
ont  conservé  plus  intact  l'idiome  parié  et  peu 
altéré  encore  au  point  de  départ.  Ainsi,  l'a- 
nalogie plus  grande  des  sons  primitifs  du 
celti(iue  avec  ceux  du  sanskrit  vient  à  l'appui 
de  la  priorité  qui  nous  a  paru  résulter  de 
l'ensemble  dos  faits.  Cette  antique  famille  [les 
Celtes,  dit  M.  Eichliod'l  (Para//è/e  des  langues 
de  l'Europe  et  de  l'Inde,  in-4°,  1836,  p.  31) 
fut  la  première  séparée,  et  par  conséquent 
la  plus  éloignée  de  son  origine  asiatique. 
En  général,  la  différence  porte  sur  les  mots 
qui  ont  dû  venir  à  la  suite  d'une  civilisation 
déjà  commencée,  tandis  que  l'idenlilé  porte 
sur  les  mots  représentatifs  des  premiers 
objets  qui  ont  frappé  /es  sens  (Buixet,  p.  6). 
Les  Celtes  et  les  indous,  aux  deux  extré- 
mités de  la  chaîne  ;  les  Persans  et  les  Alle- 
mands, chaînons  intermédiaires,  doivent 
donc  se  trouver  respectivement  dans  les 
conditions  de  langue  oiî  nous  les  voyons  : 
le  raisonnement  est  complètement  d'accord 
avec  le  fait. 

Ainsi,  par  l'union  des  dialectes  en  trois  sou- 
ches, qui  se  rapprochent  l'une  de  l'autre,  la 
question  d'identité  ou  de  séparation  se  trouve 
circonscrite  jusqu'ici  entre  ces  trois  dialectes  : 
l'arabe,  le  sanskrit  et  le  celtique.  Le  sanskrit 
et  le  celtique  ont  été  l'objet  d'une  comparai- 
son qui  établit  leur  situation  respective,  qui 
les  identifie,  ou  du  moins  en  fait  deux  dia- 
lectes les  plus  rapprochés  de  la  langue  pri- 
mitive. Il  nous  reste  à  rattacher  l'arabe  à 
cette  source,  et  à  montrer  comment  le  per- 
san, auquel  se  rattache  le  teutonique,  s'y 
rapporte  lui-même  ;  à  chercher  si,  entre  l'a- 
rabe et  le  persan,  il  y  a  un  point  de  départ 
qui  fasse  connaître  leur  parenté. 

Les  langues  que  l'on  peut  appeler  de  se- 
conde migration  ont,  indépendamment  de 
leurs  ressemblances  radicales,  des  analogies 
de  combinaisons  et  de  grammaire  qui  les 
rapprochent  davantage,  et  constituent  les  fa- 
milles. C'est  sur  des  recherches  de  cette  na- 
ture que  l'analogie  du  persan  et  de  l'allemand 
à  été  établie. 

Cette  distinction  des  familles  de  langues  a 
été  bien  observée  dans  l'ouvrage  de  Mérian 
{Principes  de  l'étude  comparée  des  langues, 

V-  3). 

Il  n'y  a  eu,  dans  l'origine,  qu  une  seule 
langue.  Ce  qu'on  appelle  communément 
langues  ne  consiste  réellement  que  dans  les 
djalectes  de  cette  langue  primitive.  La  forme 
des  mots  varie  ;  leuressence  ne  varie  jamais. 

L'auteur  cite  l'opinion  conforme  d'un  écri- 
vain espagnol  (Zamacola)  qui  s'exprime 
ainsi  : 

»  Si  l'on  compare  aujourd'hui  les  nom- 
breuses langues  qui  sont  répandues  sur  la 
su|)erficie  du  globe,  on  verra  que  toutes 
descendent    d'une    seule,  cl  quelles  con- 


servent une  telle  fraternité,  une  teHfi  analo- 
gie dans  leur  structure,  qu'elles  ne  sont  autre 
chose  qu'une  môme  langue  primitive  variée, 
changée,  enrichie.  » 

Qu'on  se  figure  une  boule  sur  laquelle  on 
fixera  le  point  oii  le  langage  a  commencé, 
et  d'où  il  est  parti  pour  s'étendre  sur  toute 
la  surface  du  globe,  qu'il  a  enveloppée 
comme  d'un  vaste  réseau(MÉRiAN,i6«d.,p.  5). 

Ces  considérations,  résultat  des  études 
modernes,  renversent  le  vieil  édifice  des 
écoles  qui  enseignaient  constamment  la  doc- 
trine des  quatre  époques,  et  nous  montraient 
les  peuples  et  les  langues  s'enchaînant  en 
ligne  droite,  descendant  des  Assyriens  aux 
Perses,  des  Perses  aux  Grecs,  des  Grecs  aux 
Romains,  constituant  ainsi  le  reste  du  monde 
en  agrégation  de  sourds  et  muets  apparem- 
ment. 

Il  faut  bien  reconnaître  les  séries  parallèles 
des  langues  et  des  peuples,  sous  peine  d'arri- 
ver à  une  foule  de  commencements  et  de  faire 
dQ  l'histoire  un  amas  de  lambeaux  {Ibid., 
}).  14,  15).  On  peut  bien  im|)orter  des  ter- 
mes techniques,  des  noms  d'animaux,  de  plan- 
tes; mais  comment  concevoir  qu'on  ait  importé 
chez  tous  les  peuples  des  mots  nécessaires, 
comme  soleil,  lune,  terre  ? 

Une  double  affinité  existe  donc  entre  tous 
les  idiomes  du  globe  :  \°  le  lien  commun  et 
radical,  et  les  rapprochements  de  familles; 
2°  les  points  de  contact,  qui  offrent  des  si- 
gnes d'une  parenté  plus  marquée,  et  qui  ne 
sont  dus  peut-être  qu'à  l'uniformité  des  im- 
pressions et  à  la  similitude  des  organes.  Mais 
ceci  rentre  dans  les  études  physiologiques, 
qui  ne  doivent  pas  nous  occuper  directement 

Pour  le  premier  point,  il  y  a  deux  situa- 
tions à  reconnaître  : 

Les  formes  radicales,  qui  se  retrouvent  par- 
tout; 

Les  formes  grammaticales,  qui  servent  à 
la  classification  par  familles.  On  ne  peut  pas 
cependant  s'arrêter  trop  exclusivement  à  cette 
distinction.  En  effet,  tous  les  linguistes  clas- 
sent invariablement  l'allemand  et  le  persan 
dans  la  même  famille,  malgré  la  différence 
de  leurs  grammaires  ;  il  faut  donc  admettre 
que  c'est,  en  général,  de  la  comparaison  des 
mots  et  des  formes  que  résulte  le  rapport  le 
plus  essentiel  des  langues,  et  que  l'étude 
môme  des  rapports  des  peuples,  sous  le  point 
de  vue  historique  ou  l'ensemble  des  données 
historiques,  est  indispensable  pour  arriver  à 
des  résultats  satisfaisants  d'analogie  ou  de 
descendance  pour  les  langues  et  pour  les 
hommes. 

C'est  ce  que  n'ont  pas  senti  les  écrivains 
qui  ont  voulu  exclusivement  faire  descendre 
les  peuples  de  tel  ou  tel  peuple  primitif. 
Quelle  que  soit  la  race,  l'unité  première  du 
genre  humain  se  retrouve  dans  l'unité  radi- 
cale des  langues;  les  séries  de  familles  s'en- 
chaînent comme  les  séries  de  langues  :  les 
mêmes  familles  d'hommes  parlent  les  mêmes 
familles  de  langues.  En  d'autres  termes,  le 
langage  est  l'attribut  de  l'humanité,  et  Ifs 
langues  sont  des  variétés  du  langage,  comme 
les  hommes  sont  des  variétés  de  l'humanité. 


^65 


LAN 


rSYCllOLOGIE. 


LAN 


7C6 


Nous  avons  déjà  vu  le  celtique  se  rattacher 
au  sanskrit,  et  nous  en  avons  rapporte^  un 
exemple  concluant.  Nous  avons  admis  que 
les  langues  teutoniques,  el  l'allemand,  qui 
en  est  le  représentant  le  plus  immédiat,  se 
rattachaient  au  persan,  et  plus   directement 


les  Mèdes  et  les  Parthes.  Plus  niAles  et  plus 
concises  que  le  sanskrit,  ces  langues  étaient 
appropriées  à  des  nations  guerrières  (Eir.noFF, 
Parallèle  des  langttes  de  l'Europe  et  de  l'Inde, 
page  25). 
Un  doute  se  présente  d'abord  h  l'examen, 


peut-être  au  sanskrit;  que  les  langues  occi-     el  c'est  par  là  que  nous  arriverons  à  rattacher 


dentales  se  lient  toutes  h  ces  deux  sources,  et 
par  conséquent  doivent  finir  par  se  retrou- 
ver au  même  berceau.  Le  teutonique  el  le 
celti(}ue  sont  donc  les  deux  grandes  sources 
des  dialectes  européens. 

Nous  n'avons  pas  pensé  devoir  entamer 
une  discussion  grammaticale  sur  cette  analo- 
gie du  persan  el  de  l'allemand  ;  nous  indi- 
tjuons  assez  de  sources  pour  qu'il  soit  facile 
de  vérifier  les  résultats  que  nous  présentons, 
el  qui  d'ailleurs  sont  assez  connus,  pour  la 
plupart,  pour  qu'il  soit  possible  de  les  pré- 
senter comme  acquis  à  la  science. 

Nous  ajouterons  encore  ce  peu  de  mots 
sur  la  langue  celtique  dans  les  Gaules;  nous 
aurons  ainsi  l'avantage  de  rappeler  l'atten- 
tion sur  un  lait  qu'il  nous  importe  de  ne  pns 
perdre  de  vue  :  celui  de  la  priorité  celtique 
sur  les  autres  langues  du  Nord. 


Duclos  el  l'abbé  Lebeuf  (.Icarf.  rfes  /nsrr.,      | 
t.  XXllI,  p.  244)  ont  prouvé,  dans  plusieurs     et  du  sanskrit,  sont  devenues  respectivement 


"arabe  êl  le  persan  à  leur  véritable  origine. 
On  a,  pendant  longtemps,  fait  remonter 
tous  les  peuples  el  toutes  les  langues  aux  Hé- 
breux, el  William  Jones  conclut  de  l'analogie 
du  pehlvi  et  du  chaldéen,  que  le  pehlvi  des- 
cend de  celle  langue.  Celte  opinion  tendrait 
à  présenter  deux  sources  distinctes  à  toutes 
K'S  langues  :  l'une,  dite  sémitique,  émanerait 
du  chaldéen;  l'autre,  du  sanskrit,  par  le 
parsi,  qui  en  est  un  dérivé.  En  dérivant  le 
l)ehlvi  du  chaldéen,  Will.  Jones  nous  accorde 
au  moins  la  ressemblance  entre  ces  langues, 
el  la  priorité  du  chaldéen  resterait  h  établir. 
C'est  cette  question  que  nous  allons  essayer 
de  traiter.  Des  preuves  nombreuses  alteslent 
que  le  pehlvi  peut,  avec  plus  de  raison,  être 
ramené  au  zend  el  au  sanskritqu'au  chaldéen. 
Cette  origine  bien  établie ,  nous  devrons 
adopter   que  les  deux  langues  de  l'Iran,  le 

)arsi,  et  le  pehlvi,  toutes  deuxenfants  du  zend 


Mémoires,  que  la  langue  celtique  a  subsisté 
dans  la  Gaule  jusqu'à  l'établissement  de  la 
langue  latine;  que,  du  mélange  de  ces  deux 
langues  s'est  foinié  le  roman  ;  enfin,  le  ro- 
man lui-même,  mêir>  de  quelques  termes  tu- 
desques  apportés  par  les  Francs,  a  fait  le 
fond  de  la  langue  que  nous  parlons  aujour- 
d'hui. 

On  a  controversé  l'importance  plus  ou 
moins  grande  du  rôle  (ju'ont  joué  dans  la 
langue  les  divers  éléments  dont  elle  est  com- 
posée ;  mais  on  est  d'accord  sur  ces  éléments 
eux-mêmes,  et  sur  la  base  celtique  à  laquelle 
ils  se  sont  superposés.  Sous  la  seconde  race, 
les  noms  de  langue  celtique,  gauloise,  ro- 
mane, française,  étaient  devenus  synonymes  ; 
sous  la  troisième,  on  voit  encore  la  distinc- 
tion entre  la  langue  latine  et  la  langue  vul- 
gaire, qui  se  perfectionnait;  enfin,  vers  l'é- 
poque de  Philippe-Auguste,  la  langue  fran- 
çaise prend  possession  du  premier  rang. 

Ainsi,  la  base  fondamentale  fut  le  celtique, 
el  s'il  y  eui  deux  langues  en  France  /^/V/., 
p.  2'i.9),  leur  fraternité  [)rimitive  facilita  leur 
union. 

En  résultat,  les  langues  occidentales  se 
rattachent  :  I  une,  le  celtique,  directement 
au  sanskrit;  l'autre,  le  teuloni(|ue,  au  persan 
et  au  sanskrit;  toutes  les  deux,  à  l'Asie  sep- 
tentrionale. La  question  porle  niaintenant  sur 
le  persan  et  l'arabe,  qu'il  nous  faut  laltacher 
à  leur  véritable  source. 


la  source  de  langues  de  deux  émigrations, 
et  un  lien  de  ()lus  ([ui  rattache  les  peuples  à 
l(îur  source  primitive.  Le  mémoire  d'Anque- 
til-Duperron,  dont  nous  allons  donner  les  ré- 
sultats, mettra  hors  de  doute  celle  fraternité 
du  parsi  et  du  pehlvi. 

Klaproth  [Mémoire  sur  les  langues  si^mi- 
tiques;  dans  l'ouvrage  de Mkuian,  sur  VlUude 
comparée  des  lavgnes)  établit  les  nombreuses 
analogies  du  chaldéen  et  du  sanskrit.  Si, 
d'une  part,  il  est  vraisemblable,  d'après  la 
concordance  de  tous  les  témoignages,  d'éta- 
blir des  migrations  descendues  des  sources 
de  rindus,  il  n'est  {)as  aussi  facile  de  com- 
prendre les  Chaldéens  abandonnant  leurs 
fertiles  contrées  pour  remonter  vers  les  mon- 
tagnes, dans  un  but  que  rien  ne  peut  faire 
deviner.  On  ne  les  voit  pas,  en  effet,  former 
d'établissements,  au  moins  rcconnaissables, 
dans  les  pays  indiens.  On  peut  donc  croire 
(pic  les  Indiens  ont  déjà  pour  eux  une  anté- 
riorité apparente.  Venons  au  mémoire  d'An- 
quelil  (Àcad.  des  inscript.,  t.  XXXI,  p.  34()). 

Les  Perses,  qui  regardent  les  ouvrages  do 
Zoroastre  comme  des  livres  sacrés,  les  ca- 
chent avec  soin  à  des  gens  qu'ils  croient  sons 
l'empire  de  l'esprit  impur.  Aussi,  la  connais- 
sance du  zend  a-l-efle  été  j)endanl  bien 
longtemps  inaccessible  aux  étrangers.  An- 
quelil  raconte  toutes  les  dilTicultés  qu'il  eut 
à  vaincre,  el  la  combinaison  d'événements 
qui  le  mit  en  état  de  pénétrer  leurs  mystères 


La  famille  persane  a  pour  type  primitif  le      (Journal  des  savants,  jmn  1762). 
cend,  l'idiome  sacré  des  mages,  la  langue  de         Selon  pi     ' 


ze 

Zoroastre,  qui,  issue  de  la  même  souche  que 
le  sanskrit,  s'est  répandue  à  l'ouest  de  l'Asie, 
parmi  les  adorateurs  du  soleil,  et  s'est  con- 
servée dans  les  fragments  précieux  qui  nous 
restent  du  Zend-Ai'esta.  Elle  fut  en  usage 
chez  les  anciens  Perses,  comme  le  pehlvi, 
autre  idiome  mêlé  de  chaldécîn,  fut  parlé  pu* 


usieurs  écrivains  persans,  Djem- 
schid,  prince  de  la  première  dynastie  des 
Perses  (>4carf.  des  inscript.,  t.  XXXI,  p.  352), 
parlait  le  {)arsi  pur.  C'est  donc  à  cette  langue 
cnie  les  noms  des  classes  qu'il  avait  établies 
doivent  se  rapporter. 

Il  divisait  les  hommes  en  ministres  de  la 
divinité,  en  soldats,  en  laboureurs  t;t  en  gens 


DICTIONNAIRE  DE  PUILOSOriIIE. 


767  LAN 

d'arts  et  de  métiers:  division  pareille  à -celle 
qui  existe  dans  l'Inde.  Nous  voyons  déjà  (jue 
le  parsi  était  la  langue  usitée  dans  les  i)re- 
uiiers  teni()S  de  la  nionarcliie. 

On  retrouve,  dans  les  anciens  livres  des 
Parses,  deux  sortes  de  caractères,  le  zend  et 
le  pehlvi.  Le  premier  est  celui  de  la  langue 
de  i'Avcsta,  et  cette  langue  se  nomme  aussi 
le  zend,  parce  qu'elle  s'écrit  avec  les  carac- 
tères zends. 

Le  mot  zend  (D'IIerbelot,  Bibl.  orient., 
p.  929)  signilie  vivant;  de  sorte  qu'il  semble 
que  les  mages  aient  ([ualiOé  leur  livre,  qu'ils 
estiment  sacré,  du  litre  de  vie,  ou  livre  de 
vie. 

Le  mot  zend  signifie  donc  vivant,  surtout 
lor'squ'il  est  question  des  livres  de  Zoroastre, 
et  caractérise  la  parole  d'Orsmud  et  les  ou- 
vrages de  ce  législateur  (  Acad.  des  inscr., 
p.  356,  t.  XXXI).  Le  mot  aucsia  signifie  [)a- 
role,  bi  Zend-Avesta  parole  vivante;  c'est  le 
nom  général  que  les  historiens  et  la  tradition 
ont  conservé  aux  ouvrages  de  Zoroastre. 

Le  zend,  de  même  que  l'hébreu,  l'arabe 
et  le  persan  moderne,  s'écrit  de  droite  à 
gauche;  ce  qui  le  dislingue  de  ces  langues, 
c'e^t  l'emploi  des  voyelles.  Ce  caractère  le 
i-approche  des  langues  arménienne  et  géor- 
gienne, dans  lesquelles  les  voyelles  sont 
presque  toujours  exprimées  par  des  lettres. 
D'un  autre  côté,  le  zend  a  le  môme  nombre 
do  voyelles  que  l'indien  de  Guzarale.  Ces 
deux  langues  sont  «jussi  les  seules  où  an  long 
et  an  bref  soient  mis  au  nombre  des  voyelles 
{JbUl.,  p.  359). 

Cette  espèce  de  rapport  de  l'alphabet  zend 
avec  le  géorgien,  l'arménien  et  l'indien,  in- 
dique à  peu  près  les  lieux  oij  il  avait  origi- 
nairement cours.  Ce  sont  les  pays  qui  sépa- 
rent, du  côté  du  nord,  l'Inde  de  l'Arménie. 

Nous  pouvons  ajouter  à  cette  remarque 
que  l'emploi  des  voyelles,  usité  dans  les 
langues  occidentales,  comme  dans  le  zend, 
est  une  induction  de  la  filiation  direcle  de 
ces  langues  et  de  leur  séparation  d'avec  les 
langues  méridionales,  au  point  môme  où  ré- 
gnait la  langue  zend,  et  antérieurement  à  l'u- 
sage de  l'écriture. 

L'arménien  et  le  géorgien  se  rattachent  au 
zeod;  l'alphabet  de  ces  langues  en  conserve 
encore  un  assez  grand  nombre  de  caractères  : 
l'arménien  donne  quelques  ressend)]ances, 
el  le  géorgien,  le  génie  {ibid.,  p.  361). 

En  résumé,  des  rapports  généraux  ra[)pro- 
cbenl  le  zend  de  l'arménien  et  du  géoi'gien, 
et  des  ressemblances  particulières  le  fixent 
dans  les  pays  où  ces  deux  dernières  langues 
sont  en  usage  [Ibid.,  p.  362). 

L'objet  d'Anquctil,  dans  ce  mémoire,  est 
d'établir  que  le  zend  était,  avant  l'ère  chré- 
tienne, la  langue  de  la  Géorgie,  de  l'Iran  pro- 
prement dit  et  de  l'Aderbeidjan.  11  tire  celte 
conclusion  du  rapport  que  le  zend  oU're  avec 
les  langues  autrefois  usitées  dans  ces  pays, 
des  noms  d'hommes,  de  lieux  et  de  lleuves. 
Un  mot  mède  rapporté  par  Hérodote,  et  re- 
trouvé dans  le  zend,  lui  fait  admettre  que 
(■t:tte  langue  y  existait  déjà  au  temps  de  cet 
historien,  et  il  lermhi^  par  ce  résuilal  ;  11  est 


LAN 


7G^ 


constant  (pie  la  langue  et  les  lettres  zends 
étaient  en  usage  avant  l'ère  cln"éti(;nnu  dans 
les  pays  situés  h  l'ouest  de  la  mer  Caspienne, 
c'est-à-dire  dans  l'Iran,  la  Géorgie  et  l'Ader- 
beidjan, ou  la  Médie  septentiionalc. 

Deux  langues,  le  parsi  elle  pehlvi,  se  par- 
tagent la  Perse. 

Les  caractèi-es  pehlvis  ont  un  rapport  sen- 
sible avec  ceux  du  zend  {Acad.,  p.  VOO, 
t.  XXXI  )  ;  mais,  dans  le  pehlvi,  la  plupart  des 
lettres  se  joignent  les  unes  aux  autres;  les 
caractères  zends  ne.  se  lient  pas.  De  là  vien- 
nent, en  partie,  les  ditï'érences  qu'offrent 
les  deux  alphabets. 

Le  génie  du  pehlvi  ne  diffère  pas,  i)Our  le 
fond,  de  celui  du  zend.  Celle  langue  renfermo 
encore  quantité  de  mots  zends  qui  décèlent 
son  origine  {Ibid.,  p.  406). 

Le  pehlvi  se  rapfiroche  du  parsi  dans  1(!3 
différences  qui  l'éloigncnt  du  zend;  quanta 
son  antiquité,  les  écrivains  perses  la  font  re- 
monter au  delà  de  Zoroastre,  et  le  témoignage 
d'un  peuple  entier  doit  toujours  paraître  res- 
pectable {Ibid.,  p.  406). 

Les  sons  du  zend  sont  plus  durs;  ceux  du 
pehlvi  plus  doux  :  la  lettre  r  se  change  en  / 
dans  le  pehlvi.  C'est  une  observation  cons- 
tante, que  le  langage  des  montagnes  est  plus 
dur  que  celui  des  plaines;  on  en  peut  inférer 
que  le  zend  s'est  adouci  à  mesure  nwa  les 
peuples  ou  peuplades  qui  le  parlaient  des- 
cendaient dans  les  plaines.  Quoiqu'il  en  soit, 
le  pehlvi  a  cessé  d'être  d'un  usage  habituel 
quand  le  parsi  est  devenu  l'idiome  dominant 
[Ibid.,  p.  407). 

Je  suppose,  dit  Anquetil,  la  Perse  divisée 
en  trois  parties.  La  première,  berceau  du 
zend  et  du  genre  humain,  com[)ren(ha  la 
Géorgie,  l'Iran  et  l'Aderbeidjan ,  ou  la  haute 
Médie. 

La  seconde,  allant  vers  le  sud,  sera  compo- 
sée du  Pharsistan  el  de  quelques  pays  situés 
entre  cette  province  et  l'Aderbeidjan;  c'est 
là  que  le  parsi  avait  particulièrement  cours. 

La  troisième  renfermera  la  Médie  infé- 
rieure, le  Dilem,  le  Guilan  ,  le  Kohestan  et 
rirak-Adjemi.  Le  pehlvi  était  la  langue  de 
ces  pays,  môles  de  montagnes  et  de  plaines. 
D'ilcrbelot  [Bibl.  orient.,  p.  234)  appelle  le 
pehlvi    la  langue  du  Dilem. 

Il  parait  par  l'histoire  orientale  que  les 
premiers  Pehiavans  étaient  originaires  du 
Kohestan  et  des  pays  voisins.  Lorsfjue  le 
pehlvi  fut  devenu  la  langue  donnnante,  il  s'é- 
tendit vers  l'Irak  arabique,  et  le  voismage  y 
introduisit  beaucoup  de  mots  arabes. 

Je  remarque  à  ce  sujet  c^ue  le  pehlvi,  sorti 
originairement  du  zend,  s'est  altéré  par  de- 
grés, et  a  adopté,  dans  différents  temps,  quan- 
tité de  mots  syriaques  et  arabes.  Souvent 
ceux  qu'il  tient  du  zend  ont  presque  perdu 
leur  caractère  distinctif;  mais  la  forme  des 
vei'bes,  quoique  défigurée,  est  restée  fon- 
cièrement la  même  {Acad.  des  inscr.,  t. XXXI, 
p.  409). 

Il  résulte  de  ceci  que  le  pehlvi ,  né  du 
zend,  ainsi  ([ue  son  alphabet,  présente  des 
traits  (}ui  semblent  voiler  son  origine  ;  mais, 
pour  [)eu  qu'un  l'examine  avec  attention,  le 


V'I 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


rappoil  des  doui  idiomes  n'est  pas  dilTicile 
h  saisir.  Ajoutons  ce  que  remarque  William 
Jones,  dans  son  Discours  sur  les  Persans  :  des 
containes  de  mots  parsis  sont  de  pur  sans- 
krit. 

Le  parsi  subsiste  encore  ,  et  peut  être  re- 
gardé comme  une  des  plus  anciennes  lant^ues 
du  monde.  Les  écrivains  orientaux  enttmdent 
quelquefois  par  Pars,  l'Iran  entier,  et  c'est 
de  là  (luils    appellent  paisi  les  ditlérentes 

langues  qui  vêlaient  autrefois  usitées  {Acad.  quelques-unes  de  leurs  modilicalions  étaient 
r/('5 /«ATr.,t.XXXl,p.41  l).Mais  il  est  ici  ques-  conformes  h  la  u;ranmiaire  de  cette  langue, 
tion  du  Pars  proprement  dit,  jirovince  parti-  Un  rapprochement  aussi  frappant  ne  peut 
calière  de  l'Iran.  On  ne  peut  douter  que  le  manquer  de  conduire  aune  identité  primitive 
nom  de  Perses  ne  soit  Irès-ancien,  et  même     à  peine  altérée. 


mots  nécessaires,  mais  cette  même  commu- 
nauté d'origine  perpétuée  assez  longtemps 
pour  que  les  premières  combinaisons  aient 
pu  s'établir  (^213).  La  similitude  qui  existe 
entre  le  zend  et  le  sanskrit  n'est  pas  moins 
marquée. 

Je  reconnus  avec  un  étonnemenl  inexpri- 
mable, dit  William  Jones  (  Discours  sur  les 
Persans),  que,  sur  dix  mots  zends,  six  ou 
sept  étaient  des  mots  sanskrits,  et  même  que 


antérieur  à  la  guerre  de  Troie,  si  l'on  s'en 
rapporte  à  Diodore  de  Sicile  (Bib.  liv.  ii, 
{..  109,  édil.  Rhod.  ) 

Les  caractères  du  persan  moderne  sont 
ceux  des  Arabes,  auxquels  les  Persans  ont 
ajouté  quatre  lettres  qui  étaient  sans  doute 
dans  l'ancien  alphabet  ;  on  les  retrouve  dans 
le  zend  et  le  pehlvi  (  Acad.  des  inscript., 
ibid.,  p.  412). 


Evamiiions  les  lieux,  et  voyons  quel  sera 
le  point  commun,  géographiciuement  [)arlant, 
auquel  se  rattachent  les  trois  langues  et  les 
peuples  qui  les  employaient.  Toutes  trois 
louchent  les  montagnes  qui  séparent  l'Inde 
de  la  Perse  :  l'un,  par  le  versant  méridional 
ou  rinde  ;  l'autre,  par  le  versant  occidental , 
l'Iran,  dans  son  acception  la  plus  étendue;  le 
troisième,  par  le  côté  septentrional  :  c'est  la 


Si  on  sup[)Ose  le  parsi  dégagé  du  mélange  Scythie  ou  Celto-Scythie,  puisque  nous  avons 
arabe,  je  dis  [Jbid.,  p.  413-14)  que  le  parsi  établi  que  les  peuples  septentrionaux  rcmon- 
yient  du  zend,  et  non  du  peliivi.  1-1  a  adopté,     talent  h  une  souche  commune. 


il  est  vrai,  beaucoup  de  mots  de  ce  dernier 
idiome;  la  forme  des  noms  et  des  verbes  dé- 
signe une  source  commune,  mais  ne  prouve 
pas  que  l'une  vienne  de  l'autre 


Est-ce  aller  trop  loin,  après  cette  observa- 
tion, que  de  dire  que  les  trois  langues  n'en 
sont  qu'une,  composée  originairement  de 
simples  radicaux  monosyllabicpies,  moditiée 


Sorties  toutes  deux  du  zend,  ces  langues,     une  première  fois  dans  les  trois  peuplades 


malgré  leurs  did'érences  ,  ont  dil  conserver 
des  traits  de  famille  :  ce  sont  deux  sœurs. 
L'une ,  plus  rude,  n'a  perdu  qu'avec  le  temps 
la  grossièreté  de  son  origine  :  c'est  le  pehlvi. 
L'autre,  plus  douce,  sous  un  climat  plus  tem- 
péré, s'est  façonnée  presque  en  naissant  : 
c'est  le  parsi. 

Toutes  deux  viennent  du  zend  directement 
et  j)arallèlemcnt  :  d'abord  parce  que  les  pro- 
noms  parsis  n'ont   nul  rapport  à  ceux  du 


(jui  s'écuirlèrent  du  point  central ,  et  altérée 
ensuite  au  point  où  nous  les  voyons,  confor- 
mément aux  milliers  de  combinaisons  aux- 
quelles les  lieux,  les  besoins,  les  climats  dif- 
férents ont  donné  naissance? 

Ne  pouvons-nous  pas  croire  que, si  ces  al- 
térations sont  nécessairement  le  produit  de 
la  succession  des  inlluences  dilVérenles,  en 
raison  de  l'éloignement  des  temps  et  des 
lieux,  le  sanskrit,  resté  à  sa  source,  a  dû  su- 
pehlvi  et  viennent  du  zend,  et  ensuite  parce  bir  ces  altérations  dans  une  proportion  moins 
que  l'antiquité  connue  du  parsi  le  fait  remon-  grande  que  les  langues  actuelles  de  la  Perse, 
ter  aussi  loin  que  le  pehlvi.  restées  près  du  berceau  également,  mais  sur 

Les  rois  parlhes,  au  rapport  de   Strabon     un  territoire  qui  fut  le  champ  de  bataille  de 
(Liv.  XI,  p.   522),    tenaient,    ainsi  que    les     tant  de  peuples  et  où  tant  de  peuples  s'éta 


Perses,  leur  cour,  l'été  à  Ecbatane,  l'hiver  à 
Séleucie,  sur  le  Tigre,  près  de  Babylone.  En- 
fin, les  princes  de  la  quatrième  dynastie  s'é- 
loignèrent des  lieux  où  on  parlait  le  pehlvi 
(Acad.  des  inscript.,  t.  XXXI,  p.  129)  et  se 
rapprochèrent  de  ceux  où  le  parsi  était  usité 


blirent?  On  s'explique  également  bien  pour- 
quoi la  langue  celtique  se  sera  moins  altérée 
que  les  idiomes  germaniques.  Reculée,  par 
1(!  fait  môme  de  la  priorité  d'émigration,  aux 
bornes  de  l'Occident  ;  refoulée  dans  les  mon- 
tagnes et  loin  du  commerce  des  peuples,  elle 


m 


Ainsi  le  pehlvi  était  parlé  dans  les  lieux     a  conservé  sa  physionomie  originale;  tandis 
êmes  où  était  l'ancienne  Chaldée.  que  ses  descendants  , 


De  l'ensemble  des  faits  et  des  observations 
contenues  dans  ce  livre,  nous  arrivons  à  ce 
triple  résultat  :  c'est  que  toutes  les  langues 
dont  nous  nous  sommes  entretenus  viennent 
aboutir  à  ces  trois  principales  :  le  celtique,  le 
zend  el  le  sanskrit. 

Nous  avons  montré  ,  au  commencement  de 
ce  livre,  l'analogie  qui  existe  entre  le  celtique 
et  le  sanskrit,  analogie  telle  qu'il  est  impos- 
"sible  de  méconnaître  non-seulement  la  com- 
munauté d'origine  dans  les  radicaux  ou  les 


que  ses  descendants ,  môles  à  ceux  de  ses 
sœurs,  zend  et  sanskrit,  ont  reçu  l'empreinte 
des  passions,  des  combats,  des  malheurs  de 
l'humanité  ,  comme  aussi  de  son  luxe  ,  de  ses 
arts  et  de  son  expérience  :  conquêtes  bril- 
lantes, mais  qui  seraient  plus  belles  encore 
si,  sur  ce  riche  manteau  de  la  civilisation,  ne 
se  retrouvaient  pas  des  taches  de  sang  et  de 
larmes;  si,  à  côté  des  mots  sonores  consa- 
crés au  dévouement,  à  l'humanité,  à  tous  les 
sentiments  nobles  et  généreux ,  il  ne  fallait 
pas  laisser  une  place,  malheureusement  trop 


(213)  QumikI  m.  (le  Broiniine  piibliail  ceci  ,  le  bel      Innpues  celtiques  avec  le  sanskrit,  n'avait  pas  eiicoia 
el    savaiil  ouvrage   de    M.    l'iclel   iur  Cnffiiiiié  des       par>i. 


771  T.A-N 

large,  pour  la  lang-iic  de  régoïsmc,  de  la  ty- 
rannie, de  toutes  les  passions,  qui  sont  la 
lèpre  et  le  fléau  de  l'humanité.  (DkUuotonne.) 

§  XVIll.  —  Du  langage  d'Adam  et  d'Iux.  —  Com- 
menl  ils  appiireiii  à  parler. 

CALMET   (dOM). 

«  Les  deux  premiers  hommes  commencè- 
rent à  i»arler,  à  raisonner,  à  imposer  les 
noms  aux  choses  aussitôt  après  la  création. 
Ils  furent  formés  sages,  parlant  et  raisonnant 
comme  dans  un  âge  pariait.  »  (  Bible  de  Ven- 
ce.  Dissertation  sur  la  première  langue,  1. 1, 
p.  547,  par  dom  Calmet.) 

M.  P.  KURSTEN 

(Essai  sur  raciiviié  du  principe  pensant.) 

«  Le  premier  homme  et  la  première  femme 
ont  eu  nécessairement  leur  langage.  Mais  en 
quoi  ce  langage  a-t-il  consisté?  En  considé- 
rant nos  langues  cultivées  aujourd'hui,  la  va- 
riété infinie  des  signes  et  des  idées  que  nous 
y  attachons,  on  est  tenté  de  croire  qu'elles 
ont  dû  nous  ôtre  données  toutes  formées  et 
comme  jetées  en  un  moule.  Aussi  remar- 
que-t-on  que  tel  est  le  sentiment  des  auteurs 
qui  n'ont  pas  approfondi  la  question.  Mais, 
au  premier  examen  sérieux,  cette  opinion  ne 
se  soutient  pas,  et  l'on  voit  que  les  choses 
ont  dû  se  passer  autrement. 

«  Le  langage  ne  peut  exister  sans  rapport 
aux  choses  qu'il  représente;  et  des  signes  qui 
ne  signifieraient  rien  ne  seraient  pas  des  si- 
gnes. Pour  savoir  donc  approximativement 
de  quoi  se  composait  le  langage  du  premier 
homme,  il  faut  voir  de  quoi  il  lui  était  possible 
de  s'occuper.  Car,  quoiqu'il  fût  créé  parfait,  îa 
raison  nous  dit  qu'il  ne  pouvait  parler  de  ce 
qui  lui  était  inconnu.  Et,  de  cette  première  ob- 
servation, nous  sommes  conduits  à  dire  que 
sa  parole  devait  être  peu  étendue  et  fort  sim- 
ple. Cette  langue  était  complète  pour  ses 
besoins;  mais  ses  besoins  ne  pouvaient  être 
très-nombreux.  Elle  comprenait  les  noms 
des  créatures,  des  animaux,  des  plantes,  des 
arbres,  des  fleurs,  des  fruits,  ainsi  que  les 
dénominations  des  divers  attributs  perma- 
nents ou  passagers  qu'il  y  remarquait  (214). 
Elle  comprenait  les  noms  de  certaines  vertus, 
de  certaines  vérité  morales.  Mais  il  était  im- 
possible, ce  semble,  qu'elle  comprît  les  noms 
des  vices,  des  crimes,  des  maladies,  des 
soucis  et  de  toutes  nos  autres  misères,  puis- 
que le  mal  physique  et  moral  était  inconnu. 
Remarquons  ensuite  qu'il  n'était  pas  question 
alors  de  société  civile  ou  politique,  de  gou- 
vernement, d'Etat, de  tribunaux,  de  provinces, 

(2i4)  Peui-êire  le  même  signe  exprim.Tii-il  d'.i- 
1)01(1  le  nom  el  TaUribul.  C'est  du  moins  ce  qu'on 
remarque  clans  le  langage  geslionlé  *lii  sourd-iniiel, 
et  même  dans  les  idiomes  de  ceilains  piMipies  sau- 
vages. (Voy.  le  Journ.  Itisl.,  l.  XI,  p.  642,  el  t.  XII, 

p.  21.) 

(215)  Aurea  prima  sata  esl  aelas,  quae  vindice  niillo, 
Sponle  sua,  sine  lege,  fidem  reclumque  colebat. 
Pœna  melus  |ue  ai)er;mt,  nec  verba  minaniia  fixo 
/Ere  ligab.'.ntur,  nec  supplex  lurba  liraebat 
.ludicis  ora  sui,  scd  erani,  sine  judice,  luii. 
Nondum  cssa  suis,  peregrinum  ul  viserel  orbem, 


DICTIONNAIRE  DE  niILOSOPIIIE. 


LAN 


772 


de  villes,  de  bourgs,  de  maisons,  de  meubles, 
de  vêlements,  d'armes,  d'armées,  de  guerre, 
de  traités,  d'arts,  de  métiers,  d'instruments, 
d'oulils,  d(!  commerce,  de  monnaie,  d'agri- 
culture, de  marchamiises,  de  navigation,  de 
vaisseaux,  de  voitures,  de  sciences,  d'iiis- 
loire,  ni  de  mille  autres  choses  qui  existent 
aujourd'hui  dans  la  suciété,  et  dont  les  déno- 
minations composent  |)eut-êlre  les  sept  hui- 
tièmes des  termes  de  nos  langues  modernes 
(215).  Ainsi,  la  masse  des  objets  et  des  faits 
qui  font  le  principal  objet  de  nos  langues  , 
n'ayant  été  connue  et  introduite  dans  le  mon- 
de que  peu  à  peu  et  longtemps  après  la  créa- 
tion, il  paraît  s'ensuivre  que  le  langage  pri- 
mitif fut  stérile  et  j)auvie,  en  comparaison 
de  celui  que  nous  possédons  aujourd'hui. 

«  En  adoptant  une  opinion  contraire,  on 
rencontre  des  difficultés  qu'il  semble  im- 
possible d'expliquer.  En  effet,  si  l'on  soutient 
que  la  première  langue  fut  donnée  à  l'hom- 
me toute  formée,  il  faut  admettre  en  môme 
temps  que  les  premiers  hommes  reçurent  et 
surent  conserver  vingt  ou  trente  mille  mots 
qui  n'avaient  pas  de  signification  pour  eux. 
Les  mots,  encore  un  coup,  sont  de  simples 
signes;  par  eux-mêmes  et  sans  re  ation  aux 
choses  qu'ils  désignent,  ce  sont  de  vains 
sons,  un  bruit  insignifiant.  Qu'aurait  fait  le 
premier  homme  de  tant  de  termes  inutiles? 
Avant  l'invention  ou  la  connaissance  des 
choses  que  ces  mots  désignent,  quelle  idée 
auiait-il  eue  ou  pu  se  former  de  tous  ces 
termes?  Ce  n'est  |)as  tout  :  sans  miracle,  il 
lui  eût  été  impossible  d'en  retenir  la  centième 
partie.  {Voy.  V Explication  physiquedes  stns  , 
des  idées  et  des  mouvements  tant  volontaires 
qu'involontaires,  trad.  de  l'anglais  de  M.  Hart- 
ley,  par  M.  l'abbé  Jurain,  Reims,  1755,  2  vol. 
in-12.  Voir  vol.  II,  p.  56.) 

La  raison  dit  que  les  mots  n'ont  pas  pré- 
cédé les  choses.  Pour  l'homme,  l'objet  existe 
avant  de  recevoir  un  nom,  et  les  mots  ne 
sont  créés  qu'à  proportion  du  besoin  qu'on 
en  a.  Le  signe  n'est  rien  sans  la  chose 
signifiée.  On  sait  que  les  premiers  habitants  de 
la  terre  n'ont  pu  connaître  la  centième  par- 
tie des  choses  que  nous  connaissons  aujour- 
d'hui, qu'ils  n'ont  pu  avoir  d'idée  de  la  so- 
ciété telle  qu'elle  a  existé  après  eux.  On 
doit  donc  admettre  qu'ils  n'ont  pas  connu 
les  noms  imposés  à  ces  choses,  qu'ils  n'ont 
pas  même  pu  y  songer;  et  que,  quand  ils  les 
auraient  connus  au  commencement,  ils  les 
auraient  vite  oubliés,  à  moins  que  le  Créateur 
ne  les  eût  conservés  dans  leur  mémoire  par 
une  révélation  constamment  répétée.  Miracle 
inutile  et  sans  but  (2 1 5*) . 

Monlibus  in  liquidas  pinus  descenderal  nnd;is  ; 
Nulbque  morlales  prœter  sua  littora  lioranl. 
Nondum  praecipites  cingebanl  oppida  lossae  ; 
Non  gales,  non  ensis  ctslI:  sine  miliiis  usu 
Mollia  securae  peragebant  olia  génies. 
Ipsa  quoque  immunis  rastroque  intacla  nec  ullis 
Saucia  vonieribus,  pense  dabal  omnia  tellus. 
Conlenlique  cibis  nullo  cogenle  creaUs, 
Arbuleos  felus,  etr. 

(OviD.  Melam.) 

(215*)  ...  i  Nisi  quis  delabalur  ilhic ,  ul  intégras 
llnguas,  qua  laie  paienl,  nullo  arlilicio  humano  ac- 


:::^ 


LAN 


«  Les  fails  d'ailleurs  viennent  à  l'appui  de 
ce  raisonnement,  et  l'expérience  nous  mon- 
tre que  le  langage  est  la  juste  mesure  de  la 
connaissance  des  peuples.  N'existe-t-il  pas  de 
non)breuses  tribus  sauvages,  dont  tout  le 
dictionnaire  se  compose  de  quelques  centai- 
nes de  mots?  Peuplades  déchues  et  dégéné- 
rées, dont  les  ancêtres  avaient  sans  doute  des 
idiomes  beaucoup  plus  riches,  qui  se  sont 
appauvris  insensiblement   par  la  perte  des 


PSYCHOLOGIE.  LAN  774 

comme  ils  se  créent  avec  les  choses  ;  seuls, 
ils  n'ont  pas  d'existence.  » 


LE  p.   CUASTEL. 

De  Votigine  des  connaissances  humaines. 
Comment  le  premier  homme  apprit  à  parler. 

«  Un  écrivain  de  l'école  traditionaliste  se 
demandait  dernièrement  :  Le  langage  esl-il 
d'origine    divine    ou   d'origine  humaine?  En 


choses  et  des  idées,  par  risolementel  le  man-  d'autres  termes,  Dieu  a-t-il  créé  le  langage  ? 
»|ue  d'usage.  Ces  peuples  n'ont  pu  conserver  et  par  là  nous  entendons  une  syntaxe  et  une 
les  noms  des  choses  qu'ils  avaient  cessé  de      nomenclature  particulière;  ou  bien,  l'homme 


voir;  et  de  riches  qu'ils  étaient  en  langage 
anciennement,  ils  sont  réduits  à  une  pau- 
vreté extrême.  Comment  les  premiers  hom- 
mes auraient-ils  conservé  les  noms  des 
choses  qui  n'existaient  pas  encore  et  dont 
ils  n'avaient  pas  la  moindre  idée?  On  me  ré 


esl-il  inventeur  de  la  parole  articulée?  L'hy- 
pothèse rationaliste  de  l'invention  humaine 
de  la  parole  a  ce  vice  radical  qu'elle  est  en  de- 
hors de  toute  vérification  possible.  La  philo- 
logie historique  et  expérimentale  ne  peut  point 
assister  à  la  formation  des  langues,  pas  plus 


pondra,  je  le  sais,   que  le  premier    homme  que  l'anatomie  comparée  n'assiste  à  la  f'orma- 

sortit  paifait   des  mains   du  Créateur,   (ju'il  tion   des  gc7-mes.   Comme  cette  dernière,  elle 

était  sage  et  instiuit,  et  qu'il  n'y  a  pas  de  étudie  un  développement  ;  et  comme  elle,  tout 

comparaison  à  faire  enti-e  lui  et  les  ])eupk'S  ce  qu'elle  peut  faire,   c'est  de  remonter  à  un 

abrutis  dont  je  parle.  Mais  .je  ferai  observer  germe  qui  tietrt  à  iin  parent,  c'est-à-dire  à  une 

que  la  sagesse  du  premier  homme  ne  pouvait  racine  primitive   dans    une   langue  donnée. 

avoir  pour  objet  des   choses  qui  n'existaient  Cette  langue,  d'où  vient-elle?  La  philologie 


pas,  h  moins  qu'on  ne  lui  accorde  la  pres- 
cience comme  à  Dieu,  et  qu'on  ne  l'égale  en 
quelque  sorte  à  Celui  qui  l'avait  tiré  du 
néant;  que  cette  sagesse  consistait  probable- 
ment dans  son  innocence,  dans  sa  soumis- 
sion volontaire  à  Dieu;  que  c'était  une  per- 
fiiclion  morale  et  non  pas  une  instruction 
profane,  qui  dans  tous  les  cas  lui  eût  été 
inutile.  11  résulte  de  là  que,  quelle  ([ue  soit  la 
distance  entre  le  premier  individu  de  notre 
'spéce  et  l'homme  dégénéré  d'aujourd'hui. 


historique  pose  la  question  ;  la  philologie  ra- 
tionnelle doit  la  résoudre.  C'est  donc  ici  une 
thèse  psychologique  à  la  fois  et  métaphysi- 
que. 

«  Quand  ce  serait  une  thèse  purement  psy- 
chologique el  métaphysique,  en  resterait- 
elle  pour  cela  moins  en  dehors  de  toute  véri- 
fication possible,  de  toute  vérification  expéri- 
mentale :  el,  sous  ce  rapport,  l'hypothèse  tra- 
ditionaliste ne  ressemblerait-elle  pas  singu- 
lièrement   à    l'hypothèse   rationaliste  ?  Mais 


la  cause  qui  appauviitle  langage  chez  l'un  nous  croyons  que /a /)A//o/w(;/c  historique  n& 

doit  l'avoir  rendu  stérile  chez  l'autre,  et  que  pas   seulement  le  droit  de  poser  la  quation; 

le  manque   de  choses  et  d'idées  produit  les  elle  peut  venir  en   aide    à  la  philologie  ra- 

niêmes  ell'ets  chez  tous  deux.  tionnelle  et  lui  fournir  tous  les  éléments  j)0ur 

«  Un  autre  fait  qui  prouve  que  le  langage  résoudre  la  question.  En  d'autres  termes,  la 


a  été  pauvre  dans  son  origine  et  qu'il  se  dé 
vuloppe  peu  à  peu  par  la  civilisaiion,   c'est 
que  toutes  les  langues  du  monde,  même  les 


question  nous  semble  moitié  historique  et 
moitié  rationnelle,  c'est-à-dire  qu'on  a  pour 
la  résoudre  et  les  données  de  l'histoire  et  les 


l»lus  riches,  peuvent  être  ramenées  à  un  [)el)t  déductions  que  le  raisonnement  peut  tirer 
nombre  déracines,  à  un  petit  nombre  de  nmis  de  l'histoire.  Ainsi  l'ont  compris  tous  les 
ou  de  particules  primitives,   d'où   tous  ses     théologiens  qui    en  ont  aperçu  la  solution 


autres  termes  sortent  el  dérivent,  comme  la 
plante  entière  sort  de  son  germe.  Mais  ce  fait 
devant  se  présenter  encore  plus  loin,  nous  ne 
faisons  que  l'indiquer  ici,el  nous  nous  hâtons 
d'arriver  à  la  conclusion. 

«  Le  langage  a  donc  dû  se  former  succès 


dans  les  deux  premiers  chapitres  de  la  Oe- 
nèse. 

«  Rappelons  d'abord  les  fails.  Dès  le  pre- 
mier jour  de  son  existence,  nous  voyons 
Adam  parler  à  Eve,  au  moment  où  elle, vient 
d'être  formée  de  sa  substance,  et  s'exprimer 


sivement,  et  c'est  une  autre  preuve  qu'il  est  dans  un  langage  qu'on  dirait  lui  être  depuis 

l'ouvrage  de  l'homme,  il  croît  et  se  développe  lonj^temps  familier.  Mais  avant  môme  la  lor- 

avec  la  société  et  la  civilisaiion;  il   décroît  malion  d'Eve,  el  avant  le  sommeil  où  il  fui 

avec  la  dissolution  de  la  société  el  la  barba-  ])longé,  le  malin  du  jour  môme  où  il  fut  créé, 

rie.  Les  mots  se  perdent  avec  les  choses,  dil  Suarez,  et  quelques  heures  à  peine  après 


ceilenle,  iino  iciiiporis  nrl<culo  lioininiljiis  ciivitiiliis 
(iiilas  esse,  posque  sl:>iiiii  (alliiisso  lot  myriadas, 
(|iiol  in  singiilis  lingiiis  siiiil,  vocabiilonini  ;  taiitelsi 
ipsas  rcs,  vocal)iilis  iilis  de>igiiaiui:is,  |ileras(|iie  pi  1- 
inos  hoinines  ignorasse  cciiinn  csi.  Hoc  aiiiem 
<|uain  sil  raiioiii  coiilrariuni ,  ai>|iic  ipsi  experieii- 
ii;e,  facile  apparel  :  si  modo  considcreiiiiis,  ea  ra- 
tione  miilla  vocaixila  exisiere  juin  dc-buisse,  prins- 
(|ii mi  eoniin  uldiias  inler  iioniines  iilla  essel,  rjii:c- 
que  proinde,  tioiinisi    vuiii  el  iiiulileï>  suiii,  facile 


cl  sine  ulla  jacliira  dediscenda  f'iiisscnl.  Qiiinirno 
experienlia  abonde  docet,  |irinuiin  res  ipsas  inve- 
iiiri  boniinnni  iiidnsuia,  deinde  aiilcni  inveniis  no- 
inina  imponi,  sive  ea  al)  ulililale,  sive  aiia  (inaliiate 
diicia.  Ex  (juo  porro  apparel,  qno  plnres  res  ab  ali- 
qiio  populo  iiiveiiianliir  ,  eo  diliorem  el  nlxTioreni 
eonim  iinguam  (ieri.  )  (Jo.  Daniel  a  Lennep,  De 
analvyia  lingiiœ  Grœcœ,  'frajccii  adlllieiium,  l8Uo, 
vol.  iii-8,  p.  59.) 


775                      LAN               DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE.  LAN                      776 

sa  création,  on  lui  présente  tous  les  animaux  h  parler  par  les  mômes  moyens  qu'un  autre 

de  la  terre   et   tous  les  oiseaux  du  ciel.  Et  il  homme  l'aurait  fait,   il  ne  s'explique  })as  sur 

leur   donne    le   nom  qu'il  lui  plaît.  Or,  il  se  cette  manière  dont  Dieu  le  leurappril.il  lui 

trouve    que   chacjue  nom  est  si  bien  choisi,  suffisait  en  cet  endroit  de  prouver  qu'ils  pou- 

avec  tant  d'intcliij4(înce  et  de  sagacité,   que  valent  parler  et  comprendre   Dieu  qui  k-ur 

l'esprit  le  plus  cultivé  n'eût  rien  pu  de  plus  parlait. 

parlait.  «  Nous  n'avons  rien  trouvé  dans  les  deux 

«  Où  le  premier  homme  a-l-il  appris  cette  saints  docteurs  de  plus  explicite  sur  l'origine 

langiie  si    abondante  et  si  riche,  et  que,  dès  de   la  parole  pour  nos    premiers   parents  : 

le  début  de  la  vie,  il  sait  manier  avec  tant  de  ils  semblent  avoir  voulu  réserver  la  question 

facilité?  plutôt  que  l'aborder. 

a  Et  d'abord,  co  nment  a-t-il    pu    appli-  «    Si  l'on  examine,    soit  dans  la  tradition, 

quer  avec  tant  de  bonheui-  à  cliacun  des  ani-  soit  dans  les  données  de  la  raison,  la  manière 

maux  le   nom  qui  lui  c(tnvenait?  Voici  là-  dont  le    premier  homme  a  pu  apprendre  à 

dessus  rexf)lication  de  saint  Thomas  (216)  :  parler,  on  ne  trouve  que  ces  trois  manières  : 

On  di-mandcra  peut-être,  (\ïi-\\,  si  Adam  savait  l°ou  bien  il  reçut  avec  l'existence  le  don  de 

quelque  idiome   ou  quelque  langue  terrestre,  la  parole,  par   un  bienfait  intérieur  et  inné; 

et  s'il  en  possédait   les   mots,  pour  pouvoir  2"  ou,    créé   sans   parole,  et  abandonné  aux 

ainsi  désigner  chaque  objet...  On  doit  répon-  ressources  de  son  esprit,  qui  étaient  imnien- 

drc  qu'il  est  vraisemblable  qu  Adam  ait  reçu  le  ses,  il  inventa  lui-même    le  langage  et  fut  le 

nom  des  choses  premières,  par  exemple  celui  père  de  sa  langue  ;    3°  ou  bien   Dieu  lui  en- 

des  premiers  genres,  celui  des  corps  dont  le  soigna  extérieurement  à  parler,  en  lui  parlant 

monde  est  formé,   ainsi  que  des  principes  de  lui-même,  ainsi  que  le  prétendent  les  tradi- 

vie  et  de  composition,  et  autres  noms   sem-  tionalistes.            , 

blables.  Ou  bien  il   les  nomma  lui-même,  au  «  Que  l'homme  ait  été  l'inventeur  du   lan- 
commencement,  comme  il  voidut.  Mais  pour  les  gage,  et  qu'il  ait  découvert  par  son  industrie 
noms  des  animaux.  Dieu  voulut  les  lui  laisser  l'art  de   parler,  nous    ne  trouvons,  parmi  les 
à  former,  par  une  espèce  de  dérivation.  Et  saints  Pères  et  les  commentateurs,  que  saint 
je  n'entends  pas  seulement  une  dérivation  qui  (irégoire  de  Nysse  qui  semble  l'avoir  pensé. 
consisterait  à  tirer  im  jnot  d'un  autre,  comme  Réfutant    un    adversaire   qu'on   dirait  avoir 
de  homo  on  a  fait    humanus,  et  de   humus  été  comme  une  espèce  de  traditionaliste  de 
on  a  tiré  homo  ;  mais  à  transporter  le  nom  ce  temps-là,  et  qui   prétendait  qu'à  l'origine 
d'une  chose  à  une  aiUre,  en  comparant  leurs  Dieu  avait  lui-même  formé,    déterminé  tous 
propriétés  et  leurs  analogies.  les  mots  et  les  noms  des  choses,  le  saint  doc- 
«  Ainsi  Adam   transporta,   appliqua  à  cha-  leur  s'exprime  ainsi  :  Eunomius  accuse  notre 
cun  des  animaux   le  nom  des  propriétés,  des  maître  (saint   Basile)  d'adopter  les  raisonne- 
qualités,  qu'il  connaissait  déjà,  et  dont  il  sa-  ments  d'une  philosophie  étrangère  et  profane, 
vait   le   nom   pour   chacun.   Mais    comment  de  supprimer  la  Providence  divine  et  ses  soins 
avait-il  appris  ces  premiers  noms?  Car  c'est  paternels;  parce  qu'il  ne  professe  pas  que  les 
là  môme  que  se  tnjuve  l'origine  de  la  parole,  choses  aient  reçu  leur  nom  de  Dieu  lui-même. 
Saint  Thomas  pense  qu'il  les  avait  reçus,  ou  D  va  jusqu'à  dire  qu'il  favorise  les  athées  et 
qu'il  les   avait  formés   lui-même  ,     comme  il  leur  donne  des  armes  contre  la  Providence  ; 
avait  voulu  ;  sans  se  prononcer  pour  l'un  ou  qu'il  a  plus  d'estime  et  d'admiration  pour  les 
pour  l'autre  ;  sans  dire,  au  cas  qu'il    les    ait  sentences  de  ces  impies  que  pour  les  lois  divi- 
reçus,  si  c'est   par  un  enseignement  externe  nés,    sous  prétexte  qu'il   n'a  pas  considéré 
ou  par  un  don  intérieur.  comme  il  faut  les  premières  paroles  de  l'Ecri- 
«   Saint    Augustin  n'est    pas  plus  foinnel.  ture,  et  n'a  pas  remarqué  qu'avant  la  nais- 
Nous  savons  bien,  dit-il,  qu'à  l'origine  il  n'g  sance  des  hommes  l'Ecriture  fait  mention  des 
rivait  qu'une  langue.  Mais  quelle  fut  cette  lan-  noms    donnés   aux    fruits  et   aux  semences, 
gne?  Il  importe  peu  de  le  rechercher.    Ce  qui  Telles  sont  ses  accusations  contre  nous;  je  ne 
<'st  certain,  c'est  qu'Adam  à  ce  moment  se  ser-  dis  pas,  tels  sont  les  termes  qu'il  emploie,  car 
vait  de  cette  la  figue...  et  c'est  avec  les  mots  arti-  j'ai  été  obligé  de   changer   ses    expressioiis, 
cillés  de  cette  langue  que  le  premier  homme  im~  pour  adoucir  nn  peu  iâpreté  de  sa  parole  et 
posa  les  noms  aux  animaux  delà  terre  et  aux  corriger  la  dissonance  de  sa  syntaxe.  Que  ré- 
oiseaux du  ciel  {De  Gènes,  ad  litt., Wb.  ix,  n.  pondrons-nous  à  ce  procureur   de  la  Provi- 
20).  Dans  un   autre  endroit,  où  il  traite    de  dence   divine?  Il  prétend  que  nous  sommes 
tout  autre  chose,  il  dit  en  passant  :  A  moins  dans  l'erreur  en  pensant  que  l'homme  a  été 
que   quelqu'un  ne  trouve  une  difficulté  à  ce  créé  de  Dieu  avec  l'usage  de  la  raison,  et  en 
que  [Adam  et  Eve)  aient  pu  parler,  ou  com-  attribuant  l'invention  du  langage  à  cette  facul- 
prendre  Dieu  qui   leur  parlait;  eux  qui  n'a-  té  du  raisonnement   que  Dieu  a  mise  dans  la 
raient  appris   à  parler  ni  en  vivant  avec  des  nature  humaine.    Tel    est  le  reproche   amei 
êtres  parlants,  ni  en  recevant  les  leçons  d'au-  qu'il  nous  adresse;  accusant    le   maître  delà 
cun  maître  ;    comme  s'il  avait   été  difficile  à  piété  de  passer  dans  le  camp  des   athées,  de 
Dieu  de   leur  apprendre  à  parler,  lui  qui  les  se  constituer  l'héritier  et  le  patron  d'une  cgu- 
aoait   faits    capables  de  l'apprendre  d'autres  tume  détestable,  et  autres  énormilés  pareila 
hommes,  s'il  y  en  avait  eu  [Jbid.,  lib.  vni.  Voyons  donc    ce   que  dit  ce    redresseur  de 
n.  35).   Il  ne  dit  pas  que  Dieu  leur  ail  appris  torts.   Dieu  a  donné    les  noms   aux    choses 

(216)  On  de  l'aiileur  du  savanl  oiivr^^'c  piiMié  so».i  son  nom,  E.xoositio  in  Gènes.,  c.  ii. 


i  / . 


LAN 


créées:  voilcicequejjrélend  cp  nouveau  com- 
mentateur des  divins  enseignements ,  par  la 
raison  qu'avant  la  création  de  l'/iomme  Dieu 
noinma  les  germes,  les  semences,  les  herbes  et 
les'  bois.  Mais  s'il  s'en  tient  ainsi  à  la  lettre, 
il  judaise  en  cela  et  suit  les  errements  des 
Juifs...  La  parole  éternelle  de  Dieu  est  depuis 
le  commencement,  et  demeurera  jusqu'à  la  fin: 
mais  notre  parole  n'était  pas  dès  le  commen- 
cement, elle  a  été  faite  avec  notre  nature... 
Eunomius  ignore  que  pour  avoir  donné  à 
notre    nature    ses    facultés    et   son   activité, 


PSYCHOLOGIE.  LAN  778 

de  nouveaux  en  s'nidant  do  l'oxpérience  et 
de  l'observation.  Et,  en  ctTet,  ce  fut  lui  qui 
détermina  les  noms  que  poilorent  tous  les 
animaux,  tous  les  oiseaux  :  et  sans  doute, 
disent  les  interprètes,  qu'il  nonuna  de  mônH; 
bien  d'autres  objets,  à  mesure  qu'ils  se  pré- 
sentèrent à  lui. 

«  Mais  avant  cela  et  aux  premiers  moments 
de  son  existence,  nous  voyons  qu'il  avait  des 
noms  pour  tous  les  objets  spirituels  et  les 
vérités  intellectuelles,  pour  toutes  les  idées 
dont  son  esprit   était  orné  et  })Our  leurs  in- 


Dieu  ne  peut    être  dit  pour  cela  produire  nombrables   rapports,  pour  toutes  les  difïe- 

les  actions  qui  s'accomplissent  en  nous.  Par  rences  de  substances  ou  de  qualités,   les  no- 

exemple,   il  nous  a  donné  la  force  naturelle  tions  de  durée,  d'espace,  de  lieu,   do  graii- 

pour  faire  une  épée,  une  maison  ou  tout  autre  deur,  d'égalité,    etc.   etc.  Non-seulement  i' 


ouvrage  dont  nous  avons  besoin  ;  mais  c'est 
nous,  et  non  lui,  qui  faisons  ces  ouvrages. 
Chacun  d'eux  est  proprement  notre  ouvrage, 
quoiqu'ils  se  réfèrent  tous  à  l'auteur  de  nous 


avait  ces  notions  dans  l'esprit,  mais  il  aval 
leurs  noms,  et  bien  d'autres,  dans  la  mémoi- 
re, ainsi  que  le  disent  les  théologiens,  ainsi 
que  nous  pouvons  le  conclure  nous-mêmes. 


mêmes,  qui  a  créé  notre  nature  capable  de  tout     lorsque  nous  le  voyons  écouler  et  compren- 


savoir.  De  même  la  faculté  que  nous  avons  de 
parler  est  l'ouvrage  de  Celui  qui  a  disposé 
ainsi  notre  nature,  mais  l'invention  des  v}ots 
pour  déterminer  chaque  objet  est  l'ouvrage 
de  notre  esprit...  C'est  une  puérilité,  ^tne  fu- 
tilité judaïque  bien  éloignée  de  rexcellcnce  et 
de  la  sublimité  chrétienne,  de  s'imaginer  que 
le  Grand,  le  Très-Haut,  vienne  s'asseoir  avec 
l'homme,  comme  sur  un  siège  de  grammairien 
ou  de  maître  d'école,  et  s'applique  par  un 
soin  frivole  à  lui  apprendre  des  mots  et  le 
nom  des  choses...  Dieu  a  donné  à  l'animal  la 
faculté  de  se  mouvoir,  mais  il  ne  produit  pas 


dre  sans  effort  Dieu  qui  lui  parle,  s'ex-primei' 
lui-mC'me  en  paroles  si  magnifiques  h  la  vue 
de  sa  compagne,  et  nonnner  si  pertinennnent. 
tous  les  animaux.  Or,  quelque  activité  intel- 
lectuelle qu'on  lui  suppose,  ne  paraît-il  pas 
impossible  qu'^îl  ait  trouvé,  ordonné,  appris 
cette  multitude  prodigieuse  de  mots  en  si 
l)eu  d'instants?  Sans  doute,  d'après  l'expli- 
cation que  nous  avons  vue,  (juand  il  avait 
dans  la  mémoire  le  nom  d'une  (|ualité  ou 
d'une  a[)litu(le,  et  qu'il  reniar(]uait  dans  les 
animaux  celtti  aptitude  et  celte  qualité,  il  lui 
était  facile,  à  mesure  qu'ils  se  présentaient, 


par  lui-même  chacun   de  ses  mouvements....      d(;  leur  af)pliquer    le  nom    de  cette  (jualilé 
Ainsi,  le  pouvoir  de  parler,  de  produire  des     Rien  de  plus  naturel  et  de  plus  prompt  ;  et 


50115  et  d'exprimer  par  la  voix  une  pensée 
intérieure,  la  nature  l'a  reçu  de  Dieu,  mais 
après  cela,  c'est  la  nature  qui  agit  elle-même, 
en  désignant  chaque  chose  mot/ennant  une 
certaine  variété  de  sons.  »  [Contra  Eunom.) 
«  Mais  il  faut  avouer  que  saint  Grégoire  de 
Nysse  est,  de  tous  les  Pères,  le  seul,  que 
nous  sachions,  à  parler  ainsi  de  la  première 
origine  du  langage  (217).  Et  encore,  disent 
ses  commentateurs,  peut-être  a-t-il  voulu 
seulement  prouver  ceci,  qu'Eunomius  lui 
contestait  :  que  le  premier  homme  n'avait 
pas  reçu  de  Dieu  tous  les  mots  de  sa  langue. 
Je  nom  de  toutes  les  choses  avec  lesquelles  il 
fut  rais  en  rapport;  mais  que  lui-même  avait 
pu  en  établir  un  grand  nombre  et  en  trouver 

(217)  Nous  iroiivons  dans  saiiil  Aiigiisiin  un  pas- 
sage qui  setnl)lerail ,  au  premier  iibonl  .  supposer 
«Il  lui  1^  même  opinion.  Ayanl  enlicpris.  De  Oi- 
(line,  iil).  M,  (l'expliiiiier  l'origine  rationnelle  des 
:iris  el  (les  sciences,  il  s'exprime  ainsi  an  n»  5.5  : 
«  Il  est  en  nous  un  principe  laisonnalile  ,  c'esl-à- 
«lire  qui  suit  la  raison,  el  fait  ou  adopte  ce  qui  est 
conforme  à  la  raison.  Or,  comme  il  ciail  oliligcna- 
liirellenicni  de  vivre  en  s<i(;icie  avec  ciMix-la  mo- 
ines  en  qui  se  trouvait  cette  comiiHiiianié  lie  rai- 
son ,  Pl  (jne  riiomme  ne  pouvait  former  avec 
riiomme  de  société  Itien  étroite  sans  un  moyen  de 
s'enirt-ienir  enseiiil)le  et  de  se  c()nimuiii(|iier  Ifiirs 
pensées,  cl  pour  ainsi  dire  leur  àme,  il  s'a|)erçiii 
•lu'il  él.'iit  nécessaire  de  donner  an\  choses  di's 
noms,  c'est-à-dire  d'élahlir  des  sons  avec  une  si- 
gnificaiioii  déterminée  ;  alin  i|ne,  ne  ponvnnl  léci- 
proqnemenl  sentir  letns  deux  âmes,  ils  pussent  du 

DiCTioNN.  DE  rnn.nsopniE.  \. 


encore  toutefois  lui  fallut-il  du  temps  pour 
cette  opération.  Mais  s'il  s'était  agi  pour  lui 
do  nommer  ces  qualités  eHes-nièmes,  el  tou- 
tes les  qualités  qu'il  connaissait;  s'il  avait  dt1 
attacher  un  mot  à  chacune  des  innondjrables 
idées  dont  se  composait  sa  science,  (pie  l'on 
juge  combien  cette  opération  ei'it  été  plus 
difficile,  et  surtout  plus  longue.  Car  ici  rien 
d'indiqué  ni  de  nécessaire  ,  chaque  idée  pou- 
vant également  être  désignée  par  un  mot 
comme  par  un  autre.  El  cofxmdant  tous  les 
mots  sont  à  trouver,  l\  composer,  à  fixer  et 
h  retenir. 

«  Supposez  donc  Adam  sortant  des  mains 
de  son  Créateur  avec  toute  l'étendue  des 
ccmnaissances   que   nous    avons  dites,  mais 

moins  les  mettre  en  communication  par  le  moyen 
de  leur  sens  extérieur.  »  Ensuite  il  montre  com- 
ment ils  ont  inventé  l'écriture  ;  comment  ils  sont 
parvenus  à  disliiictncr  les  voyelles  cl  les  cmisonnes. 
à  découvrir  les  rèi^lcs  de  la  graininaiie  cl  de  la 
syntaxe,  de  la  di;iiecti(iue  et  de  la  rliétoritiiic,  de  la 
musiiine  et  de  riiistoire,  eic.  Mais  le  saint  docieiir, 
dans  ce  livre,  ne  parle  point  directement  du  pre- 
mier liomine;  il  parle  en  général  de  la  nature  liii- 
maine.  Peut-être  donc  est-il  permis  de  ne  voir  ici 
qu'un  raisonnement  a  priori,  un  argument  de  raison 
pour  démontrer  que  riiomme,  avec  le  privilège  de, 
la  raison  et  cet  instinct  de  sociahililé  qui  le  distin- 
gue, était  capable  d'iiivcnlcr  le  langage  et  l'écriture. 
Ce  qui  ne  prouverait  ancniicmcni  (jiie  le  premier 
boininc  n'ait  pas  reçu  la  parole  d'une  autre  iiia» 
iiièrc. 


25 


779 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


LAN 


780 


n'nyanUmcuii  mot  })Our  les  désigner,  aucune 
langue  pour  s'ex[)iini(ji'  lui-n)ônie.  Seulc- 
nii'iit  il  vient  à  s'apercevoir  (pfil  possède  ur. 
organe  vocal  dont  les  sons,  varial)les  à  l'in- 
lini,  pourraient  ùlrc  destinés  par  lui  h  repré- 
senter autant  de  vérités.  Mais  quand  il  se 
mettrait  à  l'œuvre  avec  ardeur  pour  compo- 
ser son  vocabulaire ,  est-il  croyable  qu'il 
puisse  en  un  seul  jour,  en  une  moitié  de 
lour,  se  livrer  à  tant  de  remarriucs  et  d'obser- 
vations, convenir  avec  lui-même  de  cette 
juultitude  de  mots,  et  les  graver  dans  sa  mé- 
uioire?  Ce  n'est  pas  tout  encore,  et  ceci  n'é- 
tait que  la  plus  facile  i)artie  de  sa  tûche.  Est- 
il  croyable  surtout  qu'il  ait  pu,  en  aussi  peu 
d'instants,  combiner  et  coordonner  tous  ces 
mots,  les  assujettir  à  un  vaste  système  de  lé- 
gislation ;  prévoir  tous  leurs  rapports  éven- 
tuels et  déterminer  d'avance  toutes  les  in- 
ilexions,  les  tenips  et  les  modes  nécessaires 
pour  exprimer  toutes  les  nuances  de  la  pen- 
sée ;  qu'il  ait  pu,  en  un  mot,  composer  une 
syntaxe,  une  langue  complète,  et  en  avoir 
dès  le  premier  jour  l'usage  facile,  familier, 
comme  il  nous  prouve  qu'il  l'avait  en  effet  1 

'<  11  serait  absurde  de  prétendre  que  le 
premier  homme  ail  inventé  lui-môme  et  com- 
])0sc  sa  langue.  Aussi  les  théologiens  et  les 
interprètes  sont-ils  unanimes  pour  rejeter 
cette  première  hypothèse. 

«  C'est  peut-être  cette  impossibilité  de  l'in- 
vention du  langage  par  le  premier  homme 
qui  a  conduit  les  traditionalistes  à  prétendre 
que  Dieu  lui  avait  enseigné  à  parler  en  lui 
parlant  lui-même,  et  qu'Adam  avait  appris 
sa  langue  comme  tous  les  hommes  apprennent 
la  leur,  par  un  enseignement  extérieur.  Et 
la  nouvelle  école  ne  fait  aucune  difficulté  de 
dire,  comme  Eunomius,  que  Dieu  servit  à 
nos  premiers  parents  de  maître  d'école  et  de 
professeur  de  grammairt. 

«  11  faut  donc  supposer,  dans  cettenouvelle 
hypothèse,  que  le  premier  homme  est  créé, 
est  mis  sur  la  terre  avec  un  esprit  orné  des 
connaissances  les  plus  variées  et  les  plus 
étendues,  il  n'est  plus  permis  d'en  douter , 
mais  sans  avoir  ni  méthode  ni  même  aucun 
mot  pour  les  exprimer,  pour  les  communiquer 
au  dehors.  11  est  docte,  mais  il  est  muet,  faute 
d'avoir  appris  à  parler,  faute  d'avoir  entendu 
une  seule  parole. 

«  Mais  voici  le  moment  solennel.  Dieu  Jui 
parle  et  lui  fait  entendre  les  premiers  mots. 

«  Il  ne  faut  pas  supposer  ici  que  Dieu,  par 
un  miracle,  attache  à  ces  premiers  mots,  à 
cette  première  phrase,  une  vertu  extraordi- 
naire, capable  de  lui  donner  du  premier 
coup  l'intelligence  de  ces  tiuelques  mots,  et 
l'intelligence  de  la  langue  dans  laquelle  ils 
sont  prononcés  ;  capable  entin  de  lui  faire 
comprendre  sur-le-champ  le  secret  et  tout  ie 
mécanisme  de  cette  langue  nouvelle.  Nous 
répondrions  d'abord,  avec  Suarez,  «  que  pour 
expliquer  ces  faits  primitifs,  on  ne  doit  point 
recourir  au  miracle,  sans  y  être  obligé  par 
une  nécessité  évidente  et  sans  être  appuyé 
sur  quelque  autorité  irrécusable,  v  Ensuite, 
si  les  traditionalistes  prétendaient  que  Dieu, 
par  une  opération  extra-naturelle  et  miracu- 


leuse, a  donné  5  1  homme,  avec  la  première 
Darolo  articulée,  le  secret  d'une  langue  com- 
plète ,  et  la  science  de  sa  grammaire,  ils 
seraient  forcés  d'admettre  qu'il  a  pu  égale- 
ment lui  fairv}  ce  même  don  avant  toute  parole 
et  sans  aucune  jjarolc  articulée.  C'est  le 
même  miracle  d'un  côté  comme  de  l'autre  ; 
seulement  il  n'y  a  pour  celui  des  traditiona- 
listes ni  aucune  des  raisons  ni  aucune  des 
autorités  qu'on  peut  invoquer  pour  l'autre. 
D'ailleurs,  que  leur  servirait  cette  thèse, 
puisque  leur  système  est  de  soutenir  que 
l'homme  aujourd'hui  apprend  îi  penser  et  à 
parler  comme  le  jiremier  homme  et  par  le 
même  moyen  extérieur  ?  lis  doivent  donc 
supposer,  et  ils  supposent  en  effet  que  Dieu 
parle  à  Adam  sans  attacher  à  la  parole  d'autre 
efficacité  et  d'autre  vertu  que  la  vertu,  que 
l'efficacité  naturelle  d'un  enseignement  oral. 

«  Eh  bien  donc,  dans  cette  hypothèse, 
admise  et  professée  par  eux,  d'un  enseigne- 
ment naturel.  Dieu  parle  à  Adam  pour  la 
première  fois.  Assurément,  celui-ci  est  assez 
intelligent  pour  remarquer  qu'il  entend  quel- 
que chose.  Mais  ces  mots,  ou  plutôt  ce  bruit 
et  ces  sons  qui  frappent  son  oreille,  que  sont- 
ils,  et  dans  quel  but  sont-ils  proférés?  Quelle 
signification  ont-ils  ?  Ont-ils  même  une  signifi- 
cation? 

«  Admettons  qu'après  avoir  cherché,  con- 
sidéré, il  parvient  à  comprendre  que  par  les 
sons  qu'il  entend  proférer,  on  veut  lui  dire 
quelque  chose.  Mais  quelle  est  cette  chose  '? 
et  comment  connaîtra-t-il  à  l'instant  le  sens 
des  premiers  mots?  Le  voilà  en  présence  de 
Dieu,  comme  un  élève  en  présence  de  son 
maître.  Mais  si  un  élève,  instruit  d'ailleurs 
et  intelligent,  ignorait  absolument  toutes  les 
langues  que  son  maître  peut  employer  pour 
communiquer  avec  lui,  croit-on  que  celui-ci 
pîit  lui  faire  comprendre  immédiatement  la 
première  phrase,  s'il  lui  parlait  de  choses 
passées  ou  absentes,  ou  de  vérités  inaccessibles 
aux  sens?  Ne  serait-il  pas  obligé  de  s'aider 
du  geste  et  du  regard,  de  partir  de  choses 
présentes  et  sensibles,  pour  de  là  porter  sa 
pensée  à  une  idée  au-dessus  des  sens,  et 
après  qu'il  l'aura  aperçue,  lui  apprendre  à  y 
attacher  le  mot  qu'il  veut  lui  enseigner? 

«  Ces  conditions  sont-elles  de  tout  enseigne- 
ment naturel,  et,  proportions  gardées,  d'un 
enseignement  naturel  donné  par  Dieu  même; 
car  elles  sont  fondées  sur  la  nature  de  l'esprit 
humain  qui  doit  recevoir  cet  enseignement. 
Supposez,  dans  l'hypothèse  traditionaliste, 
que  Dieu  parlant  à  Adam  lui  énonce  du 
premier  coup  une  vérité  intellectuelle,  morale 
ou  religieuse.  Sans  doute  il  a  dans  l'esprit 
assez  d'idées  et  de  notions  diverses,  il  connaît 
les  vérités  de  tout  genre  ;  mais  à  laquelle, 
entre  toutes,  dans  l'intention  de  celui  qui  lui 
parle,  doit  correspondre  le  mot,  le  son  qu'il 
entend?  Voilà  ce  qu'il  lui  est  impossible  de 
comprendre  au  premier  instant. 

«  Nous  ne  le  nions  pas  :  quand  il  s'agit 
d'un  enseignement  oral  donné  par  Dieu  même 
à  un  élève  aussi  habile,  à  un  esprit  aussi 
orné,  nous  ne  doutons  pas  que  le  maîlre 
n'arrive,  en  peu  de  temos,  à  se  faire  com- 


7S1                       LAN                             PSYCHOLOGIE.  LAN                           782 

prendre  de  son  élève.  Mais  nous  disons  qu'il  parler  :  l'un  n'est  ni  moins  nécessaire,   ni 

fautnécessairement  du  temps.  Moins  d'années  plus  surprenant  que  l'aulie.  Adam  n'eût  pas 

sans  doute  seront  -nécessaires  qu'il  n'en  faut  été  homme  complet,  homme  parlait,  s'il  était 

à  des  parents  pour  se  faire  parfaitement  com-  arrivé  au  monde  privé  de  la   parole.  11  est 

prendre  de  leur  enfant  ;  mais  enlln  c'est  une  sorti  des  mains  du  Créateur,   il  faut  bien  le 

instruction  qui  ne  peut  s'accomplir  en  im  reconnaître,  jjensant  et  voulant  ;  il  est  né,  si 

jour  ;  et  si  Dieu  peut  la  donner  complète,  on  j)cul  le  diie,  agissant  et  se  mouvant,  ou 

l'esprit  de  l'homme  est  naturellement  inca-  immédiatement  ca[)ablc  d'agir  et  de  se  mou- 

pable  de  la  recevoir  instantanément.  voir;  il  a  dû  se  trouver  également  capable  de 

«  Mais  Adam,  parvenu  à  comprendre  les  parler  et  d'entendre,  capable  de  converser 

premiers  enseignements  de  son  créateur,  n'en  sur  l'objet  de  ses  connaissances.  La  force  de 

est  qu'au  commencement  de  sa  tâche.  son  corps  était  celle  d'un  homme  qui  aurait 

«  VnQ  fois  initié  à  ce  genre  de  communi-  grandi  depuis  le  berceau  jusqu'à  l'âge  viril; 

cation  si  nouveau  pour  lui,  continuera-t-il  à  il  possédait  toutes  les  sciences,  comme  s'il 

être  instruit  par  son  Maître  divin,  à  apprendre  les  avait  toutes  acquises  par  une  étude  de 

de  sa   bouche,    sinon  tous   les  mots  de  la  trente  ans  ;  il  dut  savoir  parler  sa  langue, 

kingue  primitive,  du  moins  tous  les  secrets  comme  un  homme  qui  l'aurait  apprise  depuis 

de  cette  langue  et  l'art  difficile  de  parler?  son  enfance. 

Ou  bien,  ayant  seulement  la  clef  de  ce  méca-  «  On  voit  clairement  par  l'histoire  de  la 

nisme  de  la  grammaire  et  de  la  syntaxe,  création,  dit  un  savant  théologien  du  xvn* 

sera-t-il  laissé  à  lui-même,  conuiie  le  suppo-  siècle  (Frassen,  docteur  en  Sorbonne  ,  dé  • 

sent  les  traditionalistes,  pour  acquérir  le  reste  liniteur  des  Cordeliers),  que   nos  premiers 

f>ar  son  travail,  et  compléter  sa  langue  ?  Dans  parents  ont  reçu  de  Dieu,  au  moment  même 

es  deux  cas,  ne  semble-t-il  pas  impossible  de  leur    création,  non-seulement   la  raison, 

qu'en  si  peu  de  temps,  qu'en  quelques  heures,  mais  aussi  le  langage  et  la  parole,  puisqu'ils 

il  apprenne,  l'un  après  l'autre,  tous  les  mots  furent  créés  parfaits  pour  le  corps  et  pour 

si  nombreux  du  nouvel  idiome,  qu'il  les  classe  l'âme,  ornés   de  toutes  les   qualités  de  l'un 

dans  sa  mémoire  et  les  y  tixe  pour  les  avoir  comme  de  l'autre,  et  dans  la  maturité  de  l'âge, 

toujours  à  sa  disposition  ;  qu'il  pénètre  ce  afin  qu'ils  pussent  être  l'un  pour  l'autre  un 

mécanisme  compliqué  du  langage,  se  l'appro-  appui  et  une  compagnie  agréable.  Ce  qu'on 

prie  et  se  le  rende  familier  ;  qu'il  parvienne  ne  pourrait  assurément  pas  dire,  si  le  Créa- 

enûn  à  s'énoncer  sur  toute  espèce  de  matières,  teur  ne  leur  exit  pas  donné  dès  le  commence- 

prestement ,    pertinemment ,    comme    nous  ment,  avec  la  raison,  te  langage  et  l'usage  de 

veyons  (}u'il  sait  le  faire  dès  le  premier  jour  la  parole,  pour  se  communiquer  mutuellement 

de  son  existence  ?  leurs  pensées  et  leurs  sentiments.  Voilà  pour- 

«  Oui,   nous   croyons  purement  illusoire  quoi,  lorsque  la  Getièse  dit  du  premier  homme: 

cette  prétendue  découverte  de  l'école  tradi-  Factus  est  in  animara  viventem, /a/jarn/;/iro5r 

tionaliste,  que   le  premier  homme  apprit  sa  chaldaïquesur  le  Pentateuque  et  la  paraphrase 

langue  par  un  cnseignementextérieurdeDieu.  sur  les  prophètes  traduisent  ainsi  :  Factus  est 

Aussi  n'avons-nous  trouvé  cette  prétention  in  animam  loquenlem  [Cornel.  à  Lapide  et 

dans  aucun  théologien,  dans  aucun  savant,  D.  Calmet   font   la    même  remarque),  pour 

dans  aucun    penseur,  sinon  peut-être  dans  donner  à  entendre  que  Dieu,  qui  avait  enrichi 

cet  assez  triste  penseur,  Eunomius,  dont  la  l'âme denospremiersparents desconnaissances 

théorie  ne  nous  est  connue  que  |)ar  la  réfu-  les  plus  variées,  leur  avait  aussi,  dès  le  com- 

tation  qu'en  a  faite  le  saint  évoque  de  Nysse.  mencement,  infus  l'usage  de  la  parole,  sans 

Mais,  ceci  achèvera  la  démonstration,  tous  les  laquelle   tant   de  richesses   n'auraient  servi 

théologiens,  tous  les  savants  et  tous  les  inter-  presque  à  rien.  Le  R.  Salomon  ajoute  :  les 

prêtes   qui    ont  examiné   la  question    sont  hétes  aussi  sont  appelées  Ames  vivantes  ;  mais 

unanimes,    croyons-nous,  à  embrasser  une  l'âme  de  l'homme  est  vivante  d'une  manière 

explication   contraire  à  l'explication   tradi-  particulière,  parce  que,  outre  la  vie.  Dieu  lui 

tionaliste  ;  car  tous,  en  expliquant  la  Genèse,  ajouta  la  science  ou  la  raison  et  le  langage... 

ont  conclu  de  ce  qui  est  rapporté  dans  le  Loin  donc  de  nous  la  pensée  téméraire,  pour 

premier  jour  de  la   vie  humaine,  qu'Adam  ne  pas  dire  impie  et  hérétique,  de  certains 

savait  parler  en  naissant.  novateurs,  qui,  au  mépris  de  l'Ecriture  sainte 

«  Non  pas,  disent-ils,  que  l'homme  parle  et  en  opposition  avec  le  sentiment  universel 

naturellement  une  langue  plutôt  qu'une  autre,  des  chrétiens,  ne  craignent  pas  d'avancer  que 

m  môme  qu'il  sache  en  parler  aucune   de  Dieu  ne  donna  d'abord  à  nos  premiers  parents 

lui-même,    sans   étude  et  sans  application,  que  la  raison,  et  non  le  langage  et  l'usage  de 

L'homme  n'est  point  comme  les  oiseaux,  dont  la  parole  ;  qu'ils  commencèrent  par  produire 

chaque  espèce  redit  instinctivement  depuis  des  sons  inarticulés  et  confus,  jusqu'à  ce  qw 

l'origine  le  même  chant  et  les  mêmes  modu-  peu  à  peu,  apprenant  à  combiner  des  mots, 

lations  ;  il  n'est  aucune  langue  qui  soit  dictée,  à  échanger  des  signes  entre  eux,  ils  parvinrent 

qui  soit  imposée  à  l'homme  par  sa  nature,  à  se  communiquer  leurs  pensées.  {Disq.  bibl. 

Mais,  d'après  les  théologiens  dont  nous  par-  de  Origine  ling.  §  1.) 

Ions,  dans  la  position  exceptionnelle  où  il  «  Le  grave  auteur  de  la  Bible  vengée  trouve 

plaçait  le  premier  homme,  Dieu  se  devait  de  également  dans  le  même  passage  de  la  Genèse, 

lui  faire  un  don  extra-naturel.  Lecréanldans  que  dès  ce  moment  l'homme  fut  non-se^ile- 

la  plénitude   des   facultés   du    corps  et  de  nient  vivant  et  animé,  mais  encore  «  doué  dj 

rcsjjril,  il  a  dû  y  joindre  la  pleine  faculté  de  mouvement  et  de  la  parole.  » 


DICTIONNAIRE  DE  VIIILOSOPIIIE. 


783  LAN 

«  Tous  les  hommes,  dit  D.  Calmet  (Disserl. 
sur  la  proiuière  langue),  ont  été  créés  de  Dieu 
daiïs  la  personne  d'Adam  et  d'Eve;  et  ces  deux 
personnes  commencèrent  à  parler,  àraisonner, 
à  imposer  les  noms  aux  choses,  aussitôt  après 
leur  création.  Jls  furent  formés  sages,  parlant 
et  raisonnant,  comme  dans  un  âge  parfait... 
Il  s'agit  donc  de  chercher,  entre  les  langues 
conîiucs,  quelle  est  celle  qui  ^ut  donnée  à 
Adam  par  infusion. 

«  Un  autre  savant  Bénédictin  avait  déjà 
dit,  dans  une  dissertation  sur  cette  question 
même  :  Si  le  premier  homme  ne  reçut  pas 
dans  sa  création  l'usage  de  la  parole,  s'il  ne 
posséda  pas  dès  lors  sa  langue,  et  s'il  fut 
obligé  de  l'acquérir  avec  du  temps  et  du  travail, 
comment  se  fait-il  qu  aussitôt  après  sa  créa- 
tion il  donna  un  nom  à  chacun  des  animaux? 
Comment  se  fait-il  qu'il  se  soit  immédiate- 
ment  entretenu  avec  Dieu  et  qu'il  ait  conversé 
familièrement  avec  son  épouse  ?  Il  faut  donc 
conclure  que  le  premier  homme  fut  créé  avec 
la  connaissance  d'une  langue,  et  qu'il  sut  en 
naissant  l'employer  avec  facilité.  »  {Disser- 
tationes  in  S.  Script.,  D.  Math.  Petitdidier.) 
Voy.  le  note  VIII,  à  la  fin  du  volume. 

§  XIX.  —  De  rhiveniion  humaine  du  langage  ri'n- 
près  Coiidillac.  —  liéfuiaiion  par  M.  de  Do- 
nald. 

Aujourd'hui  que  la  question  du  rôle  du 
langage  et  de  son  origine  a  été  approfondie, 
rien  n'est  plus  curieux  que  de  voir  l'impuis- 
sance où  sont  réduits  les  partisans  de  l'inven- 
tion humaine.  Nous  remonterons  jusqu'au 
xviii'  siècle,  représenté  par  Condillac. 

«  Pour  juger  des  analyses  qui  se  sont  faites 
à  la  naissance  des  langues,  dit  Condillac, il  fau- 
draits'assurer  del'ordre  danslequel  les  choses 
ont  été  nommées.  On  ne  peut  former  à  cet 
égard  que  des  conjectures ,  encore  seraient- 
elles  d'autant  plus  incertaines,  qu'on  entre- 
rait dans  de  plus  grands  détails.  Cette  orga- 
nisation, quoique  la  même  pour  le  fond,  est 
susceptible,  suivant  les  climats,  de  bien  des 
variétés,  et  que  les  besoins  varient  également; 
il  n'est  pas  douteux  que  les  hommes,  jetés 
par  la  nature  dans  des  circonstances  diffé- 
rentes, ne  se  soient  engagés  dans  des  routes 
qui  s'écartent  les  unes  des  autres. 

«  Cependant  toutes  ces  routes  partent  d'un 
même  point,  c'est-à-dire,  de  ce  qu'il  y  a  de 
commun  dans  l'organisation  et  dans  les  be- 
soins. Il  s'agit  donc  d'observer  les  hommes 
dans  les  premiers  pas  qu'ils  ont  faits.  Bor- 
nons-nous à  découvrir  comment  ils  ont  com- 
mencé, et  nos  conjectures  en  auront  plus 
de  vraisemblance. 

1  Dans  toutes  les  langues,  les  accents 
communs  aux  deux  langages  (218j  ont  sans 
doute  été  les  premiers  noms.  C'est  la  nature 
qui  les  donne,  et  ils  suffisent  pour  indiquer 
nos  besoins,  nos  craintes,  nos  désirs,  tous 
nos  sentiments.  Susceptibles  de  différents 
mouvements  et  de  différentes  inflexions,  ils 
semblent  se   moduler  sur  toutes  les  cordes 


LAN 


(8i 


sensibles  de  notre  ûme ,  et  leur  expression 
varie  comme  nos  besoins. 

«  Les  hommes  n'avaient  donc  qu'à  remar- 
quer cesacccnts,  pour  démêler  les  sentiments 
qu'ils  éprouvaient,  et  })Our  distinguer  dans 
ces  sentiments  jusqu'à  des  nuances.  Dans  la 
nécessité  de  se  demander  et  de  se  donner  des 
secours,  ils  firent  une  étude  de  ce  langage. 
Ils  apprirent  donc  à  s'en  servir  avec  plus 
d'art;  et  les  accents,  qui  n'étaient  d'abord 
pour  eux  que  des  signes  naturels,  devinrent 
insensiblement  des  signes  artificiels  (ju'ils 
modifièrent  avec  différentes  articulations. 
Voilà  vraisemblablement  pourquoi  la  prosodie 
a  été  dans  plusieurs  langues  une  espèce  de 
chant, 

«  Lorsque  les  hommes  s'étudiaient  à  ob- 
server leurs  sensations,  ils  ne  pouvaient  pas 
ne  pas  remarquer  qu'elles  leur  arrivaient  par 
des  organes  qui  ne  se  ressemblent  pas,  et 
que,  par  cette  raison,  ils  distinguaient  faci- 
lement. Il  ne  s'agissait  donc  plus  que  de 
convenir  des  noms  qu'on  donnerait  à  ces 
organes. 

«  Si  ces  noms  avaient  été  pris  arbitraire- 
ment et  comme  au  hasard,  ils  n'auraient  été 
entendus  que  de  celui  qui  les  aurait  choisis. 
Cependant,  pour  passer  en  usage,  il  fallait 
qu'ils  fussent  également  entendus  de  tous 
ceux  qui  vivaient  ensemble.  Or  il  est  évident 
qu'il  n'y  a  que  des  circonstances  communes 
à  tous,  qui  aient  pu  déterminer  à  choisir 
certains  mots  plutôt  que  d'autres.  Ce  sont 
donc  proprement  les  circonstances  qui  ont 
nommé  les  organes  des  sons.  Mais  quelles 
sont  ces  circonstances?  je  ré[)onds  qu'elles 
ont  été  différentes  suivant  les  lieux.  C'est 
pourquoi  je  crois  inutile  de  chercher  à  les 
deviner. 

«Si  les  hommes,  lorsquils  observaient 
leurs  sensations,  ont  été  conduits  à  observer 
les  organes  qui  les  transmettaient  à  l'âme,  ils 
ont  été  également  conduits  à  observer  les 
objets  qui  les  faisaient  naître  en  eux,  en  agis- 
sant sur  les  organes  mômes.  Ils  ont  donc 
observé  les  objets  sensibles,  et  ils  ont  distin- 
gué par  des  noms,  suivant  qu'ils  ont  eu  be~ 
soin  de  se  rendi-e  raison  de  leurs  plaisirs,  de 
leurs  peines,  de  leurs  douleurs,  de  leurs 
craintes,  de  leurs  désirs,  etc.;  ces  noms  ont 
été  imitatifs  toutes  les  fois  que  les  choses 
ont  pu  être  repr<5sentées  par  des  sons. 

«  Les  langues  auront  été  longtemps  bien 
bornées,  parce  que  plus  elles  l'étaient,  moins 
elles  fournissaient  de  moyens  pour  faire  de 
nouvelles  analyses;  et  cependant  il  fallait, 
pour  les  enrichir,  analyser  encore.  D'ailleurs 
les  hommes,  accoutumés  au  langage  d'ac- 
tion qui  leur  suffisait  presque  toujours,  n'au- 
ront imaginé  de  faire  des  mots  qu'autant 
qu'ils  y  auront  été  forcés  pour  se  faire  en- 
tendre plus  facilement.  Or  ils  n'y  auront  été 
forcés  que  bien  lentement;  car  ne  reinar- 
quant  les  choses  que  parce  qu'elles  avaient 
quelques  rapports  à  leurs  besoins,  ils  en  au- 
ront remarqué  d'autant  moins  que  leurs  be- 


(218)   Emission    de   sons   au   moyoïi   dos  voyelles  seules    ou   au    moyeu    des   voyelles    et   des   con- 
suiiiies. 


785 


LA\ 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


786 


.soins  étaient  en  petit  nombre.  Ce  qu'  ils  ne  vgestes,  l'un  équivalent  à  la  préposition  de, 

remarquaient  pas  n'existait  pas  pour    eux,  et  l'autre  à  la  préposition  à.  D'autres  gestes 

et  n'aura  pas  été  nommé.  pouvaient  également  éouivaloir  h  sur,  sous, 

«  On  peut  donc  supposer  que  les  langues,  avant,  après,  etc.  Or,  des  qu'on  a  eu  démêlé 

dans  l'origine,  n'étaient  qu'un  supplément  au  ces  rapports  dans  la  pensée  décomposée  pa" 

/afj</fl(7e  d'acf /on,  et  qu'elles  n'otiraient  qu'une  le    langage    d'action,    on   trouvait  d'autant 


collection  de  mots  semblables  à  ceux-ci, 
arbre,  fruit,  loup,  toucher,  manger,  fuir, 
et  qu'on  n'aura  pu  faire  que  des  plirases 
semblables  à  fruit  manger,  loup  fuir,  arbre 
voir.  Ces  mots  réveillaient  assez  distincte- 
ment les  sentiments  que  les  besoins  font 
naître;  et  ils  ne  retraçaient  au  contraire  des 
objets  qu'une  idée  confuse,  où  l'on  démê- 
lait seulement  s'il  faut  les  fuir  ou  les  recher- 
cher. Cette  analyse  était  donc  bien  impar- 
faite. Les  mots,  en  petit  nombre,  ne  dési- 
gnaient encore  que  des  idées  principales  ;  et 
la  pensée  n'achevait  de  s'exprimer  qu'au- 
tant que  le  langage  d'action,  qui  les  accom- 
])agnait ,  oifrait  les  idées  accessoires.  Ce- 
pendant il  n'est  pas  diflicile  de  comprendre 
comment  les  langues  auront  fait  de  nouveaux 
progrès. 

«  Si  les  hommes  avaient  déjà  donné  des 
noms  aux  sentiments  de  l'âme,  aux  organes 
(le  la  sensation  et  à  quelques  objets  sensi- 
bles, c'est  que  le  langage  d'action  avait  suf- 
fisamment décomposé  la  pensée,  pour  faire 
remarquer  successivement  toutes  ces  choses. 
H  est  certain  que  si  on  ne  les  avait  pas  dé- 
mêlées l'une  après  l'autre,  on  n'aurait  pas  pu 
se  faire  séparément  des  idées  de  chacune  ;  et  si 
on  ne  les  avait  pas  remarquées  chacune  sépa- 
rément, on  n'aurait  pas  pu  les  nommer.  Mais 
comme  ces  idées  ne  sont  pas  les  seules  que 
le  langage  d'action  a  dû  distinguer,  on  con- 
çoit comment  il  aura  été  possible  de  donner 
encore  des  noms  à  plusieurs  autres. 

«  Or  il  est  évident  que  chaque  homme,  en 
disant,  par  exemple,  fruit  manger,  pouvait 
montrer  par  le  langage  d'action  s'il  parlait 
de  lui  ou  de  celui  à  qui  il  adressaitrla  parole, 
ou  de  tout  autre;  il  n'est  pas  moins  évident 
qu'alors  les  gestes  étaient  l'équivalent  de  ces 
mots,  moi,  vous,  il;  il  avait  donc  une  idée 
distincte  de  ce  que  nous  appelons  la  pre- 
mière, la  seconde  et  la  troisième  personne  ; 
et  celui  qui  comprenait  sa  pensée  se  faisait 
de  ces  personnes  les  mêmes  idées  que  lui. 
Pourquoi  donc  n'auraient-ils  pas  pu  s'accor- 
der tôt  ou  tard,  l'un  et  l'autre,  h  exprimer 
ces  idées  par  quelques  sons  articulés? 

«  Ces  hommes  pouvaient  encore  faire  con- 
naître par  des  gestes  si  un  animal  était  grand 
ou  petit,  fort  ou  faible,  doux  ou  méchant, 
etc.  ;  mais  dès  qu'une  fois  ils  avaient  démêlé 
ces  idées,  ils  avaient  fait  le  plus  difficile.  11 
ne  leur  restait  plus  qu'à  sentir  qu'il  serait 
commode  de  les  désigner  par  des  sons.  On 
lit  donc  des  adjectifs,  c'est-à-dire,  des  noms 
qui  signifiaient  les  qualités  des  choses, 
comme  on  avait  fait  des  substantifs,  c'est-à- 
dire,  des  noms  qui  indiquaient  les  choses 
mêmes. 

«  On  pouvait,  avec  la  même  facilité,  après 
avoir  montré  deux  lieux  différents,  marquer 
par  un  geste  celui  d'oij  on  venait,  et  par  un 
autre  celui  oii  l'on  allait.  Voilà  donc  deux 


moins  de  difficultés  à  leur  donner  des  noms, 
qu'on  avait  déjà  nommé  beaucoup  d'autres 
idées. 

«  Nous  verrons  dans  la  suite  qu'il  ne  faut 
que  quatre  espèces  de  mots  pour  exprimer 
toutes  nos  pensées  :  des  substantifs,  des  ad- 
jectifs, des  prépositions,  et  un  seul  verbe,  tel 
que  le  verbe  e'tre.  Il  ne  reste  donc  plus  qu'à 
découvrir  comment  les  hommes  auront  pu 
avoir  un  pareil  verbe,  et  prononcer  enffn  des 
propositions. 

«  Il  paraît  d'abord  bien  diflicile  d'imaginer 
comment  les  hommes  ont  donné  des  noms 
aux  opérations  de  l'entendement.  En  eff'et, 
ils  ne  pouvaient  pas  les  démontrer  avec  des 
gestes,  comme  ils  avaient  montré  les  objets 
sensibles  ;  et  il  n'en  était  pas  de  ces  opéra- 
tions comme  des  sentiments  de  l'ûme,  dont 
les  noms  se  trouvent  faits  dans  les  accents  de 
la  nature.  Cependant,  si  nous  considérons 
que,  dans  toutes  les  langues,  les  noms  des 
opérations  de  l'entendement  sont  des  expres- 
sions tigurées,  qui,  telles  qnattention,  ré- 
flexion ,  imagination ,  pensée ,  offrent  des 
images  sensibles,  nous  jugerons  que  les 
hommes  ne  sont  parvenus  à  donner  des  noms 
aux  opérations  de  l'enttindement,  que  parce 
qu'ils  en  avaient  donné  à  des  idées  sensibles 
qui  pouvaient  représenter  ces  opérations 
mêmes. 

«  Nous  pouvons  considérer  les  organes  do 
la  sensation  dans  deux  états  ditl'érents.  Ou  ils 
reçoivent  indilféremmenl  toutes  les  impres- 
sions que  les  objets  font  sur  eux,  ou  ils  agis- 
sent pour  recevoir  une  impression  plutôt 
qu'une  autre.  Voir  et  regarder,  par  exemple, 
expriment  ces  deux  éiats.  Cay  pour  voir, 
l'œil  n'agit  pas,  il  suffit  qu'il  reçoive  les  im- 
pressions qui  se  font  sur  lui.  Au  contraire, 
lorsqu'il  regarde,  il  agit,  puisqu'il  se  dirige 
plus  particulièrement  sur  un  objet.  C'est  celle 
action  qui  le  lui  fait  remarquer  parmi  plu- 
sieurs autres  qu'il  continue  de  voir. 

«  Entendre  et  écouter  expriment  également 
ces  deux  états  par  rapport  à  l'ouie.  On  en- 
tend tout  ce  ([ui  frappe  l'oreille,  et  l'organe 
n'a  qu'à  se  laisser  aller  à  toutes  les  impres- 
sions qu'il  reçoit.  On  n'écoule,  au  contraire, 
que  ce  (]u'on  veut  entendre  par  préférence  ; 
et  l'organe  agit  pour  le  fermer,  en  quelque 
sorte,  à  tout  bruit  (jui  |)Ourrait  nous  dis- 
traire. On  peut  fciirci  lu  même  observation  sur 
tous  les  sens, 

«  Or,  supposons  qu'on  ait  choisi  le  mot 
attention  })our  exprimer  l'action  de  l'œil 
lorsqu'il  regarde;  ce  mol,  joint  au  mol  oreille, 
aura  paru  fort  commode  pour  exprimer  l'ac- 
tion de  louîe  lorsqu'on  écoule.  On  aura 
continué  de  l'employer  delà  sorte:  on  sa 
sera  fait  une  habitude  de  le  joindre  au  nom 
de  chaque  organe  ;  cl  par  consé(|uenl,  il  aura 
signiUé  ce  que  fait  chaque  ^eiis,  lorsqu'il  agiV. 


787 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


LAN 


7SS 


pour  être  atlenlif  à  une  impression,  et  pour 
se  distraire  de  toute  autre. 

«  Attention  œil,  il  faut  me  permettre  ce 
langage,  aura  donc  signilié  ce  que  nous  fai- 
sons lorsque  nous  donnons  notre  attention 
à  une  des  choses  que  nous  voyons  ;  attention 
oreille,  aura  signifié  ce  que  nous  faisons 
lorsque  nous  donnons  notre  attention  à  une 
des  choses  que  nous  entendons,  etc. 

u  Or,  dès  qu'une  fois  le  mol  attention  est 
propre  à  exprimer  l'action  de  chaque  organe, 
au  moment  que  nous  sommes  attentifs  par 
la  vue,  par  l'ouïe,  par  le  loucher,  etc.,  nous 
n'aurons  qu'à  l'employer  loul  seul,  el  alors 
il  exprimera  celle  action  seule.  L'idée  qu'il 
réveillera  ne  sera  donc  plus  ni  l'action  de  la 
vue,  ni  celle  de  l'ouïe,  ni  celle  du  loucher  :  ce 
sera  celle  action,  considérée  en  faisant  abs- 
traction de  loul  organe.  Nous  ne  penserons 
pas  même  aux  organes,  el  par  conséquent 
le  mot  attention  signiliera  seulement  l'action 
en  général  par  laquelle  nous  sommes  atten- 
tifs. Or  celte  action,  ainsi  considérée,  est 
une  opération  de  l'entendement.  Voilà  donc 
une  opération  de  rentendement  qui  a  un 
nom. 

«  Vous  pouvez  vous  convaincre  par  vous- 
même  que  c'est  ainsi  que  les  hommes  sont 
parvenus  à  nommer  celle  opération.  En 
elfet,  si  toutes  les  fois  qu'on  a  prononcé  de- 
vant vous  le  mot  attention,  on  ne  l'avait 
employé  que  pour  désigner  une  opération 
de  l'entendement,  vous  n'y  auriez  jamais 
rien  compris.  Mais  parce  que  vous  avez  ré- 
marqué que,  lorsqu'on  le  prononçait,  on  re- 
gardait ou  on  écoutait,  vous  avez  jugé  que 
donner  son  attention,  c'était  regarder  ou 
écouter;  et  en  conséquence  vous  avez  bien- 
tôt pensé  que,  sans  regarder  el  sans  écouler, 
vous  donniez  votre  attention  lorsque  vous 
vous  occupiez  par  préférence  d'une  idée  qui 
s'offrait  à  voire  esprit.  Vous  voyez  donc  que 
le  mol  attention  n'est  devenu  pour  vous  le 
nom  d'une  opération  de  l'enlenderaent,  qu'a- 
près avoir  été  le  nom  de  l'action  de  l'œil  qui 
regarde  ou  de  l'oreille  qui  écoute. 

«  Cette  opération  ayant  été  nommée ,  il  est 
aisé  de  comprendre  comment  toutes  les  au- 
tres peuvent  l'être,  puisque  comparer,  juger, 
réfléchir,  raisonner,  ne  sont  que  différentes 
manières  de  conduire  notre  attention.  Pas- 
sons au  verbe  être,  et  observons  les  hommes 
au  moment  qu'ils  vont  prononcer  la  proposi- 
tion :  je  suis. 

«  Comme  j'ai  supposé  que  le  mot  attention 
a  été  donné  à  l'action  des  organes ,  lorsque 
nous  sommes  attentifs  par  la  vue,  par  l'ouïe, 
par  le  loucher,  je  suppose  que  le  mol  être  a 
été  choisi  pour  exprimer  l'état  oii  se  trouve 
chaque  organe,  lorsque,  sans  action  de  sa 
part,  il  reçoit  les  impressions  que  les  objets 
font  sur  lui.  Dans  celle  supposition,  il  est  évi- 
dent qu'^^re,  joint  à  œil,  aura  signifié  voir,  et 
que,  joint  à  oreille,  il  aura  signifié  entendre. 
Ce  mot  sera  donc  devenu  un  nom  commun  à 
toutes  les  impressions;  et,  en  même  temps 
qu'il  aura  exprimé  ce  qui  paraît  se  passer 
dans  les  organes,  il  aura  exprimé  ce  qui  se 
pas.$e  en  elïel  dans  l'âme.  Qu'alors  on  fasse 


abstraction  des  organes,  ce  mot,  prononcé 
tout  seul,  deviendra  synonyme  de  ce  que  nous 
appelons  avoir  des  sensations,  sentir,  exister. 
Or  voilà  précisément  ce  que  .signifie  le  verbe 
être.  Réfléchissez  sur  vous-même,  et  vous 
verrez  que  c'est  ainsi  que  vous  êtes  parvenu 
à  saisir  la  signification  de  ce  mot. 

«  Ce  verbe  ayant  été  trouvé,  chaque  homme 
a  pu  prononcer  des  propositions  équivalentes 
à  celle-ci  :  je  suis,  ou  môme  équivalentes  à 
beaucoup  d'autres,  telles  que,  je  vois,  j'entends, 
je  donne  mon  attention,  je  juge.  11  ne  fallait 
pour  cela  que  joindre  le  nom  de  la  première 
personne  aux  mots  qui  signifiaient  l'action 
de  voir,  d'entendre,  de  donner  son  attention, 
de  juger. 

«  Quand  une  fois  un  homme  a  fait  la  pro- 
position je  suis,  en  parlant  de  lui-même,  il  la 
peut  faire  en  parlant  de  tout  autre,  et  il  peut 
la  répéter  à  l'occasion  de  tout  ce  qu'il  ob- 
serve. Après  avoir  dit,  je  suis,  il  dira  donc,  il 
est,  ils  sont,  el  il  prononcera  l'existence  de 
tous  les  objets  qui  viendront  à  sa  connais- 
sance. Il  prononcera  également  d'autre  qua- 
lité :  car  qui  l'empêchera  de  dire,  il  est  grand, 
il  est  petit,  s'il  a  déjà  imaginé  des  noms  ad- 
jectifs? 

«  Au  reste,  je  ne  prétends  pas  que  les  hom- 
mes, au  moment  qu'ils  commençaient  à  pro- 
noncer des  propositions,  fussent  déjà  en  état 
de  démêler  toutes  les  idées  qu'elles  renfer- 
maient, ce  serait  leur  supposer  bien  gratuite- 
ment une  sagacité  que  nos  philosophes  mêmes 
n'ont  pas  toujours.  La  proposition  je  suis,  par 
exemple,  comprend,  d'un  côté,  toutes  les  im- 
pressions et  toutes  les  actions  dont  un  corps 
vivant  et  organisé  est  capable;  et,  de  l'autre, 
toutes  les  sensations  et  toutes  les  opérations 
qui  appartiennent  à  l'âme,  el  qui  n'appartien- 
nent qu'à  elle  :  car  je  ne  suis  ou  n'existe  qu'au- 
tant que  tout  cela ,  ou  une  partie  de  tout  cela 
est  en  moi.  Cependant  la  plupart  de  ceux  qui 
font  celte  proposition  sont  bien  éloignés  de 
démêler  toutes  ces  choses,  el  ils  ne  les  voient 
que  d'une  manière  confuse,  parce  qu'ils- sont 
incapables  de  faire  l'analyse  des  mots  dont  ils 
se  servent  :  mais  enfin  celte  proposition  a  tou- 
jours la  même  signification,  soit  qu'on  en 
fasse  l'analvse ,  ou  qu'on  ne  la  fasse  pas  ;  et , 
d'une  bouche  à  l'autre,  elle  ne  diffère  que 
parce  qu'elle  offre  aux  uns  des  idées  distinc- 
tes, tandis  qu'aux  autres  elle  n'offre  qu'une 
masse  confuse  d'idées. 

«  Sans  doute,  dans  l'origine  des  langues, 
cette  proposition  n'offrait  aussi  qu'une  masse 
confuse,  dans  laquelle  on  distinguait  peu 
d'idées,  et  il  a  fallu  bien  des  observations 
avant  que  les  hommes  qui  la  prononçaient 
pussent  comprendre  eux-mêmes  tout  ce  qu'ils 
disaient.  Ils  parlaient  comme  nous  parlons 
souvent,  el  nous  leur  ressemblons  plus  qu'on 
ne  pense. 

«  Il  faut  encore  remarquer  qu'on  a  élé 
longtemps  avant  de  pouvoir  exprimer  dans 
des  propositions  toutes  les  vues  de  l'esprit,  et 
que,  par  conséquent,  les  langues  n'ont  pu  se 
perfectionner  que  bien  lentement.  Il  lallàit 
créer  des  mots  pour  les  idées  accessoires 
comme  pour  les  idées  print-ipalcs;  il  fallait 


'80 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


700. 


îpproiulre  à  les  employer  d'une  manière  pro-  actuelles  de  l'homme,  et  qu'il  n'ait  pas  eu 
,->re  à  développer  une  pensée,  et  à  la  montrer  par  lui-même  la  capacité  de  le  perfectionner 
>uccessivement  dans  tous  ses  détails.  11  fallait  et  de  l'enrichir.  Ainsi  le  premier  langage  a 
lonc  déterminer  l'ordre  qu'ils  devaient  suivre  nécessairement  été  stérile  et  borné.  »  Tout 
dans  le  discours,  et  convenir  des  variations  cela  paraît  fort  exact  à  l'abbé  de  Condillac. 
qu'on  leur  ferait  prendre  pour  en  marquer  Si  je  suppctse,  dit-il,  deux  enfants  dans  la 
plus  sensiblement  les  rapports.  Tout  cela  de-  nécessité  d'imaginer  jusqu'aux  premiers  si- 
mandait  beaucoup  d'observations,  et  des  ana-  gnes  du  langage,  c'est  parce  que  j'ai  cru  qu'il 
iyses  bien  faites.  J'ai  fait  voir  comment  on  a  ne  suffisait  pas  pour  un  philosophe  de  dire 
commencé,  c'est  tout  ce  que  je  me  proposais,  qu'une  chose  a  été  faite  par  des  voies  ex- 
Si  on  pouvait  observer  une  langue  dans  ses  traordinaires ,  mais  qu'il  était  de  son  devoir 
progrès  successifs,  on  verrait  des  règles  s'éta-  d'expliquer  comment  elle  aurait  pu  se  faire 
blir  peu  à  peu.  Cela  est  iuq)Ossible.  »  par  des  moyens  naturels. 
Condillac  développe  ailleurs  ses  idées  sur         I-  L'auteur  considère   ensuite  dans    leur 


l'analyse  de  la  pensée,  au  moyen  (lu  langage. 
Au  milieu  des  nombreuses  erreurs  que  cha- 
cun pourra  relever,  on  remarque  d'excellents 
aperçus  que  les  progrès  de  la  saine  philoso- 
phie ont  depuis  fécondés.  — 

Condillac  traite  ailleurs  de  l'origine  et  des 
progrès  du  langage. 


origine  le  langage  d'action  et  celui  des  sons 
articulés.  Tant  que  les  enfants  dont  je  viens 
de  parler,  dit-il,  ont  vécu  séparément,  l'exer- 
cice des  opérations  de  leur  Ame  a  été  borné 
à  celui  de  la  perception  et  de  la  conscience, 
qui  ne  cesse  point  (]uand  on  est  éveillé;  à 
relui  de  l'attention,  qui  avait  lieu  toutes  les 
fois  que  quelques  perceptions  les  affectaient 


-  frappés  se  rep 

connussent  l'usage  d'aucun  signe ,  et  il  exa-     avant  que  les  liaisons  qu'elles  avaient  for- 
mme  comment  cette   nation  naissante  s'est     niées  eussent  été  détruites;  et  à  un  exercice 

fait  une  langue.  « A  juger  seulement     fort  peu  étendu  de  l'imagination.  La  percep- 

par  la  nature  des  choses  (dit  \\arburthon,     tion  d'un  besoin  sellait,  par  exemple,  avec 
p.  48,  Essai  sur  les  hiérogl.)  et  indépen-      celle  d'un  objet  qui  avait  servi  à  le  soulager. 


damment  de  la  révélation,  qui  esl  Un  guide 
plus  sûr,  l'on  serait  porté  à  admettre  l'opi- 
nion de  Diodore  de  Sicile  et  de  Vitruve,  que 
les  premiers  hommes  ont  vécu  pendant  un 
temps  dans  les  cavernes  et  lesforôls.à  la 
manière  des  bêtes,  n'articulant  que  des  sons 
confus  et  indéterminés;  jusqu'à  ce  que, 
s'étant  associés  pour  se  secourir  mutuelle- 
ment, ils  soient  arrivés  par  degi-és  à  en  for- 
mer de  distincts,  par  le  moyen  de  signes  ou 
de  marques  arbitraires  convenus  entre  eux, 
afin  que  celui  qui  parlait  pût  exprimer  les 
idées  qu'il  avait  besoin  de  communiquer  aux 
autres.  C'est  ce  qui  a  donné  lieu  aux  diffé- 
rentes langues  ;  car  tout  le  monde  convient 
que  le  langage  n'est  point  inné. 

«  Cette  origine  du  langage  est  si  naturelle 
qu'un  Père  de  l'Eglise  (Greg.  Nyss.)  et  Ri- 
chard Simon,  prêtre  de  l'Oratoire,  ont  tra- 
vaillé l'un  et  l'autre  à  l'établir  :  mais  ils  au- 
raient pu  être  mieux  informés;  car  rien  n'est 
f)lus  évident  par  l'Ecriture  sainte ,  que  le 
angage  a  eu  une  origine  différente.  Elle  nous 
apprend  que  Dieu  enseigna  la  religion  au 
premier  homme,  ce  qui  ne  permet  pas  de 
douter  qu'il  ne  lui  ail  en  môme  temps  en- 
seigné à  parler  (  en  effet  la  connaissance  de 
la  religion  suppose  beaucoup  d'idées,  et  un 
grand  exercice  des  opérations  de  l'âme,  ce 
qui  n'a  pu  avoir  lieu  que  par  le  secours  des 
signes;  je  l'ai  démontré  dans  la  première 
jartie  de  cet  ouvrage)...  Quoique,  ajoute 
dIus  bas  Warburthon,  Dieu  ait  enseigné  le 


Mais  ces  sortes  de  liaisons  formées  par  hasard, 
et  n'étant  pas  entretenues  par  la  réflexion,  ne 
subsistaient  pas  longtemps.  Un  jour  le  senti- 
ment de  la  faim  rappelait  à  ces  enfants  un 
arbre  chargé  de  fruit,  qu'ils  avaient  vu  la 
veille  :  le  lendemain  cet  arbre  était  oublié,  et 
le  même  sentiment  leur  rappelait  un  autre 
objet.  Ainsi  l'exercice  de  l'imagination  n'é- 
tait point  à  leur  pouvoir,  il  n'était  que  l'elTet 
des  circonstances  où  ils  se  trouvaient  (219). 

2.  Quand  ils  vécurent  ensemble,  ils  eurent 
occasion  de  donner  plus  d'exercice  à  ces  pre- 
mières opérations  ,  parce  que  leur  commerce 
réciproque  leur  fit  attacher  aux  cris  de  cha- 
que passion  les  perceptions  dont  ils  étaient 
les  signes  naturels.  Ils  les  accom{)agnaient 
ordinairement  de  (juelque  mouvement,  dii 
(|uelquc  geste  ou  de  quelque  action,  dont 
l'expression  était  encore  plus  sensible.  Par 
exemple,  celui  qui  souffrait ,  parce  qu'il  était 
privé  d'un  objet  que  ses  besoins  lui  rendaient 
nécessaire,  ne  s'en  tenait  pas  à  pousser  des 
cris  :  il  faisait  des  efforts  pour  l'obtenir,  il 
agitait  sa  tête,  ses  bras  et  toutes  les  parties  de 
son  corps.  L'autre,  ému  à  ce  spectacle,  fixait 
les  yeux  sur  le  même  objet,  et  sentant  passer 
dans  son  âme  des  sentiments  dont  il  n'était 
j)as  encore  capable  de  se  rendre  raison,  il 
souffrait  de  voir  souffrir  ce  misérable.  Dès  ce 
moment  il  se  sent  intéressé  à  le  soulager,  et 
il  obéit  à  cette  impression  autant  qu'il  est  en 
S(jn  pouvoir.  Ainsi  par  le  seul  instinct  ces 
hommes  se  demandaient  et  se  prêtaient  des 
angage  aux  hommes,  cependant  il  ne  serait  secours.  Je  dis  par  le  seul  inslincl  ;  car  la  ré- 
pas  raisonnable  de  supposer  que  ce  langage  flexion  n'y  pouvait  encore  avoir  part.  L'un  ne 
se  soit  étendu  au  delà  des  nécessités  alors      disait  pas  :  il  faut  m'agiter  de  telle  manière. 


(219)  Ce  que  j'a'aiice  ici   sur  les  opcialions  de  ràiiic  de  CCS  cnfavils  ne  saurait  ôlre  (louloux  ,  apré;j... 
ce  (jui  a  cié  prouvé  ci-ùessus. 


791 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  PlIILOSOl'IIIE. 


LAN 


792 


pour  lui  faire   connaUre  ce  qui  m'esï  n(fces- 
sairc ,   et   pour  l'engager  à  me  secourir;  ni 
l'autre  .je  vois  à  ses  mouvements  (ju/d  veut 
telle  chose ,  je   vais  lui  en  donner  ia  jouis- 
sance :  mais  tous  deux  agissaient  en  consé- 
quence du  besoin  qui  les  pressait  davantage. 
3.  Cei)endanl  les  niêuies  circonslances  ne 
purent  se  répéter  souvent,  qu'ils  ne  s'accou- 
tumassent enfin  à  allaclier  aux  cris  des  pas- 
sions et  aux  diiïérentes  actions  da  corps  des 
perceptions  qui  y  étaient  exprimées  d'une 
manière  si  sensible.  Plus  ils  se  familiarisèrent 
avec  ces  signes,  plus  ils  furent  un  état  de  se 
les  rappeler  à  leur  gré.  Leur  mémoire  com- 
mença à  avoir  quelque  exercice,  ils  purent 
disposer  eux-mêmes  de  leur  imagination,  et 
ils  parvinrent  insensiblement  à  faire  avec  ré- 
ilexion  ce  qu'ils  n'avaient  fait  que  par  ins- 
tinct (220).  D'abord  tous  deux  se  firent  une 
habitude  de  connaître  à  ces  signes  les  senti- 
ments que  l'autre  éprouvait  dans  le  moment; 
ensuite  ils  s'en  servirent  pour  se  communi- 
quer les  sentiments  qu'ils  avaient  éprouvés. 
Celui,  par  exemple,  qui  voyait  un  lieu  où  il 
avait  été  effrayé,  imitait  les  cris  et  les  mou- 
vements qui  étaient  les  signes  de  la  frayeur, 
pour  avertir  Vautre  de  ne  pas  s'exposer  au 
danger  qu'il  avait  couru. 

4.  L'usage  do  ces  signes  étendit  peu  à  peu 
l'exercice  des  opérations  de  l'âme,  et  5  leur 
tour  celles-c',  ayant  plus  d'exercice,  perfec- 
tionnèrent les  signes,  et  en  rendirent  l'usage 
plus  familier.  Notre  expérience  prouve  que 
ces  deux  choses  s'aident  mutuellement.  Avant 
qu'on  eût  trouvé  les  signes  algébriques,  les 
opérations  de  l'âme  avaient  assez  d'exercice 
pour  en  amener  l'invention  :  mais  ce  n'est 
que  depuis  l'usage  de  ces  signes  qu'elles  en 
ont  eu  assez  pour  porter  les  mathématiques 
au  point  de  perfection  où  nous  les  voyons. 

5.  Par  ce  détail  on  voit  comment  les  cris 
des  passions  contribuèrent  au  développement 
des  opérations  de  l'âme,  en  occasionnant  na- 
turellement le  langage  d'action  :  langage  qui 
dans  ses  commencements,  pour  être  propor- 
tionné au  peu  d'intelligence  de  ce  couple,  ne 
consistait  vraisemblablement  qu'en  contor- 
sions et  ei\  agitations  violentes. 

6.  Cependant  ces  hommes  ayant  acquis 
l'habitude  délier  quelques  idées  à  des  signes 
arbitraires,  les  cris  naturels  leur  servirent  de 
modèle,  pour  se  faire  un  nouveau  langage. 
Ils  articulèrent  de  nouveaux  sons,  et  en  les 
répétant  plusieurs  fois,  et  les  accompagnant 
de  quelque  geste  qui  indiquait  les  objets 
([u'ils  voulaient  faire  remarquer,  ils  s'accou- 
tumèrent à  donner  des  noms  aux  choses.  Les 
premiers  progrès  de  ce  langage  furent  néan- 
moins très- lents.  L'organe  de  la  parole  était 
si  inflexible  qu'il  ne  pouvait  facilement  arti- 
culer que  peu  de  sons  fort'  simples.  Les  obs- 
tacles pour  en  {)ronoiicer  d'autres,  empê- 
chaient même  de  soupçonner  que  la  voix  fût 
propre  à  se  varier  au  delà  du  petit  nombre  de 
mots  qu'on  avait  imaginé. 

7.  Ce  couple  eut  un  enfant,  qui,  pressé  par 
des  besoins  qu'il  ne  pouvait  faire  connaître 


que  difllcilement,  agita  toutes  les  parties  de 
son  cor[)s.  Sa  langue  fort  flexible  se  replia 
d'une  manière  extraordinaire,  et  prononça  un 
mot  tout  nouveau.  Le  besoin  continuant  donna 
encore  lieu  aux  mêmes  efforts  ;  cet  enfant  agita 
sa  langue  comme  la  première  fois,  et  articula 
encore  le  môme  son.  Les  parents  surpris, 
ayant  enfin  deviné  ce  qu'il  voulait,  essayèrent, 
en  le  lui  donnant,  de  répéter  le  môme  mot.  La 
peine  qu'ils  eurent  à  le  prononcer  fit  voir 
(ju'ils 'n'auraient  pas  été  d'eux-mêmes  ca- 
pables de  l'inventer. 

Par  un  semblable  moyen  ce  nouveau  lan- 
gage ne  s'enrichit  pas  beaucoup.  Faute  d'exer- 
cice l'organe  de  la  voix  perdit  bientôt  dans 
l'enfant  toute  sa  flexibilité.  Ses  parents  lui  ap- 
prirent à  faire  connaître  ses  pensées  par  des 
actions,  manière  de  s'exprimer  dont  les  ima- 
ges sensibles  étaient  bien  plus  à  sa  portée 
que  des  sons  articulés.  On  ne  put  attendre 
que  du  hasard  la  naissance  de  quelque  nou- 
veau mot;  et  pour  en  augmenter,  par  une 
voie  aussi  lente,  considérablement  le  nombre, 
il  fallut  sans  doute  plusieuis  générations.  Le 
langage  d'action,  alors  si  naturel ,  était  un 
grand  obstacle  à  surmonter.  Pouvait-on  l'a- 
bandonner pour  un  autre  dont  on  ne  pré- 
voyait pas  encore  les  avantages,  et  dont  la 
dilïiculté  se  faisait  si  bien  sentir  ? 

8.  A  mesure  que  le  langage  des  sons  arti- 
culés devint  plus  abondant,  il  fut  plus  propre 
à  exercer  de  bonne  heure  l'organe  de  ia  voix, 
et  à  lui  conserver  sa  première  flexibilité.  Il 
parut  alors  aussi  commode  que  le  langage 
d'action  :  on  se  servit  également  de  l'un  et  de 
l'autre  :  enfin  l'usage  des  sons  articulés  devint 
si  facile,  qu'il  prévalut. 

9.  Il  y  a  donc  eu  un  temps  où  la  conversa- 
tion était  soutenue  par  un  discours  entremêlé 
de  mots  et  d'actions.  «  L'usage  et  la  coutume, 
ainsi  qu'il  est  arrivé  dans  la  plupart  des 
autres  choses  de  la  vie.  changèrent  ensuite 
en  ornement  ce  qui  était  dû  à  la  nécessité; 
mais  la  pratique  subsista  encore  longtemps 
après  que  la  nécessité  eut  cessé;  singulière- 
ment parmi  les  Orientaux,  dont  le  caractère 
s'accommodait  naturellement  d'une  forme  de 
conversation  qui  exerçait  si  bien  leur  vivacité 
par  le  mouvement,  et  îa  contentait  si  fort  par 
une  représentation  perpétuelle  d'images  sen- 
sibles. 

«  L'Ecriture  sainte  nous  fournit  des  exem- 
ples sans  nombre  de  cette  sorte  de  conversa- 
tion. En  voici  quelques-uns.  Quand  le  faux 
prophète  agite  ses  cornes  de  fer,  pour  mar- 
quer la  déroute  entière  des  Syriens;  quand 
Jérémie,  par  l'ordre  de  Dieu,  cache  sa  cein- 
ture de  lin  dans  le  trou  d'une  pierre  près  de 
J'Euphrate  ;  quand  il  brise  un  vaisseau  de  terre 
à  la  vue  du  peuple;  quand  il  met  à  son  cou 
des  liens  et  des  jougs,  et  quand  il  jette  un 
livre  dans  l'Euphrate;  quand  Ezéchiel  des- 
sine, par  l'ordre  de  Dieu,  le  siège  de  Jérusa- 
lem sur  de  la  brique  :  quand  il  pèse  dans  une 
balance  les  cheveux  de  sa  tête  et  le  poil  de  sa 
liarbe  :  quand  il  emporte  les  meubles  de  sa 
maison,  et  quand  il  joint  ensemble  deux  hâ- 


(220]  Cela  répond  à  la  ililiicuLc  (pie  je  me  suis  faite  dans  la  première  partie  de  cet  ouvrage. 


793 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


m 


tons,  pour  Juda  et  pour  Israél  ;  par  ces  actions 
les  prophètes  instruisaient  le  peuple  de  la 
volonU^  du  Seigneur,  et  conversaient  en 
signes.  »  [Essai  sur  les  hiérogl.  §  8  et  9.) 

Quelques  personnes,  pour  n'avoir  pas  su 
que  le  langage  d'action  était  chez  le^  Juifs  une 
manière  commune  et  fomilière  de  converser, 
ont  osé  traiter  d'absurdt^s  et  de  fanatiques 
ces  actions  des  prophètes.  Warburthon 
détruit  parfaitement  cette  accusation,  u  L'ab- 
surdité d'une  action,  dit-il,  consiste  en  ce 
qu'elle  est  bizarre ,  et  ne  signifie  rien.  Or 
l'usage  et  la  coutume  rendaient  sages  et  sen- 
sées celles  des  prophètes.  A  l'égard  du  fa- 
natisme d'une  action,  il  est  indiqué  par  ce 
tour  d'esprit  qui  fait  qu'un  homme  trouve  du 
plaisir  à  faire  des  choses  qui  ne  sont  pas  d'u- 
sage, et  à  se  servir  d'un  langage  extraordi- 


elle  est  plus  grave  et  plus  simple.  Si  c'est  là 
un  avantage  ,  il  me  paraît  être  cause  que  le 
langage  de  cette  danse  en  est  moins  riche  et 
moins  étendu.  Un  danseur,  par  exemple,  qui 
n'aurait  d'autre  objet  que  de  donner  des 
grâces  à  ses  mouvements  et  de  la  noblesse  à 
ses  altitudes,  pourrait-i) ,  lorscpi'il  figurerait 
avec  d'autres  ,  avoir  le  môme  succès  que 
lorsqu'il  danserait  seul?  N'aurait-on  pas  lieu 
de  craindre  que  sa  danse,  à  force  d'Ôlre 
simple ,  ne  fût  si  bornée  dans  son  expres- 
sion, qu'elle  ne  lui  fournît  pas  assez  de  signes 
pour  le  langage  d'une  danse  tigurée?  Si  cela 
est ,  plus  on  simi)litiera  cet  art ,  plus  on  en 
bornera  l'expression. 

12.  il  V  a  dans  la  danse  différents  genres, 


depuis  le  plus  simple  jusqu'à  celui  qui  l'est 
le  moins.  Tous  sont  bons,  pourvu  qu'ils  expri- 
naTre.  Mais  un  pareil  fanatisme  ne  peut  plus  ment  quelque  chose,  et  ils  sont  d'autant  plus 
être  attribué  aux  prophètes,  quand  il  est  clair  parfaits  que  l'expression  en  est  plus  variée  et 
que  leurs  actions  étaient  des  actions  ordi-  plus  étendue.  Celui  qui  peint  les  grAces  et  la 
naires,  et  que  leurs  discours  étaient  con-  noblesse,  est  bon;  celui  qui  forme  une  es[)èce 
formes  à  l'idiome  de  leur  pays.  [Ibid.  §  9.)  de  conversation,  ou  de  dialogue,  me  paraît 
«  Ce  n'est  pas  seulement  dans  l'histoire  meilleur.  Le  moins  j)arfait,  c'est  celui  qui  ne 
sainte  que  nous  rencontrons  des  exemples  de  demande  que  de  la  force,  de  l'adresse  et  de 
discours  exprimés  par  des  actions.  L'antiquité     l'agililé,  parce  que  l'objet  n'en  est  pas  assez 

intéressant  :  cependant  il  n'est  pas  à  mépri- 
ser, car  [il  cause  des  suri)rises  agréables.  Le 
défaut  des  Français,  c'est  de  borner  les  arts  à 
force  de  vouloir  les  rendre  simples.  Par  là 
ils  se  privent  quelquefois  du  meilleur,  pour 
ne  conserver  que  le  bon  :  la  musique  nous 
en  fournira  encore  un  exemple. 

De  la  prosodie  des  premières  i;ingnes. 

13.  La  parole,  en  succédant  au  langage  d'ac- 
tion, en  conserva  le  caractère.  Cette  nouvelle 
manière  de  communiquer  nos  pensées  ne 
pouvait  être  imaginée  que  sur  le  modèle  de 
la  première.  Ainsi,  pour  tenir  la  place  des 


j)rofane  en  est  pleine Les  premiers  oracles 

se  rendaient  de  cette  manière,  comme  nous 
l'apjjreiions  d'un  ancien  dire  d'Heraclite  : 
(jite  le  roi  dont  l'oracle  est  à  Delphes,  ne  parle 
ni  ne  se  tait;  mais  s'exprime  par  signes. 
]*reuve  certaine  que  c'était  anciennement  une 
façon  ordinaire  de  se  faire  entendre,  que  de 
substituer  des  actions  aux  paroles.  »  [Ibid. 
§10.) 

10.  Il  paraît  que  ce  langage  fut  surtout 
conservé  pour  instruire  le  peuple  des  choses 
qui  l'intéressaient  davantage  :  telles  que  la 
police  et  la  religion.  C'est  qu'agissant  sur 
l'imagination  avec  plus  de  vivacité ,  il  faisait 


une  impression  plus  durable.  Son  expression     mouvements  violents  du  corps,  la  voix  s'é 


avait  même  quelque  chose  de  fort  et  de  grand, 
dont  les  langues,  encore  stériles,  ne  pouvaient 
approcher. Les  anciens  appelaient  ce  langage 
du  nom  de  danse  :  voilà  pourquoi  il  est  dit  que 
David  dansait  devant  l'arche. 

U.  Les  hommes,  en  perfectionnant  leur 
goût ,  donnèrent  à  cette  danse  plus  de  va- 
riété, plus  de  grâce  et  plus  d'expression.  Non- 
seulement  on  assujettit  à  des  règles  les  mou- 
vements des  bras  et  les  attitudes  du  corps  , 
mais  encore  on  traça  les  pas  que  les  pieds 
(levaient  former.  Par  là  la  danse  se  divisa  na- 


leva  et  s'abaissa  par  des  intervalles  fort  sen- 
sibles. 

Ces  langages  ne  se  succédèrent  pas  brus- 
quement :  ils  furent  longtemps  mêlés  en- 
semble ,  et  la  parole  ne  prévalut  que  fort 
tard.  Or  chacun  peut  éi)rouver  par  lui-môme 
qu'il  est  naturel  à  la  voix  de  varier  ses  in- 
flexions à  proportion  que  les  gestes  le  sont 
davantage.  Plusieurs  aulies  raisons  confir- 
ment ma  conjecture. 

Premièrement  ,  quand  les  hommes  com- 
mencèrent à  articuler  des  sons  ,  la  rudesse 


lurellement  en  deux  arts  qui  lui  furent  subor-  des  organes  ne  leur  permit  pas  de  le  faire  par 

donnés  :  l'un,  qu'on  me  permette  une  ex-  des  inflexions  aussi  faibles  que  les  nôtres. 

j>ression  conforme  au  langage  de  l'antiquité,  En  second  lieu  ,  nous  pouvons  remarquer 

fut  la  danse  des  gestes ,  il  fut  conservé  pour  que  les  inflexions  sont  si  nécessaires,  que 

concourir  à  communiquer  .les  pensées  des  nous  avons  quelque  peine  à  comprendre  ce 

hommes  ;  l'autre  fut  principalement  la  danse  qu'on  nous  lit  sur  un  même  ton.  Si  c'est  as- 

des  pas;  on  s'en  servit  pour  exprimer  certai-  sez  pour  nous  que  la  voix  se  varie  légère- 

nés  situations  de  l'âme,  et  particulièrement  ment,  c'est  que  notre  esprit  est  fort  exercé 

la  joie  :  on  l'employa  dans  les  occasions  de  par  le  grand  nombre  d'idées  que  nous  avons 

réjouissance;  et  son  principal  objet  fut  le  acquises,  et  par  l'habitude  où  nous  sommes 


plaisir. 

La  danse  des  pas  provient  donc  de  celle 
des  gestes  :  aussi  en  conserve-t-elle  encore 
le  caractère.  Chez  les  Italiens  ,  parce  qu'ils 
ont  une  gesticulation  plus  vive  et  plus  variée, 


de  les  lier  à  des  sons.  Voilà  ce  qui  manquait 
aux  hommes  qui  eurent  les  premiers  l'usage 
de  la  parole.  Leur  es[)rit  était  dans  toute  sa 
gi-ossièreté  ;  les  notions  aujourd'hui  les  plus 
communes  étaient  nouvelles  pour  eux.  Ils  ne 


cL'e  est  pantomime.  Chez  nous  au  contraire     pouvaient  donc  s'entendre  qu'autant  qu'ils 


795 


LAN 


conduisaient  leur  voix  par  des  degrés  fort 
disliiicls.  Nous-niùnies  nous  (l-prouvons  que 
moins  une  langue  ,  clans  laquelle  on  nous 
parle,  nous  est  ianiilière  ,  [)lus  on  est  obligé 
<i'aj)puyersurclia(iue  syllabe,  etdeles  distin- 
guer d'une  manière  sensible. 

En  troisième  lieu,  dans  l'origine  des  lan- 
gues, les  liouunes  trouvant  troj)  d'obstacles  à 
imaginer  de  nouveaux  mots ,  n'eurent  pen- 
dant longtemps ,  pour  exprimer  les  senti- 
ments de  l'àme ,  cjue  les  signes  naturels 
auxquels  ils  donnèrent  le  caractère  des 
signes  d'instilulion.  Or  les  cris  naturels  in- 
troduisent nécessairement  l'usage  des  in- 
flexions violentes,  puisque  différents  senti- 
ments ont  |)0ur  signe  le  même  son  varié  sur 
ilitlerents  tons.  Ah,  par  exemple,  selon  la 
manière  dont  il  est  prononcé  ,  exprime  l'ad- 
miration, la  douleur,  le  plaisir,  la  tristesse, 
la  joie,  la  crainte,  le  dégoût,  et  presque  tous 
les  sentiments  de  l'âme. 

Enfm  je  pourrais  ajouter  que  les  premiers 
noms  des  animaux,  en  imitèrent  vraisembla- 
blement le  cri  :  remarque  qui  convient  éga- 
lement à  ceux  qui  furent  donnés  aux  vents, 
aux  rivières  et  à  tout  ce  qui  fait  quelque  bruit. 
11  est  évident  que  cette  imitation  .suppose 
que  les  sons  se  succédaient  par  des  intervalles 
t/'ès-marqués. 

14.  On  pourrait  improprement  donner  le 
nom  de  chant  à  cette  manière  de  prononcer, 
ainsi  que  l'usage  le  donne  à  toutes  les  pro- 
nonciations qui  ont  beaucoup  d'accent.  J'évi- 
terai cependant  de  le  faire,  parce  que  j'aurai 
occasion  de  me  servir  de  ce  mot  dans  le  sens 
qui  lui  est  propre.  Il  ne  suffit  point  pour  un 
chant  que  les  sons  s'y  succèdent  par  des 
degrés  très-distincts ,  il  faut  encore  qu'ils 
soient  assez  soutenus  pour  faire  entendreleurs 
harmoniques,  et  que  les  intervalles  en  soient 
appréciables.  11  n'était  pas  possible  que  ce 
cai-actère  fût  ordinairement  celui  des  sons 
par  où  la  voix  se  variait  à  la  naissance  des 
langues  :  mais  aussi  il  ne  pouvait  pas  être 
bien  éloigné  de  leur  convenir.  Avec  quelque 
peu  de  rapport  que  deux  sons  se  succèdent, 
i|  suffira  de  baisser  ou  d'élever  faiblement 
l'un  des  deux  ,  pour  y  trouver  un  intervalle 
tel  que  l'harmonie  le  demande.  Dans  l'ori- 
gine des  langues  la  manière  de  prononcer 
admettait  donc  des  inflexions  de  voix  si 
distinctes ,  qu'un  musicien  eût  pu  la  noter, 
en  ne  faisant  que  de  légers  changements  ; 
ainsi  je  dirai  qu'elle  participait  du  chant. 

15.  Cette  prosodie  a  été  si  naturelle  aux 
premiers  hommes,  qu'il  y  en  a  eu  à  qui  il  a 
paru  plus  facile  d'exprimer  différentes  idées 
«ivec  le  même  mot  })ro.noncé  sur  différents 
tons,  que  de  multiplier  le  nombre  des  mots  à 
proportion  de  celui  des  idées.  Ce  langage  se 
conserve  encore  chez  les  Chinois.  Ils  n'ont 
(jue  328  monosyllabes  qu'ils  varient  sur  cinq 
tons,  ce  qui  équivaut  à  1640  signes.  On  a 
remarqué  que  nos  langues  ne  sont  pas  plus 
abondantes.  D'autres  peuples,  nés  sans  doute 
avec  une  imagination  plus  féconde,  aimèrent 
mieux  inventer  de  nouveaux  mots.  La  proso- 
die s'éloigna  chez  eux  du  chant  peu  à  peu, 
et  à  mesure  que  les  raisons,  qui  l'en  avaient 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE.  LAN  796 

fait  approcher  davantage ,  cessèrent  d'avoir 
lieu 


Des  mois. 

Je  n'ai  pu  interrompre  ce  que  j'avais  à  dire 
sur  l'art  des  gestes,  la  danse,  la  prosodie,  la 
déclamation,  la  musique  et  la  poésie  :  toutes 
ces  choses  tiennent  trop  ensemble  et  au  lan- 
gage d'action  qui  en  est  le  principe.  Je  vais 
actuellement  rechercher  par  quels  progrès  le 
langage  des  sonsarticulésapuse  perfectionner 
et  devenir  enfin  le  plus  commode  de  tous. 

80.  Pour  comprendre  comment  les  honnnes 
convinrent  entre  eux  du  sens  des  premiers 
mots  qu'ils  voulurent  mettre  en  usage,  il 
suffit  d'observer  qu'ils  les  prononçaient  dans 
des  circonstances  où  chacun  était  obligé  de 
les  rapporter  aux  mêmes  perceptions.  Par  là 
ils  en  fixaient  la  signification  avec  plus  d'exac- 
titude ,  selon  que  les  circonstances  ,  en  se 
répétant  plus  souvent,  accoutumaient  davan- 
tage l'esprit  à  lier  les  mômes  idées  avec  les 
mêmes  signes.  Le  langage  d'action  levait  les 
ambiguïtés  et  les  équivoques  qui  dans  les 
commencements  devaient  être  fréquentes. 

81.  Les  objets  destinés  à  soulager  nos  be- 
soins peuvent  bien  échapper  quelquefois  à 
notre  attention,  mais  il  est  difficile  de  ne  pas 
remarquer  ceux  qui  sont  propres  h  produire 
des  sentiments  de  crainte  et  de  douleur.  Ainsi 
les  hommes  ayant  dû  nommer  les  choses 
plus  tôt  ou  plus  tard  ,  à  proportion  qu'efies 
attiraient  davantage  leur  attention;  il  est  vrai- 
semblable, par  exemple,  que  les  animaux  qui 
leur  faisaient  la  guerre  eurent  des  noms 
avant  les  fruits  dont  ils  se  nourrissaient.  Quant 
aux  autres  objets  ,  ils  imaginèrent  des  mots 
pour  les  désigner,  selon  qu'ils  les  trouvaient 
propres  à  soulager  des  besoins  plus  pressants, 
et  qu'ils  en  recevaient  des  impressions  plus 
vives. 

82.  La  langue  fut  longtemps  sans  avoir 
d'autres  mots  que  les  noms  qu'on  avait  don- 
nés aux  objetssensibles,  tels  que  ceuxd'«rftre, 
fruit,  eau,  feu  ,  et  autres  dont  on  avait  plus 
souvent  occasion  de  parler.  Les  notions  com- 
plexes des  substances  étant  connues  les  pre- 
mières, puisqu'elles  viennent  immédiatement 
des  sens,  devaient  être  les  premières  à  avoir 
des  noms.  A  mesure  qu'on  fut  capable  de  les 
analyser,  en  réfléchissant  sur  les  différentes 
perceptions  qu'elles  renferment ,  on  imagina 
des  signes  pour  des  idées  plus  simples.  Quand 
on  eut,  par  exemple,  celui  d'arbre,  on  fit 
ceux  de  tronc,  branche,  feuille,  verdure,  etc. 
On  distingua  ensuite,  mais  peu  à  peu,  les 
différentes  qualités  sensibles  des  objets  ,  on 
remarqua  les  circonstances  où  ils  pouvaient 
se  trouver,  et  l'on  fil  des  mots  pour  exprimer 
toutes  ces  choses  :  ce  furent  les  adjectifs  et 
les  adverbes.  Mais  on  trouva  de  grandes  diffi- 
cultés à  donner  des  noms  aux  opérations  de 
l'âme,  parce  qu'on  est  naturellement  peu 
propre  à  réfléchir  sur  soi-même.  On  fut  donc 
longtemps  à  n'avoir  d'autre  moyen  pour 
rendre  ces  idées  ,  je  vois ,  j'entends ,  je  veux, 
i'aime  et  autres  semblables,  que  de  i)rononcer 
"le  nom  des  choses  d'un  ton  particulier,  et  do 
marquer  à  peu  itrcs  |>ar  quelque  action  la 


707 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


19S 


silualion  où  l'oa  se  trouvait.  C'est  ainsi  que 
les  enfants  qui  n'apprennent  ces  mots  <(ue 
quand  ils  savent  déjà  nommer  les  olyets  (|ui 
ont  le  plus  de  rapport  à  eux  ,  font  connaître 
ce  qui  se  passe  dans  leur  àrae, 

83.  En  se  faisant  une  habitude  de  se  coni- 
rauniquer  ces  sortes  d'idées  par  des  actions  , 
les  hommes  s'accoutumèrent  à  les  détermi- 
ner; et  dès  lors  ils  commencèrent  à  trouver 
plus  de  facilité  à  les  attacher  à  d'autres  signes. 
Les  noms  qu'ils  choisirent  pour  cet  effet 
sont  ceux  qu'on  appela  verbes.  Ainsi  les 
premiers  verbes  n'ont  été  imaginés  que  pour 
exprimer  l'état  de  l'âme,  quand  elle  agit  ou 
patit.  Sur  ce  modèle  on  en  lit  ensuite  pour 
exprimer  celui  de  chaque  chose.  Ils  eurent 
cela  de  commun  avec  les  adjectifs,  qu'ils  dé- 
signaient l'état  d'un  être  ;  et  ils  eurent  cela 
de  particulier,  qu'ils  le  marquaient  en  tant 
qu'U  consiste  en  ce  (ju'on  appelle  action  et 
passion. Sentir,  se  wouroj'r  étaient  des  verbes; 
grand,  petit  jetaient  des  adjectifs  :  pour  les 
adverbes ,  ils  servaient  à  faire  connaître  les 
circonstances  que  les  adjectifs  n'exprimaient 
pas. 

84.  Quand  on  n'avait  point  encore  l'usage 
des  verbes ,  le  nom  de  l'objet  dont  on  voulait 
parler,  se  prononçait  dans  le  moment  même, 
qu'on  indiquait  par  quelque  action  l'état  de 
son  âme  :  c'était  le  moyen  le  plus  propre  à 
se  faire  entendre.  Mais  quand  on  commença 
à  suppléer  à  l'action  par  le  moyen  des  soiis 
articulés,  le  nom  de  la  chose  se  présenta 
naturellement  le  premier,  comme  étant  le 
signe  le  plus  familier.  Cette  manière  de  s'é- 
noncer était  la  plus  commode  pour  celui  qui 
parlait,  et  pour  celui  qui  écoutait.  Elle  l'était 
pour  le  premier,  parce  qu'elle  le  faisait  com- 
mencer par  l'idée  la  plus  facile  à  communi- 
quer :  ellel'était  encore  pour  le  second,  parce 
qu'en  fixant  son  attention  à  l'objet  dont  on 
voulait  l'entretenir,  elle  le  préparait  à  com- 
prendre plus  aisément  un  terme  moins  usité, 
et  dont  la  signification  ne  devait  pas  être  si 
sensible.  Ainsi  l'ordre  le  plus  naturel  des 
idées  voulait  qu'on  mît  le  régime  avant  le 
verbe  :  on  disait,  par  exemple,  fruit  vouloir. 

Cela  peut  encore  se  confirmer  par  une 
réflexion  bien  simple.  C'est  que  le  langage 
d'action  ayant  seul  pu  servir  de  modèle  k 
celui  des  sons  articulés,  ce  dernier  a  dû  dans 
les  commencements  conserver  les  idées  dans 
le  même  ordre  que  l'usage  du  premier  avait 
rendu  le  plus  naturel.  Or  on  ne  pouvait  avec 
le  langage  d'action  faire  connaître  l'état  de 
son  âme  ,  qu'en  montrant  l'objet  auquel  il  se 
rapportait.  Les  mouvements  qui  ex{)rimaient 


manière  la  plus  naturelle  de  se  servir  de  ce 
langage. 

Le  verbe  venant  après  son  régime,  le  nom 
qui  le  régissait,  c'est-à-dire  le  nominatif  ne 
jiouvait  être  placé  entre  deux;  car  il  en  au- 
rait obscurci  le  rapport.  11  ne  pouvait  pas 
non  plus  conunencer  la  phrase  ,  }>arce  ([uo 
son  rapport  avec  son  régime  eût  été  moins 
sensible.  Sa  place  était  donc  après  le  verbe. 
Par  là  les  mots  se  construisaient  dans  lo 
même  ordre  qu'ils  se  régissaient ,  unique 
moyen  d'en  faciliter  l'inlelligcnce.  On  di- 
sait fruit  vouloir  Pierre  ,  pour  Pierre  veut 
du  fruit  ,  et  la  première  construction  n'é- 
tait pas  moins  naturelle  que  l'autre  l'est 
actuellement.  Cela  se  prouve  par  la  langue 
latine,  où  toutes  deux  sont  également  reçues. 
Il  païaît  qui'  cette  langue  tient  connue  un 
milieu  entre  les  i)lus  anciennes  et  les  plus 
modernes,  et  qu'elle  participe  du  caractère 
des  unes  et  des  autres. 

85.  Des  verbes  dans  leur  origine  n'expri- 
maient l'étatdes  choses  que  d'unemanicrein- 
déteruiinée.  Tels  sont  les  infinitifs  n//cr,  agir. 
L'action  donton  lesaccompagnaitsup])!éait  au 
reste,  c'est-à-dire,  aux  temps,  aux  modes, 
aux  nombres  et  aux  persoinies.  En  disant 
arbre  voir,  on  faisait  connaître  ])ar  quelque 
geste  si  l'on  parlait  de  soi  ou  d'un  autre , 
d'un  ou  de  plusieurs  ,  du  pas-é,  du  présent 
ou  de  l'avenir,  enfin  dans  un  sens  positif  ou 
dans  un  sens  conditionnel. 

86.  La  coutume  de  lier  ces  idées  à  do 
pareils  signes  ayant  facilité  les  moyens  de 
les  attacher  à  des  sons ,  »i\  inventa  pour 
cet  effet  des  mots  qu'on  ne  plaça  dans  le 
discours  qu'après  les  verbes,  par  la  mênirî 
raison  que  ceux-ci  ne  l'avaieni  été  qu'après 
les  noms.  On  rangeait  donc  ses  idées  dans  cet 
ordre,  fruit  manger  à  l'avenir  moi,  ipouv  dire, 
je  mangerai  du  fruit. 

87.  Les  sons  (jui  rendaient  la  signification 
du  verbe  déterminée,  lui  étant  toujours  ajou- 
tés ,  ne  firent  bientôt  avec  lui  qu'un  seul  mot, 
qui  se  terminait  dilféremment  selon  ses  dif- 
férentes acceptions.  Alors  le  verbe  fut  re- 
gardé comme  un  nom  ,  qui,  quoique  indéfini 
dans  son  origine,  était,  par  la  variation  do 
ses  temps  et  de.  ses  modes,  devenu  [)ro|)re  à 
exprimer  d'une  manière  déterminée  l'état 
d'action  et  de  passion  de  chaque  chose. 
C'est  de  la  sorte  que  les  hommes  parvin- 
rent insensiblement  à  imaginer  les  conjugai- 
sons. 

88.  Quand  les  mots  furent  devenus  les 
signes  les  plus  naturels  de  nos  idées  ,  la  né- 
cessité de  les  disposer  dans  un  ordre  aussi 
contraire  à  celui  que  nous  leur  donnons  au- 


un  besoin  n'étaient  entendus  qu'autant  qu'on     jourd'hui,  ne  fut  plus  la  même.  On  continua 


avait  indiqué  par  quelque  geste  ce  qui  était 
propre  à  le  soulager.  S'ils  précédaient,  c'était 
à  pure  perte,  et  l'on  était  obligé  de  les  répé- 
ter ;  car  ceux  à  qui  on  voulait  faire  connaître 
sa  pensée  étaient  encore  trop  peu  exercés 
pour  songer  à  se  les  rappeler  dans  le  dessein 
d'en  interpréter  le  sens.  Mais  l'attention  qu'on 
donnait  sans  effort  à  l'objet  indiqué,  facili- 
tait l'intelligence  de  l'action.  Il  me  semble 
mÔDie    qu'aujourd'hui   ce  serait  encore  la 


cependant  de  le  faire,  parce  que  le  caractère 
des  langues  ,  formé  d'après  cette  nécessité  , 
ne  permit  pas  de  rien  changer  à  cet  usage  ; 
et  l'on  ne  commença  à  se  rapprocher  de 
notre  manière  de  concevoir,  qu'après  que 
])lusieurs  idiomes  se  funmt  succédé  les  uns 
aux  autres.  Ces  changements  furent  fort  lents , 
parce  que  les  dernières  langues  conservèreiH 
toujours  une  partie  du  génie  de  celles  qui 
les  avaient  précédées.  On  voit  dans  le  la.tiû 


790 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


LAN 


800 


un  reste  bien  sensible  du  caraclère  des  plus 
ancieinies,  d'où  il  a  jjassé  jusque  dans  nos 
conjugaisons.  Lorsque  nous  disons, .je  fais, 
je  faisais,  je  fis,  je  ferai,  etc.,  nous  ne  dislin- 
i^uons  le  temps,  le  mode  et  le  nombre,  qu'en 
variant  les  terminaisons  du  verbe  ,  ce  qui 
l)rovient  de  ce  que  nos  conjugaisons  ont  en 
cela  été  laites  sur  le  modèle  de  celle  des  La- 
lins.  Mais  loisquc  nous  disons,  j'ai  fait,  j'eus 
fait,  j'avais  fait ,  etc.,  nous  .«-uivons  l'ordre 
qui  nous  est  devenu  le  plus  naturel  :  car  fait 
est  ici  proprement  le  verbe,  puisque  c'estle 
nom  qui  marque  l'état  d'action  ;  et  avoir  ne 
répond  qu'au  son  qui  dans  l'origine  des  lan- 
gues venait  après  le  verbe,  ])Our  en  désigner 
le  temps,  le  mode  et  le  nombre. 

89.  On  peut  faire  la  môme  remarque  sur 
le  terme  être,  qui  rend  le  participe  auquel  on 
le  joint,  tantôt  équivalent  à  un  verbe  passif, 
tantôt  au  prétérit  composé  d'un  verbe  actif 
ou  neutre.  Dans  ces  phrases,  je  suis  aimé,  je 
m'étais  fait  fort,  je  serais  parti;  aimé  ex- 
prime l'état  de  passion,  fait  et  parti  celui 
d'action  :  mais  suis,  étais  et  serais  ne  mar- 
(}uent  que  le  temps,  le  mode  et  le  nombre. 
Ces  sortes  de  mots  étaient  de  peu  d'usage 
dans  les  conjugaisons  latines,  et  ils  s'y  cons- 
truisaient comme  dans  les  premières  langues, 
c'est-à-dire,  après  le  verbe. 

90.  Puisque  pour  signifier  le  temps,  le 
mode  et  le  nombre  ,  nous  avons  des  termes 
(jue  nous  mettons  avant  le  verbe;  nous  pour- 
rions, en  les  plaçant  après ,  nous  faire  un 
modèle  des  conjugaisons  des  premières  lan- 
gues. Cela  nous  donnerait,  par  exemple  ,  au 
lieu  de  je  suis  aimé,  j'étais  aimé,  etc.,  aimé 
suis,  aimé  étais,  etc. 

91.  Les  hommes  ne  multiplièrent  pas  les 
mots  sans  nécessité,  surtout  quand  ils  com- 
mencèrent à  en  avoir  l'usage  :  il  leur  en  coû- 
tait trop  pour  les  imaginer  et  pour  les  retenir. 
Le  même  nom  qui  était  le  signe  d'un  temps 
ou  d'un  mode  ,  fut  donc  mis  après  chaque 
verbe  :  d'oij  il  résulte  que  chaque  mère-langue 
n'a  d'abord  eu  qu'une  seule  conjugaison.  Si 
le  nombre  en  augmenta,  ce  fut  par  le  mé- 
lange de  plusieurs  langues,  ou  parce  que  les 
mots  destinés  à  indiquer  les  temps,  les  modes, 
etc.,  se  prononçant  plus  ou  moins  facilement 
selon  le  verbe  qui  les  précédait,  furent  quel- 
quefois altérés. 

92.  Les  dift'érentes  qualités  de  l'âme  ne 
sont  qu'un  effet  des  divers  états  d'action  et 
de  passion  par  où  elle  passe,  ou  des  habi- 
tudes qu'elle  contracte  lorsqu'elle  agit  ou 
pâtit  à  plusieurs  reprises.  Pour  connaître  ces 
quahtés ,  il  faut  donc  di^à  avoir  quelque 
idée  des  différentes  manières  d'agir  et  de 
pâtir  de  cette  substance  :  ainsi  les  adjectifs 
qui  les  expriment  n'ont  pu  avoir  cours  qu'a- 
près que  les  verbes  ont  été  connus.  Les  mots 
de  parler  et  de  persuader  ont  nécessaire- 
ment été  en  usage  avant  celui  d'éloquent-:  cet 
exemple  suffit  pour  rendre  ma  pensée  sen- 
sible. 

93.  En  parlant  des  noms  donnés  aux  qua- 
lités des  choses,  je  n'ai  encore  fait  mention 
(jue  des  adjectifs  ;  c'est  que  les  substantifs 
abstraits  n'ont  pu  ôlrc  connus  que  longtemps 


I 


après.  Lorsque  les  hommes  commencèrent  à 
remarquer  les  dilfércntcs  qualités  des  objets, 
ils  ne  les  virent  pas  toutes  seules  ;  mais  ils  les 
aperçurent  comme  quelque  chose  dont  mi 
sujet  était  revêtu.  Les  noms  qu'ils  leur  don- 
nèrent, durent,  par  consé(iuenl ,  emporter 
quelqiie  idée  de  ce  sujet  :  tels  sont  les  mots 
(jrand,  vigilant,  etc.  Dans  la  suite  on  repassa 
sur  les  notions  qu'on  s'était  faites,  et  l'on  fut 
obligé  de  les  décomposer,  afin  de  j)Ouvoir 
exprimer  plus  commodément  de  nouvelles 
)ensées  :  c'est  alors  qu'on  distingua  les  qua- 
ités  de  leur  sujet,  et  qu'on  fit  les  substantifs 
abstraits  de  grandeur,  vigilance,  etc.  Si  nous 
pouvions  remonter  à  tous  les  noms  primitifs, 
nous  reconnaîtrions  qu'il  n'y  a  point  de  subs- 
tantif abstrait  qui  ne  dérive  de  quelque  ad- 
jectif ou  de  quelque  verbe. 

94.  Avant  l'usage  des  verbes  on  avait  déjà, 
comme  nous  l'avons  vu ,  des  adjectifs  pour 
exprimer  des  qualités  sensibles ,  parce  que 
les  idées  les  plus  aisées  à  déterminer  ont  dû 
les  premières  avoir  des  noms.  Mais  faute  de 
mot  pour  lier  l'adjectif  à  son  substantif,  on  se 
contentait  de  mettre  l'un  à  côté  de  l'autre. 
Monstre  terrible  signifiait ,  ce  monstre  est 
terrible  ;  car  l'action  suppléait  à  ce  qui  n'é- 
tait pas  exprimé  par  les  sons.  Sur  quoi  il  faut 
observer  que  le  substantif  se  construisait 
tantôt  avant,  tantôt  après  l'adjectif,  selon 
qu'on  voulait  plus  appuyer  sur  l'idée  de  l'un 
ou  sur  celle  de  l'autre.  Un  homme  surpris  de 
la  hauteur  d'un  arbre  disait  grand  arbre, 
quoique  dans  toute  autre  occasion  il  eût  dil, 
arbre  grand,  car  l'idée  dont  on  est  le  plus 
frappé  est  celle  qu'on  est  naturellement 
porté  à  énoncer  la  première. 

Quand  on  se  fut  fait  des  verbes,  on  remar- 
qua facilement  que  le  mot  qu'on  leur  avait 
ajouté  pour  en  distinguer  la  personne ,  le 
nombre  ,  le  temps  et  le  mode,  avait  encore 
la  propriété  de  les  lier  avec  le  nom  qui  les 
régissait.  On  employa  donc  ce  même  mot 
pour  la  liaison  de  l'adjectif  avec  son  substan- 
tif, ou  du  moins  on  en  imagina  un  semblable. 
Voilà  à  quoi  répond  celui  6'être,  à  cela  près 
qu'il  ne  suffit  pas  pour  désigner  la  personne. 
Cette  manière  de  lier  deux  idées  est,  comme 
je  l'ai  dit  ailleurs,  ce  qu'on  appelle  affirmer. 
Ainsi  le  caractère  de  ce  mot  est  de  marquer 
l'affirmation. 

95.  Lorsqu'on  s'en  servit  pour  la  liaison 
du  substantif  et  de  l'adjectif,  on  le  joignit  à 
ce  dernier,  comme  à  celui  sur  lequel  l'affir- 
mation tombe  plus  particulièrement.  Il  arriva 
bientôt  ce  qu'on  avait  déjà  vu  à  l'occasion 
des  verbes  ;  c'est  que  les  deux  ne  firent  qu'un 
mot.  Par  là  les  adjectifs  devinrent  suscep- 
tibles de  conjugaison,  et  ne  furent  distingués 
des  verbes  que  parce  que  les  qualités  qu'ils 
exprimaient  n'étaient  ni  action  ni  passion. 
Alors,  pour  mettre  tous  ces  noms  dans  une 
même  classe,  on  ne  considéra  le  verbe  que 
comme  un  mot  qui,  susceptible  de  conjugaison, 
affirme  d'un  sujet  une  qualité  quelconque.  H 
y  eut  donc  trois  sortes  de  verbes  :  les  uns 
actifs,  ou  qui  signifient  action;  les  autres 
passifs ,  ou  qui  marquent  passion;  et  les  der- 
niers neutres ,  ou  qui. indiquent  toute  autre 


801 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


802 


qualité.  Les  granimairiens  changèrent  ensuite  sons,  c'est  le  pins  pieux  et  le  plus  savant,  etc. 
ces  divisions,  ou  en  imaginèrenido  nouvelles.  On  peut  encore  remarquer  que  par  la  nature 
parce  qu'il  leur  parut  plus  commode  de  dis-      de   nos  déclinaisons  nous  nianf|uons  de  ces 


linguer  les  verbes  par  le  régime  une  par  le 
sens. 

96.  Les  adjectifs  s'élant  changés  en  verbes, 
la  construction  des  langues  lui  quelque  peu 
altérée.  La  place  de  ces  nouveaux  verbes  va- 
ria comme  colle  des  noms  d'où  ils  dérivaient  : 
ainsi  ils  furent  mis  tantôt  avant,  tantôt  après 
le  substantif  dont  ils  étaient  le  régime.  Cet 
usage  s'étendit  ensuite  aux  autres  verbes. 
Telle  est  l'époque  qui  a  préparé  la  construc- 
tion qui  nous  est  si  naturelle. 

97.  On  ne  fut  donc  plus  assujetti  à  arran- 
ger toujours  ses  idées  dans  le  même  ordre  : 
on  sépara  de  plusieurs  adjectifs  le  mot  qui 


noms  que  les  granuuariensap|)ellerit  compa- 
ratifs, à  quoi  nous  ne  suppléons  que  par  le 
mo[plus,  qui  demande  les  mêmes  répétitions 
que  l'article.  Les  conjugaisons  et  les  décli- 
naisons étant  les  parties  de  l'oraison  ([ui  re- 
viennent le  plus  souvent  dans  le  discours,  *il 
est  démontré  que  notre  langue  a  moins  de 
précision  que  la  langue  latine. 

101.  Nos  conjugaisons  et  nos  déclinaisons 
ont  à  leur  tour  un  avantage  sur  celles  des  La- 
tins; c'est  qu'elles  nous  font  distinguer  des 
sens  qui  se  confondent  dans  leur  langue. 
Nous  avons  trois  prétérits  ,  je  fis  ,  j'ai  fait , 
j'cMs /"a/f  ;  ils  n'en  ont  qu'un, /"fcj.  L'omission 
leur  avait  été  ajouté  ;  on  le"  conjugua  h  part  ;     de  l'article  change  quelquefois  le  sens  d'une 


et  après  l'avoir  longtemps  placé  assez  indif 
féremment ,  conmie  le  prouve  la  langue  la- 
tine, on  le  fixa  dans  la  nôtre  apiès  le  nom 
qui  le  régit  et  avant  celui  qu'il  a  pour  régime. 
98.  Co  mot  n'était  le  signe  d'aucune  qua- 
lité ,  et  n'aurait  pu  être  mis  au  nombre  des 


proposition  :  je  suis  pire  et  je  suis  le  père , 
ont  deux  sens  ditférents,  (jui  se  confondent 
dans  la  langue  latine  ;  sum  pater. 

102.  Il  n'était  pas  jjossible  d'imaginer  des 
noms  pour  chaque  objet  particulier;  il  fut 
donc  nécessaire  d'avoir  de  bonne  heure  des 


verbes,  si  en  sa  faveur  on  n'avait  pas  étendu     termes  généraux.  Mais  avec  quelle  adresse  no 
la  notion  du  verbe ,  connne  on  l'avait  déj<i     fallut-il  pas  saisir  les  circonstances ,    pour 


s'assurer  que  chacun  fornjait  les  mêmes  abs- 
tractions ,  et  donnait  les  mêmes  noms  aux 
mômes  idées  ?  Qu'on  lise  des  ouvrages  sur  des 
matières  abstraites,  ou  verra  qu'aujourd'hui 
même  il  n'est  i)as  aisé  d'y  réussir. 

Pour  comprendre  dans  (]uel  ordre  les 
termes  abstraits  ont  été  imaginés,  il  suOit 
d'observer  l'ordre  des  notions  générales.  L'o- 
rigine et  les  progrès  sont  les  mômes  de  part 
et  d'autrfi.  .Te  veux  dire  que  s'il  est  constant 
que  les  notions  les  plus  générales  viennent 
des  idées  que  nous  tenons  inunédiatement 
férénte.  Pour  ex|)rimer  le  nombre,  le  cas  et  des  sens,  il  est  également  certain  (jue  les 
le  genre,  on  imagina  des  mots  qu'on  plaça     termes  les  plus  abstraits  dérivent  des  i)re- 


fait  pour  les  adjectifs.  Ce  nom  ne  fut  donc 
plus  considéré  que  comme  un  mot  qui  signi- 
fie affirmation  avec  distinction  de  personnes, 
de  nombres,  de  temps  et  de  modes.  Dès  lors 
le  verbe  être  fut  proprement  le  seul.  Les 
grammairiens  n'ayant  [)as  suivi  le  progrès  de 
ces  changements,  ont  eu  bien  de  la  peine 
à  s'accorder  sur  l'idée  qu'on  doit  avoir  de 
celte  sorte  de  noms  (221). 

99.    Les  déclinaisons  des  Latins   doivent 
s'expliquer  de  la  môme  manière  que  leurs 


conjugaisons 


l'origine  n'en  saurait  être  dif- 


après  les  noms  ,  et  qui  en  varièrent  la  ter 
niinaison.  Sur  quoi  (m  peut  remarquer  que 
nos  déclinaisons  ont  été  faites  en  partie  sur 
celles  de  la  langue  latine,  puisqu'elles  admet- 
tent ditîérentes  terminaisons;  et  en  partie 
d'après  l'ordre  que  nous  donnons  aujourd'hui 
à  nos  idées  ;  car  les  articles  qui  sont  les 
signes  du  nombre,  du  cas  et  du  genre,  se 
mettent  avant  les  noms. 


miers  noms  qui  lui  ont  été  donnés  aux  objets 
sensibles. 

Les  hommes,  autant  qu'il  est  en  leur  pou- 
voir, rap{)ortent  leurs  deinières  connaissances 
à  (piehpies-unes  de  celles  qu'ils  ont  déjà 
acquises.  Par  là  les  idées  moins  familières  se 
lient  à  celles  qui  le  sont  davantage,  ce  qui 
est  d'un  grand  secours  à  la  mémoire  et  à 
l'imagination.  Quand  les  circonstances  firent 


11  me  semble  que  la  comparaison  de  notre     remarquer  de  nouveaux  objets,  on  chercha 


langue  avec  celle  des  Latins  rend  mes  conjec- 
tures assez  vraisemblables,  et  qu'il  y  a  lieu 
de  présumer  qu'elles  s'écarteraient  peu  de  la 
vérité,  si  l'on  pouvait  remonter  à  une  pre- 
mière langue. 

100.  Les  conjugaisons  et  les  déclinaisons 
latines  ont  sur  les  nôtres  l'avantage  de  la  va- 
riété et  de  la  précision.  L'usage  fréquent  que 
nous  sommes  obligés   de  faire    des  verbes 


donc  ce  qu'ils  avaient  de  commun  avec  ceux 
qui  étaient  connus,  on  les  mit  dans  la  môme 
classe,  et  les  mêmes  noms  servirent  à  dési- 
gner les  uns  et  les  autres.  C'est  de  la  sorte 
que  les  idées  des  signes  devinrent  plus  géné- 
rales :  mais  cela  ne  se  fil  que  peu  à  peu,  on 
ne  s'éleva  aux  notions  les  plus  abstraites  que 
par  degrés,  et  on  n'eut  que  fort  tard  les 
termes  d'essence,  de  substance  et  d'être.  Sans 


auxiliaires  et  des  articles,  rend  le  style  diffus  doute  qu'il  y  a  des  peuples    qui   n'en  ont 

et  traînant  :  cela  est  d'autant  plus   sensible  point  encore  enrichi  leur  langue  {222)  :  s'ils 

que  nous  portons  le  scrupule  jusqu'à  répéter  sont  plus  ignorants  que  nous,  je  ne  crois  {)as 

les  articles  sans  nécessité.  Par  exemple,  nous  que  ce  soit  par  cet  endroit, 
ne  disons  pas,  c'est  le  plus  pieux  et  plus  sa-         103.  Plus  l'usage  des  termes  abstraits  s'éta- 

vant  homme  que  je  connaisse ,  mais  nous  di-  blit,  plus  il  fit  connaître  condjien  les  sons 


(2-21)  De  loulesles  parliesde  l'oraison,  dit  i'ablié 
negnier,  il  n'y  en  a  aucune  dont  nous  ayons  au- 
tant de  défiiiiiioM.^,  que  :iou$  en  avuns  de:»  verbes. 


(Gramm.  françnise,  p.  52.").) 

(222)  Cela  ^e  uouve  conlirmé  par  Ja   relation  de 
la  Cundaniine. 


803  LAN  DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 

articuU^s  étaient  ju-opres  à  exprimer  jiis- 
(ju'aux  pensées  qui  paraissent  a\oir  le  moins 
de  rapi)ort  aux  choses  sensibles.  L'imagina- 
tion travailla  pour  trouver  dans  les  objets  qui 
frappent  les  sens  des  images  de  ce  qui  se 
passait  dans  l'intérieur  de  l'ûme.  Les  hommes 
ayant  toujours  aperçu  du  mouvement  et  du 
repos  dans  la  matière  ;  ayant  remarqué  le 
penchant  ou  l'inclination  des  corps;  ayant  vu 


LAN  804 

lion  du  corps,  quand  on  dit,  par  exemple,  j> 
vois;  mais  ils  remarquèrent  encore  particu- 
lièrement la  perception  de  l'âme,  et  commen- 
cèrent à  regai'der  le  terme  de  voir  comme 
propre  à  désigner  l'une  et  l'autre.  Il  est  môme 
vraisemblable  que  cet  usage  s'établit  si  na- 
turellement ,  qu'on  ne  s'aperçut  pas  qu'on 
étendait  la  signification  de  ce  mot.  C'est  ainsi 
qu'un  signe  qui  s'était  d'abord  terminé  à  une 


({lie  l'air  s'agite,  se  trouble  et  s'éclaircit;  que  action  de  corps,  devint  le  nom  dune  opéra- 

les  plantes  se  développent ,  se  fortilient  et  tion  de  l'âme. 

s'alfaiblissent  :  ils  dirent  le  mouvement,  le  ç.  Plus  on  voulut  réfléchir  sur  les  opérations 
repos  ,  rinclinatioji  cl  le  penchant  de  l'âme;  dont  cette  voie  avait  fourni  les  idées,  plus  on 
ils  dirent  que  l'esprit  s'agite,  se  trouble  ,  s'é-  sentit  la  nécessité  de  les  rapporter  à  difl'é- 
rlaircit  ,  s'affaiblit.  Enlin  on  se  contenta  rentes  classes.  Pour  cet  etiet  on  n'imagina 
d'avoir  trouvé  un  raf)port  quelconque  entre  pas  de  nouveaux  termes,  ce  n'aurait  pas  été 
une  action  de  l'âme  et  une  action  du  corps  ,  le  moyen  le  plus  facile  de  se  faire  entendre  : 
pour  donner  le  même  nom  à  l'une  et  à  maison  étendit  peu  à  peu  et  selon  le  besoin 
l'autre  (223).  Le  terme  d'es})rit  d'où  vient-il  la  signification  de  quelques-uns  des  noms 
lui-même,  si  ce  n'est  de  l'idée  d'une  matière  qui  étaient  devenus  les  signes  des  opérations 
très-subtile,  d'une  vapeur,  d'un  souffle  qui  de  l'âme;  de  sorte  qu'un  d'eux  se  trouva  en- 
écha[)|)e  à  ja  vue  ?  Idée  avec  laquelle  plu-  lin  si  général,  qu'il  les  exprima  toutes  :  c'est 
sieurs  philosophes  se  sont  si  fort  familiari-  celui  de  pensée.  Nous-mêmes  nous  ne  nous 
ses,  qu  ils  s'imaginent  qu'une  substance  com-  conduisons  pas  autrement,  quand  nous  vou- 
j)Osée  d'un  nombre  innombrable  de  parties  Ions  indiquer  une  idée  abstraite,  que  l'usage 
est  capable  de  penser.  J'ai  réfuté  cette  er-  n'a  pas  encore  déteiminée.  Tout  confirme 
reur.  donc  ce  que  je  viens  de  dire  dans  le  para- 
On  voit  évidemment  comment  tous  ces  graphe  précédent,  que  les  termes  les  plus 
noms  ont  été  figurés  dans  leur  origine.  On  abstraits  dérivent  des  premiers  noms  qui  ont 
pourrait  prendre,  parmi  des  termes  plus  abs-  été  donnés  aux  objets  sensibles. 
traits,  des  exemples  où  cette  vérité  ne  serait  104.  On  oublia  l'origine  de  ces  signes,  aus- 
pas5i  sensible.  Tel  est  le  mot  de  pensée  (224)  :  sitôt  que  l'usage  en  fut  familier,  et  on  tomba 
mais  on  sera  bientôt  convaincu  qu'il  ne  fait  dans  l'erreur  de  croire  qu'ils  étaient  les  noms 
})as  une  exception.  les  plus  naturels  des  choses  spirituelles.  On 
Ce  sont  les  besoins  qui  fournirent  aux  s'imagina  même  qu'ils  en  expliquaient  par- 
hommes  les  premières  occasions  de  remar-  faitement  l'essence  et  la  nature ,  quoiqu'ils 
quer  ce  qui  se  passait  en  eux-mêmes,  et  de  n'exprimassent  que  des  analogies  fort  impar- 
l'exprimer  par  des  actions ,  ensuite  par  des  faites.  Cet  abus  se  montre  sensiblement  dans 


noms.  Ces  observations  n'eurent  donc  lieu 
que  relativement  à  ces  besoins,  et  on  ne  dis- 
tingua plusieurs  choses  qu'autant  qu'ils  en- 
î^vigeaient  à  le  faire.  Or  les  besoins  se  rappor- 
taient uniquement  au  corps.  Les  premiers 
noms  qu'on  donna  à  ce  que  nous  sommes 


les  philosophes  anciens ,  il  s'est  conservé 
chez  les  meilleurs  des  modernes,  et  il  est  la 
principale  cause  de  la  lenteur  de  nos  progrès 
dans  la  manière  de  raisonner. 

105.   Les  hommes,   principalement   dans 
l'origine  des  langues ,  étant  peu  propres  à 


capables  d'éprouver,  ne  signifièrent  donc  que     réfléchir  sur  eux-mêmes  ,  ou  n'ayant,  pour 


desactions  sensibles.  Dans  la  suite  les  hommes 
se  familiarisèrent  peu  à  peu  avec  les  termes 
abstraits,  devinrent  capables  de  distinguer 
l'âme  du  corps,  et  de  considérer  à  part  les 
opérations  de  ces  deux  substances.  Alors  ils 
aperçurent  non-seulement  quelle  était  l'ac- 

(2-25)  i  Je  ne  doute  point  (dit  Locke,  1.  m,  c.  i, 
§  5)  que,  si  nous  pouvions  conduire  ions  les  mois 
jusqu'à  leur  source,  nous  ne  irouvassions  que  dans 
toutes  les  langues,  les  mois  qu'on  emploie  poursi- 
gnitier  des  choses  qui  ne  lombenl  pas  sous  les  sens, 
ont  tiré  leur  première  origine  d'idées  sensibles. 
D'où  nous  pouvons  conjecturer  quelle  sorte  de  no- 
tions avaient  ceux  qui  les  premiers  parlèrent  ces 
langues-là,  d'où  elles  leur  venaient  dans  l'esprit,  et 
conimenl  la  nature  suggéra  inopinément  aux  liom- 
mes  rorigine  et  le  principe  de  toutes  leurs  connais- 
sances, par  les  noms  même  qu'ils  donnaient  aux 
choses.  I 

(224)  Je  crois  que  cet  exemple  est  le  plus  diffi- 
cile qu'on  puisse  choisir.  On  en  peut  juger  par  une 
dilliculté  avec  laquelle  les  cartésiens  ont  cru  réduire 
à  l'aljsurde  ceux  qui  prétendent  que  toutes  nos  con- 
iiiiissances  viennent  des  sens.  <  Par  quel  sens,  de- 
uianJciii-ils,  des  idéeô  toutes  spirituelles,  celle  de 


exprimer  ce  qu'ils  y  pouvaient  remarquer, 
que  des  signes  jusque-là  appliqués  à  des 
choses  toutes  différentes,  on  peut  juger  des 
Obstacles  qu'ils  eurent  à  surmonter  avant 
de  donner  des  noms  à  certaines  opérations 
de  l'âme.  Les  particules,  par  exemple,  qui 

la  pensée ,  par  exemple,  et  celle  de  l'être  seraient- 
elles  entrées  dans  l'enleniiement  ?  Soni-elles  lumi- 
fieuses  ou  colorées,  pour  êlre  entrées  par  la  vue? 
D'un  son  grave  ou  aigu  ,  pour  êlre  entrées  par 
l'ouïe?  D'une  bonne  ou  mauvaise  odeur,  pour  être 
entrées  par  l'odorai?  D'un  bon  ou  d'un  mauvais 
goût,  pour  être  entrées  par  le  goût?  Froides  ou 
chaudes,  dures  ou  molles,  pour  être  entrées  par 
l'attouchement?  Que  si  l'on  ne  peut  rien  répoirdre 
qui  ne  soit  déraisoruiable,  il  faut  avouer  que  les 
idées  spirituelles,  telles  que  celles  de  l'être  et  de  la 
pensée,  ne  tirent  en  aucune  sorte  leur  origine  des 
sens,  mais  que  notre  ùme  a  la  (acuité  de  les  for- 
mer de  soi-même.  >  (Art  de  penser.)  Celte  objec- 
tion a  été  tirée  des  Confessions  de  saint  Augustin. 
Klle  pouvait  avoir  de  quoi  séduire  avant  que  Locke 
eût  écrit;  mais  à  présent,  s'il  y  a  quelque  chose  de 
peu  solide ,  c'est  l'objection  elle-même. 


m 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


806 


lient  les  ditïérentes  parties  du  discours,  ne 
ilurenl  ùtre  imaginées  que  ibit  tard.  Elles  ex- 
l)rinient  la  manière  dont  les  objets  nous 
ad'ectent,  et  les  jugements  que  nous  en  por- 
tons, avec  une  finesse  qui  écliappa  longtemps 
à  la  grossièreté  des  esprits,  ce  qui  rendit  les 
hommes  incapables  de  raisonnement.  Raison- 
ner, c'est  exprimer  les  rapports  qui  sont  entre 
dilTérenles  propositions;  or  il  esi  évident 
qu'il  n'y  a  que  les  conjonctions  qui  en  four- 
nissent les  moyens.  Le  langage  d'action  ne 
pouvait  que  faiblement  suppléer  au  défaut 
de  ces  particules;  et  l'on  ne  fut  en  état  d'ex- 
primer avec  des  noms  les  rapports  dont  elles 
sont  les  signes  ,  qu'après  qu'ils  eurent  été 
fixés  par  des  circonstances  marquées,  et  à 
beaucoup  de  reprises.  Nous  viîrrons  plus  ^as     semble  même  que  cette  particule  ne  veut  ja 


tenaient  la  place,  leurs  rapports  en  devenaient 
plus  sensibles.  Notre  langue  s'en  est  même 
fait  une  règle;  on  ne  |)eut  excei)tGr  (]ue  le 
cas  où  un  verbe  est  M'inqiératif,  et  (|u'il  marque 
connnandement  :  on  dit  faites-le.  Cet  usage 
n'a  peut-être  été  introduit  que  pour  distin- 
guer davantage  l'inqiératif  du  présent.  Mais 
si  l'impératif  signifie  une  défense,  le  pronom 
reprend  sa  place  naturelle  ;  on  dit,  ne  le  faites 
pas.  La  raison  m'en  [tarait  sensible.  Le  verbe 
signifie  l'état  d'une  chose,  et  la  négation 
nianiue  la  privation  de  cet  état;  il  est  donc 
naturel,  pour  plus  de  clarté,  de  ne  la  pas 
séparer  du  verbe.  Or  c'est  pas  qui  la  rend 
complète  :  par  conséquent,  il  est  plus  néces- 
saire qu'il  soit  joint  au  verbe,  que  ne.  11   me 


que  cela  donna  naissance  à  l'apologue. 

106.  Les  hommes  ne  s'entendirent  jamais 
mieux  que  lorsciu'iis  donnèrent,  des  noms 
aux  olijels  sensibles.  Mais  aussitôt  qu'ils  vou- 
lurent p;isser  aux  notions  archétyjtes,  comme 
ils  manquaient  ordinairement  de  modèles , 
qu'ils  se  trouvaient  dans  des  circonstances 
qui  variaient  sans  cesse ,  et  que  tous  ne  sa- 
vaient pas  également  bien  conduire  les  opé- 
rations de  leurûme,  ils  commencèrent  à  avoir 
bien  de  la  peine  à  s'entendre.  On  rassembla 
sous  un  même  nom  plus  ou  moins  d'idées 
simples,  et  souvent  des  idées  infiniment  op- 
posées :  de  là  bien  des  disputes  de  mots.  Il 
fut  rare  de  trouver  sur  ces  matières  dans  deux 
langues  ditlérentes  des  termes  qui  se  répon- 
dissent parfi.ilement.  Au  contraire  il  fut  très- 
commun,  dans  une  même  langue,  d'en  remar- 
quer dont  le  sens  n'était  point  assez  déter- 
miné ,  et  dont  on  pouvait  faire  mille  applica- 
tions dill'érentes.  Ces  vices  sont  passés  jusque 
dans  lesouvri-^ges  des  philosophes,  et  sont  le 
principe  de  bien  des  erreurs. 

Nous  avons  vu,  en  parlant  des  noms  des 
substances,  que  ceux  des  idées  complexes 
ont  été  imaginés  avant  les  noms  des  idées 
simples  :  on  a  suivi  un  ordre  tout  différent 
quand  on  a  donné  des  noms  aux  notions 
archétypes.  Ces  notions  n'étant  que  des  col- 
lections de  ]dusieurs  idées  simples  que  nous 
avons  rassemblées  à  noire  choix,  il  est  évi- 
dent que  nous  n'avons  pu  les  former,  qu'après 
avoir  déjà  déterminé  par  des  noms  particu- 
liers chacune  des  idées  simples  que  nous  y 
avons  voulu  faire  entrer.  On  n'a,  par  exemple, 
donné  le  nom  de  courage  à  la  notion  dont  il 
est  le  signe,  ([u'après  avoir  fixé  par  d'autres 
noms  les  idées  de  daityer,  connaissance  du 
danger,  obligation  de  su  exposer,  et  fermeté 
à  remplir  cette  obligation. 

107.  Les  pi  onoms  furent  les  derniers  mots 
qu'on  imagina,  parce  qu'ils  furent  les  derniers 
dont  on  sentit  la  nécessité  :  il  est  même  vrai- 
semblable qu'on  fut  longtemps  avant  de  s'y 
accoutumer.  Les  esprits  ,  dans  l'habitude  de 
réveiller  à  chaque  fois  une  même  idée  par  un 
même  mot,  avaient  de  la  peine  à  se  faire  à 
un  nom  qui  tenait  lieu  d  un  autre,  et  quel- 
quefois d'une  {)hrase  entière. 

1U8.  Pour  diminuer  ces  difficultés,  on  mit 
dans  le  discours  les  pronoms  avant  les  verbes, 


mais  être  séparée  de  son  veibe  :  je  ne  sais  si 
les  grammairiens  en  ont  fait  la  remarque. 

109.  On  n'a  pas  toujours  consulté  la  nature 
des  mots,  quand  on  a  voulu  les  distribuer  en 
différentes  classes  :  c'est  pounjuoi  on  a  mis 
au  nombre  des  pronoms  des  mots  qui  n'en 
sont  pas.  Quand  on  dit,  par  exemple,  voulez- 
vous  me  donner  cela  ;  vous,  mc,ciii  désignent 
la  personne  qui  parle,  celle  à  qui  l'on  parle 
et  la  chose  qu'on  demande.  Ainsi  ce  sont  là 
pro})rement  des  noms  qui  ont  été  connus 
longtemps  avant  les  pronoms,  et  qui  ont  été 
l)lacés  dans  le  discours  suivant  l'ordre  des 
autres  noms;  c'est-à-dire,  avant  le  verbe 
quand  ils  en  étaient  le  régime ,  et  après 
quand  ils  le  régissaient  :  on  disait,  cela  vou- 
loir moi,  i)our  dire./c  veux  cela. 

110.  Je  crois  qu'il  ne  nous  reste  plus  à 
parler  que  de  la  distinction  des  genres  : 
mais  il  est  visible  qu'(îlle  ne  doit  son  origine 
qu'à  la  diflérence  des  sexes,  et  qu'on  n'a 
rapporté  les  noms  à  deux  ou  trois  sortes  de 
genres  qu'afin  de  mettre  plus  d'ordre  et  j)lus 
de  clarté  dans  le  langage. 

111.  Tel  est  l'ordre,  ou  à  peu  près,  dans 
lequel  les  mots  ont  été  inventés.  Les  langues 
ne  commencèrent  proprement  h  avoir  un 
style  que  quand  elles  eurent  des  noms  de 
toutes  les  espèces,  et  qu'elles  se  furent  fait 
des  ])rincipes  fixes  pour  la  construction  du 
discours.  Auparavant  ce  n'était  qu'une  cer- 
taine quantité  de  termes,  qui  n'exprimaient 
une  suite  de  pensées  qu'avec  le  secours  du 
langage  d'action.  11  faut  cependant  remarquer 
que  les  pronoms  n'étaient  nécessaires  que 
pour  la  précision  du  style. 

Rofulaiioii  |>:irM.  de  Bonaki  de  la  diéorie  de  Con- 
dillac  Mir  Torigiiie  du  langage. 

«  Adam  et  Eve,  dit  CondiMac,  ne  durent 
pas  à  l'expérience  l'exercice  des  opérations 
de  leur  âme  ;  ils  furent,  par  un  secours  extra- 
ordinaire, en  état  de  réfléchir  et  de  se  com- 
muniquer leurs  pensées.  » 

11  semble  ,  puisque  ce  philosophe  remonte 
jusqu'à  Adam  et  Eve,  qu'après  la  création  il 
n'y  a  pius  rien  d'extraordinaire,  et  que  la 
formation  de  l'homme  et  de  la  femme,  par 
l'action  toute-puissante  de  la  Divinité ,  une 
fois  supposée  ,  il  eût  été,  au  contraire,  fort 
pou  naturel,   et  tout  à  fait   extraordinaire, 


car,  étant  par  là  plus  près  des  noms  dont  ils      qu'un  tel  ouvrier  eût  laissé  son  ouvrage  im- 


8G7  LAN  DKITIOXXAIUE  DE  PHILOSOPHIE 

[larfait,  qu'il  eiVl  créé  l'iioinmo  cl'la  femme 
avec  tirs  facullés  sans  exercice,  une  intelli- 
gence sans  moyen  de  S(î  connaître  et  de  s'ex- 
primer, et  qu'en  les  unissant  dans  celle  so- 


LAX 


808 


ciété  intime  destinée  h  per[)éluer  son  ou 
vrage,  et  qui  de  deux  âmes  ne  devait  faire 
qu'une  âme,  il  leur  eût  refusé  la  j^aroie,  par 
laquelle  ils  jiouvaienl  se  communicjuer  leurs 
pensées  el  s'cîutretenir  de  leurs  alfections;  il 
ii(!  lui  t-n  coûtait  sans  di)ule  pas  davantage 
de  créer  l'homme  pensant  el  parlant,  que  de 
le  créer  avec  le  mouvement  et  la  vie.  Ouand 
on  a  recours  à  l'intervention  de  la  Divinité, 
il  laui  lui  attribuer  une  conduite  conforme  à 
sa  sagesse  et  aux  idées  que  notre  raison  peut 
s'en  former,  et  ceux  (jui ,  rejetant  toute 
croyance  d'une  Intelligence  suprême ,  font 
naître  l'homme  de  l'énergie  de  la  matière,  et 
l(>,  langage  de  l'industrie  de  l'homme,  ne  sont 
]»as  plus  déraisonnables  el  sont  beaucoup 
plus  '^onsé(iuents. 

«  Mais  je  suppose,  continue  le  philosophe, 
que,  quelque  temps  après  le  déluge,  deux 
enfants  de  l'un  et  de  l'autre  sexe  aient  été 
égarés  dans  les  déserts  avant  qu'ils  connus- 
sent l'usage  d'aucun  signe;  qui  sait  même 
s'il  n'y  a  pas  quelque  peuple  qui  ne  doive 
son  origine  qu'à  un  pareil  événement?  Je 
prie  qu'on  me  permelle  celte  supposition.  La 
question  est  de  savoir  comment  celle  nation 
naissante  s'est  fait  un  langage.  » 

Condillac  se  trompe  :  la  première  question 
est  de  savoir  si  l'on  peut  admettre  celte  sup- 
position ;  la  seconde,  si   celte  nation  nais- 
sante, comme  il  l'appelle,  a  pu  se  faire  un 
langage  ,  el  si  môme  deux  enfants,  dans  l'é- 
tat où  il  les  suppose,  et  pour  qui  vivre  était 
le  seul  besoin,  avaient  besoin  pour  vivre  de 
se  faire  un  langage.  Pourquoi,  d'ailleurs,  re- 
venir à  la  supposition  ridicule  de  ces  deux 
enfants,  et  ne  pas  attribuer  à  Adam  et  Eve, 
puisqu'il  les  nomme,  venus  au  monde  hommes 
faits  et  en  état  de  société,  le  besoin  et  les 
moyens  de  se  faire  un  langage?  Certes,  ce 
n'était  pas  la  peine  de  citer  la  Genèse,  et  d'y 
prendre  seulement  les  noms  d'Adam,  d'Eve 
e'f  du  déluge,  pour  la  démentir  sur  tout  le 
reste.  Mais  ces  petites  ruses   n'étaient  pas 
alors  aussi  usées  qu'elles  l'ont  été  depuis  par 
le  fréquent  usage   qu'en  ont  fait  quelques 
écrivains.  Pourquoi  même  citer  les  Livres 
saints  dans  une  question  qui  est  duj  ressort 
de  la  philosophie,  et  qui  peut  être  décidée 
par  la  seule  raison?  La  supposition  que  Con- 
dillac prie  qu'on  lui  permette  ne  s'accorde 
pas  môme  avec  ce  qu'il  a  dit  d'Adam  et  d'Eve  ; 
car,  s'il  est  vréli  qu'ils  aient  dû  à  un  secours 
extraordinaire ,  à  une  inspiration  surnatu- 
relle, la  faculté  de  se  communiquer  leurs  pen- 
sées, il  n'y  a  rien  que  de  très-ordinaire  et  de 
tout  à  fait  naturel  dans  la  manière  dont  ils 
ont  communiqué  cette  faculté  à  leurs  descen- 
dants. 11  leur  a  suQi,  pour  cela,  de  leur  trans- 
mettre la  langue  qu'ils  avaient  reçue  comme 
nous  transmettons  tous  les  jours  à  nos  enfants 
celle  que  nous  avons  apprise  de  nos  parents, 
sans  secours  extraordmaire,  même  sans  des- 
sein, et  par  la  seule  voie  des  relations  do- 
mestiques et  habituelles    II  n'est  nos  non 


plus  extraordinaire  que  le  langage ,  une  fois 
donné,  se  soit  perpétué  (h;  la  même  manière 
de  génération  en  génération  juscju'au  déluge, 
et  que  la  connaissance  et  l'usage  n'en  aienl 
pas  été  interrompus  ,  môme  par  ce  désastre, 
auquel  il  est  encore  fort  naturel  que  (juel- 
ques  hommes  aient  échappé  plutôt  que  quel- 
ques enfants,  et  aient  ainsi  conservé  la  tra- 
dition du  langage  et  continué  l'espèce  hu- 
maine; il  est  môme  certain  qu'ils  y  ont 
échapj)é,  puisque  nous  voyons  encore  sur 
la  terre  des  hommes  et  un  langage.  Une  telle 
supposition,  quand  elle  ne  serait  appuyée  sur 
aucun  monument ,  serait  beaucoup  [jIus  na- 
turelle que  celle  de  deux  enfants  égarés  dans 
les  déserts  avant  quils  connussent  l'usage; 
d'aucun  signe,  c'est-à-dire,  à  deux  ans  à  peu 
près;  car  c'est  à  cet  âge,  et  même  plus  tôt, 
que  les  enfants  entendent  le  langage  et  le 
répèlent,  et  qu'ils  ont  la  connaissance  de 
beaucoup  de  mots. 

C'est  pour  relever  un  peu  cette  hypothèse 
ridicule  que  Condillac  ajoute  :  «  Qui  sait  s'il 
n'y  a  pas  quelque  peuple  qui  ne  doive  son 
origine  qu'à  un  pareil  événement?  »  Celte 
conjecture,  mise  en  avant,  el  sous  la  forme 
d'un  doute  scientifique,  donne  quelque  im- 
portance au  roman  el  en  impose  au  vulgaire, 
qui  ne  peut  pas  plus  que  le  philosophe  ré- 
soudre cette  question.  Mais  le  bon  sens  et 
l'expérience  des  choses  de  la  vie,  fondemeiil 
de  toute  bonne  manière  de  philosopher,  ren- 
voient aux  contes  de  fées  ces  deux  enfants 
échappés  seuls  au  naufrage  général ,  égarés 
dans  les  déserts  à  l'âge  auquel  ils  ne  pou- 
vaient se  passer  du  secours  des  autres  hom- 
mes, et  qui,  sur  une  terre  inondée,  sans  fruits 
et  sans  habitants,  ont  vécu  jusqu'à  devenir  la 
tige  d'un  peuple  el  les  inventeurs  du  langage. 
Il  n'y  a  rien  de  plus  incroyable  dans  toute 
l'histoire  sacrée  ou  pr(jfane;  et  ce  don  de  la 
parole,  ou  plutôt  l'existence  morale  donnée 
à  l'homme  en  même  temps  que  l'existence 
physique,  pour  être  tran*smises  l'une  comme 
l'autre,  est  bien  moins  extraordinaire  pour 
la  raison,  qui  voit  encore  aujourd'hui  partout 
subsistante  cette  transmission  nécessaire,  que 
le  miracle  de  deux  enfants  exposés  presqu'au 
berceau,  et  qui  se  sauvent  même  d'un  dé- 
luge. On  ne  pouvait  pas  faire  dépendre  la  dé- 
cision d'une  question  aussi  importante  que 
l'origine  du  langage,  d'une  condition  plus  ro- 
manesque. Un  philosophe  n'accorde  j)as  plus 
de  pareilles  suppositions  qu'il  ne  les  pro- 
pose, el,  prodige  pour  prodige,  je  crois  plus 
volontiers  aux  prodiges  de  Dieu  qu'aux  pro- 
diges  de  l'homme.  Tout,  dans  cette  hypo- 
thèse est  incohérent  et  contradictoire.  Dans 
le  récit  des  Livres  saints,  confirmé  par  les  an- 
tiques traditions  des  peuples,  et  même  par 
leurs  fables,  on  voit  du  moins  quelques  hom- 
mes échappés  au  désastre  universel,  qui  con- 
servent la  connaissance   du  langage  et  des 
arts;  et  c'estune  dérision  de  citer  l'histoire  des 
premiers  temps,  pour  nous  montrer  deux  en- 
fants chargés,  presqu'à  la  mamelle,  des  des- 
tinées du  genre  humain.  11  y  aurait  eu  plus 
de  franchise  à  traiter  philosophiquement  une 
question  toute  philosophique.    Il  fallait  ne 


809 


LAN 


parler  ni  de  la  création  ni  du  déluge,  remon- 
ter aux  premiers  humains,  et,  sans  s'infurmer 
ni  quand  ni  comment  ils  étaient  venus  sur  la 
terre,  nous  les  montrer  inventant  la  langue 
sans  pouvoir  penser,  et  vivant  en  société 
avant  de  pouvoir  s'entendre.  Au  reste,  Con- 
dillac  est  conséquent  à  lui-même  dans  ses 
hypothèses  :  pour  expliquer  la  société,  il 
suppose  deux  enfants  ;  il  imaginera  une  sta- 
tue pour  expliquer  l'homme. 

Warburthon,  tt)Ul  zélé  défenseur  qu'il  était 
de  la  révélation, trouvait  sans  doute  de  la  dif- 
ficulté à  la  concilier  sur  l'origine  du  langage 
avec  la  raison,  puisqu'il  semble  pencher,  dans 
son  Essai  sur  les  hiéroglyphes,  en  faveur  de 
l'opinion  contraire,  il  s'appuie  même  de  l'au- 
lorilé  d'un  écrivain  peu  judicieux  de  l'anti- 
quité, et  même  du  sentiment  d'un  Père  de 
l'Eglise  et  d'un  théologien  moderne,  dont  les 
opinions  suspectes  dhétérodoxie  ont  été 
combattues  par  Bossuet.  Nous  citerons  ce 
passage  du  savant  anglais  : 

«  A  en  juger  seulement  par  )a  nature  des 
choses  et  indépendamment  de  la  révélation, 
qui  est  un  guide  plus  sûr,  on  serait  porté  à 


PSYCHOLOGIE.  LAN  810 

et  ils  n'étaient  ni  confus  ni  inarticulés,  et 
s'ils  n'exprimaient  rien  ,  ils  ne  pouvaient  ja- 
mais devenir  un  langage  distinct.  Si  l'on  se 
servait  de  signes  ou  de  marques  arbitraire- 
ment convenus ,  on  avait  nécessairement  la 
pensée,  et,  par  une  conséquence  inévitable, 
l'expression  de  cette  convention ,  et  l'on  pos- 
sédait ainsi  la  parole  avant  la  parole.  «  C'est, 
dit  le  docteur  anglais,  ce  qui  a  donné  lieu 
aux  ditférentes  langues;  car  tout  le  monde 
convient  que  le  langage  n'est  point  inné.  » 
La  conclusion  est  brusque,  et  la  rais(jn  qu'en 
donne  Warburthon  prouve  qu'il  ne  s'est  pas 
entendu  lui-môme.  Le  langage  n'est  point, 
inné  dans  l'individu,  qui  est-ce  qui  en  doute? 
Mais  on  peut  dire  qu'il  est  inné  dans  l'espèce, 
et  c'est  ce  (jui  fait  que  tous  les  peuples  ont 
un  langage,  et  que  quelques  hommes  sont 
muets.  Le  langage  n'est  point  inné  dans 
l'honnne;  s'ensuil-il  que  l'homme  a  |)u  l'in- 
venter? et  n'est-il  [)as  plus  vrai  de  dire  que, 
si  l'homme  avait  pu  inventer  le  langage,  l'i- 
dée du  langage  serait  innée  dans  son  esprit? 
car  l'homme  a  nécessairiunent  en  lui-mômo 
le  type  de  ce  qu'il  invente,   lorsqu'il  ne  le 


admettre  l'opinion  de  Diodore  de  Sicile  et  de     reçoit  pas  du  dehors,  et  dans  ses  découvertes, 


Vitruve,  que  les  pi-emiers  hommes  ont  vécu, 
pendant  un  temps,  dans  les  cavernes  et  les 
forêts  à  la  manière  des  brutes,  n'articulant 
que  des  sons  confus  et  inarticulés,  jusqu'à  ce 
que,  s'élant  associés  pour  se  secourir  mutuel- 
lement, ils  soient  arrivés,  par  degrés,  à  en 
former  de  distincts  par  le  moyen  de  signes 
ou  de  marques  arbitraires  convenus cnirc  eux, 
alin  que  celui  qui  parlait  ))ùl  exprimer  les 
idées  qu'il  avait  besoin  de  communiquer  aux 
autres.  C'est  ce  qui  a  donné  lieu  aux  ditfé- 
rentes langues  ;  car  tout  le  monde  convient 
que  le  langage  n'est  point  inné.  Celle  origine 
du  langage  est  si  naturelle,  qu'un  Père  de 
l'Eglise  (  saint  Grégoire  de  Nysse  ) ,  et  Ri- 
chard Simon,  prêtre  de  l'Oratoire,  ont  tra- 
vaillé l'un  et  l'autre  à  l'établir.  Mais  ils  au- 
raient pu  être  mieux  informés,  el  rien  n'est 
plus  évident,  par  l'Ecriture  sainte,  que  le  lan- 
gage a  eu  une  origine  différente;  elle  nous 
apprend  que  Dieu  enseigna  la  religion  au 
premier  homme;  ce  qui  ne  permet  pas  de 
douter  (ju'il  ne  lui  ait  en  même  temps  ensei- 
gné à  parler.  Ln  effet,  la  connaissance  de  la 


il  ne  fait  que  copier  un  modèle  ou  intérieur 
ou  extérieur. 

La  faculté  de  répéter  la  parole  n'appartient 
pas  môme  à  l'homme  seul ,  puisque  cette  fa- 
culté se  montre  chez  (juehiues  animaux. 
C'est  la  faculté  de  la  comprendre  quand  elle 
frappe  notre  oreille,  et  d'y  attacher  une  pen- 
sée, qui  est  la  propriété  exclusive  de  l'espèce 
humaine  et  sa  [)lus  noble  prérogative;  car 
les  animaux  entiuident  notre  parole  sans  la 
comprendre ,  et  elle  n'est  pour  eux  qu'un 
son,  devenu,  par  une  répétition  fréquente  , 
un  signe  matériel  et  sensible,  inséparable  do 
certains  mouvements  dont  on  leur  a  fait  con- 
tracter l'habitude.  Ce  qui  le  prouve,  c'est  que 
le  chien,  qui  rapporte  si  fidèlement  au  mot 
ou  au  son  Apporte,  n'obéirait  plus,  si  on  su 
servait  d'une  périphrase  pour  lai  faire  en- 
tendre la  môme  chose. 

Mais  c'est  surtout  la  faculté  de  comprendre, 
l'expression  des  choses  morales  et  incorpo- 
relles qui  paraît  être  la  qualité  dislinctive,  le 
caractère  spécial  de  l'intelligence  humaine , 
et  qui  nous  explique  comment  les   Livres 


religion  suppose  beaucoup  d'idées  et  un  grand     saints  ont  pu  dire  de  l'homme  que  «  l'inlelli- 


exercice  des  opérations  de  l'âme,  ce  qui  ne 
peut  avoir  lieu  que  par  le  secours  des  si- 
gnes. » 

Il  y  a  peu  de  logique  dans  ce  passage ,  et 
c'est  une  étrange  confusion  d'idées  de  com- 
mencer par  combattre  la  révélation  pour  en 
revenir  à  la  révélation,  et  de  vouloir  décider, 
par  les  croyances  religieuses,  ce  qui  peut  être, 
décidé  par  la  seule  raison.  Rien  de  plus  con- 
traire à  la  nature  des  choses,  c'est-à-dire,  de 
l'homme  dont  il  est  ici  question,  que  cet  état 
prétendu  primitif  du  génie  humain,  vivant 
dans  les  cavernes  et  les  forêts  à  la  manière 
des  brutes;  rien  de  plus  impossible  et  de  plus 
absurde  que  le  passage  des  sons  confus  et 
inarticulés  à  l'expression  de  la  pensée  par 
le  langage  articulé  ;  car  si  ces  sons  expri- 
maient quelque  chose,  c'était  un  langage, 

DicTioNN.  DE  Philosophie.  I. 


gence  suprême  l'avait  fait  à  son  image  et  à  sa 
ressemblance.  » 

En  effet,  je  montre  à  un  enfant  du  pain  , 
des  fruits,  des  choses  à  son  usage,  en  un 
mot,  des  objets  matériels;  j'exécute  devant 
lui  certains  mouvements,  je  lui  nomme  en 
même  temps  et  ces  objets  et  ces  actions ,  el 
ce  langage  d'actions  el  d'images,  se  joignant 
dans  son  esprit  au  langage  articulé  que  je 
prononce,  l'explique  el  le  traduit,  et  il  prend 
l'habitude  de  répéter  les  mêmes  mots  à  l'oc- 
casion des  mômes  objets  et  des  mêmes  ac- 
tions, dont  il  comprend  l'usage  ou  le  motif. 
Tous  les  hommes  sains  d'esprit  et  de  corps 
ont  à  la  fois  ces  deux  langues,  ou  plutôt  ces 
deux  expressions ,  le  langage  d'action  et  le 
langage  articulé.  L'aveugle  n'a  que  le  lan- 
gage articulé,  et  le  sourd-muet  n'a  que  le 

2G 


811 


LAN 


DICTIONNAIUE  DE  PHILOSOPHIE. 


LAN 


812 


langage  d'acUon;  mais  avec  ce  langage,  il 
coniniuniquc  avec  les  aulrcs  hommes  :  il  en- 
tend, pour  ainsi  dire,  leiii-  action  et  leur  fait 
entendre  la  sienne;  et  ce  langage  d'action  et 
d'images ,  il  l'apprend  aussi ,  comme  nous 
a|)prenons  l'autre,  j)ar  imitation  et  par  répé- 
tition. Mais  lorsque  je  i)arle  à  un  entant  d'ob- 
jets u)oraux  et  immatériels,  et  qui  ne  peuvent 
lui  ôtrc  i)résentés  ^ous  aucmie  image;  lors- 
que je  l'entretiens  de  vertu ,  de  raison ,  de 
justice,  d'ordre,  de  bien  et  de  mal,  des  rap- 
j)Orts  des  objets  entre  eux  ou  avec  nous , 
choses  qui  sont  le  fondement  de  la  vie  et 
que  tous  les  hommes  comprennent ,  môme 
ceux  à  (jui  on  se  donne  le  moins  la  peine  de 
l'expliquer;  lorsque,  pour  le  lui  faire  mieux 
comprendre,  je  lui  otlre  des  exemples  qui 
sont  aussi  un  langage  d'action,  il  faut,  de 
toute  nécessité ,  sujtposer  dans  son  esprit 
quelque  chose  d'antérieur  à  une  leçon  ,  diîs 
})ensées  qui  attendaient  mes  paroles  pour  se 
joindre  à  elles,  et  (|ui  lui  montrent  leYapport 
des  leçons  aux  exemples;  car  les  mots  ré- 
veillent les  idées,  les  montrent  à  l'esprit,  les 
lui  rendent  présentes,  et  ne  les  créent  pas; 
et  môme  pour  les  choses  purement  sensibles, 
on  n'apprendrait  pas  plutôt  la  géométrie  à  un 
enfant  qu'à  l'animal  qui  vous  regarde  et  qui 
vous  écoute,  si  l'enfant  n'avait  pas,  plus  que 
l'animal,  des  idées  de  rapports  d'espace,  de 
grandeur  ,  de  quantité ,  qui  ne  peuvent  se 
joindre  aux  mots  qui  les  expriment  que  parce 
(lu'elles  se  trouvent  antérieurement  dans  l'es- 
prit. Il  y  a  môme  quelque  chose  de  plus  re- 
marquable encore  dans  l'acquisition  de  la 
langue  que  nous  entendons  parler  pour  la 
première  fois.  Si  je  veux,  à  l'âge  de  la  raison 
et  de  l'attention ,  apprendre  une  langue 
étrangère  dans  des  livres  ou  par  les  leçons 
d'un  maître,  il  faut  que  la  grammaire  ou  le 
maître  traduisent  continuellement,  dans  la 
langue  que  je  parle,  les  règles  et  les  mots  de 
la  langue  que  je  veux  apprendre  ;  et  s'il  n'y 
avait  pas  un  mot  de  français  dans  la  gram- 
maire allemande ,  ou  que  le  maître  qui  me 
l'enseigne  n'entendît  et  ne  parlât  que  l'alle- 
mand, cette  langue  serait  pour  moi  un  chiffre 
dont  il  me  serait  impossible,  faute  de  don- 
nées, de  deviner  le  secret;  en  sorte  que  ma 
langue  maternelle  est  entre  cette  autre  lan- 
gue et  mon  esprit  un  interprète  nécessaire  de 
ce  qu'elle  veut  me  dire  et  de  ce  que  je  veux 
apprendre.  Encore  faut-il  observer  que,  si  je 
ne  comprends  pas  même  les  mots  de  cette 
langue,  j'en  connais  les  règles  générales,  qui 
sont  les  mêmes  dans  toutes  les  langues.  C'est 
une  carte  dont  j-e  connais  les  points  princi- 
cipaux,  quoique  j'ignore  la  topographie  du 
pays.  Ainsi ,  je  peux  dire  que  je  connais  le 
langage  des  Allemands,  même  avant  d'avoir 
appris  les  règles  particulières  de  la  langue 
allemande.  Mais  entre  l'enfant  qui  commence 
à  parler  sa  langue  maternelle  et  ceux  de  qui 
il  en  reçoit  la  connaissance  ,  quel  est  le 
moyen,  le  lien,  le  truchement  de  leurs  pen- 
sées et  de  leurs  paroles  ?  Le  maître  sait  sa 
langue,  le  disciple  n'en  connaît  encore  au- 
cune. Comment  celui-ci  comprend-il  les  pen- 
sées, lorsqu'il  ne  connaît  pas  encore  la  parole 


qui  les  exprime  et  les  l'cnd  c(»mpréhensibles, 
ou  comment  entend-il  la  parole,  s'il  n'a  déjà 
la  pensée  qui  la  rend  intelligible  ?  Et  remar- 
quez que  ces  pensées,  que  les  mots  qui  les 
expriment  ne  font,  comme  nous  lavons  déjà 
dit,  que  réveiller  et  qu'ils  ne  créent  pas,  se 
trouvent  dans  l'esprit  de  l'enfant  prêtes  à  se 
jomdre  aux  sons  les  plus  divers,  et  indiffé- 
rentes à  toutes  les  langues  qu'on  voudra  lui 
faire  entendre;  en  sorte  que  son  esprit  est 
léellement  une  table  rase  prête  à  recevoir 
tous  les  traits  qu'on  y  voudra  graver.  Ainsi ^ 
en  a[)prenant  une  langue  étrangère,  je  n'ap- 
])rends  qu'à  parler,  je  ne  fais  que  traduire  et 
échanger  des  mots  contre  d'autres  mots;  en 
apprenant  ma  langue  maternelle,  j'apprends 
à  penser,  c'est-à-dire  à  attacher  des  pensées 
aux  mots  et  des  mots  aux  pensées  :  j'apprends 
à  connaître  mes  propres  pensées,  à  les  revêtir 
d'une  expression  qui  les  rend  sensibles  à  mon 
jtropre  entendement;  je  leur  donne  un  corps, 
soit  en  en  faisant  un  son  au  moyen  duquel  je 
])eux  les  entendre,  soit,  dans  l'écriture,  et  en 
faisant  une  figure  au  moyen  de  laquelle  je 
peux  les  voir  et  Icsliie.  Comment  cela  s'o- 
])ère-t-il  en  nous  à  l'âge  de  la  plus  profonde 
ignorance  de  l'esprit  et  de  la  plus  extrême 
faiblesse  des  organes?  Je  l'ignore;  mais  ce 
que  je  sais,  c'est  que  Ihomme  n'ayant  pu  in- 
venter le  langage ,  et  en  répandre  l'usage 
sans  en  convenir  avec  lui-même  et  avec  les 
autres,  en  convenir  sans  y  penser,  y  penser 
sans  connaître  sa  pensée,  connaître  enfin  sa 
pensée  sans  la  nommer,  il  s'ensuit  rigoureu- 
sement que  la  jjarole  lui  a  été  nécessaire 
pour  inventer  la  parole.  Je  sais  que  l'homme 
étant  passif,  quand  il  entend  la  parole,  actif 
quand  il  y  joint  la  pensée  ,  le  même  homme 
n'a  pu  recevoir  la  parole  de  lui-môme  et  y 
joindre  en  môme  temps  la  pensée ,  et  être 
tout  seul  et  sur  le  même  objet  actif  et  passif 
à  la  fois.  La  pensée  est  le  germe  qui  attend 
que  la  parole  vienne  le  féconder  et  lui  don- 
ner l'existence  :  génération  des  esprits  toute 
semblable  à  celle  des  corps,  qui  fait  dépendre 
l'existence  des  uns  et  des  autres  du  concours 
simultané  de  deux  agents,  dont  l'un  donne  , 
l'autre  reçoit;  l'un  engendre,  l'autre  produit  : 
tant  est  vaste  dans  son  unité  le  plan  de  l'au- 
teur de  toute  existence  !  tant  sont  féconds  et 
simples  les  moyens  par  lesquels  il  perpétue 
et  conserve  son  ouvrage  ! 

Waiburthon  ,  dont  cette  digression  nous  a 
éloigné,  après  des  doutes  peu  philosophiques 
sur  la  véritable  origine  du  langage  ,  conclut 
des  expressions  des  Livres  saints  que  le  lan- 
gage a  été  primitivement  donné  à  l'homme. 
La  raison  toute  seule  aurait  pu  le  conduire  à 
cette  conclusion,  et  môme  elle  l'y  conduit  en 
finissant,  puisqu'il  avoue  que  la  connaissance 
des  choses  morales  «  suppose  beaucoup 
d'idées  et  un  grand  exercice  des  opérations 
de  l'âme;  ce  qui,  dit-il,  ne  peut  avoir  lieu 
que  par  le  secours  des  signes ,  principe 
fondamental  de  la  science  des  idées  et  du 
langage,  avoué  par  J.-J.  Rousseau,  et  pres- 
que dans  les  mêmes  termes  :  Quand  ^imagi- 
nation s  arrête,  c'est-à-dire,  quand  les  objets 
auxquels  nous  pensons  ne  peuvent  oas  être 


813 


LAN 


i^svcnoLor.TE. 


LAN 


8\i 


présents  h  l'imagination  par  des  figures  oti      qui  est  hors  de  l'ordre,  suivant  îa  force  môme 
des  images,  l'esprit  ne  marche  (juà  l'aide  du     de    l'expression  ,    extraordinaire  ,    quelque 


discour: 


commun  qu'il  [misse  Otre;  il  n'y  a  de  natu- 


Condillac  s'est  emparé  des  doutes  de  War-  rel,  quelque  rare  qu'il  soit,  que  ce  qui  est 

burthon;  il  les  cite  avec  complaisance,    et  conforme  à  l'ordre  :  iVon  m  rfcprara^/s,  sed /», 

ajoute  :  «  Tout  cela   me  paraît  fort  exact,  et  his  quœ  hene  secundum  nnturam  se  habenl , 

si  j'ai  supposé  deux  enfants  dans  la  néces-  considerandum  est  quid  sit  natxirale  :  c'est 

site  d'imaginer  y»î.7/»'(/».r  premiers  signes  du  dans  ce  (jui  est  bon  et  conforme  à  la  nature  , 

langage,  c'est  que  j'ai  cru  qu'il  ne  suffisait  et  non  dans   ce  qui  s'en    écarte,  qu'il  faut 

pas,   pour  un  philosophe,   de  dire  qu'une  chercher  le  naturel,  a  dit  Aristote,  qui  n'a 

chose  a  été  faite   par    des  voies  extraordi-  pas  toujours  été  fidèle  h  celte  maxime.  Mais 

naires,  mais  qu'il  était  de  son  devoir  d'expli-  il  y  a  des  ordres  différents,  jamais  opposés, 

quer  comment  elle  aurait  pu  être  faite  par  et  des  natures  dilïérentes.  Rendre  d'un  seul 


des  moyens  naturels. 

Je  relèverai ,  avant  d'aller  plus  loin ,  une 
expression  de  ce  passage  que  j'ai  soulignée,  et 
çiui  pour  être  à  la  mode  dans  les  écrits  des 
idéologues  ,  n'est  pas  jiour  cela  })lus  exacte. 
On  dit  bien  le  langage  des  signes,  fiour  expri- 
mer les  gestes  ,  les  emblèmes  ,  les  sons  ,  et 
généralement  toutes  les  choses  ou  marques 
extérieures,  qui  servent  h  indiquer,  à  signi- 
fier quehpie  chose,  et  qui  en  sont  les  signes; 
mais  les  signes  du  langage ,  pour  dire  les 
mots,  sont  une  expérience  fausse  ;  car  les  mots 
ne  sont  pas  les  signes  du  langage ,  mais  le 
langage  lui-même.  Je  fais,  sans  jiarler,  signe 
<jue  je  vois  ou  que  j'entends;  je  parle  par 
signes,  mais  yV  ne  parle  pas  des  signes. 

Il  y  a  dans  le  reste  de  ce  passage  autant 
d'erreurs  et  de  sophismes  que  de  mots.  On  a 
!nontré  ([ue  deux  enfants,  dans  l'état  elles 
circonstances  où  on  les  sup[)ose,  n'auraient 
jamais  été  dans  la  nécessité  d'imaginer  le  lan- 
gage, puisqu'il  ne  pouvait  y  avoir,  pour  des 
êtres  ainsi  |)lacés,  d'autre  nécessité  (|uc  celle     besoin  du  service  de  quehjucs  hommes  ,  ii 


mot  la  vue  h  un  aveugle  est  pour  l'homme 
une  voie  extraordinaire,  ou  hors  de  l'ordre 
]>articulier  dans  lequel  ii  est  placé  :  la  lui 
rendre  par  les  traitements  de  l'art  ou  un 
moyen  (ju'il  regarde  avec  raison  comme  na- 
turel, puis(]u'il  est  pris  dans  sa  })ropre  na- 
ture. Mais  si,  pour  quel(|ue  raison  tirée  de 
\'ordre  gênerai  de  la  société  ,  Dieu  voulait 
montrer  sa  puissance  dans  la  dis[)ensation 
de  ses  bienfaits  ,  ce  serait  pour  lui  une  voit 
fort  extraordinaire  que  d'employer  les  opé- 
rations et  les  remèdes  pour  rendre  la  vue  .^ 
un  aveugle,  quoiqu'il  soit  l'auteur  des  pro- 
priétés salutaires  des  corps,  et  un  moyen,  au 
contraire,  fort  naturel  au  maître  de  la  nature, 
que  de  le  guérir  d'une  seule  parole;  et  à 
moins  de  supposer  ([ue  Dieu  est  un  être  ex- 
traordinaii-e,  et  que  l'honmie  seul  est  naturel, 
on  ne  peut  pas  nier  cette  vérité.  Encoie  un 
exemple  pris  dans  les  choses  qui  sont  à  noir»; 
portée,  et  plus  près  de  nos  habitudes  et  de 
nos  connaissances.  Le   pouvoir  d'un  Etat  a 


commande  et  il  est  obéi.  Un  particulier  a  be- 
soin (le  son  voisin  ;  il  prie  ou  paye,  et  il  est 
servi  ;  et  quoiqu'il  n'y  ait  rien  en  soi  de  plus 
extraordinaire  ,  d'homme  h  homme  ,  (jue  le 
commandement  et  l'obéissance ,  et  même  do 
moins  naturel  suivant  une  certaine  nature,  ii 
est  vrai  cejiendant  que  la  manière  qu'emploie 
le  souverain  n'est  pas  plus  extraordinaire  que 
saire  que  pour  Ta  société,  et  la  société  n'a  pu  celle  qu'emploie  le  particulier,  et  qu'elle  est 
exister  avant  le  langage.  tout  aussi  naturelle;  mais  l'une  appartient  à 

«  J'ai  cru,  continue  Condillac,  qu'il  ne  suf-  l'ordre  général  ou  public,  l'autre  à  l'ordre 
fisait  pas,  pour  un  philosophe,  de  dire  qu'une  particulier  ou  j)rivé  ;  l'une  est  dans  la  nature 
chose  avait  été  faite  par  des  voies  extraordi-     de  la  société,  l'autre  dans  celle  de  l'individu. 


d'être,  et  qu'on  peut  être  sans  parler;  et 
c'est  ce  qui  a  fait  donner  aux  premiers  be- 
soins, au  nombre  desquels  le  langage  n'est 
pas  compris,  le  nom  de  nécessités  corporelles. 
Condillac  reconnaît  du  moins  qu'on  n'a  j)as 
inventé  le  langage  sans  nécessité,  et  j'en  con- 
clus que  le  langage  n'a  pas  du  tout  été  in- 
venté. Le  langa5j;e,  je  le  répète,  n'est  néces- 


naires,  mais  qu'il  était  de  son  devoir  d'expli- 
([uer  comment  elle  aurait  pu  être  faite  par 
des  moyens  naturels.  >» 

Un  philosophe  ne  doit  rien  dire  qu'il  ne  le 
pense  t1  ne  le  prouve,  et  s'il  dit  qu'une  chose 


L'miagination  et  les  arts,  qui  ne  connaissent 
(lu'une  nature  visible,  palpable,  particulière, 
trouvent  extraordinaire  et  peu  naturel  tout 
ce  qu'ils  ne  |)euventy  faire  entrer;  mais  pour 
la  raison  et  la  [)hilosophie,  la  cause  premièn; 


a  été  faite  j)ar  des  voies  extraordinaires,  cela     et  générale  de  tout  n'est  pas  plus  extraordi- 


doit  suffire;  et  il  ne  peut  sans  compromettre 
son  jugement  chercher  à  expliquer  comment 
elle  aurait  pu  être  faite  par  des  moyens  na- 
turels, ce  qui  n'est  pas  du  t(jut  philosophique. 
Tl  faut,  au  contraire,  que  le  philosophe  com- 
mence par  rejeter  les  voies  extraordinaires, 
s'il  peut  expliquer  le  fait  par  des  moyens  na- 
turels, ou  les  moyens  naturels,  s'il  ne  peut 
l'expliquer  que  par  des  voies  extraordinaires. 
Mais  le  sophisme  ou  l'équivoque  est  ici 
dans  les  mots  naturels  et  extraordinaires 
qu'on  prend  pour  opposés  entre  eux,  et  qui 
ne  sont  que  ditlérents  l'un  de  l'autre.  A  parler 
exactement,  il  n'y  a  d'extraordinaire  c^ue  ce 


naire  que  les  causes  secondes  de  quehjues 
effets,  et  la  cause  de  l'universalité  des  effets 
ou  de  l'univers  est  aussi  naturelle  qw.  les 
causes  particulières. 

>  Mais  ce  qui  est  extraordinaire  et  hors  de 
toute  nature,  c'est  la  matière  éternelle  qui 
s'est  faite  et  ai'rangée  elle-même;  c'est  de 
l'ordre  sans  ordonnateur,  du  mouvement  sans 
premier  moteur,  des  lois  primitives  sans  pre- 
mier législateur,  en  un  mot  des  effets  sans 
cause;  c'est  l'homme  qui  reçoit  aujourd'hui 
la  vie  et  la  parole  d'un  être  semblable  à  lui, 
vivant  et  parlant  comme  lui,  venu  primiti- 
vement d'un  œuf  pondu  par  la  terre,  et  éclos 


Vi.) 


LAN 


DICTIONNAIUE  DE  PHILOSOPHIE. 


LAN 


81Ô 


h  la  clialciu-  du  soleil,  cruanl  lui-même  son 
propre  esprit,  en  inventant  la  parole  qui  lui 
lait  connaître  ses  pensées;  c'est  enfin  la  so- 
ciété entre  des  êtres  sans  parole,  sans  pen- 
sée, sans  lien  par  conséquent,  et  qui,  sans 
s'entendi-e,  conviennent  de  se  réunir,  et, 
sans  parler,  conviennent  d'un  langage  com- 
mun; et  il  est  étrange  assurément  que  les 
mêmes  philosophes,  qui  trouvent  extraordi- 
naire ce  qui  est  tout  à  fait  naturel,  trouvent 
naturel  ce  qui  est  si  extraordinaire. 

En  un  mot  et  pour  parler  avec  toute  la 
précision  philosophique,  le  merveilleux  ou 
surhumain  est  ce  qui  surpasse  les  forces  et 
l'industrie  de  l'homme.  Oi-  tout  est  merveil- 
leu.x  et  surhumain  dans  le  monde,  depuis  le 
cèdre  jusqu'à  l'hysope,  depuis  l'éléphant 
jusqu'au   ciron,  depuis  lo  soleil  jus(}u'à  un 


sinon  pour  la  philosopiiie,  au  moins  pour  les 
philosophes,  où  ils  pouvaient  compter  sur 
de  pareilles  complaisances!  «  Tant  que  les 
enfants  dont  je  viens  de  parler,  ont  vécu  sé- 
parément, l'exercice  des  opérations  de  leur 
âme  a  été  borné  à  celui  de  la  perception  et 
de  la  conscience,  qui  ne  cesse  pas  quand  on 
est  éveillé;  à  celui  de  l'attention,  qui  avait 
lieu  toutes  les  fois  que  quelque  perception 
les  affectait  d'une  manière  particulière;  à 
celui  de  la  réminiscence,  quand  des  circons- 
tances qui  les  avaient  frappés  se  représen- 
taient à  eux,  et  à  un  exercice  fort  peu  étendu 
de  leur  imagination,  etc.  »  C'est-à-dire  que 
ces  enfants  recevaient,  comme  les  animaux , 
les  images  des  objets;  qu'ils  avaient,  comme 
les  animaux,  la  vue  intérieure  ou  la  percep- 
tion de  ces  images  qui  ne  seraient  rien,  qui 


atome.  Mais  il  n'y  a  rien  de  plus  merveilleux,     ne  seraient  pas,  si  l'homme  ou  la  brute   ne 


et,  si  l'on  peut  le  dire,  de  plus  surhumain 
que  l'homme,  et  par  conséquent  il  n'y  a  rien 
de  [)lus  commun  ou  de  plus  ordinaire  que  le 
merveilleux.  L'extraordinaire,  à  parler  exac- 
tement, est  le  désordre,  le  mal,  ce  qui  est 
contre  l'ordre  de  la  nature  des  êtres,  puisqu'il 
en  est  la  destruction.  C'est  l'homme  qui  le 
l'ait;  mais  le  naturel  est  le  bon,  le  bien, 
l'ordre  :  c'est  Dieu  qui  en  est  l'auteur,  et  le 
bon  ne  cesse  pas  d'être  naturel,  même  quand 


les  apercevaient  pas  et  n'en  avaient  aucune 
connaissance,  connaissance  qui  ne  cesse  pas 
quand  on  est  éveillé,  qui  ne  cesse  pas  même 
toujours  quand  on  dort.  Comme  la  brute,  ils 
étaient  attentifs  à  ces  images;  car,  sans  cette 
attention,  ces  images  ne  pourraient  servir  à 
l'usage  auquel  la  nature  les  a  destinées  pour 
Id conservation  des  êtres  animés;  comme  la 
brute,  et  pour  les  mêmes  motifs,  ils  avaient 
la  réminiscence  de  ces  images  et  des  objets 


i!  est  merveilleux,  et  qu'il  surpasse  nos  forces     qui  les  produisaient,  et  ils  faisaient  un  exer- 


et  notre  intelligence. 

Ainsi,  lorsque  Condillac  dit  qu'il  ne  suffit 
pas,  pour  un  philosophe  ,  d  avancer  qu'une 
chose  a  été  faite  par  des  voies  extraordinaires, 
hiais  qu'il  est  de  son  devoir  d'expliquer  com- 
tnent  elle  aurait  pu  être  faite  par  des  moyens 
■naturels,  il  pourrait  appliquer  cette  maxime 
uu  vulgaire  qui  voit  du  merveilleux  là  où  il 
n'y  en  a  pas.  Mais  lorsqu'il  en  fait  pour  le 
[jhilosophe  un  principe  de  raisonnement, 
c'est  à  peu  près  comme  s'il  disait  qu'il  ne 
suffit  pas  à  un  philosophe  de  dire  qu'une 
chose  a  été  faite  par  des  voies  qui  sont  dans  ta 
nature  et  appartiennent  à  l'ordre  dont  elle 
fait  partie,  rnais  qu'il  est  de  son  devoir 
d'expliquer  comment  elle  aurait  pu  être 
faite  par  des  moyens  pris  dans  une  nature 
différente,  et  qui  sont  dans  un  ordre  de 
choses  hors  duquel   elle  est  placée;  ce    qui 


cice  de  leur  imagination  ni  plus  ni  moins 
étendu  que  la  sphère  des  objets  qu'ils  avaient 
sous  les  yeux;  car  on  imagine  tout  ce  qu'on 
voit,  coûjme  il  est  vrai  de  dire,  dans  un  autre 
sens,  qu'on  voit  tout  ce  qu'on  imagine.  En- 
core avons-nous  comparé  l'homme  à  la  brûle, 
et  cette  comparaison  manque  par  la  base; 
car  la  brute  est  dans  l'état  naturel  à  son 
espèce,  au  lieu  que  l'homme,  sans  le  langage, 
est  dans  un  état  contraire  à  sa  nature,  et  oij, 
loin  d'avoir  des  images,  des  perceptions, 
une  conscience,  des  réminiscences,  etc.,  ii 
ne  peut  pas  même  exister.  Qu'on  n'oppose 
|wis  l'exemple  des  sourds-muets  au  milieu 
d'hommes  entendants-parlants,  entendant  la 
raison  des  autres,  quoiqu'ils  ne  puissent 
ouïr  leur  idiome,  et  sont  comme  des  aveugles 
au  milieu  des  voyants.  Les  sourds-muets  sont 
éclairés  par  l'intelligence  de  ceux  qui  parlent 


renferme  une  absurdité  dans  la  pensée  et  une     et  pensent  ;  par  conséquent,  comme  les  aveu 


contradiction  dans  les  termes. 

Voyons  toutefois  quels  sont  les  moyens 
naturels  et  ordinaires  par  lesquels  le  philo- 
sophe imagine  que  le  langage  a  été  inventé, 
et  n'oublions  pas  de  remarquer  que  ces 
moyens  naturels  et  ordinaires  commencent 
d'une  manière  aussi  extraordinaire  que  peu 
naturelle,  par  le  prodige  de  deux  enfants 
échappés,  au  berceau,  de  la  catastrophe  qui 
a  englouti  le  genre  humain,  et  égarés  dans 
]es  déserts;  de  deux  êtres  qui  sont  par  con- 


gles  sont  guidés  et  préservés  de  danger  par 
les  yeux  de  «eux  qui  y  voient,  et  nous  sup- 
posons ici  l'espèce  humaine  tout  entière 
sans  parole  et  sans  langage. 

«  Quand  ils  vécurent  ensemble,  continue  le 
philosophe....  »  Ici  Condillac  fait  faire  à  ses 
lecteurs  un  pas  de  géant  et  franchit  d'un  saut 
l'intervalle  immense  qui  sépare  l'homme 
brut  de  l'homme  social,  ou  plutôt  le  néant 
de  l'être;  et  il  glisse  rapidement  sur  ce  pas- 
sage, de  peur  d'y  être  arrêté.  Mais  en  accor- 


séquent  dans  un  état  contraire  à  leur  nature,     dant  que  ces  deux  enfants  fussent  de  petits 

et  qui  vivent  malgré  la  nature;  et  Condillac     animaux,  peut-on  dire  qu'ils  vécussent  en 

l'a  si  bien  senti,  qu'en  hasardant  cette  hypo-     semble,  même  lorsqu'ils  eussent  été  rappro 


thèse,  il  en  demande  pardon  au  lecteur,  il  le 
prie  instamment  de  la  lui  permettre,  et 
semble  lui  dire  :  «  Passez-moi  de  grâce  un 
principe  absurde,  et  j'en  tirerai  des  con- 
séquences raisonnables.  »  Heureux  temps, 


chés  l'un  de  l'autre?  Les  animaux  qui  vivent 
les  uns  près  des  autres  par  un  etlet  de  leur 
instinct  et  de  leurs  besoins,  ne  vivent  pas 
ensemble,  et  cette  expression  suppose  la 
communication  des  pensées    par  l'échange 


817 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


\m 


de  paroles.  //  n'est  pas  bon  que  l'homvie  soit 
seul,  «  dit  l'éternelle  Vérité  {Gen.  ii ,  18  ); 
mais  elle  l'a  dit  de  l'homme  social  et  civilisé, 
de  l'homme  dans  cet  état  où  le  même  lan- 
gage met  en  commun  leurs  pensées,  leurs 
atfeclions,  leurs  besoins,  leur  industrie. 
Mais  pour  l'enfant  qui  jusque-là  avait  vécu 
seul  dans  les  déserts,  et  encore  à  l'ûge  où  il 
aurait  le  plus  besoin  de  secours  et  d'assis- 
tance, un  compagnon  aussi  brut  que  lui  di- 


agissaient  en  conséquence  du  besoin  qui  les 
Dressait  davantage. 

<«  Ce  langage  était  peu  perfectionné,  et  ne. 
consistait  vraisemblablement  qu'en  contor- 
sions et  en  agitations  violentes.  Cependant, 
les  hommes  ayant  acquis  l'habitude  de  lier 
quelques  idées  à  des  signes  arbitraires,  les 
cris  naturels  leur  servirent  de  modèle  pour 
se  faire  un  nouveau  langage  ;  et  ils  articulè- 
rent de  nouveaux  sons  en  les  accompagnant 


minuait  bien  plus  ses  moyens  de  subsistance      de  quelques  gestes  qui  leur  indiquaient  les 


qu'il  ne  pouvait  les  accroître;  et  si  deux 
êtres  à  figure  humaine,  placés  dans  des  cir- 
constances semblables,  venaient  h  se  ren- 
contrer, s'ils  étaient  même  capables  de  se 
reconnaître,  leur  premier  mouvement  serait 
de  se  fuir  plutôt  que  de  se  chercher.  lh\  fait 
récent  nous  foiu'nit  un  exemple  de  la  socia- 
bilité de  deux  êtres  placés  à  ])eu  près  dans 
les  mêmes  circonstances,  et  nous  apprend 
comment  ils  vivaient  ensemble.  Des  deux 
tilles  trouvées  dans  les  bois  de  Sogny,  en 
Champagne,  dont  Racine  le  (ils,  dans  ses  mé- 
moires, raconte  l'histoire,  l'une  avait  tué 
l'autre  pour  je  ne  sais  quel  objet  qu'elles 
avaient  trouvé,  et  dont  elles  s'étaient  disputé 
la  possession.  Deux  êtres,  réduits  aux  pre- 
mières et  aux  plus  simples  nécessités  de  la 
vie,  n'ont  pas  besoin  l'un  de  l'autre  pour  les 
satisfaire.  Eh  non  I  assurément,  ils  ne  vi- 
vraient pas  ensemble,  ces  deux  êtres  qui  ne 
connaîtraient  pas  le  lien  de  la  vie  sociale; 
ils  ne  vivraient  pas  môme  l'un  près  de  l'autre, 
ces  êtres  indépendants  l'un  de  l'autre  et 
inutiles  l'un  à  l'autre;  ces  êtres  hors  de  toute 
nature  \ivante,  puisqu'ils  n'avaient  ni  la  rai- 
son qui  réunit  les  hommes,  ni  l'instinct  qui 
rapproche  les  brutes. 

«  Quand  donc  ils  vécurent  ensemble,  ils 
eurent  occasion  de  donner  plus  d'exercice  à 
ces  premières  opérations,  parce  que  leur 
commerce  réciproque  leur  lit  attacher  aux 
cris  de  chaque  passion  les  perceptions  dont 
ils  étaient  les  signes  naturels.  Ils  les  accom- 
pagnaient ordinairement  de  quelques  mouve- 
ments, de  quelque  geste,  de  quelque  action 
dont  l'expression  était  encore  plus  sensible. 
Par  exemple  celui  fjui  souffrait,  parce  qu'il 
était  privé  d'un  objet  que  ses  besoins  lui 
rendaient  nécessaire,  ne  s'en  tenait  pas  à 
pousser  des  cris  :  il  faisait  des  efforts  pour 
l'obtenir  ;  il  agitait  sa  tête,  ses  bras,  et  toutes 
les  parties  de  son  corps.  L'autre,  ému  <i  ce 
spectacle,  fixait  les  yeux  sur  le  même  objet, 
et,  sentant  passer  dans  son  âme  les  sentiments 
dont  il  n'était  pas  encore  capable  de  se  rendre 
raison,  il  souffrait  de  voir  souffrir  ce  misé- 
rable. Dès  ce  moment,  il  se  sent  intéressé  à 
le  soulager,  et  il  obéit  à  cette  impression 
autant  qu'il  était  en  son  pouvoir.  Ainsi,  par 
le  seul  instinct,  les  hommes  se  demandaient 
et  se  prêtaient  du  secours;  je  dis  par  le  seul 
instinct,  car  la  réflexion  n'y  pouvait  avoir 
part.  L'un  ne  disait  pas  :  Il  faut  m'agiter 
de  celte  manière,  pour  lui  faire  connaître  ce 
qui  m'est  nécessaire,  et  l'engager  à  me  se- 
courir ;  ni  l'autre  :  Je  vois  à  ses  mouve- 
ments qu'il  veut  telle  chose,  et  je  vais  lui  en 
donner  Ig  jouissance;   mais  tous   les    deux 


objets  qu'ils  voulaient  faire  remarquer,  ils 
s'accoutumèrent  à  donner  des  noms  aux 
choses.  Ces  premiers  progrès  du  langage 
furent  nécessairement  tres-lents.  Leur  enfant, 
[)ressé  par  les  besoins  qu'il  ne  pouvait  faire 
connaître  que  difficilement,  agita  toutes  les 
jiarties  de  son  corps.  Sa  langue,  fort  flexible, 
se  replia  d'une  manière  extraordinaire,  et 
prononça  un  mot  tout  nouveau.  Le  besoin 
continuant  donna  lieu  aux  mêmes  effets.  Cet 
enfant  replia  sa  langue  comme  la  première 
fois,  et  articula  encore  le  même  son... 

«  Il  est  vrai  que,  pour  augmenter  le  nombre 
des  mots  d'une  manière  considérable,  il  fal- 
lut sans  doute  plusieurs  générations,  etc.  » 

L'erreur  de  Condillac,  et  de  bien  d'autres 
écrivains  de  la  môme  époque,  est  d'avoir 
commencé  par  supposer,  contre  toute  raison 
et  toute  autorité,  l'homme  dans  un  état  pri- 
mitif brut  et  insocial,  et  dans  un  tel  degré 
de  barbarie,  qu'il  était  même  privé  de  la 
faculté  de  connaître  et  de  communiquer  ses 
pensées,  pour  lui  attribuer,  dans  ce  même 
état,  les  pensées,  les  sentiments,  les  affections, 
les  intentions,  les  besoins,  res[)rit  d'inven- 
tion et  d'industrie  de  l'homme  social  et  civi- 
lisé; c'est  d'avoir  regardé  comme  natives  et 
appartenant  à  sa  nature  pliysi(]U(î  et  indivi- 
duelle, des  (jualités  qui  appartiennent  uni- 
quement à  sa  natuie  morale  et  sociale,  ce 
qui  ne  se  dévelo[)pe  que  dans  la  société,  par- 
la société  et  pour  la  société;  c'est,  coranu; 
nous  l'avons  déjà  dit,  d'avoir  cru  que  l'hom- 
me aurait  l'instinct  de  la  brute,  s'il  n'avaii 
pas  la  raison  et  l'intelligence  propres  à  son 
espèce;  et  de  peur  ([u'oii  ne  s'y  trompe,  Con- 
dillac a  soin  d'avertir  (jue  tout  ce  que  faisaient, 
ces  enfants,  ils  le  faisaient  par  instinct,  que 
la  raison  et  la  réflexion  n'y  avaient  aucune 
part,  etc.  Il  n'a  i)as  vu  que  l'habitude  de  la 
raison  et  de  la  réflexion,  soit  de  nos  propres 
réflexions,  soit  de  celles  des  hommes  près 
de  qui  nous  vivons,  c'est-à-dire,  leurs  leçons, 
leurs  exemples,  leurs  actions,  qui,  même  à 
leur  insu,  sont  des  leçons  et  des  exemples, 
nous  inspirent  au  besoin,  et  pour  notre  con- 
servation, des  résolutions  qui  ont  la  rapidité 
de  l'instinct,  mais  qui  n'en  ont  pas  l'aveugle 
et  irrésistible  nécessité,  puisque,  si  nous  ne 
pouvons,  par  exemple,  nous  empêcher  de 
faire  certains  mouvements  d'habitude  pour 
échapper  à  un  danger  qui  menace  notre  vie, 
nous  pouvons  braver  volontairement  ce  môme 
danger,  et  même  faire  de  notre  plein  gré  lo 
sacrifice  de  notre  vie. 

«  Leur  commerce  réciproque  leur  fit  atta- 
cher aux  cris  de  chaque  passion  les  percep-.. 
tions  dont  ils  étaient  les  signes  naturels.  », 


810                   I^A\                  DICTIOXNAIUE  DE  PJIIIDSOPIIIE.  LAN                   820 

Mais  quel  pouvait  Olre  le  commerce  réei-  tum  manu  et   viribus  pcr  cœdcm  ac  ruinera, 

IM-ociue   de   deu\  enfaiils  sans   [tarole,   sans  aui  eripere,    aut   retinere  potuissent;  et  cet 

iiilcliigcnce,  et  Irès-ceilaiiiemenl    iiidépen-  n^u  de  la  suciétt^  ils  l'appellent,  pour   cette 
«lanls  l'un    de    l'autre   pour  leurs    preniiei^  ,  raison,  l'âge  de  fer.  Conmient  avons-nous  pu, 

besoins,  les  s<miIs  (pi'ils  |)ussent  é|)rouver?  nous  témoins  ou  com|)lices  de  tous  les  désor- 

Uuel  pouvait  ôlre  le  lien  et  l'objet  de  ce  coni-  dros  que  l'intérêt  personnel,  et  ces  rivalités 

merce?  Ce    lien,   selon   Condillac,  était   la  furieuses  d'ambition  ou  de  cupidité  produi- 

bonté  native  de  l'homme,  la  compassion  na-  sent  dans  la  société,  malgré  le  secours  qu'elle 

lurelle,  la  sensibilité  en  un  mol,  (jui  joue  un  offre  à  nos  vertus,   ou  les  peines  qu'elle  o[)- 

rôle  dans   le  roman  comme  dans  tous  les  pose  à  nos  penchants;  comment  avons-nous 

autres.  C'est  que  l'un  criait  d(î  douleur  et  de  pu  croire  à  la  bonté  native,  audésinléresse- 

laim,  et  agitait  sa  léte,  ses  bras  et  toutes  les  ment,  à  la  modération,  à  l'humanité,  enfin, 

parties  de  son  corps;  l'autre,  ému  à  ce  spec-  de  l'homme  sans  lumière,  sans  instruction  et 

tacle,  sentait  passer  dans  son  âme  les  mômes  sans  discipline,  pour  qui  une  proie  àattein- 

douleurs  et  les  uiêmes  désirs  ;  //  souffrait,  en  dre  ou  une  autre  à  disputer  étaient  ce  que 

un  mot,  de  voir  souffrir  ce  misérable,  il  se  sont  pour   nous  des  honneurs  à  obtenir  ou 

sentait  intéressé  aie  soulager  ;  et  dans  cette  de  l'argent  à  gagner?  Les  passions  sont  les 

vie,  toute  de  besoins  et  de  privations,  la  coni-  mômes   chez  tous  les  hommes;   les   objets 

passion  était  le  besoin  qui  le  pressait  davan-  seuls  diffèrent  selon  les  temps  et  les  circ'on- 

lage.  En  vérité,  c'est  un  peu  trop  se  jouer  stances  de  la  vie  et  de  la  société.  Nous  ne 

«le  la   crédulité    de    ses   lecteurs.  Est-ce  \h.  sommes  pas  bons  no^/temenf,  mais  nous  pou- 

l'horame  brut  ou  l'homme  social  et  civilisé?  vons  naturellement  le  devenir  dans  la  société, 

La  sensibilité  aux  maux  d'autrui  n'est  pas  une  et  par  les  moyens  dont  elle  dispose;   et  si, 

qualité  native  de  l'homme,  un  besoi'i  comme  après  des  récits  de  voyageurs,  mis  à  la  place 

celui  de  digérer  ou  de  dormir;  on  n'est  pas  de  romans  de  philosophes,  nous  ne  croyons 

sensible  parce  qu'on  a  les  organes,  la  figure  plus  môme  à  la  bonté  native  des  sauvages; 

et  la  constitution  physique  de  l'homme,  mais  si,  après  des  événements  trop  récents,  nous 

parce  qu'on  est  être  raisonnable  et  moral,  et  ne  croyons  plus  même  à  la  bonté  native  de 

(ju'on  a  fait  de  bonne  heure  usage  de  sa  rai-  J'homme  civilisé,  gardons-nous  de  calomnier 


son.  Si  la  sensibilité  était  en  nous  une  qualité 
native,  il  serait  aussi  impitoyable  que  de 
vivre  sans  manger  et  sans  dorrnir.  Il  y  a  bien 
une  sensil)ilité  qui  dépend  delà  faiblesse  des 
organes,  qui  souffre  de  voir  souffrir  même 
un  chat  ou  un  oiseau,  d'entendre  crier  même 


l'état  social,  et  de  méconnaître  les  bienfaits 
de  la  civilisation,  qui  enseigne  toutes  les  ver- 
tus, ([ui  proscrit  tous  les  vices.  Efforçons- 
nous  seulement  de  l'affermir  sur  de  bonnes 
et  fortes  institutions,  qui,  pour  l'intérêt  de  la 
société,  dévouent  quelques  hommes  à   ces 


une  porte  qui  tourne  diflicilement  sur  ses  grands  exemples  de  vertus  publiques,  qui 
gonds  ;  celle-là  est  moins  une  qualité  ou  une  inspirent  à  tous  les  autres  les  vertus  privées, 
vertu  qu'une  maladie,  et  elle  soulage  les  Condillac  rapporte  aux  cr/s  7?a<urc/s,  signes 
autres  par  égoïsme,  autant  ou  plus  que  par  naturels  de  nos  affections,  l'origine  du  lan- 
liumanité.  Mais  cette  sensibilité  n'était  pas  gage,  toujours  dans  cette  hypothèse  que 
plus  que  l'autre  à  l'usage  d'hommes  endur-  l'homme  a  les  propriétés  de  la  brute  tant 
cis  contre  toutes  les  impressions  extérieures,  qu'il  n'a  pas  celles  de  l'homme.  «  Leur  corn- 
et dont  la  vie  était  continuellement  exercée  «  merce  réciproque  leur  fit,  dit-il,    atlachcir 


par  les  besoins  et  les  privations  :  elle  n'est 
])as  même  nécessaire  à  la  bienfaisance,  et 
les  hommes  les  plus  accoutumés  a  servir 
l'humanité  souffrante  sont   en  général  ceux 


«  aux  cris  de  chaque  passion  les  perceptions 
«  dont  ils  étaient  les  ^gnes  naturels.  »  War- 
burtlion  dit  à  peu  près  le  contraire.  «  Les 
«  hommes  n'articulaient  que  des  sons  confus 


qui  souffrent  le  moins  des  douleurs  d'autrui,  «  et  inarticulés,  jusqu'à   ce  que   s'étant  as- 

et  n'en  sont  que  plus  propres  à  les  soulager.  «  sociéspour  se  secourir  mutuellement,  ils 

La  compassion,   comme  toutes  les  vertus,  a  «  arrivèrent  à  en  former  de  distincts  par  le 

besoin  d'éducation;  elle    nous  est  apprise  «  moyen  de  signes  arbitraires  convenus  entre 

aussi,  et  les   enfants  sont  en   général    peu  «  eux.  »  Condillac,  comme  nous  l'avons  vu, 

compatissants.  Mais  au  temps  de  Condillac,  trouve  sur  tout  cela  Warburthon  fort  exact 

on  croyait,  sur  la  foi  du  philosophe  de  Ge-  même  sur  l'articulation  des  sons  inarticulés, 


nève,  que  l'homme  est  né  bon,  et  que  la 
société  le  déprave.  On  arrangeait  sur  cette 
base  le  plan  do  la  société,  la  conduite  de 
l'administration,  l'éducation  môme  de  l'hom- 
me, et  on  méditait  le  bouleversement  de  la 


et  sur  les  conventions  qui  précèdent  la  pa- 
role ;  en  sorte  qu'il  rapporte  à  la  fois  l'ori- 
gine du  langage  à  des  sons  ou  cris  qui  com- 
mencent par  des  signes  naturels  ,  et  se 
changent  plus   tard   en   signes    arbitraires. 


société   pour   la   rendre    aussi    bonne   que     Mais  est-il  vrai  que  l'homme  ait,  comme  la 


l'homme.  Cependant  les  anciens,  qui  auraient 
dû  avoir  sur  l'état  primitif  de  l'homme  des 
traditions  plus  récentes,  ne  croyaient  pas  du 
tout  à  la  bonté  native  de  l'espèce  humaine. 
Ils  nous  représentent  les  premiers  humains 
continuellement  en  guerre  les  uns  contre  les 
autres,  ne  pouvant  rien  acquérir  que  par  la 
violence,  rien  conserver  que  les  armes  à  la 
ïûàln [tantumque  /môeren^,  dit  Cicérou,  quan- 


brute,  des  cris  naturels,  signes  naturels  de 
ses  affections  ?  Les  animaux,  ceux  du  moins 
dont  nous  connaissons  le  mieux  les  habi- 
tudes, et  dont  nous  entendons  le  langage,  ont 
des  cris  distincts  et  différents  pour  chaque 
besoin  ou  chaque  affecûon.  Le  cheval,  par 
exemple,  hennit  différemment  dans  la  faim, 
la  colère,  l'iuipatience,  le  désir,  même  l'af- 
ieclion;le  chat,  quand  il  appelle  ses  petits, 


m 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


823 


miaule  autrement  que  lorsqti'il  demande  à 
nianu;er.  Mais  a-t-on  jamais  distingué,  dans 
l'homme  même  sauvage,  le  cri  de  la  faim  ou 
de  l'amour,  du  cri  de  la  bienveillance  ou  du 
plaisir?  Il  semble  même  que  les  cris  humains, 
ou  plutôt  les  exclamations  qui  ont  toujours 
quelque  chose  d'articulé,  ne  sont  pas  les 
mêmes  chez  les  divers  peuples  dans  les 
mêmes  circonstances,  et  participent  de  la 
diversité  de  leurs  idiomes.  L'homme  cric, 
parce  qu'il  sait  ou  qu'il  croit  qu'il  sera  en- 
tendu. Il  ne  crierait  pas,  je  crois,  s'il  se 
croyait  absolument  seul.  L'hounne  ferme  ne 
crie  pas  dans  les  douleurs  ;  la  colère  est  sou- 
vent muette,  et  le  plaisir  chante  i)lulôt  qu'il 
ne  crie.  L'homme  trouvé  au  milieu  de  l'autre 
siècle,  dans  les  forêts  de  la  Lithuanie,  faisait 
entendre  le  grognement  des  ours,  parmi  les- 
quels il  avait  vécu  depuis  sa  naissance,  ce 
qui  prouverait  à  la  fois  que  l'homme  n'a 
point  de  cris  naturels  propres  à  son  espèce, 
et  que  le  cri  est  chez  lui,  comme  la  parole, 
une  imitation.  On  dit  même  que  l'enfant  né 
sourd-muet  ne  crie  plus,  passé  les  premiers 
jours,  ou  le  cri  est  purement  machinal,  et 
n'est  peut-être  qu'un  etlortde  la  nature  pour 
développer  les  organes  de  la  respiration  et  de 
la  voix.  La  surprise  et  l'elfroi  arrachent  tou- 
jours à  Ihomme  un  cri  involontaire;  mais  ce 
cri  n'est  pas,  comme  celui  des  animaux,  un 
langage  :  c'est  un  accident,  un  premier  mou- 
vement, parce  que  .la  surprise,  l'elfroi  qui  le 
font  naître  ne  sont  pas  proprement  des  atl'ec- 
tions,  et  ne  peuvent  pas  devenir  des  habi- 
tudes. 

«  Mais  enfin,  dit  Condillac,  des  cris  natu- 
rels servirent  aux  j)remiers  humains  de  mo- 
dèles pour  se  faire  un  nouveau  langage... 
Des  sons  confus  et  inarticulés,  dit  Warbur- 
thon,  devinren.t  distincts  au  moyen  de  signes 
arbitraires  convenus  entre  eux...  Ils  articulè- 
rent de  nouveaux  sons,  continue  (Condillac, 


était  nécessaire 
bien  moins  ex- 


aucun autre  langage  ne  Umu- 
tout  autre  langage  eût  été 
l)ressif  que  ce  langage  naturel,  et  l'homme 
élait  bien  plutôt  et  beaucoup  mieux  averti 
des  besoins  naturels  de  son  semblable  |)ar  le 
cri  natin-el  de  la  faim,  les  contorsions  de  la 
colère,  ou  le  roucoulement  de  l'amour,  qui; 
par  les  signes  arbitraires,  faim,  colère,  mnour, 
ou  leurs  équivalents  dans  la  première  lan- 
gue. Et  jiuis,  conunonlce  mot,  j^roduit  par  le 
liasard  d'un  pli  extraordinaire  de  la  langue,. 
eùt-il  été  une  seconde  fois  dans  le  nombre 
infini  de  mouvements  extraordinaires  qu'un 
entant,  sans  intention,  sans  rétlexion  et  sans 
intelligence,  peut  faire  prendre  à  sa  languet 
Mais  les  animaux  qui  articulent  quelques 
mots  de  notre  langue,  le  font  sans  etl'ort,  sans 
contorsion,  sans  agitation  violente  de  toutes 
les  |)artiesde  leur  corps.  Nous  ne  noiis  aper- 
cevons pas  qu'ils  replient  leur  langue  d'une 
marùére  extraordinaire  ;  ils  entendent  et  ils 
répètent.  Quoi  donc?  Est-ce  que  l'articula- 
tion de  la  i^arole  humaine  serait  [)Ius  natu- 
relle à  la  brute  qu'à  l'homme  lui-même?  Les 
brutes  ont  l'instinct,  et  Condillac  a  soin  de. 
nous  dire  que  les  enfants  n'avaient  pas  da- 
vantage, et  que  tout  ce  qu'ils  faisaient,  ils  le 
faisaient  \)av  instinct,  sans  que  la  raison  et  la 
rétlexion  y  eussent  part.  En  vérité,  on  a 
quehiue  peine  à  concevoir  pourquoi  les  ani- 
maux, qui  vivent  près  de  nous,  et  pour  ainsi 
dire  avec  nous,  ne  parlent  pas  notre  parole, 
puisqu'ils  ont  pour  l'apprendre  autant  de  fa- 
cilité ou  même  plus  que  nous  n'en  avons  eu 
l)our  rinv(!nt{>r. 

«  Il  est  vrai ,  continue  Condillac  ,  que  ce 
langage  était  peu  perfectionné,  et  no  cousis^ 
tait  vraisemblablement  qu'en  contorsions  et 

en  agitations  violentes Les  progrès  de  ce 

langage  furent  nécessairement  très-lents...., 
et  pour  augmenter  le  nombre  des  mots  d'une 
manière   considérable,   il    fallut   sans  doute 


les  accompagnèrent  de  quelques  gestes plusieurs  générations,  ctc 


Les  premiers  progrès  du  langage  furent  né 
cessairement  très-lents  ;  leur  enfant,  j)ressé 
par  les  besoins  qu'il  ne  pouvait  faire  connaî- 
tre, agita  toutes  les  parties  de  son  cor[)s  ,  sa 
langue  se  replia  d'une  manière  extraordinaire 
et  prononça  un  mot  tout  nouveau,  etc.  ..,etc...') 
Des  cris  naturels    que   l'homme    n'a  pas 
(car    des    exclamations    involontaires   dans 
quelques  occasions  rares  ne  sont  pas  des  cris 
naturels)  ,  devenus   des  signes  arbitraires  , 
convenus  avant  que  l'on  |)ùt  s'entendre,  pro- 
duits par  le  hasard  d'un  mouvement  extraor- 
dinaire de  la  langue  d'un  enfant ,  expliqués 
par  des  contorsions  de  toutes  les  parties  de 
son  corps...  et  cest  ce  qui  fait  que  nous  ne 
sommes  pas  muets,  est-on  tenté  de  dire,  en 
retournant  le  mot  si  connu  de  Molière!  Mais 
si  les  cris  étaient  des  signes  naturels  ,  qu'a- 
vaient besoin  les  hommes,  pour  se  faire  en- 
tendre, de  convenir  entre  eux  de  signes  arbi- 
traires? Les  cris  naturels,  donnés  par  la  na- 
ture  pour  être   les   signes  naturels  de   ses 
besoins,  devaient  sudire  aux  hommes,  comme 
ils  suffisent  aux  animaux,  et  comme  certaine- 
ment, dans  cet  étal  tout  naturel,  ils  n'avaient 
à  s'occui)er  ([ue  de  leurs  besoins  natun.'ls, 


il  n'aurait  plus  manqué  que  de  calculer 
combien  de  temps  il  a  fallu  pour  (|u'un  cri 
ou  une  contorsion  soit  devenu  un  verbe  com- 
plet avec  tous  ses  modes  de  tenqis,  d'actions 
et  de  personnes,  quoique  vraisemblablement 
les  contorsions  u'owi  pu  produire  (jue  les  ver- 
bes irréguliers.  Mais  l'homme  n"a  parlé  d'a- 
bord que  pour  demander  ses  besoins  naturels, 
et  lesl)esoins  naturels  sont  tous. Ma  fois  néces- 
saires pour  tous  les  hommes  et  dans  toutes  les 
générations;  l'existence  des  hommes  aura  donu 
été  longtemps  bien  déplorable, et  leurs  relations 
étrangement  difficiles  et  bornées,  si  ,  a[)rès 
avoir  inventé,  par  exemple,  à  la  première  gé- 
nération l'expression  du  besoin  de  manger  et 
de  boire,  il  a  fallu  attendre  à  la  seconde  ou  h 
la  troisième  pour  avoir  l'expression  des  au- 
tres l>esoins  ;  et  comme  tous  les  hommes, 
faute  de  temps,  d'intelligence  ou  d'attention , 
n'ont  pu  convenir  à  ta  fois  des  mêmes  signes, 
ou  en  retenir  la  signification,  il  s'ensuit  que, 
inégalement  avancés  dans  cet  art  de  nouvelle, 
invention,  les  uns  ont  dû  retenir  leur  ancicri 
langage,  tandis  que  les  autres  employaient  le, 
nouveau.  Ainsi  les  uns  criaient,  les  autres 
parlaiein;  ceux-ci  faisaient  des  contorsJoivs», 


823  LAN  DICTIONNAIRE  DE  PllILOSOPniE..  LAN  824 

ceux-là  des  signes;  les  plus  exercés  n'p/j«j>nf  nature  de  l'homme  :  qu'il   n'est  rien,  qu'il 

leur  langue  d'une  manière  extraordinaire,  les  n'est  pas,  qu'il  ne  peut  pas  ôlre  hors   de  la 

moins   habiles  la    repliaient  d'une  manière  société. 

i)lus  extraordinaire  :  ce  qui  présente  la  pau-  »  «v       ^  •  •       i  ,      .  /'«,.„;„;,  a,.  «» 

'  V       ,  •      '\     „^  ^-       A^  %  \\.  —  Opinwmdes  navants  sur  l  ortgme  au  Mti' 

vre  espèce  humau  e  h  son  premier  âge  sous  »  ,,  ',„^  rorganisme  pimiiif  dei  langues. 

im   aspect   Ires-plnlosophuiue  sans   doute  , 
mais  bien  étrange  et  bien  ridicule.  *'•  ^'  b^eulier. 

«  Leurs  enfants,  dit  Condillac,  répétèrent         „  Toutes  les  langues  ont  dû  évidemment 
les  mêmes  sons,  etc.  »  commencer   par   de  simples  monosyllabes. 
On  voit  que  ce  roman  finit,  comme  tous  les  Ces  mots  primitifs  peuvent  se  distinguer  en 
autres,  par  un  mariage  ;  mais  Condillac  passe  trois  espèces  :   1"  les  interjections,  s'il  est 
légèrement  sur  cette  circonstance  importante  toutefois  permis  de  donner  la  qualification 
de  la  vie  de  ces  deux  enfants  ;  et  ici,  sans  (Je  mots  à  ces  sortes  de  monosyllabes  qui 
doute,  il  ne  manque  pas  de  supposer  le  sys-  n'ont  ni  radicaux  ni  dérivés  ;  2°  les  pronoms; 
lème  naturel  ,  les  besoins  naturels,  etc.,  qui  3°  les  verbes.  Toutes  les  autres  espèces  de 
]>ortent  un  sexe  vers  l'autre.  Pour  moi,  je  niots  (les  verbes  eux-mêmes,  peut-être)  sont 
♦;rois  que  même  l'union  des  sexes,  dans  l'es-  le  produit  de  la  dérivation  et  de  la  compo- 
])èce  iiumaine,  est  un  effet    de  la   société,  sition  (nous  aurons  tout  à  l'heure  occasion 
comme  elle  en  est  l'origine  et  le  fondement,  d'expliquer  ces  deux  expressions).  Le  rang 
On  sait  combien  l'imagination  et  le  genre  de  dans  lequel  nous  venons  de  nommer  les  trois 
vie  ont  d'influence  sur  celte  passion  ;  et  ce  espèces   de  mots  primitifs  indique   l'ordre 
n'est  pas  assurément  dans  l'état  où  Condillac  dans  lequel  ils  ont  pu  naître.  En  effet,  les 
a  [)lacé  ses  deux  enfants,  égarés  dans  les  dé-  interjections,  simples   cris  d'admiration  ou 
serts,  et  obligés  d'arracher  à  la  terre  quel-  de  terreur,  de  douleur  ou  de  plaisir,  ont  dû 
ques  fruits  sauvages  pour  s'en  nourrir,  qu'on  jaillir  tout  d'abord,  et  spontanément,  de  l'être 
])eut  leur  supposer  l'imagination  et  les  sens  humain,  à  la  vue  du  spectacle  de  l'univers, 
foi*t  éveillés  sur  le  sentiment  de  l'amour.  Ce  et  de  l'action,  tantôt  secourable,  tantôt  hostile^, 
qui  établit,  même  sur  ce  point,  entre  l'homme  des  forces  de  la  nature.  Puis,  ensuite,  l'homme 
et  la  brute ,  une  différence  totale  dans  les  a  indiqué  par  un  geste   oral,   si  l'on  peui. 
causes,  malgré  la  similitude  des  moyens  et  s'exprimer  ainsi,  sa  propre   personne,  les 
des  effets,  c'est  que  la  brute  est  nécessitée  autres  hommes,  la  substance  vague  des  objets 
}>ar  l'impulsion  irrésistible  de  son  instinct  h  extérieurs  et  la  j)lace  qu'ils  occupent  dans 
s"unir  à  son  semblable  seulement  dans  une  l'espace.  Or  c'est  là  l'oflice  spécial  des  pro- 
saison déterminée,  au  lieu  que  l'homme  est  noms  personnels,  démonstratifs,  etc.  :  moi, 
indépendant  et  libre  dans  ses  affections  et  toi,  lui,  ceci,  cela,  etc.  Enfin  l'homme,  après 
dans  leurs  effets,  et  libre  même  de  s'abste-  un  examen   plus  attentif,  observant  la  vie 
nir.  Plus  est  sauvage  l'état  dans  lequel  vivent     générale   des    êtres,   a  voulu   exprimer   le 
les  hommes,  moins  ils  éprouvent  les  effets  de     niouvement,  les  etîoris  faits  et  subis,  et  il  a 
cette  passion  si  impérieuse,  si  exaltée,  si  ac-     créé   le  verbe  par  un    système    complexe 
live  chez    les  hommes  qui  connaissent  des     d'onomatopée,    en    cherchant   à    rendre    et 
lois  et  des  arts,  c'est-à-dire  la  défense  et  l'ai-     imiter  par  le  son,  les  bruits,  les  mouvements, 
i;uillon  des  passions;  et  rien  ne   le  prouve     les  efforts  de  toute  sorte  qui  révèlent  la  vie 
juieux  que  la  nudité  des  deux  sexes,  qui  est     universelle. 

une  des  habitudes  de  la  vie  sauvage,  et  même  «  Mais  le  verbe  lui-même,  considéré  à  l'ori- 
un  de  ses  caractères.  Et  cependant  on  peut  gine,  a-t-il  eu  une  existence  tout  à  fait  propre 
établir  quelque  comparaison  entre  l'état  sau-  et  une  valeur  à  part  ?  Est-ce,  ensuite,  connue 
vage,  tel  que  nous  le  connaissons,  et  l'état  le  prétend  M.  Chavée  {Lexicologie,  p. -83), 
civilisé.  Ils  se  rapprochent  l'un  de  l'autre  par  la  combinaison  des  pronoms  et  des  racines- 
(|uelques  idées  morales  ,  par  quelques  habi-  verbales  quia  produit, soit  directement,soitin- 
tudes  individuelles,  et  surtout  par  un  langage  directement, par  l'intermédiaire  des  participes, 
articulé,  qui  est  au  fond,  le  même  chez  tous  les  vocables  appelés  substantifs,  adjectifs, 
les  peuples  et  dans  toutes  les  langues.  En  un  adverbes, et  tousies  mots  polysyllalnques;  ou 
mot,  si  les  sauvages  sont  dans  un  état  dégé-  bien,  tes  verbes  mêmes  sont-ils  sortis  des 
néré  de  société,  ils  vivent  cependant  dans  pronoms  considérés  d'aliord  dans  leur  sens 
quelque  état  de  société,  mais  de  cet  état  à  adverbial  et  comme  seuls  mots  véritableraenl 
l'état  |)rétend.u  primitif  et  naturel,  où  l'homme  iirimitifs,  ainsi  que  le  i)eDse  M.  Delâtre^Ce 
n'était  rien  et  n'avait  rien,  pas  même  la  fa-  .sont  là,  on  le  comprend,  des  solutions  qui, 
culte  de  connaîtie  et  d'exprimer  ses  propres  malgré  les  incontestables  progrès  de  la  science 
pensées,  la  dislance  est  infinie,  et  toute  philologique  moderne,  ont  encore  quelque 
«;omparaison  impossible.  Il  n'y  a  pas  d'autre  chose  d  hypothétique.  Mais  comme  elles  sont 
i'approchemeiit  à  faire  entre  eux  que  celui  éminemmentintéressantes,suflisammentplau- 
(|ui  peut  exister  entre  un  homme  et  un  au-  sibles  dans  leur  hardiesse,  et  qu'elles  peuvent, 
tomate,  à  qui  l'artiste  donne  la  figure  hu-  telles  qu'elles  sont  produites  et  quel  que  seit 
inaine  et  même  Je  mouvement.  Comme  ces  leur  sort  dans  l'avenir,  présenter  déjà  une 
hommes,  ainsi  supposés,,  eussent  été  hors  de  grande  utilité  pour  l'étude  des  langues,  nous 
toute  nature,  on  est  fondé  à  les  croire  hors  allons  donner  ici  les  deux  systèmes,  en  les 
'le  toute  société,  et/,  étrangers  à  tous  les  sen-  laissant  résumer  par  les  auteurs  eux-mêmes  ; 
timenls  qui  entretiennent  la  société,  parce  (;ar,  après  avoir  extrait  le  passage  y  relatif 
v^ue  la  société  est  la.  vraie  et  même  la  seule      du  livre  déjà  cité  de  M.  Chavée,  nous  auion.s 


s:r. 


LAN 


cette  bonne  fortune,  de  pouvoir,  grâce  à  la 
bienveillante  amitié  dont  nous  honore  l'auteur 
de  La  langue  française  dans  fes  rapports 
avec  le  sanskrit  et  les  autres  langues  indo- 
européennes, présenter  à  nos  lecteurs  le  ré- 
sumé du  système  complet  de  M.  Delàtre,  au 
moyen  d'une  note  écrite  par  lui-même,  et  qui 
doit  faire  partie  d'un  ouvrage  encore  inédit. 

«  Quant  a  M.  Chavée  il  s'exprime  ainsi  sur 
le  sujet  qui  nous  occupe  : 

«  —  Comment  furent  combinés  les  pronoms 
et  les  verbes  pour  la  formation  des  poly- 
syllabes ? 

'  «  Dans  le  domaine  de  la  pensée,  deux  idées 
sont  toujours  en  présence  :  l'idée  de  substance 
et  celle  d'action.  Cette  dernière  idée  se  trouve 
avec  la  première  dans  une  dépendance  telle, 
qu'il  est  impossible  de  la  concevoir  sans 
concevoir  en  même  temps  l'idée  de  substance. 
Quel  moyen  de  séparer  l'idée  de  l'action 
presser  de  l'idée  d'un  être  exerçant  ou  rece- 
vant la  pression  ?  Comment  isoler  les  idées 
de  fleuve  (TLvmen)  et  de  couler  (FLuere)»  de 


lumière  [uimen]  et  de  luire  [\xcere),  etc.? 
Le  fleure  est  ce  qui  coule,  la  lumière  est  ce 
qui  luit,  etc.  —  » 

«  Dans  le  domaine  du  langage  deux  espèces 
de  mots  répondent  exactement  à  ces  deux 
sortes  d'idées. 

«  A  l'idée  de  substance  correspondent  les 
pronoms  ou  syllabes  indiquant  à  la  fois  les 
réalités  contingentes  et  la  position  qu'elles 
occupent  dans  l'espace. 

«  A  l'idée  d'action,  c'est-à-dire  à  l'idée  d'un 
mouvement  (moyen)  mettant  en  rapport  un 
sujet  (cause)  et  un  objet  (elfet),  répondent 


PSYCHOLOGIE.  LAN  82() 

fondement  l'idée  verbale  :  elle  la  resserre  en 
quelque  sorte,  elle  la  limite,  et  l'individua- 
lise ;  afin  d'éviter  î»  la  pensée  la  peine  de  s'é- 
tendre trop  d'abord  pour  se  particulariser  en- 
suite ,  la  composition  place  le  mot  borne 
(individualisateur)  devant  le  mot  boi-né.  C'est 
ainsi  qu'elle  limite  la  signification  large  d'un 
verbe  aller,  par  exemple,  h  l'aide  de  préfixes 
indiquant  des  rapports  précis  de  direction  ou 
de  position  dans  l'espace.  Rappelez-vous  ici 
les  nombreux  composés  des  verbes  latins  ire, 
STxre,  etc.;  abire,  adiré,  perire,  etc.;  con- 
sixre,  obsixre,  ndsTAre,  etc.;  prœcv.dcre,  ab- 
scEdere,  antecEdere,  etc.  Toutes  ces  indivi- 
dualisations parpréfixes  sont  autanlde  variétés 
des  mots  ire,  ST.\re,  cEdere,  etc. 

«  De  môme  qu'un  verbe  s'individualise  au 
moyen  de  particules  prépositives,  un  nom 
peut  s'individualiser  à  l'aide  d'un  autre  nom, 
qui,  par  sa  finale,  s'attache  au  premier,  et  ne 
forme  plus  avec  lui  qu'un  mot  unique.  C'est 
ainsi  que  le  mot  cirfo,  lueur,  meurtrier,  s'in- 
dividualise dans  patricida,  homicida,  fratri 


cida ,  matricAda ,  par  l'adjonction  des  mots 
pater,  père;  homo,  homme;  frater,  frère; 
mater,  mère.  Aussi  bien  que  les  préfixes  dans 
les  verbes  composés,  ces  noms  sont  ici  limi- 
tatifs d'une  idée;  ils  doivent  donc  en  précé- 
der l'émission. 

«  Résumons  en  quelques  mots  les  effets  de 
ce  double  mode  de  combinaison  lexicale. 

«  Par  les  syllabes  pronominales,  dont  elle 
fait  autant  de  désinences  caractéristioues,  la 
dérivation  reproduit  fidèlement,  dans  les  for- 
mes orales,  leS  diverses  formes  logiques  que 
peut  |ircsenter  une  idée  vaguement  traduit(> 


tous  les  verbes  primitifs,  toutes  les  racines      d'abord  par  un  verbe  ou  j)ar  un  pronom  pri 
verbales. 

t  Eh  bien  1  ces  deux  sortes  de  mots,  les 
pronoms  et  les  verbes,  furent  combinés  de 
deux  manières  : 

«  Quand  on  voulut  nommerune  substance, 
un  individu,  on  fit  précéder  le  pronom,  repré- 
sentant l'être  individuel,  d'un  verbe  exprimant 
soit  l'action  dont  cet  être  est  la  cause  ou 
l'instrument,  soit  l'action  dont  il  est  l'eftVt, 


le  produit,  le  résultat,  au  moins  en  ce  (jui      primitifs. 


mitif. 

«  Par  ses  préfixes  et  par  ses  noms  préposi- 
tifs, la  composition  limite,  en  les  individuali- 
sant, les  idées  exprimées  par  les  mots  aux- 
quels elle  les  attache. 

«  Ce  passage,  en  nous  expliquant  ce  qu'on, 
doit  entendre  par  dérivation  et  composition, 
nous  révèle  la  pensée  de  M.  Chavée  sur  le 
nombre,  l'espèce  et  les  fondions  des  mots. 


concerne  sa  forme  la  plus  apparente,  son 
caractère  le  plus  saillant.  C'est  ainsi  que  du 
verbe  da,  donner,  faire  prendre  (famille  de- 
PREssi'.R,  genre  tenir)  et  du  pronom  na,  cela, 
les  pères  de  notre  race  firent  D\na,  don,  ce 


«  Voici  maintenant,  sur  le  mCaie  objet,  les. 
idées  de  M.  Delâtre  : 

«  —  L'homme  s'est  d'abord  servi  de  .signes;.; 
puis  il  a  accompagné  ces  signes  de  sons;  en- 
fin, remarquant  que  le  son  suffisait,  il  a  re- 


qui  est  donné.  C'est  encore  ainsi  qu'ils  nonce  aux  signes.  Les  premières  idées  qu'il  a 
créèrent  les  noms  KAR^rj,  faiseur,  KARfa,fait,  dû  exprimer  sont  des  idées  de  lieu,  les  pre- 
KAra,  main,  KAwnun,  ouvrage,  affaire,  en  miers  mots  qu'il  a  créés  ont  dû  être  des  ad- 
combinant  le  verbe  kri,  faire,  prendre,  entre-  verbes  de  lieu,  signifiant  ici,  là,  plus  loin,  etc.; 
prendre  (famille  kre-presser,  genre  tenir)  puis,  l'idée  de  lieu,  se  confondant  avec  l'idée 
avec  les  pronoms  ta  (-f  r)  ta,  a,  ma,  (-f  n).  de  la  personne  qui  l'occupait,  le  môme  mol 
Ce  premier  mode  de  combinaison  fut  appelé  servit  à  marquer  l'un  et  l'autre;  l'adverbe  de- 
dérivation,  vint  pronom.  Ainsi  ta  signifiant  là  fut  em- 
«  Sans  rien  changer  à  l'idée  d'action  ei-  ployé  pour  désigner  la  personne  qui  était:  là 
primée  par  le  verbe,  la  dérivation  la  repro-  présente,  la  seconde  personne,  toi  (en  sans- 
duit  sous  plusieurs  formes  (karo,  KAnman,  krit  tu).  Une  fois  que  la  syllabe  ta  représen 
XÀRta,  etc.;,  selon  que  l'être,  objet  du  juge-  tait  l'idée  de  dislance,  elle  pouvait  représen 


ment  exprimé  par  le  nom,  est  considéré  par 
l'esprit  comme  cause,  etfet,  ou  moyen  de  celle 
«action  même. 

«  La  composition,  au  contraire,  ce  second 
mode  de  combinaison  des  mots,  modifie  oro- 


ter  un  verbe  de  distance.  En  effet,  ta  signifie 
étendre  (en  sanskrit  TAnomi,  en  grec  TEivwet^ 
TAwj;  et,  comme  la  notion  du  temps  dérive 
do  celle  de  l'espace,  ta  fut  employé  à  dési- 
gner le  temps  qui  est  loin,  le  temps  pa.ssé.D«-. 


rj  LAN  DICTIONNAIRE 

là  la  fonniî  T\ta,  (jiii  signifie  étendu,  et  où  le 
nreiiiier  ta  rend  l'idée  veib;ile  d'étendre,  et 
Je  second  l'idée  de  dislance  et  d'éloignernenl. 
(le  même  ta  fut  ado|)té  comme  marque  du 
t('ni|)s  |)assé  |)our  tous  les  verbes,  et  servit  de 
terminaison  à  tous  les  [)arlicipes.  En  'grec 
Tot; ,    en  latin  tus ,  etc. 

«  ]\Iais  |)artici[)e  et  adjectif  sont  deux  ap- 
pellations diirérent(;s  pour  le  même  objet. 
<;'esl  pourquoi  ta/«,  étendu,  en  grec  TAxo:, 
devint  en  latin  Totus,  qui  marque  l'ensemble, 
la  masse,  l'entier,  tout. 

«  Toutes  les  terminaisons  des  langucs.indo- 
européennes  ont  une  origine  semblable.  La 
syllabe  ma  est  également  un  adverbe;  elle 
marque  le  lieu  où  je  suis,  i)uis  la  personne 
qui  occupe  ce  lieu,  c'est-à-dire  moi  :  la  voilà 
pronom  personnel.  Elle  devient  verbe  avec  le 
sens  d'aller  et  de  mesurer.  MAmi  signifie  je 
mesure;  la  première  syllabe  exprime  l'action 
verbale,  la  seconde  exprime  la  personne  qui 
fait  cette  action.  La  différence  de  voyelle 
marque  la  ditïérence  de  sens.  Ma  ainsi  que 
TA  sert  de  terminaison  participale,  comme 
dans  TAma,  étendu.  Ce  participe  devient  en- 
suite adjectif  comme  tous  les  participes ,  et 
cet  adjectif  devient  substantif  [étendue)  comme 
tous  les  adjectifs  peuvent  le  devenir. 

«  Mais  pourquoi  tant  de  systèmes  différents 
dans  la  formation  du  langage?  d'où  vient  que 
lorsqu'un  monosyllabe  suilit  pour  exprimer 
une  pensée,  la  plupart  des  langues  se  fati- 
guent à  créer  des  monosyllabes  d'une  lon- 
gueur très-difficile  à  justifier  ?  Le  chinois  jin 
(homme)  en  dit  certainement  autant  que  le 
sanskrit  maniicha  et  le  grec  àvOpwTco;,  quoique 
le  premier  de  ces  mots  n'ait  qu'une  syllabe  et 
que  les  autres  en  aient  trois.  Pourquoi  le  sans- 
krit et  lé  grec  n'ont-ils  pas  été  aussi  sobres 
que  le  chinois  dans  la  fabrication  des  mots? 

«  Voici  mon  opinion  sur  ce  problème  aussi 
curieux  qu'embarrassant. 

«  La  racine  indienne,  à  laquelle  nous  ap- 
partenons, possède  un  génie  plus  philoso- 
phique que  la  racine  chinoise.  Elle  a  dès 
l'origine  perçu  dans  les  objets  et  les  phéno- 
mènes naturels  des  rapports  qui  échappaient 
probablement  à  l'esprit  moins  observateur 
des  Chinois,  et  elle  a  cherché  à  exprimer  ces 
rapports  à  l'aide  de  l'analogie  des  sons,  c'est- 
à-dire  en  l'attachant  à  la  môme  racine  les 
noms  des  êtres  entre  lesquels  elle  trouvait 
une  communauté  d'attributs  et  de  proprié- 
tés. Dieu,  le  jour,  la  richesse  lui  apparaissant 
comme  des  choses  brillantes,  elles  les  nom- 
ma à  l'aide  du  même  verl)e  [div,  briller).  La 
même  forme  aurait  pu  servir  pour  ces  trois 
idées  ;  mais  comme  il  en  serait  résulté  une 
afireuse  confusion,  elle  les  distingua  par  des 
terminaisons  différentes  :  divws,  devus  (plus 
'ard  DEMs)  en  (sanscrit  oEvas)  signifia  Dieu  ; 
oive^  (plus  tard  Dies)  signifia  Jowr  ;  Dives  si- 
finifia  nc/ie. 

«  Quelle  est  la  valeur  des  terminaisons  us, 
y.s?  Evidemment,  puisque  des  mots  auxquels 
elles  appartiennent  sont  des  dérivés  verbaux, 
ces  terminaisons  ne  peuvent  avoir  d'autre  va- 
leur »|ue  celle  de  suOixes  participiaux.  Ainsi 
les  tiois  mots  cités  tout  àTheurc   ont,  au 


DE  PHILOSOPHIE.  LAN  828 

fond,  le  même  sens  et  signifient  tous  doué  d'é- 
clat, lumineux,  brillant;  et  on  ne  leur  a 
afiixé  une  terminaison  différente,  on  n'a  al- 
téré leur  racine  que  pour  éviter  la  coni'usion 
qui  serait  nécessairement  résultée  d'une  iden- 
tité de  forme. 

rt  L(\s  mots,  dans  ce  système,  constituent 
des  catégories,  des  groupes,  des  genres,  ab- 
solument comme  les  |)lantes  dans  la  botani- 
([ue,  et  les  animaux  dans  l'histoire  naturelle. 
Ce  fut  donc  rinstincli)hilosof)hiquequi  pous- 
sa la  racine  indienne  à  établir  sa  langue  sur 
de  pareilles  bases.  Mais  le  polysyllabisme 
avait,  en  môme  temps,  un  autre  avantage; 
c'était  de  satisfaire  l'oreille.  Les  langues  po- 
lysyllabiques sont  musicales  ;  les  langues  mo- 
nosyllabiques manquent  d'harmonie.  La  race 
indienne,  placée  par  la  nature  dans  le  ])ays 
le  plus  poétique  du  monde,  a  créé  la  plus 
harmonieuse  des  langues,  le  sanskrit,  et  tou- 
tes les  langues  qui  sont  dérivées  de  celle-là 
sont  pareillement  harmonieuses,  parce  qu'elles 
ont  les  mêmes  lois  de  dérivation. 

a  On  le  voit,  quelles  (|ue  soient  les  diver- 
gences qui  séparent,  dans  leurs  premières 
afiirmations,  les  deux  systèmes  qui  viennent 
d'être  exposés,  ils  finissent  par  se  réunir  eu 
un  point.  En  effet,  que  les  adverbes  de  lieu 
doivent  être  considérés  comme  les  seuls  mots 
réellement  primitifs  et  qu'ils  aient  donné 
naissance  aux  pronoms  et  aux  verbes;  ou 
que  les  pronoms  et  les  racines  verbales  aient 
coexisté  dès  le  principe  et  que  les  autre.'; 
mots  soient  nés  de  leur  combinaison,  tou- 
jours est-il  que  nos  deux  auteurs  i-econnais- 
sent  que  le  verbe,  quelle  que  soit  son  ori- 
gine, une  fois  arrivé  à  la  forme  principale, 
a  été,  par  l'intermédiaire  de  cette  forme,  le 
grand  générateur  des  vocables.  Or,  c'est  là 
le  point  important  pour  les  langues  de  se- 
conde formation,  c'est-à-dire  pour  toutes 
celles  de  l'étude  desquelles  nous  nous  pré- 
occupons dans  le  présent  travail.  Retenons 
donc  dès  à  présent  ce  principe,  à  savoir, 
que  les  verbes  radicaux  d'un  idiome  quelcon- 
que, lesquels  sont,  relativement,  en  nombre 
restreint,  nous  donneront,  par  l'intermé- 
diaire de  leurs  principes,  la  presque  totalité 
des  noms  adjectifs  et  substantifs  qui  tiennent 
une  si  grande  ])lace  dans  les  vocabulaires. 

«  Après  les  adverbes  de  lieu,  pronoms  et 
les  verbes,  viennent  les  particules  auxiliaires 
et  les  signes  accessoires  (ayant  pour  objet 
d'indiquer  le  genre  et  le  nombre  des  êtres  et 
des  choses),  les  flexions  diverses  de  la  décli- 
naison et  de  la  conjugaison.  Les  philologues 
font  remarquer,  à  cet  égard,  que  tout  ce 
qui  est  grand,  fort,  rude,  audacieux,  remuant 
et  capable  d'engendrer  appartient  au  genre 
masculin  ;  que  tout  ce  qui  est  mignon,  faible, 
doux,  timide,  sédentaire,  capable  de  conce- 
voir et  de  mettre  au  monde  se  réfère  au  genre 
féminin.  Qu'au  genre  neutre,  enfin,  se 
rapporte  tout  ce  qui  manque  de  vie,  de  mou- 
vement et  de  développement.  Le  nominatif  ou 
sujet  reçoit  ordinairement,  au  masculin,  l'as- 
sonance sifflante  S,  consonne  pure  et  sonore 
qui  peint  bien  la  vie  et  la  force,  dit  Eichhoff, 
tandis  qu'au  féminin  la  voyelle  se  prolonge 


m 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


8^(11 


avec  une  mélancolie  pleine  ue  grAce  [i,  â), 
v.\  qu'au  neutre  un  contact  vague  et  sourd, 
les  assonances  nasales  (n,  m)  marquent  l'é- 
tat d'immobilité;  condition  que  l'on  retrouve 
à  l'accusatif  ou  régime,  représentant,  comme 
le  neutre,  la  situation  passive. 

«  Pour  achever  de  donner  au  lecteur  une 
idée  des  ressources  infinies  que  possèdent  les 
langues  pour  la  multiplication  des  mots, 
nous  devons  faire  observer  que  les  vocables 
polysyllabiques  primitifs,  ordinairement  com- 
posés'seulement  de  deux  syllabes,  ont  pro- 
duit à  leur  tour  des  adjectifs,  des  substantifs 
et  des  verbes   nouveaux  de  second,  de  troi- 


ari-es  :  en  allemand,  c'est  le  lutteur,  l'animal 
qui  frappe  avec  ses  cornes,  widdrr  ;  en 
français,  c'est  l'animal  qui,  par  son  bêlement, 
appelle  et  rassemble  les  brebis  autour  de 
lui,  bctier  de  bêler. 

«  Enfin,  à  ces  causes  puissantes  de 

multiplication  des  vocables  et  de  leurs  nuan- 
ces diverses,  on  en  peut  joindre  une  autre, 
naissant  de  l'eirort  incessant  de  la  raison 
humaine  pour  passer  de  l'idée  concrète  à 
l'idée  abstraite il  n'y  a  pas  dans  le  lan- 
gage de  mots  abstraits  proprement  dits  ;  — 
tous  les  mots  auxquels  on  donne  le  nom 
d'abstraits  ont  commencé  par  désigner  un 


sième  degré,  etc. —Ainsi,  par  exemple,  doma,  acte  matériel,  un  objet  tangible,  une  qualité 

fail  domare,  domitus,  dominus,  domina,  do-  physique,  et  ce  n'est  que  par  métonymie  ou 

minore,  dominator,  etc.  par  métaphore  qu'ils  ont  fini  par  prendre  une 

«  Il  faut  signaler  aussi  lesmutations  logiques  signification  toujours  de  plus  en  plus  imma- 

de  sens  des  mêmes  racines  et  quelques  autres  térielle,  métaphysique,  abstraite.  Ainsi,  pax, 

causes  plus  ou  moins  fécondes  de  l'enrichisse-  paix;  pactum,  pacte  ;  jus,  droit  ;  lex,\oi; 

mentdes  vocabulaires  dans  toutes  les  langues,  religio,  religion  ;  /"œt/ws,  contrat;  fides,  foi, 

—  Dans  le  rapport  dont  la  Société  asiatique  viennent  des  racines  sanskrites  :  pac,  yu,  tig, 

de  France  m'avait  fait  l'honneur  de  me  char-  badfi,  qui,  toutes,  signifient  lier,  attacher  ; 

ger,  sur  le  livre  remarquable,  déjà  plusieurs  tous  ces  mots  indiquent  un  lien,  qui  attache 

fois  cité,  de  mon  savant  ami  M.  Delâtre,  je  les  hommes  entre  eux,  une  a//«ar?cf,  une  o^/«- 


faisais  observer  moi-même,  en  ces  termes, 
combien  sont  admirables  les  procédés  de 
multiplication  pittoresque  du  langage,  et 
comment  les  mêmes  vocables  concrets  arri- 


gation.  Remarquez  ([ue  alliance  et  obligation 
expriment  la  même  idée  et  contiennent, 
comme /pjc  ei ^religio,  \a  racine  lig,  lier.  — 
Quoi   de  plus  vague  que   le  verbe  placée  ? 


vent  à  exprimer  les  plus  hautes  abstractions     M.  DelAtre  le  rapporte  aplaco,  apaiser,  rendre 


de  l'esprit  humain. 

«  —  Je  choisis  la  racine  sanskrite 

pa  ou  pi,  boire.  Le  verbe  indien  pi-ba-mi, 
forme  redoublée  de  pn,  3'  conjugaison,  fait 
en  latin,  bi-bo  (pour  bi-bo-mi)  dont  l'infinitif 
bi-be-re  lit  le  vieux  français  boi-v-re,  au- 
jourd'hui boi-re  ;  voilh  le  verbe.  Voici  (]uel- 
(lues-uns  de  ses  dérivés  :  pa-ta,  sanskrit, 
devient  en  latin  po-tus  ;  d'où  po-tio.po-tio-uis, 
po-tion,  ce  qu'on  boit,  ce  qui  est  buvable  ; 
c'est  la  racine  pa,  prise  dans  le  sens  passif  ; 
pippala,  sanskrit,  a  fait  en  persan  pil-pil,  en 
arabe,  fil- fil,  et  en  latin  pi-per,  d'où  poi-vre. 
Pippala  signifie  ce  qui  fait  boire  :  c'est  la 
racine  pa,  pi,  prise  dans  le  sens  causatif. 
Pi-scis,  d'où  le  vieux  français  poisse,  en 
français  moderne  poisson  {on  est  ici  termi- 
naison diminutive),  signifie  l'animal  qui  boit 
sans  cesse,  l'animal  buveur  ;  c'est  la  racine 
pa  prise  dans  le  sens  actif  et  fréquentatif. 
a-pi-s  exprime  la  même  idée  que  pi-scis; 


uni,  plat  ;  en  etfet,  placere,  c'est  caresser 
avec  la  main,  chatouiller,  flatter  ;  et  flatter, 
lui-môme,  ne  signifie  pas  autre  chose  que 
lisser,  a|)lanir  avec  la  main  [flat,  plat,  mots 
germaniques).  Les  Latins  tirent  le  \cvhii  juger 
(judico)  de  la  racine  yu,  joindre,  unir  ;  les 
Grecs  expriment  cette  idée  i)ar  le  verbe  xp-vw, 
qui  veut  dire  passer  au  tamis,  cribler  ;  c'est 
le  corrélatif  du  latin  cerno,  d'où  discernere, 
discerner,  c'est-h-dire  tamiser,  cribler,  les 
objets  à  l'aide  du  regard  ou  de  l'intellect.  — 
Putare,  que  l'on  emploie  dans  le  sens  de 
juger,  signifie  proprement  émondcr,  ou  écar- 
ter tout  ce  qui  est  accessoire  et  superflu  pour 
arriver  à  la  tige  ou  à  la  racine  des  choses. 
Réfléchir  \e\ii  dire  réverbérer,  répéter.  Quand 
je  réfiécliis,  mon  esprit  est  une  surface  plane 
et  polie  où  les  objets  se  retlètent  connue 
dans  un  miroir,  et  l'image  qu'ils  y  laissent, 
je  l'appelle  réflexion.  Quand  je  pense,  mon 
esi)rit  n'est  |)lus  un  miroir,  mais  uncî  balance. 


c'est  pareillement  un  animal  buveur,  Vabeille  ;  où  le  poids  et  la  valeur  des  objets  sont  scru 

mais  le  préfixe  a,  [)0ur  ad,  ajoute  h  l'idée  de  puleusement  j)esés  et  examinés.  —  Penser, 

boire  celle  de  la  fixité  ;  apis  est  l'insecte  qui  c'est  peser  ;  méditer,  c'est  mesurer;  quand  jo 

suce  le  miel  en  se  collant  à  la  corolle  des  médite,  mon  esprit  tient  un  mètre  avec  lequel 

fleurs il  détermine   l'espace  ou  la  quantité  de  la 

« Un  mot,  un  substantif,  un  nom  ns  matière.  Cogita  est  une  contraction  de  cum 

peut  exprimer  qu'une  idée,  il  ne  peut  in-  agito,  j'agite  avec  moi-môme  ;  décida  signifie 

ëiquer  qu'un  des  mille  attributs  des  objets;  couper,  trancher  (un  nœud,  une  question)  ; 

chaque  langue  choisit  l'attribut  qui  la  frappe  sincerus  signifie  sans  cire,  non  fardé  ;  iniquus 

le  plus,  et  qu'elle  croit  être  le  plus  essentiel  ;  signifie  raboteux  ;  sceleratus,  boiteux  ;  candor. 


de  là  la  ditférence  des  idées  par  lesquelles 
diftérents  idiomes  expriment  les  mêmes 
objets.  Le  bélier,  en  arabe,  est  considéré 
comme  l'animal  chaud  par  excellence  {bara- 
qoun  de  baraqa,  briller  et  brûler)  ;  en  grec, 
c'est  l'animal  reproducteur  de  l'espèce,  l'éta- 
lon du  troupeau,  -/.p-ôç  ;  en  latin,  c'est  celui 
qui  marche   en    tôte  du  troupeau,  le  chef, 


blancheur; /tonor,  ornement  ;  rn«/w?H  (mal), 
tache,  souillure,  etc.  —  »  [De  la  formation 
et  de  l'étude  des  langues,  par  M.  Bkeulier 
in-8°  chez  Durand.) 

L.   BENLOEW. 

Origines  du  langngc.  —  Moiiosylliiliisme. 
«  Le  moment  où  sous  lœil  de  Diea  les 


m 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


LAN 


8.12 


nrcinici'S  hoiiiiiics  se  comn]iiiii(]ucrent  pour 
la  première  fois  leurs  pensées  par  le  langage 
a  (lii  Otre  singulièrement  solennel.  Il  décida 
«le  l'avenir  de  la  race.  On  ne  peut  pas  se  figu- 
rer l'homme  privé  de  coUe  noble  et  royale 
facuUé  (jui,  en  développant  sa  raison,  l'é- 
lève au-dessus  de  toutes  les  autres  créatures 
(pii  habitent  ce  globe  Dieu  en  voulant 
l'homme  le  voulut  intelligent.  C'est  pourquoi 
nous  pensons  que  l'homme  parla  tout  d'a- 
})ord,  nécessairement  [)oussé  par  un  instinct 
naturel  et  en  s'aidant  des  organes  que  la  di- 
vine Providence  avait  mis  à  son  usage.  Nous 
n'admettons  donc  pas  (juc  la  langue  ait  été 
communiquée  h  l'honune  par  une  révélation 
nouvelle  et  particulière  :  nous  pen'^ons  que 
le  miracle  de  sa  création  comprend  aussi  ce- 
lui do  la  manifestation  de  sa  pensée.  Ce  n'est 
pas  h  nous  de  chercher  ici  à  éclaircir  le  mys- 
tère (}ui  enveloi)peles  origines  de  notre  race, 
et  nous  doutons  que  la  science  parvieruie 
jamais  à  le  pénétrer.  Il  est  certain  que  l'on 
jiourra  difTicilement  décider  un  procès  dont 
il  sera  de  toute  impossibilité  ,  môme  dans  les 
/Iges  à  venir,  de  rassembler  les  titres  avec 
leurs  pièces  justificatives.  11  n'est  certes  pas 
défendu  à  l'homme  d'aborder  celte  question 
redoutable,  et  la  résoudre  ne  serait  pas,  à 
nos  yeux  ,  porter  atteinte  à  la  dignité  du 
Créateur.  La  Divinité  n'est  pas  jalouse  des 
faibles  etîorts  tentés  par  l'esprit  humain,  et 
ou  dirait  qu'elle  aime  plutôt  à  en  être  cher- 
(•hée  et  devinée.  Quelque  loin  que  nous  re- 
culions l'horizon  de  noire  savoir,  il  sera  né- 
cessairement borné  ,  et  il  n'y  a  aucun  danger 
(jue  le  fini  sonde  jamais  ou  mesure  lesabîmes 
de  l'infini.  Aussi,  comme  a  dit  Bacon  avec 
vérité  :  Si  un  peu  de  scicncp  éloigne  l'homme 
de  la  foiy  une  science  profonde  et  mûre  Vy 
ramène. 

«  Si  nous  n'avons  pas  de  données  sur  l'o- 
rigine de  notre  race,  il  faut  ajouter  que  nous 
ne  savons  rien  de  certain  sur  les  commence- 
ments du  langage.  Assurément  il  nous  sera 
impossible  de  les  présenter  tels  qu'ils  étaient  ; 
mais  ,  grûce  h  des  recherches  opiniâtres  et  à 
une  analyse  persévérante,  on  est  arrivé  à  dé- 
couvrir (juelques  points  fixes  que  l'on  peut 
considérer  comme  étant  désormais  des  fails 
acquis  à  la  science.  Supposer  que  nos  pre- 
miers pères  aient  conjugué  d'inspiration  et 
avec  un  touchant   accord  :   tutàmi,    lutâsi, 
tutâti,  ou  décliné    Àéwv,    limioq,  Xéovrt,   etc., 
c'est  à  coup  sûr  leur  faire  un  très-grand  hon- 
neur, et  ce  serait  admetire  précisément  un 
miracle  là  où  nous  ne  cherchons  à  trouver 
que  le  jeu  naturel  de  nos  organes  et  de  nos 
facultés.  Le  langage  primitif  a  dû  être  à  la 
fois  extrêmement  simple  et  extrêinement  va- 
rié :  simple,  parce  que  la  langue  ne  s'était 
pas  habituée  à  prononcer  ni  l'oreille  à  en- 
tendre ces  sons  et  ces  mots  sans  nombre  qui 
constituent  l'ensemble  d'un  idiome;  varié , 
parce  que  les  sensations  et  les  impressions 
des  premiers  hommes  étaient  extrêmement 
mobiles,  et  que  les  objets  qui  les  causaient 
n'étaient  pas  nécessain^ment  et  toujours  dé- 
signés de  la  môme  manière.  Il  est  très-]>ro- 
bable,  pour  ne  pas  dire  sûr,  que  les  premiers 


sons  du  langage  étaient  des  monosyllabes,  di- 
versifiés par  l'accent  et  soutenus  par  le  geste  ; 
et,  dans  ces  monosyllabes,  nous  reconnais- 
sons précisément  ces  éléments  rudimentaires 
du  langage  que  nos  grammairiens  appellent 
.ses  racines.  Nous  avons  trois  ordres  de 
preuves  pour  démontriîrle  fait  important  que 
nous  avançons  :  1'  preuves  tirées  du  raison- 
nement a  priori,  2"  preuves  enq)runtées  à 
l'induction  scientifique,  et  3"  preuves  résul- 
tant de  faits  existant  encore  et  qui  n'ont  ja- 
mais cessé  d'exister  depuis  la  création. 

«  On  a  longtemps  nié  que  les  premiers 
hommes  se  soient  servis  dans  leur  langage 
de  ces  racines  que  nous  ne  rencontrons  plus 
nulle  part  à  l'état  simple  dans  les  idiomes  les 
plus  connus  du  globe.  Et  ceux  qui  placent 
le  synthétisme  à  l'origine  des  choses  semblent 
avoir  raison  lorsqu'ils  affirment  que  ces  ra- 
cines n'avaient  pas  le  caractère  de  fixité  et 
d'immobilité  que  nous  leur  trouvons  aujour- 
d'hui dans  nos  glossaires.  Mais  il  n'en  est  pas 
moins  vrai  que,  si  ces  premiers  sons,  résul- 
tant chacun  d'une  seule  émission  de  la  voix  , 
contenaient  déjà  en  germe  l'organisme  d'un 
langage  comj)liqué  et  complet,  ici,  comme 
partout,  le  sira[)le  a  dû  précéder  le  composé. 
On  ne  comprendrait  pas  que  nos  premiers 
pères  ,  peu  familiarisés  avec  l'usage  du  dis- 
cours,  eussent  employé  deux  sons  ou  deux 
syllabes  à  désigner  une  impression  forte  et 
essentiellement  une  ,  et  il  paraît  certain  que  , 
lorsqu'il  s'agissait  pour  eux  de  rendre  deux 
impressions,  ils  eurent  recours  à  deux  sons 
différents.  La  nature  fait  bien  ce  qu'elle  fait, 
et  les  premiers  hommes  ,  étant  plus  rappro- 
chés de  ses  primitives  insfàrations ,  durent 
calquer  merveilleusement  dans  les  premiers 
sons  qu'ils  rendaient  l'image  vivante  des 
objets  qui  les  entouraient  et  qui  exerçaient 
leurs  jeunes  sens.  Comme  dans  la  nature,  il 
y  avait  dans  ce  langage  à  la  fois  simplicité  et 
abondance,  et  malgré  cette  abondance,  nulle 
superfluité.  Il  ne  fautdonc  pas  croire  que  nos 
premiers  pères  aient  beaucoup  cherché,  hé- 
sité, tâtonné,  car  chez  eux  l'impression  pro- 
voquait l'expression  avec  la  même  rapidité 
que  le  choc  de  deux  nuages  électriques  pro- 
duit l'éclat  de  la  foudre. 

«  Si  donc  notre  raison  nous  conduit,  a 
priori,  au  inonosyllabisme  comme  ce.ractère 
principal  du  langage  primitif,  l'étude  appro- 
fondie des  langues  confirme  sur  tous  les 
points  cet  aperçu  de  la  grammaire  générale. 
Les  Indous,  qui  sont  les  plus  anciens  gram- 
mairiens du  monde,  savaient  déjà  que  leur 
magnifique  et  riche  idiome  s'était  formé  par 
la  réunion  et  la  combinaison  multiples  de  ru- 
diments monosyllabiques,  et  la  philologie 
moderne  n'a  pu  que  vérifier  et  constater  ce 
fait.  Nous  savons  donc  aujourd'hui,  de  science 
certaine,  que  les  mots  primitifs  de  toutes  les 
langues  indo-européennes  étaient  monosyl- 
labiques. Du  reste ,  un  seul  coup  d'œil  jeté 
sur  une  liste  de  racines  sanskrites  dissiperait 
jusqu'au  moindre  doute. 

«  Il  est  vrai  que  la  constitution  des  racines 
hébraïques  et  de  celles  des  langues  sémiti- 


8o3                          LAN                          rSVCIIOLOGIE.  LAN                           8;U 

qaes en  général  semble  contredire  la  doctrine  [Inphad]  existe  encore  en  liébreu).  —  yl-l^< 

que  nous  détendons.   Ces  racines ,  coM:nie  ,  ^^„n        ^^^  jo„t  la  racine  première  est  z-i, 

tout  le  monde  le  sait,  renferment  générale-  ^         ^  n         » 

ment  trois  consonnes  et  sont  formées  de  deux  beaucoup,  être  nombreux, 

svllabes  ;  mais  il  n'est  pas  bien  difficile  de  «  3"  Enfin,  il  ya  des  séries  de  racines  qm 

prouver  qu'une  de  ces  deux  svllabes  ,  quel-  n'ont  en  commun  (]ue  les   deux    premières 

quefois  la  première  ,  le  plus  souvent  ia  se-  consonnes  et  dont   le  sens  est  presque  tou- 

conde,  est  d'une   origine  plus    récente,  et  jours  le  même,  quoiqu'elles  diilerent  par  la 

qu'elle  ne  fiiil  (jue  spécialiser,  que  nuancer  troisième.  C'est  ainsi  que  les  verbes  y3;S(/a'a'), 

la  signiGcation  trop  vague  de  la  syllabe  radi-  ^>^  (laab)  layS  (/u'af),  DyS  [laam],  nyS  [laaph], 

cale.  Nous   trouvons  dans  la   grande  gram-  ^^t,  iia'ats),  pyS  ilaak),  ont  dans  les  différents 

fZlJt  i^?r ''"'  ^T'   '*^'-"'  ^1  ^'r'  ^  e'  dialectes  la  signitlcalion  de  lécher  et  d'avaler; 

mées,  à  l'origine  ,  de  monosyllabes. Nous  les  (^«''"j');  fc  le  de   rehausser  et  de  voûter  ;  - 

reproduisons  ici  :  F'~  ("«"''"'*).  ^m  [dcinhaph),  mi  [dahhahh], 

»  P  Un  très-grand  nombre  de  racines  con-  nm  {dahhah),  celle  de  pousser  et  de  serrer 

tenam  apparemment  les  trois  consonnes  exi-  de  près  ;  —  yvD  (phatsals) ,  ni'S  {phatsa),  ni-D 

gées  par  l'esprit  systématique  des  grammai-  {phatsam) ,  nï3  [phatsahh) ,   ni'3  (photsah)  ^ 

riens  n'en  comptent  évidemment  que  deux  celle  de  briser  et  de  fendre,  etc.  Nul  doute 

d'essentielles,  puisque  quelquefois  la  troi-  (|ue  ces  observations  ne  soient  applicables  à 

sième  n'est  que  la  seconde  répétée  ,  et  que  tous  les  mots  primitifs  des  langues  sémitiques, 

d'autres  foison  n'a  obtenu  la  troisième  lettre  On. a  découvert  d'autres  séries  de  verbes  que 

qu'en  ajoutant  un  aleph,  un  yod  ou  un  roi?,  celles  citées  parGésénius,  et  l'on  s'est  essayé 

au  milieu  ou  à  la  fin  de  la  racine,  ou  en  la  depuis  à  la  tâche  difficile  de  réduire  le  glos- 

faisant  précéder  de  la  consonne  noun.  Il  en  sairc  des  bissyllabes  à  une   liste  de  racines 

est  ainsi  dans  :  au'  [yàtab)  ti'±)2  [tôh],  qui  monosyllabiques;  seulement    ces    tentatives 

signifient  être  bon  ;  nS3  (nûphahh)  et  m3  (poû-  "'^"f  ^^^  ^"^ore  été  couronnées  d'un  plein 

-r  ^    f        '      -     ^t  succès:  car,  dans  certains  cas,  c  est  presque 

ahh),   souffler;  nrr  [dâhhâh) ,  n^t  {ddhha),  échouer  que  de  trop  réussir. 

Idoûhh) ,  tî;t  idâhhâh),  heurter,  frapper;  "  9"  ^  ^.'■'?  P'^f^iHement  pendant  longtemps 


,   ^_,,^,         ,   .  ,    ,x         ,     .,     r-         ■  que  le  malais,  le  tagal,  le  tongue  et  l'idiome  de 

.-.-t:  [nâddh^,  tt:  [nâdad),  tu  {noud),  fuir,  qui  Ja  Nouvelle-Zélande,    avaient   pour  racines 

n'ont  en  réalité  que  deux  consonnes  radi-  surtout  les  bissyllabes.  M.  Guillaume  de  Hum- 
cales  :  20  (/a&) ,  -n  idahh),  7j  [nad) ,  aux-  boldt  a  {Introduction  à  l'étude  de  la  longue 
quelles  on  en  a  ajouté  une  troisième  dans  ^'at'».  pag«s  398  et  suiv.)  démontré  par  l'ana- 
J'iutérêt  d'une  uniformité  svstémalique.  '.vse  d'une  foule  d'exemples  qu'ici  encore  les 
«  2"  Il  existe  parmi  les  noms  primitifs  un  bissyllabes  pouvaient  être  ramenés  à  des  ra- 
nombre  considérable  de  véritables  monosyl-  tines  monosyllabiques.  Ce  même  monosyl- 
labes, et  ce  sont  eux  précisément  qui  dési-  labisme  primitif  se  distingue  également  dans 
gnenl  les  notions  les  plus  simples  et  les  be-  '^  copte  el  dans  une  foule  d'autres  ididiues 
soins  les  plus  pressants  de  la  vie  :  3n  {âb),  africains.  11  ne  peut  donc  plus  s'élever  de 
,.  ,  <  ,^..,  „,  ',.  X  doute  que  sur  les  origines  des  langues  amé- 
pere  ;  DN'(^m),  mère  ;  m  {dhh),  frère  ;  nn  {har),  j-jcaines,  appelées  langues  polysynlhétiques, 

montagne  ; -l'y  ('tr),  ville;  DV  (j/(îwi),  jour;  T  à  cause  du   système  d'enchevêtrement,  dit 

/,.Ari\    i„  ^  •            ,j>i    \    1                    /     ^    '  d'mcaosu/rtfjon,  qui  y  prédomine.  On  sait  que 

(yâd),  la  main  ;  ni  [ddm),  le  sang  ;  did  {sous),  ^^^  j^^^g^^.^  absorbejft  la  phrase,  c'est-à-dire 

le  cheval,  etc.  Les  grammairiens  ont  imaginé,  le  sujet,  le  verbe  et  tous   les  régimes,  dans 

il  est  vrai,  de  faire  venir  2n  {âb),  père,  d'une  un  seul  mot.  11  n'en  est  pas  moins  probablu 

racine  n2x  {âbû)  ou  21n-  {âbab);  mais  ces  éty-  '1"'^'!^^  ^"'"^"t  ^  une_  époque  primordiale  un 

''^      '         - v"  ^        -"                    *'  caractère   monosyllabique.    Ce    (pu  parait  le 

mologies    sont  absolument  illusoires  et  in-  prouver,  c'est  qu'au  milieu  de  (juatre  cents 

ventées  seulement  pour  le  besoin  de  la  cir-  idiomes  dont  le  système  grammatical,  —  mais 

constance.  Du  reste,  il  y  a  aussi  nombre  de  non  pas  le  vocabulaire,  —  est  identique,  et 

bissyllabes  réductibles  à  une  forme  monosyl-  tel  que  nous  l'avons    indiqué   plus  haut,  se 

labique,  sil'on    a  soin  d'en  détacher  la  pre-  trouvent,   à    peu    {)rès   sans   transition,  des 

mière,  qui  n'est  autre  qu'une  espèce  d'àXcfa  dialectes  isolés  dont  la  construction  rappelle 

TpocjeetLxôv.  Par  exemple  :  dis*  {âdâni],  qui  la  simplicité  du  chinois.  Nous  citerons  le  ^wn- 

veut  dire  r/tomme  et  rouge,  est  évidemment  !"^"^'    le  ;joco/ic/u  et  surtout  Vothomi   [Mi- 

formé  de  dt;  le  sang.  Dans  ce  mot  l'homme  a  ^'*^'^:'  "''  P-  ^^0  ;  III  b,  p.  i  et  suiv.)  Ce  qui 

parait   le  prouver    encore,  c  est  que  G.  de 

reçu  son  nom  de  la  couleur  de  son  visage.  Hum.boldt,  dans  son  excellent  traité   sur  la 

Comparez  âv-pwTO;,deàvOrjpôç,  semblable  à  une  langue  basque,  dont  la  structure  grammati- 

tleur,   et  â.-;,  visage   (225).  —  r^n{eleph),\Q  cale  se  rapproche,   comme   l'on  sait,  extra- 

b'jBuf,  probablement  d'une  racine  nS,  nsS,  en-  ordinairement  de  celle  des  langues  américai- 

,                ,       „         .,.,,,."      t  nés,  a  prouvé  par  une  foule  d'exemples  que 

rouler,  recourber  (la  racine  bissyllabique  idS  la  plupart  des  mots  les  plus  longs  pouvaient 

(22?)  Eiyuiologie  iiigciiieuse  fournie  par  .M.  Poit. 


sas 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


LAN 


830 


se  décnnii)o?>er  et  se  réduire  ;i  des  éléinenls 
])rimilifs  Irès-simples.  {Milhrid.,  iV,  p.  308, 
313,  314.)  Ainsi,  dons  l'Aniériciuc,  comme 
<lans  l'lnd(;ot  dans  l'Arabie,  les  premiers  dé- 
buts du  langage  lunuain  ont  dû  se  ressem- 
bler. Mais  ce  (pji  donne  au\  résultats  de  ces 
recherclies  scientiliques  le  caractère  de  l'é- 
vidence, c'est  (|ue  nous  voyons  subsister  en- 
core une  série  de  langues  qui,  semblables 
h  des  fossiles,  ont  conservé  h  travers  les  chan- 
gements du  lem[)sreinnreinte  du  travail  pri- 
mordial de  la  i)ensée  liumaine.  Nous  avons 
déjà  cité  (quelques  dialectes  américains,  mais 
c'est  le  chinois  qui  nous  ofl're  le  modèle  le 
l)lus  fra{)pant  et  pour  ainsi  dire  le  plus  par- 
fait du  monosyllabisme. 

«  {)n  comprend  bien  qu'il  y  a  6000  ans  les 
parties  du  discours,  les  distinctions  de  genre, 
de  nombre,  de  mode,  etc.,  n'aient  pas  existé; 
mais  ce  qui  peut  paraître  le  plus  étonnant, 
c'est  (juc,  encore  aujourd'hui,  rien  de  sem- 
blable n'existe  dans  la  langue  chinoise.  Pour 
y  indi(iuer  le  pluriel,  par  exemple,  on  répète* 
Je  mol  ou  bien  on  y  ajoute  des  termes  com- 
me beaucoup  ou  autre.  Ainsi  on  dira  arbre 
arbre  pour  dire  des  arbres,  moi  autre  ou  moi 
beaucoup  pour  dire  nous,  etc.  Le  commence- 
ment de  l'oraison  dominicale  :  Notre  Père 
qui  es  au  ciel ,  prend  en  chinois  la  forme  que 
voici  :  Etre  ciel  moi  autre  (notre)  père  qui. 
{Mithrid.,  I,  p.  18.)  Est-ce  qu'en  Europe  un 
entant  âgé  de  trois  ans  parlerait  bien  diffé- 
remmeul?  Le  même  monosyllabe  sert  à  ex- 
primer une  foule  d'idées  indiquées  unique- 
ment par  le  changement  de  l'accent.  Ainsi 
tschoun  signitie  :  maître,  cochon,  cuisine, 
colonne,  libéral,  préparer,  vieille  femme, 
briser,  propice,  peu,  humecter,  esclave,  pri- 
sonnier {Ibid.  p.  42.) 

«  On  trouve  des  faits  analogues  dans  les 
langues  des  Mantschous,  des  habitants  de 
Taïti  et  des  îles  de  la  Société.  L'état  de  tou- 
tes ces  langues  est  rudimentaire  sous  le  dou- 
ble rapport  du  son  et  de  la  pensée.  C'est  ainsi 
que  le  Mantschou  ne  peut  pas  prononcer 
deux  consonnes  de  suite  et  d'une  seule  émis- 
sion de  la  voix,  mais  les  sépare  par  une 
voyelle.  La  même  chose  arrive  au  Chinois, 
dont  tous  les  mots  commencent  par  une  con- 
sonne simple  et  se  termine  par  une  voyelle 
ou  par  mf^  nasale.  Le  Chinois  ne  peut  pas 
prononcer  le  r,  il  le  remplace  ordinairement 
par  un  /,  et  c'est  conforniément  à  tous  ces 
principes  à  la  fois  que,  voulant  prononcera 
sa  façon  le  mot  de  Chrislus,  il  dira,  en  arti- 
culant chaque  syllabe  comme  un  mot  sépa- 
ré ;  Ki  il  su  tu  su.  » 

Qiielf|ues  autres  caraclères  des  langues  primilives. 

«  A  ,coté  de  cette  pauvreté  de  sons  nous 
trouvons  dans  les  langues  primitives  quelque- 
fois une  richesse  de  formes  et  d'expressions 
qui  ne  semble  accuser  qu'une  impuissance 
bien  grande  de  la  pensée.  Dans  ces  mêmes 
îles  de  la  Société  on  se  sert  d'un  autre  terme 
pour  la  queue  d'un  chien,  d'un  autre  pour 
celle  d'un  oiseau,  et  d'un  autre  encore  pour 
celle  d'un  poisson.  L'idée  queue  prise  en 
général  ne  s'est   oas  encore  dégagée  dans 


l'esprit  de  ce  peuple  de  la  représentation  des 
objets  auxquels  elle  appartient.  De  môme  les 
Mohicans  ne  possèdent  pas  de  verbe  qui  si- 
gnitie couper  :  mais  ils  en  ont,  et  de  fort  dif- 
férents par  leur  forme  extérieure,  pour  dire  : 
couper  du  bois,  couper  des  habits,  couper  la 
tête,  le  bras,  etc.  [Mithrid.,  III  b,  p.  325.) 
Nous  rencontrons  une  variété  d'un  autre  or- 
dre dans  les  langues  celtiques  et  indo-euro- 
péennes à  leur  origine.  Dans  les  premières,  il 
y  a  un  très-grand  nondîre  de  verbes  qui  si- 
gnifient :  germer,  verdir,  fleurir,  se  dévelop- 
per: dans  les  autres,  dons  le  sanskrit,  par 
exemple,  le  nombre  de  ceux  qui  indiquent 
le  mouvement  dans  l'espace  [aller)  et  le  mou- 
vement dans  la  pensée  [dire,  parler)  est  ex- 
trêmement considérable.  La  langue,  dans  lo 
progrès  des  siècles,  a  abandonné  la  plupart 
de  ces  formes.  Les  distinguait-elle  toutes  au 
commencement  par  des  nuances  d'idées? 
Peut-être  que  non;  mais,  dans  celles  qu'elle 
conserva,  il  est  impossible  de  ne  pas  recon- 
naître qu'elles  ont  dû  leur  conservation  h  une 
légère  moditication  du  sens.  Ainsi  ïprM,  en 
grec,  veut  dire  simplement  aller,  et  cepen- 
dant dans  ta  'éfTTovTa  [serpere,  serpens],  c'est  la 
signification  ramper  qui  a  pris  le  dessus. 
Ixsfxo)  se  rattache  évidemment  h  une  racine 
qui,  dans  la  famille  indo-européenne,  signifie 
marcher,  s'avancer  ;  mais,  dans  l'allemand 
sfeigen,  elle  a  pris  la  valeur  plus  spéciale  de 
monter.  Toute  abondance  d(!  formes  qui  ne 
sert  pas  l'idée  est  retranchée  à  la  longue 
comme  superflue  par  le  génie  de  la  langue. 
Ainsi  le  nombre  des  racines  va  toujours  en  di- 
minuant :  il  est  de  2,000  en  sanskrit,  il  n'al- 
teint  j)Ius  que  le  chiffre  de  600  en  gothique, 
250  sufiisent  à  la  langue  allemande  moderne 
pour  former  ses  80,000  mots.  On  le  voit,  les 
langues  primitives  reposent  sur  une  base  ex- 
trêmement large  ;  mais  il  n'y  a  que  des  sou- 
bassements, l'édifice  n'existe  pas  encore. 
Plus  tard  la  base  se  rétrécit,  et,  à  l'aide  de  ce 
système  de  génération,  qui  s'appelle  en  gram- 
maire composition  et  dérivation,  la  pyramide 
s'élève  rapidement  jusqu'aux  cieux,  ce  qui 
revient  à  dire  en  d'autres  termes  que,  pour 
les  premiers  hommes,  tous  les  mots  avaient 
une  égale  valeur  et  se  trouvaient  pour  ainsi 
dire  sur  le  même  plan.  11  s'agissait  de  se  faire 
comprendre  d'une  manière  quelconque  ; 
mais  on  ne  distinguait  pas  le  substantif  du 
verbe,  l'adjectif  du  pronom  ;  on  ne  songeait 
qu'à  peindie  une  image  qui  avait  saisi  l'es- 
prit, une  notion  vague  ou  une  impression 
forte.  Ceci  nous  explique  pourquoi  les  lan- 
gues primitives,  avec  des  matériaux  immen- 
ses, ne  sont  souvent  arrivées  qu'à  des  produc- 
tions philosophiques,  et  môme  littéraires, 
médiocres,  et  pourquoi  les  langues  plus 
mûres  et  déjà  appauvries  ont  foui-ni  quelque- 
fois des  résultats  étonnants.  C'est  que  dans 
les  premières  les  mots  n'avaient  pas  encore 
été  suffisamment  rangés,  classés,  subordon- 
nés les  uns  aux  autres,  par  cette  faculté 
inhérente  à  l'esprit  humain, \a  généralisation^ 
faculté  à  laquelle  il  faut  rapporter  le  dévelop- 
pement de  toute  langue  un  peu  complète.  » 
{Apcrçugén.  de  la  science  comp.  des  langues.) 


SGÎ 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


8:i8 


M.  p.   L.  J.   B.    (.ALSSIN. 


«  Nous  croyons  avoir   sufllsanimont 

établi  que  les  noms  polynésiens  représentent 
en  général  des  sensations  ou  des  images, 
tandis  que  ceux,  qui  leur  correspondent  en 
français  ne  sont  plus  que  de  simples  signes  des 
idées.  D'ailleurs,  quelques  noms  polynésiens 
se  rapprochent  du  caractère  des  noms  fiançais, 
el,  réciproquement,  on  peut  trouver  dans  un 
grand  nombre  de  ces  derniers  la  trace  pri- 
mitive de  la  sensation  ou  de  l'image.  On  peut 
donc  dire  que  l'élaboration  des  langues  se 
fait,  en  ce  qui  concerne  la  nature  des  idées, 
sous  la  prédominance  successive  du  cœur, 
de  l'imagination  et  de  l'esprit.  Nous  verrons 
plus  loin  qu'il  en  est  de  môme  de  la  nature 
des  formes  grammaticales.  C'est  là  le  fait  pri- 
mordial qui  doit  servir  à  reconnaître  à  quel 
l)oint  de  développement  est  arrivée  une  lan- 
gue. On  doit  examiner  avant  tout  si  elle  se 
trouve  h  la  période  des  sensations,  à  celle  des 
images  ou  à  celle  des  signes.  Ce  qu'il  ne  faut 
e/itendre  que  de  son  semblable  ;  car,  de  tout 
temps,  le  cœur,  l'imagination  et  l'esprit  ont  à 
la  fois  contribué  à  la  formation  du  langage  ; 
seulement  l'élaboration  s'est  faite  successive- 
ment sous  la  prédominance  de  chacune  de  ces 
facultés.  Quant  ii  la  première  période,  il  n'existe 
probablement  pas  de  langue  qui  en  présente 
un  exemple  caractéristique.  Les  images  sont, 
en  effet,  si  naturelles  à  l'homme,  qu'elles  ont 
dû  suivre  de  bien  près  les  sensations.  D'ail- 
leurs, les  unes  et  les  autres  ont  quelque  chose 
de  conunun,  en  ce  sens  qu'elles  correspondent 
immédiatement  à  la  réalité.  11  est,  au  con- 
traire, facile  de  citer  des  langues  qui,  comme 
le  polynésien,  sont  arrivées  à  la  seconde  pé- 
riode. Enlin,  il  en  est  un  grand  nombre  dans 
lesquelles  les  mjots,  par  des  degrés  insensi- 
bles,sont  devenus  de  simples  signes  des  idées. 

«  On  pourrait  déjà  distinguer  un  état  par- 
ticulier postérieur  à  l'apparition  des  sensa- 
tions etdt'S  images,  et  qui,  tout  en  faisant  partie 
des  deux  premières  périodes,  est,  par  l'em- 
ploi des  métaphores  immédiates,  un  achemi- 
nement vers  la  troisième.  Ainsi  on  se  rap- 
pelle queriri,  aux  Marquises,  s'applique  aux 
diverses  sensations  qui  ont  lieu  en  même 
temps  que  la  contraction  de  l'épigastre,  ou 
plutôt  ne  représente  que  cette  contraction  mô- 
me. Suivant  le  cas,  on  reconnaît  que  riri  dé- 
signe la  colère,  comme  au  groupe  nord-ouest, 
la  force,  comme  au  groupe  sud-est.  Mais  les 
idées  de  colère  ou  de  force  ne  viennent  qu'a- 
près celle  de  la  contraction.  A  Tahiti,  au  con- 
traire, où  riri,  sauf  dans  le  composé  maha- 
riri,  ne  s'applique  qu'à  la  colère,  c'est  cette 
dernière  idée  qui  est  l'idée  principale  :  la  con- 
traction de  l'épigastre  n'est  qu'une  métaphore, 
dont  le  sens  propre  n'est  plus  employé. 

«  Conservons  cette  idée  de  colère,  et  pre- 
nons un  exemple  oîi  elle  pourrait  ôtre  repré- 
sentée par  une  image.  Quand  nous  disons 
d'un  homme  :  Voyez  comme  il  est  en  colère, 
son  visaije  est  enflammé!  ces  seuls  mots  visa- 
ge enflammé  nous  dépeindraient  ce  sentiment 
binons  n'avions  f)as  un  mot  pour. cela.  Ce- 
pendant, tout  d'abord,  ils  pourraient  s'appli- 


(|uer  à  bien  d'autres  cas,  par  exemple  au  ré- 
sultat de  la  chaleur,  à  la  honte,  etc.  Plus 
tard,  si  visage  enflammé  ne  s'employait  que 
pour  peindre  la  colère,  bien  que  l'image  fût 
conservée,  elle  deviendrait  métaphorique.  Eu 
entendant  ces  mots,  on  aurait  inmiédiatement 
l'idée  de  colère  ;  tandis  que,  tout  d'abord,  ce 
n'était  que  l'occasion  où  ils  étaient  employés 
qui  faisait  reconnaître  qu'il  s'agissait  de  ce 
senlimenl.  A  pioprement  parler,  ils  ne  signi- 
fiaient (]ue  la  rougeur  du  visage. 

«  En  polynésien,  les  mots  ont  subi  en 
partie  cette  preinièrc  modilication;  cepen- 
dant on  peut  dire  (jne,  aux  Marquises,  ils 
tiennent  en  général  davantage  de  leur  pre- 
mier état.  Ainsi,  en  rappelant  un  exemple 
cité  plus  haut,  ruku  ^ùku)  ne  présente  que  le 
geste  que  l'on  fait  en  inclinant  le  cou  et  la 
tête;  tandis  que,  à  Tahiti,  ru  signifie  plon- 
ger en  faisant  ce  geste.  En  trançais,  l'idée  de 
l'image  a  disparu  ;  ciuelle  que  soit  la  manière 
dont  un  homme  i)longe,  le  môme  mot  peut 
ôtre  employé. 

Nous  ne  saurions  trop  engager  les  person- 
nes qui  Veulent  étudier  le  polynésien  à  se 
bien  pénétrer  de  ce  caractère  de  la  significa- 
tion dos  mois.  Elles  devront  t;kher  d'arriver 
jusqu'à  l'image  cpii  y  est  toujours  cachée. 
Parexemple,  si  on  leurdit  que /Kj/ieru signifie 
chercher,  elles  remarqueront  (jue  ce  uîol  a 
aussi  le  sens  de  gratter  comme  le  fait  une 
])oule  ;  pahcrxi  signifie  donc  {)roprement 
faire  avec  la  main,  quand  on  cherche  en 
écartant  la  poussière,  le  même  geste  nue  la 
poule  fait  avec  ses  pattes  pour  chercher  sa 
nourriture.  Cependant  il  ne  faudrait  pas  trop 
restreinde  le  sens  des  mots  et  croire  qu'ils  ne 
sont  employés  que  pour  le  cas  jtarticuliei' 
que  l'on  a  sous  Us  yeux.  Une  fois  (ju'on  a 
reconnu  l'image,  il  faut  la  réduire  à  sa  plus 
simple  expression  et  a[)pliquer  le  n)ôme  mot 
à  tous  les  cas  qui  peuvent  ollVir  cette  image 
ainsi  réduite.  C'est  ce  que  nous  avons  vu 
pour  toro  (puaà  toro)  ;  c'est  ce  que  nous 
voyons  pour  paheru,  dont  !e  radical  heru 
signifie  à  la  Nouvelle-Zélande  peigner,  étril- 
ler. l\  y  n  ici  une  généralisation  de  l'image, 
c'est-à-dire,  nous  voyons  un  mol  ôtre  em- 
ployé pour  tous  les  cas  analogues  et  prendre 
une  signification  de  moins  en  moins  })récise. 
Déjà,  i;ous  aurions  pu  remarcpier  (pic,  lorsque 
les  sensations  ou  les  images  deviennent  mé- 
taphoriques, le  procédé  est  le  môme  :  nous 
nous  servons  d'expressions  que  nous  possé- 
dons déjà  pour  rendre  de  nouvelles  idées  ; 
c'est  là  le  fait  général  qui  est  la  cause  des 
modifications  c(jnslantes  de  la  signification 
des  mots,  et  qui,  par  degrés  insensibles,  les 
fait  passer  de  l'état  où  ils  ne  représentent 
que  des  sensations  et  des  images  Ifrùtes  à 
celui  où  ils  ne  sont  plus  que  des  signes  pure- 
ment idéaux. 

«  Ces  transformations  apparaissent  surtout 
dans  l'accouplement  des  mots.  Ainsi,  quand 
nous  disons  :  homme  bon,  cheval  bon,  fruit 
bon,  il  est  certain  que  l'idée  de  bonté  n'est 
pas  la  môme  dans  ces  ditlérents  cas  ;  le  mot 
marcher  n'a  pas  la  môme  signification  si  nous 
l'appliquons  à  un  homme,  à  un  animal,  ou  à 


8:.î)  LAN  DICTIONNAIRE 

unbnloau,  elc.  D'ailleurs,  lorsqu'il  ne  s'agit 
(jue  d'idées  com{)()sées  et  non  de  jugements, 
on  peut  remarquer  qu'on  aurait  pu  créer  des 
exi)rcssions  simples  pour  les  rcprésenier  im- 
médiatement. On  voit  donc  que,  si  l'accouple- 
ment des  mots  a  été  un  progrès  nécessaire, 
([ui  a  permis  h  l'homme  d'exprimer  un  nom- 
bre illimité  d'idées  au  moyen  d'un  nombre 
limité  des  mots,  ce  n'a  été  qu'au  prix  de  la 
clarté  et  de  la  précision  dans  le  langage,  et 
il  est  arrivé  qu'à  mesure  que  les  mots  per- 
daient de  leur  caractère  particulier,  et  deve- 
naient plus  généraux,  l'esprit  saisissait  moins 
leur  véritable  signilication  propre  et  leur 
donnait  presque  autant  d'acceptions  dilFéren- 
les  qu'ils  étaient  employés  de  l'ois.  Ce  résul- 
tat, qu'il  était  impossibl(!  d'éviter  du  moment 
que  l'on  réunissait  les  mots  entre  eux,  se 
lait  sentir  surtout  dans  les  langues  des  peuples 
avancés  en  civilisation.  On  ne  l'observe  donc 
qu'à  un  degré  iiicom|)arablement  moindre 
dans  les  langues  polynésiennes.  C'est  ce  qui 
fait  que,  dans  ces  dernières,  le  caractère  pri- 
mitif des  noms  a  été  conservé.  11  importe,  en 
outre,  d'avoir  égard  à  l'étendue  des  relations 
de  chaque  peuple,  et  l'on  comprend  que  les 
modifications  dont  il  s'agit  ne  sont  pas  de 
celles  qui  proviennent  du  petit  nombre  d'indi- 
vidus à  qui  le  dépôt  d'une  langue  est  confié. 
Elles  doivent  môme  d'autant  moins  avoir  lieu 
que  ce  nombre  est  moins  considérable. 

«  Nous  avons  encore  à  parler  d'une  der- 
nière modificati(jn  que  quelques  mots  subis- 
sent :  elle  a  lieu  lorsque,  par  suite  d'un  em- 
ploi très-fréquent,  ils  ne  deviennent  que  de 
simples  formes  grammaticales.  C'est  un  fait 
que  nous  aurons  l'occasion  de  vérifier  en 
jjolynésien  ;  nous  en  trouvons  d'ailleurs  de 
nombreux  exemples  dans  nos  langues  d'Eu- 
rope :  on  connaît  l'origine  des  négations 
françaises  pas  et  point  ;  on  a  d'abord  dit  noîi 
vado  passian  ou  passa,  je  ne  vais  d'un  pas  ; 
non  video  punctum,  je  ne  vois  un  point.  Pas 
et  point,  par  un  usage  devenu  de  plus  en 
plus  général,  n'ont  plus  été  par  la  suite  que 
cle  simples  signes  grammaticaux. 

«  Nos  adverbes  en  menf  viennent,  comme 
on  sait,  de  l'ablatif  mente  précédé  d'un  ad- 
jectif :-  honesta  mente,  d'un  cœur  honnête, 
honnêtement;  simplici  mente,  d'un  esprit 
simple,  simplement.  La  terminaison  ment, 
devenue  comme  pas  et  point  un  signe  gram- 
matical, a  été  ensuite  employée  là  oii  le  sens 
étymologique  n'aurait  pu  s'appliquer  comme 
dans  démesurément.  Citons  encore  les  adjec- 
tifs en  able,  en  ible,  les  substantifs  en  té,  en 
î7e,en  abilité,  en  ibilité  ;  nos  auxiliaires  aî;o/r, 
aller,  faire,  les  auxiliaires  anglais  hâve,  shall, 
will,  etc.,  dont  on  connaît  l'origine. 

«<  Bien  que  l'on  puisse  diviser  ces  signes 
grammaticaux  en  deux  catégories  selon  qu'ils 
se  sont  accouplés  aux  mots  qu'ils  modifient, 
ou  qu'ils  sont  restés  isolés,  on  reconnaît,  et 
c'est  là  un  point  important  sur  lequel  nous 
reviendrons  plus  tard,  que  c'est  par  un  même 
procédé  logique  que  leur  signification  a  été 
changée. 

Ces  recherches  ont  un  but  particulier  que 
nous  ne  devons  pas  perdre  de  vue  :  c'est 


DE  PHILOSOPHIE. 


LAN 


840 


pourquoi  nous  ne  pouvons  donner  aux  con- 
sidérations précédentes  tout  le  développe- 
'  ment  qu'elles  mériteraient.  Cependant  nous 
croyons  en  avoir  dit  assez  pour  établir  la 
série  des  modifications  qu'éprouvent  les  idées 
exprimées  parles  mots.  On  peut  les  résumer 
dans  deux  échelles  différentes  selon  le  point 
de  vue  où  l'on  se  place.  Si  l'on  a  égard  à  la 
faculté  prédominante  dans  la  formation  des 
mots,  l'ordre  est  le  suivant  :  sensations,  ima- 
ges, signes.  Si,  au  contraire,  on  considère  la 
nature  même  des  idées,  on  a  une  suite  de 
modifications  presque  insensibles,  par  les- 
quelles les  mois  passent  de  l'état  où  ils  ne 
représentent  qu'une  sensation  ou  une  image 
concrète  à  celui  où  ils  ne  répondent  plus 
qu'aux  besoins  logiques  de  la  pensée.  Les 
états  le  plus  marqués  de  ces  transformations 
successives  constituent  l'échelle  suivante  : 

«  1°  Sensations  ou  images  concrètes,  c'est- 
à-dire  s'appliquant  à  quelque  chose  de  réel 
et  de  déterminé.  Ex.  :  Aie  !  interjection, 
César,  nom  propre. 

«  2°  Sensations  ou  images  brutes,  mais  indé- 
pendantes de  l'être  ou  de  l'objet.  Ex.  :  (Marq.) 
riri,  ruku,  (Polyn.)  tangata,  homme,  rire. 

«  3°  Métaphores  immédiates  des  sensations 
ou  des  images.  Ex,  :  riri,  colère,  (Marq.) 
kaitangi,  envieux,  littéralement,  immédiates 
pour  les  distinguer  des  métaphores  par  com- 
paraison, telles  que  celles  des  mots  eicpnmer, 
comprendre.  Ces  dernières  pourraient  à  la 
rigueur  constituer  un  état  particulier. 

«  4°  Simples  signes  des  idées.  Ex  :  donner, 
prendre.  On  peut  remarquer  qu'une  grande 
partie  des  mots  de  cette  classe  ne  constituent 
qu'une  relation  entre  l'objet  et  le  sujet ,  tan- 
dis que  les  mots  des  premières  classes  s'appli- 
quent [)lus  particulièrement  au  sujet. 

«  5"  Signes  logiques  de  la  pensée  ou  formes 
grammaticales. 

«  La  plupart  des  mots  polynésiens  repré- 
sentant des  images,  il  doit  en  résulter  dans 
les  idées  des  distinctions  qui  peuvent  nous 
paraître  subtiles.  En  voici  des  exemples  : 

«  Aux  Mïirquises,  la  beauté  du  jeune  homme 
s'exprimera  parpoeo;  la  beauté  de  la  femme, 
par  poôtu,  Purotu,  à  Tahiti,  désigne  la  beauté 
en  général,  et  se  trouve  d'ailleurs  rarement 
e-m|)loyé. 

'  -t(  (Marq.)  koôua  désignera  la  vieillesse 
'chez  un  homme,  encore  n'est-ce  qu'une 
vieillesse  peu  avancée  :  pekahio  chez  une 
femme,  et  kakiu  pour  une  chose. 

«  Le  mot  tête  ne  sera  pas  le  môme  s'il  s'agit 
d'un  homme  ou  d'un  animal.  Ainsi  on  dira 
à  Tahiti  upoo,  (Poly.)  upoko,  tête  de  l'homme, 
eiafii,  tête  de  poisson.  Tino  ne  désignera 
que  le  corps  de  l'homme  vivant,  et  tupapaù 
le  cadavre,  etc.,  etc. 

«  Ce  caractère  des  noms  polynésiens  nous 
montre  la  faible  part  qu'a  eue  l'analyse  dans 
la  formation  des  idées  correspondantes.  De 
là,  dans  toutes  les  langues  de  cette  famille, 
le  grand  nombre  de  mots  ayant  une  signi- 
fication à  peu  près  identique.  On  sait  combien 
d'expressions  on  trouve  en  Malaisie  pour 
représenter  l'idée  de  s'asseoir,  celle  oe  se 
*enir  debout,  elc.  C'est  pour  rendre  compte 


S:i  L^X  PSYCHOLOGIE.  LAN  Si2 

de  celte  richesse  dans    certains  cas,  unie  h  elle  goût  qu'ils  ont  pour  la  lecture  delà  Biblo 

une   Jurande   pauvreté    dans    d'autres,    que  particulièrement.  Il  n'est  pas  rare  de  trouver 

Crawfurd.  un  peu  embarrassé,  dit  que  le  lan-  môme  de  jeunes  lilles  sachant  par  cœur  de 

gage  est  pluuMvcheuv  que  riche,  not  copions  nombreux  chapitres  de  ce  livre.  »  (  Du  /' 

but  icordi/.iHistory  of[he  liidiau  archipeloyo,  lecte  de  Tahiti,  de  celui  des  îles  Marqui 

tome  11,  page  74.)  Kien  n'est,  au  contraire,  et,  en  général,  de  la  langue  polynésienne. 

plus  naturel  si  Ion  considère  que  les  images  M.  Gaussin,  chez  Didot.) 
et  les  sensations  doivent  être  nécessairement 


Du  dia- 
ises, 
uar 


JACOB  GRIMM. 


particulières.  Nous  devons  donc  nous  atten- 
dre à  trouver  en  polynésien  un  grand  nombre         Voici  l'un  des  savants  les  plus  impatien- 

de  mots  pour  exprimer  les  idées  physiques;  tanls  que  je  connaisse  dans  sa  Ihôse  sur  l'o- 

mais  en  môme  temps -une  jiauvreté  "^pi'esque  ngine  du  langage.  Il  ne  tient  aucun  compte 

absolue  pour  celles  d'un   ordre  pkis  élevé  :  du  point  de  vue  physiologique  ni  psycholo- 

ce  qui  vient  à  l'appui  de  ce  (jue  nous  avons  gique;  il  foule  aux 'pieds  les  traditions  sa- 

dit  [)lus  haut^au  sujet  de  la  jeunesse  de  cette  crées,  et  marche  en  avant  sans  s'embarrasser 

langue;  jeunesse    relative    non    au    temps  des  considérationsdu  sens  commun  ni  des  exi- 

écoulé,  mais  au  peu  de  chemin  parcouru,  gences  d'une  science  circonspecte  qui  aime 

Nous  aurons  plus  tard  l'occasion  de  vérifier  h  j)énélrer  les  choses  avant  d'afilrmer.  Nous 

cette  observation,  en  trouvant  à  chaque  pas  laissons  au  lecteur  le  soin  de  réfuter  toutes 

l'application  de  ce  double  principe  :  défaut  ces  assertions  sans  base  et  toutes  ces  téméri- 

d'analyse  d'où  découle  quelquefois  une  cer-  tés  de  savant  qui  croit  faire  de  la  science  en 

taine  complication  dans  l'expression,  et  sim-  se  livrant  aux  plus  aventureuses  hy|)othèses 

plicité  de  syntijèse  dont  le  principal  carac-         «  Je  crois  avoir  atteint  le  but  que  je 

1ère  est  l'emploi  fixe  et  invariable  d'un  petit  me  proposais,  en  montrant  que  le  langa-'-'o 

nombre  de    règles.   Ces  considérations,  en  humain  n'était  pas  inné  dans  l'homme  et  ne 

alla'nt  à  rencontre  de  l'hypothèse  d'une  haute  lui  avait  pas  été  immédiatement  révélé   Un 

civilisation  antérieure,   nous   paraissent  de  langage  inné  eût  fait  descendre  les  hommes 

na'ture  à  jeter  quelque  jour  sur  l'histoire  mo-  au  rang  des  animaux  ;  un  langage  révélé  les 

raie  des  Polynésiens.  élèverait  à  la  hauteur  de  la  Divinité    Une 

«Il  faut  remarquer  que,  à  Tahiti,  unegrande  seule  hypothèse  peut  donc  encore  subsister  • 

partie  des  distinctions  du  langage  ont  disparu  le  langage  est  humain,  il  doit  à  notre  pleine 

depuis  l'arrivée  des  missionnaires  anglais,  qui  lilxîrté  son  origine  et  ses  progrès;  il  est  notre 

n'ont  pu  les  saisir  toutes.  Souvent  môme  le  histoire,  notre  héritage, 
changement  a  eu  lieu   systématiquement,  et         «  Ce   que  nous  sommes,  ce  par  quoi  nous 

il  était  dillicile  qu'il  en  fût  autrement.  nous  distinguons  des  animaux  porte  en  .sans- 

«  Ayant  entrepris  et  mis  h  tin  la  traduction  krit  le  nom  significatif  et  vénérable  de  wann- 
de  la  Bible,  œuvre  vraiment  remanpiable,  et  dscha,  qui  s'est  conservé  jusqu'à  nous  dans 
ne  voulant  introduire  qu'un  petit  nombre  lesHlitrérents  dialectes  de  notre  langue  •  go- 
de mots  nouveaux  empruntés  à  l'hébreu,  au  thique,  mnnniska;  haut  allemand  ancien 
grec,  au  latin  et  à  l'anglais,  ils  ont  dû  néces-  mannisco;  haut  allemand  moderne,  mensch 
sairement  forcer  la  signification  des  mots  On  peut  à  bon  droit  rapprocher  ce  mot  dû 
tahitiens  pour  représenter  un  nouvel  ordre  nom  mvlhique  ùe  manna  dont  parle  Tacite 
d'idées  et  pour  peindre  les  mœurs  caractéris-  et  du  nom  du  roi  indien  Marias,  dont  la  ra- 
liques  de  l'Orient  :  d'ailleurs,  l'homme  ne  cine  7?mn(  penser)  se  rajiporte  immédiate- 
peut  modifier  que  dans  de  certaines  limites  ment  à  manas  ,  yAwç  ,  mensch  L'homme 
la  manière  dont  il  a  appris  à  penser,  et  son  (mensch)  ne  s'appelle  d'ailleurs  pas  ainsi 
intelligence  doit  trouver  un  obstacle  presque  parce  qu'il  pense;  il  est  homme  parce  qu'il 
insurmontable  dans  la  dislance  qui  sépare  les  pense,  et  parle  aussi  parce  riu'il  pense  •  cette 
langues  européennes  du  polynésien.  C'est  étroite  relation  entre  sa  faculté  de  penser  et 
que  si  la  pensée  peut  être  considérée  connue  celle  de  parler  révèle  avec  certitude  la  base 
indépendante  du  mécanisme  du  langage,  cela  et  l'origine  du  langage.  Nous  avons  vu  tout 
n  est  vrai  que  dans  l'origine,  et  il  n'en  est  à  l'heure  les  noms  grecs  de  l'homme  dérivés 
plus  de  môme  aujourd'hui.  Du  moins  nous  de  son  altitude  dressée  ou  de  sa  parole  ar- 
ne  possédons  pas  une  force  d'abstraction  as-  ticuîée  ;  ici  on  fait  avec  bien  plus  de  justesse 
sez  grande;  car  il  est  arrivé  que  le  langage  allusion  à  sa  pensée.  Les  animaux  ne  parlent 
a  été  pour  la  pensée  ce  (ju'est  lécriture  pour  pas,  parce  qu'ils  ne  pensent  pas;  leur  nom 
la  somme  de  nos  connaissances,  un  inslru-  signifie  aussi  :  ceux  qui  ne  parlent  pas  vieux 
ment  devenu  nécessaire  dont  elle  se  sert  pour  islandais  omœlandi,  ou  ceux  qui  sont'privés 
faire  un  pas  de  plus,  tout  en  gardant  les  de-  de  raison,  bruta  ,  mutœ  bestiœ  et  turne  ne- 
vants.  Personne  ne  mettra  en  doute  l'influence  eus  (226).  Le  mot  grec  4Xoyoç  exprime  é^ale- 
que  les  missionnaires,  par  leurs  leçons  et  par  ment  celui  qui  ne  parle  pa^  et  celui  qui  ne 
es  hvres  qu  ils  ont  publiés,  ont  dû  avoir  sur  pense  pas  (227).  L'enfant  commence  h  par- 
le langage  de  la  population  actuelle  de  Ta-  1er  aussitôt  qu'il  commence  à  penser,  et  son 
hiti.  On  connaît,  en  etfet,  I  assiduité  des  Tahi-  langage  croît  avec  sa  pensée  ,  non  point  par 
liens  aux  oUices  et  instructions  du  dimanche,  voie  d'addition,  mais  par  voie  de  piultiplica- 

(22f5)  Thet  dumhe  dinr,  Ridilofen.  20G;    dm  un-  (227)  Ratio  vpiil  aussi  dire  oralio;  de  môme  nue 

tprechemle  vilie,  Vi.riiiiiig,   2704;  lier  uiHjewizzen,  ',.6yoç  signifie  parole  et  raison. 
Krek,  5843. 

DicTioNN.  UE  Philosophie.  I.  27 


m 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


LAN 


844 


lion.  Les  hommes  du  g(!Miit;  le  plus  profond  , 
pliilosophes,  poêles,  orateurs,  sont  aussi  ceux 
qui  ont  la  puissance  d'expression  la  plus  con- 
sidérable. La  jmissance  du  langage  forme  et 
mainlitiiil  les  nations,  qui  se  disperseraient 
sans  la  force  de  ce  lien.  La  puissance  de  la 
pensée  dans  un  peuple  est  aussi  ce  qui  lui 
assure  son  empire  dans  le  monde. 

«  Le  langage  apparaît  donc  connue  un  tra- 
vail persévérant,  comme  une  œuvre,  comme 
une  conquête  à  la  fois  lente  et  rapide  de 
l'humanité,  qui  doit  à  celte  conquête  le  lihre 
développement  de  sa  pensée,  et  qui  trouve 
en  elle  la  cause  de  ce  qui  divise  et  unit  en 
môme  temps  les  hommes.  L'humanité  doit  à 
Dieu  tout  ce  qu'elle  est,  mais  elle  ne  doit 
attribuer  qu'h  elle-même  ses  facultés  dans  le 
mal  et  dans  le  bien;  l'inspiration  des  pro- 
phètes n'est  qu'une  image  de  la  pensée  qui 
veille  en  elle.  L'imperfection  originaire  du 
langage  et  sa  perfection  croissante  prouvent 
précisément  qu'il  n'est  pas  issu  de  Dieu,  des 
mains  de  qui  tout  sort  à  l'état  parfait. 

«  Le  Créateur  a  placé  en  nous  une  âme, 
c'est-à-dire  la  faculté  de  penser;  il  nous  a 
donné  les  organes  de  la  parole,  c'est-à-dire  la 
faculté  de  parler  :  mais  nous  ne  pensons  que 
lorsque  nous  mettons  en  exercice  la  faculté 
de  la  pensée,  nous  ne  parlons  que  lorsque 
nous  avons  appris  une  langue.  La  pensée  et 
la  parole  sont  notre  propriété,  c'est  sur  elles 
({ue  repose  l'exercice  de  notre  liberté,  le  sen- 
tire  quœ  velis  et  quœ  sentias  dicere.  Sans  elles 
nous  serions ,  comme  les  animaux ,  esclaves 
de  la  nécessité;  par  elles  nous  prenons  notre 
essor  vers  les  cieux. 

«  La  faculté  de  penser  et  de  parler  n'est  pas 
le  privilège  de  quelques  hommes;  toutes  î^s 
langues  forment  une  communauté  dans  l'his- 
toire, et  relient  entre  elles  les  différentes  par- 
ties du  globe.  Leur  diversité  est  destinée  à 
jeter  de  la  variété  et  de  l'animation  dans  le 
cours  des  idées.  Ce  précieux  héritage,  acces- 
sible à  tous,  parvient,  à  travers  l'incessant 
renouvellement  des  âges,  à  la  postérité  qui 
est  destinée  à  le  recevoir,  à  le  conserver  et 
à  l'augmenter  à  son  tour.  Ici  l'acquisition  et 
la  transmission  se  touchent  et  se  confondent 
presque  entre  elles.  Le  nourrisson  suspendu 
au  sein  qui  l'allaite  reçoit,  par  la  voix  tendre 
et  douce  de  sa  mère,  la  perception  des  pre- 
mières paroles,  qui  vont  se  graver  d'une  ma- 
nière ineffaçable  dans  sa  mémoire  encore 
vierge,  avant  même  qu'il  ait  pu  se  rendre 
maître  de  ses  propres  organes.  Voilà  d'où 
vient  le  nom  de  langue  mère  (228),  voilà  ce 
qui  explique  comment  elle  se  complète  si  ra- 
pidement en  nous.  Cette  langue  est  ce  qui 
nous  attache  d'un  lien  indissoluble  à  nos 
foyers  et  à  notre  patrie;  l'effet  que  produit 
au  sein  de  chaque  race  et  de  chaque  famille 
la  conformité  du  langage  doit  être  générale- 
ment étendu  à  tout  l'ensemble  de  la  société 
humaine.  Sans  le  langage,  sans  la  poésie, 
sans  l'invention  faite  à  propos  de  l'écriture 
et  de  l'imprimerie,  la  plus  noble  des  forces 


de  l'humanité  se  fût  graduellement  assoupie 
et  éjjuisée.  On  a  voulu  aussi  attribuer  aux 
dieux  l'invention  de  l'écriture,  et  cependant 
l'évidence  de  son  origine  humaine ,  son  |)er- 
feclionnement  graduel,  viendraient  au  besoin 
confirmer  et  prouver  l'origine  humaine  du 
langage. 

«  Hérodote  nous  raconte  que  Psamméti- 
eus,  roi  d'Egypte  ,  voulant  rechercher  quels 
étaient  le  peuple  et  la  langue  les  plus  an- 
tiques, avait  donné  à  un  pâtre  deux  enfants 
nouveau-nés,  avec  ordre  de  les  élever  dans 
l'isolement,  de  ne  prononcer  aucune  parole 
devant  eux,  et  d'observer  quel  serait  le  jire- 
mier  mot  qu'ils  proféreraient.  (Herod.  Il,  2. 
Cr.  Frag.  hist.  I,  22,  23.)  Au  bout  de  quelque 
temps,  le  pâtre,  s'élant  approché  des  en- 
fants, les  entendit  prononcer  le  mot  ^zy.ô;  en 
étendant  les  mains  :  ces  enfants  répétèrent 
ensuite  fréquemment  ce  mot  en  présence  du 
roi.  Apiès  enquête  faite,  on  reconnut  que 
les  Phrygiens  appelaient  le  pain  Pbxôç,  et  l'on 
avait  ainsi  acquis  la  certitude  que  les  Phry- 
giens étaient  le  peuple  le  plus  ancien  de  la 
terre. 

«  Tout  ce  récit  est  empreint  d'un  cachet  de 
haute  invraisemblance;  mais  en  admettant 
qu'il  fût  possible  de  pratiquer  un  pareil  essai, 
de  reléguer  cruellement  des  enfants  nou- 
veau-nés dans  une  île  déserte,  et  de  les  y 
faire  élever  par  des  serviteurs  muets,  encore 
ne  parviendrait-on  à  retrouver  ainsi  aucun 
des  mots  de  la  langue  des  premiers  humains  ; 
car,  le  langage  n'étant  pas  inné  dans 
l'homme,  les  malheureuses  créatures  qu'on 
aurait  ainsi  privées  de  toute  participation  à 
l'héritage  commun  de  l'humanité  auraient 
dû,  à  l'exemple  des  premiers  hommes,  in- 
venter un  langage  à  l'aide  de  leur  pensée  à 
peine  éveillée,  et  la  transmettre  à  leurs  des- 
cendants, en  supposant  que  leur  séquestra- 
tion se  fût  sulTisamment  prolongée.  Ce  n'est 
qu'à  ce  prix,  ce  n'est  qu'à  l'aide  d'un  procédé 
dont  les  innombrables  difficultés  rendent 
l'emploi  à  jamais  impraticable,  qu'il  serait 
possible  de  constater  par  l'expérience  ce  que 
d'autres  considérations  mettent  d'ailleurs  la 
science  en  droit  de  conclure. 

«  J'entre  maintenant  dans  le  cœur  de  mon 
sujet  ;  j'arrive  à  la  partie  la  plus  attachante 
de  mon  Mémoire,  à  la  partie  qui  donnera  ré- 
ponse à  cette  question  :  Comment  doit-on 
s'imaginer  que  les  premiers  hommes  aient 
opéré  l'invention  du  langage? 

«  Sans  essayer  de  rechercher  si  les  diffé- 
rentes langues  du  monde  se  laissent  ou  ne 
se  laissent  pas  ramener  à  une  forme  primi- 
tive unique,  il  nous  faut  examiner  brièvement 
d'abord  si,  même  en  supposant  une  langue 
unique  répandue  au  loin  et  se  divisant  en- 
suite en  plusieurs  rameaux,  il  est  indifférent 
d'attribuer  à  un  ou  à  plusieurs  couples  la 
propagation  de  cette  langue. 

«  Il  faut  inévitablement  admettre  que 
l'homme  et  .la  femme  ont  été  créés  ensemble, 
adultes  et  féconds;  car  l'oiseau  ne  présuppose 


(SÎS)  L'auleur  veut  dire  sans  doute   .atigue   maurnelle,  car  langue  mèj^e  a  une  loul  autre  siguifioa 


Sis 


LA\ 


pas  l'œuf,  ei  la  piaule  ne  présuppose  pas  la 
graine:  l'œuf,  et  la  graine,  au  contraire,  pré- 
supposent l'oiseau  et  la  plante.  L'enfani , 
l'œuf,  la  graine,  sont  des  produits,  et  ne 
peuvent  en  conséquence  être  regardés 
comme  ayant  été  innuédiatement  créés.  Le 


rSVCllOl.OGIE.  LAN  846 

les  femmes  oni  eue  sur  la  formation  mOme 
du  langage. 

«  Les  rapports  des  langues  entre  elles,  en 
nous  fournissant  sur  la  parenté  des  dilférents 
j)euples  des  données  plus  sûres  que  tous  les 
documents  de  l'histoire,  permettent  d'établir 


premier  homme  n'a  jamais  été  enfant,  mais  quelques  conjectures  rétroactives  sur  l'état 

le  premier  enfant  a  eu  un  père.  Qui  «voudrait  .primitif  des  hommes  après  la  création  et  sur 

croire  qu'une  force  muette,  résultant  de  la  la  formation  du  langage.  L'esprit  de  l'honnne 

combinaison  et  de  la  réaction  d'éléments  in-  éprouve  une  noble  satisfaction  à  parvenir, 

créés,  se  fût  peu  à  peu  convertie  en  force  au  delà  du  cercle  des  preuves  saisissables, 

vitale?  il  faudrait  toujours  admettre  la  pré-  jusqu'aux  intuitions  qui   lui  permettent  de 

sence  de  ce  lien  vivitiant  à  la  rupture  duquel  déduire  et  d'entrevoir  ce  qui  échappe  à  toute 

la  vie  disparaît  de  la  matière  inerte.  Mainte-  démonstration  extérieure.  Nous  apercevons, 

nant,  n'a-l-il  été  créé  qu'un  seul  couple  de  dans  l'histoire  des  langues  dont  nous  possé- 

chaque  espèce  d'animaux   et    de    plantes?  dons  des  documents  d'une  antiquité  reculée, 

Toutes  les  herbes,  dans  leur  nombre  infini,  deux  phases  diverses  opi)Osées  dans  leur  ca- 

sont^elles  issues  du  môme  chaume?  L'aliir-  raclère,  et  qui  obligent  à  conclure  l'existence 

mative  a  peu  d'arguments  en  sa  faveur,  elle  antérieure  d'une  troisième  phase  dont  aucun 

en  a  au  contraire  beaucoup  contre  elle.  Rien  vestige  n'est  d'ailleurs  parvenu  jusqu'à  nous, 

n'empêchait  la  force  créatrice  de  former  en  «  L'ancien  type  de  langues  est  représenté 

môme  temps  plusieurs  créatures  de  môme  par  le  sanskrit  et  le  zend,  en  grande  partie 

espèce,  puisque  cette  force  avait  dû  se  pro-  aussi  par  le  grec  et  le  lalin.  Ce  type  offre  inie 

duire  identiquement  pour  former  le  premier  richesse  et  une  harmonie  admirables  dans 

couple.  On  a  objecté,  non  sans  raison,  contre  le  développement  de  ses  formes,  une  union 

la  descendance  du  règne  animal  de  paires  vivace  des  éléments  qui  représentent  les  idées 

uniques,  l'instinct  d'association  des  fourmis  et  elles  relations  entre  ces  idées.  Les  idiomes 

des  abeilles,  instinct  qui,  ayant  dû  être  inné  qui  ont  continué  ou  renq)lacé  ces  langues, 


chez  elles,  n'a  donc  pu  attendre,  pour  se  ma- 
nifester, l'accroissement  graduel  de  l'espèce. 
En  ce  qui  concerne  l'homme,  il  est  vraisem- 
blable que  plus  d'un  couple  a  été  originai- 
rement créé  ;  au  point  de  vue  matériel  d'a- 


l'indoustani,  le  persan,  le  grec  nouveau  et  les 
langues  romanes,  ont  vu  se  perdre  et  s'alté- 
rer, avec  leurs  Uexions,  leur  force  et  leur 
souplesse,  qu'elles  ont  ressaisies  en  partie  à 
l'aide  de  procédés  extérieurs.  Notre  langue 


bord,  car  il  eût  été  possible  que  la  première  allemande,  dont  l'histoire  peut  être  suivie  et 

mère  n'eût  enfanté  que  des  fils  ou  que  des  étudiée  pendant  un  long  espace  de  temps,  à 

tilles,  ce  qui  eût  empêché  toute  propagation  l'aide  de  ses  sources,  tantôt  presque  taries, 

Ultérieure;  et  au  point  de  vue  moral  ensuite,  lanlol^ coulant  à  pleins  bords,  nous  présente 


afin  d'éviter  la  promiscuité  des  frères  et 
sœurs  que  réprouve  la  nature.  La  Bible  paraît, 
à  cet  égard,  ne  |)as  remarquer  que  si  Adam  et 
Eve  eussent  été  seuls,  leurs  enfants  auraient 
été  contraints  de  s'unir  entre  eux  (221)). 

((  L'origine  même  du  langage  est  bien  plus 
facilement  explicable  en  supposant  que  quel- 
ques couples,  et  bientôt  après  leurs  enfants, 
aient  dès  l'abord  concouru  à  sa  formation, 


a  même  décadence  d'un  état  de  haute  per- 
fection ,  suivi  d'une  restauration  accomplie 
par  des  voies  analogues.  Comparons  le 
g(Uliique  du  iV  siècle  h  l'allemand  mo- 
derne :  là  nous  rencontrons  l'euphonie,  une 
noble  concision  ;  ici  au  contraire  une  analyse 
perfectionnée  aux  dépens  de  ces  qualités. 
L'ancienne  force  du  langage  paraît  diminuer 
à  mesure  que  les  anciens  dons  et  les  anciens 


de  sorte  que  le  commerce  oral  ait  pu  de  suite     procédés  sont  remplacés  par  d'autres,  dont  il 

prendre  une  certaine  extension.  L'unité  des 

règles  naissantes  ne  se  trouvait  point  par  là 

compromise,  puisque,  même  en  supposant 

une  paire  unique,  il  aurait  toujours  fallu  (jue 

l'homme,  la  femme,  et  ensuite  les  enfants 


concourussent  tous  à  l'invention  du  langage 
On  peut  attribuer  aux  femmes ,  qui,  a|)rès 
quelques  générations,  surtout  dans  l'hypo- 
thèse de  l'existence  originaire  de  plusieurs 
couples,  eurent  une  condition  et  des  mœurs 
différentes  de  celles  des  hommes,  l'introduc- 
tion dans  le  langage  de  quelques  p  irticula- 
rités  dont  elles  firent  usage  de  bonne  heure 
pour  exprimer  les  idées  qui  leur  étaient  les 
plus  familières.  La  comparaison  du  pràcrit  au 
sanskrit  nous  en  offre  un  exemple  frappant. 
Mais  dans  toutes  les  anciennes  langues  nous 
trouvons  les  flexions  féminines  et  masculines 
distinctes  les  unes  des  autres,  ce  qui  ne  peut 
s'expliquer  que  par  l'mtluence  directe  que 


faut  bien  se  garder  d'ailleurs  d'abaisser  le 
mérite. 

«  Les  deux  phases  que  nous  avons  signa- 
lées dans  l'histoire  des  langues  ne  se  [)ré- 
sentent  pas  au  reste  dans  un  brusque  anta- 
gonisme ;  toutes  les  langues  apparaissent , 
sous  ce  rapport,  à  des  degrés  divers  et  iné- 
gaux. Ainsi  la  décadence  des  formes  a  déjà 
commencé  pour  le  gothique  et  le  lalin,  et  l'on 
peut  reconstruire  pour  ces  deux  langues  un 
étal  plus  ancien  et  plus  parfait,  placé,  com- 
parativement à  leur  état  classique,  comme  ce 
dernier  comparativement  à  l'allemand  mo- 
derne et  au  français.  En  d'autres  termes,  et 
plus  généralement,  il  est  également  impos- 
sible et  de  préciser  historiquement  le  moment 
de  plus  grande  perfection  d'une  langue ,  et 
de  considérer  son  état  actuel  comme  le  terme 
de  son  développement  analytique ,  terme 
qu'elle  n'atteindra  qu'au  bout  d'un  espace  de 


(229)  Gœlhe  compte  par  douzaines  {duizemietij  le  iioiiiljre  des  premiers  couples.  (ICckeinianii  ,  11,  21  ) 


8il  LAN  DICTIONNAIRE  DE 

loiij|)sriic()re  illimité.  On  poiii  imaginer  pour 
le  sanskrit  lui-iuc^me  un  étal  [dus  ancien,  plus 
fortement  empreint  du  cachet  propre  à  celte 
langu'=  ;  nous  ne  pouvons,  il  est  vrai,  atteindre 
Iiistoriquement  jus(iu'à  cet  état,  mais  la  com- 
paraison des  formes  védiques  peut  nous  le 
faire  pressentir. 

«  Toutefois,  on  commettrait  la  faute  qui  a 
eu  suivant  moi  la  plus  funeste  influence  sur  les 
recherches  auxquelles  a  donné  lieu  l'origine 
du  langage,  en  voulant  faire  remonter  la  per- 
fection des  formes  primitives  encore  plus 
haut,  et  en  chercher  l'origine  dans  un  para- 
dis imaginaire.  La  comparaison  des  deu\  der- 
nières phases  des  développements  des  langues 
semble  au  contraire  démontrer  que  la  llexion, 
remplacée  plus  tard  par  l'emploi  de  plusieurs 
mots  distincts,  a  été  originairement  formée 
parla  soudure  d'éléments  analogues.  11  y  au- 
rait donc  à  considérer  trois  degrés  au  lieu  de 
deux  dans  le  développement  du  langage  : 
(l'abord  la  création ,  la  multiplication ,  la 
construction  des  racines  et  des  mots  ;  puis  la 
période  florissante  où  la  flexion  atteint  sa  plus 
haute  perfection;  puis  enfin  la  période  d'ac- 
tion de  la  pensée  ,  qui  laisse  tomber  les 
flexions  jugées  insuffisantes,  et  qui  opère, 
avec  une  conscience  plus  claire  de  son  but, 
l'union  de  la  pensée  et  de  la  parole;  union 
essayée  avec  naïveté  dans  la  première  pé- 
riode et  consommée  avec  magnificence  dans 
la  seconde.  C'est  la  succession  naturelle  et 
inévitable  du  feuillage,  des  fleurs  et  des  fruits 
mûrs.  L'opinion  qui  attribue  une  origine  di- 
vine au  langage  me  semble  complètement 
inadmissible  en  présence  de  la  simple  néces- 
sité de  l'existence  de  cette  période  invisible 
précédant  les  deux  périodes  visibles  ;  car  il 
semble  contraire  à  la  sagesse  de  Dieu  d'im- 
poser la  contrainte  d'une  forme  créée  à  ce 
qui  était  destiné  à  un  libre  développement 
historique,  et  il  semble  également  contraire 
à  la  justice  du  Créateur  de  laisser  le  langage 
divin  qu'il  aurait  donné  aux  premiers  hommes 
dégénérer  de  sa  perfection  premièi-e.  Le  lan- 
gage n'est  divin  que  dans  la  mesure  de  la  di- 
vinité de  notre  nature  et  de  notre  âme. 

«  En  ne  considérant  les  langues  que  dans 
leur  dernière  période,  on  n'eût  jamais  pu 
sonder  les  mystères  de  leur  origine;  tous 
ceux  qui  font  'des  recherches  sur  les  étymo- 
logies  en  se  bornant  à  étudier  les  langues 
dans  leur  état  actuel  sont  la  plupart  du  temps 
exposés  à  se  tromper,  car  ils  ne  sont  à  même 
ni  de  dégager  la  racine  à  l'état  de  pureté  ,  ni 
d'en  avoir  le  sens  exact. 

«  Les  mots  semblent  s'être  d'abord  épa- 
nouis dans  un  laisser  aller  idyllique,  se  suc- 
cédant, sans  être  assujettis  à  aucune  règle, 
dans  l'ordre  naturel  dicté  par  le  sentiment. 
Leur  expression  était  pure  et  naïve,  mais  trop 
pleine  et  trop  surchargée  toutefois  [)Our  per- 
■nettre  d'obtenir  une  distribution  convenable 
de  la  lumière  et  des  ombres  (230).  Mais  peu 
a  peu,  sous  l'action  instinctive  et  puissante  du 
génie' du  langage,   les   mots  expriment  les 

(230)  On  pourrait  dire  que  la  langue  sans  flexion  des  Chinois  s'esi  en  quelque  sorle  figée  dans  celle 
arciuiére  période  de  fornialion. 


rniLOSOPHlE.  LAN  ^i8 

idées  accessoires,  s'obscurcissent,  se  rat-t-our- 
cissent,  se  mutilent,  et  viennent  dans  cet  état 
se  souder  aux  wots  représentant  les  idées 
principales,  pour  continuer  à  en  préciser  la 
signification.  La  flexion  provient  de  l'aggluti- 
nation d'indices  souples  et  mobiles,  qui  sont 
désormais  entraînés,  comme  un  moteur  à 
demi  caché,  à  la  suite  du  mot  principal ,  et 
qui  ont  perdu  leur  sens  primitif  en  prenant 
une  acception  dérivée  qui  ne  révèle  i)lus  (jue 
de  loin  en  loin  leur  acception  primitive.  En- 
fin les  flexions  s'usent,  se  réduisent  à  des  si- 
gnes dépourvus  de  vie  ;  de  nouveau  alors  on 
sépare  ie.s  mots  qui  servent  de  moteurs  aux 
autres,  et  l'on  donne  5  ces  mots  une  action 
extérieure  et  plus  précise.  Le  langage  perd 
une  partie  de  son  élasticité,  mais  il  gagne  plus 
de  règle  et  de  mesure  pour  l'expression  des 
trésors  toujours  naissants  de  la  pensée. 

«  Les  racines  des  mots  ne  furent  mises  en 
évidence  qu'après  le  succès  de  l'analyse 
des  flexions  et  des  dérivations,  travail  où.  la 
sagacité  de  Bopp  s'est  élevée  à  une  si  grande 
hauteur.  Tl  devient  alors  évident  que  les 
flexions  ont  été  formées  par  l'agglutination 
des  mêmes  mots,  qui,  à  partir  de  la  troisième 
période,  ont  été  de  nouveau  isolés.  Cette 
troisième  période  est  celle  des  prépositions 
et  de  la  syntaxe;  la  seconde  période  était 
celle  des  flexions,  des  suflixes  et  de  la  har- 
diesse du  tour;  la  première  époque  n'avait 
pour  toute  grammaire  que  la  libre  succes- 
siondes  mots  représentant  les  idées  sensibles. 
Le  premier  langage  était  mélodieux,  mais 
prolixe  et  sans  mesure  ;  celui  qui  vint  après, 
plein  de  force,  poétique  dans  sa  concision  ; 
enfin,  le  langage  moderne  cherche  à  rempla- 
cer plus  sûrement  ce  qui  a  été  perdu  en 
beauté  par  l'harmonie  de  l'ensemble  :  il  ac- 
complit en  définitive  de  plus  grandes  choses 
avec  des  moyens  plus  restreints. 

«  Je  viens  de  soulever,  mais  je  n'ai  pas  en- 
core tout  à  fait  déchiré  le  voile  qui  couvre 
l'origine  du  langage.  Je  ne  me  propose  pas, 
ce  qui  serait  d'ailleurs  impraticable  ici,  d'é- 
numérer  toutes  les  preuves  que  l'on  peut 
produire  en  faveur  de  l'opinion  que  je  viens 
d'énoncer;  un  lourd  volume  n'y  suffirait  pas  ; 
je  ne  veux  ici  qu'indiquer  les  bases  princi- 
pales de  ces  recherches. 

«  Uien  dans  le  langage,  non  plus  que  dans 
la  nature  en  général,  n'a  été  fait  sans  but  ; 
partout  y  règne,  comme  je  l'ai  déjà  dii  , 
l'abondance ,  mais  non  la  jirodigalité.  Les 
moyens  les  plus  simples  suffisent  aux  plus 
grandes  choses  ,  et  il  n'est  pas  une  lettre 
qui  n'ait  originairement  sa  signification  et 
son  but. 

«  Chaque  son  a  sa  valeur  naturelle,  tirée  rie 
l'organe  qui  le  produit  et  appro|triée  à  son 
usage.  Parmi  les  voyelles,  a  occupe  le  milieu 
de  l'échelle  tonique,  i  le  haut  et  u  le  bas;  a 
est  pur  et  stable,  i  et  u  sont  mobiles  et  aptes 
à  passer  à  l'état  de  consonnes;  les  voyelles 
sont  évidemment  de  nature  féminine,  et  les 
consonnes  de  nature  masculine. 


S.i9 


LAN 


«  l*armi  les  consonni's,  /  exprime  hi  dou- 
ceur, r  la  rudesse.  Il  est  h  remarquer  que, 
dans  plusieurs  mots  des  langues  anciennes, 
tes  langues  modernes  ont  remplacé  \'r  par  17, 
tandis  que  l's  a  été  remplacé  paj  \'r  ;  mais 
jamais  l's  ne  se  change  en  /,  ou  réciprocjue- 
ment.  Le  génie  du  langage  a  voulu  ici  établir 
une  transition,  ou,  ce  qui  parait  plus  proba- 
ble, il  s'est  trouvé  dès  l'origine  deux  r  dis- 
tincts par  la  prononciation  :  l'un,  voisin  de 
r/,  pur  et  coulant;  l'autre,  voisin  de  l's,  plus 
rauijue  et  plus  troublé. 

«  Les  doubles  consonnes  n'existaient  pas 
dans  les  langues  anciennes,  elles  proviennent 
6oit  de  l'assimilation  de  deux  consonnes  dif- 
férentes, soit  fi'équemment  encore  de  la  ren- 
contre de  Vi.  La  permutation  des  consonnes, 
qui  s'est  manifestée  si  nettement  et  à  deux 
reprises  ditî'érenles  dans  les  langues  germa- 
niques, s'est  opérée  avec  un  admirable  ins- 
tinct en  déplaçant  toutes  les  muettes  et  en 
leur  assignant  ensuite  régulièrement  leur 
nouvelle  place.  Il  n'est  aucun  phénomène  du 
langag(i  où  se  soit  fait  jour  avec  plus  d'évi- 
dence l'union  des  forces  libres  et  des  forces 
instinctives. 


PSYCHOLOGIE.  LAN  S50 

signe  dislinctif  fut  \'s  ou  bien  le  t,  celle  der- 
nière lettre  servant  principalement  à  expri- 
mer l'idée  rétléchie  et  s'ajoutant  au  verbe 
comme  suflixe. 

«  lui  dehors  des  pronoms,  qui  donnent  la 
vie  au  langage,  sa  plus  grande  foice  est  dans 
le  verbe,  où  se  retrouvent  presque  toutes  les 
racines. 

«  Toutes  les  racines  verbales,  dont  le  nom- 
bre, qui  a  |iu  ne  pas  dépasser  quelques  cen- 
taines h  l'origine,  s'est  tnsuite  accru  avec  uno 
prodigieuse  rapidité,  exprimèrent  des  idées 
sensibles,  et  servirent  bientôt  a{)rès  à  en  ex- 
primer d'autres  |)ar  voie  d'analogie  et  d'abs- 
traction. Ainsi,  de  l'idée  de  respirer  on  passa 
à  celle  de  vivre,  de  l'idée  de  l'expiration  à 
celle  de  la  mort.  Bien  des  conséquences  peu- 
vent être  déduites  de  cette  considération,  que 
les  mots  qui  expriment  la  lumière  et  le  bruit 
proviennent  des  mômes  racines.  Toutes  les 
racines  verbales  furent  inventées  à  l'aido 
d'un  faible  développement  de  moyens  ;  elles 
consistaient  dans  une  voyelle  précédée  ou 
suivie  d'une  consonne.  Il  est  douteux  qu'une 
racine  ait  jamais  été  formée  à  l'aide  d'unu 
simple  voyelle  ;  car  il  semble,  d'apiès  ce  qui 


«  Les  voyelles  c  et  o  étaient  étrangères  aux  a  été  dit,  que  la  production  d'une  racine  exigo 

langues  primitives.  Les  diphthongues  et  les  le  concours  des  deux  éléments  qui  représen- 

décomposilions  de  voyelles  caractérisent  la  tcrent  les  deux  sexes  du  langage.  Le  sanskrit 

seconde    période;   dans    la    troisième,    les  n'a  aucune  racine  formée  de  l'a  bref  seul, 

voyelles    subissent    des    adoucissements    et  Cette  langue  emploie  néanmoins  l'i' bref  seul 

d'autres  altérations.  La  prtîmière  époque  est  pour  former  la  racine  du  verbe  aller  [Vi  loiiji 

caractérisée  par  l'emploi  presque  exclusif  des  forme  aussi  rinq)éiatif  i)  et  Vu  bref  pour  la 

voyelles  courtes   et  des  consonnes  simples,  racine  du  verbe  retentir;  il  est  néanmoins 


«  Mais  je  n'ai  pas  à  examiner  ici  les  carac- 
tères de  chaquii  son.  Une  telle  étude  serait 
mieux  placée  dans  un  travail  ayant  spéciale- 
ment pour  but  d'examiner  les  rapi)orts  qui 
existent  entre  le  langage  et  les  conditions 
l)hysiques  de  notre  organisme. 

«  Le  verbe  et  les  pronoms  paraissent  être 


possible  que  ces  racines  aient  perdu  les  con- 
sonnes qui  précédaient  la  voyelle,  l'armi  les 
racines  formées  d'une  consonne  et  d'un-i! 
voyelle,  celles  où  la  consonne  est  [)lacée  au 
commencement  paraissent  plus  anciennes 
que  celles  où  elle  est  placée  à  la  fin.  En  elVel, 
les  racines  à  consonne  initiale  prennent  peu 


es  véritables  leviers  du  langage.  Le  pronom     à  peu  une  consonne  finale,  tandis  que  les  ra- 


n'esl  pas  seulement,  comme  pourrait  le  faire 
croire  son  nom,  le  représentant  du  nom; 
c'est  l'origine  et  le  commencement  de  toute 
espèce  de  nom.  L'enfant  dont  la  pensée  s'é- 
veille prononce  le  mot  moi;  je  trouve  aussi 
formellement  dit  dans  le  Jadschurveda  que  le 
premier  homme  [)rononça  ces  mots  :  je  suis 
moi,  et  que  cet  homme,  quand  on  l'appelait, 


cines  commençant  par  une  voyelle  ne  s'ad- 
joignent jamais  de  consonne  initiale.  Ainsi,  à 
côté  de  la  racine  mû  on  trouve  une  seconde 
racine  mad,  qui  correspond  au  latin  metiri, 
allemand  messen,  mesurer.  Il  n'y  a  pas  d  a- 
nalogie  entre  ce  fait  et  celui  de  la  présenco 
et  de  l'absence  alternatives  des  aspirées  ini- 
tiales V,  h,  s,  devant  les  liquides.  Je  pense, 


répondait  .je  le  suis.  Tous  les  verbes  et  tous  pour  ma  part,  que  la  présence  de  ces  aspi 
les  noms  qui  contiennent  l'idée  du  rapport  rées  caractérise  l'état  le  plus  ancien, 
personnel  renferment  en  eux  un  pronom  ;  «  Le  choix  de  la  consonne  et  de  la  voyello 
ces  pronoms  ont  été  de  nouveau  isolés  dans  la  employées  pour  former  chacune  des  i-acinos 
troisième  période.  Quand  l'homme  prononça  a  (lé[)endu  du  génie  <le  l'inventeur,  lorsqu'il 
pour  la  première  fois  son  je,  en  sanskrit  n'a  pas  été  entraîné  par  l'ellort  instinctif  et 
aham,  il  l'émit  h  pleine  poitrine,  en  l'accom-  aveugle  de  l'organe  de  la  parole.  Ce  génie, 
pagnant  d'une  articulation  gutturale,  qui  a  qui  n'aurait  plus  eu  aucune  |)art  h  la  forma- 
persislé  dans  toutes  les  langues  de  même  ori-  lion  du  langage  s'il  eût  toujours  été  assujetti 
gine.  Seulement  l'a,  primitivement  pur,  s'est  à  l'intluence  de  l'organe,  a  pu  du  reste  êUo 
adouci,  et  la  gutturale  a  subi  différents  de-  mù  par  un  sentiment  plus  ou  moins  délicat 
grés  de  permutation.  La  labiale  m,  qui  s'a-  ou  grossier.  Dans  ces  lois  élémentaires  de  la 
joute  devant,  dans  les  cas  obliques,  indique  formation  du  langage  nous  rencontrons  fou- 
une  espèce  de  réiroflexion  de  la  pensée.  L',;  t,  jours  le  mélange  intime  de  la  nécessité  et  de 
qui  caractérise  la  personne  à  qui  l'on  parle,  la  liberté.  Quand  le  sanskrit  forme,  par  exem- 
sert  au  contraire  pour  les  cas  directs  comme  pie,  la  racine  pâ,  grec  7t'-£îv,  slave  piti,  rien 
pour  les  cas  obliques.  De  plus  grandes  divcr-  n'eût  empêché  d'autres  inventeurs  de  rendre 
sites  se  manifestèrent  jpour  la  troisième  per-  la  même  idée  par  la  racine  kd  ou  ta.  La  plu- 
senne,  dont  l'idée  est  cléjà  plus  éloignée.  Son  part    de?   racinps  iiuio -germaniques  n'ont 


\ 


831  LAN  DICTIONNAIRE  DE 

qu'une  raison  d'ôtre  purement  historique  , 
lorsque  leur  invention  n'a  pas  été  déterminée 
par  quelque  cause  organique.  Instinctive- 
ment, on  a  eu  soin  dans  chaque  langue  de  ne 
j)as  employer  les  mômes  racines  pour  expri- 
mer des  idées  différentes,  c'est-à-dire  que 
les  inventeurs  n'ont  pas  rapporté  les  mfimes 
sons  h  des  idées  entièrement  distinctes,  ce 
qui  eût  amené  une  véritable  confusion.  Il 
faut  au  surplus  ne  pas  confondre  ce  cas  avec 
celui  où  plusieurs  idées,  dont  la  parenté 
nous  reste  souvent  obscure  et  incertaine,  ont 
été  rapportées,  par  dérivation,  à  la  môme 
racine. 

«  Doit-on  reconnaître  l'existence  primitive 
de  racines  commençant  ou  finissant  par  deux 
consonnes  muettes?  Quel  a  été  le  nombre  de 
ces  racines?  Ces  deux  questions  n'ont  pas 
encore  été  résolues  par  la  science  mo- 
derne. 

« On  ne  peut  pas  qualifier  de  paradi- 
siaque l'état  du  langage  pendant  la  première 
période,  en  attachant  à  cette  expression  son 
sens  ordinaire  de  perfection  terrestre.  Le 
langage  avait  alors  une  vie  presque  végétale, 
pendant  laquelle  sommeillaient  encore  à  demi 
les  plus  hautes  facultés  de  la  pensée.  Je  vais 
préséfiter  les  principaux  traits  de  cette  pé- 
riode dans  le  tableau  suivant. 

«  Le  langage  en  naissant  est  simple,  naïf, 
plein  de  vie  ;  le  sang  circule  avec  impétuo- 
sité dans  les  veines  de  la  jeunesse.  Tous  les 
mots  sont  courts  ,  monosyllabiques  ,  formés 
seulement  de  voyelles  brèves  et  de  conson- 
nes simples;  le  vocabulaire  croît  rapidement , 
touffu  comme  un  gazon  serré.  Les  idées  sont 
le  produit  d'une  intention  matérielle  et  tran- 
quille, qui  elle-même  est  déjà  un  acte  de  la 
pensée,  et  d'oii  jaillissent  ensuite  de  nouvel- 
les et  nombreuses  pensées.  Les  rapports  des 
mots  et  des  idées  sont  exprimés  avec  naï- 
veté et  fraîcheur,  mais  sans  aucun  art,  par  la 
succession  encore  indisciplinée  des  vocables. 
A  chaque  pas,  le  langage  étale  en  babillant 
son  abondance  et  ses  aptitudes ,  mais  il  agit 
sans  mesure  et  sans  harmonie.  Les  pensées 
n'ont  rien  d'arrêté  ni  de  fini  ;  l'esprit  ne  se 
taille  encore  aucun  monument  dans  ce  lan- 
gage ,  dont  les  sons  s'évanouissent ,  comme 
l'existence  heureuse  des  premiers  hommes, 
sans  laisser  de  trace  dans  l'histoire,  »  [De 
Vorigine  du  langage,  par  Jac.  Grimm,  de  l'A- 
cadémie de  Berlin  et  de  l'Institut  de  France; 
ouvrage  traduit  de  l'allemand  par  Fernand  de 
Wegmann,  avec  une  introduction  par  M.  Er- 
nest Renan.) 

M.    ALFRED  MAURV. 

«  Une  première  question  se  présente  : 
Comment  a  procédé  l'esprit  humain  dans  la 
formation  des  langues?  Nos  grammairiens 
avaient  cru  qu'il  avait  suivi  dans  ce  travail  de 
création  la  marche  naturelle  indiquée  par  le 
raisonnement.  L'examen  des  faits  a  prouvé 
qu'il  n'en  était  rien.  En  étudiant  une  langue 
aux  diverses  époques  de  son  existence  gram- 
maticale ,  on  a  constaté  que  nos  procédés 
de  logique  et  d'analyse  ne  présidaient  pas 
jBux  premières  manifestations  d'un  idiome.  A 


PHILOSOPHIE. 


LAN 


862 


l'origine  des  langues,  la  pensée  s'est  offerte, 
à  ce  qu'il  semble,  sous  une  forme  confuse  et 
complexe  tout  à  la  fois ,  l'esprit  n'avait  pas 
conscience  des  éléments  dont  elle  se  compo- 
sait. Les  sensations  se  succédaient  si  rapi- 
dement ,  îjue  la  mémoire  et  le  langage ,  au 
lieu  d'en  reproduire  séparément  les  signes, 
les  reflétaient  tous  ensemble.  La  pensée  était 
éminemment  synthétique.  Ce  qui  le  prouve, 
c'est  que  les  langues  les  plus  anciennes  pré- 
sentent au  plus  haut  degré  ce  caractère  :  le 
mot  ne  s'y  distingue  pas  de  la  phrase  ;  autre- 
ment dit,  l'on  parle  par  phrases  et  non  par 
mots.  Chaque  expression  est  un  organisme 
complet  dont  les  parties  sont  étroitement 
enchevêtrées.  C'est  ce  que  les  philologues 
ont  appelé  agglutination ,  polysynthétisme. 
Une  pareille  manière  de  s'exprimer  est  peu 
favorable  sans  doute  à  la  clarté  :  mais  les 
conceptions  des  premiers  hommes  étaient 
assez  siuiples  pour  être  saisies  sans  un  grand 
travail  de  réflexion.  D'ailleurs  ils  se  compre- 
naient sans  doute  plutôt  par  intuition  que  par 
raisonnement.  Le  jeu  de  la  physionomie  ,  le 
geste,  complétaient  la  parole  et  les  dispen- 
saient d'une  lente  analyse  des  signes  vocaux. 

«  De  quelque  façon"  qu'on  s'explique  au 
reste  le  caractère  primitif  du  langage  humain, 
il  n'en  est  pas  moins  constant  que  l'histoire 
des  langues  n'est  qu'une  marche  continue  de 
la  synthèse  vers  l'analyse.  Partout  on  voit 
un  premier  idiome  faire  place  à  une  langue 
vulgaire,  qui  ne  constitue  pas,  à  vrai  dire,  un 
idiome  diff'érent,  mais  qui  en  est  une  seconde 
phase,  une  période  plus  analytique.  Tandis 
que  lalangue  primitive  est  chargée  de  flexions 
pour  exprimer  les  rapports  les  plus  délicats 
de  la  pensée ,  tandis  qu'elle  est  plus  riche 
d'images,  bien  que  plus  pauvre  peut-être  d'i- 
dées, le  dialecte  moderne  est  plus  clair,  plus 
explicite,  séparant  ce  que  les  anciens  assem- 
blaient, brisant  les  mécanismes  de  l'ancienne 
langue  pour  donner  à  chaque  idée  et  à  cha- 
que relation  son  expression  isolée. 

«  Et  que  l'on  ne  confonde  point  ici  l'expres- 
sion avec  le  mot.  Les  mots,  autrement  dit  les 
éléments  qui  entrent  dans  l'expression  pri- 
mordiale, sont  courts,  généralement  mono- 
syllabiques, formés  presque  tous  de  voyelles 
brèves  et  de  consonnes  simples;  mais  ces 
mots  disparaissent  dans  l'ex  iression  oii  ils 
entrent,  on  ne  les  saisit  pas  p  us  que  dans  le 
vert  l'œil  ne  saisit  le  bleu  et  le  jaune.  Les 
mots  composants  sont  tellement  pressés  ,  im- 
briqués ,  pour  parler  comme  les  botanistes, 
que  l'on  dirait ,  suivant  la  comparaison  de 
Jac.  Grimm,  les  brins  d'herbe  d'un  gazon. 
Et  ce  qui  a  lieu  pour  la  composition  des 
expressions  se  passe  aussi  pour  la  pronon- 
ciation des  mots ,  qui  s'y  rattache  si  étroite- 
ment :  même  simplicité  dans  les  sons  ,  parce 
que  l'expression  doit  cependant  laisser  saisir 
toutes  les  parties  de  son  organisme.  «  Aucune 
langue  primitive,  écrit  Jac.  Grimm  dans  sou 
Mémoire  sur  l'origine  du  langage ,  n'a  de 
redoublement  de  consonne.  Ce  redoublement 
naît  seulement  de  l'assimilation  graduelle  de 
consonnes  différentes.  »  A  la  seconde  époque 
apparaissent  les  diphlhongucs  et  les  brifo^ 


553 


LAN 


menls,  tandis  que  la  troisième  est  caractéii- 
$ée  par  dos  adoucisseineiils  et  d'autres  allé- 
rations  dans  les  voyelles. 

«  C'est  le  sanskrit  surtout  qui  a  mis  en 
évidence  ces  lois  curieuses  de  la  transfor- 
mation graduelle  des  langues.  Le  sanskrit , 
avec  son  admirable  richesse  de  formes  gram- 
maticales, ses  huit  cas,  ses  six  modes,  ses 
désinences  nombreuses  et  ses  formes  variées 
énom^ant  à  coté  de  l'idée  principale  une 
foule  de  notions  accessoires ,  était  éminem- 
ment propre  à  l'élude  de  la  croissance  et  de 
la  décroissance  d'une  langue.  Au  début,  dans 
le  Rig-Véda  ,  la  langue  a|)paraît  avec  ce  ca- 
ractère synlhéti(iue,  ces  inversions  constantes, 
ces  expressions  complexes  que  je  signalais 
tout  à  l'heure  connue  les  conditions  de  l'exer- 
cice primordial  de  la  pensée.  Vient  ensuite 
le  sanskrit  des  grandes  épopées  de  l'Inde  ;  la 
langue  a  gagné  alors  |)lus  de  souplesse,  tout 
en  conservant  cependant  la  roideur  de  ses 
premiers  procédés.  Bientôt  l'édifice  gramma- 
tical se  décompose  ;  le  pâli  ,  qui  correspond 
à  son  premier  âge  d'altération  ,  est  empreint 
d'un  remarquable  esprit  d'analyse.  Les  lois 
qui  ont  présidé  à  la  formation  de  cette  lan- 


PSVCIIOLOGIE.  LAN 

dans   l'Inde  des    dialectes 
encore,  les  langues  gouris, 


854 


plus   populaires 
'hii  ■         ■    • 


indoui,  le  ben 
gali,  le  cachemiri'en,  le  dialecte  du  Gouzerate, 
le  mahratte  ,  et  les  autres  idiomes  vulgaires 
de  rilindoustan,  dont  le  système  est  beaucoup 
moins  savant. 

«  Les  langues  de  la  région  intermédiaire 
entre  l'Inde  et  le  Caucase  nous  apportent 
dans  leurs  rapports  de  filiation  des  différences 
du  même  ordre.  Aux  époques  les  plus  an- 
ciennes apparaissent  le  perse  et  le  zend,  liés 
entre  eux  par  ime  parenté  étroite  avec  lo 
sanskrit ,  mais  correspondant  à  deux  déve- 
loppements divers  de  la  faculté  du  langage. 
Le  zend  ,  malgré  ses  traits  de  ressemblance 
avec  le  sanskrit  du  Véda,  laisse  saisir  comme 
les  premiers  symptômes  d'un  travail  de  con- 
densation dans  la  prononciation  et  d'analyse 
dans  l'expression.  Il  a  tous  les  dehors  d'ùno 
langue  à  tlexions;  mais  à  l'épocpie  des  anci^Mis 
Sassanides,  ainsi  que  le  remarque  M.  Spie- 
gel,  le  philologue  qui  cultive  avec  le  plus  de 
succès  en  Allemagne  les  idiomes  iraniens  ,  il 
commence  déjà  à  s'en  dépouiller.  La  tendance 
analytique  se  fait  bien  autrement  sentir  dans 
le  persan  ancien  ou  parsi ,  et  dans  le  persan 
gue,  dit  Eugène  lUirnouf,  sont  celles  dont  on     moderne  la  décomposition  a  presque  atteint 


retrouve  l'application  dans  d'autres  idiomes, 
à  des  époques  et  dans  des  contrées  très-di- 
verses; ces  lois  sont  générales  [)arce  qu'elles 
sont  nécessaires. Que  l'on  compare  en  etïetau 
latin  les  langues  qui  en  sont  dérivées  ,  aux 
anciens  dialectes  teutoni(pies  les  langues  de 
la  même  origine  ,  au  grec  ancien  le  grec  mo- 
derne ,  au  sanskrit  les  nombreux  dialectes 
populaires  de  l'Inde  :  on  verra  se  dévelo|)per 
les  mêmes  principes,  s'appli(iuer  les  mêmes 
lois.  Les  intlexions  organiques  des  langues 
mères  subsistent  en  partie,  mais  dans  un  état 
évident  d'altération.  Plus  généralement  elles 
disparaissent  et  sont  remplacées,  les  cas  par 
des  particules ,  les  temps  par  des  verbes 
auxiliaires.  Ces  procédés  varient  d'une  langue 
à  l'autre,  mais  le  principe  demeure  le  môme; 
c'est  toujours  l'analyse ,  soit  qu'une  langue 


son  dernier  terme.  Je  pourrais  reproduire 
ces  observations  pour  les  langages  du  Cau- 
case ,  l'arménien  et  le  géorgien  ,  nour  les 
langues  sémitiques ,  en  comparant  le  rabbi- 
niquc  h  l'ancien  hébreu;  mais  ce  que  j'ai  dit 
suliit  h  l'intelligence  du  fait. 

«  La  cause  de  ces  transfornjationsse  trouve 
dans  la  condition  même  d'une  langue,  dans 
la  manière  dont  elle  se  modèle  sur  les  impres- 
sions et  les  besoins  de  l'esprit  ;  elle  tient  à 
son  mode  même  de  génération.  Un  idiome 
est  un  organisme  soumis ,  comme  tout  orga- 
nisme, à  uneloidedéveloppement.  Il  ne  faut 
pas,  écrit  Guillaume  dcllumboldt,  considérer 
une  langue  comme  un  produit  mort  et  une  fois 
formé;  c'est  un  être  vivant  et  toujours  créa- 
teur. La  pensée  humaine  s'élabore  arec  les 
progrès  de  l'intelligence,  et  cette  pensée  ,  ta 

synthétique  se  trouve  tout  à  coup  parlée  par     langue  en  est  la  manifestation.  Un  idiome  no 

des  barbares  qui,  n'en  comprenant  pas  la 

structure  ,  en  suppriment  et  en   remplacent 

les  intlexions,  soit  qu'abandonnée  à  son  propre 

cours  ,  et  à  force  d'être  cultivée,  elle  tende  à 

décomposer  et  à  subdiviser  les  signes  repré- 
sentatifs des    idées    et   des   rapports    eux- 
mêmes.  » 
Le  prâkrît ,  qui  représente  le  second  âge 

d'altération  de  la  langue  sanskrite,  est  sou- 
mis aux  mêmes  analogies;  d'une  part  il  est 

moins  riche ,   de  l'autre  plus  simple  et  plus 

facile.  Enfin  le  kawi,  ancien  idiome  de  Java, 

est  une  corruption  du  sanskrit  où  cette  langue 

est  privée  de  ses  intlexionseta  prisen  échange 

les  prépositions  et  les  verbes  auxiliaires  des 

dialectes  vulgaires  de   cette   île.  Ces  trois 

langues  elles-mêmes,  formées  par  dérivation 

du  sanskrit,  éprouvent  bientôt  le  même  sort 

que  leur  mère  ;  elles  deviennent  à  leur  tour 


saurait  donc  demeurer  stationnaire ,  il  marche, 
il  se  développe  ,  il  grandit  et  se  fortifie  ,  // 
vieillit  et  s'étiole. 

En  somme  ,  on  peut  distinguer  trois  états, 
en  ((uelque  sorte  trois  règnes  dans  l'existence 
linguistique  :  monosyllabisme  ,  agglutina- 
lion ,  flexion.  Dans  le  monosyllabisme,  la 
langue  est,  pour  ainsi  dire,  inorgani(iue; 
dans 


agglutination 


son   organisme  con- 


stitue un  tout  indivisible ,  une  sorte  de 
végétation  analogue  à  celle  de  ces  plantes 
cryptogames  qui  n'ont  ni  centres  vitaux ,  ni 
a[)pareils  de  fonctions.  Enfin,  dans  la  tlexion, 
l'organisme  est  complet,  tous  les  organes 
spéciaux  sont  créés  ,  bien  qu'à  l'origine,  ces 
organes  se  trouvent  dans  une  dépendance 
étroite  les  uns  des  auties  ,  et  qu'un  mouve- 
ment analyti(|ue  amené  par  le  tenqjs  soit 
nécessaire  [)our  les  rendre  plus  indépendants, 
langues  mortes,  savantes  et  sacrées,  —  le  pâli  Coniment  s'opèrent  ces  transformations  suc- 
dans  l'île  de  Ceyian  et  l'Indo-Chine,  le  prâkrît  cessives?  C'est  ce  (jue  la  philologie  comparée 
chez  la  secte  des  Djainas,  le  kawi  dans  les  a  dû  chercher  à  découvrir,  et  voici  à  peu 
lies  de  Java,  Bali  et  Madoura,  Alors  s'élèvent      près  ce  qu'elle  nous  enseigne. 


8,'/) 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  PllJLOSOPillE. 


«  La  lanj,^o  débute  par  un  premier  radical 
j)liotiéli(|ue  qui  rend  la  seusalion  dans  toule 
sa  simplicité  el  sa  généralité.  Ce  n'est  encore 
ni  un  verbe,  ni  un  adjectif,  ni  un  substantif; 
c'est  un  mot  exprimant  la  sensation  commune 
(jui  peut  être  au  fond  de  ces  catégories  gram- 
maticales, rendant  le  sentiment  du  bien,  du 
plaisir,  delà  douleur,  de  la  joie ,  de  l'espé- 
rance ,  de  la  clarté  ou  de  la  chaleur.  Dans 
l'emploi  qu'en  fait  le  langage  ,  il  y  a  sans 
doute  tour  à  tour  un  sens  verbal  ,  ou  nomi- 
nal, ou  adverbial,  ou  qualificatif;  mais  rien 
cependant  dans  la  forme  du  mot  n'accuse  et 
ne  spécifie  ce  rôle.  Les  langues  très-simj)les 
en  sont  encore  presque*  à  cette  forme  élémen- 
taire. C'est  plus  tard  seulement  que  l'esprit 
crée  les  parties  du  discours;  elles  existaient 
sans  doute  virtuellement,  mais  l'intelligence 
ne  sentait  pas  le  besoin  de  les  distinguer 
profondément  par  une  forme  essentielle  ,  en 
leur  donnant  une  physionomie  caractéristique. 
Ensuite  ces  formes  ont  été  se  multipliant, 
mais  l'abondance  et  la  nature  en  ont  varié 
suivant  les  contrées  et  les  races;  tantôt  c'est 
sur  le  verbe  que  l'imagination  a  épuisé  toutes 
les  nuances  de  l'expression ,  tantôt  c'est  au 
substantif  qu'elle  a  attribué  les  modifications. 
L'esprit  a  été  plus  ou  moins  inventif  et  plus 
ou  moins  rationnel ,  il  a  saisi  parfois  ici  des 
délicatesses  qui  lui  ont  échappé  là  comj)léle- 
ment,  et  dans  les  langues  les  plus  grossières 
on  remarque  des  nuances  qui  manquent  aux 
plus  raffinées.  La  comparaison  du  sanskrit  et 
du  gi-ec  nous  révèle  un  de  ces  eonstrastes. 
'a  première  langue  est  bien  autrement  riche 
que  la  seconde  quant  à  la  manière  dont  elle 
exprime  les  rapports  du  substantif  dans  la 
phrase  et  les  relations  des  mots  entre  eux; 
elle  a  un  sentiment  bien  plus  profond  el  bien 
îilus  pur  de  l'essence  du  verbe  et  de  sa  va- 
leur intime ,  et  cependant  la  conception  du 
mode  dans  le  verbe  considéré  comme  distinct 
•lu  temps  lui  a  échappé,  le  nature  verbale  de 
l'uitinitif  lui  est  restée  inconnue.  Le  sanskrit 
le  cède  donc  de  ce  côté  au  grec  ,  qui  lui  est 
uni  d'ailleurs  par  des  liens  étroits. 

«  Ainsi  l'intelligence  humaine  n'est  pas 
arrivée  dans  toutes  les  langues  au  même 
degré  ,  et  dès  lors  n'a  pas  créé  les  mômes 
rouages  secondaires.  Quant  au  mécanisme 
général ,  il  s'est  présenté  partout  le  môme  ; 
car  ce  mécanisme,  c'est  de  la  nature  intime 
de  notre  esprit  qu'il  procètle,  et  celte  nature 
est  la  même  pour  tous  les  hommes. 

«  Les  premières  formes  qu'a  revêtues  la 
langue  sont  devenues  comme  le  squelette 
auquel  se  sont  attachés  les  appareils ,  les 
ligaments  et  les  muscles.  La  disposition  de 
ceux-ci  a  été  nécessairement  subordonnée  à 
la  structure  ostéologique.  Le  génie  de  chaque 
langue  s'est  alors  dessiné,  et  ce  génie  a  été 
plus  ou  moins  fécond,  plus  ou  moins  mobile. 
La  grammaire  une  fois  créée  ,  c'est  le  voca- 
bulaire qui  est  devenu  le  siège  des  évolutions 
vitales.  Les  mots  ont  constamment  reftrésentô 
le  même  ordre  d'objets  ,  car  ces  objets  ne 
changent  pas  suivant  les  contrées  et  suivant 
les  races;  mais  ils  se  sont  otferls  sous  les, 
aspects  les  plus  variés ,  et  ces  aspects  n'ont 


LAN  ^5S 

pas  toujours  étéiclfcTiarp^eS  sous  les  différents 
cieux  el  dans  les  diverses  sociétés.  De  là  la 
création  de  mots  en  nombres  inégaux  pour 
représenter  une  même  somme  d'objets  com- 
muns. L'imagination  brillante  d'un  peuple  a 
été  une  source  intarissable  de  mots  nouveaux, 
déformes  nouvelles,  tandis  que  chez  d'autres 
l'idée  est  restée  presque  embryonnaire ,  et 
que  l'objet  s'est  toujours  présenté  sous  le 
même  aspect.  Si  telles  impressions  domi- 
naient ,  les  mots  destinés  à  les  rendre  se 
multipliaient.  Au  temps  de  la  chevalerie,  il  y 
avait  une  foule  de  mots  pour  exprimer  l'idée 
de  cheval.  Dans  le  sanskrit,  la  langue  de 
rindoustan ,  où  l'éléphant  joue  un  rôle  aussi 
important  que  le  cheval  chez  nous,  les  ex- 
pressions abondent  pour  dénommer  ce  pa- 
chyderme. On  le  désigne  tantôt  comme  rani- 
mai qui  boit  deux  fois  ,  tantôt  comme  celui 
qui  a  deux  dents,  tantôt  comme  l'animal  à 
trompe,  etc.  Et  ce  qui  arrive  pour  les  subs- 
tantifs arrive  aussi  pour  les  verbes.  Dans  les 
langues  américaines,  créées  par  des  peuples 
qui  avaient  peu  d'objets  sous  les  yeux  ,  mais 
dont  la  vie  était  toute  dans  l'action  et  le 
sentiment ,  les  formes  verbales  sont  singu- 
lièrement multipliées ,  tandis  que  dans  le 
sanskrit  et  dans  le  grec  ,  que  parlaient  des 
j)euples  arrivés  à  un  haut  degré  de  civilisa- 
tion, les  substantifs  ont  le  pas  sur  les  verbes. 
Ainsi  la  vie  même  d'un  peuple  a  été  la  source 
des  modifications  qui  se  sont  opérées  dans 
sa  langue,  et  chaque  idiome  a  conduit  son 
développement  à  sa  manière. 

«  Je  viens  d'indiquer  les  causes  internes 
de  la  transformation  des  langues  ;  mais  en 
plaçant  parmi  ces  causes  la  vie  des  peuples 
qui  les  parlent  ,  on  arrive  à  un  autre  ordre 
d'influences,  et  si  l'on  admet  que  les  progrès 
de  l'inlelligence  sont  liés  au  sort  des  nations, 
il  faut  admettre  aussi  que  le  mélange  des 
races  a  eu  sa  part  dans  les  altérations  subies 
l)ar  certains  idiomes.  Le  kawi  est  sorti ,  on  le 
sait ,  de  l'association  de  formes  empruntées 
au  dialecte  populaire  de  Java  avec  le  sans- 
krit. Le  copte,  le  gaUa  portent  des  traces 
incontestables  de  l'introduction  de  formes 
grammaticales  empruntées  aux  langues  sé- 
mitiques ,  quoique  ces  langues  en  diffèrent 
cependant  radicalement  par  le  vocabulaire. 
Cela  lient,  ainsi  que  l'a  judicieusement  re- 
marqué M.  Logan  ,  à  ce  qu'un  idiome  n'est 
pas  toujours  chassé  par  un  autre  :  il  est  quel- 
quefois seulement  modifié  par  lui.  La  })ro- 
nonciation  subit  d'abord  nécessairement,  dans 
des  bouches  appartenant  à  une  i-ace  nou- 
velle ,  une  modification  profonde;  tous  les 
peuples  ne  sont  pas  doués  des  mômes  apti- 
tudes vocales.  A  la  suite  de  l'altération  de  la 
prononciation  vient  l'importation  des  mots  : 
un  peuple,  en  se  mêlant  à  un  autre,  dont  il 
adopte  la  langue,  introduit  dans  celle-ci  un 
certain  nombre  de  mots  empruntés  à  la  sienne 
propre.  La  grammaire  résiste ,  il  est  vrai,  et 
garde  son  cachet  originel  ;  mais  si  la  race  qui 
vient  se  fondre  avec  la  population  dont  elle 
adopte  l'idiome  est  douée  d'une  intelligence 
plus  souple,  d'un  esprit  plus  pénétrant,  d'une 
loquacité   plus  grande  ,  d'une  vivacité  plus 


857 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


S5S 


haijiluelle,  elle  hâtera  la  déooraposilion  de  la 
langue  :  elle  la  précipilera  plus  avant  dans 
les  voies  de  l'analyse;  les  mots  se  raccourci- 
lout  davantage ,  les  conjugaisons  et  les  dé- 
clinaisons s'appauvriront  encore ,  les  inver- 
sions deviendront  ])lus  rares. 
«  L'allemand,  comparéà  l'anglais,  nous  per- 


cette  langue  a  seulement  introduit  ses  idio- 
tismos  en  respectant  le  vocabulaire  primilif, 
dans  d'autres  elle  a  chassé  une  partie  des 
mots  ;  mais  une  fois  celte  dé[)Ossession 
opérée  sur  une  grande  échelle,  la  grammaire 
de  l'ancien  idiome  a  fini  par  être  abandonnée, 
et  le  malais  s'est  alors  complètement  subs- 


met  d'observer  une  remarquable  application      litué  h  la  langue  primitive  (231). 


de  ce  principe.  Les  Allemands,  qui  sont  restés 
sur  leur  sol,  demeurent  en  po.ssession  d'une 
langue  dont  le  caractère  synthétique  est 
toujours  frappant.  Mis  en  regard  du  gothique 
ou  du  bas-allemand  ,  l'allemand  moderne, 
c'est-à-dire  le  haut-allemand  ,  nous  présente 
des  formes  aussi  riches,  un  appareil  de  tlexions 
également  abondant ,  des  inversions  non 
moins  prononcées.  11  en  a  été  tout  autrement 


«  Bien  que  divisées  par  la  grammaire  et  le 
vocabulaire,  les  langues  sont  cependant  sou- 
mises à  certaines  influences  supérieures  qui 
déterniinent  parmi  elles  des  familles,  dos 
groupes  distincts.  Deux  idiomes ,  quoique 
très  -  inégalement  avancés  ,  peuvent  avoir 
des  liens  de  parenté  visibles.  La  rudesse 
et  la  grossièreté  de  l'un  n'cimpéchent  pas 
qu'on  ne  recoimaissc  en  lui  la  môme  expres- 


de  l'anglo-saxon.  En  passant  en  Angleterre,      sion  que  dessinent  mollement  les  traits  all'adis 

en  se  mêlant  à  des  Celles  et  plus  tard  à  des       '    ■''-■-    ■-  '•-'--    ^ ;,  .i-..:m ,  

Français,  les  peuples  émigrés  de  la  Germanie 
ont  perdu  leur  caractère  linguistiiiue.  La 
langue  parlée  par  eux  s'est  promptement 
altérée;  le  travail  de  décomposition  a  miné 
le  fond  de  la  granmiaire  ,  et  la  langue  an- 
glaise, née  d'un  idiome  germani(iue  trans- 
porté dans  Albion,  finit  par  rappeler  sous  le 
rapport  grammatical  encore  plus  la  simplicité 
analytique  des  langues  néo-latines  que  la 
constitution  de  la  langue  mère ,  dont  elle  a 
néanmoins  gardé  tant  de  mots. 

«  L'influence  du  n)élange  des  races  est 
encore  bien  plus  prononcée  quand  deux 
langues  de  développement  très- inégal  se 
trouvent  en  présence  ,  que  les  populations 
qui  les  [)arlent  sont  soumises  à  un  perpétuel 
frottement,  ou  même  s'allient  entre  elles. 
C'est  la  remarque  que  l'on  a  i)u  faire  dans 
rOcéanie;  là  existent  des  idiomes  d'une 
extrême  simplicité  ,  simplicité  qui  répond 
à  la  débilité  intellectuelle  de  ceux  (|ui  s'en 
servent.  Ces  langues  n'ont  (|ue  peu  de  mots 
et  des  formes  grammaticales  très-imparfaites  ; 
mais  les  Malais  ,  dont  la  rare  a  envahi  une 
partie  de  la  Polynésie  ,  se  mêlent  incessam- 


et  délicats  de  l'autre.  Jamais  d'ailleurs  une 
langue  ne  se  soustrait  complètement ,  sous 
le  rapport  grannnalical  connue  sous  le  rap- 
f)ort  phonéli(iue ,  aux  habitudes  qu'elle  a 
reçues  en  quelque  sorte  avec  le  sang.  Le 
lliibélain  et  le  barman,  pour  n'en  citer  qu'un 
exemple  ,  quoique  s'étant  graduellement 
adoucis  ,  ayant  perdu  les  caractères  les  plus 
tranchés  de  la  famille  à  laquelle  ils  appar- 
tiennent, gardent  néanmoins  des  traces  d'une 
extrême  rudesse  ,  de  cette  capacité  à  lier  les 
mots  dans  une  harmonie  continue  qu'on  ob- 
serve au  plus  haut  degré  dans  le  chinois  et 
k's  langues  de  l'empire  d'Annam.  C'est  que 
ce  moule  grammatical  est  devenu  celui  mêrne 
de  l'oprit.  Nous  ne  pouvons  thanger  la  cons- 
titution mentale  que  Dieu  nous  a  départie, 
nous  ne  pouvons  refaire  les  aptitudes  natives 
que  nous  jiossédons  individuellement,  mais 
qui  varient  suivant  les  personnes  ;  nous  ne 
parvenons  qu'à  les  modifier,  il  en  est  de 
même  des  langues  :  ce  sont  des  personnes  de 
caractères  divers  ,  les  unes  superficielles  et 
légères  ,  les  autres  sérieuses  et  réfléchies, 
quelques-unes  vives,  pétulantes  même,  plu- 
sieurs gauches  et  lourdes.  Cela  n'empêchera 


ment,  et  par  des  croisements  multiples  ,  à  la      pas  cependant  que  l'ilge  et  le  genre  de  vie 


population  australienne  et  papoue.  Leur 
langue  ,  quoique  encore  assez  simple ,  est 
infiniment  supérieure  à  ces  idiomes  grossiers. 
Pour  entrer  en  rapport  avec  les  Malais,  les 
po[)ulations  australiennes  se  voient  forcées 
non-seulement  de  leur  em[)runter  souvent 
des  mots,  mais  d'introduire  dans  leur  propre 
langage  des  distinctions  de  genres,  des  mo- 
dalités, des  tournures  qui  leur  étaient  pri- 
mitivement étrangères,  et  dont  ne  sauraient 
se  passer  les  Malais  ,  précisément  parce  que 
leurs  idées  sont  plus  avancées.  La  grammaire 
malaise  fait  donc  invasion  dans  les  idiomes 
australiens;  elle  leur  donne  un  moule  qui 
manquait  encore  à  certaines  catégories  d'ex 


n'atténuent  ou  n'augmentent  ces  dispositions 
congéniales  ;  niais  ,  quoi  que  fassent  les  an- 
nées ,  les  événements  et  le  contact  d'aulrui, 
l'homme,  de  même  que  la  langue,  demeurera 
pour  le  fond,  à  toutes  les  é[)oques  de  son 
existence,  ce  qu'il  était  au  point  de  départ. 
Il  y  a  d'ailleurs  des  caractères  plus  ou  moins, 
tranchés  ,  plus  ou  moins  susceptibles  d'être 
modifiés  par  les  actions  extérieures  :  on  ren- 
contre des  natures  nialléables  et  des  natures 
rebelles;  il  en  est  ainsi  pour  les  langues. 

«  La  meilleure  preuve  que  l'on  puisse  don- 
ner de  rinca[)acité  absolue  de  l'homme  à 
créer  une  langue  nouvelle,  ce  sont  les  tenta- 
tives mômes  qu'il  a  faites  pour  y  f)arvenir.  Il 


pressions  de  la  pensée.  Dans  quelques  îles,      y  a  eu  des  réunions  d'individus  qui  ont  voulu 


(231)  y\.  Lognii  a  piililic  dnns  son  Jonntal de  Tar- 
chipel  indien  de  savaiiles  éludes  sur  ceUc  Inins- 
formalion  des  idiomes  océimiens.  Son  Elhnoloqie 
océanienne  dénoie  un  esprit  à  la  lois  sajje  ei  pcné- 
irani,  auquel  il  n'a  manqué  que  des  inlormations 
plus  positives  sur  les  langues  ei  les  r:ices  qu'il 
rapproche  de  celles  dont  il  connaît  si  bien  l'histoire. 
On  seul,  en  lisant  ses  travaii.x,  que  l'on  n'a   point 


affaire  en  lui  à  un  pliiloiogne  de  profession,  mais  à 
un  ol)servateur  qui  vil  parmi  les  populations  dont 
il  analyse  les  lauL'ues.  M.  Logan  apparlieul  donc  à 
une  école  plus  pratique  que  celle  des  philologues  al- 
lemands ;  Guillanine  de  lluiuholdi ,  par  exemple, 
n'avait  aperçu  les  langues  de  i'Océanie  au'à  Ira- 
vers  des  oriliographes  imparfaites; 


8r.a 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  riIILOSOPIllE. 


LAN 


860 


se  faire  un  langage  h  j)nrt,  qui  se  sont  coni- 
posé  des  jargons,  des  argols.  Dans  ces  idiomes 
(le  création  arbitraire,  on  a  inventé  des  mots 
iinnv(;aux,  imaginé  des  expressions  bizarres. 
Eh  bien  1  malgré  celte  volonté  persévérante 
de  briser  avec  la  langue  ancienne,  sous  cette 
enveloppe  de  fantaisie  les  formes  grammati- 
cales de  la  langue  qu'on  voulait  abandonner 
ont   toujours    reparu.   Dans    l'Amérique   du 
Nord,  on  a  vu  des  [)eu[)lades  indiennes,  à  la 
suite  de  dissensions,  se  séparer  en  deux  tri- 
bus, aller  vivre  chacune  dans  des   endroits 
éloignés,  en  évitant  désormais  tout  contact 
entre  elles;  des  habitudes  nouvelles,  des  con- 
ventions particulières,  des  impressions  locales 
n'ont  |)as  tardé  à  transformer  les  mots  du  vo- 
cabulaire dont  ces  tribus  se  servaient.  Ces 
mots,  en  nombre  naturellement  Irès-restreint, 
sesontaltérésau  point  qu'il  n'est  plus  possible 
d'en  saisir   la  parenté  d'origine  avec  ceux 
dont  ils  sont  pourtant  sortis.  En  réalité,  un 
vocabulaire  nouveau  a  été  créé,  mais  la  gram- 
maire est  restée  la  même.  Les  formes  ver- 
bales, le  mode  d'emploi  des  catégories  du 
discours  subsistent  identiquement  quant  au 
fond,  et  en  dépit  du  changement  de  peau,  la 
similitude  du  squelette  accuse  la  communauté 
de  race.  Nous  connaissons  des  langues  qui 
vivent  de()uis  plus  de  trois  mille  ans ,  qui 
ont  été  parlées  par  des  peui)les ayant  tiaversé 
de  notables  vicissitudes,  et  cependant  le  fond 
de  ces  langues  est  encore  ce  qu'il  était  à  l'o- 
rigine. Le  grec  que  l'on  entend  à  Athènes 
n'est  pas  aussi  éloigné  du  grec  d'Homère  que 
le  français  l'est  de  l'espagnol  ou  de  l'italien; 
le  chinois  qu'on  écrit  à  la  cour  de  Pékin  n'est 
pas  ditl'érent,  quant  au  fond,  du  chinois  des 
Kings,  les  anciens  livres  sacrés  de  la  Chine, 
et  le  rabbinique  s'éloigne  moins  du  style  de 
la  Genèse  que  l'anglais  ne  s'éloigne  du  saxon. 
Ce  grand  principe  de  la  persistance'des  races 
que  l'ethnologie  a  fait  ressortir  est  donc  ap- 
plicable aussi  aux  langues,  et  nous  avons  alors 
un  moyen  de  les  classer,  d'en  saisir  les  filia- 
tions et  les  mélanges.  Nous  savons  que  les 
modifications  qui  s'opèrent  dans  la  vie  d'une 
langue  ne  la  font  pas  sortir  de  la  condition 
même  de  son  être,  elle  ne  peut  briser  son 
organisme  et  effacer  totalement  sa  marque 
originelle. 

«  Tels  sont  les  phénomènes  généraux  que 
la  science  a  saisis  dans  ce  qu'on  peut  appeler 
la  vie  du  langage.  Ces  phénomènes  une  fois 
bien  connus,  on  a  pu  arriver  à  une  notion 
précise  des  exislences  individuelles,  et  dès 
lors  la  philologie  comparée  est  entrée  dans 
une  voie  plus  féconde  et  plus  large  ;  elle  a 
quitté  l'individu  pour  les  sociétés  diverses,  la 
psychologie  pour  l'ethnologie.  Elle  a  décou- 
vert entre  chaque  langue  et  l'état  social  du 
peuple  qui  la  parle  dtfs  rapports  curieux,  elle 
a  retrouvé  sous  les  mots  et  les  formes  gram- 
maticales des  documents  historiques  ignorés 
([ui  nous  permettent  de  reconstruire  l'histoire 
des  migrations  de  notre  espèce.  {La  philo- 
logie comparée,  Revue  des  deux  mondes, 
t.  Vm,  15avr.  1857.^ 


H.    l/AItlié    RAUOiNVILLICKS. 


«  Supposons,  dit  l'abbé  Radonvilliers,  deux 
hommes  seuls  dans  l'univers,  (\\n  ne  sachent 
se  j)arler  que  par  des  gestes  et  par  des  cris; 
ils  ne  tarderont  pas  à  inventer  une  langue  ar- 
ticulée. Ils  s'apercevront  que  les  mômes  or- 
ganes qui  poussent  les  cris  forment  aussi 
des  sons,  et  que  parmi  ces  sons,  il  en  est  qui 
imitent  certains  objets.  Le  son  coq  imite  le 
chant  du  volatile  qu'on  nomme  coq  erj  fran- 
çais; gazouillement  a  quelque  ressemblance 
avec  le  chant  des  oiseaux  ;  sifflement  avec  le 
bruit  des  vents.  Il  paraîtra  plus  prompt  et 
plus  commode  de  prononcer  le  son  coq,  que 
de  désigner  un  coq  par  des  gestes,  qui  sou- 
vent seraient  équivoques,  et  qui  d'ailleurs 
emploient  des  organes  utiles  à  d'autres  usages. 
Le  son  coq  sera  appliqué  5  cet  objet,  et  en 
deviendra  le  nom  dans  la  langue  articulée. 
Un  autre  objet  ressemble  au  ()remieravec  une 
légère  différence;  on  lui  appliquera  un  sou 
ai)procliant  du  premier.  Toutes  les  choses 
sensibles,  en  allant  successivement  de  l'une 
à  l'autre,  seront  désignées  par  des  sons;  et 
la  suite  des  sons  différents  composera  la  suite 
de  différents  noms.  Les  objets  même  qui  ne 
tombent  pas  sous  les  sens ,  auront  pu  être 
nommés,  parce  qu'il  n'en  est  })oint  qui  n'ait 
quelque  rapport  prochain  ou  éloigné  avec  un 
objet  sensible.  Vdme  ne  peut  être  ni  vue  ni 
touchée;  mais  nous  éprouvons  la  rapidité  dfi 
ses  opérations  :  les  vents  ont  aussi  de  la  ra- 
pidité ;  delà  on  lui  a  donné  le  nom  d'dme,  qui 
dans  son  origine  signifie  vent,  souffle...  On 
comprend  que  les  deux  amis  adoptant  tous 
les  jours  de  nouveaux  sons  pour  signifier  ou 
les  idées,  ou  les  rapports  des  idées,  parvien- 
dront à  se  communiquer  par  le  discours  les 
pensées  nécessaires  au  commerce  de  leur  vie. 
Dès  ce  moment  il  existera  une  langue  articu- 
lée, dont  à  la  vérité  le  vocabulaire  sera  très- 
court,  et  la  syntaxe  peu  raisonnée.  Cepen- 
dant, toute  pauvre ,  toute  grossière  que  sera 
cette  langue,  elle  pourra  devenir  féconde  et 
en  produire  une  infinité  d'autres.  »  (De  ta 
manière  d'étudier  les  langues ,  Paris,  1708. 
vol.  in-12,  p.  7.)  —  Quelles  faciles  solutions 
avaient  pour  tout  problème  ces  savants  du 
xvur  siècle! 

M.  II.  i.  CIIWÉE. 

«  Les  précieux  travaux  des  Colebrooke,  des 
Wilson,  des  Schlegel,  des  Lassen,  des  Bopp, 
des  Humboldt,  des  Burnouf  (  Eugène),  des 
Eichhotf,  etc.,  ont  démontré  l'identité  origi- 
naire des  langues  indienne,  persane,  pé- 
lasgique  ou  gréco-romaine  ,  slavonne  ,  ger- 
manique et  celtique ,  composant  ensemble  le 
vaste  système  indo-européen.  Ces  langues, 
en  effet,  ne  sont,  pour  le  linguiste,  que  des 
variétés  d'une  langue  unique  et  primordiale 
parlée  jadis  au  centre  de  l'Asie  par  les  pre- 
mières familles  de  notre  race. 

«  Pénétré  de  cette  vérité,  nous  avons  en- 
trepris de  reconstituer  organiquement  les 
mots  de  cette  langue  primitive  en  rétal)lissant 
partout  le  type  originel  à  l'aide  de  ses  variétés 
les  mieux  conservées  dans  les  langues  sœurs, 


861  LAN  rSYCIIOLOGlE 

et  notamment  dans  le  sansKrit,  le  grec,  le  la- 


LAN 


S62 


«  Il  était  impossible  à  la  parole  séparée  du 

tin,  le  lithuanien  et  le  gothique.  »  geste  visible  de  distinguer  l'une  de  l'autre  ces 

Voici    comment    M.    Chavée    opère,   par  deux  classes  d'etforts.   Ses  moyens  directs 

exemple,   pour   la  recoiistitulion  du  verbe  très-limités  ne  lui  permirent  pas  de  distinguer 

primitif.  D'après  celte  théorie,  la  langue  pri-  oralement  limitation  d'un  etl'ort  compressif 

mitive,  source  ou  mère  du  système  indo-eu-  de  l'imitation  d'un  effort  expansif;    l'action 

ropéen,  aurait  été  monosylIabi(iue.  Du  reste,  presser,  serrer,  de  l'action  tendre,  étendre.  Il 

l'organisme  de  cette  langue  monosyllabique  y  eut  donc  un  verbe  star,  serrer,  resserrer, 

et  primitive  présente  des    difficultés    telles  "à  côté  d'un  star,  étendre,  répandre;  un  pa  , 

qu'il  est  impossible  de  la  supposer  d'inven-  étendre,  répandre ,  à  côté  d'un  pa  ,  presser, 

lion  humaine.  On  en  jugera  par  la  seule  étude  tenir,  entasser,  etc.   Evidemment,   il  fallut 

du  verbe  que  M.  Chavée  a  essayé  de  recons-  que  le  geste  visible  conipIétAt,  en  la  détermi- 

lituer  comme  il  suit.  nant  davantage,  la  signification  du  geste  aii- 

«  Né  de  la  perception  d'un  effort  ou  d'un  ditivo-tactile.  Mais  les  didérences  profondes 

bruit,  dit  M.  Chavée,  le  verbe  est  une  syllabe  qui  existent,  et  qui  durent  exister  de  bonne 

imitative  de  cet  effort  ou  de  ce  bruit.  Il  rap-  heure,   entre  les  dérivés  et  composés  des 

pelle  non-seulement  l'effort  imité,  mais  en-  verbes  pa,star,  etc.,  tendre,  étendre,  et  les 

core  tous  les  mouvements  dépendants  de  cet  dérivés  et  composés  des  verbes  pa,  star,  etc., 

effort  et  les  circonstances  visibles  dépendantes  tenir,  presser,  comprimer,  tirent  bientôt  de 

de  ces  mouvements.  Quand  il  est  constitué  l'accompagnement   mimique,   indispensable 

par  une  imitation  de  bruit,  il  représente,  il  d'abord,  un  moyen  d'exnression  de  simple 

remet  en  sensation  non-seulement  le  bruit  utilité,  pour  ne  pas  dire  de  luxe. 


qu'il  imite,  mais  encore  toute  action,  tout 
mouvement  que  ce  bruit  révèle  ou  accom- 
pagne nécessairement. 

«  PRA ,  presser  —  ta,  tendre,  sont  des  imi- 
tations d'etforts; 

o  u,  AU,  crier  —  ru,  briser  —  as,  souiller, 
sont  des  imitations  de  bruits. 

«  Et,  par  imiter,  nous  entendons  ici  pro- 
duire, à  l'aide  des  contacts  et  des  sons  de  la 
parole,  une  sensation  (effort  ou  bruit)  sem- 
blable à  la  sensation  qu'on  veut  exprimer  ou 
rappeler  (232). 

«  Les  verbes  se  trouvent  ainsi  classés  na- 
turellement en  deux  grandes  divisions. 


«  Ainsi,  les  verbes  nés  de  l'imitation  d'un 
effort  se  divisent  naturellement  en  deux  clas- 
ses, dont  la  première  sera  représentée  par 
PRESSER,  et  contiendra  toutes  les  imitations 
d'un  etfort  compressif;  tandis  que  la  seconde, 
représentée  par  tendre,  com[)rendra  toutes 
les  imitations  d'un  effort  expansif. 

\.  —  Classe  PRESSER. 

«  L'imitation  orale  d'un  effort  rappela  non- 
seulement  celte  sensation  tactile,  mais  en- 
core, et  par  une  concomitance  naturelle,  les 
circonstances  visibles  qui  accompagnaient 
l'action  au  moment  où  elle  fut  sentie.  Ces 
«  Occupons-nous  d'abord  exclusivement  circonstances,  perçues  en  môme  temps  que 
de  la  première.  l'effort,  sont,  dans  la  classe  presser, 

,       1    .  ,-      j>  tr   ,  D'un  côté  •  Le  sujet  exerçant  la  pression  et 

\. -"  Imitanom  a  efforts.  i.  u-  ,      .  ;  i„  -,  ^         j'       « 

"  1  objet  qui  la   reçoit  :  car  ces  deux  termes 

«  Nous  appelons  force  ce  qui  produit  le  sont  mis  en  rapport  par  l'action  presser,  et 

mouvement,  ce  qui  est  la  cause  essentielle  et  forment  avec  elle  une  trinité  logique  indis- 

primitive  du  mouvement,  son   principe,  en  soluble; 

un  mot.  Nous  percevons  les  phénomènes  de  «  De  l'autre  :  Le  mode  d'application   do 

mouvement  par  tous  les  sens  ;  mais  c'est  plus  l'effort  compressif  et  l'état,  la  manière  d'être, 

spécialement  par  la  sensibilité  tactile  que  nous  résultant  de  ce  mode  particulier  d'applica- 

sentons  et  que  nous  apprécions  d'abord  leur  tion.  C'est  ce  mode  particulier  d'application 

cause  productrice.  de  l'effort  compressii  qui  caractérise  et  dé- 

«  La  force  actuellement  appliquée,  la  force  termine  chaque  genre  de  pression, 

active  et  sentie,  voilà  l'effort!  «  Le  premier  genre  que  nous  représcnte- 

«  A  la  conscience  d'un  effort  est  insépara-  rons  par  le  verbe  français  poser,  contitnt 
blement  liée  la  connaissance  de  l'effet  qu'il  toutes  les  variétés  de  la  [)ression ,  soit  mé- 
produit.Or  cet  effet  se  réduit  nécessairement  diate,  soit  immédiate,  d'une  partie  de  notre 
soit  à  un  phénomène  de  pression,  soit  à  un  corps,  ou  du  corps  entier  contre  une  masse 
phénomène  d'expons/on.  "rout  dépend  ici  de  fixe  et  résistante.  Ici,  l'effort  est  ordinaire- 
la  direction  des  forces  ou  des  efforts.  Les  ment  dirigé  de  haut  en  bas,  comme  lorsque 
forces  sont-elles  convergentes  —  votre  effort,  vous  posez  le  pied  sur  le  sol ,  et  rarement 
par  exemple,  s'exerce-t-il  contre  un  point  dans  un  sens  horizontal  ou  oblique,  comme 
résistant?  —  il  y  a  alors  pression,  compres-  lorsque  vous  vous  appuyez  contre  un  mur. 
sion,  torsion,  Q\.ç,.  Les  forces,  au  contraire,  «  Au  deuxième  genre,  que  nous  désignerons 
sont-elles  divergentes  —  comme  lorsque  vous  par  le  verbe  porter ^  se  réfèrent  tout  effort 
tendez  une  corde  que  vous  tenez  des  deux  exercé,  toute  résistance  perçue  par  celui  qui 
mains?  —  il  y  a  tension,  extension,  expan-  lève  ou  soutient  un  corps  quelconque. 
sion,  relâchement,  etc.  «  Le  troisième  genre ,  représenté  par  le 


(2ô'-2)  Tons  les  jours  encore,  lorsqu'un  enfant  bien 
organisé  r.iconte  quelque  événement  dont  il  a  é'é 
frappé,  il  lui  arrive  de  peimlre  les  sensations  que 
'eproduil  U    r^^niiiiiscence  par  des    iniilaliuns   de 


bruit  qui,  dans  son  discours,  sont  de  vérilables 
verbes.  Qui  de  nous  n'a  créé,  en  narrant,  uu 
boiimni,  un  crak,  un  zitt,  un  paff,  un  clap  '!  etc. 


«3  LAX  DICTIONNAIKE  DE  PIIlLOSÔPIilE 

v«rL»e  tenir,  résume  les  efforts  compressifs 
des  bras  et  des  mains,  saisissant,  embrassant, 
étreignant,  tenant  ou  contenant  un  objet. 

'<  Au  genre  serre?-,  qui  est  le  quatrième,  se 
rapportent  les  ellorls  compressifs  ayant  pour 
but  ou  pour  effet  observé,  1'  le  rapproche- 
ment, la  réunion,  la  jonction,  l'amas;  2"  le 


LAN 


m 


resserrement, 
tion,  etc. 


la  coagulation,  la  condensa- 


que  l'effort  compressif  a  été  lui-môme  toi  t 
ou  faible.  Celte  compression  est  forte  dans 
les  syllabes  :  pe,  te,  ke 

«  Elle  est  faible,  ainsi  que  le  bruit  explosif 
qui  la  manifeste  au  sens  de  l'ouïe,  dans  ; 
i>c,  de,  (je  (gue) 

«  Dans  les  syllabes  radicales  de  la  classe 
PRESSER,  comme  dans  celles  de  la  classe 
TENDRE,  la  voyelle  qui  accompagne  la  cou- 


rt Le  cinquième  cl  dernier  genre  de  la  classe     sonne  n'en  est  que  l'accessoire  obligé,  et  l'on 
pRËSSiîB  est  le  genre  courber,  auquel  se  rap-     peut  dire  qu'elle   est  dépourvue   de   toulô 


portent  tous  les  efforts  dont  l'effet  direct  et 
visible  est  la  courbure,  la  flexion  et  la  torsion. 
Voici  une  branche  daibre  récemment  coupée, 
vous  la  saisissez  i)ar  les  deux  bouts,  puis  vous 
la  pliez,  vous  la  fléchissez,  vous  la  tordez, 
et,  par  des  courbes  successivement  plus  res- 
serrées, vous  allez  jusqu'à  lui  faire  décrire 
un  cercle  {circulus ,  dinjinutif  de  circus,  de 
KAR,  courber).  Eh  bienl  qu'y  a-t-il  là  do 
perceptible  par  la  sensibilité  tactile?  qu'y  a- 
t-il  là,  en  un  mot,  que  puisse  imiter  la  parole 
par  les  efforts  musculaires  de  la  langue  et 


valeur  significative  appréciable. 

«  Après  les  syllabes  à  consonne  explosive, 
viennent  celles  dont  la  consonne  fondamentale 
est  un  mouvement  de  compression  accom- 
pagné d'un  bruit  prolongé  (ro|)posé  d'un 
bruit  explosif).  Ce  bruit  est  tantôt  une  réson- 
nance  nasale,  comme  dans  me,  ne;  tantôt 
un  frémissement,  un  tremblotement  convulsif, 
comme  dans  re,  le  ;  tantôt,  enfin,  un  soufïlw 
ou  un  sifïîeraent,  comme  dans  se,  tce,  ye. 

«  La  consonne  qui  fait  la  base  de  la  syllâbu 
est  souvent  renforcée  par  l'adjonction  d'un» 


des  lèvrest  11  y  a  dans  ce  fait  courber,  en  tant     liquide  ou  d'une  sifflante.  Ainsi  : 


(jue  perçu,  une  sensation  d'effort  que  l'in- 
telligence montre  comme  la  cause  immédiate 
iieseÏÏtiis  flexion,  curvité,  torsion,  principale- 
ment observés  par  le  sens  de  la  vue;  et  c'est 
(et  effort  compressif,  inséparable,  dans  le 
fait ,  de  ses  résultats  visibles,  que  les  imita- 
tions orales  kur,  kru,  ku,  tar,  dhwar,  etc., 
rappelèrent  dès  le  commencement. 

«  En  résumé  :  cinq  idées  génériques  et 
complexes  contenant,  ainsi  que  leurs  variétés, 
1°  une  sensation  tactile  (effort);  2°  un  groupe 
de  sensations  visuelles  (circonstances  con- 
comitantes de  l'effort);  3°  un  acte  de  l'intelli- 
gence (notion)  saisissant  le  rapport  de  cause 
è  efîet  ou  de  moyen  à  but,  qui  unit,  dans 
chaque  cas  donné,  ces  deux  ordres  de  sensa- 
tions. Nous  aurons  donc  en  résumé  : 

Poser,  élal)lir,  appuyer,  etc. 
Por/er,  soulenir,  pendre, eic. 
<  PRESSER  (233)    Tenir,  prendre,  donner,  elc. 
Serrer,  joindre,  resserrer,  eic. 
Courber,  fléchir,  tordre,  elc. 


A  côté  de  pe,  il  faut  mettre  PRe,  spe,  spRa 

A  côté  de  te,  il  faut  placer  trc,  sxe,  STRe 

A  côté  de  ke,  il  faut  ranger  KRe,  skc,  skro. 

«  Ici,  commedans  îesaulres  classes  de  verbes 

(tendre,  briser,  crier,  souffler),  la  nature  des 

syllabes  imitatives  fournit  d'abord  la  divisioa 

fondamentale   en    ordres,   en  tribus  et  en 

(explosives  fortes), 
(explosives  faibles), 
(prolongées  nasales), 
(prolongées  linguales), 
(prolongées  silllanies). 

-K  comprend  tous  les  verbes 
renfermés  dans  la  classe  presser  dont  la 
consonne  unique  ou  principale  est  un  p,  un 
T  ou  un  K,  c'est-à-dire  une  explosive  forte. 
Ces  verbes  forment  douze  familles  naturelles^ 
réparties  elles-mêmes  en  trois  tribus.  Ainsi, 
la  tribu  k  se  compose   des  familles   Ke  — 

PRESSER,    KRe    —    PRESSER,    SKfi    —   PRESSER, 

et  SKRe  —  PRESSER  ;  toutes  les  svllabes  ver- 


familles 

L 

Ordre  t-t-k 

II. 

—        B-D-G 

111. 

—       M-N 

IV. 

—       R-L 

V. 

—        S-W. 

L'ordre  p-t-k  co 

«  Tel  est  le  classement  lexicologique  des     baies  comprises  dans  la  famille  ne  —  presser 


idées  ayant  pour  fond  commun  la  peixeption 
d"un  effort  compressif,  et  ici,  par  classement 
lex-iologique ,  nous  entendons  celui  que 
suggèrent  l'analyse  et  la  comparaison  des 
verbes  indo-européens. 

«  Parlons  maintenant  des  syllabes  expri- 
mant ces  divers  modes  de  pression. 

«  Ces  syllabes  contiennent  au  moins  une 
consonne,  car  la  simple  émission  des  voyelles, 
et  surtout  des  voyelles  moyennes,  ne  com- 
porte pas  d'effort  oral  imitatif  de  la  com- 
pression. Aussi  le  vocabulaire  indo-européen 
n'offre-t-il  nulle  part  a,  e,  o,  u,  i  comme 
racines  verbales  au  sens  de  poser,  porter, 
tenir,  joindre,  courber. 

«  La  plupart  des  syllabes  verbales,  dans  la 
classe  presser,  sont  essentiellement  consti- 
tuées par  une  consonne  explosive,  par  une 
consonne  dont  le  mouvement  de  compression 
est  suivi  d'une  explosion  forte  au  faible,  selon 

(253)  N'oubliez  pas  que,  dans  nos  «dassificalions, 
PBt&biR  signifie  seulement  faire  un  effort  compressif 


sont  des  variétés  de  la  syllabe  kc,  comme 

KA,  KHA,  KSA,  Kl,  KAI,  KSI,  KU,  K.NA,  etC.,aveC 

le  sens  de  poser,  porter,  tenir,  serrer,  courber  ; 
il  en  est  de  même  des  verbes  kar,  kur,  kul, 
Kiu,  KIR,  etc.,  appartenantà  la  famille  krc  — 
presser. 

«  V'oici  le  tableau  général  de  ce  premier 
ordre  : 

Famille  P(î 
Famille  pue 
Famille  SPe 
Famille  spRel 


Tribu  P 


Ordre  l'-T-K    Tribu  T 


Famille  Te 
Famille  TRe 
Famille  sxe 
Famille  sTRej 


PRESSER. 


Trilm  K 


Famille  ue 

Famille  Kue 

Famille  sk-^ 

Famille  skrc 

sans  déierminaiiou  aucune  du   mode  d'application 
de  cet  eflori. 


S.r.  LAN  PSYCHOLOGIE. 

•  Kn  r.afsnnt  avec  latit  de  soin  les  faits 
jeiiologiques,  nous  tenons  essentiellement 
à  ce  que  le  lecteur  aperçoive  lui-même,  et 
sans  que  nous  les  indiquions  davantage,  les 
rapports  qui  unissent  entre  elles  les  familles 
dans  chaque  tribu  (Pe,  prc,  etc.),  et  les  tribus 
dans  chaque  ordre  (pe,  to,  kc  ;  PRe,  trc, 
KRe,  etc.) 

«  Après  avoir  médité  sur  l'ensemble  d'un 
ordre,  il  faut  aborder  l'étude  particulière  des 
familles  qu'il  contient. 

«  Ne  voulant  point  faire  double  emploi, 
nous  nous  servirons,  pour  celle  étude,  de  la 
«îlassificaiion  nalurelle  des  verbes  qui  termine 
ret  ouvrage.  Prenez  donc  avec  nous  la  famille 
pe  —  PRESSER  ;  c'est  la  première  qui  se  pré- 
sente à  notre  examen. 

«  Nous  y  trouvoiis,  groupés  autour  de  cinq 
types  génériques,  tous  les  verbes  constilués 
phonétiquement  par  une  variété  de  pe  (pa. 
ri,  PU,  etc.),  et  logiquement  par  une  variété 
clo  PRESSER  (tenir,  serrer,  courber).  Il  y  a 
là  1°  un  genre  pe,  poser  ;  2°  un  genre  pe, 
porter;  3°  un  genre  pe,  tenir  ;  4"<ingenre  pe, 
ferrer;  5°enQn  un  genre PC,  courber,  tordre. 
Kn  d'autres  termes  :  la  famille  pe  —  presser 
comprend  des  verbes  primitifs  appartenant 
aux  cinq  genres  d'idées,  aux  cinci  modes  de 
pression  dont  nous  avons  parlé  plus  haut. 
Ainsi,  c'est  au  genre  pe,  tenir,  que  se  rappor- 
tent les  verbes  :  pa,  tenir,  posséder  ;  pa, 
prendre,  acquérir  ;  pa,  garder,  conserver, 
susU-nler,  nourrir;  pu,  sustenter,  nourrir; 
pa,  pi,  sustenter,  allaiter,  abreuver  ; 

«  Car  tous  ont  un  môme  fond  phonélico- 
logique.  Pe  résume  ici  les  diverses  formes 
phonétiques  pa,  pi,  pl,  etc.,  de  môme  que 
tenir  résume  les  diverses  formes  logiques 
posséder,  garder,  conserver,  sustenter  nour- 
rir, etc. 

«  Le  verbe-genre,  en  lexiologie,  est  donc 
un  verbe  théorique,  un  type  idéal  repro- 
duisant, sous  le  double  rapport  de  la  syllabe 
et  de  l'idée,  ce  qu'il  y  a  d'essentiel  et  de 
primitif  dans  plusieurs  verbes  de  même  na- 
ture. C'est  pour  nous  une  formule  brève  et 
claire  résumant  à  la  fois  les  faits  et  nos 
théories  ;  ces  formules  bien  comprises  ne 
diffèrent  pas  de  la  science  elle-même. 

La  famille  prc  —  presser  renferme  des 
verbes  appartenant  aux  cinq  genres  prc, 
poser,  PRe,  porter,  prc,  tenir,  prc,  serrer, 
PRe,  courber.  Mais,  comme  il  est  facile  de 
s'en  convaincre  à  première  vue,  les  familles 
spe  —  PRESSER  et  sPRe  —  presser  sont  loin 
d'être  aussi  nombreuses. 

«  En  étudiant  ainsi  les  racines  verbales  à 
l'aide  de  notre  classification  physiologique, 
il  importe  surtout  de  s'exercer  à  sentir  ce 
qui,  dans  chaque  racine  ou  verbe  primitif,  a 
été  senti  par  les  créateurs  du  système  indo- 
européen. Il  faut  que  la  sensation,  produite 
par  l'imitation  orale  d'un  etfort  plus  ou  moins 
énergique,  plus  ou  moins  prolongé,  soit 
distinctement  perçue,  et  qu'elle  ne  disparaisse 
jamais  au  profit  de  la  notion  qui  lui  est 
indissolublement  unie.  Ainsi,  dans  la  tribu 
qui  nous  occupe,  les  quatre  verbes  —  pa, 
tenir,  garder  —  par,  tenir,  garder  —  spa. 


LAN 


866 


tenir,  garder  —  spar,  tenir,  garder  —  pré- 
sejitent,  sous  le  rapport  de  la  sensation,  des 
nuances  de  valeur  expressive  qui  ne  sauraient 
échapper  à  votre  observation.  Comparés  à 
pa  et  à  par,  spa  et  spar  reproduisent  le  sen- 
timent d'une  constriction  plus  intense.  Com- 
parés à  PA  et  à  spa,  par  et  spar  procurent 
la  sensation  d'un  effort  plus  prolongé. 

«  Passez  maintenant  de  la  tribu  paux  tribus 
T  et  K,  et  vous  remarquerez  bientôt  que, 
pour  le  côté  sensilif  de  l'idée  (idée  —  seu'- 
sation  +  notion),  pa,  tenir,  est  à  ka,  tenir, 
comme  par,  tenir,  est  à  tar,  tenir,  et  5  kaJi, 
tenir. 

«  Nous  insistons,  car  il  s'agit  d'un  point 
fort  important  de  la  physiologie  du  langage. 
Répétez  et  répétez  encore,  en  les  articulant 
avec  netteté,  les  verbes  de  ce  premier  oi-drc, 
p-T-K  ;  répétez-les  jusqu'à  ce  que,  par  la 
comjiaraison ,  vous  ayez  ap[)récié,  en  les 
sentant  bien,  leurs  divers  degrés  de  foice 
significative.  Rapprochez -les  ensuite  des 
verbes  de  l'ordre  d-d-g. 


Tribu  B 


Ordie  B-D-G    Tribu  D 


Tribu  G 


Famille  be 
Famille  DRe 

Famille  dr 
Famille  DRe 

Famille  ge 
Famille  eue 


«  Cet  ordre  ne  diffère  du  précédent  que  par 
moins  d'énergie  dans  la  syllabe  imilative  de 
l'effort  perçu.  La  syllabe  verbale  gar,  tenir, 
prendre,  saisir,  rappelle  une  sensation  moins 
forte  que  celle  qui  est  reproduite  [)ar  son 
analogue  kar,  tenir,  prendre,  saisir.  Il  en  est 
de  même  de  dur,  resserrer,  et  de  tlr, 
resserrer,  de  bar,  porter,  et  de  par,  porter, 
etc.  C'est  à  vous,  lecteur,  qu'il  appartient  de 
saisir  ces  diverses  nuances  d'expression. 

«  Les  verbes  des  ordres  m-n,  r-l  et  s-w, 
ont  un  caractère  phonétique  particulier  (|ui 
les  distingue  profondément  des  syllabes  ver- 
bales à  consonne  principale  explosive.  Dans 
les  verbes  des  ordres  p-t-k  et  b-d-g,  la  con- 
sonne unique  ou,  du  moins,  la  consonne 
principale  tst  un  efi'ort  muet  qui  se  termine 
et  se  trahit  par  une  explosion.  Dans  ces  trois 
derniers  orares,  au  contraire,  l'effort  oral, 
imilatif  de  l'effort  perçu ,  est  accompagné 
d'un  bruit  prolongé  qui  le  multiplie.  N'esl-il 
pas  vrai  qu'en  prononçant  les  verbes  mu,  lier; 
RA,  tenir;  si,  serrer,  nous  pouvons  à  loisir 
augmenter  la  puissance  expressive  des  con- 
sonnes M,  R,  s? 

2.  —  Classe  tendre. 

«  Les  verbes  nés  de  l'imitation  d'un  effort 
se  divisent  en  deux  classes  bien  distinctes  : 
la  classe  presser  et  la  classe  tendre. 

«  Nous  venons  d'étudier  la  nature  et  les 
afTinilés  des  verbes  de  la  première  de  ces 
deux  classes. 

«  Voyons  maintenant  quelles  sont  les  sylla- 
bes verbales  de  la  classe  tendre. 

Déjà  nous  connaissons  ces  racines  verbales 
sous  le  rapport  phonétique  ;  car,  vous  le 
savez,  la  parole  ne  oeut  distinguer  entre  la 


8"7 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  nilLOSOPIIIE. 


LAN 


868 


syllabe  iinitalive  d'un  cflort  produisant  une 
compression  ci  la  syllabe  imilalivu  d'un  etluft 
ayant  pour  eilet  une  tension,  une  expansion, 
un  lelâclieiuent.  Le  vocabulaire  indo-européen 
nous  montre  les  verbes  pa,  par,  spa,  spar, 
tendre,  étendie,  à  côté  des  verbes  pa,  par, 
«PA,  SPAR,  [)resser,  tenir,  serrer,  resserrer. 
Nous  n'avons  donc  plus  à  nous  occuper  ici 
des  syllabes  ;  nos  recherches  })orteront  uni- 
quement sur  la  génération  et  la  libation 
successive  des  idées  que  ces  syllabes 
rej)résentent. 

«  L'eiïort  expansif  reçoit,  comme  l'eiïort 
comi)ressif,  des  applicalions  diverses,  dé[)en- 
dantes  surtout  de  la  nature  de  l'objet  tendu, 
étendu,  répandu,  etc. 

«  La  terre  qui  étend  au  loin  ses  vastes 
plaines,  le  germe  qui  se  développe,  la  |)lante 
qui  croît,  la  fleur  dont  le  cahce  et  la  corolle 
s'épanouissent  au  soleil,  la  toile  qu'on  tend, 
la  voile  qui  se  déploie,  la  porte  qui  s  ouvre, 
tout  cela,  soit  directement,  soit  par  analogie, 
n'offre  à  l'esprit  qu'un  même  mode  d'appli- 
cation de  l'ellort  expansif.  Nous  représente- 
rons par  le  verbe  français  étendre  les  variétés 
de  ce  premier  genre  d'expansion. 

«  Souvent,  au  lieu  d'une  simple  extension, 
l'effort  expansif  a  pour  effet  la  fusion,    la 


surtout  par  ses  verbes  wa,  war,  répandre, 

couler,  VERser,   et  I,  î,  tendre  vers,  aller, 
jeter,  lat.  ire,  ixcere. 

«  Au  demeurant,  il  ne  faut  jamais  oublier 
que  ce  livre  deuxième  a  ])Our  unique  objet 
la  formation  naturelle  des  mots.  En  suivant 
les  voies  que  nous  lui  indiquons,  le  lecteur 
pourra  toujours  se  transporter,  par  la  pen- 
sée, au  moment  de  la  création  des  verbes 
monosyllabiques  primitifs,  abstraction  faite 
de  leurs  développements  divers. 

IL  —  Imitations  de  bruits. 

«  Les  actions  représentées  par  les  verbes 
des  classes  tendre  et  presser  pourraient 
ôtre  appelées  des  actions  muettes,  car  elles 
ne  se  trahissent  d'ordinaire  par  aucun  bruit; 
en  ce  qu'elles  ont  d'essentiel  et  de  caracté- 
ristique, elles  s'adressent  spécialement  à  la 
sensibilité  tactile,  au  sentiment  des  efforts  et 
des  résistances. 

«  Au  contraire,  les  actions  représentées 
par  les  verbes  des  classes  crier,  souffler, 
DÉTRUIRE,  se  trahissent  toutes  par  un  bruit 
qui  leur  est  propre,  et  pourraient  être  appe- 
lées des  actions  bruyantes  ou  sonores. 

<i  Rappeler  une  action  bruyante  par  une 
imitation  orale  du  bruit  qui  la  constitue  ou 


dispersion  des  corps.  De  là  le  genre  r^/)andre,     qui  simplement  la  révèle  à  l'ouïe,  tel  est  le 


qui  se  traduit  : 

«En  parlant  des  solides,  par  fondre, 
amollir,  disperser,  semer,  etc. 

«  En  parlant  les  liquides,  par  épancher, 
verser,  couler,  arroser,  etc. 

«  En  parlant  de  la  lumière,  par  luire,  briller, 
resplendir,  etc. 

Enfin,  le  genre  aller,  \e  troisième  et  dernier 
dans  la  classe  TENDRE,  résume  tous  les  verbes 
au  sens  de  tendre  vers,  avancer,  progresser, 
marcher,  venir,  jeter,  lancer. 


mode  de  formation  d'un  bon  tiers  des  verbes 
indo-européens.  Par  bruit,  nous  entendons 
ici  tout  ce  qui  est  perçu  par  la  sensibilité  en 
tant  qu'auditive  :  son,  cri,  chant,  sifflement, 
souffle,  résonnance,  retenlissement,  ta- 
page, etc.,  etc.  Cette  manière  de  créer  des 
verbes  est  si  naturelle  à  l'homme,  que  dès 
l'enfance,  et  sans  y  songer  le  moins  du 
inonde,  nous  a,vons  tous  imité  le  chant  d'un 
oiseau,  l'explosion  d'une  arme  h  feu,  le  grin- 
cement d'une  scie,  le  crincrin  du  ménétrier. 


«  Parcourons  maintenant  les  cinq  ordres  de     le  cliquetis  des  armes,  le  craquement  d'un 
la  classe  qui  nous  occupe.  Remarquez-y  sur-     édifice  qui  s'écroule,  etc.,  etc. 


tout  les  racines  les  plus  fécondes  en  dérivés 
usuels  :  sous  ce  rapport,  l'ordre  p-t-k  vous 
paraîtra  certainement  plus  riche  que  tous 
les  autres.  Vous  y  trouverez,  en  effet  : 

«  Pa,  tendre,  étendre,  d'oii  lat.  PANdere, 
exvA^dere,  étendre,  élargir;  c'est  cet  expan- 


«  La  plupart  des  verbes  nés  de  l'imitation 
d'un  bruit  se  reconnaissent  si  facilement,  que 
les  linguistes  les  moins  profonds  se  sont  rare- 
ment trompés  sur  leur  véritable  origine.  Seu- 
lement, on  a  trop  étendu  le  principe  de  leur 
formation  en  prétendant  l'appliquer,   sans 


dere  que  nous  possédons  dans  notre  épandre     preuves  aucunes,  k  tous  les  mots  dujangage. 


— espandre,  d'où  répandre.  —  Lat.  VAtere, 
être  au  large,  s'ouvrir,  être  étendu,  être  pa- 
tent. 

«  Pa,  tendre  vers,  être  lancé,  d'où  lat. 
FEtere,  tendre  vers,  chercher  à  atteindre. 

«  Spa,  étendre,  d'où  lat.  sPAtium,  esPAce, 
étendue. 

«  Par  ou  pra,  tendre,  étendre,  d'où  lat. 
PRA^um,  pré,  plaine  ;  FLAnus,  a,  um,  étendu 
plan. 

«  Spar  étendre,  répandre,  d'où  lat.  spar- 
gere,  répandre;  asPERgrere,  disvEV.gere 


Déjà  les  anciens  Grecs  eurent  le  tort  de 
confondre,  sous  une  même  dénomination 
6vo[ji.aTOTiou'a,  l'actionde  créer  des  noms,  et  la 
formation  d'un  mot  dont  le  son  est  imitatif 
de  la  chose  qu'il  signifie.  C'est  même  unique- 
ment dans  cette  dernière  acception  qu'on  se 
sert  aujourd'hui  chez  nous  du  mot  grec  fran- 
cisé onomatopée. 

«  Les  syllabes  verbales  imitativesd'un  bruit 
se  répartissent  en  trois  classes  : 

«  {"  Celles  qui  imitent  les  cris,  les  chants, 

les  pleurs,  les  gémissements,  la  parole,  le 

«  PluJ  répandre,  couler,  d'où  lat.  PLuere,     rire,  etc.,  forment  la  classe  la  plus  nombreuse, 


pleuvoir  ;  FLuere. 

«  La  racine  ta,  tendre,  étendre,  n'est  pas 
moins  productive  que  pa  ;  c'est  elle  qui  a 
donné  lat.  TENdere ,  cxTENdere,  tendre, 
étendre  (estendre). 

«  Après  l'ordre  P-T-K,  les  ordres  R-L  et 
W-I  sont  les  plus  remarquables,  ce  dernier 


la  classe  crier. 

«  2"  Celles  qui  imitent  les  bruits  du  vent,  ' 
du  ronflement,  du  râlement,  du  souffle,  com- 
posent une  classe  à  part,  la  classe  souffler. 

«  3°  Enfin  celles  qui  rappellent  la  percus- 
sion, le  raclement,  la  fracture,  le  déchire- 
ment,   etc.,  par  l'imilalion  des   bruits   qu^ 


869 


LAN 


rsYcnoLooTE. 


LAN 


870 


accompagnent  ces  <Hctes  de  destruction,  for- 
ment la  classe  détulire. 

1.  —  Classe  CRIER. 

0  Quoi  de  plus  facile  que  d'imiter  sur 
l'instrument  de  la  parole  les  produits  de  la 
voix,  elle-mônie?  S'agit-il,  par  exemplo,,  des 
cris  et  du  chant?  les  ku  et  les  ka,  les  kuu, 
les  KRA  et  les  kri,  les  gu,  les  gar  et  lesGUR, 
articulés  au  fond  de  la  bouche,  se  présentent 
aussitôt  j)Our  en  rappeler  les  principales 
nuances.  Vous  sentez  que  les  modulations 
>,  I,  u,  G,  E,  indifférentes  quand  il  s'agit 
d'imiter  un  effort,  possèdent  ici  une  valeur 
fonctionnelle,  une  force  d'expression  toute 
particulière.  Les  sons  sourds,  les  longs  reten- 
tissements sont  parfaitement  rendus  par  u, 
au;  tandis  que  les  sons  stridents,  aigus,  pé- 
nétrants, trouvent  dans  la  voyelle  aiguë  i  leur 
imitation  la  plus  fidèle.  Cela'  est  surtout  vrai 
quand  la  parole  imite  certains  chants,  certains 
cris  propres  à  chaque  espèce  animale.  C'est 
ainsi  que  la  modulation  i  pouvait  seule  entrer 
dans  la  syllabe  imitative  du  hennissement 
du  chcvar—  m,  ms,  hri  —  lat.  msnire  — ; 
du  cri  du  poussin  —  lat.  pipirc  —  etc.;  comme 
la  voyelle  grave  pouvait  seule  convenir  à  l'i- 
mitation des  mugissements  du  taureau  —  eu, 
jiu,  lat.  Mvgire — ;  du  rugissement  du  lîon — 
iiu,  lat.  RU(/<rc — ;du  hurlement  du  loup— lat. 
ULu/are  — ;  du  grognement  du  porc  —  lat. 
GRL'N/i<re — ,  etc. 

«  Les  voyelles  mixtes  sont  aussi  fort  utiles 
dans  les  syllabes  verbales  de  cette  nature.  On 
connaît  le  CKOkssement  du  corbeau,  le  coas- 
sement  de  la  grenouille,  le  nixvlcment  du 
chat,  etc. 

«  Un  grand  nombre  de  verbes  imitatifs  de 
cris  d'anunaux  sont  postérieurs  à  la  division 
des  familles  indo-européennes.  Les  vocabu- 
laires d'Allemagne  et  d'Italie  sont  incompa- 
rablement plus  riches  en  mots  de  ce  genre 
que  le  vocabulaire  grec  et  le  vocabulaire 
indien  lui-même.  Pour  se  faire  une  juste  idée 
de  la  richesse  du  latin  sous  ce  rapport,  il 
serait  bon  de  lire  à  haute  voix  les  soixante- 
dix  versd'Albus  Ovidius  Juventinus,  intitulés 
Philomela,  si  spirituellement  commentés  par 
Charles  Nodier  {Onomatopées  françaises,  un 
vol.  in-8°);  en  voici  quelques-uns  où  l'imi- 
tation est  presque  de  la  copie  : 

Gucurrire  solel  gallns,  gallina  gracillat, 
Pupillat  pavo,  Irissal  hiriindo  vaga  ; 

Diim  claiiguiil  aquils,  vultur  pulpare  probalur; 
Et  crocilat  corvu<;,  gracuUis  at  frigulat. 

doctoral  inimenso  de  lurre  ciconia  rostro. 
Pessinius  al  passer  iristia  flcndo  pipit,  etc 

«  Nous  n'ajoutei'ons  plus  qu'un  mot  pour 
faire  mieux  comprendre  encore  l'importance 
du  rôle  des  voyelles  dans  les  verbes  de  la 
classe  CRIER.  Il  existe  une  syllabe  verbale 
indo-européenne  constituée  par  la  seule 
voyelle  u  ;  nous  voulons  parler  du  verbe 
sanskrit  u,  voriférer,  pousser  des  clameurs. 
C'est  cet  u  ou  AU  (  car  au  n'est  que  u  ren- 
forcé par  le  guna)  que  les  Grecs  ont  con- 
servé dans  leur  ATw,  crier,  et  les  Latins  dans 
leur  ovare,  accueillir  par  acclamation. 

«  Les  vibrations  ra,  la,  propres  à  l'organe 


qui  est  le  plus  enjeu  dans  la  parole,  servi- 
rent à  imiter  les  sons  roulants  du  pérorer. 
Qu'il  nous  suflise  de  citer  ici  pour  exemple  : 

ind.    RA,    RAl,     LAt,    RAp,    LAp,    LAgh,    LAkh, 

LAuk,  parler,  dire  ;  gr.  TKd),  f5Ti!Ji.a,  (5T)top,  etc., 
AAtcCcj  XautffjjLa,  hâbler  et  hAblerie,  AEya),  Ào- 
voç,  etc.,  AEffXT).  causerie,  babil,  etc. 

«  Ouvrir  la  bouche,  desserrer  les  lèvres, 
commencer  h  parler,  puis,  dire,  avouer,  se 
rendirent  fort  bien  par  le  groupe  rh  dans  ind. 
BHA,  BHAS,BHAn,  ctc,  prouonccr,  parler;  gr. 
*A(nç,  4>Atiç  (cp— tc'  et  6"),  «Htijn,  je  paHe, 
*iivT],  voix;  lat.  fat/,  parler,  dire,  FAfew/a, 
narration,  ce  qui  est  dit  ou  conté,  FAteri, 
lâcher  la  parole,  avouer,  d'où  conviteri,  etc. 

«  Le  redoublement  des  labiales  rappcila 
certains  vices  de  prononciation  :  pa.uCatvtj, 
Pa[i6a),(.),  bambus,bambalio,  balbus,  balbutire, 
balbntio,  etc. 

«  Tout  ce  qui  est  bourdonnement,  mugis- 
sement et  sourd  nmrmure,  trouva,  dans  la 
mugissante  M,  un  moyen  facile  d'imitation  : 
Gr.  ]XT]xao[jLat,  ijiuyaoij.ai,  [Aop[xupa)  ;  lat.  miccre, 
mussare,  mugire,  murmurare,  etc. 

2. —  CinSSe  SOUFFLER. 

«  On  conçoit  l'usage  que  les  premiers  par- 
leurs firent  des  souillantes  (ne,  se,  we,  etc.) 
pour  imiter  et  rappeler  le  bruit  du  vent,  du 
souffle,  de  la  respiration.  Ces  souillantes  ou 
siillantes  sont  tantôt  isolées,  tantôt  jointes  à 
d'autres  consonnes.  Ainsi,  la  silllante  dentale 
isolée  dans  ind.  as,  souiller,  respirer,  vivre 
ou  exister,  être,  d'où  asu,  souflle,  et  Asmi, 
je  vis,  je  suis,  ASti,  il  vit,  il  existe,  il  est  ;  gr. 
KSti;  lat.  est;  car  partout  le  langage  dit 
vivre  par  respirer,  et.  pour  lui,  Vhaleine  et 
l'âme  sont  une  môme  chose.  La  silllante  labiale 
est  également  dé[)Ourvue  de  l'appui  d'une 
explosive  ou  d'une  prolongée  dans  ind.WA, 
souiller,  venter,  attiser,  brûler;  d'où  Avv^Ami, 
je  souffle  ;gr.  afhjjii;  ind,    WAta,  vent;  lat. 

VENfMS. 

«  La  soufflante,  au  contraire,  est  appuyée 
sur  une  explosive  faible  dans  les  verbes  : 

«  Ind.  DHU,  dhÙ,  souiller  fort,  respirer 
fortement,  fumer,  puer;  gr.  0Tw  (O-t' ets*), 
je  respire  fortement,  je  ronfle;  ind.  nnuma, 
fumée,  vapeur;  gr.  0Y(jioç,  souffle*,  âme; 
lat.  Fumtts,  fumée,  Fire,  fumer,  dans  suffire 
—  sub  -}-  fire;  Oujxoç  a  représenté  le  princi[)e 
de  la  vie,  l'ûme,  après  avoir  originairement 
rappelé  l'haleine,  la  respiration,  comme  t^uxT], 
Ame,  de  Tï— scpu,  comme  spiritus,  esprit,  de 

SPIR. 

«  L'imitation  du  souffle  est  surcomposée 
dans  les  formes  verbales  spha,  sphi,  sphu, 
souffler,  exhaler,  enfler,  gonfler;  gr.  MTxo) 
pour ï<l>rxw,  je  souffle,  je  respire;  lat.  spiRore. 

«  Et,  pour  tout  dire  sur  les  syllabes  de  cette 
classe,  il  faut  ajouter  que  le  bruit  respiratoy-e 
fut  encore  imité  par  la  ronflante  r  dans  ind. 
DRA,DRAi,  ronfler,  dormir,  aspirer  fortement, 
désirer,  dra,  dru,  s'agiter  en  soufflant,  cou- 
rir ;  gr.  AAPOavw.  je  dors,  APOjjioç,  ô,  course, 
sAPAjxov;  lat.  DORmire,  dormir;  ind.  ghra, 
renifler,  flairer  ;  et  une  fois  seulement,  dans 
an,  respirer,  par  la  nasillante  n.  Voyez,   du  j 


871 


LAN 


DrCTIONNAlRE  DE  PIlILOSOP^nE 


LAN 


872 


reste,  noire  classification  physiologique  des 
racines  verbales. 

3.  —  Classe  DÉTRUIRE. 

«  Quand  les  langues  indo-européennes 
disent  pu,  pus,  puns,  B.\,BAdh,  Tu,Tud,  Tup, 
Ku,  Kut,  avec  le  sens  de  battre,  blesser,  dé- 
truire, elles  rappellent  le  coup,  le  batle- 
nient,  etc.,  par  une  imitation  de  bruit  qu'on 
reconnaît  sans  peine.  Dans  la  création 
de  ces  verbes,  l'action  est  en  quel([ue  sorte 
saisie  et  exprimée  par  ce  qu'elle  a  de  sonore, 
de  retentissant. 

«  Trois  genres  d'idées  appartiennent  à  c^tte 
classe  de  racines  verbales  : 

«  Frapper,  battre,  heurter,  blesser  > dé- 
truire )  ; 

«  Fendre,  éclater,  couper,  trancher  {de- 
tnùre); 

«  Racler,  broyer,  gratter,  frotter  (  dé- 
truire). 

«  Les  verbes  pu,  ba,  tu,  ku,  etc.,  rites  plus 
haut,  sont  les  plus  usités  parmi  ceux  qui  se 
réfèrent  au  genre  frapper. 

«  Ta,  twa,  TAm,  tau,  da,  dar,  ka,  kar, 
fendre,  couper,  trancher,  sont  les  principaux 
verbes  du  genre  fendre. 

«  La  sifflante  s  et  la  déchirante  r  caracté- 
risent sui-tout  les  syllabes  imilalives  du  dé- 
chirer et  du  racler  :  ksa,  ksu,  déchirer,  dé- 
truire, gr.  ZEw,  racler,  ZVw,  racler, ratisser  — 
KSAR.KSUR,  racler,  tondre,  gr.  SYPoç,  rasoir, 
i'jpxLû-, —  moins  énergique,  g'ar  signifie 
broyer,  frotter,  user,  gr.   TYPiç,  fine  farine, 

rp:Pa'.C.?,  frotté,  usé  —  AR,  RA,  RI,  RU  et  LU  — 

par  permutation  de  la  forte  avec  sa  faible  cor- 
respondante —  déchirer,  rom[)re,  détruire, 
gr.  aPt^;.  blessure,  fer,  'PAlw.  je  romps,  je 
détruis  ;  lat.  Kitore,  déchirer,  blesser,  RApere, 
enlever,  m^mpcre,  briser,  RArfere,  racler. 

«  Ainsi  rapprochés,  ces  exemples  suffiront 
sans  doute  à  faire  ressortir  la  puissance  du 

f)rinci|)e  créateur  des  racines  verbales  dans 
a  classe  détruire— /"rapp^r,  fendre,  racler. 
«  Telles  sont  les  lois  qui  ont  présidé  à  la 
formation  des  verbes  indo-européens.  Elles 
trouvent  leur  principe  dans  le  besoin  et  le 
pouvoir  qu'a  l'homme  de  reproduire,  par 
l'imitation,  ce  qu'il  a  senti,  ce  qu'il  a  coni^^u. 
Syllabes  imitatives  d'efforts  dans  les  classes 
TENDRE  et  PRESSER,  syllabe^  imitatives  de  bruits 
dans  les  classes  crier,  souffler,  détruire, 
les  verbes,  nés  de  l'application  de  ces  lois, 
sont  le  fondement  du  langage.  C'est,  en  effet, 
de  ces  racines  verbales  monosyllabiques  que 
nous  allons  voir  sortir  par  un  double  mode 
de  combinaison  l'immense  majorité  des  mots 
polysyllabiques  dans  les  langues  de  l'Europe 
et  du  sud-ouest  de  l'Asie.  » 

M.  Chavée  passe  ensuite  au  mode  de  com- 
binaison des  mots. 

•  Deux  modes  de  combinaison. 

«  Déjà ,  dans  les  plus  anciens  monuments 
des  Indiens,  des  Perses,  des  Grecs  et  des 
autres  peuples  de  race  indo-européenne,  l'im- 
mense majorité  des  mots  se  compose  de  po- 
lysyllabes visiblement  issus  de  diverses  com- 
iiiDaisons  de  mots  simples.  C'est  au  linguiste 


qu'il  appaltieîii  de  dégager  et  de  classer  les 
syllabes  radicales  constitutives  de  ces  formes 
orales  complexes  et  nécessairement  secon- 
daires. 

«  Nous  avons  repris  pour  notre  compte  cet 
imnn,ense  travail  analytique  que  d'autres 
avaient  commencé  ;  nous  y  avons  consacré 
douze  années  d'études  opiniâtres  ;  on  jugera 
plus  tard  si  nous  l'avons  mené  à  bonne  fin. 
Peut-ôlre  nos  analyses  paraîtront-elles  par- 
fois trop  hardies  ;  nous  osons  affirmer  qu'elles 
furent  toujours  rigoureuses  et  perpétuelle- 
ment appuyées  sur  des  raisons  d'analogie 
nées  du  rapprochement  des  vocables,  soit 
similaires,  soitidenti(iues.  Nul  plus  que  nous 
n'est  convaincu  de  l'impossibilité  d'établir  la 
science  lexiologique  sur  des  conjectures  quel- 
que ingénieuses  qu'elles  soient,  quelque 
spécieuses  qu'elles  se  montrent  d'abord. 

«  Au  livre  précédent,  nous  avons  enseigné 
qu'il  n'y  a  et  qu'il  ne  peut  y  avoir  que  trois 
espèces  de  mots  primitifs  :  1°  des  interjections, 
échos  des  aifeclions  des  l'âme  ;  2°  des  pro- 
noms ,  gestes  oraux,  indicatifs  des  objets  ; 
3'  des  verbes,  syllabes  imitatives  d'un  bruit 
ou  d'un  effort,  rappelant  ce  bruit  et  la  cause 
de  ce  bruit,  rappelant  cet  effort  et  l'effet  de 
cet  effort  ; 

«  Que  le  mot  simple  ou  primitif  est  essen- 
tiellement monosyllabique,  bien  qu'il  ad- 
mette parfois  le  redoublement  de  la  syllabe 
qui  le  constitue. 

«  Voici  donc  une  question  qui  se  présente 
ici  d'elle-même  : 

«  Comment  s'est  opéré  le  travail  de  syn- 
thèse qui,  en  combinant  les  mots  simples,  a 
produit  les  vocables  polysyllabiques  désignés 
par  les  grammairiens  sous  les  noms  de  deVji</i 
et  de  composés  ? 

«  Les  cinq  ou  six  interjections  qui  ont  pro- 
duit des  dérivés  ayant  été  assimilées  auî. 
verbes  primitifs,  nous  pouvons  préciser  da- 
vantage les  termes  de  la  question  : 

«  Comment  furent  combinés  les  pronoms 
et  les  verbes  pour  la  formation  des  poly- 
syllabes ? 

«  Dans  le  domaine  de  la  pensée,  dewx  idées 
sont  toujours  en  présence  :  l'idée  Aq  substance 
et  celle  ^'action.  Celte  dernière  idée  se  trouvo 
avec  la  première  dans  une  dépendance  telle, 
qu'il  est  impossible  de  la  concevoir  sans  con- 
cevoir en  môme  temps  l'idée  de  substance. 
Quel  moyen  de  séparer  l'idée  de  l'action 
presser  de  l'idée  d'un  être  exerçant  ou  rece- 
vant la  pression  ?  Comment  isoler  les  idées 
de  fleuve  (FLumen)  et  de  couler  (FLuerc),  de 
lumière  (Luwen)  et  de  luire  (Luccre)?  etc. 
Le  fleuve  est  ce  qui  coule,  la  lumière  est  ce 
qui  luit,  etc. 

«  Dans  le  domaine  du  langage,  deux  espèces 
de  mots  répondent  exactement  à  ces  deux 
sortes  d'idées. 

«  A  l'idée  de  substance  correspondent  les 
pronoms  ou  syllabes  indiquant  à  la  fois  les 
réalités  contingentes  et  la  position  qu'elles 
occupent  dans  l'espace. 

«  A  l'idée  d'action,  c'est-à-dire  à  l'idée 
d'un  mouvement  (moyen)  mettant  en  rap- 
port un  sujet  (cause)  et  un  objet  (effet) ,  ré- 


S73  LAN  PSYCHOLOGIE, 

pùndent  tous  les  verbes  primitifs,  toutes  les      ce  double 


racines  verbales. 

«  Eh  bien  I  ces  deux  sortes  de  mots,  les 
pronoms  et  les  verbes,  furent  combinés  de 
deux  manières  : 

u  (Juand  on  voulut  nommer  une  substance, 
un  individu,  on  lit  précéder  le  pronom,  repré- 
sentant l'iMre  mdividuL'l,  d'un  verbe  expri- 
mant soit  l'action  dont  cet  être  est  la  cause 
ou  l'inslrument,  soit  l'action  dont  il  est  lellet, 
le  produit,  le  résultat,  au  mouis  en  ce  qui 
concerne  sa  forme  la  plus  apparente,  son 
caractère  le  plus  saillant.  C'est  ainsi  que  du 
verbe  «a,  donner,  faire  prendre  (famille  de 
—  TRESSER,  genre  tenir),  et  du  pronom  na, 
cela,  les  pères  de  notre  race  firent  DAna,  don, 
ce  qui  est  donné.  C'esi  encore  ainsi  qu'ils 
créèrent  les  noms  KARtar,  faiseur,  Kxnta,  fait, 
KARo,  niain,  karwo»,  ouvrage,  atlaire,  en 
Combinant  le  verbe  kar,  prendre,  entrepren- 
dre, fiiire  (famille  krc  —  presser,  genre 
tenir),  avec  Jes  pronoms  ta  (-{-  r),  ta,  a,  ma 
(-}-  n).  Ce  premier  mode  de  combinaison  tut 
a|)pelé  dérivation  ;  nous  lui  consacrerons  lu 
chapitre  suivant  tout  entier. 

«  Sans  rien  changer  à  l'idée  d'action  expri- 
mée par  le  verbe,  la  dérivation  la  rei)rotluit 
sous  plusieurs  formes  (karo,  KXKinan,  K.wUa, 
etc.),  seloii  que  l'être,  objet  du  jugement  ex- 
primé par  lu  nom,  est  considéré  par  l'esjjrit 
comme  cause,  etiet  ou  moyen  de  celte  action 
même.  La  composition,  au  contraire,  ce 
second  mode  de  combinaison  des  mots  mo- 
dilie  profondément  l'idée  verbale.  Elle  là  res- 
serre en  quehiue  sorte,  elle  la  limite  et  l'in- 
dividualise. Alin  d'éviter  à  la  pensée  la  peine 
de  s'étendre  trop  d'abord  pour  se  particula- 
riser en>uite,  la  composition  place  le  mot- 
borne  (individuaiisaleur)  devant  le  mot-borné 
Cest  ainsi  qu'elle  limite  la  signification  large 
d  un  verbe,  aller,  |)ar  exemple,  à  l'aide  de 
préfixes  indiquant  des  rapports  précis  de  di- 
rection ou  de  position  dans  l'espace.  Rap- 
pelez-vous ici  les  nombreux  composés  des 
verbes  latins  Ire,  SI  Are  ,  CEdere  ,  etc  • 
^^'J^\  ^»^^^-  PER/re,  etc.;  co^STAre, 
onSTAre,  ASTAre,  etc.;  PRœCEdere,  aus- 
CLdere,  ASTECLdere,  msCEdere,  ExCEdcre 
i^TEKCEdere,  PRoCEdere ,  AcCEdcre ,  co\- 
ÇEdere,  i^CEderc,  et  KECEdere.  Toutes  ces 
indivKlualisalK.ns  par  préfixes  sont  autant  de 
variétés  des  mots  Ire,  STAre,  CEdere,  etc 

«  De  même  qu'un  verbe  s  individualise  au 
moyen  de  particules  prépositives,  un  nom 
i)eut  s  individualiser  à  l'aide  d'un  autre  nom 
qui,  par  sa  finale,  s'attache  au  premier  et  ne 
lurme  plus  avec  lui  qu'un  mot  unique.  C'est 
auisi  que  le  nom  Clda\  tueur,  meurtrier, 
s  individualise    dans  patri C/da  ,  m^uCJda 
iRATiuCIda,  MATRiCy^/a,  par  l'adjonction  des 
noms  pater,  père;    homo,  homme;  fraier 
rere,  et  mater,  mère.  Aussi  bien  que  les  pré'- 
tixes  dans  les   verbes  composés,   ces  noms 
sont  ICI  limitatifs  d'une  idée  ;  ils  doivent  donc 
en  précéder  l'émission.  Nous  examinerons 
a  adieurs,  dans  un  chapitre  à  part,   les  di- 
verses questions  secondaires  qui  se  rattachent 
'■>  I  eiuiii;  de  la  composition  des  vocables      - 
«  Uésumoiis  en  ({uelques-mots  les  etl'ets  de 
OiCTioNN.  DE  Philosophie.  I. 


1 


LAN  874 

mode    de  combinaison  lexicale. 


a 


'ar  les  syllabes  pronominales  dont  elle 
fait  autant  de  désinences  caractéristiques,  la 
dérivation  reproduit  fidèlement,  dans  les 
formes  orales,  les  diverses  formes  logiques- 
que  peut  présenter  une  idée  vaguement  tra- 
duite d'abord  par  un  verbe  ou  par  un  pro- 
nom primitif. 

«  Par  ces  préfixes  et  par  ses  noms  prëpo- 
sifils,  la  composition  limite,  en  les  indivi- 
dualisant, les  idées  exprimées  par  les  mots 
auxquels  elle  les  attache.  ..  (Voy.  Lexicolonie 
indo-européenne,  par  M.  Chavée.) 

M.   FAURIEL. 

«  Les  langues  ne  naissent  point  parfaites  • 
elles  naissent  variables,  perfectibles  et  péris- 
sables. Organes  nécessaires  de  l'intelligence 
et  de  la  sociabilité,  elles  en  suivent  toutes  les 
l>hases,  toutes  les  allures,  toutes  les  révolu- 
tions. Elles  marchent,  se  développent,  se  per- 
lectionnent  et  s'altèrent,  comme  les  'sociétés 
dont  elles  forment  le  ])remier  lien,  comme  les 
uitelhgences  dont  elles  sont  l'organe  le  plus 
puissant  et  le  plus  nécessaire. 

«  Parmi  ces  révolutions  des  langues,  il  y  en 
ad  accidentelles,  d'extérieures,  pourrait-on 
dire,  uniquement  subordonnées  à  la  fortune 
et  à  la  destinée  des  peuples  qui  les  parlent 
Ces  révolutions  ne  sont  qu'un  .simple  acces- 
soire, qu'une  conséquence  immédiate  des  ré- 
volutions politiques  des  sociétés  humaines 
N  ayant  point  à  m'occuper  de  celles-ci,  je  n'ai 
rien  non  plus  à  dire  des  autres. 

«  Mais,  indépendamment  de  ces  révolutions 
accidentelles  et  purement  politiques,  les  lan- 
gues en  subissent  d'autres  intrinsèques  natu- 
rc  es,  et  par  là  même  nécessaires  :  c'est  sur 
celles-là,  ou,  pour  mieux  dire,  sur  quelques- 
unes  de  celles-là,  que  je  voudrais  jeter  un 
coup  d  œil  rapide. 

«  Ce  que  les  langues  sont  à  leur  première 
origine;  comment  elles  se  propagent  d'un 
individu  à  une  famille,  d'une  famille  à  une 
peuplade,  d'une  peuplade  à  une  autre,  nous 
ne  le  savons  pas,  et  nous  avons  bien  de  la 
peine  a  l'imaginer.  A  l'état  le  plus  ancien  où 
1  histoire  nous  les  présente,  les  langues  sont 
deja  un  phénomène  très-complexe,  dont  l'ori- 
gine est  déjà  perdue  dans  hjs  ténèbres  du 
passé. 

«  Quand  on  essaye  de  se  faire  une  idée  des 
langues,  dans  cet  état  que  l'on  suppose  leur 
état  originel,  on  se  les  figure  d'ordinaire  non- 
seulement  comme  très-rudes  et  tres-iiauvres 
(ce  qui  est  incontestable  à  certains  égards) 
mais  aussi  comme  très-simples  et  dénu'ées  dû 
lormes,  comme  dépourvues  de  tout  cet  arti- 
hce  grammatical  à  l'ai.le  duquel  les  idiomes 
cultivés  expriment  ou  essayeni  d'exprimer  les 
nuances  les  plus  délicates  de  la  pensée  Or 
prise  à  la  rigueur  et  dans  sa  généralité,  cette 
opinion  n  est  point  exacte. Quelques  faits  suf- 
firont pour  le  démontrer. 

«  Si  l'on  comparu  deux  langues  diverses, 
1res. inégalement  cultivées,  on  trouvera,  en 
général,  que  la  plus  barbare  est,  sinon  pré- 
ci^^ément  la  plus  riche  en  formes  grammati- 
cales, celle  au  moins  (pii  présente  les  formes 

28 


875 


LAN 


DICnONNAlRE  DE  PHILOSOPHIE. 


LAN 


m 


les  pliis  bizarres,  les  plus  compliquées,  et  en  Cet  idiome,  qui,  depuis  des  siècles,  ne  suffit 
apparence  les  plus  ingénieuses.  Les  exem-  plus  aux  besoins  ni  h  la  condition  des  peu- 
j)lcs  à  l'appui  de  celte  assertion  sont  si  nom-  plades  qui  le  parlent,  n'en  est  pas  moins  de 
l)reux,  que  je  ne  puis  ôtre  embarr'assé  que  la  plus  étrange  recherche  dans  ses  parties 
du  choix  :  ceux  que  je  me  bornerai  h  indi-  fondamentales.  La  déclinaison  y  compte  jus- 
cpicr  en  représentent  une  multitude  d'autres  qu'à  quatorze  ou  quinze  cas  trcs-distincts  : 
pareils.  c'est  la  moitié  plus  qu'il  n'en  existe  en  sans- 
«  Les  plus  frappants  et  les  plus  dé(;isifs  kril.  Il  y  a  dans  ce  système  de  déclinaison 
sont  peut-être  ceux  qu'otfrent  les  langues  des  deux  formes  pour  le  nominatif  :  l'une  alTir- 
sauvages  de  l'Amérique.  Rien  de  plus  bizarre  mative,  l'autre  négative;  c'est  un  raffinement 
et  de  plus  étrangement  compliqué  que  le  sys-  qui  n'existe,  je  crois,  dans  aucune  autre  lan- 
terne grammatical  de  ces  langu(^s,  et  particu-  gue.  La  conjugaison  du  basque  est  bien  plus 
lièrenient  que  leur  mode  de  conjugaison.  Le  complexe  encore  que  sa  déclinaison  :  elle  a 
verbe  n'y  marque  seulement  pas,  comme  dans  dix  formes  pour  chacune  des  diverses  rela- 
nos  langues,  les  circonstances  générales  et  lions  qui  peuvent  avoir  lieu  entre  la  personne 


nécessaires  d'une  action  ou  d'un  état,  c'est 
à-dire,  le  temps,  la  personne  et  le  mode  :  il  y 
marque  une  multitude  de  circonstances  ac- 
cessoires, de  imances  accidentelles,  de  modi- 
fications minutieuses,  qui,  toutes,  tendent  à 
j)articulariser,  à  individualiser  l'action  ou  l'é- 
tat auquel  elles  se  rap{)ortenl. 

«  Ainsi ,  les  Péruviens  ont  des  formes  de 


agissante  et  celle  à  laquelle  se  rapporte  l'ac- 
tion exprimée  par  le  verbe.  Ainsi,  le  verbe  qui 
signifie  aimer  varie  dans  sa  forme,  selon  que 
l'action  d'aimer  est  conçue  comme  abstraite 
et  sans  relation  à  une  personne  quelconque, 
selon  celle  des  trois  personnes  à  laquelle  elle 
est  attribuée,  selon  celle  de  ces  trois  mêmes 
personnes  à  laquelle  elle  se  ra[)porte.  Il  y  a 


verbe  spéciales  pour  exprimer  l'action  simple  des  formules  verbales  appropriées  h  chacun 

et  isolée  d'une  seule  personne,  et  l'action  de  ces  cas,  et  à  beaucoup  d'autres  qu'il  serait 

double  et  réciprocpie  faite  concurremment  inutile  de  spécifier.  L'ensemble  de  ces  for- 

j)ar  deux  ou  par  plusieurs,  l'action  produite  mules,  bien  que  fondé  sur  un  mécanisme  ré- 

par  la  force  d'un  seul  agent,  ou  avec  l'aide  gulier  et  même  ingénieux,  constitue  l'un  des 

d'un  second.  Ils  en  ont  pour  marquer  la  fré-  sy>tômes  de  conjugaison  les  plus  compliqués 

'juence,  l'intensité,  le  désir,  le  commence-  et  les  plus  raffinés  que  l'on  puisse  concevoir. 


ment,  la  continuité,  ou  la  fin  d'une  action; 
ils  en  ont  aussi  pour  exprimer  les  différentes 
directions  de  mouvement  :  le  mouvement  de 
haut  en  bas,  de  bas  en  haut,  de  dedans  en 
dehors,  et  bien  d'autres  encore,  dont  il  serait 


«  Que  faut-il  penser  de  cette  complication, 
de  ces  raffinements?  Doit -on  les  regarder 
comme  des  perfections?  Serait-il  vrai  que  les 
langues  auxquelles  ils  appartiennent  sont  de.s 
langues  mieux  organisées  que  beaucoup  d'au- 


long  et  parfois  difficile  de  bien  indiquer  le     très,  d'ailleurs  plus  cultivées,  que  les  nôtres, 


motif  et  la  valeur 

«  Il  y  a  de  ces  langues  américaines  où  les 
noms  substantifs  prennent,  comme  les  ver- 
bes, les  formes  grammaticales  affectées  à  ex- 
primer les  divisions  idéales  du  temps.  Dans 
la  langue  des  Guaranis,  par  exemple,  les 
noms  des  objets  marquent  si  ces  objets  sont 
considérés  comme  présents,  passés  ou  futurs. 

«  La  grammaire  des  idiomes  des  peuplades 
noires  de  l'Afrique  présente  des  complica- 
tions analogues.  Dans  celui  des  Wolofs,  le 


par  exemple?  A  celte  question,  les  érudits,, 
qui,  à  force  de  patience,  ont,  les  premiers, 
démêlé  l'artifice  grammatical  dont  il  s'agit, 
n'hésitent  pas  à  répondre  affirmativement. 

«  Mais,  (quelque  idée  que  l'on  se  fasse  des 
fonctions  et  de  l'importance  des  formes  gram- 
maticales dans  les  langues,  il  y  a,  h  cet  égard, 
un  point  sur  lequel  il  me  semble  que  tout  le 
monde  doit  être  d'accord  :  c'est  que  ce  ne 
sont  pas  précisément  le  nombre,  la  recherche 
ou  la  singularité  des  formes  grammaticales 


verbe  a  de  même  des  formes  particulières     qui  en  font  l'importance  et  l'utilité,  c'est  leur 


pour  marquer  les  divers  accidents  d'une  ac 
lion.  Ainsi,  à  l'aide  de  certaines  variantes,  le 
verbe  qui  signifiera  aimer  signifiera  aimer  peu 
ou  beaucoup,  être  sur  le  point  d'aimer,  ou 
contiimer  à  aimer  :  aimer  soi  ou  un  autre,  et 
maintes  autres  particularités  également  acci- 
dentelles, également  accessoires  à  l'action 
abstraite  d'aimer. 

«  Mais  il  n'est  pas  nécessaire,  pour  trouver 
des  subtilités  grammaticales  de  ce  genre,  de 
recourir  à  la  grammaire  des  sauvages  de 
l'Amérique  ou  de  l'Afiique.  En  France  même, 


généralité,  leur  propriété,  leur  convenance 
avec  les  lois  fondamentales  de  l'intelligence. 
Or  tels  ne  sont  certainement  pas  les  carac- 
tères de  celles  que  je  viens  de  signaler.  La 
complication  minutieuse,  la  subtilité  gratuite 
de  toutes  ces  formes  n'attestent  que  la  bar- 
barie et  l'imperfection  des  langues  où  elles 
sont  nées,  et  où  elles  régnent  encore. 

«  Du  reste,  on  sait  trop  peu  de  l'histoire  de 
ces  idiomes  bizarres  pour  en  tirer  de  grandes 
lumières  pour  l'histoire  générale  des  langues. 
Nul  doute  que,  dans  leur  état  actuel,  ces 


dans  les  vallées 'occidentales  des  Pyrénées,  il  mêmes  idiomes  n'aient  déjà  subi  de  grandes 

edste  une  population.,  intéressant  débris  du  variations;  nul  doute  non  plus  que  ces  varia- 

j)lus ancien  peuple  de  l'Europe,  dont  la  langue  lions  n'aient  suivi,  dans  leur  cours,  une  loi 

j)résente  des  phénomènes  analogues  à  ceux  générale  en  vertu  de  laquelle  ils  se  sont  déjà 

que  je  viens  de  noter  dans  celles  des  Guaranis  fort  simplifiés;  m-ais  c'est  dans  d'autres  idio- 

<jt  des  Wolofs  :  je  veux  parler  des  Basques  et  mes  qu'il  faut  observer  cette  loi  pour  en  re- 

de  leur  idiome,  idiome  singulier,  qui  aura  connaître  plus  certainement  le  principe,  c'est 

j)eut-6tre  achevé  de  se  perdre  avant  que  les  dans  les  idiomes  dont  on  peut  suivre  la  mar- 

'éiammairiens  s'en  soient  fait  une  juste  idée,  che  à  travers  une  longue  suite  de  siècles., 


877 


LAN 


PSYCIIOLOGIE. 


LAN 


878 


«  Si.  examinant  l'une  après  l'autre  les  an- 
ciennes langues  dont  il  nous  est  resté  des 
monuments  littéraires  d'âges  très-dillérents, 
on  observe  les  modifications  qu'elles  ont  su- 
bies dans  le  cours  de  leur  durée,  on  s'assure 


substantif,  le  verbe,  et  les   pronoms  per- 
sonnels. 

«  Or,  dans  une  langue,  ainsi  bornée  à  trois 
des  neuf  parties  élémentaires  du  discours,  il 
est  évident  que  chacune  de  ces  parties  en  im- 


qu'elles  ont  toutes  suivi  une  même  tendance  plique  nécessairement  quelqu'une,  ou  quel- 
générale,  qu'elles  ont  toutes  marché  de  l'im-  ques-unes  des  autres,  dont  elle  cumule,  en 
})licite  et  du  composé  à  l'explicite  et  au  sim-  quelque  sorte,  les  fonctions  avec  les  siennes 
pie.  On  reconnaîtra  qu'elles  ont  toutes,  en  propres.  Ainsi,  le  nom  substantif  doit  impli- 
vieillissant ,  perdu  plus  ou  moins  de  leurs  quer  l'adjectif:  il  doit  visera  exprimer,  non 


formes  originelles,  et  que  les  formes  persis 
tantes,  synthétiques,  dans  le  principe,  ont, 
pour  la  plupart,  subi  une  sorte  de  décompo- 
sition, dont  le  résultat  a  été  de  rendre  chaque 
idiome  plus  analytique,  d'y  développes-,  d'y 
séparer  davantage  les  éléments  primitifs  du 
discours. 

«  En  cela,  la  marche  des  langues  suit  exac- 
tement celle  de  l'esprit  dans  l'acquisition  de 
ses  connaissances  et  de  ses  idées.  Du  premier 
regard  qu'il  jette  sur  l'inconnu,  l'esprit  em- 


pas  seulement  un  objet  quelconque  vague  et 
abstrait,  mais  un  objet  déterminé,  un  objet 
revêtu  de  quelques-unes  des  qualités  propres 


a  le  distinguer  de  tout  autre. 

«  .Les  pronoms  personnels  impliquent  na- 
turellement l'article. 

«  Le  verbe,  outre  la  propriété  fondamen- 
tale qu'il  possède  toujours  d'exprimer  une 
action  avec  ses  circonstances  générales  de 
tem[)s,  de  personne  et  de  mode,  remplit  d'a- 
bord, comme  je  l'ai  déjà  noté,  des  fonctions 
brasse  lôujour';  des  masses,  des  ensembles,  plus  complexes  :  il  sert  à  marquer  les  circon- 
dont  il  ne  discerne  point  les  détails.  Le  pre-  stances  accidentelles  et  accessoires  d'une  ac- 
mier  résultat  de  son  action  est  tout  synthéti-  tion.  Il  implique  de  la  surtç,  ou  peut  impli- 
que ;  mais,  en  revenant  sur  ce  premier  regard,  quer  l'adjectif,  l'adverbe,  la  conjonction  et  Ui 
en  le  dirigeant,  en  le  prolongeant  avec  mé-  verbe  auxiliaire. 

thode  et  réllexion,  l'esprit  sépare,  il  distingue  «  Dans  cet  état,  à  ce  maximum  de  leur  ca- 

des  choses  qu'il  avait  d'abord  confondues;  il  pacité  synthétique,  les  langues  cherchent  né- 

décompose  pour  recomposer,  il  analyse.  C'est  cessairement  à  suppléer  aux  éléments  qui  leur 

le  procédé  que  suit  sans  relâche  la  science  manquent,  en  variant,  autant  que  possible, 

humaine,  qui  n'est  autre  chose  que  la  conti-  ceux  dont  elles  sont  en  possession. 'D'un  autre 

nuation  à  l'infini  d'une  première  analyse,  de  côté,  ces  mômes  éléments,  d'abord  en  petit 

la  distinction  entre  le  moi  et  l'univers.  Or  les  nombre,  mais  très  -  complexes  des  langues 

langues,  instrument  et  création  de  l'esprit  naissantes,  tendent  incessamment  è  se  diviser, 

humain,  ne  peuvent  pas  ne  point  participer,  à  se  résoudre  en  ceux  qu'ils  impliqi!,ent,  de 

dans  leur  marche  générale,  à  celle  tendance  manière  que  ceux-ci  finissent  par  s'en  déla- 

naturelle  de  l'esprit  à  décomposer  de  plus  en  cher,  et  par  remplir  explicitement,  et,  pour 

plus  ses  notions  sur  la  nature  et  sur  lui-  ainsi  dire,  en  personne,  leur  ollice  dans  le 

même.  discours. 

«  Du  reste,  il  ne  faut  pas  prendre  avec  trop  «  Le  tableau  de  celle  espèce  de  décomposi- 
de  rigueur  celte  distinction  des  langues  en  tion  progressive,  de  cette  transition  obligée 
analytiques  et  synthétiques,  si  accréditée  d'un  commencement  plus  ou  moins  synlhéti- 
qu'elle  paraisse  aujourd'hui.  Il  n'y  a  point  que  à  des  développements  |)]us  ou  moins 
d'idiome  qui  soit  complètement  et  absolu-  analytiques,  formerait  une  grande  et  curieusn 
ment  synthétique.  Il  faudrait  pour  cela  qu'il  portion  de  l'histoire  des  langues.  Un  tel  la- 
rendît  chaque  impression,  chaque  pensée  bleau,  s'il  était  complet,  exact  et  bien  or- 
plus  ou  moins  complexe,  par  un  seul  signe  donné,  marquerait  les  circonstances  qui  fn- 
indivisible.  Or,  non-seulement  nous  ne  con-  vorisent  ou  contrarient  la  transition  dont  il 
naissons  point  de  langue  ainsi  faite,  nous  s'agit,  les- accidents  variés  au  milieu  desquels 
n'en  concevons  pas  même  la  possibilité.  elle  s'opère,  les  ditférenls  degrés  où  elle  s'ar- 
«  Aussi  loin  que  l'on  remonte  vers  l'origine  rête,  les  divers  caractères  que  prend  une 
d'une  langue,  on  la  trouvera  déjà  analytique,  langue  aux  diverses  périodes  de  la  durée 
c'est-à-dire  déjà  composée  de  plusieurs  genres  qu'elle  embrasse;  mais  je  n'ai  pas  besoin  dtî 
ou  catégories  de  signes,  ayant  chacun  des  tracer  un  tableau  si  vaste  et  si  compliqué,  il 
fonctions  distinctes  dans  l'expression  de  la  me  suffira  d'indiquer  rapidement  quelques- 
pensée;  mais  elle  approchera  d'autant  plus  uns  des  faits  généraux  qui  s'y  rattachent, 
d'être  vraiment  synthétique,  qu'elle  sera  plus  «  L'histoire  des  langues  ne  remoiite  point, 
voisine  de  sa  source.  Les  éléments  primitifs  pour  nous,  jusqu'à  leur  origine  :  elle  s'arrête 
du  discours,  qui  en  sont  comme  les  inslru-  bien  en  deçà,  aux  bords  d'un  abîme  qu'elle 
menls  analytiques,  y  seront  d'autant  plus  im-  ne  semble  pas  destinée  à  franchir.  lUIe  at- 

fjlicites,  et  comme  enveloppés  les  uns  dans  teint  à  peine  cette  période  de  l'histoiie  do 

es  autres.  l'humanilé,  où  les  peuples  de  même  race  et 

I       «  En  se  bornant  h  ce  qui  paraît  strictement  de  même  idiome,  bien  longtemps  avant  d'être 

I  indispensable  pour  l'expression  de  la  pensée,  léunis  en  grands  corps  de  nation  civilisés,  ne 

*  ou,  pour  parler  comme  les  grammairiens,  forment  encore  que  des  tribus  sauvages,  que 

;  pour  l'énoncé  de  la  proposition ,  on  conçoit  des  peuplades  ép.irses  et  indépendantes  Us 

;  comme  possible  une  langue,  qui,  des  neuf  ou  unes  des  autres, 

dix  éléments  du  discours,  aujourd'hui  con-  '(  A  ces  époques  reculées,  chaque  peuple 

venus  et  définis,  n'en  aurait  que  trois,  le  nom  de  la  même  race  parle   un  dialecte  de  la 


879  1-AN  DICTIONNAIRE  DE 

môme  langue.  Ce  dialecte  doit  être  exacte- 
ment le  riiôine  pour  tous  les  individus  de  la 
même  tribu.  On  peut,  à  ces  époques,  suppo- 
ser existantes  les  causes,  qui,  dans  les  vieilles 
sociétés  policées,  amènent  cette  grande  in- 
égalité de  culture  dont  Tinégalilé  de  langage 
est  à  la  fois  la  conséquence  et  la  mesure. 

«  Aussi  longtemps  que  ces  |)euplades  de 
môme  race  restent  à  peu  près  égales  en  force, 
marchent  à  peu  près  du  môme  [)as  vers  la  ci- 
vilisation, leurs  dialectes  varient  h  peu  près 
également  :  ils  se  polissent,  ou  se  simplitient 
à  peu  près  au  môme  degré,  et  cela  en  vertu 
du  pur  instinct  social,  et  sans  aucun  moyen 
accessoire ,  sans  l'intluence  d'aucun  art,  11 
n'existe  point  encore  alors  de  poésie,  si  ce 
n'est  peui-ôlre  une  poésie  tout  individuelle, 
expression  brusque,  libre  et  grossière  des 
sentiments  les  plus  naturels  et  les  plus  sim- 
ples. » 

U    B\UT\IN, 

Professeur  (le  S  uboiine. 

o  Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  traiter  à  fond 
Ja  question  de  l'origine  du  langage.  Cette 
question  ne  pouvant  être  résolue  par  l'expé- 
rience seule  et  à  l'aide  des  documents  his- 
toriques, appartient  à  la  métaphysique,  qui 
joint  à  l'observalioR  psychologique  et  aux 
faits  de  l'histoire  des  données  d'un  ordre 
supérieur.  Cependant,  comme  il  y  a  dans  ce 
problème  une  partie  expérimentale,  nous 
l'exposerons  rapidement,  atin  de  préparer 
ce  qui  peut  amener  une  solution,  ou  mettre 
au  moins  sur  la  voie  pour  y  parvenir. 

«  L'étude  des  langues  prouve,  qu'entre  les 
idiomes  les  plus  divers  il  y  a  des  analogies 
fondamentales,  par  lesquelles  ils  se  laissent 
ramener  à  une  certaine  unité  philosophique. 
Si  l'on  réduit  les  mots  de  plusieurs  langues  à 
leurs  radicaux,  on  remarque  une  grande  res- 
semblance de  sens  et  de  forme  dans  les  ra- 
cines primitives,  puis  beaucoup  de  similitude 
dans  les  caractères  ou  les  lettres,  et  enlin 
identité  de  lois  pour  la  syntaxe  ou  la  compo- 
sition du  discours.  C'est  pourquoi  il  y  a  une 
grammaire  générale,  une  grammaire  des 
grammaires,  ou  mieux  encore  une  philoso- 
phie du  langage.  La  considération  des  lan- 
gues multiples  conduit  donc  à  la  supposition 
d'une  langue  des  langues,  d'une  langue  mère, 
une  et  universelle. 

a  En  outre,  c'est  un  fait  constaté  par  l'ex- 
périence, que  l'enfant  ne  parle  que  parce 
qu'il  entend  parier,  et  il  parle  ce  qu'il  en- 
tend et  comme  ill'entend.  Les  sourds  de  nais- 
sance restent  muets,  non  parce  que  la  voix 
et  siis  organes  leur  manquent,  mais  parce 
qu'ils  ne  peuvent  apprendre  à  former  des 
sons  qu'ils  fi'ont  point  entendus.  C'est  donc 
l'oreille  qui  instruit  la  bouche;  la  parole 
entre  par  l'ouie  et  s'apprend  par  1  ouïe.  Les 
enfants  reçoivent  le  langage  de  leurs  parents 
ou  de  ceux  qui  les  élèvent  ;  ceux-ci  l'ont 
reçu  des  leurs,  et  ainsi  de  suite,  en  remon- 
tant à  travers  les  siècles  jusqu'à  la  première 
génération  d'homme ,  jusqu'au  premier 
homme.  Ici  s'arrête  ou  [)lulôt  commence  la 
tradition  humaine.  L'homme  primitif  n'a  plus 


PIÏILOSOriîIE. 


LAN 


880 


d'homme  devant  lui.  Il  n'a  pas  été  engendré 
par  l'homme,  et  ainsi  il  n'a  i)u  être  élevé  ni 
instruit  par  un  homme,  et  ce[)en(iant  la  .loi 
s'applique  à  lui  comme  à  ses  descendants, 
savoir,  qu'on  ne  parle  (ju'autant  qu'on  entend 
])arlt!r.  Qui  donc  a  parlé  au  premier  homme? 
Car  il  faut  absolument  que  ^pielqu'un  lui  ait 
parlé,  |)our  qu'il  ait  pu  parler  à  son  tour. 

«  Une    autre    considéi'alion,    qui    ressort 
aussi  de  l'expérience,  et  que  Rousseau  a  lon- 
guement développée  dans  son  discours  sur 
l'inégalité  des  conditions,  c'est  l'impossibilité 
où  est  l'homme  de  former  par  lui-môme  le 
langage  et  d'établir  une  langue.  Il  y  a  là  en 
eifet  un  cercle  vicieux  dont  la  raison  ne  peut 
sortir,  et  qui  même   se  redouble,   se  triple 
autour  d'elle.  Ainsi  d'abord,  une  langue  de- 
vant servira  mettre  en  comnmnicatîon  plu- 
sieurs êtres,  deux  au  moins  s'il  ne  s'agit  quB 
du  premier  cou[)le,  il  faut  que  ces  êtres  con- 
viennent du  signe  et  de  la  chose  à  signifier, 
pour  que  les  mots  prennent  du  sens  et  ré- 
pondent au  but  de  leur  institution.  Or  cette 
convention  ne  peut  se  faire  sans  une  commu- 
nication préalable,  par  conséquent  sans  un 
moyen  de  s'entendre,  sans  un  langage,  en 
sorte  que  l'établissement   d'une  langue  par 
convention  humaine  suppose  déjà  une  langue 
établie.  En  outre,  ces  conventions  et  l'insti- 
tution des  signes  qui  en  est  la  suite,  impli- 
quent l'exercice  de  la  pensée  et  de  ses  opé- 
rations. Or  il  faut   des  signes  pour  penser, 
comme    nous  l'avons  montré   plus  haut,  et 
ainsi  d'un  coté  on  a  besoin  d'une  langue 
déjà  faite  pour  apprendre  à  penser,  et  de 
l'autre  il  faudrait  l'exercice  le  plus  subtil  de 
la  pensée,  l'emploi  de  toutes  ses  facultés  et 
de  toutes   ses   i-essources,  pour  inventer  la 
langue  et  pour  la  comprendre. 

«  En  troisième  lieu,  l'institution  de  la  lan- 
gue par  convention  suppose  une  société  déjà 
formée,  c'est-à-dire  un  problème  plus  difficile 
que  celui  qu'on  cherche  à  résoudre,  savoir  : 
comment  pourrait  s'établir  la  société  anté- 
rieurement à  tout  langage;  question  absurde 
par  son  énoncé  même.  Selon  sa  coutume 
dans  les  questions  d'origine,  la  philosophie 
du  dix-huitième  siècle  a  essayé  de  se  lirer  de 
ces  embarras  par  des  hypothèses,  et  pour 
échap[)er  à  la  seule  solution  possible,  à  la 
Révélation,  elle  a  eu  recours  à  des  moyens 
cent  fois  plus  merveilleux  que  la  vérité.  Elle 
a  fait  des  premiers  hommes  des  espèces  de 
prodiges  qui  ne  ressemblent  point  aux  hom- 
mes de  nos  jours.  Elle  les  a  représentés 
exerçant  de  prime  abord  et  naturellement 
les  facultés  les  plus  hautes  de  l'intelligence, 
qui  ne  se  développent  parmi  nous  qu'avec 
toutes  les  ressources  de  l'éducation  et  de  la 
civilisation,  et  surtout  par  l'influence  si  ac- 
tive et  si  profonde  du  langage.  Ce  sont  de 
pures  imaginations,  comme  l'homme-statue 
de  Condillac.  Le  premier  homme  était  au 
fond  un  honune  comme  nous,  puisque  nous 
sommes  sortis  de  lui.  11  avait  la  môme  orga- 
nisation et  les  mômes  besoins;  caries  con- 
séquences de  sa  chute,  quoiqu'elles  aient 
retenti  dans  tout  son  être,  n'ont  pu  changer 
la  nature  humaine  ni  en   allérei-  1  essence. 


881 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


EnatJmettant  qu'il  ait  été  créé  adulte  par  le 
corps,  et  qu'il  ait  reçu  aussitôt  après  sa  for- 
mation la  pleine  jouissance   de  la  vie  physi- 
que, il  n'en  était  pas  moins,  h  sa  naissance, 
tout  à  fait  ignorant,  complètement  novice  et 
sans  aucune    expérience.  C'était    un   grand 
enfant  qui  avait  besoin  de  tout  apprendre, 
le   langage  comme  le  reste.  Or  c'est  à  un  tel 
être  que  vous  voulez  donner  la  charge  d'in- 
venter une  langue  avec  ses  abstractions,  ses 
généralités  et  ses  innombrables  diOlcultés, 
qne  Ihomme,  héritier  de  la  civilisation  des 
siècles  et  qui  reçoit  tant  de  secours  de  ses 
semblables  déjà'  intelligents  et  parlant,   a 
néanmoins  peine  à  comf)rendre  et  h  expli- 
quer. Rousseau  déclare  que  cela  est  impos- 
sible; nous  sommes   de  son   avis,  et  nous 
disons  avec  lui,  que  la  parole  nous  paraît 
fort  nécessaire  pour  établir  rusagc  de  la  pa- 
role. [Discours  sur  l'inégalité  des  conditions.) 
«  Les  données   de  l'f'xiiérience  positive  et 
négative  nous  amènent  donc  h  cette  asser- 
tion :  le  premier  homme  n'a  parlé  que  parce 


manifester.  Ainsi  on  peut  dire,  sous  ce  point 
de  vue,  que  les  éléments  des  langues  sont 
d'origine  divine,  comme  les  idées  fondamen- 
tales qu'ils  expriment,  bases  de  la  société  et 
de  la  civilisation.  Le  langage  primitif  est 
d'inslitutif)n  divine  dans  son  esprit  et  dans  sa 
forme  ;  caria  forme  a  dû  être  déterminée  par 
le  fait  même  de  la  constitution  de  l'homme 
et  de  son  organisation,  quand  son  Aine  est 
entrée  en  rapport  avec  Dieu,  (juand  l'Esprit 
de  Dieu  s'est  communiqué  h  l'esprit  humain. 
Ce  qui  revient  à  dire  :  l'honnne  n'a  |)u  con- 
naître Dieu,  (pie  parce  que  Dieu  s'est  manifesté 
à  lui  sous  une  forme  cajiablede  lui  en  donner 
ridée,  ou  |)ar  un  mode  de  révélation  appro- 
prié à  sa  nature  et  h  sa  faiblesse.  Ce  mode  de 
révélation  c'est  la  parole.  Cette  révélation  de 
Dieu  h  l'homme  est  la  base  de  la  religion  ou 
de  ce  qui  relie  l'homme  5  Dieu,  et  la  reli- 
gion a  coDunencé  avec  le  rapport  entre  Dieu 
et  l'homme  ;  elle  s'est  étendue,  dévelop[)ée, 
perfectionnée  à  mesure  que  ce  rapport  est 
devenu   plus  profond,  plus  intime,  c'est -h- 


qu'on  lui  a  parlé  ;  il  était  incapable  d'inven-     dire  h  mesure  que  Dieu  s'est  plus  rapproché 


1er  le  langage,  et  par  conséquent  il  a  dû  le 
recevoir  d'un  être  supérieur.  C'est  ce  qu'af- 
firme la  Genèse,  (jui  nous  montre  dés  le 
commencement  Dieu  parlant  à  l'homme  : 
Dieu  dit  à  Adam,  etc.  Il  y  avait  donc  un  lan- 
gage entre  Dieu  et  Adam  ;  ce  langage  devait 
être  le  moyen  d'expression,  par  lequel  l'Es- 
prit de  Dieu  agissait  sur  l'esprit  de  l'homme 
pour  se  faire  connaître  <Mui  et  lui  apprendre 
ce  qu'il  voulait  de  lui  ;  car  il  n'était  pas  pos- 
•Mble  que  Dieu,  après  avoir  créé  l'homme, 
l'abandonnAt  à  lui-même  dans  le  monde  où 
il  venait  de  le  poser,  sans  lui  dire  pourquoi 
il  l'y  mettait  et  comment  il  devait  y  vivre.  Un 
rapport  vivant  à  dû  subsister  entre  le  Créa- 
teur et  la  créature,  et  comme  Dieu  avait 
animé  le  corps  humain  par  l'esprit  de  vie, 
il  a  dû  aussi  vivifier  l'intelligence  humaine  et  Ka 
fiorter  au  développement  par  la  communica- 
tion de  sa  lumière  et  l'inspiration  de  sa  sa- 
gesse. Or,  l'Ame  humaine  étant  enfermée 
dans  un  corps,  l'Esprit  de  Dieu  n'y  pouvait 


de  l'homme,  s'est  plus  abaissé  vers  lui  ;  jus- 
qu'à ce  qu'enfin,  pour  compléter  la  connais- 
sance qu'il  voulait  nous  donner  de  lui-même, 
pour  se  manifester  pleinement  à  l'humanité 
et  la  porter  à  réagir  vers  Lui  avec  amour, 
pour  se  la  réconcilier  et  se  l'unir,  après 
avoir  employé  tous  les  moyens  d'expression 
accommodés  à  la  faiblesse  humaine ,  après 
lui  avoir  |)arlé  mullifariam,  imdtisquc  modis 
[lîebr.  1,1),  il  a  revêtu  sa  nature,  il  s'est  fait 
liommc  pour  instruire,  guérir  et  sauver 
l'hoimne.  Le  Verbe,  la  l\Trole,  la  Lumière 
éternelle,  le  Fils  de  Dieu  s'est  fait  chair  pour 
régénérer  la  chair.  L'Evangile  a  été  l'annonce 
de  cette  bonne  nouvelle;  il  est  l'histoire  de 
la  manifestation  de  Dieu  à  l'Iiomine  ;  c'est 
pourquoi  il  est  le  fondement  de  la  religion 
universelle  ou  calhoii(jue,  cpû  est  de  tous  les 
temps  et  de  tous  les  lieux.  Il  porte  en  puis- 
sance toutes  les  vérités  dans  la  semence  de 
sa  parole,  comme  le  pain  est  renfermé  dans 
le  grain  que  le  laboureur   confie  à  la  terre. 


parvenir  qu'à  travers  ce  corps,  et  enveloppé     Les  apôtres  ont  recula  mission  d'ensemencer 


<^ns  une  forme  analogue,  c'est-à-dire  dans 
un  signe,  dans  un  symbole;  c'est  justement 
ce  qui  fait  un  langage. 

«  Quelle  a  été  cette  langue  primitive,  c'est 
ce  que  nous  ne  pouvons  déterminer  maté- 
riellement. La  tradition,  l'histoire  ne  nous 
en  ont  point  conservé  de  monuments  ni  de 
vestiges,  ou  plutôt  ces  vestig(3s  se  retrouvent 
dans  toutes  les  langues  parlées  aujourd'hui 
sur  la  terre;  et  constituent  leur  unité  au  mi- 
lieu de  leur  variété.  Ce  qu'on  peut  affirmer 
avec  assurance,  c'est  que  ce  langage,  par  sa 
forme  et  sa  construction,  a  dû  être  analogue 
à  la  nature  des  deux  termes  qu'il  mettait  en 
communication, Dieu  et  l'homme;  et  qu'ainsi, 
divin  par  son  sens,  par  son  esprit,  par  l'idée, 
il  était  nécessairement  humain  par  ses  signes, 
par  ses  caractères,  par  l'expression;  autre- 
ment l'homme  ne  l'aurait  point  compris. 
Mais  cette  expression  de  l'idée  divine  devait 
être  aussi  parfaite  que  pouvait  le  comporter 


le  monde  de  celte  divine  semence,  puis  de 
l'arroser  de  leur  sang  pour  la  l'aire  germer  et 
fructifier.  Ils  l'ont  jetée  en  elfet  sur  la  terre, 
et  toutes  les  institutions  du  monde  moderne, 
les  croyances,  les  nueurs,  les  lois,  les  scien- 
ces, les  lettres  et  les  arts  en  sont  sortis  et  y 
tiennent  par  leur  fond.  Notre  civilisation  tout 
entière  est  implantée  dans  le  christianisme, 
vivifiée  j»ar  sa  sève,  imprégnée  de  son  es- 
prit, et  voilà  pourquoi  elle  s'ébranle,  chan- 
eelle,  menace  ruine  toutes  les  fois  que  le 
dogme  chrétien  est  attaqué,  faussé  ou  mé- 
connu. Ainsi  se  tiennent  ces  grandes  vérités 
qui  sont  dans  toutes  les  (jueslions  d'origine. 
On  ne  peut  toucher  à  l'une  sans  remuer  les 
autres;  car  elles  sont  solidaires  entre  elles  : 
elles  tombent  ou  subsistent  ensemble  dans 
les  croyances  communes.  Origine  du  langage, 
de  la  société,  de  la  législation,  du  gouver- 
nement, de  la  connaissance,  de  la  religion, 
c'est  au  fond  la  même  question,  que  lechris- 


la  nature  humaine,  à  laquelle  elle  voulait  se     tianisme  seul  peut  résoudre,  parce  qu'il  est 


<^S3  LAN  DICTIONNAIRE  DE  l'IlILOSOPHIE.  LAN  884 

en  toute  vérité  la  science  de  l'huraaniié,  la  ninionl  artificielle  des  verbes  de  la  langue 

science   du  rapport   de  Dieu  et  de  l'homme  Delaware  vient  principalement  de  cette  der- 

depuis  la  création  du  genre  jusqu'à  sa  con-  nière  circonstance.  11  faut  encore  attribuer  à 

sommation.   Les  dogmes  chrétiens  sont  les  cette  habitude   celle    de  plusieurs  langues 

ba^■es  éternelles  de  cette  philosophie  divine,  américaines,  de  ne  jamais  séparer  les  sub- 

qui  a  autant  de  rigueur  dans  l'enchaînement  stantifs  d'un  pronom  possessif,  dût-il   même 

(le  ses  principe'^,  de  ses  préceptes  et  de  leurs  être  indéfini.  De  cette  cause  et  d'une  autre 

applications  que  la  science   mathématique,  habitude,  plus  naturelle  cependant,  de  lier 

et  qui  a  de  plus  (ju'elle,  comme  science  de  toujours  des  pronoms  au  verbe  comme  sujets 

laits  et  de  réalités,   le  mouvement,  la  cha-  et  comme  objets,  dérive   la  transformation 

leur  et  la  vie.  »  des  pronoms  isolés  en  aflixes,  et  celle  grande 

§  XXF.  -  Quelnue.  idées  de  M.  G.  de  Humboldi  classification  des   derniers    en  affîxes  nomi- 

.vur  Nrigme  des  langues,  {leurs  nature  orqaniqne,  "aux  et  verbaux,  classification  qui    forme   SI 

rapports  grammaticaux ,  eic.  —  Comparahor  du  ^^^^  '«  grammaire  de  plusieurs  langues  que 

chinois  avec  les  autres  langues.  le  même  mot  devient   substantif  ou  verbe 

,v  ,    ■.  ,        ,  .,     •  «f    »   n  '        .  \  selon   l'affixe  qui   l'accompagne.  Ce  même 

(Lxira.i  de  sa  Iciire  a  M.  A.  Remusai.)  ^^^^^^^^  ^^  ^^^^^^  exprimant  des  idées  accès- 

«  ....  Les  rapports  grammaticaux  existent  soires,  à  l'état  d'exposants  de  rapports  gram- 
dans  l'esprit  des  hommes,  quelle  que  soit  la  inaticaux,  se  retrouve,  plus  ou  moins  claire- 
mesure  de  leurs  facultés  inlellectuelles,  ou,  ment,  dans  les  langues  basque  et  copie,  dans 
ce  qui  est  plus  exact,  l'homme  en  parlant  celles  des  îles  de  la  mer  du  Sud  et  des  peupla- 
suit,  par  son  instinct  intellectuel,  les  lois  des  tarlares,  comme  vos  recherches  me  le 
générales  de  l'expression  de  la  pensée  par  la  semblent  prouver,  et  indubitablement  dans 
|)arole.  Mais  est-ce  delà  seul  qu'on  peut  toutes  les  langues  qui  manquent  entièrement 
dériver  l'expression  de  ces  rapports  dans  la  de  flexions,  ou  dans  lesquelles  au  moins  le 
langue  parlée?  La  supposition  d'une  conven-  système  des  flexions  est  incomplet  ou  vicieux, 
tion  expresse  serait  sans  doute  chimérique.  «  Ce  que  je  viens  d'exposer  pourrait  être 
Mais  l'origine  du  langage  en  général  est  si  l'histoire  de  la  formation  de  toutes  les  lan- 
mystérieuse,  il  est  d'une  telle  impossibilité  gués,  et  toutes  pourraient  suivre  la  môme 
d'expliquer  d^'une  manière  mécanique  ce  fait,  méthode  pour  marquer  les  rapports  gramma- 
que  les  hommes  parlent  et  se  comprennent  ticaux.  Voyons  donc  d'oii  peuvent  venir  les 
mutuellement;  il  existe  dans  chaque  peuplade  deux  exceptions  que  nous  rencontrons  dans 
une  correspondance  si  naturelle  dans  la  la  langue  chinoise,  et  dans  les  langues  qui 
méthode  suivie  pour  assigner  des  paroles  possèdent  un  système  complet  d'exposants 
aux  idées,  que  je  n'userais  regarder  comme  pour  les  rapports  grammaticaux, 
une  chose  impossible  que  les  rapports  gram-  «  Ces  dernières  peuvent,  d'après  ce  que  je 
maticaux  aient  aussi  été  marqués  d'emblée  viens  de  dire  sur  l'origine  du  langage  en 
dans  le  langage  primitif.  général,  être  redevables  de  leur  structure  à 

«  Il  est  très-important  de  fonder  les  recher-  leur  formation  primitive.  Mais  si  l'on  n'em- 

ches  de  ce  genre,  autant  que  possible,  sur  brasse  pointée  système  (et  je  suis  persuadé 

des  faits  positifs,  et  l'examen   de  plusieurs  qu'une  analyse  perfectionnée  de  leurs  formes 

langues  conduit  à  une  observation   qui  peut  grammaticales,  surtout  du  changement  qu'y 

servir  à  expliquer  l'origine  des  formes  qui  subissent  les  voyelles  et  l'intérieur  des  mots, 

expriment  les  rapports  grammaticaux^  jettera  du  jour  sur  ce  point   important),  il 

«  On  remarque  qu'il  est  naturel  à  l'homme,  n'est  pas  impossible  d'expliquer,  jusqu'à  un 

et  surtout  à  l'homme  dont  l'esprit  est  encore  certain  point,  l'origine  de  leur  grammaire,  en 

peu  développé,  d'ajouter  en  parlant,  à  l'idée,  leur  assignant  la  même  marche  qu'aux  lan- 

principale,   une   foule   d'idées  accessoires,  gués  moins  avantageusement  organisées.  Car 

exprimant  des  rapports  de  temps,  de  lieux,  s'il  existe  un  concours  heureux  du  penchant 

de  personnes,  de    circonstances,  sans  faire  des  nations  avec  l'instinct  qui  forme  les  lan- 

atlention  si  ces  idées  sont  précisément  néces-  gués,  si  à  cette  disposition  favorable  se  joint 

saireslà  où  on  les  place.  Il  l'est  encore  de  ne  le  genre  d'imagination  dont  j'ai  parlé  plus 

pas  être  avare  de  paroles,  mais  de  répéter  ce  haut,  et  qui  assimile  les  éléments  du  langage 

quia  déjà  été  dit,  et  d'interposer  des  sons  aux  objets    du  monde  réel,  l'opération  à 

qui  expriment  moins  une  idée  qu'ils  ne  mar-  laquelle  leur  grammaire  doit   son  origine, 

quent  un  mouvement  de  l'âme.  Or  c'est  de  aura   un  succès  complet.  La  généralisation 

ces  idées   accessoires,  devenues  compagnes  des  rapports  de  cii'constances  particulières  ne 

habituelles  des  idées f)rincipales,  et  générali-  laissera  rien  à  désirer;  tous  ceux  que  distin- 

sées  par  l'instinct  intellectuel   et  le  dévelop-  ,.  gue  une  analyse  complète  de  la  parole,  trou- 

pement  progressif  de  l'esprit,  et  de  sons  qui  ^  veront  leurs  exposants;  on   n'en  marquera 

y  répondent,  que  les  exposants  des  rapports  point  de  supertlus,  et  ces  exposants  seront 

grammaticaux   semblent  ôlre  provenus  dans  tellement  inhérents  aux  mots  qu'aucun  n)ol, 


""s- 


])eaucoup  de  langues.  En  examinant  les  lan-  enchaîné  dans  une  phrase,  ne  frappera  l'es 

gués  américaines,  nous  observons  que  cer-  prit  que  dans  une  valeur  grammaticale  don- 

lains  rapports  (par  exemple,  ceux  du  nom-  née.  Car  on  doit  toujours,  en  comparant  les 

bn;  et  du  genre)  ne  sont  exprimés  que  là  oii  langues   sous  le  point  de  vue  des  formes 

le  sens  l'exige,  mais  qu'un  grand  nombre  grammaticales,  avoir  égard  à  la  double  ques- 

d'autres  rapports  sont  reproduits  là  où  on  tion  de  savoir  si  une  langue  est  f)arvenue  à 

s'en  passerait  facilement.  La  structure  infi-  ce  qu'on  peut  qualifier  de  véritable  forme 


SS5 


LAN 


^'raiiuîialicale  (question  que  j'ai  tâché  de 
tiailerdans  un  mémoire  particulier!,  et  quel 
est  le  système  tiue  ces  formes  présentent  sous 
le  rapport  de  leur  nombre,  de  l'exactitude 
de  leur  classiticalion  et  de  leur  régularité. 
(!etle  dernière  question  peut  s'agiter  aussi  h 
l'égard  des  langues  qui  ne  sont  point  parve- 
nues à  créer  de  véritables  formes  grammati- 
cales: c'est  celle  qui  m'occupe  de  préférence 
dans  cet  exposé. 

n  Qu'une  nation  atteigne  un  haut  degré  de 
perfection  dans  sa  langue,  cela  dé[>end  du 
don  de  la  parole  dont  elle  est  douée.  De  môme 
que  les  lalt;nts  jiour  dilférents  objets  sont  di- 
versement dévolus  aux  individus,  le  génie 
des  langues  me  paraît  aussi  partagé  entre 
les  nations.  La  force  de  l'instinct  intellectuel 
qui  pousse  l'homme  à  parier,  l'esprit  et  l'ima- 
gination portés  vers  la  foime  et  la  couleur 
que  la  parole  donne  à  la  pensée,  ime  ouïe 
délicate,  un  organe  heureux  et  peut-être 
bien  d'autres  circonstances  encore,  forment 
ces  prodiges  de  langues,  qui,  j)our  une  lon- 
gue série  de  siècles,  deviennent  les  t}  [)es 
des  idées  les  plus  déliées  et  les  plus  sublimes. 
En  combinant  le  génie  inné  à  l'honnne  pour 
les  langues,  avec  les  circonstances  qui  entou- 
rent naturellement  l'état  primitif  de  la  société, 
on  peut,  je  ne  dis  pas  expli(|uer  en  détail, 
mais  entrevoir  l'origine  des  langues  les  plus 
parfaites;  c'est  là,  Monsieur,  le  terrain  sur 
lequel  je  voudrais  me  tenir.  Je  ne  crois  pas 
qu'il  faille  supposer  chez  les  nati(jns  auxquel- 
les on  est  redevable  de  ces  langues  admira- 
bles, des  facultés  plus  qu'humaines,  ou 
admettre  qu'elles  n'ont  point  suivi  la  mar- 
che progressive  à  laquelle  les  nations  sont 
assujetties;  mais  je  suis  pénétré  de  la  convic- 
tion qu'il  nefaut  pas  mécoanaîlre  celte  force 
vraiment  divine  que  recèlent  les  facultés 
humaines,  ce  génie  créateur  des  nations, 
surtout  dans  l'étal  primitif  où  toutrs  les 
idées  et  môme  les  facultés  de  l'àme  emprun- 
tent une  force  plus  vive  de  la  nouveauté  des 
impressions ,  où  l'homme  peut  pressentir 
des  combinaisons  auxquelles  il  ne  serait 
jamais  arrivé  par  la  marche  lente  et  pr(»- 
gressive  de  l'expérience.  Ce  génie  créateur 
peut  franchir  les  limites  qui  semblent  pres- 
crites au  reste  des  mortels,  et  s'il  est  impos- 
sible de  retracer  sa  marche,  sa  présence  vivi- 
fiante n'en  est  pas  moins  manifeste.  l'Iulôt  que 
de  renoncer,  dans  l'explication  de  l'origine 
des  langues,  h  l'influence  de  cette  cause  puis- 
sante et  première,  et  de  leur  assignera  toutes 
une  marche  uniforme  et  mécanique  qui  les 
traînerait  pas  à  pas  depuis  le  counnencement 
le  plus  grossier  jusqu'à  leur  perfectionne- 
ment, j'embrasserais  l'opinion  de  ceux  qui 
rapportent  l'origine  des  langues  à  une  révé- 
lation immédiate  de  la  Divinité.  Us  recon- 
naissent au  moins  l'étincelle  divine  qui  luit 
à  travers  tous  les  idiomes,  même  les  plus 
imparfaits  et  les  moins  cultivés. 

«  En  (tosant  ainsi  comme  premier  {)rincipe 


PSYCHOLOGIE.  LAN  886 

toutes  les  flexions  aient  été  dans  leur  origine 
des  alTixes  détachés.  Je  conviens  qu'il  est, 
ainsi  que  vous  l'avez  énoncé.  Monsieur,  assez 
naturel  de  supposer  cette  transformation  ;  je 
crois  môme  qu'elle  a  eu  lieu  dans  un  Irès- 
giand  nombre  de  cas;  mais  il  est  bien  cer- 
tainement arrivé  aussi  que  l'homme  a  senti 
qu'un  rapport  grammatical  s'exprimerait 
d'une  manière  plus  décisive  par  un  change- 
ment du  mot  môme.  Il  serait  plus  que  hasai- 
dé  de  |)Oser  ainsi  des  boines  au  génie  créa- 
teur des  langues.  Ce  qui  fait  qu'on  mécoiuiaîl 
(juel(]uefois  la  vérité  dans  ces  matières,  c'est 
qu'on  apprécie  rarement  la  force  qu'ext^rce 
le  plus  simple  son  articulé  sur  l'esprit  par  la 
seule  circonstance  qu'il  s'annonce  comme  le 
signe  d'une  idée.  Comment,  sans  cela,  se 
ferait-il  que  les  dill'éi-ences  les  plus  tines  de 
voyelles  se  conservassent,  sans  altération, 
durant  des  siècles  entiers?  Dans  un  passage 
de  mon  ouvrage  sur  les  peuples  ibériens.j'ai 


dirigé  l'attention  sur  cette  ténacité  avec  la- 
quelle les  nations  s'attachent  aux  plus  légè- 
res nuances  de  prononciation.  Comment,  sans 
cela,  des  différences  trè^-essenlielles  d'idées 
se  lieraient-elles  au  seul  changement  d'une 
voyelle,  ainsi  que  vous  en  citez.  Monsieur, 
un  exemple  infiniment  remarquable  datis  la 
langue  Mandchoue?  (Rech.  TarL,  p.  111  et 
112.) 

«  Avant  que  de  tenter  une  explication  du 
système  de  la  langue  chinoise,  jedois  encore 
développer  davantage  l'idée  que  je  me  forme 
de  sa  véritable  nature.  J'ai  parlé  presque 
exclusivement  jusqu'ici  des  qualités  qu'elle 
ne  |)Ossède  pas;  niais  cette  langue  étcruie 
par  le  phénomène  singulier  qui  consiste  en 
ce  que,  simplement  en  renoneanl  à  un  avan- 
tage commun  à  toutes  les  autres,  par  cette 
l)rivation  seule,  elle  en  acquiert  un  qui  ne  se 
trouve  dans  aucune.  En  dédaignant,  autant 
que  la  nature  du  langage  le  permet  (car  je 
crois  pouvoir  insister  sur  la  justesse  de  cette 
expression),  les  couleurs  et  les  nuances  que 
l'expression  ajoute  à  la  pensée,  elle  fait  res- 
sortir les  idées,  et  son  art  consiste  à  les  ran- 
ger immédiatement  l'une  h  côté  de  l'autre, 
de  manière  que  leurs  conformités  et  leurs 
oppositions  ne  sont  pas  seulement  senties  et 
aperçues,  comme  dans  toutes  les  autres  lan- 
gues* mais  qu'elles  frappent  l'esprit  avec  une 
torce  nouvelle,  et  le  poussent  à  jioursuivre  et 
à  se  rendre  présents  leurs  rapports  mutuels. 
Il  naît  de  là  un  [)laisir  évidennrient  indépen- 
dant du  fond  môme  du  raisonnement,  et 
(|u'on  j)eut  nommer  puren)enl  intellectuel, 
l)uis(iu'il  ne  tient  qu'à  la  forme  et  à  l'ordon- 
nance des  idées  ;  et  si  l'on  analyse  les  causes 
de  ce  sentiment,  il  provient  surtout  de  la 
manière  rapide  et  isolée  dont  les  mots,  tous 
expressifs  d'une  idée  entière,  sont  rappro- 
chés l'un  de  l'autre,  et  de  la  liardiesse  avec 
laquelle  tout  ce  qui  ne  leur  sert  que  de  liaison 
en  a  été  enlevé, 

«  Voilà  du  moins  ce  que  j'éprouve  en  me 


dans  les  recherches  sur  les  langues,  qu'il  faut  pénétrant  d'un  texte  chinois.  Etant  parvenu 

renoncer   à  vouloir  tout  expliijuer,  et  qu'il  a  en  saisir  l'originalité,  j  ai  cru  voir  que,  dans 

faut  se  borner  souvent  à  n'indi(|uer  que  les  aucune  autre   langue  peut-être,  les  traduc- 

faits,  je  ne  partage  nullement  1  opinion  que  tions  ne  rendent  si  peu  la  force  ctla  tournure 


887 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


LAN 


m 


IKuliciiIiorc  de  l'original.  Et  partnni,  n'est-ce 
pas  |)riii.i|)aleiiienl  ce  (luc  l'individualité  de 
î'honiiiie  ajoute  à  la  j^ensée,  c'est-à-dire,  le 
style  dans  les  langues  et  dans  les  ouvrages, 
(|ui  nous  fait  éprouver  celte  satisfaction  (|ue 
j)rocure  la  lecture  des  auteurs  anciens  et 
modernes?  L'idée;  nue,  dépourvue  de  tout  ce 
(ju'elle  tient  de  l'expression,  oiïre  tout  au 
plus  une  instruction  aride.  Les  ouvrages  les 
l»lus  remanpiahlcs,  analysés  de  cette  manière, 
donneraient  un  résultat  bien  peu  satisfai- 
sant. C'est  la  manière  de  rendre  et  de  présen- 
ter les  idées,  d'exciter  l'esprit  h  la  médita- 
lion,  de  remuer  l'ame,  de  lui  faire  découvrir 
des  routes  nouvelles  pour  la  pensée  et  le 
sentiment,  qui  transnnjt,  non  pas  seulement 
des  doctrines,  mais  la  force  intellectuelle 
même  qui  les  a  produites,  d'âge  en  âge,  et 
justiu'h  une  [)os1érité  reculée.  Ce  que,  dans 
l'art  d'écrire  [intimement  lié  à  la  nature  de 
Ja  langue  dans  laijuelle  il  .s'exerce),  l'expres- 
sion proie  à  l'idée,  ne  peut  point  en  être 
détaché  sans  qu'on  l'altère  sensiblement;  la 
pensée  n'est  la  môme  que  dans  la  forme 
sous  laquelle  elle  a  été  conçue  par  son  auteur. 
C'est  par  là  que  l'étude  de  différentes  langues 
devient  précieuse,  et  c'est  lors'ju'on  se  place 
dans  ce  point  de  vue,  que  les  langues  ces- 
sent d'être  regardées  comme  une  variété 
embarrassante  de  sons  et  de  formes. 

«Je  ne  me  dissimule  guère  ce  qu'on  a  cou- 
tume d'attribuer  au  plaisir  de  la  difficulté 
vaincue;  mais  la  difficulté  qu'offrent  les  tex- 
tes chinois  dont  je  parle  ici,  entourés  de  nom- 
breux secours,  n'est  pas  bien  grande;  ceux 
qui  ne  se  refusent  point  à  d'autres  éludes 
dans  lesquelles  la  difficulté  vaincue  n'offre 
que  des  épines,  ne  peuvent  guère  se  mépren- 
dre ainsi. 

«Comme  la  langue  chinoise  renonce  à  tant 
de  moyens  par  lesquels  les  autres  langues 
varient  et  t-nrichissen*  l'expression,  on  pour- 
rait croire  que  ce  qu'on  nomme  style  dans  ces 
dernières,  lui  devrait  manquer  entièrement. 
Mais  le  style  très-marqué,  qui  dans  les  ou- 
vrages chinois  doit  être  attribué  à  la  langue 
elle-même,  vient,  à  ce  qu'il  me  semble,  du 
contact  immédiat  des  idées,  du  rapport  tout  à 
fait  nouveau  ([ui  naît  entre  l'idée  et  l'expres- 
sion par  l'absence  presque  totale  de  signes 
grammaticaux,  et  de  l'art,  facilité  par  la  phra- 
séologie chinoise,  (le  ranger  les  mots  de  ma- 
nière à  faire  ressortir  de  la  construction 
même  les  relations  réciproques  des  idées. 
C'est  dans  ce  dernier  point  que  la  force  et 
la  justesse  de  l'impression  sur  le  lecteur,  dé- 
pend du  talent  et  du  goût  de  l'auteur  qui 
peut  aussi,  comme  hîs  styles  antique  et  mo- 
derne le  prouvent,  renforcer  l'inqiression  qui 
naît  de  Tabsence  des  signes  grammaticaux  en 
usant  plus  ou  moins  sobrement  de  ces  signes. 

«  Je  distingue  la  langue  chinoise  des  lan- 
gues vulgairement  appelées  imparfaites,  par 
l'esprit  conséquent  et  la  régularité,  et  des 
langues  classiques,  par  la  nature  opposée  de 
son  système  grammatical.  Les  langues  clas- 
siques assimilent  leurs  mots  aux  objets  réels, 
les  douent  des  qualités  de  ces  derniers,  font 
efilu'r  dans  l'expression  des  idées,  toutes  les 


relations  qui  naissent  de  ces  rapports  des 
mots  dans  la  phras(\  et  ajoutent  à  l'idée  par 
ce  moyen  des  modilicalions  qui  ne  sont  pas 
toujours  absolument  requise.--  par  le  fond 
essentiel  de  la  pensée  qui  doit  être  énoncée. 
La  langue  chinoise  n'entre  pas  dans  cette 
méthode  de  faire;  des  mois,  des  êtres  dont 
la  nature  particulière  réagit  sur  ces  idées: 
elle  s'en  tient  purement  et  nettement  au 
fond  essentiel  de  la  i)ensée,  et  prend,  pour 
la  revêtir  de  paroles,  aussi  peu  que  possible 
de  la   nature  particulière  du  langage. 

«  Il  faudra  donc,  pour  approfondir  plei- 
nement la  matière  que  nous  Iraitons  ici,  dé- 
terminer ce  qui  dans  l'âme  répond  à  cette 
opération  par  laquelle  les  langues,  en  liant 
les  mots  d'après  les  rapf)orts  qu'elles  leur  ont 
assignés,  ajoutent  à  la  pensée  des  nuances 
qui  naissent  uniquement  de  leur  forme  gram- 
maticale. 

«  Je  répondrais  à  cette  question,  que  la  fa- 
culté de  l'âme  à  laquelle  cette  opération  ap[)ar- 
tient,  est  précisément  celle  qui  ins|)ire  ce  M'a- 
vail  aux  créateurs  des  langues;  c'est  l'imagina- 
tion, non  ])as  l'imagination  en  général,  mais 
l'espèce  particulière  de  celle  faculté  qui  revêt 
les  idées  de  sons  pour  les  placer  au  dehors  de 
l'homme,  pour  les  faire  revenir  à  son  oreille 
proféréescomme  paroles,  par  la  bouche  d'êtres 
organisés  ainsi  que  lui,  et  pour  les  faire  agir 
ensuite  de  nouveau  en  lui-môme  comme  des 
idées  fixées  |)ar  le  langage.  Les  langues  à 
formes  grammaticales  complètes,  ainsi  qu'el- 
les doivent  leur  origine  à  l'action  vive  et 
puissante  de  cette  faculté»  Téagissent  forte- 
ment surelle,  tandis  que  la  langue  chinoise 
se  trouve  pour  l'un  et  l'autre  de  ces  procédés, 
dans  un  cas  diamétralement  opposé. 

«  Mais  l'influence  que  les  langues  exercent 
sur  l'esprit  par  une  structure  granmiaticale 
riche  tit  variée,  s'étend  bien  au  delà  de  ce 
cjue  je  viens  (l'exposer.  Ces  formes  gramma- 
ticales, si  insignifiantes  en  apparence,  en 
foui-nissant  le  moyen  d'étendre  et  d'entrela- 
cer les  phrases  selon  le  besoin  de  la  pensée, 
livrent  celte  dernière  à  un  plus  grand  essor, 
lui  iiermettent  et  la  sollicitent  d'exprimer 
jusqu'aux  moindres  nuances,  et  jusqu'aux 
liaisons  les  plus  subtiles.  Comme  les  idées 
forment  dans  la  tête  de  chaque  individu  un 
tissu  non  interrompu,  elles  trouvent  dans 
l'heureuse  organi.salion  de  ces  langues  le 
mrme  ensemble,  la  môme  continuité,  l'ex- 
pression de  ces  passages  presque  insensibles 
qu'elles  rencontrent  en  elles-mêmes.  La  per- 
fection grammaticale  qu'olfrent  les  langues 
classiques,  est  à  la  fois  un  moyen  de  donner 
h  la  pensée  plus  d'étendue,  plus  de  finesse  et 
l)lus  de  couleur,  el  une  manière  de  la  rendre 
avec  plus  d'exactitude  et  de  fidélité,  par  des 
traits  plus  prononcés  et  plus  délicatement 
expressifs,  en  y  ajoutant  une  .symétrie  de  for- 
mes et  une  harmonie  de  sons  analogues  aux 
idées  énoncées  et  aux  mouvements  de  l'âme 
qui  les  accompagntmt.  Sous  tous  ces  rap- 
ports, une  grammaire  imparfaite  et  ([ui  ne 
met  pas  pleinement  à  profit  toutes  les  res- 
sources des  langues,  seconde  moins  bien  on 
entrave  l'aclivité  el  l'essui-  libre  de  la  pensée 


m 


LAN 


rSYCIlOLOGTE. 


LAN 


890 


«  D'un  autre  côlé,  l'homnie  peut,  en  ooni- 
binaiit.el  en  énonçant  ses  idées,  se  livrer 
avec  j)lus  d'abandon  ou  avec  plus  de  réserve 
à  Kimaginatiun  qui  forme  les  langues.  Quoi- 
qu'il ne  puisse  penser  sans  le  secouis  de  la 
parole,  il  discerne  cependant  très-bien  la 
pensée  détacliée  des  liens,  et  libre  des  presti- 
ges du  langage,  de  celle  qui  3-  est  assujettie 


surtout  do  la  manière  dont  elle  agit  sur  l'es- 
prit par  son  système  giaminaticaî.  En  lui  im- 
posant un  travail  méditalil"  beaucoup  plus 
grand  qu'aucune  autre  langue  n'en  evige  do 
lui,  en  l'isolant  sur  les  ra])ports  des  idées, 
en  le  privant  [)resque  de  tout  secours  h  peu 
près  macliinal,  en  fondant  la  construction 
presi[u'exclusivemcnt  sur  la  suite  des  idées 


11  n'a  de  la  première  qu'une  sensation  vague,  rangées  selon  leur  qualité  déterminative,  elle 
mais  qui  en  nrouve  néanmoins  l'existence  ;  réveille  et  entretient  en  lui  l'activité  qui  se 
comment  d'ailleurs  se  plaindrait-il  si  souvent  ]>orte  vers  la  pensée  isolée,  et  l'éloigné  de 
de  l'insuiTisance  du  langage,  si  les  idées  et  tout  ce  qui  pourrait  en  varier  (;t  en  embellir 
les  sentiments  ne  dépassaient  pas,  pour  ainsi  l'expression.  Cet  avantage  ne  s'étend  cepen- 
dire,  la  parole?  Comment  nous  verrions-nous  dant  [)as  uni(|uement  sur  le  maniement  des 
parfois  même  en  écrivant  dans  notre  propie  idées  |)hiloso;)hiques;  le  style  hardi  et  laco- 
iangue,  dans  l'embarras  de  trouver  des  ex-  nique  du  chinois  anime  aussi  singulièrement 
pressions  qui  n'altèrent  en  rien  le  sens  que  les  récits  et  les  descri|)tions,  et  donne  de  la 
nous  voulons  leur  donner?  Il  n'y  a  aucun  force  à  l'expression  tlu  sentiment.  Quel  beau 
doute:  la  pensée,  libre  des  liens  de  la  parole,  morceau,  par  exenjple,  que  celui  qu'exprime 
nous  paraît  plus  entière  et  plus  pure.  Aussi,  le  livre  de  y'crs,  à  l'occasion  de  la  tour  de 
dès  qu'il  s'agit  d'idées  plus  profondes  ou  de  VintelUgcnce.  (Voy.  Thoûny-yoùng,  p.  21.) 
sentiments  plus  intimes,  donnons-nous  tou-  «  Je  conviens  que  ces  passages  nous  éton- 
nent et  nous  frapi)ent  davantage  par  le  con- 
traste qu'ils  forment  avec  nos  langues  et  nos 
constructions;  mais  il  n'en  reste  pas  moins 
vrai  qu'en  se  livrant  à  l'impression  qu'ils 
produisent,  on  peut  se  faire  une  idée  de  la 
direction  que  cette  langue  étonnante  donne  à 


jours  aux  paroles  une  signification  qui 
déborde,  pour  ainsi  dire,  leur  acception 
commune,  un  sens  ou  plus  étendu  ou  autre- 
ment tourné,  et  le  talent  de  parler  et  d'écrire 
consiste  alors  à  faire  sentir  ce  qui  ne  se 
trouve   pas  immédiatement  dans  les  mots. 

C'est  un  point  essentiel  dans   l'explication     l'esprit,  et" dtmt  elle  a  dû  nécessairement  li- 
}>hilosophique  de  la  formation  des  langues  et     rer  elle-même  son  origine. 


de  leur  action  sur  l'esprit  des  nations,  que 
la  parole  dans  l'intérieur  de  la  pensée  est 
toujours  soumise  à  un  nouveau  travail,  et  dé- 
pouillée de  ce  (ju'unefois  isolée  de  l'honmie, 
elle  a  de  roide  et  de  circonscrit. 


«  C'est  donc  par  le  contraste  qu'il  y  a  entre 
elle  et  les  langues  classiques,  que  la  langue 
chinoise  ac(|uiert  un  avantage  étranger  h  ces 
langues  h  forn)es  grainmalicahis  com|)lètes. 
Elles  peuvent  à   la  vérité,  et  l'allemand  me 


«  Je  ne  me  suis  point  arrêté  ici  sur  cette  semble  surtout  avoir  cette  facilité,  y  atteindre 

divergence   de  la  pensée   et  de    la  parole,  dans  (piehjues  locutions  et  juscpi'h  un  certain 

pour  en  faire  une  application  imn)édiate  au  degré  (234),  mais  les  idées  ne  se  présentent 

chinois,  et  pour  attribuer  chimériquement  la  jamais  dans  un  tel  isolement ,  leurs  rapports 

structure  particulière  de  cette  langue  à  une  l()gi(pi<is  ne  s'a[)erçoivent  pas  d'une  manière 


tendance  de  cette  nation,  à  s'aHranchir  des 
liens  et  des  prestiges  du  langage.  Mon  but  a 
été  uniipiement  de  montrer  que  l'homme  ne 
cesse  jamais  de  faire  une  distinction  entre  la 
pensée  et  la  parole,  et  (pie,  si  la  double  acti- 
vité qui  le  i)orte  vers  l'une  et  vers  l'autre 
n'est  |)oint  égale,  l'une  se  ranime  à  mesure 
que  l'autre  se  ralentit. 

«  Ce  qui  manque  à  la  langue  chinoise  se 
trouve  tout  entier  du  côté  de  l'imagination 
formative  des  langues,  mais  réagit  ensuite 
sur  l'action  de  la  pensée  elle-môme  ;  en 
revanche  la  langue  chinoise  gagne  jjar  sa 
manière  simple,  hardie  et  concise  de  présen- 
ter les  idées.  L'effet  qu'elle  produit  ne  vient 


aussi  tranchée  ,  aussi  pure  et  aussi  nette  à 
travers  une  construction  dont  le  principe  est 
de  tout  lier,  et  dans  une  phraséologie  où  les 
mots,  purement  comme  tels,  jouent  un  rôle 
considérable. 

«  Malgré  cet  avantage  ,  la  langue  chinoise 
me  semb'e,  sans  aucun  doute,  très-inférieure, 
comme  organe  de  la  pensée,  aux  langues  qui 
sont  parveimes  à  donner  un  certain  degré  de 
j)erfection  à  un  système  (jui  est  opposé  au 
sien. 

«  Ceci  résulte  déjh  de  ce  qui  vient  d'être 
iiidiqué.  S'il  est  impossible  de  nier  que  ce 
ne  soit  que  de  la  parole  (juc  la  pensée  tient 
sa  précision  et  sa  clarté,  il  faut  aussi  couve 


pas  des  idées  seules,  ainsi  présentées,  mais     nir  que  cet  effet  n'est  complet  qu'autant  que 


(-234)  «  Le  grer.  )p  sanskrit,  railem.uKJ,  r;uiglais 
oilreiil  fies  CDitsliiiilioiis  loiii  à  l'ail  aiialoj,'iies  à 
celles  qui  alioiideni  on  ciiiiiois,  c'esl-à-dire  où  les 
mois  sonl  rapprocliés  i'mi  de  l'anlre  sans  aucune 
inar(|ue  de  raiijiorl,  ei  où  le  sens  jaillii  de  ce  rap- 
proclieuieiil  et  se  déieiuiine  d'après  l,i  i>lace  que 
les  lertnes  occupenl:  c'est  ce  (|ue,  dans  loutes  les 
langues,  on  nonune  moU  composés.  Le  caracièie 
de  ces  mois  exi^;c  même  que  les  cléments  (|ui  les 
cnnsiiiuenl  perdent  les  signes  grainmalicaux  qu'ils 
pourraient  avoir,  et  viennent,  à  l'étal  de  radical,  se 
grouper  enire  eux.  On  ne  voit  pas  que  la  netteté 
du  sens  souffre  de  celle  suppression,  et  les  expres- 


sions qui  en  résulient  sonl,  de  loiilei  ,  celles  qui 
ont  le  plus  d'énergie  et  de  vivacité. 

<  llorseniau,  Pferdelnieclit,  'iTz-apyoç,  Asoname- 
(lliti  signitienl  d'une  manière  aussi  positive  que  le.s 
phrases  les  plus  explicatives  le  pourraient  faire,  un 
homme  qui  moule  un  chcvul,  un  valet  qui  soigne  des 
chevaux,  un  officier  qui  commande  des  chevaux  (des 
cavaliers),  un  sacrifice  oii  /'on  immole  u)i  cheval. 
Les  rapports  varient  à  rinlini,  el  l'esprit  les  sup- 
plée sans  dilïiculic,  sans  embarras,  sans  liésilatioii. 
Que  l'on  généralise  ce  principe,  et  l'on  aura  assuré 
aui  langues  classiques  un  des  principaux  avuulu- 
ycs  du  syslcuic  chinois.  >  (A.  Kémusat.) 


891  LAN  DICTIONNAIRE 

tout  ce  qui  modilie  lidée,  trouve  une.  expres- 
sion anaToguc  dans  la  langue  parlée.*  C'est  là 
une  vérité  évidente,  et  un  principe  fonda- 
mental (235). 

On  dira  que  la  langue  chinoise  ne  s'oppose 
pas  à  ce  princi|)e;  que  tout  y  est  exprimé, 
môme  tout  ce  qui  regarde  les  rapports  gram- 
maticaux, et  je  suis  loin  de  le  nier.  La  langue 
chinoise  a  certainement  une  grammaire  tixe 
et  réf^ulière  ,  et  les  rèr;les  de  cette  grammaire 
déterminent ,  à  ne  pas  pouvoir  s'y  mépren- 
dre, la  liaison  des  mots  dans  l'enchaînement 
des  phrases. 

«  Mais  la  différence  est  qu'à  bien  peu  d'ex- 
ceptions près,  elle  n'attache  pas,  aux  modi- 
fications grammaticales  ,  des  sons  ,  en  guise 
de  signe  ,  mais  qu'elle  abandonne  au  lecteur 
le  soin  de  les  déduire  de  la  position  des  mots, 
de  leur  signitication  et  môme  du  sens  du 
contexte  ,  et  qu'elle  ne  façonne  pas  les  mots 
pour  l'emploi  qu'ils  ont  dans  la  phr'ase. 
Cela  est  important  en  soi-môme,  mais  plus 
encore  par  la  raison  que  cela  rétrécit  la 
phraséologie  chinoise, la  forceà  entre-couj)er 
ses  périodes,  et  empêche  l'essor  libre  de  la 
pensée  dans  ces  longs  enchaînements  de  pro- 
positions à  travers  lesquelles  les  formes 
grammaticales  seules  peuvent  servir  de 
guides. 

«  Plus  l'idée  est  rendue  individuelle,  et 
plus  elle  se  présente  sous  des  faces  diffé- 
rentes à  toutes  les  facultés  de  l'homme,  plus 
elle  remue,  agite  et  inspire  l'âme;  de  même 
plus  il  existe  de  vie  et  d'agitation  dans  l'âme, 
et  plus  le  concours  de  toutes  les  facultés  se 
réunit  dans  son  activité,  plus  elle  tend  à 
rendre  l'idée  individuelle.  Or  l'avantage  à  cet 
égard  est  entièrement  du  côté  des  langues 
qui  regardent  l'expression  comme  un  tableau 

(23.3)  «  Si   ceue   proposition  était   admise  sans 
(lisiinclion  comme  nue  vériié  évidente  et  un  priii- 
<:ipe  fondamental,   il  semble  que  tonte  discussion 
nilérieure  deviendrait  superflue;  car  il  n'y    a  pas, 
il  faut  bien  l'avouer,  d'iiliome  où  il  arrive  pins  Inv 
quemmenl  qu'en  chinois,  que    ce  qui   modifie  l'i- 
dée manque  d'expression  dans  la  langue  parlée.  Si 
c'est  de  la  prononciation  seule  que  la  pensée  lient 
sa  précision  et  sa  clarté,  le  langage  chinois  doit  le 
plus   souvent  produire  d'une  manière  incon)plèie 
l'eiTel  qu'on  en  attend,  et  par  conséquent  cet  idiome 
devra  être  Iplacé  fort  au-dessous  des  autres,  non 
pas  seulement  sous  le  rapport  de  cette  perfection 
qu'on  admire  dans  les  autres  langues  ,  considérées 
comme  produits  de    l'intelligente  jiumaine,  mais 
sous  le  rapport  hien  anlremenl  importimi  du  degré 
«rexactilude  auquel  on  peut  parvenir  en  s'en  ser- 
vant :  ce  sera  un  instrument  grossier  dont  on  ne 
pourra    attendre    qu'une  action    imparl'aile.    Mais 
comme  il  me  paraît  démontré  par  les  faits  que  les 
Ciiinois  s'entendent ,  non  pas   seulement  en  gros  et 
d'une  manière  générale,  sur  les  objets  ordinaires 
de  la  vie,  mais  sur  les  nuances   les   plus  délicate^  " 
et  les  nuidificaiions  les  pluis  subtiles  de  la  pensée, 
Je  pense  que  la  perfection  de  rinsirument  peut  se 
déduire  de  l'usage  même  auquel  on  l'applique;  seu- 
lement  il  faut  chercher  celte  perferiion  dans  des 
propriéiés  un   peu   différentes  de    celles  où  nous 
sonnnes  actonlumés  à   la  pl.icer.  Je  crois  en  effet 
qu'il  y  a  deux  manières  de  concevoir  les  conditions 
qui  la   déterminent.  Ceux   qui  ont  éié  plus  frappés 
lies  ressources  que   les  langues  rla>siques  ouvrent 
à  rintelligenee,  posent,  avec  l'auteur,  le  problème 


DE  PHILOSOPHIE. 


LAN 


892 


de- la  pensée  dans  lequel  tout  est  continu  et 
fermement  lié  ensemble,  et  où  cette  conti- 
nuité est  imprimée  aux  mots  mêtues ,  qui 
répandent  la  vie  sur  ces  derniers  en  les  di- 
versiliant  dans  leurs  formes  selon  leurs  fonc- 
tions; et  qui  permettent  à  celui  qui  écoute  , 
de  suivre,  toujours  à  l'aide  des  sons  pronon- 
cés ,  l'enchaînement  des  pensées,  sans  l'o- 
bliger à  interrompre  ce  travail  pour  remplir 
les  lacunes  que  laissent  les  paroles.  11  se  ré- 
pand par  là  plus  de  vie  et  d'activité  dans 
l'âme  ;  toutes  les  facultés  agissent  avec  plus 
de  concert,  et  si  le  style  chinois  nous  en  im- 
pose par  des  efforts  qui  frappent,  les  langues 
d'un  système  grammatical  opposé  nou?  éton- 
nent par  une  perfection  que  nous  reconnais- 
sons comme  étant  celle  à  laquelle  le  langage 
doit  réellement  viser. 

«  J'ai  observé  plus  haut  que  la  forme  par- 
ticulière dans  laquelle  la  langue  chinoise  cir- 
conscrit ses  phrases  ,  est  la  seule  compatible 
avec  une  absence  presque  totale  de  formes 
grammaticales.  C'est  sur  cette  liaison  étroite 
entre  la  phraséologie  et  le  système  gramma- 
tical qu'il  est  indispensable,  selon  moi,  de 
fixer  l'attention  pour  ne  pas  donner  contre 
un  des  deux  écueils  ,  qui  consisteraient  ou  k 
prêter,  par  manière  d'interprétation,  à  la 
langue  chinoise  des  formes  grammaticales 
qu'elle  n'a  point,  ou  à  supposer  ce  qui  est 
impossible  par  la  nature  môme  du  langage. 
Ce  n'est  qu'en  se  bornant  à  des  phrases  toutes 
simples  et  courtes ,  en  s'arrôtant  à  tout  mo- 
ment, comme  pour  prendre  haleine,  en  n'a- 
vançant jamais  un  mot  duquel  d'autres  très- 
éloignés  doivent  dépendre,  qu'on  peut  se 
passer  à  ce  point  de  formes  grammaticales 
dans  une  langue  (236).  Dès  qu'on  tenterait 
d'étendre  et  de  compliquer  les  phrases ,  on 

dont  on  cherche  la  solution  dans  un  système  gram- 
matical, en  ces  termes  :  Exprimer  compléletnetu  la 
pensée  avec  toutes  ses  panicularilés,  en  assignant, 
dans  le  langage  et  dans  l'écriture ,  des  formes  spé- 
ciales aux  ili/férenles  circonstances  de  temps,  de 
lieu,  de  personne,  ainsi  qu'aux  rapports  variés  qui 
peuvent  exister  entre  les  éléments  divers  qui  consti- 
tuent ta  phrase.  Une  personne  habituée  aux  procé- 
dés rapides  cl  expéditifs  des  Chinois,  serait  peut- 
être  tentée  d'y  substituer  l'énoncé  suivant  :  Eveil- 
ler, dans  l'esprit  de  celui  qui  écoule  ou  qui  lit,  /'i- 
dée  complète,  telle  quelle  a  été  conçue  par  celui  qui 
parte  ou  qui  écrit,  avec  tout  ce  que  l'un  et  l'autre  ont 
besoin  de  connaître  des  circonstances  de  temps,  de 
lieu  et  de  personne.  Que  le  problème  réduit  à  ces 
termes  trouve  sa  solution  dans  le  système  chinois, 
c'est,  je  crois,  ce  qui  ne  saurait  être  mis  en  doute, 
et  les  développements  dans  lesquels  l'anleur  enlie 
immédiatement  prouvent  que  personne  n'a,  n>ieux 
que  lui,  saisi  les  distinctions  que  je  viens  de  rap- 
peler. »  (A.  Rémusat.) 

(i36)  t  On  a  déjà  vu  que  les  auteurs  de  la 
moyenne  antiquité  avaient  dérogé  aux  formes  émi- 
nemment simples  et  restreintes  de  la  phraséologie 
primitive,  et  qu'on  pouvait  trouver  chez  les  écri- 
vains postérieurs  des  périodes  très-étendues  ,  for- 
mées de  membres  de  phrases  bien  enchaînés  entre 
eux,  soit  par  des  conjonctions,  soit  par  ces  mar- 
ques d'induction  aux(iuelles  l'usage  a  donné  inie 
valeur  analogue,  soit  enfin  par  la  simple  apposition 
qui  est  le  moyen  le  plus  ordinairement  employé 
pour  suppléer  aux  unes  et  aux  autres.  Je  tombe  p.ir 
Itasard  sur  ces    deux  phrases  au  coinmenceinent 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


894 


693  LAN 

serait  forcé  à  déterminer  par  des  signes  quel-  de  ces  signes,  ainsi  que  le  fait  le  chinois, 

conques  les  dilTérenles  fonctions  dos  mots ,  au  tact  et  au  goiM  des  auteurs.  J'ai  tAché  de 

et  l'on  ne  pourrait  plus  abandonner  l'emploi  prouver  plus  haut  que  les  formes  grammati- 


iriinp  préface  <1'^s  qnnlre  livres  nionnx  : 

«  Tai  hio  Irhi  chou,  hou  iclii  ,  tnï  liio  so  tji  kiao 
jiii  tclii  (a  ye  ; 

<  K:iî  iseu  Ihian  kiang  seiig  min, 
t   Tse  ki  mou  pou  iu  tclti 

*  W  jin  yi  li  iclii  iclii  sing  yi. 

I  J»ii  khi  tchi  ichi  pin, 

«  Uoe  pou  neng  isi  ; 

I  Clii  yi  pou  neng  kini  yeou  yi  tchi  khi  sing  tchi. 
$o  yeou  eul  thsiouan  tchi  ye. 

I  Yi  yeou  ihioung  ming  jouï  tchi  neng  thiin  khi 
iing  lpli«*, 

<  Tchhou  iu  khi  kian, 

t  Tse  thian  pi  ming  tchi ,  yi'wei  yi  ichao  tchi  kiun 
sse, 

I  Sse  iclii  tchi  eul  kiao  tchi  yi  fou  khi  sing. 

«  Le  livre  de  la  grande  science  est  la  règle  par  la- 
quelle les  anciens  enseignaient  aux  hommes  celle 
science  (vériinblenient)  grande; 

I  Car  depuis  que  le  ciel  a  donné  l'existence  aux 
P'upies  dlci'bas, 

(  De  ce  temps  même,  il  ne  leur  avait  pas  refusé  le 
naturel  qui  comporte  la  charité ,  lu  justice,  la  poli- 
tesse et  la  prudence; 

I  Or,  comme  celte  force  imprimée  à  la  substance 
de  leurs  esprits, 

i  Quelques-uns  ne  pouvaient  en  tirer  avantage  , 
C'est  pour  cela  que  foi/»  n'ont  pas  été  en  état  de 
siivoir  par  quel  moyen  ils  pouvaient  compléter  ce  qui 
était  dans  leur  propre  nature. 

<  Il  y  en  a  aussi  d'auires,  intelligents,  éclairés, 
habiles,  pleins  de  perspicacité,  capables  d'atteindre 
tiu  fond  de  leur  vjiturel, 

<  Que,  éluni  fxirtis  des  rangs  (du  l'ulgaire), 

t  Le  ciel  n'a  pa:i  manqué  de  les  désigner  pour,  en 
étant  les  maîtres  et  les  iirinces  de  la  multitude, 

(  Faire  en  sorte  qu'ils  la  g(iuvertiasi,ent  et  lui  en- 
seignassent à  recouvrer  sa  nature. 

I  Ce  ne  sonl  pas  des  phrases  françaises  que  j'ai 
4>iéleiulii  écrire  ;  j'ai  voulu  au  coiilraire,  fair»;  sen- 
tir, par  une  Irailnciion  loiile  liuérale,  quels  élaiciit, 
dans  l'original  ,  Tordre  et  runcliainenienl  des  pro- 
positions. Ces  snrles  de  phrases  sonl  irés-coinniu- 
ii*-S  dans  le  slyle  lilléraire,  qui  esl  essenlielienienl 
soutenu,  péiiodique  et  syniéiriiiue.  Il  yen  a  de 
beaucoup  plus  ioniques  encore  dans  les  livres  de 
pliilosopiiie  ;  mais  à  la  Chine,  comme  chez  nous, 
c'est  dans  les  ouvrages  de  discussion,  qu'on  trouve 
plus  habiluellenienl  employées  les  formes  de  dialcc- 
lique  et  d'argumentalion,  que  le  goùl  littéraire, 
plutôt  que  la  nature  de  la  langue,  repousse  dans  les 
bujc.is  ordinaires. 

<  J'ai  mis  en  romain,  dans  la  iranscripiion  pré- 
cédente, ceux  des  mots  chinois  qui  servent  à  mar- 
quer la  succession  et  les  rapports  des  idées.  Le 
nombre  en  pourra  paraître  peu  considérable;  mais 
il  serait  encore  plus  borné,  que  la  dépendance  des 
diverses  parties  de  la  phrase,  les  unes  à  l'égard  des 
autres,  n'en  serait  pas  moins  léelle,  moins  facile- 
ineni  sentie  des  lecteurs.  Ceci  léclame  encore  une 
courte  explication. 

«  Deux  propositions  peuvent  êlre  placées  à  la 
suite  l'une  de  l'autre  sans  conjonction;  on  s'alla- 
clie,  en  les  traduisant,  à  en  faire  sentir  la  liaison. 
à  montrer  la  dépendance  de  la  première  à  l'égard 
de  la  seconde.  En  faisant  cette  opération  ,  s'écarie- 
l-on,  se  rapproche-l-on  du  sens  île  l'écrivain  qu'on 
interprète?  Si,  comme  parait  l'avoir  pensé  le  sa- 
vant auteur  au(|uel  nous  soumettons  nos  doutes, 
i'unilé  de  la  phrase  n'est  pas  compléieuienlconsli- 
luée  par  rairaugemeni  des  memhrcs  qui  la  coinpo- 
t>ent;  si  une  proposition  complète  n'est  au  fond 
qu'une  succession   de  propositions    véritablcmenl 


isolées  dans  l'esprit  de  l'écrivain  chinois;  si,  enfin, 
celui-ci  n'a  pas,  dans  son  idiome,  le  moyen  de  dé- 
terminer le  sens  grammatical  dans  lequel  il  en  em- 
ploie les  nmts,  nous  coininettons.  sons  le  rapport  de 
la  grammaire,  une  véritable  iniidéliié  ,  tontes  le» 
l'ois  que  nous  exprimons  des  liaisons  qu'il  a  sous- 
enlendues,  que  nous  ajoulons  desconjonclions  qu'il 
a  supprimées,  que  nous  rattachons  les  diverses  par- 
lies  du  raisonnement  par  la  mar)|ue  de  rapports 
aux(|uels  peul-èlre  il  n'a  jamais  pensé.  Je  ne  crois 
pas  qu'il  en  snil  ainsi,  et  voici  qiiel(|nes-uues  des 
raisons  qui  fondent  mon  opinion  à  cet  égard. 

<  Les  Chinois  n"oni  pas  une  idée  bien  précise  et 
bien  complète  de  ce  que  nous  nommons  parties  do 
l'oraison,  catégories  grammaticales;  loiiiefois,  on 
ne  doit  point  porter  trop  loin  l'idée  (|u'on  se  forme 
de  leur  ignorance  ou  de  leur  indillérenee  dans  cette 
matière,  il  est  impossible,  ainsi  que  l'a  très-bien 
remarqué  M.  G.  de  llumboldi,  de  parler  on  d'écrire 
sans  être  dirige  par  un  sentiment  vague  des  formes 
grammaticales  des  mots,  mais  il  esl  loul  aussi  dif- 
iicile  d'écrire  sur  un  sujet  quelconque  sans  arrêter 
sa  pensée  sur  la  valeur  grammalicale  des  mots 
qu'on  emploie.  Il  est  surtout  impo^sible  de  traiter 
certains  sujets,  de  philosopher,  de  discourir  sur  la 
njorale,  la  métaphysique,  l'oniologie,  sans  avoir  des 
notions  assez  bien  délinies  des  termes  abstraits,  des 
qualificatifs,  des  noms  d'agent,  d'action,  elc.  Bien 
plus  :  nous  nous  croyons  quelquefois  libres  d'ana- 
lyser de  deux  ou  trois  manières  dillérenles  une 
même  phrase,  de  déplacer  l'idée  verbale  ,  de  sup- 
poser telle  ou  telle  ellipse,  d'imaginer  tel  ou  tel  rap- 
port :  or,  je  suis  persuadé  que,  dans  tous  ces  cas, 
la  liberté  <|ue  lunis  prenons  tient  à  notre  ignorance, 
et  que  le  plus  souvent  un  Chinois  instruit  ne  ver- 
rait qu'une  seule  bonne  manière  d'analyser  ces 
phrases  qui  nous  paraissent  si  inilélerminées.  Ils 
poussent  la  précision  loul  au»si  loin  que  nous,  (|uoi- 
qu'ils  aienl  moins  d'occasions  de  s'expliquer  à  co 
sujet.  Ils  oui  culii\é  la  pratique  et  non  la  théorie, 
l'art  et  non  pas  la  science.  Ils  ont  une  grammaire, 
mais  non  pas  de  grammairiens.  Yuilà ,  je  crois, 
toute  la  différence. 

<  Ces  mots,  auxquels  ils  se  plaisent  à  laisser  une 
si  grande  latitude  de  signilicatiun  grammaticale,  ont 
quelquefois  besoin  d'être  définis.  Dans  ce  cas,  les 
commentateurs,  les  lexicographes,  ne  jnanqueiil  pas 
de  les  définir.  Ils  savent  liieii  «lire  alors  si  le  mot 
reste  mort,  ou  devient  vivant,  selon  la  dénomina- 
lion  ingénieuse  qu'ils  ont  affectée  au  verbe.  Ta  si- 
gnifie verberare,  verberaiio.  S'ils  veulent  détermi- 
ner ce  mol  comme  verbe,  ils  y  ajouteront  un  pro- 
nom pour  complément  :  ta  tchi ,  verberare  eum.  S'il 
est  nécessaire  de  rélormer  le  nom  d'action  dans  sou 
accepiion  bien  déterminée,  une  nouvelle  particule 
remplil  cel  ollice  :  ta  tchi  iche,  liliéralement  le  frap- 
per. Uu'o  ne  signifie  que  bon  ;  hâo  ne  veut  dire  que 
aimer.  L'un  esl  un  adjectif,  l'autre  ne  saurait  s'en« 
tendre  que  comme  verbe.  Beaucoup  de  mots  chan- 
gent ainsi  d'intonation  en  passant  d'une  catégorie 
grammalicale  à  une  autre;  ceux  (|ui  leur  foui  éprou- 
ver ces  changemenls  oui  sans  doute  la  conscience 
de  la  nu)dilication  qu'ils  apportent  à  l'idée. 

«  Il  y  a  des  occasions  où  il  esl  Uml  à  lait  néces- 
saire d'appuyer  sur  ces  distinctions  :  c'est  quand 
on  explique  le  texte  d'un  auteur  classique,  le  sens 
de  ces  livres  où  tout,  pour  les  philosophes  de  la 
Chine,  esl  doctrinal  cl,  pour  ainsi  dire,  sacramen- 
tel. Depuis  vingt  siècles,  des  milliers  de  commeii- 
laleurs  se  sont  occupés  de  ce  genre  d'wxégèse.  Pour 
y  léussir  il  ne  saurait  leur  èiie  iiidilléieiil  de  pren- 
dre un  mol  comme  verbe  ou  comme  substanl:!, 
dans  un  sens  indéfini  ou  individuel,  ni  de  lire  deux 


895  LAN  DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 

cales  tiennent  surtout  h  la  coupe  et  à  l'unité 

des  propositions.  Or  il  existe  un  point  où  la 

simple  distinction  du  sujet,  de  l'attribut  et  de 

leur  liaison,    ne  suffit  plus  pour  se  rendre 

compte  de  l'enchaînement  des  mots,  où  il 

faut  spécifier  ces  catégories,  encore  purement 

logi(iues,   par  des    catégories    proprement 


grammaticales,  c'est-à-dire  puisées  dans  la     plus  essentiels. 


LAN  896 

du  côté  du  chinois.  Dans  les  autres  langues  , 
c'est  la  simplicité  et  la  hardiesse  de  telle  ex- 
pression ,  de  tel  tour  de  phrase  ;  dans  les 
ouvrages  chinois  ,  c'est  la  simplicité  et  la  har- 
diesse de  la  langue  elle-môme  qui  agit  sur 
l'esprit.  Mais  cet  avantage  est  acheté  aux  dé- 
pens d'autres  avantages  plus  importants  et 


langue,  et  c'est,  si  j'ose  le  dire,  sur  cette 
limite  étroite  où  se  tient  la  langue  chinoise. 
Elle  la  dé[)asse  à  la  vérité .  et  l'art  de  sa 
grammaire  consiste  à  lui  en  fournir  les 
moyens  sans  sortir  de  son  système,  mais  l'é- 
tendue et  la  tournure  qu'elle  donne  aux.  pé- 
liodes  est  toujouis  renfermée  dans  la  mesure 


«  L'absence  des  formes  grammaticales  rap- 
pelle le  parler  des  enfants  ,  qui  pi.  cent  ordi- 
nairement les  paroles  sans  les  lier  suffisam- 
ment entre  elles.  Onsup[)ose  une  enfance  aux 
nations ,  conmie  aux  individus ,  et  rien  ne 
serait  d'abord  plus  naturel  que  de  dire  que 
la  langue  chinoise  s'est  arrêtée  à  cette  époque 


de  ses  moyens.  Il  est  clair  d'après  cela  qu'elle  du  développement  général  des  langues, 
s'arrête  h  un  [)oint  où  il  est  donné  aux  langues  «  Il  y  a  certainement  un  fond  de  vérité 
de  continuer  leur  marche  progressive,  et  c'est  dans  cette  assertion,  mais  à  d'autres  égards 
par  là  aussi  qu'elle  reste, selon  ma  conviction  je  la  crois  fausse,  et  peu  propre  à  expliquer 
la  plus  intime,  au-dessus  des  langues  à  le  phénomène  singulier  de  la  langue  chinoise, 
formes  grammaticales  complètes.  '(  Je  dois  observer  en  premier  lieu  que 
«  Il  faut  ajouter  à  ce  que  je  viens  de  déve-  l'enfance  des  nations,  quelque  usage  qu'on 
lopper  sommairement,  que  la  langue  chinoise  fasse  de  cette  expression  ,  est ,  à  mon  avis  , 
est  dans  une  impossibilité  absolue  d'atteindre  toujours  un  terme  impropre.  L'idée  de  l'en- 
aux  avantages  particuliers  des  langues  à  fance  renferme  celle  delà  relation  à  un  point 
formes  grammaticales  plus  parfaites,  tandis  fixe,  donné  par  l'organisation  même  de  l'être 
que  celles-ci  qui  dirigent  la  construction  à  qui  on  l'allriliue,  au  point  de  sa  maturité. 
par  des  formes  grammaticales,  peuvent,  si  Or  il  existe  peut-être,  et  pour  mon  particu- 
le sujf't  l'exige,  en  user  plus  sobrement,  lier  j'en  suis  entièrement  persuadé  ,  dans  les 
supprimer  souvent  les  liaisons  des  idées,  développements  progressifs  des  nations,  un 
employer  les  formes  les  plus  vagues  ,  et  non  point  qu'elles  ne  dépassent  pas,  et  à  compter 
pas    égaler,  mais   au  moins  suivre    à    une  duquel  leur  marche   devient    plutôt  rétro- 


certaine  distance  le  laconisme  et  la  har- 
diesse de  la  diction  chinoise.  Il  dépend  tou- 
jours d'un  emploi  sage  et  judicieux  des 
moyens  d'expression  dont  ces  langues  sont 
abondamment  pourvues ,  de  faire  en  sorte 
que  la  diction  ne  diminue  point  la  force,  ni 


grade,  mais  ce  point  ne  peut  pas  être  nommé 
un  point  de  maturité.  Une  nation  ne  peut 
pas  être  regardée  comme  adulte,  et  parla 
môme  raison  elle  ne  peut  être  considérée 
comme  enfant;  car  la  maturité  suppose  né- 
cessairement un  individu ,  et  ne  peut  s'ap- 


n'altère  la  pureté  des  idées.  Sous  ce  point  de     pliquer  à  un  être  collectif,  quelque  grande 
vue ,  il  est  vrai ,  l'avantage  reste  entièrement     que  soit  l'intluence  réciproque  que  les  indi- 


en trois  proposiiioiis  isolémenl,  on  dnns  le  sens  qui 
résulie  (le  leur  rapproclieinenl  ;  ils  onl  besoin  d'une 
grande  précision  sur  lo'is  ces  points,  ei  ils  y  arri- 
venl  par  des  délinilions  tontes  graiiiniaiionles,  et  qui 
niontruil  plus  de  sagacité  dans  ces  malières  qu'on 
n'est  lente  de  leur  en  atcorder.  Il  est  niêine  bien 
remarquable  tprayanl  à  disculfT  lanl  de  passages 
susceptibles  d'inltrprél.iliuiis  did'érenl-s,  leurs  dis- 
sentiments ne  portent  pr<sqiie  jamais  sur  des  points 
de  cramm:iire,  qui  seraient  poiiiianl  si  propres  à 
exercer  leur  subiiliié  ,  si  les  plir.tses  chinoises 
avaient,  sous  ce  rapport,  le  degré  de  va^'ue  que  nous 
croyons  y  apercevoir. 

«  On  a  eu  à  plusieurs  époqui'S  la  preuve  de  la 
constance  des  coinnieiit:iteuis  chinois  dans  leurs 
traditions  grammatical 'S,  et  tout  récemmenl  l'expé- 
rience a  été  répcice  à  l'occasion  de  rem  reprise  (pii 
a  consisté  à  réiigtr  en  mainb  hou  des  versions  lit- 
térales des  classKjues  ei  des  historiens  chinois.  Li-s 
éciivains  qui  ont  composé  ces  traductions  savaient 
égalemeni  bien  le  ciiinois  et  le  mandchou;  ils  con- 
naissaicni  toutes  les  llnesses  des  deux  langues,  et, 
comme  la  dernière  a  des  temps  et  deïv  modes  pour 
les  verbes,  de  nombreux  signes  de  rapports  pour 
les  noms,  ties  conjmiclious  et  des  piéposilions  dont 
il  ne  leur  él.iit  pas  permis  de  négliger  l'emploi,  il 
leur  a  lallu,  à  chaque  phrase  chinoise,  prendre 
parti  sur  la  valeur  gr:iminaiicale  d*-s  mots,  sur  le 
rapport  et  l'enchaînemenl  des  idées.  €■  lie  partie 
de  b:ur  travail  s'e>l  exécmée  avec  méthode  cl  régu- 
iarilv,  Ql  Icï  décisions  qi.i'il6  oiil  rendues  impliciic- 


nient  sur  tous  ces  points,  généralement  conformes 
aux  traditions  des  meilleurs  commeuiaieurs,  por- 
tent un  caractère  de  maturité  et  de  précision  irès- 
rem  irquable.  On  voit  que  l'emploi  des  lormes  gram- 
maticales dans  ces  versions  n'a  rien  cli;tngé  au 
sens  des  originaux,  et  que  par  c,onséi|uenl  la  ma- 
nière d'entendre  ceux-ci  élail  précédemment  bien 
arréiée  et  fondée  sur  l'emploi  mélhodique  et  régu- 
lier de  procéiiés,  qui  suppléiieiii  aux  formes  pro- 
prement dites,  ei  qui  ne  les  laissuienl  nullement 
njgreiier. 

i  J'ai  tracé  ces  considérations  à  la  hâte,  et  je 
sens  qu'elles  auraient  besoin  d'èlre  traitées  d'une 
manière  moins  supcrfirielle.  Telles  qu'idles  sont, 
elles  pourront  jeter  quelque  jour  sur  une  r|uestioii 
d'un  haiU  inlérél.  Le  savant  illustre  auquel  nous 
aimons  à  les  soumeiire  y  trouvera  peni-ètre  ma- 
tière à  de  nouvelles  réflexions;  car  c'est  un  lait 
curieux  que  la  conservalion  d'un  sysième  entier 
d'iuierpréiations  grammaticales  chez  un  peuple  qui 
n'aurait  aucune  notion  de  graminaire.  Mon  prim  i- 
pal  objet,  eti  le  rappelant,  a  éié  de  faire  voir  qu'il 
n'y  avail  rien  d'arbitraire  dans  la  manière  dont  on 
supplée,  en  traduisant  du  chinois,  à  rouiissiou  des 
signes  de  rapports,  ou  dont  on  lie  ensemble  les  dif- 
féienies  parties  des  phrases.  Cette  démonsliatioii 
peut  aussi  cire  nécessaire  pour  cousiaier  raiiihen- 
ticilé  de  certaines  règles  que  j'ai  déduites  de  l'étude 
des  auteurs,  et  notanunent  de  celle  (jui  est  l'objet 
des  §§  iG6  et  ItiT  de  mes  Elcmenis.  »  (A.  Uémusat.) 


897 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


898 


vidus  appartenant  à  cet  être  collectif,  exer- 
cent l'un  sur  l'autre.  La  nialuritt^  tient  aussi 
toujours  au  plivsiiiue ,  et  l'on  peut  dire 
qu'une  nation,  quoujue  des  causes  physiques 
influent  sur  l'allinité  de  ceux  (jui  la  compo- 
sent ,  ne  l'orme  un  enseuil)le  ([ue  dans  un 
sens  moral  et  intellectuel.  Le  d6velop|)emenl 
de  la  faculté  de  pai'ler  est  entièremonl  lié  au 
physique  de  rhuuune.et  tous  les  enfants,  à 
moins  qu'une  organisation  anormale  ne  s'y 
oppose,  apprennent  à  parler  à  peu  urès  au 
mùme  âge  ,  et  avec  le  mùme  degré  de  per- 
fection. Cette  faculté  s'augmente  et  s'étend 
sans  doute  lians  l'homme  adulte  avec  le  cercle 
de  ses  idées  et  suivant  les  circonstances;  mais 
cet  accroissement,  dépendant  sous  beaucoup 
de  rapports  du  hasard  ,  est  entièrement  diffé- 
rent du  premier  développement  de  la  parole, 
qui  arrive  nécessairement  et  par  la  nature 
Lième  des  forces  inlellectuelles.  Les  nations 
peuvent  se  trouver  k  ditférentes  époques  des 
progrès  de  leuis  langues  par  ra[tport  à  cet 
accroissement,  mais  jamais  par  rapport  au 
développement  i)rimitif.  Une  nation  ne  peut 
jamais  ,  pas  même  [)endaiil  l'âge  d'une  seule 
génération,  conserver  ce  qu'on  nonuue  le 
parler  enfantin.  Or  ce  qu'on  veut  ap[)liquer  à 
la  langue  clùnoise  lient  précisémejU  à  ce  par- 
ler, et  au  premier  développement  du  lan- 
gage. 

a  Je  crois  donc  pouvoir  inférer  de  là  que 
les  inductions  tirées  de  la  manière  de  parler 
des  enfants  ne  sont  d'aucune  force  dans  un 
raisonnement  quelconque  sur  la  nature  et  le 
caractère  particulier  des  langues. 


conduit  jamais  h  cet  état  du  genre  humain; 
il  .reste  hypothélit|ue,  et  la  seule  méthode 
saine  ,  dans  toute  recherche  sur  les  langues, 
nie  semble  être  celle  qui's'éloigne  ,  aussi  peu 
que  possible,  des  faits.  Je  vais  tâcher  de  l'ap- 
pliquer à  l'examen  de  l'origine  du  chinois; 
mais  je  vous  avoue  ingénument.  Monsieur, 
que  tout  ce  ([u'on  a  dit  justpi'ici  à  ce  sujet, 
et  ce  que  j'en  dirai  moi-même  ici,  ne  me  sa- 
tisfait nullement  encore.  Bien  loin  de  m'ima- 
giner  que  je  puisse  retracer  l'origine  de  cette 
langue  extraordinaire  ,  je  deviai  me  borner 
à  rénumération  de  (pielques-unes  des  causes 
qui  peuvent  avoir  contribué  à  la  former  telle 
que  nous  la  trouvons. 

«  Vous  avez  établi.  Monsieur,  dans  votre 
Dissertation  sur  la  nature  tuonosyUabifine  du 
chinois  ,  deux  faits  que  je  regarde  conune 
fondamentaux  dans  cette  matière,  1"  (jue  la 
langue  chinoise  doit  son  origine  à  une  peu- 
plade à  laquelle  rien  n'autorise  h  su[)poser 
un  degré  de  culture  plus  perfectionné  que 
l'état  primitif  de  la  société  ne  le  présente  or- 
dinairement ;  2"  que  des  langues  regardées 
comme  très-anciennes  et  mùme  des  langues 
de  peuples  de  mœurs  grossières  et  incultes, 
loin  de  ressembler  au  chinois  dans  leur  gram- 
maire, sont  au  contraire  hérissées  de  diUi- 
cultés  et  de  distinctions  graujmalicales 

;<  Vous  faites  cette  dernière  observation  , 
Monsieur,  au  sujet  de  la  langue  laponne. 
J'ai  trouvé  la  même  chose  dans  la  langue 
basque,  dans  les  langues  américaines  et  dans 
celles  de  la  mer  Paciticjue. 

«  Il   faut  cependant  convenir  que ,  sous 


«  Il  serait  peut-être  jilus  naturel  de  parler     quelques  rapports,  toutes  ces  langues  olfrent 


d'une  enfance  des  langues  mêmes ,  quoique 
l'emploi  de  ce  tei-me  exigeât  aussi  beaucoup 
de  cu'conspection.  On  trouve  (et  ce  résultat 
m'a  l'rai)pé  dans  le  cours  de  mes  recheri  hes 
appliquées  aux  changements  d'une  même 
langue  ,  pendant  un  certain  nombre  de  siè- 
cles), que  quelque  grands  que  soient  ces 
changeiuents  sous  beaucoup  de  rappoits  ,  le 
véritable  système  grammatical  et  lexicogra- 
phique  de  la  langue,  sa  structure  en  grand , 
restent  les  mêmes ,  et  que  là  où  ce  système 
devient  différent ,  comme  au  passage  de  la 
langue  latine  aux  langues  romanes,  on  doit 
placer  l'origine  d'une  nouvelle  langue. Il  paraît 
donc  y  avciir  dans  les  langues  une  époque  à 
laquelle  elles  arrivent  à  une  i'(<rme  qu  elles 
ne  changent  plus  essentiellement.  Ce  serait 
là  leur  véritable  point  de  maturité  ;  mais  pour 
parler  de  leur  enfance,  il  faudrait  encore 
savoirs!  ellcsatteignentcette  forme  insensible- 
ment, ou  si  leur  premier  jet  n'est  pas  plutôt 
cette  forme  môme?  Voilà  sur  quoi,  d'a|irès 


aussi  de  grands  points  de  ressemblance  avec 
le  chinois.  Le  genre  des  mots  n'est  ordinai- 
rement pas  marqué  ;  le  pluriel  l'est  souvent 
de  la  même  manière  qu'en  chinois;  la  cou- 
tume singulière  d'ajouter,  aux  nombres,  des 
mois  dilférents  suivant  l'espèce  des  choses 
nombrées,  y  est  à  peu  i)rès  générale;  les 
exposants  granmiaticaux  sont  souvent  suppri- 
més de  manière  (jue  les  mots  se  trouvent 
placés  sans  liaison  grammaticale,  tout  comme 
en  chinois.  11  ne  faut  pas  oublier  non  plus 
que  nous  ne  connaissons  toutes  ces  langues 
que  par  l'intermédiaire  d'ouvrages  faits  par 
des  hommes  accoutumés  à  un  système  gram- 
matical très-rigoureux,  et  qu'il  se  peut  très- 
bien  qu'ils  reiirésentent  l'emploi  de  ces 
moyens  gramm;iticaux  comme  C(Mislant  et 
indispensable  ,  tandis  que  les  nationaux  n'en 
font  peut-être  usage,  comme  les  Chinois, 
que  là  où  l'intelligence  le  rend  ab>oiunienl 
nécessaire.  11  faut  entin  se  tenir  en  garde 
contre  l'apparence  grammaticale  qu'une  lan- 


l'état  actuel  de  nos  connaissances,  j'hésiterais  gue  peut  prendre  (pielquefois  sous  la  main 

à  me  prononcer.  Mais,  supposez  aussi  qu  on  de  celui  qui  en  compose  la  grammaire;  car 

pût  attribuer  aux  langues  un  état  d'enfance,  il  est  bien  aisé  de  rejjiésenter  comme  allixe 

il  faudrait  toujours  examiner  par  des  moyens  et  comme  tlexion,  ce  cpii,  considéré  dans  son 

autres  que  des  inductions  tirées   du  parler  véritable  jour,  se  réduit  en  eUet  à  toute  autre 


réel  des  enfants  parmi  nous  ,  ce  qui  caracté- 
rise les  langues  dans  cet  état  primitif. 

a  Ce  qui  rend  tous  les  raisonnements  de 
ce  genre  si  peu  concluants  et  ce  qui  m'en 
détourne  entièrement,  c'est  que  ni  l'histoire 
des  nations  ni  celle  des  langues,  ne  nous 


chose. 

«  Je  craindrais  donc  d'avancer  trop,  en 
disant  positivement  que,  même  parmi  les 
langues(|ue  je  viensde  nommer,  il  n'en  existe 
aucune  qui  n'olfre  un  système  grammatical 
très-analogue  à  celui  de  la  grammaire  chi- 


899 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


LAN 


900 


noise.  Tout  ce  que  je  puis  assurer,  c'est  que 
je  n'en  ai  pas  trouvé  jusqu'ici.  Les  analogies 
qu'on  rencontre  réellement  entre  <;es  langues 
et  Je  chinois,  et  j'en  ai  indiqué  quelques- 
unes,  appartiennent  à  peu  près  à  toutes  les 
langues  primitives  en  général,  et  ont  laissé 
des  traces  môme  dans  les  langues  à  formes 
grammaticales  parfaites.  Ne  forme-t-on  pas, 
dans  la  langue  sanskrite,  un  prétérit  par  le 
moyen  du  mot  sma,  qui  n'est  pas  môme  de- 
venu un  afiixe,  et  en  grec  un  conjonctif  par 
l'indicatif  du  verbe  et  la  particule  av  ?  Les 
langues  que  j'ai  désignées  sous  le  nom  d'im- 
paifailes,  se  trouvant  placées  entre  le  chinois 
et  les  autres  langues,  elles  doivent  nécessaire- 
ment conserver  une  certaine  analogie  avec 
ces  deux  classes  ;  mais  ce  qui  décide  la  ques- 
tion de  la  différence  du  chinois  et  de  ces 
langues,  c'est  que  la  structure  et  l'organi- 
sation du  chinois  en  diffère  généralement, 
et  jusque  dans  son  principe  même.  J'ai  parlé 
plus  haut  de  l'habitude  des  nations  d'atta- 
cher, souvent  en  se  répétant,  des  idées  acces- 
soires à  l'idée  princi[)ale,  et  j'ai  émis  l'opi- 
nion que  c'est  de  cette  habitude  surtout  que 
dérivent  un  grand  nombre  de  formes  gram- 
maticales. Or  la  langue  chinoise  offre  bien 
peu  de  traces  de  cette  habitude. 

«  J'ai  lu,  il  y  a  quelques  années,  à  l'aca- 
démie de  Berlin,  un  mémoire  qui  n'a  pas  été 
imprimé,  dans  lequel  j'ai  comparé  la  plu- 
part des  langues  américaines  entre  elles, 
sous  l'unique  rapport  de  la  manière  dont  elles 
expriment  le  verbe,  comme  liaison  du  sujet 
avec  l'attribut  dans  la  proposition,  et  je  les 
ai  rangées,  sous  ce  point  de  vue,  en  différen- 
tes classes.  Comme  cette  circi)nslance  prouve 
jusqu'à  quel  point  une  langue  possède  des 
formes  grammaticales,  ou  du  moins  est  près 
d'en  posséder,  elle  décide  de  la  grammaire 
entière  d'une  langue.  Or,  parmi  toutes  celles 
que  j'ai  examinées  dans  ce  travail,  il  n'y  en 
a  aucune  qui  soit  semblable  à  la  langue 
chinoise. 

«  Presque  toutes  ces  langues,  pour  alléguer 
une  autre  circonstance  également  importante, 
ont  des  pronoms  affixes  à  côté  de  pronoms 
isolés.  Cette  distinction  prouve  (|ue  les  pre- 
miers accompagnent  habituellement  les  noms 
et  le  verbe  ;  car  si  ces  affixes  ne  sont  que 
les  pronoms  abrégés,  cela  môme  montre 
qu'on  en  fait  un  usage  extrêmement  fréquent, 
et  si  ce  sont  des  pronoms  différents,  on  voit 
par  là  que  ceux  qui  parlent,  regardent  l'idée 
pronominale  d'un  autre  point  de  vue,  lors- 
qu'elle est  placée  isolément,  et  lorsqu'elle 
est  jointe  au  verbe  ou  au  substantif.  Le  chinois 
n'otfre  que  le  pronom  isolé,  qui  ne  change 
ni  de  son  ni  de  caractère  en  se  joignant  à 
d'autres  mots.  La  langue  chinoise  possède 
aussi,  à  la  vérité, des  mots  grammalicauxqu'elle 
qualitie  de  mots  vides,  mais  qui  n'ont  pas 
pour  but  de  déterminer  précisément  la  na- 
ture du  mot  qu'ils  accompagnent,  et  qui  peu- 
vent si  souvent  être  omis,  qu'il  est  évident 
que  dans  la  pensée  même,  ils  ne  se  joignent 
pas  régulièrement  à  ceux  avant  ou  après  les- 
quels on  les  trouve,  et  c'est  seulement  sur 
un  emploi  constant  et  régulier  que  peut  se 


fonder  la  dénomination  de  forme  grammati- 
cale. J'avoue  que  par  cette  raison  et  par  d'au- 
tres encore,  je  ne  crois  pas  qu'on  doive  don- 
ner aux  particules  chinoises  le  nom  d'aflixes, 
quoique  j'énonce  avecune  grande  hésitation, 
une  opinion  qui  est  contraire  à  celle  que 
vous  avez  émise  à  ce  sujet,  Monsieur,  dans 
votre  dissertation  latine. 

«  Il  y  a,  à  la  vérité,  encore  une  réllexion 
à  faire  sur  la  comparaison  du  chinois  avec 
les  langues  américaines  en  particulier.  Bien 
des  raisons  portent  à  croire  que  les  nations 
sauvages  des  deux  Amériques  ne  sont  que 
des  races  dégradées,  ou  d'après  une  expression 
heureuse  de  mon  frère,  des  débris  échappés 
à  un  naufrage  commun.  La  Relation  historique 
du  voyage  de  mon  frère,  si  riche  en  notices 
sur  les  langues  américaines  et  en  idées  pro- 
fondes sur  les  langues  en  général,  renferme 
une  foule  d'indices  qui  conduisent  tous  à 
cette  supposition.  Si  donc  ces  langues  se  sont 
éloignées  par  un  grand  nombre  de  change- 
ments de  leur  premier  état,  s'il  faut  les  regar- 
der comme  des  idiomes  corrompus,  estropiés, 
mélangés  et  altérés  de  toutes  les  manières, 
la  différence  qui  les  sépare  des  Chinois  ne 
prouverait  rien  contre  l'opinion  qui  ferait  de 
la  grammaire  chinoise,  pour  ainsi  dire,  la 
grammaire  primitive  du  genre  humain.  J'a- 
voue, néanmoins,  que  ce  raisonnement  même 
ne  me  semble  guère  concluaiit.  Celles  des 
langues  américames  que  nous  connaissons  le 
plus  parfaitement,  possèdent  une  grande  ré- 
gularité et  bien  peu  d'anomalies  dans  leur 
structure  ;  leur  grammaire,  au  moins,  n'offre 
pas  de  traces  visibles  de  mélange,  ce  qui  peut 
très-bien  s'expliquer,  malgré  les  vicissitudes 
auxquelles  les  peuplades  paraissent  avoir  été 
exposées.  Le  chinois  ditfère  tout  autant  des 
autres  langues  peu  cultivées,  que  de  celles 
de  la  mer  du  Sud  et  de  tout  l'hémisphère 
occidental.  Or,  les  nations  qui  parlent  ces 
langues  auraient-elles  toutes  été  sous  l'em- 
pire des  mêmes)  circonstances  que  les  Amé- 
ricains ?  et  par  quel  accident  bizarre  la  nation 
chinoise  aurait-elle  conservé  à  elle  seule 
une  prétendue  pureté  primitive?  J'avoue  que, 
bien  loin  de  croire  que  la  grammaire  chinoise 
forme,  pour  ainsi  dire,  le  type  du  langage 
humain,  développé  dans  le  sein  d'une  nation 
abandonnée  à  elle-même,  je  la  range  au  con- 
traire parmi  les  exceptions.  Je  suis,  néan- 
moins, bien  loin  de  nier  que  la  circonstance 
qui  fait  que  les  Chinois,  depuis  que  nous  les 
connaissons,  n'ont  pas  subi  des  grandes  révo- 
lutions par  des  migrations  de  peuples  avec 
lesquels  ils  auraient  été  forcés  de  s'amal- 
gamer, puisse  et  doive  avoir  intlué  sur  la 
structure  de  leur  langage. 

«  La  langue  chinoise  manquant  de  flexions, 
doit  avoir  commencé  comme  toutes  les  autres 
langues  qui  se  trouvent  dans  le  môme  cas,  et 
dans  lesquelles  des  mots,  exprimant  origi- 
nairement des  idées  accessoires,  sont  devenus 
les  exposants  de  formes  grammaticales.  Cela 
est  même  prouvé,  en  quelque  sorte,  par  les 
analogies  qui  se  trouvent  entre  elles  et  les 
langues  qu'on  nomme  barbares;  mais  poui- 
quoi,  en  ayant  les  moyens,  comme  les  aulies. 


901  LAN 

n"a-t-.olle  pas  poursumde  même?  Pourquoi 
n'a-t-elle  pas  changé  inseiisiblemenl  ses 
mots  grammaticaux  en  affises,  pour  faire 
enfui  de  ces  aflises  des  tlexions?  Si  l'on  con- 
sidère d'un  côlé  l'analogie  du  chinois  avec 
des  langues  grossières,  de  l'autre  sa  nature 
entièrement  ditTérente  et  à  plusieurs  égards 
égale  à  celle  des  langues  les  plus  parfaites, 
on  croit  voir  qu'il  y  a  eu  une  cause  quelcon- 
que qui  l'a  détourné  de  la  marche  routinière 
des  langues,  pour  s'en  former  une  nouvelle. 
Quelle  a  été  cette  cause?  comment  un  pareil 
changement  a-t-il  pu  avoir  lieu  ?  Voilà  ce  qui 
est  dilhcile,  sinon  impossible,  à  expliquer. 
«  L'écriture  chinoise  ex[>rime,  par  un  seul 


rSYCHOLOGIE 


LAN  902 

conçois  que  les  recherches  ii  faire  dans  ce 
but,  doivent  ôlreintiniment  difllciles,  à  cause 
de  la  simplicité  des  mots  qui  se  refusent  à 
l'analyse.  Les  caractères,  au  contiaire,  sont 
presque  tous  composés  ;  les  parties  qui  les 
constituent  sautent  aux  yeux,  et  leur  compo- 
sition a  été  faite  suivant  les  idées  de  leurs 
inventeurs,  idées  dont  on  a  eu  soin,  dans  un 
grand  nombre  de  cas,  de  conserver  la  mé- 
moire. Cette  composition  des  caractères  entre 
môme  dans  les  beautés  du  style,  ainsi  que 
vous  l'observez.  Monsieur,  dans  vos  Eléments 
(p.  81).  Je  crois  pouvoir  supposer,  d'après 
ces  données,  qu'en  parlant  et  même  en  pen- 
sant,   les  caractères  de  l'écriture  sont  très- 


signe,  chaque   mot  simple  et  chaque  partie     souvent  présents  à  ceux  qui,parmi  les  Chinois, 


intégrante  des  mots  composés  ;  elle  convient 
parfaitement,  par  là  même,  au  système  gram- 
matical de  la  langue.  Cette  dernière  présente, 
en  conséquence  avec  son  principe,  un  trinle 
isolement,  celui  des  idées,  des  mots  et  des 
caractères.  Je  suis  entièrement  de  votre  opi- 
nfon.  Monsieur,  et  je  pense  que  les  savants 
qui  se  sont  presque  laissé  entr.  îner  à  oublier 


savent  lire  et  écrire  ;  et  s'il  en  est  ainsi,  on 
refuserait  en  vain  h  l'écriture  chinoise  une 
très-grande  influence,  même  sur  la  langue 
p^crlée.  Cette  influence  doit  consister,  en  géné- 
ral, à  détourner  l'attention  des  sons  et  des 
rapports  qui  existent  entre  eux  et  les  idées  ; 
et  comme  l'on  ne  met  point  à  la  place  du  son 
l'image   d'un  objet  réel    (comme    dans    les 


que  le  chinois   est  une  langue  parlée^,  ont     hiéroglyphes),  mais  un  signe  conventionnel, 
leUemenl  exagéré   l'influence   de  l'écriture     choisi  à  cause  de  sa  relation  avec  l'idée,  l'es- 


chinoise,  qu'ils  ont,  pour  ainsi  dire,  mis  l'é 
criture  à  la  place  de  la  langue.  Le  Chinois  a 
certainement  existé  avant  qu'on  ne  l'ait  écrit, 
et  on  n'a  écrit  que  comme  on  a  parlé.  L'écri- 
ture chinoise  n'aurait  d'ailleurs  présenté 
aucune  dilTiculté  à  l'emploi  de  préfixes  et  de 


prit  doit  se  tourner  entièrement  vers  l'idée. 
Or,  c'est  là  précisément  ce  que  fait  la  gram- 
maire chinoise  en  diminuant,  par  l'absence 
des  afïïxes  et  des  flexions,  le  nombre  des 
sons  dans  le  discours,  et  en  faisant  trouver  à 
l'esprit,  presque  dans  chaque  mot,  une  idée 


suffixes,  elle  serait  devenue,  par  cet  emploi,  capable  de  l'occuper  à  elle  seule.   Ceux  qui 

syllabique,  dans  un  plus  grand  nombre  de  s'étonnent  aue  les  Chinois  n'adoptent  point 

cas   qu'elle  ne  l'est  à  présent.   Des  change-  l'écriture   alphabétique,    ne  font    attention 

ments,  même  dans  l'intérieur  d'une  syllabe,  qu'auxinconvénientsetauxembarrasaux(iucls 


auraient  pu  s'indiquer  par  le  moyen  de  signes 
analogues  à  ceux  qu'on  emploie  pour  mar- 
quer les  changements  de  tons. 

«  Mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai,  pourtant, 
que  cette  écriture  a  dû  influer  considérable- 
ment, et  doit  influer  encore  sur  l'esprit,  et 
par  là  également  sur  la  langue  des  Chinois. 
L'imagination  jouant  un  si  grand  rôle  dans 
tout  ce  qui  tient  au  langage,  le  genre  d'écri- 
ture qu'adopte  une  nation,  n'estjamais  indiffé- 
rent. Les  caractères  forment  une  image  de 


écriture  chinoise  expose  ;  mais  ils  semblent 
ignorer  que  l'écriture  en  Chine  est  réellement 
une  partie  de  la  langue,  et  (pi'elle  est  intime- 
ment liée  à  la  manière  dont  les  Chinois,  en 
partant  de  leur  point  de  vue,  doivent  regar- 
der le  langage  en  général.  Il  est,  selon  l'idée 
que  je  m'en  forme,  à  })eu  près  impossible 
que  cette  révolution  s'opère  jamais. 

«  Si  la  littérature  d'une  nation  ne  devance 
pas  l'adoption  de  l'écriture,  elle  l'accom- 
pagne d'ordinaire  immédiatement,   et  il  est 


plus,  de  laquelle  se  revêtent  les  idées,  et  cette     j)lus  probable  encore  que  tel  a  été  le  cas  en 


image  s'amalgame  avec  l'idée  même,  chez 
ceux  qui  font  un  usage  fréquent  de  ces  carac- 
tères. Dans  l'écriture  alphabétique,  cette 
influence  est  plutôt  négative.  L'image  de 
signes  qui  ne  disent  rien  par  eux-mêmes,  ou 
ne  se  présente  guère,  ou  ramène  au  son,  qui 
est  la  véritable  langue.  Mais  les  caractères 
-chinois  doivent  souvent  et  puissamment  con- 
tribuer à  faire  sentir  les  rapports  des  idées  et 
à  affaiblir  l'impression  des  sons.  La  multipli- 
cité des  sons  homophones  invite  nécessaire- 
ment les  personnes  lettrées  à  se  représenter 
toujours  en  même  temps  la  langue  écrite, 
libre  des  embarras  qu'ils  doivent  causer. 
L'étymologie  qui  fait  découvrir  l'affinité  des 
idées  dans  les  langues,    est  naturellement 


Chine,  puisque  le  genre  d'écriture  qu'on  y^ 
a  adopté,  prouve  par  lui-même  un  travail 
qu'on  peut  nommer,  en  quelque  façon,  [)hi- 
losophique.  Cette  circonstance,  jointe  aux 
rapports  que  les  caractères  chinois  invitent 
à  chercher  entre  leur  composition  et  les 
idées  qu'ils  expriment,  et  à  la  conlormité 
de  cette  écriture  avec  le  système  grammati- 
cal de  la  langue,  semblerait  expliquer  com- 
ment la  langue  chinoise  aurait  pu,  sans  qu'on 
y  trouve  des  traces  d'un  état  intermédiaire, 
passer  du  point  où  elle  a  dû  contracter  les 
analogies  qu'elle  offre  avec  des  langues  très- 
imparfaites,  à  une  forme  qui  se  prête  au 
plus  haut  développement  des  facultés  intel- 
lectuelles. Carie  phénomène  qu'elle  présente 


<louble  en  chinois,  et  repose  en  môme  temps  consiste,  en  effet,  à  avoir  changé  une  imper- 
sur  les  caractères  et  sur  les  mots  ;  mais  elle  fection  en  vertu. 

n'est  bien  évidente  et  manifeste  que  dans  les  «  Mais  je  douterais  néanmoins  qu'on  pût 

premiers.  Il  me  semble  qu'on  s'est  encore  trouver  la  cause  du  système  particulier  de  la 

bien  peu  occupé  de  celle  des  mots  ;  mais  je  langue  chinoise  dans'cette  influence  de  sou 


903  LAN  DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE.  LAN  904 

écriture  sur  la  langue.  Quoique  l'art  d'écrire  cipe,    puisqu'il  n'y  a  guère  de   motif  pour 

remonte  en  Chine,  ainsi  que  vous  le  dites,  désigner,  tant  que  les  mots  simples  suiïisent 

Monsieur,  dans  votre  analyse   de  l'ouvrage  au  Ijcsoin,  un  seul  (.')jet  par  plus  d'une  syl- 

de    M.   Klapiulh  sur  l'inscription    de  Yu,  h  lahe  ;   mais    il    paraît   plus    certain    encore 

plus  de  quarante  siècles,  il  doit  cependant  qu'aucune  langue  ne  se  trouve  plus  à  présent 

nécessairement  s'être  écoulé  un  certain  es-  dans  ce  cas,  et  s'il  y  en  avait  une  réellement, 

pacede  lenips  où  le  chinois  était  |)arlé  sans  cela  ne  serait  qu'accidentel,  et  ne  prouverait 

être  écrit.  Môme  lorsiju'il  le  fut,  la  première  rien  pour  sa  nature  particulière.  Il  est  néan- 

écrilure  paraît  avoir  été  hiéroglyphicjue,  et  moins  de  fait  que  la  (piaillé  monosyllabique 

en  conséquence  d'une  nature  ditlerente  de  des  mots  forme  la  i-ègle  dans  la  langue  chi- 

celle  d'aujourd'hui.  11  faut  donc  nécessaire-  noise,  et  je  ne  me  souviens  pas  d'avoir  trouvé 

ment  que  dès  lors  le  caractère  de   la   langue  nulle  part,  si  les  Chinois  en   prononçant  un 

ait  pris  uue   certaine  forme.  Si  celte  forme  mol  polysyllabique  comprennent  ses'  ditfé- 

élait  analogue  à  celle  de  la  plupart  des  lan-  rentes  syllabes  sous  un  môme  accent  ou  non  ; 

gués,  si  les  Chinois  étaient  portés  à  entre-  car  l'unité  du  mot  esl  constituée  par  l'accent, 

mêler  leurs   phrases  de  signes  uniquement  Sans  cette  règle  constante,  la  répartition  de 

destinés  à  marquer  les  rapports  des  idées,  si,  plusieurs  syllabes  dans  un  môme  ou  dans 

sans  leur  écriture,   leur  langue  av.iit  dû  se  dilférents  mois  serait  arbitraire  ;  ce  ne  serait 

développer  à  l'instar  des  autres  langues,  je  plus  qu'une    affaire  d'orthograplie    que  de 
ne  crois  pas    que  ses  caractères  formant  des  '  coinfiter  un  substantif  et  son  afiTixe  pour  deux 

groupes  d'idées,  l'eussent  arrêtée  dans  cette  mots,  ou  de  le  comf)rendre  sous   un   seul, 

marche.  C'est  au  contraire  l'écrilure  qui  au-  Mais  quoi(]ue  l'accent  réunisse  indubitable- 
rail  été  adaptée  à  celte  direction  de  l'esprit 
national,  et  nous  avons  vu  qu'elle  en  pos- 
sède les  moyens.  Mais  si,  connue  je  le  crois 
très-posilivemenl,  la  langue  avait  déjà  cette 
forme  avant  l'écriture;  et  si  la  nation,  dès 
lors  avare  de  sons,  en  faisait  le  plus  sobre 
usage  possible,  en  plaçant  les  mots,  signes 
des  idées,  sans  liaison,  l'un  à  côté  de  l'autre. 


ment  les  syllabes  pour  en  former  le  mot, 
l'utilité  de  celte  règle  devient  h  peu  près  nulle 
dans  les  langues  dont  l'accentuation  est  en- 
tièrement ignorée  comme  celle  du  sanskrit, 
ou  du  moins  imparfaitement  connue.  H  est 
quelquefois  difficile  aussi  de  juger  de  l'ac- 
cent, puis(iue  le  même  mot  peut  avoir  un 
accent  secondaire  h  côté  de  l'accent  princi- 
le  phénomène  qui  nous  occupe  existiit  déjà     pal,  et  qu'il  faut  distinguer  exactement  ces 


avant  l'écrilure,  et  demande  une  autre  ex- 
plication. Tout  ce  que  l'écriture  a  pu  faire 
est,  à  mon  avis,  de  contirmer  l'esprit  na- 
tional dans  la  pente  vers  ce  genre  d'expres- 
sion des  idées,  et  voilà  ce  qu'elle  me  paraît 
avoir  fait,  et  faire  encore  à  un  très-haut 
degré. 
'(  Je  serais  plutôt  porté  à  chercher  une  des 


différents  accents.  Il  n'en  est  cependant  pas 
moins  indispensable  de  tâcher  de  fixer  ce 
qui,  dans  une  langue,  est  compris  dans  un 
même  mol,  ou  séparé  en  plusieurs,  et  sou- 
vent celte  recherche  est  au  moins  facilitée 
par  d'autres  circonstances  qu'il  serait  trop 
long  d'énumérer  ici.  Mais  ce  qui,  dans  le 
système  phonétique  chinois,  me  paraît  plus 


causes  principales  de  la  structure  particulière  remarquable  que  l'abondance  des  monosyl 

delà  langue  chinoise  dans  sa  partie  phonéti-  labes,  c'est  le  nombre  restreint  des  mots  en 

que.  Vous  avez,  on  ne  peut  pas  mieux,  prouvé,  général.  Ce  n'est  pas  que  les  autres  langues 

Monsieur,  que  c'est  entièrement  à  tort  qu'on  eussent  peut-être  un  plus  grand  nombre  de 

nomme  cette  langue  monosyllabique.  J'avoue  syllabes  vraiment  primitives,  mais  c'est  que  les 

que  cette  division  des   langues    d'après  le  Chinois  n'ont  pas  diversifié,  mêlé  et  composé 

nombre  des  syllabes  de  leurs  mots,  ne  m'a  ces  syllabes  suffisamment  pour  se  mettre  par 

jamais  paiu  ni  juste,  ni  conforme  à  une  saine  là  en   possession  d'une  grande  richesse  ou 

{)hilosophie.  Toutes  les  langues  ont  proba-  variété  de  sons  (237). 
blement  été  monosyllabiques  dans  leur  prin-         «C'est   en  quoi  les  nations  me  semblent 


(237)  «  L'aiiieiir  inuclie  ici  à  Vun  des  efl'els  les 
plus  curieux  dt;  l'iiiHneiice  (|ue  la  naUire  pariicu- 
liére  des  car;)Cièies  cliinois  a  exercée  sur  la  cousii- 
luiion  de  la  Jaugu»^.  Il  n'y  a  prestiue  pas  lieu  de 
douter  que,  si  les  eli'crls  des  écrivains  de  la  Cliine 
pour  enricliir  ei  perleciioimer  leur  idiome  eussent 
élé  secondes  par  remploi  d'une  écriuire  alphabé- 
tique, le  nombre  des  mots  ne  se  lût.  accru  dans  la 
même  proporlion  que  les  signes  écrits.  Mais  l'iin- 
possibiiilé  d'exprimer  de  nouvelles  combinaisons, 
t;l  la  nécessilé  de  chercher  toujours  dans  le  même 
cercle  de  syllabes  déjà  usitées,  les  noms  qu'on  vou- 
lait donner  à  des  oùjels  nouveaux,  ont  à  jamais 
lixé  le  langage  dans  l'état  où  il  était  parvenu  lors 
de  l'iiiveniion  des  caractères.  Il  est  probable  même 
qu'au  lieu  d'acquérir  des  sons,  la  langue  parlée  en 
a  plutôt  perdu  ;  car  beaucoup  de  nuances  délicates 
ont  dû  s'etlacer,  une  lois  qu'elles  ont  été  réduites, 
dans  la  langue écrile,  à  nneexpression  commune  ap- 
proxiinaiive.  On  pourrait  penser  que  les  mots  toile, 
cenlf  prince  el  ci//;rès,oirraieiil  priniiliveineiil  quel- 


que dilïérence  propre  à  les  faire  discerner  dans  h 
prononciation;  mais  une  fois  que  ces  mots  ont  été 
écrits  avec  un  même  signe  de  son  (pe),  associé  à  des 
images  variées,  le  souvenir  de  ces  diirérences  a  dû 
s'aliérer  et  linir  par  se  perdre.  Je  regarde  l'inven- 
tion des  caraclères  hm-clàng  (liguraiifs  du  son) 
comme  une  des  causes  (|ui  ont  mainieiiu  le  langage 
dans  un  état  de  vérilahle  pauvreté,  en  niêine  t-^mps 
qu'elle  a  enrichi  l'écrilure  de  tant  de  signes  re- 
marquables par  leur  construciion  régulière  el  iiié- 
ihodique.  Le  chinois  a  acquis  par  là,  au  prix  de 
l'iiarmonic  et  de  la  vaiiéié  des  s-ons,  l'avamage 
d'une  écriuire  admirahlement  appropriée  à  l'ex- 
pression des  idées  ei  à  la  classilicaiiuu  des  êires 
naturels. 

€  Au  reste,  les  vges  proposées  par  M.  G.  de  Ilnm- 
boldl  au  sujet  de  l'inlliience  de  l'écrilure  (  hinoise 
sur  le  système  gianunaiical,  monirenl  assez  quelles 
lumières  il  aurait  inlailliblemeiit  jetées  sur  une 
quesiion  importanle,  proposée  au  concours  pour  le 
prix  loiidé  pur  M.  de  Vulney,  sM  lui  eût  éic  possi- 


905 


LAN 


PSYCHOLOGIE 


LAN 


906 


différer  essentiellement,  et  cette  disposition     mais  que  nous  nommons  fortuites,  parce  que 

naturelle  h  des   sons  monotones  ou  variés,  "  "^    '        '  i'---i  .--- 

pauvres  ou  riches,  plus  ou  moins  liarmo- 
nieux,  est  de  la  plus  grande  intluence  sur  la 
nature  des  langues.  Elle  tient  à  l'organisa- 
tion physique  et  aux  facult'^s  sensitives  ;  elle 
décide  "des  propriétés  des  langues,  conjoin- 
tement avec  ce  qui,  dans  les  facultés  supé- 
rieures de  l'ûme,  répond  à  la  partie  du  lan- 
gage liée  aux  idées.  La  pauvreté  des  Chinois, 
en'fait  de  sons,  jointe  à  l'aridité  et  à  la  sé- 
cheresse qu'on  leur  reproche,  peuvent  avoir 
produit  dans  leur  langue,  comme  imperfec- 
tion, ce  qu'un  talent  heureux  de  manier  mé- 
thodiquement les  idées,  peut  avoir  changé 
apr 
de 


nous  en  ignorons  l'ordre  et  l'enchaînement. 
Comme  aussi  l'étal  de  nos  connaissances  ne 
nous  permet  jamais  de  remonter  à  l'origin».^ 
première  des  langues,  nous  ne  parvenons 
tout  au  plus  qu'à  l'époque  où  les  langues  se 
transforment,  et  se  recomposent  d'idiomes  et 
de  dialectes  qui  ont  existé  longtemps  avant 
elles. 

><  La  langue  chinoise  n'est  pas  exempte  de 
mots  étrangers,  elle  en  renferme  môme, 
d'après  vos  recherches,  Monsieur,  un  nom- 
bre assez  considérable.  (  Fundgruhen  des 
Orients,  th.  3,  s.  285,  n°  G.  )  Mais  l'histoire 
de  la  Chine  prouve  que  le  déveloiipement 
•ès\n  avantage.  Mais  une  telle  pauvreté  social  de  la  nation,  depuis  que  nous  la  cou- 
sons une  fois  supposée,  le  système  près-     naissons,  n'a  guère  été  altéré  par  de  grandes 


pposee.  le  système  p 
que  monosyllabique  une  fois  arrêté,  l'esprit 
chinois  a  d'à  être  affermi  dans  l'une  et  dans 
l'autre  par  la  nature  particulière  de  l'écri- 
ture, qui,  h  ce  que  je  crois  avoir  prouvé,  est 
devenue  inhérente  à  la  langue  même.  Comme 
elle  otfre  un  moyen  d'en  multiplier  les  si- 
gnes ^ans  multiplier  les  sons,  elle  doit,  dans 
l'état  actuel  de  la  civilisation  chinoise,  et 
depuis  le  temps  où  elle  est  devenue  très-gé- 
néralement répandue,  entrer  pour  beaucoup 
dans  l'expression  des  idées. 

«  La  richesse  et  la  variété  des  sons  dans 
les  langues  tient  très-certainement  h  l'orga- 
nisation physicjue  et  aux  dispositions  intel- 
lectuelles des  nations;  mais  elle  résulte  peut- 
être  encore  davantage  du  contact  et  de  l'a- 
malgame de  diverses  peuplades  entre  elles. 
L'aliluence  de  cette  matière  première  des 
langues  s'explique  beaucoup  plus  naturelle- 
ment par  un  concours  de  causes  acciden- 
telles, larmi  lesquelles  les  migrations  et  les 
réunions  de  ditlérentes  peuplades  sont  les 
plus  eQicaces,  que  par  le  progrès  de  res|)rit 
inventeur  des  nations.  L'exemple  des  Chinois 
eux-mêmes  prouve  qu'un  peuple  accommode 
plutôt,  par  toute  sorte  d'artitices  ingénieux, 
un  petit  nombre  de  mots  à  ses  besoins,  qu'il 
ne  pense  à  l'augmenter  et  à  l'étendre.  L'iso- 
lement des  nations  n'est  donc  jamais  salutaire 
aux  langues.  Il  em})êche  évidemment  la  réu- 
nion d'une  grande  masse  de  mots,  de  locu- 
tions et  de  formes,  qui  est  absolument  néces- 
saire pour  (pje  l'heureuse  disposition  d'une 


révolutions  extérieures,  par  des  incursions 
d'autres  nations,  venues  pour  s'établir  dans 
son  sein,  ou  par  un  mélange  quelconque, 
qui  eiU  pu  avoir  une  intluence  marquée  sur 
sa  langue.  Il  n'est  guère  probable  non  plus 
qu'une  pareille  iniluence  ail  [lu  venir  des 
nations  barbares  qw  habitaient  le  pays  du 
temps  de  l'arrivée  des  premières  colonies 
chinoises,  Si  ces  colonies,  ainsi  qu'on  l'a- 
vance, ne  se  composaient  guère  que  d'envi- 
ron cent  familles  (  Tableau  hist.  de  l'Asie , 
par  M.  Klaproth,  p.  30),  si  elles  se  sont  con- 
servées pendant  une  longue  suite  de  siècles 
sans  altération  notable  de  leurs  mœurs,  de 
leurs  usages  et  de  leur  idiome,  si  enfin  l'é- 
criture date  de  l'origine  même  de  la  monar- 
chie, dont  ces  colons  furent  les  fondateurs, 
ces  faits  historiques  réunis  serviraient  sans 
doute  à  expliquer  le  nombre  limité  désignes 
de  la  langue  parlée  de  la  Chine,  et  même 
l'absence  de  ces  sons  accessoires,  qui  forment 
les  afhxes  et  les  ilexions  des  autres  langues. 
«Mais  si  l'on  parvient  ainsi  à  jeter  quelque 
jour  sur  l'origine  de  ce  qu'on  [leut  nommer  les 
imperfections  de  la  langue  chinoise,  on  n'en 
reste  pas  moins  embarrassé  de  rendre  compte 
de  l'empreinte  philosuphique ,  de  l'esprit 
méditatif,  qui  se  manifeste  évidemment  dans 
la  structure  entière  de  cette  langue  extraor- 
dinaire, On  comprend  en  queUiue  façon  par 
quelles  raisons  elle  n'a  pas  atteint  les  avan- 
tages que  nous  rencontrons,  plus  ou  moins, 
dans  presque  toutes  les  autres  langues;  mais 
des  peuplades  qui  la  possèdent  puisse  insen-     on  conçoit  beaucoup  moins  comment  elle  <i 


sibleirient  en  former  une  langue  vaste,  riche 
et  variée.  L'ordre  systématique,  l'expression 
significative  et  heureuse  des  idées,  la  conve- 
nance de  formes  grammaticales  avec  le  be- 
soin du  discours,  et  tout  ce  qui  est  organisa- 
tion et  structure,  vient  sans  doute  des  dis[)0- 
sitions  intellectuelles  des  nations  ;  mais  la 
matière,  la  niasse  des  sons  et  des  mots,  sou- 
mise à  leur  travail,  est  due  au  concours  de 
ces  causes,  qui  unissent  et  séparent,  mêlent 
et  isolent  les  nations,  causes  qui  certaine- 


réussi  à  gagner  des  perfections  qui  n'appar- 
tiennent qu'à  elle  seule.  Il  est  vrai,  cepen- 
dant, que  l'antiquité  de  l'écriture,  et  même  de 
la  littérature,  en  Chine,  éclaircit  en  quelque 
façon  cette  question.  Car  quoique  la  struc- 
ture grammaticale  de  la  langue  ait  très-cer- 
tainement devancé  de  beaucoup  et  la  littéra- 
ture et  l'écriture,  ce  qui  forme  le  fond  essen- 
tiel de  celle  structure  aurait  pu  appartenir 
à  une  nation  grossière  el[)eu  civilisée,  et  la 
teinte    philosophique  que    nous   y   voyons 


ment  sont  dirigées  par  Jdes  lois  générales,     maintenant  a  pu  y  être  ajoutée  par  des  hom 

Itie  lie  s'en  occiipor.  fies  eUeis  de  l'écriliire  alplia- 
J)éliqiic  peiiveiii  èlre  éuidiés  dans  un  grand  nom- 
bre iTidioines;  nniis  peu  de  personnes  possèdent  des 
niaiériaiix  ^sse:  nombreux  pour  la  reclierclie  de 
cenx  (jui  s  observent  dans  les  langues  sans  écriture, 
et  quant   aux  modificalions  produites  par  l'usage 


des  cnrncicres  représentalifs  ,  l'importance  en  sera 
surUnit  appréciée  par  les  personnes  ([ui  apporteront 
à  l'élude  du  cliinois  et  du  japonais  la  sagacilé  per- 
sévérante et  la  judicieuse  subtilité  qui  <iislingueii*. 
la  Icare  qu'on  vient  de  lire,  i  (A.  Rémusat.) 


DicTioNN.  DE  Philosophie.  I. 


29 


907                  LAN                  DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE.  LAN                  905 

mes  sui^éiiciirs.  Ccl  avanlage  no  rei)Ose  pas  s'il  s'cbl  fait  à  lui-mftme  son  lar.gago,  son  in- 
sur  de  nouvelles  formes  d'expression,  dont  telligence.  sa  raison,  l'horame  a  donc  tout 
oa  eût  enrichi  la  langue  (  ce  qui  auraii  exigé  créé,  tout  inventé  :  les  sciences,  les  arts,  la 
le  concours  de  la  nation  entière),  mais  con-  société,  la  religion,  DieuUii-méme,  qui  n'est 
siste  beaucouj)  plus  dans  un  usage  à  la  fois  plus  qu'une  hypothèse,  comme  disait  le  géo- 
judicieux et  hardi  des  moyens  qu'elle  possé-  mètre  Laplace.  Tout  donc  s'en  va  se  perdre, 
dail  déjà,  ce  qui  s'explique  facilement,  si  l'on  s'abîmer  dans  l'inanité  des  conceptions  hu- 
S3  rappelle  que  la  plus  grande  partie  de  la  maines,  et  l'homme,  qui  ne  sait  ni  d'où  il 
grammaire  cannoise  est  sous-entendue.  vient,  ni  où  il  va,  n'est  qu'une  ombre  entre 

«  Vous  vous  serez  aperçu,  Monsieur,  que  deux  inconnues, 
j'ai  fondé  tout  ce  que  j'ai  osé  avancer  sur  la  On  voit  que  le  problème  de  l'origine  de 
langue  chinoise,  uniquement  sur  le  style  an-  nos  connaissances  est  inséparable  de  celui 
tique,  sans  faire  une  mention  particulière  du  de  l'origine  du  langage.  Où  en  est  donc  au- 
style  moderne.  11  ne  me  paraît  pas  non  plus  jourd'hui  cette  dernière  question?  Elle  a  pas- 
que  ce  dernier  diffère  du  premier  de  manière  se  par  trois  phases  que  nous  allons  succes- 


h  pouvoir  altérer  un  raisonnement  fondé  sur 
J'analyse  du  langage  et  de  la  littérature  vrai- 
ment classique  de  la  Chine.  » 

§  XXII.  —  Examen  critique  dex   iliéoriei  sur  l'oti^ 
gine  du  langr.ge. 

Ce  qui  constitue  la  prééminence  de  l'hom- 
me sur  la  terre,  ce  qui  l'élève  au-dessus  de 
toutes  les  créatures  qui  l'environnent,  et  lui 
fait  comme  une  couronne  d'honneur  et  de' 
gloire,  c'est  la  pensée,  c'est  la  raison,  c'est  la 
parole,  condition  de  sa  pensée,  et  son  expres- 
sion. C'est  par  là  que  l'homme  se  montre  vé- 
ritablement fait  à  l'image  de  Dieu,  et  qu'il 
réfléchit,  dans  le  radieux  miroir  de  son  intel- 
'ligence,  les  splendeurs  de  la  parole  incréée, 
du  Verbe  éternel  (238)- 

Le  langage,  expression  de  l'âme  humaine 
*;t  condition  de  son  évolution  rationnelle, 
■est  donc,  et  au  point  de  vue  de  son  rôle  dans 
je  développement  de  noire  intelligence,  et  au 
point  de  vue  de  son  origine,  une  question 
d'une  importance  capitale.  Dans  l'ordre  mo- 
ral, tout  s'y  rattache;  c'est  le  point  de  dé- 
part, c'est  la  pierre  angulaire  de  tous  les  sys- 
tèmes, de  toutes  les  vérités  ou  de  toutes 
les  erreurs.  Selon  l'origine  que  l'on  assigne 
^u  langage,  tout  change,  tout  prend  un  as- 
pect, un  ordre  différent:  dans  l'un  des  cas, 
c'est  une  cause  unique,  logique,  permanente, 
infinie,  qui  produit  et  gouverne  tout  ;  dans 
l'autre,  rien  ne  domine,  rien  ne  dépend,  rien 
n'obéit,  tout  flotte  âu  hasard;  nulle  cause, 
nulle  harmonie  ne  préside  à  rien  :  c'est  par- 
•toift  l'anarchie  du  désordre,  et  la  nature  est 
renversée. 


sivement  exammer. 

D'abord  on  a  considéré  )a  question  de  l'o- 
rigine du  langage  comme  celle  d'une  inven- 
tion ordinaire,  comme  celle  de  la  peinture, 
par  exemple,  ou  de  l'imprimerie,  etc.  Fai- 
sant abstraction  du  lien  naturel  qui  unit  la 
parole  à  la  pensée  on  supposait  les  inven- 
teurs du  langage  en  pleine  possession  de  tou- 
tes leurs  facultés  intellectuelles,  vivant  au 
milieu  de  leurs  semblables,  et  jouissant  de 
tous  leg  avantages  qui  résultent  du  commerce 
social.  On  se  demandait  donc  si  l'homme, 
en  le  supposant  ainsi  dans  le  plein  usage  de 
la  raison  et  de  la  pensée,  serait  capable  d'in- 
venter le  langage.  Pour  résoudre  la  question, 
on  prenait,  comme  on  voit,  un  point  de  dé- 
part radicalement  faux,  ainsi  que  l'expé- 
rience et  l'observation  l'ont  démontré  de- 
puis. 

Cependant,  et  bien  qu'il^ne  s'agît  que  de 
vaincre  les  difficultés  matérielles  de  l'insti- 
tution de  la  parole,  les  philosophes  les  plus 
sensés,  les  hommes  les  plus  réfléchis,  depuis 
Lèssius  jusqu'à  de  Feller  (239),  virent  la  solu- 
tion du  problème  hérissée  de  tant  de  dilli- 
cultés,  qu'ils  regardèrent  l'institution  du  lan- 
gage par  l'homme  comme  dépassant  ses  for- 
ces naturelles,  et  qu'ils  crurent  devoir  recou- 
rir, pour  l'expliquer,  à  une  intervention  di- 
vine. Il  y  a  plus  de  deux  siècles  que  le  savant 
Lessius  résumait  ces  difficultés  avec  autant 
de  clarté  que  de  précision  (240). 

Toutefois  ces  obstacles  et  ces  difficultés 
n'ont  point  arrêté  le  P.  Chastel.  Il  a  soutenu 
que,  supposé  une  société  sans  tradition,  les 


En  effet,  si  l'homme  est  parti  de  la  nuit,     hommes  qui  la  composent    parviendront  à 


(238)  Voyez  ks  belles  considérations  de  Mgr  On- 
-piiiioiip  sur  ceiie  question  :  t  Pourquoi  :i-i-on  f;iit 
lies  langues  ei  (tes  littératures  Tobjet  essentiel  et 
j>riiicip;il  de  l'enseignement  dans  la  liante  éducation 
intellectuelle?  »  {De  la  haute  éducation  intellectuelle. 
l.  I,  I.  I,  c.  7.) 

(23!))  Dire  que  les  liomin«s  s*  sont  fait  un  lan- 
gage, c'est  dire  qu'ils  se  sont  parlé  avant  d'avoir 
un  langage;  car  il  a  fallu  parler  pour  convenir  qne 
le!  mol  signifierait  leile  chose.  Jamais  des  geslicu- 
•Jations  mimiques  n'eussent  pu  rassembler,  moins 
encore  faire  nu  corps  <le  grammaire.  <  Penser  et 
parler,  i  dit  un  homme  (jui  a  porlé  an  plus  liant 
point  l'art  d'analyser  les  lunguf-s  ,  «  sont  liés  ijisé- 
parable'menti,  l'arler ,  c'est  parler  inléiieurenienl. 
Le  Ci'éaUMir,  en  formant  les  hommes  laisoîinables, 
leur  donna  ensemble  les  deux  inslrumenls  de  la  rai- 
son, penser  et  parler;  et  si,  ajoute-l-il,  l'on  sépare 


ce  que  le  Créaleiir  a  uni  si  étroilemenl,  on  risque 
de  tomber  dans  des  erreurs.  >  (Bauzée.  Gramiiu 
géiiér.,  t.  L  p.  253.  Voij.  de  Feller,  Calécliisme 
■philos.,  t.  I,  u.  152.) 

(240)  €  Pon«  mille  viros  expertes  omnis  idiomatis 
in  insula  remoia  ab  omni  commercio  aliornm. 
Ouomodo  lii  convenienl  ut  de  singulis  nouiinihus 
statuant?  Quomodo  hoc  consilium  commnnicabunt 
sociis?  Quomodo  res  singulas  in  deliherationem  in- 
dncent?  Quomodo  res  spiriiuales,  ut  functiones  po- 
lenliarnni  animx'?  Quomodo  dislinciiones  lempo- 
rnm,  pr*senlis.  prœieriti,  Jniuri,  inodos  iniperandi, 
opiandi  ,  et  alia  innumera  ?  Qua  vocis  inflexioiie 
liicc  singula  siiu  signi(icaii(hi  ?  Hinc  mauifeslum  est 
lingnr.s  esse  beiieficium  divinum,  non  iiiventiim  bu- 
inuuuni.  Posiquam  lamen  jam  semel  consiituia' 
«uni,  possunl  variomodo  inisceri,  novari,  formari.  » 
(De  perfect.  divinis,  lib.  vj,  c.  4,  n.  51.) 


900                        LAN                          rSYCHOLOGIE.  LAN                        910 

se  faire  une  langue  parlée,  \o\c\  comment  il  qui  n'a  pas   dû  dt^velopper  beaucoup  la  mo- 

imagine  que  cela  se  passerait.  ralité  de  leurs  sentiments  intérieurs,  (^uanl 

«^Dans  cet  état  de  société  (de  société  sans  aux  signes  naturels  qui  expriment  ces  senti- 
tradition^  les  hommes  auraient  au  moins  des  ments,  ils  sont  vraisemblablement  de  cette 
signes  naturels  de  leurs  sentiments  intérieurs,  espèce  qu'employait  Mlle  Leblanc,  au  rap- 
el  des  signes  imitatifs  pour  rappeler  les  objets  port  de  L.  Racine,  c'est-à-dire  des  cr/5  ef- 
et  les  personnes  absentes,  leurs  qualités  et  frayants  (242)  qui  rappelaient  les  cris  des 
leurs  actions,  e\2...  Ce  langage  de  signes  ne  bêtes  féroces. 

consisterait  pas   seulement  dans  le  jeu  de  la  ...Et  des  signes  imitatifs  pour  rappeler  les 

physionomie,  dans  le  regard,  les   gestes,  les  objets  et  les  personnes  absentes,  leurs  quali- 

attitudes  du  corps,  mais  encore  dans  les  di-  tés  et  leurs  actions  (comme  plus  haut).  On 

vers  sons  de  la    voix,    les  cris,  etc.  Or  dans  reste    stupéfait   quand  on  voit  à  quel  point 

ces  signes  naturels  de  la  voix  se  trouve  déjà  l'auteur  paraît  méconnaître   la    nature  des 

la   parole,  se   trouvent   déjà    des  mots.  Car  êtres  qu'il  rassemble,  et  qu'il  met  en  présence 

dans  les  sons  spontanés  que  la  nature  four-  les  uns  des  autres  ,  muets  et  sans  tradition. 

nit  pour  imiter  et  pour  rappeler  le  raouve-  Quoi  !    ces  hommes,  ou  plutôt  ces  brutes  k 

ment  ou  l'action  d'un  corps  ou  d'un  animal,  figure  humaine,  qui  n'ont  jamais  eu  aucun 

du   tonnerre,   d'un  ruisseau  ;  pour  rappeler  commerce  avec  un  être  de  leur  espèce,  vont 

et  pour  imiter  un  chant  ou  un  cri,  il  y  a  de  s'enquérir  des  moyens  de  rappeler  les  objets 

vraies  articulations  et  des  mots  véritables.  »  et  les  personnes  absentes,  et  même  leurs  qua- 

(De  la  valeur  de  la  raison,  p.  283  et  suiv.)  lités  et    leurs  actions?  Et  dans  quel  but,  je 

Dans    cet  état    de   société....  Une  société  vous  le  demande?  Quoi!  ils  vont  renoncer 

dont  les  membres  n'ont  jamais  parlé!  C'est  aux  longues  habitudes  d'une  vie  d'isolement 

Ja    société    d'un  troupeau   de  bœufs  ou  de  et  d'absolue  indépendance  pour  former  une 

moutons  moins  l'instinct.  On  doit  nier  d'à-  société,  eux  qui  n'ont  aucune  notion  de  rao- 

bord   la    possibilité  d'une   pareille    réunion  ralité,  qui  ne  savent  ce  que  c'est  que  le  bien 

d'hommes.  D'où  viendraient  ces  hommes  qui  et  le  mal?  Ces  hommes,  qui  ont  été  jusque- 

n'auraient  eu  jusque-là  aucune  communica-  là  absorbés  dans  la  recherche  decequipeut 

tion  avec  leurs  semblables?  Qu'on  les  suppose  satisfaire  leurs  besoins  matériels,  vont  tout  à 

enfants,  qu'on  les  réunisse  adultes,  l'hypo-  coup  se  mc[\rQ  h  jouer  dé  la  physionomie,  du 

thèse  n'en   est  pas  moins  inadmissible.  Des  rej/arrf,  <i  j/e.^/îCH/f-r,  etc.,  chose  dont  ils  n'ont 

enfants,  des  adultes,  qui  ont  vécu  isolés,  ne  eu  nulle  idée,  nul  usage  jusqu'à  ce  moment? 

s'associeront  jamais  ;  ils  se  fuiront  ou  se  fe-  Quelle   sympathie  peut-il  y  avoir  entre  des 

ront  la  guerre,  car  ils  se  nuisent  et  se  dispu-  êtres  qui  ont  toujours  vécu  isolés  ,  qui  ne  se 

tenl  la  proie  (241).  sont  jamais  vus  et  qui  ne  connaissent  d'au- 

Les  hotnmes  auraient  au  moins  des  signes  très  mœurs  que  celles  des  animaux  sauvages? 

naturels  de  leurs  sentiments  intérieurs...  L'au-  Leur  premier  mouvement  ne  doit-il  pas  être 
teur  a  oublié  de  nous  faire  l'histoire  des  sen- 
timents intérieurs  de  ces  hommes  venus  on 
ne  sait  d'où,  qui  ont  vécu  jus(]ue-là  on  ne  sait 
comment.  Leurs  sentiments  intérieurs  seront 
sans  doute  fort  analogues  à   ceux  du  carnas- 


de  s'effrayer  en  se  rencontrant,  de  se  fuir  et 

de  se  repousser? 
Toutefois    rapprochons- les   contre    toute 

vraisemblance,  et,  contre  toute  vraisemblance 

aussi  ,  supposons  qu'il  vietme  à  l'esprit  de 
sier  ou  de  l'herbivore,  car  on  ne  voit  pas  à  quelqu'un  d'entre  eux  de  communiquer  à  ses 
quoi  ils  ont  passé  le  temps,  sinon  à  pour-  compagnons  ce  qui  se  passe  en  lui.  Voilà 
suivre  une  proie  ou  à  chercher  un  fruit  sau-  donc  cet  homme  qui  se  met  à  remuer  les 
vage,  et  autres  exercices  semblables  relatifs  bras,  à  faire  quelques  grimaces,  à  émettre 
aux  besoins  du  corps  les  dIus  grossiers,  ce      quelques  sons  baroques,  à  glousser,  à  balbu- 


(?41)  Co  qui  est  exiraordiiiaire  el  hors  de  loiiie 
naiurc,  c'e^l...  hi  soricié  enlie  «les  élirs  sans  pa- 
role, s;ins  pensée,  sans  lien  par  conséfjnenl,  et 
<|ui,  sans  s'eniendre,  conviennenl  de  se  réunir,  et, 
sans  parler,  conviennenl  d'un  langage  commun.  » 
(Ue  Bonald,  Rech.  phil.,  etc.,  ch.  2. 

fèii)  Des  cris  inarlicnlcs  ne  sont  pas  vraiment  un 
langage  ;  il  n'y  a  langage  proprement  dit  i|ne  là  où  il 
y  a  jnleniion  d'exprimer  une  idée  par  un  signe  (|uel- 
«^onqne.  Or,  premièrement,  les  cris  inariiculés  ne 
sont  pis  signes  d'idées,  mais  de  seniimenis.  Kn  se- 
cond -lieu,  il  n'y  a  et  il  ne  peut  y  avoir,  de  la  part 
«le  ceux  qui  les  protèrent,  cunune  «le  ceux  qui  les 
oniendenl,  inler.tion  de  leur  taire  signifier  ipielque 
chose,  par  la  raison  que  ce  sont  des  émissions  de 
voix  purement  inslinclives  et  poussées  sans  ré- 
flexion. Celui  qui  les  produit  ne  peut  songer  à  les 
employer  comme  langage,  puisqu'il  est  tout  entier 
au  senliiiienl  piuFond  S(»us  l'inlluence  duquel  il  se 
trouve,  et  dont  ses  cris  ne  sont  que  la  mani^e^>la- 
tion  involDiitaire  ;  ei  celui  de  qui  ils  sont  entendus 
ne  peut  non  pins  songer  à  les  ronsidérer  comme 
Signes  d'idées,  puisqu'un  cri  d'effroi,  par  exemple, 


ne  fait  naître  que  l'effroi  «lans  celui  qui  l'entend, 
et  que  si  le  cri  est  reprodnil,  ce  ne  peut  êlre  éga- 
lement (|nc  par  insiinct  el  sons  l'influence  de  l'é- 
inoiion  qui  s'est  propagée  de  l'àme  du  premier  dans 
celle  du  second.  Ainsi,  le  cri  de  «louleur  jeté  par  un 
enfant  sera  bien  pour  sa  mère  un  averiisseinent 
pour  voler  à. son  secours.  Mais,  nous  le  «temandons, 
à  qu«>i  pense  une  mère  dans  un  pareil  inoniunl  ? 
qu'est-ce  i|ui  la  préoccupe?  Esl-re  le  signe  qui  lui 
annonce  que  son  lils  esl  bonffranl,  qu'il  esi  en  dan- 
ger, ou  bien  le  danger  liii-niéuie?  Si  toute  sa  pen- 
sée se  reporie  sur  bon  (ils,  si  elle  ne  voil  que  lui, 
si  elle  est  loutenlière  à  sa  tendresse  el  à  sa  solli- 
cilnde  maleinelle,  qu'on  nous  «lise  quel  usage  ont 
pu  faire  les  premiers  hommes  des  sons  iuarliculc.s 
pour  l'inveniion  du  langage,  et  s'il  y  a  la  moindre 
apparence  qu'ils  aient  fourni  les  preniiers  élémenu 
de  la  parole.  <  Le  cri  primiiif  de  l'enfant  qui  souf- 
fre,  dil  M.  Charma  ,  n'a  pas  plus  de  sens,  il  nu 
constitue  pas  plus  un  langage,  «{ue  le  cri  de  l'arlirti 
qui  éclaie,  de  l'essieu  qui  se  ronipl.  >  (Essai  sur  I9 
langage,  p.  155.) 


y;i  LAN  DICTIONNAIRE 

riVr  (243).  Où  cela  j)eul-il  aboutir?  Croil-on 
({ue,  clans  la  condilion  où  l'on  pnuid  ces 
hommes,  ils  altaclieront  le  moindre  intérût, 
la  moindre  signification  à  ces  mouvements 
désordonnés,  à  ces  émissions  de  voix  extra- 
vagantes? D'ailleurs  un  cri,  un  son  vocal  iso- 
lé.macliinal,  imitalif  d'un  cri  d'animal,  d'un 
bruit  de  la  nature,  n'est  pas  une  parole,  un 
mot.  11  n'y  a  de  mot  que  celui  qui  fait  partie 
d'une  langue  connue  et  qui  entre  dans  une 
proposition  (243*).  Imiter  le  chant  ou  le  cri 
d'un  animal,  le  bruit  du  tonnerre,  d'un  tor- 
rent, d'un  ruisseau,  ce  n'est  pas  parler,  c'est 
bruire.  En  quoi  cela  peut-il  intéresser  des 
hommes  aussi  profondément  dénués  que 
ceux  que  vous  supposez?  Et  vous  croyez 
fju'ils  vont  s'appliquer  à  retenir  ce  son  imi- 
tatif,  échappé  de  la  bouche  d'un  de  leurs  com- 
pagnons, et  don»  celui-ci  ne  se  souviendra  plus 
sans  doute  lui-même  quelques  instants  après? 
A  quoi  ces  cris  bizarres  pourraient-ils  leur 
servir?  Ils  s'en  sont  fort  bien  passés  jusqu'ici, 
et  s'ils  savaient  rire,  ils  n'auraient  sans  doute 
tiré  d'autre  parti  de  l'invention  que  de  s'amu- 
ser aux  dépens  de  celui  qui  l'aurait  faite. 

(243)  Un  lord  d'Ecosse ,  Bnmet,  Jans  mi  Essai 
sur  Corigine  du  langage  ,  prétend  que  loiiies  les  iia- 
lioiis  mil  éié  d'abord  glatissantes,  ensuile  balbutian- 
tes. C'esi  ainsi  sans  doule  qu'a  dû  ronuDencer  la 
société  sans  tradition  à  laquelle  le  R.  P.  Chtsiel 
venl  faire  invenier  le  langage.  La  théorie  du 
V.  Cliasiel  est  renouvelée  de  Vilruve  : 

I  lloinines  veleri  more,  m  fera,  in  sylvis  el  spe- 
Iiincis  cl  nemoribiis  nascebanliir ,  cii)oqne  agresii 
vescendo  vilain  exigebaiil.  Inlerea  quodani  in  loco 
ob  tempns  laiebris  el  venlis  dcnsai  crebrilalibus  ar- 
bores agitaïae,  el  inier  se  lerenles  ranios,  ignein  e.\- 
cilavernni,  et  (lamma  vehemenli  perlerrili,  qui 
circa  euni  locnni  Inerunl,  siint  fugali  ;  poslea  re 
quieia,  propius  accedenies,  quuni  animadverlissent 
cominodilaleni  esse  inagnani  corporibus  ad  iguis 
leporeni,  ligna  adjicienies  et  euni  conservâmes, 
aiios  adducebant,  el  uuiu  nionslrantes  ostendebanl 
quas  haberenlex  eo  iililitales.  In  ce  Iioniinnni  con- 
gressu,  quum  profundebanlur  aliter  e  spiritu  voces, 
qiiolidiana  consueludine  vocabuta ,  ut  obligeranl  , 
conslUuernnl  ;  donec  significando  res  sœpitis  in  usu, 
ex  eventu  fari  fortuilo  cœperunt,  et  lia  scrmones  in- 
ier se  procrearuiit...  »  (Yitrlv.  Arcliiteclura,  lib.  ii, 
c.  1.) 

N'est-ce  pas  le  cas  de  s'écrier  avec  Liciance  : 
<  0  ingénia  liomitiibns  indigna,  qnui  has  ineplias 
prolulerunl  !...  Niilla  igitnr  in  principio  (acla  est 
ejusinodi  congregaiio,  iiec  uuquani  fuisse  liomiues 
in  terra  (jui  propler  infanliani  non  loquerenlnr, 
inielligetcui  ralio  non  deesi.»  {Iniiit.  divin,  iib.  vi, 
c.  10.) 

(243*)  Une  langue  dont  toutes  les  parties  essen- 
tielles n'cxisieni  pas  siniultanénieni  ue  peut  éire 
parlée,  ni  par  conïé(|nent  perfectionnée. 

(i44)  Suivant  G.  de  llumboldt,  il  existe  un  rap- 
port si  intime  de  la  race  avec  la  langue,  que  les 
j^énéralions  ne  s'accoutument  pas  à  bien  prononcer 
les  mois  que  ne  savaient  pas  leurs  ancêtres.  C'est 
aussi  le  senlimenl  de  M.  \V.  Edwards.  (Caractères 
physiques  des  races  humaines,  p.  iOl  el  passim.) 
Que  ï>erait-ce  donc  que  les  premiers  mots  dans  la 
bonclie  de  l'inventeur,  el  »|ue  seraienl-ils  aussi 
dans  la  bouche  de  ceux  qui  essayeraient  de  les  ré- 
péler  et  qui  n'auraient  jamais  articulé  jus(iue-là? 

Les  niueis  du  P.  Cliaslcl  «  ne  sauraient  chercher 
à  invenier  la  parole  ,  car  ils  n'en  soupçonnent  ni 
la  pusbibililc,  ni  l'usage,  ni  l'uiiliié.  Les  cris  qui 


DE  PHILOSOPHIE. 


LAN 


912 


Ces  hommes  n'ont  jamais  parlé,  c'est  l'hy- 
pothèse ;  pensez-vous  que  l'organe  vocal  do 
ces  adultes  va  se  plier  à  la  prononciation  do 
mots  qu'ils  entendent  pour  la  première  fois? 
Les  expériences  les  plus  décisives  ne  per- 
mettent pas  de  le  supposer  (244). 

Vous  tranchez  ici  un  très-grand  [)roblème, 
celui  de  savoir  si  Ihonmie  est  par  lui-même 
capable  d'émeltie  un  son  articulé  qu'il  n'a 
pas  entendu  et  appris.  Aucun  fait  connu  ne 
dépose  pour  l'aflirmative,  et  ce  n'est  pas  un 
pelilpré  jugé  contre  votre  hypothèse.  Du  reste, 
il  est  démontré  qu'il  n'existe  aucune  espèce 
de  rapport  entre  les  cris,  expressions  ins- 
tinctives des  sensations,  et  les  sons  articulés 
qui  rendent  et  expriment  nos  idées  :  donc 
l'hom.me  n'a  pu  inventer  ceux-ci  au  moven 
de  ceux-là  (245). 

Cependant  vous  avancez  que  ce  langage 
purement  imitatif  peut  signifier  non-seule- 
ment  des  choses  et  des  actions  sensibles, 
mais  à  leur  occasion  et  par  leur  moyen,  les 
idées  les  plus  insensibles... 

Que  d'abîmes  franchis  d'un  trait  de  plume  i 

sont  le  résultat  de  la  conformation  des  organes, 
l'imitation  des  cris  des  animaux  ou  des  brniis  de  la 
nature,  les  articulations  que  certains  inéiaphysi- 
ciens  regardent  comme  nalurelies  ,  telles  que  les 
lal)iales,  ne  peuvent  passer  pour  élémenis  de  la  pa- 
role, surtout  de  la  parole  expression  des  idées.  Ces 
cris,  ou  naturels,  ou  imités,  renlreul  dans  le  do- 
maine du  langage  d'aciion;  el  entre  le  langage  d'ac- 
tion el  la  p.irole  articulée,  considérée  comme  signe 
et  expression  de  la  pensée,  il  y  a  l'infini ,  parce 
qu'il  y  a  différence  de  nature. 

<  On  ne  peut  pas  non  plus  attribuer  à  nn  heu- 
reux hasard  l'invenlion  du  langage,  et  cela  pour 
deux  rai.-ons  :  la  première,  parce  que  la  circons- 
tance à  laiini'lle  ou  rallribne  est  impossible;  !« 
secomie,  parce  que,  eCit-elle  lieu,  elle  ne  produirait 
pat>  l'eiïel  qu'on  lui  suppose.  Et  d'abord  elle  est 
impossible;  car  ce  ne  pourra  éire  qu'une  articula- 
tion prononcée  par  hasard  el  sans  inlentiou  ;  or, 
l'expérience  prouve  qu'il  faut  un  long  travail  pour 
donner  à  l'organe  la  llexibiliié  nécessaire  à  la  plus 
simple  aniculatioii,  qui  est  l'elTel  d'un  eiron  dirigé 
avec  intention. 

I  En  second  lieu,  nu  mot  prononcé  par  hasard 
ne  pourrait  devenir  le  germe  d'une  langue  particu- 
lière; car  il  faudrait,  pour  cela,  qu'au  moment  où  il 
est  entendu  ,  il  fùi  ri  marqué,  discerné,  saisi,  re- 
tenu, répété,  et  par  celui  qui  l'aurail  émis  le  pre- 
mier, et  par  ceux  qui  l'auraient  entendu  :  or  cela 
est  impossible;  rien  n'est  discerné,  reconnu,  répété 
el  rappelé,  ou  siisceplible  de  l'elre,  qu'auianl  que 
l'atieiilion  en  aura  fait  son  objet;  mais  l'arti- 
culalion  produite  par  hasard  n'était  pas  l'objet  de 
ratlenlion,  elle  a  disparu  sans  laisser  de  traces  qui 
puissent  servir  à  la  saisir  et.à  la  répéter. 

«  L'expérience  prouve  que  nous  discernons  diffi- 
cilement les  articulations  qui  appartiennent  à  une 
langue  qui  n'est  pas  la  nôtre  ;  «jue  nous  ne  les  ré- 
pétons qu'avec  peine  ,  et  souvent  fort  imparfaile- 
inenl,  quoique  dés  longtemps  l'iiabiiiide  y  ait  dis- 
posé les  organes  :  ijne  peut-on  attendre  d'indivi- 
dus chez  lesquels  les  organes  de  la  parole  el  ce 
l'ouïe  n'ont  reçu  aucune  éducation?  »  (Card.vii.lac, 
Etudes  élém.  de  pliilos.) 

(245)  Tel  est  cependani  le  grand  fondement  de 
Condillac  el  de  ses  partisans.  C'est  à  cette  éiole 
que  le  P.  Chastel  nous  ramène  par  anlipathie  pour 
les  doctrines  de  l'auteur  de  la  Législuiion  pnmittvc. 


ÇÎ3 


L\N 


rsYciioi 


Où  donc  avez-vous  vu  que  dans  nn  tangage 
imitatif,  chaque  mot  aura  tm  rapport  natu- 
rel et  nécessaire  avec  l'objet  sensible,  puis 
par  lui  avec  l'objet  insensible  (p.  284)?  Sup- 
posons qu'un  de  ces  muets  que  vous  rassem- 
blez, s'avise  de  nommer  l'âne  ià,  la  grenouille 
erour,  le  chat  chaou,  le  porc  rùr,  le  ser})eiit 
hof  y'2i&\  comment  ces  onomatopées,  ces 
sons  imitatifs  !e  contluiront-ils  à  un  objet 
insensible?  Quel  i-appoit  peut-on  saisir  entre 
ces  sons  et  l'idée  dun  objet  qui  ne  tombe 
pas  sous    les   sens?  Assurément  aucun. 

L'onomatopée  appartenant  au  langage  na- 
turel, il  s'ensuit  qu'elle  ne  peut  exprimer, 
j)as  plus  que  tout  autre  langage  naturel,  ni 
les  idées  abstraites  et  générales,  ni  les  êtres 
immatériels,  ni  les  mouvements  delà  pensée. 

«  Rien  n'est  plus  facile  (lue  de  le  constater 
par  les  faits ,  et  l'on  peut  aussi  s'en  rendre 
compte  par  le  raisonnement.  En  etlet,  le 
langage  naturel  ne  peut  pas  être  analytique. 
II  exprime  un  être  ou  un  sentiment  tel  qu'il 
est,  il  ne  jieut  en  .exprimer  séparément  les 
diverses  parties  ou  les  divers  caractères;  et 
s'il  les  exprimait  séparément,  il  ne  pourrait 
ensuite  exprimer  l'unité  de  l'être  qui  est  dé- 
tern)iné  par  de  tels  caractères,  ni  le  rapport 
de  ces  caractères  entre  eux  et  avec  l'ôtre  qu'ils 
déterminent.  Ne  pouvant  exprimer  les  abstrac- 
tions, comment  pourrait-il  exprimer  les  idées 
générales,  ou  le  mouvement  de  la  pensée, 
c'est-à-dire  le  iap})ort  de  la  pensée  avec  une 
autre  pensée,  ou  avec  le  sujet  pensant  et  les 
différentes  phases  de  la  durée  (247)?  » 

Vous  voulez  que  l'homme  ait  cherché  à 
imiter,  par  l'organe  vocal,  le  bruit  des  vents, 
le  murmure  des  Ilots,  le  roulement  du  ton- 
nerre, les  chants  des  oiseaux,  les  cris  des  ani- 
maux :  cette  supposition  n'est  rien  moins  que 
probable.  En  elfet,  ce  qui  devait  préoccuper 
1  homme  dans  un  temps  où  la  civilisation  ne 
lui  fournissait  pas  les  moyens  de  lutter  con- 
tre les  éléments  et  contre  les  animaux  féro- 
<;es,  c'était  le  sentiment  même  que  ces  bruits 
divers  faisaient  naître  en  lui,  c'était  la  con- 
.science  de  sa  faiblesse  et  de  son  isolement  ; 
or,  quand  l'âme  est  sous  l'influence  de  la 
surprise,  de  l'appréhension  et  de  la  terreur, 
on  cherche  à  fuir,  à  se  soustraire  au  danger 
qui  menace,  et  non  pas  à  imiter  ce  qui  effraye. 

Mais  en  supposant  même  que  l'instinct  d'i- 
mitation l'eût  porté  à  reproduire  par  les  mo- 
difications de  la  voix  les  sons  divers  qui  se 
font  entendre  dans  la  nature,  le  plus  difficile 
pour  lui  était  d'établir  le  rapport  de  ces  sons 
avec  les  idées;  ce  rapport  n'est  i)oint donné 
par  la  nature;  il  eût  été  obligé  de  l'imagi- 
ner, de  l'inventer.  Or,  quelle  œuvre  de  génie, 

(•246)  Tous  ces  mois  apparlieiinenl  à  l'ancienne 
langue  égyptienne. 

(247)  Manuel  de  philosopliie ,  par  MM.  Saissec, 
Jules  Simon  el  Ani.  Jacques,  p.  2(j7.  Ces  plûlosoplies 
ne  peuvent  èlre  accusés  par  le  P.  Ciiasiel  d'èlre  de 
i:r)nnivence  avec  M.  de  Donald  conlrc  ses  Ihéories. 

(248)  Loin  qu'il  soil  possible  aux  hommes  d'in- 
venler  une  langue,  chaque  idiome  cxi.>le  dans  une 
telle  indépendance  de  la  voionlé  de  ceuxciui  le  par- 
lent, se  noue  si  ciioilemenl  à  leur  ciai  iniclleciuel, 
qu'il  est  tout  à  fait  au-dessus  de  la   puissance  de 


.OOIE.  L.\N  !Hi 

de  patience,  de  sagacité,  que  celle  de  conce- 
voir le  rap]iort  delà  pensée  à  certains  sons 
articulés,  et  de  ces  sons  articulés  à  certains 
objets  ;  de  concevoir  ensuite  la  possibilité 
d'une  communication  intellectuelle',  d'une 
nuinifestation  d'idées  d'un  esprit  à  un  autre, 
par  le  moyen  de  ces  émissions  de  voix  :  de 
(oncevoir  enfin  un  système  de  signes  inter- 
médiaires, non  ])lus  pour  représenter  les 
objets,  mais  pour  lier  les  idées  de  ces  objets 
les  unes  aux  autres,  pour  les  combiner 
entre  elles,  pour  constituer  cnfiti  la  propo- 
sition, la  ()hrase  grammaticale,  telle  qu'elle 
existe  dans  toutes  les  langues,  avec  tous  les 
rapports  métaphysiques,  avec  tous  les  élé- 
ments logiques  qui  la  constituent  !  Car  quand 
l'homme  fût  i)arvenu  h  réveiller  dans  l'es- 
jifit  de  ses  semblables  l'idée  d'un  animal,  en 
reproduisant  le  cri  qui  le  distingue,  ou  ce- 
lui du  tonnerre,  en  imitant  ses  roulements, 
il  y  a  aussi  loin  de  ces  onomatopées  natu- 
relles à  la  parole,  que  des  bêlements  imita- 
tifs d'un  enfant  abandonné  au  milieu  d'un 
troupeau  de  moutons  au  langage  des  liom- 
mes  civilisés.  Ce  qui  constitue  le  langage,  ce 
sont  les  rapports-  des  mots.  Or,  ici  il  n'y  a 
plus  rien  qui  affecte  les  sens,  rien  qu'on 
puisse  figurer  aux  yeux,  rien  que  l'oreille 
])uisse  saisir  et  que  la  bouche  puisse  imiter. 
Où  l'homme  eût-il  donc  trouvé,  je  ne  dis  pas 
le  modèle,  mais  même  l'idée  de  ces  rapports? 
Enfin,  tout  langage  suppose  des  conven- 
tions, puisqu'il  suppose  un  système  de  si- 
gnes auquel  tout  le  monde  attache  les  mêmes 
idées.  Or,  ces  conventions  sont-elles  possi- 
bles sans  communication  verbale  ?  Ce  sys- 
tème de  signes,  il  fallait  le  rendre  intelligible. 
Or,  comment  le  faire  comprendre  sans  expli- 
cation, et  comment  l'expliquer  sans  le  se- 
cours de  la  parole?  C'est  ce  qui  a  fait  dire  à 
J.-J.  Rousseau  que  la  parole  a  dû  être  fort 
nécessaire  pour  inventer  la  parole.  Quicon- 
que songe  quelle  profonde  psychologie  con- 
tient le  langage  môme  le  moins  parfait,  en 
sera  pleinement  convaincu.  Supposer  que 
des  hommes  plongés  dans  la  plus  complète 
l)arbarie,  et  réduits  par  conséquent  aux  seuls 
besoins  physiques,  auraient  pu  sentir  le  be- 
soin de  la  |)aro!e,  dont  ils  n'avaient  pas  même 
l'idée,  et  deviner  qu'avec  un  certain  nombre 
de  sons  combinés  selon  certaines  lois,  ils 
pouvaient  rendre  les  formes  innombrables 
de  la  pensée,  tous  les  accidents  du  monde 
physique,  toutes  les  idées  de  la  morale,  tous 
les  événements  de  la  société,  en  un  mot, 
tous  les  êtres  et  tous  leurs  rapports,  c'est 
avancer  une  assertion  qui  est  contredite  par 
la  nature  elle-même  (248). 

leurs  caprices,  el  qu'il  n'esl  pas  en  leur  pouvoir  de 
l'altérer  arbiirairemenl.  Des  essais  dans  ce  genre 
en  fournissenl  de  curieux  témoignages. 

Les  Boschimans  oui  inventé  un  système  d'altéra- 
tion de  leur  hmgage,  dans  le  hul  de  le  rendre  iuin- 
teiligihle  à  tous  ceux  qui  ne  sont  pas  initiés  au  pro- 
cédé modilicaieur.  On  a  trouvé  la  incnie  prati- 
que chez  quelques  peuplades  du  Caucase.  Mal- 
gré tous  les  cflorls,  le  rcsultal  ohtenu  ne  dépasse 
pas  la  simple  adjonction  ou  inlercalalion  d'une 
syllabe  subsidiaire  au  commeneemcnt,  au  milieu  ou 


915 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPinE. 


T\N 


91G 


Les  nations  les  ^jIus  sauvages,  kîs  plus 
étrangères  à  toute  civilisation,  les  plus  inca- 
pables par  leur  ignorance  des  combinaisons 
infinies  que  supposerait  l'invention  du  lan- 
gage, ont  été  trouvées  douées  de  la  parole, 
et  leurs  langues  sont  souvent  d'une  richesse 
et  d'une  abondance  remarquables.  Los  modi- 
fications de  la  pensée  les  plus  délicates,  les 
plus  métaphysiques,  y  ont  leur  expression; 
ce  qui  supposerait  de  la  part  des  inventeurs 
une  connaissance  des  lois  de  l'entendement, 
des  formes  de  la  raison,  des  principes  et  des 
règles  de  la  grammaire  infiniment  au-dessus 
de  l'intelligence  des  bordes  sauvages  qui  les 
parlent,  et  ce  qui  prouve  par  conséquent 
qu'elles  leur  ont  été  transmises  avec  tout  le 
système  psychologique,  avec  tous  les  prin- 
cipes logiques  qu'elles  renferment.  Nous  de- 
vons ajouter  qu'on  trouve  une  foule  de  peu- 
plades sans  civilisation  ,  sans  gouvernement, 
sans  lois,  sans  arts,  sans  littérature,  sans 
écriture,  mais  qu'on  n'en  trouve  aucune  sans 
langage. 

Comment  expliquer  cette  différence?  Com- 
ment le  génie  de  ces  populations  se  serait-il 
élevé  jusqu'à  l'invention  de  la  parole,  et 
n'aurait-il  pu  inventer  un  seul  des  arts  les 

à  b  fin  (les  mois.  A  part  cet  élémeni  parasite,  la 
laiipjiie  esl  (ieiiiemée  la  même,  aussi  peu  altérée 
dans  le  fond  que  dans  la  forme. 

M.  Sylvestre  tie  Sacy  rapporte  une  tentative  pins 
complète  à  propos  de  la  langue  balaïbaian.  Ce  l>i- 
rarre  idiome  avait  été  composé  par  les  Soiifis,  à  l'u- 
R-Tge  de  leurs  livres  mystiques,  et  comme  moyen 
«IVnlourer  de  plus  de  mystère  les  rêveries  de  leurs 
iliéologieiis.  Us  avaient  inventé  au  hasard  les  mots 
qui  leur  paraissaient  résonner  le  plus  étrangement 
à  l'oreille.  Cependant,  si  cette  prétendue  langue 
n'appartenait  à  aucune  souche,  si  le  sens  altriliuc 
aux  vocables  était  entièrement  factice,  la  valeur 
euryllimique  des  sons  ,  la  gramn>aire  ,  la  syntaxe, 
tout  ce  qui  doime  le  caractère  typique  fut  invinci- 
blement le  calque  exact  de  l'arabe  et  du  persan. 
Les  Soufis  produisirent  donc  un  jargon  sémitique 
et  arian  tout  à  la  fois,  un  chifTre  ,  et  rien  de  plus. 
Les  dévols  de  Djelal-Eddin-Koun)i  n'avaient  pas 
pu  inventer  une  langue.  Ce  pouvoir  évidemment 
n*a  pas  éié  doimé  à  la  créature. 

i  Noire  temps,  dit  C.  O'Muller,  a  appris,  par  l'c- 
tuile  des  langues  hindoues  et  plus  encore  par  celles 
tirs  langues  germaniques  ,  que  les  idiomes  obéis- 
sent à  des  lois  aussi  nécessaires  que  le  fout  les  êtres 
organiques  eux-mêmes.  Il  a  appris  qu'entre  les  dil- 
léients  dialectes,  qui,  une  fois  séparés,  se  dévelop- 
pent indépendamment  fun  de  faulre,  des  rapports 
mystérieux  cuntinueut  k  subsister,  au  moyen  des- 
quels les  sons  et  la  liaison  des  sons  se  déterminent 
réciproquement,  il  sait  de  plus,  désormais,  que  la 
Utiéraiure  et  la  science,  tout  en  modérant  et  eu 
contenant,  il  est  vrai,  le  bel  et  riche  développement 
de  cette  croissance,  ne  peuvent  lui  imposer  aucune 
règle  supérieure  à  celle  «pie  le  Créateur  lui  a  impu- 
S(ée  dès  le  principe...  »  (Oie  Eirusker,  p.  65.) 

(249)  Ceux  qui  admettent  la  possibilité  de  l'in- 
vention humaine  du  langage  prétendent  qu'il  s'est 
développé  et  perfeciiouné  graduellement  comme 
toutes  les  autres  choses  humaines.  Ce  développe- 
ment graduel  suppose  qu'il  fui  un  temps  où  notre 
espèce  était  au  niveau  de  la  brute  :  Muluin  et 
turpe  pecus.  Ce  système  est  aujourd'hui  universel- 
lement repoussé  par  la  science,  par  la  physiologie, 
la  psychologie,  la  linguislique,  l'eilinologie  ou  his- 
toire des  races  humaines  ei  des  peuples. 


{)lus  nécessaires  h  la  vie?  Serait-ce  que  l'art 
de  parler  serait  plus  facile  que  celui  de  forger 
■e  ferou.de  labourer  la  terre?  Ou  bien  serait-ce 
plutôt  parce  que  les  familles  d'où  elles  tirent 
leur  origine,  jetées  par  un  accident  quelcon- 
que dans  des  contrées  inconnues,  et  séparées 
ainsi  du  reste  du  genre  humain,  n'auraient 
su  conserver  de  la  civilisation  au  sein  de  la- 
quelle elles  étaient  nées,  (jue  le  langage , 
dtirnière  sauvegarde  de  l'humanité ,  lorsque 
toutes  les  autres  lui  manquent,  que  le  lan- 
gage, sans  lequel  l'homme  ne  tarderait  pas  à 
se  dégrader  jusqu'à  la  brute,  puisqu'il  n'v 
aurait  plus  pour  lui  ni  société,  ni  lien  moral, 
ni  croyances  conmiunes,  ni  développement 
intellectuel  possible  (249)? 

La  pensée,  dans  l'homme  qui  ne  parle  point, 
ne  peut  se  produire  que.  sous  la  forme  syn- 
thétique. Point  d'analyse  possible  sans  lan- 
gage. Nous  n'analysons  la  pensée,  nous  n'en 
distinguons  les  éléments  qu'avec  des  mots, 
et  ces  mots  précèdent  toute  analyse  giamrna- 
ticalc.  Comment  donc  l'homme  incapable 
d'analyser  aurait-il  pu  inventer  le  langage, 
lorsque  le  langage  suppose  nécessairement 
une  analyse  profonde  de  la  pensée  humaine, 
lorsque  tout  langage  n'est  qu'une  décompo- 

(  Si  l'on  observe  la  marche  de  la  science  et  de 
l'art  en  Euro|)e  ,  dit  M.  Kefersleiii ,  on  n'aperçoit 
nidie  part  un  développement  graduel,  mais  bien  une 
.«orie  de  flucinaiion,  el  la  condition  des  choses  s'é- 
lève ou  .s'abaisse  comme  les  flots  de  la  mer.  Cer- 
taines circonstances  amènent  un  progrès,  d'autres 
une  déchéance,  il  esl  impossible  de  découvrir  au- 
ctnie  trace  du  passage  des  peuples  compléiemeiil 
sauvages  à  Tel  ai  de  jjergers  et  de  chasseurs,  puis 
d'habitants  sédenlaires,  puis  enlin  d'agriculteurs 
et  d'artisans.  Si  haut  que  nous  remonlions  dans  les 
temps  primitifs,  au  delà  des  périodes  héroïques, 
nous  trouvons  que  les  naiioiis  sédentaires  cl  socia- 
bles ont  éié,  de  toiil  temps,  pourvues  de  ce  carac- 
tère. >  [Ansicltien,  I.  I,  p.  451.) 

«  Les  Aborigènes,  dit  Niebuhr,  sont  dépeints 
par  Salliiste  et  Virgile  comme  des  sauvages  qui  vi- 
vaient par  bandes,  sans  lois,  sans  agriculture,  se 
nourrissant  des  produits  de  la  chasse  et  de  frniis 
sauvages. Celle  façon  de  parler  ne  paraît  être  (|u'une 
pure  spéculation  destinée  à  montrer  le  développe- 
ment graduel  de  rhomme,  depuis  la  rudesse  bes- 
tiale jusqu'à  un  état  de  culture  complète.  C'est  l'i- 
dée que  dans  le  dernier  demi-siècle  on  a  ressassée 
ius(|u'à  donner  le  dégoût,  sous  le  prétexte  de  faire 
4le  l'histoire  philosophique.  Ou  n'a  pas  même  ou- 
blié la  prétendue  misère  iilioniati(iue  qui  rabaisse 
les  hommes  au  niveau  de  l'animal.  Celle  méthode  a 
fait  fortune,  surtout  à  l'étranger  (Niebuhr  veut  dire 
en  France).  Elle  s'appuie  de  myriades  de  récils  de 
voyageurs  soigneusement  recueillis  par  ces  soi-di- 
sant philosophes.  Mais  ils  n'ont  pas  pris  garde  (|u'il 
n'existe  pas  un  seul  exemple  d'un  peuple  véritable- 
nienl  sauvage  qui  soit  passé  librenieni  à  la  civili- 
sation, et  que  là  où  la  culture  sociale  a  éié  imposée 
du  dehors,  elle  a  eu  pour  résultat  la  disparition 
du  groupe  opprimé  ,  comme  on  l'a  vu  récemment 
pour  les  Nalticks,  les  Guaranis,  les  tribus  de  la  Ncni- 
velle-Calilornie  et  les  ilotienlots  des  Missions...  Lu 
société  existe  avant  l'honuiie  isolé,  comme  le  dit 
tics-sagement  Arisiote;  le  tout  est  auiérieiir  à  la 
partie,  elles  auteurs  du  système  du  déveloitpeinenl 
successif  de  rhumanilé  ne  voient  p;is  que  riioinme 
bestial  n'est  qu'une  créature  dégenéieiî  ou  origi- 
nairement un  demi-homme.  »  {tlœm.  Ceschicliii', 
t.  î.p.  121.) 


917                        LAN                             PSYCIIOI.OGIK.  LAN                          91S 

silian  savante  de  l'esprit  humain,  lorsqu'il  ost  la  psychologie  expérimentale  est  une  scieiir<> 
lui-môme' un  instrument  sans  lequel  il  nous  encore  imparlaite,  une  science  qui  est,  pour 
serait  impossible  d'analyser  nos  idées?  ainsi  dire,  encore  à  créer,  lant  est  petit  le 
Toute  langue  est  une  i>sychologie  où  chaque  nombre  des  points  délinilivement  arrêtés, 
phénomène  de  la  pensée  a  sa  forme  distincte,  tant  est  grand  le  nombre  des  questions  à 
son  expression,  son  signe  particulier,  où  la  éclaircir  et  à  résoudre,  nul  n'oserait  discon- 
nature  tout  entière  est  décomposée,  où  toutes  venir  que  la  psychologie  des  langues  ne  soit 
les  qualités  des  corps,  comme  toutes  les  con-  parfaite,  et  qu'elle  ne  soit  l'expression  fidèlo 
ceptions  de  l'esprit,  sont  abstraites  les  unes  des  lois  do  la  pensée.  Or,  comment  ci'oiro 
des  autres  avec  une  science  qui  excite  l'admi-  que  les  premiers  inventeurs  du  langage  eus- 
ration  de  tout  homme  qui  réfléchit..  Le  plus  sent  trouvé  du  premier  coup  ce  que  la  phi- 
habile  psychologue  n'analyserait  pas  l'esprit  losophie  cherche  encore  depuis  trois  mille 
humain  avec  autant  de  profondeur  qu'aurait  ans,  et  ce  qu'elle  ne  parviendra  peut-être 
dû  le  faire  Finventeur  de  la  parole;  car  il  jamais  à  réaliser?  Voyez  quel  merveilleux  ac- 
n'est  pas  une  nuance  du  sentmient,  pas  un  cord  une  langue  établit  j)armi  les  intelligences, 
élément  de  la  perception,  pas  une  modilica-  et  comme  tous  les  esprits  se  plient  h  ses 
tion  de  Vétre  et  de  l'arojr.'du  temps  et  du  lieu,  formes  et  à  son  système  grammatical.  Quelle 
du  nombre  et  de  la  personne,  de  la  passion  et  théorie  philosophique  a  jamais  produit  une.. 


de  Vaction;  enfm,  pas  une  situation  de  la  vie 
humaine  qui  n'ait  son  signe  dans  les  langues 
les  plus  anciennes  (250).  Et  môme,  tous  les 
jours,  c'est  sur  la  philosophie  des  langues, 


pareille  unanimité,  a  jamais  réussi  à  ramenée, 
aussi  iniiversellement  la  pensée  à  l'unité ''^ 
Donc  le  langage  n'est  pas  d'invention  lu>- 
maine  ;  donc  son  établissement  surpasse  la 


c'est  sur  la  logique  profondément  empreinte  portée  et  la  puissance  de  l'esprit  humain; 

dans  tous  les  idiomes  que  nous  rectilions  nos  donc    c'est  une  œuvre   divine,   et  non  une 

psychologies.   Chose  inexplicable  dans  l'hy-  œuvre  humaine.  (  Voy.  la  note  Xll,  à  la  tin  du 

nothèse  de  l'invention  humaine  du  langage  :  volume.) 

la  parole  dont  nous  nous  servons  5|chaque  ins-  Mgr  Parisis,  qui,  dans  la  controverse  sur  In 

tant,  la  parole  qui  nous  est  si  familière,  est  tradition  et  la    raison,   vient  de  porter  la 

pour  nous  un  mystère  incompréhensible.  Si  lumière  et  le  poids  de   sa  science,  a  publié 

nouscherchonsà  nousen  rendre  comjjle,  nous  sur  Vorigine  des  langues  quelques  pages  que 

nous  perdons  dans  le  dédale  de  nos  pensées,  nous  nous  empressons  de  reproduire  ici 


Nous  savons  bien  que  le  phénomène  du  lan- 
gage s'identitie  avec  l'acte  intellectuel.  Mais 
comment  a  lieu  dans  les  profondeurs  de  la 
conscience  cette  identification  du  signe  etde  la 


«  D'abord  tout  le  monde,  dit  l'illustre  pré- 
lat, conviendra  que  les  langues,  dans  l'usage 
qu'on  en  fait,  sont  évidemment  transmises. 
Nous  les  acceptons  telles  ([u'elles  se  trouvent, 


pensée?  Comment  toutes  les  conceptions  de     et  nous  subissons  les  lois  que  l'usage  leur  im 


respril  s'encadrent-elles  dans  les  formes  de  la 
parole,  de  manière  qu'elle  ne  puisse  plus,  pour 
ainsi  dire,  en  être  distinguée:  Comment  l'âme 
tout  entière  devient-elle  verbe,  en  quelque 
sorte?,Commcnt  vient-elle  se  mouler,  si  je  puis 


pose.  Il  n'y  a  ni  logique  ni  mathématiques 
qui  puissent  rien  y  changer;  la  raison  est 
de  prendre  cet  instrument  si  nécessaire  tel 
([ue  la  tradition  seule  le  lui  fournit.  Avouons. 
i\ue  cette   supériorité,   d'une  part,    et  cette 


parler  ainsi,  dans  les  articulations  des  mots,  dépendance,  de   l'autre;  ne  sont  pas  choses 

et  se  révéler  avec  tous  ses  modes  dans  les  indifférentes. 

sons  qui  frappent  l'organe  de  l'ouïe?  La  phi-  «  Mais,  dira-t-on,  à  leur  origine  les  langues 
losophie  explique-t-elle  cela?  explique-t-elle  n'ont-elles  pas  été  produites  surtout  par  les 
dans  toute  sa  profondeur  la  nature  intime  des  efforts  de  l'esprit  humain?  On  va  voir, 
parties  du  discours,  sur  lesquels  les  gram-  «  Nous  ne  pouvons  parler  que  de  l'origine 
mairiens  sont  loin  d'être  d'accord?  Bien,  des  langues  modernes,  puisque  celle  des  an- 
plus  :  tandis  que  tout  te  monde  reconnaît  que  ciens  idiomes  se  perd  tout  h  fait  dans  la  nuit 


(250)  Pour  expliquer  le  développeinenl  primitif 
des  tangues,  le  vulgaire  des  pliilologues  supposait 
autrefois  et  suppo&e  souvent  encore  que  les  élé- 
inenis  des  langues  ont  clé  produits  successivement, 
et  que  les  syslèuies  grauinialicaiix  dfs  diverses  fa- 
inilles  ont  été  composés  pièce  à  pièce.  On  croit 
;4insi  diminuer  la  ditriculté  en  ta  divisant.  Mais  les 
linguistes  les  plus  piolouits  de  notre  épa(|ue  ont 
rejeté  celle  explicalion  comme  inadmissible,  en  ce 
qui  concerne  le  fond  essentiel  et  originel  des  lan- 
gues, llspenscnl  que  la  dllliculié  capilale,  dans  la 
formation  d'S  tangues  mères,  n'a  pu  être  partagée, 
et  qu'H  a  fallu,  bon  gré  mal  gré,  la  résoudre  en  un 
seul  coup.  On  peut  voir  le  développement  ei  les 
preuves  de  celle  opinion  dans  la  seconde  partie  du 
beau  discours  de  Mgr  Wiseman  sur  Vlillmogrupltic 
Vfiilologique.  M.  Renan  ,  dans  son  Hi&ioire  des  laii- 
qnes  t'émitiques  (p.  451,  452,445,  444),  est  de  t.i 
même  opinion.  «  Ce  n'est  pas,  dit-il,  par  des  juxta- 
positions successives  que  s'isl  fornté  te  langage  ; 
mais,  seit^blable  aux  ctrcs  vivants,   il   Jwl  dès   bon 


origine  en  possession  de  ses  parues  essentielles. 
C'est  en  ce  sens  que  G.  de  Huntboldl  a  pu  dire  que 
te  langage  avait  été  douné  lont  fait  à  riiomme,  ci 
f .  Scblegel  Ta  appelé  nue  création  d'un  seul  jet.  i 
(llist.  des  langues  sciiiii.,  p.  444.) 

•  Ceu.\    qui    rapportent  à  nn  couple   unique  les. 
racfs  si  variées  de  l'espèce  linmaine,   «lisait  Nie- 
Itulir,  doivent  supposer  nn  ndrade  pour  expliqiier 
l'existence  d'idiomes  de  structures  dilTérentes  ;  pour 
ces   langues  ,  qui   dillèrcnl    dans  leurs  racines  et 
leurs  qualités  essentielles  ,  ils  doivent  admeitru  le 
prodige  de  la    confiision  des   langues.    L\idmissioti 
d'un  semblable  miracle  n  offense  \ioinl  la  raison.  Les 
débris  de  l'ancien  monde  prouvent  clairenteiil ,  eii 
effet,  qu'un    autre  ordre   de  clioses   existait  avant 
l'ordre  actuel  ;   il  est  donc   très-croyable  qu'après 
avoir  duré  un  certain  tenip^,  cet  ordre  primitif  su 
liil  iMip  révolution  qui  cbani,'ca  son  essence.  >  {Nie- 
bulirs  Rœmificlie  Gescliiclile,  7,'  ausg.,  1  llieil,  s.  tO,), 
—  Vuij.   aussi   le    1"  Disc,  de    Mgr   Wiscuian  sui,. 
VlH'.ndç  cuiniiarcc  da  tangua^  'i'  p.nlic. 


910 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE 


tics  tein[is.  Or,  voici  quelques  faits  que  nul 
ne  poiil  contestei . 

«  1"  Jamais  aucun  homme,  ni  aucune  réu- 
nion d'hommes,  n'a,  de  parii  [)ris,  composé 
une  langue,  môme  quant  à  ses  éléments  les 
plus  primitifs.  On  sait  que  Leibnitz,  entre 
beaucoup  d'autres,  y  a  complètement  échoué, 
(pioiqu'il  ne  voulût  inventer  qu'une  langue 
scientitique,  conséquemment  trcs-limilée. 

«  2°  Les  langues  modernes  ont  pris  naissance 
précisément  dans  les  siècles  du  moyen  âge, 
où,  tous  les  peuples  se  ruant  les  uns  contre 
Jes  autres,  et  tous  les  fléaux  issus  de  la  guerre 
étant  déchaînés  sur  le  monde,  l'esprit  humain 
n'était  pas  assez  libre  pour  s'occuper  à  former 
le  mécanisme  de  ces  nouveaux  idiomes;  que 
d'ailleurs  les  hommes  lettrés  ne  parlaient 
l>as  entre  eux,  puisqu'à  cette  époque,  dans 
tous  les  pays  occidentaux,  les  savants,  dans 
tous  les  genres,  ne  faisaient  usage  que  de  la 
langue  latine. 

«  3°  Quand  on  examine  de  près  comment 
se  sont  formées-  les  langues  modernes,  la 
langue  française,  par  exemple,  l'on  y  remar- 
que exactement  le  même  travail  que  nous 
voyons  s'opérer  autour  de  nous  pour  toutes 
les  œuvres  de  Dieu  dans  l'ordre  de  la  nature. 
De  part  et  d'autre,  ce  sont  des  éléments  qui 
se  décomposent  et  s'assimilent  pour  se  re- 
composer. Ainsi  ce  sont  des  mots  latins, 
grecs  (251),  celtiques,  tudesques,  gaulois, 
etc.  etc. ,  qui  d'abord  se  rencontrent,  parce 
que  les  peuples  qui  les  parlent  s'étaient  eux- 
mêmes  rencontrés  (252).  Peu  à  peu  ces  mots 
tendent  à  faire  entre  eux  comme  une  espèce 
d'alliance;  ils  se  modifient  de  part  et  d'autre 
pour  mieux  s'accorder;  puis  arrivent,  on  ne 
sait  d'où,  certaines  formules  nouvelles  aux- 
quelles personne  n'a  pensé,  certaines  parti- 
cules auxiliaires,  certains  agencements  de 
j)hrases,  qui  tous  se  combinent  pour  arriver 
a  un  certain  ensemble  ;  et  quand  cet  ensemble 
est  atteint,  la  langue  est  faite,  sans  que  per- 
sonne ail  pu  dire,  môme  pour  la  plus  petite 
jiart  :  C'est  mon  ouvrage.  Quelques  esprits 
viendront  plus  lard  donner  à  l'œuvre  un  cer- 
tain poli,  et  nous  avouons  sans  peine  que  le 
génie  de  l'homme  sait  perfectionner  une 
langue;  mais  la  créer,  jamais  il  ne  l'a  su. 
Dieu  s'est  réservé  ce  droit.  Essayons  de  nous 
en  rendre  compte. 

«  4°  Un  des  caractères  qui  n'appartiennent 
qu'aux  œuvres  de  Dieu,  c'est  l'unité  dans 
l'infinie  variété.  Un  arbre  revêtu  de  milliers 
de  feuilles,  n'en  a  pas  deux  qui  soient  entre 
elles  parfaitement  semblables,  et  cependant 
il  n'y  en  a  pas  une  qui  ne  représente  toujours 
le  genre  d'arbres  auquel  elle  appartient,  telle- 
ment aue  la  méprise  est  impossible,  et  que  la 

(231)  «  On  sait  que  les  peuples  du  midi  de  la 
Fr;uice  doivenl  eu  gninde  partie  leur  origine  à  des 
colonies  grecques,  et  il  a  paru  dans  le  \\i'  siècle 
plusieurs  ouvrages  De  linguœ  Gallicœ  ciim  Grœca 
cognnlwne,   s 

(SS^)  Un  auteur  moderne»,  donl  nous  sonimes  loin 
tl'ailleurs  d'adnieUre  louics  les  opinions,  s'exprime 
ainsi  sur  ce  sujet  :  On  peut  apprécier  la  nature  di- 
verseeî  confuse  du  liniijage  qui  lui  apporté  dans  les 
<iuulc3  par  des  armées  composées  d'Luibrieiis,  de 


PIIILOSOPJIFE.  LAN  920 

feuille  du  figuier  ne  ressemble  jamais  ^  celle 
de  la  vigne.  Eh  bien,  il  en  est  de  même  des 
langues.  La  manière  d'y  associer  les  mots 
est  également  comme  infinie,  et  de  tant  de 
milliers  de  pages-  écrites  par  diverses  per- 
sonnes dans  le  même  langage,  il  n'y  en  a 
certainement  pas  deux  qui,  composées  sépa- 
rément, expriment  les  mêmes  idées  dans  les 
mêmes  termes;  et  cependant  prenez-y  la 
première  phrase  venue,  portez-la  n'importe 
où,  jamais  on  ne  la  prendra  nulle  part  pour 
une  phrase  d'une  autre  langut;.  N'est-ce  pas 
bien  l'infinité  dans  l'unité?  Quel  est  donc 
l'homme  qui  oserait  se  lever  et  dire  :  Oui,  je 
suis  capable  de  faire  une  telle  œuvre?  Que 
l'on  voie  les  ouvrages  qui  viennent  vraiment 
des  études  de  la  raison,  et  que  Ton  compare, 

«  Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  certain  qu'ici 
l'histoire  constate,  sinon  l'incapacité  absolue, 
du  moins  l'absolue  stérilité  de  l'esprit  hu- 
main. Jamais  il  n'a  produit  une  langue  : 
donc,  comme  nous  l'avons  dit,  jamais  il  n'a 
fait  un  peuple  ayant  sa  vie  h  part  et  son  ho- 
mogénéité ;  car  l'unité  nationale  se  forme 
absolument  comme  celle  du  langage,  qui  en 
est  la  plus  claire  et  la  plus  vivante  manifes- 
tation, >:  [Tradition  et  Raison,  p.  58  et  suiv.) 

Quelques  rationalistes  admettent  aussi  l'in- 
vention humaine  réfléchie  du  langage.  Voici, 
par  exemple,  la  théorie  qu'imagine  M.  Charma 
dans  son  Essai  sur  le  langage  : 

Lorsque  l'homme  sortit  des  mains  de  Dieu 
pour  occuper,  dans  l'ordre  de  la  création  ,  la 
place  qui  lui  était  marquée,  à  l'instant  même 
des  liens  étroits  l'attachèrent  à  tout  ce  qui 
l'entourait.  Ce  ne  fut  pas  seulement  avec  les 
êtres  qui  sentaient,  qui  pensaient,  qui  ai- 
maient comme  lui,  mais  avec  la  nature  en- 
tière, vivante  ou  morte,  qu'il  forma  alliance. 
Celte  alliance  d'ailleurs,  tout  extérieure, 
toute  superficielle,  ne  pouvait  faire  aucune 
différence  entre  la  personne  et  la  chose, 
entre  la  matière  et  l'esprit.  L'homme,  en  en- 
trant dans  la  vie,  n'eul  donc  pas  plus  besoin 
d'un  langage  quelconque  pour  s'unir  à  ses 
semblables,  de  cette  union  qui  était  possible, 
qu'il  n'en  a  besoin  aujourd'hui  encore  pour 
se  mettre  en  rapport  avec  l'eau  que  roule  le 
fleuve,  le  fruit  qui  pend  à  l'arbre,  la  montagne 
qu'il  lui  faut  gravir.  —  Cependant,  après 
avoir  identifié  un  moment  les  existences  les 
plus  diverses,  il  en  vint  rapidement  à  distin- 
guer ce  que  primitivement  il  avait  confondu; 
son  regard,  qui  d'abord  s'était  arrêté  à  l'en- 
veloppe humaine,  soupçonna  bientôt  et  alla 
chercher  l'âme  au  delà  du  corps.  Des  rela- 
tions nouvelles  s'établirent  :  quelques  signes 
naturels  comblèrent  l'intervalle  qui  séparait 
les  intelligences ,  et  la  première  langue  na- 

Cainpaniens,  d'Iiabiianis  de  l'Eiriirie,  de  la  Pouille, 
de  la  Li^urie,  de  la  Tdscaiio,  rie  la  Garnie,  de  la 
Véiiétie,  enliu  (\>;  la  Cisalpine  JMS(|u'aux  confins  de 
la  Rliélie,  Ces  légions,  grossies  bieniôt  des  milices 
iiarbonnaises,  des  Allobroges  el  de  quelques  au- 
tres, allèrent  répandre  entre  les  Pyrénées  el  l'Es- 
caut un  jargon  bariolé,  décousu,  indéfinissable. 
((*" rancis  Wey  ,  Hisi.  des  révol.  du  tangage  en 
fiance.) 


921 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


m 


([uit.  Informe,  comme  la  pensée  qu'il  avait 
à  traduire,  ce  langage,  loin  d'otfrir  dans  sa 
composition  des  inilices  frappants  d'une 
grande  puissance  intellectuelle,  dénon(;ait  au 
contraire,  par  les  mille  défectuosités  dont  il 
était  entaché,  la  faiblesse  et  l'impuissance  du 
génie  qui  l'enfanlait. 

«  ....  Du  cri  primitif  plus  ou  moins  arbi- 
trairement brisé  et  modilié,  naissent  des  sons 
distincts  que  nos  premières  idées,  pour  s'ex- 
j:rimer,  se  partagent  entre  elles.  Bientôt  ces 
sons  élémentaires  se  combinent  sous  mille  in- 
lluences  diverses,  et  une  source  intarissable 
de  symboles  est  ouverte  à  la  pensée.  L'intel- 
ligence cependant  y  puise  à  pleines  mains, 
et  les  langues  se  jforment,  [)lus  ou  n)oins 
semblables,  plus  ou  moins  diverses,  selon  que 
les  circonstances  au  milieu  desquelles  elles 
se  produisent  se  ressemblent  ou  ditfèrent.  Au 
début  et  à  la  base,  ici  connue  partout,  l'uni- 
formité avec  et  par  la  nature;  plus  tard,  et 
<)0ur  couronner  l'œuvre,  la  variété  avec  et 
T)ar  la  liberté.  »  (Essai  sur  le  langage,  p.  128 
et  138.) 

Ce  n'était  pas  plus  difficile  que  cela. 

Et  l'auteur,  satisfait  et  triomi)liant,  dot  la 
série  de  ses  profondes  élucubrations  sur  ce 
sujet  par  cette  réflexion  superbe,  à  l'adresse 
de  ceux  qui  ne  partageraient  pas  son  senti- 
ment : 

«  Ceux  qui  refioussent  l'origine  luimainc 
du  langage  sont  les  héritiers  diiects  de  ceux 
ijui  ont  repoussé  si  longlemjis  l'astronomie 
nouvelle  ;  leurs  arguments  tiennent  à  un 
ordre  d'intérêts  et  d'idées  avec  lesquels  la 
science  n'a  rien  h  voir.  »  (  Essai  sur  le  lan- 
gage, p.  130  et  243,  note  113.  ) 

El  lù-dessus  le  philosophe  rationaliste  se 
met  h  citer  le  mulum  et  turpe  pecus  d'Horace 
{Satires.  I.  l,sat.  m,  v.  99).  Il  |)rcnd  cela  pour 
(le  la  science,  et  fait  du  satirique  un  anthro- 
pologue de  sa  taille. 

Nous  avons  suffisamment  réfuté,  dans  le 
l)aragraphe  qui  précède,  l'hypothèse  insou- 
tenable de  l'invention  raisonnée  du  langage. 
(]elle  hypothèse  n'a  pas  tardé  d'ailleurs  h 
être  reconnue  fausse  dès  qu'on  s'est  mis  à 
rélléchir  sur  les  rapports  entre  la  pensée  et 
la  parole,  et  la  question  a  été  ainsi  trans- 
])ortée  sur  un  nouveau  terrain.  En  efl'et,  les 


même.  >>  {Essais  de  philosophie,  de  polit,  et 
de  lin.,  t.  I,  p.  73.) 

Toute  la  philosophie  moderne,  catholique 
et  rationaliste,  se  résume,  sur  cette  question 
l)arliculière,  dans  le  célèbre  axiome  de  M.  de 
IJonald  :  L'homme  ne  peut  parler  sa  pensée 
sans  penser  sa  parole. 

Les  sentiments  des  pliilosophes  el  des  sa- 
vants ,  brièvement  exposés  plus  haut ,  en 
fournissent  une  preuve  démonstrative. 

Sous  ce  rapport,  el  delà  manière  dont  elle 
a  été  présentée  dans  cette  seconde  période, 
la  question  paraît  irrévocablement  décidée. 

Mais  à  ce  j)oint  du  débat  se  présente  une 
nouvelle  question  qui  constitue  la  troisième 
phase  dans  laquelle  est  entré  le  problème  de 
l'origine  du  langage.  Cette  nouvelle  question 
est  celle  de  la  spontanéité  ou  de  la  non-spon- 
tanéité de  la  pensée.  En  etfet,  quand  bien 
même  on  reconnaîtrait  comme  une  vérité 
démontrée  que  l'homme  ne  peut  avoir  in- 
venté la  parole,  il  serait  impossible  de  résou- 
dre d'une  manière  délinitive  la  question  de 
la  véritable  origine  de  la  parole,  aussi  long- 
temps que  l'on  n'aurait  pas  résolu  d'une  ma- 
nière également  définitive  la  question  del'oiv 
gine  spontanée  ou  non  spontanée  de  la  pen- 
sée elle-même.  Toujours  il  se  ])résen1erait 
deux  alternatives  également  admissibles,  ou 
l'institution  divine  ou  la  formation  spon- 
tanée du  langage.  Car,  tout  en  admeltanl 
l'impossibilité  de  l'invention  de  la  jjarole, 
il  est  iacilo  de  dire,  (pie,  la  pensée  étant  le 
j)roduil  spontané  de  la  raison,  la  parole  a  été 
formée  d'une  manière  également  spontanée, 
et  ainsi  toute  intervention  de  la  part  de  Dieu 
se  trouve  de  nouveau  exclue  pour  l'origine 
de  l'une  comme  de  l'autre. 

Or  c'est  là  le  point  capital,  auquel  vise  tou- 
jours le  rationalisme,  quand  il  s'agit  de  l'ori- 
gine de  nos  connaissances. 

La  première  question  qu'il  faut  donc  exa- 
miner ici,  la  question  actuelle, fondamentale, 
décisive ,  est  celle  de  savoir  si  en  effet  la 
j)ensée  se  développe  spontanément  en  nous, 
ou  bien  si  elle  ne  se  forme  que  par  le  moyeu 
de  l'éducation  ou  de  l'instruction  reçue. 

Or  cette  dernière  question  n'en  est  plus 
une  pour  tous  ceux  qui,  au  lieu  de  s'arrêter 


hilosophes  de  quelque  valeur,  dans  toutes      à  des  préjugés  ou  à  des  hypothèses  conçues. 


les  écoles,  reconnurent  bientôt  que  la  parole 
est  indispensable  pour  penser  toutes  les  fois 
(|u'il  s'agit  d'objets  qui  sont  du  ressort  de  la 
raison  ou  de  l'ordre  suprasensible;  en  d'au- 
tres termes,  que  si  l'homme  peut  s'occuper 
mentalement  de  choses  sensibles  à  l'aide 
d'images,  les  mots  lui  sont  nécessaires  pour 


a  priori,  ont  examiné  avec  impartialité  les 
faits,  les  observations  et  les  expériences  qui 
prouvent  la  nécessité  de  l'instruction  [)our 
expliquer  l'origine  de  la  pensée.  Car,  puisque 
des  faits  nombreux,  certains,  incontestables, 
nullement  démentis  par  aucun  fait  contraire,^ 
j)rouvent  que  là  on  l'instr-uction  a  manqué. 


penser  aux  vérités  (d)straites,  métaphysiques  l'intelligence  humaine  ne  s'est  jamais  déve- 

ou  morales,  aux  objets  qui  ne  tombent  pas  loppée,etquepartoutau  contraire  où  la  raison 

sous  les  sens.  De  là  ils  furent  naturellement  s'est  formée,  elles'esl formée  sous  l'influence 

conduits  à  cette  conclusion, qu'il  ne  peut  plus  de  l'instruction,  force  nous   est  d'aduietlre, 

être  question  de  Vitivention  humaine  de  la  avec  toutes  ses  .conséquences,  cette  vérité  dé- 

rarole,  puisqu'il  sei'ait  absurde  de  supposer  sormais  incontestable,  que  la  parole  exprimée 

l'homme  capable  d'inventer  par  l'etlort  de  soit  oralement,  soit  par  écrit  ou  par  gestes, 

sa  pensée  ce'  qui  lui  est  indispensable  pour  est  la  condition  sine  qua  non  de  la  formation 

penser.  de  la  pensée,  comme  à  son  tour  la  pensée 

«  L'homme,  dit  M.  Ancillon,  a  aussi  peu  formée  est  nécessaire  pour  la  former  origi- 

invenlé  le  langage  qu'il  s'est  inventé   lui-  nairement  ou  la  faire  naître  dans  les  autres,. 


923 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  PHlLOSnpiîlK. 


LAN 


924 


etque  pnr  conséquent  ta  parole  cl  la  pensée 
ne  sont  pas  le  produit  spontané  de  nos  fa- 
cultés, mais  qu'elles  ont  dû  primitivement 
(Hre  données  en  môme  temps  à  l'homme  de 
la  part  de  la  Divinité. 

Les  meilleurs  arguments  que  l'on  puisse 
opposer  h  la  thèse  rationaliste  de  la  spon- 
tanéité de  la  pensée  et  de  la  parole  se  trou- 
vent développés  dans  cet  ouvrage,  à  l'article 
Homme  de  la  nature  et  l'article  Sauvage. 
Nous  pourrions  nous  borner  <i  y  renvoyer  le 
lecteur.  Toutefois  nous  croyons  devoir  entrer 
ici  dans  quelques  détails,  citer  quelques  au- 
teurs et  montrer  par  de  nouvelles  considéra- 
tions la  futilité  de  cette  théorie  que  nos  {)hilo- 
sophes  n'auraient  pas  imaginée  eux-mêmes, 
mais  qu'ils  ont  importée  d'Allemagne.  L'Al- 
lemagne est  un  pays  où  les  sophismes  se  dé- 
veloppent dans  l'esprit  de  ses  habitants 
comme  les  champignons  et  les  mousses  dans 
les  humides  forôts  aux  jours  brumeux  de 
l'automne.  Là,  en  moins  d'une  heure,  le  pre- 
mier venu,  armé  de  formules  métaphysiques 
tombées  dans  le  domaine  commun,  peut  con- 
vertir le  fait  le  plus  simple,  la  mouche  qui 
vole,  le  chien  qui  jappe,  l'enfant  qui  pleure, 
en  un  système  d'abstractions  vides,  dans 
lequel  le  phénomène  et  l'auteur  lui-même 
s'évanouissent.  C'est  ce  qu'on  appelle  trans- 
cendantalisme. 

Dans  cett-î  région  du  paradoxe,  on  ne  sera 
pointsurprissansdoutede  rencontrer  d'abord 
M.  Proudhon. 

«  L'homme  a-t-il  inventé  son  langage,  ou 
bien  l'a-t-il  reçu  tout  formé  par  inspiration 
divine?  La  psychologie,  par  l'organe  de 
Condillac  et  de  M.  de  Donald,  s'est  prononcée 
tour  à  tour  pour  les  deux  hypothèses:  puis, 
par  l'organe  de  Rousseau,  eile  s'est  déclarée 
en  ce  point  sceptique. 

«  Or,  l'analyse  comparée  des  langues  mon- 
tre que  la  parole  est  un  instinct  de  notre  es- 
pèce (253),  postérieurement  développé  et 
cultivé  par  la  réflexion  (254)  ;  que  l'homme 
parle  comme  il  chante,  comme  il  danse,  comme 
il  se  forme  en  société;  que  les  formes  ingé- 
nieuses des  langues  primitives  s'expliquent 
de  la  même  manière  que  les  produits,  quel- 
quefois étonnants,  de  l'art  primitif,  c'est-à- 
dire  par  la  puissance  créatrice  de  la  sponta- 
néité et  de  l'instinct  ;  et  que  la  formule 
dubitative  de  Rousseau  :  Si  la  pensée  est  né- 
cessaire pour  expliquer  la  parole,  la  parole 
ne  l'est  pas  moins  pour  expliquer  la  pensée, 
revient  tout  à  fait  à  dire  :  Si  la  marche  est 
nécessaire  pour  expliquer  la  danse,  la  danse 
ne  l'est  pas  moins  pour  expliquer  la  marche. 

(253)  Voilà  ce  que  l'analyse  comparée  des  lan- 
gues ne  montre  poini,  et  ne  peut  (tcinoiitrer  en  au- 
cune manière.  Celle  afTirmalion  esl  loul  à  fait  gra> 
unie. 

Voir  noire  Dictionnaire  de  Linguistique,  Intro- 
duction el  pa^sim. 

(2oi)  C'est  une  grave  errenréde  préiendre  que  les 
peuples  iiivenlenl  les  moisd^'letir  langue:  ils  n'en 
invenleni   aucun  ,   ils   inodifieiii    seulement  ceux 

Su'ils    connaissent   el  qu'ils  cmploieni,    ou  liien 
s  les  cmprunieiii  à  leurs  Toisins,  soii  de  toutes 


—  En  efTot,  où  la  spontanéité  seule  opère,  il 
est  absurde  de  chercher  du  raisonnement,  w 
{De  l'ordre  dans  l'humanité,  p.  230.) 

A  la  bonne  heure,  mais  on  se  demande, 
comment  il  s'est  fait  que  la  spontanéité,  qui 
opérait  tant  de  merveilles  à  l'origine  des  ciio- 
ses,  c'est-à-dire  quand  tout  était  h  créer  et 
que  l'homme  était  une  brute  (255),  n'opère 
plus  rien  de  semblable  aujourd'hui  que 
l'hoinmc,  suivant  la  philosophie,  est  devenu 
une  espèce  de  dieu. 

Ecoutez  maintenant  un  autre  philosophe 
que  l'on  s'attendrait  à  trouver  plus  sérieux  ; 

«  La  faculté  de  former  des  idées  généra- 
les, dit  M.  Ancillon,  c'est-à-dire  de  penser, 
en  inspire  le  besoin  (le  besoin  de  former  des 
signes);  ce  besoin  du  signe  est  un  instinct  de 
l'intelligence;  la  création  du  signe  le  satis- 
fait, et  cette  création  est  l'effet  de  la  liaison 
étroite  qui  règne  entre  l'organe  de  l'ouïe  et 
celui  de  la  parole.  Ces  facultés,  ces  organes, 
ces  besoins,  ont  coexisté  el  coexistent  encore 
tous  les  jours.  Comme  toute  faculté  tend  à 
produire  les  actes  qui  lui  sont  analogues, 
leur  concours  spontané,  naturel,  involon- 
taire de  notre  part,  a  produit  les  éléments 
du  langage...  La  grande  difficulté  dans  cette 
matière,  conlinue-t-il ,  est  celle-ci  :  il'faut 
penser  pour  inventer  et  créer  les  langues,  et 
sans  les  langues  il  n'est  pas  possible  de  pen- 
ser. Car  on  ne  pense  pas  sans  notions,  e'.  les 
notions  ne  peuvent  être  fixées  que  par  les 
mots.  Le  seul  moyen  de  se  tirer  de  celte  dif- 
ficulté est  de  dire,  comme  nous  l'avons  fait, 
que  l'altraction  naturelle  entre  la  pensée  et 
la  parole,  et  leurs  affinités  secrètes  sont  tel- 
les, qu'elles  se  sont  réciproquement  appelées, 
et  qu'elles  ont  paru  en  même  temps.  »  [Es- 
sais de  philos.,  de  polit,  et  de  lilt.  t.  I, 
p.  73-75.) 

Ce  moxjen  de  se  tirer  de  la  difficulté  est  dur, 
bien  dur  pour  la  théorie.  Quiconque  a  bien 
saisi  !a  nature  de  l'idée  abstraite  ou  géné- 
rale, comprend  qu'elle  est  absolument  im- 
possible sans  le  signe.  L'idée  force  n'appelle 
pas  le  mol,  puisqu'elle  n'est  pas  avant  le 
mot  :  le  mol  /orce,  avant  l'idée,  n'est  pas  un 
mot,  il  n'est  rien  qu'un  son,  et  ne  peut  par 
conséquent  appeler  une  idée.  Un  initiateur 
arrive  et  vous  dit  :  la  force  du  bras,  la  force 
du  cheval,  la  force  de  la  volonté,  \a  force  en 
général.  Le  mot  et  le  sens  du  mot  sont  don- 
nés; l'idée  el  le  mot,  le  mot  et  l'idée  sont 
donnés,  enseignés  à  la  fois.  Voilà  le  procédé 
pour  l'enfant;  voilà  le  mode  d'évolution  de 
son  intelligence.  Que  jamais  on  ne  lui  parle, 
et  l'idée  et  le  mot  lui  feront  éternellement  dé- 
faut 

pièces,  soilen  leur  faisant  subir  quelques  cliangc- 
nieiiis,  parce  deiorla. 

(255)  i  L'espèce  existait  (originairemenl)  à  l'élai 
de  brûle,  à  l'élai  de  vérilable  bimane,  privée  de 
pensée  et  de  langage,  ei  bornée  à  i'inslincl  de  con- 
servalion.  Il  n'y  avaii  ni  dislinctions  ni  organisa- 
lion,  même  la  plus  simple,  mais  agrégation  gros- 
sière comme  celle  des  animaux  (|ui  marcliPui  fii 
troupes,  et  possèdent  cet  insiinct  commun  qui  n'ad- 
met ni  cliaugemenl  ni  pro;?rcs.  >  (M.  de  I3roton:ie, 
C'mliiation  primitive,  |>.  11)5.) 


9£5 


LAX 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


026 


Voici  comment  s'exprime  un  logicien  : 
a  L'emploi  d'un  mot  est  naturel  et  néces- 
saire, parce  que,  d'après  notre  organisation, 
la  parole  nous  est  aussi  naturelle  que  les  cris, 
que  les  gestes  ;  parce  que  l'homme  parle 
tout  aussi  naturellement  que  le  cheval  hennit 
ou  que  le  chien  aboie.  »  (Duval-Jouve, 
Traité  de  Logique,  etc.,  p.  217.) 

Dans  quel  sens  faut-il  entendre  ceci?  C'est 
ce  que  va  nous  expliquer  M.  Damiron.  que 
M.  Duval-Jouve  a  pris  pour  guide  :  «  Les 
premiers  hommes,  dit-il,  ne  sont  'pas  nés 
parlant,  pas  plus  qu'ils  ne  sont  nés  se  souve- 
nant ;  mais  ils  avaient  la  faculté  de  parler, 
comme  ils  avaient  la  faculté  de  se  souvenir  ; 
la  pensée  leur  est  venue  parce  qu'il    était 


maintenant  que  nous  jouissons  de  la  parole, 
il  y  a  un  rapport  intime  et  constant  de  la 
pensée  aux  mots,  mais  si  la  langue  des  pre- 
miers hommes  a  instinctivement,  naturelle- 
ment articulé  des  mots ,  h  mesure  que  ces 
mots  devenaient  nécessaires  pour  répondre 
aux  besoins' de  la  pensée,  et  en  marquer  les 
développements  successifs.  Or,  c'est  là  une 
assertion  plus  qu'étrange. 

AilleursM.  Damiron  expose  sa  théorie  d'une 
manière  plus  systémalique  : 

«  Quelles  que  soient,  dit-il,  l'origine  et  la 
nature  de  l'esprit,  on  peut  dire,  indépen- 
damment de  tout  système  et  sans  s'exposer  h 
être  contredit  par  aucun,  que  cet  esprit  qui 
vil,  sent  et  se  meut  en  nous,   est  quelque 


dans  leur  nature  de  l'avoir;  et  quand  ils  l'ont     chose  d'animé  et  d'actif;  que  c'est  une  force. 


eue.  ils  l'ont  exprimée.  » 

Ainsi  on  fiiit  de  la  parole  une  faculté  innée, 
une  loi  qui  régit  fatalement  notre  être;  on 
suppose  que  la  nature  nous  instruit  à  parler, 
comme  elle  nous  instruit  k  penser.  .  C'est 
assimiler  faussement  deux  choses  très-dis- 
tinctes. Oui,  l'homme  pense  par  cela  seul 
qu'il  est  homme  ;  mais  il  n'est  pas  vrai  qu'il 
parle  par  cela  seul  qu'il  pense,  dw  un  homme 
jeté  hors  de  la  société,  sans  avoir  appris  à 
parler,  continuerait  à  penser,  mais  il  ne  par- 
lerait pas.  Si  donc  le  premier  homme  n'avait 
pas  reçu  la  parole  de  Dieu  même,  il  est  ab- 
surde de  prétendre  que  cependant  il  aurait 
commencé  de  suite  à  parler.  La  raison  et 
l'expérience  nous  démontrent  au  contraire 
que  son  premier  état  eût  été  un  état  de  mu- 
tisme complet,  si  jamais  il  eût  pu  en  sortir 
j)ar  les  seules  foi'ces  de  son  intelligence. 

«  Chacun,  »  poursuit  M.  Damiron,  «  a  bien- 
tôt remanpié  en  soi  le  rapport  intime  et 
constant  de  la  pensée  aux  mots,  de  certaines 

Censées  à  certains  mots,  et,  voyant  son  sem- 
lable  se  servir  de  nmts  analogues  ou  iiien- 
liques,  a  naturellement  conclu  dans  cet  autre 
lui-même  des  idées  analogues  ou  identiques 
aux  siennes.  C'est  ce  qu'il  nous  arrive  encore, 
à  chaque  instant,  de  faire,  loisque  nous 
jugeons  des  sentiments  d'aulrui  d'après  le 
rapport  que  nous  trouvons  entre  les  signes 
de  ses  sentiments  et  les  signes  de  nos  senti- 
ments propres.  Rien  au  reste  de  plus  prompt 
f-t  de  plus  sûr  que  ce  mode  de  communica- 
tion, pour  peu  surtout  que  les  circonstances 
et  le  besoin  excitent  h  l'employer.  » 

Toute  cette  argumentation  n'est  qu'un  cer- 
cle vicieux  dans  lequel  M.  Damiron  suppose 


une  force  intelligente  ;  des  perceptions,  des 
pensées,  voilà  les  mouvements  qui  sont  |)ro- 
pres  à  cette  force.  Tant  que  ces  mouvements 
sont  purs,  simplement  spirituels,  dégagés  de 
tout  lien  ou  de  toute  forme  matérielle,  ils 
sont  si  déliés,  si  rapides,  si  peu  marqués, 
qu'à  peine  laissent- ils  trace  dans  la  con- 
science :  ils  y  passent  comme  l'éclair.  Ce  sont 
là  ces  demi-pensées,  ces  vagues  sensations, 
ces  notions  irrélléchies,  qu'on  retrouve  en 
soi  dans  tous  les  instants  où  l'on  ne  donne 
nulle  attention  à  ce  qu'on  voit,  où.  l'on  se 
borne  à  sentir  :  et  de  fait,  on  n'en  aurait  pas 
d'autres  si  les  choses  en  restaient  toujours 
là  ;  mais  comme  il  est  inévitable  que  l'esprit 
vienne  à  réfléchir,  à  recueillir  ses  impres- 
sions, et  qu'alors  la  perception  est  en  lui 
plus  ferme  et  plus  prononcée,  ses  pensées, 
ses  mouvements  intellectuels  devenant  plus 
forts,  se  produisent  avec  plus  d'énergie,  et 
sortent  de  la  pure  conscience  pour  pénétrer 
dans  l'organisation  ;  en  y  pénétrant,  ils  y  dé- 
terminent certains  mouvements  internes  que 
suivent  aussitôt  les  gestes,  l'attitude,  la  phy- 
sionomie et  la  parole.  L'organe  vocal  en  par- 
ticulier est  très-propre,  par  son  extrême 
souplesse,  à  l)ien  recevoir  et  à  bien  rendre 
ces  impressions  de  l'âme.  Il  arrive  donc  que 
les  pensées  se  mettent  en  rapport  avec  les 
mouvements  organiques,  et  [)rincipalcment 
a^'ec  les  sons;  qu'elles  s'y  allient  et  s'y  unis- 
sent intimement  :  c'est  au  point  qu'on  a  peine 
quelquefois  à  les  en  distinguer,  et  qu'on  croit 
les  voir,  les  saisir,  les  sentir  réellement  dans 
ces  phénomènes,  cpii  n'en  sont  cependant  que 
les  signes  :  or,  une  telle  alliance  n'a  pas  heu 
sans   que   les  actes   de  l'esprit  paitici[)ent 


précisément  ce  qui  est  en  question,  savoir,  si,     plus  ou  moins  à  la  nature  de  ceux  du  corps 

' ■■—    "" —    -^-./i-..--    .i:.„„.-      ils  prennent  quelque  chose  de  leur  caractère 

et  de  leur  allure,  ils  deviennent  plus  posi- 
tifs et  plus  marqués,  ils  se  matérialisent  en 
quelque  sorte.  Ce  sont  alors  des  pensées  qui, 
arrêtées  et  fixées  par  l'expression,  s'achèvent, 
se  définissent  et  se  changent  en  idées  claires 
et  distinctes  :  c'est  ainsi  qu'on  pense  au 
moyen  des  signes,  et  surtout  au  moyen  des 
mots.  B 

Voilà  bien  sans  doute  ce  qui  se  passe  main- 
tenant dans  l'esprit  de  chacun  de  nous  :  mais, 
comme  théorie  de  l'origine  du  langage,  que 
})rouve  cette  discription?  Quelles  difficultés 
résout-elle  ?  De  ce  qu'aujourd'hui  nous  na 


sans  le  secours  d'une  révélation  directe, 
d'un  enseignement  divin ,  l'homme  aurait 
trouvé  naturellement  des  mots  tout  faits  à 
mettre  en  ra[)porl  avec  ses  jiensées.  M.  Da- 
miron est  évidemment  ici  la  dupe  d'une  illu- 
sion. Oui,  dans  l'état  actuel  de  l'humanité, 
quand  nous  entendons  nos  semblables  pro- 
noncer des  mots  analogues  ou  identiques  à 
ceux  dont  nous  nous  servons  nous-mêmes, 
nous  leur  supposons  des  idées  analogues  ou 
identiques  aux  nôtres.  Mais  il  ne  s'agit  point 
d«  ce  qui  se  passe  aujourd'hui,  mais  de  ce 
qui  a  dû  se  passer  aux  premiers  jours  du 
monde.  La  question  n'est  pas  de  savoir  si, 


927 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


LAN 


m 


pensons  d'une  manière  c.airo  ol  dislincle  qu'h 
l'aide  des  mois,  s'ensuil-il  que  l'Iioinnie  ait 
toujours  j)(>ns6  avec  des  mots  ?  En  est-il  de 
î'organe  vocal  comme  d'un  clavier  où  les 
notes  sont  toutes  faites;  et  la  nature  a-t-elle 
disposé  les  ciioses  de  manière  que,  lorsque 
le  mouvement  de  la  pensée,  ayant  requis  un 
certain  degré  d'énergie,  a  pénétré  dans  l'or- 
ganisation, elle  y  détermine  certains  mouv(î- 
nients  nerveux  qui  mettent  en  jeu  l'instru- 
ment de  la  parole,  et  lui  font  rendre  tous  les 
sons  correspondants  aux  idées  à  exprimer? 
Mais  alors  l'Iionnne  n'est  plus  qu'une  machine 
organisée  où  tout  a  été  ordonné  d'avance 
dans  un  l)ut  prévu  et  fixé,  à  peu  près  comme 
le  sont  tous  les  etrets  que  produit  un  piano 
sous  les  doigts  d'un  artiste  habile.  Chaque 
pensée,  en  agissant  sur  le  système  nerveux, 
amène  son  ex[)ression  verbale,  de  même  que 
chaque  touche  frappée  amène  le  son  voulu 
jjar  l'improvisateur.  Quel  rapport  y  a-t-il 
entre  l'organe  de  la  parole,  qui  est  entière- 
ment, absolumentsous  rem[)ire  de  la  volonté, 
elles  gestes,  l'altitude,  la  physionomie,  dont 
les  mouvements  peuvent  être  et  sont  en  effet 
Irès-souvent  un  pur  effet  de  l'instinct?  Oui, 
sans  doute,  les  traits  de  la  physionomie,  les 
gestes  et  les  attitudes  du  corps  se  mettent 
vaturcltement  en  harmonie  avec  les  affections 
de  TAme,  par  la  raison  toute  simple  que  ces 
mouvements  sont  purement  physiologiques, 
et  sont  le  résultat  de  l'action  de  l'âme  sur  le 
cerveau  et  du  cerveau  sur  le  système  ner- 
veux. Et  remarquons  que  ces  mouvements 
sont  toujours  les  mêmes  sous  l'intluence  des 
mêmes  passions.  C'est  là  bien  véritablement 
le  langage  de  la  nature,  langage  parfaitement 
imiforme  chez  tous  les  peuples,  intelligibles 
])Ourtous  les  hommes,  purement  spontané, 
et  aussi  ancien  que  la  pensée  elle-même. 
Mais  qu'y  a-t-il  de  commun  entre  ce  langage 
et  celui  de  la  parole?  Eh  c^uoi  I  les  mots 
sont-ils  donc  tous  forniés  dans  l'organe  vo- 
cal, comme  les  gestes  et  les  contractions  du 
visage  sont  prédisposés  à  se  modeler,  dans 
les  autres  parties  du  corps,  conformément 
aux  différentes  émotions  de  l'âme  ?  Mais  s'il 
y  a  une  parole  naturelle,  pourquoi  donc  la 
diversité  des  langues  1  Si  les  mots  sont  tout 
laits  dans  le  larynx,  comme  le  sont  les  tons 
dans  un  orgue,  comment  se  fait-il  qu'on  tire 
du  même  organe,  pour  exprimer  les  mômes 
pensées,  des  combinaisons  de  voyelles  et  de 
consonnes  si  différentes?  Est-ce  que,  dans 
l'hypothèse  que  nous  combattons,  il  ne  de- 
vrait pas  y  avoir  pour  la  parole  la  même  uni- 
formité qui  existe  pour  les  gestes  (2561  ? 

25C)  Ici  le  raiionalisme  se  lie.urle  contre  le  raiio- 
iialisme,  RI.  Dainiroi)  coiUre  AI.  Chaniia.  La  doc« 
iriiie  de  celui-ci,  qui  soulieni  rinveiiliou  réfléchie 
«le  la  parole,  esi  coulrariée  par  la  doclriiie  de  ce- 
lui-là, qui  professe  la  sponlaiiéilé  de  la  parole. 
«  La  parole  vicui  de  riioinuie,  dil  M.  (charma  ;  en 
vienl-eile  l'alalenieiit,  iiiéviialdeiiieiil?  Esl-ce  là  une 
«le  ces  fondions  qui  s'acconiplissenl  en  nous  et  par 
nous?  Si  nous  eu  croyons  l'Alleniajçue,  la  pensée 
fl  le  son  qui  l'expriuie  sonl  telleuienl  unis,  qu'ds 
peuvenl  aller  el  ne  vont  jamais  l'un  sans  Pantre  ; 
dès  que  l'esprit  pense  ,  la  bouche  arlicule.  »  {hhsai 


«J'ai  remarqué,  dit  un  éminent  jjhysio- 
logiste  observateur,  que ,  parmi  les  auteurs 
qui  ont  traité  de  l'origine  des  idées  et  de  la 
parole ,  les  uns,  étrangers  aux  éludes  an- 
thropologiques et  préoccupés  exclusivement 
des  opérations  de  l'âme  ,  <jnt  paru  oublier 
que  l'homme  a  un  corps  ;  ou,  s'ils  s'en  sont 
aperçus,  ce  n'a  été  que  ])Our  y  voir  un 
obsta'cle  à  la  manifestation  de  l'activité  spi- 
rituelle. D'autres  ,  au  contraire  ,  attribuant 
à  l'organisme  humain  ,  objet  principal  de 
leurs  études,  une  importance  qu'il  n'a  pas, 
et  qu'il  ne  peut  avoir,  prétendent  expliquer, 
par  le  simple  jeu  des  organes,  jusqu'aux  sen- 
timents, jusqu'à  la  pensée. 

«  Tombant  ainsi,  de  part  et  d'autre,  dans 
une  erreur  c(jntraire,  les  uns  ont  étudié 
l'âme  comme  si  elle  n'avait  })as  d'organes, 
les  autres  ont  étudié  les  organes  comme  s'ils 
n'avaient  pas  d'âme. 

«  On  peut,  à  la  rigueur,  concevoir,  indé- 
pendamment de  tout  langage,  Vidée  prise  dans 
son  sens  grammatical  (eIôo;,  forme,  image). 
Le  sourd-muet  non  instruit  peut  avoir,  comme 
chacun  de  nous,  des  idées  de  cet  ordre.  Il 
peut  sentir,  voir,  toucher,  sans  qu'il  y  ait 
nécessité  pour  lui  de  nommer  les  corps  qu'il 
touche,  voit  ou  sent.  11  peut  encore,  après 
expérience, avoir  une  idée  suffisamment  claire 
de  l'orange  qu'il  voit,  la  distinguer  de  l'arbre 
qui  la  porte,  des  corps  qui  l'entourent,  et  en 
conserver  le  souvenir  (257). 

«  Mais  si,  de  l'idée  orange,  purement  ma- 
térielle, uniquement  représentative  d'un  objet 
déterminé,  on  passe  à  celle  des  propriétés 
communes  à  ce  fruit  el  à  d'autres  corps,  aux 
idées  générales  de  couleur,  de  densité,  par 
exemple,  alors  intervient  un  tout  autre  ordre 
de  phénomènes.  Ce  n'est  plus  par  le  sens 
matériel,  ce  n'est  ni  à  l'aide  de  la  vue,  ni  au 
moyen  de  l'odorat  que  sont  perçues  ces  idées 
de  densité,  d'impénétrabilité,  etc.  Pour  les 
concevoir,  pour  les  exprimer,  l'intervention 
du  langage  devient  indispensable  :  le  verbe 
apparaît.  —  Le  verbe  qui  est  aux  langues  ce 
que  le  cerveau  est  au  corps  humain,  le  nœud 
vital  aux  végétaux,  l'espace  à  la  matière. 

«  Cependant,  ces  idées  d'étendue  et  d'impé- 
nétrabilité, que  l'on  ne  peut  ni  concevoir, 
ni  exprimer,  sans  l'intervention  du  langage, 
ne  représentent,  en  définitive,  que  des  pro- 
priétés de  corps  bruts.  Mais  combien  plus 
cette  intervention  devient  indispensable  à 
l'égard  des  idées  purement  spirituelles,  Dieu, 
âme,  esprit,  et  à  l'égard  des  idées  morales, 
bien,  mal,  devoir,  droit,  etc.,  fondement  né- 
cessaire de  toute  existence   individuelle  et 

sur  le  langage,  p.  150.)  M.  Charma,  non  sans  rai- 
son ,  accuse  de  panihéisme  l'inipoiialion  alle- 
mande. 

(257)  «  Si  j'ai  conservé  le  nom  d'idée  aux  actes 
qui  précèdent,  el  (|ui  sonl  communs  aux  lioinines  ci 
aux  animaux,  c'est  uniquement  pour  ne  pas  rom- 
pre, d'ime  manière  trop  complète,  avec  l'acception 
conununénient  reçue.  Les  appellations  de  sensation 
et  de  perception  sont  celles  qui  conviendraient  ici, 
connue  le  savent  tous  ceux  qui  ont  étudié  la  psy- 
chologie I 


«i:") 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


O-'O 


sociale  I  Qui  pourrait  enseigner  h  l'enfant  ce  «  Cette  éducation,  chacun  de  nous  la  roijoit 
qui  est  bien,  qui  pourrait  uiOme  s'en  faire  dans  sa  famille,  dans  les  écoles,  dans  la 
une  idée  nette,  sans  user  de  ce  moyen  d'ex-  société,  partout.  Mais  si  l'on  parvenait  h  iso- 
pression? Que  l'on  ne  s'y  trompe  pas:  le  1er  un  enfant,  bien  doué  d'ailleurs,  de  toute 
beau  n'est  point  tel  par  lui-même  ;  il  n'est  communication  sociale,  à  le  soustraire  M'au- 
beau  que  par  opposition  au  laid  ;  et  le  bien,  dition  de  toute    parole,  comme  on  prétend 


à  son  tour,  ne  peut  iMre  conçu  ni  enseigné 
que  comme  l'opposé,  l'antagoniste  du  mal  ; 
et  cet  enseignement  ne  peut  être  fait  par  les 
signes  seuls  de  la  niimitjue. 

«  Ue  cette  impossibilité  constatée  de  con- 
cevoir ,  d'enseigner  les  idées  générales  , 
spirituelles  ou  morales,  sans  user  du  langage, 
il  ressort  que  l'origine  de  celles-là  est  subor- 
donnée à  l'origine  de  celui-ci.  Seule  donc, 
la  question  d'origine  du  langage  reste  debout. 

«  Bien  différent  de  l'animal  qui,  dès  sa 
naissance,  possède  de  nombreux  instincts, 
l'enfant  ne  jouit  que  de  ceux  qui  sont  indis- 
pensables à  sa  conservation  :  il  tète,  pleure 
et  crie;  Ih  se  bornent  les  premières  manifes- 
tations de  son  existence.  Il  ne  voit,  n'entend, 
ni  ne  marche.  Ce  n'est  que  plus  tard,  et  dans 
l'ordre  de  leur  importance,  qu'il  acquerra 
ces  diverses  facultés  ;  et  encore  un  appren- 
tissage prolongé  lui  sera-t-il  nécessaire. 

:<  Si  ce  langage  était  inné  chez  l'enfant,  il 
parlerait  comme  il  tête,  comme  il   pleure. 


que  le  fit  autrefois  le  roi  Busiris,  cet  enfant 
se  trouverait  dans  des  conditions  exactement 
identiques  à  celles  du  sourd-muet.  Conmio 
ce  dernier,  et  pour  les  mômes  motifs,  il  ne 
parlerait  jamais. 

«  i!  n'est  plus  permis,  depuis  les  décou- 
vertes récentes  de  l'astronomie  et  de  la 
géologie,  d'afiirmer  l'éternité  de  la  matière. 
Dans  la  science  moderne ,  cette  théorie 
surannée  a  fait  ]ilace  à  celle  de  la  création. 
Cette  dernière  doctrine,  confiiniée  [)ar  les 
récits  de  la  Genèse,  nous  apprend  que  le 
globe  qui  nous  porte  a  une  origine  assigna- 
ble ;  qu'il  a  subi  des  transformations  nom- 
breuses, et  que  l'homme  est  de  créatioi: 
récente. 

«  Cette  môme  Genèse  nous  apprend  encore 
que  res[ièce  humaine  ccmimença  par  un 
couple  ciéé  à  l'étal  adulte  ;  et  les  données  d<; 
l'anthropologie,  d'accord  avec  l'observation 
de  cha(iue  jour,  prouvent,  en  effet,  qu'il  a 
dû  en  ôlre  ainsi,  puisque  l'enfant  abandonné 


naturelletnenl.  Si  le  langage  était  naturel  à  à  lui-môme  ne  saurait  pourvoir  à  ses  besoins, 
l'homme,  le  sourd-muet  parlerait  comme  Le  principe  de  la  moindre  action,  découvei  t 
chacun  dé  nous.  Rien,  clans  ses  organes  par  Leibnitz  et  fécondé  par  le  génie  de  New- 
vocaux,  ne  s'oppose  à  l'émission  de  la  paro-  ton,  qui  l'appliqua  au  cas  môme  qui  nous 
le,  comme  le  prouve  l'apprentissage  artiti-  occujie,  ce  principe  vient,  de  son  côté,  con- 
ciel  qu'il  peut  en  faiie.  S'il  ne  parle  |)as,  c'est  (irmer  le  récit  génésiaque,  en  prouvant  que 
uniquement  parce  qu'il  est  privé  de  l'ouie  et  l'espèce  humaine  a  dû  procéder  par  un  con- 
que, ne  pouvant  entendre,  il  ne  peut  répéter  pie  seulement, 
ce  qu'il  a  entendu.  «  Mais,  que  l'humanité  ait  commencé  par 

«  Si  donc  il  est  nécessaire  d'entendre  la  deux  ou  par  plusieuis  individus,  par  des 
parole  pour  comprendre  et  pour  répéter  enfants  ou  par  des  adultes,  leur  condition, 
cette  parole,  il  est  logique  de  conclure  qu'un  relativement  au  langage,  a  été  celle  où  se 
enfant  élevé  dans  le  désert,  loin  de  tout  con-  trouverait  aujourd'hui  chacun  de  nous  s'il 
lact  humain,  et  qui,  par  consé(]uent,  n'en-  n'entendait  jamais  parler,  celle  où  vit  l'en- 
tendrait jamais  parler,  se  trouverait  exacte-  fant  atteint  de  cophose  congénitale,  Aban- 
ment  dans  les  mômes  conditions  que  le  donnés  à  eux-niômcs,  nos  premiers  père.s 
sourd-muet  et  ne  parlerait  pas  plus  que  lui,  seraient  restés  muets;  et  s'ils  ont  parlé,  c'est 
pour  le  même  motif.  L'homme  ne  peut  donc  parce  qu'on  leur  a  préalablement  enseigne 
parler  qu'à  cette  condition  expresse  qu'on  la  parole. 

lui  enseignera  la  parole  ;  et,  s'il  manque  de  «  Cette  théorie  (qui  n'est  autre  que  celle  de 

cet  enseignement,  il  ne  parlera  janiais.  la  révélation  du  langage),   conforme  de  tout 

«  Très-généralement  étrangers  aux  éludes  point  aux  données  de  la  géologie,  de  la  phi- 
physiologiques,  les  partisans  de  l'innéité  du  losophie  et  de  1  histoire,  trouve  encore, 
langage  ne  se  sont  guère  occupés,  ainsi  que  croyons-nous,  un  argument  nouveau  dans 
je  l'ai  déjà  dit,  que  de  l'élément  spirituel  de  nos  expériences  sur  l'enseignement  du  lan- 
l'homme  et  de  l'idée  pure,  sans  tenir  suf-  gage  phonétique  aux  sourds-muets  guéris, 
fisamment  compte  de  l'organisme  humain.  Nous  avons  pu,  dans  ces  recherches,  nous 
Ils  ont,  je  le  crains,  dans  la  question  qui  nous  assurer  que  l'éducation  de  la  parole  est  d'au- 
occupe.  confondu  l'acte  physiologique  avec  tant  plus  facile  que  les  sujets  sont  plus  jeunes 
l'aptitude,  de  môme  que  d'autres  confondent  et  possèdent  une  mimique  moins  complète, 
l'organe  avec  la  fonction  qu'il  est  destiné  à  au  moment  de  leur  guérison. 
remplir.  Oui,  sans  doute,  l'enfant  possède  «  Dieu  nous  garde  de  prétendre  assigner 
les  aptitudes  nécessaires  pour  [)arler,  réflé-  une  limite  aux  j)rogrès  réalisables  dans  l'edu- 
chir,  etc.:  et  c'est  môme  parce  qu'il  les  cation  des sourds-nmets,  non  plus  que  dans 
possède,  tandis  qu'il  est  privé  de  celle  de  toute  autre  branche  de  l'activité  humaine; 
voler,  par  exemple,  qu'il  parlera  et  réflé-  mais,  en  présence  des  obstacles  que  rencon- 
chira  plus  tard,  tandis  qu'il  ne  volera  jamais,  tre  l'instituteur  pour  enseigner  la  parole  aux 
Mais  ces  aptitudes  sont  en  puissance  seule-  sourds-muets  devenus  entendants  dans  la 
ment:  pour  les  faire  passer  en  acte  un  sti-  seconde  enfance,  il  est  permis  de  douter  qu'il 
MULUS   est  nécessaire,  indispensable,  c'est  pût  y   parvenir  chez  des   sujets  guéris  du 


l'éducation. 


surdi-mutisme  à  l'âge  d'homme. 


031  LAN  DICTIONNAIRE  DE  PJIILOSOPIIIE.  LAN  932 

«  A  ces  ditTicultés  d(''jà  si  grandies  qu'éprou-  «  La  nouvelle  éco.e  excellait  à  montrer 
verail  l'adulle  pour  s'approprier  la  parole,  l'incapacité  de  l'homme  réfléchi  5  inventer  le 
serait  venue  s'en  ajouter  une  autre  bien  plus  langage  ;  elle  le  retirait  ainsi  de  la  sphère 
grande  encore  dans  la  théorie  de  l'innéité  du  des  inventions  vulgaires,  lui  donnait  un  rang 
langage,  celle  de  l'apprendre  sans  maître.  à  part  et  y  voyait  l'œuvre  de  Dieu,  Le  xvnr 

«  Ainsi,  h  moins  de  supposer  que,  seule  siècle,  ajoutë-t-il ,  avait  tout  donné  à  la 
dans  la  création,  l'espèce  humaine  s'est  per-  liberté,  je  dirai  presque  au  caprice  de  l'hom- 
péluée  sans  transmettre  h  sa  descendance  me.  Une  des  écolesqui  s'élevaient  contre 
son  type  primordial,  on  doit  conclure  que  la 
parole  n'a  été  ni  plus  naturelle,  ni  plus  innée 
chez  nos  premiers  pères  qu'elle  ne  l'est  chez 
leurs  enfants.  Il  faut  conclure  encore  que, 
seul,  le  Créateur,  après  avoir  formé  et  vivifié 
)o  corps  de  l'homme  par  son  souille  divin,  a 
})u  illuminer  son  âme  par  sa  parole  toute 


lui  donna  tout  à  Dieu.  Le  langage  avait 
d'abord  été  une  invention  humaine;  il  devint 
maintenant  une  révélation  divine.  »  Ceci, 
aux  yeux  de  M.  Renan,  est  un  tort  grave. 
«  Les  auteurs  de  celte  thèse,  dit-il,  la  soute- 
naient au  profit  d'un  système  de  fidéisme.  » 
Dès  lors  ces  auteurs  ne  peuvent  plus  avoir 


puissante,  et  cette  déduction  logique  des  faits     raison,  et  perdent  tout  droit  d'argumenter 

scientifiques     les    mieux     constatés    vient     Leur  thèse,  suivant  notre  philosophe,  «  n'a 

encore  s'appuyer  de  l'autorité  du  plus  beau,     pas  besoin  de  réfutation  pour  tout  esprit  tant 


du  plus  sublime  des  livres.  »  {Introduction  A 
l'étude  médicale  et  philosophique  de  la  surdi- 
mutité  par  IIubeiit-Valleroux.) 

§  XXlll.  —  Suite  de  la  théorie  fie  la  spontanéité  ae 
la  pensée  et  de  la  parole;  M.  Henan,  réfutation. 

Arrivons  à  un  philosophe  que  Mgr  Parisis 
signalait  naguère  comme  étant  le  plus  hardi 
si  ce  n'est  le  plus  dangereux  des  écrivains 
panthéistes   {Tradition   et  Raison,    p.    23)  ; 


soit  peu  moderne.  «  Il  n'y  a  plus  qu'à  s'in- 
cliner devant  les  décisions  du  nouvel  oracle, 
esprit  tout  moderne. 

Enfin,  voici  venir  M.  Cousin.  «  Celui-ci, 
en  développant  sous  un  jour  nouveau  la 
psychologie  du  spontané  {Cours  de  1818, 
passim  ;  Cours  de  1822,  6'  et  7'  leçon,  etc.), 
mil  les  esprits  sur  la  voie  de  la  solution.  A 
ce  nouveau  point  de  vue,  le  langage  n'est 
plus  un  don  du  dehors,  ni  une  invention  tar- 


nous  voulons   parler  de  M.  Renan.  Ce  lin-     dive  et  mécanique.  Ce  sont  les  facultés  hu- 


guistc  a  consacré  ses  veilles  à  écrire  sur  les 
langues,  et  n'en  débile  pas  moins  sur  le  lan- 
gage les  plus  étranges  paradoxes.  Ces  para- 
doxes, à  la  vérité,  ne  sont  point  de  son  in- 
vention :  ce  sont  des  emprunts  qu'il  fait  aux 
savant  d'oulre-Rhin  et  qu'il  s'efforce  d'enlu- 
miner cl  notre  usage.  On  le  dit  d'une  certaine 
force  en  philologie,  malgré  les  erreurs  rele- 
vées dans  son  Histoire  des  langues  sémitiques, 


maines  qui,  par  leur  force  interne,  agissant 
spontanément  et  dans  leur  ensemble,  l'ont 
produit  comme  leur  expression  adéquate.  La 
faculté  du  signe  ou  de  l'expression  est  natu- 
relle à  l'homme.  Tout  ce  qu'il  pense,  il  l'ex- 
prime intérieurement  et  extérieurement. 
Sans  doute,  comme  on  l'a  dit  avec  justesse  : 
«  Ce  n'est  pas  le  signe  qui  fait  la  pensée, 
mais  la  pensée  qui  fait  le  signe.  »  (Cousin, 


par  M.  J.  Oppert,  professeur  de  sanskrit  au  Fragments  philos.,  1. 1,  p.  212,  3'  édit.)L'ini 

collège  de  France  ;  mais  en  philosophie  on  liative,  la  force  efficace  et  causante  viennent 

l'a  surnommé  le  Leibnitz  de  Lilliput.  En  reli-  de  l'esprit  ;  mais  aussi  ce  n'est  pas  par  un 

jiion,  il  se  retranche  dans  les  profondeurs  de  choix    arbitraire  que   l'expression   vient  se 

l'humanitarisme;  sur  l'origine  du  langage,  il  joindre  à  chacun  des  actes  de  l'intelligence; 

se  déclare  pour  le  spontané.  c'est  par  le  fait  même  de  notre  conslitulion 

«  Au  xviii'  siècle,  dit-il,  le  langage  était  psychologique.   Rien   non  plus  d'arbitraire 

traité  iVinvention  comme  une  autre;  l'homme  dans  l'emploi  de  l'articulation  comme  signe 


l'avait  un  joui-  imaginé,  comme  les  arts  utiles 
et  d'agrément.  Et  cette  invention  on  l'assu- 
jettissait aux  lois  de  progrès  et  de  succession 
auxquelles  sont  soumis  tous  les  produits  réflé- 
chis de  l'intelligence...  L'erreur  était  d'attri- 
buer aux  facultés  réfléchies,  à  une  combinai- 


des  idées.  Ce  n'est  ni  par  une  vue  de  con- 
venance ou  de  commodité,  ni  par  imitation 
des  animaux,  que  l'homme  a  choisi  la  parole 
pour  formuler  et  communiquer  sa  pensée, 
mais  parce  que  la  parole  est  chez  lui  naturelle, 
et  quant  à  sa  production  organique  et  quant 


son  voulue  et  arbitraire,  un  produit  spontané     à  son  interprétation  psychologique.   Si  l'on 


des  forces  humaines,  agissant  sans  conscience 
d'elles-mêmes.  »  [Yoy.  son  livre  de  Y  Origine 
du  langage.) 

Dans  le  premier  quart  du  xix'  siècle, 
la  question  fit  un  pas  par  la  théorie  de 
la  révélation  du  langage ,  soutenue  prin- 
cipalement par  M.  de  Ronald.  «  Il  y  avait 
dans  cette  théorie,  dit  M.  Renan,  un  progrès 
réel  et  un  acheminement  à  la  véritable  hypo- 
thèse. 


accorde  en  effet  à  l'animal  l'originalité  du 
cri,  pourquoi  refuser  à  l'homme  l'origina- 
lité de  la  parole  (258)?  pourquoi  s'obstiner 
à  ne  voir  en  celle-ci  qu'une  imitation  de 
celui-là?  Il  serait  sans  doute  trop  ridicule 
de  regarder  comme  une  découverte  l'appli- 
cation que  l'homme  a  faite  de  l'œil  à  la  vision, 
de  l'oreille  à  l'audition  :  il  ne  l'est  guère 
moins  d'appeler  invention  l'emploi  de  la 
parole  comme  moyen  d'expression.  L'homme 


(258)  La  conséquence  de  ce  beau  raisonnciiîcnt 
est  que,  les  aniniuiix  île  la  même  ei«pèce  ayant  les 
mêmes  cris  ,  l'espèce /tomme  devrait  partout  aussi 
avoir  le  même  laiijjage,  puisque  le  cri  de  l'animal 
uclui  est  pas  plus  naturel  que  la  parole  à  l'Iiommc. 


Est-ce  ce  que  nous  voyons?  Un  autreltenantde  l'école 
épicurienne  a  dit  aussi  :  <  L'homme  a  fart  sa  lan- 
gue commC'leii  oiseaux  font  leur  chant,  il  n'y  a  (|ue 
la  diflérence  du  simple  au  composé.  >  (Or.svoih- 
Li.\;.) 


533 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


93t 


a  la  faculté  du  signe  ou  de  l'interprétation, 
coiiime  \\  a  celle  de  la  vue  ou  de  l'ouïe 
(259);  la  parole  est  le  moyen  de  la  première, 
comme  l'œil  et  l'oreille  sont  les  organes 
des  deux  autres.  L'usage  de  l'articulation 
n'est  donc  pas  plus  le  fruit  de  la  rétlexion 
que  l'usage  des  autres  organes  de  nos  facul- 
tés. Il  n'y  a  pas  un  langage  naturel  et  un 
langage  artiticiel;  mais  la  nature,  en  même 
temps  qu'elle  nous  révèle  nos  forces,  nous 
révèle  les  moyens  qui  doivent  servir  d'ins- 
truments à  leur  exeriice. 

«  C'est  donc  un  rêve  d'imaginer  un  premier 
état  où  l'homme  ne  parla  pas,  suivi  d'un 
autre  où  il  conquit  l'usage  de  la  parole. 
L'homme  est  naturellement  parlant  comme 
il  est  pensant,  et  il  est  aussi  peu  philosophi- 
que d'imaginer  un  commencement  au  lan- 
gage qu'à  la  pensée...  Le  langage  étant  la 
forme  expressive,  le  vêtement  extérieur  de 
la  pensée,  l'un  et  l'autre  doivent  être  tenus 
pour  contemporains. 

«  Ainsi  donc,  d'une   part,  la  parole  est 

(259)  Lue  doctrine  létluiteà  cel  excès  de  pnra- 
doxe  esl  jugée. 

(2G0)  Toulefois  ailleurs  il  se  corrige  un  peu,  et 
ne  parail  pas  avoir  aiil;iiii  de  foi  ilaiis  celle  mer- 
veilleuse spoiiiaiiéiié  à  laquelle  on  faii  jouer  un  .si 
tjraiid  lôle  :  «  l*enl-élie,  dii-il,  notre  siècle  a-l-il 
aliiisé  du  uiol  do  spoiiianéiié  dans  l'explication  des 
piiéiioniènes  (lue  ni  i'expéiience  ni  i'Iiisioire  ne 
SHur;iiiiii  atieindrc.  >  (Revue  des  deux  mondes  , 
Iodée.  1851.) 

(2GI)  Ah!  puisqu'il  éiail  enfant,  on  comprend 
loui  de  suite  (|ne  cela  a  dû  lui  être  iiès-aisé.  M.  Ile- 
naii  trouve  plus  simple  de  ne  pas  prévoir  les  ob- 
jections :  cela  pourrait  troubler  ses  llicorics  a 
priori,  il  va  droit  à  l'airirmalion  ,  comme  le  bloc 
dci.iclié  du  rociier  va  droit  à  rabiine  au-dessus  du- 
quel il  était  suspendu. 

CiQ'î)  Quelle  admirable  faculté  nous  a^ons  per- 
due ! 

(265)  La  mélapbysiquc  du  langage  poussait  alors 
dans  les  létes  Itumaiues  comme  les  champignons 
dans  les  bois. 

I  Quel(|uefois  notre  conscience,  partagée  entre 
lin  grand  nombre  de  perceptions  <|ui  agissent  sur 
nous  avec  nue  force  à  peu  prés  égale,  est  si  faible, 
qu'il  ne  nous  reste  aucun  souvenir  de  ce  que  nous 
avons  éprouvé.  A  peine  sentons-nous  pour  lors  que 
nous  existons  :  des  jours  s'écouleraient  comme  des 
moments,  sans  que  nous  en  lissions  la  diUerence  ; 
et  nous  éprouverions  des  milliers  de  lois  la  même 
perception  sans  reniai qner  (juc  n(uis  l'avons  déjà 
eue.  l]:i  homme  qui  par  l'usage  des  signes  a  aci|uis 
beaucoup  it'idées,  et  se  les  esl  rendues  laiiiilicres, 
ne  peut  pas  demeuier  longtemps  dans  celle  espèce 
de  lélliargie.  Plus  la  provision  de  ses  idées  esl 
grande,  plus  il  y  a  lieu  de  croire  que  quelqu'une 
aura  occasion  de  se  réveiller  ,  d'exercer  son  alten- 
lion  et  de  la  rciirer  de  tel  assonpissemenl.  Par 
conséipient,  moins  un  a  d'idées,  plus  celte  léthargie 
doit  êire  ordinaire.  »  (Cunuillic,  Essai^sur  l'orig. 
d;s  cuuii.  hum.) 

2b4)  M.  Uenan  ne  se  lasse  point  d'affirmer,  dans 
ce  sens,  sans  jamais  rien  préciser  :  «  Dès  le  pre- 
mier moment  de  sa  comiiiulion,  l'espril  humain  lui 
tomplei  ;  le  premier  lait  psycliologiqiie  renferma, 
o'iiiie  manière  iuiplicile,  tous  les  éléments  du  lait  le 
plus  avancé...  Depuis  l'acte  géiiéraieur  qui  le  lit 
être,  le  langage  ne  s'est  enriclii  d'aucune  fonction 
vrajmeni  nouvelle.  Un  gernie.esl  posé,  renlertnaul 


dans  son  tout  l'œuvfe  de  l'homme  et  des  for- 
ces qui  résident  en  lui.  De  l'autre,  rien  A^i 
réfléchi,  rien  de  combiné  arlificiellemenl 
dans  le  langage,  non  plus  que  dans  l'esprit. 
Tout  est  l'œuvre  delà  nature  humaine,  agis- 
sant spontanément  et  sans  réflexion  sur  son 
ell'ort  (260). 

«  L'homme  primitif  put,  dans  ses  premières 
années,  construire  cet  éditice  qui  nous  étonne, 
et  dont  la  création  nous  paraît  être  prodigieu- 
sement ditlicile,  et  il  le  put  sans  travail,  parce 
qu'il  était  enfant  (261).  Maintenant  que  la 
raison  réfléchie  a  remplacé  cet  instinct  pri- 
mitif, à  peine  le  génie  peut-il  suffire  à  ana- 
lyser ce  que  l'esprit  d'alors  créa  de  toutes 
pièces  et  sans  y  songer  (262).  L'humanité  qui 
crée  sa  langue  n'éprouve  pas  plus  de  diifi 
culte  que  la  plante  qui  germe  (263). 

«  La  réflexion  n'y  peut  rien,  les  langues 
sont  nées  toutes  faites  du  moule  môme  de 
l'esprit  humain,  comme  Minerve  sortant  tout 
armée  du  cerveau  de  Jupiter  (264).  » 

Toutefois  nous  aurions  tort  de  nous  laisser 

en  puissance  tout  ce  que  l'être  sera  nn  jour;  l« 
germe  se  développe,  les  formes  se  consiiiiienl  dans 
leurs  proportions  régulières;  ce  qui  était  en  puis- 
sance devient  en  acte  ;  mais  rien  ne  .-«c  crée,  rien  ne 
s'ajoute;  telle  est  la  loi  commune  des  êtres  soumis 
aux  conditions  de  la  vie.  —  Telle  fut  aussi  la  loi  du 
I  iiigage...  La  grammaire  de  chaque  race  fut  formé'' 
d'un  seul  coup;  la  borne  posée  par  l'cirorl  spontané 
du  génie  primitif  n'a  guère  été  dépassée.  • 

Où  notre  auteur  a-t-il  vu  tout  cela?  Comment  lo 
sait-il?  Par  quel  moyen  a-t-il  constaté,  je  ne  dis  pas 
seiilement  l'exislence  ,  mais  le  caracièie  universel 
des  lois  (|u'il  énonce  d'une  manière  si  absolue  et 
d'un  ton  si  dogmatique  ?  Dieu  n'est-il  pour  rien 
dans  Vucte  générateur  (\\n  a  produit  les  langues 
mères  cl  le  système  grammaiical  de  chaque  famille  .' 
—  «  Un  germe  est  posé  ;...  rien  ne  se  crée  ,  rien  nii 
s'ajoute.  »  Qu'esl-ce  à  dire?  Les  germes  des  choses, 
des  bommes  et  de>  langues  sont-ils  crées  ou  in- 
crcés?  Existent-ils  avant  d'èlre  posés  ?  qui  les  déve- 
loppe ?  qui  constitue  leurs  formes  et  leur  propor- 
tions régulières  ?  —  M.  Uenan  ne  le  dilpa.>;  il  se 
borne  à  ériger  eu  une  sorte  d'axiome  que  l'iiiter- 
venlion  divine  doit  être  coiisidéiee  comme  ne  pou- 
vant expli(|uer  quoi  que  ce  soit,  et  que  cela  n'a  be- 
soin ni  d'être  prouvé  ni  d'être  justilié  ;  procédé  qui 
n'a  en  soi  d'autre  avantage  que  telui  d'èlre  fort 
commode  pour  celui  (|ui  l'emploie. 

Les  liypoihèscs  les  plus  hardies  ou  plulôl  les 
conjectures  les  plus  téméraires  ne  lui  coûtent  rien  : 
<  il  n'est  pas  impossible,  dit-il,  que  la  naissance  du 
langage  ail  été  précédée  d'une  période  d'incubation, 
dînant  laquelle  des  causes,  eu  tout  autre  temps  se- 
condaires, auraient  agi  d'une  manière  énergi(|ue  ei 
creusé  les  abîmes  de  séparation  qui  nous  élonnenl.  » 
(Hist.  des  lung.  sémii.,  p.  419.)  Quelle  base  pour  la 
bcience  que  celle  période  d'incubation!  Voilà  donc 
un  membre  de  l'Iiistiiut  (|ui  tombe  dans  le  roman 
cosmogonique  à  la  suite  de  Mme  Sand  dans  Evenor 
et  Leucippe,  t  Voilà  donc  la  punition  et  la  progres- 
sion vengeresse  de  ces  imaginations  éclatantes  qui 
ne  recoin. aissenl  aucun  frein  et  aucune  loi  !  Le  spé- 
cieux d'abord,  puis  le  paradoxe,  puis  le  faux  ,  pui» 
l'absurde,  puis  la  démence,  puis  quelque  chose  qui 
n'est  plus  méine  la  lolie,  mais  l'ennuyeux  multiplié 
par  rincumpréliensibli;  et  se  promenant  en  maître 
dans  un  Eden  apocryphe  oîi  il  n'y  a  pas  mcine  un 
serpent  pour  le  mordre,  de  pomme  pour  le  rafraî- 
chir et  u'aiige  exleiminaieur  pour  le  melire  a  li 
porte  !  Quel  désastre  el  aussi  quelle  leçon  1  et  aussi 


î)35  I-AN  DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE.  LAN  936 

éblouir  par  ces  comparaisons  et  ces  images  de  rochers,  el  pour  nourriture  que  des  ra- 
vives et  brillantes.  11  nous  faut  beaucoup  re-  cines  sauvages  et  des  plantes  qu'ils  mangent 
trancher  de  l'idée  que  les  ainruiatidus  intr6-  crues,  certaines  espèces  d'araignées,  desser- 
pides  de  notre  syslématuiue  auteur  nous  ont  penls,  des  lézards  et  autres  re[itiles,  l'écureuil 
.        '.    j.-i      1  .1 n„ _/.,.  volant,  etc.  »  [Voy.  aussi  Cook,  Prem.  voy. 


donnés  d'abord  des  nuMvcilleuses  créations 
de  -la  spontanéité.  «  Les  premiers  essais  ne 
furent  (jue  rudimenlaires...  ;  ce  n'était  qu'une 
expression  synthétique  et  obscure...;  tout  y 
était,  mais  confusément  et  sans  distinction... 
Il  est  didlcile,  dans  l'état  présent  de  nos  con- 
naissances, de  déterminer  davantage  et  de 
tracer  les  caractères  de  la  langue  que  parla 
l'homme,  lors  du  réveil  de  sa  conscience.  » 
On  conçoit  ces  embarras.  Là  où  tout  était, 
mais  confusément  et  sans  distinction,  dans  un 
pareil  chaos,  il  est  dilficile  de  rien  voir,  de 
rien  débrouiller.  C'est  ce  qui  fait  que  tout  ce 
que  vous  allirmez  sur  ce  sujet  est  sans  por- 
tée aucune,  et  que  votre  théorie  est  un  édi- 
fice en  l'air. 

«  Il  semble  que  l'homme  primitif  ne  vécut 
point  avec  lui-même  ni  dans  sa  conscience, 
mais  répandu  sur  le  monde  dont  il  se  distin- 
guait à  peine...  L'homme  primitif,  comme 
l'enfant,  vivait  tout  par  les  sens.  »  Voilà  la 
noble  idée  que  l'auteur  nous  donne  de  ce  roi 
de  la  nature. 

Conformément  à  l'idée  qu'il  se  forme  de 
l'homme  primitif,  M.  Renan  affirme  que  «  la 
langue  des  premiers  hommes  ne  fut  que  l'é- 
cho de  la  nature  dans  la  conscience  humaine, 
et  que  l'onomatopée  fut  le  procédé  ordinaire 
par  lequel  \,s  formèrent  leurs  appellations.  » 
Ainsi  le  premier  langage  fut  limitation  des 
bruits  de  la  nature  (-il)5). 

«  I!  faut  admettre,  ajoute-t-il,  dans  les  pre- 
miers hommes  un  tact  d'une  délicatesse  in- 
finie qui  leur  faisait  saisir,  avec  une  finesse 
dont  nous  n'avons  plus  d'idée,  les  qualités 
sensibles  qui  devaient  servir  de  base  à  l'ap- 
pellation des  choses...  Ils  voyaient  mille  cho- 
ses à  la  fois...  (266).  » 

On  peut  citer  à  l'appui  de  ceci  le  Boschis 


t.  II  et  m.)  Que  le  tact  de  ces  gens-là  doit 
avoir  de  aélicatesse,  et  comme  ils  doivent 
ôtre  occupés  d'appellations  onomatopéi- 
(]ues  (267),  et,  s"i\^  voient  mille  choses  à  la 
(ois,  comme  cela  leur  a  été  jusqu'ici  d'une 
grande  ressource  1 

Après  cela  je  suis  bien  de  l'avis  de  l'auteur, 
qui  conclut  là-dessus  en  ces  termes  :  a  Nous 
devons  renoncer  à  jamais  à  retrouver  les  sen- 
tiers caj)iicieux  qu'ils  parcoururent  et  les  as- 
sociations d'idées  qui  les  guidèrent  dans  cette 
œuvre  de  production  spontanée.  » 

Cependant,  quoiqu'il  ne  soit  rien  moins  que 
sôr  de  Ja  manière  dont  les  choses  se  passè- 
rent, notre  auteur  se  prononce  contre  l'unité 
de  langage  |  l'origine.  «  Peut-on  croire,  dit- 
il,  que  les  premiers  hommes,  (jui  se  possé- 
daient à  peine  eux-mêmes  et  dont  la  raison 
était  encore  comme  un  songe,  eussent  réalisé 
cette  unité  à  laquelle  les  siècles  les  plus  polis 
ont  eu  peine  à  atteindre...?  Au  commence- 
ment il  y  avait  autant  de  dialectes  que  de  fa- 
milles, je  dirai  presque  d'individus.  «On  n'en 
doit  point  être  surpris,  les  premiers  hommes 
se  possédaient  à  peine  et  leur  raison  était 
comme  un  songe. 

Une  richesse  sans  bornes  ou  plutôt  sans 
règle,  ajoute-t-il,  une  synthèse  obscure,  tous 
les  éléments  entassés  et  inrlislincts ,  tels 
étaient  donc  les  caractères  de  la  pensée  el  de 
la  langue  des  premiers  hommes.  »  Ces  obser- 
vations peuvent  nous  consoler  de  la  perte  à 
tout  jamais  de  cette  merveilleuse  spontanéité 
dont  l'humanité  fut  douée  à  son  origine,  et 
dont  M.  Renan  racontait  tantôt  les  prodiges. 

Mais  les  recherches  philologiques  coniir- 
raent-elles  ces  vues  de  M  f^eiian  sur  le  dé- 
faut d'unité  du  langage  h]  b])gine?  Un  savant 


man  et  le  Pescherai,  par  exemple,  hommes  d'une  profonde  et  U5  e  érudition  a  démontré 

primitifs  s'il  en  fut,  «  lesquels,  suivant  Spar-  le  contraire,  au  iSTIt  S  en  ce  qui  concerne  la 

mann  (t.  I,  p.  212-236)  el  d'Acosta  {Hist.  na-  famille  arienne.  Ecoutons  M.  Adolphe  Pictet  : 

lur.  y  moral  de  las  Indias,  lib.  vu,    c.  2),  «  Le  résultat    le   plus  certain  des  éludes 

n'ont  pour  asiles  que  les  buissons  el  les  creux  poursuivies  jusqu'à  présent  sur  la  famille  des 


iiuelle  joie  pour  cespiuivrcs  pelils  esprits  qui  s'en 
lieiiiient  à  ,1a  Bilde ,  à  l'Evangile  el  an  Calé- 
cliisine!  i 

(2Go)  Desmonlins  dit  aussi  :  »  L'oreille  recueillit 
les  bruits  extérieurs  el  en  (il  les  oiiomalopées  ;  elle 
enregislia  les  exrlainalious  spontanées  des  passions. 
(Je  fonds,  niodilié  par  le  caprice,  par  la  tradition, 
donna  des  combinaisons  infimes  comme  le  hasard.  > 
Si  l'arrangenienl  de  la  matière  homme  est  un  ac- 
cidiMil  lécent,  une  iransformalidn  dernière  du  ver 
perfectionné,  la  par(de  n'est  qu'une  fonction  fatale 
comme  le  chant  des  oiseaux.  Il  y  a  prodigiensement 
de  naïveié  dans  les  prétentions  de  celle  école. 

(•266)  M.  Renan,  (|ui  va  de  paradoxe  en  paradoxe, 
d'impossibilité  en  impossibilité,  avance  (|ne  ;  <  C'est 
chose  admirable  (|ue  la  puissance  d'expression  de 
l'eiifaiil  ei  la  fécondité  <pi'i!  déploie  pour  créer  des 
appellations,  des  nmls  à  lui  ,  avant  que  l'habitude 
lui  impose  le  langage  ofliciel,  et  qu'il  eu  fut  de  même 
des  premiers  hommes.  »  Celle  aflinuaiion  ,  contre- 
dite par  l'expérience  journalière,  esl  aussi  démen- 
Ue  par  une  icmme  célèbre  cl  d'une  hante  intelli- 


gence, qui  nous  a  laissé  sur  Véducnl\on  nu  livre 
qui  contient  tant  d'idées  justes  et  (ines.  «  Comme 
on  a  beaucoup  dit  que  les  lani-ues  étaient  nées  du 
besoin,  et  que  c'étaient  des  cris  perfectionnés,  je 
suis  bien  aise  decertilier  «lue  du  moins  il  n'en  esl 
pas  ainsi  chez  l'enfant;  j'ajoute  qu'il  n'invente  pas 
les  mois  de  lui-même,  et  qu'il  ne  fait  que  répéter 
tant  bien  que  mal  ceux  qu'il  a  entendu  prononcer  ; 
il  n'apjielle  pas  même  un  animal  par  son  cri,  à 
n)oins  (ju'on  ne  lui  en  ait  donné  l'exemple.  Le  laai- 
gage  parlé,  dans  son  état  le  plus  informe,  est  ainsi 
le  Iriiil  de  l'imitation  ou  de  renseign(;ment.  > 
(Mme  ÎSecker  de  Saussure, L'iid«ca//on  progressive, 
t.  1,  p.  lui.) 

('Ibl)  M.  Renan,  en  supposant  que  l'onomatopée 
fut  le  procédé  ordinaire  par  le(|uel  les  prctniers 
hommes  formèrent  leurs  appellauons,  ne  prend  pas 
garde  que  l'onomatopée  est  toujours  un  terme  com- 
posé qui  implique  comparaison  el  jugement  :  c'esi 
donc  un  vériiaijle  progrès,  un  développemenl  de  la 
langue,  et  non  un  mol  primitif.  {Voy.  la  noie  Xlll,a 
la  iiii  du  volume.  ) 


937 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


938 


langues  ariennes,  c'est  que  toutes  descendent  langage,  il  devient  impossible  d'en  rendre 
d'un  type  commun,  dolit  elles  ont  conservé  compte  autrement  que  par  une  transmission 
la  forte  empreinte  malgré  des  altérations  de  continue  à  partir  de  l'origine.  Du  moment  que 
diverse  nature,  et,  par  conséquent,  d'une  l'on  admet  que  tous  les  rameaux,  d'une  même 
langue  primilive  réelle,  vivante,  achevée  en  race  proviennent  d'une  source  commune,  il 
elle-même,  et  qui  a  servi  d'organe  commun  faut  bien  l'admettre  aussi  pour  les  langues 
à  un  peuple  entier.  Ce  n'est  pas  \h  une  sira-  qu'ils  portent  toujours  avec  eux  et  dont  ils 
nie  hypothèse  imaginée  en  vue  d'expliquer  n'ont  jamais  pu  cesser  de  se  servir.  Les  diffé- 
les  rapports  qui  les  relient  entre  elles;  c'est  rences  dialectiques  s'expliquent  fort  bien  par 
une  conclusion  qui  s'impose  irrésistiblement,  les  intluences  du  temps  et  de  l'éloignement, 
et  qui  a  toute  la  valeur  du  fait  le  mieux  cons-      comme  les  différences  de  constitution  physi- 

'  ■       "        '         "    ■'         '   ^ '~-"      que  et  d'aspect  extérieur  par  les  elfets  du 

climat;  mais  elles  n'intéressent  en  rien  l'u- 
nité primitive  dont  l'existence  réelle  n'en  est 
pas  moins  certaine  dans  le  passé. 

Nous  pouvons  d'ailleurs  invoquer  ici,  con- 
tre l'opinion  de  M.  Renan,  une  autorité  im- 
posante, celle  de  Jac.  Grimm,  le  grand  phi- 
lologue. Voici  comment  il  s'exprime  dans 
son  Histoire  de  la  langue  allemande  : 

«  Tous  les  dialectes  se  développent  dans  un 
ordre  progressif,  et  plus  on  remonte  vers 
l'origine  des  langues,  plus  leur  nombre  dimi- 
nue et  plus  leurs  différences  s'effacent.  S'il 
n'en  était  pas  ainsi,  la  foimation  des  dialec- 
tes et  la  pluralité  des  langues  resteraient 
inexplicables.  Toute  diversité  est  sortie  gra- 
duellement d'une  unité  primilive.  Les  dia- 
lectes allemands  se  rapportent  tous  à  une 
ancienne  langue  germani(iue  commune,  et 
C(>lle-ci  à  son  tour,  h  côté  du  lithuanien,  du 
slave,  du  grec  et  du  latin,  n'était  qu'un  des 
dialectes  d'un  idion)e  primitif  plus  ancien 
encore.  »  (J.  Grimm,  Geschichte  d.  d.  Spr.y 
p.  833.) 

En  ce  qui  concerne  la  famille  arienne,  nous 
croyons  donc  qu'aucun  fait  ne  peut  être 
mieux  démontré  que  celui  d'une  langue  pri- 
milive, parfaitement  une  et  comi)acte,  dont 
li'S  divers  idiomes  ariens  ne  sont  ^  beaucoup 
d'égards  que  des  dégénérescences.  Quant  a 


talé.  Quand  on  voit  un  aussi  grand  nombre 
de  langues  d'une  structure  si  caractérisée, 
converger  par  tous  les  détails  de  leur  orga- 
nisme vers  un  centre  commun  où  chaque  fait 
spécial  trouve  sa  raison  d'être,  il  devient'im- 
possible  d'admettre  que  ce  centre  n'ait  eu 
qu'une  existence  purement  idéale,  et  que  cet 
accord  merveilleux  ne  résulte  que  d'une  im- 
l)ulsion  instinctive  propre  à  une  certaine  race 
d'hommes.  » 

Un  écrivain  philologue  a  cherché  récem- 
ment à  établir  qu'il  faut,  en  linguistique, 
comprendre  les  dialectes  de  la  môme  rnanière 
que  l'on  entend,  en  histoire  naturelle,  les 
espèces  constituées,  c'est-à-dire  connue  un 
fait  actuel  et  désormais  permanent,  sans  re- 
chercher si  les  diversités  présentes  existaient 
ou  non  à  l'origine.  (Ernest  Renan,  Histoire 
des  langues  séncitiques,  t.  I,  p.  96.)  Il  ne  faut 
point,  suivant  lui,  placer  1  unité  au  début. 
L'idiome  des  premiers  Ages  aurait  été  un  lan- 
gage illimité,  Capricieux,  indélini,  nroduit 
d'une  liberté  sans  contrôle,  et,  au  lieu  de 
faire  précéder  les  dialectes  par  une  langue 
unique  et  compacte,  il  faudrait  dire,  au  con- 
traire, que  celte  unité  n'est  résultée  que  de 
l'extinction  successive  des  variétés  dialecti- 
ques. [Ibid.  p.  93.) 

Nous  n'avons  pas  à  rechercher  jusqu'à 
quel  point  cette  manière  de  voir  s'applique  à 
l  histoire  des  langues  sémitiques,  qui  paraît 
l'avoir  suggérée  à  son  auteur,  mais  il  semble 
impossible  de  l'adopter  pour  celle  des  idiomes 
ariens,  à  moir*  de  fermer  les  yeux  à  l'évi- 
dence. L'assimilation  des  dialectes  aux  espè- 
ces constituées  des  sciences  naturelles,  nous 
paraît  pécher  par  la  base.  Nous  ne  savons 
rien,  en  effet,  de  l'origine  des  espèces  qui, 
aussi  haut  que  nous  pouvons  remonter,  se 


savoir  comment  celte  langue-mère  est  arrivée 
elle-même  à  se  former,  c'est  une  question 
que  nous  n'abordons  pas ,  bien  que  nous 
l'estimions  très-susceptible  d'une  investiga- 
tion rationnelle.  Le  problème  de  la  forma- 
tion des  dialectes  se  reproduirait  ici  dans  une 
sphère  plus  reculée  encore  ;  car  la  langue 
arienne  elle-même  ne  remonte  pas  à  l'ori- 
gine du  genre  humain,  et  des  indices,  encore 


présentent  avec  des  caractères  invariables;  et      imparfaitement   étudiés,  semblent   lui  assi- 


ici  l'unité  primitive  peut  n'êlre  qu'idéale. 
Ceci  touche  immédiatement  à  la  question  de 
la  création  des  plantes  et  des  animaux,  la- 
quelle restera  toujours  le  secret  du  Créateur. 
Mais  les  langues  sont  incontestablement  un 
produit  de  l'esprit  humain,  produit  instinc- 
tif, il  est  vrai,  mais  en  aucune  façon  pure- 
ment aveugle.  Le  rapport  qui  lie  les  sons  ar- 
ticulés aux  idées  qu'ils  expriment  est  d'une 
tout  autre  nature  que  celui  des  formes  végé- 
tales ou  animales  aux  êtres  invisibles  qu'elles 
révèlent;  car,  eu  tant  que  signe  de  la  pen- 
sée, le  son  n'a  essentiellement  qu'une  valeur 
arbitraire  toutes  les  fois  qu'il  n'est  pas  imita- 
tif.  Or,  quand  ce  signe,  arbitraire  par  lui- 
même,  se  trouve  être  identique  dans  des  abondance  de  dérivés  de  toute  espèce.  Son 
idiomes  séparés  depuis  des  siècles,  et  que  système  phonique  était  simple  et  harmo- 
les  analogies  s'étendent  à  tout  l'organisme  du      nieux.  Par  la  distinction  des  trois  genres,  elle 

DicTioNN.  DE  Philosophie.  I.  UO 


gner  à  son  tour  un  point  de  départ  commun 
avec  l'idiome  primitif  des  peuples  sémiti- 
ques. M.  Renan,  il  est  vrai,  ne  veut  pas  ad- 
mettre l'existence  de  ce  dernier,  mais  nous 
avouons  que  son  argumentation  ne  nous  a 
pas  pleinement  convaincu. 

Ce  serait  sans  doute  une  entreprise  vaine 
(|ue  de  vouloir  reconstruire  de  toutes  pièces 
cet  antique  langage  des  Aryas  par  la  compa- 
raison des  formes  plus  ou  moins  alléiées  qui 
en  sont  sorties;  mais  on  peut  du  moins,  en 
toute  sûreté,  en  esquisser  à  grands  traits  le 
tableau  général.  C'était  une  langue  très-riche 
en  racines  verbales  monosyllabiques,  d'où 
elle  faisait  surgir,  à  l'aide  de  suffixes,  une 


î)P.O 


lAN 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


LAN 


fl40 


donnait  une  soilc  de  vie  symbolique  à  tous 
Jes  objets  de  la  nature  inanimée.  Au  moyen 
de  ses  trois  nombres  cl  des  sept  cas  de  sa 
déclinaison,  elle  exprimait  avec  précision  les 
rapports  grammaticaux.  La  structure  de  son 
verbe  était  surtout  d'une  admirable  perfec- 
tion. Des  désinences  pronominales  pour  les 
trois  personnes  et  les  trois  nombres,  ainsi 
que  les  flexions  variées,  en  combinaison  avec 
l'augmenl,  la  réduplicalion  et  les  change- 
ments de  la  voyelle  radicale,  permettaient  de 
distinguer  jusqu'aux  plus  fines  nuances  des 
temps  et  des  modes.  Si  l'on  ajoute  à  cela  une 
grande  facilité  à  former  des  composés  de 
toute  espèce,  on  reconnaîtra  que  cette  langue 
réunissait  à  un  haut  degré  des  qualités  dont 
nulle  part  ailleurs  on  ne  retrouve  l'ensemble 
aussi  complet. 

Les  idiomes  dérivés  de  la  souche  primitive 
ont  conservé  ces  qualités,  mais  dans  des  pro- 
portions diverses.  Le  sanskrit,  le  zend  et  le 
grec  en  ont  sauvé  la  meilleure  partie;  les  au- 
tres en  ont  perdu  plus  ou  moins,  et  rempla- 
cent quelquefois  par  des  procédés  nouveaux 
ce  que  le  temps  et  l'oubli  leur  ont  enlevé. 
C'est  à  l'histoire  spéciale  de  chaque  langue 
qu'il  appartient  de  faire  son  bilan  sous  ce 
rapport,  et  de  comparer  son  état  actuel  avec 
la  richesse  des  anciens  temps. 

Une  question  d'un  grand  intérêt  est  celle 
des  affinités  plus  ou  moins  intimes  qui  re- 
lient entre  eux  les  divers  membres  de  cette 
vaste  famille.  Ainsi,  on  reconnaît  au  premier 
coup  d'oeil  que  les  deux  idiomes  orientaux, 
le  sanscrit  et  le  zend,  forment  un  groupe  à 
part,  le  plus  rapproché,  sans  contredit,  du 
type  primitif.  Parmi  les  langues  européennes, 
c'est  le  grec  qui  s'y  rattache  le  plus  près;  le 
latin  et  surtout  le  celtique  s'en  éloignent  da- 
vantage, tandis  que  le  germanique  et  le  li- 
thuano-slave  s'en  rapprochent  de  nouveau  à 
beaucoup  d'égards,  sans  y  revenir  cependant 
au  même  degré  que  le  grec.  On  a  tenté  de 
partir  de  là  pour  tirer  quelques  inductions 
sur  l'ordre  chronologique  des  migrations  des 
peuples  ariens,  mais  il  faut  bien  avouer  que 
cette  voie  présente  encore  beaucoup  d'incer- 
titudes, et  c'est  ce  que  prouve  déjà  la  diver- 
gence des  solutions  proposées. 

On  est  bien  d'accord  à  reconnaître  que  le 
sanscrit  et  le  zend  doivent  être  restés 
unis  entre  eux  plus  longtemps  que  les  autres 
idiomes  anciens,  ce  qui  résulte  soit  de  leurs 
aflinilés  plus  intimes,  soit  des  traditions  my- 
thiques communes  aux  Indiens  et  aux  lia- 
niens;  mais  pour  les  peuples  européens,  il 
existe  deux  systèmes  opposés.  Suivant  Bopp, 
les  Lithuano-Slaves  se  seraient  séparés  plus 
tard  du  centre  commun  que  tous  les  autres; 
suivant  Schleicher,  au  contraire,  ils  auraient 
été  avec  les  Germains,  et  à  l'exception  peut- 
être  des  Celles,  les  premiers  à  se  détacher 
de  la  souche  primitive.  {Beilrœgez.vergt.  Spr., 
t.  I,  p.  11.)  Le  principe  sur  lequel  il  s'appuie, 
c'est  que  plus  les  langues  s'éloignent  de  leur 
type  originel,  et  plus  il  a  fallu  de  temps  pour 
les  modifier.  Ce  principe,  assez  rationnel  en 
lui-même,  est  toutefois  d'une  application 
difficile.  11  faudrait  bien  s'entendre  d'abord 


sur  l'importance  relative  des  caractères  qui 
déterminent  le  nlus  ou  moins  d'affinité  des 
langues  entre  elles.  11  est  certain,  par  exem- 
ple, que  le  gothique,  par  la  pureté  de  son 
vocalisme,  se  rapproche  plus  du  sanscrit  que 
le  grec,  et  cela  pourrait  bien  compenser  un 
degré  moindre  d'jiffinité  quant  aux  formes 
grammaticales.  Il  faudrait  ensuite,  et  surlout, 
tenir  grand  compte  de  l'âge  relatif  des  langues 
comparées.  Nous  ne  connaissons  le  gothique 
qu'à  partir  du  iv  siècle  de  noire  ère,  le  slave 
que  depuis  lexi',  le  lithuanien  que  bien  plus 
récemment  encore.  Si  nous  possédions  de 
ces  langues  des  textes  contemporains  d'Ho- 
mère, elles  se  montreraient  peut-être  plus 
rapprochées  de  l'idiome  primitif  que  le  grec 
le  plus  ancien.  Il  serait  donc  dangereux  de 
tirer  de  leur  état  actuel  des  conclusions  trop 
absolues. 

Ce  qui  semble  fournir  une  base  d'apprécia- 
tion plus  sûre,  c'est  la  position  géographique 
des  peuples  telle  qu'«;lle  a  été  déterminée 
I^ar  leurs  anciennes  migrations.  Il  y  a  là  un 
lait  analogue  à  celui  des  stratifications  en 
géologie  qui  permettent  de  reconnaître  avec 
précision  leur  âge  relatif.  C'est  en  combinant 
ces  données  géographiques  avec  celles  de  la 
philologie  que  l'on  peut  le  mieux  espérer 
une  solution  approchée  du  problème.  Il  im- 
porte surtout  de  fixer  son  attention  sur  le» 
affinités  qui  se  révèlent  de  groupe  à  groupe 
entre  les  langues  delafamille,  en  accord  mani- 
feste avec  la  position  géographique  des  peu- 
ples; car  rien  n'est  plus  propre  à  jeter  quelque 
jour  sur  les  points  de  dépari  de  leurs  migrations 
recpectives,  et,  par  suite,  sur  le  centre  com- 
mun de  leurs  premiers  mouvements.il  est  peu 
probable,  en  etlet,  que  la  dispersion  des  tri- 
bus ariennes  ait  été  soudaine,  et  se  soit  accom- 
plie d'un  seul  coup,  à  moins  de  supposer 
quelque  révolution  violente  de  la  nature  dans 
leur  pays  natal.  Les  émigrations  lointaines 
auront  été  précédées  par  une  extension  gra- 
duelle, dans  le  cours  de  laquelle  se  seront  for- 
més peu  à  peu  des  dialectes  distincts,  mais  tou- 
jours en  contact  les  uns  avec  les  autres,  et 
d'autant  plus  analogues  qu'ils  étaient  plus 
voisins  entre  eux.  Ainsi  le  peuple  arien,  di- 
visé en  tribus,  aura  déjà  porté  en  lui-même 
les  germes  de  la  filiation  des  idiomes  sortis 
3lus  tard  de  son  sein,  et  chacune  de  nos 
angues  européennes  aura  commencé  à  se 
développer  dans  sa  direction  propre,  alors 
qu'elle  se  trouvait  encore  en  communication 
immédiate  avec  ses  sœurs  de  l'Occident  et  de 
l'Orient. 

Ce  qui  est  certain,  dans  l'état  actuel  des 
choses,  c'est  que  l'on  remarque,  entre  les 
peuples  de  la  famille  arienne,  comme  une 
chaîne  continue  de  rapports  linguistiques 
spéciaux  qui  court,  pour  ainsi  dire,  parallè- 
lement à  celles  de  leurs  positions  géographi- 
ques. Quelques-uns  de  ces  rapports,  il  est 
vrai,  s'expliquent  par  des  transmissions  et 
des  influences  de  voisinage,  et  se  reconnais- 
sent avec  assez  de  sOrelé  ;  mais  il  en  est 
d'autres  que  l'on  ne  saurait  attribuer  à  celle 
cause,  et  qui  remontent  évidemment  à  une 
époque  beaucoup  plus  ancienne    .\insi,  en 


r, 


941                          LAN                         PSYCHOLOGIE.  LAN                             942 

rwirtanl  du  point  extrême  à  l'Orient,  c'est-h-  la  grammaire  comparée  des  langues  ariennes, 
dire  du  zend  etdu  sanskrit,  pour  faire  le  tour  mais  qu'il  faudrait  un  livre  entier  pour  justi- 
du  "rand  domaine  des  langues  ariennes  par  fier.  Celte  esquisse  ne  s'applique,  bien  en- 
te midi,  et  revenir  ensuite  par  le  nord,  on  tendu,  qu'à  l'ensemble  des  faits;  car,  à  côté 
trouve  en  premier  lieu  le  grec,  qui  se  lie  de  de  cet  enchaînement  continu  de  rapports  qui 
très-près  aux  deux  idiomes  orientaux  par  les  forme   comme  un    grand  cercle,   il  y  en  a 


formes  si  riches  de  sa  conjugaison, par  l'aug 
ment  et  la  réduplication,  et,  surtout,  par  le 
système  de  l'accentuation,  qui  reproduit 
presque  identiquement  celui  du  sanskrit  vé- 
dique (268).  Les  rapports  intimes  du  grec  et 
du  latin,  dont  on  a  fait  le  groupe  ario-pélas- 
gique,  sont  suffisamment  connus,  et  assez 
prononcés  pour  avoir  fait  croire  faussement 
que  le  second  dérivait  du  premier.  Plus  loin, 
les  langues  celtiques  touchent  au  latin,  non 


d'autres  qui  relient  directement  au  centre 
les  divers  points  de  la  circonférence.  Tel 
idiome,  par  exemple,  qui  a  plus  perdu  que 
tel  autre  en  fait  de  formes  grammaticales, 
rachète  ce  désavantage  par  la  conservation 
de  racines  verbales,  ou  de  termes  de  divers 
genres  qui  ont  disparu  dans  les  langues  plus 
favorisées.  Ce  cas  se  présentera  plus  d^ine 
fois  dans  le  cours  de  nos  recherches.  On  est 
toujours  surpris  quand  on  rencontre  inopi- 


seulement  par  un  grand  nombre  de  termes     nément  un  mot  sanscrit  transporté  à  l'autre 
communs  qui  ne  proviennent  pas  tous  d'em-     extrémité  du  monde  arien,  en  Irlande,  par 


prunts  directs,  mais  par  certaines  particula 
rites  grammaticales  très-caractéristiques , 
comme  la  formation  du  futur  au  moyen  de 
l'auxiliaire  bhû  ajouté  à  la  racine,  et  la  dési- 
nence en  r  des  verbes  passifs  et  déponents. 


exemple,  sans  avoir  laissé  ailleurs  aucune 
trace  intermédiaire.  Ce  fait,  qui  rappelle 
celui  des  cailloux  roulés  de  la  géologie,  est 
un  de  ceux  qui  donnent  la  preuve  d'une 
durée    plus  ou  moins  prolongée  de  l'unité 


ainsi  que  de  l'impersonnel.  Des   deux  dia-     primitive  du  peuple  des  Aryas,  même  après 


lectes  celtiques,  le  cymrique  se  rapproche 
de  nouveau  plus  sensiblement  des  langues 
germaniques,  et  celles-ci  à  leur  tour  se  rat- 
tachent aux  idiomes  lithuano-slaves  par  plu- 
sieurs affinités  primordiales.  Enfin,  ces  der- 
niers nous  ramènent  aux  langues  iraniennes 


leur  première  division  en  tribus  et  en  dia- 
lectes. 

Si  l'on  fait  abstraction  de  la  grande  exten- 
sion ultérieure  des  Indiens  vers  le  sud,  ainsi 
que  de  celles  des  Ario-Persans  sur  toute  la 
surface  de  l'Iran,  on  pourra  représenter  gra- 


par  des  analogies  phoniques  et  autres  qui  phiqueraent  assez  bien  les  résultats  énoncés 

leur  sont  propres.  ci-dessus  au  moyen  d'une  ellipse  allongée. 

Je  dois  m'en  tenir  à  ces  indications  gêné-  dont  l'un  des  foyers  figurera  le  point  de  dé- 

rales,  suffisantes  pour  ceux  qui  connaissent  part  "de  la  race  arienne. 


Liilnians-Slaves. 


Germains 


Iranienii, 


Celtes. 


Latins, 


lens. 


(irecs 


Cette  ellipse,  comme  on  le  voit,  ne  repro- 
duit pas  mal  les  positions  géographiques  des 
peuples  de  la  lamiile  arienne,  et,  en  les 
ramenant  respectivement  au  centre  oriental, 
on  se  fera  une  idée  juste,  probablement,  de 
leur  distribution  primitive  dans  le  berceau 
commun,  ainsi  que  des  directions  de  leurs 
premiers  mouvements. 

Que  l'on  se  figure  maintenant,  par  hypo- 
thèse, que  le  petit  cercle  tracé  autour  du 
foyer  de  l'ellipse  représente  la  Bactriane,  et 
on  reconnaîtra  qu'aucun  autre  point  géo- 
graphique ne  répond  aussi  bien  aux  induc- 
tions fournies  par  les  faits  linguistiques  et 
traditionnels.  Si  l'on  fait  rentrer  les  essaims 
dans  la  ruche  d'où  ils  sont  sortis,  on  verra 


que  les  Iraniens  ont  dû  occuper  la  portion 
nord-est  qui  avoisine  la  Sogdiane  vers  le 
Beiourtagh,  et  que  dès  lors,  poussés  par  le 
surcroît  de  population,  ils  n'ont  pu  s'étendre 
d'abord  que  dans  la  direction  de  Test,  jus- 
qu'aux hautes  vallées  des  montagnes  d'où 
ils  sont  redescendus  plus  tard  pour  peupler 
l'Iran.  A  côté  d'eux  au  sud-est,  probablement 
dans  les  fertiles  régions  du  Badakchan ,  se 
trouvaient  les  Ario-Indiens,  appuyés  aux 
versants  de  l'IIindoukouch,  qu'il  leur  a  fallu 
traverser  ou  tourner  pour  arriver  dans  le 
CabouHstan,  et  pénétrer  de  là  dans  l'Inde  du 
nord.  Celte  position  resserrée  au  fond  de  la 
Bactriane,  et  fermée  par  les  hautes  chaînes 
du  côté  où  l'émigration  aurait  dû  s'elfecluer 


(iC8)  Voij.  le  beau  travail  deBopp,  VerglekheitdesAccentualioni-iyslem  d«  Sanskrit  u.Criechitcfien,  1854. 


r,i1                  LAN                   DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE.  LAN                 944 

naturellement,  expliquerait  fort  bien  pour-  bien  compte  de  tous  les  faits  nui  se  ratla- 

quoi  ces  deux  tribus  sont  restées  plus  long-  chérit  aux  migrations  ariennes.  Soit  que  l'on 

temps  que  les  autres  en  contact  da«s  leurs  cherche  le  point  de  départ  plus  au  nord  ou 

demeures  premières.  Au  sud-ouest,  et  vers  plus  au  raidi,  plus  à  lest  ou  à  "l'ouest,  on 

les  sources  de  l'Artamis  et  du  Bactrus,  nous  tombe  dans  des  diflicultés  et  des  contradic- 

E lacerions  les  Ario-Pélasges  (les  Grecs  et  les  tions  dès  qu'il  s'agit  de  se  faire  une  idée  claire 

atins),  qui  se  seront  avancés  de  là  dans  la  des  premiers  mouvements  de  cette  grande 

direction  de  Hérat,  pour  continuer  leur  mi-  race.   Cette   hypothèse  s'ac'corde  d'ailleurs 

gration  vers  l'Asie  mineure  et  l'Hellespont,  essentiellement    avec    les    conjectures    de 

parle  Khorasan  et  le  Mazenderan.  La  tribu  Schlegel  et  de  Lassen  qui  placent  les  origines 

qui  devait  former  le  grand  peuple  desCeltes  ariennesquelquepart  entre  les  hautes  chaînes 

aura  occupé  la  région  de  l'ouest  du  côté  de  la  de  l'Asie    centrale    et    la    mer    Caspienne 

Margiane.  Parfaitement  libre  de  ses  mouve-  (Schlegel,  De  l'origine  des  Hindous,  àsius  ses 

ments  h   l'Occident,   elle  aura    sans    doute  Essais,  p.    514;  —  Lassen,  Ind.  Alt.,  1. 1, 

obéi  à  la  pression  exercée  du  centre  par  une  p.  527)  :  mais   elle  a  1  avantage  d'une  plus 

population  devenue  trop  dense.   Les  Celtes  grande  précision. 

se  seront  étendus  vers  Merw  d'abord  et  l'IIy-  En  parlant  ainsi  que  nous    venons  de  le 

carnie;  puis,  contournant    au   sud   la  mier  faire,  des  divers  peuples  ariens  coiume  déjà 

Caspienne,  ils  auront  fait  une  halle  dans  les  distincts   entre  eux   avant  leur  sortie  d*»  la 

pays  fertiles  de  ribérie  et  de  l'Albanie,  dont  Bactriane,   nous  n'entendons  rien   préjuger 

les  noms  mômes,  avec  quelques  autres  en-  sur  la  nature  et  le  degré  des  ditïérences  qui 

core,  ainsi  que  nous  le  verrons  bientôt,  sem-  pouvaient  avoir  commencé  à  se  dessiner.  11 

blent  être  restés  comme  une  trace   de  leur  est  certain   que  la   configuration    topogra- 

établissement  temporaire.  Plus  tard,  poussés  phique  du  pays,  divisé  en  plusieurs  bassins 

en  avant  sans  doute   par  des  colonies   ira-  par  les  affluents  de  l'Oxus,  devait  favoriser  le 

niennes,   par  les  Géorgiens   descendus  des  fractionnement   en   tribus  et   en   dialectes, 

montagnes  de  l'Arménie,  et   par  des  tribus  Ptoloraée   n'énumère   pas    moins   de  treize 

venues  du  Nord,  ils  auront  franchi  les  détilés  peujilades  distinctes  qui   habitaient  la  Bac- 

du  Caucase,  contourné  la  mer  Noire  au  Nord,  triaiie  {Géogr.  t,  IV",  p.  448)  ;  et  au  vu'  siècle 

gagné  le  Danube  et  remonté  son  cours  pour  d'après  le  pèlerin  bouddhique  Hiouen  Thsang, 

pénétrer  au  centre  de  l'Europe  et  ne  s'arrêter  le  royaume  d©  Thou-holo  (Toukhâra),  qui 

définitivement  qu'aux   limites    extrêmes  de  la    comprenait,   était   divisé  en  vingt-sept 

notre  Occident.   Celte  longue  migration  ne  petits  Etats.   (Stan.  Julien,  Vie  de  JUiouen- 

se  sera  pas  accomplie  tout  d'une  haleine,  Tfisang,   p.  455.)  La  question  de  savoir  si, 

et,  sur  cette  route  lointaine,  bien  des  noms  à  un  moment  quelconque,  la  langue  arienne 

de  pays,  de  fleuves  et  de  peuplades  d'ailleurs  primitive    a   été    une    et   com-pacte    dans 

peu  connues,  témoignent  des  établissements  toute  l'étendue  du  pays,  ne  peut  se  résoudre 

fondés  par  les  Celtes,  et  envahis   plus  tard,  que  par  des  inductions  conjecturales.  Tout 

en  tout  ou  partie,  par  le  flot  germanique  qui  dépend  ici  du  degré  d'unité   et  de  centrali- 

succéda.  sation  qu'avaient  atteint  les  Aryas  par  une 

Pour  en  revenir  à  la  Bactriane,  il  ne  nous  culture  sociale  et  des  croyances  religieuses 

reste  plus  qu'à  placer  le   long   du  cours  de  communes,    peut-être   aussi    déjà   par    une 

l'Oxus ,  qui  formait  la    limite  au   nord,  les  poésie    traditionnelle    nationale.    Bien    des 

tribus  ario-germaniques  et  ario-slaves,  s'é-  faits  semblent  indiquer  que  cet  état  d'unité 

tendant  vers  le  sud  au  cœur  du  pays   dans  a  préexisté  à   la  séparation,  et  nous  aurons 

les  fertiles   vallées   des   affluents  du  grand  plus  d'une  fois  à  les  signaler  dans  le  cours 

fleuve,  en  contact  par  conséquent  dans  trois  de  nos  recherches.  (M.  Pictet,  JLf5  origines 

directions  avec  les  autres  tribus.  De  bonne  indo-européennes,  i'"  pariïe,  ch.  3.) 

heure  sans  doute,  ces   deux  races  fécondes  Ainsi  s'évanouissent  devant  des  élucubra- 

auront  traversé  l'Oxus  pour  s'étendre  à  l'aise  tions  plus  approfondies  les  assertions  hasar- 

dans  les  vastes  régions  de  la  Scylhie,  et  y  dées  de  M.  Renan. 

demeurer,  pendant  bien  des  siècles,  peut-  En  terminant,  M.  Renan  fait  quelques  ré- 

êfre,  avant  de  se   diriger  vers  l'Europe,  oii  flexions  qui  méritent  d'être  rapprochées  des 

les  a  poussées  graduellement  l'invasion  des  considérations  auxquelles  il  s'est  livré  si  dog- 

peuples  tartares.    Ce    dernier    mouvement  matiquement  dans  ce  qui  précède, 

doit  avoir  commencé  bien  avant  noire  ère,  «  Quelles  que  soient,  dit-il,  les  inductions 

en  partant  probablement  des  régions  situées  que  dans  l'état  actuel  nous   pouvons   tirer 

entre  le  Tanais,  le  Tyras  et  l'Ister,  jusqu'au  sur  le  passé,  il  faut  avouer  que  bien  des 

delà  du  Ilœmus;  car,  au  temps  d'Alexandre,  choses  resteront  toujours  inexpliquées  dans 

la  masse    des  peuples    germaniques  s'était  les   procédés  primitifs  de  l'esprit  humain,  à 

avancée  déjà  de  la  mer  Noire  jusqu'au  Rhin  cause   de   l'impossibilité  absolue    où   nous 

et  à  la  Baltique.  (Grim.  Gesch.  der  deutsch.  sommesdeles  concevoiret  de  les  formuler.  » 

Spr.,  p.  803.)  Les  Lithuano-Slaves,  répandus  «  Comment  exprimer  un  point  de  vue  spon- 

plus  loin  au  nord  et  à  l'est,  sont  venus  en-  tané  dans  les  langues  dont  les  termes  sont 

suite,  et  trouvant  l'Europe  déjà  occupée  en  fortement  réflexifs?»  (Cousin,  Fraf/m.p/tf/o*., 

grande  partie,  se  sont  arrêtés  dans  les  régions  t.  I,  p.  361,  3'  édit.) 

du  nord-est.  Cette  impossibilité  absolue,    on    la  com- 

Je  ne  sais  si  je  m'abuse, mais  il  me  semble  prend;  c'est  pour  cela  que  toutes  vos  affirma- 

qu'aucuae  autre  hypothèse  ne  rend  aussi  tions  restent  sans  valeur  et  que  vous  vous  per- 


^i5 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


946 


de^  dansdcs  hypothèses  o  priori,  qui  ri'ont  pas 
pkis  de  portée  que  n'en  ont  les  songes  du 
malade  dont  parle  le  poëto  :  œgri  somiiia. 

«  11  faut  dire  que  l'humanité,  à  ces  époques 
reculées,  était  dominée  par  des  influences 
qui  n'ont  plus  maintenant  d'analogues,  ou 
qui  ne  sauraient  plus  amener  les  mêmes 
etrets.  A  la  vue  de  ces  produits  étranges  des 
premiers  âges,  de  ces  laits  qui  semblent  en 
dehors  de  l'ordre  accoutumé  de  l'univers, 


eût  parlé,  jamais  il  n'eût  parlé,  comme  ja- 
mais il  n'eût  eu  d'yeux,  d'oreilles,  de  cerveau, 
etc.,  si  l'auteur  de  son  être  ne  les  lui  eût 
donnés. 

«  Mais  pourquoi,  dites-vous  encore,  ces 
faits  étranges  qui  signalèrent  les  origines,  ne 
se  reproduisent-ils  plus,  si  les  lois  qui  les 
amenèrent  subsistent  encore?  » 

Ce  n'est  pas  en  vérité  sans  raison  que  vous 
faites  une  pareille  objection.  Il  est   en  effet 


nous  serions  tentés  d'y  supposer  des  lois  par-     bien  surprenant  qu'une  faculté  qui  est  innée 


ticulières,  maintenant  privées  d'exercices.  » 

Hé  1  oui,  vous  auriez  grand  besoin  de  ces 
moyens  extraordinaires,  de  ces  ressources 
i)lacées,  comme  vous  le  dites,  en  dehors  de 
l'ordre  accoutumé  de  t'unirers  ;  vous  sentez 
la  nécessité  de  l'ordre  surnaturel,  mais  ce 
mot  vous  effrave ,  vous  ne  l'écrirez  pas. 
Dire,  comme  la  logique  et  le  sens  conimun. 
que  le  naturel  a  sa  base  nécessaire  dans  le 
surnaturel,  ce  serait  vous  faire  soupçonner 
de  fidéisme.  Vous  êtes  donc  condamné  ù  vous 
tirer  de  la  question  comme  vous  pourrez; 
vous  ferez  toutes  sortes  de  raisonnements  à 
perte   de   vue;   puis  en  lin,   dominé  j/ar  la 


en  nous  et  nécesssaire  comme  la  faculté  de 
voir  et  d'entendre,  ainsi,  que  vous  le  disiez 
plus  haut,  ne  s'exerce  plus  jamais.  Les  lois 
existent  les  mômes,  vous  le  reconnaissez,  et 
les  faits  ne  se  reproduisent  plus!  Cela  est 
d'autant  plus  anormal,  qu'on  ne  saurait  citer 
rien  de  semblable  dans  aucun  ordre  de  faits. 
Toute  cause  produit  son  effet,  toute  loi  en- 
gendre son  phénomène,  et  une  faculté  que 
vous  dites  naturelle  à  Thomme,  comme  celle 
de  voir  et  d'entendre,  est  aujourd'hui  sans 
objet.  C'est,  dites-vous,  parce  que  les  circon- 
stances ne  sont  plus  les  mômes.  Il  est  vrai 
((u'aujourd'hui  l'homme   parle  parce  qu'on 


force  de  la  vérité,  vous  conclurez  par  l'aveu     lui  a  parlé,  et  point  du  tout  spontanément. 


de  votre  radicale  impuissance. 

i  Mais  il  n'y  a  pas  dans  la  nature  de  gou- 
vernement temporaire;  ce  sont  les  mômes 
lois  qui  régissent  aujourd'hui  le  monde,  et 
qui  ont  piésidé  h  sa  constitution.  » 

\'raiment!  enôtes-vousbien  sûr?  L'homme, 
par  exemple,  naît  d'une  femme  aujourd'hui; 


Mais  pourquoi  les  individus  séquestrés  de  la 
société  ne  font-ils  aucun  usage  de  leur  spon- 
tanéité, et  restent-ils  dépourvus  de  la  parole? 
Sij  comme  vous  l'avancez,  «  le  besoin  est  it. 
vraie  cause  occasionnelle  de  l'exercice  de 
toute  puissance  (269),  »  mademoiselle  Le- 
blanc et  sa   compagne  n'éprouvèrent  donc 


direz-vous  que  le  premier  homme  est  venu  aucun  besoin  de  ce  genre?  Pourquoi  le  pré- 
au monde  de  la  môme  manière?  Non,  sans  mier  homme,  ou  le  premier  couple  humain, 
doute;  vous  ôtes  incapable  de  descendre  à  eût-il  été  plus  stimulé  par  un  tel  besoin? 
cette  absurdité.  Il  y  eut  donc  à  la  première  Pensez-vous  sérieusement,  et  h  part  les  né- 
apparition  de  l'homme  sur  la  terre  des  lois  cessités  de  votre  théorie,  qu'il  dût  être  bien 


différentes  de  celles  cjui  régissent  aujourd'hui 
le  monde;  au  moins  vous  en  conviendrez 
pour  ce  qui  concerne  la  naissance  du  pre- 
mier individu  de  l'espèce  humaine.  Quand 
vous  le  feriez  sortir  par  transformation  de 


tourmenté  du  besoin  de  créer  le  verbe  et  de 
travailler  à  la  disposition  syntaxique  des  par- 
lies  du  discours?  Mais  d'ailleurs  que  fait  lo 
besoin  ici  ?  N'avez-vous  pas  dit  que  l'homme 
parle  naturellement  comme  il  voit,  comme  il 


quelque  quadrumane  ou  de  tout  autre  brute,     entend?  Il  ne  dépend  donc    pas  plus  de  sa 


volonté  de  parler  qu'il  n'en  dépend  de  voir 
ou  d'entendre.  Est-ce  bien  ce  que  l'expé- 
rience confirme  ? 

«  Ces  facultés  productrices  sont  restées 
comme  acculées  dans  un  recoin  de  la  nature.» 
Il  est  difficile  de  croire  que  vous  ayez  pu, 
sans  rire,  tracer  celte  ligne.  Mais  vous  n'i- 
gnorez point,  sans  doute,  le  pouvoir  de^i 
mots  sur  certaines  imaginations. 
Comme  pour  achever  de  compromettre 
résoudre  que  par  l'admission  d'une  cause  ou  votre  théorie,  vous  ajoutez  :  «  Ainsi  l'orga- 
d'un  principe  surnaturel.  Vous  aurez  beau  nisation  spontanée  qui,  à  l'origine,  fil  ap- 
faire,  c'est  toujours  là  qu'il  vous  en  faudra  paraître  loul  ce  qui  vit  (tout  ce  qui  vit  I)  se 
revenir.  Aucune  loi  actuelle  connue  ne  rend  conserve  encore  sur  une  échelle  impercep- 
compte  d'une  question  d'origine.  L'homme  tible  aux  derniers  degrés  de  l'échelle  ani- 
qui  n'a  pas  été  enseigné,  5  qui  on  n'a  pas  maie.  »  Votre  rapprochement  n'est  pas  heu- 
parlé,  ne  parle  pas;  c'est  un  fait  constant,  reux,  n'est  pas  adroit;  il  nous  donne  une 
universel,  sans  exception  ;  donc  si  le  pre-  bien  pauvre  idée  de  vos  connaissances  en 
mier  homme  n'eût  été  enseigné,  si  on  ne  lui     physiologie  et  en  histoire  natuiolle.  Quoi  I 


ce  serait  encore  un  fait  en  dehors  de  l'ordre 
ordinaire  de  la  nature  et  de  toutes  les  lois 
actuelles  connues.  Pourquoi  .voulez-vous 
(ju'il  n'en  ait  pas  été  de  sa  raison  comme  de 
son  corps?  Pourquoi,  lorsque,  de  votre  aveu, 
vous  raisonnez  là -dessus  d'une  manière 
si  peu  satisfaisante,  ne  reconnaîtriez-vous 
pas  une  loi  en  dehors  des  lois  actuelles 
pour  l'évolution  rationnelle  de  l'homme  pri- 
mitif? Aucune  question  d'origine  ne  peut  se 


(269)  C'est  aussi  la  iliéorie  de  M.  Peilelan. 
M.  Peilelan  envoie  Ailam  encore  niiiel  à  la  chasse 
avec  quelqnes  conipagnons,  puis  il  fait  celle  rô- 
ncxioii  :  le  chasseur  en  commun  a  besoin  de  dé- 
noncer de  vive  voix,  d'un  posle  à  l'autre,  le  passage 
du  gibier.  El  ce  joui  là  ,  en  courant  sur  les  iraccs 


du  chevreuil,  Adam  trouva  la  parole.  >  Vol!.'»  juslfi- 
nienl  pourquoi  nous  ne  sommos  pis  muf.ls,  disent 
lous  ces  Sganarelles  de  la  philosophie.  (Voy.  PrO' 
fession  de  foi  du  x\x'  siècle,  p.  72.)  (/est  là  encore 
un  de  ces  livres  qui  font  honie  à  l'esprit  humain  et 
à  noire  époque. 


9i7 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


LAN 


918 


vous  en  ôtes  encore  h  la  génération  sponta- 
née des  corps  organisés?  La  science  marche 
donc  inutilement  pour  vous?  son  flambeau 
ne  peut  donc  vous  dessiller  les  yeux?  le  mot 
jii  dur  de  Linné  vous  est  donc  applicable  (270). 
Votre  génération  spontanée  de  la  pensée  et 
de  la  parole  dans  l'homme  primitif  ne  vaut 
ni  plus  ni  moins  que  votre  prétendue  généra- 
tion spontanée  des  ôtres  organisés;  ce  sont 
deux  produits  des  mômes  songes  creux,  deux 
misérables  chimères  dont  la  science  a  lait 
justice. 

En  face  de  rôves  si  stériles  et  si  pénible- 
ment élaborés,  plaçons  le  sentiment  d'un 
homme  de  génie  bien  autrement  compétent 
en  cette  matière  :  «  Plutôt  que  de  renoncer, 
dans  l'explication  de  l'origine  des  langues, 
dit  G.  de  Humboldt,  àl'intluence  d'une  cause 
puissante  et  première,  et  de  leur  assigner  à 
toutes  une  marche  uniforme  et  mécanique 
qui  les  traînerait  pas  à  pas  depuis  le  com- 
mencement le  plus  grossier  jusqu'à  leur  per- 
fectionnement, j'embrasserais  l'opinion  de 
ceux  qui  rapportent  l'origine  des  langues  à 
une  révélation  immédiate  de  la  Divinité.  Ils 
reconnaissent  au  moins  l'étincelle  divine  qui 
luit  à  travers  tous  les  idiomes,  même  les  plus 
imparfaits  et  les  moins  cultivés.  {Lettre  à 
Abel  Rémusat,  p.  55-56.) 

Les  bizarres  importations  d'Allemagne,  fai- 
tes par  M.  Kenan,  ont  trouvé  plus  d'un  ha- 
bile critique  qui  a  déversé  le  ridicule  sur  ces 
incroyables  théories.  Voici  comment  M.  Pau- 
lin Limayrac  apprécie  ces  rêves  d'outre- 
Rhin:  «  lin  spirituel  érudil,M.Letronne,  niait, 
sous  Louis-Philippe,  le  déluge  univeisel.  Il 
l'aurait  bu  sous  Charles  X,  disait  quelqu'un 
qui  le  connaissait  bien.  Le  fait  est  que  rien 
n'est  plus  élastique  qu'une  certaine  érudition. 
Et  encore  M.  Letronne  était  archéologue  ; 
s'il  n'eût  été  que  linguiste,  il  eût  pu  se  livrer 
à  déplus  singuliers  exercices,  la  linguistique 
ayant  le  privilège,  quand  on  l'arrache  de  sa 
sphère  pour  l'établir  en  souveraine  sur  des 
domaines  qui  ne  lui  appartiennent  point,  de 
ressembler  énormément  à  la  science  des 
augures.  Il  y  a  seulement  cette  différence, 
bonne  à  noter,  entre  les  antiques  augures 
des  poulets  sacrés  et  les  modernes  augures 
de  la  grammaire,  que  ceux-ci  rient  beaucoup 
moins  quand  ils  se  rencontrent,  et,  par  là 
peut-être,  prêtent  un  peu  plus  à  rire. 

«  M.  Ernest  Renan  est  un  de  ces  augures 
sérieux  de  la  philologie  ;  et,  monté  sur  un 
dictionnaire  comme  sur  un  trépied,  il  pose 
en  grand  philosophe  et  rend  des  oracles... 
vieux  comme  les  rues  et  vides  comme  des 
tambours. 

«  Il  y  a  longtemps  que  nous  la  connais- 
sons, cette  philosophie  qui  a  la  prétention 
de  ne  rien  nier  et  de  tout  expliquer,  mais 
qui,  après  avoir  tout  expliqué  à  sa  façon, 
nous  laisse  dans  des  ténèbres  profondes  ; 
c'eslTéternelle  histoire  du  singe  montrant  la 
lanterne  magique.  L'an  dernier,  nous  avons 
vu  M.  Renan  établissant  que  l  humanité  est 


religieuse  et  que  la  forme  obligée  de  toutereli^ 
gion  est  le  symbolisme;  puis,  conclure  à  la  faus- 
seté de  toutes  les  religions  et  au  mensonge  de 
tous  les  symboles.  Nous  l'avons  vu  encore  dé- 
clarer qu'il  y  a  une  portion  divinedans  le  Christ, 
car  tout  ce  qui  est  sublime  participe  au  divin, 
puis  affirmer  qu'il  ne  doit  rester  de  Jésus 
que  l'homme  et  le  sage.  Voilà,  il  faut  l'a- 
vouer, des  explications  lumineuses,  et  qu'on 
ne  saurait  trop  admirer,  surtout  quand  on 
songe  que  cela  nous  est  donné  solennelle- 
ment  comme  le  dernier  mot  de  la  science  ! 

«  Elle  nous  avait  déjà  appris,  cette  science, 
par  la  bouche  d'un  autre  philosophe  mo- 
derne, et  toujours  en  nous  donnant  son  der- 
nier mot,  comment  il  fallait  concilier  le  sys- 
tème de  l'éternité  du  monde  et'  le  système 
de  la  création.  Comparons,  a  dit  l'oracle , 
l'ensemble  de  Dieu  et  de  la  création  à  une 
main  posée  de  toute  éternité  sur  le  sable.  La 
main  et  l'empreinte  qu'elle  a  formée  sont 
toutes  deux  éternelles,  et  cependant  il  est  de 
toute  certitude  que  la  main  a  précédé  l'em- 
preinte dont  elle  est  la  cause.  La  main  a 
précédé  l'empreinte,  donc  Dieu  a  précédé  le 
monde.  L'empreinte  est  l'effet,  la  main  est  la 
cause,  et  notre  philosophie  veut  dire  que  la 
cause  a  produit  instantanément  l'effet.  Ap- 
pliquée a  deux  choses  finies,  la  comparaison 
est  juste  ;  mais  elle  est  essentiellement 
fausse,  appliquée  à  une  cause  qui  n'a  pas  de 
commencement  ;  la  cause  n'a  pas  commencé, 
mais  l'effet  commence,  et  il  faut  qu'il  en  soit 
ainsi,  ou  bien  l'effet  et  la  cause  ne  feraient 
qu'un,  et  nous  serions  tous  dieux.  Or,  entre 
une  chose  qui  ne  commence  pas  et  une 
chose  qui  commence»  il  y  a  un  abîme.  Re- 
culez, reculez  le  jour  de  la  création;  en- 
tassez siècles  sur  siècles  \  vous  ne  détruisez 
pas  la  création  pour  cela,  et  vous  ne  la  ren- 
dez pas  coéternelle  de  Dieu..  Elle  est  dans  le 
temps,  puisqu'elle  a  commencé  ;  Dieu  est 
dans  l'éternité,  puisqu'il  n'a  pas  eu  de  com- 
mencement; vous  ne  ferez  jamais  le  temps 
contemporain  -de  l'éternité.  Donc  le  monde 
a  été  créé  dans  le  sens  chrétien,  ne  vous  en 
déplaise,  ô  science  qui  embrouillez  tout  pour 
vouloir  tout  concilier! 

«  Un  autre  philosophe  de  la  même  école 
admet  que  la  Genèse  et  l'Evangile  sont  des 
livres  inspirés,  et,  en  même  temps,  il  re-. 
pousse  la  création  telle  que  l'enseigne  le 
christianisme.  Oui,  dit-il,  i7  y  a  des  révéla- 
teurs, mais  ils  ne  sont  pas  seulement  fils  de 
Dieu,  ils  sont  fils  de  l  humanité,  et  formés 
par  elle,  Dieu  parle  par  leur  bouche;  mais 
l'humanité  aussi,  arrivée  à  wn  certain  déve- 
loppement, parle  par  leur  bouche.  On  ne 
peut  pas  se  méprendre  sur  cette  pensée  ; 
l'auteur,  évidemment,  repousse  la  révéla- 
tion directe.  Les  révélateurs,  selon  lui,  sont 
bien  réellement  inspirés  de  Dieu,  mais  par 
l'humanité  arrivée  à  un  certain  point  de  dé- 
veloppement. Cependant,  il  vient  de  dire  que 
les  révélateurs  cachent  la  vérité  sous  des  voi- 
les, donnent  un  double  sens  à  leur  ensei- 


(270)  i  Pour  croire  ;iiix  gonéralions  spontanées, 
il  laui  a  voit'  une   éponge  uu  lieu  d'une  cervelle 


(liins  la  lèlù.  t  (Voy.  Didioumire  a\)ologéli(\ue,  arl. 

Ct.NtUATlOiN    tfOMA>ÉE.) 


919 


LAN 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


950 


gnement  :  un  pour  le  présent,  l'autre  pour 
l'avenir,  et  qu'ils  sont  forcés  d'agir  ainsi, 
parce  qu'ils  ne  seraient  pas  compris  s'ils  di- 
saient le  fond  de  leur  pensée,  par  le  siècle 
auquel  ils  s'adressent.  Le  cercle  est  vicieux  ; 
car  de  deux  choses  l'une  :  ou  l'humanité 
n'inspire  pas  les  révélateurs,  ou  elle  les  in- 
spire ;  si  elle  les  inspire,  elle  doit  être  en 
état  de  les  comprendre;  mais  vous  dites 
qu'elle  ne  pourrait  pas  les  comprendre,  et 
que,  pour  cette  raison,  ils  voilent  leur  doc- 
trine ;  donc  elle  ne  les  inspire  pas.  Mais  vous 
dites  qu'ils  sont  inspirés  •  par  qui,  alors? 
achevez  donc. 

«  Ainsi  va,  de  subtilité  en  subtilité,  cette 
philosophie  qui  est  le  point  de  conciliation 
d'opinions  incomplètes  plutôt  que  contra- 
dictoires; celte  philosophie,  qui  ose  dire  : 
Je  suis  l'aristocratie  des  sages  et  la  science 
des  élus,  tandis  qu'elle  n'est,  en  définitive, 
que  l'aristocratie  de  quelques  pédants  et  la 
science  de  quelques  académiciens.  Non,  je 
ne  connais  pas  de  doctrine  plus  supeibe  el 
plus  vide,  qui  alficlie  des  préienlions  plus 
hautes  et  qui  aboutisse  à  un  plus  grand 
rien. 

«  L'ouvrage  de  M.Renan,  qui  a  pour  titre  : 
De  l'origine  du  langage,  va  nous  fournir,  de 
ces  prétentions  et  de  cette  pauvreté,  une 
preuve  sans  réplique.  Certainement,  au  point 
de  vue  de  la  philologie  pure,  il  y  a  des  aper- 
çus ingénieux,  parfois  même  profonds,  et 
une  érudition  incontestable  dans  le  livre  de 
M.  Renan  ;  mais,  au  point  de  vue  philoso- 
phique, tout  y  est  inconsistant  et  léger  sous 
des  formes  magistrales  ;  l'on  dirait  un  tragé- 
dien jouant  des  vaudevilles. 

«M.  Renan,  comme  on  sait,  combat  [)arlout 
et  toujours  la  tradition  chrétienne,  avec 
cette  préoccupation  particulière  à  ceux  qui 
ont  porté  et  rejeté  cette  longue  robe  noire 
sous  laquelle  s'abritent  naturellement  tant 
de  vertus  simples  et  héroïques.  Avec  un  res- 
pect apparent  et  injurieux  pour  le  rôle  social 
du  christianisme,  ii  bat  en  brèche  l'ensei- 
gnement catholique  dans  toutes  ses  parties. 
C'est  pourquoi  il  ne  veut  à  aucun  prix  de 
l'institution  divine  du  langage,  telle  que  l'en- 
seigne l'Eglise  ;  mais,  fidèle  à  sa  méthode 
d'équilibriste,  il  nous  apprend  que,  bien 
qu'il  n'y  ait  pas  miracle,  il  y  a  révélation,  si 
l'on  veut,  dans  la  création  du  langage.  Si 
ion  entend,  dit-il,  par  révélation,  le  jeu 
spontané  des  facultés  humaines,  en  ce  sens, 
que  Dieu,  ayant  mis  dans  ifiomme  tout  ce  qui 
est  nécessaire  pour  l'invention  du  langage, 
peut  en  être  appelé  l'auteur,  on  est  alors 
bien  près  de  la  vérité.  Ceci  peut  s'appeler 
un  tour  de  passe-passe;  c'est  du  haut  esca- 
motage. Hé  quoil  si  je  crois  à  l'interven- 
tion directe  du  Créateur,  M.  Renan  va 
|)rendre  ma  superstition  en  pitié,  parce  qu'il 
n'y  a  que  les  petits  esprits  qui  croient  aux 
miracles?  Or,  qu'est-ce  qu'un  miracle?  c'est 
une  dérogation  aux  lois  de  la  nature  :  très- 
bien;  mais  l'homme  d'aujourd'hui,  livré  à 
lui-même,  inventerait-il  le  langage?  Non,  et 
M.  Renan  n'ose  le  soutenir;  il  suppose  alors, 


primitif  était  autrement  doué  que  l'homme 
d'aujourd'hui  ;  de  sorte  que  lui  aussi  déroge 
aux  lois  de  la  nature.  Pour  échapper  au  mi- 
racle de  la  tradition,  il  tombe  dans  un  mira- 
cle de  fantaisie  :  c'est  bien  fait. 

«  Encore  si  ce  miracle,  arrangea  loisir  et 
fait  à  la  main,  expliquait  quelque  chose! 
mais  non,  il  n'explique  rien.  L'homme  a 
parlé,  dit  M.  Renan,  parce  que  ses  facultés 
agissant  spontanément  l'ont  fait  parler.  Cela 
n'est-il  pas  véritablement  sublime  comme  la 
vertu  dormilive  de  l'opium  ? 

«  Il  faut  en  prendre  son  parti;  il  n'y  a  que 
les  intelligences  vulgaires  qui  puissent  ad- 
mettre le  surnaturel.  Aucun  miracle  ne  se 
produit  dans  des  conditions  véritablement 
scientifiques,  s'écrie  notre  philosophe,  qiii 
s'engage  aussitôt  dans  une  série  de  prodiges 
et  qui  nous  fait  marcher  de  miracle  en  mi- 
racle. Forcé  de  reconnaître  avec  la  science 
qu'il  y  a  eu  une  époque  où  notre  planète  ne 
possédait  aucun  germe  de  vie  organisée,  il 
dit  :  Donc,  la  vie  organisée  y  a  commencé 
sans  germe  antérieur.  Toutes  les  apparitions 
nouvelles  qui  ont  eu  lieu  dans  le  monde  se 
sont  faites,  non  par  l'acte  incessamment  re- 
nouvelé du  créateur,  mais  par  la  force  in- 
time déposée  une  fois  pour  toutes  au  sein  des 
choses.  Donc,  à  un  certain  moment,  la  vie 
est  apparue  sur  la  surface  de  notre  planèts 
parle  seul  développement  des  lois  de  l'ordre 
naturel. 

«  Ainsi  voilà  qui  est  clair  :  Dieu  n'a  pa.« 
créé  l'honmie  directement,  mais  par  la  fore? 
intime  déposée  une  fois  pour  toutes  au  fond 
des  choses.  Les  hommes  sont  sortis  un  jour 
<lu  sein  de  la  terre,  à  moins  qu'ils  ne  soient 
descendus  de  la  lune  ;  c'est  un  point  qu'au- 
rait dû  éclaircir,  dans  sa  Genèse,  le  Moïso 
du  Journal  des  Débats.  Il  nous  doit  ce  dé- 
tail ;  mais,  en  attendant,  que  dites-vous  de 
la  terre,  de  l'onde  ou  du  nuage  accouchant 
d'un  beau  garçon  de  vingt  ans  et  d'une  jolie 
fille  de  dix-huit  par  le  seul  développement 
des  lois  de  l'ordre  naturel?  De  plus,  quft 
dites-vous  de  ce  couple  charmant  qui  se 
met  à  parler  aussitôt,  toujours  selon  l'ordre 
naturel  ?  Il  me  semblait  que,  selon  l'ordre 
naturel,  l'homme  arrive  sur  celte  terre  va- 
gissant et  nu,  et  qu'il  mourrait  infaillible^ 
ment  si  sa  mère  n'était  là.  Bah  I  je  raisonne 
comme  une  nourrice ,  et  les  peseurs  de 
diphthongues,  qui  sont  nés  avec  un  diction- 
naire sous  le  bras,  et  (jui  veulent,  coûte  que 
coûte,  se  passer  de  Dieu,  souriront  de  dédain  ; 
c'est  bien  légitime. 

«  Cependant,  serait-ce  pousser  trop  loin 
la  curiosité  et  l'indiscrétion  que  de  deman- 
der à  M.  Renan  comment  il  est  si  bien,  in- 
formé des  prodiges  éctos  au  soleil  des  jours 
antiques?  Qui  lui  a  dit  qu'il  y  eût  dans  te 
premier  éveil  de  l'activité  humaine  une  éner- 
gie ,  une  spontanéité  dont  rien  maintenant 
ne  saurait  nous  donner  noie  idée?  Etait-il,  pai' 
hasard,  dans  le  Paradis  terrestre?  A-l-il  en- 
tendu les  conversations  de  nos  premiers  pè- 
res? Etait-il  caché  dans  le  feuillage  toutfu  de 
l'arbre  de  la  science,  pour,  avoir  si  bien  vu 


pour  rendre  sa  thèse  plausible,  que  Ihomme     l'homme  et  ta  nature  créer  tant  qu'il  y  eut  un 


ÎJ51 


LAX 


DICTIONNAIRE  DE 


■vide  dutis  le  plan  des  choses,  et  oublier  de 
créer,  sitôt  qu'aucune  nécessité  intérieure  ne 
les  u  força?  En  vérité,  des  renseignements  t^i 
précis,  bien  qu'ils  dérangent  un  peu  les-oni- 
nions  rtiçues ,  sont  d'un  prix  inestimable, 
d'autant  plus  que  l'auteur,  ami  de  la  science 
rigoureuse ,  et  irréconciliable  ennemi  de 
toutes  les  tables,  surtout  des  fables  du  chris- 
tianisme ,  ne  se  livre  pas  évidemment  •>  des 
hypothèses  ! 

«  Je  voudrais  seulement  savoir  comment 
M.  Renan  s'arrangera  avec  M.  Taine,  qui  na- 
guère n'avait  pas  assez  d'ironie  et  de  sarcasme 
contre  ce  pauvre  M.  de  Chateaubriand ,  h 
propos  d'un  de  ses  poétiques  tableaux  du 
Génie  du  christianisme.  M.  de  Chateaubriand 
a  supposé  que  le  grand  artiste,  quand  la  na- 
ture sortit  de  ses  mains,  voulant  mettre  par- 
tout l'harmonie  et  la  beauté,  créa,  le  premier 
jour,  des  forêts  séculaires.  Cette  idée  a  paru 
si  drôle  à  M.  Taine,  qu'il  en  a  ri,  qu'il  en  a 
ri  jusqu'aux  larmes.  Or,  que  dira-t-il  de 
M.  Renan,  faisant  sortir  l'homme  (Jes  en- 
trailles de  Cybèle,  avec  une  longue  barbe, 
et  se  livrant  aussitôt ,  avec  la  collaboration 
de  sa  mère  ,  à  des  travaux  prodigieux  et  hé- 
roïques? Du  reste,  entre  eux  le  débat;  quand 
deux  rationalistes  se  disputent,  la  vérité  se 
réjouit;  et,  heureusement  de  notre  temps, 
elle  a  souvent  de  ces  occasions-là. 

«  M.  Pierre  Leroux  croit  à  la  renaissance 
perpétuelle  de  l'homme  sur  la  terre  ,  tandis 
que  M.  Jean  Reynaud  croit  à  d'éternels 
voyages  à  travers  les  astres  et  à  des  ascen- 
sions infinies  vers  les  sphères  célestes. 
M.  Liltré  croit  que  l'humanité  est  soumise  h 
une  loi  du  développement  dont  les  termes 
ne  peuvent  jamais  être  intervertis  ;  il  croit 
au  progrès  incessant  de  l'humanité.  M.  Re- 
nan, au  contraire,  vante  les  prodiges  du  pre- 
mier âge  et  s'apitoie  sur  la  faiblesse  actuelle 
de  l'esprit  humain.  Auquel  entendre? 

«  Il  serait  difficile  ,  dans  tous  les  cas,  d'en- 
t(mdre  M.  Renan,  parce  que  le  pour  et  le 
contre  se  donnent  fort  agréablement  la  main 
dans  toutes  ses  thèses.  M.  Renan  n'est  pas 
tout  à  fait  contre  M.  de  Bonald,  ni  tout  à  fait 
avec  M.  Jacob  Grimm  ;  il  se  place  au  milieu 
des  deux  systèmes  :  il  a  le  pied  droit  dans 
celui-ci,  le  pied  gauche  dans  celui-là.  Il  y 
a  révélation  dans  un  sens,  et  il  n'y  a  pas  ré- 
vélation dans  un  autre.  Je  suis  somis,  je  suis 
oiseau. 

«  De  même  pour  l'unité  de  la  l'ace  humaine. 
E71  7in  sens,  l'unité  de  ihufnanité  est  une 
proposition  sacrée  et  scientifiquement  incon- 
testable. On  peut  dire  qu'il  n'y  a  qu'une  lan- 
gue, qu'une  littérature  ,  qu'un  système  de  tra- 
ditions symboliques....  Oui,  mais  cette  unité 
est  toute  psychologique  et  n'est  pas  le  syno- 
nyme d'une  unité  matérielle  de  race  :  de  telle 
sorte  qu'en  un  autre  sens ,  la  proposition  d'a- 
bord sacrée  et  scientifiquement  incontestable, 
devient  une  pure  hypothèse.  Si  la  bascule 
n'existait  pas  depuis  longtemps,  M.  Renan 
l'aurait  décidément  inventée.  Ecoulons  son 
raisonnement  :  Cette  unité  est  évidente  aux 
yeux  du  psychologue  et  du  moraliste  ,  elle  ne 
l'est  pas  moins   aux   yeux  du   naturaliste , 


PHILOSOPHIE.  L.\N  952 

puisque  toutes  les  branches  de  l'espèce  hu- 
maine peuvent  aiwir  l'une  et  l'autre  des  rap- 
ports sexuels  indéfiniment  féconde.  Mais  cette 
double  unité  signifie-t-elle  que  l'espèce  hu- 
maine est  sortie  d'un  couple  unique,  ou,  dans 
un  sens  plus  large,  qu'elle  est  apparue  sur  un 
point  unique?  Voilà  ce  qu'il  est  tout  à  fait 
téméraire  d'affirmer.  Un  voile  presque  impé- 
nétrable couvre  pour  nous  les  origines  de  l'es- 
pèce humaine;  les  légitimes  inductions  de  la 
science  s'arrêtent  bien  vite  sur  ce  terrain,  et, 
en  tout  cas,  nous  disent  peu  de  chose  sur  la 
circonstance  particulière  dont  il  s'agit  en  ce 
moment.  L'imagination  même  se  refuse  à  rien 
concevoir  sur  les  mystères  des  premiers  jours. 
Et  savez-vous  pourquoi  cette  science  est  si 
timide ,  pourquoi  ses  inductions  légitimes 
s'arrêtent  si  vite  sur  ce  terrain?  C'est  qu'en 
se  laissant  entraîner  |)ar  la  logique,  elle  don- 
nerait bientôt  l'accolade  à  la  tradition  chré- 
tienne, ce  qui  lui  ferait  évidemment  mal  au 
cœur. 

«  Une  preuve  que  cette  timidité  virginale 
de  la  science  est  toute  de  circonstance  et  que 
je  saisis  ici  son  arrière-pensée,  c'est  que, 
dans  d'autres  moments,  quand  elle  n'a  pas  à 
craindre  d'incliner  au  cliristianisme,  la  timi- 
dité devient  de  l'audace.  La  blonde  vierge 
est  une  virago.  Alors  on  ne  se  gêne  guère 
pour  soulever  le  voile  presque  impénétrable, 
et  les  mystères  des  premiers  jours,  que  l'i- 
nmgination  se  refuse  à  concevoir,  se  dérou- 
lent avec  complaisance.  Alors  la  science 
affirme  que  l'aristocratie  des  sages  fut  la  loi 
de  l'humanité  naissante  ;  que  le  levain^  qui  a 
produit  la  civilisation  a  dû  fermenter  d'abord 
dans  un  nombre  presque  imperceptible  de  têtes 
prédestinées.  Alors,  comme  nous  l'avons  mon- 
tré tout  à  l'heure ,  on  est  très  au  courant  de 
ce  qui  s'est  passé  à  la  naissance  du  genre  hu- 
main, et  l'on  écrirait  un  premier  Paradis  ter- 
restre, comme  on  écrit  un  premier  Paris. 

«  C'est  de  cette  façon,  du  reste,  par  le 
simple  effet  de  l'intuition,  que  M.  Ernest 
Renan  est  arrivé  à  son  hypothèse  fondamen  • 
taie,  c'est-à-dire  à  l'explosion  triomphante 
des  facultés  spontanées  chez  l'homme  ])ri- 


mag 

citation  produite  par  les  premières  sensations, 
nous  semblent  maintenant  impossibles  ,  parce 
quelles  sont  au-dessus  de  nos  facultés  réflé- 
chies. Mais  cela  prouve  seulement  la  faiblesse 
de  l'esprit  humain  dans  Vétat  plein  d'efforts 
et  de  sueurs  qu'il  traverse  pour  accomplir  sa 
mystérieuse  destinée.  Ainsi  l'instinct  est  roi , 
c'est  un  toul-puissant  créateur,  tandis  que  les 
facultés  réiléchies  sont  condamnées  à  une 
espèce  de  médiocrité.  Vive  l'instinct  1  pour 
le  moment,  car  M.  Renan  va  crier  aussi  : 
Vive  la  réflexion  !  Après  avoir  glorifié  les  fa- 
cultés spontanées,  il  ne  pouvait  manquer, 
sans  mentir  à  son  procédé  philosophique,  de 
glorifier  les  facultés  réiléchies.  M.  Renan 
ajoute  donc  :  On  serait  tenté,  à  la  vue  des 
prodiges  éclos  au  soleil  des  jours  antiques, 
de  regretter  que  l'homme  ait  cessé  d'être  ins- 
tinctif pour  devenir  rationnel  ;  on  se  console 


ora 


ÏJi^i 


PSYCHOLOGIE. 


LAN 


954 


en  songennl  que  si,  dans  l'état  actuel,  sa  puis- 
sance est  diminuce  ,  ses  créations  sont  bien 
plus  personnelles  ;  qu'il  possède  plus  éminetn- 
ment  ses  (oeuvres,  qu'il  en  est  l'auteur  à  un 
titre  plus  élevé;  en  songeant  surtout  que  le 
progrès  de  la  réflexion  amènera  un  autre  âge, 
gui  sera  de  nouveau  créateur  (créateur  de 
quoi  ?  et  où  est  la  garantie?  La  philosophie 
nous  donne  là  un  bon  billet  !  )  Souvent  l'huma- 
nité, en  paraissant  s'éloigner  de  son  but ,  ne 
fait  que  s'en  rapprocher.  Aux  intuitions  puis- 
santes, mais  confuses  de  l'enfance,  succède  la 
vue  claire  de  l'analyse,  inhabile  à  fonder  :  à 
l'analyse  succédera  une  synthèse  savante  qui 
fera  avec  pleine  connaissance  ce  que  la  syn- 
thèse naïve  faisait  par  ntte  aveugle  fatalité. 
L'n  peu  de  réflexion  a  pu  tuer  l'instinct  ;  mais 
la  réflexion  complète  en  fera  revivre' les  mer- 
rtitles  avec  un  degré  supérieur  de  netteté  et 
de  détermination.  Que  vous  disais- je?  tout  est 
dans  tout,  et  M.  Renan  célèbre  dans  chacune 
de  ses  pages  le  mariage  du  pour  et  du  contre, 
un  mariage  frappé  d'avance  d'une  irrémé- 
diable stérilité.  »  (Paulin  Limayrac.) 

§  XXIV.  —    Quelques  coiisidéialious  sur  fliomme 
primitif  de  la  plttlosophie  ralionalisle. 

D'où  vient  l'homme?  on  n'en  sait  rien. 
«  Conunent  est-il  né  une  première  fois  à  la 
vie?  Par  quelle  génération  spontanée?  Par 
ciuelle  mystérieuse  incubation  ?  Dans  quelle 
larve  ,  sous  quelle  chrysalide  a-t-il  végété  , 
silencieusement  enveloppé,  jusqu'au  jour  où 
il  a  pu  marcher  au  soleil  ?»(Pelletan,  Profes- 
sion de  fui  du  \i\'  siècle.  ) 

w  Un  voile  presque  impénétrable  couvre 
pour  nous  les  origines  de  l'espèce  humaine  : 
les  légitimes  inductions  de  la  science  s'arrê- 
tent bientôt  sur  ce  terrain  ;  l'imagination 
même  se  refuse  à  rien  concevoir  sur  les  mys- 
tères des  premiers  jours.  »  (Renan,  De  l'or i- 
(,ine  du  langage,  p.  201.) 

Puisque  le  problème  est  enveloppé  pour 
vous  d'une  nuit  impénétrable,  quel  inconvé- 
nient y  aurait-il  à  admettre  avec  la  Genèse  et 
avec  la  tradition  de  tous  les  peuples,  un 
homme  et  une  femme  que  Dieu  aurait  ori- 
ginairement créés  et  d'où  seraient  descendus 
tous  les  peuples  de  la  terre?  C'est  au  moins 
une  solution  et  une  solution  Irès-plausible 
lorsque  vous  n'en  pouvez  donner  voiis-môme 
aucune. 


sieurs  hommes,  enfants  ou  adultes,  jetés  sur 
la  terre  avec  une  ou  plusieurs  compagnes  do 
leur  espèce,  mais  sans  aucune  direction  pre- 
mière ,  et  dans  un  dénûmenl  absolu ,  péri- 
raient infailliblement. 

De  quoi  l'homme  eût-il  vécu  avant  d'avoir 
apnris  l'agriculture  et  soumis  les  animaux 
utiles?  Ceux-ci  soutiennent  leur  vie  par  les 
végétaux  ;  il  n'en  est  point  qui  n'ait  l'expé- 
rience journalière  de  leur  reproduction  et  qui 
ne  sache  dès  sa  naissance  choisir  ceux  qui 
lui  conviennent.  Mais  qui  aurait  montré  h 
l'homme,  dans  l'état  de  dégradation  profonde, 
où  on  le  suppose,  les  premiers  fruits  des  ver- 
gers dispersés  dans  les  forêts,  et  les  racines 
alimentaires  cachées  dans  le  sein  de  la  terre? 
n'aurait-il  nas  dû  mille  fois  mourir  de  faim 
avant  d'en  avoir  recueilli  assez  jiour  le  nour- 
rir, ou  de  poison  avant  d'en  savoir  faire  lo 
choix,  ou  de  fatigue  et  d'inquiétude  avant 
d'en  avoir  formé  autour  do  son  habitation 
des  tapis  cl  des  berceaux?  si  la  Providence 
l'eût  abondonné  à  lui-même  en  sortant  do 
ses  mains,  que  serait-il  devenu?  aurait-il  dit 
aux  campagnes  :  «Forêts  inconnues,  montrez- 
moi  les  fruits  qui  sont  mon  partage?  Terre, 
enlr'ouvrcz-vous,  et  découvrez-moi  dans  vos 
racines  mes  aliments?  Plantes  ,  d'où  dépend 
ma  vie,  manifestez-vous  h  moi ,  et  suppléez  €\ 
l'instinct  que  m'a  refusé  la  nature?»  Aurait-il 
eu  recours  ,  dans  sa  détresse  ,  h  la  pitié  des 
bêtes,  et  dit  à  la  vache  ,  lorsqu'il  mourait  de 
faim  :  «  Prends-moi  au  nombre  de  tes  en- 
fants, et  partage  avec  njoi  une  de  tes  ma- 
melles superflues?  »  Quand  le  souffle  de  l'a- 
(juilon  faisait  frissonner  sa  peau ,  la  chèvre 
sauvage  et  la  brebis  timide  sont-elles  accou- 
rues pour  le  réohautfer  de  leurs  toisons? 
Lorsque,  errant  sans  défense  et  sans  asile  ,  il 
entendait  la  nuit  hîs  hurlements  des  bêtes  fé- 
roces qui  demandaient  leur  proie,  suppliait- 
il  le  chien  généreux  en  lui  disant  :  «  Soismo?i 
défenseur,  et  tu  seras  mon  esclave.  »  Qui 
aurait  pu  lui  soumettre  tant  d'animaux  qui 
n'avaient  pas  besoin  de  lui,  qui  le  surpas- 
saient en  ruses  ,  en  légèreté  ,  en  force  ,  si  la 
main  qui,  malgré  sa  chute,  le  destinait  encore 
à  l'empire,  n'avait  abaissé  leurs  têtes  à  l'o- 
béissance ? 


di 


Vous  ne  pouvez  supposer  l'homme  primitif 
fl'érent  île  celui  d  aujourd'hui.   Vous  n'eu 


Quoi  qu'il  en  soit,  dès  lors  que  l'homme  avez  jjas  le  droit,  1° parce  que  vous  convenez 

existe ,  il  est  venu  de  quelque  part  et  assu-  que  vous  ignorez  absolument  ce  qu'il  était  ; 

rément  par  des  voies  entièrement  étrangères  2"  parce  que  les  lois  qui  constituent  les  êtres, 

à  celles  par  lesquelles  •  be  propage  aujour-  dans  la  création  actuelle,  sont  reconnues  im- 

d'hui.  Mais  comme  chaque  être,  aujourd'hui  muables.  Donc  quelle  qu'ait  été  l'origine  dcj 

existant ,  a  ses  lois  propres  et  ses  conditions  l'homme,  il  n'a  [)u  être  h  son  apparition  ce 

d'existence  en  dehors  desquelles  il  ne  peut  qu'il  ne  pourrait  être  aujourd'hui,  placé  dans 

vivre  ni  se  conserver,  la  raison ,  la  logique  les  conditions  d'isolement  absolu  et  sans  au- 

uous  obligent  impérieusement  à  reconnaître  cun  secours  étranger.  Physiquement  il  pé- 

ces    lois  et  ces  conditions  d'existence,  car  rirait  (271);   intellectuellement,  aucune  de 

c'est  là  toute  la  science.  Eh  bienl  un  ou  plu-  ses  facultés  ne  pourrait  se  développer  et  il 


(27  Ij  On  ne  peut  ciltr  .Mlle  Lelilanc,  le  sauvage 
»!o  TAvivioii  ,  elc.  Ces  individus  aviiienl  reçu  des 
soins  iieiid.nii  leur»,  premières  années  ;  ils  avaicnl 
ïiiipris  à  se  noiiirir,  à  se  servir  de  leurs  (a(  iiliés 
^hyjifjucs  ei  pioljablciucni  niciue  inicliccluelles  au 


moins  dans  l'ordre  de  leurs  besoins  les  plus  gros* 
siers  ;  ils  se  nourrissaicnl  de  fniiis  ti  de  racim-s 
ciiliivcs  qu'ils  savaieiit  dérober  cl  (jirils  avaient  ap- 
pris à  connuilro. 


955                      LAN              DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE.  LAN                      956 

resterait  muet,  imbécile,  sans,  parole  el  sans  une  seconde,  une  troisième  existence  en  les 

pensée.  revotant  de  formes  vocales  et  figurées,  à  l'aide 

Nous  venons  de  dire  que  L'homme  eût  péri  desquelles  nous  transmettons  hors  de  nous 

s'il  fût  venu  au  monde  dans  l'étal  de  dénû-  el  communiquons  à  nos  semblables  ce  qui 

menl  où  la  philosophie  le  suppose  ;  admet-  existe  dans  les  profondeurs  de  noire  être, 

tons  qu'il  puisse    se  conserver,  qu'il  con-  Chaque  objet  parle  et  dil  qui  il  est  et  ce  qu'il 

naisse,  cherche  el  trouve  ce  qui  peut  le  nour-  est,  au  moyen  du  nom  que  nous  lui  avons 

rir;   nous  disons  qu'il  sera  et  restera  dé-  donné.  Nous  nommons  el  figurons  tout  ce 

pourvu.de  la  pensée,  parce  qu'il  sera  dé-  que  nous  voyons,  el  avec  nos  idées  el  nos 

pourvu  de  la  parole.  Tout  ce  que  nous  avons  affections  nous  passons  dans  autrui,  tandis 

dit  idans  les  paragraphes  qui  précèdent  le  que  l'homme  primitif  manque  de  parole  pour 

démontre.  Nous  allons  y  ajouter  quelques  nommer,  pour  comprendre  et  se  faire  com- 

considéralions  finales.  prendre. 

Qu'esl-cje  que  penser?  3°  L'homme  primitif  ne  peut  avoir  ni  se 

Penser,  c'est  agir  rétlexivemenl  sur  une  créer  aucune   idée  des  choses   invisibles   et 

idée  naturelle,  soit  visuelle,  soit  sonore,  pour  intangibles.  —  Les  choses  que  n'offrent  à  la 

connaître  ce  qu'elle  signifie.  vue  ni  au  touclier  les  sens  extérieurs,  nous 

Penser,  c'est  agir  pour  donner  à  une  idée  les  voyons  el  nous  les  touchons  intérieure- 
naturelle,  soit  oculaire,  soit  auriculaire,  une  menl  ;  et,  pour  leur  procurer  une  existence 
forme  artificielle,  soit  visible,  soit  verbale.  hors  de  nous  el  les  rendre  conmiunicables, 

Penser,  c'est  agi.r  sur  nos  sentiments  ,  nos  nous  leur  donnons  une  enveloppe  matérielle 

affections,  nos  actes  matériels  et  immatériels,  et  nous  les  circonscrivons  dans  une  forme 

pour  les  limiter  elles  renfermer  en  des  images  perceptible  à  l'œil  et  à  l'oreille.  Ces  deux 

naturelles  ou   conventionnelles,   ou  en  des  opérations  dont  nous  allons  étudier  les  moyens 

mots  arbitraires  ou  onomalopéïques,  el  les  et  l'artifice,    surpassent    de    beaucoup    les 

réunir  en  propositions.  facultés  de  l'homme  primitif. 

Penser,  c'est  agir,  pour  combiner  les  idées.  On  ne  voit  bien  que  ce  qu'on  regarde  ; 

les  propositions.  les  jugements,  les  raison-  ce  regard,  cet  examen  curieux  ou  intéressé, 

nements  ,  les  déductions.  ne  peut  avoir  lieu  que  par  Vattention,  laquelle 

Or  l'homme  dans  le  dénûmenl   primitif,  ne  s'exerce  qu'au  moyen  d'une  contenliou 

physique  et  moral,  où  on  le  place  ,  est  inca-  organique,  dont  la  continuité  et  la  répétition 

pable  d'aucune  de  ces  manières  de  penser.  laissent,  dans  les   fibres,  des  habitudes   ou 

1°  L'homme  primitif  n'agira  point  réjlexi-  manières  d'être  spéciales  analogues  à  l'im- 

vement  sur  ses  idées  naturelles.  —  Le  besoin  pression  que  fait  sur  nous  la  chose  étudiée, 

le  presse;  il  souffre  de  la  faim  el  de  la  soif  ;  Voilà  l'invisible  el  le  vague   fixés  dans  un 

chercher  ce  qui  peut  satisfaire  à  ces  besoins  caractère  organique  interne,  et  la  correspon- 

urgents ,  voilà  ce  qui  l'occupe.  Quand  il  a  dance    établie   entre    le   signe  el  la   chose 

trouvé  le  fruit  ou  la  proie  qu'il  cherche,  il  les  signifiée. 

dévore,  peu  curieux  d'observer  leur  nature  Mais  une  liaison  nécessaire  et  instinctive 

ou  les  effets  qu'ils  produisent  en  lui.  Là  où  est  établie  entre    le   dedans  et  le  dehors, 

la  sensation  domine,  il  ne  peut  y  avoir  ré-  entre  le  signe  interne  et  le  signe  externe, 

flexion.  Or  tel  est  le  cas  où  se  trouve  perpé-  entre  nos  affections,  la  parole  et  le  geste, 

tuellemenl  l'homme  primitif.  Nous  pouvons  donc  noter  tout  ce  qui  est 

N'ayant  aucun  besoin  de  curiosité,  nulle  intérieur  el  extérieur.  Entre  ces  deux  mondes 

envie  de  connaître  les  objets  eux-mêmes,  de  la  sympathie  est  si  grande,  qu'il  est  a.ssuré 

savoir  ce  qu'ils  ont  de  beau  ou  de  défectueux  que,  sans  les  signes  intérieurs,  ne  pourraient 

dans  leurs  formes  el  proportions ,  il  ignore  être  créés  les  extérieurs,   ou  qu'ils  seraient 

d'eux  ce  qui  n'est  point  relatif  à  la  nutrition,  insignificalifs  ;  et  que,  sans  les  extérieurs, 

et  il  ne  sort  jamais  delà  sensation  pour  sa-  les   autres  seraient  d'une  faible  utilité,   se 

voir  ce  qu'est  celle-ci,  ce  qui  la  cause  et  bornant  à  la  conservation  de  l'animal, 

les  effets  qu'elle  produit.  11  ,ne  s'inquiétera  On  voit  sans  peine  que  si  les  signes  exté- 

jamais  de  savoir  si  le  fruit  qu'il  mange  est  rieurs  n'avaient  point  en  nous  leur  copie  ou 

jaune  ou  vert,  sphérique  ou  allongé  et  par  leur  traduction,, ils  y  seraient  inintelligibles, 

quels  procédés  il  est  parvenu  à  la  maturité.  Il  n'est  pas  également  évident  que,  sans  les 

L'instinct  môme  de  propagation  ne  se  réveil-  signes  extérieurs,  les  autres  ne  pussent  nous 

lerait  pas  chez  lui  ou  resterait  obscur  et  in-  donner  l'idée  des  choses  invisibles  el  inlan- 

compris,  ainsi  qu'il  arrive  même  chez  des  in-  gibles,   et  suffire   à   nos  divers  besoins  de 

dividus  vivant  en  société ,  mais  élevés  dans  connaître.  Démêlons,  s'il  se  peut,  ce  fait   si 

une  parfaite  innocence  (2'J2).  mystérieux  de  notre  nature. 

2"  L'homme  primitif  ne  donne  point  aux  Lorsque,  par  l'attention  répétée  doniiée  à 

idées  naturelles  une  forme  artificielle.  —  Les  un  objet,  nos  fibres  prennent  une.  habitude 

images  des  astres,  des  animaux,  des  végétaux  correspondante   à  l'impression  qu'elles  re- 

que  nous  avons  dans  notre  œil  ou  dans  notre  çoivent,  c'est-à-dire,  lorsque  nous  formons 

imagination,  el  qui  nous  représentent  et  nous  un  signe  intérieur  organique,  nous  sommes 

rappellent  leurs  objets,  nous  leur  donnons  passifs  de  nous-mêmes,  el  entièrement  absor- 

(272)  c  Pour  moi,  dit  M.  de  Bonald,  je  crois  que  cl  le  rondenieiit.   t  Recli.  ptiil  ,  etc.,  t.  I,  p.  230. 

incinc  runioii  des  sexes,  dans  l'espèce  liiiinaiiie.  esl  Vvij.  à  l'ail.  Homme  de  la  .naujre,  l'Iiibloire  du  sau- 

un  efl'cl  de  la  soticlc,  comme  elle  eu  csi  l'ori^iiiC  va^je  Je  I  Aveyion. 


957 


LAN 


bés  dans  notre  affection  ;  c'est  en  transportant 
celle-ci  comme  d'un  moule  dans  le  signe 
extérieur  et  en  l'y  réfléchissant,  que  nous 
pouvons  l'y  considérer  librement,  délivrés 
que  nous  sommes  de  la  prédominance  de  la 
sensation.  Sans  la  parole,  sans  les  signes 
extérieurs,  nous  ne  pourrions  abstraire  nos 
modifications  internesde  leurs  signes  internes, 
et  en  faire  des  idées  susceptibles  d'être  con- 
sidérées séparément.  Si  en  sortantd'elle-même 
pour  aller  vers  l'objet  qui  l'occupe,  la  ré- 
flexion n'en  trouvait  au  dehors  la  copie  où 
elle  pût  s'arrêter,  le  reconnaître  et  l'étudier, 
obligée  de  revenir  à  vide  sur  ses  pas,  elle 
serait  de  nouveau  saisie,  enveloppée  et  absor- 
bée par  la  sensation.  Ceci  sert  à  faire  voir 
pourquoi  la  numération  mentale  des  sauvages, 
dénuée  de  tout  chiffre,  ne  va  pas  au  delà  de 
trois,  quatre  ou  cincj.  Arrivés  à  ces  dernières 
perceptions  qui  se  saisissent  d'eux,  et  qu'ils 
saisissent,  ils  laissent  échapper  les  précé- 
dentes, que  leur  esprit  retiendrait,  s'il  avait 
des  signes  numériques  pour  les  renfermer  et 
conserver.  L'acte  le  plus  compliqué  de  notre 
esprit  (le  raisonnement),  qui  se  réduit  à  trois 
éléments,  semble  prouver  que  ce  que  peut  sa 
plus  grande  force  compréhensive,  est  de  saisir 
et  de  se  rappeler  immédiatement  et  de  rame- 
ner à  l'unité  trois  perceptions  presque  instan- 
tanées ;  au  delà,  il  a  besoin  de  s'aider  de 
signes  sensibles.  La  fin  du  raisonnement 
étant  de  nous  montrer  soudainement  l'iden- 
tité de  deux  propositions  au  moyen  d'une 
troisième,  il  est  probable  que  si  l'énergie  et 
l'étendue  de  l'esprit  humain  étaient  plus 
grandes,  et  qu'il  pût  saisir  à  la  fois  intuitive- 
ment plus  de  trois  propositions,  nos  formes 
syl logistiques  embrasseraient  plus  d'objets 
et  seraient  plus  compliquées. 

A  la  parole  seule  est  donc  dévolu  le  pouvoir 
d'abstraire,  pouvoir  sans  lequel  notre  esprit 
serait  presque  une  table  rase  et  réduit  à  un 
nombre  d'idées  naturelles  oculaires  ou  auri- 
culaires, encore  plus  borné  que  nous  ne 
l'avons  donné  à  entendre.  On  s'en  convaincra, 
lorsqu'on  réfléchira  que,  sans  parole,  sans 
abstractions,  sans  signes  extérieurs,  il  ne 
peut  y  avoir  ni  jugement,  ni  proposition, 
opérations  qui  sont  la  pensée  elle-même 

Le  jugement  et  la  proposition  sbnt  impli 


PSYCHOLOGIE.  LAN  !)58 

Est-ce  bien,  en  efl'et,  de  l'idée  précise  du 
lièvre  que  le  chien  est  occupé  lorsqu'il  le 
poursuit  ?  Excité  par  les  corpuscules  odo- 
rants qu'il  a  touchés,  qui  lui  sont  connus 
(273),  et  qui  l'attachent  a  sa  proie  future,  il 
ne  songe  à  rien  ;  il  est  entraîné  autant  qu'il 
agit,  et  il  est  tout  entier  dans  sa  passion, 
agité,  tourmenté  par  les  qualités  du  lièvre, 
dont  l'idée  ne  l'occupe  nullement.  Pour  l'avoir, 
cette  idée,  il  faudrait  qu'il  se  fût  distingué 
de  l'animal  qu'il  convoite,  tandis  que  sa 
fureur  est  de  s'en  saisir,  de  le  tenir  sous  ses 
pieds  et  dans  sa  gueule,  et,  pour  ainsi  dire, 
de  se  confondre  avec  lui.  Les  inuiges  que 
reçoit  l'animalité  sont  toujours  noyées  dans 
le  sentiment,  lequel,  au  moyen  des  organes, 
s'unit  à  tout  ce  qui  est  extérieur.  Pour  avoir 
l'idée  du  lièvre,  il  faudrait  que  le  chien  se 
fût  distingué  de  tout  ce  qui  n'est  pas  lui,  et 
que,  par  la  plus  grande  des  abstractions, 
après  celle  d'oiî  est  résultée  l'idée  de  Dieu, 
il  fût  arrivé  à  celle  de  sa  personnalité  ;  ce  à 
quoi  il  ne  parviendra  jamais,  ne  pouvant  par 
la  pensée  séparer  son  organisation  du  prin- 
cipe qui  connaît  en  lui,  travail  que  l'homme 
n'exécute  qu'après  s'être  longtemps  habitué 
à  la  méditation.  Jamais  animal  n'a  dit  moi. 

Tandis  que  l'animal  n'a  (ju'à  peine  l'idée 
de  l'apparence  des  objets,  l'homme  arrive 
à  celle  de  l'existence  et  de  la  substance  de 
chacun.  Mais  ce  n'est  qu'au  moyen  des  mots 
(ju'il  parvient  à  les  individualiser,  et  à  les 
séparer  complètement  l'un  de  l'autre.  La 
couleur  jaune,  la  pesanteur,  la  ductilité,  lu 
malléabilité  ap|)artiennent  à  divers  degrés  à 
certains  métaux.  La  substance  de  l'or,  l'or, 
en  un  mot,  qui  est  le  subslratum  de  toutes 
ses  qualités,  est  surtout  spécifié  par  le  mot 
qui  le  désigne.  Ainsi,  sans  le  secours  du 
l'abstraction  et  de  la  parole,  l'esprit  ne 
pourrait  établir  le  sujet  même  matériel  des 
propositions. 

Il  ne  pourrait  non  plus  en  déterminer 
l'attribut.  Pour  l'homme  primitif,  les  (lualités 
quelconques  ne  peuvent  être  que  des  modi- 
ficaiionsde  lui-même.  Il  sent  la  chaleur  du 
feu  et  la  froideur  de  la  glace  ;  ces  (jualités 
ont  en  lui  des  signes  internes  ;  mais  ils  sont 
si  inhérents  à  ses  affections,  qu'il  ne  peut 
les  en   abstraire,  les  décalquer,  pour  ainsi 


citement  ou  explicitement  composés  du  sujet,     dire,  et  les  transporter  au  dehors,  ce  qui  n'a 


de  l'attribut  et  de  leur  copule  ;  or,  chacune 
de  ces  parties  constilu^lives  de  la  pensée  doit 
son  existence  à  sa  séparation,  à  sa  distinction 
de  tout  autre  objet,  ou  à  l'abstraction.  On 
accordera  peut-être  que  le  sujet,  lorsqu'il 
est  pris  dans  l'ordre  moral,  comme  vertu, 
vice,  esprit,  doit  sa  naissance  à  l'abstraction; 
mais  on  se  croira  fondé  à  le  nier  pour  les 
objets  matériels.  Le  chien,  pour  avoir  l'idée 
du  lièvre  qu'il  poursuit,  de  son  maître  qui 
l'appelle,  n'a  pas  besoin,  dira-t-on,  de  faire 
des  abstractions  ;  j'en  convie-is,  car  la  nature 
les  a  préliminairement  faites  pour  lui,  mais 


ieu  qu'au  moyen  des  signes  artificiels.  Dans 
celte  locution,  le  feu  est  chaud,  nous  distin- 
guons l'effet  chaleur  qui  est  en  nous,  en 
même  temps  que  nous  distinguons  la  chaleur 
cause  qui  est  dans  le  feu.  Définissez  le  mot 
chaud,  vous  )  trouverez  celte  double  ab- 
straction. 

Le  est,  le  verbe,  copule  implicite  ou  ex- 
plicite de  toutes  les  propositions,  abstraction 
de  toutes  les  substances  et  de  toutes  les  exis- 
tences, parole  par  excellence,  est  évidem- 
ment, d'après  ce  que  nous  venons  de  dire, 
bien  au-dessus  des  facultés  intellectuelles  de 


vagues  et  imfiarfaites,   quoique  suffisantes  à     l'homme  primitif  (27'»j. 

leur  destination.  i""  L'homme  primitif  ne  peut  mouvoir  et 


(273)  Noluin  conligil  odorein.  (Vircil.) 
(27i)    yueli|iies    gr.iiiiin;ii riens    rcg;udcm    élie 
connue  une  simple   nioJilicaliou  *iu   sujet,  taudis 


(|uc  être  est  c*^  en  (pioi  a  lion  la  mudifi<'aii(>n.  L*é- 
lic  irosl  pas  la  niudilicaiiun  qu'il  préiètle.  Le  €it 
cal  pciiiianenl;  la  tnodilication  est  aeeidciilcile. 


%} 


LAN 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


LAN 


9ca 


combiner  les  idées.  —  La  force  qui  combine 
est  la  luôuie,  à  un  plus  haut  degré  seulement, 
que  celle  qui  rétléchil,  et  qui  manque  à 
l'homme  primitif.  Faute  de  cette  force,  il  ne 
peut  mouvoir  ses  idées,  fortement  adhérentes 
à  leurs  signes  perceptifs  correspondants  ; 
mais  eût-il  pour  cela  assez  d'énergie,  il  n'au- 
rait point  d'espace  où  les  mouvoir  et  opérer 
ses  combinaisons. 

La  mémoire  est  le  lien  des  idées;  sans  les 
mots,  elle  serait  aussi  nulle  que  l'espace  vide 
de  corps.  La  mémoire  qui  ne  s'attache  point 
à  des  signes,  et  spécialement  à  des  signes 
arliticiels,  n'est  que  perception  ou  souvenir 
<Jonné  [)ar  une  perception  disparaissant  avec 
celle-ci.  Aussi  la  mémoire  de  l'homme,  dé- 
pourvu du  signe,  est  singulièrement  bornée, 
et  meurt  à  chaque  instant  avec  les  impres- 
sions qu'elle  reçoit  Celle  de  l'homme  par- 
lant est  fixe,  vive  et  permanente  dans  les 
mille  et  mille  mots  et  caractères  que  nous 
avons  à  notre  usage,  et  dont  la  combinaison 
fournirait  une  série  de  nombres  qui,  joints 
l'un  à  l'autre,  et  distants  d'un  point  seule- 
ment, donneraient  une  zone  aussi  étendue 
que  le  cercle  décrit  par  le  soleil  dans  sa  course 
annuelle.  Quel  immense  échiquier  que  celui 
où  jouent  à  l'aise  des  pièces  aussi  nom- 
breuses que  les  objets  qui  remplissent  l'u- 
nivers I 

Appendice  au  §  XXIV. 

Il  n'est  point  vrai  que  l'homme  trouve  en 
lui-même,  comme  l'animal  dans  ses  instincts, 
le  principe  et  la  règle  de  ses  actes. 

'<  Un  préjugé,  beaucoup  trop  répandu  dans 
une  classe  relativement  éclairée  ,  consiste  à 
admettre  que  la  nature  se  sulRt  à  elle-même, 
<jue  l'homme  trouve  en  lui,  comme  l'animal 
dans  ses  instincts,  le  principe  et  la  règle  des 
«icles  nécessaires  à  sa  conservation... 

«  Or,  rien  n'est  moins  fondé  en  soi,  il  faut 
le  dire,  que  celte  opinion  que  repoussent  à 
la  fois  la  raison,  l'expérience  et  l'iiistoire 

«  S'il  est  vrai,  en  effet,  que  la  nature  a 
placé  dans  chaque  être  le  principe  de  sa  con- 
servation et  n'a  point  excepté  l'homme  de 
cette  loi  générale,  il  n'est  pas  moins  certain 
que  ce  dernier  ne  saurait  être  assimilé  sous 
ce  rapport  aux  espèces  animales,  et  qu'entre 
elles  et  lui  se  posent  des  différences  fonda- 
mentales. 

«  L'homme  a  soif,  il  a  faim,  il  aspire  au  re- 
pos après  la  fatigue,  au  sommeil  après  la  veille, 
à  la  chaleur  lorsqu'il  a  froid,  à  la  fraîcheur  pen- 
dant l'été, et  chacunede  ces  sensations  corres- 
pond à  un  besoin  et  à  un  désir  qui  doit  être 
impérieusement  satisfait;  mais  tandis  que 
chez  l'animal  ces  besoinset  ces  im|iuIsions  in- 
térieures, toujours  précises  et  toujours  sûres, 
commandent  naturellement  et  sans  efforts 
une  série  d'actes  qui  paraissent  intimement 
liés  à  l'organisme  et  qui  ne  réclament  aucune 
expérience,  ces  mêmes  sensations  restent 
obscures,  vagues  et  sans  détermination  posi- 
tive chez  l'homme,  tant  que  l'intelligence  ne 
s'y  est  point  appliquée,  et  leur  satisfaction 


naturelle  a  parfois  ses  dangers,  si  elle  n'est 
point  dirigée  par  l'expérience. 

«  Quoi  de  plus  naturel,  en  effet,  et  de  plus 
instinctif  que  de  manger  à  sa  faim,  de  boire 
à  sa  soif,  de  se  reposer  quand  on  est  las?  Ce- 
pendant il  est  constaté  qu'un  repas  copieux 
après  une  diète  prolongée,  qu'une  boisson 
fraîche  ou  froide  après  une  course  rapide,  et 
que  le  repos  ou  le  sommeil  sur  une  terre  hu- 
mide et  froide  peuvent  être  une  cause  de 
maladie  et  de  mort. 

«  L'instinct  n'est  donc  pas  un  guide  infail- 
lible, et  doit  être  surveillé  et  dirigé  ])ar  l'ex- 
nérience  et  la  raison.  Cet  instinct,  qui  dirige 
la  plupart  des  actes  de  l'animal  est  tellement 
subordonné  d'ailleurs  chez  l'homme,  qu'une 
foule  de  sensations,  très-importantes  et  très- 
précieuses  par  les  indications  qu'elles  four- 
nissent dans  l'état  de  maladie  et  de  santé , 
passeraient  inaperçues  si  l'esprit  ne  s'y  arrê- 
tait pas,  et  qu'il  n'est  pas  de  fonction,  pas  de 
mouvement,  quelque  élémentaire  qu'on  le 
suppose,  qui  ne  réclame  le  concours  de  l'in- 
telligence. L'enfant  saisit  naturellement  les 
objets,  il  porte  à  la  bouche  ses  aliments  et 
les  avale,  il  marche  enfin  et  répond  à  la  pa- 
role par  la  parole;  mais  ces  ditférents  actes, 
(îuelque  simples  qu'ils  paraissent  de  prime 
abord,  réclament  un  long  apprentissage  in- 
tellectuel et  ne  s'accompliraient  pas  sans  le 
concours  de  l'intelligence. 

«  Il  est  d'expérience  que  le  développement 
physique  de  l'homme  est  généralement  en 
rapport  avec  son  développement  intellectuel 
(l'infériorité  marquée  des  races  barbares  et 
sauvages  le  prouve),  et  lorsque,  par  suite 
d'une  incomplète  évolution  du  cerveau,  ou 
par  une  lésion  de  cet  organe,  la  pensée  est 
gravement  affectée,  l'être  humain,  enfant  ou 
vieillard,  ne  tarde  pas  à  offrir  tous  les  signes 
d'une  dégradation  physique. 

«  C'est  qu'en  effet  tout  acte  Immain  a  be- 
soin d'être  perçu,  réfléchi  et  pensé ,  pour 
ainsi  dire,  pour  s'accomplir  avec  ordre,  ré- 
gularité et  harmonie,  et  que  les  mouvements 
intéiieurs  de  l'organisme,  de  même  que  ses 
impuisions  instinctives,  sont  d'autant  plus 
nettement  perçus  que  la  pensée  est  plus  dé- 
veloppée, et  qu'ils  ont  été  mieux  analysés  en 
eux-mêmes  et  dans  leurs  causes.  Il  ne  faut 
donc  pas  attribuer  aux  instincts  ce  qui  ne 
leur  appartient  pas,,  et  l'homme  essentielle- 
ment progres.sif  ne  saurait  être  assimilé  à 
l'animal. 

«  Qui  pourrait  dire,  en  y  réfléchissant,  que 
celte  impulsion,  toujours  admirable  mais  tou- 
jours limitée,  qui  suggère  à  l'animal,  en  de- 
hors de  tout  enseignement  et  de  toute  expé- 
rience, les  actes  indispensables  à  sa  conser- 
vation et  à  celle  de  son  espèce,  mais  qui  le 
condamne  à  tourner  dans  le  même  cercle 
d'impressions  et  de  mouvement,  qui  pourrait 
dire  que  ces  impulsions  parfaitement  déter- 
minées ont  leur  analogue  chez  l'homme,  doiit 
la  pensée,  toujours  active,  perçoit,  modifie, 
transforme  et  améliore  sans  cesse  les  condi- 
tions de  son-  existence? 

«  Ou  mieux  encore,  qui  pourrait  prétendre 
(|U'3  l'instinct  (jui  pofle  l'aoeille  à  construire 


961  ODO  PSYCHOLOGIE.  ODO  0C5 

sa  ruclie",  l'oiseau  son  nid,  et  l'araignée  sa  dôveloppo  peu  à  pou  ces  notions,  cl  qu'à  un 

loile,  apprendra  nalurellenienl  à  l'honmie  la  état  social    supérieur  correspond    toujour 

composition  de  l'atmosphère,  les  conditions  une  hygiène  plus  parfaite.  Mais  cel  avance 

de  l'air  respirabir,  celles  delà  salubritéde  l'a-  ment  et  ce  progrès   n'ont  rien    à  voir  ave 


respi 
sile ,  palais  ou  chaumière  qui  doit  lui  servir 
d'abri,  les  conditions  d'une  bonne  et  saine 
alimentation,  lui  fera  prévoir  les  intempéries 
des  saisons,  se  préparer  contre  elles,  et  con- 
naître les  moyens  d'améliorer  et  de  perfec- 
tionner son  organisme? 

«  L'homme  se  conserve,  il  est  vrai,  et  amé- 
liore sans  cesse  son  organisation  physique; 
mais  l'intelligence  seule,  appliquée  aux  be- 
soins de  sa  nature,  éclaire  sa  route  et  dirige 
ses  pas,  et  ce  n'est  que  jtar  de  douloureux 
efforts  et  après  une  longue  et  pénible  expé- 
rience, qu'il  acquiert  peu  à  peu  les  notions 
qui  lui  sont  les  plus  indispensables  et  sait  les 
mettre  à  profit.  De  son  activité  intellectuelle 
et  de  ses  efl'orts  dépendent  son  bien-être  et 
son  existence,  et  rien  ne  prouve  mieux  l'ab- 
surdilé  d'une  hygiène  naturelle  et  instinctive, 
que  la  nécessité  où  nous  sommes  d'acquérir 
avec  dilîiculté  et  labeur  les  notions  pratiques 
relatives  aux  soins  de  notre  vie  ut  à  l'entretien 
de  notre  santé. 

«  On  a  dit,  <>  ce  sujet,  que  chaque  peuple, 
CD  quelque  pays  et  sous  quelques  climats 
qu'il  habitât,  suivait  naturellement  l'hygiène 
qui  lui  était  le  plus  appropriée. 


ce 
'instinct,  et  ce  que  nous  savons  en  ce  qui 
concerne  les  soins  de  notre  conservation  est 
le  résultat  nécessaire  de  l'enseignement,  de 
l'expérience  et  de  la  réflexion. 

«  En  résumé,  l'hygiène  est  une  science 
expérimentale  et  pratique  dont  l'objet  est  de 
nous  éclairer  sur  nos  conditions  d'existence, 
et  son  étude  n'est  pas  seulement  une  néces- 
sité, mais  encore  un  devoir. 

«  Tout  homme  est,  en  effet,  responsable, 
à  certains  égards,  de  sa  santé  et  de  sa  vie, 
vis-à-vis  de  lui-même  et  de  la  société  dont  il 
est  membre,  et  responsable  aussi,  dans  cer- 
taines limites,  de  la  santé  et  de  la  vie  des 
êtres  dont  il  est  le  guide  et  le  protecteur  na 
turel.  »  (  Le  D'  Cruveiliiier.) 

LxVNGAGE;  forme-t-il  la  raison?  Voy.  Lan- 
gage §  VIL  —  Son  rôle  dans  l'humanité,  ibid. 
§  XV.  —  Langage  d'Adam  et  d'Eve,  ibid. 
§  XVllI;  comment  ils  ont  appris  à  parler. 
ibid.  —  Langage,  son  origine  d'après  les  sa- 
vants. Voy.  Langage  §  XX.  —  Langage  d'ac- 
tion. Voy.  note  V,  à  la  iln  du  volume;  com- 
ment il  décompose  la  pensée,  ibid.  —  Lan- 
gage, difficultés  contre  son  invention.  Voy. 
note  XII,  h  la  fin  du  volume.  —  A-t-il  une 


«  Objection  sans  fondement  et  sans  valeur,     origine  onomatopéique.  Voy.  note  XIII,  à  la 
car  elle  ne  prouve  nullement  que  cette  hy-      fin  du  volume. 


giène  prétendue  naturelle  n'a  pas  été  con- 
quise chez  tous  ces  peuples  par  les  elïorts  de 
]  intelligence  et  de  la  volonté,  et  conservée 
par  l'enseignement  et  la  tradition,  et  elle  ne 
prouve  pas  davantage  que  les  nombreuses 
et  misérables  peuplades  de  l'ancien  et  du 
nouveau  continent ,  que  les  Boschimans,  par 
exemple,  ou  les  habitants  de  la  Terre  de  Feu, 
dont  la  race  est  sur  le  point  de  disparaître  , 
suivent  l'hygiène  la  plus  conforme  aux  lois 
de  la  nature. 

«  Ce  qu'il  y  a  de  vrai  h  cet  égard,  c'est  que. 
tout  homme  participant  à  la  vie  sociale  re(;oit 
un  enseignement  pratique  relatif  aux  soins 
de  sa  conservation  ,  et  qu'il  n'y  a  pas  de  race 
ou  de  peuplade,  quelque  déshéritée,  quelque 
barbare  ou  sauvage  qu'on  la  suppose,  qui  ne 
possède  en  propre  un  certain  nombre  de  no- 
lions  propres  à  assurer  son  existence  et  qui 
ne  les  transmette  en  héritage  aux  générations 
qui  suivent. 

«  Ce  qu'il  y  a  de  vrai,  encore,  c'est  que 
l'homme,  dont  la  pensée  domine  la  nature, 


LANGUES,  leur  nature  organique.  Voy. 
Langage  §  XIll.  —  Leur  inégalité  entre  elles. 
ibid.  §  XIV.  —  Sont-elles  dans  un  rapport 
parfait  avec  le  mérite  relatif  des  races?  ibid. 

—  Filiation  des  langues.  Voy.  Langage  §  XVI. 

—  Ce  que  fut  la  langue  primitive,  ibid.  — 
Action  de  la  science  ,  du  peuple ,  du  temps  . 
ibid.  —  Phases  et  âges  des  langues,  ibid.  — 
Leur  filiation  et  leur  analogie.  Voy.  Langage 
§  XVII.  —  Formation  de.s  langues  suivant 
Condillac.  Voy.  not(î  V,  à  la  fin  du  volume. 

—  Langues  considérées  comme  autant  de 
Méthodes  analytiques.  Voy.  note  V,  à  la  (in 
du  volume.  —  Intluence  des  langues.  Voy. 
note  V,  à  la  fin  du  volume. 

LEBLANC  (.Me'»e).  Voy.  Homme  de  i.a  na- 
ture. 

LIMAÇON.  Voy.  Ouïe. 

LINGUISTIQUES  (théories)  de  Court-de- 
Gebelin,  de  De  Brosses,  etc.;  observations 
critiques.  Voy.  Langage  §  XVI. 

LUMIERE.  Voy.  Vue. 


o 


OBJECTIONS  contre  le  rôle  psychologique 
du  langage.  Voy.  Langage  §  III. 

OCULAIRE  (appareil).   Voy.YvE. 

ODORAT.  —  L'odorat  est  le  sens  oui  nous 
donne  la  notion  des  odeurs. 

Deux  théories  principales  ont  été  émises 
touchant  l'origine  et  la  nature  des  odeurs. 
Dans  l'une,  on  admet  qu'elles  sont  le  produit 
de  la  volatilisation  des  particules  matérielles, 


extrêmement  ténues,  qui  se  séparent  des 
corps  odoiants;  dans  1  autre,  on  suppose 
qu'elles  résultent  d'un  mouvement  vibratoire 
quia  lieu  dans  les  molécules  de  ces  detniers, 
et  se  transmet  à  un  éther  ambiant. 

Les  partisans  peu  nombreux  de  celle  der- 
nière théorie  rappellent  que  certaines  subs- 
tances, le  musc  et  l'ambre  gris  entre  autres, 
auraien'  excité  pendant  Jongues  années  des 


963 


ODO 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


ODO 


964 


impressions  olfactives,  souvent  dans  une 
sphère  irès-étendue,  sans  subir  aucune  dinii- 
nulion  de  poids  appréciable.  Mais  ne  se  pour- 
rait-il pas  que  de  pareilles  observations,  en 
les  supposant  rigoureusement  exactes ,  fus- 
sent propres  à  prouver  seulement  la  prodi- 
gieuse divisibilité  des  corps  odorants,  et 
l'imperfection  de  nos  moyens  pondérateurs? 
D'ailleurs  ne  sait-on  pas  que  cette  prétendue 
inaltérabilité  de  poids  est  loin  d'exister  pour 
bien  d'autres  substances  odorifôres ,  et  que 
les  nerfs  sont  des  instruments  bien  autre- 
ment sensibles  que  nos  balances?  Ajoutons 
que  l'hypothèse  d'un  mouvement  vibratoire 
ne  s'accorde  guère  ni  avec  le  transport  des 
odeurs  à  des  distances  souvent  énormes (27 5), 
ni  surtout  avec  certaines  conditions  de  la 
sensation  olfactive,  la  nécessité  d'un  courant 
d'air,  par  exemple,  pour  mettre  l'appareil  de 
l'olfaction  en  rapport  avec  son  excitant  na- 
turel. 

Divers  phénomènes  ont  été  cités  comme 
tendant  à  établir  que  les  odeurs  sont  dues  à 
des  particules  dégagées  de  la  substance  même 
des  corps  odorants.  Si,  à  l'exemple  de  Ber- 
Ihollet,  on  place  un  morceau  de  camphre 
dans  un  tube  barométrique  rempli  de  mer- 
cure, on  voit  bientôt  le  métal  descendre,  le 
camphre  diminuer  de  volume  à  mesure  que 
se  volatilisent  ses  raf)lécules  intégrantes,  et 
être  enfin  remplacé  par  un  odorant.  Bénédict 
Prévost  de  Genève  {Annales  de  Chimie, 
t.  XXI,  p.  254,  Paris  1797),  ayant  déposé  une 
subslance  odorante  concrète  sur  une  lame  de 
verre  mouillée  ou  sur  une  large  soucoupe  re- 
couverte d'une  mince  couche  d'eau,  a  vu  celle- 
ci  s'écarter  aus6itôt,de  manière  à  laisser  autour 
du  corps  un  espace  libre  de  plusieurs  pouces 
d'étendue.  Roniceux  [Mém.  de  l'Acad.  des  se, 
p.  449.  Paris  1756)  avait  déjà  observé  les 
mouvements  gyraloires  du  camphre  sur  l'eau  ; 
Volta  avait  constaté  des  ert'els  analogues  en 

Erojetant  sur  ce  liquide,  des  petits  corps  im- 
ibés  d'éther,  ou  des  parcelles  d'acides  ben- 
zoique  ou  succinique,  et  Brugnatelli  avait 
fait  la  même  remarque  en  se  servant  de  l'é- 
corce  de  plantes  aromatiques.  L'expérience 
réussit  également  avec  des  fragments  de 
dilfërentes  feuilles,  du  schinus  molle,  par 
exemple;  les  jets  d'huile  volatile  contenue 
dans  ces  fragments  leur  impriment  aussitôt 
des  mouvements  dus  à  la  résistance  opposée 
au  choc  par  l'eau.  C'est  à  l'aide  de  semblables 
observations,  et  aussi  en  supposant  que  l'a- 
gitation des  corps  odorants,  à  la  surface  de 
l'eau,  croît  en  raison  directe  de  leur  volatilité 

(275)  Il  peni  être  permis  de  refuser  sa  croyance 
aux  liisloriens  qui  racoulcul  que  des  vautours  fu- 
renl  allirés  d'Asie,  dans  les  champs  de  Pharsale 
(106  lieues),  par  l'odeur  des  cadavres  qui  s'y  Irou- 
vaienlenlasscs  après  la  bataille  du  niêine  nom.  Mais 
ou  ne  saurait  révo(iuer  eu  doute  plusieurs  récils  de 
voyageurs  dignes  de  loi.  AUîx.  de  liuudtoldi  {Rec, 
de  zool.  el  d'unat.  comp.,  m"  livre,  p.  75,  Paris, 
1807)  rapporte  (ju'au  Pérou  ,  à  (Juilo  el  dans  lu 
province  de  Popayan,  quand  on  veiU  prendre  des 
condors,  on  lue  nue  vache  ou  un  cheval,  ei  qu'eu 
peu  de  temps  l'odeur  de  l'animal  mon  attire  ces 
tt'seaux  en  grand  nombre,  bien  qu'anparavani  on 


et  de  l'intensité  de  leur  odeur,  que  B.  Prévost 
a  fondé  autrefois  son  [odoroscopie.  En  faisant 
la  part  des  exagérations  de  l'idée  ingénieuse 
de  Prévost,  toujours  est-il  que  les  précédents 
effets  doivent  être  rapportés  principalement, 
sinon  uniquement,  h  la  volatilisation,  prin- 
cipe absolu  de  toute  émanation  odorante. 

Rappelons  que  Boerhaave,  pour  expliquer 
l'odeur  dans  les  végétaux,  imagina  un  prin- 
cipe particulier,  impondérable  ,  et  par  con- 
séquent distinct  de  la  substance  même  du 
corps  odorant,  principe  qu'il  nomma  esprit 
recteur,  et  que  d'autres  désignèrent  sous  le 
nom  d'arôme.  Cette  hypothèse,  toute  gratuite 
qu'elle  était,  n'en  fut  pas  moins  adoptée  par 
beaucoup  de  chimistes,  jusqu'à  l'époque  où 
Fourcroy  [Mém.  sur  l'esprit  recteur  de  Boe- 
rhaave, Varôme  des  Chimistes  français,  etc., 
dans  Ann.  de  Chim.,  t.  XXXVI.  p.  232),  en 
démontrant  que  c'est  à  la  plus  ou  moins 
grande  volatilité  des  matériaux  immédiats 
des  végétaux  que  sont  dues  leurs  émanations 
odorantes,  vint  ramener  les  esprits  à  la  théo- 
rie généralement  admise  par  les  physiolo- 
gistes de  notre  époque. 

Quelle  que  soit  ,  du  reste ,  l'opinion  aue 
l'on  adopte  relativement  à  la  nature  aes 
odeurs,  qu'on  les  considère  comme  un  fluide 
immatériel,  comme  une  propriété  du  corps 
odorant  ,  ou  bien  qu'on  les  regarde  comme 
une  émanation  ou  des  particules  détachées 
de  la  propre  substance  de  ce  dernier,  on 
peut  toujours  aborder  d'aulres  questions  re- 
latives à  leur  étude. 

Diverses  influences  peuvent  modifier  singu- 
lièrement, soit  la  production  des  odeurs,  soit 
leur  transmission  dans  l'espace  : 

1°  Si,  dans  quelques  circonstances,  le  calo' 
rique  enlève  à  certains  corps  leur  odeur 
spéciale,  le  plus  ordinairement  l'action  de  ce 
fluide,  en  favorisant  la  volatilisation',  aide  à 
la  diffusion  des  effluves  odorants  dans  l'air  : 
sous  les  tropiques,  mille  plantes  laissent 
échapper  leurs  parfums  aux  premiers  rayons 
du  soleil  ou  au  souffle  des  brises  du  soir,  et 
l'on  sait  è  quelles  énormes  distances  se  com- 
munique l'atmosphère  embaumée  de  Ceyian, 
desPhilippinesou  des Moluques;  au  contraire, 
on  remarque  que  les  odeurs  végétales  et  ani- 
males sont  d'autant  plus  faibles  qu'elles  éma- 
nent d'animaux  et  de  plantes  vivant  dans  des 
contrées  plus  froides  (276). 

2°  La  lumière  paraît  exercer  une  certaine 
influence  sur  le  dégagement  des  odeurs  vé- 
gétales :  toutefois  il  existe  plusieurs  plantes 
qui  ne  développent  leur  parfum  que  pendant 

n'en  vît  point  dans  le  pays.  Valenlia  {Voy.  dans 
rindoustau,  trad.  angl.,  t.  I,  p.  549)  assure  qu'à 
neuT  lieues  de  dislance  des  côies  de  Ceyian,  le  vent 
apporte  déjà  un  parlum  délicieux.  L'auteur  de  la 
relation  du  prentier  voyage  des  Hollandais  aux 
Indes  orientales,  en  dit  autanl  de  l'île  de  Puguia- 
tan  [liée,  des  voy.  qui  ont  servi  à  l'établ.  de  la  comp. 
des  Indes  orient.,  l.  I,  p.  280;  et  t.  Il,  p.  256  el 
451,  Anisterdani,  1702),  etc. 

(276)  Cela  lient  aussi  peut-être  à  ce  qu'en  réalité 
ces  animaux  el  ces  plantes  sécrètent  ou  contien- 
nent moins  de  matières  volaliles  dans  leurs  tissuâ. 


9C5 


ODO 


PSYCHOLOGIE. 


ODO 


966 


l'obscurilé  de  la  nuit  ;  tellos  sonl  diverses 
espèces  de  géranium  et  d'epidendrum  ,  la 
plupart  des  plantes  de  la  famille  des  nyctagi- 
nées,  et  en  particulier  le  mirabilis  longiflora. 
i.  Senebier  a  reconnu  que  des  jonquilles  , 
qu'il  avait  fait  venir  dans  un  lieu  obscur, 
n'en  étaient  pas  moins  odoriférantes.  Stark, 
d'Edimbourg,  a  tenté  quelques  expériences 
dans  le  but  de  déterminer  les  différences  que 
présentent  les  substances  diversement  colo- 
rées ,  relativement  à  l'absorption  des  odeurs 
avec  lesquelles  elles  sont  mises  en  contact , 
et  il  est  arrivé  à  établir  que  l'intensité  d'ab- 
sorption est  décroissante,  suivant  les  couleurs 
dans  l'ordre  suivant  :  après  le  noir,  le  bleu 
est  la  couleur  qui  absorbe  le  plus  ;  viennent 
ensuite  le  vert ,  puis  le  rouge  ,  le  jaune  ,  et 
enfin  le  blanc  qui  n'absorbe  presque  rien. 
Ayant  reproduit  ces  expériences,  A.  Duméril 
(Des  odeurs,  de  leur  nature  et  de  leur  action 
physiologique.  Thèse  pour  le  doctorat  es  se. 
liât.,  p.  27  et  28.  Paris,  1843)  assure  avoir 
constaté  que  les  substances  lilanches  s'imprè- 
gnent d'abord  des  odeurs  tout  aussi  bien  que 
les  autres  substances  diversement  colorées  , 
mais  qu'elles  laissent  plus  promptement  éva- 
porer les  molécules  odoriférantes  dont  elles 
s'étaient  imprégnées.  «  Il  semblerait  donc, 
dit  cet  observateur,  que  les  corps  se  cora- 
poilent,  suivant  leur  coloration,  à  l'égard  des 
particules  volatilisées  des  substances  odo- 
rantes, comme  ils  le  font  à  l'égard  des  ondes 
lumineuses.  De  môme  que  ce  sont  les  corps 
blancs,  en  effet,  qui  réfléchissent  avec  le  plus 
d'intensité  les  rayons  lumineux  ,  et,  au  con- 
traire, les  substances  noires  qui  possèdent  le 
moins  cette  puissance  de  réflexion,  de  môme 
aussi  les  premiers  semblent  réfléchir  Irès- 
promptement  les  émanations  volatiles,  tandis 
que  les  secondes,  quoique  ne  s'en  emparant 
pas  avec  plus  d'énergie  ,  les  conservent  plus 
longtemps.  »  Cependant  il  m'est  arrivé  de 
conserver,  pendant  plusieurs  mois,  des  feuilles 
de  papier  blanc  primitivement  parfumées 
avec  du  musc  ,  et  qui,  au  bout  de  ce  temps, 
n'avaient  rien  perdu  de  leur  odeur.  11  est  pré- 
sumable  qu'ils  étaient  6/anc5  aussi  les  papiers 
dont  parle  Haller(£'/  m.  physiol.,l.\,  p.  157), 
qu'un  seul  grain  d'ambre  gris  avait  parfumés, 
et  qui  étaient  restés  très-odorants  après  qua- 
rante années. 

3°  On  suppose  que  Vélectricité  peut  favori- 
ser le  développement  des  émanations  odo- 
rantes, qu'elle  peut  aussi  le  suspendre  (277), 
et  que  rml  ne  saurait  assigner,  sous  ce  double 
rapport,  des  limites  à  la  puissance  de  cet 
agent  merveilleux  de  tant  de  décompositions 
et  de  recompositions;  mais  peut-être  l'élec- 
tricité ne  favorise-t-elle  le  dégagement  des 
odeurs  que  dans  les  cas  où,  en  décomposant 
des  combinaisons  chimiques  ,  elle  en   isole 

(Î77)  Libri  (Ann.  de  cliim.  et  de  phys.,  1827, 
l.  XXXVII,  p.  100)  dil  avoir  constaté  que  le  cam- 
phre, traversé  par  un  rouranl  éloclrique  coniiiiu, 
devienl  de  moins  en  moins  odonml,  puis  cosse  de 
rèire,  ei  le  redcvicnl  peu  à  peu  par  le  repos. 

(278)  Il  est  permis  de  supposer  que  la  facnllé 
d'être  odorant  est  aussi  commune  dans  les  corps 
de  la  nature  que  Celle  de  pouvoir  devenir  gazeu.x. 


des  principes  définis  capables  d'impression- 
ner l'organe  olfactif. 

4"  L'état  hygrométrique  de  l'almosphiro 
influe  sur  l'intensité  de  nos  sensations  ol- 
factives. Chacun  a  pu  observer  que,  dans  un 
jardin  couvert  de  fleurs,  en  aucun  moment 
du  jourl'airn'est plus  embaumé  que  le  matin, 
quand  la  rosée  s'évapore  sous  les  premiers 
rayons  du  soleil  :  c'est  qu'alors,  sans  doute, 
les  couches  d'air  qui  nous  entourent  contien- 
nent une  certaine  quantité  de  vapeur  à  l'état 
vésiculaire,  vapeur  qui,  en  se  déplaçant  |)eu, 
se  charge  en  plus  notable  proportion  des 
principes  volatils  des  plantes.  Au  contraire, 
une  humidité  trop  abondante  noie ,  pour 
ainsi  dire,  le  parfum  des  fleurs  :  aussi  celles 
que  l'on  cueille  pendant  la  pluie  sont-elles 
peu  odorantes.  11  est  certaines  plantes  qui 
n'acquièrent  de  l'odeur  que  par  la  dessicca- 
tion. 

L'air  atmosphérique  étant  pour  nous  le 
véhicule  ordinaire  des  corpuscules  odorants, 
ceux-ci  doivent  en  recevoir  toutes  les  impul- 
sions. S'il  est  tranquille,  l'odeur  est  d'autant 
plus  prononcée  que  la  substance  d'oii  elle 
s'exhale  est  plus  rapprochée;  s'il  est  agité,  la 
transmission  de  l'odeur  suit  le  courant  at- 
mosphérique ,  et  l'on  a  vu  qu'elle  peut  se 
faire  alors  à  des  distances  considérables. 

5"  Le  choc,  le  frottement,  le  froissement, 
quel  que  soit  le  véritable  mode  de  leur  ac- 
tion, qu'ils  dégagent  du  calorique  ,  de  l'élec- 
tricité ,  ou  qu'ils  se  bornent  à  détacher  des 
corps  de  fines  molécules,  ce  qui  semble  peu 
probable ,  sont  fréquemment  un  moyen  de 
faire  naître  des  odeurs  dans  des  substances 
qui ,  en  dehors  de  ces  circonstances ,  n'ont 
qu'une  action  médiocre  ou  môme  nulle  sur 
la  membrane  olfactive  (278).  Dajirès  Aldro- 
vandi  {Muséum  metallicum  in  lib.  quatuor 
distrib..  Bologne,  1648),  si  l'on  frappe  avec 
un  marteau  certaines  pierres  de  Mariem- 
bourg,  il  en  sort  une  odeur  de  musc.  Le  frot- 
tement développe  une  odeur  fétide  dans  di- 
vers marbres,  une  espèce  de  quartz,  etc.;  il 
rend  odorants  le  soufre,  les  résines,  le  silex 
et  beaucoup  de  métaux.  L'action  de  la  scie 
sur  les  os  en  fait  exhaler  un  odeur  spermati- 
que.  Quand  on  travaille  sur  le  tour  le  bois 
de  hêtre,  on  sent  le  parfum  de  la  rose.  Cer- 
taines feuilles  de  végétaux  ,  du  myrtus  com- 
munM,  du  gfcrantum,  etc.,  deviennent  plusodo- 
rantes  par  le  froissement;  tandis  qu'au  con- 
traire il  suffit  de  froisser  entre  les  doigts  une 
fleur  de  violette  ou  de  réséda  pour  lui  enle- 
ver son  odeur. 

6°  Sous  l'action  de  l'eau  ,  certaines  subs- 
tances ,  inodores  ou  à  peu  près  inodores  par 
elles-mêmes,  contractent  des  propriétés  odo- 
rantes :  tels  sont  les  sulfures  alcalins ,  l'ar- 
gile impure  et  la  calcédoine  pulvérisée ,  la 

Nous  ne  saurions  donc  rien  aflirmer  à  l'égard  do 
ceux  que  nous  qualifions  (rinodores,  sinon  que  nt>s 
organes  ne  sont  pas  assez  délicats  pour  en  saisir 
les  émanations.  Combien  de  ces  émanations  échap- 
pent à  l'imperfection  de  notre  odorat,  qui,  au  con- 
traire ,  impressionnent  vivement  d'autres  .ani 
maux  !  \ 


907  OEO  DICTIONNAIRE 

moutarde  noire  ,  les  amandes  amèrcs  ,  etc. 
Mais  ces  phénomènes  s'expliquent  toujours 
plus  ou  moins  bien  par  une  réaction  chi- 
mique amenant  le  dégagement  d'un  principe 
odorant  qui  d'abord  n'existait  pas  dans,  la 
substance. 

Sans  compter  toutes  les  odeurs  qui  nous 
échappent  et  pourtant  agissent  sur  d'autres 
animaux,  le  nombre  de  celles  qui  nous  im- 
pressionnent est  déjà  si  considérable  qu'on 
a  dû  songer  h  les  classer,  à  les  réunir  par 
groupes  formés  d'après  certains  caractères 
communs  propres  à  les  ditîérencicr  ;  toutes 
les  tentatives  qu'on  a  faites  h  cet  égard  ont 
été  également  infructueuses.  Une  seule  base 
conviendrait  à  une  pareille  classification,  la 
nature  môme  des  diverses  odeurs  ;  mais  les 
notions  relatives  à  cet  objet  sont  évidemment 
insuffisantes. 

Linné [Amœnitates  academiccCji Ail,  p.  182. 
1756)  rapporte  les  odeurs  à  sept  sections 
principales  :  1°  les  odeurs  aromatiques , 
odorcs  aromatici,  comme  celles  des  fleurs 
d'oeillet,  des  feuilles  de  laurier,  etc.;  '2"  les 
odeurs fragrantes.odores/roganfes; exemple  : 
le  lis,  le  safran,  le  jasmin,  etc.;  3°  les  odeurs 
ambrosiaques,  odures  ambrosiaci  :  ceWes  de 
l'ambre,  du  musc,  etc.,  sont  de  ce  nombre  ; 
4ies  odeursalliacées, odôres  ai/mcei, agréables 
pour  les  uns,  désagréables  pour  les  autres,  et 
plus  ou  moins  semblables  h  celle  que  l'ail 
exhale  :  assa  fœtida,  et  plusieurs  autres  sucs 
goramo  -  résineux;  5'  les  odeurs  fétides, 
odores  hircini ,  comme  celles  du  bouc  ,  du 
grand  satyrion,  orchis  hircina ,  de  la  valé- 
riane ,  etc.;  6°  les  odeurs  i<ipoussantes , 
vireuses,  odores  telri,  comme  celles  de  l'œil- 
let d'Inde  et  de  beaucoup  de  plantes  de  la 
famille  des  solanées  ;  7°  enfin  ,  les  odeurs 
nauséeuses,  odores  naiisei ,  comme  celles  de 
la  courge  ,  du  concombre  et  en  général  des 
cucurbilacées. 

Daller  {Elém.  physioL,  in-4  ,  t.  V,  p.  162. 
Lausanne,  1769),  tenant  compte  surtout  du 
genre  de  sensations  que  les  odeurs  produi- 
sent,  divise  celles-ci  en  agréables,  désa- 
gréables et  mixtes,  c'est-à-dire  indiÛ'érentes. 
Mais,  pour  empêcher  d'admettre  une  pareille 
base  de  classement,  il  suffit  de  rappeler  qu'on 
a  tous  les  jours  l'occasion  de  constater  qu'une 
odeur  qui  plaît  à  l'un  déplaît  beaucoup  à 

l'autre. 

Lorry  (^Observations  sur  les  parties  volatiles 
et  odorantes  des  médicaments  tirés  des  subs- 
lances  végétales  et  animales  [Hist.  et  Mém.  de 
la  Soc.  roy.  de  méd.,  in-i,  p.  306.  1785,  )  ad- 
mettant qu'un  certain  nombre  d'odeurs,  qu'il 
nomme  radicales  ,  sont  comme  la  base  d'un 
grand  nombre  d'autres,  en  établitcinq  classes, 
dans  chacune  desquelles  devait  toujours  se 
reconnaître,  suivant  lui,  l'odeur  primitive  et 
simple  ,  ou  du  moins  le  principe  odoriférant 
qui  lui  fournit  sa  dénomination.  Ces  cinq  clas- 
ses comprennent  les  odeurs  camphrées,  nar- 
cotiques, éthérées,  acides,  volatiles,  et  alcali- 
nes. Est-il  besoin  de  dire  qu'il  en  estun  grand 
nombre  qu'on  ne  saurait  rattacher  à  aucune 
de  ces  classes? 

Fourcroy  (Mém.  cit.  )  a  proposé  une  clas- 


DE  PHILOSOPHIE. 


ODO 


968 


sification  qu'il  a  essayé  de  fonder  sur  la 
nature  cliimir^ue  des  odeurs.  Il  divise  celles- 
ci  en  :  1°  extraclives  ou  mufiueuses  ;  2"  hui- 
leuses fugaces  ;  3"  liuileuses  volatiles  ;  4°  aro- 
mati(jucs  et  acides  ;  5°  hydro-sulfureuses. 
Celte  division,  qui  ne  s'applique  qu'aux  arô- 
mes végétaux  ,  est  évideniment  incomplète 
comme  toutes  les  autres,  puisqu'elle  laisse 
de  côté  les  odeurs  minérales  et  animales  , 
d'ailleurs  si  nombreuses  et  si  variées. 

On  a  prétendu  classer  les  odeurs  de  bien 
d'autres  manières  ;  mais  à  quoi  bon  môme 
les  rappeler,  quand  il  est  clairement  établi 
que,  dans  l'état  actuel  de  la  science  ,  les  élé- 
ments d'une  classification  rationnelle  nous 
échappent? 

Nul  doute  que,  par  l'intermédiaire  de  l'ol- 
faction, l'encéphale  ne  puisse  être  influencé 
très-directement,  et  que  les  effets  des  odeurs 
sur  l'économie  animale  ne  soient  extrême- 
ment variés.  (Consultez  le  savant  Traité  d'os- 
phrésiologic  de  H.  Cloquet,p.  79  et  suiv. 
Paris,  1831.) 

Toutefois  ,  il  importe  de  savoir  qu'on  a 
souvenlaltribué,à  l'action  spéciale  desellluves 
odorants  sur  l'organe  olfactif,  des  effets  qui 
sont  dus  en  réalité  à  une  tout  autre  cause. 
Par  exemple,  n'est-ce  pas  plutôt  en  stimu- 
lant surtout  les  ramifications  fournies  à  cet 
organe  par  le  trijumeau  ,  nerf  de  sensibilité 
générale,  que  l'inspiration  des  vapeurs  d'am- 
moniaque prévient  ou  arrête  une  syncope, 
puisque  le  même  phénomène  s'observe  chez 
les  individus  affectés  d'anosmie  ?  Dans  les  cas 
suivants,  cités  par  H.  Cloquet  {Ouv.  cit.),  qui 
oserait  affirmer  que  les  accidents  ont  dépendu 
d'une  action  directe  des  odeurs  sur  les  nerf» 
olfactifs  ou  le  système  nerveux  central ,  et 
non  d'un  empoisonnement  par  absorption 
pulmonaire  ?  Les  personnes  occupées  à  re- 
cueillir la  bétoine,  pendant  les  fortes  chaleurs 
de  l'été  ,  deviennent  ivres  et  chancelantes  , 
comme  après  un  excès  de  vin  ;  les  émanations 
delà  racine  d'hellébore  blanc  causent  à  ceux 
qui  l'arrachent  sans  précaution  de  violents 
vomissements;  des  hommes,  endormis  dans 
un  grenier  où  se  trouvaient  des  racines  de 
jusquiame  noir ,  se  réveillèrent  atteints  de 
céphalalgie  et  de  stupeur  ;  les  odeurs  éma- 
nées de  cadavres  en  putréfaction  ont  suffi 
pour  causer  la  mort  presque  instantanée  de 
ceux  qui  étaient  chargés  de  l'exhumation  ; 
en  1779,  une  femme  de  Londres,  ayant  ren- 
fermé dans  sa  chambre  à  coucher  un  grand 
nombre  de  lis  en  fieur,  fut  trouvée  morte 
dans  son  lit,  etc. 

Si  l'on  a  fréquemment  rapporté  à  l'odeur 
des  fieurs,  en  particulier,  des  accidents  dus 
à  l'acide  carbonique  qu'elles  dégagent ,  un 
grand  nombre  semblent  pourtant  être  occa- 
sionnés par  l'impression  olfactive  elle-même, 
qui  retentit  sur  les  centres  nerveux.  La  pré- 
sence de  quelques  fleurs  odoriférantes  dans 
de  vastes  appartements  suffit  pour  produire, 
chez  certaines  personnes,  des  céphalalgies, 
des  vertiges  ,  des  syncopes,  des  convulsions, 
des  vomissements,  un  étatde  somnolence, etc., 
l'odeur  du  musc  ou  de  l'ambre  gris  peut  oc- 
casionner des   effets  analogues ,   Schneider 


969 


ODO 


rSYCIIOLOGIE. 


ODO 


970 


{De  osse  cribr  .|p.  367),  a  connu  iincfemuie 
qui,  aimant  les  autres  odeurs,  se  trouvait  mal 
en  respirant  celle  des  fleurs  de  l'oranger  ;  une 
jeune  personne  devenait  a[)hone  lorsqu'on 
lui  mettait  sous  le  nez  un  bouquet  de  fleurs 


un  accroissement  considérable,  et  un  des 
cornets,  faisant  saillie  dans  la  narine,  pré- 
sente des  subdivisions  dichotomiques  fort 
nombreuses  ;  dispositions  qui  tendent  toutes, 
évidemment,  à  donner  à  la  membrane,  siégo 


odorRuies  [Journal  de  physique  pour  l'année     du  sens,  une  surface  plus  étendue.  Aussi  la 


1780);  une  parente  de  Scaliger  {  Excercit. 
142,  §  2)  tombait  en  syncope  en  flairart  un 
lis ,  et  pensait  qu'elle  succomberait  bientôt 
si  elle  s'obstinait  à  en  sentir  l'odeur.  Rob. 
Boyle  (  De  msign.  effic.  effluv.,  p.  54)  cite  un 
homme  fort  et  robuste  h  qui  l'odeur  du  café 
à  l'eau  donnait  des  nausées.  Orfila  et  H.  Clo- 
quât (  Ouv.  cité,  p.  82  )  parlent  de  personnes 
qui  ne  pouvaient  sentir  l'odeur  d'une  décoc- 
tion de  graine  de  lin  sans  éprouver  bientôt 
à  la  face  une  luméfaciion  suivie  de  syn- 
cope, etc.  Mais  à  quoi  bon  multiplier  les 
exemples  pour  des  etl'ets  qui  dépendent  de 


«agacité  olfactive  du  chien,  qui  le  met  sur  la 
trace  du  gibier  ou  lui  fait  retrouver  son  maître 
à  des  distances  prodigieuses,  est-elle  prover- 
biale. Les  chasseurs  savent  que,  pour  sur- 
prendre les  sangliers,  il  faut  se  placer  au- 
dessous  du  vent,  atin  de  dérober  à  leur  odorat 
des  émanations  qui  les  frappent  de  loin  et 
assez  vivement  pour  leur  faire  aussitôt  re- 
brousser chemin.  Dans  la  saison  du  rut,  les 
cerfs  sont  attirés  vers  leurs  femelles  de  dis- 
tances souvent  énormes,  sans  qu'on  puisse 
expliquer  ce  fait  autrement  que  par  l'appré- 
ciation d'émanations  animales  et  leur  dillu- 
l'idiosyncràsie  des  individus  ,  d'une  plus  ou     sion  dans  l'atmosphère.  Chacun  a  pu  observer 


moins  grande  susceptibilité  nerveuse,  souvent 
aussi  de  l'imagination  (*279)  ? 

La  nature,  en  multipliant  àl'infini  les  odeurs 
agréables,  nous  a  créé  une  source  abondante 
de  plaisir  et  de  sensations  voluptueuses  que 


(jue  certains  ruminants,  la  chèvre  entre  autres, 
refusent,  après  les  avoir  flairés,  des  aliments 
humectés  par  notre  salive,  etc.  Aussi  Bulfoii 
{Discours  sur  les  animaux,  édit.  de  Sonnini 
t.  XXI,  p.  295),  n'hésite   pas  à  avancer  que 


parfois  l'habitude  convertit  en  besoins  :  c'est     les  mammifères  quadrupèdes  l'emportent  de 


ainsi  qu'on  voit  les  créoles  qui  viennent  des 
Antilles  dans  la  mère  patrie,  ne  pouvoir 
renoncer  aux  enivrantes  émanations  de  l'air 
natal,  et  s'entourer  de  parfums  qui,  dans 
chaque  inspiration,  leur  apportent  une 
jouissance  ou  un  tendre  souvenir. 

Nous  avons  vu   que  l'air  est  le  véhicule 
ordinaire  des  odeurs,  qu'il  est  chargé  de  les 


beaucoup  sur  1  homme  pour  la  linesse  de 
l'odorat.  «  Ils  ont  ce  sens  si  parfait,  dit-il, 
qu'ils  sentent  de  plus  loin  qu'ils  ne  voient  ; 
non-seulement  ils  sentent  de  très-loin  les 
corps  présents  et  actuels,  mais  ils  en  sentent 
les  émanations  et  les  traces  longtemps  après 
qu'ils  sont  absents  et  passés.  Un  tel  sens  est 
un  organe  universel  de  sentiment  ;  c'est  un 


transporter  au  loin,  et  de  les  faire  arriver  œil  qui  voit  les  objets,  non-seulement  où  ils 

jusqu'à  l'organe  destiné  à  les  sentir  ;  aussi,  sont,  mais  môme  partout  où  ils  ont  été  .... 

chez   les   animaux  vertébrés  à    respiration  C'est  le  sens  jiar  lequel  l'animal  est  le  plus 

aérienne,  cet  organe  est-il  toujours  placé  de  tôt,  le  plus  souvent  et  le  plus  sûrement  averti  ; 

manière  h  en  recevoir  le  contact,  c'est-à-dire  par  lequel  il  agit,  il  se  détermine  ;  par  lequel 


sur  l'une  des  voies  que  l'air  traverse  pour  par- 
venir aux  poumons.  Une  membrane  très-vas- 
culaire  et  neri-euse,  molle,  spongieuse,  cou- 
verte d'un  épithélium  vibratile,  pourvue  de 
nombreuses  glandes  mucipares,  déployée 
dans  les  fosses  nasales  sur  des  lames  osseuses 
à  contours  plus  ou  moins  multipliés,  et  pro- 


il  reconnaît  ce  qui  est  convenable  ou  con- 
traire à  sa  nature.  »  Et,  en  effet,  l'instinct  des 
animaux,  que  personne  ne  dirige,  est  admi- 
rable sur  ce  dernier  point  :  la  vache,  le  mou- 
ton ou  la  chèvre,  ne  broutent  point,  dans  la 
prairie,  les  sommités  des  herbes  vénéneu- 
ses,  et  beaucoup  de  voyageurs    (Gumilla, 


jetée  dans  diverses  ampoules  ou  sinus  existant  Hist.'nat.  de  lôrénoquc,  t.  111,  p.  200  ;  — 

dans  l'épaisseur  des  os  du  crAne  et  de  la  face,  Kolbe,  Descrip.  du  cap  de  Bonne-Espérance  ; 

constitue  la  partie    essentielle  de  l'organe  —  LEVAiLLANT,Fo?/ag'em^/'r<5'Me,  etc.)  racon- 

olfactif.  lent  que,  jetés  dans  des  contrées  inconnues, 

L'étendue  de  la  précédente  membrane  est  ils  se  sont  bien  trouvés  de  l'usage  exclusif 

une  des  circonstances  qui  paraissent  le  plus  des  fruits  ou  des  plantes  dont  les  singes 


influer  sur  l'activité  du  sens  de  l'odorat. 
Sous  ce  rapport,  l'homme  est  loin  d'être  le 
plus  favorisé,  et  c'est  chez  les  ruminants, 
chez  quelques  pachydermes,  et  surtout  chez 
les  mammifères  carnivores,  que  la  membrane 
olfactive  atteint  son  plus  haut  degré  de  déve- 


faisaient  leur  nourriture  (280). 

Quant  à  l'odorat  des  cétacés,  tout  est  con- 
testé ;  car  ceux-ci  admettent,  et  ceux-là  nient 
l'existence  des  nerfs  olfactifs  dans  cet  ordre 
de  mammifères  ;  les  uns  supposent  que  les 
cétacés  odorent,  les  autres  leur  refusent  toute 


loppement.  Dans  le  chien,  par  exemple,  les     faculté  olfactive.  Si  Rudolphi  {Grundriss  der 
fosses  nasales,   les  sinus  frontaux  prennent     PhysioL,  i.  11,  p.  105),  appuyé  par  ïiede- 


(279)  Th.  Cape.Uini  rapporte  qu'une  dame  qui  ne 
pouvait,  (lisail-elle,  soulTrir  l'odeur  de  la  rose,  se 
trouva  mal  en  recevant  la  visite  d'une  de  ses  amies 
qui  en  avait  une,  et  iiourtanl  celte  fleur  n'élail 
qu'-rtriificielie.  (H.  Cloquet,  ouv.  cit.,  p.  80.) 

(280)  Nous  croyons  devoir  rapjieler  ici  que  Ja- 
cobson  a  découvert ,  dans  les  losses  nasales  des 
mammiières,  un  organe  singulier,  à  l'aide  duquel, 
suivant  cet  analomisle  ,  l'aniuial  exercerait  ce  sens 

DlCTlONN.    DE  PniLOSOPHIE.   I. 


si  délicat  qui  lui  révèle,  dans  les  subtiles  émana- 
tions du  corps,  des  qualités  utiles  ou  nuisibles. 
P.  Gratiolel  (77?èse  inaug.,  Paris,  22  aoùH845), 
qui  a  publié  d'iuiporianies  recbercbes  sur  Vorgatie 
de  Jacobson,  est  poné  à  croire  que  cet  organe  ne 
se  distingue  pas  d'avec  un  simple  cornet  nasal  ,  et 
que  les  sensations  qu'il  procure  renircnl  dans  la 
classe  des  sensations  olfactives. 


31 


971 


ODO 


DICTIONNAIRE  DE  PlUmSOPlIIE. 


ODO 


972 


iiianii  (Zcilschrift  fiir  Pln/sioL,  1. 11,  ]>.  2(51), 
(lil  ii'avctii'  i).'<s  rciu'diilré  la  première  [)aire 
dans  le  daupljin,  la  baleine  et  le  narval,  de 
iMainville  et  Jacobson  [Bidlet.  de  lu  Soc. 
philom.,  dôc.  1815),  Treviranus  {Biologie, 
t.  V,  pi.  iv)  aiïirment  l'avoir  trouvée  sur  le 
delphinus  phovœna,  et  de  plus  en  ont  donné 
des  dessins  ;  II.  Cloquel  {Osplirésiologic,  2' 
édit.,  p.  332  ;  Paris,  1821)  a  fait  la  môme 
observation  sur  \e  delphinus  globiceps  ;  enfin, 
(luvier  [Règne  animal,  t.  I,  p.  27G;  Paris, 
1817)  avance  que,  dans  les  cétacés,  le  nerf 
olfactif  existe  :  «  seulement  il  est  extrême- 
ment petit;  et  si  ces  animaux,  dit-il,  jouissent 
du  sens  de  l'odorat,  il  doit  être  fort  oblitéré.  » 
Cnrus  {Traité  élém.  d'anat.  comp.,  trad.  de 
Jourdan,  t.  I,  p.  435)  va  plus  loin  que  Cuvier, 
et  leur  refuse  positivement  l'odorat.  Néan- 
moins, pour  prouver  qu'ils  odorent,  on  a  cou- 
tume de  citer  l'expérience  du  vice-amiral  le 
Peley  (Buffon,  Ilist.des  cétacés,  p.  97,  édit. 
de  Sonnini),  qui  dit  qu'à  la  côte  de  Terre- 
Neuve  il  est  parvenu  plusieurs  fois  à  mettre 
en  fuite  les  baleines  qui  inquiétaient  ses 
pêcheurs,  en  faisant  jeter  à  la  mer  des  ma- 
tières putrides  :  en  admettant  la  réalité  d'un 
pareil  fait,  il  nous  semble  bien  difficile  de 
l'apprécier  h  sa  juste  valeur.  Ainsi,  d'un  côté, 
il  est  loin  d'être  certain  que  les  cétacés  man- 
quent de  nerfs  olfactifs,  et,  de  l'autre,  il  n'est 
las  démontré  qu'ils  odorent  ;  mais,  dût-on 
eur  accorder  un  sens  olfactif  rudimentaire, 
es  anatomistes  ne  sont  même  pas  d'accord 
sur  le  siège  de  ce  sens,  ([ui,  d'après  Rudolphi 
{Ouv.  cit.,  t.  II,  p.  106),  réside  dans  les  po- 
ches intérieures  des  évents  ;  qui,  selon  Cuvier 
{Lcç.  d'anat.  comp.  rédigées  par  M.  Duméril, 
t.  II,  p,  671),  se  trouve,  au  contraire,  dans 
une  espèce  de  grand  sac,  situé  profondé- 
ment entre  l'oreirie,  l'œil  et  le  crâne,  ouvert 
dans  la  trompe  d'Eustache,  et  se  prolongeant 
en  différents  sinus,  lesquels  ne  communi- 
quent point  avec  les  narines. 

Malgré  les  faits  surprenants  qu'on  a 
coutume  de  citer  sur  l'extrême  sensibilité 
olfactive  des  oiseaux  (  Voir  plus  haut,  note 
275),  beaucoup  de  physiologistes  admet- 
tent qu'elle  est  moindre  que  celle  de  la 
plupart  des  quadrupèdes,  et  spécialement 
des  carnassiers  ;  que  la  vue,  chez  les  oiseaux, 
étant  la  sensation  dominante,  produit  beau- 
coup des  elfets  qu'on  rapporte  trop  exclu- 
sivement à  l'odorat.  Pour  les  corbeaux,  en 
particulier,  suivant  Dugès  {Pliysiol.  comp., 
t.  I,  p.  152),  il  paraiX  indubitable  que  c'est 
la  vue  seule,-  et  une  défiance  naturelle,  mais 
non  pas  l'otleur  de  la  poudre,  qui  leur  font 
fuir  le  chassimr.  Scarpa  {Anat.  disguis,  de 
audilu  et  olfactu,  in-fol.,  p.  88)  a  signalé, 
dans  la  majorité  des  oiseaux,  le  volume  assez 
considérable  des  nerfs  olfactifs,  et  surtout 
l'ampleur  des  cavités  nasales,  quoique  d'ail- 
leurs leurs  cornets,  même  chez  ceux  dont 
l'odorat  est  le  plus  fin,  soient  loin  d'être  sub- 
divisés comme  chez  les  mammifères  carni- 
vores. Leurs  fosses  nasales  communiquent, 


au  niveau  du  cornet  supérieur,  avec  une 
poche  sous-orbitaire  qxii  fait  saillie  sous  lu 
peau  quand  l'air  la  distend,  et  qui  remplace 
les  sinus  crâniens  et  faciaux  des  mammifères  : 
on  sait  que  la  cloison  inler-nasale  est  per- 
forée chez  les  palmipèdes.  Du  reste,  le  môme 
observateur  a  reconrm  que,  dans  les  oiseaux, 
les  nerfs  olfactifs  varicml  beaucoup  de  volume. 
Ils  sont  grêles,  relativement,  dans  les  galli- 
nacés et  les  passereaux,  plus  forts  dans  les 
rapaces  et  les  palmipèdes,  mais  très-gros 
surtout  chez  les  échassiers.  11  importe  de 
noter  que  Scarpa  trouve  cette  graduation 
proportionnelle  à  celle  de  la  finesse  de  l'odo- 
rat. Voici,  sous  ce  rapport,  dans  quel  ordre 
ascendant  il  dispose  les  grands  groupes  de 
celte  classe  de  vertébrés  :  1"  les  gallinacés, 
que,  dans  d'ingénieuses  expériences,  il  n'a 
vus  être  rebutés  par  aucune  odeur  que  celle 
de  l'ammoniaque  liquide  ;  2°  les  passereaux, 
qui  refusent  les  ahments  imprégnés  de 
camphre,  d'assa  fœtida,  etc.  ;  3"  les  rapaces, 
ou  oiseaux  de  proie,  qui  craignent  la  plupart 
des  odeurs  que  nous  trouvons  suaves  et 
aromatiques  ;  4°  les  palmipèdes,  qui  mon- 
trent plus  de  susceptibilité  encore,  à  tel  point 
qu'un  canard  n'a  avalé  du  pain  parfumé  qu'a- 
l)rès  l'avoir  lavé  dans  un  étang  voisin  ; 
5°  enhn,  les  échassiers,  qui  paraissent  avoir 
une  sensibilité  olfactive  supérieure  à  celle  de 
tous  les  autres  oiseaux. 

Chez  les  reptiles,  à  l'exception  des  croco- 
diles, les  fosses  nasales  s'ouvrent  en  arrière, 
dans  la  bouche,  à  travers  la  voûte  palatine, 
et  par  conséquent  ne  se  prolongent  pas  autant 
que  chez  les  vertébrés  des  deux  classes  pré- 
cédentes :  les  cornets  sont  d'ailleurs  assez 
simples,  ou  môme  manquent  entièrement 
(281).  Toutefois  les  nerfs,  ou  plutôt  les  lobes 
olfactifs,  offrant  un  volume  considérable,  il 
est  supposable  que  les  reptiles  ont,  en  géné- 
ral, le  sens  de  l'odorat  fort  actif.  Les  ophi- 
diens, dit-on,  craignent  l'odeur  de  la  rue 
{ruta  graveolens),  et  certains  crotales  redou- 
tent singulièrement  celle  de  Varistolochia 
anguicida. {Journal  des  savants,  1"  mars  1666.) 
Scarpa  {Ouv.  cit.,  p.  80)  assure  que,  si  après 
avoir  manié  des  grenouilles  ou  des  crapauds 
f(;melles,  on  plonge  les  mains  dans  l'eau,  les 
mâles  s'empressent  d'accourir  de  loin  et  les 
embrassent  étroitement. 

Dans  les  poissons,  les  fosses  nasales  ne  com- 
muniquent pas  avec  l'arrière-bouche,  mais 
représentent  des  cavités  terminées  en  cul-de- 
sac.  La  membrane  pituitan-e  qui  les  tapisse, 
offre  un  grand  nombre  de  plis  disposés 
comme  des  rayons  autour  d'un  point  central, 
ou  rangés  parallèlement  comme  des  dents 
de  peigne  de  chaque  côté  d'une  bande  mé- 
diane. C'est  dans  ces  plis  que  s'épanouissent 
les  filets  venus  d'un  énorme  nerf,  ou  plutôt 
lobe  olfactif,  dont  le  volume  égale  celui  de 
l'hémisphère  cérébral,  et  parfois  même  le 
surpasse.  Les  organes  olfactifs  de  la  baudroie 
présentent  une  disposition  particulière  qui 
paraît  avoir  été  signalée,  pour  la  première 


(281)  Dans  le  proteua  auguinus,  les  fosses  nasales  prcsciitcnl  des    feuillets  membraneux  cl  une  pitui 
taire  plissée  ooniiiie  chez  les  poissjuï. 


973 


ODO 


PSYCHOLOGIE. 


ODO 


974 


fois,  par  Scarpo.  ^Ouv.  cit.)  Ils  consislouten  être  piésentLV'S  cuinmu  preuves  irrécusables 

deux  petites  coupes  cylindroides,  portées  sur  à  l'appui  de  celliî  opinion, 

un  assez  loUji"  pédicule  qui  s'implante  au  de-  Il  ne  nous  sullit  pas  de  savoir  que,  chez  les 

vant  de  la  tôte  ;  du  reste,  dans  leur  intérieur  vertébrés  h  respiration  aérienne,  la  (tituitaire. 

se  retrouvent  les  mêmes  feuillets  que  chez  déployée  dans  les  fosses  nasales  et  pourvue 

les  autres  poissons,  et  aussi  les  ramifications  de  deux  sortes  de  nerfs,  est  la  seule  mem 


de  la  même  paire  nerveuse. 

On  ne  peut  contester  aux  poissons  la  faculté 
de  percevoir  les  odeurs  (282),  malgré  le  milieu 
dans  leciuel  ils  vivent.  De  tous  temps,  les 
pécheurs  ont  observé  qu'on  les  attire  ou  les 
fait  fuir  avec  certaines  substances  odorantes, 


brane  de  leur  corp?  qui  soit  impressionnable 
aux  odeurs  ;  nous  devons  encore  chercher  à 
reconnaître:  1°  si  pareille  impressionnabilité 
existe  dans  toute  l'étendue  de  cette  mem- 
brane, ou  seulement  pour  quelques-uns  de 
ses  points  ;  2°  si  une  seule  espèce  des  nerfs 


et  l'on  ne  saurait  douter  que  ce  ne  soit  par  qui  pénètrent  dans  les  narines,  ou  bien  les 

l'odorat  que  le  requin  et  autres  squales  sont  deux,  sont  aptes  à  transmettre  les  impressions 

attirés,  souvent  en  foule,  autour  d'un  cadavre  olfactives  à  l'encéphale, 

jeté  à  la  mer.   Divers    voyageurs    racontent  Je  me  boinerai  à  rappeler  que  de  nom- 

que,  quand  des  blancs  et  dès  noirs  se  baignent  breux  faits,  empruntés  à  l'anatomie  palholo- 

ensemble  dans  des  lieux  fréquentés  par  les  gique,  à  l'anatomie  anormale  et  à  l'anatomie 

requins,  les  noirs,  dont  les  émanations  sont  comparée,  concourent  tous  à  établir,  de  la 

plus  actives  que  celles  des  blancs,  sont  plus  manière  la  plus  certaine,  que  ce  nerf  seul,  le 

spécialement  poursuivis  par  ces  animaux,  qui  nerf  olfactif,  sert  à  l'odorat,  que  nul  autre  ne 

ordinairement  les  choisissent  pour  leur  pre-  saurait  le  suppléer  ou  lui  servir  d'auxilaire 


mi^ere  proie. 

La  plupart  des  animaux  invertébrés  sem- 
blent être  pourvus  de  l'odorat,  et  môme  quel- 
ques espèces  se  distinguent  par  une  grande 
activité  de  ce  sens.  Quant  à  son  siège,  on  en 
est  réduit  à  faire  des  conjectures  plus  ou 
moins  vraiscudjlables. 

Le  principe  odorant  du  miel  attire  de  très- 
loin  les  guêpes,  les  mouches  et  les  fourmis  ; 
il  en  est  de  même  de  la  viande  pour  cer- 
taines mouches  qui  viennent  y  déposer  leurs 
œufs.  Souvent  des  pa[)illons  mâles  s'obstinent 
à  voltiger  autour  dune  boîte  fermée  dans 
laquelle  se  trouve  unede  leurs  femelles  qu'ils 
ne  peuvent  apercevoir  {Encyclop.,  édit.  de 
Xeuchûtel,  t.  XXill,  p^  412)  :  ce  fait  s'observe 
surtout  chez  un  petit  papillon  de  nuit,  bombtjx 
antiqua.  Les  écrevisses  sont  promptement 
attirées  autour  de  diverses  substances  odo- 
rantes qu'on  jette  dans  les  ruisseaux  qu'elles 
habitent.  D'après  les  observations  de  Swam- 
merdam  (Co//écf.acad.  dcZ>//'o7î,part.  élrang., 
t.  Y,  p.  64),  les  escargots  sortent  de  leur 
coquille  et  s'avancent  vers  les  herbes  fraîches 
qu'ils  odorent,  etc. 

De  Blaiuville  {Principes d'anat  comp.,  1. 1, 
p.  341)  place  dans  les  tentacules  anté- 
rieurs des  mollusques  gastéropodes,  les  orga- 
nes olfactifs  que  d'autres  anatomistes  font 
résider  à  la  marge  du  sac  pulmonaire.  Sui- 
vant Duméril  {Dissertation  sur  l'organe  de 
l'odorat  et  sur  son  existence  dans  les  insectes, 
dans  Magasin  encyclopéd.,  an  V,t.  Il,  p.  435), 
le  siège  du  sens  de  l'odorat,  chez  les  insectes, 
existe   au  niveau  des  stigmates  ou  petites 


Les  dissections  les  plus  attentives  démon- 
trent que  le  nerf  olfactif  n'envoie  ses  lllets 
qu'à  la  portion  de  la  pituitaire  qui  revêt  la 
voûte  des  fosses  nasales  au  niveau  de  la  lame 
criblée,  la  surface  supérieure  de  la  cloison, 
le  cornet  sujiéricuret  le  cornet  moyen  avec 
le  méat  qui  existe  entre  eux.  Or,  il  est  facile 
d'instituer  des  ex[)ériences  propres  à  prou- 
ver que  ci^s  points  des  fosses  nasales  sont 
justement  ceux  qui,  à  l'exclusion  des  autres, 
jouissent  de  la  faculté  d'être  impressionnés 
par  les  odeurs.  Faites  pénétrer  h  une  certaine 
})rofondeur,  dans  l'une  de  vos  narines,  un 
tube  de  verre  que  vous  tiendrez  horizontale- 
ment au-dessus  d'une  substance  odorante, 
puis,  la  bouche  et  l'autre  narine  étant  closes, 
aspirez  ;  l'olfaction  sera  nulle,  à  moins  qu'il 
ne  s'agisse  d'une  odeur  très-pénétrante  et 
très  expansible  :  rendez,  au  contraire,  la 
direction  du  tube  verticale,  et  la  sensation 
sera  vive,  parce  cjuc  l'air  odorant  ira  impres- 
sionner la  j)roportion  supérieure  delà  pitui- 
taire oiî  s'épannouissent  les  nerfs  olfactifs. 
Là,  par  consé(iuent,  se  trouvent  en  effet  les 
seuls  points  de  cette  membi-ane,  pourvus  de 
sensibilité  spéciale,  tandis  que  tous  les  autres, 
qui  reçoivent  des  filets  du  trijumeau,  ne 
jouissent  que  de  la  sensibilité  générale  ou 
commune. 

Maintenant  il  importe  de  faire  connaîti'e 
le  mécanisme  de  l'odorat,  les  conditions  né- 
cessaires à  l'exercice  de  ce  sens,  et  le  rôle 
des  diverses  parties  de  l'appareil  olfactif, 
chez  les  vertébrés  à  respiration  aérienne. 

Le  mécanisme  de  l'odorat  est  fort  sinqile 


ouvertures  extérieures  des  conduits  aériens;  il  faut  seulement  que  le  mucus  nasal  s'im- 

tandis  que,  d'après  d'autres  physiologistes,  prègne  des  jjarticules  odorantes  disséminées 

et  Dugès  {PhysioL  eomp.,l.  1,  p.  160)  en  par-  dans  l'air  qui  traverse  les  fosses  nasales,  et 

ticulier,  il  se  trouverait  dans  les  antennes,  que  ces  particules   soient  ainsi  arrêtées  sur 

Du  reste,  les  expériences  de  ce  dernier,  ainsi  la  portion  de  membrane  pituitaire  qui  reçoit 

qu'il  l'avoue  lui-môme,  sont  loin  de  pouvoir  les  filets  des  nerfs  olfactifs. 


(282)  Siiivaiii  Dumcril  {Mém.  sur  fodoral  des 
pjissuîis,  d:ins  Mag.  eticyclvp.,  l.  V,  1807),  l'organe 
de  l'oir.iclion  n'exisierail  point  chez  les  poissons, 
<*l  sérail  iransloi mé  en  une  iorte  d'organe  de  goùl. 
.Mais  évideiuineni  ce  qu'il  y  a  d'ebseiiliel  dans  la 


sensation  olfactive  ne  lient  pas  à  la  nature  gazeuse 
lie  la  matière  odorante,  mais  à  la  sensibiliii  UMiie 
spéciale  du  nerl  olfaclil,  à  la  diflérence  (jui  exisio 
entre  celle  scnsibililé  cl  celle  des  autres  iicils  seii« 
soiiaux. 


975 


ODO 


DICTIONNAIRE  DE  PIIILOSOniIE. 


ODO 


Ô76 


L'ins[)iralion  jjc  l'air  odorant,  son  passage 
h  travers  les  fosses  nasales,  et  son  ascension 
vers  leur  partie  supérieure,  la  sécrétion  nor- 
male de  la  pituitaire,  sont  donc  les  conditions 
fondamentales  de  toute  impression  olfactive. 
Aussi,  d'ai)rèsles  expérien.ces  déjà  anciennes 
de  Lower  [Transact.  philos.  n''29),  admises 
])ar  Cl.  Perrault  {Kssais  de  physique,  t.  III, 
j).  341,  r"  part.,  chap.  3  ;  Amsterdam,  1727), 
les  animaux  dontla  trachée-artère  est  coupée, 
et  qui  ne  respirent  plus  par  les  narines, 
cessent-ils  d'être  impressionnés  par  les  odeurs 
(283)  ;  aussi  encore,  chez  l'homme,  la  destruc- 
lion  du  nez,  organe  qui  sert  à  diriger  les 
effluves  odorants  vers  la  voûte  nasale,  en- 
traîne-t-elle  l'anosmie,  d'après  liéclard  (P. 
IJérard,  Jiec.  cit.,  p.  9,  a  vu,  dit-il,  deux 
exce[)lions  à  cette  règle);  aussi,  enfin,  toute 
iutluence  morbide  qui  modifie  la  sécrétion 
de  la  muqueuse  sensoriale  réagit-elle  d'une 
manière  fâcheuse  sur  la  fonction  olfac- 
tive. 

L'olfaction  peut  s'exercer  d'une  manière 
passive  et  involontaire,  comme  dans  les  cas 
où  les  mouvements  ordinaires  de  la  respira- 
tion entraînent,  sans  que  nous  l'ayons  re- 
cherché, des  molécules  odorantes  vers  les 
narines.  Elle  peut  aussi  être  volontaire, 
comme  dans  l'action  de  flairer. 

Dans  ce  dernier  mode  d'olfaction,  auquel 
on  a  recours  pour  rendre  la  sensation  plus 
vive,  en  fermant  d'abord  la  bouche,  tantôt 
on  exécute  une  inspiration  longue  et  sou- 
tenue, tantôt  on  fait  une  série  d'inspira- 
tions brèves  et  fréquentes  :  alors,  d'après 
Ch.  Bell  {Expos,  du  syst.  nat.  des  nerfs,  Xràd. 
de  Genest,  p.  160  et  suiv.  Paris,  1825)  et 
Didây  [Mém.  sur  les  appareils  musculaires 
annexés  aux  organes  des  sens,  dans  Gaz.  méd. 
de  Paris),  \e  petit  appareil  musculaire  qui 
borde  l'orifice  antérieur  des  narines,  et  qui 
est  anime,  par  le  nerf  facial,  intervient  elii- 
cacement  pour  resserrer  cet  oritice  et  le  mieux 
diriger  en  bas,  dans  le  double  but  d'aug- 
menter la  rapidité  du  courant  d'air  et  de  le 
diriger  vers  la  partie  supérieure  des  fosses 
nasales,  siège  du  sens  de  l'odorat.  Il  est 
d'ailleurs  évident  que,  dans  l'action  de  flairer, 
.a  volonté  ne  met  en  jeu  que  les  organes  res- 
piratoires, afin  d'accroître  indirectement  l'in- 
tensité de  la  sensation,  mais  quelle  ne  peut 
agir  sur  l'organe  sensorial  lui-même. 

Il  est  des  circonstances  dans  lesquelles,  au 
contraire,  nous  avons  intérêt  à  amoindrir  nos 
sensations  olfactives,  et  alors  les  choses  se 
passent  tout  autrement.  Si  nous  nous  obser- 
vons attentivement  au  moment  où  une  odeur 
désagréable  vient  de  nous  impressionner, 
nous  constatons  qu'une  forte  expiration 
s'effectue  d'abord,  dans  le  but  d'expulser 
l'air  odorant,  puisque  l'inspiration,  au  lieu 
de  se  faire  par  les  narines,  a  lieu  instinctive- 
ment par  la  bouche  :  le  voile  du  palais  s'élève 
pour  devenir  horizontal,  tend  à  fermer  en 
arrière  les  orifices  des  narines,  empêche  la 
circulation  de  l'air  dans  leur  intérieur,  et, 


par  conséquent,  prévient  ainsi  le  retour  do 
nouvelles  impressions  pénibles  sur  la  mem- 
brane olfactive.  C'est  en  se  basant  sur  ces 
observations  et  sur  une  analogie  dans  le  mode 
de  répartition  nerveuse  que  M.  Longet  a  été 
amené  autrefois  à  faire  un  rapprochement 
physiologique  entre  l'iris  et  le  voile  du  palais, 
c'est-à-dire  à  voir  dans  ce  dernier  un  moyen 
j)ropre  à  nous  défendre  contre  l'action 
d'odeurs  désagréables,  ainsi  que  l'iris,  en 
resserrant  son  ouverture,  nous  protège  contro 
une  lumière  trop  intense. 

Une  question  offrant  quelque  intérêt  est 
celle  de  savoir  si  l'on  peut  ou  non  percevoir 
les  odeurs  qui  arrivent  avec  l'air  expiré, 
d'arrière  en  avant,  dans  les  fosses  nasales. 
Haller  {Ele'm.  physiol.,  t.  V,  p.  173)  n'hésite 
point  à  résoudre  cette  question  par  la  néga- 
tive, et  il  rappelle  que  son  opinion  est  con- 
forme à  celle  de  Galien.  Cl.  Perrault  {Méca- 
nique des  animaux,  t.  HI,  p.  341,  i"  partie, 
chap.  3,  des  OEuv.  de  phys.  et  de  mécanique  ; 
Amsterdam,  1727)  pense,  au  contraire,  que 
«  le  mouvement  et  l'impulsion  que  l'air  a 
dans  la  respiration  servent  aussi  à  porter  les 
odeurs  sur  l'organe  de  l'odorat,  et  que  cette 
impulsion  se  fait  par  les  narines  ou  par  l'ou- 
verture qui  est  au  palais  ;  »  puis  il  rappelle 
que  certains  animaux,  comme  le  cormoran 
(oiseau  de  l'ordre  des  palmipèdes),  ne  peu- 
vent recevoir  les  ordeurs  que  par  cette  der- 
nière ouverture ,  attendu  qu'ils  ont  les 
narines  imperforées  en  avant 

De  nos  jours,  P.  Bérard  (Art.  Olfaction 
du  Dict.  de  méd.  en  30  vol.,  t.  XXII,  p.  7  ; 
Paris,  1840)  a  adopté  le  sentiment  de  Galien 
et  de  Haller,  en  se  fondant  sur  ces  faits  que 
les  phthisiques  ne  perçoivent  pas  l'odeur  de 
l'air  venu  des  cavernes  de  leur  poumon,  et 
que  l'air  expiré  se  charge  de  l'odeur  de 
lalcool,  de  l'ail,  de  diverses  autres  substances 
volatiles,  sans  qu'il  en  résulte  aucune  impres- 
sion sur  la  membrane  pituitaire.  Mais  Debrou 
{Thèse  inaug.,  p.  29  ;  Paris,  31  août  1841) 
a  cru  devoir  se  ranger  à  l'opinion  de  PerrauU. 
«  On  ne  voit  pas,  dit  cet  observateur,  pour- 
quoi un  air  odorant,  venu  de  la  poitrine  ou 
de  l'estomac,  ne  ferait  pas  impression  sur 
les  nerfs  olfactifs.  Peut-être  l'impression 
sera-t-elle  moins  facile  alors,  parce  que  le 
chapiteau  nasal,  avec  sa  voûte,  ses  muscles 
et  son  ouverture  inférieure,  contribue  à  la 
perfection  de  l'odorat  en  dirigeant  les  vapeurs 
odorantes  vers  la  partie  supérieure  du  nez, 
là  où  sont  les  ramifications  du  nerf  ;  mais 
enfin  il  suffit  que  de  l'air  chargé  d'odeurs 
arrive  sur  le  nerf  olfactif  pour  que  l'impres- 
sion sensorielle  ait  lieu  :  rien  n'élant  modifié 
au  nerf,  ni  à  la  matière  odorante,  une  modi- 
fication de  courant  peut  seulement  rendre 
le  sens  moins  parfait,  non  l'annuler.  Si  un 
phthisique,  un  individu  qui  a  bu  de  lalcool 
ou  mangé  de  l'ail,  ne  sentent  pas  des  odeurs 
qu'ils  portent  en  eux,  bien  que  ces  odeurs 
soient  senties  par  les  assistants,  cela  doit 
s'expliquer  par  la   durée  de   l'impression, 


(285)  P.  bérard  a  conslalé  l'abolition  de  l'odoral 
sur  un  lioniuie  qui  s'élait  complélemcnl  divise  la 


iraoliée  avec  un  rasoir.  (Dicl.  de  méd.,  on  Réperl. 
çjéuér.  des  se.  méd.,  2*  édil.,  l.  XXII,  p.  tJ.) 


977 


ODO 
on  le  sait,  diminue 


durée  qui,  on  le  sait,  dimniue  la  perception 
et  la  rend  inapercevable.  »  Puis,  à  l'appui 
de  sa  manière  de  voir,  Debrou  cile  l'expé- 
rience suivante  :  ayant  fait  choix  d'une  subs- 
tance odorante  qui  ne  pût  impressionner  le 
goût  (eau  aflaiblie  de  tleurs  d'oranger),  il  a 
avalé  une  gorgée  de  ce  liquide,  et  aussitôt, 
expirant  par  les  narines,  il  en  a  perçu  mani- 
festement l'odeur.  Si,  au  moment  d'expirer, 
on  se  pince  les  narines,  la  sensation  est 
encore  [)lus  vive  dès  iinstant  où  on  les  ouvre, 
parce  que  la  vapeur  odorante  s'est  accumulée 
en  haut,  et  qu'on  établit  de  la  sorte  un 
courant  artificiel,  semblable  à  celui  que  nous 
produisons  en  tlairant. 

«  Je  suis  de  ceux  qui  pensent  que  les  par- 
ticules odorantes,  chassées  avec  l'air  expiré, 
peuvent  agir  sur  la  mu(iueuse  olfactive,  mais 
que  la  persistance  de  l'impression  peut  linir 
par  rendre  celle-ci  inappréciable.  Récem- 
ment, le  docteur  Louis  et  moi  avons  donné 
des  soins  à  un  malade  alfecté  de  cancer  de 
l'estomac,  et  qui,  avant  de  succomber,  eut 
des  vomissements  d'une  fétidité  extraordi- 
naire :  ceux-ci  fui;ent  annoncés,  huit  jours 
seulement  à  l'avance,  par  des  rapports  exha- 
lant la  môme  odeur  f[u'on  retrouva  plus  tard 
dans  les  matières  vomies.  D'abord  le  malade, 
qui  le  plus  souvent  fermait  la  bouche  pour 
expirer  par  le  nez  les  gaz  venus  de  l'estomac, 
sentait,  disait-il,  une  odeur  infecte  à  chaque 
expiration  ;  puis  peu  à  peu  les  rapports 
devenant  plus  fréquents,  l'impression  fut 
moins  pénible,  et  elle  avait  déjà  disparu 
quand  les  vomissements  survinrent.  J'ai  fait 
des  remarques  analogues ,  relativement  à 
l'action  de  l'air  expiré  sur  la  pituitaire,  chez 
une  femme  âgée,  atteinte  de  gangrène   du 

f)Oumon  droit.  Dupuytren  ayant  injecté  un 
iquide  odorant  dans  les  veines  d'un  chien, 
vit  cet  animal  ouvrir  ses  nasaux,  élever  la 
tôte,  et  se  [)romener  comme  pour  chercher, 
au  dehors  de  lui,  la  cause  de  l'odeur  (jui 
l'impressionnait,  (Osp/iresto/oj/te,  par  H.  Clo- 
quet,  2'  édil.,  p.  370;  Paris,  1821.)  11  est 
vrai  que,  pour  ce  dernier  cas,  on  pourrait 
objecter  que  la  sensation  ne  s'est  produite 
qu'après  que  l'animal,  en  inspirant,  a  eu 
attiré  vers  ses  narines  les  particules  odorantes 
chassées  d'abord  par  l'expiration.  Mais  pour- 
quoi aller  chercher  de  semblables  exemples? 
Tous  les  jours,  quand  nous  avalons  des  subs- 
tances capables  d'agir  à  la  fois  sur  le  goût 
et  sur  l'odorat,  ne  percevons-nous  pas  des 
impressions  olfactives,  surtout  en  expirant 
par  le  nez,  impressions  qui  cessent  d'avoir 
lieu  lorsque,  pinçant  cet  organe  entre  les 


e    courant   d'air 
leurs,  pour  bien 


PSYCnOLOGlE.  ODO  978 

qui  semblaient  le  plus  influer  sur  l'activité 
(lu  sens  de  l'odorat,  et  nous  avons  vu  qu'en 
etl'et  les  contours  des  cornets  étaient  géné- 
ralement d'autant  plus  multipliés,  et  les  sinus 
communiquant  avec  les  fosses  nasales,  d'au- 
tant plus  vastes,  que  les  animaux  avaient  ce 
sens  plus  tin  et  plus  développé.  Mais  il  reste 
à  liéierminer  comment  ces  cornets  et  ces 
sinus  peuvent  concourir  à  l'olfaction.  Or,  on 
ne  trouve  que  des  opinions  dissidentes  à 
cet  égard  :  les  uns  croient  que  les  lames  des 
cornets  servent  h  retenir  les  émanations 
odorantes  dans  les  fosses  nasales  ;  les  autres 
supposent  ([u'elles  forment  des  conduits 
propres  à  diriger  l'air  odorant  vers  les  em- 
bouchures des  sinus.  Quant  à  ces  dernières 
cavités,  on  en  a  fait  le  siège  même  du  sens 
olfactif,  ou  bien  des  réservoirs  dans  lesquels 
les  odeurs  doivent  séjourner,  ou  encore  la 
source  d'un  liquide  qui  vient  sans  cesse 
humecter  les  méats,  et  qui  donne  à  la  pitui- 
taire l'humidité  indispensable  à  sa  fonction 
sensoriale.  Suivant  Blumenbach  {Instic. 
physioL,  p.  103  ;  1798),  qui  a  émis  celte 
dernière  0[)inion,  les  orifices  des  sinus  sont 
dirigés  de  telle  manière  que,,  dans  les  diffé- 
rentes positions  de  la  tète,  le  lluide  sécrété 
peut  toujours  s'écouler  des  uns  ou  des  autres 
dans  les  narines. 

Pour  démontrer  que  le  sens  de  l'odorat 
ne  réside  point  dans  les  sinus,  on  a  d'abord 
rappelé  que  la  membrane  qui  les  ta])isse  ne 
reçoit  aucun  lilet  du  nerf  évidennueiit  destiné 
à  transu)ettre  les  impressions  olfactives  ;  puis 
on  a  cité  diverses  exi)ériences  faites  sur 
l'homme  lui-môme  :  Deschanqjs  {Des  mala- 
dies des  fosses  nasales  et  de  leurs  sinus^ 
p.  G2  et  suiv.;  Paris,  1833),  chez  un  individu 
dont  le  siims  frontal  conununiquait  avec 
l'extérieur,  a  poussé  de  l'air satuié  de  vapeurs 
de  camphre  dans  celte  cavité,  dont  il  avait 
d'abord  inttircepté  la  communication  avec 
les  fosses  nasales,  et  le  malade  ne  perçut 
aucune  odeur.  Uicherand  [lUém.  de  phijsiol., 
t.  II,  p.  272  ;  lU^-  édil.;  Paris,  1833)  a  vu  des 
injections  odorantes ,  faites  dans  l'antre 
d'IIygmore  par  une  fistule  au  bord  alvéolaire, 
ne  produire  aucune  sensation  olfactive. 

D'après  P.  Hérard  (Art.  Olfaction,  dans 
Rec.  cit.,  p.  11),  l'usage  des  sinus  serait  de 
faire  pénétrer  l'air  charge  des  émanations 
odorantes  dans  toutes  les  anfractuosités  des 
fosses  nasales.  Lorsqu'une  odeur  nous  revient 
après  que  nous  avons  cessé  de  la  respirer, 
cela  tient  vraisemblablement  à  ce  qu'il  s'était 
introduit  dans  les  sinus  des  molécules  odo- 
rantes qui  s'en  échappent  plus  tard. 

Quant  au  nez,  il  paraît  destiné  à  diriger 
l'air,  chargé  d'odeurs,  vers  la  partie  supé- 
rieure des  fosses  nasales,  où  s'accomplit 
l'impression.  On  prétend  que,  chez  ceux  qui 
ont  le  nez  épaté,  les  narines  petites  et  trop 


doigts ,  nous  empêchons 
d'arrière  en  avant  ?  Si  d'ai 
des  substances,  la  sensation  parait  alors 
différer  de  celle  qui  est  produite  dans  l'inspi- 
ration, cela  peut  tenir  à  ce  que  l'intensité 
de  l'impression  n'est  pas  la  môme  dans  les 
deux  cas.  Je  reviendrai  plus  loin  sur  ces 
faits  en  parlant  de  la  liaison  du  goût  avec 

l'odorat. »(LoNGET,  Traite  de  physiologie,  l.U,     l'anosmie,  il  laquelle  on  remédie,  jusqu'à  un 

p.  160.)  certain  point,  par  l'adaptation  d'un  nez  arti- 

Nous  avons  dit  que  l'étendue  de  la  mem-     ficiel.  En  tamisant  l'air,  les  petits  poils  ou 

br«ne  pituitaire  était  une  des  circonstances     vibrisses  qui  se  trouvent  à  l'orilice  antérieur 


dirigées  en  avant,  l'olfaction  est  presque 
nulle.  La  privation  de  cet  organe,  par  mala- 
dies ou  par  accidents,  entraîne  ordinairement 

i> ,-„'.     \   I M.    ,...  A.i:^     4...,^.,'>.  ,,.. 


•m  ODO  DÎCTIONNAIUE 

Jos  narines  peuvent  y  prévenir  l'inlroduclion 
Je  corpuscules  étrangers,  et  servir  ainsi  à  la 
protection  de  la  membrane  pituilaire. 

Les  xisagcs  de  l'oilorat,  relativement  à  Ja 
conservation  de  l'individu,  sont  des  plus 
importants.  Ce  sens  }j;ardc  l'entrée  des  voies 
respiratoires,  explore  les  gaz  h  leur  passage 
par  les  narines,  et  nous  révèle  les  qualités 
nuisibles  de  l'air.!!  est  aussi  le  premier  explo- 
rateur (les  aliujenls  nouveaux  ;  souvent  la 
seule  odeur  qu'ils  exhalent,  au  moment  où 
on  les  porte  à  la  bouche,  suffit  pour  les  faire 
rejeter  ou  admettre.  Du  reste,  sous  le  double 
rapport  dont  il  s'agit,  les  indications  fournies 
par  l'odorat  sont  loin  d'être  aussi  parfaites 
pour  l'homme  que  pour  la  plupart  des  ani- 
maux :  chez  celui-ci,  elles  sont  trop  souvent 
trompeuses  ou  au  moins  insuffisantes,  en  ne 
lui  décelant  pas  dans  l'air  les  gaz  dont  la 
respiration  est  dangereuse,  ou  bien  en  lui 
faisant  trouver  une  odeur  peu  agréable  à  un 
bon  aliment,  et  une  odeur  agréable  à  de 
certains  poisons  ;  pour  les  animaux,  au  con- 
traire, nous  avons  déjà  eu  occasion  de  citer 
divers  exemples  qui  prouvent  avec  quelle 
étonnante  sûreté  l'odorat  les  guide  k  la  ibis 
dans  la  recherche  et  le  choix  de  leur  nourri- 
ture. L'odeur  d'un  aliment  qui  plaît  provoque 
la  salivation  et  fait  naître  l'appétit  ;  mais, 
(|uand  celui-ci  est  satisfait,  la  môme  odeur 
n'excite  plus  guère  qu'un  sentiment  de 
dégoût  :  cette  dernière  impression  est  une 
sentinelle  vigilante  que  la  nature  semble  avoir 
])réposéc  à  l'entrée  des  organes  digestifs  pour 
mettre  un  terme  à  la  gloutonnerie,  et  il  est 
parfois  dangereux,  et  toujours  imprudent,  de 
désobéir  à  sa  voix.  (Gr.r.DY,  Physiol.  philos, 
des  sensations,  etc.,  p.  77.) 

Comparé  à  la  vue,  au  tact  et  à  l'ouïe,  ces 
trois  sources  abondantes  de  nos  sensations 
et  de  nos  idées,  l'odorat  apprend  peu  à  l'in- 
telligence. Il  fournit  néanmoins  au  botaniste, 
au  minéralogiste,  au  chimiste,  etc.,  des  no- 
tions utiles  [lour  leur  faire  reconnaître  les 
diirérences  des  corps.  Mais  l'odorat  procure 
un  plus  grand  nombre  de  connaissances  aux 
animaux  qu'à  l'homme,  et,  d'après  Buffon^ 
(Disc,  sur  les  animaux  ;  éd\i.  de  Sonnini," 
t.  XXI,  p.  295;  Paris,  an  VIII).  «  ce  sens 
admirable  seul  pourrait  leur  tenir  lieu  de 
tous  les  autres  sens.  Chez  eux,  dit-il 
(et  je  reproduis  volontiers  ses  paroles  que 
j'ai  déjà  citées),  l'odorat  est  un  organe  uni- 
versel de  sentiment  ;  c'est  un  œil  qui  voit 
les  objets,  non-seulement  oij  ils  sont,  mais 
partout  où  ils  ont  été...  C'est  le  sens  par 
lequel  l'animal  est  le  plus  tôt,  le  plus  souvent 
et  le  plus  sûrement  averti,  par  lequel  il  agit, 
il  se  détermine  ;  par  lequel  il  reconnaît  ce 
qui  est  convenable  ou  contraire  à  sa  nature  ; 
par  lequel  enfin  il  aperçoit,  sent  et  choisit 
ce  qui  peut  satisfaire  son  appétit.  »  Nul 
doute,  en  effet,  que,  par  l'odorat  seul,  beau- 
coup "d'animaux  n'acquièrent  des  notions 
fort  exactes  sur  diverses  qualités  des  corps, 
sur  leur  dislance  ef  leur  direction  ;  aussi, 
quand  on  leur  présente  une  substance  qui 
iour    est    inconnue,  les  voit-on    beaucoup 


DE  iriIlLOSOPIIIE.  OUI  980 

plutôt  l'explorer  à  l'aide  de  l'odorat  que  Ja 
toucher  ou  la  regarder. 

Si,  sous  le  rapport  de  la  finesse  et  de 
l'étendue  de  l'odorat,  nous  avons  déjà  signale 
de  grandes  différences  dans  les  diverses 
classes  des  animaux,  il  nous  reste  à  faire 
savoir  que  des  diiïérences  non  moins  remar- 
quables peuvent  se  rencontrer  dans  les  divers 
individus  d'une  môme  espèce.  En  elfet,  s'il 
existe  dans  la  science  des  exemples  d'hommes 
privés  ou  à  peu  près  privés  du  sens  olfactif, 
il  en  est  aussi  d'autres  qui  se  rapportent  à 
des  individus  chez  lesquels  ce  sens  ne  semblait 
le  céder  en  rien  à  celui  de  certains  quadru- 
pèdes. Woodwart  parle  d'un  femme  qui  pré- 
disait les  orages  plusieurs  heures  d'avance, 
parune  odeur  sulfureuse  qu'elle  reconnaissait 
alors  dans  l'air.  Un  religieux  de  Prague,  non- 
seulement  reconnaissait  par  l'odorat  les  diffé- 
rentes personnes,  mais  encore  distinguait 
une  fille  ou  une  femme  chaste  d'avec  celles 
qui  ne  l'étaient  point  {Journal  des  savants, 
1684,  et  OEuvres  de  Lecat,  t.  II,  p.  257  ; 
Paris,  1767).  Au  récit  des  voyageurs,  les 
Indiens  de  l'Amérique  -du  Nord  poursuivent 
leurs  ennemis  ou  leur  proie  à  la  piste.  La 
race  mongole  et  la  race  nègre  paraissent,  en 
raison  de  l'amplitude  des  cavités  nasales, 
avoir  l'odorat  plus  parfait  et  plus  étendu  que 
les  peuples  d'Europe  :  les  Kalmoucks  sont 
cités,  entre  tous  les  Asiatiques,  pour  la  finesse 
extraordinaire  de  l'odorat.  On  rapporte  aussi 
de  remarquables  exemples  de  la  délicatesse 
de  ce  sens  chez  les  nègres  :  quelques-uns 
distinguent  les  traces  d'un  blanc  de  celles 
d'un  noir  ;  d'autres,  dit-on,  suivent  à  la  piste 
et  découvrent  les  nègres  marrons,  c'est-à- 
dire  ceux  de  leurs  malheureux  camarades 
qui,  pour  échapper  à  la  tyrannie  d'un  maître 
cruel,  s'enfuient  dans  lés  forêts.  (Longet, 
Cours 'de   Physiologie.) — Voy.  Perception 

EXTÉRIEURE. 

.    ŒIL,  est-il  achromatique?  Yoy.  Vue. 

OLFACTION.  Voy.  Odorat. 

OPERATION  par  laquelle  nous  donnons  des 
signes  à  nos  idées.  Voy.  note  VI.  à  la  fin  du 
volume. 

OPINIONS  des  savants,  des  philosophes, 
des  philologues;  etc.,  sur  le  rôle  du  langage 
dans  l'évolution  de  l'intelligence  humaine. 
Voy.  Langage,  §  XII. 

OPINIONS  des  savants  sur  l'origine  du  lan- 
gage et  sur  l'organisme  primitif  des  langues. 
Voy.  Langage,  |  XX. 

ORGANE  VOCAL  HUMAIN ,  son  admirable 
perfection.  Voy.  note  II,  à  la  fin  du  volume 
—  Correspondance  entre  l'organe  vocal,  l'ap- 
pareil auditif  et  le  cerveau.  Ibid. 

ORIGINE  du  langage,  opinions  des  savants. 
Voy.  Langage,  §  XX.  —  Examen  critique  des 
théories  sur  l'origine  du  langage.  Voy.  Lan- 
gage, §§  XXII  et  XXIII. 

ORIGINE  des  langues  suivant  M.  Guill.  de 
Ilumboldt.  Voy.  Langage,  §  XXL 

ORIGINE  des  idées  générales,  examen  cri- 
tique de  la  théorie  de  Dugald-Stewart.  Voy. 
GÉNÉRALES  (Idées). 

OUÏE.  —  Avant  d'aborder  l'étude  du  sens 
de  l'ouiè,  il  importe  de  rappeler  les  diverses 


SGI 


OUI 


PSYCHOLOGIE. 


OUÏ 


9S2 


propriétés  du  son ,  et  les  causes  physiques 
capable?  de  le  produire. 

Quand,  par  une  action  mécanique,  les  mo- 
lécules d'un  corps  sont  écavtées  de  leur  posi- 
tion d'équilibre ,  on  observe  constamment 
qu'elles  tendent  à  y  revenir;  mais  le  retour  à 
leur  étal  primitif  s'opérant  en  verUi  d'une 
force  accélératrice,  Véla^ticité,  elles  arrivent 
à  leur  point  de  repos  avec  une  certaine  vi- 
tesse acquise  qui  les  oblige  à  faire  une  ex- 
cursion dans  une  direction  opposée,  d'où 
une  série  d'allers  et  de  retours  qui  durent 
pendant  un  temps  plus  ou  moins  long.  Ce 
mouvement  vibratoire  a  été  supposé  compa- 
lable  aux  oscillations  du  pendule ,  et  celte 
hypollièse  s'est  vérifiée  par  l'usage  qu'on  en 
a' fait  dans  la  recherche  des  lois  auxquelles 
sont  soumises  les  vibrations  des  substances 
pondérables. 

Les  ondulations,  déterminées  dans  les  mo- 
lécules d'une  substance,  se  communiquent 
aux  corps  environnants;  de  là  une  perte  de      adopté 


logerie.  Ce  timbre  repose  d'ailleurs  sur  des 
substances  molles,  et  peu  propres  à  trans- 
mettre le  son  aux  solides  environnants.  Tant 
que  le  timbre  est  plongé  dans  l'air,  les  ondes 
sonores  arrivent  h  l'oreille,  et  produisent  une. 
sensation  auditive;  mais,  aussitôt  que  l'air  est 
suflisammenl  raréfié  et  le  vide  presque  conj- 
plet,  toute  perception  cesse,  quoique  les  vi- 
brations du  timbre  persistent  encore,  grâce 
aux  ébranlements  mécaniques  qu'il  reçoit. 

Il  existe  dans  le  langage  une  confusion  re- 
grettable relativement  au  mot  son.  C'est  ainsi 
qu'on  dit  d'un  son  qu'il  est  agréable  ou  dés^ 
agréable,  en  fêiisanl  allusion  à  la  sensation 
elle-même.  On  comprend  aussi  sous  la  niômc 
dénomination  les  ondulations  des  milieux  qui 
transmettent  le  mouvement  oscillatoire,  quand 
on  parle  de  la  vitesse  du  son  dans  l'air,  dans 
l'eau,  dans  un  solide.  11  est  bon  de  signaler 
ces  diverses  acceptions  d'un  même  mot,  tout 


en  se  conformant  au  langage  généralement 


force  qui  limite  nécessairement  leur  durée. 
Toutes  les  fois  qu'il  existe  une  série  non 
interrompue  de  milieux  matériels  entre  un 
corps  élastique  vibrant  avec  rapidité  et  l'ap- 
pareil auditif,  il  en  résulte  sur  ce  dernier  une 
impression  spéciale,  qui,  transmise  au  senso- 
riutn  par  le  nerf  acoustique,  donne  lieu  à  la 
sensation  du  son.  11  y  a  donc  deux  choses  es- 
sentiellement distinctes  h  considérer  dans  le 
son  :  d'un  côté,  le  mouvement  vibratoire,  qui 
en  est  l'origine;  de  l'autre,  l'action  })roiluite 
j)ar  ce  mouvement  sur  un  appareil  sensiiif 
déterminé. 


On  reconnaît  au  son  quatre  propriétés  fon- 
damentales :  la  durée,  Vintcnsité,  la  hauteur 
et  le  timbre.  Nous  allons  essayer  de  définir 
chacune  d'elles,  et  de  faire  conqjrendrc  leurs 
conditions  matérielles. 

La  durée  d'un  son  qui  aiïecte  l'organe  au- 
ditif est  délerminée  par  la  durée  totale  i\n 
mouvement  vibratoire  dans  le  corps  diiecte- 
ment  ébranlé.  Evidemment,  il  doit  en  ôtro 
ainsi,  ])uisque  la  première  ondulation  sonor'C, 
ainsi  (]ue  la  (hîrnière,  arrive  h  rap[)areil  sen- 
sorial  après  un  temps  identique. 

Les  observations  les  plus  sinq)les  iirouvcnl 


Tous  les  corps  de  la  nature,  pourvu  que     que  V intensité  du  son,  dans  le  lieu  môme  de 


leur  élasticité  soit  sufiisante ,  sont  suscepti- 
bles de  vibrer,  et  de  devenir  ainsi  des  corps 
sonores.  Quelques  exemples  sufTiront  pour 
mettre  en  évidence  les  oscillations  molécu- 
laires des  corps  sonores,  et  les  mouvements 
généraux  de  leur  masse,  qui  en  sont  la  con- 
séquence. On  se  rappelle  les  incurvations 
d'une  corde  tendue  qu'on  fait  vibrer,  incur- 
vations qui  se  traduisent  par  une  apparente 
amplification  de  son  volume;  on  se  souvient 
encore  du  frémissement  ressenti  en  appli- 
quant légèrement  le  doigt  sur  une  cloche  de 
verre  pendant  ({u'elle  engendre  un  son,  etc. 
Entre  le  corps  vibrant  et  l'appareil  auditif, 
i".  laut,  avons-nous  dit,  une  matière  pondé- 
rable quelconque  pour  que  le  son  soit  perçu. 
Si  nous  entendons  les  divers  sons  produits 


sa  génération,  augmente  avec  l'amplitude  des 
mouvements  vibratoires  qui  en  sont  l'origine. 

On  constate  encore  que  la  force  de  l'im- 
pression produite  sur  l'appareil  auditif  dé- 
croît à  mesure  qu'on  s'éloigne  du  corps  vi- 
brant ;  mais  ces  résultats  d'une  exfjériencc 
de  tous  les  jours  peuvent  être  présentés  avec 
une  grande  rigueur,  si  l'on  tient  compte  des 
conditions  mécaniques  cpii  accoin[)agnent  la 
sensation  auditive.  C'est  ainsi  (]u'on  démontre, 
en  physique,  que  l'intensité  d'un  son  est  pro- 
portionnelle au  carré  de  l'amplitude  des  vi- 
brations des  ondes  élémentaires  qui  parvien- 
nent h  l'organe  de  l'ouïe. 

En  traitant  du  mode  de  propagation  des 
ondes  sonores  dans  l'air,  nous  avons  déjà  dit 
que,  dans  un  milieu  homogène  oij  les  ondes 


autour  de  nous,  c'est  que  nous  sommes  placés  se  propagent  sphériquement,  l'intensité  du 

dans  l'air,  et  que  ce  corps  gazeux  est  pour  mouvement  ondulatoire  décroît,  surunc  mêrni; 

notre  oreille  le  véhicule  des  ondes  sonores.  Il  ligne  droite  passant  par  le  centré  d'ébranle- 

en  est  de  même  de  l'eau  :  quand  nous  sommes  ment,  comme  le  carré  de  la  distance  au  corps 

plongés  dans  ce  liquide,  c'est  un  phénomène  mis  en  vibration.  On  comprend  que  l'impres- 

analogue  qui  nous  fait  percevoir  les  divers  sion  produite  par  les  ondulations  sur  l'appa 


sons  qu'on  peut  produire  à  l'extrémité  d'un 
corps  solide  en  contact  immédiat  avec  les 
j)ortions  extérieures  de  notre  appareil  au- 
ditif. 

On  peut  prouver,  par  une  expérience  fort 
simple,  qu'un  milieu  pondérable  est  néces- 
saire à  la  propagation  du  son.  Sous  la  cloche 
d'une  machine  pneumatique,  on  place  un 
timbre  métallique,  dont  le  marteau  est  mis 
en  mouvement  au  movcn  d'un  ressort  d'hor- 


reil  auditif  devra  varier  avec  la  distance , 
d'après  une  loi  identique,  (^ette  loi  ne  saurait 
être  vérifiée  par  des  moyens  exacts.  Nous 
manquons,  en  effet,  ûe^  procédés  organi([ues 
nécessaires  à  l'appréciation  rigoureuse  de 
l'intensité  des  perceptions  auditives. 

Si  les  ondes  sonores  se  transmettent  dans 
un  espace  cylindri(iue  suivant  la  direction  de 
son  axe,  la  théorie  indique  que  le  son  en- 
gendré [)ar  elles  doit  conserver  indéfiniment 


983 


OUI 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


OUI 


984 


la  môme  inlonsité.  On  voit  que,  dans  ce  cas, 
ics  tranches  d'air  succcssiveinenl  ébranlées 
ont  Ja  môme  étendue  dans  toutes  les  i)orti(jns 
du  cylindre.  Ce  résultat  théorique  peut  être 
véritié  expérimentalement,  en  produisant,  des 
sons  Irès-laibles  à  l'extrémité  de  tuyaux  d'une 
grande  longueur.  Alors  on  constate,  en  etlet, 
que  l'intensité  du  son  ne  subit  pas  de  dimi- 
nution ap[)réciable.  Chacun  connaît  aujour- 
d'hui les  nomjjreuses  applications  qui  ont  été 
faites  de  cette  propriété  des  tuyaux  cylindri- 
ques. Toutefois,  l'intensité  du  son  ne  se  con- 
serve pas  intét^ralementdans  les  circonstances 
que  nous  indiquons,  à  cause  des  pertes  de 
force  vive  dues  à  une  sorte  de  frottement  des 
couches  gazeuses  sur  les  parois  du  cylindre 
solide  qui  les  limite. 

Lorsqu'un  corps  sonore  vibre  avec  une 
énergie  constante,  que  sa  distance  h  un  ob- 
servateur ne  varie  pas,  il  est  plusieurs  con- 
ditions physiques  capables  de  modifier  l'in- 
tensité des  impressions  perçues  parce  dernier. 
Il  im.porte  de  faire  connaître  ces  conditions. 

L'expérience  a  prouvé  depuis  longtemps 
que  l'intensité  du  son  croît  avec  la  densité 
du  gaz  dans  lequel  a  lieu  sa  génération.  Un 
timbre  dont  les  vibrations  ne  cessent  pas 
d^être  identiques,  résonne  sous  la  cloche 
d'une  machine  pneumatique,  avec  beaucoup 
moins  de  force,  quand  l'air  dans  lequel  il  est 
plongé  a  subi  une  raréfaction  notable ,  que 
quand  la  densité  de  ce  tluide  est  égale  ou  su- 
périeure à  celle  de  l'air  ambiant. 

Un  autre  fait  important  a  été  mis  en  évi- 
dence, c'est  que,  pour  une  même  distance  et 
un  mouvement  vibratoire  primitif  de  môme 
énergie,  l'intensité  du  son  perçu  ne  dépend 
que  de  la  densité  de  la  couche  de  tluide  où 
se  trouve  le  corps  vibrant.  H  suit  de  là  que 
l'intensité  du  son,  h  la  distance  considérée, 
est  la  même  que  quand  le  milieu  est  homo- 
gène physiquement,  et  offre  la  môme  densité 
que  la  couche  où  se  produisent  les  vibra- 
tions. Si  donc  un  observateur,  placé  à  une 
grande  hauteur  dans  un  air  raréfié,  entend 
un  son  engendré  à  la  surface  de  la  terre  dans 
des  couches  plus  denses,  l'impression  qui  en 
résulte  pour  lui  sera  la  môme  que  celle 
éprouvée  par  un  observateur  situé  dans  la 
couche  primitivement  ébranlée,  et  qui  serait 
à  la  même  distance  du  centre  des  vibrations. 
La  réciproque  sera  également  vraie,  si  le  son^ 
est  produit  initialement  dans  les  couches  de* 
moindre  densité. 

La  diminution  d'intensité  du  son,  dans  un 
milieu  gazeux  homogène  dont  la  densité  est 
plus  faible  que  la  densité  atmosphérique 
moyenne,  a  frappé  tous  les  observateurs  qui 
se  sont  élevés  à  de  grandes  hauteurs  au-des- 
sus du  niveau  des  mers,  soit  en  gravissant 
des  montagnes,  soit  en  faisant  des  ascensions 
aérostatiques. 

Des  effets  inverses  ont  été  notés  par  les 
personnes  qui  ont  été  placées  dans  un  air 
plus  dense  que  l'air  normal ,  au  moyen  des 
appareils  à  compression  de  Tabarié. 

On  a  observé  que  les  mômes  vibrations 

produisent  des  sons  plus  intenses  la  nuit  que 

e  jour.  A  quelle  cause  attribuer  cet  accrois- 


sement nocturne  de  l'intensité  du  son?  Pen- 
dant longtemps  on  a  cru  que  les  sons  vagues 
et  nombreux  qui  se  produisent  pendant  le 
jour,  près  des  lieux  habités,  causaient  une 
apparente  diminution  d'intensité  ptmr  cha- 
cune des  impressions  isolées  que  l'on  per- 
çoit; mais,  comme  l'a  fait  remarquer  Al.  de 
Hun]boldt,le  môme  phénomène  a  lieu  égale- 
ment dans  les  vastes  forêts  de  l'Améritiue,  où 
mille  bruits,  qui  n'existent  pas  pendant  le 
jour,  surgissent  de  toutes  parts  durant  la  nuit. 
Il  paraît  plus  rationnel  de  se  ranger  à  l'oni- 
nion  de  ce  savant,  cl  d'admettre  que  le  dé- 
faut d'homogénéité  des  couches  atmosphéri- 
ques, dû  à  l'échaullement  diurne,  est  la  cause 
de  réflexions  nombreuses  pour  les  ondes  so- 
nores, et  tend  à  diminuer  l'intensité  du  son 
suivant  une  direction  déterminée. 

Les  sons  qui  affectent  l'organe  de  l'ouïe 
sont  tantôt  graves  et  tantôt  aigus;  on  dit  alors 
que  leur  hauteur  ou  leur  tonalité  varie.  Il 
existe  une  foule  d'expériences,  les  unes  vul- 
gaires, les  autres  instituées  par  (es  physiciens, 
qui  prouvent  que  la  hauteur  d'un  son  dépend 
uniquement  du  nombre  de  vibrations  exécu- 
tées dans  l'unité  de  temps  parle  corps  primi- 
tivement ébranlé.  Plus  le  nombre  de  ces  der- 
nières est  grand,  plus  le  son  est  aigu;  plus  il 
est  petit,  plus  le  son  devient  grave. 

Mais  le  nombre  de  vibrations  susceptibles 
de  produire  Ifi  sensation  auditive  n'est  pas 
indéfini  :  il  est  compris  entre  deux  limites, 
l'une  inférieure  pour  les  sons  graves,  cor- 
respondant au  plus  petit  nombre  de  vibra- 
tions capables  de  produire  une  impression 
continue  ;  l'autre  supérieure  pour  les  sons 
aigus,  dus  à  un  nombre  de  vibrations  assez 
grand  pour  qu'au  delà  il  n'y  ait  pas  de  sen- 
sation produite. 

La  détermination  exacte  de  ces  limites 
des  sons  a  été  un  sujet  d'études  pour  divers 
observateurs.  Nous  ne  pouvons  indiquer  ici 
tous  les  procédés  auxquels  ils  ont  eu  recours 
dans  ces  recherches  délicates  ;  qu'il  nous 
suffise  de  faire  connaître  les  résultats  aux- 
quels ils  sont  parvenus. 

Wollaston  (Annales  de  chimie  et  de  phy- 
sique, t.  XVI,  p.  208)  pense  que. les  limites 
des  sons  perceptibles  ne  peuvent  guère  être 
déterminées  avec  précision.  Il  croit  que  les 
vibrations  d'un  corps  solide  sont  encore  sus- 
ceptibles de  produire  une  sensation  auditive, 
lors  même  qu'elles  peuvent  être  appréciées 
par  le  tact  et  presque  comptées  à  l'aide  de 
ce  moyen. 

Les  sons  les  plus  graves,  perceptibles  par 
l'oreille  humaine,  correspondent  à  30  vibra- 
lions  simples,  suivant  Chladni.  {Acoustique, 
p.  6.) 

Biot  [Physique  expérimentale,  t.  I,  p.  342) 
admet,  pour  celle  limite  inférieure,  32  vi- 
brations simples,  ce  qui  correspond  au  son 
le  plus  bas  de  l'orgue. 

Sauveur  (  Mémoires  de  l'Académie  des 
sciences,  1700,  p.  140)  donne  pour  limite 
inférieure  des  sons  celui  qui  correspond  à 
25  vibrations  simples  par  seconde. 

Savart  [Annales  de  chimie  et  de  physique, 
t.  XLVII),  dans  un   des   mémoires  les  plus 


«85 


OUI 


PSYCHOLOGIE.  OUI  986 

qui  viennent  d'iMrc  citées  jouent  leur  rôle 
dans  la  production  du  timbre  spécial  des 
sons,  il  en  est  d'autres  dont  on  ne  peut  raé- 
connaître  le  degré  d'importance.  Ainsi,  ou 
doit  admettre  que  le  timbre  sera  modifié 
suivant  la  manière  dont  les  vitesses  et  les 
densités  se  succéderont  dans  les  ondes  of- 
frant les  mômes  longueurs  et  les  mômes  am- 
plitudes. Il  en  sera  de  même  si,  comme  cela 
a  lieu  souvent,  les  portions  condensées  et 
raréfiées  d'une  môme  onde  sont  dissymé- 
triques entre  elles. 

Du  reste,  comme  nous  en  faisions  la  re- 
marque plus  haut,  c'est  plutôt  à  un  ensem- 
ble de  conjectures  rationnelles  sur  la  pro- 


importanis  qui  aient  été  publiés  sur  ce  sujet, 
considère,  comme  pouvant  ôtre  classés  dans 
l'échelle  musicale,  les  sons  compris  entre  16 
et  48,000  vibrations  simples. 

Ces  résultats  présentent,  comme  on  le  voit, 
peu  de  concordance  ;  mais  nous  pensons 
que  le  travail  récent  de  Despretz  {Comptes 
rendus  de  l'Académie  des  sciences,  t.  XX, 
p.  1214)  a  jeté  un  nouveau  jour  sur  la 
question. 

C'est  en  faisant  résonner  des  diapasons  de 
dimensions  tantôt  énormes,  tantôt  excessi- 
vement petites,  que  cet  observateur  est  par- 
venu à  déterminer,  d'une  façon  tout  à  fait 
rigoureuse,  que  les  sons  classihables,  c'est- 
à-dire  qui  peuvent  être  comparés  à  un  terme  duction  de  ce  phénomène  qu'à  une  démons- 
quelconque  de  l'échelle  musicale,  sont  com-  tration  rigoureuse  qu'onest  forcé  de  s'arrêter 
rris  entre  les  deux  limites  suivantes  :  32  vi-  avec  les  auteurs  qui  se  sont  occupés  de  ce 
brations  simples  pour  le  son  le  plus  bas,  et     difficile  problème. 

73,000  pour  le  son  le  plus  élevé.  Mécanisme  de  raudition.  Rôle  de  chacune  des 

Il  est  propable,  comme  le  fait  observer  parties  de  l'appareil  auditif.— 1\  r  éiédémon- 
Despretz  {Rec.  cité),  que  ces  limites  ne  sont  tré  que  les  vibrations  émanées  d'un  corps  so- 
exactes  que  pour  l(!s  personnes  douées  d'un  nore  se  propagent  dans  tous  les  scms,  et  se 
excellent  organe  auditif.  Ce  qu'on  doit  tenir  communiquent  à  tous  les  milieux  ambiants, 
pour  certain,  c'est  que  les  nombres  des  vi-  quels  qu'ils  soient;  qu'en  se  transmettant  suc- 
brations  qui  ne  produisent  plus  d'impres-  cessivementàdescorpsdedensitésdifférentes, 
sions  comparables  sur  aucune  oreille  hu-  en  passant  des  solides  aux  liquides,  ou  aux 
maine,  se  trouvent  très-rapprochés  de  ceux  fluides  aériformes,  le  son  conserve  toutes  ses 
que  nous  venons  de  citer  d'après  Despretz  ;  qualités  fondamentales,  la  force,  le  ton  et  le 
nombres   qui  sont,  comme  on  le  voit,  très-     timbre,  qualités  qui  peuvent  néanmoins  ôtre 

différents  de  ceux  auxquels  WoUaston,  Sau-  ' 

veur,  Chladni  et  Savart  s'étaient  arrêtés  d'après 
leurs  expériences. 

L'intensité  et  la  tonalité  de  deux  sons 
étant  parfaitement  identiques,  il  arrive,  dans 
Ja  majorité  des  cas,  que  ces  deux  impres- 
sions sont  très-dissemblables  et  ne  peuvent, 
en  aucune  façon,  ôtre  confondues  })ar  l'or- 
gane de  l'oûie.  C'est  ainsi  que  jamais  des 
sons,  de  même  hauteur  et  de  môme  intensité, 
tirés  d'une  flûte,  d'un  violon,  ou  d'un  haut- 
bois, n'otfriront  les  mômes  caractères  et  ne 
seront  pris  l'un  pour  l'autre  môme  par  un 
auditeur  peu  expérimenté. 

Cette  propriété  essentielle  aux  sons  cons- 
titue ce  que  l'on  nomme  leur  timbre.  Il  est 
difficile  d'assigner  avec  précision  les  condi- 
tions matérielles  auxquelles  le  timbre  doit 
son  origine.  Il  est  probable  qu'elles  sont  mul- 
tiples ;  les  physiciens  eux-mêmes  n'ont  que 

des  conjectures  à  présenter  sur  ce  j)oint  in-     elles  manquer  chez  divers  animaux  pourtant 
téressant  de  l'acoustique.  impressionnables  aux  sons. 

On  constate  expérimentalement  que  le  son  II  n'est  donc  point  nécessaire  de  chercher 
d'un  instrument  à  vent  de  môme  espèce  va-  à  prouver  que  ces  diti'érentes  parties  reçoi- 
rie  beaucoup  dans  son  timbre,  suivant  la  vent  les  ondes  sonores  et  les  transmettent 
nature  de  la  substance  qui  sert  à  le  former;  jusqu'à  la  pulpe  nerveuse;  cette  propriété, 
comme  ici  la  tonalité  du  son  et  le  mouve-  elles  la  possèdent  comme  tous  les  corps  iner- 
ment  vibratoire  sont  dus  à  une  colonne  d'air  tes.  Ce  qu'il  importe  de  démontrer,  c'est  que 
qui  reste  identique,  il  est  permis  de  suppo-  leur  disposition  est,  plus  qu'aucune  autre, 
ser  que  le  timbre  est  influencé  par  la  nature  favorable  à  cette  transmission,  et  toujours 
des  parois  qui  limitent  la  colonne  d'air  mise  appropriée  aux  conditions  particulières  à 
en  vibration  par  elle.  chaque  espèce  animale  ;  c'est  que  toutes  ces 

On  admet  aussi  que,  dans  la  majorité  des  annexes  concourent  à  la  perfection  du  sens 
cas,  les  sons  secondain-s,  qui  se  produisent  de  l'ouïe,  soit  en  condensant  les  ondes  sono- 
constamment  en  môme  temps  que  le  son  rcs,  en  diminuant  leur  dispersion,  soit  en 
principal  donné  [)ar  un  instrument  quelcon-  protégeant  la  partie  essentielle  de  l'appareil, 
que,  contribuent  à  lui  donner  son  caractère  Pavillon  de  l'oreille  et  conduit  auditif  ex- 
spécial,  son  timbre.  terne.  —  Les  ondes  aériennes,  qui  parvien- 
Eu  môme  temps  que  les  diverses  causes     nent  à  l'oreille  externe,  peuvent  rencontrer 


transmisesavecplus  ou moinsde  facilité, selon 
la  nature  des  corps  conducteurs;  qu'enfin, 
dans  ces  mômes  circonstances,  les  ondes  so- 
nores restent  généralement  dans  les  rapports 
de  combinaison  et  de  succession  qu'elles 
avaient  à  leur  point  de  départ. 

Ces  notions  vont  nous  conduire  à  appré- 
cier à  sa  juste  valeur  le  mode  d'action  des 
diverses  parties  de  l'appareil  auditif.  En 
etfet,  si  tous  les  corps  peuvent  recevoir  et 
conduire  les  ondes  sonores,  on  comprend 
très-bien  qu'il  n'y  ait  d'absolument  essen- 
tiel, dans  cet  appareil,  que  le  nerf  auditif 
lui-môme,  puisque  toutes  les  parties  qui 
l'environnent  doivent  nécessairement  lui 
amener  le  son.  Pour  l'audition  en  elle-même, 
il  n'est  besoin  ni  d'oreille  externe  ni  de 
membrane  tympanique  et  d'osselets,  ni 
même  de  limaçon,  de  canaux  demi-circulai- 
res et  de  vestibule  :  aussi  ces  parties  peuvent- 


S87  OUI  DICTIONNAIRE  DE  niILOSOPlIIE. 

ie  pavillon  ou  s'introduire  dircctonient  dans 
Je  conduit  auditif.  Chez  les  animaux  dont 
l'oreille  a  la  forme  d'un  cornet  plus  ou 
moins  évasé,  il  est  facile  de  concevoir  com- 
ment cette  partie,  recevant  un  grand  nombre 
de  rayons  sonores ,  peut  les  rétlécliir  et  les 
diriger  vers  le  tympan.  Chez  l'iiomme,  la  ca- 
vité de  la  conque  et  l'origine  du  conduit 


OUI 


988 


séquemment  dépourvue  d'un  son  propre , 
avantage  qui  résulte  encore  très-probable- 
ment dos  différentes  inégalités  de  sa  surface. 
Le  conduit  auditif  externe  transmet  à  la 
membrane  du  tympan  des  vibrations  de  trois 
ordres  différents  :  les  ondes  aériennes  qui 
le  pénètrent  directement,  celles  qui  ont  été 
rélléchies  par  le  pavillon,   entin   les  vibra- 


auriculaire  peuvent,  jusqu'à  un  certain  point,      tions  communiquées  à  ses   parois,  soit  j)ar 


le  cartilage  auriculaire,  soit  par  les  os  du 
crûne. 

Ce  conduit  présente  une  obliquité  de  la- 
quelle on  ne  s'est  point  encore  rendu  un 
compte  satisfaisant.  Si,  d'une  part ,  cette 
obliquité  peut  concourir  à  la  protection  de 
l'oreille  moyenne  contre  l'action  trop  di- 
recte des  agents  extérieurs,  elle  a,  d'autre 
part,  une  intluence  défavorable  sur  les  ondes 
lignes  saillantes  que  forment  ces  éminences  sonores,  dont  elle  ne  peut  qu'affaiblir  l'in- 
présentent  une  courbure  parabolique  dont  le  tensité,  en  leur  faisant  subir  dos  réflexions 
foyer  correspond  à  l'intérieur  même  du  con-  successives.  Les  ondes  aériennes  qui  pénè- 
duit.  Or,  on  sait  que  la  parabole  a  la  pro-  trent  dans  le  conduit  auditif  en  suivant  son 
priété  de  réflécliir  tous  les  rayons  parallèles  axe,  sont  les  moins  nombreuses,  mais  cer- 
h  son  axe  qui  tombent  sur  la  concavité  de  tainement  les  plus  fortes;  peul-ôtre  concou- 
oelte  courbe,  de  manière  à  les  diriger  vers     rent-elles  à  nous  faire  juger  de  la  direction 


rem|)lir  le  môme  usage.  Mais  tout  le  reste 
de  la  surface  anfractueuse  et  irrégulière  du 
pavillon  ne  paraît  nullement  propre  à  attein- 
dre ce  but.  Cependant  Boerhaave  a  fait,  sur 
ce  point,  des  recherches  et  des  calculs  qui 
tendent  à  prouver  que  les  rayons  sonores 
tombant  sur  toutes  les  éminences  de  l'oreille 
externe  sont  réfléchis  jusqu'au  conduit  au- 
ditif. D'après  cet  observateur,  les  différentes 


son  foyer;  il  suit  de  là  que  les  rayons  sono 
res  qui  viennent  frapper  les  différentes  émi- 
nences de  l'oreille  externe  doivent,  par  leur 
réflexion,  se  concentrer  et  se  réunir  dans  le 
conduit  auditif. 

Le  pavillon  auriculaire,  comme  agent  ré- 
flecteur des  ondes  sonores,  n'a  pas  la  même 
puissance  chez  tous  les  individus  :  cela  dé- 
pend de  sa  conformation,  qui  est  plus  ou 
moins  régulière,  et  surtout  de  son  inclinaison 
par  rapport  à  la  tôle.  L'angle  qu'il  forme 
avec  les  parois  latérales  du  crâne  varie  de 
30  à  45  degrés  environ  ;  mais  il  peut  avoir 
moins  de   10   degrés.  Il   résulte  des  expé- 


duson.  Les  ondes  réfléchies  par  le  pavillon 
peuvent  tom„ber  directement  sur  la  membrane 
tym panique,  ou  n'y  arriver  qu'après  avoir 
subi,  à  l'intérieur  du  conduit  auditif,  une  ou 
plusieurs  réflexions  qui  les  écartent  de  plus 
en  plus  de  leur  direction  primitive.  Qnant 
aux  vibrations  communiquées  aux  parois  de 
ce  conduit  par  les  parties  solides  environ- 
nantes, elles  se  transmettent  à  l'oreille  ex- 
terne avec  une  plus  grande  vitesse  que  les 
ondes  aériennes,  et  arrivent  d'ailleurs  par  la 
voie  la  plus  courte  à  la  membrane  du  tym- 
pan, qu'elles  font  vibrer  de  la  circonférence 
au  centre.   Ces  caractères  les  différencient 


riences  de  Buchanan  que  la  finesse  de  l'ouïe     des  précédentes,  et  leur  donnent  sans  doute 


est  presque  toujours  proportionnelle  à  l'ou- 
verture de  cet  angle. 

Le  pavillon  a  un  autre  usage  non  moins 
important  :  c'est  de  servir  lui-même  de  con- 
ducteur aux  ondes  sonores,  qui,  venant  le 


une    valeur  particulière  dans    la    sensation 
auditive. 

J.  Millier  [Traité  de  physiologie,  traduit 
par  Jourdan,  t.  II)  admet  encore  un  certain 
renforcement  du  son  par  la  résonnance  de 


frapper  perpendiculairement  à  sa   surface,  la  petite  colonne  d'air  que   circonscrit   le 

déterminent  des  vibrations  de  sa  propre  subs-  conduit  auditif. 

tance.  Ces  vibrations  se  propagent  de  pro-         Membrane  du  tympan.  —  Cette  membrane 

che  en  proche  au  conduit  auditif,  à  la  mem-  se  rencontre  chez  la  plupart  des  animaux  à 

brane  du  tympan,  et  jusque  dans  l'intérieur  audition  aérienne  :  elle  est  toujours  oblique 

de  VoreiWe,  Sa\ari  [Recherches  sur  les  usages  à  l'axe  du  conduit  auditif,  et  semble,  chez 

de  la  membrane  du  tympan   et   de    l'oreille  l'homme  et  quelques  animaux,  se  continuer 

externe,  dans  le  Journal  de  physiologie  ex-  avec  sa  paroi  supérieure.  Cette  obliquité,  qui 

périmentale,  t.  TV,  1824)  a  démontré  ce  fait  à  augmente  son  étendue,  paraît,  selon  Cuvier 

l'aide  d'expériences  ingénieuses,  et,  de  plus,  [Leçons  d'anatomie  comparée,  2' éd\[\ou,  1845, 

il  a  fait  observer  que  les  inégalités  nombreu-  t.  III,  p.  528),  être  en  rapport  avec  la  finesse 

ses  du  pavillon  doivent  avoir  pour  effet  de  dé  l'ouïe. 

présenter  toujours  une  partie  de  leur  sur-  La  membrane  tympanique  reçoit  les  vibra- 
face  normalement  à  la  direction  des  ondes  lions  aériennes  qui  traversent  directement  le 
sonores,  quel  que  soit  le  point  de  départ  de  conduit  auditif  externe,  et  celles  qui  n'arri- 
ces  dernières.  vent  à  sa  surface  qu'après  avoir  subi  une  ou 
En  résumé,  le  pavillon  renforce  les  sons,  plusieurs  réflexions  sur  le  pavillon  ou  contre 
soit  en  rassemblant  les  ondes  sonores  qui  la  face  interne  du  conduit.  Elle  reçoit,  en 
arrivent  à  sa  surface,  soit  en  transmettant  outre,  des  vibrations  communiquées  au  pa- 
ses  propres  vibrations  aux  parois  du  conduit  villon  de  l'oreille  ou  aux  parois  crâniennes, 
auditif.  11  est  à  présumer,  en  outre  qu'ayant  et  qui  lui  sont  transmises  par  continuité,  de 
une  aptitude  égale  à  renforcer  tous  les  sons,  la  circonférence  au  centre.  Ces  deux  ordres 
celle  lame  cartilagineuse  ne  vibre  jamais  à  de  vibrations,  en  traversant  la  membrane,  y 
l'unisson  d'aucun   d'eux,  et  qu'elle  est  con-  déterminent  à  la  fois  des  ondes  d'intlexion  et 


980 


OUI 


rSYCIlOLOGIE. 


OUI 


990 


des  ondes  de  condensation  :  les  preniières 
sont  produites  principalement  par  les  layons 
sonores  qui  arrivent  perpendiculairement  à 
sa  surface;  les  secondes  sont  transmises  à 
son  cadre  par  les  vibrations  des  parties  so- 
lides environnantes. 

Itard  a  contesté  les  vibrations  de  la  mem- 
brane du  tympan  ;  comme  s'il  était  admissi- 
ble quun  corps,  contigu  à  un  autre  corps 
ébranlé  par  des  vibrations  élastiques,  pût  ne 
pas  vibrer  lui-mOme.  Aussi,  le  mérite  des 
travaux  de  Savart  réside-l-il  moins  dans  la 
démonstration  directe  des  vibrations  de  cette 
membrane,  que  dans  la  véritable  apprécia- 
tion de  ce  phénomène. 

1"  les  vibrations  aériennes  ne  se  transmet- 
tent aux  corps  solides  qu'en  perdant  consi- 
dérablement de  leur  intensité.  Au  contraire, 
elles  se  communiquent  à  eux,  sans  s'amoin- 
drir, et  d'autant  plus  facilement  qu'on  amin- 
cit davantage  ces  corps,  et  qu'on  les  réduit  à 
une  plus  faible  épaisseur,  t  Non-seulement 
Tes  lames  minces  et  les  membranes  tendues 
sont  susceptibles  de  vibrer  par  inlluenee, 
mais  encore  elles  se  trouvent  toujours  dans 
des  conditions  qui  les  rendent  aptes  h  être 
intluencées  par  un  nombre  quelconque  de  vi- 
l)rations.  3°  Entin,  la  transmission  des  vibra- 
tions d'une  membrane  tendue  à  des  corps 
solides  limités,  s'accomplit  très-aisément  et 
sans  déperdition. 

Si  l'on  applique  à  la  membrane  du  tympan 
ces  données,  qui  résultent  des  expériences 
de  Savart  Rtc.  cit.),  ré[)étées  et  variées  de- 
puis par  J.  ilùller,  il  sera  aisé  de  reconnaî- 
tre que  le  véritable  rôle  de  cette  membrane 
est  de  servir  d'intermédiaire  entre  l'air  et  les 
osselets  de  l'ouïe,  en  transformant  les  vibra- 
tions aériennes  en  vibrations  de  solides.  D'une 
part,  elle  entre  en  vibration  sous  l'inlluence 
de  tous  les  sons  possibles,  en  se  divisant, 
comme  le  ferait  tout  disque  mince  et  rigide, 
en  lignes  nodales  dont  le  nombre  et  la  posi- 
tion varient  suivant  la  hauteur  et  la  direction 
des  sons  primitifs;  d'autre  part,  elle  commu- 
nique aussitôt  au  manche  du  marteau  et  à  la 
chaîne  des  osselets  toutes  les  ondulations 
qu'elle  a  remues  avec  tous  leurs  modes  et 
leurs  qualités  fondamentales. 

Déjà  nous  avons  démontré  comment  le  pa- 
villon de  l'oreille  et  le  conduit  auditif  ex- 
terne, en  dirigeant  toutes  les  ondes  sonores 
sur  la  membrane  tympanique,  pouvaient  être 


ceplible  de  recevoir  ^  la  fois  des  vibrations 
de  vitesses  très-diirércntes,  et  qu'en  outre, 
si  sa  tension  était  proportionnelle  îi  l'acuité 
des  sons,  elle  devrait  toujours  les  précéder, 
ce  iiui  supposerait  qu'ils  sont  connus  à  l'a- 
vance. 

Mais  si,  en  général,  le  sens  de  l'ouïe  n'est 
point  directement  lié  à  l'action  du  nniscle 
tenseur  tympanique,  peut-être  cette  action 
a-t-elle  pour  but  de  favoriser  on  de  protéger 
l'audition,  dans  certaines  circonstances  don- 
nées? Cette  manière  de  voir  est  adoptée  par 
Bichat  et  la  plupart  des  physiologistes. 

Bichat  [Anatomie  descriptive,  1. 1)  s'exprime 
ainsi  :  «  La  tension  de  la  membrane  du  tym- 
pan paraît  surtout  avoir  lieu  lorsque  nous 
prétons  l'oreille  avec  attention,  et  que  nous 
voulons  tirer  le  plus  de  parti  possible  des 
sons  dirigés  dans  le  conduit  auditif,  ce  (pii 
arrive  quand  ces  sons  sont  faibles  et  inca[)a- 
bles  de  produire  une  vive  sensation.  Sous  ce 
ra|)pûrt,  cette  tension  est  à  l'oreille  ce  que 
l'agrandissement  de  la  pupille,  \)ar  la  dilata- 
tion active  de  l'iris,  est  à  l'œil.  Le  relAche- 
ment  de  la  membrane  du  tympan  a  lieu 
quand  les  sons  ont  une  force  sullisanle,  quand 
on  n'a  pas  besoin  d'en  ramasser  un  grand 
nombre.  Il  est  au  plus  haut  degié,  lors(prils 
sont  trop  forts,  qu'ils  |)Ourraient  heurter  j)é- 
niblement  l'oreille.  »  Richerand  {Nouveaux 
éléments  de  pJujsioloqie ,  10'  étlit.  ,  t.  11, 
p.  2G0)  émet  la  même  ojiinion  :  jjar  le  relA- 
chement  ou  la  tension  de  la  membrane  du 
tympan,  l'oreilh;  atfaiblit  ou  renforce  les 
sons,  dont  la  violence  cxcil(;rait  désagréable- 
ment la  sensibilité,  ou  qui,  trop  faibles,  ne 
produiraient  pas  sur  elle  une  impression  suf- 
lisante.  Quant  à  Savart,  qui  a  le  premier  sou- 
mis ce  point  à  l'expérimentation,  il  considère, 
ainsi  que  Bichat,  la  tension  variable  de  la 
membrane  tympanlifue  comme  exclusivement 
relative  à  l'intensité  ou  à  la  faiblesse  des  on- 
des sonores  :  mais,  ayant  observé  (jue  du  sa- 
ble ,  étendu  sur  une  mcnd)rane  vibrante , 
sautait  d'autant  plus  haut  que  celle-ci  était 
moins  tendue,  il  en  conclut,  contraireiiient  à 
Bichat,  que  c'est  la  tension,  et  non  le  relûche- 
ment  de  la  membrane  tympanitiue,  qui  di- 
minue sa  faculté  conductrice,  et  qui  jjrotége 
l'organe  auditif  contre  les  impres!?ions  trop 
fortes  qu'il  pourrait  recevoir  dans  certaines 
circonstances. 

Muncke  et  Fechner  ont  interprété  diffé- 


considérés  comme  de  véritables  appareils  de     rcmment  l'expérience  de  Savart  :  d'après  eux, 


renforcement  ;  la  membrane  du  tympan  aug- 
mente encore  ce  renforcement  des  sons,  en 
les  faisant  passer  par  la  chaîne  des  osselets, 
et  les  concentrant  sur  la  plaque  de  l'étrier. 
Le  marteau,  dont  le  manche  est  inséré  dans 
]'«^aisseur  de  la  membrane  tympanique,  et 
lui  forme  comme  un  rayon,  reçoit  l'insertion 


le  sautillement  du  sable  correspond  à  l'am- 
plitude des  vibrations  plutôt  qu'à  leur  inten- 
sité, en  sorte  que  les  sons  doivent  arriver 
avec  la  môme  force  au  nerf  auditif,  quel  quo 
soit  le  degré  de  tension  de  la  membrane 
tympanique.  J.  Millier  {Traité  de  pfnjsioL, 
Irad.  de  Jourdan,  t.  II,  p.  442),  ayant  fait  à 


d'un  petit  muscle  dont  la  contraction  plus  ou     ce  sujet  (|uclques  observations  sur  lui-même, 

moins  énergique  peut  déterminer  dans  cette     '  ''  —  .--- -  i--  ^  •-  ~ -- i/..-.. 

membrane  une  tension  plus  ou  moins  forte. 
Quels  peuvent  être  les  ellets  de  celte  tension 
variable?  Il  est  impossible  d'admettre  qu'elle 
soit  destinée  à  amener  la  membrane  lynqia- 
ni(jue  à  l'unisson  des  vibrations  qu'elle  doit 
transmettre,  puisque  cette  membrane  estsus- 


a  constaté  que  toutes  les  fois  qu'on  déler- 
jnineime  forte  tension  de  la  mendjrane  tym- 
panique, soit  par  raréfaction,  soit  par  con- 
densation de  l'air  de  la  caisse,  on  éprouve  en 
même  temps  un  peu  de  dureté  de  l'ouïe, 
(pi'en  outre  ceite  burdité  passagère  porte 
spécialement  sur  les  sons  graves.  Ce  l'ait,  qui 


991 


OUI 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


OUI 


992 


avait  déjh  été  signalé  par  Wollaston,  peut 
s'expliquer,  en  observant  que,  bien  que  la 
iiienibrane  tympanique  puisse  vibrer  sous 
l'inlluence  de  tous  les  tons,  cette  faculté  est 
limitée,  j)our  les  tons  graves,  parle  son  fon- 
damental que  pourrait  rendre  la  menibrane 
elle-même  :  or ,  à  mesure  qu'elle  est  plus 
tendue,  ce  son  fondamental  s'élève,  et  elle  ne 
peut  plus  vibrer  ou  résonner  que  sous  l'in- 
lluence de  tons  de  plus  en  plus  aigus.  En  dé- 
finitive, J.  Millier  considère  la  tension  de  la 
membrane  tympanique  par  le  muscle  interne 
du  marteau,  comme  un  mouvement  protec- 
teur pour  l'organe  de  l'ouïe,  qu'il  peut  sous- 
traire à  la  perception  de  certains  sons.  Celte 
conclusion  est  conforme  à  celle  de  Savart. 

L'action  dn  muscle  interne  du  marteau 
paraît  s'exercer  en  vertu  d'un  mouvement 
réflexe,  analogue,  ou  du  moins  comparable 
à  la  contraction  de  l'iris,  lors  d'une  impres- 
sion très-vive  de  lumière.  Néanmoins,  plu- 
sieurs physiologistes  admettent  que  ce  mus- 
cle est  soumis  à  l'influence  de  la  volonté; 
et,  en  etiet,  quelques  personnes  prétendent 
pouvoir  agir  volontairement  sur  lui,  au  point 
de  le  fiiire  contracter  d'un  seul  côté. 

Après  les  auteurs  si  recommandables  qui 
se  sont  occu[)és  de  la  question  délicate  de  la 
tension  de  la  membrane  tympanique,  qu'il 
nous  soit  permis  de  présenter  quelques  ob- 
servations sur  le  même  sujet.  Nous  croyons 
ou'on  s'est,  en  généi'al,  trop  peu  préoccupé 
des  conditions  ordinaires  de  l'audition,  quand 
on  a  avancé  que  le  muscle  interne  du  mar- 
teau sert  à  préserver  l'organe  auditif  d'im- 
pressions trop  intenses.  En  effet,  est-ce  que 
nous  pouvons  jamais  nous  soustraire  à  ces 
impressions?  Pourquoi  J.  MûUer,  par  exem- 
ple, qui  dit  pouvoir  contracter  volontaire- 
ment le  muscle  dont  il  s'agit,  a-t-il  besoin  de 
tendre  artificiellement  sa  membrane  tympa- 
nique en  condensant  ou  raréfiant  l'air  de  la 
caisse,  pour  se  soustraire  au  bruit  du  canon, 
ou  à  tout  autre  son  grave  et  violent?  11  n'au- 
rait eu  qu'à  contracter  son  muscle  protec- 
teur et  modérateur  de  l'ouïe.  D'ailleurs  ce 
n'est  pas  toujours  l'intensité  des  sons  qui  est 
pénible  à  notre  oreille,  c'est  souvent  leur 
extrême  acuité  :  tel  est  par  exemple  le  bruit 
du  liège  que  l'on  coupe,  du  frôlement  de  la 
soie,  etc.  A  quoi  sert  alors  le  muscle  du  mar- 
teau, qui  ne  peut  qu'accroître  l'aptitude  de 
la  membrane  du  tympan  à  transmettre  les 
sons  aigus? 

Si  l'on  réfléchit  que  des  trois  prétendus 
muscles  du  marteau  l'interne  est  réellement 
le  seul  qui  soit  constant  chez  l'homme,  le 
seul  qu'on  rencontre  chez  les  animaux,  il  en 
résulte  que,  dans  son  action  sur  la  membrane 
du  tympan,  il  agit  sans  antagoniste.  Mais, 
suivant  nous,  il  existe  un  véritable  antago- 
nisme à  ce  muscle  dans  la  membrane  elle- 
même  :  n'est-il  [las  probable,  en  effet,  que, 
sous  l'influence  de  variations  hygrométriques 
ou  autres,  cette  membrane  est  susceptible  de 
se  détendre  ou  de  se  resserrer  un  peu?  Or  on 
sait,  d'après  les  expériences  môme  de  Sa- 
vart, que  les  membranes  ne  sont  susceptibles 
de  vibrer  par  intluencc,  qu'à  la  condition 


d'être  tendues.  Le  muscle  du  marteau  agira, 
dans  ce  cas,  de  manière  à  maintenir  la  mem- 
brane du  tympan  toujours  dans  un  état  de 
tension  suflisante  pour  qu'elle  puisse  vibrer. 

Notre  opinion  est  donc,  pour  ainsi  dire, 
le  contre-pied  de  celle  de  Savart  et  do 
J.  Millier,  généralement  admise,  c'est-à-dire 
que  l'action  du  muscle  précédent  serait,  non 
de  changer  la  tension  de  la  membrane  tym- 
panique, mais  d'obvier  aux  variations  de  ten- 
sion qu'elle  ])cut  présenter,  d'empêcher  sur- 
tout qu'elle  ne  se  détende  complètement. 

Osselets  du  tympan.  —  Nous  avons  vu  com- 
ment la  membrane  tympanique  réunit  en 
ondes  d'inllexion  ou  de  condensation  toutes 
les  vibrations  qu'elle  a  reçues  directement  de 
l'air,  du  pavillon  de  l'oreille  et  des  parties 
solides  du  crâne.  La  chaîne  des  osselets  re- 
çoit toutes  ces  vibrations,  les  condense  de 
plus  en  plus,  et  les  transmet  à  son  tour  au 
liquide  labyrinthique  par  l'intermédiaire  de 
la  membrane  de  la  fenêtre  ovale.  Par  ce 
moyen,  les  ondes  sonores  primitivement  aé- 
riennes, déjà  transformées  en  vibrations  de 
solides,  changent  encore  de  milieu  sans  per- 
dre de  leur  intensité,  et  se  communiquent 
définitivement  au  liquide  labyrinthique. 

On  peut  se  demander  d'abord  de  quelle 
utilité  est  cet  intermédiaire  osseux  entre  la 
membrane  tympanique  et  celles  qui  ferment 
les  fenêtres  de  l'oreille  interne.  L'air  de  la 
caisse  n'aurait-il  pas  transmis  très-bien  ces 
vibrations  d'une  paroi  à  l'autre?  Il  est  cer- 
tain que  ce  mode  de  propagation  a  lieu  pour 
la  fenêtre  ronde  ;  mais  il  faut  dire  aussi  qu'il 
est  accompagné  d'une  dispersion  et  d'un  af- 
faiblissement considérables  des  sons.  Au  con- 
traire, comme  les  corps  solides  contigus  se 
transmettent  le  son  bien  plus  facilement 
qu'ils  ne  l'abandonnent  à  l'air  ambiant,  les 
vibrations  de  la  membrane  tympanique,  une 
fois  communiquées  au  manche  du  marteau, 
traversent  toute  la  chaîne  des  osselets  et  ar- 
rivent à  la  plaque  de  l'élrier  avec  d'autant 
moins  de  déperdition  que  cette  chaîne  est 
comme  suspendue  dans  la  caisse,  et  n'est  en 
contiguïté  avec  d'autres  parties  solides  que 
par  ses  extrémités. 

Mais  pourquoi  cette  communication,  au 
lieu  d'être  directe,  est-elle  brisée  et  sinueuse? 
Vâme  du  violon  est  une  simple  tige  droite 
placée  perpendiculairement  à  ses  deux  tables. 
On  concevrait  très-bien  que  la  plaque  de  l'é- 
trier,  qui  est  à  peu  près  parallèle  a  la  mem- 
brane tympanique,  fût  réunie  au  manche  du 
marteau  par  une  tige  perpendiculaire  à  celte 
plaque.  Savart  {Op.  cit.  p.  214)  a  démontré 
d'abord  que,  quelles  que  soient  les  courbu- 
res et  les  sinuosités  relatives  de  parties  soli- 
des annexées  les  unes  aux  autres,  la  trans- 
mission des  vibrations  s'y  fait  suivant  leur 
direction  primitive.  Le  manche  du  marteau, 
recevant  les  ondes  de  la  membrane  du  tym- 
pan dans  une  direction  qui  lui  est  presque 
perpendiculaire,  les  transmet  à  l'enclume, 
dont  elles  parcourent  la  longue  apophyse 
transversalement  ;  les  deux  branches  de  l'é- 
trier  sont  au  contraire  ébranlées  longitudina- 
Icment  ;  enûn  la  plaque  de  cet  osselet  et  la 


993 


OUI 


PSYCHOLOGIE. 


OUI 


994 


membrane  de  la  fenfilre  ovale  éprouvent  des 
vibrations  transversales. 

La  brisure  et  les  articulations  de  la  chaîne 
des  osselets  ne  nuisent  donc4ioint  h  la  trans- 
mission des  ondes  sonores;  mais  reste  à  sa- 
voir comment  elles  peuvent  favoriser  l'audi- 
tion. La  plupart  des  auteurs  se  taisent  sur  !e 
but  de  cette  disposition.  Savart  dit  seulement 
à  ce  sujet  :  «  Les  diverses  articulations  qui 
existent  entre  les  osselets  ont  sans  doute  pour 
usage  d'empôcher  que  des  mouvements  trop 
brusques  ne  nuisent  à  l'organisation  de  par- 
ties si  délicates.  » 

Voici  quelle  serait  notre  interprétation  :  La 
membrane  tympanique  étant  susceptible  de 
se  rapprocher  plus  ou  moins  de  la  paroi  in- 
terne de  la  caisse  par  l'action  de  son  muscle 
tenseur,  sans  les  articulations  de  la  chaîne 
ces  déplacements  se  seraient  communiqués 
tels  quels  à  la  membrane  de  la  fenêtre  ovale 
qui  n'aurait  pu  }  résister  que  par  une  ex- 
tré'me  laxité,  tandis  qu'il  en  résulte  seule- 
ment une  variation  insignifiante  dans  l'ou- 
verture des  angles  que  les  osselets  forment 
entre  eux.  La  transmission  des  ondes  sonores 
jus(]u'au  vestibule  ifj  trouve  donc  assurée , 
quels  que  soient  la  position  de  la  membrane 
du  tympan,  et  son  degré  de  concavité.  Nous 
voyons  également  dans  l'existence  du  muscle 
de  l'étrier  l'intention  de  limiter  l'action  du 
muscle  du  marteau  à  la  seule  membrane  du 
tympan.  Effectivement,  ce  dernier  muscle,  en 
se  contractant,  tend  non-seulement  à  attirer 
celte  membrane  en  dedans,  mais  aussi  à  agir 
sur  le  reste  de  la  chaîne  des  osselets,  de  ma- 
nière à  entraîner  l'étrier  un  peu  en  avant. 
C'est  alors  qu'il  rencontre  l'antagonisme  du 
muscle  de  l'étrier,  qui  nous  paraît  destiné 
moins  à  enfoncer  la  plaque  de  cet  osselet 
dans  la  fenêtre  ovale,  qu'à  l'empôcher  d'ôire 
entraînée  en  sens  inverse  par  le  muscle  ten- 
seur tympanique. 

Trompe  d'Eustache. — L'existence  constante 
delà  trompe  d'Eustache  chez  tous  les  animaux 
qui  sont  pourvus  d'une  cavité  tympanique, 
fait  entrevoir  que  ce  conduit  a  une  part  impor- 
tante dans  les  fonctions  de  l'oreille  moyenne. 
Il  est  démontré,  en  effet,  par  un  grand  nombre 
de  faits  pathologiques,  que,  lorsque  la  caisse 
du  tympan  est  complètement  close ,  elle 
transmet  les  sons  imparfaitement,  et  qu'il 
survient  dans  l'audition  des  troubles  qui  peu- 
vent se  transformer  en  une  surdité  complète, 
si  l'oblitération  de  la  trompe  persiste. 

On  a  émis  sur  les  usages  de  la  trompe 
d'Eustache  un  grand  nombre  d'opinions  dont 
plusieurs  sont  plus  ou  moins  hypothétiques 
ou  opposées  aux  lois  physiques.  Esser  {Mé- 
moire sur  les  fonctions  de  diverses  parties  de 
l'organe  auditif,  traduit  par  Breschet,  dans 
\es  Annales  des  sciences  naturelles,  t.  XXVI, 
p.  30,  1832)  affirme  que,  si  la  trompe  gut- 
turale était  fermée  hermétiquement ,  l'air  de 
la  caisse,  qui  doit  entrer  en  vibration,  ne 
trouvant  pas  d'issue ,  ne  pourrait  se  dilater, 
et  serait  par  conséquent  immobile  ainsi  que 
la  membrane  du  tympan.  Saunders  émet  une 
opinion  semblable.  Or  il  est  inexact  de  croire 
qu'une  masse  d'air  renfermé  suit  inapte  à 


recevoir  et  h  transmettre  des  vibrations  :  ne 
sait-on  pas  qu'un  timbre  placé  sous  le  réci- 
pient de  la  machine  pneumatique  ,  peut  être 
entendu  très-distinctement,  bien  qu'on  n'ait 
laissé  à  l'air  renfermé  dans  la  cloche  aucune 
communication  avec  l'air  extérieur? 

Esser  pense  aussi  que  la  trompe  est  dans 
un  état  d'ouverture  permanente ,  que  des 
bourdonnements  d'oreille  et  la  surdité  sur- 
viennent dès  qu'elle  se  ferme.  Cette  assertion 
est  empreinte  d'exagération  et  infirmée  par 
les  faits.  Les  parois ,  moitié  cartilagineuses  ^ 
moitié  membraneuses  de  ce  conduit,  sont 
appliquées  l'une  contre  l'autre;  il  n'est  donc 
pas  béant,  mais  seulement  perméable,  et 
celte  disposition  suffit  ordinairement  aux 
fonctions  qu'il  doit  remplir.  On  a,  dans  plu- 
sieurs circonstances ,  la  preuve  que  la  com- 
munication entre  l'air  extérieur  et  la  caisse 
du  tympan  par  l'introduction  de  la  trompe, 
n'est  pas  aussi  immédiate  et  aussi  libre  que 
le  pensait  Esser.  Lorsqu'on  se  place  sous 
la  cloche  à  plongeur  [Relation  d'une  descente 
en  mer  dans  la  cloche  dite  des  plongeurs. 
— Colladon  ;  Paris,  1826),  ou  lorsqu'on  gravit 
une  montagne  élevée  (Carus) ,  on  éprouve 
dans  l'oreille  une  tension  qui  persiste  assez 
longtemps,  et  qui  indique  que  l'équiUbre  est 
loin  de  se  rétablir  instantanément. 

Bressa  [Reil's  Archiv,  t.  VIJI,  cah.  1)  a 
émis  l'opinion  que  la  trompe  d'Eustache  sert 
à  entendre  sa  propre  voix.  S'il  en  était  ainsi, 
ce  canal  devrait  exister  chez  tous  les  animaux 
pourvus  de  la  voix,  et  manquer  chez  ceux 
qui  ne  profèrent  aucun  cri.  Or  ce  rapport 
n'a  pas  lieu.  Il  y  a  parmi  les  batraciens  plu- 
sieurs genres,  tel  que  les  bombinatcurs,  qui, 
sans  être  privés  de  la  voix,  sont  néannioins 
dépourvus  de  trompe  d'Eustache  et  de  caisse 
du  tympan. D'ailleurs,  Autenrieih  [Iteil's  Ar- 
chiv, t.  IV,  p.  321)  et  Linckc  [llandbuch 
der  Ohrenhcilkunde,  t.  I ,  p.  502)  rajjportent 
des  faits  desquels  il  résulte  que  chez  l'homme 
l'oblitération  maladive  de  la  trompe  rend 
l'ouïe  dure  sans  nuire  à  l'audition  de  sa  pro- 
pre voix.  On  peut  aisément  se  rendre  compte 
de  la  propagation  des  vibrations  de  la  glotte, 
jusqu'au  nerf  auditif,  sans  l'intervention  de 
la  trompe  d'Eustache.  Ces  vibrations  se 
propagent  directement  des  cordes  vocales 
aux  parties  solides  du  cou,  de  la  tête  et  de 
l'oreille  interne.  Transmises  à  l'air  du  })ha- 
rynx  et  des  fosses  nasales  ,  elles  se  commu- 
niquent aux  parois  de  ces  cavités ,  et  par- 
viennent encore  à  l'organe  auditif,  par  la 
base  du  crâne.  Enfin  ,  les  ondes  sonores,  en 
se  répandant  dans  l'atmosphère,  s'y  propa- 
gent dans  tous  les  sens  et  vont  rencontrer  le 
pavillon  de  l'oreille,  qui  les  réfléchit  comme 
tous  les  sons  extérieurs  ,  les  concentre  et  les 
dirige  vers  la  membrane  du  tympan. 

Ainsi  que  nous  l'avons  déjà  fait  observer, 
la  liaison  qui  existe  constamment  entre  la 
trompe  d'Eustache  et  la  caisse  du  tympan, 
doit  conduire  à  chercher  à  ce  conduit  des 
usages  relatifs  à  Toreille  moyenne,  plutôt 
qu'à  l'audition  directement.  La  tiornpe  pa- 
raît,'en  effet,  avoir  pour  but  essentiel  d'as- 
surer les  fonctions  de  la  membrane  tympa- 


(Wir, 


)l)5 


OUI 


DICTIONNAIRE 


iii(iuc  Oïl  sait  (lui;,  par  l'action  du  muscle  du 
luarleau  ,  celle  nicuibianc  est  suscepliblc  de 
varier  sdii  degré  de  tension,  proportionnelle- 
ment à  l'nitensité  ou  à  la  tonalité  des  sons 
qui  viennent  la  frapper.  Il  était  donc  néces- 
saire, pour  assurer  l'intégrité  de  cette  fonc- 
tion ,  de  soustraire  la  mendjrane  tyuipaiiique 
à  toute  autre  inlluence  capable  de  modifier 
sa  tension.  Or,  cette  membrane  sui){)orle  la 
j)ression  atmosphérique  par  sa  face  externe, 
et  la  tronqje  d'Eustache ,  en  amenant  lair 
extérieur  contre  sa  face  interne  ,  équilibre 
cette  pression ,  en  annule  les  ellets  par  une 
pression  égale  et  contraire. 

Tel  est  le  véritable  rôle  de  ce  conduit  ;  il 
n'a  besoin  pour  le  remplir  que  d'être  cons- 
tamment perméable.  Quelle  que  soit  l'étroi- 
lesse  de  son  ouverture,  elle  est  toujours  suf- 
tisante,  car  elle  est  comparable  au  pertuis 
qui  fait  communicjuer  la  cuvette  du  baro- 
mètre avec  l'air  atmosphérique. 

Accessoirement  la  trompe  d'Eustache  sert 
à  évacuer  les  liquides  sécrétés  par  la  nm- 
queu.se  de  la  caisse,  et  à  les  conduire  dans 
les  fos'^es  nasales  ;  c'est  peut-être  pour  favo- 
riser cet  usage  qu'elle  a  son  origine  près  de 
la  paroi  inférieure  de  la  cavité  tympanique, 
cl  qu'elle  est  dirigée  obliquement  en  bas. 

Oreille  interne.  —  La  transmission  des 
ondes  sonores  aux  cavités  de  l'oreille  inierne 
a  l'eu  par  deux  voies  ditférentes ,  la  fenêtre 
ovale  et  la  fenêtre  ronde,  toutes  deux  fermées 
par  une  membrane  qui ,  ea  même  temps 
qu'elle  circonscrit  le  liquide  du  labyrinthe, 
facilite  le  passage  des  vibrations  d'un  milieu 
dans  un  autre. 

La  fenêtre  ovale  reçoit  les  ondulations  de 
Ja  membrane  du  tympan  par  la  chaîne  des 
osselets  ;  l'air  de  la  caisse  est  au  contraiie 
seul  chargé  de  conduire  des  ondes  sonores 
de  la  membrane  tympanique  à  celle  de  la 
fenêtre  ronde.  On  peut  se  demander  laquelle 
de  ces  deux  transmissions  est  la  plus  intense. 
L'anatomie  comparée  répond  déjà  en  partie 
à  cette  question  ,  car  elle  prouve  que,  lors- 
qu'une seule  des  deux  fenêtres  persiste ,  c'est 
Ja  fenêtre  ovale,  et  avec  elle  la  chaîne  des 
osselets,  plus  ou  moins  complète.  Cepen- 
dant les  ])hysiologistes  sont  divisés  à  cet 
égard  :  les  uns  nient  complètement  la  trans- 
mission ))ar  l'air  de  la  caisse,  à  cause  de  la 
surdité  absolue  qui  suit  ordinairement  la 
perte  des  osselets  ;  les  autres  contestent  l'ac- 
tion conductrice  de  ces  petits  os.  Muncke 
{Arch.fUr  die  gesammte  jSalurlelire.  Kastner, 
t.  VU)  etJ.Mûller  ont  ramené  cette  question 
sur  son  véritable  terrain  en  faisant  voir  qu'il 
n'y  avait  point  lieu  d'exclure  l'un  de  ces  deux 
modes  de  transmission  ,  et  qu'il  s'agissait 
seulement  d'établir  entre  eux  une  différence 
en  plus  ou  en  moins. 

J.  Mïdlera  de  plus  démontré,  par  une  série 
d'expériences,  que  les  mêmes  ondes  aé- 
riennes agissent  avec  beaucoup  plus  d'inten- 
sité sur  l'eau  du  labyrinthe  après  avoir  tra- 
versé la  chaîne  des  osselets  et  la  fenêtre  ovale, 
qu'api^s  avoir  traversé  l'air  de  la  cavité  tym- 
panique et  la  membrane  de  la  fenêtre  ronde. 
Ce  physiologiste  va  même  jusqu'à  croire  que 


DE  PHILOSOPHIE.  OUI  996 

les  ondes  transmises  à  l'une  et  l'autre  fenêtre 
(Mirèrent  non-seulement  eu  égard  à  leur  in- 
tensité ,  mais  encore  sous  le  rapport  de  leur 
timbre.  Les  ondes,  reçues  par  la  fenêtre 
ovale  ,  se  répandent  dans  le  vestibule  et  les 
canaux  demi-circulaires  ;  celles  qui  sont 
transmises  à  la  fenêtre  ronde  se  propagent 
dans  le  limaçon  :  mais  comme  ces  différentes 
cavités  communiquent  les  unes  avec  les 
autres,  il  arrive  que  toutes  ces  vibrations 
finissent  par  se  rencontrer,  qu'elles  s'entre- 
croisent de  manière  à  produire  en  plusieurs 
l)oints  des  condensations  desquelles  résulte 
un  véritable  renforcement  de  la  sensation 
auditive. 

■Le  vestibule  et  les  canaux  demi-circulaires 
sont ,  de  toutes  les  parties  dont  se  compose 
l'appareil  auditif,  chez  les  vertébrés,  les  plus 
générales  et  les  plus  constantes.  La  cavité 
vestibulaire  est  divisée  en  plusieurs  sacs  mem- 
braneux qui  renferment,  dans  leur  intérieur, 
des  concrétions  tantôt  amylacées ,  tantôt 
pierreuses,  dont  l'existence  est  également 
constante,  non-seulement  chez  les  poissons 
et  les  re])tiles  ,  mais  môme  chez  les  mammi- 
fères, ainsi  que  l'ont  établi  les  belles  recher- 
ches dèBreschet.  [Etude  anatomique  et  phy- 
siol.  de  l'organe  de  l'ouïe  et  de  l'audition  dans 
l'homme  et  les  animaux  vertébrés.  Annales 
des  sciences  naturelles,  t.  XXIX.) 

Dugès  {Traité  de  physiologie  comparée  de 
l'homme  et  des  animaux  ,  1. 1,  p.  188  j  consi- 
dère le  vestibule  comme  propre  à  recueillir 
le  bruit  en  général ,  à  en  mesurer  l'inten- 
sité, et  par  conséquent  à  faire  juger  de  la 
distance.  Quant  aux  canaux  demi-circulaires, 
la  constance  de  leur  nombre  et  de  leur  di- 
rection respective  ,  qui  paraît  correspondre 
aux  trois  dimensions  des  corps ,  longueur, 
largeur  et  hauteur,  ont  conduit  Autenrieth 
et  Kœrner  à  émettre  l'opinion  que  leur  usage 
est  de  donner  la  nolion  de  la  direction  des 
ondes  sonores ,  et  conséquemment  de  la  si- 
tuation du  corps  d'où  elles  sont  parties.  Du- 
gès se  range  entièrement  à  cette  manière  de 
voir.  J.  Millier  la  rejette,  et  n'accorde  aux 
canaux  demi-circulaires  d'autre  action  que 
d'accroître  un  peu  l'intensité  et  la  résonnance 
des  sons. 

Breschet  {Rcc.  cit.)  croyait  que  les  oto- 
lithes  et  les  otoconies  arrêtent  les  vibrations 
sonores  et  atténuent  la  sensation  auditive. 
Cagniard-Lalour  et  J.  Millier  les  regardent 
plutôt  comme  propres  à  rendre  ces  vibrations 
j)lus  efficaces  dans  leur  action  sur  les  rami- 
fications nerveuses. 

Limaçon.  —  On  sait  que  la  cavité  spirale 
du  limaçon  est  partagée  en  deux  rampes  qui 
communiquent  ensemble  au  sommet  de  l'hé- 
lice par  une  absence  de  la  cloison,  et  qui 
aboutissent  l'une  à  la  membrane  de  la  fe- 
nêtre ronde  ou  tympan  secondaire  de  Scarpa 
{De  structura  fcncstrœ  rotundœ  auris,  et  de 
tympano  sccundario  Anat,  observ.;  Modène, 
1772,  in-4] ,  l'autre  au  vestibule.  Un  même 
liquide  remplit  toutes  ces  cavités.  Il  en  résulte 
que  non-seulement  les  vibrations  du  tympan 
secondaire  peuvent  être  propagées  au  vesti- 
bule, aux  canaux  demi-circulaires,  et  se  con* 


907 


OUI 


fondre  avec  celles  que  ces  {)artios  reroivent 
par  la  chaîne  des  osselets  et  par  la  t'enètre 
ovale,  mais  encore  qu'il  doit  y  avoir  récipro- 
cité pour  ces  vibrations  ;  en  sorte  qu'un 
même  son  est  simultanément  perçu  dans  toute 
l'étendue  du  labyrinthe. 

De  Blainville  pense  que  le  limaçon  a  pour 
principale  fonction  d'apprécier  les  sons  très- 
aigus  ,  d'après  cette  observation,  que  les 
chauves-souris  ont  cet  organe  très-développé, 
et  qu'elles  vivent  d'insectes  dont  le  bruit  les 
guide  pendant  la  nuit  à  leur  poursuite. 
"  Selon  Dugès  {Ouvr.  cité,  p.  197),  le  lima- 
çon serait  le  principal  appréciateur  des  tons, 
et  surtout  l'organe  propre  à  recevoir  les  sons 
formés  dans  l'air,  ayant  un  timbre  aérien  et 
des  moditications  que  l'air  seul  comporte 
bien  ;  en  un  mot,  les  voix  et  les  articulations. 
lireschet  {Recherches  anat.  et  phijsiol.  sur 
l'organe  de  route  et  sur  l'audition  dans 
l'homme  elles  animaux  vertébrés, e{c.;  Paris, 
1833,  in-4")  a  insisté  également  sur  la  liai- 
son entre  l'existence  de  l'appareil  de  la  voix 
et  celle  du  limaçon.  Quelques  physiologistes 
ont  môme  cru  que  la  lame  spirale,  qui  va  en 
se  rétrécissant  graduellement,  était  suscep- 
tible de  se  diviser  en  parties  variables ,  de 
manière  à  vibrer  à  l'unisson  de  tous  les  sons 
possibles  :  mais  l'anatomie  comparée  et  l'a- 
natomie  pathologique  renversent  cette  hypo- 
thèse, et  tlémonlrent  que,  chez  les  animaux 
les  plus  doués  de  la  faculté  musicale ,  le  li- 
maçon est  loin  d'offrir  un  développemsnl 
pro[)ortionnel  ;  que,  chez  l'homme,  l'absence 
ou  la  destruction  du  limaçon  n'empêche  pas 
de  juger  très-nettement  les  tons. 

Nous  adoptons  volontiers  l'opinion  de  J. 
Millier,  qui  suppose  que  la  destination  finale 
du  limaçon  est  d'étalerlcslibres  nerveuses  sur 
unelamèsolide  qui,  par  sa  coniinuitéavec  les 
parois  solides  du  labyrinthe  et  de  la  tôle,  et 
par  son  contact  avec  le  liquide  labyrinthique, 
soit  capable  de  transmettre  à  ces  fibres  ner- 
veuses les  vibrations  communiquées  soit  aux 
sohdes ,  soit  aux  liquides  de  l'appareil  audi- 
tif.* Il  est  évident,  en  outre,  que  les  tours  de 
spire  que  forme  le  limaçon  ont  l'avantage 
de  réaliser,  sous  le  plus  petit  espace  possible, 
la  surface  considérable  qui  était  nécessaire 
pour  l'expansion  des  libres  nerveuses. 

De  la  sensation  auditive.  —  En  exposant 
le  rôle  des  diverses  parties  qui  compo- 
sent l'organe  auditif,  nous  avons  reconnu 
l'embarras  des  auteurs  pour  déterminer 
s'il  en  est  parmi  elles  qui  servent  spécia- 
lement à  l'appréciation  de  l'intensité,  de 
la  distance  ou  de  la  direction  du  son.  Il 
nous  semble  néanmoins  que  plusieurs  de  ces 
questions  peuvent  être  ramenées  à  des  ter- 
mes assez  simples,  et  recevoir  une  interpré- 
tation satisfaisante,  sans  le  secours  d'hypo- 
thèses i)lus  ou  moins  inadmissibles.  Relative 


psYcnoLO(~;iE.  oui  998 

d'une  réaction  intellectuelle ,  et  non  d'une 
aptitude  spéciale  de  l'organe  de  l'ouïe. 

Du  moment  que  cet  organe  présente  une 
sensibilité  et  un  développement  sufllsants 
pour  discerner  facilement  l'intensité  relative 
de  deux  sons  consécutifs  ,  il  n'en  faut  pas 
davantage  pour  acquérir  la  notion,  3oit  de 
la  distance,  soit  de  la  direction  des  corps 
d'où  émanent  les  ondes  sonores.  En  etlet,  si 
le  son  que  nous  entendons  nous  est  déjà 
connu  ,  comme  celui  d'un  instrument ,  de  la 
voix  humaine,  etc.,  nous  jugerons  de  son 
éloigncnient  par  la  faiblesse  de  l'impression 
qu'it  produit  sur  le  nerf  auditif;  s'il  s'agit 
d'un  son  dont  l'intensité  soit  inconnue  à  une 
distance  donnée ,  comme  le  bruit  ^du  ton- 
nerre, etc.,  nous  jugeons  qu'il  est  rapjjroché 
s'il  est  très-fort,  éloigné  s'il  est  faible. 

Quant  à  la  direction  des  ondes  sonores,  ou 
])eut  dire  encore  que  c'est  la  sensation  audi- 
tive raisonnéequi  en  donne  la  connaissance. 
Ainsi,  nous  entendons  distinctement  un  son 
émanant  d'un  jioint  donné  ,  (luelle  que  soit 
la  position  de  notre  tôte;  mais  l'organe  au- 
ditif étant  apte  à  juger  de  différences  légères 
dans  l'intensité  des  vibrations ,  nous  remar- 
quons que,  dans  certaines  positions  de  la 
tète ,  le  son  paraît  plus  fort.  Nous  sommes 
donc  amenés  h  placer  notre  tête  dans  une 
position  déterminée,  par  ra[)port  au  corps 
sonore.  L'expérience  nous  ajiprend  journel- 
lement, quand  nous  voyons  le  lieu  doù  par* 
le  son  ,  quelle  est  la  direction,  relative  h 
notre  oreille,  où  il  est  le  mieux  perçu.  Il  ne 
reste  plus  qu'à  appliquer  ces  données  dans 
les  cas  où  le  cori)s  vibrant  est  inaccessible  à 
la  vue. 

Il  résulte  de  ce  qui  précède  que  les  pré- 
tendues illusions  du  sens  di;  l'ouie,  (]ue  l'on 
j)roduit  jiar  la  ventrilorpiie  ou  jjar  certaines 
réilexions  des  sons,  ne  sont  en  réalité  que 
des  erreurs  de  notre  jugement. 

Ce  sens ,  s'il  est  intact,  ne  nous  trompe 
guère,  et  il  y  a  bien  plutôt  limi  d'admirer 
sa  subtilité  et  sa  perfection  que  de  redouter 
ses  écarts.     " 

La  finesse  de  l'ouïe  se  manifeste  de  plu- 
sieurs manières  :  elle  nous  permet ,  tantôt 
de  percevoir  des  ébranlements  extrêmement 
faibles,  ou  des  bruits  que  lein-  éloignement 
rend  presque  imperceptibles;  tantôt  de  distin- 
guer isolément  un  son,  [larmi  d'autres  sons 
beaucoup  plus  forts,  comme  celui  d'un  seul 
instrument  au  milieu  d'un  nombreux  or- 
chestre. 

L'ouïe  n'est  pas  égale  chez  les  différents 
individus  :  les  uns  n'ont  d'aptitude  à  perce- 
voir que  des  sons  d'une  certaine  acuité  ; 
d'autres  ne  jugent  pas  exactement  leurs  rap- 
ports musicaux,  et  ne  peuvent  en  sentir  l'har- 
monie ou  la  dissonance.  Enfin ,  les  deux 
oreilles  peuvent,  chez  le  môme  individu,  être 


ment  à  l'appréciation  de  la  direction  du  son,  impressionnées  différemment  par  un  même 

par  exemple,  appréciation  qui  est  due,  sui-  son,  phénomène  fort  rare,  et  dont  on  ne  cite 

vant  les  uns,  au  mode  d'impression  dupa-  que  quelques  exemples. 
Villon  de  l'oreille,  ou  à  certaines  modifica-         La  durée  normale  de  la  sensation  auditive, 

lions  de  la  membrane  du  tympan,  et,  suivant  bien  que  très-courte,  peut   être  appréciée 

d'autres,  à  la  position  relative  des  canaux  très-approximativement  :  elle  correspond  à 

demi-circulaires ,  elle  résulte ,  selon  nous,  la  limite   inférieure  des  sons  perceptibles. 


DICTIONNAIRE  DE  PmiOSOPIÎÎE. 


999  PER 

En  ofTct,  dès  que  des  chocs  se  succèdent  avec 
assez  (ic  rapidité  pour  n'èlrc  plus  perçus  iso- 
lément, niais  pour  proiiuirc  la  sensation  con- 
tinue qu'on  nomme  son,  c'est  que  l'impres- 
sion produite  par  chacun  de  ces  chocs  dure 
plus  que  l'intervalle  de  temps  qui  les  sépare. 
Or,  Savart  a  démontré,  à  l'aide  d'un  appa- 
reil composé  d'une  forte  barre  de  fer  qu'on 
fait  tourner  dans  la  rainure  d'une  table,  que, 
lorsque  chacun  des  chocs  élémentaires  a  une 


PER 


1000 


intensité  un  peu  forte,  -la  sensation  devient 
continue  h  4)arlir  de  dix  ou  douze  vibrations 
par  seconde.  On  peut  en  déduire  que  la  durée 
de  la  sensation  auditive  est  de  plus  d'un 
dixième  de  seconde.  Ilap[)elons  d'ailleurs 
que  cette  expérience  corresjjond  à  celle  du 
charbon  incandescent,  pour  l'organe  visuel'. 
(  LoNGET,  Cours  de  physiologie.  )  —  Voy. 
Perception  extérieure. 


P 


PERCEPTION  EXTERIEURE. 


I.  —  Le  fait  de  la  perception  extérieure,  considéré 
en  général,  présente  : 

1°  L'impression  des  organes,  des  nerfs , 
da  cerveau  :  première  condition; 

2"  L'attention  instinctive  ou  volontaire  : 
deuxième  condition  ; 

3"  La  perception  de  l'impression  de  l'or- 
gane et  la  perception  d'une  certaine  qua- 
lité des  corps,  avec  plaisir  ou  douleur  :  c'est 
la  part  de  l'expérience; 

4°  Les  idées  nécessaires  de  cause,  de  subs- 
tance, de  temps,  d'espace,  suggérées  par  la 
perception  et  la  complétant  ;  c'est  la  part  de 
la  raison.  Telle  est  la  loi  constante  de  la 
perception  extérieure. 

Nous  allons  passer  en  revue  les  cinq  sens, 
soit  pour  y  remarquer  l'application  de  cette 
loi  générale,  soit  pour  tenir  compte  des 
particularités  que  cliacun  d'eux  peut  offrir. 
{Voy.  Reid,  Essai  sur  l'entendement  humain.) 

II.  —  Du  sens  de  l'odorat  et  du  sens  du  goût. 

1.  Le  cerveau  une  fois  impressionné  à  la 
suite  de  l'émission  des  molécules  odorantes 
et  de  l'impression  organique,  je  perçois  ou 
sens  l'impression  du  nez,  et  je  perçois  aussi 
la  qualité  de  l'objet  odorant ,  qualité  qui  n'a 
rien  de  commun  ni  avec  l'impression  du 
nez,  ni  avec  la  sensation  agréable  ou  désa- 
gréable dont  la  perception  peut  être  accom- 
pagnée. 

2.  Ce  n'est  pas  tout.  Non-seulement  je 
perçois  l'odeur  hors  de  moi,  mais  j'affirme 
un  être  en  qui  celte  qualité  réside  ;  l'odeur 
est  ditférente  de  l'objet  odorant.  De  même 
la  sensation  agréable  ou  désagréable  suppose 
un  être  sentant,  et  la  perception  suppose  un 
être  qui  perçoit.  Cet  être  qui  sent  et  qui 
perçoit,  c'est  moi.  Je  distingue  cet  être  de 
là  sensation  et  de  la  perception,  comme  je 
distingue  le  corps  de  son  odeur  ;  il  y  a  de 
part  et  d'autre  distinction  de  la  substance  et 
du  phénomène.  Ces  deux  substances  sont  en 
môme  temps  distinguées  nettement  entre 
elles  :  l'une  est  moi,  et  l'autre  n'est  pas  moi. 
De  plus,  si,  plusieurs  fois  successivement, 
je  perçois  la  môme  impression  et  la  môme 
, odeur,    et  j'éprouve  la  môme  sensation,  je 

crois  l'impression,  l'odeur  et  la  sensation 
tantôt  au  présent  tantôt  au  passé,  ce  qui  ne 
se  peut  sans  l'idée  de  temps.  Si  enfin  je  ne 
perçois  plus,  je  ne  sens  plus,  je  conçois  que 
je  pourrais  encore  percevoir  aX.  encore  sen- 


tir. Je  passe  du  réel  au  possible.  Enfin  je 
conçois  une  cause  ou  force  inconnue  qui  dans 
le  corps  produit  l'odeur,  et  c'est  cette  der- 
nière idée  qui  détermine  les  recherches  et 
les  théories  des  physiciens  sur  l'odeur. 

3.  Dans  l'exercice  du  seul  sens  de  l'odorat, 
je  trouve  donc  tous  les  éléments  suivanis: 

1"  L'émission  extérieure  ; 

2°  L'impression  du  nez,  du  nerf  olfactif  et 
du  cerveau; 

3°  La  perception  de  l'impression  du  nez; 

4°  La  perception  de  l'odeur; 

5°  La  sensation,  c'est-à-dire  le  plaisir  ou 
la  peine; 

6°  L'idée  de  l'objet  odorant,  distinct  de 
l'odeur, 

7°  L'idée  de  l'être  ou  sujet  qui  sent  et 
perçoit,  distinct  de  la  perception  et  de  la 
sensation  ; 

8°  La  distinction  de  la  substance  et  du 
phénomène  ; 

9°  La  distinction  de  ce  qui  est  moi  et  de 
ce  qui  n'est  pas  moi  ; 

10°  L'idée  du  présent,  du  passé,  du  temps; 

11°  L'idée  du  possible; 

12°  Enfin  l'idée  de  la  cause  inconnue  qui 
produit  l'odeur. 

4.  La  môme  analyse  est  exactement,  ap- 
plicable au  sens  du  goût. 

Les  saveurs  et  les  odeurs  sont  susceptibles 
d'une  infinité  de  modifications.  On  distingue 
au  moins  seize  saveurs  simples,  (jui,  en'  se 
combinant  deux  à  deux,  trois  à  trois,  quatre 
à  quatre,  produisent  une  variété  infinie  de 
saveurs  composées. 

m.  —  Du  sens  de  l'ouïe. 

1.  Le  sens  de  l'ouïe  diffère  des  deux 
précédents  en  ce  que  nous  ne  percevons 
point ,  nous  ne  sentons  point  l'impression 
faite  sur  l'oreille,  à  moins  que  le  son  ne  soit 
très-fort  ou  très-aigu  et  ne  blesse  l'oreille. 
Dans  les  cas  ordinaires  il  y  a  donc  seulement 
perception  du  son, 

2.  Ici  comme  précédemment,  il  n'y  a  au- 
cune ressemblance  entre  l'impression  faite 
sur  les  nerfs  et  le  son  que  nous  percevons, 
et  aucune  raison  physique  pour  que  l'impres- 
sion fasse  percevoir  le  son.  Les  conditions 
extérieures  n'ont  pas  plus  de  rapport  avec 
le  son  que  l'impression  des  nerfs.  Pour  que 
le  son  ait  lieu,  il  faut  que  le  corps  éprouve 
des  vibrations  rapides;  le  son  le  plus  grave 
que  nous  puissions  percevoir  en  exige  trente- 
deux  dans   une  seconde,  l'octave  du  même 


1001 


PEU 


PSYCriOLOT.IE. 


FER 


1002 


son  on  suppose  soixante-quatre,  et  les  sons 
harmoniques  supposent  cies  vibrations  en 
nombre  proportionnel.  Voilà  donc  une  liai- 
son essentielle  entre  des  vibrations  et  des 
sons,  c'est-à-dire  entre  des  choses  cnmplé- 


2.  De  ces  diverses  qualités,  le  chaud  et  le 
froid  sont  les  seules  que  nous  percevions 
quelquefois  sans  loucher  le  corps  ;  toutes  les 
autres  sont  connues  par  le  contact  immédiat. 
Nous  percevons  donc  alors   l'impression  d« 


tement  indifférentes.  Plusieurs  psyçholo-  l'organe  et  la  qualité  du  corps  comme  ayant 
gués  ont  cru,  d'après  cela,  que  le  son  est  une  lieu  dans  le  môme  endroit.  Quelques  philo- 
sensation,   c'est-à-dire    un    phénomène   de     sophes  ont  cru  d'après  cela  que  nous  ne  per- 


conscience  auquel,  par  le  principe  général 
de  la  causalité,  nous  concevons  une  cause 
extérieure.   C'est  une  erreur:  évidemment, 

auand  nous  parlons  des  son*;,  nous  n'enten- 
ons  pas  parler  d'une  modification  de  l'Ame 
causée  par  les  corps,  mais  bien  d'une  modi- 
iication  des  corps  eux-mêmes. 

3.  Dans  les  sons  il  faut  distinguer,  1"  le  ton, 
ou  le  plus  ou  moins  de  gravité  ou  d'acuité  ; 
le  la  dillere  du  ré,  etc.  ;  2"  Vintensilé,  ou  le 
|)lus  ou  moins  de  force  ;  le  ta  faible  ditfère 
du  la  fort,  etc.  ;  3°  le  timbre  ou  dilférence 
d'accentuation  ;  le  la  du  violon  diffère  du  la 
de  la  llùle,  etc.  ;  i"  Varticulation. 

4.  Sous  ces  quatre  rapports,  la  variété  des 
sons  est  prodigieuse.  Dans  les  tons  musicaux 
ou  déterminés ,  l'oreille  perçoit  nettement 
8  octaves  et  demie,  chacune  de  douze  demi 


cevions  que  l'impression,  et  comme  ils  appe- 
laient cela  sentir,  que  d'ailleurs  ils  appelaient 
aussi  sentir  le  fait  d'éprouver  du  plaisir  et  de 
la  douleur,  et  que  le  plaisir  et  la  douleur 
sont  des  états  de  l'âme,  des  sensations,  ils 
en  sont  venus  à  ilire  que  par  le  toucher  nous 
ne  cotmaissions  que  nos  propres  sensations  ; 
enfermés  dans  ce  cercle,  ils  n'ont  plus  pu 
arriver  aux  corps,  et  il  leur  a  fallu  avancer 
cette  proposition  étrange  :  La  dureté  et  l'é- 
tendue sont  des  sensations  de  l'dme. 

3.1leid,(iuia  combattu  au  nom  du  bon  sens 
tous  les  paradoxes  des  philosophes  antérieurs, 
n'a  démêlé  encore  qu'imparfaitement  la  vé- 
rité sur  ce  point.  Les  autres  n'avaient  vu 
qu'un  fait,  la  sensation  ;  il  en  a  aperçu  deux, 
la  sensation  et  la  perception  de  la  qualité  du 
corps  ;  mais^  il  a  encore  laissé  la  perception 


tons  ou  de  trente  comma  (cinquième  de  ton),  de  l'impression  confondue  avec  la  sensation. 
Les  tons  faibles  et  forts  se  trouvent  placés  De  là  le  demi-mécontentement  que  ses  Ion- 
sur  une  échelle  aussi  vaste,  depuis  le  bruit  gués  explications  laissent  encore, 
d'une  feuille  que  le  vent  remue  jusqu'à  celui  4.  Or,  dans  l'usage  du  toucher  et  du  con- 
d'un  canon.  Le  timbre  est  varié  d'une  ma-  tact  immédiat,  nous  percevons  toujours  deux 
nière  plus  extraordinaire  encore.  Non-seule-  choses,  et  dans  le  môme  point  de  l'étendue, 
ment  il  y  a  beaucoup  d'espèces  différentes  savoir  :  1*  l'impression  de  l'organe  (qu'on  dit 
d'instruments,  mais  les  instruments  de  môme  aussi  que  nous  sentons,  et  de  là  l'équivoque)  ; 
espèce  ditl'èrent  entre  eux  ;  il  n'y  a  pas  deux  2°  les  qualités  du  corps.  Jamais  la  seconde 
violons  qui  se  ressemblent,  pas  deux  voix,  de  ces  perceptions  ne  va  sans  la  première, 
etc.   etc.   Enfin,    les  variétés  d'articulation  qui  en  est  la  condition  ;  mais  les  deux  choses 


sont  la  source  des  langues  et  des  mots  in- 
nombrables qui  les  composent,  etc. 

IV.  —  Du  sens  du  toucher. 

1.  L'odorat,  le  goût  et  l'ouïe  nous  révèlent 
chacun  une  seule  qualité  des  corps  ;  le  tou- 
cher nous  en  révèle  plusieurs  qu'on  peut 
réduire  aux  suivantes:  le  chaud  et  le  froid, 
le  dur  et  le  mou,  le  raboteux  et  le  poli,  la 
figure,  la  solidité,  le  mouvement  et  l'étendue. 

(284)  On  s'esl  épuise  à  établir  la  dislinclioti  des 
qualités  premières  el  des  qunlilés  secondes.  On  ap- 
pciuii  qu;iliiés  premières  CL-lies  qui  se  rédtiiser.l  à 
l'élendue  el  à  la  résislaiice;  toutes  les  autres,  qua- 
lités secondes.  On  prétendait,  1°  que  nous  avons 
ridée  irès-«laire  des  premières,  tandis  que  nous  ne 
concevons  les  secondes  que  connue  les  causes  in- 
connues de  nos  sensations;  2"  que  les  premières 
sont  inhérentes  à  la  matière,  et  non  les  secondes. 
Nous  remarquerons  sur  l.i  dernière  de  ces  propo- 
sitions qu'il  est  dillîcile  on  plutôt  impossible  dédire 
quelles  sont  les  qualiiés  inliérentes  à  la  matière. 
En  considérant  la  matière  comme  un  ensendile  de 
lorces,  on  peut  arriver  à  concevoir  »pie  ces  i'orces 
fussent  dépouillées  inéme  de  toute  élt-ndue,  et  que 
l'étendue  lût  moins  dans  Tordre  actuel  de  diodes 
une  qualité  qu'une  limilaiion.  En  considérant,  an 
contraire,  l'ordre  des  cboses  connue  l'onlr»;  absolu, 
on  ne  voit  pas  que  les  qualités  sec<indes  soient 
moins  inhérentes  à  la  matière  que  les  ipiaiiié»  pre- 
mières;  el  même  il  est  tout  aussi  impossible  d'i- 
maginer des  corps  sans  couleur  el  sans  tempéra- 
lure,  que  des  corps  sans  étemiue. 

DiCTIONN.    DE   PhILOSOPUIE.  L 


perçues  n'en  sont  pas  moins  radicalement 
différentes  (284). 

5.  En  général,  pour  ce  qui  concerne  le 
sens  du  toucher,  on  peut  dire  :  1°  qu'il  est 
indispensable  de  sentir  rim[)ression  de  l'or- 
gane pour  percevoir  les  qualités  des  cor()S, 
et  qu'ainsi  cette  impression  est  comme  le 
signe  de  ces  qualités  ;  mais  ce  signe  n'a  au- 
cun rapport  avec  la  chose  signifiée,  et  si,  de 
prime  abord,  nous  n'en  savions  faire  l'inter- 

^uanlà  la  première  proposition,  nous  remarque- 
rons, i"  que  l'étendue  el  la  rés'Siance  >t  supposent 
Tune  l'autre,  el  sont  supposées  implicitement  par 
toutes  les  autres  (|ualiiés  des  corps  ;  2°  qu'on  a  cru 
bien  faire,  en  consé(|uence  ,  par  amour  pour  runilé« 
en  cberclianl  à  expliquer  loulos  les  autres  par  cel- 
les-là ;  5*  que  n'en  venant  pas  à  bout,  on  en  a  con- 
clu que  les  autres  étaient  inintelligibles,  tandis  qu'on 
aurait  dû  dire  seulement  qu'elles  sont  difTérentes 
de  l'étendue  el  de  la  lésistmce;  4"  qu'en  fait  nous 
percevons  aussi  clairement  les  unes  que  les  autres: 
car  je  distingue,  par  exemple,  aus-i  bien  les  nole<( 
de  la  •;amnie  que  je  distingue  les  divisions  d'un  mè- 
tre; 5°  qu'enfin  les  diverses  qualités  «les  corps  con- 
sidérées comme  des  eifeis  nous  laissent  dans  l'ijinu- 
rance  et  l'obscurité  relativentent  à  leurs  causes, 
mais  que  cela  est  tout  aussi  vrai  de  l'étendue  ei.de  Ja 
résistance  que  de  toutes  les  autres. 

Toute  cette  question  de  qualités  premières  el  de 
qualités  secondes  n'est  donc  qu'un  lieu  de  subtilités 
et  de  paradoxes  qui  a  exercé  en  pure  perte  les  phi- 
loïophes. 


32 


J003 


PKU 


DTCTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


PER 


lOOi 


pr(^tali(>n,  nous  ne  la  forions  jamais  ;  2°  que 
l'est  )).ii-  ('oiisiMiuenlune  science  merveilleuse 
(|ue  celle  par  la(iuelle  nous  concluons  si  sû- 
rement et  si  clairement  du  signe  à  la  chose  ; 
II"  qu'une  seule  impression  sentie  peut  nous 
laire  connaître  plusieurs  qualités  à  la  fois  ; 
lorsque,  par  exemple,  je  passe  la  main  sur 
un  corps  qui  se  meut,  je  perçois  tout  à  la 
fois  :  I"  la  résistance  du  corps,  2"  celle  de 
ma  main,  :}"  la  forme  du  corps,  4°  celle  de  ma 
main,  5"  le  poli  du  corps,  6°  celui  de  ma  main, 
7"  le  mouvement  du  corps,  8°  le  mouvement 
de  ma  main,  9°  la  tem[)érature  du  corps, 
10"  à  quoi  l'idée  d'espace  et  celle  de  temps 
se  joignent  comme  compléments  nécessaires. 

V.  —  Du  sens  de  la  vue. 

1.  La  vue,  après  un  certain  temps  d'exer- 
cice, nous  conduit  à  déterminer  :  T  les  mêmes 
qualités  que  le  sens  du  toucher,  mais  avec 
plus  de  précision  et  sans  la  condition  du 
contact  immédiat  ;  2°  et  en  outre  les  couleurs. 

2.  Chacun  sait  er;mbien  les  données  de  la 
vue  fournissent  de  résultats  précieux  ;  soit 
1°  immédiatement,  dans  l'appréciation  des 
formes,  des  distances,  des  po.sitions  relatives, 
du  nombre,  des  mesures,  etc.  ;  soit  2°  dans 
les  conséquences  que  nous  tirons  de  ces 
données  pour  nos  rapports  journaliers  avec 
les  corps,  pour  la  navigation,  pour  l'astrono- 
mie, etc.;  soit  3' dans  nos  rapports  intel- 
lectuels avec  nos  semblables,  et  surtout  l'écri- 
ture, la  lecture,  etc. 

3.  Mais  il  s'en  faut  de  beaucoup  que  le 
sens  de  la  vue  nous  fournisse  dès  le  principe 
les  notions  que  nous  recevons  aujourd'hui 
de  lui  avec  tant  de  facilité.  On  peut  se  con- 
vaincre, au  contraire,  que  l'exercice  de  ce 
sens  est  une  interprétation  continuelle  de 
certains  signes  qui  ne  ressemblent  point  du 
tout  aux  choses  que  nous  en  déduisons,  et 
que  cette  interprétation  constitue  une  sorte 
de  science  très-compliquée. 

Nous  allons  mettre  sur  la  voie  des  réflexions 
à  faire  sur  ce  sujet  ;  elles  sont  très-pro- 
pres à  remplir  l'esprit  d'élonnement  et  d'ad- 
miration. 

4.  Un  aveugle-né,  qui  tout  d'un  coup  ac- 
querrait le  sens  de  la  vue ,  verrait-il  ce  yue 
nous  voyons  ?  Il  s'en  faut,  pour  ainsi  dire, 
du  tout  au  tout.  Il  apercevrait  1°  certaines 
couleurs ,  2°  certaines  figures  planes,  voilà 
tout  ;  ces  couleurs  et  ces  figures  planes  ne 
seraient  pour  lui  dans  aucun  lieu  déterminé, 
ai  son  premier  mouvement,  comme  on  le 
sait  par  les  expériences  qui  ont  été  faites, 
serait  de  les  reporter  au  globe  même  de  l'œil 
oCi  il  les  chercherait  avec  la  main. 

5.  Le  travail  de  la  localisation  convenable 
des  couleurs  et  des  formes  est  considérable 
dans  l'origine  ;  il  ne  se  fait  qu'avec  de  longs 
làionnemenls  et  par  le  secours  du  toucher. 
Plus  tard,  le  toucher  n'est  plus  nécessaire,  et 
la  vue  finit  même  par  donner  des  évaluations 
beaucoup  plus  précises  que  celles  de  l'autre 
sens  son  instituteur. 

6.  Mais  ce  qu'il  y  a  de  plus  remarquable, 
c'est  que  les  couleurs  apparen^fs  et  leshgures 
apparentes  ne  sont  point  les  couleurs  réelles, 


les  ligures  réelles  que  nous  en  concluons,  et 
qu'elles  ne  leur  ressemblent  jamais  entière- 
ment. En  edet,  placez  un  corps  à  diverses 
distances,  ses  nuances  changent  de  place  en 
place,  cependant  nous  aflirmons  qu'il  a  tou- 
jours la  môme  couleur  ;  sa  figure  apparente 
varie  également  de  place  en  place,  mais  nous 
lui  attribuons  sans  cesse  la  même. 

Dans  l'état  de  choses  actuel,  on  a  de  la 
peine  à  concevoir  l'énorme  différence  des 
figures  réelles  avec  les  figures  apparentes. 
Pour  voir  un  carré  absolument  carré,  il  fau- 
drait le  voir  d'un  œil  et  que  l'axe  de  cet  œil 
passât  par  le  centre  du  carré  et  perpendicu- 
lairement à  son  plan  :  c'est  la  une  condition 
mathématique  qu'on  peut  regarder  comme 
n'étant  jamais  réalisée.  Dans  tout  autre  état 
de  choses,  nous  ne  voyons  pas  un  carré,  mais 
un  quadrilatère  plus  ou  moins  irrégulier.  Sur 
des  figures  plus  compliquées,  la  différence 
est  plus  giande  encore. 

7.  De  plus,  avec  les  distances,  la  figure 
apparente  diminue.  Un  objet  à  un  mètre,  le 
même  objet  h  dix  mètres,  dfonne  deux  figures 
apparentes  dont  la  seconde  est  cent  fois  plus 
petite  que  la  première. 

8.  Après  ces  explications,  il  reste  encore 
plusieurs  questions  très-curieuses  à  faire. 

Comment,  étant  données  les  figures  planes 
apparentes,  concluons-nous  la  troisième  di- 
mension de  l'étendue,  la  profondeur  ?  com- 
ment la  dureté  ?  etc. 

Pourquoi,  les  images  faites  sur  la  rétine 
étant  renversées  ,  voyons-nous  les  objets 
droits  ? 

Pourquoi  voyons-nous  les  objets  simples 
avec  les  deux  yeux  ? 

Comment  évaluons-nous  les  distances  au 
coup  d'œil  ? 

9.  Nous  ne  pouvons  nous  y  arrêter.  In- 
diquons cependant,  pour  la  dernière  de  ces 
questions,  les  cinq  éléments  qui  servent  à 
l'appréciation  des  distances. 

Ce  sont  :  1°  l'effort  musculaire  de  l'œil  ; 
2°  l'angle  formé  par  les  axes  des  yeux  ;  3"  la 
confusion  graduelle  des  couleurs  ;  4°  les  ob- 
jets intermédiaires  ;  5°  enfin  la  diminution  de 
la  fi-gure  apparente. 

10.  La  couleur  et  les  apparences  visibles 
ne  sont  pas  plus  des  sensations,  des  phéno- 
mènes de  conscience  que  les  sons,  comme  il 
est  arrivé  souvent  aux  psychologues  de  le 
croire.  Les  couleurs  sont  des  qualités  des 
corps,  et  les  apparences  visibles  sont  le  rap- 
port de  la  figure  réelle  avec  la  position  du 
témoin.  Le  rapport  nous  est  donné,  et  la  réa- 
lité se  conclut  aussitôt. 

VI.  —  Remarques  générales. 

1.  Des  différents  éléments  qui  concourent 
à  la  connaissance  du  monde  extérieur,  l'im- 
pression organique  est  la  seule  qui  soit  elle- 
même  du  domaine  des  sens,  la  perception 
de  l'impression,  celle  des  qualités  de  la  ma- 
tière, la  sensation  agréable  ou  dé-agréable, 
sont  des  faits  de  conscience,  et  il  en  est 
de  môme  des  idées  nécessaires  qui  les  ac- 
compagnent. Ceux  donc  qui  ne  veulent  croire 
(ju'aux   choses  qui  tombent  sous  les  sens. 


1005  l'ER 

sont  en  contradiclion  coniplèle  ovec  eux- 

iiiôuies. 

9  Les  nerfs  qui  desservent  les  différents 
orsanes  des  sens  sont  composés  de  matière 
absolument  semblable.  Le  nerf  optique  riîs- 
«;emble  chimiquement  an  nerf  acoustique,  etc. 
D'où  cette  remarque  fort  singulière,  que 
le  nerf  optique  n'est  pas  plus  apte  a  la  vision 
que  le  nerf  acoustique ,  etc.  ,  que  le  ne  ri 
acoustique  n'est  pas  plus  apte  à  1  audition 
que  les  nerfs  olfactifs,  etc.  ;  en  sorte  quun 
interverlissement  général  dans  les  tonctions 
générales  des  organes  des  sens  ne  serait  nulle- 
ment une  anomalie  physique. 

En  y  réilécliissant  même,  on  trouve  que 
les  fonctions  remplies  par  les  nerfs  des  or- 
ganes sont  très-peu  essentielles  à  la  matière 
dont  ils  sont  composés.  Otez-les  de  leur 
place,  ils  perdent  leurs  aptitudes. 

Ne  pourrions-nous  voir  sans  le  ncrt  op- 
tique ?  entendre  sans  le  nerf  acoustique?  etc. 
Du  point  de  vue  du  réel,  évidemment  non  ; 
mais  du  point  de  vue  du  possible,  évidem- 
ment si. 

3.  Si  deux  choses  aussi  étrangères  l'une  à 
l'autre  que  les  impressions  des  nerfs  le  sont 
aux  perceptions  de  l'âme  se  trouvent  cepen- 
dant étroitement  unies,  il  serait  absurde  d'en 
chercher  la  raison  dans  quelque  loi  physique 
dont  cette  union  serait  la  conséquence.  Ar- 
rivés h  ce  point,  nous  tenons  un  de  ces  faits 
primitifs  qui  ne  s'expliquent  plus  que  par 
une  volonté  expresse  de  Dieu  motivée  parle 
l)lan  et  les  fins  de  la  création. 

4.  Enfin,  de  la  connaissance  des  objets 
matériels  retranchez  les  idées  nécessaires  de 
cause,<\ii  substance, ÙQ.  temps  et  d'espace,  que 
devient  cette  connaissance'/  Elle  se  réduit  à 
une:  perception  inintelligente,  connaissance 
incomplète,  purement  instinctive  et  telle  que 
nous  la  pouvons  concevoir  dans  les  animaux. 
Pour  l'intelligence  de  l'homme,  le  fini  reçoit 
sa  lumière  de  l'infini,  {cl.  goxjmv,  Cours  de 
philosophie.) 

Examen  des  différents  systèmes  imaginés  pour  ex- 
pliquer la  perception  extérieure. 

Comment  un  ébranlement  dans  l'organe 
est-il  suivi  d'une  idée  dans  l'Ame?  Comment 
une  série  d'impressions  nerveuses  et  céré- 
brales occasionnent-elles  dans  l'esprit  la  con- 
naissance de  ce  qui  se  passe  dans  le  monde 
matériel?  Un  grand  nombre  d'hypothèses  ont 
été  imaginées  pour  résoudre  ce  problème. 
Ce  sont  ces  diverses  hypothèses  que  nous 
allons  successivement  examiner. 


PSYCHOLOGIE. 

régions  les  plus 
peuvent    manquer 
yeux  mêmes  de   " 


PER 


1003 


l.  —  Hypoilièse  des  images  ou 
diaires. 


espèces  iiiierme- 


«  On  doit  s'attendre  naturellement,  dit  Du- 
gald-Stewart,  qu'en  considérant  les  phéno- 
n:ènesde  la  perception,  les  philosophes  s'at- 
tacheront d'abord  au  sens  de  la  vue.  Les  ins- 
tructions et  les  jouissances  variées  que  nous 
recevons  par  ce  sens,  la  rapidité  avecla([uelle 
nous  les  recevons ,  surtout  le  commerce 
que  ce  sens  établit   entre    notre  âme  et  les 


éloignées  de  l'univers,   ne 
de    lui    donner  ,     aux 

'observateur  le  moins  at- 
tentif, une  prééminence  manjuéc  par-des- 
sus les  autres  facultés  qui  nous  procurent  la 
perception  des  objets  extérieurs  ;  de  là  vient 
que  les  diverses  théories  inventées  pour  ex- 
pliquer ro[)éralion  des  sens  se  rapportent 
plus  immédiatement  à  la  vue.  De  là  vient  en- 
core que  le  langage  métaphysique,  en  ce 
qui  concerne  la  perception  en  général,  indi- 
que évidemment,  par  l'étymologie,  que  c'est 
des  phénomènes  de  la  vision  qu'il  a  été  em- 
prunté. »  C'est  ce  que  démontre  en  elfet 
l'emploi  si  fréquent  dans  ce  sujet  de  plusieurs 
ex|)ressions  métaphoriques,  telles  que,  idées, 
espèces,  formes,  oinbres,  fantômes,  images, 
toutes  tirées  des  perceptions  d'étendue,  de 
lumière  et  de  couleur. 

Leur  explication  était  d'ailleurs,  h  ce  qu'il 
leur  semblait,  le  seul  moyen  de  concilier  la 
croyance  presque  universelle  que  tout  change- 
menlhorsde  nous  a  lieu  parchoc  et  impulsion, 
et  que  la  communication  du  mouvement  par 
le  choc  est  le  seul  fait  qui  porte  sa  démons- 
tration en  lui-même,  avec  la  conviction  qu'ils 
avaient  acquise,  quoique  confusément,  de 
rimmatérialité  de  l'esprit,  et  la  nécessité  de 
ne  rien  dire  qui  fût  trop  ouvertement  con- 
traire à  l'opinion  commune.  Or,  du  moment 
que  la  tendance  à  juger  de  ce  qui  se  passe 
en  nous,  par  quelque  analogie  tirée  de  co 
qui  se  passe  hors  de  nous,  les  eut  conduits  à 
transporter  les  lois  du  monde  des  corps  dans 
le  monde  des  esprits,  ils  durent  être  promp- 
teinent  amenés  à  croire  qu'il  en  était  de  toutes 
les  autres  percei)tions  comine  de  celles  do  la 
vue,  aussitôt  que  celles-ci  eurent  été  regardées 
comme  présentant  le  double  caractère  d'avoir 
lieu  j)ar  impulsion,  et  par  une  impulsion  en 
quelque  sorte  immatérielle,  ils  ne  firent  donc 
point  de  distinction  entre  l'étendue  solide  et 
l'étendue  de  couleur.  Et  comme  en  effet  elles 
sont  j)iesque  toujoursassociéesdans  l'esprit.ils 
firent  de  deux  phénomènes  insé{)arables  un 
seul  et  mêiiK;  objet,simple  et  indécomposable. 
En  identifiant  ainsi  les  données  si  différentes 
du  tact  et  de  la  vue,  ils  éludaient  la  difficulté 
d'expliquer  les  conditions  si  diverses  de  la 
connaissance  que  nous  acquérons  du  même 
objet  par  l'œil  et  la  main,  et  il  ne  leur  res- 
tait plus  qu'à  résoudre  la  question  de  savoir 
comment  l'esprit  va  trouver  les  corps  pour 
les  connaître,  ou  comment  les  corps  vien- 
nent trouver  l'esprit  pour  se  faire  connaître 
à  lui.  En  un  mot ,  comment  la  matière 
a-t-elle  action  sur  \'àme,  et  comment  celle- 
ci  a-t-elle  la  révélation  du  monde  extérieur, 
tel  était  le  problème  dont  ili>  cherchaient  la 
solution. 

Or  Aristote  pensait  que,  comme  nos  sens 
ne  peuvent  pas  recevoir  les  objets  extérieurs 
eux-mêmes,  ils  en  r-eçoiventles  espèces,  c'est- 
à-dire  les  images  ou  les  formes,  sans  la  ma- 
tière; de  même  que  la  cire  reçoit  la  forme, 
ou  l'empreinte  du  sceau,  sans  aucune  partie 
de  sa  matière.  Ces  images  ou  formes  éma- 
nées des  objets  eux-mêmes,  dont  elles  sont 
la  représentation    Edèle,  après  avoir  heurté 


1007  PER  DICTIONNAIRE  DE  PIIILOSOPIIIE.  PER  lOOS 

les  organes  de   sensation,  glissent,  à    l'inlé-  puis((ue    nous    ne  pourrions   les  comparer 

rii!ur  lin   eorps,  le  long  des   nerfs,  et  arri-  avec  leur  modèle  cpn    nous  serait   inconnu? 

vent  au  cerveau.  Là,  elles  louelient    ou  iiii-  Comment  enîin    aurions-nous   môme    l'idée 

pressionnent  l'Ame  sensilive,  et  cette  imi)ul-  d'image  et  de  modèle,  i)uis(pje   c'est   là  une 


sion  détermint!  la  perception  extérieui-e  ; 
«  mais  au  moyen  de  diverses  l'acullès  intei- 
nes,  dit  le  doct(;ur  Reid  ,  ces  espèces  sensi- 
bles sont  conservées,  épurées,  s[)intualisées, 
au  point  de  devenir  les  objets  de  la  mémoire 
et  de  l'imagination,  et  enfin  ceux  de  l'en- 
tendement pur.  (,)uand  elles  sont  devenues 
l'objet  de  la  mémoire  et  de  Timagination,  elles 
prennent  le  nom  d'images  {phantasmaia}. 
Quand,  en  les  épurant  davantage,  et  en  les 


idée  de  rapport  <jui  suppose  deux  termes,  et 
que  nous  n'en  aurions  qu'un? 

Le  système  des  espèces  sensibles  est  évi- 
demment emprunté  à  Dc^'mocrite.  Les  sensa- 
tions, selon  lui,  sont  des  espèces  d'images 
(jui,  se  détachant  des  corps,  entrent  dans  l'or- 
ganisation de  l'homme.  Dans  cet  essai  de 
psychologie  sensualisle ,  la  spiritualité  de 
l'âme  disparaît  ;  le  sujet  pensant  n'est  plus  un 
I)rincipe  essentiellement   un,  c'est   un   effet 


dépouillant  de  ce  (ju'elles  ont  de  particulier,     multiple,  c'est  le  résultat  d'un  agrégat  d'ima 


on  les  a  l'ait  devenir  les  sujets  de  la  science, 
on  les  nomme  espèces  intelligibles.  Ainsi 
l'objet  iunnédiat  des  sens,  de  la  mémoire, 
de  l'imagination,  du  raisonnement,  doit  être 
quelque  image  [pfianiasma)  ou  quelque  es- 
pèce existant  dans  l'âme  elle-même.  » 

Celte  explication,  qui,  jusqu'à  Descartes, 
a  été  généralement  admise  et  enseignée,  ne 
peut  soutenir  un  examen  sérieux;  car  elle 
repose  sur  une  foule  d'hypothèses  qui  ne  sont 
rien  moins  que  démontrées,  telles  que  l'exis- 
tence des  images  ou  espèces  sensibles,  la  ré- 
sidence de  ces  images  dans  le  cerveau,  dont 
on  fait  aussi  le  siège  de    l'âme,  elc In- 


ges,  comme  le  corps  résulte  d'un  agrégat 
d'atomes.  L'âme  étant  matérielle,  dans  cette 
liypothèse  on  ex|)lique  aisément  comment  le 
semblable  pouvait  avoir  action  sur  le  sembla- 
ble. En  rejetant  le  matérialisme  deDémocrite, 
ou  aurait  dû  rejeter  également  ses  images 
voltigeantes  ;  on  n'a  pas  vu  que  vouloir  con- 
server ces  images,  c'était  tomber  dans  une 
absurdité  en  cherchant  à  en  éviter  une  autre. 
Le  système  des  espèces  intermédiaires  con- 
duit directement  au  scepticisme  sur  l'exis- 
tence du  monde  des  corps,  qui  disparaît 
complètement  pour  nous ,  caché  sous  les 
images  qui  s'interposent  entre  l'âme  et  lui. 


dépendamment  de  cette  première  objection,     Indépendantes  des  objets  extérieurs,  et  pou- 


toute  la  théorie  porte  évidemment  sur  la  sup 
position,  empruntée  des  phénomènes  de  la 
physique,  qu'il  doit  absolument  y  avoir  quel- 
que intermédiaire  destiné  à  opérer  la   com 


vant  par  conséquent  exister  sans  eux,  elles 
seraient  comme  un  voile  jeté  entre  l'esprit  et 
la  nature  sensible,  pour  lui  en  dérober  éter- 
nellement la  connaiss.ince.  Et  il  en  sera  ainsi 


munication  entre  les  objets  de  la  perception     de  toute  hypothèse  qui   partira  des  percep- 
et  l'esprit  qui  doit  les  percevoir.  Mais  d'abord     tions  de  la  vue,  pour  ex[)liquer  la  perception 


à  laquelle  des  deux  substances,  ou  du  corps 
ou  de  l'âme,  cet  intermédiaire,  au  moyen  de 
communication,  appartient-il?  Si  ces  images 
ou  espèces  sont  matérielles,  la  difficulté  de 
savoir  comment  la  matière  a  prise  sur  l'âme 
subsiste  tout  entière,  et  l'explication  est  tout 
aussi  incompréhensible  que  le  problème  qu'il 
s'agit  de  résoudre.  On  aura  beau  épurer,  tant 
qu'on  voudra,  cette  espèce  de  milieu,  dé- 
pouiller ces  images  de  ce  que  la  matière  a 
de  plus  grossier,  les  réduire  aux  apparences 
les  plus  légères  et  les  plus  fantastiques,  à 


externe,  et  démontrer  la  réalité  de  la  ma- 
tière. Car,  comme  on  ne  comprend  pas  ce 
que  peut  être  l'image  ^qV impénétrabilité,  de 
la  température,  de  la  saveur,  de  l'odeur,  du 
son,  il  ne  nous  restera  alors  de  tout  le  monde 
sensible  qu'une  forme  impalpable,  qu'une 
apparence,  un  fantôme,  une  ombre,  c'est-à- 
dire  quelque  chose  qui  ditï'érera  bien  peu  du 
néant. 

On  comprend  difTicilemenl  comment  celte 
théorie  de  la  perception  extérieure  a  pu  être, 
pendant  tant  de  siècles,  comme  le   dernier 


moins  de  les  spiritualiser  entièrement,  on  ne  mot  de  la  philosophie.  Quoique  Platon  rejetât 

fera  pas  comprendre  comment  elles  peuvent  le  principe  des  péripatéticiens,  iV</u'/  est  in 

imprimer  le  mouvement  à   l'âme    sensilive.  intellectu   quod   non  prius  fuerit  in  sensu. 

Si,  au  contraire,  elles  sont  tout  àfailimma-  il  paraît  cependant  avon-  été  d'accord  avec 

térielles,  elles  ne  peuvent  partir  des  objets,  eux  en  ce  qui  concerne  la  manière  dont  les 

car  riende  spirituel  ne  peut  émaner  des  corps;  objets  extérieurs  sont  aper(;us:  c'est  du  moins 

(ju'on    fasse   d'ailleurs  résider  ces   espèces  ce  qu'on  peut  inférer  d'un  passage  du  sep- 


dans  le  cerveau  ou  dans  l'esprit,  l'une  ou  l'au- 
tre hypothèse  est  tout  aussi  irrationnelle:  car 
matérielles, elles  ne  peuvent  résider  dans  l'âme, 
et  si  elles  résident  dans  le  cerveau,  elles  doi- 
vent y  laisser  quelques  traces  ;  immatérielles, 
leur  résidence,  soit  dans  l'esprit,  soit  dans  le 
cerveau,  est  tout  aussi  probl'ématiquc  que 
celle  de  l'âme  dans  le  sensorium. 

En  second  lieu,  si  nous  ne  percevons  pas 
les  corps  eux-mêmes,  mais  seulement  leurs 
images,  comment  d'abord  serions-nous  cer- 
tains qu'elles  correspondent  à  des  objets 
extérieurs?  comment  nous  assurerions-nous 
qu'ell»îs   en  sont    la   représentation  lidèle, 


tième  livre  de  la  République,  dans  lequel  il 
compare  le  procédé  de  l'esprit  dans  l'acte  de 
la  perception,  à  celui  d'une  personne  placée 
dans  une  caverne,  où  elle  ne  voit  jtas  les 
objets  extérieurs  eux-mêmes,  mais  seulement 
leur  ombre. 

Après  deux  mille  ans,  Locke  représente 
notre  manière  de  percevoir  les  corps,  par 
une  similitude  fort  analogue  à  la  caverne  de 
Platon.  «  A  mon  avis,  dit-il,  l'entendement  ne 
ressemble  pas  mal  à  un  cabinet  fermé  de  ma- 
nière à  en  exclure  entièrement  la  lumière, 
mais  où  l'on  aurait  ménagé  quelques  petites 
ouvertures  .poui'  y  donner  entrée  aux  image? 


1009 


PER 


ou  idées  visibles  de  choses  qui  sont  au  de- 
hors. Si  les  images,  en  pénétranl  dans  ce  ca- 
binet obscur,  pouvaient  s'y  fixer,  et  s'y  pla- 
cer avec  tant  dordre  qu'on  pOl  les  y  retrouver 
au  besoin,  il  y  aurait  une  grande  ressemblance 
entre  ce  cabinet  et  l'entendement  humain, 
par  rapport  à   tous  les    objets  de  la  vue  et 
aux  idées  qu'ils   excitent  dans  l'esprit.  »  Si 
Locke  eût  vécu   tie  nos  jours,    la   ressem- 
blance lui  eût  paru  bien  plus  parfaite,  depuis 
l'admirable  découverte  de  M.  Dagucrre,  d'a- 
irès  laquelle  la  possibilité   de  fixer  lesima- 
;es  des  objets  qui  viennent  se  peindre  dans 
a  chambre  obscure  est  désormais  un  pro- 
jlème  résolu. 

Il  est  j»rouvé  que  Newton  a  partagé  fo 
préjugé,  dans  le  passage  suivant,  qui  est  cité 
par  Dugald-Stewarl  :  «  Le  sensorium  des  ani- 


PSYCIIOLOGIE.  PER  lOlO 

rieure  s'explique  aisénient.  Le  côté  matériel 
du  médiateur  reçoit  l'impression  de  l'objet, 
et  cette  inqjression  est  transmise  à  l'âme  par 
le  côté  spirituel  de  ce  luôme  agent.  La  com- 
munication, jugée  auparavant  impossible,  so 
trouve  ainsi  établie,  et  l'abîme  qui  sépare  la 
matière  de  l'esprit  est  comblé. 

Mais  la  difiîcullé  est  loin  d'être  résolue. 
«  Un  pareil  médiateur,  'lit  M.  Laromiguière, 
n'est  bon  à  rien.  C'est  une  espèce  d'amphi- 
bie, qui,  pour  vouloir  réunir  en  une  seule 
nature  deux  natures  opposées,  s'anéantit  lui- 
môme.  Entre  une  substance  étendue  et  une 
substance  inétendue,  il  n'y  a  pas  de  milieu; 
si  le  médiateur  n'est  ni  esprit  ni  corps,  c'est 
une  chimère  :  s'il  est  tout  à  la  fois  esprit  et 
corps,  c'est  une  contradiction  :  ou  si,  pour 
sauver    la  contradiction,   vous  voulez  qu'il 


maux,  dit-il,  n'est-il  pas  le  lieu  où  est  pré-      soit,  comme  nous,  la  réunion  de  l'esprit  et  de 


sente  la  substance  sentante,  et  où  les  espè- 
ces sensibles  des  choses  sont  portées,  afin 
qu'elles  puissent  y  ôtre  nerçues  par  i'esprit 
qui  est  présent  en  celieu-K\?  »  La  môme  pen- 
sée est  exprimée  par  Clarke,  en  ces  termes  : 
«  Si  l'âme  n'était  pas  présente  aux  images 
dont  elle  a  la  perception,  il  ne  serait  pas 
possible  (ju'elle  les  perçût.  Uw  substance 
douée  de  vie  ne  peut  percevoir  (lue  là  où  elle 
est  présente.  »  —  '<  Ce  n'est  pas  le  soleil  et  la 
June  du  ciel  extérieur,  dit  encore  Porters- 
IJeld,  qui  sont  perçus  par  l'esprit,  mais  leur 
image  ou  leur  représentatit)n  imprimée  sur 
le  sensorium.  Comment  l'àme  d^un  homme 
qui  voit,  voit-elle  ses  imag<'S?  Je  l'ignore. 
Mais  ce  que  je  sais,  c'est  (ju'elle  ne  peut  ja- 
mais percevoir  les  corps  extérieurs  eux-mê- 
mes, n'y  étant  pas  présente.  «Us  se  figuraient 
apparemment  la  présence  de  l'âme  connue 
celle  du  corps,  qui  en  eliet  n'est  présent  que 
là  où  il  occuj)e  un  lieu  dans  l'espace. 

II.  —  Hy|>oliiése  du  médiuleiir  plasli(|ue. 

C'est  sans  doute  sous  l'influence  du  même 


a  matière,  il  a  lui-môme  besoin  d'un  média- 
teur. » 

IIL  —  Système  de  riiiflus  pliysique. 

Plusieurs  philosophes,  entre  autres  Guil- 
laume d'Occam,  avaient  rejeté  l'hypothèse 
des  idées  ou  espèces  intermédiaires.  Mais  du 
moment  que  rien  ne  s'interposait  plus  entre 
l'esprit  et  la  matière,  il  fallait  bien,  pour  ex- 
pliquer comment  le  corj)S  et  l'âme  se  modi- 
fient récipro(piement,  imaginer  un  moyen  de 
rendre  raison  du  fait.  Or,  le  fait  est  incontes- 
table :  toutes  les  fois  que  le  corps  reçoit 
quc\quo  impression,  à  ce  phénomène  exté- 
rieur correspond  aussitôt  dans  l'âme  un  phé- 
nomène intérieur,  la  sensation,  (jui  est  elle- 
même  accompagnée  de  la  perception  ou  con- 
naissance de  ce  qui  la  cause.  Comment  donc 
des  impressions  sur  les  sens  occasionnent- 
elles  des  idées  dans  l'âme?  Comme  dans  le 
système  des  images,  on  suppose  que  le  cer- 
veau est  le  siège  de  l'âme,  qui  est  comparée 
à  une  araignée  au  milieu  de  sa  toile  ;  de 
môme  que  l'insecte  est  averti  des  moindres 


préjugé  que  l'Anglais  Cudwort  a  imaginé  son     mouvements  qui  ont  lieu  aux.  extrémités  de 


médiateur  plastique.  De  môme  qu'Aristote 
el  tous  les  philosophes  de  son  école  petisaient 
que  l'âme  ne  pouvait  communiquer  directe- 
ment avec  le  monde  extérieur,  et  qu'il  fallait 
nécessairement  supposer  entre  elle  et  lui 
quelque  chose  d'intermédiaire  ({ui  lui  cna[)- 
porlât  la  connaissance  par  représentation  ou 
|)ar  image,  il  parut  également  à  Cudwort  que 
les  deux  substances  spirituelle  et  matérielle 
étaient  d'une  nature  trop  différente  pour 
concevoir  que  l'un  pût  avoir  immédiatement 
action  sur  l'autre.  Mais  cependant  on  ne  peut 
nier  qu'il  n'y  ait  entre  elles  correspondance. 
L'âme  reçoit  l'action  des  corps,  et  connaît  ce 
qui  se  passe  en  eux;  elle  réagit  à  son  tour 
sur  les  corps,  et  leur  imprime  des  mouve- 
ments. Pour  rendre  raison  de  ce  commerce 
entre  l'esprit  et  la  matière,  Cudwort  imagina 
donc  un  agent  intermédiaire  entre  l'âme  et 
le  corps.  Cet  agent,  interposé  entre  les  deux 
substances,  sert  de  lien  de  communication 
entre  elles.  Comme  il  participe  des  deux  na- 
tures, par  sa  partie  spirituelle  il  agit  sur  l'â- 
me, et  par  sa  |)artie  matérielle  il  agit  sur  le 
coros.  Dans  ce  système,  la  [)ercef»tion  exté- 


sa  toile,  et  en  ressent  le  contre-coup  :  de 
môme  l'âuie,  placée  à  un  point  du  cerveau 
auquel  aboutissent  tous  les  nerfs,  connaît 
tout  ce  qui  se  passe  dans  les  différentes 
parties  du  corps,  el  en  est  affectée  en  bien 
ou  en  mal.  Si  elle  souffre,  elle  cherche  à  se 
délivrer  de  la  douleur;  elle  agit  à  son  tour 
sur  le  cerveau  qu'elle  remue,  et  ce  mouve- 
ment se  communi(iue  par  les  nerfs  à  l'orga- 
ne, qui  écarte  l'objet  cause  de  la  sensation. 
Ce  système  a  reçu  le  nom  i\'influx  physique, 
parce  qu'on  y  suppose  que  le  corps  et  l'âme 
agissent  réellement ,  c'est-à-.lire  physique- 
ment, l'un  sur  l'autre,  par  im[)ulsion,  et  par 
une  impulsion  matérielle. 

Mais  une  objection  se  présente  aussitôt  à 
l'esprit.  «  Le  corps,  dit  M.  Laromiguière, 
étant  une  substance  étendue,  et  l'âme  une 
substance  inétendue,  conçoit-on  l'action 
physique  de  l'une  sur  l'autre?  Tangere  enim 
aut  tangi  nisi  corpus  miUa  potcst  rcs,  a  dit 
Lucrèce.  L'âme  ne  saurait  donc  recevoir 
le  contact  du  corps,  et  l'influx  physique  est 
impossible. 

Éulera  modifié  ce  système,  en  supposant, 


1011 


PKil 


DICTIONNAIHE  DE  PHILOSOPHIE. 


PER 


1012 


non  plus  que  l'Ame  reroil  l'impulsion  physi- 

3ue  (lu  corps,  mais  (pfelle  a  la  perception 
u  niouvenienl  des  fibres  du  cerveau,  et  que 
cette  perception  lui  donne  des  sensations 
agréables  ou  désagréables.  Mais  d'abord,  il 
est  faux  que  le  cerveau  et  b-  mouvement  de 
ses  fibres  soient  visibles  h  l'âme.  Nous  ne 
savons  qu'il  existe  un  cerveau,  que  parce 
qu'on  nous  l'a  appris.  11  est  également  faux 
que  la  sensation  dérive  de  la  perception  : 
c'est  le  contraire  qui  est  vrai. 

IV.  —  Sys  ème  des  idées  iniiées  el -de  la  véracité 
divine. 

Descar'es,  en  conservant  l'hypothèse  d'une 
entit>'  intermédiaire  entre  resi)rit  et  l'objet, 
substitua  aux  espèces  sensibles  les  idées,  qu'il 
su[)posa  nalurelles  ànotre  esprit, ou  inne'es.Se 
plaçant  à  l'extrémité  opposée  au  sensualisme, 
qui  considérait  l'âme  humaine  comme  une 
table  rase,  il  nia  que  nos  idées  fussent  acqui- 
ses, et  qu'elles  jiussent  partir  des  objets  eux- 
mêmes;  car  en  leur  donnant  à  toutes  les 
sens  pour  origine,  on  ne  saurait  expliquer 
les  notions  spirituelles,  intellectuelles  et  mo- 
rales. Les  idées  naissent  donc  avec  nous,  et 
sont  naturellement  empreintes  en  nos  âmes  ; 
elles  en  sont  inséparables;  non,  disait-il  tou- 
tefois, qu'elles  soient  perpétuellement  pré- 
sentes à  notre  pensée,  car  ainsi  il  n'y  en  au- 
rait aucune  :  seulement  nous  avons  toujours 
en  nous-mêmes  la  faculté  de  les  produire. 

Mais  comment  croyons-nous  qu'en  dehors 
de  ces  idées  sont  des  objets  matériels?  Des- 
caries, après  avoir  établi  que  l'essence  de 
l'esprit  est  la  pensée,  et  l'essence  de  la  ma- 
tière l'étendue,  et  séparé  par  celle  distinc- 
tion fondamentale  les  deux  substances,  est 
par  cela  môme  conduit  à  établir  une -grande 
différence  entre  la  manière  de  prouver  l'exis- 
tence de  l'esprit,  et  la  manière  de  prouver 
l'existence  des  corps.  On  conclut  l'existence 
des  esprits  en  développant  ce  qui  est  ren- 
fermé dans  la  notion  de  la  pensée.  La  pen- 
sée suppose  nécessairement  l'existence  ;  je 
pense,  donc  j'existe.  La  réalité  du  sujet  pen- 
sant résulte  de  la  pensée  même.  Mais  la  no- 
lion  de  l'étendue  implique-t-elle  «ussi  né- 
cessairement la  réalité  d'un  objet  étendu? 
îie  peut-elle  pas  être  une  simple  modification 
de  l'esprit?  Qui  nous  certifiera  donc  que  l'i- 
dée intermédiaire  entre  l'esprit  et  le  monde 
extérieur  correspond  à  un  objet  réel  ?  Ici  la 
même  difficulté  que  dans  le  système  des 
images.  Donc  nécessité  de  faire  intervenir 
un  élément  distinct  des  idées,  pour  démon- 
trer l'existence  des  corps.  Or,  cet  élément, 
c'est  un  penchant  invincible  qui  nous  porte 
à  croire  à  leur  réalité.  Mais  qui  nous  garan- 
tira que  cette  croyance  a  le  vrai  pour  ter- 
me? C'est  Dieu  lui-même,  c'est  l'auteur  mô- 
me de  notre  nature,  qui.  ayant  mis  en  nous 
ce  pencliant,  n'a  pu  vouloir  nous  tromper. 
Ainsi,  la  véracité  divine  témoigne  avec  certi- 
tude de  la  véracité  de  nos  instincts,  qui  té- 
moigne elle-même  de  la  véracité  de  nos 
idées.  L'existence  des  corps  se  conclut  alors 
de  l'existence  de  Dieu.  Mais  si,  pour  prouver 
la  réalité  du  monde  extérieur,   il  faut  avoir 


démontré  d'abord  l'existence  de  Dieu,  si  l'une 
n'est  que  la  conséquence  de  l'autre,  que  de- 
viennent toutes  ces  preuves  a  posteriori,  ti- 
rées des  merveilles  de  la  nature,  sans  les- 
quelles saint  Thomas  soutenait  qu'il  nous 
était  impossible  d'arriver  à  la  démonstration 
de  Dieu?  Nous  ne  pouvons  ])lus  partir  de  la 
création  pour  nous  élever  h  la  notion  du 
princi|)e  universel,  puisque  nous  avons  be- 
soin de  ce  principe  universel  pour  nous  as- 
surer que  le  monde  existe.  Nous  ne  pouvons 
plus  prouver  la  cause  par  les  effets,  mais  les 
effets  par  la  cause  ;  ce  qui  est  évidemment 
contraire  aux  procédés  logiques  de  l'esprit 
humain,  car  il  est  bien  certain  que  nous  con- 
naissons les  effets  avant  de  connaître  la 
cause,  et  que  c'est  par  la  notion  de  ceux-là 
que  nous  sommes  conduits  à  la  notion  de 
celle-ci. 

On  peut  encore  objecter  contre  ce  système, 
que,  si  les  idées  étaient  innées,  elles  devraient 
être  2n  nous  simultanées  et  non  successives. 
Comme  elles  seraient  toutes  naturelles  à 
l'esprit  humain,  comme  elles  lui  seraient 
inhérentes,  elles  existeraient  dans  l'âme  indé- 
pendamment des  objets,  et  seraient  par  con- 
séquent antérieures  à  leur  présence  ou  à  leur 
action,  ce  qui  est  démenti  par  l'expérience 
commune.  Nous  ne  connaissons  pas  naturel- 
lement les  choses;  nous  n'en  acquérons  la 
notion  qu'à  mesure  que  nous  les  ]iercevons 
nous-mêmes  directement,  ou  qu'autant  qu'^/i 
nous  les  fait  connaître.  Toute  science  est 
une  acquisition  de  l'esprit  qui  n'a  lieu  que 
par  l'exercice  et  le  développement  de  nos 
diverses  facultés,  développement  qui  a  lui- 
même  pour  condition  certains  faits  qu'il  faut 
bien  supposer,  pour  que  nos  perceptions 
aient  un  objet ,  et  par  conséquent  une  cause 
occasionnelle. 

V.  —  Tliéorie  des  idées  en  l^ieu,  ei  des  causes  oc- 
casioniieiies. 

Malebranche  établit ,  comme  Descartes, 
que  l'idée  de  corps  ou  de  matière  se  résout 
dans  celle  de  l'étendue  actuelle.  Mais  l'éten- 
due est-elle  une  substance,  ou  un  mode? 
Selon  lui,  c'est  une  substance,  dont  la  qua- 
drature, la  rondeur,  etc.,  sont  des  modalités. 
C'est  déjà  faire  quelque  chose  de  bien  vague 
de  la  matière,  que  delà  réduire  à  l'étendue, 
en  écartant  l'idée  de  solidité,  d'impénétrabi- 
lité, qui  seule  nous  la  fait  connaître  dans  sa 
propriété  essentielle.  Mais  enfin,  comment 
en  avons-nous  l'idée?  Cette  idée  nous  vient- 
elle  par  les  sens,  comme  le  soutenait  Aris- 
tote,  ou  par  l'esprit,  comme  le  pensait  Des- 
cartes? Nos  idées,  suivant  lui,  ne  sont 
ni  acquises,  ni  innées.  Elles  ne  sont 
pas  dans  l'âme;  elles  sont  en  Dieu  ;  c'est  en 
Dieu  que  nous  voyons  tout ,  même  le 
monde  des  corps.  Ainsi  nos  idées  sont 
celles  de  Dieu  même,  et  c'est  le  Créateur 
qui  nous  les  communique,  à  mesure  que  les 
objets  matériels  se  trouvent  en  notre  pré- 
sence. 11  est  bien  vrai  que  des  sensations  se 
produisent  dans  notre  âme  ,  comme  si  elles 
étaient  le  résultat  de  l'action  des  corps  qui 
nous  enviionncnt.   1!  est  bien  vrai  aussi  au'à 


]():3  PER  PSYCHOLOGIE.  l'KR  HUi 

la  suite  d'un  acte  de  volition  formé  par  les  objets  extérieurs.  Nous  concevons,  au 
notreâme,  un  uiouveoient  a  lieu  dans  notre  contraire,  que  Dieu,  par  sa  puissance  inlinie, 
bras,  et  par  notre  bras  dans  d'autres  corps,  pourrait  produire  en  nous  ces  mêmes  sensa- 
qu'il  déplace;  mais  ce  que  nous  regardons     tions,  et  les  idées  qui   les  accompagnent, 


comme  l'action  réciproque  des  deux  substan- 
ces n'est  qu'une  illusion.  La  matière  et  l'es- 
iiiit  sont  si  essentiellement  indépendants 
l'un  de  l'autre,  qu'il  est  in![)Ossible  d'admet- 
tre qu'un  etiet  spirituel,  connue  l'est  une 
modification  de  l'àme,  soit  produit  par  la 
substance  étendue,  et  qu'un  ell'et  matériel, 
tel  que  le  mouvement,  puisse  l'être  par  la 
substance  pensante."  Dieu  lui-même  est  donc 
le  lien  de  communication  qui  les  fait  cor- 
respondre ;  c'est  lui  qui,  leur  servant  d'inter- 
médiaire, produit  certaines  sensations  et 
perceptions  dans  l'âme  h  l'occasion  de  la  pré- 
sence des  corps,  et  cei  tains  mouvements  dans 
les  corps  à  l'occasion  des  volitions  de  l'ûme. 
Dieu  seul  est  la  cause  réelle  et  immédiate  de 
ces  effets.  Les  déterminations  de  l'âme  et  les 


quand  même  le  monde  corporel  n'existerait 
pas.  Si  l'idée  des  corps  ne  prouve  pas  par 
elle-même  leur  existence,  il  faut  donc  en- 
co'-e, ainsi  que  l'a  fait  Descartes,  recourir  h  la 
véracité  divine,  comme  garantie  infaillible 
du  témoignage  de  nos  sens,  en  nous  ap- 
puyant sur  le  penchant  naturel  qui  nous 
porte  *i  rattacher  nos  sensations  à  des  réali- 
tés extérieures.  Mais  celte  preuve  n'en  serait 
une  qu'auianl  (pie  le  penchant  qui  nous 
porte  à  croire  au  témoignage  des  sens  serait 
invincible.  Or,  il  ne  l'est  pas,  dit  Malebran- 
clie,  puisque  nous  concevons  la  possibilité 
de  sensations  aussi  constantes  et  aussi  unifor- 
mes sans  l'intervention  des  coips,  qu'avec 
leur  intervention.  D'où  il  conclut  que  la  seule 
preuve  certaine  que  nous  ayons  de  l'existence 


mouvements  du  corps  sont  de  simples  con-      des  corps  est  la  révélation 


ditions ,  et  non  des  causes  nécessaires  et 
eilicientes.  Ils  sont  occasions,  ou  causes  oc- 
casionnelles. 

Il  suit  de  là  que  la  notion  de  l'existence 
des  corps  ne  repose  ni  sur  une  croyance  na- 
turelle, ni  sur  une  démonstration  philoso- 
phique, mais  sur  une  révélation  intérieure  et 
perpétuelle.  «  Si  Dieu,  dit  M.  Laromiguière, 
avant  de  réaliser  le  monde,  avait  créé  un  pur 
esprit,  il  est  certain  que  cet  esprit  n'aurait 
pu  avoir  une  idée  du  monde  qu'autant  que 
Dieu  la  lui  aurait  révélée,  ou,  si  l'on  veut, 
qu'autant  que  l'essence  divine  se  serait  mani- 
festée à  cet  esprit;  car,  le  monde  n'existant 
pas  encore,  d'où  cette  intelligence  aurait- 
elle  pu  en  prendre  l'idée?  Mois  Dieu  a  réali- 
sé le  monde  ;  le  monde  existe,  nous  pouvons 
le  contempler,  l'admirer  et  nous  en  faire  une 
idée,  idée  toujours  imparfaite  sans  doute, 
mais  plus  ou  moins  conforme  à  son  modèle  : 
qu'est-il  besoin  (pie  Dieu  se  manifeste  im- 
médiatement lui-même,  pour  nous  faire  con- 
naître ses  ouvrages,  quand  il  nous  manifeste 
ses  ouvrages? 

Leibnilz  objectait  encore  contre  ce  système 
qu'expliquer  l'ordre  naturel  par  une  cause 
surnaturelle,  c'était  faire  de  l'univers  un  mi- 
racle perpétuel,  et  anéantir  toute  philoso- 
phie ;  qu'on  dégradait  la  Divinité  en  la  fai- 
sant agir  comme  un  horloger  qui,  ayant  fait 
une  belle  pendule ,  serait  continuellement 
obligé  de  tourner  lui-môme  l'aiguille  pour 
lui  faire  marquer  les  heuies;  que  lorsque 
Dieu  a  créé  l'homme,  il  en  a  sans  doute  dis- 
posé tous  les  organes  et  toutes  les  facultés 
de  telle  sorte  que  l'âme  et  le  corps  pussent 
remplir  leur  destination,  et  exécuter  leurs 
fonctions,  selon  les  lois  de  leur  nature, 
sans  qu'il  fût  sans  cesse  dans  la  nécessité  de 
retoucher  son  ouvrage. 

Knfin,  d'après  la  théorie  de  la  vision  en 
Dieu,  ce  n'est  pas  le  monde  des  corps  que 
nous  voyons,  c'est  l'idée  de  ce  monde.  Or,  la 
question  de  savoir  si  cette  idée  corresponcJ  à 
une  réalité  reste  toujours  à  résoudre.  Il  n'y  a 
point,  dit-on,  de  ra[)port  nécessaire  entre 
les  impressions  qu'on  appelle  sensations  et 


Dans  quel  chaos  inextricable  de  difficullés 
ne  s'engage-t-on  pas  quand  on  veut  sortir  de 
l'ordre  naturel  !  D'abord  est-il  vrai  que  le 
penchant  (pii  nous  fait  rajiporter,  par  exeuî- 
ple,  nos  sensations  du  toucher  h  des  éten- 
dues solides,  soit  résistible?  Est-il  vrai  (]u'il 
y  ait  pour  nous  ])ossibilité  de  douter  de  la 
résistance  (pi'un  corps  nous  oppose,  (piand 
nous  sommes  en  contact  avec  lui?  Est-il  vrai 
que  nous  puissions  concevoir  (lue,  dans  l'or- 
dre actuel  des  choses,  la  douleur  que  nous 
ressentons  (|uand  un  corps  nous  a  frappés  avec 
violence,  n'ait  pas  pour  cause  la  jjrésence  et 
l'action  de  ce  même  corps?  Que  chacun 
s'examine  et  consulte  sa  conscience,  et  qu'il 
dise  si  quelque  chose  peut  ébranler  en  lui 
cette  croyance.  Il  ne  s'agit  pas  de  savoir  ce 
qui  pourrait  être,  mais  ce  qui  est  ;  il  ne  s'agit 
pas  de  décider  si  Dieu  aurait  pu  faire  un 
monde  où  les  choses  se  seraient  passées  au- 
trement que  dans  celui-ci.  Pour  attaquer  le 
témoignage  des  sens,  il  ne  faut  pas  s'appuyer 
sur  des  suppositions  arbitraires,  mais  raison- 
ner sur  des  faits  positifs,  actuels,  et  accessi- 
bles à  toutes  les  intelligences. 

Démontrer  l'existence  des  corps  par  la  ré- 
vélation, c'est  dire  que  ceux  cpii  n'ont 
point  connu  ou  qui  ne  connaissent  point  la 
révélation  sont  dans  rimpossil)ilité  de  s'as- 
surer de  la  réalité  du  monde  extérieur.  C'est 
d'ailleurs  rouler  dans  un  cercle  vicieux  ;  car 
nous  devons  croire  au  témoignage  des  sens, 
pour  constater,  pour  admettre  la  réalité  des 
faits  que  l'idée  de  révélation  im|)lique.  C'est 
par  mes  sens  que  je  per(;ois  le  témoignage 
de  ceux  par  qui  cette  révélation  m'est  trans- 
mise ;  c'est  par  mes  sens  que  j'ai  la  connais- 
sance du  livre  qui  la  contient,  des  caractères 
qui  y  sont  tracés,  du  sens  qu'on  m'a  appris 
que  je  devais  y  attacher  ;  et  si  je  dois  douter 
du  témoignage  de  mes  sens,  je  dois  douter 
par  cela  luèine  de  la  révélation. 

En  vain,  les  partisans  de  la  philosophie  de 
Malebranche  cherchent-ils  à  échapper  au 
paralogisme  qui  leur  fait  conclure  l'existence 
des  corps  de  la  révélation,  et  la  révélation  du 
témoignage  des  sens,   en  disant  qu'ils  ne 


1015 


PER 


DICTIONNAIRE  DE  PIIlLOSOPniE. 


PER 


1016 


cnnchicnl  l'existence  de  la  r(^vélation  que 
des  apparences  sensibles  liées  ou  non  à  des 
corps,  et  que,  s'appnyanl  ensuite  sur  la  pa- 
role révélée,  ils  reconnaissent,  d'après  l'au- 
torité expresse  et  infaillible  de  son  enseigne- 
ment, que  nos  sensations  correspondent 
réellement  à  un  terme  extérieur  appiilé  corps. 
Car  admettons  que  les  impressions  sensibles 
relatives  à  la  révélation  sont  produites  en 
nous  [)ar  la  puissance  divine;  s'il  répugne  à 
la  sagesse  de  Dieu  de  produire  un  tel  sys- 
tème d'apparences,  pour  nous  faire  croire  à 
une  révélation  divine  qui  ne  serait  pas  ell'ec- 
livement  renfermée  sous  ces  apparences, 
pourquoi  répugneiait-il  moins  à  sa  sagesse 
d'avoir  déployé  devant  nos  yeux  le  magni- 
fique spectacle  de  l'univers,  si  tout  ce  monde 
extérieur  ne  portait  pas  avec  lui  et  en  lui  le 
témoignage  de  la  réalité  de  son  existence? 
Vous  voulez  que  je  croie  aux  apparences 
sensibles  qui  m'attestent  le  fait  de  la  révé- 
lation, parce  que  Dieu,  dites-vous,  ne  peut 
vouloir  nous  tromper;  et  vous  ne  voulez 
pas  que  je  croie  tout  aussi  fermement  à  ces 
mômes  impressions,  à  ces  mêmes  sensations, 
quand  elles  m'attestent  l'existence  du  monde 
des  corps.  Est-ce  que,  dans  les  deux  cas, 
la  véracité  divine  n'est  pas  également  inté- 
ressée? Il  n'y  a  donc  pas  plus  de  raison  pour 
affirmer  la  réalité  des  objets  extérieurs,  sur 
le  témoignage  de  la  révélation,  que  pour 
affirmer  l'existence  de  la  révélation  sur  le 
témoignage  des  sens. 

VI.  —  SysUîiiie  (le  l'harmonie  préclablie. 

Dans  le  système  de  Leibnitz,  la  distinction 
des  deux  substances  disparaît.  Descartes  et 
Malebranche  avaient  marqué  leur  différence, 
en  établissant  que  la  matière  a  l'étendue  pour 
essence,  et  l'esprit  pour  essence  la  pensée. 
Leibnilz  ne  reconnaît  qu'une  seule  subs- 
tance, la  monade,  une,  simple,  indivisible. 
L'âme,  selon  lui,  est  donc  une  monade,  et  ce 
qu'on  désigne  sous  le  nom  de   matière  ne 

Eeut  être  qu'une  agrégation  de  monades, 
'étendue  n'est  que  le  phénomène  sous  lequel 
se  manifeste  cette  agrégation;  ou  plutôt, 
l'étendue  n'est  plus  même  concevable,  puis- 
qu'elle n'est  dans  la  matière  qu'une  suite  de 
solidités  contiguës  les  unes  aux  autres,  et 
qu'un  nombre  quelconque  de  monades, 
c'est-à-dire  de  principes  parfaitement  simples 
et  indivisibles,  ne  constituera  jamais  un 
corps,  c'est-à-dire  une  étendue  tangible, 
solide,  divisible,  impénétrable,  ayant  les  trois 
dimensions,  longueur,  largeur  et  profondeur. 
En  effet,  la  monade  de  Leibnitz  n'est  autre 
chose  qu'un  pur  esprit;  or,  la  collection  de 
tous  les  esprits  créés  ne  pourrait  former  un 
corps  qu'en  changeant  de  nature,  ce  qui 
est  absurde  :  toute  partie  d'un  corps,  quelque 
petite  qu'elle  soit,  est  matière,  comme  le 
corps  lui-même.  Dans  l'hypothèse  de  Leib- 
nitz, les  parties  composantes  de  la  matière 
seraient  esprit;  lui-même  admettait  cette 
conséquence,  puisqu'il  ne  reconnaissait 
qu'une  seule  substance  réelle. 

Mais  quelle  est  l'essence  de  la  monade? 
L  univers,  dit  Leibnitz.  est  soumis  à  une  loi 


de  variation.  Mais  les  corps  étam  ôi^s  agré- 
gations de  monades,  tout  changement  dans 
ces  agrégations  suppose  un  changement 
préexistant  dans  les  monades  elles-mêmes. 
Toute  monade  a  donc  en  elle-même  son 
principe  de  variation  ;  et  ce  principe  est 
>nterne,  parce  qu'étant  sans  parties,  elle  ne 
peut  être  modiliée  j)ar  l'action  d'une  autre 
monade.  C'est  donc  à  la  force  interne  de 
chaque  substance  simple  qu'il  rapporte  tous 
les  phénomènes  sans  exce|)tion. 

Mais  il  fallait  en  outre  que  chaque  monade 
pût  être  distinguée  de  toutes  les  autres  par 
quelque  chose  de  spécial,  d'intime,  d'indi- 
viduel, qu'elle  eût  son  existence  propre,  ses 
qualités  paiticulières;  autrement  toutes  les 
monades  se  confondraient  en  une  seule, 
puisqu'il  serait  impossible  de  ne  pas  identi- 
fier deux  choses  qui  seraient  absolument 
indiscernables.  Knadmettantdansles monades 
un  principe  de  variation  ,  Leibnitz  devait 
donc  reconnaître  dans  leur  essence  un  se- 
cond principe,  qui  produit  leur  variété,  un 
schéma,  qui  constitue  leur  caractère  propre 
et  différentiel. 

Enfin  toute  substance  simple,  par  cela 
même  qu'elle  est  sujette  à  une  loi  de  change- 
ment, doit  renfermer  en  elle-même  une  plu- 
ralité de  modifications.  La  monade  implique 
donc  la  multiplicité  dans  lunité.  11  faut  qu'il 
y  ait  en  elle  quelque  chose  qui  change,  et 
quelque  chose  qui  demeure.  Ce  qui  demeure, 
c'est  la  substance;  ce  qui  change,  ce  sont  les 
modes,  les  relations.  Mais  cette  variabilité 
de  modes  est  indéfinie.  La  monade  étant 
simple,  son  activité  n'a  aucune  limite  néces- 
saire. Elle  renferme  donc  en  soi  la  capacité 
de  toutes  les  manières  d'être  possibles  :  elle 
est  par  conséquent  représentative  de  tout 
l'univers. 

La  monade  ayant  en  elle-même  son  prin- 
cipe de  variation,  ses  modes  sont  indépen- 
dants de  l'action  des  objets  extérieurs,  qui 
n'ont  aucune  influence  sur  les  manières 
d'être.  La  perception  n'est  alors  dans  ce  sys- 
tème que  la  conscience  des  changements 
qui  s'opèrent  dans  le  sein  de  la  monade; 
c'est  en  elle-même  qu'elle  voit  tout  l'univers, 
puisqu'elle  Ih  représente.  Elle  est  pour  elle- 
même  le  monde  tout  entier,  et  le  spectacle 
de  ses  propres  variations  lui  donne  réelle- 
ment celui  des  variations  innombrables  dont 
l'univers  est  susceptible. 

Il  ne  s'agit  donc  plus  de  chercher  à  expli- 
quer la  correspondance  de  l'âme  et  du  corps; 
il  n'y  a  aucun  commerce,  aucune  communi- 
cation, aucune  influence  de  l'un  à  l'autre. 
L'âme  passe  d'un  état  à  un  autre,  d'une 
perception  à  une  autre,  par  sa  seule  nature. 
Le  corps  exécute  la  suite  de  ses  mouvements, 
sans  que  l'âme  intervienne  en  aucune  ma- 
nière. Tout  le  secret  du  Créateur  a  été  d'as- 
sortir dans  chaque  individu  une  âme  et  un 
corps  qui  devaient  être  dans  un  rapport 
parfait;  non  que  cette  exacte  concordance 
soit  le  résultat  d'une  action  directe  de  l'un 
sur  l'autre,  ni  que  l'action  immédiate  de 
Dieu  en  soit  le  principe,  mais  parce  qu'elle 
est  produite  par  la  simultanéité  des  lois  de 


1017 


PER 


PSYCHOLOGIE. 


PER 


1018 


leur  création.  Le  corps  et  l'dme  peuvent  donc      décomposent;  et  dont  il  ne   reste  plus  rien 
être  comparés  à  deux  montres  qui,  placées 
à  distance  et  réglées  par  la  même  main,  mar- 


que  quelques  principes    élémentaires    qui 
rentrent  dans  le  sein  de  la  nature. 

Il  est  tout  simple  que,  dans  l'opinion  des 
physiologistes  dont  nous  exposons  le  sys- 
tème, la  question  de  savoir  comment  l'âme 
et  le  corps  agissent  l'un  sur  l'autre,  soil  une 
question  vaine  et  puérile.  L'esprit  n'étant 
qu'une  chimère,  suivant  eux,  la  difficulté  est 
tranchée,  et  tout  se  borne  à  expliquer  la  per- 
ception extérieure,  comme  fonction  céré- 
brale. M.  Broussais,  qui,  dans  ses  ouvrages, 
a  fait  ouvertement  profession  de  matéria- 
lisme, atfecte  de  regarder  en  pitié  ceux  qui 
admettent  la  distinction  des  deux  substances. 
Il  répond  à  ceux  qui  lui  objectent  que  les 
rejirésenlations  des  corps,  les  impressions 
extérieures,  les  sensations  n'expliqueront 
jamais  les  sentiments  élevés,  supérieurs,  {|ui 
soldats;  il  aurait  passé  dix  ans  dans  les  Gaules,  sont  la  base  de  la  moralité,  qui  établissent  les 
pour  en  faire  la  conquête  ;  il  serait  revenu  rapports  de  l'homme  avec  ses  semblables, 
à  Rome,  pour  usurper  la  dictature.  Et  si,  au  avecson Créateur, comme  avectoule  la  nalure, 
contraire,  à  ce  môme  âge,  le  corps  de  César  et  qui  sont  des  attributs  ou  des  qualités  de 
avait  cessé  d'exister,  son  âme  n'en  aurait  pas  l'âme  [Leçons  de  Phrénologie,  p.  76)  : 
moins  résolu  tout  ce  que  César  a  fait  jusqu'à     «  Croyez-vous   avoir  expliqué   l'homme  en 

plaçant,  et  par  supposition  encore,  au  lieu 
d'un  centre  dans  la  matière  cérébrale,  un 
moi  immatériel,  sans  siège  déterminé,  chargé 
de  sentir,  de  se  passionner,  de  vouloir  et 
de  commander  l'action?  Vous  ne  voyez  donc 
pas  que  ce  factotum  du  logis  est  construit 
sur  le  modèle  de  la  vieille  âme  dont  vous 
vous  moquez,  et  que  de  plus  il  est  sujet  à 
des  absences  que  l'âme  ne  faisait  pas,  car  on 


queraient  exactement  la  même  heure,  et 
sembleraient  ainsi,  par  le  même  jeu  harmo- 
nique de  leurs  ressorts,  exercer  l'une  sur 
l'autre  une  mutuelle  inlluence,  quoique  cha- 
cune se  mût  et  marchât  indépendamment  de 
l'autre.  Ainsi  l'harmonie  qui  parait  unirl'âme 
et  le  corps  est  indépendante  de  leur  action 
réciproque.  Celte  harmonie  a  été  établie 
avant  la  création  de  l'homme;  delà  le  nom 
d'harmonie  préétablie  donné  au  système. 

M.  Laromiguière  réfute  cette' hypothèse 
d'une  manière  ingénieuse.  «  Si  '  l'âme  de 
César  âgé  de  vingt  ans  eût  été  anéantie,  le 
corps  de  César  n'en  aurait  pas  moins,  d'après 
Leibnitz,  assisté  aux  délibérations  du  sénat  : 
il  aurait  commandé  les  armées,  harangué  les 


sa  mort.  »  Leibnitz,  ne  pouvant  expliquer 
l'influence  du  corps  sur  l'esprit,  crut  pouvoir 
trancher  la  difficulté,  en  niant  cette  influence. 
Il  ne  vil  pas  que  son  système  sapait  les  bases 
de  la  science  et  de  la  morale,  en  effaçant  la 
distinction  fondamentale  des  deux  substances, 
et  en  [)()rtant  atteinte  h  la  lil)erlé  de  l'homme. 
Car,  comment  peut-il  répondre  des  mouve- 
ments qui  s'opèrent  dans  ses  organes,  si  ces 
mouvements  sont  indépendants  des  volitions     la  laissait  se  reposer  ou  attendre  chez  l'em 


de  son  âme,  et  s'ils  étaient  déterminés  d'à 
vaiv:e  et  de  toute  éternité? 

VU.  -t-  Sysième  des   physiologistes  malérialistcs. 

La  tendance  de  la  physiologie  moderne  est 
d'envahir  le  domaine  de  la  psychologie,  et 
d'expliquer  par  des  expérimentations  phy- 
siques tous  les  faits  intérieurs,  toutes  les 
opérations  de  l'intelligence.  Comme  elle  ne 
croit  qu'aux  réalilés  qui  sont  saisies  par  les 


bryon,  chez  l'endormi,  chez  le  malade,  etc., 
tandis  que  votre  moi,  révolu  tl'un  signe 
sensible,  ne  peut  être  sup[)Osé  cpiand  ce  signe 
manque.  Vous  n'avez  rien  expli(|ué  de  celle 
manière.  Dites-moi  pourquoi  votre  être  in- 
térieur, esprit,  âme,  persoune  ou  moi,  a  des 
facultés  dillérenles?  Vous  ne  pouvez  satisfaire 
à  cette  demande;  vous  vous  contentez  de 
suppositions,  ou  bien  vous  répondez  :  Ma 
conscience  m'atteste  qu'il  est  bien  l'opéra- 
sens,  et  qui  peuvent  tomber  sous  le  scalpel,     teur  de  ces  phénomènes.  Eh  bien,  moi,  je 


elle  n'admet  la  pensée  que  comme  mouve- 
ment du  cerveau,  que  comme  propriété  de 
la  matière,  et  elle  nie  l'esprit,  parce  qu'elle 
ne  peut  ni  le  voir  de  l'œil,  ni  le  toucher  du 
doigt,  ni  le  soumettre  à  l'analyse  chimique. 
Sa  prétention  est  de  rendre  raison  de  tout 
par  l'observation  sensible,  et  désormais  la 
métaphysiqua  sera  enseignée  non  plus  à  la 
Sorbonnc,  mais  dans  les  amphithéâtres  et  les 
salles  de  dissection,  où  bientôt  il  faudra  aller 


vous  dis:  Votre  conscience  vous  trompe; 
interrogez  vos  sens  appliqués  à  l'observation 
des  autres  hommes,  et  ils  vous  instruiront 
comme  ils  m'ont  instruit  :  car  moi,  i)arlanl 
au  nom  desphysiologistes,  je  vousles  montre, 
les  pourquoi  de  ces  facultés,  et  je  vous  les 
explique  autant  qu'il  est  possible  à  notre  in- 
telligence d'expliquer.  Mon  explication  con- 
siste à  vous  faire  voir  les  organes  qui  sont  en 
rapport  avec  ces  différentes  facultés  :  je  ne 


chercher  la  solution  des  plus  hautes  questions  vous  les  montre  pas  seulement  dans  l'homme, 

delà  philosophie.  Là  on  vous  apprendra,  je  fais  plus;  je  vous  les  désigne  dans  toute  la 

en  présence  d'un  cadavre  et  des  débris  d'un  nature  animale.  Telles  que  je  les  fais  passer 

cerveau  humain,  qu'il  n'y  a  pas  d'âme,  qu'il  sous  vos  yeux,  ces  facultés  ne  sont  pas  des 

n'y  a  pas  de  Dieu,  qu'il  n'y  a  pas  de  vie  lu-  êtres  imaginaires;  ce  sont  des  actions  d'or- 

lure;  ce  qui  ne  laisse  pas  d'être  très-édifiant  ganes  matériels  dont  vous  pouvez  constater 

pour  la  jeunesse  (jui  assiste  à  ces  leçons,  et  l'activité  et  le  repos,  la  prédominance  et  la 

de  faire  beaucoup  d'honneur  à  certains   re-  faiblesse  relatives,  le  concours  etropj)05ition 


l)résentants  de  la  médecine,  dont  l'omni- 
science  s'est  élevée  jusqu'à  savoir  quel'homme 
n'est  qu'une  agrégation  de  molécules  maté- 
rielles, qu'une  machine  qui  se  meut  d'après 

ccitaines  lois,  jusiju'à  ce  (jue  ses  rouages  se 


dans  les  animaux  tout  aussi  bien  que  chez 
l'homme.  » 

Ainsi  le  moi,  l'esprit,  l'âme,  sont  de  pures 
suppositions,  de  pures  pétions  que  les  psy- 
chologistes  ont  étalées  devant  le  public.  L'a- 


1019  PEU  DICTIONNArilK  DE  l'HlLOSOPUlE 

iialoniic  ol  la  physiologie  du  cerveau  peu- 
vent seules  l'ouinir  ties  iiolions  rationnelles 
sur  l'enlendenient  humain.  S'il  en  est  ainsi, 
le  problème  de  l'union  de  l'Ame  et  du  corps, 
qui  pendant  plus  de  trois   mille  ans  a    tant 


VKW 


1020 


pensée,  raison,  croyances  morales,  senti- 
ments héroïques,  génie,  vertu,  courage,  etc. 
Toutes  ces  choses  sont  des  formes  du  cer- 
veau, des  mouvements  organiques,  des  faits 
corporels,  qui  sont  exclusivement  du  ressort 
préoccupé  la  raison  hum-aine,  est  résolu  ;  et  de  la  physiologie  et  qu'elle  a  le  privilège  .ie 
la  philosophie,  grAoe  à  M.  Broussais,  n'au-  nous  ex|)li(iuer.  Qu'elle  nous  cxpliipie  donc 
raitplus  h  s'en  occuper.  commentridéede  l'Aine,  comment  la  croyance 

II  est  évident  cjue  tout  ce  système  repose  universelle  à  l'existence  des  esprits  a  pu  ger- 
sur  la  confusion  de  Vimpression,  de  la  sensa-  mer,  et  se  conserver  de  puis  plus  de  six  mille 
tion  et  du  \a perception  extérieure,  ou  de  l'i-  ans  dans  le  cerveau  de  l'homme,  sans  que  la 
dentilication  de  ces  trois  faits  en  un  seul.  Et  physiologie  ait  i)u  parveniràla  déraciner.  S'il 
cette  confusion  a  elle-même  sa  cause,  l'dans  n'y  aqu'une  seule  substance,  etsi  cette  subs- 
ia  simultanéité  ordinaire  de  ces  phénomènes,  tance  est  matérielle,  il  faut  avouer  que  la  ma- 
qui  se  succèdent  avec  une  telle  rapidité,  tière  a  été  bien  sotte,  de  se  détrôner  ainsi,  et 
(ju'il  est  presque  toujours  impossible  de  dis-  de  se  donner  un  démenti  à  elle-même,  en  pro- 
tinguer  le  momentoù  le  corpsreçoitl'impres-  duisant,  en  laissant  s'accréditer  dans  l'opi- 
sion,  de  celui  où  l'Ame  éprouve  la  sensation  nion  de  tous  les  peuples  (ït  de  tous  les  siècles 
et  en  connaît  la  cause;  2°  dans  la  manière 
iiiùme  dont  nous  sommes  constitués,  c'est-à- 
dire  dans  la  condition  môme  de  l'union  des 
deux  substances,  union  si  intime,  qu'il  nous 
semble  que  nous  résidons  et  que  nous  souf- 
frons dans  la  partie  même  riui  est  irapres 


cette  bizarre  croyance  à  l'existence  réelle 
d'une  Ame,  sujet  de  la  pensée,  siège  de  l'in- 
telligence, principe  de  la  volonté,  dont  le 
corps  ne  serait  que  l'instrument,  et  pour 
qui  la  mort  ne  serait  que  l'affranchissement 
des  liens  de  la  matière  et  le  commencement 


sionnée,  ou  que  la  sensation  de  douleur  existe  d'une  vie  nouvelle.  Est-il  possible  qu'une  pa- 
au  même  temps  et  au  môme  lieu  que  l'im-  reille  idée,  une  idée  aussi  indestructible,  ait 
pression;  3°  dans  l'intluence  du  langage,  pu  sortir  des  évolutions  du  cerveau?  Voilà 
(iui,raême  dans  les  écrits  des  philosophes,  sans  doute  un  étrange  mystère,  et  que  nous 
se  sert  souvent  d'un  même  nom  pour  expri-  proposons  aux  méditations  de  la  physiologie. 
mer  les  trois  faits  dont  nous  parlons;  4°  enfin  Comme  ce  système  rentre  dans  le  maté- 
dans  le  caractère  de  certaines  sensations,  qui,  rialisme,  ce  n'est  pas  ici  le  lieu  d'en  pré- 
n'étant  point  remarquées,  s'effacent  du  sou-  senter  la  réfutation.  Nous  nous  bornerons  à 
venir,  et  ne  laissent  subsister  que  celui  de  rappeler  la  distinction  que  nous  avons  éla- 
l'impression,  et  dans  le  caractère  de  cer-  blie  entre  les  trois  faits  que  nous  venons  de 
taines  perceptions  restées  obscures,  et  per-  voir  identifiés  par  les  physiologistes.  L'/m- 
dues,  pour  ainsi  dire,  dans  la  sensation.  pression,  de  l'aveu  même  de  ces  derniers, 

A  ces  causes  générales  s'en  joint  une  au-  n'est,    et  ne  peut   être  autre  chose   qu'un 

tre  particulière  aux  physiologistes,  chez  les-  mouvement,  qu'un  déplacement  de  parties, 

quels  la   tendance  à  ne  reconnaître  jamais  soit  dans  l'organe,  soit  dans  les  nerfs,  soit 

que  des  impressions  dans  chacun  de  ces  trois  dans  le  cerveau.  C'est  donc  évidemment  un 

faits ,  est   encore    favorisée  par  l'habitude  fait  physique.  Mais  la   sensation    n'est    pas 

qu'ils  contractent  ,  dans    leurs    recherches  un  mouvement;  la  perception  n'est  pas  un 

scientifiques,  de  n'observer  que  des  faits  ex-  mouvement.  Comme  toute  espèce    de  mou- 

lérieurs  ou  sensibles,  et  de  n'asseoir  leurs  vemenl,  Vimpression  est  un  fait  divisible,  qui 

piincipes  et   leurs  déductions  que  sur  des  se  mesure  comme  l'étendue  tangible  qu'elle 

expériences  matérielles.  affecte,  et  qui  se  constate  par  les  sens.  Mais 

Quant  aux  conséquences  qui  découlent  na-  la  sensation  est  un  fait  simple,  indécompo- 
lurellement de  cette  confusion,  il  est  facile  de  sable,  parfaitement  identique  à  lui-même, 
les  prévoir.  Et  d'abord,  s'il  est  vrai  que  l'im-  et  qui,  par  conséquent,  ne  peut  se  rattacher 
j)ression  et  la  sensation  ne  soient  qu'un  seul  qu'à  un  être  également  simple  et  indivisible, 
et  ^  même  fait  ,  il  s'ensuit  immédiatement  II  en  est  de  même  delà  perception.  Cesprin- 
(ju'elles  doivent  être  étudiées  dans  le  même  cipes  recevront  plus  lard  tous  les  dévelop- 
sujet,  et  considérées  comme  modifications  pements  convenables,  quand  nous  examine- 
d'une  seule  et  même  substance.  Kn  second  rons  la  question  de  la  nature  du  sujet  pensant, 
lieu,  comme  le  sujet  qui  sent  est  évidem-  .,,,,  ,,,  ,.  ,  «  i  .  .  •  u 
mentle  même  que  celui  qui  connaît,  veut,ré-  ^'"'  "  Idéalisme  de  Berkeley  ei  ,1e  Ihune. 
tléchit.ils'ensuit  qu'il  n'y  a  plus  deux  ordres  L'idéalisme  de  Hume  fut  une  théorie 
de  faits,  les  faits  intérieurs  ou  spirituels,  et  les  sceptique,  celui  de  Berkeley  fut  une  réaction 
laitsexternes  ou  sensibles,  mais  un  seul;  qu'il  contre  le  matérialisme.  Celui-là  niait  l'exis- 
n'y  a  plus  deux  sortes  d'observations,  l'obse,'"-  tence  de  l'âme;  Berkeley  nia  la  réalité  de  la 
valion  par  la  conscience,  et  l'observation  matière.  A  ceux  qui  attaquaient  le  monde 
par  les  sens,  mais  une  seule;  qu'il  n'y  a  spirituel,  il  répondit  en  attaquant  l'existence 
plus  deux  ordres  de  sciences,  les  sciences  du  monde  corporel,  et  il  faut  reconnaître 
physiques  et  les  sciences  métaphysiques ,  que  la  philosophie  cartésienne,  en  démon- 
mais  un  seul  ;  qu'il  n'y  a  plus  enfin  à  distin-  trant  que  la  preuve  de  l'existence  de  l'Ame 
guer  deux  sortes  d'êtres  dans  la  nature,  les  par  la  pensée  est  bien  autrement  inattaqua- 
êtres  matériels  ou  les  corps,  et  les  êtres  spi-  ble  que  la  preuve  de  l'existence  des  corps 
rituels  ou  les  âmes.  Tout,  dans  le  monde,  est  par  le  témoignage  des  sens,  lui  facilitait 
Uiatière,  ou  attribut  delà  matière,  intelligence,  singulièrement  la  tâche  qu'il  avait  entreprise. 


1021 


TER 


PSYCHOLOGIE. 


PER 


1022 


Chose   étrange   et   digne  de   remarque  :  la  un  être,  mais  comme  une  simple  conception  ; 

raison  humaine,   j^lacée   entre   deux  excès  et  comme  nous  ne  connaissons  la  matière 

également  condamnables,  malgré  l'évidence  que  par  l'étendue,  il  en  conclut  qu'admettre 

si"  frappante  du  mode  sensible,  a  cependant  un  monde  corporel  indépendant  et  distinct 

toujours  penché  vers  le  spiritualisme.  A  celte  de  nos  sensations,  c'est  se  créer  une  pure 

doctrine    se    rattachent    en    etl'et    les   plus  chimère.  En  consé(]uence,  le  monde  niaté- 

grands  noms  que  proclame  l'histoire  de  la  riel  n'est  qu'un  ['hénomène,  ii  n'existe  que 

philosophie  :  ceux  de  Pythagore,  de    Xéno-  des  esprits,  et  l'homme  ne  perçoit  que  ses 

phanes,  de  Platon,  chez'ies  anciens  ;  ceux  de  idées.  Mais  il  neles  produit  point  lui-môme  : 

Descartes,  de  Malubranche,  de  Leibnitz,  chez  leur  multitude  et  leur  variété,  l'ordre  et  la 

les   modernes.  Toute  la  philosopliie   de  l'O-  proportion  qui   existent  entre   elles,  et  qui 

rient,  à  bien  peu   d'exceptions  près,   vient  repoussent  toute  idée  (l'arbitraire,  attestent 

aboutir  à  l'idéalisme.  Toute  l'école  d'Alexan-  qu'elles  sont  communiquées  .h  l'aïue humaine 

drie  [irend  i>our  base  de  ses  conceptions  le  par  un  esprit  doué  de   iierfcctions  inlinies. 

])latonisme  coml)iné  avec  les  doctrines  orien-  Néanmoins,  en  vertu  de  la   liberté   absolue 

taies.    Partout  domine  la   grande  idée  de  qui  lui  est  aussi   donnée,  l'homme  e>t  par 

l'unité  spirituelle,  conçue  comme  principe  lui-même  l'auteur  de  ses  erreurs  et  de  ses 

de  la  jj'^nsée,  connue  sujet  de  la  connais-  mauvaises  actions. 

sance,  de  la   volonté,  de  l'amour.  Le    pan-         Remarquons  que  celte   doctrine    n'était 

théisme  des  hindous,  des   pythagoriciens,  que  la  conclusion  du  princi|)e  de  Locke,  qui 

des  gnostiques  ,  des  alexandrins,  n'est  que  allirmait  que  l'esprit  n'est  en  communication 

le  développement  poussé  à  l'extrême  de  cette  qu'avec  les  idées,  et  que  nous  ne  percevons 

idée  de  l'unité    substantielle.   Dans  ces  di-  pas  les  objets  matériels  eux-mômes.    C'est 

vers  systèmes,  l'esprit  est  la  seule  existence  ainsi  qu'il  empruntait  au  sensualisme   des 

réelle.  La  matière    n'est    qu'un  faux   être,  armes   pour  le  combattie.  Animé   d'un  vrai 

qu'une  illusion,  qu'une  apparence.  Tout  ce  zèle  pour  la  dignité  de  l'espèce  humaine,  et 

qui  est  variable,  mobile,    passager,  connue  digne   lui-même  de  respect  par   la  moralité 

tous  les  phénomènes  sensibles,    n'a  qu'un  de  son  caractère,  dit  Tennemann,  Berkeley 

semblant  d'existence;  l'unité  indivisible,  im-  fut  vivement  frappé  des  inconvénients  que 

muable,  éternelle,  infinie,   possède  seule  la  i)résentail  la  doctine  dominante  de  reiiq)i- 

réalité  de  l'être.  Que  les  physiologistes  mo-  risme  dans  ses  conséquences,  et  il  lui  parut 

dernes  ne  s'étonnent  pas  si  Berkeley  a  mis  que  le  meilleur  moyen  de  metti-e  un  terme 


en  doute  l'existence  des  corps,  eux  qui  n'hé- 
sitent pas  à  mettre  celle  de  l'âme  en  pro- 
blème. Ils  invoquent  nos  instincts  et  nos 
sentiments  en  faveur  de  la  croyance  à  la 
réalité  du  monde  sensible  ;  et  ils  "ont  raison. 
Mais  pourquoi  récusent-ils  la  conscience, 
quand  on  invoque  son  témoignage  en  faveur 
dumoj  ou  de  l'âme?  Qu'ils  y  prennent  garde; 
les  matérialistes  seraient  loin  d'être  en  ma- 


à  toutes  ces  aberrations,  était  de  combattre 
comme  clùmériiiue  la  croyante  à  la  réalité 
d'un  monile  corporel. 

De  même  que  le  matérialisme  a  sa  cause 
dans  la  confusion  delà  sensation  avec  l'im- 
pression, de  même  l'idéalisme  résulte  évi- 
demment de  la  confusirin  de  la  perception 
extérieure  avec  la  sensation.  Car  si  ces  d»!ux 
faits  n'en  font  qu'un,  comme  la  sensation  n'a 


jorité,  si  l'on  comptait  les  voix.  Que  serait-      pas  d'objet  distinct  d'elle-même,  et  ne  su|)- 


ce  si  l'on  pesait  les  suffrages? 

Berkeley  part  de  ce  principe,  que  nous  ne 
pouvons  connaître  les  substances  que  parles 
qualités  qui  leur  sont  inhérentes.  Or,  il 
n'existe,  selon  lui,  aucune  qualité  que  nous 
puissions  concevoir  comme  inhérente  à  une 
substance  corporelle.  Nos  sens  nous  font 
bien  percevoir  des  qualités  sensibles,  mais 
nullement  l'existence  oula  substantialité  d'au- 
cun objet  sensible.  S'appuyant  sur  la  p.hiloso 


pose  qu'un  sujet  sentant,  il  s'ensuit  que  nous 
ne  connaissons  que  nous-nu^'uies  et  nos  ma- 
nières d'être,  et  que  nous  ne  j)ouvous  allir- 
mer  l'existence  d'aucun  objet  extérieur.  Le 
sens  intime  ne  nous  accuse  le  son,  l'odeur,  la 
saveur,  etc.,  que  comme  modilicalions  du 
moi,  et  non  plus  comme  qualités  des  corps, 
et  le  monde  matériel  est  annihilé.  11  est  d'ail- 
leurs évident  que  si  ïaperceptioji  extérieure  est 
confondue  avec  la  sensation,  l'impressioncWe- 


plne  cartésienne,  qui  a  cherché  a  démontrer  même  ne  peut  être  adirmée,  puisque  la  per- 

que  les  qualités  secondes  des  cor[)s,  telles  ceptionq[i\  nous  lafaitconnaître  n'existe  plus. 
que  la   couleur,  la  température,  la   saveur,         Berkeley   était  arrivé  à   la    négation   des 

l'odeur,  etc.,  sont,  non  les  |)ropriétés  d'un  corps,  en  partant  de  rhy[)0thèse  des  idées 

objet  extérieur,  mais  les  modifications  du  intermédiaires;  Ilume  ,   s'appuyant    sur   le 

princi[)e  externe  de  l'âme,  ou  l'ensemble  de  même  principe,  nia  à  la  fois  et  les  corps  et 

nos  sensations,  rattachées  à  quelque  chose  les  esprits.  Si  de   l'idée  matière,  nous  ne 


d'extérieur,  comme  à  leur  cause,  il  soutient 
qu'on  doit  porter  le  même  jugement  des 
qualités  premières,  que  Descartes  et  Maie- 
branche  réduisent,  comme  on  sait,  à  l'éten- 


sommes  pas  fondés  à  conclure  l'existence  du 
monde  matériel;  de  l'idée  esprit  et  de  l'idée 
Dieu,  nous  ne  devons  pas  conclure  l'existence 
de  Dieu  et  de  l'esprit.  Il  n'y  a  donc  au  monde 


due,  et  qu'on  doit  leur  appliquer  tous  les  que  l'idée.  Conséquence  absurde,  mais  fort 
arguments  par  lesquels  on  prouve  que  habilement  déduite  de  la  théorie  de  la  con- 
l'odeur,  la  couleur  ne  résident  pas  dans  les  naissance,  selon  Loïke  et  Condillac.  Car 
corps.  La  notion  d'étendue  renferme  d'ail-  l'idée  n'esl  pas  un  être,  et  en  su[)pose  né- 
leurs,  suivant  lui,  des  contradictions  qu'on  ne  cessairement  un.  Du  moment  que  Uiwne  ad- 
peut  lever  qu'en  la  considérant,  non  comme  met  encore  l'idée,  la  concppiion,  il  faut  qu'il 


1023 


SAU 


DICTIONNAIRE  DE  PHll.OSOniIE. 


SAU 


1024 


admette  aussi  le  sujet  de  ceUc  coticcplion,  le  rallié  de  nos  modes,  la  réalité,  l'unité,  la 
mo/ substantiel,  qui  conçoit.  Mais  toute  con-  simi)licilé,  Tidentilé  du  moi  ou  de  l'Ame; 
ception,  Unitcidcc  a  un  ohjel.  On  peut  nier  la  c'est  une  conviction  de  la  môme  nature  qui 
réalité  extérienrr  de  cet  objet,  on  peut  dire  nous  fait  croire  à  l'existence  du  monde  physi- 
que ce  n'est  qu'un  phénomène,  une  appa- 
rence. Mais  ce  (ju'on  ne;  [)eut  nier,  sous 
peine  de  contradiction,  c'est  la  réalité  inté- 
rieure delà  conception  actuelle,  c'est  sa  cer- 
titude imiuédiate  et  subjective  ;  c'est  par  con- 
séquent l'être  qui  conçoit,  et  qui  sait  néces- 
sairement qu'il  conçoit  et  ce  qu'il  conçoit.  Le 
scepticisme  de  Hume  est  donc  incomp'et. 
En  laissant  subsister  Vidée  ,  il  olliail  un 
moyen  facile  de  reconstruire  le  monde  des 
corps  et  celui  des  esprits,  qu'il  prétendait 
anéantir  d'un  seul  coup.  L'idée  ramène  in- 
vinciblement au   sujet  de  l'idée,  à  l'esprit; 


que.  La  vérité  n'est  donc  exclusivement  ni 
dans  le  spiritualisme,  ni  dans  le  sensua- 
lisme. La  vérité  consiste  <i  admettre  en  même 
tem|)s  et  les  données  de  la  raison  intuitive, 
et  les  données  des  sens  extérieurs,  à  croire 
à  l'existence  des  corps  comme  h  celle  des  es- 
prits. Nous  ne  chercherons  point  à  rendie 
raison  de  l'action  réciproque  des  deux  subs- 
tances, mais  nous  li;s  reconnaîtrons  toutes 
deux,  en  confessant  notre  ignorance  sur  le 
mystère  de  leur  union.  Nous  dirons  avec 
Pascal  :  «  L'homme  est  à  lui-même  le  plus 
prodigieux   objet   de   la    nature  :  car  il  ne 


et  l'esprit,  |)ar  ses  idées,  et  surtout  par  l'idée     peut  concevoir  ce  que  c'est  qu'un  corps,  et 
des  causes  auxquelles  il  rattache  ses  [)ropres     moins  encore  ce  que  c'est  qu'un  esprit,  et. 


sensations  et  sa  propre  existence,  est  bientôt 
revenu  à  la  notion  certaine  du  monde  exté- 
rieur et  de  Dieu. 

Concluons  donc  avec  Reid  que,  puisque 
l'idée  intermédiaire  ne  peu',  se  concilier  avec 
l'existence  du  monde  matériel,  il  faut  reje- 
ter, non  le  monde  matériel,  mais  l'idée  in- 
termédiaire ,  et  rétablir  la  distinction  de 
l'étendue  tangible,  de  l'étendue  de  couleur, 
de  la  sensation  et  de  la  perception  externe, 
dont  la  confusion  avait  donné  lieu  à  tous  les 
systèmes  que  nous  combattons.  C'est  une 
conviction  immédiate  ,  invincible  ,  univer- 
selle ,  qui  nous  fait  admettre  avec  la  plu- 


moins  encore  qu'aucune  chose,  comment  un 
corps  peut  être  uni  à  un  esprit;  et  cependant, 
c'est  son  propre  ôtr(î.  » 

PHENOMENES  INÏELLFXTUELS,  leur  ana- 
lyse, l'oî/.  Langage,  i^  III. 
"  PHYSIOLOGIE  de  l'enfant.  Voy.  Langage, 

§§ietn. 

PHYSIOLOGISTES  MATERIALISTES.  Voy. 
Perception  extérieure. 

PRESBYTIE.  Voy.  Vue. 

PSYCHOLOGIE  de  l'enfant.  Voy.  Langage, 
§§  I  et  H. 

PSYCHOLOGIQUE  (Rôle)  du  langage.  Voy. 
Langage,  §  III. 


S 


SAUVAGE   (Le). 


Pas  de  tribus  si  tinmbles  qui  ne  porlenl, 
sur  les  choses  dont  elles  soiil  enlou- 
rées,  des  jugements  quelconques,  vrais 
ou  faux,  justes  ou  erronés,  qui,  par  le 
fait  seul  qu'ils  existent,  prouvent  sufd- 
sammenl  la  persisiance  d'un  lavon  in- 
tellectuel dans  toutes  les  bnmches  de 
rhumanité.  C'est  par  là  que  les  sauva- 
ges les.  plus  dégradés  sont  accessibles 
aux  enseignements  de  la  religion  et 
qu'ils  se  distinguent,  d'une  manière 
toute  parliculièie  et  toujours  reconnais- 
sable,  des  brutes  les  plus  intelligentes. 
(Gobineau,  Essai  sur  l'inégnlUé  (les 
races  Immaines,  t.  1,  p.  260.) 

«  On  ne  saurait  fixer  un  instant  ses  regards 
sur  le  sauvage,  dit  un  écrivain  qui  a  porté 
sur  tous  les  objets  un  œil  qui  a  devancé  les 
découvertes,  sans  lire  l'anathème ,  écrit,  je 
ne  dis  pas  seulement  dans  son  âme,  mais 
jusque  sur  la  forme  extérieure  de  son  corps. 
C'est  un  enfant  diiforme  ,  robuste  et  féroce 
en  qui  la  ilamrae  de  l'intelligence  ne  jette 
plus  qu'une  lueur  pâle  et  intermittente.  Une 
main  redoutable ,  appesantie  sur  ces  races 
dévouées,  efface  en  elles  les  deux  caractères 
distinctifs  de  notre  grandeur,  la  prévoyance 
et  la  perfectibilité.  Le  sauvage  coupe  l'arbre 
pour  recueillir  le  fruit;  il  dételle  le  bœuf  que 
les  missionnaires  viennent  de  lui  confier,  et 
le  faitcuireavec  le  bois  de  la  charrue.  Depuis 
plus  de  trois  siècles,  il  nous  eonlem{>le,  sans 


avoir  rien  voulu  recevoir  de  nous ,  excej)té 
la  poudre  pour  tuer  ses  semblables,  et  l'eai"- 
de-vie  pour  se  tuer  lui-même:  encore  n'n- 
l-il  jamais  imaginé  de  fabriquer  ces  choses,  il 
s'en  repose  sur  notre  avarice  qui  ne  lui 
manquera  jamais.  Comme  les  substances  les 
plus  abjectes  et  les  plus  révoltantes  sont  ce- 
pendant susceptibles  d'une  certaine  dégéné- 
ralion,  de  même  les  vices  naturels  de  l'huma- 
nité sont  encore  viciés  par  le  sauvage.  Il  est 
voleur,  il  est  cruel,  il  est  dissolu  ;  mais  il  l'est 
autrementque nous. Pour êtrecriminels,  nous 
surmontons  notre  nature,  le  sauvage  la  suit  : 
il  a  l'appétit  du  crime ,  il  n'en  a  point  lo 
remords.  Pendant  que  le  fils  tue  son  pèro 
pour  le  soustraire  aux  ennuis  de  la  vieillesse, 
sa  femme  détruit  dans  son  sein  le  fruit  de 
ses  brutales  amours  pour  échapper  aux  fa- 
tigues de  l'allaitement.  Il  arrache  la  chevelure 
sanglante  de  son  ennemi  vivant;  il  le  déchire, 
il  le  rôtit  et  le  dévore ,  en  chantant.  S'il 
tombe  sur  nos  liqueurs  fortes,  il  boit  jusqu'à 
l'ivresse,  jusqu'à  la  fièvre,  jusqu'à  la  mort  :  éga- 
lementdépourvuetdela  raison  qui  commande 
à  l'homme  par  la  crainte,  et  de  l'instinct  qui 
écarte  l'animal  par  le  dégoijt,  il  fait  trembler 
l'observateur  qui  sait  voir...  Le  barbare  a  [)u 
et  peut  encore  être  civilisé  par  une  religion 
quelconque ,  mais  le  sauvage  proprement 
dit  ne  l'a  jamais  été  que  par  !e  christia- 
nisme. C'est  un  prodige  du  premier  ordre , 
une   espèce  de   rédemption  exclusivement 


1025  SAIT 

réservée  au  véritable  saceriloce.  Comme  un 
criminel  frappé  de  mort  civile,  il  ne  peut 
rentrer  dans  ses  droits  que  par  des  lettres  de 
i;iAce  du  souverain ,  et  si  Dieu  ne  lui  dit  ; 
Vous  êtes  mon  peuple ,  jamais  il  ne  pourra 
ré[>ondre  :  Tous  êtes  mon  Dieu.  »  (Le  comte 
DE  Maistre,  Soirées  de  Saint-Pélersbvury.) 

Nous  avons  longuement  «Habli  ailleurs 
{Dictionnaire  apologétique,  l.  Il,  art.  Psycho- 
logie) que  l'homiue  n'a  pu  *e  développer 
spontanément,  qu'il  n'a  pu  inventer  ni  la 
pensée  ni  la  parole  ,  que  par  conséquent  il 
a  commencé  par  la  science,  ce  qui  renverse 
l'absurde  hypotlièse  de  l'état  sauvage  comme 
l'état  originaire  de  l'humanité.  D'ailleurs,  si 
l'homme  eût  conmiencé  par  cet  état ,  pour- 
quoi et  conmient  en  serait-il  sorti?  Lorsque 
les  philosophes  veulent  expliquer  le  passage 
de  l'état  sauvage  à  une  civilisation  commen- 
cée ,  ils  prêtent  au  sauvage  des  idées  et  des 
besoins  empruntés  à  un  étal  plus  avancé  ;  des 
idées  et  des  besoins  qu'il  ne  jiouvait  avoir. 
Cette  remarque  se  trouve  confirmée  par 
l'expérience  :  jamais  on  n'a  vu  les  sauvages 
s'élever  par  eux-mêmes  à  la  civilisation  ;  ils 
y  ont  toujours  été  initiés  par  un  peuple  déjà 
civilisé;  ceci  ne  soutVre  aucune  exception. 

Pour  corroborer  de  plus  en  plus  cette 
thèse  ,  nous  allons  résumer  les  études  et  les 
recherches  qu'a  laites  sur  le  sauvage  ,  tel 
qu'on  l'a  découvert  dans  toutes  les  contrées 
du  monde  ,  un  auteur  dont  le  témoignage 
sera  d'autant  moins  sus})ecl  qu'il  admet  l't- 
tJt  (le  nature  comme  point  de  départ  des 
sociétés  civilisées. 

n  L'enfant  et  le  sauvage,  dit  M.  Renan, 
seront  les  deux  grands  objets  d'étude  de 
celui  qui  voudra  construire  scientiQquement 
la  théorie  des  premiers  âges  de  l'humanité.  ^> 
[De  l'origine  du  langage,  p.  t)8.  j  Voyons 
donc  ce  (lue  peut  nous  ajjprendre  le  sauvage 
sur  ce  point  important. 

Noirci  par  les  rayons  du  soleil  ;  errant  au 
milieu  des  bois,  armé  d'une  pesante  massue  ; 
le  plus  terrible  des  êtres  vivants  par  son  au- 
dace, son  industrie;  se  croyant  seul  dans  la 
nature  ,  et  ne  songeant  qu'à  sa  propre  con- 
servation ,  qu'à  celle  de  sa  compagne  et  de 
ses  enfants,  lors(|ue  par  hasard  il  est  époux 
et  père  ;  d'après  les  circonstances  tour  à  tour 
doux  ou  cruel,  calme  ou  furieux;  n'ayant 
pour  asile  que  les  f(;uillages  verdoyants  et 
pour  lii  que  les  feuilles  desséchées;  enclin 
à  la  paresse ,  mais  infatigable  lorsque  la 
faim  le  presse;  sans  crainte  pourl'avemr;  ne 
sachant  ni  contempler  lanatuie,  ni  rélléchir; 
tel  doit  être  l'homme  de  la  nature,  sous  le 
ciel  brûlant  de  la  zone  torride  et  dans  tous 
les  lieux  où  il  peut  vivre  isolé ,  et  trouver 
sans  i)eine,  repos,  subsistance  et  stireté. 

Il  a  plus  de  force  et  d'adresse  ,  plus  de 
férocité  ,  peut-être  plus  d'industrie  ,  car  il  a 
j)luN  de  besoins  et  moins  de  ressources , 
l'homme  de  la  nature  dans  les  régions  du 
nord,  où  les  frimas,  les  neiges,  la  nuit  et 
les  tempêtes  ont  tixé  leur  séjour  ;  il  con- 
naît le  droit  de  propriété,  puis(|uil  possède 
une  cabane  enfumée ,  quelquefois  des  pro 


PSYCHOLOGIE. 


SAU 


1026 


de  facilité  pour  se  livrer  aux  idées  abstraites 
ou  contemplatives  que  les  sauvages  du  midi 
pour  qui  la  nature  dévoile  tous  ses  charmes 
et  dont  les  besoins  sont  modérés. 

Vous  ne  pouvez  trouver,  en  parcourant  les 
plages  habitées  |)ar  ces  deux  espèces  de  sau- 
vages dans  les  quatre  parties  du  monde,  nulle 
idée  du  bon  et  du  beau.  Tout  ce  qui  tient  à 
la  vertu  dépend  des  circonstances  et  de  la 
position  dans  laciuelle  se  trouve  l'être  affecté 
par  telle  ou  telle  passion  ;  chez  lui  l'amour 
est  un  besoin;  le  ha^ard  produit  l'amitié, 
l'intérêt  seul  lui  donne  une  durée;  le  sau- 
vage lient  au  sol  qui  la  vu  naître,  comme  la 
plante  qui  végèle ,  le  (]uadiupède  (fui  se 
multijtlie,  l'ovipare  qui  peu[)le  les  forêts; 
l'instinct  l'enchaîne  au  sol  où  il  trouve  sa 
nourriture,  le  même  instinct  le  repousse  loin 
du  pays  natal  ,  lorsque  ses  moyens  d'exister 
sont  épuisés. 

Exister,  satisfaire  ses  besoins  physiques  et 
ses  désirs,  voilà  ce  qui  fait  le  bonheur  du 
sauvage;  est-il  réellement  heureux?  L'homme 
de  la  société  ne  peut  juger  par  expérience  du 
bonheur  dont  jouit  ou  croît  jouir  l'homme  do 
la  nature ,  ce  dernier  est  heureux  si  ses  dé- 
sirs sont  satisfaits  ;  comme  ses  désirs  sont 
très-bornés,  il  est  toujours  plus  près  du  bon- 
heur que  l'homme  en  société  dont  les  besoins 
sont  infinis.  Mais  si  on  rélléchitque  tout  dans 
la  nature  semble  se  liguer  (ontre  lui  pour 
diminuer  le  nombre  de  ses  jouissances  ;  que 
les  animaux  féroces,  les  insectes,  la  tem- 
pérature du  climat  et  même  les  êtres  de  toute 
espèce  sont  autant  d'enn»;mis  (jui  niellent  des 
entraves  à  son  bonheur  ;  que  les  fatigues  qu'il 
essuie  ,  soit  pour  chercher  parmi  les  déserts 
ou  pour  enlever  de  vive  force  une  proie 
nécessaire  ,  lui  font  payer  bien  cher  une 
pareille  conquête  ;  on  doit  en  conclure  qu'il 
n'est  pas  de  sort  p-!us  cruel  que  le  sien.  Pour 
juger  du  bonheur  réel  de  l'homme  errant 
l)armi  les  bois  ,  il  faudrait  avoir  vécu  avec  les 
sauvages  de  la  nature,  mais  })eu  de  voyageurs 
ont  eu  cet  avantage,  et  l'on  peut  bien  s'i- 
maginer qu'il  est  très-diflTicile  de  pouvoir 
observer  un  être  tantôt  timide  comme  le  faon 
qui  fuit  au  moindre  bruit,  ou  leriible  comme 
le  lion  de  Nubie  qui  dispute  sa  proie. 

Si  les  voyageurs  ou  les  philosophes  nous 
ont  présenté  des  tableaux  séduisants  relatifs 
à  l'homme  sauvage  seul  et  solitaire,  sur  des 
plages  inhabitées,  quelle  foi  peut-on  ajouter 
à  ces  écrits,  semblables  à  ces  romans  (|ui  nous 
enchantent  par  des  détails  puisés  dans  une 
imagination  brûlante  et  qui  ne  nous  offrent 
réellement  que  des  scènes  imaginaires  ou  des 
héros  fabuleux? 

On  doit  la  connaissance  de  l'homme  con- 
sidéré dans  l'état  de  nature ,  aux  progrès 
merveilleux  de  la  navigation  ,  qui  a  été  en- 
couragée dans  ses  périlleuses  entreprises  , 
par  l'ambition  des  souverains,  les  intérêts  du 
commerce  ,  et  quelquefois  dans  les  vues  plus 
nobles  de  reculer  les  bornes  de  l'esprit  hu- 
main ,  en  lui  présentant  de  nouveaux  objets 
de  spéculation  dans  l'ordre  moral. 

On  a  vu  des  peuplades   dispersées   dans 


visions  et  des  outils  grossiers  ;  mais  il  a  moins     dillérentes  parties  du  globe,  sans  civilisation, 


1027  SAU  DICTIONNAIRK 

sans  inilustric,  sans  union  dans  les  familles  , 
exister  peul-Cire  depuis  une  longue  suite  de 
siècles  sous  le  jou;^  de  la  nature  la  [)Ius  brute, 
tels  que  doivent  avoir  été  les  premiers 
hommes,  dispersés  au  hasard  sur  la  surface 
de  la  terre  ;  obligés  sans  cesse  de  défendre 
leur  propre  existence  contre  l'intempérie  des 
zones  glaciales  ou  brûlantes;  incapables 
d'autres  soins  que  de  celui  de  tirer  leur 
subsistance  des  productions  spontanées  que 
la  nature  leur  mettait  sous  la  main  dans 
charpie  climat ,  mais  sans  rien  imaginer  qui 
pûi  l(^ur  en  rendre  la  jouissance  plus  utile 
ou  plus  commode.  Si,  dans  cette  position, 
ils  ont  senti  qu'ils  ne  pouvaient  rien  en  res- 
tant isolés  ;  que  pour  assurer  leur  propre 
conservation  ils  devaient  se  réunir  et  s'as- 
socier à  leurs  semblables',  ils  n'ont  pas  porté 
bien  loin  leurs  sp"éculations  sur  les  avantages 
de  la  société ,  puisqu'ils  sont  restés  dans 
l'ignorance  la  plus  épaisse,  et  dans  une  sorte 
d'indigence  que  l'habitude  a  pu  seule  leur 
rendre  supportable. 

Telles  sont  encore  les  peuplades  de  la 
Nouvelle-Hollande.  Cette  grande  île,  située 
dans  une  région  du  globe  dont  la  tempéra- 
ture doit  être  très-heureuse,  puisqu'elle  s'é- 
tend de|)uisle  dixième  jusqu'au  quarantième 
degré  de  latitude  australe,  dans  une  surface 
carrée,  plus  vaste  que  toute  l'Europe  , 
n'olfre  dans  ses  habitants  aucune  idée  de 
civilisation,  môme  commencée,  aucune  trace 
d'une  industrie  tant  soit  peu  utile,  nul  autre 
sentiment  humain  que  de  la  défiance  et  une 
aversion  mar(|uée  pour  les  étrangers  ,  qui 
cependant  se  présentaient  à  eux  sous  des 
apparences,  avec  des  procédés  qui  auraient 
dû  capter  leur  bienveillance,  s'ils  en  eussent 
été  susceptibles. 

A  quelque  distance  les  uns  des  autres  qu'on 
les  ait  examinés,  ils  n'ont  paru  former  qu'une 
seule  race  d'hommes  ,  moins  civilisés  ,  plus 
sauvages  que  les  peuples  le?  plus  grossiers 
de  l'Amérique.  On  n'y  a  remarqué  aucune 
trace  des  arts  les  plus  communs  et  les  plus 
nécessaires  aux  aisances  de  la  vie  :  on  n'a- 
perçoit pas  la  plus  légère  apparence  de  cul- 
ture dans  toute  cette  immense  étendue  de 
terres  ;  il  est  vrai  que  les  habitants  y  sont  en 
si  petit  nombre  ,  que  le  pays  paraît  désert. 
Les  tribus  ou  familles  rassemblées  sont  peu 
considérables  ,  toujours  errantes  pour  cher- 
cher leur  nourriture  qu'elles  tirent  principa- 
lement du  poisson  et  des  coquillages  que  la 
mer  jette  sur  ses  bords  ,  et  peut-être  quel- 
ques racines  qu'un  sol  naturellement  fertile 
produit  de  lui-môme.  Enfin,  c'est  de  tous  les 
pays  connus  celui  où  l'on  ait  trouvé  l'homme 
dans  l'état  de  l'ignorance  la  plus  barbare; 
partout  il  oifre  le  plus  triste  spectacle  de  sa 
condition  et  de  ses  moyens  dans  cet  état  de 
nature  brute.  Rien  ne  dénote  en  lui  ces  sen- 
timents de  bonté  qui  devraient  rapprocher 
des  hommes  qui  n'ont  aucun  de  ces  grands 
intérêts  qui  mettent  la  division  dans  les  so- 
ciétés civilisées. 

Ces  naturels  ne  marchent  et  ne  se  présen- 
tent qu'armés,  ce  qui  porte  à  croire  que  les 
différentes  tribus  sont  ennemies  les  unes  des 


DE  PHILOSOPHIE.  SAIT  102S 

autres.  Il  ne  faut  donc  pas  être  surpris  s'ils 
ont  niontré  tant  de  méfiance  et  de  méchan- 
ceté à  l'égard  des  étrangers,  qu'ils  regardaient 
comme  infiniment  plus  formidables  qu'eux  , 
mais  qu'ils  ne  craignaient  pas  d'aitaquer,  . 
toutes  les  fois  cpi'ils  croyaient  pouvoir  le 
faireavec  quelqueavanlage. C'est  sousces  traits 
que  nous  les  représentent  tous  les  naviga- 
teurs qui  ont  abordé  dans  ces  parages  depuis 
plus  d'un  siècle  et  demi. 

Rien  n'est  plus  didicile  que  d'assujettir  les 
nations  qui  se  sont  séparées  des  autres 
depuis  un  temj)s  immémorial,  et  parmi  les- 
quelles aucune  police  n'a  pu  adoucir  cette 
barbarie  d'origine  qui  les  entretient  dans 
une  sorte  de  férocité  indomptable. 

Les  plus  anciens  habitants  du  Mexique, 
nommés  Chichimecas,  ne  cultivaient  point  la 
terre;  ils  vivaient  du  produit  de  leurs  chas- 
ses, regardant  comme  leurs  ennemis  les 
bêtes  fortes  et  féroces,  qui  leur  disputaient 
souvent  avec  avantage  leur  séjour  et  leur 
subsistance  qu'ils  tiraient  encore  des  insectes 
de  toute  es|)ece,  ainsi  que  des  herbes  et  des 
racines,  dont  la  faim  ou  l'exemple  des  ani- 
maux qu'ils  poursuivaient  sans  cesse  leur 
apprenaient  l'usage.  Ils  habitaient  les  caver- 
nes des  rochers,  ou  les  forêts  les  plus  épais- 
ses, sans  roi,  sans  chef,  sans  aucun  sentiment 
religieux.  Toutes  leurs  précautions  se  bor- 
naient à  suspendre  leurs  enfants  dans  des 
paniers  de  jonc,  qu'ils  accrochaient  aux 
arbres,  pendant  qu'ils  allaient  à  la  chasse. 
Il  existe  encore  dans  le  Nouveau-Mexique 
des  descendants  des  premiers  Chichimecas 
qui  en  ont  conservé  toute  la  barbarie.  On  ne 
peut  les  amener  ni  par  la  force  ni  par  la  dou- 
ceur à  se  soumettre  à  quelque  gouvernement 
que  ce  soit;  à  la  moindre  violence  que  l'on 
tente  contre  eux, ils  se  retirent  dans  des  mon- 
tagnes inaccessibles,  ou  ils  se  dispersent  de 
manière  que  l'on  ne  peut  suivre  leurs  traces. 
(AcosTA,  lib.  VII,  c.  2.) 

C'est  ainsi  que  cette  nation  sauvage  s'est 
maintenue  dans  cette  féroce  simplicité,  qui 
permet  à  peine  de  la  mettre  dans  la  classe 
des  créatures  douées  de  raison  :  c'est  ce  qui 
est  arrivé  à  toutes  celles  que  quelques  gran- 
des révolutions  ont  séparées  des  autres  de- 
puis une  longue  suite  de  siècles.  Un  souvenir 
confus  de  leurs  anciens  malheurs,  la  dilli- 
cullé  de  se  procurer  des  subsistances,  n'ont 
fait  que  donner  une  nouvelle  activité  à  leur 
défiance  p'our  le  reste  des  hommes,  dont  la 
nature  tend  à  les  rapprocher,  mais  que  les 
préjugés  en  éloignent;  ils  sont  incapables  de 
comparer  les  avantages  de  la  civilisation  avec 
la  misère  de  leur  état;  ils  restent  par  habi- 
tude sauvages  et  barbares,  et  s'en  glorifient, 
regardant  toute  espèce  de  dépendance,  quel- 
que avantageuse  qu'elle  soit,  comme  la  dégra- 
dation de  l'homme  qui  lui  sacrifie  sa  liberté. 
Tels  se  sont  montrés,  sous  des  aspects  très- 
variés,  la  plupart  des  insulaires  découverts 
dans  ce  siècle.  Ce  spectacle  a  été  d'autant 
plus  frappant  pour  les  navi.gateurs  modernes, 
qui,  tous  nés  et  élevés  dans  le  sein  des 
sociétés  policées,  où  les  hommes  sont  réunis 
et  soumis  à  des   lois  fixes  qui  règlent  le 


Î029  SAU  PSYCHOLOGIE.  SAU  10.?0 

r/irgs,  les  propriétés,  les  sentiments;  où  ils  qu'ils  ne  les  comparent  ensemble;  qu'ils  n«i 
jouissent  de  toutes  les  aisances  qu'une  longue  connaissent  jusqu'à  un  certain  point  le  rap- 
suite  de  siècles  et  d'usages  ont  rassemblées,     portqu'ont  entre  eux  les  objets  présents  h  leur 


n'ont  pu  s'imaginer  que  le  bonheur  piU  ôtre 
connu  dans  une  autre  manière  d'exister. 

Les  Ecossais  septentrionaux,  ou  Pietés, 
ainsi  nommés  de  la  couleur  bleue  dont  ils  se 
peignaient  le  corps,  vivant  sous  un  climat 
rigoureux,  dans  un  pays  hérissé  de  rocs 
escarpés,  sur  un  sol  ingrat  et  dur,    étaient 


esprit;  cependant  celle  sphère  de  raisonne- 
ments ne  s'étend  pas  beaucoup  ;  il  est  rare 
que  l'on  trouve  un  sauvage  qui  s'occupe  de 
la  relation  des  objets  entre  eux,  pour  en  dé- 
couvrir de  nouveaux:  ainsj  leur  raison  ou 
plutôt  leur  intelligence  étant  si  peu  exercée, 
il  est  tout  simple  qu'ils  ne  i)ortent  pas  leurs 


belliqueux  et  avides  de  carnage  ;  ils  bravaient     vues  au  delà  de  leurs  usages  habituels  ;  qu'ils 


l'injure  des  saisons  avec  une  constance  sui 
gulière  :  presque  nus,  armés  d'un  écu  ou 
bouclier  fort  étroit,  d'une  épée  et  d'un 
poignard  ;  ayant  toujours  dédaigné  l'usage 
du  casque  et  de  la  cuirasse,  ils  supportaient 


y  restent  attachés  constaiinnent,  sans  imagi- 
ner qu'il  leur  soit  utile  d'aller  plus  loin. 
Leur  manière  d'élre  y  contribue;  les  besoins 
de  la  nature  une  fois  satisfaits,  ils  lombent 
dans  une  inaction,  une  stupeur  (lui  annon- 


la  faim,  le  froid  et  les  fatigues  avec  assez  de  cent  que  l'âme   n'est  pas  plus  active   que  le 

courage,  pour  passer  plusieurs  jours  enfon-  corps. 

ces  dans  les  marais  jusqu'au   cou,  lorsqu'ils  Leurs  désirs  n'étant  ni  vifs,  ni  variés,  ils 

voulaient    surprendre  un  ennemi    dont  ils  n'éprouvent  pas  l'action  de  ces  ressorts  puis- 

avaient  à  se  venger.  Après  qu'ils  avaient  con-  sants  qui  donnent  de  la  vigueur  aux  mouve- 

sonimé  les  subsistances  qu'ils  pouvaient  tirer  ments,  et  excitent  la  main  patiente  de  l'in- 

de  l'Ecosse,  ou  qu'ils  enlevaient  furtivement  dustrie  à   persévérer   dans    ses  elforts.  On 


à  leurs  ennemis  ou  môme  à  leurs  voisins , 
ils  se  nourrissaient  dans  les  bois  de  l'écorce 
et  de  la  racine  des  arbres.  On  dit  qu'ils 
savaient  préparer  une  sorte  de  restaurant 
(285),  dont  il  leur  suffisait  de  prendre  gros 
comme  une  fève  pour  être  en  état  de  soutenir 
la  plus  longue  diète.  {Hist.  ancienne  des 
comtes  de  Vise  et  de  Hivotz,  par  Ilobeit 
SiBB.AD.  Edimbourg,  1710.) 

Cette  manière  de  vivre  est-elle  plus  douce, 
plus  fortunée  que  celle  des  sauvages  de  l'A- 
mérique et  de  plusieurs  îles  de  la  mer  du 
Sud?  Si  l'on  connaissait  mieux  le  Groëri- 


remarquc  en  eux  des  traits  de  ressemblance 
assez  frappants  pour  ])ersuader  que  les  mêmes 
idées  les  déterminant  aux  travaux  légers  aux- 
quels ils  se  livrent.  Presque  tous  commen- 
cent un  ouvrage  sans  ardeur,  le  contiiment 
sans  activité,  et,  comme  des  enfants,  le  quit- 
tent à  la  plus  légère  distraction.  Leurs  ouvra- 
ges avancent  sous  leurs  mains  avec  tant  de 
lenteur,  (pi'un  témoin  oculaire  les  conq)are 
aux  progrès  imperceptibles  delà  végétation. 
L'opération  manuelle  la  plus  facile  emporte 
un  grand  espace  de  temps  ;  c'est  ce  qui  les 
met  en  état  de  donner  à  quelques    tissus  de 


land,  les  peuplades  les  plus  voisines  du  pôle     plumes  d'oiseaux,  de  poils,  ou  de  (ils  tirés  do 


arctique,  ny  retrouverait-on  pas  la  même 
grossièreté,  la  même  ignorance  des  arts, 
aussi  peu  de  principes  de  société,  enfin  tout 
ce  que  présente  de  rude  et  de  barbare  l'état 
de  la  nature  brute? 


diverses  plantes,  une  sorte  de  perfection, 
auxquels  la  curiosité  met  [)lus  de  prix  qu'ils 
n'en  méritent. 

Cette  lenteur  dans  l'exécution  des  travaux 
de  toute  espèce  peut  être  attribuée  à  dillé- 


N'en  observe-t-on  ))as  encore  les  traits  les  rentes  causes.  Des  sauvages  qui  ne  doivent 
plus  caractéristiques  dans  les  habitants  des  pas  leur  subsistance  aux  travaux  d'une  indus- 
îles  Orcades,  des  Hébrides,  des  Westernes,  trie  régulière,  ne  mettent  aucune  im[)ortance, 
quoique  sous  la  domination  d'un  royaume  aucun  prix  à  l'emploi  du  temps,  cl  pourvu 
très-civilisé,  avec  lequel  ils  ont  des  relations  qu'ils  viennent  à  bout  de  ce  qu'ils  ontetilre- 
habituelles?  ne  sont-ils  pas  encore  à  demi  pris,  ils  ne  s'embarrassent  jamais  du  temps 
sauvages?  Séparés  de  l'Ecosse  par  une  mer  qui  leur  en  a  coûté  ;  les  outils  dont  ils  se 
presque  toujours  impétueuse  et  redoutable  servent  sont  si  imparfaits,  si  peu  commodes, 
par  ses  naufrages:  la  plupart  grands,  i)ien  que  leurs  ouvrages  ne  peuvent  s'exécuter 
faits  et  vigoureux,  ils  ont  l'air  delà  férocité;  que  difficilement  et  avec  une  sorte  d'ennui, 
leur  regard  est  furieux  et  menaçant.  Sous  le  Quels  outils  qu'une  hache  de  pierie,  une 
climat  le  plus  rigoureux,  ils  sont  tellement  coquille  tranchante,  l'os  de  quelque  animal  I 
endurcis  au  froid,  qu'ils  n'ont  pour  tout  11  n'y  a  que  le  temps  et  la  patience  qui  [)uis- 
vêtement  qu'une  écharpe  de  peau  qui  les  sent  suppléer  à  ce  défaut  de  moyens, 
couvre  jusqu'aux  genoux  :  cependant  ils  vi-  Les  puissances  actives  de  l'âme  ne  s'exer- 
vent  longleuq)S  et  la  j>lupart  meurent  de  cent  donc  que  rarement  et  faiblement;  elles 
vieillesse  sans  avoir  jamais  été  malades....  ne  se  portent  point  à  ces  efforts  pénibles  de 

A  quel  degré  les  peuples  sauvages  sont-ils  vigueur  et  d'industrie  qui  sont  excités  par  la 

capables  de  porter  leurs  opérations  inlellec-  nécessité  ou  des   besoins  de  fantaisie,   qui 

tuelles?  Ce  que  l'on  a  pu  connaître  jusqu'à  tiennent  l'âme  dans  une  agitation  perpétuelle 

présent  de  la  plupart  d'entre  eux,  ytrouve  que  et  l'esprit  sans  cesse  occupé.  Les  sauvages 

leur  faculté  de  raisonner  est  extrêmement  désirent  peu,  sont  presque  inaccessibles  à  la 

bornée.   Quoique  l'on  ne  puisse  pas  douter  crainte,  aussi  leurs  réflexions  sont  nulles  ou 

qu'ils  ne  fassent  quelques  réffexions  sur  leurs  très-bornées.  Leurs  passions,  excepté  celle 

idées,  leurs   sentiments,  leurs    penchants;  de  la  vengeance,  ont  aussi  peu  d'énergie  que 

(285)  Un  peu  fabuleux. 


1031                   SAU                DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE.  SAU                    1032 

leurs  ^milites  cl  leurs  besoins;  leurs  désirs,  races  entières  et  réduit  les  autres  à  un  très- 
dit   j.-J.    Rousseau,   ne  passent    pas  leurs  petit  nombre. 

besoins  pliysiques  ;   les  seuls    biens   qu  ils  II  est  très-vraisemblable  que  ces  disettes 

connaissent  dans  l'univers  sont  la  nourriture,  imprévues  ont  [)u  les  déterminer  à  se  nour- 

une  femme  et  le  repos.  rir  de  la  chair  de  leurs  semblables.  Pourquoi 

Quant  au  premier  objet,  quoique  l'expé-  la  plupart  d'entre  eux  seraient-ils  anlhropo- 
lience  leur  ait  appris  à  prévoir  le  retour  des  phages  d'habitude,  surtout  dans  les  climats 
difi'érenles  saisons,  et  à  faire  quelques  pro-  les  i)Ius  heureux  de  la  terre  et  les  plus  fertiles 
visions  pour  leurs  besoins  respectifs  de  ces  en  apparence?  Nous  traiterons  plus  en  détail 
temps  divers,  ils  n"ont  pas  la  sagacité  de  le  point  de  l'histoire  morale  des  sauvages, 
jiroportionner  leurs  provisions  à  leur  con-  lorsque  nous  parlerons  des  guerres  opiniâtres 
sommation;  ou  il  sont  tellement  incapables  qu'ils  se  font  les  uns  aux  autres. Il  nous  sui- 
de régler  leur  appétit,  qu'ils  éprouvent  sou-  lira  de  remarquer  dans  ce  moment  qu'à  la 
vent  les  calamités  de  la  famine,  mémo  dans  première  visite  que  ht  le  capitaine  Cook  à  la 
les  climats  où  les  fruits  abondent,  et  où  la  Nouvelle-Zélande,  en  1769,  les  Anglaisy  ren- 
plus  légère  prévoyance  les  déterminerait  à  contrèrent  quelques  habitants  chargés  de  pa- 
faire  des  magasins  suffisants  pour  ne  pas  niers  remplis  de  chair  humaine  qu'ils  avaient 
manquer  de  subsistances  dans  les  mois  où  la  fait  cuire  et  dont  ils  avaient  déjà  mangé  une 
nature  cesse  de  produire.  Ce  qu'ils  ont  souf-  jiartie  ;  ils  en  olf rirent  même  aux  gens  de 
fert  une  année  ne  leur  inspire  pas  plus  de  l'équipage,  auxquels  ils  tirent  entendre  que 
prévoyance  pour  ne  plus  retomber  dans  ces  horribles  provisions  alimentaires  ve- 
l'élat  de  détresse  où  ils  se  sont  trouvés,  et  naient  de  quelques  malheureux  étrangers  qui 
qu'ils  ont  à  redouter  peut-être  pour  l'année  montaient  une  pirogue  que  la  tempête  avait 
suivante.  jetée  sur  leur  bord  ;    ils  les  avaient  surpris 

Dans  les  îles  delà  Société,  dont  la  civilisa-  dans  la  détresse  et  les  avaient  cruellement 

lion  paraît  ancienne  et  où  la  culture  du  fruit  massacrés,  sans  autre  raison  que  leur  qualité 

et  des  racines  est  assez  généralement  établie  d'étrangers  qu'ilsregardaient  comme  ennemis, 

et  deviendrait  d'une  richesse  inépuisable  si  Une  femme  seule  ci'oyanl  échapper  au  mas- 

elle  répondait  à  la  fertililé  du  sol,  les  spécu-  sacre  de  ses  compagnons  d'infortune,  se  jeta 

lations  des  naturels  ne  se  sont   pas  encore     à  la  nage  et  se  noya  sous  leurs  yeux 

élevées  jusqu'à"  varier    cette  culture   rela-  Nation  horrible,  à  laquelle  il  ne  reste  aucun 

tivement    aux    positions    et     aux    aspects  des  sentiments  humains,  pas  même  la  pitié  I 

inégaux  de  leurs  terrains,  qui  leur  donne-  Presque  tous  les  insulaires  des  différentes 

raient  des  récoltes  dans  toutes  les  saisons  de  mers  que  l'on  a  nouvellement  parcourues, 

l'année,  même  des  meilleurs  fruits  qu'ils  ont  manquent  de  ces  animaux  domestiques,  de 

en  abondance  pendant  huit  ou  neuf  mois,  ces  volailles  apprivoisées  qui  se  multiplie- 

qu'ils  prodiguent  alors,  sans  penser  qu'ils  raient  aisément ,    s'ils  étaient    cajîables  de 

sont  au  moment  d'éprouver  les  peines  d'une  quelque    prévoyance    et    des    petits   soins 

disette  générale.  Cette  indifférence  si   peu  qu'exigent  l'éducation  et  la  conservation  de 

rélléchie  sur  les  besoins    de  l'avenir,  pro-  ces  subsistances,    aussi  saines  qu'agréables 

duite  par  l'ignorance,  et  qui  est  la  cause  de  dans   les  îles  où  la  civilisation  a  fait  le  plus 

la  paresse  et  de  l'insouciance  de  l'homme  de  de  progrès.  Les  cochons,  qui   y  sont  assez 

Ja  nature,  le  caractérise  dans  tous  les  degrés  communs,   paraissent  réservés  à  la  bouche 

de  la  vie  sauvage des  chefs  de  la  nation, ainsi  que  les  volailles; 

Les  habitants  des  îles  où  l'on  ne  trouve  l'abondance  ou  la  rareté  de  ces  denrées  pa- 
I)oint  de  bôies  fauves,  ne  [)ouvant  être  chas-  raît  moins  dépendre  d'un  excès  de  consom- 
seurs,  sont  forcés  de  chercher  dans  la  pêche  mation  que  de  la  saison  plus  ou  moins  favo- 
leur  principal  moyen  de  subsistance;  les  ra-  rable  à  leur  production.  Les  navigateurs 
cines  de  quelques  plantes,  les  fruits  de  quel-  européens  en  ont  échangé  la  plus  grande 
ques  arbres  leur  ont  fourni  dans  le  besoin  quantité  en  certains  temps,  et  dans  d'autres 
une  nourriture  agréable  et  qui,  étant  une  fois  à  peine  pouvaient-ils  s'en  procurer  quelques- 
connue  ,  les  a  déterminés  à  multiplier  ces  unes.  Ils  s'informaient  de  la  cause  de  cette 
plantes  et  à  conserver  ces  arbres  :  mais,  vi-  disette  ,  et  les  insulaires  n'en  assignaient 
vant  au  jour  la  journée,  sans  se  précaution-  aucune,  sinon  qu'elles  manquaient.  Il  en 
ner  pour  l'avenir,  leur  industrie  n'est  pas  était  de  même  des  cochons,  quelquefois  on 
pour  eux  une  ressource  certaine.  N'éprou-  les  trouvait  par  centaines  ;  on  en  offrait  plus 
vent-ils  pas,  dans  le  dérangement  des  saisons  que  les  vaisseaux  n'en  pouvaient  charger  ; 
et  les  injures  de  l'air,  des  accidents  qui  anéan-  en  d'autres  temps,  à  peine  pouvaient-ils  en 
tissent  ces  espèces  de  récolte?  La  plupart  de  échanger  un  petit  nombre, 
ces  insulaires,  dont  la  subsistance  principale  On  n'ose  pas  même  prévoir  que  les  mou- 
se  tire  des  productions  spontanées  de  la  na-  tons,  les  chèvres  et  les  chiens  que  les  navi- 
ture  la  plus  féconde ,  ne  connaissent  ni  lei  galeurs  de  l'Europe  leur  ont  laissés ,  leur 
inquiétudes  du  besoin,  ni  les  soins  pour  les  deviennent  fort  utiles,  à  moins  que  quelques- 
prévenir  ;  s'ils  y  sont  exposés, ils  y  succom-  uns  d'entre  eux  n'exécutent  le  projet  qu'ils 
Lent  ;  car  si  l'on  était  instruit  des  révolutions  ontconçu  d'aller  former  un  établissement  dans 
qu'ils  ont  éprouvées,  de  la  cause  de  la  dépo-  ces  climats  fortunés,  et  ne  s'y  conduisent 
pulation  de  la  plupart  de  ces  îles,  on  serait  avec  assez  de  prudence  pour  se  soustraire 
convaincu  que  le  défaut  d'aliments  y  a  occa-  aux  effets  funestes  de  la  jalousie  des  insulai- 
sionné  des  mortalités  qui  ont  anéanti   des  res,  qui,  comme  Cook  lui-même  la  éprouvé, 


lO?'^ 


...o  SAU 

se  iiioltent  au-dessus  de  la  crainte  des  anues 
ù  feu,  et  se  vengent,  au  péril  de  leur  vie,  de 
ceux  qui  osent  attenter  a  leur  liberté,  en  les 
iniiijolant  à  leur  fureur  et  dévorant  ensuite 
leurs  inenibies  encore  palpitants. 

La  culture  des  plantes  dont  ils  sont  habi- 
tués à  tirer  une  grande  partie  de  leur  sub 


PSYCHOLOGIE 


SAU 


nm 


sistance ,  peut  devenir  plus  facile  avec  ic 
secours  des  instruments  de  fer  que  les  Euro 
péens  leur  ont  laissés.  Les  naturels  de  ces 
lies  dépourvues  de  tous  métaux,  ont  connu 
d'abord  l'utilité  du  fer ,  et  en  font  le  plus 
grand  cas  :  ils  ont  fait  voir  aux  navigateurs 
modernes  un  cliar  qu'ils  conservaient  depuis 
plus  dun  siècle,  comme  un  objet  très-pré- 
cieux et  dont  ils  craignaient  de  se  servir, 
ciainte  de  l'user.  Jusqu'à  ce  dernier  tenq)S, 
le  fer  leur  manquant,  les  moyens  de  culture 
ne  pouvaient  èlre  que  très-faibles  et  leur 
industrie  ij-es-restrenite  dans  ses  entre- 
prises. 

Il  n'y  a  même  rien  de  bien  tixe  sur  le  droit 
de  possession  îles  terrains  cultivés  ;  ce  n'est 
que  la  jouissance  actuelle  qui  les  conserve  au 
]ilus  fort  ;  s'il  les  quitte  ou  paraît  les  aban- 
donner, un  autre  en  prend  [lossession  :  c'est 
un  usage  assez  général  ;  il  n'y  a  que  la  jouis- 
sance qui  assure  la  propriété  du  moment. 
Une  cabane,  un  champ  cultivé  deviennent  le 
partage  de  celui  qui  s'en  empare  ;  mais  on 
ne  peut  préjudicier  aux  droits  île  celui  qui 
dispose  un  teriain  pour  y  bàtir,  ou  une  pièce 
de  terre  pour  la  mettre  en  culture  ;  il  est 
assuré  ([u  iijouira  du  fruit  de  ses  travaux,  tant 
qu'il  auia  soin  de  les  conserver  ;  les  sauva- 
ges les  plus  brutes  se  respectent  les  uns  les 
autres  dans  ces  sortes  de  circonstances.  S'il 
se  commet  quelque  injustice  dans  ce  genre  et 
contre  les  premières  notions  du  droit  de 
propriété ,  c  est  parmi  les  insulaires  où  la 
civilisation  semble  avoir  fait  plus  de  progrès, 
et  où  il  arrive  souvent  (juc  les  chefs  et  ceux 
qui  sont  établis  pour  décider  sur  les  contes- 
tations élevées  enire  les  naturels,  paraissent 
trop  souvent  disposés  à  favoriser  le  plus  puis- 
sant ou  le  plus  en  crédit. 

On  voit  déjà  que  les  opérations  intellectuel- 
les connues  des  nations  policées,  sous  le  nom 
de  raisonnement,  de  projets,  desj)éculalions, 
])Our  acquérir  des  connaissances  ou  augmen- 
ter lesjouissances,  sont  tout  à  fait  au-dessus 
de  la  portée  des  sauvages,  et  que,  si  quel- 
ques-uns d'entre  eux  s'en  occupent ,  ce  sont 
quelques  individus  privilégiés  qui  ont  acquis 
parmi  les  autres  assez  de  considération  ou 
de  moyens  pour  être  assurés  d'une  subsis- 
tance certaine ,  jouir  en  conséquence  Ues 
douceuis  du  repos,  du  loisir  ;  élever  leurs 
conceptions  au-dessus  de  l'intelligence  com- 
mune à  la  nation  dont  ils  font  partie,  et  en 
être  regardés  comme  des  personnages  favo- 
iisés  ue  talents  particuliers  qui  les  font 
respecter    et    les    placent  au  premier  rang 

parmi  leurs  semblables 

En  général,  les  pensées  et  l'attention  d'un 
sauvage  dans  l'état  de  nature  sont  renfer- 
mées dans  un  peut  cercle  d  objets,  qui  in- 
téressent immédiatement  sa  conservation  ou 


qu'ils  se  sont  présentés  partout  où  il  a  été 
possible  d'examiner  leur  conduite  ou  leurs 
actions  ;  on  ne  peut  s'en  former  une  autre 
idée  ,  d'après  les  relations  les  jjIus  authen- 
tiques. Tout  ce  qui  est  au  delà  du  désir  ou 
de  la  jouissance  du  moment  échappe  aux  vues 
du  sauvage,  ou  lui  est  tout  à  fait  indifférent  : 
le     le  seul  instinct  ammal  le  guide  ;  ce  qui  est 


sous  ses  yeux  l'intéresse  et  l'aU'ecte  ;  ce  qui 
est  hors  de  sa  portée  ne  lui  fait  aucune  im- 
pression ;  mais  il  suit  les  {)remiers  mouve- 
ments du  désir  et  du  sentiment  qu'il  éprouve 
avec  une  ardeur  qui  ne  lui  permet  })as  de 
s'inquiéter  des  consécpiences  fâcheuses  qui 
peuvent  en  résulter,  quand  môme  le  sou- 
venir du  passé  les  lui  rappellerait  ;  ou  il 
espère  se  soustraire  ,  ou  l'impétuosité  du 
désir  les  lui  fait  oublier  :  il  met  le  plus  grand 
prix  à  tout  ce(iui  lui  présente  queltiue  utilité 
ou  quelque  jouissance  nouvelle  :  toutes  voies 
lui  sont  bonnes  pour  se  la  procurer.  Ce  qu'il 
désire  doit  lui  appartenir  ,  et  ,  s'il  ne  peut 
s'en  enqjarer  de  force,  il  tâche  de  l'avoir  par 
adresse  ;  rarement  les  sauvages  éprouvent  les 
désirs  ou  l'aiguillon  du  besoin  ,  tant  qu'un 
objet  étranger  ou  nouveau  ne  leur  présente 
rien  qui  les  tire  de  cette  apathie  habituelle 
dans  laqu(ille  ils  vivent  :  mais  une  fois  ani- 
més par  l'ardeur  du  désir,  on  les  a  trouvés 
prescjue  partout  [les  voleurs  les  plus  déter- 
minés et  les  plusadroits.  L'ell'etdesarmes  àfeu 
si  terrible  et  si  elfrayant  n'a  pas  été  capable 
de  retenir  les  insulaires  de  la  mer  du  Sud, 
ipii  cependant  se  i)réscntent  presciue  tous 
suus  les  dehors  de  la  bonté,  du  désintéresse- 
ment, de  l'hospitalité  la  plus  généreuse  ;  ils 
semblent  masquer  sous  l'apparence  de  ces 
vertus  leur  inclination  pour  le  vol,  à  laquelle 
ils  se  livrent  avec  tant  d'opiniâtreté,  que  les 
navigateurs  euro[)éens  ont  [»elne  à  s'en  ga- 
rantir, malgré  les  plus  grandes  précautions. 

Ces  peuples  à  demi  sauvages,  si  bons  tant 
qu'ils  restent  dans  la  simplicité  primitive  de 
la  nature,  une  fois  excités  par  la  passion,  se 
portent  aux  mêmes  excès  que  Je  barbare 
dont  la  grossièreté  est  insensible  aux  lois 
de  la  nature 

L'orgueil  de  l'indépendance  ne  produirait- 
il  |)as  chez  les  nations  sauvages  les  mêmes 
effets  que  la  personnalité  ou  l'égo'isme  dans 
les  sociétés  policées?  Guidé  par  l'un  ou  l'autre 
de  ces  sentiments,  l'individu  lapporte  tout  à 
lui-môme;  uni([uement  occupé  de  remplir 
ses  désirs ,  il  fait  de  ce  seul  objet  la  règle  de 
sa  conduite. 

Les  sauvages,  peu  susceptibles  d'affections 
douces,  tendres,  délicates,  ne  peuvent  être 
remués  que  par  des  impressions  fortes.  Leur 
union  sociale  est  si  incomplète  ,  que  chaque 
individu  se  conduit  comme  s'il  n'avait  aucun 
rapport  avec  ses  semblables  :  si  on  lui  rend 
un  service,  il  le  reçoit  avec  satisfaction  parce 
qu'il  en  résulte  un  plaisir  ou  un  avantage 
pour  lui;  mais  ce  sentiment  ne  va  pas  plus 
loin,  et  n'excite  en  lui  aucune  idée  de  re- 
connaissance ;  il  ne  songe  point  à  rien  rendre 
pour  ce  qu'il  a  reçu. 

Leurs  idées  exaltées  d'indépendance  les 
une  jouissance  actuelle.  C'est  sous  cet  aspect      poitent  à  des  procédés  singuliers;  ils  élon- 

DiCTiONN.  UE  Philosophie.  1.  33 


1035 


SAU 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


SAU 


lo; 


kO 


iieiil  les  Européens  qui  n'onl  pas  assez  ré- 
tléchi  sur  le  caractère  d'un  sauvage  et  sur 
les  qualités  qu'il  tient  immédiatement  d'une 
nature  brute  et  déjà  altérée.  Car,  où  trouver 
un  sauvage  qui  ait  sérieusement  rétléchi  sur 
le  grand  principe  :  Ne  fais  pas  à  autrui  ce 
que  tu  ne  veux  pas  que  l'on  te  fasse  ? 

Dans  toutes  les  situations,  môme  les  plus 
défavorables  où  des  êtres  humains  puissent 
être  {)lacés  ,  il  y  a  des  vertus  qui  appartien- 
nent plus  particulièrement  à  chaque  état,  des 
aiïections  qu'il  développe,  et  un  genre  de 
bonheur  qu'il  procure;  l'état  de  nature  brute, 
presque  toujours  barbare,  en  est-il  suscep- 
tible? Une  réserve  sombre  et  silencieuse  sé- 
pare les  sauvages  les  uns  des  autres,  à  moins 
que  la  nécessité  ne  les  force  à  ces  grandes 
chasses  ou  à  ces  pêches  générales  qui  inté- 
ressent toute  la  peuplade;  une  insouciance 
habituelle  est  leur  état  ;  ils  végètent  accroupis 
à  côté  de  leurs  habitations,  laissant  à  leurs 
femmes  le  soin  des  enfants  et  la  peine  des 
travaux  domestiques. 

C'est  ainsi  que  l'habitude  devient  une  se- 
camk  Hature,  fait  plier  l'esprit  de  l'homme  à 
la  manière  de  vivre  qu'il  a  adoptée,  et  dont 
il  a  trouvé  le  modèle  dans  son  père  ou  dans 
ses  voisins;  ses  idées,  ses  désirs, ne  s'étendent 
pas  au  delà  ;  les  objets  de  conlemplalion  ou 
de  jouissance  que  sa  situation  lui  présente, 
remplissent  et  satisfont  son  âme  ;  il  ne  con- 
çoit pas  qu'un  autre  genre  de  vie  puisse  être 
heureux  ou  même  supportable.  Ainsi  les 
sauvages  dans  l'état  de  nature,  attachés  aux 
objets  qui  les  intéressent,  et  satisfaits  de  leur 
port,  ne  peuvent  comprendre  ni  l'intention, 
ni  l'utilité  des  différentes  aisances  qui,  dans 
les  sociétés  policées,  sont  devenues  essen- 
tielles aux  douceurs  de  la  vie.  Ce  qu'ils  ne 
]ieuvent  concevoir  n'est  qu'un  objet  de  cu- 
riosité pour  eux  ;  cependant  presque  tous  ont 
saisi  avec  empressement  l'utilité  qu'ils  pou- 
vaient tirer  des  instruments  fabriqués  avec 
le  fer. 

Ceux  qui  prétendent  les  avoir  mieux  obser- 
vés, disent  qu'ils  les  regardent  comme  les 
modèles  delà  perfection,  comme  les  êtres 
qui  ont  le  plus  de  droits  et  de  moyens  pour 
jouir  du  véritable  bonheur.  Accoutumés  à  ne 
jamais  contraindre  leurs  volontés  ni  leurs 
actions,  ils  voient  avec  étonnement  l'iné-a- 
lilé  des  rangs  et  la  subordination  établies 
dans  les  sociétés  policées;  ils  considèrent  la 
sujétion  volontaire  d'un  homme  à  un  autre 
comme  une  renonciation  aussi  avilissante 
qu'inexplicable  de  la  première  prérogative 
de  l'humanité. 

i  C'est  donc  dans  cette  espèce  d'orgueil  que 
le  sauvage  fait  consister  tout  son  bonheur, 
car  sa  rudesse  et  sa  férocité  nous  paraissent 
incompatibles  avec  les  inclinations  bienfai- 
santes qui  sont  le  lien  de  la  société  des 
hommes  ;  la  pitié  même  n'a  point  d'accès  sur 
le  barbare  ;  il  ne  lui  reste  rien  d'humain  que 
la  figure  ;  sans  cesse  préoccupé  de  rancunes 
sourdes,  d'unimosités  héréditaires  ,  de  la  soif 
ardente  de  se  venger,  il  n'a  aucune  idée  de 
la  clémence ,  de  la  bonté,  de  la  reconnais- 
sance. Ou  ses  emuortements  le  jettent  hors  de 


lui-même,  ou  il  végète  tristement,  ayant  à 
jieine  le  sentiment  de  sa  propre  existence  ; 
une  sombre  mélancolie  paraît  être  son  état 
habituel ,  d'où  il  n'est  tiré  que  par  l'impé- 
tuosité de  ses  désirs. 

Ces  sauvages  sont  habitués  pour  la  plupart 
à  une  vie  très-dure.  Les  circonstances  où  ils 
se  livrent  à  leurs  penchants  pour  la  férocité, 
semblent  seules  propres  à  développer  l'éner- 
gie de  leur  caractère  :  si  on  les  regarde 
comme  les  hommes  de  la  nature  tels  qu'ils 
existent  avant  d'être  civilisés,  il  semble  qu'elle 
les  ait  pénétrés  de  sentiments  tout  à  fait  con- 
traires à  l'humanité.  Presque  partout  ils  sont 
persuadés  que  tout  est  fait  pour  eux;  ils  se 
regardent  comme  indépendants  de  tout, 
excepté  de  leurs  désirs;  c'est  ce  qui  les  rend 
voleurs,  assassins,  traîtres,  voluptueux  et 
môme  fourbes;  quand  ils  ne  sont  pas  les  plus 
forts,  leur  intérêt  propre  les  engage  à  dissi- 
muler, en  attendant  que  l'occasion  de  se  sa- 
tisfaire se  présente.  C'est  ainsi  qu'on  a  cru 
les  reconnaître  à  la  Nouvelle-Zélande,  dans 
toute  la  terre  de  Feu,  dans  quantité  de  ré- 
gions de  l'Amérique  septentrionale,  à  la  Nou- 
velle-Hollande, en  différentes  parties  de  l'A- 
frique, et  principalement  dans  les  climats 
dont  la  rigueur  semble  ajouter  à  la  dureté  de 
leur  caractère. 

C'est  à  ce  point  de  perfection  où  J.-J. 
Rousseau  a  tenté  de  s'élever  ou  de  se  ré- 
duire ;  mais  celle  prétention  paradoxale  n'a 
été  adoptée  nulle  part.  S'il  a  trouvé  un  coin 
de  terre  où  l'on  ail  pourvu  à  ses  besoins  en 
se  prêtant  à  ses  fantaisies,  il  n'a  pu  attribuer 
cette  complaisance  qu'à  l'humanité  française, 
à  rcslime  que  l'on  devait  à  ses  talents,  et  peut- 
être  à  la  pitié  qu'inspirait  sa  folie.  N'est-ce 
pas  l'idée  qu'il  donne  de  lui,  lorsqu'il  grave, 
avec  les  traits  profonds  de  son  éloquence  brû- 
lante, le  portrait  de  l'homme  heureux  et  tran- 
quille, et  qu'il  va  le  chercher  dans  l'état  sau- 
vage le  plus  brute,  dans  la  profondeur  des 
bois  qui  l'ont  vu  naître,  où  il  trouve  un  abri 
dans  le  creux  d'un  arbre  antique  qui  lui  sert 
de  logement;  ou  dans  les  cavernes  sombres 
des  rochers  où  il  se  retire  et  s'enfonce  dans 
des  tas  de  feuilles  sèches  qui  lui  tiennent 
lieu  de  lit,  de  couverture  et  de  vêtement 
pendant  la  nuit?  S'il  en  sort  pendant  le  jour 
avec  sa  femelle  et  ses  petits,  c'est  pour  par- 
courir nus  les  bois  et  les  campagnes ,  et  y 
chercher  leur  subsistance  dans  les  produc- 
tions spontanées  de  la  terre,  dans  la  chair 
des  animaux  moins  forts  que  lui,  qu'ils  dé- 
vorent crus...  Quelle  philosophie!  Et  n'é- 
tait-ce pas  celle  de  l'homme  célèbre  dont  les 
singularités  soutenues  l'ont  rapproché  autant 
qu'il  était  possible,  dans  les  sociétés  civihsées 
où  il  était  né,  et  où  il  a  vécu,  de  l'état  de 
l'homme  sauvage,  dont  il  semblait  avoir 
adopté  tous  les  sentiments  moraux?  Les  dé- 
tails dans  lesquels  nous  allons  entrer  semblent 
en  être  la  preuve 

L'indifférence  que  les  sauvages  contractent 
les  uns  pour  les  autres  leur  donne  une  dureté 
de  caractère  que  l'on  a  pris  pour  grandeur 
d'ûme,  et  qui  n'est  peut-être  qu'insensibilité 
morale  qui,  dans  certaines   circonstances, 


10.17 


SAU 


PSYCHOLOGIE. 


SAU 


lO^S 


agit  sur 


e  physique  et  semble  lui  comauini-  ne  se  plaint  jamais  de  la  douleur,  et  soutrro 
.]uer  une  sorte  d'apathie  qui  les  metau-des-  l'amputation  d'un  bras  ou  d'une  jambe  sans 
sus  de  tous  les  événements,   des  supplices     pousser  le  moirtdre  soupir.  Ce  qui  est  d'au- 


luème,  capables  de  pénétrer  les  hommes  ci- 
vilisés d'une  grande  horreur. 

Les  idées  qui  règlent  la  conduite  d'un  sau- 
vage, les  passions  qui  échauflent  son  cœur 
étant  en  petit  nombre,  elles  agissent  avec 
plusd'etlicacité  que  lorsque  l'Ame  est  occupée 
de  beaucoup  d'objets  ou  distraite  par  la  di- 
versité des  affections.  De  là  cette  patience 
étonnante  dans  les  épreuves  par  où  l'on  l'ait 

f>asser  les  jeunes  guerriers  :  les  (lagellalions 
es  plus  douloureuses,  l'action  de  la  fumée  la 
plus  incommode,  la  piqûre  des  insectes  dé- 
vorants auxquels  ils  sont  exposés  pendant 
des  jours  entiers,  ne  sont  pas  capables  de 
leur  faire  proférer  la  momdre  plainte,  ou  té- 
moigner la  plus  légère  sensibilité  à  la  dou- 
leur :  c'est  ce  qui  Tes  accoutume  à  regarder 
celte  constance  inébranlable  comme  la  prin- 
cipale qualité  de  l'homme  et  la  plus  haute 
perfection  d'un  guerrier.  Lesjeunes  gens  qui 
ne  sont  pas  encore  arrivés  à  l'Age  de  ces 
épreuves,  léuioins  de  la  manière  courageuse 
et  cotislanle  avec  laquelle  ils  sujiportenl 
celles  qui  deviennent  pour  plusieurs  la  voie 
des  distinctions,  brûlent  du  désir  d'y  passer 
eux-mêmes,  et  se  pénètrent  d'avance  de  cet 
enthousiasme  (jui  doit  les  élever  au-dessus  de 
tous  les  etfets  de  la  douleur,  et  même  des 
supplices  les  pius  rechcichés. 

QueKiues  écrivains  passionnés  pour  ce  qui 
est  singulier  et  nouveau ,  ont  imaginé  (jue 
cette  fermeté  avait  sa  source  dans  un  principe 
d'honneur  inculqué  dès  l'enfance  et  cultivé 
avec  soin,  pour  inspirera  l'homme,  môme 
dans  cet  état  sauvage,  une  magnanimité  hé' 
roique  à  laquelle  la  philosophie  a  vainement 
tenté  d'élever  l'homme  dans  l'état  dt^  civili- 
sation et  de  lumières.  Mais  il  semble  que 
la  manière  dont  ces  sauvages  sont  élevés, 
l'indépendance  où  ils  vivent,  le  peu  de  sen- 
sibilité et  d'mtérét  qu'ils  ont  les  uns  pour 
ies  autres,  l'exemple  et  le  désir  d'être  dis- 
tingués sont  les  sources  de  cette  fermeté  sin- 
gulière, plus  brutale  peut-être  qu'admirable. 
On  peut  dire  que  les  barbares  ne  s'attachent 
qu'à  une  qualité,  à  une  vertu  principale, 
embrassent  clroilement  un  objet  et  négligent 


tant  plus  croyable  que  ces  sauvages,  habitués 
à  une  vie  très-dure  ,  à  être  conlinuellement 
exposés  à  toutes  les  injures  de  l'air,  désirant 
d'ailleurs  d'être  délivrés  d'une,  douleur  in- 
commode, d'un  membre  qui  leur  étant  de- 
venu inutile  ne  peut  que  les  embarrasser, 
souffrent  avec  constance  qu'on  le  leur  re- 
tranche. Combien  [)eu  citerait-on  d'exemples 
de  cette  fermeté  parmi  les  Européens  les 
plus  civilisés,  et  habitués  à  toutes  les  dou- 
ceurs de  la  vie  I 

Les  gens  qui  ont  le  plus  vécu  avec  les  sau- 
vages s'accordent  tous  à  dire  que,  lorsque  les 
motifs  qui  peuvent  agir  avec  force  sur  l'Amo 
d'un  d'entre  eux  se  réunissent  pour  le  porter 
à  souffrir  le  malheur  avec  dignité,  on  le  verra 
supporter  avec  une  fierté,  une  constance 
inaltérable  des  tourments  qui  paraissent  au- 
dessus  de  toutes  les  forces  humaines.  Nous 
l'avons  déjà  observé,  leur  âme  s'exalte  à  un 
point  (]ue  tout  ce  qui  ne  fait  qu'affecter  le 
corps  leur  devient  en  quel(}ue  sorte  indiffé- 
rent. Mais  dans  les  occasions  où  le  courage 
n'est  point  soutenu  par  l'idée  qu'ils  se  sont 
faite  de  l'honneur,  ils  se  montrent  aussi  sen- 
sibles à  la  douleur  que  les  autres  hommes. 

L'éducation  des  enfants,  suite  de  l'espèce 
de  mariage  ou  d'union  établie  entre  l'homme 
et  la  femme  sauvages,  est  toute  à  la  chargfî 
de  la  femme,  l'honune  n'y  dorme  ni  attention 
ni  soin  ;  dès  que  l'enfant  est  né,  sa  mère  ne 
le  quitte  plus,  elle  le  porte  continuellement, 
et  il  est  d'ordinaire  de  voir  la  mère  chargée 
de  son  enfant  arrangé  sur  ses  épaules  de 
manière  qu'ellt»  puisse  en  même  temps  va- 
quer à  ses  travaux  habituels.  Ce  surcioît  de 
l)eine  dure  pendant  toute  sa  ])r(;mière  en- 
fance, c'est-à-dire  à  peu  [)rès  un  an  ;  car  les 
sauvages  ne  connaissent  pas  l'usage  des 
langes  dont  Il's  peuples  civilisés  enveloppent 
leurs  enfants.  Ils  ne  les  couvrent  que  d'une 
peau  de  brte,  ou  d'une  natte  qui  ne  les 
contraint  pas,  ils  ont  tous  les  mouvements 
libres  ;  il  n'est  pas  rare  de  les  voir,  dès  l'Age 
de  ti'ois  mois,  se  traîner  à  terre  et  changer 
de  place  sans  qu'on  les  aide.  Peu  après  ils 
se  lèvent  et  se  tiennent  sur  leurs  jambes. 


tous  les  autres;  voilà  pourquoi  ils  pr'oduisent     La  mère  ne  perd  pas  de  vue  son  enfant,  elle 


de  ces  effets  extraordinaires  qui  ravissent 
l'admiration  à  la  première  vue.  La  plupart 
des  chefs  sauvages,  insensibles  aux  charmes 
des  beaux-arts  qui  leur  sont  inconnus,  ré- 
fléchissent peu  :  ils  ont  cependant,  lor-squ'ils 
s'expriment,  quelque  chose  d'énergique,  un 
ton  décidé,  un  sens  naturel,  des  termes 
exacts  qui  plaisent  généralement,  qui  sur- 
prennent, parce  que  les  habitudes  et  l'édu- 
cation d'un  sauvage  ne  permettent  pas  d'en 
espérer  rien  de  semblable. 

D.  Antonio  de  Vecoa  prétend  que  la  contex  - 
turede  la  peau  et  la  constitution  physique  des 
Américains,  les  rendent  moins  sensibles  à  la 


ne  le  nourrit  que  de  son  lait,  et  même  assez 
longtemps  pour  que  l'enfant  puisse  venir  de 
lui-même  prendre  le  sein  de  sa  mère  et  en 
tirer  la  nourriture  à  laquelle  il  est  accoutumé. 
Dès  qu'il  est  assez  fort  pour  marcher  et  courir 
à  une  certaine  distance,  qu'il  peut  distinguer 
la  nourriture  qui  lui  convient  et  la  saisir, 
ses  parents  le  laissentdans  une  entière  liberté, 
il  agit  comme  il  lui  plaît.  On  ne  voit  jamais 
un  sauvage  quereller  son  enfant  ou  le  châ- 
tier; il  ne  lui  donne  ni  conseils  ni  instr'uc- 
tions  ;  il  le  laisse  le  maître  absolu  de  toutes 
.ses  actions  ;  l'enfant  fait  librement  tout  ce 
qu'il  voit  faire  à  ses  parents,  et  il  ne  leur  est 


douleur  que  le  reste  des  hommes  ;  il  en  donne  soumis  que  pendant  l'âge  de  la  faiblesse, 

pour  preuve  la  tranquillité  avec  laquelle  ils  Le  père,  la  mère  et  les  enfants  vivent  en- 

souffrent  les  plus  cruelles  opérations  de  la  semble  dans  leur  ca.sc,  comme  des  personnes 

chirurgie  :  un  Indien ,  disent  les  chirui-giens ,  que  le  ha'^ard  aurait  rassemblées.  Le  souvenir ' 


1039 


SAIT 


DICTIONNAIRE 


(les  bicnf.iils  que  Von  a  rcnis  dans  la  prc- 
niiôir  enfance-  (îst  trop  faible  pour  exciter 
(Ml  nourrir  la  tendresse  tiliah;  :  c'est  en  v.iin 
(•jue  la  mère  voudrait  faire  valoir  des  droits 
sacrés;  le  petit  sauvage,  plein  du  sentiment 
d(!  sa  liberté  dont  il  a  joui  dès  qu'il  a  pu  se 
renuier,  impatient  de  toute  génc,  s'accoutume 
à  a;j;ir  connue  s'il  était  tout  à  lait  indépen- 
dant. C'est  un  faon  de  biche,  (jui  n'entend 
le  cri  de  sa  mère  que  tant  qu'il  a  besoin  de 
son  lait  :  il  n'a  pas  [)lus  d'attacliemenl  et  de 
reconnaissance  pour  ses  parents  que  pour 
toutes  les  autres  personnes  de  son  voisinage 
ou  de  sa  tribu  ;  (pielquefois  môme  le  petit 
sauvage  traite  sa  mère  avec  tant  de  iné[)ris, 
d'insolence  et  de  cruauté,  que  ceux  qui  en 
sont  témoins  sont  pénétrés  d'horreur,  et 
d'ordinaire  les  ])ères  les  approuvent  et  regar- 
dent cette  férocité  naissante  comme  l'heui-eux 
présage  du  courage  qu'ils  montreront  contre 
leurs  ennemis. 

Clia(}ue  famille  des  peuplades  de  l'Amé- 
rique établies  dans  les  bois  compose  comme 
une  petite  nation  h  part,  dont  tous  les  indi- 
vidus sont  indépendants  dès  qu'ils  n'ont  plus 
besoin  les  uns  des  aulres  :  du  moment  (]ue 
l'enfant  est  fort  et  qu'il  [)eut  agir  pour  sa 
conservation  et  sa  défense,  il  n'a  plus  aucun 
respect  pour  son  i)ère  ;  et  ce  qui  étonne, 
c'est  que  ce  sentiment  cesse  beaucoup  plust(jt 
vis-à-vis  de  la  mère.  Les  pères  n'aiment 
leurs  enfants  que  lors({u'ils  sont  en  bas  âge  ; 
dès  qu'ils  ont  atteint  quinze  ou  dix-huit  ans, 
ils  ne  les  regardent  plus;  ilsvivent  ensemble 
comme  des  étrangers,  quoiqu'ils  habitent  la 
môme  cabane.  Il  en  est  de  môme  à  la  Nou- 
velle-Zélande, et  partout  où  les  lois  primi- 
tives de  la  nature  ont  été  altérées  par  une 
certaine  barbarie  que  l'intérêt  personnel  a 
fait  naître.  Les  femmes  dans  ces  sociétés 
informes  sont  sans  considération,  regardées 
comme  des  créatures  d'un  ordre  inférieur  à 
l'homme,  dont  la  plus  noble  fonction  est  de 
servir  à  la  proi)agation  de  l'espèce  humaine. 
Les  (il les.  de>linées  au  triste  sort  de  leurs 
mères,  sont  plus  douces  que  les  garçons  ; 
elles  ne  les  quittent  point  et  les  aident 
dans  leurs  travaux  domestiques,  où  elles 
s'accoutument  insensiblement  aux  peines  de 
leur  état. 

Telles  sont  en  général  les  mœurs  de  l'homme 
sauvage  et  barbare  ;  et  dès  lors  on  ne  doit 
pas  être  surpris  de  leur  elfet  destructif  sous 
les  deux  rapports  les  plus  intéressants  de  la 
société  domestique  ;  de  l'inégalité  qu'elles 
introduisent  entre  l'homme  et  la  femme,  et 
de  ce  qu'elles  réduisent  presque  à  rien  l'union 
qui  partout  ailleurs  règne  enti'e  le  père  et 
les  enfants,  ou  devrait  y  régner.  Car  ne  {^our- 
rait-on  pas  reprocher  aux  nations  les  plus 
civilisées,  que,  dans  l'état  actuel  des  mœurs, 
cette  union  des  familles,  cet  amour  mutuel 
des  pères  et  des  enfants  qui  fait  le  bonheur 
de  la  société  et  le  soutien  des  Etats,  ont 
perdu  presque  toute  leur  ancienne  énergie? 
On  prodigue,  il  est  vi'ai,  les  plus  tendres 
soins  à  l'enfant  au  berceau  ;  ses  grâces,  sa 
beauté,  son  langage  enfantin  séduisent  dans 
l'âge  de  la  faiblesse,  et  semblent  être  la  ré- 


DE  PIlILOSOriHE.  SAU  1040 

compense  des  baisers  de  sa  mère  et  des 
travaux  du  |)ère.  On  daigne  s'oceupei-  de;  ses 
enfants  tant  (]u'ilsanuisent  ou  paraissent  inh^- 
resser  ;  des  qualités  plus  développées  les 
rendent  quel([uefoisplusintéressantslors(prils 
sont  adultes  ;  mais  combien  de  pères  et 
mères  les  négligent  alors,  parce  (|ue  des 
passions  étrangères,  et  que  la  pluf)art  n'oseni 
s'avouer  à  eux -mômes,  leur  font  craindre 
de  trouver  des  censeurs  dans  leurs  propres 
enfants!  On  les  laisse  libres  ;  on  voudrait  leur 
donner  des  conseils,  mais  on  aurait  trop  à 
rougir.  Comment  leur  reprocher  des  excès 
dont  on  est  soi-même  coupable  !  Ainsi  les 
radinements  d'une  civilisation  que  l'on  croit 
parfaite,  tendent  à  ramener  la  société  h  un 
état  de  barbarie 

Les  arts  des  peuples  ignorants  et  grossiers 
qui  n'ont  pas  l'usage  des  métaux  méritent 
(i'elre  observés,  parce  qu'ils  servent  à  faire 
connaître  les  mœurs  et  les  génies  des  élèves 
de  la  nature.  La  sensation  la  plus  marquée 
qu'un  sauvage  peut  éprouver  doit  être  pro- 
duite par  la  manière  dont  son  corps  eslalleclé 
par  la  chaleur,  le  froid  ou  l'humidité  du 
climat  sous  lequel  il  vit,  et  son  premier  soin 
est  de  se  garantir  des  inconvénients  qui  en 
résultent.  Tous  les  peuples  sauvages  n'ont 
pas  l'usage  des  vôt(!ments  :  les  habits  des 
peuples  situés  entre  les  tropiques  sont  plutôt 
des  ornements  que  des  moyens  de  se  sous- 
traire à  l'intempérie  des  saisons  :  la  plus 
grande  partie  est  nue.  Ces  sauvages  se 
peignent  le  corps  avec  des  extraits  de  plantes 
onctueuses  de  diU'ércnles  couleurs,  avec  des 
gommes  visqueuses,  des  graisses  d'animaux, 
des  huiles  dans  lesquelles  ils  détrempent  des 
terres  colorées  :  ils  arrêtent  par  ce  moyen 
une  transpiration  surabondante  qui,  sous  la 
zone  torride,  épuise  les  forces  et  abrège  la 
durée  de  la  vie.  Ils  se  couvrent  tout  le  corps 
d'un  épais  vernis  qui  défend  leur  peau  de  la 
chaleur  pénétrante  du  soleil,  les  garantit  de 
l'excessive  humidité  qui  règne  jjendant  la 
saison  des  pluies,  ainsi  que  des  piqûres  de 
ces  essaims  innombrables  d'insectes  qui 
abondent  dans  les  bois,  les  marécages  chauds, 
et  dont  la  persécution  serait  mtolérable  pour 
des  hommes  tout  à  fait  nus.  Cette  peinture, 
à  raison  de  son  odeur  et  de  son  épaisseur, 
devient  pour  eux  un  vêtement  aussi  com- 
mode qu'utile.  La  plupart  des  sauvages  ne 
sortent  jamais  de  leurs  cabanes,  s'ils  ne  sont 
oints  depuis  les  pieds  jusqu'à  la  tête,  et  ils 
s'excusent  en  disant  qu'ils  ne  peuvent  paraître 
parce  qu'ils  sont  nus.  Une  grande  partie  des 
nations  sauvages  qui  habitent  les  forêts  et 
les  plaines  des  bords  dfe  l'Amérique,  regar- 
dent les  vêtements  comme  inutiles,  et  ont 
refusé  ue  se  servir  de  ceux  que  leur  présen- 
taient les  navigateurs.  Le  seul  instant  où  le 
sauvage  rougit  de  se  montrer  est  celui  oii 
il  a  oublié  de  se  frotter  le  corps  dégraisses 
de  dilférentes  couleurs  ;  il  se  regarde  alors 
comme  véritablement  nu. 

Dans  les  jours  de  cérémonies  ou  d'assem- 
blées publiques,  les  habitants  entre  les  deux 
tropiques  s'etlbrcent  à  l'eirvi  les  uns  des 
auli'es,  d'y  paraître  avec  distinction.  Leurs 


un 


SAU 


orne.'uents  consistent  en  plumes,  donl  il  se 
font  des  bracelets,  des  ceintures,  des  cou- 
nnuiosou  bonnets.  Us  se  percent  les  narnies. 
les  oreilles,  les  lèvres,  les  joues  ;  iis  y  passent 
des  os  lie  poissons  ou  d'animaux,  desjilumeï 


PSYCIIOLOGIE.  SAU  1012 

b'^autésde  la  nature,  (in  ra|iprocliantcei|u'elle 
leur  présentait  de  plus  agi'éable,  et  en  le 
faisant  servir  h  leurs  usage's.  Les  Européens, 
habitués  à  s'aider  dans  leurs  travaux  d'une 
nuillitude  d'outils,  admirent  connnent  avec 


de   couleurs  brillanti'S,  des    [)ierres  taillées  des  os  de  poissons,  des  co(piilles  trancliaiiles, 

exprès,  de  petits  morceaux  de  bois  arrondis  :  des  })ierres  aflilees  en  forme  de  couteaux,  ils 

les  plus  considérables  se  croient  supérieurs  ont  réussi  à  faire  des  ouvrajj;es  (jui  ont  unt; 

aux  autres,  ijuand  ils  portent  h  leurs  oreilles  sorte  d'élégance.  Mais  (jue   l'on  rélléchisse 

ou  à  leurs  narines  de   petites  plaques  ou  que  c'est  le  travail  d'un  peuple  qui  vil  dans 

lingots  d'or  ou  d'argent  ;  tel  est  l'usage  de  l'aisance,  qui  y  met  une  palicnce  et  un  temps 

toutes  les  nations    sauvages,   sous  quelque  considérables,  et  que  ces  tissus  sont  destinés 


à  l'usage  des  chefs  de  la  nation,  dans  les 
îles  où  il  y  a  un  certain  luxe,  comme  à 
Otahiti,  où  *  les  étals  sont  distingués,  où  le 
climat  n'exige  presque  aucun  soin  pour  se 
garantir  des  effets  du  chaud  ou  du  froid,  où 
il  est  si  aisé  de  se  procurer  des  subsistances. 
Cependant,  jusqu'à  l'arrivée  des  Européens 
dans  ces  derniers  tenqis ,  leur  industrie 
n'avait  fait  aucun  progrès:  ils  s'en  tenaient 
à  leurs  anciens  usages,  et  ils  en  élaienl  con- 
tents. Ouoi(pie  quehpies  ustensiles  de  terre 
que  les  Espagnols  leur  avaient  laissés  i)lns 
d'un  siècle  aupai-avant,  leur  parussent  de  la 
{)lus  grande  utilité,  ils  n'avaient  pas  imaginé 
idée  de  décence.  Mais  quehpie  siuq)les  et  d'en  fabriquer  de  sejublables  ;  ils  conser- 
grossiers  que  soient  la  plupart  de  ces})euples  valent  un  clou  de[)uis  un  aussi  long  temps  ; 
sauvages,  ils  ne  sont  pas  sans  (juel(|ue  luxe,  ils  l'avaient  ennnanché  dans  lui  morceau  de 
sans  UD  goût  décidé  pour  la  parure,  par  bois,  et  ils  le  montrèrent  aux  Anglais  comme 
laquelle  ils  cherchent  à  se  distinguer.  Les  une  curiosité.  On  voit  donc  que  les  arts  du 
ligures  bizarres  qu'ils  se   plaisent  à  tracer      sauvage  lui  ont  coûté  [)eu  d'efforts  à   leur 


climat  qu'elles  habitent  en  terre  ferme  ou 
dans  lesiles.  (Orenoco  ilUistrodo,  [lar  Joseph 
G^NsiLLA  ;  Madrid,  1745.] 

Ainsi  on  a  observé  ([ue  dans  les  régions  de 
l'Amérique  dont  la  ten)pérature  est  cons- 
tamment chaude,  comme  dans  la  plupart 
des  îles  de  la  mer  du  Sud,  aucune  des  peupla- 
des (|ui  les  habitent  ne  sont  assujetties  h 
l'usage  des  vêlements  ;  la  nature  ne  leur  a 
jamais  inspiré  qu'il  y  eût  de  l'indécence  à 
se  montrer  nus,  et  s'ils  se  couvrent  quel- 
ques parties  du  corps,  c'est  {)lulot  pour  les 
garantir  des  piqûres,  des  épines,  du  choc 
des  branches  des  arbres,   que   par  aucune 


sur  leurs  peaux,  de  manière  à  les  rendre 
ineffaçables  ;  les  couleurs  qu'ils  y  emploient  ; 
le  soin  avec  lequel  ils  arrangent  leurs  clieveux; 
les  Heurs  et  les  plumes  dont  ils  les  ornent  ; 


origine  ;  c'est  le  besoin  qui  les  a  inventés  ; 
le  premier  qui  a  fait  une  cabane  na  eu 
p(tur  objet  que  de  se  garantir  des  inconunu- 
dités  du  vent  et  de  la  pluie,  ou  des  uideurs 


les  coquilles,  les  })ierres  brillantes,  les  os  qui      tro|)  vives  du  soleil  :  il  a  opposé  un  toit  de 
pendent  è  leurs    oreilles,   (|u'ils  jiortent  à      feuillage,    des   brandies    d'arbres,    et   des 


leurs  narines,  aux  joues,  aux  lèvres  même, 
percées  exprès  [)Our  recevoir  ces  ornements, 
leur  assurent  cette  distinction.  Ils  ne  jieuvent 
en  jouir  sans  braver  la  douleur,  qui  est  insé- 
I)arable  des  opérations  auxquelles  ils  se  sou- 
mettent à  cet  etfet,  et  qui  semble  être  une 


palissades  formées  avec  des  morceaux  de  bois 
j)ointus,  à  l'intempérie  des  saisons  et  à  la 
férocité  des  animaux  :  il  a  eu  soin  de  les 
entretenir  et  de  les  réparer  ;  ses  imitateurs  ou 
s(;s  descendants  n'ont  pas  imaginé  qu'il  y  eût 
rien  à  désirer  au  delà.  Telle  est  la  disposition 


preuve  du  peu  de  sensibilité  physique  de  de  tous  les  peuples  qui  vivent  encore  sous 
toutes  ces  nations  ;  elles  annoncent  en  môme  les  lois  de  la  nature  ;  plus  le  climat  est  lieu- 
temps  que  le  goût  de  la  i)arure  et  l'espèce  reux,  moins  ils  s'occupent  de  la  periectiou 
de  mérite  que  la  fi-ivolité  y  attache,  est  de  des  arts  ou  inventions  de  première  nécessité. 
tous  les  pays,  dès  l'instant  où  les  hommes  Un  sol  fertile,  une  tem[)érature  douce  et,  à 
forment  cnli'e  eux  la  moindre  société.  })eu  de  variations  près,  toujours  égale  ;  l'in- 
Pre>-que  toutes  ces  nations  sauvages,  isolées  souciance  qui  accompagne  d'ordinaire  une 
les  unes  des  autres,  et  forcées  par  les  posi-  position  aussi  heureuse,  entrclieiment  une 
lions  de  se  contenter  de  ce  que  le  sol  qu'ils  peuplade,  quoique  nombreuse,  mais  isolée 
habitent  leur  fournit,  ne  peuvent  pas  avoir  et  sans  commerce,  dans  l'inertie  et  l'igno- 
acquis  beaucoui)  d'industrie  ;  ceux  qui  mon-  rance  ;  elle  n'imagine  rien  i)Our  perfectionner 
tient  le  plus  d'ouverture  d'esprit  n'ont  pas  ses  outils,  ses  vèlem(;nts  et  ses  armes.  Les 
poussé  1  invention  plus  loin  qu'à  imaginer  individus  ne  s'en  croient  que  plus  libres  et 
quelques  ustensiles,  tels  que  des  paniers  de  plus  indépendants.... 

(lifférentes espèces,  des  nattes  plus  ou  moins  Dans  les  îles  nouvellement  découvertes, 
fines,  dont  ils  se  parent  plutôt  qu'ils  ne  s'en  celles  surtout  oii  la  [)0])ulalion  est  assez  nom- 
habillent,  surtout  quand  ils  y  ajoutent  des  breuse  pour  former  une  société  de  quel- 
plumes  d'oiseaux  de  différentes  couleurs,  que  importance,  où  cependant  lesarls  méca- 
La  beauté,  la  variété,  la  propreté  de  ces  niques  et  les  espèces  de  manufactures  con- 
plumes  leur  a  inspiré  le  désir  d'ajouter  celle  nues  sont  si  bornées  dans  leurs  objets  et 
parure  à  leurs  vêtements,  de  la  disposer  par  occupent  un  si  petit  nombre  de  personnes, 
compartiments,  entremêlés  de  tissus  formés  il  est  probable  que  la  plus  grande  partie  des 
de  coquilles  éclatantes ,  et  de  fragments  naturels  s'em[)luie  à  la  culture  des  fruits 
d'écaiiles  de  tortues,  auxquelles  ils  (kmneiit  propres  à  ces  climats.  Us  en  recueillent  à 
différentes  formes  :  ils  ont  tenté  d'ajouter  aux  peu  près  ce  qui  leur    est   nécessaire   pour 


1Û43  SAU  DICTIOXNAIUE  DE  PHILOSOPHIE 

leur  subsistaDce  journalière,  el  ils  s'en  lien- 


SAU 


1044 


nent  \h  :  ils  pourraient  faire  beaucoup  mieux; 
quantité  de  terrains  sont  en  friche  et  ne  rap- 
portent rien.  Dans  l'intérieur  de  ces  îles,  les 
montagnes  présentent  différents  aspects  :  on 
pourrait  y  multiplier  les  arbres  à  pain  et  les 
bananes  et  en  avoir  presque  dans  toutes  les 
saisons  de  l'année.  La  patate  ou  pomme  de 
terre  y  est  connue ,  et  il  est  rare  qu'on  la 
multiplie  en  la  replantant.  Le  comnmn  des 
naturels  arrache  ce  qui  est  mangeable  ;  et  si 
le  mftme  terrain  en  reproduit  quelques-imes 
la  saison  suivante,  c'est  qu'elles  ont  écha[)pé 
Jors  de  la  récolte.  S'ils  étaient  capables  de 
quelque  prévoyance,  de  (luelqucs  réllcxions 
sur  leurs  besoins,  ces  sortes  de  fruits  devien- 
draient très-abondants  dans  ces  iles,  mais  il 
paraît  qu'il  sera  difficile  d'éclairer  assez  Tin- 
dustrie  pour  qu'elle  devienne  susceptible  de 
ces  soins,  quoique,  dans  quelques  mois  de 
l'année,  le  peuple  soit  réduit  à  se  nourrir  des 
aliments  les  plus  grossiers,  qui  souvent  par 
leur  rareté  les  expose  à  souffrir  la  faim. 

Dans  le  petit  nombre  d'animaux  dont 
l'homme  a  fait  choix  dans  les  régions  orien- 
tales pour  en  faire  sa  nouriture,  la  poule  et 
le  cochon  sont  les  espèces  les  plus  fécondes 
elle  plus  généralement  répandues;  comme 
si  l'aptitude  à  la  plus  grande  multiplication 
était  accompagnée  de  cette  vigueur  de  tem- 
pérament qui  brave  les  inconvénients  atta- 
chés à  la  variation  des  températures  et  à  l'in- 
fluence des  climats.  On  a  trouvé  la  poule  et 
le  cochon  dans  les  parties  les  moins  fréquen- 
tées du  globe,  à  Otahiti,  el  dans  les  autres 
îles  inconnues,  même  les  plus  éloignées  du 
continent,  Il  semble  que  ces  espèces  aient 
suivi  l'homme  dans  toutes  ses  émigrations. 
La  facilité  de  les  transporter  et  de  les  nourrir 
fait  qu'elles  sont  extrêmement  multipliées 
dans  toutes  les  provinces  méridionales  de 
l'Asie  ;  elles  peuvent  être  regardées  comme 
une  preuve  de  l'origine  de  ces  insulaires,  et 
indiquer  que  ces  îles  ont  tenu  autrefois  au 
grand  continent  dont  elles  ont  été  séparées 
par  quelque  révolution,  peut-être  moins 
éloignée  qu'on  ne  le  pense. 

Mais  ce  qui  est  à  remarquer  comme  vme 
singularité  attachée  à  l'indolence ,  à  l'état 
d'enfance  dans  lequel  l'homme  de  la  nature 
reste  constamment,  c'est  que,  quelque  facile 
qu'il  soit  de  multiplier  ces  animaux,  l'indus- 
trie n'a  rien  encore  imaginé  pour  les  rendre 
plus  conimuns,  ce  qui  vient  sans  doute  de 
la  facilité  (pie  trouve  le  naturel  de  ces  îles 
à  se  nourrir  des  fruits  de  la  terre  et  du  pro- 
'  duit  de  la  pêche  ;  ou  que,  n'ayant  qu'une 
idée  très-confuse  du  bien  qui  en  résulterait 
pour  la  société,  il  regarderait  comme  une 
charge  les  petits  soins  qu'exigerait  de  lui  la 
conservation  de  ces  animaux  si  utiles  et  leur 
multiplication.  Nous  aurons  plus  d'une  occa- 
sion de  remarquer  que  l'homme  de  la  na- 

(286)  Le  hocco  est  de  la  iiteilietire  espèce  des 
galliiiacées,  et  ressemble  heaiKonp  au  dindon.  On 
ne  coiinati  point  d'oisean  de  basse-cour  plus  doux, 
plus  familier  avec  riionime,  el  <|ui  lui  témoigne 
plus  d'allachemenl.  Dans  l'étal  sauvage,  il  se  nonr- 
«il  iiidifféremmeiil  dm  imm  tt  deb  graine!»  qu'il 


ture  ou  le  sauvage  ne  jouit  qu'en  détruisant, 
et  ne  songe  jamais  à  rien  conserver.  Il  coupe 
ou  déracine  l'arbre  chargé  de  fruits,  pour 
les  cueillir  jjlus  h  son  aise  :  dans  toutes  les 
terres  de  l'Amérique  méridionale,  les  sau- 
vages n'ont  point  d'animaux  domestiques, 
ils  détruisent  indifféremment  les  bonnes  es-r 
pèces  conmie  les  mauvaises;  ils  ne  font  choix 
d'aucune  pour  les  élever  et  les  multiplier; 
tandis  que  quel(|ues  espèces  d'oiseaux,  telles 
que  le  hocco  (280),  leur  fourniraient  sans 
peine,  avec  quelques  attentions,  plus  de 
subsistances  qu'ils  ne  s'en  peuvent  procurer 
par  leurs  chasses  pénibles. 

L'empire  que  le  sauvage  prend  sur  les 
animaux  annonce  les  premiers  pas  qu'il  fait 
vers  la  civilisation.  Bientôt  il  reconnaît  qu'il 
est  fait  pour  commander  à  tous  les  êtres  de 
la  nature  ;  une  fois  (ju'il  a  soumis  les  ani- 
maux, il  pai'vient  par  leur  secours  à  changer 
la  face  de  la  terre.  C'est  ce  que  l'homme  de 
la  nature  n'imagine  pas;  jusqu'h  présent  il 
n'a  connu  que  les  ressources  delà  pêche  et 
de  la  chasse;  il  est  probable  que  depuis  plus 
de  deux  siècles  que  les  navigateurs  européens 
ont  abordé,  à  dilférentes  reprises,  dans  plu- 
sieurs des  îles  orientales  de  la  mer  du  Sud, 
ils  ont  laissé  sui'  la  plupart  de  ces  îles  des 
quadru[)èdes  de  l'Europe,  des  chèvres  sur- 
tout, qui  multiplient  si  aisément  dans  tout 
les  climats.  On  n'en  a  point  trouvé  dans  les 
îles  habitées,  ce  qui  porte  à  croire  qu'elles 
ont  été  détruites  par  les  naturels  :  mais  celles 
qui  ont  été  abandonnées  sur  les  îles  déser- 
tes, y  ont  prodigieusement  multiplié  sans 
que  la  solitude  ait  altéré  leur  caractère  ;  on 
les  a  vues  à  l'île  de  Jean  Fernandez  venir  en 
troupe  au-devant  des  navigateurs  qui  y  re- 
lâchaient, s'en  approcher  gaiement,  se  lais- 
ser prendre  sans  témoigner  ni  crainte  ni 
défiance  ;  en  un  mot,  elles  étaient  aussi  fami- 
lières, aussi  amies  de  l'honmie  que  dans  l'état 
de  domesticité.  Leur  gaieté  naturelle,  leurs 
sauts,  l'inclination  qu'elles  ont  à  suivre 
l'homme,  à  s'attacher  à  ses  pas,  cette  espèce 
de  lutte  qu'elles  proposent,  en  présentant 
un  front  armé  de  cornes  menaçantes,  et  qui 
ne  sont  rien  moins  que  dangereuses,  auront 
doimé  de  l'elfroi  à  un  sauvage  étonné  de  la 
figure  extraordinaire  de  la  chèvre;  il  aura 
pris  sa  manière  de  se  présenter  pour  une 
disposition  à  l'attaquer  ;  il  aura  fui;  la  chèvre 
se  sera  approchée  d'un  autre  qui  l'aura  as- 
sommée d'un  coup  de  bâton  ou  percée  d'un 
épieu,  aura  cru  remporter  une  victoire  signa- 
lée sur  un  monstre  qu'un  ennemi  venu  de 
loin  avait  laissé  sur  la  terre  pour  lui  nuire. 
Telle  est  la  défiance  habituelle  de  l'homme 
sauvage  ;  son  ignorance  multiplie  ses  crain- 
tes et  les  abus  qui  les  font  naître 

A  l'époque  où  les  Espagnols  firent  la  con- 
quête des  îles  méridionales,  les  habitants  ne 
connaissaient  ni  le  feu,  ni  ses  usages  ;  voyant 

trouve  dans  les  bois,  ainsi  que  des  herbages  qui  lui 
conviennent  dans  Pélai  domestique.  On  le  nourrit 
couinie  les  autres  volailles  ;  il  est,  dil-on,  aussi  t)on 
à  man<;er  que  le  dindon.  (Hist.  nat.  des  oiseaux^ 
t.  lY,  in-1^2,  177-2.) 


1045 


SAU 


PSYCHOLOGIE. 


SAU 


1U46 


leurs  huttes  d<^vorées  par  les  flanuuesque  les 
EspagnoJs  y  avaient  allumées,  on  dit  qu'ils 
s'en  approchèrent  sans  crainte,  qu'ils  pri- 
rent leur  action  et  la  brûlure  cuisante  pour 
la  morsure  d'un  animal  féroce  qui  dévorait 
le  bois  :  si  ce  fait  n'était  pas  aussi  bien  cons- 
taté, qui  pourrait  se  persuader  qu'une  po- 
pulation assez  nombreuse  en  filt  à  ce  point 
d'ignorance?  Sans  doute  que  les  phénomè- 
nes du  tonnerre  n'y  avaient  jamais  produit 
aucun  embrasement,  et  que  dans  ces  grou- 
pes d'iles,  il  ne  s'était  ouvert  aucun  volcaa 
3ui  pût  leur  avoir  donné  l'idée  de  l'action 
u  feu  ;  car  on  trouve  une  correspondance 
établie  d'une  île  à  une  autre.  Les  naturels, 
dit-on,  se  contentaient  des  fruits  que  la  terre 
leur  donnait,  du  produit  de  la  pèche,  et  ils 
mangeaient  le  poisson  cru  ou  à  moitié  pourri, 
ainsi  que  quantité  de  barbares  Africains  le 


parmi  les  peuples,  qui  habitent  la  zone  tor- 
tide,  et  qui  contribue  à  la  santé  dont  ils  jouis- 
sent ainsiqu'à  leur  longévité.  Sans  inquiétude 
pour  leurs  subsistances,  que  la  terre  et  la 
mer  leur  odrent  avec  une  abondance  égale; 
indépendants  de  tout  assujettissement  so- 
cial, de  toute  convention  réciproque  ;  ne 
connaissant  aucun  des  rapports  néces- 
saires d'autorité  et  d'obéissance;  ces  sauva- 
ges peuvent  être  regardés  comme  les  plus 
libres  des  hommes,  mais  il  s'en  faut  de  beau- 
coup quils  soient  les  meilleurs ,  n'em- 
ployant la  force  et  leur  industrie  qu'à 
s'emparer  de  ce  qu'ils  jieuvent  de  la  pro- 
priété d'autrui.  Combien  ils  se  sont  écarté* 
des  lois  de  la  nature  !  Ce  ne  sont  plus  que  de* 
barbares  qui  ne  mériteraient  pas  d'être  mis  aU' 
rang  des  nommes,  si  le  temps,  une  utile  ré- 
volution ne  laissaient  envisager  pour  eu.x  un 


font  encore:  ilsavaient  des  barques, 'des  tilets     avenir  plus  heureux,  à  l'époque  de  leur  ci- 


et  même  des  armes  pour  se  défendre  de 
leurs  ennemis,  et  ils  étaient  assez  heureux 
pour  qu'aucun  animal  féroce  ou  carnassier 
n'eût  été  transporté  ou  n'eût  passé  dans 
leurs  terres.  Cependani,  ces  îles  ne  pouvant 
avoir  été  peuplées  que  par  des  émigrations 
des  anciens  continents,  et  même  des  régions 
de  l'Asie  où  l'usage  du  feu  et  ses  avantages 
étaient  bien  connus,  connnent  leurs  habi- 
tants ont-ils  pu  en  f)eidrc  l'idée,  ainsi  que 
de  son  utilité  pour  la  préparation  des  ali- 
ments? 

Pour  se  faire  une  uiée  d'une  semblable 
manière  de  vivre,  il  faudrait  pouvoir  se  met- 
tre à  la  place  de  ces  peuplades  sauvages  ou 
barbares,  établies  dans  les  plus  belles  régions 
du  globe,  et  les  plus  fertiles;  concevoir  les 
sensations  que  de  grands  événements,  que 
de  terribles  catastrophes  auxquelles  quel- 
ques-uns ont  échappé,  ont  l'ait  naître  dans 
leur  âme  ;  l'indilférenc^  qui  en  a  résulté 
pour  se  procurer  une  existence  plus  heu- 
reuse ;  l'oubli  profond  des  lois  sociales 
auxquelles  leurs  ancêtres  étaient  soumis  ; 
le  défaut  entier  de  police  et  d'union  qui  s'en 
est  suivi  ;  la  dureté  de  caractère  que  donne 
à  chaque  individu  l'habitude  de  ne  s'occuper 
que  de  ses  propres  intérêts,  sans  aucune 
affection  pour  son  semblable,  regardant  son 
bonheur  comme  une  chose  tout  à  fait. indif- 
férente ;  telles  sont  les  causes  qui  ont  inilué 
sur  le  caractère,  les  mœurs,  les  usages  des 
naturels  des  îles  Mariannes.  Quoique  situées 
sous  la  zone  torride,  l'air  y  est  très-sain,  et 


vilisation;  le  moment  à  désirer,  où,  guidé'i 
par  des  sentiments  de  justice,  d'ad'ection, 
d'humanité,  ils  ne  seront  nlus  des  barbares, 
mais  des  êtres  humains  dignes  de  quelque 
commerce  avec  les  nations  policées. 

Ce  que  l'on  pourrait  désirer,  surtout  pour 
les  peuplades  delà  mer  du  Sud,  c'est  qu'elles 
apprissent  à  perfectionner  leurs  ustensile* 
domestiques  auxquels  elles  sont  habituées  ;. 
à  tirer  un  meilleur  parti  des  espèces  de 
fours  où  elles  font  cuire  leurs  aliments,  eu 
leur  donnant  une  forme  plus  commode;  à 
fabriquer  quelques  poteries  qui  leur  man- 
quent absolument  ;  à  rechercher  toutes  en- 
semble les  jouissances  d'une  mutuelle  indus- 
trie. Mais  ce  serait  trop  exiger  que  de  cher- 
cher, dans  les  lieux  où  ils  sont  assemblés,  des 
habitations  plus  solides,  plus  commodes,  et 
des  meubles  utiles;  il  leur  faudrait  des  ma- 
tériaux qui  leur  manquent  et  des  outils  dont 
ils  ne  connaissent  pas  l'usage.  Un  navigateur 
européen  qui  leur  conseille  les  aisances, 
suit  plutôt  l'idée  de  ses  propres  besoins  que 
l'avantage  réel  de  ces  nations.  Le  climat  heu- 
reux sous  lequel  elles  vivent,  l'habitude  et 
l'éducation  les  mettent  tellement  au-dessus  de 
ces  recherches,  qu'elles  ne  leur  paraîtraient 
que  des  superfluites. 

Cependant  on  peut  prévoir  que,  relative- 
ment aux  îles  de  la  mer  du  Sud,  la  paresse 
et  l'indifférence  qui  y  doninnent  seront 
vaincues,  si  les  navigateurs  de  l'Europe  ont 
par  la  suite  d'autres  motifs  que  ceux  de  la 


les  hommes  y  vivent  longtemps.  On  prétend     curiosité  qui  les  a  conduits  jusqu'à   présent, 


qu'ils  ont  quelque  ressemblance  avec  les 
Japonais;  que  comme  eux  ils  sont  vindica- 
tifs et  fiers,  mais  cependant  dégradés  par 
leur  inclination  pour  le  vol,  qui  a  fait  don- 
ner aux  terres  qu'ils  habitent  le  nom  d'îles 
des  Larrons.  Ils  sont  devenus  tout  à  fait 
sauvages  et  barbares  ;  ils  vivent  dans  une  in- 
dépendance absolue,  même  des  lois  primi- 
tives et  les  plus  simples  de  la  nature  ;  car 
leurs  mariages  ne  durent  qu'autant  ([ue  les 
parties  sont  contentes  l'une  de  l'autre;  ce- 
pendant ils  sont  assez  gais  ;  ils  aiment  pas- 
•sionnément  la  danse,  et  on  les  voit  de  tous 
côiés   s'exercer  à  la  course;   habitude  rare 


et  qui  les  déterminent  à  aborder  plus  sou- 
vent sur  ces  côtes.  Alors  le  naturel  du  pays, 
apprenant  par  l'expérience  qu'il  pourra 
échanger  le  superflu  de  ses  denrées  contre 
les  haches,  les  scies,  les  couteaux  et  autres 
objets  de  l'industrie  des  Européens;  lorsqu'il 
connaîtra  qu'à  l'aide  de  ces  outils  précieux 
il  pourra  satisfaire  sa  vanité,  se  procurer  de 
nouvellesjouissances,  et  multiplier  ses  fruits, 
ses  volailles,  ses  cochons,  pour  faire  plus 
d'échanges,  sans  préjudicier  à  ses  propres 
besoins ,  alors  les  étrangers  pourront  leur 
livrer  des  vaches,  des  chèvres,  dont  la  mul- 
linlication  augmentera,  les   subsistances  et 


1047 


SAU 


DlCTlUXiNAlKE  DE  PlllLOSOPillE. 


SAU 


10  48 


sera  la  malièie  d'un  commerce  plus  consi- 
dérable. 

Mais  ces  possessions  nouvelles  ne  change- 
ront-elles pas  IVïlal  des  choses,  et,  ne  les  re- 
î^^arJora-l-on  pas  comme  préjudiciables  ii  la 
liberté  et  à  ré[jçalité  des  individus?  Nous  ver- 
rons dans  la  suite  qu'ils  n'ont  pas  souffert 
lialiennnent  les  moyens  que  les  Anglais 
avaient  fournis  à  Oniaï ,  cet  insulaire  (jue 
Cook  avait  amené  à  Londr'cs  et  ensuite  m- 
conduit  dans  son  île,  pour  avoir  une  habita- 
tion plus  solide,  se  faire  des  plantations 
nouvelles,  et  ac()uérir  par  ce  moyen  une 
distinction  marquée  sur  les  autres  naturels. 
En  général  ils  se  défient  tous  des  entreprises 
des  Européens; ils  n'ont  pas  soulfert  qu'ils 
fissent  parmi  eux  des  établissements  lixes, 
quoiqu'ils  l'aient  tenté  h  dilférentes  repri- 
ses :  la  manière  hautaine  dont  les  Anglais 
les  ont  traités  paraît  leur  avoir  donné 
des  sentiments  de  défiance  dont  ils  ne  re- 
viendront pas  aisément.  On  peut  dire  encore 
que  la  douceur  du  climat,  la  fertilité  du  sol 
qui  n'est  que  rarement  contrariée  par  les  va- 
riations de  température  si  contraires  aux 
récoltes  des  autres  régions,  semblent  arrêter 
l'industrie  et  la  borner  ;  c'est  au  moins  ce  que 
donne  à  penser  i'étal  où  l'on  a  trouvé  pres- 
que toutes  les  peuplades  des  îles  orientales 
nouvellement  découvertes,  et  où.  l'on  a  re- 
marqué quelques  principes  de  civilisation. 

Le  sentiment  de  liberté  qui  semble  domi- 
ner dans  l'homme  de  la  nature,  ou  le  sau- 
vage, qui  n'a  aucune  idée  des  avantages  de 
la  civilisation,  paraît  être  le  motif  de  toutes 
les  guerres  qu'il  entreprend,  et  auxquelles 
il  est  si  disposé,  que  le  plus  léger  sujet  suffit 
pour  lui  mettre  les  armes  à  la  main.  Ce  n'est 
donc  pas  l'intérêt  qui  détermine  les  hostilités 
fréquentes  qui  ont  lieu  parmi  les  nations  sau- 
vages, c'est  l'amour  immodéré  pour  la  liberté, 
la  passion  de  se  venger  de  toute  action  qu'il 
croit  pouvoir  lui  nuue,  qui  brûle  dans  le 
cœur  d'un  sauvage  avec  une  telle  violence, 
que  le  besoin  de  la  satisfaire  peut  être  regardé 
comme  le  caractère  distinctif  de  l'homme 
dans  l'état  qui  précède  la  civilisation.  Le 
temps  ne  peut  effacer  dans  lecœurdusau- 
A-age  la  mémoire  d'une  injure  reçue  ;  il  est 
rare  qu'elle  ne  soit  pas  enfin  expiée  par  l'efifu- 
sion  du  sang  de  l'agresseur  :  cette  cruelle 
satisfaction  semble  assurerson  indépendance  : 
mais  comment  concilier  les  idées  de  liberté 
avec  l'inquiétude  continuelle  où  il  est  d'être 
attaqué  ?  fait-il  donc  consister  son  indépen- 
dance dans  le  droit  commun  de  s'enlre-dé- 
truire  ?  Dès  que  l'on  peut  l'attaquer,  la  sûreté 
de  son  état  est  menacée  :  n'est-il  pas  asservi 
par  cet  usage  barbare,  et  dès  lors  son  indé- 
j)endance,  qui  n"est  jamais  assurée  contre 
l'attaque  de  son  ennemi,  n'a  plus  de  réalité 
que  dans  son  idée  1  Mais  si  les  passions  ne 
••aisonnent  point  dans  l'homme  civilisé,  doit- 
oti  espérer  plus  de  modération  dans  l'homme 
de  la  nature? 

Sans  remonter  aux  premiers  temps  de 
Sparte,  d'Athènes  et  de  Rome,  où  tout  citoyen 
était  soldat  ;  où  les  guerres  se  succédaient 
presque  sans   intervalle  ;   où  la  crainte  de 


l'esclavage,  l'amour  de  l'indépendance  a[)pfc- 
laienlaux  combats  ;  où  les  vertus  civiques  fai- 
saient les  héros,  ne  retrouvons-nous  pas 
ces  mêmes  sentiments  dans  la  conduite  de 
nos  ancêtres,  après  le  siècle  de  Charlemagne, 
lorsque  les  possesseurs  des  grands  fiefs,  (]ue 
l'on  devait  regarder  connue  les  seuls  hommes 
qui  eussent  une  volonté  propre  et  assurée 
(l'avoir  son  (ifl'et,  avaient  continuellement 
les  armes  à  la  main  les  uns  contre  les  autres? 
ils  se  battaient  par  honneur  et  par  vengeance. 
Les  avantages  utiles  qui  pouvaient  revenir  de 
ces  sortes  de  guerres  étaient  inconims  ;  cha- 
cun des  chefs  avait  sa  propriété  circonscrite 
et  s'en  contentait.  Les  mœurs  de  ces  temps 
étaient  encoi'e  si  barbares,  que  tout  homuje 
puissant  était  disposé  à  regarder  son  voisin 
aussi  puissant  que  lui,  connue  son  ennemi. 

On  a  retrouvé  à  peu  près  les  anciennes 
uKeurs  et  les  mômes  usages  à  la  Nouvelle- 
Zélande.  Chaque  famille  de  la  partie  australiî 
y  forme  une  peuplade  séparée  des  autres  ; 
et  toutes  sont  dans  un  état  de  division  haLi- 
tuelle.  On  peut  dire  que  lesZélandaisse  man- 
gent les  uns  les  autres  ;  non  que  la  disette 
ou  les  besoins  urgents  delà  faim  les  forcent 
à  se  nourrir  de  la  chair  de  leurs  semblables  , 
dans  aucun  pays  la  chair  humaine  n'a  été 
une  nourriture  ordinaire  ;  ce  n'est  que  la 
fureur  de  la  vengeance,  l'antipathie  de  nation 
à  nation,  l'affreuse  persuasion  que  l'on  ho- 
nore la  Divinité  par  des  sacrifices  humains, 
qui  ont  déterminé  quel(]ues  nations  à  cet 
acte  de  férocité  et  de  barbarie  extrêmes.  En- 
core les  sauvages  les  plus  cruels  ne  man- 
gent-ils que  les  prisonniers  qu'ils  font  à  la 
guejTC,  ou  ceuxqu'ils  regardent  connue  leurs 
eimemis  les  plus  redoutables.  Pourquoi  le 
capitaine  Cook  fut-il  mis  en  pièces  et  dévoré 
pai-  les  insulaires  d'Owhi-hés,  cjuoique  natu- 
rellement doux,  et  kien  au-dessus  de  l'état 
de  barbarie  ?  c'est  qu'ils  ne  virent  en  lui  qu'un 
ennemi  formidable  qui  ne  prétendait  pas 
moins  qu'à  priver  leur  chef  de  sa  liberté, 
peut-être  môme  de  le  mettre  à  mort,  en  l'em- 
menant de  force  sur  son  vaisseau.  Quel  atten- 
tat aurait  sollicité  plus  vivement  la  vengeance 
des  insulaires?  Le  ressentiment,  celle  passion 
si  active  sur  le  cœur  de  l'homme  de  la  nature, 
força  cette  nation,  qui  recevait  en  cor[)3  l'in- 
jure faite  à  la  personne  de  son  chef,  à  en  tirer 
la  vengeance  la  plus  prompte  et  la  plus  com- 
plète qui  lui  fût  possible,  quoiqu'elle  sût  bien 
qu'elle  avait  tout  à  redouter  des  armes  des 
Anglais. 

C'est  l'exercice  de  ce  droit  naturel  des  sau- 
vages entre  eux  qui  n'a  jamais  permis  que 
leur  population  fût  poilée  au  point  où  la 
liberté  de  leur  union,  la  force  de  leur  consti- 
tution, leur  manière  de  vivre  et  de  se  nourrir 
dans  les  températures  les  plus  agréables,  et 
les  plus  saines,  sur  les  terrains  les  plus  fer- 
tiles, doivent  la  faire  monter. 

La  fureur  de  la  vengeance  a  conjmencé 
leur  destruction  et  la  consommera,  parccî 
qu'elle  ne  connaît  point  de  bornes  dans  sa 
ligueur  ou  dans  sa  durée.  A  quelque  petit 
nœnbre  que  soient  réduites  plusieurs  nations 
sauvages  voisinesdes Etats-Unis  de  l'Amériaue 


IfliO 


SAU 


septentrionale,  et  autrefois  assez  nombreuses, 
elles  sont  toujours  disposées  à  lever  la  hache 
contre  les  nouveaux  colons  ;  ils  en  massa- 
crent quelques-uns  qu'ils  surprennent  pen- 
dant la  nuit  ;  mais  la  représaille  leur  est  en- 


PSYCIIOLOGIE.  SAU  1050 

comme  tels  s'ils  se  portent  h  la  moindre  vio- 
lence. Ces  sauvages  sont  très-soui)çonneux, 
et  l'on  a  éprouvé  en  diverses  circonstances 
qu'avec  l'air  de  l'insouciance  et  le  désir  d'o- 
l)li;.;ei',  ils  ne  s'occupaient  qu'à  saisirlemonient 


ques  sur  leurs  teries,  de  les  détruire  e1  de 
les  traiter  comme  des  enniMuis  déclarés.  C'est 
ce  tiu'éprouva   la  capitaine  Marion,  i>aili  en 


core  plus  funeste  que  leur  dtta(iue  ne  l'a  été     d'attaciueravec  avantage  les  Européens  déhar 
aux  Européens,   en  ce  qu'elle  accélère  leur 
totale  destruction. 

C'est  pourquoi  dans  l'enfance  de  l'état  social, 
lorsque  les  nations  barbaresformententreelles 
quelque  liaison  pour  leurs  intérêts  communs, 
elles  se  proposent  de  restreindre  le  principe 
de  'a  vengeance,  niais  par  des  lois  })lus  pro- 
pres h  la  i'oititior  qu'à  ia  détruire.  Telle  fut, 
dans  la  [)unilion  de  tous  les  crimes,  la  peine 
du  talion,  où  l'agresseur  coujable  ptnlaii 
membre  pour  membre,  vie  pour  vie.  Quel 
était  ce  nouvel  établissement  moral,  sinon 
une  guerre  autorisée  de  particulier  à  parti- 
culier? ne  répugnait-il  pas  même  à  la  sim- 
plicité de  l'état  primitif  de  la  nature?  Il  a 
semblé  en  quehjues  occasions  que  le  sauvage 
cherchait  à  l'adoucir  par  la  noblesse  avec 
la(|uellc  il  exerçait  la  vengeance.  Un  sauvage 
indiL'u  en  ayant  tué  un  autre,  le  frère  du 
défunt  alla  trouver  le  meurtrier;  il  aperçut 
dans  sa  cabane  une  femme  et  des  enfants"  il 
lui'demaude  à  qui  ils  sont  :  le  meurtrier  l'é- 
pond  (juils  sont  à  lui,  et  l'Indien  lui  dit  (jue 


177^  de  l'île  de  France  pour  fane  des  dé 
couvertes  dans  la  mer  du  Sud.  Ayant  été  con- 
traint de  relAcher  à  la  baie  dès  îles  de  la 
Nouvelle-Zélande  pour  réparer  les  vaisseaux 
de  sa  petite  escadre,  il  fut  surpris  par  les 
naturels  lorsqu'il  s  y  attendait  le  moins  ; 
après  avoir  déjà  passé  trente-trois  jours  avec 
eux  en  bonne  intelligence,  à  ce  qu'il  cioyail, 
il  fut  massacré  avec  tous  les  gens  qui  l'escor- 
taient. Le  capitaine  Crozet,  (jui  commandait 
le  iliasca/-/»,  un  des  vaisseaux  de  l'escadre, 
entreprit  inutilement  de  venger  la  mort  de 
son  conunnndant,  il  attaqua  la  forteresse  des 
Zélandais  ;  le  feu  di;  la  m()us{iueterie  détruisit 
les  chefs  les  plus  intrépides  de  ces  barbares  ; 
il  dissipa  la  troupe  qu'il  avait  en  tète  ;  mais 
s'il  neùt  fait  à  temps  une  prudente  retraite, 
toute  la  nation,  qui  avait  eu  le  temps  de  se 
rassembler,  l'eût  massacré  avec  tout  son  étjui- 
page.   (Nous   parlerons  plus  en  détail  de  ce 


puisque  ses  enfants  étaient  encore  trop  jeunes  funeste  événement  quand  nous  traiterons  do 
pour  se  procurer  leur  propre  subsistance  l'état  de  guerre  des  sauvages.)  Cet  acte  de 
ainsi  que  celle  de  leur  mère,  il  dill'érerait  sa  violence  et  d'autres  sendjlables,  dont  lamé- 
vengeance  et  le  quitta.  Les  deux  Indiens,  qui  moire  se  conserve  parmi  les  naturels,  ne  per- 
étaient  de  la  mûu)e  tribu,  vécurent  en  bonne  mettent  pas  d'espérerquejamais  ils  soutirent 
intelligence  dejiuis  ce  monient.  Mais  le  fils  les  Européens  s'établir  ]»armi  eux,  à  moins 
du  meurtrier  ayant  un  jour  tué  un  cerf  à  la  qu'ils  ne  soient  assez  forts  pour  leur  (lonner 
chasse,  l'Indien  alla  trouver  le  père  et  lui  dé-  la  loi,  et  assez  vigilants  pour  prévenir  leurs 


clara  que  le  temps  de  satisfaire  les  mûnes  de 
son  frère  était  venu,  et  que  dès  que  son  (ils 
avait  tué  un  cerf,  il  était  en  état  de  soutenir 
sa  famille.  Le  meurtrier  le  remercia  du  délai 
qu'il  lui  avait  accordé  jusqu'alors,  et  dit  qu'il 
était  prêt  à  mourir  ;  sa  femme  et  ses  enfants 
témoignèrent  en  vain  leur  désespoir  par  leurs 
larmes  et  leurs  cris,  il  leur  reprocha  leur 
faiblesse  et  dit  à  son  fils  :  «  Avez-vous  répandu 
des  larmes  quand  vous  avez  tué  le  cerf  ?  si 
vous  l'avez  vu  mourir  d'un  œil  sec,  pourquoi 
n'en  faites-vous  pas  de  môme  envers  moi  qui 
suis  résigné  à  souffrir  la  peine  à  laquelle  les 
coutumes  de  notre  nation  me  condamnent?  » 
En  achevant  ces  mots,  il  fit  signe  à  l'ulfensé 
de  frapper,  et  il  mourut  sans  pousser  le  moin  - 
dre  soupir.  (Mercure  de  France,  octobre 
1787.) 

Tels  sont  les  usages  de  l'état  de  nature 
dégradé  jusqu'à  la  barbarie  ;  chaque  parti- 
culier s'arroge  le  droit  de  juger  etde  redres- 
ser ses  propres  griefs  ;  et  l  assassinat,  de  tous 
les  crimes  le  plus  destructif  de  la  société, 
le  plus  horrible,  qui  répugne  le  plus  au  cœur 
de  l'homme  civilisé,  non-seulement  y  est  per- 
mis, mais  y  devient  en  quelque  lOrte  néces- 
saire et  forcé  ;  celui  qui  ne  se  vengerait  pas 
serait  déshonoré 

Il  est  pi'ouvé  qu'en  général  tous  les  Euro- 
péens qui  se  présentent  armés  sur  les  terres 
habitées  par  des  sauvages,  y  sont  regardés 
comme  des   ennemis    dangereux,   et  traités 


tentatives. 

Les  navigateurs  ont  rencontré  d'autres  sau- 
vages plus  brutes  encore,  et  plus  cruels, 
quoique  d'abord  il  se  soient  montrés  avec 
les  aj  [)arences  de  la  douceur  et  de  la  bonté. 
Les  Hollandais,  conmiandés  par  Jaccjues 
rilermile,  abordèrent,  en  1024,  à  îa  baie  de 
Scapenham,  quelques  lieues  au-dessous  du 
cap  Ilorn,  pour  y  faire  aiguade  ;  ils  furent 
accueillis  par  quelques  naturels  qui  se  présen- 
tèrent amicalement  ;  mais  un  orage  ayant 
empoché  dix-neuf  hommes  de  l'équipage  do 
gagner  leurs  chaloupes,  ils  furent  forcés  du 
rester  à  terre  ;  le  lendemain  on  ne  retrouva 
vivants  que  deux  hommes  des  dix-neuf.  Les 
sauvages  s'étant  ap[)rochésà  la  nuit  tombante, 
en  assommèrent  dix-sept  à  coups  de  pierres 
et  de  massues,  ce  qui  leur  avait  été  facile, 
les  matelots  hollandais  n'ayant  point  pris 
d  armes  avec  eux  :  cependant  aucun  des 
Hollandais  n'avait  fait  de  tort  ni  d'insulte  à 
ces  barbares  ;  on  ne  retrouva  plus  sur  le 
rivage  que  cinq  corps  coupés  par  quartier, 
ou  horriblement  mutilés:  les  sauvages  avaient 
déjà  enlevé  les  autres  pour  les  manger.  On 
n'envoya  plus  de  chaloupes  à  l'eau  qu'il  n'y 
eût  sur  chacune  huit  ou  dix  soldats  armés 
pour  leur  défense;  mais  ces  [)récautions  fuient 
inutiles  :  les  sauvages  ne  [jarurenlplus.  Celte 
scène  atroce  se  passa  sur  le  5r  degré  de  lati- 
tude australe  ;  et  quoique  l'on  fût  alors  au 
mois  do  février  ou  à  la  lin  de  l'été  de  ce  cli- 


1051 


SAU 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


SAU 


icr.2 


mat,  lo  froid  était  très-vif,  ce  qui  annonce 
que  la  température  en  est  constamment  rigou- 
reuse. 

Ces  naturels  font  partie  de  la  terre  de  Feu, 
séparée  de  l'extrémité  méridionale  de  l'Amé- 
rique par  le  détroitdeMagellan.Ilparaîtiqu'ils 
ont  quelque  société  entre  eux  et  que  des  inté- 
rêts communs  les  réunissent  lorsqu'il  en  est 
besoin.  Leurs  usages  ressemblent  à  ceux  de 
toutes  les  autres  nations  sauvages  et  barbares, 
aux  différences  près  que  peuvent  y  mettre  la 
température  du  climat  el  le  plus  ou  le  moins 
de  fertilité  du  sol  qu'ils  habit.mt.  Ceux-ci  ne 
paraissent  que  pécheurs  et  chasseurs.  Il  sont 
de  la  taille  ordinaire  aux  Européens,  forts 
et  bien  constitués.  Ils  naissent  blancs  ;  mais 
aussitôt  qu'ils  ont  pris  leur  accroisement,  ils 
se  frottent  le  corps  d'une  terre  rouge  qu'ils 
mêlent  avec  d'autres  couleurs  :  on  en  voit  qui 
ont  les  bras,  le  visa;.^e,  les  mains  et  les  jambes 
peints  en  rouge,  et  le  reste  du  corps  blanc, 
tacheté  de  différentes  couleurs  à  peu  près 
comme  la  peau  d'un  tigre  :  il  y  en  a  qui  sont 
peints  en  rouge  d'un  côté  et  blanchis  de 
l'autre.  Leurs  cheveux  longs,  noirs  et  épais, 
contribuent  à  leur  donner  une  |)hysionomie 
hideuse  ;  leurs  dents  sont  aiguës  el'lranchan- 
les  ;  ils  sont  nus  pour  la  plupart:  les  autres 
portent  sur  leurs  épaules  une  peau  de  chien 
marin  qui  ne  peut  les  garantir  du  froid 
piquant  auquel  ils  sont  sans  cesse  exposés. 
Les  femmiis,  peintes  comme  les  hommes,  sont 
également  nues;  elles  ont  pour  parures  des 
colliers  de  ditférents  coquillages  de  terre  ou  de 
mer  ;  elles  se  couvrent  les  parties  naturelles 
avec  une  espèce  de  tnblier  d'herbes  grossières 
tissues  CRsemble  ;  elles  sont  assez  bien  fai- 
tes, fortement  consliluées,  et  il  en  est  parmi 
elles  Iqui  joignent  à  la  beauté  des  formes  une 
figure  très-agréable,  quoiqu'un  peu  rude  et 
farouche. 

Les  huttes  ou  habitations  de  ces  sauvages 
sont  formées  de  branches  d'arbres  enduites 
de  terre  par  le  dehors,  arrondies  parle  bas, 
et  se  terminent  en  pointe  parle  haut,  où  ils 
laissent  une  petite  ouverture  pour  donner 
issue  à  la  fumée.  Ils  creusent  le  terrain  en 
dedans,  de  deux  ou  trois  pieds,  sans  doute 
afin  que  la  chaleur  s'y  concentre.  Ils  n'ont 
pas  d'autres  meubles  crue  quelques  corbeilles 
grossièrement  travaillées,  où  ils  tiennent 
leurs  instruments  pour  la  pêche,  des  lignes, 
des  hameçons  de  pierre  assez  artislement 
travaillés  :  ils  sont  toujours  armés,  les  uns 
d'arcs  et  de  flèches  à  l'extrémité  desquelles 
sont  des  harpons  de  pierre  ;  d'autres  portent 
de  longs  javelots  avec  un  os  tranchant  à  l'ex- 
trémité, et  garnis  de  crochets  rentrants  afin 
qu'ils  tiennent  plus  ferme  dans  les  membres 
de  l'ennemi  qu'ils  ont  percé,  d'autres  ont 
des  massues,  des  frondes  et  des  couteaux  de 
pierres  aiguisées.  Ils  sont  toujours  en  armes, 
parce  qu'ils  sont  dans  un  état  de  guerre  habi- 
tuelle avec  d'autres  peuplades  peu  éloignées, 
dont  les  unes  se  peignent  en  entier  de  noir, 
d'autres,  de  rouge.  Ces  couleurs  leur  tiennent 
lieu  d'uniforme,  qui  les  distinguent  les  uns 
des  autres  et  leur  servent  à  se  reconnaître  dans 
les  combats. 


Les  inclinations  de  ces  sauvages,  autant 
qu'on  a  pu  les  reconnaître,  se  conservent 
(ians  le  même  degré  de  brutalité.  Ceux  que 
l'escadre  de  Cuok  a  observés  en  1777,  plus  de 
cent  cinquante  ans  après  Jacques  l'Hermite, 
<(  peu  près  dans  ces  mômes  parages,  sont 
aussi  grossiers  qu'ils  l'étaient  alors  :  il  n'ont 
l)as  commis  les  mômes  atrocités,  parce  qu'ils 
n'en  ont  pas  trouvé  les  mômes  occasions  ; 
mais  leurs  habitudes,  leurs  vêtements,  leurs 
habitations,  leurs  exercices  sont  les  mêmes. 
Les  sons  horribles  qu'ils  fontentendre  ressem- 
blent moins  à  une  langue  humaine  qu'aux 
cris  étouifés  des  animaux  sauvages,  qui  éprou- 
vent sans  cesse  dans  les  déserts  le  tourment 
de  la  faim.  Leur  air,  leur  laideur,  leur  conte- 
nance antioncent  leur  misère  habituelle  ;  en 
un  mot,  la  nature  humaine  dans  ces  cantons 
est  dans  un  état  de  grossièreté,  d'avilissement 
qui  les  rapproche  beaucoup  des  bêtes  les 
plus  féroces.  Les  naturels  ont  massacré  les 
Européens  qu'ils  ont  pu  surprendre,  ils  ont 
encore  dévoré  leur  chair  crue  et  sanglante 

Malgré  cette  grossièreté  si  rebutante,  ils 
ont  tous  les  vices  les  plus  redoutables  à  la  so- 
ciété, môme  h  l'humanité  ;  ils  sont  méchants, 
rusés,  fourbes  :  au  premier  abord,  ils  se 
montrent  simples,  indiiférentis  et  assez  por- 
tés à  se  rendre  utiles  aux  étrangers,  quoi- 
qu'ils ne  soient  occupés  que  des  moyens  de 
les  surprendre  et  de  les  attaquer  avec  avan- 
tage, les  dépouiller  ensuite  et  les  dévorer.  On 
doit  toujours,  malgré  leurs  signes  d'amitié, 
se  méfier  d'eux  ,  se  tenir  sur  ses  gardes  ,  ne 
se  présenter  qu'armés  et  en  nombre  sufïisant 
pour  leur  en  imposer,  et  surtout  ne  pas  s'a- 
vancer trop  imprudemment  daris  les  terres 
qu'ils  habitent.  Combien  de  navigateurs  eu- 
ropéens, surpris  dans  ces  climats  inconnus, 
ont  été  massacrés  pour  avoir  eu  trop  de  con- 
fiance en  leurs  moyens  de  défense!  Ces  sau- 
vages une  fois  irrités  bravent  la  mort  avec 
une  assurance  qui  leur  est  particulière  ;  en 
vain  les  armes  meurtrières  de  l'Europe  le& 
renversent  morts  les  uns  sur  les  autres;  le 
désir  de  la  vengeance,  la  plus  ardente  de  leurs 
passions,  ferme  les  yeux  sur  le  danger.  Us 
avancent  avec,  intrépidité  sur  leurs  ennemis, 
et  parviennent  enfin  à  les  massacrer,  parce 
que  le  nombre  l'emporte  toujours  sur  la 
valeur  et  même  sur  l'effet  le  plus  actif  des 
armes  à  feu. 

Il  serait  difficile  d'assigner  le  temps  auquel 
les  tristes  climats  dont  nous  venons  de  par- 
ler ont  commencé  d'être  habités  ;  il  paraît 
très-vraisemblable  que  la  rigueur  de  la  tem- 
pérature y  a  conservé  la  férocité  des  mœurs, 
la  grossièreté  des  habitudes,  et  a  communi- 
qué aux  naturels  une  insensibilité  physique 
qui  leur  fait  braver  impunément  les  intempé- 
ries continuelles  auxquelles  ils  sont  exposés  : 
il  est  probable  qu'on  ne  les  connaîtra  jamaiî' 
assez  pour  savoir  jusqu'à  quel  terme  s'étend 
la  durée  de  leur  vie.  Accoutumés  aune  nour- 
riture uniforme,  qui  peut  être  saine  pour 
eux,  à  cette  frugalité  que  la  rareté  des  subsis- 
tances rend  nécessaire,  ne  se  livrant  à  d'au- 
tres excès  d'intempérance  qu'à  la  suite  \k 
leurs  guerres,   lorsqu'ils  dévorent  les  mem- 


1053 


SAU 


PSYCHOLOGIE. 


SAU 


10:4 


bres  palpitants  de  leurs  ennemis  vaincus,  on 
pHut  présutner  qu'ils  poussent  leur  carrière 
aussi  loin  que  les  sauvages  (|ui  vivent  sous 
des  climats  plus  fortunés,  (juoiqu'ils  nous 
paraissent  accablés  sous  le  })(»ids  dune  misère 
continuelle  el  véiilable.  Ce  qui  surprend, 
c'est  l'état  habituel  de  guerre  où  ces  peupla- 
des si  peu  nombreuses  sont  avec  leurs  voi- 
sins, et  celte  animosité  qui  les  porte  à  s'en- 
tre-détruire,  au  point  que  leur  population 
diminue  sensiblement,   et  finit  par  s'anéan- 


les  connaître.  C'est  une  lumière  qui  les  éclaire 
et  les  empêche  de  s'écarter  de  la  route 
qu'ils  sont  obligés  de  suivre. 

Revenons  à  nos  sauvages;  on  a  des  exem- 
ples remarquables  de  la  force  de  la  coutume 
dans  les  Iroquois,  les  Illinois,  et  d'autres  na- 
tions de  l'Amérique  que  l'on  regarde  comme 
sauvages.  On  ne  connaît  point  d'espèces 
d'hommes  moins  passionnés  pour  les  fem- 
mes, ni  moins  sujets  aux  transports  exté- 
rieurs de  la  colère;  ils  sont  très-patients,  ce 


tir,   ainsi   qu'il  est  arrivé  à  plusieurs  petites     que  l'on  peut  regarder  comme  l'eflet  de  leur  in- 


nations plus  connues  de  l'Amérique  septen- 
trionale  

On  parviendra  difTicilemenl  à  leur  donner 
des  mœurs  plus  douces,  et  h  leur  inspirer 
des  sentiments  d'humanité  (pii  les  rappro- 
chent les  unes  des  autres,  afin  de  leur  faire 
adopter  les  premiers  principes  de  la  civilisa- 
tion. Quelle  idée  peut-on  se  faire  de  cette 
espèce  d'hommes  livrés  aux  seules  impulsions 
de  la  nature,  dégradée  jusqu'à  la  barbarie  la 
plus  grossière?  Comment  avoir  imaginé  l'é- 
tal le  plus  parfait  et  le  plus  heureux  de  l'hu- 
manité dans  la  satisfaction  des  désirs  les 
plus  brutes,  ceux  qui  portent  à  s'assurer  une 
subsistance  journalière,  la  jouissance  d'une 
femelle,  et  dans  une  si  grande  indé|)cndance, 
que  l'on  ne  se  croit  obligé  à  aucun  de- 
voir à  l'égard  de  ses  semblables?  Une  telle 
liberté  est-elle  au  dessus  de  celle  dont  jouis- 
sent un  ours  ou  un  sanglier  I 

Telle  est  en  général  la  barbarie  des  sauva- 
ges, ou  plutôt  celle  disposition  de  l'esprit  qui 
fait  que  l'on  ne  se  gouverne  point  par  la  rai- 
son, mais  par  passion  ou  par  coutume  ;  dis- 
position qui  est  si   naturelle  à  l'homme  que 


sensibilité  physique  et  morale.  Ils  sont  équi- 
tables les  uns  à  l'égard  des  autres,  génércmx 
et  hospitaliers.  Avec  toutes  ces  qualités  mo- 
rales, on  n'a  pu  faire  naître  dans  leur  âme 
des  senliments  religieux,  ni  leur  faire  adopter 
le  culte  des  chrétiens.  Ce  n'est  pas  qu'ils 
manquent  d'intelligence  et  de  raisonnement 
par  rapport  aux  objets  dont  la  nation  s'occupe 
babituellemenl  ;  mais  ils  sont  incapables 
de  nouvelles  idées  :  ils  écoulent  sans  rien 
comprendre  ;  soit  défaut  d'inlelligence,  soit 
paresse,  ils  se  monti-ent  toujours  ignorants  ; 
ils    reviennent    toujours    h  leurs  habitudes 

malgré  toutes  leurs  promesses 

Les  premiers  Français  (]ui  s'établirent  dans 
la  Louisiane,  furent  étonnés  de  la  conduite, 
des  senliments,  et  de  l'union  de  ces  sauva- 
ges entre  eux.  Tout  était  conmiun  ;  le  produit 
de  la  chasse  el  de  la  pêche  se  partageait  ; 
les  fruits  des  arbres,  des  forêts  leur  appar- 
tenaient également  ;  ils  n'avaient  ainsi  jamais 
de  disputes  entre  eux  pour  les  droits  de  la 
propriété,  et  ils  vivaient  à  cet  égard  comme 
ime  famille  bien  unie  :  c'est  ainsi  qu'ils  se 
[ircsenlôreul   aux  Européens  :   mais  on  sut 


la  générosité  et  l'ignorance    rapprochent  de     bientôt  que  si  quelque  autre  nation  venait  les 


troubler  dans  la  jouissance  de  ces  biens 
(ju'ils  s'étaient  appropriés  ;  que  si  l'on  venait 
chasser  dans  les  forêts  dont  ils  se  regardaient 
comme  propriétaires;  s'ils  étaient  instruits, 
si  même  ils  soupçonnaient  cpic  l'on  eilt  des- 
sein d'entreprendre  sur  leurs  propriétés  ou 
sur  leur  vie,  c'est  alors  que  leur  inclinali 
dont  ils  ne  se  forment  une  idée  que  d'après  naturelle  pour  la  vengeance  devenait  une  pas 
la  puissance  et  le  crédit  qu'ils  attribuent  aux     sion   ardenle  qui    les    dévorait     Jusqu'à  c 


l'état  primitif,  que  l'on  en  trouve  des  vesti 
ges  très-sensibles  dans  plusieurs  habitants  de 
la  camj)agne,  ceux  surtout  qui  s'occupent  de 
l'éducation  du  bétail,  dans  les  pays  couverts 
de  forêts  éloignées  des  villes.  Sans  la  police 
générale  à  lai:iuelle  ils  sont  soumis,  les  impôts 
qui  les  forcent  à  reconnaître  un    souverain 


on 


individus  qui  exercent  parmi  eux  des  fonc- 
tions publiques,  ou  se  font  remarquer  par 
leur  richesse  ou  leur  industrie  :  sans  l'usage 
où  ils  sont  de  se  rassembler  à  des  jours  mar- 
qués pour  l'exercice  d'un  culte  quelconque, 
la  terreur  que  les  ministres  de  la  religion 


jusqu  à  ce 


qu'elle  se  fût  assouvie  dans  le  sang  de  ceux 
qu'ils  croyaient  avoir  à  redouter.  C'est  ainsi 
(ju'ils  attaquèrent ,  à  différentes  fois ,  les 
Français  par  surprise,  qu'ils  en  massacrèrent 
plusieurs,  et  que,  consultant  moins  leurs 
forces  que  leur  fureur,  ils  ne  quittèrent  point 


lâchent  d'inspirer  à  ceux  qui  jie  les  remplis-  leprojetqu'ilsavaient  formé.deles|poignarder, 

sent  pas,  ou  qui  violent  les  droits  de  la  socié-  môme  au  risque  d'être  eux-mêmes  détruits, 

té  :  sans  ces  idées  religieuses  qui  prennent  Telles  sont  toutes  ces  peuplades  sauvages  : 

un  si  grand  ascendant  sur  les  esprits,  qu'elles  ou  elles  s'anéantissent  les  unes  les  autres  par 

seules    peuvent   adoucir   les   caractères  les  leurs  guerres  continuelles,  ou  elles  succom- 


plus  farouches  et  les  plus  emportés  ;  on  les 
verrait,  pour  la  plus  grande  partie,  montrer 
les  mêmtis  dispositions  que  les  sauvages  dont 
nous  nous  occupons  :  il  faut  avoir  observé  les 
bonnes  gens  des  campagnes,  avoir  pénétré 
dans  leurs  pensées,  pour  se  former  une  idée 
juste  de  leur  moralité. 

Te^  est  l'effet  général  des  vrais  principes  de 
la  civilisation  ;  une  fois  établis,  ils  deviennent 
la  règle  commune  des  actions  et  des  sen- 
timents de  ceux  mômes  qui  s'y  soumettent  sans 


bent  sous  les  efforts  des  nations  policées  qui 
s'établissent  dans  les  terres  voisines  de  leurs 
habitations.  En  vain  on  fait  des  traités  avec 
elles,  et  l'on  croit  dormir  en  paix  à  la  faveur 
de  ces  traités  ;  un  chef  mécontent  assemble 
les  principaux  de  sa  nation,  court  chez  les 
voisines,  les  endamrae  du  désir  de  la  ven- 
geance; tous  ensemble  ils  lèvent  la  hache  et 
se  préparent  à  quelque  expéditioij  secrète  qui 
don  s'exécuter  dans  les  ténèbres  de  la  nuit  ; 
n'en   restât-il   que  cinquante,  ils  conserve- 


1055 


SAU 


DICTTONNATRE  DE  PHILOSOPHIE. 


SAU 


I05r> 


raient  encore  la  môme  ardeur  pour  se  ven- 
y;er;  parce  (]u'il  leui'sudil d'avoir  surpris  pen- 
dant l'obscurité  ([uelques  colons  écartés,  de 
les  avoir  massacrés  avec  leurs  familles,  de  s'é- 
chapper par  une  prompte  fuite,  pour  être  sa- 
tisfaits et  se  regarder  connue  fort  au-dessus 
des  Européens.  Tel  est  l'orgueil  de  l'homme 
sauvage  et  barbare  :  aussi  pou  réiléchi  qu'un 
enfant,  il  se  livr<3  à  toute  l'impétuosité  de 
ses  passions  sans  en  prévoir  les  funestes  con- 
sé(jueiices.' 

Qu'il  est  donc  absurde  de  chercher  parmi 
ces  nations  grossières  des  héros,  des  hommes 
vertueux,  dignes  d'être  proposés  pour  mo- 
dèle de  perfection  ;  tandis  que,  bien  exami- 
nées, elles  ne  présentent  que  des  êtres  d'une 
stupidité  tranfjuilîe,  emportés  et  furieux! 
l'occasion  seule  décide  de  l'alternative.  Leur 
ignorance,  la  grossi.'^reté  de  leurs  usages 
avaient  donné  lesjiréventions  les  plus  favora- 
bles sur  la  simplicité  de  leur  cœur  et  la  fran- 
chise de  leur  caractère.  Tout  avait  paru  éton- 
nant dans  les  mœurs  de  ces  hommes  nou- 
veaux; les  relations  des  voyageurs  intéres- 
saient, et  c'est  d'après  leur  récit  qu'un  hom- 
me singulier  (J.-J.  Rousseau)  a  fait  servir  le 
génie  de  l'éloquence  à  représenter  la  manière 
de  vivre  du  sauvage  comme  seule  digne 
de  l'homme  raisonnable  et  vertueux. 

Rien  n'apprend  mieux  combien  le  sauvage 
est  au-dessous  de  l'homme  civilisé  que 
les  soins  inutiles  que  les  Anglais  se  sont  don- 
nés pour  adoucir  les  raœ'urs  des  peuplades 
voisines  de  leurs  établissements,  et  les  réunir 
s'il  était  possible  à  leur  société.  On  a  re- 
connu que  la  crainte  de  la  supériorité  des 
Européens  les  rendait  souples  en  apiiarence, 
lors(iu'ils  espéraient  trouver  des  moyens  fa- 
ciles de  se  venger  :  mais  alors  ils  n'étaient 
que  fourbes  :  une  fois  irrités,  ce  sont  des 
ennemis  irréconciliables  contre  lesquels  il 
faut  toujours  être  en  garde  :  ils  se  sont  mon- 
trés les  mêmes  dans  tous  les  climats,  dans 
les  îles  délicieuses  de  la  mer  du  Sud,  ainsi 
({u'à  la  terre  de  Feu  et  aux  extrémités  les 
])lus  reculées  du  nouveau  continent 

Ces  opinions,  ces  coutumes  singulières  et 
bizarres  qui  mettent  tant  de  variétés  dans 
l'existence  morale  de  ces  peuplades,  prou- 
vent qu'elles  se  sont  formées  par  autant  de 
familles  séparées  qui  ont  adopté  des  préjugés 
qu'elles  ont  conservés  avec  soin  et  qui  sont 
devenus  la  règle  de  leur  conduite.  Et  c'est 
moins  la  raison  naturelle  de  l'homme  qui  les 
a  fait  naître,  que  le  désir  de  se  distinguer  des 
autres.  La  vanité,  l'apanage  ordinaire  de 
l'ignorance,  a  d'abord  obscurci  la  raison  du 
sauvage,  et  l'a  ensuite  corrompu.  Si  les  uns 
en  ont  plus  abusé  que  les  autres,  et  ont 
adopté  des  usages  plus  opposés  au  bien  gé- 
néral de  l'humanité,  on  peut  en  attribuer  les 
causes  à  la  position  où  ils  se  sont  trouvés 
sur  le  globe,  au  plus  ou  moins  de  facilité  de 
subvenir  aux  besoins  de  première  nécessité. 

Mais  par  quels  moyens  se  sont  conservés 
les  préjugés,  les  opinions  nationalesl  par  la 


tradition,  l'impression  que  font  sur  l'esprit 
des  enfants  l'autorité  des  pères,  les  principes 
d'une  éducation  superstitieuse,  l'habitude  et 
surtout  le  pouvoir  de  l'exemple.  Ces  princi- 
pes une  fois  gravés  dans  le  cœur  ne  peuvent 
être  effacés.  C'est  par  le  même  canal  que  se 
transmettent  également  les  vérités  et  les  er- 
reurs, et  qu'elles  deviennent  règles  de  con- 
duite. Nos  .sauvages  ignorants  et  crédules,  et 
tous  assez  vains,  jugent  moins  des  choses  par 
l'impression  qu'elles  font  sur  leur  esprit,  que 
par  celle  qu'elles  font  sur  l'esprit  des  autres, 
ils  sont  témoins  de  l'avide  attention  que  l'on 
accorde  aux  récits  de  leurs  anciens  ;  de  la 
considération  dont  ils  jouissent;  et  ils  aspi- 
rent à  devenir  h  leur  towr,  sinon  les  maîtres 
et  les  chefs,  du  moins  les  instituteurs  de  leurs 
semblables.  Si,  dans  toutes  les  sociétés  les 
mieux  civilisées,  la  manière,  le  ton  dont  on 
parle  des  différents  o'ojetsqui  en  intéressent 
les  membres,  ajoutent  tant  à  ce  qu'ils  ont  de 
réel,  combien  cet  effet  doit-il  être  plus  fort, 
plus  constant  sur  des  nations  ignorantes, 
grossiè.'-es,  paresseuses,  aussi  boi'nées  dans 
leurs  idées  que  leurs  conceptions  sont 
étroites!  Il  ne  faut  donc  pas  être  surpris 
qu'ils  défendent  leurs  préjugés  au  péril  même 
de  leur  vie,  et  que  la  différence  qui  s'y 
trouve  de  nation  à  nation  établisse  d'ordi- 
naire parmi  elles  des  aversions  insurmonta- 
bles et  des  sources  de  guerres  qui  ne  se  ter- 
minent que  par  la  destruction  des  unes  ou 
des  autres,  ou  qui  en  occasionnent  la  dis- 
per5ion,de  manière  que  quand  elles  ne  sont 
pas  totalement  anéanties,  elles  sont  forcées 
de  chercher  des  établissements  plus  tranquil- 
les dans  des  régions  désertes,  oii  elles  de- 
viennent la  tige  d'une  nouvelle  nation,  que 
la  nécessité  des.  circonstances  contraint  sou- 
vent d'adopter  d'autres  usages.... 

L'homme  civilisé  capable  de  réfléchir  et 
d'observer  ne  peut  voir  sans  étonnement 
cette  multitude  de  i^etits  peu])les  répandus 
dans  toutes  les  parties  de  la  terre,  que  l'on 
regarde  comme  sauvages  parce  qu'ils  existent 
encore  tels  que  leurs  premiers  ancêtres  sont 
sortis  des  mains  de  la  nature  (287j,  ou  lels 
qu'ils  y  sont  retombés  après  avoir  éprouvé 
quelques-unes  de  ces  grandes  révolutions 
qui  entraînent  à  leur  suite  un  désordre,  une 
confusion  qui  ne  laissent  d'autres  ressources 
à  ceux  qui  y  échappent,  que  celles  que  la 
nature  offre  au  reste  des  animaux;  cette 
manière  de  vivre  que  la  nécessité  les  force 
d'adopter,  et  à  laquelle  ils  s'habituent,  à 
mesure  que  les  qualités  distinctives  de  l'hom- 
me s'altèrent  en  eux. 

Etant  bientôt  arrivés  aux  moyens  de  satis- 
faire les  besoins  de  nécessité  première,  très- 
peu  sont  allés  plus  loin:  [iresque  tous  ceux 
que  l'on  connaît  n'éfjrouvenl  de  sensation^ 
vives  que  de  la  ]iart  des  objets  qui  ont  un 
rapport  immédiat  avec  ces  besoins  ;  les  goûts, 
les  passions  qu'ils  font  naître,  tout  ce  qui  n'y 
a  point  de  rapport  n'est  ni  vu  ni  senti,  il  n'iai 


(i87)  Ou  rcconiiaîi   ici  sur  notre   auiciir  riiiflucace   des  llicorics  du  xvni*  siècle  sur  roriginc   de 
la  société. 


105-; 


SAU 


rSYCIlULOGlE. 


ivste  aucun  vestige  dans  leur  imagination  ou 
leur  souvenir. 

Réunis  par  le  liasard,  ils  jouissent  enconi- 
num  des  liiens  que  leur  ollVe  la  nature  ;  ils 
n'iuîaginent  pas  que  leur  industrie  puisse  en 
augmenter  la  fécondité  ;  ils  s'en  tiennent  aux 
rapports  les  plus  simples  que  les  etVets  de  la 
nature  ont  ûvec  leur  manière  d'exister.  Us 
les  ont  vus  connue  ils  se  présentaient  à  eus 
sans  remonter  à  leurs  causes,  llien  de  ce  qui 
les  environne  ne  les  sur[)rend,  rien  ne  [leut 
l\'S  porter  à  réfléchir,  Us  paraissent  incapa- 
]t\e^  de  s'occuper  des  relations  (jui  peuvent 
exister  entre  eux  et  leurs  semblables,  la  nature 
et  ses  productions,  leur  intérêt  particulier  et 
rintéi'èt  général. 

Environnés  de  la  repj'oducliou  des  êtres  et 
des  merveilles  de  la  nature,  qui,  dans  ces  heu- 
reux climals,  «;c  présentent  sans  cesse  avec 
toute  leur  magnilicence,  ils  les  voient  indif- 
féremment, parce  qu'elles  paraissent  toujours 
avL'c  la  même  régularité.  Leurs  yeux  y  sont 
accoutumés,  leur  entendement  s'en  occupe 
l)eu.  Ce  qu'ils  voient  existait  sans  doute  avant 
eux  ;  ils  ne  doutent  pas  qu'il  n'existe  de 
même  après:  la  joui.^sance  du  moment  est 
tout  ce  qui  les  intéresse  et  les  occupe.  Le 
sauvage  est  un  être  qui  demeure  dans  une 
enfance  perpétuelle,  et  (jui  n'en  sorlihiitpas 
si  on  n'excitait  en  lui  des  devoirs  qui  con- 
tribuent à  l'en  tirer.  Que  penser  de  l'espèce 
de  société'que  quelques-uns  paraissent  for- 
mer entre  eux,  puisqu'elle  ne  les  conduit  à 
aucune  découverte,  à  aucune  enlre})ri.':e  ca- 
j)able  d'améliorer  leur  sort?  Uéunis  en  ap|)a- 
rence,  ils  sont  isolés  dans  le  fait:  dès  qu'ils 
ont  de  quoi  satisfaire  les  premiers  besoins 
ils  ne  cherchent  rien,  ils  ne  désirent  riiMi  ; 
mais  si,  lorsque  la  faim  les  presse  ou  si  quel- 
que danger  les  menace,  ils  ont  le  bcjfiheur 
de  se  soustraire  à  leur  funeste  inlluence,  ils 
ne  songent  plus  à  l'avenir,  et  on  ne  les  voit 
rien  imaginer,  rien  prévoit,  lien  opposer 
aux  calamités  futures. 

Si  le  sauvage  regarde  en  arrière,  pour  con- 
sidérer son  origine,  ce  qui  est  fort  rare,  il 
s'en  tient  à  quelques  traditions  absurdes  qui 
lui  ont  été  transmises  par  ses  ancêtres. 

Le  guerrier  le  plus  fameux,  ou  leclief  le  plus 
accrédité,  s'est-il  jamais  occupé  de  l'in- 
tluence  que  ses  actions  auraient  sur  la  pos- 
térité, et  le  jugement  que  ses  nationaux 
porteraient  de  lui  lorsqu'd  n'existerait  [)lus? 
I!  est  incapable  de  porter  ses  vues  aussi  loin  : 
il  marche  et  combat  pour  vaincre  et  se  ven- 
ger; mais  il  paraît  indillérent  sur  le  succès 
de  son  entreprise;  il  n'est  jamais  troublé  par 
la  crainte  d'une  défaite,  et  de  la  mort  cruelle 
qui  la  suit:  blessé,  il  tombe  sans  se  plain- 
dre ;  captif,  il  contemple  son  ennemi  d'un 
air  eflaré  ;  sur  le  lit  de  douleur,  au  moment 
de  son  supplice  il  paraît  inditterent.  S'il  est 
vengé,  il  célèbre  alors  uiême  par  des  chants 
l'acte  heureux  de  la  vengeance;  s'il  ne  lest 
pas,  il  espère  que  ses  compatriotes  vengeront 
sa  mort  ;  cette  idée  !ut  sullit,  il  meurt  con- 
tent et  satisfait- 

Tel  est  en  général  l'homme  de  la  nature, 
môme  réuni  à  ses   semblables,  et  formant 


SAU  1058 

nelite  société.  Tels  sont  les 


avec  eux  une 
naturels  de  la  Nouvelle-Zélande,  des  îles  qui 
les  avoisinent,  de  ces  ditférentes  peuplades 
assez  nombreuses  (]ui  habitent  les  îles  orien- 
tales de  la  mer  du  Sud  :  on  reconnaît  en  eux 
les  mœurs  et  les  habitudes  de  tous  les  hom- 
mes de  la  nature  à  la  naissance  des  sociétés. 
La   plupart   de  ces  grandes  îles  doivent 
être  habitées  depuis  longtemj)S.  Sous  un  cli- 
mat heureux,  sur  un  sol  fécond,  n'ayant  rien 
à  redouter  des  ravages,  des  inondations  et  de 
la  fureur  des  volcans,  dans  une  température 
qui  répond  h  celle  des  régions  de  l'Asie  les 
l)lus  anciennement  peuplées  et  les  plus  fer- 
tiles ,  on  est  étonné  de  trouver  des  honuîies 
qui  aient  fait  aussi   peu  d'elforts  pour  s'ins- 
truire,  [)Our  répondre  aux  invitations  de  la 
nature  la  plus  riche,  multiplier  ses  produc- 
tions spontanées  et  les  perfectionner.  Ils  sont 
encore  pour  la  plupart  dans  l'état  de  confu- 
sion o\ï  dut  les    jeter  la  grande  révolution 
qui  les  a  séparés  du  continent.  S'ils  avaient 
alors  quelques  germes  de  connaissance  ou 
d'industrie,  ils  ont  été  tellement    négligés, 
dans  les  premiers  temps  qui  oi)t  suivi  cette 
révolution,  (ju'ils  en  ont  perdu  tout  souvenir, 
tout  usage.  Us  se  sont  contentés  du  néces- 
saire le  plus  indispensable,  tel  que   le  pré- 
sentait un   sol  (|ui  avait   cons(M'vé   toute  sa 
fertilité  première.   Une   température  douce 
et  constamment  égale,  un  ciel  ])resi|ue  tou- 
jours serein,    nexigeaient  ni  vêtements    ni 
habitations.  Le  premier  arbre  mettait  à  l'abri 
de   l'ardeur    du   soleil  ;   quelques    branches 
entrelacées  garantissaient   de  l'incommodité 
de  la  pluie  ou  de  l'impétuosité  des  vents.  La 
j)luparl  di^.  ces  peu|iles  ont  conservé  ces  habi- 
tudes qui  n'exigent  ni  soins  ni  travaux.  La 
perfection   de  l'industrie  fut  })our    eux  de 
construire  des  pirogues   et  quelques  instru- 
ments qui  leur  procuraient  plus  aisément  les 
subsistances  que  la  mer  renferme  dans  ses 
eaux.  Il  leur  aurait  été  facile  de  multiplier  les 
volailles  et  les  cochons,  qui  se  font  à  tous  les 
cliinats,    et  qu'il  est  si  aisé  de  nourrir.  Les 
familles  privilégiées  ont  eu  seules  l'avantage 
den  concevoir  l'idée  :    le  gros  de  la  nation 
laisse  en  friche  quantité  de  terrains  ([ui  n'at- 
tendent (jue  la  main  de  l'homme  cl  son  plus 
léger  travail  pour  donner    en    plus   grande 
abondance  d'excellents  fruits,  des  racines  suc- 
culentes. Les  oiseaux  et  les  quadrupèdes  qui 
seraient  pour  lui  une  source  de  jouissances 
et  de  richesses,  languissent  dans  les  hameaux 
ou  vivent  comme  les  lauves  errants  et  délais- 
sés.   Tant  il  est  vrai   que  moins  l'homme 
entreprend,  moins  il  fait  et  moins  il  jouit... 
Telle  est  la  foi-ce  de  l'habitude  chez  f)resque 
tous  les   peuples  nouvellement   découverts 
entre  les  tropiques.  Aucun  d'eux  n'est  par- 
venu à  quelque  art,  à  quelque  police  remar- 
quable :    ils    ont  toujours    été    guidés    par 
l'mstincl   de  la  nature  et  par  la  coutume. 
Celte  siQi[)licité  d'existence  sociale  les  a  fait 
regarder  avec  quelque  raison  par  les  Euro- 
péens comme  de  vrais  sauvages  ;  et  comment 
auiaienl-ils  pu  songer  à  améUorer  leur  exis- 
tence, à  des  lois  sociales,  à  la  perfection  des 
arts?  Us  ont  rarement  senti  l'aiguillon  des 


1059 


SAU 


DICTIONNAIRE  DE  niILOSOPIIIE. 


SAU 


lOGO 


besoins  ou  de  la  nécessité  ;  ils  n'ont  niômo 
ni  biens  ni  possessions  parliculières;  la  terre 
qu'ils  habitent  est  h  tous,  et  les  bienfaits  de 
la  nature  sont  à  leurs  yeux  la  propriété  com- 
mune. Là  où  les  biens  sont  en  commun,  il  est 
peu  nécessaire  de  recourir  à  la  force  des  lois, 
a  la  vigilance  d'une  police,  à  l'intelligence 
des  chefs,  au  conseil  des  vieillards. 

Si  l'on  considère  encore  à  présent  les  na- 
turels de  la  plupart  de  ces  îles,  ils  sont  pres- 
çiue  tous  plongés  dans  les  ténèbres  d'une 
ignorance  si  profonde  qu'ils  semblent  exclus 
de  la  jouissance  des  prérogatives  qui  élèvent 
l'homme  au-dessus  du  reste  des  animaux. 
Dans  les  lies  de  la  Société  et  celles  qui  les 
avoisinent,  situées  sous  le  môme  climat,  les 
naturels,  avec  une  apparence  de  civilisation 
et  quelques  dislinelioiis  de  rangs,  sont  telle- 
ment livrés  à  l'instinct  brutal  qui  les  porte  à 
satisfaire  leurs  appétits,  que  les  chefs  même 
de  la  nation  ne  semblent  élevés  au-dessus 
des  autres  que  pour  s'y  livrer  avec  moins  de 
retenue. 

Chez  d'autres  insulaires,  la  grossièreté, 
suite  de  l'ignorance  et  de  l'oubli  des  devoirs, 
a  relâché  parmi  eux  tous  les  liens  de  la 
.vociété  ;  les  mœurs  sont  dégénérées  en  habi- 
tudes qui  leur  ins[)irent  la  défiance  des  uns 
des  autres,  les  retiennent  dans  cet  étal  habi- 
tuel de  guerres  barbares,  ou  plutôt  de  féro- 
cité réciproque  qui  ne  s'assouvit  que  dans  le 
saag  et  en  dévorant  les  membres  palpitants 
de  leurs  semblables,  qu'ils  regardent  comme 
leurs  enneiuis.  Cette  fureur  d'une  peuplade 
contre  une  autre  se  perpétue  de  race  en 
race  ;  et  les  naturels  d'une  île  qui  se  sont 
une  fois  armés  contre  une  autre,  de  temps  en 
temps  renouvellent  leurs  expéditions  meur- 
trières, les  vaincus  pour  se  venger,  les  vain- 
queurs par  ostentation,  et  pour  faire  preuve 
de  bravoure  ou  d'une  assurance,  l'annonce 
ordinaire  de  la  victoire. 

Car  ce  n'est  pas  pour  conquérir  que  ces 
sauvages  se  font  la  guerre,  les  vainqueurs  et 
les  vaincus  se  retirent  également  chez  eux 
après  le  combat  :  tout  l'avantage  est  de  rap- 
porter le  corps  des  chefs  vaincus,  et  d'en 
faire  un  horrible  festin,  ainsi  que  nous  le 
dirons  ailleurs,  en  parlant  de  l'état  habituel 
de  guerre  de  ces  nations  que  ces  actes  hor- 
ribles doivent  nous  faire  regarder  comme 
barbares. 

Tels  sont  les  hommes  dans  l'état  de  nature, 
sans  principes  d'éducation  ou  de  morale,  la 
plupart  réduits  à  une  vie  solitaire  et  sauvage, 
uniquement  occupés  à  satisfaire  ce  qu'exige 
d'eux  l'instiact  de  leur  conservation  et  de 
leur  reproduction;  ils  n'otlrent,  au  lieu  de 
ces  qualités  distinclives  et  sociales  attachées 
h  la  nature  cultivée,  que  des  êtres  au-des- 
sous même  des  bêles  fauves  qu'ils  poursui- 
vent; fidèles  aux  lois  inspirées  par  la  nature, 
tandis  que  l'homme  social  les  foule  tous  les 
jours  aux  pieds,  et  méprise  ses  saintes  lois. 

Qu'elle  est  belle  la  nature  cultivée  !  Mais  peut- 
on  lui  opposer  la  nature  agreste,  même  dans 
les  îles  de  la  mer  du  Sud,  malgré  les  beaux 
sites,  les  arbustes  multipliés,  les  forêts,  les 
t>lazites  variées,  doux  objets  de  l'enchante- 


ment du  navigateur  fatigué,  dans  ces  contrées 
nouvelles  où  il  croit  trouver  une  nouvelle  vie 
et  le  soulagement  de  ses  maux  ?  Ces  pays 
sauvages  ne  doivent-ils  pas  le  céder  encore 
à  la  beauté,  la  fertilité,  les  ornements,  la  va- 
riété et  l'utilité  de  ceux  dont  la  culture  est 
due  aux  bras  de  Ihomme  industrieux  et  ci- 
vilisé? L'état  de  ces  terres  naturellement  si 
fécondes  et  le  peu  d'avantage  qu'en  retirent 
les  naturels,  annoncent  leur  paresse  et  leur 
peu  d'énergie.  A  peine  s'aperçoit-on  que 
leurs  mains  aient  fait  quelque  impression  sur 
des  sols  si  fertiles  :  ils  jouissent  sans  édifier; 
ils  détruisent  sans  renouveler  ;  ils  rendraient 
stérile,  s'il  était  possible,  la  terre  qui  les 
nourrit,  sans  prendre  la  moindre  peine  pour 
en  conserver  les  richesses  ou  les  multiplier. 
Ils  semblent  même  avoir  une  sorte  d'aversion 
pour  toute  espèce  d'industrie  :  on  en  peut 
juger  par  l'aveugle  brutalité  avec  laquelle  ils 
se  sont  plu  à  culbuter,  à  détruire  les  jardins 
que  les  Anglais  avaient  formés  dans  les  dif- 
férentes stations  qu'ils  ont  faites  sur  ces  îles, 
où  ils  avaient  semé  de  bonnes  graines  qui 
auraient  merveilleusement  profité  et  auraient 
augmenté  leurs  jouissances.  Ils  ont  détruit 
par  une  méchanceté  marquée  une  habita- 
tion que  l'on  avait  construite  à  l'un  d'eux,  à 
cet  Omai  qui  avait  fait  le  voyage  des  îles  de 
la  Société  en  Angleterre,  et  que  le  capitaine 
Cook  avait  ramené  dans  sa  patrie.  Est-ce 
jalousie,  est-ce  antipathie  pour  les  usages  de 
l'Europe  qui  les  a  portés  à  ces  excès?  Ne 
pourrait-on  pas  plutôt  présumer  que  c'est  la 
slupide  méchanceté  de  l'homme  sauvage,  tou- 
jours enfant,  qui  ne  se  plaît  qu'à  détruire  ? 
11  est  vrai  que  cette  manière  de  vivre  qui 
nous  paraît  si  méprisable  tient  beaucoup  à 
la  douce  température  du  climat  dans  ces 
îles.  Toujours  dans  finaction,  s'ils  abandon- 
nent cet  état,  c'est  pour  combattre  leurs  en- 
nemis ,  c'est  pour  chercher  la  vengeance 
avec  une  fureur  aveugle,  avec  une  confiance 
inconcevable,  comme  s'ils  étaient  assurés  de 
la  victoire  :  ils  ne  sont  occupés  que  de  la 
cruelle  satisfaction  de  détruire  leurs  ennemis. 
Mais  dès  que  leur  vengeance  est  assouvie, 
ils  retournent  à  leur  inaction  ordinaire  ;  et 
ces  guerriers  si  féroces  viennent  jouir,  dans 
une  indolence  dont  il  est  diilicile  de  se  faire 
une  idée,  des  avantages  de  leur  état,  qui 
consistent  à  satisfaire  leurs  appétits  brutaux, 
sans  imaginer  une  manière  plus  convenable 
à  la  destination  de  l'homme.  On  a  vu  parmi 
les  chefs  de  la  nation,  certains  individus  pas- 
ser les  jours  nonchalamment  couchés  sur 
une  natte  dans  leurs  cabanes,  livrés  aux  soins 
de  quelques  domestiques  qui  leur  remplis- 
saient sans  cesse  la  bouche  des  meilleurs  ali- 
ments du  pays;  car  ils  dédaignaient  même  de 
faire  usage  de  leurs  mains  ;  ils  ne  prenaienl 
aucun  autre  exercice,  et  bientôt  leur  embon- 
point devenait  si  considérable,  qu'il  ne  leur 
était  pas  possible  de  se  remuer  et  de  se  sou- 
tenir sur  leurs  jambes  :  on  a  prétendu  que 
c'est  à  cette  pratique,  dictée  par  la  noncha- 
lance et  la  paresse,  qu'ils  doivent  cette  taille 
énorme,  prérogative  qui  les  distingue  parmi 
leurs  égaux  et  parmi  leurs  sujets 


lOGl 


SAU 


PSYCHOLOGIE. 


SAU 


10C2 


Supposons  qu'à  force  de  soins  et  d'atten-  sent  le  ramener  à  l'instruclion  qu'on  lui  pi  é- 
tions  on  parvienne  à  répandre  quelque  lu-  sente,  ce  n'est  que  pour  le  moment;  rendu 
raière,  quelque  ordre  sur  les  notions  obscures     à  lui-môme,  ses  préjugés  reprerment  tout  leur 


et  confuses  que  les  sauvages  ont  des  choses, 
chacun  dans  les  climats  qu'ils  habitent ,  et 
sans  trop  les  écarter  d'abord  du  genre  de  vie 
qu'ils  ont  adopté,  ne  sera-t-on  pas  sans  cesse 
arrêté  par  des  idées  chimériques,  des  préju- 
gés souvent  monstrueux,  quoique  nationaux, 
dont  l'origine  ne  sera  pas  môme  connue  ni 
soupçonnée  de  ceux  qui  les  ont  reçus  ? 


empire.  Si  quelque  nouveau  phénomène  de 
la  nature  intrigue  son  esprit  l)orné  et  pré- 
somptueux, les  idées  obscures  de  magie,  de 
sortilège,  de  forces  surnaturelles,  de  préjugés 
sinisiros  se  réveillent  et  l'enlrainent  malgré 
lui  ;  tels  furent  et  seront  toujours  les  etfets 
de  l'ignorance  et  du  préjugé  chez  les  peuples 
même  civilisés.  ]l  v  a  moins  de  deux  siècles 


S'il  est  diflicile  et  comme   impossible  de  que  les  aurores  boréales  étaient  pour  le  peu- 

concevoir  et  de  suivre  dans  l'humme  civilisé  pie  de  l'Euiope  un  sujet  de  terreur  générale, 

la  succession  momentanée,  rapide  et  insen-  Une  multitude  d'exemples  (jui  se  lenou- 

sibledes  idées  mal  conçues  et  mal  combinées  velleront  encore  dans  la  suite  de  cette  histoire, 

auxquelles  il  se  laisse  aller,  comment  y  réus-  ne  nous  permettent  plus  de  douter  que  les 

sira-t-on  dans  l'homme  de  la   nature?  Les  préjugés  locaux,  les  notions  vulgaires  géné- 

sauvages  ont  quelques  notions  obscures  que  ralement  admises  et  fortement  enracuiées, 

]a  maturité  de  l'âge  et  le  concours  des  événe-  ne  roidissent  l'entendement  du  sauvage  au 

ments  éclaircissent  peu.  Si  l'on  parvient  à  point  de  le  rendre  tout  à  fait  inhabile  à  goûter 

dissiper  en  partie  les  nuages  dont  leur  ima-  une  façon  de  penser  différente  de  la  sienne, 

gination  est  otlusquée,  il  y  reste  tant  d'ombres,  Cependant  ces  en  eurs  ne  conservent  pas  la 

tant  d'incertitudes  et  de  faux  préjugés,  que  même  forme  ;   elles  sont  sujettes  à  mille  va- 

Von  perd  presque  toujours  sa  peine  h  les  ins-  nations  relatives  au  sol,  h  la  manière  de  vivre, 

Iruire.  En  vain  on  a  voulu  régler  l'imagina-  à  la  températuie  du  climat,  aux  mœurs  so- 

tion   des  Hurons  et  des  Iroquois  ,  nations  ciales  et  aux  dispositions  de  l'esprit  di- chaque 

autrefois  nombreuses  de  l'Amérique  septen-  peuplade  ;  elles  leur  donnent  des  impulsions 

trionale;  ils  ont  toujours  confondu  les  idées  dillérentes  qui  font  qu'elles  se  ressemblent 

religieuses  qu'on  tAchait  de  leur  donner  avec     peu 

.eurs  notions  originelles.  Comme  c'est  de  la  différence  des  lempéra- 

«  Les  Espagnols  entretiennent  à  Monterey,  tures  que  dépend  la  })lus  ou  moins  grande 

dans  la  partie  septentrionale  de  la  Californie,  énergie  de  la  nature,  l'accroissement,  le  dé- 


ucc  petite  garnison  qui  n  a  pour  ODjet  prin 
cipal  que  de  protéger  les  missionnaires  ré- 
pandus le  long  de  cette  côte,  qui  font  tous 
leurs  efforts  pour  convertir  et  civiliser  les 
Ifidiens  de  ce  pays.  Les  naturels  dispersés 
dans  les  campagnes  des  environs  ,  paraissent 
doux  et  tianquilles  ;  mais  le  village  qui  est 
autour  de  la  maison  de  la  Mission  n'est  habité 
que  par  un  tas  de  paresseux  qui  viennent  se 
laire  baptiser  pour  avoir  de  quoi  manger. 
Ils  vivent  misérablement  dans  la  paresse  la 
plus  profonde,  mais  ils  font  la  prière  le  ma- 
lin et  le  soir.  Les  sauvages  qui  habitent  plus 
souvent  dans  les  terres  sont  méchants,  assez 
braves  et  même  aguerris  ;  il  n'y  a  que  cinq 
ou  six  ans  (ju^ils  tuèrent  quatre-vingts  Es- 
pagnols, tirent  quarante  prisonniers  ,  qu'ils 
mangèrent,  ainsi  que  le  missionnaire  qui  était 
de  l'-ïpédition  (288).  » 


veloppement ,  la  production  même  de  tous 
les  êtres  organisés,  ne  sont  que  des  effets 
particuliers  de  cette  cause  générale.  Si  la  for- 
mation et  la  disposition  des  organes  exté- 
rieurs et  des  forces  gissantes  intérieures 
n'étaient  pas  adaptées  particulièrement  à 
chaque  espèce  d'animaux,  quelque  |)énétrant 
(jue  fût  leur  entendement,  quelque  industrieux 
que  fussent  leurs  ell'orts,  jamais  ils  ne  par- 
viendraient ni  à  s'entretenir,  ni  à  se  conser- 
ver. Tout  ce  qui  concerne  le  mécanisme, 
jusqu'à  la  moindre  partie ,  doit  être  formé 
scion  la  température  de  l'air  de  tel  ou  tel 
climat,  d'après  les  aliments  dont  on  se  nourrit, 
et  combiné  en  même  temps  avec  l'instinct 
industrieux  qui  porte  chaque  espèce  animale 
à  satisfaire  ses  besoins. 

Mais  comme  il  y  a  une  distance  infinie  en- 
tre les  facultés  de' l'homme  et  celles  de  l'ani- 


Telle  est  presque  toujours  la  conduite  du  mal  le  i)lus  parfait,  entre  la  puissance  intel- 

sauvage  dénaturé,  qui,  craignant  que  les  Es-  lectuelle  et  la  force   mécanique,   entre  les 

pagnols  ne  lui  ravissent  enfin  son  indépen-  desseins  de  la   raison  et  de  l'ordre,  et  une 

dance  et  sa  liberté,  et  ne  s'emparent  dune  impulsion  aveugle  ;  l'homme,  en  modifiant  la 

contrée  dont  il  se  croit  seul  le  maître  et  le  cause  générale,  peut  en  même  temps  détruire 

propriétaire,  n'échappe  pas  l'occasion  de  s'en  ou  rendre  de  nul  effet  ce  qui  lui  nuit,  et  faire 

défaire  par  les  moyens  les  plus  cruels  et  au  éclore  ce  qui  lui  convient.  Mais  il  n'a  pu  y 

péril  de  sa  propre  vie.  parvenir  que  d'après  une  longue  suite  d'ob- 

Les  notions  les  plus  lumineuses  sont  tou-  servations  qui  n'ont  pu  avoir  lieu  qu'à  me- 

jours  sans  effet  pour  le  sauvage,  parce  qu'il  sure  que  les  sociétés  se  sont  civilisées ,  que 

est  toujours  maîtrisé  par  de  vieux  préjugés  et  les  fantaisies  du  luxe  et  l'intérêt  du  commerce 

de  vieilles  idées.  Il  est  habitué  à  prendre  ses  ont  excité  l'industrie,  préparé  les  idées,  éten- 

notions  traditionnelles  et  mal  dirigées,  pour  du  les  connaissances, 

règle  ou  mesure  commune  de  ce  qu'il  ne  Tant  que  l'homme  s'en  est  tenu  aux  besoins 

connaît  pas.  Si  la  crainte  ou  l'intérêt  parais-  de  nécessité  première,  il  ne  s'est  pas  écarté 


(288)  Lettre  écrite  de  la  Californie,  par  un  efTicier  de  l'escadre  de   La  Peyroiise,  le  23  sepiembr*: 


de  la  «simplicité  grossière  de  la  nature  :  ainsi 
les  nations  les  plus  voisines  des  .i)ôles,  dans 
les  deux  continents,  n'ont  ([ue  des  jouissances 
très-bornées;  la  [irincipale  est  de  se  garantir 
de  la  rigueur  du  eliinat.  Le  froid  excessil 
auquel  ils  sont  exposés,  en  agrandit  égale- 
luent  le  plivsicjue  et  le  moral  ;  ils  sont  dans 
une  espèce  d'enguurdissi'mentqui  rend  nulles 
toutes  les  atle^lions  de  l'àme  :  leurs  vues, 
leurs  désirs  ne  s  étendent  guère  plus  loin 
que  ceux  de  l'honnue  de  la  nature,  considéré 
dans  l'état  primitif. 

Si  dans  notre  continent  on  vit  autrefois 
quehiues-unes  de  ces  nations  s'éloigner  en 
corps  des  lieux  de  leur  naissance  pour  s'éta- 
blir dans  des  régions  plus  heureuses ,  on  peut 
dire  qu'elles  v  lurent  déterminées,  moins  par 
l'attrait  d'un  séjour  plus  riant  et  j)lus  com- 
mode que  par  le  désir  de  la  vengeance  ;  pour 
s'opposer  aux  entreprises  d'uTi  ennemi  puis- 
sant qui  venait  les  troubler  dans  leurs  foyers 
domestiques.  L'appareil  de  leurs  marckes 
était  semblable  à  celui  des  incuisions  des 
peuplades  sauvages.  Si  elles  se  sont  établies 
dans  des  elimais  plus  heureux,  c'est  que, 
tenant  peu  à  ceux  qui  les  avaient  vues  naître, 
elles  ont  trouvé  des  forêts,  des  rivières,  des 
mers  voisines,  un  ciel  plus  doux,  un  sol  plus 
fertile  :  l'instinct  plutôt  que  le  raisonnement 
les  déterminait  à  s'y  fixer  (289). 

Il  ne  faut  [las  remonter  bien  loin  pour 
trouver  l'origine  des  sociétés  et  reconnaître 
]'homme  de  la  nature,  sa  simplicité,  sa  bar- 
bsrie  o-ans  h:s  premiers  ancêtres  dont  se  glo- 
rifient les  nations  les  plus  puissantes ,  les 
plus  instruites  et  les  mieux  policées  ;  ce  qui 
annonce  combien  il  faut  rabattre  de  cette 
prodigieuse  antiquité  que  quelques  systèmes 
de  la  physique  nouvelle  se  plaisent  à  attri- 
buer à  ce  globe  que  nous  habitons. 

D'après  ce  que  nous  avons  remarqué,  nous 
pouvons  dire  avec  vérité  :  Heureuses  les  con- 
trées où  les  éléments  de  la  température  se 
trouvent  balancés  et  assez  avantageusement 
combinés  pour  n'opérer  que  de  bons  etlets  ! 
Telles  sont  les  régions  situées  entre  les  tro- 
piques, et  ce  sont  néanmoins  celles  où  la 
})uissance  de  fhomme  a  le  moins  secondé 
celle  de  la  nature.  Combien  de  contrées  ha- 
bitées par  des  peuplades  sauvages,  dont  les 
naturels  laissent  croître  pêle-mêle  les  plantes 
utiles  et  celles  qui  S')nl  les  plus  nuisibles  ; 
qui  n'ont  pas  encore  imaginé  de  donner  le 
moindre  écoulement  aux  eaux  stagnantes  qui 
les  environnent,  et  qui  par  leur  insalubrité 
occasionnent  des  maladies  habituelles  aux- 


niCTlONN.VlRE  DE  niiLosoriiiE. 


SAU 


lOiU 


régions  où  il 
de  son  pouvoir  ;  à   peine  a 
usage  de  son   intelligence; 


se  moquent  de  ceux  qui  ne  leur  ressemblent 
pas.  Les  îles  fertiles  de  la  Société  et  des 
Amis  doivent  si  peu  à  l'industrie  de  leurs 
l'.abitants,  (jue  ceux-ci  ne  jouissent  même  pas 
do  toutes  les  productions  spontanées  qu'elles 
j)r()duisent ,  quoicjue  livrés  à  un  certain  luxe, 
et  fort  au-dessus  de  la  grossièreté  et  de 
l'ignorance  des  autres  sauvages  connus  de 
l'Améi'ique. 

L'homme  de  la  nature  ne  parvient  donc 
(]ue  dilîicilement  à  connaître   ce  qu'il  peut 
Il  y  a  des  régions  où  il  n'a  pas  même  l'idée 

t-il  daigné  faire 
il  ne  sait  ni  ob- 
server la  nature,  ni  cultiver  la  terre  ;  il  se  re- 
fuse en  quel({ue  sorte  aux  moyens  qu'elle 
lui  |)résente  de  répondre  à  son  travail  ;  il  ne 
veut  pas  connaître  les  facilités  qu'il  aurait  à 
tirer  de  son  sein  des  richesses  nouvelles, 
sans  diminuer  les  trésors  de  son  inépuisable 
fécondité. 

Il  semble  que  de  tout  temps  et  partout, 
l'homme  soit  moins  capable  de  réilexion 
pour  le  bien  que  pour  Je  mal;  dans  toutes 
les  sociétés,  les  grands  talents  dans  l'art  de 
nuire  ont  été  les  premiers  qui  aient  frappé 
l'esprit  de  l'homme,  affecté  la  multitude. 
Ceux  qui  levaient  sur  eux  une  verge  de  fer 
étaient  des  dieux  ;  ceux  qui  savaient  leur 
commander  étaient  écoulés  comme  des  ora- 
cles; mais  ils  n'avaient  i)Oint  de  noms  à  don- 
ner à  ceux  qui  savaient  amuser,  intéresser 
leur  cœur.  Ce  n'est  qu'après  un  trop  long 
usage  des  faux  honneurs  et  des  plaisirs  sté- 
riles, d'une  dépendance  servile,  d  une  liberté 
licencieuse,  de  bienfaits  et  de  maux  réels, 
qu'ils  ont  compris  que  la  vraie  gloire  est  la 
science,  et  la  paix  son  bonheur  le  plus  solide. 
Combien  les  peuples  nouvellement  dé- 
couverts sont  loin  de  cette  sagesse  1  A  Otahiti 
les  individus,  et  les  chefs  particulièremerit, 
ne  savent  que  combattre,  jouir  des  femmes, 
manger  beaucoup,  ou  employer  leur  loisir  à 
contempler  des  spectacles  informes. 

Les  usages  simples,  grossiers  et  toujours 
uniformes  des  sauvages,  ont  donné  à  quel- 
ques enthousiastes  de  la  philosophie  mo- 
derne les  préventions  les  plus  favorables  sur 
la  droiture  de  leur  esprit,  la  bonté  et  la  fran- 
chise de  leur  cœur.  Tout  leur  a  paru  singu- 
lier, étonnant  dans  les  mœurs  de  ces  hom- 
mes nouveaux  :  mais  le  merveilleux  existait 
plus  dans  l'imagination  des  discoureurs  que 
dans  la  réalité  de  la  chose;  ils  s'en  sont  rap- 
portés au  récit  des  voyageurs,  intéressés  à 
donner  du  prix  a  leurs  découvertes.  Ceux-ci 


quelles  ils  sont  persuadés  qu'ils  ne  peuvent  ont  fait  valoir  avec  emphase  quelques  traits 

se  soustraire,  parce  que  leurs  pères  ont  été  frappants  d'amitié,  de  bravoure,  de   fidélité, 

attaqués  comme  eux!  ....  Il  y  en  a  môme  qu'ils    ont   présentés  comme    le    fond  des 

qui  regardent  certaines  dilfoi'mités   comme  mœursdes  nations  sauvages.  Mieux  appréciés, 

une  distinction  particulière  à  leur  nation,  et  on  ne  les  aurait  vus  que  comme  une  lumière 


(281»)  Ce  n'est  point  un  paradoxe  qne  d'avancer 
que  le  clinial  esthi  prcinière  caube  de  la  converva- 
lion  (les  mœurs  anciennes.  Il  aiiaclie  les  naimels 
du  pays  à  leurs  usages,  par  la  douceur  de  la  lenijié- 
raiure,  les  beautés,  les  bienlails  lixes  de  la  nature, 
el  le  retour  des  mêmes  jouissances.  Les  peuples 
policés  qui,  dans  la  belle  saison,  jouissenl  des  agré- 
jnenls  de  la  campagne,  du  sj-eclacle  des  opcralions 


de  la  nalnre  riante  ei  féconde,  présenient  alors  des 
mœurs  beaucoup  plus  simples  qu'en  hiver.  Les  hi- 
ver.» tristes  el  longs,  froids  et  liuiiiiiles  de  l'Europe 
occidentale,  rappelant  à  la  ville,  donnent  occasion 
aux  Irequenies  ai.seuil)iées,  aux  passions  oragcMises, 
aux  caprices  du  luxe,  si  (iropres  à  ahérer  la  sini- 
pliciié  dos  mœurs  et  la  borné  naturelle  des  carac- 
tères. 


PSYCHOLOGIE. 


J0G3  SAIT 

forte,  qui,  brillant  tout  à  coup  dans  l'obscu- 
rité, frappe  plus  les  yeux  qu'une  lumière 
aussi  vive,  mais  répandue  dans  une  atmosphère 
éclairée.  Si  ces  vertus  ne  se  montrent  pas 
avec  autant  d'éclat  parmi  les  peuples  policés, 
si  l'on  n'y  fait  pas  autant  d'attention,  c'est 
qu'elles  y  sont  plus  communes. 

La  vertu  appartient  donc  encore  moins  à 
l'homme  sauvage  qu'à  l'homme  civilisé;  il  y 
a  plus  que  de  la  singularité  à  chercher,  parmi 
ces  nations  barbares,  des  hommes  vraiment 
vertueux,  dignes  d'être  proposés  pour  mo- 
dèles. Ou  ils  vivent  dans  une  tranquille  stu- 
pidité, ou  ils  sont  brutaux,  emportés,  fu- 
rieux, courant  à  la  vengeance  dès  qu'ils  se 
croient  offensés,  avec  une  égale  impétuosité, 
sans  consulter  leurs  forces  et  prévoir  les 
dangers  qui  les  menacent  ;  c'est  toujours 
l'occasion  qui  décide  des  changements  dont 
leur  âme  est  susceptible. 

«  On  me  traite  de  méchant,  a  dit  quelque 
part  J.-J.  Rousseau,  pour  oser  soutenir  que 
fhomme  est  né  bon.  Pour  moi,  je  le  pense, 
et  je  crois  l'avoir  prouvé.  » 

Oui,  l'homme  est  sorti  bon,  heureux,  sage, 
parfait  des  mains  de  la  nature,  osons  le  croi- 
re ;  mais  ce  qu'on  peut  reprocher  à  l'éloquent 
écrivain  que  je  viens  de  citer,  c'est  de  faire 
paraître  l'homme  au  moment  de  sa  création, 
dans  l'état  de  la  stupidité,  de  l'ignorance  la 
plus  grossière,  et  de  soutenir  qu'alorsThomme 
est  nalurelienient  bon,  simple,  sage  et  heu- 
reux ;  de  faire  dépendre  sa  bonté  de  son  im- 
bécillité ;  son  bonheur  de  son  insouciance  et 
de  sa  stupidité  ;  bornant  la  perfection  de  son 
existence  à  trouver,  lorsque  le  besoin  le  sol- 
licite, sa  subsistance  et  sa  femelle. 

On  trouve  encore,  il  est  vrai,  quelques  na- 
tions peu  nombreuses  dans  cet  étal  de  gros- 
sièreté ;  mais  en  sont-elles  meilleures  et  plus 
heureuses  ?  Les  sauvages  môme  de  la  terre 
de  Feu,  les  plus  stupides  que  l'on  connaisse, 
sont-ils  les  meilleurs  des  hommes,  et  ceux 
qui  jouissent  le  plus  tranquillement  de  leur 
existence  ?  Ils  sont  toujours  en  guerre  les  uns 
contre  les  autres  :  les  rouges  ne  s'occupent 
qu'à  détruire  les  noirs,  et  ceux-ci  savent  dans 
l'occasion  prendre  leur  revanche. 

Peut-on  penser  plus  favorablement  de  ceux 
qui  habitent  des  régions  plus  fortunées,  plus 
fertiles?  N'a-t-on  pas  reconnu  par  les  expé- 
riences les  plus  récentes,  que  leur  commerce 
avec  les  Européens,  le  défaut  d'armes  offen- 
sives aussi  meurtrières  que  les  nôtres,  les 
ont  rendus  plus  dissimulés,  plus  souples, 
mais  aussi  plus  fourbes,  plus  pertides  et  plus 
terribles  au  jour  de  la  vengeance  ?  Une  fois 
irrités,  ce  sont  des  ennemis  irréconciliables  ; 
on  en  peut  juger  par  la  cruauté  avec  laquelle 
les  naturels  de  la  Nouvelle-Zélande  ont  traité 
les  navigateurs  français  et  anglais,  lorsqu'ils 
ont  pu  les  surprendre  et  les  attaquer  avec 
avantage. 

Si  quelques  peuplades,  dans  les  régions  les 
plus  reculées  de  l'Amérique  septentrionale, 
échangent  des  pelleteries  pour  clés  marchan- 
dises européennes;  s'ils  paraissent  vouloir 
faire  un  commerce  réglé,  bientôt  ils  ajoutent 
la  ruçe  à  la  brutalité  :  et  sous  l'apparence 

DicTioNN.  DE  Philosophie.  I, 


SAU 


1066 


d'une  civilisation  naissante,  ils  ne  sont  que 
plus  vicieux.  Les  observations  les  plus  nou- 
velles faites  sur  quelques-unes  de  ces  petites 
nations  établies  au  delà  du  50'  degré  de  la- 
titude, nous  les  présentent  comme  humains 
au  premier  abord  ;  ils  s'enqsressent  de  donner 
des  secours  aux  malheureux  naufragés  sur 
leurs  côtes,  dont  ils  n'ont  rien  à  redouter; 
mais  le  commerce  qu'ils  ont  avec  les  nations 
civilisées,  leur  ayant  appris  à  connaître  la 
valeur  de  l'argent,  s'ils  en  aperçoivent  entre 
les  mains  de  ceux  qu'ils  secourent,  alors  iîs 
mettent  leurs  services  au  plus  haut  prix,  et 
ils  ne  sont  satisfaits  que  lorsqu'ils  ont  dé- 
pouillé l'individu  avec  lequel  ils  traitaient. 

En  observant  avec  plus  de  suite  et  d'atten- 
tion cette  race  d'hommes,  on  ne  parviendra 
point  à  une  connaissance  plus  exacte  des 
appétits  et  des  penchants  de  la  nature  chez 
l'homme  sauvage.  Le  résultat  des  observa- 
tions sera  que  celui-ci  ne  cherche  qu'à  les 
satisfaire,  ainsi  que  les  autres  hommes  ;  mais 
que  dans  le  premier,  le  désir  de  la  jouissance 
exclusive  est  porté  au  plus  haut  degré  ;  il  ne 
s'inquiète  pas  des  moyens,  il  ne  les  prévoit 
pas  :  c'est  assez  pour  lui  que  l'objet  se  pré- 
sente ,  l'instant  même  le  détermine,  ce  qui 
fait  qu'il  passe  une  grande  partie  de  sa  vie 
dans  un  état  qui  n'est  pas  fort  au-dessus  de 
la  végétation. 

Ainsi  la  paresse  naturelle  à  l'homme  dans 
l'état  de  nature,  le  laisse  constamment  sans 
autres  connaissances  et  sans  autres  talents  que 
ceux  de  se  nourrir,  de  se  reproduire,  de  se 
défendre  des  injures  de  l'aie  et  d'avoir  tou- 
jours les  armes  à  la  main  pour  se  venger. 
Tels  étaient  les  Germains  et  les  naturels  des 
îles  Britanniques  avant  que  les  Romains  y 
eussent  porté  leurs  armes  et  quelques  prin- 
cipes de  civilisation  :  telles  sont  encore  quan- 
tité de  hordes  de  Tartares,  plus  de  la  moitié 
des  peuples  de  l'Afrique,  toutes  les  petites  na- 
ti(»ns  de  l'Amérique  et  la  [tlupart  de  celles  que 
l'on  découvre  dans  les  îles  de  la  mer  du  Sud  et 
de  l'Océan  oriental.  Les  douceurs  de  l'oisiveté 
leur  tiennent  lieu  de  toutes  les  passioris  :  la 
nécessité  seule  peut  les  tirer  de  cette  vie 
inactive,  et  l'inclination  à  ne  rien  faire  est 
un  des  traits  caractéristiques  auxquels  on 
reconnaît  partout  l'homme  de  la  nature;  s'il 
en  sort,  ce  n'est  qu'autant  que  l'intérêt  le 
plus  grossier  le  met  en  action  ;  c'est  ainsi 
qu'il  se  montre  partout,  ne  reconnaissant 
d'autre  loi  que  celle  du  plus  fort  :  si  le  cri  de 
l'humanité  retenlii  quelquefois  à  ses  oreilles, 
bientôt  il  est  étouifé,  et  rien  alors  n'est  ca- 
pable de  l'arrêter  dans  ses  emportements. 

Lo  peu  d'avantage  qu'on  lui  attribue  sur 
les  autres  hommes  et  qui  a  séduit  quelques 
spéculateurs  enthousiastes  de  la  liberté  et  de 
la  sagesse  de  l'homme  dans  l'état  de  nature, 
il  le  doit  à  son  imagination  froide  et  bornée. 
Il  ne  se  fait  pas  une  idée  chimérique  de  plai- 
sirs qui  ne  peuvent  exister  que  dans  l'excès 
et  auxquels  il  n'est  pas  possible  d'atteindre  ; 
il  ne  suit  que  l'impulsion  de  la  nature  ;  mais 
s'il  trouve  quelque  obstacle  à  sa  satisfaction, 
on  voit  bientôt  disparaître  cette  douceur  et 
ce  calme  dont  il  jouit  sans  en  connaître  le 

34 


lflf)7 


SAU 


DICTIONNAIRE  DE  Pjm.OSOPIIlE. 


SAU 


1068 


prix,  et  qui  ne  sont  jamais  plus  parfaits  que 
l(»rs(|u'il  n'est  sollicité  par  aucun  besoin. 

Pour  juger  de  ce  dont  l'homme  de  la  na- 
ture est  capal)le,  examinez-le  lorsqu'il  est 
passionné,  et  vous  le  verrez  fixé  sur  l'objet 
dont  il  poursuit  la  jouissance,  écartant  avec 
une  fureur  intrépide  tout  ce  qui  l'en  sépare  : 
le  péril  disparaît  à  ses  yeux,  il  oublie  jusqu'au 
soin  de  sa  propre  conservation.  Le  besoin  qui 
le  tourmente  le  rend  insensible  à  toute  autre 
idée  qu'à  celle  dont  il  espère  satisfaction. 
Ainsi,  l'homme  est  toujours  ce  que  ses  be- 
soins le  font  ;  c'est  à  ces  mômes  besoins  qu'il 
est  subordonné  ;  le  sauvage  n'est  qu'un  en- 
fant qui  sent  sa  force  et  qui  ne  se  croit  obligé 
à  rien  envers  son  semblable  ;  il  ne  connaît 
môme  pas  la  proportion  qui  peut  se  trouver 
entre  le  plaisir  qu'il  cherche,  et  le  dommage 
qu'il  doit  craindre  du  ressentiment  de  celui 
qu'il  offense  :  toujours  guidé  par  le  désir 
d'une  jouissance  exclusive,  il  est  comme  un 
enfant  qui  court  après  un  objet  unique,  avec 
ce  degré  d'intérêt  qui  éclipse  toute  autie 
considération 

On  dit  qu'il  existe  en  Amérique  plusieurs 
tribus  qui  n'ont  point  d'idée  d'un  Etre 
suprême,  ni  aucune  pratique  de  culte  reli- 
gieux. Le  spectacle  imposant  et  magnifique, 
l'ordre  et  la  beauté  de  la  nature  sous  le  ciel 
qu'ils  habitent,  les  rend  indifférents;  ils  en 
jouissent  sans  réfléchir,  ni  sur  ce  qu'ils  sont 
eux-mêmes,  ni  sur  l'auteur  de  leur  existence  : 
ils  n'ont  même,  dit-on,  dans  leur  langue, 
aucun  terme  pour  désigner  la  Divinité  ;  dans 
leurs  usages  on  ne  découvre  rien  qui  annonce 
chez  eux  la  connaissance  d'un  Etre  tout- 
ftuissant,  dont  ils  désirent  obtenir  la  protec- 
t'on  et  les  faveurs.  Cette  ignorance  absolue, 
jette  insouciance  stupide,  ne  peuvent  être 
considérées  que  comme  la  suite  de  l'état  de 
nature  le  plus  grossier,  dans  lequel  les  fa- 
cultés intellectuelles,  faibles  et  bornées,  re- 
tiennent l'homme  à  peu  de  distance  des 
brutes  au  milieu  desquelles  il  vit.  Telle  est  la 
stupidité  d'une  vie  purement  animale,  celle 
de  la  plupart  des  sauvages  qui  ne  sont  occu- 
pés que  du  soin  de  se  procurer  des  subsis- 
tances qu'ils  trouvent  d'autant  plus  dilTicile- 
ïnent,  qu'ils  n'ont  pas  assez  d'industrie  pour 
mettre  a  profit  les  biens  que  la  nature  fait 
croître  sous  leurs  pas C'est  ainsi  que  quel- 
ques peuplades  de  l'Afrique,  habituées  à 
vivre  du  produit  de  leur  pêche,  mourraient 
plutôt  de  faim  que  de  se  nourrir  des  racines 
et  des  herbages  qu'ils  croient  uniquement 
destinés  à  la  subsistance  des  animaux. 

Cependant  on  peut  dire  qu'en  général  ils 
ont  tous  quelque  idée  d'une  autre  vie;  mais 
comme  ils  n'ont  aucun  principe  de  moralité, 
ils  ne  la  croient  pas  destinée  à  la  punition 
du  crime  et  h  la  récompense  de  la  vertu.  Il 
semble  que  leur  brutalité  ne  leur  permette 
pas  de  distinguer  l'un  de  l'autre.  Dans  leur 
croyance,  le  chasseur  infatigable,  l'intrépide 
guerrier,  passent,  après  leur  mort,  dans  une 
terre  abondante,  où  toutes  sortes  d'animaux 
sont  destinés  à  satisfaire  leur  appétit,  où  la 
vengeance  n'aura  pas  lieu,  parce  qu'il  n'y 
aura  point  d'ennemis.  Leurs  dogmes  répon- 


dent à  leurs  mœurs  et  à  leurs  besoins,  ils 
croient  à  des  plaisirs  et  à  des  peines  qu'ils 
connaissent  ;  ils  ont  plus  d'espérances  que 
de  craintes,  leurs  erreurs  même  contribuent 
5  leur  bonheur.  Ils  ne  sont  pas  tourmentés 
par  des  terreurs  factices  ;  l'esprit  agissant 
moins  que  le  corps,  sans  inquiétude  pour  ce 
qu'il  devient,  ils  ne  redoutent  ni  les  vicissi- 
tudes d'une  destinée  dont  ils  ne  s'inquiètent 
pas,  ni  la  vengeance  d'une  divinité  dont  ils 
n'ont  [)oint  d'idée  :  sans  rien  connaître,  sans 
rien  savoir,  ils  jouissent  de  tous  les  avantages 
que  le  poêle  de  la  nature  attribue  à  celui 
qui  a  été  assez  heureux  pour  s'élever  jus- 
qu'à la  connaissance  des  causes  premières  ;  ce 
sont  sans  doute  ces  considérations  qui  ont 
mérité  à  l'homme  de  la  nature  les  éloges 
dont,  au  grand  étonnement  de  la  raison,  on 
l'a  jugé  digne  dans  ces  derniers  temps 

On  est  assez  bien  fondé  à  croire  que  les 
facultés  intellectuelles  du  sauvage  sont  très- 
bornées  :  s'il  lui  arrive  de  réfléchir  sur  lui- 
même  et  sur  ce  qu'il  est,  il  n'eslime  dans 
ses  semblables  et  dans  lui-même  que  l'a- 
dresse à  tirer  de  l'arc  ou  à  se  servir  de  la 
massue,  à  chasser,  à  pêcher;  qu'à  se  ven- 
ger de  ses  ennemis,  et,  les  ayant  vaincus,  qu'à 
les  massacrer  en  telles  ou  telles  circonstances. 
Habitant  telle  cabane,  ayant  une  ou  plusieurs 
femmes  et  des  enfants,  tout  à  fait  libre  et  in- 
dépendant, il  s'occupe  tout  entier  de  ces 
idées  et  des  objets  extérieurs  qui  les  renou- 
vellent. Il  passe  toute  sa  vie  sans  faire  même 
réflexion  sur  la  partie  de  son  être  qui  pense 
et  qui  raisonne,  sans  songer  à  ce  qu'elle  est, 
d'où  elle  tire  son  origine,  ce  qui  doit  faire 
son  bonheur  ou  son  malheur. 

Tous  les  jours  on  en  découvre  qui  n'ont 
d'autre  idée  d'un  avenir  que  celle  qui  leur 
donne  leur  manière  actuelle  de  vivre.  Dans 
une  contrée  sablonneuse  de  l'Amérique  mé- 
ridionale, les  naturels  du  pays  se  roulent 
dans  le  sable  quand  ils  se  sentent  de  la  dis- 
position à  dormir,  le  jour  ou  la  nuit.  Un 
missionnaire  exhorlait  un  de  ces  Indiens  aux 
approches  de  la  mort;  il  cherchait  à  le  con- 
soler en  lui  représentant  le  bonheur  suprême 
qui  l'attendait  dans  le  ciel  (sans  doute 
parce  qu'il  avait  été  baptisé);  mais  cette  ex- 
nortation  ne  fit  aucune  impression  sur  le 
malade  jusqu'à  ce  que  le  missionnaire  eût 
répondu  à  la  question  :  Y  a-l-il  du  sable 
dans  le  ciel?  [Helalion  des  Missionnaires 
J^SM«7e5,  Nuremberg,  1786.)  On  peut  juger  par 
cette  demande  que  la  sensation  la  plus  dé- 
licieuse que  ces  sauvages  éprouvent,  est  celle 
qui  leur  procure  le  sommeil,  et  qu'elle  leur 
donne  l'idée  du  plus  grand  bonheur  auquel 
ils  puissent  aspirer.  Avec  des  prétentions 
aussi  simples,  est-il  surprenant  que  l'homme 
de  la  nature  préfère  son  genre  de  vie,  quel- 
que pénible  qu'il  soit,  à  tout  autre,  et  qu'il 
ne  suppt)rte  pas  même  l'idée  d'en  changer? 

Nous  ne  pouvons  considérer  les  peuples 
dont  nous  venons  de  parler  que  comme 
existant  encoie  dans  l'état  de  nature,  mais 
dégradés  par  l'abus  qu'ils  ont  fait  des  lu- 
mières de  la  raison,  par  li?s  usages  qu'ils 
ont  adoptés^  et  le  droit  du  plus   fort,  qui, 


I0Ô9  SAU 

rapportant  tout  à  l'intérêt  de  chaque  parti- 
culier, ont  formé  un  intérêt  général  qui  les 
détermine  à  agir  toujours  de  même  dans  les 
circonstances  données.  Ces  hordes  sauvages 
ne  connaissant  aucun  supérieur  sur  la  terre 
ui  ait  l'autorité   de  prononcer    sur  leurs 


Psychologie. 


SAU 


1070 


S'ils  se  réunissent  en  famille  pour  défendre 
leurs  chasses  ou  prendre  des  précautions 
contre  un  ennemi  déclaré,  ils  ne  se  sont 
jamais  occupés  à  tirer  quelque  autre  avan- 
tage de  leur  industrie  ou  de  leurs  forces 
réunies;  les  découvertes,  même  les  plus 
ifférends  entre  elles, "ou  leurs  prétentions  simples,  paraissent  au-dessus  de  leur  intelli- 
vis-à-vis   des   étrangers  qu'elles    regardent     gence 


3 


comme  leurs  ennemis,  on  conçoit  qu  une 
violence  exercée,  ou  un  dessein  connu  de 
l'exercer,  produit  infailliblement  l'état  de 
guerre. 

C'est  même  une  position  où  tout  homme 
peut  se  trouver  lorsqu'il  y  pense  le  moins  : 
ainsi  un  voyageur  attaqué  par  un  scélérat 
qui  en  veut  à  sa  vie  ou  à  sa  bourse,  se  re- 
trouve forcément  dans  l'état  de  nature  ;  ne 
pouvant  alors  être  autorisé  par  un  juge  à 
une  défense  légitime,  il  tue  le  voleur,  parce 
qu'une  défense  injuste  et  soudaine,  de  (juel- 
que  nature  qu'elle  soit,  produit  l'état  de 
guerre. 

Les  sauvages  n'ayant  ni  tribunal  ni  lois 
auxquels  ils  puissent  avoir  recours,  la  guerre 
étant  une  fois  déclarée,  les  deux  partis 
se  croyant  le  même  droit ,  ou  plutôt  ne 
connaissant  que   celui  du   plus  fort,  ils  se 


Si  quelques  peuplades  se  sont  un  peu  éle- 
vées au-dessus  de  cette  habitude  d'inertie  et 
d'insouciance,  elles  doivent  celte  activité  au 
voisinage  des  établissements  européens  , 
mais  elles  n'en  sont  pas  moins  barbares  et 
féroces.  Dès  qu'on  les  a  déterminées  à  lever 
la  hache,  c'est-à-dire,  qu'on  leur  a  inspiré 
des  sentiments  hostiles  contre  quelques  Eu- 
ropéens établis  à  leur  portée,  Français  ou 
Anglais ,  ils  ne  s'occupent  plus  que  des 
moyens  de  les  surprendre  et  de  les  massa- 
crer; telles  sont  leurs  mœurs  actuelles,  et 
leurs  voisins  ne  sauraient  être  trop  en  garde 
contre  leurs  surprises 

La  passion  de  se  venger  est  donc  générale 
chez  toutes  les  nations  que  I  on  regarde  comme 
sauvages  et  barbares,  même  parmi  celles 
qui  vivent  dans  les  climats  les  plus  heureux 
et  les  plus  fertiles,  et  dont  les  mœurs  douces 


constituent  en  état  de  g;uerre  tant  qu'ils  conservent  encore  quelques  traits  marqués  do 
peuvent  le  soutenir,  et  s'ils  le  cessent,  ce  celles  de  l'homme  delà  nature  dans  son  état 
n'est  que  par  faiblesse  ou  par  crainte,  étant     primitif.  II  y  en  a  même  peu  qui  ne  soient  an- 


toujours  disposés  à  le  renouveler.  Ils  en 
sont  tellement  persuadés,  qu'ils  vivent  dans 
"une  défiance  continuelle  les  uns  des  autres; 
aussi  les  trouve-t-on  partout  les  armes  à  la 
main;  et  si  les  haines  nationales  sont  pous- 
sées à  un  certain  degré,  la  peuplade  la 
plus  forte  détruit  la  plus  faible  et  l'anéantit. 


thropophages,  à  la  suite  des  guerres  (qu'elles 
se  font  si  souvent  et  pour  les  sujets  en  appa- 
rence les  moins  intéressants.  Cependant 
presque  toutes  rougissent  de  se  livrer  à  celte 
férocité,  et  l'on  voit  qu'elles  ont  fait  de  leur 
mieux  pour  persuader  aux  navigateurs  eu- 
ropéens quelles  l'avaient    en    horreur.    Le 


C'est  ce  qui  est  arrivé  à  quantité  de  nations     capitaine  Cook,  dans  sou  second  voyage  (en 


sauvages  de  l'Amérique,  dont  l'existence  fut 
constatée,  et  que  l'on  ne  retrouve  plus.  Elles 
peuvent  d'autant  plus  difficilement  s'opposer 
aux  entreprises  de  leurs  ennemis  ou  s'en  ga- 
rantir, que  leur  manière  de  s'attaquer  est  tou- 
jours la  surprise;  que  le  plus  grand  éloigne- 
ment  ne  suffit  pas  pour  mettre  le  plus  faible  à 
l'abri  des  attaques  du  plus  fort.  Une  horde  de 
sauvages  entreprend  des  marches  de  deux  à 
trois  cints  lieues  à  travers  les  déserts,  se 
cachant  le  jour  dans  l'obscurité  des  forêts,  ne 
marchant  que  dans  le  silence  de  la   nuit, 
pour  surprendre  et  détruire,  si  elle  peut, 
une  autre  horde  de  sauvages,  sur  laquelle 
ellea  une  vengeance  à  exercer  ouuneinjureà 
venger.  Mais  on  n'a  pu  remarquer  que,  dans 
les  régions  les  plus  connues  de  l'Amérique 
septentrionale,  les  sauvages  fussent  anthro- 
pophages; ils  assomment  et  tuent,  enlèvent 
aux  ennemis  vaincus  les  chevelures  avec  la 
peau  du  crâne  ;  c'est  le  signe  le   [)lus  glo- 
rieux de  la  victoire,  et  un  guerrier  est  d'au- 
tant plus  fier,  d'autant  plus  estimé,  qu'il  a 
plus   enlevé  de  chevelures.  Ils  en  font  pa- 
rade dans  leurs  traités  et  même  dans  leurs 
négociations  avec   les  Kuropéens.  S'ils  sont 
tranquilles  dans  leurs  bourgades,  ils  vivent 
ou  plutôt  végètent  dans  leurs  cabanes,  dans 
une  apathie  habituelle,  n'imaginant  rien,  ne 
pensant  même  pas  à  se  procurer  une  exis- 
tence plus    commode    ou  plus   heureuse. 


1774i,  rapporta  delà  Nouvelle-Zélande  à  l'île 
de  Talnli  la  têted'unZélandais  conservée  dans 
l'esprit-dc-vin.   A  la  vue   de  cette  tête   les 
Tahiliens  s'exprimèrent  par    le  terme,  man- 
geur d'hommes,  qui  est  dans  leur  langue;  ils 
tirent  entendre  qu'ils  sa\aient  par  tradition 
qu'anciennement  il   y  avait  dans   leur  ville 
des  grands  mangeurs  d'hommes  d'une  très- 
grande  taille,  qui   causaient  de  grands  ra- 
vages dans  la  contrée;  mais  que  celte  race 
abominable  était  éteinte  depuis  longtemps. 
Ils  pouvaient  dire  vrai,  relativement  à  cette 
race  féroce  qui  avait  fait  autrefois  des  entre- 
prises sanglantes  sur  leurs  îles  ;  mais  ils  ne  di- 
rent pas  tout  ce  qu'ils  savaient  à  ce  sujet  :  ils 
cachèrent  les  cruautés  auxquelles  ils  se  li- 
vraient dans  leurs   guerres,  puisque    Cook 
avait  remarqué,  la  première  fois  qu'il  aborda 
à  Tahiti  en  1769, quinze  mâchoires  d'hommes 
nouvellement  détachées  des  têtes,  suspendues 
à    une  même  cabane.  Les  gens    de   l'équi- 
page   de   Bougainville   avaient  vu  quelque 
temps  auparavant,  à  Tahiti  même,  des  mor- 
ceaux, de  chair  humaine,  une  épaule  entre 
autres,  cuite  et  prête  h  être  mangée.  Il  est 
vrai  que  les  insulaires  la  cachèrent  prompto- 
menl  à  la  vue  des  Européens,  et  qu'ils  ne 
voulurent  pas  convenir  que  ce  fût  de  la  chair 
humaine;  mais  ces  faits  ne  prouvent   pas 
moins  que,  quoique  soumis  aux  usages  d'une 
civilisation    déjà    assez    avancée,   ils    sont 


1071 


SAU 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


SAU 


1072 


dans  certaines  circonstances  anthropopliages. 
Ce  qui  ne  laisse  guère  de  doute  à  ce  sujet, 
c'est  que  dans  leiirs  cérémonies  religieuses 
ils  immolent  quelquefois  des  hommes.  Cook, 
en  visitant  un  moraï,  y  remarqua  un  écha- 
faud  sur  lequel  était  un  cadavre  avec  des 
viandes  et  des  fruits  placés  à  quckiuc  dis- 
tance, et  qu'il  regardait  comme  des  offrandes 
faites  aux  mânes  du  défunt  ou  aux  divinités 
du  pays.  Les  réponses  qu'il  tira  d'un  naturel 
qui  lui  parut  intelligent,  furent  que  des 
hommes  pour  de  certains  crimes  sont  con- 
damnés à  ôtre  sacriliésaux  dieux,  s'ils  n'ont 
pas  de  quoi  se  racheter;  qu'en  certaines 
occasions  les  sacrifices  humains  sont  jugés 
nécessaires,  et  que  l'on  prend  de  préférence 
pour  victimes  les  hommes  qui,  dévoués  à  la 
mort  par  les  lois  du  pays,  sont  pauvres  et 
(le  la  dernière  classe  des  naturels;  car  un 
chef  qui  serait  dans  ce  cas  aurait  des  co- 
chons à  offrir  pour  se  racheter. 

Omai,  que  Cook  amena  des  îles  de  la  So- 
ciété à  Londres,  au  retour  de  son  second 
voyage,  a  prétendu  savoir  que  dans  son  pays 
on  sacrifiait  des  hommes  à  la  Divinité,  et  que 
le  choix  de  la  victime  dépendait  du  caprice 

(290)  Expédition  guerrière  d'un  peuple  anlhropo- 
plinge.  —  A  rexu-éinilé  sud  de  l'île  septenirioniile 
tie  la  Nouvelle-Zélande,  on  trouve  nn  pays  coiniilé 
des  dons  de  la  nature,  dont  les  habiiants,  encore 
rudes  et  grossiers,  oliéissent  à   deux  cliels  souve- 
rains, désignés  sous  le  nom  de  Heclio  et  de  Rho- 
bnllho.  Ces  deux  chefs  proiégenl  sur  res  côies  le 
commerce  angL^is,  qui  leur  procure  quelques  avan- 
lages.  Malheureuseuienl,  plusieurs  autres  peuplades 
des  îles  voisines  ne  manifestent  pas  les  nièmes  iii- 
lenlions  pacifiques  envers  les  étrangers,  cl  depuis 
peu  elles  étaient  parvenues  à   s'emparer  de  plu- 
sieurs vaisseaux   inaicliands,  à   les  pillin*  et  à  en 
dévorer  l'équipage.  Les  ileclio  et  les  FUiobullho  ré- 
solurent de  tirer  vengeance  de  cet  atlenlai,el  diri- 
gèrent particulièrement  leurs  eflorts  contre  tm  chef 
nommé  Marinewi,  qui  gouverne  une  des  îles  Banks. 
La  tentative  fui  vaine;  les  deux  chefs  éprouvèreiil 
une  défaite  complète,  et  ceux  qui  tombèrent  entre 
les  mains  de  Marinewi    furent  mangés  sans  pitié, 
d'après  le  droit  des  gens  de  ces  nations  sauvages. 
Les  chefs  alliés,  bien  résolus  de  venger  cet  affroni, 
aitendaienl  une  occasion  favorable,  lorsque  le  ca- 
pitaine Briggs  ,  commandant  le  vaisseau  anglais   le 
Drogon,  aborda  dans  leur  île.  Ils  lui  proposéreni  de 
.«>'associer  à  l'expédition    qu'ils  projetaient  contre 
leur  ennemi.  Le  capitaine  repoussa  cette  proposi- 
tion ;    mais   lU)   vaisseau   marchatnl  anglais    ayant 
abordé  peu  après,  le  propriétaire  se  montra  moins 
jiifticile,  et  il  convint  avec  ces  deux  chefs  qu'il  les 
conduirait  avec  leurs  guerriers  dans  le  pays  de  Ma- 
rinewi.   Le    It   octobre,  on   mit   à    la   voile,    et 
le, 11  novembre  suivant  l'armée  expéditionnaire  re- 
vint en  hurlant  des  chants  de  victoire.  Voici  le  récit 
que  le  capitaine  Briggs  fait  de   cette  expédition, 
d'après  ce  qu'il  a  vu  lui-même,  ou  d'après  le  récit  des 
matelots  du  vaisseau  marchand.  Hecho  et  Khobulloh, 
au  moyen  d'une  ruse  de  guerre  à  laquelle  se  prêta 
le  capitaine  européen,  avaient  surpris  leurs  ennemis 
pendant  la  nuit,  et  massacré  presque  tous  les  indi- 
vidus qui  étaient  tombés  entre  leurs  mains,  excepté 
50  environ,  destinés  à  être  sacrifiés  dans  les  ré- 
jouissances sanglantes  qui  devaient  avoir  lieu,  à 
Jeur  retour,   pour  cette  heureuse  victoire.   Après 
cette  épouvantable  boucherie  nocturne,  et  lorsque 
le  jour  parut,  les  vainqueurs  étaient  occupés  à  cou- 
per en  morceaux  les  victimes  de  la  nuit,  à  les  sa- 


du  gfund  prôtre,  qui  dans  les  assemblées 
soleimelles  se  retirait  seul  dans  l'intérieur 
de  la  maison  ou  temple  du  dieu  [Ea-tua), 
et  y  passait  quelque    temps.   En  sortant,   il 


annonçait  au  peu{)le  qu'il  avait  vu  le  grand 

"^         *  ■      ^ec  lui;  qi" 

un  sacrifice  humain,  et  qu'il   désirait  telle 


Dieu  et  conversé  avec  lui;  qu'il  demandait 


personne  présente  dans  l'assemblée,  proba 
bleracnt  celle  dont  la  destruction  l'intéres- 
sait. Sur-le-champ  on  saisissait  l'infortuné 
et  on  le  mettait  à  mort.  Ainsi  il  périssait  vic- 
time de  la  haine  du  grand  prêtre,  dont  le 
crédit  était  assez  établi  pour  persuader  à  la 
nation  que  c'était  un  méchant  qui  méritait 
la  mort  (290)  .... 

La  plupart  de  ces  peuples  (de  l'île  Ana- 
mockoa)  qui  se  sont  peu  écartés  des  lois  pri- 
mitives de  la  simple  nature,  sont,  par  rapport 
aux  arts  et  à  rindustrie,  comme  les  oiseaux 
qui,  depuis  l'origine  du  monde,  construisent 
leurs  nids  de  la  môme  manière,  et  sans  y 
avoir  rien  changé  ni  perfectionné.  Ceux  qui 
vivent  dans  les  régions  situées  entre  les  tro- 
piques, sous  ces  climats  fortunés  oii  la  na- 
ture leur  présente  ses  richesses  avec  une 
constante   générosité,  ont  cherché  à  imiter 

1er  et  à  les  ranger  dans  des  paniers.  Ce  spectacle, 
disent  les  matelots,  surpassa  tout  ce  qu'il   est  pos- 
sible d'imaginer  de  plus  affreux.  Le  11  novembre, 
quand  le  vaisseau   eut  complété  sa  cargaison  de 
chair  humaine,   on   mit  à   la  voile,  et,  après  une 
courte  et  heureuse  traversée,  on  aborda.  Les  pri- 
sonniers furent  d'abord  mis  à  terre,  puis  on  débar- 
qua la  cargaison,  composée  de  plus  de  cent  cada- 
vres salés.  A  peine  ce  travail  fut-il  achevé,  que  la 
pyrrliHine  ou  danse  guerrière  commença.  Qu'on  se 
figure  un  millier  de  ces  anthropophages  enlièremenl 
nus,  avec  leurs  longs  cheveux  noirs  conmie  de  l'é- 
bène,  en  partie  llotiantsau  vent  et  en  partie  agglu- 
tinés en  mèches  pesantes  par  du  sang  humain  ,  te- 
nant chacun,  de  Ja  main  droite,  par  le  milieu  du 
canon,  un  fusil  armé  de  sa  baïonnette,  et  de  l'au- 
tre, une  icie  humaine  qu'ils  tiennent  par  les  che- 
veux, et  qu'ils  agitent  en  l'air  avec  les  démonstra- 
tions de  la  plus  horrible  brutalité,  et  en  poussant 
des  hurlements  sauvages,  et  l'on  aura  une  idée  de 
cette  danse  infernale  ,   qui  glaça   les  spectateurs 
d'horreur  et  d'épouvante.  A  cette  danse  succéda  le 
festin,  composé  de  pommes  de  terre,  de  quelques  lé- 
gumes, d'Iiuile  de  baleine  et  de  chair  humaine  sa- 
lée, (jue  les  guerriers  dévorèrent  avec  un  incroya- 
ble délice.  La  manière   dont  ces  cadavres  avaient 
été  salés  avait  été  imparfaite,  surtout  à  l'époque  la 
plus  brûlante  de  l'année  où  l'on  se  trouvait  alors  , 
pour  prévenir  la  décomposition  des  chairs  ;  aus^i 
avait-elle  fait  de  notables  progrès,  et  les  lambeaux 
putrides  que  les  sauvages  dévoraient  et  engloutis- 
saient avec  avidité  étiueni-ils  couverts  d'énormes 
vers  qui  rampaient   sur  les  lèvres  des  cannibales, 
et  <<ui  ajoutaient  encore  à  l'horrible  dégoût  qu'ins- 
pirait cet  abominable  repas.   Les   prisonniers  fu- 
rent partagés  entre  les  guerriers,  mais  aucun  d'eux 
ne  fut  égorgé;   seulement,  avant  la  fêle,  un  vieil- 
lard et  un  enlanl  allaient  être  sacriliés  au  démon 
delà  vengeance,  et  déjà  les  bourreaux  s'apprêtaient 
à  leur  faire  éprouver  les   plus  horribles  tortures, 
lorsque  le  capitaine  Briggs  parvint,  au  péril  de  ses 
jours,  à  sauver  ces  deux  nouvelles  victimes,  et  à 
les  conduire  en  sûreté  à  Hobart-Town.  (Ttie  Tanma- 
nian.  Mai.  —  Mémorial  encyclopédique,  n"  11,  no- 
vembre 1851.  —  (Noie  de  l'auieur  du  Dictionnaire 
de  Philosophie.) 


1073 


SAU 


PSYCHOLOGIE. 


SAU 


1371 


son  luxe  dans  les  inventions  les  plus  néces- 
saires; mais  ils  n'ont  pas  fait  de  grands  pro- 
grès; et  si  le  commerce  avec  les  navigateurs 
européens,  et  l'aide  qu'ils  trouveront  dans 
Jes  outils  qu'ils  en  reçoivent  en  échange  de 
leurs  denrées,  ne  leur  donnent  pas  des  idées 
nouvelles,  des  modèles  à  imiter  dont  ils  con- 
çoivent les  avantages,  ils  resteront  tels  qu'on 
les  a  trouvés.  Conservant  la  simplicité  de 
l'enfance  dans  l'âge  mi\r  de  la  réflexion,  ils 
sont  frappés  de  l'adresse  des  Européens,  et 
de  l'aisance  avec  laquelle  ils  exécutent  des 
ouvrages  qui  leur  semblent  très-dilFiciles.  C'est 
ainsi  que  les  naturels,  et  surtout  les  chefs 
d'Anamockoa,  parurent  plus  attachés  à  con- 
sidérer le  travail  des  charpentiers  anglais  et 
des  autres  ouvriers  des  vaisseaux,  qu'à  jouir 
des  plaisirs  dont  les  officiers  cherchaient  à 
les  amuser. 

Les  vaisseaux,  après  une  navigation  de  deux 
mois  dans  des  mers  orageuses,  où  ils  avaient 
été  souvent  battus  de  la  tempête,  étaient 
fort  endommagés,  et  tous  les  ouvriers  étaient 
occupés  à  bord  à  les  réparer.  Pendant  ce 
temps,  les  naturels  paraissaient  suivre  avec 
attention  leurs  dilférents  procédés  ;  ils  ad- 
mirèrent surtout  la  facilité  avec  laquelle  les 
charpentiers  construisaient  un  vaisseau  :  ils 
témoignèrent  la  plus  grande  surprise,  lors- 
qu'ils eurent  vu  qu'ils  exécutaient  en  une 
semaine  ce  qui  leur  coûtait  une  année  de 
travail  :  ils  n'étaient  pas  moins  étonnés  de 
\ok  couper  par  le  milieu,  ou  scier  en  plan- 
ches de  gros  arbres,  tout  de  suite  et  dans 
un  court  espace  de  temps;  opération  qui 
leur  coûtait  plusieurs  jours.  Ils  admiraient 
cette  façon  de  travailler,  et  cependant  il  est 
à  présumer  que  ces  naturels,  ainsi  que  leurs 
semblables,  s'en  tiendront  à  leurs  usages, 
parce  qu'ils  n'ont  pas  cet  esprit  de  combi- 
naison, ces  connaissances,  ce  goût  propre  à 
leur  faire  sentir  le  bon  sens  et  la  convenance 
des  coutumes  qui  ditfèrent  des  leurs.  Tous 
les  hommes  de  la  nature,  tous  les  sauvages 
que  l'on  a  reconnus ,  soit  barbares,  comme 
la  plupart  des  peuplades  de  l'Amérique,  soit 
ayant  quelque  commencement  de  civilisa- 
tion et  quelques  lois  sociales  qui  les  unis- 
sent sous  un  gouvernement  quelconque,  s'en 
tiennent  aux  connaissances  et  à  l'industrie 
que  les  premiers  besoins  leur  ont  suggérées. 
Il  est  probable  qu'ils  ont  déjà  parcouru  une 
longue  suite  de  siècles  sans  y  rien  ajouter. 
Leur  grand  principe  est  que  leurs  pères-  se 
sont  conduits  ainsi,  et  qu'ils  ne  doivent  pas 
s'écarter  des  exemples  qu'ils  leur  ont  don- 
nés. Celte  maxime  a  la  même  influence  sur 
le  moral  que  sur  le  physique 

Quelques  papiers  publics  annoncèrent,  en 
1784,  qu'un  gentilhomme  écossais  ,  dégoûté 
du  séjour  de  sa  patrie,  oii  tout  lui  rappelait 
continuellement  un  amour  malheureux , 
avait  vendu  ses  biens  en  1782,  fait  charger  à 
Glascow  deux  bâtiments  de  bétail  et  de  grai- 
nes de  toute  espèce,  et  de  toutes  les  provi- 
sions et  instruments  nécessaires  pour  bâtir 
un  fort  et  établir  une  colonie  à  la  Nouvelle- 
Zélande.  Ses  préparatifs  étant  achevés,  il  s'é- 
tait embarqué- avec  soixante  de  ses  vassaux. 


déterminés  à  suivre  sa  fortune.  Son  inten- 
tion était  de  remonter  la  rivière  à  laquelle 
le  capitaine  Cook  a  donné  le  nom  de  Nou- 
,velle-Tamise,  et  d'y  chercher  un  abri  sûr 
pour  mettre  ses  navires  à  couvert.  Cet  en- 
treprenant navigateur,  étant  aussi  doux  que 
prudent  dans  su  conduite,  comptait  se  con- 
cilier l'aifection  des  naturels  du  pays  par 
les  services  qu'il  serait  à  portée  de  leur  ren- 
dre. Il  espérait  même  que,  s'il  parvenait  à 
réussir  dans  son  projet,  il  deviendrait  bien- 
tôt le  chef  souverain  de  l'île.  Si,  contre 
toute  ap{)arence,  il  échouait  dans  cette  ten- 
tative, il  emportait  les  matériaux  nécessaires 
à  la  construction  de  bâtiments  pour  son  re- 
tour. Il  pensait  que  le  mal-être  desZélandais 
provient  de  ce  qu'ils  ne  connaissent  pas  les 
ressources  de  l'agiiculture ;  mais  que  s'étant 
instruit  de  leur  langue  assez  pour  en  être 
bien  entendu,  il  lui  serait  aisé  de  leur  faire 
concevoir  l'utilité  qui  résulterait  pour  eux 
des  travaux  qu'ils  entreprendi-aiént,  et  l'a- 
grément des  jouissances  nouvelles  qui  en  ré- 
sulteraient pour  eux. 

Son  projet  de  commencer  par  se  mettre 
au  fait  de  la  langue  du  pays  était  sage.  Sou- 
vent les  nations  ne  se  brouillent  ensemble 
que  faute  de  s'entendre  :  les  hommes,  en 
général,  ne  sont  pas  portés  à  aimer  ceux  à 
(jui  ils  ne  peuvent  pas  facilement  communi- 
quer leurs  idées  et  leurs  impressions.  Non- 
seulement  la  vivacité  souffre,  et  l'impatience 
s'irrite,  mais  l'amour-propre  est  olfensé, 
toutes  les  fois  que  l'on  parle  sans  être  en- 
tendu. Or  l'amour-propre  n'est  nulle  part 
plus  exalté  que  dans  le  cœur  d'un  sauvage  ; 
nul  être  n'estplus  porté  àl'impatience,  et  n'est 
plus  prompt  à  se  révolter  quand  on  ne  l'en- 
tend pas  :  l'idée  de  se  familiariser  avec  la 
langue  des  Zélandais  était  donc  un  moyen 
de  succès  assez  bien  vu.  L'intention  du  no- 
ble écossais  était  d'épouser  une  des  filles  du 
pays,  pour  s'attacher  davantage  l'affection 
des  naturels,  et  leur  prouver  la  droiture  de 
ses  intentions  en  s'établissant  parmi  eux, 
Commeil  emmenait  avec  lui  des  gens  de  toutes 
sortes  de  métiers,  il  espérait  leur  donner 
du  goût  pour  les  arts  de  l'Europe,  et  les  ini- 
tier dans  leurs  pratiques.  Celte  spéculation 
était  sans  doute  d'une  âme  honnête,  qui  es- 
pérait trouver  dans  des  régions  éloignées 
un  bonheur  qui  la  fuyait  dans  sa  propre  pa- 
trie. Mais  c'était  trop  présumer  de  ses  bon- 
nes intentions;  et  un  peu  plus  de  réflexion 
sur  le  caractère  des  peuples  sauvages  lui 
aurait  persuadé  qu'il  n'était  guère  possible 
de  dompter  l'orgueil  qui  les  attache  à  leurs 
usages  barbares,  qu'ils  regardent  comme  |la 
sauvegarde  de  leur  indépendance  et  de 
leur  liberté. 

11  est  plus  difficile  de  faire  concevoir  à  un 
sauvage  les  maximes  de  la  saine  raison,"  et 
de  le  faire  agir  en  conséquence,  qu'à  un  en- 
fant plein  de  fantaisies  auxquelles  on  a  donné 
quelque  consistance  en  les  salisCaisanl.  On 
peut  espérer  d'asservir  celui-ci  dans  un  âge 
plus  avancé,  lorsque  le  temps  aura  dévelop[)é 
sa  faculté  de  raisonner,  et  que  l'exemple  et 
rinslruction  l'auront  déterminé  à  ne  vouloir» 


1075 


SAU 


DICTIONNAIRE  DE  PlIILOSOPH/E. 


SAU 


1076 


à  ne  faire  que  ce  qui  est  honnête;  on  l'a- 
mène à  ce  point  par  la  crainte  d'un  châti- 
ment quelconque  ou  par  l'espoir  de  la  ré- 
compense. Mais  est-il  possible  de  gagner  un 
sauvage  par  ces  moyens?  11  ne  connaît  que 
sa  volonté,  il  se  porte  avec  impétuosité  et 
dans  toutes  les  circonstances  à  la  satisfaire. 
Les  Nouvoaux-Zélandais  sont, à  la  vue  delà 
q>jincaillerie  de  l'Europe,  comme  nos  enfants 
à  qui  l'on  montre  des  joujoux  :  ceux-ci  les 
désire?it  avec  ardeur,  mais  n'osent  y  toucher 
si  on  le  leur  défend.  Il  n'en  est  pas  de  môme 
des  sauvages,  ils  sacritienl  tout  pour  les  avoir: 
Ja  loi  naturelle  n'est  pas  assez  obscurcie  par 
leurs  passions  pour  ignorer  qu'ils  se  ren- 
dent coupables,  mais  elle  ne  les  empêche 
pas  de  voler  s'ils  n'ont  d'autre  moyen  de  se 
procurer  ce  qu'ils  désirent.  Si  ceux  à  qui 
ces  instruments  ont  été  volés  entreprennent 
de  les  recouvrer  par  la  force,  c'est  alors  que 
le  sauvage  développe  toute  sa  férocité,  et 
qu'il  regarde  celui  qui  l'attaque  justement 
comme  un  ennemi  qui  en  veut  à  sa  liberté  et 
à  sa  propriété,  dont  il  aspire  à  se  venger  en 
trempant  ses  mains  dans  son  sang,  en  le  dé- 
vorant s'il  est  vainqueur. 

Il  n'en  est  pas  d'un  peuple  que  l'on  veut 
tirer  de  la  barbarie  comme  d'une  terre  qui 
n'a  jamais  été  cultivée  :  les  travaux  de  quel- 
ques années  suffisent  d'ordinaire  à  surmon- 
ter les  obstacles  qui  s'opposent  aux  progrès 
de  la  culture  :  le  sol  n'a  point  d'habitudes, 
point  de  passions  qui  gênent  l'industrie  et  la 
constance  du  cultivateur  ;  au  lieu  que,  quel- 
que soin  que  l'on  prenne  pour  réformer  les 
mœurs  d'un  peuple  sauv-age  et  barbare,  pour 
accroître  son  industrie  en  l'instruisant  des 
arts  de  l'Europe,  pour  lui  faire  concevoir  le 
bonheur  de  la  civilisation,  rarement  il  est  ca- 
pable de  le  sentir,  de  se  le  procurer,  de  s'y 
attacher  avec  quelque  constance.  A  la  pre- 
mière fantaisie,  il  retourne  à  ses  anciennes 
habitudes;oii  si  onl'étoui'ditenasservissant  sa 
liberté,  on  détruit  en  lui  le  principe  de  toutes 
les  vertus  :  si  la  force  est  plus  active,  elle 
finit  par  les  anéantir. 

On  a  des  exemples  d'Européens  de  diverses 
nations,  qui,  séduits  par  la  vie  libre  et  indé- 
pendante des  sauvages,  se  sont  établis  avec 
eux:  mais  ils  n'y  ont  été  soufferts  qu'autant 
qu'ils  se  sont  accoutumés  à  la  manière  d'être 
et  de  vivre  des  sauvages,  sans  prétendre  les 
réformer  en  rien,  ni  porter  parmi  eux  d'au- 
tres usages  que  ceux  qu'ils  trouvaient  suivis. 
Ils  ne  souffriraient  même  pas  qu'un  de  leurs 
semblables  vînt  jouir  parmi  eux  des  talents 
qu'il  aurait  acquis  dans  la  société  des  peu- 
ples civilisés,  et  de  l'aisance  qui  en  est  la 
suite.  Les  naturels  des  îles  de  la  Société,  oii 
les  mœurs  sont  plus  douces,  la  civilisation 
plus  avancée  et  la  vie  plus  heureuse  que  dans 
la  Nouvelle-Zélande,  n'ont  pas  souffert 
qu'Omai,quele  capitaine  Cook  avait  amené  à  la 
suite  de  son  second  voyage  autour  du  monde 


à  Londres,  et  de  Va  ramené  à  Olahiti,  jouît  de 
l'habitation  que  les  Anglais  lui  avaient  cons- 
truite dans  sa  patrie.  A  peine  eurent-ils  mis 
à  la  voile,  que  les  insulaires  vinrent  en  troupe 
pendant  la  nuit,  renversèrent  la  maison,  dé- 
truisirent les  plantations,  et  probablement 
tuèrent  les  bestiaux  dont  Ornai  était  posses- 
seur, et  qui,  s'ils  eussent  multipliés,  fussent 
devenus  pour  les  naturels  la  source  d'une 
aisance  supérieure  à  celle  dont  ils  jouissaient 
déjà.  11  en  eût  été  de  même  des  plantes  de 
l'Europe  qui  pour  la  plupart  se  fussent  amé- 
liorées dans  un  sol  aussi  fertile  et  sous  un 
climat  aussi  heureux;  mais  ces  sauvages, 
auoiqu'à  demi  civilisés,  ne  supportèrent  pas 
I  idée  de  voir  s'établir  parmi  eux  un  de  leurs 
compatriotes  auquel  les  connaissances  qu'il 
avait  acquises  en  Europe,  la  multitude  d'ins- 
truments utiles  qu'il  possédait,  eussent  pu 
mériter  quelques  distinctions  :  ils  les  arra- 
chèrent avant  qu'elles  eussent  pris  aucune 
consistance. 

Le  Hottentot  que  les  Hollandais  avaient 
élevé  avec  soin  en  Europe,  fut  peut-être  plus 
sage  qu'Ornai,  en  renonçant  à  tous  les  avan- 
tages qu'il  avait  acqufs,  pour  se  confor- 
mer en  tout  à  la  manière  de  vivre  de  ses  pa- 
rents, parmi  lesquels  il  crut  retrouver  la 
manière  d'exister  qui  pouvait  assurer  son 
bonheur 

Si  l'on  réfléchit  sur  les  coutumes  des  diffé- 
rentes îles  situées  entre  les  tropiques,  ou  à 
peu  de  dislance  de  ces  beaux  climats,  on 
voit  combien  les  connaissances  de  l'esprit 
humain,  abandonnées  aux  seules  impulsions 
de  la  nature,  sont  peu  susceptibles  de  pro- 
grès :  dès  qu'il  s'est  livré  à  une  uniformité 
habituelle  de  bonheur  ou  de  misère,  il  semble 
qu'il  soit  incapable  de  se  développer  et  de 
porter  ses  vues  sur  une  manière  d'être  plus 
neureuse  et  mieux  réglée. 

Depuis  deux  siècles  qu'elles  ont  été  décou- 
vertes, elles  sont  restées  au  même  état  où  on 
les  a  vues  pour  la  première  fois.... 

A  mesure  que  l'on  s'éloigne  des  tropiques 
en  se  rapprochant  des  pôles,  on  ne  trouve 
plus  que  des  hommes  féroces,  grossiers, 
d'une  ignorance  qui  approche  de  la  stupidité, 
vivant  dans  la  plus  profonde  misère,  en 
comparaison  des  heureuses  nations  favori- 
sées, sous  le  plus  beau  ciel,  de  tous  les  dons 
de  la  nature  (291). 

Appendice  à  l'arlicle  Sauvage. 

Nous  croyons  qu'on  ne  lira  pas  sans  inté- 
rêt le  portrait  du  nègre  du  centre  de  l'Afri- 
que tracé  par  M.  Douville  dans  son  Itinéraire 
à  cette  contrée  en  1828,  1829  et  1830  :  «  Il  est 
irascible,  et  porté  par  cette  irascibilité  à  des 
désordres  qui  ressemblent  à  la  frénésie  que 
causent  des  fièvres  violentes.  Il  se  détruit 
sourde  simples  contrariétés;  il  a  une  adresse 
particulière  pour  s'ôter  la  vie  ;  il  retourne  sa  , 
angue  dans  sa  bouche,  il  l'avale,  et  s'étouffe.  'j\ 


(291)  Voy.  l'Homme  de  ta  nature,  5  vol.  par  Ri-  Pliilosnpfiie  pantliéhtique  de  rkisloire,  el  arl.  Psy- 

cliard,  i'  édii.  Paris,  1808.)  Pour  plus  de  dévelop-  choiogie,  où  ceUe  belle  queslion  est  irallée  à   tous 

peinent  sur  coUc  llièso  iiiiporlanle,  nous  renvoyons  les  points  de  vue. 
gu  lonie  II*:  de  noire Diciionnaire  apologétique,  art. 


1077 


SAU 


PSYCHOLOGIE. 


SAU 


1078 


De  tous  les  nègres  que  j'ai  vus,  les  habitants  «  Quoiqu'il  paraisse  toujours  quelque  air 

du  Bihé  el  de  Molux  ont  le  plus  d'intelligence;  d'injustice  à  poser  la  limite  de  l'esprit,  sur- 

cependant  leur  capacité  est  bien  inférieure  tout  à  l'égard  d'infortunés  que  l'on  s'auto- 

à  celle  du  blanc.  En  général,   l'entendement  rise  à  condamner  à  l'esclavage  sou'<  prétexte 

chez  le   nègre  est  aussi  peu   développé  que  de  celte  infériorité  d'intelligence,   le  devoir 

>on  sangC'^l  peu  tUiide.  Sa  capacité  même  se  du  naturaliste  lui  impose  cependant  l'obli- 

Dorne  h  satisfaire  ses  appétits  charnels  II  ne  se  gation  de  discuter  une  question  aussi  impor- 


donneque  peu  ouraémeaucunepeinepourve 
nir  à  bout  d'une  entreprise.  Il  est  si  indolent, 
nonchalant  et  insouciant,  qu'il  passe  des 
journées  entières  assis  sous  un  arbre  ou  de- 
vant la  porte  de  sa  cabane,  les  yeux  fixés  sur 
un  objet,  sans  remuer  aucune  partie  de  son 
corps,  u 

Sa  constitution  physique  semble  offrir  des 
caractères  non  moins  marqués  d'infériorité, 
que  M.  Douville  énumère.  A  quelle  cause 
attribuer  cette  dégradation  permanente,  cette 


tante.  Hume,  Meiners  et  beaucoup  d'au- 
tres (-293),  ont  soutenu  que  la  race  nègre  était 
fort  inférieure  h  la  race  blanche  par  rapport 
aux  facultés  intellectuelles;  ils  sont  en  cela 
d'accord  avec  les  observations  de  MM.  Sœm- 
mering,  Cuvier,  Gall  et  Spurzheim,  comme 
avec  les  nôtres;  mais,  indépendamment  de 
ces  témoignages,  consultons  l'histoire  do 
l'espèce  nègre  sur  tout  le  globe. 

«  Quelles  sont  les  idées  religieuses  aux- 
quelles il  a  pu  s'élever  de  lui-môme  sur  la 


sorte  de  peine  héréditaire  qui  pèse  sur  une     nature  d  îs  choses?  Elles  sont  l'un  des  plus 


portion  de  la  race  africaine?  Aucune  des 
explications  que  la  science  a  essayé  d'en 
donner  jusqu'ici  ne  résout  entièrement  cet 
intéressant  problème.  Nous  remanjuons  dans 
'Aperçu  de  }il.  Douville  ce  fait  singulier  :  «  Le 


sûrs  moyens  d'évaluer  sa  capacité  intellec- 
tuelle. Nous  le  voyons  partout  [)rosterné  de- 
vant de  grossiers  fétiches,  adorant  tantôt  uq 
serpent,  une  pierre,  un  coquillage,  une 
plume,  etc.,   sans  s'élever  même  aux  idées 


fils  aîné  du  Jaga,  qui,  dit-il,  en  sa  qualité  de  théologiquesdesanciensEgyptiensoud'autres 

fils  anné,  est  accablé  de  la  malédiction  pater-  peuples  adorateurs  des  animaux,  comme  em- 

Helle,  était  venu  souvent  me  visiter.  »  Cette  blêmes  de  la  Divinité, 

étonnante  malédiction   qui  se  transmet  de  «  Dans  les  institutions  politiques, les  nègres 

père  en  fils,  oià  en  trouver  l'origine  (292)?  Ne  n'ont  rien  imaginé,  en  Afrique,    au  delà  du 

se  lierait-elle   point  à  quelque  grand  crime  gouvernement  de  la  famille  et  de   l'autorité 


antique,  (jui  aurait,  en  quelque  sorte,  péné- 
tré et  altéré  la  nature  physique  elle-même? 
Ce  ne  serait  pas  la  première  fois  que  la  science 
aurait  été  ramenée,  pour  la  solution  de  cer- 


absolue,  ce  qui  n'annonce  aucune  combi- 
naison. 

«  Par  rapport  à  l'industrie  sociale,  ils  n'y 
ont  jamais  fait  d'eux  seuls  les  moindres  con- 


tains  faits aussiextraordinairesqu'importants,  quêtes;  ils  n'ont  pas  bâti  de  grands  édifices, 

à  la  tradition  religieuse.  des  villes  superbes,  comme  l'ont  exécuté  les 

Celte  dégradation  de  l'espèce  nègre  est  Egyptiens,  môme  pour  se  soustraire  aux  ar- 
recotinue  jiar  les  anatomistes  et  les  natura-  deurs  du  soleil;  ils  ne  s'en  garanlissent  nul- 
listes  les  plus  célèbres,  et  entre  autres  par  lement  par  des  tissus  légers,  comme  font  les 
Cuvier  ;  il  dit  que  la  race  des  nègres,  la  plus  Indiens;  ils  se  contentent  de  cabanes  et  de 
dégradée  des  races  humaines,  est  celle  dont  l'ombrage  des  palmiers.  Ils  n'ont  donc  point 
les  formes  s^approchent  le  plus  de  la  brute,  d'arts,  point  d'invenlions,  qui  charment  les 
et  dont  l'intelligence  ne  s'est  élevée  nulle  part  ennuis  de  leurs  loisirs  sur  un  sol  si  riche.  Us 
au  point  d'arriver  à  un  gouvernement  régu-  n'ont  pas  môme  les  jeux  ingénieux  des  échecs 
lier,  ni  d  la  moindre  apparence  de  connais-  inventés  par  les  Indiens,  ni  ces  contes  amu- 
sances  suivies.  (Discours  pr-éliminaire  des  sants  des  Arabes,  produits  d'une  imagination 
Becherches  sur  les  ossements  des  quadrupèdes  féconde  et  spirituelle.  Placés  à  côté  des 
fossiles.)  Maures,  des  .abyssins,  peuple  de  race  origi- 

«  On  a  beaucoup  agité  dans   ces  derniers  nairemenl  blanche,   les  nègres  en  sont  mé- 

temps,  dit  M.    Virey,   la  question  du  degré  prisés  comme  slupides  et  incapables  :  aussi  les 

d'intelligence  des  nègres;  il  nous  paraît  que  trompe-t-on  constamment  dans  les  échanges 

quelques    auteurs  l'ont  trop    exagérée,   et  commerciaux.  On  les  dompte  ,  on  les  sounjet, 

d'autres  trop  dépréciée,  dans  le  système  que  en  présence  de  leurs  compatriotes  mêmes, 

chacun  d'eux  avait  embrassé.  sans  qu'ils  aient  l'esprit  de  s'organiser  en 

«  Les  amis  des  noirs,  par  des  sentiments  grandes  masses    pour  résister,  et  de  se  dis- 

philanlljropiquesquihonorentleur  cœur,  ont  cipliner  en  armée;    aussi    sont-ils  toujours 

pris  à  lAche  de  rehausser  le  génie  du  nègre  :  vaincus,   obligés   de   céder  le    terrain    aux 

ils  soutiennent  qu'il  est  d'une  capacité  égale  Maures.    Ils  ne    savent  point  se   fabriquer 

à  celui  des  blancs,  mais  que  le  défaut  d'édu-  d'armes  autres  que  la  zagaie  et  la  llèche, 

cation  et  l'état  d'abrutissement  dans  lequel  faibles  défenses  contre  le  fer,  le  bronze  elle 

croupissent  de  malheureux  esclaves  sous  le  salpêtre. 

fouet  des  colons,  compriment   nécessaire-  «  Leurs  langages,  très-bornés,  monosylla- 

menlledéveloppementdeleurinlelligence biques,  manquent  de  termes  pour  les  abs^ 


(292)  On  sait  que  Cliam  fut  maudil  dans  sa  pos- 
lériié  par  son  père,  qui  lui  préilil  qu'il  sérail  l'es- 
clave des  descendants  de  ses  frères  {Gen.  ii,  25)  : 
Maledicius  Ckanaan!  servus  servorum  erit  frairtbns 
»tti8.  Ce  sont  les  descendants  de  Cham  »iui  peuplè- 


renl  l'Afrique. 

(293)  Les  nègres  sont  considérés  comme  fort  in- 
férieurs à  noU'e  espèce,  dans  le  Voyage  en  Amé- 
rique du  chev.  de  Cliaslelux,  et  aussi  par  JefTerson, 
^otei  on  ihe  Virginia  Slaie.  London  ,  i787,  p.  270. 


1079 


SAU 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


SAU 


1080 


tiaclions.  Ils  ne  peuvent  i-ien  concevoir  (jue 
des  objets  matériels  et  visibles;  aussi  ne 
pensent-ils  guère  loin  dans  l'avenir,  comme 
ils  oublient  bientôt  le  passé;  sans  histoire,  ils 
n'avaient  pas  môme  une  écriture  de  signes 
hiéroglyphiques;  les  Arabes  mahométans  ont 
enseigné  à  plusieurs  l'alphabet... 

«  Leur  musique  est  sans  harmonie,  et, 
quoiqu'ils  y  soient  très-sensibles,  elle  se 
borne  à  quelques  intonations  bruyantes, 
sans  former  une  série  de  modulations  ex- 
pressives. Avec  des  sens  très-parfaits,  ils 
manquent  de  cette  attention  qui  les  emploie, 
de  celte  réllexion  qui  porte  à  comparer  les 
objets  pour  en  tirer  des  rapports,  en  observer 
les  proportions. 

«  Des  exemples  particuliers  d'intelligence 
remarquable  chez  les  nègres  (comme  tous 
ceux  cités  par  les  auteurs  )  ne  prouveraient 
que  des  exceptions,  tant  que  des  nations 
nègres  ne  se  civiliseront  pas  d'elles  seules, 
comme  l'a  fait  d'elle-même  la  race  blanche. 
Le  temps  et  l'espace  ne  manquent  point  à 
l'Africain;  cependant  il  est  resté  brut  et  sau- 
vage, lorsque  les  autres  peuples  de  la  terre 
se  sont  plus  ou  moins  élancés  dans  la  noble 
carrière  de  la  perfection  sociale.  Aucune 
cause  politique  ou  morale  ne  peut  contenir 
l'essor  du  nègre  en  Afrique,  comme  celles 
qui  enchaînent  l'esprit  du  Chinois;  le  climat 
de  l'Afrique  a  permis  un  assez  grand  déve- 
loppement intellectuel  aux  anciens  Egyp- 
tiens :  il  faut  donc  conclure  que  la  médio- 
crité perpétuelle  de  l'esprit  chez  les  nègres 
résulte  de  leur  conformation  seule;  car  dans 
les  îles  de  la  mer  du  Sud,  où  ils  se  trouvent 
avec  la  race  malaise,  également  sauvage,  ils 
lui  restent  encore  inférieurs  sans  être  asser- 
vis. {Voy.  FoRSTER,  Observ.  sur  l'espèce  hu- 
maine, dans  les  Voyages  de  Cook.) 

«  On  a  élevé  avec  soin  des  nègres;  on  leur 
a  donné  la  même  éducation  dans  des  écoles 
et  des  collèges  qu'aux  blancs,  et  ils  n'ont 
pas  pu  cependant  pénétrer  dans  les  connais- 
sances humaines  au  môme  degré  que  ceux-ci. 
D'ailleurs,  il  faut  bien  le  reconnaître,  ce  n'est 
point  par  la  force  du  corps,  mais  par  les 
lumières,  que  l'homme  domine  sur  les  ani- 
maux (294);  et  il  est  manifeste  aujourd'hui, 
par  l'état  de  la  civilisation,  que  les  peuples 
les  plus  instruits,  les  plus  habiles,  obtiennent, 
toutes  choses  égales,  la  prépondérance  sur 
les  autres  nations  du  globe  :  donc  les  sciences 
ou  les  connaissances  ont  établi  le  règne  et 
l'empire  dans  la  race  blanche  plus  que  dans 


r. 


("294)  On  en  peut  voir  une  preuve  aussi  ,  en  ce 
quejamaisles  nègres  ti'onl  rendu  (lomesii(|ues  les  élé- 
phants, coiiiine  le  font  les  Hiiiilous  et  autres  Asia- 
tiques. L'élépli;»ni  d'Afrique,  plus  peiil,  moins  cou- 
rageux qu'en  Asie,  n'est  pourianl  nulle  part  dompté 
par  les  noirs. 

(-295)  De  toute  antiquité ,  les  Orieiiiaux  ont  atla- 
clié  au  mol  blanc,  houinie  blanc ,  l'idée  de  liberté 
et  de  supérioriié,  comme  au  moi  noir,  nègre,  celui 
de  servitude,  d'esclav.ige  et  d'impôi.  Ces  termes 
furent  transportés,  par  mélapborf ,  aux  pays;  de  là 
vient  que  la  Russie-Blanclie,  la  Valacliie-Blanche, 
ont  signifié  que  ces  régions  étaient  libres  et  affran- 
chies. Les  Huns  furent  très-anciennement  distingués 
ea  blancs  el  en  noirs  par  cette  raison  ;  ei,  lorsque 


toutes  les  autres,  parce  qu'elle  s'est  montrée 
partout  la  plus  intellectuelle  et  la  plus  indus- 
trieuse. 

«  Les  nègres  sont  de  grands  enfants  :  parmi 
eux  il  n'y  a  point  de  lois,  point  de  gouver- 
nements fixes.  Chacun  vit  à  peu  près  à  sa  ma- 
nière; celui  qui  paraît  le  plus  intelligent  ou 
qui  est  le  plus  riche  devient  juge  des  Jitfé- 
rends,  et  souvent  il  se  fait  roi  ;  mais  sa  royauté 
n'est  rien  ;  car,  bien  qu'il  puisse  quelquefois 
opprimer  ses  sujets,  les  faire  esclaves,  les 
vendre,  les  tuer;  ils  n'ont  pour  lui  aucun  at- 
tachement, ils  ne  lui  obéissent  que  par  ter- 
reur; ils  ne  forment  aucun  Etat,  ils  ne  se 
doivent  rien  entre  eux. 

«  On  ne  peut  agir  sur  les  nègres  qu'en  cap- 
tivant leurs  sens  par  les  plaisirs,  ou  en  les 
frappant  par  la  crainte.  Ils  ne  travaillent  quç 
par  besoin  ou  par  force.  Se  contentant  de 
eu  de  chose,  leur  industrie  est  bornée  et 
eur  génie  reste  sans  action,  parce  que  rien 
ne  les  tente  que  ce  qui  peut  satisfaire  leur 
sensualité  et  leurs  appétits  physiques.  Comme 
leur  caractère  a  plutôt  de  l'indolence  que  de 
l'activité,  ils  paraissent  plus  propres  à  être 
conduits  qu'à  conduire  les  autres,  et  plutôt 
nés  pour  l'obéissance  que  pour  la  domina- 
tion. Il  est  rare  d'ailleurs  qu'ils  sachent  bien 
commander;  car  on  a  remarqué  qu'ils  se 
montraient  alors  despotes  capricieux,  et  d'au- 
tant plus  jaloux  de  l'autorité  qu'ils  étaient 
plus  opprimés.  » 

Le  savant  auteur,  après  quelques  réflexions 
sur  l'esclavage  de  l'espèce  humaine  en  gé- 
néral, conclut  ainsi  :  «  Il  était  dans  les  des- 
tinées que  la  race  humaine  blanche  (295) 
sortît  peu  à  peu  de  ses  fers,  tandis  que  l'an- 
tique anathème  prononcé  sur  la  tête  des 
descendants  de  Cham,  selon  l'Ecriture,  ne 
leurpromettaitqu'un  esclavageéternel  (296).  » 

Mœurs  et  croyances  religieuses  des  nègres 
de  la  Côte-d'Or.  —  Ils  croient  tous  à  un  Dieu 
tout-puissant,  créateur  et  conservateur  de 
toutes  choses;  mais  pour  fixer  leurs  idées, 
ils  lui  donnent  la  forme  humaine,  comme 
étant  la  plus  parfaite.  Croire  à  un  être  dont 
la  figure  ne  tomberait  pas  sous  les  sens,  se- 
rait pour  les  nègres  ne  croire  à  rien.  En 
adressant  leurs  prières  :à  cet  Etre  suprême, 
ils  se  tournent  du  côté  du  soleil,  qu'ils  re- 
gardent comme  l'emblème  le  plus  glorieux 
de  sa  divine  majesté.  Loyer  nous  a  transmis 
une  formule  de  prière  qui  est  en  usage  à  Is- 
sini  :  Mon  Dieu ,  donnez-moi  aujourd'hui  du 
riz  et  des  yams  ;  donnez-moi  de  l'or  et  des 

les  czars  de  Russie  eurent  enfin  secoué  le  joug  des 
Tariares,  on  leur  conféra  le  titre  de  blancs.  (Sche- 
RER,  Annales  de  la  Pelile-Russie,  p.  85,  note.) 

(290)  Cham  paraît  avoir  été  le  Jupiter  des  Grecs, 
appelé  Hammon,  en  Egypte.  C'est  aussi  en  Egypte 
qu'il  s'établit,  et  de  là  vient  que  ce  royaume  ,  qui 
est  si  souvent  nommé  le  pays  de  Ham  ou  de  Cham, 
dans  l'Ecriture,  a  le  nom  de  Cliemia  dans  Pbi- 
tarque  [Sur  Isis  el  Osiris).  Il  est  bon  d'observer  que 
la  prédiction  de  Noé  s'exécute  encore  aujourd'hui 
par  l'asservissement  de  l'Egypte  sous  dos  souverains 
étrangers,  et  par  l'esclavage  des  nègres.  [Hitt.  ho- 
turelte  du  genre  humain,  t.  Il,  p.  49  à  00  et  85 
2'  édit.  Paris,  1824.) 


^1^81  SAU  PSYCHOLOGIE.  SAU  10S2 

aigris  (297);  donnez'moi  des  esclaves  et  des  pays  des  blancs;  d'autres,  plus  ingénieux, 
richesses:  cunscrvez-moi  la  santé,  et  faites-  supposent  que,  dans  le  principe,  Dieu  ayant 
.„...  /        ^-„  j-..,  ■/>  .  jw.     .  ^j.^^  les  blancs  elles  noirs,  ordonna  aux  der- 

niers de  choisir  entre  l'or  d'un  côté,  et  de 
l'autre  la  connaissance  des  arts  et  des  sciences. 
Les  noirs  ayant  préféré  l'or  et  laissé  l'instruc- 
tion aux  blancs,  Dieu,  oflensé  de  leur  ava- 
rice, les  a  condamnés  pour  toujours  à  être 
esclaves  des  blancs.  Ils  ont  sur  la  création 
de  l'homme  plusieurs  opinions  différentes; 
quelques-uns  l'attribuent  à  la  Divinité;  d'au- 
tres croient  que  l'homme  a  été  formé  par  une 
énorme  araignée,  qu'ils  nomment  Anansie; 


moi  la  grâce  d'être  actif  et  diligent 

Les  nègres  ont  eu  aussi,  comme  les  na- 
tions civilisées,  leurs  dissensions  religieuses 
et  leurs  diversités  de  sectes.  Les  chefs  de  ces 
sectaires  croient  à  deux  principes,  celui  du 
bien,  et  celui  du  mal;  le  premier,  africain; 
et  le  second,  européen.  Mais  leurs  idées  ont 
si  peu  de  liaison,  qu'il  est  impossible  d'ex- 
pliquer clairement  leur  doctrine  :  il  paraît 
que,  dans  le  principe,  les  Africains  ont  fait 
leur  divinité  noire  comme  eux  :  mais  les  Eu- 
ropéens leur  ont  appris  que  ce  dieu  noir  était     d'autres  préTendenl  qu'il  est  sorti  des  en- 


Je  diable  des  blancs,  et  qu'il  était  essentielle 
ment  méchant.  Ceux  qui  savent  se  contenter 
des  productions  de  leur  sol,  et  qui  sont  atta- 
chés aux  usages  de  leur  pavs,  représentent 
sous  la  figure  d'un  blanc  le  dieu  du  mal , 
protecteur  des  Européens,  et  la  cause  de  tous 
les  maux  que  les  blancs  ont  faits  aux  nègres; 
et  ils  donnent  la  couleur  noire  au  dieu  du 
bien,  protecteur  des  .Africains.  Ceux  qui  sont 
malheureux  regardent ,  au  contraire,  le  dieu 
noir  comme  une  divinité  cruelle  et  mé- 
chante, qui  se  fait  un  plaisir  de  les  accabler 
de  toutes  sortes  de  maux;  et  le  dieu  des 
blancs,  comme  un  être  doux  et  bienfaisant 
qui  leur  donne  en  abondance  de  beaux  ha- 
bits, de  la  soie,  et  del'eau-de-vie.  Arthusleur 
disait  que  leur  dieu  ne  les  avait  pas  aban- 
donnés, puisqu'ils  avaient  de  l'or,  du  vin  de 
palmier,  des  fruits,  des  vaches,  des  chèvres, 
des  oiseaux  et  du  poisson  :  mais  il  lui  fut 
impossible  de  leur  persuader  que  tous  ces 
biens  venaient  de  leur  dieu.  «  C'est  la  terre, 
disaient-ils,  qui  nous  donne  l'or,  c'est  la 
terre  qui  nous  produit  le  mais  et  le  riz  ;  c'est 
ia  mer  qui  nous  fournit  les  poissons;  et  si 


trailles  de  la  terre.  Ils  sont  dans  la  même  in- 
certitude sur  la  vie  future  :  quelques-uns  y 
croient;  mais  la  plupart  avouent  leur  igno- 
rance à  cet  égard  ;  quelques  autres  supposent 
que  les  morts  sont  transportés,  immédiate- 
ment en  quittant  la  vie,  sur  les  bords  d'un 
lleuve  fameux  de  l'intérieur  de  l'Afrique, 
qu'ils  nomment  Bosmanque,  où  Dieu  examine 
leur  vie  passée,  et  juge  s'ils  ont  exactement 
observé  les  jours  de  jeûne,  s'ils  se  sont  stric- 
tement abstenus  des  viandes  défendues,  et 
s'ils  ont  tenu  religieusement  leur  serment. 
Si  le  résultat  de  cet  examen  leur  est  favo- 
rable, ils  sont  admis  à  traverser  le  tlcuve, 
pour  arriver  h  une  terre  de  félicité  parfaite, 
qui  a  beaucoup  de  ressemblance  avec  le  pa- 
radis de  Mahomet.  S'ils  sont  reconnus  cou- 
pables, la  Divinité  les  plonge  dans  le  fleuve, 
où  ils  restent  ensevelis  dans  un  éternel  oubli. 
Cette  doctrine  est  évidemment  calquée  sur 
celle  de  Mahomet.  D'autres  croient  à  la 
transmigration  des  âmes  :  ils  ont,  comme  le 
peuple  en  Angleterre,  l'opinion  que  les  âmes 
des  criminels  errent  après  leur  mort  pour 


expier  leurs  fautes.  Alkins  rapporte  qu'il  a 
nous  ne  nous  donnions  pas  beaucoup  de  entendu  dire  à  plusieurs  nègres  qui  parlaient 
peines,  nous  pourrions  mourir  de  faim  ,  que  nn  peu  anglais  :  qu'après  leur  mort  les  hon~ 
notre  dieu  ne  nous  aiderait  pas.  Nos  bestiaux  nétes  gens  allaient  dans  le  séjour  de  Dieu , 
nous  donnent  des  petits  sans  le  secours  de  qu'ils  avaient  des  femmes  aimables ,  et  qu'ils 
Dieu  :  quant  aux  fruits,  nous  les  devons  aux  vivaient  dans  l'abondance  et  dans  la  félicité; 
Portugais  qui  ont  planté  les  arbres  sur  notre  mais  que  les  fourbes  et  les  méchants  étaient 
sol  :  enfin,  nous  n'avons  aucune  obligation  à  condamnés  à  errer  éternellement,  sans  avoir 
notre  Dieu,  tandis  que  les  Européens  en  ont  jamais  d'asile.  Les  nègres  ne  regardent  la 
tant  h  la  bonté  du  leur.  »  Ils  conviennent,  mort  qu'avec  la  plus  grande  horreur.  Suivant 
cependant,  que  c'est  Dieu  qui  fait  tomber  la  Bosman  ,  personne  n'oserait,  sous  peine  de- 
pluie  pour  féconder  la  terre,  rendre  les  arbres  périr  lui-môme,  parler  de  la  mort  en  pré- 
productifs, et  faire  tomber  l'or  des  montagnes  sence  du  roi  de  Whidah. 
avec  le  sable  qu'elle  entraîne;  car  la  pluie  On  n'a  sur  leurs  fétiches  que  des  opinions. 


très-incertaines;  mais  s'il  faut  en  croire 
Loyer,  qui  s'est  occupé  de  cet  objet  avec  une 
attention  toute  particulière,  les  fétiches  ne 
sont  pas  des  divinités  qu'on  adore,  mais  seu- 
lement des  charmes  ou  des  talismans  dans 


produit  'cet  effet  dans  tous  les  pays  où  l'on 
trouve  de  l'or.  Un  nègre  de  ces  contrées  qui 
avait  été  vendu  à  un  facteur  de  la  côte,  priait 
avec  ferveur  pour  obtenir  de  la  pluie  :  quel- 
fju'un  l'ayant  interrogé  pour  savoir  le  motif 

de  cette  prière  ,  il  répondit  que  c'était  pour  lesquels  ces  peuples  ont  la  plus  grande  con- 
que la  pluie  fit  tomber  l'or  au  pied  des  fiance.  Une  longue  tradition  a  accoutumé  le 
montagnes  qui  étaient  dans  son  pays,  parce  nègre  à  regarder  les  fétiches  comme  les  dis- 
qu'avec  cet  or  ses  amis  pourraient  le  racheter,  pensateurs  du  bien  et  du  mal,  au  moyen  de 
Il  y  en  a  qui  croient  que,  s'ils  ont  été  ver-  quelque  vertu  cachée,  qu'ils  tiennent  de  Dieu, 
tueux  pendant  leur  vie,  ils  deviennent  blancs  qui  les  a  créés,  et  les  a  envoyés  sur  la  terre 
après  leur  mort  et  sont  transportés  dans  le     pour  le  bien  de  l'humanité.  Le  mot  fétiche 

(297)  L'aigris  est  une  pierre  d'un  bien  verdâlre,  compiani,  le  long   du  Niger,  depuis  le  B.imbira 

(ju'oi)  croit  être  ime  espèce  de  jaspe;  ces  pierres  jusqu'à  Cassina,  où  il  a  dix  lois  la  valeur  qu'où  lui 

fini,  dans  le  pays,  la  valeur  de  l'or,  et  on  s'en  sert  assigne  dans  le  I3cngale. 
pour  monnaie.  Le  eowry  se  donne  ci  se  reçoit  pour 


1083 


SNU 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


SAU 


1084 


ou  feitisso  est  portugais  et  signifie  charme.  Le 

Eouvoir  qu'on  suppose  aux  fétiches  ressem- 
!e  précisément  à  la  pui-^sance  mystérieuse 
qu'on  altril)ue  aux  charmes  et  à  certains 
nombres  heureux  ou  malheureux.  Ces  pra- 
tiques .««upersUtieuses,  qui  ont  une  influence 
si  grande  sur  les  esprits  faibles  et  sur  ceux 

3ui  ne  réfléchissent  pas,  obtiennent  souvent 
es  incrédules  et  des  esprits-forts  eux-mêmes 
une  espèce  de  confiance  tacite. 

En  général,  les  marins  et  les  joueurs  ont 
recours  h  la  vertu  des  cliarmes,  [)arce  qu'é- 
tant continuellement  exposés  aux  caprices 
du  hasard,  ils  ne  peuvent  calculer  ni  prévoir 
les  événements  qui  les  attendent;  c'est  aussi 
par  la  môme  raison  que  les  nègres  sont  plus 
superstitieux  que  d'autres  peuples  ;  sans  cesse 
menacés  des  malheurs  les  plus  atfreux  par 
l'instabilité  de  leur  gouvernement,  leur  vie 
entière  n'est  absolument  qu'un  jeu  de  hasard, 
dont  ils  croient  pouvoir  régler  la  marche 
avec  le  secours  de  leurs  féiiches.  Le  nègre  ne 
se  contente  pas  de  croire  à  la  vertu  des 
charmes,  il  reconnaît  encore  des  époques  et 
des  jours  heureux  ou  malheureux;  il  se  crée 
ses  fétiches  suivant  sa  fantaisie.  L'un  choisit 
les  dents  d'un  chien,  l'autre  celles  d'un  tigre 
ou  d'une  civette;  celui-ci  un  œuf,  celui-là 
l'os  d'un  oiseau;  tandis  qu'un  autre  préfère 
un  morceau  de  bois  rouge  ou  jaune,  une 
branche  d'épine,  une  tête  de  chèvre,  de  singe 
ou  de  perroquet.  C'est  de  ce  fétiche  qu'ils 
attendent  quelques  secours  dans  toutes  les 
circonstances  difficiles  où  ils  se  trouvent;  ils 
font  vœu  souvent  de  lui  rendre  une  espèce 
de  culte,  s'ils  sont  heureux.  Dans  l'intention 
de  lui  plaire,  ils  s'imposent  quelques  [iriva- 
tions,  comme  de  ne  pas  manger  de  bœuf,  de 
chèvre  ou  de  volaille,  et  de  ne  pas  boire 
d'eau-de-vie  ou  de  vin  de  palmier.  De  l'op- 
nosilion  des  intérêts  particuliers  naît  aussi 
l'opposition  entre  les  fétiches;  la  puissance 
d'un  fétiche  est  toujours  considérée  en  raison 
du  bonheur  de  celui  qui  le  possède.  Un  nègre 
qui  est  malheureux  attribue  son  infortune  à 
l'impuissance  de  son  fétiche,  et  il  a  recours 
aussitôt  à  un  autre,  ou  il  s'adresse  au  fetes- 
sero  (prêtre),  pour  en  avoir  un  qui  ait  plus 
de  vertu.  Ils  sont  persuadés  que  le  fétiche 
voit,  parle  et  surveille  toutes  leurs  actions, 
pour  récompenser  les  bonnes  et  punir  les 
mauvaises  ;  c'est  pour  cela  qu'ils  le  couvrent 
soigneusement,  ou  qu'ils  le  placent  dans  un 
endroit  secret,  pour  n'en  être  [las  aperçus 
s'ils  faisaient  une  faute.  Les  nègres  de  Bénin 
s'imaginent  que  l'ombre  d'un  homme  anime 
le  fétiche,  et  ils  croient  que  c'est  un  être  réel 

3ui  doit  rendre  compte,  dansun  autre  monde, 
e  toutes  leurs  actions.  Lorsque  ces  fétiches 
jnt  procuré  des  succès  marqués,  ils  devien- 
nent les  gardiens  tutélaires  des  familles,  et  se 
transmettent  de  père  en  fils,  comme  autrefois 
chez  les  Romains,  les  lares  et  les  pénates;  et 
chez  les  Arméniens ,  les  téraphins  ou  dieux 
protecteurs,  auxquels  ils  ressemblent  souvent 
par  la  forme.  A  Elmina  et  à  Acra,  c'est  ordi- 
nairement un  morceau  de  bois  sur  lequel  est 
gravée  une  tête  d'homme,  sans  corps  et  sans 
bras.  Outre  les  fétiches  particuliers  à  chaque 


individu,  il  y  en  a  d'autres  qui  reçoivent  un 
hommage  plus  général,  et  dont  l'influence 
s'étend  sur  plusieurs  cantons  h  la  fois;  ce 
sont,  le  plus  souvent,  des  montagnes,  des 
rochers,  des  arbres,  des  lacs  et  des  rivières. 
Les  Acraniens  prétendent  que  leur  pays  n'a 
été  conquis  par  les  Aquamboans  que  parce 
que  les  Portugais  ont  violé  un  de  ces  lacs 
sacrés,  en  le  convertissant  en  saline.  Le  ser- 
pent est  le  fétiche  des  Whidaniens;  ils  croient 
cependant  à  un  Dieu  souverain  ;  mais  ils  at- 
tribuent une  puissance  toute  particulière  à 
une  espèce  de  reptile  d'une  grandeur  déme- 
surée, qu'ils  nomment  le  grand-père  ies  ser- 
pents. L'origine  de  ce  culte  religieux  vient, 
sans  doute,  de  ce  qu'on  découvrit  ce  serpent 
à  une  épo(^ue  heureuse.  Les  Whidaniens 
croient,  suivant  une  tradition  ancienne,  que 
ce  serpent  est  venu  d'un  pays  désert,  qu'il  a 
été  forcé  d'abandonner. 

Le  culte  qu'ils  rendent  au  serpent  ne  pré- 
sente donc  pas  un  phénomène  inexplicable 
dans  l'histoire  du  cœur  humain.  Ce  culte 
est,  comme  celui  qu'on  rend  aux  fétiches, 
l'eftet  naturel  de  la  confiance  qu'ont  ordinai- 
rement les  êtres  faibles  et  ignorants  dans  la 
puissance  des  charmes.  (  Tableau  des  der- 
nières découvertes  faites  par  les  Européens 
en  Afrique;  traduit  de  l'anglais.  ) 

Culte  rendu  au  serpent  Tenni  par  les  nègres 
de  Juidah.  —  Le  tenni  est  d'une  grosseur 
monstrueuse;  il  a  quelquefois  jusqu'à  cin- 
quante pieds  de  long;  il  est  de  la  même  es- 
pèce que  Vanaconda  de  Ceyian,  et  le  boa  de 
Guinée.  Sa  peau,  sur  le  dos,  est  d'un  gris 
foncé,  rayé  de  jaune;  celle  du  ventre  est  d'un 
gris  plus  clair,  avec  des  taches  de  dislance  en 
distance.  Il  se  cache  dans  les  marais  et  dans 
les  savanes  ;  lorsqu'il  est  tourné  sur  lui- 
même  en  spirale,  il  couvre  une  circonférence 
de  cinq  ou  six  pieds  de  diamètre,  et,  de  loin, 
on  prendrait  cette  masse  pour  l'ouverture 
d'un  gouffre.  Quelquefois  il  dresse  la  tête,  et, 
semblable  au  mât  d'un  vaisseau,  il  reste  im- 
mobile dans  cette  altitude,  attendant  que 
quelque  animal  arrive  à  sa  portée  :  alors  il 
s'élance  sur  sa  proie,  en  déployant  les  con- 
tours de  sa  queue.  Comme  ses  dénis  sont  re- 
courbées dans  sa  gueule  en  forme  de  cro- 
chets, tous  les  efforts  que  peut  faire  l'animal 
surpris  pour  se  dégager  ne  servent  qu'à  faire 
pénétrer  les  dénis  plus  profondément.  Si 
l'animal  qu'il  tient  est  gros,  le  monstre  l'en- 
veloppe, et  l'étouffé  dans  les  replis  de  sa 
queue;  enfin,  il  l'avale  tout  entier  sans  mâ- 
cher, après,  toutefois,  l'avoir  humecté  quel- 
que temps  de  sa  salive.  Tant  qu'il  digère,  le 
fen/itreste  assoupi,  sans  mouvement,  et  étendu 
comme  une  souche.  Souvent,  dans  cette  si- 
tuation, il  est  dévoré  par  les  fourmis  qui  lui 
entrent  dans  la  gueule,  dans  les  oreilles,  dans 
le  nez,  et  ne  laissent  absolument  que  le  sque- 
lette du  monstre.  —  Le  trait  suivant  est  assez 
curieux,  et  fait  connaître  à  quel  point  les  nè- 
gres vénèrent  ce  serpent.  M.  Denyau,  direc- 
teur du  comptoir  de  Juidah,  avait  été  prévenu 
que,  depuis  quelque  temps,  on  lui  enlevait 
toules  les  nuits  une  volaille  de  sa  basse-cour; 
les  soupçons  avaient  d'abord  porté  sur  quek 


Î085                        SAU                          PSYCHOLOGIE.  SON                          1086 

ques-uns  des  individus  employés  dans  le  fort,  pathétique  que  nous  a  donnée  de  l'esclavage 

et  ensuite  sur  les  nègres  du  voisinage  :  cepen-  domestique  le  Jésuite  Gumilla,  dans  sa  rela- 

dant  on  s'était  convaincu  que  ces  vols  ne  ve-  tion  sur  les  Indiens  des  bords  de  l'Orenoko  : 

naient  ni  des  uns  ni  des  autres.  Enfin,  un  «  Une  femme  du  pays,  nouvellement  eon- 

jour,  on  vint  avertir  M.  Denyau,  à  six  heures  verlie  à  la  religion  chrétienne,  et  qui  avait 

du  matin,  que  la  ronde  du  fort  avait  surpris  d'ailleurs  de  l'esprit  et  des  vertus,  avait  fait 

Je  voleur.  Le  directeur  se  rendit  sur-le-champ  mourir  sa  fille,  qui  venait  de  naître,  en  lui 

au  lieu  qui  lui  était  indiqué,  et  aperçut  un  coupant  l'ombilic  trop  près  du  corps.  Le  Jé- 


énorme  serpent,  à  qui  les  spectateurs  et  la 
ronde  du  malin  avaient  barré  le  chemin  de  la 
porte  du  fort,  et  qui  cherchait  inutilement  à 
se  sauver  dans  un  magasin,  par  une  chatière; 
un  très-gros  dindon,  qu'il  n'avait  avalé  qu'à 
demi,  et  dont  la  queue  et  les  pattes  parais- 
saient encore,  lui  avait  tellement  obstrué  et 
grossi  le  gosier,  qu'il  essayait  en  vain  de  pas- 
ser par  ce  trou.  Le  serpent  eut  l'instinct  de 
sentir  guel  était  l'obstacle  qui  l'arrêtait,  et  se 
mit  à  taire  des  efforts  extraordinaires  pour 
provoquer  des  vomissements  qui  pussent  le 
dégager  de  ce  qui  le  gênait. 

M.  Denyau  ordonna  de  le  laisser  faire.  En 
effet,  au  bout  de  quelques  minutes,  le  serpent 
parvint  à  se  débarrasser  du  dindon,  dont  la 
3artie  antérieure  était  déjà  presque  en  disso- 
ution,  et  dont  tout  le  corps  était  couvert 
d'une  lave  visqueuse ,  acre  et  mordicante. 
L'animal,  allégé,  se  sauva  dans  le  magasin, 
d'où  l'on  savait  bien  qu'il  ne  pourrait  échap- 
per. M.  Denyau  s'était  fait  apporter  son  fusil, 
et  se  préparait  à  le  tuer,  lorsque  plusieurs 
marabouts  du  voisinage,  avertis  de  ce  qui  ve- 
nait d'arriver  dans  le  fort,  accoururent  pour 
supplier  M  Denyau  de  ne  faire  aucun  mal  à 
l'animal,  parce  qu'autrement  il  attirerait  sur 


suite  lui  faisait  envisager  toute  l'horreur  d'une 
pareille  action,  et  lui  adressait  les  plus  vifs 
reproches.  Après  l'avoir  écouté,  les  yeux  fixés 
vers  la  terre,  elle  lui  répondit  :  Plût  à  Dieu, 
mon  Père,  plût  à  Dieu  que  ma  mère  m'eût 
soustraite  ainsi,  dès  ma  naissance,  à  toutes 
les  peines  que  j'ai  déjà  éprouvées,  et  à  toutes 
celtes  que  j'aurai  encore  à  souffrir  tant  que  je 
vivrai!  Considérez, mon  Père,  notre  déplora- 
ble sort.  Nos  maris  n'ont  d'autres  soucis,  d'au- 
tres fatigues  que  d'aller  à  la  chasse,  tandis 
que  nous,  nous  travaillons  le  long  du  jour,  en 
portant  un  enfant  dans  un  panier,  et  un  autre 
pendu  à  notre  sein.  Ils  vont  à  la  pêche  pour 
se  divertir;  nous,  nous  labourons  la  terre,  et, 
après  l'avoir  arrosée  de  nos  sueurs  pour  la 
rendre  féconde,  nous  sommes  encore  obligées 
de  faire  ta  moisson.  Le  soir,  ils  reviennent 
sans  fardeau  ni  embarras,  et  nous,  nous  ren- 
trons chargées  de  nos  enfants,  licvenus  chez 
eux,  ils  se  récréent  avec  leurs  amis,  tandis 
ou  il  noiis  faut  aller  chercher  du  bois  et  de 
l'eau  pour  leur  préparer  à  souper.  Après  leur 
repas,  ils  s'endorment  tranquillement  ;  et  nous, 
quoique  excédées  des  fatigues  de  la  journée , 
loin  de  pouvoir  nous  reposer,  nous  travail- 
lons encore  toute  la  nuit  à  moudre  du  mais 


eux  quehjues  calamités.  Le  directeur  se  ren-     pour  leur  faire  du  chica.  Us  boivent,  et,  quand 


dit  à  leurs  désirs,  sur  la  promesse  qu'ils  lui 
firent  d'emporter  leur  fétiche  si  loin  du  fort 
qu'il  ne  pût  y  revenir. 

Aubsilùt  deux  d'entre  eux  s'armèrent  de 
fourches,  et  marchèrent  sur  le  serpent  en 
sens  contraire.  Au  moment  oii  il  leva  la  tête 
pour  les  menacer,  ils  le  saisirent  entre  les 
deux   fourches  qu'ils  avaient   croisées.  Au 


ils  se  sont  enivrés,  ils  nous  battent,  nous  traî- 
nent par  les  cheveux,  et  nous  foulent  sous  leurs 
pieds.  Il  est  bien  dur  d'être  traitée  en  esclave 
par  son  mari,  et  de  ne  pas  pouvoir  trouver  un 
peu  de  repos  dans  sa  maison ,  quand  on  a  sué 
tout  le  long  du  jour  en  travaillant  à  la  terre. 
Eh!  qu'avons  -nous  pour  nous  consoler  ou 
nous  dédommager  d'un  esclavage  qui  n'a  pas 


même  instant,  six  marabouts  se  jetèrent  sur     de  fin?  Après  vingt  ans  de  peines  et  de  souf 


son  corps;  deux  d'entre  eux  lui  tenaient  la 
tête  immédiatement  au-dessus  du  cou,  deux 
au  milieu,  et  deux  à  la  queue.  Ils  eurent  long- 
temps à  lutter  contre  l'animal,  (]ui  les  entor- 
tillait dans  les  contours  de  sa  queue.  Les  na- 
turels montrèrent  la  plus  grande  adresse  dans 
cette  manœuvre.  Enfin,  l'cinimal,  fatigué, 
s'abandonna  entièrement  aux  nègres,  qui  le 
portèrent  comme  un  baliveau.  Tout  en  mar- 


frances ,  on  n'a  plus  pour  nous  le  moindre 
égard,  on  nous  méprise  même,  on  nous  substi- 
tue une  jeune  femme,  à  qui  il  est  permis  de 
battre  et  d'insulter  nous  et  nos  enfants.  Ces 
jeunes  femmes  sans  expérience,  dont  ils  de- 
viennent follement  épris,  prennent  sur  nous 
un  ton  d'autorité,  nous  traitent  comme  leurs 
servantes,  et  le  moindre  murmure  qui  nous 
échappe  est  bientôt  étouffé  par  des  coups.  Une 


chant ,  ils  récitaient  des  prières ,  et  adressaient     pareille  tyrannie  est  -  elle  supportable  ?  pou 


au  serpent  des  choses  flatteuses,  en  le  priant 
d'excuser  l'espèce  de  violence  qu'ils  étaient 
obligés  de  lui  faire. 

Quand  ils  furent  rendus  à  environ  une  lieue 
du  fort ,  ils  s'approchèrent  d'une  savane 
couverte  d'herbe  de  Guinée,  et  balançant, 
tous  à  la  fois,  le  serpent  avec  un  mouvement 
mesuré,  ils  le  lancèrent  à  douze  pas  d'eux,  en 
l'invitant  à  ne  pas  retourner  au  fort.  {Tableau 
des  dernières  découvertes  faites  par  les  Eu- 
ropéens en  Afrique.) 

Condition  des  femmes  chez  les  nègres.  — 
La  condition  des  femmes ,  en  Afrique ,  se 
trouve  fidèlement  tracée  dans  la  description 


vons-nous  donner  à  nos  filles  une  plus  grande 
marque  de  tendresse  que  de  les  délivrer  d'une 
semblable  existence,  mille  fois  pire  que  la 
mort?  Oui,  je  te  répèle,  plût  à  Dieu  que  ma 
mère  m'eût  mise  sous  terre  au  moment  où  je 
suis  née  !  » 
SAUVAGE  DE  l'Aveyron.  Votj.  Homme  de 

LA  NATURE. 

SAUVAGES  DE  l'Océanie,  leurs  mœurs; 
anthropophagie,  etc.  Yoy.  note  XIV,  à  la  fia 
du  volume. 

SAUVAGES  DES  Etats-Unis,  statistique. 
Voy.  note  XIV,  à  la  fin  du  vol. 

SON.  Voy.  Langage,  §  1,  et  Ouïe. 


1087 


SOU 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


SOU 


1085 


SONS ,  premiers  sons  émis  par  l'enfanl. 
Voy.  Langage  ,  §  I.  —  Distinction  des  sons. 
Voy.  note  I,  à  la  fin  du  volume. 

SOURD  ET  MUET  de  Chartres  recouvrant 
la  voix.  Voy.  note  VI,  à  la  fin  du  volume. 

SOURDS-MUETS.  —  Tout  ce  qui  est  dit  de 
la  nécessité  du  langage  pour  le  développe- 
ment et  la  formation  de  la  raison  ,  est  évi- 
demment applicable  de  tout  point  au  sourd- 
muet.  Mais  celui-ci  n'est  pas  l'homme  isolé, 
l'homme  de  la  nature  des  rationalistes;  le 
sourd-muet  vit,  grandit,  se  développe  au  sein 
de  la  société  :  quoique  privé  de  la  commu- 
nication verbale  ,  il  y  participe  nécessaire- 
ment au  bienfait  de  la  civilisation  ;  il  y  reçoit 
par  les  yeux  une  éducation  fort  incomplète 
sans  doute,  mais  sufiisante  pour  jeter  dans 
son  esprit  une  foule  d'idées  qu'il  n'aurait 
certainement  pas  dans  l'état  d'isolement.  11  y 
est  soumis  aux  règles  morales  qui  régissent 
la  famille  et  l'Etat;  il  y  est  témoin  de  nos  arts 
et  de  leurs  productions,  de  notre  culte  et  de 
ses  cérémonies ,  de  nos  usages  et  de  tout  ce 
qui  constitue  la  vie  commune.  Tout  ce  qu'il 
voit  le  porte  naturellement  à  rélléchir,  et 
tout  lui  est  d'ailleurs  expliqué  par  les  rela- 
tions de  toutes  sortes  qui  s'établissent  entre 
Jui  et  ceux  qui  l'entourent ,  entre  ceux  qui 
l'entourent  et  le  reste  des  hommes.  Enfin,  le 
seul  spectacle  de  la  vie  sociale  porte  avec 
lui  une  instruction  profonde  qui  en  fait 
comme  un  livre  oijtout  homme  peut  recueil- 
lir une  expérience  toute  faite,  lire  ses  droits 
et  ses  devoirs  et  puiser  tous  les  éléments  de 
la  science  nécessaire  au  développement  de 
la  moralité  humaine. 

Toutefois  ,  malgré  les  avantages  apparents 
de  sa  position  ,  on  est  obligé  de  reconnaître 
que  le  monde  rationnel  et  suprasensible  reste 
fermé  au  sourd-muet  tant  qu'il  n'a  pas  reçu 
une  instruction  régulière  qui  l'élève  jusqu'aux 
idées  intellectuelles,  morales  et  religieuses. 
Les  i secrets  du  monde  intellectuel  ,  dit 
M.  De  Gérando,  sont  ignorés  du  sourd-muet  ; 
en  vain  on  lui  en  demanderait  compte.  (  De 
l'éducation  des  sourds-muets,  t.  Il ,  p.  453.) 
L'instruction,  dit-il  encore,  peut  seule  intro- 
duire les  sourds-muets  à  la  vie  sociale  ,  mo- 
rale et  religieuse.  »  [Ibid.,  p.  661.) 

Chez  le  sourd-muet  privé  d'instruction,  à 
la  vue  des  actions  des  hommes,  tout  se  réduit 
à  éprouver  du  plaisir  ou  de  la  douleur,  de  la 
joie  ou  de  la  tristesse,  de  l'amour  ou  de  la 
naine,  et  à  voir  que  tous  les  hommes  éprou- 
vent les  mêmes  affections  et  les  mêmes  sen- 
timents que  lui,  et  que  comme  lui  ils  font 
effort  pour  retenir  le  sentiment  du  plaisir,  et 
pour  repousser  le  sentiment  de  la  douleur. 
Instruit  par  sa  propre  expérience,  il  ne  doute 
pas  qu'on  fait  du  mal  à  autrui  en  le  frappant 
et  qu'on  lui  cause  de  la  peine  en  lui  volant 
ce  qui  est  à  son  usage.  Aussi,  toutes  les  fois 
qu'il  n'aura  pas  une  raison  d'agir,  il  s'abs- 
tiendra de  frapper  ou  de  voler;  mais,  lors- 
qu'il aura  un  motif  quelconque,  il  agira  sans 
scrupule  et  sans  remords,  parce  qu'il  ne  sait 
pas,  qu'il  ne  juge  pas  qu'il  est  mal  de  nuire 
a  autrui;  vu  qu'il  ignore  que  l'action  de 
frapper  et  de  voler  est  contraire  à  une  loi  qui 


le  défend.  Borné  aux  seules  sensations 
qu'il  éprouve,  il  est  gai,  si  elles  sont  agréa- 
bles; et  triste,  si  elles  sont  fâcheuses. i(6'oMr.ç 
d'instruction  d'un  sourd-muet ,  par  M.  l'abbé 
SiCAUD,  Discours  prélim.,  p.  14.)  Mais,  quoi- 
que affecté  d'une  manière  différente  en 
voyant  maltraiter  ou  secourir  un  malheureux, 
parce  qu'il  serait  content  d'être  secouru  et 
chagrin  d'être  maltraité,  il  ne  juge  pas  de  la 
bonté  ou  de  la  malice  de  l'action  dont  il  est 
témoin.  S'il  connaît  la  correction,  il  ignore  la 
justice.  Etant  lui-môme  sa  fin  ,  il  n'a  d'autre 
règle  que  l'amour  de  lui-même  :  tout  ce  qui 
lui  plaît  est  bien  ,  et  tout  ce  qui  lui  déplaît 
est  mal.  Voilà  toute  sa  morale,  il  n'en  connaît 
point  d'autre.  (Id.,  ibid.) 

Mais,  dit-on,  le  sourd-muet  ayant  des  yeux 
nourvoiret  une  intelligence  pourcomprendre 
la  conduite  des  hommes,  les  cérémonies  du 
culte,  le  spectacle  de  l'univers  doivent  élever 
son  esprit  à  la  connaissance  de  la  Divinité  et 
du  monde  moral. 

Supposons  pour  un  moment  que  ,  sans  le 
secours  d'un  idiome  ,  le  sourd-muet  puisse 
raisonner  intérieurement  sur  toutes  choses  , 
qui  nous  dira  qu'il  cherche  véritablement  à 
se  rendre  compte  de  ce  qui  se  passe  autour 
de  lui  ?  Et  s'il  s'en  occupe  sérieusement ,  ne 
sera-t-il  point  exposé  à  se  tromper  à  chaque 
pas?  Les  pieux  exercices  de  la  famille  ne  le 
conduiront-ils  point  à  des  inductions  supers- 
titieuses? Les  cérémonies  de  la  religion  ne 
le  porteront- elles  pas  à  borner  son  culte  aux 
objets  sensibles  qu'elles  représentent  ?  Si , 
malgré  son  indigence  intellectuelle  ,  il  est 
assez  heureux  I pour  comprendre  qu'il  doit 
élever  plus  haut  ses  pensées ,  combien  de 
temps  lui  faudra-t-il  pour  se  former  la  no- 
tion d'une  puissance  suprême  ?  Combien  de 
temps  pour  concevoir  celte  puissance  comme 
intelligente  et  libre,  digne  de  nos  hommages 
et  de  nos  respects?  Combien  de  temps  pour 
découvrir  l'existence  et  l'immortalité  de  l'âme, 
pour  démêler  l'obligation  d'éviter  le  mal  et 
de  faire  le  bien  ,  et  pour  soupçonner  la  ré- 
compense ou  la  punition  promise  au  serviteur 
fidèle  oudésobéissant?Hélas  1  les  philosophes, 
de  Rome  et  d'Athènes,  frappés  du  bel  ordre 
du  monde,  croyaient  la  matière  éternelle,  et 
après  avoir  longtemps  cherché  la  cause  de 
cette  admirable  harmonie  ,  ils  avaient  cru  la 
trouver,  les  uns  dans  l'air,  les  autres  dans  le 
feu;  et  l'on  voudrait  que  le  sourd-muet ,  ne 
recevant  rien  d'autrui,  réduit  à  ses  seules 
forces,  reconniit,  à  la  vue  de  ce  qui  se  passe 
autour  de  lui ,  un  Dieu  créateur  et  invisible  , 
auteur  de  son  être ,  soutien  de  son  exis- 
tence 1  On  voudrait  qu'il  imaginât  la  distinc- 
tion du  bien  et  du  mal ,  et  qu'il  créât,  en 
quelque  sorte,  la  morale  tout  entière  ,  tandis 
qu'on  ne  saurait  nommer  une  seule  vérité 
morale  que  l'esprit  de  l'homme  ait  réellement 
découverte  !  Certes ,  ce  serait  donner  à  un 
être  disgracié  une  tâche  bien  dilficile  à  rem- 
plir et  d'une  exécution  bien  incertaine,  quand 
même  Userait  vrai,  comme  on  le  prétend, 
que  les  objets  dont  il  est  témoin  dussent  le 
porter  à  en  chercher  la  cause. 

Mais  nous  sommes  bien  éloignés  d'accorder 


1089 


SOU 


PSYCHOLOGIE. 


SOU 


1090 


celle  supposilion  ;  car  il  est  évident  que , 
pour  tirer  quelque  instruction  de  la  conduite 
et  des  actions  des  hommes  ,  il  faut  avoir  des 
notionsfondamentales  sur  Dieu  et  sur  le  bien  et 
le  mal,  notions  dontle  sourd-muet  est  privé. 
Pour  s'instruire  à  la  vue  des  cérémonies  du 
culte,  il  faut  en  connaître  l'objet  et  le  motif  : 
autrement  les  actions  extérieures  de  piété  ne 
sont  qu'un  vain  spectacle  ;  il  n'y  a  aucun 
rapport  entre  des  prostrations,  des  encense- 
ments et  un  être  invisible,  maître  et  seigneur 
de  toutes  choses.  Pour  étudier  les  dillérents 
objets  qui  frappent  nos  regards,  et  remonter 
péniblement  del'etretà  la  cause,  il  faut  raison- 
ner, poser  des  principes  et  tirer  des  consé- 
quences ;  ce  quon  ne  peut  faire  qu'à  l'aide 
des  mots  d'une  langue  :  l'expérience  et  les 
fails  l'ont  prouvé. 

l.e  sourd-muet,  dans  ses  actes  extérieurs 
de  piété,  n'agit  que  par  imitation.  Ainsi  l'en- 
fant, au  sortir  du  berceau  ,  imite  sa  mère  ; 
comme  elle,  il  se  met  à  genoux  ,  remue  les 
lèvres,  prend  un  rosaire,  et  en  parcourt  ma- 
chinalement les  grains.  Est-il  surprenant  que 
le  sourd-muet,  avancé  en  âge,  fasse  la  même 
chose  et  soit  imitateur^  Un  sourd-muet 
nommé  Louis,  voyant  un  sourd-muet  instruit 
faire  sa  prière  dans  un  livre,  demandait  lui- 
môme  un  livre,  et,  comme  on  le  lui  refusait  à 
cause  de  son  ignorance  ,  prenait  au  hasard 
une  feuille  de  papier,  allait  se  placer  auprès 
de  son  camarade  d'infortune,  et  se  compor- 
tait comme  s'il  avait  lu  et  prié  d'une  manière 
fort  grave  et  fort  recueillie.  Lisait-il,  priait-il 
Dieu?  non,  sans  doute.  Que  faisait-il  donc? 
il  imitait,  et  il  était  content.  Dans  l'école  de 
Paris,  il  en  est  un  autre  qui  assiste  avec  assi- 
duité aux  oflices  de  l'Eglise,  se  lève,  s'asseoit 
et  se  prosterne  avec  les  fidèles;  aux  fêtes  so- 
lennelles, il  porte  la  bannière  avec  beaucoup 
d'aplomb  et  de  gravité  ;  mécanicien  né,  il 
monte,  arrange  et  règle  l'horloge.  Cependant, 
depuis  trente  ans  qu'il  est  dans  la  maison, 
on  n'a  jamais  pu  le  faire  rélléchir  aux  vérités 
intellectuelles  ;  il  ne  pense  qu'à  ce  qui  tombe 
sous  les  sens.  On  ne  peut  donc  pas  se  lier 
aux  simples  apparences  ,  ni  soupçonner  la 
connaissance  des  choses  d'après  certaines 
manières  d'agir  I  Les  marques  extérieures  de 
piété  n'ont  donc  pas  une  liaison  nécessaire 
avec  les  premiers  principes  de  la  religion  et 
de  la  morale  ! 

Que  ,  sans  avoir  fréquenté  les  écoles,  les 
sourds-rnuets  sachent  gesticuler  et  faire  des 
signes  délibérés  et  avec  intention ,  nous  en 
convenons  ;  mais  ces  signes,  en  petit  nombre, 
sans  ordre  et  sans  liaison,  analogues  aux 
nécessités  de  la  vie ,  à  des  objets  sensibles  et 
d'un  usage  commun  et  ordinaire,  ou  tout  au 
plus  à  certaines  actions  qui  ont  frappé  leurs 
regards ,  et  qu'ils  tâchent  de  décrire  en  imi- 
tant la  forme  et  l'image  des  choses,  n'ont 
jamais  rapport  aux  vérités  intellectuelles. 
Pour  faire  dessignes  devérités  intellectuelles, 
il  faudrait  connaître  ces  vérités,  et  elles  sont 
ignorées  des  sourds-muets.  N'ayant  des  yeux 
que  pour  le  monde  physique  ,  leurs  gestes 
ne  correspondent  qu'à  des  objets  extérieurs; 
c'est  un  fait  reconnu  de  tous  les  instituteurs 


des  sourds-muets  ;  et  même  ces  gestes  na 
sont  que  des  descriptions  vagues  ,  grossières 
et  dilhciles  à  comprendre. 

Un  directeur  d'institution  de  sourds-muets, 
d'une  haute  compétence  ,  a  tracé  le  portrait 
suivant  des  infortunés  à  l'instruction  desquels 
il  a  déjà  consacré  près  de  trente  ans  de  sa 
vie  : 

«  Le  sourd-muet  est  plein  de  préventions 
contre  les  hommes  ;  il  se  nourrit  de  l'idée  que 
ses  parents ,  sa  famille ,  toutes  les  per- 
sonnes qu'il  hante,  qu'il  voit,  qu'il  fréquente, 
ont  plus  de  bienveillance  pour  les  autres  que 
pour  lui.... 

«  Il  n'a  pas  l'idée  de  son  malheur,  il  ne  sait 
pas  que  les  autres  possèdent  un  sens  qui  lui 
manque  ;  il  s'imagine  que  tout  le  monde  est 
sourd -muet, 

«  On  ne  doit  donc  pas  s'étonner  qu'une 
certaine  aigreur  résulte  de  sa  position  et  de 
l'abandon  dans  lequel  on  le  laisse  végéter. 
Mais  on  concevra  plus  difficilement  que  cette 
])osition  lui  inspire  des  sentiments  d'orgueil, 
des  préjugés  en  faveur  de  sa  supériorité  : 
rien  n'est  plus  vrai  cependant.  Le  pauvre 
sourd -muet  n'ayant  pour  tout  moyen  de 
communication  avec  ses  semblables  que 
quelques  gestes,  sans  aucune  idée  de  l'exis- 
tence d'un  autre  moyen  de  manifester  ses 
sensations,  ses  sentiments,  ses  volontés,  ses 
idées,  fait  des  signes  un  usage  plus  habituel 
que  les  autres  hommes  ;  la  nature  chez  lui 
est  ingénieuse  à  les  perfectionner;  il  les 
perfectionne  lui-môme  sans  cesse  par  l'usage, 
et ,  dans  sa  conviction,  il  s'exprime  bien  ,  il 
parle  avec  clarté  ,  il  s'énonce  avec  élégance. 
Ni  sa  famille ,  ni  les  étrangers  ne  manient 
aussi  facilement  que  lui  ce  langage  mimique; 
la  difliculté  qu'ils  ont  à  le  comprendre  lui 
donne  une  pitoyable  idée  de  leur  intelli- 
gence ;  l'embarras  plus  grand  encore  qu'ils 
éprouvent  pour  s'exprimer  n'est  guère  de 
nature  à  lui  inspirer  plus  d'estime  pour  eux  : 
dès  lors  il  ne  faut  pas  s'étonner  (ju'il  se  classe 
au-dessus  de  ceux  qui  l'entourent,  qu'il  re- 
lègue, dans  son  esprit ,  bien  au-dessous  de 
lui  ceux  qui  auraient  dû  être  pour  lui  les 
interjirètes ,  les  professeurs  des  vérités  so- 
ciales' des  vérités  morales  ou  révélées. 

«  Cette  aberration  de  son  esprit  est  le  pro- 
duit de  son  infortune ,  qui  l'a  placé  hors  de 
la  vie  ordinaire  tracée  par  la  Providence,  et 
cette  déviation  le  fait  tomber  dans  toutes 
sortes  de  suppositions  fausses;  privé  d'un 
giaide,  il  croit  de  bonne  foi  à  je  ne  sais  com- 
bien d'idées  absurdes  auxquelles  son  intel- 
ligence incomplète  ,  son  imagination  livrée  à 
elle-même,  parviennent  à  donner  une  réa- 
hté. 

«  Suivons  le  sourd-muet  dans  toutes  les 
habitudes  sociales.  Il  voit  prier  ses  frères  :  la 
mère  ou  la  bonne  prie  avec  eux  ;  mais  on  ne 
l'invite  pas  à  s'associer  à  la  prière,  on  le  re- 
pousse môme,  ou  si  on  lui  permet  de  s'age- 
nouiller à  côté  des  autres,  c'est  avec  un  geste 
qui  lui  dit  :  Vous  ne  comprenez  rien  à  ce  que 
nous  faisons;  il  saisit  le  sens  de  ce  geste,  et 
cette  répulsion  l'aigrit  encore  davantage. 

«  Puis  aucune  explication  n'ayant  fait  oon- 


1091 


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DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


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1092 


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naître  la  valeur  et  le  sens  de  cette  action  ;  rien 
ne  l'ayant  éclairé  sur  la  portée  et  le  but  de 
cette  humble  position  d'une  personne  se 
mettant  à  genoux,  qu'en  résulte-t-il  ?  Il  n'a 
encore  aucune  idée  de  la  Divinité  ;  il  n'a  que 
cette  agitation  de  l'âme  qui  la  porte  vers  un 
être  suprême  ,  encore  inconnu  ,  mais  qu'elle 
rôve  vaguement.  Ebahi ,  il  regarde  la  direc-' 
lion  que  l'on  donne  aux  yeux  dans  la  prière, 
et  ne  trouvant  là-haut  rien  de  plus  grand 
que  le  soleil  et  la  lune  ,  il  deviendrait  ido- 
lâtre, s'il  était  possible,  avant  d'avoir  l'idée 
de  la  Divinité  ;  et  c'est  la  terreur  plutôt  que 
Je  respect  qui  l'anime  (298).  Il  jouit  du  soleil 
et  de  ses  bienfaisants  rayons,  sans  raisonner 
sur  leur  douce  influence  ;  mais  la  lune  inspire 
à  tous  les  sourds-muets  une  crainte  vague; 
'en  ai  vu  qui  lui  montraient  le  poing  pour 
a  menacer,  l'etfrayer  et  l'empêcher  de  les 
poursuivre  de  ses  regards;  tous  en  ont  peur. 

«  Dans  son  im?gination  ,  le  firmament  de- 
vient un  amalgame  absurde  de  rêves  et  d'i- 
magesimpossibles.  Les  étoilessont  des  lampes 
que  l'on  allume  le  soir  dans  des  maisons , 
invisibles  il  est  vrai,  mais  que  tous  supposent 
comme  y  existant;  s'il  pleut,  ce  sont  les  mé- 
nagères qui  lavent  leurs  demeures ,  ou  qui 
jettent  des  seaux  d'eau.  Ils  admettent  sans 
sourciller  d'autresexplications  tout  aussi  folles 
et  aussi  absurdes. 

«  A  l'église  ,  si  on  l'y  mène  ,  tout  ce  qu'il 
voit  lui  inspire  de  l'étonnement  ;  mais  ce  qui 
le  révolte  par-dessus  tout,  c'est  l'enterrement 
des  morts. 

«  La  mort  1  ce  mot  ne  lui  dit  rien  ;  il  n'a 
pas  l'idée  de  mourir,  il  ignore  ce  que  c'est 
que  mourir,  il  ne  veut  pas  mourir.  Le  senti- 
ment de  sa  destination  immortelle  l'agite  , 
mais  il  ne  lui  sert  qu'à  nier  la  vérité  de  ce 
qu'on  lui  dit....  Il  s'jmagine  qu'il  vivra  tou- 
jouis ,  et  enterrer  un  cadavre  est  pour  lui 
étouiferun  homme  ou  tout  au  moins  l'empri- 
sonner dans  la  terre.  S'il  s'agit  de  l'enterre- 
ment de  ses  parents,  il  hait  ceux  qui  y  con- 
courent, il  déteste  le  prêtre  qui  remplit  les 
dernières  cérémonies.  Ces  erreurs,  ces  pré- 
ventions,  ces  préjugés  deviennent  le  plus 
grand  obstacle  au  succès  de  son  instruction 
méthodique. 

«  La  rectitude,  la  logique  naturelle  des 
autres  enfants  doués  de  tous  leurs  sens ,  la 
virginité  de  leur  intelHgence  les  prédisposent 
à  la  foi,  aux  vérités  que  nous  leur  révélons 
successivement;  leurs  âmes  ont  faim  et  soif, 
elles  languissent  après  les  notions  dont  elles 
pressentent  la  féconde  influence.  C'est  l'œil 
qui  cherche  la  lumière  et  qui  se  réjouit  de 
son  éclat;  c'est  l'oreille  à  laquelle  plait  natu- 

(■298)  I  On  a  vu,  dii  Leibniiz  {.Souv.  Essaii,,l.  ii, 
e.  1),  une'it'aiil  né  sourd  ei  iiinei'in.iiquei  de  la  vé- 
néralioii  pour  la  pleine  lune,  el  Pou  a  trouvé  des 
iialioiis  qu'on  ne  voyait  pas  avoir  appris  autre 
chose.  > 

Tout  le  momie  connaît  l'histoire  du  jeune  Sinle- 
nis,  élevé  jusqu'à  dix  ans  conforménieut  à  la  fic- 
tion de  l'auteur  d'/i'mj/e,  et  qui  n'avait  jamais  jusque- 
là  iii  «entendu  ni  lu  le  nom  de  «Dieu.  Cependant,  en 
l'ab&cnce  du  nom,  le  besoin  de  l'objet  s'était  fait 
eeniir;  il  crulj'avoir  trouvé  dans  le  soleil.  Comiae 


Tellement  le  son  ;  c'est  le  goût  dont  les  pa- 
pilles sont  instinctivement  agitées  ,  lors- 
qu'elles sentent  la  nourriture  :  ainsi  l'enfant 
cherche  à  connaître,  à  nourrir  son  âme  de 
vérités;  toute  son  envie  est  d'apprendre,  tout 
son  bonheur  de  comprendre.  Si  son  corps 
trouve  des  jouissances  en  satisfai.smt  aux 
exigences  de  la  faim  et  de  la  soif,  son  âme 
jouit  davantage  encore  du  développement  de 
sa  raison. 

«  L'enfant  ordinaire  a  donc  pu  apprendre 
la  langue  par  l'ouïe;  par  la  langue  ,  il  a  ap- 
pris une  foule  de  notions  ;  son  esprit  voit , 
sa  vue  est  juste,  nette  et  étendue  ;  elle  s'é- 
largit encore  tous  les  jours ,  parce  que  les 
notions  fécondent  l'âme,  et  que  du  connu  elle 
conclut  à  ce  qui  lui  est  encore  inconnu  ;  les 
instituteurs  primaires,  aux  m  tins  de  qui  on 
les  livre  dans  leur  jeune  âge  ,  n'ont  plus  qu'à 
bâtir  sur  des  fondements  vrais  et  solides. 

«  Mais  il  n'en  est  pas  ainsi  pour  le  sourd- 
muet.  A  son  entrée  dans  nos  institutions, 
tout  chez  lui  est  à  défaire.  A  la  besogne  de 
l'instruire  se  joint  la  tâche  plus  ardue  encore 
de  détruire  ce  qui  existe  dans  son  intelli- 
gence. 

«  Instruire  un  enfant  ordinaire  ,  avant  que 
son  intelligence  soit  déroutée,  avant  que  son 
jugement  soit  faussé  par  des  préjuges ,  est 
une  tâche  comparativement  facile  :  car  telle 
est  la  destinée  de  l'enfant,  c'est  sa  nature, 
la  Providence  veut  que  l'enfant  apprenne 
tout;  mais  avant  d'instruire  un  sourd-muet, 
on  doit  combattre  les  vues  absurdes  de  son 
esprit,  réfuter  ses  idées  erronées,  redresser 
la  direction  de  sa  volonté,  changer  les  habi- 
tudes déjà  invétérées  de  penser  et  d'appré- 
cier les  choses  ;  il  faut  renverser  des  convic- 
tions basées  sur  l'amour-propre  et  l'orgueil; 
c'est  {)resque  une  âme  à  ref.iire.  Une  telle 
charge,  on  le  comprend  ,  triple  les  difficultés 
de  l'éducation;  ce  n'est  plus  une  marche 
régulière  ,  c'est  une  lutte,  un  combat  conti- 
nuel. Il  ne  s'agit  plus  seulement  d'appliquer 
une  mélhode  qui  a  subi  l'épreuve  de  l'expé- 
rience; développer  l'intelligence  d'un  sourd- 
muet  rempli  de  préventions  et  d'erreurs,  c'est 
marcher  à  tâtons  à  la  découverte  des  obsta- 
cles et  des  moyens  de  les  ôter  de  la  roule  ; 
or,  qu'on  le  remarque  bien,  ces  obstacles  ce 
sont  des  convictions  implantées  dans  un  esprit 
vierge;  des  idées  que  l'enfant  sourd-muet 
s'est  assimilées  avec  le  lait,  des  préjugés 
nourris  en  dehors  de  tout  concert ,  en  de- 
hors de  tout  contrôle  ,  que  rien  n'a  combat- 
tus; oh!  l'enfant  sourd-muet,  avec  sa  vie  à 
lui  seul,  perd  un  temps  précieux,  et  la  perte 
en  est  presque  irréparable  ,  car  l'âge  destiné 

cet  astre  éclatant  semble  se  promener  chaque  jour 
du  levant  au  couchant,  pour  répandre  sur  la  l>'rre 
la  lumière  ei  la  chaleur  avec  d'mnomhrables  bien- 
faiis,  reniant  n'hé>iia  pas  à  en  faire  un  être  vivant, 
comiiie  (ouie  l'anliquiié  païenne  l'a  l'ail.  Tous  les 
matins,  par  le  beau  temps,  il  allait  mysiéri>  use- 
ment  au  jardin  pour  assister  au  lever  de  l'astre  du 
jour  et  pour  lui  apporter  son  hommage.  Jamais 
Vestale,  comme  il  Ta  dit  depuis,  ne  lui  a  rendu  uu 
culte  plus  sincère,  plus  cordial  et  plus  pur. 


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par  la  Providence  au  développement  de  l'es-  des  sourds-muets    exceptionnels  ,  on    des- 

pril  de  l'entant  c'est  l'enfance  ;  alors  tout  con-  cend  dans  la  masse  ;  si  l'on  arrive  à  ceux  qui 

tribue  au  succès  ;  sa  curiosité,  sa  loi  naïve,  n'ont  reçu  aucune  insuuclion  régulière  et 

sa  soumission,  la  vivacité  de  sa  mémoire,  la  qui  sont,  de  beaucoup,  les  plus  nombreux 

bonié  de  son  cœur,  la  droiture  native  de  sa  en  France,  on  trouve  souvent  l'analogue  des 

raison,  ses  désirs  même  qui  constituent  une  sauvages  dont  parlent  les  voyageurs  cités  par 

espèce  de  faim  de  l'esprit.»  (M.  l'abbé  Carton.)  Hicherand.  Là,  vivent  des' hommes  qui  ne 

Ecoutons  un  autre  observateur,  habile  phy-  peuvent  nombrer  au  delà  de  huit;  et  encore, 

siologisle  :  les  sauvages  forment-ils,  entre  eux,  une.  sorte 

«  11  n'est  plus  permis  de  se  faire  illusion  de  société  ,  tandis  que ,  privé  de  l'enscigne- 

surle  nombre  considérable  des  sourds-muets,  ment  spécial  qui  lui  permettrait  de  commu- 

En  adoptant  ces  malheureux  au  nom  de  la  niquer  avec   les  autres  ,  le  sourd-muet  vit 

pairie,  la  Convention  nationale  n'avait  compté  seul. 

que  sur  un  chitfre  de  trois  ou  quatre  mille.  «  Si  l'on  pouvait  faire  la  part  exacte  des 
C'est  qu'alors  on  n'avait  pas  encore  entrepris  connaissances  que  l'homme  doit  à  la  lecture 
la  statistique  des  misères  humaines;  mais,  et  de  celles  qu'il  acquiert  par  l'enseignement 
depuis  les  belles  recherches  de  Gérando,  de  oral ,  on  reconnaîliait  de  combien  cellus-ci 
Lachmann,  de  Jahn  et  autres  statisticiens  remportent  sur  les  autres.  Privé  de  cette  pré- 
modernes ,  on  ne  peut  compter  en  France  cieuse  ressource  ,  le  sourd-muet  reste  ,  à 
moins  de  trente  mille  de cesmalheureux  (299);  l'égard  du  parlant,  dans  une  ini'éiiorité  dé- 
ni moins  de  trois  cent  mille  en  Europe  :  plorable  ;  et,  s'il  ne  reçoit  une  uistruclion 
assez  pour  peupler  trois  villes  de  premier  aussi  suivie  qu'intelligente ,  celte  infériorité, 
ordre!  loin  de  diminuer,  va  sans  cesse  en  croissant, 

«  Etranger,  pour  ainsi  dire,  à  nos  sociétés  puisque  le  premier  puise  à  toutes  les  sources 

où  il  campe  plutôt  qu'il  n'habite,  le  sourd-  d  instruction,  s'en  pénètre,  s'en  imbibe,  pour 

muet  est  un  être  isolé  dans  le  monde.  Privé  ainsi  dire  ,  dans  le  milieu  social,  taiiuis  que 

de  l'attribut  humain  par  excellence,  la  pa-  le  second,  en  dehors  des  connaissances  pu- 

role,  la  plus  grande  part  de  sa  vie  est  em-  rement  matérielles,  ne  reçoit  guère  de  no- 

ployée  à  la  conquérir.  Semblable  aux  lettrés  lions  nouvelles  que  par  la  lecture....  El  cette 

du  Céleste  Empire  ,  la  science,  pour  lui,  pa-  dilliculté  même  d'acquérir  des  connaissances 

raîl  n'avoir  d'autre  objet  que  d'étendre  le  dont  il  ne  peut  comprendre  toute  la  valeur, 

cercle  de  sa  nomenclature.  Le  langage  n'est  vient  encore  ralentir  ses  progrès. 

pas  le  moyen,  mais  le  but  de   ses  études,  «  Mais,  dit-on,  ce  que  l'esprit  du  sourd- 


pour 

^      .  .                    ins,  il 

conquête  des  vérités  nouvelles,  le  sourd-muet  rélléchit  davantage.  Comme  si   l'ignorance 

est  encore  occupé  à  acquérir  le  premier  élé-  était  une  condition  de  la  pensée,  un  Siimulant 

ment  de  la  connaissance;  et  il  consomme,  de  la  méditationl  Dans  cette  hyftolhese,  les 

dans  cet  apprentissage,  la  plus  belle  partie  sourds-muets  les  moins  iiislruiis  seraient  les 

de  ses  jours.  Et  quand,   plus  tard,  à  force  premiers  penseurs;  et  dans  la  société  des 

de  peine ,  il  est  entin  parvenu  à  posséder  parlants,  les  pâtres  et  les  bergers,  qui  vivent 

l'inslrumenl  de  la  pensée,  il  se  trouve  en  seuls,    seraient  nos   maîtres    en   métaphy- 

retard  de  dix  et  de  quinze  années  sur  les  par-  sique  I 

lants.    Encore,    les  sourds-muets    capables  «  Savoir  écouter!  qui  n'apprécie  l'immense 

d'apporter   assez  de  suite  et  d'intelligence  supériorité  que  donne  cette  aptitude  à  ceux 

dans  les  études  pour  bien  comprendre  le  qui  la  possèdent  !  Apprendre  à  écouter,  c  est 

mécanisme  et  le  génie  de  nos  langues  mo-  apprendre  à  retenir,  à  comparer,  à  juger,  à 

dernes,  sont-ils  de  rares  exceptions.  Celte  s'approprier  les  richesses  intellectuelles  et 

assertion,  qui  pourra  paraître  hasardée  aux  morales!  Douer  l'entant  du  don  d'écouter, 

personnes  du  monde  ,  ne  sera  certainement  c'est  lui  donner  la  clef  d'or  de  toute  science, 

pas  contredite  par  ceux  qui  s'occupent  de  de  toute  vérité.  L'homme  inférieur  entend, 

l'enseignement  de  ces  malheureux.  mais  n'écoute  pas.  —  Dominé  par  les  ins- 

«  On  a  remarqué  l'aptitude  des  sourds-  tincts  et  par  les  passions,  il  ne  peut  atteindre 

muets  à  >aisir  la  forme,  les  contours,  les  cou-  à  des  idées,  ni  à  des  sentiments  d'un  ordre 

leurs,  en  un  mot,  les  propriétés  visibles  des  élevé.  Repliée  sur  elle-même,  son  âme  s'ef- 

corps.  Us  peuvent  em  ore  posséder,  en  phy-  force  en  vain  de  sortir  d'un  cercle  borné  de 

sique  et  en  mathématiques,  des  notions  assez  pensées  et  d'atfections.  Ce  qui  se  meut  en 

étendues,  comme  le  prouvent  les  travaux  de  dehors  lui  reste  complètement  étranger;  et, 

MM.  Laurent  et  de  Vigan.  Mais  les  difficultés  au  lieu  de  s'étendre  ,  le  ravon  de  ses  con- 

augmenlent  et  deviennent  insurmontables,  naissances  semble  plutôt  se  rétrécir  à  me- 

pour  l'immense  majorité,  lorsque,  de  l'étude  sure  qu'il  avance  dans  la  vie ,  à  mesure  que 

des  phénomènes  visibles,  on  remonte  à  celle  la  jeunesse,  âge  de  l'expansion  et  de  la  foi 

des  causes,  à  la  partie  métaphysique,  qui  est  naive  ,  fait  place  à  l'âge  mûr,  période  de  la 

cependafit  la  base ,  la  raison  nécessaire  de  logique;  et  à  la  vieillesse,  que  caractérise  la 

toute  science ,  de  toule^  généralisation.  Si  circonspection. 

(259)  Le  dernier  recensemeni  de  la  population,  dont  les  résultats  seroat    prochainement  publié» 
douite  k  cliiCTre  de  'i9,512  sourds-utueis. 


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DICTIONNAIRE    DE  PHILOSOPHIE. 


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«  Celte  communicalion  incessante  de 
l'homme  à  l'homme,  de  tous  h  tous,  qui 
forme  comme  une  atmosphère  intellectuelle 
et  morale  autour  des  parlants,  cette  commu- 
nication si  utile,  le  pauvre  sourd-muet  n'en 
jouit  pas.  La  première  condition  pour  écou- 
ter, G  est  d'entendre  ,  et  ses  oreilles  ne  sont 
point  ouvertes.  En  dehors  de  ses  écoles,  loin 
de  ceux  qui  parlent  sa  langue ,  il  se  trouve 
dans  la  condition  de  l'homme  qui  vit  au  dé- 
sert. S'il  n'est  très-riche  de  son  propre  fonds 
(  et  combien  peu  de  sourds-muets  sont  dans 
ce  cas  I),  il  va  sans  cesse  en  s'amoindrissant , 
et  finit  par  tomber  dans  le  marasme  intellec- 
tuel et  moral. 

«  La  privation  de  l'ouïe  et  de  la  parole 
n'entrave  i)asseuiemenirévolution  de  l'intel- 
ligence ;  elle  réagit  encore  sur  les  sentiments 
moraux  et  affectifs  ,  crée  certaines  habitudes 
et  inllue  sur  le  caractère.  Sous  l'action  de 
cette  double  infirmité,  la  constitution  générale, 
le  tempérament  des  sujets  subissent  même  de 
notables  modifications.  —  Deux  voies  qui  ont 
été  drV.rites  par  les  poètes  de  tous  les  âges, 
detoiiies  les  nations,  se  présentent  à  l'homme 
à  son  entrée  dans  la  vie  sociale.  L'une  est  la 
voie  large ,  la  voie  facile  où  s'engagent  ceux 
qui  obéissent  aux  instincts,  qui  suivent  la  loi 
dite  naturelle  ou  de  la  chair,  commune  aux 
hommes  et  aux  animaux.  L'autre  est  la  voie 
étroite,  le  sentier  abrupt  oii  pénètrent  ceux-là 
seuls  qui  ont  la  foi,  et  qui,  soutenus  par  l'es- 
poir en  une  autre  vie  ,  foulent  volonlaii-e- 
ment  aux  pieds  les  jouissances  de  celle-ci. 
S'il  reste  livré  aux  impulsions  de  la  nature, 
s'il  ignore  la  roule  qu'il  doit  prendre,  l'homme 
suit  fatalement  la  loi  de  l'instinct,  comme  le 
corps  brut,  abandonné  à  lui-même,  obéit  aux 
lois  de  la  pesanteur.  Et  quand,  dans  nos  so- 
ciétés, on  trouve  des  hommes  qui  pratiquent 
le  dévouement  jusqu'à  la  souffrance,  jusqu'à 
la  mort,  c'est  que  ceux-là  ont  la  foi  religieuse 
ou  sociale,  la  foi  qui  anime  les  martyrs.  Et 
cette  foi ,  ces  croyances  supposent  toujours 
un  enseignement  de  l'ordre  le  plus  élevé, 
puisqu'elles  reposent  sur  des  objets  pure- 
ment spirituels.  Elles  coïncident  encore  avec 
l'existence  d'une  société  civilisée  et  d'une 
langue  complète ,  puisque  les  idées  de  dé- 
vouement et  de  charilé,  ainsi  que  les  paroles 
qui  les  expriment,  sont  inconnues  dans  les 
sociétés  rudimenlaires  (300). 

('  Parle  seul  fait  de  ses  communications  in- 
cessantes avec  le  milieu  social ,  par  l'éduca- 
tion qu'il  reçoit  et  la  fonction  qu'il  remplit , 
le  parlant  est  nécessairement  enseigné  à 
connaître  et  forcé  de  pratiquer,  au  moins 
dans  une  certaine  mesure,  la  loi  du  sacrifice. 
L'éguïsme  ne  saurait  vivre,  dans  nos  sociétés, 
qu'à  la  condition  de  se  nier  à  chaque  heure, 
et  de  se  condamner  ainsi -en  faisant  sans  cesse 
l'apologie  du  dévouement.  11  suffit  d'ouvrir 
les  veux  pour  voir  autour  de  soi  de  nombreux 
et  Irappants  exemples  de  ce  vice,  que  l'on  a 
flétri  du  nom  d'hypocrisie 

«  La  bienveillance,  la  douceur,  l'égalité  de 
caractère  ne  sont  pas  seulement    comme  le 


proclament  certains,  des  vertus  de  tempéra- 
ment ;  ce  sont  des  vertus  réelles,  des  fruits  de 
la  morale  imic  à  la  volonté.  Comment  s'ex- 
pliquer autrement  ces  transformations  inat- 
tendues et  subites  de  l'intempérance  en 
sobriété,  de  la  colère  en  modération,  etc., 
chez;  des  hommes  qui  n'ont  éprouvé  aucune 
modification  organique,  aucune  douleur,  et 
n'ont  agi  que  sous  l'influence  d'une  convic- 
tion ou  d'une  croyance  nouvelles?  Pourquoi 
les  mômes  effets  ne  se  produiraient-ils  [)as 
chez  les  sourds-muets,  s'ils  pouvaient  rece- 
voir un  enseignement  aussi  large,  aussi  com- 
plet que  les  parlants? 

«Avant  de  recevoir  l'éducation  spéciale  qui 
lui  est  indispensable  pour  connaître  et  pra- 
tiquer les  devoirs  sociaux,  le  sourd-muet  est 
colère,  vindicatif,  paresseux,  jaloux  et  gour- 
mand; il  est,  en  un  mot,  ce  que  serait  chacun 
de  nous,  s'il  suivait  ses  instincts,  s'il  vivait 
sous  remi)ire  si  vanté  de  la  loi  naturelle.  A 
défaut  de  vertus,  les  bienséances  sociales 
nous  protègent  contre  ces  défauts  et  ces 
vices,  tandis  que  le  sentiment  de  ces  bien- 
séances est  un  des  derniers  fruits  que  le  sourd- 
muet  retire  de  son  éducation.  A  mesure  que 
celle-ci  avance,  le  mal  va  en  s'amoindrissant; 
mais  il  ne  finit  par  disparaître  que  fort  diffi- 
cilement. 

«  On  remarque  chez  le  sourd-muet  un  sin- 
gulier travers  qui,  loin  de  s'atténuer,  gran- 
dit en  proportion  de  ses  progrès  intellec- 
tuels, c'est  la  conviction  de  sa  supériorité 
sur  les  parlants.  Quelque  incroyable  qu'il 
puisse  paraître,  ce  fait  est  très-réel,  et  tous 
ceux  qui  communiquent  avec  des  sujets 
instruits  ont  pu  le  constater.  L'isolement 
dans  lequel  il  vit,  la  comparaison  qu'établit 
entre  lui  et  ses  frères  d'infortune  le  sourd- 
muet  instruit,  l'absence  de  cette  môme  com- 
paraison avec  les  parlants,  les  louanges 
exagérées  qu'on  lui  prodigue,  tout  concourt 
à  produire  ce  résultat.  En  résistant  aux  sen- 
timents d'orgueil,  Massieu  et  Clerc  auraient 
fait  preuve  dune  vertu  presque  surhumaine. 

«  S'il  n'a  été  élevé  dans  les  écoles  à  son 
usage,  ou  s'il  n'a  reçu  dans  sa  famille  un 
enseignement  tout  à  fait  spécial  et  très-suivi, 
le  sourd-muet  deme.ure  forcément  étranger 
aux  idées  de  dévouement,  aux  paroles  mêmes 
qui  les  expriment.  Presque  constamment 
seul,  et  d'autant  plus  isolé  qu'il  vit  dans  un 
miheu  plus  nombreux,  cet  infortuné  s'habi- 
tue à  se  faire  centre,  à  tout  rapporter  à  lui  : 
il  devient  solipse,  selon  l'énergique  expres- 
sion de  l'illustre  de  l'Epée.  Et  les  trois  quart* 
se  trouvent  dans  ce  casl  et  plus  de  la  moitié 
de  ceux  qui,  par  une  faveur  exceptionnelle, 
entrent  dans  nos  institutions,  y  restent  si  peu 
de  temps  ou  y  reçoivent  un  enseignement  si 
médiocre,  que  l'on  se  demande  s'il  n'eût  pos 
mieux  valu,  pour  eux,  n'y  jamais  mettre  le 
pied  1 

«  Sicard  successeur  de  l'abbé  de  l'Epée,  Itard 
qui  légua  sa  fortune  aux  sourds-muets,  après 
avoir  consacré  sa  vie  à  les  servir,  ont    tous 


(500)  Aciuelleineni  encore  ,  la  langue  alleraunde  li'a  pas  de  mot  à  elle  pour  exprimer  la  cliariié. 


1097                     SOU                            PSYCHOLOGIE.  SOU                       1098 

deux  longuement  décrit  l'état  intellectuel  et  être  utilement  employés  à  combler  quelques- 
moral  des  rualheureux  confiés  à  leurs  soins,  unes  des  lacunes  si  nombreuses  de  la  science. 
R  ToujoiH-s  isolé  de  la  société,  dit  le  dernier  Mais  il  n'en  est  pas  ainsi  ;  et  si  la  surdi- 
(Traité  des  maladies  de  l'oreille  et  de  iaudi-  mutité  ne  met  en  danger  ni  la  vie,  ni  môme 
tion,  tome  II,  pag.  420),  lui  seul  (le  sourd-  la  santé  des  sujets  qui  en  sont  atlectés,  elle 
muet'i  ne  peut  prendre  aucune  part  aux  inté-  porte  une  si  rude  atteinte  au  développement 


rets  de  la  patrie...  L'homme,  ajoute-t-il  plus 
loin  (p.  427),  n'est  aimant  et  bon  que  parce 
qu'il  est  éclairé  et  civilisé.  C'est  une  vérité 
incontestable  qui  a  survécu  aux  éloquents 
sophismes  de  quelques  philosophes,  antago- 
nistes de  la  civilisation.  Il  n'est  point  de  créa- 
ture humaine  moins  aimante,  plus  faiblement 
attachée  que  ne  l'est,  en  général,  le  sourd- 
muet  sans  instruction  ;  et,  alors  même  qu'il 
a  été  développé  par  l'éducation,  il  est  encore 
remarquable  par  la  légèreté  de  ses  affections 
et  le  peu  d'impression  que  font  sur  lui  tous 
ces  stimulants  de  peine  et  de  plaisir  qui  agi- 
rent profondément  notre  existence  morale.  » 
«  Rapporter  tout  à  lui ,  ajoute  Sicard 
{Cours  d'instruction  d'tin  sourd-muet  de 
naissance,  Discours  préliminaire),  obéir  avec 
une  impétuosité  dont  nulle  considération  ne 
peut  affaiblir  la  violence  à  tous  les  besoins 


de  l'intelligence  et  des  sentiments,  que 
médecin  qui  rend  l'ouïe  au  sourd-mu(U  lui 
ouvre,  en  quelque  sorte,  les  sources  de  la 
vie  morale,  puisqu'il  le  met  à  même  de  de- 
venir homme  complet.  C'est  parce  qu'il  était 
convaincu  de  cette  vérité  qu'ltard  commença 
ses  investigations  médicales:  c'est  en  suivant 
son  exemple  que  je  m'efforcerai  de  perfec- 
tionner et  d'étendre  ce  qu'il  a  si  heureuse- 
ment commencé.  A  lui  l'honneur  de  l'initia- 
tive: à  nous,  ses  successeurs,  le  mérite  de 
suivre  la  voie  qu'il  a  tracée  !...  (301).»  (M.-E. 
IIuBERT-V.\LLEROLX ,  Jntroduction  à  l'étude 
médicale  et  philos,  de  la  surdi-mutité.) 

Des  consé<iucnces  de  la  surdité  congéniale. 
{Traité  des  maladies  de  l'oreille  et  de  l'audi- 
tion, par  Itard,  médecin  en  chef  de  l'Insti- 
tution royale  des  sourds-nmets,  etc.,  t.  Il,  p. 
303  [  1842  j.)  — Les  conséquences  de  la  sur- 


naturels ;  satisfaire  tous  ses  appétits  et  les     dite  de  naissance  ou  du  bas  Age  sont  l'isole- 


satisfaire  toujours  ;  ne  connaître  en  cela  d'au- 
tres bornes  que  l'iffipuissance  de  les  satis- 
faire encore;  s'irriter  contre  les  obstacles, 
les  repousser  avec  fureur  ;  renverser  tout  ce 
qui  s'oppose  à  ses  jouissances,  sans  être 
arrêté  par  les  droits  d'autrui  qu'il  ne  connaît 
pas,  par  les  lois  qu'il  ignore,  par  les  châti- 
ments qu'il  n'a  pas  éprouvés  :  voilà  toute  la 
morale  de  cet  infortuné....  Tel  est  le  sourd- 


ment  moral  de  l'individu  qui  est  atteint  de 
cette  infirmité,  le  mutisme,  et  le  développe- 
ment plus  ou  moins  incomplet  des  facultés 
mentales.  Qu'on  ne  s'imagine  pas  que  ces 
conséquences  soient  i)roportionnées  aux 
différents  degrés  de  suidilé  qui,  d'après  les 
divisions  que  je  viens  d'élabhr,  placent  le 
sourd-muet  à  des  distances  plus  ou  moins 
éloignées,  plus  ou  moins  rapprochées  de  l'en- 


muet  dans  son  état  naturel  ;  le  voilà  tel  que     faut  entendant  et  parlant  ;  bien  dilférent  des 


l'habitude  de  l'observation,  en  vivant  avec 
lui,  m'a  mis  à  même  de  le  dépeindre.  » 

«  On  a  contesté,  je  le  sais,  l'exactitude  et  la 
portée  des  assertions  qui  précèdent.  La  con- 
tradiction est  venue  surtout  de  la  part  de 
quelques  sourds-muets  exceptionnellement 
instruits,  qui  n'ont  pu  se  reconnaître  dans  la 
peinture  que  leurs  maîtres  en  ont  faite.  Mais 
ce  n'est  ni  Massieu,  ni  Clerc,  mais  bien  le 
sourd-muet  ordinaire,  le  sourd-muet  de  la 
foule  qu'ont  voulu  représenter  et  qu'ont,  en 
effet,  exactement  décrit  les  auteurs  que  j'ai 
cités.  Amis  aussi  éclairés  que  sincères  de  ces 
infortunés,  c'est  par  la  vérité,  non  par  la  flat- 
terie, qu'ils  ont  prétendu  les  servir.  Sem- 
blables au  chirurgien  dans  un  cas  difficile, 
ils  n'ont  pas  détourné  les  yeux  de  la  plaie, 
ni  cherché  à  s'en  dissimuler  la  gravité.  C'est 
en  constatant  son  étendue,  c'est  en  explorant 
hardiment  sa  profondeur,  qu'ils  ont  acquis 
les  notions  indispensables  pour  instituer  un 
traitement  rationnel.  Qui  pourrait  les  en  blâ- 
mer ? 

«  Si  la  surdi-mutité  n'était  qu'une  infir- 
mité légère,  sans  conséquences  graves  pour 
l'mtelligence  et  le  développement  moral,  le 
médecin  n'aurait  guère  à  s'en  préoccuper 
sérieusement,  il  n'aurait  pas  à  se  livrer  aux 
investigations,  aux  labeurs  qu'exige  l'innova- 
tion, alors  surtout  que  ses  travaux  pourraient 

(301)  Voy.  noire  Dict.  apolog.,  ail.  Psychologie. 
On  y  irouvera  de  noinl>reii.\  jugemeiils  li'iiislilulcuts 

DicTioNK.  DS  Philosophh:.  I. 


autres  sens,  qui,  dans  leur  état  de  faiblesse 
originelle,  i)euvent  suffire  à  leurs  fonctions, 
le  sens  auditif,  destiné  à  jouer  le  premier 
rôle  dans  le  développement  moral  de  l'homme 
en  société,  veut  être  parfait  dans  son  orga- 
nisation. S'il  est  faible,  il  reste  inactif,  et  les 
sourds  des  trois  premières  classes,  comme 
ceux  qui  composent  les  deux  dernières,  sont 
condamnés  au  mutisme.  Il  n'y  a  cependant, 
entre  ces  enfants  sourds  au  premier  degré  et 
les  enfants  doués  d'une  ouïe  ordinaire, 
qu'une  seule  différence,  mais  elle  est  impor- 
tante :  c'est  qu'entendre  et  écouler  est  une 
jouissance  [)our  ceux-ci,  et  pour  les  premiers, 
au  contraire,  un  travail  fatigant,  un  effort 
continuel  d'attention  trop  au-dessus  de  leur 
âge.  Il  leur  est  facile  d'entendre  quelques 
mots  prononcés  isolément,  lentement,  très- 
près  de  leur  oreille;  mais  aussitôt  que  la 
parole  passe  au  ton  et  au  mode  de  la  con- 
versation, elle  n'est  plus  nettement  entendue. 
La  conversation  est  une  musique  des  plus 
délicates,  dont  tous  les  sons  se  trouvent  sur 
le  même  ton,  et  se  confondent  aisément  dans 
une  oreille  qui  n'a  point  été  familiarisée  avec 
cet  air  merveilleux  de  l'instrument  vocal.  A 
un  autre  âge,  le  sens  auditif  peut  s'atl'aiblir 
sans  perdre  la  faculté  d'entendre  la  conversa- 
tion; mais  alors  l'habitude  et  l'intelligence 
suppléent  à    la   faiblesse    de   l'organe  :  un 

de  sourds-raueis  sur  ces  infortunés  avant  leur  ins- 
U'uciioii. 

35 


\0%  sou  DICTIONNAIRE  DE  PIITLOSOPllIE.  SOU  lîOO 

tlcmi-inol,  une  (iciiii-i'lirase  neUeinenl  eiilcn-  du  sens  auditif  est  survenu.  Les  sons  de  la 

Jus,  l'ont  deviner  la  partie  du  mot  ou  de  la  voix  perdent    en  jjcu  do    temps    leur   dou- 

phrase  (iiii    a  frajjpc^   eoid'usément  l'oreille,  ceur,  li;ur  modulation;   chaque  jour  s'efface 

Dans  lenfant  en  bas  âge,  au  contraire,  ce  le  souvenir  de  c(nelque  mot  et  de  l'idée  dont 

qu'il  n'entend  pas  nuit  à  ce  qu'il  entend,  cl  il  était  le  si^ne  ;  la  peine  d'écouter  éteint  le 

loute  la  |)hrase  est  perdue  i)Our  lui.  désir  do   i)arler,  surtout  do  questionner;  et 

Kt  voilà  conunent  la  parole,  toutes  les  fois  l)ientôt  cet  enfant,  borné  à  l'usage  de  quel- 

qu'à  cet  Age  elle  exigera,  pour  être  entendue,  quos  phrases  tronquées,  qui  expriment  im- 

une  attention  soutenue,  cessera  d'être  écou-  parfaitement  les  besoins  ou  les  jouissances 

tée,  et  pourquoi  ces  enfants,  quoique  peu  du  bas  âge,  se  trouve  relégué  dans  la  classe 

sourds,  restent  muets.  Si  quelques-uns,  plus  do  ces  demi-muets   dont   nous   venons   de 

imitateurs,  plus  attentifs,  ou  forcément  appli-  parler. 

qués  à  l'imitation  de  la  parole  par  des  parents  Si,  de  cette  première  classe  de  sourds- 
soigneux  et  intelligents,  ])arviennent  à  dire  muetsquifont  entendre  quelques  mots,  nous 
((uelques  mots,  vous  n'entendez  qu'une  voix  descendons  aux  suivantes,  le  mutisme  devient 
imparfaitement  articulée,  sans  modulation,  de  plus  en  plus  complet,  et  nous  arrivons 
sans  euphonie,  et  qu'un  petit  nombre  de  enfin  à  un  être  qui,  au  sein  de  la  civilisation, 
mots  mal  assemblés,  servant  à  exprimer  quel-  ne  communique  point  avec  ses  pareils;  qui, 
ques  idées  également  incohérentes.  C'est  une  semblable  à  la  brute,  est  doué  de  la  voix, 
chose  remarquable,  et  que  je  n'ai  jamais  pu  mais  privé  de  la  parole,  par  la  raison  que  la 
observer  sans  j  i)rendro  le  plus  vif  intérêt,  parole  est  un  art  d'imitation  qui  ne  s'acquiert 
que  cet  accord  qui  existe  entre  la  faiblesse  de  que  par  l'oreille,  et  dans  la  société  des  hom- 
leur  ouïe  et  l'imperfection  de  leur  langage:  mes  parlants.  Si  aucune  voix  humaine  ne  se 
leurs  phrases  sans  pronoms,  sans  conjonc-  faisait  entendre  autour  du  berceau  de  l'en- 
tions, sans  aucun  des  mots  qui  nous  servent  faut,  il  ne  parlerait  point,  ou  ferait  entendre 
à  exprimer  des  idées  abstraites,  n'offrent  seulement  le  cri  de  quelque  animal  qui  aurait 
([u'une  réunion  informe  d'adjectifs,  de  subs-  fra{)pé  ses  oreilles.  Une  pareille  expérience 
tantifs,  .et  de  quelques  verbes  sans  temps  a  été  faite,  si  l'on  peut  ajouter  foi  au  récit 
déterminés,  toujours  mis  à  l'infinitif:  Paris  d'Hérodote.  Cet  historien  raconte,  au  com- 
bien  beau;  Alphonse  content;  voir  l'impéra-  mencement  du  livre  d'Euterpe,  que  Psam- 
trice;  beaux  chevaux  blancs  six;  Alphonse  métique,  roi  d'Egypte,  fit  enfermer,  dans 
pas  rester  à  Paris;  Alphonse  retourner,  etc.  une  maison  écartée  et  inhabitée,  deux  enfants 
Ainsi  s'exprimait  un  enfant  âgé  de  plus  de  nouveau-nés,  et  chargea  un  berger  du  soin 
dix  ans,  qui  me  fut  présenté  il  y  a  huit  ou  de  les  faire  allaiter  par  une  chèvre,  avec 
neuf  ans,  et  me  parut  doué  de  beaucoup  d'in-  défense  expresse  de  leur  adresser  aucune 
telligence  et  de  vivacité.  Voici  quelques  parole.  Au  bout  de  deux  ans,  ces  enfants 
réponses  écrites  qui  me  furent  faites  par  un  firent  entendre  le  mot  bec,  et  chaque  fois 
autre  qui  avait  une  physionomie  très-spiri-  que  le   berger  venait  ouvrir  leur  porte,  ils 


tuelle  aussi,  et  que  ses  parents  m  annoncèrent 
comme  étant  en  état  de  répondre  aux  ques- 
tions les  plus  difficiles.  Comment  vous  por- 
tez-vous ?  Je  me  porte  bien.  N'êtes-vous 
jamais  malade?  Médecin.  Comment  appelle- 
t-on  cela?ie  gilet.  De  quoi  est-il  ?  Le  tailleur. 


accouraient  au-devant  de  lui  en  criant:  bec, 
bec;  ce  qui  ne  me  paraît  être  qu'une  répéti- 
tion assez  exacte  du  cri  de  l'animal  bêlant 
dont  ils  avaient  sucé  le  lait  (302). 

La  privation  de  l'ouïe  se  présente  si  natu- 
rellement à  l'esprit  comme  cause  nécessaire 


Avez-vous  des  frères?  Oui,  j'ai  deux  frères,  de  ce  mutisme,  qu'on  a  tout  lieu  de  s'éton 

c/eitx.  Lequel  des  deux  aimez-vous  le  mieux?  ner   que  celte  cause   ait  été   si  longtemps 

C'est  Dieu,  etc.  méconnue.    Cette   dernière  infirmité  paraît 

Mais  ce  qui  est  plus  étonnant  encore,  c'est  même   avoir  échappé   au  génie  observateur 

d'entendre  parler  d'une  manière  aussi  bar-  d'Hippocrate  ;    car  il  n'en    est  fait  aucune 

bare,  et  de  voir  réduits   à  un  pareil  cercle  mention  dans  les  écrits  qui   passent  pour 

d'idées  des  enfants,  des  adolescents  même,  être  les  productions  légitimes  de  ce  grand 

tombés   dans   ce  déplorable   état  par  suite  médecin;  et  si  l'on  admet,  d'après  le  livre 

d'une  simple  dureté  d'ouïe  qui  s'est  déclarée  des  Chairs,  qui  est  un  de  ceux  qu'on  attribue 

après  les  quatre  ou  cinq  premières  années  à  sa   famille  ou  à  ses  disciples,  que  cette 

de  la  vie,    c'est-à-dire  à  une  époque  où   la  espèce  de    mutisme    était   connue   de  leur 

parole  exprime  déjà  facilement  et  correcte-  temps,  il  faut  reconnaître  que  son  étiologie, 

ment  une  foule  d'idées,   même  abstraites,  quelque  simple   qu'elle  soit,  était  parfaite- 

C'est  encore  un  phénomène   très-curieux  à  ment   ignorée.  Après  une  exposition   assez 

observer  que  les  pertes  successives  des  acqui-  exacte  du  mécanisme  de  la  voix  et  de   la 

sitions  de  la  parole  après  que  l'afiaiblisse-  parole,   l'auteur  ajoute:    Quod   nisi  iingua 


(502)  Mais  ce  n'est  pas  la  conséquence  qu'an  rap- 
port d'Hérodote  on  lira  de  ce  résultat.  Comme  l'ex- 
périence avait  éié  entreprise  dans  le  dessein  de 
s'assurer,  d'après  les  premiers  sons  arùculés  par 
ces  (ieux  enfanis,  quel  était  le  langage  le  plus  na- 
turel à  riiouinie,  le  roi  ayar.t  appris,  par  les  sa- 
vants qui  furent  consultés  pour  l'inlerprétalion  de 
ce  mol,  que  piy.oç  signifiait  pain  en  langue  ptiry- 
gienne,  il  en  conclut  que  les  Phrygiens  ,  parlant  la 


langue  la  plus  naturelle  à  l'iiomnie,  étaient  le  peu- 
ple le  plus  ancien  de  la  lerre,  et  que,  sous  ce  rap- 
port, le;-  Egyptiens  devaient  se  contenter  du  second 
r:ing.  C'est  ainsi  que  les  laits  mêmes  deviennent  des 
souices  d'erreurs,  et  que  les  inductions  diverses 
que  chacun  en  tire  à  son  gré  attestent  la  prolonde 
sagesse  qui  a  dicté  ces  mots  :  Experienlin  fallax,  ju- 
dicium  difficile. 


ikU  sou 

suo  semprr  nppnlsu  fonnarel,  non  distincte 
homo  loqucrcliir,  scd  singula  unam  tuttura 
vocem  edereut.  Cujits  ni  indicio  suvt  vnili 
a  primo  (303)  ortu,  qui  distincte  Uujui  nc- 
queunt,  sed  solam  rocem  cdunt. 

Ainsi,  le  mutisme  congénial  n'est  rapporté 
ici  que  comme  une  preuve  de  larticulatioii 
des  sons  par  les  mouvements  de  la  laiii;ue,  et 
non  comme  le  résultat  naturel  de  la  suidilé 
qui  l'accompagne.  Aristote,  qui,  en  sa  triple 
qualité  de  philosophe,  de  naturaliste  et  de 
métaphysicien,  aurait  dû  relever  cette  erreur, 
Id  consigne  en  termes  encore  plus  clairs 
dans  son  quatrième  livre  de  l'IIisloire  des 
animaux  :  «  Les  sourds  de  naissance,  dit-il, 


PSYCHOLOGIE; 


SOU 


110: 


et  de  ceux  même  qui  brillent  par  leur  esprit 
e,i  leurs  connaissances.  J'ai  vu,  dans  une 
séance  publicjuc  de  notre  Institution,  un  pré- 
lat renonmié  par  son  éloquence  faire  ouvrir 
la  bouche  et  tirer  la  langue  à  un  des  nos 
sourds-muets,  pour  y  chercher  la  cause  de 
son  mutisme. 

Après  avoir  démontré  le  peu  de  fondement 
de  cette  opinion,  il  est  superflu  d'appuyer 
par  des  preuves  celle  qui  se  fonde  sur  une 
vérité  incontestable.  Dire  que  les  sourds- 
muets  ne  parlent  point  par  la  raison  qu'ils 
sont  sourds,  c'est  énoncer  une  conséquence 
si  naturelle  de  leur  état,  que  toute  discus- 
sion devient  superflue  :  autant  vaudrait  re- 


n'onl  jamais  la  foculté  de  parler;  ils  ont  bien     chercher  pourquoi  ils  ne  sont  pas  musiciens, 

une  voix,  mais  elle  n'est  pas  articulée.  »  Les      "■■  '    ' "  '        """ 

médecins  arabes  et  ceux  du  moyen  âge  sont 

également  tombés  dans  cette  méprise  ;  on  la 

retrouve  dans  les  écrits  d'André  du  Laurens 

(Historia  anatomica),  et  Paré  la    partageait 

1 I.     ._    •     • '.-i  -.-  iv;.  >.    1.,;  .^,A,^,^ 


ou  pourquoi  les  aveugles-nés  ne   sont  pas 
peintres. 

Poursuivons  l'examen  des  fâcheuses  con- 
séquences qu'entraîne  l'absence  du  sens 
auditif.    Nous    venons    d'établir   que    cette 


sans  doute  aussi,  puisqu'il  se  fait  à  lui-même     espèce  de  cophose  produit  le  mutisme;  nous 
cette  question  :  Pourquoi  les  sourds  parlent     allons  voir  à  présent  cette  double  privation 


d'une  autre  façon  qu'avant  qu'Us  fussent 
sourds?  A  l'époque  môme  où  ce  grand  chi- 
rurgien se  proposait  ce  problème,  et  l'ex- 
pliquait si  mal,  un  bénédictin  espagnol  en 
donnait  la  solution  sans  la  chercher.  Il  soumit 
à  des  exercices  méthodiques  la  voix  brute  de 
quelques  sourds-muets,  leur  montra  com- 
ment on  forme  des  sons  articulés,  et  leur  ren- 
dit la  parole.  Ce  résultat  mettait  hors  de 
doute  l'intégrité  des  organes  de  la  voix  et  de 
la  parole  chez  le  sourd-muet.  Vallès,  médecin 
de  Philippe  II,  et  lié  d'amitié  avec  l'auteur 
de  cette  découverte,  la  communiqua  au 
monde  savant  {De  Sacra  philosopkia).  Dès 
lors,  il  ne  fut  plus  permis  d'ignorer  la  cause 


élever  entre  le  sourd-muet  et  le  monde  inicl 
lectuel  une  double  barrière,  qui  empêche 
d'un  côté  ses  idées  et  ses  sensations  devenir 
juscju'à  nous,  et  de  l'autre  nos  idées  et  nos 
connaissances  d'arriver  jus(]u'à  lui.  Une  voie 
libre  lui  est  encore  ouverte  pour  les  commu- 
nications aveu  la  société  :  il  voit,  il  observe, 
il  écoute  des  yeux  ;  mais  ces  tableaux  mou- 
vants et  variés,  qui  attirent  ses  regards  et 
fixent  son  attention,  ne  sont  pour  lui  qu'un 
vain  spectacle,  dont  aucune  voix  ne  peut  lui 
donner  l'explication.  Car  telle  est  encore  la 
dépendance  de  nos  sens,  que,  })ar  cela  seul 
que  l'ouïe  nous  manque,  la  vue,  sans  être 
lésée  dans  ses  fonctions,  se  trouve  bornée  à 


du  mutisme  congénial,  et  l'on  ne  dut  plus  des  services  en  quelque  sorte  matériels.  Ce 

accuser  les  organes  vocaux  de  leur  impuis-  .sens  est,  pour  l'homme  qui  entend,  une  porte 

sance  ;  aussi  commence-t-on  à  trouver,  dans  ouverte  à  toutes  les  connaissances  humaines; 

les  ouvrages  publiés  postérieurement  à  cetle  pour  le  sourd-muet,  ce  n'est  qu'un  instru- 

époque,  des  idées  plus  justes  sur  le  mutisme  ment  de  sensations   et  de  jouissances,    qui 

congénial.  En  1581,  une  consultation  de  six  développe  ses  facultés  imiiatives,  bien  plus 

médecins  les  plus  distingués  est  assemblée  à  qu'il  n'éclaire  son  esprit.  Il  résulte  de  là  un 

Vienne  pour  prononcer  sur  l'état  d'un  enfant  être  des  plus  extraordinaires,  qui  au   dehors 

de  haute  naissance,  qui  était  muet  et  sourd  a  toutes  les  manières  et  les  usages  de  l'homme 

en  même  temps:  ils  s'accordent  tous  à  dé-  civilisé,    et  au  dedans  toute  la  barbarie   et 


clarer  que  le  mutisme  est  une  suite  de  la 
surdité;  et  l'on  se  borne  à  tracer  le  traite- 
ment de  cette  dernière  infirmité,  (Jean  Cor- 
NARius ,  Consiliorum  medicinalium  tracta- 
n<s  ;  Leipsick,  1599.)  Il  reste  encore  cepen 


'ignorance  d'un  sauvfige  :  encore  celui-ci 
a-t-il  sur  l'autre  l'avantage  incalculable  que 
lui  donne  un  langage  parlé,  qui,  tout  borné 
qu'il  peut  être,  le  met  en  communication 
avec  sa  tribu,  et  lui  en  fait  connaître  les  lois, 


dant,  dans  les  ouvrages  des  médecins   ûi^^     les  usages,  les  intérêts,  la  religion.  Ces  lois 


xvr  et  XVII'  siècles,  des  traces  de  l'an- 
cienne étiologie  du  mutisme.  Zacchias,  par 
exemple,  qui  a  consacré  un  chapitre  de 
son  ouvrage  à  des  considérations  médico- 
légales  sur  l'état  moral  des  sourds-muets, 
pose  en  principe  que,  chez  la  plupart  d'en- 
tre eux,  les  nerfs  de  la  parole  et  de  l'ouïe 
sont  simultanément  paralysés.  [Quœstiones 
medico-legales,  1657.)  Telle  esi  encore  à  pré- 
sent l'opiiiion  irréfléchie  des  gens  du  monde, 

(303)  Foés,  dont  je  cite  ici  la  version,  a  Iradiiii 
ot  /M'fO'.  par  muli.  Le  mol  surdi,  qui  en  cûl  élé 
égalenieni  la  irailtiriion,  se  préseiilaii,  ce  me  sem- 
ble, plus  naturellement,  il  eûi  sauvé  ce  manque  lie 


et  ces  relations  de  société  sont  à  peu  près 
inconnues  au  sourd-muet.  Il  n'a  pu  lire  ni 
entendre  conter  ces  histoires  dont  on  nourrit 
l'avide  curiosité  de  l'enfance,  et  qui  lui  re- 
présentent la  puissance  des  rois,  la  gloire 
des  héros,  les  meurtrières  invasions  des  con- 
quérants, les  périlleuses  aventures  des  voya- 
geurs aux  pays  lointains,  et  l'audace  long- 
temps heureuse,  mais  à  la  (in  punie,  de 
quelque   brigand  fameux.  Ainsi,  toutes  ces 

sens  qui  se  trouve  tliins  la  phrase  latine  :  car  dire 
que  les  mucls  de  naissance  ne  peuvent  pas  parler, 
c'est  comme  si  l'on  (lis;iii  que  les  muets  soûl 
muets. 


1103  SOU  DICTIONNAIRE 

sources,  d'où  d(.''coiik'.nl  nos  premières  idées 
sur  les  lois,  sur  les  gouvernements,  sur  la 
juslicc  huniaine  et  divine,  le  malheureux 
sourd-muet  en  est  écarte  par  son  intirnrité. 
Dans  la  profonde  ignorance  qui  l'environne, 
les  faits  qui  pourraient  l'éclairer  fr-appent  en 
vain  ses  yeux  :  la  joie  éclate  dans  sa  famille 
pour  un  procès  qu'on  y  a  gagné,  pour  une 
distinction  honorable  qu'on  y  a  obtenue,  et 
il  ne  peut  comprendre  ces  causes  de  bon- 
heur. La  mort  frappe  à  ses  côtés  sans  l'épou- 
vanter, sans  l'instruire.  Ces  terribles  mots  de 
jamais  plus,  de  séparation  éternelle,  de  mou- 
rir tous,  d'un  autre  monde,  ne  peuvent 
arriver  à  ses  oreilles,  ni  faire  naître  en  son 
esprit  les  grandes  idées  de  notre  instabilité 
el  de  notre  immortalité.  Toujours  isolé  de 
la  société,  lui  seul  ne  peut  prendre  aucune 
])art  aux  intérêts  de  la  patrie.  Des  armées 
traversent  et  foulent  son  pays,  un  boulever- 
sement ])olitique  répand  la  consternation 
dans  les  familles;  la  douce  paix  revient,  un 
l'oi  remonte  sur  le  trône  de  ses  pères,  tous 
ces  grands  changements  ne  portent  aucune 
lumière  dans  son  esprit,  ne  donnent  aucune 
impulsion  à  ses  facultés  mentales. 

Mais  cette  ignorance  de  toutes  choses,  cette 
absence  de  toutes  les  idées  mères,  qui  sont-une 
l)rivation  nécessairement  attachée  à  la  sur- 
dité congéniale,  sont  bien  plus  faciles  à  éta- 
blir par  le  raisonnement  que  par  la  voie  des 
expériences  ou  des  interrogations.  On  peut, 
par  de  simples  questions  adressées  à  un  aveu- 
gle de  naissance,  connaître  les  idées  qu'il  s'est 
laites,  ou,  pour  mieux  dire, toutes  celles  qui 
lui  manquent,  sur  la  beauté  et  la  laideur,  sur 
l'expression  de  la  physionomie  et  le  langage 
des  yeux,  les  arts  d'imitation  ,  les  brillants 
phénomènes  de  la  lumière,  et  tout  ce  que  le 
soleil  offre  à  nos  heureux  regards  dans  le 
spectacle  de  la  nature  entière  ;  ses  réponses 
vous  découvriront  toutes  les  lacunes  qu'un 
sens  de  moins  a  laissées  dans  son  esprit.  Mais 
le  sour-d  de  naissance  ne  peut  se  prêter  à  cette 
curieuse  el  facile  méthode  d'investigation. 
Comment,  en  effet,  sonder  l'esprit  et  le  cœur 
d'un  être  avec  lequel  nous  n'avons  aucun 
moyen  de  communication,  et  qui,  lorsque 
l'éducation  l'a  mis  en  état  de  se  faire  con- 
naître à  nous,  a  cessé  d'être  lui?  Si  alors, 
pour  juger  de  son  état  antérieur,  vous  cher- 
chez à  y  ramener  sa  pensée,  ce  qu'il  a  fait, 
ce  qu'il  était,  ce  qu'il  imaginait  alors ,  n'of- 
frent à  son  souvenir  que  des  réminiscences 
confuses,  que  des  idées  indéterminées,  telles 
qu'elles  se  présentent  vaguement  à  notre 
mémoire  quand  vous  voulons  la  faire  remon- 
ter à  l'époque  de  notre  vie  qui  touche  à  notre 
berceau.  Que  s'il  répond  catégoriquement  à 
vos  questions,  s'il  vous  peint  ses  pensées,  les 
sensations  de  sa  longue  et  ténébreuse  enfance, 
métiez-vous  de  ces  résultats  :  il  ne  décrit  pas 
son  état  passé  d'après  des  souvenirs  anciens, 
il  l'interprète  d'après  ses  lumières  actuelles. 
Mes  recherches,  longtemps  dirigées  de  cette 
manière,  m'ont  offert  mille  preuves  de  l'es- 
pèce de  déception  que  je  signale  ici.  On  en 
trouve  des  exemples  très-remarquables  dans 
une  notice,  d'ailleurs  pleine  d'inlérêl,  publiée 


DE  PHILOSOPHIE. 


SOU 


1104 


par  un  homme  de  lettres  ,  sur  l'enfance  de 
Massieu,  et  rédigée  d'après  les  réponses  de 
ce  célèbre  sourd-muet.  Contre  l'ordinaire  de 
ses  pareils ,  qui  ne  s'aperçoivent  qu'avec  les 
progrès  de  l'Age  et  de  l'éducation  des  torts 
que  leur  a  faits  la  nature,  et  dont  ils  se  mon- 
trent assez  consolés,  Massieu,  encore  enfant, 
sent  vivement  son  malheur  :  Mon  père  ,  as- 
sure-t-il,  me  faisait  signe  que  je  ne  poukrais 
JAMAIS  ENTENDRE  ,  parce  que  j'étais  sourd- 
muet  ;  plein  de  dépit,  je  mis  mes  doigts  dans 
mes  oreilles,  et  demandai  avec  impatience  à 
mon  père  de  me  les  faire  curer.  Il  me  ré- 
pondit qu'il  n'y  avait  pas  de  remède,  etc. 
Interrogé  sur  le  mécanisme  visible  de  la  pa- 
role ,  et  sur  ce  ([u'il  pensait  de  ceux  qu'il 
voyait  se  parler,  Massieu  répond  :  Je  croyais 
qu'ils  EXPRIMAIENT  dcs  IDÉES.  Au  sujct  de  la 
Divinité,  il  dit  :  J'adobais  le  ciel  ,  mais  non 
Lieu.  Et  sur  la  mort  :  Je  pensais  quelle  éta,it 

la  cessation  du  MOUVEMENT,  de  la  SENSATION, 

de  la  manducation,  de  la  tendreté  de  la  peau 
et  de  la  chair.  —  Je  croyais  qu'il  y  avait 
une  terre  céleste  ;  que  le  corps  était  éter- 
nel, etc. 

Massieu  a  écrit  tout  ceci  sous  la  dictée  de 
son  imagination,  et  il  a  pris,  dans  son  esprit 
éclairé  et  cultivé,  les  traits  dont  il  a  com- 
posé le  tableau  de  son  esprit  brut  et  sauvage. 
11  est  même  des  idées  moins  élevées,  beau- 
coup plus  familières  au  commun  des  hom- 
mes, qui  ne  sont  pas  moins  étrangères  aux 
sourds-muets,  et  que  l'éducation  leur  don- 
nera plus  difiicilement.  Je  veux  parler  de 
celles  qui  se  rapportent  au  sentiment  des 
convenances  sociales,  à  la  connaissance  des 
choses  les  plus  simples  et  les  plus  ordinaires 
de  la  vie.  Ils  pourront  pénétrer  dans  les  hau- 
tes régions  du  monde  intellectuel ,  mais  le 
monde  social  leur  restera  inconnu  ,  et  l'on 
sera  étonné  de  leur  embarras  et  de  leur  nul- 
lité dans  la  conduite  de  l'affaire  la  plus 
simi)le. 

Il  résulte  de  cette  inégale  répartition  de 
lumières  dans  leur  esprit,  deux  dispositions 
en  apparence  contradictoires,  une  certaine 
méfiance  et  une  grande  crédulité  qui  les 
rend  très  -  susceptibles  d'être  trompés.  Ils 
n'orrt  pas,  pour  se  garantir,  notre  puissante 
sauvegarde,  l'expérience  des  hommes  :  car 
elle  ne  s'acquiert  pas  dans  leurs  livres,  mais 
bien  dans  leur  commerce  et  dans  leur  con- 
versation ;  aussi  le  sourd-muet  est-il ,  sous 
ce  rapport ,  dans  un  état  de  demi-enfance, 
digne  de  l'attention  des  législateurs. 

11  faut  reconnaître  cependant  que  l'isole- 
ment, qui  prive  ces  infortunés  des  principaux 
avantages  de  la  civilisation,  leur  présente 
quelques  compensations  dignes  d'êlre  re- 
marquées. Je  note,  comme  une  des  plus  im- 
portantes, d'être  garantis  d'une  foule  de  |)ré- 
jugés,  de  vaines  terreurs,  qui  remplissent  et 
troublent  souvent  notre  existence  sociale.  Ai n- 
si ,  par  exemple,  quoique  très-attachés  à  la  vie 
et  redoutant  beaucoup  la  mort,  la  vue  d'un 
cadavre  ne  leur  inspire  ni  frayeur  ni  éloigne- 
ment.  3e  les  ai  vus,  dans  mes  dissections  sur 
l'oreille,  se  presser  à  l'envi  autour  de  la  tête 
de  leur  camai-ade  ;  et  les  amis  mêmes  du  petit 


1105  SOU  PSYCHOI 

défunt  ra'offrir  avec  empressemenl  leurs  ser- 
vices, uour  m'aider  dans  mon  travail.  Moins 
crai utils  que  nous  au  milieu  des  dangers  qui 
ne  résident  que  dans  l'imagination,  ils  se- 
raient beaucoup  plus  timides  dans  les  cir- 
constances évidemment  périlleuses,  et  très- 
certainement  on  les  y  verrait  plus  sensibles 
«u  soin  de  leur  conservation  qu'aux  séduc- 
tions de  la  gloire  et  de  la  renommée. 

Un  autre  bienfait  de  leur  isolement  est  de 
les  rendre  inaccessibles  à  tous  ces  raisonne- 
ments, à  ces  sophismes  répandus  avec  pro- 
fusion dans  la  société,  et  qui,  soutenus  des 
armes  du  ridicule,  renversent  toute  croyance, 
et  jettent  les  Ames  faibles  dans  les  tluctua- 
lions  d'un  triste  scepticisme.  Leur  confiance 
dans  toutes  les  choses  dont  ils  attendent  du 
bien  est  sans  bornes.  Celle  qu'ils  ont  dans  la 
médecine  rappelle  la  crédulité  des  peuples 
sauvages.  Ils  croient  ma  puissance  si  illimitée 
et  mon  art  si  infaillible,  que,  dans  leurs  ma- 
ladies les  plus  graves,  ils  me  demandent  la 
santé  et  la  vie  connue  si  j'en  étais  le  souve- 
rain dispensateur,  et  que  jamais  la  moindre 
inquiétude,  le  plus  léger  doute  ne  vient  trou- 
bler le  travail  de  la  nature  et  le  salutaire 
espoir  d'une  prochaine  guérison. 

La  même  docilité  soumet  aveuglément  leur 
intelligence  aux  dogmes  du  christianisme  ;  et 
quoique  leur  humeur  indépendante  soit  fai- 
blement captivée  par  ce  frein  puissant,  il 
peut  servir  dans  certaines  circonstances  à 
donner  une  heureuse  direction  à  leurs  incli- 
nations. Ces  mots,  /)<ew/ereu<,  n'ont  pas  moins 
d'empire  sur  leur  âme  qu'ils  en  eurent  jadis 
sur  les  preux  libérateurs  de  la  terre  sainte. 
Dieu  aime  le  roi,  disait-on  h  quelques  sourdes- 
muettes  qui  avaient  mar(|ué  un  peu  de  pré- 
dilection pour  Napoléon  ;  et  ces  mots  suffirent 
pour  les  convertir  à  la  cause  royale.  J'ai  vu, 
sur  leur  lit  de  mort,  quelques-uns  de  ces  en- 
fants, à  qui  leurs  camarades,  [)eu  versés  dans 
l'art  de  consoler,  étaient  venus,  sans  ména- 
gement ,  annoncer  leur  fin  prochaine,  peu 
troublés  de  cette  fatale  communication,  ex- 
pirer avec  la  résignation  de  la  foi  la  plus 
courageuse. 

Toutefois ,  il  faut  remarquer  que  leur 
croyance  religieuse  influe  bien  plus  sur 
quelques-unes  de  leurs  déterminations  que 
sur  leur  conduite  habituelle.  Si  l'on  pou- 
vait faire  cette  grande  expérience,  s'il  était 
possible  de  rassembler  en  corps  de  société 
isolée  tous  les  sourds-rauets  actuellement 
existants,  les  livrer  à  eux-mêmes,  à  leurs  pas- 
sions, à  leurs  nouveaux  intérêts,  on  verrait, 
comme  à  ces  époques  du  moyen  âge  où  les 
lumières  de  la  civilisation  n'étaient  point  en- 
core en  rapport  avec  les  lumières  du  chris- 
tianisme, la  dévotion  à  côté  de  la  barbarie, 
et  la  religion,  bien  ou  mal  interprétée,  inspi- 
rer de  belles  actions  et  justifier  de  grands 
crimes. 

Si,  après  ce  coup  d'œil  jeté  rapidement  sur 
les  entraves  que  la  surdité  congéniale  met 
aux  fonctions  de  l'intelligence,  nous  dirigeons 
lin  moment  notre  attention  sur  les  obstacles 
qu'elle  oppose  aux  affections  de  l'âme,  nous 
verrons  la  même  cause  renfermer  dans  un 


OGIE.  SOU  1106 

cercle  également  étroit  les  acquisitions  de 
l'esprit  et  les  sentiments  du  cœur. 

L'homme  n'est  aimant  et  bon  que  parce 
qu'il  est  éclairé  et  civilisé.  C'est  une  vérité 
incontestable,  qui  a  survécu  aux  éloquents 
sophismes  de  quelques  })hil()sophes  antago- 
nistes de  la  civilisation.  Ils  l'ont  accusée  de 
corrompre  les  hommes,  et  ils  ne  l'ont  adroi- 
tement présentée  qu'à  son  extrême  période. 
La  civilisation  est  comme  la  vie  du  corps 
social  :  mais  ici,  de  même  que  dans  les  corps 
organisés,  il  est  un  point  d'exaltation  où  le 
principe  vital  ne  peut  atteindre  sans  de  fu- 
nestes effets  :  il  corrompt  ce  qu'il  vivifiait,  il 
produit  la  gangrène  :  voilà  l'excès  tle  la  civi- 
lisation. Pour  lajuger  sainement,  il  faut  l'étu- 
dier dans  tous  ses  degrés,  chez  les  honunes 
où  elle  est  en  plus  ,  chez  les  hommes  où 
elle  est  en  moins,  chez  ceux,  surtout,  dont 
elle  n'a  poli  que  la  surface,  connue  les  sourds- 
muets.  Il  n'est  point  en  effet  de  créature  hu- 
maine moins  aimante,  plus  faiblement  atta- 
chée, que  ne  l'est  en  général  le  sourd-muet 
sans  instruction  ;  et  lors  même  qu'il  a  été  dé- 
veloppé par  l'éducation,  il  est  encore  remar- 
quable par  la  légèreté  de  ses  aU'eclions,  et 
le  peu  d'impression  que  font  sur  lui  tous  ces 
stimulants  de  peine  ou  de  plaisir  qui  agitent 
profondément  notre  existence  morale.  Les 
sentiments  de  la  nature  sont  les  seuls  qui  se 
manifestent  chez  lui  avec  quelque  vivacité,  si 
l'on  en  juge  par  le  chagrin  qu'il  paraît  éprou- 
ver à  son  entrée  dans  notre  Institution,  lors- 
qu'il se  sépare  de  ses  parents.  Mais  ces  regrets 
l)assagers  sont  bientôt  suivis  d'une  telle  in- 
différence, qu'on  l'a  vu  quelquefois  recevoir 
sans  une  véritable  affiiction  la  nouvelle  de  la 
mort  arrivée  à  quelqu'un  des  siens  :  et  cela 
doit  être  ainsi.  Les  sourds-muets  ne  peuvent 
pas  aimer  leurs  parents  autant  que  nous.  Ils 
ont  été  à  la  vérité  l'objet  des  tendres  soins 
d'un  père  et  d'une  mère  ;  mais  ces  soins  étaient 
muets  et  dépouillés  de  toutes  les  expressions 
affectueuses  qui  les  accompagnent  ordinai- 
rement, et  qui  sont  le  témoignage  le  plus 
attaciiant  de  l'affection  maternelle.  Faisons 
une  supposition  inverse  pour  nous  l'appliquer 
à  nous-mêmes.  Si  nous  avions  reçu  le  jour 
d'une  mère  et  d'un  i)ère  muels,  aurions- nous 
la  même  tendresse  pour  eux,  la  même  véné- 
ration pour  leur  mémoire?  Ce  qui  entretient 
nos  pieux  souvenirs,  c'est  moins  peut-être 
ce  qu'ils  ont  fait  pour  nous  que  ce  qu'ik 
nous  ont  dit.  Ce  sont  ces  longs  épanche- 
ments  de  leur  tendresse,  nos  premiers  en- 
tretiens avec  eux,  où  ils  nous  révélaient  les 
peines,  les  sacrifices,  et  surtout  les  espé- 
rances dont  nous  étions  l'objet.  Qu'est-ce, 
pour  le  sourd-muet,  que  les  derniers  adieux 
d'un  père  ?  Le  silence  est  élo(|ucnt,  sans  doute, 
mais  pour  nous  autres  parlants  seulement, 
et  pour  ceux  surtout  qui  puisent  dans  leur 
âme  toute  l'éloquence  qu'ils  prêtent  à  un  ob- 
jet qui  se  tait  et  qui  les  touche. 

La  reconnaissance,  naturellement  fort  rare 
parmi  les  hommes,  l'est  bien  davantage  en- 
core par-mi  les  sourds-muets.  J'en  épargnerai 
les  preuves  à  mes  lecteurs.  Il  me  sufiira  de 
dire  que  leur  célèbre  instilulcur  n'était  que 


1107 


SOU 


DICTIUNN'AIUE  DE  PHILOSOPHIE. 


SOU 


\m 


laiblemcnl  aimé  de  la  plupuil   d'entre   eux. 

Ils  sont  aussi  peu  sus'ceptiblcs  d'amilié. 
Ce  seiilirnent,  si  l'on  peut,  donner  ce  nom  à 
quelques  préférences  liabiluelles,  porte  éga- 
lement rcm[)reinle  de  la  légèreté  qui  se  fait 
remarquer  dans  toutes  leurs  alfections.  Les 
liaisons  qu'ils  contractent  entre  eux,  pendant 
leur  sfVjour  à  l'Inslilulion ,  ne  se  prolongent 
guère  au  delà  de  l'énoque  où  ils  rentrent 
dans  leur  famille.  Si  leur  séparation  donne 
lieu  à  une  correspondance,  elle  s'éteint  bien- 
tôt, faute  d'aliments.  Le  hasard  lit  tomber  en 
mes  mains,  il  y  a  plusieurs  années,  quelques 
lettres  écrites  à  un  de  nos  élèves  par  un  de 
ses  amis,  qui  était  depuis  peu  de  temps  rentré 
dans  ses  foyers.  II  n'y  parlait  que  de  son  ra- 
vissement d'avoir  quitte  pour  toujours  l'Insti- 
tution ;  surtout  des  jouissances  de  son  amour- 
propre,  comme  des  visites  qu'il  recevait,  des 
ÎDons  dîners  qu'on  lui  donnait,  des  belles  da- 
mes qui  le  faisaient  asseoir  près  d'elles  sur 
de  beaux  sophas  ;  et  pas  un  mot  d'amitié,  pas 
une  expression  de  regret,  rien  de  cet  enthou- 
siasû[ie  sentimental  gui  donne  un  air  passionné 
aux  amitiés  de  collège. 

Les  sourds  -  muets  sont  très  -  enclins  à 
l'amour;  mais,  si  je  puis  en  juger  par  un 
très-petit  nombre  d'observations  que  j'ai  pu 
recueillir  sur  ce  sujet,  si  peu  susceptible  d'ex- 
j)ériences  ,  cette  passion  se  trouve  réduite 
chez  eux  à  un  gr.and  état  de  simplicité.  J'ai 
eu  pendant  quelques  mois ,  sous  mes  yeux, 
un  jeune  ménage  dont  le  mari  était  sourd- 
nmet.  Il  aimait  violemment  sa  femme,  qui 
était  des  plus  jolies  ;  mais  cet  amour  n'avait 
d'autres  preuves  qu'un  usage  immodéré  des 
privautés  de  l'hymen,  et  les  précautions  les 
plus  odieuses  et  les  plus  ostensibles  d'une 
jalousie  sans  mesure  comme  sans  motif.  Quand 
il  rentrait  chez  lui,  après  quelques  heures 
d'absence,  il  lui  arrivait  souvent  de  demander 
à  sa  femme,  avec  tout  le  naturel  que  l'on  met 
à  s'informer  de  la  chose  la  plus  probable,  si 
elle  n'avait  point  commis  quelque  infidélité. 
Pendant  une  maladie  de  langueur  qu'essuya 
cette  jeune  dame,  les  questions  de  son  mari 
laissaient  bien  moins  entrevoir  chez  lui  l'in- 
quiétude de  la  perdre,  que  la  crainte  de  lui 
voir  perdre  pour  toujours  sa  fraîcheur  et  sa 
beauté.  Du  reste,  quoique  très-vif,  son  goût 
pour  sa  femme  n'était  rien  moins  qu'exclusif; 
et  si  on  lui  en  faisait  quelques  reproches,  il 
se  retranchait  dignement  derrière  le  principe 
de  la  souveraineté  maritale. 

J'ai  connu  encore  quelques  unions  sem- 
blables ;  mais  la  mésalliance  ne  s'y  faisait  pas 
sentir  par  d'aussi  tristes  disparates  :  cepen- 
dant l'égoisme  de  l'homme  incivilisé  perçait 
dans  les  grandes  occasions.  Un  de  ces  époux 
perdit  sa  femme  après  quelques  mois  d'un 
heureux  mariage  :  il  l'aimait  passionnément, 
et  il  paraissait  inconsolable.  Triste  et  couvert 
des  crêpes  du  veuvage,  il  rencontre,  un  mois 
après,  un  de  ses  condisciples  qui  lui  exprime 
le  chagrin  qu'il  éprouve  de  ce  triste  événe- 
ment ;  notre  jeune  veuf  se  hâte  de  consoler 
son  consolateur,  en  lui  disant  qu'on  s'occu- 
pait de  réparer  son  malheur,  et  de  lui  cher- 
cher une  autre  femme.  Il  est  peut-être  moins 


extraordinaire  d'éprouver  un  pareil  sentiment 
que  de  le  manifester  avec  cette  naïveté. 

Je  n'ai  pas  eu  l'occasion  d'observer  des 
sourds-muets  devenus  pères,  dans  leur  rap- 
port avec  leurs  enfants.  Mais,  autant  qu'on 
peut  en  juger  par  la  force  et  l'universalité  de 
ce  sentin)ent  dans  tous  les  hommes,  je  suis 
persuadé  que  la  tendresse  maternelle  et  pa- 
ternelle, échappée  h  la  compression  générale 
que  la  surdite  de  naissance  exerce  sur  les 
alfections  du  cœur  ,  n'est  ni  moins  vive  ni 
moins  intelligente  chez  les  sourds-nmets  que 
dans  la  grande  classe  des  êtres  parlants. 
L'amour  d'un  père  ou  d'une  mère  pour  ses 
enfants  est  trop  intimement  lié  à  la  conser- 
vation de  l'espèce,  pour  que  la  nature  n'ait 
pas  soustrait  ce  sentiment  à  l'influence  de 
l'éducation  et  des  accidents  de  notre  orga- 
nisation. 

Un  des  mouvements  de  l'âmeleplus  intime- 
ment lié  à  la  vivacité  de  nos  sensations,  est 
la  pitié.  Diderot,  dans  sa  Lettre  sur  les 
aveugles,  remarque,  avec  raison,  que  la  cé- 
cité de  naissance  entraîne  avec  elle  la  priva- 
tion ou  la  modification  d'un  grand  nombre 
d'idées  morales.  Quelle  dilTérence,  dit-il,  en- 
tre un  homme  qui  urine  ou  qui  verse  son  sang? 
Mômebruit.Une  cause  analogue  diminue  beau- 
coup la  compassion  que  pourrait  éprouver  le 
sourd-muet  à  la  vue  des  maux  d'autrui. 

Le  sourd  de  naissance  et  l'aveugle-né  sont 
également  admis  au  spectacle  des  infortunes 
humaines  ;  mais  à  la  représentation  de  ce 
drame  touchant,  ils  se  trouvent  si  mal  placés, 
que  l'un  voit  sans  entendre,  et  que  l'auti-e 
entend  sans  voir.  Lequel  des  deux ,  en  leur 
supposant  une  éducation  égale  et  un  égal 
degré  de  sensibilité ,  aura  été  le  plus  forte- 
ment, ou,  pour  mieux  dire,  le  plus  faiblement 
ému?  C'est  une  question  qu'il  serait  fort  cu- 
rieux d'approfondir,  mais  dont  la  solution 
importe  peu  au  sujet  que  je  traite.  Toujours 
est-il  que  de  ces  deux  sources  réunies  de  sen- 
sations pénibles,  la  vue  et  l'ouïe,  découle  le 
sentiment  de  la  pitié,  et  que  le  sourd  de  nais- 
sance ne  peut  être  affecté  aussi  profondément 
que  nous.  J'aurais  pu  établir  ceci  par  des  faits; 
j'ai  mieux  aimé  recourir  au  raisonnement. 

Ainsi  que  je  l'ai  pratiqué  pour  les  facultés 
de  l'esprit,  je  noterai  ici  les  faibles  dédomma- 
gements que  le  cœur  peut  trouver  dans  son 
imparfait  développement.  Ce  sont  en  général 
tous  ceux  qui  résultent  d'une  sensibilité  ob- 
tuse, salutaire  préservatif  de  ces  exaltations 
sentimentales,  de  ces  passions  factices,  qui 
emportent  si  loin  des  voies  du  bonheur 
l'homme  civilisé  :  l'ambition,  l'amour  de  la 
gloire  et  des  honneurs  effleurent  à  peine  le 
cœur  des  sourds-muets.  Aussi  ont-ils  peu 
d'émulation  :  ce  violent  désir  de  faire  parier 
de  soi,  cette  appréhension  du  qu'en  dira-t-on, 
qui  noiîs  coûte  tant  de  sacrifices,  influent  peu 
sur  leur  conduite.  Rien  ne  prouve  plus  com- 
bien ils  sont  peu  accessibles  à  ce  puissant 
mobile  de  nos  actions  ,  que  leur  indifférence 
pour  les  distinctions  honorifiques  par  lesquel- 
les on  excite  l'émulation  des  écoliers.  Des 
distributions  de  croix  et  de  prix,  qui  leur  ont 
iouvent  été  faites  pour  stimuler  leur  appli- 


1109 


SOU 


cation  et  récomj)enser  leur  conduite  ,  n'ont 
produit  ni  une  grande  satisfection  dans  ceux 
qui  y  ont  eu  part,  ni  des  >'egrels  bien  vils 
parmi  ceux  qui  en  ont  été  exclus. 

La  même  cause  produit  l'inditîerence  qu'ils 
témoignent  pour  toutes  les  démonstrations 
dintérét  qui  se  bornent  à  des  actes  de  pure 
politesse,  et  qui  ne  llattentque  l'aniour-pro- 
pre.  Un  des  élèves  les  plus  distingués  de 
l'Institution  ,  obsédé  dans  sa  ville  natale  des 
visites  et  des  invitations  dont  il  était  l'objet, 
écrivit  à  quelques  personnes  dont  il  était  le 
plus  reciierclié,  de  vouloir  bien  borner  leur 


PSYCHOLOGIE.  SOU  1110 

banité  de  leurs  manières,  et  l'expression  tou  - 
chante  autant  qu'aiïectueuse  de  leur  physio- 
nomie. 

Enlin,  comparées  encore  une  fois  à  leurs 
compagnons  d'infortune,  lessourdes-niueltes 
possèdent  à  un  plus  haut  degré  les  qualités 
sociales;  et  cette  ditî'érence  nous  conduit 
naturellement  à  cette  rétlexion  en  l'honneui' 
des  femmes  :  que  leur  sensibilité  prédomi- 
nante a  dû  être  le  premier  mobile  de  l'adou- 
cissement des  mœurs  et  de  la  civilisation  des 
liommes. 

Tel  est,  d'après  mes  observations  et  les  ré- 


amitié  à  lui  envoyer  chaque  matin  un  cervelas  flexions  qu'elles  m'ont  naturellement  suggc- 

pour  son  déjeuner.  fées,  l'état  moial  du  sourd-nmet.  Ces  cousi- 

Ainsi  réduit  à  un  petit  nombre  de  désirs  et  dérations,  comme  tous  les  aperçus  généraux 

de  jouissances,  le  sourd-muet  esta  l'abri  des  qui  se  rap[)ortent  à  une  classe  d'hommes,  nu 

grandes  peines  de  l'âme  :  on  ne  le  voit  point  peuvent  s'aftpliquer  à  tous  les  individus,   et 


morose  et  soucieux,  comme  ceux  qui  ont 
perdu  l'ouïe  après  avoir  coimu  tous  les  be- 
soins de  la  vie  sociale.  Dans  une  réunion 
d'hommes  parlants,  il  est  distrait,  ou  inoc- 
cupé, ou  observateur,  maisjaniais  inquiet  de 
ce  qu'on  peut  dire  sur  son  conijjte,  ou  attristé 
du  sentiment  de  son  infirmité.  Au  milieu  de 
ses  pareils,  sa  gaieté,  pour  élrenioins  bruyante 
que  la  nôtre,  n'en  éclate  pas  moins  vivement; 


l'on  pourra  m'alléguer  un  grand  nombre 
d'exceptions  dont  je  ne  contesterai  que  la 
conséquence.  J'ai  vu  moi-môme  queuiucs 
sourds-muets  qu'un  esprit  transcendant  et 
vme  sensibilité  naturelle,  étonnamment  déve- 
loppée, élevaient  bien  au-dessus  de  leurs 
pareils;  mais  j'en  ai  connu  aussi  qui,  nés 
avec  une  intelligence  très-bornée ,  rendue 
plus   obtuse  par  le  défaut    d'audition  et  do 


entin  je  le  crois  peu  susceptible  d'un  longue  parole,  se  trouvaient,  par  cela  seul,  bien  au- 
tristesse,  et  tout  à  fait  exempt  du  vague  sen-  dessous  de  l'homme,  et  dans  un  étal  de  stuj)i- 
liinent  de  la  mélancolie.  Cependant,  quand  dite  qui  se  confond  avec  le  premier  degré  do 
une  éducation  longue  et  des  plus  soignées,  l'idiotisme;  voilà  précisément  ce  qui  rend  celte 
secondée  par  beaucoup  d'intelligence  et  une  maladie  mentale  si  commune  parmi  les  st)urds- 
imagination  vive,  l'a  rapproché  de  notre  con-  muets.  En  prenant,  en  etfel,  pour  base  les  ex- 
dition,  il  peut  en  connaître  toutes  les  peines,  clusions  nombreuses  sur  lesquelles  jai  été 
11  en  est  une  qui  lui  est  plus  particulière  :  appelé  à  prononcer  dans  l'espace  de  dix-huit 
celle  que  lui  fiiit  éprouver  la  dilliculté  de  se  ans,  je  puis  allirmer  que  |)lus  d'un  quaran- 
marier,  quand  l'âge  et  son  isolement  lui  en  tième  d'entre  eux  est  atteint  d'idiotisme,  soil 
inspirent  le  besoin.  Si  alors,  pressé  par  ce  que  cette  inaptitude  mentale  résulte  de  l'i/u/u- 
désir,  le  défaut  de  fortune  rempùche  de  le  dition,  soit  qu'elle  dépende  de  la  môme  cause 
satisfaire,  et  la  religion  d'y  suppléer,  il  tomb(i  qui  a  paralysé  le  sens  auditif.  Il  n'est  même 
dans  une  profonde  tristesse,  et  sa  situation  pas  très-rare  de  rencontrer  (luelque  idiol 
est  vraiment  digne  de  pitié.  Les  sourdes-  dans  les  familles  où  il  y  a  |)lusieurs  sourds- 
muettes,  encore  plus  naturellement  condam-  muets.  Dans  celle  de  Massieu,  (jui  en  compte 
nées  au  célibat,  se  soumettent  plus  doucement  six,  une  de  ses  sœurs  est  alleclée  didiuli^- 
à  leur  destinée.  Cette  résignation  est  une  vertu  me  ;  et  son  frère,  par  un  de  ces  traits  fort  iia- 
de  leur  sexe.  Au  reste,  ce  n'est  pas  seulement  lurels  à  son  esprit  observateur,  indi([u.!it, 
sous  ce  rapport  qu'elles  se  rapprochent  des  sans  s'en  douter,  le  caractère  médical  de  ce 
autres  femmes,  et  qu'elles  s'éloignent  d'autant  déplorable  état,  en  disant  tristement  de  sa 
plus  des  sourds-muets.  Si  la  privation  d'un  sœur  :  Elle  rit  sans  molif. 


sens  nuit  autant  et  peut-être  plus  que  chez 
ceux-ci  au  développement  de  l'intelligence, 
leurs  affections  se  trouvent,  par  leur  vivacité 
naturelle,  beaucoup  moins  soumises  à  l'in- 
fluence de  la  même  cause.  Elles  sont  en  gé- 
néral moins  égoïstes  ,  plus  aimantes  ,  |)lus 
susceptibles  d'atlachement,  d'amitié,  et  môme 
de  ces  résolutions  généreuses  ou  désespérées 
([u'inspirent  les  grandes  passions.  J'ai  vu  pé- 
rir, à  dix-sept  ans,  une  de  ces  infortunées, 
qu'avait  portée  au  suicide  un  amour  violent, 
réduit  tout  àcoup  à  l'opprobre  et  au  désespoir. 


Maintenant  que  j'ai  indlipié  les  tristes  con- 
séquences de  la  surdité  congéniale  par  rap- 
port au  dévelop[)ement  de  l'esprit  et  (lu  cœur, 
il  paraît  peut-être  superflu  de  dcuiander  si  les 
sourds-muets  sont,  par  une  suite  nécessaire 
de  leur  infirmité,  généralement  inférieurs  aux 
autres  hommes.  Ils  leur  sont  en  efl'et  infé- 
rieurs, sans  être  moins  perfectibles.  Celte 
conclusion,  en  apparence  contradictoire,  de- 
mande une  explication,  et  je  ne  puis  la  don- 
ner qu'en  la  faisant  jirécéder  de  quelques 
considérations  générales  qui,  par  le  vif  inle- 


Les  sourdes-muettes    se   font  remarquer      rêt  qu'elles  peuvent  répandre  sur  la  lin  de 


aussi  par  une  tendresse  plus  démonstrative, 
plus  profonde  envers  leurs  parents,  et  par 
une  plus  grande  facilité  à  acquérir  le  senti- 
ment des  convenances.  On  a  vu  souvent, 
dans  nos  cercles  les  plus  brillants  de  la  capi- 
tale, deux demoisefles affectées  de  cette  infir- 
mité allirer  tous  les  yeux  par  la  gracieuse  ur- 


cet  article,  m'absoudront  peut-être  du  repro- 
che de  l'avoir  prolongé  encore  ^  de  quelques 
pages. 

Un  des  caractères  les  plus  distinctifs  de 
l'espèce  humaine  est  le  besoin  inné  qu'elle 
éprouve  de  communiquer  avec  ses  sembla- 
bles, et  de  satisfaire  ce  besoin  par  des  moyens 


1111  sou  DICTIONNAIRE  DE 

qu'elle  varie  h  son  gré.  Parmi  ces  moyens,  la 
jiacole  csl  le  plus  naturel.  A  notre  arrivée 
dans  la  société,  nous  le  trouvons  établi  et 
porl'ectionné,  et  nous  nous  en  servons  par 
imitation.  Par  suite  de  l'adoption  des  signes 
vocaux,  l'ouïe  est  devenue  le  plus  important 
de  nos  sens,  et,  selon  l'expression  des  an- 
ciens, ta  porte  de  Vintelligcnce  ;  mais  si,  au 
'ieu  de  faire  servir  les  mouvements  intérieurs 
du  larynx  et  de  la  langue  à  la  manifestation 
de  ses  idées  et  de  ses  passions,  l'homme  les 
eût  exprimées  par  les  mouvements  extérieurs 
des  membres  et  de  la  physionomie,  le  sens 
instructif  par  excellence  eût  été  celui  de  la 
vue,  et  c'est  par  lui  que  l'intelligence  se  fût 
développée.  Il  ne  faut  pas  croire  que  le 
sourd-nmet  [)uisse  nous  donner  une  juste 
idée  de  ce  que  seraient  tous  les  hommes, 
s'ils  avaient  été  créés  dépourvus  du  sens  au- 
ditif. A  l'aide  du  langage  des  signes,  cette 
société  minjique  n'eût  pas  marché  moins  ra- 
pidement vers  la  civilisation.  L'écriture,  qui 
l'a  tant  favorisée,  eût  été  sans  doute  plus 
promplement  inventée  :  car  c'est  un  effort 
d'imagination  moins  grand  de  peindre  des 
signes  que  de  figurer  des  sons.  Une  fois  ar- 
rivé à  ce  point,  l'homme  se  fût  élancé  avec 
la  môme  rapidité  dans  la  vaste  carrière  que 
cette  découverte  ouvrait  à  son  intelligence  ; 
et,  à  l'exception  de  quelques  idées  relatives 
aux  sons,  il  fût  devenu  tout  ce  que  le  fait 
être  le  double  don  de  l'ouie  et  de  la  parole. 
Il  peut  donc  s'en  passer;  et,  loin  de  devoir, 
comme  on  l'a  prétendu,  sa  perfectibilité  à  la 
perfection  de  ses  organes,  il  peut,  avec  des 
sens  débiles  ou  incomplets,  établir  ses  rela- 
tions avec  ses  pareils,  créer  les  signes  de  ses 
pensées,  changer  ces  signes  fugitifs  en  signes 
permanents;  et,  s'élevant  en  dépit  de  ses  or- 
ganes, et  par  la  seule  force  de  son  génie,  à 
toute  la  hauteur  de  son  être,  prouver,  en  fai- 
sant beaucoup  de  peu  de  chose,  qu'il  est 
une  émanation  de  celte  intelligence  qui  fit 
tout  de  rien. 

Mais  si  telle  est  l'indépendance  du  génie  de 
l'homme,  qu'il  puisse  se  développer  malgré 
l'imperfection  du  système  sensitif,  comment 
expliquer  cet  imparfait  développement  des 
facultés  intellectuelles,  auquel  la  privation 
d'^un  sens  condamne  le  sourd-iBuet?  Par  une 
cause  que  j'ai  déjà  fait  entrevoir,  par  cet 
isolement  qui  prive  le  sourd-muet  du  premier 
et  du  plus  puissant  mobile  du  perfectionne- 
ment de  l'espèce  humaine  :  le  commerce  de 
ses  semblables.  Destiné  par  son  organisation 
à  entendre  parler  par  les  mains,  la  société 
des  êtres  parlants  et  entendants  n'est  pour  lui 
qu'une  solitude.  Voulez-vous  connaître  jus- 
qu'à quel  point  il  peut  nous  égaler  :  rendez 
toutes  choses  égales  ;  faites-le  naître  et  vivre 
parmi  ses  pareils,  et  vous  aurez  bientôt  la 
société  que  je  viens  de  supposer.  Ceci  n'est 
j)oint  une  supposition  nouvelle.  Cette  socié- 
té, tendant  au  perfectionnement,  existe  sous 
nos  yeux,  mais  avec  toutes  les  modifications 
qu'elle  doit  nécessairement  recevoir  de  son 
peu  d'ancienneté,  du  petit  nombre  de  ses 
membres,  de  l'étroite  circonscription  des  in- 
térêts qui  les  agitent,  et  surtout  de  la  bf'è- 


PIIILOSOPHIE.  SOU  1112 

vêlé  de  leur  existence  sociale.  C'est  de  leur 
réunion  dans  notre  Institution  que  je  veux 
parler,  et  qu'il  ne  faut  pas  assimiler,  si  l'on 
veut  s'en  faire  une  idée  juste,  aux  pension- 
nats, aux  collèges  des  enfants  entendants  et 
parlants,  où  l'élève  arrive  avec  un  langage 
tout  formé,  et  des  idées  acquises  qu'il  ne 
faut  plus  que  perfectionner  et  seconder.  Le 
sourd-muet,  au  contraire,  qui  entre  dans 
notre  Institution,  ne  fait  en  quelque  sorte 
que  naître  au  monde  ;  il  se  trouve  pour  la 
première  fois  réuni  avec  ses  pareils,  et  il  va 
Duiser  dans  leur  commerce  des  idées  et'un 
angage  |)our  les  exprimer.  Ses  acquisitions 
seront  d'autant  plus  rapides  et  d'autant  plus 
nombreuses,  que  la  société  dont  il  est  deve- 
nu membre  sera  plus  avancée  en  civilisation. 
Je  laisse  de  côté  le  raisonnement  et  l'analo- 
gie, pour  appuyer  sur  l'observation  cet  inté- 
ressant aperçu. 

En  comparant  collectivement  nos  sourds- 
muets  d'aujourd'hui  aux  premiers  élèves  for- 
més dans  la  même  Institution,  par  la  même 
méthode,  sous  le  même  maître,  on  est  con- 
duit à  reconnaître  une  supériorité  dont  ils  ne 
l)euvent  être  redevables  qu'à  l'avantage  d'ê- 
tre venus  plus  tard,  à  une  période  plus  avan- 
cée de  la  société  mimique.  Ils  y  ont  trouvé 
deux  sources  d'instruction ,  qui  n'ont  pu 
exister  dans  les  premiers  temps  :  les  leçons 
données  par  l'instituteur,  leurs  conversations 
avec  des  élèves  déjà  instruits.  Aussi  l'ins- 
truction est-elle  plus  facile  et  plus  généra- 
lement répandue  qu'elle  ne  l'était  il  y  a  vingt 
ans.  A  cette  époque,  Massieu  brillait  comme 
un  f)hénomène  au  milieu  de  ses  compagnons 
d'infortune,  restés  bien  loin  derrière  lui  aux 
premiers  degrés  de  leur  éducation;  actuelle- 
ment il  n'est  plus  qu'un  élève  très-distingué. 
L'enseignement ,  si  puissamment  secondé 
par  la  tradition,  a  plus  hâtivement  développé 
et  civilisé  ses  compagnons  ;  un  d'entre  eux 
l'a  égalé,  plusieurs  s'en  sont  rapprochés,  et 
l'auraient  peut-être  surpassé  s'ils  n'avaient 
pas  été  si  promptement  enlevés  à  l'Institu- 
tion. J'en  citerai  un,  nommé  Desrues,  qu'on 
jugera  d'après  une  seule  de  ses  pensées.  On 
lui  soumit  inopinément  cette  question  : 
Qu'est-ce  que  la  palinodie  ?  C'est,  répondit-il 
sans  hésiter,  tw  démenti  qu'on  se  donne  à  soi- 
même.  Quinze  ans  auparavant,  Massieu,  in- 
terrogé sur  lareconnaissance,  avait  également 
improvisé  cette  définition, que  tout  le  monde 
connaît  :  C'est  la  mémoire  du  cœur.  Quelle 
difTérence,  ou  plutôt  quelle  distance  entre 
ces  deux  définitions  !  et  comme  elles  mar- 
quent bien  les  progrès  continuels  de  l'esprit 
humain  !  Celle  de  Massieu  est  une  de  ces  ima- 
ges brillantes  qui  embellissent  le  langage 
d'un  peuple  naissant  ;  l'autre  est  l'expres- 
sion d'une  de  ces  pensées  justes,  rigoureu- 
ses, précises,  qui  ne  se  trouvent  qu'au  som- 
met de  la  civilisation,  quand  la  langue  est 
toute  formée  et  les  idées  toutes  fixées.  Mais 
faisons  un  rapprochement  ])lus  exact  et  plus 
complet,  en  prenant  toujours  ce  même  Mas- 
sieu pour  l'homme  des  premiers  temps  ;  op- 
posons-le, sous  le  rapport  du  caractère,  de 
l'esprit,  des  manières,  à  Clerc,  cet  élève  que 


1113  SOU  PSYCHOLOGIE. 

j"cii  dit  être  devenu  son  égal  en  instruction, 
mais  qui.  venu  h  une  époque  toute  récente, 
doit  avoir  sur  lui  tous  les  avantages  qui  ré- 
sultent d'une  civilisation  plus  avancée.  Mas- 
sieu,  penseur  tiès-profonu,  doué  du  génie 
de  l'observation  et  d'une  mémoire  prodigieu- 
se, favorisé  des  soins  particuliers  de  son  il- 
lustre maître,  et  riche  d'un  grand  fonds  d'in- 
struction, ne  semble  pourtant  avoir  recju 
qu'un  développement  partiel:  il  a  une  étran- 
geté  de  manières,  d'usages  et  d'expressions, 
qui  le  place  à  une  grande  distance  de  la  so- 
ciété. Inaccessible  aux  intérêts  qui  l'agitent, 
inapte  aux  affaires  qui  s'y  traitent,  il  vitseul, 
sans  désirs,  sans  ambiiion.  Quand  il  écrit, 
on  juge  encore  mieux  ce  qui  mancjue  à  son 
esprit  :  son  style  est  tout  lui,  il  est  heurté, 
incorrect,  sans  suite,  sans  liaison,  mais  four 


SOU 


1114 


millanl  de  pensées  heureuses  et  de  traits  su-     style  du  suppliant.  » 


élèves  me  donnaient  l(>s  renseignements  de- 
mandés et  n)'interrogeaient  même  sur  le  mo- 
tif de  mes  informations.  Je  retrouve  les  mô- 
mes progrès  dans  les  billels  que  je  les  oblige 
h  m'écrire  pour  m'expliquer  leurs  maladies 
ou  leur>;  indispositions,  lorscju'ils  viennent 
réclamer  mes  soins.  y\utrefois,  ces  billets 
étaient  à  peine  intelligibles,  et  je  remarquais 
surtout  que,  faute  de  connaître  l'usage  appro- 
prié des  pronoms  et  des  temps  des  verbes, 
ces  enfants  m'écrivaient  souvent  le  contraire 
de  ce  qu'ils  voulaient  m'exprimcr.  A  présent, 
ces  petits  exposés,  rédigés  plus  ou  moins 
correctement,  ont  toujours  un  sens  clair;  pré- 
sentés quelquefois  sous  la  foiine  de  pétition, 
ils  m'ont  offert  un  tour  vif,  accompagné  de 
ces  formules  de  politesse,  de  ces  [)rote5la- 
tions  cérémonieuses   qui  abondent  dans  le 


blimes. 

Clerc,  avec  un  esprit  moins  vaste  et  moins 
élevé,  Ibrnjé  par  l'Institution  autant  que  i)ar 
l'instituteur,  nous  présente  un  perfectionne- 
ment beaucoup  {)lus  uniforme  :  il  est  moins 
instruit,  mais  plus  civilisé  ;  c'est  tout  à  fait  un 
homme  du  monde.  11  cherche  la  sociéié,  la 
fréquente,  et  s'y  fait  remarquer  par  des  ma- 
nières poli(îs,et  une  entente  parfaite  des  usa- 
ges et  des  intérêts  sociaux.  Il  aime  la  toilette. 
Je  luxe,  éprouve  tous  nos  besoins  factices,  et 
n'est  pas  insensible  au  stimulus  de  l'ambi- 
tion. C'est  elle  qui,  l'arrachant  à  l'Institution 
de  Paris,  où  il  avait  une  existence  honorable 
et  commode,  l'a  conduit  au  delà  dos  mers, 
sur  le  chemin  de  la  fortune.  Les  lettres  qu'il 
écrivit  de  son  nouveau  séjour  offrent  un  style 
naturel,  facile,  et  des  observations  justes  sur 
les  mœurs  et  le  caractère  des  Anglo-.\méii- 
cains.  On  croirait,  en  lisant  ces  lettres,  enten- 
dre causer  un  homme  bien  élevé.  S'il  est  vrai 
que  le  style  épistolaire  le  plus  parfait  soit  ce- 
lui qui  nous  représente  le  i)lus  parfaitement 
les  locutions  et  les  tours  naturels  d'une  con- 
versation spirituelle,  quel  prodige  qu'une  let- 
tre écrite  de  cette  manière  par  un  lionmie  qui 
n'a  jamais  entendu  ni  parlé  I  Si  l'on  s'obsti- 
nait à  ne  voir,  dans  cette  différence  qui  exis- 
te entre  Massieu  et  Clerc,  qu'une  conséquence 
naturelle  de  leurs  dispositions  naturelles,  il 
me  serait  facile  de  détruire  cette  objection, 
et  de  rendre  encore  plus  évidente  la  différence 
qu'il  y  a  entre  les  sourds-muets  d'à  présent  et 
les  sourds-muets  d'autrefois,  en  établissant  le 
parallèle  dans  les  premiers  degrés  de  l'instruc- 
tion. Autrefois,  un  élève  qui  avait  un  ou  deux 
ans  de  leçons  était  hors  d'état  de  répondre  aux 
questions  les  plus  simples  d'une  conversation 
ordinaire.  Dans  un  relevé  que  je  fis,  ily  a  dix- 
neuf  ans,  de  la  nature  cl  des  différents  de- 
grés de    surdité  de  chacun  d'eux,  la  plupart     ses  explications 


«  Depuis  que  la  Providence,  dit  M.  l'abbé 
Vrindts  {Nouvel  essai  sur  la  certitude,  p. 
56),  a  suscité  deux  hommes  justement  célè- 
bres et  chers  à  l'humanité  malheureuse , 
M.  l'abbé  de  l'Epée  et  M.  l'abbé  Sicard,  lo 
f)remier  pour  inventer  et  le  second  pour  per- 
fectionner l'ingénieuse  méthode  qui  fournit 
aux  sourds-muets  de  naissance  un  instiu- 
ment  de  pensée  plus  parfait  ciue  le  geste  dans 
noire  écriture  alphabétique  et  sa  représen- 
tation comme  manuelle,  depuis  lors  il  est  do 
fait  que  l'homme  n'a  de  vérité,  au  moins  sen- 
siblement pour  lui-même,  que  ce  cpie  la  so- 
ciété lui  en  fournit  en  lui  rendant  sensible  sa 
propre  pensée  par  l'expression  qu'elle  lui  eu 
donne  :  cette  découverte  importante  est  at- 
testée par  les  instituteurs  des  sourds-muets 
qui  savent  envisager  le  fait  sans  le  dénaturer, 
et  l'on  peut  dire  généralement  jiar  tous  : 
nous  avons  voulu  nous-même  en  faire  l'é- 
preuve. 

«Nous  allAmes  assister  h  un  exercice  public 
dans  un  établissement  d'éducation  de  ce 
genre;  nous  proposAmes  ces  trois  questions 
aux  élèves  :  si  avant  leur  éducation  i)ar 
l'écriture  ils  avaient  eu  l'idée  de  Dieu  être  sou- 
verain; s'ils  avaient  eu  la  notion  du  péché 
considéré  connue  transgiession  de  la  loi  de 
Dieu;  enfin  s'ils  reconnaissaient  une  justice 
({ui  doit  traiter  chacun  selon  ses  œuvres  : 
eurs  réi)onses  furent  toutes  é(iuivalcntes  à  la 


négative  ;  nous  le  sentîmes  parfaitement, 
malgré  les  explications  qu'en  donna  l'institu- 
teur en  chef  en  nous  les  rendant  de  vive  voix. 
Le  respectable  ecclésiasticpie,  qui  paraissait 
d'ailleurs  partisan  des  idées  innées,  craignit 
sans  doute  dos  inductions  dangereuses  (jue 
des  assistants  peu  religieux  auraient  pu  ti- 
rer mal  à  propos  de  la  réponse  des  élèves  ; 
aussi  feignîmes-nous  de  nous  contenter  de 


ne  purent  répondre  d'une  manière  satisfai- 
sante à  ces  (|uestions  que  je  leur  adressai  par 
écrit  :  Etes-vous  complètement  sourd?  En- 
tendez-vous un  peu?  Etes-vous  sourd  de 
naissance?  Un  examen  général  que  j'ai  fait  au 
commencement  de  l'année  dernière,  pour  un 
motif  analogue,  m'a  donné  lieu  de  faire  une 
observation  toute  contraire.  J'ai  été  frappé 
de  la  facilité  avec  laquelle  presque  tous  les 


'i  Qu'avant  leur  éducation,  au  moyen  de 
l'écriture,  ces  jeunes  gens  n'aient  pu  déve- 
lopper en  leur  intelligence  la  notion  de  l'Etre 
parfait,  cela  ne  doit  point  paraître  surpre- 
nant; la  jeunesse  de  nos  jours  au  sein  de  sa 
famille  n'a  guère  devant  les  yeux  des  exem- 
ples qui  portent  à  Dieu;  elle  n'est  que  bien 
rarement  témoin  de  pratiques  religieuses 
dans  la  conduite  môme  des  auteurs  de  ses 


1115  SOU  DICTIONNAIRE  DE 

jours  :  mais  nous  pouvons  ofîrir  des  exemples 
diU'ùrenls. 

«  il  y  a  peu  d'années  nous  nous  trouvions  en 
lîretai^ne,  près  d'Auray,  dans  le  déparlement 
du  Morbihan;  nous  nous  adressAmcs  dans  la 
Chartreuse  aux  dames  delà  Sagesse,  qui  di- 
rigent un  établissenjenl  de  sourdes-muettes; 
nous  les  priAmes  de  nous  faire  donner  par  écrit 

(Ô04)  Nous  croyons  faire  plaisir  à  nos  Icclenrs  en 
leur  inetiaiii  sous  les  yeiiv  récrit  de  ces  enfants, 
()ni  les  iniércssera  par  ses  siiigulariiés  remarqua- 
bles :  ne  pouvant  en  donner  ici  le  fac-similé,  nous 
MOUS  contenions  de  faire  remarquer  une  particula- 
rité de  roriginal;  grand  nombre  de  mots,  transpor- 
tés «;ii  partie  à  la  ligne  suivante,  sont  coupés  sans 
égarl  aux  syllabes,  dont  il  est  difficile  de  donner 
l'iiléi!  aux  sourds-muets,  nui  ne  peuvent  entendre 
rarlicniation  des  sons.  Voici  cet  écrit  curieux  ;  ce 
sont  elles-mêmes  qui  s'expriment  ainsi  : 

Marie-Joskpue  Bot'iLLY.  —  Avant  mon  inslruciion 
je  croyais  que  le  soleil  était  le  tnaîire  de  la  nature, 
et  ipi'il  gouvernait  l'univers  ;  je  le  respectais  et  je 
l'adorais  :  je  pensais  qu'il  faisait  croître  les  plantes 
cl  donnait  la  vie  aux  animaux,  et  qu'il  pouvait  me 
Hier;  je  le  priais  de  me  conserver  la  vie;  je  le  re- 
merciais de  ce  qu'il  ne  me  faisait  pas  mourir  ;  je 
lui  faisais  signe  de  la  lé'ie;  je  pensais  qu'il  ne  re- 
gardait <|ue  moi  seule  et  qu'il  me  fixait  toujours; 
je  craignais  qu'il  ne  me  fît  mourir  ;  je  me  deman- 
dais à  moi-nième  pourquoi  il  ne  cessait  de  me  re- 
garder; je  lui  disais  de  regarder  aussi  les  autres 
personnes;  je  le  priais  de  ne  pas  envoyer  de  pluie 
parce  que  je  me  mouillais  quand  je  gardais  mes  va- 
ches ;  quand  il  faisait  beau  je  l'en  remerciais  , 
croyant  qu'il  m'avait  exaucée  ;  quand  je  ne  le  voyais 
pas  je  me  ressouvenais  de  hii  avec  hien  du  plaisir; 
je  pensais  qu'il  m'aimail  mieux  que  les  autres,  piiis- 
<|u'il  ne  regardait  que  moi  seule;  je  m'asseyais  sur 
le  gazon,  el  je  fixais  le  soleil  parce  que  je  voulais 
laire  comme  lui,  croyani  (jiril  me  fixait  aussi  ;  je  le 
regardais  de  temps  en  temps,  et  je  voyais  qu  il  nie 
regardait  toujours;  je  pensais  qu'il  avait  grande 
pillé  de  moi  parce  (jue  j'étais  sourde- muette  , 
c'est  pourquoi  j*^  l'aimais  singulièrement  ;  je  pen- 
sais qu'il  faisait  croître  les  fleurs  (|ue  je  cultivais  ; 
<|uand  elles  mouraient,  je  lui  faisais  des  grimaces 
«'l  lui  disais  qu'il  éiait  un  âne.  J'aimais  bien  les  oi- 
seaux; je  prenais  soin  de  quelques-uns  ,  et  quand 
ils  mouraient  j'en  étais  fàcliée;  je  croyais  que  le  so- 
leil e.f  était  causej;  je  lui  tirais  la  langue  et  je  le 
menaçai»;  je  mettais  sous  une  pierre  ceux  que  j'a- 
vais ensevelis,  el  je  leur  menais  des  cierges  de 
paille  et  une  croix  de  bois;  je  prenais  une  pierre 
que  j'agitais  coiiime  si  c'eijl  été  une  sonnette,  el  je 
faisais  leur  enterrement  ;  quand  je  revenais  pour  les 
prendre  el  que  je  ii'î  les  trouvais  plus,  je  croyais 
que  le  soleil  était  venu  prendre,  ces  oiseaux  pen- 
»lanl  la  nuit  el  qu'il  les  avait  ressuscites  ;  je  pen- 
sais qu'ils  devaient  toujours  être  avec  lui  ,  et  je 
croyais  qu'ils  en  étaient  bien  contents. 

Je  pensais  en  voyant  les  étoiles  que  c'étaient  des 
cliaudelles  que  des  hommes  allumaient  tous  les 
soirs  pour  nous  éclairer  pendant  la  nuit  ;  je  pensais 
qu'ils  étaient  bien  riches  puisqu'ils  allumaient  tant 
lie  chandelles,  au  lieu  qu'ici  on  était  pauvre  puis- 
qu'on n'en  avail  guère  ;  je  croyais  aussi  qu'il  y 
avait  deux  lunes,  une  dans  le  firmament  et  l'autre 
dans  la  mer;  quand  je  regardais  celle-ci  pendant 
longtemps  je  pensais  qu'elle  avançait  vers  moi  pour 
me  précipiter  dans  la  mer,  où  je  croyais  devoir 
périr;  je  craignais  que  celte  lune  ne  vînt  chez 
moi,  où  je  me  cachais  parce  que  je  craignais  qu'elle 
ne  me  tuài.  Je  pensais  que  les  prêtres  voulaient 
faire  mourir  les  personnes  auxquelles  ils  donnaient 
i'cxirèuie- onction,   et   (qu'ils    leur   donnaient   des 


PHILOSOPHIE.  S3U  1116 

l'exposé  sommaire  des  idées  que  pouvaient 
avoir  ces  entants  par  suite  de  leur  éducation 
domestique  au  moyen  du  geste  et  d'autres 
secours  que  fournit  la  famille;  ces  dames 
eurent  la  bonté  de  nous  satisfaire;  elles 
choisirent  quatre  des  plus  instruites  de  leurs 
élèves  ,  ({ui  nous  mirent  ellcs-mômes  par 
écrit  rai)erçu  de  leurs  petites  idées  (304)   : 

coups  de  couteau  ;  je  les  menaçais,  je  craignais  de 
les  voir  el  je  les  fuyais;  je  pensais  qu'ils  voulaient 
me  faire  mourir  comme  les  autres;  je  me  cachais 
pour  qu'ils  ne  me  trouvassent  plus. 

Quand  je  voyais  les  personnes  parler,  je  voulais 
les  imiter,  et  je  remuais  les  lèvres  pour  faire  comme 
les  autres. 

A  la  fêle  de  Noël  on  r<>présentait  dans  notre  pa- 
roisse la  naissance  de  Jésus-('.hrist  dans  l'étalde  où 
il  y  avail  des  animaux  ;  quand  je  demandais  ce  que 
c'était,  on  me  montrait  le  ciel,  et  je  croyais  qu'il  y 
avail  dans  le  ciel  des  bœufs  el  des  ânes  comme  sur 
la  terre  ;  il  y  avait  aussi  une  statue  qui  représen- 
tait un  homme  noir  :  j'en  avais  peur  el  je  fuyais, 
craignant  qu'il  ne  m'emporiàt. 

Adélaïde  Casen.vve.  —  Je  pensais  que  le  soleil 
était  le  maître  souverain  de  la  nature,  qu'il  créait 
tous  les  enfants  el  ions  les  animaux,  (ju'il  faisait 
croître  les  plantes;  je  l'adorais  :  je  craignais  qu'il 
ne  me  fit  mourir  comme  les  autres,  que  je  croyais 
qu'il  tuait  ;  je  me  cachais  dans  un  arbre  el  dans  les 
maisons  pour  qu'il  ne  me  trouvât  pas.  Comme  je 
marchais  toujours  je  pensais  en  tremblant  (pi 'il  me 
voyait  toujours  el  qu'il  me  suivait  pour  récompen- 
ser les  bons  et  pour  punir  les  méchants,  comme  je 
croyais  qu'on  me  le  disait.  Je  croyais  que  les  étoiles 
étaient  beaucoup  de  chandelles,  que  les  hommes 
montaient  dans  le  ciel  toutes  les  nuils  pour  les  al- 
lumer :  je  désirais  les  voir;  je  les  regardais  par  les 
fenêtres,  mais  je  ne  les  apercevais  jamais  monter. 
Je  craignais  beaucoup  que  le  tonnerre  et  les  éclairs 
me  luassenl,  c'est  pourquoi  je  ne  les  regardais  pas; 
je  pensais  que  si  je  les  voyais  ils  me  rendraienl  aveu- 
gle ;  je  les  craignais  beaucoup  ainsi  que  la  lune, 
que  je  croyais  compagne  du  soleil  et  au-dessous  de 
lui;  je  pensais  qu'elle  me  voyait  toujours  comme 
les  hommes,  et  qu'elle  marchait  toujours  dans  le 
ciel  tandis  que  je  marchais  sur  la  lerre.  Je  croyais 
qu'il  y  avait  beaucoup  de  soleils  et  de  lunes,  et 
qu'il  y  en  avail  dans  tous  les  pays  du  monde;  je 
croyais  que  dans  le  ciel  il  y  avait  des  hommes  qui 
étaient  immensément  riches,  qui  avaient  beaucoup 
de  maisons  superbes,  qu'il  n'y  avait  jamais  aucun 
pauvre  ;  j'avais  un  grand  désir  de  les  voir  :  je  pen- 
sais qu'il  y  avait  deux  soleils  et  deux  lunes  pour 
mon  pays,  dont  l'une  était  dans  le  ciel  et  l'autre 
dans  la  rivière.  Quand  il  y  avail  beaucoup  de  sta- 
tues au  reposoir  le  vendredi  saint,  je  pensais  que 
c'étaient  des  hommes  méchants  qu'on  avait  tués,  et 
je  craignais  beaucoup  qu'on  en  fît  autant  de  mon 
père  et  de  mes  frères,  ce  qui  me  faisait  pleurer. 
Quand  je  voyais  un  crucifix,  je  pensais  que  mou 
père  et  mes  frères  seraient  crucifiés  de  même; 
je  le  craignais  aussi  beaucoup  pour  moi.  Quand 
il  pleuvait,  je  pensais  que  les  hommes  poriaieiit 
des  seaux  dans  le  ciel  pour  jeter  de  l'eau  sur  la 
lerre,  qu'ils  élaieni  très-méclianis  et  cruels  pour 
nous  tous  qui  étions  couverts  de  pluie.  Je  croyais 
que  tous  les  hommes  avaient  le  pouvoir  de  dire  la 
messe  tous  les  jours  comme  les  prêtres. 

Maman  me  disait  que  nous  mourrions  comme 
lous  les  hommes  et  lous  les  animaux  meurent  :  je 
lui  disais  qu'ils  étaient  très-faibles  de  mourir,  et  que 
moi  au  contraire  j'étais  très-forte  et  que  je  ne  me 
laisserais  jamais  mourir.  A  la  commémoration  des 
morts,  je  pensais  avec  crainte  que  les  prêtres  fc<« 


1117  SOU  PSYCIIC 

nous  l'avons  conservé,  et  il  nous  fournit  dt;s 
observations  extrouienient  intéressantes. 

u  C'étaient  des  enfantsde  la  campagne,  dont 
l'occupation  principale  était  de  garder  les 
bestiaux  :  elles  les  voyaient  naître  aussi  bien 
que  les  productions  de  la  terre,  ce  qui  pouvait 
leur  faciliter  le  développement  de  l'idée 
d'une  cause  des  (Mres  ;  aussi  toutes  les  quatre 
s'imaginent  que  le  soleil  est  le  maitre  de  la 
nature  et  Dieu  même,  qui  crée  les  enfants, 
les  animaux  et  les  plantes,  ce  qui  montre 
combien  le  penchant  pour  l'idolâtrie  est  na- 
turel à  l'homme  dégradé  par  suite  du  péché 
a'origine,  et  cela  prouve  en  même  temps  que 
les  nations  moins  raisoimablesque  les  Egyp- 
tiens, les  Grecs  et  les  Romains,  que  les  peu- 


)LOaiE.  SOU  H 18 

pies  de  l'Orient,  par  exemple,  et  quelques 
autres  qui  adorenll'astre  du  jour,  sont  moins 
criminellement  idolâtres  que  l'adorateur  du 
végétal,  du  chat,  du  veau,  du  crocodile,  do 
Jupiter,  de  Mars  et  de  Véruis.  L'homme 
n'adora  jamais  la  matière  connue  matière,  la 
brute  comme  brute;  mais  il  y  attachait  une 
vertu  extraordinaire  qu'il  y  révérait.  L'une 
des  (jualie  croyait  ciue  les  hommes  })ouvaient 
par  eux-mômes  produire  les  [)lantes,  sans 
doute  |)arce  (lu'elle  les  leur  voyait  cultiver 
et  prendre  de  l'accroissemenl  comme  sous 
leurs  mains.  On  voit  par  leur  récit  que  ces 
enfants  ne  liraient  point  de  leurs  idées  gros- 
sières et  comme  matérielles  des  consé(pien- 
ces  de  raisoiniement,  mais  simi)lement  d'im- 


riienl  mourir  mas  parenis;  j'en  él;iis  bien  fàcl'ôe. 
Je  tiésirais  parler  ;  c'est  pourtinoi  (luiiiid  j'étais 
seule  je  remuais  mes  lèvres  pour  parler  :iux  murs 
ei  aux  clioses  comme  le»  personnes  qui  parlent  en- 
.semlde.  Ma  sœur  et  mes  lières  j'pprenaienl  à  lire 
ei  à  écrire;  j'en  étais  jalouse  ;  je  remuais  mes  lè- 
vres pour  lire  dans  leurs  livres.  Quand  mou  père 
et  ma  mère  lisaient  leurs  livres  dans  l'église,  je  m'é- 
chappais pour  prendre  un  autre  livre,  et  je  re- 
mu.iis  les  lèvres  pour  le  lire  comme  eux.  J'imitais 
dans  noire  maison  les  i'érémouies  de  l'église  avec 
mes  Irères,  ma  sœur  el  mes  autres  amies,  comme 
les  personnes  les  font  dans  l'église.  Je  pensais  on 
Iremtilani  que  le  ciel  s'abaissait  toutes  les  nuits; 
iiiai>  je  ne  le  voyais  jamais. 

Félicité  C.4.>s.\G.MtL'.  —  Je  croyais  que  le  soleil 
était  Uien  et  qu'il  me  voyait;  je  présumais  (|u'il  lai- 
^ail  croître  tontes  les  plantes  et  qu'il  commanilait 
aux  éioiles  ;  j'aimais  beaucoup  ses  rayons  el  je  pre- 
nais plaisir  à  voir  mon  ombre.  Je  voyais  le  lliix  et 
le  relliix  de  la  mer  ;  je  ne  savais  ce  (|ue  c'était  ;  je 
pensais  que  l'eau  rentrait  dans  le  sable  (|u md  la 
mer  él:>il  basse  ;  je  croyais  (|u'il  y  avait  un  ciel  au 
loiid  de  la  mer  parce  que  j'y  voyais  la  représenia- 
iion  des  étoiles.  Je  désirais  monter  :iu  haut  des  mais 
(les  vaisseaux,  parce  que  je  m'iiuagiiiais  pouvoir  de 
là  luiiclier  le  lirmanienl. 

Je  ine  demandais  à  moi-nième  pourquoi  les 
préiies  disaient  la  messe  tous  les  jours  ;  je  croyais 
que  tous  les  autres  hommes  pouvaiciii  ta  dire 
Comme  eux  ;  je  me  mettais  à  genoux  devant  les  ob- 
jets (|iieje  trouvais  jolis,  el  je  taisais  seinblanl  de 
prier.  J'aimais  lin-n  mes  parents  el  les  peisoiines 
qui  me  plaisaient  ;  mais  je  n'aimais  pas  celles  qui 
ne  me  plaisaient  pas. 

Je  pensais  que  si  maman  venait  à  mourir  je  se- 
rais toute  -seule,  et  que  je  serais  bien  malheureuse, 
parce  iiu'elte  a  soin  do  moi;  mais  je  me  consolais 
en  pensant  (|u'a|irè5  sa  mort  elle  ressusciterait  au 
bout  de  quelques  jours. 

On  m'avait  dit  iju'il  y  avait  dans  un  puits  wn  nè- 
gre qui  revenait  au  bord  ;  je  ne  voulais  pas  y  voir 
parce  que  j'avais  licur,  el  je  pleurais. 

Je  désirais  apprendre  à  parler  et  à  lire  ;  je  regar- 
dais avec  beaucoup  d'atteniiou  les  personnes  qui 
parlaient  ;  je  me  retirais  quelquefois  seule,  et  je 
lâchais  de  parler  :  je  revenais  à  maman,  et  lui  Tai- 
sais entendre  mes  sons,  qu'elle  me  disait  être  vi- 
lains ;  je  prenais  un  livre,  et  je  demandais  à  maman 
de  me  faire  lire  ;  mais  elle  me  disait  que  je  ne  pou- 
vais pas  rapprendre  parce  que  j'étais  sourde-muelle; 
alors  je  m'aûligeais  beaucoup  :  d'autres  fois  j'es- 
sayais encore  de  parler,  el  les  personnes  qui  m'en- 
tendaient liaient  beaucoup  et  se  moquaient  de 
moi. 

Je  parlais  par  signes  devant  un  laurier  qui  était 
dans  nuire  jardin  ;  je  lui  disais  tiu'ii  était  bien  joli  , 


bienlôl  après  je  sortais  du  jardin  cl  je  voulais  tâ- 
cher de  prononcer  des  paroles  ;  je  le  faisais  devant 
maman  pour  qu'elle  me  dît  si  je  parlais  bien  ;  mais 
je  ne  concevais  pas  comment  on  prononçait  les 
mots  :  je  retournais  encore  dans  le  jardin;  je  re- 
commençais à  parler  au  laurier;  je  me  plaij;iiais  :» 
lui  de  mes  petits  chagrins  en  me  meltani  à  genoux 
sur  le  sable  ;  j'admirais  des  pêchers  et  des  raisins 
violets  où  élaicnl  de  belles  grappes  ;  je  les  adorais 
inéine. 

Quand  je  voyais  les  éclairs,  j'en  étais  éioii- 
née;  je  pensais  que  des  hommes  faisaient  nn  grand 
tour  et  montaient  avec  nue  échelle  pour  alluiner  h; 
feu  que  je  voyais  ;  je  ne  comprenais  pas  pourquoi 
ils  faisaient  cela  :  je  demandais  à  maman  si  cela 
était  vrai  ;  elle  me  répondail  (jiif  non. 

PtHiUM".  Le  BiiiAN.  —  Je  craiginis  bcaiiconp  que  le 
tonnerre  et  les  éclairs  ne  me  iiiassciit.  J<>,  croyais 
cpie  les  étoiles  élaient  des  chandelles  et  que  les 
hommes  monlaieni  le  soir  le  long  des  éclicUcs  pour 
les  allumer;  je  désirais  les  voir  ;  je  montais  par 
les  fenêtres  pour  les  voir;  mais  ji;  ne  les  aper- 
cevais jamais-;  je  pensais  que  les  hoinmes  éiaienl 
iiiontés  pendant  que  je  ne  regardais  pas  cl  ([u'ils 
étaient  tombés  sur  la  lerre.  Je  croyais  que  le  soleil 
créail  les  enlants  el  les  afrnnaiix,  el  (|u'il  les  faisait 
croître;  je  croyais  ijifil  y  avait  des  hommes  dans 
le  ciel,  qu'ils  y  faisaient  des  seaux,  et  quand  il 
pleuvait  je  croyais  (|ue  c'ctaienl  eux  (|ni  jetaient  do 
l'eau  sur  la  lerre  avec  leurs  seaux.  Je  pensais  que 
le  ciel  s'abaissait  quelquefois  sur  la  lerre  ;  j'en 
avais  peur.  Je  croyais  que  la  lune  marcliail  sur  le 
ciel,  parce  que  quand  je  marchais  cl  que  je  la  re- 
gardais elle  semblait  me  suivre  ;  je  croyais  que  h; 
soleil  me  voyait  comme  je  le  voyais  et  ipi'il  était 
Dieu  ou  le  maître  de  la  iialure  ;  j'en  avais  peur  et 
je  me  cachais  dans  un  arbre  creux  quand  il  brillait 
beaucoup  el  que  j'élais  dehors  ;  je  craignais  qu'il 
ne  me  tuài.  Je  me  [daignais  souvent  aux  vaches  on 
aux  murs  de  mes  peines  et  de  mes  chagrins.  Je 
croyais  que  h'S  hommes  pouvaient  faire  croître  les 
plantes  sans  le  secours  de.  Dieu.  Ma  sœur  apprenait 
ù  lire  ;  j'étais  jalouse,  je  voulais  api»rendre  aussi  ; 
je  prenais  un  livre  et  je  remuais  les  lèvres  pour  lire 
comme  ma  sœur.  Quand  je  voy.ds  îles  prêlies  je  nn; 
cachais  dans  la  maison;  j'avais  pcnr  qu'ils  ne  me 
luassent.  Quand  je  voyais  des  criicilix,  je  croyais 
que  c'étaient  des  méclianls  ipii  avaient  crncilié  îles 
hommes  sur  leurs  croix.  Maman  me  disait  (pie  |<; 
viendrais  à  la  Cliarircnse  pour  apitrendre  à  écrire: 
j'étais  contente  d'y  apprendr'j  ,  mais  je  pensais 
qu'il  y  avait  des  olliciers  et  des  soldais,  et  je  crai- 
gnais qu'ils  ne  me  cou|)asscnl  la  lêle;  je  pensais 
encore  quêtons  les  hoinmes  pouvaient  dire  la  messe 
comme  les  prêtres,  cl  que  ceux  qui  mouraient 
coiiscrvaienlla  faculté  dépenser  et  l'usage  de  leurs 
sens. 


ni9 


sou 


prossitm  organique,  aussi  palpables  que  l'ob- 
jet de  leur  pensée,  qui  était  la  matière. 

«  Il  est  vrai,  deux  d'entre  elles  disent  qu'el- 
les adoraient  l'astre  du  jour  ;  mais  il  est  fort 
douteux  qu'elles  comprissent  le  terme  en 
s'en  servant,  et  il  y  atout  lieu  de  croire  qu'elles 
n'expriment  par  là  que  ce  qu'il  y  a  dans 
l'adoration  d  extérieur  et  de  sensible;  celle 
en  etfel  qui  semble  témoigner  au  soleil  en 
a|)parenc(;  le  plus  de  sentiments  religieux 
lui  faisait  des  grimaces,  lui  tirait  la  langue, 
le  traitait  nu>rae  d'une  et  le  menaçait  quand 
ses  fleurs  et  ses  oiseaux  périssaient.  Une 
autre  se  mettait  à  genoux  devant  un  ilau- 
rier,  et  faisait  semblant  de  prier  ;  elle  en  faisait 
les  mouvements  extérieurs  devant  les  objets 
qu'elle  trouvait  jolis.  Une  autre  en  faisait  au- 
tant; elle  admirait  des  raisins  violets  où. 
étaient,  dit-elle,  de  belles  grappes,  et  les 
adorait. 

«Une  d'elles  adressait  au  soleil  des  prières 
pour  qu'il  ne  fît  pas  tomber  de  pluie  et  qu'il 


DlCnONXAlUE  DE  PHILOSOPllIE.  SOU  1120 

teau;  elles  les  redoutaient  et  les  fuyaient, 
toutes  choses  incom[)atibles  avec  les  vraies 
idées  de  la  religion. 

«  Comment  en  effet  ces  idées  religieuses  et 
abstraites  se  seraient-elles  associées  dans 
leur  esprit  avec  leurs  idées  matérielles  sur 
les  objets  les  i)lus  frappants  pour  des  en- 
fants? Le  soleil  cl  la  lune  les  voyaient; 
le  soleil  ne  voyait  qu'elles  seules;  la 
lune  marchait  avec  elles.  Les  étoiles  étaient 
des  chandelles  que  les  hommes  allumaient 
tous  les  soirs  en  motitanl  au  ciel  par  des 
échelles;  ils  en  faisaient  autant  pour  allumer 
le  feu  des  éclairs.  Il  y  avait  deux  soleils  et 
deux  lunes,  ainsi  que  deux  firmaments,  l'un 
dans  le  ciel  et  l'autre  dans  la  rivière  ou  dans 
la  mer.  Il  y  avait  des  lunes  et  des  soleils 
pour  chaque  pays  :  la  lune  marchait  Ih- 
haut,  et  du  mât  d'un  navire  on  pouvait  tou- 
cher le  firmament  ;  les  hommes  y  montaient 
avec  des  seaux  pour  verser  la  pluie  sur  nos 
têtes,  et  ils  étaient  bien  méchants.  Le  ciel 


ne  la  fît  pas  mourir;  elle  le  remerciait  de  ce     descendait  parfois  sur  la  terre.  Au  moment 


qu'il  la  laissait  vivre,  et  quand  le  beau  temps 
recommençait,  de  ce  qu'il  faisait  cesser  la 
j)luie;et  c'était  celle-là  môme  qui  lui  faisait 
<les  grimaces  et  le  menaçait  en  d'autres  cir- 
constances. 

«  Deux  étaient  touchées  uniquement  du 
sentiment  de  crainte,  et  une  d'elles  ne  ma- 
nifeste aucun  sentiment  religieux;  elles  ap- 


du  retlux  les  eaux  de  la  mer  rentraient  sous 
le  sable.  Voilà  leurs  idées  singulières  et  ridi- 
cules sur  les  choses  les  plus  simples.  Enfin 
elles  pensaient  qu'en  mourant  l'homme  con- 
serve l'usage  (le  ses  facultés  et  de  ses  sens,  et 
qu'étant  vigoureux,  l'on  pouvait  écarter  les 
coups  de  la  mort; c'est  qu'elles  ne  savaient 
ce  que  c'est  que  la  mort;  et  qu'elles  n'en- 
tendaient pas  plus  la  résurrection  dont  elles 


préhendaient  toutes  deux  que  le  soleil  ne  les     ponient 

fît  mourir ,  et   se  cachaient  dans  le  creux     ^  '  ,      , 

«  Il  ne  faut  pomt  perdre  de  vue  que  ces  en- 
fants sont  au  nombre  de  quatre,  nées  dans 
ditîérents    endroits  ,    quoique    d'un    môme 


d'un  arbre  ou  dans  les  maisons  pour  se  dé- 
rober à  ce  malheur.  Ce  sont  là  sans  doute 
des  idées  bien  imparfaites  sur  l'Etre  souve- 
rain ;  il  est  vrai  qu'il  y  en  a  une  qui  ajoute 
que  quand  elle  marchait,  elle  pensait  en 
tremblant  que  le  soleil  la  voyait  toujours  et 
qu'il  la  suivait  pour  récompenser  les  bons  et 
punir  les  méchants,  comme  elle  croyait  qu'on 
le  lui  disait;  mais  celle  expression  est  ici  un 

Eeu  trop  mal  amenée  pour  croire  qu'elle  fût 
ien  claire  en  son  esprit  au  moment  môme 
où  elle  la  mettait  par  écrit,  et  surtout  pour 
nous  assurer  qu'elle  rend  bien  ses  senti- 
ments d'autrefois. 

«  Quant  à  leurs  pratiques  de  piété  il  est  vi- 
sible qu'elles  n'étaient  qu'une  imitation  ex- 
térieure des  exercices  religieux  qu'elles 
voyaient  à  l'église  et  au  sein  de  leur  famille  : 
ce  que  nous  venons  de  dire  du  laurier  et  des 
grappes  de  raisin  le  prouve  bien  assez  ;  elles 
regardaient  le  crucifix  et  les  statues  non  pas 
comme  des  imitations  ,  mais  comme  des 
hommes  morts  que  d'autres  avaient  tués, 
craignant  qu'il  ne  leur  en  arrivât  autant  à 
elles,  ainsi  qu'à  leur  père  et  à  leurs  frères. 
€elle  qui  demanda  ce  que  signifiait  la  repré- 
sentation de  retable  de  Bethléem  qu'on  avait 
faite  à  l'église  le  jour  de  Noël,  et  à  qui  l'on 
montra  le  ciel,  s'imagina  aussitôt  que  là  haut 
il  y  avait  aussi  des  bœufs  et  des  ânes  :  elles 
imitaient  les  enterrements  et  autres  cérémo- 
nies de  l'église;  elles  étaient  persuadées  que 
tout  le  monde  pouvait  dire  la  messe  aussi 
bien  que  les  prôlres  ;  elles  s'imaginaient  que 
ceux-ci  tuaient  les  hommes  à  coups  de  cou- 


pays  ;quenon-seulementellesnese  sont  point 
concertées  ensemble,  mais  encore  qu'il  leur 
était  de  toute  impossibilité  de  se  concerter  : 
ainsi  leur  témoignage  vaut  celui  d'un  grand 
nombre  ,  qui  se  seraient  trouvés  dans  la 
même  position  qu'elles  ,  et  qui  auraient 
reçu  une  éducation  semblable  à  la  leur. 
Cette  éducation  au  reste  a  été  aussi  soi- 
gnée que  le  pouvait  permettre  dans  la  fa- 
mille leur  infirmité  naturelle  :  leurs  pa- 
rents, quoique  habitants  de  la  campagne, 
n'étaient  pas  de  la  dernière  classe  de  la  so- 
ciété, et  en  Bretagne  l'éducation  religieuse, 
éducation  qui  ouvre  le  plus  l'esprit  humain 
parce  qu'elle  lui  donne  le  plus  de  vérité  et 
de  sentiment,  est  l'objet  d'une  plus  grande 
attention  que  dans  bien  d'autres  contrées 
du  royaume;  cependant  à  quoi  se  réduit  le 
développement  delà  raison  dans  ces  enfants? 
«  Les  sourds-muets  après  leur  instruction , 
toutes  choses  étant  d'ailleurs  égales,  sont 
bien  inférieurs  au  reste  des  hommes.  Nous 
avons  vu  une  lettre  qu'un  sourd-muet  de  nais- 
sance écrivait  à  son  instituteur,  prêtre  res- 
pectable et  homme  de  mérite  :  l'élève  y 
manquait  à  toutes  les  formes  et  presque  à 
toutes  les  règles  de  la  synonymie  des  mots, 
dont  il  est  si  difficile  de  faire  sentir  les  nuan- 
ces à  ces  sortes  d'esprits.  Cependant  le  jeune 
homme  était  des  plus  habiles  ;  il  était  devenu  à 
son  tour  instituteur  des  sourds-muets. 

«  Pour  un  dernier  coup  d'œil,  et  afin  de  por- 


1121 


TOU 


PSYCHOLOGIE. 


TOU 


1122 


ter  notre  conviction  a  son  comble,  promenons 
un  instant  nos  regards  sur  toutes  les  plages 
du  globe  habité,  des  bords  de  la  Seine  aux  ri- 
ves du  Gange,  du'Rhin  à  l'Inde,  du  Japon  au 
Mexi>iue,  de  Java  h  l'Islande,  de  la  Laponie 
au  pays  des  Hoiteniots  ,  de  nos  contrées 
jusqu'à  nos  antipodes,  d'un  pôle  à  l'autre;  ce 
regard,  tout  rapide  qu'il  peut  être,  nous  fera 
découvrir  partout  que  le  développement  de 


l'homme  raisonnable  est  toujours  eu  raison 
de  son  éducation  sociale.  » 

SOURDS-ET-MUETS,  de  leur  éducation. 
Torj.  note  VI,  h  la  fin  du  volume. 

SPONTANEITE  de  la  pensée  et  de  la  pa- 
role, réfutation  de  M.  Renan.  Voy.  Langage, 
§  XXIII. 

SUBSTANCES,  de  leurs  noms.  Voy.  Lan- 
gage, §  V. 


T 


TACT.  Voy.  Toucher. 

TENNI,  serpent  adoré  par  les  nègres.  Voy. 
Sauvage  [Appendice). 

TERMES  GENERAUX,  d'après  Locke;  ter- 
mes abstraits  et  concrets.  Voy.  Langage,  §  V. 
—  Termes  abstraits  et  généraux ,  sont-ce 
de  pures  déBorninations,  vides  de  sens?  Voy. 
Abstraites  (Idées). 

THEORIE  des  idées  en  Dieu.  Voy.  Per- 
ception EXTÉRIEURE. 

THEORIES  sur  l'origine  du  langage.  Voy. 
Langage,  §  XXII. 

TOUCHER  (Sens  du).—  Le  toucher,  qui 
nous  avertit  du  contact  des  corps  ambiants, 
nous  donne  aussi  des  notions  sur  la  tempé- 
rature relative,  la  sécheresse,  l'humidité,  le 
poids,  la  consistance,  le  mouvement,  l'éten- 
due, le  nombre,  la  situation,  la  direction  et 
la  forme  de  ces  corps.  Toutefois,  il  faut 
bien  le  reconnaître,  plusieurs  de  ces  notions 
ne  deviennent  parfaites  que  par  le  concours 
d'un  autre  sens,  celui  de  la  vue;  de  plus, 
elles  supposent  la  |)réexistence  des  idées  de 
temps,  de  mouvement  et  d'espace. 

•  Le  tact  a  pour  siège  tous  les  points  de  la 
périphérie  cutanée  et  certaines  membranes 
muqueuses  ;  aussi  apprécions-nous  quel- 
ques-unes des  qualités  tangibles  des  objets 
rais  en  contact  avec  ces  parties.  Mais  le  tou- 
cher, avec  les  pouvoirs  que  nous  venons  de 
lui  assigner,  ne  saurait  appartenir  qu'à  des 
organes  spéciaux  aptes  à  s'appliquer,  à  se 
mouler,  pour  ainsi  dire,  sur  les  corps  sou- 
rais  à  notre  jexamén  ;  il  lui  faut  l'attention, 
des  contractions  musculaires  dirigées  par  la 
volonté,  afin  de  multiplier  et  de  varier  les 
points  de  contact  avec  ces  corps.  Tant  que 
notre  main  elle-même  reste  immobile  à  la 
surface  d'un  objet,  elle  n'agit  que  comme 
organe  de  tact;  pour  exercer  un  véritable 
toucher,  il  est  indispensable  qu'elle  se  meuve 
volontairement.  Entre  le  tact  et  le  toucher, 
dont  je  suis  loin  de  faire  deux  expressions 
synonymes,  comme  le  veulent  certains  phy- 
siologistes, il  existe  une  distinction  analogue 
à  celle  qu'on  a  coutume  d'établir  entre  le 
voir  et  le  regarder,  l'entendre  et  l'écouter  ; 
etc.  Quand  on  dit  que,  chez  nous,  la  main 
est  l'organe  du  tact  actif  ou  toucher,  et  la 
peau  celui  du  tact  passif,  de  prime  abord 
cette  distinction  peut  sembler  inexacte,  car 
toute  sensation  est  accompagnée  de  per- 
ception, et  toute  perception  est  active;  mais 


évidemment  ces  mots  signilient  que,  dans 
un  cas,  l'impression  a  lieu  par  suite  d'une 
détermination  volontaire,  et  que,  dans 
l'autre,  elle  peut  se  faire  sans  que  nous 
l'ayons  recherchée. 

Quant  aux  phénomènes  de  la  sensibilité 
générale  comparés  à  ceux  de  la  sensibilité 
tactile  ;  divers  observateurs  et  notamment 
P.  Gerdy  {Mém.  sur  le  tact  et  les  sensaiions 
cutanées,  dans  V Expérience,  1842,  t.  IX,  p. 
401,  et  t.  X,  p.  1)1  se  sofit  appliqués  à  les 
distinguer.  L'immortel  Haller  (Elementa 
physioL,  t.  V,  lib.  \n,  §  1,  Tactus  in  uni- 
versum),  confondant  ces  deux  ordres  de  phé- 
nomènes, admet  que  tout  filet  nerveux, 
placé  au  contact  des  corps  extérieurs,  peut 
transmettre  à  l'encéphale  les  diverses  im- 
pressions tactiles,  et  que  ces  sortes  d'im- 
pressions sont  d'autant  j)lus  parfaites  et  plus 
intenses  que  le  contact  du  corps  extérieur 
et  du  filet  nerveux  est  lui-  môme  plus  im- 
médiat. Il  avance,  par  exemple,  que  le  nerf 
dentaire,  rais  à  nu  par  la  carie  d'une  dent, 
peut  percevoir  avec  une  douloureuse  exacti- 
tude la  chaleur  ou  le  froid,  la  mollesse  ou 
la  dureté,  etc.,  jusqu'à  la  figure  même  du 
corps  qu'on  applique  sur  lui.  Mais  tous  les 
chirurgiens  savent  qu'un  cordon  nerveux 
sensilif,  dénudé  et  mis  en  contact  direct  avec 
un  corps  extérieur,  ne  peut  guère  trans- 
mettre à  l'encéphale  qu'une  impression  de 
douleur,  ou  bien  quelques  impressions 
vagues,  toujours  incapables  de  nous  donner, 
sur  les  qualités  des  corps,  les  idées  nettes 
que  nous  font  acquérir  le  tact  et  surtout  le 
toucher. 

Du  reste,  la  sensibilité  générale,  en  vertu 
de  laquelle  nous  sommes  avertis  des  diverses 
irritations  mécaniques,  chimiques  ou  électri- 
ques, appliquées  à  nos  tissus,  est  univer- 
sellement répandue  dans  tous  ceux  qui  re- 
çoivent des  nerfs  appropriés,  tandis  que  la 
faculté  de  ressentir  les  impressions  spéciales 
du  tact  n'appartient  qu'à  certains  tissus  pré- 
vilégiés,  à  la  f)eau  et  à  diverses  membranes 
muqueuses.  Ajoutons  que  la  sensibilité 
tactile  et  la  sensibilité  générale  sont  loin 
d'être  développées,  dans  une  même  partie, 
en  raison  directe  l'une  de  l'autre  :  ainsi  la 
main,  qui  possède  la  première  au  plus  haut 
degré ,  est  beaucoup  moins  sensible  aux 
chocs  violents,  aux  pressions  douloureuses, 
au    chatouillement,    etc.,    que    beaucoup 


1123 


TOU 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


TOU 


1124 


d'autres  {laities  du  corps.  Un  léger  coup  au 
visage,  coniiiie  le  fait  observer  ll(!rdy  {Mém. 
fit.),  produit  une  vive  douleur,  tandis  que, 
à  la  pulpe  tles  doigts  et  surtout  à  la  paume 
des  inain-i,  on  ne  l'ait  que  le  sentir. 

Qu'ils  soient  dus  à  une  cause  interne  ou 
à  un  excitant  extérieur,  les  elfets  de  sensibi- 
lité générale  s'accompagnent  communément 
de  douleur  ou  de  plaisir;  les  sensations 
tactiles,  quand  l'imagination  n'intervient 
point,  ont  au  contraire  pour  caractère  es- 
sentiel d'être  inditrérenles  par  elles-môraes, 
et  de  se  borner  à  nous  fournir  des  notions 
sur  l'objet  en  contact  avec  notre  corps. 
Il  importe  que  des  pliénomènes  sensitifs 
généraux,  trop  pi'ononcés,  ne  surviennent 
point  lors  de  l'exercice  du  sens  tactile  ;  car 
toute  exaltation  de  la  sensibilité  générale 
lend  à  obscurcir,  en  quelque  sorte,  les  sen- 
sations spéciales  du  tact  ;  un  chatouillement 
très-vif  nous  fait  perdre  toute  notion  du 
corps  qui  l'occasionne  ;  une  forte  pression, 
ra[)i)lication  d'un  corps  trop  chaud  ou  trop 
froid,  en  ne  produisant  plus  qu'une  sensa- 
tion douloureuse,  masquent  ou  neutralisent 
toute  perception  tactile  proprement  dite. 

Quand,  chez  l'homme,  un  corps  extérieur 
arrive  au  contactjimmédiatde  l'organe  tactile, 
cet  organe  reçoit  des  impressions  transmissi- 
bles  par  une  certaine  classe  cle  nerfs  (305-306) 
et  perceptibles  par  l'encéphale;  il  en  résulte 
trois  sensations  distinctes  :  1°  la  sensation 
de  contact;  2"  la  sensation  de  résistance; 
3°  la  sensation  de  température  relative.  (H. 
Belfield  Lefevre,  Recherches  sur  la  na- 
ture ,  la  distribution  et  l'organe  du  sens 
tactile,  p.  21  ;  Paris,  1837.) 

La  sensation  de  contact  est  loin  d'être 
discernée  avec  la  môme  précision  et  la  même 
netteté  dans  les  différentes  régions  de  la 
surface  tégumentaire.  Les  expériences  de 
E.  H.  Weber  (  De  subtiiitate  tactus ,  dans 
l'ouvrage  intitulé  :  De  pulsu ,  resorptione, 
auditu  et  tactu  annotationes  anat.  et  physiol. 
Lipsiœ,  1834)  donnent,  à  cet  égard,  de  cu- 
rieux renseignements,  Ce  physiologiste  a 
démontré  que  les  deux  pointes  mousses  d'un 
compas,  appliquées  simultanément  sur  di- 
vers points  de  la  périphérie  du  corps,  doivent 
présenter  des  écartements  très-variables 
pour  donner  lieu  à  deux  sensations  distinctes 
et  non  à  une  seule  ;  on  conçoit  d'ailleurs 
qu'i'ci,  moindre  sera  le  degré  d'écartement, 
plus  grande  devra  être  la  subtilité  ou  la  dé- 
licatesse du  tact. 


Les  parties  (pii  possèdent  la  faculté  tactile 
au  plus  haut  degré,  c'est-ci-dire  celles  qui 
exigent  la  moindre  dislance  entre  les  deux 
extrémités  du  compas  pour  pouvoir  en 
éprouver  une  impression  double,  sont, 
d'après  E.  II.  Weber,  le  bout  de  la  langue, 
qui  perçoit  deux  sensations  distinctes  avec 
un  écartement  d'une  demi-ligne,  et  la  face 
palmaire  de  la  phalangette  des  doigts,  qui 
réagit  de  la  môme  manière  avec  une  ouver- 
ture de  compas  qui  ne  dépasse  point  une 
ligne  :  puis  viennent  la  surface  rouge  des 
lèvres,  la  face  palmaire  de  la  deuxième  pha- 
lange des  doigts,  deux  lignes;  la  face  dorsale 
de  la  troisième  phalange,  le  bout  du  nez,  la 
face  palmaire  au-dessus  des  têtes  des  os  méta- 
carpiens, trois  lignes;  le  dos  et  le  bord  de  la  lan- 
gue à  un  pouce  delà  [)ointe,  la  partie  non  rouge, 
des  lèvres,  le  métacarpe  du  pouce  quatre 
lignes;  le  bout  du  gros  orteil,  la  face  dorsale 
de  la  deuxième  phalange  des  doigts,  la  face 
palmaire  de  la  main  ;  la  peau  de  la  joue,  la 
face  externe  des  paupières,  cinq  lignes  ;  la 
muqueuse  du  palais,  six  lignes;  la  peau  de 
la  partie  antérieure  de  la  pommette,  la  face 
plantaire  du  métatarsien  du  gros  orteil,  la 
face  dorsale  de  la  première  phalange  des 
doigts,  sept  lignes  ;  la  face  dorsale  des  têtes  des 
os  métacarpiens,  huit  lignes;  lamembrane  mu- 
queuse des  gencives,  neuf  lignes;  la  peau  en 
arrière  et  au-dessus  de  la  pommette,  la  par- 
tie inférieure  du  front,  dix  lignes;  la  partie 
inférieure  de  l'occiput,  douze  lignes  ;  le  dos 
de  la  main,  quatorze  lignes;  le  cou  au-dessous 
delà  mâchoire,  seize  lignes;  au  sacrum,  à 
l'acromion,  à  la  fesse,  à  l'avant-bras,  au  ge- 
nou etaudosdu  pied  prèsdes  orteils,  dix-huit 
lignes;  au  sternum,  vingt  lignes;  au  rachis,  le 
long  des  cinq  vertèbres  dorsales  supérieures, 
près  de  l'occiput,  à  la  région  lombaire,  vingt- 
quatre  lignes  ;  au  rachis,  dans  le  milieu  du 
cou,  dans  le  milieu  du  dos ,  trente  lignes, 
ainsi  qu'au  milieu  du  bras  et  de  la  cuisse. 

Toutefois  les  expériences  de  G.  Valentin 
{De  functionibus  nervorum  cerebralium  et 
nervi  sympathici;  Bernée,  1839,  p.  118)  ten- 
dent à  prouver  que  de  pareilles  mesures 
sont  loin  d'être  absolues  ;  car,  d'après  ce 
physiologiste,  la  finesse  du  tact  varie,  chez 
les  différents  individus,  au  point  d'être  deux 
fois  plus  grande  chez  une  personne  que  chez 
une  autre,  dans  la  même  région  du  tégument 
externe  (307). 

En  faisant  tous  ses  efforts  pour  que  l'or- 
gane tactile  fût,  pour  ainsi  dire,  l'unique  juge 
des  impressions  reçues  et  transmises  par  lui, 


(50S-306)Ces  nerfs  soiU':  lo,/es  trente  el  une  racines 
spinales  postérieures  qui  se  di.'Jiribiient  direclemeiil 
à  la  peau  de  loul  le  iionc,  des  quatre  membres  el 
du  segment  postérieur  de  la  tête,  ainsi  qu'à  la  mu- 
queuse des  voies  génilo-urinaires  et  de  la  partie  in- 
lérieiire  du  tube  digestif;  ^°  l;i  grosse  racine  du 
trijumeau,  destinée  à  la  peau  du  segment  antérieur 
de  la  lêle  (c'est  à-dire  la  face),  aux  dents,  aux  mu- 
queuses labiale,  linguale,  palatine,  oculaire,  na- 
sale, etc.;  3»  le  glosso-pliaryngien,  dont  les  lilets 
s'arrêtent  dans  la  muqueuse  de  la  base  de  la  langue, 
des  piliers"  du  voile  du  palais  et  d'une  partie  du 


pnarynx;  A"  le  pneumo-gastrique ,  qui  envoie  les 
siens  aux  membranes  nmqueuses  du  pharynx,  du  la- 
rynx, de  la  trachée,  des  bronches,  de  l'œsopiiage 
et  de  l'estomac. 

Nota.  Aucune  des  muqueuses  que  nous  venons 
d'indiquer  ne  semble  être  étrangère  aux  sensations 
de  température ,  et  plusieurs  procurent  aussi  les 
sensations  de  coniacl  el  de  résistance. 

(307)  Consultez  aussi  Graves  ,  Observât,  on  tlie 
sensé  of  toucli,  including  an  analysis  of  Webeis, 
work  on  hat  subject.  Dans  Edinburgh  New  pliilos. 
Journ.,  1836,  t.  XL,  p.  74. 


nro 


TOU 


PSYCIIOLOGTE. 


TOU 


im 


et  que  jamais  ces  impressions  ne   pussent  poids.  C'est  en  scrulant  les  résultats  obtenus 

tHre  modifiées  par  une  opération   intellec-  [)ar  le  sens    tactile,    dans  des  circonstances 

liielle  quelconque,  H.  Hellield  Lclèvre  {Thèse  qui  ne  conniiandenl  ftas  en  même  temps  des 

citée)  est  arrivé,  après  des  véritications  nom-  contractions  musculaires  ,  qu'il  devient  pos- 

Lireuses,   à  formuler,  sur  le  point  qui  nous  sible  de  déterminer,  d'une  [lart,  la  valeur  de 

occupe,  des  |)roposilions  générales  dont  la  ce  sens  connue  moyen  (ra|)|)récier  les  résis- 

plu[-)art  s'accordent  avec  celles  de   Wéber;  tances  offertes  par  les  coips  extérieurs,  et, 

nous    nous   bornerons  à  en  rappeler  quel-  d'autre  part,  d'indiquer,  au  même  point  de 


vue,  la  valeur  relative  des   diverses  régions 
de  la  surface  tégumeiitaire. 

Les  ditlerenles  régions  du  tégument  ex- 
terne ne  distinguent  [)as  également  bien  l(>s 
mêmes  différences  de  {tression  :  sous  ce  rap- 
port, les  lèvres,  la  face  |)almaire  des  doigts, 
la  face  plantaire  des  orteils,  la  peau  du  front, 
etc. ,renq)orlenl  sur  les  autres  parties  du  corps. 
En  général,  celles  qui  distinguent  le  mieux 
les  minimes  dislances  sont  encore  celles  qui 
apprécient  le  mieux  les  niinimcs  dill'érences 
de  pression.  (Uelfield-Lefèvrk,  Thèse  cit.^ 
p.  48.)  D'après  E.  H.  Weber  (  Z7(('5c  c//.  p.  85), 
tégument  que  l'on  explore  (309).  3"  Lorsque  cette  dernière  dilliculté  d'appréciation  serait 
deux  points  sont  amenés  successivement  au  plus  prononcée  dans  la  moitié  gauche  que 
contact  de  la  peau,  la  distance  qui  les  séi)are  dans  la  moitié  droite  de  nos  tégumenis,  par- 
paraîl  plus  grande  que  si  le  contact  a  lieu  ticularité  qui  n'a  pu  être  ex[)liquée,  jusqu'à 
pour  les  deux  points  en  même  tenq)s;  en  gé-  présent,  par  aucune  hypothèse  plausible: 
néral,  la  distante  ([ui  sépare  les  deux  points  Jnter  14  hoviines,  ditWeber,  dircisic  œtatis, 
paraîtra  d'autant  plus  grande,  que  le  temps  diversisque  studiis  et  Inboiibus  opéra  dan- 
écoulé  entre  les  deux  contacts  aura  été  plus  tes,  in  11,  idem  pondus  sinistrn  manu  in- 
corisitlérable.  4°  Deux  ()oints  situés  des  deux  cumbcns,  majus  quam  dixtra  manu  posi- 
côtés  de  la  ligne  médiane,   paraissent  plus     tu77i,  visum  est:  in  2  contraria  ratio  ralebat  : 


ques-unes  :  V  Une  portion  quelconque  du 
tégument  perçoit  plus  nettement  l'intervalle 
qui  existe  entre  deux  points,  lorscjue  la  ligne 
«pii  unit  ces  deux  points  est  perpendiculaire 
à  l'axe  du  corps  ou  du  membre  (transverse), 
que  quand  cette  ligne  est  parallèle  à  ce 
même  axe  {longitudinale)  (388). 

2"  Lorsque  deux  points,  amenés  simidta- 
nèment  au  contact  d'une  portion  quelconque 
du  tégument,  sont  perçus  comme  nettement 
distincts,  ladistance  qui  sépare  ces  deux  points 
paraît  d  autant  plus  grande  que  le  sens  tac- 
tile est  j)lus  développé  dans  la  portion  du 


in  1  tantum  diffcrentia  sinisiri  et  dexlri  la- 
teris  plane  non  apparuit.  Du  reste,  une  dif- 
férence entre  deux  pressions  est  évaluée 
d'une  manière  beaucoup  moins  exacte,  lors- 
que cette  évaluation  se  fonde  sur  les  seules 
impressions  de  l'organe  du  tacl,  (pie  quand 
elle  résulte   d'une   appréciation    sinudtanée 


éloignés  l'un  de  l'autre  que  deux  points  éga- 
lement distants,  mais  situés  d'un  seul  et  même 
côté  de  cette  ligne.  5"  Si  l'on  choisit,  sur  la 
surface  légumentaire,  deux  régions  dont  la 
position  soit  sujette  à  varier  (les  deux  pau- 
pières, les  deux  lèvres,  etc.), et  qu'on  appuie 
chacune  des  deux  pointes  d'un  conq)as  sur 

l'une  de  ces  deux  surfaces,  la  distance  qui  des  impressions  tactiles  et  des  contractions 

sépare  ces  deux  pointes  l'une  de  l'autre  pa-  musculaires  :   ainsi     l'expérience  démontre 

raîtra  beaucoup  plus  grande  que  si  les  deux  qu'une  différence  d'un  huitième  est  h  peine 

pointes  du    conq)as    reposaient    en    môme  i)erçue  par    le  seul   organe  du  tact,    tandis 

lem])ssurruneousurrautresurface.6''Lesens  qu'une  différence  d'un  seizième  devient  per- 

tactile  est  i)lus  dévelo])pé  dans  les  téguments  ceptible  par   le  concours  des  deux   modes 

de  la  tête  que  dans  ceux  du  tronc  ;  h  la  face,  d'évaluation.  {Thèse  cit.,  p.  48.) 

la  délicatesse  de  ce  sens  décroît  assez  régu-  Ajoutons  que  deux  corjis  de  même  niasse 

lièrement  à  mesure  que  l'on  s'éloigne  de  l'o-  et  de  même  substance,  mais  de  formes  diffé- 

rifice  buccal.  7"  Dans  les  membres,  la  déli-  rentes,  ne  déterminent  pas,  sur    le   même 

catesse  tactile  s'accroît  à  mesure  que   l'on  point  du  tégument,  la   môme    impression, 

s'éloigne  davantage  de  l'axe  du  corps.  8°  Elle  En  général,  le  poids  apparent  d'un  cor[)s  est 

est  moindre  dans  les  téguments  du  tronc  en  raison  inverse  de  la  base  sur  laquelle  il 

<[ue  dans  ceux  des  membres.  s'appuie  :  ainsi,  si  l'on    place  un  tronc  de 

La  sensation  de  résistance  occasionnée  par  cône  sur  un  point  déterminé   du  tégument, 

une  pression  delà  surface  légumentaire  peut  ce  corps  paraîtra  plus  lourd  ou  plus  léger, 

sans  doute,   dans  certaines   circonstances,  suivant  qu'il  reposera  sur  la  plus  petite  ou 

s'obtenir  par  le  moyen  du  seul  sens  tactile;  sur  la  plus  grande  de  ses  deux  bases.  {Ibid.) 

mais  dans  d'autres,  oii  il  s'agit  d'appréciation  Quant  h  la  sensation  de  température,  elle 

de  poids  notable,  la  sensation  est  évidemment  ne  peut  se  produire,  dans  le  cas  spécial  qui 

comj)lexe,  et  résulte  de  deiix  opérations  in-  nous  occupe,  que  s'il  y  a  une  certaine  quan- 

tellecluelles  différentes,  l'une  qui  a  pour  but  tité  de  calorique  soustraite  ou  communiquée, 

d'évaluer,  au  moyen  du  sens  tactile,  la  près-  pendant  un  temps   déterminé,    à    l'organe 

sion  exercée  sur  le  tégument,  et  l'autre,  de  tactile.  Evidemment,  quand  il  y  aura  égalité 

juger  le  degré  d'effort  musculaire  employé  de  température  entre   celui-ci  et  les  corps 

pour  soulever  la  masse  dont  on  cherche   le  ambiants,   la    sensation  sera  nulle,  tandis 


(308)  Le  bout  des  doigts  et  celui  de  la  langue  font 
exception  à  celle  règle  :  avec  ces  pariies  on  dis- 
lingue  plus  facilement  la  distance  quand  les  deux 
Itranclies  du  compas  sont  disposées  dans  le  sens 
longitudinal.  (E.-H.  Weber,  op.  cil.) 


(309)  Il  est  très-facile  de  vérifier  ce  résulial  en 
toncliant  couiparaiivcïmeiu,  avec  deux  pointes,  le 
l>out  de  la  langue,  puis  le  bord  libre  de  la  lèvre  in- 
férieure. 


IJ27 


TOU 


DICTIONNAIRE  DE 


(|u'un  môme  tiegrd  de  chaleur  produira  une 
sensation  de  cliaud  ou  de  iroid,  si  l'organe 
t'sl  actucliemenl  au-dessous  ou  au-dessus  de 
ce  (ie<i;ré. 

Un  tait  assez  digne  de  remarque,  c'est  que 
l'im[)ros3ion  qui  est  due  au  contact  d'un 
cor|)S  d'une  température  déterminée  est  pro- 
portionnelle à  l'étendue  des  surfaces  au 
contact  :  ainsi  un  cor[)s  d'une  tem|)érature 
donnée,  en  contact  avec  une  large  surface 
téguraentaire,  pourra  produire  une  sensation 
de  chaleur  plus  intense  qu'un  môme  corps 
d'une  température  plus  élevée,  mais  en  con- 
tact avec  une  moindre  surface.  Une  différence 
de  température,  impercepliDle  à  une  petite 
surface  tégumentaire,  pourra  être  facilement 
perçue  par  une  surface  tégumentaire  plus 
étendue  :  ainsi  l'extrémité  du  doigt  constatera 
dillicilemenl  une  diflerence  de  température 
d'un  tiers  de  degré  du  thermomètre  centigrade, 
tandis  que  cette  différence  sera  parfaitement 
perceptible  pour  la  main  tout  entière.  «  Il 
semble,  dit  H.  Belfield-Lefèvre  {Ibid.  p.  51), 
que  les  impressions  ditférentielles,  commu- 
niquées à  chaque  point  distinct  du  tégument, 
s'additionnent  en  une  somme  totale,  qui  seule 
est  transmise  au  cerveau,  de  telle  sorte  que 
la  température  apparente  d'un  corps  soit  tou- 
jours proportionnelle  au  nombre  de  points 
par  lequel  ce  corps  touche  l'organe  du  tact.  » 

Les  différences  de  température  ne  sont 
point  perçues  avec  la  même  netteté  par  les 
diverses  régions  de  la  surface  tégumentaire 
externe  ou  interne,  et  les  expériences  prou- 
vent que  la  peau  de  la  face  palmaire  des 
doigts,  la  muqueuse  de  la  pointe  de  la  langue, 
etc.,  pourtant  douées  au  plus  haut  degré  de 
la  sensibilité  tactile,  le  cèdent  à  la  peau  des 
joues,  des  paupières  et  de  l'olé  crâne,  sous 
le  rapport  de  l'impressionnabilité  aux  tem- 
pératures différentes. 

On  sait  à  quel  point  les  liquides  très- 
chauds  ou  très -froids  impressionnent  les 
papilles  dentaires  elles-mêmes.  La  muqueuse 
(le  l'œsophage  et  de  l'estomac,  est  loin  d'être 
étrangère  aux  impressions  de  température. 
Je  suis  porté  à  supposer  qu'il  en  est  de  même 
d'une  assez  grande  longueur  du  gros  intestin, 
car  on  éprouve  une  sensation  de  froid  très- 
manifeste,  qui  semble  marcher  dans  la  direc- 
tion des  côlons  ascendant  et  transverse, 
après  l'administration  d'un  lavement  froid. 
Il  se  pourrait  néanmoins  que  les  nerfs  des 
parois  abdominales  conliguës  à  cette  portion 
de  l'intestin  fussent  les  seuls  agents  de  trans- 
mission d'une  pareille  impression. 

Quoi  qu'il  en  soit,  l'aptitude  à  discerner  les 
températures  pouvant  appartenir  à  quelques 
surfaces  évidemment  dépourvues  de  sensibi- 

(310)  On  verra  plus  loin  quels  sont  les  divers  or- 
ganes du  toucher  dans  la  série  des  animaux. 

(311)  Les  rameaux  nerveux,  destines  à  la  face 
palmaire  des  doigts,  présentent  une  disposition  Ton 
iemarqual)le  qui  consiste  dans  la  présence  de  cor- 
puscules gangliformcs  ,  signalés  pour  la  première 
fois  par  Andral,  Camus  et  Lacroix,  et  plus  récem- 
ment étudiés  par  Pacini,  Heule  et  Kolliker.  Du  reste, 
les  usages  de  ces  corpuscules  sont  at)solument  igno- 
rés. Au  sujet  de  leur  structure  etc.,  consultez  un 
Mémoire  de  De.no.willicks,  inscié  dans  les  Atclti- 


PIIILOSOPIIIE.  TOU  1128 

lilé  tactile,  on  conçoit  nue  certains  physiolo- 
gistes aient  pu  voir  là  un  j)ljénomène  de 
sensibilité  générale.  On  sait  que  Darwin  pré- 
tend avoir  observé  l'abolition  du  tact,  avec 
persistance  de  la  sensibilité  à  l'action  de 
la  chaleur;  il  cite,  en  effet,  des  observations 
de  paralytiques  insensi'bles  à  l'action  des 
irritants  mécaniques,  et  qui  ressentaient  vive- 
ment l'impression  de  la  llamme.  Sa  conclusion 
est  que  le  tégument  externe  jouit  d'une 
double  sensibilité,  l'une  pour  le  tact,  l'autre 
pour  la  perception  de  la  chaleur.  Mais 
l'observation  de  tous  les  jours  ne  confirmant 
pas  les  exemples  rap[)ortés  par  Darwm,  rien 
ne  saurait  établir  la  nécessité  de  distinguer 
ces  deux  sortes  de  sensibilité  ;  et,  d'ailleurs, 
en  admettant  comme  exacts  les  faits  excep- 
tionnels dont  parle  le  physiologiste  anglais, 
on  pourrait  croire  tout  simplement  que,  dans 
certains  cas,  le  calorique  est,  pour  la  peau, 
un  stimulant  plusapproprié  ou  plus  énergique 
que  nos  irritants  mécaniques  ordinaires. 

Nous  avons  dit  précédemment  que,  chez 
l'homme,  si  toutes  les  parties  du  tégument 
externe  et  certaines  régions  du  tégument 
réfléchi  sont  le  siège  de  sensations  tactiles 
plus  ou  moins  distinctes,  la  main,  plus  encore 
par  sa  conformation  que  par  sa  sensibilité 
tactile  si  prononcée,  devait  être  regardée 
pomme  l'organe  principal  du  toucher  (310). 

Avec  ses  brisures  nombreuses,  ses  pro- 
longements articulés  et  mobiles,  susceptibles 
d'écartement  et  de  rapprochement,  ses  nerfs 
si  volumineux  (311),  sa  position  à  l'extrémité 
d'un  long  levier,  mieux  que  toute  autre  partie, 
la  main  présente  l'heureuse  prérogative  d'avoir 
plus  de  surface,  d'embrasser  un  plus  grand 
nombre  d'objets,  d'aller  à  leur  rencontre,  de 
multiplier  et  de  varier  les  points  de  contact 
par  lesquels  elle  peut  être  affectée.  Aussi  un 
appareil  locomoteur  des  plus  complets  lui 
permet-il  d'exercer  les  mouvements  les  plus 
variés,  et,  en  prenant  pour  ainsi  dire  toutes 
les  formes,  de  s'appliquer  immédiatement 
sur  tous  les  objets,  et  d'en  recevoir,  par  con- 
séquent, dans  un  même  instant,  un  nombre 
infini  d'impressions.  Nous  avons  d'ailleurs 
fait  observer  que,  tant  que  la  main  reste 
immobile  à  la  surface  des  corps,  elle  agit 
seulement  comme  organe  de  tact;  que,  jjour 
exercer  le  toucher,  il  faut  qu'elle  se  meuve, 
soit  pour  parcourir  leur  surface,  afin  de  nous 
en  indiquer  la  forme,  les  dimensions,  etc., 
soit  pour  comprimer  ces  corps,  afin  de  nous 
donner  des  notions  sur  leur  élasticité,  leur 
consistance,  etc. 

C'est  surtout  à  la  faculté  d'opposition  du 
pouce  que  l'homme  doit  la  perfection  de  son 
organe  du  touclier  (312).  Grâce  à  cet  artifice, 

ves  d'anal,  de  Mandi.) 

(512)  Dans  le  singe,  le  pouce,  étant  relativement 
plus  cuiM'l,  ne  peut  pas  au^si  bien  faire  pince  avec 
les  autres  doigts.  Ajouions  que  les  mouvements  de 
ces  doigts  ne  sont  pas  aussi  indépendants  les  uns 
des  autres,  que  le  memjjre  supérieur  n'est  pas  ex- 
clusivement organe  de  préhension  ,  que  comme  le 
postérieur  it  sert  à  la  station  et  à  la  progresi>ion, 
que  ilès  lors  enfin,  l'épiderme  des  doigts  étant  par 
trop  épaissi  ,  leur  sensibilité  tactile  en  est 
énioussée.' 


m<)  TOU  PSYCHOLOGIE.  TOU  11:^0 

aux  zones  papillaires  concentriques  des  exlré-     quand  nous  avançons  h  tAlons  dans  l'obscu- 
railés  digitales,  il  n'est  corps  si  ténu  qu'il  ne      rite,  elles  marchent,  pour  ainsi  dire,  devant 

nous.  C'est  par  elles  que  nous  recevons  les 
premières  notions  des  corps  extérieurs; 
aussi  nous  servent-elles  encore  à  la  préhen- 
sion de  ceux  qui  peuvent  nous  être  utiles,  à 
la  répulsion  de  ceux  qui  peuvent  nous  être 
nuisibles;  aussi,  par  sa  perfection,  la  main 
semble-t-elle  être  en  rapport  avec  la  perfec- 
tion de  l'intelligence.  «  Jamais  la   main  du 


l)iiisse  saisir  et  palper,  en  même  temps  que, 
par  l'écartement  considérable  de  ce  doigt,  il 
parvient  à  empoigner  des  corps  très-volu- 
mineux. 

Le  derme  ou  chorion  sert,  pour  ainsi  dire, 
de  base  à  l'appareil  tactile  :  couche  à  la  fois 
solide  et  élastique,  il  permet  aux  corps  exté- 
rieurs de  s'appliquer  médiatement  sur  les 
napilles  sans  les  léser  ou  les  paralyser  (lar 
j'elfet  de  leur  pression  ;  sa  souplesse  est 
accrue  par  la  piésence  d'un  tissu  cellulo- 
tibreux  sous-jacent,  qui,  à  l'extrémité  des 
doigts,  prend  la  forme  d'un  véritable  coussinet 
élastique.  L'épiderme  s'interpose  entre  les 
agents  extérieurs  et  les  papilles,  de  manière 
à  protéger  ces  dernières  ;  les  ongles  contri- 
buent à  l'exactitude  de  l'a  pplication  des  doigts, 
etc.  Quant  aux  autres  détails  relatifs  à  l'usage 
et  à  l'utilité  de  chacune  des  parties  de  la 
main,  nous  ne  saurions  trop  engager  le  lec- 
teur à  méditer  le  traité  De  usu  pnrtium 
(lib.  I,  1  Ij  de  Galien  :  on  y  trouve  la  démons- 
tration, curieuse  par  ses  détails  infinis,  que 
la  main  est  })arfaitement  ce  qu'elle  devait 
être  pour  le  rôle  auquel  elle  est  destinée. 

ButTon  ne  partage  pas  l'enthousiasme  de 
Galien  sur  la  structure  de  la  main  ;  car,  tout 
en  reconnaissant  l'avantage  que  l'homme  re- 
tire de  la  propriété  qu'ont  ses  doigts  de  s'é- 
tendre, se  raccourcir,  se  plier,  se  séparer,  se 
joindre,  et  de  s'ajuster  à  toutes  sortes  de  sur- 
faces, il  ajoute  : 

«  Si  la  main  avait  encore  un  plus  grand 
nombre  de  parties,  qu'elle  fût,  par  exenq)le, 
divisée  en  vingt  doigts,  que  ces  doigts  eussent 
un  plus  grand  nombre  d'articulations  et  de 
mouvements,  il  n'est  pas  douteux  que  le  sen- 
timent du  toucher  ne  fût  infiniment  plus  par- 
fait dans  celle  conformation  qu'il  ne  l'est , 
parce  que  celle  main  pourrait  alors  s'appli- 
quer beaucoup  plus  immédiatement  et  plus 
précisément  sur  les  ditférenles  surfaces  des 
corps;  et,  si  nous  supposions  qu'elle  fiit  di- 
visée en  une  infinité  de  parties,  toutes  mo- 
biles et  llexibles,  et  qui  pussent  toutes  s'ap- 
pliquer en  même  temps  sur  tous  les  points 
de  la  surface  des  corps  ,  un  [)areil  organe 
serait  une  espèce  de  géométrie  universelle 
(si  je  puis  m'exprimer  ainsi),  par  le  secours 
cie  laquelle  nous  aurions ,  dans  le  moment 
même  de  ratlouchement,  des  idées  exactes 


nègre  ,  dit  Guillon  [Anat.  et  pliysiol.  camp, 
de  (a  main,  thèse  inaug.,  p.  26;  Paris,  1843, 
n°  1-24),  ne  nous  a  olfert  celle  organisation, 
ce  dévelopjtement,  cette  régularité  de  lignes, 
cette  harmonie  qui  constituent  la  supériorité 
et  la  beauté  de  celles  que  nous  avons  si  sou- 
vent remar(]uées  chez  les  blancs....  Le 
membre  Ihoracique  et  la  main  de  l'idiot  et 
du  crétin  sont  informes  et  atrophiées  commo 
leur  cerveau;  leur  main,  petite,  supportée 
par  un  large  poignet ,  manque  quelquefois 
de  pouce  :  et  quand  il  existe  ,  il  reste  iléchi . 
comme  adhérent  à  la  paume  de  la  main.  » 
Mais  il  ne  faut  pas  oublier,  pour  cela,  que 
l'homme  doit  sa  suprématie  à  son  organisa- 
tion cérébrale,  et  iiue,  quand  la  nature  l'a 
doué  d'intelligence,  elle  a  dû, par  conséquent, 
le  pourvoir  de  l'instrument  nécessaire  pour 
en  accomplir  les  combinaisons. 

Le  sens  du  toucher  a  pour  usage  de  nous 
avertir  du  contact  des  corps  ambiants  el  de 
nous  donner  des  notions  sur  la  température 
relative,  la  solidité  ou  la  iluidité,  le  poids,  le 
mouvement,  l'étendue  ,  le  nombre,  la  situa- 
lion,  la  direction  et  la  forme  de  ces  corps; 
cej)endant,  comme  nous  l'avons  déj.^  fait  ob- 
server, plusieurs  de  ces  notions  supposent 
la  préexistence  des  idées  de  temps ,  de 
niouvemenl  et  d'espace  ,  ou  ne  peuvent  de- 
venir rigoureusement  exactes  que  par  le  con- 
cours d'un  autre  sens,  celui  de  la  vue. 

La  puissance  du  toucher,  toute  grande  et 
tout  admirable  qu'elle  est  déjà ,  a  pourtant 
été  encore  exagérée  :  on  a  voulu  faire  de  ce 
sens  le  premier,  le  plus  important  des  sens, 
celui  qui  rectifie  les  autres,  qui  peut  les 
remplacer  tous,  etc.;  el,  dans  celte  voie,  on 
a  été  jusqu'à  considérer  ceux-ci  seulement 
comme  des  modifications  du  toucher. 

«  Toute  la  ditférence,  qui  se  trouve  dans 
nos  sensations,  dit  Rufi'on  (  De  l'homme  ,  des 
sens  en  général,  édil.  de  Sonnini,  l.  XX, 
p.   41),  ne  vient  que  du  nombre   plus  ou 


et  précises  de  la  figure  de  tous  les  corps,  et     moins  grand  et  de  la  position  plus  ou  moins 


de  la  ditférence,  même  infiniment  petite  ,  de 


extérieure  des  nerfs  :  ce  qui  lait  que  les  uns 
de  ces  ser.s  peuvent  être  affectés  par  de  pe- 
tites particules  de  matières  qui  émanent  des 
corps,  comme  l'œil,  l'oreille  et  l'odorat;  les 
autres ,  par  des  parties  plus  grosses  qui  se 
détachent  des  corps  au  moyen  du  contact, 
comme  le  goût;  et  les  autres  par  les  corps 
ou  même  par  les  émanations  des  corps  lors- 


ces  tigures.  » 

Telle  quelle  est,  la  main  seule  ou  les  deux 
mains  réunies  suffisent  pour  nous  donner  l«s 
impressions  tactiles  les  plus  variées  el  les 
plus  étendues  :  placées  à  l'extrémité  des  mem- 
bres supérieurs,  elles  peuvent  comprendre 
entre  elles  un  espace  égal  à  la  hauteur  de 

notre  corps,  décrire  des  cercles  dont  le  rayon  qu'elles  sont  assez  réunies  et  assez"  abon- 
peul  être  infiniment  petit  ou  être  de  la  gran-  danles  pour  former  une  espèce  de  masse, 
deu-r  de  la  totalité  du  membre  supérieur;  solide,  comme  le  toucher,  qui  nous  donne 
tantôt  rapprochées  du  reste  du  corps,  elles  le  des  sensations  de  la  solidité,  de  la  fluidité  et 
touchent  en  un  point  quelconque,  car  il  n'en  de  la  chaleur  des  corps.  » 
est  pas  qui  soit  inaccessible  à  l'une  ou  l'autre  Lecal  {Traité  des  sensations,  t.  II,  p.  203  ; 
main;  tantôt  elles  en   sont  éloignées,  et,      Paris  1767)  fait  du  toucher  le  plus  sûr  des 

DiCTIONN     DE   Pinr.OSOPHIE.   I.  36 


ini 


TOU 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


TOU 


1132 


sens  et  \o  dernier  l'elrancheinent  de  l'incré- 
dulité.  ToLile  la  doctrine  de  Condillac  est 
fondée  sur  la  même  opinion,  qu'il  a  exagérée 
au  delà  des  limites  de  la  raison  ;  et  Helvé- 
lius  {De  rcspril,  etc.,  cli.  1)  en  est  venu  à 
dire  :  «  Si  la  nature,  au  lieu  de  mains  et  de 
doigts  tk'xiblcs,  eût  terminé  nos  poignets  par- 
un  pied  de  cheval,  qui  doute  que  les  hommes 
ne  fussent  encore  errants  dans  les  forêts 
comme  des  troupeaux  fugitifs?  » 

Il  est  curieux  de  voir  que  Galien,  qui  s'est 
livré  avec  tant  de  détails  et  de  perfection  à 
l'examen  de  l'utilité  de  la  main  et  de  ses  par- 
ties, s'élève  déjà  contre  cette  manière  de  voir, 
qui  remonte  par  son  origine  jusque  avant 
Aristote  :  «  L'homme  a  eu  des  mains ,  dit 
Galien  {De  usu  partium,  trad.  de  Daléchamp, 
liv.  I,  ch.  3,  p.  4;  Paris,  1659,  et  dans  édit. 
Jat.,fol.  109,  au  verso;  Venise,  15il),  parce 
qu'il  est  un  animal  très-sage  et  que  les  mains 
sont  pour  lui  des  instruments  convenables; 
car  il  n'est  point  animal  très-sage  ,  comme 
disait  Anaxagoras ,  parce  qu'il  a  eu  dos 
mains ,  mais  il  les  a  eues  parce  qu'il  est  très- 
sage  ,  comme  a  jugé  très-bien  Aristote  :  car 
ce  ne  sont  pas  les  mains,  mais  la  raison  qui 
lui  ont  enseigné  les  arts.  Ainsi  les  mains  sont 
instruments  des  arts  ,  comme  la  lyre  du  mu- 
sicien et  les  tenailles  du  forgeron  ;  mais  l'un 
et  l'autre  est  savant  en  son  art  par  la  raison, 
de  laquelle  il  a  été  doué  et  pourvu,  et  ne 
peut  néanmoins  exercer  les  arts  qu'il  sait 
sans  instruments.  » 

Non,  le  loucher,  quelque  délicat  qu'il  soit, 
quelque  exercé  qu'il  puisse  devenir,  n'est 
pas  capable  de  remplacer  les  autres  sens,  non 
plus  que  les  autres  sens  ne  pourraient  sup- 
pléer à  l'absence  du  toucher  s'il  venait  à 
manquer.  Les  sens  s'entr'aident,  s'asso- 
cient pour  le  complément  des  notions  né- 
cessaires à  l'esprit ,  mais  leur  appui  mu- 
tuel ne  s'appliiîue  qu'à  leurs  fonctions  mé- 
diates, et  jamais  l'acte  immédiat,  spécial  de 
chaque  sens ,  ne  peut  être  rempli  par  un 
autre;  la  vue  seule  reconnaît  la  couleur  des 
corps ,  l'odorat  seul  leur  odeur,  le  goût  seul 
leur  sapidité ,  etc.  :  mais,  aussi  bien  que  le 
toucher,  la  vue  peut  apprécier  leur  contour, 
leurs  dimensions,  etc.,  et,  comme  l'ouïe  ou 
la  vue,  l'odorat  permet  parfois  de  juger  de 
leur  distance  et  de  leur  direction.  Il  faut  re- 


cher  la  parole  écrite  en  relief,  n'ont-ils  do 
récriture  que  les  notions  de  foi'me  et  nulle- 
ment celles  qui  ne  peuvent  s'acquérir  qu» 
})ar  les  yeux. 

Il  en  est  de  môme  pour  le  sens  de  l'ouïe  : 
quand  des  vibrations  sonores  sont  perçues 
}iar  le  toucher,  elles  ne  donnent  que  la  sen- 
sation de  la  vibr-atiorr  et  nullement  celle  du 
son.  Quand  on  approche  du  nez,  des  lèvres 
ou  des  dents  d'un  sourd ,  un  diapason  qui 
vibr-e,  le  frémissement,  le  chatouillement  qui 
résulte  de  ce  contact,  est  perçu  par  le  sourd 
comme  par  toute  autre  personne,  mais  il  est 
perçu  séparément  du  son  qu'il  produit. 

Il  ne  faut  pas  oublier,  du  reste,  que  les 
sens  ne  sont  que  les  instruments  de  l'mteili- 
gence.  Les  notions  qu'ils  nous  fournissent 
sur  les  corps  peuvent  être  plus  ou  moins 
étendues  sans  cesser  d'être  suffisantes,  et  la 
mémoire  ou  le  jugement  peut  suppléer  au 
défaut  des  renseignements  four^nis.  Ainsi  la 
vue  de  l'eau  donne  l'idée  de  l'humidité,  qui 
est  du  ressort  du  tact;  le  bruit  d'une  contu- 
sion fait  naître  l'idée  de  pression,  qui  est  une 
sensation  tactile.  Dira-t-on  que  la  vue  et 
l'ouïe  remplacent  le  toucher?  Non,  sans 
doute  ;  mais  on  reconnaîtra,  avec  Montaigne, 
que  c'est  l'intelligence  qui  voit  et  qui  entend, 
que  c'est  elle  aussi  ()ui  touche  :  la  main  n'est 
que  l'instrument  dont  elle  se  sert  pour  cet 
eflfet. 

C'est  par  le  secours  de  la  main  ou  du  lou- 
cher qu'on  est  parvenu  à  fournir  d'assez 
nombreuses  notions  à  l'intellect  de  pauvres 
êtres  assez  maltraités  par  la  nature  pour  être 
à  la  fois  sourds,  aveugles  et  muets.  Mais  la 
poésie  seule  peut  admettre  que  ces  individus 
voient  ou  entendent  avec  les  mains,  reçoi- 
vent par  elles  les  notions  de  la  lumière  ou  du 
son,  non  plus  que  les  muets  ne  possèdent 
la  voix  dans  leurs  mains.  L'intelligence  hu- 
maine est  assez  active  pour  pouvoir  se  déve- 
lopper alors  même  qu'elle  est  privée  de  la 
plupart  de  ses  instruments;  elle  est  habile 
pour  suppléer  artiticiellement  au  sens  qui  lui 
manque;  mais  elle  ne  saurait  le  remplacer. 
Que  les  impressions  sensoriales  soient  ou  non 
des  vibrations  analogues  à  celles  du  tact,  ce 
qui  constitue  leur  spécificité ,  c'est  surtout 
la  spéciaUté  de  l'organe ,  de  la  portion  du 
centre  nerveux  destinée  à  les  recevoir.  Buffon 


léguer  p.rmi  les  erreurs  que  l'esprit  humain      {loç.  cit.)  s'est  évidemment  trompé  quand  il 


propage  ou  accueille  avec  tant  d'aveuglement 
l'histoire  merveilleuse  (Lecat,  ouv.  cit., t.  il, 
p.  11)  d'un  organiste  hollandais  qui,  devenu 
aveugle  ,  pouvait  distinguer  au  toucher  Jes 
différentes  couleurs  ;  et  peut-être  même  celle 
cKi  sculpteur  Ganibasius  de  Volterre  [Ibid.) 
qui,  aveugle  aussi,  pouvait,  après  avoir  touclié 
un  objet ,  en  faire  en  argile  la  copie  parfai- 
tement ressemblante.  Il  n'est  pas  impossible 
(jue  ,  pai'rai  les  couleurs  que  les  arts  em- 
])loient,  quelques-unes  offrent  des  aspérités, 
des  rugosités  sensibles  au  loucher  ;  mais  la 
main,  qui  reconnaît  ces  caractèi-es  tangibles, 
ni  reconnaît  pas  pour  cela  les  couleurs,  mais 
seulement  des  particularités  tactiles  (pii 
coexistent  avec  la  couleur.  Aussi  les  aveugles, 
uui  aDorenaenl  à  lire  avec  les  mains,  à  tou- 


a  dit  :  «  La  différence  qui  est  entre  nos  sens 
ne  vient  que  de  la  position  plus  ou  moins 
extérieure  des  nerfs  et  de  leur  quantité  plus 
ou  moins  grande  dans  les  différentes  parties 
qui  constituent  les  organes.  C'est  par  cette 
raison  qu'un  nerf  ébranlé  par  un  coup  ou 
découvert  par  une  blessure  nous  donne 
souvent  la  sensation  de  la  lumière  sans  que 
l'œil  y  ait  part ,  comme  on  a  souvent  aussi , 
par  la  môme  cause,  des  tintements  et  des  sen- 
sations de  sons,  quoique  l'oreille  ne  soit 
affectée  par  rien  d'extérieur.  » 

Contre  l'assertion  de  l'ilhistre  naturaliste, 
jamais  un  nerf  de  sensibilité  tactile,  (quelque 
légèrement  ou  superliciellement  (|u'il  soit 
impressionné,  ne  pourra  transmettre  une 
iûipression  lumineuse  et  faire  naître  la  sen- 


113.T  TOU  PSYCHOLOGIE.  TOU  ll:î4 

sation  ^isuelle  ;  que  ce  soit  la  lumière  même        Les  femmes  ont,  enlre  autres  avantages  sur 

qui  soit  employée  comme  excitant  d'un  nerf  les  hommes,  celui  d'avoir  le  toucher  plus 

de  sensibilité  tactile,  l'impression  lumineuse  délicat,  la  peau  plus  fine  et  plus  belle, 
ne  sera  ni  re(^ue,  ni  transmise,  ni  perçue,  de        Comme  on  l'observe  dans  un  grand  nombre 

même  qu'une  impression  tactile ,  si  violente  de  professions,  le  toucher  peut  arriver,  par 

qu'elle  puisse  être  ,  ne  sera  pas  reçue  par  la  l'exercice,  à  un  degré  de  perfection  très-élevé. 

rétine,  ni  transmise  par  le  nerf  optique  ,  ni  Personne  n'ignore  combien  la  culture  et  l'ha- 

perçue  par  l'encéphale  :  elle  ne  pourra  pro-  bilude  lui  apportent  de  sagacité  et  de  déli- 

duire  qu'une  sensation  lumineuse,  comme  catesse  chez  les  aveugles-nés,  qui  appren- 

la  lumière  agissant  sur  les  nerfs  de  sensibi-  ncnt  à  lire  couramment  avec  les  doigts,  l'im- 

lité  générale  ne  détermine  que  la  sensation  pression  du  relief  des  lettres  les  dispensant 

de  la  chaleur,  comme  les  vibrations  sonores  de  les  voir.  Ajoutons  que  les  affections  fé- 
ne  causent  à  la  peau  qu'une  sensation  tactile.'  briles,  en  desséchant  la  peau  ou  en  l'inon- 

Sans  vouloir  nier  que  notre  éducation  in-  dant  de  sueur,  peuvent  modifier  le  sens  lac- 

tellecluellt^  soit  fondée  en  grande  partie  sur  tile,  qu'il  n'est  pas  rare  de  voir  disparaître 

l€s  connaissances  que  le  toucher  nous  pro-  pariiellement  dans  certaines  névroses,  telles 

cure,  nous  ne  saurions  répéter  avec  Buft'on  (fue  l'hystérie  ,    la    catalepsie  ,     l'hypocon- 

(Hist.  nat.  gén.  et  partie,  édit.  de  Sonnini,  dric,  etc.  (313). 

t.  XX,  p.  49)  :  «  C'est  par  le  toucher  seul  que  C'est  aussi  dans  le  tégument  extérieur  et 
BOUS  pouvons  acquérir  dtts  connaissances  dans  ses  appendices  que  réside  spécialement 
complètes  et  réelles;  c'est  ce  sens  qui  rectifie  le  sens  tactile  chez  les  divers  aninmux.  Les 
les  autres  sens,  dont  les  effets  ne  seraient  conditions  anatomiques  de  ces  organes  ont 
que  des  illusions  et  ne  produiraient  que  des  une  grande  iniluence  sur  le  degré  de  déve- 
erreurs  dans  notre  esprit,  si  le  toucher  ne  loppemciit  du  sens  dont  il  s'agit.  Dans 
nous  apprenait  à  juger.  «  Evidemment  tout  l'homme,  le  tact  existe,  comme  nous  l'avons 
ce  qu'on  a  atttribué au  toucher,  sous  ces  rap-  dit,  sur  toute  la  surface  du  corps;  mais  le 
ports,  appartient  à  des  organes  plus  relevés  sens  du  toucher  a  son  siège  principal  dans  la 
qui  le  mettent  en  œuvre.  Comment  admettre  main.  11  en  est  de  même  du  singe  :  ses  cjualre 
que  le  toucher  puisse  compléter  ou  rectifier  extrémités  offrent  les  caractères  de  la  main, 
nos  idées  sur  les  couleurs,  les  odeurs,  les  quoique  avec  des  imperfections  assez  nom- 
saveurs  et  les  sons?  La  nature  n'a  pas  pu  breuses.  Notons  encore  que ,  chez  les  sapa- 
créer  des  sens  multiples  pour  commettre  des  jous,  ce  ne  sont  pas  seulement  les  mains  et 
erreurs  qui  fussent  rectitiées  par  un  seul.  Et  le>  pieds,  mais  encore  l'extrémité  de  la  tjueue 
d'ailleurs,  le  toucher,  ce  prétendu  régulateur  qui  servent  d'organes  du  toucher, 
de  tous  les  autres  sens,  ne  cause-t-il  donc  Dans  les  mammifères,  les  conditions  d'ap- 
point aussi  des  illusions  à  notre  intelligence?  titude  du  tégument  extérieure  recevoir  les 
parfois  ne  nous  égare-l-il  pas  sur  la  consis-  impressions  tactiles  sont  modifiées  par  la  pré- 
tance, sur  le  poids,  sur  la  température,  sur  sence  des  poils.  On  sait  que  dans  certaines 
les  mouvements  des  corps,  aussi  bien  que  sur  espèces,  les  moustaches  servent  manifeste- 
leur  forme  ,  leur  étendue  ,  leur  situation  et  ment  au  toucher,  et  que  des  nerfs  volumineux 
leur  nombre?  aboutissent  aux   bulbes  de   ces  poils.   Cette 

Diverses  influences  peuvent  modifier  l'excr-  disposition  est  manifeste  chez  les  rats,  les 

cice  du  tact  et  du  toucher.  Chez  l'homme  et  phoques,  etc. 

chez  la  pluj».'irt  des  animaux,  l'exposition  du  L'extrémité  du  nez  est  disposée,  dans  plu- 
légument  externe  aux  intempéries  de  l'air  sieurs  animaux,  de  façon  à  pouvoir  leur  don- 
donne  à  ce  tégument  plus  d'épaisseur  et  ner  connaissance  des  qualités  tangibles  des 
de  densité.  Le  froid,  en  particulier,  diminue  corps.  Le  cochon  et  la  taupe  s'en  servent  à 
sa  susceptibilité,  son  action  perspiratoire,  et  cet  effet,  et  l'éléphant  possède  de  plus  un« 
détermine  la  végétation  d'une  plus  grande  trompe  contractile  dont  l'extrémité  est  riche 
quantité  de  poils  à  sa  surface.  Les  hommes  en  papilles.  Les  lèvres  ne  restent  pas  non 
du  nord  sont  par  cette  raison  moins  sensibles  plus  étrangères  aux  sensations  du  loucher  ; 
et,  en  général,  plus  velus  que  ceux  du  midi;  chez  le  cheval,  l'âne,  le  rhraocéros,  elles  y 
et  chacun  connaît  la  différence  qui  existe  prennent  une  part  évidente.  Duges  {Phy- 
entre  les  riches  fourrures  des  animaux  des  siol.  comparée,  X.  1,  p.  117)  admet  que  les 
régions  polaires  et  la  surface  pelée  des  mômes  membranes  des  ailes  des  chauves-souris  sont 
espèces  dans  les  contrées  n)éridionales.  L'hu-  douéesd'une  sensibilité  exquise  qui  compense 
meur  visqueuse  dont  une  chaleur  constante  le  développement  peu  considérable  de  la 
provoque  l'exhalation,  chez  les  habitants  des  faculté  visuelle. 

tropiques,    tend  à    amoindrir  la  trop   vive        Dans  les  oiseaux,  la  sensibilité  tactile  est 

sensibilité  de  leur  surface  tégumentaire.  peu  développée,  à  cause  du  grand  nombre 

Quant  aux  âges,  on  sait  que  le  racornisse-  de  plumes  qui  recouvrent  la  surface  de  leur 

ment  et  la  sécheresse  de  la  peau  ,  chez  le  corps.  Le  toucher  s'exerce  presque  exclusi- 

vieillard ,  s'opposent  à  l'exercice  parfait  du  vement  par  les  pattes  et  le  bec  ;  une  condition 

sens  tactde,  et  que  les  conditions  inverses  avantageuse  sous  ce  rapport,  est  le  nombre 

s'observent  chez  lenfant.  considérable  d'articulations  des  doigts  chez 

(313)  Consuliez,  à  ce  sujet,  rinléressant  Mémoire  giques  sur  la  xoisibitiié ,  ilans  Arch.  gén.  de  méd.. 

de  -Beau,  inliinlé  :   Recherches  cliniques  sur  lianes-  i.  WI,  i>.  I,  4'  iCrie,  18i8. 
tftéiie,  suivies  de  quelques  eonsidératiom   yhysiolo^ 


HT) 


VUE 


DICTIONNAIRE  DE  PIIILOSOPHIE. 


VUE 


1136 


ces  nninumx.  Lo  corps  papillaiie  du  derme 
t'Sl  aussi  développé,  et  la  parlie  inlërieui-e 
des  dt)ii^ls  iiolamiiienl  esl  garnie  de  fortes 
pa[)illes.  L'envelo[)pe  cornée  du  bec  n'enlève 
pas  à  cet  organe  sa  sensibilité  j)ropre;le 
l)ec  inférieur  reçoit  une  branche  nerveuse 
considérable  du  nerf  .trijumeau  chez  le  ca- 
nard, etc.  La  langue,  chez  [)lusieurs  oiseaux, 
sert  aussi  à  faire  reconnaître  les  qualités 
tangibles  des  corps. 

lîeaucoup  de  reptiles  n'ont  pas  d'organe 
spécial  du  toucher.  Parmi  les  reptiles  écail- 
]eux,  nous  diivons  néanmoins  citer  Jes  geckos, 
(|ui  ont  un  tact  assez  développé,  probable- 
ment en  raison  de  l'élargissement  de  leurs 
doigts.  Dans  les  chéioniens,  le  tact  est  au 
contraire  à  l'étal  rudimentaire;  la  brièveté 
des  doigts  et  leur  réunion  expliquent  celte 
particularité.  Doit-on  admettre  que  le  mu- 
seau des  lézards,  la  langue  de  la  couleuvre 
servent  aux  sensations  tactiles?  Chez  les  ba- 
traciens, la  peau  est  nue  et  semble  jouir  de 
qualités  tactiles  Irès-éminentes. 

Les  organes  du  tact,  dans  les  poissons,  sont 
imparfaitement  connus.  On  considère  comme 
tels  les  prolongements  qui  se  trouvent  autour 
du  museau  ou  de  la  tête,  et  qu'on  désigne 
sous  le  nom  de  barbillons.  Ces  prolonge- 
ments existent  en  plus  grand  nombre,  chez 
les  silures,  les  loches,  les  esturgeons,  etc. 
De  Blainville  (De  r organisation  des  animaux, 
1822,  p.  227)  assure  avoir  constaté  que,  chez 
ces  derniers  animaux,  les  barbillons  reçoi- 
vent des  lilels  nerveux  considérables.  Jacob- 
son  a  observé  dans  les  squales  des  organes 
particuliers  ({ue  l'on  considère  généralement 
comme  faisant  partie  de  ceux  du  toucher,  et 
qu'il  a  comparés  aux  moustaches  des  chats. 
On  suppose  aussi  que  les  nageoires  latérales 
de  certains  poissons  servent  aux  sensations 
tactiles.  Les  appendices  du  scorpène  antenne 
remplissent  peut-être  le  môme  rôle. 

Dans  les  animaux  articulés,  il  existe  de 
grandes  dilférences  au  point  de  vue  qui  nous 
occupe.  Avec  un  tégument  corné  ou  calcaire 


que  |)ossèdent  les  crustacés,  les  insectes,  les 
myriapodes  et  les  arachnides,  on  conçoit  que 
ces  animaux  ne  doivent  pas  avoir  une  sensi- 
bilité très-grande.  Ce[)endant  Dugès  (ouv. 
tit.,  t.  I,  p.  121)  admet  que  l'élasticité  et  la 
vibratilité  de  celte  enveloi)i)e  la  rendent  sus- 
ceptible de  transmettre  aux  parties  sous-ja- 
centes  des  impressions  assez  légères.  Chez  les 
insectes  et  les  arachnides,  il  existe  des  poils 
élastiques,  roides  et  vibrants,  dont  les  usages 
se  rapportent  à  l'exercice  du  tact. 

Chez  les  larves  d'insectes,  dans  les  anné- 
•lides,  la  peau  est  plus  flexible  que  dans  les 
autres  articulés;  aussi  jouit-elle  d'une  sensi- 
bilité plus  vive.  La  chenille  marte  offie  des 
poils  qui.  étant  touchés  môme  légèrement, 
font  rouler  l'animal  sur  lui-môme. 

Les  organes  que  l'on  désigne  sous  le  nom 
de  palpes,  d'antennes,  et  qui  existent  chez 
la  plu[)artdes  invertébrés,  ne  sont  nullement 
conformés  [)our  palper,  suivant  de  Blainville 
(  ouv.  cit.,  p.  233),  c'est-à-dire  pour  donner 
une  idée  de  la  forme  des  corps.  D'après  Du- 
gès [ouv.  cit.,  t.  I,  p.  124),  les  palpes  sont 
eOicacement  em[)loyés  à  l'exploration  des 
aliments  dont  ils  aident  l'ingestioi 

Dans  les  mollusques,  la  peau  est  humide  et 
souple,  disposée  conséquemment  de  manière 
à  recevoir  des  impressions  tactiles.  On  trouve, 
en  outre,  chez  les  animaux  qui  appartiennent 
à  cette  classe,  des  organes  spéciaux  en  rap- 
port avec  l'exercice  du  tact  :  tels  sont  les 
longs  bras  des  céphalopodes,  instruments  (pii 
servent  en  même  temps  à  la  locomotion.  Les 
polypes  et  les  hydres,  les  actinies,  les  holo- 
thuries, ont  aussi  des  appendices  de  ce  genre. 
Enfin,  quelques-uns  de  ces  animaux  ont  la 
peau  nue,  mince,  et  le  corps  généralement 
sensible  ;  mais  (ju  comprend  qu'il  y  a  loin  des 
impressions  qu'ils  peuvent  ressentir  à  celles 
que  procure  un  véritable  sens  du  toucher. 

TOUCHJiR.  Voif.  Perception  extérieurb. 

TROMPE  D'EÙSTACHE.  Voy.  OuiE. 

TYMPAN.  Voy.  Ouïr. 


V 


VUE.  —  «  Lorsque  le  soleil,  d'abord  caché 
sous  l'horizon,  se  lève  et  paraît  tout  à  coup 
à  nos  yeux,  dit  M.  Biot,  on  conçoit  qu'il  existe 
nécessairement  entre  cet  astre  et  nous  un 
certain  mode  de  communication  qui  nous 
avertit  de  son  existence  sans  que  nous  ayons 
besoin  de  le  toucher.  Ce  mode  de  communi- 
cation, qui  s'exerce  ainsi  à  distance  et  se 
transmet  par  les  yeux,  constitue  ce  que  l'on 
ap[)elie  la  lumière.  »  Mais  qu'est-ce  que  la 
lumière?  Devons-nous  croire  avec  Male- 
branche.  Descartes,  Huyghens  et  l'illustre 
Euler,  que  tout  l'espace  que  comprend  l'uni- 
vers est  rempli  d'un  tluide  subtil  dont  toutes 
les  molécules  sont  conligués  les  unes  aux 
autres,  de  manière  que  les  vibrations  com- 
inuniquées  par  l'action  du  corps  lumineux 
aux  molécules  qui  en  sont  les  plus  voisines, 


se  prolongent  jusqu'à  des  dislances  infinies, 
et  que  la  lumière  n'est  autre  chose  que  le 
résultat  des  vibrations  de  ce  fluide,  de  même 
que  le  son  n'est  que  le  résultat  des  vibrations 
de  l'air  ?  Ou  bien  adopterons-nous  l'hypolhèse 
de  Newton,  qui  considère  la  lumière  comme 
une  émanation  réelle  de  molécules  de  ma- 
tière lumineuse  qui  sont  lancées  de  toutes 
parts  avec  une  force  inconcevable  par  les 
corps  lumineux,  en  sorte  que  ces  molécules 
parcourent  des  milliards  de  lieues  toujours 
avec  la  même  vitesse;  vitesse  si  prodigieuse, 
qu'elle  surpasse  un  million  de  fois  celle  d'un 
boulet  de  canon ,  et  qu'il  ne  faut  à  la  lu- 
mière que  8'  13"  pour  parcourir  les  trente- 
trois  miUions  de  lieues  qui  nous  séparent  du 
soleil?  Nous  ne  rapporterons  pas  les  diverses 
objections  qui  ont  été  faites  contre  ces  deux 


1137  VUE 

o[)inion.s.  Il  nous  suHîra  de  dire  que  celle 
deinière  est  la  plus  géiiéraleuienl  répandue, 
et  que  la  lumière  est  regardée  par  le  plus 
grand  nombre  des  physiciens  conime  un 
Uuide  que  son  eitrôme  subtilité  rend  impal- 
pable. .Vous  rappeiltuons  d'ailleuisiiue,  lors- 
qu'un objet  nous  transmet  la  notion  de  son 
existence  par  le  moyen  de  la  lumière,  cette 
transmission,  dans  tous  les  cas.  se  fait  en 
ligne  droite.  Car,  dit  M.  Biot,  si  l'on  dispose 
des  (ils  de  soie  ou  dp  métal  très-lins  parallè- 
lement les  uns  aux  autres,  et  dans  une  même 
place,  un  point  lumineux  placé  sur  le  pro- 
longement de  cette  direction,  au  delà  des 


lils,  sera  occulté;  niais,  pour  peu  qu'on  l'en 
écarte,  il  sera  transmis;  et  c'est  sans  doute 
une  chose  bien  admirable  que  les  rayons  lu- 
mineux ne  soient  jamais  détournés  de  leur 
route,  malgré  tant  de  causes  qui  sembleraient 
devoir  apporter  de  nombreuses  perturbations 
dans  la  régularité  de  leur  marche.  Ce  phéno- 
nièneeslsifrappant,qu'il  semblerait  contredire 
cet  axiome,  que  la  matière  est  impénétrable, 
et  que  .Newton  lui-môme  avait  fini  par  douter 
si  la  lumièie  était  véritablement  une  substance 
corporelle.  Si  l'on   considère   en  etl'et  qu'il 
existe  des  milliards  d'étoiles  qui  sont  à  de  si 
prodigieuses  distances  (jue  les  rayons  qu'elles 
nous  envoient  emploient   des   années,   des 
siècles  môme  pour  parvenir  à  la  terre;  que 
chacun  de  ces  innombrables  soleils  rem[)lit  à 
lui  Seul  dune  sphère  de  rayons  cet  espace 
pres(]ue  infini;   que  toutes  ces   sphères  de 
rayons  lumineux  se  coupent,  se  croisent,  se 
])énètrenl  dans  tous  les   sens  imaginables  ; 
que  tous  les  rayons  qui  les  com|)(Jsenl  sont 
animés  d'un  mouvement  plus  raj)ide  que  la 
pensée;    est-il    possilile  de  comprendre    et 
surtout  d'es[)Uquer  d'une  manière  qui  satis- 
fasse pleinement  la  raison,  conniient,  malgré 
le  noujbre  intini  de  ces  rayons  de  matière  lu- 
mineuse qui  tous  sont  poussés  en  ligne  droite 
par  une  force  dont  la  puissance  passe  toute 
imagination,  qui  tous  marchent  en  sens  con- 
traire ou  fort  différent,  qui  tous  exercent  ré- 
cipro(]uemenl  les  uns  sur  les  autres  la  puis- 
sance attractive,  qui  tous  sont  soumis  à  l'at- 
traction des  immenses  corps  célestes  qu'ils 
trouvent  sur  leur  route;  comment,  dis-je, 
malgré  tant  de  causes  de  troubles  et  de  dé- 
rangements dans  leur  marche,  nous  voyons 
ces  rayons  lumineux  exécuter  leurs  mouve- 
ments avec  autant  d'aisance  et  de  régularité 
«jue  s'il  n'existait    dans   l'espace   universel 
autre  chose  qu'une  seule  et  unique  sphère  de 
ces  merveilleux  rayons? 

Toutefois,  d'autres  considérations  non 
moins  puissantes  prouvent  que  la  lumière 
n'est  pas  une  simple  modification,  mais  une 
sul)stance  réelle  et  corporelle.  On  connaît 
ses  propriétés  chimiques  et  leur  influence  sur 
d'autres  substances  avec  lesquelles  elles  se 
combinent.  Les  physiciens  ont  observé,  par 
exemple ,  qu'elle  enlève  l'oxygène  aux  mé- 


PSYCIIOLOGIE.  VUE  1138 

denuuent  sur  la  pkqjart  des  couleur»^,  qu'elle 
détruit  connue  le  ferait  l'eau-forte.  Enfin,  les 
expériences  du  daguerréotype  achèvent  de 
démontrer  l'action  purement  physi(iue  de  la 
lumière;  car  si  elle  n'agissait  pas  connue 
cori)s  sur  les  substances  matérielles  où  l'on 
veut  qu'elle  s'imprime,  conmient  expli(iuer 
ces  traces  si  visibles,  et  pour  ainsi  dire  si 
palpables,  qu'elle  laisse  de  son  action,  dans 
ces  images  des  objets  qu'elle  vient  y  des- 
siner ety  graver  en  caractères  inelfaçables?  A 
la  vue  de  cette  ojiération  si  merveilhïuse  et 
en  môme  temps  si  matérielle,  il  est  impossible 
de  nier  la  corporéité  de  la  substance  lumi- 
neuse. 


le  rouge, 
l'indigo  et 


Pour  compléttîr  ce  que  nous  avons  à  dire 
ici  sur  la  lumière,  nous  ajouterons  qu'elle  se 
nomme  directe  lorsqu'elle  vient  du  corps  lu- 
mineux à  l'œil  sans  rencontrer  aucun  obsta- 
cle; réfléchie,  lorsqu'elle  est  renvoyée  h  cet 
organe  par  un  coi'ps  oi)aque  ;  réfractée,  quand 
sa  direction  a  été  changée  en  traversant  des 
milieux  transparents  de  densité  inégale  ; 
qu'un  rayon  lumineux  est  réfléchi  sous  un 
angle  à  celui  d'incidence;  que  celui  qui  tra- 
verse un  corps  transparent,  diaphane  ou  j)er- 
méal)le  à  la  lumière,  éproiive  une  déviation 
d'autant  plus  forte,  en  se  lapprochant  de  la 
ligne  perj)endiculaire,  que  la  surface  du  corps 
a  plus  de  densité  et  ([u'il  est  foimé  d'élé- 
ments plus  combustibles. 

Nous  rappellerons  encore  qu'un  rayon  de 
lumière  rétracté  par  le  moyen  du  prisme  se 
décompose  en  sept  rayons  colorés,  qui  sont 
l'orangé,  le  jaune,  le  vert,  le  bleu, 
e  violet;  (]ue  la  réfrangibilité  de 
chacun  de  ces  rayons  est  jtlus  ou  moins 
grande  selon  qu'il  est  plus  ou  moins  voisin 
du  rouge,  celui  do  tous  qui  frappe  les  yeux 
avec  le  plus  de  force  et  qui  produit  sur  la  ré- 
tine les  plus  vives  impressions;  que  par  con- 
séquent le  rayon  violet,  qui  sen  éloigne  le 
plus,  est  de  toutes  les  couleurs  la  plus  faible, 
la  moins  réfrangible,  celle  qui  a  le  moins 
d'éclat,  celle  (jui  fait  ressortir  les  formes 
avec  le  moins  d'avantage,  et  que  les  j^eintres, 
pour  cette  raison,  emploient  avec  le  plus  do 
modération  dans  les  tableaux  ;  tandis  que  la 
couleur  verte,  qui  occupe  le  milieu  de  l'é- 
chelle, est  la  plus  douce  à  l'œil,  la  plus  cons- 
tanmient  agréable,  celle  enfin  sur  laquelle 
la  vue  se  repose  le  plus  longtemps  et  le  plus 
volontiers,  et  que,  sans  doute  aussi  pour  cette 
raison,  la  Providence  s'est  plu  h  ré|)andre 
avec  le  plus  de  prodigaUté  dans  la  nature. 
Lorsqu'un  corps  éclairé  réfléchit  tous  les 
rayons,  il  parait  blanc;  car  le  blanc  est  la  fu  - 
sion  de  toutes  les  couleurs  en  une  seule.  S'il 
n'en  réfléchit  que  certains,  le  corps  paraît  di- 
versement coloré  selon  les  rayons  qui  sont 
renvoyés.  Enfin ,  si  tous  sont  absorbés,  il  en 
résulte  la  sensation  du  noir,  qui  n'est  que 
l'absence  de  toutes  les  couleurs.  Un  corps 
taux,  dont  les  oxydes  passent  à  l'état  pure-  noir  est  plongé  dans  une  obscurité  profonde; 
ment  métalli([ue  par  la  seule  exposition  aux  c'est  l'éclat  des  corps  environnants  qui  seul 
rayons  solaires;  elle  enlève  également  l'oxy-  le  fait  apercevoir.  Au  contraire,  un  corps  lu- 
gène  à  l'acide  nitrique,  que  la  lumière  con-  mineux  ou  éclairé  envoie  ou  léfléchit  de  tous 
vertil  en  acide  nitreux;  elle  agit  môme  évi-      les  points  de  sa  surface  une  multitude  de 


1130 


VUE 


DICTiONNAiHE  DE  PHILOSOPHIE. 


VUE 


1140 


laNons,  qui,  divergeant  avec  une  force  pvo- 
gressiveraenl  décroissanle,  et  s'écarlaiil  d'au- 
tant plus  de  la  perpendiculaire  qu'ils  s'éloi- 
gnent davantage  de  leur  point  de  départ, 
forment  des  cônes  dont  les  sommets  se  trou- 
vent sur  tous  les  points  visibles  du  corps,  et 
dont  les  bases  viennent  tomber  sur  la  partie 
antérieure  de  l'œil  du  spectateur. 

De  l'appareil  oculaire. 

Iris.  —  Bien  que  les  surfaces  de  terminai- 
son du  cristallin  ne  soient  pas  sphériques,  la 
forme  générale  de  cette  lentille  permet  de 
supposer  que  la  dislance  forale  de  sa  partie 
centrale  n'est  pas  la  môme  que  celle  de  ses 
bords  [)Our  les  rayons  émanés  d'un  même 
point  :  cette  lentille  est  donc  assujettie  à  une 
aberration  de  courbure. 

Nous  trouvons,  pour  corriger  cette  imper- 
fection de  l'œil,  un  procédé  analogue  à  celui 
dont  se  servent  les  opticiens,  l'emploi  d'un 
diaphragme  opaque  {iris)  percé  à  son  centre 
d'une  ouverture  circulaire  (pupille). 

Mais  ici  encore  il  faut  admirer  la  supério- 
rité des  moyens  rais  en  usage  par  la  nature 
sur  ceux  dont  on  dispose  dans  les  arts.  L'iris 
est  un  diaphragme,  mais  un  diaphragme  in- 
telligent, pour  ainsi  dire.  La  quantité  de  lu- 
mière nécessaire  pour  qu'un  objet  soit  vi- 
sible a  un  certain  maximum  au  delà  duquel 
l'intensité  lumineuse  devient  plutôt  une  cause 
de  trouble  qu'un  moyen  de  perfection.  Un 
corps  est-il  lorlement  éclairé,  la  pupille  se 
rétrécit,  éliminant  ainsi  tous  les  rayons  inu- 
tiles ou  nuisibles  à  la  netteté  de  la  vue;  l'objet 
n'envoie-t-il  que  peu  de  lumière,  1  orilice 
nupillaire  se  dilate  de  manière  à  admettre 
la  plus  grande  partie  des  rayons  réfractés  par 
la  cornée. 

Les  variations  de  l'orifice  pupillaire  se  lient 
aussi  au  degré  de  convergence  plus  ou  moins 
grand  des  rayons  lumineux  qui  arrivent  dans 
l'œil.  S'ils  sont  peu  divergents,  la  pupille  se 
dilate  :  tel  est  le  phénomène  qui  s'observe 
dans  la  vision  des  objets  éloignés.  Mais  si  un 
corps  se  rapproche  de  l'œil,  l'orifice  pupil- 
laire se  contracte,  ce  qui  coïncide  évidem- 
ment avec  l'augmentation  de  divergence  des 
rayons  émanés  de  chacun  des  points  de  ce 
corps. 

Dans  ces  deux  cas,  il  y  a  simultanéité  des 
deux  phénomènes  intéressants  :  d'un  côté , 
variation  des  dimensions  de  la  pupille;  de 
l'autre,  ditlérence  de  l'orientation  de  chacun 
des  axes  visuels.  Kn  etîet,  quand  on  regarde 
un  objet  situé  à  une  distance  assez  grande 
pour  qu'il  soit  permis  de  la  considérer  comme 
infinie,  les  deux  yeux  s'orientent  de  manière 
que  l'image  vienne  se  peindre  dans  la  direcr 
lion  de  leurs  axes  visuels  :  si  l'on  imagine 
deux  droites  menées  suivant  leur  prolonge- 
ment, la  rencontre  de  ces  dernières  ne  s'opé- 
rant  qu'à  l'infini,  les  axes  seront  parallèles. 
Mais,  dès  qu'on  suppose  les  deux  yeux  fixés 
sur  un  même  objet  dont  l'éloignement  devient 
comparable  avec  leur  distance  réciproque,  le 
parallélisme  des  axes  cesse  d'exister,  et  ils 
loi'ment  entre  eux  un  angle  qui  a  pour  som- 
met les  points  visibles,  et  dont  la  valeur  va 


croissant  à  mesure  que  i  objet  se  rapproche. 

Si  maintenant  nous  imaginons  des  objets 
de  dimensions  relatives  telles  qu'à  des  éloi- 
gncrnents  ditlérenls  leur  image  sur  la  rétine 
sous-tende  le  môme  angle  opliciue;  si,  de  plus, 
nous  supposons  qu'ils  soient  éclairés  de  telle 
sorte  qu'à  ces  distances  leurs  images  aient 
sensiblement  la  môme  intensité  lumineuse, 
nous  constaterons  que  la  nupille  se  dilatera 
si  les  yeux  se  dirigent  sur  l'objet  éloigné,  et 
qu'elle  se  rétrécira  lors  de  leur  ajustement  à 
petite  dislance. 

Bornons-nous  à  mentionner  ici  la  coïnci- 
dence des  mouvements  iriens  avec  la  direc- 
tion des  axes  visuels,  et  à  faire  remarquer 
que  ce  dernier  etfel  est  dû  à  l'action  des 
muscles  oculaires;  plus  tard  nous  cherche- 
rons à  nous  rendre  compte  de  la  synergie  des 
parties  contractiles  de  l'œil  dans  le  cas  qui 
nous  occupe. 

On  a  cherché  à  déterminer  les  valeurs  ex- 
trêmes de  la  grandeur  de  la  pupille  dans  sa 
plus  grande  dilatation  et  dans  sa  plus  forte 
contraction.  Les  nombres  qu'on  pourrait 
donner  à  ce  sujet  n'ont  aucune  importance. 
Faisons  seulement  observer  que,  quelle  que 
soit  la  dilatation  de  la  pupille,  jamais  dans 
l'œil  normal  la  surface  entière  du  cristallin 
ne  devient  visible  ;  les  rayons  dirigés  vers  les 
bords  de  cette  lentille  et  qui  pourraient  nuire 
à  la  vision  par  leur  trop  grande  convergence, 
sont  donc  constamment  éliminés. 

Après  avoir  indiqué  les  circonstances  phy- 
siques auxquelles  se  lient  les  mouvements 
de  l'ouïe,  il  reste  à  étudier  le  mécanisme  et 
la  nature  de  ces  mouvements  :  cette  étude 
fixera  notre  attention  seulement  lorsque  nous 
nous  occuperons  des  appareils  moteurs  de 
l'œil. 

Cristallin.  —  Le  cristallin  est  un  des  mi- 
lieux réfringents  de  l'œil.  Sa  description  ana- 
tomique'  ne  pouvant  trouver  place  ici,  je  si- 
gnalerai seulement  quelques  dispositions 
particulières  qui  paraissent  inlluer  sur  son 
rôle  dans  la  vision. 

On  distingue  dans  le  cristallin  une  enve- 
loppe ou  capsule  contenant  dans  son  inté- 
rieur une  substance  molle,  fibro-lamellaire 
qui  la  distend  et  lui  donne  sa  forme. 

La  capsule  cristalline  ne  présente  rien  de 
remarquable,  si  ce  n'est,  dans  l'état  moral, 
sa  translucidité  parfaite. 

La  substance  même  du  cristallin,  longtemps 
considérée  comme  un  produit  de  sécrétion, 
présente  une  organisation  manifeste  :  on  ad- 
met dans  cette  substance  trois  parties  dis- 
tinctes :  l'humeur  de  Morgagni,  les  lames  et 
le  noyau. 

L' humeur  de  Morgagni  n'est  pas  un  liquide 
parfaitement  homogène  ;  on  y  trouve  des  vé- 
sicules à  noyau,  transparentes  et  incolores, 
unies  entre  elles  par  un  liquide.  Elle  occupe, 
à  la  partie  périphérique  du  cristallin,  l'es- 
pace compris  entre  la  capsule  et  les  lames; 
la  couche  qu'elle  y  forme  est  plus  épaisse 
en  avant  que  dans  les  autres  pomif  de  cette 
lentille. 

Les  lames  du  cristallin  sont  constituées  par 
des  plans  de  fibres  aplaties,  que  l'on  compare 


lui 

à  des 


;s  pn 
s    le 


VUE  PSYCHOLOGIE 

el  qui  piéienlent, 


VUE 


1U2 


rismes  à  six  plan 
dans  le  cristallin  Imuiain,  des  cainieiures 
peu  apparentes.  Ces  libres,  dans  le  cristallin 
des  poissons,  portent  de  véritables  dente- 
lures qui  s'engrènent  les  unes  dans  les  au- 
tres. 

Les  fibres  cristallines  sont  disposées  très- 
régulièrement  et  dirigées  des  bords  de  la 
lentille  vers  ses  pôles,  sans  qu'il  y  ait  croi- 
sement. Quant  aux  lames  qui  résultent  de 
leur  réunion,  elles  se  superposent  de  manière 
à  former  des  couches  concentriques  dont 
les  courbures  varient  de  la  périphérie  à  la 
partie  centrale  du  cristallin. 

La  coordination  des  divers  faisceaux 
fibreux,  et  leur  disposition  générale  telle 
qu'elle  est  indiquée  dans  les  traités  d'histolo- 
gie, rendent  aisément  compte  «les  effets  pro- 
duits par  l'immersion  du  cristallin  dans  des 
liquides  qui  amènent  la  coagulation  de  son 
tissu,   et  de  la  désunion    de    ces  faisceaux 


entrent  dans  la  composition  du  cristallin  of- 
frent une  adhésion  intime,  el  constituent  un 
tout  physiquement  homogène.  11  est  évident 
d'ailleurs  que,  s'il  n'en  était  pas  ainsi,  les  in- 
fluences variées  que  subiraient  les  rayons» 
lumineux  amèneraient  infailliblement  leur 
dissémination  irrégulière  ;  au  lieu  d'une  image 
nette,  il  ne  pourrait  y  avoir  sur  la  rétine 
qu'une  certaine  quantité  de  lumière  sans  re- 
lation définissable  avec  la  forme  des  objets 
extérieurs.  On  peut  se  faire  une  idée  de  ca 
qui  se  passerait  alors  en  soumettant  le  cris- 
tallin à  une  compression  un  peu  forte  ;  la 
translucidité  de  chacune  de  ses  parties  n'est 
jias  altérée,  mais  les  relations  précédentes 
se  trouvant  détruites,  les  phénomènes  de  ré- 
fraction régulière  cessent  immédiatement  du 
se   manifester. 

En  traitant  de  l'adaptation  de  l'œil  pour  la  vi- 
sion à  différentes  distances,  je  dirai  quel  rùle 
plusieurs   physiologistes  ont   fait  jouer   au 


dans  les  points  où  leur  adhérence  est  la  plus     cristallin  pour  l'explication  de  ce  point  inié- 


faible 

Le  noyau  du  cristallin  diffère  peu  des  cou- 
ches qui  le  recouvrent.  11  se  fait  remarquer 
par  la  condensation  plus  grande  de  ses  élé- 
ments. 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  important  à  noter  dans 


ressant  de  la  théorie  de  la  vision,  el  je  dirai 
aussi  quelles  propriétés  spéciales  de  lissu  on 
a  cru  pouvoir  attribuer  à  cet  organe. 

Humeur  aqueuse.  — L'humeur  aqueuse  est 
le  liquide  transparent  contetm  dans  l'espace 
désigné   [)ar  les  nnatomistcs  sous  le  nom  de 


la  structure  du  cristallin  au  point  de  vue  ph\-     chambre  antérieure  et  de  chambre  postérieure 
sique,  ce  sont,   d'une   part,   l'accroissement     de  l'œil. 


successif  de  la  densité  de  ses  couches,  depuis 
l'humeur  de  Morgagni  jusqu'au  centre  du 
noyau;  d'autre  part,  la  variété  des  courbures 
qu'elles  offrent.  Cette  dernière  notion  sur  les 
courbures  n'est  pas  assez  précise  pour  qu'on 
sache  tout  le  rôle  qu'elles  jouent  dans  la  vi- 
sion ;  mais  il  est  permis  de  considérer  la  pre- 
mière disposition  comme  un  moyen  remar- 
quable de  corriger  l'aherration  de  courbure. 
En  efl'et,  un  point  radieux,  situé  en  avant  de 
l'œil  dans  une  position  quelconque  par  rap- 
port à  l'axe,  enverra  des  rayons  sur  la  surface 
du  cristallin  qui  correspond  à  la  projection 
de  la  pupille  :  si  la  lentille  était  homogène,  le 
foyer  des  rayons  périphériques  serait  plus 
rapproché  de"  la  face  postérieure  que  celui 
des  rayons  moins  inclinés  sur  l'axe.  L'aug- 
mentation de  densité  de  la  partie  centrale  du 
cristallin  tend  à  donner  aux  rayons  qui  la  tra- 
versent une  convergence  plus  grande  ;  elle 
diminue  donc  leur  distance  focale,  et  peut  les 
faire  arriver  aux  mômes  points  que  les 
rayons  marginaux. 

Vallée  {Théorie  de  l'œil),  en  soumettant  au 
calcul  les  différents  éléments  déterminés  [)ar 
Chossatet  Hrewster(JP/i«/os.  trunsact  ,liiS())s\iv 
les  indices  numériques  de  réfraction  des  diver- 
ses parties  du  cristallin,  a  prouvé  qu'au  moyen 
de  ces  couches  on  obtient  une  convergence 
donnée,  sans  qu'il  soit  besoin  d'indices  aussi 
élevés  que  dans  le  cas  d'un  cristallin  homo- 
gène. 

H  est  essentiel  de  faire  observer  que  la 
structure  fibreuse  du  cristallin  ne  trouble  en 
rien  la  marche  de  la  lumière  dans  son  inlé 


L'épaisseur  de  la  couche  d'humeur  aqueuse 
comprise  entre  la  face  postérieure  de  la  cor- 
née et  la  face  antérieure  de  la  capsule  cris- 
talline, suivant  la  direction  de  l'axe  optique, 
est  de  2  '""'.,  5-V63,  suivant  Krause. 

L'indice  di)  réfraction  de  l'humeur  aqueusa 
est  de  l,3;n  (Hrewsler},  1,338  (Chossal).  On 
voit  qu'il  diffère  peu  de  l'indice  de  réfracliou 
de  la  cornée,  puisque  le  nombre  qui  exprime», 
la  valeur  de  ce  dernier  est  1,330,  d'après 
Chossal. 

L'homogénéité  de  l'humeur  aqueuse  est  un 
fait  reconnu  el  admis  j)ar  tous  les  physio- 
logistes :  la  marche  de  la  lumière  à  travers 
ce  liquide  doit  donc  être  considérée  comme 
sensiblement  roclilignc,  et  tout  rayon  réfrac- 
té par  la  cornée  C'hangera  peu  de  direction 
en  traversant  l'humeur  aqueuse,  puis(|uu 
l'indice  de  réfraction  des  deux  substances 
peut  être  considéré  comme  à  peu  [)rès  égal. 

Corps  vitré  ou  hijaloide.  —  Le  corps  vitré 
ouhyaloide  est  celte  substance  de  consisiancc 
gélatineuse,  admirablement  translucide,  qui 
occupe  tout  le  fond  de  l'œil  h  [)artir(ie  la 
face  postérieure  de  la  capsule  cristalline. 

Les  opinions  touchant  la  structuie  du 
corps  vitré  sont  Irès-dilfércntes.  On  s'accorde 
à  y  reconnaître  une  membrane  mince,  [)ellu- 
cide  ou  hyaloïde,  et  un  contenu,  ou  humeur 
vitrée  ;  mais  l'accord  cesse  d'exister  à  pro- 
pos des  ra[)porls  réels  de  cette  membrane  et 
de  celle  humeur. 

On  a  admis  longtemps  que  la  membrane 
hyaloide,  qui  constitue  manifestement  l'en- 
velo[)pe  extérieure  du  corps  vitré,  envoie  des 


rieur.  Il  sufTil,  pour  nxpliquer  ce  résultat,  qui  i)rolongeraents  internes  qui,  parleur  lencon- 
ne  peut  être  révoqué  en  doute,  d'admettre  tre,  suivant  les  directions  très-diverses,  cir- 
que, dans  l'étendue  de  chaque  surface  d'é-  conscrivenl  des  espaces  cellulaires  remplis 
ijale  réfringence,  les  j)arties  organisées  qui  par   Ihumeur  vitrée.  Colle    observation  est 


1113 


VUE 


DICTIONNAIHE  DE  PHILOSOPHIE. 


VUE 


1144 


[; 


due  à  Deraoïirs  (3/em.  de  l'Acad.  des  se.  de 
Paris,  1741,  p.  04).  Mais  Pa[)peiilieiui  {Spe- 
iirlle  Gewebclchre  des  Auges,  \).l>i'i,  Broslau, 
1842),  Giraldès  {Etud.  anat.  sur  l'organ.  de 
l'œil,  Paris,  1836)  cl  Bruecke  (Mullek's, 
Arch.  1843,  p.  345),  ont  assigné  au  corps  vi- 
tré une  slruclure  tout  autre  que  celle  indi- 
cjuée  par  Deniours.  Quoique  les  détails  de  leur 
description  soient  peu  concordants,  l*idée  qui 
domine,  c'est  que  le  corps  vitré  est  constitué 
)ar  des  couches  superposées  et  concentriques 
es  unes  aux  autres.  Ajoutons  qu'une  descrip- 
tion nouvelle,  tout  à  l'ait  diUerenle  des  pré- 
cédentes, a  été  présentée  j<ar  Hannover 
{Arch,  d'anal,  et  de  physioL,  \"  année,  pag. 
210),  il  y  a  quelques  années. 

Malgré  l'intérêt  physiologique  qui  s'attache 
à  la  détern)ination  précise  aes  éléments  du 
corps  vitré  et  à  leur  disposition  relative,  il 
n'entre  pas  dans  notre  plan  de  discuter  la 
valeur  de  ces  opinions  contradictoires  ,  entre 
lesquelles  il  serait  d'ailleurs  fort  difficile 
d'opter  d'une  manière  détinilive. 

Quelle  que  soit  l'idée  que  l'on  se  forme 
du  cor[)s  vitré,  au  point  de  vue  anatomique, 
les  lois  de  la  lumière  et  la  théorie  des  images 
au  l'ond  de  l'œil  exigent  une  certaine  homo- 
généité, sinon  anatomique,  du  moins  phy- 
sique, entre  le  liquide  et  la  membrane  hya- 
loide,  dans  l'étendue  de  chaque  couche  ap- 
partenant à  une  surface  de  même  rayon.  L'i- 
dentité que  la  plupart  des  auteurs  admettent 
dans  toute  l'épaisseur  du  corps  vitré  paraît 
tenir  à  une  merveilleuse  disposition  des  élé- 
ments anatomiques  hétérogènes  qui  entrent 
dans  la  composition  de  ce  milieu  réfrin- 
gent. 

D'après  Vallée  [Ouv.  cit.),  qui  croit  que  le 
corps  vitré  est  formé  par  des  couches  super- 
posées à  partir  du  cristallin  jusqu'au  fond  de 
l'œil,  chaque  couche  est  homogène,  mais  la 
densité  de  l'ensemble  va  en  croissant  d'avant 
en  arrière.  On  verra  plus  loin  les  principales 
conséquences  qu'il  tire  de  cetle  structure 
hypothétique  du  corps  vitré.  Quelque  re- 
marquables qu'elles  soient,  tant  que  la  dé- 
monstration positive  du  fait  anatomique  sur 
lequel  elles  se  fondent  manquera  h  la  science, 
on  ne  devra  les  admettre  qu'avec  réserve. 

C'est  à  tort  que  des  physiciens  ont  cru  que 
rien  n'est  plus  facile  que  de  déterminer  les 
indices  de  réfraction  du  corps  vitré  pour  des 
couches  de  profondeur  ditl'érente.Sans  dou- 
te, si  l'on  avait  affaire  à  une  substance  anato- 
micjuement  homogène,  le  procédé  de  Wollas- 
lon  ou  le  procédé  plus  précis  de  Brewster 
pourrait  être  employé  avec  succès;  maison 
conçoit  que  la  ségrégation  de  la  membrane 
h.yaloïde  et  de  l'humeur  vitrée  rend  la  diffi- 
culté presque  insurmontable  par  les  moyens 
actuellement  en  usage  pour  les  déterminations 
de  cet  ordre. 

Choroïde.  —  On  donne  ce  nom  à  laseconde 
des  membranes  de  l'œil  dans  l'ordre  de 
superposition.  La  choroïde,  par  sa  surface 
externe,  répond  à  la  sclérotique,  et  se  termine 
comme  elle  vers  la  circonférence  de  la  cor- 
née transparente;  par  sa  surface  interne,  elle 
s'appliuue  à  la  convexité  de  la  rétine. 


Malgré  sa  ténuité,  on  la  sépare  assez  faci- 
lement en  trois  couches  concentriques,  dont 
la  composition  élémentaire  est  dillérente.  Ce 
sont,  en  procédant  de  l'extérieur  à  l'inté- 
rieur, la  couc7te  ceUuteuse,\a  couche  vasculaire 
et  Va  couche  yiqmentaire. 

Cette  dernière,  formée  par  une  variété 
d'épithélium  pavimenteux  couvert  de  molé- 
cules j)igmentaircs,  mérite  de  fixer  notre  at- 
tention, à  cause  du  rôle  optique  qu'elle  est 
destinée  à  remplir.  Elle  recouvre  toute  la  sur- 
face interne  de  la  choroïde,  et  s'étend  en 
avant  jusqu'au  bord  de  la  [lupille,  en  passant 
sur  la  face  postérieure  de  l'iris,  où  elle  cons- 
titue l'uvée. 

La  teints  noire  du  pigmenc  varie  dans  les 
différents  individus;  elle  est  plus  foncée  gé- 
néralement chez  les  bruns  que  chez  les 
blonds.  Chez  les  hommes  ou  les  animaux 
dits  albinos,  la  choroïde,  étant  défiourvuo 
de  molécules  pigmentaires,  ne  présente  plus 
la  teinte  noire  normale  :  c'est  ce  qui  fait  que 
le  fond  de  l'œil  devient  visible  à  travers  la 
pupille.  La  lumière,  réfléchie  à  l'extérieur 
par  cet  orifice,  est  plus  ou  moins  rougeàtre, 
à  cause  de  l'absorption  d'une  partie  des 
rayons  élémentaires  de  la  lumière  blanche 
par  le  réseau  vasculaire  choioïdien. 

Il  importe  de  noter  que,  chez  l'homme,  la 
choroïde  manque  en  arrière  dans  le  point 
où  le  nerf  optique  traverse  les  perluis  de  la 
sclérotique  et  pénètre  d;Mis  l'œil  pour  se 
terminer  à  la  rétine.  On  verra ailleursquecetto 
disposition  anatomique  a  donné  origine  à 
une  opinion  erronée  sur  les  fonctions  de  la 
choroïde.  L'extrémité  antérieure  de  cette 
membrane  aboutit  au  ligament  ciliaire  qui 
unit  la  sclérotique  à  la  choroïde,  et  elle  se 
termine  par  un  cercle  noir  et  plissé,  qu'on 
désigne  sous  le  nom  de  couronne  ou  corps 
ciliaire  ;  ceiui-ci  résulte  lui-même  de  la  ré- 
union de  plis  radiés  [procès  ciliaires),  der- 
rière les(iuels  se  prolonge  la  rétine,  au  pour- 
tour du  cristallin  et  au  devant  de  la  zone  de 
Zinn.  Son  tissu  est  d'ailleurs  identique  avec 
celui  des  aulres  portions  de  la  choroïde;  il 
est  imprégné  d'une  couche  épaissse  de  pig- 
ment, remarquable  par  sa  teinte  très-foncée. 
Quant  aux  usages  qu'on  a  attribués  aux  pro- 
cès ciliaires,  ils  sont  fort  contestables,  et  leur 
détermination  exige  de  nouvelles  inves- 
tigations. 

Si  nous  examinons  un  instant  les  instru- 
ments optiques  desquels  nous  faisons  usage, 
l'intérieur  du  cylindre  d'une  lunette ,  par 
exemple,  nous  le  verrons  constamment  re- 
couvert d'une  couche  absorbante,  d'un  en- 
duit noir;  c'est  que,  sans  cette  précaution 
indispensable,  les  phénomènes  de  réfraction 
régulière  se  trouveraient  compliqués,  mas- 
qués pour  ainsi  dire  par  des  réflexions  ir- 
régulières à  la  surface  interne  de  ra[)pareil. 
La  superposition  des  effets  engendrerait  une 
perturbation  facile  à  reconnaître  par  l'expé- 
rience. Or,  dans  l'œil  humain,  il  fallait  que 
chaque  rayon  lumineux,  après  avoir  produit 
son  effet  sur  la  membrane  sensible,  ae  pût 
agir  ultérieurement.  11  est  donc  nécessairs 
qu'il  soit  complètement  annulé  dès  que  son 


1U5  VUE  PSYCHOLOGIE.  VUE  1116 

action  normale  a  eu  lieu.  Ce  but  est  atteint  Dans  1  un  et  l'autre  cas,  l'image  perd  sa  net- 
par  la  couche  pigmentaire  du  tissu  choroï-  leté,  puisque  ciiacun  des  points  de  l'objet, 
dien,  qui,  au  point  de  vue  physique,  doit  au  lieu  d'être  reproduit  par  un  point  cor- 
ètre   assimilée  aux   substances  absorbantes  respondant  dans  l'image,  est  représenté  par 


qui  tapissent  certains  instruments  d'opticpie. 

Cette  vérité,  généralement  admise,  a  été 
pourtant  contestée  par  quelques  physiolo- 
gistes, besmoulins  {Mém.  sur  l'iisoye  des 
couleurs  de  la  choroïde  dans  iœil  des  ani- 
maux vertébrés;  dans  Journ.  de  pliysiol.  ex- 
pér.,  t.  IV,  p.  107),  après  avoir  cherché  à 
démontrer  les  usages  du  tapis  chez  les  ani- 
maux qui  fn  sont  pourvus,  n'a  pas  craint  de 
considérer  le  décroissenient  de  la  choroïde, 
observé  chez  les  vieillards,  connne  un  moyen 
de  corriger  l'imperfection  des  autres  parties 
de  l'a|)pareil  oculaire. 

Cette  opinion  nous  semble  tout  h  fait  in- 
exacte, et,  loin  de  penser  que  la  diminution 
des  ])ropriétés  absorbantes  de  la  choroïde 
s>it  un  procédé  supplémentaire  employé 
j)ar  la  nature  pour  compenser  ce  qui  man- 
que aux  milieux  réfringents  devenus  moins 
aptes  à  remplir  leurs  fondions,  nous  croyons 
que  c'est  une  imperfection  qui  vient  s'ajouter 
aux  autres  défauts  existants,  et  qui  procède, 
comme  eux,  de  la  décroissance  des  fonc- 
tions ré|)aratnces.  D'ailleurs,  chacun  sait 
combien  est  grande  la  faiblesse  des  yeux  chez 
les  albinos, combien  l'éclat  d'une  vive  lumière 
leur  est  insiq)[iortable.  En  présence  de  pareils     peut  les  rattacher. 


une  série  de  surfaces  circulaires  qui  se  cou- 
vrent dans  une  plus  ou  moins  grande  partie 
de  leur  étendue. 

En  admettant  ainsi  l'identité  de  l'œil  avec 
nos  instruments  d'optique,  on  serait  amené 
à  conclure  que,  cet  organe  ne  subissant 
aucune  variation,  les  objets  extérieurs  sont 
visibles  seulement  dans  une  position  déter- 
minée, celle  où  leur  distance  est  telle  que 
l'image  focale  est  précisément  sur  la  rétine. 
Cependant,  chacun  sait  qu'une  des  propriétés 
les  plus  merveilleuses  de  l'œil  consiste  pré- 
cisément dans  la  faculté  qu'il  a  de  donner 
des  notions  nettes  sur  des  objets  placés  à  des 
distances  très-dill'érentes  entre  elles. 

Les  physiciens  et  les  physiologistes  ont 
trouvé,  dans  la  théorie  de  cette  action  de 
l'appareil  oculaire,  un  vaste  champ  de  recher- 
ches. Mais  l'étude  de  cette  importante  ques- 
tion est  loin  d'être  terminée,  et  des  dissi- 
dences nombreuses  régnent  encore  parmi 
les  savants  les  plus  distingués. 

Les  explications  relatives  au  phénomène 
dont  il  s'agit  sont  assez  nombreuses  pour  (ju'il 
me  paraisse  utile,  avant  de  les  exposer  dans 
leurs  détails,  de  montrer  à  quels    types  on 


faits,  il  semble  impossible  de  méconnaître  la 
nécessite  de  l'absoption  de  la  lumière  par  l'en- 
duit noir  dont  la  clioroïde  sf-  trouve  recouverte. 
Rétine.  —  Jusqu'à  présent,  nous  nous 
sommes  exclusivement  proj)Osé  de  détermi- 
ner linlluence  des  diverses  portions  île  l'ap- 
pareil oculaire  qui  concourent  à  dtirmer  de 
la  perfection  aux  images  (]ui  se  produisent  au 
fond  de  l'œil ,  c'est-à-dire  d'étudier  seide- 
ment  les  phénomènes  dépendant  de  la  struc- 
ture optique  de  l'œil  ou  de  la  construction 
des  milieux  transparents  placés  au  devant  do 
la  rétine.  Mais  il  en  est  d'autres  qui  ne  sau- 
raient être  expliqués  de  la  même  manière, 
qui  liennep.l  aux  proj)i-iélés  vitales  de  cet 
écran  sensible,  au  conilit  qui  a  lieu  entre  lui 
et  le  sensorium  :  il  nous  a  semblé  qu'une  pa- 
reille étude  devait  être  entreprise  seulement 
lorsque  nous  nous  occuperons  des  rapports 
de  l'encéphale  avec  la  vision. 

De  lu  vision  distincte  à  différentes  distances. 

Jusqu'à  présent,  nous  avons  supposé  que 
la  position  de  l'objet  lumineux,  les  cour- 
bures et  la  densité  des  milieux  réfringents  de 
l'œil,  la  distance  de  l'écran  sensible,  ne  su- 
bissaient aucune  variation. 

En  assim'.'qnt  ce  qui  se  passe  dans  l'œil  à 
ce  qu'on  observe  dans  une  chambre  obscu- 
re, il  est  évident  que,  si  la  distance  de  l'objet 
vient  à  changer,  l'image  focale  doit  elle- 
même  se  déplacer.  Si  l'éloignement  augmente, 
les  rayons,  qui  arrivent  à  l'œil,  ont  une 
divergence  moins  grande,  et  le  foyer  des 
rayons  émanés  de  tous  les  points  d'un 
corps  se  trouve  en  avant  de  l'écran;  s'il  di- 
minue, au  contraire,  le  sommet  des  cônes  lu- 
mnieux  réfractés  est  placé  au  delà  de  l'écran. 


Une  opinion  qui  compte  dans  la  science 
de  nombreux  partisans,  consiste  à  assimiler 
l'œil  à  une  chambre  obscure  d'une  giande 
perfection  :  pour  que,  dans  un  tel  ap[)aroi!, 
'image  tombe  constannnent  sur  la  rétine, 
considérée  comme  écran,  il  faut  de  toute 
nécessité  que  l'œil  subisse  des  modifications 
dans  sa  forme,  (lu'il  s'adapte,  en  un  mol, 
pour  la  vision  distincte  d'objets  placés  à  ditfé- 
rentes  distances. 

Les  changements  internes,  éprouvés  par 
l'œil,  sont  considérés  [)ar  certains  observa- 
teurs comme  des  variations  dans  la  longueur 
de  son  axe,  la  rétine  se  ra|)prochant,  suivant 
le  besoin,  de  la  face  postérieure  du  cristallin 
ou  s'en  éloignani.  Plusieurs  admettent  que 
les  courbures  des  milieux  réfringents  de.  \\pa\ 
sont  susceptibles  de  variations,  ce  (pii  i)er- 
meltrait  de  concevoir  la  permanence  d'une 
image  nette  sur  la  rétine,  malgré  les  change- 
ments que  subit  la  })osilion  d'un  objet  rela- 
tivement à  l'œil.  Entin,  des  mouvements  an- 
téro-poslérieurs  du  cristallin  sont  admis  par 
quelques  autres  observateurs,  et  ])ourraient 
concourir  au  but  énomé. 

Les  partisans  de  la  théorie  de  l'adaptation 
reconnaissent  de  plus,  comme  nous  le  ver- 
rons, l'intluence  des  dimensions  variables  de 
l'oritice  pa[)illaire  ;  mais  ils  considèrent  les 
mouvements  de  l'iris  comme  incapables  à 
eux  seuls  de  produire  la  vision  nette  à 
des  distances  dill'érentes. 

Une  seconde  of)inion  que  nous  aurons  à 
examiner  est  celle  dans  laquelle  on  admet 
qqe,  sauf  les  mouvements  du  dia[)hragme 
irien,  il  ne  s'opère  aucun  changement  interne 
dans  l'œil  pour-  la  vision  distincte  d'objets 
placés  à  des  distances  variables.  Ceux  ({Ui 


1147 


VUE 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


VUE 


1148 


.'adoptent,  trouvent,  dans  la  structure  des 
milieux  réfringents  de  l'œil,  dans  leurs  den- 
sités et  leurs  indices  de  réfractions  variables 
suivant  les  couches,  la  raison  d'un  phéno- 
mène qui  reste  inexplicable  si  l'on  assimile, 
d'une  manière  absolue,  ces  masses  diaphanes 
hétérogènes  aux  appareils  lenticulaires  de  nos 
instruments  d'optiiiue. 

Enfin,  une  troisième  0[)inion  est  le  par- 
tage de  quelques  savants  mathématiciens. 
Deux-ci,  pour  résoudre  le  problème  par  les 
méthodes  qui  leur  sont  familières,  ont  cherché 
à  prouver  que,  les  milieux  réfringents  de 
l'œil  n'étant  pas  terminés  par  des  surfaces 
sphériques  ni  même  de  révolution,  les  cal- 
culs employés  pour  nos  appareils  lenticu- 
laires ne  pouvaient  pas  leur  être  appliqués. 
Partant  de  cette  base,  ils  ont  tenté  de  démon- 
trer que  la  distance  d'un  objet  à  l'œil  peut 
varier  dans  des  limites  étendues,  sans  que 
l'image  qui  se  forme  sur  la  rétine  subisse  des 
modifications  appréciables  :  ils  rejettent  donc 
ainsi  la  nécessité  de  l'adaptation. 

Les  premières  idées  précises  sur  la  néces- 
sité de  modifications  dans  l'œil  pour  la  vision 
nette  à  des  distances  variables  sont  dues  à 
Olbers.  [De  internis  oculi  mutât ionib us  ;  Gœt- 
lingue,  1780.)  Le  célèbre  astronome  de  Brème 
admet  que  l'image  focale  se  rapproche  d'au- 
tant plus  delà  face  postérieure  du  cristallin, 
que  l'objet  qu'elle  reproduit  s'éloigne  davan- 
tage. La  limite  extrême  de  visibilité,  pour  les 
corps  suffisamment  lumineux,  est  l'infini;  le 
minimum  de  distance  diffère  suivant  la  vue 
individuelle.  Ce  minimum  de  distance  est  en 
moyenne  de  0",  25  ;  mais,  pour  les  myopes 
ou  pour  les  presbytes,  on  constate  des  nom- 
bres plus  ou  moins  gi-ands. 

Dans  le  travail  qu'il  a  publié  en  1780,  Olbers 
a  déterminé,  par  le  calcul,  la  distance  de 
l'image  à  la  cornée,  suivant  l'éloignement  de 
l'objet.  Si  la  source  lumineuse  se  trouve  à 
l'infini,  et  l'on  peut  considérer  comme  placés 
dans  cette  condition  les  étoiles  ou  le  soleil, 
la  distance  de  l'image  à  la  cornée  est  de 
0,8996  de  pouce  ;  à  27  pouces,  elle  est  de 
0,9189  ;  à  8  pouces  de  0,9671  ;  et  un  objet 
situé  à  1  pouce  forme  s(m  image  focale  à  1  p., 
0426. 

Ces  résultats  prouvent  que,  pour  les  limites 
le  plus  diverses  de  la  vision,  les  excursions 
de  l'image  sont  comprises  entre  Op.,  8996  et 
1p.,  0426  ;  la  dilférence  entre  ces  nombres, 
c'est-à-dire  0,143,  exprime  la  série  de  posi- 
tions (jue  peut  occu[)er  l'image  d'un  corps 
lumineux  situé  à  desdistances  intermédiaires. 
Or,  en  admettant  que  la  cornée  elle  cristallin 
ne  subissent  aucune  variation  de  courbure 
et  soient  assimilables,  quant  à  leur  action 
sur  la  lumière  à  nos  lentilles,  il  suffit  pour  la 
rétine  d'une  excursion  dont  le  maximum 
s'élève  à  Op.,  143,  pour  que  toutes  les  images 
puissent  être  perçues  avec  une  égale  netteté. 

Olbers  a  fait  une  autre  hypothèse,  et  il  en 
a  calculé  les  conséquences.  Il  suppose  que 
la  rétine  ne  subit  pas  de  déplacements  anléro- 
postérieurs,  et  cherche  alors  quelles  sont  les 
variations  de  convexité  nécessaires  à  la  cornée 


pour  pue  l'image  tombe  aune  distance  cons- 
tante derrière  le  cristallin. 

Il  imagine  encore  un  objet  placé  aux  dis- 
tances posées  antérieurement  comme  limites 
de  la  vision,  et  il  trouve  que,  si  le  corps  lumi- 
neux est  stilué  à  l'infini,  le  rayon  de  la  cor- 
née sera  celui  d'une  sphère  de  Op.,  333  ;  à 
27  pouces ,  le  rayon  de  courbure  sera 
Op.,  321  ;  à  8  pouces,  de  Op  ,  303,  et  enfin  à 
1  pouce,  de  Op.,  273,  pour  que  le  foyer  so-t 
toujours  sur  la  rétine. 

Evidemment,  on  pourrait  encore  se  rendre 
compte,  par  des  déplacements  anléro-posté- 
rieurs  du  cristallin,  de  la  permanence  d'une 
image  nette  sur  la  rétine. 

Ces  hypothèses,  émises  pour  l'explication 
d'un  fait  incontestable,  sont  foit  ingénieuses  ; 
mais  la  difficulté  de  donner  la  preuve  des 
faits  sur  lesquels  elles  s'appuient  les  a  fait 
attaquer,  rejeter  même  par  divers  savants. 

Olbers,  entraîné  parla  logique  de  ses  hypo- 
thèses, croit  que  la  vision  distincte,  à  des 
distances  variables,  ne  peut  s'expliquer  que 
])ar  des  modifications  internes  de  l'œil  ;  il 
admet  l'existence  d'un  changement  de  cour- 
bure de  la  cornée,  mais  il  n'arrive  pas  à  la 
démonstration  expérimentale  de  ces  prin- 
cipes. 

Ces  idées  d'Olbers  furent  admises  par  Home 
{Sur  ta  faculté  de  l'œil  de  s'ajuster  à  diffé- 
rentes distances;  dans  Biblioth.  britannique, 
1. 1,  p.  419  ;  t.  VI,  p.  156),  qui,  en  se  servant 
d'un  appareil  inventé  par  Ramsden,  crut 
apercevoir  des  changements  dans  la  courbure 
de  la  cornée.  Plus  tard,  en  faisant  usage  d'ins- 
truments plus  parfaits,  les  variations  do 
cette  surface  lui  parurent  moins  évidentes, 
et  il  ne  leur  fit  plus  jouer  qu'un  rôle  partiel 
dans  l'accommodation  de  l'œil. 

Englefield  et  Ramsden  partagèrent  aussi  le 
sentiment  d'Olbers  ;  mais  beaucouj)  de  physi- 
ciens ont  rejeté  les  grandes  déformations  de 
l'œil  comme  tout  à  fait  inadmissibles,  et  eut 
institué  plusieurs  expériences  pour  arriver  à 
donner  des  preuves  positives  de  la  validité 
de  leurs  arguments. 

Th.Young  [Biblioth.  britannique,  t.  XVIII, 
p.  248),  avant  de  mettre  en  avant  l'explica- 
tion que  nous  allons  examiner,  chercha  à 
prouver  que  l'œil  ne  subit  aucun  allonge-, 
ment  total,  et  que  la  courbure  de  la  cornée 
est  invariable  pendant  l'adaptation.  Les  mé- 
thodes expérimentales  qu'il  a  employées  sont 
basées  sur  une  idée  déjà  émise  par  Ramsden  : 
elles  consistent  à  observer,  au  moyen  d'une 
lunette  microscopique  d'une  force  amplifica- 
tive  convenable,  une  image  virtuelle  bien 
nette,  réfléchie  à  la  surface  convexe  de  la 
cornée,  l'œil  de  la  personne  mise  en  expé- 
rience se  fixant,  sans  se  déplacer,  sur  des 
mires  situées  à  des  distances  très-différentes, 
mais  dans  une  même  direction.  Si  la  cour- 
bure de  la  cornée  ne  subit  aucune  variation, 
l'image  réfléchie  ne  changera  pas  de  dimen- 
sion ;  dans  le  cas  contraire,  et  en  admettant 
les  changements  reconnus  nécessaires  par 
Olbers,  la  grandeur  de  l'image  sera  influencée 
d'une  manière  sensible  et  appréciable. 
Les  résultats  d'Young  ont  été  constamment 


1149 


VUE 


PSYCHOLOGIE. 


VUE 


1150 


négalifs,  et  il  en  a  conclu  à  l'invariabililé  de 
la  forme  de  la  cornée. 

Ces  expériences  ont  été  reprises  depuis  par 
de  Haldat.  et  les  conclusions  d'ïoung  ont 
paru  contirinées  par  les  recherches  du  savant 
français. 

Mais,  avant  d'adopter  d'une  manière  com- 
plète les  résultats  précédents,  il  me  semble 
nécessaire  de  bien  faire  remarquer  l'innnense 
difîiculté  qu'offrent  de  telles  expériences, 
combien  aussi  doivent  être  délicates  les  me- 
sures qu'il  s'agit  d'opérer,  quand  on  tient 
compte  des  mouvements  presque  impercep- 
tibles qui  s'exécutent  sans  cesse  dans  l'homme, 
et  qui  peuvent  avoir  ici  une  si  grande  in- 
fluence. 

Th.  Young,  pour  prouver  l'invariabilité  de 
la  cornée,  lit  encore  une  expérience  bien 
connue  ;  il  prit  une  lentille  i)iconvexe  de 
3/10  de  pouce  de  rayon  et  de  distance  focale, 
montée  dans  un  anneau  j)rofond  de  3/5  de 
pouce;  et,  après  avoir  garni  de  ciie  les  bords 
du  verre,  il  remplit  l'anneau  aux  trois  quarts 
d'eau  [)resque  froide,  puis  appliqua  son  œil 
dessus,  de  manière  que  la  cornée  fût  en  par- 
fait contact  avec  l'eau  qu'il  contenait.  L'œil 
devint  iimnédiatemenl  presbyte,  et  la  force 
réfringente  de  la  lentille,  qui  fut  réduite  par 


font  éprouver  surtout  lors  de  la  vision  d'ob- 
jets placés  à  une  faible  dislance.  Quelques 
partisans  de  la  théorie  des  déformations  to- 
tales du  globe  oculaire  ont  proposé  une  expli- 
cation plus  rationnelle  de  ces  ed'ets,  en  ad- 
mettant une  compression  exercée  sur  cet 
organe  contre  la  paroi  interne  de  l'orbite 
par  l'intervention  des  muscles  obliques.  Tel 
est  le  principe  développé  avec  beaucoup  de 
talent  parLuchtman  {De  mxilatione  axis  oculi 
secunduin  diversam  distantiam  objecti  ; 
Utrecht,l  832)  ,!et  qui  antérieurement  avait  déjà 
été  énoncé,  d'une  manière  moins  explicite, 
parJ.  Rohault  {Traité de  physique  et  OEuircs 
posthumes,  p.  i,  cha|).  31  ;  Paris,  1071)  et 
Lecamus  (An  obliqui  oculorum  inusculi  reti- 
nam  a  cristallo  reinovcnt  ?  ilans  Disputât, 
anatomirœ,  de  Ilaller,  t.  IV).  Celle  théorie  a 
l'avantage,  comme  le  f^iit  remanjuer  Lucht- 
man,  de  s'appliquer  à  doux  elVets  dont  la 
coexistence  est  constante:  d'une  [)art,  l'allon- 
gement de  l'axe  oculaire,  c'est-à-dire  l'éloi- 
gnement  convenable  de  l'écran  sensible,  et, 
d'autre  part,  l'augmenlation  de  la  conver- 
gence des  axes  optiques,  phénomène  néces- 
saire dans  l'orientation  des  yeux,  pour  la 
vision  d'objets  peu  éloignés. 
Des  observations  nombreuses,  faites  par 


le  contact  de  l'eau  à  un  foyer  d'environ  16/10     des  physiologistes  d'un  grand  mérite,  parmi 


de  pouce,  ne  suffît  plus  à  renqilacer  la  cornée, 
dont  l'action  fut  amiulée  par  le  contact  de 
l'eau  à  sa  surface  antérieure.  Mais  l'addition 
d'une  autre  lentille  de  5  pouces  1/2  de  foyer 
ramena  l'œil  à  l'état  normal,  et  cette  dispo- 
sition, dans  la(]uelle  la  cornée  se  trouvait  en 
contact,  à  ses  deux  surfaces,  avec  deux  liqui 


lesquels  se  trouve  J.  Millier,  semblent  infir- 
mer toute  explication  de  l'accommodation 
basée  sur  l'action  des  muscles  oculaires. 
L'extrait  de  belladone,  appliqué  en  solution 
sur  la  conjonctive,  détermine  presque  immé- 
diatement la  dilatation  de  la  pupille,  (il  cet 
ellet  est  constamment  accompagné  d'un  état 


des  de  même  densité,  et  [)ar  conséquent  de-     d'accommodation  spéciale  de  l'œil.  Il  est  bon 


venait  nulle  (juant  à  la  faculté  réfringente, 
permit  à  l'œil  de  conserver  la  propriété  de 
s'accommoder  aux  distances. 

Tels  sont,  en  résumé,  les  arguments  les 
plus  puissants  qui  aient  été  dirigés  contre  la 
déformation  de  la  cornée  et  contre  les  varia- 
tions de  longueur  de  l'axe  de  l'œil. 


de  noter  (]ue,  pendant  l'influence  de  la  bella- 
done, la  presbytie  momentanée,  générale- 
ment produite,  permet  encore  l'accommo- 
dation dans  des  limites  différentes  de  l'état 
normal.  Les  mouvements  généraux  du  globe 
oculaire  ne  subissent  d'ailleurs  aucune  modi- 
fication ;  ce  qui  démontre,  dans  ce  cas,   la 


Les  auteurs  qui  ont  admis  ces  variations  les     permanence  de  l'intégrité  des  fonctions  des 
ont  attribuées  à  l'action   des   muscles    ocu-     muscles  oculaires. 


laires  ;  mais  ces  moyens  ont  paru  aux  anta- 
gonistes de  cette  théorie  tout  à  fait  dispro- 
portionnés avec  l'effet  {)roduit. 

Olbers  {Op.  cit.)  croyait  à  un  allongement 
de  l'œil,  dans  le  sens  de  son  axe  antéro-pos- 
térieur,  allongement  dû  à  la  pression  des 
muscles  droits.  Cette  opinion  a  été  combattue 


L'explication  des  changements  de  courbure 
de  la  cornée,  par  la  réaction  des  humeurs 
internes  de  l'œil  soumises  à  la  compression 
des  muscles  oculaires,  a  été  également  atta- 
quée par  de  Haldat.  {liech.  expc'rim.  sur  le 
mécanisme  de  la  vision;  dans  Mém.dc  l'Acad. 
de  Nancy.)  Ce  physicien  a  prouvé,  par  des 


]^arTre\'ivauus{Beitrdge zur  Anat.und Physiol.      expériences  directes  sur  les  animaux  récem- 
der  Sinnenioerkzeuge,  etc.,  1828.  —  Beitrdge     ment  tués,  qu'une  com|)ression  méthodique, 


zur  Aufkldrung  der  Erscheinuny  und  Geselze 
de»  organ.  Lebens.  cah.  1,3;  Bremen,  1835)  : 
suivant  ce  physiologiste,  les  pressions  laté- 
rales des  muscles  droitstendent  bien  à  refou- 
ler le  corps  vitré  en  avant  et  en  arrière  ; 
mais  la  résultante  générale  tend  h  entraîner 
l'œil  vers  le  fond  de  l'orbite,  où  il  trouve  un 
appui  dans  le  coussinet  graisseux  sur  lequel 
il  repose  :  l'œil  vient  donc  s'aplatir  contre 
cet  obstacle,  la  longueur  de  son  axe  antéro- 
postérieuF  est  diminuée.  Il  est  clair,  d-'après 
cela,  que  la  vision  des  objets  éloignés  pour- 
rail  être  facilitée  par  ce  mécanisme  ;  mais 
chacun  sait  que  les  efforts  de  l'adaptation  se 


suffisante  pour  changer  la  convexité  de  la 
cornée,  détermine  constamment  une  opacité 
plus  ou  moins  grande  de  cette  membrane: 
le  calcul  de  la  force  nécessaire  pour  obtenir 
cet  effet  lui  a  également  permis  de  conclure 
que  les  muscles  oculaires  peuvent  à  peine 
produire  une  action  trois  ou  (|uatre  foi» 
moindre. 

Th.  Young  {Questions  sur  le  changement  de 
figure  du  cristallin;  dans  Bibliothèque  britav- 
nique,  t.  XVIH,  p.  234-246-254).  partisan  do 
l'adaptation,  arriva,  par  voie  d'élimination,  à 
attribuer  au  cristallin  la  propriété  de  subir 
les  modifications  nécessaires  pour  la  vision  à 


H51                VUE                 DICTIONNAIRE  DE  nilLOSOPlIlE.  VUE                 Î152 

(les   dislances  dillérentes.  S'appuyant    sur  moyen  de  rendre  celle  lentille  plus  élastique 
lexistence  des  libres. élémentaires  qui,   par  dans    quelques  sens  que  dans  d'autres,  et, 
leur    réunion  ,  constituent    cette  lentille,  il  par  conséquent,  plus    proi)re  îi  changer  de 
suppose  que  chaque  couche,  dans    la  partie  courbure  et  de  foyer  sous  une  pression  hy- 
voisine  de  l'axe   du   cristallin,  possède  une  drostatique  imprimée  du  dehors, 
certaine  contractiiité.   Lorsque  la    contrac-  Suivant  le  môme  physicien,  une  lentille  à 
lion  se  produit,    le  volume  des    parties  si-  noyau  ferme  et  à  bords  gélatineux,  soumise 
tuées  suivant  l'axe  augmentant,  la  convexité  à  une  pression  hydrostatique  uniforme   sur 
des  courbures  se  trouve  accrue,  et  la  dislance  toute  sa  périphérie,  doit  céder  surtout  par 
focale  devient  alors  plus  petite.  On  voit  que,  les  bords;  sa  forme  se  modifie  de  telle  sorte 
suivant  Young,  l'axe  du  cristallin  est  suscep-  que  son  axe  est  moins  raccourci  que  les diamè- 
tible  d'allongement  et  de    raccourcissement,  très  situés  dans  une  face   perpendiculaire    à 
Des  objections  nombreuses  ont  été  dirigées  celle  direction.  Dansle  cas  spécialdontil  s'agit, 
contre  celte  propriété  attribuée  au  cristallin:  la  pression  est  produite  primitivement,    dit 
on  a  fait  remarquer  que  la  structure  de  ses  Forbes,  par  l'action  des  muscles  moteurs  du 
fibres  diffère  totalement  de  celle    des  fibres  globe  oculaire,  puis  communiquée  à  l'ensem- 
luusculaires,  qu'aucun  nerf  n'arrive  au  cris-  ble  de  la  masse  semi-fluide   contenue   d.ans 
tallin  pour  déterminer  la  contraction  de   ses  l'enveloppe  résistante  que  forme  la  scléro- 
fibres,  que  les  agents  excitateurs  ordinaires  des  tique  et  la  cornée.  Le  cristallin  librement  sus- 
tissus  contractiles  ne  produisent  aucun  effet  pendu,  embrassé,  pour  ainsi  dire,  par  l'hu- 
sur  le  cristallin.  .Mais  Young  admet,  et   celte  meur  aqueuse  d'un  côté,  et  l'humeur  vitrée 
opinion  était  celle  de  Hunier,  que  la  contrai;-  de  l'autre,  est  comprimé  en  tous  sens  par  la 
tilitédela  lentille  cristalline  esltoute  spéciale,  force  transmise,   et,  en  se  ra[>prochant  da 
qu'elle  lui  est  aussi  individuelle  que  la  struc-  vantage  de  la  forme  sphérique,  devient  plus 
ture  de  son  tissu.  L'argument  qui  paraît  avoir  réfringent. 

le  plus  de  valeur  contre  l'hypothèse  de  Young,  La  théorie  de  Forbes  n'est  pas  plus  suscep- 

c'est  que,  d'après  ses  propres  observations  tible  de  démonstration  directe  que  celle  d'Y- 

et  celles  de    plusieurs  expérimentateurs,  la  oung.  La  question  d'hydraulique,  qui  vient 

perle  du  cristallin,  par  suite   de  l'opération  la  compliquer,  est  d'ailleurs  un    problènie 

ae    la    cataracte,  laisse  encore  ,   aux  sujets  dans  lequel  le  desideratum  est  érigé  en  véri- 

chez  lesquels  l'extraction  a  réussi  parfaite-  té.  Ajoutons,  de  plus,  que  des  expériences 

ment,  la  faculté  d'accommodation  dans  des  faites  par  Forbes  sur  le  cristallin  du  bœuf, 

limites  assez  étendues.  Il  est  vrai  que  le  phy-  n'ont  pas  été  suivies  de  succès. 

sicien    anglais  fait  observer  que  la  proprié-  Divers  auteurs  ont  pensé  que  l'adaptation  de 

té  est    considérablement    atténuée,  et   qu'il  l'œil  lient  à  des  déplacements  antéro-poslé- 

est  permis  d'attribuer  les  phénomènes  qu'on  rieurs  du  cristallin.  Cette  opinion,  admise  par 

observe,  chez  les  individus  privés  de  cristallin,  Kepler  {Paralipomenaad  Vitellionem,  cap.  v, 

à  l'influence  du  diaphragme  irien,  (lui,  en  se  16U4..  Francfort),  Lecal  {Traité des  sensations, 

contractant,  donne  assez  de  ténuité  au  fais-  t.  Il,  p.  496;  Paris,  1767],  Camper  [De  visu  et 

ceaude  lumière  arrivant  dans  l'œil,  pour  que  de  quibusdam  oculi  partibus;  dans  Disputât. 

son  cercle   de  diffusion,  à  la  surface    de  la  anntomicœ  de  Haller,   t.   IV,  p.  225  et  261), 

membrane  sensible,  ne  trouble  pas  d'une  ma-  Scheiner  [Fundamentum  opticum,  etc.  ;  Lon- 

nière  appréciable  la  netteté  de  l'image.  dres,  1652],  Porlerfield,etc.  (A  treatise  on  the 

En  dernière  analyse,  il  nous  semble  que  eyes,  the  manner  and  phenomenaof  vision, i.l; 
la  théorie  dYoung,  n'étant  susceptible  Edinburgh,  1759;  a  été  soutenue  par  Jacobson 
d'aucune  vérification  pratique,  ne  doit  être  (Suppl.  ad  ophthalm.),  Copenhague,  1821, 
considérée  que  comme  une  habile  explication  qui  a  cherché  à  expliquer  le  mécanisme  de 
dont  la  démonstration,  aussi  bien  que  la  ré-  ces  mouvements  du  cristallin, 
futation  directe,  parait  fort  difficile.  11  est  Suivant  Jacobson,  lorsque  le  cristallin  doit 
d'ailleurs  toujours  fâcheux  d'appuyer  une  se  rapprocher  de  la  cornée,  l'humeur  aqueuse 
hypothèse  sur  l'existence  d'une  propriété  de  passe  de  l'avant  à  l'arrière  de  cette  lentille, 
tissu  aussi  contestable  elle-même  que  la  au  moyen  d'oriûces  que  cet  anatomisle  si- 
cause  du  fait  qu'il  s'agit  d'expliquer.  gnale  dans  la  paroi  antérieure  du  canal  go- 

Récemment,  la  théorie  de  l'adaptation   à  dronné  de  Petit  :  la  dilatation  de  ces  orifices 

des  distances  variables  par  des  changements  s'opère  par  l'action  éreclile  des  procès  ci- 

de  courbure  du  crislallin  a    été  de    nouveau  liaires. 

émise  par  Forbes  {Comptes  rendus  des  séan-  L'hypothèse  de  Jacobson  est  sans  doute  in- 

ces  de  l'Académie    des  sciences,    séance    du  génieuse,  mais  aucune    expérience   ne  peut 

9  déc.  1845),  qui  rejette  la  muscularité  des  fi-  lui  donner    une  base    solide.   Vallée  {Ouv. 

bres  cristallines,  et  soustrait  ainsi  son  explica-  ci/.)  a  d'ailleurs  prouvé  que   la    théorie  des 

tionàl'unedes  principalesobjeclions  opposées  mouvements  du  cristallin  parlesdéplacements 

à  la  théorie  d'Young.  de  l'humeur  aqueuse,  tombe,  si  l'on  stmmet 

Forbes  ne  considère  pas  la  densité  varia-  au  calcul    les  diverses   conditions   qu'il  est 

ble  du  crislallin  comme  un    moyen  de  cor-  nécessaire     d'admettre,   d'après    Jacobson  , 

reclion  de  l'aberration  de  sphéricité,  puisque,  pour  se  rendre  compte  du  phénomène, 

d'après   les  mesures  précises  de  Chossal,  ces  Je  viens  d'exposer  les  principales  théories 

surfaces  naturelles  ne  sont  pas   sphériques.  qu'on  a  émises  pour  expliquer  l'adaptation  de 

11  regarde  la  décroissance  de  densité  du  cris-  l'œil;  il    reste  à  examiner  l'opinion  de  ceux 

tallin  du  ten're  à  la  périphérie,  comme  un  qui    pensent    trouver,    dans  l'organisation 


1153 


VUE 


PSYCHOLOGIE. 


VUE 


1154 


(les  milieux    réfringents    de  cet   organe,  la 
solution  (lu  problème  qui  nous  occupe. 

Treviramus,  dans  une  série  de  travaux 
remarquables,  a  cherché  à  démontrer,  par 
des  considérations  mathématiques,  que  la 
distance  focale  d'une  lentille    dont  la  densi- 


d'arrôter  les  fa3'ons  (jui  tomberaient  trop 
loin  du  centre  du  cristallin,  et  dont  la  con- 
vergence ne  pourrait  avoir  lieu  qu'au  delà 
de  la  réiine. 

«  Quand  on  veut  regarder  au  loin,  on  ouvre 
au  contraire  la  pupille  autant  qu'il  est  possible, 


té  va  en  croissant  de  la  périphérie  au  centre,  alin  que  le  faisceau  incident  soit  large,  et  quo 

est  invariable,  quelle  que  soit  la  distance  de  ses  bords  extérieurs  tombent  près  des  bords 

l'objet  lumineux,  pourvu  qu'un  diaphragme  à  du  cristallin,  pour  converger  ensuite  sur  la 

orilice  variable  change  le  rapport  des  rayons  rétine.  Alors,  il  est  vrai,  la  partie  centrale  du 

marginaux  aux  rayons  centraux,  suivant  une  faisceau  converge  trop  tôt  ;  mais  l'épanouisse- 

ioi  qu'il  fait  connaître.  Appli(|uant  lesdèduc-  ment  qu'elle  peut  prendre,  en  allant  depuis 

tions  de  ses  calculs  au    cristallin,   qui  pré-  son  point  de  convergence  jusqu'à  la  rétine, 


sente  la  structure  de  ces  lentilles  hy[)Othéti- 
ques.et  aux  varialicms  de  l'oriticc  pupillaire, 
il  admet  i\ue  le  foyer  de  cet  appareil  est 
le  môme  pour  toutes  les  limites  de  la  vision, 
et  ne  croit  nullement  <i  des  changements  de 
rap|)ort  entre  les  diverses  parties  de  l'appareil 
oculaire. 


est  toujours  très-petit,  et  peut  d'autant  moins 
troubler  la  vision,  que  l'éclat  de  la  lumière 
est  toujours  très-faible  par  rapport  h  la  lumière 
des  bords.  » 

La  théorie  de  Pouillet  se  rapproche  heau- 
couj)  de  celle  de  ïreviranus.  Diverses  expé- 
riences faites  par  de  Haldat  [Mém.  cit.),  et 


Les  principes  mathématiques  invoqués  par     desquelles  je  vais  exposer  les  résultats,  sont 
Treviranus,  et  les  déductions  qu'il  en  a  tirées,      venues  lui  prôler  leur  appui. 


ont  été  attaqués  par  Kohlrausch.( Lifter  Trevi- 
ranus Ansichten  vom  deutlichen  Sehen  in  die 
Nàhe  und  Ferne,  etc.  ;  Gotlingen,  1836.)  On 
verra  d'ailleurs,  dans  la  suite  de  cette  dis- 
cussion, que  des  expériences  remarquables 
par  leur  simplicité  ne  permettent  pas  de 
douter  de  l'existence  de  changements  dans 
l'œil,  bien  que  le  siège  decesmodilicalions  ne 
soit  pas  encore  déterminé. 

Pouillet  {Traité  de  phys.,  t.  II,  p.  241) 
explique  la  vision  distincte  d'objets  situés  à 
diverses  distances  par  la  structure  du  cristallin 
et  par  les  mouvements  de  l'iris.  «  L'étude 
anatomique  du  cristallin,  dit  ce  savant  phy- 
sicien, prouve  que  les  couches  centrales 
étant  tout  à  la  fois  plus  courbes  et  plus 
réfringentes  que  celles  des  bords,  les  rayons 
qui  traversent  ces  dernières  ne  peuvent  pas 
converger  au  môme  point  que  ceux  qui  ont 
traversé  les  premières.  Le  faisceau  central 
converge  plus  près,  et  le  faisceau  des  bords 
va  converger  plus  loin.  Ainsi  le  cristallin  n'est 
pas  une  lentille  à  un  seul  foyer,  njais  une 
lentille  à  un  nombre  infini  de  foyers  diffé- 
rents. Je  vais  essayer  d'indiquer  coannent 
ce  fait  peut  concourir  à  l'explication  des 
phénomènes.  D'abord,  si  l'on  place  au  devant 
de  l'œil  une  lame  opaque  percée  d'un  trou 
dont  le  diamètre  soit  moindre  que  0'"  ,001, 
on  distingue  nettement  tous  les  objets  jusqu'à 
des  distances  beaucoup  plus  petites  qu'on  ne 
le  pourrait  faire  sans  cette  précaution  :  c'est 
qu'alors  le  faisceau  qui  pénètre  dans  l'œil  est 
si  mince,  qu'il  est  à  peine  nécessaire  qu'il 
soit  aminci  par  la  convergence  pour  faire  des 
images  nettes.  Aussi  n'observe-t-on  aucune 
ditférence  lorsque  le  petit  trou  coïncide  avec 
le  bord  ou  avec  le  centre  de  la  pupille.  Avec 
un  faisceau  aminci,  on  peut  donc  voir  nette- 
ment à  toutes  les  distances  et  par  toutes  les 
zones  du  cristallin. 

«  Quand  on  veut  regarder,  à  la  vue  simple 
et  sans  diaphragme,  un  objet  de  plus  en  plus 
rapproché,  on  rétrécit  de  plus  en  plus  l'ouver- 
ture de  la  pupille  :  c'est  un  fait  facile  à 
vérifier. 

a  Le  but  de  ce  rétrécissement  est  en  effet 


Déjh  Wagendie  avait  remarqué  qu'en  faisant 
varier,  par  l'éloignement  ou  le  rapproche- 
ment de  l'objet,  la  grandeur  de  l'image  peinte 
sur  la  rétine,  on  n'apercevait  j)as  de  dill'é- 
rencc  appréciable  dans  sa  netteté.  Haldat  a 
étudié  d'abord  les  images  produites  par  des 
cristallins  isolés.  Il  a  construit  une  petite 
chambre  obscure  dans  la(jucllu  le  cristallin 
remplit  le  rôle  d'objectif,  et  avec  laquelle  on 
reconnaît  sans  didiculté,  afTirme-t-il,  l'inva- 
riabilité du  foyer  de  celte  lentille  oculaire. 
L'apj)areil  se  compose  d'un  tube  en  laiton 
qui  porte  à  sa  face  antérieure  une  capsule 
propre  à  contenir  un  cristallin  de  bœur  ;  ce 
tube  en  reçoit  un  second  qui  est  terminé  par 
une  lame  de  verre  dépoli,  disposée  perpen- 
diculairement à  l'axe. 

«  Si  l'on  amène,  dit  de  Haldat,  le  verre 
dépoli  au  foyer  de  la  lentille  oculaire,  et 
qu'on  présente  l'instrument  successivement 
vers  des  objets  voisins  et  vers  des  objets 
éloignés  placés  dans  la  môme  direction,  on 
observe  des  images  d'une  égale  pureté.  Le 
résultat  est  plus  frappant  encore  lorsqu'on 
reçoit  à  la  fois  les  images  d'objets  j)lacés  à 
des  distances  diverses,  comme  on  l'a  fait  pour 
des  mires  placées  les  unes  à  3  et  à  4  déci- 
mètres, et  les  autres  à  20  ou  30  mètres.  Les 
résultats  comparés  avec  ceux  qui  ont  été 
obtenus  au  moyen  d'une  petite  lunette  de 
Ramsden,  ont  montré  que  les  mêmes  objets, 
pour  en  obtenir  des  images  distinctes,  exi- 
geaient un  déplacement  de  l'oculaire  de  10 
à  12  millimètres.  Un  diaphragme  est  utile 
pour  rendre  les  images  plus  pures  et  plus 
régulières.  » 

Haldat  cite  encore  l'expérience  suivante  ; 
«  L'instrument  étant  armé  d'un  cristallin  de 
bœuf,  si  on  l'expose  aux  rayons  solaires, 
réfléchis  dans  la  chambre  obscure  et  transmis 
par  une  ouverture  de  10  à  12  millimètres  de 
diamètre,  si  en  outre  le  verre  dépoli  est 
amené  au  foyer  du  cristallin  ,  qui  est  de 
0"',610,  il  se  forme  une  image  éclatante  du 
soleil,  bien  terminée,  et  qui,  amplifiée  parla 
lentille  oculaire,  présente  une  surface  de 
0"',004  de  diamètre.   Le   verre  dépoli,  sur 


1155 


VUE 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


VUE 


1156 


lequel  se  peint  celte  image,  étant  fixé  à  la 
infime  distance,  on  a  interposé  entre  le 
cristallin  et  le  porte-lumière  une  lentille 
biconvexe ,  dont  le  foyer  était  de  0'",3b. 
Quoique  les  rayons,  auparavant  parallèles, 
aient  alors  pris  une  direction  convergente, 
l'image  a  présenté  plus  d'éclat  et  une  plus 
grande  étendue  ;  mais  le  foyer  a  été  le  même. 
A  la  lentille  biconvexe,  on  a  substitué  un 
verre  biconcave,  dont  chaque  face  avait  son 
foyer  h  0'",12  ;  les  rayons  rendus  divergents 
ont  donné  à  l'image  moins  d'éclat  et  une 
étendue  moindre,  mais  le  loyer  a  été  le 
même.  On  a  confirmé  ces  résultats  en  chan- 
geant même  d'une  très-petite  quantité  la 
distance  du  verre  dépoli  au  cristallin.  L'image 
du  soleil,  sf)it  que  cette  distance  ait  été 
augmentée  ou  diminuée,  est  devenue  confuse 
et  mal  déterminée.  L'invariabilité  du  foyer 
du  cristallin,  pour  des  rayons  de  directions 
ditférenles,  est  donc  un  fait  acquis  à  la 
science.  »  [Mém.  sur  les  images  qui  se  for- 
ment au  fond  de  l'œil  et  sur  un  moyen  très- 
simple  de  les  apercevoir;  Paris,  1813.) 

Les  premières  expériences  de  Haldat  ayant 
soulevé  plusieurs  objections,  il  en  institua 
de  nouvelles  pour  donner  une  certitude  plus 
grande  aux  résultats  qu'il  avait  obtenus. 

Forbes  {Mém.  et  rec.  cî7.),ayantfail  observer 
la  dilhculté  de  constater  expérimentalement 
la  différence  qui  existe  dans  la  netteté  des 
images  formées  par  le  cristallin,  pour  des 
objets  inégalement  distants,  de  Haldat  entre- 
prit une  série  de  recherches  sur  des  yeux 
entiers.  Voici  l'exposé  de  son  procédé  : 

«  Je  préparai,  dit  ce  savant,  des  yeux  de 
bœuf  en  coupant  les  trois  membranes  de  la 
face  postérieure,  dans  une  étendue  égale  à 
la  surface  d'une  pièce  de  50  cent.,  et  dans 
un  plan  parallèle  à  la  puf)ille.  Pour  pratiquer 
cette  ouverture,  qui  suffit  à  l'image  des  objets 
})lacés  à  l'extérieur,  on  doit  saisir  l'œil  entre 
Jes  doigts  avec  la  précaution  de  le  comprimer 
le  moins  possible,  ou,  mieux  encore,  en  l'en- 
fermant dans  une  capsule  sphérique,  qui 
porte  une  ouverture  à  la  face  postérieure, 
et  une  autre  à  la  face  antérieure.  Les  deux 
valves  dont  se  compose  cette  capsule,  réunies 
par  le  moyen  d'une  charnière,  peuvent  con- 
tenir le  globe  oculaire.  L'ouverture  posté- 
rieure permet  de  faire  la  section  circulaire 
des  membranes  formant  le  fond  du  globe, 
et  d'observer  les  images  qui  s'y  peignent. 
Quoiqu'il  s'écoule  nécessairement  une  petite 
quantité  d'humeur  vitrée,  les  images  sont 
très-distinctes,  si  cette  humeur  a  conservé  la 
forme  sphérique  qui  lui  est  propre.  Si  elle 
l'a  perdue,  on  la  lui  fait  reprendre  par  l'appli- 
cation de  quelque  portion  d'une  membrane 
demi-transparente  appliquée  sur  l'ouverture. 
Diverses  substances  i)euvent  être  employées 
à  cet  usage  ;  mais,  de  tous  les  moyens,  celui 
qui  est  le  plus  commode  et  le  plus  simple 
est  d'appliquer  sur  cette  ouverture  un  verre 
démontre  d'un  courbure  analogue  à  celle  du 
globe  oculaire  employé.  Ce  verre,  fermant  à 
la  fois  l'ouverture  de  la  valve  postérieure  et 
celle  qui  est  pratiquée  au  fond  du  globe, 
permet  d'observer  les  images  avec  la  plus 


grande  facilité.  On  peut  lui  donner  les  quali- 
tés du  verre  dépoli,  tel  qu'on  l'emploie  dans 
certaines  chambres  obscures,  en  passant  sur 
la  surface  extérieure  une  couche  de  suif 
extrêmement  légère.  Par  ce  procédé  si  simple, 
qui  donne  au  verre  une  demi-transparence 
bien  supérieure  à  celle  du  verre  dépoli  ou 
simplement  terni,  on  pourrait  même,  dans 
un  cours  de  physiologie,  exécuter  un  grand 
nombie  d'expériences  importantes, et  montrer 
que  l'image  est  bien  réellement  peinte  au 
fond  de  l'œil,  et  nécessairement  sur  la  rétine 
ainsi  remplacée  ;  qu'elle  l'est  avec  la  forme 
et  la  couleur  des  objets,  dans  une  dimension 
qui  est  en  raison  inverse  du  carré  de  la 
distance,  mais  dans  une  situation  lenversée  ; 
enfin,  que  le  lieu  de  l'image  est  sensiblement 
invariable  pour  les  objets  représentés  par 
des  rayons  lumineux  de  direction  diverse.  » 

Ces  expériences,  répétées  un  grand  nombre 
de  fois,  ontconvaincu  Haldat  de  la  constance 
dans  le  lieu  de  l'image  pour  le  cas  indiqué, 
sans  toutefois  l'éclairer  sur  la  cause  du  phé- 
nomène contraire  aux  déductions  théoriques, 
et  môme  aux  expériences  faites  avec  des 
lentilles  artificielles.  Haldat  semble  d'ailleurs 
porté  à  expliquer  l'adaptation  par  des  con- 
sidérations analogues  à  celles  qui  font  la  base 
des  théories  de  Treviranus  et  de  Pouillet. 

Malgré  l'autorité  imposante  de  savants  aussi 
distingués  que  ceux  dont  nous  venons  d'ex- 
poser les  travaux,  il  nous  semble  qu'un  expé- 
rience simple,  facile  à  répéter,  démontre  en 
même  temps,  et  la  nécessité  de  l'adaptation 
pour  la  vision  nette  d'objets  placés  à  des 
distances  différentes,  et  l'insuffisance  des 
théories  basées  sur  la  structure  du  cristallin 
et  sur  les  mouvements  pupillaires,  pour 
expliquer  les  phénomènes  qui  nous  occupent. 

Cette  expérience  (J.Mui.ler,  Manuel  de 
physioL,  trad.  de  Jourdan,  t.  Il,  p.  322),  que 
chacun  a  pu  faire,  consiste  à  placer  verticale- 
ment deux  épingles  noires  sur  une  règle  de 
bois  horizontale,  à  une  distance  notablement 
différente.  On  lerme  l'un  des  yeux,  et  l'on 
vise  avec  l'autre  les  extrémités  alignées  des 
deux  épingles.  Si,  restant  immobile,  on 
cherche  à  voir  l'épingle  la  [dus  rapprochée, 
son  image  se  peint  dans  l'œil  et  on  la  perçoit 
avec  une  très  grande  netteté  ;  les  contours 
linéaires  sont  vifs  et  arrêtés,  surtout  lorsqu'on 
a  soin  de  faire  qu'elle  se  projette  sur  un 
écran  blanc  ;  en  même  temps  l'épingle  la 
plus  éloignée  cesse  d'être  vue,  et  l'on  n'a 
plus  la  sensation,  pour  celte  dernière,  que 
d'une  trace  nébuleuse  Lorsque,  au  contraire, 
sans  varier  de  position,  on  adapte  son  œil 
pour  voir  nettement  l'épingle  éloignée,  on  la 
perçoit  parfaitement  distincte,  tandis  que  la 
plus  rapprochée  devient  tout  à  fait  confuse 

Dans  cette  expérience,  les  images  des  deux 
épingles  se  superposent  dans  l'œil.  Il  est  aisé, 
par  un  effort  d'adaptation,  de  voir  l'une  ou 
l'autre  à  volonté  ;  mais  il  est  impossible 
d'avoir  simultanément  une  perception  nette 
de  toutes  les  deux,  ce  qui  jirouve  que  l'œil 
accommodé  pour  la  vision  de  l'une,  ne  l'est 
pas  pour  la  vision  de  l'autre.  Dans  chacun 
des  temps  de  l'expérience,  il  est  manifeste 


1157  VUE  PSYCHOLOGIE.  VUE  IIWJ 

que  l'œil  étant  disposé  pour  la  vision  nette      leur    loyer   derrière   cette    membrane  ,    et 
de  l'une  des  é[)ingles,  les  rayons  émanés  de     chaque  pinceau  lenconlre  des  éléments  sen- 


l'autre  n'ont  pas  l'inclinaison  convenable, 
pour  que  les  sommets  des  cônes  réfractés  se 
trouvent  sur  la  rétine  ;  il  y  a  des  cercles  de 
dill'usion  pour  chacun  des  points  de  l'objet, 
et  la  sensation  produite  est  aussi  obscure  que 
l'image  elle-mômc  est  confuse. 

Cette  expérience  est  en  contradiction  avec 
la  théorie  de  Pouillcl.  En  effet,  si  l'œil  se  fixe 
sur  l'objet  le  plus  rapproché,  le  diamètre 
pupillaire  devient  fort  petit  ;  l'objet  éloigné 
n'envoie  dans  l'œil  que  des  rayons  centraux 
qui,  doués  d'une  trop  grande  convergence, 
ont  leur  foyer  en  avant  de  la  rétine,  et  les 
cercles  de  diffusion  formés  sur  cette  mem- 
brane produisent  la  sensation  vague  d'une 
nébulosité.  Mais,  lorsque  l'œil  se  fixe  sur 
l'objet  éloigné,  la  sensation  perçue  est  d'une 
netteté  remarquable  :  or,  dans  ce  cas,  les 
rayons  lumineux  traversent  les  bords  et  le 
centre  de  la  lentille  cristalline.  S'il  n'y  avait 


sibles  différents,  d'où  une  sensation  double; 
au  delh,  les  ravons  trop  convergents  se  croi- 
sent en  avant  die  la  rétine,  et,  continuant  leur 
marclie  au  delà  du  foyer,  vont  encore  dé- 
terminer un  double  ébranlement  et  une  dou- 
ble sensation. 

On  conçoit  tout  le  parti  que  l'on  peut  ti- 
rer de  celte  expérience  contre  les  théories 
précédentes,  et  en  faveur  des  explicalioiis 
basées  sur  des  changements  internes  du  globe 
oculaire. 

Il  est  encore  plusieurs  autres  faits  à  leur 
opposer.  Si,  comme  le  pensent  Treviranuset 
Pouillet,  l'accommodation  de  l'œil  dépend 
spécialemenUles  variations  del'orilice  irien, 
chaque  fois  que  le  diamètre  de  la  pupille 
changera ,  l'étal  d'accommodation  de  l'œil 
sera  modiiié,  et  chacun  sait  que,  si  l'on  éclaire 
plus  ou  moins  un  objet  dont  la  distance  à 
l'œil  est  invariable,  la   pupille  se  contracte 


pas  dans  l'œil  d'autre  mode  d'adaptation  que     ou  se  dilate  ;  et  cependant,  il  n'y  a  aucune 


celui  qui  est  indiqué  dans  les  théories  précé- 
dentes, il  serait  impossible  de  concevoir  la 
})erception  d'une  seule  image  parfaitement 
nette  de  l'objet  éloigné,  aussi  bien  que  la 
disparition  de  l'image  nébuleuse  engendrée 
I  ar  les  rayons  centraux  dont  le  foyer  serait 
en  avant  de  la  membrane  sensible.  En  admet- 
tant l'hypothèse  de  Pouillet,  les  contours  de 
l'image  éloignée  devraient  toujours  paraître 
entourés  d'une  sorte  de  pénombre  due  à 
l'image  nébuleuse  produite  par  les  rayons 
centraux  ;  celte  pénombre  pourrait  bien,  vu 
la  dillérence  d'intensité,  ne  pas  être  sensible 
dans  les  lieux  où  la  superposition  s'opère, 
mais  elle  se  manifesterait  nécessairement 
dans  les  parties  de  la  rétine  non  ébranlées, 

Euisque  l'aire  qu'elle  occupe  sur  cette  mem- 
rane  serait  plus  grande  que  celle  de  l'image 
nette  formée  par  les  rayons  marginaux. 

Une  expérience  indiquée  par  Scheiner 
[ouv.  cit.)  semble  bien  propre  aussi  à  dé- 
montrer la  nécessité  de  modifications  internes 
de  l'œil  pour  l'adaptation.  Après  avoir  percé, 
dans  une  carie,  deux  petits  trous  distants 
entre  eux  d'une  longueur  moindre  que  le 
diamètre  de  l'oiifice  de  la  pupille,  si  l'on 
observe,  en  plaçant  celte  carie  devant  l'œil, 
un  objet  peu  étendu,  un  point  noir  sur  un 


variation  dans  la  netteté  de  la  vision,  l'im- 
pression seulement  [)rend  ou  perd  de  l'in- 
tensité. 

Un  argument  de  Volkmann  {Ncue  Bei- 
trage  zur  Physiologie  dis  GciirJitssinnes : 
Leipsig,  1836)  nous  j)araît  avoir  aussi  une 
grande  vaieur,  et  démontre  que,  si  l'iris  joue 
un  rôle  dans  l'adajjlation,  on  ne  [)eut  le  con- 
sidérer comme  l'organe  spécial  de  cette 
fonction.  On  perce  une  carte  d'un  trou  beau- 
coup plus  petit  que  l'orilice  j)U|)illaire  :  si 
l'on  place  cet  écran  à  une  [)elite  distance  au 
devant  de  l'œil  et  dans  la  direction  de  son 
axe ,  rex[)érience  déjà  citée  des  éf)iiigles 
réussit  encore.  L'une  des  épingles  élanl  vue 
nettement,  la  perception  de  l'aulie  est  très- 
vague,  et  la  vision  parfaite,  simultanée,  d'ob- 
jets placés  à  des  dislances  variables,  ne 
peut  pas  s'elfecluer  plus  que  dans  les  condi- 
tions normales. 

Dans  celle  expérience,  le  rôle  de  l'iris  est 
anéanti  par  la  pupille  invariable  que  l'on  in- 
terpose entre  les  rayons  lumineux  et  l'aMl. 
Si  l'accommodation  s'opère  encore,  force  est 
bien  de  reconnaître  que  l'iris  ne  i)eul  à  lui 
seul  en  être  l'instiument. 

Jean  Mile  {De  la  cause  qui  dispose  l'œil 
pour  voir  distinctement  les  objets  places  à 


fond  blanc,  par  exemple,  on  constate  que  ce     différentes  distances  ;  dans  Journ.  de  pfn/siol 


point  n'est  vu  unique  qu'à  une  distance  déter- 
minée ;  en  deçà  et  au  delà,  on  a  une  sensation 
double.  Evidemment,  l'œil  une  fois  disposé 
pour  l'expérience,  la  rétine  se  trouve  au 
foyer  de  l'appareil  réfringent  de  l'œil,  seule- 
ment pour  les  distances  auxquelles  le  point 
paraît  unique.  Dans  ce  cas,  en  effet,  un  point 
lumineux  extérieur  envoie  des  rayons  qui, 
traversant  deux  partiesquelconques  de  l'appa 


expér.  t.  IV,  p.  160)  a  aussi  donné  une  théo- 
rie de  l'adaiitation.  11  ne  considère  [)as  la 
structure  du  cristallin  comme  propre  à  ex- 
pliquer le  phénomène,  mais  il  attribue  à 
l'iris  cette  propriété  :  les  variations  de  la  pu- 
pille suffisent,  selon  lui,  pour  rendre 
compte  de  ce  qui  se  pa-se  dans  l'œil.  Cette 
théorie  se  base  sur  les  phénomènes  optiques 
qui  onllieu  quanddes  rayons  lumineux  rasent 


reil  réfringent,  concourent  au  môme  foyer,     leborddes  corpsopaques,et  que  l'on  désigne 


et  se  rencontrent  sur  les  mêmes  éléments  de 
ia  rétine. 

Si  l'observateur  voit  deux  points  lumineux 
en  deçà  et  au  delà  de  la  position  précédente, 
c'est  que  dans  l'un  et  l'autre  cas  les  rayons 
ne  forment  plus  leur  foyer  sur  la  rétine  : 
en  deçà,  les  rayons  trop  divergents  auraient 


sous  le  nom  de  phénomènes  de  diffraction. 
Suivant  son  auteur,  la  vision  distincte  et  con- 
tinue des  objets  renfermés  dans  certaines  li- 
mites résulte  de  la  diffraction  des  rayons 
près  du  bord  de  l'ouverture  de  l'iris  :  par 
suite  de  celte  influence,  il  se  forme,  d'un 
seul    point    lumineux    externe  ,  plusieurs 


1159  VUE  DICTIONNAIRE  DE 

loyers  au  lieu  d'un,  rangés  successivcraenl 
dans  une  liij,nc  d'une  certaine  longueur,  de 
manière  que  l'objet  peut,  dans  certaines  li- 
mites, changer  de  distance,  et  pourtant  un 
de  ses  foyers  tombera  toujours  au  fond  de 
l'œil.  Celte  longueur  focale  esl  en  raison  in- 
verse du  diamètre  pupillaire. 

Celte  hypothèse  a  été  combaltue  par  Tre- 
viranus  {ouv.  cit.  )  el  Volkmaim  (  ouv.  cit.  ), 
qui  ont  fait  observer  avec  raison  qu'en  ad- 
mettant les  principes  du  physiologiste  de 
Varsovie,  il  faudrait  supposer  que  les  images 
nettes  ne  sont  produites  que  par  le  nombre 
très-petil  de  rayons  qui  rasent  les  bords  de 
la  pupille;  mais  alors  quel  rôle  jouent  les 
rayons  qui  pénètrent  dans  l'œil  en  propor- 
tion énoi-me  sans  être  difVraclés? 

L'explication  de  la  vision  nette  par  la  dif- 
fraction me  paraît  si  peu  plausible,  cette 
propriété  me  semble  si  peu  propre  à  jouer  le 
rôle  qu'on  lui  attribue  ici,  que  je  serais  plu- 
tôt porté  à  considérer  son  influence  sur  les 
rayons  qui  rasent  le  bord  de  l'iris  comme 
une  cause  d'imperfection  pour  les  images 
produites  sur  la  rétine,  si  le  très-petil  nom- 
bre des  rayons  sur  lesquels  elle  agit  ne  pa- 
raissait avoir  rendu  son  elfel  négligeable. 

Si  la  théorie  proposée  par  Lehot  {Nouvelle 
théorie  delà  vision,  premier  mi'moire,  p.  20  ; 
Paris,  1823  )  pouvait  être  admise,  elle  ren- 
drait inutiles  tous  les  procédés  d'adaptation 
successivement  invoqués  pour  expliquer  la 
vision  distincte  d'objets  placés  à  des  dis- 
lances variables. 

Ce  n'est  ni  sur  la  rétine,  ni  sur  la  choroïde, 

3ue  l'impression  lumineuse  se  produit  , 
'après  ce  physicien,  mais  c'est  dans  l'inté- 
rieur même  du  corps  vitré.  L'image  d'un 
plan  5  deux  dimensions  dans  ce  milieu;  mais 
celle  d'un  corps  solide  en  a  trois.  La  sensa- 
tion, pour  un  point  lumineux  extérieur,  cor- 
respond au  sommet  du  cône  réfracté  qui  se 
trouve  dans  le  corps  vitré,  et  là  seulement. 
Suivant  la  distance  des  objets  à  l'œil,  les 
sommets  se  rapprochent  ou  s'éloignent  de 
la  face  postérieure  du  cristallin  ,  mais  ils 
sont  toujours  dans  le  corps  vitré  tant  que  la 
perception  est  nette. 

Une  foule  d'objections  puissantes  infirment 
cette  théorie,  el  chacun  peut  les  faire  immé- 
diatement. Comment  l'impression  lumineuse 
peut-elle  se  transmettre  du  corps  vitré,  to- 
talement dépourvu  de  nerfs,  au  sensorium 
qui  la  perçoit?  Comment  expliquer  les  illu- 
sions produites  par  les  peintures,  qui,  au 
moyen  d'images  planes,  donnent  la  sensation 
d'objets  à  trois  dimensions?  Notons  encore 
que  les  rayons  lumineux,  après  leur  croise- 
.uent  au  foyer,  doivent  continuer  à  marcher, 
!'l  viennent  nécessairement  produire,  par 
îeur  rencontre  sur  la  rétine,  un  image  dont 
ia  netteté  varie  suivant  leurdiflusion  plus  ou 
moins  grande.  Suivant  Lehot,  celle  image 
n'est  pas  perçue;  il  faut  donc  admettre 
l'insensibilité  de  la  rétine,  el  même,  en  adop- 
tant l'hypothèse  de  l'auteur,  l'insensibilité 
(de  toutes  les  portions  du  corps  vitré  qui  sont 
comprises  entre  le  sommet  du  cône  et  la 
membrane  nerveuse.  De  pareilles  proposi- 


PIIILOSOPIIIE.  VUE  llf)0 

lions  n'étaient  réellement  pas  soutenables; 
elles  sont  universellement  abandonnées  au- 
jourd'hui. 

Je  regrette  vivement  de  ne  pas  pouvoir  don- 
ner ici  une  idée  complète  de  deux  théories 
importantes  présentées  l'une  par  Vallée  [Ouv. 
cit.  ),  l'autre  par  Slurm  {Comptes  rendus  des 
séances  de  l'Acod.  des  sciences).  Les  exftli- 
cations  de  ces  savants,  quoicjue  bien  dilTé- 
rentes,  sont  basées  sur  des  calculs  el  des 
considérations  mathématiques  que  la  nature 
de  cet  ouvrage  ne  nous  permet  pas  d'abor- 
der :  ceux  de,  nos  lecteurs  qui  voudront 
prendre  une  connaissance  parfaite  de  ces 
travaux  remarquables  devront  recourir  aux 
mémoires  originaux. 

Slurm,  se  fondant  sur  les  mesures  prises 
par  Sœminering,  Chossat,  Krause,  el  sur 
les  observations  d'un  assez  grand  nombre  de 
physiologistes,  admet  que  les  milieux  réfrin- 
gents de  l'œil  ne  sont  pas  sphériques,  et 
môme  qu'ils  ne  sont  pas  terminés  par  des 
surfaces  de  révolution.  Il  conclut  alors, 
d'après  des  théorèmes  géométriques,  que  les 
rayons  lumineux  émanés  d'un  ])oint  rayon- 
nant, par  leur  réfraction  dans  l'œil,  ne  peu- 
vent pas  donner,  au  delà  du  ciistallin,  un 
point  unique  pour  foyer,  et  qu'ils  forment  un 
faisceau  assujetti  à  loucher  les  deux  nappes 
d'une  surface  caustique  en  donnant  deux 
foyers,  F  et  f.  Le  maximum  de  condensation 
des  rayons  lumineux  provenant  d'un  point 
extérieur  s'opère  dans  l'espace  comj)ris 
entre  les  foyers,  F,  f,  espace  qu'il  nomme 
intervalle  focal,  dont  la  longueur  est  fort  pe- 
tite, mais  qui  jamais  ne  peut  se  réduire  à  un 
point. 

En  partant  de  ces  principes  qu'il  démontre, 
Slurm  explique  la  vision  distincte  d'objets 
inégalement  distants  de  l'œil.  Car,  dit-il  : 
«  La  direction  du  rayon  central  sur  laquelle 
se  trouvent  les  foyers  F,  f,  étant  presque 
peri)endiculaire  à  la  surface  de  la  rétine,  le 
point  d'oti  émanent  les  rayons  lumineux 
sera  vu  avec  une  netteté  suffisante,  si  la  ligne 
F  f,  quoique  très-courte,  rencontre  la  rétine 
en  un  point  situé  entre  les  deux  foyers  F  et 
f,  ou  même  encore  un  peu  au  delà  de  F,  ou 
en  deçà  de  f;  car  alors  le  mince  faisceau  lu- 
mineux que  la  pupille  a  laissé  passer  inter- 
ceptera sur  la- surface  de  la  rétine  un  espace 
extrêmement  petit,  incomparablement  moin- 
dre que  les  sections  faites  dans  ce  faisceau, 
très-près  du  cristallin.  A  la  vérité,  l'image 
d'un  simple  point  sur  la  rétine  peut  être  alors 
plus  étendue  en  longueur  qu'en  laigeur; 
mais  comme  la  lumière  est  plus  condensée 
au  centre  de  cette  image,  et  que  ses  deux  di- 
mensions, quoique  inégales,  sont  d'une  ex- 
trême petitesse,  on  conçoit  que,  si  l'on  re- 
garde un  objet  d'une  étendue  finie,  des  points 
contigus  de  cet  objet  donneront  sur  la  ré- 
tine des  images  qui  se  superposeront  en 
partie  dans  le  sens  de  leur  longueur,  de  ma- 
nière à  former,  par  leur  ensemble,  une  image 
de  l'objet  assez  nette  et  bien  terminée. 

«  On  explique  par  là  comment  la  distance 
d'un  objet  à  l'œil  peut  varier  entre  certaines 
limites,  sans  que  les  images  sur  la  rétine 


\m 


VUE 


PSYCHOLOGIE. 


VUE 


11G2 


des  cJitTérents  points  do  col  objet  grandis- 
sent, jusqu'à  se  confondre,  en  s'étendant  et 
empiétant  trop  les  unes  sur  les  autres,  ce 
qui  troublerait  la  vision. 

«  Si  l'objet  se  rapproche  ou  s'éloigne,  le 
petit  faisceau  de  lumière  qui,  émané  d'un 
point  de  cet  objet,  traverse  l'œil,  changera 
de  forme  graduellement;  ses  deux  foyers  F 
et  /"au  fond  de  l'œil  se  déplaceront  simulta- 
nément en  marchant  dans  le  même  sens  et 
restant  toujours  très-j)rès  l'un  de  l'autre,  et 
il  suffira  que  l'un  d'eux  se  trouve  encore  as- 
sez près  de  la  rétine  pour  que  l'image  n'oc- 
cupe toujours  qu'un  très-petit  espace  sur  la 
rétine,  et  que  la  vision  ne  cesse  pas  d'être 
distincte. 

«  D'autres  circonstances  peuvent  d'ailleurs 
contribuer  h  cette  petitesse  de  l'image,  sa- 
voir :  la  contraction  de  l'iris,  le  déplacement 
imperceptible  de  la  tête  lorsque  l'œil  se  tlxe 
sur  l'objet  ou  se  dirige  d'un  objet  à  un  autre, 
ce  qui  change  un  peu  les  incidences  des 
rayons,  et  peut-être  aussi  un  très-léger  chan- 
gement de  courbure  du  cristallin. 

«  Quand  l'objet  sera  trop  rapproché  ou 
éloigné  ,  la  vue  pourra  devenir  confuse , 
jtarce  que  les  deux  foyers  F,  f,  correspon- 
dants 5  chaque  point  de  l'objet,  se  trouve- 
ront trop  loin  de  la  rétine,  ou  bien  encore 
trop  distants  l'un  de  l'autre.  » 

Le  savant  travail  de  Sturm  a  été  soumis  à 
plusieurs  objections  importantes,  laites  j)ar 
Vallée,  qui  pense  queson  auteur  a  trop  pris  en 
considériition  l'imperfection  de  certains  yeux. 
La  discussion  de  cette  théorie  se  trouve  dans 
Je  quatrième  mémoire  sur  la  Théorie  de  l'œil 
(Vallée)  :  les  considérations  mathémati- 
ques sur  lesquelles  elle  s'a|)puie  ne  nous 
permettent  pas  de  l'analyser  ici. 

Nous  ferons  seulement  observer  que,  tout 
en  paraissant  rendre  compte  de  bien  des 
phénomènes  obscurs,  elle  se  trouve  en  con- 
tradiction avec  l'expérience  citée  par  Millier, 
si  l'on  ne  fait  pas  intervenir  un  acte  d'adap- 
tation, un  changement  dans  l'œil.  Et,  en  etlet, 
si  les  milieux  de  l'œil  sont  invariables,  pour- 
quoi ne  voyons-nous  pas  simultanément  les 
deux  épingles  alignées,  et  ne  pouvons-nous 
les  distinguer  que  successivement,  bien  que 
chacune  soit  à  son  tour  parfaitement  visi- 
ble? C'est  que  l'ajustement  de  l'œil  pour  la 
vision  de  l'une  ne  convient  pas  h  la  vision 
de  l'autre;  c'est  qu'il  y  a  une  modification  de 
l'appareil  optique. 

La  question  de  l'adaptation  a  également 
beaucoup  occupé  Vallée  (  ouv.  cit.).  Son 
hypothèse  fondamentale  consiste  à  regarder 
le  corps  vitié  comme  formé  par  une  série  de 
couches  superposées  dont  la  densité,  et  par 
suite  le  «pouvoir  réfringent,  croissent  rapi- 
dement de  la  face  postérieure  du  cristallin  à 
Ja  rétine.  En  admettant  cette  structure,  V^al- 
lée  cherche  quelle  est  la  forme  d'un  pinceau 
de  rayons  convergents,  après  la  réfraction 
qu'il  subit  sous  l'intluence  de  la  cornée  et  du 
cristallin,  par  l'action  des  couches  posté- 
rieures du  corps  vitré  :  ce  faisceau  de  rayons 
convergents  constitue  une  surface  courbe  de 
lévolution  à  pointe  plus  aiguë  que  celle  d'un 

DiCTioNN.  DE  PHn-osornir.  I. 


cône  dont  la  base  serait  au  cristallin  et  le 
sommet  à  la  rétine.  En  parlant  de  cette  hy- 
pothèse, Vallée  a  démontré,  par  le  calcul, 
que  de  très-légères  modifications  de  l'appa- 
reil oculaire  suffisent  pour  expliquer  com- 
ment le  sommet  des  faisceaux  convergents 
peut  se  trouver  sur  la  rétine;  il  a  prouvé 
aussi  que  l'explication  de  la  vision  nette, 
pour  des  objets  situés  à  des  distances  varia- 
bles, devenait  facile  en  admettant  la  pré- 
cédente organisation  du  corps  vitré. 

Les  idées  remarquables  de  Vallée  seraient, 
sans  contredit,  les  plus  propres  à  résoudrt; 
le  problème  délicat  de  l'adaptation.  Il  faut 
malheureusement  reconnaître  que  les  preuves 
expérimentales  de  son  hypothèse  sur  la 
structure  du  corps  vitré  manquent  totalement, 
et  que  les  expériences  propres  h  les  fournir 
semblent  présenter  des  difficultés  extrêmes. 

Nous  venons  d'examiner  les  théories,  suc- 
cessivement proposées  pour  i  expliquer  la 
vision  distincte  d'objets  placés  à  diverses  dis- 
tances :  cette  question  si  débattue,  contre 
laquelle  tant  de  savants  sont  venus  échouer, 
est-elle  résolue  aujourd'hui?  Nous  ne  le 
pensons  pas.  Mais  ce  qu'il  nous  semble  impos- 
sible de  nier,  c'est  la  nécessité  de  change- 
ments dans  l'œil  pour  l'explication  du  phé- 
nomène, c'est  la  nécessité  de  l'adaptation. 

S'il  pouvait  rester  quelques  doutes  à  cet 
égard,  que  l'on  réfléchisse  a  l'expérience 
rapportée  par  Millier  lloc.cit.),  à  celle  de 
Scheiner  { toc.  cit.  ),  et  Von  arrivera  toujours 
à  notre  conclusion.  L'observation  vulgaire 
n'apprend-elle  pas  aussi  que,  par  l'examen 
prolongé  d'objets  rapprochés,  l'œil  devient 
momentanément  myope?  Bien  j)lus,  lors- 
que, après  avoir  fixé  longtemps  un  objet  éloi- 
gné, on  porte  rapidement  ses  regards  sur  uu 
autre  situé  à  une  petite  distance,  on  constate 
un  certain  temps  qui  sépare  le  moment  oik 
les  yeux  se  fixent  sur  l'objet  rapproché  et 
celui  où  on  le  voit  nettement. 

Tout  en  reconnaissant  le  fait  de  l'adapta- 
tion comme  incontestable  ,  avouons  néan- 
moins que  le  mécanisme  du  phénomène 
reste  encore  inconnu  :  sans  doute,  parmi  les 
explications  dont  nous  avons  fait  l'examen 
criti(|ue,  il  en  est  de  lorl  ingénieuses,  mais  au- 
cune aujourd'hui  ne  nous  paraît  devoir  en- 
traîner la  conviction. 

Presbytie  et  myopie.  —  Les  phénomènes 
physiques  de  la  vision  viennent  d'être  pré- 
sentés dans  toute  leur  généralité  ;  aussi  ai-je 
dû  supposer,  dans  l'examen  qui  précède,  que 
j'avais  affaire  à  des  yeux  parfaits.  Pour  le 
compléter,  il  importe  de  passer  en  revue 
quelques  faits  exceptionnels  qui  tiennent  à 
certains  défauts  inhérents  h  l'appareil  ocu- 
laire. 

Si  l'on  trace ,  sur  une  feuille  de  papi(;r 
blanc,  une  ligne  noire  d'une  grande  ténuité, 
qu'on  la  tienne  irès-rapprochée  de  l'œil,  cette 
ligne  ne  pourra  pas  être  perçue  nettement , 
ce  qui  lient  à  ce  que  le  foyer  des  rayons  qui 
émanent  de  ses  ditt'érents  points  se  trouve  en 
arrière  de  la  rétine.  Mais  si  l'on  éloigne  suc- 
cessivement le  papier  de  l'œil,  il  arrive  un 
moment  où  la  perception  sera  aussi  parfaite 

37 


lien 


\'UE 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


VUE 


1164 


que  poçsiblo.'Dès  que  ce  point  est  atteint,  on 
dit  ([ue  l'ol)jet  est  situé  à  la  distance  de  la  vi- 
sion distincte  :  nous  savons  que  cette  dis- 
tance est.  en  moyenne,  de  0"'25  pour  les  in- 
dividus doués  d'une  bonne  vue.  Chez  de  tels 
sujets,  h  partir  de  cette  limite  minima,  tout 
oi)jet  suffisamment  éclairé  reste  visible  jus- 
qu'à l'infini ,  pourvu  que  ses  dimensions 
soient  telles  qu'il  sous-tende,  sur  la  rétine, 
un  angle  dont  l'appréciation  nous  occupera 
ultérieurement. 

Il  est  des  hommes  chez  lesquels  la  distance 
de  la  vue  distincte  dépasse  d'une  quantité 
notable  0'"25.  Si  les  détails  d'un  objet  de  peu 
«l'étendue  ne  sont  saisis  avec  netteté  que 
lorsqu'on  le  porte  h  0"'50  ou  O^TU  de  l'œil 
d'un  tel  observateur,  sa  vue  cesse  d'être  nor- 
male :  on  dit  qu'il  est  atteint  de  presbytie  ou 
presbyopie. 

On  trouve,  au  contraire,  des  personnes  pour 
lesquelles  la  vision  distincte  s'op^4■e  à  une 
distance  beaucoup  plus  petite  que  0'"2.^.  Celte 
portée  de  la  vue  est  de  0'"15,  de  O^l  même 
pour  quelques  yeux  ;  ce  défaut  de  l'appareil 
oculaire  caractérise  ce  qu'on  nomme  la 
myopie. 

Il  est  intéressant  d'examiner  à  quelh^s 
causes  on  doit  attribuer  ces  deux  imperfec- 
tions, et  d'indiquer  par  quels  procédés  on  a 
cherché  à  y  remédier. 

Il  est  probable,  comme  on  l'admet  généra- 
lement, que  la  presbytie  a  son  origine  dans  le 
défaut  de  courbure  des  surfaces  qui  termi- 
nent les  milieux  réfringents  de  l'œil.  La  cor- 
née imprimant  la  plus  grande  déviation  aux 
rayons  qui  arrivent  à  l'œil,  c'est  ordinaire- 
ment à  son  aplatissement  que  l'on  attribue 
l'imperfection  dont  il  s'agit  ;  mais  la  forme 
du  cristallin  peut  avoir  la  même  influence. 

Cette  opinion,  dont  l'exactitude  peut  être 
reconnue  a  priori,  trouve  d'ailleurs  sa  justi- 
fication dans  ce  qu'on  observe  chez  les  vieil- 
lards :  il  est,  en  effet,  très-commun  de  voir 
les  hommes  doués  d'une  vue  normale  pen- 
dant la  jeunesse  et  la  période  moyenne  de  la 
vie,  devenir  de  plus  en  plus  presbytes  à  me- 
sure qu'ils  avancent  en  âge.  On  peut  tirer  de 
ce  fait  vulgaire  cette  conclusion  :  tant  que  les 
phénomènes  de  nutrition  s'accomplissent 
avec  toute  leur  activité,  l'œil  conserve  toutes 
ses  propriétés  normales  ;  mais  quand  la  répa- 
ration cesse  d'être  en  rapport  avec  la  dé- 
pense, l'œil,  comme  tout  autre  organe,  subit 
un  commencement  d'atrophie  dans  toutes  ses 
parties.  On  conçoit  qu'indépendamment  de 
toute  autre  causé ,  la  réaction  des  humeurs 
sur  l'enveloppe  exléiieure,  en  diminuant , 
produise  un  aplatissemerit  graduel  de  la  cor- 
née, qui  suffit  [>our  donner  à  l'œil  le  défaut 
que  nous  signalons. 

Si  r<Eil  du  presbyte  ne  présente  pas  d'im- 
perfection du  côté  de  la  sensibilité,  à  partir 
de  la  limite  assignée  plus  haut,  la  vision  s'o- 
père avec  autant  de  netteté  que  dans  les  con- 
ditions normales.  Le  raisonnement  rend  bien 
compte  de  ce  fait  :  on  a  déjà  vu  que  les  ef- 
forts d'adaptation  ont  leur  maximum  pour  la 
perception  des  objets  visibles  les  plus  rap- 
prochés; qu'ils  voul  en  décroissant  à  mesure 


(|ue  la  distance  augmente;  qu'ils  sont  nuls 
pour  un  foyer  situé  à  l'infini.  Pour  voir  un 
corps  lumineux  situé  à  une  faible  distance, 
le  presbyte  devra  exercer  toute  son  énergie 
d'adaptation,  car  il  s'agira  d'imprimer  à  des 
rayons  trop  divergents  un  degré  de  conver- 
gence suffisant  pour  que  le  foyer  soit  situésur 
la  rétine.  Mais,  à  partir  de  ce  point,  les  objets 
qui  s'éloignent  seront  de  plus  en  plus  facile- 
ment perceptibles,  puisque  la  condition  de 
leur  visibilité  résidera  dans  la  diminution 
successive  d'un  état  actif  de  l'œil. 
•  Il  importe  de  bien  connaître  ces  faits  qui 
aideront  à  saisir  l'explication  de  ceux  qui  se 
rapportent  à  la  vue  des  myopes. 

La  myopie  tient  à  une  forme  des  milieux 
réfringents  de  l'œil  précisément  inverse  de 
la  précédente  :  la  courbure  de  la  cornée  ou 
celle  du  cristallin  est  naturellement  exagérée. 
La  convergence  imprimée  aux  rayons  péné- 
trant dans  l'œil  est  telle,  que  ceux  qui,  avant 
d'y  arriver,  ont  une  faible  divergence,  reçoi- 
vent une  déviation  en  vertu  de  laquelle  feur 
foyer  se  trouve  en  avant  de  la  rétine.  Ils 
divergent  à  partir  du  lieu  d'entre-croisement, 
et  l'image  qui  arrive  au  fond  de  l'œil  est 
nébuleuse,  à  cause  de  la  superposition  des 
cercles  de  diffusion. 

On  comprend  dès  lors  comment  la  distance 
de  la  vue  distincte  se  trouve  diminuée  :  en 
effet ,  plus  l'objet  se  rapprochera  de  l'œil . 
plus  les  rayons  émanés  de  chacun  de  ses 
points  seront  divergents;  leur  foyer  s'éloi- 
gnera de  la  face  postérieure  du  cristallin,  et 
la  vision  sera  nette  quand  le  sommet  des 
cônes  réfractés  sera  sur  la  rétine. 

La  vision  des  objets  éloignés  ne  résultant 
pas  d'un  effort  d'adaptation,  mais  d'un  relâ- 
chement général ,  d'une  sorte  d'inertie  do 
l'appareil  optique,  le  myope  ne  pourra  pas 
réagir  contre  la  trop  grande  puissance  de 
son  organe,  et  les  objets  placés  à  une  trop 
grande  distance ,  envoyant  des  rayons  peu 
divergents  ,  formeront  nécessairement  leur 
foyer  en  avant  de  la  rétine,  et  ne  pourront 
être  perçus  avec  netteté. 

Ce  que*  j'ai  encore  énoncé  d'une  manière 
générale  sur  l'adaptation  doit  être  restreint; 
car,  chez  les  myopes  et  chez  les  presbytes  , 
la  [)uissance  d'accommodation  est  limitée,  et 
ne  suffit  plus  pour  combattre  de  légères  im- 
perfections de  l'appareil  optique. 

La  myopie  tient,  en  général,  à  une  dispro- 
portion primitive  des  éléments  organiques  de 
l'œil  :  elle  peut  néanmoins  dépendre  de  cer- 
taines circonstances  accidentelles.  On  prétend 
que  les  enfants  qui  lisent  ou  écrivent  en  le- 
gardant  de  très -près,  deviennent  souvent 
myopes  ;  cette  induction  nous  paraît  peu 
"rigoureuse,  car  il  est  bien  plus  problable  que, 
dans  ces  cas  ,  la  myopie  est  la  cause  plutôt 
que  l'etTet  d'une  habitude  gênante.  On  attri- 
bue le  même  inconvénient  pour  la  vision  à 
l'usage  permanent  de  la  loupe  ou  du  micro- 
scope. Sans  nier  positivement  l'influence 
fâcheuse  de  ces  appareils  sur  la  portée  de  la 
vue,  je  "crois  que  la  faculté  d'accommodation 
ne  peut  guère  en  être  uliérée  que  momenla- 


m: 


PSYCHOLOGIE. 


VUE 


llCf) 


nement ,  mais  quune  myopie  confirmée  doit 
rarement  avoir  une  pareille  origine. 

II  est  aisé  de  concevoir  en  tenant  compte 
de  l'origine  réelle  de  la  myopie  ,  que  celte 
atfeclion  doit  réellement  appartenir  à  la  jeu- 


connue,  et  dont  le  résultat  ne  semble  point 
difficile  h  expliquer. 

Si  l'on  place  une  page  d'écriture  à  une  dis- 
tance plus  petite  que  celle  de  la  vision  dis- 
tincte, on  sait  que  les  caractères  cessent  alors 


nesse  et  à  l'âge  adulte;  on  comprend  même  d'être  visibles;  mais  si  l'on  interpose  entre 
que  cette  imperfection  doit  .'plutôt  tendre  à  l'œil  et  l'écriture  une  carte  percée  d'un  trou 
secorriger  chez  les  vieillards  qu'à  se  produire     d'épingle,  les  lettres  deviennent  immédiate- 


dans  la  dernière  période  de  la  vie. 

La  nature  et  la  cause  de  la  presbytie  et  de 
la  myopie  étant  connues ,  on  a  dû  chercher 
à  remédier  à  ces  imperfections  de  l'appareil 
oculaire. 


ment  faciles  à  distinguer,  et  l'on  peut  lire  ce 
qui  est  tracé. 

Dans  cette  expérience,  les  caractères  ces- 
sent d'être  nettement  visibles  ,  parce  que  les 
rayons  émanés  de   chacun  de  leurs  points 


Dajis  le  cas  de  presbytie  ,  les  yeux  ne  suf-  donnent  des  cercles  de  dilfusion  qui  se  su- 

fisant  par  pour  donner  la  convergence  né-  perposenl  dans  l'image.  En  réduisant  beau- 

cessaire  aux  rayons  divergents  qui  émanent  coup  l'étendue  des  j)inccaux  admis  dans  l'œil, 

des  objets  rapprochés,  on  a  placé,  en  avant  on  diminue  assez  l'effet  de  la  diffusion  des 

de  ces  organes,  des  lentilles  biconvexes  dont  faisceaux  réfractés  pour  que  chaque  point, 

les  courbures  sont  telles  que  le  foyer  des  comme  dans  la  vision  ordinaire  ,  soit  repré- 

objets  placés  à  la  distance  de  la  vue  distincte  sente  par  une  surface  d'une  très-petite  éten- 

normales  se  trouve  précisément  sur  la  rétine,  due  ;  dès  que   le  faisceau  est  assez  aminci 

Le  degré  de  courbure  des  surfaces  nécessaire  pour  que  la  superposition  des  parties  voisines 

pour  arriver  à  ce   résultat  doit  varier  avec  de  l'image  soit  nulle  ou  négligeable,  la  vision 

l'imperfection  plus  ou  moins  grande  de  l'œil;  nette  devient  possible  ,  et  c'est  en  effet  ce 

ce  n'est  que  par  des  essais  successifs  qu'on  qui  a  lieu. 

peut   arriver  au  choix   des  verres  les  plus  On  peut,  au  moyen  d'une  chambre  obscure, 

convenables.   La  presbytie  croissant  avec  les  ajouter  une  preuve  expérimentale  à  cet  ar- 

tinnées,  il  devient  souvent  nécessaire  de  rem-  gument  rationnel.  La  lentille  objective  pré- 

l)lacer,  à  mesure  qu'on  avance  en  âge,  des  sentant  une  grandeétendue,  si  l'on  rapproche 

verres  faiblement  convexes  par  des  lentilles  assez  l'écran  pour  que  l'image  qui  s'y  peint 

d'un  foyer  plus  court.  perde  toute  sa  netteté,  on  obtient,  en  rétré- 

La  myopie  tenant  à  un  défaut  inverse  des  cissant  l'orifice  du  diaphragme  ,  une  image 

courbures  de  l'appareil  de  la  vision,  on  cor-  très-pure,  quoiqu'on   n'ait  pas  fait  varier  la 

fige  cette  infirmité  par  l'emploi  de  lentilles  distance  du  plan  sur  lequel  elle  se  forme, 

biconcaves.  En  effet,  celles-ci  impriment  aux  II  est  inutile  de  dire  que ,  dans  ce  cas  ,  l'i- 

rayons  qui  vont  pénétrer  dans  l'œil  une  di-  mage  ne  présente  qu'une  très-faibleintensité, 

vergence  telle,    que   l'action  combinée   des  ce  qui  provient  de  la  grande  proportion  de 

milieux  réfringents  amène  sur  la  rétine  le  rayons  éliminés  par  l'interposition  du  dia- 

foyer  des  rayons  provenant  d'objets  placés  à  phragme.  Mais  il  faut  noter  qu'un  objet  rendu 

la  distance  ordinaire  de  la  vue  distincte.  visible  à  l'aide  do  pareils  procédés  sous-tend 

Mais  les  lunettes  vulgairement  usitées  pré-  sur  la  rétine  un  angle  tel,  que  ses  dimensions 

sentent  un  inconvénient  qui  résulte  de  l'a-  doivent  paraître  plus  grandes  que  si  on  l'ob- 


berration  de  courbure  de  leurs  surfaces  :  les 
objets  peu  éloignés  de  l'axe  visuel  sont  vus 
avec  une  netteté  suffisante ,  tandis  que  ceux 
dont  les  rayons  n'arrivent  à  lœil  qu'en  tra- 
versant les  bords  de  la  lentille  sont  vus  avec 


serve  à  la  distance  ordmaire  de  la  vision  dis- 
tincte. 

J.  Millier  (  oiiv.  cit.  t.  II ,  p.  332  )  parle 
d'une  comparaison  possible  entre  les  dimen- 
sions de  l'objet  vu  au  moyen  du  diaphragm(! 


confusion,    ('ela  tient  à  la  réfraction  trop  et  celles  de  l'image  confuse  qui  se  peint  di 

grande  que  font  éprouver  à  la  lumière  les  rectement  dans  l'autre   œil.  On   comprend 

bords  de  l'appareil  employé.  combien  est  peu  rigoureuse  l'appréciation 

Pour  obvier  à  cet  inconvénient  des  lentilles  d'une  grandeur  avec  un  terme  de  comparai- 
usuelles  ,  Wollaston  en  a  fait  construire  son  si  imparfait.  Il  est  possible  d'ailleurs, 
d'autres  qu'il  nomme  périscopiques  :  ce  sont  comme  il  le  pense,  que  l'incurvation  impri- 
des  lentilles  dont  la  surface  dirigée  vers  l'œil  mée  aux  rayons  par  la  did'raclion  qu'ils  su- 
est  concave,  et  dont  la  surface  tournée  vers  bissent  aux  bords  du  {)etil  orifice  percé  dans 
l'objet  visible  est  convexe.  Pour  les  près-  la  carte,  ne  soit  pas  étrangère  à  une  amplifi- 
bytes,  le  rayon  de  concHvité  l'emporte  sur  cation  apparente. 

celui  de  convexité  ;  la  construction  est  inverse  L'œil  est-il  achromatique  ?  —  Si  l'on  jugeait 

pour  les  myopes.  On  conçoit  facilement,  d'à-  de  la  perleclion  de  l'œil,  comme  appareil 

près  les  lois  connues  de  la  marche  de  la  d'optique ,  par  l'ensemble  des  impressions 

lumière  dans  les  lentilles,  qu'avec  des  appa-  perçues  au   moyen  du  sens  de  la  vue,  on 

reils  convenablement  construits  d'après  le  pourrait  être  amené  à  conclure  que  cet  ins- 

principe  de  Wollaston  ,  on  puisse  détruire  Irument  est  achromatique,  et  pourtant  celte 

les  effets  fâcheux  d'une  trop  grande  réfraction  proposition  ainsi  formulée  serait  inexacte, 

pour  les  rayons  périphériques.  Un  grand  nombre  d'expériences  prouvent. 

Influence  des  petites  ouvertures  sur  la  liis-  en  effet,  que  l'achromatie  complète  de  l'œil 

tance  de  la  vision  distincte.  —  Pour  terminer  n'existe  pas.  Avant  de  les  exposer,  rappelons 

ce  qui  a  irait  à  la  distance  de  la  vision  dis-  que  l'achromatismô  d'un  appareil  lenticulaire 

tincle,  je  rappellerai  une  expérience  bien  n'existe  qu'autant  que  tous  les  rayons  élé- 


Ii67                   M  K                DICTrONNAIRE  DE  riIlI.OSOPIIIR.  VUE                    1108 

iiionlaires  éiiiani^'s  d'un  ])oint  blanc  extérieur  ri-sullals  au  moyen  d'un  instrument  qu'il  a 

forment  leur  foyer  en  un  m<^me  point  :  une  nommé  opiochromutncire. 

lentille  est  dite  uchromaiique  si  la   dislance  Si  l'ciîil  n'est  pas  doué  d'un  acliromalisme 

focale  pour  les  divers  rayons  élémentaires  absolu  ,  il  faut  pourtant  admettre  que  ses 

qui  la  traversent  est  la  môme.  j)arties  sont  tellement  disposées,  que  par  des 

Or,  cette  condition  est-elle  satisfaite  dans  conipensation3incomi)lètes,  mais  sulTisantes, 
l'œil  ?  Nous  ne  le  pensons  })as,  et ,  à  l'appui  le  défaut  d'achromatisme  ne  se  manifeste  pas 
<le  notre  sentiment,  nous  citerons  d'abord  dans  les  circonstances  ordinaires  de  la  vision, 
une  expérience  indiquée  par  Arago.  Elle  et  qu'il  faut  presque  toujours  se  mettre  en 
consiste  à  regarder  une  étoile  brillante  à  dehors  des  conditions  communes  pour  voir 
travers  un  prisme  tenu  horizontalement ,  de  apparaître  les  couleurs  qui  en  sont  le  ré- 
manière aue  son  arête  soit  en  haut.   Pour  sullat. 

lixer  les  idées ,  nous  supposons  que  l'étoile  Toutes  les  fois  que  nous  fixons  les  objets 

soit  à  l'horizon  :  si  l'œil  était  achromatique,  qui  nous  environnent,  en  adaptant  convena- 

l'étoile  étant  un  point  radieux  blanc  ,  devrait  blement  l'œil  pour  la  dislance  à  laquelle  ils 

donner  dans  l'œil  la  sensation  d'un  spectre  se  trouvent  placés,  nous  percevons  une  image 

linéaire  dans  lequel  le  violet  serait  en  haut  dont  les  bords  sont  dépourvus  des  franges 

et  le  rouge  en  bas,  les  rayons  intermédiaires  irisées  qui  se  produisent  au  foyer  d'un  ap- 

étant  compris  entre  ces  deux  limites  extrêmes,  pareil   lenticulaire    non  achromatisé.    Mais 

Or,  il  n'en  est  pas  ainsi  :  si  l'on  fixe  le  violet,  dirige-t-on  ses  yeux  vers  un  objet,  en  faisant 

il  apparaît  comme  un  point ,  mais  le  spectre  intervenir  une  adaptation   convenable  pour 

va  en  se  dilatant  en  une  sorte  de  triangle  un  point  imaginaire  situé  en  avant  ou  en 

jusqu'à  la  partie  rouge;   si  l'on  regarde  le  arrière  de  lui,  en  même  temps  que  l'image 

rouge  ,  on  a  dans  cette  teinte  la  sensation  perçue  est  beaucoup  moins  nette ,  les  phé- 

d'un  point ,  et  tout  le  reste  du   spectre  se  nomènes  chromatiques  se  manifestent, 

dilate  jusqu'au  violet;  enfin,  quand   on  re-  Scheiner  (owr.cù.),  qui  le  premier  a  signalé 

garde  la  teinte  moyenne  ,  le  vert  ,  les  deux  ces  phénomènes,  indique   les   expériences 

extrémités  s'étendent  comme  précédemment,  suivantes  comme  les  plus  propres  à  les  mettre 

Ce  phénomène  tend  donc  déjà  à  établir  que  en  évidence. 

l'œil  n'est  pas  achromatique,  puisque,  pour  On  trace  un  cercle  blanc  sur  un  plan  noirci 

un  certain  étatde  l'organe,  Içs  diverses  teintes  qu'on  place  verticalement  de  façon  à  ce  qu'il 

élémentaires  ne  se  trouvent  pas  en  même  soit  vivement  éclairé.  Si  l'on  regarde  le  cer- 

temps  au  foyer.  cle,  en  s'adaptant  j)Our  la  distance  à  laquelle 

Une  observation  faite  et  signalée  pour  la  il  se  trouve,  ses  bords  se  détachent  avec  net- 
première  fois  par  Fraûnhofer,  vient  à  l'appui  teté  sur  le  fond  noir,  et  sont  dépourvus  de 
de  l'expérience  d'Arago.  Pour  la  répéter,  il  frange  ;  mais  si ,  dirigeant  les  yeux  sur  ce 
suffit  d'examiner  le  fil  d'araignée  d'une  lu-  cercle ,  on  fait  intervenir  l'adaptation  pour 
nette  microscopique ,  en  l'éclairant  au  moyen  un  point  plus  rapproché  ou  plus  éloigné,  ce 
de  chacun  des  rayons  du  spectre.  Le  fil,  étant  qui  demande  une  certaine  habitude,  la  per- 
visible  pour  le  rayon  rouge,  ne  peut  plus  être  ception  cesse  d'être  nette,  et  en  même  temps 
aperçu  si  l'on  fait  arriver  de  la  lumière  vio-  les  bords  du  cercle  blanc  semblent  se  colorer, 
lette,  à  moins  que  l'on  ne  fasse  varier  la  dis-  Lorsque  l'accommodation  des  yeux  se  fait 
tance  de  l'oculaire.  ])Our  un  point  visuel  plus  rapproché  que  la 

Arago  cite  aussi ,  contre  l'achromatisme  de  distance  à  laquelle  se  trouve  le  champ  noir, 

l'œil ,  une  expérience  semblable  à  la  précé-  l'image  confuse  que  l'on  perçoit  semble  en- 

dente.  Une  lunette  achromatique  est  dirigée  tourôe  de  bandes  colorées,  violettes,  bleues, 

sur  une  étoile,  et  l'oculaire  tiré  à  une  dis-  jaunes  et  rouges;  le  violet  constitue  le  cercle 

tance  convenable  pour  la  voir  avec  la  plus  le  plus  externe,  et  le  rouge  le  plus  interne, 

grande  netteté  :  si  l'on  place  entre  l'œil  suc-  Quand  l'adaptation  est  convenable  pour  un 

cessivement  une  lame  de  verre  violet,  puis  point  plus  éloigné  que  le  plan  du  cercle,  les 

une  autre  de  verre  rouge  à  faces  planes  et  mêmes  couleurs  se  voient  encore,  mais  elles 

parallèles,  on  constate  que  dans  chacun  des  présentent   des    dispositions    inverses    :   le 

cas  l'oculaire  n'est  plus  au  point,  etqu'ilfaut  rouge  étant  extérieur,  et  le  violet  jdus  inté- 

l'éloigner  pour  le  rouge  ,  le  rapprocher  pour  rieur. 

le  violet.  On  peut  encore  mettre  en  évidence  le  dé- 

11  est  permis  de  conclure,  d'après  ces  faits,  faut  d'achromatisme  de  l'œil,  en  plaçant  près 
que  l'œil  manque  de  la  propriété  de  faire  de  la  cornée  un  obstacle  propre  à  intercepter 
<;onverger  en  un  même  point  les  foyers  des  les  rayons  qui  pénètrent  dans  une  portion 
divers  rayons  élémentaires  qui  constituent  de  la  pupille  ;  les  bandes  colorées  apparais- 
la  lumière  blanche.  sent  aussitôt  autour  des  objets  extérieurs. 

Je  pourrais  ajouter  à  ces  expériences  déjà  D'après  tout  ce  qui  précède,  nous  répétons 
si  concluantes  les  observations  .faites  par  qu'il  est  impossible  d'admettre  l'achroma- 
Lehot  (Nouvelle  théorie  de  la  vision,  qua-  tisme  complet  de  l'œil.  Cependant  on  peut  se 
tiième  mémoire  ;  Paris,  1828).  Il  a  reconnu,  rendre  compte,  d'une  manière  assez  salis- 
en  ell'et,  que,  si  l'on  dispose  sur  un  optomètre  faLsante  ,  de  l'achromatisation  des  imag' s 
des  tils  diversement  colorés,  la  vision  dis-  nettes  dans  l'œil,  en  remarquant  que  celle 
tincie  ne  s'opère  pas  à  la  même  distance  pour  propriété  leur  appartient  seulement  lors- 
les  nuances  dill'érentes.  qu'elles  résultent  delà  rencontre  des  foyers 

Vallée  [ouv.  cil.)  a  confirmé  et  élcndu  ces  exactement  sur  la  rétine.  Dans  ce  seul  cas  , 


IiC9 


VUE 


PSi'CHOLOGlE. 


VUE 


les  franges  colorées  ,  engendrées  par  la  dé- 
composition de  la  lumière  blanche,  ont  une 
l'aible  étendue.  On  conçoit  que,  la  rétine 
étant  placée  do  telle  sorte  que  le  fover  du 
violet  soit  un  peu  en  avant  de  la  surface  et 
celui  du  rouge  à  une  petite  dislance  en  ar- 
rière, une  superposition  dos  rayons  élémen- 
taires, dans  un  espace  très-petit,  puisse  don- 
ner la  sensation  du  blanc.   Aussi,  dès  que 


1170 


tions  physiologiques  qui  ne  pouvoni  être 
abordées  que  par  le  raisonnement  sans  le  se- 
cours de  l'expérience. 

La  perception  d'une  impression  lumineuse 
résulte  d'une  modification,  d'un  ébranlemeiil 
des  particules  de  la  membrane  sensible  (ré- 
tuie),  communiqués  à  l'encéphale  lui-même. 
Or,  en  admettant  que  les  particules  élémen- 
taires de  la  rétine  soient  toutes  orientées 


e^  t.nerb  ne  se  trouvent  plus  exactement  sur     d'une  manière  déterminée ,  par  rannort  à  la 

Ja     retinp.  .      in     CmiPpnncifiAn     lion     r.nnr.lr.0     Aa  i-.r.„>;^    ««^t 1„ ;    _  _    »  "^  ,  '  '        ... 


la  rétine,  la  superposition  des  cercles  de 
ditïusion  ne  s'opère  plus  ,  et  les  couleurs  ap- 
paraissent, comme  cela  s'observe  dans  l'expé- 
rience de  Scheiner. 

Vallée  [lue.  cit.)  donne  de  l'achromatisme 
des  images  oculaires  une  explication  ingé- 
nieuse, pans  l'oeil,  suivant  cet  auteur,  on 
doit  distinguer  deux  appareils  :  l'un  qui  so 
compose  de  la  cornée,  de  l'humeur  aqueuse, 
du  cristallin,  et  qui  doit  rapprocher  le  foyer  à 
cha(|uo  réfraction,  conséquenunent  courber 
es  rayons  en  lignes  convexes  vers  l'axe  de 
l'œil;  l'autre,  qui  se  compose  des  couches 
concentriques  du  corps  vitré,  et  dont  la  pro- 
priété est  de  courber  les  ravons  en  lignes 
€t)ncaves  vers  le  même  axe.  Vallée  nonnne  le 
premier  o/)/>o/-ej7  antérieur,  et  le  second  ap- 
pareil postérieur. 

Dans  les  réfractions  du  premier  a[)pareil, 
la  convergence  du  faisceau  réfracté  étant 
augmentée  à  chaque  réfraction ,  le  foyer  du 
rouge  est  en  avant,* celui  du  violet  en  arrière, 
et  ces  deux  foyers  s'éloignent  de  plus  en 
plus.  Pour  l'appareil  postérieur,  c'est  tout  le 
contraire  :  le  faisceau  réfracté  converge  de 
moHis  en  moins;  le  foytîr  violet,  qui  serait  en 
avant  pour  chaque  réfraction,  si  lo  rayon  in- 
cident était  un  rayon  blanc,  se  raïqirôcho  du 
loyer  du  rayon  rouge,  et  l'écarlement  de  ces 
doux  foyers  diminue.  Conséquemment,  d'a- 
près Vallée,  en  traversant  l'œil,  les  rayons, 
I>ar  une  compensation  de  réfrangibilité  entre 
l'appareil  antérieur  et  l'appareil  postérieur, 
tendent  vers  l'achromatisme.  Pour  une  cer- 
taine distance,  l'œil  pourrait  donc  être  achro- 
matique, comme  le  sont  nos  bonnes  lunettes. 

Assurément,  si  la  disposition  des  éléments 


partie  centrale  qui  se  trouve  sur  le  trajet  de 
l'axe  optique,  il  est  permis  de  croire  que. 
toutes  les  fois  que  le  même  élément  sera  im- 
pressionné par  un  pinceau  lumineux,  amené 
par  réfraction  dans  la  même  direction,  la  sen- 
sation sera  la  môme.  Nous  sommes  ainsi  con- 
duits à  prononcer  sur  la  direction  d'un  objet, 
d'après  la  modification  éprouvée  par  un  ap- 
nareil  immuable  dans  sa  disposition  ,  lorsque 
les  rayons  émanés  d'un  corps  lumineux  se 
présentent  à  l'appareil  réfringent  dans  les 
mêmes  conditions  d'incidence. 

Quant  au  sentiment  d'extériorité  des  objets 
perçus  au  moyen  de  l'appareil  de  la  vision , 
un  pareil  sujet,  quoiqu'il  ait  été  beaucoup 
discuté,  me  semble  ici  tout  à  fait  inabordable. 
Que  sait-on,  en  effet,  sur  la  nature  des  sensa- 
tions? Il  serait  tout  aussi  impossible  d'appro- 
fondir ce  point  purement  psychologique  (]ue 
de  cherchera  déterminer  pourquoi  des  rayons 
de  telle  réfraction  donnent  la  sensation  du 
violet,  des  rayons  de  telle  autre,  celle  du 
rouge  ou  du  jaune.  Les' appareils  des  sens, 
jetés  entre  le  moi  intellectuel  et  le  monde  ex- 
térieur, présentent  au  physiologiste  un  vaste 
sujet  d'études;  mais  il  doit  savoir  s'arrôt^^r  à 
une  certaine  limite,  circonscrite  par  les  don- 
nées de  l'anatomie  et  des  sciences  physiques, 
sous  peine  de  se  laisser  entraîner  b.  des  idées 
purement  spéculatives. 

Pour  embrasser  la  (|uestion  de  la  direction 
de  la  vue  dans  toute  sa  généralité,  iJ  importe 
de  faire  observer  d'abord  que  la  rétine  est 
disposée  en  surface  sphéri(|ue.  Chacun  des 
rayons  qui  pénètre  dans  l'œil,  en  émanant 
des  différents  points  d'un  objet,  forme  un 
faisceau  conique,  dont  le  sommet  arrive  sur 


I  -j  /  /    •  — ,', ^'^my^mj     iu.c>vv>uu  v/uiimuc,  uuiji  lu  summei  arrive  sur 

M  ly^  \    "^  "^^''i^  celle  que  Vallée  admet,     la  membrane  nerveuse,  et  tous  les  cônes  sont 

nu     nniirrPlf     m  cran,    or    en     iKiinn  n     nr^.^r^^r.    f^„i  ^„J^„„X .     J  ..        ^-^   '^^''^^   ^^i"' 


nu  pourrait  regarder  sa  théorie  comme  fort 
satisfaisante;  mais,  nous  le  savons  déjà,  une 
pareille  disposition  est  purement  hypothé- 
tique. 

Qu'il  me  soit  permis  de  rappeler  ici,  en 
terminant,  qu'Euler  (Lettres  à  une  princesse 
d'Allemagne,  lettre  43%  trad.  de  Labey,  t.  I, 
p.  195)  admit  l'achromatisme  de  l'œil,  et  en 
ht  le  point  de  départ  des  recherches  qui  de- 
vaient amener  la  découverte  des  lois  physi- 
({ues  de  l'achromatisme  et  la  construction  des 
appareils  achromatiques,  que  Newton  consi- 
dérait comme  impossibles,  en  admettant  une 
proportionnalité  erronée  enU-e  le  coefficient 
de  dispersion  et  le  coefficient  de  réfraction 
des  milieux  transparents. 

De  la  direction  suivant  laquelle  sont  vus  les  objets. 

Cette  question,  l'une  des  plus  importantes 
de  la  théorie  de  la  vision,  a  donné  lieu  à  bien 
UC5  conlro-verses,  comme  la  plupart  des  ques- 


ordonnés  par  rapport  à  une  ligne  fictive  pas- 
sant par  le  centre  optique.  On  peut  admettre 
que  le  centre  optique  se  confond  sensible- 
ment avec  le  centre  de  la  surface  sphériquc 
de  la  rétine.  Prenant  un  des  éléments  quel- 
conques de  la  féline,  supposons  un  point 
radieux  extérieur  envoyant  un  faisceau  de 
lumière  de  direction  définie;  si,  après  la  ré- 
fraction, l'axe  du  cône,  dont  le  sommet  est  à 
la  rétine,  passe  par  la  particule  supposée  de 
cette  membrane,  il  en  résultera  une  sensa- 
tion déterminée,  et,  toutes  les  fois  que  la 
môme  particule  sera  ébranlée  de  la  même 
manière,  on  aura  la  perception  d'une  direc- 
tion analogue. 

Il  existe  donc  une  relation  tellement  dé- 
finie entre  la  direction  des  rayons  qui  arri- 
vent à  l'œil,  le  centre  optique  et  l'orientation 
des  éléments  de  la  rétine,  que  l'inclination 
des  rayons  incidents  étant  la  même  par  rap- 
port à  l'axe  opti(£ue,  la  notion  de  diroctiou 


1171 


VUE 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


VUE 


\m 


ipii  en  résultera  sera  jjour  nous  constamiuent 
identique.  Nous  sentirons  l'étal  d'une  jvarli- 
ciile  nerveuse,  et,  comme  cet  étal  ne  peut 
6tro  le  munie  que  par  une  condition  sem- 
blable dans  les  agents  physiques  qui  l'aHec- 
lent ,  nous  reporterons  sur  leur  direction 
l'identité  d'impression  ({ui  aura  été  perçue. 

Plusieurs  opinions  ont  été  émises  sur  la  di- 
rection suivant  laquelle  les  objets  extérieurs 
sont  perçus  par  l'appareil  de  la  vision.  Sui- 
vant Porterfield  [Complète  system  of  optics  ; 
Cambridge,  1738,  t.  H),  tout  point  extérieur 
est  vu  dans  la  direction  d'une  ligne,  qui,  par- 
tant de  son  image  sur  la  rétine,  passe  par  le 
centre  de  la  surface  sphérique  de  cette  mem- 
brane. 

Robert  Suiitli  (Bihlioth.  univ.  de  Genève) 
admet  que  la  direction  du  regard  se  confond 
avec  l'axe  du  cône  lumineux,  qui,  partant  de 
l'objet,  a  son  sommet  sur  la  rétine  même. 

D'Alembert,  ayant  soumis  ces  deux  hypo- 
thèses à  l'épreuve  du  calcul,  d'après  les  don- 
nées fort  incomplètes  qu'il  possédait  sur  les 
courbures  des  milieux  réfringents  de  l'œil  et 
sur  les  indices  de  réfraction  de  ces  substances 
transparentes,  arriva  à  conclure  que  la  gran- 
deur apparente  des  objets  était  très -diffé- 
rente, suivant  que  l'on  adoptait  l'une  ou 
l'autre  de  ces  deux  manières  d'interpréter  la 
•lirection  de  la  vue.  Cette  déduction  analy- 
tique le  porta  à  les  rejeter  toutes  deux,  et  à 
jM'oposer  une  opinion  nouvelle.  D'après  cet 
illustre  géomètre,  l'œil  voit  toujours  les  diffé- 
rents points  d'un  objet  dans  la  direction  de 
chacune  des  lignes  droites  passant  par  tous 
les  points  de  l'objet,  et  la  représentation  de 
chacun  de  ces  points  sur  la  membrane  ner- 
veuse. 

Mais  la  théorie  de  d'Alembert  ne  s'appuie, 
comme  il  l'avoue  lui-même,  sur  aucune  rai- 
son probante  :  je  ne  fais  donc  que  la  men- 
tionner. 

D'ailleurs,  Brewster  {OEuvres  physiologi- 
ques, t.  II,  p.  417;  Paris,  1767)  a  soumis  de 
nouveau  au  calcul  les  trois  opinions  précé- 
dentes. Celle  étude,  faite  avec  la  connaissance 
approfondie  des  données  physiques  qui  man- 
<  uaienl  au  géomètre  français,  lui  a  prouvé 
«iue  ces  trois  lignes,  représentant  la  direction 
le  la  vue,  sont  à  une  si  faible  distance  les 
unes  des  autres,  que,  «  avec  une  inclinaison 
de  30%  une  ligne  perpendiculaire  5  la  rétine, 
au  point  impressionné,  passe  parle  centre  de 
l'œil,  et  ne  diffère  pas  de  la  vraie  direction 
de  la  vision  de  plus  d'un  demi -degré,  dévia- 
tion trop  petite  pour  porter  préjudice  à  la  vi- 
sion en  ligne  droite  de  l'objet.  » 

«  Comme  le  globe  de  l'œil,  dit-il,  est  à  peu 
près  sphérique ,  toutes  les  lignes  qui  sont 
perpendiculaires  à  la  rétine  passent  par  un 
même  point,  c'est-à-dire  par  le  centre  de  la 
surface  de  la  rétine.  A  cause  de  cela,  ce  point 
peut  s'appeler  le  centre  des  rayons  visuels; 
car  chaque  point  de  l'objet  est  vu  dans  la  di- 
rection d'une  ligne  qui  joint  ce  centre  et  le 
l)oint  regardé.  « 

\  la  question  de  la  direction  de  la  vue  se 
I  attache  d'une  manière  immédiate  la  solution 
d'un  des  problème.^  les  plus  délicatà  de  la  vi- 


sion :  je  veux  parler  de  la  propriété  remar- 
quable que  possède  l'œil  d'assigner  aux  ob- 
jets la  position  qu'ils  présentent  réellement, 
comme  l'indique  le  sens  du  toucher,  bien 
que  l'image  peinte  sur  la  rétine  soit  ren- 
versée en  réalité. 

Vue  droite  avec  des  images  renversées.  — 
Parmi  les  diverses  opinions  proposées  pour 
rendre  compte  de  la  vue  droite  avec  des 
images  renversées,  celle  de  Lecat  [OEuvres 
physiologiques,  t.  II,  p.  417;  Paris,  1767),  qui 
subordonne  les  notions  acquises  par  le  sens 
de  la  vue  aux  notions  que  donne  le  toucher, 
a  compté  un  assez  grand  nombre  de  par- 
tisans. 

«  Comment,  dit  cet  auteur,  l'âme  rap- 
porle-t-elle  au  bas  de  l'objet  la  sensation 
qu'elle  reçoit  au  haut  du  fond  de  l'œil,  et  h 
droite  l'impression  qu'elle  reçoit  h  gauche? 
Le  grand  maître  que  l'âme  a  suivi  dans  cette 
réforme  est  le  sentiment  du  toucher.  Celte 
seule  sensation  est  le  juge  compétent,  le  juge 
souverain  de  la  situation  des  corps;  c'est  ce 
maître  qui,  le  premier,  nous  a  dit  que  nous 
marchions  debout,  et  qui,  sur  cette  première 
règle,  nous  a  donné  la  véritable  idée  de  la  si- 
tuation des  autres  corps.  L'âme  a  été  con^ 
vaincue  par  les  démonstrations  de  ce  sens; 
car  elles  sont  sans  réplique,  et  elle  sait  d'ail- 
leurs que  les  yeux  sont  en  cela  fort  trom- 
peurs; elle  a  donc  dit  :  Puisque  cet  homme, 
que  mes  mains  et  la  propre  situation  de  mon 
corps  m'ont  démontré  être  debout,  m'envoie 
dans  l'œil  une  image  renversée,  dorénavant 
je  jugerai  droits  tous  les  objets  qui  se  pein- 
dront renversés  dans  l'œil,  et  je  jugerai  ren- 
versés tous  ceux  qui  s'y  peindront  droits;  le 
jugement  de  raisonnement  a  été  bientôt  suivi 
du  jugement  d'habitude,  et,  l'habitude  une 
fois  établie,  c'est  une  énigme  à  deviner  que 
la  façon  dont  l'âme  peut  voir,  c'esl-h-âlre 
juger  les  objets  droits,  quoiqu'ils  soient  ren- 
versés dans  l'œil.  » 

Assurément,  s'il  y  avait  besoin  d'une  recti- 
fication des  impressions  produites  par  le  sens 
de  la  vue,  le  toucher  pourrait  intervenir,  et 
donner,  sur  la  véritable  position  des  objets, 
des  notions  certaines,  en  les  rapportant  à  la 
direction  des  diverses  parties  du  corps;  mais, 
pour  faire  intervenir  ce  sens  comme  un  ré- 
gulateur des  impressions  visuelles,  il  faudrait 
d'abord  savoir  si  les  relations  qui  existent 
entre  les  différents  points  d'un  objet  éclairé, 
et  les  particules  de  la  rétine  qu'ils  affectent, 
ne  sont  pas  les  seules  qui  donnent  à  l'intelli- 
gence la  notion  réelle  sur  la  position  de  l'ob- 
jet. Je  développerai  bientôt  cette  proposition. 
Disons  toutefois,  dès  à  présent,  que  la  théorie 
de  Lecat  ne  paraît  guère  soutenable,  puisque, 
basée  sur  le  raisonnement  seul,  elle  n'est  ap- 
puyée d'aucune  expérience,  et  que,  de  plus, 
les  observations  ayant  cours  dans  la  science, 
d'aveugles-nés  qui  ont  recouvré  la  vue,  lui 
sont  tout  à  fait  contraires.  Jamais  il  n'a  été 
fait  mention  des  illusions  auxquelles  aurait 
diâ  donner  lieu  le  prétendu  renversement  des 
impressions  visuelles,  ni  de  l'éducation  spé- 
ciale à  laquelle  ces  individus  auraient  dû  se 
soumettre  pour  les  rectifier. 


1173  VUE  PSVCnOliOGIE.  VUE  Î174 

J.  Mïillcr  (/»/•  vcri/leiclundw  Phi/siohxjie  l'image  qui  se  trouve  dans  la  direction  do 

des   Gcsichtssinufs   des   Mcn^chcti    und   der  l'axe  optique,  pouvait  être  vu  à  un  moment 

Thiere,  etc.,  Leipzig,   18:26)  et  Volkmann  donné,  et  s'il  fallait,  pour  avoir  la  notion  des 

{.\eue  Heitrœge  zur  Phi/siologic  des  Gesichts-  objets  environnants,  imprimer  au  globe  ocu- 

.xinnes ,   1836)  émelteni    une     opinion  que  laire  des  mouvements  tels  que  chacun  de  leurs 


beaucoup  de  physiologistes  partagent  avec 
•  •ux.  D'après  ces  auteurs,  nous  ne  jugeons  de 
la  position  des  objets  que  par  la  relation 
(lu'ils  présentent  avec  les  corps  qui  les  envi- 


points  vînt  successivement  occuper  cette 
partie  de  la  rétine,  l'interprétation  de  Lamé 
devrait  entraîner  la  conviction.  Mais  en  est-il 
réellement  ainsi?  Nous  ne  le  croyons  pas,  et 


ronnent  :  peu  importe  (ju'ils  soient  droits  ou     l'expérience  de  tous  les  instants  le  démontre. 


renversés,  si  tous  otTrent  les  mêmes  rapports 
dans  la  représentation  oculaire. 

Rien  ne  peut  être  renversé,  a-t-on  dit, 
(luand  rien  n'est  droit;  car  les  deux  idées 
n'existent  que  par  opposition. 

Une  pareille  manière  de  raisonner  est  spé- 
cieuse, et  le  succès  de  celte  théorie  le  prouve 
assez;  cependant,  je  ne  la  crois  point  exacte. 
Le  terme  de  comparaison  ,  qu'on  suppose  ne 
pas  exister,  manque  en  ed'et  dans  la  repré- 
sentation des  objets  extérieurs  qui  se  fait  sur 
la  rétine  ;  mais  nous  n'en  avons  pas  moins  le 
sentiment  de  la  position  que  ;ious  occupons, 
par  une  foule  de  conditions  physiques  aux- 
((uelles  nous  sommes  assujettis.  C'est  par  rap- 
j)ort  à  nos  organes  mêmes,  et  non  pas  seule- 
ment d'après  les  parties  diveises  des  images 
peintes  sur  la  rétine,  que  nous  jugeons  de  la 
position. 

Si  la  théorie  précédente  était  vraie,  il  fau- 
drait admettre  que,  s'il  était  un  instant  pos- 
sible de  supposer  que  les  images  renversées 
dans  notre  œil  devinssent  droites,  nous  n'en 
aurions  pas  la  perception,  puisque,  dans  ce 
«•as  comme  dans  le  précédent,  toutes  les  par- 
ties de  l'image  se  trouveraient,  les  unes  par 
rapport  aux  autres,  ordonnées  de  la  môme 
manière;  mais  il  n'en  est  point  ainsi  :  car,  si 
l'on  regarde  des  objets  terrestres  dans  une 
lunette  astronomi(jue,  en  ayant  soin  d'empê- 
cher toute  image  directe  de  pénétrer  dans 
l'œil,  quoique  les  parties  de  tout  ce  qu'on 
voit  se  trouvent  dans  le  même  rajjport,  on 
aura  la  sensation  d'objets  renversés,  et  cette 


Assurément,  dans  la  représentation  des  ob- 
jets extérieurs  sur  la  rétine,  il  n'y  a  qu'une 
portion  excessivement  restreinte  de  l'image, 
celle  qui  se  trouve  dans  la  direction  de  l'axe 
optique,  qui  se  peint  avec  netteté;  mais  il 
n'en  est  i)as  moins  vrai  que  toutes  les  parties 
du  champ  de  la  vision,  c'est-à-dirxî  toute  la 
portion  de  la  rétine  aiîectée,  donnent  une 
notion  plus  vague,  mais  certainement  sudi- 
sante,sur  la  position  des  objets  environnants. 

Oïl  ne  peut,  pour  interpréter  les  relations 
des  images  avec  les  perceptions,  faire  inter- 
venir, dans  la  majorité  des  cas,  le  mouvement 
des  nmscles  oculaires,  ]niisque  les  rapports 
des  diverses  parties  de  l'image  sont  saisis, 
bien  que  l'œil  conserve  une  itnmobilité  com- 
plète. 

Les  notions  sur  la  direction  de  la  vue,  pré- 
cédemment exposées,  me  |)araissent  devoii- 
conduire  à  la  seule  explication  satisfaisante 
du  phénomène  cpii  nous  occupe. 

Il  faut  considérer  la  surface  sphérique  con- 
cave de  la  rétine  comme  formée  par  une  mo- 
saïque, dans  laquelle  chatjue  particule  élé- 
mentaire est  une  sorte  d'œil  atfecté  à  la 
perception  des  diverses  inq)ressions  lumi- 
neuses, suivant  une  direction  déterminée. 
Tout  pinceau  de  lumière,  émané  d'un  point 
radieux,  qui  formera  un  cônu  ayant  son  som- 
met sur  cet  élément  et  son  axe  normal  en  ce 
lieu  de  la  rétine,  sera  senti,  connue  je  l'ai 
dit,  dans  la  direction  de  la  ligne  joignant  le 
centre  de  la  surface  sphérique  au  point  re- 
gardé. Si  l'on  raisonne  ainsi  [)Our  un  second 


sensation  naîtra,  non  pas  des  termes  de  corn-     point  radieux,  j)uis  enlin  pour  tous  ceux  qui 


paraison  pris  dans  les  perceptions  oculaires, 
eon^me  le  voudraient  les  physiologistes  que 
j'ai  cités,  mais  dans  ces  conditions  de  posi- 
tion de  tout  notre  organisme  auxquelles  je 
fais  allusion. 

Lamé  {Cours  de  physique,  etc.,  t.  Il,  p.  245) 
présente,  sur  la  vision  droite  au. moyen  des 
images  renversées,  une  théorie  ingénieuse. 
«  L'image  d'un  objet  sur  la  rétine  est,  dit-il, 
évidemment  renversée  par  rapport  à  la  posi- 
tion de  l'objet  lui-même.  Nous  jugeons  cet 
objet  droit  par  la  conscience  des  différents 
mouvements  que  nous  sommes  obligés  d'im- 


constituent  l'ensemble  d'un  objet  visible,  il 
est  évident  que  la  perce[)tion  de  chacune  des 
parties  se  faisant  dans  la  direction  réelle, 
celle  de  tout  l'ensemble  se  trouvera  dans  les 
mêmes  circonstances  j)ar  rapport  <i  l'individu. 

C'est  donc  dans  l'ordonnation  des  éléments 
de  la  rétine  sur  une  surface  concave,  dans  la 
perception  en  quelque  sorte  individuelle  pour 
chacune  de  ces  particules,  ({ue  me  senible 
résider  réellement  la  propriété  remarquable 
dont  jouit  l'œil  de  juger  avec  exactitude  de  la 
véritable  situation  des  objets. 

Celte  interprétation  aurait  sans  doute  be- 


{)rimer  aux  axes  optiques  de  nos  yeux ,  pour     soin  de  preuves  expérimentales,  qui  lui  raan 


regarder  successivement  les  Uitférentes  par- 
ties de  cet  objet,  en  lesahaissant  de  son  som- 
met à  sa  partie  inférieure.  » 

On  voit  que,  dans  l'opinion  de  ce  physi- 
cien, ce  serait  en  procédant  d'une  façon  ana- 
logue au  sens  du  toucher,  que  nous  parvien- 
'.  (Irions  à  acquérir  sur  la  véritable  position  des 
-objets  des  notions  exactes;  mais  on  peut  re- 
connaître aussi  que  cette  hypothèse  est  in- 
sulh>anle.  Sans  doute ,  si  le  seul  point  de 


queroat  probablement  toujours;  toutefois,  on 
sera  d'autant  moins  éloigné  de  l'adopter  qu'on 
voudra  bien  embrasser  cette  idée,  que  l'imagii 
formée  sur  la  rétine  n'e««  ras  vue  comme  un 
ensemble  tout  fait,  mais  que  cnacun  des  points, 
concourant  à  sa  formation,  impressiynne  iso- 
lément l'appareil  nerveux.  Tout  le  problème, 
ramené  à  cette  considération,  se  réduit  a  la 
solution  de  cette  question  :  Est-il  possible 
qu'un    point  lumineux  extérieur  soit  secti 


1175 


VUE 


DICTIOXNAIllE  DE  PlULOSOPIilE. 


VUE 


1176 


•l.'ins   r<i;il  suhTiint  la  direction  qu'il  occupe 
par  rapport  à  nous? 

Des  dilférents  phénomènes    consécutifs  à  la  percep- 
tion des  objets  lumineux. 

Quelle  que  soit  la  nature  de  la  modifica- 
tion qu'éprouve  la  rétine  quand  celte  mem- 
brane vient  à  être  impressionnée  par  la 
lumière,  toujours  est-il  que  l'action  de  ce 
fluide  persiste  pendant  un  temps  plus  ou 
moins  long,  et  que,  la  sensation  étant  une 
fois  produite,  le  retour  à  létat  normal  ne  se 
lait  jamais  brusquement. 

Il  importe,  pour  ne  conserver  aucun  doute 
sur  ce  point ,  de  rappeler  quelques  eipé- 
riences  très-vulgaires. 

Un  charbon  incandescent ,  que  l'on  fait 
mouvoii'  dans  l'air  avec  rapidité,  donne  à 
l'œil  la  sensation  lumineuse  des  lignes 
courbes  qu'on  lui  lait  parcourir.  Il  suflil  de 
réfléchir  à  ce  phénomène  pour  en  trouver  la 
véritable  interprétation  :  évidemment  il  est 
dû  à  ce  que  le  corps  lumineux  est  encore 
senti  dans  la  rétine  au  moment  où,  par  son 
mouvement  de  translation  ,  il  va  produire 
une  impression  dans  d'autres  points  de  cette 
membrane. 

Dans  beaucoup  d'autres  cas,  des  illusions 
d'optique  remarquables  reconnaissent  la 
même  origine.  Qu'il  nous  suffise  de  rappeler 
ici  que  la  persistance  des  impressions  visuel- 
les est  la  cause  de  l'amplification  apparente 
d'une  corde  ou  d'une  verge  que  l'on  fait 
entrer  en  vibration  ;  de  la  disparition  des 
rais  d'une  roue  à  laquelle  ou  imprime  un 
mouvement  de  rotation  assez  rapide  ;  de  la 
continuité  d'une  veine  liquide  dans  sa  portion 
trouble,  et  d'un  grand  nombre  d'autres  ap- 
p-arences  trompeuses  sur  lesquelles  nous  ne 
pouvons  insister. 

Dès  qu'on  reconnaît  que  l'impression  prO' 
duite  sur  la  rétine  a  une  certaine  durée, 
on  doit  se  demander  s'il  n'est  pas  possible 
de  déterminer  quelle  est  sa  valeur,  quelles 
S(>nt  ses  variations  suivant  les  diverses  condi- 
tions auxquelles  se  trouve  soumis  l'agent 
excftateur  lui-même. 

Les  premières  expériences  sur  la  durée 
de  l'impression  visuelle  sont  dues  à  d'Arcy 
{Mém.  sur  la  durée  de  la  sensation  de  la  vue  ; 
dans  Mém.  de  l'Acad.  des  sciences,  1765, 
p.  439)  ;  elles  ne  résolvent  pas  le  problème, 
comme  on  peut  s'en  convaincre  en  prenant 
connaissance  de  son  procédé.  Utilisant  le 
phénomène  connu  du  charbon  incandescent, 
cet  observateur  imprime ,  au  moyen  d'un 
mécanisme  convenable,  un  mouvement  cir- 
culaire à  un  point  lumineux  situé  devant  l'œil  ; 
puis,  quand  la  vitesse  de  rotation  est  suffi- 
sante pour  qu'on  perçoive  une  circonférence 
complète,  il  considère,  comme  durée  de  la 
sensation  produite  par  une  cause  instantanée, 
le  temps  employé  parle  point  incandescent  à 
faire  une  de  ses  révolutions. 

Ce  moyen  est  évidemment  imparfait  ;  car 
il  indique  seulement  que,  pendant  le  temps 
d'une  révolution  du  point  incandescent,  la 
sensation  visuelle  a  présenté  une  intensité 
ïonstante.   Mais   là  n'est  pas  seulement    le 


problème,  comme  on  le  verra  bientôt.  L'im- 
pression, provenant  d'une  cause  instantanée, 
peut  avoir  une  durée  beaucoup  plus  grande, 
si  l'effet  consécutif  produit,  d'abord  très-éner- 
gique, ne  s'évanouit  totalement  que  par  des 
degrés  insensibles. 

Un  moyen  beaucoup  plus  exact  de  déter- 
miner la  durée  de  la  persistance  de  l'impres- 
sion visuelle  sur  la  rétine  a  été  indiqué  et 
employé  par  Aimé. 

Deux  cercles  de  carton,  de  même  diamètre, 
sont  traversés  par  un  axe  autour  duquel  ils 
peuvent  se  mouvoir  avec  des  vitesses  égales, 
mais  de  sens  opposé.  L'un  des  cercles  est 
percé  d'un  nombre  considérable  de  petites 
ouvertures  en  forme  de  secteurs ,  placées 
toutes  à  égale  distance  du  centre  et  équidis- 
tantes  entre  elles.  L'autre  cercle  présente  un 
seul  de  ces  secteurs  occupant  la  même  posi- 
tion que  les  précédents  par  rapport  au  centre 
de  figure. 

Si  un  observateur,  plaçant  son  œil  h  quel- 
que distance  des  cercles  et  à  la  hauteur  des 
secteurs,  imprime  au  système  un  mouvement 
de  rotation  en  fixant  du  regard,  à  travers 
ces  orifices,  une  surface  blanche  ou  colorée 
fortement  éclairée,  plusieurs  cas  peuvent  se 
présenter. 

Supposons  d'abord  que  le  mouvement  de 
rotation  des  cercles  soit  très-lent  :  l'obser- 
vateur ne  percevra  qu'un  des  secteurs  lumi- 
neux à  la  fois,  et  les  images  éclairées,  aper- 
çues successivement,  se  déplaceront  dans  le 
sens  de  la  rotation  du  secteur  unique. 

Dans  cette  manière  d'opérer,  la  sensation 
lumineuse  est  perçue  lors  de  chaque  coïnci- 
dence du  secteur  unique  avec  l'un  de  ceux 
tracés  sur  le  second  cercle.  Le  déplacement 
des  images  qui  se  suivent  doit  donc  être  sub- 
ordonné à  la  direction  du  mouvement  du 
secteur  unique.  Si  une  seule  image  est  per- 
çue à  la  fois,  il  faut  en  conclure  que  la  durée 
de  l'impression  produite  est  plus  petite  que 
le  temps  employé  pour  deux  superpositions 
successives  des  secteurs. 

Mais  imprime-t-on  aux  deux  cercles  un 
mouvement  de  rotation  de  plus  en  plus  ra- 
pide, l'œil  conservant  sa  même  direction  fixe, 
l'observateur  reçoit  à  la  fois  la  sensation  de 
deux,  trois,  et  enfin  d'un  nombre  croissant 
de  secteurs  lumineux.  Il  est  évident  alors  que 
la  sensation,  produite  par  l'un  des  secteurs, 
persiste  encore,  lorsque  l'image,  engendrée 
par  la  seconde  et  la  troisième  superposition 
des  ouvertures,  arrive  à  la  surface  de  la  ré- 
tine. Le  nombre  des  images  perçues  est  d'ail- 
leurs ici  indépendant  de  leur  intensité  rela- 
tive, ce  qui  enlève  à  cette  manière  d'opérer 
un  des  plus  graves  défauts  offerts  par  le  pro- 
cédé de  d'Arcy. 

Pour  tirer  de  ces  expériences  ,  sinon  la 
valeur  absolue,  au  moins  la  valeur  approchée 
de  la  durée  de  l'impression  visuelle,  il  suffit 
de  prendre  comme  expression  de  cette  quan- 
tité la  moitié  du  temps  employé  par  le  sec- 
teur unique  à  parcourir  l'arc  occupé  sur  le 
second  cercle  par  le  nombre  des  secteurs 
équidistants  vus  simultanément.  On  suppose 
alors  que  le  dernier  est  resté  immobile.  La 


1177 


VUE 


PSYCHOLOGIE. 


VUE 


1178 


vitesse  de  rotation  est  facilement  appréciée 
par  un  mécanisme  dont  je  n'ai  pas  à  m'oc- 
ciiper  ici. 

La  question  de  la  durée  des  impressions 
visuelles  a  été  aussi  un  sujet  d'études  pour 
Plateau  {Ann.  de  chim.  et  de  phys.,  t.  LVIll, 
p.  40P,qui  est  arrivé  a  formuler  sur  ce  point 
des  résultats  très-précis. 

D'après  cet  excellent  observateur,  pour  que 
la  rétine  ébranlée  perçoive  une  impression 
complète,  il  est  nécessaire  que  la  cause  exci- 
tante, c'est-à-dire  l'action  de  la  lumière,  ait 
une  certaine  durée 

Une  observation  pleine  d'intérêt  faite  par 
le  môme  physicien,  c'est  que  le  temps  pen- 
dant lequel  l'impression  visuelle  conserve 
une  intensité  constante  est  variable  suivant 
l'énergie  de  la  cause  elTiciente.  Il  a  constaté 
que  ce  temps  est  d'autant  plus  court,  que  l'im- 
pression est  plus  violente.  La  durée  de  ce  phé- 
nomène étant,  1/100  de  seconde  pourl'action 
])roduite  par  la  lumière  diffusée  à  la  surface 
d'un  carton  blanc  exposé  au  soleil,  on  trouve 
qu'elle  croît  de  plus  en  plus,  quand  on  re- 
couvre successivement  le  disque  d'une  teinte 
jaune,  rouge  ou  bleue. 

Si  l'action  lumineuse,  source  du  phéno- 
mène, a  agi  pendant  un  temps  suffisant  pour 
f)roduire  ce  que  nous  avons  désigné  plus 
laut  sous  le  nom  d'impression  complète,  on 
constate  que  la  durée  totale  de  l'impression, 
c'est-à-dire,  le  temps  compris  entre  son 
maximum  d'intensité  et  son  minimum,  croît 
avec  l'intensité  de  la  lumière  qui  a  primitive- 
ment agi  :  celte  durée  est  en  raison  inverse 
de  celle  de  l'ébranlement  direct. 

Le  phénomène  de  la  persistance  des  im- 
pressions visuelles  sur  la  rétine  a  été  pour 
jilusieurs  observateurs  l'origine  de  travaux 
intéressants  à  plus  d'un  litre. 

La  détermination  de  la  véritable  forme 
des  objets,  lorsque  ceux-ci  sont  animés  d'un 
mouvement  rapide,  a  été  obtenue  au  moyen 
de  divers  appareils  ingénieux  créés  par  ÏMa- 
teau,  Faraday  et  Savart.  Wheatstone,  en  te- 
nant compte  de  cette  donnée  physiologique 
si  importante,  est  arrivé  à  une  méthode  re- 
marquable qui  lui  a  permis  de  déterminer, 
avec  une  approximation  satisfaisante,  la  vitesse 
de  la  lumière  électrique. 

Nous  regrettons  de  ne  pouvoir  entrer  dans 
les  détails  que  comporteraient  toutes  ces  in- 
génieuses recherches  ;  mais,  quoique  basées 
sur  les  propriétés  d'un  de  nos  organes,  elles 
appartiennent  en  définitive  plutôt  à  la  phy- 
sique pure  qu'à  la  physiologie. 

Images  accidentelles.  —  Les  faits  exposés 
précédemment  sur  la  persistance  des  impres- 
sions visuelles  ne.  sont  pas  les  seuls  dont 
nous  ayons  à  nous  occuper.  Il  est  toute  une 
classe  de  phénomènes  qui  méritent  de  fixer 
maintenant  notre  attention  :  il  s'agit  des  images 
dites  accidentelles  ou  consécutives. 

Je  ferai  d'abord  connaître  les  expériences 
propres  à  mettre  en  évidence  les  faits  phy- 
siologic^ues  dont  je  me  propose  de  donner 
les  différentes  théories,  en  m'arrètant  à  celle 
qui  paraît  réunir  en  sa  faveur  les  probabi- 
lités les  plus  grandes. 


Le  phénomène  des  couleurs  accidentelles 
consiste  essentiellement  dans  le  fait  suivant  : 
Lorsqu'on  a  fixé  ses  regards,  pendant  un 
temps  plus  ou  moins  long,  sur  un  objet 
coioié,  si  l'on  dirige  les  yeux  sur  un  fond 
blanc,  ou  qu'on  ferme  tout  à  coup  les  pau- 
pières, on  a  la  sensation  d'une  image  dont 
la  forme  est  la  même  que  celle  de.  l'objet, 
mais  dont  la  couleur  est  complémentaire  de 
celle  de  ce  dernier 

J'ai  déjà  dit  qu'on  doit  entendre  par  coulettr 
complémentaire  une  teinte  telle,  qu'ébranlant 
des  éléments  de  la  rétine  impressionnés  en 
même  temps  par  la  couleur  primitive,  il  en 
résulte  pour  le  sensorium  la  perception  de  la 
lumière  blanche.  Pour  appuyer  cet  énoncé 
par  quelques  exemples,  je  rappellerai  immé- 
diatement que,  si  la  couleur  perçue  directe- 
ment est  rouge ,  l'image  accidentelle  sera 
verte  ;  que  si  elle  est  orangée,  l'image  acci- 
dentelle sera  bleue,  et  ainsi  de  suite,  d'après 
la  règle  empirique  de  Newton. 

Les  expériences  que  l'on  {)eul  faire  sur  les 
couleurs  accidentelles  sont  très-nombreuses  : 
je  me  bornerai  à  signaler  celles  qui  ont  le 
plus  d'importance. 

Deux  observations,  l'une  de  Rozier  {Journal 
de  physique,  t.  VI,  p.  486,  année  1775),  l'autre 
de  Plateau  (Rec.  cit.),  prouvent  avec  la  der- 
nière évidence  que  l'extinction  des  images 
accidentelles  ne  s'opère  [)as  par  des  degrés 
insensibles,  mais  que  la  cessation  totale  de 
l'impression  paraît  plutôt  ne  s'opérer  qu'a- 
près une  série  d'apparitions  et  de  disparitions 
successives. 

«  Supposons,  dit  Rozier,  un  appartement 
ouelconque  privé  de  la  lumière  du  soleil,  et, 
aans  cet  appartement,  un  chandelier  garni  de 
sa  bougie  allumée.  Placez  ce  chandelier  à  vos 
pieds,  et  sur  le  carreau,  regardez  perpendi- 
culairement cette  lumière  de  manière  que  vos 
yeux  la  fixent  sans  interruption  pendant 
quelques  instants  ;  aussitôt  après,  placez  un 
éteignoir  sur  cette  lumière,  levez  les  yeux 
contre  le  mur  de  l'appartement,  fixez  vos 
regards  vers  le  même  point  sans  cligner  l'œil  ; 
vous  ne  verrez  qu'obscurité  dans  le  com-r 
mencement  de  cette  opération,  [)uis,  vers  le 
point  que  vous  fixez,  paraîtra  une  obscurité 
beaucoup  plus  grande  que  celle  de  rap|)arte- 
ment  ;  continuez  à  fixer  sans  vous  lasser  ; 
peu  à  peu,  dans  le  milieu  de  cette  obscurité, 
se  manifestera  une  couleur  rougeâlre  ;  elle 
s'animera  insensiblement,  sa  vivacité  aug- 
mentera, enfin  elle  acquerra  la  couleur  do 
flamme.  » 

Le    fait    général  énoncé  plus  haut  trouve 
sa  confirmation  dans  l'expérience  di;  Rozier 
Voici  d'ailleurs  une  expérience  de   Plateau 
qui  est  encore  plus  explicite  : 

«  L'un  de  mes  yeux,  dit-il  {Ann.  de  chimie 
et  de  phys.,  t.  LVIlI),  étant  fermé  et  couvert, 
j'adaptais  à  l'autre  un  tube  noirci  d'environ 
50  centimètres  de  longueur  et  3  de  diamètie, 
et  je  regardais  fix(!ment,  pendant  une  minuto 
au  moins,  à  travers  ce  tube,  un  papier  rougo 
bien  éclairé  et  d'une  étendue  sufiisanle  pour 
fjue  les  rebords  n'en  fussent  [)as  aperçus  ; 
puis,  sans  découvrir  l'œil  fyrmé  ,  j'enlevais 


1179 


VUE 


DICTIUN.NAIUE  DE  PIlILOSOPlllE. 


VUE 


1.180 


subiteoiciit  le  lur)e,  et  je  regardais  le  plafond 
blanc  de  l'appartenient.  Alors  je  voyais 
d'abord  se  former  une  image  circulaire  verte  ; 
mais  bientôt  elle  était  remplacée  par  une 
image  rouge  d'une  faible  intensité  et  d'une 
très-courle  durée  ,  après  quoi  reparaissait 
l'image  verte,  à  laquelle  succédait  de  nou- 
veau une  image  rougeûtre,  et  ainsi  de  suite, 
les  images  successives  allant  toujours  en 
s'affaiblissanl,  et  le  rouge  ayant  toujours 
moins  d'intensité  et  de  durée  que  le  vert.  Je 
voyais  encore  cette  succession  de  couleurs, 
mais  d'une  manière  un  peu  moins  distincte, 
en  fermant  l'œil  sans  retirer  le  tube.  » 

Plateau  est  parvenu  à  mettre  en  évidence 
un  fait  dont  l'intérôt  ne  saurait  être  douteux  ; 


supposons  que  l'on  fixe  assez  longtemps  une 
surface  de  couleur  orangée  vivement  éclairée  : 
en  portant  son  regard  sur  un  écran  peint  en 
blanc,  on  aura  la  sensation  du  bleu  ;  mais 
qu'on  le  dirige,  pour  arriver  au  résultat 
cherché,  sur  un  écran  peint  en  jaune,  l'œil 
recevra  l'impression  du  vert  :  or,  le  môme 
elï'et  eût  été  produit  en  faisant  arriver  sinml- 
tanément  sur  les  mômes  éléments  de  la  rétine 
des  rayons  jaunes  et  des  rayons  bleus. 

On  observe  constamment  que  la  production 
d'une  image  accidentelle  est  précédée  de  la 
persistance  de  l'impression  primitive.  Placés 
à  l'extrémité  d'une  longe  galerie  mal  éclairée, 
fixons,  pendant  une  minute  ou  deux,  une 
croisée  éclairée  par  le  jour  ditfus  :  au  mo- 


c'est  que,  tandis  que  deux  couleurs  réelles  mentotî  nous  appliquerons  nos  mains  devant 
complémentaires  qu(;lconques  forment  en-  les  yeux  fermés,  de  façon  à  nous  plonger 
semble  du  &/rtnc,  deux  couleurs  accidentelles  dans  l'obscurité  la  plus  profonde,  nous  au- 
(•omplémentaires  ({uelconques  produisent  rons  une  sensation  identique  avec  celle  pro- 
l'opposé  du  blanc,  c'est-à-dire  du  noir.  duite  par  l'objet  ;  ce  sera  donc   une  simple 

L'expérience  suivante  est  destinée  à  consta- 
ter le  phénomène  qui  est  la  base  de  ce  prin- 
cipe :  sur  un  plancher,  on  étend  une  étoffe 


noire  au  milieu  de  laquelle  on  place  un  car- 
Ion  rectangulair(i,  de  "20  centimètres  de  lon- 
gueur sur  10  de  hauteur,  partagé  en  deux 
carrés  égaux,  l'un  rouge  et  l'autre  vert,  les 
teintes  étant  aussi  exactement  que  possible 
complémentaires  l'un  de  l'autre  ;  le  milieu  de 
(îliaque  carré  est  marqué  d'un  point  noir.  L'ob- 
servateur ayant  ledostournéauxfenêtres,mais 
de  manière  à  ne  pasjeter  d'ombre  sur  les  carrés, 
porte  alternativement  les  yeux  sur  les  deux 
j)oints  noirs ,  en  demeurant  à  peu  près  une 


persistance  d'impression  primitive.  Mais, 
après  un  temps  plus  ou  moms  long,  l'image 
accidentelle  apparaîtra,  et  nous  croirons  voir 
une  image  inverse,  c'est-à-dire  que  les  vitres 
seront  complètement  obscures,  et  les  barreaux 
se  détacheront  en  blanc. 

La  succession  de  ces  deux  genres  d'impres- 
sion est  constante,  et  il  n'est  pas  rare,  je  l'ai 
observé  plusieurs  fois,  que  les  alternatives 
d'ima.:j;es  directes  et  d'images  inverses  se  re- 
produisent plusieurs  fois. 

Suivant  Franklin  {Observations  s^ir  la  phy- 
sique ,  par  RoziER,  t.  Il,  p.  383,  1773),  lors- 
qu'on a  la  sensation  de  l'image  réelle,  par 


seconde  sur  chacun.  Cette  opération  est  con-     persistance  d'impression,  l'œil  étant  plongé 


tinuée  pendant  une  minute  environ.  L'expé 
rimentateur  doit  alors  se  couvrir  les  yeux 
avec  beaucoup  de  soin  ;  il  aperçoit,  après  quel- 
ques instants,  trois  carrés,  vert,  noir  et  rouge. 

Il  est  aisé  de  déduire  de  cette  expérience 
que  le  mélange  de  deux  couleurs  acciden- 
telles complémentaires  engendre  la  sen- 
sation de  l'opposé  du  blanc ,  c'est-à-dire. 
du  noir. 

On  arrive,  par  un  procédé  analogue,  à  d- 
montrer  que,  si  la  réunion  de  deux  couleurs 
réelles  est  capable  de  produire  la  sensation 
(l'une  teinte  mixte,  la  teinte  résultant  de  la 
combinaison  des  deux  mêmes  couleurs  ac- 
cidentelles sera  identique.  On  trouve,  par 
exemple  que  le  jaune  et  le  bleu  accidentels 
donnent  la  sensation  du  vert,  absolument 
comme  cette  teinte  serait  engendrée  par  la 
réunion  du  jaune  et  du  bleu  réels. 

Cependant  on  a  reconnu,  par  ce  qui  se 
passe  lors  de  la  combinaison  de  deux  images 
'iccidentelles  complémentaires,  que  les  cou- 
leurs accidentelles  présentent  avec  les  réelles 
des  ditférences  fondamentales,  puisque,  dans 
le  cas  oii  celles-ci  produisent   sur  l'appareil 


par  l'occlusion  des  paupières  et  l'apposition 
des  mains  dans  une  obscurité  complète  ,  il 
est  facile  de  faire  naître  à  volonté  l'image  ae- 
cidentelle,  c'est-à-dire  inverse  ,  en  laissant 
pénétrer  la  faible  quantité  de  lumière  qui 
traverse  le  voile  palpébral.  Cette  expérience, 
que  j'ai  plusieurs  fois  répétée,  réussit  con- 
stamment. 

Une  condition  de  laquelle  il  importe  de 
lenir  compte  dans  toutes  ces  observations  pour 
arriver  à  leur  vérification,  a  été  indiquée  par 
J.  Regnauld  :  c'est  l'immobilité  aussi  com- 
plète que  possible  des  globes  oculaires  sous 
les  écrans  dont  on  les  couvre.  Dès  qu'on  dé- 
place la  direction  des  axes  optiques,  toute 
sensation  réelle  ou  accidentelle  disparaît  im- 
médiatement et  il  est  nécessaire  de  rester 
ensuite  quelques  secondes  dans  une  position 
invariable, pour  que  le  phénomène  se  repro- 
duise dans  les  mêmes  circonstances. 

Irradiation.  —  Auréoles  accidentelles.  — La 
propagation  dès  impressions  lumineuses,  des 
éléments  de  la  rétine  ébranlés  directement  à 
ceux  qui  lesavoisinent,  est  l'origine  de  quel- 
produisent   sur  t'appareil     ques  phénomènes  dont  l'ensemble  constitue 
de  la  vision  la  sensation  du  blanc,  les  pre-     ce  que  l'on  désigne  sous  le  nom  d'irradia- 
raières  donnent  celle  du  noir.  tion. 

Plateau  {Mém.  cité)  a  démontré  encore  un  Si  l'impression  produite  sur  la  rétine  pai 
fait  important  :  il  a  constaté  que  la  combi-  un  objet  éclairé  se  propage  aux  portions  de 
naison  d'une  couleur  accidentelle  avec  une  cette  membrane  qui  sont  voisines,  il  en  ré- 
couleur  réelle  engendre  une  teinte  identique  suUera  une  illusion  pour  l'expérimentateur 
avec  celle  qui  eût  résulté  des  deux  mêmes  qui  croira  voir  l'objet  amplifié.  Ce  résultat 
teintes  réelles.  Pour  observer  ce  phénomène,      peut  être  mis  en  évidence  par  queloue»  ex- 


1181 


VUE 


PSYCHOLOGIE. 


VUE 


1182 


pôriences  fort  simples.  On  trace  deux  circon- 
férences de  même  rayon  sur  deux  cartons, 
l'un  blanc  ,  l'autre  noir  ;  puis  on  couvre  le 
cercle,  limité  par  la  première,  d'une  couleur 
noire,  et  le  cercle  de  la  seconde  d'une  teinte 
blanche  :  ces  deux  disques,  placés  à  la  môme 
distance  d'un  observateur  ,  paraîtront  avoir 
des  rayons  dift'érents.  Le  cercle  noir  sem- 
blera constanmient  ôtre  plus  petit  que  le 
cercle  blanc.  Plateau,  qui  a  étudié  avec  soin 
loutes  les  questions  qui  se  rattachent  à  ce 
sujet ,  indique  encore  le  procédé  suivant  : 
sur  un  carton  partagé  en  deux  moitiés,  l'une 
noire,  l'autre  blanche,  on  trace  une  bande 
comprise  entre  deux  lignes  parallèles;  la  por- 
tion qui  se  trouve  dans  la  moitié  noircie 
est  peinte  en  blanc,  celle  qui  se  trouve  dans 
la  moitié  blanche  est  recouverte  de  noir.  Bien 
que  les  deux  surfaces  aient  exactemmit  la 
même  largeur,  si  un  observateur  se  place  à 
une  distance  de  4  ou  5  mètres,  la  bande  obs- 
cure sur  le  fond  blanc  lui  paraîtra  {)lus  étroite 
que  la  bande  blanche  sur  le  fond  noir. 

Dans  ces  deux  ex[)ériences,  l'interprétation 
du  phénomène  est  la  même.  Si  l'image  blanche 
paraît  occuper,  sur  un  fond  obscur,  un  espace 
])lus  grand  que  la  même  image  noire  sur  un 
fond  blanc  ,  c'est  que  ,  dans  le  [)remier  cas, 
l'ébranlement  de  la  rétine  se  propage  aux  élé- 
ments voisins  du  contour  de  la  représentation, 
et  empiète,  par  conséquent  sur  le  fond;  dans 
ie  second  cas,  c'est  le  phénomène  inverso 
qui  a  lieu,  et  renq)ièlement  de  la  teinte  du 
fond  s'opère  aux  dépens  de  la  grandeur  réelle 
de  l'image. 

Tels  sont  les  faits  fondamentaux  dont  la 
connaissance  importe  au  physiologiste. 

Les  lois  du  phénomène,  qui  sont  plutôt  du 
domaine  de  la  [)hysique,  ont  été  trouvées  par 
Plateau.  Je  signalerai  les  plus  sinq)les.  D'a- 
près ce  savant  ,  l'irradiation  se  manifeste, 
([uelle  que  soit  la  distance  de  l'objet  lumi- 
neux qui  en  est  l'origine  ;  ainsi,  à  partir  de  la 
distance  iiiinima  de  la  vue  distincte,  jusqu'à 
un  éloignement  quelconque  ,  le  [)hénomène 
peut 


également  ôtre  constaté 


angle  visuel 


sous-tendu  est  indépendant  de  la  distance  de 
l'objet.  Il  est  facile  d'en  conclure  que'  l'é- 
tendue, que  nous  attribuons  à  l'impression 
résultante,  est  proportionnel  i'.  à  la  distance 
qui  paraît  exister  entre  l'objet  lumineux  et 
les  yeux  de  l'observateur,  si  toutes  les  autres 
circonstances  du  phénomène  ne  subissent  au- 
cune variation. 

Plateau  a  démontré  aussi  que  l'irradiation 
est  d'autant  plus  grande  que  l'éclat  de  l'objet  dans  une  étendue  plus  ou  moins  grande  au- 
est  plus  considérable  :  mais  il  n'y  a  pas  de  tour  de  l'image ,  il  naît  la  sensation  d'unt 
jiroportionnalité  entre  ces  deux  ordres  de  teinte  complémentaire.  C'est  à  celte  espèce 
jthénomènes  ;  l'accroissement  de  l'irradiation     d'irradiation  chromatique  que  les  auteurs  ont 


radiation  sont  d'autant  plus  sensibles,  que  le 
fond  sur  lequel  se  détache  un  objet  lumineux 
est  plus  obscur.  Si  l'on  fait  varier  l'état  du 
fond  depuis  l'absence  complète  de  la  lumière 
jusqu'à  un  éclat  égal  à  celui  de  l'objet  éclairé, 
on  remarque  que  l'irradiation  va  sans  cesse 
en  décroissant,  et  qu'elle  devient  nulle  quand 
ce  terme  est  atteint.  On  comprend,  d'après 
cela,  que  toute  irradiation  cessesur  les  bords 
de  deux  objets,  ditférents  qui  présentent  la 
même  intensité  lumineuse.  Les  irradiations 
de  deux  objets  situés  en  regard  l'un  de  l'au- 
tre et  à  une  distance  assez  petite,  réagissent 
mutuellement  l'une  sur  l'autre  :  de  là  résulte 
une  diminution  sensible  dans  le  phénomène. 
Cette  inlluence  réciproque  est  d'autant  plus 
énergique  que  les  parties  qui  donnent  lieu  à 
l'irradiation  sont  moins  éloignées  lune  de 
l'autre. 

En  tenant  compte  de  ces  principes,  on 
s'explique  quelques  apparences  singulières 
que  chacun  a  pu  observer  :  si  un  triangle 
rectiligne.dont  la  surface  est  peinte  en  blanc, 
est  tracé  sur  un  fond  noir,  ses  côtés  paraî- 
tront curvilignes,  et  leur  convexité  sera  tour- 
née en  dehors  ;  si  la  surface  est  noire  et 
tracée  sur  un  fond  blanc  ,  le  triangle  aura 
aussi  ses  côtés  courbes,  mais  leur  concavité 
paraîtra   dirigée  en  dehors. 

Les  phénomènes  précédemment  étudiés 
peuvent  ôtre  considérés  comme  jouant,  par 
rapport  à  l'espace,  un  rôle  anaL^guc  à  celui 
de  la  persistance  des  impressions  relative- 
ment au  temps. 

Il  me  reste  à  fiiire  l'exposé  de  quelques 
phénomènes  qui  semblent  devoir  ôtre  rap- 
prochésdes couleurs  accidentelles.  Voici  l'un 
d'entre  eux,  tel  qu'il  est  énoncé  pour  la  pre- 
mière fois  par  Buffon.  (  Dissei-tation  sur  les 
couleurs  accidentelles,  dans  Mcm.  deTAcad. 
des  se,  1743.)  «Lorsqu'on  regarde  fixement 
et  longtera[)s  une  tache  ou  une  figure  louge 
sur  un  fond  blanc,  comme  un  petit  carré  de 
papier  rouge  sur  un  papier  blanc  ,  on  voit 
naître  autour  du  petit  carré  rouge  une  espèce 
de  couronne  d'un  vert  faible.  En  regardant, 
dans  les  mômes  conditions,  une  image  jaune 
sur  un  fond  blanc,  on  voit  naître  autour  de 
celle-ci  une  couronne  d'un  bleu  pûle.  » 

De  là  il  résulte  évidemment  que,  hors  de 
l'impression  produite  sur  la  rétine  par  un 
objet  lumineux  coloré  ,  les  éléments  voisins 
qui  ne  reçoivent  aucun  ébranlement  direct 
se  constituent  néanmoins  dans  un  état  tel, 
par  rapport  à  ceux  qui  sont  inlluencés,  que. 


avec  l'intensité  lumineuse  suit  une  lui  beau- 
coup moins  rapide. 

Un  fait  digne  de  remarque ,  c'est  que  l'ir  • 
radiation  croît,  d'une  manière  très-sensihie, 
avec  la  durée  de  la  contemplation  de  l'objet. 
C'est  d'ailleurs  un  de  ces  phénomènes  varia 


donné  le  nom  d'auréole  accidentelle. 

Parmi  les  expériences  qui  se  rattachent  à 
cet  ordre  de  phénomènes,  les  unes  ont  été 
faites  par  hasard,  les  autres  ont  été  instituées 
comme  moyens  confirmatifs. 

Si  l'intérieur  d'un  appartement  est  éclairé 


blés  suivant  les  personnes,  variables  chez  un  parla  lumière  qui  a  traversé  un  rideau  d'étoffe 

uiême  individu  avec  les  dispositions  qu'il  rouge,  tous  les  objets  qu'il  enferme  présen- 

présente  au  moment  de  l'expérience.  tent  cette  teinte.  Mais,  si  le  rideau  est  percé 

On  peut  constater  que  les  phénomènes  d'ir-  d'une  ouverture  circulaire,  et  qu'on  reçoive 


1133 


VUE 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


VUE 


1181 


sur  un  écran  blanc  le  faisceau  de  lumière 
qui  s'engage  dans  cette  ouverture,  on  aura 
une  surface  qui,  au  lieu  de  paraître  blanche, 
présentera  une  teinte  verte  très-prononcée, 
évidemment  due  à  l'auréole  com[)!émentaire 
des  bords.  On  peut  obtenir  un  etlet  analogue 
en  plaçant  entre  une  fenêtre  et  l'œil  un  pa- 
pier coloré  translucide,  puis  à  la  surface  de 
3e  diaphragme  une  bande  de  carton  blanc, 
'^clail'ée  par  la  lumière  blanche  dilfuse  :  ce 
Jernier  paraîtra  prendre  une  couleur  com- 
plémentaire de  la  teinte  du  papier. 

Il  faut  encore  citer,  comme  ayant  une  re- 
lation immédiate  avec  le  sujet  dont  il  s'agit, 
la  coloration  accidentelle  des  ombres  ou  pé- 
nombres qui  se  projettent  sur  un  fond  de 
teinte  uniforme.  Rumford  paraît  avoir  signalé 
le  premier  cet  ordre  de  phénomènes,  qui  ont 
été  de[)uis  étudiés  par  plusieurs  physiciens 
ou  physiologistes. 

Sur  un  carton  blanc,  on  fait  arriver  de  la 
lumière  colorée  par  son  passage  à  travers 
une  lame  de  verre  convenable  ;  dans  l'inté- 
rieur du  faisceau  lumineux,  et  à  une  petite 
distance  de  l'écran,  on  place  une  lame  opa- 
que capable  de  porter  vers  cette  surface  une 
ombre  déliée.  Or,  si  cette  dernière  est  quel- 
que peu  éclairée  par  de  la  lumière  blanche 
diffuse,  elle  paraît  immédiatement  prendre 
une  teinte  complémentaire  de  celle  du  fond. 
Grolhuss  a  prouvé,  d'une  manière  incontes- 
table, que  la  présence  d'une  certaine  quan- 
tité de  lumière  blanche  ,  arrivant  jusqu'à 
l'ombre  projetée,  est  nécessaire  au  succès  de 
l'expérience.  Si  on  la  répète,  en  effet,  dans 
l'intérieur  d'une  chambre  obscure ,  on  ne 
parvient  jamais,  suivant  cet  observateur,  à 
percevoir  la  sensation  de  l'ombre  colorée 
complémentaire. 

Les  interprétations  contradictoires  n'ont  pas 
manqué  à  ce  phénomène  des  omôrr-s  co/orees 
subjectives.  Quelques  auteurs  ont  cherché  à 
l'expliquer  par  les  lois  des  interférences  ;  mais 
cette  opinion  ne  mérite  pas  d'être  réfutée. 
On  doit  rapprocher  ces  faits  de  tous  ceux  que 
nous  avons  déjà  examinés,  et  chercher  à  en 
rattacher  l'explication  à  une  modification 
spéciale  de  la  rétine.  Il  semble  que,  quel- 
ques-uns des  éléments  de  cette  membrane 
£^tant  ébranlés  par  une  impression  lumineuse, 
les  parties  voisines  se  constituent  simultané- 
jnent  dans  un  état  opposé ,  qui  produit  la 
sensation  de  la  teinte  accidentelle  complé- 
mentaire. 

Dans  le  cas  des  ombres  colorées  subjectives, 
les  effets  perçus  se  rattachent  évidemment  à 
une  cause  de  cet  ordre,  et  sont  complètement 
indépendants  de  tout  phénomène  physique 
proprement  dit.  Une  observation  de  Rumford 
le  prouve  :  regarde-t-on  l'ombre  à  travers 
un  appareil  capable  d'éliminer  les  rayons, 
émanés  du  fond,  qui  impressionnaient  direc- 
tement la  rétine,  toute  sensation  de  couleur 
disparaît  immédiatement  ;  il  ne  reste  plus  que 
la  perception  d'une  surface  plus  ou  moins 
obscure. 

Outre  les  phénomènes  précédents,  Plateau 
cite  encore  un  cas  d'impression  colorée  sub- 


jective qu'il  désigne  sous  le  nom  d'anréule 
secondaire. 

Suivant  cet  observateur  ,  la  couronne  qui 
borde  le  contourd'uncorpscoloré,  après  s'être 
affaiblie  jusqu'à  une  certaine  distance,  semble 
être  bordée  elle-même  d'une  couronne  de 
teinte  identique  avec  celle  qui  produit  l'im- 
pression directe. 

Une  expérience  très-simple  indique  la  réa- 
lité de  ce  fait.  On  place  <  evant  une  fenêtre 
un  papier  rouge  translucide,  puis,  à  la  sur- 
face, un  carton  blanc  éclairé  par  de  la  lu- 
mière diffuse  ;  les  bords  de  ce  dernier  pren- 
nent une  teinte  verte  et  il  paraît  uniformément 
couvert  de  cette  couleur  si  la  largeur  est  fai- 
ble. Mais,  si  elle  dépasse  0™  012,  la  coloration 
complémentaire  décroît  des  bords  à  la  ligne 
médiane ,  et  cette  portion  de  l'écran  offre 
elle-même  la  teinte  du  fond.  Cette  expérience 
réussit  parfaitement  pour  toute  couleur 
homogène  quelconque;  elle  ne  laisse  pas  de 
doute  sur  l'existence  des  auréoles  secondai- 
res signalées  pour  la  première  fois  par  Pla- 
teau. 

On  doit  à  Chevreul  {De  la  loi  du  contraste 
simultané  des  couleurs  et  de  ses  applications, 
Paris ,  1839)  des  observations  qui  prouvent 
que  les  auréoles  accidentelles  ne  sont  pas 
limitées  aux  bords  des  objets,  mais  que  leur 
influence  s'exerce  sur  une  étendue  plus  ou 
moins  considérable  des  images  voisines.  On 
est  forcé  de  s'aM-êter  à  cette  conclusion  ;  car 
les  recherches  de  Chevreul  démontrent  en 
effet  que,  si  les  images  de  corps  colorés  très- 
voisins  arrivent  en  môme  temps  dans  l'œil, 
leurs  teintes  s'influencent  réciproquement  et 
il  semble  que  chacune  d'elles  se  couvre  de 
la  teinte  complémentaire  de  sa  voisine. 

Une  expérience  due  au  même  observateur 
est  bien  propre  à  mettre  en  évidence  le  phé- 
nomène qui  nous  occupe.  On  colle  parallèle- 
ment entre  elles,  à  la  surface  d'un  carton, 
quatre  bandes  de  papier  égales  ;  elles  ont 
toutes  la  forme  de  rectangles  dont  le  grand 
côtéa  0"  06,  et  le  petit  côté,  0"  012.  Deux 
de  ces  bandes  sont  jaunes,  elles  sont  à  gauche  ; 
les  autres  sont  du  même  rouge  et  placées  à 
droite.  Les  bandes  moyennes,  l'une  jaune, 
l'autre  rouge,  sont  seules  en  contactimmédiat; 
les  extrêmes  sont  à  petite  dislance  de  leur 
voisine  de  même  teinte.  Si  les  images  de  ce 
système  viennent  se  peindre  dans  l'œil  un 
peu  obliquement,  on  remarque  que  la  teinte 
de  chaque  bande  intermédiaire  semble  diffé- 
rer de  celle  de  même  couleur  qui  en  est  rap- 
prochée :  c'est  ainsi  que  la  bande  rouge 
moyenne  semble  prendre  une  teinte  violette, 
et  la  bande  jaune  une  coloration  verte.  Ainsi 
donc,  la  première  est  influencée  par  l'auréole 
complémentaire  du  jaune,  tandis  que  la  se- 
conde semble  se  couvrir  de  l'auréole  acciden- 
telle du  rouge.  Ces  résultats  sont  généraux, 
et  s'appliquent  à  des  surfaces  rapprochées, 
quelle  que  soit  leur  coloration. 

Ceci  démontre  qu'en  rapprochant  deux 
objets  qui  présentent  des  teintes  complémen- 
taires, la  valeur  de  leurs  tons  s'acroîtra  pour 
chacun  deux,  puisque  chaque  image  semblera 
se  couvrir  d'une  auréole  de  la  même  teinte, 


1185  VUE  rSYCIIOI 

qui  sera  la  complc^mentaire  de  la  couleur 
voisine. 

Chevreul  a  fait  voir  comment  ces  considé- 
rations théoriques  et  ces  observations  sur  la 
nature  des  sensations  chromatiques  peuvent 
être  mises  à  profit  dans  les  arts,  lorsqu'il 
sa-it  de  faire  valoir,  autant  que  possible, 
<  ans  un  tableau  ou  dans  une  étoffe,  les  tons 
de  chacune  des  couleurs  employées  C'est 
ainsi  que  la  réunion  d'objets  présentant  des 
teintes  analogues  amène  pour  chacune  d'elles 
une  perte  de  valeur  par  l'intluence  de  l'au- 
réole accidentelle  qui  résulte  de  leur  ran- 
prochement.  ^ 


Théories  des  phénomènes  consécutifs  à  la  perceiuion 
dei  objeii  lumineux. 

.  Le  phénomène  de  la  persistance  des  impres- 
sions sur  la  rétine,  celui  des  couleurs  acci- 
dentelles et  tous  les  faits  qui  se  rattachent 
a  I  irradiation,  ont  reçu,  à  diverses  époques, 
«les  interprétations  différentes  dont  l'inexac- 
titude a  été  mise  hors  de  doute  parles  belles 
recherches  de  Plateau  {Mém.  cité). 

La  seule  théorie  un  peu  ancienne  qui  mé- 
rite d  être  connue  avec  quelques  détails  est 
celle  de  Jurin  [Essay  upon  distinct  and  in- 
distinct vision  ;  dans  Complète  system  of  on- 
tiis  par  Rob  ;  Smith,  Cambridge,  1738)  •  les 
Idées  qui  en  forment  la  base  sont  une  ébaul 
che  fort  incomplète  de  celles  qui  ont  été 
développées  plus  tard  par  Plateau. 

Les  impressions  accidentelles,  suivant  Ju- 
rai, paraissent  dépendre  de  ce  principe,  que 
quand   nous  avons  été  pendant  un  certain 
himpb  alJectés  d  une  sensation,  aussitôt  que 
celle-ci  cesse,  il  s'en  élève  une  autre  contraire 
quelquefois  par  la  cessation  môme,  et  d'au- 
tres fois  par  des  causes  (jui,  dans  un  autre 
lemps,   ne   produiraient   aucunement  cette 
sensation    ou  du   moins  ne  la  produiraient 
pas  au  niôme  degré.  Tout  le  monde  sait  que 
la  cessation  subite  d'une  grande  douleur  est 
smvie  immédiatement  d'un  plaisir  sensible 
guand    on  sort  d'un  endroit  fort  éclairé  et 
qu  on  entre  dans  une  chambre  dont  les  vo- 
ets  des  fenêtres  sont  presque  fermés,  on  a 
immédiatement  après,  la  sensation  de Vobs- 
curile   et  elle    continue  pendant  beaucoup 
P  us  longtemps  qu'il  n'en  faut  à  la  pupille 
pour  se  dilater  et  s'accommodera  ce  faible 
tiZ"  l'""^''^'-^.'  ^e  qu'elle  fait  dans  un  in- 
stant. Mais,  après  qu'on  est  resté  quelques 
moments  dans  un  autre  lieu  beaucoup  plus 
r^t-^TJ.'  ^V"^"^'  '^^'"'^'-e'  qui  d'abord  pa- 
éclaré/nr'"?    ^"^-n^ême!  semble   assez 
éclairée.  Quand  on  sort  d'un  bain  froid  la 
sensation  de  froid  intense  est  bièntô  suiv  e 
d  une  sensation  de  chaleur. 

C'est  sur  ces  principes  fondamentaux  oue 
Jurin(  ouv  cite  )  appuie  sa  théorie  des  hnp?es. 
sions  accidentelles.  L'œil  a-t-il  d'abor7nx| 
pendant  un  temps  sùnisamment  prSonié 
une  image  brillante,  s'il  se  porte  a?IIeurs   il 
percevra  bientôt  une  apparence  contraire    s 

sertsonZ  tî^'^'"^'  '''"^^^  subséquente 
Lurofc'i'^  réciproquement;  si  l'objet 
ciai  coloré,  1  image  accidentelle  offrira  unp 
lemte  complémentaire  de  celle  produite  pa? 


^Or.IE.  VUE  nsG 

I  impression  directe.  Mais  celte  théorie,  qui 

toutTrh^p'^'  ^?  ''^^'-  ^"^  i'  ^-«'^  expoïï 
i.  f  ?    ^^x'^  .*"*  'î"^'  J«  c''*»^  Ja  seule  vraie 
^e  fut  pas  développée  par  Jurin  sunisammeiU 
pour  entraîner  les  convictions.  """"«"^ 

L'exphcation  qui  pendant  longtemps  avait 
paru    a  plus  exacte  était  due  au  P.Scherf 
er  (Dissertation  sur  les  couleurs  accidenZl- 

t.  X\Vr  ,  qui  énonce  ainsi  le  principe  sur  le- 
que  elle  est  basée  :  «  Si  uniens  reçoU  une 
double  impression,  dont  Tune  est  vive  niais 
dont  1  autre  est  faible,  nous  ne  sen  ôns' loin 
celle-ci  Cela  doit  avoir  lieu  principalemè  [ 
quand  elles  sont  toutes  deux  d'une  inônTe' - 
pece,  ou  quand  une  action  forte  d'un  obiK 
sur  quelque  sens  est  suivie  d'une  autre  de 
môme  nature,  mais  beaucoup  plus  douce  e^ 
moins  violente.»  f  i'    ^  yxjuy.^  ti 

.  En  faisant  l'application  de  celte  idée  ihéo- 

Xtt^â"''V^'  ^''^«S^^  accidentel  es 
on  ne  tarde  j)as  à  reconnaître  qu'elle  ne  neu 
être    1  expression  de   la  vérité.    Citons'  un 
exemple    choisi    par   Scherffer   lui-môme 
«  Lœi,  fatigué  par  une  longue  attention  à" 
la  cou  eur  verte,  et  jeté  ensuite  sur  une  sur- 
face blanche,  n'est  pas  en  état  de  ressent  r 
vivement  une  impression    moins  forte   dô 
rayons  verts  Or.  à  la  vérité,  continue  Scherf- 
fer  les  modihcalions  de  la  lumière  sont  ré- 
Héchies    par  la  surface  blanche;  mais   les 
vertes  sont  en  beaucoup  moindre  quantité  en 

veS dTlTi.^l  ''"''.  q"j;?PP«ient  l'œd  e 
\tnantde  la  tache  verte.  Si  donc  on  fixe  l'œil 

parties  de  1  œil  qui  auparavant  avaient  .senti 
une  plus  lorte  impression  de  la  lumière  verte 
que  les  autres,  ne  pourront  j)as  éprouvera 
présent  tout  l'effet  de  cette  lumière. 

II  suit  de  15,   selon  cet  observateur,  nue 
œil  aura  la  sensation  sur  la  surface  bland  e 

dune  image  dont  la  teinte  sera  obtenue  en 
retranchant  le  vert  des  couleurs  du  specUe 

clTT^ZV''^'''''^^'  f"'-^  doncilanscé 
cas,  [d  teinte  rouge  complémentaire  de  l'im- 
pression directe.  Mais  celle  interorél-.l  on 
est  évidemment  erronée,  car  tous  ^s  n- 
cipes  de  l'optique  infirment  l'opinio  de 
Scherffer  lorsqu'il  admet  que  les  rayons  verU 
envoyés  par  la  surface  blanche ,  sont  el 
rnomdre  proportion  que  ceux  qu  émanen 
d  une  surface  verte.  ^'uaneni 

Le  principe  de  Scherffer  a  été  modifié  par 
la  pupart  des  physiciens  modernes,  qui  pour 
expliquer  le  phénomène  des  imi.résiions 
accidentelles,  ont  admis  que,  rjuandlœi  ou 
un  autre  organe,  a  été  soumis' à  une  irriu' 
tion  suffisamment  prolongée,  il  perd  momvn 
tanément  de  sa  sensiMué  poJr  Ls  IZZ 
sions  de  même  nature,  lis  ont  donc  supprimé 
la  condition  posée  par  Scherffer,  que  la  se- 
cr^ndc  impression  fût  plus  faible  que  la  pre- 

Si  l'œil,  après  avoir  fixé  pendant  un  lemps 
assez  long  un  objet  rouge,  perçoit,   en  se 
portant  sur  une  surface  blanclle,  la  .sensation 
d  une  image  verte  de  môme  forme,  c'est  que 
placé  encore  sous  l'inlluence  de  l'impression 


1187 


VUE 


DICTIONNAIRE  DE 


j)rimitivc,    sa    stiiisibililc'i   pour   ces   mômes 
rayons  est  temporairement  ('niousséc. 

Si  j'ai  exposé  cette  théorie  avec  quelque 
détail,  c'est  que  sa  simplicité  lui  a  fait  obte- 
nir un  grand  succès  :  Plateau,  qui  a  discuté 
ce  sujet  avec  un  talent  remarquable,  en  a 
démontré  péremptoirement  l'inexactitude , 
en  faisant  voir  que  les  couleurs  accidentelles 
se  montrent  parfaitement  dans  l'obscurité  la 
plus  complète. 

Je  me  bornerai  à  mentionner  les  théories 
beaucoup  moins  importantes  de  Darwin,  de 
Godart,  celles  de  Prieur  et  de  Brewster 

L'explication  de  Darvsin  [Zoonomie  ,  trad. 
de  Kluyskens,  t.  I,  p.  17  ;  Gand,  1811)  s'ap- 
puie à  la  fois  sur  le  principe  de  l'insensibi- 
lité de  Scherffer  et  sur  la  théorie  des  sensa- 
tions opposées  telle  que  l'avait  admise  Jurin. 
Cette  opinion  mixte  conduit  souvent  son  au- 
leur  à  des  résultats  contradictoires  qu'il  ne 
se  met  pas  en  peine  de  faire  concorder. 

Quant  à  Godart,  il  compare  les  fibres  de  la 
rétine  à  des  cordes  vibrantes,  et  les  couleurs 
aux  tons  de  la  musique.  11  déduit  de  cette 
assimilation  que  la  continuation  de  la  sensa- 
tion excitée  par  un  objet  agit  sur  l'impres- 
sion blanche  produite  par  la  surface  sur  la- 
quelle on  jette  ensuite  les  yeux,  de  manière 
à  en  réduire  le  ton  à  celui  de  la  couleur 
accidentelle.  Cette  explication  est  purement 
hypothétique,  et  les  arguments  se  presse- 
raient en  foule  s'il  était  nécessaire  d'en  don- 
ner la  réfutation. 

La  théorie  de  Prieur  est  dite  théorie  du 
contraste.  Elle  paraît,  d'après  le  mémoire 
de  l'auteur,  s'appliquer  seulement  aux  phé- 
nomènes désignés  sous  le  nom  iVauréoles 
accidentelles.  Biot  [Traité  de  physique  ex- 
'périm.  2' éd.,  t.  II,  p.  372  et  373)  a  étendu, 
dans  l'énoncé  suivant,  le  principe  du  con- 
traste à  l'ensemble  des  phénomènes  dont  nous 
parlons  :  «  La  sensation  de  la  lumière,  dit-il, 
peut  être  excitée  ou  éteinte  par  comparai- 
son. Par  exemple,  si  l'œil  fut  longtemps  fixé 
sur  un  espace  étendu  et  coloré  d'une  teinte 
uniforme,  il  semble  qu'il  fasse  ensuite  abs- 
traction de  cette  couleur-là,  s'il  se  porte 
vers  quelques  autres  objets.  Alors  on  voit 
sur  ces  objets  une  tache  dont  la  couleur  est 
complémentaire  de  celle  sur  laquelle  l'œil 
s'est  fixé  d'abord,  c'est-à-dire  qu'elle  se 
compose  de  ceux  des  rayons  de  l'objet  qui 
ne  font  point  partie  de  cette  couleur-là.  Ces 
apparences,  produites  par  contraste,  se  dé- 
signent sous  le  nom  de  couleurs  acciden- 
telles. » 

Nous  dirons,  avec  Plateau,  que  la  théorie 
du  contraste  laisse  beaucoup  à  désirer  sous 
le  rapport  de  la  clarté  ;  il  est  impossible  de 
savoir  si  elle  attribue  les  phénomènes  à  une 
cause  psychique  ou  à  une  cause  matérielle. 
Dans  le  premier  cas,  nous  avons  rapporté 
assez  de  faits  pour  la  détruire,  puisqu'ils 
prouvent  tous  que  les  couleurs  accidentelles 
tiennent  à  une  modification  véritable  de  la 
rétine.  Dans  le  second,  il  est  impossible  de 
la  distinguer  de  la  théorie  de  l'insensibilité, 
et  les  arguments  fournis  contre  la  manière 


PlllLO.SOPIIlE.  VUE  1188 

de  voir  de  Scherlfer  lui  sont  en  tout  appli- 
cables. 

Avant  d'arriver  à  la  théorie  de  Plateau, 
disons  seulement  un  mot  de  celle  de  Brewster 
[Letters  on  natural  magie,  p.  22).  Ce  physi- 
cien, assimilant  l'état  de  lœil,  pendant  la 
contemplation  d'un  objet  coloré,  à  celui  de 
l'oreille  pendant  la  perce{)tion  d'un  son,  ad- 
met que  la  vision  de  la  couleur  primitive  et 
celle  de  la  couleur  accidentelle  sont  simulta- 
nées, de  la  même  manière  que  le  son  fonda- 
mental et  le  son  harmonique  sont  perçus  si- 
multanément par  l'oreille. 

Il  m'est  impossible  de  rapporter  ici  toutes 
les  expériences  de  Plateau  qui  démontrent, 
de  la  manière  la  plus  complète,  que  jamais, 
pendant  la  contem[)lalion  d'un  objet  coloré 
isolé  de  toute  influence  étrangère,  il  n'y  a 
percepticin  simultanée,  au  môme  lieu,  de  la 
teinte  primitive  et  de  sa  complémentaire. 

Après  avoir  prouvé  que  les  impressions 
accidentelles  ne  peuvent  être  dues  à  une 
cause  psychique,  qu'elles  tirent  leur  origine 
d'une  modification  de  la  rétine  ;  après  avoir 
également  mis  en  évidence  que  l'induence 
d'une  lumière  extérieure  est  inutile  à  leur 
génération,  Plateau  arrive  à  conclure  que 
l'image  accidentelle  résulte  d'une  modifica- 
tion particulière  de  l'organe  oculaire ,  en 
vertu  de  laquelle  il  nous  donne  spontané- 
ment une  sensation  nouvelle.  Il  prouve  en- 
core que  le  phénomène  des  couleurs  acci- 
dentelles ne  se  produit  jamais  sans  avoir  été 
précédé  de  la  persistance  des  impressions. 
Puis,  de  l'ensemble  des  expériences  qui  lui 
sont  propres  ou  qu'il  a  empruntées  aux 
divers  observateurs  qui  se  sont  occupés  de 
la  même  question ,  expériences  que  nous 
avons  fait  connaître  précédemment,  il  arrive 
à  déduire  ce  principe  important  que,  «  quand 
la  rétine,  après  avoir  été  excitée  pendant 
quelque  temps  par  la  présence  d'un  objet 
coloré,  est  subitement  soustraite  à  cette  ex- 
citation, l'impression  produite  par  l'objet 
continue  pendant  un  temps  généralement 
très-court,  après  quoi  la  rétine  prend  spon- 
tanément un  état  opposé  au  premier,  et  du- 
quel résulte  la  sensation  de  la  couleur  acci- 
dentelle. » 

Or,  comment  ne  pas  voir  là,  avec  Plateau, 
un  effet  de  la  réaction?  N'est-on  pas  conduit 
tout  naturellement  à  croire  que  le  phéno- 
mène est  dû  à  ce  que  la  rétine,  écartée  de 
son  état  normal  par  la  présence  d'un  objet 
coloré,  puis  abandonnée  subitement  à  elle- 
même,  regagne  d'abord  rapidement  le  point 
de  repos,  mais,  entraînée  par  son  mouve- 
ment, dépasse  ce  point  et  s'en  éloigne  en 
sens  inverse? 

Plateau  résume  enfin  tous  les  résultats 
auxquels  il  est  parvenu,  dans  cet  énoncé, 
qui  comprend  en  même  temps  la  théorie  de 
la  persistance  des  impressions  et  celle  des 
couleurs  accidentelles  : 

«  Lorsque  la  rétine,  dit-il,  est  soumise  à 
l'action  des  rayons  d'une  couleur  quelcon- 
que, elle  résiste  à  cette  action  et  tend  à  re- 
gagner l'état  normal,  avec  une  force  de  plus 
en  plus  intense.  Alors,  si  elle  est   subite- 


1IS9 


VUE 


PSYCHOLOGIE. 


VUE 


1190 


ment  soustraite  à  la  cause  excitante,  elle 
revient  ,à  l'état  normal  par  un  niouvemont 
oscillatoire  d'autant  plus  énergique,  que  l'ac- 
tion s'est  prolongée  davantage,  mouvement 
en  vertu  du(|uel  l'impression  passe  d'abord 
de  l'état  [)Osilif  à  l'état  négatif,  puis  continue 
généralement  ;\  osciller  d'une  manière  plus 
ou  moins  régulière,  en  s'atl'aiblissant  ;  tantôt 
se  bornant  ^  disparaître  et  à  reparaître  al- 
ternativement, tantôt  passant  successivement 
du  négatif  au  positif,  et  vice  versa.  L'inter 


plication  dans  l'absence  de  toute  mipression, 
ou  dans  l'état  de  repos  de  la  rétine  elle- 
même. 

Ce  qui  prouve  d'ailleurs  Texistencc  d'une 
modification  survenant  dans  l'état  de  la  ré- 
tine pendant  la  perception  des  objets  lumi- 
neux, c'est  la  possibilité  de  reproduire  les 
mêmes  sensations  par  un  excitant  autre  que 
la  lumière.  Toute  cause  capable  d'apporter 
un  changement  dans  l'état  de  la  membrane 
nerveuse  de  l'œil  détermine  des  sensations 


valle  qui  s'écoule  entre  l'inslant  où  la  rétine     subjectives  de  lumière.  Comprimez  l'œil  avec 


est  soustraite  à  l'action  de  l'objet  coloré,  et 
celui  où  l'impression  commence  à  prendre 
l'état  négatif,  constitue  ce  que  l'on  entend 
par  la  persislance  des  impressions  de  la  ré- 
tine ;  et  les  phases  négatives  de  l'impression 
constituent  le  phénomène  des  couleurs  acci- 
dentelles. 

Quant  aux  phénomènes  de  V irradiation  et 
des  auréoles  accidentelles.,  Plateau  les  fait 
dépendre  des  modifications  oscillatoires  qui 
se  transraetlent  de  proche  en  proche  aux 
différentes  portions  de  la  i-étine,  et  dans  une 
étendue  variable,  lorsque  quelques-uns  de 
ses  points  sont  directement  ébranlés  par  la 
lumière.  Les  éléments  les  plus  rapprochés 
semblent  être,  en  quehjue  sorte,  entraînés 
dans  le  même  mouvement,  ils  sont  donc  af- 
fectés d'une  manière  identique  :  telle  est 
l'origine  de  ïirradialion.  A  une  distance  un 
peu  plus  grande,  il  y  a  état  de  repos  des 
éléments  de  la  rétine  ;  mais  les  portions  de 
cette  membrane  plus  éloignées  se  constituent 
dans  un  état  opposé  :  de  là,  hîs  sensations 
complémentaires  qui  ont  lieu  dans  les  au- 
réoles accidentelles. 

On  voit  combien  est  satisfaisante  la  théorie 
de  Plateau,  et  comment  un  môme  principe 
rend  raison  de  tous  ces  phénomènes  en  ap- 
parence si  compliqués,  suivant  qu'on  l'ap- 
plique au  temps,  comme  cela  a  été  fait  pour 
la  persistance  des  impressions  et  les  cou- 
leurs accidentelles,  ou  à  l'espace  pour  l'ex- 
plication de  l'irradiation  et  des  auréoles. 

Hôle  de  la  rétine.  —  La  rétine  est  destinée 
à  recevoir  l'impression  des  rayons  lumineux; 
c'est  la  membrane  sensible  de  l'organe  de 
la  vision.  Elle  est  constituée  par  trois  cou- 
cties  principales  :  une  extérieure  ou  mem- 
brane de  Jacob  ;  une  moyenne  ou  médullaire, 
et  une  inlerne  ou  vasculaire.  Les  physiolo- 
gistes ne  se  sont  pas  contentés  d'étudier  la 
participation  de  la  rétine  à  la  fonction  vi- 
suelle; remontant  des  faits  aux  causes,  ils 
ont  recherché  l'explication  de  ces  faits.  Pour 
se  rendre  compte  de  la  sensation  des  cou- 
leurs, de  celle  du  clair  et  de  l'obscur,  etc., 
ils  ont  admis  des  vitesses  différentes  dans  les 
ondes  d'un  fluide  [éther)  qui  serait  répandu 
dans  tout  l'univers  ;  ces  ondes  impression- 
neraient d'une  manière  différente  la  rétine, 
et  la  nature  de  la  perception  dont  l'âme  a 
conscience  serait  subordonnée  à  ces  impres- 
sions variables.  Dans  cette  théorie,  on  admet 
que  les  phénomènes  de  vision  sont  simple- 
ment le  résultat  de  la  perception  par  le  sen- 
suriam  d'un  état  déterminé  de  la  rétine,  et 
la  sensation  de  l'obscurité  trouverait  son  ex- 


le  doigt,  vous  apercevrez  des  figures  de  for- 
mes diverses,  tantôt  annulaires,  tantôt  rayon- 
nées.  Dans  ces  circonstances,  il  vous  arri- 
vera quelquefois  de  voir  une  sorte  de  figure 
arborisée  sur  laquelle  Purkinje  a  le  premier 
insisté  :  cette  figure,  due  aux  vaisseaux  cen- 
traux de  la  rétine,  offre  une  ressemblance 
parfaite  avec  le  dessin  de  ces  mômes  vais- 
seaux. Sous  l'influence  de  l'électricité,  se 
manifestent  aussi  dans  l'œil  des  figures  d'une 
intensité  lumineuse  variable. 

Il  arrive  parfois  que  les  sensations  sub- 
jectives de  vision  dont  nous  vtMions  de  par- 
ler se  produisent  spontniiénient  :  J.  Millier 
{Manuel  de  physiologie,  1845,  Irad.  de  Jour- 
dan,  t.  11,  p.  378j  dit  avoir  constaté,  dans 
certains  cas,  l'apparition  d'une  petite  tache 
brillante  isochrone  aux  mouvements  respira- 
toires; en  tournant  brusquement  les  yeux  de 
côté,  on  voit  souvent  a[)paraître  tout  d'un 
coup  des  cercles  lumineux  dans  le  champ 
visuel  qui  est  plongé  au  milieu  de  l'obscu- 
rité, etc. 

Les  sensations  de  lumière  une  fois  admi- 
ses comme  le  résultat  d'un  changement  sur- 
venu dans  l'état  de  la  rétine,  quelques  phy- 
siologistes ont  cru  devoir  se  demander  où 
cet  état  peut  être  perçu  par  l'âme  :  évi- 
demment, c'est  dans  l'encéphale,  et  non  dans 
la  rétine  elle-même. 

Toutes  les  parties  de  la  rétine  n'ont  pas  la 
même  sensibilité  à  la  lumière.  Cette  mem- 
brane peut  endurer  toute  espèce  d'irrita- 
tions mécaniques  sans  jamais  donner  lieu  à 
la  moindre  sensation  douloureuse. 

La  participation  de  la  rétine  à  l'acte  même 
de  la  vision  est  prouvée  par  la  relation  qui 
existe  entre  le  développement  de  la  mem- 
brane, chez  les  divers  animaux,  et  le  degré 
d'inlcnsilé  de  la  faculté  visuelle.  Ce  point 
d'anatomie  physiologique  a  été  traité  par 
Desmoulins  {Journal  de  physiol.  expérim.,  t. 
III,  p.53),quia  démontrél'existence  d'unra[)- 
port  constant  entre  l'étendue  des  surfaces  de 
la  rétine  et  la  portée  de  la  vue  chez  différents 
animaux.  Il  a  surtout  invoqué  comme  exem- 
ples, à  l'appui  de  son  opinion,  l'aigle  et  le 
vautour,  dont  la  rétine  est  plissée  sur  elle- 
même,  de  telle  sorte  que  les  bords  des  plis, 
couchés  les  uns  sur  les  autres,  représentehî 
les  méridiens  d'une  sphère  :  chez  ces  même* 
oiseaux,  le  nerf  optique  est  constitué  pa.- 
un  faisceau  d'une  douzaine  de  lames  paral- 
lèles. Si  l'on  compare  la  rétine  de  ces  oi- 
seaux, dont  la  portée  visuelle  est  si  grande, 
à  la  rétine  de  l'oie  et  du  canard  domestiques, 
,  dont  la  vue  est  bien  moins  étendue,  on  re- 


1191 


VIJK 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


VUE 


1102 


connaît  que,  chez  ces  derniers ,  la  rétine 
n'oiïrt',  pas  la  moindre  ride. 

Mouvements  du  globe  de  l'œil.  —  Pour  l'in- 
telligence des  mouvements  de  l'œil,  il  est 
nécessaire  de  rappeler  que  cet  organe  est 
en  équilibre  dans  la  cavité  de  l'orbite  ;  que 
son  appareil  moteur  ne  produit  point  cet 
équilibre,  qu'il  ne  peut  le  détruire,  et  que 
son  action  se  borne  à  faire  tourner  l'œil  en 
ditlérents  sens  autour  de  son  centre,  qui 
est  fixe. 

On  sait  que  le  globe  de  l'œil  est  entouré 
par  un  tissu  adipeux  abondant,  sur  lequel  il 
repose  :  mais  son  état  d'équilibre  lésulte 
principalement  de  l'existence  d'une  enve- 
loppe aponévrotique  propre  h  fixer  l'organe 
au  pourtour  de  l'orbite.  Cette  membrane, 
découverte  par  Tenon  {Mémoires  sur  l'ana- 
tomie,  lapaihol.  et  la  chirurg.,  1806,  p.  193), 
qui  en  avait  déjà  compris  toute  l'importance, 
indiquée  par  Malgaigne  {Anatomic  chirurgi- 
cale,l.  I,  p.  375j,  et  parj.  Guérin,  a  été  dé- 
crite par  Bonnet  {Traité  des  sections  tendi- 
neuses et  musculaires;  Paris,  1841,  p.  11) 
d'une  manière  complète  et  détaillée.  «  La 
capsule  oculaire,  dit  cet  auteur,  est  formée 
par  une  membrane  fibreuse  dans  laquelle 
l'œil  est  reçu  comme  le  gland  du  chêne  dans 
sa  capsule  ;  elle  s'insère  autour  de  l'extré- 
mité antérieure  du  nerf  optique,  entoure  les 
deux  tiers  postérieurs  de  l'œil,  sans  adhérer 
intimement  à  cet  organe,  et  se  termine  en 
avant,  par  plusieurs  expansions  fibreuses, 
doHt  la  plus  apparente  est  celle  qu'elle  en- 
voie aux  cartilages  tarses  des  paupières,  et 
qui  ensemble  la  véritable  terminaison.  » 

Cette  capsule  se  réfléchit,  d'une  part,  sur 
les  muscles  oculaires,  et  se  porte  vers  la 
sclérotique,  en  réunissant  leurs  insertions  ; 
elle  contracte,  d'autre  part,  avec  l'orbite  des 
rapports  importants.  Ainsi  :  1°  elle  fournit 
deux  gaines  résistantes  qui  accompagnent 
les  muscles  obliques  jusqu'à  l'orbite  à  la- 
quelle elles  adhèrent;  2°  au  niveau  de  la  par- 
tie postérieure  des  cartilages  tarses,  elle  vient 
se  réunir  à  angle  aigu  avec  les  ligaments 
palpébraux,  qui,  partis  des  bords  orbitaires 
supérieur  et  inférieur,  vont  se  terminer  dans 
l'épaisseur  des  paupières;  3°  enfin  les  gai- 
nes, que  cette  capsule  fibreuse  fournit  aux 
muscles  droits  latéiaux,  envoient  deux  forts 
prolongements  qui  se  lisent  à  l'orbite  au  ni- 
veau des  angles  interne  et  externe  des  pau- 
])ières,  et  que  Tenon  désigne  sous  le  nom  de 
faisceaux  tendineux  des  muscles  adducteur 
et  abducteur. 

Il  résulte  de  celte  disposition,  dont  on  n'a 
tenu  presque  aucun  compte  relativement  aux 
mouvements  de  l'œil,  que  cet  organe  occupe 
dans  la  cavité  de  l'orbite  une  position  déter- 
minée, dans  laquelle  il  est  maintenu  par  un 
appareil  ligamenteux  spécial  ;  de  sorte  que 
les  muscles  dont  il  est  entouré  peuvent,  mal- 
gré leur  faible  développement,  produite  des 
mouvements  d'une  précision  extrême.  D'ail- 


leurs, ces  muscles  n'auraient  pu  soutenir  le 
globe  oculaire  qu'à  la  condition  d'être  dans 
un  état  permanent  de  contraction,  ce  qui 
est  inadmissible.  Notons  encore  que  les 
flexuosités  du  nerf  optique  et  la  forme  exac- 
tement sphérique  de  l'œil  doivent  confirmer 
dans  l'opmion  que  celui-ci  ne  se  meut  qu'au- 
tour de  son  centre. 

Le  centre  du  globe  oculaire  étant  immobile, 
tous  les  mouvements  de  cet  organe  ont  pour 
axe  l'un  ou  l'autre  de  ses  diamètres.  Toute- 
fois, ces  mouvements  peuvent  être  rapportés 
à  trois  directions  principales,  qui  sont,  en 
raison  des  déplacements  que  subit  la  cornée  : 
l'élévation  et  l'abaissement,  dus  à  la  rotation 
de  l'œil  autour  de  son  diamètre  transversal; 
l'adduction  et  l'abduction  qui  se  font  autour 
d'un  ^diamètre  vertical;  enfin  la  rotation  en 
dedans  et  en  dehors  autour  d'un  axe  antéro- 
postérieur.  Six  muscles,  groupés  deux  par 
deux,  président  à  ces  trois  ordres  de  mou- 
•vements.  Les  droits  supérieur  et  inférieur, 
auxquels  sont  confiés  l'élévation  et  l'abais- 
sement, envoient  chacun  une  expansion 
fibreuse  vers  les  cartilages  tarses;  disposi- 
tion qui  permet  de  comprendre  pourquoi  les 
mouvements  des  paupières  suivent  constam- 
ment ceux  du  globe  de  l'œil  en  haut  et  en 
bas,  bien  que  la  paupière  inférieure  soit  dé- 
pourvue de  muscle  chargé  spécialement  de 
produire  ce  mouvement. 

Quant  aux  muscles  droits  interne  et  ex- 
terne, on  les  appelle  adducteur  et  abducteur 
de  l'œil,  dénomination  inexacte,  en  ce  sens 
qu'elle  pourrait  laisser  croire  que,  lors  de 
leur  contraction,  le  globe  en  totalité  subit 
un  déplacement,  tandis  que  la  cornée  seule 
se  déplace.  Ces  muscles,  le  droit  externe 
surtout,  sont  enroulés  autour  du  globe  ocu- 
laire et  dirigés  d'arrière  en  avant  :  au  mo- 
ment de  leur  contraction,  ils  doivent  tendre 
à  se  redresser,  puis  à  rapprocher  leur  inser- 
tion antérieure  de  la  postérieure,  consé- 
quemment  à  comprimer  l'œil  latéralement, 
ou  bien  le  refouler  vers  la  paroi  qui  leur  est 
opposée,  et  l'enfoncer  dans  Torbite.  Celte 
compression  latérale  ,  ce  déplacement  en 
dedans,  en  dehors,  en  arrière,  n'ont  poui- 
tant  pas  lieu,  et  l'on  en  doit  attribuer  la  cause 
seulement  à  l'influence  exercée  sur  l'action 
de  ces  muscles  parles  prolongements  fibreux 
qu'ils  envoient  au  rebord  orbitaire.  Ces  pro- 
longements forment  comme  une  poulie  de 
réflexion  aux  droits  externe  et  interne,  et 
l'on  peut,  jusqu'à  un  certain  point,  admettre 
que  ces  muscles  agissent  sur  l'œil  comme 
s'ils  partaient  seulement  de  ce  point  de  ré- 
flexion :  alors,  l'externe  ne  tendra  pas  à 
comprimer  l'œil  ni  à  l'enfoncer  dans  l'orbite, 
mais  plutôt  à  l'attirer  en  dehors  ;  le  droit 
interne,  agira  en  sens  inverse  ;  et,  comme  le 
centre  de  l'œil  est  immobile,  cet  organe  ne 
sera  transporté  ni  dans  un  sens  n'i  dans  l'au- 
tre, la  pupille  seule  sera  dirigée  en  dedans 
ou  en  dehors  (314). 


(514)  Nous  avons  peiiift  à  comprendre  comment  se  conlrnclant,  el  lui  faire  siihir  un  mouvement  «le 
Koiiiiei  \ouv.  cit.,  p.  42  et  4'»)  a  :i<lii)is  que  les  nnis-  liaiispoil  en  «ledans  ou  en  deliuis,  à  l'aide  de  leur:) 
clcM  droit!)  latéraux  puissent  à  la  Ibis  aplatir  ru'ilen       inscilions  urbituires. 


ÎK'3  VUE 

La  contraction  siuiultanéo  de  deux,  mus- 
cles droits  contigus  donne  à  la  pupille  une 
direction  intermédiaire  à  celle  que  lui  aurait 
communiquée  chacun  de  ces  muscles  isolé- 
ment ;  trois  des  muscles  droits,  ou  môme  ces 
quatre  muscles  peuvent  aussi  agir  simulta- 
nément. 

Le  plus  souvent  les  deux  antagonistes  se 
contractent  d'une  manière  alternative,  pen- 
dant que  les  deux  autres  muscles  sont  dans 
un  état  de  eonlraclion  fixe  :  tel  est  le  cas  où 
nous  voulons  juger  avec  précision  de  la  ver- 
ticalité d'une  ligne.  Dans  cet  acte,  l'œil, 
préalablement  fixé  latéralement  de  manière 
à  ne  pouvoir  subir  dans  ce  sens  le  déplace- 
ment le  plus  minime,  se  dirige  de  haut  en 
bas  et  de  bas  en  haut  successivement. 

On  sait  jus(iu'à  quel  point  peut  être  pous- 
sée la  justesse  de  cette  appréciation.    Hueck 
{Archives  générales    de  médecine,  3'   série 
l'œil 


t.  XL  août  1841)  a  calculé  que  1  œi!  peut 
reconnaître  la  déviation  d'une  ligne  dont 
1  image  sur  la  rétine  ne  ditTêre  de  la  verticahî 
que  de  0,0008  de  millimètre.  Pour  recoiuiai- 
Ire  si  une  ligne  est  horizontale,  l'œil  est,  au 
contraire,  mainteiui  dans  une  position  fixe 
par  les  muscles  droits  supérieur  et  inférieur  ; 
puis  il  est  entraîné  à  droite  et  à  gauche  par 
les  droits  latéraux  qui  se  contractent  aller- 
nalivement. 

La  pupille  peut  être  dirigée  successive- 
ment vers  tous  les  points  de  la  circonférence 
de  l'orbite.  Ce  mouvement  de  circumduclion 
est  dû  à  la  contraction  successive  des  quatre 
muscles  droits  ;  il  est  généralement  saccadé, 
et  ne  peut  ordinaire. nent  s'exécuter  avec  une 
grande  régularité. 

Enfin  on  a  admis  que  les  quatre  muscles 
droits,  en  se  contractant  ensemble  et  avec 
une  égale  intensité,  pouvaient  enfoncer  l'œil 
dans  la  cavité  de  l'orbite.  Celle  action,  qui 
n'aurait  aucun  but,  est  d'ailleurs  bien  loin 
d'être  démontrée  :  nous  pensons  qu'à  l'état 
normal  elle  est  complètement  annulée,  d'a- 
hord  par  les  expansions  qu'envoient  les  mus- 
cles droits,  soit  vers  les  cartilages  tarses, 
soit  vers  le  rebord  orbitaire,  puis  par  la  cap- 
sule fibreuse  qui  soutient  l'œil  en  arrière,  et 
enfin  par  les  insertions  des  deux  muscles 
obliqut;s. 

11  n'est  guère  de  question  qui  ait  donné 
lieu  à  des  assertions  plus  variées  et  plus  con- 
tradictoires que  celle  de  l'action  des  muscles 
obliques  sur  la  direction  de  l'œil.  Suivant 
Albinus  [Uist.rnuscul.  hominis,  Leyde,  1734), 
le  grand  oblique  dirige  la  pupille  au-dessous 
de  l'angle  externe  des  paupières.  D'après 
G.  Cowper  (Mijotomia  reformata,  Londres, 
1G94),  quand  ce  muscle  agit  seul,  il  avance 
le  globe  de  l'œil  en  tournant  la  pupille  en  bas. 
Ch.  Bell  {Des  mouvements  de  l'œil,  dans  Ex- 
position du  syst.  nat.  des  nerfs;  trad.  de 
Genest,  p.  171,  Paris,  1825)  dit  que  l'oblique 
supérieur  porte  l'œil  en  bas  et  en  dehois. 
Suivant  Portai,  Hipp.  Cloquet  et  Blandin,  la 
pupille  est  portée  en  bas  et  en  dedans.  Enfin 
Dieffenbach  et  Phillips  admettent  que,  par 
l'action  du  grand  oblique,  la  pupille  est  di- 
rigée en  hautet  en  dedans.  D'autres  auteurs, 

DicTioNN.  DE  l'niiosorniE.  1. 


PSYCHOLOGIE.  VUE  1194 

et  Bichat  est  de  ce  nombre,  pensent  que  ce 
muscle  n'a  aucune  action  sur  la  direction  de 
la  pupille,  mais  qu'il  fait  subir  au  globe  dii 
l'œil  une  rotation  autour  de  son  diamètre 
antéro-postéricur.  L'origine  de  cette  idée 
est  déjà  ancienne.  Je  lis,  dans  les  Œuvres  de 
Cl.  Perrault  {OEuvres  de  physique  et  de  mé- 
canique, Amsterdam,  1727,  t.  Il,  p.  572),  les 
•passages  suivants  :  .<  Pour  ce  qui  est  de  l'ac- 
tion du  muscle  grand  oblique,  son  effet  est 
défaire  tourner  la  prunelle  sur  son  centre, 
et  tout  l'œil  sur  un  axe  dont  les  pôles  sont 
l'un  au  fond  de  l'orbite  et  l'autre  aU  milieu 
de  la  prunelle JMais  il  n'y  a  point  d'appa- 
rence que  ce  mouvement  en  rond  se  lasse 
jamais,  ne  pouvant  être  d'aucun  usage,  puis- 
qu'il  ne  saurait  apporter  aucun  changement 
sensible  à  l'œil.  J  ai  souvent  observé  les  yeux 
des  tortues,  qui  ont  dans  l'iris  quatre  points 
jaunes  formant  comme  une  croix  sur  un 
fond  fort  brun,  ce  qui  rendrait  ce  mouve- 
ment circulaire  de  l'œil  fort  visible,  s'il  se 
faisait  quelquefois;  mais  je  ne  l'ai  jamais  j)u 
apercevoir.  Si  ce  mouvement  se  faisait  dans 
l'œil  de  l'homme,  on  le  verrait  aussi  par  le 
moyen  des  veines,  qui  sont  visibles  vers  les 
coins;  or,  on  ne  voit  jamais  que  ces  veinos 
haussent  ni  baissent,  ce  qui  arriverait  néces- 
sairement si  l'œil  avait  quelquefois  ce  mou- 
vement. » 

J.  Hunter  a  donné  la  solution  complète 
du  problème  en  faisant  connaître  les  condi- 
tions de  la  rotation  de  l'œil  autour  de  son 
axe  antéro-postérieur,  et  en  démontrant  qui; 
ce  mouvement  n'a  pour  but  que  de  soustraire 
l'organe  visuel  à  l'etfet  des  oscillations  laté- 
rales de  la  tète  et  du  corps.  «  Lorsque  nous 
regardons  un  objet,  dit  J.  Hunter,  et  qu'eu 
même  temps  notre  tête  se  meut  vers  l'une  ou 
l'autre  épaule,  nous  exécutons  un  mouvement 
en  arc  de  cercle  dont  le  centre  est  le  cou;  et* 
pat  conséquent,  les  yeux  seraient  soumis  à 
la  môme  quantité  de  mouvement  sur  cet  axe, 
si  les  muscles  obliques  ne  les  fixaient  mr 
l'objet  regardé.  Quand  la  tête  est  mue  veis 
l'épaule  droite,  le  muscle  oblique  supérieur 


du  côté  dioil  agit  et  maintient  1  œil  droit  fixt; 
vers  l'objet,  et  un  semblable  etfetest  produit 
sur  l'œil  gauche  par  l'action  de  son  obliqui; 
inférieur.  Quand  la  tète  se  meut  dans  une  di- 
rection contraire,  les  autres  muscles  «bliques 
produisent  le  môme  effet.  (J. Hunter,  OEuvreu 
complètes,  trad.  par  Richelot,  t.  IV,  p.  359, 
Pans,  1841 .)  »  De  nos  jours,  Hueck  {Archives 
de  médecine,  3«  série,  t.  II,  1841),  Szokalski 
(Influence  des  muscles  obliques  de  l'œil  sur  la 
vision,  Gand,  1840),  J.  Guérin  (  Commun, 
à  l'Institut,  août  1840,  —  Exam.  méd., 
Wl,  [).  75,  1841),  etc.,  ont  reproduit  et 
confirmé  les  idées  de  J.  Hunter. 

Bonnet  {ouv.  cit.),  en  exerçant  sur  le 
cadavre,. et  avec  toutes  les  précautions  néce.s- 
saires,  des  tractions  sur  le  grand  oblique, 
est  arrivé  à  ce  résultat,  que  ce  muscle  porte 
la  pupille  en  bas  et  en  dehors,  et  qu'il  im 
prime  au  globe  de  l'œil  un  mouvement  de 
l'otalion  de  dehors  en  dedans  sur  son  axtj 
antéro-postérieur. 

Parmi  tant  d'opinions  diverse.^,  quelle  est 

38 


lier.  VUE  DICTIONNAIRE  DE 

ct;Jle  qu'oïl  doit  choisir  ol  définitiveraent 
adopter?  Eliminons  d'abord  l'opinion  qui 
n'accorde  au  muscle  oblique  supéi-ieur  d'autre 
action  que  de  diriger  la  pupille  en  haut  et 
en  dedans  ;  elle  ne  repose  sur  aucune  obser- 
vation directe,  et  ne  se  concilie  ni  avec  la 
direction  et  les  attaches  du  muscle,  ni  avec 
les  expériences  sur  le  cadavre.  La  rotation 
de  l'œil,  au  contraire,  est  démontrée  à  la  l'ois 
par  l'examen  anatomique  des  parties,  par 
■l'expérimentation  sur  le  cadavre  et  sur  le 
vivant  :  c'est  donc  pour  nous  un  fait  hors  de 
•doute.  Reste  à  savoir  si  la  pupille  peut  être 
déviée  et  si  elle  se  [)orto  en  bas  et  en  dehors, 
comme  l'alfirment  la  plupart  des  auteurs.  Ici, 
je  ferai  observer  qu'il  faut  distinguer  les 
effets  du  grand  oblique  sur  le  cadavre,  de 
«eux  qu'il  produit  sur  le  vivant.  Dans  le  pre- 
mier cas,  l'œil  est  coaiplétement  soustrait  à 
l'influence  des  muscles  droits  ;  au  contraire, 
il  y  reste  soumis  dans  le  second,  et  l'action 
toute-puissante  de  ces  muscles  sur  la  direc- 
tion du  segment  antérieur  de  l'œil,  annihile 
facilement  la  faible  déviation  que  tend  à  lui 
imprimer  le  grand  oblique.  En  dernière  ana- 
lyse, ce  muscle  est  rotateur  de  l'œil  de  dehors 
eu  dedans. 

Ce  qui  précède  réduit  à  peu  de  chose  ce 
que  nous  avons  à  dire  de  l'action  du  muscle 
oblique  inférieur.  La  direction  et  les  inser- 
tions de  ce  muscle,  les  expériences  sur  le 
cadavre  amènent  à  conclure  qu'il  imprime 
au  globe  oculaire  un  mouvement  rolatoire 
inverse  de  celui  qui  est  dû  au  muscle  pré- 
cédent; qu'en  outre  il  dirige  la  pupille  en 
haut  et  en  dehors.  Mais,  si  l'on  tient  compte 
de  l'influence  des  muscles  droits,  l'oblique 
inférieur  est  purement  et  simplement  l'anta- 
goniste du  grand  oblique. 

On  a  longtemps  cherché  la  raison  de  l'obli- 
quité de  ces  deux  muscles  :  si,  en  effet,  ils 
ne  sont  que  rotateurs,  ne  devraient-ils  pas 
être  dirigés  perpendiculairement  à  l'axe 
antéro-postérieur  de  l'œil?  Cowper,  Winslow, 
Cl.  Perrault  ont  avancé  que  ces  muscles  ser- 
vent à  soutenir  le  globe  oculaire  en  arrière, 
qu'ils  l'empêchent  de  presser  les  parties 
subjacentes;  qu'enfm,  ils  tirent  l'œil  direc- 
tement hors  du  fond  de  l'orbite,  pour  contre- 
balancer l'action  des  muscles  droits.  Mais  j'ai 
constaté  que,  chez  les  animaux  dont  les  yeux 
dirigés  latéralement  n'ont  besoin  que  d'un 
faible  mouvement  d'abduction,  les  muscles 
obliques  sont  insérés  au  globe  de  l'œil  très- 
près  de  la  cornée,  et  qu'ils  ont  une  direction 
transversale;  ce  qui  méfait  penser  que  cette 
insertion  n'est  rejetéeen arrière, chezl'homme, 
que  pour  ne  pas  nuire  à  l'abduction,  qui  a 
une  très-grande  étendue.  Les  muscles  obliques 
{jcrdent,  il  est  vrai,  un  peu  de  leur  pouvoir 
rotateur,  mais  cette  action  est  encore  sufli- 
sante,  puisque  Hueck  a  calculé  qu'elle  a  en- 
viron 50  degrés  d'étendue.  Leur  antagonisme 
avec  tes  muscles  droits  me  paraît,  quoi  qu'on 
en  "dise,  un  fait  peu  probable;  car,  si  chez 
l'homme,  en  raison  de  leur  obliquité,  ils  sont 
tissez  défavorablement  placés  pour  cet  usage, 
ils  y  sont  complètement  inaptes  chez  les 
animaux   pourvus  néanmoins  d'iui   double 


PHILOSOPHIE. 


VUE 


\1% 


appareil  musculaire  {m.  chounotde)  inséré  au 
fond  de  l'orbite. 

Les  trois  ordres  de  mouveui :;nts,  auxquels 
concourent  deux  par  deux  (es  six  muscles 
de  l'œil,  n'ont  entre  eux  aucun  antagonisme; 
au  contraire,  ils  sont  complètement  indépen- 
dants l'un  de  l'autre  :  aussi  peuvent-ils  s'as- 
socier et  se  combiner  de  mille  manières, 
soit  pour  diriger  l'œil  de  différents  côtés, 
la  tête  étant  dans  une  position  fixe,  soit  pour 
arrêter  le  regard  sur  un  objet  quand  la  tête 
ou  le  corps  entier  est  en  mouvement.  Dans 
le  premier  cas,  les  muscles  qui  entrent  eii 
contraction  ont  pour  point  fixe  leur  inser- 
tion osseuse;  dans  le  second,  au  contraire, 
c'est  l'orbite  qui  se  meut  autour  du  globe 
oculaiie,  et  les  muscles  ont  leur  point  fixe  .à 
leur  insertion  scléroticale. 

Les  mouvements  combinés  des  yeux    ont 
ceci  de  remarquable  qu'ils  sont  toujours  de 
même  espèce,  c'est-à-dire  qu'ils  s'exécutent 
dans  les  deux  yeux  autour  d'un  axe  de  même 
nom.  Ainsi  les  yeux  tournent  ensemble  tan- 
tôt autour  de  leur  axe  transversal  ou  verti- 
cal, tantôt  autour  de  leur  axe  antéro-posté- 
rieur. Mais  cette  rotation  peut  se  faire  dans 
le  même  sens  ou  en  sens  inverse.  Dans  l'é- 
lévation   ou  l'abaissement,   les   deux  yeux 
marchent  ensemble  avec  une  parfaite  régu- 
larité. Lorsque  nous  portons  la  vue  horizon- 
talement à.  droite  età  gauche,  le  mouvement 
est  contrarié,  car  nous   conti-aclons  l'adduc- 
teur d'un  côté  avec  l'abducteur  du  côté  op- 
posé :   les  deux   adducteurs  se   contractent 
ensemble  et  font  tourner  les  yeux  de  dehors 
en  dedans,  autour  de  leur  axe  vertical,  lors- 
qu'on regarde  un   objet   rapproché.  Enfin, 
les  deux  abducteurs  peuvent  aussi  se  con- 
tracter ensemble,  dans  une  certaine  limite, 
quand  on  porte  la  vue  d'un  point  très-voisin 
vers  un  point  plus  éloigné.    La    rotation, 
autour  de  l'axe  antéro-postérieur,  se  produit 
par  un  mouvement  contrarié  :  constamment 
l'oblique  supérieur  d'un  côté  agit  avec  l'o- 
blique inférieur  du  côté   opposé.  Cependant 
Ch.  Bell  {ouv.  cit.),  et  après  lui  J.  Millier, 
{Physiologie  du  système  nerveux,  X.  I,  p.  156, 
trad.    de  Jourdan),    croient  à  la   possibilité 
de  la  contraction  simultanée  des  deux  muscles 
obliques  inférieurs.  Ce   mouvement    serait 
involontaire,  se  produirait  pendant  le  som- 
meil,  le  clignement,  la  syncope,  et  aurait 
pour  effet  de  diriger  les  deux  pupilles   en 
haut  et  en  dedans.  On  peut  démontrer  pé- 
remptoirement l'inexactitude  de  ces  asser- 
tions :  d'abord  si  le  muscle  oblique  inférieur 
pouvait  changer  la  direction  de   la  pupille, 
nous  avons  vu  qu'il  la  porterait  en  dehors 
et  en  haut;  en  second  lieu,  les  yeux  n'ont, 
pendant  le  sommeil  ou  la  syncope,  aucune 
position  déterminée,  et  lors"  du  clignement, 
ils  ne  subissent  aucun  déplacement,   ce  qui 
arrive  le  plus  ordinairement,   ou  ils  roulent 
ensemble  sous  la  paupière   supérieure   de 
manière  à  lubrifier  également  la  surface  de 
la  cornée. 

Toutefois,  il  est  remarquable  que  cet  anta- 
gonisme, qui  existe  chez  l'homme  entre  les 
ujusclcs  rotateurs  d'un  côté  à  l'autre,   cesse 


U97                        VUE                          PSYCHOLOGIE.  VUE                         119^? 

d'avoirlieu  chezungrand  nombre  d'animaux.  l'iris,  le  nombre  considérable  de   vaisseaux 

F.n  effet,  quand  les  yeux  sont  dirigt's   laté-  artériels  et  veineux  qui  entrent  dans  sa  con- 

ralement,  la  rotation  de  l'œil  n'a  plus  pour  siitution.  Cette  disposition  a  suggéré  à  Fabrice 

^ut  de  corriger  les  mouvements  d'inclinaison  d'Aquapendente  (Op.  omn.  de  ocu/o,  III,  G, 

latérale  de  la  tête,  mais  ceux  de  flexion  et  p.  230.  Leyde,    1738)  l'idée  d'assimiler  les 

d'extension.  Les  yeux  tendant   alors  à    se  mouvements  de  l'iris  aux  phénomènes  de 

déplacer  dans  le  même  sens,  les  deux  muscles  turgescence  des  tissus  érectiles;  Méry  (Mcm. 

de  même  nom  se  contractent  ensemble,  sa-  de  l'Acod.  des  sciences,  1704,  p.  261),  Sœm- 

voir  :  les  deux   obliques  inférieurs  pendant  mering,  etc.,  ont  adopté  une  opinion  sem- 

i'abaissement  de  la  tête,   et  les  deux   supé-  blable.  Grimelli  (Mem.  rfe//o  med.  contemp., 

rieurs  pendant  son   élévation.  Ce  fait,  cons-  1840)  a  reconnu,  en  injectant  des  cadavres 

laté  sur  le  lièvre  et  sur  le  cheval,  a  lieu  pro-  d'enfants,  la  réplétiondes  vaisseaux  sanguins 

bablement  chez  un  grand  nombre  d'animaux,  de  l'iris,  et,  par  suite,   le  rétrécissement  de 

Vue  de  ses  conséquences,  est  que  le  double  la  pupille.  En  supposant  que  les  mouvements 

antagonisme,  qui  a  lieu  chez  l'homme  entre  de  l'iris  résultent  véritablement  d'un  afflux 

les  muscles  rotateurs  des  yeux,  ne  suffît  pas  sanguin,  on  est  porté  use  demander  comment 

pour  expliquer  l'existence  d'un  nerf  spécial  l'impression  de  la  lumière  sur  la  rétine  peut 

pour  l'un  de  ces  muscles,  puisqu'on    ren-  rendre  compte  de  cet  afflux  sanguin, Portai 

<  outre  la  quatrième  paire  sur  des  animaux  {('ours  d'anal,  méd.  t.  IV,  p.  423,  Paris,  1804) 

chez  lesquels  cet  antagonisme  ne  se  produit  l'explique   en    disant  que    la  lumière,    qui 

pas.  arrive  au  fond  de  l'œil,  chasse  le  sang  des 

On  sait  que  trois  nerfs,  h  moteur  oculaire  vaisseaux  de  la  rétine  et  fait  passer  ce  li- 

rommun,  le  pathétique  et  le  moteur  oculaire  quide  dans  les  vaisseaux  de  l'iris;  hypothèse 

txcerne,  sont  destinés  à  l'appareil  moteur  du  que  rien  ne  justifie.  P.  Bérard  [Dict.  de  méd. 

globe  de  l'œil.  Le  premier  se   distribue  aux  en  30  vol.,  2'  édition,  article  OEil,  t.  XXI, 

muscles  droits  supérieur,  interne,  inférieur,  n.  337)  a'fait  remarquer  que,  si  la  dilatation  de 

et  au   petit  oblique;   le    second   au   grand  la  pupille  était  purement  passive,  cette  dila- 

oblique;  le  troisième  au  droit  externe.  tation  devrait  avoir  une  limite  invariable.   Or 

A  chacune  des  trois  directions  principales,  le   mouvement   de   dilatation  présente  une 

vers  lesquelles  le  globe  oculaire  peut  être  foule  de    nuances,   et  s'accomplit    souvent 

porté,   correspond  l'une    des    trois    paires  d'une  manière  très-rapide  ;  il  ne  ressemblB 

nerveuses  motrices  de  l'orbite.  Aux  mouve-  donc  nullement  à  celui  qui  se  passe  dans  les 

ments  dans  le  sens  vertical,   correspond   le  tissus  érectiles. 

nerf  moteur  oculaire  commun;  aux  mouve-  F.  Arnold  {Physiologie,  1. 1,  p.  645)  attri- 

ments  rotatoires,  le  pathétique;  enfin  à  ceux  bue  les  mouvements  de  l'iris  h  la  présence 

de  latéralité,  le  moteur  oculaire  externe.  Une  d'un  tissu  cellulaire  contractile.  Cette  opinion 

tidle   disposition   est  suffisamment  motivée  compte  également,  au  nombre  de  ses  parti- 

par  la  nécessité  d'une  précision  extrême  dans  sans,  Krause,  qui  n'admet  dans  l'iris  que  des 

tous  les  éléments  de  l'organe  visuel,  et  c'est  fibres  de   tissu  cellulaire  et  des  libres  ner- 

gràce  à  elle  que  l'harmonie  des  mouvements  veuses  ;  Schwann,   qui  n'y  a  trouvé  qu'une 

de  cet  admirable  appareil  se  trouve  réunie  à  structure  fibreuse,  etc.  Mais  les   recherches 

leur  indépendance  nécessaire:   l'harmonie,  d'autres   micrographes   ainsi  que   plusieurs 

au  moyen  de  la  troisième  paire  qui  participe  expériences  physiologiques,  s'accordent  pour 

h  tous  les  genres  de  mouvements  du  globe  faire  regarder  les  mouvements  iriens  comme 

de  l'œil  ;  l'indépendance,  par  la  quatrième  et  étant  de  nature  musculaire, 

la  sixième  paire  allectée  chacune  à  un  seul  Déjà  Ruysch,Boërhaave,  Whytt,  Winslow, 

genre  de  ces  mouvements.  Telle  est,  suivant  etc.,  avaient  admis  dans  l'iris  l'existence  de 

nous,  la  seule  raison  plausible  de  l'existence  libres  musculaires  :  plus  récemment,  Maunoir 

de  trois  paires  nerveuses   dilîérentes,   pour  de  Genève  [Mém.   sur   l'organis.    de   l'iris. 

un  si  petit  nombre  de  muscles.  Genève,  1812  et  1825)  a  émis  la  même  opi- 

Nature  et  mouvement  de    l'iris.  —  Nous  nion.  On  peut  aujourd'hui  alléguer,  en  faveur 

n'avons  pas  à  revenir  sur  les  usages  de  l'iris;  de  la  nature  musculaire  de  l'iris,  deux  ordres 

il  nous  reste  seulement  à  examiner  la  nature  de  preuves,  les  unes  analomiques,  les  autres 

de  ce  diaphragme  et  à  considérer  les  mouve-  physiologiques.  Le  microscope  a  démontré 

ments  iriens  en  eux-mêmes.  qu'il  y  a,  dans  ce  diaphragme,  des   fibres 

La  plupart  des  physiologistes  s'accordent  musculaires  non  striées;    sous  ce  point  do 

aujourd'hui  à  reconnaître  que  l'iris  renferme  vue,  il  existe  une  concordance  parfaite  entre 

dans  son  épaisseur  des  fibres  musculaires,  et  les   observations  de  Valenfin  [Repertorium, 

qu'à  leur  présence  sont  dus  les  mouvements  1837,  p.  247),  de  Hueck,  de  Krohyn   (Mul- 

na   cette  membrane.   On    n'a  pas  toujours  ler's  Archiv.  1837,  p.  380),  etc.  Dun  autre 

pensé  ainsi,  et  l'on  a  tour  à  tour  expliqué  côté,  les  expériences  de  Fowler,  de  Ueinhold, 

ces  mouvements  par  la  turgescence  des  vais-  celles  de  Nysten  et  les  miennes  ont  prouvé 

seaux   iriens  ou  par  l'existence   d'un  tissu  que,  sous  l'influence  de  l'électricité,  1  iris  se 

spécial.  Examinons  rapidement  la  valeur  de  contracte,  soit  sur  l'animal  vivant,  soit  même 

ces  diverses  hypothèses.  après  la  mort  (315). 

Personne  n'ignore  la  grande  vascularité  de  L'iris  est  donc  un  tissu  dont  la  nature  et 

(5lo)  Ces  cxpérifinces,  qui  remonlenl  à  1859,  oui  yeux  de  clievnnx  pi  de  hœiifs  .   les  extrémités  des 

eie   lailes  imuiédiaienicnl  aigres  la   mort    sur  des  îooplioics  ont  éic  ;ii>i)li(niéeb  directeuicnl  sur  l'iris. 


1199  DICTION NAI  II E  DE  PlULOSOriHE 

les  propricHés  rappellent  celles  du  tissu  mus- 
culaire, bien  qu'il  existe  entre  eux  certaines 
(liiït^rences.  Aussi  nous  senihle-t-il  ralioniicl 
(le  rapproclier  les  mouvements  de  l'iris  des 
mouvements  musculaires,  sans  pourtant  les 
confondre  les  uns  avec  les  autres. 

Pour  se  rendre  compte  des  mouvements 
de  dilatation  et  de  resserrement  de  l'iris,  les 
physiologistes  ont  invoqué  l'existence  dans 
cette  membrane  de  deux  ordres  de  libres, 


1200 


vent  en  rapport  avec  l'intensité  de  la  lumière 
qui  tombe  sur  la  rétine.  Lorsque  celte  mem- 
brane nerveuse  ne  reçoit  (|u'un  petit  nom- 
bre de  rayons  lumineux,  l'ouverture  de  l'iris 
se  dilate;  lorsqu'au  contraire  la  lumière  qui 
tombe  sur  la  rétine  est  vive,  la  môme  ouver- 
ture se  resserre.  Ce  n'est  pas  seulement  la 
lumière  solaire  qui  produit  cet  ciïet;  tout 
rayon  lumineux  un  peu  intense,  quelle  qu'en 
soit  la  source,  donne  lieu  à  un  resserrement 


les  unes  circulaires  disposées  autour  de  la  de  la  pupille 

pupille,  les  autres  rayonnées  se  portant  de  L'application  de  certains  narcotiques  sur 

la  grande  circonférence  à  l'anneau  pupillaire.  l'œil  produit  une   dilatation   de  la  iiupille  : 

Celte  disposition,  si  elle  était  réelle,  rendi'ail  cette  propriété,  que    possède  à  un  si  haut 

parfaitement  compte  des  phénomènes  méca-  degré  la  belladone,  est  mise  à  profil  par  les 

niques  de  l'iris.  Hall  [The  Edinburgh  médical  chirurgiens  quand  ils  se  proposent  d'agran- 

and    surgical    Journal,    Juillet   1844,   exlr.  dir  le  champ    pupillairc.  La  dilatation   per- 

dans  Arch.  génér.  de  méd.,  4'  série,  t.  V,  manente  de  la  pupille  s'observe  encore  dans 

p.  493)  considère  comme  fibres  nmsculaires  l'amaurose ,   dans  certaines  atrections  céré- 

sculemenl  quelques  fibres  disposées  autour  braies  ;  au  contraire,  son  resserrement  a  lieu 

(le  la  petite  circonférence  de  l'iris.  D'après  dans  l'iritis,   dans  l'empoisonnement  par  la 


physiologiste  anglais,  la  contraction  de  la 
pu|)ille  est  due  à  celle  couche  de  fibres  mus- 
culaires; la  dilatation  est  le  résultat  de  la 
cessation  de  cette  contraction,  et  peut-être 
aussi  du  resserrement  d'un  tissu  contractile 
spécial  dont  il   admet  l'existence  dans  l'iris. 

La   constitution  de   l'iris  ne    lui  permet 


strychnine,  etc. 

Les  physiologistes  ont  cherché  à  se  ren- 
dre compte  de  la  rapidité  avec  laquelle  l'iris 
se  resserre  sous  l'influence  d'une  vive  lumière. 
F.  Arnold,  s'appuyant  sur  l'exislence  d'un 
filet  nerveux  qui  de  la  rétine  irait  aboutir  au 
ganglion  ophthalmique,  avait  émis  l'opinion 


d'exécuter  que  deux  sortes  de  mouvements,  que  l'impression  produite  sui'  la  rétine  ne  va 

qui  se  traduisent  par  la  dilatation  ou  le  re-  pas   au  delà  du  ganglion,  et  que  de  celui-ci 

serrement  de  la  pupille.  Nous  devons  simple-  l'excitation    se    réfléchit    sur    les    rameaux 

ment  mentionner  une  sorte  de  propulsion  moteurs  de  l'iris.   Cette  théorie  no   saurait 

de  l'iris,  qui  a  lieu,  d'après  Ribes  [Mém.  de  être  admise.  11  est  démontré  que  l'impression 

la  Société  méd.  d'émulation,  t.  VIII,  p.  631),  visuelle,   produite    sur  le  fond  de  Toeil,  est 


lorsqu'on  regarde  des  objets  fortement  éclai- 
rés. Ce  mouvement  en  avant  résulterait,  sui- 
vant lui,  de  l'accumulation  de  l'humeur 
aqueuse  dans  la  chambre  postérieure  par 
suite  du  resserrement  de  la  pupille. 
Les  mouvements  de  l'iris  sont  le  plus  sou- 


transmise  à  l'encéphale  et  rélléchie  sur  le 
nerf  moteur  oculaire  commun  qui  tient  sous 
sa  dépendance  les  mouvements  de  l'iris.  Les 
expériences  concourent  à  établir  celte  dé- 
monstration, (LoNGET,  Cours  de  physiologie.) 
—  Voy.  Perception  extérieure. 


NOTES  ADDITIONNELLES. 


NOTE  I. 


Art.  Langage,  §  I. 


De  la  distinction  des  sons. 


t  On  'a  vu  comment  agissent  les  corps  conduc- 
leurs  du  son  ei  comment  les  omles  sonores  arrivent 
à  l'organe  auditif.  Mais  la  plus  grande  didiculié 
ii'esl  pas  expliquée,  et  je  ne  sais  s'il  est  possible 
d'exposer  d'une  manière  claire  et  satisfaisante  le 
point  que  je  v.iis  essayer  de  traiter  dans  ce  chapitre. 

(  Les  ondes  sonores  out-tlles  une  forme  com- 
mune et  identi(|ue?  Se  ressonil)lent-eltes?  Forment- 
elles  toutes  lies  arcs,  des  courbes,  dont  le  milieu 
est  le  plus  éloigné  du  point  d'énuilihre? 

«  Comme  il  y  a  des  corps  élastiques  (jue  nous 
voyons  vibrer  sensiblement,  nous  distinguons  faci- 
lement la  forme  de  leurs  oiululaiions.  Telles  sont 
les  cordes,  les  verges  métalliques,  etc.  La  réponse 
est  lacile  à  cet  égard. 


«  Les  ondes  aériennes,  avons-nous  dit,  sont  splié- 
riques  sans  exception;  ce  sont  des  boules  creuses, 
ressemblant  aux  bulles  de  savon  que  font  les  en- 
fants. Par  conséquent,  ce  sont  des  segments  de  ces 
sphères,  de  ces  boules,  qui  arrivent  au  nerf  auditif 
par  le  canal  de  l'oreille.  Et  comme  l'air  atmosphé- 
rique est  la  voie  ordinaire  de  toutes  les  vibrations, 
n'importe  leur  point  de  départ  ou  les  corps  d'où 
elles  viennent  primitivement,  il  s'ensuit  que  les 
ondes  sonores  ont  constauimeiil  la  même  forme 
pour  nos  organes.  Ce  sont  toujours  des  courbes, 
des  arcs,  et  c'est  sous  celle  ligure  qu'elles  parvien- 
nent à  nos  oreilles.  Je  demande  eu  conse(|uencp, 
par  quel  moyen  nous  distinguons  les  sons  les  uns 
des  aiUres,  el  leurs  mille  nuances? 

I  Celle  dilTicultc  se  résout  en  partie.  D'abord, 
nous  avons  vu  que  l'élévation   du    son  dépend   de 


1201 


NOTES  ADDITIONNELLES. 


1202 


la  vlless.î  el  île  la  frê(itit^iicc  tics  Oiidos  sonores. 
Ainsi  lorsque  le  nort'  acoiisii(nie  O'^l  Irappé  rapiilc- 
iiicni  «l'une  iniilliuule  de  vihralions,  nous  avons  la 
sensation  du  son  aigti  ;  cl  à  mesnre  qne  eeilft  vi- 
irs^e  diminue,  le  son  baisse  el  passe  au  grave.  Voilà 
donc  lin  moyen  de   dislinclion. 

«  La  force  du  sou  dépend  de  la  fiirce  impulsive 
de-j  ondes  sonores;  el  celle-ci  dépeuil.  1°  «le  Tim- 
l-n'sion  imprimée  an  premi-T  corps  viliranl;  2*  de 
reloignemont  de  ce  corps  ;  5°  des  corps  que  les  ondes 
sonores  nui  en  à  iraverser.  Toutes  ces  clioses  onl 
élé  piéiédemmenl  expliquées,  el  l'on  voil  que  le 
moyen  de  dislinguer  1«  son  fort  du  son  faible  ne 
nous  manque  pas  non  pins. 

I  Mais  commenl  dislingnons-noiis  deux  sons  d'une 
même  élévalion  el  d'une  même  force?  Snpposons 
que  lions  assisiioiis  à  un  on  hesire  qui  s'accorde 
avant  de  commencer  à  jouer.  Cliacnndes  insirunienls 
qui  le  composant  nous  f.iii  entendre  le  ta.  Par  quel 
iiiOjen  diseer(ion>;-nous  tons  ces /«  elles  inslrumenls 
(|iii'les  doniieni  ?  Nous  u'.ivons  garde  de  confondre  le 
la  du  violon  avec  celui  de  la  fliite,  ni  le /a  de  la  lliite 
avec  celui  de  la  clarinelle,  elc.  D'où  vienl  cela? 
Est-ce  que  les  omles  sonores  qui  parleni  de  ces 
trois  inslrumenls  arrivent  à  nos  oreilles  sous  des 
formes  diUérenies?  Les  vibrations  qui  les  occasion- 
neni  ne  sont-elles  pas  également  rafiides  et  innlti- 
pliée>?  Ll  si  elles  ne  le  sont  pas,  d'où  vient  (|iie  les 
sous  des  trois  in^rumenis  ont  le  ii:èine  degré  d'é- 
lévalion  ? 

«  On  peut  répondre  hardiment,  je  pense,  qu'il  y 
a  des  diU'érences  UMtérielles  entre  leurs  ondi-s  res- 
pectives; la  raison  ledit,  mais  la  chose  ne  semble 
p  is  facile  ù  déiiionirer. 

«  Celle  (iilliculié  n'est  pas  la  dernière.  Si  le  ta  de 
cliaque  inslninieni  arrivait  seul,  on  concevrait  que 
les  ondes  Minores  qui  l'occasionnenl,  venant  frapper 
k  nerf  auditif  isolement,  nous  eussions  le  inoy.n 
d'en  distinguer  la  forme,  au  cas  qu'elle  lui  réelle- 
ment dillereiile  de  celle  des  ondes  sonores  des  autres 
inslrumenls.  Mais  tous  ces  la  viennent  à  la  fois;  et 
si  les  ondes  sonores  qui  les  produisent  ont  des 
formes  diderenles,  commenl  ces  formes  se  conser- 
vent-elles sans  se  confondre  en  venanl  frapper  si- 
niullanémcnl  le  nert  acoustique?  L'excitation  de 
l'orgine  se  fait  par  une  foule  d'insiruments  à  la  lois; 
Torgane  e.sl-il  niodilié  en  même  lemps  do  tant  de 
inaiiiéresdiUérenies  qu'il  a  y  d'instrnmenls?  Il  le  faut 
bien,  pour  e\|>liqner  les  sensations  multipliée»  que 
i'àuie  en  éprouve.  Mais,  pbysiqueinenl,  la  cbose  est 
dillicile  à  comprendre. 

«  Ce  n'est  pas  mut  cependant ,  el  il  se  présente 
d'autres  niyslèies  à  pénétrer. 

I  Quand  |'as>isle  à  un  concert,  tantôt  je  ne  fais 
alteniion  qu'à  rensemble  des  sons,  et  je  me  laisse 
entraîner  par  le  plaisir  que  me  cause  la  syinplionie; 
l  inlôt  je  suis  tel  ou  tel  iiisirunient  en  particulier  ; 
et,  toul  en  écoutant  partiellement  les  autres,  je 
iii'aïuilie  à  celui-ià  pour  mieux  disiinguer  son  jeu. 
L'.iit  d'un  diietienr  d'orchestre  est  admirable  sous 
ce  rapport.  Il  observe  avec  le  même  degré  d'atten- 
tiun  cbacun  des  inslrumenls  ;  de  telle  sorte  que,  s'il 
se  commet  quelque  faute,  il  dislingue  d'où  elle 
vient  el  quel  est  le  musicien  qui  s'esl  trompé. 

<  Ici ,  coinnie  on  voil,  la  dislinclion  des  sons  ne 
dépend  pas  nniquemeiit  des  formes  dilTérentes  des 
ondes  sonores,  mais  aussi  de  la  volonté  el  de  l'ap- 
ulicalion. 

€  D'un  autre  côté,  tout  le  inonde  n'est  pas  ca- 
pable de.  distinguer  les  sons  avec  celle  perfeciion  ; 
el  l'élude  avec  l'exercice  ne  pourrait  nous  procurer 
ce  que  la  nature  nous  a  refusé.  Il  y  a  des  ijersonnes 
qui  tlislinguent  très-bien  Je  son  d'un  insirumenl 
ùe  celui  d'un  autre,  et  qui  ne  confondront  point, 
par  exemple,  le  violon  avec  la  flûte  ou  avec  la  cla- 
rineue,  mais  qui  ne  comprennent  rien  au  jeu  en 
lui-même.   C'est-à-dire  que  ces  personnes  disliii- 


a;ucni  bien  la  nature  du  son,  mais  non  point  les 
degrés  de  son  acuité  ou  de  sa  gravité.  Si  elles  chan- 
tent, elles  mènent  conliiiuellemenl  un  ton  pour  un 
autre,  ne  gardant  ni  mesure  ni  cadence.  Elles  en- 
tendent parfaitement  bien;  par  conséquent,  le  nerf 
auditif  est  régniièremeiii  excité  chez  elles,  et  les 
ondes  sonores  l'ébranleni  sans  doute  sous  lesmêincs 
formes  qu'elles  ébranlent  l'organe  des  personnes 
qui  ont  ce  qu'on  appelle  l'oreille  juste  ou  nuisicale. 
Ce  qui  semble  prouver  que  la  dislinclion  des  tons 
ne  dépend  pas  de  celle  excitation  ou  de  ces  fomio. 

«  On  trouve  des  idiots  qui  savent  à  peine  bégayer 
quelques  syi'abos,  et  qui  ne  laissent  pas  de  disiin- 
guer parfiitemenl  les  tons,  qui  jouent  d'un  instru- 
ment el  chantenl  juste.  Donc  la  dislinclion  des  tons 
ne  dépend  pas  non  plus  de  la  raison. 

i  On  sait  que  la  phrénoiogie  assigne  à  celte  fonc- 
tion un  organe  particulier  du  cerveau,  organe  plus 
développé,  dit-elle  ,  chez  les  uns  (jne  chez  les  an- 
tres. l'U  quoique  celle  théorie  ne  manque  pas  dt; 
probabilité,  elle  ne  semble  pourtant  pas  expliquer  la 
difliculté  au  fond. 

«  La  sensation  de  l'ouïe  a  lieu  au  moyen  du 
nerf  audilif;  mais  avoir  celte  sensation  n'est  pas  lu 
même  chose  que  distinguer  les  tons.  Si  l'on  suppose 
donc  (|ne  cette  dislinclion  se  fait  au  moyen  d'un 
autre  organe,  il  faudra  ,  ce  seinlde  ,  admettre  que 
ce  dernier  organe  est  eu  communication  avec  le 
premier  el  en  reçoit  son  ébranleinenl  ou  son  exci- 
tation. .Mais  nous  remarquons  que  les  personnes 
qui  distingueni  les  tons,  sont  diversement  all'ectées 
selon  la  nature  do  l'air,  du  cliani  ou  de  rinslrumeiii 
qu'elles  entendent.  Tels  assemblages  de  tons,  telles 
suites  de  notes,  lels  inslrumenls  les  rendent  gaies, 
les  l'ont  lire,  tressaillir  d'aise  et  danser;  lels  autres 
les  rendent  graves,  tristes,  mélancoliques  ,  leur 
arrachent  des  larmes  Lst-ce  un  même  organe  qui 
fait  éprouver  à  l'àine  ces  elTets  contraires?  Cela 
n'esl  pas  croyable. 

«  Il  arrive  (|ue  tout  le  corps  participe  à  l'éinotion 
que  le  sou  nous  laii  éprouver  el  que,  sous  l'impres- 
sioii  de  certains  accents  ou  de  certaines  combinai- 
sons de  notes,  une  sorte  de  froid  parcourt  nos 
membres  el  nous  fait  frissonner  légèrement.  Li 
cause  de  seuiblables  phénomènes  ne  doit-elle  pas 
être  cherchée  dans  le  système  nerveux  en  général? 
El  n'en  faiidra-l-il  pas  conclure  que  le  nerf  acous- 
tique, exciié  par  les  ondes  sonores  dételle  ou  telle 
manière  particulière,  coinmuni(|uc  son  ébranleinenl 
à  d'auires  iieris  avec  lesquels  il  sympathise?  Co  qui 
donne  du  poids  à  celte  conjecture,  c'est  que  les 
elfets  les  plus  exlraordiuaires  se  fout  précisément 
remaniuer  chez  les  personnes  qui  oui  le  système 
nerveux  délicat  et  sensible.  Je  connais  une  personne 
d'une  semblable  constiiulion  (|iie  le  tic-lac  d'une 
horloge  agite  et  impaiienle  de  telle  manière,  qu'elle 
est  obligée  de  sortir  el  de  s'en  aller  pour  ne  pas 
l'entendre.  Ici,  c'est  par  la  répéiilion  et  l'unilor- 
mité  de  rébranlement,  transmis  au  nerf  audilil  par 
Ils  omles  sonores  ,  qu'est  produite  celle  émoiioii 
générale  (jui  agit  sur  l'àiiie.  Telle  autre  personne, 
|)ar  exemple  ,  éprouvera  cet  eflct  par  un  seul  ei 
même  son,  longtemps  soutenu;  et  je  sais  par  ma 
propre  expérience  que,  lorsqu'on  entend  accorder 
un  orgue  ,  certains  loiis  prolongés  outre  mesiirt; 
peuvent  devenir  insuppoi  laides.  La  voix  humaine 
produit  des  elîels  de  ce  genre  ;  el  lors(iu'uii  orateur 
répéie  trop  consiaminenljcertains  accents  péuélranis, 
il  arrive  que  des  auditeurs  sensildes  oui  peine  a  y 
résister  ,  el  sont  obligés  de  s'en  aller  ou  de  se  dis- 
traire par  quelque  autre  oijjel.  Et  iioions  que  ce  ne 
sont  pas  les  mois,  les  paroles  qui  occasioiineul  col 
ébranlement,  mais  le  sou  de  voix  cl  la  manière 
dont  ils  sont  proférés.  En  elfel ,  il  s'agit  ici  d'un 
elfet  physique  el  corporel ,  plutôt  que  d'un  phéuo- 
inène  intellectuel  ou  murai. 

«  Ce  qui  le  dcinonirc  mieux  peut-être,  c'esi  que 


1203 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


1204 


<ies  fails  »lii  môme  îjciire  s'ol)servenl  clioz  les  liôies. 
i\ù  eu  un  peiil  cliieii  ,  de  l'espèce  des  {grillons  , 
le(|uel  Imiiail  liiguljreineiit  quand  il  en lentlail  jouer 
du  piano  ou  sonner  les  cloches.  On  sait  qni;  des 
sons  éclatants  el  animés,  ceux  de  l'airain  par 
exemple,  font  plaisir  aux  clievaiix  el  exciieni  leur 
ardeur  d'une  manière  sensible,  etc..  elc. 

<  Il  est  aussi  à  remarquer  que  les  effets  des  sons  ne 
\arienl  pas  seulement  d'après  leur  propre  nature, 
mais  aussi  d'après  celle  des  êlrcs  qui  les  enlcndent. 
Ainsi  les  ménies  ondes  sonores  qui  m'occasionnent 
wn  ébranlement  pénible  ou  qui  me  laissent  indiffèient 
et  sans  émotion,  peuvent  procurer  des  sensations 
agréables  à  d'autres.  L'un  aime  mieux  le  ton  majeur 


<  -Mnsi  ,  distinf!;uer  les  Ions  n'est  pas  la  même 
chose  que  distinguer  les  sons.  ISe  pas  savoir  dis- 
tinguer les  sons  ,  indi(|ue  une  privation  totale  de  la 
raison  ;  témoins  les  idiots  et  les  personnes  en  état 
de  démence,  qui  ne  semblent  faire  aucune  atten- 
tion aux  sons  qu'ils  entendent  ,  et  par  là  n)éme 
sont  incapables  de  parler  ou  de  conq)rcndre  ce 
qu'on  leur  dit.  Au  contraire  ,  ne  pas  savoir  distin- 
guer les  tons,  suppose  simplement  qu'on  n'est  pas 
né  musicien. 

«  El  ici  il  faut  bien  faire  attenlion  que,  quoique 
la  distinction  des  sons  accompagne  toujours  la  rai- 
son, il  ne  s'ensuit  nullement  que  la  distinction  des 
tous    indique  plus  de   raison   ou  une   raison   plu» 


^luele  ton  mineur,  im  autre  préfère  ce  dernier. Celui-      exercée.  Au  contraire  nous  avons  déjà  vu  que  des 
cienlendvolontiersies  airs  graves,  lenlsci  simples;  ..-:...;  -i.  .     . 

celui-là  ne  se  plaît  qu'aux  airs  gais,  vifs,  légers,  etc. 
El  le  phénoniène  le  plus  remaïquable  qui  trouve  sa 
place  ici  ,  c'est  qu'il  y  a  des  personnes,  comme  je 
l'ai  fait  observer  plus  haut,  qu'une  suite  de  sons 
u'ébranle  et  n'émeut  en  aucune  manière,  el  qui  ne 
sont  p;is  capables  de  les  distinguer  les  uns  des 
autres.  Comment  expliquer  un  semblable  contraste^ 
La  science  ne  paraît  pas  avoir  de  réponse  à  nous 
donner  sur  ce  point.  On  ignore,  dit  M.  Millier, 
quelles  sont  tes  causes  qui  font  que  tel  ou  tel  na 
point  roreilte  musicale.  {  Physiologie  du  sij^lènie 
nerveux,  ou  recherches  et  expériences  sur  les  diverses 
classes  d'appareils  nerveux,  les  mouvements,  la  voix, 
Ifi  parole  ,  tes  sens  el  les  facullés  intellectuelles  ,  (tar 
l.  MuLLtiR,  professeur  d'analomie  et  de  physiologie 
à  Tuniversité  di-  Berlin,  liad.  de  rallemand  sur  la 
j'  édil,,  par  A.-J.-L.  Jourdan.  Paris,  1840,  2  vol. 
in-S".  Voy.  t.  Il  ,  p.  589.  )  Ce  qui  revient  à  dire 
fju'on  ne  sait  par  quel  moyen  nous  distinguons  les 
tons.  Le  langage  aiiribue  la  science  des  sons  et  des 
tons  à  l'ouïe.  On  dit  :  Un  tel  a  l'oreille  bonne,  juste 
ou  fausse,  etc.  Mais  l'expression  trompe  ici,  comme 
en  beaucoup  d'autres  occasions.  C'est  par  l'oreille 
que  nous  entendons  ;  mais  ce  n'est  point  par  l'o- 
reille (jne  nous  jugeons  des  sons. 

«  11  est  encore  à  remarcjner  que  juger  des  sons 
y'esl  pas  la  même  chose  que  juger  des  tons.  Les 
tons  sont  les  degrés  d'élévation  du  son,  les /eHsioîJS 
de  la  voix  ,  les  espaces  qui  s'étendent  d'un  son  à 
un  autre  (a).  Le  son  indique  en  général  la  nature 
ou  l'essence  de  la  sensation  qu'on  appelle  de  ce 
nom.  Je  puis  distinguer  en  gros  un  son  d'un  autre, 
gans  être  pour  cela  capable  de  saisir  exaclement  le 
point  qui  les  sépare  en  hauteur  on  en  gravité.  L'é- 
lude el  l'exercice  y  font  quelcjne  chose,  el  l'oreille 
(  puisqu'il  s'agit  encore,  abusivement,  d'oreille  ici  ) 
se  forme  comme  nos  autres  sens.  Mais  roreille 
nalurellemeni  fausse  ne  devient  jamais  errtièremenl 
juste;  et  celui  qui  ne  distingue  pas  les  tons  sponta- 
nément el  sans  maître,  fera  de  vains  eîlorls  pour 
apprendre  à  les  distinguer  par  des  leçons  cl  des 
exercices  quelconques. 

1  J'ai  déjà  fait  observer  plus  haut  qu'on  penl 
savoir  distinguer  les  sons  ,  quant  à  leur  nature  en 
général ,  sans  néanmoins  discerner  exaclement  les 
degrés  de  leur  élévaiion.  Je  vais  rendre  celle  ob- 
servation claire  en  rappliquant  à  la  parole.  Prenons 
les  deux  sons  que  n<uis  représentons  dans  l'écriuire 
alphabétique  par  les  signes  a  et  t.  Tout  le  monde, 
çxccpié  les  idiots  parfaits,  dislingue  ces  sons  l'un 
de  l'autre.  Mais  chacun  de  ces  sons  peut  cire  pio- 
léié  sur  plus  de  vingi  degrés  différents;  en  sorte 
qu'avec  le  son  a  ou  avec  le  son  i  indistinctement, 
je  puis  chanter  une  suite  de  notes  ou  un  air  quel- 
con(|ue.  Or  tout  le  uionde  ne  disiingue  pas  exacie- 
meiil  ces  degrés;  el  ceux  qui  sont  privés  de  celle 
lacullé  ne  savent  pas  chanter  ou  ciiantenl  faux, 
'esi-à-dire  (ju'ils  emploient  fréqueinmenl  un  iojj 
punr  un  autre  el  cliauienl  au  hasard. 

{a}  Ton,  tonus,  -ovo;,  a  Kii/io,  tendo. 


personnes  privées  partiellement  de  la  raison  ,  tels 
que  les  fous  et  les  imbéciles,  peuvent  posséder  à  un 
haut  degré  la  faculté  de  distinguer  les  tons,  et  sur- 
passer à  cet  égard  les  hommes  les  plus  sensés  et 
les  plus  inslruiis.  Ce  (|ui  prouve  que  ces  deux  fa- 
cullés sonl  dillérentes  et  plus  ou  moins  indépen- 
dantes l'une  de  l'aulfe. 

«  Distinguer  les  sons,  c'est  une  faculté  généralo 
et  commune,  appartenant  à  tous  les  individus  de 
noire  espèce  qui  ont  une  organisation  régulière,  et 
à  cet  égard  j  elle  ressemble  au  langage.  Distinguer 
les  tons,  est  une  faculté  parliculièie,  dont  on  peut 
être  privé  plus  ou  moins  complètement,  sans  cesser 
d'être  homme  parfait. 

«  Je  demande  en  conséquence  d'où  vient  la  dis- 
linclion  des  sens  et  des  tons?  Quels  sonl  les  organes 
qui  servent  à  cette  double  faculté? 

1  L'excitation  ou  l'ébranlement  du  nerf  acous- 
tique, voilà  la  seule  condition  du  son.  Tout  être 
doué  de  cet  organe  a  la  sensation  du  son,  chaque 
fois  îque  l'organe  est  mis  en  mouvement  par  une 
cause  quelconque;  et  nous  verrous  plus  loin  que 
celle  cause  n'est  pas  toujours  extérieure.  Mais  la 
plupart  des  êtres  qui  entendent,  ne  savent  pas  dis- 
tinguer les  sons  comme  nous.  Ce  qui  démontre  que 
l'excilalion  du  nerf  auditif  ne  sudil  pas  pour  l'exer- 
cice de  celle  faculté.  De  même,  parmi  ceux  qui 
savent  distinguer  les  sons,  il  s'en  trouve  qui  ne 
disiinguenl  pas  les  tons;  d'où  l'on  peut  conclure 
que  rorganisalion  de  ces  derniers  n'est  pas  tout  à 
lait  la  même  que  celle  des  autres.  En  quoi  consiste 
celte  différence? 

«  S'il  y  a  quelque  moyen  de  résoudre  celle  dit- 
ficullè,  peul-élre  faut-il  le  cherclier  dans  l'action 
des  oiides  sonores  ei  dans  la  manière  doni  elles 
passent  d'un  corps  dans  un  autre. 

«  On  a  vu  que  les  vibrations  d'un  corps  se  Irans- 
mellent  d'aulani  plus  facilement  el  plus  compléte- 
menl  à  un  auire  corps,  qu'il  sympaihise  davantage 
avec  lui.  Si  celle  sympathie  ou  cette  correspon- 
dance n'existe  pas,  la  transmission  n'a  pas  lien,  ou 
elle  n'a  lieu  que  irès-iinparfaiiement.  C'est  ce  (jue 
nous  avons  vu  quand  des  ondes  aériennes  rencon- 
ireni  une  montagne  ou  un  mur. 

I  Le  nerf  auditif  est  tellement  constitué  qu'il 
sympathise  avec  la  plupart  des  autres  corps  et  qu'il 
reçoit  leurs  vibrations,  de  quelque  part  qu'elles 
arrivent.  Ses  ébranlements  se  loin  sentir  au  prin- 
cipe spirituel,  nous  ne  savons  de  quelle  manière, 
et  la  sensation  du  son  a  lieu.  Si,  dans  le  reste 
du  corps,  d'autres  organes,  d'autres  nerfs  corres- 
pondent plus  ou  moins  direciement,  plus  ou  moins 
parlaitemenl  avec  le  nerl  auditif,  ses  ébranlemenis 
se  transnielteiit  à  eux  proporlionnellemenl  à  leur 
vitesse  el  à  leur  force;  el  l'ànie  a  des  stnsalions 
particulières  qui  lui  permettent  de  faire  des  a|)pré- 
ciatioiis  spéciales  et  des  distinctions.  Sans  celte 
correspondance,  on  peut  s'imaginer,  je  crois,  que 
la  sensation  est  plus  ou  moins  uniforme  et  que  les 
distinctions  n'ont  pas  lieu.  Un  homme  instruit,  que 


1505 


je  oonnaU  partictilicrenient,  iii'a  dit  plus  (i'unu  fois 
qu'il  ne  discerne  pas  une  noie  d'une  autre,  et  que 
toute  espèce  de  musique,  fût-ce  la  plus  Itelle  ,  n'est 
pour  lui  (/rté  (/»  bruit.  Il  entend  cotnitie  moi;  mais 
il  ne  distingue  rien.  J»^  suppose  que,  ciicz  lui,  le 
nerf  acoustique  est  privé  de  celle  correspondance 
dont  je  parle,  el  qu'il  agit  sur  le  principe  pensant 
d'une  manière  plus  ou  moins  isolée,  ou,  si  l'on  veut, 
d'une  manière  plus  ou  moins  absuiiio.  Les  compa- 
raisons mainiueui,  el  par  conséquent,  Icsjugemenls 
qui  et)  découlent  manquetit  aussi.  En  d'autres 
termes,  la  disliticiion  ne  peut  avoir  lieu.  Tous  les 
sons,  quant  à  leur  deijré  d'élévation  ou  d'abaisse- 
ment, se  confotident  ;  et,  en  réalité,  ce  n'est  que 
du  bruit. 

€  Que  les  ébranlemenls  du  nerf  acoustique  se 
transmettent,  dans  certains  cas  et  chez  certains 
individus  ,  à  d'autres  organes  et,  en  quelque  sorte, 
au  corps  lout  entier,  c'est  ce  que  nous  prouvent  des 
laits  nombreux.  Il  existe  donc  probablemeni ,  chez 
les  pfrsonnes  qui  éprouvent  ces  elFels,  une  sympa- 
thie entre  le  nerf  auditif  et  d'autres  nerfs,  sympa- 
thie qui  fait  défaut  ailleurs.  On  dit  ,  en  pailant 
d'elles,  qu'elles  sont  sensibles  à  la  musique,  qu'elles 
aiment  la  musique,  cic,  eic,;  el  des  autres,  qu'elles 
y  sont  insensibles. 

<  Un  phénomène  assez  remarquable  semble  dé- 
montrer cela  d'une  manière  négative.  Quand  une 
personne,  qui  a  ce  qu'on  appelle  l'oreille  juste,  en- 
tend jouer  ou  chanter  faux,  elle  éprouve  subite- 
ment un  malaise  général,  comme  si  on  la  baliail'; 
et  ce  malaise  est  lel,  qu'il  lui  est,  en  quelque  sorte, 
impossible  de  se  distraire  pour  ne  pas  écouter.  Si 
elle  est  occupée  n'imporie  à  quoi,  à  lire,  à 
prier,  etc.,  son  occupation  cesse  à  l'instant  par  1 1 
torture  que  lui  faii  éprouver  ce  manque  de  jusle-se 
et  d'accord  entre  les  sons  qu'elle  entend.  Kllel  (|u'il 
serait  diflicile  d'expliquer ,  je  pense,  si  ce  n'est  par 
la  correspondance  ttoiii  je  paile.  Le  nerf  acoiisli(|ue 
seul  ne  le  produit  pas,  puis(jue  les  personnes  mêmes 
qui  jouent  ou  chantent  faux  ne  l'éprouvent  pas, 
quoicju'elles  s'enlemlenl  parlailement.  C'est  donc  le 
résultat  de  l'aciion  du  nerf  acoustique  sur  d'autres 
organes,  sur  d'autres  nerfs. 

«  Pour  Ciiniprendre  qu'un  semblable  phénomène 
se  nianileste  dans  une  personne  el  non  pas  dans 
une  autre,  il  faut  nous  rappeler  ce  q:ii  a  été  dit 
plus  haut  de  la  syn;palhie  en  général.  Qu'y  a-i-il  de 
plus  semblable  rjue  deux  cornes  de  violon  ou  de 
violoncelle,  de  la  même  grosseur,  de  la  mèuie  lon- 
gueur enire  leurs  points  d'atiacbe?  Or  que  laul-il 
pour  qu'une  de  ces  deux  cordes  soit  mise  en  mou- 
vement par  les  ondes  sonores  que  lui  apporte  l'air 
atmosphérique,  cl  que  l'autre  ne  le  soit  pas?  Il  »ul'- 


NOTES  ADDITIONNELLES.  120b 

lit,  comme  nous  l'avons  vu,  que  Kune  soit  tendue 
plus  fort  on  moins  fort  que  l'aulre.  La  force  de  la 
tension  influe  sur  la  vitesse  des  vibrations.  C'est-à- 
dire  (jue  la  corile  qui  est  plus  fort  tendue  fait  île 
plus  petites  excursions,  quand  elle  est  ébranlée, 
et  vibre  plus  vite;  el  qu'au  contraire  la  corde  qui 
est  moins  tendue,  fait  de  plus  grandes  ex.cursiomi 
à  droite  el  à  gauche,  et  vibre  plus  lentement.  Telle 
est  la  différence.  Supposons  maintenant  (iiie,,  dans 
le  voisinage  de  ces  deux  cordes,  en  lout  semblables, 
mais  inégalement  tendues,  nue  iroisième  corde, 
semblable  aux  deux  autres  cl  tendue  comme  l'une 
des  deux,  soit  pincée  ou  frotiée  par  l'archet.  Dans 
ce  cas,  les  vibrations  de  celle  corde,  transmises  à 
l'air  ambiant  et  allant  frapper  les  deux  antres 
cordes,  trouvent  dans  l'une  un  corps  qui  vibre  de  la 
même  manière  qu'elle,  et  dans  l'autre  un  corps  (|ui 
vibre  d'une  manière  différente.  Voilà  un  exemple  de 
la  sympathie  ou  de  la  correspondance  d'une  part, 
el  du  man(|ue  de  sympalhie  de  l'antre.  Les  deux 
cordes  (jui  sont  d'une  égale  longueur  entre  leurs 
nœuds  ou  leurs  points  d'attache  et  qui  sont  tendues 
avec  la  même  force ,  sont  syinpaihiques  entre  elles^ 
par  accident ,  el  elles  ne  le  sont  pas  avec  la  troi- 
sième qui  est  tendue  différemment.  Je  puis  tlonc 
coinprenilre,  si  je  ne  me  trompe,  comment  les  vibra- 
tions d'une  des  deux  cordes  sympathiques  trouvent 
d ms  l'autre  une  disposition  naturelle  à  se  laisser 
ébranler  de  la  même  manière,  et  ne  la  trouvent  pas 
dans  la  iroisième.  Celle-ci,  lors<in'olle  vibre,  fait  de 
|dus  grandes  ou  de  plus  petites  excursions,  décru 
par  conséquent  d'autres  arcs  ,  d'autres  courbes.  l"'t 
lie  là  vient,  ap|)aremnient,  qu'elle  n'est  pas  ébranlée 
par  des  ondulations  d'une  forme  diU'érenle. 

•  Lu  appliquant  ces  observations  au  corps  hu- 
main, je  me  fais  une  idée  de  l'action  ou  du  manque 
d'action  du  nerf  acoustique  sur  d'autres  nerfs,  el  je 
compreuils  jusqu'à  certain  point  la  différence  d'or- 
ganisalion  que  l'expérience  nous  montre  à  ce  sujet. 
Je  ne  vois  pas,  à  la  vérité,  commenl  l'âme  dislingue 
les  sons  et  les  tons,  et  la  relation  eiiire  les  formes 
des  ondes  sonores  et  ce  discernement  me  parait 
toujours  un  profond  mystère.  Lt  en  effel,  si  je  com- 
prenais cela,  je  comprendrais  ce  (pie  c'est  que  la 
sensation  et  coinment  elle  a  lieu;  chose  qui  nous 
restera  sans  doute  éternellement  cachée.  Les  délails 
où  je  suis  eniré  sur  celle  matière  dillicile  et  peu 
explorée,  montreront  du  moins  que  lout  n'y  est  pas 
également  obscur.  Et  il  me  semble  (lu'une  éiuili; 
plus  approfondie  du  syslème  nerveux  el  des  phéno- 
mènes de  l'audilion,  pourrait  nous  procurer  de.i 
lumières  qui  nous  manquenl  encore,  i  (K.EK3Tb!S, 
Eàsai  iur  l'acttvilé  du  principe  pemanl.) 


NOTE   II. 


Art.  Langage,  §  IL 


Admirable  perfection  de  l'orguue  vocal  humain. 

Cent  fois  celle  perfection  a  été  constatée  par  les 
anatomistes  et  les  physiologistes;  et  il  serait  en  effet 
difficile  de  l'examiner  avec  atieniion,  soit  dans  sa 
structure ,  soit  dans  ses  effets  phonétiques  ,  sans 
être  saisi  d'élonnemeni. 

I  En  étmliant  la  voix  de  l'homme,  dit  M.  Millier, 
on  est  frappé  de  l'art  infini  avec  lequel  est  construit 
l'organe  qui  la  produit.  Nul  instrument  de  musique 
ii'esl  exactement  comparable  à  celui-là;  car  les 
orgues  el  les  clavecins,  malgré  leurs  ressources 
immenses  ,  sont  imparfaits  sous  d'autres  rappoi  !>,. 
Quelques-uns  de  ces  inslrumenls,  comme  les  tuyaux 


à  bouche,  ne  permettent  pas  de  mouler  du  piano 
au  forte;  dans  d'autres,  comme  lous  ceux  dont  on 
joue  par  percussion,  il  n'y  a  pas  moyen  de  sou-, 
tenir  le  son.  L'orgue  a  deux  re^ristres,  celui  des 
tuyaux  à  bouche  et  celui  des  tuyaux  à  anche  :  sons 
ce  point  de  vue,  il  ressemble  a  la  voix  humaine, 
avec  ses  registres  de  poitrine  et  de  fausset.  Mais 
aucun  de  ces  inslrumenls  ne  réunit  tous  ces  avan- 
tages, comme  la  voix  de  l'iiomme.  Si  l'organe  vocal 
appartient  à  la  classe  des  inslrunients  à  anche;  cl 
si  ces  inslrumenls,  lorsqu'on  les  a  réunis  en  un 
sys.cine  de  silllels  compensés,  sont  (avec  le  violon,* 
les  plus  parfaits  de  toun,  cependant  l'organe  vocal 
a   sur  eux  l'avaiilyge  de  pouvoir  donner  tous  les 


12;)7 


DICTIONNAIRE  DE  l'IlllJJSOlMllE. 


1208 


i(His  (le  l'échelle  nnisicale  cl  louies  leurs  nuances 
iivi'i!  lin  seul  liiynu  à  boiulie,  taudis  que  les  plus 
|i;irf;uls  tics  inslrunicnls  à  iiuclie  oxij;eul  un  iiiy;>n 
à  pari  pourcluique  sou.  Ou  pounail  iiuiler  jusqii'à 
(crlain  poinl  tel  ori^ane  eu  adaplanl  à  un  luyau  a 
l)ouchc  un  appareil  qui  ne  lui  pas  irop  diflicile  à 
Inire  jouer,  el  qui  peruiîl  de  varier  à  volonté  la 
tension  des  rubans  élasli(|ues;  niais  les  sons  d'un 
Itareil  inslrumeul,  pour  lequel ,  si  l'on  voulait  le 
rendre  durable,  il  faudrait  n'employer  que  des  ru- 
bans élasii(iuts  secs  ,  n'iuiiteraieul  pas  les  sous 
roullanis  etéclatants  du  lis>n  animal  élastique  mou, 
el  serait  toujours  ircs-dillicile  à  manœuvrer  (6).  > 
Pour  moi,  je  considère  la  perl'eclion  de  l'ortjane 
vocal  sous  un  aulre  point  de  vue:. 

On  a  vu  que  le  larynx  seul  esl  un  inslrumeul 
admirable,  auquel  nul  ouvrage  de  l'bomme  ne  peul 
être  comparé,  el  loul  ce  que  dil  M.  Millier  s'y 
applique  surtout.  Avec  le  larynx  et  le  souflle  lourni 
par  les  organes  respiratoires,  ou  «•oulienl  le  son  à 
volonté  ,  on  le  fortifie  ou  l'alfaiblii  à  sou  gré,  ou 
passe  <lu  grave  à  l'aigu  ou  de  l'aigu  au  grave ,  eu 
parcourani  une  éclielle  plus  ou  moins  étendue,  avec 
des  nuances  donl  aucun  inslrumeul  arlificiel  ne 
peut  approcher.  Sous  ce  rapport,  le  larynx,  avec  sa 
soulllerie  et  soii  porte-vent,  avec  ses  cordes  el  sou 
îucliel,  esl  le  premier  des  insirumejiis  de  musi(iue. 
C'est  celle  partie  de  l'organe  qui  nous  permet  de 
chanter,  d'exercer  ce  qu'on  appelle  la  faculté  des 
Vous. 

Mais  le  larynx  s'adapte  à  «n  corps  de  luyau 
«on  moins  admirable.  Ce  corps,  qui  comprend  le 
pharynx,  le  canal  oral  el  les  fosses  nasales,  esl 
d'une  telle  llexibiliié  (^n'il  s'.iUonge  ou  se  raccour- 
cit, se  dilate  ou  se  resserre  à  volonté,  en  sorte 
que  la  cavité  où  les  oydes  sonores  se  rélléchissenl, 
change  de  forme  avec  une  éionnanle  facilité.  Or 
ces  mo  liiicaiions  du  corps  de  tuyau  fout  que  la 
voix  du  larynx,  voix  unique,  comme  il  tsl  facile 
de  s'en  assuier  en  souillant  à  travers  la  iracliée- 
arlère  d'un  larynx  humain,  se  modifie  elle-même 
au  poinl  de  produire  un  bon  nombre  de  registres 
ou  de  voix  dillérenles,  sans  que  les  cordes  vocales 
aient  besoin  de  changer  leur  tension,  sans  que  la 
gloUe  augmente  ou  diminue  son  ouveriure.  Cha- 
que modilicaiion  du  corps  de  luyau  produit  une 
voix  particulière,  qui  n'esl  pas  celle  du  larynx 
seul  ;  el  comme  ces  modifications  sont  nombreuses, 
on  peul  <lire  qu(3  l'organe  vocal  humain  réunit  en 
lui  une  égale  quantité  d'iustruuients  différents.  C'est 
celle  varié'é  de  voix  qui  constitue  rélément  du 
langage  oral  ou  de  la  parole,  comme  iious  le  ver- 
rons plus  loin. 

Non-seulciiieut  le  corps  de  tuyau  se  inoJifie  el 
change  de  longueur  et  de  largeur,  mais  il  ren- 
ferme aussi  ,  soit  à  ses  deux  extrémités  ,  soit 
au  milieu  ,  différentes  parties  saillantes ,  dilTé- 
reiils  organes  particuliers,  qui  peuvent  arrêter 
le  son  au  passage  et  lui  imprimer,  eu  le  laissant 
sortir,  une  forme  particulière  qui  le  dislingue  ac- 
cessoirement de  loul  aulre  son.  Ces  parties  sont 
le  voile  palatin,  la  langue,  les  arcades  dentaires 
et  les  lèvres,  qui  par  leur  mobilité  et  leur  jeu  im- 
priment à  chacune  des  voix  fournies  par  les  irans- 
lormations  du  corps  de  tuyau,  une  marque  carac- 
lérisiique.  Celte  marque,  sans  altérer  le  son  en 
lui-même,  le  distingue  sullisammentel  lel;iil  recon- 
nailre,  à  peu  près  comme  un  sceau  ou  lui  cachet 
qui  s'imprime  sur  de  la  cire,  nous  olfre,  sans  chan- 
ger  la  matière  même,  un  moyen  de  distinction  pour 
l'organe  de  la  vue.  C'esl  la  laculié  de  Vayiiculalwn, 
comme  rappellent  les  grammairiens,    faculie  qui 


Ib)  Phijsiologie  du  sijstème  tierveux,  t.  II,  p.  153-  — 
iùuler  pense  qu'il  ne  serait  pas  impossible  de  construire 
une  niachiiie  propre  à  pxpriiner  tous  les  sons  de  nos  pa- 
roles avec  toutes  les  arlicuialions,  el  au  moven  de   ;a- 


romplète  celle  du  langage  oral,  en  portant  dans 
l'ensemble  des  voix  ou  des  sous  simples  une  va- 
riété prodigieuse,  qui  répond  à  toutes  les  nuances 
de  la  pensée  el  des  niodilicalious  de  l'âme. 

Ces  courtes  indications  sur  la  perfection  de  l'or- 
gane vocal  suHironi  ici,  parce  (lue  chacune  d'elles 
sera  reprise  el  développée  dans  les  chapitres  sui- 
vants. )  (Kersten.) 

Correspondance    entre    rorgmie    vocal  ,    rappareil 
auditif  et  le  cervcnti. 

Quelque  parfait,  (pielque  admirable  que  soit  l'or- 
gane vocal,  il  nous  serait  à  peu  près  inutile  s'il 
était  seul.  Le  phéiionièue  du  mutisme  le  prouve 
jusqu'à  l'évidence.  L'homme  né  sourd  a  des  pou- 
mons, une  trachée-artère,  un  larynx,  une  bouche 
comme  nous;  rien  ne  manque  à  l'inslrument  vocal 
qu'il  possède.  D'où  vient  qu'il  ne  s'en  sert  pas? D'où 
vient  qu'il  ne  chante  pas,  qu'il  ne  parle  pas?  Unique- 
ment de  ce  que  la  nature  lui  a  refusé  l'organe  qui 
iloii  correspondre  avec  l'organe  vocal,  el  de  ce  que 
ce  dernier  esl  dans  Tisolemenl.  Lorsque  ses  cordes 
vocales  entrent  en  vibration,  ce  qui  arrive  assez 
souvent,  mais  à  son  insu,  leurs  ondes  sonores, 
transmises  à  l'air  atmosphérique,  n'arrivent  point 
jusqu'au  principe  qui  entend  et  juge  des  sons  en 
lui;  son  nerf  acoustique  n'est  pasexcilé,  son  oreille 
ne  lui  transmet  poinl  la  commotion  éprouvée  par 
le  premier  corps  vibrant.  C'esl  par  l'organe  audi- 
iifseul  que  nous  entendons,  el  aucun  aulre  ne  peut 
le  remplacer  dans  celle  fonction  ;  c'esl  par  cet  or- 
gane que  nous  distinguons  les  sons  el  les  tons  et 
que  nous  en  réglons  l'usage  ;  et  sans  l'ouïe,  l'or- 
gane Vdcal  ne  nous  servirait  de  rien. 

On  peul,  avec  beaucoup  de  peine,  faire  imiter 
au  sourd-muet  nos  mouvements  pour  articuler  les 
sons  qu'il  voit  faire;  mais  il  ne  prononce  que  des 
sons  grossiers,  el  son  langage  demeure  toujours  une 
sorti!  de  hurlement  qui  ne  peut  servir  dans  la  so- 
ciété. (  Plujiiologie  du  sijstème  nerveux,  t.  U  , 
p.  230.  ) 

L'organe  de  l'ouïe  esl  donc  nécessaire  à  celui  de 
la  voix;  il  en  est  le  régulateur,  il  le  dirige  el  le 
gouverne. 

Ce  n'est  pas  qu'il  y  ait  quelque  liaison  physique 
entre  la  faculté  des  sons  el  celle  d'entendre,  ni 
niêiTie  que  cette  coniiexion  soit  nécessaire.  <  On 
ne  voit  pas,  dil  M.  Mùller,  de  quelle  utilité  seraient 
des  connexions  nerveuses  entre  l'organe  de  l'au- 
dition el  celui  de  la  phonation.  L'anastomose 
(  l'abouchemenl)  entre  les  nerfs  facial  et  lingual  esl 
étrangère  tant  à  l'ouïe  qu'à  la  parole;  car  le  nerf  fa- 
cial n'a  rien  de  commun  avec  la  première,  ni  le 
nerf  lingual  avec  la  seconde.  Le  principal  nerf  de 
la  phonation  esl  le  grand  hypoglosse  (sous-lingual), 
duquel  dépendent  tous  les  mouvements  delà  langue. 
Le  nerf  facial  joue  aussi  quelque  rôle  dans  les  arti- 
culations, du  moins  dans  celles  auxquelles  les  lèvres 
prennent  part.  Ces  deux  nerfs  .appartiennenl  à  li 
physionomie,  en  ce  sens  que  la  mimique  de  la  face 
el  la  parole  représentent  objectivemenl,  chacune  à 
sa  manière,  nos  étals  intérieurs.  Or  tous  deux  pa- 
raissent dépendre  de  la  même  partie  centrale,  les 
olives.  >  {Ibid.  l.  II,  p.  251.) 

Il  faut  conclure  de  là  qu'entre  l'organe  vocal 
et  l'organe  audilil,  il  y  a  un  agent  intermédiaire  <|ui 
ne  peul  être,  ce  semble,  que  l'encéphale.  Un  idioi, 
malheureux  donl  le  cerveau  a  une  organisaiiou 
vicieuse  ou  incomplèle,  esl  muet  comme  le  sourd 
de  naissance,  (pioiqu'il  ail  la  faculté  des  sons  et^  I 
sens  de  l'ouïe.  Un  Lut  pins  remarquable,  c'esl  qu'un 
homme  doué  de  raison  el  faisant  usage  des  sons  ar. 

quelle  les  orateurs  dont  la  voix  n'est  pas  agréable,, 
pourraient  alors  jouer  leurs  discours  comme  tes  organistes 
jouent  des  pièces  de  musique.  {Leltres  à  une  princesse 
d-Allemaane.  l'aris,  1812,  "2  soi.  in-b".  Voy.  t.  II,  p.  I0y.> 


1200 


NOTES  ADDI 


lidilés  pour  l'exprossioa  ih;  sa  pcnsétî,  peui  néaii- 
iiioiiis  être  privé  de  la  laciillé  des  ions.  Il  disliiignc 
les  divisions  ei  les  ariiculaiions  de  la  voix,  il  parle; 
mais  il  ne  disliiigne  pas  les  degrés  on  les  tensions 
tU  la  voix,  il  ne  chaule  pas.  Un  fail  absolumenl 
conlraire  s'oliserve  egaieinenl,  c'est-à-dire  qn'on 
Vdil  des  in)i)Ocile.s  qni  jouissent  de  la  laciillé  des 
luns  à  un  degré  reniari|uab!e,  qni  clianlenl,  qni 
sont  nés  musiciens,  el  qni  se  inonlrenl  à  peine 
furaiiis  en  fait  de  langage  et  de  raison.  C^s  plié- 
iKiinènes  vieniienl-ils  à  l'appui  de  l'opinion  de 
dall.  qui  railaclie  la  double  lacullé  des  sons  arli- 
tniés  el  des  Ions  à  l'organisaiion   cérébrale?  Nous 


TIONNELLES.  Î2U> 

renvoyons  le  lecleur  à  ce  (|ui  a  élé  dit  là-dessus  au 
cliap.  G  du  livre  unique  de  la  première  partie, 
p.  i±  Ce  qui  o>l  bi>n  conslalé,  c'est  <ine  l'organft 
vocal  dépend  iiniiiédiateineiil  de  l'organe  del'audi- 
lion.  et  (|iie  si  c<lui-ci  règle  l'usage  du  premier,  il 
ne  lelail  poinl  par  lui-uième.  Ce  n'«sl  pas  l'organe 
qni  seul  ;  la  chose  a  été  prouvée  snllisamincnl. 
(pioiqu'ej!  (jualité  d'insiruinent  il  soil  nécessaire  à 
la  sensaliou.  Par  conséiiuent,  si,  pour  enlendre  n 
pour  juger  des  sons,  nous  avons  bf-soin  du  cerveau 
aussi  bien  (jiie  de  l'oreille,  il  ne  s'ensuit  nullement 
que  le  cerveau  lui-même  seule  el  juge.  (KtiisTEN, 
Ess'ii   sur  ractivilc  du  principe  pensnnl.). 


IN  on:  m. 

Art.  Langage,  §  II. 


^)l's  ino.Hficaiiorts  vocales  qui  dépendent  de  la 
bouche.  Les  sons  purs  ou  les  voyelles.  Les  articu- 
lations ou  les  consonnes. 

Si  l'organe  vocal  ne  se  composait  que  de  sa  soui- 
flrrie,  de  son  porte-vent  et  de  son  anche,  il  resseui- 
Iderait  à  nos  instruments  de  musique  artificiels, 
même  à  ceux  (|ui  joignent  à  l'anche  un  corps  de 
Inyau,  eu  ce  (pie,  «omine  eux,  il  sérail  capa- 
ble de  produire  sa  voix  ou  le  sou  fondamcnlal  de 
feon  anche  sur  un  grand  nombre  de  degrés  diiré- 
reiils,  et  de  former  ainsi  toutes  sortes  d'airs  et  de 
thanis.  11  y  aurait  toujours,  entre  l'organe  vocal  el 
les  iiislruineiils  de  musique,  celle  diU'érence  que  Id 
pi-emir-r  obtiendrait  celle  variété  de  tons  par  sa  pro- 
pre activité,  par  le  seul  jeu  de  ses  coriles,  au  lieu 
que  les  ihstruiitenis  artiliciels  ne  parviennent  a  celle 
variété  de  tons  que  par  des  moyens  accessoires  et 
extérieurs.  Mais  au  fond  cependant  ils  se  ressem- 
Lleraieiil,  el  l'organe  vocal  ne  serait  qu'un  in^tni- 
luenl  de  musique  plus  parfait. 

Il  faut  voir  maintenant  ce  que  le  corps  de  luyau 
y  ajoute. 

Ou  a  déjà  vu  que  re  corps  n'est  pas  simple.  Il 
comprend  deux  canaux  ou  comluiis  principaux,  la 
Louche  el  le  nez.  Le  nez  lui-inême  se  subdivise 
eu  lieux  tuyaux  appelés  fosses.  La  bouche  cl  le 
nez  soni  précédés  d'une  cavité  commune  nominée 
pharynx. 

La  bouche,  le  nez  el  le  pharynx  sont  la  chambre 
où  les  ondes  sonores,  parties  des  ligaments  inférieurs 
du  larynx,  se  réilécbissent  et  se  forlilient  ;  et  si  (es 
irois.cax  iiés  avaient  des  parois  dures  et  pinson  moins 
iinniobiles  comme  la  irachée-artcre  et  le  larynx, 
elles  ne  rendraient  pas  d'autre  sei  vice.  La  voix  s'y 
niodilierait  par  une  au};ineiitalion  de  force,  d'am- 
pleur el  de  timbre;  elle  ne  changerait  pas  de  na- 
ture, elle  ne  se  iransfornierait  pas  successivcine:ii 
en  plusieurs  voix  dilléreiiles. 

La  pallie  sopérieiiio  du  pharynx,  celle  qui  est 
destinée  à  la  respiration  et  au  passage  de  l'air,  esi 
constamment  ouverte  cl  à  peu  près  immobile.  Le 
nez,  comme  on  l'a  vu,  esi  osseux  et  canilagi- 
neux  ;  et  par  conséquent,  il  est  encore  moins  propre 
à  changer  ses  cavités.  Ce  n'eit  donc  ni  le  phaiynx 
ni  te  nez  qui  pourrait  modilier  consiiiérablement 
la  voix.  Ils  ont  leur  iniluence  el  leur  lonclioii, 
comme  nous  loverions  plus  loin;  ils  sont  même 
nécessaires  à  certains  égards.  .Mais  ce  (jui  est 
certain,  c'est  que,  eculs,  ils  seraient  incapables 
d'opérer  aucune  des  iranslorinalions  vocales  tionl  je 
vais  parler.  Il  est  lacile  de  s'en  assurer,  si  l'on  essaye 
des'en  servir  exclusivement.  Qu'on  ferme  par  exemple 
la  bouche,  soit  à  sa  sortie  par  le  moyen  des  lèvres, 
soit  à  sou    entrée  par  l'élévulion  de  la  racine  de 


la  langue  contre  le  xoili;  palatin  ;  et  qu'on  fasse  pas- 
ser les  ondes  sonores  par  le  pharynx  et  le  nez. 
Dans  cette  situation  des  organes,  il  vous  est  facilo 
d'élever  el  de  baisser  la  voix,  dtî  former  des  lon>, 
de  chauler,  parce  (pie  c'est  la  glolle  seule  qni  opèrtî 
celle  modilication.  Mais  alors  vous  n'avez  qu'une 
voix,  qu'une  nature  de  son  ;  et  votre  organe,  malgré 
l'additiorï  de  cette  pariie  du  corps  de  inyau  à  l'an- 
che, ressemtile  toujours  sons  ce,  rapport  aux  ins- 
trunieiils    de  mnsii|i!e  artiliciels. 

Mais,  si  nous  examinons  la  bouche,  nous  y  Iroii- 
vous  un  canal  voûté  qui  se  modilio  de  toutes  les 
manières.  Ce  canal  a  une  porte  d'entrée,  du  côté 
du  pharynx,  et  une  porte  de  sortie  ;  ces  deux  portes 
nou-seniemenl  s'ouvrent  et  se  fernieiil  à  vidonlé, 
mais  elles  s'ouvrent  et  se  rermenl  plus  ou  moins 
parlaitement.  Ses  parois  latérales  ou  les  joues  se 
resserrent  ou  se  distendent,  de  manière  à  diminuer 
el  à  augmenter  sa  capacité,  selon  le  besoin.  Il  en 
est  de  même  des  lèvres,  qui  s'allongent  en  dehors 
ou  se  retirent  en  arrière,  et  iiiodilienl  le  tuyau 
dans  son  étendue.  A  rinlérienr,  le  plus  admirable 
des  instruments,  la  langue,  doué  d'une  moiiilité 
unique  et  exécutant  ses  inouvemenls  eu  tout  sens 
avec  ime  dexlériié  (pii  est  rarement  en  ilélaut, 
remplit  tous  les  rôles  à  la  fois,  et  sert  on  à  modilier 
la  capacité  du  canal,  ou  à  imprimer  diverses  for- 
mes aux  ondes  sonores,  elc.  Les  arcades  denlaires, 
tantôt  réunies,  lanlôl  séparées,  concourent  avec  la 
la  langue  et  les  lèvres,  soit  à  intercepter  le  son, 
soit  à  le  distinguer  par  diverses  ariiculaiions 
bruyantes.  Le  voile  palaiiu,  (pii  sépare  la  bouche 
du  pliarynx  et  (pu  appartient  égalenieut  aux  deux 
cavités,  diminue  ou  aiigmeiite  son  ouverture  ap- 
pelée nllime  à  divers  degiés  ou  la  ferme  uième  eii- 
liéremciii,  à  l'aide  de  la  langue.  En  un  mot,  de 
louies  les  parties  de  ta  bouche,  à  peine  y  en  a-t-il 
une  seule  qui  ne  se  prèle  à  quelipie  nnulilicalion. 

Il  est  donc  évident  que,  si  la  voix  esl  siiscepli- 
tile  d'autres  modilicaiiuns  que  celles  dont  j'ai 
présenté  le  tableau  dans  le  §  1  de  ce  chapitre,  il 
faut  en  chercher  l'instrumeni  dans  la  bouche  et 
dans  les  parties  saillantes  qu'on  distingue  dans  ce 
Canal.  ' 

Une  des  remarques  les  plus  importantes  qu'on 
puisse  faire  en  commençanl,  c'est  (|ue  l'action  diî 
la  i)ouche  dans  la  modiiicalion  de  la  voix  est  de 
deux  espèces.  Et  pour  comprendre  cette  vérité, 
il  faut  observer  qu'elle  peut  être  considérée, 
1°  comme  un  simple  passage,  comme  un  canal 
vdtilé  (jue  l'air  sonore  traverse  sans  être  arrête; 
2'  comuie  un  passage  qui  s'ouvre  et  se  ferme  à 
volonté,  el  dans  l'intérieur  duquel  certains  organes 
locaux  peuvent  intercepter  le  son ,  el  lui  impri- 
mer par  leui  jeu  une  tonne  parliculière. 


1211 


DICTIUNNAIUE  DE  HIILUSUinilE. 


m: 


L:i  l)Oii(  lie,  Pli  qiKiliio  de  simple  pass:ige,  en 
(iu:iliic  ilt^  simple  f:>n:il,  ouvert  dans  lonre  sa  loii- 
jjiii'ur  •it'piiis  le  pharynx  jusqu'à  rexlrémiu;  des 
lèvres  c\i<':ricnres,  csi  copendaiil  capable  d'a'ig- 
nifiiter  ou  de  diminuer  considérablemenl  sa  cavilc, 
soit  en  s'allongeaut  et  en  se  raccourcissant  , 
soil  en  s'ëlargissant  cl  en  se  resserrant.  Car  si  une 
pirtie  de  ce  <anal  (la  voûte  du  palais  et  l'arcade 
dentaire  supérieure)  est  fixe  et  immobile,  les  autres 
pariifs,  savoir  la  langue,  les  parois  (joues),  les 
lèvres  et  l'arcade  dentaire  inférieure,  se  meuvent 
avec  une  merveilleuse  facilité,  el  nous  permettent 
non-sculemeiii  de  diminuer  ou  d'augmenter  la  lon- 
gueur du  canal  de  moitié,  mais  encore  d'en  varier 
la  largeur  ou  le  diamètre  trois  ou  quatre  fois  plus 
fort.  Or  c'est  par  ces  modifications  considérables  du 
canal  ouvert  et  libre  de  ia  bouche,  (pii;  nous  modi- 
fions le  son  au  point  que  la  voix  uni(iue,  donnée 
parla  glotte,  se  muhiplie  et  donne  naissance  à  au- 
tant de  voix  particulières  que  le  canal  paut  prendre 
•  le  formes  déterminées.  Ces  voix  particulières, 
filles  de  la  bouche,  ont  été  nommées  voijelles  (cpw- 
VTjsvxa,  sonnn)ites),  et  plus  loin  nous  en  verrons 
le  nombre  el  la  nature.  Ici  il  faut  nous  conienler 
de  remarquer  que  ce  sont  des  sons  purs  et  simples, 
comme  le  son  élémentaire  donné  par  la  glotte. 

Chaque  voylle  est  donc  une  voix,  un  registre 
diflérent  ;  ei  c'est  en  cela  que  l'organe  vocal  hu- 
inaih  se  div;iingne  de  tous  les  inslriimenls  de  musi- 
que' artificiel--.  L'organe  seul,  instrument  géant  d'un 
mécanisme  fort  compliqué,  peut  nous  en  domier 
une  petit •  i  'ée.  Au  moyen  de  deux  espèies  de  con- 
duits aérifères,  les  tuyaux  à  bouche  el  les  tuyaux 
à  anche,  on  est  parvenu  à  contrefaire,  idiis  ou 
moins  bien,  avec  cet  instrument,  les  voix  différentes 
de  plusieurs  autres  instruments,  tels  que  la  llùle, 
le  baiiti)ois,  le  basson,  la  trompette,  etc.  Mais  il 
est  à  remarquer  que  chacune  de  ces  voix,  appelées 
registres,  e\'\'^e  un  ordr'^  de  tuyaux  à  part,  el  que 
ce  sont  pour  ainsi  dire  autant  d'inslrumenls  parti- 
culiers réunis  en  une  caisse  commune,  inslriimenls 
qui  ont  par  conséquent  l'inconvénient  île  ne  pouvoir 
élre  touches  ensemble,  excepté  ceux  qui.  n'ayant 
pas  les  octaves  <le  l'orgue  entier,  n'occupent  par 
exemple  que  la  moitié  du  clavier;  dans  ce  cas,  tan- 
dis que  la  main  droite  nous  fait  entendre  le  jeu  d'un 
instrument  (supposons  le  hautbois),  la  main  gauche 
nous  fera  en  même  temps  entendre  celui  d'un  au- 
tre, du  basson,  etc.  11  est  donc  évident  que,  quoi(|ue 
les  registres  de  l'orgue  nous  donnent  quelque  idée 
des  admirables  modifications  qu'opère  l'organe  vo- 
cal humain,  en  ce  que  ce  sont  autant  de  voixdifféren- 
Jes  appartenant  à  un  même  instrument,  comme  les 
voyelles  sont  des  voix  différentes  provenant  du  seul 
tuyau  laryngien,  il  n'y  a  cependant  aucune  compa- 
raison à  faire  entre  les  (]eu\  instruments  quant  à 
l'efïeietaux  résultals.Lesregisiresdela  voixbnmaine, 
produits  par  de  simples  changements  des  parties 
mobiles  de  la  bouche,  chaiigemenls  faciles  que  nous 
opérons  avec  une  élonnanle  rapidité,  se  mèlenl  et 
se  combinent  de  mille  et  mille  manières,  tandis  que 
les  registres  de  l'orgue  sont  autant  de  jeux  diffé- 
rents, ayant  chacun  leur  système  de  tuyaux  el  exi- 
geant nièmede  la  part  du  musicien  une  inlerrupiioii 
pour  le  passage  d'un  registre  à  l'autre  ;  ce  qui  f.iii 
qu'ils  ne  pourraient  servir  à  formercommodémeni  des 
tons  va  ries  assez  nombreux  pour  interpréter  la  pensée. 

Mais  jusqu'à  présent,  en  fait  de  variéié,  nous  n'a- 
vons rien  vu  ;  et  s'il  s'agit  maintenant  de  considé- 
rer la  bouche  telle  qu'elle  est  en  réalité,  c'est-à- 
dire,  comme  un  canal  où  plusieurs  parties  saillan- 
tes, obéissant  à  notre  volonté,  anêieut  le  son  au 
passage  el  lui  font  subir  une  modification  secon- 
daire, au  moyen  de  laquelle  chaque  registre  de  la 
voix  peut  variera  l'infini,  sans  cesser  d'clre  ce  qu'il 
est  essentiellement,  c'est-à  dire,  sans  perdre  sa  qua- 
lité de  son  élémentaire  el  simple. 


Comme  canal  ouvert  el  libre,  la  lionclie  (nous 
venons  île  le  voir)  modilie  sa  forme  intérieure  au 
point  de  faire,  en  (|ncl(iue  sorte ,  de  l'orgme  vo- 
cal un  certain  nombre  (rinslriiments  différents, 
ayant  chacun  leur  voix,  leur  nature  de  son  distincte. 
Sous  ce  rapport,  l'organe  vocal  est  un  instrument 
dont  la  partie  munie  de  l'endionchure  s'adapte 
successivement  à  des  inyanx  ou  à  d.s  corjis  diffé- 
rents. Car  la  bouche  ave"c  le  pharynx  cl  le  nez  est 
le  corps  de  l'organe  ;  el  comme,  grâce  à  ses  par- 
lies  mobiles,  elle  prend  des  formes  tros-différentes, 
l'organe  entier  devient,  à  chaque  métamorphose, 
un  instrument  nouveau.  Mais  le  nombre  de  ces 
changements  est  iiécessairemenl  limité;  ei  au  deh 
il  n'y  a  plus  d'inslrumenl  ni  de  voix  possible.  Il 
s'ensuit  que  le  nombre  des  voix  ou  des  registres 
esl  précisément  égal  à  celui  des  formes  déierminccs 
que  peut  prendre  le  canal  de  la  bouche,  en  restant 
libre  et  toujours  ouvert,  comme  le  larynx  avec  sa 
petite  fente  l'est  nécessairement,  et  qu'il  ne  peut 
pas  élre  plus  grand.  Mais  au  moment  où  la  bou- 
che va  prendre  une  de  ces  formes  pour  faire  en- 
tendre la  voix  qui  y  correspond  et  qui  en  dépend, 
elle  peut,  au  moyen  de  ses  parties  mobdes,  com- 
mencer par  fermer  le  canal  plus  ou  moins  parlaile- 
menl;  el  si  elle  entonne  dans  celte  disposition  des 
organes,  c'est-à-dire,  si  elle  livre  passage  à  la  voix 
qui  attend  l'ouverture  du  canal,  en  (initiaiil  simul- 
tanément la  forme  qui  opérait  la  fermeinre,  la 
voix  conservera  à  son  début  quelque  chose  du  ca- 
ractère de  celte  forme  ;  el  sans  changer  sa  nature 
même,  elle  aura  néanmoins  une  marque  qui  la 
distinguera  de  ce  qu'elle  est  par  elle-même  et  par 
la  simple  disposition  du  canal  ouvert  el  libre.  Par 
exemple,  si  je  veux  faire  entendre  la  voix  a,  et 
(lu'avaut  de  donner  à  l'intérieur  de  la  bouche  la 
forme  nécessaire  pour  produire  celte  nature  de  son, 
je  comniencepar  rappiocher  doucement  les  lèvres; 
si,  dis-je,  pend  ml  que  je  tiens  ainsi  le  canal  fermé 
sans  effort,  l'air  sonnant  a  arrive  el  disjoini  les  lè- 
vres en  faisant  éruption,  j'entendrai,  au  lieu  de  la 
voix  simple  n,  le  son  articulé  ba.  Qu'esi-il  arrivé? 
La  naiure  projire  de  la  voix  n'a  pas  changé,  le  re- 
gistre esl  demeuré  le  même,  parce  que  la  bouche, 
corps  de  l'organe  vocal  ei  cause  productrice  de  celte 
voix,  a  eu  la  forme  qui  donne  nécessairement  à 
l'air  vibranl  celte  qualité.  Mais  la  voix  a  été  modi- 
fiée à  sa  sortie  par  une  disposition  des  lèvres  qui  te- 
nait la  bouche  légèrement  fermée.  La  modification 
n'a  pas  porté  sur  la  nalnie  même  de  la  voix,  et  il 
esl  évident  que  cela  était  impossible  ;  car,  pour  pro- 
duire la  voix,  il  faiil  nécessairement  que  la  bouche 
soit  ouverte  ;  or  la  nmdification  résulle  précisément 
d'une  disposition  contraire,  c'est-à-dire,  de  l'occlu- 
sion de  la  bouche.  La  modification  a  donc  élé  ac- 
cessoire el  tout  extérieure,  elle  n'a  pas  élé  intérieure 
et  essenlielle. 

Pour  mieux  comprendre  ceci,  faisons  allenlioii 
que,  lorsqu'une  des  parties  mobiles  de  la  bouche 
arrête  la  voix  en  obstruant  le  passage,  l'organe  vo- 
cal prend  nécessairement  et  successivemenl  deux 
formes  différentes,  l'une  pour  fermer  le  canal,  et 
l'autre  pour  l'ouvrir  et  donner  passage  à  l'air  soii- 
nani.  Eu  produisant  le  son  articulé  bu,  j'ai  rappro- 
ché doucement  les  lèvres  ;  première  forme  :  puis 
je  les  ai  séparées  sans  effort  pour  laisser  passer  le 
son  élémentaire  de  la' glotte;  seconde  forme.  La 
première  de  ces  formes,  la(|uelle  opère  l'occlusioii 
du  canal  à  son  extrémité  extérieure,  ne  pourrait  eu 
même  temps  produire  un  son  quelconque;  car  elle 
opérerait  à  la  fois  deux  actes  contraires,  el  il  y  a 
contradiction  dans  les  termes.  Fermer  le  canal  de 
la  bouche  et  produire  une  voix  quelconque,  sont 
deux  actes  ilianiélralemeni  opposés  l'un  à  l'antre  el 
qui  s'excluent.  11  esl  donc  clair  que  la  modificatina 
>ocaIc,    opéîcc  par   la    fermeture  niomenianée    du 


1213 


NOTES  ADDITIÛXN ELLES. 


lili 


«annl,    n';ilière  el  ne  peul  pas  altérer  la    iialiire 
inèaïc  de  la  voix. 

Cependant  c'est  une  modificadon  réelle,  el  il  est 
rerlaiii  que  la  voix  simple  n  n'est  pas  la  voix  arti- 
culé»^ irt.  Tàclions  de  Lien  saisir  cetie  différence; 
elle  est  foniiaineiilale. 

Et\  con>i(lérani  donc,  d'un  côié,  que  l'action  de 
rapprocher  les  lèvres  ne  change  pas  essentiellement 
la  VOIX  a,  et  que  néanmons  elle  lui  imprime  une 
forme  que  cette  voix  n'a  pas  sans  cette  action,  je 
demande  d'où  peut  venir  cette  modilicalion  el  en 
(pioi  elle  consiste?  Qnesiion  simple  au  prentier 
4  oup  d'oeil,  uiais  qui  cesse  de  l'être  quand  on  l'exa- 
mine de  près. 

Voyons  ce  qui  se  passe  quand  nous  prononçons 
ba,  et  analysons  cet  acie  phonétique. 

Nous  commençons  par  fermer  la  bouche  en  rap- 
prochant doucement  les  lèvres  ;  nous  donnons  en 
inéme  temps  à  l'intérieur  du  canal  la  forme  qui  pro- 
duit la  voix  ouïe  registre  a.  Puis  nous  détachons 
les  lèvres  pour  former  le  passage  nécessaire  ;  mais 
ren)ar(|imns  birn  que  nous  émettons  le  son  dans 
l'acte  niéme  qui  sépare  les  lèvres  et  avant  que 
celles-ci  aient  repris  la  place  qu'elles  occupent 
lorsque  nous  prononçons  la  voix  simple  a.  C'r'si-à- 
«lire  que  le  sou  commence  à  sortir  dès  la  première  ou 
\erture,etqu'ilcontiimejusqu'àceqnerouvertiiresoil 
complète.  La  voix  n  reienlit  pendant  que  les  lèvres 
Toyagent,  si  j'ose  parler  ainsi,  et  avant  qu'elles 
soient  en  repos.  Les  lèvres  qui  fermaient  hi  sortie 
éiaieni  Tobsiacle  (|ue  la  voix  av:iii  à  vaincre;  en  se 
retirant  devant  elle,  elles  sont  en  quelque  sorte 
poussées  el  heunées  par  elle,  et  ce  contact  est  sen- 
sible dans  le  son.  La  vuix  \  porte  rempreiule  de 
l'obstacle  quelle  n  renconlré;  tout  en  restant  ce 
qireile  est,  elle  rt  çoii  une  forme  particulière  qu'elle 
n'avait  pas,  forme  exactement  calquée  sur  celie  de 
l'organe  mis  en  jeu,  autant  du  moins  que  l:i  loinii 
d'un  son  peul  innler  un  objet  visib  e.  Lu  sortant  de 
la  glotte  à  travers  le  canal  de  la  bouche,  elle  ciait 
le  son  sin)p!e  fl  ;  mais,  obligée,  pour  sortir,  de  frôler 
les  deux  lames  , mobiles  appelées  lèvres  dans  leur 
jnouvemenl  de  retraite,  elle  a  pris,  à  so  i  débm, 
la  (igure  du  creux  qu'elles  forment  lorsqu'elles  se 
joignent;  elle  s'est  joimée  dans  ce  vioule. 

Di(féretice  esseiiiielle  entre  les  modifications  prodni- 
tei  par  le  larynx,  el  les  mvdijicatiuns  produites 
par  la  bouclie.  \ oijelles  el  articulaiious  à  vutx 
fasse. 

Nous  avons  iléjà  vu  (pie  c'est  la  glolte  sep:e  qui 
l^roiluit  le  son  elles  ion>.  Les  modilicaiions  qu'elle 
iail  subir  à  la  voix,  affectent  sa  portée  ou  son  élé- 
vation; mais  elles  ne  changent  pas  sa  nature.  La 
gloite  n'a  qu'un  registre,  qu'une  voix,  qu'elle  pro- 
Juit  sur  un  certain  nombre  de  degrés. 

C'est  elle  aussi  qui  engendre  le  simple  bruit  ; 
dans  ce  cas,  lair  passe  le  long  des  cordes  vocales 
ou  des  ligaments  de  la  gloile,  sans  les  ébranler  ass»z 
fort  pour  les  faire  vibrer.  Mais  comme  les  modili- 
caiions de  la  glotie  sont  légères  et  superlicielles,  eu 

(c)  A  consulter  entre  autres:  Bergier,  Eléments primi- 
lifs  des  langues,  eu-.,  nouvelle  édition,  auguienlée  d'un 
tssai  de  grammaire  générale,  par  l'imprinieur-édileur. 
Ues.inçon,  1837,  vol.  ui-8.—  Balui,  Atlas  ethnographique 
du  globe,  in-lol.,el  Introduction  à  l' Allas  elhnogrupliique, 
t.  I,  Paris,  1826.  —  UAUJicAnrNEn.  Die  N alurlehre  nuch 
ihrem  gegenw.  Zuslande,  etc.  Wien,  1«29.  —  Ueckem, 
Orgunisni  der  Spruche  als  Einleii.  z.  deutsch.  Gramm. 
l-'ranckl.  a.  M.  Ih2î).  —  Kapp  (K.-M.),  Versuch  einer  Pliq- 
siologie  der  Sprache,  nebst  historischer  Enlwicklunq  ^d'er 
abtndlœndischen  Idiome nach phtjsiolocpschenGrundsœtsen. 
.Sluti^^anll,  1836,  iu-8°.  —  «.iÉBELiN  (Couut  de).  Histoire 
naturelle  de  la  parole,  ou  Grammaire  universelle.  Avec 
un  discours  préliminaire  el  des  noies,  par  M.  le  comte  de 
Lan  uinais.  l'aris,  1«16.  —  Habms,  Hermès,  ou  Recherches 
■fkilnsofhiques  sur  la  grammaire  universelle,  trad.  de 
ranjjlais  par  ILurot.  Paris,  an  iV  de  la  Uép.  lu  8".  — 


comparaison  de  celles  de  la  bouche,  elle  n'a  plus 
d'action  sur  la  voix  descendue  du  son  au  bruit  ;  au 
moins  celte  action  est  Irop  faible  pour  que  la  voix, 
dans  cet  état,  se  produise  sur  des  degrés  bien 
marqués  el  engendre  devrais  tons.  Ainsi  que  je  l'ai 
dit  plus  haut,  on  ne  chante  pas  à  voix  basse  ;  et 
lorsqu'on  entreprend  de  le  faire,  on  s'aperç.dt  que 
le  prétendu  chant  dont  on  s'efforce  de  produire  les 
notes,  chant  qui  peut  avoir  sa  mesure  el  sa  ca- 
dence, ressemble  du  reste  à  Pair  qu'on  exécute  sur 
un  tambour. 

Il  n'en  est  pas  de  même  des  modifications  de  la 
Louche;  celles-ci  affectent  le  simple  bruit  comme  le 
son  proprement  dit.  Aussi  la  voix  basse  a-t-elle  exac- 
tement le  même  nombre  de  registres  ou  tie  voyelles 
que  la  vo'.\  haute;  et  nous  produisons  aussi  disiine- 
temeul  a,  e,  i,  o,  ?(,  en  parlant  tout  bas  à  l'oritillc 
de  quel(|u'un,  que    lorsque  nous  parlons   du  ton  le 

plus  élevé. 

Les  modifications  accessoii-es,  qui  se  produisent 
par  l'occlusion  du  canal  de  la  liouchc,  affectent  la 
voix  basse  avec  la  même  efficacité.  C'est-à-dire, 
que  non-senlement,  en  parlant  bas,  nous  divisons 
la  voix  et  produisons  à  volonté  les  bruits  simples 
fl,  e,  i,  0,  M,  etc.,  mais  qu'il  nous  est  egalemeui 
facile  de  niodilier  chacun  de  ces  bruits  par  les  ar- 
ticulations b,  d,  c,  /",  g,  etc. 

Ainsi,  il  existe  un  langage  de  bruits  articulés, 
comme  il  existe  nu  langage  de  sons  articulés.  Le 
premier  se  nomme  chuchoiemeni,  du  verbe  chucho- 
ter, mots  imitalifs  (|ni  peignent  ce  genre  d'action 
par  Pimpressiua  qu'il  produit  sur  l'organe  de 
Ponte. 

Les  modifications  vocales  prodniles  par  la  bou- 
che sont  donc  essentiellement  différentes  de  celles 
que  produit  la  glotte.  Les  premières  modifient  efii- 
cacement  la  voix  sous  ses  deux  formes  de  son  et  dj 
6rMi/  ;  les  secondes  n'affeclenl  que  le  son.  Nous  par- 
lons aussi  bien,  aussi  intelligibleinenl  à  voix  basse 
qu'à  haute  voix  ;  nous  ne  chantons  que  d'une  ma- 
nière, el  le  chant  se  compose  exclusivement  du 
sons. 

Systèmes  de  M .  le  président  d(-  Brosses  et  de  M.  J. 

Mùller,  prnf)-sseur  d'anntomie  et  de  physiologie  à 

l'université  de   Berlin ,  sur  la  nature  des  voyelles 

et  des  consonnes. 

Après  avoir  exposé,  de  la  manière  qui  m'a  paru 
la  plus  simple  et  la  plus  claire,  les  modifications 
phonétiques  en  général,  il  m'a  paru  nécessaire,  avant 
de  continuer  et  d'en  venir  aux  détails,  de  constater 
l'état  de  la  science  sur  cette  matière. 

Le  nombre  des  ailleurs  qui  oui  considéré  philo- 
sophi(|uemenl  la  parole,  est  très-grand.  L'Alle- 
inagiie  seule  nous  en  fournit  une  multitude.  iMais 
tous  ne  remonteiit  pas  aux  éléments  de  la  parole; 
cl  ceux  qui  le  font  ne  semblciil  pas  avoir  su  dis- 
tinguer leur  véritable  iialure,  ni  observer  avec  at- 
tention l'action  variée  desorganes  qui  les  forment  (c). 

Les  physiologistes  ont,    à  cet  égard,  un  grand 

Kempelen,  Mechani&mus  der  menschlichen  Sprache  nebst 
der  Beschreibung  einer  sprechenden  Maschine.  Wien, 
1791.  ~  LiSKOviùs,  Théorie  der  Stimme.  Leipz.  1814.  — , 
MoNTLiVAULT  (De),  Grammaire  générale  et  philosophique. 
Paris,  18"28.  —  Oeivieh,  Ueber  die  Ursloffe  der  mcnscld. 
Sprache  u.die  allgem.  Geselze  ilirer  Verbiudungen.  Wien, 
1821.  —  Poggel,  Uns  VerliwUuiss  zwischen  Form  und 
Bedeulung  in  der  Sprache.  Munster,  1833. —  Huoigeu, 
Grundriss  einer  Geschichle  der  menschl.  Sprache  nach  ai- 
len  bisiier  bekannten  Mund-und  Schrijiarten.  Leipz.  1782. 
—  ScHMiTT,  Enlwicklung  der  Sprache  u.  Schrill.  Nebst 
Folgerung  einer  neuen  Strncliir  beider.  Maiiiz.  183.'>.  — 
Stekn,  Vorlœuliqe  Grundleymig  zu  einer  Sprachphiloso- 
phie.  Berlin,  1835.  —  Bindskii,,  Abhandlungen  zur  allge- 
mcinenvergleichendenSpracMehrc.  Physiologie  der  Sitmm- 
und  Sprachtaule.  HambuTii,  lH3(i,  in-'8".  (Voy.  depuis  la 
p.  1  jusqu'à  la  p.  i92.  —  Brosjls  (Ue),  Truite  de  Infor 


l-i:. 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


12l(> 


;iviuil:ii;t;  sur  l.'s  ^13111111:111  ii'iis.  Le  laii;^age  élaiil 
lin  composé  de  signes  iiiaiériels,  (|iii  dépciidenl  loiis 
de  (ciiiiins  oiiianes,  il  esl  évideiil  (|uc,  vouloir 
écrirv!  sur  celle  luaiière  sans  coiiiiaUre  siillisain- 
iiieiii  riioiume  [»liysi(pie,  c'est  s'exposer  à  de  graves 
erreurs  ou  se  meure  dans  la  iiéeessilé  de  trailer  dé- 
feciueusenieul  ce  (jui  en  (oiisiiiue  vraiment  la 
partie  principale.  II  est  iiiuliie  d'ajouter  que  les  au- 
leiirs  qui  oui  parle  des  pliciiomèiies  de  la  vie  et  des 
foueiious  orgaiii(|ues,  oui  C()iu|)i'is  cela,  et  que 
plusieurs  d'entre  eux  ont  prétendu  rectifier,  à  cet 
égard,  les  idées  des  graiiiiiiairiciis  et.  des  liiiguisles.'* 

Il  laiidia  ,  par  conséquent,  réunir  et  opposer  ce 
qu'ont  pensé  les  grammairiens  et  les  physiologi^les, 
ei  nionirer  au  moins,  par  (piehiues  e\eiiiples  des 
plus  reiiuii(|ual)!es ,  coiiniienl,  jusqu'à  picsenl,  les 
élémenls  du  langage  parlé  ont  été  envisagés  par  les 
nus  et  par  les  autres. 

M.  le  président  de  Brosses,  le  savant  auteur  du 
Traité  de  la  jornialion  vidcunique  des  langues,  nous 
paraît  digne  d'être  cité  en  léle  des  premiers.  11  est 
nu  de  ceux  qui ,  s'aifrancliissant  d'une  aveugle 
routine,  ont  voulu  ol)server  par  eux-niêuies  el  pré- 
seuier  pliilosopliiqueiiieiit  l'explication  du  mystère 
de  la  parole.  Eu  lisant  anjuuni'liiii  ce  qu'il  dit  des 
lettres  ou  des  sons  éléinentaiies,  on  s'aperçoit  que 
les  connaissances  anaiouiiqiies  et  pliysiologiques 
lui  ont  manqué;  et  quoique  son  i-ysième  ail  un  tond 
de  vérité,  il  serait  impossible  de  l'admeltre  tel 
qu'il  est. 

Il  pose  pour  principe  que,  dans  toutes  les  langues 
de  l'univers,  dans  toutes  les  lorines  quelconques 
de  prononcer,  il  ny  a  qu'une  voyelle,  ei  que  six  con- 
sonnes correspondunies  à  auiani  d'vrganes  servant  à 
la  parole.  La  voyelle  en  général,  dit-il,  n'est  autre 
cliose  que  la  voix,  c'est-à-dire,  ([iie  le  son  simple 
ei  periiianenl  de  la  bouelie  que  l'on  peut  faire 
durer,  sans  aucun  nouveau  mouvement  des  or- 
ganes, aussi  longtemps  que  la  poitrine  peut  fournir 
l'air.  Les  consonnes  soni  les  articulations  de  ce 
même  sou  que  l'on  lait  passer  par  un  certain  01- 
ji;ane,  coiiiine  au  travers  d'une  lilière;  ce  qui  lui 
donne  une  forme.  Celte  l'orme  se  donne  eu  un  seul 
insiani  et  ne  peut  être  permanente.  Que  si  elle  pa- 
raît l'élre  dans  quelques  articulations  fortes  quoii 
appelle  esprits  rudes,  ce  n'est  plus  un  son  clair  et 
disiincl;  ce  n'est  qu'un  sifflement  qu'on  est  obligé 
d'appeler  du  nom  coiiiradictoire  (d)  de  voyelle 
viueiie.  Ainsi  la  voix  et  la  consonne  sont  comme  la 
matière  el  la  forme,  la  substance  et  le  mode.  L'ins- 
irumeiit  général  de  la  voix,  continue  l'auteur,  doit 
élre  coiisiiléié  comme  un  tuyau  long  qui  s'étend 
depuis  le  fond  de  la  gorge  jusqu'au  liord  extérieur 
des  lèvres.  Ce  tuyau  esl  susceptible  d'éire  resserré 
sebn  un  diamètre  plus  grand  ou  moindre,  d'être 
eieiiilu  ou  raccourci  selon  une  longueur  plus  grande 
off  moindre.  Ainsi  le  simple  son  qui  en  sort  re- 
piésenie  à  l'oreille  l'état  où  on  a  tenu  le  tuyau  en 
y  poussaui  l'air.  Les  diflférences  du  son  simple  sont 
comme  lesdilléreiices  de  ceiétal;  d'où  il  suit  qu'elles 
sont  inlin:es  ;  puisqu'un  tuyau  flexible  peut  être 
tonduit  par  dégiadaiiun  insensible  depuis  son 
plus  large  diamètre  et  sa  plus  grande  longueur, 
jusqu'à  son  état  le  plus  resserré  et  le  plus  raccourci. 
On  remarque  communéineiit  sept  divisions  plus 
marquées  du  sou  simple,  ou  sept  étals  du  tuyau 
qu'on  appelle  voyelles,  a,  ij ,  é,  i,  0,  ov,  u.  Mais  il 
esl  clair  qu'une  ligue  ayant  autant  de  parties  qu'il 
y  a  de   points  indivisibles  (|ui   la  composent  oaiis 


toute  sa  longueur,  il  y  a  aillant  de  vnyelles  ipi'il 
peut  y  avoir  de  divisions  inlennéiliaires  entre  bs 
sepl  ci-dessus;  d'où  il  suit  (jii'il  y  en  a  une  infinité. 
On  remarque  facilenienl  eu  ellei  (|u'iine  naiioii  ne 
divise  pas  précisomenl  comme  une  autre  le  diapa- 
son ou  échelle  de  sa  voix,  et  que  les  voyelles  des 
Anglais,  par  exemple,  ne  sont  pas  celles  des  Fran- 
çais. 

Voilà  pour  les  voyoilos.  Quant  aux  artieul  liions, 
M.  de  Brosses  les  caractérise  de  la  manioie  sui- 
vante : 

Il  y  a,  dit-il,  aiitanl  de  manières  d'aftcctcr  le  son 
et  de  lui  donner,  pour  ainsi  dire,  une  (igure,  qu'il 
y  a  d'organes  le  long  du  tuyau,  et  il  n'y  ou  a  pas 
plus.  Ce  sont  ces  mouvements  imprimés  au  sou 
que  l'on  appelle  lettres  ou  consonnes.  Kilos  m- soûl 
par  elles-mômes  que  des  formes  (|iii  n'existeraienl 
pas  sans  la  voix  qui  en  est  la  matière  el  le  sujet. 
Ainsi  tout  le  n.éeanisme  de  la  parole  peut  èii.e, 
quoique  imparfaitemenl,  comparé  à  une  (lùie.  L'air 
poussé  dans  le  liiyau  de  cette  flûte,  en  esl  le  son 
simple,  ou  la  voix.  Les  Irons  par  lesquels  il  sort 
sont  les  divisions  de  celle  voix  simple,  et  ces  divi- 
sioiis  peuvent  aussi  bien  être  dans  un  eiidroii  que 
dans  un  autre.  La  position  ou  (igure  des  duigis 
sur  ces  trous  sont  les  lettres  ou  consonnes  <|iii 
donnent  la  forme  à  tout  le  son  :  forme  <|iii  par  elle- 
inèii'.e  n'aurait  aucune  existence  pour  le  sens  d^i 
l'ouïe ,  sans  l'air  ou  voix  qui  en  esl  la  malière  ou 
le  sujet. 

La  chose  ne  sera  pas  moins  sensible,  ajoute- l-il^ 
si  nous  comparons  la  voix  ou  le  sou  simple  de  la 
voyelle  à  celui  que  rend  une  corde  tendue  sur  1111 
instrument  où  les  divisions  sonl  manjuées  par  des. 
tou(  hes  dans  toute  sa  longueur.  11  n'y  a  personne 
qui  ne  se  suit  aperçu  que,  pour  lonner  clans  leur 
01  lire  les  cinq  voyelles  vulgaires ,  on  ne  fait  qu'ae- 
cour(  ir  siiccessivemeni  la  corde.  A  est  la  voix  pleine 
ei  entière,  ou  la  corde  tendue  dans  toute  sa  lon- 
gueur depuis  la  gorge  aux  lèvres;  i  esl  la  corde 
raccourcie  de  moitié,  tenue  du  palais  aux  lèvres; 
ou'csl  le  bout  de  la  corde  à  l'exiréuiilé  des  lèvre>. 
Mous  allongeons  les  lèvres  en  dehors,  el  liions, 
pour  ainsi  dire,  le  bout  d'en  haut  de  celle  corde 
pour  faire  sonner  dessus  «;  tandis  que  les  Orien- 
taux la  prolongent  tant  qu'ils  peuvenl  d'eu  bas  pour 
former  dessus  un  son  profondément  guttural  //. 
Ainsi  les  deux  extrémités  les  plus  marquées  de  la 
corde ,  le  coniplementum  acuti  et  le  complemeniuni 
inii,  sqnl  le  sifflement  u  et  l'aspiration  h.  Elles  fu.it 
le  |iar-dessus  et  la  basse-contre  sonnés  sur  la  corde 
de  la  parole.  Comiiie  la  corde,  dans  toute  sa  lon- 
gueur, esl  divisible  à  l'infini,  il  y  a  dans  la  ligne  une 
iutiniié  de  points  où  l'on  peut  placer  la  division  : 
de  sorte  que  les  diverses  voyelles  de  tous  les  peu- 
ples de  l'univers,  quoique  variées  à  l'iulini,  ne  dif- 
ièrent  ce|)eiiuani  iju'eu  ce  iiu'iin  peuple  divise  sa 
corde  dans  un  endroit,  et  un  autre  dans  un  autre. 
Aussi  les  anciens  Orientaux,  tiaiis  leur  écriture, 
négligèrent-ils  de  marquer  la  voix,  ([u'en  lisant  ils 
suppléaient  par  iiiiervallcs  Ciiirc  les  vraies  lellres 
qui  sont  les  consonnes. 

M.  de  Brosses  nous  avertit  ensuite  que  ce  n'est 
que  pour  une  inteiligence  plus  facile  qu'il  a  cou. paré 
la  voyelle  à  une  simple  ligne  étendue,  divisible  dans 
sa  longueur.  La  verital>le  image  de  la  voix,  co.i- 
forine  à  celle  de  la  bouche  ouverte,  dil-il,  esl  un 
enloniiuir  flexible  doni  un  diminue   à  volonté  les 


malion  mécanique  des  langues,  et  des  principes  physiques 
de  l' Elgnwlogie.  l'aris,  lltto,  2  vol.  iii-12.  —  Desiina,  La 
ctel  des  langues,  ou  Observations  sur  l'origine  et  la  forma- 
tion des  principales  langues  qu'on  parle  el  qu'on  écrit  en 
Europe,  «erlin,  1804,  b  vol.  iu-8".—  Copineau,  Essai  syn- 
lliétique  sur  l'origine  et  la  formation  des  langues.  Paris, 
1774,  in-b°.  (Cet  ouvrage  a  i)aru  saus  uom  d'auteur.j  — 


luLLER,  Pliijsiologie  du  siislème  nerveux,  trad.  par  Jour- 
an.  Paris,  ibiO.  (Voy.  t. "il,  depuis  la  p.  :^09  jusqu'à  la 


M 

d 

p.  232. 


(d)  M.  de  Brosses  suppose  la  voyelle  toujours  sonnante  ; 
ce  qui  est  une  erreur,  puisque  la  vo.velle  el  la  voix  eu 
général  existent  aussi  sous  la  forme  de  simple  bruit. 


1217 


NOTES  ADDITIONNELLES. 


1^18 


Hem   «li.iinèlro«  pour   dégrader    le   son  voynl  :  on 
sorti?  (jne  a  i  si  le  plus  grand  entonnoir,  el  u  esi  le 


plus  peiil.   Voiei   coninie  colle    image  osl  li;;nioô 
ihiiis  le  cé'èlire  Irailé  : 


Mais  je  meconlenle  loi,  ajoiHe-(-il.  tIV.xprinier  la 
pra»de<ir  de  diactm  de  oes  eiiinnnnirs  par  une 
ligne  l'aisanl  partie  de  l'axe  qui  les  Iravotse  loiis. 

L'auteur  revieiil  ensuite  aux  ailicnlalions  <|n'il 
nppelle  lettres  nu  consoiuies,  el  les  oaraclérise  ainsi 
u.ir  les  organes  «pii  (oncoiiriiU  à  leur  fonnaiion. 

Je  viens  de  dire  ((ne  ciiaiine  organe  <|ni  esl  dans 
la  hontlif,  dit-il,  a  sa  figure  et  son  nionvenienl 
propre  fonnanl  nue  lettre  qni  est  particulière; 
qu'il  y  a  aillant  de  lettres  ou  cousoniies  que  d'or- 
ganes, el  qu'il  n'y  eu  a  |tas  plu<.  Ce  soni  1»  les 
lèvres,  i°  la  gorge,  3°  les  dciils.  A"  le  paldis,  5°  la 
langue.  Il  y  en  a  un  sixième,  savoir,  le  uez,  qui 
doit  eue  regardé  ("oinme  un  si'Cond  tuyau  à  l'ins- 
Irurnenl.  Car  ainsi  qu'on  pousse  l'-iir  du  (ond  de  la 
gorge  à  l'exlréniilé  des  léMt'S,  on  peut  le  pousser 
(lu  fond  de  la  gorjie  à  l'extréniiié  dts  narines.  Cei 
organe  a  sa  consonne;  il  a  niême,  comme  hoih  le 
verrons  I»ienl6l,  sa  voyelle  an,  hi ,  on,  etc.,  ou 
son  simple  qui  lui  est  propre...  On  peut  nomnu-r 
(  liaqnc  leilrc  ou  consonne  du  nom  de  son  organe 
propre...  Nous  les  figurerons  ainsi  :  lèvre,  De; 
iiorge,  Ke  ;  dénis.  De  ;  palais ,  Je  ;  langue  ,  Le;  nez. 
Se...  De  ces  six  lettres,  les  Irois  premières  sont 
parfailemenl  muettes;  les  trois  antres  sont  un  jieu 
li(|nnles  el  permanenles,  en  ce  qn'élanl  coulées  ou 
silllées,  la  (orme  du  monvemenl  de  l'organe  peut  se 
conlinuer  un  peu  plus  longlenips  par  une  espèce  de 
voix  sourde;  au  lieu  rpie,  dans  les  trois  premières, 
la  lorme  e^t  puremcnl  instaiiianée. 

M.  de  Brosses  nous  montre  ensuite  de  quelle  ma- 
nière CCS  six  consonnes  se  muliiplicnt.  Chaque 
organe,  dil-il,  peut  donner  son  mouvenienl  jiroprt; 
d'une  manière  douce,  moyenne,  rude»;  plus  ou 
moins  douce,  plus  ou  moiî:s  rude.  Les  modilica- 
lions  rudes  sont  celles  qui  poussent  le  son  en  de- 
hors :  Je,  te,  re,  ke,  clie,  se;  les  douces  sont  celles 
i|ui  senihlenl  le  retenir  :  iv,  the  ,  ne,  glie,  ze.  Ces 
nianièies  produisent  dans  cliaque  lettre  des  varia- 
lions  i|ui  oui  lail  croire  i|u'il  y  en  avait  un  noml.re 
plus  gland  qu'il  n'est  eu  illeu  El  si  l'on  >oulait 
distinguer  par  un  caractère  parlitiilier  chacun  des 
degrés  (le  ces  différences,  on  aurait  un  nomhre  in- 
lini  de  consonnes,  par  la  mèiue  raison  que  j'ai  r.ip- 
porlèe  plus  haut  en  parlant  du  nombre  infini  des 
voyelles.  Mais  à  considérer  seulement  les  trois 
mouvements  doux,  moyen  elriide,  on  irouve  trois 
diliérences  dans  chaque  lettre  primitive,  el  on  les 
appelle  permutables  ou  de  même  organe.  Elles  s'ein- 
phuenl  très-souveiil  riine  pour  l'autre  dans  le 
inèine  mol,  et  dans  la  même  langue;  à  plus  forte 
raison  quand  le  mol  pa^sc  d'une  langue  à  une 
auire.  Celle  observation,  qu'on  sait  êlre  très-sen- 
sible dans  la  langue  grec(|ue,  ne  l'est  guère  moins 
dans  Icb  autres,  bi  on  y  la  il  alleulion. 


a,  r,(6).  é,  i,  0,  S(on), 


Lt-.vr.F.  donx,  n^;  mnijen  ,  l'e ;  rude,  Fe.  Gonr.E 
donx,  (lue  ou  gauiina  grec;  moyen.  Ce,  Ke  ;  rude, 
One,  en  grec  yj.  Dknt  doux,  The  ou  anglais  où 
ilh'>a  en  gr<'C  ;  motien,  De;  rude,  Te.  Palais  doux,  Ze; 
n.oyen,Je;iude,  Cite  I.anoie  (/on.r,  .\'e  ;  moyen,  le  ; 
rde.  Ile.  Dais  la  lolire  de  langue  Le,  i\e.  Ile.  Le 
s'opère  du  bout  de  la  langue;  le'doux  ^e,  du  milieu 
de  II  langue  un  peu  soulevée  coiilre  le  palais  on 
recli;issani  l'.iir  [larle  tuyau  du  nez;  le  rude  fie  de 
la  racine  do  la  langue  gonllce  on  chassaul  l'air  de 
la  gorge  par  soubresaut.  Qu.inl  au  nez,  comme  c'est 
un  organe  moins  llexilile,  il  ne  varie  pas  son  sillle- 
iiieni  nasal  Si\  Le  palais,  qui  esl  encore  plus  iiiinio 
bile  que  le  nez.  n'agiraii  guère  sans  le  secours  de 
la  langue;  de  sorte  que  l'ou  peut  presiiiie  considé- 
rer la  lettre  de  jialais  cl  la  lettre  de  langue  coiiiine 
procé.lani  d'une  même  cause.  Les  dents  infixées 
aux  mâchoires,  donl  le  moiiveiiient  est  peu  varié, 
s'aident  beaucoup  aussi,  pour  la  letire  (|ui  leur  est 
propre,  du  secours  delà  langue,  qu'on  reg;irdo  avec 
raison  comme  l'.igenl  général  du  la  parole.  C'est 
en  effet  le  plus  flexible  de  Ion.,  el  celui  qui  se 
irou\e  plue  au  milieu  de  l'inslruneni.  Il  n'y  a  que 
la  gorge  el  les  lèvres  situées  aux  deux  extrémilés 
qui  se  puissent  passer  de  son  secours. 

Telle  est  la  doctrine  de  M.  le  présidenl  de  Brosses 
sur  les  voyidies  et  les  articulations.  Il  esl  inniile 
de  la  juger;  ce  que  j'en  pense  doit  ressortir  clai- 
rement de  l'opinion  que  je  développe  inoi-inème.  La 
comparaison  qu'il  lail  du  mécanisme  de  la  pande 
avec  une  flùie,  semble  prouver  quil  n'a  pas  su  dis- 
tinguer les  (o».s  des  son>,  les  modifii  ations  plio- 
iiéliqnes  de  la  gloiie  de  celles  de  la  bnni  lie.  El  ci» 
assiinilanl  l'image  de  la  voix  à  un  entonnoir  flexible, 
ou  à  nue  fO)</e  tendue,  il  monire  (jn'il  ne  «oiiuau 
pas  l'organe  vocal  ni  son  action,  el  surioui  qu'il 
confoiiil  les  différentes  espèces  de  sons  siniples  ou 
Ile  voyelles.  Sa  i  lassilicalion  des  ailicnlaiious,  qu'il 
réduit  à  six  d'après  le  piétemlu  iioiiiImv  des  or- 
ganes, est  tidli'iiicnl  arbitraire  el  défectueuse,  qu'il 
n'.i  pas  iroiive  de  place  pour  plusieurs  d'enlre  elles, 
et  entre  autres  pour  Vm,  le  w,  etc.  Mais  il  a,  jusqu'à 
certain  i)oiiit,  établi  la  différence  entre  les  voyelles 
et  les  articulaiions;  el  en  cela  son  sysièine  a  un 
fond  de  vérité. 

Arrivons  maintenant  aux  pliysiolugisles  qui  ont 
entrepris  de  traiter  celle  maiière.  Sous  certain 
rapport,  il  en  est  d'eux  comme  des  grammairiens; 
c'esl-à  dire,  (|ue  tous  ne  se  sont  pas  donné  la  peine 
d'examiner  par  eux-niêmes  el  d'observer  la  nature. 
Ainsi,  M.  lilatid  ,  de  Beaucaire ,  (|ui  parnii  s'être 
rempli  la  lèle  du  sysième  de  M.  de  Bonald ,  se 
traîne  après  lui  ei  parle  du  principe  matériel  du 
fingage  en  véritable  écolier.  «  Une  chose  digne  de 
rciiiari|ue  dans  la  considération  des  divers  langages, 


Ji'lO 


DICTIONNAIRE  DE  PlIILOSOniIE. 


1220 


«lit-il,  c'isi  In  (onroriiiiié  dos  éléinenls  de  I;»  parole 
ou  des  icllres  el  des  mois.  Dans  louiez,  en  ejjei,  on 
trouve  tes  mêmes  voyelles  cl  les  mènirs  coii!,oiiiies , 
tfui  lie  diffèrfut  que  ixir  la  forme  des  ciiraclèies,  el 
qui  se  ressembleiii  toutes  i)ur  la  piununcialion  ;  ce  (lui 
;iliesle  évidi'iiuneiil  leur  coinimme  origine,  el  dé- 
iiioiilre  |):\r  cela  même  (pie  riiomiiie  ne  les  a  point 
inveniés.  Ou  y  observe,  ajoule-l-il,  une  idcntilo 
parfaite  d.uis  la  nature  de  ces  méines  éléments, 
dans  ce  qui  constitue  iVssence  d'une  langue,  c'esi- 
à-dire,  le  nom,  radjeclil',  le  verbe,  l'adverhe,  etc., 
qu'il  faut  hien  distiiiguer  des  choses  accidenlellis, 
comme  la  slruclnro  el  le  nondjre  des  mois;  el  celle 
idenliié  est  une  nouvelle  (iémonslr.ilion  de.  l'uniié 
(le  leuroiigine.  i  [Traiié  élémentaire  de  Pltijiiolu- 
gie  ])liilosaiilii(jue,  ou  Eléments  de  la  science  de 
Vhoinme  ruinenée  à  ses  véritables  principes,  par 
P.  Ulaud,  méde«:in  en  chef  de  l'Iiôpilal  civil  et  mili- 
taire de  Beaiicaire,  etc.,  etc.  Paiis,  1830,  5  vol. 
in-8.  Voy.  le  vol.  II,  p.  29G.  ) 

Rien  de  plus  faux  que  la  couformUé,  l'identité  i\es 
voyclics  ei  des  consonnes,  sur  Icsiineiles  il  s'appuie 
pour  souicnir  le  système  lionl  il  esi  (iiiesiion.  Une 
des  premières  connais^aïues  (|u'on  acciuiert  par  la 
lingiiisliiiue,  t'est  que  tous  les  peuples  ne  se  servent 
pas  des  n:émes  S((us  éiémeulaires  ni  des  mêmes  ar- 
licuiations  ilans  leur  langage. 

l'assons  à  un  auteur  plus  grave,  plus  insirnit  en 
celle  matière,  à  un  de  ceux  qui  ont  senti  le  vide  que 
laissait  la  science  gr;iinmaticale  sous  ce  rapport. 
L'illustre  pliysiologisle  allemand,  que  nous  avons 
déjà  cité  plusieurs  lois,  nous  présente  un  système 
de  leities  nouveau  el  tout  à  fuit  dilïérenl  de  celui 
de  .M.  de  Brosses  ei  des  giammairiens  en  général. 
il  importe  par  conséqucnl  d'exposer  sou  opinion  eu 
détail. 

M.  Miiilcr  commence  par  revendiquer,  pour  les 
sciences  n.iiurelles,  l'avanlMge  de  liien  Iraiier  celle 
quesiion.  Cesi  à  la  iiliysiologie,  dii-il,  <|u'il  appar- 
lienl  de  rapporter  les  sous  de  la  parole  à  un  sys- 
léiiie  naiurel.  Les  tentatives  des  grammairiens  à 
cet  égard  oui  échoué  ,  parce  (lu'ils  avaient  établi 
leurs  classifications  sur  dos  qualiiés  qui  ne  sont 
point  essentielles.  Eu  effet,  la  disiinciiou  des  sons 
de  la  langue  parlée  d'api  es  les  organes  qui  soui 
censés  les  produire,  est  vicieuse,  parce  ([u'elle  eu 
léuiiil  (|ui  diHèienl  lutalenient  les  uns  des  autres 
suivant  les  principes  de  la  physiologie,  et  parce 
que  plusieurs  parties  île  la  bouche  concourent  à  la 
production  de  la  plupaii  d'entre  eux.  C'est  le  i^éfaul 
qu'on  peut  reprocher  à  la  division  eu  sons  labiaux, 
dentaux,  gniuiraux  el  linguaux,  à  celle  même, 
beaucoup  jilus  simple,  en  sons  oraux  el  nasaux.  Il 
y  a  (infl(|ne  chose  d'exact  au  fond  dans  la  disiinc- 
iiou qu'on  a  établie  pour  les  sous  mucls  el  pour 
les  sons  mouillés;  maison  en  faitune mauvaise  appli- 
cation. Les  propriétés  mêmes  des  voyell>;s,  par  o|i- 
posilioii  aux  consonnes,  n'ont  point  élé  appréciées 
d'une  manière  convenable.  Généralemeni,  ou  fail 
consister  leur  essence  eu  ce  qu'elles  ne  se  rédui- 
seiil  pas  à  desimpies  bruits,  comme  les  consonnes, 
mais  doivent  naissance  à  des  sous  qui  se  produiseui 
dans  l'organe  vocal  et  soiil  modiliés  par  la  bouche. 
Ccpeiidaiii  la  diflëreuce  entre  les  voyelles  et  les 
consonnes  esl  bien  moins  considérable;  car  il  est 
possible,  pour  toutes  les  voyelles  ,  comme  pour  les 
consonnes,  de  les  reiulie  mneiles,  de  les  réduire  à 
(le  simples  bruns,  ainsi  ([u'il  arrive  (piand  on  parle 
à  VOIX  basse;  les  voyelles  sonnailles  ne  sont  di;nc 
dues  qu'à  la  con;ounance  de  la  voix.  Mais  il  y  a  aussi, 
comme  nous  ne  tarderons  pas  à  le  voir,  une  classe 
entière  de  consonnes  ijui  |)euveiil  égalcinent,  ou 
être  muelles  el  ne  consister  (lu'eu  de  simples  bi  mis, 
on  sorlir  avec  cousonnauce  de  la  voix.  Lu  salia- 
cliaiil  à  l'essence  des  voyelles  et  des  cousonnus,  on 
irniixe  que  la  diUérence  eulre  elles  est  loul  auire. 

W.  Mûller  signale  ciisuiie  la  cause  principale    de 


l'erreur  des  grammairiens.  Un  vice  c:\|)iln'l  ,  dil-il, 
de  plusieurs  essais  d'une  classilicaliou  naliirelle  des 
sous  de  la  parole,  lieiiià  ce  qu'on  ne  s'est  pas  assez 
ailadié  à  la  possibilité  de  leur  formaiioii  sans  inlc- 
nalioii.  au  caractère  de  simple  bruil  (pi'ils  sont 
susceptibles  de  revêlir.  Pour  eu  bien  apprécier  bs 
piopriélés,  il  faut  prendre  le  parler  à  voix  basse, 
ou  le  cbiichoienienl,  pour  point  de  départ,  et  re- 
cheiclicr  quelles  sont  les  modificalions  iiiii  peuveiil 
dépendre  de  l'aildilioii  du  son  proprement  du  ou  de 
rintouaiion.  Lu  suivant  celte  marche,  ou  arrive  à 
établir  deux  séries  :  dans  l'une  ,  les  paroles  sont 
muelles  et  absolnmeul  incapables  de  s'unir  à  la 
voix  ;  dans  l'autre  ,  elles  sont,  également  apies  à 
être  rendues  niiieilis  el  à  s'allier  avec  la  voix,  llm; 
autre  dilleience  importante  entre  les  sons  de  la 
parole  consiste  en  ce  que  les  uns,  produits  par  un 
changement  brusque  de  la  posiiion  des  parties  de 
la  bouclit',  ne  durent  qu'un  momenl,  et  ne  penvenl 
eue  prolongés  ou  souienus  (strepiius  iiiconiinuiis 
expliisivus),  tandis  quiî  d'auli'es  sorienl  sans  que  la 
silnalion  des  parties  de  la  bouche  change,  et  peu- 
vent être  proloiii;és  à  volonié,  aiiiant  (|ue  le  pcrim  l 
la  portée  de  l'haleine  (  sirepilus  continuns  ).  Ton.-, 
les  S'uis  de  la  prt-mièie  e.-pèce  sont  ansolument 
muets  el  incapables  de  s'associer  avec  rintonatiini, 
au  lieu  que  piesipie  tous  ceux  de  la  seconde  espèce 
peuvent  s'allier  avec  elle.  De  celte  dernière  com- 
binaison résultent  des  modilicatioiis  parlicubèies, 
laiidis  (|ue  les  sons  absolumenl  muets  ou  explosifs 
sont  susceptibles  de  snbir  une  Irausformalion  lora- 
i|n'ils  s'uiiisseni  à  une  aspiraiion. 

A  la  suite  de  celte  première  explication  ,  (|ui  no 
païaîi  pas  tout  à  l'ail  claire,  l'atileur  expose  son  sys- 
lème  uans  les  lerines  suivants  : 

A.  —  Système  des  sons  muets  de  la  parole  a  voix 
basse., 

L  Voyelles  muelles,  a,  e,  i,  o,  ou,  œ  (en;,  x  (ê), 
H,  el  les  Voyelles  nasales  «  {un),  œ  {iu),  œ  (un),  o 
(en).  Toutes  ces  voyelles  peuvent  être  pronomées 
d'une  manière  bien  distincte  sous  la  forme  de  sim- 
ples bruits.  La  question  est  de  savoir  si,  comme 
voyelles  muettes,  elles  res^embleul  aux  consonnes 
muelles,  ou  si  elles  en  diUèrent,  pliysioli)gi(|nenieni 
parlant.  Les  consonnes  niueiles  ne  naissenl  (|ue 
dans  le  tuyau  plaié  aii-devanl  de  l'organe  vocal, 
c'est-à-dire  dans  la  cavité  orale  et  nasale  ;  ce  sont 
des  bruits  engendrés  par  l'air  qui  paicouri  le  canal 
diversement  moililié.  Mais  les  voyelles  muettes  se 
comporient  d'une  manière  dilTéreiile  jusqu'à  cer- 
tain poinl  :  quoiiju'ici  non  plus  la  voix  ne  résonne 
point,  cependant  la  cause  preinièie  est  dans  la  glotte, 
el  non  dans  la  bouche,  ainsi  qu'on  peut  s'en  con- 
vaincre aisément  par  des  expériences  sur  soi-mèiiie. 
Le  brnil  qui  forme  une  voyelle  muette  naît,  à  ce 
qu'il  paraît,  lorsque  l'air  passe  le  long  des  cordes 
vocales,  qui  néanmoins  ne  resoiwienl  pas  pour  cela. 
Il  ne  dilfère  de  celui  qu'on  parvicnl  à  pnuiniie  dans 
la  glolle,  eu  fermanlla  bouche,  ouvrant  le  nez,  el 
éviiant  d'émettie  aucun  son  propremenl  dit,  que 
parce  que,  quand  la  bouche  est  ouverte,  la  lomie 
divt  rse  que  le  canal  oral  preiul,  le  modifie  de  ma- 
nière à  ce  qu'il  devienne  les  sons  muets,  a,  e,  i, 
o,  ou. 

La  forme  du  canal  oral  est  la  même  pour  les 
voyelles  muelles  el  pour  les  voyelles  prononcées  à 
haute  voix.  La  seule  diUérence  consisie  en  ce  que-, 
dans  le  second  cas,  la  glotte  ,  au  lieu  u'un  sia  pie 
brnil,  [)roduit  un  véritable  sou.  Kraizens  en  et 
Keiiipelen  ont  fait  voir  que  les  condiiioiis  requises 
pour  la  Iransl'ormalion  d'un  même  son  »  n  voyelus 
diirérentes,se  réduisent  en  degié  d'ampleur  de  d  ux 
parties  ,  le  canal  oral  et  le  canal  nasal.  11  en  est 
(le  même  pour  It^s  voyelles  muettes.  Kcmpelen  ap- 
pelle canal  oral  l'espace  compris  entre  le  laiynx  cl 
le  palais.  Cerlaijies  voyelles   exigent  que   l'onlice 


12il 


NOTES  ADDITIONNELLES. 


liuccal  Pl  le  canal  oral  soit^il  larges,  li'aiilres  que 
U)iis  lieux  soient  élroiis,  il'auires  encore  ijue  ruii 
soil  large  et  l'aiilre  clroit.  Si  l'on  adinel  avec  Keui- 
pelen  cinq  degrés  de  largeur  pour  le  canal  oral,  on 
a  pour 

a,  largeur  de  l'orilice  buccal  5;  larg.  du  canal  oral  3 
e,  4  2 

i,  3  1 

0,  2  4 
ou,                                      1                                 5 

Les  proporlions  pour  les  autres  voyelles,  œœel  u 
soni  faciles  à  irouver   d'après  cela. 

Purkinje  a  montré  que  les  conditions  nécessaires 
pour  la  lornialion  de  quelques  voyelles,  iiotainnieiil 
d'à  et  d'é,  n'uni  point  éié  assignées  d'une  manière 
hien  exacte  par  Kempelen.  Ces  deux  voyelles  dépen- 
dent prineipalenieiit  de  la  forme  de  resp:ice  com- 
pris entre  la  base  de  la  langue  et  le  pharynx  ;  pour 
louies  deux,  cet  espace  est  grantl  ,  et  il  l'est  plus 
pour  e  que  pour  a;  mais  n  et  e  |)euvenl  être  pro- 
nontés  avec  la  même  ouverture  de  bouche.  La  po- 
sition assignée  aux  lèvres  pour  l'émission  de  l'o  n'est 
pas  non  plus  néiessaire. 

Auprès  des  voyelles  pures  viennent  se  placer  les 
voyelles  muelles  à  timbre  nasal,  a,  w,  o,  œ,  par 
exemple  dans  les  mots  sang,  iitiçiulier,  ombre,  œu- 
vre (e);  ces  modilications  ne  dépendent  que  du 
réiiécissemenl  du  \oile  du  palais  et  du  soulèvement 
du  larynx  (  /  ). 

il.  Consonnes  muettes  et  soutenues.  —  La  pronon- 
ciation de  toutes  les  consonnes  qui  se  rangent  ici, 
peut  être  soutenue  aussi  longlenq)S  (|ue  l'haleine  le 
permet,  les  parties  de  la  bouche  conservant  la 
luèixe  position  au  commencemeni,  pendant  la  durée 
t-i  à  la  Un.  .\insi  on  peut  soutenir  la  pronoiu  iation 
dô  1'/',  du  cil,  de  1'*,  de  l'j-,  tic  1'/,  etc.  Il  n'eu  est 
pas  lie  îuème  des  consonnes  explosives,  b,  g,  d,  p, 

1,  k;  comme  la  position  des  parties  de  la  buuibc 
est  tout  autre  au  commencement  que  dans  le  milieu 
et  à  la  lin  «le  leur  lormalion  ,  elles  ne  peu\ent  du- 
ler  qu'un  monieiil,  ou  jusqu'à  ce  que  le  chani;ement 
soudain  des  parties  de  la  bouche  se  suit  opère.  Les 
cunsunncs  souienues  sont  /(,  m,  n,  ng,  /,  cli,  scli, 
»,  r,  /.  On  peut  les  ranger  en  trois  cl.isses  : 

i°  Consonnes  soutenues  orales,  dont  rémission 
exige  gue  le  cunal  oral  suit  entièrement  ouvert. 
L'aspiration  II  ap|)artient  seule  à  cette  classe,  ki  la 
cause  du  bruit  produit  pir  le  passage  de  l'an  ne 
iieni  point  ù  une  opposition  des  parties  entre  elles. 
Lebrun  de  l'aspiration  est  la  plus  simple  expres- 
sion (le  la  lésoiinance  des  parois  de  la  bouche  peii- 
iiant  l'expiiaiion  île  l'air.  L'/<  manque  à  la  langue 
ilulieime,  si  ce  n'est  dans  un  petit  nombre  de  cas  ex- 
ceptionnels, tels  que  Iw,  liai,  lias,  Itanno.  On  peut 
consulter  l'ouvrage  de  i'urkinje  et  celui  de  Kapp, 
buv  l'emploi  de  l'aspiration  dans  les  diverses 
langues. 

ii"  Consonnes  soutenues  nasales ,  dont  rémission 
exige  que  te  canal  nasal  soit  entièrement  ouvert. 
Lu  sont  m,  n,  ng.  Ici  l'air  traverse  tout  simplemenl 
le  canal  nasal,  la  cavité  orale  étant  cluse  suit  par 
les  lèvres,  sou  par  la  langue  appliquée  au  palais, 
il  n'y  a  point  non  plus  opposition  des  parties  entre 
lesquelles  le  fluide  passe.  Dans  la  prononciation  de 
ces  trois  consonnes,  la  cavité  oiale  représente  un 
iii\ei  licule  ou  cul-de-sac  plus  ou  moins  long  de  l'ar- 
nère-gorge  et  du  canal  nasal.  Ce  diverticule  est 
plus  grand  pour  m  que  pour  )t ,  et  surtout  que 
pour  ng. 

La  bouche  se  ferme  à  l'aide  des  lèvres  pour  la 
prononciation  de  I'hj.  Quelques  physiologistes,  Ru- 
uulphi  entre  autres,  sont  partis  de  là  pour  ranger 

(e)  La  voyelle  n'est  pas  nasale  dans  cet  exemple  ;  elle 
l'est  oaDs  les  mots  lui,  alun,  parfum  ,  etc.  Celle  erreur 
s'explique  diflicilenicul  au  nioin->  de  la  pari  du  Iraduc- 
leu:,qiii  esl  l'ianrais. 


celle  lellre  parmi  les  labiales;  mais  elle  n'est  poini 
une  lellre  labiale;  ce  n'est  point  l'acte  de  la  1er 
nieliire  de  la  bouche  qui  lui  donne  naissance;  elle 
ne  se  forme  qu'après  celle  occlusion,  par  le  siuipl'i 
passage  de  l'air  à  travers  le  canal  nasal,  avec  lé- 
sonnaiice  du  cul-de-sac  de  la  «aviié  orale, 

D.ins  la  prononciation  de  l'n,  la  boiiclic  esl  fer- 
mée par  la  pointe  de  la  langue,  qui  s'applique  à  la 
partie  antérieure  du  palais. 

Dans  celle  de  Vng,  l'occlusion  de  !a  bouche  a  lien 
un  peu  plus  en  arrière,  par  l'applicalioii  du  dos  de 
la  langue  à  la  partie  posiérieure  du  palais.  Ng  n'est 
point  une  consonne  d'/  ible  ;  c'est  une  émission  de 
voix  simple,  tout  coni'mc  m  ei  «. 

3°  Consonnes  soutenues  orales  ,  dont  rémission 
exige  que  certaines  parties  de  la  bouche  se  mettent 
en  opposition  les  unes  avec  les  autres ,  comme  des 
espèces  de  valvules.  Ce  sont  f,  ch,  scli,  s,  r,  /.  Les 
parties  (pii  se  niellent  en  opposition  ,  et  apponent 
ainsi  obslacio  au  passage  de  l'air,  sonl  taniôl  les  lè- 
vres (7)  ;  laiilôl  les  dents  {scli,  s)  ;  tantôt  la  langue 
et  le  palais  (  ch,  r,  /). 

Dans  la  prononciation  de  Vf,  les  lèvres  se  placcnl 
comme  pour  souiller.  Il  y  a  deux  modilicaiions  do 
ce  bruit  de  soiidlei,  1'/'  et  le  v.  L'ouverture  des  lèvre» 
est  plus  arrondie  pourl'/';  pour  le  v,  les  lèvres  lais- 
sent entre  elles  une  fente  étroite,  mais  large 

Le  ch,  correspondant  au  y.  des  Grecs,  manque  à 
la  langue  française.  Il  exige  que  la  langue  se  rap- 
proche (lu  palais,  et  que  l'air  passe  à  travers  un 
étioil  inlervalle  ménagé  entre  elle  et  ce  dernier.  Il 
y  a  trois  x»  suivant  le  poinl  où  la  langue  se  rap- 
proche du  palais. 

•  «.  Dans  le  premier,  ou  x  aniérienr,  qi)cl(|nefois 
ex()rinié  par  g  t  n  allemand,  c'est  la  partie  anicrieuiH 
de  la  langue  (jue  si  rapproche  du  palais,  coinmo 
dans  les  mots  liebhch,  selig. 

b.  Dans  le  second,  ou  x  médian,  iedos  delà  langue 
se  rapproche  de  la  partie  moyenne  du  palais.  Ce 
ch  a  un  son  tout  diHerenl  de  celui  du  précédent, 
par  exemple  dans  les  mois  tag  ,  sagen  ,  sucheii, 
Aaclien,  acii.  Keinpelen  dit  (|u'il  vient  toujours  à  la 
suiie  d'un  «.d'un  o  ou  d'un  ou.  C'est,  en  ellcl,  ce  qui 
a  lieu  le  plus  ordinairemeni  ;  mais  la  chose  n'est 
pas  de  nécessité  absolue  ;  car  les  trois  voyelles  peu- 
vent être  associées  aussi  au  ch  antérieur,  tels  que 
papachen  ,  muniadien.  La  langue  polonaise  possède 
aussi  le  ch. 

c.  Dans  le  troisième,  ou  ch  postérieur,  qui  esl 
particulier  aux  Suisses,  aux  Tyroliens  et  aux  Hol- 
landais, le  dos  de  la  langue  se  rapproche  delà  partio 
la  plus  postérieure  du  palais  ou  du  voile  palatin 
C'est  le  T][liheth  )  des  Hébreux,  le  ^  (liha)  des  Ara- 
bes. Il  existe  aussi  dans  la  langue  bohème,  d'après 
Purkinje. 

Pour  la  prononciation  du  sch  allemand  ,  ch  des 
Français,  sh  des  Anglais,  les  dents  des  deux  mâ- 
choires sonl  rapprochées,  ou  même  superposées,  el 
la  pointe  de  la  langue  se  trouve  derrière  elles, sans 
y  loucher.  En  Westphalie,  on  confond  celle  lettre 
simple  avec  œx- 

Dans  la  prononciation  de  !'«,  les  dents  sont  rap- 
prochées ou  en  contact,  et  la  pointe  de  la  langue 
louche  celles  de  la  rangée  inférieure.  Le  th  des  An- 
glais, le  0  des  Grecs,  en  sonl  des  inodifica- 
lions. 

Pour  l'r,  la  langue  vibre  contre  le  palais.  Tout 
son  iremhloiiant  n'est  poinl  un  r  ;  car  le  frémis- 
sement des  lèvres  vibrantes  ne  fait  point  entendre 
ce  son.  Haller  regardait  les  vibrations  de  la  langue 
pour  la  production  de  l'r,  comme  aulani  de  mou- 
vements volontaires,  et  pensait  pouvoir  s'en  servir 

(f)  C'est  une  erreur.  Les  modiOcalions  connues  sous  le 
nom  de  naîOfHiem^nt,  dépendent  exclusivement  de  l'a- 
baissemeul  du  voile  palatin. 


DICT10N?sAlllE  DE  mutOSOPUlE 


im 


jioiir  calculer  la  rapitlilé  de  i'aclioii  nerveuse.  Mais 
éviilcinint'Mi  il  y  :>v:iil  maleiilenilii  de  sa  pan;  car 
les  vihraiions  ne  soiil  ici  (nio  les  Ircmltlcinenls  iin- 
priiiic-'  ()  ir  le  coiiraiil  d'air  à  la  langue  qui  résisle, 
cl  «-ites  ne  dépciideiK  pas  plus  de  la  vulonié  (jiic 
celles  des  lèvres  cpiand  on  l>»s  fail  frémir.  11  y  a 
deux  sories  d'r  ;  l'r  pur  ou  lingual  ,  dans  la  pro- 
iKHiiiaiiiin  du(|ucl  lu  langue  esi  la  partie  vibrauio 
♦*i  le  voile  du  palais  rcsle  en  repos;  l'r  guuural, 
pour  lequel  la  langue  tlemeure  tranquille  ei  le  voile 
(tu  palais  vilire.  Celle  dernière  tspèce  produil  le 
j^rasseyoïiicui.  L'r  iiiani|ue  dans  la  langue  chi- 
noise. 

Dans  la  prononciation  do  !'/,  la  pointe  de  la  lan- 
gue s'appli(|ue  iniuicdiatenunl  au  palais,  et  l'air  itû 
passe  que  des  deux  côiés,  entre  elle  cl  les  joues. 
On  peut  aussi  former  ce  son  d'un  côté  seulement. 
Il  mau(|ue  dans  la  langue  zend. 

Kempelen  rangeait  (luelqucs-unes  de  ces  lettres 
parmi  les  cousonms  avec  iulonalion,  parce  que  l.t 
voix  se  fait  entendre  eu  même  leuips  (|ue  les  Ijruits 
qui  les  produisent,  comme  lorsfiii'on  prononce  IV 
»:l  r/.  Ccpendaul  toutes  peuvent  èlre  rendues  muei- 
les-  La  coiisiuiuauce  de  la  voix  ne  fail  que  leur  im- 
primer des  modilicalions  dont  ou  ne  tient  pas 
compte  (juand  il  s'agit  de  pailer  à  voix  basse. 

JIL  Cuii&oniies  viuelies  exptoaives.  —  Ce  sont 
p.  Y,  S,  et  leurs  modifications  tï,  x,  t. 

La  siiualioii  des  parties  de  la  bouche  qui  sert  à 
les  former  change  d'une  manière  brusque;  la  lor- 
tnalion  couinience  par  la  fermeture  de  la  bouche, 
vi  se  termine  par  son  ouverture.  Aussi  ne  peut-on 
prolonger  ces  consonnes  à  volonté  :  le  bruit  qui  les 
caractérise    cesse  dés  que  la  bouche  s'ouvre. 

1"  Couronnes  explosives  simples,  p,  y,  ô. 

B,  p.  La  bouche  esi  dose  par  les  lèvres ,  et  elle 
s'ouvre  pour  le  |)a>sage  du  veut. 

D,  ô.  La  houelie  est  close  par  la  langue  appliquée 
à  la  partie  aiiierieure  du  palais,  ou  à  l'arcade  deu- 
lalre,  et  elle  s'ouvre  pour  le  passage  du  vent. 

G,  Y-  ^'-^  bouche  est  close,  plus  en  arriére,  par 
l'application  de  la  partie  postérieure  du  dos  de  la 
langue  au  palais,  et  elle  s'ouvre  pour  le  passage  du 
vent. 

Les  consonnes  muettes  6,  d,  g,  sont  généralemcnl 
produites  par  la  brusque  ouverture  des  voies  fer- 
mées; mais  ou  peut  aussi  leur  do«uer  naissance 
par  l'ocelusiou  soudaine  de  ces  uêmes  voies. 

2"  Consomies  explosives  aspirées,  p,  l,  k. 

Les  sous  p,  /,  k.,  correspondant  à  b,  d,  g,  n'en 
sont  (jue  des  modilicatious,  dues  à  ce  qu'une  aspi- 
ration s'y  joint  au  inomenl  où  la  bouche  s'ouvre. 
Par  l'aspiration,  le  b  iievieiil  p,  le  d  devient  /,  el 
le  g  devient  k.  Les  anciens,  et,  à  leur  exemple,  Kem- 
pelen el  Uudolphi,  faisaient  consister  la  diUérence 
entre  les  deux  séries  en  ce  qu'il  y  a  résoimance  de 
la  voix  pour  b,  d  et  g.  L'assertion  ir<st  poinl 
exacte;  car  ou  peut  rendie  ces  trois  lettres  parlai- 
lement  muettes.  Suivant  Schulthess,  leur  essence 
lient  à  la  force  du  courant  d'air  ,  V.e  ([ui  est  vrai  ; 
cependant  il  n'y  a  pas  nécessité  que  les  ouvertures 
postérieures  du  nez  se  ferment  avaiil  l'explosion. 
La  seule  dilféreiice  entre  les  deux  séries  dépend  de 
ra.spiration  qui  succède  dans  la  prononciation  de 
p ,  t  ,  k.  J'ai  donné  cette  explication  dés  l'an- 
iiée  1827. 

l'iiisieurs  bruits  explosifs  que  nous  avons  la  fa- 
culté lie  produire  ne  sont  point  employés  dans  les 
langues. 

'Jous  les  sons  principaux  de  la  parole  articulée 
appartiennent,  comme  ou  voit,  au  système  de  la 
parole  à  voix  basse.  Il  n'y  a  qu'un  peiil  nombre  de 
modilicalions  des  consonnes  dont  la  formation 
exige  la  consonnance  de  la  voix,  el  qu'on  ne  puisse 
faire  sortir  à  voix  basse,  comme  le)  allemand,  le  j 
liançais,  le  ye,  le  z  français,  1'/  avec  intonation, 
l'r  avec   intoualioii.  A  la  place  de  ces   cousounes 


avec  intonation,  on  emploie,  dans  la  parole  à  voix 
basse ,  les  consonnes  niuelles  correspondantes. 
Ainsi  on  substitue  au  j  allemand  le  cli,  au  j  fran- 
çais le  scli,  au  z  français  l'.s,  à  1'/  avec  iulonalion 
1'/  inueile,  à  l'r  avec  inloiiaiiou  l'r  muet. 

On  voit,  d'après  cela,  qu'il  est  possible,  dans  l'c- 
ducatiou  première  des  enfnils,  de  lecouiir,  pour 
la  plupart  des  consonnes  ,  au  mode  [de  pionoii- 
ciaiion  (jui  consiste  à  les  faire  sortir  comuie  di> 
simples  bruits,  mais  que  louies  les  consonnes  avec 
intonation  ne  peuvent  ainsi  être  formées  à  voix 
sourde;  de  sorte  que  celle  méthode,  eiii|iloyée  sa  is 
(lisceruemeul,  ♦•si  plus  nuisible  que  utile,  et  perd  b-s 
avantages  incontestahles  ([ii'elle  piéseiiie  lorsi|ii"tiii 
Sait  en  luire  nue  jusle  a|)plicalion. 

B.  —  Système  des  sons  de  la  parole  à  haute  voix. 

Dans  la  parole  à  haute  voix,  quelques  consonnes 
Vestenl  muettes,  c'est-à-dire  boinces  à  de  simples 
bruits,  parce  qu'elles  ne  sont  point  susceptibles  iie 
s'alliera  la  consonnance  de  la  voix.  Telles  sont  les 
explosives  6,  d,  g,  el  leurs  modilicalions  }>,!,  A» 
tel  est  aussi  l'/i  parmi  les  consonnes  soutenues 
D'autres  sont  susceptibles  d'un  double  mode  de  pro- 
nonciation, à  voix  basse  et  à  voix  haute  ;  dans  ce 
dernier  avec  résoimance  de  la  voix  :  ce  sonl  f,  cli, 
sch,  s,  /,  r,  m,  n,  ng. 

l.  Voyelles.  —  La  situation  de  h  bouche  est  la 
même  que  la  prononciation  "â  voix  basse.  Le  son  se 
produil  dans  le  larynx,  comme  il  arrive  au  hrii.i 
dans  les  voyelles  muettes,  el  le  son  laryngien  est 
modilié  par  le  canal  pharyngien,  par  le  canal  oral 
et  par  l'ouverture  buccale,  de  manièie  (|u'il  en  re- 
suite a,  e,  i,  0,  ou,  «,  œ,  œ,  et  les  voyelles  nasil- 
lardes graves  a,  œ,  o,  œ.  Les  diphtlioiigues  sonl 
des  associations  de  ileux  voyelles,  et  Kudolphi  les 
confond  avec  les  véritables  voyelles  u,œ,  c,  i.nliii 
il  faut  ranger  ici  Ve  muet,  <|ni  se  rapproche  iieja 
beaucoup  des  voyelles  à  voix  basse. 

Ces  voyelles  à  voix  basse  ne  se  renconlienl  gé- 
néralement point  dans  la  parole  à  voix  haute.  Il  y 
en  a  pourtaiil  des  traces  dans  les  idiomes  slaves-, 
par  exemple  dans  le  polonais. 

IL  Consonnes  qui  restent  muettes  dans  la  parole  à 
hante  voix.  —  1"  Explosives,  b,  d,  g,  et  l(;urs  mo- 
dilicalions /;,  l,  k.  Il  esl  de  toute  impo>sil)ililé  d'u- 
nir ces  consonnes  muettes  avec  riiiionaiion  de  la 
voix.  Essaye-i-on  de  les  prononcer  à  haii.e  voix, 
l'intonation  vient  après  elle,  et  l'on  n'a  qu'une 
voyelle  unie  în  b,d,  g  ou  ù  p,  t,  k. 

2°  Continues.  Lu  seule  consonne  continue  qui  soil 
absolumenl  muette  et  incapable  tie  s'unir  avec  l'in- 
lonaiion  de  la  voix,  esl  \'h.  Si  l*on  tente  de  la  pro- 
noncer à  haute  voix,  l'écl.il  de  la  voix  ne  sorl  jiis 
en  uiéiiie  temps  qu'elle>  inais  vient  après,  ei  i'aspi- 
ralioii  s'éteint  aussitôt  que  l'air  produit  un  sou  en 
traversant  les  cordes  vocales. 

III.  Consonnes  qui,  dans  lu  parole  à  liante  voix, 
peuvent  être  aussi  bien  prononcées  niueiles,  vent-k- 
dire  comme  simple  bruit ,  qu'avec  intonation  de  la 
voix.  ■—  Elles  apparliennem  toutes  à  la  classe  des 
consonnes  :  f,  cli,  scli,  s,  r,  /,  m,  »,  ug.  Les  cou- 
sounes avec  inlonation  qui  font  parue  de  celle  .sé- 
rie manquent  dans  beaucoup  d'idiomes.  La  langue 
française  esl  celle  où  l'on  en  trouve  le  plus  ;  elle  les 
exprime  tantôt  par  des  lelties  particulières,  comme 
le  z  el  le)  pour  l's  et  le  scii  avec  intonation,  tanlôl 
par  un  e  muet  placé  après  /,  '«,  n.  r.  Lu  e  bref  et 
peu  sensible  venant  après  /,  m,  h,  r,  ne  remplit  pas 
le  n:ème  objet  ;  car  c'est  une  iulonalion  simultanée 
à  la  prononciation  de  ces  consonnes.  L'e  muet  plat  o 
après  d'autres  lettres  ne  signilie  rien,  à  moins  qu'il 
ne  serve  à  déterminer  avec  plus  de  précision  un  ca- 
ractère d'écriture  dont  on  se  sert  aussi  pour  pein- 
dre d'autres  sons;  ainsi  (je  et  che  rcpiésenteni  le 
sigiiP  allemand  scli,  tandis  que  g  suivi  d'un  a  cor- 
respond au  Y-  La    langue  allemande  n'a  qu'un  seul 


122r> 


NOTES  ADDITIONNELLES. 


1226 


ras  (Iniis  leiinel  elle  disiingiie  une  roiisonne  avec 
iiiloiiîition  ite  sa  correspoiiilMiite  niiielie  ;  c'est  celui 
tlii  /,  qui  (liOVîie  <U\  j  français;  car  le;  allemand  est 
le  ch  avec  inioiiaiion  ,  el  le  j  français  esl  le  scit 
avec  inionnlion.  Kenipclen  a  Irès-lnen  cnmiu  plu- 
sieurs des  consonnes  avec  intonation;  il  sait,  par 
exemple,  que  le  7  allemand  résulte  tie  l'inlonation 
du  ch,  le  z  français  de  rinlonatiou  gazouillanle  de 
Vs,  le  _;'  français  de  rinlonatiou  du  scli.  11  range 
également  /,  m,  n,  r  parmi  les  consonnes  ;  mais  je 
ne  puis  partager  son  avis.  Enfin  il  regarde  b,  d,  g 
comme  des  consonnes  avec  intonation,  tandis  qu'el- 
les sont  absolument  muettes,  ainsi  que  p,  l,  li,  qu'il 
déclaie  mueiles  de  leur  naissance.  Voici  les  séries 
correspondanles  des  consonnes  soutenues  ,  tant 
inneiles  qu'avec  intonation  : 


Muelles. 


Avec  intonalion. 


Soutenues  nasales. 
ni  ni.  Dans  Tel  ritiire  française, nn 

e  muet  apiès   m,  mais  son- 
nant avec  lui. 
Il  n.  Dans  récriture  française,  nn 

e  muet  après  n,  mais  son- 
nant avec  lui. 
ng  iig.  Peut  être,  à   volonlé,  pro- 

noncé avec  inlonalion. 
Les  consonnes  avec  inionaiion  peuvent  aussi  être 
forinécs  lin  moment  le  ne/,  étant  boudie. 

Snnteiiues  orales. 
I  el  v  V.  L'/"  avec  inlonalion  sonne 

comme  un  v  avec  inlona- 
lion. 
If  ch  des  Allemande  ; 
liianqueen  français,     j.  Dans  le  mot  allemand  ja, 

si  l'on  prononce  cha  avec 
inlonalion,  il  en  résultera. 
La  langue  polonaise  la  pos- 
sède aussi  dans  le  mot  jn, 
(je).  On  ne  le  trouve,  eu 
traiiçais  ,  (|ue  dans  le  cas 
de  ri  mouillé, 
si/;,  che  en  fr.ir.ç.iis.     j.  Dans  jamais  en    français. 

Prononce-  l-on  schuniais 
avec  inlonalion  de  ich,  on 
a  jamais.  Le  z'  polonais 
est  le  même  son  avec  in- 
lunatioi*. 
1  1.  En  français,  un  finuetaprés 

1'/;  mais  cet  e  sonne  avec 
r/  et  non  iiprès  ;  salle,  sw 
ble,  ville. 
r  r.  En   français  ,  un   e    muet 

après  l'r  ;  mais  cet  e  sonne 

avec  r»  et  non  après  :  verre. 

s  z.  En  prononçant  zone,  zèle, 

avec  un  s  miiei,  on  a  sone, 
tèle  ;  lorsqu'on  entonne  lé- 
gèrement Vs,  on  produit 
zùite,  zèle.  Le  z  polonais 
esl  dans  le  même  cas. 

L'emploi  qu'on  fait  des  consonnes  soutenues 
inueiles  et  avec  inlonation  varie  suivant  les  lan- 
gues. Les  soutenues  nasales  m,  n,  peuvent  irès-ltien 
eire  mnelles  an  commencement  des  mois,  par  exem- 
ple dans  viuud,  uarr,  landis  qu'à  la  lin  elles  sont 
pres(|ne  toujours  avec  inlonation,  surtout  lors- 
qu'elles viennent  après  d'aniies  consonnes,  comme 
dans  darm.  Le  iii)  peut  bien  être  formé  muet,  et  il 
esl  tiès-prononce  dans  magnus  prononcé  à  voix 
basse  ;  mais  dans  la  parole  a  liante  voix,  il  esl  tou- 
jours un  ptu  enioniie. 

Les  consonnes  orales  r  el  /  peuvent  être  cpniplé- 
tcment  niueiles  an  cominenccment  des  mots  alle- 
mands, comnit;  dans  rund,  lund.  A  la  fin  des  mois, 
elles  peuvent  l'être  aussi,  comme  dans  warr;  mais 

DicTioNN.  DE  Philosophie,  l. 


«Iles  sonl  la  plupart  du  temp'î  enlonnécs,  nièmti  eu 
allemand,  où  il  n'y  a  point  d'c  muet  qui  indicpie 
rintonation.  Il  peut  arriver  que  des  voyelles  en- 
tières disparaissent  entre  des  consonnes  ,  quand  mi 
eiilonne  celles-ci  :  ainsi  mer  pour  viir,  en  alle- 
mand, n'est  qu'une  association  d'un  m  el  d'un  r 
loiis  deux  avec  inlonalion,  ou  même  d'un  m  muet 
et  d'un  r  enionné.  L'inlonaiion  de  l'r  peut,  au  reste, 
se  rapproclier  soit  de  I'k,  soit  de  Vi.  Un  r  absolu- 
ment muet  se  rencontre  qnebiuefois  dans  les  lan- 
gues slaves,  comme  dans  le  mot  /i/f)/ren  polonais. 
L'/  muet  se  voil  aussi  dans  la  langue  polonaise, 
après  d'autres  consonnes,  par  exemple  dans  les 
mots  klatil,  szbladl  szedl  ;  mais  beaucoup  de  per- 
sonnes ne  le  prononcent  pas  du  tout. 

L'inlonaiion  est  parfois  cliercliée  avec  affectation, 
comme  lorsqu'on  interpelle  quelqu'un  avec  colère 
en  lui  disant  Monsieur...  r! 

Le  X  ou  ch  muet  esl  propre  à  beaucoup  de  lan- 
gues, de  nêine  (pie  le  x  entonné  ou  j  allemand.  L;i 
langue  allemande  a  le  scU  muet,  et  la  langue  fran- 
çaise le  sch  enionné,  ou  le;  français.  L's  enlonirô, 
ou  le  z,  esl  propre  au  franç.tis.  La  langue  fran- 
çaise se  distingue  par  le  nombre  des  sons  enton- 
nés. La  langue  allemande  a  peu  de  consonnes  en- 
tonnées ;  elle  ne  possède  que  le;  ou  x  entonné,  l'r, 
1'/,  el  Vf;  mais  le  français  el  les  idiomes  slaves, 
malgré  leur  grande  diversité  sous  d'autres  rapports, 
OUI  des  consonnes  dont  rininiiatioii  esl  plus  pro- 
noncée ;  ainsi,  on  Irouve  dans  le  français  et  le  po- 
lonais l's  entonné  ou  le  2,  le  sch  enionné  ou  le  ; 
français,  et  même  dans  le  polonais  le  x  enionné,  ou 
le  ;  allemand.  La  langue  française  n'a  pas  le  x 
muet;  on  n'y  irouve  des  liaces  du  x  entonné  (|ne 
dans  VI  mouillé,  qui  n'est  autre  cbosu  qu'un  l  en- 
ionné avec  nu  x  entonné. 

Ce  qui  caractérise  la  langue  française  ,  c'est  le 
fiéfiuent  usage  qu'elle  fait  des  sons  nasaux,  m,  n, 
vçi,  el  snrioul  celle  autre  particularité  (ju'elle  110 
les  nnil  qu'à  des  voyelles  nasales  a,  0,  œ,  leurs  as- 
sociations plus  sonores  avec  e,  i,  œ  lui  manquant 
tout  à  fail.  Dans  les  langues  allemande  el  anglaise, 
loulcs  les  voyelles  se  joignent  à  la  consonne  na- 
sale uq  :  anrj,  ençi,  inij,  ong,  ung.  Alors  même  qmî 
les  Fiançais  écrivent  em,  ing,  ils  subslituenl,  dans 
la  prononcialion,  d'autres  voyelles  à  celles  de  l'é- 
criture, comme  dans  les  mois  empereur,  singulier. 
De  cet  emploi  restreini  des  sons  nasaux  possibles, 
qui  oblige  de  multiplier  l'usage  de  certains  d'enlrt; 
eux  cl  leur  association  avec  les  voyelles  nasales  «, 
«',  0,  résiilie  nue  sorte  de  nionolonie  nasale,  landis 
que  la  langue  française  se  distingue  si  avantageu- 
sement sous  d'autres  rapports  ,  notammenl  par  l'a- 
bundance  des  consonnes  molles  entonnées.  Ce  qui 
frappe  surlout,  c'esl  le  grand  usage  ([u'elle  fail  du 
son  ang  el  de  ses  diverses  niodiiicalions  dans  les 
mots  temps,  évidemment,  sang,  etc. 

Les  sons  que  je  viens  de  passer  en  revue,  ajoute 
M.  J;  Millier,  sont  les  éléments  essentiels  de  toutes 
les  langues  perfectionnées:  il  ne  peut  être  (piesiioa 
ici  des  difféienies  manières  de  les  exprimer,  ni  de 
la  confusion  qu'on  fail  si  soiiveni  des  uns  avec  les 
autres.  Q,  x  el  z  ne  sont  pas  des  consonnes  simples. 
On  pourra  consulter  Purkinje  relalivement  à  l'exis- 
lence  des  divers  sons  dans  les  diUéienles  classes 
de  langues. 

Outre  les  bruits  consonnants  ordinaires  dont  on 
se  sert  dans  les  langues  parlées,  il  y  a  encore  une 
foule  d'antres  bruits  qui  peuvent  se  produire  dans 
la  boucli<;  el  dans  le  larynx,  taiiiôl  explosifs,  tantôt 
soutenus,  comme  ceux  ipi'on  lait  en  n)aiigeani,  eu 
se  gargarisant,  en  détacbanl  des  mucosités  du  fond 
de  la  goi'iie,  en  gémissant,  en  baisant,  en  éleriiuant, 
en  soupirant  ,  en  remuant  vivement  la  langue 
d'un  côié  à  l'autre  ,  eu  avalant  à  petits  traits,  en 
faisant  vibrer  les  lèvres,  eu  claquant  de  la  langue 

39 


1227 


DICTIONNAIRE  DE  riIILOSOPlIIE. 


1228 


••l  tics  (lonis  011  l'n  p:il:iis,  Ole.   Ci'  iteiiiitT  l)rnil  se 
n  ticdiiue,   d'aiiio»  Udilfiisioiii    ol    Sali,    ilaiis   la 


laiij!;ue    des    llollciitols    et    (raulrcs    piMipIps   (i'A- 
lri(|iie.  KiRSTiCN. 


NOTE    IV. 


Art.    Langage,  §    II. 


De  réduralion  des  sourds-umets. 

L'an  «l'instruire  les  soiuds-imicls  est  une  décoii- 
vt-rie  (les  siècles  iiiodeincs.  Soit  que  la  siirdilé  de 
iiiiissaiice  IVii  plus  raie  parmi  les  anciens,  soi!  (jue 
relie  infiiniiic  lui  dn  no.idire  de  celles  qui  excilaienl 
leur  inciiris  pliilôl  i|ue  leur  pitié,  il  en  est  à  peine 
l;iil  niiMiiion  dans  les  livres  d(-s  tiiédi'cins  et  des 
pliiloso;>hcs  célèlires  de  l'antiquiic.  Les  siècles  où 
l.rilfèreul  llippociaie  ,  IMaion  ,  Arisloie  ,  Pline, 
élaienl  copendani  assez  éclairés  pour  jeier  qnel(|ne 
jour  sur  celle  iniperleelion  de  riiouune  sensorial, 
et  conduire  à  la  découverte  du  mode  d'éducation 
(|ui  lui  esl  plus  spécialement  applicable.  Que  inan- 
qua-l-il  donc  aux  anciens  pliilosoplics  pour  aliaclier 
leur  nom  à  une  si  ijlorieuse  eiilreprise?  L'iiilluenee 
de  la  religion  cliréiieniie,  qui,  chez  les  peuples  mo- 
dernes, aporié  à  un  si  haui  point  la  pitié  pour  loiiies 
les  espèces  d'infoi  lunes  ,  ei  appelé,  au  secours 
des  êtres  disgraciés  par  la  nature,  les  libéraliiés  des 
souverains  et  les  loisirs  de  la  vie  monastique.  Le 
Mijet  qui  nous  occupe  en  esl  une  preuve  bien  Irap- 
panle.  C'est  dans  le  pays  où  les  lumières  de  la  plii- 
losiipliie  oni.  pénéiié  le  plus  tanl,  c'est  en  Espagne, 
ei  vers  le  milieu  .lu  xvi'  siècle  (15C0),  qu'un  Bcné- 
diclin,  noinnié  Pierre  Ponce,  s'essaya  le  premier 
dans  «eue  éducaiion  louie  pliilosopliique,  et  y  oIj- 
lint  des  buciès  qui  émerveiUérenl  ses  cuniempu- 
rains.  Nés  également  dans  la  péninsule  e^pagnole, 
Paul  Bonnet  et  Pereyra  s'illnsiièrent  dans  cei  an, 
que  le  dernier  vint  exercer  en  France.  Présemé, 
avec  un  de  ses  élèves,  par  TiUuslie  la  Condamine, 
à  rAcadémie  des  sciences,  il  y  recueillit  d'honora- 
bles suilrages.  Mais  Pereyra,  ainsi  que  le  P.  Ponce, 
«acliant  soigneusemenl  leiirméihode,  en  avaient 
emporié  le  secret  au  lombeau.  Jean  Conrad  Ainmann 
el  Wallis,  qui,  bien  longtemps  avant  Pereyra,  s'é- 
laieiit  occupés,  l'un  en  Hollande  el  l'autre  en  An- 
j^ieterre,  de  l'inslruclion  des  sourds-muets,  oui,  à  la 
verilé,  publié  leur  uiélliode;  mais  ce  mode  d'en- 
seignement, qui  consistait  uniquen.ent  à  exsrcer 
les  organes  delà  parole,  était  loin  de  sulTue  à  toute 
l'éiendue  d'une  aussi  grande  entreprise.  On  en  ac- 
<|nii  la  preuve  par  l'essai  inlrnciueux  que  deux  Lé- 
nédiciins  ités-iiislruils  firent  de  celte  méthode  sur 
le  jeune  d'Élavigni,  sourd-muet  de  naissance. 

i'el  était  l'elai  des  choses  quand  l'abbe  de  l'Epée 
parut  dans  celle  carrière,  nonvelk  encore,  malgré 
les  succès  de  Ponce  et  de  Pcyrera  :  car  en  admet- 
tant, d'après  le  lémoignage  des  contemporains,  que 
ces  deux  inslinileuis  soient  parvenus  à  mellre  leurs 
élèves  en  communicaiion  avec  les  autres  hommes, 
à  lesf.die  parler,  à  leur  donner  une  connaissance 
iipprol'oiulie  de  qiichiues  sciences,  el  sans  vouloir 
appeler  d'un  jiigemenl  diclé  par  l'enihousiasine  el 
s(.uienu  par  les  émoiious  ijéuereuses  de  l'âme,  on 
peut  établir  néannioiiis  que  si,  bien  avant  l'aboé  de 
l'Lpee,  d'heureux  étions  avaient  éié  tentes  pour 
l'éducaiion  de  quelques  sourds-mueis,  rien  n'avait 
Clé  l'ail  pour  l'urj  de  ies  imiruire.  Cet  art  esl  donc 
véritablement  de  son  inveniiun.  C'est  ce  célèbre  ins- 
liiuteur  fiançais  qui,  le  premier,  a  laii  école,  si 
j'ose  m'exprimer  ainsi;  c'est  lui  qui  a  jelé  les  pre- 
miers londemenis  d'une  insiitulion  élevée  ii  la  gloire 
•le  riiuinanité,  et  portée  au  plus  haut  degré  iie  per- 
icctionuement  par  son  digne  successeur,  l'abbe  Si- 


oard.  Agrandi  par  ses  veilles,  iilnslré  par  ses  suc- 
cès, l'art  d'instruire  les  sourds-mucis  osi  devenu  eu 
ses  mains  une  haute  science,  dont  il  a  trarn  les 
éléments  dans  son  Cours  d'insirnction  d\nt  svnrd- 
viiiet,  et  plus  récemment  encore  dans  un  second 
ouvrage,  intitulé  la  Tliéurie  des  signes.  Il  me  fau- 
drait analyser  ici  ces  produciious,  si  je  voulais  trai- 
ter «le  l'éducaiion  morale  «lu  sourd-miiel.  Un  paieil 
travail  esl  au-dessus  de  mes  lorces,  et  h(»ri  de  nutii 
sujet.  Je  me  conienlerai  «l'enircienir  mes  lecteurs 
de  l'éducaiion  physiologique  qu'on  |»cul  donner  avec 
avantage  à  «luelqties-uns  de  ces  inrorlunés. 

Tous  les  soiinls-muels,  ainsi  «pie  nous  l'avons 
énoncé,  ne  sont  pas  enlièremeni  sourds;  et  lesirois 
premières  classes,  qui  se  composcni  d'un  dix  è  ne  à 
peu  près  «rentre  eux,  nous  piésenieiil  une  surdité 
qui,  hien  que  suivie  du  mntisMie,  est  incomplète,  et 
n'exclut  pas  la  faculié  d'eulendre  la  voix  humaine, 
chez  quelques-uns  même  la  parole.  Or,  on  peut, 
par  des  soins  méthodiqnemeni  dirigés,  cnliiver  ou 
déveloi)per  le  peu  d'audilioii  dont  ces  enlanls  sont 
doués,  et  les  ramener  «lans  la  grande  clause  des 
èires  entendants  et  parlants  :  j'ai  dit  cultiver  ou 
dcoelopper,  parce  que  chez  les  nus  ou  ne  peut 
qii'euirelenir  et  l'aire  valoir  le  peu  de  sensibilité  de 
l'organe,  taudis  que  chez  les  autres  ce  nèuie  or- 
gane, soumis  aux  mêmes  exercices,  peut  acquérir 
plus  ou  moins  de  développement,  et  surlir  «in  pr«)- 
iond  engourdissement  qui  paralysait  ses  fonctions. 
Oi!  ne  peut  expli«juer  ceiie  diireience  que  par  «elle 
ijui  don  nècessaiiemenl  exister  dans  la  nature  «le 
leur  surdité.  Peut-être  reconnaît-elle  pour  cause, 
chez  les  premiers,  une  lésion  organique,  el  chez  les 
seconds,  une  débilité  nerveuse  native,  susceptible 
«le  dimii, uer  ou  de  «lisparaître  par  un  exciiemeni 
métliodiiiue  de  la  parue  senlanie  de  l'organe.  Je 
dus  au  hasard  l'idée  de  celle  espèce  de  traitemeni 
physiologique. 

Dans  l'hiver  de  1802,  je  fus  invité,  par  l'abbé  Si- 
card,  a  eue  témoin  de  quel(|ues  expériences  d'a- 
couslique  qu'on  devait  (aire  sur  ses  élèves.  Un  piiy- 
sicien  apporta  plusieurs  instruments  sonores  ou 
bruyants,  de  son  invention,  et  il  en  tira  des  sons 
si  aigus,  qu'un  grand  nombre  de  ces  enfants  pa- 
raissaient les  entendre.  Mais  comme,  dans  ces  sortes 
«l'expériences,  les  sourds-muets  se  font  une  es- 
pèce de  point  d'honneur  de  se  montrer  entendants, 
au  point  d'y  nietire  souvent  de  la  supercherie,  je 
«i«)nnai  le  conseil  de  leur  bander  les  yeux,  et  d'exi- 
ger qu'ils  levassent  la  main  à  cliaiiue  son  qu'ils 
pourraient  entendre.  L'expérience  amsi  latte,  il  se 
iiouva,  sur  vingt  enfants  qui  s'étaient  donnés  d'a- 
bord pour  entendants,  quatre  sourds  parfaits,  qui, 
tout  confus  de  voir  leur  petit  mensonge  publique- 
nienl  découvert,  allèrent  d'eux-mêmes  reprendre 
leur  place  parmi  leurs  autres  compagnons  d'infor- 
tune. Comme  l'on  conlinuait  «l'éprouver  par  les 
iiiéiiies  sons  l'oreille  des  seize  leslants,  je  remarquai, 
non  sans  étonnenient,  que  quelques-uns  d'entre 
eux  qui,  un  iiislant  auparavant,  levaient  la  main 
avec  une  sorte  de  lenteur  et  d'incertitude,  résul- 
tant nécessairement  d'uneperceplion  vague  ou  faible 
des  émissions  sonores,  donnaient  alors  le  même 
signal  d'une  manière  beaucoup  plus  assurée.  Pour 
eclaircir  el  conlirmer  ce  résultat,  je  priai  qu'on 
bubsliluàl  à  l'instrument  doul  on   uraii  alors  des 


1229 


NOTES  ADDITIONNELLES. 


I2;]i) 


sons  excessivement  aigns ,  un  aiiire  beaucoup 
moins  bruy;»nl.  Au  premier  coup  frappé  sur  col 
inslnimenl,  liuil  île  ces  sounls-muels  ne  ilonnèrent 
aucun  signe  il'auililion  ;  au  boni  de  (jnelques  mi- 
nuifs,  deux  d'enlre  ces  hnil  levcreni  la  main;  il  s'y 
en  joignil  deux  autres  au  boni  de  quelques  iuslanis, 
et  Ton  vil  peu  à  peu  les  qualn;  reslanls  lémnigner, 
par  le  signal  ccmvenu,  qu'ils  éiaieni,  à  leur  lotir, 
devenus  sensibles  à  ces  nouveaux  sons.  Les  spccla- 
(enrs  ne  virent  qu'un  pliénoinène  des  plus  curienx 
dans  le  ilcrnier  résullat  de  ces  ex|)criences  ;  je  dus, 
moi,  les  recueillir  con\me  un  irait  brillant  de  lu- 
mière, qui  me  monlrail  la  roule  que  je  devais  pren- 
dre pnnr  faire  revivre  un  sens  né  paratyiiqne.  Le 
plan  d'un  pareil  travail  ne  pouvait  me  couler  beau- 
coup. L'exécution  n'en  était  pas  nouvelle  pour  moi  : 
quatre  années  consécutives  de  soins  et  d'expé- 
riences auprès  d'un  enfant  ironvédaiis  les  bois  m'a- 
vaient appris  comment  on  peut  éveiller  la  sensibi- 
lité des  organes  des  sens,  et  cinel  parti  l'on  peut 
tirer  d'une  sorte  d'éducation  donnée  séparément  à 
cliacun  d'eux.  Plusieurs  circoiislances  relardèrent, 
pendant  plus  de  deux  ans,  l'exécution  de  mon  plan. 
Lniiii,  dans  les  premiers  jours  de  mai  1805,  j'enia- 
iiiai,  sur  six  de  nos  sourds-muets,  le  cours  de  ces 
longues  et  minulieuses  expériences.  Je  vais  les  rap- 
porter ici,  et,  en  exposant  la  marcbc  que  je  suivis, 
les  dilliculiés  que  je  rencontrai ,  les  résultais  que 
j'obtins,  j'aurai  donné  une  idée  snllisaniede  ce  mode 
u'éduL-alion  ;  je  me  trouverai  dispensé  d'établir  des 
principes  généraux,  qui  sont  tunjuuis  d'une  appli- 
cation dillitile,  et  qui  seraient  ici  d'autant  moins 
sûrs,  que  je  n'aurais  à  les  déduire  que  d'un  irès- 
petil  nombre  de  faits  (g). 

J'eus  recours  d'abord  aux  sons  les  plus  péné- 
trants, pour  stimuler  le  sens  auditif  de  mes  six 
inueis.  En  conséquence,  je  frajipai  leur  oreille  du 
son  letenlissanl  d'une  grosse  cloche  d'église,  que  je 
lis  suspendre  dans  le  lieu  de  nos  sé.uues.  (Iliaque 
jour  je  diminuai  l'intensité  du  son,  suit  en  éloii^nant 
davantage  le  sourii-inuei  de  la  cloclie,  soit  en  frap- 
pant rinslrument  avec  un  corps  mou,  lel  qu'une 
bagiieile  de  bois  enveloppée  d'un  inonchuir.ou  tout 
simplement  avec  la  paume  de  la  main. 

Lorsque  ,  dans  ces  expériences  ,  je  m'apercevais 
que  l'ouie  a'allaildissait,  je  la  ranimais  subitement 
par  l'éuiission  de  quelques  sons  des  plus  loris,  et, 
passant  aussitôt  après  aux  plus  faibles,  j'avais  la 
baiislaction  de  vuir  nos  sourds-muets  y  redevenir 
loni  aussi  sensibles  qu'auparavant.  .Mais  ce  moyen 
tl'excitemenl  ne  réussissait  qu'à  deux  ou  trois  re- 
prises. J'imaginai  eiiïuiie  un  autre  expédient  qui 
concourut  plus  (pie  luul  autre  à  réveiller  et  à  iiiaiii- 
leiiir  l'exciiabiliié  de  l'organe.  Je  faisais  vibrer  lé- 
gèremeiil  un  timbre  de  pendule  près  de  l'oreille  du 
huurd-muel  ,  et  je  m'éloignais  lenteinenl  de  lui, 
sans  donner  plus  U'intensité  aux  sons  que  je  tirais 
Oe  l'instrument.  J'augmenlais  et  soutenais  par  ce 
moyen  la  susceptibilité  de  perception,  au  point  que 
je  faisais  entendre,  à  la  distance  de  vingl  à  vingi- 
cinq  pas,  des  sons  que  le  même  enfani  ne  pouvait 
saisir  à  plus  de  dix  pas,  lorsque  je  me  conlenlais 
de  le  placer  de  prime  abord  à  celle  disiaiice.  Je 
laisais  celle  expérience  dans  un  corridor  foil  long 
et  Ion  élroil,  ei  qui  n'èlail  interrompu  par  aucune 
croisée,  triple  disposition  qui  le  rendait  singiilière- 
luenl  lavurable  à  la  propagation  du  son.  Je  plaçais 

{g)  A  l'époque  où  je  Gs  le  premier  essai  de  celle  sorte 
d'é'ducalion  plivsiologique,  je  n'avais  point  encore  saisi 
les  principales  dilléreuces  que  présente  dans  son  inieii- 
sité  la  surdité  congciiiale,  el  qui  m'onl  conduit  à  distin- 
guer cinq  classes  de  sourds,  ainsi  que  je  l'ai  exposé  plus 
Iiaul.  Si  j'avais  pris  celle  classiiicalion  pour  base  de  mon 
travail,  ma  maicbe  eùl  élé  plus  mylhodjque  el  les  ré- 
sultais peul-èiie  plus  salisl'aisants.  Mais  j'ai  dû  présenter 
mes  expériences  telles  qn'elles  furent  lailes  dans  le 
temps,  persuadé  que,  malgré  ce  défaut,  ciles  ne  seraient 


ntes  soiirds-nmclssur  la  mêine  ligne,  et.nréloignant 
d'eux  à  petits  pas  ,  je  marquais  sur  l'une  des  mu- 
railles lin  corridor  les  divers  points  de  distance  où 
chacun  d'eux  avait  cessé  d'enlendre.- 

Cette  sorte  d'échelle  comparative  formait,  d'une 
manière  aussi  sim|de  que  naturelle,  une  espèce  de 
journal,  dans  lequel  je  trouvais  d'un  seul  coup 
d'œil,  non-seulement  la  somme  des  succès  obtenus, 
mais  encore  celle  des  succès  à  attendre.  Pour  pré- 
voir ceux-ci,  il  me  snllisait  de  jeter  les  yeux  sur  les 
derniers  degrés  par  lesquels  étaient  désignées,  pour 
chaipie  enfant  ,  les  dernières  acquisilioiis  de  sou 
ouïe.  Si  le  peu  de  distance  entre  ces  derniers  de- 
grés, comparée  à  celle  des  premiers,  devenait  cha- 
que jour  moins  consiilérable,  au  point  de  se  réduire 
à  quelques  pouces,  (ni  pouvait  assurer  que  l'organe 
auditif  était  parvenu  à  son  plus  liaui  degré  de 
développement  possible.  Je  remarquai  aussi  que 
lorsque  le  sourd-miiel  louchait  à  ce  terme  ,  il  lui 
arrivait  fréilueniinent  de  perdre  ,  dans  l'intervalle 
de  vingt-quaiie  heures,  tout  ce  qu'il  avait  gagné  à 
la  dernière  séance  ;  de  sorte  que  je  le  trouvais  le 
lendemain  plus  sourd  que  je  ne  l'avais  laissé  la 
veille,  bés  lors  tout  devenait  inutile,  et  l'oreille 
avait  acquis  dans  cet  exercice  (oui  ce  qu'elle 
pouvait  y  acquérir. 

Ces  premières  expériences  eurent  pour  biild'aug- 
menter  seulemeni  la  sensibilité  de  l'organe  de 
l'ouïe;  par  les  suivantes,  je  me  proposai  déformer 
ce  même  sens  aux  dilléients  modes  de  perception 
surles(|uels  se  fonde  le  libre  exercice  de  ses  loiic- 
lioiis.  Ainsi,  en  procédant  toujours  par  degrés,  je 
trouvai  qu'après  la  perception  des  sons,  colle  qui 
l'était  un  peu  moins  était  la  perception  de  leur  in- 
tensité. La  diflérence  qui  existe  entre  un  son  fort 
et  un  son  faible  éiail  nulle  pour  ces  sourds-muets. 
Je  les  exerçii  donc  à  saisir  de  très-près  d'abord, 
el  eiilin  d'aussi  loin  que  pouvait  s'étendre  leur 
iionxeau  sens,  oillérenis  sons,  dont  tanlôtje  gra- 
duais rintensiié,  et  (|ue  laniôi  j'entremêlais  confu- 
sément. Après  avoir  façonné  l'oreille  à  ce  nouveau 
mode  de  perception,  je  m'occupai  à  lui  en  donner 
un  antre  un  peu  moins  facile,  celui  par  lequel  nous 
jugeons  de  la  direction  des  sons.  Je  me  munis  à  cet 
eilet  d'une  petite  cloche  ,  que  je  faisais  sonner  eu 
la  promenant  tout  îiiionr  de  mes  sourds-muets, 
pendant  que  ceux-ci,  les  yeux  bandés,  m'imli- 
qnaienlde  la  main,  d'abord  a\ec  incerlitude,  et  peu 
de  jours  après  avec  assurance  et  sans  méprise,  les 
dilléients  poinis  où  je  me  transportais  avec  le  corps 
smiore.  A  cette  troisième  série  d'expériences  en 
succéda  une  (piatriènie,  qui  eut  pour  but,  non-seu- 
lenient  de  développer  un  degré  d'audiiion  de  plus, 
en  frappant  l'oreille  du  bruit  d'un  instrument  moins 
sonore  que  la  cloche  ,  mais  encore  de  rendre  mes 
sourds  iiiueis  sensibles  à  une  sorte  de  rhylhme 
musical.  Je  m'armai  en  conséquence  d'un  tambour, 
et  me  mis  à  battre,  tant  bien  que  mal  ,  quelque» 
marches  des  plus  simples  el  des  plus  lentes.  J'ob- 
tins de  ce  moyen  tout  le  résultat  que  je  m'étais  pro- 
mis ;  au  point  qu'au  bout  de  quel(|ues  jours  d'un 
pareil  exercice,  mes  sourds-mneis,  en  m'atiendaiit 
dans  le  lieu  de  nos  séances  ,  b.itiaient  eux-mèines 
les  marches  ,  ei  eu  faisaient  sentir  avec  précision 
la  mesure.  Au  tambour  succéda  la  Unie,  non  pour 
leur  faire  entendre  des  airs,  mais  seulement  pour 
leur  apprendre  à  saisir,  par  une  allenlion  soutenue, 

pas  lues  sans  intérêt  ni  consultées  sans  avantage.  Des 
expériences  subséquentes  laites  plus  récemment  sur  le 
même  sujet,  quelques  éducalions  parLiculières  données 
d'après  mes  conseiis  à  un  peut  nombre  de  ces  denn- 
sourds,  m'onl  conduil  à  adopter  un  plan  plus  vasie  el 
plus  méthodique  de  celle  espèce  d'éducalion.  On  pourra 
en  puiser  les  principales  données  dans  un  rappoii  que 
j'adressai  l'année  dernière  à  l'adminislraiion  di-s  sourds- 
muets,  et  qui  se  trouve  inséré  dans  le  xxii*"  volume  du 
Journal  universel  des  icienccs  médicales. 


1211 


DICTTONNATRE  DE  riIILOSOPTlIE. 


1212 


!a  (tifférotiro  i]o<  Ions  liniils  or  <les  Ions  bas.  O'ail- 
lonrs  les  siins  de  rei  iiisirimienl.  \).\r  leur  an;»l<>i;ie 
avrc  ceux  l'ti  httynx  .  nu'  |i;»r:iiss:iitMil  i^lro  nue 
snriciriiiiiotinclinn  à  raiidilioii  de  la  voix  limnaine. 
Sans  doiilc.  d'après  le  développomeiil  iinpiimé  par 
Ions  ces  moyens  an  sens  de  Toiiie  ,  il  n'oiaii  pus 
liesoiii  (le  rel  exerrice  piéluninaire  |ionr  en  ol»lenir 
la  pei(  epiion  des  sons  vocaux  ,  el  il  avait  (léjà  pins 
de  seMsil)iliié  qn'il  ne  Ini  en  f:illail  ponr  celle  simple 
opéraiion.  Mais  il  ne  sndisail  pas  d'enlendre  ces 
mciiies  sons  .  il  fallait  encore  les  distinguer  ;  el 
Toi»  ne  pouvait  préparer  l'oreille  à  ce  dernier  mode 
de  pcrcepiion  (jne  par  des  exercices  varies  sur  la 
diffcrence  des  sons  du  nicme  inslninient. 

J'observerai,  ponr  donner  un  pen  pins  de  clarté 
à  celle  idée,  qu'il  est  beaucoup  plus  diiricile  à  des 
oreilles  obitises  de  distinguer  les  dilTérenles  voyelles, 
que  de  percevoir  noilenient  lous  les  Ions  ei  demi- 
tons  de  l'édielle  nmsic;i!e.  J'ai  vu,  ainsi  que  je  l'ai 
dit,  des  personnes  accidcniellement  devenues  sourdes 
être  encore  propres  à  goûter,  néme  à  exéciilcr  de 
prauds  morceaux  de  musique  ,  el  ne  pouvoir  saisir 
disiinciemeni  le  monosyllabe  le  plus  soi'ore  dans 
nue  cimversalion  sénérale.  Aussi,  lorsque  je  laissai 
de  c(>lé  ,  comme  désormais  inutiles,  lous  nos  ins- 
iruments,  pour  ne  plus  laire  entendre  que  celui  de 
la  vmx,  ne  liis-je  point  étonné  de  trouver  que  ces 
nêmts  tiiii'anis,  qui  distinguaient  p:irfaitemeul  un 
ré  d'avec  im  In  ,  ne  percevaient  aucune  dilTéierice 
entre  les  voyelles  les  pins  sonnantes,  telles  que  \'o  el 
l'a.  C'est  ce  dont  je  ne  pus  douter,  lorsipie ,  me 
plaçant  derrière  eux  et  prononçant  snccessivement 
les  cinq  voyelles,  an  fur  el  à  mesure  que  je  les 
écrivais  sur  un  tableau  disposé  devant  eux,  je  ne 
pus  obtenir,  en  répétant  ces  sons,  d'en  faire  dési- 
gner aucun  avec  justesse.  Mais,  en  peu  de  jours, 
l'oreille  s'ouvrii  à  la  perception  dislinctc  (le  ces 
nouveaux  sons,  el  ce  ne  fut  pas  sans  plaisir  alors 
(|ne  je  vis  mes  sounls-niiieis  les  écrire  exacie- 
nn-nl  sur  la  plancbe  ,  à  mesure  que  je  les  laissais 
éoiiapper. 

Il  me  lardait  d'èlre  arrivé  à  ce  point  ponr  faire, 
sur  les  rapports,  en  quelque  sorte  sympalbiqnes, 
«les  organes  de  la  voix  et  de  l'ouïe,  une  expérience 
aussi  neuve  <iu'inlércssanie,  et  dont  l'imporiance  , 
ponr  être  mieux  senlie ,  a  penl-èire  besoin  d'èlre 
«lénionlrée  par  quelques  réflexions  préliminaires.  Si 
l'on  arrête  un  instanl  sa  pensée  sur  le  rôle  admi- 
rable que  joue  l'imitalion  dans  la  première  éduca- 
tion de  Tbomme,  on  s'étonne  de  voir  ((ue  la  parole, 
qui  n'est  que  le  premier  essai  de  celte  imilation 
naissante,  en  est  précisén\ent  le  résidiai  le  plus 
ditlicile  et  le  plus  admirable.  Lorsqu'on  se  pénètre 
de  tout  le  merveilleux  de  ce  pliénoniène,  on  croit 
voir  un  villageois  très-neuf  (|ui,  entrant  dansl'aie- 
iier  d'un  peintre,  el  voyant ,  pour  la  première  lois 
Je  sa  vie,  des  tableaux,  une  palelte  et  des  pijiceanx, 
trouveiait,  du  premier  coup  d'œil,  le  rapport  qu'il 
y  a  entre  la  peinluie  et  les  pinceaux,  ei  s'en  servi- 
rait de  suite  pour  copier  les  tableaux  qui  ont  le  plus 
agréableuienl  happe  ses  yeux.  Ce  qu'il  y  a  de  plus 
étonnant  encore,  c'esi  (pie  celle  disposition  innée, 
qui  fait  rendre  au  larynx  les  sous  (|ue  l'oreille 
perçoit ,  est  (l'aulant  plus  active  el  d'auianl  plus 
intelligente,  si  je  puis  nrexprimeraiiisi,  que  l'iioinme 
esi  pins  piés  (Je  la  première  enfance.  A  celle  épo- 
que ,  loutes  les  facultés  imiiaiives  se  tionveiit  coii- 
ceniiées  dans  les  organes  de  la  voix  et  de  la  parole, 
de  telle  sorte  qu'il  cal  incomparablemeiil  plus  facile 
ià  un  enfant  qu'à  un  adolesceiu  di;  saisir  par  imiia- 
lioii  le  mécanisme  de  la  paioie.  Depuis  longleiups 
cel  aperçu  pbysiologique  avjit  pour  moi  l'évidence 
d'une  vérité  deinoiiirée;  il  ne  me  parut  pas  moins 
pi(iuant  d'en  avoir  la  preuve  matérielle  ,  el  voici 
comment  je  m'y  pris  :  j'eus  soin  de  m'assurer  d'a- 
bord, par  des  ouservaiions  laites  sur  des  enlanls  en 
bas  aye,  de  la  faciliié  avec  laquelle  ils  répétaient 


les  sons  vocaux  qui  frappaienl  leurs  oreillles  ;  el  je 
remarquai  surtout  (pie  ,  quoi(|u'ils  regardassent 
InbitiKdIement  la  pcTSOiine  qui  leur  parlait,  celle 
con(liti(in  n'était  pas  rigoiireiisi'inenl  né'essaire  à 
rioiitalion,  îel  qu'on  ol)lenaii  exaciemeol  le  même 
résultat  en  prononçant,  derri("'re  leur  lêie,  les  mots 
qu'on  voulait  leur  Tilre  imiirr.  Après  avoir  éialdi, 
par  ces  faciles  é|)renves,  le  plus  haut  point  de  l'i- 
mitalion  vocale  ,  il  me  resiail  à  voir  si  mes  six 
îiiuels  pouvaient  y  atteindre,  et  jusqu'à  quel  point 
ils  pourraient  en  approcber.  Je  mi' plaçai  donc  iler- 
rière  eux  ,  en  me  gardant  soigneusem<'nl  de  leur 
laisser  péiiélrer  mes  inlemions;  je  leur  fis  eniendre, 
parmi  les  sons  simples  de  la  voix,  ceux  qu'ils  per- 
cevaient le  plus  distinctement,  ei  même  à  une  dis- 
lauceîassez  considérable;  aucun  d'eux  ne  les  répéta, 
et  ne  clierclia  même  à  les  répéier  :  je  recommençai 
à  deux  ou  trois  reprises,  el  toujours  inulilcmeni. 
Bien  convaincu  ,  par  celte  expérience  ,  que,  pour 
mettre  cbez  eux  l'imitation  en  jeu  ,  il  fallait  la 
commander,  je  leur  fis  alors  connaître  mes  inten- 
tions, el ,  me  plaçant  de  nouveau  derrière  eux,  je 
r(M(«mmençai  à  émelire  les  mêmes  sons.  Si  je  ne 
m'éiais  en  quelque  sorte  nllendii  au  résultat  de 
celte  nouvelle  leutalive,  j'aurais  été  loriéionné  de 
n'obtenir  que  des  sons  informes  .  et  (pii  n'avaient 
aucun  rapport  avec  ceux  dont  je  sollicitais  l'imita- 
lion. Il  fallut  donc  me  replacer  encore  sous  les  yeux 
de  ces  enf  mis  ,  et  leur  rendre  enfin  visible  le  mé- 
canisme des  sons  que  je  leur  voulais  faire  répéier, 
et  qui  le  furent  par  ce  moyen  d'une  manière  assez 
exacte. 

Ainsi  voilà  bien  consialée  cette  supériorité  d'i- 
mitation vocale  que  l'enfant  en  bas  âge  a  sur  l'a- 
dulesceiil;  supériorité  fondée  sur  deux  différences 
bien  Irancliées  et  bien  élaldies  par  mes  propres 
expériences,  desquelles  il  résulte,  l»  que  l'enfaut 
imite  de  mm  propre  monvenienl,  tandis  que,  dans 
l'adolesceni,  il  faut  que  l'iniilaiion  soit  provoquée; 
2°  que  l'enfant  n'a  besoin  pour  parler  que  d'en- 
tendre, lorsque,  pour  remplir  la  même  fonction, 
l'adolescent  a  besoin  d'écouter  et  de  regarder. 

lîn  forçant  la  voix  à  rendre  les  sons  que  l'oreille 
percevait,  j'enlamais  une  nouvelle  branche  d'expé- 
riences qui  me  conduisaient  naiurellemenl  à  faire 
parler  ces  jeunes  muets.  En  effet,  depuis  celle 
époque  j'ai  toujours  lâil  marcher  de  front  les  soins 
que  j'ai  continué  de  donner  au  perfeciionnemenl 
(l(î  l'ouïe,  el  ceux  que  réclamaient  à  leur  tour  les 
organes  de  la  parole.  La  niarcbe  que  j'ai  suivie 
dans  celle  seconde  |)arlie  de  mon  travail,  el  les 
résultats  (|nej'enai  obtenus,  trouveronl  place  dans 
la  suite  de  cet  article.  Je  reviens  encore  aux  obser- 
vations dont  il  s'agit  acluelienienl.  A  l'époque  où 
j'essayai  de  faire  répéter  à  nie»  sourds-muets  les 
sons  que  je  leur  avais  appris  à  eniendre,  ces  sons 
n'étaient  antres  que  des  éinissi(ms  non  aniculées  de 
la  voix,  qu'on  a  nommées  Doj/e//es.  Ce  poinlfranclii, 
il  se  présentait,  pour  aller  plus  avant,  de  grandes 
ditliciiltés  à  surmouler,  et  qui  consisiaienl  dans  la 
peicepliou  distincte  des  consonnes.  Les  modifica- 
tions qu'imprime  aux  sons  la  réiiiiioii  des  consonnes 
avec  les  voyelles,  exigent  de  la  part  de  l'oreille  une 
(tarfaiie  imégriié  dans  ses  fouciions.  J'ai  déjà  dit 
()ue,  lorsque  la  vieillesse  commence  à  émousser  la 
«iélieaiesse  de  cel  organe,  loi;,  même  qu'il  est  en- 
core aple  à  goûter  une  musique  instrumcnlale,  il 
est  déjà  mon  à  l'harmonie  de  la  parole,  aux  douces 
iidlexions  de  la  voix,  cl  les  mots  trompiés  lui  ar- 
rivent plus  ou  moins  ilé|)ouillés  de  leurs  consonnes. 
Avoir  éveillé  dans  l'ouïe  de  mes  sourds  muets  l.i 
suscepiibiliié  de  percevoir  les  voyelles,  c'était  déjà 
les  avoir  rendus  loul  aussi  eniendanls  (juc  le  sont 
nombre  de  vieillards  alteiiiis  de  snnliié  incomplète, 
el  qui,  malgré  celte  inlirniilé,  n'en  sont  pas  moins 
capables  de  se  prêtera  la  couversaiiun,  iiioyeimaiii 
une  alienlioii  plub  soutenue  et   une  ccriaine  étude 


1233 

(lu  moiivpinent  des  lèvres.  M;»is,  quoique  amenés  à 
ni)  p;>reil  d'ogre  iVntidilion,  mes  soiirds-imiels  ti\i- 
V  'ieiil  jamais  pu  en  tirer  \y.\n\.  Il  faut,  pour  saisir 
lotis  le*  sonsariioiilés  delà  parole,  beaucoup  moins 
d'ouïe  à  un  homme  qui  a  parlé  pendant  de  longues 
années,  qu'il  n'en  faut  à  un  ailnlescenl  qui,  jusipi'à 
relie  époque,  n'a  ni  parlé  ni  entendu.  Partant  de 
ce  principe,  et  m'armanl  d'une  patience  à  tonte 
épreuve,  )«  diversifiai  de  mille  manières  mes  soins 
et  mes  expériences  pour  développer  dans  l'oreille 
la  suscepiihililé  de  percevoir  les  consonnes.  Je 
toiid)erais  dans  des  deuils  trop  minutieux,  si  je 
rappelais  ici  tons  les  tàiounemeuts,  et  siiriont  les 
bruyanlC'^  et  monotones  répétitions,  à  travers  les- 
quels i'arriv:ii  à  ce  laborieux  réMiitat.  Je  dirai 
seulement,  pour  ceux  qui  voudraient  tenter  la 
même  entreprise,  que  la  marche  à  suivre  pour  y 
réussir  est  sujette  à  une  foule  de  variations,  et, 
si  j'ose  le  dire,  de  conlre-iemps,  non-seulemeiu 
en  raison  de  la  différence  des  consonnes  qu'on  veut 
rendre  p'^rceptibles,  mais  encore  par  suite  de  la 
sensibilité  p.iriiculière  qu'on  a  éveillée  dans  l'o- 
reille de  chaque  sourd-muet.  Il  est  lelle  consonne 
qui,  pour  être  entendue,  a  besoin  d'être  associée 
avec  la  voyelle  a,  tandis  qu'une  autre,  pour  arriver 
à  l'oreille.'doit  être  combinée  avec  la  voyelle  o  ; 
d'autres  fois  il  faudra  tme  associaiiou  en  quelque 
sorte  composé'.  C'est  ainsi  que,  dans  le  plus  âgé 
lie  mes  sourds-mnels,  je  n'ai  pu  éiablir  la  percep- 
tion des  consonnes  qu'en  faisant  précéder  celle  que 
je  voulais  mettre  en  étude,  par  une  articulation 
durement  prolon;;ért  de  la  syllabe  r«  ;  par  exemple, 
si  c'était  la  consonne  t  que  je  voulusse  faire  en- 
tendre, je  l'associais  à  la  voyelle  «,  et,  la  faisant 
précéder  de  la  syllabe  ra,  je  disais,  en  appuyant, 
fortement  sur  la  première  lettre,  rata. 

Telles    sont  cependani,    comme  je  viens   de    le 
dire,  les   modilications  qu'il    faut  :>pporter  à   cette 
espèce  d'éducMtion,  que    le  moyeu  auxiliaire    dont 
je  parle  ici  n'a  trouvé  son  appliciliou  que   sur  un 
seul  de  ces  jeunes  muets,  et  senleineut  pour  une 
partie  des   consonnes,  et  qu'il   a  fallu,   à   travers 
niilje    làtoiineinents,   trouver    d'autres    modes    et 
d'autres    moyens   pour   les  antre»   élèves,  comme 
pour  la   perception   des  antres   consonnes.   Aussi, 
in'apercevanl  à  celte  époque  que  la  longueur  el  la 
diversité  de  mes  exercices  uie  jeileraieui  insensi- 
bleinent  dans  une   prodigieuse  dépense  de  temps, 
me  vis-je  contraint,  pour  ne  pas  négliger  des  occu- 
pations lion    moins    importantes,  et    pour    donner 
aussi  nu  peu  de   relâche  à    mes  poumons,  de   ré- 
duire le  nomlire  de  mes  élèves,  et  de  n'en  garder 
que  trois,  au  lieu  de  si.\  que  j'avais    pris  d'abord, 
me  réservani,   lorsque   j'aurais    terminé   ma  làclie 
auprès  des   premiers,   de   revenir  immédiatemeiit 
iiiix  trois   autres.  Par  ce   moyen,  je   pus  donner  à 
chacun  de  ces  jeunes  gens  une  séance  d'une  heure 
chaque  jour,  et   leurs  progrès   en    fuient  plus  ra- 
pides, quoique  fort  inégaux,  en   raison  du  plus   ou 
moins  (i'inlL-lhgence  et  d'application    qu'ils   appot- 
laienl  à  nus  exercices,  [i'nii    il'enire  eux,  plein    de 
zèle  et  d'assiduité,  lonrmenie  du  dé^ir  d'enleiidre, 
mil  tellement  à  prolil  mes  leçons,  qu'il  est  peu  de 
mois  qu'il  ii'euleiidil  distinctement,    quoique   pro- 
noncés peu  haut  et    même  deinere  sa  tèie,    pour 
qu'il  ne  put  s'aider  de  l'oilice  de  ses  yeux;  el  ce- 
pendaiil  ce   sourd-muet,   de  l'aveu  même    de  son 
père,  n'a\ait  jamais  entendu  d'autre  son  que  celui 
du  tonnerre  et  des  cloches  de  son  village.    Le    se- 
cond, qui  était  un  peu  moins  sourd,  (il,  pour  ceUe 
raison,  beaucoup  plus  de  progiés,    quoniu'il    n'en 
donnai  pjs    des    preuves    aussi  évidemes;  ce   qui 
leiiaità    1  état  peu  avancé  de  sou  éducaiiou.  ilors 
délai  encore  d'attacher  un  vérilal)le  sens  aux  mois 
qu'il  entendait,    il  preiiaii,    lorsqu'on   lui   parlait, 
un    air   d'incerlituiie    el  d'immotjilité  (|ui    laissait 
d'abord  croire  qu'il  n'avait  puinl  entendu.  Il  était 


NOTES  .VDDITrONNELLES. 


1234 


ce  que  serait  une  personne  h  qui  l'on  voudrait  faire 
écrire  une  langue  qui  lui  serait  tout  à  fait  incon- 
nue :  elle  tracerait,  à  Iravcs  une  foule  de  répé- 
titions et  de  làlonnemenis,  plutôt  des  sons  que 
des  mots. 

Le  troisième  sourd-muet,  quoique    le  plus  spi- 
rituel de  tous,    et   celui   donl  l'oreille,    primitive- 
ment la  plus  obtuse,  avait  pourtant  acquis  le  plus 
de  développement ,    resta    fort  en    arrière   de  ses 
deux  compagnons.  Paresseux,    impatient  et  colère, 
il  ne    put  jamais  s'assujettir  à  l'assiduité  de  nos 
exercices,  ni    supporter  la  lenteur  de  ce   travail. 
Souvent  il   me   fallait    l'aller  chercher  moi-même 
dans  les  classes,  les   ateliers,  ou   le  jardin   de   la 
maison,  pour  l'enlrainfr  dans  le  lieu  de  nos  séances, 
d'où  plus  d'une  fois    il   s'écliappail,   après   m'avoir 
répété  sou  excuse  accoutumée,  que  l'ouïe  el  la   pa- 
role ne  valaient  pas  lotîtes  les    peines   qu'il  fallait 
se  donner   pour  les   acquérir.  Il  est  vrai  que   ces 
sortes  d'expériences  n'exigent  pas  moins  de  patience 
dans  la  personne  qu'on  y  soumet  (|ne  de  la  part  de 
celle  qui  les  dirige.  Ce  que  j'ai  dit  plus  liant  peut 
en  donner  une   idée,   el  ce  que  je  vais  ajouter  ne 
servira  qu'à  la  coiilirmcr.  J'ai  parlé  de  la  dillicullé 
de  rendre  à  l'ouïe  la  possibilité  de  saisir  les  con- 
sonn<is,  et  du  travail  opiniâtre  qu'une  pareille  ac- 
quisition exige.  Lh  bien!  lorsqu'on  est  arrivé  à  ce 
point,  on  esi  encore  loin  du    but;  et,   pour  rendre 
tous  les  mots  de   notre  langue  propres  à  être  en- 
tendus, il  faut  frapper  longtemps  l'oreille  de  loiiies 
les  combinaisons  possibles  de  voyelles  et  de  con- 
sonnes dont  se  composent  ces  mômes   mois.  P;ir 
exemple,  il  ne  sullil  pas  que  le  souril-muet  entende 
la  syllabe   ra,    pour  établir  chez  lui    la  possibiliié 
de  saisir    toutes  les   combinaisons  binaires  de    la 
lettre  r  avec,  une  voyelle  quelcomiue.    Le   sourd- 
muet  entendra  parfaitemenl  la  p.emière  syllabe  du 
mol  radeau,  et    ne  saisira  pas  C!j;aleiiienl  la    même 
lettre  dans  le  mol  rideau,  s'il  n'a  pas  élé  exercé  à 
saisir  la  lettre  r   dans  ses  diflèrenles    associations 
avec  les  voyelles.  Ce  (|ui  ajoute  un   degré  d'inlérèi 
de  plus  à  celle  observation,  c'est  (lu'elle  a  son  ana- 
logue par  rapport  à  la  p.noie;  e'esl-à-dire  qu'il   eu 
est  des  orgaiitîs  de  la  voix  comme  de  ceux  de  l'ouïe, 
et   que  de   même   ({u'uiie    consonne  dillcremment 
combinée  est  plus  ou  moins  diUicilemeiit  entendue, 
elle  otlie  ég^li-meui,  dans  une   pareille  conbinai- 
suii,  plus  ou  moins  de  dillicullé    pour  la    pronon- 
ciation ;  ainsi,  de  même  (lu'il  était    plus  aisé  an 
sourd-miiel  d'entendre  la  lettre  r  dans  rddeau  que 
dans  rideau,  celte  même  consonne  lui  coùiail  moins 
à  prononcer  dans  le  premier  mol   que  dans  le  st;- 
coiid.  On  voit,  par    ces  exemples,  tombien  il  m'a 
fallu  multipber  mes  essais  pour  rendre  perceptibles 
les  divers  sous  de  la  voix.  Kl  cependani,  quoiqu'il 
n'en  soit  aucun  qui  n'eût  élé  soumis  à  de  fréquentes 
répétitions,    (|ueii|ue'- uns   ne   pareni  jamais  être 
distingués  par   roieiiie.   Appelé   à  la  vie  par  une 
longue  éducation,  cet  organe  se   ressenlit  toujours 
de  son  premier engoi"dissemenl,  élue  put  arriver 
à  distinguer  plusieurs  i^oiis  compliqués  et  analogues, 
tels  que  ceux-ci  :    ijla  el   via,    pré  el  bré,  fié  el 
vré,  eic.  La  même  imperfeclion  se  lit  pareillemcnl 
remarquer  dans  l'instrunienl  vocal,   de  sorle   que, 
pour  1.1  parole  eonnne   pour  l'ouie,    il  n'y  avait  au- 
cune diQ'érence  entre  un  poulet  et  un  boulet,  entre 
qU'lque  chose  de  (rais  et  quelque  chose  de  vrai. 

Pour  vaincre  celle  dillicullé,  je  dus  appeler  au 
secours  de  l'oreille  deux  auxiliaires  puissants  :  la 
vue,  qui  nous  lait  en  quelque  soi  te  lire  les  sons 
>ur  le»  lèvres  (|ui  les  arliculeiil,  et  le  jugement,  qui 
nous  aide  à  recUlier  ces  arlicuialioas  eu  nous  lai- 
saiil  deviner  ce  que  l'on  ne  peut  en  saisir  ni  par 
l'audition  ni  par  l'iuspeclion  des  lèvres.  Je  lirai 
du  premier  de  ces  deux  moyens  tout  le  parti  que 
je  pouvais  en  alieiidre.  Dans  le  second,  il  se  pio- 
bcula  des  obstacles  iiu'un  seul  de  mes  élèves    pui 


*m 


DICTIONNAIRE  DE  riIILOSOPHIE. 


1236 


gnrnioiilcr,  ot  qui  lionnont  à  la  manière  d'êire  et 
lie  poiisor  de  la  piiiparl  des  soiirds-iniieis.  Ces 
eiitaiils,  laiii ([lie  leur  édiicalion  n'est  point  leriniiiéo, 
n'onl  (in'iin  liès-pelit  iiomlire  d'idées  sans  suite 
cl  sans  liaison.  Cet  enchaînenienl  ordinaire  de 
mois,  qni  nous  fait  deviner  coini  (\u\  va  suivre 
par  ceini  qui  a  piécédé,  celle  relation  naturelle 
des  idées,  qui  éiahlit  ce  qu'on  appelle  le  sens  de 
la  phrase,  tout  cela  est  nul  pour  eux.  Si  un  seul, 
entre  trois,  put  s'élever  au  dessus  de  cette  dilli- 
culté,  c'est  que  son  éducation,  plus  avancée  que 
celle  de  ses  deux  autres  condisciples,  le  rapprochait 
davantage  d'un  éc(dier  parlant.  Tel  fui,  sous  le 
rapport  de  raiidiiioii,  le  résultat  de  plus  d'une 
année  de  soins.  Pour  compléier  l'idée  qu'on  doit 
s'en  faire,  il  ne  faut  pas  le  séparer  de  celui  que 
j  olilins  de  mes  expériences  faites  en  inèaie  temps 
sur  les  oriîaiies  de  la  parole,  et  que  je  vais  main- 
lenani  exposer. 

En  partant  de  celle  vérité,  généralement  recon- 
nue, que  les  soiinls-mnels  ne  parlent  point  par 
l'iinitiue  raison  qu'ils  n'onljamais  entendu,  je  dus 
faire  entrer  dans  mon  phm  d'attendre  de  la  res- 
lauralioii  de  l'ouïe  le  réiablissemeni  spontané  de 
la  parole.  Je  ne  me  dissimulai  p:is  néanmoins  les 
(d)siacles  qu'apporteraient  à  ces  résultats  et  la 
diminuiion  des  lacnllés  iniilalives  et  l'engourdisse- 
menl  d'un  oigane  vieilli  dans   une  Ionique  inaction. 

On  a  vn,  par  l'expérience  que  j"ai  rapportée 
parmi  les  pré'édentes,  et  que  je  lis  dans  riniention 
de  consi;iler  le  degré  de  rimilaiion  vocale,  com- 
bien celte  lacnlié  éiait  ohlnse  et  l'organe  de  la 
voix  peu  mobile.  Il  fallait  donc,  avant  tout,  di- 
riger mes  clliris  c(mire  ces  deux  obstacles.  Pour 
remédier  au  premier,  c'esl-à-dire,  pour  exciter 
l'irailaiion  viicale,  il  se  présentait  deux  moyens: 
rnn  était  de  commander  celle  imiialion,  en  faisant 
observer  an  sonrd-iniiet  lonl  ce  qu'il  y  a  de  visible 
dans  le  mécanisme  des  sons;  l'aulre  consistait  à 
obtenir  ces  uiéines  sons  du  larynx,  par  la  seule 
entremise  dos  oreilles.  La  première  niéiliode,  plus 
facile,  plus  proni|itc,  et  qui  est  cill'!  qu'ont  mise  en 
usage  avec  succès  Ammann,  Willis,  Pereyra, 
l'abbé  de  l'Epée,  l'abbé  Sicard,  son  i'Iusire  suc- 
cesseur, et  qui  se  trouve  encore  employée  dans 
quelques  insiilulions  de  sourds  nmcis  en  Kurope, 
.Turail  ici  rinconvénienl  de  n'iixigcr  aucun  iravjnl 
de  la  part  de  l'oreille.  La  seconde,  tout  à  fait 
neuve,  mais  plus  lente  ei  plus  pénible,  piéseniail 
le  double  avantage  de  concourir  à  l'amélioration 
de  rouie,  et  de  ramener  le  larynx  à  ses  fonctions 
par  la  voie  la  plus  naturelle;  aussi  me  délermi- 
nai-je  pour  l'emploi  de  celle  méthode,  sauf  les 
modilicalions  et  dévialions  que  me  dicteraient  les 
obstacles  que  j'allais  renconirer. 

Ou  a  vu  qu'eu  m'occupantà  former  l'oreille  à  la 
perception  des  sous,  j'avais  commencé  par  les 
voyelles  et  terminé  par  les  consonnes  combinées 
avec  les  voyelles.  Comme,  dans  celle  partie  de 
mon  travail,  je  suivis  nécessairement  la  même 
marche,  et  que  je  n'ai  fait  que  l'indiquer  vague- 
ment, il  esl  nécessaire,  avant  d'y  engager  mes 
lecteurs  avec  moi,  de  l'exposer  ici  avec  <|uelques 
détails.  Ainsi,  soil  pour  la  perception  auriculaire, 
suit  pour  l'imiiaiiou  vocale,  le^  premiers  sons  mis 
en  élude  fuient  les  cinq  voyelles,  plus  Ve  nmel  et 
les  «leux  diphibongues,  ou,  eu;  la  première  venait 
après  l'o,  el  la  seconde,  placée  enlre  i'e  et  Te  muet, 
conduisait  ainsi,  par  une  gradation  naturelle,  l'o- 
reille et  la  vuix,  à  la  peicepiion  el  à  l'imiiaiion 
toujours  dillicile  de  celle  émission  sourde  de  la 
langue  françaibe.  Je  désignai  ces  biiil  sons  piimi- 
lil's  sous  le  nom  géiiéii(iue  de  sons  inarticulés 
simples.  Je  donnai  le  nom  de  sons  inarliculés  coni- 
posén  à  cesinCmes  sons  (Ve  muet  excepté)  qui,  en 
passant  par  les  voies  nasales,  y  cmprunlenl  la  lé- 
soiiiiaïue  de  ï'm  ou  de  l'/t  :  (in,  on,  in,  un,  eic. 


Vinrent  ensuiie  les  sons  nrliculés,  que  je  divisai 
pareillement  en  simples  el  en  composés. 

Les  sons  arliculés  simples  sont  formés  par  la 
réunion  d'un  des  sons  inarticulés  sini|)les  avec  une 
consonne  qui  les  précède.  Il  v  a  ctpendaiil  tuie 
série  entière  de  sons  arliculés  '{cha,  rlié)  (|ui  pren- 
nent deux  consonnes.  Il  résulte  île  là  que  le  carac- 
tère dislinctif  des  sons  articulés  simples  ne  gît 
point  dans  l'uniié  de  la  consonne.  Ce  (|ui  les  dis- 
tingue essenliellement  des  aiilres,  c'est  de  uelminer 
qu'un  son  indivisible.  Par  la  même  raison,  je  dus 
en  exclure  toiile  la  série  xa,  xé,  etc.,  qui  présente 
éyidemmeni  une  réunion  sensible  île  deux  sons  dif- 
férents. Je  divisai  celle  même  classe  ile  sons  en 
seize  séries,  fondées  sur  les  seize  modes d'ariicula- 
lions  primitives  auxquelles  on  peut  rapporter  toutes 
les  autres,  et  (|ui  se  irouvaient  apparleinr  aux  seize 
consonnes  fondamentales  de  noire  alphabet,  lui  les 
réduisant  à  ce  nombre ,  je  faisais  absiraclion  du  k 
et  du  q,  qu'on  prononce  comme  le  cjoinl  à  Va;  de 
Vil,  qui,  lors  même  qu'on  la  fait  sentir,  n'exige 
aucune  arliculaiion  ;  el  de  Vx ,  qui  en  prend  deux 
qui  ne  lui  apparliennenl  point.  En  même  lemps, 
j'y  faisais  entrer  le  cli,  qui,  à  raison  de  l'articulaiion 
simple  par  laquelle  il  esl  cx()rimé,  doit  être  regardé 
comme  une  seule  consonne.  Par  la  comiiinaisoii 
de  chacune  de  ces  seize  consonnes  fondamentales 
avec  les  huit  sons  inariiculés  simples  ,  j'eus  seize 
séries,  composées  chacune  de  huit  sons  arliculés 
simples.  Les  voici  dans  l'ordre  naturel  (|ue  j'ai  suivi 
pour  les  faire  connaître,  indiquées  seulemeiil  par 
le  premier  sou  de  chacune  d'elles  : 


PaBa 
Ta  Da 
Fa  Va 
Sa  Za 


Cha  Ja 
(Ja  G  a 
Ra  La 
Ma  l\a 


Malheureusement  pour  des  oreilles  peu  sensibles, 
les  seize  ariiculaiions  dont  se  composent  ces  séries 
de  sons  articulés  fondamentaux,  ne  se  distinguent 
pas  les  unes  des  autres  par  des  différences  assez 
tranchées.  11  yen  a  six  qui  ne  paraissent  eue  qu'une 
modificalion  de  six  autres.  Ainsi  le  ba  l'est  du  pa, 
le  da  l'eht  du  la,  le  va  du  fa,  le  za  du  sa,  le  ja  tlu 
cha,  le  ga  du  ca.  Il  en  lésnlie  que  ces  douze  sons 
alphabétiques,  ainsi  que  tons  ceux  de  leur  série, 
peuvent  être  considérés  comme  formés  de  six  paires 
de  sons  analogues ,  composées  de  sons  forts  et  de 
sons  doux.  Ces  derniers  coulribuenl  singulièremont 
à  la  douceur  et  à  l'harmonie  de  la  langue  ;  mais,  s'ils 
fonl  le  charme  de  noire  oreille,  on  peut  dire  qu'ils 
foui  aussi  le  désespoir  de  celle  des  sou rds- muets , 
et  qu'ils  répandent  les  plus  grandes  dilhcultés  sur 
l'élude  de  la  parole. 

Je  passai  ensuite  aux  sons  arliculés  composés^ 
qui  dilîèrent  esseniiellemcnl  des  précédents,  en  ce 
que  chacun  d'eux  est  divisible  en  deux  el  même 
trois  sons.  Je  les  partageai  eu  douze  espèces  :  la 
première  comprenait  tous  les  sous  qui  se  forment 
d'un  son  inarticulé  simple,  suivi  d'une  consonne  : 
ad  ,  et  ,  or ,  i/ ,  etc.  Je  rangeai  dans  la  deuxième 
espèce  tous  ceux  qui  sont  le  lé^ullal  d'un  son  inar- 
ticulé composé,  uni  à  une  consonne  :  ion,  lin,  dan, 
lun,  etc.;  la  iroisiéme  embrassait  tous  ceux  qui  se 
composent  de  deux  consonnes  suivies  d'un  son  inar- 
ticulé simple,  pra  ,  pré,  fi«,  t/o«  ,  etc.,  et  je  lis  en- 
trer la  série  xa,  xé,  dans  celle  espèce,  comme  étant 
composée  de  même  pour  l'oreille  el  pour  la  parole, 
quoique  exprimée  dillcremmeni  par  l'écriture. 

Les  sons  de  la  quatrième  se  irouveni  également 
formés  de  deux  consonnes  précédant  nu  son  inarti- 
culé; mais  celui-ci,  au  lieu  d'éire  simple,  esl  com- 
posé, grnn,  plin,  jroni,  etc.  La  cinquième  compre- 
nait ions  les  sons  prodoils  par  deux  consonnes, 
enlre  lesquelles  esi  placé  nu  son  iniriiciilé  simple: 
par,  leur,  nos,  lie,  bœuf.  Si  ce  Miàsirj  s-ju  inarticulé, 


1237 


NOTES  ADDITIONNELLES. 


1238 


:iii  lien  tl'èirc  précède  par  une  consonne  ,  se  iroiive 
Kè Ire  par  deux,  il  tii  résiille  pliisifiirs  séries  île 
soiis.  (loiil  je  formai  ceux  tie  la  sixième  espèce  ; 
bloc,  gril,  pleur,  cris.  Je  composai  la  septième  i-spcce 
•le  piesipie  loiilcs  les  diphllioriiines.  Il  me  parut  <]u'à 
Texiepiion  de  ces  deux.'ou  et  eu,  que  je  crus  devoir 
retenir  parmi  les  sons  inarliculés  ,  lonics  li's  antres 
exii;eaienl  une  articulaiiou  pins  on  moins  senlie, 
ainsi  qu'on  peut  s'en  assurer  en  ohservanl  le  mou- 
vement des  lèvres  ou  de  la  langue .  lorsqu'on  émet 
ces  diphlliongues  :  ta,  ieu,  oui,  ouai,  eic 

Je  rangeai  dans  la  liuiiième  espèce  louies  les  syi- 
lalies  dont  ces  diphlliongues  sont  la  base  :  louix, 
dieu,  loi  ,  lui,  trois;  et  tians  la  neuvième,  tous  les 
sons  qui  se  composent  des  mêmes  dipliliiongues 
préiédées  d'une  on  deux  consonnes ,  et  lerminées 
par  une  nasale:  loin,  cliien,  groin,  elc.  La  dixième 
comprenait  ions  les  sons  dans  lesquels  la  leilre  s 
n'eoiprnnie,  pour  se  faire  eniendre,  le  secours  d'au- 
cune voyelle,  soii  que  celle  consonne  se  trouve  à 
la  léle  ou  à  la  lin  d»^  la  syllabe  :  ipu ,  siix,  nbs  , 
subs,  obs.  Kiiliu  je  composai  mes  deux  deriiières 
séries,  la  oiiz  ème  et  la  ilouzième  ,  de  deux  espèces 
d'^  sons  mouillés,  aussi  dillicilcs  pour  l'audilion  (|ue 
p.)nr  la  parole,  cl  lonuées,  l'une  par  la  jonciioii  un- 
niédiale  de  deux  consmines  g,n,  l'autre  par  la 
double  //  ;  guii,  gnc  ;  illn,  illé. 

Voilà  ilans  quel  ordre  furent  étudiées,  d'abord 
pour  èiie  entendues,  et  i-nsuiie  pour  èiie  verbale- 
nieui  ré,ieiees  ,  ces  nomlirenses  séries  de  sons  élé- 
nieiitairv-b,  dont  se  composent  ions  le^  mots  de  noire 
|jiit;ne. 

J'ai  indiciiié  plus  baul  mon  point  de  départ,  dans 
cette  deuxième  partie  de  mou  travail.  J'ai  dit, 
»'i  il  n'est  pas  inuiile  de  le  répéter  ici  ,  que  lorsque 
j'eus  amené  l'onie  de  mes  sourds-mneis  à  un  degré 
de  sensibiiile  tel  qu'ils  pouvaient  eniendre  à  une 
certaine  ilisiaiice  mie  foule  de  sons  simples,  je  vou- 
lus m'assnrer  s'ils  saiiraieni  les  imiter,  en  les  pro- 
iioiiç.ini  derrière  eux  ,  et  (pie  je  n'obtins  de  celle 
épreuve  que  des  sons  iiiloiines,  (|ni  u'a\ aient  aucun 
rapport  avec  ceux  dont  je  ven.iis  de  solliciter  l'imi- 
laiion.  Ln  autre  pbénomène  que  pié>entait  ce  ré- 
sultat, et  que  j'ai  passé  sous  silince,  pane  qu'il  se 
lie  de  plus  prèi  an  travail  de  la  parole  ,  c'est  qu'en 
imitant  ces  divers  sons,  mes  sourds  muets,  qui 
aviiient  cei  tainemeni  bien  entendu  ceux  que  j'av.us 
prononcés  deriièie  eux,  n'y  irouvèreiu  aucune  dil- 
iérence,  et  qu'au  lieu  d'en  essayer  de  smie  de  nou- 
veaux ,  ils  se  coiitenièienl  de  ceux  qu'ils  avaieni 
donnés,  comme  s'ils  eussent  eié  lels  que  je  les  avais 
demandés.  L  i  léllecliissaul  prolomlemenl  à  ce  ré- 
sulial  inailendu,  je  soiipç  mnai  que  le  sourd-muet 
n'enlendaii  pas  sa  propie  voix,  pnisi|u'il  ne  jugeait 
point  de  la  diUérence  qu'il  y  avail  entre  les  sons 
qu'il  lormail  et  eeux  que  je  lui  faisais  eniendre. 
Mais  Comment  cela  pouv.iii  il  se  faire?  Par  quelle 
cause  el  jvisiju'à  quel  point  se  trouvait  inlerioinpue 
leiie  cuii.ini/niealion  si  nainreller  II  est,  dans  les 
expériences  U'acoustique  que  l'on  fait  sur  les 
suuids-mnets  de  naissanie,  un  obstacle  (jui  arrête 
I  observaienr  à  cliaque  pas;  c'est  (pi'oii  ne  peut  s'é- 
claiier  des  réponses  ue  et  s  enfants  dans  les  cas 
douteux.  Ils  aitaclieiit  nue  idée  si  peu  exacte  aux 
niots  son,  voix,  eniendre  ,  qu'il  est  beaucoup  plus 
siir  de  s'absunir  de  loule  question  relative  à  ces 
iioiiuns.  Ainsi,  sans  m'arièler  à  de^  renseignemeuts 
pour  le  moins  iauiile-.,  je  procédai  à  la  solution  de 
celle  espèce  de  problème  par  la  seule  voie  de  l'o.j- 
bcrvalioii  et  ou  laisoniiemenl. 

Je  posai  u'aliord  en  fait  que,  puiscpie  la  voix  du 
soiirti-iiinet  et  la  mienne  élaienl  si  différennneil 
perçues  p.ir  les  mêmes  oreilles,  il  fallait  qu'il  y  eut 
eniie  no-)  deux  voix  des  dillérences  imporlauies. 
l'arini  celles  que  l'observation  m'y  iii  «lécouviir, 
j'en  trouvai  deux,  (pu  me  paruieiii  rorinci,  en 
quelque  sorte,  le  nœud  de  lu  dilliculic.  La  premieic 


consistait  dan^  le   lind)re  particulier  de  leur  voix, 
qui,  voilé»^   à   l'exeé-i.  était   en    outre,   si  je  puis 
in'expliqner  ainsi  ,  tout  inlérienrc.   On  ei'it  dit  que 
l'organe  de  la  parole  se  trouvait,  chez  ces  enlaiiK, 
dépourvu  des  différentes  cavités  (|ui  dounent  du  dé- 
veloppement à  la  voix,  ei  que  le  larynx  et  le  thorax 
en  faisaient  tous  les  frais.  Mais  celte  qualité  de  la 
voix  étail-rlle  sullisauie  pour  expliquer  comment  il 
se  faisait  qu'eili-  ne  fill  pas  perçue?  Non,  sans  doule, 
piisqu'en   imitant  moi-même  ,   derrière   la   tête  de 
ces  enfants,  les  sons  tlurs  et  sourds  de  leur  voix  ,  je 
Irouvai  que  leurs  oreilles  y  élaienl   beaucoup  moins 
insensibles  que  lorsque  des  sons  à  ppu  près  pareils 
s'échappaient  de  leur  bouche.  Quelle  antre  cause 
conirilm  lit  donc  à  ramorlisseineni  de   leur  propre 
voix  ?  ('/était  le  trajel  circulaire  que  les  sons  élaienl 
obliaés  de    faire   pour  arriver  à    l'oreille  de  celui 
nulles  avail   émis.  J'en   eus  la    preuve  en   faisant 
l'expérience  suivante.  Je  me  idaçai  devant  le  sonrd- 
mnel,  de   manière  à  lui   présenter  le  dos,  et,  sans 
tourner  la  lête  de  son  coté,  je  m'appliquai,  comme 
dans  l'épreuve  précédente,  à  rendre  des  sons  con- 
formes  anx  siens.   Aucun   ne  fut  enlendu  ;  je  me 
rapprocliai  de   lui,   le  plus  possible,   de  sorte  (pie 
mon  occiput  loncliait  pres(|u'à   son  front,  et  le  ré- 
sultai fut  le  même;  je  tournai  lé|;èiement  la    tèie 
de  son   côté,  je  fus  nn  peu  eniendu  ;  je  la  loiirnai 
lin  peu  plu>;,  il  percepiion  devint  plus   nclte  ;  me 
trouvant  enlin  face  à  face  :>vec  lui,  l'amliiion  lui,  à 
peu  de  chose  près,  ce  «prelle  avait  éié  loisjue  je 
m'étais  plate  derrière  le  sourd-muet.  Ces  deux  obs- 
tacles connus  ,  il  se  présentait,  pour  les  franchir, 
deiiv  indications  à  remplir  :  l'une,  de  donner  plus 
de  force  et  de  développement  à  sa  voix  ,  et  l'autre 
de   parer    à    (et  aff.ùhlisseMieiil    «pi'elle   éprouvait 
dans  son  trajet  circulaire.  Il  y  avail  un  tel  rapport 
entre  ces  deux   obstacles,  qu'il  fallui  associer,  eu 
(|tielque  sorte ,  les  moyens  d'y  renié. lier.  Aussi  tra- 
vaillai-je,  en  même  temps,  à   tirer  du  larynx  des 
sous  moins  souiils  pour   lus   faire  arriver  jusqu'à 
l'oreille,   et  à  les  iransmellre.  sans  aucune  iléiier- 
dilion  à  ct»t  organe,  pour  (|u'à  son  tour  le  larynx 
cherchât  à  les  reciilier.  Pour  remplir   la  première 
de  ces  deux  indications,  je  lis  ce  à  ipioi  je   n'en>se 
jamais    pensé   sans    la    nécessité   qui    raiiiena    mes 
réilexions  sur  ce  point.  Ce  fut  de  cberebei  à  déler- 
miner,  par  l'observation,  les  différences  principales 
qu'offrait  le  mécanisme  de  la   voix  et  de  la  parole 
chez  les  sourds-muets.  Quelle  fut   ma   surprise  de 
ne  trouver  rien  en  eux  de  cet  itislinct  (pii,  prési- 
dant à  la  plupart  île  nos  fondions,  nous  fait  pi  endre, 
sans  que  nous  la  cherchions,  la  voie  la  plus  simple 
et  la  plus  facile  pour  les  exercer  dans  toute  leur 
latitude,  dans  toutes  leurs  modiiications  !  Il  semblait 
que  la  naiiire  ,  en  les  condamnant  à  être   sourds, 
leur  eiil   ôté,   comme  inutile,  la   portion  de  celle 
faculté  instinctive  i|ni  eût  été  applicable  àlaiorma- 
tion  de  la  voix  et  de  la  parole.  Si  je  leur  demandais 
de  prolonger  et  de  forcer  un  son,  au   lieu  de   faire 
une  grande   ins|>iiatiou    pour  avoir  une   siillisanle 
provision  d'air,  ils  prenaient,  au  hasard,  la  liii  ou  le 
milieu  d'une  expiration  ordinaire. Si  je  leur  mollirais, 
en  leur  découvrant  ma  poiirine  ,  «pi'elle   se  gonllait 
pour  produire  ces  sortes  de  sons,  les  voila  qui  aus- 
sitôt se  gorgeaienl  d'air;  mais,  ne  sachant  le  maî- 
triser,   ils   le  laissaient  s'échapper   d'un    seul  jei, 
sans   obienir  aulre  chose  qu'un  son   liès-courl,  à 
peu  prés  semblalile  à  ceux   ([iie  produit  le   hoquet. 
11  fallut  donc,    avant  de  passer   outre,  exercer  le 
poumon  au   rôle  (ju'il   devait  jouer  dans  l'exercice 
de  celte   fonclion,  et    apprendre    au   sourd-iniiel  ;i 
loinmander  à  cel  organe,  à  précipiter  l'inspiralion, 
à  niéuager  rexpiraiioii,  et  à  trouver,  ilaiis  les  dil- 
lerentes   modiiications    de   l'air,  les  sons   loris  ou 
t.iibles,    accélérés  ou    précipités.     L'indispensable 
nécjssiié   de   ces  sortes  d'exercices  lui  démoniiée 
par  les  ditlicullés  uiéiucs  que  les  enianls  y  rcncoii- 


\m 


DICTIONNAIUE  DE  PHILOSOPHIE. 


1240 


nèieiil.  Pouir.iii-oii  croire  ,  pur  exemple,  que  c'en 
lui  une  des  plus  eoiisidérables  pour  eux  que  de 
pr  loiif^cr  (1(!  qiiel(|iies  secoiiiks  le  lemps  ordiiuiire 
do  r»'\pir;ilioii  piiliiMm;ure,  siirloiil  loisiiue  j'exifji'ai 
^\n^'.  (l'Ile  expir.uion  ,  aii  lien  d'cire  iiiuelle  ,  devînt 
l;(  iiialière  (fini  son  ? 

Après  avoir  par  là  disposé  l(^  poumon  à  prendre 
sa  part  aocoiuuniée  de  l.i  nouvelle  roiictiou  (|ue 
je  clu'rcli:iis  à  niclire  en  jeu  ,  je  tournai  mes 
ohservalioiis  cl  mes  soins  du  côlé  du  larynx. 
Auianl  (|u'on  pouvait  en  juger  par  la  naluie 
des  sous  rauques  ,  durs  cl  nnirornies  ,  qui  s'en 
ccliappaienl,  il  clail  à  croire  que  les  parties 
mobiles  dont  se  coiiqiose  ce  tube  cartilagineux 
avaient  perdu  ,  dans  i'inac  lion  ,  loule  leur  llexibi- 
lii(i.  Le  moyen  de  la  leur  rendre,  en  supposant  la 
chose  possible  ,  se  trouvait  tout  entier  dans  la  con- 
tinuité de  nos  exercices,  et  conséquemmenl  je  ne 
(lus  pas  m'en  occui»er.  11  existait  encore  dans  le 
larynx  une  autre  espèce  d'obstacle  à  la  iielteié  des 
sons.  C'était  une  sorte  de  bouillonneineiil ,  qui  me 
I>arnl  dépendre  d'une  grande  quantité  de  matières 
muqueuses,  attirées  dans  cet  organe  par  le  stimulus 
que  lui  faisait  éprouver  l'exercice  forcé  de  ses  nou- 
velles fonctions.  Ici,  comnie  [tour  l'obstacle  précé- 
dent, le  plus  sur  des  moyens  était  le  travail  même 
du  larynx.  Je  crus  néanmoins  devoir  aider  à  l'elfet 
que  j'en  attendais  par  un  expédient  sur  le  succès 
duquel  j'avais  qmliiue  raison  de  couq>ier  :  ce  lut 
de  faire  fumei'  tous  les  malins  mes  sourds-muets 
pendant  une  heure;  au  lieu  de  labac ,  j'employai 
les  feuilles  sèches  tJu  trèlle  d'eau,  que  j'ai  souvent 
conseillées,  et  quelquefois  avec  avantage,  dans  cer- 
tains embanas  du  larynx,  ainsi  ()ue  dans  queli|ues 
aflections  de  l'oreille,  En  effet,  au  bout  de  quelques 
jours  de  l'usage  de  ces  moyens,  les  sons  moins 
étouffés  ne  permirent  plus  de  douter  de  la  nature 
de  ll'obsiacle  (|ue  l'on  avait  eu  à  combatiie,  et  de 
l'ellicacité  du  remède  emplnye.  Lu  même  temps  que, 
pour  remplir  la  première  des  indications  annoncées 
plus  haut,  je  redoublais  de  soins  et  d'efforts,  aliii 
d'obtenir  du  larynx  des  sons  assez  forts  et  assez 
nets  pour  se  fane  sentir  à  l'oreille  même  de  ceux 
ipii  s'exeiçaieni  à  les  produire,  je  cherchais  à  sa- 
lislaire  à  la  deuxième  i  ulication  par  quehjue  moyen 
mécanique ,  (|ui,  recneillanl  les  nié.nes  sons,  les 
iransinîl,  sans  aucune  perte,  à  l'oieille  du  sourd- 
muet.  A  cet  ellél,  je  lis  construire  en  fer-Ulanc  un 
cornet  courbe,  dont  la  grosse  exiiémité,  s'adaplant 
au  pouriour  des  lèvres,  recevait  tous  les  sons  qui 
s'en  échappaient,  tandis  que  Sa  peiiie  exlrénnié, 
inlrodiiiie  uaiis  le  canal  auditif,  les  y  transmettait 
eu  toialilé. 

Mais,  afin  que,  frappé  de  ses  propres  sous  plus 
intenses  et  mieux  conduits,  le  sourd-muet  pût  les 
comparer  exaciemeul  avec  les  miens,  je  lis.  pour 
ceux-ci  ce  que  j'avais  fait  pour  les  siens.  Un  cornet 
droit,  de  la  nienie  longueur  que  le  courbe,  condui- 
sait en  toialilé  mes  prcspres  sons  de  mes  lèvres 
à  l'orcillti  (|ui  devait  les  comparer.  Là  linissaient 
tous  les  moyens  piéparaioires  qu'il  m'avail  fallu  em- 
ployer. Toutes  les  dillicullés  étaient  levées;  ma 
voix,  comme  celle  du  sourd-muet,  arrivait  libre- 
ment à  son  oreille,  cl  il  était  temps  de  laisser 
à  cel  organe  le  soin  de  diriger  l'élude  de  la  pa- 
role. Je  me  retrouvais,  comme  l'on  voit,  au  point 
d'où  j'étais  p:irii;mais  je  m'y  retrouvais  avec 
l'avantage  d'avoir  prépaie  le  chemin,  et  la  certi- 
tude que  je  n'allais  plus  y  être  ariéié,  à  clia(|ue 
pas,  par  des  obstacles  impiéviis.  En  effet,  lous  les 
sons  qui  pnreiil  être  entendus  fuienl  dès  lors  répé- 
tés, et  lorsque  les  premiers  essais  u'uiie  voi\  si 
longtemps  muette  n'éiaieni  poini  exacts,  je  ne  me 
pressais  pas  de  le  laiie  rein.uqiiei  ;  pieaijue  tou- 
jours l'oieille,  avertie  des  mé(irises  de  la  langue, 
se  chargeait  oe  le.-,  reeliiier.  Ainsi  lurent  apjjiis 
u'abord  lous  les  i>uns  iuariiculéj  simplc^A ,  mais  ce 


ne  fui  que  longtemps  après  que  le  furent  les  sons 
iuariiciilés  composés,  et  seulement  à  l'époiiue  où 
l'oreille,  qui  lut  longtemps  à  les  saisir,  pul  enliii 
les  dislinguer.  Vmrenl  eiisuiie  tous  les  sous 
aniciilés  simples,  ài  l'exceiuion  de  ceux  qui,  parmi 
les  douze  sons  articulés  fondamentaux  que  j'ai 
réunis  par  paires,  formcia  ce  que  j'ai  appelé  les 
sons  doux.  La  parole,  n'ayant  plus  ici  pour  guide 
le  s(!iis  de  l'ouïe,  qui,  malgré  tous  mes  efforts, 
n'avait  jamais  pu  s'élever  jnscprà  la  perception 
de  ces  sons  délicats,  réclamait,  pour  les  pro- 
duire, le  secouis  d'une  antre  méthode.  Mais  il  en- 
trait dans  mon  plan  de  n'y  recourir  qu  à  la  fin  de 
mon  travail,  et  seulement  lorsque,  ayant  obtenu  de 
la  voix  tous  les  sons  dont  l'oreille  avait  connais- 
sance, je  rassemblerais  lous  ceux  qui  lui  étaieiil 
étrangers,  et  j'emploierais,  pour  les  obtenir  de  la 
parole,,  (les  démonslraiions  particulières.  Ainsi, 
snivanl  la  même  marche,  et  coniinuanl  à  régler 
le  travail  de  la  parole  sur  les  progrès  de  l'ouïe, 
j'en  vins  à  l'articulation  des  sons  dont  ce  dernier 
organe  était  alors  occupé.  C'élaienl  les  sons  arti- 
culés composés. 

J'ai  dit  plus  haut  que  lous  les  sons  dont  se 
compose  cette  classe  pouvaient  être  divisés  en 
deux  ou  même  trois  sons  différents.  Celte  décom- 
position me  fut  d'un  irès-giand  secours,  même 
pour  faniilariser  l'ouïe  avec  eux,  et  je  crois  que  si 
je  ne  m'étais  avisé  de  ce  moyen,  j'aurais  vu  mon 
double  travail  se  lerininer  ici.  Au  contraire,  pro- 
cédant sans  peine  à  l'étude  de  ces  sons  ariiculés 
composés,  en  coinmen^ant  par  ceux  de  la  première 
esjiéce,  il  ne  me  fallut,  pour  les  faire  répéter, 
comme  pour  les  faire  entendre,  que  les  prononcer 
eu  deux  temps,  et  dire,  comme  s'ils  avaient  été 
terminés  par  un  e  muet  :  ade,  ele,eure,  ele,  etc.  A 
mesure  que  je  m'apercevais  qu'ils  devenaieiil  fami- 
liers à  l'un  el  a  l'.iutre  organe,  j'affaiblissais  gra- 
duellement le  son  final,  pour  rendre  à  ces  mêmes 
sons  leur  prononciation  naturelle,  en  disant  :  a<i, 
el,  eur,  el.  Ce  procédé  me  fut  moins  uécessaire  pour 
ceux  de  la  deuxième  espèce.  Quoique  ces  sons  na- 
sals  lin,  dan,  ivn,  lun,  puissent  également  être  di- 
visés en  deux,  celle  division  néanmoins  les  lait 
sonner  différemment  pour  l'oreille;  c'est  pourquoi 
je  ne  crus  pas  devoir  y  soumettre  ces  mêmes 
sons.  U  n'en  fut  pas  ainsi  de  la  troisième  espèce, 
qui  comprend  les  sous  pra,  pré,  clou,  (leu.  Mu,  etc. 
Jamaisils  n'eussentété  nettement  entendus  el  pio- 
noncés,  si  je  n'avais  eu  la  piécaulion  de  les  piéseii- 
ter  ainsi  :  pe-ru,  pe-ré,  que-luu,  f'e'le,  le-ra,  etc. 

Je  me  conduisis  de  méuie  pour  ceux  de  la 
quatrième  et  de  la  cinquième  espèce.  Les  sons 
de  la  sixième  exigèienl  une  double  décomposition; 
ainsi,  au  lieu  de  prononcer  bloc,  cjril,  pleur,  \c  fai- 
sais entendre  trois  sons  à  l'oreille,  en  disant  : 
be-lo-giie,  gue-ri-le,  pe-leu-re. 

Cependant,  à  mesure  que  nous  avancions  dans 
l'étude  de  ces  sons  articulés  coniposés,  je  voyais 
(le  plus  en  plus  s'aff'.iildir  le  secours  dont  m'avaient 
été  jusque-là  ces  sortes  de  dissections  des  diffé- 
reiiies  productions  de  la  voix.  J'en  retirais,  il  est 
vrai,  le  même  avantage  pour  les  progrès  de  la  pa- 
role, qui,  après  avoir  imité  ces  mêmes  sons  dans 
leur  décomposition,  liiiissaii  par  les  reproduire ^ 
dans  leur  disposition  naturelle.  Mais  il  n'en  était  pas 
de  même  de  l'oreille.  Cel  organe,  qui  percevait  dis- 
linclemeiitces  dillérenis  sons  lunt  qu'us  lui  étaient 
présentés  divisés  ne  les  reconnaiss.iil  plus  aussitôt 
qu'ils  étaient  leconiposés.  Cette  disp.nilé  dans  les 
progrès  îles  deuxoiganes  seliiparticulièrenient  sen- 
tir lorsque  nous  en  vin  mes  à  la  septième  espèce  des 
sons  composés,  formes  par  des  diphUiongues  :  la 
jiarole  me  rendit  sans  dillicullé,  d'abord  désunis, 
ensuiie  lecomponés,  ces  monosyllabes  ia,j/(?Mj,  o?<J, 
ouuis,  etc.;  nais  je  ne  pus  jamais  les  faire  passer 
a  l'oreille  qu'en  deux  temps  plus  ou  moins  seuils. 


m\ 


NOTES  ADDITIONNELLES. 


1242 


Il  seinlilait  que  les  sons  inarlirulés  donl   les  iliph- 
ihoiignes  élaienl  composées,  déià  l'on  iloux  par  enx- 
iiièines,  fonnasseul,  ainsi  rêiiiiis   el  sans    le    con- 
cours d'aucune  consonne,  di'S  sons  plus   doux  en- 
core el  beaucoup  trop  délicats  pour  èlre  sentis  par 
ties   oreilles  si   longtemps   paralysées,  el    restées 
toujours  obtuses.  Ce  qui  confirnic  cet  apereu,  c'est 
(pie  ce  même   organe  se   trouva    beaucoup  moins 
iusensilileà  ces  mêmes  sons,  dès  qu'ils  perdirent  de 
leurdouceur  par  leur  réunion  avec  nne  consonne. 
C'est  ce  qui    arriva  pour   la    linitième   es|.ÙLO,  qui 
comprend  les  monosyllaldes  loui,  dieu,  loi,  etc.  Il 
en  a  éié  de  mèuie  de  la  neuvième  et  de  la  dixième, 
dans   lesquelles  entrent,  pour    l'une,  les    syllabes 
loin,  civen,  gruin,  et   pour  l'autre,  celles-ci  :  s;m, 
nbs,  subs,  s/i.r,  el».;  comme  dans  la   septième   es- 
pèce, l'oreille  a  iloinié  à  la  parole  la    clef  de  ces 
dillérents  sons,  et  n'a  pu  en  profiter  pour  son  pro- 
pre conipie.  La  onzième  espèce,  composée  de  sons 
mouillés,  gna,  giie,  gni,  etc.,  présenta  de    grandes 
didlcultés  à  la  parole.  Je  m'y  pris  de  diverses  ma- 
nières pour  l'obtenir,  et  toujours  infructucusemeiil. 
Je  ne  réussis  à  la   lin  qu'en    la  divisant  ainsi   que 
les  ppécédentes  espèces,  quoiqu'elle  ne   m'en  parût 
pas  éjjaleineni  susceptible.  Cette  liécomposiiioii  mé- 
rite d'èire  rapportée,  attendu  qu'elle  ne  se  présente 
pas  naturellement  comme  dans  les  autres  sons  ar- 
ticulés composés.  Ainsi,    pour   obleiiir  du   sourd- 
muet  (|n'il  prononçât  </iia,  je    lui    Taisais  dire  jus- 
qu'à   las-iliide    de  l'organe  :  ni-a,  ni-»,   ui-a  ;  et 
Tohl  géant  d'aciélérer  de  plus  en  plus  le  mouvement 
•le  la   langue,  et  de   rapproclier   ou  d'abréger   l'in- 
tervalle (|n'il  meiiaii  entre  ces  deux  sons,  je  finis- 
sais parne  plus  entendre  (|u'uu  son  unique,  el  <|ui 
était   préciséiiient  celui  <pie  je   sollicitais.  La    der- 
nière espèce,  qui  comprend  les  sous  mouilles  :  illa, 
illé,ue  me  coûta  pas  moins  desoins,  et  je  n'obtins 
pas  le  même  succès.  Il  me  fallut  ici  couiposer  avec 
les  dillicullés  (pie  je  ne  pouvais   vaincre,  el   laisser 
la  parole  articubir  ces  sons  comme  les   dipbilion- 
gnes   la,  ié,  puisqu'elle  ne  pouvait  arriver  à   une 
imitation  plu^  exacte. 

La  finissent  lous  les  sons  à  rélude  desquels 
l'oreille  piète  plus  on  n)oins  son  secours.  Tant  qu'il 
m'avait  été  possible  d'avoir  cet  organe  pour  guide 
dans  le  développemeni  de  la  parole,  les  sons 
élaienl  devenus  plus  distincts  et  plus  purs.  Dès 
qu'il  ne  fut  plus  capable  de  diriger  les  mouvements 
du  larynx,  île  la  langue,  des  lèvres,  et  (ju'il  me  fal- 
lut commander  à  tous  ces  mouvements  si  di\erse- 
ment  combines,  je  n'obtins  que  des  sons  vagues, 
j'ose  piesque  dire  mal  élaborés,  el  donl  le  n.éca- 
nisme,  écbappani  sans  cesse  à  la  mémoire,  exi- 
geait, chaque  jour,  (le  nouvelles  ei  pénibles  leçons. 
On  (Jevine  sans  peine,  d'après  ce  que  j'ai  dit  plus 
liaui,  que  les  sons  donl  il  s'agit  ici  furent  ceux- 
là  mêmes  que  j'ai  désignés  sous  la  dciiominatioii 
de  sons  ariiculés  doux,  lesquels  n'ayant  pu  cire 
«listincienieni  perçis  par  l'oreille,  exigeaient,  pour 
eue  parles,  le  se(;ours  de  deux  autres  sens,  la  vue 
el  le  loucher.  Déjà  le  premier  se  trouvait  mêlé  à 
nos  exercices,  non  pas  encore  pour  aider  à  la  pa- 
role, mais  seulement  pour  suppléer  à  l'auditiiMi,  et 
habituer  le  sourd-muel  à  distinguer  par  les  yeux 
les  sons  qui  se  conloudaiei.t  dans  son  oreille;  il  ne 
s'agissait  plus  que  d'appeler  le  sens  du  louclier  à 
concourir  au  même  but. 

Je  commençai  par  le  son  va.  Le  sourd-muel 
s'était  déjà  appliqué,  pour  le  distinguer  du  /'a, 
a  saisir  la  diUèren.e  qn'olïre  rariicnlation  labiale 
de  ces  deux  sons  analogues.il  avait  vu  que  le  mou- 
vement des  lèvres  était  un  peu  |)lus  prononcé  dms 
le /a.  Jusque-la  cette  observation  avail  pu  suUiie; 
mais  a  p(é,eiit  qu'il  s'agissait  de  reproduire  l<î 
sou  doux  avec  celte  légère  nuance  qui  le  sépare 
du  son  lurt,  il  fallait  remonter  jusqu'aux  éléments 
de  i  un  el  de  l'aulres.  Je  lis  donc  remaniuer  au 


sonrd-muel  que  l'air  pulmonaire  qui  produit  le  va 
\ieiit  expirer  sur  les  lèvres,  tandis  que,  dans  l'ar- 
licnlation  du  (a,  le  même  air  s'échappe  au  dehors 
avec  nne  sorte  d'explosion,  et  vient  frapper  la 
main  placée  à  quelque  dislance  des  lèvres.  Il  ne» 
fallut  pas  davantage  pour  obtenir  le  va.  Même  ex- 
plication pour  le  )«  (M  le  r/irt,  dont  on  connaissait 
aussi  ladilTéieiice  parle  mouvement  des  lèvres,  qui 
se  portent  bien  plus  en  avant,  el  s'arrondissent  da- 
vantage dans  le  dm  que  dans  le;a.  Je  fis  encore  re- 
marquer ici  rpie  l'air  s'échappe  au  deborspour  pro- 
duire le  clia,  cl  nullement  pour  l'articulation  Aaja. 
Cette  seconde  démonslralion  me  donna  le  jn,  elsa  sé- 
rie, ainsi  que  loussesdérivés.lln'y  a  aucun  caractère 
visible  qui  sépare  le  ba  du  pa  ;  seulement  on  peut 
remar(|iier  que  dans  le  ba,  comme  dans  les  sons 
doux  piécéilenis,  la  main  placée  devant  la  bouche 
n'est  pas  frappé;  par  le  son,  comme  elle  l'esldans  le 
pa.  Pse  pouvant  donc  établir  aucune  autre  différence 
sensible,  je  me  bornai  à  demander  le  son  fia,  mais 
lellemenl  articulé,  qu'il  ne  pût  se  faire  sentir  à  la 
main,  ni  même  causer  la  moindre  oscillation  à  un  fil 
très-délié  que  je  laissai  pendre  devant  la  bouche 
du  sourd-muel.  Ce  procéilé  me  donna  le  ba.  L'arti- 
culation du  ta  et  du  da  est  si  parfaitement  sem- 
blable dans  loul  ce  qu'elle  a  d'apparent,  que,  pen- 
dant longtemps,  je  ne  pus  obtenir  ce  dernier  son; 
el  malgré  tout  ce  (jiie  je  pus  dire  el  faire  remarquer 
au  sourd-muel  sur  le  moins  de  vivacité  des  mouve- 
menis  de  la  langue  el  de  rabaissement  de  la  mâ- 
choire dans  le  </(/,  je  n'eus  jamais  ([ue  le  la.  Lnliii 
je  m'avisai  d'un  moyen  qui  me  réussit,  et  ([in;  je 
géiiéialisai  par  la  suite  avec  avantage,  quand  je 
me  trouvai  arrêté  par  de  pareilles  dillicullés  :  ce  fut 
de  chercher,  ou  plutôt  d'imaginer  une  ariiculalioii 
telle  qu'elle  ne  pùl  donner  d'autre  son  que  celui 
(lueje  ne  pouvais  obtenir  par  son  propre  mèca- 
iT^me.  J'en  fis  l'essai  sur  moi-même  devant  une 
glace,  et  je  trouvai  qu'en  aplatissant  et  recourbant 
rexiréuiitê  de  la  langue  vers  sa  face  supérieure,  je 
ne  pouvais  produire  d'autre  son  que  le  du,  pourvu 
louieloisi|ue  j'eusse  l'aU'intion  d'émettre  le  son  dès 
l'insianl  où  ma  langue  s'attachait,  par  sa  lace  infé- 
rieure, à  la  voûte  palatine.  A  la  première  épieuve 
que  je  fis  de  ce  procédé  sur  le  sourd-muet,  te  ré- 
sultat lui  complet.  Lu  lui  commuiiHiuanl  ce  mode 
force  de  prononciation ,  j'avais  espéré  qu'après 
s'être  familiarisée  par  lui  à  la  tormalion  de  ce 
nouveau  son,  la  langue  en  viendrait  insensiblemenl 
à  le  donner  d'une  manière  moins  lente  et  d'après 
le  mécanisme  naturellement  usité;  c'est  aussi  ce 
qui  arriva.  Je  trouvai,  pour  la  piononciaiion  du  za, 
un  procédé  plus  simple,  l'arnii  les  sons  articulés 
composés,  perçus  par  l'oreille,  le  son  az  avail 
passé  sans  diûiculté  à  ri.niialion  vocale.  Ainsi 
celle  lettre  z,  (pti  ne  pouvait  être  articulée  devant 
une  voyelle,  se  faisait  netleinenl  sentir  quand  elle 
élail  précédée  par  la  même  lettre,  l'our  tuer  |>arli 
de  celle  acquisition  de  la  voix,  j'imaginai  de  réunir 
ensemble  les  deux  sons,  et  de  faire  passer  l'un  à  la 
faveur  .le  l'autre.  Je  fis  dire  d'abord  oz-a,  az-a, 
az-a.  Ll  ra|>prochanl,  de  plus  en  pins,  a  clia(|ne 
fois,  le  dernier  a  de  la  leitie  z,  je  fis  prononcer 
uzu  ;  supprimant  alors  le  premier  a  ,  el  conservant 
à  la  leiire  z  le  son  qu'elle  avait  dans  le  mol,  pour 
le  reporter  sur  le  dernier  a,  j'eus  dans  toute  sa 
pureté  la  syllabe  zit. 

Jusqu'ici  il  n'avait  été  question  que  de  provo- 
quer rarliculalion  des  sons  doux,  en  démoniranl 
au  sourd-muel  ce  que  leur  mécanisme  avait  de 
commun  el  de  dillérent  d'avec  celui  des  sons  forts. 
Mais  quand  je  lus  airivé  au  {/a,  le  plus  dilhcile  à 
pronomer  parmi  les  sons  qui  nous  occupent  a  pie- 
sent,  il  fallut,  avant  de  taire  connaiirece  sou  doux, 
donner  une  idée  de  son  analogue  ca. 

Quoique  ce  dernier  lui  un  de  ceux  que  j'ai  ran- 
gés parmi  les  sons  forts,  cl  conbéiiuemmcnl  dans 


m:\ 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


121  i 


le  noitiliro  (le  ceux  ilonl  roroille  a  en  roniiaissiiiice, 
né:iniiioiiis  il  est  si  inléiieiir,  si  gnliiiral,  (pie  le 
peu  que  l'oreille  avait  pn  en  saisir  n'avail  point 
éié  snITisanl  pour  en  farililer  rimilation.  par  lu 
première  iiiétiiodi'.  Il  falliil  le  soumettre  à  un  pro- 
céilé  (lémoiislraiir.  Je  fis  donc  renianiiier  an  sonrd- 
niuel  (|iie,  pour  donner  le  son  c«,  il  se  Tiis  lil  dans 
le  larynx  nue  slaj^nalion  inomenianée  d'air,  (pie 
la  langue  s'élcvaii  eu  voùle  dmis  l'inlérieiir  de  la 
hoinlie.  de  tnaniiire  à  se  coller  à  la  paroi  palatine, 
elrin'ellc  s'aiïaissail  vivemenl  sur  cHc-mêuie,  au 
moment  où  l'air  s'échappait  du  larynx  et  de  la 
liouclie  pour  raiiiculalion  de  ce  iiième  son.  Je 
(l(;uionIrai  ensuite  que,  dans  le  ga,  la  slagnation  de 
l'air  dans  la  gorge,  le  soulèvement  et  l'affaissement 
de  la  langue  éiaient  les  mêmes  ;  mais  (jne  l'air, 
<]ui  faisait  la  matière  du  sou,  poussé  moins  vive- 
menl  au  deliors,  venaii  expirer  contre  la  vortle  pa- 
laiine,  au  lieu  que,  dans  le  en,  le  son,  après  avoir 
frappé  le  palais,  éiiit  réilcclii  hors  de  la  liouelie, 
de  manière  à  se  (aire  sentir  à  la  main  placée  ho- 
lizoulalement  au  niveau  du  ineiiion.  Celte  douhle 
démonsiraiion  fut  aisément  saisie, et  peu  d'épreu- 
ves sufïïrent  pour  me  donner  dlsiinctemeni  le  ca 
€1  le  ga. 

Voilà  par  qi;e!s  moyens  je   suis  parvenu   à  faire 
articuler  les  soii>(|ue  je  n'avais  pu   faire  entendre. 
F]n  exposant  ici  le  petit  iiomhre  de   ceux   qui  ont 
éié  rohjei  d'un  pareil  travail,  je  n'ai  pas  cru  devoir 
énumérer  tous  les  aulres  sons  de  leur  série,  encore 
moins  ceux  qui  en  dérivent.  Ce  que  j'ai  dit  plus 
liant,  sur  la  manière  de   faire  prononcer    les   sons 
ariiculés  composés,    s'applique    aux  composés  des 
sons  doux,  et  rend  lonle  autre  explication  superflue. 
Je  venais  enfin  de  faire  connaîire   à    ces    enlanis 
tous  les  élénienis  de  la  parole.  De  ce  point' à  celui 
où  il  lallail  iesaiiKîiier  pour  en  faire  des  êtres  par- 
lants, il  y  avait  encore  une  dislance  prodigieuse,  et 
(piej!!  crus  remplir  par  de  fréiiueuls  exercices  sur 
louics  les  coinhinaisons  pnssihies  et  les    plus  dilïi- 
ciles  de  ces  mêmes  sons.  Taiilôl  je  donnais  à  lire  à 
chacun  d'eux  plnsienis  phrases  composées  des  mois 
qui  leur  coûtaient  le  plus  à  prononcer;  taulôt  j'ex- 
|io-ais  à  leurs  yeux  et  comiais   à   leur  mémoire   le 
t  ihleau   délaillé    des  différentes    manières  dont    un 
même  son   peut   être  rendu    par    l'écrilnre.    D'au- 
tres fois,  par  nue  opération  inverse,  j'écrivais  une 
phrase  prise  au  hasard  dans  un  livre,  ei  j'exigeais 
d'eux  ipi'ils   la   transcrivissent  telle  qu'elle   devait 
être  pionoiuée.  Malgré  ces  exercices,   assuiémenl 
bien  propres  à  perleciionner  mon  ouvrage,  je  sen- 
tais que  je  n'arrivais    point    au    but.   J'avais    des 
enfaiils  qui  lisaient  plus  ou  uidiiis  intelligiblement, 
mais   qui   ne  parlaient  point.  Si  je    leur  faisais    la 
moindre   question,    et   ipi'il     leur  fidlùi    répondre 
vei  halenuMit,  voilà  aussitôt  mon  inteiloculcurdansie 
phis  grand  eniliarras;  les  yeux  iixes  et  proineiiant 
sa  main  sur  le  front,  il  semhlait  être  travaillé  delà 
solution    d'un   p!()lilème.   J'aitemlais  souvent   pi  es 
d'un  (piait  d'heure,  et  pour  peu  (|ne  la  réponse  exi- 
geât plus  de  liais  qu'un  oui  ou  (pi'un  non,  je    n'oh- 
lenais  (jue  des  syllabes  entrecoupées,  sans  suite  et 
sans  liaison.  Cepemlanl  je  connaissiis  ass-z  le   de- 
gré d'iustriicliou  de  chacun  d'eux  pour  élre  certain 
que  mesquestions  n'étaient  point  au-dessus  de  leur 
portée.  A  quoi  })ouvait  tenir  un   pareil   einharras? 
Quelle  était  la  nature  de  cette  difliculté  nouvelle  qui, 
se  présentant  ainsi  à  la  (in  de  mou  travail,  venaii 
m'en  dérober  tout  le  fruit?  On  ne  devinerait  jamais 
à  (inelie  découverte  pi(|UMUii'  me  couiluisit  une  pa- 
reille reciierclie.    Je  leiliar  |uai  d'ahord   (|ir.iiiSbilÔL 
ma    question   faite    et  comprise,   le  sourd-inuel  se 
mettait  à  remuer  les  doigis  comme  s'il  etit    voulu 
répondre  par  sigii'S;  (lu'aviinl  (pie  le  premier    son 
(le  la  réponse  verb.ile  lût  arlicnié,  les  mouvements 
des  doigis  recoinnieiiçiieni  trois  ou    quatre    fois; 
et  ipic  lors   mêiiic   que  la  réponse  était  commen- 


cée, s'il  se  présenlail  quelque  mot  un  peu  long  ei 
difficile  à  prononcer,  je  voyais  ce  mot  embarra'^sani 
être  travaillé  à  plusieurs  reprises  par  les  doigis 
avant  d'être  articulé  par  les  lèvres.  Il  me  p:irut 
évident  que  le  sourd-muet  faisait  ici  ce  que  font 
Ions  ceux  qui,  après  avoir  appris  sous  un  maître 
une  langue  étrangère,  s'exercent,  pour  la  première 
fois,  à  la  parler.  Us  pensent  d:tns  leur  langue,  font 
des  phrases  avec  des  mots  de  celle  même  langue,  et 
les  traduisent  lentement  par  ceux  de  la  langue 
étrangère.  Encore  y  a-t-il  dans  ce  rapprochement 
des  points  de  dillérence  qui  sont  au  désavantage  du 
sourd-inuel.  Lorsque  nous  parlons,  avant  de  la  con- 
naître, nue  langue  qui  n'est  pas  la  nôtre,  nouséchan- 
ge(Misdesino!spoiirdesmols,aiilieu(pielesourd-niiiel 
échangeait  des  lettres  pour  des  sous.  Mais  ce  n'est 
pas  tout  ;  à  celte  difficulté  s'en  joint  une  antre  non 
moins  embarrassante:  c'est  celle  qu'épronvaienl  ces 
enfants  pour  retenir  les  mois  parlés,  dont  se  com- 
pose une  inlerrogalion,  même  des  pins  courte^.  Ils 
n'avaientpoini, comme  nous,  cette  admirable  fa(;Tîité, 
qui,  lorsque  quelqu'un  nous  parle,  nous  fait  re- 
tenir les  sons  par  les  mots,  les  mots  par  les  ima- 
ges, et  les  images  par  le  rapport  des  convenances 
qu'elles  ont  entre  elles.  Us  suivaient  bien  le  même 
procédé,  mais  ils  le  suivaient  en  déiail,  pas  à  pas,  et 
au  milieu  de  ces  làtonnements,  le  fil  de  la  phrase 
leur  échappait.  Si  je  faisais  cette  (lueslion  :  D'oh  ve- 
nez-vous ?  j'étais  entendu,  et  l'on  me  répondait.  Si  je 
faisais  celle-ci  :  Que  venez-vous  de  faire  dans  le  jar- 
din ?\l  me  fallait  la  répéter  cinq  ou  six  fois,  pour 
obtenir  nue  réjjonse  juste.  Mais  si,  composant  ma 
question  do  deux  propositions  détachées,  je  venais  à 
(lire  :  On  a  défendu  aux  sourds-miiels  d'aller dansle 
jardin,  pourquoi  y  êies-vous  allé?  la  méinoiie  ne 
pouvait  retenir  cette  innltiplicité  de  sons,  qui,  au 
lieu  de  lui  être  confiés  en  masse,  lui  étaient  lenle- 
meiit  apportés  en  détail;  et,  après  plusieurs  répéti- 
tions infrucuieiises,  le  sourd-muet  finissait  par  me 
prier  de  recommencer  de  nouveau  ma  question,  el 
lui  permettre  de  l'écrire  sous  ma  dictée. 

De  fréquents  exercices,  de  nouveaux  efftrts,  une 
patience  infatigable,  levèrent  en  partie  ces  derniers 
olislades.  Je  les  aurais  pent-êlre  surmontés  eniiè- 
rement,  si,  maitre  des  localités  et  des  circonslan- 
ces,  j'avais  pu  séparer  ni'S  sourds-muets  de  tous 
leurs  condisciples,  et  proscrivant  ensuite  toute  es- 
pèce de  signes  entre  eux,  les  forcer  de  recourir  ex- 
clusivement à  la  parole  pour  manifester  leurs  besoins, 
pour  expriuier  toutes  leurs  pensées.  Au  lieu  de  ce- 
la, il  fallut  mécontenter  de  leur  faire  cultiver,  sous 
mes  yeux,  el  seulement  pendant  nue  heure  ou  deux 
par  jour,  ces  laborieuses  acquisitions  de  l'organe 
de  la  parole.  Aussi  n'obtins-je  qu'un  succès  fort 
incomplet.  Je  ne  le  crus  pas  indigne  néanmoins  d'ê- 
tre soumis  au  jugement  de  la  Faculté  de  médecine. 
La  société  formée  dans  son  sein  entendit  avec  inlc- 
lêt  1  »  communication  de  mes  expériences,  et  ac- 
cueillit avec  une  bienveillance  marquée  les  sourds 
piiilantf  etentendants  qui  lui  furent  présentés  dans 
une  de  ses  séances.  {Bulletin  de  r Ecole  de  médecine, 
1803,  w  5.)  Parmi  eux  se  lit  remarquer  surtout  un 
jeune  enfani,  qui,  resté  plus  sourd  (|ue  les  aulres, 
se  servait  cei'eudanl  avec  beaucoup  plus  d'avantage 
de  ce  peu  d'audition,  pour  eniendre  et  pour  parler.  La 
nature  de  sa  surdité  le  niellait  d;ins  le  nombrede  ceux 
dont  l'ouïe  peut  être  uiilemeut  cnilivce  sans  acqué- 
rir beaiicouj)  de  développemeni.  Livré  eniièreineul 
à  mes  soins  ;  confié  à  une  gouvernante  dont  l'iiiuipie 
emploi  était  d'exercer  progressiveuieni  son  oredle 
à  la  percepiiou  nette  des  sous;  pii\é  delà  ressource 
des  signes,  el  forcé  enlin  de  tirer  de  sa  faible 
auditioules  seuls  moyens  de  couiniuni(|uer  avec  les 
personnes  tpii  i'approchaienl,  il  avait  retiré  de  isos 
exercices  unavaiiiaLje  plus  complet;  mais  la  tàclieque 
je  m'étais  imposée  auprès  deluiélail  beaucoup  plus 
vaste  ;  car,  en  nièiuc  tcmph  que  je  mettais  à  la  ilispo- 


1245 


NOTES  ADDITIONNELLES. 


1246 


siiioii  (le  la  ppiisée  les  orgnnes  de  l'onïe  el  de  la  pa- 
role, il  me  fallait  provonuer    le  développement    de 
rniielliïienee.  et  procéler  à  rédiic;ilinn  morale  decel 
enfant.  Cfiie  pariie  iiiélaplivsi«iue  démon  iravail  a 
lin  rapiiorl   tro|,»  indirei'l  avec  la   matière    de    cet 
oiivr;ige  pour   nepasenéire  exrjne.    Je  n'enireral 
donc  ilansanoiin  déiail  à  ce    siijcl.    Je  dirai   seule- 
ment que  le  mode  d'inslrui  lion  dont  j'ai  f:iit  usage, 
cl  qui  est  égalemcnl  applicable  à    rédncalion  \le 
Ions  les  sourds-miieis  imompleis,  n'esl  qu'une  mo- 
dification de  la  iitéiiiode  d'ensei^n'^menl  si  lienreu- 
semenl  pratiquée  parl';.ldié  Sirard.  C>>  n'est  qu'une 
iraduclioii   des  signes    m.Tnnels    en  signes   p.Tplés. 
loniefois,  comme  les  eidatiis  doui  il  est  ici  ques- 
tion ne  lecouvrent  jamais  que  tiès-imparfiitemeui 
jouie,  lieu  résulte  (|ne  les  sous  ?rliculés   ne    soûl 
Jiinais  (|u'imompiéiemeiit  entendus,  et  que  les  si- 
gnes parlés,  comparés,  sous  ce  point  de   vue,  aux 
signes  écrits,  offrent  des  dilliculiés,  des  lenteurs  et 
«les  méprises  dont  se  trouve  exciniite  la  langue  des 
signes,  qui,  je  le  lépèie.  est  la  parole  naturelle  des 
souids-miiets,  et(|ui  présente  le  grand  avanta^'^^le 
les  mettre  en  communication  entre  eux.  Mais  s^i  l'é- 
diic.itionqiii  a  pour  moyens  d'instruction  l'ouïe  et  la 
parole  esi  plus  lente  et  moins  parfaite,  on  en  relire 
du  moins  nn   résultat  plus  satisfaisant,  une  voie  de 
communication  plus  farileet  plus  agréable  entre  le 
sourd-muet  et  la  société,  entre  ce   nudiieurenx    en- 
fant et  ses  paiems,  plus  mallieiiieux  encore.   C'est 
pour  eux  que  j'ai  tracé  ces    dernière  pages.  Je  les 
consacre  à  l'allé-jernent  de  la  douleur  la  plus  grande 
(jui  puisse  allliger  le  cceur  d'une  mère.  (Le  D-^îrAiiD 
IruHé  desmaiuties  deforeiUe,  l.  I(,  p.  551   et  siiiv  ) 
!-)«  la  tlidicuite  de  renseignement  du  laiiga-'t-  aux 
sourds-muets  guéris,  on  peut  juger  de  eelie  qu'il  y 
auraii  pour  des  adultes  à  invenier  un  laii-Mae  arti- 
cule. °  " 

«  Il  ne  suffit  pas  de  développer  l'ouïe  du  soiird- 
lîMiel  pour  le  rendre  parlant.  Ceux  qui  n'ont  pas 
longtemps  et  sérieusement  médité  sur  le  langage  et 
sur  |,s  comlitious  que  supposent  son  .ns.ignement 
et  son  intelligence,  ceux-ià  croient  volontiers  que, 
les  oreilles  Ou  sourd-muet  étant  ouvertes,  il  doit 
naturellemeiil  parler,  ou  du  moins  que  rien  n'est 
plijs  laiile  que  de  l'in>iruire.  Dans  un  travail  que 
J  ai  déjà  en  l'occasion  de  citer  (V<,y.  Miuisme  et 
Surdité.  12),  .M.  Puyhouiiitux  s'exprime  ainsi- 
Vans  i  elai  ou  en  est  encore  la  science,  il  serait 
presque  sufterflu  de  cl.erclier  à  coiinaiire  si,  en  effet 
celui  ,iui  piiniendriiit  à  recouvrer  rouie  aurait  be!,oin 
(les  leçons  d'un  maître  habile  et  d\in  temps  assez 
long  pour  apprendre  à  parler,  comme  l'a  pensé  te 
praticien  qui  a  cru  armer  à  la  destruction  de  la 
surdité  pur  l'insnfjhition  d'un  peu  d\iir  dans  les 
oreilles.  Aucun  résultat,  sans  doute,  nesl  venu  cou- 
ronner ses  efforts;  car  il  eût  compris  que  rien  n'est 
t'ius  lacile  a  riiomme  qui  entend  que  de  réjéler  les 
sons.  La  vrononciativn  décelai  qui  aurait  ainsi  re- 
couvré l'oHÏe  ne  serait  certainement  pus  d'abord  aussi 
pure  et  aussi  léqulière  que  la  nôtre,  mais  elle  ferait 
de  rapides  progrès,  et  en  peu  de  jours,  par  le  seul 
Id'l  de  l  audition  et  sans  autre  secours,  elle  devien- 
drait aussi  nette  et  aussi  parfaite  que  cela  serait 
possiule  eu  égard  à  l'état  actuel  de  l'organe  vocal, 
c  esi-adire  que  le  nouvel  entendant  bieui'ot  ne  parle- 
luit  m  plus  mal  ni  mieux  que  s'il  n'eût  jamais  été 
sourd, 

«  Si,  comme  rallirmele  professeur  de  l'inslitution 
de  la  rue  Sainl-Jacqnes,  «  rien  n'est  plus  lacile  à 
1  iioinme  (|iii  entend  ipi  •  de  répéter  les  sons,  »  com- 
ment se  lait-il  que  la  plupart  des  eiilants  ne  par- 
viennent a  prononcer  certaines  syllaltes,  certains 
mois,  que  longiemps  après  qu'ils  piononceni  irès- 
correcieinenl  tous  les  autres?  Commeni,  surtout, 
tanld'eiiangers  qui  écrivent  et  qui  tomprcnneni  le 
liançais  aussi  bien  que  nous,  ne  penvent-il.s  jamais 
>iarvi;iiir  a  le  priuionccr  comme  leur  langue  mater- 


nelle? Pourquoi  aussi  l.int  de  Français,  dont  le 
larynx  et  les  oreilles  sont  dans  le  meillfur  étal,  ne 
penvenl-il'»  davantage  prononcer,  comme  les  indi- 
gènes, l'arabe,  l'anglais,  l'espagnol,  etc.?  C'est  (|iie, 
dira-l-on  peiit-èlre,  babilnés  à  percevoir  certains 
sons  e!  à  éuieltre  'es  mois  de  la  langue  inialernelle, 
les  organes  auditifs  et  vocaux  de  l'adulte  ne  peuvent 
plus  se  ployer  à  l'andiiion  et  à  rémission  d'un  langage 
nouveau.  Mais  alors,  commeni  expliquer  ce  fait 
si  bien  comin  de  tous,  à  savoir  que  l'Iiomme  apprend 
avec  (raillant  plus  de  facilité  à  traduire  et  à  parler 
une  langue  nouvelle,  qu'il  en  sait  déjà  un  plus  grand 
nombre? 

«  Pour  quiconque  a  réll  cbi  à  la  miiltiplieiié  des 
pliénomèiies  qui  se  produisent,  depuis  rinstaui  où 
l'onde  sonore  va  frapper  la  inembrane  du  tympan 
jiisiiu'a  celui  où  elle  est  traduite  on  seiisaiion,  ce 
qui  a  droit  de  surprendre,  ce  n'est  pas  qu'il  soit  né- 
cessaire de  s'exercer  longtemps  avant  de  distinguer 
et  de  discerner  les  sons  si  nombreux  qui  peuvent 
affecter  l'organe  auditif;  ce  qui  est  merveilleux,  c'est 
que  l'Iiomme  puisse  y  parvenir.  El  l'émission  vo- 
cale, elles  opérations  de  la  plioiialion  donnent  li?ii 
à  des  pliénomènes  ([iii  ne  sont  ni  moins  complexes, 
ni  Mioiiis  nombreux  que  les  précédents.  Et  alors 
qu'il  s'agit  de  coordonner  eiiire  eux  losileux  ordres 
de  pliénomènes.  les  difficultés  deviennent  Icllcs  que 
l'on  a  peine  à  concevoir  commeni  on  peut  les  sur- 
monter jamais.  Aussi  compte-t  on  les  clianleurs  et 
les  orateurs  qui  sont  parvenus  à  se  rendre  loutà 
fait  mailles  de  leur  voix. 

«  llard  (livre  ii,  cbap.  20)  enlre  dans  le  longs 
détails  sur  les  obstacles  qui  se  présenlèrent  à  lui, 
quand  il  voulut  exercer  les  organes  auditifs  et  vo- 
caux de  Dietz  et  des  autres  sourds-niiiets  qu'il  avait 
guéris.  Je  traite,  eu  ce  moment,  deux  jeunes  sourds- 
muets  de  naissance  et  âgés  de  .<^ix  ans  el  demi  et  de 
neuf  ans.  Le  premier  entend  la  voix  ordinaire  à 
plusieurs  mètres  île  distance  et  sans  voir  rint(;rlocu- 
leur.  H  entend  mcme  d'un  appartement  à  nu  autre, 
les  portes  closes,  répond  aux  questions  iiu'il  com- 
prend, et  répète  les  syllabes  qu'il  n'a  pas  encore 
apprises.  Malgré  l'étal  salislaisanl  de  rouie  et  l'in- 
légrilé  parfaite  dt!s  organes  vocaux,  le  jeune  A... 
doit  être  exercé  joiiruellenieiit  avec  le  plus  grand 
soin,  et  il  faudra  de  longs  efforts  encore  avant  (|u'il 
parle  ni  plus  mal  ni  mieux  que  si  jamais  il  n'eut  été 
sourd. 

€  X...,  le  compagnon  d'A...,  n'est  en  traitement 
que  depuis  peu  de  mois  :  il  conimence  à  eiitendre 
à  distance  et  sans  voir  rinterlocnteur.  Mais  la  diffi- 
culté de  reproduire  les  sons  (qu'il  a  parfailement 
entendus,  d'ailleurs)  esl  telle,  (|u'll  ne  faudra  lien 
moins  que  toute  la  bonne  volonté  de  cet  enfant  el 
toute  l'expérience  de  M,  Valade,  son  professeur,  pour 
réussir  complétemeiil  dans  son  éducation.  —  Cepen- 
dant les  premières  difficultés  sont  vaincues,  et  l'on 
peut  aujourd'hui  prévoir  ré|)()(|ue  peu  éloignée  où 
cet  enfant  cessera  d'èire  sourd-muet.  Plusieurs  pa- 
rents el  amis  des  lamilles  de  ces  enfants,  des  mé- 
decins, des  professeurs  les  ont  vus  el  interrogés,  et 
tous  sont  du  même  avis  à  cel  égard. 

«  L'enfant  élevé  dans  les  bras  de  sa  mère  apprend, 
en  quebpie  mois  et  en  se  jouant,  un  vocaliulaire 
complet,  attache  à  chaque  mol  la  signilicalion  (|ui 
lui  esl  propre,  le  multiplie,  le  combine  en  mille  la- 
çons,s'appropriele  verbe, et  entre  ainsi  daiisie  monde 
ues  intelligences.  Ce  miracle,  qui  nous  semble  si 
simple,  parce  (jne  nous  le  voyons  tous  les  jours, 
M.  l'uyb.Hinieux  croit  ((u'il  devrait  aussi  se  produire 
chez  le  sourd-muet  plus  âgf,  guéri  tout  à  coup  de 
sou  inliriiiilé.  -Mai-,  le  prolesseiir  de  la  rue  Sainl- 
Jaeqiies  a-t-il  bien  compris  que  les  sens  ont  besoin 
d'une  éducation  spéciale,  le  sens  audilif  comme  les 
autres?  A-l-il  pensé  que  c'est  à  celte  éducation  que 
sont  dus  leur  éveil  et  tous  les  pei  feclioiiiiemenis 
que  nous  y  admirons?  A  l-il  songé  surtout  que  le 


1247 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


1218 


i:u'i  si  délicat  de  l'iiveiiglt»  ,  rodor;il  si  exquis  du 
sauv;ige,  la  vue  si  pcrc^'anto  du  marin,  l«  langage  si 
iiolili-,  si  expri'ssil  de  l'orateur,  sotil  aulaiii  tl'avaii- 
lagfs  qui  ^é^nIleIll  de  l'é.iuf  aiiou?  Le  professeur 
des  soiirds-uMieis  n'avait  pas  proliablcincnl  lélléelii 
stir  ce  sujet,  lor.squ'il  a  écrit  les  phrases  que  j'ai 
cilé'.'s  plus  liant. 

I  L'av«!uplc-né  f|ni  vient  d'être  opéré  delà  caïa- 
rarte  se  trouve,  relativeuienl  à  la  vision,  dans  les 
mêmes  conditions  organiques  que  chacun  de  nous  : 
h-s  ol)jets  viennent  se  peindre  >.ur  sa  rétine  comme 
sur  la  nôire,  cl,  pour  transformer  l'image  en  sen- 
sation, il  ne  lui  manque  que  la  notion  des  couleurs, 
celle  des  distances,  et  surtout  l'habitude,  c'esl-à- 
dire  l'éducation  des  sens.  —  J'opérai,  il  y  a  quel- 
ques années,  un  jeune  cataracte  de  naissance  â^é 
de  treize  ans.  l/o[téralion  réussit  compléiement  ; 
mais,  habitué  à  juger,  par  le  tact,  des  lor-.nes  et  des 
dislances  ,  réiucaiion  de  la  vue  fut  très-difïicile. 
—  On  était  tout  surpris  dans  sa  famille  de  voir  les 
erreurs  et  les  maladresses  qu'il  commettait  jour 
iiellemeni,  plusieurs  semaines  encore  après  l'opéra- 
tion. ALiis,  peu  après,  l'éducation  de  la  vue  s'est 
laite,  et  ce  jeune  homme  est  assez  habile  aujourd'hui 
pour  diriger  un  établissement  de  corderie  mari- 
lime. 

I  Le  ^ourd-inuel  dont  on  vient  d'ouvrir  les  oreilles 
se  trouve  dans  les  mêmes  conditions  organiques 
que  i'aveugle-né  dont  les  calaracies  viennent  d'eue 
abaissées.  Lrs  ondes  sonores  frappent  bifii  le  lym- 
pan,  et  l'impression  esl,  à  l'insiant  même,  trans- 
mise à  l'appareil  sensitif,  par  la  chaîne  des  os>eleis  ; 
mais  ce  n'est  qu'une  impression,  et  elle  ne  sniiii 
pas  pour  que  le  sujet  entende,  encore  moins  pour 
u'i'il  écouie.  Lcoiiier  ,  c'est  entendr<;  aciivemenl, 
c'est  entendre  avec  intelligence  et  volonté;  et  c'e.si 
cel-.e  acliviié,  jointe  à  l'iiabitude,  qui,  chez  l'adiilie 
devenu  sourd,  linil  par  remplacer  l'ouïe  plus  ou 
moins  compléiement  abolie. 

i  Cliacun  de  nous  a  pu  observer  ce  l'ail.  A 
l'homme  alieiitif,  il  sulUl  d'entemire  quelques  mots, 
un  seul  même,  pour  saisir  une  phrase  entière.  Le 
niusicien  habile  comprend  souvent  une  phrase  mu- 
sicale dès  qii'il  enleiid  quelques  noies,  et,  devenu 


sourd,  il  suit,  mieux  encore  que  le  public,  les  ins- 
Irumenis  divers  de  rorchestralion  ;  mais  rien  de 
semblable  ne  se  produit  chez  l'cMifant ,  et  moins 
encore  chez  le  sunnl-muet.  Aussi,  le  premier,  pour 
peu  (|u'il  ail  l'ouïe  dure,  est-il  forcé  de  se  rappro- 
cher de  la  chaiie  du  professeur,  tandis  (pie  l'homme 
fait,  «lans  les  mêmes  conditions,  peut  encore  suivie 
le  discours. 

«  Il  y  a  plus  :  placez  un  homme  à  une  distance 
telle  d'un  orchestre  on  d'une  horloge,  qu'il  cesse 
d'entendre  l'un  et  qu'il  ne  distingue  plus  l'heure 
(priniliqne  l'autre  ;  prévenez-le  aloi s  que  ffuchestre 
joue  tel  air  et  «pie  les  aiguilles  marquent  telle  heure. 
Pour  peu  qu'il  sache  cet  air,  il  l'enleinlra  sui-le- 
chainp,  et,  de  niê  i  e,  il  verra  l'heure  aussitôt  après 
votre  indication.  Il  faut  commencer  r<:nseiguemenl 
du  sourd-muet  par  réilncation  de  l'ouïe,  et  ce  tra- 
vail n'est  rien  moins  que  rapide  et  facile. 

<  Mais  le  sourd-muet  a  encore  à  lui  un  langage 
dont  il  se  sert  pour  ses  communicaiions  bornées 
avec  le  monde  extérieur,  et  qui  sutlit  à  ses  besoins; 
langage  sans  analogie  avt-c  nos  langues  européennes, 
et  dont  la  syntaxe  n'a  de  rapport  (pi'avec  celle  des 
Chinois.  La  guérison  des  oreilles  obtenue,  on  doit, 
après  avoir  appris  à  ce  p  luvre  enfant  à  enlemire 
et  surtout  à  écouler,  lui  faireoublier  ce  langage  figu- 
ratif, —  œuvre  plus  ddlicilequ'ou  ne  se  l'im.'gine,  — 
pour  y  en  substituer  un  autre  tout  spirituel,  tout 
idéalisé.  Pour  moi,  les  dithcultés  d'une  telle  entre- 
prise me  semblent  si  grandes,  que  j'ai  peine  encore 
à  croire  aux  succès  rpiej'ai  sous  les  y-'ux.  Aussi» 
dois-je  déclarer  que,  dans  l'œuvre  commune  entre- 
prise par  M.  Valade  Gabel  et  par  moi  pour  la  gué- 
rison des  !-ourds-muets,  sa  part  de  même  me  semble 
lie  beaucoup  supérieuie  à  la  mienne.  Ou  verra,  dans 
le  tiavail  que  doit  puldier  prochainement  ce  sav.ml 
cl  ingénieux  piofesscui-,  par  (pielle  série  de  raison- 
nements et  d'expériences  il  est  parvenu  au  but  qu'il 
voulait  atteindre  :  faire  passer  uti  sourd-muet,  gneii 
de  sa  surdité,  de  la  classe  lies  muets  dans  celle  dt-s 
parlanis.  »  (x\l  -E.  lliJBEUT  Valleroux,  D.  m.  1'. 
membre  delà  Société  médiCD-praiique,  elc,  IniioU. 
à  rélude  méd.  et  plitloa.  de  la    surdi-mutilé.)  (Vuy, 

S0L'RUS-iyi:ETS.) 


NOTE  V. 

Art.  Langage,  §  III. 


Le  lecteur  qui  connaît  le  véritable  rôle  du  signe 
lira  avec  intérêt  ce  que  Condillac  a  écrit  sur  le  lan- 
gage comme  inoyi-;;  ûc  :iccompr,.;(jr  les  opérations  de 
i  àme  et  d'analyser  la  pensée.  On  relèvera  facilement 
çà  et  là  les  erreurs  qui  se  rencontrent  dans  ce  tra- 
vail d'ailieuis  rcmarquabie  pour  le  temps  où  il  l'ut 
composé. 

Langage  d'action. 

Les  gestes ,  les  mouvements  du  visage  et  les 
accents  inarticulés,  voilà  Its  premiers  moyens  que 
les  hommes  ont  eus  pour  se  commnniiiuer  leurs 
pensées.  Le  langage  qui  se  l'orme  avec  ces  signes 
se  liomnie  langage  d'action. 

Par  les  gestes,  j'entends  les  mouvements  du  bras, 
de  la  tête,  du  corps  emier,  qui  s'éloigne  ou  s'ap- 
proche d'un  objet,  et  tontes  les  altitudes  que  nous 
prenons,  suivant  les  inipressions  qui  passent  jus- 
qii'à  l'àme. 

Le  désir,  le  refus,  le  dégoût,  l'aversion,  etc., 
sont  exprimés  par  les  mouvements  du  bras,  de  la 
tète  et  par  ceux  de  toi. t  le  corps;  mouvements  plus 
ou  moins  vifs,  suivant  la  vivacité  avec  laquelle 
nous  nous  portons  vers  un  objet,  ou  nous  nous  en 
éloignons. 

Tous  les  sentiments  de  l'àme  peuvent  clic  ex- 
prunés  par  les   attitudes  du  cor|)s.   Elles   pcigneiit 


d'une  manière  sensible  l'indifférence,  l'incerlilude, 
rirrésolution,  ratlention,  la  crainte  et  le  désir 
confondus  ensemble,  le  combat  des  passions  tour 
à.lour  supérieures  les  unes  aux  autres,  la  confiance^ 
la  jouissance  tranquille  el  la  jouissance  inquiète,  le 
plaisir  el  la  douleur,  le  chagrin  et  la  joie,  l'espérance 
el  le  désespoir,    la  haine,  l'amour,   la    colère,  etc. 

Mais  réiégance  de  ce  langage  est  dans  les  mou- 
vemeuls  du  visage,  et  principalement  dans  ceu.x 
des  yeux.  Ces  mouvements  linissent  un  tableau  que 
les  altitudes  n'ont  l'ail  que  dégrossir  ;  el  ils  expri- 
ment les  passions  a\ec  toutes  les  mo  iiiii  allons  dont 
el;es  sont  susceptibles. 

Ce  langage  ne  parie  qu'aux  yeux.  Il  serait  donc 
souvent  inutile,  si,  |)ar  des  cris,  on  ii'appelait  pas 
les  regards  de  ceux  à  qui  Ton  veut  faire  connaiire 
sa  pensée.  Ces  cris  sont  les  accents  de  la  nalure  : 
ils  varient  suivant  les  sentiments  ilont  nous  sommes 
alleclés;  el  on  les  nomme  inarticulés,  parce  qu'ils 
se  forment  dans  la  bouche  sans  être  Irappes  ni 
avec  la  langue  ni  avec  les  lèvres.  yuoi(|ue  capables 
de  faire  une  vive  impression  sur  ceux  qui  les  en- 
tendent, ils  n'expriment  cependant  nos  S'jiilimerit 
que  d'une  manière  inijiarlaile  ;  car  ils  n'en  font 
connaître  ni  la  cause,  ni  robjel,  ni  Icsmodilications  . 
in;iis  ils  invileiil  à  iemar(|uer  les  gestes  et  les  mou 
vemciiis    du   visage;  el  le  contours  de  ces  sign» 


Î2i0 


a.hèvo  Joxpliqner  ce  qui  n'élait  qn'iiuliqué  par  ces 
acrtMils  iiiariiciilés. 

Si  vous  rt'llédiissoz  sur  les  signes  dont  se  forme 
le  langage  d'action,  vous  reconnaiirez  qu'il  esl  une 
siiiie  (lelaoonforniaiion  îles  oijjanes;  el  vous  eon- 
«liire/.  que  plus  il  j  a  de  dillérence  dans  la  confor- 
niadondes  animaux,  plus  il  y  en  a  dans  leur  lan- 
gage (i  action;  et  que  par  conséquent  ils  oui  aussi 
plus  de  peine  à  sVnlendre.  Ceux  donl  la  conlor- 
nialioii  esl  loul  à  fait  dillorenie,  sonl  dans  i'im- 
puissance  de  se  eoinniuniquer  leurs  senlinienls  Le 
l>lus  grand  commerce  d'idées  est  entre  ceux  qui 
étant  d  une  même  espèce,  sonl  conformés  de  la 
même  manière. 

Ce  langage  est  naturel  à  tous  les  individus  d'une 
même  espèce  ;  cependant  tous  ont  besoin  de  l'an- 
prendre.ll  leur  est  naturel,  parce  que  si  un  homme 
qui  n  a  pas  1  usage  de  la   parole  monire  d'un  -esle 
I  objet  dont  il   a  besoin,    et    exprime  par  d'antres 
mouvements  le   désir  <pie  cet  objet  fait  naître  en 
lui,  c  est.  comme  nous  venons  de  le  remarquer  en 
conséquence  de  la  conlormalion.  Mais  si  cet  hom'mc 
n  avait  pas  observé  ce  que  son  corps  fait  en  pueil 
cas,    il  n  aurait  pas  appris  à  reconnaître  le  désir 
(ans    es  mouvemenis  d'un  autre.  Il  ne   coiunren- 
.  rail  donc  pas  le  sens  des  mouvemenis  qu'on  fer'iit 
d.  vaut  lui  :  il  ne  serait  donc  pas  capable  d'en  faire 
a  dessein  de    semblables     pour  se  faire  entendre 
lui-même.   Ce  langage   n'est  donc  pas  si    naliirel 
qu  on  le  sache  sans  lavoir  appris.  L'erreur  où  vous 
uouviez  tomber  à  ce  sujet  vient  de  ce  qu'on  est  porté 
à  croire  qu  on  na   appris   que  ce  dont  on   se  sou- 
vient d  avoir  lait  une  élude.  Mais  avoir  appris  n'est 
aulre   chose  que  savoir  dans  un  temps  ce  qu'on  ne 
savait  pas  auparavant.  En  eUet,  qu'en  conséquence 
<k'    votre  conlormatioii,    les  circonstances    seules 
vous  aient  instruits  de  ce  que  vous  ne   saviez  pas 
ou  que  vous  vous  soviez  instruit  vous-même  parce 
que  vous  avez  étudié  à  dessein,   c'est  toujours  ap- 
prendre. '^ 

Puisque  le  langage  d'action  est  une  suite  de  la 
conlormation  de  nos  organes,  nous  n'en  avons  pas 
choisi  les  premiers  signes.  C'est  la  nature  qui 
nous  les  a  donnes  :  mais  en  nous  les  donnant  elle 
nous  a  nus  sur  la  voie  pour  en  imaginer  nous- 
mêmes.  iNous  pourrions  par  conséquent  rendre 
toutes  nos  pensées  avec  des  gestes,  comme  nous 
es  rendons  avec  des  mots;  et  ce  langage  serait 
lorme  de  signes   naturels  el  de   signes  artificiels 

Remarquez  bien  que  je  dis  des  signes  artiti 
:iels  et  que  je  ne  dis  pas  des  signes  arbitraires  • 
aril  ne  laudrait  pas  confondre  ces  deux  choses.  ' 
1-n  effet,  qu'est-ce  que  des  signes  arbitraires' 
1'  >  signes  choisis  sans  raison  et  par  caprice  Ils 
1-  seraient  donc  pas  entendus.  Au  coiilraire  des 
■ic'ies  artiliciels  sonl  des  signes  donl  le  choix  est 
onde  en  raison  :  il»  doivent  être  imaginés  avec 
'•1  âii,  que  l'iiiielligence  en  soit  préparée  par  les 
i.-'it's  qui  sont  connus. 

Vous  comprenez  quel  est  cet  art,  si  vous  consi- 
'•l'Z  une    suite  d'idées  que  vous  voudriez  rendre 
';<r  le  langage  d'action.  Prenons  pour  exemple  les 
pcrations  de  rentendemenl.  Vous  voyez  dans  toutes 
li  même  fond,  d'idées,  et  vous    remarquez  que  ce 
Hids  varie  de  l'une  à  l'autre  par  différents  acces- 
■Jires.    Pour  exprimer  celle  suite  d'opérations,   il 
ai, Ira  donc  avoir  un  signe  qui  se  reiroiive  le  mémo 
'>nr  loulcs,  et  qui  varie  cependant  de  l'une  à  l'aii- 
';  :  Il    laudra   qu'il  soit  le   même,  afin  qu'il    ex- 
ninc  le  londs  didées  qui   leur  est  commun;  et  il 
"l'iraquiJ  varie,  afin  qu'il  exprime  les  ditférenls 
1  -ssoiresqui  les  distinguent. 
Alors  vous  aurez  une  suite   de  signes  qui  ne  se- 
)nt  dans  le  vrai  qu'un  même  signe  modifié  diffé- 
•mment.  Les  derniers  par  conséquent  ressemble- 
"11  aux  premiers  ;  et  c'est  cette  ressemblance  qui 
'  Liulitera    rinlelligence.  On  la  nomme  analogie. 


NOTES  .\DDTT10XNELLES. 


1250 
Vous  voyez  que  l'analogie,  qui  nous  fait  la  loi  ne 
nous  permet  pas  de  choisir  les  signes  au  hasard  et 
arbiirairemenl. 

Ce  langage,  qui  vous  paraît  à  peine  possible,  a 
ele  connu  des  Romains.  Les  comé.liens  qu'on  ap- 
pelait pantomimes  représentaient  des  pièces  entières 
sans  prolerer  une  seule  parole.  Comment  donc 
(  laiPiil-ils  parvenus  à  former  peu  à  peu  ce  langage' 
Lst-ce   en  imaginant   des  vignes    arbitraires?  nfais 

ê.'!;nm-  -%•''<''"''  ''"'  ^"'«^"''"s.  ou  le  peuple  eût 
ele  oblige  de  laire  nue  élude  qu'il  n'aurait  certaine- 
n.ent  pas  taiie  11  fallait  donc  qu'en  pa.-  ant  des 
signes  naturels  qui  élaient  entendus  'de  louUe 
monde  les  pantomimes  prissent  l'analo-Me  pour 
gmde  dans  le  choix  des  signes  qu'ils  ^^hSx 
<1  ".venter;  et  les  plus  habiles  étaient  ceuv 
Miivaient     celte     analogie     avec    plus    de    saga" 

D'après  ce  que  je  viens  de   dire,  nous  pouvons 
(iislinguer  deux  langages  d'action  :   l'un   ïialurel 
dont    les  signes  sont  donnés   par  la  conformation 
des   organes  ;    et   l'autre   artificiel,  dont  les  signes 

ment  ?;ri  ^'' ^'''^^-'^-  ^>'^^^^  est  nécessaire- 
ment   ties-borne  :    celui-ci  peut  être  assez  élendu 
o.ir  rendre    toutes  les  r-.,nceplions  de  l'esprit  hu- 
rle '  e^bn  r""i'  '"'  '''"'^  ^""''^-'^  ^'=^"^  ^'^'"i  n.'i 
-parle  et  dans  celui  qui  écoute.   11  faut  me  passer 

telle  expression,  et  parce  qu'elle  est  plus  précise 
elp^Mce  que  l'analogie  me  force  à  la  prélért'r.  ' 
>ans  celui  qui  ne  connaît  encore  (pio  les  signes 
naturels  donnes  par  la  conformation  des  organes 
I  action  (ail  un  tableau  fort  composé  :  car  elle  in- 
d.juel  objet  qui  raHede,  et  en  même  temps  elle 
exprime  el  le  jugement  qu'il  porte  et  les  sentiments 

béi  W.r-    'u"  •'  '  ''"'"' ^*^  succession  dans  ses 
dets.  Elles    s  ollrent  toutes  à  la  fois  dans  son  ac- 
tion, comme  elles  sonl  loules  à  la  fois   présentes  à 
son  esprit.  On   pourrait  l'enlendre  d'un  clin  d'œilt 

coufs  "■""■"'    ''    '^^"•''■"''    ""    '""S   ^i«- 

iuZLT.T,  «""""^s/^'t  "ne  si  grande  habitude 
(lu  langage  tramant  des  sons  articulés,  que  nous 
croyons  <|ue    les  idées  viennent  l'une  après  i'auire 

m.'.",  .fr/.'""' V  •'"'''■  •""'  'T''  P-'oféronsles  mots  les 
uns  aprcb  les  autres.  Cependant  ce  n'est  point 
ainsi  ,,ue  nous  concevons;  et  comme  chaque  p '  séo 
est  nécessairement  composée,  il  s'ensuii  que  le 
la  gage  des  idées    simultanées  est  le    seul  langage 

est  û n   V^dêl'   '"   "'"""•''''■'    ^^-^   ''^'''  successives 
ts   un  art  des  ses  commencements,  el  c'est  un  grand 
an    quand  il  est  porté  à  sa  pcrleciion. 
Mais,  quoique  simultanées  dans  celui  qui  parle  le 

ôeS><.''l'""""'  '*-''  ■'■'^^•«d'^vieunenl  souvem  sui 
cessues  dans  ceux  qui  écoulent.  C'est  ce  qui  leur 
arme  lorsque  au  premier  coup  d'œil  ils  ais'^ent 
échapper  une  parliede  l'aclion.  Alors  ils  ont  besoin 
tl  un  second  coup  d'œil  ou  même  d'un  troisième 
|)<.ur  tout  entemlns  et  par  conséquent  ils  rèc ôïvê  t 

tS"rrr-  ''^''^*^^^"'    ''•"'•  étaient  oflén" 
toutes    a   la  lois.  Cependant,  si  nous  considérons 
;i|'  un  peintre  habile  voit   rapidement  tout  , ni"! 

de  delaiis  qui  nous  eebappenl,  nous  jugerons  que 
de  biïr'  '"':  "M''-"-'^'"^  C"^ore  quelle  langage 
fudede  voir  "'"'''■''^'^^'  ^"^^^"'  «^  '■^•''•^""•^  l'=»l'i- 
•é  nu'une  './r"'"  i"*  ""  '""  ^'«^i''  i"-^'^'I"e  tout 
te  quune  action  leur  pié^enle  à  la  fois  Ils 
OMt^cerlainemenl   un    rega.d    plus    rapide  \n.    le 

Quoique   celui   qui   écoule  puisse   ne  saisir  qu'à 

p  usicurs  reprises  la  pensée   de   celui  qui  pail^il 

îoe.nr'J"' '■''"''"'   rois  ce  qu'il   saisit' esl  èn- 

i^ernën^  Pensée  co,„posee  :  ce  sera  au   moins  un 

iigement     J|    est  donc    démontré  que   le  l.ngMi-e 

il'r^'?"'   ?"i  '"'"  "'^-^l  <^"core  .m'une  suite  de  la 


mude    d.dees  a  la  fois;  les   tableaux  peuvent  se 


1251 


DICTIONNAIRE  DE  PlITLOSOPIIIE. 


1252 


lableau  csl  un  ensemble 


feucciMior  :  mais    Hiaiinc 
tridi'cs  siiniillances. 

Lo  langage  d'aclion  a  donc  ravantagc  de  la  rapi- 
dilii  Celui  (jne  le  parité  paraît  lonl  dire  sans  cl- 
lorls.  Avec  nos  langues,  an  contraire,  nous  nous 
traînons  péniblement  d'idée  en  idée,  et  nous 
itaraissons  embarrassés  à  faire  entendre  tout  ce 
(lue  nous  pensons.  Il  semble  mémo  que  ces  langues, 
(lui  sont  devenues  pour  nous  une  seconde  nature, 
ralentissent  Taclion  de  toutes  nos  lacnltés.  Nous 
n'avons  plus  ce  coup  d'œil  qui  embrasse  une  mul- 
titude de  choses,  et  nous  ne  savons  plus  voir  que 
comme  nous  parlons,  c'est-à-dire  successive- 
ment. 

Nous  ne  voyons  distinctement  les  choses  qu  au- 
tant (lue  nous  les  observons  les  unes  après  les 
autres.  A  cet  égard,  le  langage  d'action  a  donc  du 
désavantage  ;  car  il  tend  à  conCondrc  ce  qui  est 
distinct  dans  le  langage  des  sons  articulés.  Cepen- 
dant il  ne  faut  pas  croire  que  |)Our  ceux  à  qui  il 
est  familier,  il  soit  conlus  aulant  qu'il  le  serait 
pour  nous.  Le  besoin  qu'ds  ont  de  s'entendre  leur 
iipprend  bientôt  à  décomposer  ce  langage.  L'un 
s'étudie  à  dire  moins  de  choses  à  la  fois,  et  il  subs- 
titue des  mouvemenls  successifs  à  des  mouvements 
simultanés.  L'aulre  s'applique  à  observer  succes- 
sivement le  tableau  que  le  langage  d'action  met 
sous  ses  yeux,  et  il  rend  successif  celui  qui  ne  l'est 
pas.  Ils  apprennent  ainsi  peu  à  peu  dans  quel  ordre 
ils  doivent  faire  succéder  leurs  mouvements,  pour 
rendre  leurs  idées  dune  inanièrc  plus  disiinele. 
Ils  savent  donc,  jusqu'à  un  certain  point,  décom- 
poser ou  analyser  leurs  pensées  :  car  analyser  n'est 
autre  chose    qu'observer    successivement  et   avec 

ordre. 

Quelque  grossière  que  soit  cette  analyse,  elle  est 
le  fruit  de'l'observation  et  de  l'étude.  Le  langage 
d'aclion,  qui  l'a  fait,  n'est  donc  plus  un  langage 
purement  nalurel.  Ce  n'est  pas  une  action  qui, 
obéissant  uniquement  à  la  conformation  des  orga- 
nes, exprime  à  la  fois  tout  ce  qu'on  sent.  C'est 
une  action  qu'on  règle  avec  art,  afin  de  présenter 
les  idées  dans  l'ordre  successif  le  plus  propre  à  les 
làire  concevoir  d'une  manière  distincte;  et  par 
conséquent,  aussiKH  que  les  bommcs  commen- 
cent à  décomposer  leurs  pensées,  le  langage  d'ac- 
tion commence  aussi  à  devenir  un  langage  artificiel. 

11  deviendra  tous  les  jours  plus  artificiel,  parce 
que,  plus  ils  analyseront,  plus  ils  sentiront  le  be- 
soin d'analyser.  Pour  faciliter  les  analyses,  ils  ima- 
gineront de  nouveaux  signes,  analogues  aux  signes 
naturels.  Quand  ils  en  auront  imuginé,  ils  en  ima- 
gineront encore  ;  et  c'est  ainsi  qu'ils  enrichiront  le 
langage  d'action.  Us  l'enrichiront  plus  proniptement 
ou  plus  lentement,  suivant  qu'ils  saisiront,  ou 
qu'ils  laisseront  échapper  le  fd  de  l'analogie.  Ce 
langage  sera  donc  UMie  méthode  analytique  plus  ou 
moins  parfaite. 

Persuadé  que  l'homme,  lorsqu  il  crée  les  arts,  ne 
fait  qu'avaiu^er  dans  la  route  que  la  nature  lui  a 
ouverte,  et  faire  avec  règle,  à  mesure  qu'il  avance, 
ce  qu'il  faisait  auparavant  par  une  suite  de  sa  con- 
formation, j'ai  cru  que,  pour  mieux  m'assurer  des 
vrais  principes  des  langues,  je  devais  d'abord  ob- 
server le  premier  langage  qui  nous  est  donné  par 
la  conformation  de  nos  organes.  J'ai  pensé  que 
lorsque  nous  connaîtrons  les  principes  d'après 
ies(iuèls  nous  le  parlons,  nous  connaîtrons  aussi  les 
principes  d'après  lesquels  nous  parlons  tout  autre 
langage.  Eu  elfet,  plus  vous  étudierez  l'esprit  hii- 
man^'^plus  vous  vous  convaincrez  qu'il  n'a  qu'une 
manière  de  procéder.  S'il  fait  une  chose  nouvelle, 
il  la  fait  sur  le  modèle  d'une  autre  qu'il  a  faite;  il 
la  fait  d'après  les  mêmes  règles;  et  lorsqu'il  perfec- 
tionne, c'est  moins  parce  qu'il  imagine  de  nouvelles 
règles  (pie  parce  qu'il  simplilîe  celles  qu'il  con- 
naissait  auparavant.    C'est   ainsi    que   le  langage 


d'action  les  a  préparés  au  langage  des  sons  ar- 
ticulés, et  qu'ils  sont  passcis  de  l'un  à  l'autre  en 
continuant  de  parler  d'ajirès  les  mêmes  rè- 
gles. 

L'analogie  et  l'analyse  dont  vous  venez  de  voir 
le*  commencements  daiis  le  langage  d'action,  voilà 
à  quoi  se  réduisent,  dans  le  vrai,  tous  les  principes 
des  langues. 


Considcralioiis  générales  sur    la  formation   des   lan- 
gues et  sur  leurs  progrès. 

On  appelle  sons  articulés  ceux  qui  sont  modifiés 
par  le  mouvement  de  la  langue,  lorsqu'elle  frappe 
contre  le  palais  ou  contre  les  dents  ;  et  ceux  qui 
sont  modifiés  par  le  mouvement  des  lèvres,  lors- 
qu'elles frappent  l'une  contre  l'autre.  Vous  voyez 
donc  que,  si  nous  sommes  conformés  pour  parler  le 
langage  d'action,  nous  le  sommes  également  pour 
parler  le  langage  des  sons  articulés.  Mais  ici  la  na- 
ture nous  laisse  presque  tout  à  faire.  Cependant 
elle  nous  guide  encore  ;  c'est  d'après  son  impulsion 
que  nous  choisissons  les  premiers  sons  articu- 
lés ;  et  c'est  d'après  l'analogie  que  nous  en  in- 
ventons d'autres,  à  mesure  que  nous  en  avons  be- 
soin. 

On  se  trompe  donc  lorsqu'on  pense  que,  dans 
l'origiiic  des  langues,  les  hommes  ont  pu  choisir 
indifféremment  et  arbitrairement  tel  ou  tel  mot 
pour  être  le  signe  d'une  idée.  En  effet,  comment 
avec  celte  conduite  se  seraient-ils  entendus  ? 

Les  accents  qui  se  forment  sans  aucune  articu- 
lation sont  communs  aux  deux  langages  ;  et  on  a 
dû  les  conserver  dans  les  premiers  sons  articulés 
dont  on  s'est  servi  pour  exprimer  les  sentiments 
de  l'âme.  On  n'aura  fait  que  les  modilier,  en  les 
frappant 'avec  la  langue  ou  avec  les  lèvres  ;  et  cette 
articulation,  qui  les  marquait  davantage,  pouvait 
les  rendre  plus  expresses.  On  n'aurait  pas  pu  faire 
connaître  les  sentiments  qu'on  éprouvait,  si  on  n'a- 
vait pas  conservé  dans  les  mots  les  accents  mêmes 
de  chaque  sentiment. 

En  parlant  le  langage  d'action,  on  s'était  fait  une 
habitude  de  représenter  les  choses  par  des  images 
sensibles  :  on  aura  donc  essayé  de  tracer  de  pa- 
reilles images  avec  des  mots.  Or  il  a  été  aussi  facile 
que  naturel  d'imiter  tous  les  objets  qui  font  quel- 
que bruit.  On  trouva  sans  doute  plus  de  ditliculié 
à  peindre  les  autres.  Cependant  il  fallait  les  pein- 
dre, et  on  avait  plusieurs  moyens. 

Premièrement  l'analogie  qu'a  l'organe  de  l'ouïe 
avec  les  autres  sens  fournissait  quelques  cou- 
leurs grossières  et  imparfaites  qu'on  aura  em- 
ployées. 

En  second  lieu,  on  trouvait  encore  des  couleurs 
dans  la  douceur  et  dans  la  dureté  des  syllafes, 
dans  la  rapidité  et  dans  la  lenteur  de  la  prononcia- 
tion et  dans  les  différentes  inflexions  dont  la  voix  est 
susceptible. 

Eniîn,  si,  comme  nous  l'avons  vu,  l'analogie,  qui 
délerminait  le  choix  des  signes,  a  pu  faire  du  lan- 
gage d'action  un  langage  artificiel  propre  à  repré- 
senter des  idées  de  toute  espèce,  pourquoi  u'aurait- 
elle  pas  pu  donner  le  même  avantage  a"  langage 
des  sons  articulés? 

En  elfet,  nous  concevons  qu'à  mesure  ^u'on  eut 
une  plus  grande  quantité  de  mots,  on  trouva  moins 
d'obstacles  à  nommer  de  nouveaux  objets.  Voulait - 
on  indiquer  une  chose  dans  laquelle  on  remarquait 
plusieurs  qualités  sensibles,  on  réunissait  ensemble 
plusieurs  mots  qui  exprimaient  chacun  quelqu'une 
de  ces  qualités.  Ainsi  les  premiers  mots  clevenaient 
des  éléments,  avec  lesquels  on  en  composait  de 
nouveaux,  et  il  sullisait  de  les  combiner  dllférem- 
nient,  pour  nommer  une  multitude  de  choses  dilié- 
reiiles.  Les  enfants  nous  prouvent  tous  les  jours 
combien  la  chose  était  facile,  puisque  nous  leur 
vovons  faire  des  mots  souvent  trés-exprcssifs.  Vous 


12.- 3 


en  avez  fait  voiis-iiièmos  ;  or,  est-ce  an  liasnrd  que 
vous  ies  choisissez  ?  Non  cerlainenient  ;  ranalo:,Me, 
quoiqu'il  votre  insu,  vous  delerntiuail  dans  volrè 
ciioix.  I/aiialogie  a  égaleinenl  guidé  les  hommes 
dans  la  lorinalion  des  langues. 

11   y  a  des  pliilosopiies    qui   ont   pensé  que  les 
noms  de  la  langue  primitive  expiimaiem  la  nature 
même  des  choses.  Ils    raisonnaient  sans  doute  d'a- 
près des  principes  semblables  à  ceux  que  je  viens 
(1  exposer,  et  ils    se  Ircmipaienl.   La   cause  de  leur 
méprise  vient  de  ce  qu'avant  vu  que  les  premiers 
noms  étaient  représentatifs,  ils  ont    supposé  qu'ils 
représentaient  les  choses  telles  quelles  sont.  Ceiail 
donner  gratuitement   de   grandes  connaissances  à 
des  hommes  grossiers,  qui  commençaient  à  peine  à 
I>rononcer  des  mots.  11  est  donc  à  propos  de  remar- 
<|uer  que,  lorsque  je  dis  qu'ils  représentaient  des 
choses  avec  des  sons  articulés,  j'entends  (|u'ils  les 
représentaient  d'après  des  apparences,  des  opinions, 
des  préjuges,  des  erreurs  ;  mais  ces  appareiues,  ces 
('pinions,    ces    erreuts   é. aient   communes  à   tous 
ceux  qui  travaillaient  à   la  même  langue,  et  c'est 
pourquoi  ils  s'entendaient.  Un  philosophe  qui  avait 
clé    capable   de  s'exprimer    d'après  la  nature  des 
choses,  leur  eût  parlé  sans  pouvoir   se  faire  enten- 
dre. On  pourrait  ajouter  que  nous  ne  l'entendrions 
pas  nous-mêmes. 

Les  principes  que  je  viens  d'indiquer  demande- 
raient sans  doute  déplus  grands  éclaircissements. 
Mais  j  en  ai  assez  dit  pour  vous  faire  voir  que  les 
J;mgues  sont  l'ouvrage  de  la  nature,  qu'elles  se  sont 
lormees,  pour  ainsi  dire,  sans  nous  :  et  qu'en  y  tra- 
vaillant, nous  n'avons  fait  qu'obéir  servilemeiil  à 
noire  manière  de  voir  et  de  sentir. 

En  eliet,  si  vous  avez  appris  à  parler  français,  ce 
Il  est  pas  que  vous  en  eussiez  formé  le  dessein  ;  c'est 
<i  ue  vous  vous  êtes  trouvé  dans  des  circonstances  qui 
vous  l'ont  fait  apprendre.  Vous  avez  senti  le  besoin 
(U-  communiquer  vos  idées  et  de  connaitre  celles 
des  autres;  parce  que  vous  avez  senti  combien  il 
vous  était  nécessaire  devons  procurer  les  secours 
des  personnes  qui  vous  entouraient,  tn  conséiiueiice 
vous  vous  êtes  accoutumé  à  attacher  vos  idées  aux 
mots  qui  paraissaient  propres  à  les  manifester. 
Ainsi,  pour  apprendre  le  fiançais,  vous  n'avez  fait 
qu'obéir  à  vos  besoins  et  aux  circonstances  où  vous 
NOUS  êtes  trouvé.  ' 

Ce  qui  arrive  aux  enfants  qui  apprennent  les 
1 1  ligues,  est  arrive  aux  hommes  qui  les  ont  faites. 
i.>  n'ont  pas  dit  :  Faisons  une  langue  :  ils  ont  senti 
If  besoin  d'un  mot,  et  ils  ont  prononcé  le  plus  pro- 
pre à  représenler  la  chose  qu'ils  voulaient  faire 
connaitre.  Or,  comme  les  enfants,  à  mesure  qu'ils 
apprennent  une  langue,  éprouvent  combien  il  leur 
est  avantageux  de  la  savoir,  et  par  conséquent  seii- 
lent  toujours  ibvaniage  le  besoin  de  l'apprendre 
encore  mieux,  de  même  les  hommes  qui  forment 
une  langue  éprouvent  combien  elle  leur  est  avan- 
jagouse,  et  sentent  toujours  davantage  le  besoin  de 
Ifcnnchir  de  quelques  nouvelles  expressions,  lis 
1  enricliironl  donc  peu  à  peu. 

Cet  ouvrage  est  long  sans  doute  :  il  n'est  pas 
même  possible  que  toutes  les  langues  se  perfection- 
iieut  également;  et  le  plus  grand  nombre,  iiiipar- 
lailes  et  .grossières,  paraissent,  après  des  siècles, 
être  encore  à  leur  naissance.  C'est  que  les  langues 
sont  à  leurs  derniers  progrés,  lorsque  les  hommes, 
cessant  de  se  faire  de  nouveau.x  l>esoins,  cessent 
aussi  de  se  faire  de  nouvelles  idées. 

Vous  savez  ce  que  c'esl  qu'un  système  ;  vous  en- 
trevoyez commei.t  il  s'en  forme  un  de  toutes  vos 
connaissances.  En  effet,  vous  concevez  que  foules 
vos  idées  lieuneiii  les  unes  aux  autres,  qu'elles  se 
tiistribuent  dans  diaérenles  classes,  et  qu'elles 
naissent  toutes  d'un  même  principe.  Le  svslème 
de  vos  idées  est  sans  doute  moins  élcndii  que  celui 
de  voire  précepteur,   et  celui  de  votre  précepteur 


NOTES  ADDITIONNELLES. 


WA 


l'est  moins  que  celui  de  beaucoup  d'autres  :  car 
vous  avez  moins  d'idées  que  moi  ;  et  j'en  ai  moins 
(|ue  ceux  ipii  sont  nés  avec  de  plus  grandes  dispo- 
sitions, et  qui  ont  plus  étudié.  Aussi  nie  diles-vous, 
avec  rais(m,  que  je  ne  vous  apprendrai  pas  tout. 
Jlais  que  nos  connaissances  soient  plus  ou  moins 
éiendues,  elles  sont  toujours  un  système  où  tout  est 
lié  i)lus  ou  moins. 

Puisque  les  mots  sont  les  signes  de  nos  idées,  il 
faut  ((ue  le  système  des  langues  soit  formé  sur  ce- 
lui de  nos  connaissances.  Les  langues  par  consé- 
quent n'ont  des  mots  de  différentes  espèces  que 
parce  que  nos  idées  apparliennent  à  des  classes  dif- 
lerenles;  et  elles  n'ont  des  movens  pour  lier  les 
mots  que  parce  que  nous  ne  pensons  qu'autant  que 
nous  lions  nos  idées.  Vous  comprenez  que  cela  est 
vrai  de  toutes  les  langues  qui  ont  fait  quelques  pro- 
grès. 

Les  langues  sont  en  proportion  avec  les  idées 
comme  cette  petite  chaise,  sur  laquelle  vous  vous 
asseyez,  est  en  proitortion  avec  vous.  En  croissant, 
vous  avez  besoin  d'un  siège  plus  élevé  ;  de  menu' 
les  hommes,  en  acquérant  des  connaissances,  ont 
besoin  d'une  langue  plus  étendue. 

Mais  comment"  les  hommes  acquièrent- ils  des 
idées"?  c'est  en  observant  les  objets  ,  c'est-à-dire, 
en  rétléchissant  sur  eux-mêmes,  et  sur  tout  ce  qui 
a  rapport  à  eux.  Qui  n'observe  rien  n'apprend 
rien. 

Or,  ce  Sont  nos  besoins  qui  nous  engagent  à 
faire  ces  observations.  Le  laboureur  a  iiùeiêl  de 
ecmnaitrc  (piaiid  il  huit  labourer,  semer,  faire  lu 
recolle,  quels  sont  les  engrais  les  plus  propres 
a  rendre  la  terre  fertile,  etc.  II  observe  donc;  il 
se  corrige  des  fautes  qu'il  a  faites,  et  il  s'ins- 
truit. 

Le  commerçant  observe  les  différents  objets  du 
commerce;  où  il  faut  porter  certaines  marclian- 
di-es,  d'où  il  en  faut  tirer  d'autres,  et  quels  sont 
])our  lui  les  échanges  les  plus  avantageux. 

Ainsi  chacun  dans  son  étal  fait  des' observations 
dinV-renles,  parce  (pie  chacun  a  îles  besoins  diffé- 
rents. Le  commerçant  ne  s'avise  j)as  de  négiisier  le 
commerce  pour  étudier  ragriciillure,  ni  le  labou- 
reur de  négliger  ragriciilture  jiour  étudier  le 
commerce.  Avec  une  pareille  conduite,  ils  man- 
queraient bientôt  du  nécessaire  l'un  et  l'aulre. 

Ciia(|ue  condition  fait  donc  un  recueil  d'obser- 
vations; Cl  il  se  forme  un  corps  de  connaissances 
dont  la  société  jouit.  Or,  comme  dans  cha(iue 
classe  de  citoyens  les  observations  tendent  à  se 
metlre  en  proportion  avec  les  besoins,  le  recueil 
des  observations  de  toutes  les  classes  tend  à  se 
niellre  en  proportion  avec  les  besoins  de  la  société 
entière. 

Chaque  classe,  à  mesure  qu'elle  acquiert  des 
connaissances,  enrichit  la  langue  des  mois  qu'elle 
croit  propres  à  les  cominiini(|Her.  Le  système  des 
langues  s'étend  donc,  et  il  se  met  peii  à  peu  en 
proportion  avec  celui  des  idées. 

Actuellement  vous  pouvcîz  juger  quelles  langues 
sont  plus  parfaites  ,  et  quelles  langues  le  sont 
moins. 

Les  sauvages  ont  peu  de  besoins,  donc  ils  obser- 
vent peu,  donc  ils  ont  peu  d'idées.  Ils  n'ont  aucun 
inléièt  à  étudier  l'agriculture,  le  commerce,  les 
arts,  les  sciences;  donc  leurs  laiigu<-s  ne  sont  pas 
propres  à  rendre  les  C(jniiaissances  ([lie  nous  avons 
sur  ces  différents  objets.  Assez  parfaites  pour  eux, 
puisqu'elles  sullisenl  à  leurs  besoins,  elles  seraient 
im|iarfaites  pour  nous,  parce  qu'elles  manquent 
d'expressions  pour  rendre  le  plus  grand  nombre 
de  nos  idées.  11  faut  donc  conclure  que  les  langues 
les  plus  riches  sont  celles  des  peuples  qui  ont 
beaucoup  cultivé  les  arts  et  les  sciences. 

Vous  vous  souvenez  que,  pour  rendre  sensible 
b  proportion  qui  tend  à  s'établir  entre  les  besoins, 


DTCTIONNATRE  DE  PrilLOSOPHIE. 


les  coiinaissancos  et  les  lançîiios,  nous  avons  tractî 
(lilloreiils  ccrolcs  ;  un  tort  polit,  <lans  Wq\ic\  nons 
;ivons  circonscril  les  besoins  des  sauvages;  un 
plus  grand,  (jui  conlenait  les  besoins  de  peuples 
pasleurs  ;  un  plus  grand  encore,  pour  les  besoins 
des  peuples  (pii  connueneenl  à  eulliver  la  terre; 
enlin  un  dernier,  dont  la  circonférence  s'élend 
conlinuellenienl,  et  c'est  celui  où  nous  renfermions 
les  besoins  des  peuples  qui  créent  les  arts.  Ces 
cercles  croissaient  à  nos  yeux,  à  mesure  que  la 
société  se  formait  de  nouveaux  besoins.  Nous  re- 
marquions que  les  besoins  précèdent  les  connais- 
sances, piiiscpTils  nous  déterminent  à  les  acquérir; 
le  cercle  des  besoins  dépasse  dans  les  commence- 
ments celui  des  connaissances.  Nous  ferions  le 
même  raisonnement  sur  les  connaissances  ;  elles 
précèdent  las  mots,  puisfiuc  nous  ne  faisons  des 
mots  que  pour  exprimer  les  idées  (]ue  nous  avions 
déjà.  Le  cercle  des  connaissances  dépasse  donc 
aussi  dans  les  commencements  celui  des  langues. 
Kniin  nous  remarquions  que  tous  ces  cercles 
tendent  à  se  confondre  avec  le  plus  grand,  par- 
ce que,  cbez  tous  les  peuples,  les  connaissances 
tendent  à  remplir  le  cercle  des  besoins,  et  que 
les  langues  croissent  dans  la  même  proportion. 

Parcourons  maintenant  la  surface  de  la  terre  ; 
nous  verrons  les  connaissances  augmenter  ou 
diminuer,  suivant  que  les  besoins  sont  ])lns  mul- 
tipliés ou  plus  bornés.  Réduites  prescpi'à  rien 
parmi  les  sauvages,  ce  sont  des  plantes  informes, 
qui  ne  peuvent  croître  dans  un  sol  ingrat  où 
elles  manquent  de  culture.  Au  contraire,  'rans- 
planlées  dans  les  sociétés  civiles,  elles  s'élèvent, 
elles  s'étendent,  elles  se  grelFent  les  unes  sur  les 
autres;  elles  se  multiplient  de  toutes  sortes 
de  manières,  et  elles  varient  leurs  fruits  à  l'infini. 
Comme  votre  petite  cbaise  est  l'aile  sur  le  même 
modèle  que  la  mienne  quie!^t  plus  élevée,  ainsi 
le  système  des  idées  est  le  même,  pour  le  fond, 
chez  les  peuples  sauvages  et  chez  les  peuples 
civilisés  ;  il  ne  difl'ére  que  parce  qu'il  est  plus 
ou  moins  étendu  :  c'est  un  même  modèle  d'a- 
près lequel  on  fait  des  sièges  de  différente  hau- 
teur. 

Or,  puisque  le  système  des  idées  a  partout  les 
mêmes  fondements,  il  faut  que  le  système  des  lan- 
gues, soit  pour  le  fond,  également  le  même  pirtout; 
par  conséquent  toutes  les  langues  onl  des  régies 
communes;  toutes  ont  des  mois  de  diflérentes 
espèces,  toutes  ont  des  signes  pour  marquer  les 
rapports  des  mots. 

Cependant  les  langues  sont  différentes,  soit 
parce  qu'elles  n'emploient  pas  les  mêmes  mots 
pour  rendre  les  mêmes  idées,  soit  parce  qu'elles 
se  servent  de  signes  différents  pour  marquer  les 
mêmes  rapports.  En  français,  par  exemple,  on 
dit  le  livre  de  Pierre,  en  latin,  liber  Pelri  :  vous 
voyez  que  les  Uoinains  exprimaient,  par  un  chan- 
gement dans  la  terminaison ,  le  même  rapport 
que  nous  exprimons  par  un  mot  destiné  à  cet 
usage. 

Les  langues  ne  se  perfectionnent  qu'autant 
qi'elles  analysent  ;  au  lieu  d'offrir  à  la  fois  des 
masses  confuses,  elles  présentent  les  idées  succes- 
sivement, elles  les  distribuent  avec  ordre,  elles 
en  font  différentes  classes;  elles  manient,  pour 
ainsi  dire,  les  éléments  de  la  pensée,  et  elles  les 
combinent  d'une  infinité  de  manières;  c'est  à  quoi 
elles  réussissent  plus  ou  moins,  suivant  qu'elles 
ont  des  moyens  plus  ou  moins  commodes  pour 
séparer  les  idées,  pour  les  rapprocher  et  pour  les 
comparer  sous  tous  les  rapports  possibles.  Vous 
connaissez  les  chiffres  romains  et  les  chiffres 
arabes ,  et  vous  jugez  par  votre  expérience  com- 
bien ceux-ci  facilitent  les  calculs.  Or  les  mots 
sont,  par  rapport  à  nos  idées,  ce  que  les  chiOres 
sont  par  rapport  aux  nombres.  Une   langue  serait 


1256 


donc  imparfaite,  si  elle  se  servait  de  signes  aussi 
embarrassants  (|ue  les  cliillres  romains. 

Ce  chapitre  et  le  précédent  ne  sont  que  des 
préliminaires  à  l'analyse  du  discours;  et  ils  étaient 
nécessaires  :  car  avant  que  d'entreprendre  de  dé- 
composer une  langue,  il  faut  avoir  quelques  con- 
naissances de  la   manière  dont  elle  s'est   formée. 

Une  autre  connaissance  (lui  ncst  pas  moins 
nécessaire,  c'est  de  savoir  en  quoi  consiste  l'art 
d'analyser  la  pensée. 

Eti  quoi  consiste  l'an  d'analyser  nos  pensées. 

Vous  éprouvez  que  tous  les  objets  qui  font  en 
mên)e  temps  une  sensation  dans  vos  yeux,  sont 
également  présents  à  votre  vue. 

Or  vous  pouvez  embrasser  d'un  coup  d'œil  tous 
ces  objets  sans  donner  une  attention  particulière 
à  aucun  ;  et  vous  pouvez  aussi  porter  votre  atten- 
tion de  l'un  à  l'autre,  elles  remar(|uer  chacun  en 
particulier.  Dans  l'un  et  l'autre  cas,  tous  conti- 
nuent d'être  présents  à  votre  vue,  tant  qu'ils  con- 
tinuent tous  d'agir  sur  vos  yeux. 

Mais  lorsque  votre  vue  les  embrasse  également, 
cl  que  vous  n'en  remarquez  aucun,  vous  ne  pouvez 
pas  vous  rendre  un  compte  exact  de  tout  ce  que 
vous  voyez  ;  et  parce  que  vous  apercevez  trop 
de  choses  à  la  fois,  vous  les  apercevez  confusé- 
ment. 

Pour  être  en  élat  de  vous  en  rendre  compte,  tl 
faut  les  apercevoir  d'une  manière  distincte;  et 
pour  les  apercevoir  d'une  manière  distincte,  il 
faut  observer,  l'une  après  l'autre,  ces  sensations 
qui  se  font  dans  vos  yeux  loutes  au  môme  instant. 
Lorsque  vous  les  observez  ainsi,  elles  sont  suc- 
cessives par  rapport  à  votre  œil,  qui  se  dirige  d'un 
objet  sur  un  autre  :  mais  elles  sont  simultanées 
par  rapport  à  votre  vue,  qui  continue  de  les  em- 
brasser. En  ellet,  si  vous  ne  regardez  qu'une 
chose,  vous  en  voyez  plusieurs;  et  il  vous  est 
même  impossilde  de"  n'en  pas  voir  beaucoup  plus 
que  vous  n'en  regardez. 

Or,  des  sensations  simultanées  par  rapport  à 
votre  vue  agissent  sur  vous  comme  une  seule  sen- 
sation qui  est  confuse,  parce  qu'elle  est  trop  com- 
posée, il  ne  vous  en  reste  aucun  souvenir,  et  vous 
êtes  porté  à  croire  que  vous  n'avez  rien  vu.  Des 
sensations,  au  contraire,  que  vous  observez  l'une 
après  l'autre,  agissent  sur  vous  comme  autant  de 
sensations  disiinctes  :  vous  vous  souvenez  des 
choses  que  vous  avez  vues  ;  et  quelquefois  ce  sou- 
venir est  si  vif,  qu'il  vous  semble  les  voir  encore. 
Si  plusieurs  sensations  simultanées  se  réunissent 
confusément,  et  paraissent,  lorsque  la  vue  les  em- 
brasse toutes  à  la  fois,  composer  une  seule  sensation 
dont  il  ne  reste  rien,  vous  voyez  qu'elles  se  décom- 
posent lorsque  l'œil  les  observe  l'une  après 
l'autre,  et  qu'alors  elles  s'offrent  à  vous  successi- 
vement d'une  manière  distincte. 

Ce  que  vous  remarquez  des  sensations  de  la  vue 
est  également  vrai  des  idées  et  des  opérations  de 
r«Milendcnient.  Lorsque  votre  esprit  embrasse  à  la 
fois  plusieurs  idées  et  plusieurs  opérations  qui 
coexistent,  c'est-à-dire  qui  existent  en  lui  toutes 
ensemble,  il  en  résulte  quelque  chose  décomposé 
dont  nous  Jie  pouvons  déiuèler  les  différentes  par- 
lies  ;  nous  n'imaginons  pas  même  alors  que  plu- 
sieurs idées  aient  pu  être  en  même  temps  pré- 
sentes à  notre  esprit,  et  nous  ne  savons  ni  à  quoi  ni 
ce  (pu- lions  avons  pensé.  Mais  lorsque  ces  idées  et 
ces  opérations  viennent  à  se  succéder,  alors  votre 
pensée  se  décompose,  nous  dém'ilons  peu  à  peu  ce 
qu'elle  renferme,  nous  observons  ce  ijue  fait  notre 
esprit,  et  nous  nous  faisons  de  ses  opérations  une 
suite  d'idées  distinctes. 

En  effet,  comme  l'unique  manière  de  décompo- 
ser les  sensations  de  la  vue  est  de  les  faire  suc- 
céder l'une  à  l'autre,    de  même  l'unique  manière 


125i 


de  décomposer  une  pensée,  est  de  faire  succéder 
Tune  à  l'autre  les  idées  et  les  opérations  dont  elle 
est  formée.  Pour  décomposer,  par  exemple,  l'idée 
que  j'ai  à  la  vue  de  ce  bureau,  il  (uut  que  j'observe 
successivement  toutes  les  sensations  qu'il    fait  en 
même  temps  sur  n.oi,  la  hauteur,  la  longueur,   la 
largeur,  la  couleur,  etc.  C'est  ainsi   que  ,  pour  dé- 
composer ma  pensée,  lorsque  je  forme  un    désir, 
j  observe  successivement  l'inquiétude  ou  le  malaise 
que  j  éprouve,  l'idée  que  je  me  fais  de  l'obiet  pro- 
pre a  me  soulager,  l'élal   où  je  suis  pour  en  être 
prive,  le  plaisir  que  me  promet  sa  jouissance,  et  la 
direction  de  toutes   mes   facultés   vers    le   même 
objer. 

Ainsi,  décomposer  une  pensée,  comme  une  sen- 
sation, ou  se  représenter  successivement  les  parties 
dont  elle  est  composée,  c'est  la  même  chose  ;  et 
par  conséquent  l'art  de  décomposer  nos  pensées 
n'est  que  l'art  de  rendre  successives  les  idées  et  les 
opérations  qui  sont  simultanées. 

Je  dis  l'art  de  décomposer  nos  pensées  ;  et  ce 
n'est  pas  sans  raison  que  je  m'exprime  de  la  sorte. 
Car,  dans  l'esprit,  chaque  pensée  est  naturellement 
composée  de  plusieurs  idées  et  de  plusieurs  opéra- 
tions qui  coexistent  ;  et  pour  savoir  décomposer, 
il  faut  avoir  appris  à  se  représenter,  lune  après 
l'autre,  ces  idées  et  ces  opérations.  Vous  venez  de 
le  voir  dans  la  décomposition  du  désir;  et  vous 
pouvez  encore  vous  en  convaincre  par  l'analyse  de 
l'entendement  humain.  Car  si  rallenlion,  la" com- 
paraison, le  jugement,  etc.,  ne  sont  que  la  sensa- 
tion transformée,  c'est  une  conséquence  que  ces 
opérations  ne  soient  que  la  sensation  décomposée, 
ou  considérée  successivement  sous  différents  points 
de  vue. 

.  La  sensation  enveloppe  donc  toutes  nos  idées  et 
toutes  nos  opérations  ;  et  l'art  de  la  décomposer 
n'est  que  l'art  de  nous  représenter  successivement 
les  idées  et  les  opérations  qu'elles  renreniienl. 

Je  pourrais,  par  conséquent,  former  des  juge- 
ments et  des  raisonnements,  et  n'avoir  point  en- 
core de  moyens  pour  les  décomposer.  J'en  ai  même 
formé,  avant  d'avoir  su  m'en  représenter  les  parlies 
dans  l'ordre  successif,  qui  peut  seul  me  les  faire 
distinguer.  Alors  je  jugeais  et  je  raisonnais  sans 
pouvoir  me  faire  d'idées  distinctes  de  ce  qui  se 
passait  en  moi,  et  par  conséquent  sans  savoir  que 
je  jugeais  et  que  je  raisonnais.  Mais  il  n'en  était 
pas  moins  vrai  que  je  faisais  des  jugemenis  et  des 
raisoniiemems.  La  décomposition  d'une  pensée 
suppose  l'existence  de  celle  pensée  ;  et  il  serait 
absurde  de  dire  que  je  ne  commence  à  juger  et  à 
raisonner  que  lorsque  je  commence  à  pouvoir  me 
représenter  successivement  ce  que  je  fais  quand  je 
juge  et  quand  je  raisonne. 

Si  toutes  les  idées  qui  composent  une  pensée 
sont  siniult.inées  dans  l'esprit,  elles  sont  succes- 
sives dans  le  discours  :  ce  sont  donc  les  langues 
qui  nous  fournissent  les  niovens  d'analyser  nos 
pensées. 

Combien  les  siqnes  artificiels  sont  nécessaires  pour 
décomposer  les  opérations  de  Vàme,  et  nous  en 
donner  des  idées  distinctes. 

Lorsqu'on  juge  qu'un  arbre  est  grand,  l'opération 
de  le.sprit  n'est  que  la  perception  du  rapport  de 
grand  a  arbre,  si,  comme  nous  l'avons  dii,  juger 
«est  qu'apercevoir  un  rapport  entre  deux  idoes 
que  i  on  compare. 

Il  est  vrai  que  vous  auriez  pu  m'objecter  que, 
lorsque  vous  jugez,  vous  faites  quelque  chose  de 
plus  que  d'apercevoir.  En  elfel,  vous  ne  voulez 
pas  seulement  dire  que  vous  apercevez  qu'un  arbre 
est  grand,  vous  vouiez  encore  alïirmer  qii'il  l'est. 

Je  réponds  que  la  perception  et  l'alUrmalion  ne 
sent  de  la  part  de   ies|)ii!  (priine  même  opération 
sous  deux  vues  différentes.  Nous  pouvons   consi- 
iJlCTIONN.    DS    Pillf.OSOI'HIE.    i. 


NOTES  ADDITIONNELLES. 


1258 
dérer  le  rapport  entre  arbre  et  grand,  dans  la  per- 
ception que  nous  en  avons,  ou   dans  les  idées  do 
grand  et  d'arbre,  idées  qui  nous  représentent   un 
grand  arbre  comme  existant  hors  de  nous.  Si  nous 
le  considérons  seiilemeni  dans  la  perception  ,  alors 
il  est  évident  ([ue  la  j)ercei)iion  et  le  jugement  ne 
sont  qu'une  même  cho.se.   Si,  au  contr.iire,  nous  le 
considérons  encore   dans   les    idées   de  grand   et 
d  arbre,  alors  l'idée  de  grandeur  convient  à  l'idée 
d  arbre,  indépendamment  de  notre  perception  ,  et 
le  jugement  devient  une  aHirmation.  Envisagé  sous 
ce  point  de  vue,  la  proposition.  Cet  arbre  est  grand 
ne  signihe    pas  seulement  que    nous   aperce^'ons 
I  idée  d'arbre  avec  lidée  de  grandeur  :  elle  signifie 
encore    que  la  grandeur  appartient  réellement  à 
I  arbre. 

Un  jugemenl  comme  perception,  et  un  jusement 
comme  allirmalion,  ne  sont  donc,  qu'une"  même 
0|>eiation  de  l'esprit  ;  et  ils  ne  diffèrent  que  parce 
que  le  premier  se  borne  à  faire  considérer  un  rap- 
port dans  la  perception  qu'on  en  a,  et  que  le 
second  le  fait  considérer  dans  les  idées  que  l'on 
compare. 

f)r,  d'où  nous  vient  le  pouvoir  d'aflirmer  on  de 
considérer  un  rapport  dans  les  idées  que  nous 
comparons,  plutôt  que  dans  la  perception  que 
nous  en  avons'/  de  l'usage  des  signes  artificiels. 

\ous  avez  vu  que,  pour  découvrir  le  mécanisme 
d  une  montre,  il  faut  le  décomposer,  c'est-à-dire,  en 
séparer  les  parties,  les  distribuer  avec  ordre,  et  les 
étudier  chacune  à  part.  Vous  vous  êtes  aussi  con- 
vaincu que  celte  analyse  est  l'unique  moyen  d'ac- 
querir  des  connaissances  de  quelque  espèce  qu'elles 
soient. 

Vous  avez  jugé  en  conséquence  que.  pour  con- 
naître parlaitement  la  pensée,  il  la  fallait  décom- 
poser, et  en  éliidier  successivement  toutes  les 
idées,  comme  vous  étudieriez  toutes  les  parties 
d  une  inonlre. 

Pour  faire  cette  décomposition,  vous  avez  distri- 
biie  avec  ordre  les  mots  qui  sont  les  signes  de  vos 
i<  ces.  Dans  chaque  mot  vous  a\cz  considéré  chaque 
Idée  scparemeiil  ;  et  dans  deux  mots  que  vous  avez 
rapprochés,  vous  avez  observé  le  rapport  que  deux 
Idées  ont  1  une  à  l'autre.  C'est  donc  à  l'usage  des 
mots  que  vous  devez  le  pouvoir  de  considérer  vos 
idées  chacune  eu  elle-même,  et  de  les  comparer 
les  unes  avec  les  autres,  pour  en  découvrir  les 
rapports.  En  effet,  vous  n'aviez  pas  d*nutre  moyen 
pour  laire  cette  analyse.  Par  conséquent,  si  vous 
Il  aviez  eu  l'usage  d'aucun  signe  artificiel  .  il  vous 
aurait  été  impossible  de  la  faire. 

Mais  si  vous  ne  pouviez  pas  faire  celte  analyse 
vous  ne  pourriez  pas  considérer,  séparément  et 
chacune  en  elle-même,  les  idées  dont  se  forme 
votre  pensée.  Elles  resteraient  donc  comme  en- 
veloppees  confusément  dans  la  perceplion  ciue  vous 
en  avez.  »         i  t 

Dès  (lu'elles  seraient  ainsi  enveloppées,  il  est 
évident  que  les  comparaisons  et  les  jugemenis  de 
votre  esprit  ne  seraient  pour  vous  que  ce  que 
nous  appelons  perception.  Vous  ne  pourriez  nas 
Jaire  cette  proposition.  Cet  arbre  est  grand,  puisque 
ces  Idées  seraient  simultaiices  dans  votre  esprit 
et  que  vous  n'auriez  pas  de  moyens  pour  vous  les 
représenter  dans  l'ordre  succes.sif  qui  les  dislingue 
et  que  le  discours  peut  seul  leur  donner,  f'ar 
conséquent,  vous  ne  pourriez  pas  juger  de  ce  rap- 
port.  SI,  pour  en  juger,  vous  enlendez  l'affirmer. 

tout  vous  confirme  donc  que  le  jugement,  pris 
pour  une  airirmation,  est  dans  votre  esprit  la  même 
operalion  que  le  jugement  pris  pour  une  percep- 
tion :  et  qii  ayant  par  vous-même  la  faculté  d'a- 
percevoir un  rapport,  vous  devez  à  l'usage  des 
signes  artificiols  la  faculté  de  l'affirmer  ou  de  pou- 
voir laire  une  proposition.  L'affirmation  est,  en 
quelque  sorle,   moins  dans  voire  esprii  que  danu 

40 


1259  DICTIONN/VIRE 

les  mois  qui  prononcent  les   rapports  que.   vous 
apercevez. 

Comme  les  mois  développent  successivement 
dans  une  pro|)osilion  un  jugement  dont  les  idées 
sont  simultanées  dans  l'esprit,  ils  développent  dans 
ime  suite  de  propositions  un  raisonneilicnt  dont 
les  parties  sont  également  simultanées;  et  vous 
découvrez  en  vous  une  suite  d'idées  et  d'opéra- 
lions  que  vous  n'auriez  pas  démêlées  sans  leur 
secours. 

Pniscju'il  n'y  a  point  d'homme  qui  ait  été  sans 
l'usage  des  signes  arliliciels,  il  n'en  est  point  à  qui 
les  idées  et  les  opérations  de  son  esprit  ne  se 
soient  oÛcrtes,  pendant  un  temps,  tout  à  fait  con- 
fondues avec  la  sensation  ;  et  tous  ont  commencé 
j)ar  être  dans  l'impuissance  de  démêler  ce  qui  se 
passait  dans  leur  pensée.  Ils  ne  faisaient  qu'aper- 
cevoir ,  et  leur  perception,  où  tout  se  confondait, 
leur  tenait  lieu  de  jugement  et  de  raisonnement  : 
elles  en  étaient  l'équivalent.  Vous  concevez  com- 
liien  il  était  difficile  de  débrouiller  ce  chaos.  Vous 
avez  néanmoins  surmonté  cette  diUicuUé  ;  et  vous 
devez  juger  que  vous  en  pouvez  surmonler  d'autres. 

Dés  que  nous  ne  pouvons  apercevoir  séparé- 
ment et  distinctement  les  opérations  de  notre  âme 
que  dans  les  noms  que  nous  leur  avons  donnés, 
c'est  une  conséquence  que  nous  ne  sachions  pas 
observer  de  pareilles  opérations  dans  les  animaux, 
qui  n'ont  pas  l'usage  de  nos  signes  arliliciels.  INe 
pouvant  pas  les  démêler  en  eux,  nous  les  leur  refu- 
sons ;  et  nous  disons  qu'ils  ne  jugent  pas,  parce 
qu'ils  ne  prononcent  pas  comme  nous  des  jugements. 

Vous  éviterez  celle  erreur  si  vous  considérez 
que  la  sensation  enveloppe  loules  les  idées  et 
toutes  les  opérations  dont  nous  sommes  capables. 
Si  ces  idées  et  ces  opérations  n'étaient  pas  en 
nous,  les  signes  artificiels  ne  nous  apprendraient 
pas  à  les  distinguer.  lis  les  supposent  donc  ;  et 
tout  animal  qui  a  des  sensations  a  la  faculté  de 
juger,   c'est-à-dire,  d'apercevoir  des  rapports. 

Avec  quelle  méthode  on  doit  employer  les  signes  arti- 
ficiels pour  se  faire  des  idées  distinctes  de  toute 
espèce. 

Nous  venons  de  voir  que  «es  signes  artificiels 
sont  nécessaires  pour  démêler  les  opérations  de 
notre  âme  :  ils  ne  le  sont  pas  moins  pour  nous 
faire  des  id^ées  distinctes  des  objets  qui  sont  hors 
de  nous.  Car,  si  nous  ne  connaissons  les  choses 
qu'autant  que  nous  les  analysons,  c'est  une  con- 
séquence que  nous  ne  les  connaissions  qu'autant 
que  nous  nous  représentons  successivement  les 
qualités  qui  leur  appartiennent.  Or  c'est  ce  que 
nous  ne  pouvons  faire  qu'avec  des  signes  choisis 
et  employés  avec  art. 

Il  ne  sulfirait  pas  de  faire  passer  ces  qualités 
l'une  après  l'autre  devant  l'esprit.  Si  elles  y  pas- 
saient sans  ordre,  nous  ne  saurions  où  les  re- 
trouver, il  ne  nous  resterait  que  des  idées  con- 
fuses ;  et  par  conséquent  nous  ne  retirerions  pres- 
que aucun  fruit  des  décompositions  que  nous  aurions 
i'aites.  L'analyse  est  doîic  assujettie  à  un  ordre. 

Pour  le  découvrir,  cet  ordre,  il  sullit  de  consi- 
dérer que  l'analyse  a  pour  objet  de  distinguer  les 
idées,  les  rendre  faciles  à  retrouver,  et  de  nous 
mettre  en  état  de  les  comparer  sous  toutes  sorld'S 
de  rapports. 

Or,  si  elle  en  trace  la  suite  dans  la  plus  grandô 
liaison  ;  si,  en  les  faisant  naître  les  unes  des  au- 
tres, elle  en  montre  le  développement  successif, 
si  elle  donne  à  chacune  une  place  marquée,  et  la 
place  qui  lui  convient  ;  alors  chaque  idée  sera 
distincte  et  se  retrouvera  facilement  ;  il  sulîira 
même  de  s'en  rappeler  une  pour  se  rappeler 
successivement  toutes  les  autres  ;  et  il  sera  facile 
d'en  observer  tous  les  rapports.  Nous  pouvons 
les  parcourir    sans   obstacles,   et  nous  arrêter  à 


DE  PHILOSOPHIE. 


1260 


notre  choix  sur  toutes  celles  que   nous  voudrons 
comparer. 

Il  ne  s'agit  donc  pas,  pour  analyser,  de  se  faire 
«n  ordre  arbitraire.  11  y  en  a  un  qui  est  donné  par 
la  manière  dont  nous  concevons.  La  nature  l'in- 
dique elle  même  ;  et  pour  le  découvrir,  il  ne  faut 
qu'observer  ce  qu'elle  nous  fait  faire. 

Les  objets  commencent  d'eux-mêmes  à  se  dé- 
composer, puisqu'ils  se  montrent  à  nous  avec  des 
qualités  diflerentes,  suivant  la  dillcrence  des  or- 
ganes exposés  à  leur  action.  Un  corps  tout  à  la  fois 
solide,  coloré,  sonore,  odoriférant  et  savoureux, 
n'est  pas  tout  cela  à  chacun  de  nos  sens  ;  et  ce 
sont  là  autant  de  qualités  qui  viennent  successive- 
ment à  notre  connaissance  par  autant  d'organes 
différents. 

Le  loucher  nous  fait  considérer  la  solidité  comme 
séparée  des  autres  qualités  qui  se  réunissent  dans 
le  même  corps  ;  la  vue  nous  lait  considérer  la  cou- 
leur de  la  même  manière.  En  un  mot,  chaque  sens 
décompose,  et  c'est  nous,  dans  le  vrai,  (jui  for- 
mons des  idées  composées,  en  réunissant  dans 
chaque  objet  des  qualités  que  nos  sens  tendent  à 
séparer. 

Or  vous  avez  vu  qu'une  idée  abstraite  est  une 
idée  que  nous  formons  en  considérant  une  qualité 
séparément  des  autres  qualités  auxquelles  elle  est 
unie.  Il  suflit  donc  d'avoir  des  sens  pour  avoir  des 
idées  abstraites. 

Mais  tant  que  nous  n'avons  des  idées  abstraites 
que  par  cette  voie,  elles  viennent  à  nous  sans  ordre  ; 
elles  disparaissent  quand  les  objets  cessent  d'agir 
sur  nos  sens  :  ce  ne  sont  que  des  connaissances 
momentanées  ;  et  notre  vue  est  encore  bien  confuse 
et  bien  trouble. 

Cependant  c'est  la  nature  qui  commence  à  notis 
faire  démêler  quelque  chose  dans  les  impressions 
que  Ics  organes  font  passer  jusqu'à  l'àme.  Si  elle 
ne  co  nmençait  pas,  nous  ne  pourrions  pas  commen- 
cer nous-mêmes.  Mais  quand  elle  a  commencé,  elle 
s'arrête  :  contente  de  nous  avoir  mis  sur  la  voie, 
elle  nous  laisse  ;  et  c'est  à  nous  d'avancer. 

Jusque-là  c'est  donc  sans  aucun  art  de  notre 
part  que  se  font  toutes  les  décompositions.  Or  com- 
ment pourrons-nous  faire  avec  art  d'autres  décom- 
positions pour  acquérir  de  vraies  connaissances? 
c'est  encore  en  observant  l'ordre  que  la  nature 
nous  prescrit  elle-même.  Mais  v(;ns  savez  que  cet 
ordre  est  celui  dans  lequel  nos  idées  naissent  les 
unes  des  autres,  conséquemmenl  à  notre  manière 
de  sentir  et  de  concevoir.  C'est  donc  dans  l'ordre 
le  plus  conforme  à  la  génération  des  idées  que  nous 
devons  analyser  les  objets. 

Papa,  dans  la  bouche  d'un  enfant  qui  n'a  vu  que 
son  père,  n'est  encore  pour  lui  que  le  nom  d'un 
individu.  Mais  lors(|u'il  voit  d'autres  honnnes,  il 
juge,  aux  qualités  qu'ils  ont  en  commun  avec  sou 
j)ère,  qu'ils  doivent  aussi  avoir  le  même  nom,  et  il 
les  appelle  papa.  Ce  mot  n'est  donc  plus  pour  lui 
le  nom  d'un  individu,  c'est  un  nom  commun  à  plu- 
sieurs individus  qui  se  ressemblent  :  c'est  le  nom 
de  quelque  chose  qui  n'est  ni  Pierre  ni  Paul  :  c'est 
par  conséquent  le  nom  d'une  idée  qui  n'a  d'exis- 
tence que  dans  l'esprit  de  cet  enfant,  et  il  ne  l'a 
formée  que  parce  qu'il  a  lait  abstraction  des  quali- 
tés particulières  aux  individus  Pierre  et  Paul,  pour 
ne  penser  qu'aux  qualités  qui  leur  sont  communes. 
I!  n'a  pas  eu  de  peine  à  faire  cette  abstraction  :  il 
lui  a  sufli  de  ne  pas  remarquer  les  qualités  qui  dis- 
tinguent les  individus.  Or  il  lui  est  bien  plus  facile 
de  saisir  les  ressemblances  que  les  diOérences  ;  et 
c'est  pourquoi  il  est  naturellement  porté  à  généra- 
liser :  lorsque,  dans  la  suite,  les  circonstances  lui 
a'pprendront  qu'on  appelle  homme  ce  qu'il  nommait 
papa,  il  n'acquerra  pas  une  nouvelle  idée,  il  ap- 
prendra seulement  le  vrai  nom  d'un  idée  qu'il  avait 
déji.v 


I2C.1 


NOTES  ADDITIONNELLES. 


12C2 


Mais  il  faut  observer  qu'une  lois  qu'un  enfant 
commence  à  généraliser,  il  rend  une  idée  avissi  éten- 
due qu'elle  peul  l'être  ;  cesl-à-dire,  qu'il  se  hâte 
de  donner  le  même  nom  à  tous  les  objets  qui  se 
ressemblent  grossièremenl  ;  et  il  comprend  tout 
dans  une  seule  classe.  Les  ressemblances  sont  les 
premières  choses  qui  le  frappent,  parce  ([u'il  no  sait 
pas  encore  analyser,  pour  distinguer  les  objets  par 
les  qualités  qui  leur  sont  propres.  11  n'imaginera 
tlonc  des  classes  moins  générales  que  lorsqu'il  aura 
appris  à  observer  par  où  les  choses  diUèrciU.  Le 
mol  homme,  par  exemple,  est  d'abord  pour  lui  une 
«iénomination  coumiune  ,  sous  laquelle  il  comprend 
indistinctement  tous  les  hommes.  Mais  lorsque,  dans 
4a  suite,  il  aura  occasion  de  connaître  les  différen- 
ces conditions,  il  fera  aussitôt  les  classes  subordon- 
nées et  moins  générales  de  militaires,  de  magistrats, 
de  bourgeois,  d'artisans,  de  laboureurs,  etc.  Tel  est 
donc  l'ordre  de  la  génération  des  idées.  On  passe 
tout  à  coup  de  l'individu  au  genre,  pour  descendre 
ensuite  aux  did'érentes  espèces,  qu'on  multiplie 
d'autant  plus  qu'on  ac(iuiert  plus  de  discernement; 
c'est-à-dire,  qu'on  apprend  mieux  à  faire  l'analyse 
des  choses. 

Toutes  les  fois  donc  qu'un  enfant  entend  nommer 
lin  objet  avant  d'avoir  remarqué  qu'il  ressemble  à 
d'autres,  le  mol  qui  est  pour  nous  le  nom  d'une 
idée  générale  est  pour  lui  le  nom  d'un  individu  : 
ou,  si  ce  mol  est  pour  nous  un  nom  propre,  il  le  gé- 
néralise aussitôt  qu'il  trouve  des  objets  semblables 
à  celui  qu'on  a  nommé;  et  il  ne  lait  des  classes 
na'eins  générales  qu'à  mesure  qu'il  apprend  à  rc- 
raarquer  les  différences  qui  distinguent  les  choses. 

Vous  voyez  donc  comuicnt  nos  premières  idées 
sont  individuelles,  comment  elles  se  généralisent , 
et  comment  de  générales  elles  deviennent  des  es- 
pèces subordonnées  à  un  genre. 

Cette  génération  est  fondée  sur  la  nature  des 
choses,  il  faut  bien  que  nos  premières  idées  soient 
individufiles  :  car  i)uisqu'il  n'y  a  hors  de  nous  (|uc 
des  individus,  il  n'y  a  aussi  que  des  individus  qui 
puissent  agir  sur  nos  sens.  Les  antres  objets  de 
notre  comiaissance  ne  sont  point  des  choses  réelles 
qui  aient  une  existence  dans  la  nature  :  ce  ne  sont 
que  différentes  vues  de  l'esprit  <iui  considère  dans 
les  objets  les  rapports  par  où  ils  se  ressemblent,  et 
ceux  par  où  ils  diffèrent. 

Il  n'y  a  donc  qu'un  moyen  pour  acquérir  des 
connaissances  exactes  et  précises  ,  c'est  de  nous 
conformer  dans  nos  analyses  à  l'ordre  de  la  géné- 
ration des  idées.  Voilà  la  méthode  avec  laquelle 
nous  devons  enq)loyer  les  signes  artilicicls. 

Si  nous  ne  savions  pas  faire  usage  de  cette  mé- 
thode ,  les  signes  artiliciels  ne  nous  conduiraient 
qu'à  des  idées  imparfaites  et  confuses  ;  et  si  nous 
n'avions  point  de  signes  artiliciels,  nous  n'aurions 
point  de  méthode,  et  par  conséquent  nous  n'ac- 
querrions point  de  connaissance.  Tout  vous  coii- 
lirme  donc  combien  les  signes  artificiels  nous  sont 
nécessaires  pour  démêler  les  idées  (jui  sont  confu- 
sément dans  nos  sensations. 

Avant  que  nous  eussions  étudié  ensemble  cette 
méthode,  vous  en  aviez  déjà  fait  usage ,  et  vous 
aviez  acquis  quelques  idées  abstraites.  Conduit  par 
les  circonstances  (jui  vous  faisaient  deviner  à  peu 
prés  le  sens  des  mots,  vous  aviez  analysé  les  choses, 
sans  remarquer  que  vous  les  analysiez,  et  sans  ré- 
fléchir sur  l'ordre  que  vous  deviez  suivre  dans  ces 
analyses  ;  aussi  étaient-elles  souvent  bien  impar- 
faites :  mais  enfin,  vous  aviez  analysé,  et  vous  vous 
étiez  fait  des  idées  que  vous  n'auriez  jamais  eues 
si  vous  n'aviez  pas  entendu  des  mois,  et  si  vous 
n'aviez  pas  senti  le  besoin  d'en  faire  la  significa- 
tion. 

Si  ces  idées  étaient  en  petit  nombre  ,  si  elles 
étaient  encore  bien  confuses,  et  si  vous  n'étiez  pas 
vajtable  de  vous  en  rendre  raison ,   c'est  que  les 


circonstances  vous  avaient  mal  conduit.  Vous  n'aviez 
pas  eu  occasion  d'apprendre  assez  de  mots,  ou  vous 
ne  les  aviez  pas  appris  dans  l'ordre  le  plus  propre 
avons  en  donner  l'intelligence.  Souvent  celui  que 
vous  entendiez  prononcer  et  dont  vous  auriez  voulu 
saisir  le  sens,  en  supposait ,  ])our  être  bien  com- 
pris, d'autres  que  vous  ne  connaissiez  pas  encore. 
Quelquefois  les  personnes  qui  parlaient  devant  vous, 
laisaient  un  étrange  abus  du  langage;  et  ne  con- 
naissant pas  elles-mêmes  la  valeur  des  termes  dont 
elles  se  servaient,  elles  vous  donnaient  de  fausses 
idées.  Cependant  vous  pensiez  d'après  elles  ijvec 
confiance,  et  elles  croyaient  vous  instruire.  Or  des 
signes  qui  venaient  à  votre  connaissance  avec  si 
peu  d'ordre  et  de  précision  n'étaient  propres  qu'à 
vous  faire  faire  des  analyses  fausses  ou  peu  exactes. 
Une  pareille  méthode,  si  c'en  est  une,  ne  pouvait 
donc  vous  u'onner  que  beaucoup  de  notions  con- 
fuses et  beaucoup  de  préjugés. 

Qu'avez-vous  fait  avec  moi  pour  donner  plus  de 
précision  à  vos  idées,  et  pour  en  acquérir  de  nou- 
velles"? Vous  avez  repassé  sur  les  mois  que  vous 
saviez,  vous  en  avez  appris  de  nouveaux,  et  vous 
avez  étudié  le  sens  des  uns  et  des  autres,  dans 
l'ordre  de  la  génération  des  idées.  Vous  voyez  que 
cette  méthode  est  l'unique  :  votre  expérience  vous 
a  du  moins  convaincu  qu'elle  est  bonne. 

Pour  achever  de  vous  éclairer  sur  la  méthode,  il 
faut  vous  faire  remarquer  qu'il  y  a  un  ordre  dans 
lequel  nous  acquérons  des  idées,  cl  un  ordre  dans 
lequel  nous  distribuons  celles  que  nous  avons  ac- 
quises. 

Les  premier  est,  comme  vous  l'avez  vu,  celui  de 
leur  génération  :  le  second  est  le  renversement  du 
premier.  C'est  celui  où  nous  commençons  par  l'idée 
la  plus  générale,  pour  descendre  de  classe  en  classe 
jusqu'à  l'individu. 

Vous  aurez  plus  d'une  fois  occasion  de  rcmar- 
(juer  que  les  idées  générales  abn'gent  le  discours. 
C'est  dpnc  par  elles  qu'on  doit  commencer,  (|uand 
on  parle  à  des  personnes  instruites.  Il  serait  im- 
portun et  superflu  de  remonter  à  l'origine  des 
idées  ,  puisqu'on  ne  leur  dirait  que  ce  qu'elles 
savent. 

Il  n'en  est  pas  de  même  quand  on  parle  à  des 
personnes  qui  ne  savent  rien,  ou  qui  savent  tout 
imparfaitement.  Si  je  vous  présentais  mes  idées 
dans  l'ordre  qu'elles  ont  dans  mon  esprit,  je  com- 
mencerais par  des  choses  que  vous  ne  i)ourriez  pas 
entendre,  parce  qu'elles  en  supposeraient  que  vous 
ne  savcï  pas.  Je  dois  donc  vous  les  présenlerdans 
l'ordre  dans  lequel  vous  auriez  pu  les  acciuérir 
tout  seul. 

Par  exemple,  si  j'avais  défini  l'entendement,  la 
volonté  ou  la  pensée,  avant  d'avoir  analysé  les 
opérations  de  l'âme,  vous  ne  m'auriez  pas  entendu. 
Vous  ne  m'entendriez  pas  davantage  si  je  com- 
mençais cet  ouvrage  par  définir  la  graminaire  et  ce. 
que  les  grammairiens  appellent  les  parties  (Tond- 
son.  Il  est  vrai  que  je  pourrais  dans  la  suite  expli- 
quer ces  choses  ;  mais  serait-il  raisonnable  devons 
forcer  à  écouler  et  à  répéter  des  mots  auxquels 
vous  n'attacheriez  encore  aucune  signification  ,  et 
d'en  renvoyer  l'explication  à  un  autre  temps?  Je 
dois  donc  ne  vous  apprendre  les  mots  que  vous  ne 
savez  pas  qu'après  vous  en  avoir  donne  l'idée  en 
me  servant  des  mots  dont  vous  avez  l'intelli- 
gence. 

J'ai  plusieurs  raisons  pour  vous  faire  faire  ces  réfle- 
xions. La  première,  c'est  qu'eu  vous  rendant  compte 
de  la  mélhode  que  je  me  propose  de  suivre,  je  vous 
éclaire  davantage,  et  que  je  vous  mets  peu  à  peu 
en  état  de  vous  instruire  sans  moi. 

La  seconde,  c'est  qu'en  vous  montrant  comment 
je  dois  m'expliquer  pour  être  à  votre  portée,  je 
vous  apprends  à  juger  i»ar  vous-même  si  en  effet 
je  vous  oflfre  mes  idées  dans  l'ordre  le  plus  propre 


1263 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


1264 


à  me  faire  eiUcml.-e.  Je  pourrais,  oubliant  ma  mé- 
lliode,  vous  parler  comme  à  une  personne  instruite  ; 
alors  vous  ne  m'entendriez  pas,  et  peut-être  vous 
en  prcniiricz-vous  à  vous-n)èine.  11  laul  que  vous 
sachiez  que  ce  pourrait  être  ma  faute 

Enlin  ces  réllexions  sont  propres  à  prévenir  con- 
tre un  préjugé  où  Ton  est  t^éiiéralenient ,  (jue  les 
idées  abstraites  sont  bien  diniciles.  Vous  pouvez 
juger  par  vous-même  si  celles  que  vous  vous  êtes 
faîtes  depuis  que  nous  étudions  ensemble,  vous  ont 
beaucoup  coûté.  Les  autres  ne  vous  coûteront  pas 
davantage. 

En  etîet,  pourquoi  avons-nous  tant  de  peine  à 
nous  familiariser  avec  les  sciences  qu'on  nomme 
abstraites?  C'est  que  nous  les  éludions  avant  d'a- 
voir fait  d'autres  études  qui  devaient  nous  y  pré- 
parer; c'est  que  ceux  qui  les  enseignent  nous 
parlent  comme  à  des  persomu^s  instruites,  et  nous 
supposent  des  connaissances  que  nous  n'avons  pas. 
Toutes  les  études  seraient  faciles,  si,  conformément 
à  l'ordre  de  la  génération  des  idées,  on  nous  fai- 
sait passer  de  connaissance  en  connaissance,  sans 
jamais  franchir  aucune  idée  intermédiaire,  ou  du 
moins  en  ne  supprimant  que  celles  (jui  peuvent 
aisément  se  suppléer.  Je  puis  vous  rendre  cette 
vérité  sensible  par  une  conq^araison  qui  n'est  pas 
noble  à  la  vérité,  mais  elle  nous  éclairera  ,  et  nous 
ne  cherchons  que  la  lumière. 

Considérez  donc  les  idées  ([ue  vous  avez  acqui- 
ses comme  une  suite  d'échelons,  et  jugez  s'il  vous 
eût  été  possible  de  sauter  tout  à  coup  an  haut  de 
l'échelle.  Vous  voyez  que  vous  n'auriez  pas  même 
pu  monter  les  échelons  deux  à  deux,  et  vous  les 
avez  montés  facilement  un  à  un.  Or  les  sciences  ne 
sont  que  plusieurs  éclielles  mises  bout  à  bout. 
Pourquoi  donc  ne  pou rriez-vous  pas,  d'échelon  en 
échelon,  monter  jusqu'au  dernier? 

Les  laugiccs  considérées  comme  autiint  de  méthodes 
unultjtiques. 

Vous  avez  vu  combien  les  signes  artificiels  nous 
sont  nécessaires  pour  dénièler  dans  nos  sensations 
toutes  les  opérations  de  notre  âme  ;  et  nous  avons 
observé  comment  nous  devons  nous  en  servir  pour 
nous  faire  des  idées  de  toute  espèce.  Le  premier 
objet  du  langage  est  donc  d'analyser  la  pensée.  En 
eflet,  nous  ne  pouvons  montrer  successivement 
aux  autres  les  idées  qui  coexistent  dans  notre 
esprit,  qu'autant  (jue  nous  savons  nous  les  mon- 
trer successivement  à  nous-mêmes  :  c'est-à-dire, 
que  nous  ne  savons  parler  aux  autres  qu'autant 
que  nous  savons  nous  parler.  On  se  tromperait  par 
conséquent,  si  Ton  croyait  que  les  langues  ne  nous 
sont  utiles  que  pour  nous  communiquer  mutuclle- 
nienl  nos  pensées. 

C'est  donc  comme  méthodes  analytiques  q\]e 
nous  devons  les  coiisidérer;  et  nous  ne  les  con- 
naîtrons parfaitement  que  lorsque  nous  aurons 
observé  comment  elles  ont  analysé  la  pensée. 

Dans  le  peu  que  vous  savez  de  notre  langage, 
vous  voyez  des  mots  pour  exprimer  vos  idées,  et 
d'autres  mots  pour  exprimerles  rapports  que  vous 
apercevez  entre  elles.  Vous  concevez  qu'avec  moins 
de  mots  vous  auriez  moins  d'idées,  et  vous  décou- 
vririez moins  de  rapports.  Il  ne  faut  pour  cela  que 
vous  rappeler  l'ignoraiice  où  vous  étiez  il  n'y  a  pas 
longtemps.  Vous  concevez  aussi  qu'avec  plus  de 
mots  que  vous  n'en  savez,  vous  pourriez  avoir 
plus  d'idées  et  découvrir  plus  de  rapports. 

Dans  le  français,  tel  que  vous  l'avez  su  d'abord, 
vous  pouvez  vous  représenter  une  languequi  com- 
mence, et  qui  ne  fait,  pour  ainsi  dire,  que  dégros- 
sir la  pensée.  Dans  le  français  tel  que  vous  le 
savez  aujourd'hui,  vous  voyez  une  langue  quia  fait 
des  progrès,  qui  fait  plus  d'analyses,  et  qui  les 
fait  mieux.  Enlin,  dans  le  français  tel  que  vous  le 
saurez  un  jour,  vous  prévoyez  de  nouveaux  pro- 


grès et  vous  commencez  à  comprendre  comment  il 
deviendra  capable  d'analyser  la  pcjisce  jusque  dan» 
les  moindres  détails. 

Si  cette  analyse  se  faisait  sans  méthode,  la  pen- 
sée ne  se  déhrotiillerait  (in'imparlailemenl  ;  les  idée» 
s'ollriraient  confusément  et  sans  ordre  à  celui  (jui 
pîuirrait  parler,  et  il  ne  pourrait  se  faire  enten- 
dre ([u'aulant  qu'on  le  devinerait.  Aussi  avons- 
nous  vu  que  celte  analyse  est  ;issujetlie  à  uito 
méthode,  et  que  cette  mclhodc  est  plus  ou  moins 
parfaite,  suivant  que,  se  conformant  à  la  généra- 
tion des  idées,  elle  la  montre  d'une  manière  plus 
on  moins  sensible.  Tout  confirme  donc  que  nous 
devons  considérer  les  langues  comme  autant  de 
méthodes  analytiques:  méthodes  qui  d'abord  ont 
(onte  l'imperfection  des  langues  qui  commencent, 
et  qui  dans  la  suit(!font  des  progrès  à  mesure  que 
les  langues  en  font  elles-mêmes. 

Mais,  me  direz-vous,  les  hommes  ne  connais- 
saient pas  celle  méthode  avant  d'avoir  fait  les 
langues:  comment  dont  les  ont-ils  faites  d'après 
celte  méthode? 

Celte  difficulté  prouve  seulement  que,  dans  les 
con)menceinenls,  celte  mélhode  a  été  aussi  impar- 
faite que  les  langues. 

En  effet,  si  vous  réfléchissez  sur  les  idées  que 
vous  avez  acquises  avec  moi,  vous  vous  convain- 
crez que  vous  les  devez  à  l'analyse  ;  que  vous  n'au- 
riez pas  pu  en  acquérir  d'aussi  précises  par  toute 
antre  voie,  et  (|ue  par  conséquent  vous  avez  tout 
seul  analysé  quel(|uefois  mélliodiquement,  si  au- 
paravant vous  en  aviez  d'exactes,  con)me  eu  effet 
vous  en  aviez.  Mais  alors  vous  analysiez  sans  le 
savoir.  Or,  c'est  ainsi  que  les  hommes  ont  suivi, 
dans  la  formalion  des  langues,  une  méthode  ana- 
lyli(|ue.  Tant  que  celte  méthode  a  élé  imparfaite, 
iis  se  sont  exprimés  grossièrement  et  avec  beau- 
coup d'embarras;  et  c'est  à  proportion  des  progrès 
qu'elle  a  faits  qu'ils  onlété  capables  de  parler  avec 
plus  de  clarté  et  de  précision. 

La  nature  vous  a  guidé  dans  les  analyses  que 
vous  avez  faites  tout  seul  ;  vous  avez  démêlé  quel 
ques  qualités  dans  les  objets,  parce  que  vous  aviez 
besoin  de  les  remarquer  ;  vous  avez  démêlé  quel- 
ques opérations  diuis  votre  âme,  parce  que  vous 
aviez  besoin  de  faire  connaître  vos  craintes  et  vos 
désirs.  Vous  avez,  à  la  vérité,  trouvé  des  secours 
dans  les  personnes  qui  vous  approchaient  :  vous 
n'avez  eu  qu'à  faire  attention  aux  circonstances  où 
elles  prononçaient  certains  mots,  pour  apprendre 
à  nommer  les  idées  que  vous  vous  faisiez. 

Les  hommes  qui  ont  lait  des  langues  ont  de 
même  élé  guidés  par  la  nature,  c'est-à-dire,  par 
les  besoins,  qui  sont  une  suite  de  notre  conforma- 
tion. S'ils  ont  été  obligés  d'imaginer  les  mots  que 
vous  avez  trouvés  faits,  ils  ont  suivi,  en  les  choi- 
sissant, la  même  méthode  que  vous  avez  suivie 
vous-même  en  les  apprenant. 

Mais,  comme  vous,  ils  l'ont  suivie  à  leur  insu. 
Si  on  avait  pu  la  leur  faire  remarquer  de  bonne 
heure,  les  langues  auraient  fait  des  progrès  rapi- 
des, comme  votre  français  en  fera.  La  lenleur  des 
progrès  ne  prouve  donc  pas  qu'elles  se  sont  for- 
mées sans  méthode;  elle  prouve  seulement  que  la 
méthode  s'est  perfectionnée  lenieinent.  Mais  enlin 
celle  méthode  a  donné  peu  à  peu  les  règles  du  lan- 
gage, et  le  système  des  langues  s'est  achevé  lors- 
qu'on a  été  capable  de  remarquer  ces  règles. 

(Ir,  la  pensée,  considérée  en  général,  est  la 
même  dans  tous  les  hommes.  Dans  tous  elle  vient 
également  de  la  sensation:  dansions  elle  se  com- 
pose et  se  décompose  de  la  même  manière. 

Les  besoins  qui  les  engagent  à  faire  l'analyse  de 
la  pensée  sont  encore  communs  à  cette  analyse 
des  moyens  semblables,  parce  qu'ils  sont  tous  con- 
formés de  la  même  manière.  La  méthode  qu'il» 


1265 


NOTES  ADDITIONNELLES. 


126a 


suivent  est  donc  assujeliie  aux  mêmes  règles  dans 
loules  les  langues. 

Mais  celle  mélliode  se  sert,  dans  difl'ôrentes  lan- 
gues, de  signes  dillVrents.  Plus  ou  moins  grossière, 
plus  ou  moins  perreelionnèe,  elle  rend  les  langues 
plus  ou  moins  capables  de  clarté,  de  précision  et 
d'énergie;  et  chaque  langue  a  des  règles  qui  lui 
sont  propres. 

On  appelle  grammaire  la  science  qui  enseigne 
les  principes  et  les  règles  de  cette  méthode  analy- 
tique. Si  elle  enseigne  les  règles  que  celle  méthode 
prescrit  à  toutes  les  langues,  on  la  nomme  gram- 
maire générale;  et  on  la  nomme  grammaire  parti- 
culière, lorsqu'elle  enseigne  les  régies  que  celle 
méthode  suit  dans  telle  ou  telle  langue. 

Etudier  la  grammaire,  c'est  donc  étudier  les 
méthodes  que  les  hommes  ont  suivies  dans  l'ana- 
lyse de  la  pensée. 

Cette  entreprise  n'est  pas  aussi  difficile  qu'elle 
peut  vous  le  paraître.  Elle  se  borne  à  observer  ce 
(jue  nous  faisons  quand  nous  parlons:  car  le  sys- 
tème du  langage  est  dans  chaque  homme  qui  sait 
parler.  D'ailleurs  un  discours  n'est  qu'un  jugement 
ou  une  suite  de  jugements.  Par  conséquent,  si  nous 
découvrons  comment  une  langue  analyse  un  petit 
nombre  de  jugement»;,  nous"  connaîtrons  la  mé- 
thode qu'elle  suit  dans  l'analvse  de  toutes  nos 
pensées. 

Comment  le  langage  d'action  décompose  la  pensée. 

Le  langage  d'action  que  je  veux  vous  faire  ob- 
server, n'est  pas  celui  dont  les  pantomimes  ont 
fait  un  art.  C'est  celui  que  la  nature  nous  fait  tenir 
en  conséquence  de  la  conformation  qu'elle  a  don- 
née à  nos  organes. 

Lorsqu'un  homme  exprime  son  désir  par  son 
action,  cl  montre  d'im  geste  un  objet  (ju'il  désire, 
il  commence  déjà  à  décomposer  sa  pensée  :  mais 
il  la  décompose  moins  pour  lui  que  pour  ceux  (|iii 
l'observent. 

Il  ne  la  décompose  pas  pour  lui  :  car  tant  que  les 
mouveinentsqui  exiiriment  ses  dilTérentos  idées  ne 
se  succèdent  pas,  loules  ses  idées  sont  simultanées 
comme  ses  mouvements.  Sa  pf usée  s'offre  donc  à 
lui  tout  entière,  sans  succession  et  sans  décom- 
position. 

Mais  son  action  la  déconqiose  souvent  pour  ceux 
qui  l'observent;  et  cela  arrive  toutes  les  fois  qu'ils 
ne  peuvent  comprendre  ce  qu'il  veut  qu'après  avoir 
port*  la  vue  sur  bii,  pour  y  remarquer  l'expres- 
sion du  désir,  el  ensuite  sur  l'objet,  pour  remar- 
quer ce  qu'il  d(-sire.  Celle  observation  rend  donc 
successifs  à  leurs  ye"ix  des  mouvements  qui  étaient 
.simultanés  dans  l'action  de  cet  homme,  et  elle  fait 
voir  deux  idées  séparées  et  distinctes,  parce  qu'elle 
les  fait  voir  l'une  après  l'autre. 

Or,  si  un  homme  qui  ne  parle  que  le  langage 
d'action  remarque  que,  pour  comprendre  la  pen- 
sée d'un  autre,  il  a  souvent  besoin  d'en  observer 
successivement  les  mouvements,  rien  n'enipèche 
qu'il  ne  remarque  encore  toi  on  tard  (|ue,  pour  se 
faire  entendre  lui-même  plus  facilement,  il  a  be- 
soin de  rendre  ses  n)ouvements  successifs.  Il  ap- 
prendra donc  à  décomposer  sa  pensée  ;  et  c'est 
alors,  comme  nous  l'avons  remarqué,  que  le  lan- 
gage d'action  commencera  à  devenir  un  langage 
artificiel. 

Celte  décomposition  n'offre  guère  que  deux 
ou  trois  idées  distinctes;  telles  que,  fai  faim,  je 
voudrais  ce  fruit,  donnez-le  moi.  Elle  n'olfre  donc 
que  des  idées  principales  plus  ou  moins  compo- 
sées. 

Mais  la  force  des  besoins,  la  vivacité  du  désir, 
le  goût  qu'on  se  flatte  de  trouver  dans  le  fruit 
•lu'on  demande,  la  préférence  qu'on  donne  à  ce 
fruit,  la  peine  qu'on  souffre  par  la  privation,  etc., 
sont  autant   d'idées  accessoires  qui  ne  se   démê- 


lent pas  encore,  et  qui  cependant  sont  exprimées 
dans  les  regards,  dans  les  attitudes,  dans  raltéralion 
des  traits  du  visage,  en  un  mot,  dans  toute  l'ac- 
tion. Ces  idées  ne  se  décomposeront  qu'autant 
que  les  circonstances  détermineront  à  faire  remar- 
quer, les  uns  après  les  autres,  les  mouvemenis 
qui  en  sont  les  signes  naturels. 

11  serait  curieux  de  rechercher  jusqu'où  les  hom- 
mes pourraient  porter  celle  analyse.  Mais  ce  sont 
des  détails  dans  lesquels  je  ne  dois  entrer  qu'au- 
tant qu'ils  peuvent  èlre  utiles  à  l'objet  que  je  me 
j)ropose.  Il  me  suflit  pour  le  présent  d'avoir  ob- 
servé comment  le  langage  d'action  conmience  à 
décomposer  la  pensée 

Condillac  dit  ailleurs: 

Nous  ne  pouvons  raisonner  qu'avec  les  moyens 
qui  nous  sont  donnés  ou  indiqués  par  la  nature.  Il 
faut  donc  observer  ces  moyens,  el  tâcher  de  dé- 
couvrir comment  ils  sont  sûrs  quelquefois,  et  pour- 
quoi ils  ne  le  sont  pas  toujours. 

Nous  venons  de  voir  que  la  cause  de  nos  erreurs 
est  dans  riiabilude  de  juger  d'après  des  mois  dont 
nous  n'avons  pas  déterminé  le  sens  :  nous  avons  vu, 
dans  la  première  partie,  que  les  mots  nous  sont 
absolument  nécessaires  pour  nous  faire  des  idées 
de  toute  espèce;  et  nous  verrons  bientôt  que  les 
idées  abstraites  et  générales  ne  sont  que  des  déno- 
minations. Tout  confirmera  donc  que  nous  ne  pen- 
sons qu'avec  le  secours  des  mots.  C'en  est  assez 
pour  faire  comprendre  que  l'art  de  raisonner  a 
commencé  avec  les  langues;  <iu'il  n'a  pu  faire  des 
progrès  qu'autant  qu'elles  en  ont  fait  elles-mêmes, 
et  que  par  conséquent  elles  doivent  reiifermer  tous 
les  moyens  que  nous  pouvons  avoir  pour  ;!nalyscr 
bien  ou  mal.  il  faut  donc  observer  les  langues:  il 
faut  même,  si  nous  voulons  connaître  ce  qu'elles 
ont  été  à  leur  naissance,  observer  le  langage  d'ac- 
tion d'après  lequel  elles  ont  été  faites.  C'est  par  où 
nous  allons  commencer. 

Les  éléments  du  langage  d'action  sont  nés  avec 
l'homme  ;  et  ces  éléments  sont  les  organes  que 
l'auteur  de  notre  nature  nous  a  donnés.  Ainsi  II 
y  a  un  langage  inné,  quoiqu'il  n'y  ail  point  d'idées 
qui  le  soient.  En  effet ,  il  fallait  que  les  éléments 
d'un  langage  (juelconque,  préparés  d'avance,  précé- 
dassent nos  idées,  parce  que,  sans  des  signes  de 
quelque  espèce,  il  nous  serait  impossible  d'analy- 
ser nos  pensées,  pour  nous  rendre  compte  de  ce 
que  nous  pensons,  c'est-à-dire,  pour  le  voir  d'un© 
manière  distincte. 

Aussi  notre  conformation  extérieure  est-elle  des- 
tinée à  représenter  tout  ce  qui  se  passe  dansl'àme: 
elle  est  l'expression  de  nos  sentiments  et  de  nos 
jugements  ;  et  quand  elle  parle,  rien  ne  peut  être 
caché. 

Le  propre  de  l'action  n'est  pas  d'analyser.  Comme 
elle  ne  représente  les  sentiments  que  parce  qu'elle 
en  est  l'eUct,  elle  représente  à  la  fois  tous  ceux  (pie 
nous  éprouvons  au  même  instant,  et  les  idées  si- 
multanées dans  notre  pensée  sont  nalurcllcment 
simultanées  dans  ce  langage. 

Mais  une  mullilude  d'idées  simultanées  ne  sau- 
raient être  distinctes  qu'autant  que  nous  nous 
sommes  fait  une  habitude  de  les  observer  les  unes 
après  les  autres.  C'est  à  celte  habitude  que  nous 
devons  l'avantage  de  les  démêler  avec  une  pronq)- 
litudeet  une  facililé  qui  étonnent  ceux  qui  n'ont 
pas  contracté  la  même  iiahitude.  Pourquoi  ,  par 
exemple,  un  musicien  disl.ingue-t-il  dans  i'hanno- 
nie  toutes  les  parties  qui  se  font  enlendre  à  la  fois  ? 
C'est  que  son  oreille  s'est  exercée  à  observer  les 
sons  et  à  les  apprécier. 

Les  hommes  commencent  à  parler  le  langage 
d'action  aussitôt  qu'ils  sentent ,  et  ils  le  parlent 
alors  sans  avoir  le  projet  de  communiquc^r  leurs 
pensées.  Ils  ne  formeront  le  projet  de  le  parler  pour 
se  faire  enlendre  que  lorsqu'ils  auront   remar(pié 


1267 


DICTIONNAIRE  DE  PHlLOSOPIliE. 


Î26S 


qu'on  \c%  a  entendus  :  mais  «ians  les  coniuience- 
inenls  ils  ne  projellcnt  rien  encore,  parce  qu'ils 
n'ont  rien  observe. 

Tout  alors  est  donc  confus  pour  eux  dans  leur 
langage ,  et  ils  n'y  démêleront  rien  tant  qu'ils 
n'auront  pas  appris  à  faire  l'analyse  de  leurs  pen- 
sées. 

Mais,  quoique  tout  soit  confus  dans  leur  langage, 
il  renferme  cependant  tout  ce  qu'ils  sentent  :  il 
renferme  tout  ce  qu'ils  y  démêleront  lorsqu'ils  sau- 
ront faire  l'analyse  de  leurs  pensées,  c'est-à-dire, 
des  désirs,  des  craintes,  des  jugements,  des  rai- 
sonnements, en  un  mot,  toutes  les  opérations  dont 
l'àme  est  capable.  Car  enfin,  si  tout  cela  n'y  était 
pas,  l'analyse  ne  l'y  saurait  trouver.  Voyons  com- 
ment ces  hommes  apprendront  de  la  nature  à  faire 
l'analyse  de  toutes  ces  choses. 

Ils  ont  besoin  de  se  donner  des  secours.  Donc 
chacun  d'eux  a  besoin  de  se  faire  entendre,  et  par 
conséquent  de  s'entendre  lui-même. 

D'abord  ils  obéissent  à  la  nature  ;  et  sans  projet, 
comme  nous  venons  de  le  remarquer,  ils  disent 
à  la  fois  tout  ce  qu'ils  sentent,  parce  qu'il  est  na- 
turel à  leur  action  de  le  dire  ainsi.  Cependant  celui 
qui  écoute  des  yeux  n'entendra  pas,  s'il  ne  déconi- 

Fose  pas  cette  action,  pour  en  observer  l'un  après 
autre  les  mouvements  ;  mais  il  lui  est  naturel  de 
la  décomposer,  et  par  conséquent  il  la  décompose 
avant  d'en  avoir  formé  le  projet.  Car,  s'il  en  voit 
à  la  fois  tous  les  mouvements  ,  il  ne  regarde  au 
premier  coup  d'œil  que  ceux  qui  le  frappent  da- 
vantage :  au  second,  il  en  regarde  d'autres  ;  au  troi- 
sième, d'autres  encore.  Il  les  observe  donc  succes- 
sivement, et  l'analyse  en  est  faite. 

Chacun  de  ces  hommes  remarquera  donc  tôt  ou 
tard  qu'il  n'entend  jamais  mieux  les  autres  que 
lorsqu'il  a  décomposé  leur  action  ;  et  par  consé- 
quent il  pourra  remarquer  qu'il  a  besoin,  pour  se 
faire  entendre,  de  décomposer  la  sienne.  Alors  il 
se  fera  peu  a  peu  une  habitude  de  répéter ,  l'un 
après  l'autre,  les  mouvements  que  la  nature  lui  fait 
faire  à  la  fois  ;  et  le  langage  d'action  deviendra  na- 
turellement pour  lui  une  méthode  analytique.  Je 
dis  une  méthode  ,  parce  que  la  succession  des 
mouvements  ne  se  fera  pas  arbitrairement  et  sans 
règles  :  car  l'action  étant  l'effet  des  besoins  et  des 
circonstances  où  l'on  se  trouve,  il  est  naturel  qu'elle 
se  décompose  dans  l'ordre  donné  par  les  besoins 
et  parles  circonstances;  et  quoique  cet  ordre  puisse 
varier,  et  varie,  il  ne  peut  jamais  être  arbitraire. 
C'est  ainsi  que,  dans  un  tableau,  la  place  de  chaque 
personnage,  son  action  et  son  caractère  sont  déter- 
minés, lorsque  le  sujet  est  donné  avec  toutes  ses 
circonstances. 

En  décomposant  son  action,  cet  homme  décom- 
pose sa  pensée  pour  lui  comme  pour  les  autres; 
il  l'analyse,  et  il  se  fait  entendre,  parce  qu'il  s'en- 
tend lui-même. 

Comme  l'action  totale  est  le  tableau  de  toute  la 
pensée,  les  actions  partielles  sont  autant  de  tableaux 
des  idées  qui  en  font  partie.  Donc,  s'il  décompose 
encore  ces  actions  partielles,  il  décomposera  égale- 
ineni  les  idées  partielles  dont  elles  sont  les  signes, 
et  il  se  fera  continuellement  de  nouvelles  idées  dis- 
tinctes. 

Ce  moyen  ,  l'unique  qu'il  ait  pour  analyser  sa 
pensée  ,  pourra  la  développer  jusque  dans  les 
moindres  détails  :  car  les  premiers  signes  d'un  lan- 
gage étant  donnés,  on  n'a  plus  qu'à  consulter  l'ana- 
logie, elle  donnera  tous  les  autres. 

Il  n'y  aura  donc  point  d'idées  que  le  langage 
d'action  ne  puisse  rendre  ,  et  il  les  rendra  avec 
d'autant  plus  de  clarté  et  de  précision ,  que  l'ana- 
logie se  montrera  plus  sensiblement  dans  la  suite 
des  signes  qu'on  aura  choisis.  Des  signes  absolu- 
ment arbitraires  ne  seraient  pas  entendus,  parce 
que,  n  étant  pas  analogues  ,  l'acception  d'un  signe 


connu  ne  conduirait  pas  à  l'acception  d'un  signe 
inconnu,  .\ussi  est-ce  l'analogie  qui  fait  tout  l'ar- 
tifice des  langues  :  elles  sont  faciles,  claires  et  pré- 
cises, à  proportion  que  l'analogie  s'y  montre  d'une 
manière  plus  sensible. 

Je  viens  de  dire  qu'il  y  a  un  langage  inné,  quoi- 
qu'il n'y  ait  point  d'idées  qui  le  soient.  Cette  vérité, 
(jui  i)Ourrait  n'avoir  pas  été  saisie,  est  démontrée 
par  les  observations  qui  la  suivent  et  qui  l'expli- 
quent. 

Le  langage  (lue  je  nomme  inné  est  un  langage 
que  nous  n'avons  point  appris,  parce  qu'il  est  l'elTet 
naturel  et  immédiat  de  notre  conformation.  Il  dit 
à  la  fois  tout  ce  (juc  nous  sentons  :  il  n'est  donc  pas 
une  méthode  analytique  ;  il  ne  décompose  donc 
pas  nos  sensations;  il  ne  fait  donc  pas  remarquer 
ce  qu'elles  renferment  ;  il  ne  donne  donc  point 
d'idées. 

Lorsqu'il  est  devenu  une  méthode  analytique, 
alors  il  décompose  les  sensations,  et  il  donne  des 
idées  ;  mais,  comme  méthode,  il  s'apprend ,  et  par 
conséquent,  sous  ce  point  de  vue,  il  n'est  pas 
inné. 

Au  contraire,  sous  quel(|ue  point  de  vue  que  l'on 
considère  les  idées,  aucune  ne  saurait  être  innée. 
S'il  est  vrai  qu'elles  sont  toutes  dans  nos  sensa- 
tions, il  n'est  pas  moins  vrai  qu'elles  n'y  sont  pas 
pour  nous  encore,  lorsque  nous  n'avons  pas  su  les 
observer;  et  voilà  ce  qui  fait  que  le  savant  et  l'igno- 
rant ne  se  ressemblant  pas  par  les  idées,  quoi- 
qu'avant  la  même  organisation,  ils  se  ressemblent 
par  la  manière  de  sentir.  Ils  sont  nés  tous  deux 
avec  les  mêmes  sensations  comme  avec  la  même 
ignorance  ;  mais  l'un  a  plus  analysé  que  l'autre. 
Or,  si  c'est  l'analyse  qui  donne  les  idées,  elles  sont 
acquises,  puisque  l'analyse  s'apprend  elle-même.  Il 
n'y  a  donc  point  d'idées  innées. 

On  raisonne  donc  mal  quand  on  dit  :  Celle  idée 
est  dans  nos  sensations  ;  donc  nous  avons  cette  idée  : 
et  cependant  on  ne  se  lasse  pas  de  répéter  ce  rai- 
sonnement. Parce  que  personne  n'avait  encore  re- 
marqué que  nos  langues  sont  autant  de  méthodes 
analytiques,  on  ne  remarquait  pas  que  nous  n'ana- 
lysions que  par  elles  ;  et  l'on  ignorait  que  nous 
leur  devons  toutes  nos  connaissances.  Aussi  la  mé- 
taphysique de  bien  des  écrivains  n'est-elle  qu'un 
jargon  inintelligible  pour  eux  comme  pour  les 
autres. 

Comment  les  langues  sont  des  méthodes  analytiques. 
Imperfection  de  ces  méthodes. 

On  concevra  facilement  comment  les  langues  sont 
autant  de  méthodes  analytiques,  si  l'on  a  conçu 
conmient  le  langage  d'action  en  est  une  lui-même  ; 
et  si  l'on  a  compris  que,  sans  ce  dernier  langage, 
les  hommes  auraient  été  dans  l'impuissance  d'ana- 
lyser leurs  pensées,  on  reconnaîtra  qu'ayant  cessé 
d"e  le  parler,  ils  ne  les  analyseraient  pas,  s'ils  n'y 
avaient  suppléé  par  le  langage  des  sons  articulés  : 
l'analyse  ne  fait  et  ne  peut  se  faire  qu'avec  des 
signes. 

Il  faut  même  remarquer  que  si  elle  ne  s'était  pas 
d'abord  faite  avec  les  signes  du  langage  d'action, 
elle  ne  se  serait  jamais  faite  avec  les  sons  articulés 
de  nos  langues.  En  elTet,  comment  un  mot  serait-il 
devenu  le  signe  d'une  idée  ,  si  cette  idée  n'avait 
pas  pu  être  montrée  dans  le  langage  d'action  ?  Et 
comment  ce  langage  l'anrait-il  montrée,  s'il  ne 
l'avait  pas  fait  observer  séparément  de  tout  autre? 

Les  hommes  ignorent  ce  qu'ils  peuvent,  tant  que 
l'expérience  ne  'leur  a  pas  lait  remarquer  ce  qu'ils 
font  d'après  la  nature  seule.  C'est  pourquoi  ils  n'ont 
jamais  fait  avec  dessein  que  des  choses  qu'ils  avaient 
déjà  faites  sans  avoir  eu  le  projet  de  les  faire.  Je 
crois  que  cette  observation  se  conflrmera  toujours  , 


1269 


NOTES  ADDITIONNELLES. 


12TÔ 


et  je  crois  encor<>  que  si  elle  n'avait  pas  échaj)pé, 
on  raisonnerait  mieux  tju'on  ne  l'ail. 

lis  n'ont  pensé  à  faire  des  analyses  qu'après 
avoir  observé  qu'ils  en  avaient  fait  :  ils  n'ont  pe>isé 
à  parler  le  langage  d'action  pour  se  faire  entendre, 
qu'après  avoir  observé  qu'on  les  avait  entendus. 
De  même  ils  n'auront  pensé  à  parler  avec  des  sons 
articulés,  qu'après  avoir  observé  qu'ils  avaient  parlé 
avec  de  pareils  sons;  et  les  langues  ont  commencé 
avant  qu'on  eût  le  projet  d  en  faire.  C'est  ainsi 
qu'ils  ont  été  poëies,  orateurs,  avant  de  songer  à 
Pétre.  En  un  mot,  tout  ce  qu'ils  sont  devenus,  ils 
l'ont  d'abord  été  par  la  nature  seule;  et  ils  n'ont 
étudié  pourlèlre  que  lors([u'ils  ont  eu  observé  ce 
que  la  nature  leur  avait  fait  faire.  Elle  a  tout  com- 
mencé ,  et  toujours  bien  :  c'est  une  vérité  au'on 
ne  saurait  trop  répéter. 

Les  langues  ont  été  des  méthodes  exactes  tant 
qu'on  n'a  parlé  que  des  choses  relatives  aux  be- 
soins de  première  nécessité  :  car  s'il  arrivait  alors 
de  supposer  dans  une  analyse  ce  qui  n'y  devait  pas 
être,  l'expérience  ne  pouvait  manquer  de  le  faire 
apercevoir  :  on  corrigeait  doue  ses  erreurs,  et  on 
parlait  mieux. 

A  la  vérité  des  langues  étaient  alors  très-bornées  : 
mais  il  ne  faut  pas  croire  que,  pour  être  bornées, 
elles  en  fussent  plus  mal  faites  ;  il  se  pourrait  que 
les  nôtres  le  fussent  moins  bien.  En  clfet,  les  lan- 
gues ne  sont  pas  exactes  parce  (luelles  parlent  de 
beaucoup  de  choses  avec  beaucoup  de  confusion, 
mais  parce  qu'elles  parlent  avec  clarté  ,  quoique 
d'un  petit  nombre. 

Si,  en  voulant  les  perfectionner ,  on  avait  pu 
continuer  comme  on  avait  commence,  on  n'aurait 
cherché  de  nouveaux  mots  dans  l'analogie  que  lors- 
qu'une analyse  bien  faite  aurait  en  ellet  donné  de 
nouvelles  idées  ;  et  les  langues,  toujours  exactes, 
auraient  été  plus  étendues. 

Mais  cela  ne  se  pouvait  pas.  Comme  les  hommes 
analysaient  sans  le  savoir,  ils  ne  remarquaient  pas 
.que,  s'ils  avaient  dos  idées  exactes,  ils  les  devaient 
uniquement  à  l'analyse.  Ils  ne  connaissaient  donc 
pas  toute  l'importance  de  cette  méthode;  et  ils  ana- 
lysaient moins  à  mesure  que  le  besoin  d'analyser 
se  faisait  moins  sentir. 

Or,  quand  on  se  fut  assuré  de  satisfaire  aux  be- 
soins de  première  nécessité,  on  s'en  fit  de  moins 
nécessaires  ;  de  ceux-là  on  passa  à  de  moins  néces- 
saires encore,  et  l'on  vint  par  degrés  à  se  faire  des 
besoins  de  pure  curiosité,  des  besoins  d'opinions, 
enfin  des  besoins  inutiles,  et  tous  plus  frivoles  les 
uns  que  les  autres. 

Alors  on  sentit  tous  les  jours  moins  la  nécessité 
d'analyser  :  bientôt  on  ne  sentit  plus  que  le  désir 
de  parler,  et  on  parla  avant  d'avoir  des  idées  de  ce 
qu'on  voulait  dire.  Ce  n'était  plus  le  temps  où  les 
jugements  se  mettaient  naturellement  à  l'épreuve 
de  l'expérience.  On  n'avait  pas  le  même  intérêt  à 
s'assurer  si  les  choses  dont  on  jugeait  étaient  telles 
qu'on  l'avait  supposé.  On  aimait  à  le  croire  sans 
examen ,  et  un  jugement  dont  on  s'était  fait  une 
habitude  devenait  une  opinion  dont  on  ne  doutait 
plus.  Ces  méprises  devaient  être  fréquentes,  parce 
que  les  choses  dont  on  jugeait  n'avaient  pas  été  ob- 
servées,etque  souvent  elles  ne  pouvaient  pas  l'être. 

Alors  un  pre;^\ier  jugement  faux  en  fit  porter  nu 
second,  et  bienivjt  on  en  lit  sans  nombre.  L'analo"ie 
conduisit  d'erreurs  en  erreurs,  parce  qu'on  était 
conséquent. 

Voilà  ce  qui  est  arrivé  aux  philosophes  mêmes 
Il  n'y  a  pas  bien  longtemps  qu'ils  ont  appris  l'ana- 
lyse :  encore  n'en  savent-ils  faire  usage  que  dans 
les  mathématiques,  dans  la  physique  et  dans  la  chi- 
mie. Au  moms  n'en  connais-je  pas  qui  aient  su 
l'appliquer  aux  idées  de  toute  espèce.  Aussi  aucun 
d'eux  n'a-t-il  imaginé  de  considérer  les  lan"uf> 
comme  autant  de  inélhodcsanaivliques  '^ 


Les  langues  étaient  donc  devenues  des  méthodes 
bien  défectueuses.  Cependant  le  commerce  rappro- 
chait les  peuples,  qui  échangeaient,  en  quelque 
sorte,  leurs  opinions  et  leurs  préjugés,  comme  les 
productions  de  leur  sol  et  de  leur  industrie  :  les 
langues  se  confondaient,  et  l'analogie  ne  pouvait 
plus  guider  l'esprit  dans  l'acception  des  mots  ; 
l'art  de  raisonner  parut  donc  ignoré  ;  on  eût  dit 
qu'il  n'était  plus  possible  de  l'apprendre. 

Cependant ,  si  les  hommes  avaient  d'abord  été 
placés  par  leur  nature  dans  le  cbeinin  des  décou- 
vertes, ils  pouvaient  par  hasard  s'y  retrouver  en- 
core quelquefois  :  mais  ils  s'y  retrouvaient  sans 
le  reconnaître,  parce  (pi'ils  ne  l'avaient  jamais  étudié, 
et  ils  s'ég.-xraient  de  nouveau. 

Aussi  a-t-on  fait,  pendant  des  siècles,  de  vains 
elTortspour  découvrir  les  règles  de  l'art  de  raison- 
ner. On  ne  savait  où  les  prendre,  cl  on  les  cherchait, 
dans  le  mécanisme  du  discours  ;  mécanisme  qui 
laissait  subsister  tous  les  vices  des  langues. 

Pour  les  trouver,  il  n'y  avait  qu'un  moyen  ;  c'était 
d'observer  noire  manière  de  concevoir,  et  de  l'étu- 
dier dans  les  dillicultés  dont  notre  nature  nous  a 
doués.  Il  fallait  remarquer  que  les  langues  ne  sont, 
dans  le  vrai,  que  des  méliiodcs  analytiques;  métho- 
des fort  défectueuses  aujourd'hui,  mais  (lui  ont  été 
exactcîs,  et  qui  pourraient  l'être  encore.  On  ne  l'a 
pas  vu,  parce  que,  n'ayant  pas  remarque  combien 
les  mots  nous  sont  nécessaires  pour  nous  faire  des 
idées  de  toute  espèce,  on  a  cru  qu'ils  n'avaient 
d'antre  avantage  que  d'être  un  moyen  de  nous 
eomninniciuer  nos  pensées.  D'ailleurs,  comme,  à 
bien  des  égards,  les  langues  ont  paru  arbitraires  aux 
grammairiens  et  aux  philosophes,  il  est  arrivé  qu'on 
a  supposé  qu'elles  n'ont  pour  règles  que  le  caprice 
de  l'usage  ;  c'est-à-dire,  que  souvent  elles  n'en  ont 
point.  Or  toute  méthode  en  a  toujours,  et  doit  en 
avoir.  Il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  si  jns(iu'à  pré- 
sent personne  n'a  s(nipconiié  les  langues  d'être  au- 
tant de  méthodes  analytiques. 

De  Vinfluence  des  langues. 

Puisque  les  langues,  formées  à  mesure  que  nous 
analysons,  sont  (leveniies  autant  de  métliodes  ana- 
lytiques, on  conçoit  qu'il  nous  est  naturel  de  penser 
d'après  les  habitudes  (ju'elles  nous  ont  fait  prendre. 
Nous  iiensons  par  elles;  règles  de  nos  jugenients, 
elles  l'ont  nos  co!inaissanc(>s.  nos  opinions,  nos  pré- 
jugés :  en  un  mot,  elles  lont  en  ce  genre  tout  le 
bien  et  tout  le  mal.  Telle  est  leur  iniluence,  et  la 
chose  ne  pouvait  pas  arriver  autrement. 

Elles  nous  égarent,  parce  que  ce  sont  des  mé- 
thodes imparfaites  ;  mais  puisque  ce  sont  des  mé- 
thodes, elles  ne  sont  pas  imparfaites  à  tous  égards 
et  elles  nous  conduisent  bien  quelquefois.  Il  n'est 
personne  qui,  avec  le  seul  secours  des  habitudes 
contractées  dans  sa  langue,  ne  soit  capable  de 
faire  quelques  bons  raisonnements.  C'est  même 
ainsi  que  nous  avons  tous  commencé  ;  et  Ton  voit 
souvent  des  hommes  sans  étude  raisonner  mieux 
que  d'autres  qui  ont  beaucoup  étudié. 

On  désirerait  que  les  philosophes  eussent  présidé 
à  la  formation  des  langues,  et  on  rroii  ([u'elles  au- 
raient été  mieux  faites.  Il  faudrait  donc  (|ue  ce 
fussent  d'autres  philosophes  (|ue  ceux  (|ue  nous 
connaissons.  Il  est  vrai  qu'en  mathématiques  un 
parle  avec  précision,  parce  que  l'algèbre,  ouvrage 
du  génie,  est  une  langue  (lu'on  ne  pouvait  pas  mal 
faire.  Il  est  vrai  encore  ([ue  (|uelques  parties  de  la 
physique  et  de  la  chimie  ont  été  traitées  avec  la 
même  précision  par  un  petit  fiombre  d'excellents 
esprits  faits  pour  bien  observer.  D'ailleurs  je  ne 
vois  pas  que  les  langues  des  sciences  aient  aucun 
avantage.  Elles  ont  les  mêmes  défauts  (|ue  les  au- 
tres, et  de  plus  grands  encore.  On  les  parle  tout 
aussi  souvent  sans  rien  dire  :  scavenl  encore  on  ne 
les  parle  que  pour  dire  des  absii 'dites;  et  en  gVjué- 


1271 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


1272 


rai,  il  ne  paraît  pas  c[u"ou  Iqs  parle  avec  le  dessein 
de  se  faire  ciilcndre. 

Je  ronjeclure  que  les  premières  langues  vulgaires 
ont  élé  ios  plus  [)roi)rcs  au  raisoniieniont  :  car  la 
jialure,  qui  i>r('"si(lait  à  leur  f(»rinalion,  avait  au 
moins  bien  commencé.  La  génération  des  idées  et 
des  facultés  de  rame  devait  être  sensible  dans  ces 
langues,  où  la  première  acception  d'un  mot  était 
connue,  et  où  l'analogie  donnait  toutes  les  autres. 
On  retrouvait    dans  les  noms  des  idées  qui  écbap- 

{laient  aux  sens,  les  noms  même  des  idées  sensi- 
)les  d'où  elles  viennent  ;  et  au  lieu  de  les  voir 
comme  des  noms  propres  de  ces  idées,  on  les  voyait 
comme  des  expressions  figurées  qui  en  montraient 
l'origine.  Alors,  par  exem|)le,  on  ne  demandait  pas 
si  le  mot  substance  signilie  autre  cliose  ([ue  ce  qui 
est  dessous;  si  le  mot /penser  signilie  autre  chose 
que  peser,  balancer,  comparer.  En  un  mot,  on  n'ima- 
ginait pas  de  faire  les  questions  que  font  aujourd'iiui 
les  mélapliysiciens  :  les  langues,  qui  répondaient 
d'avance  à  toutes,  ne  permettaient  pas  de  les  faire,  et 
Ton  n'avait  point  encore  de  mauvaise  métaphysique. 

La  bonne  métaphysique  a  commencé  avant  les 
langues  ,  et  c'est  à  elle  qu'elles  doivent  tout  ce 
qu'elles  ont  de  mieux.  Mais  cette  métaphysique 
était  alors  moins  une  science  qu'un  instinct.  C'était 
la  nature  qui  conduisait  les  hommes  à  leur  insu; 
et  la  métapiiyoique  n'est  devenue  science  que  lors- 
qu'elle a  cessé  d'être  bonne. 

Une  langue  serait  bien  supérieure,  si  le  peuple 
qui  la  fait  cultivait  les  arts  et  les  sciences  sans  rien 
emprunter  d'aucun  autre  :  car  l'analogie,  dans  cette 
langue,  montrerait  sensiblement  le  prog?-ès  des 
connaissances,  et  l'on  n'aurait  pas  besoin  d'en 
chercher  l'histoire  ailleurs.  Ce  serait  là  une  langue 
vraiment  savante  ,  et  elle  le  serait  seule.  Mais 
quand  elles  sont  des  ramas  de  plusieurs  langues 
étrangères  les  unes  aux  autres,  elles  confondent 
tout  :  l'analogie  ne  peut  plus  faire  apercevoir  dans 
les  diflérentes  acceptions  des  mots  l'origine  et  la 
génération  des  connaissances  :  nous  ne  savons 
plus  mettre  de  la  précision  dans  nos  discours, 
nous  n'y  songeons  pas  :  nous  faisons  des  questions 
au  hasard,  nous  y  répondons  de  même  :  nous 
abusons  ontinuellement  des  mots,  et  il  n'y  a  point 
d'opinions  extravagantes  qui  ne  trouvent  des  par- 
tisans. 

Ce  sont  les  philosophes  qui  ont  amené  les  choses 
à  ce  point  de  désordre.  Ils  ont  d'autant  plus 
mal  parle,  qu'ils  ont  voulu  parler  de  tout  :  ils  ont 
d'autant  plus  mal  parlé,  que,  lorsqu'il  leur  arrivait 
de  penser  comme  tout  le  monde,  chacun  d'eux 
voulait  paraître  avoir  une  façon  de  penser  qui  ne 
fût  qu'à  lui.  Subtils,  singuliers,  visionnaires,  inin- 
telligibles, souvent  ils  semblaient  craindre  de  n'ê- 
tre pas  assez  obscurs,  et  ils  affectaient  de  couvrir 
d'un  voile  leurs  connaissances  vraies  ou  prétendues. 
Aussi  la  langue  de  la  philosophie  n'a-t-elle  élé 
(ju'un  jargon  pendant  plusieurs  siècles. 

Enlin  ce  jargon  a  été  banni  des  sciences.  Il  a  été 
banni,  dis-je;  mais  il  ne  s'est  pas  banni  lui-même  : 
il  y  cherche  toujours  un  asile,  en  se  déguisant 
sous  de  nouvelles  formes,  et  les  meilleurs  esprits 
ont  bien  de  la  peine  à  lui  fermer  toute  entrée. 
Mais  enlin  les  sciences  ont  fait  des  progrès,  parce 
(ue  les  philosophes  ont  mieux  observé,  et  qu'ils 
ont  mis  dans  leur  langage  la  précision  et  l'exacti- 
tude qu'ils  avaient  mises  dans  leurs  observations. 
ils  ont  donc  corrigé  la  langue  à  bien  des  égards,  et 
l'un  a  mieux  raisonné.  C'est  ainsi  que  l'art  de  rai- 
bonner  a  suivi  toutes  les  variations  du  langage,  et 
c'est  ce  qui  devait  arriver. 

Considéralions  sur  les  idées  abstraites  cl  générales  ; 
ou  comment  l'art  de  raisonner  se  réduit  à  une  lan- 
Que  bien  faite. 

Les  idées  générales,  dont  nous  avons  expliqué  la 


formation,  font  partie  de  l'idée  totale  de  chacun  des 
individus  auxquels  elles  conviennent,  et  on  les  con- 
sidère, par  cette  raison,  comme  autant  d'idées  par- 
tielles. Celle  d'homme,  par  exenq)le,  fait  partie 
des  idées  totales  de  Pierre  et  de  Paul,  puiscjue 
nous  la  trouvons  également  dans  Pierre  et  dans 
Paul. 

Il  n'y  a  point  d'homme  en  général.  Celte  idée 
partielle  n'a  donc  point  de  réalité  hors  de  nous  : 
mais  elle  en  a  une  dans  notre  esprit,  où  elle  existe 
séparément  des  idées  totales  ou  individuelles  dont 
elle  fait  partie. 

Elle  n'a  une  réalité  dans  notre  esprit  que  parce 
que  nous  la  considérons  comme  séparée  de  chaque 
idée  individuelle;  et  par  cette  raison  nous  la  nom- 
mons abstraite  :  car  abstrait  ne  signifie  autre 
chose  que  séparé. 

Toutes  les  idées  générales  sont  donc  autant  d'i- 
dées abstraites  ;  et  vous  voyez  que  nous  ne  les  for- 
mons qu'en  prenant  dans  chaque  idée  individuelle 
ce  qui  est  commun  à  toutes. 

Mais  qu'est-ce  au  fond  que  la  réalité  qu'une  idée 
générale  et  abstraite  a  dans  notre  esprit?  Ce  n'est 
qu'un  nom;  ou,  si  elle  est  quelque  autre  chose, 
elle  cesse  nécessairement  d'être  abstraite  et  géné- 
rale. 

Quand,  par  exemple,  je  pense  à  homme,  je  puis 
ne  considérer  dans  ce  mot  qu'une  dénoniinalioa 
commune  :  auquel  cas  il  est  bien  évident  (jue  mon 
idée  est  en  quelque  sorte  circonscrite  dans  ce  nom, 
qu'elle  ne  s'étend  à  rien  au  delà,  et  que  par  con- 
séquent elle  n'est  que  ce  nom  mên)e. 

Si,  au  contraire,  en  pensant  à  homme,  je  consi- 
dère dans  ce  mot  quel(|ue  autre  chose  qu'une  dé- 
nomination, c'est  qu'en  effet  je  me  représente  un 
homme;  et  un  homme,  dans  mon  esprit,  comme 
dans  la  nature,  ne  saurait  êlre  l'homme  abstrait  et 
général. 

Les  idées  abstraites  ne  sont  donc  que  des  déno- 
minations. Si  nous  voulions  absolument  y  supposer 
autre  chose,  nous  ressemblerions  à  un  peintre  qui 
s'obslinerait  à  vouloir  peindre  l'homme  en  général, 
et  qui  cependant  ne  peindrait  jamais  que  des  indi- 
vidus. 

Cette  observation  sur  les  idées  abstraites  et  gé- 
nérales démontre  que  leur  clarté  et  leur  précision 
dépendent  uniquement  de  l'ordre  dans  lequel  nous 
avons  l'ait  la  dénomination  des  classes;  et  que,  par 
conséquent,  pour  déterminer  ces  sortes  d'idées,  il 
n'y  a  qu'un  moyen  ,  c'est  de  bien  faire  la  lan- 
gue. 

Elle  confirme  ce  que  nous  avons  déjà  démontré, 
combien  les  mots  nous  sont  nécessaires  :  car,  si 
nous  n'avions  point  de  dénominations,  nous  n'au- 
rions point  d'idées  abstraites;  si  nous  n'avions 
point  d'idées  abstraites,  nous  n'aurions  ni  genres  ni 
espèces;  et  si  nous  n'avions  ni  genres  ni  espèces, 
nous  ne  pourrions  raisonner  sur  rien.  Or,  si  nous 
ne  raisonnons  qu'avec  le  secours  de  ces  dénomi- 
nations, c'est  une  nouvelle  preuve  que  nous  ne 
raisonnons  bien  ou  mal  que  parce  que  notre  langue 
est  bien  ou  mal  faile.  L'analyse  ne  nous  apprendra 
donc  à  raisonner  qu'autant  qu'en  nous  apprenant 
à  déterminer  les  idées  abstraites  et  générales,  elle 
nous  apprendra  à  bien  faire  notre  langue;  et 
tout  l'art  de  raisonner  se  réduit  à  l'art  de  bien  par- 
ler. 

Parler,  raisonner,  se  faire  des  idées  générales  ou 
abstraites,  c'est  donc  au  fond  la  même  chose;  et 
cette  vérité,  toute  simi»le  qu'elle  est,  pourrait  pas- 
ser pour  une  découverte.  Certainement  on  ne  s'en 
est  pas  douté  :  il  le  paraît  à  la  manière  dont  on 
parle  et  dont  on  raisonne  :  il  le  paraît  à  l'abus 
qu'on  fait  des  idées  générales:  il  le  paraît  enfin 
aux  diflicullés  que  croient  trouver  à  concevoir  les 
idées  abstraites  ceux  qui  en  trouvent  si  peu  à 
parler. 


J273 


NOTES  ADDITIONNELLES. 


1274 


L'an  de  raisonner  no  se  réduit  à  une  langue  bien 
faite  que  parce  que  l'ordre  dans  nos  idées  n'est 
lui-même  que  la  subordination  qui  est  entre  les 
noms  donnés  aux  genres  et  aux  espèces;  et  puis- 
que nous  n'avons  de  nouvelles  idées  que  parce  que 
nous  formons  de  nouvelles  classes,  il  est  évident 
que  nous  ne  déterminons  les  idées  qu'autant  que 
nous  déterminons  les  classes  mêmes.  Alors  nous 
raisonnerons  nien,  parcequeTanalogienousconduira 
dans  nos  jugements  comme  dans  l'intelligence  des 
raols. 

Convaincus  que  les  classes  ne  sont  que  des  dé- 
nominations, nous  n'imaginerons  pas  de  supposer 
qu'il  existe  dans  la  nature  des  genres  et  des  espè- 
ces, et  nous  ne  verrons  dans  ces  mots,  genres  et  «?*- 
ftèces,  qu'une  manière  de  classer  les  clioses  suivant 
es  rapports  qu'elles  ont  à  nous  et  entre  elles.  Nous 
reconnaîtrons  que  nous  ne  pouvons  découvrir  que 
ces  rapports,  et  nous  ne  croirons  pouvoir  dire  ce 

au'elles  sont.  Nous  éviterons  par  conséquent  bien 
es  erreurs. 

Si  nous  remarquons  que  toutes  ces  classes  ne 
nous  sont  nécessaires  que  parce  que  nous  avons 
besoin,  pour  nous  faire  des  idées  distinctes,  de  dé- 
composer les  objets  que  nous  voulons  étudier, 
nous  reconnaîtrons,  non-seulement  la  limitation  de 
notre  esprit,  nous  verrons  encore  où  en  sont  les 
bornes,  et  nous  ne  songerons  point  à  les  franchir. 
Nous  ne  nous  perdrons  pas  dans  de  vaines  ques- 
tions :  au  liet.  de  chercher  ce  que  nous  ne  pou- 
vons pas  trouver  nous  trouverons  ce  qui  sera  à 
notre  portée.  Il  ne  faudra  pour  cela  que  se  faire 
des  idées  exactes  ;  ce  que  nous  saurons  toujours, 
quand  nous  saurons  nous  servir  des  mots. 

Or,  nous  saurons  nous  servir  des  mots,  lorsqu'au 
lieu  d'y  chercher  des  essences  que  nous  n'avons  pas 
pu  y  mettre,  nous  n'y  chercherons  que  ce  que  nous 
y  avons  mis,  les  rapports  des  choses  à  nous,  cl  ceux 
qu'elles  ont  entre  elles. 

Nous  saurons  nous  en  servir  lorsque,  les  consi- 
dérant relativement  à  la  limitation  de  noire  esprit, 
nous  ne  les  regarderons  (|uc  comme  un  moyen  dont 
nous  avons  besoin  pour  penser.  Alors  nous  souti- 
rons que  la  plus  grande  analogie  en  doit  délermi- 
ner  le  choix,  qu'elle  en  doit  déterminer  toutes  les 
acceptions  ,  et  nous  bcriîcrions  nécessairement  le 
nombre  des  mots  au  nombre  dont  nous  aijrions  be- 
soin. .Nous  ne  nous  égarerions  plus  dans  des  distinc- 
tions frivoles,  des  divisions,  des  sous-divisions  sans 
lin,  et  des  mots  étrangers  qui  deviennent  barbares 
dans  notre  langue. 

Enfin,  nous  saurons  nous  servir  des  mots  lorsque 
l'analyse  nous  aura  fait  contracter  l'habitude  d'en 
chercher  la  première  acception  dans  leur  premier 
emploi,  et  toutes  les  autres  dans  Tanalogie. 

C'eit  à  cette  analyse  seule  que  nous  devons  le 
pouvoir  d'abstraire  et  de  généraliser.  Elle  fait  donc 
les  langues;  elle  nous  donne  donc  des  idées  exactes 
de  toute  espèce.  En  un  mot,  c'est  par  elle  que 
nous  devenons  capables  de  créer  les  arts  et  les 
sciences.  Disons  mieux,  c'est  elle  qui  les  a  créés. 
Elle  a  fait  toutes  les  découvertes,  ei  nous  n'avons 
eu  qu'à  la  suivre.  L'imagination,  à  la(|uelle  on  at- 
tribue tous  les  talents ,  ne  serait  rien  sans  l'ana- 
lyse. 

Elle  ne  serait  rien  !  Je  me  trompe  :  elle  serait 
une  source,  d'opinions,  de  préjugés,  d'erreurs;  et 
nous  ne  ferions  que  des  rêves  extravagants,  si  l'a- 
nalyse ne  la  réglait  pas  quelquefois.  En  effet,  les 
écrivains  qui  n'ont  que  de  l'imaginalion  sont-ils 
autre  chose  ? 

La  route  que  l'analyse  nous  trace  est  marquée 
par  nne  suite  d'observations  bien  faites;  et  nous  y 
marchons  d'un  pas  assuré,  parce  que  nous  savons 
toujours  où  nous  sonmies,  et  que  nous  vovons  tou- 
jours où  nous  allons.  D'ailleurs  l'analyse  nous  aide 
de  tout  ce  qui  peut  nous  être  de  quelque  secours. 


Notre  esprit,  si  faible  par  lui-même,  trouve  en  elle 
des  leviers  de  toute  espèce  ;  et  il  observe  les 
phénomènes  de  la  nature,  en  quelque  sorte,  avec 
la  même  facilité  que  s'il  les  réglait  lui-même. 

-Mais,  pour  bien  juger  do  co  que  nous  lui  'lovons, 
il  la  faut  bien  connaîiro  ;  autrement  son  ouvrage 
nous  paraîtra  celui  de  l'imaginalion.  Parce  que  les 
idées  que  nous  nonunons  abstraites  cessent  de  tom- 
ber sous  les  sens,  nous  croirons  qu'elles  n'en  vien- 
nent pas  ;  et  parce  qu'alors  nous  ne  verrons  pas  ce 
qu'elles  peuvent  avoir  do  commun  avec  nos  sensa- 
tions, nous  nous  iniaginoions  qu'ollos  sont  quel- 
que autre  chose.  Préoccupés  de  celte  erreur,  nous 
nous  aveuglerons  sur  leur  origine  et  leur  généra- 
tion :  il  nous  sera  impossible  de  voir  ce  qu'elles 
sont  ,  et  cependant  nous  croirons  le  voir  :  nous 
n'aurons  que  dos  visions.  Tantôt  les  idées  seront 
des  êtres  qui  oist  par  eux-mêmes  une  existence 
dans  l'ànn',  des  êtres  innés,  ou  des  êtres  ajoutés 
succossivomont  au  sien  :  d'autres  fois  ce  seront 
dos  êtres  qui  n'existent  qu'en  Dieu,  et  que  nous  ne 
voyons  qu'on  lui.  De  pareils  rêves  nous  écarteront 
nécessaironiont  du  chemin  dos  découvertes,  et  nous 
n'irons  plus  que  d'erreur  en  erreur.  Voilà  cepen- 
dant les  systèmes  que  fait  l'imagination  :  (juand 
une  fois  nous  los  avons  adoptés,  il  ne  nous  est  plus 
possible  d'avoir  une  langue  bien  faite  ;  et  nous 
.sommes  condamnés  à  raisonner  presque  toujours 
mal,  parce  (|uc  nous  raisonnons  mal  sur  les  facul- 
tés de  noire  esprit. 

Ce  n'est  pas  ainsi  que  les  hommes,  comme  nous 
l'avons  remarqué,  se  conduisaient  au  sortir  des 
mains  de  l'auteur  do  la  nature.  Quoique  a^)rs  ils 
cherchassent  sans  savoir  ce  (|u  ils  cherchaient,  ils 
cliercliaient  bien,  et  ils  trouvaient  souvent,  sans 
s'apercevoir  qu'ils  avaient  cherché.  C'est  que  les 
besoins  (juc  l'auteur  de  la  nature  leur  avait  don- 
nés, et  los  circonstances  où  il  les  avait  placés,  los 
forçaient  à  observer,  et  les  avorti.^saient  souvent  de 
ne  pas  imaginer.  L'analyse  qui  taisait  la  langue,  la 
faisait  bien,  parce  qu'elle  déterminait  toujours  le 
sens  des  niots  ;  et  la  langue,  qui  n'était  pas  étendue, 
mais  qui  était  bien  faite,  conduisait  aux  découvertes 
les  plus  nécessaires.  Mailiourouseniont  les  hommes 
ne  savaient  pas  observer  comment  ils  s'instrui- 
saient. On  dirait  qu'ils  ne  sont  capables  de  bien 
faire  que  ce  qu'ils  font  à  leur  insu;  et  les  philoso- 
phes, ([ui  auraient  dû  chercher  avec  plus  de  lu- 
mière, ont  cherché  souvent  pour  ne  rien  trouver, 
ou  pour  s'égarer. 

Combien  se  trompent,  ceux  qui  regardent  les  défini~ 
lions  comme  runique  moyen  de  remédier  aux  abus 
du  langage. 

Les  vices  des  langues  sont  sensibles,  surtout  dans 
les  mots  dont  l'acception  n'est  pas  déterminée,  ou 
qui  n'ont  pas  dt;  sens.  On  a  voulu  y  remédier,  et 
parce  qu'il  y  a  des  mots  qu'on  peut  définir,  on  a 
dit,  il  les  faut  définir  mus.  En  conséciuoncc,  les  dé- 
finitions ont  été  regardées  comme  la  base  de  l'art 
de  raisonner. 

Un  triangle  est  une  surface  terminée  par  trois  li- 
gnes. Voilà  une  définition.  Si  elle  donne  du  trian- 
gle une  idée  sans  laquelle  il  serait  impossible  d'en 
déterminer  les  propriétés,  c'est  que  pour  découvrir 
les  propriétés  d'une  chose,  il  la  faut  analyser,  et 
que,  pour  l'analyser,  il  la  faut  voir.  De  pareilles 
définitions  montrent  donc  les  choses  qu'on  se  pro- 
pose d'analyser,  et  c'est  tout  ce  qu'elles  font.  Nos 
sens  nous  montrent  également  les  objets  sensibles  , 
et  nous  les  analysons,  quoique  nous  ne  puissions  pas 
les  définir.  La  nécessité  (le  définir  n'est  donc  que 
la  nécessité  de  voir  les  choses  sur  lesquelles  on 
veut  raisonner;  et  si  l'on  peut  voir  sans  définir, 
los  définitions  deviennent  inutiles.  C'est  le  cas  le 
plus  ordinaire. 

Sans  doute  que,  pour  étudier  une  chose,  il  faut 


1575 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


1276 


que  je  la  voie  :  mais  quand  je  la  vois,  je  n'ai  qu'à 
l'analyser.  Lors  donc  que  je  découvre  les  proprié- 
lés  d'une  surl'acc  lorniinée  par  trois  ligues,  c'esl 
l'analyse  seule  qui  est  le  principe  de  mes  décou- 
verles,  si  l'on  veut  des  principes  ;  et  celte  défini- 
tion ne  l'ait  que  me  montrer  le  triangle  qui  est 
l'objet  de  mes  recherches,  comme  mes  sens  me 
monirent  les  objets  sensibles.  Que  signifie  dans  ce 
langage,  les  définitions  sont  des  principes?  11  signifie 
qu'il  i'aul  comiuencer  par  voir  les  choses  pour  les 
étudier,  el  qu'il  les  faut  voir  telles  qu'elles  sont.  Il 
ne  signifie  que  cela,  et  cependant  on  croit  dire 
quelque  chose  de  plus. 

Principe  est  synonyme  de  commencement,  et  c'est 
dans  celte  signilicalion  qu'on  l'a  d'abord  employé  : 
mais  ensuite,  à  force  d'en  faire  usage,  on  s'en  est 
servi  par  habitude,  macbinalenicnt,  sans  y  attacher 
d'idée,  et  l'on  a  eu  des  principes  (jui  ne  sont  le 
commencement  de  rien. 

Je  dirai  ([ue  nos  sens  sont  le  principe  de  nos 
connaissances,  parce  que  c'est  aux  sens  qu'elles 
commencent,  et  je  dirai  une  chose  qui  s'entend.  Il 
n'en  sera  pas  de  même  si  je  dis  qu'une  surface 
terminée  par  trois  ligues  est  le  principe  de  toutes 
les  propriétés  du  triangle,  parce  que  toutes  les  pro- 
priétés du  triangle  commencent  par  une  surface 
terminée  par  trois  lignes;  car  j'aimerais  autant  dire 
que  tontes  les  propriétés  d'une  surface  terminée 
par  trois  lignes  commencent  à  une  surface  termi- 
née par  trois  lignes.  Et  un  mot,  cette  définition  ne 
m'apprend  rien  :  elle  ne  fait  que  me  montrer  une 
chose  que  je  connais,  el  dont  l'analyse  peut  seule 
me  découvrir  les  propriétés. 

Les  définitions  se  bornent  donc  à  montrer  les 
choses;  mais  elles  ne  les  éclairent  pas  toujours 
d'une  lumière  égale  :  Uàme  est  une  substance  qui 
sent,  est  une  définition  qui  montre  l'àme  bien  im- 
parfaitement à  tous  ceux  à  qui  l'analyse  na  pas 
appris  que  toutes  ses  facultés  ne  sont,  dans  le  prin- 
cipe ou  dans  le  commencement,  que  la  faculté  de 
sentir.  Ce  n'est  donc  pas  par  une  pareille  défini- 
tion qu'il  faudrait  commencer  à  traiter  de  l'âme  : 
car  quoi(iue  toutes  ses  facultés  ne  soient,  dans  le 
principe,  que  sentir,  cette  vérité  n'est  pas  un  prin- 
cipe ou  un  commencement  pour  nous,  si,  au  lieu 
d'èlpe  une  première  connaissance,  elle  est  une  der- 
nière. Or  elle  est  une  dernière,  puisqu'elle  est  un 
résultat  donné  par  l'analyse. 

Prévenus  qu'il  faut  tout  définir,  les  géomètres 
font  souvent  de  vains  efforts,  et  cherchent  des  dé- 
finitions qu'ils  ne  trouvent  |)as.  Telle  est,  par 
exemple,  celle  de  la  ligne  droile  :  car  dire  avec 
eux  (|u'elle  est  la  plus  courte  d'un  point  à  un  autre, 
ce  n'est  pas  la  faire  connaître,  c'est  supposer 
qu'on  la  connaît.  Or,  dans  leur  langage,  une  dé- 
finition étant  un  principe,  elle  ne  doit  pas  sup- 
poser que  la  chose  soit  connue.  Voilà  un  écuoil 
où  échouent  tous  les  faiseurs  d'éléments,  au  grand 
scandale  de  quelques  géomètres,  qui  se  plaignent 
qu'on  n'ait  pas  encore  donné  une  bonne  défini- 
tion de  la  ligne  droite,  et  qui  semblent  ignorer 
qu'on  ne  doit  pas  définir  ce  qui  est  indéfinissable. 
Mais  si  les  définitions  se  bornent  à  nous  montrer 
les  choses,  qu'importe  que  ce  soit  avanl  que  nous 
les  connaissions,  ou  seulement  après?  il  me  semble 
que  le  point  essentiel  est  de  les  connaitrc. 

Or  on  serait  convaincu  que  !'uni(]uc  moyen  de 
les  connaître  est  de  les  analyser,  si  l'on  avait  re- 
marqué que  les  meilleures  définitions  ne  sont  que 
des  analyses.  Celle  du  triangle,  par  exemple,  en 
est  une  ;  car  certainement,  pour  dire  (lu'il  est  une 
surface  terminée  par  trois  lignes,  il  a  fallu  obser- 
ver, l'un  après  l'autre,  les  côtés  de  cette  figure,  et 
les  compter.  Il  est  vrai  que  cette  analyse  se  fait 
en  quel<iue  sorte  du  premier  coup,  parce  que,  nous 
comptons  proinptement  jusqu'à  trois.  Mais  un 
enfant  ne  complciuit  pas  aussi  vile,  et  cependant 


il  analyserait  le  triangle  aussi  bien  que  nous.  11 
l'analyserait  lentement,  comme  nous-mêmes,  après 
avoir  "compté  lentement,  nousfericmsla  définition  ou 
l'analyse  d'une  figure  d'un  grand  nombre  de  côtés- 

Ne  disons  pas  qu'il  faut,  dans  nos  recherches, 
avoir  pour  principe  des  définitions  :  disons  plus 
simplement  qu'il  faut  bien  commencer  ;  c'est-à- 
dire,  voir  les  choses  telles  qu'elles  sont  ;  e.t  ajou- 
tons que,  pour  les  voir  ainsi,  il  faut  toujours  com- 
mencer par  des  analyses. 

En  nous  exprimant  de  la  sorte,  nous  parlerons 
avec  plus  de  précision,  et  nous  n'aurons  pas  la 
peine  de  chercher  des  définitions  qu'on  ne  trouve 
pas.  Nous  saurons,  par  exemple,  que,  pour  con- 
naître la  ligne  droite,  il  n'est  point  du  tout  néces- 
saire de  la  définir  à  la  manière  des  géomètres,  et 
qu'il  suffit  d'observer  comment  nous  en  avons 
acquis  l'idée. 

Parce  que  la  géométrie  est  une  science  qu'on 
nomme  exacte,  on  a  cru  que,  pour  bien  traiter 
toutes  les  autres  sciences,  il  n'y  avait  qu'à  con- 
trefaire les  géomètres ,  et  la  manie  de  définir  à 
leur  manière  est  devenue  la  manie  de  Ions  les 
philosophes,  ou  de  ceux  qui  se  donnent  pour  tels. 
Ouvrez  un  dictionnaire  de  langue,  vous  verrez 
qu'à  chaque  article  on  veut  faire  des  définitions, 
et  qu'on  y  réussit  mal.  Les  meilleures  supposent, 
comme  celle  de  la  ligne  droite,  que  la  signification 
des  mois  est  connue  :  ou  si  elles  ne  supposent 
rien,  on  ne  les  entend  pas. 

Ou  nos  idées  sont  simples,  ou  elles  sont  com- 
posées. Si  elles  sont  simples,  on  ne  les  définira 
pas  :  un  géomètre  le  tenterait  inutilement  ;  il  y 
échouerait  comme  à  la  ligne  droile.  Mais,  quoi- 
qu'elles ne  puissent  pas  être  définies,  l'analyse 
nous  montrera  toujours  comment  nous  les  avons 
acquises,  parce  qu'elle  montrera  d'oîi  elles  vien- 
nent et  comment  elles  nous  viennent. 

Si  une  idée  est  composée,  c'est  encore  à  l'ana- 
lyse seule  à  la  faire  connaître,  parce  qu'elle  peut 
seule,  en  la  décomposant,  nous  en  montrer  toutes 
les  idées  partielles.  Ainsi,  quelles  que  soient  nos 
idées,  il  n'apparlienl  qu'à  l'analyse  de  les  déter- 
miner d'une  manière  claire  el  précise. 

Cependant  il  restera  toujours  des  idées  qu'on 
ne  déterminera  point,  ou  qu'au  moins  on  ne  pourra 
pas  déterminer  au  gré  de  tout  le  monde.  C'est  que 
les  hommes  n'ayant  pu  s'accorder  à  les  composer 
chacun  de  la  même  manière,  elles  sont  nécessaire- 
ment indéterminées.  Telle  est,  par  exemple,  celle 
que  nous  désignons  par  le  mot  esprit.  Mais,  quoi- 
que l'analyse  ne  puisse  pas  déterminer  ce  que  nous 
entendons  par  un  mot  que  nous  n'entendons  pas 
tous  de  la  même  manière,  elle  déterminera  cepen- 
dant tout  ce  qu'il  est  possible  d'entendre  par  ce 
mot,  sans  empêcher  néanmoins  que  chacun  en- 
tende ce  qu'il  veut,  comme  cela  arrive  :  c'est-à- 
dire  ,  qu'il  lui  sera  plus  facile  de  corriger  la 
langue  que  de  nous  corriger  nous-mêmes. 

Mais  enfin  c'est  elle  seule  qui  corrigera  tout  ce 
qui  peut  être  corrigé,  parce  que  c'est  elle  seule 
qui  peut  faire  connaître  la  génération  de  toutes 
nos  idées.  Aussi  les  philosophes  se  sont-ils  prodi- 
gieusement égarés  lorsqu'ils  ont  abandonné  l'ana- 
lyse, et  qu'ils  ont  cru  y  suppléer  par  des  défini- 
tions. Ils  se  sont  d'autant  plus  égarés  qu'ils  n'ont 
pas  su  doimer  encore  une  bonne  définition  de  l'ana- 
lyse même.  Aux  efforts  qu'ils  font  pour  expliquer 
celte  méthode,  on  dirait  qu'il  y  a  bien  du  mystère 
à  décomposer  un  tout  en  ses  parties,  et  à  le  recom- 
poser :  cependant  il  suffit  d'observer  successive- 
ment et  avec  ordre. 

C'est  la  synthèse  qui  a  amené  la  manie  des  défi- 
niiions,  cette  méthode  ténébreuse  qui  commence 
toujours  par  où  il  faut  finir,  el  que  cependant  on 
appelle  méthode  de  doctrine. 

Je  n'eu  donnerai  pas   une  notion  plus  précise, 


Î277 


NOTES  ADDITIONNELLES. 


im 


soit  parce  que  je  ne  la  compremls  pas,  soit  parce 
qu'il  n'est  pas  possible  de  la  comprendre.  Elle 
échappe  d'autant  plus  qu'elle  prend  tous  les  ca- 
ractères des  esprits  qui  veulent  l'eniplover,  et  sur- 
tout ceux  des  esprits  faux.  Voici  comment  un  écri- 
vain célèbre  s'explique  à  ce  sujet.  Enfin  ,  dit-il, 
ces  deux  méthodes  (l'analyse  et  la  synthèse)  ne  dif- 
fèrent que  comme  le  chemin  qu'on  fait  en  montant 
d'une  vallée  en  une  montagne,  et  celui  qu'on  fait 
en  descendant  de  la  montagne  dans  la  vallée.  A  ce 
langage  je  vois  seulement  que  ce  sont  là  deux 
inéthodes  contraires,  et  que  si  Tune  est  bonne, 
1  autre  est  mauvaise.  Eu  tU'et,  on  ne  peut  aller  que 
du  connu  à  l'inconnu.  Or,  si  l'inconnu  est  sur  la 
montagne,  ce  ne  sera  pas  en  descendant  qu'on  v 
arrivera  ;  et  s'il  est  dans  la  vallée,  ce  ne  sera  pas 
en  montant.  Il  ne  peut  donc  pas  v  avoir  deux 
chemins  contraires  pour  y  arriver."  De  pareilles 
0{)inions  ne  méritent  pas  une  criti(|ue  plus  sérieuse. 
On  suppose  que  le  propre  de  la  svnthèsc  est  de 
composer  nos  idées,  et  que  le  propre  de  l'analvse 
est  de  les  décomposer.  Voilà  pourquoi  l'auteur'de 
la  Logique  croit  les  faire  connaître,  lorsqu'il  dit  que 
l'une  conduit  de  la  vallée  sur  la  montagne,  et 
1  autre  de  la  montagne  dans  la  vallée.  Mais  qu'on 
raisonne  bien  ou  mal,  il  faut  nécessairement  que 
1  esprit  monte  et  descende  tour  à  tour;  ou,  pour 
parler  plus  simplement,  il  lui  est  essentiel  de  com- 
poser comme  de  décomposer,  parce  qu'une  suite 
de  raisonnements  n'est  et  ne  peut  être  qu'une  suite 
de  compositions  et  de  décompositions.  Il  appartient 
donc  à  la  synthèse  de  décomposer  connue  de  com- 
poser, et  il  appartient  à  l'analyse  de  composer 
comme  de  décomposer.  11  serait  absurde  d'imagi- 
ner que  ces  deux  choses  s'excluent,  et  qu'on  pour- 
rait raisonner  en  s'interdisant  à  son  choix  toute 
composition  ou  décomposition.  En  quoi  donc  dif- 
férent ces  deux  méthodes  ?  En  ce  que  l'analvse 
commence  toujours  bien,  ri  que  la  svnlhèse  com- 
mence toujours  mal.  Celle-là,  sans  aUecter  l'ordre, 
en  a  naturellement,  parce  quelle  est  la  méthode 
de  la  nature  :  celle-ci,  qui  ne  connaît  pas  l'ordre 
naturel,  parce  qu'elle  est  la  méthode  des  philo- 
sophes, en  alTecte  beaucoup,  pour  fatiguer  l'esprit 
sans  l'éclairer.  En  un  mot,  la  vraie  analyse,  l'ana- 
lyse qui  doit  être  préférée,  est  celle  qui,  com- 
inençant  parle  commencement,  montre  dans  l'ana- 
logie la  formation  de  la  langue,  et  dans  la  forma- 
tion de  la  langue  les  progrès  des  sciences. 

Combien  le  raisonnement  est  simple  quand  lu  langue 
est  simple  elle-même. 

Quoique  l'analyse  soit  la  meilleure  méthode 
les  mathématiciens  mêmes,  toujours  prêts  à  l'a- 
bandonner, paraissent  n'en  faire  usage  qu'autant 
qu'ils  y  sont  forcés.  Ils  donnent  la  préférence  à 
la  synthèse,  qu'ils  croient  plus  simple  et  plus 
courte,  et  leurs  écrits  en  sont  plas  embarrassés  et 
plus  longs. 

Nous  venons  de  voir  que  cette  synthèse  est  pré- 
cisément le  contraire  de  l'analyse.  Elle  nous  met 
hors  du  chemin  des  découvertes;  et  cependant  le 
grand  nombre  des  niatliémaliciens  s'imaginent 
que  cette  méthode  est  la  plus  propre  à  l'instruc- 
tion. Us  le  croient  si  bien,  qu'ils  ne  veulent  pas 
qu'on  en  suive  d'autre  dans  leurs  livres  élémen- 
taires, 

Clairaut  a  pensé  autrement.  Je  ne  sais  pas  si 
Euler  et  La  Grange  ont  dit  ce  qu'ils  pensent 
a  ce  sujet  ;  mais  ils  ont  fait  comme  s'ils  l'avaient 
dit  ;  car  dans  leurs  Eléments  d'algèbre  ils  ne 
suivent  que  la  méthode  analytique. 

Le  suifrage    de  ces  mathématiciens  peut   être 
compté  pour  quelque  chose.   Il  faut  donc  que  les 
autres  soient   singulièrement  prévenus  en  faveur 
de  la  synthèse,  pour  se  persuader  que  l'analyse 
qui  est  la  méthode  d'invention,  n'est  pas  encore 


la  méthode  de  doctrine,  et  qu'il  y  ait,  pour  ap- 
prendre les  découvertes  des  autres,  un  moyen  pré- 
férable à  celui  qui  nous  les  ferait  faire. 

Si  l'analyse  est  en  général  bannie  des  mathé- 
matiques toutes  les  fois  qu'on  y  peut  faire  usage 
de  la  synthèse,  il  semble  qu'on  lui  ait  fermé  tout 
accès  dans  les  autres  sciences,  et  qu'elle  ne  s'y 
introduise  qu'à  Tinsii  de  ceux  qui  les  traitent 
Voilà  pourquoi ,  de  tant  d'ouvrages  des  philo 
sophes  anciens  et  modernes,  il  y  en  a  si  peu  qui 
soient  faits  pour  instruire.  La  vérité  est  rarement 
i-econnaissable  quand  l'analyse  ne  nous  la  montre 
pas,  et  qu'au  contraire  la  synthèse  l'enveloppe 
dans  un  ramas  de  notions  vagues,  d'opinions,  d'er- 
reurs, et  se  fait  un  jargon  qu'on  prend  pour  la 
langue  des  arts  et  des  sciences. 

Pour  peu  qu'on  réfléchisse  sur  l'analyse,  on 
reconnaîtra  qu'elle  doit  répandre  |»lus  de  lumière 
à  proportion  qu'elle  est  plus  simple  et  plus  pré- 
cise ;  et  si  l'on  se  rappelle  que  l'art  de  raisonner 
se  réduit  à  une  langue  bien  faite,  on  jugera  que 
la  plus  grande  simplicité  et  la  plus  grande  pré- 
cision de  l'analyse  ne  peuvent  être  que  l'efff  t  de 
la  plus  grande  simplicité  et  de  la  plus  grande  pré- 
cision du  langage.  Il  faut  donc  nous  faire  une  idée 
(le  cette  simplicité  et  dé  cette  précision,  afin  d'eu 
approcher  dans  toutes  nos  études  autant  qu'il  sera 
possible. 

On  nomme  sciences  exactes  celles  où  l'on  dé- 
montre rigoureusement.  Pourquoi  donc  toutes  les 
sciences  ne  sont-elles  pas  exactes?  et  s'il  eii  est 
où  l'on  ne  démontre  pas  rigoureusement,  com- 
ment y  démonlre-t-on  ?  Sait-on  bien  ce  qu'on 
veut  dire  quand  on  suppose  des  démonslralions 
qui,  à  la  rigueur,  ne  sont  pas  des  démonstrations? 
Une  démonstration  n'est  pas  une  démonstration, 
ou  elle  en  est  une  rigoureusement.  Mais  il  faut 
convenir  que  si  elle  ne  parle  pas  la  langue  qu'elle 
doit  parler,  elle  ne  paraîtra  pas  ce  qu'elle  est. 
Ainsi  ce  n'est  pas  la  faute  des  sciences  si  elles  ne 
démontrent  pas  rigoureusement;  c'est  la  faute  des 
savants  qui  parlent  mal. 

La  langue  des  m;i thématiques,  l'algèbre,  est  la 
plus  simple  de  toutes  les  langues.  N'y  anra-t-il 
donc  des  démonstraiions  qu'en  matliémati(|ues  ? 
Et  parce  que  les  autres  sciences  ne  peuvent  pas 
atteindre  à  la  même  simplicité,  seront-elles  con- 
damnées à  ne  pouvoir  ))as  être  assez  simples  pour 
convaincre  qu'elles  démontrent  ce  qu'elles  dé- 
montrent ? 

C'est  l'analyse  qui  démontre  dans  toutes,  et  elle 
y  démontre  rigoureusement  toutes  les  fois  qu'ello 
parle  la  langue  qu'elle  doit  parler,  .le  sais  bien 
qu'on  distingue  différentes  espèces  d'analyse:  ana- 
lyse logique,  analyse  métaphysique,  analyse  mathé- 
matique :  mais  il  n'y  en  a  qu'une;  et  elle  est  la 
même  dans  toutes  les  sciences,  parce  que  dans 
toutes  elle  conduit  du  connu  à  linconnu  par  le 
raisonnement,  c'est-à-dire  par  une  suite  de  juge- 
ments qui  sont  renfermés  les  uns  dans  les  autres. 
Nous  nous  ferons  une  idée  du  langage  qu'elle  doit 
tenir,  si  nous  essayons  de  résoudre  un  des  problè- 
mes qu'on  ne  résout  d'ordinaire  qu'avec  le  secours 
de  l'algèbre.  Nous  choisirons  un  des  plus  faciles, 
parce  qu'il  sera  plus  à  notre  portée  ;  et  il  suHiia 
pour  développer  tout  l'artifice  du  raisonnement. 
Ayant  des  jetons  dans  mes  deux  mains,  si  j'en 
fais  passer  un  de  la  main  droite  dans  la  gauche, 
j'en  aurai  autant  dans  l'une  (jue  dans  l'aulre;  et 
si  j'en  fais  passer  un  de  la  gauche  dans  la  droite, 
j'en  aurai  le  double  dans  celle-ci.  Je  vous  de- 
mande quel  est  le  nombre  de  jetons  que  j'ai  dans 
chacune. 

Il  ne  s'agit  pas  de  devenir  ce  nombre  en  faisant 
des  suppositions:  il  le  faut  trouver  en  raisonnant, 
en  allant  du  connu  à  l'inconnu  par  une  suite  do 
jugements. 


Il  V  a  ici  deux  conditions  données  ,  ou,  pour 
parler  comme  les  matiicnialiciens,  il  y  a  deux  don- 
nées :  l'une,  que  si  jetais  passer  un  jeton  delà 
main  droite  dans  la  gauche,  j'en  aurai  le  même 
nombre  dans  chacune;  ranlrc,  que  si  je  fais  pas- 
ser un  jeton  de  la  j^anthe  dans  la  droite,  j'en  aurai 
le  do!ibl(î  dans  celle-ci.  Or  vous  voyez  que  s'il  est 
possible  de  trouver  le  nonjbre  que  je  vous  donne 
a  chercher,  ce  ne  peut  être  qu'en  observant  les 
rapports  où  ces  deux  données  sont  Tune  à  Tau- 
Ire;  et  vous  concevez  que  ces  ra|)ports  seront  plus 
on  moins  sensibles,  suivant  que  les  données  seront 
exprimées  d'une    manière   plus  ou  moins  simple. 

Si  vous  disiez  :  Le  nombre  que  vous  avez  dans 
la  main  droite,  lorsqu'on  en  retranche  un  jeton, 
est  égal  à  celui  que  vous   avez  dans  la  main  gau- 


che, lorsqu'à  celui-ci  on  en  ajoute  un,  vous  expri- 
meriez la  première  donnée  avec  beaucoup  de 
mots.  Dites  donc  plus  brièvement:  Le  nombre  de 
voire  main  droite  diminm;  d'une  unité  est  égal  à 
celui  de  votre  gauche  augmenté  d'une  unité;  ou  le 
nombre  de  votre  droite  moins  une  unité,  est  égal 
à  celui  de  votre  gauche  jibis  une  unité;  ou  enfin, 
|)lus  brièvement  encore,  la  droite  moins  un  égale 
a  la  gauche  plus  un. 

C'est  ainsi  que,  de  traduction  en  traduction, 
nous  arrivons  à  l'expression  la  plus  simple  de  la 
première  donnée.  Or,  plus  vous  abrégerez  votre 
discours,  plus  vos  idées  se  rapprocheront,  et  plus 
elles  seront  rapprochées,  plus  il  vous  sera  facile 
de  les  saisir  sous  tous  leurs  rapports.  Il  nous  reste 
donc  à  traiter  la  seconde  donnée  comme  la  pre- 
mière ;  il  faut  la  traduire  dans  l'expression  la  plus 
simple. 

Par  la  seconde  condition  du  problème,  si  je  fais 
passer  un  jeton  de  la  gauche  dans  la  droite,  j'en 
aurai  le  double  dans  celle-ci.  Donc  le  nombre  de 
ma  main  gauche  diminué  d'une  unité  est  la  moitié 
de  celui  de  ma  main  droite  augmenté  d'une  unité; 
et  par  conséquent  vous  exprimerez  la  seconde 
donnée,  en  disant:  Le  nombre  de  votre  main 
droite  augmenté  d'une  unité  est  égal  à  deux  fois 
celui  de  votre  gauche  diminué  d'une  unité. 

Vous  traduirez  cette  expression  en  une  antre 
plus  simple,  si  vous  dites  :  La  droite  augmentée 
d'une  unité,  est  égale  à  deux  gauches  diminuées 
chacune  d'une  unité,  et  vous  arriverez  à  cette 
expression,  la  plus  simple  de  toutes:  La  droite  plus 
un  égale  à  deux  gauches  moins  deux.  Voici  donc 
les  expressions  dans  lesquelles  nous  avons  traduit 
les  données  : 

La  droite  moins  un  égale  à  la  gauche  plus  un; 
La  droite  plus  un  égale  à  deux  gauches  tnoins  deux. 

Ces  sortes  d'expressions  se  nomment  en  mathé- 
matiques équations.  Elles  sont  composées  de  deux 
membres  égaux:  La  droite  moins  un  est  le  premier 
membre  de  la  première  équation;  la  gauche  plus 
un  est  le  second. 

Les  quantités  inconnues  sont  mêlées,  dans  cha- 
cun de  ces  membres,  avec  les  quaîitités  coimues. 
Les  connues  sont  moins  un,  plus  un,  moins  deux  : 
les  inconnues  sont  la  droite  et  la  gauche  ;  par  où 
vous  exprimez  les  deux  nombres  que  vous  cher- 
chez. 

Tant  que  les  connues  et  les  inconnues  sont  ainsi 
mêlées  dans  chaque  membre  des  équations,  il  n'est 
pas  possible  de  résoudre  un  problème.  Mais  il  ne 
faut  pas  un  grand  elTort  de  réflexion  pour  remarquer 
que,  s'il  y  a  un  moyen  de  transporter  les  quanti  lés 
d  un  membre  dans  l'autre  sans  altérer  l'égalité  qui 
Ciit  entre  eux,  nous  pouvons,  en  ne  laissant  dans  un 
membre  qu'une  des  deux  inconnues,  la  dégager 
des  connues  avec  lesquelles  elle  est  mêlée. 

Ce  njov'^n  s'offre  de  lui-même:  car  si  la  droite 

moins  un  cb*  égale  à  la  gauche   plus  un,  donc  la 

Iroile  cnlièr'i  sera  égale  à  la  gauche  plus  deux, 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE.  l'iS') 

et  si  la  droite  i>lus  un  csl  égale  à  deux  gauches 
moins  deux,  donc  la  droite  seule  sera  égale  à 
deux  gauches  moins  trois.  Vous  substituerez  donc 
aux  deux  premières  équations  les  deux  suivantes  : 

La  droite  égale  à  la  gauche  plus  deux. 
La  droite  égale  à  deux  gauches  tiioins  trois. 

Le  premier  membre  de  ces  deux  équations  est 
la  même  quantité,  la  droite;  et  vous  voyez  i]ue 
vous  connaîtrez  cette  quantité  lorsque  vous  con- 
naîtrez la  valeur  du  second  membre  de  l'une  ou 
l'autre  équation.  Mais  le  second  membre  de  la 
première  est  égal  au  second  membre  de  la  se- 
conde, puisqu'ils  sont  égaux  l'un  et  l'autre  à  la 
même  quantité  exprimée  par  la  droite.  Vous  pou- 
vez par  conséquent  faire  cette  troisième  équation: 

La  gauche  plus  deux    égale  à  deux  gauches  moins 

trois. 


Alors  il  ne  vous  reste  qu'une  inconnue,  la  gau- 
che; et  vous  en  connaîtrez  la  valeur,  lorsque  vous 
l'aurez  dégagée,  c'est-à-dire,  lorsque  vous  aurez 
fait  passer  toutes  les  connues  du  même  côté.  Vous 
direz  donc: 

Deux  plus  trois  égal   à  deux  gauches  moins  une 
gauche. 

Deux  plus  trois  égala  une  gauche. 
Cinq  égal  à  une  gauche. 

Le  problème  est  résolu.  Vous  avez  découvert 
que  le  nombre  de  jetons  que  j'ai  dans  la  m.ain 
gauche  est  cinq.  Dans  les  éq\iations  :  La  droite 
égale  à  la  gauche  plus  deux,  La  droite  égale  à  deux 
u'auches  moins  trois,  vous  trouverez  que  sept  est 
le  nombre  (juc  j'ai  dans  la  main  droite.  Or  ces 
deux  nombres,  cinq  et  sept,  satisfont  aux  condi- 
tions du  problème. 

Vous  voyez  sensiblement  dans  cet  exemple  com- 
ment ia  simplicilé  des  expressions  facilite  le  rai- 
sonnement ;  et  vous  comprenez  que  si  l'analyse  a 
besoin  d'un  pareil  langage,  lorsqu'un  problême  est 
aupsi  facile  que  celui  que  nous  venons  de  résoudre, 
elle  en  a  plus  besoin  encore,  lorsque  les  problè- 
mes se  compliquent.  Aussi  l'avantage  de  l'analyse 
en  mathématiques  vient-il  tini'iuement  de  ce  qu'elle 
y  parle  la  langue  la  plus  simple.  Une  légère  idée 
de  l'algèbre  suffira  pour  le  faire  comprendre. 

Dans  celte  langue  on  n'a  pas  besoin  de  mots.; 
On  exprime  plus  par  -j-,  moins  par  —.égal  par  z=, 
et  on  désigne  les  quantités  par  des  lettres  el 
par  des  chiffres,  x.  par  exemple,  sera  le  nombre 
de  jetons  que  j'ai  dans  la  main  droite,  et  y  celui 
que  j'ai  dans  la  main  gauche.  Ainsi  x—  i  =  ij  -{-\, 
signifie  que  le  nombre  de  jetons  que  j'ai  dans  la 
main  droite,  diminué  d'une  unité,  est  égal  à  celui 
que  j'ai  dans  la  main  gauche  augmenté  d'une 
unité;  et  .x  -[-  1  =  2y  —  2,  signifie  que  le  nom- 
bre de  ma  main  droite  augmenté  d'une  unité  est 
égal  à  deux  fois  celui  de  ma  main  gauche  diminué 
d'une  unité.  Les  deux  données  de  notre  problème 
sont  donc  renfermées  dans  ces  deux  équations  : 

a;-  1  =î/  +  1, 

qui  deviennent,  en  dégageant  l'inconnue  du  pre- 
mier membre, 

X  =:z'2y  —  3. 
Des  deux  derniers  membres  de  ces  deux  équa- 
tions nous  faisons 

y  +  2  =  2y-5, 
qui  deviennent  successivement 
2  =  2y  —  y  —  3, 
2  4-  5  =  2;/  —  «/. 
2  -f  3=: 
5=!/. 


V' 


1281 


NOTES  ADDITIOXXELLES. 


1^82 


Eiitin,  de  X  =:  y  -|-  2. 


lions  lirons  .r  : 
nous  lirons  éi 


=  5  -f  tl 
alement 


=  7  ;  et  de  x  =:: 
a-=:10— 3=7. 

Ce  langage  algébrique  fait  apercevoir  d'une 
manière  sensible  conuneal  les  jugements  sont  liés 
les  unsaiix  autres  dans  un  raisonnenienl.  On  voit 
(jue  le  dernier  n"esl  renfermé  dans  le  pénulliènie. 
Je  pénultième  dans  celui  qui  le  précède,  et  ainsi 
de  suite  en  remontant,  que  parce  que  le  dernier 
est  identique  avec  le  pénultième,  le  pénultième 
avec  celui  qui  le  précède,  etc.,  et  Ton  reconnaît 
que  celte  identité  fait  toute  révidence  du  raison- 
nement. 

Lorsqu'un  raisonnement  se  développe  avec  des 
mois,  révidence  consiste  également  dans  l'identité 
qui  est  sensible  d'un  jugement  à  l'autre.  En  effet, 
la  suite  des  jugements  est  la  même,  et  il  n'y  a  que 
l'expression  qui  cliange.  Il  faut  seulement  remar- 
quer que  l'identité  s'aperçoit  pins  facilement 
lorsqu'on  s'énonce  avec  des  signes  algébriques. 

Mais  que  l'identité  s'aperçoive  plus  ou  moins 
facilement,  il  suditqnelle  se  montre,  pour  être 
assuré  qu'un  raisonnenient  est  une  démonstration 
rigoureuse;  et  il  ne  faut  pas  s'imaginer  que  les 
sciences  ne  sont  exactes,  et  (|u'on  n'y  démontre  à 
la  rigueur,  que  lorsqu'on  y  parle  avec  des  x,  des  a 
et  des  b.  Si  quel(|ucs-uncs  ne  paraissent  pas  suscep- 
tibles de  (témonstralion ,  c'est  qu'on  est  dans 
l'usage  de  les  parler  avant  d'en  avoir  fait  la  lan- 
gue, et  sans  se  douter  même  qu'il  soit  nécessaire 
delà  faire:  car  toutes  anraieui  la  même  cxacti- 
ludo  si  on  les  parlait  toutes  avec  des  langues  bien 
faites.  C'est  ainsi  que  nous  avons  traité  la  méta- 
physique dans  la  première  partie  de  cet  ouvrage. 
Nous  n'avons,  par  exemple,  expliqué  la  génération 
des  facultés  de  l'àmeque  parce  que  nous  avons  vu 
qu'elles  sont  toutes  identiciues  avec  la  faculté  de 
sentir  ;  et  nos  raisonnemenis  faits,  avec  desmots, 
sont  aussi  rigoureusement  démontrés  que  pour- 
raient l'èlre  des  raisonnements  faits  avec  des  let- 
tres. 

S'il  y  a  donc  des  sciences  peu  exactes,  ce  n'est 
pas  parce  qu'on  n'y  parle  pas  algèbre,  c'est  parce 
que  les  langues  en  sont  mal  faites  qu'on  ne  s'en 
aperçoit  pas,  ou  que,  si  l'on  s'en  doute,  on  les 
refait  plus  mal  encore.  Faut-il  s'étonner  qu'on  ne 
sache  pas  raisonner,  quand  la  langue  des  sciences 
n'est  qu'un  jargon  composé  do  beaucouj)  trop  de 
mots,  dont  les  uns  sont  des  mois  vulgaires  qui 
n'ont  point  de  sens  déterminé,  et  les  autres  des 
mots  étrangers  ou  barbares  qu'on  entend  mal? 
TouCes  les  sciences  seraient  exactes,  si  mous  savions 
parler  la  langue  de  chacune. 

Toul  confirme  donc  ce  que  nous  avons  déjà 
prouve,  que  les  langues  sont  autant  de  méthodes 
analytiques;  que  le  raisonnement  ne  se  perfec- 
tionne qu'autant  qu'elles  se  perfectionnent  elles- 
mêmes,  et  que  l'art  de  raisonner,  réduit  à  sa  plus 
grande  simplicité,  nepeul  être  qu'une  langue  bien 
faite. 

Je  ne  dirai  pas  avec  des  mathématiciens  que 
l'algèbre  est  une  espèce  de  langue:  je  dis  qu'elle 
est  une  langue,  et  ({u'elle  ne  peut  pas  être  autre 
chose.  Vous  voyez  dans  le  problème  que  nous 
venons  de  résoudre  qu'elle  est  une  langue,  dans 
laquelle  nous  avons  traduit  le  raisonnement  que 
nous  avions  fait  avec  des  mots.  Or,  si  les  lettres 
et  les  mots  expriment  le  même  raisonnement,  il 
est  évident  que  puisque  avec  les  mots  on  ne  fait 
que  parler  une  langue,  on  ne  fait  aussi  que  parler 
une  langue  avec  des  lettres. 

On  ferait  la  même  observation  sur  les  problè- 
mes les  plus  compliqués:  car  toutes  les  solutions 
algébriques  offrent  le  même  langage;  c'est-à-dire, 
des  raisonnements,  ou  des  jugements  successive- 
ment identiques,  exprimés  avec  des  lettres.  Mais 
parce  que   l'algèbre  est  la  plus  méthodique  des 


langue»,  et  qu'elle  développe  des  raisonnemenis 
qu'on  ne  pourrait  traduire  dans  aucune  autre,  oi» 
s'est  imaginé  qu'elle  n'est  pas  une  langue  à  pro- 
prement parler,  qu'elle  n'en  est  une  qu'à  certain» 
égards ,  et  qu'elle  doit  être  quelque  autre  chose 
encore. 

L'algèbre  est  en  effet  une  méthode  analytique  : 
mais  elle  n'en  est  pas  moins  une  langue,  si  toutes 
les  langues  sont  elles-mêmes  des  méthodes  analyti- 
ques. Or,  c'est,  encore  un  coup,  ce  quelles  sont 
en  effet.  Mais  l'algèbre  est  une  preuve  bien  frap- 
pante que  les  progrès  des  sciences  dépondent 
uniquement  des  progrès  des  langues,  et  ([uc  des 
langues  bien  faites  pourraient  seules  donner  à 
l'analyse  le  degré  de  simplicité  et  de  précision 
dont  elle  est  susceptible,  suivant  le  genre  de  nos 
éludes. 

Elles  le  pourraient,  dis-je  :  car,  dans  l'art  de 
raisonner,  comme  dans  l'art  de  calculer,  toi.l  se 
réduit  à  des  compositions  et  à  des  décompositions, 
et  il  ne  faul  pas  croire  que  ce  soient  là  deux  ans 
différents. 

En  quoi  consiste  tout  rarlifice  du  raisonnement. 

La  méthode  que  nous  avons  suivie  dans  le  cha- 
pitre précédent  a  pour  règle  qu'on  ne  peut  dé- 
couvrir une  vérité  qu'on  ne  connaît  pas,  qu'aulanl 
qu'elle  se  trouve  dans  des  vérités  (jui  sont  con- 
nues; et  que  par  conséquent  toute  question  à 
résoudre  suppose  des  données  où  les  connues  et 
les  inconnues  sont  mêlées,  comme  elles  le  sont  eu 
effet  dans  les  données  du  problême  que  nous  avons 
rés(du. 

Si  les  données  ne  renferment  pas  toutes  les 
connues  nécessaires  pour  découvrir  la  vérité,  le 
problème  esl  insoluble.  Cette  considéralion  est  la 
première  qu'il  faudrait  faire,  et  on  ne  la  lait  pres- 
que jamais.  On  raisonne  donc  mal,  parce  qu'on 
ne  sait  pas  (|u'on  n'a  pas  assez  de  connues  pour 
bien  raisonner. 

Cependant,  si  l'on  remarquait  que,  lorsqu'on  a 
toutes  les  connues,  on  est  conduitpar  un  langage 
clair  et  précis  à  la  solu'ion  qu'on  cherche  ,  on  se 
douterait  qu'on  ne  les  a  i)as  toutes  lorsqu'on  tient 
un  langage  obsctir  et  confus  qui  ne  conduit  à  rien. 
On  cherclierait  à  mieux  parler  afin  de  mieux  rai- 
sonner, et  l'on  ap|)reudrait  combien  ces  (\cux  cho- 
ses dépendent  l'une  de  l'autre. 

Rien  n'est  plus  simple  que  le  raisonnement,  lors- 
que les  données  renferment  toulcs  les  connues 
)iécessaires  à  la  découverte  de  la  vérité  :  nous 
venons  de  le  voir.  11  ne  faudrait  pas  dire  (|ue  la 
question  que  nous  nous  sommes  proposée  élait 
facile  à  résoudre:  car  la  manière  de  raisonner  est 
une;  elle  ne  change  point,  elle  ne  peut  changer,  et 
l'objet  du  raisonnement  change  seul  à  chaque  nou- 
velle question  qu'on  se  propose.  Dans  les  pins  dif- 
ficiles, il  faut,  comme  dans  les  plus  faciles,  allerdu 
connu  à  l'inconnu.  Il  faut  donc  (jue  les  données 
renferment  toutes  les  connues  nécessaires  à  la  solu- 
tion ,  et  quand  elles  les  renferment,  il  ne  reste 
plus  qu'à  énoncer  ces  données  d'une  manière  assez 
simple  pour  dégager  les  inconnues  avec  la  plus 
grande simplicilé  possible. 

Il  y  a  donc  deux  choses  dans  une  question: 
l'énoncé  des  données,  et  le  dégagement  des  incon- 
nues. 

L'énoncé  des  données  est  i)roprement  ce  qu'on 
entend  par  l'étal  de  la  question,  el  le  dégage- 
ment des  inconnues  est  le  raisonnement  qui  la 
résout. 

Lorsque  je  vous  ai  proposé  de  découvrir  le 
nombre  de  jetons  que  j'avais  dans  chaque  main, 
j'ai  énoncé  toutes  les  données  dont  vous  aviez 
bcsoin  ,  et  il  semble  par  conséquent  que  j'ai  établi 
moi-même  l'état  de  la  question.  Mais  mon  langage? 
ne  préparait  pas    la  solution  du  problème.   C'est 


im 


pourquoi,  au  lieu  «je  yous  eu  ter.ir  à  répéter  mon 
énoncé  mol  pour  mot,  vous  l'avez  fait  passer  par 
diflércnles  IraïUulions,  jusqu'à  ce  que  vous  soyez 
arrivé  à  l'expression  la  plus  simple.  Alors  le  rai- 
sonnement s'est  fait  en  quelque  sorte  tout  seul, 
parce  que  les  inconnues  se  sont  dégagées  comme 
d'elles-mêmes.  Etablir  l'état  d'une  (|U('slion,  c'est 
donc  proprement  traduire    les  données  dans  l'ex- 

f>rcssion  la  plus  simple,  parce  que  c'est  l'expression 
a  plus  simple  qui  facilite  le  raisonnement,  en  faci- 
litant le  dégagement  des  inconnues. 

Mais,  dira-t-on,  c'est  ainsi  (ju'on  raisonne  en 
mathématiques,  où  le  raisonnement  se  fait  avec 
des  é(iualions.  En  sera-t-il  de  même  dans  les  autres 
sciences  où  le  raisonnement  se  fait  avec  des  pro- 
positions? Je  réponds  qu'équations,  propositions, 
jugements,  sont  au  fond  la  même  chose,  et  que 
par  conséquent  on  raisonne  de  la  même  manière 
dans  toutes  les  sciences. 

En  mathématiques,  celui  qui  propose  une  ques- 
tion, la  propose  d'ordinaire  avec  toutes  ses  don- 
nées; et  il  ne  s'agit,  pour  la  résoudre,  que  de  la 
traduire  en  algèbre.  Dans  les  autres  sciences,  au 
contraire,  il  semble  qu'une  question  ne  se  propose 
jamais  avec  toutes  ses  données.  On  vous  deman- 
dera, par  exemple,  quelle  est  l'origine  et  la  géné- 
ration des  facultés  de  l'entendement  humain,  et  on 
TOUS  laissera  les  données  à  chercher,  parce  (jue 
celui  qui  fait  la  question  ne  les  connaît  pas  lui- 
même. 

Mais,  quoique  nous  ayons  à  chercher  les  don- 
nées, il  n'en  faudrait  pas  conclure  qu'elles  ne  sont 
l)as  renfermées,  au  moins  implicitement,  dans  la 
«piestion  qu'on  propose.  Si  elles  Ji'y  étaient  pas, 
nous  ne  les  trouverions  pas;  et  cependant  elles 
doivent  se  trouver  dans  toute  question  qu'on  peut 
résoudre.  Il  faut  seulement  remarquer  (ju'eliesn'y 
.sont  pas  toujours  d'u]ie  manière  à  être  facilement 
reconnues.  Par  conséquent,  les  trouver,  c'est  les 
démêler  dans  une  expression  où  elles  ne  sont 
qu'implicitement,  et  pour  résoudre  la  question,  il 
faut  traduire  cette  expression  dans  une  autre  où 
toutes  les  données  se  montrent  d'une  manière  ex- 
plicite et  distincte. 

Or,  demander  quelle  est  l'origine  et  la  généra- 
lion  des  facultés  de  rentendcment  humain,  c'est 
demander  quelle  est  l'origine  et  la  génération  des 
facultés  par  lesquelles  l'homme  capable  de  sensa- 
tions conçoit  les  choses  en  s'en  formant  des  idées  ; 
et  on  voit  aussitôt  que  l'atlenlion,  la  comparaison, 
le  jugement,  la  réflexion,  l'imagination  et  le  rai- 
sonnement sont,  avec  les  sensations,  les  connues 
du  problème  à  résoudre,  et  que  l'origine  et  la 
génération  sont  les  inconnues.  Voilà  les  données, 
dans  lesquelles  les  connues  sont  mêlées  avec  les 
inconnues. 

Mais  comment  dégager  l'origine  et  la  généra- 
lion,  qui  sont  ici  les  inconnues?  Rien  n'est  plus 
simple.  Par  l'origine,  nous  ejilendons  la  connue 
qui  est  le  principe  ou  le  commencement  de  toutes 
les  autres,  et  par  la  génération,  nous  entendons  la 
manière  dont  toutes  les  connues  viennent  d'une 
première.  Cette  première  ,  qui  m'est  connue 
comme  faculté,  ne  m'est  pas  connue  encore  comme 
première.  Elle  est  donc  proprement  l'inconnue  qui 
est  mêlée  avec  toutes  les  connues,  et  qu'il  s'agit 
de  dégager.  Or,  la  plus  légère  observation  me  fait 
remarfiuer  que  la  taculié  de  sentir  est  mêlée  avec 
toutes  les  autres.  La  sensation  est  donc  l'inconnue 
que  nous  avons  à  dégager,  pour  découvrir  com- 
ment elle  devient  successivement  attention,  com- 
paraison, jugement,  etc.  C'est  ce  que  nous  avons 
îait,  et  nous  avons  vu  que,  comme  les  équations 
X  —  i  =  j/  -j-  1,  et  X  -}-  I  :=  2i/  —  2,  passent  par 
dilTérentes  tran&forujations  pour  devenir  y  =  5,  et 
1=7,  la  sensation  passe  également  par^différen- 
les  transformations  pour  devenir  l'enlendetnenl. 


DICTIONNAIRE  DE  PIIILOSOniIE.  1284 

L'artifice  du  raisonnement  est  doncle  même  dans 
toutes  les  sciencci.  Comme,  en  mathématiques,  on 


établit  la  question  en  la  traduisant  en  algèbre, 
dans  les  autres  sciences  on  l'établit  en  la  tradui- 
sant dans  l'expression  la  plus  simple  ;  et  (juand  la 
question  est  établie,  le  raisonnement  qui  la  résout 
n'est  encore  lui-même  qu'une  suite  de  traduction, 
où  une  proposition  qui  traduit  celle  qui  la  pré- 
cède est  traduite  par  celle  qui  la  suit.  C'est  ainsi 
que  l'évidence  passe  avec  l'identité  depuis  l'énoncé 
de  la  question  jusqu'à  la  conclusion  du  raisonne- 
ment. (CONDILLAC.) 

Observation.  —  Condillac  le  premier  a  cherché 
à  mettre  dans  tout  son  jour  cette  influence  réci- 
proque que  l'intelligence  et  le  langage  exercent 
l'un  sur  l'autre,  et  personne,  mieux  que  lui,  n'a 
démontré  comment  la  perfection  de  l'une  est  tou- 
jours proportionnée  et  analogue  à  la  perfection 
de  l'autre.  Mais  dans  la  manière  dont  il  s'exprime 
à  cet  égard,  il  me  paraît  avoir  manqué  de  ce  degré 
d'exactitude  et  de  précision,  et  par  suite  de  vérité, 
qui,  d'après  lui,  devrait  toujours  résulter  de  l'em- 
ploi d'une  langue  bien  faite  ,  et  contribuer,  en 
même  temps,  à  lui  conserver  ce  degié  de  perfec- 
tion si  essentiel  à  toutes  les  opérations  de  l'esprit. 
11  énonce  d'une  manière  absolue  deux  propositions 
dont  l'une  est  la  conséquence  de  l'autre,  qu'on  )ie 
peut  admettre  avec  le  sens  qu'elles  présentent  na- 
turellement. La  première,  que  les  laugues  ne  sont 
autre  chose  que  des  méthodes  analyl'ujues  ;  la  se- 
conde, que  tout  l'art  du  raisonnement  se  réduit  à  une 
langue  bien  faite. 

Ne  serait-il  pas  plus  exact  de  dire  que  les  lan- 
gues sont  des  instruments  puissants  d'analyse?  Il 
est,  à  la  vérité,  un  grand  nombre  d'idées  qu'il  nous 
serait  impossible  d'analyser  sans  le  langage  ;  d'ail- 
leurs, toute  analyse  que  nous  pourrions  faire  indé- 
pendamment du  langage,  manquerait  nécessaire 
ment  de  régularité  ,  d'exactitude,  de  clarté  ;  mais 
est-ce  à  dire  que  le  langage  soit  l'analyse  elle- 
même  ?  D'après  la  théorie  même  de  Condillac,  le 
langage,  soit  d'action,  soit  articulé,  est  l'eflét ,  le 
produit  de  l'analyse  ;  donc  l'analyse  le  précède.  11 
est  vrai  qu'une  fois  qu'elle  l'a  produit,  il  nous  four- 
nit un  puissant  secours  dans  les  analyses  ultérieu- 
res ;  mais  il  ne  les  fait  pas  à  lui  seul,  il  nous  aide 
beaucoup,  mais  il  ne  fait  que  nous  aider.  Les  lan- 
gues sont  si  peu  des  méthodes  proprement  dites, 
(jue  l'usage  que  nous  en  faisons  est  lui-même  sou- 
mis aux  règles  de  la  méthode,  et  qu'avec  la  même 
langue  on  va  faire  et  de  bonnes  et  de  mauvaises 
analyses. 

Les  langues  analysent  la  pensée,  comme  les  or- 
ganes des  sens  analysent  les  objets  matériels.  Or,  ne 
conçoit-on  pas  que,  quehjue  parfaits  que  soient  les 
organes  ,  une  observation  légère ,  et  mal  dirigée, 
peut  avoir  pour  résultat  une  analyse  défectueuse, 
quoique  l'objet  soit  devant  nous,  et  que  nous  pus- 
sions le  voir  bien  distinctement,  si  nous  lui  don- 
nions une  attention  suffisante?  Ainsi,  lorsque  nous 
voulons  connaître  un  objet  composé ,  si ,  dans  la 
division,  par  laquelle  nous  devons  commencer,  nous 
négligeons  une  ou  plusieurs  parties  ,  ou  que  dans 
la  composition  ou  recomposition,  par  laquelle  nous 
devons  terminer,  nous  ne  remettions  pas  à  leur 
place,  et  dans  leurs  véritables  rapports,  les  diver- 
ses parties  observées  ,  certainement  l'analyse  sera 
mal  faite,  le  résultat  trompeur,  et  nous  ne  pourrons 
pas  en  accuser  l'imperfection  de  l'organe  ou  de  l'ins- 
trument d'observation;  la  faute  sera  dans  la  ma- 
nière dont  nous  en  aurons  dirigé  l'emploi. 

Il  en  est  de  même  de  la  langue  employée  à  l'ana- 
lyse de  la  pensée.  En  eflèt,  que  je  parle,  soit  aux 
autres,  soit  à  moi-même,  pour  rendre  compte  d'une 
idée  plus  ou  moins  composée ,  quelque  bien  que 
celte  idée  ait  été  faite  à  son  origine  ,  avec  quelque 
soin  que  j'en  aie    coordonné  les  divers  élémeuls 


NOTES  ADDITIONNELLES. 


1286 


lorsque  je  les  ai  fondus  en  une  seule  conception  , 
queliiue  précision  que  j'aie  donnée  aux  mots  qui  en 
exprinienl,  soit  renseniblo,  soit  les  éléments,  ne 
conçoit-on  pas,  lorsque  j'y  reviens,  que  je  puisse, 
par  légèreté  ou  préoccupation,  négliger  quel(iue>- 
uns  des  éléments  qui  concourent  à  sa  formation  ? 
L'analyse  alors  sera  mal  faite,  et  ce  ne  sera  cer- 
tainement pas  la  faute  de  la  langue ,  mais  bien  de 
l'emploi  que  j'en  aurai  fait  ;  parce  que,  encore  une 
fois,  la  langue  est  un  instrument  d'analyse,  et  non 
iine  méthode.  Sans  doute  elle  en  est  le  meilleur 
instrument,  le  plus  facile  à  manier,  et  d'aulant 
nieilleur  qu'elle  aura  été  mieux  faite  ;  ce  qui  n'em- 
pêche pas  de  l'employer  fort  mal,  et  d'en  faire  un 
irès-mauvais  usage. 

11  en  est  de  même  de  la  seconde  proposition, 
conséquence  de  la  première.  Non,  l'art  du  raison- 
nement ne  se  réduit  pas  à  une  langue  bien  faite. 
Le  langage  n'est  pas  plus  nue  méthode  de  raisonne- 
ment qu'une  méthode  analytique.  11  n'est,  pour  le 
raisonnement,  comme  pour  l'analyse,  qu'un  instru- 
ment, dont  sans  doute  il  est  d'autant  plus  aisé  de 
se  bien  servir  qn'il  est  plus  parfait,  mais  dont  il 
est  possible  aussi  de  faire  un  mauvais  usage  ,  à 
quelque  degré  de  perfection  qu'il  soit  porté. 

C'est  une  conséquence  évidente  de  ce  que  nous 
venons  de  dire;  d"uù  il  suit  que  ,  si  même  avec 
une  langue  bien  laite  nous  pouvons  mal  analyser, 
nous  pouvons  aussi,  et  cela  ne  nous  arrive  que  trop 
souvent,  mal  raisonner,  en  donnant  une  mauvaise 
direction  à  l'eujploi  (]ue  nous  faisons  de  la  langue. 

Personne  ne  peut  nier  que  le  raisonnement  ne 
soit  soumis  à  des  règles.  On  les  réduira  tant  qu'on 
voudra;  jusqu'à  deux  peut-être;  mais  celles-là,  il 
faut  bien  les  reconnaître  :  1"  ne  jamais  changer  ni 
altérer  le  sens  des  mots  dans  tout  le  cours  du  rai- 
sonnement ;  2°  ne  pas  élendn;  les  conclusions  au 
delà  de  ce  que  renferment  les  prémisses.  Or ,  ne 
conçoit-on  i)as  qu'on  puisse,  par  inadvertance  ou 

f)réoccupalion,  violer  une  de  ces  deux  règles,  même 
orsque  la  langue  est  aussi  parfaite  qu'elle  peut 
l'être?  Le  calcul,  dont  la  langue  a  atteint  un  degré 
de  perfection  auciuel  la  langue  delà  niélaiiliysicjue, 
de  la  politique,  de  la  morale,  n'arriveront  jamais  ; 
le  calcul  lui-même  nous  fournil  des  exemples  d'er- 
reurs grossières,  dans  lesquelles  tombent  quelque- 
fois les  plus  habiles  calculateurs  ;  non  qu'ils  ne  con- 
naissent parfaitement  cette  langue  bien  faite,  mais 
parce  qu'ils  s'en  servent  quelquefois  fort  mal. 

Admettons  la  parité  que  Condillac  établit  entre 
le  calcul  et  le  raisonnement,  non  que,  comme  il 
l'a  dit,  je  crois,  ou  du  moins  comme  l'ont  dit  quel- 
ques-uns de  ses  disciples,  toulraisonnementsoitcal- 
cul,  maisparceque  tout  calcul  est  une  espèce  de  rai- 
sonnement. Dansée  rapport,  nousadmettronsencore 
que  ce  que  l'on  appellerétal  de  la  question  est  dansle 
raisonnement  ce  que  l'énoncé  d'unproblemc  esldans 


le  calcul  ;  que  pour  parvenir  à  la  solution  dans  l'un 
et  dans  l'autre  cas,  il  faut  que  la  (niostion  ou  re- 
noncé du  problème  renferment  les  données  sulli- 
sanles,  sans  quoi  l'un  et  l'autre  sont  insolubles; 
et  (|ue,  dansle  raisonnement,  on  passe  d'une  pro- 
position à  une  autie,  comme  dans  le  calcul,  d'une 
é(|ualion  à  une  autre  équation,  par  des  Iranslor- 
nialions  successives  :  n'est- il  pas  évident  que,  mal- 
gré toute  la  perfection  de  la  langue  du  calcul,  on 
peut,  dans  le  cours  de  l'opération,  perdre  de  vue 
une  partie  des  données  ,  altérer  quelques-uns  des 
rapports,  mal  faire  une  transformation,  ce  qui  nous 
conduit  à  une  solution  erronée? 

De  même,  et  à  plus  forte  raison,  dans  le  cour» 
du  raisonnement  ,  on  peut,  qneltiue  parfaite  que 
soit  la  langue,  perdre  de  vue  une  partie  de  l'état 
de  la  question  ,  altérer  quelques-uns  des  rapports 
qu'on  trouve  sur  son  chemin,  mal  faire  quelques- 
unes  des  diverses  transformations  dont  la  série 
compose  le  raisonnement,  et  arriver  par  là  à  une 
conclusion  erronée.  Je  dis,  à  plus  forte  raison, 
parce  que,  quelque  parfaite  que  soit  la  langue  du 
raisonnement,  il  lui  est  impossible  d'atteindre  le 
degré  de  sinq)!icilé,  d'analogie  et  de  précision  qui 
fait  la  perfection  de  la  langue  du  calcul  ;  et  que 
les  éléments  dont  la  combinaison  fait  l'objet  du 
calcul  sont  inlinimenl  plus  simples  et  bien  nioins 
nombreux,  ce  qui  rend  leurs  rapports  beaucoup 
plus  aisés  à  saisir,  et,  par  conséquent,  les  diverses 
transformations  bien  plus  faciles  à  faire  léguliére- 
ment. 

Sans  doute,  et  par  la  même  raison,  les  erreurs 
que  l'on  commet  dans  le  calcul  sont  toujours  fa- 
ciles à  vérilier  ;  mais  elles  n'en  sont  pas  moins 
commises  ;  cl  si  on  ne  les  rcctiliait  pas,  elles  por- 
teraient leur  fruit  :  ce  qui  prouve  qu'elles  sont 
possibles,  malgré  la  perfection  de  la  langue.  D'où 
nous  concluons  que  les  langues  ne  sont  point  des 
méthodes  analytiques  ,  et  que  l'art  de  raisonner 
ne  consiste  pas  dans  une  langue  bien  faite  ;  mais 
qu'il  est  plus  exact  de  dire  que  la  langue,  instru- 
ment d'analyse  et  de  raisonnement,  nous  fournira, 
si  elle  est  bien  faite,  les  moyens  de  donnera  l'ana- 
lyse le  degré  de  nimplicité  et  de  précmon  (expres- 
sion de  Condillac)  ,  et  au  raisonnement,  toute  la 
rectitude  dont  l'une  et  l'autre  .sont  susceptibles. 

D'où  il  faut  conclure  encore  (jue  :  de  même  que 
la  perfection  de  la  langue  facilite  l'exacte  observa- 
lion  des  règles  de  l'analyse  et  du  raisonnement, 
ou,  en  d'autres  termes,  de  la  logique,  de  même 
aussi,  riiabitudc  de  se  conformer  à  ces  règles  dans 
l'emploi  qu'on  fait  de  la  langue,  tend  à  corriger  les 
défauts  de  cette  dernière,  et  à  ajouter  sans  cesse  à 
sa  perfection  ;  toul  comme  la  violation  habituelle 
des  règles  de  la  logique  ,  ou  ,  ce  qui  revient  au 
même,  le  mauvais  emploi  de  la  langue  tend  à  la 
détériorer. 


xNOTE  VI. 

Art.  Langage,  §  III. 


Deropération  par  laquelle  nous  donnons  des  signes 
à  nos  idées.  (Extrait  de  Condillac.) 

Celle  opération  résulte  de  l'imagination,  qui  pré- 
sente à  l'esprit  des  signes  dont  on  n'avait  point 
encore  l'usage;  et  de  l'attention,  qui  les  lie  avec 
les  idées.  Elle  est  une  des  plus  essentielles  dans 
la  recherche  de  la  vérité;  cependant  elle  est  des 
moins  connues.  J'ai  déjà  fait  voir  quel  est  l'usage 
el  la  nécessité  des  signes  pour  l'exercice  des  opéra- 
lions  de  l'àme.  Je  vais  démontrer  la  même  chose 
en   les  considérant   par    rapport  aux    dillérenies 


espèces  d'idées.  C'est  une  vérité  qn'on  ne  saurait 
présenter  sous  trop  de  faces  diflérentes. 

L  L'arithmétique  fournit  un  exemple  bien  sen- 
sible de  la  nécessité  des  signes. Si,  après  avoir  donné 
un  nom  à  l'unité,  nous  n'en  imaginions  pas  succes- 
sivement pour  toutes  les  idées  que  nous  formons 
par  la  multiplication  de  cette  première ,  il  nous 
serait  in)possible  de  faire  aucun  progrès  dans  la 
connaissance  des  nombres.  Nous  ne  discernons 
diflérentes  collections  que  parce  que  nous  avons 
des  chiffres  qui  sont  eux-mêmes  fort  distincts. 
Otons  ces  chiû'rcs,  cl  ôtons  tous  les  signes  en  usage. 


i2i1 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


12S8 


et  nous  nous  apercevrons  qii'ji  nous  est  impossible 
d'en  conserver  les  idées,  l'cul-on  senlenienl  se 
faire  la  notion  du  plus  polil  nombre,  si  l'on  ne 
considère  pas  plusieurs  ol)jels,  dont  chacun  soit 
comme  le  signe  auipicl  on  allache  l'unité?  Pour 
moi,  je  n'aperçois  les  nondires  ^/e«.r  ou  trois  qu'au- 
tant (jne  je  me  représenlo  deux  ou  trois  objets 
dillérents.  Si  je  passe  au  nombre  qttalre,  je  suis 
obligé,  pour  plus  de  facilité,  d'imaginer  deux  objets 
d'un  côlé,  et  deux  de  l'autre  :  à  celui  de  six,  je  ne 
puis  me  dispenser  de  les  distribuer  deux  à  deux, 
ou  trois  à  trois;  et  si  je  veux  aller  plus  loin,  il  me 
faudra  bientôt  considérer  plusieurs  unités  comme 
une  seule,  et  les  réunir  pour  cet  efl'et  à  un  seul 
objet. 

Locke  (i)  parle  de  quelques  Américains  qui  n'a- 
vaient point  idées  du  nombre  mille,  parce  que,  en 
elfet,  ils  n'avaient  imaginé  des  noms  que  pour 
compter  jusqu'à  vingt.  J'ajoute  qu'ils  auraient  eu 
(|^uel(iue  (linicullé  à  s'en  faire  du  nombre  vingt-un. 
Ln  voici  la  raison. 

II.  Par  la  nature  de  notre  calcul,  il  suffit  d'avoir 
des  idées  des  premiers  nombres  pour  être  en  état  de 
s'en  faire  de  tous  ceux  qu'on  peut  déterminer. 
C'est  que,  les  premiers  signes  étant  donnés,  nous 
avons  des  règles  pour  en  inventer  d'autres.  Ceux 
qui  ignoreraient  cette  méthode  au  point  d'être 
obligés  d'attacher  chaque  collection  à  des  signes 
<jui  n'auraient  point  d'analogie  entre  eux,  n'au- 
raient aucun  secours  pour  se  guider  dans  l'inven- 
tion des  signes.  Ils  n'auraient  donc  pas  la  même 
facilité  que  nous  pour  se  faire  de  nouvelles  idées. 
Tel  était  vraisemblablement  le  cas  de  ces  Améri- 
cains. Ainsi,  non -seulement  ils  n'avaient  point 
d'idée  du  nombre  mille,  mais  même  il  ne  leur  était 
jpas  aisé  de  s'en  faire  immédiatement  au-dessus  de 
Vingt  (j). 

III.  Le  progrès  de  nos  connaissances  dans  les 
nombres  vient  donc  uniquement  de  l'exactitude 
avec  laquelle  nous  avons  ajouté  l'unité  à  elle- 
même,  en  donnant  à  chaque  progression  un  nom 
<iui  la  fait  distinguer  de  celle  qui  la  précède  et  de 
celle  qui  la  suit.  Je  sais  que  cent  est  supérieur 
d'une  unité  à  quatre-vingt-dix-neuf,  et  inférieur 
d'une  unité  à  cent  un,  parte  que  je  me  souviens 
que  ce  sont  là  trois  signes  «jue  j'ai  choisis  pour 
désigner  trois  nombres  qui  se  suivent. 

IV.  H  ne  faut  pas  se  faire  illusion  en  s'imaginant 
que  les  idées  des  nombres  séparées  de  leurs  signes 
soient  quelque  chose  de  clair  et  de  déterminé  (k). 
Il  ne  peut  rien  y  avoir  qui  réunisse  dans  l'esprit 
plusieurs  unités,  que  le  nombre  même  auquel  on 
les  a  attachées.  Si  quelqu'un  me  demande  ce  que 
c'est  que  mille,  que  puis-je  répondre,  sinon  que  ce 
mot  iixe  dans  mon  esprit  une  certaine  collection 
d'unités?  S'il  m'interroge  encore  sur  cette  collec- 
tion, il  est  évident  qu'il  m'est  impossible  de  la  lui 
faire  apercevoir  dans  toutes  ses  parties.  Il  ne  me 
reste  donc  qu'à  lui  présenter  successivement  tous 
les  noms  qu'on  a  inventés  pour  signilier  les  pro- 
gressions qui  la  précèdent.  Je  dois  lui  apprendre 
a  ajouter  une  unité  à  une  autre,  et  à  les  réunir  par 
le  signe  deux;  une  troisième  aux  deux  précédentes, 
et  à  les  attacher  au  signe  trois,  et  ainsi  de  suite. 
Par  cette  voie,  qui  est  l'unique,  je  le  mènerai  de 
nombres  en  nombres  jusqu'à  mille. 

Qu'on  cherche  ensuite  ce  qu'il  y  aura  de  clair 
dans  son  esprit,  on  y  trouvera  trois  choses  :  l'idée 
de  l'unité,   telle  de  l'opération  par  laquelle  il  a 

(  i  )  L.  II,  c.  16 ,  il  dit  qu'il  s'esi  entretenu  avec 
eux. 

(_;')  On  ne  peut  plus  douter  de  ce  que  j'avance  ici  de- 
puis la  relation  de  M.  de  la  Coiidamine.  11  parle  (p.  67) 
d'un  peuple  qui  n'a  d'autre  signe  po\ir  exprimer  le  nom- 
bre trois  que  celui-ci,  pœllnrraroriucmirnc .  Ce  peuple 
ayant  commencé  d'une  manière  aussi  peu  commode,  il 
we  lui  était  pas  ais6  de  compter  au  delà.  On  ne  doit  donc 


ajouté  plusieurs  fois  l'unité  à  ellc-ni?mc,  enfin  le 
souvenir  d'avoit' imaginé  le  signe  ihHIp,  après  les 
neuf  cent  quatre -vi)i(jl-dix-uenf,  neuf  cent  quutre- 
vinfit-dix-huit ,  etc.  Ce  n'est  certainement  ni  par 
l'idée  de  l'unité,  ni  par  celle  de  l'opération  qui  l'a 
multipliée,  qu'est  déterminé  ce  nombre;  car  ces 
choses  se  trouvent  également  dans  tous  les  autres. 
Mais  puisque  le  signe  mille  n'appartient  qu'à  cette 
collection,  c'est  lui  seul  qui  la  détermine  el  qui  la 
distingue. 

V.  11  est  donc  hors  de  doute  que,  quand  un 
hoinme  ne  voudrait  calculer  <iue  pour  lui.  il  serait 
autant  obligé  d'inventer  des  signes  que  s'il  voulait 
communiquer  ses  calculs.  Mais  pourqiu)i  ce  qui  est 
vrai  en  arithmétique  ne  le  serait-il  pas  dans  les 
autres  sciences?  Pourrions-nous  jamais  réfléchir 
sur  la  mclapliysiquc  el  sur  la  morale,  si  nous 
n'avions  inventé  des  signes  pour  fixer  nos  idées,  à 
mesure  que  nous  avons  formé  de  nouvelles  col- 
lections? Les  mots  ne  doivent-ils  pas  être  aux  idées 
de  toutes  les  sciences  ce  que  sont  les  chiifres  aux 
idées  de  l'arithmétiiiue?  Il  est  vraisemblable  que 
l'ignorance  de  celte  vérité  est  une  des  causes  de 
la  confusion  qui  règne  dans  les  ouvrages  de  méta- 
physique el  de  morale.  Pour  traiter  cette  matière 
avec  ordre,  il  faut  parcourir  toutes  les  idées  qui 
peuvent  être  l'objet  de  notre  réflexion. 

\I.  Il  me  semble  qu'il  n'y  a  rien  à  ajouter  à  ce 
que  j'ai  dit  sur  les  idées  simples.  Il  est  certain  que 
nous  réfléchissons  souvent  sur  nos  perceptions  sans 
nous  rappeler  autre  chose  que  leurs  noms ,  ou 
les  circonstances  où  nous  les  av^ns  éprouvées.  Ce 
n'est  même  que  par  la  liaison  qu'elles  ont  avec 
ces  signes,  que  l'imagination  peut  les  réveiller  à 
notre  gré. 

L'esprit  est  si  borné,  qu'il  ne  peut  pas  se  retracer 
une  grande  quantité  d'idées  pour  en  faire  tout  à  la 
fois  le  sujet  de  sa  réflexion.  Cependant  il  est  sou- 
vent nécessaire  (ju'il  en  considère  plusieurs  ensem- 
ble. C'est  ce  qu'il  fait  avec  le  secours  des  signes  qui, 
en  les  réunissant,  les  lui  font  envisager  comme  si 
elles  n'étaient  qu'une  seule  idée. 

VU.  Il  y  a  deux  cas  où  nous  rassemblons  des  idées 
simples  sous  un  seul  signe  :  nous  le  faisons  sur  deâ 
modèles,  ou  sans  modèles. 

Je  trouve  un  corps,  et  je  vois  qu'il  est  étendu, 
figuré,  divisible,  solide,  dur,  capable  de  mouve- 
ment el  de  repos,  jaune,  fusible,  ductile,  malléable, 
fort  pesant,  fixe,  qu'il  a  la  capacité  d'être  dissous 
dans  l'eau  régale,  etc.  11  est  certain  que  si  je  ne 
puis  pas  doimer  tout  à  la  fois  à  quelqu'un  une  idée 
de  toutes  ces  qualités,  je  ne  saurais  me  les  rappe- 
ler à  moi-même  qu'en  les  faisant  passer  en  revue 
devant  mon  esprit.  Mais  si,  ne  pouvant  les  embras- 
ser toutes  ensemble,  je  voulais  ne  penser  qu'à  une 
seule,  par  exemple,  à  sa  couleur;  une  idée  aussi 
incomplète  me  serait  inutile,  et  me  ferait  souvent 
coidondre  ce  corps  avec  ceux  qui  lui  ressemblent 
par  cet  endroit.  Pour  sortir  de  cet  embarras,  j'in- 
vente le  mot  or,  et  je  m'accoutume  à  lui  attacher 
toutes  les  idées  dont  j'ai  fait  le  dénombrement. 
Quand  par  la  suite  je  penserai  à  la  notion  de  l'or, 
je  n'apercevrai  donc  que  ce  son,  or,  et  le  souvenir 
d'y  avoir  lié  une  certaine  quantité  d'idées  simples, 
que  je  ne  puis  réveiller  tout  à  la  fois,  mais  que  j'ai 
vu  coexister  dans  un  même  sujet,  et  que  je  me 
rappellerai  les  unes  après  les  autres,  quand  je  le 
souliaiterai. 

Nous  ne  pouvons  donc  réfléchir  sur  les  substan- 

pas  avoir  de  la  peine  à  comprendre  que  ce  fussent  là, 
comme  on  l'assure,  les  bornes  de  son  arithmétique. 

(/i)  Malcbranclie  a  pensé  que  les  nombres  qu'aperçoit 
V entendement  pur  snni  quelque  chose  de  bien  supérieur 
à  ceux  qui  tombent  sous  les  sens.  Saint  Augustin  (dans 
ses  Confessions},  les  platoniciens  et  tous  les  partisans  des 
idées  innées,  ont  été  dans  le  même  préjugé  • 


1289 


NOTES  ADDITIONNELLES. 


1290 


ces,  qu'aulant  que  nous  avons  des  signes  qui  déler- 
minent  le  nou)bre  et  la  variole  des  piopriétés  que 
nous  y  avons  remarquées,  et  que  nous  voulons 
réuuif  dans  des  idées  complexes,  comme  elles  le 
sont  hors  de  nous  dans  des  sujets.  0"  on  oublie 
pour  un  niomeiil  tous  ces  signes,  et  qu'on  essaye 
d'en  rappeler  les  idées,  on  verra  que  les  mots  ou 
d'autres  signes  équivalents  sont  d'une  si  jurande 
nécessité,  qu'ils  tiennent,  pour  ainsi  dire,  dans  notre 
esprit  la  place  que  les  sujets  occupent  au  dehors. 
Comme  les  qualités  des  choses  ne  coexisteraient 
pas  hors  de  nous  sans  des  sujets  où  elles  se  réu- 
nissent, leurs  idées  ne  coexisteraient  pas  dans  notre 
esprit  sans  des  signes  où  elles  se  réunissent  éga- 
lement. 

VIII.  La  nécessité  des  signes  est  encore  bien 
sensible  dans  les  idées  complexes  que  nous  formons 
sans  modèles.  Quand  nous  avons  rassemblé  des  idées 
que  nous  ne  voyons  nulle  part  réuni(;s,  comme  il 
arrive  ordinairement  dans  les  noiious  archétypes, 
qu'est-ce  qui  en  fixerait  les  collections,  si  nous  ne 
les  attachions  à  des  mots  qui  sont  comme  des 
liens  qui  les  enipèchent  do  s'échapper?  Si  vous 
croyez  que  les  noms  vous  soient  inutiles,  arrachez- 
les  de  votre  mémoire,  et  essayez  de  réiléchir  sur 
les  lois  civiles  et  morales,  sur  les  vertus  et  les 
vices,  enfin  sur  toutes  les  actions  humaines;  vous 
reconnaîtrez  votre  erreur.  Vous  avouerez  que  si, 
à  chaque  combinaison  rjue  vous  faites,  vous  n'a- 
vez pas  des  signes  pour  déterminer  le  nombre 
d'idées  simples  que  vous  avez  voulu  recueillir,  à 
peine  aurez-vous  fait  un  pis  que  vous  n'aperce- 
vrez plus  qu'un  chaos.  Vous  serez  dans  le  même 
embarras  que  celui  qui  voudrait  calculer  eu  disant 
plusieurs  lois  un,  un,  un,  et  qui  ne  voudrait  pas 
imaginer  des  signes  pour  chaque  collection.  Cet 
honnne  ne  se  ferait  jamais  l'idée  d'une  vingtaine, 
parce  que  rien  ne  pourrait  l'assurer  qu'il  en  aurait 
exactenuMil  répète  toutes  les  unités. 

IX.  (loiicliions  que,  pour  avoir  des  idées  sur  les- 
quelles nous  puissions  réiléchir,  nous  avons  be- 
soin d'imaginer  des  signes  qui  servent  de  liens 
aux  dillérenles  collections  d'idées  simples;  et  que 
nos  notions  ne  sont  exactes  qu'autant  que  nous 
avons  inventé  avec  ordre  les  signes  qui  doivent,  les 
fixer. 

X.  Cctic  vérité  fera  connaître  à  tous  ceux  qui 
voudront  réfléchir  sur  eux-mêmes,  combien  le 
nombre  des  mots  que  nous  avons  dans  la  mémoire 
est  supérieur  a  celui  de  nos  idées.  Cela  devait  être 
naturellement  ainsi,  soit  parce  que  la  réflexion  ne 
venant  qu'après  la  mémoire,  elle  n'a  pas  toujours 
repassé  avec  assez  de  soin  sur  les  idées  auxquelles 
on  avait  donné  des  signes;  soit  parce  que  nous 
voyous  qu'il  y  a  un  grand  intervalle  entre  le  temps 
où  l'on  commence  à  cultiver  la  mémoire  d'un  en- 

•  faut,  en  y  gravant  bien  des  mots  dont  il  ne  peut 
encore  remarquer  les  idées,  et  celui  où  il  com- 
mence à  être  capable  d'analyser  ses  notions,  pour 
s'en  rendre  quelque  compte.  Quand  cette  opéra- 
tion survient,  elle  se  trouve  trop  lente  pour  suivre 
la  mémoire  qu'un  long  exercice  a  rendue  prompte 
el  facile.  Quel  travail  ne  serait-ce  pas  s'il  fallait 
qu'elle  en  examinât  tous  les  signes!  Un  les  emploie 
donc  tels  qu'ils  se  présentent,  et  l'on  se  contente 
ordinairement  d'en  saisir  à  peu  près  le  sens.  Il  ar- 
rive de  là  que  l'analyse  est  de  toutes  les  opérations 
celle  dont  on  connaît  le  moins  l'usage.  Combien 
d'hommes  chez  qui  elle  n'a  jamais  lieu!  L'expé- 
rience au  moins  confirme  qu'elle  a  d'autant  moins 
d'exercice,  que  la  mémoire  et  l'imagination  en  ont 
davantage.  Je  le  répète  donc  :  tous  ceux  (|ui  ren- 
treront en  eux-mêmes  y  trouveront  grand  nombre 
de  signes  auxquels  ils  n'ont  lié  que  des  idées  fort 
imparfaites ,  el  plusieurs  même  auxquels  ils  n'en 
atlachent  point  du  tout.  De  là  le  chaos  où  se  trou- 
vent les  sciences  abstraites,  chaos  que  les  philoso- 

DicTiONN.  DE  Philosophie,  I, 


phes  n'ont  pu  débrouiller,  parce  qu'aucun  d'eux 
n'en  a  connu  la  première  cause.  Locke  est  le  seul 
en  faveur  de  qui  on  peut  faire  ici  quelque  excep- 
tion. 

XL  Cette  vérité  montre  encore  combien  les  res- 
sorts de  nos  connaissances  sont  simples  et  admi- 
rables. Voilà  lame  de  Thounne  avec  des  sensa- 
tions et  des  opérations  :  comment  disposera-t-elle 
de  ces  matériaux?  Des  gestes  ,  des  sons,  des  chif- 
fres, des  lettres,  c'est  avec  des  inslrumenls  aussi 
étrangers  à  nos  idées  que  nous  les  mettons  en 
œuvre  pour  nous  élever  aux  connaissances  les 
plus  sublimes.  Les  matériaux  sont  les  mètneschez 
tous  les  hommes;  mais  l'adresse  à  se  servir  des 
signes  varie  :  et  de  là  l'inégalilé  qui  se  trouve  parmi 
eux. 

Refusez  à  un  esprit  supérieur  l'usage  des  carac- 
tères :  combien  de  connaissances  lui  sont  inter- 
dites, au.vquelles  un  esprit  médiocre  atteindrait 
facilement!  Olez-lui  encore  l'usage  de  la  parole, 
le  sort  des  muets  vous  apprend  dans  quelles  bornes 
étroites  vous  le  renfermez.  Enfin  enlevez-lui  l'u- 
sage de  toutes  sorles  de  signes,  qu'il  ne  sache  pas 
faire  à  propos  le  moindre  geste  pour  exprimer  les 
pensées  les  plus  ordinaires  :  vous  aurez  en  lui  un 
imbécile. 

XII.  Il  serait  à  souhaiter  que  ceux  qui  se  char- 
gent de  l'éducation  des  enfants  n'ignorassent  pas» 
les  premiers  ressorts  de  l'esprit  humain.  Si  un 
précepteur  connaissant  pari'aitemeiit  l'origine  et  le 
progrès  de  nos  idées,  n'entretenait  son  disciple 
que  des  choses  qui  ont  plus  de  rapport  à  ses  be- 
soins et  à  son  âge  ;  s'il  avait  assez  d'adresse  pour 
le  placer  dans  les  circonstances  les  plus  propres  à 
lui  apprendre  à  se  faire  des  idées  précises,  et  à  les 
fixer  par  des  signes  constants;  si  même  en  badi- 
nant Il  n'employait  jamais  dans  ses  discours  que 
des  mots  dont  le  sens  serait  exactement  déterminé , 
quelle  netteté,  quelle  .étendue  ne  donnerait-il  pas 
à  l'esprit  de  son  élève  !  Mais  combien  peu  de  pères 
sont  en  état  de  procurer  de  pareils  maîtres  à  leurs 
enfants,  el  combien  sont  encore  plus  rares  ceux 
qui  seraient  propres  à  remplir  leurs  vues!  il  est 
cependant  utile  de  connaître  tout  ce  qui  pourrait 
contribuer  à  une  bonne  éducation.  Si  l'on  ne  pent 
pas  toujours  l'exécuter,  peut-être  évitera-t-ou  au 
moins  ce  qui  y  serait  tont  à  fait  contraire.  On  ne 
devrait,  par  .exemple,  jamais  embarrasser  les  en- 
fants par  des  paralogismes,  des  sophismes  et  d'au- 
tres mauvais  raisonnements.  En  se  pernieltant  de 
pareils  badiuages,  on  court  risque  de  leur  rendre 
l'esprit  confus  el  même  faux.  Ce  n'est  qu'après  que 
leur  entendement  aurait  acquis  beaucoup  de  netteté 
el  de  justesse,  qu'on  pourrait,  pour  exercer  leur 
sagacité,  leur  tenir  des  discours  captieux.  Je  vou- 
drais même  qu'on  y  apportât  assez  de  précaution 
pour  prévenir  tous  les  inconvénients  :  mais  des 
réflexions  sur  cette  matière  m'écarteraient  trop  do 
njon  sujet.  Je  vais  confirmer  par  des  faits  ce  que 
je  crois  avoir  démontré  dans  les  paragraphes  pré- 
cédents. Ce  sera  une  occasion  de  déveio])pcr  mon 
sentiment  de  plus  en  plus. 

XIII  «  A  Chartres,  un  jeune  honiuie  de  25  à  2i  ans, 
fils  d'un  artisan,  sourd  et  muet  de  naissance,  com- 
mença tout  à  coup  à  |)arlcr,  au  grand  étonnement 
d(ï  toute  la  ville.  On  sut  de  lui  (juc,  trois  ou  quatre 
ujois  auparavant,  il  avait  cjilendu  le  son  des  clo- 
ches, et  avait  été  exlrêniemenl  surpris  de  cette 
sensation  nouvelle  et  inconnue.  Rnsuite  il  lui  était 
sorti  une  espèce  d'eau  de  l'oreille  gaucho,  et  il 
avait  entendu  parfaitement  des  deux  oreilles.  Il  fut 
trois  ou  quatre  mois  à  écouter  sans  rien  dire,  s'ac- 
coulumanl  à  répéter  tout  bas  les  paroles  qu'il  en- 
tendait, et  s'aifermissant  dans  la  prononciation  et 
dans  les  idées  attachées  aux  mots.  Enfin,  il  se  crut 
en  état  de  rompre  le  silence,  et  il  dèclaia  qu'il 
parlait,  quoique  ce  ne  lût  encore  qu'imparfaite- 


1291 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPniE. 


1292 


tuent.  Aussilôl  des  théologiens  liabiles  l'inlerro- 
gèrent  sur  son  état  passé;  leurs  questions  princi- 
pales roulèrent  sur  Dieu,  sur  làiiie  ,  sur  la  bonlë 
itu  kl  malice  morale  des  actions.  Il  no  parut  pas 
avoir  poussé  ses  pensées  jusque-là.  Quoitiuil  liU 
né  de  parents  catholiques,  qu'il  assistât  à  la  messe, 
qu'il  lût  instruit  à  faire  le  signe  de  la  croix  et  à  se 
mettre  à  genoux  dans  la  contenance  d'un  homme 
(jui  prie  ,  il  n'avait  jamais  joint  à  tout  cela  aucune 
intention,  ni  compris  celle  que  les  aiitres  y  Joi- 
gnent, ii  ne  savait  pas  bien  distinctenieni  ce  que 
c'était  que  la  mort,  et  il  n'y  pensait  jan)ais.  H 
menait  une  vie  purement  animale  ,  tout  occupé 
des  objets  sensibles  et  présents,  et  du  peu  d'idées 
qu'il  recevait  parles  yeux.  Il  ne  tirait  pas  même 
de  la  comparaison  de  ses  idées  tout  ce  qu'il  sem- 
ble qu'il  en  aurait  pu  tirer.  Ce  n'est  pas  qu'il 
n'eùl  nalurellcnient  <le  l'esprit;  mais  l'esprit  d'un 
honune  privé  du  commerce  des  autres  est  si  peu 
exercé  et  si  peu  cultivé,  qu'il  ne  pense  qu'autant 
qu'il  y  est  indispensablement  forcé  par  les  objets 
extérieurs.  Le  plus  grand  fonds  des  idées  des  hom- 
mes est  dans  leur  ccunmerce  réciproque.  » 

XIV.  Celait  est  rapporté  dans  les  Mémoires  de 
l'académie  des  sciences  (année  1705,  p.  18).  Il  eût 
clé  à  souhaiter  qu'on  eût  interrogé  ce  jeuiie  homme 
sur  le  peu  d'idées  qu'il  avait  quand  il  était  sans 
l'usage  de  la  parole  ;  sur  les  premières  qu'il  acquit 
depuis  que  l'ouïe  lui  lui  rendue;  sur  lessecoursqu'il 
reçut  soit  des  objets  extérieurs,  soit  de  ce  qu'il  en- 
tendait dire,  soit  de  sa  propre  réflexion,  pour  en 
faire  de  nouvelles  ;  en  un  mot,  sur  tout  ce  qui  put 
être  à  son  esprit  une  occasion  de  se  former.  L'ex- 
périence agit  en  nous  de  si  bonne  heure  ,  qu'il 
n'est  pas  étomianl  qu'elle  se  donne  quelquefois 
pour  la  nature  même.  Ici,  au  contraire,  elle  agit  si 
lard,  qu'il  eût  été  aisé  de  ne  pas  s'y  méprendre. 
Mais  les  théologiens  y  voulaient  reconnaître  la  na- 
ture, et,  tout  habiles  qu'ils  élaienl,  ils  ne  recon- 
nurent ni  l'une  ni  l'autre.  Nous  n'y  pouvons  sup- 
pléer que  par  des  conjectures. 

XV.  J'imagine  que  pendant  23  ans  ce  jeune 
homme  était  à  peu  près  dans  l'étal  où  j'ai  repré- 
senté l'âme  quand,  ne  disposant  point  encore  de 
son  attention,  elle  la  donne  aux  objets,  non  pas  à 
son  choix,  mais  selon  qu'elle  est  entraînée  par  la 
force  avec  laquelle  ils  agissent  sur  elle.  Il  est  vrai 
qu'élevé  parmi  des  hommes,  il  en  recevait  des  se- 
cours qui  lui  faisaient  lier  quelques-unes  de  ses 
idées  à  des  signes.  Il  n'est  pas  douteux  qu'il  ne  sût 
faire  connaître  par  des  gestes  ses  principaux  be- 
soins, et  les  choses  qui  les  pouvaient  soulager.  Mais, 
comme  il  manquait  de  noms  pour  désigner  celles 
qui  n'avaient  pas  un  si  grand  rapport  à  lui,  qu'il 
était  peu  intéressé  à  y  suppléer  par  quelv^ue  autre 
moyen,  et  qu'il  ne  relirait  de  dehors  aucun  secours, 
il  n'y  pensait  jamais  que  quand  il  en  avait  une 
perception  actuelle.  Son  attention, uniquement  atti- 
rée par  des  sensations  vives,  cessait  avec  ces  sen- 
sations. Pour  lors  la  contemplation  n'avait  aucun 
exercice,  à  plus  forte  raison  la  mémoire. 

XVI.  Quelquefois  notre  conscience,  partagée  entre 
un  grand  nombre  de  perceptions  qui  agissent  sur 
nous  avec  une  force  à  peu  près  égale,  est  si  faible 
qu'il  ne  nous  reste  aucun  souvenir  de  ce  que  nous 
avons  éprouvé.  A  peine  sentons-nous  pour  lors  que 
nous  existons  :  des  jours  s'écouleraient  comme  des 
moments,  sans  que  nous  en  fissions  la  diflérence  ; 
et  nous  éprouverions  des  milliers  de  fois  la  même 
perception  sans  remarquer  que  nous  l'avons  déjà 
eue.  Un  homme  qui  par  l'usage  des  signes  a  acquis 
beaucoup  d'idées,  et  se  les  est  rendues  familières,  ne 
peut  pas  demeurer  longtemps  dans  celte  espèce  de 


léibaigie.  Plus  la  provision  de  ses  idées  est  grande, 
plus  il  y  a  lieu  de  croire  que  quelqu'une  aura  oc- 
casion de  se  réveiller,  d'exercer  son  altoniion,  et 
ào  la  retirer  de  cet  assoupissement.  Par  coi\sé(|iient, 
moins  on  a  d'idées,  plus  cette  léthargie  doit  être 
ordinaire.  Qu'on  juge  donc  si,peiidanl  23  ans  que 
ce  jeune  homme  de  Cliarlres  fut  sourd  et  muet, 
son  âme  put  faire  souvent  usage  de  son  atleiilioii, 
de  sa  réminiscence  el  de  sa  réllcxion. 

XVII.  Si  l'exercice  de  ces  premières  opérations 
était  si  borné,  combien  celui  des  autres  l'élail-il 
davantage  !  Incapable  de  fixer  el  de  déterminer 
exactement  les  idées  qu'il  recevait  par  les  sei.s,  il 
ne  pouvait,  ni  en  les  coniposanl,  ni  en  les  décom- 
posant se  faire  des  notions  à  son  choix.  iN'ayaiil 
pas  des  signes  assez  commodes  pour  comparer 
ses  idées  les  plus  familières,  il  était  rare  qu'il  for- 
mât des  jugoinenls.  Il  est  même  vraisemblable  que 
pendant  le  cours  des  vi'igt-trois  premières  années 
de  sa  vie  ,  il  n'a  pas  lait  un  seul  raisonnement. 
Raisonner,  c'est  former  des  jugements,  et  les  lier 
en  observant  la  dépendance  où  ils  sont  les  uns  des 
autres.  Or  ce  jeune  homme  n'a  pu  le  faire  tant 
qu'il  n'a  pas  eu  l'usage  des  conjonctions  ,  ou  des 
particules  qui  expriment  les  rapports  des  diffé- 
rentes parties  du  discours.  Il  était  donc  naturel  qu'il 
lie  lirai  pas  de  la  comparaison  de  xes  idées  tout  ce 
quil  semble  quil  en  aurait  pu  tirer.  Sa  réflexion, 
qui  n'avait  pour  objet  que  des  sensa'.ions  vives  ou 
nouvelles  ,  n'influail  point  dans  la  plupart  de  ses 
actions,  et  que  fort  peu  dans  les  autres.  Il  ne  se 
conduisait  que  par  habitude  et  par  imitation,  sur- 
tout dans  les  choses  qui  avaient  moins  de  rapport 
à  ses  besoins.  C'est  ainsi  que,  faisant  ce  que  la  dé- 
votion de  ses  parents  exigeait  de  lui,  il  n'avait  ja- 
mais songé  au  motif  qu'on  pouvait  avoir,  et  igno- 
rait qu'il  y  dût  joindre  une  intention.  Peut-être 
même  l'imitation  étail-elle  d'autant  plus  exacte, 
que  la  réllcxion  ne  l'accompagnait  point  ;  car  les 
distractions  doivent  être  moins  fréquentes  dans 
un  homme  qui  sait  peu  réfléchir. 

XVIII.  Il  semble  que,  pour  savoir  ce  que  c'est  que 
la  vie,  ce  soit  assez  d'être  et  de  se  sentir.  Cepen- 
dant, au  hasard  d'avancer  un  paradoxe,  je  dirai 
que  ce  jeune  homme  en  avait  à  peine  une  idée. 
Pour  un  être  qui  ne  réfléchit  pas,  pour  nous-mê- 
mes, dansées  moments  où,  quoique  éveillés  nous  ne 
faisons  pour  ainsi  dire  que  végéter,  les  sensations 
ne  sont  que  des  sensations,  et  elles  ne  deviennent 
des  idées  que  lorsque  la  réflexion  nous  les  lait 
considérer  comme  images  de  quelque  chose.  Il  est 
vrai  qu'elles  guidaient  ce  jeune  homme  dans  la  re- 
cherche de  ce  qui  était  utile  à  sa  conservation,  et 
l'éloignaienl  de  ce  qui  pouvait  lui  nuire  :  mais  il 
en  suivait  l'impression  sans  réfléchir  sur  ce  que 
c'était  que  se  conserver  ou  se  laisser  détruire. 
Une  preuve  de  la  vérité  de  ce  que  j'avance,  c'est 
qu'il  ne  savait  pas  bien  distinctement  ce  que  c'était 
que  la  mort.  S'il  avait  su  ce  que  c'était  que  la  vie, 
n'aurail-il  pas  vu  aussi  distinctement  que  nous, 
que  la  mort  n'en  est  que  la  privelion  (/)  ? 

XIX.  Nous  voyons  dans  ce  jeune  homme  quelques 
faibles  traces  des  opérations  de  l'âme  :  mais  si  l'on 
excepte  la  perception,  la  conscience,  rallenlion,  la 
réminiscence  el  l'imagination,  quand  elle  n'est  point 
encore  en  notre  pouvoir,  on  ne  trouvera  aucun  ves- 
tige des  autres  dans  quelqu'un  qui  aurait  été  privé 
de  tout  commerce  avec  les  hommes,  et  qui,  avec 
des  organes  sains  et  bien  constitués,  aurait, par  exem- 
ple, été  élevé  parmi  des  ours.  Presque  sans  rémi- 
niscence, il  passerait  souvent  par  le  même  état  sans 
reconnaître  qu'il  y  eût  été.  Sans  mémoire,  il  n'au- 
rait aucun  signe  pour  suppléer  à  l'absence  des  cho- 


(  { )  La  mort  peut  se  prendre  encore  pour  le  passage 
de  celte  vie  dans  une  autre.  Mais  ce  n'est  pas  là  le  sens 
dans  lequel  il  faut  ici  l'entendre. Foatenelle  ayanldil  que 


ce  jeimehomme  n'ava-t  point  d'idée  de  Dieu,nide  l'âme, 
il.  est  évident  qu'il  n'en  avait  pas  davantage  de  la  mort 
prise  pour  le  pasi^age  de  cwile  vie  daus  ano  autre. 


1203 


NOTES  ADDITIONNELLES. 


\m 


SCS.  N"a)-ant  qu'une  imagination  dont  il  ne  pourrait 
disposer,  ses  perceptions  ne  se  réveilleraient 
(inaulant  que  le  hasard  lui  présenterait  un  objet 
avec  lequel  quelques  circonstances  les  auraient 
liées  :cnlin,  sans  reilexion,  il  recevrait  les  impres- 
sions que  les  choses  feraient  sur  ses  sens  ,  el  ne 
leur  obéirait  (jue  par  instinct.  Il  imiterait  les  ours 
en  tout,  aurait  un  cri  à  peu  près  seuiblahle  au  leur, 
cl  se  irainerait  sur  les  pieds  el  sur  les  mains.  Nous 
sommes  si  l'on  portés  à  l'imitalion,  que  peut-être 
un  Descartes  à  sa  place  n'essayerait  pas  seuleme:;l 
de  marcher  sur  ses  pieds. 

XX.  Mais  quoi  !  me  dira-t-on  ,  le  nécessite  de 
piinrvoir  à  ses  besoins  et  de  satisfaire  à  ses  pas- 
sions ne  sullira-l-elle  pas  pour  développer  toutes 
les  opérations  de  son  àme  ? 

Je  réponds  que  non  ;  parce  que  tant  qu'il  vivra 
sans  aucun  commerce  avec  le  reste  des  hommes, 
il  n'aura  point  ocx^asion  de  lier  ses  idées  à  des  si- 
gnes arbitraires,  il  sera  sans  mémoire  ;  par  con- 
séquent, son  imagination  ne  sera  point  en  son  pou- 
voir :  d'où  il  résulte  qu'il  sera  enlièremenl  incapable 
de  réflexion. 

XXL  Son  imagination  aura  cependant  un  avantage 
sur  la  loirc;  c  est  qu'elle  lui  retracera  les  choses 
dune  manière  bien  plus  vive.  Il  nous  est  si  com- 
mode de  nous  rappeler  nos  idées  avec  !c  secours 
de  la  mémoire  ,  que  noire  imagination  est  rare- 
ment exercée.  Chez  lui,  au  contraire,  cette  opéra- 
tion tenant  lieu  de  tomes  les  antres,  l'exercice  en 
sera  aussi  IVé(iucnl  (lue  ses  besoins,  et  elle  réveil- 
lera les  percepiions  avec  pins  de  force.  Cela  peut 
se  conlirimr  par  Tixcmple  des  aveugles,  qui  ont 
touiinunéu-.ent  le  tact  plus  lin  (pie  nous  ;  car  on  en 
peut  apporter  la   même  raison. 

XXli.  .Mais  cet  homme  ne  disposera  jamais  lui- 
même  des  opérations  de  son  âme.  Pour  le  com- 
prendre, voyons  dans  quelles  circonsiances  elles 
pourront  avoir  quelque  exercice. 

Je  suppose  qu'un  monstre  auquel  il  a  vu  dé- 
vorer uaulres  animaux,  ou  que  ceux  avec  lesquels 
il  vit,  lui  ont  aiq)ris  à  fuir,  vienne  à  lui  :  cette 
vue  atlire  son  allenlion,  réveille  les  sentiments  de 
frayeur  qui  sont  liés  avec  l'idée  du  monstre,  el 
Je  dispose  a  la  luite.  Il  échappe  à  cet  ennemi,  mais 
le  tremblement  dont  toul  son  corps  est  agité  lui 
en  conserve  cpielque  temps  l'idée  présente  :  voilà 
la  contemplation  ;  peu  après  le  hasard  le  conduit 
oans  le  même  lieu  ;  l'idée  du  lieu  réveille  celle  du 
monstre  avec  laquelle  elle  b'élail  liée  :  voilà  l'ima- 
gination. Enlin,  puisqu'il  se  reconnaît  pour  le 
même  èlre  qui  sesl  déjà  trouvé  dans  ce  lieu,  il  y 
a  encore  en  lui  réminiscence.  On  voit  par  là  que 
i'exercice  de  ces  (tpérations  dépend  d'un  certain 
concours  d<;  circonstances  (jui  l'allectenl  dune  ma- 
nière particulière  ,  et  qu'il  doit,  par  conséquent, 
cesser  aussitôt  que  ces  circonstances  cessenl.  La 
frayeur  de  cet  homme  dissipée  ,  si  l'on  suppose 
qu'il  ne  rclouine  pas  dans  le  même  lieu,  ou  qu'il 
n'y  retourne  que  (juand  l'idée  n'en  sera  plus  liée 
avec  celle  du  monstre,  nous  ne  trouverons  rien  en 
lui  qui  soit  propre  à  lui  rapi)eler  ce  qu'il  a  vu. 
Nous  ne  pouvons  réveiller  nos  idées  qu'autant 
qu'elles  sont  liées  à  quelques  signes  :  les  siennes 
ne  le  sont  qu'aux  circonstances  qui  les  ont  fait 
naître  :  il  ne  peut  donc  se  les  rappeler  que  quand 
il  se  retrouve  dans  ces  mêmes  circonsiances.  De 
là  dépend  l'exercice  des  opérations  de  son  âme. 
Il  n'est  pas  le  maitre,  je  le  répète,  de  les  conduire 
par  lui-même.  11  ne  peut  qu'obéir  î.a'impression 
que  les  objets  font  sur  lui  ;  et  l'on  nf^iloil  pas  at- 
tendre qu'il  puisse  donner  aucun  signe  de  raison. 
XXIIL  Je  n'avance  pas  de  simples  conjectures. 
Dans  les  forcis  qui  conlinent  la  Lilhuanic  el  la 
Russie,  on  prit  en  1694  un  jeune  homme  d'environ 

(m)  Locke  (l.  u,  c.  11,  f  10  cl  11)   remarqne,  avec 
raison,  que  les  bêles  ne  peuvent  point  former  d'ahsimc- 


dix  ans,  qui  vivait  parmi  les  ours.  Il  ne  donnait 
aucune  mar([ue  de  raison,  marchait  sur  ses  pieds 
et  sur  ses  mains,  n'avait  aucun  langage,  et  formait 
des  sons  qui  ne  ressemblaient  en  rien  à  ceux  d'un 
homme.  Il  fut  longtemps  avant  de  pouvoir  profé- 
rer quelques  paroles,  encore  le  lit-il  d'une  manière 
bien  barbare.  Aussitôt  qu'il  put  parler,  on  l'inter- 
rogea sur  son  premier  état,  mais  il  ne  s'en  souvint 
non  plus  que  nous  nous  souvenons  de  ce  qui  nous 
est  arrivé  au  berceau.  (CoNNOn,  in  Evang.  med.  art. 
15,  pag.  1Ô5  el  seq.) 

XXIV.  Ce  fait  prouve  parfailemenl  la  vérité  de  ce 
que  j'ai  dit  sur  le  progrès  des  opérations  de  l'âme. 
11  était  aisé  de  prévoir  que  cet  enfanl  ne  devaii 
pas  se  rappeler  son  premier  étal.  1!  pouvait  en 
avoir  quelque  souvenir  au  moment  qu'on  l'en  retira  : 
mais  ce  souvenir,  uniquement  produit  par  une  al- 
lenlion donnée  rarement,  et  jamais  fortiliée  jwr  la 
réflexion  ,  était  si  faible  ,  que  les  traces  s'en  eGa- 
cèrent  [lendant  l'inlervailc  qu'il  y  eut  du  moment 
oii  il  commença  à  se  faire  des  idées,  à  celui  où  Ion 
put  lui  faire  des  questions.  En  supposant ,  pour 
épuiser  toutes  les  hypothèses,  qu'il  se  fût  encttre 
souvenu  du  temps  quii  vivait  dans  les  forêts,  il 
n'aurait  pu  se  le  représenter  que  par  les  percep- 
tions qu'il  se  serait  rappelées.  Ces  perceptions  ne 
pouvaient  être  qu'en  petit  nombre;  ne  se  souve- 
nant point  de  celles  qui  les  avaient  précédées, 
suivies  ou  interrompues,  il  ne  se  serait  point  retracé 
la  succession  des  parties  de  ce  temps.  D'où  il  serait 
arrivé  qu'il  n'aurait  jamais  soupçonné  qu'elle  cùl 
eu  un  commencemeni,  et  <pril  ne  l'aurait  cepen- 
dant envisagée  que  comme  un  instant.  Lu  un  mot, 
le  souvenir  confus  de  son  premier  éial  l'aurait  mi.'» 
dans  l'embarras  de  s'imaginer  d'avoii  toujours  été-, 
et  de  ne  pouvoir  se  représenter  son  éternité  pré- 
tendue (|ue  comme  un  moment.  Je  ne  doute  donc 
pas  qu'il  n'eût  été  bien  surpris  quaiui  on  lui  aurait 
dit  qu'il  avait  commencé  d'être  ,  el  qu'il  ne  l'eût 
encore  été  quand  on  aurait  ajouté  qu'il  avait  passé 
par  dillérents  accroissements.  Jusque-là,  incapable 
de  réflexion,  il  n'aurait  jamais  remarqué  des  chan- 
gements aussi  insensibles,  el  il  aurait,  naturelle- 
ment été  porté  à  croire  qu'il  avail  toujours  été  tel 
qu'il  se  trouvait  au  inomenl  où  on  l'engageait  à 
réfléchir  sur  lui-même. 

XXV.  L'illustre  secrétaire  de  l'academiedes  scien- 
ces a  fort  bien  remarqué  que  le  plus  grand  fonds 
des  idées  des  hommes  est  dans  leur  commerce  ré- 
ciproque. Cette  vérité  développée  achèvera  de 
conlirmer  tout  ce  que  je  viens  de  dire. 

J'ai  distingué  trois  sortes  de  signes  :  les  signes 
accidentels,  les  signes  naturels  el  les  signes  d'ins- 
litulion.  Un  enfant  élevé  parmi  les  ours  n'a  que  le 
secours  des  premiers.  11  est  vrai  qu'on  ne  peut 
lui  refuser  les  cris  naturels  à  chaque  passion  :  mais 
comment  soupçonncniil-ii  qu'ils  soient  propres  a 
être  les  signes  des  sentiments  (ju'il  épretuvc  ?  S'il 
vivait  avec  d'autres  hommes,  il  leur  entendrait  si 
souvent  pousser  des  cris  semblables  à  ceux  qui 
lui  échappent ,  que  tôt  ou  lard  il  lierait  ces  cris 
avec  les  sentiments  (ju'ils  doivent  exprimer.  Les 
ours  ne  peuvent  lui  fournir  les  mêmes  occasions  : 
leurs  mugisseiiienls  n'ont  pas  assez  d'analogie  avec 
la  voix  humaine.  Par  le  commerce  que  ces  ani- 
maux ont  ensemble,  ils  allachent  vraisemblable- 
ment à  leurs  cris  les  perceptions  dont  ils  sont  les 
signes  ,  ce  que  cet  enfant  ne  saurait  faire.  Ainsi, 
pour  se  conduire  d'après  l'impression  des  cris  na- 
turels, ils  ont  des  secours  qu'il  ne  peut  avoir,  et  il 
y  a  apparence  que  l'attention,  la  réminiscence  et 
l'imagination  ,  ont  chez  eux  plus  d'exercice  que 
chez  lui  :  mais  c'est  à  quoi  se  bornent  toutes  lés 
opérations  de  leur  àme  (m). 

lions.  Il  leur  refuse  eu  conséquence   la   puissance  de 
liilsoiuier  sur  des  idies  générales  ;  mais  il  rt  garde  comme 


i29r> 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


129G 


Piiis(|nc  Ie3  liomines  ne  peuvent  se  faire  des 
signes  qu'autant  qu'ils  vivent  ensemble,  c'est  une 
conséquence  que  le  fonds  de  leurs  idées  ,  (juand 
leur  cs|)rilc<)ninicnce  à  se  former,  est  uniquement 
dans  leur  commerce  réciproque.  Je  dis,  quand  leur 
esprit  commence  à  se  former,  parce  qu'il  est  évi- 
dent, que  lorsqu'il  a  fait  des  progrès,  il  connaît  l'art 
de  se  faire  des  signes,  et  peut  acquérir  des  idées 
sans  aucun  secours  étranger. 

Il  ne  faudrait  pas  m'oltjccter  qu'avant  ce  com- 
;nerce  l'esprit  a  déjà  des  idées,  puisqu'il  a  des  per- 
ceptions :  car  des  perceptions  qui  n'ont  jamais  été 
l'objet  de  la  réflexion,  ne  sont  pas  proprement  des 
idées.  Elles  ne  sont  que  des  impressions  faites  dans 
i'àme,  aux(iuclles  il  manque,  pour  être  des  idées, 
d'être  considérées  comme  images. 

XXVI.  11  me  semble  qu'il  est  inutile  de  rien  ajou- 
ter à  ces  exemples,  ni  aux  explications  que  j'en  ai 
données  :  ils  confirment  bien  sensiblement  que  les 


opérations  de  l'esprit  se  développent  plus  ou  moin», 
à  proportion  qu'on  a  l'usage  des  signes. 

11  s'oflVc  cependant  une  difficuiré  :  c'est  que  si 
notre  esprit  ne  lixe  ses  idées  que  par  des  signes, 
nos  raisonnements  courent  risque  de  ne  rouler  sou- 
vent (fiie  sur  des  mots;  ce  qui  doit  nous  jeter 
dans  bien  des  erreurs. 

Je  réponds  que  la  certitude  des  malliématiques 
lève  celte  difficulté.  Pourvu  que  nous  déterminions 
si  exactement  les  idées  simples  allacbées  à  chaque 
signe,  que  nous  puissions  dans  le  besoin  en  faire 
l'analyse  ,  nous  ne  craindrons  pas  plus  de  nous 
tromper  que  les  mathématiciens  lorsqu'ils  se  ser- 
vent de  leurs  chiffres.  A  la  vérité,  cette  objection 
fait  voir  qu'il  faut  se  conduire  avec  beaucoup  de 
précaution,  pour  ne  pas  s'engager,  comme  bien 
des  philosophes,  dans  des  disputes  de  mots  et  dans 
des  questions  vaincs  et  puériles  :  mais  par  là  elle  ne 
fait  que  confirmer  ce  que  j'ai  moi-même  remarque. 


NOTE  VII. 


Arl.  Langage,  §  III. 


Les  grammairiens  métaphysiciens  ont  tourné 
plus  ou  moins  heureusement  autour  de  ces  idées 
dès  le  commencement  du  siècle.  Ecoutez  l'abbé 
Sicard  : 

J'appelle  organes  ce  qui,  en  nous,  reçoit  l'im- 
pression des  objets  extérieurs.  Ces  organes  qui 
non-seulement  reçoivent  l'impression  des  objets, 
mais  qui  nous  avertissent  de  l'existence  ou  delà 
présence  de  ces  objets,  je  les  appelle  des  sens,  du 
mot  sentir  ;  c'est  l'opération  intérieure  qui  se  passe 
en  nous  quand  nous  sommes  avertis  de  la  pré- 
sence des  objets.  Les  sens  sont  a»  nombre  de 
cinq:  savoir  la  vue,  l'ouïe,  le  tact,  le  goût,  et 
l'odorat. 

L'impression  reçue  et  sentie  se  nomme  sen- 
sation. 

L'impression  reçue ,  sentie  et  conservée  se 
nomme  idée. 

L'impression  est  donc  une  sorte  de  coup  frappé 
par  un  objet  extérieur  sur  un  des  organes  du 
corps  humain. 

La  sensation  est  donc  celte  impression  reçue, 
sentie  et  connue. 

L'idée  est  donc  la  sensation  reçue,  qui  n'existe 
plus,  mais  qui  est  conservée  ;  ou  c'est  la  représen- 
tation de  l'objet  extérieur  en  nous-mêmes. 

Mais  dans  quelle  partie  de  nous-mêmes  cette 
image,  cette  représentation,  ou  cette  idée  est- 
elle  conservée?  C'est  dans  cet  être  inétendu,  invi- 
sible et  simple  comme  l'idée,  et  qu'on  appelle 
Yesprit. 

C'est  cet  être  dont  on  n'eût  jamais  soupçonné 
l'exislence,  si  l'on  n'en  eût  été  averti  par  ses  opé- 
rations ;  cet  être  que  nous  ne  connaissons  que  par 
ses  effets,  mais  dont  les  effets  ne  sont  ni  plus  ni 
moins  réels  que  celte  cause  si  merveilleuse.  C'est 
cet  être  qui  doit,  au  milieu  des  objets  dont  il  est 
sans  cesse  environné,  recevoir  à  la  faveur  des 
sens,  messagers  quelquefois  infidèles,  les  images 
de  tous  ces  objets.  C'est  lui  qui  les  considère,  qui 
en  remarque  les  différences,  qui  cherche  à  les 
faire  connaître,  après  les  avoir  vues  et  jugées. 
C'est  lui  qui  affirme  et  qui  nie  intérieurement,  et 
ce  n'est  encore  qu'une  simple  liaison  de  l'être  et  de 

évident  qu'elles  raisonnent  en  certaines  rencontres  sur 
des  idées  particulières.  Si  ce  philosophe  avait  vu  qu'on 
ne  peut  réfléchir  qu'autant  qu'on  a  l'usage  des  signes 
d'institution,  il  aurait  reconnu  que  les  Ijèics  sont  abso- 


chacune  de  ses  propriétés,  de  la  substance   et  de 
ses  modifications. 

Mais  aussitôt  que  les  organes  viennent  prêter 
leur  ministère  à  l'esprit  qui  veut  communiquer  ses 
jugements;  aussitôt  que  des  signes  sensibles  vien- 
nent revêtir  la  pensée,  la  proposition  sort  de  l'es- 
prit qui  l'a  conçue,  à  la  faveur  des  mots  qui  en 
dessinent  les  formes.  Ce  devrait  être  sans  doule 
d'un  seul  jet,  et  le  tableau  de  la  pensée  devrait 
être,  pour  la  représenter  fidèlement,  un  et  simple 
comme  elle.  C'est  peut-être  ainsi  que  la  phrase 
des  premiers  hommes  a  dû  se  montrer.  Le  nom  du 
sujet  devait  alors  servir  de  cadre  à  celui  de  la  qua- 
lité, pour  que  le  modèle  et  l'image  n'eussent  rien 
de  différent  pour  exprimer  ce  qu'on  voyait  de  la 
manière  qu'on  le  voyait;  ainsi  la  phrase  primitive 
pouvait  ne  former  qu'un  tableau  modifié,  un  sujet 
combiné,  un  double  mot,  comme  dans  l'exemple 
suivant:  PrAoPuIgEeR. 

Et  dans  ce  cas,  il  n'était  pas  besoin,  pour  aflir- 
mer  la  qualité  de  son  sujet,  d'employer  un  mol  de 
plus;  car  qu'aurait  fait  ce  mot-là'/  ces  deux  mots 
se  trouvaient  l'un  dans  l'autre  ;  l'un  par  conséquent 
lié  avec  l'autre.  Et  la  proposition  ne  peut  être 
auire  chose  qu'une  qualité  et  un  sujet  aftirmésl'un 
de  l'autre,  et  liés  l'un  à  l'antre. 

Mais  on  jugea  plus  convenable  de  ne  pas  mêler 
et  lier  tellement  ensemble  le  sujet  et  la  qualité, 
que  le  mot  qui  exprimait  celle-ci  ne  pût  servir  à 
exprimer  aussi  le  modificateur  de  toute  autre 
substance  pareille.  El  alors  on  ôla  du  nom  du  sujet 
ce  mot  qui  exprimait  sa  qualité:  peut-être  le  lit-on 
de  la  manière  suivante:  PAPIER  uolge. 

Celte  qualité  abaissée  sous  le  nom  du  sujet  se 
trouvant  déplacée  et  abstraite,  il  n'y  eut  plus 
aucune  raison  pour  ne  pas  l'écrire  à  la  suite  du 
nom,  à  la  manière  des  Français  et  des  Italiens;  ou 
avant  le  nom,  à  la  manière  des  Anglais.  Mais  n'étant 
plus  renfermée  dans  le  cadre  du  nom,  elle  n'en 
était  plus  affirmée:  il  fallut  recouriràun  moyen  i 
factice  pour  la  rattacher  au  sujet;  et  ce  moyen  fut  ^ 
un  signe  propre  à  exprimer  l'existence.  Signe  essen- 
tiel, qui,  servant  à  lier  la  qualité  et  le  sujet,  devint 
l'âme  delà  proposition,  en  devenant  le  lien  de  ses 

lumenl  incapables  de  raisonnement,  et  que,  par  consé- 
quent, leurs  actions,  qui  paraissent  raisonnées,  ne  sont 
que  les  effets  d'une  imagination  dont  elles  ne  peuvent 
point  disposer. 


1297 


NOTES  ADDITIONNELLES. 


1298 


éléments  ;  sans  ce  mot,  l'homme  nViU  exprimé 
que  lies  idées,  et  jamais  des  pensées.  C'est  ce  mol 
qui  obtint  le  privilège  de  ne  porter  d'autre  nom, 
dans  la  nomenclature  des  éléments  de  la  parole, 
que  celui  de  met,  dans  la  langue  des  Latins: 
verbuin;  ce  mot,  sans  lequel  tout  est  sans  lien,  sans 
vie,  sans  existence  dans  la  nature  ;  mais  avec 
lequel  tout  s'anime,  tout  vil.  tout  est  en  mouve- 
ment et  en  action.  Il  sert  à  exprimer  le  temps  qui 
commence  à  être,  celui  qui  continue  d'être,  celui 
qui  cesse  d'être,  et  l'éternité, dont  l'existence  a  une 
sorte  d'immobilité  m.ijeslueuse,  dont  la  représenta- 
tion n'a  pas  de  signe  dans  les  objets  créés. 

Dans  ces  premiers  temps  de  la  civilisation,  le 
jugement  n'était,  comme  il  l'est  encore  aujourd'hui, 
que  la  simple  vue  d'un  sujet  considéré  sous  un 
rapport  quelconque  et  sous  une  certaine  modifica- 
lion  ou  attribution.  C'était  une  opération  simple  de 
l'esprit.  Il  eût  fallu,  s'il  eiU  été  possible,  pour  la 
rendre  sensible  et  la  communiquer,  un  procédé 
aussi  simple  qu'elle,  ou  du  moins  in  comme  elle, 
où  l'on  n'eût  point  distingué  plus  d'éléments  qu'il 
n'y  en  a  dans  le  jugement  lui-même,  tant  qu'il 
demeure  intérieur  et  secret. 

Il  parut  plus  facile  de  décomposer  le  jugement, 
tout  simple  qu'il  était  ;  de  convenir  d'un  signe 
pour  distinguer  l'objet  et  le  nommer,  et  d'un  signe 
de  plus  pour  distinguer  la  qualité  qui  lui  était 
commune  avec  beaucoup  d'autres.  Et  l'on  convint 
d'un  moyen  pour  les  lier  dans  la  proposition  écrite 
de  la  manière  dont  je  l'explique  aux  sourds- 
muets. 

r   R  .\   0   P  u    I    c    E  E    R 


P    .  A    .    P 


R 


R  0  u  c  E 


• 


•  • 


P    .  A   .    P   .    I    .    E   .    K 


R     0     L'     c     r. 


• 


PAPIER ROUGE. 

PAPIER    est    ROUGE. 

Le  mot-lien  que  les  Latins  appelaient  mot,  verbum, 
et  que  nous  continuerons  d'appeler  verbe,  pour  ne 
pas  présenter  une  difficulté  de  plus  en  introdui- 
sant une  dénomination  nouvelle,  le  mot-lien  ou  le 
verbe,  rapporte,  comme  on  le  voit  dans  ce  tableau, 
la  qualité  dans  le  cadre  du  nom,  comme  elle  y  est 

dans  le  sujet.  Le  verbe  remplace  la  ligne .  La 

ligne  remplace  les  lignes  de  rappel,  tirées  de  chaque 


case  abandonnée  à  chaque  lettre  composant  le 
mol  qui  sert  à  exprimer  la  qualité. 

Et  ce  mol-lien,  ce  verbe,  le  seul  qui  mérite  ce 
nom,  exprime  le  jugement,  ou  le  oui  de  l'esprit, 
entre  un  sujet  et  une  qualité.  Lui  seul  forme  la 
proposition  ou  la  phrase,  puisque  lui  seul  lie  les 
nïols  et  leur  donne,  entre  eux,  des  rapports  qui 
sont  dans  la  nature,  et  que  ces  mots  n'auraient  pas 
sans  ce  lien. 

Peut-être  un  procédé  qui  naît  de  celui-ci  et  qui 
le  perfectionne,  procédé  qui  m'a  infiniment  servi 
dans  l'instruction  des  sourds-muets,  ne  scra-l-il 
pas  inutile  pour  les  entendants.  Le  voici: 

On  conviendra,  sans  doute,  qu'un  jugement 
encore  intérieur  et  secret  n'est  pas  multiple,  et 
que.  ne  formant  qu'un  seul  tout,  il  n'aurait  qu'un 
chiffre,  et  le  chiffre  1  dans  l'ordre  numérique. 
Mais  quand  on  abstrait  la  qualité  affirmée  du  sujet, 
cette  opération  n'ajoute  rien  d'existant  hors  du 
sujet;  il  ne  faut  donc  pas  plus  de  chiffres,  quand 
on  sépare  la  qualité  du  sujet  qu'elle  modifie,  qu'il 
n'en  faut  quand  on  ne  l'en  sépare  pas.  C'est  tou- 
jours 1. 

Mais  ne  faut-il  rien  pour  désigner  et  caractéri- 
ser le  mot -/j(;?i  ou  verbe?  ce  mot  n'est  ni  le  nom 
du  sujet,  ni  le  mot  qui  désigne  la  qualité  ;  le  chif- 
fre 1  ne  peut  donc  lui  convenir.  Nous  emploierons 
le  chiffre  2. 

Le  chiffre  1  nous  indiquera  donc  toujours  le 
sujet  de  la  proposition.  Ce  chiffre  sera  placé  de 
même  au-dessus  du  mot  qui  énonce  la  qualité;  e. 
le  chiffre  2  indiquera  le  verbe. 

Table       est        noire. 

L'avantage  de  l'emploi  de  ces  chiffres  est  de 
dispenser  les  enfants  à  qui  on  montre  la  gram- 
maire d'apprendre  et  de  retenir  les  mots  techni- 
ques de  la  science,  quand  ils  commencent  seule- 
ment .1  en  étudier  la  théorie,  déjà  si  difficile. 

Voici  la  théorie  du  môme  métaphysicien  sur 
l'origine  de  l'adjectif  et  des  noms  abstraits  : 

En  traitant  du  nom  dans  le  chapitre  précédent, 
avons-nous  compris  tous  les  noms  dans  notre 
théorie?  Non,  sans  doute:  nous  n'avons  encore 
p.irlé  que  des  objets  physiques,  et  des  êtres  réels 
et  subsistants,  qui  peuvent  frapper  quelqu'un  de 
nos  sens.  Rien  de  ce  qui  est  abstrait  n'a  été  encore 
abordé;  et  cela  ne  pouvait  être.  Ce  n'éfait  point 
dans  les  noms  des  objets  physiques  que  nous  pou- 
vions aller  chercher  les  éléments  des  pures  abstrac- 
tions ;  ce  n'est  pas  .i  l'époque  où  l'on  a  donné  des 
noms  aux  minéraux,  aux  végétaux,  aux  animaux, 
qu'on  pouvait  donner  des  noms  aux  vertus  et  aux 
vices,  à  toutes  les  opérations  de  l'intelligence,  aux 
affections  de  l'àme,  aux  sciences  et  aux  arts.  Sui- 
vons donc,  pour  l'exposition  de  nos  principes,  les 
premiers  inventeurs  de  l'art  de  la  parole,  datis  les 
recherches  de  leurs  premiers  moyens. 

Le  nom,  comme  nous  l'avons  observé,  étant  un 
signe  de  rappel,  fut  sans  doute  inventé  aussitôt 
que  l'homme  éprouva  le  besoin  de  communiquer 
avec  son  semblable.  Le  nom  parlé  dut  cire  la  tra- 
duction du  geste;  mais  ce  signe  ou  ce  nom,  qui 
sullisait  à  l'homme  encore  enfant,  quand  il  n'avait 
besoin  de  rien  affirmer  des  objets,  et  quand  il 
n'était  question  que  d'en  retracer  l'idée,  se  trouva 
bientôt  insuffisant  quand  il  voulut  raconter  quel- 
que action  ou  énoncer  quelque  qualité  de  ces 
objets. 

Le  nom  se  bornait  à  rendre  présent  à  l'esprit 
l'objet  dont  l'homme  voulait  parler  ;  mais  cet 
objet  comparé  à  un  autre  en  différait,  ou  par  l.n 
couleur,  ou  par  la  forme,  ou  par  toute  antre 
modification.  Le  nom  n'assignait  pas  cette  diffé- 
rence ;  il  ne  disait  pas  même  que  l'objet  eût  été 
comparé.  Le  sujet  avait-il  fait  on  reçu   quelque 


1:299 


DICTIONNAIRE  DE  PilILOSOPIllE. 


13GÛ 


aclion,  son  nom  était-  encore  muet  sur  cette  action 
•  aile  ou  reçue  :  ces  modifications  ne  pouvaient  donc 
être  encore  exprimées,  et  la  pensée  restait  encore 
circonscrite  dans  les  bornes  étroites  de  la  simple 
idée. 

Mais  qu'il  y  avait  loin  de  ce  qui  était  inventé  à 
ce(|u'il  fallait  encore  imaginer  pour  rcxpression 
»le  la  pensée!  quel  signe  pouvait  peindre  des  modi- 
(icalions,  des  qualités  qu'on  ne  pouvait  voir  liors 
des  sujets:  l'esprit  qui  considérait  les  objets  révo- 
lus de  ces  qualités,  ne  pouvait,  ce  semhio,  les  en 
Jihstraire  et  leur  donner  une  sorte  d'exislence  qui 
les  rendît  propres  à  être  énoncées  sous  leurs 
sujets,  et  par  succession?  Ce  lut  sans  doule  ici  la 
plus  gnmde  de  toutes  les  dilliculiés,  puis(|ue  ce 
fut  le  premier  pas  de  l'homme,  le  pas  où,  laissant 
l'animal  derrière  lu»,  il  s'essaya  à  abstraire  et  à 
ijénéraliser.  Peul-êt'e  mes  lecieurs  ne  seront-ils 
pas  fâchés  de  recberclier  avec  moi  comment 
i'Iiomine  franchit  cet  intermédiaire  que  presque 
personne  ne  se  donne  la  peine  de  mesurer,  et  qui 
^:e  trouve  entre  la  substance  et  la  forme,  entre 
l'objet  et  l'abstraction,  entre  le  sujet  et  la  qualité! 
Cette  découverte  nous  fera  voir  comnient  les  ad- 
jectifs ont  dû  être  inventés,  et  s'il  est  vrai  qu'ils 
sont, nés  des  noms,  comme  du  tronc  naissent  les 
branches.  Cette  recherche  est  d'autant  plus  im- 
portante, que  ceux  qui  étudient  la  granvmaire  sont 
rarement  fixés  sur  la  nature  et  sur  l'origine  des 
qualités  abstraites. 

Certaines  qualités  se  trouvaient  éminemment 
dans  cerlains  êtres  de  la  nature,  au  point  que 
îiommer  ces  êtres  ou  ces  objets,  c'était  aussitôt 
donner  l'idée  de  ces  qualités  ;  ainsi  nommer  une 
montagne,  c'était  réveiller  dans  l'cspril  l'idée  de 
liaiiteur;  comme  c'était  réveiller  l'idée  de  la  fidé- 
lité que  de  nommer  la  tourterelle  ;  celle  de  la  force 
tiue  de  nommer  le  lion  ;  celle  de  la  cruauté  que  de 
nommer  le  tigre  ;  celle  de  la  douceur  que  de  nom- 
mer Vaguenu  ;  celle  de  la  tendresse  que  de  noni- 
;ner  la  colombe;  celle  de  la  dureté  (|ue  de  nommer 
le  bronze,  etc.  Kh  bien  ,  ces  noms  d'êtres  et  de 
sabstances  durent  être,  dans  les  premiers  temps, 
dit  un  auteur  célèbre,  des  noms  de  (jualités;  car 
les  iioins  de  ces  êtres,  tous  remarciuables  par  des 
'lualiîés  singulières,  se  trouvant  réunis  à  des  noms 
(le  sujets  ([ui  paraissaient  être  les  objets  princi- 
j)aux  de  la  pensée,  servirent  à  en  être  affirmés,  et 
par  conséquent  furent  des  mots  ajoutés  à  ces 
noms,  ou  les  mots  adjectifs  de  ces  noms.  Ainsi 
homme  montagne  signifia  un  homme  iVune  grande 
taille;  femme  agneau,  signilia  une  femme  douce  ; 
la  tourterelle  prêta  son  nom  à  la  fidélité,  et  on  dut 
dire  femme  tourterelle,  comme  on  dut  dire  teint 
rose  et  teint  lis;  et  ces  premiers  noms,  qui  n'étaient 
encore  que  des  noms  d'objets,  en  servant  à  expri- 
mer les  qualités  d'autres  objets,  furetit  consacrés 
à  ce  service,  et  ne  changèrent  plus  de  destination. 
Nous  ne  concevons  pas  que  les  mots  adjectifs 
aient  pu  avoir  une  autre  origine.  Nous  ne  crain- 
drons donc  pas  de  dire  que  ces  mots,  à  force  de 
modifier  des  objets  dont  ils  n'étaient  pas  les  noms, 
devinrent  les  mots  modificatifs,  les  mots  ad}.ec- 
lifs  des  noms  de  ces  objets. 

Nous  pouvons  donc,  sans  crainte  d'enseigner 
une  erreur,  dire  que  les  mots  adjectifs  furent 
d'abord  des  noms  de  substances,  ou  des  noms 
substantifs  ;  el  c'est  ainsi  que  se  forlilie  ce  grand 
principe  que  tout  l'art  de  la  parole  remonte  à  un 
seul  élément  générateur,  comme  toute  la  science 
de  l'entendement  humain  remonte  à  la  simple 
idée. 

!\LTis  est-il  vrai  que  celte  seconde  classe  de  mots 
qu'on  appelle  adjectifs,  et  que  nous  pourrions 
nommer  modificatifs,  ou  qualificatifs,  ou  mots  ajou- 
tés, soit  essentielle  à  l'art  delà  parole?  Oui,  sans 
doute,  et  il  est  aisé  de   s'en  convaincre  quand  on 


observe  que  sans  ces  mois,  les  noms  des  subs- 
tances ne  serviraient  qu'à  rappeler  l'idée  de«  ob- 
jets, sans  en  rien  allirmer.  Nous  prononçons  le  nom 
d'un  être;  et,  ne  pensant  pas  encore  à  cet  être, 
nous  n'éprouvons  pas  le  besoin  d'un  signe  ou  d'un 
mol  de  plus;  mais  si  nous  nous  arrêtons  à  consi- 
dérer cet  être,  si  nous  y  pensons,  aussitôt  se  pré- 
sentent à  notre  esprit  et  les  rapports  (pie  nous 
y  remarquons  et  les  signes  propres  ii  exi)rimev  ces 
rapports.  Ces  rapports  qui  frappent  nos  regards 
nous  sont  indiqués  par  la  comparaison  que  nous 
faisons  subitement  et  sans  nous  en  douter,  par  la 
seule  habitude  de  comparer  ces  êtres,  avec  d'au- 
tres; et  ces  signes  ne  peuvent  être  que  celui  qui 
peint  l'être  lui-même  et  celui  ([ui  en  représent.e 
la  qualité.  Ce  serait  donc  une  grande  erreur  que 
de  rapporter  à  la  même  espèce  deux  mots  qui 
jouent  ici  un  rôle  si  difréient  cl  qui  se  ressemblent 
si  peu.  Ce  ne  sont  donc  pas  deux  noms,  quoique 
issus,  comme  je  viens  de  le  prouver,  d'une  source 
commune;  ce  n'est  donc  pas  ici,  quoique  plusieurs 
grammairiens  l'aienl  enseigné,  une  seule  et  même 
partie  d'oraison. 

Qu'un  mot  destiné  à  servir  de  peinture,  de 
signe,  de  marque  [notament]  soit  appelé  nom  , 
rien  ne  doit  nous  paraître  plus  convenable  ;  mais 
serait-il  également  raisonnable  de  donner  la  môme 
dénomination  à  un  mot  qui  n'exprime  que  des  for- 
mes, ou  une  manière  d'être  quclcoinjue,  et  qui 
par  conséquent  ne  nomme  aucun  objet?  Ainsi, 
pour  ne  {«is  confondre  ce  qui  doit  être  distingué, 
nous  rangerons  ces  mots  ajoutés,  appelés  autrefois 
noms  adjectifs,  sous  le  nom  génériciue  de  mots  el 
sous  le  nom   spécifique  d'adjectifs  ou    modificatifs. 

La  première  idée  que  présente  un  mot  adjectif, 
c'est  celle  de  l'effet  qu'il  produit  à  côté  du  non» 
qu'il  modifie,  el  dont  il  sert  à  délerininer,  non 
Vétendue,  mais  la  compréliension,  deux  mots  qu'il 
ne  faut  pas  confondre,  deux  mots  essentiels  qui 
ann(Hicent  que  le  mot  adjectif  ne  peut  jamais  mo- 
difier un  nom  propre,  parce  que,  par  cela  seul 
qu'un  nom  est  propre,  il  est  déterminé.  Mais 
qu'est-ce  que  Vétendue  et  la  compréhension?  Uéten- 
due  d'un  mol  est  le  lieu  qu'il  occupe  pour  l'esprit 
qui  le  considère;  la  compréliension  est  la  totalité 
des  idées  partielles  qui  le  consiiluenl.  Ainsi  les 
mots  que  l'on  appelle  articles,  cl  dont  je  traiterai 
dans  le  cbapitrc  suivant,  déterminent  l'étendue; 
et  les  mots  adjectifs,  dont  M  est  ici  question,  aflee  • 
lent  la  compréhension,  en  ajoutant  au  nom  une  ou 
plusieurs  idées  accessoires,  qui  dcvienneni  partie 
de  la  nature  totale  de  l'objet  énoncé  parle  nom. 

La  seconde  idée  que  présente  ce  mol,  c'est  la 
division  naturelle  des  adjectifs,  en  adjectifs  pbysi- 
(lueseten  adjectifs  mélaphysi(]ues  ;  les  premiers, 
ou  les  adjectifs  physiques,  sont  appelés  ainsi,  parce 
qu'ils  expriment  les  impressions  que  les  objets 
physiques  fonl  sur  nos  sens,  tels  (jue  blanc,  rouge, 
noir;  et  les  adjectifs  métaphysiques  sont  ceux  (jui 
exprimenl  les  rapports  sous  "lesquels  l'esprit  peut 
considérer  les  êtres  métaphysiques  et  les  eUes 
physiques.  Celle  doctrine  de  Dumarsais  rendrait 
la  nomenclature  des  adjectifs  inétaj)hysiques  si 
étendue,  qu'elle  enibrasserail  toute  celte  classe  de 
mots.  Bcauzéein'a  paru  plus  exact,  et  sa  classifi- 
cation plus  simple  ;  il  ne  donne  le  nom  d'adjectifs 
métaphysi(|ues  qu'aux  mots  qui  servent  à  déter- 
miner et  à  restreindre  l'étendue  des  noms  appella- 
lifs,  et  alors  la  nomenclature  des  adjectifs  physi- 
ques s'augmente  de  tous  ceux  qu'on  enlève  au 
domaine  de  rintelligence.  Je  dirai  donc  que  les 
mots  sont  adjectifs  physiques,  quand  ils  afiectcnt 
la  compréhension  des  noms  appcllatifs. 

L'innuence  du  nom  est  telle  dans  la  phrase,  que 
le  nom  dont  la  nature  est  d'élre  propre  à  devenir 
support   d'un    adjectif,  devient   adjectif  lui-même 


1301 


NOTES  ADDITIONNELLES. 


1302 


quand  il  est  aûlrnié  d'un  auire  nom  ;  et  cela  eil 
bien  simple. 

Nous  avons  dit  que  le  propre  de  l'adjectif,  que 
sa  ilestinaiion  est  de  qualilier  un  nom  subslantil'  : 
«  Or  qualilier  un  nom  subslaiilif,  n'est  pas,  dit 
Duiiiarsais,  dire  seulement  qu'il  est  rouge  ou  bien, 
grand  ou  petit  ;  c'est  en  fixer  l'élendue,  la  valeur, 
ï'jicieplion,  étendre  cette  acceplion  ou  la  restrein- 
dre, en  sorte  pourtant  que  toujours  l'adjcctil"  et  le 
substantif,  pris  ensemble,  ne  présentent  qu'un 
même  objet  à  l'esprit,  i 

D'après  ce  principe,  il  sera  facile  de  classer  les 
mots  qni  peuvent  présenter  quelque  équivociue. 
Ces  mots  qualilient-ils?  ils  sont  adjectifs.  Nom- 
ment-ils des  substances  ou  des  êtres?  ce  sont  des 
substantifs.  Ainsi  les  substantifs  sont  pris,  tantôt 
adjectivement,  el  tantôt  sitbblantivement,  selon  leurs 
services;  c'est-à-dire  selon  la  valeur  qu'on  leur 
donne  dans  l'emploi  qu'on  en  fait.  Voici  quel- 
ques exemples  qui  éclairciront  celte  petite  ditli- 
cullé  : 

Philippe  était  roi  de  Macédoine, 
Et  Darius  était  roi  de  Perse. 

Dans  ces  deux  exemples  le  mot  roi  est  adjectif; 
ici  tout  ce  qui  est  affirmé  qualifie;  tout  ce  qui  qua- 
lilie  est  qualilicalif  ;  tout  ce  qui  est  qualificatif  est 
adjectif. 

La  troisième  idée  que  présente  le  qualificatif  ou 
adjectif  est  d'être,  à  l'exception  de  la  langue  an- 
glaise, entièrement  subordonné  au  nom  qui  lui 
Kert  de  soutien  ou  de  support,  et  dont  il  exprime 
une  manière  d'être  ;  et  de  là  les  règles  de  concor- 
dance dont  j«;  parlerai  dans  la  syntaxe.  Voici  encore 
cet  autre  principe,  que  le  nom  d'un  être  ou  subs- 
tance peut  aller  seul,  et  être  entendu  aussitôt  qu'il 
est  prononcé  ;  au  lieu  que  le  mot  adjectif  a  toujours 
besoin  d'im  soutien  pour  avoir  une  valeur.  Mais 
nous  pouvons  conclure  que,  sans  Vadjectif,  il  ue 
peut  y  avoir  de  proposition,  par  conséquent  point 
de  phrase,  par  conséciuent  jioint  de  langage; 
car  n'exprimer  que  des  idées,  ce  ne  serait  pas 
parler. 

On  ne  lira  pas  sans  intérêt  ce  que  l'abbé  Sicard 
dit  du  verbe. 

A  mesure  que  nous  avançons  dans  la  recherche 
des  règles  générales  du  langage,  et  que  nous  tâ- 
chons d'en  approfondir  la  nature,  d'en  étudier  la 
métaphysique  et  d'en  fixer  les  principes,  nous  nous 
convainquons,  de  plus  en  plus,  qu'au  milieu  de  tous 
les  êtres  qui  pruplent  cet  univers,  nous  sonnnes 
cette  espèce  privilégiée  qui  a  exclusivement  reçu 
du  Créateur  le  don  de  la  pensée  ;  puis([ue,  seuls, 
nous  avons  le  pouvoir  de  la  conununiquer  à  nos 
semblables,  de  l'analyser,  de  former  un  système  et 
une  collection  de  principes  sur  cette  faculté  de- 
venue un  art,  de  la  rendre  sensible  par  l'organe  de 
la  voix. 

Qu'ils  sont  loin  de  l'homme,  ces  animaux  que 
leurs  services  semblent  en  rapprocher  le  plus,  quand 
on  compare  leurs  cris  sans  articulation,  sans  mo- 
dulation, sans  combinaison  (luelconque,  avec  la 
parole  de  l'homme  !  Ces  animaux  qui  poussent  des 
cris  sans  motif,  soit  seuls,  soit  en  compagnie  de 
leurs  pareils;  qui  n'ont  jamais  rien  à  se  dire,  et 
qui,  tels  qu'un  instrument  qui  ne  rend  des  sons 
qu'en  obéissant  à  des  ressorts  ingénieusement 
combinés,  n'expriment  aussi  des  sons  qu'en  obéis- 
sant à  un  instinct  aveugle  qui  les  leur  com- 
mande ! 

Si  jamais  ces  rcllexions  se  présentèrent  à  l'esprit 
d'un  grammairien  philosophe  ,  c'est  sans  doute 
quand,  après  avoir  traité  du  nom,  qui  est  le  signe 
de  chaque  idée;  de  V  adjectif,  (\y\\  en  énonce  le  mode; 
i\n  déterminatif  ou  article,  qui  précise  le  nom;  du 
pronom,  qui  en  assigne  des  rapports  plus  inléres- 
Mnis,  il  a  voulu  rechercher  rélémciit  qui,  après 


ceux-ci  est  le  plus  néet?ssaire  à  l'expression  de  la 
pensée.  C'est  ici  que  la  nature  nous  abandonne,  et 
que  sa  grammaire  ne  nous  présente  rien.  Des  noms, 
des  adjectifs  pour  revêtir  ces  noms  de  formes  |^n- 
reilles  à  celles  des  objets  :  telle  est  la  seule  manière 
de  peindre  et  les  idées  et  les  pensées  :  les  idées 
qui  ne  sont  que  les  images  des  objets;  les  pensées 
qui  sont  ces  mêmes  images,  considérées  sous  un 
rapport  quelconque  :  les  idées,  comme  soleil,  lune, 
air,  terre,  eau,  etc.  ;  les  pensées,  comme  soleil  lu- 
mineux, lune  opaque,!  air  fluide,  terre  solide,  eau  li- 
quide, etc. 

Sans  doute,  ce  rapprochement  des  objets  et  des 
qualités  pouvait  sullire  quand  les  premiers  hommes 
n'avaient  que  des  idées  fugitives  à  fixer,  des  pen- 
sées détachées  à  exprimer  ;  lors(iu'ils  n'avaient  au- 
cune action  à  peindre,  aucun  événement  à  racon- 
ter, aucun  intérêt  à  tenir  compte  des  époques.  Les 
qualités  actives,  réunies  aux  êtres  auxquels  elles 
convenaient,  en  étaient  également  allirmées  par 
leur  réunion  avec  les  noms  et  les  êtres  actifs;  mais 
on  ne  savait  pas  si  ces  qualités  leur  convenaient 
au  moment  où  l'on  en  parlait;  si  elles  leur  avaient 
convenu  à  une  époque  antérieure  ,  ou,  si,  dans  un 
temps  qui  n'existait  pas  encore,  elles  devaient  leur 
convenir.  Qu'il  était  donc  pauvre  ce  langage  où  le» 
moyens  d'exprimer  sa  pensée  étaient  si  bornés  I  et 
qu'elle  fut  heureuse  cette  précieuse  invention  d'un 
mol  qui,  sans  rien  peindre  et  sans  rien  exprimer, 
aida  les  autres  mots  à  tout  exprimer  et  à  tout  pein- 
dre! quelle  fécondité  dansée  mot  précieux!  Il  lia 
tellement  au  nom  de  l'objet  les  (pialilés  qui  lui 
appartenaient,  qu'il  ne  fit  de  l'un  et  de  lautrequ'un 
seul  cl  n>ème  tout,  comme  dans  la  nature.  Sa  forme, 
variant  au  gré  du  nombre  des  acteurs  et  de  l'in- 
lluence  particulière  qu'ils  avaient  dans  l'action,  il 
servit  à  fixer  el  ce  nombre  d'acteurs,  el  le  caractère 
particulier  de  cette  influence  Ce  ne  fut  pas  encore 
là  tout.  Admirons  ici  ses  richesses  :  le  temps  même 
où  se  passa  l'action,  il  servit  à  le  faire  connaître; 
soit  (|u'il  n'existât  pas  encore,  soit  qu'il  fût  rentré 
dans  l'océan  sans  fond  d'où  il  était  sorti  ;  soit  que 
n'étant  ni  futur,  ni  passé  même,  il  fût  tellement 
difficile  à  saisir,  que  l'instant  où  l'on  voulait  en 
parler  était  déjà  loin  de  ceux  qui  osaient  l'enlre- 
prendre. 

Faut-il  s'étonner  si  de  si  grands  services  rendus 
à  la  communication  de  la  pensée  firent  distinguer, 
parmi  tous  les  autres,  cet  élément  si  fécond  el  si 
précieux;  si  on  lui  donna,  pour  le  désigner,  la  quali- 
fication même  du  caractère  dislinctif  de  l'homme,  el 
si  on  l'appela  la  parole,  le  verbe  ,  puisqu'il  rendait 
la  parole  si  propre  à  remplir  sa  merveilleuse  des- 
tination? Quel  sujet  à  traiter,  si  je  pouvais  oublier 
que  c'est  moins  ici  de  son  excellence  que  de  sa  na- 
ture qu'il  faut  nous  occuper  ! 

Qu'est-ce  que  le  verbe  ? 

Combien  de  verbes  y  a-l-il  ? 

Que  remarque-on  dans  le  verbe? 

Pressons  la  matière,  qui  sen>ble  ici  s'étendre  i 
mesure  qu'on  veut  la  traiter. 

Lier  entre  eux  le  nom  d'un  sujet  et  le  mot  qui 
sert  à  exprimer  sa  qualité  énoncialive,  active  ou 
passive,  telle  est  la  première  fonction  du  mot 
qu'on  nomme  verbe  :  et  comme  nous  ne  parlons 
que  pour  faire  connaître  aux  autres  ces  liaisons 
continuelles  que  nous  remarquons  dans  les  objets 
de  la  nature,  le  verbe  vient  se  mêler  à  tous  nos 
discours,  et  former  toutes  nos  propositions.  II  est 
donc  l'-àme  de  nos  jugements;  c'est  ce  oui  de  l'es- 
prit qui  se  montre  au  dehors  à  la  faveur  du  verbe. 
Et  lors  même  que  nous  nions  d'un  sujet  une  qualité 
qui  paraissait  lui  convenir,  le  verbe  vient  aussitôt 
nous  ofl'rirson  ministère,  en  se  faisant  accompagner 
du  mol  N0>',(jui  détruit  l'effet  du  verbe  avant  même 
qu'il  soit  produit.  Il  n'y  a  pas  une  seule  pensée  qv.i 
puisse  se  passer  de  lui.   Il  est  sans  cesse  l'exprès- 


i;:03 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


1304 


sion  nécessaire  de  la  parole.  Ponvail-on  lui  en  re- 
fuser le  nom,  puisqu'il  ne  saurait  y  en  avoir  sans 
lui? 

En  effet,  essayez  de  retranclior  le  verbe  de  tontes 
les  propositions  dont  il  est  l'àine,  il  ne  vous  reste 
pins  ni  discours,  ni  périodes,  ni  propositions  ;  des 
idées  déiarliées  et  décousues,  comme  tous  les  êtres 
de  la  nature  qui  sont  disséminés  sans  liaison,  et  ne 
formant,  si  l'Iiomme  n'avait  soin  de  les  classer, 
qu'un  tout  qui  fatiguerait  les  yeux,  où  régneraient 
le  désordre  et  la  confusion. 

Mais  aussi  quelle  harmonie  partout  où  le  verbe 
ye  montre  !  Quels  laiilcaux  il  forme  de  tous  ces 
élémenls  qui,  sans  lui,  n'auraient  entre  eux  aucun 
accord!  Nos  enfants,  avant  d'avoir  appris  de  leurs 
tendres  mères  la  niagie  de  ce  mol,  ne  nous  pré- 
senlent  que  des  idées  décousues.  L'usage  du  verbe 
en  fera  des  hommes  comme  nous.  Mais  cet  usage 
leur  est  inconnu,  tant  que  leur  esprit  paresseux 
s'exerce  peu  à  comparer,  et  moins  encore  à  juger. 
Leurs  premières  phrases,  quand  ils  auront  appris 
celte  science,  se  compléteront  sans  ell'ort;  et  le 
verbe  êlre  se  présentera  de  soi-même  à  leur  esprit 
déjà  impatient  de  communiquer  ses  premières 
pensées.  C'est  ce  verbe  qu'ils  retrouveront  partout, 
et(|u'il  faudra  leur  faire  remarquer.  L'élude  du 
verbe  êlre  est  la  seule  nécessaire,  à  l'entrée  du 
cours  grammatical.  Il  a  seul  formé  tous  les  au- 
tres verbes  ;  les  autres  ne  .sont  verbes  que  par 
lui. 

Notre  réponse  à  la  seconde  question  est  donc 
faite  :  il  n'y  a,  à  proprement  parler,  qu'un  seul 
verbe  ;  et  voilà  d'où  lui  est  venu  ce  nom  qui  le 
suppose  unique. 

Mais  si  le  verbe  être  est  le  verbe,  que  sont  donc 
tous  ces  autres  mots  qu'on  a  appelés  verbes  ? 
Qu'est-ce  que  ces  mots  aimer,  porter,  écrire,  dessi- 
ner, etc.  Nous  aurait-on  trompés  quand  on  nous 
a  enseigné  que  c'étaient  des  verbes  actifs?  Non, 
sans  doute,  et  rien  n'est  plus  vrai  ;  mais  ajoutons 
pour  nos  enfants  ce  qu'on  aurait  dû  nous  dire'  à 
nous-mêmes  :  que  ces  mots  sont  composés  de  deux 
éléments,  d'une  qualité  et  du  verbe  ;  que  cette  qua- 
lité est  radicalement  un  mot  dont  la  nature  est 
qu'il  soit  ajouté  à  d'autres  mots  et  dont  celui-là 
sert  à  énoncer  la  forme  ;  et  que  c'est  précisément  la 
terminaison  de  ce  mot  composé  qui  est  le  verbe 
être,  moi  (\n  on  a  quelquefois  altéré  et  déguisé  au 
point  de  le  rendre  méconnaissable.  Disons-leur  que 
c'est  de  ce  composé  qu'est  résultée  la  dénomina- 
tion de  ces  espèces  de  verbes,  qu'on  a  appelés,  à 
cause  de  cela,  verbes  adjectifs,  parce  que  le  verbe 
être,  formant  leur  terminaison,  entre  dans  leur 
composition,  et  parce  qu'un  mot  adjectif  y  entre 
aussi.  Nous  aurons  souvent  occasion  de  faire  re- 
marquer dans  les  verbes  ces  deux  éléments  com- 
positeurs. 

C'est  la  différence  des  qualités  qui  doit  établir  la 
division  de  tous  les  verbes.  Il  y  a  dans  les  sujets 
des  qualités  qui  n'expriment  aucune  action  qui 
passe  hors  des  sujets;  des  qualités  inactives  qui 
n'annoncent  que  l'état  du  sujet,  sans  que  celui-ci 
sorte  de  sa  passivité,  de  son  indiff'érence,  de  cet 
état  de  quiétude  qui  conviendrait  également  à  des 
sujets  sans  âme,  enfin  à  des  choses  :  il  y  a  aussi 
des  sujets  actifs  (et  c'est  le  i)lus  grand  nombre) 
dont  l'action  se  porte  quelquefois  sur  eux-mêmes, 
plus  souvent  sur  les  autres  objets.  Ces  qualités  ac- 
tives, unies  au  verbe  être,  formeront  des  verbes 
adjectifs,  sans  doute;  mais  ces  verbes  adjectifs  se- 
ront aussi  actifs. 

Ici  se  présentent  et  les  personnes  dans  le  verbe, 
et  les  no'nibres  et  \e&  temps  et  les  modes,  toutes 
choses  qui,  appartenant  à  la  grammaire  générale, 
doivent  se  trouver,  à  quelques  changements  près, 
dans  chaque  langue  particulière  des  peuples  civi- 
lisés. 


Et  d'abord,  les  personnes  :  nous  en  avons  assex 
dit,  ci-dessus,  en  traitant  du  pronom  ;  et  nous  nous 
souvenons,  sans  doute,  iiii'il  y  a  trois  personnes  : 
c(!  qui  doit  nous  donner  trois  Terminaisons  différen- 
tes, tant  au  nombre  singulier  qu'au  nombre  plu- 
riel. Ces  terminaisons  seront  ainsi  : 


Il  est 

Il  est 

Tu  es 

Tu  es 
Je  suis 


Ils  sont 


Vous  êtes 


Nous  sommes. 


Je  suis 

Il  est  facile  de  montrer  aux  jeunes  gens,  dans 
cet  exemple,  que  le  verbe  reçoit  la  loi  du  mot  qui 
le  précède,  au  lieu  de  la  lui  faire.  Oui,  1-'  verbe 
reçoit  la  loi  (]ue  lui  impose  son  sujet,  le  sujet  met 
sous  le  joug  son  maître,  il  le  jongne,  si  l'on  peut, 
un  instant,  emplover  ce  mol  et  le  suivant,  il  le 
juçtue,  et  en  réiluilpiusieurs  autres  au  même  joug. 
Il  les  conjugue;  et  de  cet  assuietlisseuienl  commun 
sont  nés  les  mots  conjuguer  et  conjugaison. 

Mais  ce  n'est  pas  ainsi  que  je  voudrais  qu'on  pré- 
senlàt,  pour  la  première  fois,  le  verbe  et  sa  conju- 
gaison; il  faut,  puisque  celle-ci  est  principalement 
fondée  sur   les  temps,  donner  une  idée  du  temps. 

Je  commencerais  par  convenir  de  l'idée  que  l'on 
doit  donner  au  mot  jour.  Les  enfanis  imaginent 
qu'un  jour  est  le  temps  où  la  lumière  du  soleil 
brille  sur  l'horizon  :  ainsi  le  jour,  pour  eux,  doit 
être  tantôt  de  seize  heures  et  tantôt  de  huit  heures, 
suivant  les  saisons.  Je  leur  dirais  donc  qu'un  jour 
est  la  révolution  entière  de  la  terre  sur  elle-même. 
Ici,  j'aurais  recours  à  tout  ce  que  la  connaissance 
de  la  sphère  pourrait  me  procurer  de  lumière. 
J'aurais,  à  cet  effet,  une  machine  très-simple, 
très-ingénieuse,  de  l'invention  de  Fortin,  qui  re- 
présente le  soleil  au  milieu  du  monde,  la  terre 
tournant  autour  de  lui,  et  la  lune  tournant  autour 
de  la  terre  :  ils  y  verraient  une  image  sensible  de 
cette  succession  perpétuelle  d'iusiants  qui  forment 
toutes  les  divisions  de  la  durée,  comn>e  la  succes- 
sion de  tous  les  points  forme  la  division  de  l'espace. 
Je  leur  dirais  (jue  le  retour  du  soleil  au  même 
point  du  ciel  où  il  était  la  veille  est  le  jour  entier, 
composé  de  ténèbres  et  de  lumière,  divisé,  par- 
tout, en  24  parties,  divisible  en  dix,  en  cinq,  en 
plus  ou  moins,  à  volonté  :  que  dix  révolutions 
font  la  décade  française;  sept  la  semaine  de  tous 
les  peuples;  30  ou  51,  ou  28  ou  29  le  mois; 
5  mois  la  saison;  4  saisons  l'année;  100  années  le 
siècle,  que  des  siècles  déterminés,  et  finissant,  un 
jour,  comme  ils  ont  commencé,  sont  le  temps,  dans 
l'océan  duquel  est  notre  vie  qui  n'est  (ju'un  point 
dans  la  durée,  comme  la  place  que  jious  occupons 
sur  la  terre  n'est  qu'un  très-petit  point  dans  la  vaste 
étendue  de  l'espace.  Je  leur  dirais  que  des  siècles 
entassés  par  milliers,  se  succédant  sans  cesse  et  ne 
s'épuisant  jamais,  des  siècles  qui  rouleront  sans  cesse 
les  uns  sur  les  autres,  sans  avoir  jamais  commencé  et 
sans  jamais  finir,  sont  cette  c<er?n'«é,  accablante 
pour  la  pensée,  épouvantable  pour  le  méchant  aux 
prises  avec  ses  remords,  lequel  sera,  pour  son  mal- 
îieur, immortel  comme  elle:  éternité  bien  consolante 
pour  le  juste,  dont  la  vertu,  dont  les  jouissances  se- 
ront également  éternelles.  Voilà  les  pensées  que  ré- 
veille dans  l'àrne  de  l'homme  l'idée  du  temps,  géné- 
ratrice de  celle  de  l'éternité.  El  quoique  cette  di- 
gression paraisse  ici  un  hors-d'œuvrequine  tient  pas 
à  la  matière  que  je  traite,  je  ne  lasupprimerai  pas, 
pour  apprendre  aux  mères  et  aux  instituteurs  qu'il 
faut  profiler  de  toutes  les  occasions  de  ramener 
aux  vérités  éternelles  de  la  morale  les  jeunes  gens 


1305 


NOTES  ADDITIONNELLES. 


130G 


qui,  près  d'enlrer  dans  le  monde,  ont  si  grand  be- 
«oiu  de  s'armer  conire  tomes  les  allaijues  qui 
los    altendenl  au  sortir  do  nos  leçons. 

Le  temps  qui  n'existe  pas  encore  est  celui  qui, 
dans  la  conjugaison,  doit  être  le  premier  pour 
lordre  des  temps.  C'est  donc  sur  la  révolution  qui 
n'a  pas  encore  commencé  que  se  portent  nos  idées; 
et  nous  disons  :  //  doit  iwrter,  avant  de  dire  // 
porte;  parce  que,  pour  une  action  quelconque,  le 
moment  où  elle  ne  se  fait  pas  et  qui  est  à  venir 
est  encore  moins  équivoque  que  le  présent  ;  comme 
le  présent  qui  succède  au  passé  est  plus  certain 
que  celui-ci. 

Notre  première  leçon  sur  le  temps  nous  fixe 
donc  sur  ces  trois  grandes  épor|ues:  sur  l'avenir 
ou  le  futur,  sur  le  présent  et  sur  lapasse. 

L'Iiomme  ne  peut  soumettre  le  temps  à  sa  con- 
naissance qu'autant  qu'il  sait  le  tirer  de  cette  mer 
sans  lonJ  ,  de  cette  durée  infinie  où  il  nage,  pour 
ainsi  dire;  et  que,  le  comparant  à  des  points  con- 
nus, il  le  soumet,  comme  la  distance,  à  une  ine- 
.«;ure  certaine.  Il  faut  donc  comi»arer  le  temps, 
pour  en  avoir  une  idée  exacte;  mais  à  quoi  le  com- 
parer? Il  s'échapiie  et  fuit  sans  retour  devant  celui 
qui  voudrait  s'en   saisir. 

Le  temps  est  l'existence  successive  des  olros. 
Mais  pour  la  mesurer,  cette  existence,  il  faut  la  fixer; 
cl  pour  cela,  nous  établissons  un  point  fixe,  ca- 
laciérisé  par  quelque  fait  particulier;  cl  ce  point 
que  nous  nommons  époque  ,  est  l'instant  de  la  pa- 
role. 


! -'existence  simultanée  avec  cet  instant  formera 
le  présent  ;  l'existence,  considérée  comme  anlé- 
rieure  à  cet  instant,  forn\era  le  passé  ;  cl  l'exis- 
tence, considérée  comme  postérieur  à  cet  instant, 
formera  le  futur.  Tels  sont  les  temps  généraux,  les 
temps  considérés,  eux-mêmes,  indépendamment  de 
toute  antre  vue  accessoire. Nous  les  appellerons  ab- 
solus, n"indi(|uant  que  ces  trois  grandes  époques,  les 
seules  que  riH)nime  a  dû  connailrc,  a\aiit  sa  civi- 
lisation, en  se  rappelant  le  jour  d'hier,  la  moisson 
dernière,  en  s'occiipani  du  jour  présent,  et  en  son- 
geant au  lendemain. 

Mais  cet  instant  donné  comme  ternie  de  compa- 
raison, comment  le  déterminer  parmi  tous  ceux  de 
son  espèce?  Fixé  par  un  événement  quelconiiue, 
dans  la  course  rapide  des  instants  fugilil'siiui  com- 
posent l'étendue  infinie  de  la  durée,  il  était  natu- 
rel de  donner  à  celui  ci  le  nom  (Vépoque  qui,  en 
grec,  signifie  Arrêter;  cl  parce  que  la  portion  d*^ 
temps  placée  entre  deux  époques,  comme  une  dis- 
tance (|uelconque  circonscrite  entre  deux  bornes, 
est  une  mesure  de  temps  autour  de  la(|uelle  on 
tourne,  comn\e autour  d'un  espace,  on  a  donné  le 
nom  AQ.pér'wde{\  cette  portion  de  temps  :  Epoque, 
moment  déleruïiné  dans  le  temps  ;  période,  espace 
de  temps  déterminé  :  mots  essentiels  à  retenir, 
pour  avancer  d'une  manière  sûre  dans  une  discus- 
sion importante,  dont  les  résultats,  s'ils  sont  trou- 
vés justes,  deviendront  la  doctrine  grammaticale 
sur  la  conjugaison.  (Voy.  Cramm.  qcnéi^i  \.) 


NOTE  VIII. 

Art.    L.\NG.\GE,   §   IIL 


Controverse  entre  M.  l'abbâ  }faret  et  la 
tholique  de  Loiivahi,  sur  ta  nécessité 
gnement  et  lu  révélation  naturelle. 


Revue  ca- 
de  l'ensei- 


II  s'est  engagé,  dans  la  Revue  catholique  de  Lou- 
vain,  une  polémique  intéressante  entre  M.  l'abbé 
.Maret  et  M.  La!)is ,  au  sujet  d'une  théorie  de  la 
connaissance  soutenue  par  le  doven  de  la  faculté 
de  théologie  de  Sorbonne  dans  son  livre  Philoso- 
phie et  lieliqion.  Voici  la  réponse  que  fait  \K  Labis 
à  la  deuxiè  ne  lettre  que  M.  Maret  a  adressée  à  la 
Rjvuc  de  Louvain  (août  18')7). 

€  La  question  principale  (|ui  nous  divise,  dit 
M.  Maret,  est  celle  desavoir  si,  outre  la  révélation 
surnaturelle  et  théologique,  si,  outre  la  révélation 
de  la  nature  et  de  la  raison,  qu'on  peut  appeler, 
en  un  sens,  révélation  naturelle,  il  existe  une  autre 
révélation  naturelle.  . .  .  i 

<  Ce  n'est  pas  là,  répond  .M.  Labis,  la  question 
qui  nous  divise,  et  nous  nous  empressons  de  dire 
que  la  révélation  de  la  nature  et  de  ta  raison  est 
runicpie  révélation  naturelle  que  nous  admettions 
et  dont  nous  proclamions  la  nécessité. 

«  Nous  admettons  également,  avec  le  savant  pro- 
fesseur, que  l'objet  le  plus  élevé  de  cette  révéla- 
tion, ce  sont  les  idées,  les  principes,  les  vérités 
éternelles,  que  l'homme  ne  fait  pas,  qu'il  reçoit, 
ou  qu'il  aperçoit  dans  la  lumière  divine  ;  que  ces 
vérités  lui  sont  données,  manifestées,  et  qu'elles 
sont  la  lumière  même  de  la  raison  qui  se  trouve 
dans  tous  les  hommes  venant  au  monde. 

t  ,Iusque-l.î  nous  sommes  parfaitement  d'accord. 

I  Mais  pour  que  notre  intelligence  saisisse  cet 
objet,  pour  qu'elle  aperçoive  ces  vérités  dont  la 
l»articipation  réfléchie  constitue  l'usage  de  la  rai- 
son, il  y  a,  selon  nous,  une  condition  indispen- 
sable dont  M.  .Maret  paraît  vouloir  se  passer  ;  et 
voilà  le  point  où  l'accord  cesse. 

i  II  suppose  que  la  raispn  saisit  la  vérité  ainsi 


manifestée,  par  refîel  de  son  activité  naturelle, 
et  que  la  science  naturelle,  par  conséquent,  est  un 
produit  ou  un  développement  spontané  de  sa  na- 
ture. Nous  prétendons,  au  contraire,  (pie  raclivilé 
humaine  n'est  pas  douée  de  cette  spontanéité,  mais 
qu'elle  dépend  d'un  stimulant  extérieur,  rensei- 
gnement, ou  l'action  inttdligente  d'une  raison  en 
exercice  sur  celle  qui  est  encore  enveloppée  dans 
les  langes  de  l'enfance. 

I  En  conséquence,  la  révélation  naturelle  pri- 
mordiale implique,  selon  nous,  outre  la  manifesta- 
tion des  vérités  éternelles  à  la  raison,  admise  par 
M.  Maret,  un  acte  divin  équivalent  à  l'enseigne- 
ment. Ces  deux  choses  constituent  cnsenible  l'acte 
fécondateur  i\c.  rinlelligence  ;  au  reste,  nous  ne 
faisons  pas  didiculté  de  reconnaître  que  cet  actiî 
fécondat3ur  a  |)u,  i)onr  le  premier  lionnne,  n'être 
que  virtuellement  distinct  de  l'acte  créateur 

€  Nous  avons  établi  notre  sentiment  et  réfute 
l'hypothèse  contraire  en  faisant  appel,  non  jias  à 
l'autorité,  mais  i  l'expérience  ;  car  Texpériencc  est 
évidemment  la  seule  voie  que  nous  ayons  pour  déci- 
der cette  question,  à  moins  qu'on  ne  veuille  se 
conlenler  de  bâtir  des  systèmes  sur  des  hypo- 
thèses gratuites  et  arbitraires. 

«  Nous  avons  donc  montré  d'abord  que  l'hypo- 
thèse de  M.  Maret  aboutit  à  une  conclusion  dé- 
mentie par  les  faits.  Qu'il  nous  permette  de  lap- 
))eler  sommairement,  mais  en  ternies  clairs  et 
précis,  ce  que  nous  avons  déjà  dit,  afin  qu'il  n'y 
ail  plus  ni  équivoque,  ni  méprise  possible. 

«  D'après  lui,  c'est  par  la  force  native  des  fa- 
cidtés  naturelles  que  le  premier  honmie,  au  mo- 
ment même  de  sa  création,  s'est  mis  en  possession 
des  premières  vérités  ;  la  science  naturelle  est  le 
résultat ,  le  produit  de  l'activité  humaine  et  des 
opérations  ordinaires  de  l'esprit  :  l'observation, 
l'intuition,  le  raisonnement.  Seulement,  grâce  à 
la  perfection  des  organes  cl  des  facultés  chez  notre 


1307 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


premier  père,  toutes  ces  opérations,  que  nous  fai- 
bons  si  loiileniont,  si  didicilenient,  si  iinparfaite- 
ineni,  ont  été  laites  par  lui  avec  la  rapidité  de 
l'éclair.  Au  reste,  pas  d'enseignement,  ni  de  con- 
cours on  d'aclion  spéciale  do  la  i)art  de  Dieu  te- 
nant lieu  d'enseigncmonl.  Voilà  riiypollièse.  Or, 
disons-nous,  Adam  n'était  pas  d'une  antre  nature 
que  nous;  donc,  ce  (lu'il  a  i)u,  nous  le  pouvons 
aussi,  à  certain  degré  ;  lout  homme  par  consé- 
(juent  doué  des  facultés  ordinaires,  quoique  privé, 
ji'impone  comment,  de  tout  commerce  avec  ses 
semblables  dont  l'inlelligence  est  développée, 
pourra  parvenir  par  lui-même  et  spontanément  à  la 
science  naturelle  de  Dieu,  de  l'homme  et  du  monde. 

«  Cette  conclusion  ,  rigoureusement  déduite  de 
l'hypothèse,  est  contraire  aux  faits  ;  donc  Thypo- 
thèse  est  inadmissible. 

«  Pour  établir  ensuite  notre  sentiment,  nous 
n'avons  eu  qu'à  retourner  le  même  raisonnement. 
Nous  avons  posé,  comme  point  de  dépari  essentiel, 
un  principe  admis  par  tout  le  monde  ;  savoir,  que 
le  premier  homme,  de  sa  nature,  ne  jouissait  d'au- 
cune puissance  que  ses  descendants  ne  possèdent 
également  à  un  certain  degré;  or,  ajoutions-nous, 
riiomme  ne  parvient  à  la  connaissance  des  vérités 
religieuses  et  morales  que  par  l'enseignement  : 
donc  le  premier  homme  a  dû  aussi  être  enseigné  ; 
et  comme  il  éiait  seul  encore  de  son  espèce,  il  a 
dû  recevoir  cet  enseignement  de  Dieu  lui-même. 

<  Comme  on  le  voit,  et  quoi  qu'en  dise  le  savant 
professeur,  il  y  a  dans  ce  raisonnement  autre  chose 
que  des  expressions  poétiques ,  ou  un  système 
iniaginé  pour  le  besoin  d'une  cause  quelconque. 
L'argumeiilalion  est  rigoureuse  de  tous  points. 

(  Que  devrait  donc  faire  M.  Maret  s'il  n'admet 
pas  la  conclusion  ?  Evidemment,  il  n'a  qu'un  parti 
a  prendre  :  c'est  de  réfuter  les  prémisses  ;  et 
comme  la  majeure  est  incontestable,  et  que  per- 
sonne n'oserait  nier  que  les  enfants  ne  soient  de  la 
même  nature  que  leur  père,  il  ne  lui  reste  qu'à 
attaquer  la  mineure.  Mais  il  s'en  garde  bien. 

«Malgré  nos  observations  et  nos  provocations, 
il  s'abstient  toujours  de  nous  dire  s'il  regarde 
renseignement  comme  une  condition  essentielle  et 
indispensable,  non  pas  seulement  pour  le  développe- 
ment complet  de  l'esprit  humain,  mais  encore  et 
surtout  pour  son  premier  développement  ou  pour 
la  connaissance  des  principes  et  des  vérités  pre- 
mières. Comme  il  laisse  planer  rincerlituile  sur  le 
l'ait  qui  doit  servir  de  base  au  raisonnement,  ses 
assertions  restent  vagues  et  ne  reposent  sur  rien. 
Sur  quoi,  enefifet,  s'appuic-t-il  pour  refusera 
l'acte  créateur  le  caractère  d'un  enseignement,  et 
pour  aflirmer  la  suflisance  et  la  sponianéilé  de  la 
raison  ?  Sur  l'auioriié  de  la  théologie,  dont  il 
prétend  reproduire  renseignement  et  les  formules. 
E(  il  cite  saint  Thomas  et  Suarez,  qui  enseignent 
que  la  science  naturelle,  dans  le  premier  honunc, 
était  exactement  de  la  même  nature  que  la  nôtre. 
C  est  en  vertu  de  la  même  autorité  (ju'il  repousse 
la  nécessité  de  la  révélation  naturelle  telle  que 
nous  l'entendons  ;  sa  raison  péremptoire  paraît 
ctre  que  cette  révélation  était  inconnue  aux  grands 
théologiens  et  à  la  tradition  lliéologique. 

«  Je  ne  puis  le  dissimuler,  je  me  serais  attendu 
à  d'autres  arguments  de  la  part  d'un  théologien 
philosophe  tel  que  M.  Maret. 

«  Je  réponds,  premièrement,  que  la  théologie, 
coinmc  telle,  n'a  pas  d'enseignement  formel  au 
sujet  de  la  question  qui  nous  occupe,  par  la  raison 
que  celle  question  est  lout  entière  en  dehors  des 
données  de  la  révélation,  et  qu'elle  ne  peut  être 
résolue  qu'à  l'aide  de  l'observation  alleutivc  des 
lois  de  l'esprit  humain. 

«  En  second  lieu,  que  les  anciens  théologiens, 

In)  Dogmes  catlwlivues,  1. 1,  pag.  55. 


1308 

quelque  respectables  qu'ils  soient,  ne  sont  pas  ici 
des  autorités  décisives  ;  d'abord,  parce  qu'il  s'agit 
d'une  ([uestion  purement  philosophique  en  ellc- 
mcme.  bien  qu'elle  ait  des  consé(|uei»ces  très-graves 
pour  l'apologétique  chrétienne  ;  ensuite  cl  surtout, 
parce  que  le  fait  psychologicjne  qui  nous  oblige 
d'admettre  une  éducation  divine  en  laveur  du  pre- 
mier homme,  ce  fait,  dis-jo,  n'ayant  pas  été  ob- 
servé, étudié  par  les  anciens,  il  n'est  pas  éionnant 
qu'ils  n'en  aient  pas  déduit  les  consé(iuences,  et 
que  la  révélation  naturelle  leur  soit  demeurée  in- 
connue. Que  M.  Maret  nous  montre  un  seul  de  ces 
théologiens  auxquels  il  fait  allusion  qui  ail  posé 
la  question  de  la  nécessité  de  l'enseignement  pour 
parvenir  à  l'usage  de  la  raison,  et  qui  l'ait  résolu» 
dans  un  sens  ou  l'autre,  et  alors  nous  verrons. 
Mais  s'il  est  constant  que  celte  question  leur  a 
échappé,  qu'elle  n'a  jamais  lixé  leur  altenlion, 
(|u'on  cesse  de  nous  les  opposer  ou  de  se  prévaloir 
de  leur  silence.  Leur  inadvertance,  qui  n'ôle  rien, 
du  reste,  à  leur  mérite,  n'empêche  pas  que  celle 
loi  ne  soit  constatée  autant  que  peut  l'èlre  une  loi 
de  la  nature,  c'est-à-dire  par  l'expérience  la  plus 
universelle,  la  plus  invariable,  la  plus  constante. 
El  Jious  ne  craignons  pas  de  le  répéter  avec  notre 
honorable  ami  M.  Laforêl  (n)  :  Notre  époque  peut 
se  flatter  d'avoir  assis  sur  une  base  que  nul  clioc 
n'ébranlera  la  plus  grande  découverte  psychologique 
que  présente  l'histoire  de  la  philosophie.  L'observa- 
tion a  porté  un  regard  attentif  sur  des  faits  peu 
remarqués  auparavant,  {l'homme  remarque  si  peu  ce 
qui  se  passe  en  lui  et  hors  de  lui  !)  et  l'étude  de  ces 
faits  a  révélé  une  loi  ds  la  nature  que  des  préjugés 
de  sijstème  peuvent  encore  faire  contester  durant  un 
certain  nombre  d'années  [c'est  le  sort  de  toutes  les 
découvertes),  mais  qui  a  pris  place  dans  la  science,  et 
que  dans  un  avenir  peu  éloigné  lout  philosophe  sera 
contraint  de  reconnaître. 

i  Ce  fait  acquis  à  la  science  est  un  triomphe  rem- 
porté sur  le  rationalisme;  par  ronsé(|ueul,  négli- 
ger ou  repousser  les  avantages  qu'il  nous  procure, 
c'est  mal  servir  la  cause  que  nous  défendons. 

«  Troisièmement,  quoique  les  scolasliques  ne  se 
soient  pas  posé  la  question  de  la  nécessité  générale 
de  l'enseignement,  cl  d'une  révélation  primordiale 
divine  impliquant  la  condition  de  l'enseignemehl 
pour  le  premier  homme,  leur  langage  néanmoins, 
aussi  bien  que  celui  des  Livres  saints,  est  loin  d'être 
favorable  au  système  de  M.  Maret.  Nous  l'avons 
déjà  fait  voir.  Bornons-nous  ici  à  répondre  un  mot 
à  l'argument  qu'il  prétend  en  tirer.  Saint  Thomas, 
après  avoir  dit  que  le  premier  homme  a  reçu  la 
science  de  toutes  choses  infuse  de  Dieu  :  Primus 
liomo  hubuit  scientiam  omnium  per  specics  a  Deo 
infusas,  ajoute  immédiatement  :  Nec  tamen  scientia 
illa  fuit  alterius  rationis  a  scientia  nostra. — Or,  con- 
tinue M.  Maret,  notre  science  est  une  science  d'ob- 
servation ,  d'intuition  ,  de  raisonnement.  Donc  le 
premier  homme  au  moment  de  sa  création  a  dû, 
comme  nous, s'observer  lui-même,  observer  la  nature... 
et  raisonyier,  c'est-à-dire  appliquer  les  principes  à 
l'expérience....  Cette  science  a  donc  été,  comme  la 
nôtre, un  acte  humain, un  produit  de  l'activité  humaine. 
N'allons  pas  si  vile.  Que  la  science  du  premier 
homme  ail  été  de  la  même  nature  que  la  nôtre, 
que  son  espril,  doué  de  celle  science,  ail  fait  les 
mêmes  opérations  que  nous,  nous  n'en  douions 
pas.  Mais  s'cnsuil-il  qu'elle  ail  été  le  produit  de 
l'activité  humaine  ?  Ni  plus  ni  moins  que  la  nôlre  ; 
or,  pour  que  la  science  se  produise  en  nous,  il 
faut  que  renseignement  d'une  inlelligence  déjà 
développée  concoure  avec  noire  activité;  donc  il 
a  fallu  que  Dieu  suppléât  d'une  manière  spériale 
pour  Adam  cet  enseignement.  Et  ce  que  dit  saint 
Tliomas   s'accorde  parfaiiemenl  avec;  notre  oxpli- 


1309 


NOTES  ADDITIONNELLES. 


1310 


cation  ;  car,  d'après  lui,  nous  venons  de  l'enteniJ-e, 
l.\  science  a  été  infusi'  de  Dieu  duns  le  pretiiier  hoinni,', 
bien  que  celle  science  n'ait  pas  été  d'une  autre 
nature  que  la  nôtre,  tout  comme  les  veux,  con- 
tinue-t-il.  que  Jésus  Ciirisl  a  donnés  a  l'aveugle- 
né  n'ont  pas  été  d'une  autre  espèce  que  ceux  que 
la  nature  a  produits  :  Sicul  uec  ocitli  quos  cœco  ualo 
Cliristus  dédit,  fueniiU  nlleriiis  nitionis  ub  ocnlis 
quos  natnra  produxit.  [Snmmu  iheol.,  p.  i,  quiest. 
9i,  art.  5,  ad  l.)  Il  est  évidonl  que,  d'après  l'Ange 
de  l'école,  la  science  a  été  infuse  ou  ilonnée  à  notre 
premier  père  par  un  acte  divin  spécial,  comme  les 
yeux  à  l'aveuglo-né.cl  non  point  proiluile  natnrelle- 
înenl,  spontanément,  I  ar  la  force  de  l'activité  hu- 
maine. 

<  Euîin  le  système  de  M.  Marct,  supposé  qu'il  n'eût 
contre  lui  ni  rexpcrieuce  et  les  lois  de  la  nature,  ni 
les  tliéoliigiens  dont  il  a  cru  se  faire  un  rem- 
part, se  souiiendrait  il  au  moins  comme  théorie? 
l*eul-on  dire  qu'abstraction  faite  de  la  réalité, 
c'est  un  système  plausible  ?  -Non,  pour  parler 
franchement,  nous  ne  pouvons  pas  même  lui  re- 
connaître ce  faible  riiérite.  Quoique  nous  ayons 
étudié  la  doctrine  de  .M.  .Marel,  non-seulen^eiil 
sans  prévention,  mais  avec  le  désir  siucère,  qu'd 
veuille  bien  le  croire,  de  n'y  point  trouver  ma- 
tière à  critique,  nous  ne  pouvons  concilier  enlrc 
elles  les  assertions  suivantes  ;  d'une  part  -.La  créa- 
tion est  te  moyen  par  lequel  riiomine  est  doué  au 
premier  moment  de  son  existence,  au  moment  même 
oùilnail  à  la  vie,  d'une  raison  formée,  développée, 


ornée  de  toutes  les  connaissances  nécessaires.  Vfiommc, 
dans  sa  création,  possède  donc  la  science  naturelle. 
D'autre  part  :  Celte  science  a  été  un  produit  de 
l'aclivilé  humaine.  Cette  science  est  reçue  dans  la 
création,  elle  n'est  pns  acquise,  et  cependant  elle  est 
produite  par  les  opérations  de  l'esprit  :  l'observation, 
l'intuition,  le  raisonnement.  Elle  a  été  donnée  de 
Dieu  à  l'homme  pur  infusion,  et  pourtant  il  n'est 
pas  permis  de  dire  qu'elle  a  été  révélée. 

«  Enfin,  qu'il  nous  soit  permis  de  demander  à 
noire  honoraiile  contradicteur  comment  il  conçoit 
que  le  premier  homme  ait  observé,  raisonné  sous 
l'action  créatrice,  c'est-à-dire  appliqué  tes  principes 
à  t'e.rpérience,  tandis  que  Dieu  le  lirait  du  néant? 
li  a  he.ài\  diic  que  toutes  ces  opérations  ont  été  faites 
avec  la  rapidité  de  l'éclair:  ou  il  distingue  plusienvs 
instants  dans  la  création,  ou  il  suppose  (iii'Adam  a 
raisonné  avant  d'être  créé.  Nous  ne  dirons  rieji 
de  la  seconde  hypothèse  ;  mais  s'il  s'en  lient  k  la 
première,  pour(|noi  nous  opposel-il  que  l'ensei- 
gnement suppose  l'existence  de  l'èlre  enseigné  ?  Et 
pourquoi  encore  Iroiive-t-il  mauvais  que,  d'après 
notre  système  (nous  n'avons  rien  dil  à  Ci;  sujet)., 
l'homme,  au  moment  de  sa  création,  aurait  été 
purement  i)assif  ? 

«  Les  atla!|ues  que  M.  Marel  avait  dirigées  contre 
la  doctrine  énoncée  par  nous  se  trouvcnl  pour  la 
plupart  réduites  à  néant  par  ce  que  nous  ve- 
nons de  dire,  et  nous  ne  tenons  pas  à  les  relever 
toutes.  >    ■ 


NOTE  IX. 

Art.  L.\NGAGIÎ,  §  III. 


M.  de  Rémusat  et  tes  nouveaux  adversaires  de 
M.  de  Bonuld. 

M.  Ch.  de  Réiuusal  a  publié  dans  la  Revue  des 
deux  mondes  {[''  mai  18.^7)  un  article  intitulé  : 
.'/.  de  Bonuld  et  ses  nouveaux  adversaires  dans  te  clerqé. 
Là  le  livre  du  P.  Cliastel  et  celui  de  M.  l'abbé  .^L^ret 
obtiennent  les  éloges  les  plus  (lalteurs.  «  C  est, 
dit  -M.  de  Rémusal,  un  écrivain  de  la  compagnie  de 
Jésus  qui  a  publié  la  plus  complète  réfutation  de 
la  théorie  de  M.  de  Bonald.  C  est  le  doyen  d'une 
faculté  de  théologie  qui  lui  a  porté  le  dernier  coup.> 
.M.  de  Rémusat  trouve  Cela  pi(|uant.  Si,  dans  cet 
article,  les  adversaires  de  M.  de  Bonald  ont  toutes 
les  sympathies  du  célèbre  rationaliste,  les  mande- 
ments de  nos  évèques,  l'enseignement  de  nos  chai- 
res catholiques  ,  les  encyditiues  même  de  nos 
souverains  Pontifes,  sont  loin  d'y  cire  aussi  bien 
traités;  on  leuradresse  de  graves  reproches, et  l'on 
formule  contre  eux  des  accusations  (iiii  présentenl 
un  singulier  contraste  avec  les  félicitaiions  que 
rfçoivetit  le  P.  Chastel  et  .M.  l'abbé  Maret.  M.  de 
Rémusat  trouve  dans  les  encijcliques  sur  les  ques- 
tions qui  intéressent  la  philosophie  une  phraséologie 
malheureuse,  des  gémissements  affectés,  des  imputa- 
tions gratuites,  tout  le  fâcheux  stgle  de  la  chancellerie 
romaine.  Il  trouve  dans  les  défenseurs  de  l'Église 
un  langage  immodéré,  un  ton  de  violence,  des  excès 
de  pensée  et  de  diction....  «Que  la  chaire  se  per- 
mette, dit- il,  une  certaine  véhémence,  on  peut  le 
comprendre  sans  l'excuser  !  Il  faut  émouvoir,  il 
faut  agiter  un  auditoire  qui  ne  saurait  èlre  con- 
duit tout  entier  par  la  raison;  mais  si,  dans  un 
ouvrage  fait  à  lête  reposée,  dans  un  mandement, 
dans  une  lettre  pastorale,  se  relrou^enl  les  mêmes 
invectives  écrites  avec  le  plus  grand  sang-froid 
du  monde,  comment  l'expricjucr?  Est-ce  à  dessein, 
est-ce  par  laisser  aller  qu'on  parlerait  ainsi?  Qi;e 
voudrait-on  inspirer,  le  dédain  ou  le  ressentlincnl  ? 
Ce  ton    d'anathème  ne  peut  être  sincère,  et  ceux 


qui  veulent  parler  dans  la  chaire  de  vérité  ne  doi- 
vent point  s'exposer  à  cette  question  :  Parlez-vous 
sérieusement  ? ...  Que  l'éloquence  religieuse  prenne, 
les  mêmes  licences  ((|ue  la  controverse  politique), 
qu'elle  se  p;'rmclle  la  même  ex;'.g(;ralion  dans  Tin- 
veclive  ou  dans  la  (laiterie  ,  et  elle  amènera  ses 
auditeurs  à  beaucoup  rabattre  de  leur  confiance 
dans  la  vérité  des  sentiments  qui  l'inspirent.  Et 
qu'arrivera-t-il.  alors,  quand  les  niêincs  bouches 
annonceront  lEvangile?  Quelle  autorité  leur  res- 
lera-t-il  pour  afiirmer  les  mystères,  les  espérances, 
les  menaces  enfin  de  la  religion?  La  déclamation, 
(pii  est  de  mauvais  goùl  dans  un  livre,  esl  de  mau- 
vaise foi  dans  la  chaire,  et  l'exagération  des  phra- 
ses, transportée  de  la  littérature  dans  la  prédication, 
tourne  à  l'hypocrisie.  Tout  homme,  mais  le  clergé 
plus  que  personne,  ne  doit  strictement  écrire  que  ce 
(|u'il  pense.  Il  y  a  sans  doute  des  gens  ((u'on  ne  per- 
suade que  par  le  faux;  car  enlin  les  convie  lions 
formées  pardesdéclamalions  n'ei)s(mlpas  moins  des 
conviclions,ceux  que  l'on  convertit  ainsi  n'en  sont  pas 
moins  convertis,  cl  s'iUallail  irojt  épluchcrlos  ellels 
de  ce  qu'on  est  convenu  d'ai)peler  la  réaction  reli- 
gieuse, cl  écarter  tout  ce  qui  est  dû  à  de  mauvaises 
raisons  ou  à  des  seiuiments  vulgaires,  on  licencierait 
bien  des  disciples,  (m  repousserait  Imcii  des  cœurs 
que  l'habitude  |)eut  amener  plus  tard  à  une  piété  plus 
digne  de  son  objet.  Puis  le  vent  souille  où  il  lui 
plaît,  et  s'il  apportela  foi,  comment  s'en  plaindre? 
il  ne  faut  pas  èlre  plus  dillicile  que  Dieu  même,  el 
s'il  a  permis  que  le  mensonge  ramenât  à  la  vérité, 
il  faut...  j'aime  à  pousser  ainsi  le  raisonnement, 
parce  (jue  j'y  sais  une  admirable  réponse.  «  Celle 
réponse  eslfournie  à  M.  de  Rémusal  par  le 
P.  Chastel.  Comme  elle  esl  un  peu  longue,  nous  ne 
la  transcrirons  pas  ici  ;  on  la  trouvera  aux  pages 
-46!),  470  et  Ail  de  son  livre.  Dans  ces  pages  ,  le 
P.  Chastel  déplore  amèrement  les  mauvais^  moyens 
de  conversion,  el  conclut  qu'il  n'y  en  a  qu'un  seul, 
c'est  de  faire  appel  à  la  raison  (page  47i). 


1311 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


1312 


t  Voib  .  coniinue  M.  de  Réinusat,  ce  que  nous 
eiiseigiie  lo  P.  Cliasiel ,  de  lu  compagnie  de  Jésus, 
Que  pourrions-nous  ajouler  ?  Le  tableau  qu'il  trace 
el  d'une  triste  fidélité.  Rien  n'est  plus  propre  à 
enipêclicr  les  conversions  rénéciiies  et  sérieuses 
(jue  ces  manières  peu  scrupuleuses  de  discuter, 
<|ue  CCS  formes  hautaines  de  prédication  qui  discré- 
ditent le  prédicateur,  que  ces  doctrines  qui  ne 
laissent  aucii  i  droit  à  la  raison  et  à  la  conscience 
individuelle  ,  qui  présentent  la  vérité  comme  im- 
posée par  l'enseignement  ou  le  commandement, 
qui  prosternent  dans  la  poussière  tout  ce  qui  est 
science,  niéJilation,  effort  d'esprit  ,  pour  n'attri- 
buer les  signes  augustes  de  la  sagesse  qu'à  l'auto- 
rité visible  se  rendant  témoignage  à  elle-même 
cl  cliercbanl  l'obéissance  au  lieu  de  la  conviction.  ^ 

Nous  venons  de  manlrer  sous  qw]  rapport  le  li- 
vre du  P.  Cliastel  plaît  surtout  à  M.  de  ilémusal. 
Il  est  juste  de  dire  aussi  ce  qui  ne  le  satisf.iil  point 
dans  ce  livre  d'ailleurs  d'un  esprit  excellent.  Il 
pourrait  signaler  «  i)lus  d'un  passage  où,   entraîné 

<  par  les  habitudes  du  monde  qui  l'entoure,  (l'iiifor- 
«  luné  !)    l'auteur  s'exprime  sans  exactitude  el  sans 

<  justice  sur  ce  qu'il  appelle  le  rationalisme....  11 
«  se  croit  dans  l'obligation  de  ne  pas  toujours  trai- 
«  ter  les  philosophes  avec  nue  sagacité  bienveil- 
«  lante.  11  ne  daigne  pas  toujours  les  comprendre, 
«  de  peur  de  les  ménager  ;  il  essaye  même  de  se 
«  fâcher  quelquefois,  pour  n'èlre  pas  accusé  d'in- 
t  dulgence....  »  Au  fond,  ce  nesoutquepeccadilles, 
cl  ,  en  somme  ,  M.  de  Rémusat  est  content.  Il 
est  flatté  siirlout  que  le  P.  Chastel  n'ait  pas  con- 
sacré à  combattre  ce  qu'il  appelle  le  rationalisme, 
la  vingtième  partie  des  pages  dirigées  contre  ses  ad- 
versaires réputés  orthodoxes. 

A  propos  de  M.  l'abbé  Maret  et  de  son  nouveau, 
livreM.de  Rémusat /"^/icûe  la  première  école  de  théo- 
logie de  la  France  de  remettre  en  honneur  les  saines 


traditions    du  cartésianisme  catholique.  «  Il  serait  à 
souhaiter,  ajoute-t-il,  que  les  leçons  de  M.  Maret, 
rédigées  avec  rétlexion,  eussent  été  entendues,  non- 
seulement  de  tous  les  étudiants  en  théologie,  mais 
des  supérieurs  de  bien  dos  séminaires.  »  H  signale 
et  déplore  dans   le  clergé    une  tc'udance  à   la  res- 
tauration du  péripalétisnie.   «  Si    l'on  veut  lire  non 
pas  les  sermons  du  P.  Ventura,  dont  l'autorilé  phi- 
losophique n'est   pas  très-grande,  mais  la  préface 
assez  remarquable  de  la  dernière  édition  latine  de 
la  Somme  contre  les  Gentils,  de  saint  Thomas  d'A- 
quin,  on  y  verra  de   savants  membres  du  clergé  se 
déclarer  pour  Arislole  contre  Platon,  alin  de  pou- 
voir préférer  le  moyen   âge  au  xviie   siècle  et  la 
seholaslique     à   Descartes.  »    Un     peu     plus  bas, 
M.  de  Rémusat  dit  encore  :  »  Tout  le  monde  a  lu, 
jusq\ie  dans  certaines  publications  épiscopales,  que 
toules    les    connaissances    humaines  ,    même    les 
sciences  profanes,  même  les  systèmes  philosophi- 
ques ,    même  les  religions  fausses,  prenaient  leur 
source  dans  la  révélation,  et  ([ue  le  genre  humain 
n'avait  jamais  eu  qu'une  seule  foi.  »  Cela  paraît  à 
M.    de  Rémusat   très-préjudiciable  à    la    religion. 
«  Tout  cela,  dil-il,  n'a  été  inventé  que  pour  mieux 
restaurer  l'autorité  de  l'Eglise  el  du  Saint-Siège. 
La  voyant  ébranlée  ou    mécoimue,  on  n'a,  selon 
l'usage,   imaginé   rien  de  mieu.\  que  de   la  fairo 
absolue....  > 

C'en  est  assez  sans  doute  pour  montrer  quelle 
figure  doivent  faire,  au  milieu  des  applaudissements 
du  rationalisme  ,  nos  deux  auteurs  catholiques. 
Plus  avisés  que  les  crédules  enfants  de  Dardanus, 
ils  ont  compris,  on  n'en  saurait  douter,  que  Sinon 
a  pénétré  dans  la  place  ;  ils  ont  deviné  la  machine 
et  se  sont  dit  avec  le  grand  prêtre  : 

.  .  .  Aliquis  latet  errer 

Quidquid  iJ  esl,  limeo  Danaos  el  doua  ferentes. 
(VmuiL.,  jEneid.,  ii,  48.  49.) 


NOTE  X. 


Art.  Langage,  §  III  (o). 


Réponse  de  M.  l'abbé  Derlon  à  la  critique  de  M.  de 
Bonald  par  M.  Victor  de  Chalanibert.  —  De  la 
polémique  du  P.  Chnstel  contre  M.  de  Bonald. 

Si  M.  de  Bonald  a  des  détracteurs,  les  uns,  d'une 
insigne  mauvaise  foi  et  passionnés  jusqu'à  Texira- 
\agance  ;  les  autres,  inintelligenis  et  maladroits, 
aveuglés  qu'ils  sont  par  le  préjugé  et  l'esprit  de 
système  ,  il  n'a  pas  manqué  d'habiles  défenseurs 
qui  ont  montré  l'impuissance  de  toules  ces  attaques 
et  la  futilité  des  théories  qu'on  essaye  d'oppo>ier 
nu.v  doctrines  de  l'illustre  auteur  de  la  Législation 
primitive.  Nous  croyons  devoir  reproduire  ici  la 
réponse  que  M.  l'abbé  Berlon  a  faite  à  Kune  des 
critiques  les  plus  vives  dont  M.  de  Ronald  ait  élc 
l'objet.  Cette  critique  est  de  M.  V.  de  Chalamberl, 
et  a  paru  dans  le  tome  XXIII,  page  56o,  du  Cor- 
respondant. 

<  M.  de  Chalamberl,  dit  M.  l'abbé  Berlon,  com- 
mence par  exposer  le  système  de  M.  de  Bonald  ;  il 
le  réduit  à  trois  propositions  qui  en  forment  la 
base.  Ces  trois  propositions  sonl  :  1"  L'homme  n'a 
connaissance  de  sa  pensée  que  par  son  expression, 
qui  lui  est  transmisepar  les  sens. 'i"  La  parolena  la 
pas  été  inventée  par  l'homme  ,  car  l'homme  napti 
découvrir  l'instrument  sans  lequel  Une  connaît  même 
pas  sa  pensée.  3'  La  parole  n'ayant  pas  été  inventé: 

(n*)  Il  faut  évidemment  en  excepter  les  cas  où  le 
critique    cite  les   paroles  de  M.  de  Bonald  ;    on  ne 


par  l'homme,  qui  cependant  en  a  besoin  pour  penser, 
il  est  nécessaire  qu'elle  lui  ait  été  révélée  ;  d'où  il  suit 
que  tout  ce  que  l'homme  pense  ,  tout  ce  qu'il  con- 
naît ,  il  le  doit  à  la  parole  révélée  ou  à  la  ré- 
vélation. 

«  On  pourrait  examiner  jusqu'à  quel  point  cet 
exposé  est  fidèle  ;  mais  nous  le  supposons  parfait, 
et  c'est  de  là  que  nous  partons  pour  apprécier  la 
justesse  des  reproches  qui  sont  adressés  à  M.  de 
Bonald  (n*). 

s  La  critique  attaque  d'abord  la  première  pro- 
position ,  de  laquelle ,  selon  lui,  découlent  toutes 
les  autres. 

i  Avant  de  produire  ses  objections,  M.  de  Cha- 
lamberl expose  de  nouveau  le  sens  de  celle  pre- 
mière proposition  :  «  M.  de  Bonald,  dil-il,  suppose 
la  préexistence  de  la  pensée,  el  il  n'accorde  à  la 
parole  que  la  vertu  d'en  révéler  à  l'homme  la  con- 
naissance. »  Après  l'opinion  de  son  adversaire  sur 
le  point  en  litige,  il  nous  donne  la  sienne  :  il  dit  que 
la  formation  de  la  connaissance  est  le  produit  com- 
biné de  l'élément  spirituel,  de  l'élément  corporel  et 
de  l'élément  social,  de  manière  que  ces  deux  der- 
niers (  y  compris  la  parole  )  sont  des  instruments 
nécessaires  dans  la  production  du  phénomène  de  lu 
connaissance.  Et  il  ajoute  immédiatemeni  :  Sans  la 
parole,  la  connaissance  serait  sans  doute,  mais  elle 

peut  alors  s'empêcher  d'examiner  s'il  riiilerprèlfi  bien, 
(0)  Voy.  la  note  128. 


r.i3 


NOTES  ADDITIONNELLES, 
inilécise  ,  comme 


ilemeurcrait  lni(>aifaite  ,  vague 
celle  du  sourd-iniiel,  lorsquil  n'a  pas  encore  un 
uioven  quelconque  doxpiinicr  sa  pensée;  ou  bien 
toinme  lelie  de  riionimc  qui,  se  recueillanl  en  lui- 
jnènie  pour  penser,  ne  l'ail  d'abord  qu'apercevoir 
l'idée,  el  ne  la  voil,  n'en  ac(|uierl  la  connaissance 
pleine  cl.  enlière  ,  claire  cl  précise,  que  lorsqu'il 
A  trouvé  le  mol  qui  l'exprime.  »  Ainsi  ,  on  peul 
apercevoir  l'idée,  mais  non  la  voir  avanl  d'avoir 
lrou\é  le  mol  qui  l'exprime;  ainsi  encore,  la  con- 
naissance exisle  avanl  la  parole,  quoique  la  parole 
soil  un  insliumenl  nécessaire  delà  production  de 
la  connai>^aiice.  Prenons  bonne  note  de  ces  contra- 
dictions ;  quant  à  la  comparaison  du  sourd-nuiel 
et  de  l'homme  qui  cherche  un  nuU,  nous  la  laissons 
passer,  parce  que  nous  en  verrons  bien  loi  de  plus 
singulières. 

I  bans  sa  quatrième  exposition  de  la  première 
proposition  de  M.  de  Donald  .  le  critiiiue  lui  lait 
dire  :  La  pensée  préesisle,  mais  l' homme  n'en  a  nulle 
connaissance  jusqu  au  moment  ou  elle  lui  est  révélée 
par  une  parole  venue  du  dehors,  de  telle  sorte  que 
la  pensée  sans  son  expression  n'est  pas.  Si  vraiment 
M.  de  Bonald  a  dit  :  La  pensée  existe  avanl  la  pa- 
role, mais  elle  n'exi>te  pas  avanl  la  parole  ;  si,  en 
l'espace  de  deux  lignes  ,  il  a  confondu  la  pensée 
avec  la  connaissance  de  la  pensée,  après  avoir  dis- 
tingue ce»  deux  choses,  pourcjuoi  ne  pas  l'accuser 
de  contradiction  ?  Au  lieu  de  cela,  voici  conunenl 
le  critique  rélute  la  phrase  qu'il  attribue  à  M.  de 
Bonald  :  A'oms  avons  vaque  les  choses  ne  se  passaient 
pas  aitisi  ;  que  non-seulement  la  pensée  préexiste, 
mais  que  l'homme  en  acquiert  une  certaine  connais- 
sance avanl  qu'elle  soit  exprimée.  On  pourrait  de- 
mander d'abord  iiourquoi  vous  distinguez  ici  la 
pensée  de  la  connaissance  de  la  pensée,  après  avoir 
plus  haut  coni'ondu  non  sans  raison  ces  deux  choses; 
car  vous  dites  indiiréremmcïit  :  Phénomène  de  la 
génération  delà  pensée  {[)A^e  '^y'"!),  production  du 
phénomène  de  la  connaissance  (page  .')7:2),  et  même 
production  de  la  connaissance  de  la  pensée  (  p;igc 
575).  On  pourrait  remarquer  aussi  que  ce  qui,  se- 
lon vous,  préexiste  à  la  parole,  c  est  précisément 
te  qui,  selon  vous,  ne  peut  se  former  tiu'à  l'aide  de 
la  parole,  c'est-à-dire  la  connaissance  de  la  pensée 
ou  1  idée  actuelle.  M.  de  Bonald  est  bien  plus  con- 
séquent. 11  ne  dit  pas  que  la  pensée  proprement 
dite  préexiste  à  la  parole  ;  il  dit  seulement  qu'il, 
préexiste,  non-seulement  une  faculté,  mais  un  vé- 
ritable germe,  soil  qu'il  faille  entendre  par  là, 
comme  le  pensent  quelque>-uns  ,  les  formes  des 
idées  futures,  soit  que  cela  signilie,  comme  d'au- 
Ires  le  veulent ,  l'idée  générale  de  l'être  donl  la 
parole  produirait  les  délcrniinalions  diverses.  Ce 
qui  préexiste  à  la  parole,  suivant.M.  de  Bonald,  ce 
n'est  donl  pas  1  idée  actuelle,  qui,  selon  lui,  ne  peul 
se  former  qu'à  l'aide  de  la  parole.  11  laut  doue  re- 
connaitrc  qu'il  ne  se  contredit  pas  ,  et  qu'il  a  été 
mal  interprété  ;  mais ,  son  critique  se  contredit  : 
1°  en  ne  proportionnant  pas  son  appréciation  à  l'ex- 
position inexacte  qu'il  a  faite  de  M.  de  Bonald  ; 
2°  en  distinguant  la  pensée  de  la  connaissance  de  la 
pensée,  après  avoir  confondu  ces  deux  expressions  ; 
5°  en  soutenant  que  la  connaissance  de  la  pensée 
précède  la  parole,  après  avoir  dit  que  la  parole  est 
l'instrument  nécessaire  de  la  foniialion  de  cette 
connaissance.  • 

«  Et,  en  eflel,  celle  préexistence  de  la  connais- 
sance de  la  pensée  est  inadmissible.  Elle  ne  pour- 
riiil  se  soutenir  tout  au  plus  <|ue  dans  le  sens  d(^ 
cette  conscience  sourde  que  Leibnilz  attribuait  aux 
monad<;s  ;  or,  ce  n'est  pas  ainsi,  évidemment,  que 
lenlend  le  critique.  On  peut  1  admettre  encore  pour 
les  idées  des  objets  sensibles  ;  mais  pour  les  notions 
intellectuelles  ,  il  est  impossible  d'établir  qu'elles 
aient  un  caractère  d'actualité  et  de  perccplibiiiié 
avant  l'acquisition  de  la  parole.   On  pourrait  dire 


L3U 

avec  raison  au  critique,  à  l'occasion  de  cette  pré- 
existence de  la  connaissance  de  la  pensée  ,  ce  que, 
jdus  loin,  il  dit  à  tort  à  M.  de  Bonald,  à  l'occasion 
de  la  préexislence  de  l'aptitude:  C'est  là  une  vainc 
hiipothèse  dont  il  est  im])ossible  de  donner  ta  dé- 
mom-tration. 

«  //  n'est  pas  plus  vrai,  continue  le  critique,  de 
dire  que  la  pennée  sans  son  expression  n'est  pas,  qu'il 
ne  le  serait  de  prétendre  que  la  pensée  de  l'artiste 
n'est  pas  avant  que  son  ciseau  l'ait  sculptée  sur  le 
marbre.  On  pourrait  dire  à  l'aiileur  de  celte  asser- 
tion ce  qu'il  ajoute  à  l'adresse  de  M.  de  Bonald  : 
lîiin  ne  prouve  mieux  le  vice  de  cette  théorie  que 
l'exemple  proposé  par  l'auteur  lui-même  pour  l'ex- 
pliquer. Assurément,  s'il  fut  jamais  comparaison 
inexacte,  c'est  celle-là.  Sans  doute,  il  est  vrai  quo 
la  j)eiisée  de  l'arliste  exisle  avanl  que  le  ciseau  l'ait 
exprimée  sur  le  marbre,  puisque  celte  jjens^e  con- 
tribue à  produire  la  sculpture  ;  mais  c'est  précisé- 
ment ce  ()ui  prouve  que  la  pensée  ne  précède  pas 
rexpression;  car  ce  n'est  pas  la  pensée  qui  produit 
l'expression,  c'est  l'expression,  au  contraire,  qui 
contribue  à  produire  la  pensée.  La  comparaison 
qu'on  nous  oppose  ne  serait  donc  exacte  que  s'il  y 
avait  analogie  complèle  entre  l'origine  du  langage 
et  l'origine  des  statues. 

«  Le  critique  cite  ensuite  le  passage  suivant  de  la 
Législation  primitive  (tome  1",  page  "lAd)  :  Que  cher- 
che notre  esprit  quand  il  cherche  une  pensée  ?  Le  mot 
qui  l'exprime,  et  pas  autre  chose.  Je  veux  représen- 
ter une  certaine  disposition  de  l'tspril  dans  la  re- 
cherche de  la  vérité:  habileté,  curiosité,  pénétra- 
tion, finesse  se  présentent  à  moi.  La  pensée  qu'ils 
expriment  n'est  pas  celle  que  je  cherche,  parce  qu'elle 
ne  s'accorde  pas  avec  ce  qui  précède  et  ce  qui  doit 
suivre  ;  je  les  rejette.  Sagacité  s'ojfre  à  mon  esprit. 
Ma  pensée  est  trouvée,  elle  n'attendait  que  son  ex- 
pression. 

«  C'est  là  une  vérité  d'expérience  ;  cela  signifie 
uniquement  que  jamais  nous  ne  nous  rappelons  une 
idée  mélapliysi(iue  avanl  de  nous  rappeler  le  mot 
qui  .sert  à  l'exprimer.  Eh  bien  !  c'est  contre  celle 
réllexion  si  naturelle  que  le  critique  entasse  argu- 
ments sur  arguments.  Quanl  à  leur  valeur,  on  va 
en  juger.  Que  cherche  notre  esprit,  dit-il,  quand  il 
cherche  une  pensée  ?  Il  nous  semble  que  poser  la  ques- 
tion en  ces  termes,  c'est  admettre  tout  d'abord  que 
l'esprit  a  déjà  une  certaine  connaissance  de  l'idée 
qu'il  cherche.  Ainsi,  supposer  qu'on  n'a  pas  une 
idée,  c'est  admettre  qu'on  la!  Il  nous  semble,  au 
contraire,  (|u'avoir  une  certaine  connaissance  d'une 
idée  et  chercher  cette  idée  sont  ileux  choses  qui 
s'excluent  totalement  :  je  puis  chercher  un  livre 
quoii|ue  je  le  connaisse,  mais  pour  une  idée,  c'est 
autre  chose  ;  dés  que  je  la  connais  je  la  liens  :  car, 
comment  la  chercherait-il,  si  elle  lui  était  entièrement 
inconnue?  Mais  ce  qui  m'embai  rasserait  bien  davan- 
tage, c'est  de  savoir  comment  il  pourra  la  (hercher 
si  elle  lui  est  connue.  «  Lorsque  je  cherche  un  li- 
«  vre,  c'est  apparemment  que  j'en  ai  quchiucs  no- 
€  lions.  >  Nous  venons  de  démontrer  (lue  celle  com- 
paraison est  inexacte  ;  bien  plus,  qu'elle  prouve  le 
contraire  de  ce  qu'elle  veut  prouver,  attendu  que 
les  idées  et  les  in-octavo  entretiennent  avec  l'esprit 
des  rapports  bien  diflérents.  «  Je  sais  d'abord  que 
ce  livre  existe,  »  Comment!  on  ne  peut  pas  chercher 
(]uel(|ue  chose  qui  n'exislepas!  Evidcmwwnt,  vous 
avez  confondu  chercher  avec  trouver;  il  ne  laisse 
pas  cependant  que  d'y  avoir  une  petite  dill'c- 
lence. 

4  La  suite  est  digne  de  ce  début,  il  faut  tout  ci- 
ter :  Je  suis  d'abord  que  ce  livre  existe  ;  ensuite  qu'il 
a  certains  caractères  dislinctifs,  sans  quoi  tous  les  li- 
vres de  toutes  les  bibliolhè(iues  du  monde  me  passe- 
raient sous  les  ijeux  sans  qu'il  me  (ut  possible  de  trou- 
ver celui  que  je  cherche.  De  même,  lorsque  je  veut 
représenter  une  certaine  disposition  de  l'esprit  dans 


1315 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE, 


1316 


ta  recherche  de  la  vérité,  il  futtl  que  j'en  aie  connais- 
sance; sinon  tous  les  mots  se  présenteraient  à  nioti 
esprit,  je  n'aurais  aucuit  motif  de  prendre  l'un  plu- 
tôt que  l'autre;  et  si,  dans  le  cas  que  l'on  suppose, 
je  choisis  sagacité,  c'est  que  je  constate  la  concor- 
dance parfaite  de  l'idée  exprimée  par  ce  mot  avec 
celle  que  j'avais  dans  l'esprit.  Kn  trouvant  ce  mot, 
ou  si  ion  veut  en  nommant  ma  pensée,  je  ne  fais  donc 
que  lui  donner  une  forme  extérieure  et  sensible  qui  la 
rend  plus  précise  et  plus  saisissuhle.  Je  fais,  pour  me 
servir  d'une  comparaison  emploijéc  par  M.  de  Do- 
nald, comme  un  peintre  qui,  voulant  représenter  ta 
figure  d'un  ami  cbsent,  retouche  son  dessin  jusqu'à 
ce  qu'il  ait  trouvé  l'expression  du  visaqe  qtCil  recon- 
naît aussitôt.  Ce  dernier  mol  explique  tout,  car  il 
faut  connaître  déjà  une  personne  ou  une  idée  pour  les 
reconnaître.  D'ailleurs,  l'expérience  de  chaque  jour 
nous  apprend  qu'on  peut  avoir  la  connaissance  d'une 
idée  ou  d'une  personne  sans  que  les  mots  qui  ser- 
vent à  les  nommer  soient  encore  présents  à  noire  pen- 
sée. 

c  La  voilà  donc  celte  fairiciise  Ihéorie  qui  do't 
remplacer  à  jamais  celle  de  M.  do  Eoiiald  !  Nous 
l'avons  citée  loyalement;  comptons  maintenant  les 
méprises,  contradictions,  etc.,  car  nons  avons  be- 
soin ic!  du  secours  de  rariihmétique. 

<  1°  On  pourrait  croire  que  le  critique  se  contre- 
dit en  raisonnant  dans  Tliypotlièse  de  M.  de  Bonald, 
après  aïoir  nié  qu'on  puisse  raisonner  dans  cette 
hypothèse,  c'est-à-dire  après  avoir  nié  qu'on  puisse 
chercher  une  idée  qu'on  n'a  pas  ;  mais,  en  réa- 
lisé, il  ne  traite  pas  la  même  question,  et,  par 
conséquent,  sa  théorie,  lùl-elle  vraie,  ne  prouverait 
rien  contre  M.  de  Bonald.  Celui-ci  s'occupe  de  la 
recherche  d'une  idée  qu'on  n'a  pas,  au  moyen  d'un 
mol  que  l'on  n'a  pas  non  plus,  et  le  critique  s'oc- 
cupe uniquement  de  la  recherche  d'un  mot  que  l'on 
n'a  pas,  au  moyen  d'une  idée  que  l'on  a  :  ce  sont 
là  deux  choses  tout  à  lait  diOerenles. 

i  2°  Vous  établissez  la  proportion  suivante  :  l'i- 
dée est  à  la  parole  comme  la  notion  d'un  livre  est 
à  la  substance  du  livre  lui-même,  il  s'ensuivrait 
que  la  parole  produit  la  pensée,  de  niêmc  que  la 
vue  du  livre  produit  dans  l'esprit  l'iinage  qui  sert 
à  le  reconnaître  Du  reste,  si  la  contpaiaison  n'a- 
vail  que  rinconvénient  de  ruiner  votre  système, 
cela  ne  prouverait  rien  contre  elle  ;  mais  je  vous  ai 
montré  plus  haut  qu'elle  a  d'autres  côtés  vulné- 
rables. 

«  5°  Vous  oubliez  ici  les  principes  posés  dans 
votre  étude  du  phénomène  de  la  génération  de  la 
pensée,  car  vous  devenez  partisan  de  l'invention 
humaine  du  langage,  en  sui)posant  que  la  pensée 
produit  la  parole,  comme  l'idée  du  peintre  produit 
les  traits  d'un  dessin.  D'ailleurs,  vous  ne  vous  oc- 
cupez que  de  la  recherche  des  mois,  et  dans  l'opé- 
ration que  vous  décrivez,  c'est  la  pensée  qui  est 
rinstrument  ;  c'est  donc,  d'après  vous,  à  l'esprit 
humain  que  l'on  doit  le  langage  (o'). 

i  4°  Puisqu'il  n'y  a  qu'un  rapport  arbitraire  entre 
les  mots  et  les  idées,  quand  même  lous  les  mots 
du  dictionnaire  passeraient  devant  vous,  vous  ne 
pourriez  jamais  saisir  au  passage  celui  qui  concor- 
derait avec  votre  idée;  aussi  vous  ne  comparez 
{►as  le  mot  avec  l'idée  ,  mais  l'idée  intérieure  avec 
'idée  qui  est  généralement  attachée  au  mot.  Nou- 
velle imp#5sibilité.  Si  vous  ignorez  le  rapport  entre 
le  mot  et  l'idée  qu'on  y  attache  généralement  ,  la 
recherche  que  vous  décrivez  ne  peut  avoir  de  ré- 
sultat; si,  au  contraire  vous  connaissez  ce  rapport, 
l'idée  intérieure  et  l'idée  extérieure  se  confondent, 
le  mot  lui-même  est  déjà  connu,  et  je  ne  vois  pas 
ce  qu'il  vous  reste  à  chercher.  Vous  objectez  à 
M. de  Bonald  que,  pour  chercher  une  idée,  il  laut  déjà 


l'avoir.  Il  pourrait  Irès-bien  vous  répondre  que, 
d'après  vous  ,  pour  chercher  un  mol  ,  il  laut  déjà 
l'avoir.  Il  y  a  seulement  une  petite  diflercnce,  c'est 
que  l'objection  laite  à  M.  de  Bonald  étant  l'opposé  de 
son  principe,  ce  principe  est  confirmé  par  la  faus- 
seté évidente!  do  l'objection,  tandis  que  celle  qu'on 
vous  oppose  étant  une  conséquence  rigoureuse  de 
vos  principes  les  entraîne  nécessairement  dans  sa 
ruine. 

«  5°  Nous  arrivons  à  la  comparaison  du  peintre. 
Elle  vaut  celles  du  sourd-muet,  de  la  statue  et  du 
livre,  car  elle  revient  à  cette  proportion  •.  L'image 
que  le  i)eintrc  a  dans  l'espiit  est  à  son  tableau 
comme  l'idée  est  au  mot  qui  l'exprime  !  Mais  si  le 
peintre  reconnaît  l'image  de  son  ami  ,  après  l'a- 
voir faite,  c'est  parce  qu'il  y  a  un  rapport  naturel 
entre  l'image  qu'il  a  dans  l'esprit  et  celle  que  vient 
de  tracer  son  pinceau;  l'image  intellectuelle  peut 
produire  l'image  n)atérielle,el  réciproquement.  Or 
le  critique  ne  peut  pas  dire  que  la  pensée  produit 
la  parole,  et  il  ne  veut  certainement  pas  dire  que 
la  parole  produit  la  pensée  ;  je  ne  vois  donc  que  des 
contrastes. 

«  6°  De  plus,  si  le  peintre  reconnaît,  son  œufre 
après  l'avoir  faite,  il  s'ensuit,  à  cause  delà  parité, 
qu'on  reconnaît  aussi  le  mot  qu'on  trouve ,  par 
conséquent  qu'on  le  coimaissait  déjà,  par  consé- 
quoni  qu'il  est  inné,  puisqu'il  est  question  de  l'ac- 
quisition et  non  pas  seulement  du  souvenir. 

«  7°  11  nous  reste  à  parler  du  mot  reconnaître  et 
du  singulier  parti  que  le  critique  a  prétendu  tirer 
de  la  particule  re.  Ce  n)Ol  explique  tout,  dit -il.  Il 
nous  semble,  au  contraire,  que  ce  mot  n'explique 
rien.  Singulier  raisonnement  :  Pour  reconnaître  il 
faut  connaître,  donc  la  pensée  existe  avant  la  pa- 
role !  Il  y  a  loin  du  premier  membre  au  second  ; 
vous  faites  un  enthyniéme,  et  un  sorite  n'eût  pas 
sullî.  D'ailleurs,  si  le  fait  de  la  reconnaissance  sup- 
pose la  connaissance,  vous  m'avouerez  ([ue  le  fait 
de  la  recherche  d'un  mot  qu'on  ignore  suppose 
que  le  trouver  ne  sera  pas  le  reconnaître  : 
or  ,  vous  parlez  précisément  de  la  recherche 
d'un  mot  qu'on  ignore;  donc,  l'expression  de  re- 
connaître ne  peut  s'appliquer  aux  mots.  Vous  me 
direz  peut-être  qu'elle  s'applique  aux  idées  ;  mais 
c'est  précisément  ce  qui  est  en  question.  Prouvez 
donc  que  lorsqu'on  acquiert  une  idée,  on  ne  fait 
que  la  reconnaître,  ou  plutôt  avouez  qu'il  est  im- 
possible de  prouver  une  proposition  d'où  11  suivrait 
que  toutes  les  idées  sont  innées. 

«  8°  Enfin,  nous  sommes  arrivés  au  terme,  il  ne 
nous  reste  plus  que  la  comparaison  de  la  personne 
et  de  l'idée,  et  nous  serons  brefs,  car  son  faible 
saute  aux  yeux.  Elle  revient,  en  efïét,  à  cette  pro- 
portion :  Une  idée  est  au  mot  qui  l'exprime  comme 
une  personne  esta  son  nom.  Comment  un  homuic 
sérieux  a-t-il  pu  se  tromper  à  ce  point?  La  der- 
nière comparaison  péchait  par  nn  rapport  trop 
intime  entre  ses  deux  termes,  l'idée  du  peintre  et 
du  tableau  ;  ici  c'est  l'excès  opposé.  Mais  à  quoi 
bon  s'arrêter  à  combattre  de  pareils  arguments? 
A  quoi  bon  se  fatiguera  prouver  que  si  la  parole 
concourt  au  phénomène  de  la  génération  de  lu  pen- 
sée, les  noms  de  famille  ou  de  baptême  ne  sont 
rien  dans  \e  phénomène  de  la  génération  de  l'homme? 

i  En  résumé,  en  attaquant  l'hypothèse  de  M.  de 
Bonald,  c'est-à-dire  en  niant  qu'on  puisse  chercher 
une  idée  qu'on  n'a  pas,  le  critique  était  dans  l'er- 
reur, niais  il  était  à  la  (|uestion;  dans  son  argu- 
ment, il  est,  comme  nous  l'avons  vu,  aussi  loin  du 
la  question  que  de  la  vérité.  Son  principe  fonda- 
mental ,  c'est  que  la  connaissance  de  la  pensée 
préexiste  à  la  parole  ;  c'est  là  le  nœud  de  la  diffi- 
culté, c'est  là  ce  qu'il  devait  prouver  contre  M.  de 


(o*)  Le  critique  ne  pourrait  me  répondre  qu'il  s'agit 
du  souvenir  et  non  de  l'acquisition ,  i)uisque  sa  thèse 


(qu'il  suppose  vraie  au  lion  de  la  prcuNcr)  est  que  la 
coiiuaissaiice  préexiste  k  l'acquisition  du  inol. 


1317 


NOTES  ADDITIONNELLES. 


131S 


Bonald.  Au  lien  de  cela  ,  il  pose  uniquement  la 
question  de  savoir  comment ,  étant  données  ces 
idées  antérieures  actuelles,  on  peut  acquérir  la  pa- 
role ;  et  il  donne  une  réponse  où  les  contradictions 
se  croisent  el  s'enlrelacenl  tellement  qu'il  y  aurait 
à  s'y  perdre.  » 

Cette  réponse  de  M.  Berton  à  M.  de  Chalambcrl 
vaut  contre  tous  les  adversaires  de  M.  de  Bonald, 
tels  que  le  P,  Chastel,  M.  l'abbé  Maret  et  tous  les 
pliilosoplies  rationalistes  contre  les(]ucls  protestent 
éternellement  les  ad>nirables  doctrines  de  iM.  de 
Bonald  ,  ce  !;énie  à  la  logique  si  sévère  el  au  ca- 
raitèrc  si  élevé  et  si  pur.  Toute  la  polémique  du 
P.  Cliastel  consiste  à  harceler  cet  homme  illustre 
el  à  lui  faire  endurer  le  supplice  du  roi  des  aiii- 
mau.x  ,  f^iie  fatiguent  dans  sa  retraite  au  loin  res- 
pectée d'importuns  et  obscurs  ennemis.  «  11  ne  tient 
pas  à  lui  que  nous  ne  regardions  désorniais  les 
principales    formules  de    l'auteur    des  Recherches 


comme  une  mystification  !  (page  92,  De  la  valeur  de 
la  raison,)  et  toute  sa  philosophie  comme  une  phi- 
losophie de  calembours  !  (  page  112.  )  11  cherche  & 
répandre  des  ténèbres  sur  des  pensées  claires  comme 
le  jour,  à  mettre  en  contradiction  des  passages  qu. 
se  concilient  dans  l'ensemble  du  système....  Est-il 
bien  convenable  de  laisser  en  repos ,  de  paraître, 
même  ménager  les  ennemis  de  la  foi,  et  de  con- 
sacrer tant  de  volumes  à  réluter  ses  apologistes? 
Hier  c'était  Donoso-Cortès  ,  ce  grand  piibîicisle, 
que  Terreur  nous  enviait  ;  aujourd'hui  c'est  M.  de 
Bonald;  demain,  peut-cire,  ce  sera  M.  deMaistrel 
allous-nous  donc  abjurer  toutes  nos  gloires?  Pour 
nous  ,  Dieu  nous  préserve  de  prêter  jamais  les 
nlain^  à  ce  nouvel  ostracisme  qui  frapperait  de 
proscription  les  vainqueurs  des  grands  combats, 
les  défenseurs  de  la  sainte  pairie  .  le  génie  et  la 
vertu!  »  (.M.  l'abbé  Dutlessy,  dans  la  Bibliogr aphte 
catholique,  décembre  185G,  page  492.) 


NOTE  Xï. 

Arl.  Langage  ,  §  III. 


Le  'Verbe. 


L  antiquité  n'ignorait  point  la  toul"-puissance  de 
la  parole  divine,  et  possédait  même  plusieurs 
riieu.\-Verbe.  Mais  ces  dieux  occupaient ,  chacun 
dans  sa  religion,  une  place  subordonnée  à  colé  et 
tout  près  des  tléilés  principales,  dont  ils  élaicnt 
les  messagers  et  les  interprètes. 

Ces  dieux-Verbe  el  leurs  mythes  allcstent  que 
l'humanité  a  su,  dès  les  temps  anciens,  qu'au  coni- 
niencement  l'univers  av;iil  été  f;iit  jiar  la  simple 
parole  de  Dieu  ,  el  que  Dieu  avait  ensuite  parié 
aux  peuples  pour  leur  révéler  sa  xoionlé.  La  terre 
entière  est  pleine  de  la  gloire  du  Verbe. 

Sa  gloire  s'est  même  communiquée  au  Verbe 
humain.  Créé  à  l'image  de  Dieu,  l'homme  a  cru 
remarquer  dans  sa  p.irole  quelque  chose  de  la 
toute-puissance  que  possédait  celle  de  son  auleur; 
il  lui  a  semblé  que,  par  ses  prières,  ses  chants,  ses 
bénédictions  et  ses  malédictions,  par  ses  évoca- 
tions et  exorcismes,  il  pouvait  à  volonté  ébianler 


les  cieux,  la  terre  et  les  enfers  ;  il  s'est  imaginé, 
comme  les  Finnois,  qu'avec  les  trois  paroles  ori- 
ginelles du  Créateur,  il  guérirait  tous  les  maux, 
ou  comme  l'Hindou,  qu'en  répétant  sans  se  lasser 
le  nom  sacré  aum,  que  Dieu  avait  prononcé  le  pre- 
mier, il  s'idenlilierait  avec  Dieu  lui-même. 

Quand  .serait  née  la  magie,  si  l'hunianité  n'avait 
passé  son  enfance  dans  l'extase  et  les  rêves  d'une 
loi  qui,  dans  sa  surabondance  de  forces,  ne  se  com- 
prenait pas  elle-même  ? 

Et  comment  rhonimç,donl  les  mots  sonldcssons 
impuissanls,  aurait-il  eu  l'idée  d'allribuer  au.\  mots 
divins  une  énergie  inconmiensurable  et  des  efl'ets 
qu'il  ne  peut  concevoir,  s'il  n'avait  pas  appris 
par  la  révélation  que  Dieu  dit  et  la  lumière  est  ? 
i>a  pliiase  de  la  cosmogonie  de  Moise  qui  excitait 
l'admiration  de  Longin  n'est  point  une  de  ces  ex- 
pressions sublimes  que  trouvent  une  lois  dans  leur 
vie  les  poêles;  c'est  de  la  simple  prose,  mais  do 
la  prose  de  Dieu,  que  l'homme  n'aurait  jamais  in- 
ventée. 


NOTE  XH. 


Alt.  LA^GAGE,  §  XXll. 


Nouvelles  difficultés  contre  Cinvention  humaine  du 
langage,  présentées  pur  M.  ïilanc  Saint-Bonnet  et 
par  M.  de  Lamartine. 

«  Dans  rhypolhese  de  l'invention  humaine  du 
langage,  il  cùl  fallu  : 

€  1"  Qu'un  lionmie  eût  conçu  l'idée  d'un  moyen 
susceptible  de  faire  passer  ce  qui  est  au  dedans 
de  soji  àme  dans  l'àme  de  son  semblable,  c'est-à- 
dire  qu'il  eût,  sans  l'avoir  vu  jamais,  l'idée  d'un 
pliénoniêne  dont  la  science,  malgré  l'observation, 
n'a  pu  encore  se  rendre  compte. 

<  11  eùl  fallu  : 

I  2"  Que  cet  homme  eût  été  conduit  à  l'idée  d'un 
pareil  moyen  par  celle  autre  idée  :  qu'une  fois  ce 
premier  moyen  découvert,  de  faire  passer  dans 
i'ame  de  son  semblable  les  pensées  qui  sont  dans 
la  sienne,  il  pourrait  lui  faire  comprendre  ses  pro- 
pres besoins,  et  qu'il  eût  été  conduit  à  cette  der- 
nière idée  par  celte  autre  :  qu'aussitôt  son  sem- 


blable serait  invité  à  le  soulager.  Mais  avant  le  lan- 
gage, personne  n'ayant  pu  demander  à  un  autre  ce 
dont  il  avait  besoin,  ni  celui-ci  le  lui  donner, 
comment  le  premier  qui  chercha  le  langage  eut-il 
l'idée  que  ce  que  nous  ne  pouvons  pas  nous  donner 
nous-mêmes,  nous  puissions  le  recevoir  d'un  autre? 
Tout  animal  allend-il  sa  proie  d'un  aulre  que  de 
lui-même?  Cet  homme  étant  persuadé,  sans  en 
avoir  d'exemple,  qu'il  existe  un  moyen  de  faire 
savoir  à  l'esprit  de  son  semblable  ce  ([ui  est  au  de- 
dans du  sien,  et  que  son  semblable,  ainsi  averti, 
le  soulagera  par  cela  seul  qu'il  connaîtra  son  be- 
soin ,  il  ne  restait  plus  qu'à  découvrir  ce  moyen 
lui-même. 

«  Pour  cela  il  eût  fallu  . 

t  ù"  Découvrir  qu'il  existe  une  faculté  d'associa- 
tion des  idées  et  des  impressions  qui,  liant  les 
idées  aux  idées,  les  impressions  aux  impressions, 
et  les  idées  aux  impressions,  liât  par  là  même  une 
idée  spirituelle  à  l'impression  produite  par  un  signe. 


1319 


DICTIONNAIRE  DE 


Or,  conment  observer  colle  loi  d'association  psy- 
chôlciquc  eiilre  les  idées  cl  les  signes,  lorsque 
les  idées  et  les  signes,  (jui  sont  les  deux  objets 
entre  les<iuelsrass()cialioii  doit  «Hre  établie,  nexis- 
lenl  pas?  Kl  eonnnenl  se  peut-il  (ju'on  ait  eu  la 
pensée  de  la  possibilité  d'un  tel  rapport  entre  des 
idées  et  des  siî>i>es  qui  n'existaient  point  encore, 
lorsque,  depuis  six  mille  ans  (jne  ces  idées  et  ces 
signes  existent,  on  a  seulement  découvert,  dans  le 
siècle  dernier,  que  le  moyen  de  communication 
entre  les  bonimes  repose  sur  celle  association  des 
idées  et  des  signes;  et  lorsipie  cette  idée  de  créer, 
d'après  la  même  loi,  un  autre  moyen  de  commu- 
nication, n'a  été  appliquée  aux  sourds-muets  que 
depuis  peu  d'années? 

«  Il  eût  l'allu  -. 

«  4"  CIloisir  la  voix  pour  {troduire  ces  signes; 
mais  comment  alors  tirer  ces  signes  de  la  voix 
plulôr  que  des  pieds  on  des  mains,  comme  on  le 
lait  pour  les  sourds-muets;  plutôt  que  du  tact  des 
objets,  comme  on  lofait  pour  les  aveugles?  Pour 
choisir  la  voix,  afin  de  produire  par  ses  cris  les 
signes  avec  lesquels  nos  pensées  doivent  s'associer, 
il  eût  fallu  savoir  que  ces  cris  étaient  décomposa- 
blcs  en  jilusieurs  cris  primitifs.  Il  eût  fallu  par 
conséquent  faire  subir  aux  cris  de  la  voix  l'analyse 
nécessaire  pour  rencontrer  les  cinq  éléments  irré- 
ductibles, ou  les  cinq  sons  élémentaires  cpii  compo- 
sent le  son  général  de  la  voix,  c'est-à-dire  les  cinq 
voyelles  a,  e,  i,  o,  v,  et  leurs  composés  an,  au,  ai, 
eu,  in,  on,  ou,  sur  lesquelles  reposent  toutes  les 
langues  du  monde.  Pour  chercher  ces  cinq  voyelles 
irréductibles,  il  eût  fallu  découvrir,  sans  avoir  en- 
tendu de  langue,  qu'un  si  petit  nombre  de  sons 
élémentaires,  possibles  à  la  voix,  pouvaient  former 
tous  les  mots  nécessaires  à  une  langue. 

«  Pour  cela  il  eût  fallu  : 

«  5°  Posséder  l'idée  de  la  composition  et  de  la 
décomposition,  l'idée  mathématique  de  l'unité  et 
de  sa  génération  dans  la  mulUplication  ;  enfin,  de 
sa  divisibilité  dans  la  fraction;  puis,  sans  pensée 
et  sans  parole,  opérer  l'analyse  ainsi  que  la  recom- 
position. Enfin,  le  langage  a  dû  nécessairement 
être  complet  à  sa  Jiaissance,  en  ce  qu'il  n'a  pu 
exister  sans  cire  composé  du  sujet,  du  verbe  et 
de  l'attribut,  tout  comme  un  animal  ne  peut  passer 
à  la  vie  sans  être  doué  d'une  substance,  d'une 
organisation  et  d'une  \ie,c'est-à  dire  d'une  subs- 
tance organisée  vivante.  Car,  sans  le  substantif, 
comment  nommer  l'être?  sans  le  verbe,  comment 
exprimer  sa  manière  d'être?  et  sans  l'indicatif, 
comment  exprimer  son  attribut?  Toute  langue  a 
été  complète  dès  qu'elle  a  été  parlée,  et  c'est  le  senti- 
ment confus  de  celle  vérité  qui  a  fait  dire  à  Duclos, 
de  la  langue  fixée  pur  l'écriture  :  ♦  Elle  est  née  tout 
à  coup,  comme  la  lumière  (p).  » 

<  Conséquemmenl  il  eût  fallu  : 

<  d"  Q\ie  l'homme  qui  aurait  inventé  le  langage 
eût  en   lui    la  connaissance  complète  des  notions 

(p)  A  quelque  époque  que  nous  prenions  une  langue, 
dit  le  (locieur  Wisemaii,  nous  la  trouvons  lomplèle  quant 
à  ses  propriétés  essentielles  :  elle  peut  recevoir  plus  de 
perfection,  devenir  plus  riche  et  d'une  constrnciion  pins 
variée  ;  in;iis  son  principe  vital,  son  ànie,  si  l'on  peut 
l'appeler  ainsi,  parait  entièrement  tormé,  et  ne  peut 
plus  changer.  (Parce  que  celle  âme  est  le  lungiige.)  Quant 
à  leur  personnalité  et  leur  principe  d'ideniilé,  on  trouve 
les  langues  aussi  parfaites  dans  les  plus  anciens  écii- 
vains  que  dans  les  plus  modernes.  L'égjpiien  antique, 
comme  il  est  écrit  en  hiéroglyphes  sur  les  plus  anciens 
monuments,  se  retrouve,  après  trois  [mille  ans  d'inter- 
valle, dans  la  liturgie  copte  ,  d'une  parfaite  identité 
dans  sa  structure  essentiells.  On  observe  la  iriême  chose 
en  comiiarant  les  plus  anciens  écrivains  avec  les  plus 
récents,  soit  grecs,  soit  romains;  et  quoique  les  pre- 
miers aient  appris  aux  grossiers  habitants  du  Latium  à 
arrondir  les  formes  de  leurs  périodes ,  cependant  ils 
n'ont  jamais  ajouté  un  temps  à  leur  grammaire,  ou  une 


PHILOSOPHIE.  1320 

fondamentales  de  l'ontologie,  qu'il  eût  l'idée  ilo 
l'être  .  l'idée  de  l'action  de  l'être  et  l'idée  des  altri- 
buts  de  l'être  ;  de  plus,  l'idée  de  l'exislence  dans 
le  temps,  pour  douer  le  verbe  de  la  vie  passée,  de 
la  vie  présente  et  de  la  vie  future,  de  manière 
(|u'il  pût  suivre  toutes  les  propriétés  de  la  loi.  Il 
aurait  i'allu  enfin  (jue  cet  homme  cùl  toutes  ces 
pensées  sans  penser  ,  puisque  penser  c'est  com- 
biner des  termes  pour  arrêter  les  sentiments  que 
nous  avons  de  la  réalité,  et  qu'il  ne  peut  pas  plus 
y  avoir  de  pensée  sans  ses  paroles  (pie  de  hgure 
sans  ses  limites.  Si  l'on  ne  peut  penser  sans  lan- 
gage,  comment  l'inventeur  du  langage  a  t-il  pu 
former  toutes  les  pensées  nécessaires  à  l'invention 
du  langage? 

«  De  ce  que  l'homme  pense  sa  parole  avant  de 
parler  sa  pensée;  de  ce  que  la  parole  est  par 
conséquent  nécessaire  pour  inventer  la  parole, 
de  ce  que  l'homme  ne  jteut  inventer  la  parole  sans 
mettre  en  usage  son  intelligence,  et  de  ce  (|u'il  ne 
peut  précisément  mettre  en  usage  son  intelligence 
sans  la  parole ,  il  résulte  nécessairement  que 
l'homme  reçoit  de  ses  semblables  la  parole,  cette 
vie  de  l'intelligence,  comme  il  en  reçoit  la  vie  orga- 
nique. (Blanc  Saint-Bonnkt,  De  lu  société  et  de  son 
but  au  delà  du  temps,  t.  111.) 

«  On  a  écrit,  dit  M.  de  Lamartine,  des  volumes 
de  controverses  sans  solution  pour  discuter  sur 
l'origine  de  la  parole.  Les  uns  rattribuent  à  une 
révélation  directe  du  Créateur  à  sa  créature  ;  les 
autres  en  attribuent  l'invention  â  riiomme  par  une 
lente  élaboration  de  l'instinct,  cherchant,  par  des 
sons  et  par  des  signes,  à  se  faire  entendre  et  à  com- 
prendre. 

«  Voici  ce  que  nous  écrivions  nous-même 
récemmenl  sur  celle  question,  ou  plutôt  ce  mys- 
tère : 

t  Nous  plaignons  sincèrement  les  philosophes 
qui  discutent  depuis  des  siècles,  pour  savoir  si 
c'est  rhomme  qui  a  inventé  la  parole.  Nous  aime- 
rions presque  autant  disc.uter  pour  savoir  si  c'est 
riiomme  qui  a  inventé  la  pensée,  c'est-à-dire  si 
c'est  l'homme  qui  s'est  créé  lui-même;  car  il  nous 
est  aussi  impossible  de  concevoir  la  pensée  sans  la 
parole,  qui  lui  donne  conscience  d'elle-même,  que 
de  concevoir  la  parole  sans  la  pensée,  qui  la  con- 
stitue. L'homme  a  pu  inventer  les  langues  déri- 
vées, qui  ne  sont  que  les  modilications  d'une 
parole  primitive  et  révélée;  il  a  pu  construire  et 
reconstruire  des  langues  postérieures  et  imparfai- 
tes, avec  les  débris  de  la  langue  primitive  et  par- 
faite, qui  lui  fut  sans  doute  donnée  avec  l'existence 
par  Celui  qui  lui  avait  donné  la  pensée,  ou  le  verbe 
intérieur  et  extérieur  ;  mais  avoir  créé  la  langue 
avant  la  pensée,  ou  la  pensée  avant  la  langue, 
nous  semble  un  effort  au-dessus  de  tout  efiort 
humain,  c'est-à-dire  uu  niiracle  de  la  toute-puisr 
sance.  La  parole,  contenue  dans  la  première  lan- 
gue, a  dû    être  révélée  divinement  à   riioiume  le 

lettre  à  leur  alphabet...  S'il  y  avait  dans  la  structure  des 
langues  quelque  chose  qui  ressemblât  à  un  développe- 
ment naturel,  certainement  un  si  grand  nombre  de  siè- 
cles l'aurait  mainresté.  Il  est  tout  à  l'ail  contre  l'expé- 
rience de  parler  de  l'étal  secondaire  des  langues,  et  de 
supposer  qu'il  leur-a  fallu  des  milliers  d'années  pour  ai'- 
river  à  un  point  donné  de  développement  grammatical. 
Les  langues  sont  jetées  au  moule,  mais  moule  vivant, 
d'où  elles  se  dégagent  avec  toutes  leurs  belles  propor- 
tions. J'ai  éfjrouvé  une  grande  satisfaction  en  trouvant 
les  mêmes  vues,  mais  beaucoup  plus  philosophiquement 
exprimées,  dans  ce  irailé  si  concis  sur  la  phiiosuphie  du 
langage,  que  G.  de  Humboldt  avaii  annoncé  depuis  long- 
temps à  ses  amis,  comme  son  dernier  codicille  : 

«  .le  ne  regarcle  pas,  dit-il,  les  lormes  grammaticales 
comme  le  fruit  des  progrès  qu'une  nation  fait  dans  l'a- 
nalyse de  la  pensée,  mais  plutôt  comme  le  résultat  de  la 
manière  dont  une  nation  considère  et  traite  sa  lanjfue,  * 


1321 


NOTES  ADDITIONNELLES. 


1522 


jour  où  l'àme  a  pensé,  c'est-à-dire  le  jour  où  elle 
a  été  créée  avec  h»  faoïillé  d'avoir  des  scnsalions, 
de  produire  et  de  combiner  des  idées,  d'avoir 
conscience  de  son  exisience  et  des  clioses  existan- 
tes en  elles  et  hors  d'elle.  >  (Cours  familier  de  litté- 
rature, onzième  entretien.) 

Et  ailleurs:  «  Ce  qui  constitue  rhonime.  ce  ne 
sont  pas  seulement  les  sens,  car  les  brutes  ont  des 
sens  comme  nous,  et  quelques-unes  même  en  ont 
d'infiniment  plus  délicats,  plus  forts,  plus  infailli- 
bles que  les  nôtres;  ce  qui  constitue  surtout 
l'homme,  c'est  la  pensée;  mais  tant  que  celte  pensée 
ne  se  révèle  pas  à  elle-même  et  aux  autres  par  la 
parole,  elle  est  en  nous  comme  si  elle  n'était  pas.  La 
parole  n'est  pas  la  pensée,  mais  elle  en  est  la  mani- 
festation nécessaire  et  simultanée. Tant  qu'un  hon\nie 
n'a  pas  pu  dire  Je  pense  !  il  n'a  pas  pensé,  il  a  rêvé, 
il  a  eu  des  instincts,  il  n'a  pas  eu  des  idées;  il  a 
été  intelligence  sans  doute,  mais  intelligence  cap- 
tive et  endormie  dans  la  surdité  et  dans  la  nuit 
des  sens,  semblable  au  feu  qui  dort  dans  la  pou- 
dre, mais  qui  n'en  sort  pas  avant  que  lélincclICj 
en  s'approchant,  lui  rende  la  llammc,  la  lumière 
et  la  liberté!  L'étincelle  qui  rend  à  la  pensée  sa 
flamme,  sa  lumière,  sa  liberté,  son  activité  dans 
l'homme  et  dans  l'espèce  humaine,  c'est  la  parole! 
C'est  le  verbe,  comme  l'appelaient  les  anciens,  qui 
faisaient,  sous  ce  nom,  de  cotte  faculté  véritable- 
ment divine,  quelque  chose  d'intermédiaire  entre 
l'homme  et  Dieu.  Ils  avaient  raison:  la  parole  est 
la  révélation  de  iîuuc  à  l'àmc.  Or,  quel  autre  que 
Dieu  pouvait  faire  à  l'àme,  son  ouvrage  et  son  mys- 
tère, celte  révélation  d'elle-même? 

«  Aussi,  croyons-nous  que  la  parole  n'est  pas 
née  d'elle-même  sur  les  lèvres  de  l'homme  primi- 
tif, comme  un  balbutiement  de  hasard,  attachant, 
de  Siècle  en  siècle,  quelques  signifit'ations  vagues 
à  quelques  sons  articulés,  et  donnant  aux  autres, 
sur  le  son,  sur  son  enchaînement,  sur  la  signifi- 
cation de  ces  vagissements  humains,  des  leçons 
qu'il  n'aurait  pas  reçues  lui-même.  Pour  arriver 
ainsi  de  ces  vagissements  instinctifs  à  la  parole,  de 


la  parole  à  la  convention  unanime  du  sens  des 
mots,  du  sens  de  quelques  mois  au  verbe  et  à  la 
phrase,  du  verbe  et  de  la  jjhrase  à  la  syntaxe 
logique,  de  ces  syntaxes  à  la  langue  de  Moïse,  de 
David,  de  Cicéron,  de  Confucius,  de  Racine,  il 
faudrait  supposer  au  genre  humain  plus  de  siècles 
d'existence  sur  ce  globe  de  boue  qu'il  n'y  a  d'étoi- 
les visibles  ou  invisibles  dans  la  voie  lactée;  il  fau- 
drait supposer  aussi  des  siècles  sans  nombre 
d'abrutissement,  pendant  lesquels  lui,  genre  hu- 
main, être  essentiellement  moral  et  intellectuel,  il 
aurait  vainement  cherché,  semblable  aux  brutes, 
son  instrument  de  moralité  et  d'intelligence,  sans 
pouvoir  le  trouver  qu'après  des  myriades  de 
générations  sans  parole,  et  par  conséquent  sans 
intelligence  et  sans  moralité!  L'humanité  sourde 
et  muelte  pend.int  cent  mille  ans?...  Je  craindrais 
de  blasphémer  en  croyant  à  ce  mystère  ! 

«  J'aime  mieux  croire  à  l'autre,  c'est-.à-dirc  au 
mystère  paternel  du  Créateur  inspirant  lui-même, 
aux  lèvres  de  sa  créature  enfant,  la  parole,  le 
verbe,  le  mot,  l'expression  innée  qui  nonmie  les 
choses,  en  les  voyant,  du  nom  approprié  à  leur 
forme  et  à  leur  nature  ;  car,  nommer  les  choses  de 
leur  vrai  nom,  c'est  véritablement  les  recréer.  Oui, 
il  a  dû  enseigner  la  première  parole  et  la  pre- 
mière langue,  Celui  qui  a  fait  l'intelligence  et  le 
sentiment  pour  se  communiquer,  la  poitrine  pour 
faire  résonner  le  son  de  toutes  les  fibres  tendues 
et  émues  de  nos  passions,  comme  un  clavier 
intérieur,  toujours  complet,  que  nous  portons  en 
nous  ;  Celui  qui  a  fait  la  langue  pour  articuler,  les 
lèvres  pour  prononcer,  la  voix  pour  porter  an 
dehors  l'écho  de  l'àme  !  Des  débris  de  celte  pre- 
nuère  langue,  parfaite,  et  décomposée  par  quel- 
(|ues  décadences  intellectuelles,  se  seront  recom- 
jiosées  les  autres  langues  diverses  et  imparfaites, 
comme  des  pierres  d'un  temple  écroulé  se  rebâtis- 
sent lentement,  dans  le  désert,  quelques  abris  pour 
I»  caravane.  >  (Extrait  du  Civilisateur,  Vie  de 
(UiUemberg.) 


înotï:  XIII. 

Art.  Langage,  §  XXIIT. 


De  l'origine  onomatopéique  du  langage. 

L'origine  onomatopéique  du  langage,  soutenue 
par  Court  de  Gébelin,  et  encore  admise  par  quel- 
ques Français  (Camille  Dlteil  ,  Explication  des 
hiéroglyphes  )  a  été  bravement  précisée  par  l'An- 
glais .Murray  en  neuf  monosyllabes  représentant 
toute  sorte  de  coups,  et  desquels  il  dérive  toutes  les 
langues  de  la  terre,  différentes  de  forme  et  de 
fond,  le  hasard  ne  créant  que  des  individualités 
dépareillées. 

Cependant  les  calculs  d'un  mathématicien  (7)  éta- 
blissent que  six  mots  pareils  dans  deux  langues 
appuient  par  dix  sept  cents  chances  contre  une  la 


probabilité  qu'ils  sont  dérivés,  dans  l'un  et  l'antre 
cas,  de  quelque  langue-n)ère  ou  introduits  par 
communication.  Huit  mots  pareils  donnent  près  de 
dix  mille  chances  contre  une,  c'est-à-dire  une  cer- 
titude à  peu  près  entière.  Que  serait-ce  lorsque  les 
mots  et  racines  semblables  montent  à  plusieurs 
milliers  en  des  langues  séparées  par  la  longueur 
totale  de  la  chronologie  ou  par  la  moitié  de  la 
circonférence  du  globe?  (Yolng,  Transac.  of  the 
roij.  Soc.  ) 

L'argument  tiré  des  immigrations  est  surtout 
favorable  à  la  dispersion  des  langues  rayonnant 
d'un  tronc  commun.  Il  ne  peut  aider  le  système  de 
la  génération  spontanée  et  universelle  du  langage, 


[q)  L'inilialive  par  les  onomatupées  est  une  fonction 
trop  minime  pour  la  nicllre  en  balance  avec  la  masse 
énorme  de  convenu,  c'est-à-dire  de  tradilioniiel,  qui  fait 
le  fond  des  langues,  les  lettres  ciappaiiles  des  Circas- 
siens,  Calfres  et  Hollentols.  ne  sont  qu'une  variété  des 
sehuinlanles  slaves  et  sémites,  ou  des  simonies  de  tons 
les  pays.  Si  les  bruits  naiurels  oui  eu  une  influence  plus 
large,  cet  élément  humain  sera  di'  plus  belle  impuissant 
à  rendre  compte  de  la  ressemblance  des  langues.  Les 
bruits  naturels  les  plus  uriiformes  parloul,  sontjusle- 
menl  ce  que  les  langues  ou  oiiomalopées  nationales  re- 
présentent avee  la  plus  incroyable  variété. 

DicTiONN.  DE  Philosophie.  I 


Du  reste,  les  mots  qu  'on  appelle  onomatopiqnes  ne 
sont  pas  plus  de  l'invention  des  peuples  qui  les  em- 
ploient que  les  autres  mots  de  la  langue  qu'ils  pyrlent. 
C'est  une  grave  erreur  de  prétendre  que  les  peuples 
inventent  les  mots  de  leur  langue  ;  ils  n'en  inventent  au- 
cun, ils  modifient  seulement  ceux  qu'ils  connaissenl  et 
qu'ils  emploient,  ou  bien  ils  les  empruntent  à  leurs  voi- 
sins, soit  de  toute  pièce,  soit  en  leur  laisanl  subir  quel- 
ques changements  parce  detorla,  comme  dit  Horace  : 
(Kx.  :  remorqueur ,  fixateur,  distancer,  cheffrerie,  etc.), 
pour  les  adapter  k  la  langue  nialernelle. 

1,2 


rm 


DICTIONNAIRE  DE  niILOSOPIIIE. 


Î32i 


qu'en  Taisant  élouffer  entièremenl  ridionie  aiilocli- 
llionc  par  le  langage  inipoilé  ;  ainsi  toul  devrait 
être  danois  dans  l'anglais  après  la  conquête 
danoise  ;  tout  français  après  Guillaume.  En  ce  cas 
l'auloclilhone  se  présume,  mais  ne  se  prouve  pas. 
Si,  par  hasard,  on  en  découvre  des  traces,  elles  ne 
doivent  ressembler  à  rien  ;  mais  l'anglo-saxon  est 
gotli,  le  celle  est  sanskrit. 

Comme  dernière  ressource,  pour  soutenir  les 
deux  originalités,  malgré  la  ressemblance,  on 
admet  la  similitude  des  résultats  par  la  similitude 
des  organes  en  action  et  des  forces  en  travail. 
Cela  veut  dire  apparemment  que  les  alphabets  de 
tous  les  peuples  sont  bornés  â  une  quarantaine  de 
tons,  et  que  la  grammaire  générale  peut  être  en- 
fermée en  une  centaine  de  propositions.  Les  élé- 
ments de  rinstrun)ent  nommé  kaléidoscope  n'étaient 
fias  si  nombreux,  et  l'on  a  estimé  à  plusieurs  niil- 
ions  les  combinaisons  possibles  avant  que  la  même 
se  leproduise  deux  fois!  La  génération  spontanée 
ot  multiple  des  langues  ne  peut  donc  expliquer  ni 
les  ressemblances,  ni  les  diticrences  des  idiomes. 
Q'uand  les  questions  montent  dans  les  nuages 
métaphysiques,  il  y  a  des  chatoiements  capables  de 
mettre  en  contradiction  des  intelligences  aussi 
ëniinenlcs  par  leur  savoir  que  par  leur  force. 
Frédéric  Schlegel  commença  par  croire  l'esprit 
humain  ouvrier  primitif  du  langage,  et  finit  par 
admettre  explicitement  la  révélation  divine  du  lan- 
gage. Nous  trouvons,  comme  lui,  une  affirmation 
sur  bonnes  preuves  bien  préférable  à  des  discus- 
sions sans  fin   et  à  des   vagabondages  dans  un 


labyrinthe  sans  issue.  Nos  bonnes  preuves  sont 
déjà  fournies  ;  nous  avons  retrouvé  expérimentale- 
ment les  débris  d'une  langue  primitive  dans  les 
trois  grandes  familles  sémite,  indo\ie,  océanienne. 
Nous  pouvons  hardiment  formuler  le  dogme  de 
l'unité  de  l'espèce  humaine  et  de  la  pojmlalion  de 
la  terre  par  une  famille  graduellemcnl  élargie.  Les 
individus  et  les  nations  ont  largement  usé  de  leur 
libre  initiative  en  combinant,  changeant,  rénovant 
selon  les  forces  et  les  caprices  Me  lc\ir  esprit  ; 
mais  ils  travaillent  toujours  sur  une  trame  pre- 
mière,  sur  un  patron  primordial  et  traditionnel. 
C'était  plus  que  le  vaisseau  de  Thésée,  puisque 
plusieurs  pièces  n'ont  pas  été  altérées  ;  plus  que  la 
gouttelette  de  sang,  héritage  maternel  préexistant 
dans  l'œuf  avant  l'ébauche  du  poulet  (Isid.  Dour- 
»0N,  Plujs.  comp.].  Un  fait  non  moins  certain  et 
non  moins  admirable  que  la  parenté  des  langues 
est  la  fabrique  de  plus  en  plus  savante  et  compli- 
quée de  ces  langues  à  mesure  qu'on  en  remonte  la 
généalogie.  L'anglais  est  plus  simple  que  le  fran- 
çais et  l'allemand  ;  ceux-ci  plus  simples  que  le  latin, 
le  golh,  le  sanskrit.  L'aïeul  ou  les  aieux  inconnus 
du  sanskrit  durent  être  plus  vastes,  plus  compré- 
hensifs  ! 

Nous  pouvons  raisonner  ici  comme  Herschel 
remplissant  de  soleils  la  voie  lactée  explorée  par 
son  télescope:  plus  nous  approchons  de  Dieu,  et 
plus  l'immensité  est  admissible!  Ici  elle  a  de  plus 
l'avantage  de  se  trouver  à  la  portée  de  l'intelli- 
gence commune. 


NOTE  XIV. 

Art.  Sauvage. 


Océanie,  mœurs  des  habitants  de  quelques  îles. 

Iles   Fidji   (r).    —  Autliropopliagle    des    habitants. 
Grand  respect  ijuils  portent  à  leurs  prêtres. 

Pour  faire  connaître  les  habitants  de  ces  îles, 
nous  ne  pouvons  mieux  faire  que  de  citer  une  par- 
lie  d-e  la  relation  dans  laquelle  le  capitaine  Dil- 
lon  (s)  raconte  le  massacre  d'une  partie  de  ses 
compagnons,  et  répouvantable  situation  dans 
laquelle  il  se  trouva  pendant  quelques  heures. 

Les  îles  Fidji  sont  couvertes  de  bois  de  sandal  ; 
c'était  pour  en  faire  un  chargement  que  M.  Dil- 
lon  y  était  venu  en  septembre  1815.  Un  jour  qu'il 
était  descendu  à  terre  avec  plusieurs  autres  per- 
sonnes de  l'équipage,  une  dispute  s'éleva  entre  eux 
et  les  insulaires.  Les  sauvages,  fort  supérieurs  en 
nombre,  massacrèrent  quatorze  de  leurs  ennemis. 
Les  autres,  au  nombre  de  cinq,  parvinrent  à  se 
sauver  avec  M.  Dilion  sur  un  rocher  escarpé  qui  se 
trouvait  isolé  dans  la  plaine.  C'est  de  là  que  ce 
dernier  va  nous  faire  connaître  les  naturels  des 
îles  Fidji. 

<  La  plaine,  autour  de  notre  position,  était  cou- 
verte de  sauvages  au  nombre  de  plusieurs  milliers, 
qui  s'étaient  rassemblés  de  toutes  les  parties  de 
kl  côte,  et  s'étaient  tenus  embusqués,  attendant 
notre  débarquement.  Cette  niasse  d'hoinines  nous 
oUrait  alors  un  spectacle  révoltant.  On  allumait 
des  feux,  et  l'on  chauflait  des  fours  pour  faire 
rôtir  les  membres  de  nos  infortunés  compagnons. 
Leurs  cadavres,  ainsi  que  ceux  des  chefs  de  Bow 
et  des  hounncs  de  leurs  îles  qui  avaient  été  mas- 

(r)  Ces  îles,  appelées  aussi  îles  Bitl,  sont  situées  vers 
Itia'  desçré  de  lalilude  sud  el  le  17i)'  de  longitude. 
(s)  L'ouvrage  est  iniituié  :  Voyage  aux  îles  de  la  wer 


sacrés,  furent  apportés  devant  les  feux  de  la  ma- 
nière suivante.  Deux  des  naturels  de  Viiear  for- 
mèrent avec  des  branches  d'arbre  une  espèce  de 
civière,  qu'ils  plaçaient  sur  leurs  épaules.  Les 
cadavres  de  leurs  victimes  furent  étendues  en 
travers  sur  cette  civière,  de  façon  que  la  tête  pen- 
dait d'un  côté,  et  les  jambes  de  l'autre.  On  les 
porta  ainsi  en  triomphe  jusque  auprès  des  fours 
destinés  à  en  rôtir  les  lambeaux.  Là,  on  les  plaça 
sur  l'herbe,  dans  la  position  d'un  homme  assis. 
Les  sauvages  se  mirent  à  chanter  et  à  danser 
autour  d'eux,  avec  les  démonstrations  de  la  joie  la 
plus  féroce.  Ils  traversèrent  ensuite  de  plusieurs 
balles  chacun  de  ces  corps  inanimés,  se  servant 
pour  cela  des  fusils  qui  venaient  de  tomber  entre 
leurs  mains.  Quand  cette  cérémonie  fut  terminée, 
les  prêtres  commencèrent  a  dépecer  les  cadavres 
sous  nos  yeux.  Les  morceaux  furent  mis  au  four 
pour  être  rôtis  el  préparés  comme  je  l'ai  dit  plus 
haut,  et  servir  de  festin  aux  vainqueurs. 

«  Pendant  ce  lemps,  nous  étions  serrés  de  près 
de  toutes  parts,  excepté  du  côté  d'un  fourré  de 
mangliers  qui  bordait  la  rivière.  Savage  proposa  à 
Martin  Bushart  de  s'enfuir  de  ce  côté,  el  de  lâcher 
d'atteindre  le  bord  de  l'eau  pour  gagner  ensuite  le 
navire  à  la  nage.  Je  m'y  opposai,  en  menaçant  de 
tuer  le  premier,  qui  abandonnerait  le  rocher.  Celte 
menace  produisit  pour  le  moment  son  effet.  Ce- 
pendant la  furie  des  sauvages  paraissait  un  peu 
apaisée,  et  ils  commençaient  à  écouler  assez  atten- 
tivement nos  discours  et  nos  offres  de  réconci- 
liation. Je  leur  rappelai  que  le  jour  de  la   capture 

du  Sud  en  182-7  et  1828,  et  Relation  de  la  découverte  du 
sort  de  la  Pérouse.  :2  vol.,  clicz  l'illet  aînt';. 


n25 


NOTES  ADDITIONNELLES. 


1326 


tlos  quatorze  pirogues.  Iinii  dos  leurs  avnionl  élc 
fats  prisonniers  et  élaionl  détenus  ;\  bord  du 
jiavire.  L'un  deux  otaii  frère  du  uaml'cuttj  ou 
i;rand  prêtre  de  Vilear.  Je  fis  entendre  à  la  mulli- 
lude  que,  si  l'on  nous  tuait,  ces  huit  prisonniers 
seraient  mis  à  mon;  mais  que,  si  Ton  nous  épar- 
gnait, mes  oin([  compagnons  et  moi,  nous  ferions 
reiàcher  les  prisonniers  sur-le-champ.  Le  grand 
prêtre,  que  ces  sauvages  regardent  comme  une 
divinité,  me  demanda  aussitôt  si  je  disais  la  vérité, 
cl  si  son  frère  et  les  sept  autres  insulaires  étaient 
vivants.  Je  lui  eu  donnai  Tassurancc,  et  proposai 
d'envoyer  un  de  mes  hommes  à  bord  inviter  le 
capitaine  à  les  relâcher,  si  lui,  le  grand  prêtre, 
voulait  conduire  cet  homme  sain  et  sauf  jusqu'à 
nos  embarcations.  Le  prêtre  accepta  ma  proposi- 
tion. 

i  Thomas  Dafny  étant  blessé  et  n'ayant  pas 
d'armes  pour  se  défendre,  je  le  décidai  à  se  hasar- 
der à  descendre  pour  aller  joindre  le  prêtre,  et  se 
rendre  avec  lui  à  notre  embarcation.  Il  devait 
informer  le  capitaine  Robson  de  notre  horrible 
situation.  Je  lui  ordonnai  aussi  de  dire  au  capi- 
taine que  je  désirais  surtout  qu'il  ne  relâchât  que 
la  moitié  des  prisonniers,  et  qu'il  leur  montrât  une 
grande  caisse  de  quincaillerie  et  d'autres  objets 
qu'il  promettrait  de  donner  aux  quatre  derniers 
prisonniers  avec  leur  liberté,  au  moment  même  de 
notre  retour  à  bord  du  navire. 

•  Mon  homme  se  conduisit  comme  je  le  lui  avais 
ordonné  ,  et  je  ne  le  perdis  pas  de  vue  depuis  l'ins- 
tant où  il  nous  quitta  jusqu'à  celui  où  il  arriva  sur 
le  pont  du  navire.  Pendant  ce  temps,  il  y  eut  une 
suspension  d'armes,  qui  se  fût  maintenue  sans  l'im- 
prudence de  Charles  Savage.  Divers  chefs  sauvages 
étaient  montés,  et  s'étaient  approchés  jusqu'à  (juel- 
(|ues  pas  de  nou-^  avec  des  protestations  en  signe 
d'amitié,  nous  promettant  toute  sûreté  pour  nos 
personnes  si  nous  consentions  à  descendre  parmi 
eux.  Je  ne  voulus  pas  me  fier  à  ces  promesses,  ni 
laisser  aller  aucun  de  mes  hommes.  Cependant  je 
finis  par  céder  aux  importunités  de  Charles  Savage. 
Il  avait  résidé  dans  ces  iles  pendant  plus  de  cinq 
ans,  et  en  parlait  couramment  la  langue.  Persuadé 
qu'il  nous  tirerait  d'embarras,  il  me  pria  inslani- 
menl  de  lui  permettre  d'aller  au  milieu  des  natu- 
rels avec  les  chefs  à  qui  nous  parlions,  parce  qu'il 
ne  doutait  pas  qu'ils  ne  tinssent  letirs  promesses, 
et  que,  si  je  le  laissais  aller,  il  rétablirait  certaine- 
ment la  paix  ,  et  nous  pourrions  retourner  tous 
sains  et  saufs  à  bord  de  notre  navire.  Je  lui  donnai 
donc  mon  consentoinent  ;  mais  je  lui  rappelai  que 
cette  démarche  était  contraire  à  mon  opinion,  et 
j'exigeai  qu'il  me  laissât  son  fusil  et  ses  munitions. 
Il  partit  et  s'avança  jus(|u'à  environ  deux  cents 
verges  de  notre  poste.  Là,  il  trouva  Bonassar  assis 
et  entouré  de  ses  chefs,  qui  témoignèrent  de  la  joie 
de  le  voir  parmi  eux,  mais  qui  étaient  secrètement 
résolus  à  le  tuer  et  à  le  manger.  Cependant  ils  s'en- 
tretinrent avec  lui  pendant  quelque  temps  d'un 
air  amical,  puis  ils  me  crièrent  en  leur  langage  : 
Descends  ,  Peler ,  nous  ne  le  ferons  pas  de  mal;  tu 
vois  que  nous  n'en  faisons  point  à  Cliartetj.  Je  ré- 
pondis que  je  ne  descendrais  pas  que  les  prison- 
niers ne  fussent  débarqués.  Pendant  ce  colloque, 
le  Chinois  Luis,  à  mon  insu  ,  descendit  du  côté 
opposé  avec  ses  armes  pour  se  mettre  sous  la  pro- 
tection d'un  chef  qu'il  connaissait  particulièrement, 
et  à  qui  il  avait  rendu  des  services  importants  dans 
quelques  guerres.  Les  insulaires,  voyant  qu'ils  ne 
pouvaient  me  décider  à  me  remettre  entre  leurs 
mains,  poussèrent  un  cri  effrayant.  Au  même  mo- 
nient,  Charies  Savage  fut  saisi  par  les  jambes,  et 
six  hommes  le  tinrent  la  tête  en  bas  et  plongée 
dans  un  trou  plein  d'eau,  jusqu'à  ce  qu'il  fût  suf- 
foqué. De  l'autre  côté,  un  sauvage  gigantesque 
s'approcha  du  Chinois  par  derrière,  et  lui  (Il  sau- 


ter le  crâne  d'un  coup  de  son  énorme  massue.  Ces 
deux  infortunés  étaient  à  peine  morts  qu'on  les 
dépeça,  et  qu'on  les  fit  rôtir  dans  des  fours  pré- 
parés pour  nous. 

i  Nous  n'étions  plus  que  trois  pour  défendre  la 
hauteur  ,  ce  qui  encouragea  nos  ennemis.  Nous 
lûmes  attaqués  de  tous  côtés  et  avec  une  grande 
furie  par  ces  cannibales,  qui  néanmoins  montraient 
une  extrême  frayeur  de  nos  fusils,  bien  que  les 
chefs  les  stimulassent  à  nous  saisir  et  à  nous  ame- 
ner à  eux,  promettant  de  conférer  les  plus  grands 
honneurs  à  celui  qui  me  tuerait,  et  demandant  à 
ci>s  barbares  s'ils  avaient  peur  de  trois  honmies 
blancs,  eux  qui  en  avaient  tue  plusieurs  dans  cette 
journée*  Encouragés  de  la  sorte,  les  sauvages  nous 
serraient  de  près.  Ayant  quatre  fusils  entre  nous 
trois,  deux  étaient  toujours  chargés,  attendu  que, 
Wlson  étant  un  très-mauvais  tireur,  nous  lui  avions 
laissé  l'emploi  de  charger  nos  armes,  tandis  que 
Martin  Busliar  et  moi  faisions  feu.  Dushart  était 
natif  de  Prusse  ;  il  avait  été  tirailleur  dans  son 
pays  et  était  fort  adroit.  Il  tua  vingt-sept  sauvages 
dans  vingt-huit  coups,  n'en  ayant  manqué  qu'un 
seul.  J'en  tuai  et  blessai  aussi  quelques-uns  quand 
la  nécessité  m'y  obligea.  Nos  ennemis,  voyant  qu'ils 
ne  pouvaient  venir  à  bout  de  nous  sans  perdre  un 
grand  nombre  des  leurs,  s'éloignèrent  en  nous  me- 
naçant de  leur  vengeance. 

i  La  chair  de  nos  malheureux  compagnons  étant 
cuite,  on  la  retira  des  fours,  et  elle  fut  partagée 
entre  les  différentes  tribus,  qui  la  dévorèrent  avec 
avidité.  De  temps  en  temps  les  sauvages  m'invi- 
taient à  descendre  et  à  me  laisser  tuer  avant  la  (in 
du  jour,  afin  de  leur  épargner  la  peine  de  me  dé- 
pecer et  de  me  faire  rôtir  pendant  la  nuit.  J'étais 
dévolu  pièce  par  pièce  aux  différents  chefs  dont 
chacun  désignait  celle  qu'il  voulait  avoir  ,  cl  qui 
tous  brandissaient  leurs  armes  en  se  glorifiant  du 
nombre  d'hommes  blancs  qu'ils  avaient  tués  dans 
celle  journée. 

t  En  réponse  à  leurs  affreux  discours,  je  déclarai 
que,  sijétais  tu^>,  leurs  compatriotes  détenus  à  bord 
le  seraient  aussi  ;  mais  que,  si  j'avais  la  vie  sauve, 
ils  l'auraient  également.  Ces  barbares  répliquèrent  : 
Le  capitaine  Hvbson  peut  tuer  et  manger  Us  nôtres, 
s'il  lui  plait.  Nous  vous  tuerons  et  nous  vous  mange- 
rons tous  trois.  Quand  il  fera  sombre,  vous  ne  verrez 
plus  clair  pour  nous  ajuster,  et  vous  n  aurez  bientôt 
plus  de  poudre. 

«  Voyant  qu'il  ne  nous  restait  plus  d'espoir  sur 
la  terre,  nkcs  compagnons  cl  moi  tournâmes  nos 
regards  vers  le  ciel,  et  nous  nous  mîmes  à  supplier 
le  Tout-Puissant  d'avoir  compassion  de  nos  âmes 
pécheresses.  Nous  ne  comptions  pas  sur  la  moindre 
chance  d'échapper  à  nos  ennemis,  et  nous  nous 
attendions  à  être  dévorés  comme  nos  camarades 
venaient  de  l'être.  La  seule  chose  qui  nous  empê- 
chait encore  de  nous  rendre  éiait  la  crainte  d'être, 
pris  vivants  et  mis  à  la  torture. 

€  On  voit  en  effet  quelquefois,  mais  peu  souvent, 
ces  peuples  torturer  leurs  prisonniers.  Voici  com- 
ment ils  s'y  prennent  :  ils  enlèvent  à  leurs  victimes 
la  peau  de  la  plante  des  pieds;  puis  ils  leur  pré- 
sentent des  torches  de  tous  côtes,  ce  qui  les  oblige 
à  sauter  pour  fuir  le  feu,  el  leur  cause  des  douleurs 
atroces.  Une  autre  manière  consiste  à  couper  les 
paupières  à  leurs  prisonniers,  et  à  lesexposer ainsi 
la  face  tournée  vers  le  soleil.  On  dil  que  c'est  un, 
épouvantable  supplice.  Ils  leur  arrachent  aussi 
parfois  les  ongles.  Au  reste,  il  parait  que  ces  tor- 
tures sont  très-rares,  et  qu'ils  ne  les  infligent  qu'à 
ceux  qui  les  ont  irrités  au  dernier  point.  Nous  étions 
dans  ce  cas,  ayant  tué  un  si  grand  nombre  des 
leurs  pour  notre  défense. 

«  Il  ne  nous  restait  plus  que  seize  ou  dix-sept 
cartouches.  Nous  décidâmes  alors  qu'aussitôt  qu  il 
ferait  sombre,   nous  appuierions  la  crosse  de  nos 


1327 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPITIK- 


1528 


fusils  h  terre  et  le  bout  du  canon  contre  notre  poi- 
trine, et  que,  dans  celle  position  ,  nous  lâcherions 
la  détente,  pour  nous  tuer  nous-mêmes  plulôt  que 
de  tomber  vivants  entre  les  mains  de  ces  mons- 
tres. 

<  A  peine  avions-nous  pris  cette  résolution  dés- 
espérée, que  nous  vîmes  noire  embarcation  partir 
du  navire  et  s'approcher  de  terre.  Nous  complâmes 
les  huit  prisonniers.  J'en  fus  confondu.  Je  ne  pou- 
vais imaginer  que  le  capitaine  eût  agi  d'une  ma- 
nière aussi  maladroite  que  de  les  relâcher  tous, 
puisque  le  seul  espoir  que  nous  pussions  conserver 
était  de  voir  ceux  des  prisonniers  qu'on  eût  relâ- 
chés intercéder  pour  nous,  afin  qu'à  notre  tour 
nous  intervinssions  pour  faire  rendre  la  \iberlé  à 
leurs  frères  quand  nous  retournerions  à  bord  du 
navire.  Celte  sage  précaution  ayant  été  négligée 
malgré  ma  recommandation  expresse  ,  toute  espé- 
rance me  parut  évanouie,  et  je  ne  vis  plus  d'autre 
ressource  que  de  mettre  à  exécution  le  dessein  que 
nous  avions  formé  de  nous  tuer  nous-mêmes. 

i  Peu  de  temps  après  que  les  huit  prisonniers 
eurent  élé  débarqués  ,  on  les  amena  sans  armes 
auprès  de  moi,  précédés  par  le  prêtre,  qui  me  dit 
que  le  capitaine  Robson  les  avait  relâchés  tous, 
et  avait  fait  débarquer  une  caisse  de  coutellerie  et 
de  quincaillerie  pour  être  offerte  ,  comme  notre 
rançon,  aux  chefs  à  qui  il  nous  ordonnait  de  re- 
mettre nos  armes.  Le  prêtre  ajouta  que  ,  dans  ce 
ras,  il  nous  conduirait  sains  et  saufs  à  notre  em- 
barcation. Je  répondis  que  tant  que  j'aurais  un 
souffle  de  vie,  je  ne  livrerais  pas  mon  fusil,  qui  était 
ma  propriété,  parce  que  j'étais  certain  qu'on  nous 
traiterait,  mescontpagnons  et  moi,  comme  Charles 
Savage  et  Luis. 

f  Le  prêtre  se  tourna  alors  vers  Martin  Busharl 
pour  tâcher  de  le  convaincre  et  de  le  faire  acquies- 
cer h  ses  propositions.  En  ce  moment,  je  conçus 
l'idée  de  faire  prisonnier  le  prêtre  et  de  le  tuer, 
ou  d'obtenir  ma  liberlé  en  échange  de  la  sienne. 
J'attachai  le  fusil  de  Charles  Savage  à  ma  ceinture 
avec  ma  cravatle,  et,  cela  fait ,  je  présentai 
le  bout  du  mien  devant  le  visage  du  prêtre  ,  lui 
déclarant  que  je  le  tuerais  s'il  cherchait  à  s'enfuir 
ou  si  quelqu'un  des  siens  faisait  le  moindre  mou- 
vement pour  nous  attaquer  ,  mes  compagnons  et 
moi,  ou  nous  arrêter  dans  notre  relraile.  Je  lui  or- 
donnai alors  de  marcher  endroile  ligne  vers  notre 
embarcation,  le  menaçant  d'une  mort  immédiale 
s'il  n'obéissait  pas.  11  obéit,  et,  en  traversant  la 
foule  des  sauvages ,  il  les  exhorta  à  s'asseoir  et  à 
ne  faire  aucun  mal  à  Peter  ni  à  ses  compagnons, 
parce  que  s'ils  nous  assaillaient,  nous"le  tuerions, 
et  qu'alors  ils  attireraient  sur  eux  la  colère  des 
dieux  assis  dans  les.nuages,  qui,  irrités  de  leur  dés- 
obéissance, soulèveraient  la  mer  pour  engloutir  l'île 
cl  tous  ses  habitants. 

I  Ces  barbares  témoignèrent  le  plus  profond  res- 
pect pour  les  exhortations  de  leur  prêtre,  et  s'assi- 
rent sur  l'herbe.  Le  nambealy  (nom  qu'ils  donnent 
à  leurs  prêtres)  se  dirigea,  comme  je  le  lui  avais  or- 
donné ,  du  côlé  de  nos  embarcations.  Bushart  et 
Wilson  avaient  le  bout  de  leur  fusil  placé  de  chaque 
côté  à  la  hauteur  de  ses  tempes,  et  j'appuyais  le 
mien  entre  ses  deux  épaules  pour  presser  sa  marche. 
L'approche  de  la  nuit,  et  le  désir  si  naturel  de 
prolonger  ma  vie,  m'avaient  fait  recourir  à  cet  ex- 
pédient ,  connaissant  le  pouvoir  que  les  prêtres 
exercent  sur  l'esprit  de  toutes  les  nations  bar- 
bares. 

I  En  arrivant  auprès  des  embarcations,  le  nam- 
beaty  s'arrêta  tout  court.  Je  lui  ordonnai  d'avancer, 
il  s'y  refusa  de  la  manière  la  plus  positive,  me  dé- 
clarant qu'il  n'irait  pa&plus  loin,  et  que  je  pouvais 
le  tuer  si  je  voulais.  Je  l'en  menaçai  et  lui  deman- 
dai pourquoi  il  refusait  d'aller  jusqu'au  bord  de 
l'eau.  Il  répondit  :  Vous  voulez  m'enimener  vivant  à 


bord  du  navire  pour  me  mettre  à  (a  torture.  Comme 
il  n'y  avait  pas  de  temps  à  perdre,  je  lui  ordonnai 
de  ne  pas  bouger,  et,  nos  fusils  toujours  dirigés 
sur  lui,  nous  marchâmes  à  reculons,  et  gagnâmes 
de  la  sorte  un  de  nos  canots.  Nous  n'y  fûmes  pas 
plutôt  embarqués,  que  les  sauvages  accoururent 
en  foule,  et  nous  saluèrent  d'une  grêle  de  flèches  et 
de  pierres;  mais  bientôt  nous  nous  trouvâmes 
hors  de  la  portée  de  leurs  arcs  et  de  leurs 
frondes. 

«  Dès  que  nous  nous  vîmes  hors  de  danger,  nous 
remerciâmes  la  divine  Providence,  et  nous  fîmes 
force  de  rames  vers  le  navire,  que  nous  atteignî- 
mes au  moment  où  le  soleil  se  couchait.  »  (t.  I, 
p.  15  et  suiv.) 

Nouvelle-Zélande.  —  Mœurs  des  liabitauts.  —  Mif- 
iionnaires  protestants.  —  Leur  rliarité. —  Témoi- 
gnage rendu  à  celle  des  prêtres  catholiques.  — 
Prêtresse  zélandaise.  —  Sorcellerie.  —  Croyance 
à  la  transmigration  des  âmes. 

Le  capitaine  Dillon  ,  parti  de  Calcutta,  le  10 
janvier  1827,  sur  le  vaisseau  de  la  compagnie  des 
Indes,  le  Research,  arriva  à  la  Nouvelle-Zélande 
le  1"  juillet.  Les  habitants  de  ces  îles,  quoique  vi- 
sités assez  souvent  par  des  marins  anglais  et  hol- 
landais, sont  encore  la  plupart  sauvages  et  même 
anthropophages.  Cependant  ils  ne  mangent  que  les 
ennemis  qu'ils  ont  pris  à  la  guerre.  Ils  ont  même 
reçu  avec  assez  d'empressement  au  milieu  d'eux 
quelques  déserteurs  qui  se  sont  établis  dans  leur 
île,  où  ils  ont  épousé  des  femmes  du  pays ,  et  où 
ils  exercent  leur  état  de  charpentier  ou  de  forge- 
ron. Dès  qu'un  bàtinient  européen  arrive,  ils  s'em- 
pressent d'aller  lui  rendre  visite,  échangent  leur 
nom  avec  les  ofliciers,  en  sorte  qu'il  y  a  parmi  eux 
des  comtes,  des  marquis,  etc.  Un  de  leurs  chefs, 
nommé  Moylianger,  vint  même,  il  y  a  quelques 
années,  en  Anglelerre,  et  rapporta  parmi  les  siens 
le  souvenir  de  la  civilisation  européenne. 

La  société  des  missions  de  Londres  entrelien* 
sur  celle  terre  plusieurs  minisires ,  envoyé.s 
à  grands  frais  pour  convertir  les  habitants.  Mais 
il  ne  paraît  pas  que  leurs  efforts  aient  été  cou- 
ronnés de  beaucoup  de  succès  :  s'il  faut  même  en 
croire  le  capitaine  Dillon,  la  conduite  dea révérends 
n'est  pas  du  tout  propre  à  leur  concilier  l'estime 
ou  la  confiance  des  insulaires.  Nos  lecteurs  ne  ver- 
ront pas  sans  plaisir  <|uelques  détails  sur  ces  mis- 
sions de  nos  frères  séparés. 

Le  ^  novembre  1827,  à  son  retour  de  l'île  de 
Mannicolo  ,  le  capitaine  Dillon  vint  mouiller  dans 
la  baie  des  Iles,  ayant  presque  tout  son  équipage 
attaqué  de  différenles  maladies,  et  obligé  lui-même 
de  garder  le  lit.  Son  premier  soin  fut  de  faire  cher- 
cher des  provisions  fraîches,  dont  ils  avaient  un  si 
grand  besoin.  Nous  ne  voulons  pas  employer  d'au- 
tres paroles  que  les  siennes,  pour  relater  la  con- 
duite des  missionnaires. 

1 11  y  avait,  dans  le  voisinage  de  la  baie,  plusieurs 
de  nos  compatriotes  employés  comme  missionnai- 
res pour  convertir  et  instruire  les  naturels  ;  mais, 
bien  qu'ils  possédassent  de  nombreux  troupeaux 
de  bétail,  ils  étaient  trop  occupés  de  leurs  travaux 
spirituels  pour  songer  qu'ils  avaient  ainsi  le  moyen 
de  nous  procurer  d'utiles  secours.  Absorbés  tout 
entiers  dans  les  théories  sublimes  du  christianisme, 
ils  oubliaient  la  pratique  de  ses  préceptes  les  plus 
essentiels,  comme  de  secourir  les  nécessiteux  et 
de  visiter  les  malades.  Je  leur  aurais  ,  de  grand 
cœur  ,  payé  ,  à  tel  prix  que  ce  fût,  une  provision 
journalière  de  viande  fraîche  poup  nos  malades, 
mais  je  ne  pus  l'obtenir. 

f  Le  capitaine  Duke,  par  un  sentiment  d'huma- 
nité qui  lui  fait  honneur,  nous  envoya  à  bord  deux 
moutons  gras,  six  poules  et  de  i»lus  une  douzaine 


l.?29 


NOTES  ADDITIONNELLES. 


13S0- 


lie  bouteilles  île  vin.  A  ce  préstMil,  doiil  roi)por- 
tiinilé  ceiiluplail  le  |)rix,  il  joignit  une  assez  bonne 
épigraninie  contre  les  saints  prédicateurs  d'une 
doctrine  qu'ils  refusaient  de  mettre  en  pratique. 
«  Ceci  est  peu,  m'écrivait  le  capitaine  Duke,  mais  des 
«  pécheurs  connue  nous  n'ont  qu'une  bien  faible  part 
€  aux  biens  de  ce  monde,  qui  sont  réservés  pour 
«  les  élus.iOn  peut  juger  du  service  que  nous  rendit 
ce  charitable  lils  de  Neptune  :  tous  mes  orTiciers, 
à  l'exception  d'un  seul,  étaient  alités,  et  la  liste 
du  docteur  contenait  vingt-deux  personnes.  > 
(T.  H,  p. -2.^5.) 

Cependant  le  capilaine  Dillon  se  hasarda  à  de- 
mander un  service  au  chef  de  la  mission,  le  révé- 
rend .M.  Williams.  C'était  de  lui  livrer  une  goélette 
pour  ramener  les  interprètes  qu'il  avait  avec  lui, 
ce  qui  lui  aurait  épargné  une  grande  dépense,  et 
assuré  la  santé  de  son  équipage,  incapable  de 
supporter  ce  nouveau  voyage.  Voici  la  réponse  el 
les  réflexions  qu'elle  suggère  au  capitaine. 

Iloukianga,  jeudi  8  novenibre  18'27. 
«  Motisieur,  je  viens  de  recevoir  votre  lettre  du  6 
courant.  D'après  la  situation  dans  laquelle  nous 
nous  trouvons  ,  il  sera  impossible  d'aciiniescer  à 
votre  demande  concernant  le  Herald  ;  mais  il  y  a 
dans  ce  port  deux  bâtiments  qui  pourraient  faire 
votreiaffaire  :  un  brick  commandé  par  le  capitaine 
Kent,  et  la  petite  goélette  qui  a  été  bâtie  ici. 
Je  suis ,  etc. 

Henry  Williams. 
Au  capitaine  Peter  Dillon. 

X  Le  style  laconique  de  cette  réponse  me  surprit 
et  me  piqua  beaucoup.  Si  le  révérend  lieutenant 
4ivail  eu  la  moindre  dose  d'humanité,  il  l'aurait 
montré  dans  sa  réponse  ;  car,  bien  qu'il  eût  pu 
juger  à  jiropos  de  ne  pas  satisfaire  à  ma  demande 
icialivenient  à  la  goélette,  il  aurait  adouci  son 
refus  par  des  expressions  de  regret  du  fâcheux 
élat  de  santé  dans  lequel  nous  étions,  et  nous 
eût  oflert  toute  l'assistance  qu'il  était  en  son  pou- 
voir de  nous  procurer.  S'il  se  fût  excusé  en  allé- 
guant que  les  missionnaires  pourraient  être  exposés 
à  manquer  de  provisions  avant  le  retour  de  la 
goélette,  j'aurais  levé  cette  difliculté  en  leur  four- 
nissant de  mon  vaisseau  plus  de  vivres  qu'ils  n'eu 
;iuraient  eu  besoin  d'ici  au  retour  de  leur  bâti- 
ment ;  mais  ce  n'était  pas  le  cas,  puisque  la  goé- 
lette venait  d'arriver  tout  récemment  du  porl 
Jackson,  bondée  de  provisions.  S'il  eût  représenté 
que,  le  bâtiment  ne  lui  appartenant  pas,  il  ne  pou- 
vait prendre  sur  lui  de  l'exposer  aux  risques  du 
voyage  pour  lequel  je  l'avais  demandé,  on  eût  pu 
lui  répondre  que  ceriainemenl  les  membres  du 
comité  supérieur  des  missions  n'auraient  pu  être 
mécontents  de  lui  voir  faire  un  acte  de  grande 
charité,  qui  ne  pouvait  leur  occasionner  aucune 
perle,  puisqu'ils  prêchent  l'exercice  des  vertus 
chrétiennes,  dont  la  charité  est  la  i)rcn)iére.  Quant 
à  l'assistance  qu'il  eût  dû  nous  oflVir,  il  ne  pou- 
vait s'excuser  sur  le  défaut  de  moyens,  puisque 
tes  missionnaires  avaient  de  soixante  à  quatre- 
vingts  tètes  de  gros  bétail  de  la  plus  grande  beauté,  et 
lin  nombre  proportionné  de  moulons.  Si  les  direc- 
Icurs  de  rétablissement  de  la  mission  à.  Londres, 
ou  le  vénérable  M.  Marsden  se  fussent  trouvés  en 
ce  moment  à  la  baie  des  Iles,  ils  n'auraient  pas 
souffert  que  vingt-deux  de  leurs  compatriotes 
languissent  sur  les  côtes  de  la  Nouvelle-Zélande, 
en  proie  à  de  cruelles  maladies,  sans  aucun  secours 
corporel  ni  spirituel,  et  soupirant  en  vain  a|irès 
«m  petit  morceau  de  viande  fraîche  ou  une  lasse. 
de  bouillon. 

f  Je  ne  puis  m'empècher  de  faire  remarquer  le 
contraste  qui  existe  entre  la  conduite  de  ces  pro- 
[caitcurs  éclairés  des  doctrines  rciomices  du  chris- 


tianisme, et  celle  vraiment  chrétienne  des  ignoranit 
ministres  de  la  religion  catholique  à  Lima.  Aussi- 
tôt que  ces  vénérables  padres  apprenneirt  l'arrivée 
d'un  navire,  ils  se  rendent  à  bord,  et,  avec  une 
bonté  charitable,  s'informent  de  la  santé  de  tous 
ceux  qui  sont  embarqués.  S'il  s'en  trouve  de  ma- 
lades, ils  les  font  transporter  sur-le-champ  aux 
hôpitaux  dont  tous  les  couvents  sont  pourvus,  et 
on  leur  prodigue  les  plus  grands  soins  jusqu'à  leur 
rétablissement;  ou  la  mort  doit-elle  mettre  un 
terme  à  leurs  souffrances,  ils  reçoivent  les  secours 
el  les  consolations  spirituelles  qui  peuvent  leur 
adoucir  le  passage  de  cette  vie  dans  l'autre.  Ces 
bons  prêtres  n'acceptent  aucune  rémunération  p04jr 
leurs  soins,  et  se  (rouvenl  suflisamment  payés  par 
la  conscience  d'avoir  fait  du  bien.  Ils  ne  s'inquiè- 
tent pas  de  quel  pays  ou  de  quelle  religion  est  le 
malade,  ni  si  c'est  un  saint  ou  un  pécheur.  11  leur 
surtit  qu'il  ait  besoin  de  secours,  et  ils  lui  en  don- 
nent   .  (T.  II,  p.  220.) 

«  Ce  matin,  de  bonne  heure,  j'ai  reçu  la  visite 
du  marquis  de  Wyematti,  qui,  ayant  éprouvé  par 
lui-même  combien  notre  équipage  souffrait  du 
man(iue  de  vivres  frais,  me  faisait  apporter  cincj 
gros  porcs  et  près  de  mille  livVes  de  palales.  Je  lui 
offris  en  retour  un  demi-baril  de  poudre,  qu'il  ne 
voulut  accepter  qu'après  que  j'eus  fortement  in- 
sisté, et  encore  le  fit-il  alors  plutôt  pour  m'obéir 
que  pour  recevoir  une  rétribulion. 

<  Que  l'on  compare  la  conduite  compatissante 
et  désintéressée  de  ce  païen  avec  la  dureté  et 
l'égoïsme  des  prélcndus  hommes  saints  qui  étaient 
venus  pour  le  convertir!  D'après  ce  que  j'ai  vu, 
il  est  bien  à  craindre  que  la  conversion  religieuse 
des  Nouveaux-Zélandais  n'ait  lieu  aux  dépens 
de  leurs  vertus  sociales  ,  s'ils  suivent  en  tout 
l'exemple  des  soi-disants  apôtres  qu'on  leur  a 
envoyés.  »  {Ibid.,  p.  2G3.) 

Nous  ajouterons  à  ces  détails  quelques  réflexions 
de  l'auteur  sur  la  manière  dont  les  missionnaires 
doivent  s'y  prendre  pour  propager  la  religion 
parmi  ces  peuples  ;  appliquées  à  des  ministres  qui 
ne  sont  pas  engagés  dans  le  célibat,  elles  nous  pa- 
raissent d'une  grande  justesse.  Nous  concevons 
bien  (jue  des  femmes  à  demi -sauvages  et  mangeant 
de  la  chair  humaine  ne  doivent  pas  plaire  beau- 
coup aux  révérends  envoyés  de  Londres  ;  mais  ils 
ne  sont  pas  sans  savoir  que  l'état  de  missionnaire 
est  un  état  de  renoncement  cl  de  pénitence. 

«  Si  j'eusse  appartenu  à  la  mission,  et  été  céli- 
bataire, j'aurais  saisi  avec  joie  l'occasion  d'une 
alliance  aussi  avantageuse  et  aussi  honorable. 
Qu'on  me  perinelte  de  dire  que  je  regarde  comme 
très-inipolilique  de  la  part  des  missionnaires  qui 
ne  sont  pas  mariés  de  ne  point  choisir  des  femmes 
parmi  les  indigènes.  11  résulterait  de  ces  mariages 
de  grands  avantages  personnels  pour  eux,  el  de 
grandes  facilités  pour  la  conversion  des  hommes 
qu'ils  ont  entrepris  de  conquérir  au  christianisme. 
Les  enfants  de  ces  missionnaires,  étant  élevés  dans 
les  diverses  professions  de  leurs  pères,  devien- 
draient de  bons  tailleurs,  cordonniers,  charpentiers, 
corroyeurs,  etc.,  et,  se  mariant  à  leur  tour  avec 
des  naturelles,  répandraient  par  degrés  non-seule- 
ment les  doctrines  chrétiennes  qu'ils  auraient 
reçues  de  leurs  pères,  mais  encore  des  habitudes 
civilisées  et  des  métiers  utiles.  Les  créoles,  héri- 
tant des  biens  de  leurs  mères,  hérileraient  aussi 
de  leurs  honneurs,  el  à  la  longue  formeraient  une 
sorte  de  noblesse  civilisée,  qui  ne  manquerait  pas 
de  donner  le  ton  el  de  servir  de  modèle  à  toutes 
les  autres  classes.  De  leur  côlé,  les  missionnaires, 
par  des  exemples  non  moins  (|ue  par  des  pré- 
ceptes, pourraient  aidera  établir  la  civilisation  et  'e 
chrisliaiiisme  en  même  temps;  car  que  les  théo- 
ristcs  disent  ce  qu'ils  voudront,  les  arts  el  la  ci- 


1331 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


1332 


\ilisalion  doivent  précéder  et  non  pas  suivre  Tcta- 
Llissenienl  du  clirislinnisnie. 

«  La  nfission  envoie  des  ouvriers  pour  enseigner 
eurs  niéliers  aux  sauvages  ;  mais  un»;  fois  arrivés 
sur  les  lieux,  ils  prennent  le  titre  de  révérends 
Messieurs  tel  et  tel,  et  croiraient  déroger  s'ils 
condescendaient  à  manier  l'aiguille,  l'alêne,  le 
marteau  ou  la  hache.  Voilà  comme  l'on  est  dupe 
de  ces  artisans  sanctiliés,  qu'on  n'envoyait  pas  pour 
travailler  comme  ecclésiastiques,  mais  pour  l'aire 
œuvre  de  leurs  mains,  ainsi  que  l'avait  fait  saint 
Paul,  et  exercer  leur  métiers. 

«Mon  plan  de  mariages  entreles  femmes  indigènes 
de  haute  naissance  et  les  missionnaires  artisans 
accomplirait  assez  promptement  le  double  objet 
proposé  de  la  civilisation  et  de  la  conversion  des 
sauvages.  C'est  pourquoi  je  conseillerais  à  ceux 
qui  choisissent  les  sujets  d'envoyer  à  l'avenir  des 
missionnaires  qui  ne  seraient  point'  mariés,  et  qui 
s'engageraient  à  prendre,  aussitôt  que  possible 
après  leur  arrivée,  des  femmes  parmi  les  filles  du 
pavs  oii  ils  devraient  exercer  leurs  fonctions.  > 
(Ibid.  p.  2(>G.) 

Voici  maintenant  quelques  détails  sur  les  mœurs 
cl  coutumes  religieuses    des   Nouveaux-Zélandais. 

*  Au  nombre  des  spectateurs  était  un  orateur 
femelle,  prêtresse  du  rang  le  plus  élevé,  cl  jouis- 
sant d'une  grande  considération  parmi  les  tribus 
environnantes.  Elle  se  nommait  Vancalhai.  Cette 
femme  était  regardée  par  ses  compatriotes  comme 
au-dessus  du  commun  des  mortels,  et  ils  lui  sup- 
posaient une  puissante  influence  sur  la  déilé  qui, 
<raprès  leur  croyance,  gouverne  les  âmes  dans 
l'autre  monde.  On  lui  prêlait  aussi  le  pouvoir  de 
inagotou,  c'est-à-dire  d'ensorceler  les  gens  et  de  les 
faire  mourir  par  ses  sortilèges  quand  il  lui  plaisait. 
C'était  en  même  temps  une  espèce  de  sibylle,  et, 
dans  toutes  les  expéditions  contre  des  ennemis,  on 
la  consultait  sur  le  résultat  qu'elles  devaient  avoir  ; 
on  apprenait  d'elle  le  jour  le  plus  propice  pour 
mettre  à  la  voile,  ainsi  que  le  jour  et  l'heure  où, 
pour  être  agréable  à  la  déilé  dont  elle  était  l'or- 
gane, il  convenait  de  livrer  bataille.  Gomnïe  de 
ra'ison,  elle  exerçifll  l'empire  le  plus  absolu  sur 
l'esprit  des  naturels,  et  ses  oracles  louchant  l'issue 
d'une  campagne  ne  pouvaient  manquer  de  s'ac- 
complir souvent,  par  suite  de  la  défiance  ou  de  la 
confiance  qu'elle  avait  donnée  aux  guenicrs,  selon 
q-ue  son  caprice  ou  son  inlérêt  Ja  portait  à  dési- 
rer ou  à  craindre  le  succès  d'une  entreprise. 

t  On  assure  que  cette  prêtresse  aime  beaucoup 
les  Européens,  et  elle  en  donne  une  preuve  assez 
évidente  eu  choisissant  toujours  un  époux  parn)i 
eux..  Sa  personne  est  regardée  conmie  trop  sacrée 
pour  qu'il  s'établisse  des  relations  intimes  entre 
elle  et  des  individus  de  sa  nation. 

«  Celte  demi-déesse  vint  à  bord  du  vaisseau,  et 
dit  qu'elle  voulait  voir  Peler.  Je  me  présentai,  et 
elle  me  dentanda  pourquoi  j'avais  fait  tirer  mes 
canons.  Je  lui  en  expliquai  la  cause  à  son  entière 
satisfaction.  Comme  elle  était  une  personne  du  rang 
le  plus  élevé  dans  son  pays,  non-seulemcnl  à  cause 
de  son  earaclère  sacré,  mais  encore  par  sa  nais- 
sance, je  crus  nécessaire  de  témoigner  ma  véné- 
ration pour  son  auguste  personne,  afin  d'inspirer 
à  ses  compatriotes  une  haute  idée  de  mon  respect 
pour  leurs  coutumes  civiles  et  religieuses. 

f  11  n'est  peut-être  pas  hors  de  propos  de  faire 
remarquer  qu'une  slricle  attention  à  se  conduire 
de  la  sorte  envers  tous  les  insulaires  est  le  moyen 
le  plus  ellicace  pour  se  concilier  leur  estime  ;  elle 
conduit  à  ce  but  bien  plus  sûrement  que  les  plus 
riches  présents.Ces  derniers  excitent  leur  GU()idilé, 
et  ne  vous  assurent  leur  amitié  qu'en  proportion 
de  la  valeur  de  vos  dons  et  de  l'espérance  d'en 
obtenir  d'autres  ;  tandis  que  la  conduite  que  je 
recommande  vous  gagne  insensiblenieul  leur  af- 


fection, et  vous  assure  leur  bienveillance  avtc 
plus  de  ceriitude  et  à  meilleur  marché  :  je  dirai 
même  qu'il  y  a  lieu  de  croire  que  c'est  à  une  dé- 
viation de  ce  système  qu'on  doit  altribuer  la  plu- 
part des  désastres  qui  sont  arrivés  aux  navi- 
gateurs. 

t  D'après  ces  principes,  j'invitai  son  altesse  à 
venir  se  reposer  dans  mon  salon.  Là  elle  s'assit 
sur  un  fauteuil  avec  un  air  de  majesté  et  d'aisance 
([ui  annonçait  la  conscience  de  sa  propre  dignité. 

«  Celte  prêtresse  a  un  aspect  noble  dans  sa  taille 
et  sa  physionomie.  Elle  me  parut  être  entre  les 
deux  âges.  Son  teint  était  brun,  ses  yeux  noirs  et 
étincelanls  ;  et  ses  cheveux,  noirs  comme  du  jais, 
très-longs  et  agréablenn^nt  bouclés,  llotlaient  avec 
grâce  sur  ses  épaules.  Elle  portail  le  coslnme  dont 
les  hauts  personnages  du  pays  sont  revêlus  dans 
les  grandes  pompes,  et  tout  son  extérieur  impri- 
mait parfailemenl  l'idée  de  la  majesté  sauvage. 

«  A  peine  était-elle  assise  qu'elle  fit  l'observation 
que  la  journée  était  un  peu  froide,  puis  me  de- 
manda si  j'avais  du  rhum  à  bord,  et,  dans  ce  cas, 
de  lui  en  donner  à  boire.  Je  répondis  que  j'en 
avais,  et  je  lui  fis  servir  une  carafe  d'eau-de-vie. 
Après  avoir  regardé  celle  liqueur  d'inie  maniera 
signifi(^alive,  la  couleur  ne  lui  en  plut  point,  et 
elle  dit  :  Ce  iiest  pas  là  du  rhum;  je  iCen  ai  ja- 
mais vu  de  semblable.  Donnez-moi  du  rhum  comme 
celui  que  les  baleiniers  ont  abord.  J'acquiesçai  sur- 
le-champ  à  celle  demande,  et  je  fis  apporter  du 
rhum  véritable.  Elle  en  remplit  un  grand  verre 
presque  jusqu'au  bord,  et  l'avala  d'un  seul  trait. 
Elle  me  demanda  ensuite  un  cigare,  et  après  avoir 
fumé,  devint  Irès-communicative. 

«  La  personne  qui  attira  le  plus  son  attention 
fut  un  Anglais  d'un  certain  âge,  nommé  Richard- 
son,  second  chirurgien  du  vaisseau.  Elle  me  de- 
manda qui  il  était.  Je  répondis  que  c'était  notre 
docteur  et  notre  prêtre.  Cette  réponse  parut  lui 
faire  beaucoup  de  plaisir,  et  elle  nous  dit  qu'elle 
était  elle-même  prêtresse,  et  exerçait  la  médecine, 
ajoutant:  Mon  frère  ne  veut-il  pas  me  saluer  selon 
la  coutume  de  la  Nouvelle-Zélande  ?  (c'est-à-dire 
en  inclinant  la  tête  l'un  vers  l'autre,  et  s'appro- 
chant  nez  contre  nez).  La  demande  ayant  éié  in- 
terprétée à  M.  Richardson,  il  se  prêta  à  la  choss 
avec  beaucoup  de  galanterie.  Malheureusement, 
en  s'inclinant,  il  fit  tomber  sa  perruque,  et  monlra 
sa  tête  presque  entièrement  chauve.  Il  est  impos- 
sible de  dépeindre  l'eflVoi  de  son  altesse,  qui  était 
persuadée  que,  pour  la  saluer,  le  docteur  avait 
eidevé  la  peau  de  sa  tête  par  un  pouvoir  magi(|iie. 
Elle  se  mil  à  pousser  de  grands  cris,  oubliant  qu'elle 
ne  devait  pas  être  étonnée  d'un  effet  de  l'art  sublime 
qu'elle  prétendait  posséder  elle-même.  Toutes  les 
femmes  de  sa  suite  joignirent  leurs  cris,  et  elles 
décampèrent  en  toute  hâte  de  la  chambre,  répétant 
à  lue-tête  dans  leur  langue  :  Un  sorcier  !  un  en- 
chanteur !  Au  milieu  de  ce  trouble,  M.  Richardson 
ramassa  sa  perruque  et  la  remit  sur  sa  tète,  au 
grand  élonnemenl  de  quelques-unes  de  ces  femmes 
qui  s'étaient  hasardées  à  jeter  un  coup  d'œilsur  lui 
à  travers  l'ouverture  de  la  porte. 

*  Je  parvins  avec  assez  de  peine  à  calmer  la 
frayeur  de  son  altesse  et  de  ses  suivantes.  Elle  con- 
senlil  à  se  rasseoir,  non  sans  jeter  de  temps  en 
temps  un  regard  craintif  sur  notre  prêtre-docteur, 
qu'elle  n'invita  pas  une  seconde  fois  à  la  saluer  à 
la  mode  du  pays.  Elle  demanda  d'un  air  tranquille 
si  ce  n'était  pas  à  l'aide  de  la  magie  qu'il  s'était 
débarrassé  de  ses  cheveux,  et  s'il  ne  pourrait  pas 
avec  la  même  facilité  erdever  sa  tête  ,  chose  dont 
je  ne  cherchai  pas  à  la  désabuser  loul  à  fait.  Ce' 
que  je  dis  à  cet  égard  lui  fil  envisager  noire  doc- 
leur  avec  un  profond  respect,  et  elle  me  pria  de 
lui  dire  sur  combien  d'esprits  malfaisants  il  avait 
de  l'inHuence,  et  s'il  pouvait  enlever  les  poils  et  la 


IS33 


NOTES  ADDITIONNELLES. 


1:J31 


(eau  du  derrière  de  sa  léle  aussi  bien  que  ceux  du 
«levant.  Je  répondis  que,  quanl  aux  esprits  sur  les- 
(l«els  il  avail  aulorilé,  je  ne  pourrais  lui  en  dire 
f  xaclonionl  le  nombre  :  mais  que  pour  ses  poils,  il 
pouvait  s'en  débarrasser  de  la  lèlc  aux  pieds  avec 
la  plus  grande  laciliié. 

i  Pendanl  noire  conversation,  une  des  nymphes 
qui  accompagnaient  la  prêtresse,  jeune  lille  d'en- 
viron (jiialorze  ans,  s'approcha  malignement  de 
M.  IWchanison,  et  saisissant  une  touffe  de  ses  che- 
veux naturels  (jui  sortait  de  dessous  sa  perru(|ue, 
elle  la  tira  avec  force,  pour  voir  si  la  vertu  gisait 
dans  les  poils  eux-mêmes  ou  dans  l'art  magique  de 
celui  qui  les  portait.  Les  cheveux  ayant  résisté  à 
ses  efforts,  elle  se  relira  avec  précipitation,  dans  la 
crainte  que  le  magicien  ne  la  métamorphosai  en 
[lorc,  crainte  fondée  sur  la  croyance  de  ces  peu- 
ples à  la  ti'ansmigratioii  des  âmes.  Cel  incident 
contribua  sans  doute  à  augmenter  l'idée  du  pou- 
voir magique  de  notre  prétre-docteur,  et  (il  beau- 
coup rire  aux  dépens  de  celle  qui  avait  voulu  le 
mettre  à  l'épreuve. 

«  .\vant  de  quitter  le  vaisseau,  la  prêtresse  m'in- 
forma que  son  époux  l'avait  abandonnée  depuis 
environ  deux  mois  pour  aller  voir  sa  famille  en 
Angleterre,  et  ajouta  que  je  Fobligerais  beaucoup 
en  lui  donnant  un  de  mesofficierspour  le  remplacer. 
Je  répondis  en  plaisantant  que  notre  docteur  était 
tout  à  lait  à  son  service  ;  mais,  soit  qu'elle  redou- 
tât sa  puissance  supérieure,  et  ([u'elle  désespérât  de 
conserver  assez  d'iniluence  sur  un  aussi  grand  magi- 
cien; soit  plutôt  qu'elle  le  trouvât  trop  vieux,  elle 
ne  goûta  pas  ma  proposition;  et,  nie  montrant  un 
jeune  homme  de  dix-huit  ans,  lils  du  gouverneur 
(le  Valparaiso,  que  son  père  m'avait  conlié  pour  le 
faire  voyager,  elle  dit  qu'il  lui  plaisait  beaticoup, 
et  que  je  l'obligerais  extrêmement  en  le  lui  don- 
nant. Je  lui  déclarai  que  je  ne  pouvais  ae(|uiescer 
à  sa  demande,  attendu  (jue  ce  jeune  honnne  élant 
le  lils  d'un  grand  chef,  je  ne  pouvais  le  laisser  à  la 
^oave!le-Zélande.  Elle  prit  alors  congé  de  moi,  et 
dit  qu'elle  reviendrait  le  lendemain  matin  nous 
faire  une  nouvelle  visite. >  (T.  I,  p.  '221.) 

«  Tandis  que  j'étais  occupé  sur  le  pont  à  écou- 
ter le  récit  des  lils  de  Bou  Marray,  le  dessinateur 
et  les  officiers  s'étaient  réunis  dans  la  sainte-larbe, 
où  ils  concertaient  un  plan  pour  causer  à  la  prê- 
tresse de  la  Nouvelle-Zélande  un  nouvel  étonne- 
ment  au  sujet  de  la  puissance  magique  de  notre 
second  chirurgien.  Dans  cette  vue,  ils  l'avaient  dé- 
terminé à  soumettre  la  partie  chauve  de  sa  tête  à 
une  opération  de  l'art  de  notre  dessinateur,  qui,  à 
l'aide  de  quelques  coups  de  pinceau,  métainorj)hosa 
celle  partie  de  telle  façon  ([ue,  si  le  docteur  se  fût 
montré  aijisi  chez  les  peuples  de  l'antiquité,  il  eût 
pu  être  pris  pour  celte  divinité  du  paganisme  qu'on 
représente  avec  deux  visages,  en  un  mot,  pour  le 
vieux  Janus.  Le  sonnnet  de  sa  léle  présentait  eu 
effet  un  second  visage  ;  mais  le  peintre,  pour  ajou- 
ter à  l'effroi  qu'il  devait  produire,  lui  avail  donné 
l'expression  la  plus  hideuse. 

<  Vancathai  et  sa  nombreuse  suite  s'étant  assise 
dans  ma  chambre,  la  prêtresse  demanda  comme 
une  faveur  spéciale  (jue  je  lisse  venir  le  magicien, 
et  (lue  je  le  priasse  d'enlever  ses  cheveux  et  la  peau 
de  son  crâne  comme  il  l'avail  fait  la  veille.  Elle  mo- 
liva  cette  demande  sur  ce  que  ceux  à  (|ui  elle  avait 
raconté  cette  merveille  n'avaient  pas  voulu  croire 
«juaucun  homme  lût  capable  d'exécuter  une  chose 
si  surprenante,  ajoutant  qu'elle  avait  amené  les 
plus  incrédules  pour  être  témoins  du  miracle. 
M.  Kichardson  consentit  avec  beaucoup  de  politesse 
à  celle  répélilion  de  sa  prouesse  magique;  il  s'ap- 
procha de  son  altesse,  lui  lit  une  gracieuse  révé- 


rence, et  tout  d'un  coup  (jta  sa  chevelure  arliflcielle, 
qui,  au  lieu  de  découvrir  une  peau  blanche  et  nette, 
montra  aux  regards  stupéfaits  de  la  prêtresse  el 
des  gens  de  sa  suite  un  second  visage  d  ujte  laideur 
effroyable. 

I  La  frayeur  saisit  en  effet  tous  les  insulaires 
témoins  de  celte  œuvre  d'un  pouvoir  qu'ils  trou- 
vaient plus  que  magique.  En  un  clin  d'œil  ils  dé- 
sertèrent la  chambre,  laissant  le  docteur  jouir  du 
triomphe  de  son  art.  L'incrédulité  la  plus  forte 
n'avait  pu  résister  à  celle  épreuve,  et  il  n'y  avail 
plus  à  bord  un  seul  insulaire  qui  mit  en  doute  la 
puissance  extraordinaire-de  ce  grand  magicien. 

«  M.  Richardson  replaça  alors  sa  perruque,  el 
s'efl'or(,'a  de  tranquilliser  ceux  (ju'il  venait  d'effrayer 
d'une  manière  si  vive.  Ils  se  livrèrent  à  mille  con- 
jectures sur  cet  homme  étonnant.  Je  les  laissai  dans 
leur  erreur  jusqu'au  soir.  Alors  je  les  désabusai, 
et  leur  admiration  pour  notre  adresse  fut  au  moins 
égale  aux  alarmes  qu'elle  leur  avait  primitivement 
causées.  Au  reste,  M.  Richardson  eut  lieu  de  re- 
gretter de  s'être  ainsi  amusé  à  leurs  dépens  ;  car, 
pendant  tout  notre  séjour,  les  naturels  qui  vinrent 
nous  visiter  ne  cessèrent  de  le  tourmenter,  princi- 
palement en  lui  arrachant  son  chapeau  et  sa  per 
ruque.  >  (  T.  1,  p.  251.) 

Ii.E  DE  TcGOPiA.  —  Mœurs  des  naturels.  —  Appa- 
rition (lu  premier  uavire.  —  Strangulation  des 
enfants  mâles.  —  Suicide  des  femmes.  —  Régime 
pijtltagorique.  —  Maison  des  esprits.  —  Croyance 
universelle  aux  revenants   dans  les  mers  du  Sud. 

i  Les  Tucopiens  sont  extrêmement  doux  ;  ils  sont 
en  outre  hospitaliers  et  généreux,  ainsi  que  le 
prouve  suffisamment  la  manière  dont  ils  avaient 
accueilli  et  traité  Martin  Bushart  et  le  Lascar.  Ils 
n'avaient  jamais  eu  de  communication  directe  avec 
aucun  navire  avant  l'arrivée  du  Hunter  en  1813; 
toutefois  ils  ra|iportent  que,  longtemps  aupara- 
vant, un  vaisseau  (le  premier  qu'ils  eussent  jamais 
aperçu)  était  arrivé  en  vue  de  l'île,  mais  qu'ils» 
avaient  cru  qu'il  était  monté  par  des  esprits  mal- 
faisants, qui  venaient  pour  les  détruire. 

«  Un  canot  se  détacha  du  vaisseau  et  s'approffha 
de  terre  ;  mais  ils  se  portèrent  en  grand  nombre 
sur  le  rivage  pour  s'opposer  au  débaniuement,  et 
annoncèrent  leur  dessein  en  brandissant  leurs 
armes.  Les  gens  du  canot  firent  plusieurs  tentatives 
pour  débarquer,  mais  sans  succès,  et  retournèrent 
à  leur  vais.seau,  qui  reprit  sa  route  au  nord. 
Bientôt  il  disparut  à  la  grande  satisfaction  des  Tu- 
copiens. 

f  Je  suppose  que  ce  vaisseau  était  le  Burwcil, 
qui  se  trouvait  dans  ces  parages  en  1798.  Quel- 
([ues  années  après,  une  pirogue  montée  de  quatre 
hommes  arriva  à  Tucopia;  elle  avait  déiiv'é  de 
Rothuma  ou  l'ile  Grenville  de  la  Pandora,  éloignée 
de  quatre  cent  soixanle-cinq  milles.  On  fil  part  à 
ces  hommes  de  l'apparition  d'un  vaisstiau  monte 
par  des  esprits  inallaisanls;  mais  les  Rolhuuiiens 
détrompèrent  les  Tucopiens,  en  leur  apprenant 
qu'ils  recevaient  frc(juemment  de  pareilles  irisites, 
et  leur  conseillèrent,  au  lieu  de  repousser  les  visi- 
teurs, de  les  bien  accueillir,  parce  que  ce  n'é- 
taient pas  des  esprits  malfaisants,  mais  (Jes  hom- 
mes bons  venant  d'un  pays  éloigné  ,  et  qui  leijr 
(lonneraienl  des  couteaux  et  des  grains  de  verre. 
Ceci  explique  l'accueil  que  les  Tucopiens  firent  aux 
gens  du  Hunter,  qui  le  premier  arriva  près  dekur 
île  après  (|u'ils  eurent  été  détrompés. 

€  Quelques-unes  des  couluines  des  Tucopiens 
sont  très-singulières.  J'avais  été  surpris  de  la 
(|uantilé  de  femmes  ([u'on  trouve  dans  leur  île  ;  le 
nombre  en  était  au  moins  triple  de  celui  des  hom- 
mes. J'appris   que,  dans  chaque  famille,   on  ii« 


(/)  La  lalilude  de  cell«  lie  «st  de  ir  IG':  sa  lengitude  est  de  168"  58'. 


i;k'?5  dictionnaire  de  philosophie 

fonscive  (lue  les  deux  premiers  enfanis  mâles,  tous 
les  aulros  du  iiicine  sexe  sont  élianglés.  La  raison 
qu'ils  doniieiil  de  celte  barbare  eouluiiie  esl  que, 
si  ou  laissait  vivre  tous  ces  enfants,  la  population 
de  leur  petite  île  s'accroîtrait  au  point  qu'il  n'y 
aurait  pas  moyen  de  la  nourrir.  Tucopia  n'a  que 
sept  milles  de  tour,  mais  la  végétation  y  est  tres- 
active;  cependant  les  vivres  y  sont  généralement 
raies.  Les  naturels  se  nourrissent  de  végétaux, 
n'ayant  ni  les  porcs  ni  la  volaille,  qui  abondent 
dans  les  autres  îles.  Ils  en  avaient  eu  autrelois  ; 
mais  ces  animaux  avaient  élé  unanimement  décla- 
rés nuisibles  et  exterminés.  Les  porcs,  il  esl  vrai, 
ravageaient  les  plantations  d'ignames,  de  patates, 
de  tara  et  de  bananes.  Ces  végétaux,  le  iruit  de 
l'arbre  à  pain  et  les  cocos,  forment  la  nourriture 
des  Tucopiens  ;  mais,  à  raison  de  la  grande  pro- 
fondeur de  l'eau  dans  le  voisinage  des  côtes,  le 
poisson  n'y  est  pas  abondant.  Biisbarl  se  plaignait 
beaucoup  du  long  carême  qu'il  avait  élé  obligé  de 
faire  pendant  les  onze  premières  années  de  sa 
résidence  à  Tucopia;  il  n'avait  pris  d'autre  nourri- 
ture animale  qu'un  peu  de  poisson  de  temps  à 
autre.  Lu  baleinier  anglais  qui  toucba  à  Tucopia 
environ  un  an  avant  le  Saint-Patrick,  donna  au 
Prussien  l'occasion  de  manger  deux  ou  trois  fois 
du  porc,  ce  qui  dutlui  paraître  un  grand  régal. 

I  L'île  est  gouvernée  par  un  cbef  principal, 
secondé  de  quelques  autres  qui  remplissejit  les 
fonctions  de  magistrats.  Les  naturels  vivent  d'une 
manière  très-pacilique,  et  n'ont  jamais  de  guerre 
entre  eux  ni  avec  leurs  voisins.  11  faut  peut-être 
l'attribuer  à  leur  régime  pylhagorique.  Au  reste,  il 
ne  détruit  pas  leurpcncbânl  instinctif  pour  le  vol; 
et,  quoique  ce  délit  soit  puni  d'une  manière  trés- 
sévère,  les  gens  de  la  basse  classe  pillent  et  dévas- 
tent muluellement  leurs  jardins  et  plantations.  Si 
un  cbef  est  surpris  à  voler,  on  le  conduit  devant 
les  autres  cbefs,  et  tout  ce  qu'il  possède  en  effets 
et  en  terrain  est  confisqué  au  profit  de  celui  qu'il 
a  volé. 

«  La  polygamie  est  permise  à  Tucopia.  Les  fem- 
mes sont  extrêmement  jalouses,  non  des  bommes, 
ma^  les  unes  des  autres,  et  si  le  mari  prodigue  ses 
caresses  plus  volontiers  à  l'une  qu'à  l'autre, 
l'épouse  dédaignée  en  conçoit  un  tel  chagrin, 
qu'elle  met  fin  à  ses  jours,  soit  en  se  pendant, 
soit  en  se  précipitant  du  liant  d'un  arbre.  Le  sui- 
cide, parmi  les  femmes,  est  une  chose  qui  arrive 
tous  les  jours.  La  cérémonie  du  mariage  est  assez 
curieuse.  Quand  un  homme  veut  se  marier,  il  con- 
sulte d'abord  poliment  la  dame  qui  a  gagné  son 
aJrection,et,  si  elle  y  consent  ainsi  que  ses  parents, 
il  envoie,  à  la  nuit,  deux  ou  trois  bommes  de  ses 
amis  l'enlever  comme  par  force  II  fait  ensuite 
porter  des  présents  de  nalles  et  des  provisions  aux 
parents  de  sa  future,  et  il  les  invile  chez  lui  à  un 
festin  qui  dure  ordinairement  deux  jours.  Si  une 
femme  esl  surprise  en  adultère,  elle  est  mise  à 
mort,  ainsi  que  son  amant,  par  le  mari  ou  par  ses 
atnis.  Aucune  contrainte  n'est  imposée  aux  fent- 
mes  non  mariées,  mais  on  ne  permet  pas  aux  veuves 
de  prendre  un  second  époux. 

€  A  la  naissance  d'un  enfant,  toutes  les  parentes 
et  amies  de  la  fenmie  et  du  mari  se  réunissent  cl 
apportent  des  présents  à  raccouchée.  On  laisse 
\ivre  toutes  les  filles:  quant  aux  garçons,  j'ai  dit 
plus  haut  la  toulume  suivie  à  leur  égard. 

«  Quand  un  naturel  meurt,  ses  amis  viennent 
chez  lui,  et,  avec  beaucoup  de  cérémonie,  le  rou- 
lent soigneusement  dans  une  natte  toute  neuve,  et 
renlerrent  dans  un  trou  profond  creusé  près  de  sa 
maison.  C'est  une  chose  curieuse  et  inexplicable 
pour  ceux  qui  ne  croient  pas  aux  revenants,  que 
cette  crovance  est  universelle  chez  les  insulaires  de 


l:]3C 

la  mer  du  Sud  ;  et  certes,  ils  ne  peuvent  avoir 
reçu  cette  idée  du  nouveau  monde. 

t  Dans  chaque  village  de  Tucopia,  il  y  a  un 
grand  édifice  appelé  la  maison  d's  esprits,  destiné 
aux  âmes  désincarnées  qii'on  suppose  habiter  ce 
bâliment.  Aux  approches  du  mauvais  temps,  sur- 
tout du  tonnerre  et  des  éclairs,  (pii  effrayent  beau- 
coup ces  insulaires,  ils  se  portent  en  foule  à  la 
maison  des  esprits,  et  y  demeurent  tanl  que  dure 
la  tempête,  faisant  des  offrandes  de  cocos,  de  ra- 
cine de  tara  et  d'autres  comestibles.  Ils  croient  que 
la  lempête  esl  causée  par  le  chef  des  esprits,  qui, 
lorsqu'il  est  courroucé,  va  au  sommet  delà  mon- 
tagne la  plus  haute  de  l'île,  et  témoigne  son  cour- 
roux en  élevant  une  tempête.  Quand  les  offrandes 
l'ont  apaisé,  il  revient  à  la  maison  des  esprits. 

<  La  manière  dont  les  Tucopiens  font  la  cuisine 
esl  à  peu  près  celle  de  toutes  les  nations  barbares. 
Ils  font  ei!  terre  un  trou  d'environ  un  pied  de  pro- 
fondeur et  trois  de  diamètre.  Ils  mettent  dans  ce 
trou  une  grande  quantité  de  bois,  et  quand  il  esl 
bien  brûlé,  jettent  par-dessus  un  gros  tas  de  pier- 
res noires  i)esant  chacune  environ  un  quarteron. 
Ces  pierres  deviennent  bientôt  rouges,  el  quand  le 
bois  est  consumé,  elles  tombent  au  fond  du  trou  ; 
alors  on  les  nivéle  de  manière  à  en  former  une 
espèce  de  lit;  on  les  recouvre  d'une  couche  de 
feuilles  vertes  el  d'herbes  qui  ne  sont  pas  suscep- 
tibles de  prendre  feu.  C'est  sur  ce  foyer  ainsi  pré- 
paré qu'on  place  les  ignames,  le  fruit  de  l'arbre  à 
pain,  les  patates  douces,  en  un  mot  tout  ce  qu'on 
veut  faire  cuire.  Trois  ou  quatre  couches  de  feuil- 
les vertes  sont  placées  sur  ces  objets,  et  la  terre 
excavée  du  trou  esl  rejetée  par-dessus  le  tout,  bien 
entassée  et  bien  battue  avec  une  pelle  de  bois  ou 
une  pagaie  ,  afin  d'empêcher  la  moindre  partie  de 
la  chaleur  de  s'échapper.  Au  bout  d'environ  une 
heure  on  découvre  le  irou,  el  on  relire  tout  ce 
qu'on  y  a  placé,  parfaitement  cuit  el  extrêmement 
propre.  Les  habitants  de  chaque  maison  préparent 
vers  le  soir  un  four  de  celle  espèce,  el,  au  coucher 
du  soleil,  font  un  bon  repas.  S'il  en  reste  quelque 
chose,  on  le  conserve  pour  le  déjeuner  du  lende- 
main. S'il  ne  reste  rien,  on  déjeune  légèrement 
avec  une  noix  de  coco  ou  quebiues  bananes. 

»  Les  Tucopiens  ont  la  peau  d'une  couleur  cui- 
vrée très-brillante;  ils  font  usage  du  bélel  el  du 
chunum.  Us  ressemblent  aux  habitants  de  Tonga- 
tabou  pour  la  stature  et  la  couleur,  el  aussi  à  ceux 
d'Anula,  l'île  Cherry  de  la  Pandora.  Us  sont 
cxtrêmenent  propres,  et  se  baignent  plusieurs 
fois  par  jour.  Il  y  a  dans  la  partie  sud  de  l'île  un 
lac  salé  d'une  grande  profondeur,  et  sur  lequel  on 
voit  généralement  une  grande  quantité  de  canards 
sauvages,  i  (T.  II,  p.  45.) 


Iles  de  Mannicolo,  d'Oitoboa,  d'Indenny,  de  Mam- 
co,  ETC  (m).  — Les  naturels.  —  Un  prêtre  inspiré. 
■ —  Polygamie. 

i  .Martin  Busharl  descendit  à  Mambo,  accompa- 
gné de  Lomoa  et  du  Tucopien.  Il  trouva  que  le 
village  contenait  plusieurs  grandes  maisons  entou- 
rées d'une  espèce  de  rempart  en  pierres  sèches. 
L'intérieur  de  ces  maisons  était  garni  de  nattes, 
même  sur  le  sol,  et  il  y  avait  au  centre  un  foyer 
conmie  ceux  de  Mannicolo.  Les  habitants  parais- 
saient avoir  des  vivres  en  abondance.  Ils  étaient 
propres  sur  leur  personne  et  d'une  sanlé  floris- 
sante. Leur  nombre  pouvait  s'élever  à  une  cen- 
taine d'individus;  le  reste  était  absent,  principa- 
lemenl  à  bord  du  vaisseau.  Martin  vil  dans  le 
village  quelques  gros  porcs  dont  les  habitants  ne 
paraissaient  pas  disposés  à  se  défaire.  Les  femmes 
avaient  fort  boiuie  mine,  et  portaient  pour  vèto- 
ments  un  jupon  qui  descendait  des  reins  jusqu'au 


(u)  Ces  lies  sont  situées  sm  environs  de   II"  de  lat.  sud  et  du  166"  de  Ions;. 


mi 


NOTES  ADDITIONNELLES. 


13.?8 


milieu  de  la  jaiube.  et  un  morceau  do  loile  pros- 
gière  qtii  leur  couvrail  la  léle  el  les  épaules.  Elles 
avaient  les  lèvres  brûlées  el  les  dents  corrodées  par 
le  béiol  et  la  cbaux,  dont  elles  usaient  avec  excès. 

I  J'avais  aperçu,  la  veille,  dans  une  pirogue,  un 
boninie  qui  avait  attiré  mon  attention  par  une 
deniilion  sinjiuliere.  Il  avait  sur  le  devant  de  sa 
mâchoire  inlérieure  deux  dents  d'une  énorme 
dimension.  Je  voulais  le  faire  monter  à  bord  pour 
l'examiner  de  près;  mais  je  n'y  pus  réussir.  Je 
pensai,  au  premier  abord,  que  ce  que  je  prenais 
pour  des  dents  n'était  autre  chose  que  deux  mor- 
ceaux d'os  que  cet  liomme  avait  implantés  dans  sa 
inâclioire,  ou  qu'il  tenait  simplement  serrés  entre 
sa  lèvre  et  ses  dents  naturelles,  et  bientôt  je  n'alta- 
cliai  plus  d'importance  à  ce  qui  me  paraissait  n'être 
que  des  dents  postiches  de  la  grosseur  de  celles 
d'un  grand  bœuf.  Ce  malin,  ma  surprise  augmenta 
en  voyant  plusieurs  insulaires  qui  avaient  des  dcjits 
encore  plus  grosses  que  celles  qui  m'avaient  frap- 
pé la  veille.  Je  décidai  deux  de  ces  hommes  à  venir 
sur  le  pont,  el  je  priai  l'un  d'eux  de  me  vendre 
une  de  ces  dents  monstrueuses.  En  même  temps  je 
m'assurai  qu'elles  étaient  solidement  lixées  à  sa 
mâchoire,  et  non  pas  des  ornements  artiliciels. 

«  Voulant  à  toute  force  en  avoir  une  en  ma  pos- 
session, j'ofiris  un  fer  de  rabot,  puis  une  hernii- 
nette  ;  mais  on  ne  considéra  pas  ces  objets  comme 
d'une  valeur  égale  à  celle  de  la  dent  que  je  con- 
voitais. Je  finis  par  proposer  une  hache.  Alors  un 
homme  qui  avait  à  sa  mâchoire  inférieure  une  dent 
plus  grosse  qu'aucune  de  celles  qui  avaient  attiré 
uies  regards,  chercha  à  larracher,  mais  fil  de 
vains  efTorts  pour  y  parvenir.  J'envoyai  chercher 
au  poste  du  chirurgien  l'instrument  dont  se  ser- 
vent les  hommes  de  l'art  pour  les  opérations  de  ce 
genre;  mais  il  ne  présentait  pas  assez  d'ouverture 
pour  embrasser  la  dent  de  l'insulaire.  J'eus  re- 
cours à  une  tenaille  de  charpentier.  Le  docteur, 
muni  de  cet  outil,  saisit  la  dent  comme  par  manière 
de  jeu,  ei  d'un  coup  de  poignet  subit  et  vigoureux, 
l'enleva.  Le  patient  saigna  considérablement  ; 
mais,  sans  paraître  beaucoup  s'occuper  de  cette 
bagatelle,  il  demanda  la  hache.  Aussitôt  qu'il  l'eut 
entre  les  mains,  il  se  mil  à  sauter  de  joie  d'avoir 
fait  un  aussi  bon  marché.  J'appris  que  cet  homme 
était  un  prêtre,  et  par  conséquent  un  magicien, 
connne  c'est  l'ordinaire  dans  la  plupart  des  îles  de 
la  mer  Pacifique. 

♦  Il  quitta  le  vaisseau,  mais  y  revint  dans  Taprès- 
midi,  accoutré  comme  un  colporteur  de  nos  con- 
l.-ées  d'Europe,  c'est-à-dire  portant  sur  son  dos  un 
tac  qui  ressemblait  assez  à  une  balle  de  marchan- 


dises. Une  fois  monté  à  bord,  il  se  débarrassa  de 
son  sac,  et  commença  à  parler  et  à  chanter,  sans 
paraître  avoir  éprouvé  aucun  inconvénient  de  la 
perte  de  sa  dent.  J'ordonnai  qu'on  lui  servît  un 
peu  de  porc  el  d'igname;  mais  avant  que  cet  ordre 
eût  été  exécuté,  il  prétendit  être  saisi  des  trans- 
ports, et  se  mit  à  chanter,  à  crier  cl  à  rire,  puis  à 
parler  comme  s'il  avait  une  conversation  avec  uii 
esprit  qui  l'inspirait.  Tout  le  monde  à  bord  le 
regardait  avec  étonnemenl.  Le  serang  de  nos  Las- 
cars me  dit  ([ue  c'était  un  mauvais  homme  qui 
ensorcellerait  le  vaisseau,  et  qu'il  avait  vu  à  Mos- 
cate  un  drôle  de  cette  espèce  qui  transformait  des 
morceaux  de  bois  eu  chèvres  vivantes,  et  les  ven- 
dait ensuite.  Le  marquis  de  Wyemalti  déclara 
qu'on  voyait  à  la  Nouvelle-Zélande  beaucoup 
d'exemples  d'inspiration  chez  des  hommes  et  chei 
des  femmes,  lesquels,  assurait-il,  disaient  alors 
toujours  vrai. 

I  Tant  que  durèrent  les  simagrées  de  ce  pré- 
tendu possédé,  toutes  les  pirogues  se  tinrent  à  une 
dislance  respectueuse  du  vaisseau,  excepté  une  de 
laquelle  deux  hommes  grimpèrent  dans  nos  porte- 
haubans,  el  crièrent  à  diverses  reprises  qu'il  fal- 
lait donner  au  prêtre  un  toki.  En  conséquence,  je 
lui  présentai  une  hcrminette  et  un  collier  de 
verroterie.  Mais  il  était  trop  aCfairé  avec  les  dieux 
pour  s'occuper  de  choses  terrestres,  et  continuait 
à  palabrer  et  faire  des  extravagances  comme  au- 
paravant. Cependant  il  finit  par  avoir  l'air  d'être 
délivré  de  possession,  et  se  mil  à  crier  à  tue-lé4^e  ; 
puis,  fourrant  avec  précipitation  dans  son  sac  le 
porc,  l'igname,  l'herminelle  et  les  verroteries,  il 
s'élança  dans  sa  pirogue  avec  une  agilité  surpre- 
nante. 11  s'éloigna  ensuite  du  vaisseau,  et  conti- 
nua de  brailler  en  regagnant  la  terre.  Les  mate- 
lots, qui  sont  toujours  prêts  à  se  moquer  même 
des  personnages  les  plus  respectables,  baptisèrent 
cet  homme  le  curé  Bcdford,  du  nom  d'un  ecclé- 
siastique de  la  terre  de  Van-Diémen,  prétendant 
qu'il  lui  ressemblait,  surtout  par  les  lèvres.  On  iie 
le  désigna  plus  (juc  sous  ce  sobriquet  toutes  les 
fois  qu'il  revint  à  bord. 

«  Les  insulaires  d'Indenny  enterrent  leurs  morts. 
Les  femmes  ont  de  la  pudeur;  elles  sont  fiancées 
dès  leur  enfance  avec  des  garçons  de  leur  âge,  ou 
avec  des  hommes  faits.  Les  personnages  d'un  cer- 
tain rang  peuvent  avoir  autant  de  femmes  qu'ils 
sont  capables  d'en  entretenir;  mais  les  hommes 
de  classes  inférieures  se  conlentent  d'une  seule. 
On  trouve  dans  les  bois  des  porcs  et  des  volailles 
semblables  à  ceux  de  nos  fermes,  mais  tout  à  fait 
sauvages.  >  (T.  II,  p.  230.) 


NOTE  XV. 

Art.  Sauvage. 


Statistique  des  restes  des  sauvages  indigènes  disper- 
sés au  milieu  des  colo7is  européens  aux  Etals- Unis 

Les  peuplades  américaines,  objet  de  tant  de 
calculs  de  la  politique  et  de  la  philosophie,  ont 
toujours  singulièrement  intéressé  l'Eglise  calholi- 
(|ue.  Depuis  leur  découverte  elle  n'a  cessé  de  por- 
ter sur  eux  sa  maternelle  sollicitude  pour  l'amé- 
lioration de  leur  sort.  C'est  elle,  ce  sont  les  prêtres 
qu'elle  a  envoyés,  qui,  seuls  et  par  des  efforts 
continuels,  ont  lutté  contre  la  cupidité  des  gouver- 
nements pour  arracher  les  malheureux  Indiens  à 
l'esclavage  et  aux  exactions  de  leurs  barbares 
vainqueurs.  Ceux-ci  portaient  des  chaînes  et  des 
vices,  et  allaient  chercher  de  l'or;   les  prêtres  de 


l'Eglise  y  portaient  l'exemple  des  douces  vertus 
évangéliques,  la  civilisation,  et  ne  demandaient 
qu'à  réconcilier  avec  Dieu,  avec  l'humanité,  ces 
malheureux  qu'une  longue  séparation  d'avec  les 
autres  peuples  avait  dégradés.  Leurs  travaux , 
inélés  si  souvent  de  sueur  et  de  sang,  n'ont  pas 
été  vains:  grâce  à  leur  persévérance,  la  barbarie 
disparaît  tous  les  jours  du  sol  américain.  De  tous 
côtés  les  sauvages  sont  pressés,  entourés,  envahis 
parla  civilisation;  bientôt  ils  ne  formeront  plus 
qu'un  peuple  avec  les  Européens  qui  défrichent 
leurs  forêts.  Avant  qu'elle  disparaisse  enlière- 
ment,  il  sera  utile  de  consigner  ici  le  reste  de  ces 
peui>lades  pour  lesquelles  tant  de  missionnaires 
français  ont  donné  leur  vie,  de  corwiaitrele  nombre 


1333 


DICTIONNAUΠ DE  riULUSOl'HIE. 


1310 


d'individus  qui  les  composent  ,  et  ce  qui  leur 
reste  encore  de  cette  terre  dont,  il  y  a  (|uel(|ues 
siècles,  ils  partageaient  la  souveraineté  avec  les 
(igres,  les  serpents  et  les   oiseaux  de  proie. 

A  peine  compte  t-on  encore  500,000  Indiens 
résidant  dans  les  limites  des  Etats-Unis,  tant  à 
l'est  qu'à  l'ouest  du  Mississipi.  Sur  ce  nombre,  à 
peu  près  la  moilié,  130,000,  liabitent  au  milieu  de 
la  pi)|)ulaiion  blanche.  Nous  allons  donner  le  ta- 
bleau de  la  population  cl  des  possessions  territo- 
riales de  ces  derniers  dans  les  différentes  pro- 
vinces des  Etats,  (r). 


.■^.VllO.NS  OU   Tl 

KIBUS.                      POPULATION.    POSSESSIONS 

territoriales. 

habilanls. 

acres. 

RlAl.NE 

Indiens  Saint- 
Jean 

Passaniaquod- 
dies 

PeQobscols 

500 

379 

277 

100 
92,160 

956 

92,260 

M.VbSACHL'gETT» 

Marslipées 
Hi-rriiig  Pond 
.Marlha's  Vi- 

neyard 
Troy 

320 
40 

310 

r.o 

> 
> 

750 

1 

• 

HlIODIi-IsLATSO 

Narragansett 
Moliegan 
Sloninglon 
Grolou 

420 

3(J0 
50 
50 

5,000 
4,000 
300 
I 

400 

4,300 

New- York 

Senecas 
Tuscaroras 
Oneidas 
Onondagas 
Cayugas 
Slockbridge 
Brollierton 
Sainl-Uegis 

2,525 
253 

1,096 
446 
90 
273 
360 
500 

> 
> 

246,675 

> 
> 
> 

> 

5  143 

246,675 

Cjinoi.iNE  DU  Sud 

OuiQ 

Nottaways 

Calawbas 

Wyandolls 

Shawanees 

Senecas 

Delaware» 

Otlawas 

47 
4.'iO 
542 
800 
551 

80 
377 

27,000 
Ui.OOO 
163,810 
117,613 

.55,»05 
5,760 

50,581 

5,5û0 

593,301 

MiCDIOAN 

Wyandolls 
Polawatamies 
Chippewas  et 

Ollawa'5 
Menoinienies 
Winnebagoes 

7 
136 

18,473 

3,900 
5,800 

) 
> 

7,057,920 
> 
> 

IliDlA^A 


28,316      7,057,920 

Mianiis  et  Eel 
Bivers  1,073    10,101,000 


NATIONS    OU    TUIMUR. 


Illinois 


POPtLATION.  POSSESSIONS 

territorialeê. 

habitants.  acres. 

Hennniienies          270  i 

Kaskaskias                 56  5,314,500 
Saiiks  el  Fox  es 

ou  Renards      6,400  > 


C,706      5,314,560 


Indiana  el  Illinois     Poltowatimies 
et  Chippewas 
CiKOHGiE  ciAlabama  Crecks 
GKonoiË,  Alauama  Cl 
Tennessee  Cherokeei 


3,900 
20.000 


9,537,920 


MississiPi,  Alabama 

Mississipi 

Floride 

Louisiane 


9,000     7,^272,576 
(dans    l'Ala- 
baiiia.) 

1 ,0ti3,ti30 

(daiisleTcn- 

iiesse  ) 


Missouri 


Choctaws 

Chickasaws 

Séniinoles 

autres 
Billoxis 
Apalaches 
Pass;igoulas 
Addies 
Yal  tassées 
Cochalties 
C.aildows 
Delawares 
Choctaws 
Chawanies 
Nalchiloches 
Quapaws 
Piaukechaws 


Delawares 

Kickapous 

Chawanees 

Weas 

Jovas 


et 


21 ,000 

> 

i3,(;25 

15.705,000 

5,000 

4,032,610 

55 

> 

45 

1 

111 

> 

27 

» 

.•>(i 

1 

180 

w 

450 

1 

51 

> 

178 

> 

110 

1 

25 

t 

8 

1 

27 

> 

1,313 

1,800 
2,200 
1,3S3 
327 
1,100 


21,120 
9,600 
14,086 
I 


6,810 


44,806 


Missouri,  Abkansas  usages  5,200      3,491,840 

Piaukechaws  207  » 


AnKANSAS 


Cherokces 

O^'apaws 

Choctaws 


5,407  3,491,810 

6,000  4,000,000 

700  » 

I  8,858,500 

6,700  12,858,560 


Totaux     129,266     77,402,ôlb 

Depuis  l'année  1795  jusqu'en  1825,  les  Etats- 
Unis  ont  obtenu  des  Indiens  la  cession  de 
209,il9,8()5  acres  de  territoire,  savoir  :  dans 
rOhio  2.i,85i,888;  dans  l'indiana  16,243,685; 
dans  rUIinois  24,584,744  :  dans  la  Louisiane , 
2,492,000;  dans  l'Alabama  19,586,560;  dans  le 
Mississipi  12,475,251  ;  dans  le  Missouri  50,109,583; 
dans  le  Michigan  17,501,470  ;  dans  l'Arkanas  et  la 
contrée  de  l'ouest,  55,451,904.  Le  gouvernemenl 
paye  encore  aux  tribus  cessionnaires,  à  titre  d'in- 
demnité, une  somme  annuelle  de  179,575   dollai  s. 


(,v)  Ce  tableau  est  extrait  d'un  ouvrage  intitulé  Inlian  Ireaties,   qui  a    été  publié  par  ordre  du  déparlcmcnl 
ce  la  guerrtt. 


I3il 


NOTE  SUPPLEMENTAIRE. 


1312 


NOTi:  SUPPLEMENTAIRE. 


Peiulaiil  rimpres^ion  de  ce  premier  volume  du 
Dictiunnaire  de  Philosophie,  il  a  élé  publié  quelques 
pièces  rolaiives  à  des  queslioiis  depuis  longlenips 
agitées  el  qui  soûl  c;tpil;iles  ;ui  poiul  de  vue  de  la 
saiue  philosophie  et  de  Tapoldgclique  chrétienne. 
La  première  e«l  nu  exposé  des  doctrines  philoso- 
phiques de  l'université  de  Louvain  adressé  par  les 


professeurs  de  celle  universilé  à  la  sacrée  Congré- 
gation de  l'Index  el  suivi  de  la  déclaration  de  celle 
Congrégation.  La  deuxième  est  une  leiire  l'on  re- 
marquable, érriie  par  M.  l'ablié  Banlain  à  MM.  les 
professeurs  de  l'Universiié  de  Louvain.  Nous  repro- 
duisons ici  ces  diverses  pièces  dignes  de  toute  l'ai- 
leiition  de  nos  lecteurs. 


l'École  de  louvain  et  la  déclaration  de  laj'sacrée  congrécation  de  l'index.  —  lettre 

de  m.  bautain. 


Déclaration  de  la  Sacrée  Congrégation  de 
l'Index  touchant  la  controverse  philosophi- 
que sur  les  forces  naturelles  de  la  raison 
humaine. 

La  Sacrée  Congrégation  de  l'Index,  consultée  par 
des  professeurs  de  l'Université  de  Louvain,  tou- 
chant la  controverse  philosophique  sur  les  forces 
naturelles  de  la  raison  hiimaiiie,  vient  de  donner 
une  Réponse  qui,  nous  l'espérons,  mettra  fin  à  la 
polémique  soulevée  dans  notre  pays  à  l'occasion 
d'un  ouvrage  publié  par  M.  le  chanoine  Lupus,  sous 
ce  litre  :  Le  iraditionalisme  et  le  raiionaliame  exa- 
minés au  point  de  vue  de  la  philosophie  el  de  ta  doc- 
trine catholitine.  iNous  sommes  heureux  de  pouvoir 
cominuni(|uer  aux  lecteurs  de  la  Revue  calholi<iue 
un  document  d'une  si  liaule   imporiance. 

Il  sera  bon  de  résumer  d'abord  en  très-peu  île 
mots,  sous  l'orme  (l'iniroiniclion,  la  controverse  qui 
adonné  lieu  à  1.»  Su|q)lique  de^  professeurs  de  l'Uni- 
versité de  Louvain  el  à  la  Réponse  de  la  Sacrée 
Congrégation  de  l'Index. 

On  s.iit  combien  il  importe  en  philosophie  et  dans 
la  controverse  religieuse  de  déterminer  avec  exac- 
titude quelles  sonl  les  forces  naturelles  de  la  rai- 
son. L'écrivain  catholique,  en  trailanl  celle  ques- 
tion, doit  éviter  deux  erreurs  opposées  :  l'une  qui 
prétend  que  la  connaissance  des  vérités  religieuses 
esl  le  produit  spontané  de  la  raison  ;  l'autre  (|(ii 
allirme  que  dans  l'étal  de  nature  déchue  les  forces 
tle  la  raison,  en  ce  qui  concerne  l'ordre  moral  el 
religieux,  sonl  eniièremeni  détruites.  La  première, 
niant  la  révélalion,  détruit  le  chrisiiaiiisme  ;  la  se- 
conde, en  renve^^alll  la  raison,  él»ranle  la  foi,  puis- 
que les  prœanibula  [idei,  connue  s'exprime  saint  Tho- 
mas, ne  sauraient  être  démontrés  que  par  les 
principes  de  la  raison.  Celle  dernière  erreur  a  éié 
cond.nnnée  dans  Luther,  Calvin  el  B.nus.  De  nos 
jours  la  Sacrée  Congrégation  de  l'Index,  pour  écar- 
ter les  opinions  ijiii,  de  près  ou  de  loin,  pourraient 
conduire  à  celle  erreur,  a  formulé  (pialre  propositions 
souscrites  par  M.  Bonnet ly  avec  un  empressement 
digne  d'éloge  («). 

Entre  ces  deux  erreurs  extrêmes,  également  op- 
posées aux  enseignements  de  l'Eglise,  on  rencontre 
diverses  opinions  qui  sont  libremenl  di.sculécs  dans 


les  écoles.  Sans  rien  retrancher  du  domaine  légi- 
time de  la  raison,  el  en  défendant  ses  forces  naiii- 
relles  contre  les  attaques  des  sceptiques,  plusieurs 
apologistes  de  l'Kglise,  el  parmi  eux  dos  prélats 
connus  par  l'éclat  des  vertus  et  de  la  science,  sou- 
liennenl  que  la  raison  n'est  pas  douée  d'une  spon- 
tanéité absolue,  que  renseignement  est  une  condi- 
tion indispensable  de  son  développemeni,  et  (|ue 
par  conséquent  l'homine,  s'il  eût  élé  créé  innel  et 
dans  une  ignorance  complète,  comme  les  raliona- 
listes  le  prétendent,  n'aurait  pu,  sans  une  interven- 
tion de  Dieu,  s'élever  à  une  connaissance  explicite 
des  vérités  de  l'ordre  moral  et  religieux  même 
naturel.  Telle  esl  l'opinion  qui  a  été  expliquée, 
l)rouvée  el  vengée  dans  cette  Revue. 

Noire  sentiment  a  rencontré  des  fontradicteiirs 
dont  nous  sommes  loin  de  mécotmaitre  les  brillantes 
qualités.  On  sait  que  M.  le  chanoine  Lupus  a  com- 
posé un  ouvrage  volumineux  dont  la  raison  pre- 
mière et  le  but  principal  étaient  de  montrer  que 
l'opitiion  tléfendiie  par  nous  esl  désavouée  par  les 
défenseurs  des  saines  doctrines,  contraire  à  l'Ecri- 
inre  sainte,  à  la  Iradiiion,  à  l'immense  majorité  de 
rét:ole  théitlogiqne  ;  qu'elle  esl  sur  plusieurs  points 
ranlitlièsc  de  la  doctrine  de  l'Eglise,  qu'elle  ouvre 
la  porte  aux  erreurs  de  Luther,  Calvin  et  Bains,  eic. 

Les  atla(|ues  de  M.  Lupus  furent  appuyées  par  le 
R.  P.  Ferrone  et  par  le  Journal  historique.  Dans 
nue  lettre  qui  a  pçu  une  grande  publicité  en  Bel- 
gique, le  R.  V.  Perrone  faivait  entendre  que  noire 
opir.ioii  doit  èlre  rejeiée /^dr^/iucoH^ne  veut  rester  sin- 
cèrement atlnclié  aux  en\eiqnemenls  de  C Eglise,  au  con- 
sentement unanime  des  Pères,  à  renieignemenl  com- 
mun des  théologiens.  Il  disait  que  les  quatre  propo- 
sitions émises  par  lu  Sacrée  Congrégation  de  Vlndix 
sont  des  preuves  pulpubles  pour  quiconque  ne  cherche 
point  de  subterfuge  [b).  Le  Journal  historique  i:hev- 
chaii  à  prouver  que  nous  sommes  en  désaccord 
avec  les  dé<isions  de  l'Eglise  el  les  propositions  de 
la  Sacrée  Congrégation.  M.  Lupus,  pour  justifier 
ses  altai|ues,  iuvo(|uail  rexemple  des  écrivains  (pii 
avec  un  zèle  louable  uni  inoulié  le  danger  des 
doctrines  de  Lamennais,  d'Hermès  el  de  Cunlhei, 
avant  que  le  Sainl-Siége  eût  prononcé  son  juge- 
ment (c). 

Nous  avons  répondu  à  ces  accusations  (d).  Mais 
dans  une  controverse  de  celte  nature,  le  raisonne- 


(a)  Voici  ces  quatre  propositions  : 

«  i"  tlsi  lides  sil  supra  ralionein,  nulla  lainen  vera 
disscnsio,  nullum  dissidiiiiu  iiiler  ipsas  iuveiiiri  uiiquain 
p.jtesl,  cum  ainbae  ab  uiio  eodemque  inimutabili  veriialis 
tonte,  Deo  opliiiio  niaximo,  orianlur;  alque  ila  sibi  niu- 
luain  opem  lerant  {Ëncgc.  Ff.  Fii  IX,  9  nov.  1846). 

*  2°  Katiocnialio  Dei  exsisleiilijiii,  aiiiniic  spiriiualita- 
tein,  liominis  liberlaleiii,  cum  cerliludine  probaiepolesl. 
Fides  posierior  esl  revelatione,  pioindeque  ad  probaii- 
dum  Dei  exisieiiliam  conlra  alheurn.  ad  probandum  arii- 
luae  ratioualis  spirilualilalem  ac  liberlatem  contra  iialu- 
ralismi  ac  t'alalisini  sectalorem  allcgari  conveiiienler 
nequil  (Prop.  subscripl.  a  Bnnlœnio,  8  Seplemb.  I8i0) 

«  3°  Raliouis  usus  lidetn  prsecedii,  el  ad  eam  homiuem 


ope  revelalionis  el  gralise  conducit  (Prop.  siibscript.  a  D. 
Bautœnio,  8  Seplemb.  1840). 

>  4"  Metliodus,  qua  usi  sunl  D.  Thomas,  divus  Bona- 
veiitura  el  alii  posl  ipsos  scliolaslici,  non  ad  raliona 
lisnium  ducit,ne(iue  causa  fuilcur  apiul  scholas  liodiernas 
piiilosopliia  in  naluralisinum  el  paniiielsiiiuni  linpiii^'erel. 
l'ionide  non  licet  in  crimen  docioribus,  el  inaj.;isliis 
illis  verlerc,  qucjd  melhodum  banc,  pricseriimappiobanle 
\el  saltein  lacei/ie  Ecclesia,  usurpaverinl.  t 

(b)  Voir  celte  lellre  dans  la  lieme  catholique,  18^3,  p. 
688. 

(c)  Revue  Ciilkolique,  1859,  p.  741. 

(d)  Ibid.  Ibti'J,  cil  dilTérciils  articles. 


1343 


DICTIONNAIUE  DE  niILOSOPIIIE. 


1344 


inenl  setil,  nons  l':ivons  éprouvé,  ne  saurail  sullire. 
l'onr  éviior  une  division  souveraincinenl  regrella- 
l)lc,  iH'allail  ((>U|>»;r  conrl  à  la  discussion  el  porter 
la  cause  devaiii  un  iribnual  supérieur  cliarsé  de 
veiller  à  la  conservalion  des  saines  doclrines,  cl 
dont  la  coinpéicnce  el  l'aulorilé  sont  reconnues 
par  tous  iVs  écrivains  cailioli. (nos. 

Ce  niolif  déicrniina  MM.  Beelen,  Lefebve,  pro- 
fesseurs à  la  faeulié  de  théologie,  Uhaglis  ei  Lalo- 
ret,  professeurs  à  la  faculté  de  pliilosopliie  el 
lellres.à  sounieltrela  doctrine  cusei^née  dans  leurs 
écrits  (e)  au  juKenienl  de  la  Sacrée  Congrégation  de 
l'Index.  Nous  publions  plus  loin  leur  supplique  qui 
lenlernie  l'exposilion  complète  de  la  controverse. 

Son  Eininciice  le  cardinal  Prélel  souniil  la  ques- 
liou  à  rcxanien  de  quelques  ilocies  el  savants  iliéa- 
Jogieus  de  la  Congrégation.  Après  une  mûre  délibé- 
raiion,  ces  lliéologieus  el  avec  eux  le  U.  Père 
Secrétaire,  réunis  en  consultation  par  le  Cardinal 
Prélèt  el  d'accord  avec  lui,  oni  déclaré  \°  que  la 
doctrine  exposée  ne  renferme  ab&olnmenl  rien  de  con- 
iruire  (iiulla  tenus  adversari)  aux  quatre  proiiositions 
émanées  de  la  Sacrée  C.ongrégaiion  de  l'Index  lou' 
chant   les  forces  uatiirelles  de  la  raison  Itumaine. 

INous  inférons  en  premier  lieu  de  cette  décision 
((ue  les  assertions  si  graves  émises  à  ce  sujet  par 
le  R.  P.  Perrouc  el  le  Journal  historique  n'oni  pas 
le  moindre  fondemeni. 

Ensuite,  considérant  que  les  quatre  propositions 
onl  été  formulées  pour  sauvegarder  les  forces  de  la 
raison,  nous  concluons  que  la  doctrine  (|ui  s'accorde 
avec  les  (piatre  propositions  susdites  laisse  à  la  rai- 
sou  toute  sou  énergie  propre  el  ne  méconnaît  anciuie 
de  ses  légitimes  prérogatives  :  ce  qui  renverse  plu- 
sieurs  des  accusations  de  M.  le  clianoine  Lupus. 

En  troisième  lieu,  nous  ferons  remarquer  que  les 
lexles  de  l'Ëcriiure  sainle,  el  la  plupart  des  témoi- 
gnages des  Pères  el  des  théologiens  apportés  par 
l'auteur  du  Tradiiionalisme  cl  du  Rationalisme  nu 
disent  que  ce  qui  est  allirnié  dans  la  dcuxièine  et 
la  troisième  propositions.  Nous  sommes  donc  en 
droit  detlire  que  l'opinion  des  professeurs  de  l'Uni- 
versité de  Louvain  ne  renferme  rien  qui  soit  con- 
traire à  ces  témoignages  de  l'Ecriture  sainle,  des 
A*èreset  des  théologiens.  Les  assertions  delà  lievue, 
appuyées  sur  des  preuves  positives,  reçoivent  ici 
une  nouvelle  el  éclatante  conlirmaiion. 

2°  La  Sagrée  Congiégalion  de  l'Index  déclare 
que  la  même  doctrine  doit  être  rangée  parmi  les 
questions  qui  sont  Itbremenl  discutées  dans  les  deux 
bens  par  les  pltilosophes  catholiques  ;  el  qu'ainsi, 
3»  eu  ce  qui  concerne  cette  doctrine,  il  faut  s'en  tenir 
à  lu  constitution  de  Benoît  XIV,  Sullicita  el  pro- 
vida, §  23. 

On  nous  permettra  de  rappeler  que  dans  la  coii- 
Iroverse  avec  M.  le  clianoine  Lupus  nous  avons 
cherché  à  faire  prévaloir  ces  deux  points  si  impor- 
tants. «  L'uniié  de  loi,  disions-nous  (/"),  ce  cachet 
iJiviu  de  l'Eglise  catholique,  n'exclut  pas  la  diversité 
des  .opinions  sur  un  grand  nombre  de  (jueslions 
Ihéologiques  el  philosophiques,  qui  ne  sont  claire- 
nieiil  lésolues  ni  dans  les  Livres  saints,  ni  dans  la 
cioyance  unanime  des  Pères,  ni  dans  les  enseigne- 
luents  de  l'autorité  infaillible  inslituce  par  Jésus- 


Christ  pour  conserver  et  interpréter  les  divines 
doctrines  de  l'Evaiigile.  »  —  Dans  ces  quesli<  us  de 
libre  controverse,  l'Eglise  laisse  à  chacun  le  droit 
<le  choisir  l'opinion  (|ui  lui  pariiît  la  plus  conforn»e 
à  la  vérité;  mais  elle  défend  aux  individus  de  cen- 
surer les  opinions  de  leurs  adversaires.  Henoîl  XIV, 
dans  la  Constitution  Sollicita  et  procida,  veut  qu'on 
nielle  un  frein  à  l'ardeur  de  certains  écrivains  qui, 
en  prélexlanl  leur  respect  pour  l'autorité  des  anciens 
docteurs,  se  pcrinetteni  d'ailaquer  avec  violence 
et  d<ï  censurer  des  opinions  non  condamnées  par 
l'Eglise.  <  Cohiheaiur, dit-il  {g),ea  scriptorum licentia, 
qui,  ut  niebal    Auguslinus  lib.  xxii  Confess.  cap.  25, 

UUm.     54,     SENTtiNTlAM      SUAM     AMANTES,     NON    QUIA 

V1.RA  EST,  SED  QUIA  SUA  EST,  aliorum  opiniones  non 
modo  improbant ,  sed  illiberallter  etiam  notant , 
nique  traducunt.  Non  feraïur  omnino  privatas  senten- 
tias,velut  certa  ac  definita  Ecclesiœ  dugmalù,  nqno- 
piam  in  libris  obtrudi,  oppositas  vero  erroris  insimu- 
lari  ;  quo  turbœ  in  Ecclesia  excitantur,  dissidia  inier 
dociores  aul  seruniur  aut  fevcnlur,el  Lhristtanœ  cha- 
ritatis  vincula  persœpe  abrumpuntur.  »  Nous  moll- 
irions ensuite  que  ces  principes  doivent  être  appli- 
qués à  notre  controverse,  et  que  les  deux  sentimenls 
opposés  sont  enseignés  par  des  ailleurs  irès-compé- 
tenls  en  ces  matières,  par  des  écrivains  dont  la 
voix  mérite  d'être  écoutée  avec  respect. 

On  remarquera  que  les  quatre  questions  posées 
dans  la  lettre  des  professeurs  de  l'Universilé  de 
Louvain  sont  complélemeni  résolues  par  la  Réponse 
de  la  Sacrée  Congrégation  de  l'Index. 

Notre  règle  est  de  suivre  en  tout  point  les  opi- 
nions qui  sont  le  mieux  en  harmonie  avec  les  en- 
seignements du  Saint-Siège.  Si  la  décision  de  la 
Sagiée  Congrégation  ne  nous  eût  pas  été  favorable, 
nous  l'aurions  accueillie  avec  non  moins  de  respect 
et  de  soumission;  nous  aurions  suivi  avec  eiiipres- 
semcnl  non-seulement  les  ordres,  mais  encore  les 
avertissements  el  les  conseils  qu'eil';  eût  bien  voulu 
nous  donner.  Nous  avons  la  confiance  qu'il  en 
sera  de  inême  de  nos  adversaires,  hommes  ins- 
truits et  pieux  qui  clierchent  sincèrenieut  la  vériié. 

Notre  opinion  demeure  une  opinion  libre;  on 
est  libre  de  ne  pas  l'adopter,  on  est  libre  de  ia  coin- 
baltre  ;  mais  on  n'est  point  libre  de  ne  pas  la  res- 
|)ecler.  Assimiler  des  opinions  déclarées  libres  à 
des  doctrines  condamnées  ou  même  suspectes,  c'esl 
enfreindre  les  décrets  du  Saint-Siëge,  semer  la  dixj- 
sion  parmi  les  défenseurs  de  la  vérité,  et  réjouir 
nos  adversaires  coininuiis.  L'union  entre  les  catho- 
liques ne  fut  jamais  plus  nécessaire  qu'en  ce  mo- 
meiil.  Les  incrédules  foui  trêve  à  leurs  dissenti- 
ineiiis  pour  combattre  la  vérité  el  son  organe 
infaillible,  le  successeur  de  Pierre,  pour  saper 
même  jusipi'aux  bases  du  christianisme  :  nous  de- 
vons, de  notre  coié,  unir  nos  ell'orls  pour  repousser 
ces  aUa(|ues,  el  éviter,  autant  que  possible,  loul 
ce  (|iii  serait  de  nature  à  soulever  des  disctissons 
irritantes. 

Les  quatre  propositions  émises  par  la  Sacrée 
Congrégation  de  ri.ulex,  el  la  réponse  que  nous 
publions  aujourd'hui  serviront  désormais  de  lumière 
el  de  guide  aux.  apologistes  cl  aux  ptiilusophes  ca- 
tholiques. 


(e)  Mgr  Beelen  dans  son  Commentaire  sur  l'Epitre  aux 
Romains,  p.  49  el  ss.  —  M.  Leiebve,  Coup  d'œil  sur  tu 
inéorie  ruliouatiste  du  progrès  eu  moiiere  de  religion, 
p.  53  et  ss.  —  M.  IJbHglis,  dans  sa  Logique  el  ses  antres 
ouvrages  de  philosopliie.  —  ftl.  Laurel,  dans  sa  Fliilo  o- 


pUie  morale  et  dans  le  I"  volume  de  ses  Dogtnes  calho- 
liiiues. 

(f)  Revue  catholique  18o9,  pag.  69. 

(g)  Loiistilutio,  Sollicita  et  provida,  §  23. 


v:^ii 


NOTE  SUPPLEMENTAIRE. 


l'U5 


I. 


I. 


litterœ profestorxim  Lovaniensium  ad  S.  Con-  Lettre  des  professeurs  de  Louvain  à  In  S.  Con- 
gregalionem  Ivdicis,  scriptœ  die  1  Februa-  grcqation  de  l'Index  datée  du  1"  fi'vricr 
r»  an. 1860.  1860. 


EMINENTISSIMO    CAnniNXI.I    DE     ANDREA    SACR.C    CON- 

;recatioms  iNDicis  pr.ïfecto,  etc. 

Emineniissime  Princeps, 

Ciiin  viris  cntliolicis  itiliil  anliqiiiiis  esse  debenl 
quani  ul  ad  nicniem  Sedis  Aposiolicnc  seiilenlias 
SII.1S  e.viganl,  nos  iiifr.iscripli,  in  Uiiiversilale  catlio- 
lica  Lovaiiieiisi  professores,  conlroversiam,  qii.ie  de 
raiiiinis  hutnanx  vi  iiuliva  non  sine  aliquo  aninio- 
mm  xsiii  in  Belgio  nostio  mine  agilalur,  ad  arbi- 
irinm  Saciœ  Iinlicis  Congregationis  conferemJam 
(iuximns;  et  forel  noliis  hoc  saneqiiam  gralissi- 
mnin,  Emineniissime  Princeps,  si  Sacra  Congrega- 
lio  respondere  dignareliir  ad  nonniillas  quit  ad 
priesenlem  conlroversian»  perlineiil  quasiiones. 
Qiias  aniequam  proponamus,  pauca  pra'l'ari  nobis 
liceal. 

Ralionalislœ,  quod   le  non  lalet,  Emineniissime 

Princeps,  ul   divinam  rcvelalionem  radicilus  evcl- 

lanl,  magno  conalii  sliidioqiie  id  agnni  ,   ni  verila- 

liim  omiiiiiiii  ,  prxseriim  eariim   ex  qiiibus  consial 

religio  naiuralis,  noliiiam  nianare  r)siendaiii,  vebiii 

e  siio  Tome,  ex    absoluia  et    omnino   indcpendenii 

mentis  hnmanx  vi,  et,  ul  aiunt,  spoiilaneiiale.  (la- 

<|ne  lingunl,  prinixvos  liomines,   principio  qnidem 

instar  mnii  pecoris  silveslrem  egisse  vitam,  ai  sensim 

sensimqne,  ope  solius  ralionis  sua  sponlc  scse  evol- 

veniis,  el  sermoiiem  invenisse,  elcivilem  socielaiem 

(Ondidisse,  deni(|uc  el  culiuin  qncmdam  rcligiosum 

oxcogilasse  aique  iiisliluisse.  liane   porru    primam 

leligioneni,  uipute  plane  rndem  aique  imperieciam, 

non  aliud  quidem  fuisse  docenl  nisi  crassam  (|iiam- 

dam,  ulaiunl,  Felicliismi  forniani,  quarn  deinceps 

lamen  liomines,   sicut  lilleras,  aries,  scienlias,  aul 

quodvis  aliud  buinaiiuin  invenlnm,  cogilandu  ei   ra- 

lioeinandu  perfec*  rinl.  ilinc  cnniminiscuuiiir,  apud 

indos,  iCgypiios,  Grx'cos  nrlerosque  populos   aiiii- 

quos  varias   apparuisse   Polyibeismi  formas  ,  qux 

progressu  lemporis  perpeuio  perleclioresevaserini, 

ac  loiidem  vebili  gradus  exstilerinl,  pcr  quos  liomo 

alliorem  illam    religionis   foruKtm,  (|ulc  Clirisliana 

vocalur,  landeiu  fiieril  assecuius.  Aique  iia  sacra- 

lissimam  noslrain  religionem  pro  nobiliore  quodain 

liumani   ingeiiii   felu   liabenl,    ideoque   el  humanu; 

ralionis  judiciu  aiqiie  dominio  eam  subjiciunl,  eam- 

demque  liujus  unius  ralionis  ope   coniinuo  qnodam 

ac  necessariu  progressu  in  dius  uliciius  perlicien- 

dant   esse    déclarant. 


Alque  hsoc  esl,  Emineniissime  Princeps ,  tiicoria 
illa,  qiix  sub  specioso  nomine  progressus  cuntinni 
in  variis  incrednlonim  scliulis  bodiedum  doci-lur  ; 
aiqiie  inde  bac  doclriua  ,  lan<|uain  teterrima  qu:u- 
dampeslis,   longe   laleqiie  serpil  alque   grassaiur. 

in  impia  aulein  illa  el  e.viiiosa  doclriua  refei- 
lenda  pleri(|iie  ex  receulioribus  inler  Caibolicos 
apologelis  Jam  sialim  illud  neganl,  sciiicel  raiionem 
buinanum  pollerc  absoluia  illa  ac  peiiilus  indepeii- 
denli  vi  sive  spoulaneilale,  ciii  raiionalisut:  religio- 
nis origineui  acceplaiii  referuiil;  al  docenl  c  couira 
variisque  argumeniis  ab  experieuiia  duclis  probant, 
bominein,  ui  nunc  nascilur,  prjuier  inlernam  illam 
sui£  ralionis  viiii  naiivam,  iiidigere  exlerno  aliquo 
inlellecliiali  auxilio,  ul  oblineal  ouui  ralionis  usiiui, 
qui  iili  suUiciai,  ni  ad  disiiiiclani  Dei  noliiiam  et 
veriialum  luoraiiuni  cugniiionem  ope  uiiius  suu:  ra- 
lionis perveiiire  possil. 


A  SON  ÉMINENCE  LE  CVRDINVI.  DE  ANDREA,  PRltFC  T 
DE    LA   SACRÉE  CONCni^.GATlON   DE   l'IiNDEX  ,  ETC. 

Prince  Emhieiitissime, 

Comme  rien  ne  doil  être  plus  à  cœur  .î  de  vrais 
ealboliqnes  que  de  régler  leurs  opinions  d'après 
l'espril  du  Siège  Apostolique,  nous,  soussignés, 
professeurs  à  l'Universilé  cntliolique  île  Louvain, 
avons  cru  devoir  sonmoilre  au  jugemenl  de  la  Sa- 
crée Congrégation  de  l'Index  la  controverse,  agiiéiî 
en  ce  moment  avec  une  certaine  auiinalion  en  Bel- 
pique,  toiicbaiil  les  forces  nalHrelles  de  la  raison 
bumaine;  et  nous  serions  irès-lienreux ,  Prince 
Emincntissime,  si  la  Sacrée  Coiigiégalion  daigna-i 
réiiondre  à  quelques  questions  relatives  à  celle  con- 
Iroverse.  Mais  qu'il  iioiis  soit  (lermis,  avant  de  les 
proposer,  dédire  quelques  mois  qui  leur  serviront 
d'iiitioduclinn. 

Les  rationalistes,  comme  Vous  le  savez.  Prince 
Eniinentissime,  afin  de  saper  par  sa  base  la  révé- 
lation divine,  s'efforcent  par  tous  les  moyens  de 
mnntrer  que  la  connaissance  de  toutes  les  vérités, 
parlieulièremeutde  celles  dont  se  comixise  la  reli- 
gion naturelle,  dérive,  coiiime  de  sa  source,  de  la 
puissance  el,  suivant  l'expression  reçue,  de  la  spo»- 
innéné  absolue  el  tout  à  fail  iiiilépendaiiie  de  l'es- 
pril liuiiiain.  C'est  ponniiioi  ils  imagiiient  qu'à  l'o- 
rigine les  premiers  bomnies,  à  la  manièie  d'ani- 
maux muets,  menaienl  nue  vie  sauvage,  et  que  peu 
à  peu,  par  le  moyen  de  leur  raison  seule  se  déve- 
lo|)paiil  sponlaiieiiieiit,  ils  découvrirent  le  langage, 
l'ondèrenl  la  société  civile  et  inventèrent  el  établi- 
rent enlin  un  certain  ciillc  religieux.  Ils  alliriuent 
<iue  celle  première  religion,  toiil  à  fait  informe  et 
imparfaite,  ne  lui  qu'une  espèce  grossière  de  Féii- 
cbisme,  perleelionnée  ensuite,  comme  les  lettres, 
lesarts,  les  sciences  ou  lout  autre  produit  du  génio 
de  Pboirime,  par  le  travail  de  la  pensée  et  de  la 
raison.  C'esl  ainsi  qu'ils  picteiident  que  cliea  les 
Indiens,  les  Egyptiens,  les  Grecs  et  les  autres  peu- 
ples de  l'antiquité,  le  Polyiliéisme  se  inonlra  sous 
des  formes  diverses  qui,  par  les  progrès  du  tein[»s, 
allèrent  se  perfectionnant  toujours,  et  devinrent 
comme  autant  de  degrés  par  où  riiomme  s'éleva 
enlin  jusqu'à  cette  forme  supérieure  de  religionqu'on 
nomme  religion  cbréiienne.  Ils  liennenl  donc  noire 
sainte  religion  pour  un  produit  plus  élevé  du  génie 
de  riiomnie;  ils  la  soiimeilent  par  consé<|iieiii  au 
iiii'emcnl  el  à  la  souveraineté  de  la  raison  bumaine, 
et  déclarent  qu'elledoit,  par  le  seul  moyen  de  celle 
raison,  se  perfectionner  de  jour  en  jour  davanlage, 
par  une  sorte  de  progrès  cmitinu  et    nécessaire. 

C'est  là,  Prince  Emineniissime,  celle  lliéoric 
qui,  sous  le  nom  spécieux  de  progrès  conlinu,  est 
enseignée  aujoiird'liui  dans  dilTérenics  écoles  incré- 
dules, el  qui  de  là,  coinuie  une  peste  liés-dange- 
rcuse,  s'insinue  et  se  répand  de  tous  côtés. 

Or,  en  rébitant  celle  doctrine  iiiqtie  et  perni- 
cieuse, la  plupart  des  apologistes  callioliqucs  con- 
temporains coinmeucenl  par  nier  que  la  raison  bu- 
maine soit  douée  de  cette  force  ou  sponianéiié  ab- 
solue el  lout  à  fait  indépendaiiie,  à  laquelle  les  ra- 
tionalistes rapporlenl  l'origine  de  la  religion;  ils 
allirment  an  contraire  el  prouvent  par  divers  argu- 
ments lires  de  rcxpérience,  que  riiomme,  tel  (|u'il 
naii  aiijourd'bui,  a  besoin,  outre  celle  forme  interne 
el  originelle  de  sa  raison,  d'un  secours  iiitellecluel 
exiéri'eur  pour  acquérir  cel  usage  de  la  raison  (|ni 
lui  perinelle  de  parvenir,  par  le  moyeu  de  cciltî 
raison  seule,  à  la  connaissance  disliiicte  de  Dieu  cl 
des  vérités  morales. 


13i7 


DICTIONNAIRE  DE  PlIILOSOriIlE. 


134S 


Ilaiic  vero  (le  iiidig-  iilia  c\lerni  aliciijiis  inlolle- 
Cliialis  niixilii  seiilenlinin,  ciii  (|ii:iiii  pitirimi  e.  prx- 
suiilissiinis  npologi'tis  calliolicis  liodiediiin  suhscri- 
LiiMt,  :i(l  pravniii  soiisiiin  deioiseriiiil  iionniilli  G:il- 
lioj  scripioies,  (|iios  1  ladilioiialislas  appcllniil.  Do- 
feiii  scilicel  Tradilioiinlihia;  illi ,  iiiillaiii  voriialmn 
iiielapliysicaruiii  «-1  ir.orahiiin  ideain  iiieiili  iiiiiiiaiix 
a  Deo  iiidiiain  cssc;  ac  nicnleiii  liiiinaiiaiii  liabcie 
videiiliir  pio  aiiinii  vi  sive  virlule  i)iere  passiva,  do- 
ceiiies  priniani  illariiin  vcritaïuiii  ideain  et  cogniiio- 
iiemexsola  iiislilulioiioexlema,  veluliex  uiiico fonte» 
il)  incnlerii  iiifliiere,  lioii)ii!Ciii(|ue  illaiiiiii  veriialuin 
noiitiain  co  fere  modo  ac(|iiir»;ie,  t)uolaciiiin  aliqiiod 
hisloricuni  ex  aliorum    lesliiuoiiio  disccie  solenius. 


Fx  liorum  igiliir  senlenlia  tesliinoiiiiim  Dei  re- 
\elantis,  qiiod  ope  coiiiiiiiiaî  liadilioiiis  servaiiiin 
el  in  oiniies  populos  pmpagaiiiin  sit,  pio  imico 
fonle  et  priiicipio  cogniiionis  veritaluin  religio- 
nis  tiaiiiralis  sil  i)ai)ciidiini.  El  fiieie  quoipie  iioii- 
nulli  qui  asseivre  non  dnbilaninl  ,  lieri  non  posse 
ut  lionio  illis  ordinis  naïuialis  vcMilalibns ,  (piales 
sunt  exislenlia  Dei  et  aniinaelMunanai  iinmorlalilas, 
cuni  ceitiludine  assensum  prabeat,  iiisi  piius  di- 
vina;  revelalioni  lideni  adbibiieril  ;  el  senlenliain 
senienilie  sua;  oppositam  enoris  iiisiniiilarunt  Ila- 
lioiialisiaruiii  el  Seniipelagianoruni. 


Hanc  vero  Traditionalislaruin  doclrinain  profes- 
sores  Lovanienses,  mm  in  sois  pneieciionibus,  lum 
eliaiu  in  variis  suis  scriplis,  lanqnam  falsain  pcrpe- 
mo  iinpiobarnni;  el  ad  eani  refellendain,  inieralia, 
litec  monere  solenl: 

1»  Vider],  secunduin  illam  Traditionalislaruni 
rioclrinam  ,  oinnein  verilalnin  ordinis  nalnralis  co- 
gnitioiieni  revocaii  ad  actuni  fidei,  alqiie  ila  loiii 
cssenlialem  illam  qusp  exslal  inler  lideni  et  raiio- 
iieni  difTerenliani.  Alqni ,  ruUonis  usus  (ni!  nioniiit 
Sacra  Indicis  Coiigregatio)  prœceilii  fidem,  el  ad 
eain  hominem  ope  revelaiionis  el  ijiaiiœ  conducii. 


2°  Videri  conseqni  ex  eadem  illa  doctrina,  liii- 
inanyp,  nienli  abnegandani  esse  vim  naluralis  himi- 
iiis,  qnod  ei  snllicial  m  ad  cogniiionein  verilalnin 
inoralinin  pervenire  possit;  id^oqne  et  videri,  do- 
clrinain iianc  propius  accedere  ad  enores  Baii, 
Calvini,  etc.,  qui  in  statu  naluiœ  lapsse  vires  ralio- 
i)is  ,  qnod  ad  veritates  morales  aliinel,  peiiilus  ex- 
liiicias  esse  docnernnl  :  aiqui  ex  S.  Scriplura  cl 
comiiinni  SS.  Pal  mm  et  Theologoruin  toiisensu 
aperlissime  conslare,  liominem  ralionis  usn  fruen- 
leni  natiirali  si:ae  raiionis  iuniine,  absqne  iillo  reve- 
laiionis supernaltnalis  el  grali*  anxilio,  posse  co- 
gnoscere  aique  eliain  deinonslrare  phnes  veritates 
inetapbysicas  el  morales,  inler  quas  exsislenlia  Dei 
cl  immortaliuis  anima;  sint  recenseiida;.  bednio 
quoqne  nionenl  liic  professores  Lovanienses  oiii- 
itino  lenemlum  e»se ,  m  ne  i|»sa  fuies  coiicniialnr, 
cxstare  quaidani  fidei  prœnmbula,  eaque  naluruliler 
cognosci  :  alque  ibi  recilant  S.  Congregalionis  In- 
dicis  declaraiionem  illam,  qua  diciUir  :  lialiocina- 
lio  Dei  exiislentiuin,  umwœ  spiriiiiiditulein,  hominis 
liberluieni  ,  ctim  certiiuduie  probaie  potesl.  Fides 
jostertor  esi  revelatione,  proiudeciue  ad  probuitdam 
JJei  exsiilenliutn  cotilia  aiheuiti,  ud  probandam  nui' 
mœ  ipirilualiiaiem  uc  liberiaiem  conira  uaiuralismi 
ac  falalmmi  seciatoiem,  alleyari  convetnenter  ne- 
Quil. 


3»  Videii  porro  conseqni  ex  eadem  illa  doctrina, 
dicendnni  esse,  ad  cognilioneni  veritainm  uidinis 
nuiuralis   absolule    iiecessariam    liiissc    revclatio- 


Celle  iicccssiiéd'iiii  secours  inlcllcclnei  extérieur, 
admise  aujourd'hui  par  un  liè^-grand  nomlire  dos 
plus  émincnts  apolngisles  callioliqnes ,  a  élé  dé- 
tournée dans  nn  inanvais  sens  par  tinol(|iies  écri- 
vains français  désignés  sons  le  nom  de  Tradiiiona- 
lislcs.  Ces  Traditionalistes  enseignent  que  Dieu  n'a 
mis  dans  l'esprit  de  l'Iiomme  aucune  idée  des  véri- 
tés mélapliysiques  cl  morales,  el  ils  semblent  re- 
garder rinlclligcnce  humaine  comme  une  force  ou 
une  puissance  purement  passive;  puisque,  selon 
eux,  la  première  idée  el  la  première  connaissance 
de  ces  vérités  émanent  comme  de  leur  source 
unique,  du  seul  enseignement  extérieur,  el  viennent 
de  là  dans  l'esprit  ;  en  sorte  que  l'homme  acquerrait 
la  connaissance  (le  ces  vérités  à  jieu  près  de  la 
même  manière  que  nous  apprenons  un  fait  liislo- 
rique  par  le  lémoianage  (i'aiitriii. 

Ainsi,  selon  le  senlimenl  de  ces  écrivains,  le  lé- 
nioignage  de  la  révt'laiion  divine,  conservé  el  ré- 
pandu (liez  ions  les  peuples  par  une  Iradiiion  con- 
tinue, devrait  èire  considéré  comme  la  seule  source 
el  le  seul  principe  de  la  connaissance  des  vériiés 
de  la  religion  naturelle.  yuel(|nes-uns  même  sont 
allés  jusiju'à  allirmcr  qu'il  n'est  pas  possible  qiid 
l'iiomme  donm;  avec  cerliludesoii  assentiment  à  ces 
vérités  de  l'ordre  naiiiiel,  telles  que  l'existence  de 
Dieu  et  rimmoilalité  de  l'âme,  sans  croire  aupara- 
vant à  la  révélation  divine;  et  ils  ont  accusé  l'opi- 
nion contraire  d'éire  enlacbée  de  rationalisme  el  de 
sémi-pélagiaiiisme. 

Les  professeurs  de  Lonvain,  dans  leurs  leçons 
aussi  bien  que  dans  leurs  écrits,  ont  toujours  im- 
piouvé  comme  fausse  celte  docirine  des  Tiadilio- 
nalisles;  el,  pour  la  léluier,  ils  ont  coutume  do 
faire,  entre  autres,  les  oliservalions  suivantes  : 

1°  Que,  selon  la  doctrine  de  ces  Traditionalistes, 
toute  connaissance  des  vériiés  de  l'ordre  naturel 
semble  se  réduire  à  un  acte  de  foi;  ce  qui  déiriiil 
1.1  diflérence  essentielle  qui  existe  entre  la  foi  el  la 
raison.  Or,  comme  l'a  déclaré  la  Sacrée  Congréga- 
tion de  l'[u(ie\,  Tusage  de  la  raison  précède  la  foi 
et  y  conduit  riiomme  par  le  moyen  de  la  révélation 
et  de  ta  grâce. 

2^  Qu'il  semble  suivre  de  celte  même  doctrine 
qu'il  faille  refuser  à  l'esprit  humain  la  force  de  lu- 
ii.iére  naturelle  snfiisanle  pour  pouvoir  parvenir  à 
la  connaissance  des  vérités  morales  ;  el  qu'ainsi 
celle  doctrine  paraît  toucher  aux  erreurs  de  Baïiis, 
de  Calvin,  etc.,  qui  ont  enseigné  que,  dans  l'étal  de 
nainre  déchue,  les  forces  de  la  raison,  en  ce  qui 
concerne  les  vérités  morales,  sont  entièremenl 
éteintes.  Or  il  est  tout  à  faii  constant,  par  le  lé- 
moignage  de  la  sainte  Ecriture  et  par  le  consente- 
menl  unanime  des  Pères  el  des  théologiens,  (jue 
rhoinme  jouissant  de  l'usage  de  ta  raison  peut, 
par  la  lumière  naturelle  de  su  raison,  sans  aucun 
secours  de  la  révélation  surnaturelle  el  de  la  grâce, 
connaître  el  démontrer  plusieurs  vérités  méiaphy- 
si(|ues  et  morales,  parmi  lesquelles  il  faut  placer 
l'existence  de  Dieu  et  l'immortalité  de  l'àme.  Ici  en- 
core les  professeurs  de  Lonvain  remarquent  soi- 
gneusement que,  pour  ne  pas  ébranler  la  loi  elle- 
même,  il  faut  absolument  adinetlie  qu'il  y  a  cer- 
l.iiiis  prœambula  (idei  ,  et  que  ces  prœanibula  \fidei 
sont  connus  ualuretlement  ;  el  ils  tiieiil  à  ce  sujet 
la  déclaration  de  la  S.  Congrégaiion  de  l'Index  <|ui 
porte  :  Le  raisonnement  peut  prouver  avec  certitude 
l'existence  de  Dieu  ,  la  spiritualité  de  rame,  la  li- 
berté de  l'homme.  La  foi  est  postérieure  à  la  lévélu- 
tion,  et  par  conséquent  elle  ne  peut  être  couvenabte- 
vieni  atléyuée  pour  prouver  Cexisteuce  de  Dieu  contre 
un  alliée,  ta  spiritualité  et  la  liberté  de  l'àKM  mison- 
nuble  contre  un  sectateur  du  naturalisme  el  du  /aJu- 
lisnte. 

ô"  Qu'enfin  il  semble  suivre  de  celle  inéme 
doctrine,  (jne  la  révélation  surnaturelle  a  élé  abt>«- 
Inmenl  nécessaire  pour  la  connaissance  des  \érités 


]34Ô  NOTE  SUPPLEMENTAIRE 

nem  supernaluralcm  ;"  alqiii  Iioc  advcrsari  com- 
luiini  iheologoniin  seiilenliœ,  qui  ilii  non  agno- 
sciini  nisi  nioralem  isiiusmoili  revelalionis  necessi- 
l:ilcni. 

Il;ec  igilur,  iiiler  alia,  Eminenlissime  Princeps, 
coiilr;»  eani  Tradilionalislariim  docliinam  ore  et 
scripio  rnoneinus,  alque  inde  a  primo  ejus  .orlu 
inoiiuiniMS. 

Qiiod  si  ab  nna  pane  lunnanM  raiionis  vires 
liieniur,  ab  altéra    lanien    parle  profileiniir,  sictil 


1350 

de  l'ordre  naiurel;  ce  qui  esi  contraire  au  scntimeiii 
coniiiuin  des  lliéoiogiens ,  qui  ne  reconnaissent 
qu'une  nécessité  morale  de  celle  révélaliou. 


jam  supra  innuimus,  nos  in  ea  esse  opinione,  ul 
piiiemus  non  ess:  liumanue  nieiili  tribuendani  oni- 
niniodam  illam  sponianeilatem  sive  absolulam  in- 
dependentiau),  qiiam  Kalionalisiâe  eid(Mn  Iribuuiil, 
scd  de  même  buniana  sic  senlimiis  :  Mens  liuniana 
vi  pollel  interna  sibique  propria;  per  se  et  con- 
tinuo  acinosa  csl  ;  atianien  ui  humo  bac  mente 
pr^diius  perveiiial  ad  expediluni  usiim  rarionis, 
opus  liabet  exicmo  aliquo  inlellectuali  auxilio. 
llaque  opinamur,  principia  veriialum  ralionalium, 
ineiapbysicarum  ac  moralium,  a  Deo  condiiure 
liumanui  menti  indila  esse  ;  al  simul  arbitramnr, 
banc  esse  mentis  nostr*  legem  natnraleni  sive 
psyciiologicani,  ul  liouio  indiyeal  instilulione  aliqua 
inlellectuali  ad  oblineiidum  eum  r.iiionis  usum, 
(|ui  iili  suQiciat  ul  distinclam  Dei  et  veritatuni 
moralium  cognilionem  sibi  compararc  possil.  Non 
neg;imus,  buniaux  menti  absque  illa  instilulione 
inessc  conlusum  quemdam  barum  veriialum  sen- 
buni  et  vagaui  quaindam  apprebensionem  ;  sed  lo- 
quimur  bic  dc  vera  cognitione,  boc  est,  du  clara 
et  ceria  illaruu»  veriialum  r.oiitia  acquirenda.  In- 
siiiuiionem  auiem  imelligimus  exiernum  quodvis 
inlelieciuale  auxilium,  sive  de  industria,  sive  non 
ddta  opéra  pi;estiluin,  idcjue  sive  voce,  sive  scri- 
pto,  sive  gestu,  sive  alio  quovis  modo,  quem  sociale 
commercium  buppcdilat.  Indigenliam  porru  inteili- 
giniiis  abiolutam,  al  non  eo  sensu,  ul  puteinus 
Deuin  non  potuisse  aliter  condere  boniinem,  scd 
co  sensu,  ut  puiemus,  esse  eam  indigenliam  omni- 
t)us  bominibus,  qiialcs  nuiic  nascuiilur,  coinmu- 
iiein.  liane  veru  absulutani  inslitutioiiis  iiidigeiitiani 
exslare  allirmamus,  si  sermo  sit  de  expedilu  raiio- 
nis usu  ac(iuireiido  ;  minime  vuro  dicimus,  quod  e 
contra  ialsiim  puiamus ,  siiijjubirum  veritatiiin 
ordinis  naluralis  cognilionem  ope  inslitulionis  esse 
comparandam  ;  nam  ulti  bomujam  u&u  su;e  rationis 
reapse  fruiiur,  ipse  sua  sola  ralione  (|uaiu  pluri- 
mas  verilales  deiegere  aique  cognoscere  polesl. 
fraelerea  nolamus,  inslilutiunem  illam,  quam  di- 
cimus, ex  nostra  senteniia  non  esse  baljendam 
laiiquam  elJiaenlem  causant  per  quam  bomo  perve- 
niai  ad  expediium  raiionis  suiv  usnm,  sed  laii- 
qiiam  merain  coudilionem  sine  qua  non  possil  ad 
cxpcdilum  illum  usum  pervenire  ;  qiiemadiiiodum, 
\erbi  gralia,  aer,  calor,  liumor  re(|uiruniur  tan- 
(luam  condiiio  sine  qua  non  possil  niaiiiresiari 
vita,  quu:  in  aliiiuo  graiio  seminis  reapse  iiiesl,  sed 
involula  ac  laiens.  Frincipia  legis  natune  scripla 
sunt  in  corde  bominis;  veruiu  ea  iiunquam  dis- 
lincle  le(jeie  quis  polerit,  nisi  poslquam  ope  iiiicl- 
leciualis  illius,  quod  diximus,  auxilii,  aU  expeditum 
bux  raiionis  usuni  pervenerii. 


Sentenliain  nosiram  sive  doctrinam  bactenus 
exposiiam,  Eminenlissime  Princeps,  probare  sole- 
luus  variis  argumenlis  ab  experieiiiia  et  observa- 
lione  psycbologica  petiiis,  quae  bujus  luci  non  est 
»'xponeie. 

Patel  autem,  bac  doctrina  Ralionalismi  princi' 
pium  de  naliva  humanau  raiionis  iiidepeiidenlia  el 
ubsoluia,  ut  aiunt,  tpontuneilate  radicitus  convelii  ; 
el  lauieu  pcr  eam  nullaienus  lolli,  sed  oiiiniito  in- 


Yoilà,  entre  autres,  Prince  Eminenlissime,  ce 
que  nous  disons,  de  vive  voix  el  par  écrit,  contre  la 
doctrine  des  Traditionalistes,  el  ce  que  nous  avons  dit 
dès  la  première  apparition  de  celte  dociiine. 

Mais  si  d'un  côté  nous  défendons  les  forces  de  la 
raison  iiumaine,  d'un  autre  côlé  cependanl  nous 
déclarons,  comme  nous  l'avons  déjà  insinué  plus 
liant,  que,  suivant  notre  opinion,  on  ne  doit  point 
rcconnaîlre  à  l'esprii  humain  celle  spontanéité 
complète  ou  cette  indépendance  absolue  que  les  Ua- 
lionalislcs  lui  attribuent.  Voici  ce  (pie  nous  pensons 
à  cet  égard  :  L'esprit  bumain  est  doué  d'une  force 
interne  el  qui  lui  est  propre;  il  est  actif  par  lui- 
même,  et  son  activité  est  continue;  néanmoins, 
pour  que  l'bomme,  doué  de  cet  esprit,  parvienne 
au  véritable  usage  de  la  raison,  il  a  besoin  d'un 
secours  intellectuel  extérieur.  Nous  croyons  donc 
que  les  principes  des  vérités  rationnelles,  mélapbysi- 
qiies  et  morales,  ont  été  mis  dans  l'esprit  humain 
par  le  Créateur;  mais  en  même  temps,  selon  nous, 
telle  est  la  loi  naturelle  ou  psychologique  de  notre 
esprit,  que  l'Iiomme  a  besoin  d'un  enseignement  in- 
tellectuel pour  arriver  à  cet  usage  de  la  raison 
sufTisant  pour  pouvoir  acquérir  une  connaissance 
distincte  de  Dieu  et  des  vérités  morales.  Nous  ne 
nions  pas  que  l'intelligence  de  rbonime  ne  puisse, 
sans  cet  enseignement,  avoir  quebpie  sentimeiil 
confus  cl  (pielque  vague  apprébension  de  ces  vé- 
rités; nous  parlons  ici  de  r:iC(|uisilion  d'une  con- 
naissance véritable,  c'est-à-dire  d'une  connaissance 
claire  el  certaine  de  ces  vérités.  Par  enseignement 
nous  entendons  tout  secours  intellectuel  exiérieur, 
donné  de  propos  délibéré  ou  non,  soil  dc  vive 
voix,  soil  par  écrit,  soil  par  geste,  soil  par 
queli|ue  autre  moyeu  (|ue  peut  tournir  le  com- 
merce social.  Par  nécessité  nous  enlendons  une  né- 
cessité absolue;  non  en  ce  sens  que,  selon  nous. 
Dieu  n'nll  pas  pu  créer  riiomnie  autremeni,  mais 
en  ce  sens  que,  d'api  es  notre  opinion,  cette  néces- 
sité est  commune  à  tous  les  bomines,  tels  qu'ils 
naisseiil  aujourd'hui.  Nous  allirmons  celle  iiéce^tSiié 
absolue  de  renseigneinciil  pour  arriver  au  plein 
usage  de  la  raison;  mais  nous  ne  disons  nullenient 
que  la  connaissance  de  chacune  des  vérités  de  l'or- 
dre naturel  ne  peut  s'acquérir  que  par  renseignemeiii, 
nous  tenons  au  contrarie  une  telle  assertiuii  pour 
lausse  ;  car,  une  fois  que  riiunime  jouit  réellemenl 
de  l'usage  delà  raison,  il  peut,  par  sa  raison  seule, 
découvrir  et  connaître  bien  des  vérités.  Mous  re- 
mar(|uous  en  outre  que  rensciguemenl  dont  nous 
parlons  ne  doit  point,  selon  nous,  cire  cousidéié 
comme  la  cause  efficiente  pur  laquelle  l'Iiomme  par- 
vienne à  l'usage  (le  la  raison,  mais  comme  unesiinple 
condition  sans  laquelle  (condiiiu  sine  qua  non)  il  ne 
pdurrait  pas  arriver  à  cet  usage  de  la  raison;  de 
iiicme  que,  par  exemple,  l'air,  la  cbaleur,  l'iiumi- 
dilé,  sont  re(|uis  coninie  une  condition  sans  laquelle 
(condilio  sine  qua  non)  la  vie,  qui  est  réellemenl 
dans  une  graine,  mais  enveloppée  el  latente,  ne 
pourrait  pas  se  manifester.  Les  principes  de  la  loi 
naturelle  sont  écrits  dans  le  cœur  de  riiomme  ; 
mais  jamais  personne  ne  pourra  les  lire  distincte- 
iiieiit  si  d'abord  il  n'est  parvenu  au  plein  usage  de 
la  raison  par  le  moyen  de  ce  secours  iiiielleeluel 
dont  nous  parlons. 

Mous  prouvons.  Prince  Eminenlissime  ,  notre 
opinion  ou  doctrine,  exjiosée  jusqu'ici,  par  divers 
arguments  tirés  de  l'expérience  el  de  l'observation 
psychologique;  mais  ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  les 
reproduire. 

Il  est  manifesle  que  cette  doctrine  sape  par  la 
base  le  principe  rationaliste  de  rindépendaiice  ori- 
ginelle absolue,  ou,  selon  l'expression  reçue,  de  la 
sponianéilédela  raison  humaine;  tandis  que  néan- 


1151 


DICTIONNAIRE  DE  PIIILOSOVIIIE. 


1352 


it'gram   et  salvam  in  pa   pcrmaiiere  nalivaiii  vim 
oriijieni  hiin)uiKC   ralioiiis  iiiteiiiati). 

Et  possiiiniis  ex  noslra  doclrina  contra  Raiioiia- 
lislas  sic  coiilendere  :  Si  liotno,  m  Rationnlisi,'» 
«locent,  priniiliis  in  liac  terra  in  statu  ignoranli:r. 
:il)Sohit.-c  constitntns  fiiisset,  niinqiiain  sula  vi  sua 
ex  hoc  ignoranliaî  slalii  exire  poluissct,  nec  iin- 
qiiani  (posila  eadein  nalurœ  conditione,  rjuK  niinc 
est)  sine  Doi  inlerveiitu.  qnocnnqiie  tandem  modo 
isie  inierventns  concipiaiur,  pervenire  potnissel  ad 
«■nin  rationis  nsiim,  (iiio  principia  aul  praeccpla  re- 
ligiunis  naluralia  cugnovissel. 


Cnetemm  noslram  liac  de  re  senteniiam  adnii- 
nierandan»  esse  arijilramiir  inlCr  eas  qn.nestiones 
quo*  a  piiilosopliis    cailiolicis   libère    dispiitaninr. 

Vernmlauien  H.  n.Lupiis,  canonicns  Lcodiensis, 
in  opère  qnod  inscriltilur  :  Le  Tradilionalisme  et  le 
Ilatioualisme  examinés  au  point  devite  de  lapliilosopliie 
et  de  ta  docirine  catholique,  noslram  senteniiam 
sivn  doctriiiam  erroris  theologici  iiisimiilare  non 
diibitat,  el  assevcrare  eam  nexii  indivniso  coIi;e- 
rere  cnm  perversis  doctrinis  Haii  el  Calvini,  atqtie 
aperle  repngnare  docl(iii;e  eatliolicae,  S.  Scriptnnp, 
et  commum  Patrum  el  tiicologorum  sententiae. 
Qiias  criiuinationes  in  quadam  epistolu,  nnper  in 
Belgio  lonse  lale(|ne  propagala,  sua  auclorilate 
approltare  et  lirniure  visus  est  R.  P.  Perrone. 

Nornnl  lamen  iili  scriptores  senteniiam,  qure  al) 
ipsis  tam  injuriose  notatnr,  a  mollis  ancloribiis 
vere  cailiolicis  et  doclis  non  tanlnm  in  Belgio,  scd 
eiiam  in  Gallia,  in  Germania,  in  ItaJia  propiignari; 
sciunt  eain  ni  verain  haberi  ab  episcopis  non  paii- 
cis  et  a  plnribus  theologis  el  philosophis  Sedi 
Apostolicae  ac  sanis  doctrinis  addiclissimis.  El 
nolnm  pariter  est,  eanulem  senientiam  in  miillis 
seininariis  aliisque  scliuiis  catliolicis  cuin  assensu 
t'piscopornm  iradi  alque  doceri. 


Sod  jam  post  expositam  noslram  in  controvcrsa 
hac  re  senteniiam,  Immiliter  pelimus  iil  nobis  li- 
ceal,  Emineniissime  Princeps,  seqnentes  propo- 
siones  S.  Indicis  Congregationis  subjicere  judicio  : 

1°  An  licet  aucloribus  catliolicis,  in  disquisi- 
lione  mère  pliilosopliica  de  vi  naiiva  rationis 
hnmanae,  docere  :  Deum,  si  voltiisset,  pouiisse  ([ui- 
dem  ita  condere  liominem,  ut  is  ipsa  sola  sua* 
rationis  vi  et  ope  veritatnm  ordinis  naliiralis 
menti  ejns  inscriplarum,  millo  priïierea  indigens 
quocnnque  lan<lem  externo  ijiieliectnali  auxilio, 
pervenisset  ad  expeditnm  nsiim  raiionis;  —  vider! 
tanien  potins dicendnm,  hominem  nunc  ila  nasci,  ul 
adexpediluin  illurn  rationis  usiimol)tinendnm,  prœ- 
ieiea  indigeal  exlerno  aliquo  intellectiiali  anxilio, 
quod  tamen  non  sil  habendum  tanquam  efficieus 
causa  per  quum  pervenial,  sed  lanqnam  niera 
couditio  sine  qfwa  «on possilpervenire  ad  eum  rationis 
nMim  qui  illi  suflicial  ut  dislinciain  Dei  et  verita- 
lum  moraliuincognilionem  sibi  coniparare  queat? 


2"  An  licel  anctoribus  pri  valis,  privala  sua  auclori- 
late, eau»  senteniiam  censura  iiolare  asserendo,  il- 
lamcuni  perversisBaii  el  Calvini  doctrinis  coliaerere, 
alque  S.  Scriplur*,  unanimi  Palrnm  el  llieologo- 
rum  sentent!*,  delinitionibus  Ecclesiye  et  Sacrae 
Indicis   Congregationis  proposilionibus    repugnare? 

3°  Num  Calviniana  babenda  est  interprelatio  eo- 
rum   qui    doceat,   vcrba  Aposloli  {r.om.  i,  19-20) 


moins  elle  ne  déiroit  nullement,  mais  conserve  et 
mainiieut  an  contraire  dans  sa  plénitude  toule  la 
lorce  naturelle  de  celle  même  raison. 

Notre  doctrine  nous  autorise  à  soutenir  celle 
conclusion  contre  les  Kationalistes  :  Si,  comme  ils 
le  prélendeiil,  rbomme  avait  été  priniilivemcnl 
établi  sur  celle  terre  dans  l'état  d'ignorance  abso- 
lue, jamais  il  n'aurait  pu,  par  ses  seules  forces, 
sortir  (le  cet  cial  d'ignorance  ;  janiais  (la  condi- 
lion  delà  nature  élant  supposée  la  même  (pfelleest 
actuellement)  il  n'aurait  pu,  sans  une  inlerveniioii 
de  Dieu  (de  (|uel(iue  manière  que  l'on  conçoive  celle 
interveniion),  parvenir  à  cet  usage  de  la  raison 
qui  lui  eîii  fait  connaître  les  principes  ou  les  pré- 
ceptes de  la  religion  naturelle. 

Au  reste,  nous  croyons  <|ue  noire  opinion  sur  ce 
sujet  doit  éiie  rangée  au  nombre  de  ces  qnestiims 
qui  sont  librement  discutées  par  les  pbilosopbes 
catholiques. 

Cepeiulaiil  le  R.  M.  Lupus,  chanoine  de  Liège, 
dans  un  ouvrage  intitulé  :  Le  Traditioualisme  et  le 
Rationalisme  examinés  au  point  de  vue  de  la  philoso- 
phie et  de  la  doctrine  calholiqve,  ne  crainl  point 
d'accuser  notre  docirine  d'erreur  théologique,  et 
d'alHrmer  qu'elle  se  raiiaclie  par  un  lien  logique 
aux  doctrines  perverses  de  Baïiis  et  de  Calvin, 
qu'elle  est  manifestement  contraire  à  la  docirine 
catholique,  à  la  sainte  Ecriture,  au  sentiment  com- 
mun des  Pères  el  des  théologiens.  El  le  11.  P.  Perrone, 
dans  une  lettre  publiée  récemment  el  répandue  de 
toutes  paris  en  Belgique,  a  paru  approuver  el 
conlirmer  de  son  autorité  ces  graves  accusations. 

Ces  écrivains  savent  pourtant  que  l'opinion  notée 
par  eux  d'une  façon  si  injurieuse  est  défendue  par 
un  grand  nond)re  d'auteurs  vérilableiuenl  catholi- 
ques el  instruils,  non-senlemenl  en  Belgique,  mais 
encore  en  France,  en  Allemagne,  en  Italie;  ils  sa- 
vent que  celle  opinion  est  tenue  pour  vraie  par 
bien  des  évêques  et  par  beaucoup  de  théologiens  el 
de  philosophes  très-attachés  au  Siège  Apostoliiiue 
el  aux  saines  doctrines.  El  il  est  également  notoire 
c|ue  cette  même  opinion  est  enseignée,  et  expliiinée 
avec  l'assentiment  des  évêiiueï,  dans  beaucoup  de 
séminaires  el  antres  écoles  catholiques. 

A  présent.  Prince  tminemissiine,  après  avoir 
ex|)osé  notreopinionsur  celtequeslion  coniroversée, 
nous  demandons  humblement  qu'il  nous  soil  permis 
de  soumettre  au  jugement  de  la  S.  Congrégation  de 
l'Index  les  propositions  suivantes  : 

1"^'  Esl-il  permis  à  des  auteurs  catholiques,  dans 
une  discussion  puremenl  philosophique  touchant  les 
forces  naturelles  de  la  raison  liunKune,  d'enseigner 
(|ue  Dieu,  s'd  l'eût  voulu, eût  pu,  il  est  vrai,  créer 
l'homme  de  telle  sorle  que,  p.^r  la  seule  force 
de  sa  raison  el  à  l'aide  des  vérilés  de  l'ordre  na- 
turel gravées  dans  son  esprit,  s -ns  avoir  nul  be- 
soin d'un  secours  intellectuel  exiéiieiir  (|uelconque, 
il  fût  parvenu  au  plein  usage  de  la  raison  ;  —  mais 
(|u'il  semble  pourlanl  qu'il  faut  dire  pluiôl  *{ue 
l'homme,  tel  qu'il  naît  aujourd'hui,  a  besoin  en 
outre,  pour  acquérir  ce  plein  usage  de  la  raison, 
d'un  secours  intellectuel  extérieur,  secours  qui 
toutefois  ne  doit  pas  être  considère  coiiinie  la 
cause  efficiente  par  Uujuelle  il  parvienne,  mais  cunime 
une  simple  condition  sans  laquelle  {couditio  t.iue  qua 
non)  il  ne  peut  pas  parvenir  à  cet  usage  de  la  rai- 
son suflisanl  pour  ac(|uérir  la  connaissance  dis- 
lincie  de  Dieu  el  des  vérités  morales  ? 

2«  Est-il  permis  à  des  auieurs  privés,  de  leur 
autorité  privée,  de  censurer  celte  opinion  en  allir- 
niant  qu'elle  se  rattache  aux  doctrines  perverses 
de  Bains  el  de  Calvin,  el  qu'elle  esl  contraire  à  la 
sainte  Ecriture,  au  sentiment  unanime  des  Pères  et 
des  théologiens,  aux  définitions  de  l'Eglise  et  aux 
propositions  de  la  Sacrée  Congrégation  de  l'Index  ? 

o'  Peut-on  regarder  coiuine  calviniste  l'inlerpié- 
lation  de  ceux  qui  enseignent  que  les  paroles  de 


1353 

accipienda  esse  ilo  liomiiiiluis  in  \\\x  sociei  ilpiii 
iiiter  se  conjunciis  pleno(iiie  ralioiiis  iisu  fmoniibns, 
ut  ex  lola  coiitexu  oralioiie  coiiiici  videliu  ? 

4°  An  licel  reprcliemiere  ac  injiiriose  notare  an- 
cloies  calholico-;  (jui  ;issoriml,  simili  sensu,  hoc  est, 
de  liomimliiis  pleno  r:ilionis  nsu  rruentibiis,  inlelli- 
geiuluni  esse  Sacra*  Indicis  Congregationis  propo- 
siiionem  iiaiic  :  <  Rmiocinalio  Dei  exsislei'tiam, 
anima'  sj  irUnnliiaik'ni,  liominis  libeitatem,  cum  cer- 
titUitiite  probure  iiole.f^t?  > 

Rerhimini  csl,  Eniiiu'nlissime  Princeps,  ni  oplima 
qn;i'i|Ui'  linrni'iiii;e  Veslra-  apprccanli's,  scrilicndi 
finein  faciauins  ciiin  linniiii  voio,  ni  nos  mi  olisei- 
Tunlissinios  heiievoieniia  cumplecli  digneiis. 


J.  Tu    Deele.n,    s.  s.  l*ii   IX  Cuhiculur.  ad  hou., 

S.  Scnpl.  Cl  liiigg.  OiieiiU.  prof. 
J.  B.  Lefkbve,  tlitui.  dvgin.  praf. 
(i,  C  Lbacih,  i'IiiIos.  piuf. 
iN.  J.  LAFdP.ET,  pliilus.  I  rof. 

Saium  Levunii  kaleiid.  t'ebiiiar.  MDCCCLX. 

II. 

Responsum  S.  Congregationis  Indicis  de  die 
2  Martii  an.  1^60  ad  prœcedentes  profes- 
soruin  Lovaniensium  littcras. 

PR.t:^T.^^•TlssnII  Clarissimique  Professores, 

Afieptis  iiîieiis  vesiris  quas  adme deiiisiis Kalon- 
<lis  Fcl)iiiaiii  iinjus  anni,  con.inisi  dociis  el  enidi- 
lis  qiiilmsilain  llieologis  Sacra;  liujus  Congregalionis 
coii.'^nlioribns,  ul  pliilubopliicain  de  vi  naiiva  ralioiiis 
Liiinana.'  docirinani,  (|iiani  iis<leni  lilleris  dilucide  ex- 
poniiis,  aiqiie  in  benenieiila  UnivL-isilaleLovaniensi 
Iradi  a  piofessoiibns  leslaniini,  diligonlerconsiileia- 
reiii  el  expenderenl.  Qui  (|uideni  liieolugi  inia  cnin 
II.  P.  asi'crcli  ,  resediiloanleaaccuralcuueperpensa, 
in  consuliaiioiieni  accili  concordi  nnbiscuiu  sen- 
teniia  censneiniil  :  i'  Meninraiani  doclrinani  niil- 
iaieniis  adversari  (|ua(iior  illis  pruposiiionibus,  qu^je 
ab  bac  Sacra  Cungiegalions  circa  nalivain  raliunis 
bunianif:  \iin  non  ila  prideni  prodieruiil.  2°  llecie 
adnuinerandani  esse  inler  eas  qniestiones  qu;e  a 
pbilusopbis  caibulicis  libère  in  uuani(|ue  parlem 
dispniari  possunl  ;  adeoque  3°  ad  eanuleni  doclri- 
nani (juod  aiiinel  slandiin  esse  Coasiiiiilioni  Bene- 
(Wcii  XI V,  P.  M.  qua;  iiicipit  :  Sollicita  el  pro>Aia, 
§  25. 


NOTE  SUPPLEMENTAIRE.  1354 

i'Apôlre  {liom.  i,  10,  20)  doivent  être  entendues, 
comme  tout  le  conlexle  semble  l'indiquer,  d'bom- 
nics  vivant  en  sociéié  el  jouissant  du  plein  usagu 
di!  la  raison  ? 

-4'  Est  il  pi^rniis  de  blâmer  el  de  noter  d'une  ma- 
nière  injurieuse  des  anleurs  calholiqnes  qui  adii- 
menl  (pi'il  faut  entendre  dans  le  même  sens,  c'csi- 
à-dire  d'hommes  jouissant  «lu  plein*\isage(le  la  rai- 
son, le'le  proposiiiod  de  la  Sacrée  Congrégation  de 
l'Index  :  «  Le  Tnisoiuittiieiil  peut  prouver  avec  cerli- 
lutle  l'existence  de  Dieu,  la  spirilnalilé  de' râine  el  lu 
libellé  de  ritomiiie  ?  » 

Il  nous  reste.  Prince  lîminentissime,  à  sonhaiier, 
en  rinissanl,  à  Votre  Eminence  lonle  sorte  de  pro>- 
périlé<,  el  à  Vous  prier  linmblemenl  de  daigner  ac- 
cneillir  avec  bienveillance  Vos  rcspcilneux  cl  dé- 
voués serviteurs. 
J.  Tu.  Iîeelen,  canérier  d'Iiounenr  de  S.  S.  Vie  IX, 

prof,  (flùril.    S.  et  des  langues  oricnl. 
J.  H.  I.EFERVE,  prof,  ne  ihéol.  doijin. 
G.  C.  Uba(;hs.  prof,  de  ijfiilos. 
N.  J.  La  FOUET,  prof-  de  pliilos. 

Donné  à  Lomuin,  le  l^'  février  ISCO. 


Hanr  sentenliarn  vobis,  Egregii  Proressores,  li- 
benier  comninnico,  atque  vobis  ex  aninio  graiulor 
de  sincei  issinio  vestro  erga  Aposiolicam  Scdeni,  co- 

(li)  Voici  le  lexle  du  §  23  de  la  Constilulion  Sollicita 
et  provida  : 

*  li  quoque  non  satis  idoneani  juslainque  excusmionem 
alTerre  videnliir,  qui  ob  singulare,  qnod  proiiienlur,  er^ja 
veieres  doclores  siudiuin,  e;mi  sibi  ,scrit)endi  ratiimern 
licere  arhilraiilur;  nam  si  carpere  novos  audeaiit,  forle 
ab  l*dendis  veieriD.is  sibi  nimimc  leihperasseui,  si  in 
eoium  lenipora  incidissenl;  quod  prœclare  aniinadversimi 
est  ab  auctore  Opcris  im[ier;ecti  in  Mallh.  Imm.  42  : 
Cuni  «ac//er(s,  inqiiii,  fl/iV/nem  beneficanletn  autiquos  do- 
clores, proba.  qufilis  sil  circa  sucs  doctorcs  :  si  enim  il- 
los,  cum  fptihus  vivit,  susliuel  et  honorai,  sitie  dubw  i/,os, 
51  cum  iilis  lixisst't,  lionorasscl  ;  si au'.ein  suos  contemnil, 
ii  cum  itlis  vixtsset,  et  illos  contempsisfet.  Qn  niobreni 
firmum  r.iliiinque  sil  omnibus,  qui  advprsus  aiioruni  sen- 
teuiias  scrib.nl  ac  disputant,  id  quod  graviter  ac  s-i- 
pienlera  Yen.  servo  Dei,  pra-decessore  nosiro  liuiocen- 
lio  papa  XI,  prœscripium  esl  lu  dccrelo  edilo  die  se- 
conda Marin  anni  miliesirai  sexceutesimi  sepiuagesimi 

DiCTioNN.  DE  Philosophie.  I. 


II. 

Réponse  de  In  S.  Congrégation  de  l  Index, 
datée  du'i  mars  18(iU,  à  la  lettre  précédente 
des  professeurs  de  Loucain 

Emine.nts  et  Illustres  Professeurs, 

Ayant  reçu  voire  lettre  que  vou^  m'avez  adressée 
on  date  du  l*''  lévrier  de  celte  anné<;,  j'ai  cbarfé 
(|uelques  doctes  e!.  savants  théologiens  consiilleurs 
de  cette  Sacrée  Congrég  ilion,  d'examiner  el  di; 
peser  avec  soin  votre  doctrine  philosophique  tou- 
chant les  forces  naliirelles  de  la  raison  lunnaine, 
doctrine  que  vous  exposez  si  clairement  dans  votre 
lettre,  el  (pii,  comme  vous  l'atleslez,  est  enseignée 
par  les  professeurs  à  l'Universiié  de  Louvain,  «jui 
a  rendu  tant  de  services.  Or  ces  thé  dogiens,  cl 
avec  eux  le  II.  P.  Secrétaire,  après  avoir  d'abord 
examiné  la  chose  soigneusement  el  mùremenl,  et 
réunis  par  nous  en  consulialion  ,  s'accordanl  avec 
nous  dans  un  même  senliment,  ont  juge  :  1°  Que  la 
docirine  exposée  ne  renferme  absoliinient  rien  de 
contraire  à  ces  quatre  uroposilions,  émanées,  il  n'y 
a  pas  bien  longtemps,  de  celte  Sacrée  Congrégation, 
touchanl  les  forces  naturelles  de  la  raison,  ^o  Qu'elle 
doit  à  bon  droit  être  rangée  au  nombre  de  ces  ques- 
tions qui  peuvent  être  libremenl  discuiées  dans  les 
deux  sens  par  les  philosophes  calholiques;  el  par 
consé(iueni  5°  qu'il  (aui,  en  ce  qui  concerne  celle 
même  docirine,  s'en  lenir  à  la  Constilulion  du 
S.  P.  Benoît  XIV,  qui  commence  par  ces  mois  : 
Sollicila  et  provida,  §  !23(//). 

Je  suis  lieureux,  Exeellenis  Professeurs,  de  vous 
communiquer  celle  décision,  et  j;;  vous  lélicile  de 
lont  tœur  de  votre  soumission  rcspviclueus'  si  pru- 

noni  :  Tandem,  inquit,  lit  ab  injuriosis  coniinlionibns  do- 
ctorcs, seu  scliolastici,  ont  aiti  (pticuiique  in  jioslerum  abs- 
tiueanl,  ut  paci  el  cliaritati  conaulattii ,  idem  Suiictissimus 
in  virlule  sanclœ  obedientiœ  eis  prwcipii  ut  lam  m  libris 
imprimcndis  ac  manuscriptis,  qwimin  lliesibus  ac  prœdi- 
calionibus,  caveanl  ab  oniui  cemura  el  nota,  nccnon  aiiui- 
buscumpie  conviais  contra  eas  proposiiiunes,  quœ  adimc 
inler  Catlioiicos  conlroveriunlur ,  donecasancla  Scdc  rcco- 
qnitœ  sint,  et  super  eis  judicimn  proferulur.  CobiheaUir 
itaqueca  scriptorum  licenlia,  qui,  ul  niebat  Auguslinus, 
lib.  XXII  Coîi,'.  cap.  2i,  num.  3i-,  senlanliavii  su:iin  aman- 
tes, non  (juia  veraest,  sed  quia  sua  est,  alioruinopinione* 
iioii  inodo  improbant,  sed  illiberaliler  etiam  nolanlatqiie 
Iraducimt.  Non  l'eralur  oninino,  privalas  senleiilias,  vciiiti 
cerla  ac  delinila  Ecclc'iiie  doginala,  a  qi:opi:ini  in  libiis 
obli'udi,  oppositas  vei-o  eiroris  insnnulan  ;  quo  turbœ  iii 
Lcclesia  exciiantur,  dissidia  inler  doclores  aui  s;  riuiuir, 
aullovenlur,  et  Chrislianae  cbarit^tis  vincuia  persa'pe 
abrumpunlur.  » 

4a 


DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


1355 

Iniiiiinm  viJcIicot  ci   lirniamniUiiiii   vcrilatis,  olise- 
quio. 

ItoiD.t!,  poslrid.  Kal.  Miirlias  aniio  MDCCCLX. 

HiERONVMUS    CAUM.tAI.IS  DE  AnDREA, 

s.  /.  C.  Prœfeclus. 
Lt  S 

Fr.    AnGEI.US    VlNCENTlLS    MODENA, 

0.  P.  S.  Ind.  Concjr.  a  secietis. 

Snperscriptio  :  Praeslaiilissimis  Clarissiniisque  Profes- 
soribus  Uiiivcrsitalis  Loraniensis. 

Lettre  à  MM.  les  pr 

«  Messieurs  ei  irès-lioiiorés  Collègues, 

I  Je  viens  de  lire  dans  un  journal  les  pièces  pu- 
bliées dans  la  Revue  llatliolique  de  Loiivain,  et  qui 
se  rapporieni  à  la  Uéponse  de  la  Sacrée  Congréga- 
tion de  1  Index  du  2  mars  1860,  à  lu  lettre  que  vous 
lui  avez  adressée  à  propos  de  la  controverse  pliilo- 
8oplii(ine  sur  les  forces  nalurcl'es  de  la  raison 
liiiniaine,  élevée  dernièrement  dans  voire  Université. 
Celte  lecture,  qui  m'a  vivement  intéressé,  a  réveillé 
dans  mon  esprit  bien  des  souvenirs  (|ui  y  dormaient 
di'piiis  vingt. ins;  et  j'ai  été  heureux  de  retrouver  dans 
voire  exposé  préliminaire  de  la  question  el  dans 
voire  leiire  à  Son  Eminenee  le  cardinal  préfet  de  la 
S  icrée  Congiégalion,  sinon  ce  que  j'ai  dit  autrefois 
dans  une  discussion  semblable,  ouverte  il  y  a  vingt- 
cinq  ans,  au  moins  ce  que  j'ai  voulu  dire  et  ce  (jui 
élaiiau  fond  de  ma  pensée.  On  m'a  reproché  alors, 
non  sans  mon!',  d'avoir  iiop  dimiimé  la  puissance 
iialiirelle  de  la  raison.  Mais  jamais  je  n'avais  eu  la 
folle  pensée  de  détruire  la  raison  elle-même  en  la 
sacriliaiil  à  la  foi,  et  c'esi  pourquoi  j'ai  signé  à 
Rome  en  1840,  la  5^  el  la  4«  proposition  dé  ces 
quatre  formulées  il  y  a  (pielques  années  par  la 
Sacrée  Congrégation,  lesquelles  servent  en  ce  mo- 
ment de  règles  à  voue  discussion. 

«  Cepeiidanl  la  question  delà  puissance  naturelle 
de  la  raison,  si  grave  qu'elle  soit,  n'était  alors  pour 
moi  qu'une  question  secondaire;  ou  du  moins  elle 
en  supposait  une  autre,  que  j'ai  en  vain  présentée 
à  mes  adversaires  d'alors,  qui  n'ont  jamais  voulu 
me  suivre  sur  ce  terrain.  On  |)arlail  toujours  de  la 
raison  sei//e,  réduite  à  ses  seules  forces  naturelles, 
et  on  entendait  par  là  nue  raison  snllisamment  dé- 
veloppée, en  pleine  puissance  d'elle-môme,  à  l'aide 
de  tous  les  moyens  de  la  science  humaine,  de  la 
civilisation  el  de  la  tradition.  Je  demandais  alors, 
mais  en  vain,  ce  que  vous  avez  demandé  à  votre 
tour  avec  plus  de  bnnheur  :  conimeni  la  raison 
nainiello  s'est  développée, et  s'il  est  constant  qu'elle 
ne  peut  se  développer  toute  seule,  qu'elle  n'a  point 
en  elle-même  l'initiative  de  son  exercice,  et  qu'il 
lui  a  fallu  un  secours  extérieur  pour  exciter  le 
mouvement  primitif  de  ses  facultés,  el  la  forma- 
lion  de  la  connaissance.  Peut-on  dire  qu'elle  ait 
jamais  été  seule,  et  qu'à  elle  louie  seule  elle  ait  pro- 
duit tout  ce  (lu'elle  a  fait?  La  question,  de  logique 
qu'elle  étiii  d'abord  en  loulani  sur  la  portée  etl'é- 
lendue  de  la  raison  naturelle,  devenait  donc  psycho- 
logique, en  cherchant  le  comment  du  développe- 
ment pi  iiiiilif  de  la  raison  et  de  raciiuisiiiun  de  la 
connaissance.  Je  n'ai  jamais  pu  attirer  la  coniro- 
versesurce  pituit.etpendant  vingt  années,  ta  (|uesion 
princi[iale,  à  n.oii  avis,  puisque  la  solution  de  l'autre 
en  dépendaitjCst  resiée  dans  l'obsconté  ou  indécise. 

I  Vous  venez  de  la  réprendre,  Messieurs,  el  je 
vous  en  Iclic.tc,  parce  (jne  c'est  la  question  vrai- 
ment philoàophiipie,  et  (|ui  domine  la  première,  cl 
(jui  peut  seule,  tomme  vous  l'avez  compris  el  par- 
laitement  exprimé,  si  elle  est  bien  résolue,  ruiner 
à  fond  la  prétenlion  du  rationalisme  à  la  s()om.i- 
néité  absolue  el  tout  à  fait  indcpendanie  de  l'esprit 
liumain.  Vous  avez  eu  le  bonheur  de  faire  ce  que 
)e  n'ai  pas  su  ou  pu  faire,  eu  mettant  à  sa  place  et 
dans  son  vrai  jour  la  question  préalable,  sans 
laquelle  la  seconde  restera  toujours  obscure.  Vou« 


l%(i 


londéinenl  sincère  envers  le  Sié;^e  Apostolique,  qui 
est  la  coloniui  et  le  soutien  de  la  vérité. 

Rome,  le  2  mars  18()0. 

Jérôme  Cardinal  de  Andréa, 

Préfet  (le  la  S.  Couyr.  de  riiidex. 

L  t  S 

Fr.  Ange  Vinceîjt  Modena,  0.  P. 
Secret,  de  la  S.  Cuugr.  de  l'Index. 

L'adresse  portait  :  Aux  Err.inents  el  Illustres  Profes- 
seurs de  l'Université  de  Louvain. 

ofesseun  de  Louvain. 

avez  eu  un  plus  grand  bonheur  encore,  el  je  ne  sau- 
rais trop  vous  en  léliciier  :  c'est  d'avoir  exposé  si  clai- 
rement, si  pliilosopliiqiKMnenl  l'opinion  que  je  crois 
la  véritable  en  celle  matière,  que  la  Sacrée  Congré- 
gation de  l'Index,  a  déclaré  qu'elle  ne  contenait 
rien  de  contraire  aux  quatre  propositions,  règles  de 
la  matière,  el  qu'ainsi  on  pouvait  la  soulenir  et 
l'enseigner,  dans  les  écoles  catholiques,  sans  incon- 
vénient et  avec  le  rc-puct  de  ses  adversaires.  Vous 
avez  obtenu  par  là  un  immense  résultai,  qui,  à 
mon  sens,  a  fait  faire  un  grand  pas  à  la  philoso- 
phie chrétienne, 

«  Il  reste  donc  démontré,  par  votre  lucide  expo- 
sition, et  acquis  par  la  réponse  de  la  Sacrée  Coii- 
grégaiioii,  qu'il  est  permis  aux  auteurs  catholiques 
de  soulenir  : 

I  Que  l'homme,  tel  qu'il  nait  aujourd'hui,  a  be- 
soin en  outre,  pour  acquérir  le  plein  usage  de  sa 
raison,   d'un  secours   intellectuel   extérieur,  se- 
cours  qui   toutefois    ne  doil   pas   être    considéré 
comme  la  cause  elficienle  par  laquelle  il  parvienne, 
mais  comme  une  simple  condition  (conditio  sine  quii 
non)  sans  laquelle  il  ne  peut  parvenir  à  cet  usage 
de  la  raison  sullisant   pour  acquérir  la  connais- 
sance distincte  de  Dieu  et  «les  vérités  morales.  > 
1  Ceci  étant  posé,  il  vous  reste,  pour  compléter 
votre  oeuvre,  à  expliquer  clairement  le  londde  votre 
doctrine,  et  à  l'expliiiuer  sùremeni,  c'est-à-dire  en 
parfaite  coiilormité  avec  les  quatre  propositions  et 
particulièrement  avec    la   seconde  et  la   troisième, 
i'our  ma  part,  je  vous  serais  très-reconnaissant,  si, 
par  vos  efforts  réunis,  comme  ils  l'ont  éiési  heureu- 
sement jusqu'ici,  vous  acheviez  votre  démonsiralion 
par  une  exposition  psychologique  du  développement 
primitif  de  la  raison    humaine.  Nous  avons  gagné 
ce  point,  et  c'est  immense,  contre  le  rationalisme, 
que  ce  développement  n'est  point  spontané  ou  au- 
locthona,  iiue  la  raison  n'a   point  en  soi  l'initiative 
de  son  exercice,  mais  qu'il  lui  faut  pour  entrer  en 
acie,  une  excitation  du  dehors,  ou,  comme  vous  le 
dites,  un  secours  intellectuel  extérieur,  pour  arriver 
à  cet  usage  de  la  raison  suffisant  pour  pouvoir  acqué- 
rir une  connaissance  distincte  de  Dieu    et  des  vérités 
morales;   doue  un  enseignement.  Je  reconnais  avec 
vous  contre  les  Traditionalistes  «  que  cet  enseigne- 
(  ment  n'est   point  la   cause    ellicienle,   mais  une 
simple  condition,  sans  laipielle  l'iiomme  ne  pour- 
rait arriver  à  l'usage  de  la  raison,  comme,  par 
exemple,  l'air,  la  ciialeur,  l'humidiié  sont  requis 
comme  une  condition  sans  laquelle  (conditio  sine 
qua  non)  la  vie  qui  est  aciuellement  dans  une 
graine,  mais  enveloppée  et  latente,  ne  pourrait 
se  manifester.  >  Cu  a'aiilres  termes,  les  piincipes 
des  vérités  rationneiles,  métaphysiques  et  morales, 
ayant  été  implanlées  dans   l'esprit  humain   par  le 
Créateur,  jamais  l'homme  ne  pourra  les  connaître 
distinctement,  si  d'abord  il  n'esl  parvenu  au  plein 
usage  de  sa  raison,   par  le  moyen   de  ce  secours 
extérieur  iniellecinei  dont  vous  parlez. 

«  J'admets  donc  tout  ce  que  vous  affirmez  à  cet 
égard  :  d'un  côie  l.i  capaciié  de  l'esprit  humain,  qui 
porie  en  lui  la  puissance,  les  premiers  principes  d'i 
sa  connaissance,  tous  les  trésors  virtuels  de  st 
science  el  de  sa  moralité,  comme  la  graine  contient 
dans  son  écorce,  el  selon  sa  nature,  la  puissance 
de  son  développement  futur  el  de  sa  richesse;  de 


1357 


NOTE  SUPPLEMENTAIRE. 


1358 


l'autre  côté,  la  nécessilé  absolue  d'un  secours  exté- 
rieur jnlelleclnel  ou  d'un  enseignenienl,  pour  exci- 
ter le  iléveloppenu'hi  psychologique  cl  l'arncuLM-  à 
sa  pléiiiiuile,  cotnmo  le  layon  sohiirc  est  iiuii>pon- 
salile  à  la  ijermiiKiiion  cl  à  l'iiccioissonient  du  grain 
mis  en  terre. —  Mais  je  ne  vois  pas  encore  claireinciil 
quel  est  ce  secours,  d'où  il  vicnl,  coumie  il  opère; 
ei  sur  ces  poinis  je  sens  le  besoin  tio  vous  deman- 
der des  éclaircissc  nienls.  C'est  le  Iml  de  celle  ieltre, 
et  je  serais  lu-nrciix,  si,  outre  qu'elle  m'a  fourni 
l'occa.xion  (!c  vous  exprimer  n  es  sympathies,  dans 
une  <iiiesl  (m  qui  a  agite  toute  ma  vie,  elle  me  pro- 
curait encore,  par  votre  réponse  bienveillante,  les 
lumières  ncco>saires  pour  compléter  ma  conviction 
en  celle  matière  cpintiise. 

(  yu'e^t-ce  que  ce  secours  intellectuel  extérieur, 
dont  nous  nconnais.-ons  la  nécessite  absolue? 

<  Lu  enseignemenl,  à  coup  sûr,  comn:e  vous  le  di- 
tes ;  mais  l'enseignement  de  qui,  et  par  qui? 

«  Je  lioiivc  dans  votre  lettre  à  la  Sacrée  Con- 
grégaiion  les  pai oies  :  «  Par  enseignement,  nous  en- 
«  temions  lonl  secours  intelleciuel  cxiéiieur  donne 
f  de  piopiis  *  élibéré  ou  non,  soit  de  vive  voix,  soii 
«  par  écrit,  soit  par  gesie,  soii  par  quelque  uuire 
I  moven    (|ue  peut   iburnir  le  conmicrce  social.  > 

f  J'admets  cette  explication  pour  le  dévclop|ie- 
nienl  inlellecluei  des  hommes  naissant  au  milieu 
d'une  société  établie  au  sein  de  la  civilisation  ;  pins 
la  cho^e  va  de  soi-même  par  la  liansmission  de  la 
langue  nialernclle  et  de  loui  ce  ([u'elle  conlicnl.  Là 
n'est  donc  point  la  dillicullé,  ni  par  coiiséqucnl  lu 
question. 

f  tlle  est  tout  entière  à  l'origine  dn  développe- 
nienl  rationnel  de  riiumanilé,  c'est-à-dire  dans  la 
furniaiioii  de  la  raison  du  premier  homme. 

<  Qui  ainsiruil  le  premier  homme?  qui  lui  a  ap- 
porté ce  secours  inielle«luil  exlèrienr,  condition 
fine  qiui  iioH  de  l'exercice  primordial  de  la  raison? 
et  puisqtie  b;  secours  doit  èlrc  un  enseignemenl, 
lequel  ne  peut  se  donner  (|ue  par  la  parole  ou  des 
signes  analogues,  qui  lui  apailé  primiiivemenl  pour 
l'exciter  à  penser  et  a  parler  à  sou  tour?  Il  laul  ah- 
solumenl  que  (|ueiqu'uii  lui  ail  parlé  d'une  manière 
quelconque,  si  un  enseigneuient  extérieur  e.si  la  cou 
ililinn  MHÉ  (/!(«  non  île  son  deveioppenienl  inlelbc- 
luel,  qui,  à  partir  de  ce  moment,  s'est  continué  à 
travers  les  sié(  les  dans  la  science,  la  moralité  et 
la  civilisation  du  genre  humain. 

<  Ce  ne  peut  eue  la  parole  ni  renseignemenl  d'un 
homme,  puisqu'il  s'agit  <iu  premier  lioinme. 

(  Ce|>endaiit  ce  secours  doit  venir  du  dehors;  et 
b'il  ne  vient  point  d'un  liomme,  comme  il  est  un  se- 
cours intellectuel,  il  ne  peut  è  le  apporté  que  par 
un  être  inieiligent  ;  doi.c  Dieu,  ou  les  purs  esprits 
créés  |iar  Dieu,  ce  qui  revient  au  n  éiue,  puisque 
tes  licrniers  n'ont  pu  leii  plir  la  mission  d'insliuire 
l'homuie  (juc  par   l'oidrede  Dieu. 

<  Mais  que  te  soit  Dieu  ou  ses  envoyés,  il  reste 
encore  à  ueinander  par  quel  moyen  cet  enseigne- 
iiienl  a  éié  donné 

<  Assui émeut,  puisqu'il  est  indispensalile,  et  pour 
qu'il  soit  ellicaïc,  il  a  dû  employer  oes  moyens  ana- 
logues a  la  nature  de  riioinme,  et  comme  le  secours 
intellectuel  doit  ëlre  extérieur,  il  a  dû  pénétrer  par 
les  sens,  c'est-à-dire  par  un  langage  ou  par  des 
sigiiea  sensibles,  qui  iransineitenl  l'excitation  spiri- 
tuelle à  la  raison,  en  impressionnant  les  sens  par 
leur  tonne. 

I  Mais  si  Dieu  ou  ses  envoyés  ont  parlé  primili- 
vemeiit  à  rhomme  pour  exciter  et  développer  sa 
raison,  n'y  aurait-il  point  dans  celte  communication 
intellectnelle  primitive,  dans  ce  premier  langage, 
des  idées,  des  pensées,  des  notions  ou  quelque 
chose  d'intelligible?  Probablement;  autrement  ce 
ne  serait  plus  un  langage  ni  un  enseignement. 

«  Dès  lors,  quelle  part  faut-il  attribuer  dans  la 
connaissance  humaine  à  la  transmission  d'ideei»  ou 


de  lumières  ojtérée  parle  moyen  excitateur,  et 
comment  celte  portion  de  science,  venue  du  deiiors 
et  d'en  haul,  s'esi-elle  mélangée  avec  le  fonds  pro- 
pre des  ricliesM's  iniellecliiellcs  de  l'àme,  ou  des 
principes  desvéïiiés  raiionnolles,  niéiaphysiques  et 
morales,  qui  donnaient  eu  germe  dans  la  vaison 
non  encore  éveillée,  el  (jui  vont  enirer  en  dévelop- 
peuicntsous  l'action  de  la  parole  fécondatrice;  car, 
à  coup  sûr,  le  soleil  qui  excite  et  pénètre  la  se- 
mence, y  dépose  aussi  quel(|ue chose  de  sa  nature; 
et  de  là  la  couleur  éclatante  des  (leurs  el  les  douces 
saveurs  des   fruits. 

I  Eiifin,  si  l'application  de  ce  secours  nécessaire, 
si  cet  enseigneuient  indispensable  à  l'exercice  pri- 
mordial de  la  raison  se  fait  iiocessairemeut  par  un 
aiilre  être  que  riiomme,  s'il  vient  d'ailleurs  et  de 
plus  liant  que  riiiiinaiiilé,  n'excède-t-il  pas  les  con- 
ditions de  la  nature  humaine,  puisqu'elle  est  iin- 
piiissanle  à  se  le  donner  elle-même,  et  alors,  de 
quel  nom  faudra-t  il  appeler  cet  enseignement  trans- 
cendant, exiranaiurel  ,  surhumain,  eoiidiiioii  sine 
qua  nun  du  développement  originel  delà  raison  hu- 
maine et  de  la   lormalion  de   sa  connaissance? 

«  Quel  nom  faiidra-t-il  donner  au  premier  acte  de 
la  raison,  reeevant  la  première  lois  l'impression  de 
celle  parole  <ui  de  ce  moyeu  d'enseiguemenl  el  y 
adhérant  par  la  lé.idion  de  ses  facultés  pour  eu 
appiéliendcr  le  sens  et  en  recevoirla  luiiiière?Com- 
meut  laiidra-t-il  appeler  ce  premier  acquiescement 
de  l'esprit,  répondant  de  toute  la  spontanéiié  de  sa 
vie  à  la  parole  supérieure,  qui  prononce  le  fiai  lux 
dans  son  intérieur? 

«  Voilà,  Messieurs,  le  problème  qui  incombail  à  la 
science  philosophique  après  votre  exidicaiioii,  (|iii 
me  semble  cependanl  la  véritable.  Vous  avez  lait 
faire  un  pas  à  la  qucsùon  ,  mais  il  en  reste  encore 
d'autres  à  faire,  el  je  m'adresse  à  vous  avec  la  pleine 
lonliaiice  que  vous  travaillerez  à  son  avancement 
dans  la   bonne  voie  où  vous  lave/,  placée. 

«  Sans  doute,  toutes  ces  diUieubé»  s'évanouissent 
aux  yeux  delà  loi,  qui  aecepie  rens(;igiiemenl  de  la 
parole  divine,  tel  qu'il  est  donné  par  la  Genèse  cl 
expliqué  par  l'Iigiise.  Le  chiélieii  lidèie  sait  que 
Dieu  a  créé  riiuinnie  adulle,  dans  la  piéiiitude  oes 
f.ieiilics  physiques,  iniellectuellcs  et  morales,  et 
qu'en  outre  il  lui  a  parlé  dans  l'Eden  en  lui  don- 
nant la  permission  d'en  manger  tous  les  fruits, 
excepté  nu  seul,  en  lui  imposant  forniellemenl  la 
défense  de  toucher  au  fruit  de  l'arbre  de  la  science 
du  bien  et  du  mal,  le  menaçanl  de  la  morl  s'il  y 
coiitre\enait.  Dans  le  récit  divin  de  l'oiigiiie  do 
l'homme  tout  esl  donné  :  l'àme  humaine  avec  ses 
facultés  el  les  principes  de  la  connaissance,  le  se- 
cours intellectuel  extérieur  ou  renseignement  exci- 
tateur, ([ue  nous  avons  reconnu  absolument  iicces- 
raiie.  Mais  ce  (|ui  sali  fait  pteinemenl  riiomme  de 
fui  ne  subit  point  à  rinimme  de  raison,  el  cuiiime, 
d'apiés  les  propositions  deuxième  et  iioisiéine,  qui 
sont  noire  règle  en  celte  matière,  la  foi  esl  posié- 
rieure  à  la  raison,  dont  l'usage  doit  la  précéder  cl 
y  conduire  avec  le  secours  de  la  révélation  el  de  la 
grâce,  aux  philosophes  qui  ont  à  faire  à  des  lionimes 
de  raison  ou  sans  foi,  incombe  l'obligation  de  leur 
expliquer  par  la  raison  ieule  le  commencement  de 
TexeicKe  de  la  raison  humaine  el  la  formation  pri- 
mitive de  sa  connaissance. 

«  C'esi  uiiiiiuemenià  ce  point  de  vue,  Messieurs, 
que  je  prends  la  liberté  de  vous  demander  des  expli- 
caiions  en  toute  humilité,  avec  le  désir  sincère  d'en 
proliter,  elbieii  reconnaissant  d'avance  des  lumières 
que  je  sollicite  et  espère  obtenir  de  votre  science 
profonde  et  de  voire  bonne  volonté. 

I  Agiéez,  etc. 

I  L.  Bautai», 

€  Vicaire  général,  professeur  de  morale  à  la  t'a' 
cullé  de  théologie  de  Paris. 

«  Paris,  ce  18  avril  1860.  » 


TABLE  ANALYTIQUE  ET  ALPHABÉTIQUE 

DU  PREMIER  VOLUME  DU  DICTIONNAIRE  DE  PHILOSOPHIE. 


Voy . 


INTIIODI  ('.TlON:/a  p/i77o5ûp//i<?,  ses  sijslèmes  et  son 
inipuissamc.  9 

LA  PHILOSOPHIE  DANS  i/aKTIQCITÉ. 

I.  —  Moïse  el  les  Hébreux,  13.  —  Pliiloso[iliie  de 
rimie.  17 

II.  —  Philosophie  Crecq\ie.  19 

A 

ABSTllACTION.  —  abslraclion  physique,  '.A.  —  Ahs- 
iraclion  niL'tai)hysiqiie.  58 

AnSTKAlT.  -  Abstrait  (lermc).  <i4 

.4.1JST15A1TK  (Iukk).  —  Condillai'  sur  les  abstractions, 
71.  —  Les  idées  générales  et  abstraites  ne  sont  pas  de" 
pures  dénominaiions.  79 

ACTIVITK  DE  L'AME,  chez    l'enfant.  Voti.  Langage, 

§'L 
ADAM  KT  EVE,  comment  ils  apprirent  à  parler.  Voy. 

Langage,  §  XVIIl. 

C 

choroïde.  Voy.  Vue. 

CONDILLAC,  réfuté  sur  l'invention  humaine  du  lan- 
p:age.  Voy.  Langage,  §  XIX.  —  Réfutation  de  ses  idées 
sur  les  termes  abstraits  êl  généraux.  Voy.  Abstbaction, 
»l  Abstraite. 

E 

ENFANCE  (Première).  Voy.  Langage,  §  1.  —  Seconde 

ENFANCE.   Voy.  LANGAGE,  §  11 

ENFANTS,  comment  ils  apprennent  à  parler.  Voy. 
Langage,  §  11. 

ENSEIGNEMENT,  sa  nécessité  pour  le  premier  hom- 
me. Voy  note  VIII,  à  la  fin  du  volume. 

ESPECES,  GENRES.  Voti.  Langage,  §  V. 

ESPECES    OU    IMAGES    INTERMEDIARES. 
Perception  extérieure. 

F 

FACULTES  INTELLECTUELLES  ET  MORALES  du- 
rant la  première  enfanie.  Fo!/.  Langage,  §  I. 

FACULTES  INTELLECTUELLES  ET  MORALES  du- 
rant la  seconde  enfance    Foy.  Langage,  §  H. 

FEMMES,  leur  coudiliori  chez  les  nègres.  Voy.  Sau- 
vage (Appendice). 

FETICHE,  ce  que  c'est.  Voy.  Sauvage  {Appendice). 

G 

GASPAR  HAUSER.  Voy.  Homme  de  la  nature. 

GENERALES  (Idées).  —  Est-ce  par   des  lois   géné- 
rales que  Dieu  gouverne  le  monde?  Réfutation.         103 
Recherches  sur  l'origine  des  idées  générales. 

Art.  I.  —  Divers  aspects  de  la  difficulté.  112 

Art.  IL  —  Slewart  appuie  sa  théorie  sur  un  passage 
de  Smiih.  114 

Art.  III. — Première  inexactitude  du  passage  de  Smiih  : 
—  Il  ne  distingue  pas  les  diltérenles  espèces  de  noms 
qui  indiquent  des  collections  d'individus.  116 

Art.  IV.  —  Seconde  inexactitude  :  —  Il  ne  distingue 
pas  les  noms  indiquant  des  collections  d'individus,  et 
les  noms  indiquant  des  qualités  abstraites  1 18 

Art.  V.  — Troisième  inexactitude  :  —  Il  confond  les 
noms  indiquant  des  collections  d'individus,  et  les  noms 
indiquant  des  qualités  générales,  avec  les  noms  cotn- 
mans.  118 

.4.rt  VI.  —  Ouatrième  inexactitude  :  —  Il  méconnaît 
la  vériiable  distinction  entre  les  noms  communs  et  les 
noms  propres.  120 

Art.  VIL  —  Cinquième  inexactitude  :  —  11  ignore  ia 
raison  pour  laquel'e  les  noms  sont  appelés  propres  et 
communs.  y  1:22 

Art.  Vlll.  —  Sixième  inexactitude  :  —  Il  ne  remarque 
pas  que  les  premiers  noms  i.mposés  aux  objets  ont  été 
des  noms  communs.  123 

Art.  IX.  —  Septième  inexactitude  :  —  Il  ignore  que 
dans  les  objets  extérieurs  il  est  plus  facile  de  connaître 
ce  qui  est  commun  à  plusieurs,  que  ce  qui  est  indivi- 
duel. 129 
Art.  X.  — Huitième  inexactitude:  —  Il  ignore  que 
les  noms  communs  passent  k  l'étal  de  noms  propres.  130 
Art.  XI.  —  Neuvième  inexactitude  :  —  Dans  le  pas- 
sage de  Smith  par  lequel  cm  veut  expliquer  les  idées 
abstraites,  on  ne  trouve  point  l'explication  de  ieuf  ori- 
gine 136 


Art.  XII.— Dixième  inexactitude  :  — Smith  dissimule 
arlilicieusement  la  difficulté  qu'on  rencontre  en  voulant 
expliquer  l'origine  des  idées  abstraites.  137 

Art.  Xlll.  — Quelle  forme  prend,  dans  les  raisonne- 
nipuls  de  Smith  el  de  Slewart,  la  difficulté  que  nous 
avons  proposée.  ItS 

Art.  XIV.  ^ — Le  système  des  nominaux  ne  satisl.iil 
pas  à  la  difficulté.  Ii4 

Art.  XV.  — Cause  de  la  méprise  de  Slewart.  114 

Art.  .\VI.  —  l'élilion  de  principe  qui  se  trouve 'd-uis 
le  système  de  Slewart.  Mo 

Art.  XVII.  —  Autre  méprise  de  Stewarl.  1  8 

Art.  XVIIL  — On  signale  d'autres  méprises  de  Slewart, 
et  l'on  démontre  de  plus  en  plus  l'insuffisance  de  son 
système  pour  ri'soiidre  la  difiiculté  proposée.  IW 

Art.  XI.\.  —  Le  nominalisme  de  Stewarl  découle  des 
principes  de  Reid.  159 

Art.  XX.  —  l'^n  expliquant  comment  on  perç4:;.tla 
similitude  des  objets,  la  même  difficulté  se  présente 
sous  un  nouvel  aspect.  Itil 

Art.  XXI.  —  En  expliquant  comment  on  peut  classer 
les  individus,  la  même  difficulté  revient.  166 

Art.  XXII.  —  Incertitude  que  trahissent  les  expres- 
sions employées  par  Stewarl.  ,  166 

Art.  XXIll.  —  Slewart  confond  ensemble  deux  ques- 
tions distinctes.  167 

Art.  XXIV.  —  Stewarl  ignore,  tout  en  les  censurant, 
les  doctrines  des  anciens  philosophes  sur  la    formation 


des  genres  el  des  espèces. 


168 


Art.  X.VV.  —  Stewarl  n'entend  pas  la  question  agitée 
entre  les  réalistes,  les  conceptualistes  et  les  nominaux. 

170 

Art.  XXVI.  —  Stewarl  confond  la  question  sur  la  né- 
cessité du  langage  avec  la  question  sur  l'existence  des 
idées  individuelles.  172 

Art.  XXVII.— Autre  pétition  de  principe  :  —  Stewarl, 
voulant  expliquer  comment  l'inlelligence  se  forme  des 
idées  de  genre  et  d'espèce,  commence  par  supposer 
ces  idées  déià  formées.  174 

Art.  XXVIII.  —  Nouvelle  pétition  de  principe  :  — 
Slewart  ,dans  le  raisonnement  même  par  lequel  il  veut 
prouver  que  les  idées  générales  ne  sont  «pie  de  purs 
noms,  suppose  qu'elles  ont  une  certaine  réalité.        173 

Art.  XXIX.  —  Les  signes  ne  suffisent  pas  pour  expli- 
quer les  idées  générales.  176 

Art.  XXX.  — Autre  méprise  dans  la  manière  de  raison- 
ner qu'emploie  Stewarl.  179 

Art.  XXXf.  —  Conclusion  :  — Les  philosophes  écos- 
sais, sentant  leur  impuissance  à  vaincre  la  dillii'ulté  pro- 
posée, ont  fait  de  vains  efforls  pour  l'éliminer  de  la  phi- 
losophie. 181 

GENEICATION  intellectuelle.  Voy.  Langage,  §  III. 

GENRES,  espèces.  Voy.  Langage,  §  V. 

GOUT  (Sens  du).         '  182 

GUERRE,  chez  les  sauvages.  Vou.  Sauvage. 

H 

HARMONIE    PRÉÉTABLIE.    Voy.  Perception  exté- 

nlEUIlE. 

HOMME  DE  LA  NATURE  (Histoire  de  quelques  in- 
dividus isolés  ou  séquestrés).—  Sauvage  derAveyron.202 
Rapport  de  M.  Ilard  sur  le  sauvage  de  l'Avegron. 

F^  Série. —  Développement  des  fonctionsdes  sens.  210 

IP  Série.  —  Développement  des  fonctions  intellec- 
tuelles. 218 

nr  Série.  — Développement  des  facultés  affectives.  231 

HOMME  DÉpouiivu  DE  LA  parole.  Voy.  noie  Vl.  à  la  fin 
du  volume. 

HOMME  PlilMITIF  de  la  philosophie  BATiONAtiste. 
Voy.  Langage,  §  XXIV. 

HUMROLDT  (G.  de),  quelques-unes  de  ses  idées  sur 
l'origine  des  langues,  sur  leur  nature  organique,  le  chi- 
nois comparé  aux  autres  langues.  Voy.  Langage,  §  XXL 

1 

IDEALISME  de  Berkeley  et  de  Hume.  Foi/  Percep- 
tion extérieure. 

IDEI'LS.  —  Idées  innées.  Toy.  Innées  (idées);  Voy. 
aussi  perception  extérieure.  ^-  Idées  générales  Voy. 
GÉNÉRALES  (Idées). 

IDEES  abstraites  et  générales.  Voy.  ABSTHAiït  (idée) 


13C1 


TABLE  DES  MATIERES. 


13()9 


cl  GÉNÉHALEs(liii;es).roi/.  AussnoleV.hlanndu  voiiiniP. 

IDÉKS,  nom  elles  i-ons'idér;uioiis  sur  leur  origine.  \  oij. 
1  ;^;(GiGE.  §  IV.  —  Fausses  lliéories;  ne  sont  pas  iiinôt-s. 
Ibid.  et  l'ÈncEPriON  extékielp.e.  —  Idées  simples.  Voy. 
L*xc*r.E,  §V.      Comple.xes.   Ibid. 

INNKKS  (Idées). 

I.NSKNSIIULITE  du  sauvage  dans  les  lourmenls.  Toiy. 
Salvage. 

J 

.ILGE.MKNTS,  chrz  reii'anl,  qu'esl-ce.  V'oy.  Lasgaok, 


§  I.  —  Jiijzenienl,  s 
selon  l'abbé  Sicard. 


iliH'ontposjiii'n  au  in<i\en  des  mois 
Voij.  noie  VU,  à  la  fin  du  vtdume. 


L.\NG\r.i:  {Piniaio'tO'jie;  psijcho'ogic ;  liiii,;iucs,  leur 
oi-gmiisiiic  cl  li'ur  rôle  ;  àr'ujine  tin  Itnùjude,  examen  cri- 
Injiie  rfe.s  siistèiues)  279 

■  iE  E>FA>cE.  —  Développemenl  physiolo- 


gique. 
"II   —  Seconde  e>fa>ce. 


Suite   du 


plnsiolojîipie. —  Evo'.ulioii  iulollecluelle 
§111.  —  Nouvelles  ■  •■     -  - 

ment  de  i'iulelligenc>. 

Xage.  —  r.o! Il  reverse 

lion  inlelleclm-lle. 
Appendi>e  au  §  lil 


281 
développemenl 


eousidéraliohi  >:ur  le  développe- 
—  Hôle  ps\ciii>fi'i,'i(pie    du    laii- 

—  Nouveaux  apeicus.  —  Généra- 

Ôlii 
4  11) 


I  IV. De  rori.:ine  des  iilées,  des  lliéories  inventées 

à  ee  sujet  el  de  lei.r  (ausseté.  Les  id  i  s  ne    sonl  pa-^  iii- 
ées,  elles  ne  \iennenl  pas  de  la  sensition.  11'.) 

§  V.  —  Des  mots  dans   leurs  rapports   avec  les  choses. 

I.  —  Des  mois  ou  du  luiujuge  eu  tjéitciul. 

II.  —  De  la  siguiticalion  drs  mois. 

III.  —  Des  termes  iiéiiénai.v. 

IV.  —  Des  noms  des  idées  simples. 

V.  —  Des  uoms  des  modes  mixtes  et  des  relidiotis 

VI.  —  Des  nuuis  des  substuiues. 

VII.  —  Des  pmtiiUlef. 

VI II.  —  Des  termes  abstraits  el  eoucrels. 
I.V.  —  De  l'imperfection  des  mots. 
§  VI.  —  La  parole  esl  rinsiruiiicnt  principal  du  <lé^e- 

îoppemcnt  des  larullés  de  l'àine.  —  La  raison  humaine 
reçoit  un  corjis  dans  la  parole.  —  Notre  pensée  dans 
l'éiai  présent  .s'appuie  sur  les  signes  sensibles.  527 

§  VII.  —  Ksl-ce  la   raison   qui  forme  le  langage,  ou  le 


4i2 

41.T 

4iH 

i(i7 
477 

Kon 
SU 

51. î 


5-3 
a  parole  à  la  prn. 

a  formation,  le 


langage  qui  torruf  la  raisnn? 

§  VIII.  —  .Nalure  du  lien  qui  unit 
sée. 

!^  iX.  —  Influence  de  la  parole  s 
(^••^elopppmeiil  el  l'usage  de  la  mémoire.  .SS-î 

j^  X. —  Empire  que  la  parole  nous  donne  sur  nos  idées. 

—  l'arole  inlérieure.  WO 
§  XI.  _  La  parole  est  une  véritable  faculté  inleller- 

tiièlle.  573 

§  Xi(. — Opinions  des   savants,  des   jjhilosophes,  des 

linguistes,  des  philoiotMies,  etc.,  sur  le   rôle  du  langage 

dans  l'évolutiim  de  riiûelligeiice  humaine.  582 

.Amédeé  .Jacques,  J.  Simon,   Ern.  Saisset.  —  Ancilloii. 

—  .Anonvme   (xviii*  siècle).  —  Aquin  (Nainl  Thomas  d). 

—  Ballanche.   —    Balmès.  —  Barchou    de     IVnhoen. 

—  Baulaln  (l'abbé).  —  Heau7.ee.  —  Jierton  (l'abbé).— 
T{ii;ère  (l'abbé).— Blanc  Saint- Boniiel.  —  Itlaiid  (le  1)'). 
—Buna'.d.— Bonnet  ((Charles). —Bossuel.  —  Hroldnne  (de). 

—  Bûchez.  —  Billion.—  Cabanis.—  fardaillac.  —  Carton 
(l'abbé).  —  Charma.—  Chaslel  (le  F.)  -  Condillac. — 
Constant  {Benjamin). —  Cournot. — Court  de   Gébeliii. 

—  Cousin.—  Cu\ier  (G.).  —  Damiron.  —  Degérando.  — 
Démocriie.—  Deschamps.—  Dcstutl  deTrac.y.— Dugald- 
Slewari.  —  Duval  Jou\e.  —  Gatien  Arnoult.  —  Gerdy 
/|e  D'').  — Gibon.  —  Gioberli.  —  Gourju.  —  Haller.  — 
Harris.  —  Henler.  —  Holibei.  —  llnmboldl  (G.  de). — 
Kersien.  —  Klaproih.  —  Laromiguière.  —  Laurentie. — 
Leibuitz.  —  I.ocke,  Wolf,  Descartes,  etc.  —  Mallel. — 
Maret  (l'abbi^).  —  Maupied  (l'abbé).—  Ma.vnard  (l'abbé). 

—  Millol  (l'abbé).—  .Montaigne, —  Nicolas  (Ang.) — 
Nodier  (Ch.)  —  Noirol  (l'abbé).  —  Perrone  (le  F.  )  — 
Fiaton  — Pliiche  (l'abbé). —  Batlier— Receveur  (l'abbé). 

—  Hcid.  —  Ueini-Valade. —  Bivarol.  —  Kosmini  (l'abbé). 

—  Bougemonl  (de). — Kousseau  (.l.-J.)— Roiix-Lavergne« 

—  Salles  (Eus.  de).  —  Sapharv.  —  Schlegel  (l'réd.)  — 
Schleicher. —  Sicard  (l'abbé).  —  Sloman.  —  Terlullien. 

—  Thiel.  —  Tissot  —  Thuroi.  —  Lbaglis  (l'abbé).  — 
Valroger  (le  **  de).  —  Ventura  (le  F.).  —  Wiseraan 
(i«  cardinal). 

§  XIU.  —  Natnre  organique  des  langues.  678 

§  XIV.  —  Les  langues, inégales  entre  elles,  sont-elles 

dans  un  rapporl  parfait  avec  le  mérite  relatif  des  races? 

690 
§XV.  —  Coup  d'œil  sur  le  rôle  du  langage  dans  l'hu- 

caauilé.  708 


§  XVI.—  Filiation  des  langues.—  Ce  que  fut  la  langue 
primitive.  —  Action  de  la  science,  action  du  peuple, 
action  du  temps.  —  Phases  et  âge  des  langues.  —  01)- 
servations  sur  les  théories  linguistiques  de  Court  de 
Gébelin,  de  De  Brosses,  etc.  722 

§  XVII. —  Suite  de  l'histoire  des  langues,  de  leur 
filiation  et  de  leur  analogie.  743 

Il  n'a  existé  qu'une  seule  langue  primitive.  —  Les 
langues  sémitiques  s'écrisenl  de  droite  h  gauche.  — 
Leurs  caractères  sonl  en  général  les  mêmes.  —  Les 
opinions  varient  sur  la  source,  et  sont  d'accord  sur  l'u- 
nité. —  Des  mois  et  de  leurs  combinaisons.  —  De  l'an- 
tériorité entre  l'hébreu  et  le  clialdéen.  —  Premier  coup 
d'œil  sur  les  langues  du  Nord.  —  Classitication  des 
langues  par  Leibnitz.  —  Les  langues  japhétiennes  se 
divisent  en  seplentrionale  el  méridiunae.  —  Leurs 
rapports.  —  Les  langues  sont,  enlre  elles,  comme  les 
migrations.—  le  celiique  antérieur  au  tudesque.  — ■ 
Du  sanskrit.  —  Analogue  el  antérieur  à  toutes  les 
langues  de  l'Asie.  —  Au  grec  et  au  latin.  —  A  de  r«ffi 
liiié  avec  toutes  les  langues.  —  De  l'aniériorilé  enlre  le 
(■clti(iuc  el  le  sanskrit.  —  Ces  deux  langues  n'en  sont 
qu'une  dans  l'origine.  — Les  familles  du  midi  de  l'Inde, 
de  l'occident  île  l'Asie  ou  sémitiques,  du  nord  de  l'Asie 
ou  celtiques,  se  résument  .jusciu'ici  en  trois  langues  : 
sanskrit,  celtique,  arabe  ou  clialdéen.  —  Ueniarcjue  à  ce 
sujet.  --  Du  persan  et  de  l'arabe.  —  Du  7end.  —  11  s'é- 
crit de  droiie  à  gauche.  —  le  zend  était  la  langue  de 
l'Arménie,  de  la  Géorgie,  de  l'Iran  proprementdit,  et 
de  l'AiierDcidan.  —  Du  parsi  et  diipehlvi;ce  dernier 
vient  du  zend.  —  Le  pelilvi  antérieur  au  paisi.  —  Le 
parsi,  comme  le  pehlvi,  \ient  du  zend. — Le  pehivi 
(lait  parlé  aux  lieux  mômes  où  était  l'ancienne  Chaldée. 

—  Toutes  les  langues  dont  nous  nous  sommes  enlrele- 
niis  aboutissent  an  celtique,  au  zend,  au  sanskrit.  —  Le 
zend  el  le  sanskrit  sonl  la  même  langue.  —  Le  zend, 
le  sanskrit,  1(>  celtique,  sont  les  trois  premiers  dialeclcs 
de  la  langue  primitive. 

§  XVIII.  — Du  langage  d'Adam  et  d'Eve.—  Comment 
ils  apprirent  à  parler.  —  Calmet  (Dom).  —  Kersien.  — 
Le  F.  (hastel.  771 

§  XIX.  — De  rinvenlion  humaine  du  langage  d'après 
Condillac.  —  Héfulalion  par  M.  de  Itonald.  783 

§  .\.X.  —  Opiniojisdes  sa\aiits  sur  l'origine  du  langage 
el  sur  l'organisme  primitif  des   langues. —  M.  Breulier. 

—  M.  Benloevv.  —  Jacob  Giinim.  —  Alf.  Maur.v. — 
L'abbi'  Badonvilliers.  —  l  havée.  —  Fauiiel. —  Bauiain 
(i'abbé).  8:4 

§  XXL  —  Quehpies  idées  de  M.  G.  ('e  linmbodl  sur 
l'origine  des  langues,  sur  leur  nalure  organique,  les 
rapporis  gran.maticaux,  etc. —  Compar.dson  du  chinois 
avec  les  autre  langues.  88-3 

§XXI1.  —  Examen  critique  des  théories  sur  l'origine 
du  langage.  907 

§  XXlIl.  —  Suite  de  la  théorie  de  la  sponlanéilé  de 
la  pensée  elde  la  parole;  M.  Uenari,  rélutalion.       9-31 

§  X.XIV.  —  OnPiques  considéra'.ions  sur  l'iiomme  pri- 
mjiifde  la  philosophie  rationaliste  9.')5 

Appen.lice  au  S  XXIV.  9  9 

I.ANGAI;E;  forme-t-il  la  raison?  Foi/.  Langage,  §  VII. 

—  Son  rôle  dans  1  hiiiuaiii'é,  ibid.  |  XV.  —  Langage 
d'Adam  et  d'Eve,  ibid.  §  X^  IIJ;  comnîenl  ils  ont  appris 
à  parler,  ibid.  —  Langage,  son  origine  d'après  les  sa- 
vants. Voif.  Langage  §  XX.  —  Langage  d'action.  Voij. 
note  V,  à  la  fin  du  volume  ;  comment  il  décompose  la 
pensée,  ibid. —  Langage,  difiicultés  contre  son  inven- 
tion. Voy.  note  XII,  ii  la  lin  du  volume  — A-t-il  une 
origine  ouomatopéique.  Vmj.  note  XIII,  à  la  fin  du  volume. 

LANGUES,  leur  nature  organique.  Voij.  Langage 
§  XIII. —  leur  inégalité  enlre  elles,  ibid.^  \1V.  — 
Sont-elles  dans  un  r.ip[)ort  parfait  avec  le  mérite  rela- 
tif des  races?  i&iVi.  — Filiation  des  langues  For/.  Langage, 
§  XVI.  —  Ce  que  fut  la  langue  primiiive,  jè/rf.  —  Ac- 
tion de  la  science,  du  peuple,  du  temps,  ibid.  —  Phases 
et  âges  des  langues,  ibit/.  Leur  filiation  et  leur  analogie. 
Voy.  Langage,  §  XVII.  —  Formaliiui  des  langues  sui- 
vant Condillac.  Voy.  note  V,  à  la  fin  du  volume.  — 
Langues  considérées  comme  au'anl  de  méthodes  analy- 
tiques. Foiy.  note  V,  à  la  fin  du  volume.  —  Influence 
des  langues.  Voy.  noie  V,  à  la  fin  du  volume. 

O 

OBJECTIONS  contre  le  rôle  psj'cbologique  du  !an 
gage.  Voy.  Langage,  §  IH. 
OCULAIRE  (Appareil).  Fom.  Vue. 
ODORAT.  961 

OEIL,  est-il  achromatique?  Voy.  Vue. 
OLFACTION.  Voy.  Odorat. 
OPERATION  par  laquelle  nous  donnons  des  signes 


1363 


TABLE  DES  MATIERES. 


13G4 


h   nos   'M("i.  Voyez   la   note   VI,  à  la  fin  du   volume. 

OriMUNS  (les  savants,  des  philosophes,  des  pliilo- 
lo{îiies,  elc,  sur  le  rôle  du  laiif,'age  dans  révolution 
de  rinlellij,'eiice  luimainc.  Voy.  Langage,  ^  XU. 

Ol'IMONS  des  savants  s\ir  l'origine  du  langage  el 
sur    l'or^'aiiisnie  priniillIdeslani^Mics.  l'o/y.  I,angagk,§XX. 

OKGAiM':  \U(:AI,  m  m  \IN,  son  adniirahle  perleetioii. 
Vofi.  note  II,  à  la  Un  du  \o'uiiie. —  (Aiiropondance 
entre  l'org:  ne  v()r;d,l'ap[);ireil  audiiilel  le  cerveau,  ii;/'rf. 

I.KIU.ANC.  (Mlle).  Voij.  Uo.mmic  de  la  .natuhe. 

I  IMVC.ON.  Vinj.  Oui:. 

LlNt;CiSTlQLil';s(TnKoiuEs)deCoMrl  deGébelin,deDe 
Brosses,  etc.;ol)servalions  critiques.  Foîi.  Langage, §  XVI. 

LUMIKIU:.  Voy.  Vie. 

OllKilNli  du  langage»,  opinions  des  savants.  Voy.  Lan- 
G.vGE,  §  XX.  —  Exmien  critique  des  théories  sur  l'uri- 
gine  (lu  I  ingage.  Voy.  Langage,  §§  XXll  el  XXIll. 

()IUi;iNE  des  lancines  suivant  M.  liuill.  de  lluinboklt. 
Voy.  Langage,  §  XXL 

OUHilNL  des  idées  générales,  examen  crili(]uedo  la 
théorie  de  Dugald-Stewarl.  Voti.  Généuales  (Idées). 

ouïe.  "  980 


PEKCEPTION  EXTERIEURE. 

I.  —  Le  fait  de  la  perception  extérieure,  considéré  m 

général.  i)!M) 

IL  —  Du  sens  de  l'odorat  et  tlu  sens  du  goill.         9'i9 

III.  —  Du  sens  de  l'ouïe.  1000 

IV.  —  Du  sens<le  loucher.  1001 

V.  —  Du  sens  de  la  vue.  ïdOÔ 

VI.  —  Rern.irques  générales.  1004 
Examen  de  (lijférciils  sysicmes  imaghids  pour  explitiiter 

lit  perct'plion  extérieure. 
I.  —  Ilvpolhèse  des  images  ou  espèces  intermédiaires. 

I(i0:i 
n.  Hypothèse  du  médiateur  plastique.  1009 

m.  —  S.vstèu)e  de  i'inllu.x  [ilivsique.  1010 

IV.  —  Systèmes  deif  idées  innées   et  de   la    véracité 


divine.  lOll 

V.  —  Théorie  des  idées  en  Dieu   et  des  causes  occa- 
sionnelles. 1012 

VI.  — Système  de  l'harmonie  préétablie.  lOlti 
VIL  — Système  des  physiologistes  matérialistes.  1017 


VIII.  —  Déalisme  de  Terkclev  et  de  Hume.         1020 
PIIE.^OMENES  INTELLECTUELS,  leur  analyse.  Vou 
Langage,  §  111. 

riiVslOLOGIE  de  l'enfant.  Vou.  Lang.vgc,  8S  I  cl  II. 
IMIVSIOLOt.ISTES  M.\TElUALlSTbS.  roi/.  Pehce... 
TlON  EXTi':iin;i;nE. 

l'ItKsilVTIE.  Foi/.  Vue. 

l'SVCIiOLOGlK  .le  l'enlanl.  Voy   Langage,  S8  I    II 

PSVCI10LUGlQUE(RoLE)du  langage.  K.  LanÔaoe.S  III. 

SAUVAGE  (Le).  io.3 

SAUVAGK  nEL'AvEYiiON.  Voy   llosi.Mr,  de  la  naii.'iœ 

SAUVAGES  DE  l'Ucéame,  leurs  mœurs;  anlhroi)opl)a- 
gie,  etc.,  Voy.  note  XIV,  à  la  fin  du  volume. 

SAUVAGhIS  uES  Etats-Ums,  statistique.  Foiy.  noie 
XIV,  à  la  fin  du  volume. 

SON.  Voy.  Langage,  $  I,  el  OeiE. 

SONS,  premiers  sons  émis  par  l'enfant.  Foy.  Langage, 
§  I  —  Dislim  tion  di  s  sois.  V.  note  1,  h  la  lin  du  voltmie. 

SOURI)  i;!'  MUI'.Tde  Chartres  recouvrant  la  voix.  Foy. 
noie  VI,  Ji  la  lin  du  volume. 

SOURDS-MU  LTS.  1087 

SOURDS  El'  MUETS,  de  leur  éducation.  Foy.  noie 
VI,  il  la  lin  (lu  volume. 

SI'ONTANEI  TE  de  la  |)cnsée  el  de  la  paiole,  réfuta- 
tion de  M.  Renan.  Voy    Langage,  §  XXIll. 

SURS'I'ANlES,  de'ieurs  noms.  Voy.  Langage,  §  V. 

TAC.T.  Voy.  Tovcheh. 

TEN.M,  serpent  adoré  par  les  nègres.  Voy.  Sauvage 
(Appendice). 

TliRAlES  GENERAUX,  d'après  Locke.  Foy.  Langage, 
§  V.  —  Termes  absirails  et  généraux,' sont-ce  do 
liuresdénomiiiations,  vides  (le  sens?  Foy.  A  BsrnArrE  (Idée). 

THUORIE  des  idées  en  Dieu.  Voy   Perception  exté- 

RIEUUE. 

THlORIESsur  l'origine  du  langage,  F.  Langage.SXXH. 
TOUCHER  (Sens  DU).  1121 

TOUCHER.  Voii.  I'ehcei'tion  extérieure. 
TROMPE  d'Uustache.  Voy.  Ouïe. 
TYMPAN.  Vou.  Ouïe. 

V 
VUE.  ^  1135 


NOTES  ADDITIONNELLES. 


Note   I.    —  Alt.  Langage,  §  I, 

De  la  distinction    des  .son^.  1199 

Note   II.  —  Arl.  Langage,  §   II. 

Admirable  perfect'on  de  l'organe  vocal  humain.  — 
Correspondance  entre  l'organe  vocal,  l'appareil  auditif 
et  le  cerveau.  1205 

Noie   m. — Art.   Langage,    §   II. 

Des  modilicaiions  vocales  qui  dépendent  de  la  bouche. 
Les  sons  purs  ou  les  voyelles.  Les  articulations  ou 
les  consonnes. —Différence  essentielle  entre  les  modi- 
fications produites  par  le  larynx,  el  les  niodificatinns 
produites  par  la  bouche.  Voyelles  el  articulations  à  voix 
basse.  —  Systèmes  de  M.  le  président  de  Brosses  el  de 
M.  ,1.  Millier,  professeur  d'anatomie  el  de  physiologie 
à  l'Université  de  Berlin,  sur  la  nature  des  voyelles  ev 
des  con-onnes.  A. —  Système  des  sons  muets  de  la  parole 
à  voix  basse.  B.  —  Système  des  sons  de  la  parole  à  haute 
voix.  1209 

NolelV.  —  Arl.  Langage,  §  II. 

De  l'éducation  des  sourds-muets.  1227 

Noie   V.  —  Alt.   Langage,  §  IIL 

Extrait  de  Condillac.  —  Langage  d'action.  —  Considé- 
rations générales  sur  la  formation  des  langues  et  sur 
leurs  progrès.  — En  quoi  consiste  l'arl  d'analyser  nos 
pensées.  —  Combien  les  signes  arliliciels  sont  néces- 
saires pour  décomposer  les  op.^rations  de  l'âme  et  nous 
en  donner  des  idées  distinctes.  — Avec  «juelle  méthode 
on  doit  employer  les  signes  artificiels  pour  se  faire  des 
idées  distinctes  de  toute  espèce. —  Les  langues  considé- 
rées comme  autant  de  méthodes  analytiques.  —  Comment 
le  langage  d'aition  décompose  la  pensée. —  Comment 
les  langues  sonl  des  méiliodes  analytiques.  Imperfection 
de  ces  méthodes.  —  De  l'inlluence  îles  langues.  —  Consi- 
dérations sor  les  idées  abstraites  et  générales;  ou  com- 
ment l'art  de  raisonner  se  réduil  à  une  langue  bien  faite. 
—  Combien  se  trompent  ceux  qui  regardent  les  délini- 
Vions  comme  l'unique  moyen  de  remédier  aux  abus  du 


langage.  — Combien  le  raisonnement  est  simple  quand  la 
langue  est  simple  elle-même.  —  En  quoi  consiste  lout 
rarlilice  du  raisonnement.  —  Observations  critiques  sur 
ce  qui  précède.  1247 

Note  AT. —  Art.   Langage,  §  III. 
De  l'opération  par  laquelle  nous  donnons  des  signes 
à  nos  idées,  (iixli-inl  de  Coudiituc.)  1285 

Note   VIL— Art.  Langage,  §  IIL 
Décomposition  du  jtKjeuieul  au  moyen  des  mots,  par 
l'abbé  Sicard-  —  Du  verbe,  par  le  même.  1295 

Note   VIII.  —  Art.    Langage,  §  III. 
Controverse  entre  M.  l'abbé  Marel  et  la  Hevue  Calho- 
l'Hjue  de  Louvain,  sur  la  nécessité  de  l'enseignement  et 
la  révélation  naturelle.  13OS 

Note  IX. —Art.  Langage,  §  IIL 
M.  de  Réiiiusat  el  les  nouveaux  adversaires  de  M.  de 
Bonidd.  1309 

Note  X.  —  Art.  Langage,  §  III,  dans  la  note  128. 
Bépon-e  de  M.  l'abbé  Rerton  à  la  critique  de  M.  de 
Bonald  par    M.  Victor  de  Chalambert. — De  la  polémi- 
que du  P.  Chaslel  conire  M.  de  Bonald. 

Note  XL  —Art.  Langage,  §  III. 
Le  verbe 

Note  XH.  -ArU  Langage,  §  XXII. 

Nouvelles   difticultés  contre    l'invention  humaine   du 

langage,  présentées  par  M.   Blanc-Sainl-Bonnei  et  par 

M    de  Lamartine.  1317 

Note  XIIL  — Art.  Langage,  §  XXIII. 

De  l'origine  onomatopéique  du  langage.  1521 

Note  XIV.  — Art.  Sauvage. 
Océanie,  mœurs    des  habitants  de  quelques  îles.  — 
—  Nouvelle-Zélande.—  Tucopia.  —  Mannicolo,  etc.,  1323 
Note   XV. —Art.   Sauvage. 
Stalisliquedes  restes  des  sauvages  indigènes  dispersés 
au   milieu  des  colons  européens  aux  Etals-Unis.  1337 
Note  suppLÉMENTAiHE.  —  L'école  de  Louvain   et  la  dé- 
claration de  la  S.  C.  de  l'Index. — LeltredeM.Bautain.  13  H 


1311 
1517 


FIN  DU  TOME  PREMIER. 


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